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| author | Roger Frank <rfrank@pglaf.org> | 2025-10-14 18:37:39 -0700 |
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L'orthographe d'origine a été conservée +et n'a pas été harmonisée. + + + + + LA + SARCELLE BLEUE + + + + + CALMANN LÉVY, ÉDITEUR + DU MÊME AUTEUR + Format grand in-18 + + + A L'AVENTURE (croquis italiens) 1 vol. + HUMBLE AMOUR 1 -- + LES ITALIENS D'AUJOURD'HUI 1 -- + MADAME CORENTINE 1 -- + LES NOELLET 1 -- + MA TANTE GIRON 1 -- + SICILE (_Ouvrage couronné par l'Académie + française_) 1 -- + UNE TACHE D'ENCRE (_Ouvrage couronné par l'Académie + française_) 1 -- + + +Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays y +compris la Suède et la Norvège. + + +ÉMILE COLIN--IMPRIMERIE DE LAGNY + + + + + RENÉ BAZIN + + LA + + SARCELLE BLEUE + + CINQUIÈME ÉDITION + + [Illustration] + + PARIS + + CALMANN LÉVY, ÉDITEUR + + ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES + + 3, RUE AUBER, 3 + + 1895 + + + + +LA + +SARCELLE BLEUE + + + + +I + + +--Comment s'appelle-t-elle, votre histoire? + +--L'histoire de la marquise Gisèle. + +--Un joli nom, observa Thérèse. Savez-vous, mon parrain, que vous ne +m'avez pas encore fait compliment de mon dessus de clavier? Regardez: +tout au passé, vieux rose et vieil or sur fond blanc. Est-ce joli? + +--Ce sera surtout inutile. + +--Oh! inutile! dit Thérèse, en penchant sa tête blonde sous le rayon +de la lampe, pour nouer un brin de soie derrière la bande de drap. Et +quand ce serait? Je fais assez de choses utiles, ici, monsieur mon +oncle et parrain, pour avoir le droit de broder le soir un tapis de +piano. + +--On dirait une robe de cour! + +--Eh bien? + +--Pour un logis comme les Pépinières, Thérèse! + +--Justement, c'est ce qui me plaît, à moi: des dessins qui courent +bien, des couleurs, de la soie, de la laine fine. Riez, si vous +voulez: cela repose les doigts, les yeux, le cÅ“ur. N'est-ce pas, +mère? + +En face, de l'autre côté du guéridon, une femme encore jeune, vêtue +d'une robe foncée à gilet mauve, leva la tête, en laissant retomber +posément ses deux mains qui tenaient une dentelle au crochet. Ses yeux +bruns très calmes, l'ovale plein de ses joues, la bouche mince et un +peu longue, la ligne noble des épaules, attestaient en elle une race +affinée. A droite, un petit homme tout blanc et tout nerveux, ridé, +l'Å“il gris, les cheveux foisonnants autour d'une calotte de velours, +la barbe divisée en deux pointes, comme une queue d'hirondelle, se +redressa à demi dans le fauteuil où il sommeillait. + +Elle et lui sourirent du même air de ravissement, en regardant +Thérèse, et la mère dit: + +--Oui, ma mignonne. + +--Ce sera charmant, ajouta le père; surtout l'oiseau de paradis. Mais +il faudra un peu arrondir les ailes. + +--Comme ceci, n'est-ce pas? demanda Thérèse, en dessinant, du bout de +son petit doigt, une ligne idéale sur la bande brodée. + +M. Maldonne ferma les paupières, en signe d'assentiment, et se +renversa doucement en arrière, sans cesser de sourire. + +--Alors, Thérèse, vous ne m'écoutez pas? dit Robert. Vous ne voulez +pas que je raconte... + +--Mais si! mais si! répondit la jeune fille, en se posant bien droite +sur sa chaise et saisissant son aiguille. Je vous écoute avec +recueillement. Mais dites-moi d'abord quel âge elle avait, votre +marquise Gisèle? Seize ans? Dix-sept ans comme moi? + +--Elle était mariée. + +Thérèse eut une petite moue qui seyait bien à son visage très jeune. + +--C'est moins intéressant, fit-elle. + +--Vous trouvez? reprit Robert. Il y avait si peu de temps qu'elle +était mariée, deux ans à peine, et elle aimait son mari. C'était +autrefois, Thérèse, quand il existait beaucoup de grandes forêts avec +peu de routes au travers. Le marquis fut obligé de partir pour la +guerre, et, en partant, il dit à sa femme: «Vous aurez sans doute à +repousser les attaques de nos ennemis. Je sais qu'ils ont juré de vous +enlever par la force. Mais les murailles sont solides. Je vous laisse +de bons hommes d'armes, et j'ai confiance en vous. Au revoir, ma +petite Gisèle!» «Au revoir!» répondit la dame, et le seigneur +s'éloigna. + +--Les seigneurs de ce temps-là , interrompit Thérèse, c'était comme les +officiers de marine, toujours en route. Mon amie Henriette, qui a +épousé un lieutenant de vaisseau... + +Elle s'arrêta devant le mouvement d'impatience de Robert. + +--Je vous fâche, murmura-t-elle. Tenez, je ne dirai plus rien, +absolument rien. Je vous le promets! + +--Vous saurez donc, Thérèse, que le marquis ne s'était pas trompé. Le +château fut assiégé. Tout le monde fit son devoir. Mais, avec le +temps, la famine arriva. Bientôt, il n'y eut plus qu'un peu de farine +de seigle pour la garnison et un peu de froment, dont on faisait +chaque jour un pain pour la châtelaine. Les bÅ“ufs, les moutons, les +chevaux même avaient été mangés. Un seul vivait encore, la jument de +la marquise Gisèle, une haquenée grise, rapide et pommelée comme un +nuage. Pour la nourrir, l'écuyer, qui savait combien sa maîtresse la +chérissait, trompait la surveillance de l'ennemi, et descendait la +nuit dans les fossés, cueillant lui-même des herbes, des roseaux, des +feuilles d'arbres qu'il rapportait sur ses bras couverts de peau de +daim, ou bien il faisait couper les plantes parasites qui poussent aux +fentes des pierres, les mousses, les pariétaires, le fumeterre à fleur +rose, dont le donjon avait une couronne, en temps de paix. Malgré tant +de prévenances, la pauvre bête maigrissait à vue d'Å“il. «Sire écuyer, +disait la marquise, mieux vaudrait la tuer comme les autres et la +partager entre mes hommes d'armes? Car je sens bien que je n'irai plus +avec elle, mon oiseau sur le poing, chasser les hérons et les perdrix +de mon seigneur. Lui et moi, plus jamais nous ne sortirons ensemble +par la porte qui ouvre sur la forêt.» Mais l'écuyer la rassurait, et +refusait de tuer la haquenée.. + +Robert, qui levait volontiers les yeux au plafond, lorsqu'il +racontait, les abaissa en ce moment vers Thérèse. L'immobilité et le +silence de sa filleule l'étonnaient. Il remarqua que la bande de drap +était à moitié échappée aux mains de la jeune fille. Une des +extrémités avait roulé à terre. L'autre n'était maintenue sur les +genoux de Thérèse que par trois doigts roses qui n'avaient plus guère +conscience de leur rôle. La jolie tête blonde commençait à fléchir +vers l'épaule, et rencontrait déjà le rayon d'or de la lampe. + +Robert était susceptible. Mais il y avait une créature au monde qu'il +aimait mieux que lui-même. C'était l'enfant qui ne l'écoutait plus. +Après une pause, si légère, que ni le père ni la mère, dont la pelote +de fil en se déroulant faisait un bruit de souris, ne s'en aperçurent, +il reprit, d'une voix plus basse, un peu chantante et berceuse à +dessein: + +--Un jour enfin, triste, l'écuyer se présenta devant la châtelaine, et +lui annonça qu'il n'y avait plus de vivres, que les plus vaillants de +la garnison étaient morts ou blessés, et qu'il fallait se rendre. +Alors... + +Un petit soupir, le soulèvement léger d'un cÅ“ur que le songe habite, +avertit Robert du succès de son histoire. La tête de la jeune fille, +tout inclinée à gauche, était à moitié dans la lumière et à moitié +dans l'ombre. + +--Alors, dit Robert en haussant la voix, il arriva que Thérèse +Maldonne s'endormit, en écoutant l'histoire de son parrain! + +Elle se redressa vivement, et, souriante, avant même de pouvoir ouvrir +les yeux: + +--Oh! pardon, fit-elle. Je crois que je dormais! C'était pourtant bien +joli, les pariétaires, les mousses, le fumeterre du donjon! + +--Il y a longtemps que nous n'en étions plus là , ma pauvre Thérèse! + +--Tu meurs de sommeil, dit madame Maldonne, sur le visage de laquelle, +à la moindre alerte, une ombre d'inquiétude maternelle passait.--J'ai +peur que tu ne te sois fatiguée, tantôt, avec cette treille... + +Thérèse fixa les yeux sur ceux de Robert pour y lire son pardon, qui +s'y trouvait, d'ailleurs. + +--C'est fini, dit-elle en passant la main sur ses paupières. + +--Non, répondit Robert. Allez recommencer là -haut. Les enfants doivent +se coucher de bonne heure. + +--Et l'histoire de Gisèle, nous la finirons demain, alors? + +--Ou jamais, murmura-t-il avec un peu d'amertume. + +--A propos, reprit Thérèse, sans l'avoir entendu, que faisons-nous +demain? + +--Comme tous les jours: ce que vous voudrez. + +--Non, dit-elle gentiment, ce que vous désirez, vous. + +--Eh bien, une promenade au bois de Laurette? Il y a si longtemps que +nous n'y sommes allés! + +--Je veux bien. Tenez, je mettrai le chapeau à coquelicots que vous +aimez. + +--C'est cela. + +--Pour vous, parrain, rien que pour vous! Car il n'y a que des +loriots, là -bas. + +Robert sourit un peu tristement. Elle s'était baissée pour ramasser la +bande tombée sur le parquet, puis elle s'était redressée, debout, +épanouie, retenant de ses deux bras allongés l'étoffe qui barrait sa +jupe. Ses doigts se mêlaient aux lames luisantes de la broderie. + +--Savez-vous, Thérèse, dit-il, que le jeune rose ne fait pas mal du +tout sur le vieux rose? + +--Toujours complimenteur! répondit la jeune fille. + +Elle lui tendit la main, embrassa son père, sa mère, et, glissant vers +la porte avec un bruissement de bottines qui craquent et de rubans qui +volent, elle disparut. + +Tous trois la suivirent des yeux. Elle était toute leur joie. Mais +déjà M. et madame Maldonne s'étaient retournés vers la lampe, et +remuaient leurs fauteuils en les rapprochant l'un de l'autre, comme il +arrive, par instinct, dès qu'une réunion s'émiette, et Robert fixait +encore la porte par où Thérèse s'en était allée. Devant son regard +immobile une vision passait, de celles qui troublent le cÅ“ur. Et +cependant il n'était pas, à proprement parler, un rêveur, et sa +physionomie révélait plutôt une nature énergique, douée pour l'action. +Il avait toute l'apparence, le geste, l'allure d'un officier de +cavalerie qui commence à perdre de sa sveltesse première: sur ses +épaules un peu épaisses, la tête fine et bien plantée, faite pour le +casque; les cheveux bruns, coupés en brosse, à peine grisonnants aux +tempes; le nez droit, les joues plates, la moustache courte et la +barbiche en pointe. L'Å“il était bleu sombre, ferme, intelligent, le +sourire discret et nuancé. Ses vêtements indiquaient un goût +d'élégance légèrement trahi par la fortune: une jaquette luisante çà +et là , un gilet blanc, et, sous un pantalon large, des bottes vernies +qui faisaient valoir le pied nerveux d'un marcheur. + +L'élégance relative de Robert ressortait d'autant mieux que rien +autour de lui, ni la robe très simple de madame Maldonne, ni le +complet de toile blanche de son mari, ni dans l'ameublement du salon +qui servait aussi de salle à manger, ne prêtait à la même remarque. Le +papier, à grands ramages, datait des premiers temps de l'invention; +les fauteuils de cuir brun, montés sur bois d'acajou, ne relevaient +d'aucun style, et l'unique ornementation, assez singulière, il est +vrai, consistait en oiseaux empaillés, disposés le long des murs et +sur la cheminée. + +M. Maldonne, dont le départ de Thérèse avait secoué l'esprit, se +pencha vers sa femme, et, prenant le peloton où elle venait de piquer +le crochet d'ivoire, le posa sur le guéridon. Madame Maldonne frotta +l'une contre l'autre ses mains effilées et lasses d'avoir travaillé. + +--Elle est un peu rouge, ce soir, dit-elle à demi-voix. + +--Je trouve aussi, répondit M. Maldonne: qu'a-t-elle donc fait? + +--Des folies. Figure-toi qu'elle s'est mise en plein midi à épamprer +une treille de chasselas! + +--En juillet! Et par cette chaleur! + +--Prétendant qu'elle connaissait le pied de vigne, qu'elle aurait +ainsi des primeurs... Et elle n'avait pas de chapeau! + +--Pas de chapeau! répéta M. Maldonne en levant les yeux d'un air de +stupéfaction et de mécontentement. + +Puis, sur son visage mobile, éclairé par la lampe, cette première +impression s'effaça. Quelque chose d'attendri, une joie inopinément +éclose, presque une larme heureuse y parut. Il regarda sa femme, et +dit: + +--Est-elle enfant encore, notre Thérèse! + +Madame Maldonne, les cils baissés, cambrant sa taille mince, savourait +à sa manière, plus froide, plus retenue, la même impression +secrètement égoïste. Un sourire infiniment léger, très doux aussi, +relevait le coin de sa bouche. + +--Oh! oui, répondit-elle, bien enfant, Dieu merci! Tout à l'heure elle +dormait pour tout de bon, la tête sur l'épaule, comme aux premières +veillées, quand elle avait douze ans. Chère petite! Elle a bien le +temps de grandir et de devenir jeune fille. N'est-ce pas, Robert? + +Tiré du songe qui le tenait, Robert détourna vers ses hôtes son regard +où de tout autres pensées, assurément, flottaient encore. + +--Es-tu silencieux! reprit M. Maldonne. Nous disions que Thérèse était +une vraie enfant. Est-ce ton avis? + +--Hélas! + +--Tu trouves? + +--Je trouve tout le contraire, mon pauvre ami. C'est une jeune fille. +Et je le déplore! + +--Allons donc! Ni Geneviève, ni moi... + +--Non, vous ne le voyez pas, vous autres, mais je vous le dis, moi, +elle se transforme, elle grandit, elle est déjà toute grande! + +--Et la preuve? + +--Elle dort à mes histoires! + +--C'est qu'elle était lasse. + +--Du tout, car elle ne faisait que bavarder et rire tout à l'heure. + +--Alors, c'est que tes histoires sont ennuyeuses. + +--Non, puisqu'elles l'ont amusée, quand elle était enfant. Mes +histoires sont restées les mêmes, Guillaume, et c'est Thérèse qui a +changé. + +M. Maldonne leva les épaules, en signe d'incrédulité. + +--Je vous prie de m'excuser, Geneviève, ajouta Robert, si je me retire +un peu tôt. Je ne sais pas si c'est le soleil, mais je me sens la tête +un peu lourde. + +--Comme vous voudrez, mon cher. + +--Je l'aurais parié! s'écria M. Maldonne en riant. Quand Thérèse n'est +plus là , sous un prétexte ou sous un autre, Robert trouve moyen de +nous fausser compagnie. + +--Je t'assure, Guillaume... + +--Va! va! mon ami, le premier article de notre règlement de vie, aux +Pépinières, c'est la liberté, n'est-ce pas? Uses-en comme il te +conviendra. Seulement, dis-moi, quand reprendrons-nous le catalogue? +Demain? + +Robert fit un geste évasif, indiquant l'absolu détachement. + +--Après la promenade, dit-il, peut-être... + +--Peut-être! Jamais d'engagements précis avec toi. Voilà pourtant un +beau travail, toute notre expérience, toutes nos recherches et si près +d'être achevé! Tiens, moi, dix fois le jour, je le vois, ce volume +imprimé: «Catalogue raisonné des oiseaux du département, contenant +l'énumération de toutes les espèces et variétés, par Guillaume +Maldonne, conservateur du musée d'histoire naturelle, avec...» Voyons, +Robert, faudra-t-il ajouter la ligne qui t'associera à la gloire de +l'Å“uvre: «Avec la collaboration de Robert de Kérédol?» Est-ce pour +demain? + +--Pas probable... Je n'y suis plus. + +--Sais-tu que tu es affreusement paresseux? + +Robert se leva. + +--Il y a si longtemps! dit-il négligemment. + +Il s'approcha de madame Maldonne, l'embrassa au front: «Bonsoir, +petite sÅ“ur!» serra la main de Guillaume, qui répétait, moitié riant, +moitié sérieux: «L'amour de l'oiseau faiblit en toi, décidément!» et +prit la porte par où Thérèse était sortie. + +Non, il ne pouvait rester: ni son affection pour les Maldonne, ni son +habitude de correction mondaine ne suffisaient, en ce moment, à lui +faire vaincre l'impression qu'il éprouvait. Sa nature, éminemment +tendre, d'une susceptibilité qu'il cachait, le plus souvent, sous les +dehors d'une indifférence volontiers railleuse et un peu brusque, +s'était sentie atteinte, surprise et blessée à la fois par ce petit +fait: Thérèse endormie. + +Dans ce mince détail, dont le père avait souri, il avait, lui, reconnu +le signe d'un changement profond. «Je me trompais, murmurait-t-il en +montant les marches de l'escalier de bois brun, aux rampes carrées et +lourdes. Je la croyais encore enfant parce qu'elle est très gaie. Je +m'y suis laissé prendre, et elle a fermé ses chers yeux à mon histoire +de la marquise Gisèle! Bien fait, Robert, bien fait! Cela t'apprendra +qu'elle aura dix-sept ans dans un mois!» + +Il entra dans sa chambre, vaguement éclairée par les lueurs traînantes +des soirs d'été, alluma une bougie, qui jeta des étincelles sur les +panoplies d'épées, de sabres, d'épaulettes, de fusils de chasse et de +guerre, qui tapissaient les murs, et se dirigea vers une commode noire +que surmontait, à un pied de hauteur, une petite bibliothèque vitrée +en ébène. Sur la commode étaient rangés, pressés les uns contre les +autres, des livres de classe aux coins brisés, aux pages +recroquevillées et chiffonneuses, des cahiers par liasses et, des deux +côtés, en serre-files, des volumes de collections enfantines, bleus ou +roses, et d'autres plus gros où l'on devinait des images. C'étaient +les reliques de ses années d'enseignement, quand il s'était +improvisé,--avec quelle joie et quelle application de tout son +esprit!--le professeur de Thérèse, humbles témoins des heures de +travail ou de récréation, inutiles depuis longtemps déjà , mais qu'il +gardait là , comme un bon souvenir qu'on aime à revoir. Il se disait +bien que Thérèse n'ouvrirait plus, pour y apprendre ses leçons, la +grammaire française, ni, pour y faire une lecture, l'histoire de la +poupée modèle. Mais où sont-elles les mères qui n'ont pas conservé le +petit bonnet ruché du baptême, le premier jouet, la pelisse ample et +brodée, pendant des mois et des mois, alors que l'enfant courait déjà +tout seul devant elles? Robert les avait imitées. A présent, c'était +bien fini. + +Il avança le bras, et prit un des plus vieux volumes, long comme un +doigt, maculé de taches, le dos tailladé en lanières par l'usure, et +l'ouvrit à la première page. C'était une histoire sainte. Là , d'une +grosse écriture de débutante, il y avait trois lignes bien connues de +lui: «A mon bon parrain Robert, fleur de rosier de Bengale, offerte +par son élève Thérèse.» Un peu plus bas, l'empreinte d'une fleur qui +avait séché, puis disparu. + +Il relut plusieurs fois ce texte naïf, sécha, du revers de la main, +une larme involontaire qui s'apprêtait à couler, et, saisissant par +paquets les livres et les cahiers, il les enfouit rapidement dans un +des tiroirs de la commode. + +--Allons, dit-il en fermant le meuble, tout cela est mort. Maintenant, +puisque mes histoires n'ont plus le pouvoir de l'amuser, il faudrait +trouver des lectures de son âge... + +Ses yeux se levèrent sur la bibliothèque vitrée, si coquette, avec ses +glaces à biseaux et ses colonnettes torses. Depuis qu'il professait, +M. de Kérédol n'avait pas eu le temps ni le goût de lire pour +lui-même. Il possédait seulement et renfermait là une quarantaine de +volumes, éditions de poche artistement reliées, qui l'avaient suivi à +travers le monde. Sous le feu de la bougie, les titres, les dos de +basane et de maroquin luisaient doucement. + +«Quelque chose pour une jeune fille de dix-sept ans, disait Robert, +voilà qui est difficile! Voyons!... _Discours sur l'Histoire +universelle?_ trop grave... _Voyage du jeune Anacharsis?_ d'un +vieillot!... _Dominique_, oh! _Dominique_, de Fromentin? non, ce n'est +pas pour son âge... _Guide de l'Apiculteur?_ non!... Brizeux, deux +volumes? peuh! la poésie? Des extraits, peut-être... Molière, _Theâtre +complet_; Michelet, _l'Oiseau_; marquis de Foudras, _les Gentilshommes +chasseurs_; _Corinne_... Décidément, mon pauvre Robert, pas de chance: +tes histoires ne conviennent plus, ta bibliothèque ne convient pas +encore. Et si peu d'Å“uvres! Je suis presque au bout... _Pensées_, +de Joubert; Rabelais; _Service en campagne 1866_; _Contes choisis_, de +Daudet... Voilà ! voilà mon affaire! Les _Contes choisis_! En +choisissant encore parmi eux,--une jeune fille tout à fait jeune +fille, qui n'a rien lu!--oui, elle aimera cela. Ce Daudet, _la Chèvre +de M. Seguin_, _les Étoiles_, oh! _les Étoiles!_ Comment n'avais-je +pas pensé?... Elle sera contente, Thérèse...» + +Et il souriait en cherchant dans sa poche la clef du petit meuble. +Quand il l'eut saisie, il fit jouer le ressort, qui rendit un son de +neuf, et le parfum du vieux cuir se répandit dans la chambre. + +--Voilà bien l'affaire, ajouta-t-il en faisant basculer le volume +qu'il posa à plat près du bougeoir: Daudet, un moderne, celui-là ! Avec +lui, je suis sûr de ne pas l'endormir. Ah! elle sera étonnée, demain, +quand je lui annoncerai: «Mademoiselle Thérèse, désormais les contes +choisis de Daudet remplacent les contes usés de votre oncle». Je +gage, la pauvre petite, qu'elle sera touchée, reconnaissante. Vive +comme elle est, par exemple, il faudra tout de suite ouvrir le volume! + +En se parlant ainsi, Robert fit quelques pas jusqu'à la fenêtre +demeurée ouverte à deux battants, à cause de la grande chaleur, et +s'appuya sur l'accoudoir. Vraiment, il était satisfait de sa +trouvaille. Il se sentait en possession d'un moyen assuré de réparer +l'échec de tout à l'heure. Ses yeux, errant sur le grand jardin noyé +d'ombres tièdes, ne virent rien d'abord que l'image présente à sa +pensée: Thérèse tout à fait heureuse et bien éveillée, qui le +remerciait avec des mots jeunes comme elle, tandis que lui, assis près +d'elle, lisait, en y mettant le ton, _la Chèvre de M. Seguin_. Il +voyait cela très nettement. Puis, les rayons de lumière vive dont ses +yeux étaient pénétrés se dissipant peu à peu, il commença à distinguer +les teintes variées de la nuit: ici le sable pâle de la grande allée, +là l'ovale d'une corbeille de pétunias, les rayures brunes des +plates-bandes du potager, des boules sombres qui étaient des buis +taillés, et, des deux côtés du domaine, le vallonnement argenté des +cimes d'arbres qui diminuaient, prenaient des mouvements de nuages, et +s'allaient réunir tout au fond, dans la brume. La vision de ces choses +réelles et familières effaça l'image où s'était complu Robert, et +ramena dans son esprit la question un moment écartée. + +«Dix-sept ans! pensait-il. Déjà ! Un âge effrayant. C'est si délicieux! +Tous les rêves qui éclosent à la fois, et trouvent le nid trop petit +pour eux, et s'en vont. Oh! si elle s'en allait! Dire que nous sommes +trois ici, qui ne vivons que d'elle et pour elle, et que, cependant, +au premier appel du dehors, elle nous quitterait peut-être, elle nous +laisserait! Maldonne n'a pas compris!... Je sais bien qu'elle est +merveilleusement pure, ignorante de la vie. Cela peut nous la garder +quelque temps. Nous voyons si peu de monde! Les Pépinières sont loin +de la ville. Et puis, elle nous aime. Comment n'aimerait-elle pas ceux +qui ont enveloppé sa jeunesse d'une tendresse pareille? C'est égal, je +ne conçois plus la paix profonde où j'étais hier, ce matin encore. Il +me semble que je ne pourrai plus la regarder sans avoir peur de la +perdre... Voyons, voyons, il faut découvrir des moyens nouveaux pour +l'intéresser, lui rendre le séjour au milieu de nous si agréable, si +pleinement doux, que cela lui suffise, trois amis à aimer. Daudet +m'aidera un peu, un tout petit peu. Et le reste? Mon Dieu! que c'est +dur de prévoir!...» + +Il avait étendu le bras, sans trop songer à ce qu'il faisait, vers une +tige de bignonia grimpante, qui jaillissait, au-dessous de la fenêtre, +du bourrelet enchevêtré des clématites et des vignes vierges. Au bout +de la tige, droite et ferme, une fleur s'ouvrait, son calice brun +tendu au souffle errant de la nuit. Robert la saisit, et l'attira. +Mais la liane était si bien mêlée aux autres que toute une masse de +feuilles en fut remuée; deux ou trois passereaux, gîtés sous ce +couvert, s'envolèrent effarés, et une voix venue d'en haut, une voix +fraîche et nette éclata, comme un chant de merle fuyard: + +--Ah! mon oncle, c'est vous! + +Il lâcha la branche, et se renversa légèrement, un seul coude appuyé à +la barre de la fenêtre, pour regarder en l'air. Juste au-dessus de +lui, à l'étage supérieur, Thérèse, penchée en avant, les deux bras +étendus, les doigts engagés entre les lames des contrevents, riait de +la peur qu'elle avait eue, et de la surprise de son oncle, et de se +sentir jeune, et d'avoir la liberté d'être elle-même devant cette +campagne voilée d'ombre, où son rire se perdait. + +--Dieu! que vous m'avez fait peur! dit-elle. Je ne sais pas ce que je +me suis figuré. Rien du tout, je n'ai pas eu le temps. Mais j'ai eu +une peur! Vous avez agité toute cette muraille verte. A qui en +vouliez-vous? + +--Moi? je cueillais une fleur de bignonia. J'ai peut-être tiré un peu +fort? + +--Je le crois! + +Ses lèvres se détendirent, les fossettes de ses joues disparurent, et +un sourire qui se faisait humble, très innocent, où toute une âme +d'enfant parlait, descendit d'une fenêtre à l'autre. + +--J'espère que vous m'avez pardonné? dit-elle... Vous vous souvenez: +tout à l'heure... + +--Complètement pardonné, Thérèse! + +--Oh! je vous remercie. Je ne sais pas ce que j'avais, car, vous +voyez, je suis tout à fait éveillée maintenant, gaie comme un pinson, +et je n'ai pas plus envie de dormir!... Bonsoir, parrain! + +--Bonsoir, mignonne! + +Robert la regardait, et, sur sa figure fatiguée, une expression de +contentement se peignait. Il vit le visage de Thérèse s'effacer, les +deux bras ramener les contrevents, la grande baie à demi éclairée +devenir subitement sombre, et il demeura cependant plusieurs minutes +immobile. Puis il se retourna, et se remit à songer. + +Il était plus rassuré. Ces mots, ce sourire si jeune avaient chassé +les pensées troublantes. Et c'était le passé qui s'ouvrait à lui +maintenant, les dix-huit années de paix profonde écoulées aux +Pépinières, et que pas un orage n'avait traversées. Robert s'y +enfonçait, il y courait d'instinct, demandant à ces jours heureux +l'espérance dont il avait besoin. Et, comme il n'abusait point de ces +retours sur lui-même, comme tous ces souvenirs intacts lui versaient +leur douceur et comme leur premier miel, Robert s'étonnait de la +beauté de la nuit, de l'éclat des étoiles baignées au fond des lacs +que formaient les nuages, et surtout du bien-être singulier, de la +plénitude de vie dont chaque respiration emplissait sa poitrine. Bien +souvent, dans les grands souffles qui remontent la vallée de la Loire, +poussant devant eux les goélands, il avait senti l'humidité saline et +l'emportement des marées, d'autres fois l'effluve rare, fugitif, des +végétations tropicales, apporté de très loin, sur des nuées qui le +sèment. Mais, ce soir-là , c'était autre chose: une caresse faite pour +l'âme, une joie que les lèvres buvaient pour elle. Du moins Robert le +croyait. Il lui semblait même entendre des musiques lointaines, des +mots avec l'accent qu'ils avaient eu, des sons de trompette et des +bruissements de foule, les premiers cris et les premiers pas de +Thérèse. Et tout cela venait de l'horizon, avec la brise sans force et +sans hâte, vers la fenêtre ouverte. + +C'est que, pour lui, cette période du milieu de la vie avait été la +plus heureuse. Sa jeunesse ne lui offrait rien de semblable, mais une +enfance austère et contrainte dans un château des marches de Bretagne, +parmi des horizons de landes trempées de longues pluies, entre son +père vieux et rude et la seconde femme de celui-ci, créature faible et +douce, opprimée, maladive, dont Robert voyait encore dans ses rêves +l'éternel sourire triste; aucune gaieté pour répondre à celle de +l'enfant, pas d'écho à ses jeux,--si ce n'est une petite fille née de +ce second mariage, très gâtée, elle, très adulée, à peine connue de +son aîné,--une instruction écourtée, puis le départ, une sorte de +fuite hâtive, désirée de part et d'autre, pour l'armée, et alors, sans +transition, l'Afrique, le régiment, la discipline avec ses rigueurs et +ses relâches brusques, des mois de cruelle monotonie et des mois +d'aventure à la suite des tribus arabes. Robert s'accoutuma vite. Il +était né soldat. Il se retrouvait chez lui parmi les gens de guerre. +Rien qu'à le voir passer, huit jours après son entrée au corps, cambré +dans son dolman bleu de chasseur d'Afrique, on devinait le futur +officier; on sentait dans ses yeux clairs, dans le pli relevé de sa +bouche, toute l'ardeur superbe de la vie mêlée à l'insouciance du +danger. Il n'avait, semblait-il, qu'à laisser faire au temps. Et +certes, il y eut pour lui d'heureuses fortunes: les jours où l'on se +battait d'abord, où l'on rentrait mourant de soif avec des fusils +incrustés d'ivoire en travers de sa selle; la rencontre de Guillaume +Maldonne, plus âgé que lui, engagé à la suite d'un coup de tête, leur +amitié bientôt liée sous la tente, rapidement mûrie par le péril qui +les pressait et les relâchait ensemble, et des actions d'éclat, et +l'avancement rapide, et presque de la gloire. Ni les hasards, ni la +misère, ni l'affection qui font les années inoubliables n'avaient +manqué à celles-là . Cependant un voile d'ombre encore avait pesé sur +elles. A peine Robert venait-il de gagner ses galons de brigadier, +qu'il apprit la mort de son père. M. de Kérédol laissait de grosses +dettes. Sans hésiter, sans recourir aux expédients commodes de la +loi, son fils accepta la succession, résolu à tout vendre, le château, +les terres, les meubles, à s'endetter lui-même, à se réduire au strict +nécessaire tout le temps qu'il faudrait pour maintenir intact +l'honneur de son vieux nom. Il y parvint, et paya tout. Mais au prix +de quels sacrifices et de quelles humiliations! Lui, si fier, si +hautain même, traqué par les créanciers, il dut se débattre au milieu +d'affaires et de procédures devant lesquelles il était aussi neuf, +aussi désarmé qu'un enfant. + +L'épreuve dura des années. Il en sortait à peine, quand la guerre de +1870 éclata. Et la guerre, ce fut la fin de ses rêves de gloire et de +sa carrière de soldat. Blessé d'un coup de feu à l'épaule, presque au +début de la campagne, le lieutenant de Kérédol souffrit de longs +jours, guérit à moitié, retomba, et, désespérant de pouvoir reprendre +du service, donna sa démission. + +Il venait d'avoir vingt-sept ans, et il se trouvait comme abandonné à +mi-chemin de la vie. Où aller? Que faire, malade encore, sans +carrière, sans métier, sans plus de ressources qu'une modique pension +de blessé? Maldonne, qui aurait pu le conseiller, l'aider peut-être, +sorti du régiment avant 1870 et retiré en Anjou, semblait avoir oublié +son ancien ami. Le temps avait fait son Å“uvre. Pas une main ne se +tendait vers Kérédol, pas un foyer ne s'ouvrait à lui. + +Il voulut cependant faire un essai et se rapprocher de l'unique +parente qui lui restât, de sa demi-sÅ“ur, qu'il avait à peine connue +et aussi à peine aimée. Il la revit jeune fille, douce et affectueuse. +La mère était morte. Geneviève de Kérédol vivait chez son grand-père +maternel. Elle accueillit son frère avec des transports de joie. Mais +celui-ci comprit vite qu'il ne pouvait se fixer près d'elle, chez un +étranger, dans un domaine qui n'avait jamais appartenu aux siens. Et +il ne savait que résoudre, quand une lettre arriva, qui le sauvait. + +Oh! la bienheureuse lettre! Comme elle était venue inopinément greffer +l'idylle sur ce drame brisé de la vie de soldat! Comme Robert la +revoyait nettement et jusque dans les moindres détails de la forme +matérielle qu'elle avait, longue, avec son enveloppe maculée de +timbres, renvoyée de bureaux en bureaux, ses lignes serrées et bien +ordonnées, que terminait un paraphe compliqué, déjà célèbre au +régiment! Elle disait: + + «Viens, mon ami! Ma maison est assez grande pour deux et de même + la tâche que j'ai entreprise. Où peux-tu être? Comment se fait-il + que tu n'aies pas pensé à ton vieux camarade, et que tu ne sois + pas encore venu te soigner, te consoler et prendre chez lui ta + retraite? Accours vite. J'ai le plus joli des métiers à t'offrir + dès que tu seras guéri. Tu te souviens de ma passion pour + l'histoire naturelle? Elle a décidé de mon sort. J'ai demandé, + j'ai obtenu sans lutte un emploi peu envié, peu payé, mais qui me + ravit. Me voici conservateur adjoint du musée d'ornithologie de la + ville, à la tête d'une collection lamentable, fanée, honteuse, de + quelques douzaines de pies et de passereaux auxquels la paille + sort par le ventre. Tout est à faire. J'ai résolu de tuer + moi-même, de préparer, de monter, d'étiqueter la collection + complète de tous les oiseaux du département, de ceux qui passent + et de ceux qui demeurent, de ceux qu'on rencontre tous les jours + et de ceux qui ne se montrent qu'à de rares intervalles, comme des + princes en visite. Déjà je suis à l'Å“uvre. + + »Le préfet m'a délivré un permis de chasse permanent. J'en aurai + un second pour toi. Songe, mon ami, quelle belle fin de carrière: + la chasse toute l'année, le grand air, la liberté, les bois et + l'amitié fidèle de ton compagnon d'armes, + + »GUILLAUME MALDONNE, + + »Ancien marchef au 2e chasseurs d'Afrique.» + +Robert partit. Il guérit de sa blessure. Il fut bientôt en état de +suivre son ami. Et alors commença pour tous deux l'odyssée la plus +étonnante et la plus passionnante. Ils y retrouvaient chacun quelque +chose de leur ancienne vie: l'aventure, l'émotion des poursuites, des +alertes, des coups heureux ou manqués, les courses lointaines, les +nuits à la belle étoile. Toutes les propriétés privées, les domaines +princiers, les parcs enfermés de murs s'ouvraient devant ces chasseurs +d'une nouvelle sorte. Qu'importait, au propriétaire le plus jaloux de +ses droits, le meurtre d'un épeiche ou d'une pie-grièche rose? Partout +accueillis, partout fêtés, ils couraient d'un bout à l'autre du +département, parmi les taillis, les prés, les vignes, les marais. +Robert ne chassait pas. Mais il avait un flair extraordinaire pour +deviner le passage d'un oiseau, pour découvrir la trace ou le nid du +gibier, pour dire, par exemple: «Guillaume, je sens qu'il y a des +bécasses dans les marouillers mêlés de bouleaux; la brume est +violette; elle embaume la feuille morte.» Ou bien, quand le printemps +argenté, au bord de la Loire, met en éveil tout le petit monde des +luisettes, il était merveilleux pour apercevoir, immobile à la pointe +d'une grève, un combattant aux plumes hérissées, ou encore, posée +entre deux chatons de saule, comme une perle enchâssée, +l'insaisissable fauvette bleue. + +Son compagnon était adroit, et manquait rarement un coup de fusil. Au +retour, ils travaillaient tous deux, soit au laboratoire du musée, +soit à la maison des Pépinières, triant et classifiant leurs prises, +disséquant les plus belles, préparant les peaux avec l'arsenic et la +poudre de chaux. Mais Guillaume s'était réservé la pose. Lui seul, il +bâtissait la carcasse de fil de fer ténu, la modelait à sa guise, et, +avec une adresse, une science, une sincérité d'artiste indéniables, +rendait à ces paquets de plumes la vie et le mouvement, la grâce et le +lustre des ailes, et le trait, si fugitif, qui marque une humeur +d'oiseau. + +Presque au début de cette existence nouvelle, un événement s'était +produit qui l'avait consacrée, assurée, embellie. Robert, très +communicatif en apparence, causeur plein de verve et souvent plein +d'esprit, s'était toujours montré d'une extrême réserve sur tout ce +qui concernait sa famille. Il n'admettait personne dans les souvenirs, +bons ou tristes, du passé, et se bornait à partager le présent, mais +le plus volontiers du monde, avec ses amis. Le plus intime de ceux-ci +ne savait pas où vivait Geneviève de Kérédol, ni quel parent l'avait +recueillie, dans un château ou dans une ville, en France ou même +ailleurs. Or, un jour de l'automne finissant de 1871, comme il +s'agissait, entre les deux amis, de se procurer une espèce de +grimpereau assez peu commun, le tichodrôme échelette, un oiseau +charmant, à manteau gris perle avec des crevés rouges au fouet de +l'aile, Robert assura qu'il connaissait le rendez-vous de tous les +pics du département, qu'il se chargeait de la direction de +l'entreprise et de trouver le gîte et le souper. + +Ils arrivèrent, le lendemain soir, dans la cour d'un très vieux logis, +en plein bois. Les murs et le toit jusqu'à la moitié disparaissaient +sous les plantes grimpantes à peine taillées. Au-dessus des arêtes +d'ardoises moussues, la futaie, en demi-cercle, étendait ses branches, +et enveloppait, enserrait d'ombre l'habitation. En avant seulement, +une nappe d'eau de dix hectares, dont les roseaux venaient frôler la +grille de la cour, faisait dans ce rideau sombre une trouée de +lumière. + +Celui qui demeurait là , le grand-père maternel de Geneviève de +Kérédol, n'était pas le propriétaire de la forêt. Il n'en possédait, +selon son expression, qu'une motte verte. Mais il était hospitalier, +veneur comme un roi de France, et mit aussitôt à la disposition des +deux amis ses chiens, ses bateaux, ses cabanes d'affût et son garde +aussi vieux que lui. Guillaume en profita largement, tandis que Robert +demeurait au château. Il chassait du matin au soir, et quelquefois du +soir au matin. Le tichodrôme échelette ne se montra nulle part. Mais +il y avait toutes les variétés d'oiseaux de proie dans les hautes +ramures des futaies et, sur l'étang, des sarcelles, des canards, des +hérons, quelques-uns rares et presque introuvables ailleurs. + +Et ce fut, pendant une semaine, pour Guillaume Maldonne, une +succession de captures heureuses, un ravissement que contribuait à +entretenir, au retour, la présence de la jeune fille, assez jolie, +avenante et gracieuse surtout, souveraine maîtresse et joie unique du +vieux logis. Guillaume l'aima sans l'avouer. Il était timide, il +approchait de la quarantaine. Jamais il n'eût osé demander Geneviève, +si peu riche et si simple qu'elle fût. Il hâta lui-même le départ. Le +soir arrivé, il allait s'éloigner, très malheureux, emportant son +secret; déjà , debout derrière le groupe que formaient ses hôtes et son +ami causant ensemble à voix basse, autour de la cheminée, il regardait +une dernière fois la jeune fille, avec cette douleur muette qui fixe +nos regrets, quand Robert se leva, prit la main de Geneviève, et la +mit dans celle de Guillaume, en disant: «Eh bien! mon cher ami, on +attelle les chevaux: si tu te déclarais?» + +Avec Geneviève Maldonne, avec Thérèse bientôt, le bonheur était entré +au logis des Pépinières. Madame Maldonne y avait apporté sa gravité +douce, son humeur égale, ce charme que certaines femmes possèdent au +point que leur seule présence, un mot indifférent tombé de leurs +lèvres, éveille comme de la reconnaissance. Thérèse avait été la vie, +le mouvement, la gaieté. A peine elle était née, Robert l'avait +incroyablement aimée. Il l'avait bercée bien souvent et promenée sur +ses bras. Il lui avait appris à marcher et à s'amuser. Pour elle, il +avait donné l'essor à son génie d'invention, trouvé des jouets, +construit des moulins qu'on allait planter à la cime des vieilles +souches, des bateaux avec des roues, des cerfs-volants et des poupées. +Pour elle, surtout, il avait fait ce qu'il eût refusé de faire pour +lui-même: il s'était remis à étudier. Et, pendant que son beau-frère, +retenu au musée, continuait à préparer la plus belle collection +ornithologique des provinces de l'ouest, M. de Kérédol apprenait à +lire à Thérèse, lui expliquait le catéchisme, la grammaire, l'histoire +qu'il avait relue l'instant d'avant, et puis ils jouaient tous deux, +pour se reposer de la leçon, leurs deux rires se mêlaient, l'un par +l'autre attiré, et l'on eût dit que Robert, parfois, redevenait tout +jeune, à force d'aimer l'enfant. + +Les moindres détails de ce temps-là lui demeuraient présents. Il se +rappelait certaines robes qu'elle avait portées, une blanche toute +brodée par la mère, une autre bleue, vers trois ans, et, un peu plus +tard, une rose où il y avait un semis de pâquerettes, mais surtout des +regards, des sourires pleins de ciel, des mots profonds qui n'en +savent rien, des questions si fraîches qu'on les goûte avant d'y +répondre. Car, entre elle et lui, c'était l'absolue confiance, la +permission, conquise au prix d'un grand amour, de se pencher au-dessus +d'une petite âme, et d'y lire. Robert lisait à livre ouvert dans celle +de Thérèse, notait tout, gardait tout en lui-même, et, le soir, quand +Thérèse dormait là -haut, dans son lit à rideaux blancs, la porte de +l'escalier entre-bâillée pour que le moindre cri donnât l'éveil, il +partageait son trésor: il racontait à la mère et au père l'histoire de +la journée. Aux Pépinières, c'était le sujet habituel des +conversations, sujet toujours cher, jamais épuisé, et qui se +renouvelait à mesure que grandissait Thérèse. Les oiseaux mêmes ne +venaient qu'au second plan. + +Le plus extraordinaire, c'est que Thérèse ne fut pas gâtée. Elle +demeurait soumise, prévenante, nature délicate qu'un reproche +confondait, qu'on ne menait qu'avec de la bonté et de la raison, et +qui comprenait à merveille son rôle, faisant sans compter autour +d'elle, aux trois amis qui l'entouraient, l'aumône de sa jeunesse en +fleur. + +O heures délicieuses, heures sans nombre du passé, comme il était doux +de vous revivre, et quelle consolation vous apportiez avec vous! + +Le vent fraîchissait. Les bignonias, les rames de vigne ou de +clématite, fouettés en tous sens, venaient toucher la main de Robert, +comme pour dire: «Il est temps, voici la nuit noire et froide, +rentrez, vous qui rêvez: vous avez reçu du soir ce que vous attendiez +de lui!» Robert ferma la fenêtre, et quand il se retrouva dans le +silence de cette chambre tiède, sentant la paix qui régnait au dedans +de lui et autour de lui, il poussa un soupir de contentement. Toute +impression pénible s'était effacée. Il revoyait Thérèse, sa Thérèse +d'autrefois, toute naïve, toute rose, toute petite. + +Et cela lui redonnait confiance, grande confiance dans la vie. + + + + +II + + +Le lendemain, quand Robert sortit de sa chambre, le soleil déjà haut +chauffait les touffes de réséda semées en cordon le long de la façade, +au midi. Par-devant, dans l'allée toute bourdonnante et traversée de +rayons d'or par le vol des abeilles, Thérèse se promenait, prête à +partir. + +Elle avait mis une robe grise de voyage, une voilette blanche, un +chapeau rond orné d'un piquet de coquelicots. Elle allait à pas +relevés, et, au-dessus de sa tête, l'ombrelle qu'elle tenait ouverte, +inclinée, rasant l'épaule, tournait comme un petit moulin. Quand +Thérèse entendit M. de Kérédol descendre en se hâtant l'escalier: + +--En retard, mon parrain! cria-t-elle. Huit heures et demie! Mon père +est déjà rendu au musée. Moi, j'ai eu le temps de cueillir deux +corbeilles de roses, que je vais envoyer pour l'adoration. Comment +avez-vous dormi? + +--Trop bien, comme vous voyez, répondit Robert, en paraissant sur le +seuil de la porte. + +--Moi, divinement! dit Thérèse. + +Mais, presque aussitôt elle poussa un petit cri de surprise. + +--Ah! mon parrain, je ne m'étonne plus que vous soyez en retard. +Êtes-vous beau! + +--Bah! bah! dit en riant M. de Kérédol, immobile sur la margelle +d'ardoise étincelante de soleil. Que me trouvez-vous d'extraordinaire? + +--Ceci d'abord, fit Thérèse en désignant du doigt l'épingle de +cravate, un minuscule cheval arabe, en or ciselé. Elle est très jolie, +d'ailleurs. Mais vous ne l'avez jamais portée ici. On ne me trompe +pas, vous savez. Et puis ce chapeau neuf! Tout cela pour les loriots +du bois de Laurette? + +Robert, content d'être si vite découvert, prit la main que Thérèse lui +tendait, et, la serrant entre les siennes: + +--Non, mon enfant, pas pour les loriots: pour vous! + +--Oh! + +--Pour vos dix-sept ans, à qui je veux faire honneur! Que dirait-on, +si, à côté d'une grande jeune fille comme vous,--car vous voilà +grande, ma filleule,--on apercevait un parrain négligé? + +Quelque chose d'ému, un frisson de plaisir et de reconnaissance passa +sur le visage de Thérèse. + +--Eh bien! vous voyez, dit-elle, c'est absolument comme mon dessus de +clavier dont vous vous moquiez hier soir, ce que vous venez de faire +là : c'est très inutile, car nous ne rencontrerons personne, mais je +trouve ça charmant. + +Elle se recula de deux pas, considéra un instant M. de Kérédol, son +chapeau rond luisant, sa veste à larges boutons de nacre, ses gants, +sa canne à pomme d'or, et, avec un petit geste, comme un salut de la +main: + +--Tout à fait votre air de colonel! + +Rien ne flattait davantage l'ancien officier de chasseurs que cette +appellation dont le qualifiaient quelquefois les passants ou les +conducteurs d'omnibus. Un mot qu'il voulut dire, une exclamation +d'amitié, ou l'ordre du départ, resta dans sa moustache. Elle savait +trop bien le chemin de son cÅ“ur, cette Thérèse! Et Robert était comme +beaucoup de soldats: quand le cÅ“ur lui battait, il n'avait plus que +des gestes. Il leva donc sa canne, et se mit à marcher. La boîte +verte lui pendait dans le dos. + +--Si vous voulez, dit Thérèse en réglant son pas sur le sien, nous +rentrerons par le faubourg? + +--Pourquoi faire, mignonne? + +--Pour prévenir mon petit commissionnaire habituel. Je vous ai dit que +j'avais cueilli... + +--Ah oui! Jean Malestroit. Il a grandi, le mioche: je l'ai vu, l'autre +jour, sur le seuil de sa porte. + +--Si gentil! fit Thérèse. + +Tous deux furent bientôt dans la route qui montait à droite, et +s'enfonçait dans la campagne. A peine deux ou trois fermes, au milieu +des champs d'artichauts ou des plantations de pépinières. Les +grillons, toutes sortes d'insectes invisibles, qui chantent à l'entrée +de leurs trous, commençaient la longue complainte des jours chauds. On +voyait, au bord des fossés, le luisant de l'herbe qui remue. Thérèse +causait des détails de la vie quotidienne, de mille petites choses +indifférentes pour tous autres qu'elle et Robert. Un passant qui +l'aurait entendue se serait demandé pourquoi l'autre riait, pourquoi +il s'animait et s'épanouissait, sans raison apparente, sans qu'elle +eût rien dit que d'ordinaire, même sans qu'elle parlât, lorsqu'aux +barrières des champs elle s'arrêtait un peu, et, toute droite, l'Å“il +aux horizons, les lèvres entr'ouvertes, aspirait à pleine poitrine +l'odeur de moisson mûre, qui venait, rasant le sol. Et cependant, que +c'était bon, cette promenade avec l'enfant qu'il avait élevée, que +c'était doux, ce bavardage sans suite et sans fin, où l'on ne quittait +le présent que pour parler du passé, leurs deux domaines communs! Pas +un mot inquiétant, pas une note nouvelle dont il pût s'alarmer. + +--Vous n'avez pas fini votre légende d'hier? lui dit-elle. J'ai laissé +la marquise Gisèle assiégée, et la jument grise bien maigre. Vous +disiez: «Alors il arriva...» Je voudrais savoir ce qui est arrivé. + +--Non, ma mignonne, répondit gaiement Robert, le temps de mes +histoires est passé. + +--Vous ne m'en raconterez plus? + +--Non, je vous en lirai, des contes des grands auteurs, écrits pour +les grandes jeunes filles. + +--Oh! que c'est aimable! Je n'aurais pas osé vous le dire... + +--Vous le désiriez? + +--Sans doute, un peu. Mais comment faites-vous pour deviner ce que je +désire? + +--Je pense à vous. + +--Et moi aussi, mon parrain, je pense à vous, et j'ai le cÅ“ur touché +de vos attentions, bien touché, je vous assure! + +«Comme je la retrouve! songeait Robert, Comme la voilà reconquise! +Est-elle charmante, ce matin! Et jeune! Voyez-la!» + +Et ils allaient tous deux légèrement. + +Bientôt on prit les chemins de traverse. Ils étaient pleins de fleurs, +pleins de vie, pleins de fuites d'ailes effarouchées. On se baissait à +chaque instant, pour une étoile blanche ou jaune devinée sous le +couvert des ronces. La boîte s'emplissait d'herbes. Celles qui +n'étaient pas rares étaient au moins jolies. Thérèse avait des goûts +qu'il fallait contenter. Ainsi l'avait résolu M. de Kérédol. Il +cueillait tout ce qu'elle voulait: «Je n'herborise pas pour moi, +songeait-il, je fauche pour elle.» Et, les pieds dans la boue +traîtresse des creux des fossés, ou la tête dans les épines, il se +mouillait, se piquait, et s'échauffait avec allégresse. + +--Je regrette la tenue de colonel, disait Thérèse. + +--Moi, je ne regrette rien, si vous êtes contente. + +--Ravie! + +--Et savez-vous, disait-il, que nous voici tout à l'heure en pleine +famille d'orchidées: orchis abeille, orchis mouche, orchis +araignée?... + +--Où donc, parrain? + +--Dans le bois, parbleu! + +Chose curieuse, quand ils furent rendus sous la futaie, large et +longue tout au plus comme un champ de moyenne taille, vestige +d'ancienne forêt, ni l'un ni l'autre ne songeaient plus aux orchidées. +Ils étaient las d'avoir tant marché, tant ri, et du soleil qui faisait +danser l'air à la hauteur des yeux. Le dôme des feuilles gardait un +reste de rosée évaporée, avec le lourd parfum qui monte du sol des +bois. A peine eut-il foulé la mousse, et senti sur ses épaules la +caresse des premières ombres, M. de Kérédol perdit sa belle ardeur, +chercha la place la plus fraîche, sans une moucheture d'or, la trouva +au bord d'un fossé d'eau courante, et s'assit en s'épongeant le front. +Thérèse tourna un peu, pour ne pas avoir l'air aussi fatiguée que son +parrain, affecta de s'intéresser à des fougères, eut une phrase +banale sur la douceur de l'ombre, et finalement s'assit à trois pas de +lui. Elle arrangea les plis de sa robe, à petits coups songeurs, et se +mit à regarder devant elle. Il en faisait autant de son côté, mais, +tandis qu'il était seulement silencieux, elle se sentait peu à peu +envahie par une mélancolie, un malaise d'âme grandissant, le revers de +l'excessive gaieté qu'elle avait eue. Cela vient ainsi, tout jeune +qu'on soit. Et Thérèse eut un soupir qui fit se retourner Robert. Il +la considéra un instant, et remarqua le changement qui s'était produit +en si peu de temps dans la physionomie de sa filleule. Sous la +voilette relevée, les yeux de Thérèse grands ouverts, sérieux et comme +voilés d'une pensée qu'il ne pouvait lire, fixaient un point de +l'horizon. Était-ce le moulin, là -bas, de l'autre côté de la Loire, +gros comme un hanneton qui secoue ses élytres, ou les traînées pâles +des champs de colza rayant les pentes, ou le nuage roulé, immobile +dans l'océan de lumière où pas un souffle ne courait? Non, sans doute. +La bouche avait un pli léger, et tout le visage cette lueur égale et +comme cette transparence qu'il prend lorsqu'aucun objet du dehors ne +l'impressionne plus, et qu'il reflète seulement un songe intime du +cÅ“ur. + +--A quoi rêvez-vous? demanda M. de Kérédol. + +--Moi? à rien, répondit-elle sans bouger. + +Robert jugea politique d'opérer une diversion, se pencha en avant, +au-dessus du courant qui filait, rapide et bleu d'acier, parmi les +cressons, les acanthes, toute une végétation réfugiée là contre +l'ardeur de l'été, et cueillit une tige couronnée d'un corymbe de +fleurs blanches. + +--Reine des prés, dit-il, _spiræa ulmaria_, famille des Rosacées. +Voyez, Thérèse, est-elle élégante! + +Thérèse fit à la plante l'aumône d'un regard distrait. + +--Dites-moi, demanda-t-elle en rabaissant sa voilette, maman s'est +bien mariée à dix-huit ans, n'est-ce pas? + +--Oui, dix-huit ans, répondit rapidement Robert... Je crois, Thérèse, +que vous n'avez jamais étudié la reine des prés. Tenez, la feuille est +ailée, duvetée en dessous, à folioles ovales. J'ai lu quelque part +qu'en infusant les fleurs dans du vin, on obtient le bouquet du fameux +Malvoisie! + +Et il observait, sur le visage de la jeune fille, maintenant tournée +vers lui, l'effet de cette pointe habile. Elle n'en parut pas touchée. + +--Vraiment? dit-elle... Mais, dix-huit ans... mon parrain, savez-vous +que je les aurai l'année prochaine? Ce serait très drôle si... + +--Qu'est-ce qui serait drôle, mon enfant? + +--Non, pas drôle précisément. Je veux dire, reprit-elle,--et son +sourire éclatant, toute sa jeunesse enjouée reparut sur ses joues, +sur ses lèvres, dans ses yeux qu'animait un éclair de soleil venu on +ne sait d'où,--je veux dire que peut-être, vous comprenez bien, +peut-être quelqu'un pourrait penser à moi aussi... Eh bien! cela me +fait rire malgré moi. + +Pour le coup, Robert laissa échapper la reine des prés, qui roula, +comme une ombrelle, sur la mousse, et tomba dans le courant. + +--C'est à cela que vous pensiez? dit-il en se reculant, pour s'appuyer +au tronc d'un arbre, et la voix un peu sourde. + +Elle répondit, en montrant ses dents blanches, et en le fixant de ses +yeux bleus étonnés: + +--Mais oui! + +--A propos de rien, comme ça? + +--De rien du tout. Cela me vient surtout quand je regarde devant moi, +très loin. + +--Ah! très loin, devant vous? + +--Oui, n'est-ce pas que c'est curieux? + +Elle prit un air grave, appuya un coude sur un de ses genoux, et, +remuant sa jolie tête: + +--Voyez-vous, parrain, je songe quelquefois au mari que j'épouserai... + +--Alors, vous avez fait votre choix? + +--Oh! d'une façon très générale! Je voudrais épouser quelqu'un qui +aurait été malheureux! + +--Ça se rencontre aisément, Thérèse. + +--Oui, quelqu'un de jeune, qui aurait souffert. + +--Même jeune, cela peut se trouver, mon enfant: seulement, je ne +comprends pas. + +Elle hésita un instant, leva les yeux vers les chênes. + +--Pour le consoler, dit-elle. + +Et cela fut dit avec tant de naïveté, tant de tendresse voilée, que le +pauvre Robert sentit la morsure d'une larme au coin de ses paupières. +Il eut envie de s'écrier: «Si vous avez soif de consoler, Thérèse, ne +cherchez pas au loin, comprenez, restez pour nous trois, chassez les +rêves qui, déjà , si petite, vous éloignent! Ayez pitié de nous, ne +songez plus!» Mais il eut peur de paraître égoïste, peur aussi de +l'inconnu qui se révélait à lui. O mystère d'une âme! N'allait-il +point la froisser, la repousser, lorsqu'elle s'ouvrait si ingénument? +Fallait-il lui laisser voir toute l'appréhension qu'un mot pareil +jetait en lui? Non pas cela, surtout pas cela. L'esprit de Thérèse eût +travaillé sur cette crainte. Mieux valait prendre la chose légèrement, +comme une boutade sans conséquence, essayer de rire. Et il essaya, et +rien ne lui vint aux lèvres que ce mot qu'il ne voulait pas dire: +«Restez, restez!» Alors il se baissa, faisant mine de ramasser sa +canne devant lui, et resta courbé un peu plus de temps qu'il n'était +nécessaire, le temps de composer ses traits. Quand il sentit +s'effacer les deux sillons qui s'étaient tout à coup creusés aux coins +de sa bouche: + +--Ma petite Thérèse, dit-il, nous ferions bien de partir. Je crois que +vous voulez rentrer par le faubourg? + +--Oui, répondit-elle distraitement, pour mes roses. + +Il s'était levé en parlant, et, à demi détourné, tirait ses manchettes +avec un soin qui devait cacher un reste d'émotion. Thérèse ne le +remarqua pas. Elle se redressa paresseusement, et fixa une fois encore +l'horizon là -bas, où le nuage immobile dormait, tout fulgurant de +lumière, au-dessus des collines mauves. Il fallut que Robert répétât: + +--Eh bien, Thérèse, venez-vous? + +Ils sortirent de la futaie, côte à côte, et prirent un autre chemin, +qui ramenait en demi-cercle à la ville, et aboutissait bien au delà +des Pépinières, vers le milieu du faubourg. Thérèse, déjà reposée, +rieuse comme auparavant, multipliait et variait les questions, +tentait les mêmes sujets qui, tout à l'heure, avaient intéressé +Robert: lui ne répondait pas toujours, et, quand il le faisait, +c'était d'un mot, avec effort. + +--Qu'avez-vous donc? demanda-t-elle. + +--Un peu de fatigue, mignonne, cela passera. + +Hélas! il avait bien autre chose qu'un peu de lassitude: son ciel +intérieur troublé, l'inquiétude de la veille maintenant fixée dans +l'âme, il avait peur de la vie. Et celle qui avait causé le mal ne +s'en doutait pas. Elle tâchait d'être aimable et vivante pour deux. +Aucune autre idée ne semblait plus l'occuper. Son rôle de +consolatrice, son rêve sentimental de tout à l'heure, elle n'y pensait +plus. C'était Robert qui songeait à cela, maintenant, et qui se +disait: «Il y a là des signes manifestes... J'espère qu'il n'est pas +trop tard, non, mais il est grand temps, grand temps!» + +Ce qui le tourmentait le plus, c'est qu'il commençait à douter de +l'efficacité des moyens qu'il emploierait: attentions, lectures, +tendresses d'ami, qu'était-ce à côté des visions qui passent au-dessus +de l'horizon bleu, quand on regarde devant soi, bien loin? + +Quand ils furent arrivés au point culminant du chemin, avant de +descendre la dernière pente qui, à cent mètres de là , entrait dans la +banlieue, Thérèse ralentit le pas, et releva son ombrelle pour mieux +voir. C'était un paysage assez médiocre et banal, aux jours d'hiver, +mais transfiguré à cette heure dans la gloire du grand soleil: une +campagne coupée de jardins, plate et cultivée, sans une rivière, sans +un arbre, et autour la ville, comme une découpure sans profondeur, +comme une dentelle inégale, d'un blanc bleuâtre, avec des fumées +d'usines traînantes, et tellement criblée de lumière que le sommet des +tours, des clochers, les parties hautes des toits, semblaient à demi +fondus dans l'air. + +--Est-ce étincelant! dit Thérèse. + +M. de Kérédol prit son lorgnon, et jeta un regard rapide, lui aussi, +de ce côté. Mais avec quelle disposition différente d'esprit! Sous ses +paupières, bridées par l'éclat du jour, ce fut une sorte de défi qui +passa, une pensée de colère contre cette ville d'où sortirait +peut-être le danger qui menacerait son bonheur, qui détruirait le +repos du logis couché là -bas derrière eux, dans la verdure de ses +grands arbres. + +Thérèse et lui continuèrent à marcher, presque sans rien se dire, +jusqu'à une maison du faubourg, pauvre et basse, où l'on accédait par +un corridor voûté, commun avec la maison voisine. Robert s'arrêta. + +--Je vous attends, fit-il. + +La jeune fille était déjà entrée dans le couloir, et frappait à la +porte d'une chambre à gauche. Là demeurait M. Malestroit, charpentier +en bateaux, tandis qu'en face, ainsi que l'indiquait un écriteau de +bois blanc fleuri d'osier tressé, habitait M. Colibry, vannier. Ne +recevant pas de réponse, car la mère était sans doute en course dans +le quartier, Thérèse traversa le corridor dans toute sa longueur, et +déboucha au grand soleil, dans le jardin où elle entendait des voix. + +C'étaient les cinq enfants du charpentier qui jouaient, assis en rond, +têtes nues, sur un tas de sable: Jean, Yvonnette, Germain, Gustave et +Pascal. Elle les connaissait bien; l'aîné même, un gamin de douze ans, +était son filleul. Et comme elle aimait les enfants, Thérèse, une +minute, observa ceux-là . Ils ne la voyaient pas. + +--Je propose de jouer à Adam et Ève, dit l'aîné, en levant sa figure +espiègle et rousselée. Moi, je ferai Adam. Toi, Yvonnette, tu seras +Ève. L'ange pour les chasser du Paradis, c'est Gustave. + +--Non, non, dit Germain, je suis plus fort! C'est moi! + +Mais la petite secouait ses boucles blondes. + +--Tu ne veux pas, Yvonnette? + +--Non. + +--Pourquoi donc, mademoiselle? + +--Oui, pourquoi, pourquoi? + +Tous les frères étaient de l'avis du chef. Mais Yvonnette continuait à +secouer la tête. Elle était près de pleurer. Jean devina qu'elle +devait avoir une raison grave pour ne pas faire Ève. + +--Autre chose, alors, dit-il. + +Et, sans plus d'explication, saisissant un rameau encore orné de deux +ou trois feuilles, il le posa au-dessus de la tête de Pascal, qui +riait déjà d'être regardé par ses frères, et l'y maintint une seconde. + +--Deux sous? demanda-t-il. + +Et ils se mirent à rire tous ensemble, de si bon cÅ“ur que leur gaieté +gagna Thérèse; ils riaient, les mains trempées dans le sable qu'ils +jetaient en l'air pour mieux marquer l'exubérance de leur joie. Et le +rameau passa sur la tête de Gustave, puis sur celle d'Yvonnette, et ce +furent de nouvelles demandes d'argent, et des fusées de notes claires +qui n'avaient de sens que pour ces petits. + +--Que peut-il bien leur vendre? se dit Thérèse. + +Elle avança de deux ou trois pas dans le pauvre terrain, tout resserré +entre ses palissades noires. + +--Que vends-tu là ? demanda-t-elle. + +Cinq paires d'yeux flambants, effarés, se retournèrent vers elle, et +aussitôt se baissèrent ensemble vers le tas de sable qui crépitait +sous le soleil. Les cinq petits Malestroit se poussaient le coude, +pour s'engager à répondre. Ce fut Jean, naturellement, qui prit la +parole, et, encore confus, glissant les yeux jusqu'au bas de la robe +de Thérèse, très drôle, dit à demi-voix: + +--Je vends de l'ombre! + +Puis, il se leva, et, tandis que les quatre autres, décontenancés, +privés de leur chef, s'enfuyaient jusqu'à la palissade, il s'approcha +de Thérèse, tenant encore son rameau, et penchant sa petite tête +ronde, aux cheveux ras, que le soleil dorait par places. + +--Tu veux bien me faire une commission, mon filleul? dit Thérèse en se +baissant pour l'embrasser. + +--Oui, mademoiselle, dit Jean qui tendit un peu le front. + +--Tu vas venir à la maison, tout à l'heure. + +--Oui, mademoiselle. + +--Tu prendras deux grands paniers de roses qu'on te donnera, un dans +chaque main. Tu ne les renverseras pas? + +--Non, mademoiselle. + +--Et tu les apporteras à l'église, dans la chapelle de la sainte +Vierge, où tu sers la messe. + +--Oui, mademoiselle. + +Elle passa la main sur la joue de l'enfant. + +--Au revoir, mon Jean! + +Lui, la voyant s'en aller, se redressa tout à fait. Et quand Thérèse +fut sur le point de disparaître, tout rassuré, l'Å“il vivant, bien +ouvert, se disant qu'après tout cette jeune fille était une amie, il +cria, de sa voix claire: + +--Bonsoir, mademoiselle! + +Thérèse se retourna, et vit qu'il était debout, la main levée, fier de +lui, et que, dans le fond, là -bas, quatre petits sarraux bleus +faisaient la révérence. + +Dix minutes plus tard, la jeune fille ouvrait la porte du logis des +Pépinières, et s'élançait vers sa mère qui la guettait, inquiète déjà , +au coin de la maison, et Robert qui la suivait, la main droite à demi +gantée, retrouvant sa belle humeur pour que madame Maldonne ne pût se +douter de rien, refoulant en lui-même ce qui lui restait d'inquiétude +et d'ennui, disait: + +--Une promenade charmante, Geneviève, charmante! + +--Je viens de voir le petit Malestroit, reprit Thérèse en enlevant +l'épingle de son chapeau, il avait peur de moi: un amour. + + + + +III + + +Le déjeuner fut gai, comme de coutume. M. Maldonne était satisfait +d'un envoi de corneilles à pattes rouges, qu'il venait de recevoir de +Belle-Isle-en-Mer; sa femme s'épanouissait au récit que Thérèse +faisait de l'excursion du matin, et Thérèse, en effet, mise en verve, +racontait les plus petits incidents de la route, taquinait son oncle +qui, pour un vieil Africain, disait-elle, ne s'était pas bravement +comporté sous le soleil de juillet, et n'omettait qu'un seul détail: +la conversation de cinq minutes, dans le bois, quand elle regardait +l'horizon, et que lui cueillait des reines des prés. Robert le +remarqua. + +Quand il se leva de table, M. Maldonne, par habitude, donna un coup de +brosse à son panama, fit le tour du jardin, inspecta ses tombes à +melons, entra dans le réduit où, sur des planches torréfiées par la +chaleur, des graines séchaient, mêlées à des papillons morts, et +perdit, en récréations utiles du même genre, le commencement de +l'après-midi. Vers deux heures, il annonça l'intention de retourner au +musée. + +--Si vous le permettez, dit Thérèse, je vous accompagnerai. J'ai +promis d'aller faire des guirlandes pour l'adoration, qui a lieu +demain. Vous me laisserez à l'église. + +Le père et la fille partirent donc ensemble. Au pas nerveux de +Maldonne, la distance fut vite franchie. Thérèse monta les marches du +perron de l'église. + +--A bientôt, ma chérie! Ne te fatigue pas trop! + +--Ni vous? + +--Toi surtout! + +Il se retournait en marchant, pour la regarder. Thérèse entra dans la +vaste nef qui retentissait du bruit des marteaux, des scies rognant +les planches et des commandements du vicaire alignant par tailles, aux +deux côtés de l'autel majeur, des pots de lauriers-roses et des +branches de pin. + +Elle fit une courte prière devant la statue de la sainte Vierge, +constata d'un coup d'Å“il que les roses avaient bien été apportées à +l'endroit convenu, et s'apprêtait à sortir de son banc, pour aller +rejoindre une autre jeune fille occupée à ranger dans un coin des +banderoles de gaze, quand le geste d'une femme l'arrêta. C'était une +vieille domestique retirée dans le faubourg, aux environs des +Malestroit, et que Thérèse connaissait. Elle se hâtait, grosse et +courte, bousculant les chaises, son bonnet de travers, la bouche à +demi ouverte, avec la nouvelle d'un malheur dans les yeux. + +--Ah! mademoiselle, dit-elle en se penchant, avant même d'arriver +jusqu'à Thérèse, vous ne savez donc pas? + +--Quoi donc? + +--Le petit Malestroit! + +--Lequel? + +--Jean, mademoiselle, un enfant si mignon! + +--Eh bien! qu'y a-t-il? + +--Tombé dans le faubourg... Il jouait à la toupie... tombé sous les +roues d'un camion... écrasé!... + +--Ah! dit, Thérèse en portant la main à ses yeux pour en chasser +l'affreuse vision, ce n'est pas possible!... non, il n'est pas +possible que ce soit lui... il n'y a pas plus de deux heures qu'il est +venu ici! + +--Hélas! si, mademoiselle, dit la femme fondant en larmes, il est +mort, le pauvre petit! Je l'ai vu quand on l'a rapporté... sa tête +saignait là , mademoiselle, à la tempe... Il est maintenant sur son +lit... Je suis venue vous le dire... vous pouvez bien y aller. Tout le +monde y va dans le quartier... C'est joli déjà comme un paradis, chez +les Malestroit! + +Thérèse sortit, sans rien répondre, mais si pâle, si haletante, que la +vieille femme, venue là en messagère, tout émue devant cette douleur +d'enfant, inquiète même, cherchait à rejoindre la jeune fille sur les +dalles de la nef et répétait: + +--Voyons, mademoiselle, faut pas se tourner le sang comme ça, faut se +faire une raison... attendez-moi donc!... + +Thérèse n'écoutait pas. Elle traversa la rue. Les Malestroit +demeuraient à cinquante pas plus loin. Et elle entra dans la grande +salle pauvre, à gauche, ouverte à tout venant par le deuil. + +Il était là , le petit marchand d'ombre. On l'avait couché au milieu +de la pièce, sur un lit qui devait être celui des parents, la tête +touchant le mur du fond, soulevée et tournée vers l'unique fenêtre en +face. Toute la lumière semblait se concentrer et se poser sur ce +visage décoloré, mais charmant encore: le front à demi couvert par le +bandeau qui cachait la blessure, et les mèches d'or inégales +au-dessus, luisant comme au grand soleil du jardin. On eût dit d'un +convalescent affaibli par un long mal, et qui dort, et qui va +s'éveiller. Les deux mains de l'innocent, les deux mains courtes +auxquelles la toupie venait d'échapper, pieusement jointes, retenaient +le chapelet de première communion. Le drap tombait jusqu'à terre, un +drap blanc très fin qui avait dû être prêté, et, à droite et à gauche, +sur le linge sans pli, ô tendresse de l'âme du peuple, ô inspiration +charmante des pauvres qui s'entr'aiment! les frères, les sÅ“urs, les +petits amis du faubourg avaient, avec une épingle, attaché des +images. De chaque côté, en rangs irréguliers, on voyait un saint +Jean-Baptiste avec son agneau, des anges, de jolies vierges bleues et +blanches aux yeux levés, un enfant Jésus bénissant le monde avec son +doigt rose et jusqu'à un soldat dont un coup de ciseau avait coupé le +sabre, un soldat d'Epinal qu'on avait dû lui acheter pour sa dernière +croix. Elle était là aussi, la croix d'argent, ornée d'un ruban rouge, +sur une pelote blanche, au pied du lit, attestant que la mort avait +pris un des plus sages, un de ceux qui promettaient et qu'on citait +pour modèle à l'école. Pauvre petit! comme tout cela, naïvement, +racontait sa vie, ses humbles journées d'écolier qui ne savait que +lire, jouer au soldat et prier Dieu! + +Thérèse, un instant immobile sur le seuil, dans la muette +contemplation du chagrin, s'avança toute droite vers le lit, sans un +regard pour les gens assemblés là , et qui l'observaient. Elle ne +voyait que le petit Jean. + +Elle vint à lui, elle se pencha doucement, et embrassa les pauvres +yeux morts de l'enfant comme elle n'avait jamais fait, avec toute sa +pitié, avec toute sa foi, avec toute son âme, qui se fondit dans ce +baiser. Et Thérèse se laissa glisser à genoux, la tête sur le drap +orné d'images. + +Elle demeura ainsi quelque temps, secouée par les sanglots auxquels +répondaient, dans le coin d'ombre de la chambre, là -bas, les soupirs +étouffés de plusieurs femmes, moins jeunes qu'elle, et qui pleuraient +depuis plus longtemps. Puis elle se leva, et, à travers le voile de +ses larmes, chercha la mère. Elle l'aperçut de l'autre côté du lit, +près de la muraille. Madame Malestroit, toute menue et fanée, était +assise sur une chaise basse, les mains sur les genoux, serrant un +mouchoir qu'elle ne portait plus à ses yeux taris. Autour d'elle, +trois ou quatre femmes se tenaient debout, des voisines, qui avaient +épuisé les courtes consolations des mots, et ne l'assistaient plus +que de leur présence, tournant seulement la tête, de temps en temps, +ou murmurant une exclamation douloureuse, la même depuis deux heures, +pour bien montrer qu'elles pensaient toujours à la même chose, comme +la pauvre Malestroit. Une seule personne parlait à demi-voix, un vieux +monsieur, épais dans sa redingote, la face large et rase, et qui +disait, avec une compassion vraie, retenant sa voix pour que sa parole +entrât mieux dans cette âme meurtrie: + +--Allons, ma petite mère, c'est une épreuve... bien rude, oui, bien +rude... mais n'est-il pas plus heureux là -haut?... Il échappe à bien +des misères!... Un vrai ange qui n'a pas besoin qu'on prie pour +lui!... Tout le monde l'aimait... moi je l'aimais... je l'aimerai +toujours, voyez-vous!... + +Et ses phrases espacées, prononcées lentement, tombaient une à une, +comme un refrain pour endormir les peines, sur la mère muette et +accablée. Thérèse passant près de lui, il s'inclina en souriant. + +--Bonjour, monsieur Lofficial, répondit-elle. + +Et, passant la main sur les mains de madame Malestroit, pour appeler +son attention: + +--Ma pauvre femme, dit-elle, puisque j'étais sa marraine, j'ai là -bas +des fleurs. Voulez-vous bien que je les lui donne? + +Au son de cette voix connue, la femme du charpentier ne bougea pas. +Elle murmura seulement: + +--Oh! oui! pour lui, tout ce qu'on pourra pour lui! + +Thérèse dit quelques mots à l'oreille d'une des femmes, qui partit +aussitôt. Elle avait eu une de ces douces idées de jeune fille dont +elle était coutumière. Dans le tiroir d'une table, elle trouva du fil +et des aiguilles, se mit à genoux près du lit, et, quand la femme fut +de retour, apportant les deux paniers de roses, merveilleusement +belles et variées, destinées à l'église, on vit bien ce que Thérèse +avait voulu dire. Elle prenait les fleurs, les assortissait, les +encadrait d'un peu de feuillage, et, d'un point de couture, les +assujettissait au drap. En moins d'un quart d'heure, car elle +travaillait vite, tout un côté du lit fut fleuri de la sorte. La +couche funèbre du petit Jean prenait un air de chapelle en fête. Et +Thérèse se réjouissait, à chaque feston, d'avoir eu cette pensée. +Pauvre petit Jean, joueur de toupie, elle ne l'avait jamais tant aimé! + +Comme elle allait commencer à orner le deuxième côté du drap, un jeune +homme entra dans la chambre. Bien qu'il fût le plus proche voisin des +Malestroit, le propriétaire du vieil hôtel qui couvrait de son ombre +leur logis, il semblait n'être jamais entré chez eux. Debout sur le +seuil, un peu courbé à cause de sa haute taille, il hésita, cherchant +à s'orienter parmi les gens qui se trouvaient là . Il aperçut enfin M. +Lofficial, traversa la salle, et le cercle des femmes s'ouvrit pour +lui faire place. Le nouvel arrivant se trouva en face de madame +Malestroit. Il était déjà très ému. Quand il vit, au-dessous de lui, +la mère abîmée dans la douleur, il se sentit vraiment malheureux, non +pas d'être venu, mais de n'avoir aucune consolation à apporter, de ne +pas savoir comment exprimer sa sympathie à ce pauvre être misérable, +gêné aussi par le silence des gens qui se tenaient autour de lui, et +qu'il croyait motivé par cette visite inattendue. Il mit la main à sa +poche, se courba, et dit assez bas, intimidé: + +--Madame Malestroit, je suis venu aussi quand j'ai su l'affreux +malheur. Nous sommes voisins si proches... + +Et, entre les mains de la femme, il glissa une grosse pièce d'argent. + +Au contact du métal froid, la mère releva la tête. Elle fixa un +instant les yeux sur le jeune homme, et celui-ci, à travers le feu +sombre dont ils étaient pleins, crut discerner beaucoup de surprise et +un peu de fierté blessée. Cependant elle ne le témoigna pas, et, par +un instinct délicat de son âme populaire, elle accepta. + +--Venez-vous, monsieur Claude? dit M. Lofficial en se penchant, moi, +je sors. + +Le jeune homme, content d'être ainsi tiré d'embarras, suivit M. +Lofficial. Il fallait passer devant le lit de l'enfant. M. Lofficial +s'arrêta au pied, et s'inclina. Ses lèvres remuèrent. Thérèse, +agenouillée, se redressa, et cambra sa taille. Et Claude, qui n'avait +pas aperçu la jeune fille en entrant, la découvrit tout à coup. + +--Monsieur Lofficial, dit-elle, je n'aurai pas assez de roses. +Pourriez-vous faire prévenir mon parrain? + +--Très bien, chère demoiselle, j'y vais! repartit le bonhomme en +dodelinant sa tête blanche. + +--Pas vous-même, je suppose? + +--Au contraire, moi-même... C'est bien, ce que vous faites là . + +Elle ne répondit pas directement. + +--Je les avais cueillies pour l'adoration, fit-elle, et vous voyez!... + +Elle tourna vers le petit mort, d'un mouvement plein de grâce, son +visage rose où errait un souvenir navré. Et ce sourire mêlait je ne +sais quoi de maternel à son doux air de vierge. + +--Pauvre petit ami! dit-elle. + +Son âme était dans ces trois mots. Claude remarqua que Thérèse était +jeune, jolie, vêtue de gris, et que la pitié la faisait exquise. + +Il passa outre. Thérèse ne sembla pas le voir. + +A peine dans la rue, M. Lofficial se détourna. Sa face, pleine et +ronde, n'offrait plus qu'une trace légère d'émotion. + +--Mon jeune ami, dit-il, l'aumône était peut-être inutile. Mais, pour +la visite, vous avez eu raison de la faire. Si proche voisin! Des +gens si éprouvés! + +Il prit Claude par un bouton de la jaquette. + +--Et comme c'est touchant! ajouta-t-il. Ils se sont mis vingt familles +de pauvres peut-être, pour orner le lit de ce petit de douze ans! Le +drap est à l'un, la taie d'oreiller à l'autre, les images sont à tout +le monde. Ah! la générosité, monsieur Claude, vertu des pauvres! + +--Cependant, balbutia Claude, encore très troublé de ce qu'il avait +vu, il me semble que vous avez donné l'exemple... + +--Mais non, mais non. Ils étaient là avant moi. Et vous n'avez pas +tout observé! Venez... doucement, je vous prie, doucement... + +Il attira Claude jusqu'à la fenêtre voisine, celle des Colibry. Madame +Colibry, qui n'avait plus d'enfants chez elle, depuis plusieurs +années, avait offert l'hospitalité aux trois derniers des Malestroit, +qui jouaient bruyamment autour d'elle, sans souci du frère mort. La +chambre de la vieille, si proprette d'ordinaire, était mise au +pillage. Et plus loin, dans le jardin qu'on apercevait par une seconde +fenêtre en face, Yvonnette devenue l'aînée, immobile et courbée sur +elle-même, comme une enfant qui a beaucoup pleuré, causait avec le +vannier. + +--Ne trouvez-vous pas cela admirable? demanda M. Lofficial, en +ramenant Claude sur ses pas. Allez! allez! jeune homme, le peuple est +notre maître en charité. + +Il s'arrêta bientôt, devant l'hôtel de Claude. + +--Enchanté, mon voisin, dit-il, d'avoir eu le plaisir de causer avec +vous! Cela ne m'arrive pas bien souvent. + +--En effet, murmura Claude, les occasions... + +--Penser que nous demeurons porte à porte, et que je suis presque un +inconnu pour vous! J'avais l'honneur de voir souvent madame votre +mère, autrefois. Mais voilà : c'était une autre génération. Je suis +trop vieux. + +--Par exemple! Je vous assure, monsieur, que j'ai eu plus d'un regret +à votre endroit. + +--Vraiment? dit M. Lofficial en lui tendant la main. Eh bien! un autre +jour, quand l'idée vous viendra d'entrer chez moi, j'en serai ravi. Si +vieux qu'on soit, on a toujours un coin de jeunesse dans le cÅ“ur, +voyez-vous. Pour le moment, j'ai à m'acquitter de la commission de +mademoiselle Thérèse, c'est sacré... A l'honneur! + +Il souleva prestement le bord de son chapeau, et s'éloigna, dans la +direction de la banlieue. + +Claude examina un instant, avec la curiosité de l'explorateur qui +vient de faire une découverte, la brosse rude et fournie qui cernait +d'un tour blanc la coiffe du haute forme, et le col trop large de la +redingote, montant et descendant en mesure sur le cou sanguin du +bonhomme. + +Puis il rentra chez lui. + +Il habitait dans le faubourg, entre la maison blanche de M. Lofficial, +à gauche, et les deux réduits très humbles des Malestroit et des +Colibry, à droite, un vieil hôtel isolé sans doute autrefois, retraite +de quelque magistrat pacifique, lentement rejointe et enveloppée par +les constructions nouvelles. Habiter n'est pas cependant tout à fait +exact. Claude Revel passait huit mois sur douze à la campagne, dans le +domaine dont la mort prématurée de ses parents l'avait laissé maître, +et, sauf en hiver, ne faisait à la ville que de rares apparitions. +C'était un grand jeune homme de vingt-sept ans, brun de cheveux et +brun de visage, qui eût ressemblé à plusieurs de ses aïeux, +propriétaires, avant lui, de la terre de la Coudraie, s'il n'avait eu +dans toute sa personne, dans sa tenue un peu sanglée, dans le +froncement fréquent de ses sourcils, dans ses moustaches retombantes +à la gauloise, un léger accent ou un souvenir, si l'on veut, +d'officier de réserve. La note est assez fréquente aujourd'hui. Mais +s'il venait à sourire, à parler, ou seulement à saluer un ami, tout ce +masque tombait: les sourcils détendus laissaient mieux voir deux yeux +verts, bons et lumineux, et, sous les moustaches farouches, la bouche +apparaissait, nullement railleuse et nullement dure. On devinait +alors, sous l'écorce empruntée, ce qu'il était en réalité: un cÅ“ur +excellent et une imagination ordinaire, auxquels s'ajoutait, par un +effet de nature ou bien de solitude, une petite pointe d'humour et +d'observation. + +En ce moment, tout occupé de ce qui venait de lui arriver,--car la +moindre émotion faisait événement dans sa vie calme,--il ne songea pas +même à monter dans ses appartements, et, accrochant son chapeau à un +bois de cerf, il s'assit sur le divan du vestibule, au fond de la +cage de l'escalier, en face du poêle en faïence, croisa les jambes, et +alluma un cigare. + +Sa pensée suivit d'abord M. Lofficial. Depuis sa petite enfance, +Claude se rappelait à peine avoir causé deux ou trois fois avec lui. +Le peu qu'il en savait datait des années déjà lointaines où, dans son +imagination épeurée, ce voisin jouait des rôles d'ogre. On prétendait +que M. Lofficial avait été pharmacien. Mais le bonhomme était le seul +à en être bien sûr, car, au temps même de son commerce, on le +rencontrait toujours, paraît-il, sous les arbres de la promenade, +heureux, placide, étonnamment renseigné sur toutes les histoires +locales et causeur de carrière. Sa plus grosse affaire, en tout cas, +ne durait plus que trois semaines à présent, et c'étaient ses +vendanges, qu'il conduisait lui-même, qu'il surveillait avec une +volupté de propriétaire et de gourmet, levé dès quatre heures, haut et +droit tout le jour parmi les vignerons courbés, et, le soir, assis au +milieu des ouvriers qui «tournaient la mariée», grisé par les effluves +du moût, donnant le ton des devis joyeux et des chansons, qui ne +cessaient pas plus que le ruissellement clairet du pressoir. Les +quarante-neuf autres semaines de l'année, il menait une existence +assez mystérieuse. Sa maison, presque toujours close du côté de la +rue, était silencieuse comme un couvent. Le matin, il y venait +quelques personnes, hommes et femmes, pauvres gens pour la plupart. +L'après-midi, M. Lofficial sortait. Claude n'en savait pas davantage. + +Il songea donc à son voisin, mais pas longtemps. Une autre image vint +l'en distraire, celle de la jolie inconnue agenouillée près du lit de +l'enfant. Elle lui apparaissait très nette et très plaisante. +Insensiblement même, elle se dégagea de l'appareil de deuil qui +l'enveloppait. Ce ne fut plus qu'une jeune fille très jeune, avec un +panier de roses près d'elle, et des yeux levés pleins de pitié. +Mademoiselle Thérèse? Comment ne l'avait-il jamais vue, lui qui +connaissait,--comme on connaît l'armorial,--à la couleur de leur +chapeau, de leur robe, ou de leurs rubans, toutes les héritières de la +ville? + +Il en était si bien occupé, que le signal du dîner,--un coup de timbre +qui résonnait à l'infini le long des rampes de bois de l'escalier,--ni +l'entrée dans la salle à manger glaciale, ni la silhouette immobile de +Justine attendant, au même endroit traditionnel de l'appartement, que +son maître eût achevé le premier service, ne modifièrent le cours de +ses pensées. Il eut de vagues sourires, qu'on eût pu croire adressés +aux éclats d'un bouchon de carafe traversé d'un rayon de jour, ou à la +fumée qui montait en spirale de la soupière pour se perdre dans la +mousseline de la suspension. Et quand Justine s'approcha, maigre et +digne, une assiette à la main: + +--Justine, demanda-t-il, est-ce que les Malestroit ont des parents +riches? + +--Tout ce qu'ils sont de Malestroit, répondit-elle, c'est riche à peu +près comme moi, qui n'ai rien... M. Claude y a donc été? + +--Oui, Justine, et j'ai remarqué là une jeune fille. Tu ne sais pas +son nom? + +La vieille servante, qui avait toujours eu, pour la vertu de son jeune +maître, une sollicitude un peu farouche, le regarda d'un air défiant. + +--Blonde, continua-t-il avec du rouge à son chapeau. Tu ne sais pas? + +--S'il fallait connaître à présent toutes les jeunesses qui courent +les rues! fit-elle, avec un mouvement d'humeur, en changeant +l'assiette de Claude. + +--Mais elle ne courait pas, celle-là , Justine: elle attachait des +piquets de roses et de feuillage aux draps du petit Jean. M. Lofficial +lui a parlé!... + +--Ça sera peut-être une demoiselle du bureau de bienfaisance! grommela +Justine. + +Elle emporta la soupière, leva les yeux vers le portrait de son +ancienne maîtresse, ce qui était sa façon de les lever au ciel, et +s'en alla, d'un pas glissant, vers son royaume. + +«Ma pauvre Justine, songea Claude, je n'ai jamais si bien saisi ton +complet défaut de poésie et de sentimentalité. Tu es fermée à l'idéal, +bien que tu aies le cÅ“ur tendre. Non, cette jeune fille n'est pas +venue là au nom d'une administration! Elle a été conduite par sa piété +et par sa pitié, peut-être aussi par le souvenir de quelque ancienne +charité faite aux parents. Rien n'attache comme d'avoir donné. Elle +était aimable, cette enfant. La douceur de ces yeux qui ne m'ont pas +regardé, et de cette voix qui ne m'a pas parlé, m'est demeurée +présente. Je demanderai à M. Lofficial...» + +Comme il achevait ce monologue, Justine rentra. Elle avait deux +mouvements, en toute occasion, dont le premier était hargneux, et le +second repentant et attendri. Elle revint donc, posa quelque chose sur +la table, et dit: + +--Après ça, votre demoiselle, cela pourrait bien être mademoiselle +Thérèse Maldonne, une petite dont le père empaille pour le musée. Je +me rappelle qu'elle a été marraine chez les Malestroit, après que M. +Lofficial a eu passé par là . Car, vous savez, ça n'a pas toujours été +droit dans la maison. Enfin, suffit. Il ne faut pas dire du mal des +gens. + +Claude n'insista pas, malgré le mystère qui enveloppait les +révélations de Justine. En poussant plus loin ses questions, il eût +éveillé les soupçons de la vieille servante, dont il avait, en bon +célibataire, une certaine crainte révérencielle. + +Après le dîner, au lieu de sortir, comme il avait coutume de le faire, +il monta dans sa chambre, qui ouvrait sur les jardins. Il n'éprouvait +aucun besoin de marche ou de distraction. Quelque chose d'ému +subsistait en lui, et l'attrait aussi de ce monde des petites gens, de +la misère, de la mort même, qu'il avait côtoyé longtemps sans le voir, +et qui s'était révélé à lui, tout à coup, il ne savait comment. Quelle +force l'avait conduit là , chez ces voisins en deuil? + +Il se mit à regarder par la fenêtre, vers la droite, les deux bandes +de terre bien étroites, accolées à sa large cour pavée. La plus proche +était celle des Malestroit, pillée, pelée par le pied des enfants, +sauf un angle, tout au fond, où poussait une gerbe de chrysanthèmes +autour d'un pigeonnier. La mère avait le goût de cette verdure pâle, +qui s'étoilait, en automne, de grandes fleurs brunes. On la voyait +souvent, à pareille heure, traverser le jardin, menue et encore un peu +jolie, avec un pichet d'eau qu'elle portait à ses chrysanthèmes, +tandis que son mari se promenait, athlétique et rude, en fumant. +Ils s'étaient aimés, paraît-il. On racontait que Malestroit l'avait +enlevée, quand il revint de son tour de France, bronzé comme un +Catalan, et superbe comme un jeune dieu. Et c'était cela sans doute +qu'avait voulu dire Justine. Pauvres gens! Ce soir, ils ne sont pas +sortis. La maison est close. Une lame mince de lumière, glissant par +la fente de leur porte, se mêle à la lueur de la lune montante. Au +delà , personne non plus, derrière la palissade. C'est le domaine du +vannier, tout vert et frais, celui-là , ombragé d'un peuplier à larges +feuilles et rempli de bottes d'osier, debout et serrées les unes +contre les autres, la pointe encore duvetée, et qui lui donnent un +certain air de forêt. Tout le jour, hiver comme été, c'est là que +travaille Colibry, un vieux très maigre, assis au pied de l'arbre, +près de la cuve où trempent des baguettes blanches. Quant aux maisons, +elles sont toutes deux pareilles, bien basses, ouvrant sur le +faubourg, avec un toit long du côté du jardin, un de ces toits sur +lesquels la pluie s'égoutte des demi-journées, et qu'affectionnent les +pigeons, dont il y a des volées de part et d'autre... Les pigeons sont +même la cause de querelles fréquentes entre le vannier et le +charpentier en bateaux. Comment voulez-vous que les pigeons de +Malestroit n'aillent pas quelquefois manger le grain avec ceux de +Colibry? Ils vivent sans cesse vis-à -vis les uns des autres. Le +pigeonnier des uns, posé sur une perche, au bout du jardin de +Malestroit, regarde précisément les deux boîtes pendues au-dessus de +la porte de Colibry. Entre eux, compterait-on dix coups d'aile? Ce ne +sont pas les reproches de leurs maîtres qui empêcheront les affinités +naturelles de se manifester, ni le superbe culbutant du charpentier de +courtiser la fine pigeonne bizet du tresseur d'osier. Et, parfois, on +entend des phrases terribles: «C'est encore vous qui attirez mon +culbutant, monsieur Colibry? Je lui tordrai le cou, à votre bizette!» +Dieu sait que le pauvre Colibry est absolument innocent dans +l'affaire, mais il a peur de son ombre. Il ne se défend pas, et, quand +il voit que les choses se gâtent, il disparaît derrière son taillis... +Pas de dispute, ce soir. Le deuil a mis entre eux sa paix profonde. La +petite Yvonnette doit dormir auprès de la mère Colibry. Il fait tout +nuit. + +Claude regardait. Il se rappelait ces détails et d'autres qui, +lentement, dans sa pensée, chantaient un refrain triste. Cela +ressemblait aux sons de flûte, sortis on ne sait d'où, qui suivent le +voyageur dans les nuits tièdes. Et, la curiosité aidant, il voulut +retourner un instant chez les Malestroit. + +Il s'arrêta, sans entrer, sur le seuil de la porte que le continuel +pélerinage des gens du quartier avait tenue ouverte. Deux flambeaux, +sur deux chaises de jonc, brûlaient à gauche et à droite du petit +Jean. Le visage de l'enfant, plus pâle encore, demeurait doux et +calme. Dans l'ombre, un berceau où dormait, sans souci de la mort, le +dernier né de la famille. Dans l'ombre aussi, formant des groupes à +peine distincts, cernés de lumière douteuse, des parents, des amis, +accourus après la journée de travail, la mère abîmée sur l'épaule de +madame Colibry, et puis, dans la lumière des cierges, près du lit, le +père, colossal, debout, les yeux fixés sur ce drap blanc d'où sortait +la tête menue de son fils. De vagues étincelles d'or et d'argent bruni +s'échappaient de la croix et des images piquées sur le linge. Les +guirlandes de fleurs luisaient plus vaguement encore, et mêlaient leur +parfum à l'odeur de la cire brûlée. Un recueillement sacré, le respect +effrayé du mystère, la fascination de ce visage de douze ans, que tous +ils contemplaient, les témoignages multipliés d'attentions populaires +et naïves emplissaient cette chambre d'une atmosphère pénétrante. + +Mais Thérèse n'était plus là . + + + + +IV + + +Claude habitait de nouveau la Coudraie depuis trois semaines. Les +affaires lentes et absorbantes de la campagne, la rentrée des blés et +des avoines, la promenade, quelques visites aux voisins, l'occupaient +suffisamment. Il n'avait pas le temps de rêver. Si l'image de Thérèse +lui était apparue, c'était rapidement, sans qu'il eût le loisir d'y +arrêter son esprit. Elle ne lui avait pas semblé d'un autre ordre que +le souvenir d'un coin de forêt, de la frondaison retombante d'un +groupe d'arbres ou d'une pente verte au bord d'une source. Il n'en +avait retenu qu'une impression fugitive d'ombre et de fraîcheur. Rien +de plus. Mais il faut compter avec les heures d'inaction. + +Une après-midi que tout se taisait, et faisait la sieste autour de +lui, les gens des fermes, les bÅ“ufs essoufflés de chaleur cherchant +l'abri des haies, les oiseaux dont aucun ne se risquait à travers +l'espace, les feuilles même, ternies par le grand soleil qui buvait la +sève, il lisait devant sa fenêtre ouverte. S'il ne somnolait pas, il +se sentait cependant l'âme plus molle que de coutume. Tout à coup, sur +l'acacia, en face, un écureuil surgit. Accroupi sur une maîtresse +branche, les oreilles droites et terminées par une flamme de poils +roux, il regardait. Claude fit de même, et, presque en même temps, la +pensée de Thérèse s'offrit à lui. + +«Si je tuais l'écureuil, se dit-il, j'aurais un prétexte pour entrer +chez M. Maldonne. Avec un peu de bonheur, je rencontrerais +mademoiselle Thérèse. Je verrais au moins la maison qu'elle habite, le +milieu où elle vit, quelque chose de plus que ce que je connais +d'elle. Pourquoi pas?» + +La tentation devint si forte que le jeune homme étendit la main, et +saisit au crochet d'un portemanteau une carabine, avec laquelle, au +temps des vendanges, il abattait des grives de vigne. Il appuya l'arme +sur l'assise de la fenêtre. L'écureuil tourna sa tête fûtée, comme +pour fuir. Claude pressa la détente, et se redressa aussitôt. De la +jolie bête de tout à l'heure, il ne restait qu'un paquet de poils, +pendu par les pattes de derrière à la branche de l'acacia. En trois +bonds, poussé par l'ivresse d'un coup heureux, comme un chasseur de +quinze ans, le jeune homme fut au pied de l'arbre. Le sang coulait de +la blessure, à gouttes rouges et lentes, roulait sur le cou, perlait +au bout de l'oreille, agitée à chaque fois d'un frisson, et tombait +sur l'herbe en taches que buvait la terre. Claude se trouvait +affreusement cruel. Une pitié, comme une souffrance humaine aurait pu +la faire naître, s'emparait de son esprit. Les pattes qui retenaient +l'animal, tremblantes d'un spasme de mort, se desserraient par degrés, +et, tout à coup, ressaisissaient la branche. Et les petits ongles +blancs criaient sur l'écorce. Ils lâchèrent enfin. + +La bête enveloppée dans un journal, Claude eut bientôt fait d'oublier +le meurtre. Il pressentait une aventure. Laquelle? Comment la nouer? +Parlerait-il à M. Maldonne? Quelle sorte d'homme découvrirait-il en +lui? Arriverait-il jusqu'à Thérèse? S'il parvenait à la revoir, quelle +impression lui ferait cette jeune fille, dans un cadre tout différent +de celui où elle lui était apparue? Son imagination n'allait pas au +delà de ce point. Il lui suffisait, pour secouer la monotonie de +l'heure présente, de ce très simple et très innocent projet: se faire +présenter à une enfant encore mystérieuse et qui lui avait plu. + +Vite, il monta dans une chambre voisine de la sienne, pour feuilleter +un vieux Buffon relié en veau, avec des aquarelles pâles, délices +de sa jeunesse. Il se remit en mémoire des noms de tribus, de +familles et d'espèces, relut des passages dont la sonorité lui +était encore familière, et, préparé de la sorte à son entrevue avec +l'ornithologiste, partit pour la ville, dans sa carriole anglaise. + +Vers quatre heures, il se présentait, son paquet sous le bras, dans la +cour du musée, vieil édifice du XVe siècle, en pierre toute dentelée +par l'homme et toute brunie par le temps. Le concierge eut l'air +étonné de voir quelqu'un. + +--M. Maldonne? + +--Dans la tourelle, au deuxième. + +Claude se mit donc à grimper dans l'escalier tournant. Il courait +presque, enjambant deux ou trois de ces marches basses, d'un grain si +blanc et d'une pente si douce, faites pour un pied de châtelaine. Le +bruit de ses pas, répercuté par l'écho à tous les étages de cette cage +légère, avait une sonorité à réveiller M. Maldonne, si le bonhomme +avait dormi. Mais M. Maldonne dormir! Quelle idée! A peine Claude +eut-il ouvert la porte cintrée, au-dessus de laquelle pendait un +écriteau: «Cabinet du conservateur», il aperçut le naturaliste, devant +une table logée dans l'épaisseur du mur, près de la fenêtre. M. +Maldonne, assis, un scalpel à la main, était penché au-dessus d'une +masse de plumes roussâtres. Autour de lui, dans la salle ronde voûtée +en ogive, des tortues de mer, des scies de squales, un crocodile, deux +ou trois singes, pièces fatiguées, attachées aux murs, et, en belle +lumière, près du vitrail, le seul objet élégant et brillant qui fût +là : une aquarelle. Il se leva vivement, et, les paumes appuyées au +bord aigu de la planche, sa tête maigre tournée vers l'étranger, la +barbiche dardée en avant par le pincement des lèvres, parut demander: +«Que voulez-vous?» + +--Monsieur, dit Claude, je crois que vous vous chargez de +préparer,--il n'osa pas dire «d'empailler»,--même les animaux qui ne +sont pas destinés au musée? + +--Certainement, monsieur. + +--J'ai, cette après-midi, tiré un coup de carabine. + +--En temps prohibé! dit M. Maldonne, en se rasseyant. + +--Et j'ai tué ceci. + +Claude développa le papier, et se sentit rougir en constatant l'état +lamentable du contenu, comprimé, bossué, maculé de sang, +méconnaissable. Il tendit quand même l'objet à M. Maldonne, qui partit +d'un éclat de rire sonore, pareil au cri des geais qui se poursuivent +dans les bois de chênes. + +--Encore un! s'écria-t-il. Je l'aurais parié! l'écureuil commun, +_sciurus vulgaris_, et avec des avaries! + +Il s'arrêta de rire, de peur de blesser son visiteur, et ajouta, avec +un accent ironique dont la gaieté faillit gagner Claude: + +--Dites-moi, monsieur, le voulez-vous monté sur un cylindre percé, qui +représente son nid, ou bien debout, l'épée à la main, dans l'attitude +d'un duelliste, ou encore accroupi, la trompe de chasse en sautoir? Ce +sont les trois positions préférées des amateurs de la ville. + +--Mon Dieu! fit Claude en hésitant,--car l'idée du nid lui était +venue,--comment le poseriez-vous donc, vous, monsieur? + +Les yeux de M. Maldonne lancèrent une flamme. + +--D'abord, dit-il, ni lui ni ses pareils ne valent la peine d'être +montés; mais si j'entreprenais de le faire, je camperais la bête +comme elle est à l'état sauvage, monsieur: je la saisirais, par +exemple, au moment où elle vient de bondir sur un arbre, et se +sauve... passez-la-moi... tenez, comme ceci, la tête tournée de côté, +l'Å“il grand ouvert, le corps aplati contre le tronc, une cuisse +allongée; ou bien quand elle saute à terre pour y ramasser une faîne, +le museau baissé alors, le corps en arc, la queue en arc, un petit +pont rouge à deux arches, et, si vous la préfériez au repos, je +l'endormirais sur la fourche d'un frêne, les yeux mi-clos, mais +l'oreille droite! Voilà , monsieur, ce qui serait de l'art! + +--Je sais, répondit Claude timidement, que vous êtes un artiste, +monsieur, et je suis confus de vous confier une besogne aussi peu +digne de vous. + +M. Maldonne jeta l'écureuil sur la table. + +--Bah! dit-il avec un soupir, il le faut bien! La pie, le geai, la +huppe et le martin-pêcheur des familles, la hure de sanglier et le +bois de chevreuil des chasseurs, c'est, avec l'écureuil, le menu +quotidien. Je me dédommage avec les pièces rares. + +--Vous avez, en effet, une fort belle collection. + +--Tous les oiseaux du département. + +--Sans exception? + +L'ornithologiste eut un mouvement de surprise, quelque chose d'inquiet +passa dans son regard. + +--En connaîtriez-vous une, par hasard? + +--Mon Dieu, monsieur... + +--Mais citez-la, je vous prie, citez-moi un oiseau du pays qu'on ne +trouve pas, soit au musée, soit chez moi! + +Claude tressauta. Il se sentait en plein sur la voie qu'il cherchait. +S'il parvenait à tomber juste sur un de ces spécimens que M. Maldonne +gardait jalousement chez lui! Tout arrive. Qui sait? Il fouilla les +profondeurs de sa mémoire, et jeta ce nom d'un air de doute: + +--Le faucon pèlerin? + +M. Maldonne, rassuré, indiqua du doigt la porte, derrière lui. + +--Dix exemplaires au musée, répondit-il. + +--La mouette rieuse? + +--Commune! + +--Le butor? + +--Je refuse ceux qu'on m'apporte. + +Claude, par un dernier effort, trouva dans ses souvenirs un nom +retentissant, et, le lançant à M. Maldonne qui attendait le coup, +l'Å“il clair, la mine légèrement railleuse et flattée: + +--L'aigle pygargue? dit-il. + +--Eh! eh! repartit M. Maldonne, avec une moue de gourmet, la bête est +rarissime en effet: c'est à peine si, de temps à autre, il s'en égare +une à la poursuite des oies sauvages qui remontent la Loire. + +--Eh bien? + +--Je l'ai, monsieur! + +--Pas possible? + +--Chez moi! + +--Chez vous, monsieur? + +--Tué de ma main. + +--Un vrai pygargue? + +--Il n'y en a pas de faux. + +--Non, monsieur, dit Claude, je n'aurais pas cru qu'un simple +particulier pût posséder... + +--Par exemple! Je vous le prouverai! dit M. Maldonne en se levant, +tout rouge de l'émotion du collectionneur animé par le défi et sûr de +son triomphe. Avez-vous une demi-heure à perdre? + +--Je suis libre, monsieur. + +--Alors, venez, accompagnez-moi jusqu'à la maison, et vous le verrez! + +«Je la verrai», pensa Claude, dissimulant sa joie sous l'apparence +d'un scepticisme poli. + +C'était l'heure où, sur toute la surface de la France, le +fonctionnaire s'évanouit, et l'homme s'épanouit. Le déclin du soleil +brise des milliers de chaînes, qui se renouent au matin. Le +conservateur du musée se retira dans un coin de la salle, pour changer +sa veste de travail contre une redingote noire qui dessinait son torse +maigre, se coiffa d'un chapeau de paille à bords plats, et prit une +canne de buis à gros nÅ“uds. + +Pendant ces préparatifs, Claude s'était approché de l'aquarelle pendue +près de la fenêtre. Elle représentait, à demi caché dans les roseaux +d'un étang, un chasseur qui rabattait son arme après avoir tiré. Le +canon fumait encore. Un oiseau fuyait, déjà très loin, rasant la nappe +claire de l'eau. + +--Tiens! dit Claude, quel est cet oiseau bleu que le chasseur vient de +manquer? + +M. Maldonne se détourna vivement, sans prendre le temps de passer la +dernière manche de sa redingote. + +--Bah! répondit-il, peu importe! Des oiseaux bleus, il y en a de +beaucoup d'espèces, des perruches, par exemple, des colibris... + +--Ce n'en est pas un, assurément. On dirait plutôt un canard? Ne +trouvez-vous pas? + +--Venez, monsieur! dit M. Maldonne en s'avançant et, légèrement +embarrassé: la peinture ne doit pas avoir grand intérêt pour vous, +c'est un souvenir, un cadeau d'ami... venez. + +Claude jeta un dernier coup d'Å“il sur le chasseur malheureux, qui lui +parut, en ce moment, ressembler au conservateur du musée, et, +traversant le laboratoire, descendit l'escalier. Son compagnon avait +un jarret d'acier et des yeux sans cesse en mouvement. Il longea +d'abord, au pas accéléré, presque sans rien dire, ces files de maisons +devant lesquelles il passait quatre fois le jour, tout occupé à saluer +de la main les gens qui lui souriaient ou se découvraient devant lui. +Puis, le faubourg franchi, des bouts de haie commencèrent à rompre la +ligne des murs, et la campagne apparut: cultures de maraîchers et +vastes pépinières, où la ville enfonçait encore, çà et là , le coin +d'une bâtisse neuve. Presque partout, des deux côtés de la route, des +forêts minuscules d'arbres verts, des taillis, drus comme les poils +d'une brosse, de noisetiers, de hêtres, d'érables, des groupes de +jeunes marronniers levant leur bouquet de feuilles, comme des palmiers +d'oasis, au-dessus des files naines de poiriers ou de fusains, tout +cela coupé en carré par des fossés sans herbe. M. Maldonne, dès qu'il +se sentit enveloppé de ce paysage familier, ralentit sa marche, et +donna libre carrière à son esprit. Tout l'intéressait, à présent, le +moindre détail du chemin, les vols d'oiseaux surtout, que le soir +attirait vers les nids, et qui s'éparpillaient, balles de plumes +bondissantes, dans l'air tiède et doré. Il les nommait les uns après +les autres: bruants, verdiers, linots, alouettes, pinsons, fauvettes. +C'était son monde qu'il présentait à Claude. Sa conversation abondait +en choses vues et fines. Il s'animait. Il était quelqu'un. + +Sous les pieds des promeneurs, de la terre aux ombres courtes où elle +était blottie, une alouette se leva, monta dans la lumière, agitant +toutes ses plumes, plana, et redescendit sans avoir interrompu son +chant. M. Maldonne l'avait suivie, avec une expression de tendresse +qui ne s'adressait point à l'oiseau, avec un de ces sourires qui vont +droit à une joie prochaine. L'alouette chanteuse n'était pour lui +qu'un symbole. Et en effet, quand elle se fut assise dans les mottes, +Claude remarqua que le regard de M. Maldonne se posait en avant, sur +un parc entouré de murs. «C'est là !» se dit-il. + +On ne distinguait encore que des arbres de venue superbe, aux cimes +arrondies, retombantes ou découpées en fuseaux légers sur le ciel, +mais point de maison. Bientôt, le vieux mur d'ardoise crevassé, auquel +la mousse servait de ciment, et que couronnaient des giroflées +défleuries, étendit son ombre sur la route. Vers le milieu, deux +piliers de tuffeaux, surmontés de chapiteaux, encadraient un portail +massif, hérissé de clous formant des arabesques et décoré d'un pied de +sanglier. De toutes parts les branches débordaient en ourlets verts +l'arête de la pierre. Même à ceux qui passaient, le domaine donnait +l'impression fugitive de la paix. «Faut-il avoir de l'esprit pour se +loger-là ! songeait Claude. Quel parfum ce doit être au printemps! +Comme c'est doux l'été! En hiver même on est abrité du vent. Et voilà +où vous demeurez, mademoiselle? Cela ne m'étonne point; cela même me +confirme dans l'idée que je me suis faite de vous.» + +M. Maldonne poussa une petite porte qui fit, en s'ouvrant, comme une +déchirure dans le vaste panneau de bois. + +--Entrez! dit-il. + +Oh! ce premier pas dans la terre promise! Derrière la porte, les +lilas, les ébéniers, les acacias, cent arbres d'essences choisies et +mêlées se rejoignaient au-dessus du sable encore humide de la dernière +pluie. Des fleurs fanées à demi jonchaient le sol, et, chauffées par +les traînées de soleil qui tombaient de la voûte, répandaient une +odeur sucrée. A vingt pas, en face, deux grandes fenêtres ouvertes +buvaient l'air divin. Les deux hommes suivirent l'avenue. Il y eut +quelques bruissements d'ailes dans les cimes. La maison se découvrit +tout entière, plus large que haute, enveloppée par les deux branches +de l'allée, qui devaient se rejoindre au delà . M. Maldonne traversa un +vestibule, poussa une porte à gauche, et, s'effaçant le long du mur: + +--Mon cher monsieur, dit-il, vous ai-je trompé? + +Sur la cheminée, au fond de l'appartement, un aigle, le cou tendu, +déployait ses ailes immenses. + +--Deux mètres vingt d'envergure, reprit le naturaliste, et +regardez-moi ces moustaches, les pennes blanches de la cuisse, les +écailles de la patte, est-ce un pygargue, oui ou non? En est-ce un? + +Claude s'était déjà détourné de l'oiseau, et saluait, un peu confus, +une femme qu'il n'avait point aperçue tout d'abord, assise près de la +fenêtre. Madame Maldonne écrivait, sur des ronds de papier d'égal +rayon: «Groseilles 1889.» + +--Qu'y-a-t-il? demanda le naturaliste en entrant après Claude... Ah! +ma chère, pardon... un client d'aujourd'hui, monsieur Claude Revel, +peut-être un disciple futur, qui ne voulait pas croire à mon pygargue. +Je l'ai amené. + +Claude s'inclina, et madame Maldonne lui rendit son salut, d'un léger +mouvement de la tête, avec cette gravité inquiète qui caractérise les +personnes timides. + +--Vous aimez l'histoire naturelle, monsieur? demanda-t-elle. + +--Je ne suis qu'un débutant, madame, répondit Claude. + +--Mais non, puisque vous discutez avec mon mari sur les espèces rares. +Êtes-vous convaincu? + +--Absolument, madame. + +--Monsieur irait très loin en ornithologie, s'il le voulait, dit +sentencieusement M. Maldonne. + +--Oh! monsieur! + +--Très loin, je le répète. Nous en avons causé en chemin, et vous +aviez tout l'air de vous intéresser à la chose, monsieur! + +--Avec un pareil guide! fit Claude. + +Il disait cela par politesse. Mais madame Maldonne le prit autrement. +Une lueur, comme un reste de jeunesse, éclaira son visage. Elle +regarda son mari d'un air de ravissement. Quelqu'un lui rendait donc +justice, à lui, devant elle! Quel rare plaisir! + +Elle fut un instant jolie de l'émotion délicate de son cÅ“ur. + +--Pauvre ami! fit-elle. Si vous saviez, monsieur, tout ce qu'il a eu à +souffrir de la part de directeurs inintelligents, incapables de le +comprendre! Heureusement qu'il s'est imposé par son talent. Pour +organiser cette collection, la plus belle de toute la province, il lui +a fallu plus de travail... + +--Geneviève! interrompit M. Maldonne, aussi désireux qu'elle +d'entendre achever la phrase. + +--Oui, plus de travail, d'adresse, de science et d'observation, qu'à +des artistes célèbres, enrichis, fêtés. + +--Fêté! Est-ce que je ne le suis pas ici, Geneviève? Tout le monde me +gâte, au contraire... Voyons, voyons, au lieu de nous attendrir +inutilement sur mon sort, si tu nous offrais un peu de sirop? La +soirée est étouffante, et monsieur doit avoir aussi chaud que moi... +Thérèse? + +Madame Maldonne fit un geste d'avertissement désespéré, comme pour +dire: «A quoi penses-tu, mon ami? Tu sais bien que c'est impossible. +Elle ne peut pas venir!» Mais il était trop tard, mademoiselle Thérèse +avait entendu. Elle était déjà là , dans l'encadrement de la porte +opposée à celle de l'entrée: toute rose, la lèvre supérieure +légèrement relevée laissant voir quatre dents blanches, le nez petit, +les yeux grands, les sourcils un peu étonnés, un vrai modèle de +Greuze. Et, pour parfaire la ressemblance avec les types préférés de +ce maître des scènes intimes, elle avait un petit tablier, les manches +retroussées, et, sur ses mains mignonnes, sur ses bras, la plus belle +couleur rouge qu'on puisse imaginer. Mademoiselle Thérèse devait +faire des confitures. En apercevant un étranger, son premier mouvement +fut de rire. Elle se trouvait drôle ainsi. Une seule chose paraissait +la gêner: son petit tablier à bretelles. Aussi, de la main droite, +elle cherchait discrètement l'agrafe de la ceinture, tandis qu'elle +regardait tour à tour son père, sa mère et Claude, avec les mêmes yeux +pleins de fou rire contenu. + +--Folle que tu es! dit M. Maldonne en lui tendant ses deux bras, qu'il +retira aussitôt, par respect des convenances; apporte-nous de ce sirop +de framboises que ta mère fait si bien! + +Elle voulut répondre. Mais les mots n'obéissent pas toujours. On +entendit d'abord un éclat de rire étouffé, puis une fusée de notes +claires, débordantes, épanouies comme une chanson de printemps, qui +diminua, s'assourdit, et s'éteignit dans le lointain: mademoiselle +Thérèse s'était enfuie... + +Elle revint, cinq minutes après, sans tablier, les manches baissées et +la mine sérieuse, portant sur un plateau deux verres, une carafe d'eau +fraîche et un carafon de sirop, le tout si propre, si net que, quand +elle entra dans le rayonnement de la fenêtre, tous les massifs du +jardin se mirèrent aux facettes du cristal. + +Claude la regarda poser le plateau sur la table à ouvrage, se +redresser, et se retirer derrière une chaise, les mains appuyées au +dossier. + +--Je vois, mademoiselle, dit-il, que vous êtes déjà initiée aux +recettes du ménage. + +--Il n'y a rien d'étonnant à cela, répondit madame Maldonne. Nous +vivons ici assez loin de la ville pour nous considérer comme des +campagnards. Nous en avons les goûts, et même quelquefois les défauts, +ajouta-t-elle, en enveloppant sa fille d'un regard très doux, où il y +avait une ombre de reproche. + +--Voyons, mère chérie, est-ce bien grave? reprit vivement Thérèse. Je +vous croyais seuls. Je suis venue comme j'étais. Monsieur a bien +deviné, allez? N'est-ce pas, monsieur, vous avez deviné que je faisais +des confitures? + +--Du premier coup d'Å“il, mademoiselle. + +--A mes mains? reprit-elle en étendant ses doigts, qui jouaient sur le +dossier de sa chaise. + +--Oui, mademoiselle. Et peut-on savoir quelle sorte de confitures? + +Elle eut un hochement de tête de commisération, pour une ignorance +pareille, et dit: + +--Mais de groseilles, monsieur! En cette saison-ci, que voulez-vous +que ce soit autre chose? + +Puis, subitement, ses yeux s'animèrent; leur gravité d'emprunt tomba +comme un voile, et la jeunesse, qui était derrière, la belle jeunesse +limpide et hardie réapparut. + +--Les groseilles, s'écria-t-elle, voilà un fruit que j'aime! + +--Vraiment, mademoiselle? + +--Cela vous étonne, monsieur? + +--Un peu, je l'ai toujours trouvé médiocre. + +--Et moi aussi, monsieur! Mais ce n'est pas pour leur goût que j'aime +les groseilles. + +--Et peut-on vous demander pourquoi? + +--Parce qu'elles ont l'humeur égale. Avec elles on sait sur quoi +compter. Tous les ans, cela donne, tandis que les abricots, les +pêches, les cerises même, pour un coup de vent, pour une gelée, s'en +vont en feuilles... Eh bien! moi, j'ai une préférence pour tout ce qui +ne trompe pas! + +Elle était charmante, disant avec conviction ces choses fraîches. + +--A la mode antique, et à votre santé! dit M. Maldonne, qui avait +rempli les deux verres, et en levant le sien. + +Claude s'inclina très légèrement, du côté de la maîtresse du logis. +Et c'était un spectacle assez rare, ces quatre personnes contentes à +la fois: madame Maldonne d'avoir loué son mari, le mari d'avoir un +disciple, Thérèse de deviner l'hommage discret rendu à sa jeunesse, +Claude de se trouver en pleine réussite de ses projets, au milieu +d'aussi braves gens, groupés sous les ailes du pygargue qui lui avait +servi d'introducteur. + +Le naturaliste, beaucoup moins oublieux que son hôte du prétexte sous +lequel celui-ci était venu, détourna la conversation vers son sujet +préféré. Il raconta,--ce ne devait être ni la première, ni la seconde +fois,--l'histoire du coup de fusil qui lui avait valu ce trophée de +chasse, principal ornement du salon. On fit tous ensemble, et sous sa +direction, une station devant la cheminée. Là , sous une cloche de +verre, il y avait un chef-d'Å“uvre de patience et de goût: une +collection d'oiseaux des îles, ou du pays, au plumage éclatant, posés +dans toutes les attitudes de la vie, les ailes éployées ou croisées, +mangeant, buvant, dormant la tête enfoncée sous les plumes, abritant +leurs Å“ufs menacés, ou marchant inquiets au milieu de poussins vêtus, +comme des graines de souci, d'un duvet plus long qu'ils n'étaient +gros. M. Maldonne, mis en verve, ne tarissait pas. Il possédait une +mémoire prodigieuse des circonstances, des lieux, des dates. +L'auditoire suffisait à l'animer. Claude, souvent distrait, regardait +à la dérobée ses voisines, penchées, Thérèse un peu moins que sa mère, +écoutant toutes les deux avec l'attention de la tendresse que rien ne +lasse. «Et cette alouette blanche?» disait l'une. «Et ce guêpier +doré?» disait l'autre. + +Cependant, deux fois déjà , le bonnet d'une fille de charge, apparu +dans l'entre-bâillement de la porte, s'était retiré devant un signe +discret de la maîtresse du logis. La troisième fois, le bonnet entra. +Il était précédé d'une assiette. Le dîner attendait. Claude battit en +retraite, et personne ne le retint, bien que tous eussent du regret de +le quitter. Mais la coutume, l'heure sacrée. O servitude naïve et +forte! + +--Nous nous reverrons? demanda M. Maldonne. + +Claude, avant de répondre, suivit des yeux Thérèse qui traversait +l'appartement, pour aller pousser un battant de la fenêtre, flamboyant +sous la lumière du couchant. Elle marchait sans bruit, la tête droite, +son cou délicat ombré de mèches folles. Sans paraître y prendre garde, +elle écoutait. Claude eut cette impression très nette qu'elle n'était +pas indifférente à ce qu'il allait répondre. Peut-être eût-il éludé +l'invitation et brisé l'aventure, n'emportant que le souvenir agréable +de l'accueil qu'il avait reçu et l'image renouvelée, embellie, de +cette enfant. La nuance d'attention qu'il crut saisir chez Thérèse, la +grâce aussi de cette tête un peu fière, qui se dessinait sur la baie +lumineuse, en décidèrent autrement. + +--Je crains, répondit-il, d'être un élève médiocre, mais je reviendrai +volontiers. + +--Convenu! repartit le naturaliste. Vous me trouverez presque +toujours, le soir, au jardin, où j'ai mon laboratoire, là -bas, vous +voyez? + +--Le jardin, dit Thérèse à demi détournée, c'est ce qu'il y a de plus +joli ici. + +Claude fut sur le point de répondre: «Oh! non!» Il le pensa. Et elle +le devina. Il se sentit rougir. M. et madame Maldonne se demandèrent +pourquoi. Ils n'étaient plus jeunes. + +--Eh bien! dit-il, je reviendrai, un soir, après dîner. + +Il salua les deux femmes, serra la main de M. Maldonne, traversa de +nouveau, cette fois les yeux à terre, le bosquet qu'il avait tant +admiré une demi-heure plus tôt, et se retrouva sur la route. Il +s'étonnait de l'émotion vague qu'il éprouvait, et de ce qu'il avait +été, timide en somme et un peu gauche. Ces gens très simples, par leur +simplicité même, leur cordialité vraie, l'avaient jeté en dehors des +phrases convenues. Il avait promis de revenir. Se proposait-il de +devenir l'élève de M. Maldonne? Non, ce n'était pas sérieux. Alors? +D'ordinaire ses actes étaient plus réfléchis. «Puisque je l'ai promis, +se dit-il, je reviendrai. Mais je mettrai un intervalle entre cette +première visite et ma seconde.» Il se rendait compte qu'il avait obéi, +et c'était une récidive, à l'attrait de cette jeune fille, la fille +d'un simple conservateur de musée de province. Mais il n'insista pas, +et chercha, sur la route, quelque chose qui pût lui éviter, vis-à -vis +de lui-même, l'aveu complet de sa faiblesse. + +A trente pas, un homme venait, vêtu de telle façon qu'il ne pouvait +passer inaperçu, à cette heure et à cette place: jaquette claire +ouvrant sur un gilet blanc, chapeau gris, cravate ornée d'une épingle. + +Au moment où il croisa Claude, il le considéra attentivement, et +reporta les yeux vers l'enclos des Maldonne. Il se demandait sûrement: +«D'où vient-il?» Claude pensa de même: «Où peut-il bien aller?» Et +quand il se fut éloigné de quelques cents mètres, à l'endroit où les +premières masures s'élevaient au bord du chemin, il se détourna. +Là -bas, devant le portail vert, l'inconnu s'était arrêté. Il avait le +bras levé vers la sonnette, et, par-dessus son épaule, il regardait +Claude. + + + + +V + + +Les semaines s'en vont vite, tant que le cÅ“ur de l'homme ne +s'intéresse point à leur fuite. L'impression que la visite au logis +des Pépinières avait faite sur l'esprit de Claude s'était effacée, ou +plutôt elle avait disparu de la surface, comme les graines des fleurs +fragiles dont se couvrent un matin les étangs. Elles tombent, +invisibles, mêlées à mille débris de poussière que rien ne ramènera +jamais du fond obscur où ils s'amassent. Elles sont confondues avec +eux. Mais en elles un germe de vie est demeuré. Rien ne l'annonce, +sur lui pèse la masse des eaux, agitée ou dormante, sans une tige, +sans une feuille qui rappelle les végétations mortes. Il sommeille. +Puis, un jour, de cet atome enseveli, un fil ténu s'élance. Il +grandit, mystérieux encore, inaperçu. Nul ne reconnaîtrait en lui le +passé qui revient. Et tout à coup, sans que rien l'ait révélée, une +pointe d'or perce la surface, s'y épanouit en étoile, et dit aux +rives: «Me voilà !» + +Claude, à la fin d'août, fut rappelé à la ville par ses obligations +d'officier de réserve. Pendant trois semaines, il se rendit à la +caserne, à cinq heures du matin, sanglé dans son dolman, admiré des +ménagères qui ouvraient les contrevents, salué par les hommes de +garde, commanda le maniement d'armes et quelques mouvements +d'ensemble, savoura la douceur de l'autorité indiscutée, parla de la +France avec plus de fierté, de la guerre avec des frissons +d'espérance, et fut pris deux ou trois fois, tant il portait bien +l'uniforme, pour un sous-lieutenant de «l'active». Vinrent les +manÅ“uvres. Ce fut un jeu pour un chasseur comme lui, rompu à la +marche. Et certes, tant qu'elles durèrent, les cantonnements chez +l'habitant, les réceptions dans les châteaux, les longues étapes où +l'on cause, les batailles pour rire où le cÅ“ur saute pourtant de la +même émotion que si les balles sifflaient, ne laissèrent pas à Claude +un moment d'ennui. La veille au soir du désarmement, il éprouva, pour +la première fois, un peu de lassitude, mêlée à un regret vague d'une +carrière trop tard connue, trop tard aimée. La journée était finie, +les hommes regagneraient le lendemain leurs foyers, lui-même il +quitterait le galon d'or et les camaraderies bruyantes du régiment. Il +se promenait, après le dîner, triste de retomber dans l'habitude et le +connu de la vie, quand le souvenir lui revint des Pépinières et du +rendez-vous de M. Maldonne. Claude regarda, avec une complaisance +involontaire, la tenue qu'il avait encore le droit de porter, leva les +yeux pour s'assurer de l'humeur du temps, se sentit tout joyeux de +constater qu'il faisait beau, et partit. + +C'était un de ces soirs de septembre, où la lueur dorée qui traîne au +couchant prolonge presque indéfiniment le crépuscule. Elle rayonne +dans tout le ciel. Et si la lune monte alors au-dessus de l'horizon, +il n'y a pas de nuit, mais un jour lunaire qui continue l'autre, et +pose sa lumière bleue sur le sol tiède encore du soleil disparu. +Claude allait, un peu ému, porté par une sorte d'espérance sans objet, +et douce cependant. Il aspirait à pleins poumons l'haleine des +crépuscules, qui grise les merles, et les fait chanter, certains +soirs, même après les premières étoiles. Des choses rimées, des débuts +de romances fredonnaient dans sa mémoire. Quand il aperçut le bosquet +des Maldonne, immobile au milieu de la campagne rase, les cimes des +arbres encore touchées par la lumière et comme évanouies en elle: +«Sous ces ombrages, murmura-t-il, à pas lents et rêveuse...» + +Thérèse Maldonne se trouvait tout simplement au salon, quand Claude y +entra, pas rêveuse du tout, assise près de la table qu'entouraient, +avec elle, son père, sa mère et Robert. Celui-ci lisait à haute voix. +En entendant la domestique ouvrir la porte et le cliquetis d'un sabre, +il ferma le livre sur un de ses doigts. Les deux femmes s'étaient +levées. M. Maldonne venait au-devant de Claude, l'air épanoui et les +mains tendues. + +--Cher monsieur, dit-il, vous nous surprenez agréablement. Je pensais +que vous nous aviez oubliés... Permettez d'abord que je vous +présente... Il se tourna vers Robert, assis de l'autre côté de la +table: «Monsieur Claude Revel, un naturaliste amateur, un futur +élève,» puis, vers Claude: «Mon beau-frère, Robert de Kérédol.» + +--Je crois avoir eu l'honneur de rencontrer monsieur sur la route, +lors de ma première visite, dit Claude, très aimable et s'inclinant. + +M. de Kérédol se souleva, les mains appuyées aux bras du fauteuil. + +--En effet, dit-il poliment, c'est bien la seconde fois que nous nous +rencontrons. + +Cependant, au ton dont il disait cela, il était facile de deviner que +la première lui eût suffi. Sans rien ajouter, il considéra Claude de +la tête aux pieds, comme autrefois il examinait un soldat, aux revues +du dimanche, sourit faiblement, et roula un peu son fauteuil en +arrière. + +Thérèse lui jeta un coup d'Å“il qui demandait: «Pourquoi vous +retirer?» Il ne parut pas s'en apercevoir. + +Le cercle se reforma, sans qu'il y fût compris, près de la fenêtre +par où venait le parfum violent des géraniums. + +--Madame, dit Claude, debout et la main gauche retenant son sabre, je +suis désolé d'interrompre votre lecture. Si je suis entré, c'est qu'on +m'a prévenu que M. Maldonne ne se trouvait pas au jardin. + +--Mais vous ne troublez rien, monsieur, je vous assure, dit madame +Maldonne, en retouchant les plis du fichu de tulle noué autour de son +cou. La lecture pourra se reprendre bien facilement... Désarmez-vous, +je vous prie. + +--Et asseyez-vous, dit M. Maldonne, que nous nous voyons un peu. Après +quoi, nous irons tous deux causer histoire naturelle. + +Claude sortit pour accrocher son sabre au porte manteau, puis revint +s'asseoir à droite de Thérèse, en face de madame Maldonne. + +--Croiriez-vous, monsieur, dit celle-ci, que nous lisions un conte! + +--Il y en a de si sérieux, madame! + +--Un conte de Daudet. + +--Un chef-d'Å“uvre, alors. On n'a rien écrit de pareil en prose du +midi. + +--N'est-ce pas, monsieur? dit Thérèse, en considérant, d'un air +d'admiration, ce bel officier qui parlait littérature. Je n'ai rien lu +qui me plût autant. Il y en a un, surtout... + +--C'est que nous avons chacun nos préférences, interrompit madame +Maldonne, avec une certaine vivacité, résultat sans doute de +discussions antérieures. Moi, j'aime par-dessus tout le conte des +_Vieux_. L'aimez-vous, monsieur? + +--Beaucoup, madame. + +--C'est si touchant! + +--Moi, fit M. Maldonne: _Les Aventures d'un perdreau rouge_. Exact, +mon cher monsieur, écrit par un chasseur. Vous l'aimez aussi, +celui-là ? + +--Je le crois bien! Et vous, mademoiselle? + +--_Les Étoiles!_ répondit-elle en relevant la tête, d'un mouvement +souple et fier, vers la bande de ciel de la fenêtre. + +Aucune étoile n'apparaissait encore. Mais on eût dit qu'elle les +voyait toutes, tant il y avait de clarté dans le regard qu'elle +détourna ensuite vers Claude. Elle ne posait pas. Elle ne simulait +rien. Un des mots qu'elle aimait, un de ceux qui ont de l'infini, lui +était monté aux lèvres. Et cela suffisait pour qu'elle fût émue. + +Claude reprit: + +--Et pourquoi ce conte mieux qu'un autre, mademoiselle? + +--Ah! voilà ! dit-elle. C'est que je comprends si bien le pâtre de +Daudet, d'avoir une étoile préférée à laquelle on parle! Nous en +avions une, mon parrain et moi, quand j'étais plus petite. + +Et les jolis yeux clairs cherchèrent de nouveau dans l'espace, et une +main de jeune fille, transparente et voilée d'ombres blondes, +s'étendit vers la lumière. + +--Tenez, monsieur, là -bas, au-dessus des sorbiers. C'est là qu'elle se +lève. Souvent nous l'attendions, et, quand elle paraissait, nous en +ressentions une joie. Et, de son côté, elle semblait nous reconnaître. +Il y avait chez elle, je vous assure, de l'amitié pour nous, comme +dans les yeux d'une personne chérie. + +--Thérèse! fit une voix, au fond de l'appartement. + +Les quatre personnes groupées auprès de la fenêtre se détournèrent en +même temps vers M. de Kérédol. + +Il était penché en avant, et tenait, fermé sur un de ses doigts, le +petit in-dix-huit à couverture crème. Ses lèvres, un peu railleuses, +le pli plus accentué de son front entre les sourcils, indiquaient +seuls une lutte intime, une colère ou une souffrance dont il voulait +demeurer maître, et qui se trahissait pourtant. + +--Vous oubliez, Thérèse, dit-il, que nous ne sommes pas seuls ici. De +pareils enfantillages ne sauraient intéresser un étranger. + +--Mais, je vous demande pardon, répondit Claude en se levant. Ce que +dit mademoiselle est charmant! + +--Peut-être, repartit M. de Kérédol avec le même flegme impertinent, +mais je vous croyais passionné pour l'histoire naturelle, monsieur, et +c'est de l'astronomie. + +Claude, que sa belle humeur de jeune homme ne quittait pas volontiers, +se prit à rire. + +--De l'astronomie, monsieur? Croyez-vous? + +--Ce qu'il y a de sûr, interrompit M. Maldonne, en se levant à son +tour, c'est que mon cher beau-frère ne serait pas fâché de reprendre +sa lecture. + +--Moi? mais je n'ai pas dit cela. + +--Non, tu le penses seulement. Eh bien! achève, mon ami, replonge-toi +dans l'histoire de l'_Élixir du Père Gaucher_. Nous autres, nous +sortons, et nous n'aurons rien à vous envier, car il fait une soirée +admirable! + +Il répéta, en désignant l'horizon: «Oui, admirable!» Et le mot tomba +au milieu du silence embarrassé de tout le monde. + +--C'est bientôt nous quitter, monsieur, dit enfin madame Maldonne, et +j'insisterais, si mon mari n'était pas très heureux de vous avoir pour +lui seul. + +Les yeux de mademoiselle Thérèse, grands ouverts et tournés vers +Claude, exprimaient le même regret. + +Mais elle n'en dit rien. Elle se contenta de sourire aimablement, +quand Claude s'inclina devant elle, et de suivre du regard, jusqu'au +moment où la porte se referma sur lui, ce jeune lieutenant de réserve, +qui partageait toutes ses prédilections pour les _Étoiles_ de Daudet. + +Claude, qui avait salué très froidement M. de Kérédol, se trouva seul +dans le corridor, et bientôt dans le jardin avec M. Maldonne. + +--Un peu étrange, mon beau-frère, n'est-ce pas? dit celui-ci +timidement. + +--Mon Dieu, répondit Claude, il y a tant de gens qui n'admettent pas +qu'on trouble une de leurs habitudes! + +--C'est précisément cela, repartit le naturaliste. Il a la passion des +récits, des histoires, des lectures, et tout ce qui l'interrompt +l'émeut incroyablement... Un homme excellent, au fond, je vous assure, +et si dévoué pour nous tous, un si bon ami! + +Tous deux ils avaient pris, côte à côte, la grande allée qui coupait +le jardin par le milieu. Il restait encore un peu de jour. Des +souffles frais commençaient à descendre avec l'ombre. En même temps, +la terre, qui avait bu le soleil, exhalait des bouffées chaudes et +imprégnées du parfum des résédas, des pétunias, des géraniums, dont il +y avait une profusion autour des massifs de légumes. Entre ses quatre +murs flanqués d'un rempart d'arbres, il embaumait comme une +cassolette, le potager de M. Maldonne. Le brave homme eut bien vite +fait d'oublier Robert, et l'incident de tout à l'heure, pour ne plus +penser qu'au monde familier du jardin. On a toujours le cÅ“ur pris aux +choses qu'on a semées. Rien qu'à passer auprès de ses plates-bandes, +il se sentait joyeux. Il s'épanchait en exclamations, en observations +courtes, tantôt faisant remarquer à Claude les touffes crêpelées de +ses asperges, une ligne de fraisiers, une poignée de glaïeuls autour +d'un vieux cerisier, tantôt secouant un limaçon grimpé dans un rosier, +ou, du bout de sa canne, étêtant un séneçon épanoui sur sa route. A +mesure qu'il avançait, les diversions se multipliaient. Il s'arrêtait +devant ses laitues en graine, et parlait à ses passe-roses, droites +comme des flèches d'église, et comme elles tout du long fleuries. + +Les deux promeneurs s'entendaient d'ailleurs à merveille. Chacun +découvrait avec bonheur chez l'autre le même amour profond et la +science de la campagne. «Avez-vous observé, mon jeune ami?» disait +l'un. «Assurément, cher monsieur», disait l'autre. «Alors vous +comprenez que nous aimions les Pépinières?»--«Autant que j'aime la +Coudraie». Quelque chose d'intime s'insinuait dans leurs phrases. Ils +éprouvaient le même désir de prolonger l'entretien. Et, le premier +tour d'allée achevé, ils en commencèrent un second, et d'autres +encore. + +A chaque fois qu'il se détournait ainsi, tout au fond du jardin, et +apercevait au loin la maison voilée d'ombre, Claude éprouvait la même +émotion à regarder une petite lumière, feu tremblant d'une bougie +veillant derrière les vitres. Était-ce la fenêtre de Thérèse, et +l'aimable jeune fille se penchait-elle quelquefois entre les plantes +grimpantes qui s'enlevaient, là , sur la muraille, comme des fumées +brunes? + +Il y avait de quoi passer une heure avec cette simple question. Et M. +Maldonne se mit à causer d'ornithologie. Il y revenait, non pour +remplir une promesse, mais d'instinct, emporté par la vieille passion, +ouvrant ses souvenirs aux pages préférées. Il s'amusait. Il racontait, +beaucoup pour lui-même, un peu pour Claude. C'était déjà sa coutume +avec M. de Kérédol. Et les histoires de chasse, lestement enlevées, +s'en allaient, l'une après l'autre, à travers les buis et les +passe-roses endormies. + +--Monsieur Claude, disait le naturaliste, voyez comme la nuit tombe +vite, à présent! Quelle heure admirable et que bien peu connaissent! +Le coucher des oiseaux, leur dernier mouvement, leur dernier chant, +qui donc l'observe? Et pourtant!... Figurez-vous qu'il m'arrive encore +de passer des moitiés de nuit à l'affût, ici même. J'emmène +quelquefois ma fille. Elle aime cela comme moi. Nous nous cachons +derrière un arbre, et j'attends. Ce n'est pas pour tuer, vous +comprenez, mais pour le plaisir de revivre le passé, de retrouver +quelques-unes de mes impressions d'autrefois, quand j'allais, à la +lisière d'une taille, guetter les oiseaux nocturnes, ou les blaireaux +qui roulent en grognant vers les vignes... Tenez, maintenant que la +dernière frange d'or s'est effacée là -bas, où sont les martinets? Tous +disparus, couchés, et de même les pinsons, les verdiers, les linots, +tous ceux qui vivent du grain tombé... Quelques mangeurs d'insectes +travaillent encore... Apercevez-vous cette mésange, qui tourne autour +d'une branche d'abricotier? Elle va donner encore un ou deux coups de +bec, puis renfoncer sa tête dans ses plumes soulevées, et vous ne la +distinguerez plus d'avec l'écorce... Les merles se chargent de la +sérénade... Écoutez celui-ci!... Tout à l'heure, il était à la pointe +des sorbiers; le voilà qui galope dans les fouillis de ronces, +inquiet du gîte de la nuit et chantant pour le dire... Quand il se +sera tu, aucun oiseau du jour ne parlera plus... Ce sera le tour des +hulottes, des orfraies, des rôdeurs nocturnes... Ah! les calomniés, +ceux-là , cher monsieur! On les trouve laids! Mais rien n'est joli +comme une orfraie au clair de lune! Nous en avons quelques-unes ici. +Elles sortent de mes arbres, en arrière de la maison, ou du bois de +Laurette. Aucun bruit ne dénonce leur vol. Leurs plumes sont fines +comme des poils, blanches sur le ventre, jaunes sur les ailes. Et le +vent coule au travers. Moi je reconnais les orfraies au passage de +leur ombre, qui fait rentrer les mulots... Et que de drames, alors, +dont nous sommes témoins! + +--Monsieur Maldonne, disait Claude, vous êtes plus jeune que moi! + +Ils causèrent ainsi, longtemps encore, sans sortir de la même allée. +Puis, comme ils arrivaient à l'extrémité du jardin où, vingt fois +déjà , ils s'étaient retournés, Claude chercha devant lui la petite +lumière, et ne la vit plus. Aussitôt l'histoire qu'il écoutait perdit +tout intérêt. Le froid de la nuit le saisit. Le jardin lui parut comme +un grand désert morne. Rien ne trahit au dehors cette impression +subite. Et cependant, par une mystérieuse divination de l'esprit, M. +Maldonne, presque en même temps, s'arrêta de parler. Il avait senti se +briser le lien léger qui tient une âme attentive. + +--Voulez-vous que nous rentrions? dit-il. + +Tous les deux s'en revinrent en silence, vers le logis qui grandissait +dans la brume à chacun de leurs pas. Le toit était argenté par la +lune, le reste plongeait dans l'ombre, masse indécise, terne jusqu'à +la base, où pas une lueur ne veillait. + +M. Maldonne entra le premier dans le vestibule, et ouvrit la porte du +salon. + +--Tiens, dit-il en se détournant vers Claude, tout mon monde envolé! +Plus personne! + +L'appartement était désert, mais les meubles conservaient le souvenir +de la dernière scène qui s'y était passée. Au pied du fauteuil de M. +de Kérédol, qui tendait les bras vers la porte, le livre gisait sur le +parquet. Il avait dû couler le long du siège de cuir où on l'avait +posé, et, tout meurtri, abandonné, il soulevait quelques-unes de ses +pages blanches comme le fouet d'une aile blessée. Plus près de la +fenêtre, quatre chaises formaient un demi-cercle, ouvert du côté du +fauteuil. L'éclat qui les avait troublées, écartées les unes des +autres, on le devinait, était venu de là . Sur le guéridon, un dé +d'argent, oublié, faisait songer à une main fine de toute jeune fille. + +--Plus personne! répéta M. Maldonne, c'est étonnant, il n'est pas très +tard... + +Il tira sa montre, et l'exposa au jour douteux de la lune, qui +éclairait le vestibule. + +--Dix heures et demie seulement... Mais voilà , quand Robert s'avise +d'être fantasque, il ne l'est pas à demi... Je suis sûr qu'il a +prétendu que nous ne reviendrions pas ici... Il est singulier... +vraiment, c'en est drôle. + +Il riait un peu, pour ne pas souligner la faute, mais, au fond, il se +sentait humilié. + +Suivi de Claude, il traversa le vestibule, puis le bosquet, et tourna +la clef dans l'énorme serrure du portail. + +--Bonsoir, monsieur Claude, dit-il. J'espère bien que nous n'en +resterons pas là ? + +--Mais, dit le jeune homme, à condition de ne rien troubler... + +--Venez au musée, repartit le naturaliste, nous y serons entre nous: +vous, moi et les oiseaux. Est-ce accepté? + +Claude répondit, avec moins d'ardeur: + +--Sans doute, monsieur. + +--J'y compte tout à fait, dit M. Maldonne. +Il tendit la main à Claude, et celui-ci, franchissant le seuil, put +encore apercevoir un instant, dans l'entre-bâillement de la porte, les +yeux doux et plissés et la barbiche blanche de M. Maldonne, qui, du +regard, suivait «son jeune ami», et le mettait en route. + + + + +VI + + +Il se passa plusieurs semaines pendant lesquelles Claude, retiré dans +sa terre de la Coudraie, mesura son blé, vendit son foin, fit ses +vendanges, chassa les perdreaux et les grives, et constata, dans les +rares moments où sa pensée prenait forme de méditation, qu'il était +l'homme le plus heureux du monde. A diverses reprises, suivant les +sentiers des bois humides et chauds des premières pluies, les mains +dans les poches de son gilet de chasse, son chien quêtant au bord +des touffes de fougères et d'ajoncs, il s'arrêta, comme grisé par la +vie, par la paix, par la plénitude de joie qu'il sentait en lui et +autour de lui. D'autres fois, il est vrai, l'idée lui vint, surtout +aux heures lentes de l'après-dîner, quand la bourrasque soufflait +dehors et l'empêchait de sortir, quand il n'entendait d'autre bruit, +dans la vaste salle où il se promenait, que celui de son propre pas +renvoyé par les murs, l'idée lui vint qu'une jeune femme embellirait +encore cette agréable Coudraie. Une image se présentait à lui, sans en +avoir été priée: celle de Thérèse, les mains tachées de groseilles et +confuse de son tablier à bretelles, ou disant, les yeux levés: «Le +conte des étoiles, monsieur. Nous en avions une, mon parrain et +moi...» Mais il ne s'arrêtait pas longtemps à de pareilles rêveries. +Elles lui paraissaient indignes d'un homme heureux, qui commande à +vingt vignerons, jouit d'une indépendance parfaite et d'un revenu plus +que suffisant. Il se contentait donc, en ces occasions, de tirer une +forte bouffée de sa pipe, s'approchait de son épagneul étendu devant +le feu, l'assurait que, de longtemps, personne ne troublerait leur +ménage à tous deux, et sortait, malgré le mauvais temps, pour +inspecter le cellier où fermentait son vin. + +Quand il fut de retour à la ville, vers la fin d'octobre, seul dans +son hôtel du faubourg avec sa vieille Justine, l'image revint plus +fréquente, et, soit que les distractions fussent moins nombreuses +autour de lui, soit paresse d'une âme longuement tentée, il y prit un +plaisir croissant. La plupart de ses amis n'étaient pas rentrés de la +campagne. Dans les rues, des files de maisons toutes closes avaient +sur leurs contrevents la poussière de six mois; la chaussée +appartenait aux moineaux, et, même les jours ouvrables, quand il +faisait du soleil, un monde de petites gens, rendus à la liberté par +l'absence des grands, s'en allait vers les prés voisins avec la ligne +sur l'épaule. Comment ne pas songer un peu? Et Claude se rappelait +l'invitation de M. Maldonne: «Revenez au musée.» Fallait-il y +retourner? Ne devait-il pas plutôt obéir à des scrupules qui, par +moments, le prenaient? M. de Kérédol avait manifesté, par toute son +attitude, un désir très peu vif de voir s'établir des relations entre +les Pépinières et la Coudraie. La proposition même de M. Maldonne +contenait une réserve. + +Un jour que ces questions s'offraient de nouveau à son esprit, il +entra, pour y réfléchir, au Jardin des Plantes. Il savait qu'un des +plus sûrs moyens de rencontrer un peu de solitude et de recueillement +c'est encore de choisir une promenade publique, la foule ayant plutôt +le goût des endroits lassants où il y a de la poussière: les +boulevards, les grandes rues, les remparts des places fortes et le +tour des fontaines. + +Il entra donc, et descendit l'avenue en pente bordée de platanes, +admirant la limpidité de l'air et la profusion d'or que l'automne +jette sur le monde. Au bout de l'allée, il y avait plusieurs serres à +la file, dont les vitres peintes en blanc, cintrées sur les arceaux de +fer, rayonnaient autour d'elles une vraie chaleur d'été. Là , quelques +bonnes gens, des habitués, se chauffaient en faisant la sieste. Et, +devant eux, marchant d'un pas relevé, Claude aperçut deux promeneurs +qu'il reconnut tout de suite, bien qu'ils se présentassent de dos. +L'un, gros, court, le geste rond, la voix chaude, était M. Lofficial; +l'autre, plus sobre de mouvements, droit et sanglé dans sa redingote, +ne pouvait être que le parrain de Thérèse. Ils causaient avec +animation, à demi tournés l'un vers l'autre, et l'on devinait, à leur +attitude même, au peu d'attention qu'ils accordaient aux rangées +d'invalides à gauche, et aux massifs de dahlias à droite, qu'ils +arpentaient depuis longtemps ce coin découvert et tiède du jardin. + +Claude ne voulut pas reculer, et continua sa route vers eux. Comme ils +parlaient à voix haute, bientôt il put saisir des mots. + +--Eh bien! non, mon cher monsieur, disait M. de Kérédol, je ne crois +plus qu'elle nous quitte, à présent. Elle a l'air tout à fait heureuse +au milieu de nous. Si vous l'aviez vue parler de ce concert de +demain!... + +A ce moment, les deux promeneurs, qui s'étaient arrêtés à l'extrémité +de la serre, se retournèrent ensemble, et aperçurent Claude Revel qui +allait les dépasser. + +M. Lofficial étendit la main. + +--Je vous arrête au passage, dit-il. Depuis le temps que je ne vous ai +vu!... Vous connaissez mon jeune voisin? ajouta-t-il en s'adressant à +M. de Kérédol. + +Celui-ci, probablement rassuré par la fuite du temps, qui n'avait +amené aucun incident nouveau, répondit: + +--J'ai eu le plaisir de rencontrer monsieur, il y a un mois. + +--Trente-cinq jours, dit Claude étourdiment. + +M. de Kérédol eut l'air surpris de la promptitude du calcul, et se +demanda d'où venaient ces mathématiques. Il n'en demeura pas moins +parfaitement correct, aimable même, fit deux fois encore le trajet +d'un bout de la serre à l'autre, questionnant Claude sur la Coudraie, +sur les dernières manÅ“uvres, et sur de communes relations qu'ils +avaient dans la ville. Puis il voulut prendre congé. M. Lofficial +l'entraîna à deux ou trois pas, et, d'une voix qu'il s'efforçait de +rendre confidentielle, mais qui arrivait bien nettement à Claude: + +--Quant à votre projet pour demain, monsieur de Kérédol, je suis +d'avis... + +--Bien, bien, dit ce dernier, en essayant de dégager sa main... + +Mais M. Lofficial le retint. + +--Je suis entièrement de votre avis: distraction saine, excellente! +Dites-le à Maldonne de ma part. Dites-lui que cette chère enfant ne +peut pas toujours demeurer enfermée aux Pépinières... + +--Je n'y manquerai pas... Au revoir! dit M. de Kérédol, en se dérobant +rapidement à l'étreinte de M. Lofficial. + +Il était devenu tout rouge et visiblement gêné. + +Claude le vit saluer et s'éloigner en hâte, très nerveux, faisant avec +sa canne un moulinet d'impatience. + +--Qu'est-ce que c'est que ce concert? demanda-t-il en s'approchant de +M. Lofficial. + +--Vous ne saviez pas? + +--Non. + +--Le premier de la saison, au Cirque-Théâtre. M. de Kérédol doit y +conduire sa sÅ“ur et mademoiselle Thérèse... + +M. Lofficial continuait de suivre du regard l'ancien officier de +chasseurs, qui montait l'avenue de platanes au pas de charge. + +--Pauvre M. de Kérédol! ajouta-t-il d'une voix plus basse. Il ne +l'aime que trop. Ce doit être bien peu reposant d'aimer ainsi. De quel +air enthousiaste il me disait tout à l'heure: «Nous sommes tous ravis +d'aller à ce concert. Thérèse surtout. Et c'est moi qui ai eu la +première pensée, monsieur Lofficial, moi qui ai lutté et obtenu la +permission! Elle ne l'aurait pas demandée, la chère mignonne. Car, +voyez-vous, ce qu'elle a par-dessus tout, c'est une idée délicate du +devoir, du mieux. Par nature, autant que par piété, elle se porte vers +ce qu'elle croit être le plus parfait. Pour plaire aux autres, il n'y +a rien qu'elle ne sacrifie, et sans pose, vous savez, sans qu'on +puisse se douter qu'elle y met un peu d'effort. Quel trésor de joie +pour nous trois!» + +--Vraiment, il disait cela? demanda Claude. + +--Mais... oui, mon ami... + +Emporté par sa nature expansive et naïve, M. Lofficial, le regard fixé +sur les derniers arbres derrière lesquels M. de Kérédol venait de +disparaître, avait tout l'air de se parler à lui-même et d'oublier la +présence de son voisin. Il se détourna, et s'aperçut que Claude +l'écoutait avidement. + +--Qu'est-ce que je vous conte là , monsieur Claude! Excusez-moi. +J'aurais dû être à vous. Mais, plus je vais, plus je me sens dans le +cÅ“ur un écho qui me répète les choses, et que je ne puis faire taire. + +--Tiens, dit Claude, il commence déjà chez moi, cet écho-là . Il y a +des jours... Restez-vous au jardin, monsieur Lofficial? + +--Hélas, non! J'aurais dû partir avec M. de Kérédol... mais le plaisir +de vous serrer la main... Il faut que je coure à la gare. + +--Un voyage? + +--Oh! pas bien long: jusqu'aux Luisettes, une petite commission à +faire, un coup d'Å“il à donner. Je serai de retour demain. Au revoir, +monsieur Claude! + +Et le bonhomme s'éloigna à son tour, mais posément, distribuant, à des +anciens qui le reconnaissaient, un salut de la main, se retournant +même une ou deux fois, pour bien montrer à Claude que ce départ +n'était point un prétexte, et qu'on avait toujours la pensée occupée +de son jeune ami. + +Claude, immobile devant la serre, éprouvait une joie puissante, une +joie qui grandissait d'instant en instant. Libre de penser! Libre +d'écouter les mots qui bourdonnaient si joliment autour de lui! Il +avait bien fallu les chasser tout à l'heure, pour répondre à M. +Lofficial. Mais maintenant ils revenaient tous: «La chère mignonne... +une idée délicate du mieux... pour plaire aux autres, il n'y a rien +qu'elle ne sacrifie... quel trésor de joie!...» C'était comme une +chanson que chantaient les rayons pâles du jour, les feuilles remuées +par une brise insensible, les toits égayés de lumière. «Trésor de +joie!» tout répétait l'aveu échappé à M. de Kérédol et redit par +Lofficial. Claude s'enivrait lentement, avec ces mots qui grisent les +âmes. Debout à la même place, abandonné au rêve, il avait l'air de +contempler la cime des arbres. Les vieux qui, sur les bancs éparpillés +çà et là , chauffaient leurs jambes allongées, le virent avec +étonnement sourire dans le vague, à quelque chose de mystérieux qu'ils +ne purent saisir, puis rougir d'avoir été vu, puis se dérober, par les +allées tournantes, aux regards des promeneurs. + +La chanson continua toute l'après-midi. «C'est vrai qu'elle est +charmante! songeait Claude; aucune contrainte n'a pesé sur elle, +aucune pression, aucun moule. On ne l'a point forcée de fleurir: elle +est éclose. Comme elle s'est montrée simple avec moi, différente de +tant d'autres dont le sourire même est une chose apprise et +effarouchante! Moi aussi, je suis simple, même un peu loup. Peut-être +est-ce mademoiselle Thérèse que, depuis mes vingt ans, sans le savoir, +j'ai attendue.» + +Il aurait voulu un conseil à qui ouvrir son âme, à qui demander: +«Est-ce bien elle? Que faut-il faire?» Mais il n'y avait personne. +Non, il n'y avait personne, puisque sa mère était morte, puisque ses +amis étaient absents, ou trop jeunes, ou trop ignorants de Thérèse et +de lui-même pour le guider. + +Mais la main maternelle qui gouverne le monde a des secrets +merveilleux. Aux carrefours où l'homme n'a pas mis de poteau +indicateur, elle pose un arbre avec un nid, une pierre moussue, une +simple branche de ronces en fleurs: ces pauvres témoins de la route ne +savent pas ce qu'ils font, mais celui qui cherche y reconnaît un +signe, et s'en va. + +Claude, après le dîner, monta dans sa chambre. Il n'y venait pas pour +épier ses voisins. Oh! non. Mais comment ne pas regarder un jeune +ménage prenant le frais du soir, en face de la fenêtre? Depuis une +semaine, les Colibry hébergent leur fille et leur gendre. Chômage, +vacances, on ne sait pas bien. Le gendre, qui est ferblantier, a +entrepris de planter, au bout du terrain du vannier, un jardin +d'agrément à son idée. Il y travaille six heures par jour, pour se +reposer. Il est joli homme, ce jeune marié: élancé, la tête +intelligente et maigre, de petites moustaches noires. Dans sa jaquette +brune, il a presque l'air d'un monsieur, et ses travaux prouvent qu'il +a déjà le goût du luxe et du rococo. Adieu les carottes sauvages, dont +les ombelles égayaient le feuillage sombre des acanthes; adieu les +orties et les arums aux cornets percés d'une lance d'or. Il pique des +fusains en boules, des houx panachés, des arbustes taillés et +étiquetés par un «paysagiste rustiqueur» des environs. + +Il est moderne, assurément; il veut que son beau-père soigne davantage +les dehors. La jeune femme admire cette transformation. Elle est +assise près du peuplier, sur une chaise qu'elle a renversée un peu en +arrière; ses lourds cheveux bruns, piqués d'épingles ornées, +s'appuient au tronc de l'arbre; à demi étendue, les pieds soulevés de +terre, elle rit d'un rire muet, très naïf, le même, soit qu'elle +regarde son mari défoncer le massif, soit qu'elle se détourne, à sa +gauche, vers le berceau d'osier que la grand'mère agite, tout +absorbée, elle, la bonne vieille, par le nouveau-né qu'elle endort. Le +vannier est à cheval sur un billot, le long du mur, un peu loin, pour +voir tout son bonheur ensemble. Il fume. Il n'entend rien des +bavardages à demi-voix qu'échangent les deux femmes. L'heure indécise, +un dernier rayon de soleil qui change en auréole la ramure jaune du +peuplier, la rumeur décroissante de la rue, les pigeons qui se +becquètent sur l'arête du toit, et se laissent, un à un, d'une aile +paresseuse, glisser au colombier, encadrent cette scène. Bientôt la +grand'mère se lève; un coup de vent frais a secoué les brides de son +bonnet; elle enveloppe de ses deux bras la corbeille et le trésor +qu'elle enferme. La jeune femme la suit des yeux jusqu'à la porte, en +se penchant. Elle est toute charmante ainsi, la voisine. Elle a le +charme des petites gens qui n'ont pas honte d'être heureux. Le père, +qui a fini sa pipe, rentre aussi sans rien dire. Les deux vieux sont +attirés par le berceau. Les deux jeunes sont demeurés, elle, appuyée à +l'arbre, lui, plantant ses arbustes nains. Mais cela n'a pas duré. Il +a compris qu'elle était seule, il a tourné la tête vers elle, la fine +moustache relevée montrant ses dents blanches. Leurs yeux se sont +rencontrés. Il a jeté tout de suite sa bêche. Sa femme est venue à +lui, et les voilà qui se promènent l'un près de l'autre. Ils +s'arrêtent près des fusains, ils repartent. Ils causent bien bas pour +ne parler que des innovations faites au jardin du père Colibry. +L'ombre croît autour d'eux. La jeune femme s'appuie au bras de son +mari, le front levé, les yeux câlins. Petit à petit, en épiant s'ils +n'étaient pas vus, ils se sont mis dans l'axe du gros peuplier, et se +sont embrassés. + +Claude s'est éloigné de la fenêtre, troublé par ce conseil muet. Quand +il est revenu, la jeune femme et son mari avaient disparu. + +De la maison close du vannier, un cri montait par intervalles, et une +voix, frêle comme le son d'une flûte lointaine, chantait: + + Dodo minette, + Dodo poulette, + Dormez donc si vous voulez, + Je suis bien lasse de vous bercer. + +Alors Claude a appuyé son front sur la vitre, et il a dit en lui-même: + +«Demain, j'irai au concert, et j'y verrai Thérèse, parce que je +l'aime!» + + + + +VII + + +Vers deux heures, Claude entra au cirque, et prit place dans une des +loges au fond de la salle. L'énorme chef d'orchestre, courbé vers ses +seconds violons, leur conseillait des ténuités de sons infinies. On ne +percevait qu'un faible murmure, sur lequel évoluait un cor. Le public +varié qui se pressait sur les gradins, les auditeurs des fauteuils de +parquet, écoutaient dans le même silence la _Marche des Pèlerins_, et +le balancement des nuques sortant des cols de fourrures, la chute +progressive des mains qui tenaient le programme, le regard circulaire +des gens venus là par hasard et que le silence d'une foule étonne +toujours, les violoncellistes pinçant leurs lèvres aux trémolos, +indiquaient un beau passage. Claude chercha Thérèse, parmi ces gens +immobiles et vus de dos. Au troisième rang du parquet, il aperçut, +sous un feutre noir orné d'une aile rose, un cou svelte, couronné de +cheveux blonds, et qui se perdait un peu plus bas dans l'ombre d'un +tour de plumes. C'était Thérèse Maldonne. Nulle autre qu'elle n'avait +cette grâce parfaite. Elle se tenait bien droite, entre sa mère en +toilette sombre, la tête inclinée vers l'épaule, et Robert, penché en +avant, tout pelotonné dans son plaisir de dilettante. Et les seconds +violons semblaient prêts à rentrer dans le néant. Et le cor en +profitait pour se plaindre amoureusement. + +Hélas! rien n'est fragile comme l'émotion d'une salle. Il y avait, aux +secondes, un auditeur de race noire. Nul ne s'occupait de lui. +L'innocente fantaisie lui prit d'enlever son pardessus. Il y mit un +peu de solennité. Quelqu'un près de lui le remarqua, et dit à +demi-voix: «Tiens, il va reprendre son costume national!» Presque +personne n'avait entendu. Mais une fusée de rire était partie. Elle +fila le long des banquettes des secondes, passa aux premières, gagna +le pourtour, envahit le parquet. Tout le monde se détournait, et se +dissipait, même les abonnés, même les passionnés. Tous paraissaient +reconnaissants d'avoir été distraits, de reprendre pied dans la vie. +Cela ressemblait à un réveil général. Thérèse, elle aussi, avait +tourné la tête. Elle souriait à peine, d'un sourire d'envie, comme +pour dire: «Que je voudrais bien savoir! Comme ce doit être drôle! Ce +serait si bon de rire tout à fait!» Son regard, pur et vivant, errait +sur la foule. Il arriva jusqu'à Claude. Elle le reconnut. Ses lèvres +s'allongèrent un peu, et la frange de ses cils blonds s'abaissa +légèrement, en signe d'amitié. Cela ne dura qu'un éclair. Elle ramena +les yeux, par degrés, vers sa mère qui n'avait pas changé +d'attitude,--pas plus que Robert,--lui dit un mot à l'oreille, et +l'aile rose reprit sa silhouette primitive au-dessus du chapeau noir, +tandis que le chef d'orchestre, avec des gestes agrandis pour +ressaisir le public, continuait à diriger la _Marche_ de Berlioz. + +Claude, retiré au deuxième rang de la loge, appuyé aux cloisons +fumeuses, entre lesquelles peu de songes d'amour pareils au sien +avaient dû éclore, ne pensait plus qu'à Thérèse, et ne voyait plus +qu'elle. Oh! le merveilleux concert, et comme, à certaines heures, la +puissance créatrice de nos âmes transforme et fond en un seul hymne +toutes les sensations diverses qui nous viennent du monde! Comme tout +parle une même langue pour nous traduire nous-mêmes! Que jouait-on +maintenant? de quels maîtres étaient les symphonies qui se +succédaient? quels numéros portaient-elles sur le programme tombé à +terre? Questions vaines. Il n'y avait dans la salle qu'une enfant +blonde, là -bas, et la foule, sans le savoir, et l'harmonie joyeuse ou +plaintive de l'orchestre, et toute la lumière tombant des vitrages, +tout cela n'était que pour cette petite tête fière, pour l'ovale +aminci de ce visage de vierge. Et un seul homme comprenait et goûtait +le sens mystérieux qui s'échappait de toutes choses: Claude Revel, +immobile, au fond d'une loge de cirque. + +Il remarqua enfin que la foule s'écoulait autour de lui, et se leva. +M. de Kérédol, jusqu'alors, l'avait plusieurs fois cherché du regard +dans la salle, et ne l'avait pas rencontré. Mais, en sortant du rang +de fauteuils où il avait pris place, il se trouva tourner le dos à la +scène, et aperçut Claude Revel, tout en haut, encadré dans l'étroite +ouverture de la loge, les yeux fixés sur Thérèse qui commençait à +monter vers lui. Soit qu'elle eût deviné derrière elle la surveillance +anxieuse de Robert, soit timidité de jeune fille, Thérèse passa près +de Claude, sans détourner la tête. Sa mère la suivit, causant avec +elle. Mais M. de Kérédol s'arrêta un instant, au milieu de l'étroite +coupure des gradins. Il n'eut pas un mot, ne fit pas un geste: +seulement, de ses prunelles bleues, dures comme un reflet d'acier, +jaillit un éclair de colère à l'adresse de Claude debout à trois pas +de lui, un défi d'homme à homme, prouvant bien que désormais la +certitude était acquise et la lutte résolue. + +La lutte! Hélas! elle était bien dans la volonté de Robert, dans son +cÅ“ur atteint au plus profond de ses tendresses. Mais lui-même, en ce +moment où il éprouvait une irritation violente, comme s'il en eût +senti la faiblesse secrète, il se hâtait de fuir. A peine avait-il +descendu les marches du perron qu'il offrait le bras à madame +Maldonne, et remontait le faubourg, d'un pas plus pressé que +d'ordinaire, tournant et dépassant les groupes noirs qui dentelaient +la rue en pente. Thérèse marchait à côté de sa mère. Elle semblait +indifférente, nonchalante, comme ceux qu'une pensée, même indécise et +faible, isole de la foule. Aucun des trois ne parlait, si ce n'est à +mots rompus, rarement. + +De loin, Claude regardait diminuer l'aile rose. Bientôt, parvenu à la +route qui filait droit sur les Pépinières, parmi les bandes d'ouvriers +et de boutiquiers, Robert ralentit le pas. Il se trouvait dans +l'horizon du domaine, il atteignait la sauve. Mais aucune embellie ne +se manifesta dans son humeur. + +Quand le portail du logis se fut enfin refermé derrière eux, il poussa +un soupir de soulagement; puis, laissant les deux femmes entrer dans +la maison, traversa tout le jardin, pour aller s'asseoir, au fond, +sous la tonnelle de lauriers. + +--Joli succès! dit-il en accrochant son chapeau à une branche et en +s'épongeant le front. Tout ce que j'essaye tourne de la même façon... +Depuis hier je redoutais cette rencontre-là . Elle était fatale... Et +dire qu'il est peut-être venu, averti par moi, par l'imprudence que +j'ai eue de bavarder avec Lofficial! On a toutes les chances à son +âge, et toutes les malechances au mien! + +Ses réflexions furent interrompues par Thérèse. Elle avait quitté son +feutre noir, pris un chapeau de paille fanée, et elle venait, de son +allure vive et décidée, nullement troublée, bien qu'elle eût des +choses graves à demander. + +--Tiens, c'est vous? dit Robert, que l'arrivée de sa nièce prenait à +court de résolution, dans le trouble des premières méditations. + +--Mais oui, moi, répondit-elle. Nous avons à causer tous deux. + +Elle ouvrit un pliant, appuyé le long des treillages qu'enveloppaient +les touffes de laurier, et s'assit en face de M. de Kérédol, un peu +plus bas que lui. + +--Mon parrain, dit-elle en arrangeant les plis de sa robe, je suis +venue pour vous demander une preuve de grande affection. + +--Je vous en ai tant donné, ma pauvre chérie! Vous devez bien savoir +que je ne vous refuserai pas. + +--Oh! reprit-elle sans lever les yeux, celle-là est d'une autre sorte. +Je veux savoir de vous un secret. + +--Un secret, Thérèse? + +--Oui. Depuis plusieurs semaines, depuis deux jours surtout, je vous +trouve... + +Elle semblait hésiter entre les mots. + +--Comment me trouvez-vous? + +--Triste, inquiet, je ne sais pas bien exprimer cela. Mais je vous +trouve changé, comme si la maison n'avait plus le même charme pour +vous. + +--Oh! si! interrompit vivement Robert. + +Thérèse releva la tête, et vit qu'il était un peu pâle. + +--Comme si, poursuivit-elle, vous portiez en vous-même une peine? + +--Quand ce serait, ma pauvre enfant! Pouvez-vous comprendre ce qui +passe quelquefois de sombre et d'ennuyé dans l'esprit d'un vieux comme +moi? + +Elle le pressait, et l'interrogeait de ses yeux clairs fixés sur lui. + +--Mon père et ma mère, continua-t-elle, ne sont-ils pas les meilleurs +amis du monde pour vous? + +--Les meilleurs, oui, Thérèse. + +--Ai-je été moins prévenante à votre égard, moins obéissante? + +--Non, mon enfant, je n'ai rien à vous reprocher. + +--Alors? + +Il ne put supporter l'interrogation prolongée de ces grands yeux +d'enfant qui plongeaient au fond de lui-même, et se détourna vers les +lauriers à droite. Une de ses mains pendait le long du banc. Thérèse +la prit entre les siennes, et, la caressant comme elle avait fait +souvent, pour obtenir une gâterie: + +--Vous voyez bien, vous n'avez pas assez de confiance en moi pour me +dire un secret, et cela me peine, allez, plus que vous ne pouvez +croire! + +Elle laissa échapper la main, qui retomba le long du banc. Robert se +retourna. Son regard, quand il rencontra celui de Thérèse, exprimait +une souffrance si profonde et si vraie, que la jeune fille en fut +toute saisie. Elle sentit les larmes lui monter aux yeux. + +--Qu'avez-vous? demanda-t-elle. + +--Thérèse, fit Robert, qui se contenait pour ne pas montrer toute sa +faiblesse devant elle, Thérèse, répondez-moi franchement! + +--Oh! bien sûr. + +--Thérèse, m'aimez-vous? + +--Mais oui, je vous aime! + +--Beaucoup? + +--De tout mon cÅ“ur! Pourquoi en doutez-vous? + +--Thérèse, si quelqu'un venait pour vous enlever à nous, est-ce que +vous nous abandonneriez? + +--Quelqu'un? + +--Oui, est-ce qu'au premier mot d'amour vous nous laisseriez là , votre +père, votre mère, moi, comme celles qui n'ont pas eu au foyer tout le +bonheur, toute la tendresse que vous avez eus? + +Elle chercha dans sa poche un petit mouchoir de batiste, le passa sur +ses yeux, et dit: + +--Est-ce qu'il est venu quelqu'un? + +--Non, Thérèse, dit rapidement Robert, mais s'il venait? + +--S'il venait? + +--Oui, un jour lointain, plus tard? + +La jeune fille se leva, et lui la suivit du regard qui se dressait, +souple, non plus émue, mais affectueuse, filiale comme il la trouvait +chaque jour. + +--S'il venait, reprit-elle, un jour, plus tard, je lui dirais que +j'appartiens d'abord à ceux qui m'ont toujours aimée. + +--Oh! Thérèse! + +--Je lui dirais encore autre chose! + +Elle se pencha vers lui. + +--Je lui dirais: «Adressez-vous à mon parrain, à mon meilleur ami!» + +Puis elle se recula jusqu'à l'entrée de la tonnelle. + +--Était-ce bien la peine de faire tant de mystères? dit-elle. Vous +voyez, nous nous sommes expliqués. Et il n'y a rien du tout entre +nous, qu'un «plus tard», un jour lointain, et qui dépendra de vous. +Voilà pourquoi vous vous faites du chagrin? Rappelez-vous donc ce que +vous m'avez si souvent répété: «La tristesse sans raison est la grande +ennemie de la jeunesse.» Est-ce ainsi que vous disiez? + +--Oui, quand vous étiez mon élève. + +--Mais je le suis, je le serai toujours. + +Elle sortit de la tonnelle, et s'éloigna par l'allée en face. Après +une vingtaine de pas, une gentille pensée lui vint. Thérèse se +retourna, fit une révérence de pensionnaire, et redit, avec la plus +jolie mine, futée et tendre à la fois: + +--Toujours! + +Robert essaya de lui répondre par un sourire. De loin elle put s'y +tromper. Mais quand elle eut disparu, il se sentit en proie à une +tristesse noire. Tant que Thérèse avait été là , Robert s'était +contenu, pour ne pas pleurer devant elle. Oh! non, il ne fallait pas! +C'était indigne d'un homme. A présent il était seul. Il mit sa tête +dans ses mains, et se laissa emporter par ses pensées. Pour la +première fois peut-être de sa vie, dans cet élan désordonné de son +âme, il tutoya l'enfant, dont l'image était encore là , présente devant +lui. «Pauvre chère petite, disait-il à demi-voix, c'est ta jeunesse +que je pleure, parce qu'elle est exquise et que nous allons la perdre. +Je le pressens, je le devine à ton charme même. Tu dis que tu resteras +mon élève! Oui, tu le voudrais peut-être. Mais tu ne sais pas, pauvre +enfant, le changement profond que l'amour fait dans nos amitiés. En +peu de semaines, quand tu aimeras, ton père et ta mère deviendront une +affection pâle, plus effacée chaque jour. Moi, je ne serai plus rien, +tu entends, rien! Et voilà le prix de dix-huit ans de tendresse! Ne +plus te voir qu'avec l'assentiment d'un étranger, par intervalles, par +faveur, découvrir en toi des pensées que je n'y aurai pas vu naître, y +reconnaître la main d'un autre, moi qui t'ai formée, moi qui n'ai +guère que toi au monde! O Thérèse, Thérèse!» + +Dans ce moment d'angoisse, Robert se sentait seul. Il avait vécu dans +l'intimité de Guillaume et de Geneviève, et cependant ni l'un ni +l'autre ne paraissait éprouver la moindre alarme. Rien n'était changé +dans la quiétude de leur vie quotidienne. Leurs conversations à table +témoignaient de la même confiance dans la perpétuité de ce bonheur +menacé! Comment ne souffraient-ils pas à la pensée que, d'une heure à +l'autre, l'enfant pouvait leur être ravie? Etrange aveuglement! Ils ne +devaient rien soupçonner. Ne valait-il pas mieux les avertir, leur +dire: «Allons-nous-en! Partons pour un voyage, n'importe où, loin s'il +se peut. Maldonne demandera un congé. Nous emmènerons Thérèse, et nous +éviterons qu'elle nous quitte. Il n'y a rien de perdu puisqu'elle +n'aime pas encore. Allons-nous-en! Ou bien, aidez-moi. Écartez +doucement les occasions, veillez, ayez pitié de vous-mêmes et de moi. +Car je sens que la branche plie sous l'oiseau.» + +A qui parler ainsi? A Geneviève? Une timidité singulière lui fit +repousser cette idée. Il se sentit rougir un peu. «Non, pas elle, se +dit-il. Les femmes ne peuvent juger cela comme nous. Ma sÅ“ur ne +comprendrait pas. Si léger qu'il soit, Guillaume a beaucoup de cÅ“ur. +J'irai le trouver.» + +Robert se leva, suivit la grande allée, aux deux tiers tourna à +gauche, et se dirigea vers une petite construction en tuffeaux +couverte d'un toit de zinc. Le laboratoire de Guillaume Maldonne, une +sorte d'étouffoir aux murs mansardés, se trouvait au-dessus d'un +réduit de jardinage. On y accédait par un escalier raide en bois +blanc. M. de Kérédol en monta les marches avec une lenteur +involontaire. Cela lui coûtait, la confidence qu'il allait faire, et +cela l'effrayait presque. Il y avait longtemps qu'ils ne s'étaient +entretenus d'un sujet aussi grave et intime. Pourtant, il ne voulut +pas reculer, poussa la porte, légère comme de l'amadou à force d'être +sèche, et entra. + +Guillaume Maldonne, en veste blanche, + +écrivait, juste au-dessous de la fenêtre à tabatière. + +--Attends! attends! dit-il en faisant signe de la main gauche, tandis +que, de la droite, il se hâtait d'achever la phrase commencée. Tu vas +voir! tu vas juger! + +Il avait l'air si heureux, si naïvement content de lui, que Robert +l'enveloppa d'un regard d'envie. + +La plume d'oie cria quelques secondes, et M. Maldonne radieux, +ébouriffé, se retournant sur sa chaise: + +--Dame! dit-il, puisque tu ne veux rien faire, il faut bien que je +travaille seul! + +--Au catalogue? + +--Non, mon ami: un mémoire! je le destine à la Société linnéenne. +Écoute-moi ça: «_Mémoire sur les rapports qui existent entre la +coloration de l'Å“uf et celle du jeune oiseau en duvet._» Est-ce une +trouvaille? Est-ce une assez jolie question? + +--J'en ai une aussi, moi, dont je veux te parler, dit Robert, qui +s'était appuyé au montant de la porte. Elle est également importante, +bien qu'il ne s'agisse pas d'histoire naturelle. + +--Ah! dit Guillaume avec un désappointement visible, et laissant +retomber sur la table le papier qu'il avait saisi. De quoi s'agit-il? + +--De Thérèse. J'ai peur que son imagination ne commence à travailler. +Je crois avoir des preuves qu'elle n'est pas insensible,--sans trop le +savoir, la pauvre petite!--à l'attention qu'elle éveille, dès qu'elle +paraît. Des nuances encore, tu comprends bien, mais, en pareil cas, +tout est grave. + +--Eh! mon ami, c'est l'âge! c'est son droit! Depuis que le monde est +monde, les jeunes filles sont contentes de plaire. Pourquoi veux-tu +que Thérèse fasse exception? + +--Guillaume, reprit gravement Robert, il y a plus que cela, et tu as +tort de prendre légèrement mon avis. Suppose que, par notre faute, +parce que nous n'aurions pas assez veillé... + +--Ah! par exemple! s'il y a une fille bien gardée, c'est la mienne! + +--Soit! je ne discute pas pour l'instant. Plus tard, si tu es de mon +avis, je t'indiquerai les moyens... + +--Les moyens? dit Guillaume, dont les yeux devinrent tout grands de +surprise. + +--Oui, j'y arriverai, mais pas encore. Je suppose, Guillaume, que ta +fille ait été remarquée par un jeune homme. + +--Après? demanda tranquillement M. Maldonne. + +--Cela ne t'émeut pas? + +--Mais si, Robert, cela me toucherait, certainement. + +--Je suppose donc que ta fille, libre, sans conseil, en vienne à aimer +à son tour... + +--Eh bien? + +--Eh bien! mon cher, si nous n'y veillons pas, cette supposition-là +peut être une réalité demain, oui, demain, entends-tu, nous pouvons +la voir demandée en mariage, épousée, emmenée, si jeune encore! As-tu +pensé à cela, Guillaume, emmenée? + +--Quelquefois. + +--Et tu peux admettre cette idée, que demain nous ne l'aurons plus? + +--Que veux-tu, Robert... + +--Que nous nous trouverons face à face tous trois, aux Pépinières? + +--Comme autrefois, mon bon ami. + +--Non, pas comme autrefois: vieillis, usés! + +--C'est un peu vrai. + +--Et sans Thérèse! Tu peux supporter cela, toi, sans Thérèse? + +--Mon Dieu, mon ami, si je la savais heureuse! Les enfants, on les +élève pour d'autres, en somme, et il faut savoir être heureux quand +ils le sont, par ricochet.. + +M. Maldonne disait cela d'un ton tranquille, levant par instants les +épaules, en signe de résignation et de passivité. Robert le +considérait, sans rien répondre. Il ne s'attendait pas à rencontrer si +peu de sensibilité, une imagination si froide et si bornée. Ah! +certes, il se sentait d'une autre espèce, lui, de l'espèce qui souffre +et se révolte! Il ne comprenait pas la vie de cette façon moutonnière. +Quelque chose d'orgueilleux et de méprisant se soulevait en lui, à la +vue de cet homme souriant, vêtu de clair, occupé d'oiseaux, que le +sort de Thérèse, l'abandon possible des Pépinières, ne parvenaient pas +à émouvoir. Celui-ci regardait aussi Robert avec étonnement. + +--Allons, mon vieil ami, dit-il en l'attirant par la main, tu te bats +contre des moulins à vent. Laissons là toutes ces billevesées. Thérèse +ne court aucun danger, je t'assure. Apaise-toi. Tiens, assieds-toi là , +je vais te lire le passage que je terminais, quand tu es entré. +Veux-tu? + +Robert s'assit, du même air offensé, près de la table. Déjà Guillaume +avait saisi le cahier de papier qui contenait son mémoire. Il passa la +main sur sa barbiche, ses yeux s'animèrent d'une flamme vive. + +--Je suis rendu, dit-il, à la famille des Longirostres. Je viens de +traiter du _chevalier Gambette_, et j'arrive au _bécasseau +combattant_. + +Et il lut, scandant la phrase avec amour: «Bécasseau combattant, +_Tringa pugnax_. Quand le petit bécasseau, avec son bec et le secours +de sa mère, vient à briser la coque qui le tenait captif, la couleur +de l'Å“uf, jaune gris parsemé de taches bistres, tantôt disséminées, +tantôt groupées, se trouve reproduite avec une exactitude telle sur la +tête, le corps, les ailes de l'oiseau, que le petit ressemble à un +Å“uf animé.» A la lettre, mon cher! regarde! Est-ce une découverte? + +Il désignait, sur la table, à côté d'une coquille, un poussin vêtu de +poils, monté sur de hautes pattes. + +--Qu'en penses-tu? demanda-t-il. + +Robert sourit amèrement. + +--Je te félicite, dit-il. + +--N'est-ce pas? + +--Oui, je te félicite d'être à ce point absent de la vie! + +Robert se leva, rouvrit d'un coup d'épaules la porte à demi retombée, +et descendit l'escalier. + +«A quoi bon lui expliquer? murmura-t-il. Il ne comprendrait pas. +Est-il résigné à tout! Quelle sécheresse de cÅ“ur! Et moi qui le +croyais capable d'énergie! Sommes-nous différents l'un de l'autre!» + +Et, comme il se demandait: «Quand donc a commencé notre divergence de +vues?» Robert s'aperçut qu'elle datait de plusieurs années, de +l'époque où Thérèse avait commencé à grandir; que, depuis lors, malgré +la communauté de vie, il avait eu bien peu de réelle intimité avec +Maldonne, et que toute sa puissance d'aimer s'était concentrée sur +Thérèse. Et maintenant Robert ne retrouvait plus son ami... Ils ne se +comprenaient plus. + +Cette pensée se transforma bientôt, et se fondit en un élan de +tendresse pour l'enfant. M. de Kérédol songea que cette situation même +lui imposait des devoirs. Puisque lui seul apercevait le danger, ne +devenait-il pas, de plein droit, le défenseur de tous? N'était-il pas +obligé de protéger Thérèse, de la garder pour ceux mêmes qui ne +voyaient pas comme lui? Il sentait, avec une sorte d'amertume fière, +qu'il n'avait plus que Thérèse au monde, et il ne se dit pas, mais il +fut tenté de croire qu'elle aussi n'avait plus que lui. + + + + +VIII + + +Au moment où l'aile rose, longtemps suivie, disparaissait à l'angle +d'une rue, Claude se trouvait près de chez lui. Il se sentait plein +d'audace pour la conquête de Thérèse. Mais, de plan d'attaque, il n'en +avait pas. Dix projets s'étaient levés déjà de son esprit, comme un +vol de linots sort d'un buisson battu. Aucun d'eux ne valait qu'on s'y +arrêtât. + +Peut-être allait-il en surgir un onzième, quand le jeune homme, +passant devant la maison voisine de la sienne, entendit une voix +forte crier: + +--Gothon! où as-tu acheté ces maudits sacs de papier? C'est du papier +de journal, et ça craque dans la main! + +--Parbleu! se dit-il, c'est M. Lofficial. On n'a pas des voisins pour +ne pas s'en servir. Il connaît les Maldonne, il est bien disposé pour +moi; si j'allais lui demander conseil? + +Claude s'arrêta, se décida en deux secondes, et tira la sonnette. + +Gothon Lofficial,--pour employer l'expression qui la désignait dans +tout le faubourg,--une forte vieille à visage sévère, vint ouvrir, +regarda Claude du même air soupçonneux dont elle eût reçu un mendiant. + +--M. Lofficial? + +--Je ne sais pas s'il est là . + +--Je viens de l'entendre. + +--Ça ne fait rien. + +Elle tenait à la main un paquet de sacs fortement collés et aplatis, +avec lesquels elle s'éloigna, traînant la jambe, vers le jardin dont +on voyait un coin encore feuillu et doré de soleil, dans l'enfilade du +porche blanc. + +Claude perçut le bruit d'un colloque échangé entre le fifre aigu de +Gothon et le tonnerre contenu de M. Lofficial. Le dernier mot seul lui +parvint distinctement: «C'est d'un joli exemple, allez, le dimanche, +pour un monsieur dans les Å“uvres!» Et, comme la vieille fille, +achevant sa phrase, rentrait dans sa cuisine en sous-sol, le visiteur +apparut sur le seuil du jardin. + +--Entrez donc, monsieur Claude! Par ici! Non, pas par là , ici, ici! +disait la voix de M. Lofficial. + +Le jardin n'était pas grand. M. Lofficial n'était pas mince, mais on +ne pouvait le découvrir de la porte, à cause d'un gros massif de +rhododendrons poussé comme une futaie. Il se trouvait à cheval sur le +dernier barreau d'une échelle double, au-dessous d'une treille à +l'italienne, vrai plafond de vigne, dont les pampres lui +chatouillaient le visage. Devant lui, accroché à l'échelle, un panier +se balançait, plein de papiers et de bouts de fil cirés. Et tout +autour, à portée de son bras, s'échappant des feuilles à demi jaunes, +semées de gouttes de sang par l'automne, des grappes de raisin +pendaient, mûres à point, transparentes, rousselées par endroits, +quelques-unes enveloppées déjà et ficelées dans la robe de papier qui +devait les conserver fraîches. + +Le bonhomme, en voyant Claude s'approcher, dodelina la tête d'un air +moitié content, moitié dépité. + +--Vous me surprenez, dit-il, me livrant à un travail servile, le +dimanche. Gothon m'en a fait des reproches. + +--Cela un travail servile! répondit Claude. + +--On pourrait discuter. Mais je n'ai que dix grappes à emmailloter de +la sorte, celles qui pressent le plus. Et vous savez l'adage: _Parum +pro nihilo reputatur_. + +--Je sais surtout, mon voisin, que vous êtes incapable de désobéir +même à une virgule du Décalogue. Ne craignez point de m'avoir +scandalisé. Je ne le suis pas. + +Réjoui par la réponse, qui calmait chez lui un scrupule réel, M. +Lofficial s'épanouit. Il se pencha, et son ventre s'arrondit un peu +sur le barreau, prit un sac, l'entr'ouvrit, et souffla fortement entre +les deux feuilles blanches, qui se gonflèrent comme une outre. + +--C'est d'autant plus urgent, continua-t-il, que nous sommes dans une +année de guêpes... + +Il s'était mis entre les lèvres, pour le tenir, un fil qui descendait +de chaque côté de la bouche. Et, prenant le sac par le fond, il +enfermait avec précaution une grappe jaune comme une muscade, sans +cesser le monologue, très attentif seulement à bien plisser +l'enveloppe raide autour de la queue du raisin. + +--Une année de guêpes, répétait-il, positivement, jeune homme. +Avez-vous remarqué que ces bêtes de malheur sont en abondance tous les +neuf ans? + +Claude, au pied de l'échelle, répondit en souriant: + +--Je n'aurais pu faire encore que deux observations de ce genre, +monsieur Lofficial, et je vous avoue que, les deux fois, cela m'a +échappé. + +Maintenant, la grappe était empaquetée, ficelée, et tremblait +au-dessus du front de son propriétaire satisfait. M. Lofficial regarda +son interlocuteur, se trouva lui-même légèrement ridicule d'avoir posé +la question. + +--C'est vrai, dit-il, une jeunesse pareille! Qu'est-ce qui me vaut +l'honneur de votre visite, monsieur Claude? + +Le jeune homme jeta les yeux du côté de la cuisine, et répondit à +demi-voix: + +--Une question de mariage. + +--Oh! ne vous gênez pas, dit en riant M. Lofficial: elle y est +habituée. Je ne fais que ça, des mariages! + +--Vous? + +--Du matin au soir. + +--Ici? + +--La plupart du temps au bureau, là -bas. Mais il vient des gens me +trouver jusqu'ici. Je suis quelquefois dans mon échelle, comme vous me +voyez là . Ah! je ne leur en dis pas long, un petit discours, toujours +le même: «Mes bons amis, vous offensez le bon Dieu... il ne faut pas +que ça continue... il faut réparer, réparer, réparer.» + +--Comment, réparer? + +--Mais je le crois, des dix ans, des vingt ans quelquefois! Eh bien! +presque toujours ils répondent oui. C'est si braves gens, le peuple, +monsieur Claude! + +--Vous êtes donc adjoint, monsieur Lofficial? + +--Eh non! président de la société de Saint-François-Régis! Ce que j'en +ai mis d'alliances, aux doigts de ces fiancés tardifs! Ça fait +plaisir et ça fait pitié. Enfin, mon voisin, si vous avez besoin de +moi, pour un de vos protégés, tout à vos ordres. Seulement, il faut +les papiers. Les avez-vous? + +Il s'apprêtait à prendre un second sac dans le panier, et déjà sa main +se tendait en avant. + +--Mon cher monsieur, il n'y a rien à réparer dans mon affaire, +répondit Claude. Il s'agit de moi, qui me suis mis en tête d'aimer une +jeune fille. + +M. Lofficial s'arrêta court. Un bon sourire illumina sa face ronde. + +--Ça change mes habitudes, dit-il, voyons quand même. Mais d'abord, +puisqu'il s'agit de vous, je m'en vais descendre. + +Avec plus d'agilité qu'on n'eût pu lui en supposer, il passa sa grosse +jambe par-dessus le pignon des montants, descendit, saisit l'échelle, +et la porta le long du mur. + +--Tout à vous, maintenant, dit-il en revenant, les mains tendues vers +le jeune homme. Allons au fond du jardin. Nous y serons mieux. Vous +avez donc une amourette? + +--Mieux que cela, mon voisin, un grand amour. + +--J'entends, mais au début, je pensais qu'on pouvait employer le +diminutif. Comme vous y allez! Et elle se nomme? + +Ils s'assirent côte à côte, sur un banc à dos renversé, derrière une +touffe d'arbousiers. + +--Thérèse Maldonne. + +--Ah! cher ami! s'écria M. Lofficial en reprenant les mains de Claude, +qu'il serra et secoua dans les siennes, tandis que ses fortes lèvres +s'arrondissaient de surprise et d'admiration, cher ami, quelle perle! +Comment l'avez-vous découverte, elle qui sort si peu? + +--Chez les Malestroit, quand le petit Jean est mort. Vous y étiez. + +--Pauvre innocent! reprit le bonhomme, sur la figure duquel passa une +expression de pitié. C'était notre filleul, à elle et à moi. Mais ce +n'est pas là que vous avez pu parler à Thérèse? + +--Non, mais je l'ai revue chez elle, où je suis allé deux fois, sous +couleur d'histoire naturelle. M. de Kérédol y a fait allusion, hier, +vous vous souvenez? + +--Jeunesse, jeunesse! abuser ainsi de nos manies! Vous avez tout de +même bien fait, vous savez. Sapristi, vous avez bien fait. Je n'en +connais pas deux qui la vaillent! + +Il riait largement, heureux de louer, et sur leurs deux visages, avec +des reflets différents, la même pensée de Thérèse mettait la joie. Le +contentement débordait des yeux de M. Lofficial, pétillants de bonté +sans malice. Tout à coup, il retira ses mains, dans lesquelles il +avait gardé celles de Claude. Sur sa figure, d'une mobilité, d'une +intensité de physionomie qui lui venait en droite ligne du peuple, +dont il était à peine sorti, une sorte d'inquiétude se peignit. + +--Et M. de Kérédol, précisément? dit-il. + +--Eh bien? + +--Comment prend-il la chose? + +--Assez mal. Il soupçonne que je ne suis pas venu chez M. Maldonne +pour l'amour seulement des oiseaux. + +--Il vous bat froid. Je l'ai bien vu. + +--Autant qu'il le peut. + +Claude leva les épaules. + +--Qu'importe ce monsieur? ajouta-t-il vivement. Je puis me passer de +son consentement! Et sa mauvaise humeur, si elle est tout +l'obstacle... + +--Il importe beaucoup, au contraire, interrompit M. Lofficial, les +yeux levés vers la maison en face, comptant les fenêtres l'une après +l'autre. Si M. de Kérédol se jette à la traverse, vous comprenez, un +ami de vingt-cinq ans, logeant sous le même toit... + +--Mais enfin, monsieur, de quoi m'en voudrait-il? + +Visiblement embarrassé, M. Lofficial baissa la tête vers la terre, et +se mit à pousser, du bout du pied, le sable qu'il entassait par petits +monticules. Enfin, écrasant son Å“uvre sous son large brodequin: + +--De rien, en effet, mon cher enfant, dit-il; c'est un homme d'honneur +et, dès lors, incapable d'une opposition déloyale. Laissons-le, +occupons-nous des moyens de vous rendre agréable aux parents de +Thérèse et à Thérèse elle-même. C'est le premier point. Y avez-vous +songé? + +--Oui, sans rien découvrir. J'ai pensé que vous seriez plus heureux +que moi. Vous connaissez de longue date les Maldonne. + +--Assez pour bien savoir, mon ami, que si vous agissez avec Maldonne +comme vous agiriez avec un autre, vous ne réussirez pas. Sa fille est +encore très jeune. Il ne se laissera pas tenter par la fortune. Il +faut que vous lui plaisiez, qu'il ait pour vous une sympathie +prononcée. + +--Comment faire? Il ne reçoit pas chez lui. M. de Kérédol l'en +empêche. + +--Oui. + +--Au musée, je le troublerais dans ses travaux. + +--Oui. + +--Alors? + +--Il y aurait bien un moyen, dit M. Lofficial en souriant, même un +très bon... Chassez-vous? + +--De père en fils, répondit Claude. + +--Vous tirez bien? + +--Passablement. + +--C'est qu'il ne faudra pas manquer! Si vous manquez votre coup, vous +n'aurez pas l'occasion d'en tirer un second. + +Ici la voix de M. Lofficial diminua de sonorité, et ce fut tout bas +qu'il continua: + +--Je vais vous révéler un secret. N'ayez jamais l'air de le savoir: +Maldonne ne vous le pardonnerait pas! Il a réuni la plus merveilleuse +collection d'oiseaux qui soit peut-être en province. + +--Je le sais. + +--Pourtant il en manque un. + +--Lequel? + +--Un seul, d'une espèce évidemment rare, difficile à se procurer, +puisque Maldonne, en vingt ans de chasse, n'a pas réussi à le tuer. + +--Oh! dites, monsieur Lofficial, demanda Claude, l'Å“il brillant, déjà +prêt à se mettre en route, dites son nom! Où la trouve-t-on? Est-ce +très loin?... + +--Attendez, répartit doucement le bonhomme. Je ne vous aurais pas +lancé sur une proie impossible. Je possède, sur le bord de la Loire, +un petit bien, les Luisettes. + +--Et c'est là ? + +--Attendez donc! Devant, il y a un marais couvert de saules et de +roseaux. Même en été, il y reste un peu d'eau. Moi, je ne suis pas +chasseur du tout. Mais j'ai si bien le temps de me promener! Eh bien! +ce que je n'avais pas dit à Maldonne, parce que le seul amour de l'art +ne me déciderait pas à faire tuer une jolie bête, je vous le confie à +vous, pour l'amour de Thérèse. Mon cher ami, dans mon marais, je sais +positivement qu'il existe un couple de... + +Il se pencha, mit ses mains en tuyaux: + +--De sarcelles bleues! + +--Ah! cher monsieur! cher monsieur Lofficial! + +--Chut! n'ébruitez rien. C'est sauvage à nous entendre d'ici. Et puis, +le moindre mot rapporté à Maldonne gâterait tout. Commencez par vous +aboucher avec le père Malestroit. Il a le maniement des bateaux. +Colibry pourrait vous accompagner aussi, et lancer les mâlons. + +--Colibry, je ne dis pas, mais Malestroit? Il est rude. + +--Dites que c'est pour moi. J'ai eu l'occasion de leur rendre un petit +service, autrefois, quand je commençais à m'occuper de la Régis, +comme dit Gothon. Il revenait du tour de France. Dieu! le beau +compagnon! Enfin, c'est devenu tout à fait rangé! Demandez-lui ça en +mon nom. + +--Que je vous remercie! s'écria Claude, en serrant la main du +bonhomme, qui s'était levé. + +--Vous me remercierez plus tard. Le tour n'est pas joué. Prenez du +plomb un peu fort. + +--Oui, monsieur Lofficial. + +--Pas trop gros, pour ne pas abîmer la bête. + +--Non, monsieur. + +--Choisissez une petite brume. + +Ils s'en allèrent, causant de la sorte, jusqu'au bout du porche. Là , +M. Lofficial, qui n'était pas en tenue, s'effaça le long de la porte. +Claude sortit, et, sur une poignée de main rapide, ils se quittèrent, +l'un tout plein de sa propre joie, le second heureux de la joie de +l'autre, comme il convenait à leurs deux âges. + +Claude se rendit, sans plus tarder, chez M. Malestroit, lui exposa +l'affaire, et reçut cette réponse: + +--Une bonne partie, monsieur Claude, bien nourri, bien payé, pas +grand'chose à faire, ça me va toujours, comptez sur moi. + +Il alla ensuite chez Colibry, qui hésitait un peu, et finit par dire, +de sa voix flûtée: + +--Ça ne me convient guère, mais pour vous obliger, monsieur Claude, on +ne demande pas mieux. + +Le soir, dans sa bibliothèque, il feuilleta des livres d'histoire +naturelle, pour y trouver la description de la sarcelle, la découvrit, +la relut pour s'en mieux pénétrer. Puis il s'endormit, rêvant que la +petite brume était venue, et qu'il tuait l'oiseau bleu, destiné à +gagner le cÅ“ur du vieux père Maldonne. + + + + +IX + + +Vers le milieu de novembre, le temps se refroidit brusquement. Comme +il passait devant la boutique du vannier, Claude s'entendit appeler. + +--Monsieur, souffla bien bas Colibry, Malestroit dit que ça sera pour +demain matin. Il a vu la cane bleue. + +--Ce n'est pas possible! + +--Comme je vous vois. + +--Et vous êtes prêt? + +--Demain, si vous voulez. + +--Alors, je prends cette nuit le train de trois heures. A quatre +heures et demie, je serai là -bas. Et vous? + +--Oh! nous, monsieur, nous irons coucher au bord de l'eau, pour être +plus tôt parés. Malestroit dit qu'il le faut. Alors, moi, je le veux +bien. + +--Où vous trouverai-je? + +--Juste au bas du bien de M. Lofficial, tout proche le vieux pont. + +Le lendemain, en pleine nuit, Claude, le fusil en bandoulière, +enveloppé d'un plaid et d'un cache-nez, des gants fourrés aux mains, +descendait du train, à l'une des stations voisines de la ville. A de +pareilles heures, les voyageurs sont rares. Il se trouva seul sur le +quai et bientôt dans la campagne. Pendant la première partie de la +nuit, le temps était demeuré clair, avec une forte gelée. A présent, +il faisait une brume intense. Claude marchait à grands pas sur la +route. A droite et à gauche, il devinait la vallée, sans rien voir +que de hautes branches de peupliers, qui sortaient tout à coup du +brouillard, au-dessus de lui, comme pendues en l'air. De rares +buissons, des coups d'estompe dans le gris universel indiquant une +ferme ou un bois, on ne savait trop. La terre, sablonneuse sous le +pied, annonçait le voisinage de la Loire. Cependant, des idées +singulières venaient à Claude, une crainte très particulière à ces +temps-là , celle d'errer à l'aventure sans avancer, sorte de vertige du +silence de toutes choses, de ne pas entendre même l'écho de son pas, +de ne pas voir à dix mètres devant soi, et de se sentir comme dans une +petite île de quelques mètres de rayon, dans l'immensité trouble qui +pèse, qui tourne, toute moite et glacée ensemble. Enfin, des voix lui +arrivèrent de l'inconnu profond où il s'enfonçait. Il les reconnut. +C'étaient celles des deux hommes. Il se mit à courir, pour achever de +dissiper l'engourdissement qui le saisissait. Bientôt il arriva au +pont, descendit le talus de la levée qu'il avait suivie, et aperçut +Malestroit et Colibry, assis l'un en face de l'autre, sur le bord du +bateau plat qui portait à l'avant une cage pleine de canards entassés. + +--Il est grand temps, dit le maître charpentier. Embarquons, monsieur +Claude, les vanneaux commencent à mouver! + +Tous trois prêtèrent l'oreille. On entendait, en effet, du côté des +prairies inondées, quelque part au-dessus de la vaste nappe d'eau, +dont le bord seul apparaissait, terne et froid comme une lame de faux, +des cris très doux, clairsemés: le premier appel du matin sur les +eaux. Claude prit place à l'arrière, les deux hommes plongèrent les +rames dans le courant presque insensible qui venait, à travers le +pont, des rives de la Loire, et le bateau s'éloigna, glissant +au-dessus des prés, des talus, des bornes, des barrières, dans le +vaste damier des saules plantés autour des champs. La rive avait +tout de suite disparu. La brume s'épaississait de plus en plus. +Malestroit et Colibry, suivant une ligne diagonale, pointèrent droit +sur la hutte, construction des plus primitives, tout simplement la +chevelure d'un saule, ramenée en cône au-dessus du tronc et garnie à +l'intérieur d'une palissade de roseaux. Claude grimpa dans l'abri. Par +devant, en demi-cercle, le maître charpentier disposa les canes. Il +les retirait de la cage, une à une, leur attachait à la patte une +corde munie d'une pierre, et jetait le tout par-dessus bord. La pierre +tombait au fond, la bête nageait en se secouant, mais la corde +l'empêchait de s'écarter, si ce n'est d'un mètre ou deux. Quand il eut +fini, il rejoignit Claude dans la hutte. + +--Toi, dit-il, en se penchant et le plus doucement qu'il put à son +compagnon demeuré en bas, va où nous avons dit, et lâche tes mâlons au +bon moment. Si tu vois de la sarcelle, surtout, lâches-en plutôt deux! +Colibry, transi de froid et ému de l'importance de son rôle, répondit +un «oui» qui se confondit avec le soupir du vent, et, poussant à la +godille le bateau, emmenant avec lui les mâlons, disparut derrière les +cépées. + +Claude, immobile, accroupi dans la hutte, le fusil entre les jambes, +éprouvait l'anxiété délicieuse de la première heure d'affût. Les brins +d'osier, de saule, de jonc dont il était enveloppé, recouverts d'une +couche mince de glace, avaient des éclairs de diamant, et, malgré la +brume, il voyait luire aussi des étincelles partout, dans les ramures +des souches fuyant en lignes pressées à droite et à gauche, le long +des troncs que cernait le courant, sur la pointe des herbes mortes +entraînées en îles minuscules à la dérive. La brume continuait de +passer, en grandes ondes courbées comme des voiles, comme des outres +d'un cristal dépoli, transparentes comme si chacune d'elles portait +une lumière diffuse, un flambeau dont on n'apercevait que le +rayonnement pâle. Partout, à la surface des prés inondés et bien +au-dessus des arbres, c'était la même procession lente de ouates +blanches, impalpables, qui venaient du nord, poussées par le vent. +Tout en haut, cette blancheur s'atténuait, il s'y mêlait une nuance +légère d'azur, et l'on devinait qu'au delà de cette muraille de +vapeurs, le jour naissait dans le ciel clair. Les cris d'appel se +multipliaient, apportés de très loin par la brise et par l'eau. Sur +les langues de terre émergées, dans le cercle mystérieux qui entourait +les chasseurs, évidemment des bandes d'oiseaux de toutes sortes +étiraient leurs ailes, et se préparaient à partir. + +Un cri strident d'une cane près de la hutte, puis le chÅ“ur de toutes +les autres, levant le bec du même côté, firent tressaillir Claude. En +l'air, à une demi-portée de fusil, un coup de vent subit claqua juste +au-dessus de sa tête. Une trombe d'ailes de neige, affolées, +désordonnées, avec des sifflements aigus, passa comme un éclair. +Puis, ce ne furent plus que des points noirs, en avant, un chapelet de +balles s'enfonçant dans les brumes, puis, plus rien. + +--Des vanneaux, murmura Malestroit. Attention! Les canards vont venir. + +En effet, les canes qui s'étaient remises à nager, tirant sur leurs +pierres, s'agitèrent et chantèrent de nouveau. Un mâle, lâché par +Colibry, s'abattit parmi elles. Claude chercha des yeux, dans le +désert triste du ciel, la bande d'émigrants qu'annonçait cette entrée +en scène des appeaux. Il l'aperçut à sa gauche, venant du sud. Elle +remontait le vent en triangle, d'une allure égale, pareille à une fine +découpure d'ombres. Elle passa, dédaigneuse de cette troupe +d'apprivoisés qui la saluaient, et se perdit au loin. Un second +canard, quelques minutes après, partit du pré voisin où Colibry +veillait, et monta jusqu'au-dessus des brouillards. Cette fois, quand +il redescendit, il ramenait avec lui tout un vol de grands voyageurs +aux plumes grises. Claude les vit tournoyer en spirales, dont les +cercles se resserraient de plus en plus autour de la hutte. Courbé, +immobile, retenant son souffle, il entendit tout près, par trois +reprises, le battement de leurs ailes, leurs cris mêlés à ceux des +canes prisonnières; il aperçut, par les fentes du treillage, des dos +luisants, striés de barres blanches, des cous tendus, des pattes +pendantes; puis, faisant jaillir l'eau sous le choc de leurs +poitrines, une vingtaine de sauvages s'abattirent en dehors du cercle +formé autour de la hutte: Malestroit les étudia un moment, et, se +penchant: + +--Rien que des tadornes, dit-il. Mais je crois qu'il y a une sarcelle +plus loin. + +Très loin, en effet, à peinte distincte dans la buée qui roulait sur +l'eau, un oiseau plus petit approchait avec précaution, en faisant des +bordées, s'arrêtait, reprenait sa marche oblique. Était-il tombé avec +les autres? Partait-il des prés voisins? Bientôt il fut possible de +distinguer ses formes plus sveltes, son cou qui s'allongeait et se +courbait au ras de l'eau, avec une coquetterie et une grâce que +n'avaient pas les autres. + +--C'est sûr une sarcelle, dit Malestroit. Seulement, est-elle bleue? +Voilà ! + +Elle s'avançait toujours, très lentement, nageant d'une seule patte. +Claude sentait son cÅ“ur battre si fort qu'il se demandait s'il +pourrait ajuster. La pensée de Thérèse, de la maison des Pépinières +couchée sous les arbres, de l'accueil qui lui serait fait s'il +rentrait avec ce gibier rarissime, l'idée qu'il le manquerait +peut-être, et que le stratagème de M. Lofficial échouerait +misérablement par sa faute, achevèrent de le troubler. + +--Je l'ai vue reluire, dit à ce moment Malestroit, c'est une bleue, +monsieur Claude! + +Claude, perdant la tête, se souleva un peu. Toute la bande de canards +s'enleva en criant. + +--Elle y est encore! souffla le charpentier. Mais ce n'est pas votre +faute. Elle s'en va. Tirez! + +A travers les brins de jonc, Claude passa le canon de son arme. Une +détonation formidable retentit sur le lac. + +--Touchée! Je l'ai! je l'ai! cria le jeune homme en se levant tout +debout. + +Mais Malestroit s'était levé aussi. Il était extrêmement lourd. Sous +ce double ébranlement et sous le poids du charpentier, le fond de la +hutte avait cédé, et, passant au travers, les deux chasseurs, avant de +s'être rendu compte de rien, se trouvèrent dans l'eau jusqu'à la +ceinture, accrochés au tronc du saule. + +--A nous, Colibry! cria la grosse voix de Malestroit. + +Quand ils eurent entendu le bonhomme répondre de loin, et que, tâtant +le sol du pied, ils se furent assurés qu'ils ne couraient aucun +danger, Claude et Malestroit se prirent à rire de l'accident. Ce fut +même pour Claude, malgré le froid qui le pénétrait, un moment +agréable. Il regarda le charpentier, couvert des débris de la hutte, +les cheveux mêlés d'herbes et de roseaux, comme un dieu marin, qui +soutenait d'une main l'édifice effondré, la surface des eaux, qui lui +parut d'argent, des plaques de soleil luisant çà et là sur des +presqu'îles vertes, une côte à droite, à demi dégagée des brumes, et +Colibry, qui semblait un géant, sur l'arrière du bateau qu'il poussait +à la perche de toute la vigueur de ses bras. Il eut, par-dessus tout, +un sentiment de victoire, une émotion de chasseur heureux. Et quand +Colibry, accostant au plus près, lui tendit la main pour le retirer: + +--Elle y est! cria-t-il. + +--Vous y êtes encore plus sûrement, répondit le vannier. + +--Eh! qu'importe, père Colibry? reprit le jeune homme, en passant la +jambe par-dessus le bordage. Qu'importe un demi-bain froid, si nous +avons la sarcelle? Allons, Malestroit, à votre tour! Donnez-moi la +main. Bon! Un effort! Vous y voilà ! + +Soulevé par le poignet de Claude et celui de Colibry, le charpentier +monta, lui aussi, dans le bateau. A peine y était-il entré, son large +pantalon ruisselant comme une source, que Claude s'écria: + +--Au large, maintenant! + +--A terre! vous voulez dire, répartit Malestroit, qui se baissait déjà +pour saisir la perche. + +--Non pas! à retrouver la sarcelle! + +--Pour une méchante bête risquer la mort! Je ne suis pas douillet, +mais vrai... + +--Je double ce que j'ai promis, dit Claude: en avant! + +Vaincu par l'argument, le charpentier, tandis que son camarade +attrapait au passage quelques canes d'appel par la patte ou par le +cou, poussa la barque vers un buisson, tout au bout du pré, où le +courant portait. La sarcelle était là , flottant, la tête renversée et +posée entre les ailes, comme si, pour dormir, elle l'eût voulu cacher +dans ses plumes. Claude la prit avec précaution, examina la nuque +marquée d'une aigrette sombre, le pinceau de duvet blanc formant +sourcils au-dessus des yeux, le manteau dont le reflet azuré n'était +pas douteux, tira les cuisses, pour s'assurer qu'elles n'étaient pas +rompues, et, la posant sur ses genoux, comme il eût fait d'un coffret +de perles, d'un chien favori, d'un enfant sauvé: + +--Bleue! dit-il se parlant à lui-même, bleue et pas gâtée! + +Les deux hommes levèrent les épaules, Malestroit ouvertement, Colibry +simulant un effort vigoureux pour ramener en arrière le bateau enlizé. +Puis, laissant Claude à l'avant, muet dans la contemplation de +l'oiseau bleu, ils lui tournèrent le dos, s'assirent côte à côte, et, +dans le vent qui cinglait, ramèrent de toutes leurs forces vers la +terre. Mais la rive était loin. Il fallut près d'un quart d'heure pour +l'atteindre. Quand ils arrivèrent, Claude était pâle de froid, ses +dents claquaient, la glace avait raidi sur lui les plis de ses +vêtements, et Malestroit, la figure congestionnée, semblait avoir du +mal à se lever. + +--Trois kilomètres avant de trouver du feu! grommela celui-ci. + +Il débarqua le premier, regarda derrière lui le jeune homme qui +tremblait, portant la sarcelle pressée contre sa poitrine, et ajouta, +car il avait la rudesse tendre du peuple: + +--Si encore il n'y avait que moi! Mais ce pauvre monsieur, qui n'a pas +l'habitude de la misère! Voyons, monsieur Claude, essayons de nous +réchauffer en marchant! Colibry va retourner aux canes. Donnez-moi le +bras. + +Claude étourdi, et comme enivré par le froid, passa le bras sous celui +du charpentier, qui secouait la tête, d'un air de doute. + +--Trois kilomètres! reprenait-il. + +A ce moment, une voix sortie du brouillard, en face, leur parvint, +toute diminuée par la distance. + +--Ohé! par ici! par ici! + +Tous trois levèrent la tête. A mi-coteau, dans un clos de vigne que +ceignait de brun une haie d'épines, une forme humaine se démenait. Un +peu au delà , une maison carrée aux contrevents ouverts. C'était M. +Lofficial; c'étaient les Luisettes qu'ils croyaient désertes, et qui +s'offraient à eux. + +Ranimé par l'idée de ce secours inattendu, Claude monta plus +rapidement la pente. Malestroit le soutenait, sans en avoir l'air, et +grognait des mots de réconfort: + +--Nous y voilà , nous y voilà ... encore cent pas... plus que trente... +Bonjour, monsieur Lofficial! + +--Bonjour, mes enfants! dit le bonhomme, en poussant le clan de sa +vigne. Eh! eh! ai-je bien fait de venir? Comme vous êtes trempés! Six +degrés au-dessous de zéro! + +Et, remarquant la mine souffrante et la pâleur de Claude: + +--Mon pauvre garçon, reprit-il, vous avez l'air d'un noyé! Mais j'ai +de quoi vous ranimer là -haut. Et de quoi vous changer. Hâtons-nous +seulement. + +En deux minutes, ils furent dans la cuisine où flambait un feu de +sarments. M. Lofficial assit Claude sur une chaise basse, entre les +chenets, à la distance précisément d'une broche de rôtissoire. Puis, +courant d'une chambre à l'autre, ouvrant placards, tiroirs, cachettes, +il parvint à découvrir, dans cette maison de célibataire, à peu près +inhabitée, mais montée avec une prévoyance de père de famille, une +foule de choses qu'on ne s'attendait pas à y rencontrer: deux paires +de feutres et deux paires de sabots neufs pour Claude et Malestroit, +de l'eau-de-vie blonde à force d'être vieille, une bouilloire dont le +réchaud n'était pas vide, et une boîte de thé qui laissa s'échapper +l'arome de mille fleurs. + +Toujours trottant, M. Lofficial continuait son monologue, et sa voix +arrivait, tantôt par une porte et tantôt par une autre, tandis qu'un +nuage de vapeur d'eau enveloppait Claude et Malestroit. + +--J'avais des pressentiments, disait-il, et j'ai voulu venir dès hier +soir... malgré Gothon... Et c'est vraiment heureux... Toute la +matinée, j'ai essayé de vous apercevoir avec mes jumelles... Mais, +bast! un brouillard du diable... Et puis, tout à coup, sur la berge... +Ah! quand je vous ai vus, j'ai bien deviné l'accident... j'ai mis une +allumette sous le fagot... N'es-tu pas trop lourd, aussi, Malestroit, +pour chasser à la hutte! + +Il parlait d'un air réjoui, faisant sonner parfois ses lèvres l'une +contre l'autre, avec des impatiences de gros écureuil rebondi, quand +il ne trouvait pas, à l'instant même, ce qu'il cherchait. + +Lorsqu'il se fut enfin arrêté, debout, appuyé sur l'auvent de la +cheminée, Claude, qu'il observait, Claude restauré et réchauffé, lui +prit la main. + +--Vous savez que je l'ai tuée! dit-il. + +--Parbleu, mon ami, vous l'avez bien gagnée! + +--Je recommencerais vingt plongeons comme celui-là , répondit le jeune +homme avec conviction, pour voir seulement l'accueil qu'ils me feront +là -bas! + +«Ils», c'était la seule Thérèse. Pour remercier son vieux voisin, +Claude n'avait rencontré que cette naïveté: parler d'elle. Il ne +savait rien de meilleur. Si elle daignait se montrer satisfaite, tout +le monde ne serait-il pas payé? Pour Thérèse souriante, est-ce qu'on +n'irait pas chercher la sarcelle au bout du monde? Est-ce que M. +Lofficial ne passerait pas, sans se plaindre, vingt nuits de novembre +aux Luisettes? + +Quelque chose répondit oui, au fond du cÅ“ur de M. Lofficial. Devant +ce mot d'amour jeune, le bonhomme se sentit ému, disposé à des +complaisances paternelles. Il passa la main, deux ou trois fois, +délicatement, sur les cheveux bruns de son protégé, comme s'il eût +caressé son propre fils. + +--Je veux le voir aussi, dit-il, et je vous conduirai aux Pépinières. + +Une demi-heure plus tard, comme Colibry rentrait, les chaussures étant +sèches, les vêtements brossés, toute trace de l'accident disparue, +Claude s'entendit appeler par M. Lofficial, qui était allé présider +lui-même à l'enrènement du cheval, un bien vieux cheval, pourtant, et +facile. Il sortit, et jeta un coup d'Å“il du côté de la vallée: à la +place du lac immense sur lequel il avait cru naviguer le matin, il +n'aperçut, sous le clair soleil, qu'un marais de taille médiocre, +découpé en petits carrés par les saules, rayé, çà et là , par les +bandes vertes des talus, et où pas un vol d'oiseaux, pas un cri, ne +révélait plus la présence du gibier. + +--Montez dans la calèche, dit M. Lofficial en s'avançant, vous n'aurez +pas froid là -dedans! + +Un carrossier aurait protesté contre cette dénomination donnée au plus +singulier véhicule: une caisse écourtée, divisée, aux deux tiers +environ, par une cloison de glaces, et dont la capote, prolongée en +abat-jour, abritait abondamment Colibry et Malestroit, déjà montés sur +le siège. Il y avait bien quarante ans que la calèche venait aux +vendanges. Claude prit place à l'intérieur, avec M. Lofficial, +s'enfonça dans la plume des coussins, sentit monter jusqu'à ses genoux +la laine des peaux de mouton, haute et souple comme une flamme, qui +tapissait le fond de la voiture; Malestroit se hissa près de Colibry, +et les quatre voyageurs commencèrent à rouler vers la banlieue où +Thérèse, sans se douter de la visite qui trottinait pour elle sur la +route, jouissait probablement de l'embellie tardive du matin. + +Le voyage parut délicieux à Claude, parce que M. Lofficial, bon comme +les anciens qui se rappellent avoir été jeunes, parla tout le temps de +Thérèse. + +--C'est par elle, disait-il, que j'ai gagné, jadis, l'amitié de +Maldonne et de M. de Kérédol, par un petit compliment que j'avais su +faire d'elle, en la rencontrant. Vous le voyez, mon cher monsieur, +elle m'a valu deux amis. J'espère bien qu'elle m'en vaudra un +troisième d'ici peu. J'ai rarement vu une enfant si mignonne. Elle +avait les doigts fins comme des pendants de corail. Et je les ai tenus +dans mes mains, ces petits doigts. J'ai eu ses bonnes grâces avant +vous. Eh! eh! Elle portait une robe blanche, elle était marraine, et +moi j'étais parrain. Nous conduisions au baptême le fils de +Malestroit. Il y a de quoi être jaloux, monsieur Claude! + +Il contait posément, avec une certaine saveur rustique et enjouée, des +traits qui eussent été sans intérêt pour tous autres qu'un vieillard +qui se souvenait et un jeune homme qui aimait. De temps en temps, +Claude se détournait à demi, pour voir si le cornet de papier, où il +avait roulé le produit de sa chasse, se tenait toujours bien droit, +dans la poche au fond de la capote. Une émotion grandissante +l'envahissait, à mesure que la distance diminuait jusqu'au logis des +Maldonne. Quand la voiture s'arrêta, devant le portail orné de clous, +il était pâle comme en sortant de l'eau, le matin. + +--Mon lieutenant, dit M. Lofficial, c'est le moment de vous montrer +brave! + +Il tira la sonnette. + +--Monsieur travaille dans la serre, répondit la fille de charge. + +En effet, près du réduit qui lui servait de laboratoire, sous la voûte +de verre peint qui l'enveloppait d'une chaleur douce, M. Maldonne +triait des oignons de tulipes. Il vit venir les visiteurs à travers +une vitre claire, sourit sans se déranger, et, les laissant arriver +jusqu'à lui: + +--Eh bien! fit-il en se détournant et en tendant les deux mains, vous +me surprenez comptant mes trésors. + +--Et nous vous en apportons un autre! répondit M. Lofficial. + +--Une tulipe? + +--Non, un oiseau rare. + +M. Maldonne hocha la tête, d'un air d'incrédulité, en regardant le +cornet de papier que Claude portait sous le bras, et saisit un bulbe +transparent, côtelé, barbelé de racines. + +--Sans l'avoir vu, dit-il, je ne l'échangerais pas contre une seule de +ces _proserpines roses_. + +--Vous auriez peut-être tort, dit Claude, qui lui tendit le paquet. + +Le naturaliste tira la sarcelle bleue par les pattes. A peine l'eut-il +aperçue que, le visage altéré par l'émotion, sans un mot, il +bouscula ses deux hôtes, pour sortir plus vite et porter la bête au +grand jour. + +Dehors, il s'appuya aux tapis de paille qui pendaient du haut de la +serre, tourna et retourna la sarcelle, fit jouer les reflets du +plumage. + +--Ce n'est pas possible! murmurait-il, non, ce n'est pas elle!... + +Enfin il leva les yeux sur Claude, qui l'avait suivi. Sa physionomie +exprimait, avec beaucoup de surprise, un peu d'inquiétude, de +jalousie. Il était sérieux, presque froissé, comme un homme qu'on veut +duper. + +--D'où l'avez-vous fait venir? demanda-t-il. + +--Mais, je l'ai tuée, monsieur! dit Claude. + +--Allons donc! + +--Moi-même, ce matin! + +--Pas dans le département? + +--A deux lieues d'ici. + +M. Maldonne fronça le sourcil. + +--Vous saurez, monsieur, dit-il avec dignité, que cette variété +n'habite pas dans le département. Elle y passe, et si rarement que +des hommes comme moi n'ont jamais eu le bonheur... + +--C'est cependant vrai, mon bon ami, interrompit M. Lofficial, qui +sortait de la serre, en voyant les affaires de Claude se gâter, et +arrivait en se dandinant. Rien n'est plus vrai. Monsieur, qui est bien +moins savant que toi, a été plus heureux, voilà tout. + +Et il se mit à raconter la chasse du matin, comment il l'avait +conseillée, préparée, comment il savait aussi, depuis des années, +qu'un couple de ces oiseaux habitait les marais des Luisettes. Il +apportait à la justification de son client l'énergie de la conviction, +levait les bras, mimait les scènes qu'il contait. + +Pendant ce temps, M. Maldonne passait d'émotion en émotion. Le +scepticisme un peu hautain du début faisait place à un éclair +d'admiration joyeuse, et celle-ci, à son tour, s'effaçait devant le +sentiment pénible du collectionneur qui voit une pièce introuvable +lui échapper. Il maniait la sarcelle, la caressait du doigt, lui +ouvrait l'Å“il, redressait une plume endommagée. Enfin, il la tendit à +Claude avec une lenteur qui révélait toute la cruauté de la lutte. + +--Reprenez-la, monsieur, dit-il. Je vous remercie de me l'avoir +montrée. + +Il poussa un soupir, et ajouta: + +--Surtout, gardez-la bien: c'est un commencement précieux pour votre +collection, puisque, je dois vous l'avouer, c'eût été le couronnement +de la mienne! + +--Mais, elle est à vous! s'écria Claude. + +--A moi? dit M. Maldonne, rougissant sous le coup de cette brusque +fortune qui lui venait. Vous ne vous doutez pas de la rareté, jeune +homme... vous ne savez pas ce que vous faites? + +--Oh! si, monsieur, je sais très bien répondit Claude, riant malgré +lui. + +--Vraiment, elle est... + +--Elle est à vous, oui, monsieur! + +Alors, sans prendre le temps de remercier, dans l'exubérance de sa +joie, M. Maldonne courut vers la maison, tenant la sarcelle élevée au +bout de son bras droit et criant: + +--Robert! Geneviève! Thérèse! venez voir! + +Il se précipita dans le salon, arrangea sur la table du milieu +l'oiseau qui ressemblait, sous le jour glissant, à un émail azur et +or, et, comme Robert arrivait par la porte opposée: + +--Regarde! dit-il. + +Robert s'approcha, considéra l'oiseau, puis Maldonne. + +--Ah çà ! dit-il, d'où vient-elle, celle-là ? qui te l'envoie? + +--Monsieur que voici! répondit le naturaliste avec orgueil, en +désignant Claude qui entrait. Il est assez bon, assez généreux pour me +l'offrir. + +Robert, en apercevant Claude, changea de visage, et sourit +ironiquement, de manière à bien faire comprendre qu'il n'était pas +dupe de cette générosité. Il rendit à peine le salut que lui adressait +le jeune homme, et, devant madame Maldonne et Geneviève qui +accouraient, étonnées, ne sachant rien: + +--Es-tu bien sûr qu'elle soit authentique? demanda-t-il d'un ton +méprisant. + +--Tu n'as qu'à examiner, répondit le naturaliste. Elle a toutes les +signatures... Oui, Geneviève, oui, Thérèse, continua-t-il, notre jeune +ami nous apporte un trésor, celui que j'ai cherché vingt ans: la +sarcelle bleue! + +--Ah! monsieur! dit madame Maldonne en tendant la main à +Claude,--comme si vraiment le cadeau lui eût fait un plaisir +extrême,--est-ce aimable à vous! + +--Et notez qu'il l'a tuée, lui, en personne, à deux lieues d'ici, chez +ce cachottier de Lofficial. + +Il continua, reprenant pour son compte le récit qu'on venait de lui +faire à lui-même, et conta l'aventure avec autant d'animation que s'il +y avait assisté. Sa femme, en le voyant si joyeux, s'épanouissait +discrètement. Elle avait l'air heureux des mères qui regardent +s'ébattre un enfant. Parfois son regard se posait sur Claude resté +près de l'entrée du salon, et s'aiguisait alors d'une pensée +différente, un peu malicieuse, qui la rajeunissait. Thérèse, demeurée +derrière sa mère, à l'autre extrémité de l'appartement, était devenue +tout de suite sérieuse et comme intimidée. Son instinct de jeune fille +l'avertissait qu'il s'agissait d'elle et d'elle seule, bien que son +nom ne fût pas prononcé et que personne ne voulût paraître occupé +d'elle. Elle entendait l'obscure destinée lui parler dans la confusion +des voix, elle la lisait dans la physionomie de ceux qui +l'entouraient, elle savait, elle était sûre,--et son cÅ“ur en était +troublé,--que, de cette conversation légère, quelque chose de grave +allait sortir, qui déciderait de sa vie. Les mots ne lui arrivaient +qu'au travers de ce rêve. Ses yeux erraient, sans se fixer, sur ses +parents, Robert, Lofficial, et n'osaient rencontrer ceux de Claude. + +--Vous oubliez, dit M. Lofficial interrompant son ami, que M. Claude, +pour vous faire cette surprise, a failli se noyer. Il ne s'en +vanterait pas, et je le dénonce. La hutte a défoncé sous le poids des +chasseurs. Il est tombé dans l'eau glacée du marais et m'est arrivé à +moitié défailli. + +--Bah! dit Claude prenant de la hardiesse et regardant Thérèse, ce +sera un bon souvenir de plus. + +--Bien dit! repartit M. Maldonne. + +--Pour un oiseau! fit M. Lofficial d'un ton vainqueur, pour un oiseau +risquer sa vie, faut-il aimer la chasse! + +Madame Maldonne baissait les yeux, avec un sourire indulgent. + +Thérèse leva les siens. Elle osa, un peu rouge, un peu confuse, dans +le demi-jour là -bas, regarder Claude, et son regard disait: «Je sais +pourquoi vous avez commis cette imprudence, et j'en ai le cÅ“ur +touché, monsieur Claude.» + +Une émotion les gagnait tous. On la sentait grandir entre eux. + +Tout à coup Robert, qui, depuis le début, maniait la sarcelle avec une +curiosité fiévreuse, éclata de rire, d'un rire de colère et de +triomphe. + +--Pas possible de l'empailler, cria-t-il: elle a la panse crevée! + +Et, prenant la jolie bête entre ses doigts, il la jeta contre le mur, +d'où elle retomba sur le parquet. + +--Pas possible de l'empailler! répéta-t-il. + +Quatre exclamations répondirent à cet acte brutal: + +--Robert, que fais-tu? Monsieur! Oh! mon parrain! Quel dommage! + +En même temps, M. Maldonne se précipita pour ramasser l'oiseau. Robert +s'était retourné en face de Claude, et se tenait très droit, une main +appuyée à la table, l'autre passée entre les boutons de sa redingote, +pâle, méprisant et correct. + +Claude fit un mouvement pour s'avancer sur lui. M. Lofficial le retint +par le bras, et, se penchant: + +--Ne bougez pas, surtout, monsieur Claude, laissez-moi faire. + +--Monsieur de Kérédol, continua-t-il tout haut, d'une voix sonnante +qui attira sur lui le regard de Robert et des deux femmes, ce que vous +venez de faire là est très mal. + +--Vous dites? + +--Je dis: «très mal et indigne de vous!» + +M. Lofficial s'était avancé. Ses petits yeux flambaient d'une colère +d'honnête homme, et commentaient sa pensée. Robert y lut sans doute un +mot qui le troubla. Très froid, sans cesser de sourire du même air +provocant et hautain, il leva les épaules, ne répondit rien, passa +devant madame Maldonne, et prit la porte qui conduisait aux +appartements. + +M. Maldonne se relevait, après avoir ramassé l'informe paquet de +plumes, tout à l'heure si luisantes et si bien rangées. + +Il le laissa retomber. + +--Il n'est que trop vrai, dit-il, d'un air désolé, l'oiseau est perdu, +tout déchiré! + +Il ne s'était point aperçu du départ de Robert, et chercha un instant, +en regardant tout autour les témoins muets de cette scène. Des larmes +mouillaient le bord de sa paupière, larmes de dépit et d'humiliation. + +--Je ne l'ai jamais vu ainsi, reprit-il, ni vous non plus, n'est-ce +pas, Lofficial, n'est-ce pas, Geneviève? + +Personne ne répondit. Ils étaient tous affligés et gênés de cette +sortie étrange de M. de Kérédol. + +M. Maldonne, par une inspiration délicate, remarquant la physionomie +contrainte et offensée de Claude, s'avança vers le jeune homme, lui +prit la main, et, tâchant de surmonter l'impression pénible qu'il +éprouvait lui-même: + +--Vous, monsieur Claude, dit-il, venez au jardin. Je ne veux pas +que vous me quittiez sur cette offense. Je vous suis aussi +reconnaissant... + +--Non, adieu, monsieur! La surprise que je voulais vous faire a +tristement tourné. Adieu! + +Il essaya de dégager sa main, que M. Maldonne retenait dans les +siennes. Madame Maldonne intervint, et, avec une autorité, un charme +de voix et de physionomie qui faisaient d'elle comme un arbitre +souverain: + +--Je vous en prie! dit-elle. + +Claude s'inclina. Alors elle se tourna du côté de M. Lofficial, et lui +dit à demi-voix: + +--Restez, vous, j'ai à vous parler. + +M. Maldonne et Claude se dirigèrent vers la porte. Thérèse hésitait. +Elle allait sans doute remonter dans sa chambre. Sa mère l'arrêta du +regard, et dit: + +--Non, ma mignonne, va aussi, cela vaut mieux. + +Thérèse sortit donc, et retrouva dehors, sur le sable, son père et +Claude qui causaient. + +--La sotte affaire! disait M. Maldonne. Je vous dois de vraies excuses +de la conduite de Robert. + +--Vous les faites si bien, répondit Claude en apercevant Thérèse, que +j'oublierai tout à cause de vous. Ce n'était pas, d'ailleurs, à M. de +Kérédol que j'entendais plaire, et l'attitude qu'il a prise importe +peu, vraiment. + +--Incompréhensible! reprit le naturaliste, arrêté au bord d'une allée +qui longeait les murs du domaine. + +Il releva la tête, croisa ses mains derrière sa grosse jaquette +pointillée. + +--C'est à se demander, ajouta-t-il avec humeur, si ce n'est pas lui +qui a gâté la sarcelle! + +--Oh! père! dit doucement Thérèse, en se mettant à sa gauche. + +--Oui, ma petite, et je sais ce que je dis. Il est très capable +d'avoir fait cela par orgueil! + +--Je vous assure... + +--Par vanité insensée d'amateur. Ah! je l'ai vu d'autres fois, va, +quand un marchand ou un ami nous offrait une pièce rare qui nous +manquait, je l'ai vu répondre brutalement: «Remportez-la! Nous la +tuerons!» Il est intraitable, par moments, d'une intolérance là -dessus +que je n'ai jamais eue au même degré!... Je suppose au moins que c'est +cela? Que veux-tu que ce soit autre chose? + +Il s'engagea dans l'allée, marchant à petits pas, entre Claude et +Thérèse, la tête de nouveau baissée, visiblement préoccupé de +l'incident qui troublait la vie des Pépinières. + +La jeune fille eut un sourire très doux. Elle leva les yeux droit +devant elle, vers la voûte fuyante des hêtres, qui gardaient encore +quelques feuilles jaunes, tourmentées par le vent. Mais ce regard +n'était pas de ceux que nous donnons aux choses. Il allait à +quelqu'un. Il était lumineux, plein de compassion et de tendresse. Et, +au lieu de répondre directement, voyant son père irrité: + +--Vous ne pouvez vous figurer, monsieur, dit-elle à Claude, combien il +a été excellent pour moi. + +--Il s'agit bien du passé! grommela le bonhomme. + +--Je ne puis pas l'oublier, reprit Thérèse sans s'émouvoir. + +Et elle se mit à rappeler le dévouement, les attentions innombrables +qu'il avait eus pour elle, autrefois. Elle lui prêtait ingénûment des +talents qu'il n'avait pas. Elle exagérait à plaisir son mérite, +cherchait obtenir, par cette voie indirecte, le pardon du présent, +dont elle ne parlait pas. Insensiblement, avec des mots heureux, des +histoires qu'elle disait avec une nuance de pitié ou d'enfantillage, +elle couvrait de souvenirs, et cachait derrière eux la faute de son +ami. Quand son père se récriait, elle s'adressait à Claude, qui ne +protestait jamais. Bien au contraire, il écoutait, ravi, touché de +cette bonté adroite de la jeune fille. M. Maldonne s'apaisait aussi +par degrés. Ils n'avaient pas fait ensemble le tour du grand domaine, +qu'ils avaient à peu près oublié, M. Maldonne et Claude au moins, la +raison première de cette promenade à trois. Et Thérèse, sentant vivre +à ses côtés deux âmes toutes pleines d'elle, laissait la sienne +s'ouvrir: jeunesse, fraîcheur, indulgence, confiance dans la bonté des +autres et dans la vie, elle se donnait tout entière, sans l'ombre de +coquetterie, presque à son insu, parce que l'heure était venue, parce +_qu'il_ était là . Le tour du jardin achevé, ils prirent une seconde +fois la longue allée tournante. Quelque chose d'intime et d'heureux +les retenait ensemble, sans qu'ils y songeassent même. Les mots se +faisaient plus rares entre eux, et cependant l'intérêt, l'attrait de +cette causerie plus lente semblaient grandir encore, parce que le +rêve, à présent, un rêve différent pour chacun, emplissait les +silences. La matinée s'était faite plus douce. Un soleil d'hiver, pâle +et sans chaleur, donnait l'illusion de la vie aux derniers rameaux +vêtus de feuilles, aux dernières roses impuissantes à s'ouvrir, qui +pendaient sur l'allée. + +Bientôt, M. Maldonne fut distrait par la vue d'un massif d'alkékenges, +dont on n'avait pas récolté les fruits. Ils pendaient, comme des +oranges minuscules, luisant à travers l'enveloppe flétrie, usée, +découpée à jour, qui leur vaut, parmi le peuple, le joli nom d'«amour +en cage». M. Maldonne les aimait beaucoup. + +--Des coquerets, dit-il, et on ne les a pas cueillis! + +Il se pencha aussitôt, et se laissa distancer. Les deux jeunes gens +continuèrent seuls. Et Claude vit que les souvenirs de Thérèse +n'iraient pas loin désormais. Elle dit encore deux ou trois phrases, +distraites, sans accent, destinées peut-être à la tromper elle-même +sur cette situation nouvelle: être seule avec lui. Puis elle se tut. +Elle regardait en avant, loin, comme le jour où, dans le bois de +Laurette, elle avait eu de si étranges idées. Un oiseau menu, les +plumes relevées en collerette, vint se poser devant elle, sur l'allée, +jeta une petite note triste, et disparut. Thérèse le reconnut, +tressaillit, et tourna la tête vers la maison là -bas, vers une fenêtre +qui était close, au premier. + +--C'est le rouge-gorge de mon oncle, dit-elle. + +Et elle se mit à marcher de son pas souple, la joue un peu pâle, les +yeux graves et profonds dans le vague. + +Thérèse avait achevé sa partie dans le duo d'amour, qu'elle avait +commencé et qu'elle interrompait sous la même impulsion mystérieuse. +C'était à Claude de parler maintenant. Oh! ce fut bien simple. Ils +étaient parvenus à l'un des angles du jardin. L'allée se coudait +autour d'une touffe de bambous. Quand il fut à l'abri de la haute +gerbe, à demi dégarnie par le froid, Claude s'arrêta, et dit: + +--Vous êtes infiniment bonne. + +--Croyez vous? répondit-elle en tournant vers lui son regard très +sérieux et très doux. + +--Oui: tout le temps que vous parliez, j'enviais celui que vous +défendiez. + +La lueur d'un sourire léger éclaira le visage de Thérèse. + +--C'est vrai, dit-elle, ceux que j'aime, je les aime bien. + +Sa main pendait le long de sa jupe, + +Claude la prit. La petite main ne se retira pas. Mais elle tremblait. +Thérèse se sentit attirée vers lui, et elle s'abandonna un peu, et +elle entendit une voix qui disait tout près d'elle, si près que le +souffle des mots passait comme une caresse dans ses cheveux: + +--Eh bien! moi, je vous aime!... Voulez-vous m'aimer aussi? + +Elle le regarda. Elle lut, sur le visage de Claude, l'ardent et fort +amour qu'elle avait souhaité. + +--Oui, dit-elle faiblement, je veux bien! + +Et ainsi ils engagèrent leurs âmes. + +Derrière eux, des pas se rapprochèrent. C'était M. Maldonne qui les +rejoignait. + +Alors ils se séparèrent un peu l'un de l'autre, et se remirent à +marcher, côte à côte, sans rien se dire... + +Thérèse ne se trompait pas. Robert la voyait. Il était là , derrière la +fenêtre aux rideaux baissés, en proie à des sentiments de révolte, de +colère contre lui-même et contre la vie, que la solitude excitait +encore. Depuis qu'il était sorti du salon, il arpentait sa chambre à +grands pas, s'arrêtant et se courbant parfois devant les vitres pour +suivre, à travers les fleurs de mousseline du rideau, la promenade de +Thérèse et de Claude, qui lui semblait d'une longueur indéfinie. Il +devinait les mots échangés, il éprouvait le supplice des sourires qui +vont à d'autres. Et de son cÅ“ur, gros d'amertume, des plaintes +s'échappaient, les unes proférées à haute voix, les autres murmurées +ou inintelligibles: + +«Comment me traite-t-on ici? Comme un étranger, comme ceux dont on se +défie! M'a-t-on fait l'honneur de me consulter, de m'apprendre ce qui +se tramait ici? Car, c'est un coup monté, une trahison d'amitié +manifeste. Guillaume l'a introduit ici, ce jeune homme, avec la +légèreté qu'il met en toutes choses; il l'a défendu contre moi; il m'a +donné tort, par deux fois, à moi qui voulais protéger la maison, +notre bonheur à tous, contre un entraînement insensé. Lofficial est +complice, et Geneviève elle-même. Oui, ma propre sÅ“ur! Ils se sont +ligués pour me tenir à l'écart. Voilà ce que m'a valu l'absurde, +l'inepte dévouement que je leur ai montré! A quoi bon se gêner, avec +ceux qui aiment trop? On est bien sûr qu'ils ne quitteront pas la +maison. On leur dira plus tard, quand ils ne pourront plus s'opposer à +rien... O pauvre existence que la mienne! Je n'ai fait que ramasser +les miettes de toutes les tendresses que j'ai approchées. Et à présent +même on me les refuse... J'avais cru avoir gagné au moins le cÅ“ur de +l'enfant, sa pitié... C'était si doux, autour de moi, cette petite que +j'avais formée, cette jeunesse. Et cela m'appelait de noms si tendres +que je me croyais aimé. Eh bien! regarde, regarde-la, ta Thérèse... +Es-tu oublié?... O Thérèse, comme je te voudrais encore telle qu'il y +a trois mois, quand aucune autre pensée que la mienne, celle de ton +père et de ta mère n'occupait ton esprit... Ou bien plus petite, oui, +à l'âge de ta première communion, lorsque la jeune fille n'avait point +paru, et qu'il n'y avait ici qu'une enfant dont nous partagions +fraternellement la chère présence... Tiens, je te voudrais encore plus +petite pour t'avoir plus longtemps, je te voudrais à peine parlante, +avec tes robes longues comme le bras, et des yeux qui remerciaient si +bien, quand tu trouvais mes bonbons et mes jouets dans tes souliers de +Noël! A présent, voir cela!» + +Il s'était arrêté. Son regard fixait le fond du jardin, là -bas, où les +deux jeunes gens, à demi cachés par la touffe de roseaux, se tenaient +immobiles. Robert se retira brusquement de la fenêtre. + +--Je ne l'embrasserai plus jamais! dit-il tout haut. Elle est à un +autre! + +Il s'était reculé jusqu'à la glace qui surmontait sa cheminée. Alors +il aperçut son visage si défait, le désordre et la violence de ses +idées si manifestement empreints sur ses traits, qu'il en fut saisi. +Une lumière rapide se fit en lui. «Oh! dit-il en se prenant le front, +est-ce que...?» Et cette question, qu'il n'osa achever, le rendit tout +pâle. + +Quelqu'un frappait à la porte. Il n'entendit qu'à la seconde fois. + +--Entrez! dit-il en se détournant. + +C'était Geneviève Maldonne. Elle entra. Sa physionomie avait une +dignité plus grave, une sorte d'assurance et de tristesse à la fois, +qui ne lui étaient pas habituelles. Elle ressemblait, sa tête +régulière un peu raidie par l'émotion et calme avec effort, à la +statue de la pitié qui, pour une fois, serait chargée de faire +justice. + +--Vous me surprenez bien accablé, dit Robert, qui essayait de se +ressaisir et de faire bonne contenance devant elle. Venez, je vous +prie... Tenez, voici le fauteuil... Désirez-vous...? + +Il la conduisait, ne sachant trop ce qu'il disait, près de la fenêtre. +Elle fit signe qu'elle voulait demeurer debout. Elle était en pleine +lumière. Il la regarda de nouveau. Et il comprit si bien, qu'il baissa +les yeux, et s'assit à contre-jour, sur le bras du fauteuil. + +--J'ai à vous parler de choses sérieuses, Robert, dit madame Maldonne, +d'une voix nette, à peine tremblante. + +Il affecta de le prendre légèrement. + +--Oui, dit-il, je m'y attendais. Vous venez me gronder de la scène que +j'ai faite en bas. En votre qualité de maîtresse de maison +impeccable... + +--Vous vous trompez, reprit-elle, du même air sûr d'elle-même et du +devoir qui l'amenait. Il s'agit d'un sujet si délicat, qu'il faut +toute la confiance que j'ai en votre honneur, Robert, pour oser +l'aborder avec vous. + +Robert leva les yeux sur cette robe grise à plis droits, immobile à +trois pas de lui, sans oser les lever plus haut. + +--Nous causons ici de femme noble à gentilhomme, et de frère à sÅ“ur, +répondit-il, vous pouvez tout dire. De quoi s'agit-il? + +--De Thérèse. + +--En effet, fit-il en se détournant d'un mouvement de colère et +désignant la fenêtre du doigt, je puis vous apprendre ce qu'elle +devient. Regardez-la. Elle se promène seule avec M. Claude Revel, son +fiancé, je suppose... ils sont touchants... Mais, regardez donc! + +Madame Maldonne ne bougea pas. + +--Je n'ai pas à épier ma fille, dit-elle, je suis sûre d'elle. Si elle +a choisi ce jeune homme... + +--Pardon, si vous avez choisi pour elle... + +--Je dis que si elle a choisi ce jeune homme, je connais assez la +droiture de Thérèse, pour savoir qu'il est digne d'elle. + +--Oui, oui, faites des phrases, vous ne me tromperez pas. Vous êtes +tous d'accord! Thérèse est fiancée. Elle se marie, c'est convenu. Et +moi, je ne dois pas m'en douter, n'est-ce pas? Je suis le gêneur, +l'étranger qu'on écarte... + +--Robert! dit sévèrement madame Maldonne, vous savez qu'il n'y a pas +un mot de vrai là -dedans! Que Thérèse se soit éprise de M. Claude +Revel, c'est possible. Je n'ai rien fait pour cela, son père non plus. +Et la question n'est pas là , entre nous. + +Devant l'obstination tranquille de Geneviève, l'emportement à demi +simulé de M. de Kérédol tomba. + +--Soit! dit-il. Alors où est la question? + +--Mon pauvre ami, reprit la voix devenue compatissante de madame +Maldonne, l'étroite intimité où vous avez vécu, de longues années, +avec nous, avec Thérèse, n'était pas sans danger pour vous. Thérèse +est très enfant, très affectueuse... trop peut-être, et je crois... + +Elle hésitait. Les mots tremblaient sur ses lèvres. + +--Vous croyez?... + +Le regard de Robert rencontra tout à coup celui de Geneviève. + +Elle baissa les yeux. + +--Je crois que vous l'aimez! dit-elle. + +Quand elle releva la tête, il était courbé vers le parquet, le front +appuyé dans ses mains. Il se taisait. + +--J'aurais dû le voir plus tôt, reprit-elle. Cela eût mieux valu pour +nous tous. Depuis le premier jour où M. Revel est entré dans la +maison, vous avez beaucoup changé. Vous avez eu des tristesses et des +découragements qui n'étaient pas dans votre caractère. Et même, +longtemps avant cela, il y avait des signes... quelque chose de +trop exclusif, de trop personnel dans votre dévouement... Oh! +pardonnez-moi, Robert, si je suis obligée de vous parler de la +sorte... Je sais que vous étiez de bonne foi, que c'est notre faute +autant que la vôtre... J'en ai causé tout à l'heure avec Lofficial... +Vous connaissez l'estime qu'il a pour vous... Et il a été de mon +avis... Alors, mon pauvre ami, je suis montée, quoique cela me +coûtât... Vous voyez bien, Robert, vous souffrez... vous êtes jaloux +d'elle... avouez-le! + +Et lui si fier, qui se faisait un point d'honneur de se dominer, de +rester maître de ses nerfs, il fondit en larmes. + +--C'est vrai, murmura-t-il sans se redresser, d'une voix que les +sanglots coupaient... Je vous jure que je ne m'en doutais pas tout à +l'heure... Je ne savais pas... Il me semblait l'aimer d'une autre +sorte... Et cependant oui, Geneviève... vous avez raison... c'est +trop. + +Il était si malheureux que madame Maldonne s'approcha, écarta les +mains dont il se couvrait le visage. + +--Je ne vous accuse pas, dit-elle doucement, je vous plains. Vous +n'avez été que faible... ç'a été une surprise de votre âme. +Regardez-moi. + +Il se redressa, et, comme épuisé, appuya sa tête sur le dossier du +fauteuil. Il ne feignait plus, il ne cherchait plus à échapper à +l'aveu de sa faiblesse. + +--Oh! Geneviève, dit-il en tenant les mains de sa sÅ“ur étroitement +serrées dans les siennes, et le regard fixé sur les lames fuyantes du +parquet, je suis bien à plaindre, vous dites vrai. Tous les autres, +vous, Guillaume, Thérèse, vous aviez de grandes affections qui +veillaient sur vous, qui vous protégeaient contre la vie... mais moi! +Ma mère était morte, et, depuis lors, tout seul, sans fiancée, sans +femme... + +--Il y avait nous, Robert! + +--Oui, reprit-il amèrement, il y avait vous! Mais vous vous aimiez, et +ce partage-là , voyez-vous, ne suffit pas à nourrir les autres âmes, +comme la mienne, très tendres, exclusives, si vous voulez... Et, +alors, cette enfant qui était libre, elle, et jeune, et souriante, +j'ai cru pouvoir m'attacher à elle uniquement... beaucoup trop... sans +le dire jamais... sans avoir d'autre idée que de ne pas la quitter... +Et maintenant, c'est pourtant bien cela... il faut... + +Il se leva, reprit quelque chose de la tenue fière et correcte qu'il +avait d'habitude. + +--Eh bien! dit-il avec décision, je partirai! + +A ce mot, qu'elle attendait pourtant, Madame Maldonne tressaillit, et +se recula un peu. + +--Mon Dieu oui, répéta-t-il en observant qu'elle avait pâli, et comme +s'il posait une question... Je partirai d'ici. + +Elle pâlissait, mais elle ne faiblissait pas. + +--Vous êtes juge, dit-elle. + +--Vous m'approuvez? + +Elle s'arrêta un instant, avant de prononcer ce qu'elle savait être +l'arrêt de séparation définitive, et prononça avec effort: + +--Oui, Robert. + +La résolution qu'il venait de prendre grandissait Robert à ses propres +yeux. Il devinait qu'il avait reconquis toute l'estime de Geneviève. + +--Je crois vraiment, dit-il, que je me suis assis devant vous! +Excusez-moi. + +Il s'essuya les yeux, cilla les paupières, comme pour chasser un rêve +pénible, et dit, plus posément: + +--Tout à fait entre nous deux, l'entretien que nous venons d'avoir? + +--Je vous le promets. + +--Rien à Guillaume? + +--Non. + +--J'inventerai quelque chose, n'est-ce pas? une affaire, une lettre +reçue... Surtout... rien à Thérèse! + +--Non. Elle ne saura rien de vous, Robert, que ce qu'elle connaît de +bien et de beau. + +Il réfléchit un peu, regarda autour de lui, comme pour chercher +quelque chose, quelqu'un qui retardât le sacrifice, et, ne trouvant +rien, il ouvrit les bras. Sa sÅ“ur s'y jeta. Il l'embrassa longuement, +et, tandis qu'elle répétait, de sa douce voix maternelle: «Mon pauvre +cher ami, mon pauvre enfant!» il fit un effort sur lui-même, et dit +tout bas: + +--Demain! + +Madame Maldonne s'échappa, pour ne pas éclater en sanglots. Mais elle +n'avait pas entendu la porte se refermer derrière elle, qu'elle +perdait courage à son tour, et fondait en larmes. + + + + +X + + +Robert ne déjeuna, pas aux Pépinières. Peu d'instants après son +entrevue avec sa sÅ“ur, il sortit, et gagna la ville. Il avait +quelques notes à régler et plusieurs objets à acheter, dont une +valise, meuble depuis longtemps inutile dans la vieille maison. Il +avait surtout besoin de réfléchir, de reprendre possession de +lui-même. Les affaires terminées, il entra chez une pauvre femme du +faubourg, qu'il secourait, et, au lieu de l'aumône ordinaire, lui +remit tout un mois de sa retraite d'officier. «Ce sera pour le temps +que durera mon voyage, dit-il, car je pars.» La femme comprit qu'il ne +reviendrait pas, et le suivit du regard, tant qu'il fut en vue de la +maison, avec cet air de commisération et d'effroi qu'elles prennent +devant un mystère de souffrance qui passe. + +L'après-midi était très avancée lorsque M. de Kérédol rentra aux +Pépinières, fit avertir M. Maldonne, et s'enferma avec lui dans le +laboratoire. Une heure plus tard, le dîner réunissait, comme +d'habitude, les quatre hôtes du logis. Ils entrèrent dans la salle à +manger, les deux hommes encore animés par la discussion à peine +interrompue, Thérèse et madame Maldonne par l'autre porte, +silencieuses, pâles et gênées. Thérèse avait appris la nouvelle, d'un +mot de sa mère, il y avait peu de temps, et ses yeux, rougis par les +larmes, disaient assez son chagrin. Robert partait! + +Pour expliquer ce coup de théâtre, M. de Kérédol avait inventé un +prétexte quelconque, le plus invraisemblable peut-être qu'il eût pu +trouver: un héritage à recueillir, une parente lointaine, qui l'avait +institué légataire. Le temps et la présence d'esprit lui manquaient, +pour donner une apparence ingénieuse à cette fable. Il ne l'avait +guère défendue qu'en la répétant. M. Maldonne, après avoir d'abord +refusé de croire à la possibilité d'un départ, puis à la réalité du +motif, ne doutait plus de son malheur à présent, et n'avait guère le +cÅ“ur à discuter le reste. Il apercevait les Pépinières désertées, +l'intimité brisée, tant de projets abandonnés. Oh! dans cette surprise +du chagrin, comme sa vieille amitié avait bien sonné sous le coup! +Comme Robert avait reconnu l'accent vrai, la tendresse naïve et +dévouée qui l'avaient conquis, bien des années auparavant, pendant ses +campagnes d'Afrique! S'il s'était injustement exprimé, sur le compte +de cette loyale nature, maintenant, il reconnaissait son erreur. Il +réapprenait, dans l'épreuve mutuelle de l'adieu, ce que valait son +ami. + +Autour de la table, les quatre convives se taisaient. A peine des mots +échangés avec cérémonie, comme entre étrangers. Aucun n'osait ouvrir +son âme. Ils veillaient même sur leurs yeux, pour que toute leur +douleur n'y fût pas. + +M. de Kérédol, par excès de précaution, par un enfantillage d'esprit +qui avait son côté touchant, avait ouvert près de lui un carnet. De +temps en temps, il y inscrivait un chiffre, puis il semblait réfléchir +et se plonger dans des calculs difficiles. + +--Qu'est-ce que tu comptes ainsi? demanda M. Maldonne. + +--Oh! rien, répondit négligemment Robert, en fermant le carnet. Ce +sont des chiffres en l'air, des hypothèses. + +--Et elle vivait à Clamart, cette dame? + +--Oui, à Clamart. + +--Alors, c'est là que tu habiteras? + +--Probablement... je ne puis pas savoir encore... je verrai. + +M. Maldonne leva les épaules. Dans son chagrin même, lui, nature +optimiste et sans cesse remontante, il conservait quelque espérance, +celle au moins de retarder le départ de plusieurs jours, de plusieurs +semaines. Qui sait? En s'y prenant adroitement? Il laissa donc un peu +d'intervalle, pour retrouver,--autant que cela était possible en un +pareil moment,--un peu de sa manière ordinaire, qui était engageante +et bonne. + +--Je pense là , dit-il, à notre collection de tulipes. Nous pourrions, +si tu voulais, la partager demain ou après-demain? + +--La partager? Pourquoi? + +--Mais nous l'avons faite à frais communs, à peines communes. Tu +serais peut-être bien heureux, à Clamart... + +--Non, mon ami, répondit M. de Kérédol, en se penchant sur son +assiette, je n'emporterai rien... Tu ne peux te figurer combien je +tiens peu à tout cela maintenant. + +--Il y a aussi le catalogue, reprit M. Maldonne, le catalogue qui +n'est pas achevé. Nous l'avions commencé ensemble. Te rappelles-tu les +premières séances? + +--Oui. + +--Comme c'était bon! Deux heures par jour, au musée, tout seuls au +milieu des oiseaux, de notre Å“uvre presque vivante encore, levant les +ailes, dressant le cou, marchant autour de nous! Tu les aimais, ces +séances-là ! + +--C'est vrai! + +--Eh bien! je crois qu'en deux petites semaines de collaboration, +trois tout au plus, nous aurions terminé. + +--Impossible, Guillaume, je t'assure. + +Le naturaliste eut un geste d'impatience + +--Tu ne peux pourtant pas nous quitter demain? + +--Pardon, demain, dit Robert faiblement. + +--Matin? + +--Je ne sais pas encore, mon ami. + +M. Maldonne aurait peut-être insisté. Sa femme, jusque-là silencieuse, +l'interrompit. + +--Il faut le laisser libre, dit-elle. Tu vois que mon frère a autant +de chagrin que nous. S'il en a décidé ainsi, ce doit être mieux, j'en +suis convaincue. + +Robert la remercia d'un coup d'Å“il. Et la conversation s'arrêta. Mais +la même pensée continuait à les occuper tous quatre. + +Thérèse n'avait pas dit un mot. Elle avait remarqué que M. de Kérédol +évitait de la regarder, et qu'il baissait les yeux, quand elle levait +les siens vers lui. Le dîner achevé, il annonça qu'il sortait pour une +heure ou deux, s'enveloppa de son manteau à pèlerine, et prit la +porte. Thérèse le suivit. Elle le rejoignit sous les arbres de +l'entrée. M. de Kérédol ne l'avait pas entendue marcher derrière lui. + +--Parrain? + +Il se détourna, et, sous la lune voilée de cette nuit d'hiver, il +aperçut, tout près, le visage triste et les yeux suppliants de +Thérèse. + +--Parrain, reprit-elle, vous ne partez pas tout de suite? + +--Non, mon enfant, mais rentrez vite, vous n'avez pas de châle, +rentrez... + +--Peu importe le froid. Il faut bien que je vous parle, répondit-elle, +en s'abritant derrière une touffe d'arbustes verts, contre le vent qui +soufflait du fond du jardin. Et je veux vous dire... + +--Quoi donc, Thérèse? + +--Vous savez bien ce que je vous promis là -bas, sous la tonnelle? Vous +vous rappelez? + +--Oh oui! répondit-il, enveloppant de son regard l'enfant presque +confondue avec les ramures enchevêtrées du bosquet, et dont il ne +voyait guère que la petite tête inquiète sortant de l'ombre et tendue +vers lui... Oh oui! je me souviens... + +--C'est que, voyez-vous, mon parrain, M. Claude Revel paraît vouloir +m'aimer... + +--Il vous l'a dit? + +--J'en suis sûre, reprit-elle en rougissant. Vous vous en doutiez? + +--Moi? + +--Oui, vous l'avez deviné, je le sais. J'ai même pensé que cela +pouvait entrer pour quelque chose,--oh! pardonnez-moi de vous dire +tout ainsi,--dans vos projets, dans votre départ... + +--Comment pouvez-vous supposer? dit-il vivement... + +Elle sourit, parce qu'elle avait une idée aimable dans le cÅ“ur. + +--J'aurais dû dire: «dans votre retour», fit-elle. Je me trompe parce +que je suis un peu émue, mais vous allez voir que j'ai songé à vous. +Voici ce que j'ai décidé. Si M. Revel me demande, je répondrai: «A une +condition!» + +M. de Kérédol branla lentement la tête. + +--Attendez donc! «A une condition, c'est que rien ne sera changé aux +Pépinières, et que Thérèse continuera d'habiter avec son père, sa mère +et son cher parrain, le colonel.» Alors, puisque rien ne sera changé +aux Pépinières, une fois vos affaires terminées, vous serez bien tenté +de revenir? + +Elle souriait tout à fait. + +--Et vous savez, ajouta-t-elle, je crois qu'il acceptera... entre +nous, je le crois bien! + +Elle tendit les deux mains vers M. de Kérédol. Elle s'attendait à le +voir sourire aussi, l'attirer dans ses bras, la serrer sur son cÅ“ur, +mais non: il pressa à peine les doigts de sa nièce, et les laissa +retomber dans l'ombre. Ses traits se ridèrent au passage d'une émotion +douloureuse. + +--Ma petite Thérèse, dit-il, vous avez le meilleur cÅ“ur que j'aie +connu... mais cela ne se pourra pas... j'aurai trop... d'intérêts, +là -bas, pour ne pas rester... + +Et il s'éloigna, épouvanté d'avoir répondu par cette raison, brutale +autant que fausse, à cette innocente petite qui demeurait là , +stupéfaite, blessée au fond de l'âme que son oncle pût préférer un +intérêt quelconque à la vie des Pépinières. + +Comme il allait passer le seuil, il se détourna, et vit Thérèse +immobile dans la lumière vague, au milieu de l'allée. + +--Rentrez, ma Thérèse chérie! dit-il. + +Et sa voix avait toute la pure tendresse des jours lointains. + + * * * * * + +M. de Kérédol fit encore plusieurs courses en ville, et, sur le tard, +passa devant l'hôtel de Claude Revel. Il s'arrêta, sonna, et remit +entre les mains de Justine un billet ainsi conçu: + + «Monsieur, des affaires importantes et urgentes m'obligent à + partir demain matin. Je ne sais combien durera mon absence, + peut-être sera-t-elle longue. Je serais heureux de vous voir, et + de vous faire, avec mes adieux, des recommandations auxquelles je + tiens beaucoup. Je sortirai de la maison à sept heures précises. + Ayez la bonne grâce de vous trouver sur la route. Ne sonnez pas, + et montrez-vous le moins possible. Je vous en serai, monsieur, + sincèrement obligé. + + »R. comte de KÉRÉDOL.» + +Puis il revint très lentement aux Pépinières. + + + + +XI + + +Robert voulait éviter, pour les autres et pour lui-même, la scène +inutile de la séparation. Il n'avait averti ni sa sÅ“ur, ni M. +Maldonne, ni Thérèse. + +Levé avant l'aube, le lendemain, il avait, sans bruit, fait ses +préparatifs de départ. Il n'emportait qu'un peu de linge et quelques +livres, deux ou trois de ces pauvres manuels fatigués qui lui +rappelaient les premières années de l'enfance. «Le reste, disait-il, +dans une lettre laissée sur la commode, mes amies, ma bibliothèque, +me sera envoyé plus tard, si je le demande.» + +A tâtons, pour qu'on remarquât moins sa fuite, il descendit +l'escalier, sa valise à la main, traversa le couloir, et se trouva +dehors, dans la brume d'où l'ombre de la nuit commençait à se retirer. +Si maître qu'il fût de lui-même, ou plutôt si décidé à ne pas montrer +de faiblesse, il ne put s'empêcher de se détourner, et de regarder une +dernière fois la chère maison. Elle était close, terne, comme +affaissée dans le sommeil et dans la nuit. Les feuilles des lierres et +quelques rames sanglantes de vigne vierge pendaient, lourdes de +brouillard. Des gouttes d'eau s'en échappaient, et tombaient à terre, +une à une, comme des larmes. Personne n'assistait à ce suprême adieu. +Pas un regard pour répondre à celui qui embrassait douloureusement +toutes ces choses familières. «Cela vaut mieux ainsi», murmura M. de +Kérédol. Et, redressant sa tête énergique de vieil officier, +retroussant la pointe de ses moustaches pour se donner un air de +bravoure, il continua rapidement son chemin. La petite porte découpée +dans le grand portail s'ouvrit, et se referma discrètement. L'exil +était commencé. + +Devant lui, Robert aperçut une forme humaine, et, supposant bien que +c'était Claude, il s'efforça de se raidir encore, pour ne pas trop +révéler sa souffrance. Mais sa pâleur, l'espèce d'égarement et +d'effarement de son visage le trahissaient si bien, que le jeune +homme, en le voyant s'approcher, lui dit: + +--Êtes-vous malade, monsieur? + +--Si ce n'était que cela! répondit M. de Kérédol. Mais je pars, +monsieur, je pars! + +--Votre billet d'hier soir me l'apprenait. Vous me demandiez de venir. +Me voici. + +--Oui, répondit M. Robert en lui tendant la main, je vous remercie... +Ayez la bonté de m'accompagner. Je vous expliquerai... mais, pas +ici... + +--Volontiers, monsieur. Vous n'avez personne pour porter votre valise? + +--Plus bas, je vous prie, je ne veux pas qu'on se doute... non, +monsieur, je n'ai personne. + +--Alors, permettez-moi de vous aider, dit Claude. + +Il prit une des poignées de la valise, et tous deux, s'écartant un peu +l'un de l'autre pour partager le poids, se mirent en route. M. de +Kérédol marchait d'un pas mal assuré, du côté que longeait le mur, la +tête à demi tournée vers les branches, qui appuyaient leurs dentelures +mouillées parmi les mousses poilues et les pariétaires. Après quelques +mètres, il s'arrêta. + +--Écoutez! dit-il. + +Dans la langueur froide du matin, un petit sifflement très doux +s'élevait près d'eux. + +--C'est un rouge-gorge, dit Claude. + +--Vous le voyez? + +--Il est là , sur l'arête du mur. + +--Je le connais, répondit M. Robert; il nous suivait souvent... + +Il y avait, dans ce pluriel, une pensée si triste, que M. de Kérédol +continua sa route, les yeux baissés. + +Un peu plus loin, il demanda: + +--Suit-il encore? + +--Oui, le voilà qui sautille de branche en branche. + +--C'est le seul qui soit venu! murmura M. de Kérédol. + +Quand il eut dépassé la limite du domaine, son pas devint plus ferme +et plus rapide. Robert se hâtait, poussé, sur ce chemin de l'exil, par +ses engagements de la veille, et par sa propre faiblesse, qu'il ne +sentait que trop disposée à une défaite. Il y avait encore une lutte +dans son âme. Claude en devinait quelque chose, et respectait le +silence de son compagnon. La brume, chassée par le vent, laissait +tomber maintenant des rayées de soleil, çà et là . Devant eux, les +cabarets de la banlieue s'ouvraient, guettant les maraîchers. Des voix +d'enfants, s'échappant par les fenêtres, se mêlaient au roulement des +carrioles. Entre les deux voyageurs, la valise se balançait d'un +mouvement régulier. + +Au moment où ils allaient entrer dans la ville: + +--Monsieur Claude, dit M. de Kérédol en se détournant pour regarder +par-dessus son épaule, j'ai les yeux si mauvais, ce matin, que je +distingue à peine ma route... voyez-vous encore la maison? + +--Grosse comme une fève blanche. + +Robert soupira profondément. + +--Toute la joie de ma vie est derrière moi! dit-il. + +Et il ajouta, sans transition apparente: + +--Voulez-vous bien oublier ma vivacité d'hier, monsieur? + +--C'est déjà fait, répondit Claude. + +--Vous avez pu voir en moi un adversaire, reprit M. de Kérédol... +J'aurai du moins le bonheur de ne vous avoir pas nui... je +m'éloigne... + +--Je suis convaincu, dit le jeune homme, qu'en tout cas votre +opposition n'eût pas duré! + +--Vous avez raison, répondit gravement M. de Kérédol. + +Ils s'engagèrent dans les rues, de plus en plus peuplées, où les +boutiques, les fenêtres, les cours d'auberges s'éveillaient. Le vieil +officier ne faisait nulle attention à cette vie renaissante du +faubourg qui, tant de fois, avait amusé son oisiveté. Des vendeuses de +lait qu'il connaissait, belles filles aux joues fraîches des bords de +la Loire, penchant leurs pots de fer-blanc d'où coulait un flot +mousseux dans les plats des ménagères, lui faisaient un signe d'amitié +qu'il ne remarquait point. Derrière leur étal, des marchands +auxquels il causait volontiers, en flânant, le considéraient avec +étonnement, et le suivaient des yeux. Plusieurs saluèrent, auxquels il +ne répondit pas. Le sifflet des locomotives en manÅ“uvre, dans les +tranchées, là -bas, parut seul le tirer de la torpeur où il était +plongé. M. Robert tressaillit, et retomba dans son rêve. Il semblait +avoir tout oublié du monde réel qu'il traversait, tout, jusqu'à la +présence de ce jeune homme un peu intimidé, hésitant devant cette +douleur muette, et qui se demandait: «Quelles recommandations avait-il +donc à me faire? Il ne me dit plus rien.» + +Tous deux arrivèrent à la gare, et déposèrent la valise à terre, au +milieu de la salle d'entrée, presque déserte. Jusque-là , M. de Kérédol +s'était fait violence pour ne pas pleurer; mais, voyant que tout était +fini, que la dernière minute allait sonner, que, désormais, rien +n'arrêterait son départ, tout à coup, il attira Claude contre sa +poitrine, et, sanglotant, penché sur l'épaule du jeune homme et le +serrant à l'étouffer: + +--Mon enfant! mon enfant! aimez-la bien... aimez-la follement.... moi +aussi, je vous la donne! + +Puis, avant que Claude, stupéfait, eût pu répondre, il s'écarta de +lui. Son visage avait une expression de prière et de tendresse +inquiète. + +--Je vous en supplie, dit-il en joignant les mains, faites attention, +le soir... qu'elle soit bien couverte... elle est délicate... moi, +j'avais souvent un châle pour elle... oh! dites, quand elle sort +aussi, le matin, de bonne heure... elle est imprudente... chère, chère +petite Thérèse!... + +Il regarda, par la haute baie vitrée, du côté où se trouvaient les +Pépinières. + +--Je vous remercie d'être venu, ajouta-t-il plus posément... +Dites-leur adieu pour moi... Allez... je n'en puis plus guère, +voyez-vous!... allez, mon ami; merci!... + +Claude, très ému, sachant bien que les mots n'ont plus de sens devant +certaines douleurs, ne répondit rien, et le quitta. Plusieurs fois il +se détourna, et l'aperçut, immobile à la même place, le front caché +dans les mains, tandis que les hommes d'équipe enlevaient la valise, +et interrogeaient inutilement: «Où allez-vous?» + +Quand Claude eut disparu, M. de Kérédol reprit sur lui-même le plein +empire qu'il avait d'habitude, et, entendant pour la première fois la +question que l'employé lui posait pour la dixième peut-être, dit, de +son air de commandement: + +--Où je vais? mais je n'en sais rien encore. Attendez-moi! + +Il s'approcha de la bibliothèque, au fond de la salle, et chercha un +annuaire militaire. + +Il en découvrit un, l'ouvrit, parcourut rapidement une première page. + +--Mon ancien régiment, murmura-t-il à demi-voix, sans s'occuper des +passants qui l'observaient... 2e chasseurs... colonel? inconnu de +moi... lieutenant-colonel? commandants? tous inconnus... plus +personne, plus de famille du tout, mon pauvre Robert!... + +Il tourna la page. + +--1er chasseurs... ah! commandant de Bernier, en voilà un... nous nous +sommes connus... beaucoup même, c'était presque un ami... autant là +qu'ailleurs! + +Il ferma rapidement le livre, le replaça dans le rayon, traversa la +salle, et, se baissant vers le guichet: + +--Première, Alger. + +--Nous ne délivrons pas de billet direct pour Alger, monsieur. + +--Province! dit M. de Kérédol, comme si, déjà , les dix-huit années de +séjour dans cette ville s'étaient effacées pour lui. + +Et, se penchant de nouveau: + +--Alors, première Paris. J'irai en deux étapes. +. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . + + + + +XII + + +Quelques mois plus tard, au commencement du printemps, Claude et +Thérèse étaient fiancés. Ce fut, pour les hôtes des Pépinières, +éprouvés par le brusque départ de M. de Kérédol, comme une +résurrection. Toutes les tendresses auxquelles Robert avait dû se +dérober se renouèrent autour de Claude, et plus encore. M. Maldonne +déclara qu'il retrouvait dans le jeune homme beaucoup des qualités +artistes de son ancien ami; madame Maldonne l'adopta comme un fils; +Thérèse l'aima. Les allées, au-dessus desquelles commençait à +s'étendre la verdure étoilée des premières feuilles, revirent bien des +fois la scène qu'elles avaient déjà vue. Les deux fiancés s'y +promenèrent, éprouvant à s'interroger, à se connaître de mieux en +mieux, une joie qui se renouvelait, une série de surprises heureuses. +Le moindre goût commun, une idée pareille, une petite joie partagée +leur semblaient des trésors. Ils ne se disaient que des choses très +simples, avec des mots qui n'étaient pas différents de ceux dont ils +usaient avec tout le monde: et cependant, il leur venait un +ravissement de s'écouter l'un l'autre. Quand ils parlaient +d'avenir,--et c'était bien souvent,--Thérèse se sentait remuée, +tremblante d'une crainte exquise. Elle aurait voulu marcher les yeux +clos, mais marcher encore plus vite vers ce lendemain inconnu. + +Ils s'aimaient. + +Une après-midi d'avril, ils causaient dans le salon des Pépinières, +près de la fenêtre. Claude avait repris ce sujet, qu'ils n'arrivaient +pas à épuiser, de leur première entrevue, de l'impression qu'il en +avait emportée, des songeries ensuite. Dans le fond de l'appartement, +madame Maldonne travaillait, distraite. Thérèse écoutait. Ses yeux +erraient sur la verdure pâle du jardin, que le soleil échauffait et +déroulait de toutes parts. Un moment, elle laissa tomber la causerie. +Puis elle dit, regardant Claude: + +--Voulez-vous venir avec moi? + +--N'importe où. + +--Une promenade un peu triste? + +--Si vous en êtes, elle ne le sera pas. + +--Nous la devons, oui, nous la lui devons bien. + +--De qui parlez-vous, Thérèse? + +--Vous verrez! Mère, vous acceptez? + +Pour toute réponse, madame Maldonne se leva, et alla prendre son +chapeau. Où allait-elle? Peu lui importait. Elle accueillait comme +une grâce toute occasion de suivre et de sentir encore à ses côtés +l'enfant qu'elle allait perdre. L'adieu pleurait en elle, goutte à +goutte et toujours. Mais elle n'en disait rien: ce sont là de ces +chagrins qu'on doit taire, parce qu'ils viennent du bonheur des +autres. Elle se leva donc, et tous trois sortirent de l'enclos, dans +la direction de la ville. + +A mi-chemin, ils s'enfoncèrent dans un sentier de banlieue +qu'emplissait la senteur chaude des primevères. Thérèse avait son but, +qu'elle n'avouait pas encore. Elle était moins expansive et moins +rayonnante que de coutume. Madame Maldonne enveloppait ses deux +enfants d'un regard attendri, contente d'avoir sa place et de jeter +son mot dans la conversation tranquille et lente qui s'échangeait +entre eux. + +Brusquement, à un détour, de longs murs se dressèrent, avec des sapins +et des ifs pointant par-dessus. + +--Je comprends, dit Claude en remerciant + +Thérèse du regard, c'est une jolie pensée. + +Ils se turent en pénétrant dans le cimetière. Le même songe sans doute +de la fragilité de leur joie, le même frisson tomba pour elle et pour +lui, qui s'aimaient, des arbres noirs témoins de tant de larmes. +Thérèse et Claude se séparèrent l'un de l'autre, et Thérèse, par un +dernier instinct d'enfant effrayée, pour traverser l'avenue encore +molle et marquée de traces de roues, chercha le bras de sa mère. + +Où est la tombe du petit Jean? Là , assurément, dans ce massif immense +de croix blanches ou noires, presque toutes égales, pressées les unes +contre les autres. Il y a, sur les tertres verts, plus ou moins +affaissés selon la date, tout le naïf étalage des tendresses +misérables, poignées de fleurs, rosiers, lierre taillé, clématites +piquées dans un vase de verre bleu apporté des mansardes, couronnes +grosses comme le poing et qui durent peu. A quoi bon durer? Les +pauvres, sous la terre comme dessus, logent au mois. Tout cela sera +bouleversé, détruit, remplacé bientôt. Où donc est la tombe du petit +Jean? + +La voici. Thérèse l'a découverte. «A Jean Malestroit, onze ans, trois +mois, huit jours, ses parents inconsolables.» Au pied de la latte de +bois peinte, sont trois jacinthes en ligne et un brin de chrysanthème, +qui doit venir de l'unique gerbe arrosée par la mère, là -bas, près du +pigeonnier. La jeune fille s'est agenouillée dans l'étroite allée, +Claude à côté d'elle, madame Maldonne un peu plus loin. Il leur semble +à tous revoir la figure éveillée de l'écolier, et ses cheveux roux que +le soleil, à cette heure, eût fait étincelants. Et Thérèse, après +avoir prié tout bas, s'est mise à dire à demi-voix, tournée vers +Claude, tout émue et sérieuse: «O notre petit Jean, enfant qui nous a +réunis, je t'aimais bien quand j'étais seulement ta marraine. A +présent, je ne pourrai plus penser au début de cette vie nouvelle où +j'entre, sans me souvenir que tu en as été l'occasion douloureuse. O +petit Jean, maintenant dans la puissance et dans la joie, parmi les +anges de Dieu, veille sur nous, protège-nous!» + +--Amen! répondit Claude. + +Ils se relevèrent ensemble, et ils se sourirent. Étrange succession +que nous sommes d'impressions qui se heurtent et se chassent comme des +nuées! Déjà ils ne pensaient plus au petit marchand d'ombre. Un +souffle avait passé. L'enchantement de la vie les avait ressaisis. Ils +s'éloignèrent, sans même jeter un dernier coup d'Å“il derrière eux, et +regagnèrent côte à côte, pressant le pas, uniquement occupés de leur +amour, la campagne ouverte et pleine de soleil. + +Étaient-ce bien les mêmes sentiers? En quelques minutes, tout avait +changé d'aspect. Le jour s'était fait plus pur et plus beau. +Par-dessus les haies d'aubépine qu'ils longeaient, le front levé, les +yeux en joie, ils regardaient l'azur pâle, ils se regardaient +ensuite, et trouvaient de quoi se sourire encore. Une même chanson +divine leur chantait dans l'âme. Ils l'entendaient en eux-mêmes, ils +la devinaient dans le cÅ“ur de l'autre. Les alouettes dans les blés +clairs, les alouettes toutes folles aussi, s'envolaient en secouant +leurs ailes, et saluaient l'heure unique, l'heure où toutes les +espérances se lèvent, pour garder le nid qu'on va bâtir. Des paysans, +çà et là , s'arrêtaient de bêcher. Quelque chose leur disait que le +bonheur passait. Puis, après une pause, égayés ou jaloux, ils se +courbaient de nouveau. Et les fiancés continuaient leur route, +triomphants, enviés, rois du chemin, et le sachant. + +Derrière eux, la mère venait, oubliée. Mais elle jouissait d'avoir +donné le jour à cette créature heureuse qui marchait devant elle. Elle +se souvenait. A voir l'expression de son visage, on pensait à ces +premières fleurs d'une grappe, à demi fermées, penchées, comme une +image prophétique, au-dessus des jeunes qui éclatent. + +Les Pépinières s'ouvrirent bientôt devant eux. Ils entrèrent. +Quelqu'un les attendait avec impatience. C'était M. Maldonne, qui +faisait, pour la vingtième fois, le trajet du portail à la maison. + +--Vite! vite! cria-t-il: il est arrivé une surprise pendant votre +absence! + +Thérèse, Claude et madame Maldonne se hâtèrent, moins curieux de la +nouvelle que désireux de plaire au vieux maître des Pépinières. +Celui-ci les emmena près de la serre, où, sur une table de jardin, il +avait fait poser un mannequin d'osier. + +--Voici l'objet, dit-il. Il est adressé à M. Claude Revel, aux +Pépinières. + +--Est-ce possible? fit Thérèse en riant. Vous voyez, Claude, on nous +croit mariés. C'est peut-être un présent? + +--D'où vient-il? demanda Claude. + +--Ma foi, dit M. Maldonne, bien fin qui le devinera: toutes les +étiquettes sont tombées dans le voyage. + +Thérèse, qui s'était penchée, saisit quelques brins d'herbes, entre +deux mailles de l'osier, et dit, en devenant toute rose d'émotion: + +--Cela vient d'Afrique. Voici de l'alfa. + +Une même pensée, à ce nom qui évoquait tant de souvenirs, assombrit le +petit cercle rangé autour de la table. + +--Puisque cela m'est adressé, dit Claude, c'est à vous d'ouvrir, +Thérèse. + +Légèrement, en trois coups de canif, Thérèse brisa les liens qui +attachaient le couvercle, et le souleva. Elle écarta de la main une +jonchée d'herbes sèches. Des plumes apparurent, des plumes couleur de +ciel. + +--La sarcelle bleue! s'écria M. Maldonne. Et splendide! Et intacte! + +Il tenait déjà l'oiseau par le bec, et le considérait en le retournant +au soleil. De dessous l'aile, un papier plié tomba. + +--Un billet! dit Claude, en se baissant. + +Il n'y avait qu'une seule ligne. Claude la parcourut, et puis, tandis +qu'ils l'observaient tous, bien émus, il lut à haute voix: + + «Tuée par le comte de Kérédol, au bord du Chot-el-Beïda.» + + +FIN + + +ÉMILE COLIN--IMPRIMERIE DE LAGNY + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of La Sarcelle Bleue, by René Bazin + +*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 44236 *** diff --git a/44236-h/44236-h.htm b/44236-h/44236-h.htm new file mode 100644 index 0000000..ce1fec7 --- /dev/null +++ b/44236-h/44236-h.htm @@ -0,0 +1,8274 @@ + <!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD XHTML 1.0 Strict//EN" + "http://www.w3.org/TR/xhtml1/DTD/xhtml1-strict.dtd"> + <html xmlns="http://www.w3.org/1999/xhtml" lang="fr" xml:lang="fr"> + <head> + <meta http-equiv="Content-Type" + content="text/html;charset=UTF-8" /> + <meta http-equiv="Content-Style-Type" content="text/css" /> + <title> + The Project Gutenberg's eBook of La Sarcelle Bleue, by René Bazin</title> + <link rel="coverpage" href="images/cover.jpg" /> + <style type="text/css"> + + h1,h2 { + text-align: center; 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Savez-vous, +mon parrain, que vous ne m'avez pas +encore fait compliment de mon dessus de +clavier? Regardez: tout au passé, vieux rose +et vieil or sur fond blanc. Est-ce joli?</p> + +<p>—Ce sera surtout inutile.</p> + +<p>—Oh! inutile! dit Thérèse, en penchant sa +tête blonde sous le rayon de la lampe, pour +<span class="pagenum"><a id="Page_2"> 2</a></span> +nouer un brin de soie derrière la bande de +drap. Et quand ce serait? Je fais assez de +choses utiles, ici, monsieur mon oncle et +parrain, pour avoir le droit de broder le soir +un tapis de piano.</p> + +<p>—On dirait une robe de cour!</p> + +<p>—Eh bien?</p> + +<p>—Pour un logis comme les Pépinières, +Thérèse!</p> + +<p>—Justement, c'est ce qui me plaît, à +moi: des dessins qui courent bien, des couleurs, +de la soie, de la laine fine. Riez, si +vous voulez: cela repose les doigts, les yeux, +le cœur. N'est-ce pas, mère?</p> + +<p>En face, de l'autre côté du guéridon, une +femme encore jeune, vêtue d'une robe foncée +à gilet mauve, leva la tête, en laissant +retomber posément ses deux mains qui +tenaient une dentelle au crochet. Ses yeux +bruns très calmes, l'ovale plein de ses joues, +la bouche mince et un peu longue, la ligne +noble des épaules, attestaient en elle une race +<span class="pagenum"><a id="Page_3"> 3</a></span> +affinée. A droite, un petit homme tout blanc +et tout nerveux, ridé, l'œil gris, les cheveux +foisonnants autour d'une calotte de velours, +la barbe divisée en deux pointes, comme +une queue d'hirondelle, se redressa à demi +dans le fauteuil où il sommeillait.</p> + +<p>Elle et lui sourirent du même air de ravissement, +en regardant Thérèse, et la mère +dit:</p> + +<p>—Oui, ma mignonne.</p> + +<p>—Ce sera charmant, ajouta le père; +surtout l'oiseau de paradis. Mais il faudra +un peu arrondir les ailes.</p> + +<p>—Comme ceci, n'est-ce pas? demanda +Thérèse, en dessinant, du bout de son petit +doigt, une ligne idéale sur la bande brodée.</p> + +<p>M. Maldonne ferma les paupières, en signe +d'assentiment, et se renversa doucement en +arrière, sans cesser de sourire.</p> + +<p>—Alors, Thérèse, vous ne m'écoutez pas? +dit Robert. Vous ne voulez pas que je raconte...</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_4"> 4</a></span> +—Mais si! mais si! répondit la jeune fille, +en se posant bien droite sur sa chaise et saisissant +son aiguille. Je vous écoute avec +recueillement. Mais dites-moi d'abord quel +âge elle avait, votre marquise Gisèle? Seize +ans? Dix-sept ans comme moi?</p> + +<p>—Elle était mariée.</p> + +<p>Thérèse eut une petite moue qui seyait +bien à son visage très jeune.</p> + +<p>—C'est moins intéressant, fit-elle.</p> + +<p>—Vous trouvez? reprit Robert. Il y avait +si peu de temps qu'elle était mariée, deux +ans à peine, et elle aimait son mari. C'était +autrefois, Thérèse, quand il existait beaucoup +de grandes forêts avec peu de routes +au travers. Le marquis fut obligé de partir +pour la guerre, et, en partant, il dit à +sa femme: «Vous aurez sans doute à +repousser les attaques de nos ennemis. Je +sais qu'ils ont juré de vous enlever par la +force. Mais les murailles sont solides. Je vous +laisse de bons hommes d'armes, et j'ai confiance +<span class="pagenum"><a id="Page_5"> 5</a></span> +en vous. Au revoir, ma petite Gisèle!» +«Au revoir!» répondit la dame, et le seigneur +s'éloigna.</p> + +<p>—Les seigneurs de ce temps-là , interrompit +Thérèse, c'était comme les officiers +de marine, toujours en route. Mon amie +Henriette, qui a épousé un lieutenant de +vaisseau...</p> + +<p>Elle s'arrêta devant le mouvement d'impatience +de Robert.</p> + +<p>—Je vous fâche, murmura-t-elle. Tenez, +je ne dirai plus rien, absolument rien. Je +vous le promets!</p> + +<p>—Vous saurez donc, Thérèse, que le marquis +ne s'était pas trompé. Le château fut +assiégé. Tout le monde fit son devoir. Mais, +avec le temps, la famine arriva. Bientôt, il +n'y eut plus qu'un peu de farine de seigle +pour la garnison et un peu de froment, +dont on faisait chaque jour un pain pour la +châtelaine. Les bœufs, les moutons, les chevaux +même avaient été mangés. Un seul +<span class="pagenum"><a id="Page_6"> 6</a></span> +vivait encore, la jument de la marquise +Gisèle, une haquenée grise, rapide et pommelée +comme un nuage. Pour la nourrir, +l'écuyer, qui savait combien sa maîtresse la +chérissait, trompait la surveillance de l'ennemi, +et descendait la nuit dans les fossés, +cueillant lui-même des herbes, des roseaux, +des feuilles d'arbres qu'il rapportait sur ses +bras couverts de peau de daim, ou bien il +faisait couper les plantes parasites qui +poussent aux fentes des pierres, les mousses, +les pariétaires, le fumeterre à fleur rose, +dont le donjon avait une couronne, en temps +de paix. Malgré tant de prévenances, la +pauvre bête maigrissait à vue d'œil. «Sire +écuyer, disait la marquise, mieux vaudrait +la tuer comme les autres et la partager +entre mes hommes d'armes? Car je sens bien +que je n'irai plus avec elle, mon oiseau sur +le poing, chasser les hérons et les perdrix +de mon seigneur. Lui et moi, plus jamais +nous ne sortirons ensemble par la porte qui +<span class="pagenum"><a id="Page_7"> 7</a></span> +ouvre sur la forêt.» Mais l'écuyer la rassurait, +et refusait de tuer la haquenée..</p> + +<p>Robert, qui levait volontiers les yeux au +plafond, lorsqu'il racontait, les abaissa en +ce moment vers Thérèse. L'immobilité et le +silence de sa filleule l'étonnaient. Il remarqua +que la bande de drap était à moitié échappée +aux mains de la jeune fille. Une des extrémités +avait roulé à terre. L'autre n'était +maintenue sur les genoux de Thérèse que +par trois doigts roses qui n'avaient plus +guère conscience de leur rôle. La jolie tête +blonde commençait à fléchir vers l'épaule, +et rencontrait déjà le rayon d'or de la +lampe.</p> + +<p>Robert était susceptible. Mais il y avait +une créature au monde qu'il aimait mieux +que lui-même. C'était l'enfant qui ne l'écoutait +plus. Après une pause, si légère, que +ni le père ni la mère, dont la pelote de fil +en se déroulant faisait un bruit de souris, +ne s'en aperçurent, il reprit, d'une voix +<span class="pagenum"><a id="Page_8"> 8</a></span> +plus basse, un peu chantante et berceuse à +dessein:</p> + +<p>—Un jour enfin, triste, l'écuyer se présenta +devant la châtelaine, et lui annonça +qu'il n'y avait plus de vivres, que les plus +vaillants de la garnison étaient morts ou +blessés, et qu'il fallait se rendre. Alors...</p> + +<p>Un petit soupir, le soulèvement léger +d'un cœur que le songe habite, avertit Robert +du succès de son histoire. La tête de la +jeune fille, tout inclinée à gauche, était à +moitié dans la lumière et à moitié dans +l'ombre.</p> + +<p>—Alors, dit Robert en haussant la voix, +il arriva que Thérèse Maldonne s'endormit, +en écoutant l'histoire de son parrain!</p> + +<p>Elle se redressa vivement, et, souriante, +avant même de pouvoir ouvrir les yeux:</p> + +<p>—Oh! pardon, fit-elle. Je crois que +je dormais! C'était pourtant bien joli, les +pariétaires, les mousses, le fumeterre du +donjon!</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_9"> 9</a></span> +—Il y a longtemps que nous n'en étions +plus là , ma pauvre Thérèse!</p> + +<p>—Tu meurs de sommeil, dit madame +Maldonne, sur le visage de laquelle, à +la moindre alerte, une ombre d'inquiétude +maternelle passait.—J'ai peur que +tu ne te sois fatiguée, tantôt, avec cette +treille...</p> + +<p>Thérèse fixa les yeux sur ceux de Robert +pour y lire son pardon, qui s'y trouvait, +d'ailleurs.</p> + +<p>—C'est fini, dit-elle en passant la main +sur ses paupières.</p> + +<p>—Non, répondit Robert. Allez recommencer +là -haut. Les enfants doivent se coucher +de bonne heure.</p> + +<p>—Et l'histoire de Gisèle, nous la finirons +demain, alors?</p> + +<p>—Ou jamais, murmura-t-il avec un peu +d'amertume.</p> + +<p>—A propos, reprit Thérèse, sans l'avoir +entendu, que faisons-nous demain? +<span class="pagenum"><a id="Page_10"> 10</a></span></p> + +<p>—Comme tous les jours: ce que vous +voudrez.</p> + +<p>—Non, dit-elle gentiment, ce que vous +désirez, vous.</p> + +<p>—Eh bien, une promenade au bois de +Laurette? Il y a si longtemps que nous n'y +sommes allés!</p> + +<p>—Je veux bien. Tenez, je mettrai le chapeau +à coquelicots que vous aimez.</p> + +<p>—C'est cela.</p> + +<p>—Pour vous, parrain, rien que pour +vous! Car il n'y a que des loriots, là -bas.</p> + +<p>Robert sourit un peu tristement. Elle +s'était baissée pour ramasser la bande +tombée sur le parquet, puis elle s'était +redressée, debout, épanouie, retenant de ses +deux bras allongés l'étoffe qui barrait sa +jupe. Ses doigts se mêlaient aux lames luisantes +de la broderie.</p> + +<p>—Savez-vous, Thérèse, dit-il, que le +jeune rose ne fait pas mal du tout sur le +vieux rose?</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_11"> 11</a></span> +—Toujours complimenteur! répondit la +jeune fille.</p> + +<p>Elle lui tendit la main, embrassa son +père, sa mère, et, glissant vers la porte +avec un bruissement de bottines qui craquent +et de rubans qui volent, elle disparut.</p> + +<p>Tous trois la suivirent des yeux. Elle +était toute leur joie. Mais déjà M. et madame +Maldonne s'étaient retournés vers +la lampe, et remuaient leurs fauteuils en +les rapprochant l'un de l'autre, comme il +arrive, par instinct, dès qu'une réunion +s'émiette, et Robert fixait encore la porte +par où Thérèse s'en était allée. Devant son +regard immobile une vision passait, de +celles qui troublent le cœur. Et cependant +il n'était pas, à proprement parler, un +rêveur, et sa physionomie révélait plutôt +une nature énergique, douée pour l'action. +Il avait toute l'apparence, le geste, l'allure +d'un officier de cavalerie qui commence à +<span class="pagenum"><a id="Page_12"> 12</a></span> +perdre de sa sveltesse première: sur ses +épaules un peu épaisses, la tête fine et bien +plantée, faite pour le casque; les cheveux +bruns, coupés en brosse, à peine grisonnants +aux tempes; le nez droit, les joues +plates, la moustache courte et la barbiche +en pointe. L'œil était bleu sombre, ferme, +intelligent, le sourire discret et nuancé. Ses +vêtements indiquaient un goût d'élégance +légèrement trahi par la fortune: une +jaquette luisante çà et là , un gilet blanc, et, +sous un pantalon large, des bottes vernies +qui faisaient valoir le pied nerveux d'un +marcheur.</p> + +<p>L'élégance relative de Robert ressortait +d'autant mieux que rien autour de lui, ni la +robe très simple de madame Maldonne, ni le +complet de toile blanche de son mari, ni +dans l'ameublement du salon qui servait +aussi de salle à manger, ne prêtait à la +même remarque. Le papier, à grands +ramages, datait des premiers temps de l'invention; +<span class="pagenum"><a id="Page_13"> 13</a></span> +les fauteuils de cuir brun, montés +sur bois d'acajou, ne relevaient d'aucun +style, et l'unique ornementation, assez singulière, +il est vrai, consistait en oiseaux empaillés, +disposés le long des murs et sur la +cheminée.</p> + +<p>M. Maldonne, dont le départ de Thérèse +avait secoué l'esprit, se pencha vers sa +femme, et, prenant le peloton où elle venait +de piquer le crochet d'ivoire, le posa sur le +guéridon. Madame Maldonne frotta l'une +contre l'autre ses mains effilées et lasses +d'avoir travaillé.</p> + +<p>—Elle est un peu rouge, ce soir, dit-elle +à demi-voix.</p> + +<p>—Je trouve aussi, répondit M. Maldonne: +qu'a-t-elle donc fait?</p> + +<p>—Des folies. Figure-toi qu'elle s'est mise +en plein midi à épamprer une treille de +chasselas!</p> + +<p>—En juillet! Et par cette chaleur!</p> + +<p>—Prétendant qu'elle connaissait le pied +<span class="pagenum"><a id="Page_14"> 14</a></span> +de vigne, qu'elle aurait ainsi des primeurs... +Et elle n'avait pas de chapeau!</p> + +<p>—Pas de chapeau! répéta M. Maldonne +en levant les yeux d'un air de stupéfaction +et de mécontentement.</p> + +<p>Puis, sur son visage mobile, éclairé par +la lampe, cette première impression s'effaça. +Quelque chose d'attendri, une joie inopinément +éclose, presque une larme heureuse +y parut. Il regarda sa femme, et dit:</p> + +<p>—Est-elle enfant encore, notre Thérèse!</p> + +<p>Madame Maldonne, les cils baissés, cambrant +sa taille mince, savourait à sa manière, +plus froide, plus retenue, la même impression +secrètement égoïste. Un sourire infiniment +léger, très doux aussi, relevait le coin +de sa bouche.</p> + +<p>—Oh! oui, répondit-elle, bien enfant, +Dieu merci! Tout à l'heure elle dormait +pour tout de bon, la tête sur l'épaule, comme +aux premières veillées, quand elle avait +douze ans. Chère petite! Elle a bien le temps +<span class="pagenum"><a id="Page_15"> 15</a></span> +de grandir et de devenir jeune fille. N'est-ce +pas, Robert?</p> + +<p>Tiré du songe qui le tenait, Robert détourna +vers ses hôtes son regard où de +tout autres pensées, assurément, flottaient +encore.</p> + +<p>—Es-tu silencieux! reprit M. Maldonne. +Nous disions que Thérèse était une vraie +enfant. Est-ce ton avis?</p> + +<p>—Hélas!</p> + +<p>—Tu trouves?</p> + +<p>—Je trouve tout le contraire, mon pauvre +ami. C'est une jeune fille. Et je le déplore!</p> + +<p>—Allons donc! Ni Geneviève, ni moi...</p> + +<p>—Non, vous ne le voyez pas, vous autres, +mais je vous le dis, moi, elle se transforme, +elle grandit, elle est déjà toute grande!</p> + +<p>—Et la preuve?</p> + +<p>—Elle dort à mes histoires!</p> + +<p>—C'est qu'elle était lasse.</p> + +<p>—Du tout, car elle ne faisait que bavarder +et rire tout à l'heure.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_16"> 16</a></span> +—Alors, c'est que tes histoires sont ennuyeuses.</p> + +<p>—Non, puisqu'elles l'ont amusée, quand +elle était enfant. Mes histoires sont restées +les mêmes, Guillaume, et c'est Thérèse qui +a changé.</p> + +<p>M. Maldonne leva les épaules, en signe +d'incrédulité.</p> + +<p>—Je vous prie de m'excuser, Geneviève, +ajouta Robert, si je me retire un peu tôt. Je +ne sais pas si c'est le soleil, mais je me sens +la tête un peu lourde.</p> + +<p>—Comme vous voudrez, mon cher.</p> + +<p>—Je l'aurais parié! s'écria M. Maldonne +en riant. Quand Thérèse n'est plus là , sous +un prétexte ou sous un autre, Robert trouve +moyen de nous fausser compagnie.</p> + +<p>—Je t'assure, Guillaume...</p> + +<p>—Va! va! mon ami, le premier article +de notre règlement de vie, aux Pépinières, +c'est la liberté, n'est-ce pas? Uses-en comme +il te conviendra. Seulement, dis-moi, quand +<span class="pagenum"><a id="Page_17"> 17</a></span> +reprendrons-nous le catalogue? Demain?</p> + +<p>Robert fit un geste évasif, indiquant l'absolu +détachement.</p> + +<p>—Après la promenade, dit-il, peut-être...</p> + +<p>—Peut-être! Jamais d'engagements précis +avec toi. Voilà pourtant un beau travail, +toute notre expérience, toutes nos recherches +et si près d'être achevé! Tiens, moi, dix fois +le jour, je le vois, ce volume imprimé: +«Catalogue raisonné des oiseaux du département, +contenant l'énumération de toutes +les espèces et variétés, par Guillaume Maldonne, +conservateur du musée d'histoire +naturelle, avec...» Voyons, Robert, faudra-t-il +ajouter la ligne qui t'associera à la gloire +de l'œuvre: «Avec la collaboration de Robert +de Kérédol?» Est-ce pour demain?</p> + +<p>—Pas probable... Je n'y suis plus.</p> + +<p>—Sais-tu que tu es affreusement paresseux?</p> + +<p>Robert se leva.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_18"> 18</a></span> +—Il y a si longtemps! dit-il négligemment.</p> + +<p>Il s'approcha de madame Maldonne, +l'embrassa au front: «Bonsoir, petite sœur!» +serra la main de Guillaume, qui répétait, +moitié riant, moitié sérieux: «L'amour de +l'oiseau faiblit en toi, décidément!» et prit +la porte par où Thérèse était sortie.</p> + +<p>Non, il ne pouvait rester: ni son affection +pour les Maldonne, ni son habitude de +correction mondaine ne suffisaient, en ce moment, +à lui faire vaincre l'impression qu'il +éprouvait. Sa nature, éminemment tendre, +d'une susceptibilité qu'il cachait, le plus souvent, +sous les dehors d'une indifférence volontiers +railleuse et un peu brusque, s'était +sentie atteinte, surprise et blessée à la fois +par ce petit fait: Thérèse endormie.</p> + +<p>Dans ce mince détail, dont le père avait +souri, il avait, lui, reconnu le signe d'un +changement profond. «Je me trompais, +murmurait-t-il en montant les marches de +<span class="pagenum"><a id="Page_19"> 19</a></span> +l'escalier de bois brun, aux rampes carrées +et lourdes. Je la croyais encore enfant parce +qu'elle est très gaie. Je m'y suis laissé +prendre, et elle a fermé ses chers yeux à +mon histoire de la marquise Gisèle! Bien +fait, Robert, bien fait! Cela t'apprendra +qu'elle aura dix-sept ans dans un mois!»</p> + +<p>Il entra dans sa chambre, vaguement +éclairée par les lueurs traînantes des soirs +d'été, alluma une bougie, qui jeta des étincelles +sur les panoplies d'épées, de sabres, +d'épaulettes, de fusils de chasse et de guerre, +qui tapissaient les murs, et se dirigea vers +une commode noire que surmontait, à un +pied de hauteur, une petite bibliothèque vitrée +en ébène. Sur la commode étaient rangés, +pressés les uns contre les autres, des +livres de classe aux coins brisés, aux pages +recroquevillées et chiffonneuses, des cahiers +par liasses et, des deux côtés, en serre-files, des +volumes de collections enfantines, bleus ou +roses, et d'autres plus gros où l'on devinait +<span class="pagenum"><a id="Page_20"> 20</a></span> +des images. C'étaient les reliques de ses années +d'enseignement, quand il s'était improvisé,—avec +quelle joie et quelle application +de tout son esprit!—le professeur de Thérèse, +humbles témoins des heures de travail +ou de récréation, inutiles depuis longtemps +déjà , mais qu'il gardait là , comme un bon +souvenir qu'on aime à revoir. Il se disait +bien que Thérèse n'ouvrirait plus, pour y +apprendre ses leçons, la grammaire française, +ni, pour y faire une lecture, l'histoire +de la poupée modèle. Mais où sont-elles les +mères qui n'ont pas conservé le petit bonnet +ruché du baptême, le premier jouet, la pelisse +ample et brodée, pendant des mois et +des mois, alors que l'enfant courait déjà +tout seul devant elles? Robert les avait imitées. +A présent, c'était bien fini.</p> + +<p>Il avança le bras, et prit un des plus vieux +volumes, long comme un doigt, maculé de +taches, le dos tailladé en lanières par l'usure, +et l'ouvrit à la première page. C'était +<span class="pagenum"><a id="Page_21"> 21</a></span> +une histoire sainte. Là , d'une grosse écriture +de débutante, il y avait trois lignes +bien connues de lui: «A mon bon parrain +Robert, fleur de rosier de Bengale, offerte +par son élève Thérèse.» Un peu plus bas, +l'empreinte d'une fleur qui avait séché, puis +disparu.</p> + +<p>Il relut plusieurs fois ce texte naïf, sécha, +du revers de la main, une larme involontaire +qui s'apprêtait à couler, et, saisissant +par paquets les livres et les cahiers, il les +enfouit rapidement dans un des tiroirs de +la commode.</p> + +<p>—Allons, dit-il en fermant le meuble, +tout cela est mort. Maintenant, puisque mes +histoires n'ont plus le pouvoir de l'amuser, +il faudrait trouver des lectures de son +âge...</p> + +<p>Ses yeux se levèrent sur la bibliothèque +vitrée, si coquette, avec ses glaces à biseaux +et ses colonnettes torses. Depuis qu'il professait, +M. de Kérédol n'avait pas eu le temps +<span class="pagenum"><a id="Page_22"> 22</a></span> +ni le goût de lire pour lui-même. Il possédait +seulement et renfermait là une quarantaine +de volumes, éditions de poche artistement +reliées, qui l'avaient suivi à travers le +monde. Sous le feu de la bougie, les titres, +les dos de basane et de maroquin luisaient +doucement.</p> + +<p>«Quelque chose pour une jeune fille de +dix-sept ans, disait Robert, voilà qui est +difficile! Voyons!... <cite>Discours sur l'Histoire +universelle?</cite> trop grave... <cite>Voyage du jeune +Anacharsis?</cite> d'un vieillot!... <cite>Dominique</cite>, +oh! <cite>Dominique</cite>, de Fromentin? non, ce n'est +pas pour son âge... <cite>Guide de l'Apiculteur?</cite> +non!... Brizeux, deux volumes? peuh! la +poésie? Des extraits, peut-être... Molière, +<cite>Theâtre complet</cite>; Michelet, <cite>l'Oiseau</cite>; marquis +de Foudras, <cite>les Gentilshommes chasseurs</cite>; +<cite>Corinne</cite>... Décidément, mon pauvre Robert, +pas de chance: tes histoires ne conviennent +plus, ta bibliothèque ne convient pas encore. +Et si peu d'œuvres! Je suis presque +<span class="pagenum"><a id="Page_23"> 23</a></span> +au bout... <cite>Pensées</cite>, de Joubert; Rabelais; +<cite>Service en campagne 1866</cite>; <cite>Contes choisis</cite>, de +Daudet... Voilà ! voilà mon affaire! Les +<cite>Contes choisis</cite>! En choisissant encore parmi +eux,—une jeune fille tout à fait jeune +fille, qui n'a rien lu!—oui, elle aimera +cela. Ce Daudet, <cite>la Chèvre de M. Seguin</cite>, <cite>les +Étoiles</cite>, oh! <cite>les Étoiles!</cite> Comment n'avais-je +pas pensé?... Elle sera contente, Thérèse...»</p> + +<p>Et il souriait en cherchant dans sa poche +la clef du petit meuble. Quand il l'eut +saisie, il fit jouer le ressort, qui rendit un +son de neuf, et le parfum du vieux cuir se +répandit dans la chambre.</p> + +<p>—Voilà bien l'affaire, ajouta-t-il en faisant +basculer le volume qu'il posa à plat près du +bougeoir: Daudet, un moderne, celui-là ! +Avec lui, je suis sûr de ne pas l'endormir. +Ah! elle sera étonnée, demain, quand je lui +annoncerai: «Mademoiselle Thérèse, désormais +les contes choisis de Daudet remplacent +les contes usés de votre oncle». Je +<span class="pagenum"><a id="Page_24"> 24</a></span> +gage, la pauvre petite, qu'elle sera touchée, +reconnaissante. Vive comme elle est, par +exemple, il faudra tout de suite ouvrir le +volume!</p> + +<p>En se parlant ainsi, Robert fit quelques +pas jusqu'à la fenêtre demeurée ouverte à +deux battants, à cause de la grande chaleur, +et s'appuya sur l'accoudoir. Vraiment, +il était satisfait de sa trouvaille. Il se sentait +en possession d'un moyen assuré de réparer +l'échec de tout à l'heure. Ses yeux, +errant sur le grand jardin noyé d'ombres +tièdes, ne virent rien d'abord que l'image +présente à sa pensée: Thérèse tout à fait +heureuse et bien éveillée, qui le remerciait +avec des mots jeunes comme elle, tandis +que lui, assis près d'elle, lisait, en y mettant +le ton, <cite>la Chèvre de M. Seguin</cite>. Il voyait cela +très nettement. Puis, les rayons de lumière +vive dont ses yeux étaient pénétrés se dissipant +peu à peu, il commença à distinguer +les teintes variées de la nuit: ici le sable +<span class="pagenum"><a id="Page_25"> 25</a></span> +pâle de la grande allée, là l'ovale d'une corbeille +de pétunias, les rayures brunes des +plates-bandes du potager, des boules sombres +qui étaient des buis taillés, et, des deux côtés +du domaine, le vallonnement argenté des +cimes d'arbres qui diminuaient, prenaient +des mouvements de nuages, et s'allaient +réunir tout au fond, dans la brume. La vision +de ces choses réelles et familières effaça +l'image où s'était complu Robert, et ramena +dans son esprit la question un moment +écartée.</p> + +<p>«Dix-sept ans! pensait-il. Déjà ! Un âge +effrayant. C'est si délicieux! Tous les rêves +qui éclosent à la fois, et trouvent le nid trop +petit pour eux, et s'en vont. Oh! si elle s'en +allait! Dire que nous sommes trois ici, qui +ne vivons que d'elle et pour elle, et que, +cependant, au premier appel du dehors, +elle nous quitterait peut-être, elle nous laisserait! +Maldonne n'a pas compris!... Je sais +bien qu'elle est merveilleusement pure, ignorante +<span class="pagenum"><a id="Page_26"> 26</a></span> +de la vie. Cela peut nous la garder +quelque temps. Nous voyons si peu de +monde! Les Pépinières sont loin de la ville. +Et puis, elle nous aime. Comment n'aimerait-elle +pas ceux qui ont enveloppé sa jeunesse +d'une tendresse pareille? C'est égal, je +ne conçois plus la paix profonde où j'étais +hier, ce matin encore. Il me semble que je +ne pourrai plus la regarder sans avoir peur +de la perdre... Voyons, voyons, il faut découvrir +des moyens nouveaux pour l'intéresser, +lui rendre le séjour au milieu de +nous si agréable, si pleinement doux, que +cela lui suffise, trois amis à aimer. Daudet +m'aidera un peu, un tout petit peu. Et le +reste? Mon Dieu! que c'est dur de prévoir!...»</p> + +<p>Il avait étendu le bras, sans trop songer +à ce qu'il faisait, vers une tige de bignonia +grimpante, qui jaillissait, au-dessous de la +fenêtre, du bourrelet enchevêtré des clématites +et des vignes vierges. Au bout de la +tige, droite et ferme, une fleur s'ouvrait, +<span class="pagenum"><a id="Page_27"> 27</a></span> +son calice brun tendu au souffle errant de la +nuit. Robert la saisit, et l'attira. Mais la +liane était si bien mêlée aux autres que +toute une masse de feuilles en fut remuée; +deux ou trois passereaux, gîtés sous ce couvert, +s'envolèrent effarés, et une voix venue +d'en haut, une voix fraîche et nette éclata, +comme un chant de merle fuyard:</p> + +<p>—Ah! mon oncle, c'est vous!</p> + +<p>Il lâcha la branche, et se renversa légèrement, +un seul coude appuyé à la barre de +la fenêtre, pour regarder en l'air. Juste au-dessus +de lui, à l'étage supérieur, Thérèse, +penchée en avant, les deux bras étendus, les +doigts engagés entre les lames des contrevents, +riait de la peur qu'elle avait eue, et +de la surprise de son oncle, et de se sentir +jeune, et d'avoir la liberté d'être elle-même +devant cette campagne voilée d'ombre, où son +rire se perdait.</p> + +<p>—Dieu! que vous m'avez fait peur! dit-elle. +Je ne sais pas ce que je me suis figuré. +<span class="pagenum"><a id="Page_28"> 28</a></span> +Rien du tout, je n'ai pas eu le temps. Mais +j'ai eu une peur! Vous avez agité toute cette +muraille verte. A qui en vouliez-vous?</p> + +<p>—Moi? je cueillais une fleur de bignonia. +J'ai peut-être tiré un peu fort?</p> + +<p>—Je le crois!</p> + +<p>Ses lèvres se détendirent, les fossettes de +ses joues disparurent, et un sourire qui se +faisait humble, très innocent, où toute une +âme d'enfant parlait, descendit d'une fenêtre +à l'autre.</p> + +<p>—J'espère que vous m'avez pardonné? dit-elle... +Vous vous souvenez: tout à l'heure...</p> + +<p>—Complètement pardonné, Thérèse!</p> + +<p>—Oh! je vous remercie. Je ne sais pas ce +que j'avais, car, vous voyez, je suis tout à +fait éveillée maintenant, gaie comme un +pinson, et je n'ai pas plus envie de dormir!... +Bonsoir, parrain!</p> + +<p>—Bonsoir, mignonne!</p> + +<p>Robert la regardait, et, sur sa figure fatiguée, +une expression de contentement se +<span class="pagenum"><a id="Page_29"> 29</a></span> +peignait. Il vit le visage de Thérèse s'effacer, +les deux bras ramener les contrevents, la +grande baie à demi éclairée devenir subitement +sombre, et il demeura cependant plusieurs +minutes immobile. Puis il se retourna, +et se remit à songer.</p> + +<p>Il était plus rassuré. Ces mots, ce sourire +si jeune avaient chassé les pensées troublantes. +Et c'était le passé qui s'ouvrait à +lui maintenant, les dix-huit années de paix +profonde écoulées aux Pépinières, et que +pas un orage n'avait traversées. Robert s'y +enfonçait, il y courait d'instinct, demandant +à ces jours heureux l'espérance dont il avait +besoin. Et, comme il n'abusait point de ces +retours sur lui-même, comme tous ces souvenirs +intacts lui versaient leur douceur et +comme leur premier miel, Robert s'étonnait +de la beauté de la nuit, de l'éclat des étoiles +baignées au fond des lacs que formaient les +nuages, et surtout du bien-être singulier, de +la plénitude de vie dont chaque respiration +<span class="pagenum"><a id="Page_30"> 30</a></span> +emplissait sa poitrine. Bien souvent, dans les +grands souffles qui remontent la vallée de +la Loire, poussant devant eux les goélands, +il avait senti l'humidité saline et l'emportement +des marées, d'autres fois l'effluve rare, +fugitif, des végétations tropicales, apporté de +très loin, sur des nuées qui le sèment. Mais, +ce soir-là , c'était autre chose: une caresse +faite pour l'âme, une joie que les lèvres buvaient +pour elle. Du moins Robert le croyait. +Il lui semblait même entendre des musiques +lointaines, des mots avec l'accent qu'ils +avaient eu, des sons de trompette et des +bruissements de foule, les premiers cris et +les premiers pas de Thérèse. Et tout cela +venait de l'horizon, avec la brise sans force +et sans hâte, vers la fenêtre ouverte.</p> + +<p>C'est que, pour lui, cette période du +milieu de la vie avait été la plus heureuse. +Sa jeunesse ne lui offrait rien de semblable, +mais une enfance austère et contrainte dans +un château des marches de Bretagne, parmi +<span class="pagenum"><a id="Page_31"> 31</a></span> +des horizons de landes trempées de longues +pluies, entre son père vieux et rude et la +seconde femme de celui-ci, créature faible +et douce, opprimée, maladive, dont Robert +voyait encore dans ses rêves l'éternel sourire +triste; aucune gaieté pour répondre à celle de +l'enfant, pas d'écho à ses jeux,—si ce +n'est une petite fille née de ce second mariage, +très gâtée, elle, très adulée, à peine +connue de son aîné,—une instruction +écourtée, puis le départ, une sorte de fuite +hâtive, désirée de part et d'autre, pour +l'armée, et alors, sans transition, l'Afrique, +le régiment, la discipline avec ses rigueurs +et ses relâches brusques, des mois de cruelle +monotonie et des mois d'aventure à la suite +des tribus arabes. Robert s'accoutuma vite. +Il était né soldat. Il se retrouvait chez lui +parmi les gens de guerre. Rien qu'à le voir +passer, huit jours après son entrée au corps, +cambré dans son dolman bleu de chasseur +d'Afrique, on devinait le futur officier; on +<span class="pagenum"><a id="Page_32"> 32</a></span> +sentait dans ses yeux clairs, dans le pli relevé +de sa bouche, toute l'ardeur superbe +de la vie mêlée à l'insouciance du danger. +Il n'avait, semblait-il, qu'à laisser faire au +temps. Et certes, il y eut pour lui d'heureuses +fortunes: les jours où l'on se battait +d'abord, où l'on rentrait mourant de soif +avec des fusils incrustés d'ivoire en travers +de sa selle; la rencontre de Guillaume Maldonne, +plus âgé que lui, engagé à la suite +d'un coup de tête, leur amitié bientôt liée +sous la tente, rapidement mûrie par le péril +qui les pressait et les relâchait ensemble, +et des actions d'éclat, et l'avancement rapide, +et presque de la gloire. Ni les hasards, +ni la misère, ni l'affection qui font les années +inoubliables n'avaient manqué à celles-là . +Cependant un voile d'ombre encore avait +pesé sur elles. A peine Robert venait-il de +gagner ses galons de brigadier, qu'il apprit +la mort de son père. M. de Kérédol laissait +de grosses dettes. Sans hésiter, sans recourir +<span class="pagenum"><a id="Page_33"> 33</a></span> +aux expédients commodes de la loi, son fils +accepta la succession, résolu à tout vendre, +le château, les terres, les meubles, à s'endetter +lui-même, à se réduire au strict nécessaire +tout le temps qu'il faudrait pour +maintenir intact l'honneur de son vieux +nom. Il y parvint, et paya tout. Mais au prix +de quels sacrifices et de quelles humiliations! +Lui, si fier, si hautain même, traqué +par les créanciers, il dut se débattre au milieu +d'affaires et de procédures devant lesquelles +il était aussi neuf, aussi désarmé +qu'un enfant.</p> + +<p>L'épreuve dura des années. Il en sortait à +peine, quand la guerre de 1870 éclata. Et la +guerre, ce fut la fin de ses rêves de gloire +et de sa carrière de soldat. Blessé d'un coup +de feu à l'épaule, presque au début de la +campagne, le lieutenant de Kérédol souffrit +de longs jours, guérit à moitié, retomba, +et, désespérant de pouvoir reprendre du service, +donna sa démission.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_34"> 34</a></span> +Il venait d'avoir vingt-sept ans, et il se +trouvait comme abandonné à mi-chemin de +la vie. Où aller? Que faire, malade encore, +sans carrière, sans métier, sans plus de ressources +qu'une modique pension de blessé? +Maldonne, qui aurait pu le conseiller, l'aider +peut-être, sorti du régiment avant 1870 et +retiré en Anjou, semblait avoir oublié son +ancien ami. Le temps avait fait son œuvre. +Pas une main ne se tendait vers Kérédol, +pas un foyer ne s'ouvrait à lui.</p> + +<p>Il voulut cependant faire un essai et se +rapprocher de l'unique parente qui lui +restât, de sa demi-sœur, qu'il avait à peine +connue et aussi à peine aimée. Il la revit +jeune fille, douce et affectueuse. La mère +était morte. Geneviève de Kérédol vivait +chez son grand-père maternel. Elle accueillit +son frère avec des transports de joie. Mais +celui-ci comprit vite qu'il ne pouvait se fixer +près d'elle, chez un étranger, dans un domaine +qui n'avait jamais appartenu aux +<span class="pagenum"><a id="Page_35"> 35</a></span> +siens. Et il ne savait que résoudre, quand +une lettre arriva, qui le sauvait.</p> + +<p>Oh! la bienheureuse lettre! Comme elle +était venue inopinément greffer l'idylle sur +ce drame brisé de la vie de soldat! Comme +Robert la revoyait nettement et jusque +dans les moindres détails de la forme +matérielle qu'elle avait, longue, avec son +enveloppe maculée de timbres, renvoyée de +bureaux en bureaux, ses lignes serrées et +bien ordonnées, que terminait un paraphe +compliqué, déjà célèbre au régiment! Elle +disait:</p> + +<div class="blockquote"> +<p>«Viens, mon ami! Ma maison est assez +grande pour deux et de même la tâche +que j'ai entreprise. Où peux-tu être? Comment +se fait-il que tu n'aies pas pensé +à ton vieux camarade, et que tu ne sois +pas encore venu te soigner, te consoler et +prendre chez lui ta retraite? Accours vite. +J'ai le plus joli des métiers à t'offrir dès +<span class="pagenum"><a id="Page_36"> 36</a></span> +que tu seras guéri. Tu te souviens de ma +passion pour l'histoire naturelle? Elle a +décidé de mon sort. J'ai demandé, j'ai +obtenu sans lutte un emploi peu envié, +peu payé, mais qui me ravit. Me voici +conservateur adjoint du musée d'ornithologie +de la ville, à la tête d'une collection +lamentable, fanée, honteuse, de quelques +douzaines de pies et de passereaux +auxquels la paille sort par le ventre. Tout +est à faire. J'ai résolu de tuer moi-même, +de préparer, de monter, d'étiqueter la collection +complète de tous les oiseaux du +département, de ceux qui passent et de ceux +qui demeurent, de ceux qu'on rencontre +tous les jours et de ceux qui ne se montrent +qu'à de rares intervalles, comme des princes +en visite. Déjà je suis à l'œuvre.</p> + +<p>»Le préfet m'a délivré un permis de +chasse permanent. J'en aurai un second +pour toi. Songe, mon ami, quelle belle +fin de carrière: la chasse toute l'année, le +<span class="pagenum"><a id="Page_37"> 37</a></span> +grand air, la liberté, les bois et l'amitié +fidèle de ton compagnon d'armes,</p> + +<p class="signature">»GUILLAUME MALDONNE,<br /> +»Ancien marchef au 2<sup>e</sup> chasseurs d'Afrique.»</p> +</div> + +<p>Robert partit. Il guérit de sa blessure. Il +fut bientôt en état de suivre son ami. Et +alors commença pour tous deux l'odyssée +la plus étonnante et la plus passionnante. Ils +y retrouvaient chacun quelque chose de leur +ancienne vie: l'aventure, l'émotion des poursuites, +des alertes, des coups heureux ou +manqués, les courses lointaines, les nuits à +la belle étoile. Toutes les propriétés privées, +les domaines princiers, les parcs enfermés +de murs s'ouvraient devant ces chasseurs +d'une nouvelle sorte. Qu'importait, au propriétaire +le plus jaloux de ses droits, le +meurtre d'un épeiche ou d'une pie-grièche +rose? Partout accueillis, partout fêtés, ils +couraient d'un bout à l'autre du département, +parmi les taillis, les prés, les vignes, +<span class="pagenum"><a id="Page_38"> 38</a></span> +les marais. Robert ne chassait pas. Mais il +avait un flair extraordinaire pour deviner le +passage d'un oiseau, pour découvrir la trace +ou le nid du gibier, pour dire, par exemple: +«Guillaume, je sens qu'il y a des bécasses +dans les marouillers mêlés de bouleaux; la +brume est violette; elle embaume la feuille +morte.» Ou bien, quand le printemps argenté, +au bord de la Loire, met en éveil +tout le petit monde des luisettes, il était +merveilleux pour apercevoir, immobile à la +pointe d'une grève, un combattant aux +plumes hérissées, ou encore, posée entre +deux chatons de saule, comme une perle +enchâssée, l'insaisissable fauvette bleue.</p> + +<p>Son compagnon était adroit, et manquait +rarement un coup de fusil. Au retour, ils +travaillaient tous deux, soit au laboratoire +du musée, soit à la maison des Pépinières, +triant et classifiant leurs prises, disséquant +les plus belles, préparant les peaux avec +l'arsenic et la poudre de chaux. Mais Guillaume +<span class="pagenum"><a id="Page_39"> 39</a></span> +s'était réservé la pose. Lui seul, il +bâtissait la carcasse de fil de fer ténu, la +modelait à sa guise, et, avec une adresse, +une science, une sincérité d'artiste indéniables, +rendait à ces paquets de plumes la +vie et le mouvement, la grâce et le lustre +des ailes, et le trait, si fugitif, qui marque +une humeur d'oiseau.</p> + +<p>Presque au début de cette existence nouvelle, +un événement s'était produit qui l'avait +consacrée, assurée, embellie. Robert, très +communicatif en apparence, causeur plein de +verve et souvent plein d'esprit, s'était toujours +montré d'une extrême réserve sur tout ce qui +concernait sa famille. Il n'admettait personne +dans les souvenirs, bons ou tristes, +du passé, et se bornait à partager le présent, +mais le plus volontiers du monde, avec ses +amis. Le plus intime de ceux-ci ne savait pas +où vivait Geneviève de Kérédol, ni quel parent +l'avait recueillie, dans un château ou +dans une ville, en France ou même ailleurs. +<span class="pagenum"><a id="Page_40"> 40</a></span> +Or, un jour de l'automne finissant de 1871, +comme il s'agissait, entre les deux amis, de +se procurer une espèce de grimpereau assez +peu commun, le tichodrôme échelette, un +oiseau charmant, à manteau gris perle avec +des crevés rouges au fouet de l'aile, Robert +assura qu'il connaissait le rendez-vous de +tous les pics du département, qu'il se chargeait +de la direction de l'entreprise et de +trouver le gîte et le souper.</p> + +<p>Ils arrivèrent, le lendemain soir, dans la +cour d'un très vieux logis, en plein bois. Les +murs et le toit jusqu'à la moitié disparaissaient +sous les plantes grimpantes à peine +taillées. Au-dessus des arêtes d'ardoises moussues, +la futaie, en demi-cercle, étendait ses +branches, et enveloppait, enserrait d'ombre +l'habitation. En avant seulement, une nappe +d'eau de dix hectares, dont les roseaux venaient +frôler la grille de la cour, faisait +dans ce rideau sombre une trouée de +lumière.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_41"> 41</a></span> +Celui qui demeurait là , le grand-père maternel +de Geneviève de Kérédol, n'était pas +le propriétaire de la forêt. Il n'en possédait, +selon son expression, qu'une motte verte. +Mais il était hospitalier, veneur comme un +roi de France, et mit aussitôt à la disposition +des deux amis ses chiens, ses bateaux, +ses cabanes d'affût et son garde aussi vieux +que lui. Guillaume en profita largement, +tandis que Robert demeurait au château. Il +chassait du matin au soir, et quelquefois du +soir au matin. Le tichodrôme échelette ne +se montra nulle part. Mais il y avait toutes +les variétés d'oiseaux de proie dans les +hautes ramures des futaies et, sur l'étang, +des sarcelles, des canards, des hérons, quelques-uns +rares et presque introuvables ailleurs.</p> + +<p>Et ce fut, pendant une semaine, pour +Guillaume Maldonne, une succession de captures +heureuses, un ravissement que contribuait +à entretenir, au retour, la présence +<span class="pagenum"><a id="Page_42"> 42</a></span> +de la jeune fille, assez jolie, avenante et +gracieuse surtout, souveraine maîtresse et +joie unique du vieux logis. Guillaume l'aima +sans l'avouer. Il était timide, il approchait +de la quarantaine. Jamais il n'eût osé demander +Geneviève, si peu riche et si simple +qu'elle fût. Il hâta lui-même le départ. Le +soir arrivé, il allait s'éloigner, très malheureux, +emportant son secret; déjà , debout +derrière le groupe que formaient ses hôtes +et son ami causant ensemble à voix basse, +autour de la cheminée, il regardait une dernière +fois la jeune fille, avec cette douleur +muette qui fixe nos regrets, quand Robert +se leva, prit la main de Geneviève, et la mit +dans celle de Guillaume, en disant: «Eh +bien! mon cher ami, on attelle les chevaux: +si tu te déclarais?»</p> + +<p>Avec Geneviève Maldonne, avec Thérèse +bientôt, le bonheur était entré au logis des +Pépinières. Madame Maldonne y avait apporté +sa gravité douce, son humeur égale, +<span class="pagenum"><a id="Page_43"> 43</a></span> +ce charme que certaines femmes possèdent +au point que leur seule présence, un mot +indifférent tombé de leurs lèvres, éveille +comme de la reconnaissance. Thérèse avait +été la vie, le mouvement, la gaieté. A peine +elle était née, Robert l'avait incroyablement +aimée. Il l'avait bercée bien souvent et promenée +sur ses bras. Il lui avait appris à +marcher et à s'amuser. Pour elle, il avait +donné l'essor à son génie d'invention, trouvé +des jouets, construit des moulins qu'on +allait planter à la cime des vieilles souches, +des bateaux avec des roues, des cerfs-volants +et des poupées. Pour elle, surtout, il avait +fait ce qu'il eût refusé de faire pour lui-même: +il s'était remis à étudier. Et, pendant +que son beau-frère, retenu au musée, continuait +à préparer la plus belle collection +ornithologique des provinces de l'ouest, +M. de Kérédol apprenait à lire à Thérèse, +lui expliquait le catéchisme, la grammaire, +l'histoire qu'il avait relue l'instant d'avant, +<span class="pagenum"><a id="Page_44"> 44</a></span> +et puis ils jouaient tous deux, pour se reposer +de la leçon, leurs deux rires se mêlaient, +l'un par l'autre attiré, et l'on eût dit que +Robert, parfois, redevenait tout jeune, à +force d'aimer l'enfant.</p> + +<p>Les moindres détails de ce temps-là lui +demeuraient présents. Il se rappelait certaines +robes qu'elle avait portées, une +blanche toute brodée par la mère, une autre +bleue, vers trois ans, et, un peu plus tard, +une rose où il y avait un semis de pâquerettes, +mais surtout des regards, des sourires +pleins de ciel, des mots profonds qui n'en +savent rien, des questions si fraîches qu'on +les goûte avant d'y répondre. Car, entre elle +et lui, c'était l'absolue confiance, la permission, +conquise au prix d'un grand amour, +de se pencher au-dessus d'une petite âme, +et d'y lire. Robert lisait à livre ouvert dans +celle de Thérèse, notait tout, gardait tout en +lui-même, et, le soir, quand Thérèse dormait +là -haut, dans son lit à rideaux blancs, la +<span class="pagenum"><a id="Page_45"> 45</a></span> +porte de l'escalier entre-bâillée pour que le +moindre cri donnât l'éveil, il partageait son +trésor: il racontait à la mère et au père +l'histoire de la journée. Aux Pépinières, +c'était le sujet habituel des conversations, +sujet toujours cher, jamais épuisé, et qui +se renouvelait à mesure que grandissait +Thérèse. Les oiseaux mêmes ne venaient +qu'au second plan.</p> + +<p>Le plus extraordinaire, c'est que Thérèse +ne fut pas gâtée. Elle demeurait soumise, +prévenante, nature délicate qu'un reproche +confondait, qu'on ne menait qu'avec de la +bonté et de la raison, et qui comprenait à +merveille son rôle, faisant sans compter +autour d'elle, aux trois amis qui l'entouraient, +l'aumône de sa jeunesse en fleur.</p> + +<p>O heures délicieuses, heures sans nombre +du passé, comme il était doux de vous revivre, +et quelle consolation vous apportiez +avec vous!</p> + +<p>Le vent fraîchissait. Les bignonias, les +<span class="pagenum"><a id="Page_46"> 46</a></span> +rames de vigne ou de clématite, fouettés en +tous sens, venaient toucher la main de Robert, +comme pour dire: «Il est temps, +voici la nuit noire et froide, rentrez, vous +qui rêvez: vous avez reçu du soir ce que +vous attendiez de lui!» Robert ferma la +fenêtre, et quand il se retrouva dans le silence +de cette chambre tiède, sentant la paix +qui régnait au dedans de lui et autour de +lui, il poussa un soupir de contentement. +Toute impression pénible s'était effacée. Il +revoyait Thérèse, sa Thérèse d'autrefois, +toute naïve, toute rose, toute petite.</p> + +<p>Et cela lui redonnait confiance, grande +confiance dans la vie.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_47"> 47</a></span></p> + +<h2>II</h2> + +<p>Le lendemain, quand Robert sortit de sa +chambre, le soleil déjà haut chauffait les +touffes de réséda semées en cordon le long +de la façade, au midi. Par-devant, dans +l'allée toute bourdonnante et traversée de +rayons d'or par le vol des abeilles, Thérèse +se promenait, prête à partir.</p> + +<p>Elle avait mis une robe grise de voyage, +une voilette blanche, un chapeau rond orné +d'un piquet de coquelicots. Elle allait à pas +relevés, et, au-dessus de sa tête, l'ombrelle +<span class="pagenum"><a id="Page_48"> 48</a></span> +qu'elle tenait ouverte, inclinée, rasant l'épaule, +tournait comme un petit moulin. +Quand Thérèse entendit M. de Kérédol descendre +en se hâtant l'escalier:</p> + +<p>—En retard, mon parrain! cria-t-elle. +Huit heures et demie! Mon père est déjà +rendu au musée. Moi, j'ai eu le temps de +cueillir deux corbeilles de roses, que je vais +envoyer pour l'adoration. Comment avez-vous +dormi?</p> + +<p>—Trop bien, comme vous voyez, répondit +Robert, en paraissant sur le seuil de la +porte.</p> + +<p>—Moi, divinement! dit Thérèse.</p> + +<p>Mais, presque aussitôt elle poussa un petit +cri de surprise.</p> + +<p>—Ah! mon parrain, je ne m'étonne plus +que vous soyez en retard. Êtes-vous beau!</p> + +<p>—Bah! bah! dit en riant M. de Kérédol, +immobile sur la margelle d'ardoise étincelante +de soleil. Que me trouvez-vous d'extraordinaire?</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_49"> 49</a></span> +—Ceci d'abord, fit Thérèse en désignant +du doigt l'épingle de cravate, un minuscule +cheval arabe, en or ciselé. Elle est très jolie, +d'ailleurs. Mais vous ne l'avez jamais portée +ici. On ne me trompe pas, vous savez. Et +puis ce chapeau neuf! Tout cela pour les loriots +du bois de Laurette?</p> + +<p>Robert, content d'être si vite découvert, +prit la main que Thérèse lui tendait, et, la +serrant entre les siennes:</p> + +<p>—Non, mon enfant, pas pour les loriots: +pour vous!</p> + +<p>—Oh!</p> + +<p>—Pour vos dix-sept ans, à qui je veux +faire honneur! Que dirait-on, si, à côté +d'une grande jeune fille comme vous,—car +vous voilà grande, ma filleule,—on apercevait +un parrain négligé?</p> + +<p>Quelque chose d'ému, un frisson de plaisir +et de reconnaissance passa sur le visage +de Thérèse.</p> + +<p>—Eh bien! vous voyez, dit-elle, c'est +<span class="pagenum"><a id="Page_50"> 50</a></span> +absolument comme mon dessus de clavier +dont vous vous moquiez hier soir, ce que +vous venez de faire là : c'est très inutile, car +nous ne rencontrerons personne, mais je +trouve ça charmant.</p> + +<p>Elle se recula de deux pas, considéra un +instant M. de Kérédol, son chapeau rond +luisant, sa veste à larges boutons de nacre, +ses gants, sa canne à pomme d'or, et, +avec un petit geste, comme un salut de la +main:</p> + +<p>—Tout à fait votre air de colonel!</p> + +<p>Rien ne flattait davantage l'ancien officier +de chasseurs que cette appellation dont le +qualifiaient quelquefois les passants ou les +conducteurs d'omnibus. Un mot qu'il voulut +dire, une exclamation d'amitié, ou l'ordre +du départ, resta dans sa moustache. Elle savait +trop bien le chemin de son cœur, cette +Thérèse! Et Robert était comme beaucoup +de soldats: quand le cœur lui battait, il +n'avait plus que des gestes. Il leva donc sa +<span class="pagenum"><a id="Page_51"> 51</a></span> +canne, et se mit à marcher. La boîte verte +lui pendait dans le dos.</p> + +<p>—Si vous voulez, dit Thérèse en réglant +son pas sur le sien, nous rentrerons par le +faubourg?</p> + +<p>—Pourquoi faire, mignonne?</p> + +<p>—Pour prévenir mon petit commissionnaire +habituel. Je vous ai dit que j'avais +cueilli...</p> + +<p>—Ah oui! Jean Malestroit. Il a grandi, +le mioche: je l'ai vu, l'autre jour, sur le +seuil de sa porte.</p> + +<p>—Si gentil! fit Thérèse.</p> + +<p>Tous deux furent bientôt dans la route +qui montait à droite, et s'enfonçait dans la +campagne. A peine deux ou trois fermes, au +milieu des champs d'artichauts ou des plantations +de pépinières. Les grillons, toutes sortes +d'insectes invisibles, qui chantent à l'entrée +de leurs trous, commençaient la longue +complainte des jours chauds. On voyait, au +bord des fossés, le luisant de l'herbe qui +<span class="pagenum"><a id="Page_52"> 52</a></span> +remue. Thérèse causait des détails de la vie +quotidienne, de mille petites choses indifférentes +pour tous autres qu'elle et Robert. +Un passant qui l'aurait entendue se serait +demandé pourquoi l'autre riait, pourquoi il +s'animait et s'épanouissait, sans raison apparente, +sans qu'elle eût rien dit que d'ordinaire, +même sans qu'elle parlât, lorsqu'aux +barrières des champs elle s'arrêtait un peu, +et, toute droite, l'œil aux horizons, les lèvres +entr'ouvertes, aspirait à pleine poitrine +l'odeur de moisson mûre, qui venait, rasant +le sol. Et cependant, que c'était bon, cette +promenade avec l'enfant qu'il avait élevée, +que c'était doux, ce bavardage sans suite et +sans fin, où l'on ne quittait le présent que +pour parler du passé, leurs deux domaines +communs! Pas un mot inquiétant, pas une +note nouvelle dont il pût s'alarmer.</p> + +<p>—Vous n'avez pas fini votre légende +d'hier? lui dit-elle. J'ai laissé la marquise +Gisèle assiégée, et la jument grise bien +<span class="pagenum"><a id="Page_53"> 53</a></span> +maigre. Vous disiez: «Alors il arriva...» +Je voudrais savoir ce qui est arrivé.</p> + +<p>—Non, ma mignonne, répondit gaiement +Robert, le temps de mes histoires est +passé.</p> + +<p>—Vous ne m'en raconterez plus?</p> + +<p>—Non, je vous en lirai, des contes des +grands auteurs, écrits pour les grandes +jeunes filles.</p> + +<p>—Oh! que c'est aimable! Je n'aurais pas +osé vous le dire...</p> + +<p>—Vous le désiriez?</p> + +<p>—Sans doute, un peu. Mais comment +faites-vous pour deviner ce que je désire?</p> + +<p>—Je pense à vous.</p> + +<p>—Et moi aussi, mon parrain, je pense à +vous, et j'ai le cœur touché de vos attentions, +bien touché, je vous assure!</p> + +<p>«Comme je la retrouve! songeait Robert, +Comme la voilà reconquise! Est-elle charmante, +ce matin! Et jeune! Voyez-la!»</p> + +<p>Et ils allaient tous deux légèrement.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_54"> 54</a></span> +Bientôt on prit les chemins de traverse. +Ils étaient pleins de fleurs, pleins de vie, +pleins de fuites d'ailes effarouchées. On se +baissait à chaque instant, pour une étoile +blanche ou jaune devinée sous le couvert +des ronces. La boîte s'emplissait d'herbes. +Celles qui n'étaient pas rares étaient au +moins jolies. Thérèse avait des goûts qu'il +fallait contenter. Ainsi l'avait résolu M. de +Kérédol. Il cueillait tout ce qu'elle voulait: +«Je n'herborise pas pour moi, songeait-il, +je fauche pour elle.» Et, les pieds dans la +boue traîtresse des creux des fossés, ou la +tête dans les épines, il se mouillait, se piquait, +et s'échauffait avec allégresse.</p> + +<p>—Je regrette la tenue de colonel, disait +Thérèse.</p> + +<p>—Moi, je ne regrette rien, si vous êtes +contente.</p> + +<p>—Ravie!</p> + +<p>—Et savez-vous, disait-il, que nous voici +tout à l'heure en pleine famille d'orchidées: +<span class="pagenum"><a id="Page_55"> 55</a></span> +orchis abeille, orchis mouche, orchis araignée?...</p> + +<p>—Où donc, parrain?</p> + +<p>—Dans le bois, parbleu!</p> + +<p>Chose curieuse, quand ils furent rendus +sous la futaie, large et longue tout au plus +comme un champ de moyenne taille, vestige +d'ancienne forêt, ni l'un ni l'autre ne songeaient +plus aux orchidées. Ils étaient las +d'avoir tant marché, tant ri, et du soleil +qui faisait danser l'air à la hauteur des yeux. +Le dôme des feuilles gardait un reste de +rosée évaporée, avec le lourd parfum qui +monte du sol des bois. A peine eut-il foulé +la mousse, et senti sur ses épaules la caresse +des premières ombres, M. de Kérédol perdit +sa belle ardeur, chercha la place la plus +fraîche, sans une moucheture d'or, la trouva +au bord d'un fossé d'eau courante, et s'assit +en s'épongeant le front. Thérèse tourna un +peu, pour ne pas avoir l'air aussi fatiguée +que son parrain, affecta de s'intéresser à des +<span class="pagenum"><a id="Page_56"> 56</a></span> +fougères, eut une phrase banale sur la douceur +de l'ombre, et finalement s'assit à trois +pas de lui. Elle arrangea les plis de sa robe, +à petits coups songeurs, et se mit à regarder +devant elle. Il en faisait autant de son côté, +mais, tandis qu'il était seulement silencieux, +elle se sentait peu à peu envahie par une +mélancolie, un malaise d'âme grandissant, +le revers de l'excessive gaieté qu'elle avait +eue. Cela vient ainsi, tout jeune qu'on soit. +Et Thérèse eut un soupir qui fit se retourner +Robert. Il la considéra un instant, et +remarqua le changement qui s'était produit +en si peu de temps dans la physionomie de +sa filleule. Sous la voilette relevée, les yeux +de Thérèse grands ouverts, sérieux et comme +voilés d'une pensée qu'il ne pouvait lire, +fixaient un point de l'horizon. Était-ce le +moulin, là -bas, de l'autre côté de la Loire, +gros comme un hanneton qui secoue ses +élytres, ou les traînées pâles des champs de +colza rayant les pentes, ou le nuage roulé, +<span class="pagenum"><a id="Page_57"> 57</a></span> +immobile dans l'océan de lumière où pas +un souffle ne courait? Non, sans doute. La +bouche avait un pli léger, et tout le visage +cette lueur égale et comme cette transparence +qu'il prend lorsqu'aucun objet du dehors +ne l'impressionne plus, et qu'il reflète +seulement un songe intime du cœur.</p> + +<p>—A quoi rêvez-vous? demanda M. de +Kérédol.</p> + +<p>—Moi? à rien, répondit-elle sans bouger.</p> + +<p>Robert jugea politique d'opérer une diversion, +se pencha en avant, au-dessus du courant +qui filait, rapide et bleu d'acier, parmi +les cressons, les acanthes, toute une végétation +réfugiée là contre l'ardeur de l'été, +et cueillit une tige couronnée d'un corymbe +de fleurs blanches.</p> + +<p>—Reine des prés, dit-il, <i lang="la" xml:lang="la">spiræa ulmaria</i>, +famille des Rosacées. Voyez, Thérèse, est-elle +élégante!</p> + +<p>Thérèse fit à la plante l'aumône d'un regard +distrait.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_58"> 58</a></span> +—Dites-moi, demanda-t-elle en rabaissant +sa voilette, maman s'est bien mariée à dix-huit +ans, n'est-ce pas?</p> + +<p>—Oui, dix-huit ans, répondit rapidement +Robert... Je crois, Thérèse, que vous n'avez +jamais étudié la reine des prés. Tenez, la +feuille est ailée, duvetée en dessous, à folioles +ovales. J'ai lu quelque part qu'en +infusant les fleurs dans du vin, on obtient +le bouquet du fameux Malvoisie!</p> + +<p>Et il observait, sur le visage de la jeune +fille, maintenant tournée vers lui, l'effet de +cette pointe habile. Elle n'en parut pas +touchée.</p> + +<p>—Vraiment? dit-elle... Mais, dix-huit +ans... mon parrain, savez-vous que je les +aurai l'année prochaine? Ce serait très +drôle si...</p> + +<p>—Qu'est-ce qui serait drôle, mon enfant?</p> + +<p>—Non, pas drôle précisément. Je veux +dire, reprit-elle,—et son sourire éclatant, +<span class="pagenum"><a id="Page_59"> 59</a></span> +toute sa jeunesse enjouée reparut sur ses +joues, sur ses lèvres, dans ses yeux qu'animait +un éclair de soleil venu on ne sait +d'où,—je veux dire que peut-être, vous +comprenez bien, peut-être quelqu'un pourrait +penser à moi aussi... Eh bien! cela me +fait rire malgré moi.</p> + +<p>Pour le coup, Robert laissa échapper la +reine des prés, qui roula, comme une ombrelle, +sur la mousse, et tomba dans le +courant.</p> + +<p>—C'est à cela que vous pensiez? dit-il +en se reculant, pour s'appuyer au tronc d'un +arbre, et la voix un peu sourde.</p> + +<p>Elle répondit, en montrant ses dents +blanches, et en le fixant de ses yeux bleus +étonnés:</p> + +<p>—Mais oui!</p> + +<p>—A propos de rien, comme ça?</p> + +<p>—De rien du tout. Cela me vient surtout +quand je regarde devant moi, très +loin.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_60"> 60</a></span> +—Ah! très loin, devant vous?</p> + +<p>—Oui, n'est-ce pas que c'est curieux?</p> + +<p>Elle prit un air grave, appuya un coude +sur un de ses genoux, et, remuant sa jolie +tête:</p> + +<p>—Voyez-vous, parrain, je songe quelquefois +au mari que j'épouserai...</p> + +<p>—Alors, vous avez fait votre choix?</p> + +<p>—Oh! d'une façon très générale! Je voudrais +épouser quelqu'un qui aurait été malheureux!</p> + +<p>—Ça se rencontre aisément, Thérèse.</p> + +<p>—Oui, quelqu'un de jeune, qui aurait +souffert.</p> + +<p>—Même jeune, cela peut se trouver, mon +enfant: seulement, je ne comprends pas.</p> + +<p>Elle hésita un instant, leva les yeux vers +les chênes.</p> + +<p>—Pour le consoler, dit-elle.</p> + +<p>Et cela fut dit avec tant de naïveté, tant +de tendresse voilée, que le pauvre Robert +sentit la morsure d'une larme au coin de +<span class="pagenum"><a id="Page_61"> 61</a></span> +ses paupières. Il eut envie de s'écrier: «Si +vous avez soif de consoler, Thérèse, ne cherchez +pas au loin, comprenez, restez pour +nous trois, chassez les rêves qui, déjà , si +petite, vous éloignent! Ayez pitié de nous, +ne songez plus!» Mais il eut peur de paraître +égoïste, peur aussi de l'inconnu qui +se révélait à lui. O mystère d'une âme! +N'allait-il point la froisser, la repousser, +lorsqu'elle s'ouvrait si ingénument? Fallait-il +lui laisser voir toute l'appréhension +qu'un mot pareil jetait en lui? Non pas +cela, surtout pas cela. L'esprit de Thérèse +eût travaillé sur cette crainte. Mieux valait +prendre la chose légèrement, comme une +boutade sans conséquence, essayer de rire. +Et il essaya, et rien ne lui vint aux lèvres +que ce mot qu'il ne voulait pas dire: «Restez, +restez!» Alors il se baissa, faisant +mine de ramasser sa canne devant lui, et +resta courbé un peu plus de temps qu'il +n'était nécessaire, le temps de composer ses +<span class="pagenum"><a id="Page_62"> 62</a></span> +traits. Quand il sentit s'effacer les deux sillons +qui s'étaient tout à coup creusés aux +coins de sa bouche:</p> + +<p>—Ma petite Thérèse, dit-il, nous ferions +bien de partir. Je crois que vous voulez +rentrer par le faubourg?</p> + +<p>—Oui, répondit-elle distraitement, pour +mes roses.</p> + +<p>Il s'était levé en parlant, et, à demi +détourné, tirait ses manchettes avec un soin +qui devait cacher un reste d'émotion. Thérèse +ne le remarqua pas. Elle se redressa +paresseusement, et fixa une fois encore l'horizon +là -bas, où le nuage immobile dormait, +tout fulgurant de lumière, au-dessus des +collines mauves. Il fallut que Robert répétât:</p> + +<p>—Eh bien, Thérèse, venez-vous?</p> + +<p>Ils sortirent de la futaie, côte à côte, et +prirent un autre chemin, qui ramenait en +demi-cercle à la ville, et aboutissait bien au +delà des Pépinières, vers le milieu du faubourg. +Thérèse, déjà reposée, rieuse comme +<span class="pagenum"><a id="Page_63"> 63</a></span> +auparavant, multipliait et variait les questions, +tentait les mêmes sujets qui, tout à +l'heure, avaient intéressé Robert: lui ne répondait +pas toujours, et, quand il le faisait, +c'était d'un mot, avec effort.</p> + +<p>—Qu'avez-vous donc? demanda-t-elle.</p> + +<p>—Un peu de fatigue, mignonne, cela +passera.</p> + +<p>Hélas! il avait bien autre chose qu'un peu +de lassitude: son ciel intérieur troublé, +l'inquiétude de la veille maintenant fixée +dans l'âme, il avait peur de la vie. Et celle +qui avait causé le mal ne s'en doutait pas. +Elle tâchait d'être aimable et vivante pour +deux. Aucune autre idée ne semblait plus +l'occuper. Son rôle de consolatrice, son rêve +sentimental de tout à l'heure, elle n'y pensait +plus. C'était Robert qui songeait à cela, +maintenant, et qui se disait: «Il y a là des +signes manifestes... J'espère qu'il n'est pas +trop tard, non, mais il est grand temps, +grand temps!»</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_64"> 64</a></span> +Ce qui le tourmentait le plus, c'est qu'il +commençait à douter de l'efficacité des +moyens qu'il emploierait: attentions, lectures, +tendresses d'ami, qu'était-ce à côté +des visions qui passent au-dessus de l'horizon +bleu, quand on regarde devant soi, bien +loin?</p> + +<p>Quand ils furent arrivés au point culminant +du chemin, avant de descendre la dernière +pente qui, à cent mètres de là , entrait +dans la banlieue, Thérèse ralentit le pas, et +releva son ombrelle pour mieux voir. C'était +un paysage assez médiocre et banal, aux +jours d'hiver, mais transfiguré à cette heure +dans la gloire du grand soleil: une campagne +coupée de jardins, plate et cultivée, +sans une rivière, sans un arbre, et autour +la ville, comme une découpure sans profondeur, +comme une dentelle inégale, d'un +blanc bleuâtre, avec des fumées d'usines +traînantes, et tellement criblée de lumière +que le sommet des tours, des clochers, les +<span class="pagenum"><a id="Page_65"> 65</a></span> +parties hautes des toits, semblaient à demi +fondus dans l'air.</p> + +<p>—Est-ce étincelant! dit Thérèse.</p> + +<p>M. de Kérédol prit son lorgnon, et jeta +un regard rapide, lui aussi, de ce côté. Mais +avec quelle disposition différente d'esprit! +Sous ses paupières, bridées par l'éclat du +jour, ce fut une sorte de défi qui passa, une +pensée de colère contre cette ville d'où sortirait +peut-être le danger qui menacerait son +bonheur, qui détruirait le repos du logis +couché là -bas derrière eux, dans la verdure +de ses grands arbres.</p> + +<p>Thérèse et lui continuèrent à marcher, +presque sans rien se dire, jusqu'à une maison +du faubourg, pauvre et basse, où l'on +accédait par un corridor voûté, commun avec +la maison voisine. Robert s'arrêta.</p> + +<p>—Je vous attends, fit-il.</p> + +<p>La jeune fille était déjà entrée dans le +couloir, et frappait à la porte d'une chambre +à gauche. Là demeurait M. Malestroit, charpentier +<span class="pagenum"><a id="Page_66"> 66</a></span> +en bateaux, tandis qu'en face, ainsi +que l'indiquait un écriteau de bois blanc +fleuri d'osier tressé, habitait M. Colibry, +vannier. Ne recevant pas de réponse, car la +mère était sans doute en course dans le +quartier, Thérèse traversa le corridor dans +toute sa longueur, et déboucha au grand +soleil, dans le jardin où elle entendait des +voix.</p> + +<p>C'étaient les cinq enfants du charpentier +qui jouaient, assis en rond, têtes nues, +sur un tas de sable: Jean, Yvonnette, +Germain, Gustave et Pascal. Elle les connaissait +bien; l'aîné même, un gamin de +douze ans, était son filleul. Et comme elle +aimait les enfants, Thérèse, une minute, +observa ceux-là . Ils ne la voyaient pas.</p> + +<p>—Je propose de jouer à Adam et Ève, +dit l'aîné, en levant sa figure espiègle et +rousselée. Moi, je ferai Adam. Toi, Yvonnette, +tu seras Ève. L'ange pour les chasser +du Paradis, c'est Gustave.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_67"> 67</a></span> +—Non, non, dit Germain, je suis plus +fort! C'est moi!</p> + +<p>Mais la petite secouait ses boucles blondes.</p> + +<p>—Tu ne veux pas, Yvonnette?</p> + +<p>—Non.</p> + +<p>—Pourquoi donc, mademoiselle?</p> + +<p>—Oui, pourquoi, pourquoi?</p> + +<p>Tous les frères étaient de l'avis du chef. +Mais Yvonnette continuait à secouer la tête. +Elle était près de pleurer. Jean devina +qu'elle devait avoir une raison grave pour +ne pas faire Ève.</p> + +<p>—Autre chose, alors, dit-il.</p> + +<p>Et, sans plus d'explication, saisissant un +rameau encore orné de deux ou trois feuilles, +il le posa au-dessus de la tête de Pascal, qui +riait déjà d'être regardé par ses frères, et l'y +maintint une seconde.</p> + +<p>—Deux sous? demanda-t-il.</p> + +<p>Et ils se mirent à rire tous ensemble, de +si bon cœur que leur gaieté gagna Thérèse; +ils riaient, les mains trempées dans le sable +<span class="pagenum"><a id="Page_68"> 68</a></span> +qu'ils jetaient en l'air pour mieux marquer +l'exubérance de leur joie. Et le rameau passa +sur la tête de Gustave, puis sur celle d'Yvonnette, +et ce furent de nouvelles demandes +d'argent, et des fusées de notes claires qui +n'avaient de sens que pour ces petits.</p> + +<p>—Que peut-il bien leur vendre? se dit +Thérèse.</p> + +<p>Elle avança de deux ou trois pas dans le +pauvre terrain, tout resserré entre ses palissades +noires.</p> + +<p>—Que vends-tu là ? demanda-t-elle.</p> + +<p>Cinq paires d'yeux flambants, effarés, se +retournèrent vers elle, et aussitôt se baissèrent +ensemble vers le tas de sable qui crépitait +sous le soleil. Les cinq petits Malestroit +se poussaient le coude, pour s'engager +à répondre. Ce fut Jean, naturellement, qui +prit la parole, et, encore confus, glissant les +yeux jusqu'au bas de la robe de Thérèse, +très drôle, dit à demi-voix:</p> + +<p>—Je vends de l'ombre!</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_69"> 69</a></span> +Puis, il se leva, et, tandis que les quatre +autres, décontenancés, privés de leur chef, +s'enfuyaient jusqu'à la palissade, il s'approcha +de Thérèse, tenant encore son rameau, +et penchant sa petite tête ronde, aux +cheveux ras, que le soleil dorait par places.</p> + +<p>—Tu veux bien me faire une commission, +mon filleul? dit Thérèse en se baissant +pour l'embrasser.</p> + +<p>—Oui, mademoiselle, dit Jean qui tendit +un peu le front.</p> + +<p>—Tu vas venir à la maison, tout à +l'heure.</p> + +<p>—Oui, mademoiselle.</p> + +<p>—Tu prendras deux grands paniers de +roses qu'on te donnera, un dans chaque +main. Tu ne les renverseras pas?</p> + +<p>—Non, mademoiselle.</p> + +<p>—Et tu les apporteras à l'église, dans la +chapelle de la sainte Vierge, où tu sers la +messe.</p> + +<p>—Oui, mademoiselle.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_70"> 70</a></span> +Elle passa la main sur la joue de l'enfant.</p> + +<p>—Au revoir, mon Jean!</p> + +<p>Lui, la voyant s'en aller, se redressa tout +à fait. Et quand Thérèse fut sur le point de +disparaître, tout rassuré, l'œil vivant, bien +ouvert, se disant qu'après tout cette jeune +fille était une amie, il cria, de sa voix +claire:</p> + +<p>—Bonsoir, mademoiselle!</p> + +<p>Thérèse se retourna, et vit qu'il était debout, +la main levée, fier de lui, et que, dans +le fond, là -bas, quatre petits sarraux bleus +faisaient la révérence.</p> + +<p>Dix minutes plus tard, la jeune fille ouvrait +la porte du logis des Pépinières, et +s'élançait vers sa mère qui la guettait, inquiète +déjà , au coin de la maison, et Robert +qui la suivait, la main droite à demi gantée, +retrouvant sa belle humeur pour que madame +Maldonne ne pût se douter de rien, +refoulant en lui-même ce qui lui restait +d'inquiétude et d'ennui, disait:</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_71"> 71</a></span> +—Une promenade charmante, Geneviève, +charmante!</p> + +<p>—Je viens de voir le petit Malestroit, +reprit Thérèse en enlevant l'épingle de son +chapeau, il avait peur de moi: un amour.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_72"> 72</a></span></p> + +<h2>III</h2> + +<p>Le déjeuner fut gai, comme de coutume. +M. Maldonne était satisfait d'un envoi de +corneilles à pattes rouges, qu'il venait de +recevoir de Belle-Isle-en-Mer; sa femme +s'épanouissait au récit que Thérèse faisait +de l'excursion du matin, et Thérèse, en effet, +mise en verve, racontait les plus petits incidents +de la route, taquinait son oncle qui, +pour un vieil Africain, disait-elle, ne s'était +pas bravement comporté sous le soleil de +juillet, et n'omettait qu'un seul détail: la +<span class="pagenum"><a id="Page_73"> 73</a></span> +conversation de cinq minutes, dans le bois, +quand elle regardait l'horizon, et que lui +cueillait des reines des prés. Robert le +remarqua.</p> + +<p>Quand il se leva de table, M. Maldonne, +par habitude, donna un coup de brosse à +son panama, fit le tour du jardin, inspecta +ses tombes à melons, entra dans le réduit +où, sur des planches torréfiées par la chaleur, +des graines séchaient, mêlées à des papillons +morts, et perdit, en récréations +utiles du même genre, le commencement de +l'après-midi. Vers deux heures, il annonça +l'intention de retourner au musée.</p> + +<p>—Si vous le permettez, dit Thérèse, je +vous accompagnerai. J'ai promis d'aller faire +des guirlandes pour l'adoration, qui a lieu +demain. Vous me laisserez à l'église.</p> + +<p>Le père et la fille partirent donc ensemble. +Au pas nerveux de Maldonne, la distance +fut vite franchie. Thérèse monta les marches +du perron de l'église.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_74"> 74</a></span> +—A bientôt, ma chérie! Ne te fatigue +pas trop!</p> + +<p>—Ni vous?</p> + +<p>—Toi surtout!</p> + +<p>Il se retournait en marchant, pour la regarder. +Thérèse entra dans la vaste nef qui +retentissait du bruit des marteaux, des scies +rognant les planches et des commandements +du vicaire alignant par tailles, aux deux +côtés de l'autel majeur, des pots de lauriers-roses +et des branches de pin.</p> + +<p>Elle fit une courte prière devant la statue +de la sainte Vierge, constata d'un coup +d'œil que les roses avaient bien été apportées +à l'endroit convenu, et s'apprêtait à +sortir de son banc, pour aller rejoindre une +autre jeune fille occupée à ranger dans un +coin des banderoles de gaze, quand le geste +d'une femme l'arrêta. C'était une vieille +domestique retirée dans le faubourg, aux +environs des Malestroit, et que Thérèse connaissait. +Elle se hâtait, grosse et courte, +<span class="pagenum"><a id="Page_75"> 75</a></span> +bousculant les chaises, son bonnet de travers, +la bouche à demi ouverte, avec la nouvelle +d'un malheur dans les yeux.</p> + +<p>—Ah! mademoiselle, dit-elle en se penchant, +avant même d'arriver jusqu'à Thérèse, +vous ne savez donc pas?</p> + +<p>—Quoi donc?</p> + +<p>—Le petit Malestroit!</p> + +<p>—Lequel?</p> + +<p>—Jean, mademoiselle, un enfant si mignon!</p> + +<p>—Eh bien! qu'y a-t-il?</p> + +<p>—Tombé dans le faubourg... Il jouait à +la toupie... tombé sous les roues d'un camion... +écrasé!...</p> + +<p>—Ah! dit, Thérèse en portant la main à +ses yeux pour en chasser l'affreuse vision, +ce n'est pas possible!... non, il n'est pas +possible que ce soit lui... il n'y a pas plus +de deux heures qu'il est venu ici!</p> + +<p>—Hélas! si, mademoiselle, dit la femme +fondant en larmes, il est mort, le pauvre +<span class="pagenum"><a id="Page_76"> 76</a></span> +petit! Je l'ai vu quand on l'a rapporté... sa +tête saignait là , mademoiselle, à la tempe... +Il est maintenant sur son lit... Je suis venue +vous le dire... vous pouvez bien y aller. +Tout le monde y va dans le quartier... +C'est joli déjà comme un paradis, chez les +Malestroit!</p> + +<p>Thérèse sortit, sans rien répondre, mais si +pâle, si haletante, que la vieille femme, +venue là en messagère, tout émue devant +cette douleur d'enfant, inquiète même, cherchait +à rejoindre la jeune fille sur les dalles +de la nef et répétait:</p> + +<p>—Voyons, mademoiselle, faut pas se +tourner le sang comme ça, faut se faire une +raison... attendez-moi donc!...</p> + +<p>Thérèse n'écoutait pas. Elle traversa la +rue. Les Malestroit demeuraient à cinquante +pas plus loin. Et elle entra dans la grande +salle pauvre, à gauche, ouverte à tout venant +par le deuil.</p> + +<p>Il était là , le petit marchand d'ombre. On +<span class="pagenum"><a id="Page_77"> 77</a></span> +l'avait couché au milieu de la pièce, sur un +lit qui devait être celui des parents, la tête +touchant le mur du fond, soulevée et tournée +vers l'unique fenêtre en face. Toute la lumière +semblait se concentrer et se poser sur +ce visage décoloré, mais charmant encore: +le front à demi couvert par le bandeau qui +cachait la blessure, et les mèches d'or inégales +au-dessus, luisant comme au grand soleil +du jardin. On eût dit d'un convalescent +affaibli par un long mal, et qui dort, et qui +va s'éveiller. Les deux mains de l'innocent, +les deux mains courtes auxquelles la toupie +venait d'échapper, pieusement jointes, retenaient +le chapelet de première communion. +Le drap tombait jusqu'à terre, un drap blanc +très fin qui avait dû être prêté, et, à droite +et à gauche, sur le linge sans pli, ô tendresse +de l'âme du peuple, ô inspiration +charmante des pauvres qui s'entr'aiment! +les frères, les sœurs, les petits amis du faubourg +avaient, avec une épingle, attaché des +<span class="pagenum"><a id="Page_78"> 78</a></span> +images. De chaque côté, en rangs irréguliers, +on voyait un saint Jean-Baptiste avec +son agneau, des anges, de jolies vierges +bleues et blanches aux yeux levés, un enfant +Jésus bénissant le monde avec son doigt +rose et jusqu'à un soldat dont un coup de +ciseau avait coupé le sabre, un soldat +d'Epinal qu'on avait dû lui acheter pour sa +dernière croix. Elle était là aussi, la croix +d'argent, ornée d'un ruban rouge, sur une +pelote blanche, au pied du lit, attestant que +la mort avait pris un des plus sages, un de +ceux qui promettaient et qu'on citait pour +modèle à l'école. Pauvre petit! comme tout +cela, naïvement, racontait sa vie, ses humbles +journées d'écolier qui ne savait que +lire, jouer au soldat et prier Dieu!</p> + +<p>Thérèse, un instant immobile sur le seuil, +dans la muette contemplation du chagrin, +s'avança toute droite vers le lit, sans un regard +pour les gens assemblés là , et qui l'observaient. +Elle ne voyait que le petit Jean. +<span class="pagenum"><a id="Page_79"> 79</a></span> +Elle vint à lui, elle se pencha doucement, et +embrassa les pauvres yeux morts de l'enfant +comme elle n'avait jamais fait, avec +toute sa pitié, avec toute sa foi, avec toute +son âme, qui se fondit dans ce baiser. Et +Thérèse se laissa glisser à genoux, la tête +sur le drap orné d'images.</p> + +<p>Elle demeura ainsi quelque temps, secouée +par les sanglots auxquels répondaient, +dans le coin d'ombre de la chambre, là -bas, +les soupirs étouffés de plusieurs femmes, +moins jeunes qu'elle, et qui pleuraient depuis +plus longtemps. Puis elle se leva, et, +à travers le voile de ses larmes, chercha la +mère. Elle l'aperçut de l'autre côté du lit, +près de la muraille. Madame Malestroit, +toute menue et fanée, était assise sur une +chaise basse, les mains sur les genoux, serrant +un mouchoir qu'elle ne portait plus à +ses yeux taris. Autour d'elle, trois ou quatre +femmes se tenaient debout, des voisines, qui +avaient épuisé les courtes consolations des +<span class="pagenum"><a id="Page_80"> 80</a></span> +mots, et ne l'assistaient plus que de leur +présence, tournant seulement la tête, de +temps en temps, ou murmurant une exclamation +douloureuse, la même depuis deux +heures, pour bien montrer qu'elles pensaient +toujours à la même chose, comme la pauvre +Malestroit. Une seule personne parlait à demi-voix, +un vieux monsieur, épais dans sa redingote, +la face large et rase, et qui disait, +avec une compassion vraie, retenant sa voix +pour que sa parole entrât mieux dans cette +âme meurtrie:</p> + +<p>—Allons, ma petite mère, c'est une +épreuve... bien rude, oui, bien rude... mais +n'est-il pas plus heureux là -haut?... Il +échappe à bien des misères!... Un vrai ange +qui n'a pas besoin qu'on prie pour lui!... +Tout le monde l'aimait... moi je l'aimais... +je l'aimerai toujours, voyez-vous!...</p> + +<p>Et ses phrases espacées, prononcées lentement, +tombaient une à une, comme un +refrain pour endormir les peines, sur la +<span class="pagenum"><a id="Page_81"> 81</a></span> +mère muette et accablée. Thérèse passant +près de lui, il s'inclina en souriant.</p> + +<p>—Bonjour, monsieur Lofficial, répondit-elle.</p> + +<p>Et, passant la main sur les mains de +madame Malestroit, pour appeler son attention:</p> + +<p>—Ma pauvre femme, dit-elle, puisque +j'étais sa marraine, j'ai là -bas des fleurs. +Voulez-vous bien que je les lui donne?</p> + +<p>Au son de cette voix connue, la femme du +charpentier ne bougea pas. Elle murmura +seulement:</p> + +<p>—Oh! oui! pour lui, tout ce qu'on +pourra pour lui!</p> + +<p>Thérèse dit quelques mots à l'oreille d'une +des femmes, qui partit aussitôt. Elle avait eu +une de ces douces idées de jeune fille dont +elle était coutumière. Dans le tiroir d'une +table, elle trouva du fil et des aiguilles, se +mit à genoux près du lit, et, quand la +femme fut de retour, apportant les deux +<span class="pagenum"><a id="Page_82"> 82</a></span> +paniers de roses, merveilleusement belles et +variées, destinées à l'église, on vit bien ce +que Thérèse avait voulu dire. Elle prenait +les fleurs, les assortissait, les encadrait d'un +peu de feuillage, et, d'un point de couture, +les assujettissait au drap. En moins d'un +quart d'heure, car elle travaillait vite, tout +un côté du lit fut fleuri de la sorte. La +couche funèbre du petit Jean prenait un air +de chapelle en fête. Et Thérèse se réjouissait, +à chaque feston, d'avoir eu cette pensée. +Pauvre petit Jean, joueur de toupie, elle ne +l'avait jamais tant aimé!</p> + +<p>Comme elle allait commencer à orner le +deuxième côté du drap, un jeune homme entra +dans la chambre. Bien qu'il fût le plus proche +voisin des Malestroit, le propriétaire du vieil +hôtel qui couvrait de son ombre leur logis, +il semblait n'être jamais entré chez eux. +Debout sur le seuil, un peu courbé à cause +de sa haute taille, il hésita, cherchant à +s'orienter parmi les gens qui se trouvaient +<span class="pagenum"><a id="Page_83"> 83</a></span> +là . Il aperçut enfin M. Lofficial, traversa la +salle, et le cercle des femmes s'ouvrit pour +lui faire place. Le nouvel arrivant se trouva +en face de madame Malestroit. Il était déjà +très ému. Quand il vit, au-dessous de lui, la +mère abîmée dans la douleur, il se sentit vraiment +malheureux, non pas d'être venu, mais +de n'avoir aucune consolation à apporter, de +ne pas savoir comment exprimer sa sympathie +à ce pauvre être misérable, gêné aussi +par le silence des gens qui se tenaient autour +de lui, et qu'il croyait motivé par cette +visite inattendue. Il mit la main à sa poche, +se courba, et dit assez bas, intimidé:</p> + +<p>—Madame Malestroit, je suis venu aussi +quand j'ai su l'affreux malheur. Nous sommes +voisins si proches...</p> + +<p>Et, entre les mains de la femme, il +glissa une grosse pièce d'argent.</p> + +<p>Au contact du métal froid, la mère +releva la tête. Elle fixa un instant les yeux +sur le jeune homme, et celui-ci, à travers le +<span class="pagenum"><a id="Page_84"> 84</a></span> +feu sombre dont ils étaient pleins, crut discerner +beaucoup de surprise et un peu de +fierté blessée. Cependant elle ne le témoigna +pas, et, par un instinct délicat de son âme +populaire, elle accepta.</p> + +<p>—Venez-vous, monsieur Claude? dit +M. Lofficial en se penchant, moi, je sors.</p> + +<p>Le jeune homme, content d'être ainsi tiré +d'embarras, suivit M. Lofficial. Il fallait +passer devant le lit de l'enfant. M. Lofficial +s'arrêta au pied, et s'inclina. Ses lèvres remuèrent. +Thérèse, agenouillée, se redressa, +et cambra sa taille. Et Claude, qui n'avait +pas aperçu la jeune fille en entrant, la découvrit +tout à coup.</p> + +<p>—Monsieur Lofficial, dit-elle, je n'aurai +pas assez de roses. Pourriez-vous faire prévenir +mon parrain?</p> + +<p>—Très bien, chère demoiselle, j'y vais! +repartit le bonhomme en dodelinant sa tête +blanche.</p> + +<p>—Pas vous-même, je suppose?</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_85"> 85</a></span> +—Au contraire, moi-même... C'est bien, +ce que vous faites là .</p> + +<p>Elle ne répondit pas directement.</p> + +<p>—Je les avais cueillies pour l'adoration, +fit-elle, et vous voyez!...</p> + +<p>Elle tourna vers le petit mort, d'un mouvement +plein de grâce, son visage rose où +errait un souvenir navré. Et ce sourire mêlait +je ne sais quoi de maternel à son doux air +de vierge.</p> + +<p>—Pauvre petit ami! dit-elle.</p> + +<p>Son âme était dans ces trois mots. Claude +remarqua que Thérèse était jeune, jolie, +vêtue de gris, et que la pitié la faisait +exquise.</p> + +<p>Il passa outre. Thérèse ne sembla pas le +voir.</p> + +<p>A peine dans la rue, M. Lofficial se détourna. +Sa face, pleine et ronde, n'offrait +plus qu'une trace légère d'émotion.</p> + +<p>—Mon jeune ami, dit-il, l'aumône était +peut-être inutile. Mais, pour la visite, vous +<span class="pagenum"><a id="Page_86"> 86</a></span> +avez eu raison de la faire. Si proche voisin! +Des gens si éprouvés!</p> + +<p>Il prit Claude par un bouton de la +jaquette.</p> + +<p>—Et comme c'est touchant! ajouta-t-il. Ils +se sont mis vingt familles de pauvres peut-être, +pour orner le lit de ce petit de douze +ans! Le drap est à l'un, la taie d'oreiller à +l'autre, les images sont à tout le monde. Ah! +la générosité, monsieur Claude, vertu des +pauvres!</p> + +<p>—Cependant, balbutia Claude, encore très +troublé de ce qu'il avait vu, il me semble +que vous avez donné l'exemple...</p> + +<p>—Mais non, mais non. Ils étaient là +avant moi. Et vous n'avez pas tout observé! +Venez... doucement, je vous prie, doucement...</p> + +<p>Il attira Claude jusqu'à la fenêtre voisine, +celle des Colibry. Madame Colibry, qui n'avait +plus d'enfants chez elle, depuis plusieurs +années, avait offert l'hospitalité aux trois +<span class="pagenum"><a id="Page_87"> 87</a></span> +derniers des Malestroit, qui jouaient bruyamment +autour d'elle, sans souci du frère +mort. La chambre de la vieille, si proprette +d'ordinaire, était mise au pillage. Et plus +loin, dans le jardin qu'on apercevait par +une seconde fenêtre en face, Yvonnette devenue +l'aînée, immobile et courbée sur elle-même, +comme une enfant qui a beaucoup +pleuré, causait avec le vannier.</p> + +<p>—Ne trouvez-vous pas cela admirable? +demanda M. Lofficial, en ramenant Claude +sur ses pas. Allez! allez! jeune homme, le +peuple est notre maître en charité.</p> + +<p>Il s'arrêta bientôt, devant l'hôtel de Claude.</p> + +<p>—Enchanté, mon voisin, dit-il, d'avoir +eu le plaisir de causer avec vous! Cela ne +m'arrive pas bien souvent.</p> + +<p>—En effet, murmura Claude, les occasions...</p> + +<p>—Penser que nous demeurons porte à +porte, et que je suis presque un inconnu +pour vous! J'avais l'honneur de voir souvent +<span class="pagenum"><a id="Page_88"> 88</a></span> +madame votre mère, autrefois. Mais +voilà : c'était une autre génération. Je suis +trop vieux.</p> + +<p>—Par exemple! Je vous assure, monsieur, +que j'ai eu plus d'un regret à votre +endroit.</p> + +<p>—Vraiment? dit M. Lofficial en lui +tendant la main. Eh bien! un autre jour, +quand l'idée vous viendra d'entrer chez moi, +j'en serai ravi. Si vieux qu'on soit, on a +toujours un coin de jeunesse dans le cœur, +voyez-vous. Pour le moment, j'ai à m'acquitter +de la commission de mademoiselle +Thérèse, c'est sacré... A l'honneur!</p> + +<p>Il souleva prestement le bord de son chapeau, +et s'éloigna, dans la direction de la +banlieue.</p> + +<p>Claude examina un instant, avec la curiosité +de l'explorateur qui vient de faire +une découverte, la brosse rude et fournie +qui cernait d'un tour blanc la coiffe du +haute forme, et le col trop large de la redingote, +<span class="pagenum"><a id="Page_89"> 89</a></span> +montant et descendant en mesure +sur le cou sanguin du bonhomme.</p> + +<p>Puis il rentra chez lui.</p> + +<p>Il habitait dans le faubourg, entre la maison +blanche de M. Lofficial, à gauche, et +les deux réduits très humbles des Malestroit +et des Colibry, à droite, un vieil hôtel isolé +sans doute autrefois, retraite de quelque +magistrat pacifique, lentement rejointe et +enveloppée par les constructions nouvelles. +Habiter n'est pas cependant tout à fait exact. +Claude Revel passait huit mois sur douze à +la campagne, dans le domaine dont la mort +prématurée de ses parents l'avait laissé +maître, et, sauf en hiver, ne faisait à la ville +que de rares apparitions. C'était un grand +jeune homme de vingt-sept ans, brun de +cheveux et brun de visage, qui eût ressemblé +à plusieurs de ses aïeux, propriétaires, +avant lui, de la terre de la Coudraie, s'il +n'avait eu dans toute sa personne, dans sa +tenue un peu sanglée, dans le froncement +<span class="pagenum"><a id="Page_90"> 90</a></span> +fréquent de ses sourcils, dans ses moustaches +retombantes à la gauloise, un léger +accent ou un souvenir, si l'on veut, d'officier +de réserve. La note est assez fréquente aujourd'hui. +Mais s'il venait à sourire, à parler, +ou seulement à saluer un ami, tout ce +masque tombait: les sourcils détendus laissaient +mieux voir deux yeux verts, bons et +lumineux, et, sous les moustaches farouches, +la bouche apparaissait, nullement railleuse +et nullement dure. On devinait alors, sous +l'écorce empruntée, ce qu'il était en réalité: +un cœur excellent et une imagination ordinaire, +auxquels s'ajoutait, par un effet de +nature ou bien de solitude, une petite pointe +d'humour et d'observation.</p> + +<p>En ce moment, tout occupé de ce qui venait +de lui arriver,—car la moindre émotion +faisait événement dans sa vie calme,—il +ne songea pas même à monter dans ses +appartements, et, accrochant son chapeau à +un bois de cerf, il s'assit sur le divan du vestibule, +<span class="pagenum"><a id="Page_91"> 91</a></span> +au fond de la cage de l'escalier, en +face du poêle en faïence, croisa les jambes, +et alluma un cigare.</p> + +<p>Sa pensée suivit d'abord M. Lofficial. Depuis +sa petite enfance, Claude se rappelait à +peine avoir causé deux ou trois fois avec +lui. Le peu qu'il en savait datait des années +déjà lointaines où, dans son imagination +épeurée, ce voisin jouait des rôles +d'ogre. On prétendait que M. Lofficial avait +été pharmacien. Mais le bonhomme était le +seul à en être bien sûr, car, au temps même +de son commerce, on le rencontrait toujours, +paraît-il, sous les arbres de la promenade, +heureux, placide, étonnamment renseigné +sur toutes les histoires locales et causeur de +carrière. Sa plus grosse affaire, en tout cas, +ne durait plus que trois semaines à présent, +et c'étaient ses vendanges, qu'il conduisait +lui-même, qu'il surveillait avec une volupté +de propriétaire et de gourmet, levé dès +quatre heures, haut et droit tout le jour +<span class="pagenum"><a id="Page_92"> 92</a></span> +parmi les vignerons courbés, et, le soir, +assis au milieu des ouvriers qui «tournaient +la mariée», grisé par les effluves +du moût, donnant le ton des devis joyeux +et des chansons, qui ne cessaient pas plus +que le ruissellement clairet du pressoir. Les +quarante-neuf autres semaines de l'année, il +menait une existence assez mystérieuse. Sa +maison, presque toujours close du côté de la +rue, était silencieuse comme un couvent. Le +matin, il y venait quelques personnes, +hommes et femmes, pauvres gens pour la +plupart. L'après-midi, M. Lofficial sortait. +Claude n'en savait pas davantage.</p> + +<p>Il songea donc à son voisin, mais pas +longtemps. Une autre image vint l'en distraire, +celle de la jolie inconnue agenouillée +près du lit de l'enfant. Elle lui apparaissait +très nette et très plaisante. Insensiblement +même, elle se dégagea de l'appareil de deuil +qui l'enveloppait. Ce ne fut plus qu'une +jeune fille très jeune, avec un panier de +<span class="pagenum"><a id="Page_93"> 93</a></span> +roses près d'elle, et des yeux levés pleins de +pitié. Mademoiselle Thérèse? Comment ne +l'avait-il jamais vue, lui qui connaissait,—comme +on connaît l'armorial,—à la couleur +de leur chapeau, de leur robe, ou de +leurs rubans, toutes les héritières de la ville?</p> + +<p>Il en était si bien occupé, que le signal du +dîner,—un coup de timbre qui résonnait +à l'infini le long des rampes de bois de l'escalier,—ni +l'entrée dans la salle à manger +glaciale, ni la silhouette immobile de Justine +attendant, au même endroit traditionnel +de l'appartement, que son maître eût +achevé le premier service, ne modifièrent le +cours de ses pensées. Il eut de vagues sourires, +qu'on eût pu croire adressés aux éclats +d'un bouchon de carafe traversé d'un rayon +de jour, ou à la fumée qui montait en spirale +de la soupière pour se perdre dans la +mousseline de la suspension. Et quand Justine +s'approcha, maigre et digne, une assiette +à la main:</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_94"> 94</a></span> +—Justine, demanda-t-il, est-ce que les +Malestroit ont des parents riches?</p> + +<p>—Tout ce qu'ils sont de Malestroit, répondit-elle, +c'est riche à peu près comme +moi, qui n'ai rien... M. Claude y a donc +été?</p> + +<p>—Oui, Justine, et j'ai remarqué là une +jeune fille. Tu ne sais pas son nom?</p> + +<p>La vieille servante, qui avait toujours eu, +pour la vertu de son jeune maître, une sollicitude +un peu farouche, le regarda d'un +air défiant.</p> + +<p>—Blonde, continua-t-il avec du rouge à +son chapeau. Tu ne sais pas?</p> + +<p>—S'il fallait connaître à présent toutes +les jeunesses qui courent les rues! fit-elle, +avec un mouvement d'humeur, en changeant +l'assiette de Claude.</p> + +<p>—Mais elle ne courait pas, celle-là , Justine: +elle attachait des piquets de roses et de +feuillage aux draps du petit Jean. M. Lofficial +lui a parlé!...</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_95"> 95</a></span> +—Ça sera peut-être une demoiselle du +bureau de bienfaisance! grommela Justine.</p> + +<p>Elle emporta la soupière, leva les yeux +vers le portrait de son ancienne maîtresse, ce +qui était sa façon de les lever au ciel, et s'en +alla, d'un pas glissant, vers son royaume.</p> + +<p>«Ma pauvre Justine, songea Claude, je n'ai +jamais si bien saisi ton complet défaut de +poésie et de sentimentalité. Tu es fermée à +l'idéal, bien que tu aies le cœur tendre. +Non, cette jeune fille n'est pas venue là au +nom d'une administration! Elle a été conduite +par sa piété et par sa pitié, peut-être +aussi par le souvenir de quelque ancienne +charité faite aux parents. Rien n'attache +comme d'avoir donné. Elle était aimable, +cette enfant. La douceur de ces yeux qui +ne m'ont pas regardé, et de cette voix qui +ne m'a pas parlé, m'est demeurée présente. +Je demanderai à M. Lofficial...»</p> + +<p>Comme il achevait ce monologue, Justine +rentra. Elle avait deux mouvements, en +<span class="pagenum"><a id="Page_96"> 96</a></span> +toute occasion, dont le premier était hargneux, +et le second repentant et attendri. +Elle revint donc, posa quelque chose sur +la table, et dit:</p> + +<p>—Après ça, votre demoiselle, cela pourrait +bien être mademoiselle Thérèse Maldonne, +une petite dont le père empaille +pour le musée. Je me rappelle qu'elle a +été marraine chez les Malestroit, après que +M. Lofficial a eu passé par là . Car, vous +savez, ça n'a pas toujours été droit dans +la maison. Enfin, suffit. Il ne faut pas +dire du mal des gens.</p> + +<p>Claude n'insista pas, malgré le mystère +qui enveloppait les révélations de Justine. +En poussant plus loin ses questions, il eût +éveillé les soupçons de la vieille servante, +dont il avait, en bon célibataire, une certaine +crainte révérencielle.</p> + +<p>Après le dîner, au lieu de sortir, comme +il avait coutume de le faire, il monta dans +sa chambre, qui ouvrait sur les jardins. Il +<span class="pagenum"><a id="Page_97"> 97</a></span> +n'éprouvait aucun besoin de marche ou de +distraction. Quelque chose d'ému subsistait +en lui, et l'attrait aussi de ce monde des +petites gens, de la misère, de la mort même, +qu'il avait côtoyé longtemps sans le voir, et +qui s'était révélé à lui, tout à coup, il ne +savait comment. Quelle force l'avait conduit +là , chez ces voisins en deuil?</p> + +<p>Il se mit à regarder par la fenêtre, vers +la droite, les deux bandes de terre bien +étroites, accolées à sa large cour pavée. La +plus proche était celle des Malestroit, pillée, +pelée par le pied des enfants, sauf un angle, +tout au fond, où poussait une gerbe de chrysanthèmes +autour d'un pigeonnier. La mère +avait le goût de cette verdure pâle, qui s'étoilait, +en automne, de grandes fleurs brunes. +On la voyait souvent, à pareille heure, +traverser le jardin, menue et encore un peu +jolie, avec un pichet d'eau qu'elle portait à +ses chrysanthèmes, tandis que son mari se +promenait, athlétique et rude, en fumant. +<span class="pagenum"><a id="Page_98"> 98</a></span> +Ils s'étaient aimés, paraît-il. On racontait que +Malestroit l'avait enlevée, quand il revint de +son tour de France, bronzé comme un Catalan, +et superbe comme un jeune dieu. Et +c'était cela sans doute qu'avait voulu dire +Justine. Pauvres gens! Ce soir, ils ne sont +pas sortis. La maison est close. Une lame +mince de lumière, glissant par la fente de +leur porte, se mêle à la lueur de la lune +montante. Au delà , personne non plus, derrière +la palissade. C'est le domaine du vannier, +tout vert et frais, celui-là , ombragé +d'un peuplier à larges feuilles et rempli de +bottes d'osier, debout et serrées les unes +contre les autres, la pointe encore duvetée, +et qui lui donnent un certain air de forêt. +Tout le jour, hiver comme été, c'est là que +travaille Colibry, un vieux très maigre, assis +au pied de l'arbre, près de la cuve où trempent +des baguettes blanches. Quant aux maisons, +elles sont toutes deux pareilles, bien +basses, ouvrant sur le faubourg, avec un toit +<span class="pagenum"><a id="Page_99"> 99</a></span> +long du côté du jardin, un de ces toits sur +lesquels la pluie s'égoutte des demi-journées, +et qu'affectionnent les pigeons, dont il +y a des volées de part et d'autre... Les pigeons +sont même la cause de querelles fréquentes +entre le vannier et le charpentier en +bateaux. Comment voulez-vous que les pigeons +de Malestroit n'aillent pas quelquefois +manger le grain avec ceux de Colibry? Ils +vivent sans cesse vis-à -vis les uns des autres. +Le pigeonnier des uns, posé sur une perche, +au bout du jardin de Malestroit, regarde +précisément les deux boîtes pendues au-dessus +de la porte de Colibry. Entre eux, +compterait-on dix coups d'aile? Ce ne sont +pas les reproches de leurs maîtres qui empêcheront +les affinités naturelles de se manifester, +ni le superbe culbutant du charpentier +de courtiser la fine pigeonne bizet +du tresseur d'osier. Et, parfois, on entend +des phrases terribles: «C'est encore vous qui +attirez mon culbutant, monsieur Colibry? +<span class="pagenum"><a id="Page_100"> 100</a></span> +Je lui tordrai le cou, à votre bizette!» Dieu +sait que le pauvre Colibry est absolument +innocent dans l'affaire, mais il a peur de +son ombre. Il ne se défend pas, et, quand il +voit que les choses se gâtent, il disparaît +derrière son taillis... Pas de dispute, ce soir. +Le deuil a mis entre eux sa paix profonde. +La petite Yvonnette doit dormir auprès de +la mère Colibry. Il fait tout nuit.</p> + +<p>Claude regardait. Il se rappelait ces détails +et d'autres qui, lentement, dans sa +pensée, chantaient un refrain triste. Cela +ressemblait aux sons de flûte, sortis on ne +sait d'où, qui suivent le voyageur dans les +nuits tièdes. Et, la curiosité aidant, il voulut +retourner un instant chez les Malestroit.</p> + +<p>Il s'arrêta, sans entrer, sur le seuil de la +porte que le continuel pélerinage des gens +du quartier avait tenue ouverte. Deux flambeaux, +sur deux chaises de jonc, brûlaient à +gauche et à droite du petit Jean. Le visage +de l'enfant, plus pâle encore, demeurait +<span class="pagenum"><a id="Page_101"> 101</a></span> +doux et calme. Dans l'ombre, un berceau +où dormait, sans souci de la mort, le dernier +né de la famille. Dans l'ombre aussi, +formant des groupes à peine distincts, cernés +de lumière douteuse, des parents, des amis, +accourus après la journée de travail, la mère +abîmée sur l'épaule de madame Colibry, et +puis, dans la lumière des cierges, près du +lit, le père, colossal, debout, les yeux fixés +sur ce drap blanc d'où sortait la tête menue +de son fils. De vagues étincelles d'or et +d'argent bruni s'échappaient de la croix et +des images piquées sur le linge. Les guirlandes +de fleurs luisaient plus vaguement +encore, et mêlaient leur parfum à l'odeur +de la cire brûlée. Un recueillement sacré, le +respect effrayé du mystère, la fascination de +ce visage de douze ans, que tous ils contemplaient, +les témoignages multipliés d'attentions +populaires et naïves emplissaient cette +chambre d'une atmosphère pénétrante.</p> + +<p>Mais Thérèse n'était plus là .</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_102"> 102</a></span></p> + +<h2>IV</h2> + +<p>Claude habitait de nouveau la Coudraie +depuis trois semaines. Les affaires lentes et +absorbantes de la campagne, la rentrée des +blés et des avoines, la promenade, quelques +visites aux voisins, l'occupaient suffisamment. +Il n'avait pas le temps de rêver. Si l'image +de Thérèse lui était apparue, c'était rapidement, +sans qu'il eût le loisir d'y arrêter son +esprit. Elle ne lui avait pas semblé d'un autre +ordre que le souvenir d'un coin de forêt, +de la frondaison retombante d'un groupe +<span class="pagenum"><a id="Page_103"> 103</a></span> +d'arbres ou d'une pente verte au bord d'une +source. Il n'en avait retenu qu'une impression +fugitive d'ombre et de fraîcheur. Rien +de plus. Mais il faut compter avec les heures +d'inaction.</p> + +<p>Une après-midi que tout se taisait, et faisait +la sieste autour de lui, les gens des +fermes, les bœufs essoufflés de chaleur cherchant +l'abri des haies, les oiseaux dont aucun +ne se risquait à travers l'espace, les +feuilles même, ternies par le grand soleil +qui buvait la sève, il lisait devant sa fenêtre +ouverte. S'il ne somnolait pas, il se sentait +cependant l'âme plus molle que de coutume. +Tout à coup, sur l'acacia, en face, un écureuil +surgit. Accroupi sur une maîtresse +branche, les oreilles droites et terminées par +une flamme de poils roux, il regardait. +Claude fit de même, et, presque en même +temps, la pensée de Thérèse s'offrit à lui.</p> + +<p>«Si je tuais l'écureuil, se dit-il, j'aurais +un prétexte pour entrer chez M. Maldonne. +<span class="pagenum"><a id="Page_104"> 104</a></span> +Avec un peu de bonheur, je rencontrerais +mademoiselle Thérèse. Je verrais au moins +la maison qu'elle habite, le milieu où elle +vit, quelque chose de plus que ce que je +connais d'elle. Pourquoi pas?»</p> + +<p>La tentation devint si forte que le jeune +homme étendit la main, et saisit au crochet +d'un portemanteau une carabine, avec laquelle, +au temps des vendanges, il abattait +des grives de vigne. Il appuya l'arme sur +l'assise de la fenêtre. L'écureuil tourna sa +tête fûtée, comme pour fuir. Claude pressa la +détente, et se redressa aussitôt. De la jolie +bête de tout à l'heure, il ne restait qu'un +paquet de poils, pendu par les pattes de +derrière à la branche de l'acacia. En trois +bonds, poussé par l'ivresse d'un coup heureux, +comme un chasseur de quinze ans, le +jeune homme fut au pied de l'arbre. Le sang +coulait de la blessure, à gouttes rouges et +lentes, roulait sur le cou, perlait au bout +de l'oreille, agitée à chaque fois d'un frisson, +<span class="pagenum"><a id="Page_105"> 105</a></span> +et tombait sur l'herbe en taches que buvait +la terre. Claude se trouvait affreusement +cruel. Une pitié, comme une souffrance humaine +aurait pu la faire naître, s'emparait +de son esprit. Les pattes qui retenaient l'animal, +tremblantes d'un spasme de mort, +se desserraient par degrés, et, tout à coup, +ressaisissaient la branche. Et les petits ongles +blancs criaient sur l'écorce. Ils lâchèrent +enfin.</p> + +<p>La bête enveloppée dans un journal, +Claude eut bientôt fait d'oublier le meurtre. +Il pressentait une aventure. Laquelle? Comment +la nouer? Parlerait-il à M. Maldonne? +Quelle sorte d'homme découvrirait-il en +lui? Arriverait-il jusqu'à Thérèse? S'il parvenait +à la revoir, quelle impression lui +ferait cette jeune fille, dans un cadre tout +différent de celui où elle lui était apparue? +Son imagination n'allait pas au delà de ce +point. Il lui suffisait, pour secouer la monotonie +de l'heure présente, de ce très simple +<span class="pagenum"><a id="Page_106"> 106</a></span> +et très innocent projet: se faire présenter à +une enfant encore mystérieuse et qui lui +avait plu.</p> + +<p>Vite, il monta dans une chambre voisine +de la sienne, pour feuilleter un vieux Buffon +relié en veau, avec des aquarelles pâles, +délices de sa jeunesse. Il se remit en mémoire +des noms de tribus, de familles et +d'espèces, relut des passages dont la sonorité +lui était encore familière, et, préparé +de la sorte à son entrevue avec l'ornithologiste, +partit pour la ville, dans sa carriole +anglaise.</p> + +<p>Vers quatre heures, il se présentait, son +paquet sous le bras, dans la cour du musée, +vieil édifice du <span class="smcap">XV</span><sup>e</sup> siècle, en pierre toute +dentelée par l'homme et toute brunie par le +temps. Le concierge eut l'air étonné de voir +quelqu'un.</p> + +<p>—M. Maldonne?</p> + +<p>—Dans la tourelle, au deuxième.</p> + +<p>Claude se mit donc à grimper dans l'escalier +<span class="pagenum"><a id="Page_107"> 107</a></span> +tournant. Il courait presque, enjambant +deux ou trois de ces marches basses, d'un +grain si blanc et d'une pente si douce, +faites pour un pied de châtelaine. Le bruit +de ses pas, répercuté par l'écho à tous les +étages de cette cage légère, avait une sonorité +à réveiller M. Maldonne, si le bonhomme +avait dormi. Mais M. Maldonne +dormir! Quelle idée! A peine Claude eut-il +ouvert la porte cintrée, au-dessus de laquelle +pendait un écriteau: «Cabinet du +conservateur», il aperçut le naturaliste, +devant une table logée dans l'épaisseur du +mur, près de la fenêtre. M. Maldonne, assis, +un scalpel à la main, était penché au-dessus +d'une masse de plumes roussâtres. Autour +de lui, dans la salle ronde voûtée en ogive, +des tortues de mer, des scies de squales, un +crocodile, deux ou trois singes, pièces fatiguées, +attachées aux murs, et, en belle +lumière, près du vitrail, le seul objet élégant +et brillant qui fût là : une aquarelle. +<span class="pagenum"><a id="Page_108"> 108</a></span> +Il se leva vivement, et, les paumes appuyées +au bord aigu de la planche, sa tête maigre +tournée vers l'étranger, la barbiche dardée +en avant par le pincement des lèvres, parut +demander: «Que voulez-vous?»</p> + +<p>—Monsieur, dit Claude, je crois que vous +vous chargez de préparer,—il n'osa pas dire +«d'empailler»,—même les animaux qui +ne sont pas destinés au musée?</p> + +<p>—Certainement, monsieur.</p> + +<p>—J'ai, cette après-midi, tiré un coup de +carabine.</p> + +<p>—En temps prohibé! dit M. Maldonne, +en se rasseyant.</p> + +<p>—Et j'ai tué ceci.</p> + +<p>Claude développa le papier, et se sentit +rougir en constatant l'état lamentable du +contenu, comprimé, bossué, maculé de sang, +méconnaissable. Il tendit quand même l'objet +à M. Maldonne, qui partit d'un éclat de rire +sonore, pareil au cri des geais qui se poursuivent +dans les bois de chênes.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_109"> 109</a></span> +—Encore un! s'écria-t-il. Je l'aurais +parié! l'écureuil commun, <i lang="la" xml:lang="la">sciurus vulgaris</i>, +et avec des avaries!</p> + +<p>Il s'arrêta de rire, de peur de blesser son +visiteur, et ajouta, avec un accent ironique +dont la gaieté faillit gagner Claude:</p> + +<p>—Dites-moi, monsieur, le voulez-vous +monté sur un cylindre percé, qui représente +son nid, ou bien debout, l'épée à la main, +dans l'attitude d'un duelliste, ou encore +accroupi, la trompe de chasse en sautoir? +Ce sont les trois positions préférées des amateurs +de la ville.</p> + +<p>—Mon Dieu! fit Claude en hésitant,—car +l'idée du nid lui était venue,—comment +le poseriez-vous donc, vous, +monsieur?</p> + +<p>Les yeux de M. Maldonne lancèrent une +flamme.</p> + +<p>—D'abord, dit-il, ni lui ni ses pareils +ne valent la peine d'être montés; mais si +j'entreprenais de le faire, je camperais la +<span class="pagenum"><a id="Page_110"> 110</a></span> +bête comme elle est à l'état sauvage, monsieur: +je la saisirais, par exemple, au +moment où elle vient de bondir sur un +arbre, et se sauve... passez-la-moi... tenez, +comme ceci, la tête tournée de côté, +l'œil grand ouvert, le corps aplati contre +le tronc, une cuisse allongée; ou bien +quand elle saute à terre pour y ramasser +une faîne, le museau baissé alors, le corps +en arc, la queue en arc, un petit pont +rouge à deux arches, et, si vous la préfériez +au repos, je l'endormirais sur la +fourche d'un frêne, les yeux mi-clos, mais +l'oreille droite! Voilà , monsieur, ce qui serait +de l'art!</p> + +<p>—Je sais, répondit Claude timidement, +que vous êtes un artiste, monsieur, et je suis +confus de vous confier une besogne aussi peu +digne de vous.</p> + +<p>M. Maldonne jeta l'écureuil sur la table.</p> + +<p>—Bah! dit-il avec un soupir, il le faut +bien! La pie, le geai, la huppe et le martin-pêcheur +<span class="pagenum"><a id="Page_111"> 111</a></span> +des familles, la hure de sanglier et +le bois de chevreuil des chasseurs, c'est, avec +l'écureuil, le menu quotidien. Je me dédommage +avec les pièces rares.</p> + +<p>—Vous avez, en effet, une fort belle collection.</p> + +<p>—Tous les oiseaux du département.</p> + +<p>—Sans exception?</p> + +<p>L'ornithologiste eut un mouvement de +surprise, quelque chose d'inquiet passa dans +son regard.</p> + +<p>—En connaîtriez-vous une, par hasard?</p> + + +<p>—Mon Dieu, monsieur...</p> + +<p>—Mais citez-la, je vous prie, citez-moi +un oiseau du pays qu'on ne trouve pas, soit +au musée, soit chez moi!</p> + +<p>Claude tressauta. Il se sentait en plein sur +la voie qu'il cherchait. S'il parvenait à tomber +juste sur un de ces spécimens que +M. Maldonne gardait jalousement chez lui! +Tout arrive. Qui sait? Il fouilla les profondeurs +<span class="pagenum"><a id="Page_112"> 112</a></span> +de sa mémoire, et jeta ce nom d'un +air de doute:</p> + +<p>—Le faucon pèlerin?</p> + +<p>M. Maldonne, rassuré, indiqua du doigt +la porte, derrière lui.</p> + +<p>—Dix exemplaires au musée, répondit-il.</p> + +<p>—La mouette rieuse?</p> + +<p>—Commune!</p> + +<p>—Le butor?</p> + +<p>—Je refuse ceux qu'on m'apporte.</p> + +<p>Claude, par un dernier effort, trouva dans +ses souvenirs un nom retentissant, et, le +lançant à M. Maldonne qui attendait le coup, +l'œil clair, la mine légèrement railleuse et +flattée:</p> + +<p>—L'aigle pygargue? dit-il.</p> + +<p>—Eh! eh! repartit M. Maldonne, avec +une moue de gourmet, la bête est rarissime +en effet: c'est à peine si, de temps à autre, +il s'en égare une à la poursuite des oies +sauvages qui remontent la Loire.</p> + +<p>—Eh bien?</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_113"> 113</a></span> +—Je l'ai, monsieur!</p> + +<p>—Pas possible?</p> + +<p>—Chez moi!</p> + +<p>—Chez vous, monsieur?</p> + +<p>—Tué de ma main.</p> + +<p>—Un vrai pygargue?</p> + +<p>—Il n'y en a pas de faux.</p> + +<p>—Non, monsieur, dit Claude, je n'aurais +pas cru qu'un simple particulier pût posséder...</p> + +<p>—Par exemple! Je vous le prouverai! +dit M. Maldonne en se levant, tout rouge de +l'émotion du collectionneur animé par le défi +et sûr de son triomphe. Avez-vous une demi-heure +à perdre?</p> + +<p>—Je suis libre, monsieur.</p> + +<p>—Alors, venez, accompagnez-moi jusqu'à +la maison, et vous le verrez!</p> + +<p>«Je la verrai», pensa Claude, dissimulant +sa joie sous l'apparence d'un scepticisme +poli.</p> + +<p>C'était l'heure où, sur toute la surface de +<span class="pagenum"><a id="Page_114"> 114</a></span> +la France, le fonctionnaire s'évanouit, et +l'homme s'épanouit. Le déclin du soleil brise +des milliers de chaînes, qui se renouent au +matin. Le conservateur du musée se retira +dans un coin de la salle, pour changer sa +veste de travail contre une redingote noire +qui dessinait son torse maigre, se coiffa d'un +chapeau de paille à bords plats, et prit une +canne de buis à gros nœuds.</p> + +<p>Pendant ces préparatifs, Claude s'était +approché de l'aquarelle pendue près de la +fenêtre. Elle représentait, à demi caché dans +les roseaux d'un étang, un chasseur qui +rabattait son arme après avoir tiré. Le +canon fumait encore. Un oiseau fuyait, +déjà très loin, rasant la nappe claire de +l'eau.</p> + +<p>—Tiens! dit Claude, quel est cet oiseau +bleu que le chasseur vient de manquer?</p> + +<p>M. Maldonne se détourna vivement, sans +prendre le temps de passer la dernière +manche de sa redingote.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_115"> 115</a></span> +—Bah! répondit-il, peu importe! Des +oiseaux bleus, il y en a de beaucoup d'espèces, +des perruches, par exemple, des colibris...</p> + +<p>—Ce n'en est pas un, assurément. On +dirait plutôt un canard? Ne trouvez-vous +pas?</p> + +<p>—Venez, monsieur! dit M. Maldonne +en s'avançant et, légèrement embarrassé: +la peinture ne doit pas avoir grand intérêt +pour vous, c'est un souvenir, un cadeau +d'ami... venez.</p> + +<p>Claude jeta un dernier coup d'œil sur le +chasseur malheureux, qui lui parut, en ce +moment, ressembler au conservateur du +musée, et, traversant le laboratoire, descendit +l'escalier. Son compagnon avait un +jarret d'acier et des yeux sans cesse en +mouvement. Il longea d'abord, au pas accéléré, +presque sans rien dire, ces files de +maisons devant lesquelles il passait quatre +fois le jour, tout occupé à saluer de la +<span class="pagenum"><a id="Page_116"> 116</a></span> +main les gens qui lui souriaient ou se +découvraient devant lui. Puis, le faubourg +franchi, des bouts de haie commencèrent +à rompre la ligne des murs, et la campagne +apparut: cultures de maraîchers et +vastes pépinières, où la ville enfonçait encore, +çà et là , le coin d'une bâtisse neuve. +Presque partout, des deux côtés de la route, +des forêts minuscules d'arbres verts, des +taillis, drus comme les poils d'une brosse, de +noisetiers, de hêtres, d'érables, des groupes +de jeunes marronniers levant leur bouquet +de feuilles, comme des palmiers d'oasis, au-dessus +des files naines de poiriers ou de +fusains, tout cela coupé en carré par des +fossés sans herbe. M. Maldonne, dès qu'il se +sentit enveloppé de ce paysage familier, ralentit +sa marche, et donna libre carrière à +son esprit. Tout l'intéressait, à présent, le +moindre détail du chemin, les vols d'oiseaux +surtout, que le soir attirait vers les nids, +et qui s'éparpillaient, balles de plumes +<span class="pagenum"><a id="Page_117"> 117</a></span> +bondissantes, dans l'air tiède et doré. Il +les nommait les uns après les autres: +bruants, verdiers, linots, alouettes, pinsons, +fauvettes. C'était son monde qu'il +présentait à Claude. Sa conversation abondait +en choses vues et fines. Il s'animait. +Il était quelqu'un.</p> + +<p>Sous les pieds des promeneurs, de la terre +aux ombres courtes où elle était blottie, une +alouette se leva, monta dans la lumière, agitant +toutes ses plumes, plana, et redescendit +sans avoir interrompu son chant. M. Maldonne +l'avait suivie, avec une expression de +tendresse qui ne s'adressait point à l'oiseau, +avec un de ces sourires qui vont droit à une +joie prochaine. L'alouette chanteuse n'était +pour lui qu'un symbole. Et en effet, quand +elle se fut assise dans les mottes, Claude +remarqua que le regard de M. Maldonne se +posait en avant, sur un parc entouré de +murs. «C'est là !» se dit-il.</p> + +<p>On ne distinguait encore que des arbres +<span class="pagenum"><a id="Page_118"> 118</a></span> +de venue superbe, aux cimes arrondies, retombantes +ou découpées en fuseaux légers +sur le ciel, mais point de maison. Bientôt, +le vieux mur d'ardoise crevassé, auquel la +mousse servait de ciment, et que couronnaient +des giroflées défleuries, étendit son +ombre sur la route. Vers le milieu, deux +piliers de tuffeaux, surmontés de chapiteaux, +encadraient un portail massif, hérissé de +clous formant des arabesques et décoré +d'un pied de sanglier. De toutes parts les +branches débordaient en ourlets verts l'arête +de la pierre. Même à ceux qui passaient, le +domaine donnait l'impression fugitive de la +paix. «Faut-il avoir de l'esprit pour se +loger-là ! songeait Claude. Quel parfum ce +doit être au printemps! Comme c'est doux +l'été! En hiver même on est abrité du vent. +Et voilà où vous demeurez, mademoiselle? +Cela ne m'étonne point; cela même me confirme +dans l'idée que je me suis faite de +vous.»</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_119"> 119</a></span> +M. Maldonne poussa une petite porte qui +fit, en s'ouvrant, comme une déchirure dans +le vaste panneau de bois.</p> + +<p>—Entrez! dit-il.</p> + +<p>Oh! ce premier pas dans la terre promise! +Derrière la porte, les lilas, les ébéniers, les +acacias, cent arbres d'essences choisies et +mêlées se rejoignaient au-dessus du sable +encore humide de la dernière pluie. Des +fleurs fanées à demi jonchaient le sol, et, +chauffées par les traînées de soleil qui tombaient +de la voûte, répandaient une odeur +sucrée. A vingt pas, en face, deux grandes +fenêtres ouvertes buvaient l'air divin. Les +deux hommes suivirent l'avenue. Il y eut +quelques bruissements d'ailes dans les cimes. +La maison se découvrit tout entière, plus +large que haute, enveloppée par les deux +branches de l'allée, qui devaient se rejoindre +au delà . M. Maldonne traversa un vestibule, +poussa une porte à gauche, et, s'effaçant le +long du mur:</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_120"> 120</a></span> +—Mon cher monsieur, dit-il, vous ai-je +trompé?</p> + +<p>Sur la cheminée, au fond de l'appartement, +un aigle, le cou tendu, déployait ses +ailes immenses.</p> + +<p>—Deux mètres vingt d'envergure, reprit +le naturaliste, et regardez-moi ces moustaches, +les pennes blanches de la cuisse, les +écailles de la patte, est-ce un pygargue, oui +ou non? En est-ce un?</p> + +<p>Claude s'était déjà détourné de l'oiseau, +et saluait, un peu confus, une femme qu'il +n'avait point aperçue tout d'abord, assise +près de la fenêtre. Madame Maldonne écrivait, +sur des ronds de papier d'égal rayon: +«Groseilles 1889.»</p> + +<p>—Qu'y-a-t-il? demanda le naturaliste +en entrant après Claude... Ah! ma chère, +pardon... un client d'aujourd'hui, monsieur +Claude Revel, peut-être un disciple +futur, qui ne voulait pas croire à mon +pygargue. Je l'ai amené.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_121"> 121</a></span> +Claude s'inclina, et madame Maldonne lui +rendit son salut, d'un léger mouvement de +la tête, avec cette gravité inquiète qui caractérise +les personnes timides.</p> + +<p>—Vous aimez l'histoire naturelle, monsieur? +demanda-t-elle.</p> + +<p>—Je ne suis qu'un débutant, madame, +répondit Claude.</p> + +<p>—Mais non, puisque vous discutez avec +mon mari sur les espèces rares. Êtes-vous +convaincu?</p> + +<p>—Absolument, madame.</p> + +<p>—Monsieur irait très loin en ornithologie, +s'il le voulait, dit sentencieusement +M. Maldonne.</p> + +<p>—Oh! monsieur!</p> + +<p>—Très loin, je le répète. Nous en avons +causé en chemin, et vous aviez tout l'air +de vous intéresser à la chose, monsieur!</p> + +<p>—Avec un pareil guide! fit Claude.</p> + +<p>Il disait cela par politesse. Mais madame +Maldonne le prit autrement. Une lueur, +<span class="pagenum"><a id="Page_122"> 122</a></span> +comme un reste de jeunesse, éclaira son +visage. Elle regarda son mari d'un air de +ravissement. Quelqu'un lui rendait donc +justice, à lui, devant elle! Quel rare +plaisir!</p> + +<p>Elle fut un instant jolie de l'émotion délicate +de son cœur.</p> + +<p>—Pauvre ami! fit-elle. Si vous saviez, +monsieur, tout ce qu'il a eu à souffrir de la +part de directeurs inintelligents, incapables +de le comprendre! Heureusement qu'il s'est +imposé par son talent. Pour organiser cette +collection, la plus belle de toute la province, +il lui a fallu plus de travail...</p> + +<p>—Geneviève! interrompit M. Maldonne, +aussi désireux qu'elle d'entendre achever la +phrase.</p> + +<p>—Oui, plus de travail, d'adresse, de +science et d'observation, qu'à des artistes +célèbres, enrichis, fêtés.</p> + +<p>—Fêté! Est-ce que je ne le suis pas ici, +Geneviève? Tout le monde me gâte, au contraire... +<span class="pagenum"><a id="Page_123"> 123</a></span> +Voyons, voyons, au lieu de nous +attendrir inutilement sur mon sort, si tu +nous offrais un peu de sirop? La soirée est +étouffante, et monsieur doit avoir aussi +chaud que moi... Thérèse?</p> + +<p>Madame Maldonne fit un geste d'avertissement +désespéré, comme pour dire: «A +quoi penses-tu, mon ami? Tu sais bien que +c'est impossible. Elle ne peut pas venir!» +Mais il était trop tard, mademoiselle Thérèse +avait entendu. Elle était déjà là , dans l'encadrement +de la porte opposée à celle de +l'entrée: toute rose, la lèvre supérieure légèrement +relevée laissant voir quatre dents +blanches, le nez petit, les yeux grands, les +sourcils un peu étonnés, un vrai modèle de +Greuze. Et, pour parfaire la ressemblance +avec les types préférés de ce maître des +scènes intimes, elle avait un petit tablier, +les manches retroussées, et, sur ses mains +mignonnes, sur ses bras, la plus belle couleur +rouge qu'on puisse imaginer. Mademoiselle +<span class="pagenum"><a id="Page_124"> 124</a></span> +Thérèse devait faire des confitures. En +apercevant un étranger, son premier mouvement +fut de rire. Elle se trouvait drôle +ainsi. Une seule chose paraissait la gêner: +son petit tablier à bretelles. Aussi, de la +main droite, elle cherchait discrètement +l'agrafe de la ceinture, tandis qu'elle regardait +tour à tour son père, sa mère et +Claude, avec les mêmes yeux pleins de fou +rire contenu.</p> + +<p>—Folle que tu es! dit M. Maldonne en +lui tendant ses deux bras, qu'il retira aussitôt, +par respect des convenances; apporte-nous +de ce sirop de framboises que ta mère +fait si bien!</p> + +<p>Elle voulut répondre. Mais les mots +n'obéissent pas toujours. On entendit d'abord +un éclat de rire étouffé, puis une fusée de +notes claires, débordantes, épanouies comme +une chanson de printemps, qui diminua, +s'assourdit, et s'éteignit dans le lointain: +mademoiselle Thérèse s'était enfuie...</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_125"> 125</a></span> +Elle revint, cinq minutes après, sans tablier, +les manches baissées et la mine sérieuse, +portant sur un plateau deux verres, +une carafe d'eau fraîche et un carafon de +sirop, le tout si propre, si net que, quand +elle entra dans le rayonnement de la fenêtre, +tous les massifs du jardin se mirèrent aux +facettes du cristal.</p> + +<p>Claude la regarda poser le plateau sur la +table à ouvrage, se redresser, et se retirer +derrière une chaise, les mains appuyées au +dossier.</p> + +<p>—Je vois, mademoiselle, dit-il, que vous +êtes déjà initiée aux recettes du ménage.</p> + +<p>—Il n'y a rien d'étonnant à cela, répondit +madame Maldonne. Nous vivons ici +assez loin de la ville pour nous considérer +comme des campagnards. Nous en avons +les goûts, et même quelquefois les défauts, +ajouta-t-elle, en enveloppant sa fille d'un +regard très doux, où il y avait une ombre +de reproche.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_126"> 126</a></span> +—Voyons, mère chérie, est-ce bien grave? +reprit vivement Thérèse. Je vous croyais +seuls. Je suis venue comme j'étais. Monsieur +a bien deviné, allez? N'est-ce pas, monsieur, +vous avez deviné que je faisais des confitures?</p> + +<p>—Du premier coup d'œil, mademoiselle.</p> + +<p>—A mes mains? reprit-elle en étendant +ses doigts, qui jouaient sur le dossier de sa +chaise.</p> + +<p>—Oui, mademoiselle. Et peut-on savoir +quelle sorte de confitures?</p> + +<p>Elle eut un hochement de tête de commisération, +pour une ignorance pareille, et +dit:</p> + +<p>—Mais de groseilles, monsieur! En cette +saison-ci, que voulez-vous que ce soit autre +chose?</p> + +<p>Puis, subitement, ses yeux s'animèrent; +leur gravité d'emprunt tomba comme un +voile, et la jeunesse, qui était derrière, la +belle jeunesse limpide et hardie réapparut.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_127"> 127</a></span> +—Les groseilles, s'écria-t-elle, voilà un +fruit que j'aime!</p> + +<p>—Vraiment, mademoiselle?</p> + +<p>—Cela vous étonne, monsieur?</p> + +<p>—Un peu, je l'ai toujours trouvé médiocre.</p> + +<p>—Et moi aussi, monsieur! Mais ce n'est +pas pour leur goût que j'aime les groseilles.</p> + +<p>—Et peut-on vous demander pourquoi?</p> + +<p>—Parce qu'elles ont l'humeur égale. Avec +elles on sait sur quoi compter. Tous les ans, +cela donne, tandis que les abricots, les +pêches, les cerises même, pour un coup de +vent, pour une gelée, s'en vont en feuilles... +Eh bien! moi, j'ai une préférence pour tout +ce qui ne trompe pas!</p> + +<p>Elle était charmante, disant avec conviction +ces choses fraîches.</p> + +<p>—A la mode antique, et à votre santé! +dit M. Maldonne, qui avait rempli les deux +verres, et en levant le sien.</p> + +<p>Claude s'inclina très légèrement, du côté de +<span class="pagenum"><a id="Page_128"> 128</a></span> +la maîtresse du logis. Et c'était un spectacle +assez rare, ces quatre personnes contentes à +la fois: madame Maldonne d'avoir loué son +mari, le mari d'avoir un disciple, Thérèse +de deviner l'hommage discret rendu à sa jeunesse, +Claude de se trouver en pleine réussite +de ses projets, au milieu d'aussi braves gens, +groupés sous les ailes du pygargue qui lui +avait servi d'introducteur.</p> + +<p>Le naturaliste, beaucoup moins oublieux +que son hôte du prétexte sous lequel celui-ci +était venu, détourna la conversation vers +son sujet préféré. Il raconta,—ce ne devait +être ni la première, ni la seconde fois,—l'histoire +du coup de fusil qui lui avait +valu ce trophée de chasse, principal ornement +du salon. On fit tous ensemble, et +sous sa direction, une station devant la cheminée. +Là , sous une cloche de verre, il y +avait un chef-d'œuvre de patience et de +goût: une collection d'oiseaux des îles, ou +du pays, au plumage éclatant, posés dans +<span class="pagenum"><a id="Page_129"> 129</a></span> +toutes les attitudes de la vie, les ailes +éployées ou croisées, mangeant, buvant, +dormant la tête enfoncée sous les plumes, +abritant leurs œufs menacés, ou marchant +inquiets au milieu de poussins vêtus, comme +des graines de souci, d'un duvet plus long +qu'ils n'étaient gros. M. Maldonne, mis en +verve, ne tarissait pas. Il possédait une mémoire +prodigieuse des circonstances, des +lieux, des dates. L'auditoire suffisait à l'animer. +Claude, souvent distrait, regardait à +la dérobée ses voisines, penchées, Thérèse +un peu moins que sa mère, écoutant toutes +les deux avec l'attention de la tendresse que +rien ne lasse. «Et cette alouette blanche?» +disait l'une. «Et ce guêpier doré?» disait +l'autre.</p> + +<p>Cependant, deux fois déjà , le bonnet d'une +fille de charge, apparu dans l'entre-bâillement +de la porte, s'était retiré devant un +signe discret de la maîtresse du logis. La +troisième fois, le bonnet entra. Il était précédé +<span class="pagenum"><a id="Page_130"> 130</a></span> +d'une assiette. Le dîner attendait. +Claude battit en retraite, et personne ne le +retint, bien que tous eussent du regret de +le quitter. Mais la coutume, l'heure sacrée. +O servitude naïve et forte!</p> + +<p>—Nous nous reverrons? demanda M. Maldonne.</p> + +<p>Claude, avant de répondre, suivit des yeux +Thérèse qui traversait l'appartement, pour aller +pousser un battant de la fenêtre, flamboyant +sous la lumière du couchant. Elle marchait +sans bruit, la tête droite, son cou délicat ombré +de mèches folles. Sans paraître y prendre +garde, elle écoutait. Claude eut cette impression +très nette qu'elle n'était pas indifférente +à ce qu'il allait répondre. Peut-être eût-il +éludé l'invitation et brisé l'aventure, n'emportant +que le souvenir agréable de l'accueil +qu'il avait reçu et l'image renouvelée, embellie, +de cette enfant. La nuance d'attention +qu'il crut saisir chez Thérèse, la grâce aussi +de cette tête un peu fière, qui se dessinait sur +<span class="pagenum"><a id="Page_131"> 131</a></span> +la baie lumineuse, en décidèrent autrement.</p> + +<p>—Je crains, répondit-il, d'être un élève +médiocre, mais je reviendrai volontiers.</p> + +<p>—Convenu! repartit le naturaliste. Vous +me trouverez presque toujours, le soir, au +jardin, où j'ai mon laboratoire, là -bas, vous +voyez?</p> + +<p>—Le jardin, dit Thérèse à demi détournée, +c'est ce qu'il y a de plus joli ici.</p> + +<p>Claude fut sur le point de répondre: +«Oh! non!» Il le pensa. Et elle le devina. +Il se sentit rougir. M. et madame Maldonne +se demandèrent pourquoi. Ils n'étaient plus +jeunes.</p> + +<p>—Eh bien! dit-il, je reviendrai, un soir, +après dîner.</p> + +<p>Il salua les deux femmes, serra la main +de M. Maldonne, traversa de nouveau, cette +fois les yeux à terre, le bosquet qu'il avait +tant admiré une demi-heure plus tôt, et se +retrouva sur la route. Il s'étonnait de l'émotion +vague qu'il éprouvait, et de ce qu'il +<span class="pagenum"><a id="Page_132"> 132</a></span> +avait été, timide en somme et un peu +gauche. Ces gens très simples, par leur simplicité +même, leur cordialité vraie, l'avaient +jeté en dehors des phrases convenues. Il +avait promis de revenir. Se proposait-il de +devenir l'élève de M. Maldonne? Non, ce +n'était pas sérieux. Alors? D'ordinaire ses +actes étaient plus réfléchis. «Puisque je l'ai +promis, se dit-il, je reviendrai. Mais je mettrai +un intervalle entre cette première visite +et ma seconde.» Il se rendait compte qu'il +avait obéi, et c'était une récidive, à l'attrait +de cette jeune fille, la fille d'un simple +conservateur de musée de province. Mais +il n'insista pas, et chercha, sur la route, +quelque chose qui pût lui éviter, vis-à -vis de +lui-même, l'aveu complet de sa faiblesse.</p> + +<p>A trente pas, un homme venait, vêtu de +telle façon qu'il ne pouvait passer inaperçu, +à cette heure et à cette place: jaquette claire +ouvrant sur un gilet blanc, chapeau gris, +cravate ornée d'une épingle.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_133"> 133</a></span> +Au moment où il croisa Claude, il le +considéra attentivement, et reporta les yeux +vers l'enclos des Maldonne. Il se demandait +sûrement: «D'où vient-il?» Claude pensa +de même: «Où peut-il bien aller?» Et quand +il se fut éloigné de quelques cents mètres, +à l'endroit où les premières masures s'élevaient +au bord du chemin, il se détourna. +Là -bas, devant le portail vert, l'inconnu s'était +arrêté. Il avait le bras levé vers la sonnette, +et, par-dessus son épaule, il regardait +Claude.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_134"> 134</a></span></p> + +<h2>V</h2> + +<p>Les semaines s'en vont vite, tant que le +cœur de l'homme ne s'intéresse point à leur +fuite. L'impression que la visite au logis des +Pépinières avait faite sur l'esprit de Claude +s'était effacée, ou plutôt elle avait disparu +de la surface, comme les graines des fleurs +fragiles dont se couvrent un matin les +étangs. Elles tombent, invisibles, mêlées à +mille débris de poussière que rien ne ramènera +jamais du fond obscur où ils s'amassent. +Elles sont confondues avec eux. +<span class="pagenum"><a id="Page_135"> 135</a></span> +Mais en elles un germe de vie est demeuré. +Rien ne l'annonce, sur lui pèse la masse +des eaux, agitée ou dormante, sans une +tige, sans une feuille qui rappelle les végétations +mortes. Il sommeille. Puis, un jour, +de cet atome enseveli, un fil ténu s'élance. +Il grandit, mystérieux encore, inaperçu. Nul +ne reconnaîtrait en lui le passé qui revient. +Et tout à coup, sans que rien l'ait révélée, +une pointe d'or perce la surface, s'y +épanouit en étoile, et dit aux rives: «Me +voilà !»</p> + +<p>Claude, à la fin d'août, fut rappelé à la +ville par ses obligations d'officier de réserve. +Pendant trois semaines, il se rendit à la +caserne, à cinq heures du matin, sanglé dans +son dolman, admiré des ménagères qui ouvraient +les contrevents, salué par les hommes +de garde, commanda le maniement d'armes +et quelques mouvements d'ensemble, savoura +la douceur de l'autorité indiscutée, parla de +la France avec plus de fierté, de la guerre +<span class="pagenum"><a id="Page_136"> 136</a></span> +avec des frissons d'espérance, et fut pris +deux ou trois fois, tant il portait bien l'uniforme, +pour un sous-lieutenant de «l'active». +Vinrent les manœuvres. Ce fut un +jeu pour un chasseur comme lui, rompu à +la marche. Et certes, tant qu'elles durèrent, +les cantonnements chez l'habitant, les réceptions +dans les châteaux, les longues étapes +où l'on cause, les batailles pour rire où le +cœur saute pourtant de la même émotion +que si les balles sifflaient, ne laissèrent pas +à Claude un moment d'ennui. La veille au +soir du désarmement, il éprouva, pour la +première fois, un peu de lassitude, mêlée +à un regret vague d'une carrière trop tard +connue, trop tard aimée. La journée était +finie, les hommes regagneraient le lendemain +leurs foyers, lui-même il quitterait le +galon d'or et les camaraderies bruyantes du +régiment. Il se promenait, après le dîner, +triste de retomber dans l'habitude et le +connu de la vie, quand le souvenir lui +<span class="pagenum"><a id="Page_137"> 137</a></span> +revint des Pépinières et du rendez-vous de +M. Maldonne. Claude regarda, avec une +complaisance involontaire, la tenue qu'il +avait encore le droit de porter, leva les yeux +pour s'assurer de l'humeur du temps, se +sentit tout joyeux de constater qu'il faisait +beau, et partit.</p> + +<p>C'était un de ces soirs de septembre, où +la lueur dorée qui traîne au couchant prolonge +presque indéfiniment le crépuscule. +Elle rayonne dans tout le ciel. Et si la lune +monte alors au-dessus de l'horizon, il n'y a +pas de nuit, mais un jour lunaire qui continue +l'autre, et pose sa lumière bleue sur +le sol tiède encore du soleil disparu. Claude +allait, un peu ému, porté par une sorte +d'espérance sans objet, et douce cependant. +Il aspirait à pleins poumons l'haleine des +crépuscules, qui grise les merles, et les fait +chanter, certains soirs, même après les premières +étoiles. Des choses rimées, des débuts +de romances fredonnaient dans sa mémoire. +<span class="pagenum"><a id="Page_138"> 138</a></span> +Quand il aperçut le bosquet des Maldonne, +immobile au milieu de la campagne rase, +les cimes des arbres encore touchées par la +lumière et comme évanouies en elle: «Sous +ces ombrages, murmura-t-il, à pas lents et +rêveuse...»</p> + +<p>Thérèse Maldonne se trouvait tout simplement +au salon, quand Claude y entra, pas +rêveuse du tout, assise près de la table +qu'entouraient, avec elle, son père, sa mère +et Robert. Celui-ci lisait à haute voix. En +entendant la domestique ouvrir la porte et +le cliquetis d'un sabre, il ferma le livre sur +un de ses doigts. Les deux femmes s'étaient +levées. M. Maldonne venait au-devant +de Claude, l'air épanoui et les mains +tendues.</p> + +<p>—Cher monsieur, dit-il, vous nous surprenez +agréablement. Je pensais que vous +nous aviez oubliés... Permettez d'abord que +je vous présente... Il se tourna vers Robert, +assis de l'autre côté de la table: «Monsieur +<span class="pagenum"><a id="Page_139"> 139</a></span> +Claude Revel, un naturaliste amateur, un +futur élève,» puis, vers Claude: «Mon +beau-frère, Robert de Kérédol.»</p> + +<p>—Je crois avoir eu l'honneur de rencontrer +monsieur sur la route, lors de ma première +visite, dit Claude, très aimable et +s'inclinant.</p> + +<p>M. de Kérédol se souleva, les mains appuyées +aux bras du fauteuil.</p> + +<p>—En effet, dit-il poliment, c'est bien la +seconde fois que nous nous rencontrons.</p> + +<p>Cependant, au ton dont il disait cela, il +était facile de deviner que la première lui +eût suffi. Sans rien ajouter, il considéra +Claude de la tête aux pieds, comme autrefois +il examinait un soldat, aux revues du +dimanche, sourit faiblement, et roula un +peu son fauteuil en arrière.</p> + +<p>Thérèse lui jeta un coup d'œil qui demandait: +«Pourquoi vous retirer?» Il ne parut +pas s'en apercevoir.</p> + +<p>Le cercle se reforma, sans qu'il y fût +<span class="pagenum"><a id="Page_140"> 140</a></span> +compris, près de la fenêtre par où venait le +parfum violent des géraniums.</p> + +<p>—Madame, dit Claude, debout et la +main gauche retenant son sabre, je suis désolé +d'interrompre votre lecture. Si je suis +entré, c'est qu'on m'a prévenu que M. Maldonne +ne se trouvait pas au jardin.</p> + +<p>—Mais vous ne troublez rien, monsieur, +je vous assure, dit madame Maldonne, en +retouchant les plis du fichu de tulle noué +autour de son cou. La lecture pourra se +reprendre bien facilement... Désarmez-vous, +je vous prie.</p> + +<p>—Et asseyez-vous, dit M. Maldonne, que +nous nous voyons un peu. Après quoi, nous +irons tous deux causer histoire naturelle.</p> + +<p>Claude sortit pour accrocher son sabre au +porte manteau, puis revint s'asseoir à droite +de Thérèse, en face de madame Maldonne.</p> + +<p>—Croiriez-vous, monsieur, dit celle-ci, +que nous lisions un conte!</p> + +<p>—Il y en a de si sérieux, madame!</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_141"> 141</a></span> +—Un conte de Daudet.</p> + +<p>—Un chef-d'œuvre, alors. On n'a rien +écrit de pareil en prose du midi.</p> + +<p>—N'est-ce pas, monsieur? dit Thérèse, +en considérant, d'un air d'admiration, ce +bel officier qui parlait littérature. Je n'ai +rien lu qui me plût autant. Il y en a un, +surtout...</p> + +<p>—C'est que nous avons chacun nos préférences, +interrompit madame Maldonne, +avec une certaine vivacité, résultat sans doute +de discussions antérieures. Moi, j'aime par-dessus +tout le conte des <cite>Vieux</cite>. L'aimez-vous, +monsieur?</p> + +<p>—Beaucoup, madame.</p> + +<p>—C'est si touchant!</p> + +<p>—Moi, fit M. Maldonne: <cite>Les Aventures +d'un perdreau rouge</cite>. Exact, mon cher monsieur, +écrit par un chasseur. Vous l'aimez +aussi, celui-là ?</p> + +<p>—Je le crois bien! Et vous, mademoiselle?</p> + +<p>—<cite>Les Étoiles!</cite> répondit-elle en relevant +<span class="pagenum"><a id="Page_142"> 142</a></span> +la tête, d'un mouvement souple et fier, vers +la bande de ciel de la fenêtre.</p> + +<p>Aucune étoile n'apparaissait encore. Mais +on eût dit qu'elle les voyait toutes, tant il y +avait de clarté dans le regard qu'elle détourna +ensuite vers Claude. Elle ne posait +pas. Elle ne simulait rien. Un des mots +qu'elle aimait, un de ceux qui ont de l'infini, +lui était monté aux lèvres. Et cela +suffisait pour qu'elle fût émue.</p> + +<p>Claude reprit:</p> + +<p>—Et pourquoi ce conte mieux qu'un +autre, mademoiselle?</p> + +<p>—Ah! voilà ! dit-elle. C'est que je comprends +si bien le pâtre de Daudet, d'avoir +une étoile préférée à laquelle on parle! Nous +en avions une, mon parrain et moi, quand +j'étais plus petite.</p> + +<p>Et les jolis yeux clairs cherchèrent de +nouveau dans l'espace, et une main de +jeune fille, transparente et voilée d'ombres +blondes, s'étendit vers la lumière.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_143"> 143</a></span> +—Tenez, monsieur, là -bas, au-dessus des +sorbiers. C'est là qu'elle se lève. Souvent +nous l'attendions, et, quand elle paraissait, +nous en ressentions une joie. Et, de son +côté, elle semblait nous reconnaître. Il y +avait chez elle, je vous assure, de l'amitié +pour nous, comme dans les yeux d'une +personne chérie.</p> + +<p>—Thérèse! fit une voix, au fond de +l'appartement.</p> + +<p>Les quatre personnes groupées auprès de +la fenêtre se détournèrent en même temps +vers M. de Kérédol.</p> + +<p>Il était penché en avant, et tenait, fermé +sur un de ses doigts, le petit in-dix-huit à +couverture crème. Ses lèvres, un peu railleuses, +le pli plus accentué de son front +entre les sourcils, indiquaient seuls une +lutte intime, une colère ou une souffrance +dont il voulait demeurer maître, et qui se +trahissait pourtant.</p> + +<p>—Vous oubliez, Thérèse, dit-il, que nous +<span class="pagenum"><a id="Page_144"> 144</a></span> +ne sommes pas seuls ici. De pareils enfantillages +ne sauraient intéresser un étranger.</p> + +<p>—Mais, je vous demande pardon, répondit +Claude en se levant. Ce que dit mademoiselle +est charmant!</p> + +<p>—Peut-être, repartit M. de Kérédol avec +le même flegme impertinent, mais je vous +croyais passionné pour l'histoire naturelle, +monsieur, et c'est de l'astronomie.</p> + +<p>Claude, que sa belle humeur de jeune +homme ne quittait pas volontiers, se prit à +rire.</p> + +<p>—De l'astronomie, monsieur? Croyez-vous?</p> + +<p>—Ce qu'il y a de sûr, interrompit +M. Maldonne, en se levant à son tour, c'est +que mon cher beau-frère ne serait pas fâché +de reprendre sa lecture.</p> + +<p>—Moi? mais je n'ai pas dit cela.</p> + +<p>—Non, tu le penses seulement. Eh bien! +achève, mon ami, replonge-toi dans l'histoire +de l'<cite>Élixir du Père Gaucher</cite>. Nous +<span class="pagenum"><a id="Page_145"> 145</a></span> +autres, nous sortons, et nous n'aurons rien +à vous envier, car il fait une soirée admirable!</p> + +<p>Il répéta, en désignant l'horizon: «Oui, +admirable!» Et le mot tomba au milieu du +silence embarrassé de tout le monde.</p> + +<p>—C'est bientôt nous quitter, monsieur, +dit enfin madame Maldonne, et j'insisterais, +si mon mari n'était pas très heureux de +vous avoir pour lui seul.</p> + +<p>Les yeux de mademoiselle Thérèse, grands +ouverts et tournés vers Claude, exprimaient +le même regret.</p> + +<p>Mais elle n'en dit rien. Elle se contenta +de sourire aimablement, quand Claude s'inclina +devant elle, et de suivre du regard, +jusqu'au moment où la porte se referma sur +lui, ce jeune lieutenant de réserve, qui partageait +toutes ses prédilections pour les +<cite>Étoiles</cite> de Daudet.</p> + +<p>Claude, qui avait salué très froidement +M. de Kérédol, se trouva seul dans le corridor, +<span class="pagenum"><a id="Page_146"> 146</a></span> +et bientôt dans le jardin avec M. Maldonne.</p> + +<p>—Un peu étrange, mon beau-frère, n'est-ce +pas? dit celui-ci timidement.</p> + +<p>—Mon Dieu, répondit Claude, il y a tant +de gens qui n'admettent pas qu'on trouble +une de leurs habitudes!</p> + +<p>—C'est précisément cela, repartit le naturaliste. +Il a la passion des récits, des histoires, +des lectures, et tout ce qui l'interrompt +l'émeut incroyablement... Un homme +excellent, au fond, je vous assure, et si dévoué +pour nous tous, un si bon ami!</p> + +<p>Tous deux ils avaient pris, côte à côte, la +grande allée qui coupait le jardin par le +milieu. Il restait encore un peu de jour. Des +souffles frais commençaient à descendre avec +l'ombre. En même temps, la terre, qui avait +bu le soleil, exhalait des bouffées chaudes +et imprégnées du parfum des résédas, des +pétunias, des géraniums, dont il y avait +une profusion autour des massifs de légumes. +<span class="pagenum"><a id="Page_147"> 147</a></span> +Entre ses quatre murs flanqués d'un +rempart d'arbres, il embaumait comme une +cassolette, le potager de M. Maldonne. Le +brave homme eut bien vite fait d'oublier +Robert, et l'incident de tout à l'heure, pour +ne plus penser qu'au monde familier du +jardin. On a toujours le cœur pris aux +choses qu'on a semées. Rien qu'à passer auprès +de ses plates-bandes, il se sentait +joyeux. Il s'épanchait en exclamations, en +observations courtes, tantôt faisant remarquer +à Claude les touffes crêpelées de ses +asperges, une ligne de fraisiers, une poignée +de glaïeuls autour d'un vieux cerisier, tantôt +secouant un limaçon grimpé dans un rosier, +ou, du bout de sa canne, étêtant un séneçon +épanoui sur sa route. A mesure qu'il avançait, +les diversions se multipliaient. Il +s'arrêtait devant ses laitues en graine, et +parlait à ses passe-roses, droites comme des +flèches d'église, et comme elles tout du long +fleuries.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_148"> 148</a></span> +Les deux promeneurs s'entendaient d'ailleurs +à merveille. Chacun découvrait avec +bonheur chez l'autre le même amour profond +et la science de la campagne. «Avez-vous +observé, mon jeune ami?» disait +l'un. «Assurément, cher monsieur», disait +l'autre. «Alors vous comprenez que nous +aimions les Pépinières?»—«Autant que +j'aime la Coudraie». Quelque chose d'intime +s'insinuait dans leurs phrases. Ils +éprouvaient le même désir de prolonger +l'entretien. Et, le premier tour d'allée +achevé, ils en commencèrent un second, et +d'autres encore.</p> + +<p>A chaque fois qu'il se détournait ainsi, +tout au fond du jardin, et apercevait au +loin la maison voilée d'ombre, Claude éprouvait +la même émotion à regarder une petite +lumière, feu tremblant d'une bougie veillant +derrière les vitres. Était-ce la fenêtre +de Thérèse, et l'aimable jeune fille se penchait-elle +quelquefois entre les plantes grimpantes +<span class="pagenum"><a id="Page_149"> 149</a></span> +qui s'enlevaient, là , sur la muraille, +comme des fumées brunes?</p> + +<p>Il y avait de quoi passer une heure avec +cette simple question. Et M. Maldonne se +mit à causer d'ornithologie. Il y revenait, +non pour remplir une promesse, mais d'instinct, +emporté par la vieille passion, ouvrant +ses souvenirs aux pages préférées. Il s'amusait. +Il racontait, beaucoup pour lui-même, +un peu pour Claude. C'était déjà sa coutume +avec M. de Kérédol. Et les histoires +de chasse, lestement enlevées, s'en allaient, +l'une après l'autre, à travers les buis et les +passe-roses endormies.</p> + +<p>—Monsieur Claude, disait le naturaliste, +voyez comme la nuit tombe vite, à présent! +Quelle heure admirable et que bien peu +connaissent! Le coucher des oiseaux, leur +dernier mouvement, leur dernier chant, qui +donc l'observe? Et pourtant!... Figurez-vous +qu'il m'arrive encore de passer des +moitiés de nuit à l'affût, ici même. J'emmène +<span class="pagenum"><a id="Page_150"> 150</a></span> +quelquefois ma fille. Elle aime cela comme +moi. Nous nous cachons derrière un arbre, +et j'attends. Ce n'est pas pour tuer, vous +comprenez, mais pour le plaisir de revivre +le passé, de retrouver quelques-unes de mes +impressions d'autrefois, quand j'allais, à la +lisière d'une taille, guetter les oiseaux nocturnes, +ou les blaireaux qui roulent en grognant +vers les vignes... Tenez, maintenant +que la dernière frange d'or s'est effacée là -bas, +où sont les martinets? Tous disparus, +couchés, et de même les pinsons, les verdiers, +les linots, tous ceux qui vivent du +grain tombé... Quelques mangeurs d'insectes +travaillent encore... Apercevez-vous cette +mésange, qui tourne autour d'une branche +d'abricotier? Elle va donner encore un ou +deux coups de bec, puis renfoncer sa tête +dans ses plumes soulevées, et vous ne la +distinguerez plus d'avec l'écorce... Les merles +se chargent de la sérénade... Écoutez celui-ci!... +Tout à l'heure, il était à la pointe +<span class="pagenum"><a id="Page_151"> 151</a></span> +des sorbiers; le voilà qui galope dans les +fouillis de ronces, inquiet du gîte de la nuit +et chantant pour le dire... Quand il se sera +tu, aucun oiseau du jour ne parlera plus... +Ce sera le tour des hulottes, des orfraies, +des rôdeurs nocturnes... Ah! les calomniés, +ceux-là , cher monsieur! On les trouve laids! +Mais rien n'est joli comme une orfraie au +clair de lune! Nous en avons quelques-unes +ici. Elles sortent de mes arbres, en arrière +de la maison, ou du bois de Laurette. Aucun +bruit ne dénonce leur vol. Leurs plumes +sont fines comme des poils, blanches sur le +ventre, jaunes sur les ailes. Et le vent coule +au travers. Moi je reconnais les orfraies au +passage de leur ombre, qui fait rentrer les +mulots... Et que de drames, alors, dont nous +sommes témoins!</p> + +<p>—Monsieur Maldonne, disait Claude, +vous êtes plus jeune que moi!</p> + +<p>Ils causèrent ainsi, longtemps encore, sans +sortir de la même allée. Puis, comme ils +<span class="pagenum"><a id="Page_152"> 152</a></span> +arrivaient à l'extrémité du jardin où, vingt +fois déjà , ils s'étaient retournés, Claude +chercha devant lui la petite lumière, et ne +la vit plus. Aussitôt l'histoire qu'il écoutait +perdit tout intérêt. Le froid de la nuit le +saisit. Le jardin lui parut comme un grand +désert morne. Rien ne trahit au dehors cette +impression subite. Et cependant, par une +mystérieuse divination de l'esprit, M. Maldonne, +presque en même temps, s'arrêta de +parler. Il avait senti se briser le lien léger +qui tient une âme attentive.</p> + +<p>—Voulez-vous que nous rentrions? dit-il.</p> + +<p>Tous les deux s'en revinrent en silence, +vers le logis qui grandissait dans la brume +à chacun de leurs pas. Le toit était argenté +par la lune, le reste plongeait dans l'ombre, +masse indécise, terne jusqu'à la base, où +pas une lueur ne veillait.</p> + +<p>M. Maldonne entra le premier dans le vestibule, +et ouvrit la porte du salon.</p> + +<p>—Tiens, dit-il en se détournant vers +<span class="pagenum"><a id="Page_153"> 153</a></span> +Claude, tout mon monde envolé! Plus personne!</p> + +<p>L'appartement était désert, mais les meubles +conservaient le souvenir de la dernière +scène qui s'y était passée. Au pied du fauteuil +de M. de Kérédol, qui tendait les bras +vers la porte, le livre gisait sur le parquet. +Il avait dû couler le long du siège de cuir +où on l'avait posé, et, tout meurtri, abandonné, +il soulevait quelques-unes de ses +pages blanches comme le fouet d'une aile +blessée. Plus près de la fenêtre, quatre +chaises formaient un demi-cercle, ouvert du +côté du fauteuil. L'éclat qui les avait troublées, +écartées les unes des autres, on le devinait, +était venu de là . Sur le guéridon, un +dé d'argent, oublié, faisait songer à une +main fine de toute jeune fille.</p> + +<p>—Plus personne! répéta M. Maldonne, +c'est étonnant, il n'est pas très tard...</p> + +<p>Il tira sa montre, et l'exposa au jour douteux +de la lune, qui éclairait le vestibule.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_154"> 154</a></span> +—Dix heures et demie seulement... +Mais voilà , quand Robert s'avise d'être fantasque, +il ne l'est pas à demi... Je suis sûr +qu'il a prétendu que nous ne reviendrions +pas ici... Il est singulier... vraiment, c'en +est drôle.</p> + +<p>Il riait un peu, pour ne pas souligner la +faute, mais, au fond, il se sentait humilié.</p> + +<p>Suivi de Claude, il traversa le vestibule, +puis le bosquet, et tourna la clef dans +l'énorme serrure du portail.</p> + +<p>—Bonsoir, monsieur Claude, dit-il. J'espère +bien que nous n'en resterons pas là ?</p> + +<p>—Mais, dit le jeune homme, à condition +de ne rien troubler...</p> + +<p>—Venez au musée, repartit le naturaliste, +nous y serons entre nous: vous, moi +et les oiseaux. Est-ce accepté?</p> + +<p>Claude répondit, avec moins d'ardeur:</p> + +<p>—Sans doute, monsieur.</p> + +<p>—J'y compte tout à fait, dit M. Maldonne.</p> + +<p>Il tendit la main à Claude, et celui-ci, +<span class="pagenum"><a id="Page_155"> 155</a></span> +franchissant le seuil, put encore apercevoir +un instant, dans l'entre-bâillement de la +porte, les yeux doux et plissés et la barbiche +blanche de M. Maldonne, qui, du regard, +suivait «son jeune ami», et le mettait +en route.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_156"> 156</a></span></p> + +<h2>VI</h2> + +<p>Il se passa plusieurs semaines pendant +lesquelles Claude, retiré dans sa terre de la +Coudraie, mesura son blé, vendit son foin, +fit ses vendanges, chassa les perdreaux et les +grives, et constata, dans les rares moments +où sa pensée prenait forme de méditation, +qu'il était l'homme le plus heureux du +monde. A diverses reprises, suivant les sentiers +des bois humides et chauds des premières +pluies, les mains dans les poches de +son gilet de chasse, son chien quêtant au +<span class="pagenum"><a id="Page_157"> 157</a></span> +bord des touffes de fougères et d'ajoncs, il +s'arrêta, comme grisé par la vie, par la paix, +par la plénitude de joie qu'il sentait en lui +et autour de lui. D'autres fois, il est vrai, +l'idée lui vint, surtout aux heures lentes de +l'après-dîner, quand la bourrasque soufflait +dehors et l'empêchait de sortir, quand il +n'entendait d'autre bruit, dans la vaste salle +où il se promenait, que celui de son propre +pas renvoyé par les murs, l'idée lui vint +qu'une jeune femme embellirait encore cette +agréable Coudraie. Une image se présentait +à lui, sans en avoir été priée: celle de +Thérèse, les mains tachées de groseilles et +confuse de son tablier à bretelles, ou disant, +les yeux levés: «Le conte des étoiles, monsieur. +Nous en avions une, mon parrain et +moi...» Mais il ne s'arrêtait pas longtemps +à de pareilles rêveries. Elles lui paraissaient +indignes d'un homme heureux, qui commande +à vingt vignerons, jouit d'une indépendance +parfaite et d'un revenu plus que +<span class="pagenum"><a id="Page_158"> 158</a></span> +suffisant. Il se contentait donc, en ces occasions, +de tirer une forte bouffée de sa pipe, +s'approchait de son épagneul étendu devant +le feu, l'assurait que, de longtemps, personne +ne troublerait leur ménage à tous +deux, et sortait, malgré le mauvais temps, +pour inspecter le cellier où fermentait +son vin.</p> + +<p>Quand il fut de retour à la ville, vers la +fin d'octobre, seul dans son hôtel du faubourg +avec sa vieille Justine, l'image revint +plus fréquente, et, soit que les distractions +fussent moins nombreuses autour de lui, +soit paresse d'une âme longuement tentée, +il y prit un plaisir croissant. La plupart de +ses amis n'étaient pas rentrés de la campagne. +Dans les rues, des files de maisons +toutes closes avaient sur leurs contrevents la +poussière de six mois; la chaussée appartenait +aux moineaux, et, même les jours ouvrables, +quand il faisait du soleil, un monde +de petites gens, rendus à la liberté par l'absence +<span class="pagenum"><a id="Page_159"> 159</a></span> +des grands, s'en allait vers les prés +voisins avec la ligne sur l'épaule. Comment +ne pas songer un peu? Et Claude se rappelait +l'invitation de M. Maldonne: «Revenez +au musée.» Fallait-il y retourner? +Ne devait-il pas plutôt obéir à des scrupules +qui, par moments, le prenaient? M. de +Kérédol avait manifesté, par toute son attitude, +un désir très peu vif de voir s'établir +des relations entre les Pépinières et la Coudraie. +La proposition même de M. Maldonne +contenait une réserve.</p> + +<p>Un jour que ces questions s'offraient de +nouveau à son esprit, il entra, pour y réfléchir, +au Jardin des Plantes. Il savait +qu'un des plus sûrs moyens de rencontrer +un peu de solitude et de recueillement c'est +encore de choisir une promenade publique, +la foule ayant plutôt le goût des endroits +lassants où il y a de la poussière: les boulevards, +les grandes rues, les remparts des +places fortes et le tour des fontaines.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_160"> 160</a></span> +Il entra donc, et descendit l'avenue en +pente bordée de platanes, admirant la limpidité +de l'air et la profusion d'or que l'automne +jette sur le monde. Au bout de l'allée, +il y avait plusieurs serres à la file, dont les +vitres peintes en blanc, cintrées sur les arceaux +de fer, rayonnaient autour d'elles une +vraie chaleur d'été. Là , quelques bonnes gens, +des habitués, se chauffaient en faisant la +sieste. Et, devant eux, marchant d'un pas +relevé, Claude aperçut deux promeneurs +qu'il reconnut tout de suite, bien qu'ils se +présentassent de dos. L'un, gros, court, le +geste rond, la voix chaude, était M. Lofficial; +l'autre, plus sobre de mouvements, +droit et sanglé dans sa redingote, ne pouvait +être que le parrain de Thérèse. Ils causaient +avec animation, à demi tournés l'un vers +l'autre, et l'on devinait, à leur attitude +même, au peu d'attention qu'ils accordaient +aux rangées d'invalides à gauche, et aux +massifs de dahlias à droite, qu'ils arpentaient +<span class="pagenum"><a id="Page_161"> 161</a></span> +depuis longtemps ce coin découvert et +tiède du jardin.</p> + +<p>Claude ne voulut pas reculer, et continua +sa route vers eux. Comme ils parlaient +à voix haute, bientôt il put saisir des +mots.</p> + +<p>—Eh bien! non, mon cher monsieur, +disait M. de Kérédol, je ne crois plus +qu'elle nous quitte, à présent. Elle a l'air +tout à fait heureuse au milieu de nous. +Si vous l'aviez vue parler de ce concert de +demain!...</p> + +<p>A ce moment, les deux promeneurs, qui +s'étaient arrêtés à l'extrémité de la serre, se +retournèrent ensemble, et aperçurent Claude +Revel qui allait les dépasser.</p> + +<p>M. Lofficial étendit la main.</p> + +<p>—Je vous arrête au passage, dit-il. Depuis +le temps que je ne vous ai vu!... Vous connaissez +mon jeune voisin? ajouta-t-il en +s'adressant à M. de Kérédol.</p> + +<p>Celui-ci, probablement rassuré par la fuite +<span class="pagenum"><a id="Page_162"> 162</a></span> +du temps, qui n'avait amené aucun incident +nouveau, répondit:</p> + +<p>—J'ai eu le plaisir de rencontrer monsieur, +il y a un mois.</p> + +<p>—Trente-cinq jours, dit Claude étourdiment.</p> + +<p>M. de Kérédol eut l'air surpris de la +promptitude du calcul, et se demanda +d'où venaient ces mathématiques. Il n'en +demeura pas moins parfaitement correct, +aimable même, fit deux fois encore le +trajet d'un bout de la serre à l'autre, +questionnant Claude sur la Coudraie, sur +les dernières manœuvres, et sur de communes +relations qu'ils avaient dans la +ville. Puis il voulut prendre congé. M. Lofficial +l'entraîna à deux ou trois pas, et, +d'une voix qu'il s'efforçait de rendre confidentielle, +mais qui arrivait bien nettement +à Claude:</p> + +<p>—Quant à votre projet pour demain, +monsieur de Kérédol, je suis d'avis...</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_163"> 163</a></span> +—Bien, bien, dit ce dernier, en essayant +de dégager sa main...</p> + +<p>Mais M. Lofficial le retint.</p> + +<p>—Je suis entièrement de votre avis: +distraction saine, excellente! Dites-le à Maldonne +de ma part. Dites-lui que cette chère +enfant ne peut pas toujours demeurer enfermée +aux Pépinières...</p> + +<p>—Je n'y manquerai pas... Au revoir! +dit M. de Kérédol, en se dérobant rapidement +à l'étreinte de M. Lofficial.</p> + +<p>Il était devenu tout rouge et visiblement +gêné.</p> + +<p>Claude le vit saluer et s'éloigner en hâte, +très nerveux, faisant avec sa canne un moulinet +d'impatience.</p> + +<p>—Qu'est-ce que c'est que ce concert? +demanda-t-il en s'approchant de M. Lofficial.</p> + +<p>—Vous ne saviez pas?</p> + +<p>—Non.</p> + +<p>—Le premier de la saison, au Cirque-Théâtre. +<span class="pagenum"><a id="Page_164"> 164</a></span> +M. de Kérédol doit y conduire sa +sœur et mademoiselle Thérèse...</p> + +<p>M. Lofficial continuait de suivre du +regard l'ancien officier de chasseurs, qui +montait l'avenue de platanes au pas de +charge.</p> + +<p>—Pauvre M. de Kérédol! ajouta-t-il +d'une voix plus basse. Il ne l'aime que trop. +Ce doit être bien peu reposant d'aimer ainsi. +De quel air enthousiaste il me disait tout à +l'heure: «Nous sommes tous ravis d'aller +à ce concert. Thérèse surtout. Et c'est moi +qui ai eu la première pensée, monsieur Lofficial, +moi qui ai lutté et obtenu la permission! +Elle ne l'aurait pas demandée, la +chère mignonne. Car, voyez-vous, ce qu'elle +a par-dessus tout, c'est une idée délicate du +devoir, du mieux. Par nature, autant que +par piété, elle se porte vers ce qu'elle croit +être le plus parfait. Pour plaire aux autres, +il n'y a rien qu'elle ne sacrifie, et sans pose, +vous savez, sans qu'on puisse se douter +<span class="pagenum"><a id="Page_165"> 165</a></span> +qu'elle y met un peu d'effort. Quel trésor +de joie pour nous trois!»</p> + +<p>—Vraiment, il disait cela? demanda +Claude.</p> + +<p>—Mais... oui, mon ami...</p> + +<p>Emporté par sa nature expansive et naïve, +M. Lofficial, le regard fixé sur les derniers +arbres derrière lesquels M. de Kérédol venait +de disparaître, avait tout l'air de se +parler à lui-même et d'oublier la présence +de son voisin. Il se détourna, et s'aperçut +que Claude l'écoutait avidement.</p> + +<p>—Qu'est-ce que je vous conte là , monsieur +Claude! Excusez-moi. J'aurais dû être +à vous. Mais, plus je vais, plus je me sens +dans le cœur un écho qui me répète les +choses, et que je ne puis faire taire.</p> + +<p>—Tiens, dit Claude, il commence déjà +chez moi, cet écho-là . Il y a des jours... +Restez-vous au jardin, monsieur Lofficial?</p> + +<p>—Hélas, non! J'aurais dû partir avec +M. de Kérédol... mais le plaisir de vous +<span class="pagenum"><a id="Page_166"> 166</a></span> +serrer la main... Il faut que je coure à la +gare.</p> + +<p>—Un voyage?</p> + +<p>—Oh! pas bien long: jusqu'aux Luisettes, +une petite commission à faire, un coup d'œil +à donner. Je serai de retour demain. Au revoir, +monsieur Claude!</p> + +<p>Et le bonhomme s'éloigna à son tour, +mais posément, distribuant, à des anciens +qui le reconnaissaient, un salut de la main, +se retournant même une ou deux fois, pour +bien montrer à Claude que ce départ n'était +point un prétexte, et qu'on avait toujours la +pensée occupée de son jeune ami.</p> + +<p>Claude, immobile devant la serre, éprouvait +une joie puissante, une joie qui grandissait +d'instant en instant. Libre de penser! +Libre d'écouter les mots qui bourdonnaient +si joliment autour de lui! Il avait bien fallu +les chasser tout à l'heure, pour répondre à +M. Lofficial. Mais maintenant ils revenaient +tous: «La chère mignonne... une idée délicate +<span class="pagenum"><a id="Page_167"> 167</a></span> +du mieux... pour plaire aux autres, il +n'y a rien qu'elle ne sacrifie... quel trésor +de joie!...» C'était comme une chanson que +chantaient les rayons pâles du jour, les +feuilles remuées par une brise insensible, les +toits égayés de lumière. «Trésor de joie!» +tout répétait l'aveu échappé à M. de Kérédol +et redit par Lofficial. Claude s'enivrait +lentement, avec ces mots qui grisent les +âmes. Debout à la même place, abandonné +au rêve, il avait l'air de contempler la cime +des arbres. Les vieux qui, sur les bancs +éparpillés çà et là , chauffaient leurs jambes +allongées, le virent avec étonnement sourire +dans le vague, à quelque chose de mystérieux +qu'ils ne purent saisir, puis rougir +d'avoir été vu, puis se dérober, par les allées +tournantes, aux regards des promeneurs.</p> + +<p>La chanson continua toute l'après-midi. +«C'est vrai qu'elle est charmante! songeait +Claude; aucune contrainte n'a pesé sur elle, +aucune pression, aucun moule. On ne l'a +<span class="pagenum"><a id="Page_168"> 168</a></span> +point forcée de fleurir: elle est éclose. +Comme elle s'est montrée simple avec moi, +différente de tant d'autres dont le sourire +même est une chose apprise et effarouchante! +Moi aussi, je suis simple, même un +peu loup. Peut-être est-ce mademoiselle +Thérèse que, depuis mes vingt ans, sans le +savoir, j'ai attendue.»</p> + +<p>Il aurait voulu un conseil à qui ouvrir +son âme, à qui demander: «Est-ce bien +elle? Que faut-il faire?» Mais il n'y avait +personne. Non, il n'y avait personne, puisque +sa mère était morte, puisque ses amis étaient +absents, ou trop jeunes, ou trop ignorants +de Thérèse et de lui-même pour le guider.</p> + +<p>Mais la main maternelle qui gouverne le +monde a des secrets merveilleux. Aux carrefours +où l'homme n'a pas mis de poteau +indicateur, elle pose un arbre avec un nid, +une pierre moussue, une simple branche de +ronces en fleurs: ces pauvres témoins de la +route ne savent pas ce qu'ils font, mais celui +<span class="pagenum"><a id="Page_169"> 169</a></span> +qui cherche y reconnaît un signe, et +s'en va.</p> + +<p>Claude, après le dîner, monta dans sa +chambre. Il n'y venait pas pour épier ses +voisins. Oh! non. Mais comment ne pas regarder +un jeune ménage prenant le frais du +soir, en face de la fenêtre? Depuis une semaine, +les Colibry hébergent leur fille et +leur gendre. Chômage, vacances, on ne sait +pas bien. Le gendre, qui est ferblantier, a +entrepris de planter, au bout du terrain du +vannier, un jardin d'agrément à son idée. +Il y travaille six heures par jour, pour se +reposer. Il est joli homme, ce jeune marié: +élancé, la tête intelligente et maigre, de petites +moustaches noires. Dans sa jaquette +brune, il a presque l'air d'un monsieur, et +ses travaux prouvent qu'il a déjà le goût du +luxe et du rococo. Adieu les carottes sauvages, +dont les ombelles égayaient le feuillage +sombre des acanthes; adieu les orties et les +arums aux cornets percés d'une lance d'or. +<span class="pagenum"><a id="Page_170"> 170</a></span> +Il pique des fusains en boules, des houx panachés, +des arbustes taillés et étiquetés par +un «paysagiste rustiqueur» des environs.</p> + +<p>Il est moderne, assurément; il veut que +son beau-père soigne davantage les dehors. +La jeune femme admire cette transformation. +Elle est assise près du peuplier, sur +une chaise qu'elle a renversée un peu en +arrière; ses lourds cheveux bruns, piqués +d'épingles ornées, s'appuient au tronc de +l'arbre; à demi étendue, les pieds soulevés +de terre, elle rit d'un rire muet, très naïf, +le même, soit qu'elle regarde son mari défoncer +le massif, soit qu'elle se détourne, à +sa gauche, vers le berceau d'osier que la +grand'mère agite, tout absorbée, elle, la +bonne vieille, par le nouveau-né qu'elle endort. +Le vannier est à cheval sur un billot, +le long du mur, un peu loin, pour voir tout +son bonheur ensemble. Il fume. Il n'entend +rien des bavardages à demi-voix qu'échangent +les deux femmes. L'heure indécise, un +<span class="pagenum"><a id="Page_171"> 171</a></span> +dernier rayon de soleil qui change en auréole +la ramure jaune du peuplier, la rumeur décroissante +de la rue, les pigeons qui se becquètent +sur l'arête du toit, et se laissent, un +à un, d'une aile paresseuse, glisser au colombier, +encadrent cette scène. Bientôt la grand'mère +se lève; un coup de vent frais a secoué +les brides de son bonnet; elle enveloppe de +ses deux bras la corbeille et le trésor qu'elle +enferme. La jeune femme la suit des yeux +jusqu'à la porte, en se penchant. Elle est +toute charmante ainsi, la voisine. Elle a le +charme des petites gens qui n'ont pas honte +d'être heureux. Le père, qui a fini sa pipe, +rentre aussi sans rien dire. Les deux vieux +sont attirés par le berceau. Les deux jeunes +sont demeurés, elle, appuyée à l'arbre, lui, +plantant ses arbustes nains. Mais cela n'a +pas duré. Il a compris qu'elle était seule, il +a tourné la tête vers elle, la fine moustache +relevée montrant ses dents blanches. Leurs +yeux se sont rencontrés. Il a jeté tout de +<span class="pagenum"><a id="Page_172"> 172</a></span> +suite sa bêche. Sa femme est venue à lui, et +les voilà qui se promènent l'un près de l'autre. +Ils s'arrêtent près des fusains, ils repartent. +Ils causent bien bas pour ne parler que des +innovations faites au jardin du père Colibry. +L'ombre croît autour d'eux. La jeune femme +s'appuie au bras de son mari, le front levé, +les yeux câlins. Petit à petit, en épiant +s'ils n'étaient pas vus, ils se sont mis dans +l'axe du gros peuplier, et se sont embrassés.</p> + +<p>Claude s'est éloigné de la fenêtre, troublé +par ce conseil muet. Quand il est revenu, +la jeune femme et son mari avaient disparu.</p> + +<p>De la maison close du vannier, un cri +montait par intervalles, et une voix, frêle +comme le son d'une flûte lointaine, chantait:</p> + +<div class="poetry"><div class="stanza"> +<p>Dodo minette,</p> +<p>Dodo poulette,</p> +<p>Dormez donc si vous voulez,</p> +<p>Je suis bien lasse de vous bercer.</p> +</div></div> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_173"> 173</a></span> +Alors Claude a appuyé son front sur la +vitre, et il a dit en lui-même:</p> + +<p>«Demain, j'irai au concert, et j'y verrai +Thérèse, parce que je l'aime!»</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_174"> 174</a></span></p> + +<h2>VII</h2> + +<p>Vers deux heures, Claude entra au cirque, +et prit place dans une des loges au fond de +la salle. L'énorme chef d'orchestre, courbé +vers ses seconds violons, leur conseillait des +ténuités de sons infinies. On ne percevait +qu'un faible murmure, sur lequel évoluait +un cor. Le public varié qui se pressait sur +les gradins, les auditeurs des fauteuils de +parquet, écoutaient dans le même silence la +<cite>Marche des Pèlerins</cite>, et le balancement des +nuques sortant des cols de fourrures, la chute +<span class="pagenum"><a id="Page_175"> 175</a></span> +progressive des mains qui tenaient le programme, +le regard circulaire des gens venus +là par hasard et que le silence d'une foule +étonne toujours, les violoncellistes pinçant +leurs lèvres aux trémolos, indiquaient un +beau passage. Claude chercha Thérèse, parmi +ces gens immobiles et vus de dos. Au troisième +rang du parquet, il aperçut, sous un +feutre noir orné d'une aile rose, un cou svelte, +couronné de cheveux blonds, et qui se perdait +un peu plus bas dans l'ombre d'un tour +de plumes. C'était Thérèse Maldonne. Nulle +autre qu'elle n'avait cette grâce parfaite. Elle +se tenait bien droite, entre sa mère en toilette +sombre, la tête inclinée vers l'épaule, et +Robert, penché en avant, tout pelotonné dans +son plaisir de dilettante. Et les seconds violons +semblaient prêts à rentrer dans le néant. +Et le cor en profitait pour se plaindre amoureusement.</p> + +<p>Hélas! rien n'est fragile comme l'émotion +d'une salle. Il y avait, aux secondes, un auditeur +<span class="pagenum"><a id="Page_176"> 176</a></span> +de race noire. Nul ne s'occupait de lui. +L'innocente fantaisie lui prit d'enlever son +pardessus. Il y mit un peu de solennité. Quelqu'un +près de lui le remarqua, et dit à demi-voix: +«Tiens, il va reprendre son costume +national!» Presque personne n'avait entendu. +Mais une fusée de rire était partie. Elle fila +le long des banquettes des secondes, passa +aux premières, gagna le pourtour, envahit +le parquet. Tout le monde se détournait, et +se dissipait, même les abonnés, même les +passionnés. Tous paraissaient reconnaissants +d'avoir été distraits, de reprendre pied dans +la vie. Cela ressemblait à un réveil général. +Thérèse, elle aussi, avait tourné la tête. Elle +souriait à peine, d'un sourire d'envie, comme +pour dire: «Que je voudrais bien savoir! +Comme ce doit être drôle! Ce serait si bon +de rire tout à fait!» Son regard, pur et +vivant, errait sur la foule. Il arriva jusqu'à +Claude. Elle le reconnut. Ses lèvres s'allongèrent +un peu, et la frange de ses cils blonds +<span class="pagenum"><a id="Page_177"> 177</a></span> +s'abaissa légèrement, en signe d'amitié. Cela +ne dura qu'un éclair. Elle ramena les yeux, +par degrés, vers sa mère qui n'avait pas +changé d'attitude,—pas plus que Robert,—lui +dit un mot à l'oreille, et l'aile rose +reprit sa silhouette primitive au-dessus du +chapeau noir, tandis que le chef d'orchestre, +avec des gestes agrandis pour ressaisir le +public, continuait à diriger la <cite>Marche</cite> de +Berlioz.</p> + +<p>Claude, retiré au deuxième rang de la +loge, appuyé aux cloisons fumeuses, entre +lesquelles peu de songes d'amour pareils au +sien avaient dû éclore, ne pensait plus qu'à +Thérèse, et ne voyait plus qu'elle. Oh! le +merveilleux concert, et comme, à certaines +heures, la puissance créatrice de nos âmes +transforme et fond en un seul hymne toutes +les sensations diverses qui nous viennent du +monde! Comme tout parle une même langue +pour nous traduire nous-mêmes! Que jouait-on +maintenant? de quels maîtres étaient +<span class="pagenum"><a id="Page_178"> 178</a></span> +les symphonies qui se succédaient? quels +numéros portaient-elles sur le programme +tombé à terre? Questions vaines. Il n'y avait +dans la salle qu'une enfant blonde, là -bas, +et la foule, sans le savoir, et l'harmonie +joyeuse ou plaintive de l'orchestre, et toute +la lumière tombant des vitrages, tout cela +n'était que pour cette petite tête fière, pour +l'ovale aminci de ce visage de vierge. Et un +seul homme comprenait et goûtait le sens +mystérieux qui s'échappait de toutes choses: +Claude Revel, immobile, au fond d'une loge +de cirque.</p> + +<p>Il remarqua enfin que la foule s'écoulait +autour de lui, et se leva. M. de Kérédol, +jusqu'alors, l'avait plusieurs fois cherché du +regard dans la salle, et ne l'avait pas rencontré. +Mais, en sortant du rang de fauteuils +où il avait pris place, il se trouva tourner +le dos à la scène, et aperçut Claude Revel, +tout en haut, encadré dans l'étroite ouverture +de la loge, les yeux fixés sur Thérèse +<span class="pagenum"><a id="Page_179"> 179</a></span> +qui commençait à monter vers lui. Soit +qu'elle eût deviné derrière elle la surveillance +anxieuse de Robert, soit timidité de +jeune fille, Thérèse passa près de Claude, +sans détourner la tête. Sa mère la suivit, +causant avec elle. Mais M. de Kérédol s'arrêta +un instant, au milieu de l'étroite coupure +des gradins. Il n'eut pas un mot, ne fit pas +un geste: seulement, de ses prunelles bleues, +dures comme un reflet d'acier, jaillit un +éclair de colère à l'adresse de Claude debout +à trois pas de lui, un défi d'homme à homme, +prouvant bien que désormais la certitude +était acquise et la lutte résolue.</p> + +<p>La lutte! Hélas! elle était bien dans la +volonté de Robert, dans son cœur atteint +au plus profond de ses tendresses. Mais lui-même, +en ce moment où il éprouvait une +irritation violente, comme s'il en eût senti +la faiblesse secrète, il se hâtait de fuir. A +peine avait-il descendu les marches du perron +qu'il offrait le bras à madame Maldonne, +<span class="pagenum"><a id="Page_180"> 180</a></span> +et remontait le faubourg, d'un pas plus pressé +que d'ordinaire, tournant et dépassant les +groupes noirs qui dentelaient la rue en pente. +Thérèse marchait à côté de sa mère. Elle semblait +indifférente, nonchalante, comme ceux +qu'une pensée, même indécise et faible, isole +de la foule. Aucun des trois ne parlait, si +ce n'est à mots rompus, rarement.</p> + +<p>De loin, Claude regardait diminuer l'aile +rose. Bientôt, parvenu à la route qui filait +droit sur les Pépinières, parmi les bandes +d'ouvriers et de boutiquiers, Robert ralentit +le pas. Il se trouvait dans l'horizon du domaine, +il atteignait la sauve. Mais aucune +embellie ne se manifesta dans son +humeur.</p> + +<p>Quand le portail du logis se fut enfin refermé +derrière eux, il poussa un soupir de +soulagement; puis, laissant les deux femmes +entrer dans la maison, traversa tout le jardin, +pour aller s'asseoir, au fond, sous la tonnelle +de lauriers.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_181"> 181</a></span> +—Joli succès! dit-il en accrochant son +chapeau à une branche et en s'épongeant le +front. Tout ce que j'essaye tourne de la +même façon... Depuis hier je redoutais cette +rencontre-là . Elle était fatale... Et dire qu'il +est peut-être venu, averti par moi, par l'imprudence +que j'ai eue de bavarder avec +Lofficial! On a toutes les chances à son +âge, et toutes les malechances au mien!</p> + +<p>Ses réflexions furent interrompues par +Thérèse. Elle avait quitté son feutre noir, +pris un chapeau de paille fanée, et elle venait, +de son allure vive et décidée, nullement +troublée, bien qu'elle eût des choses graves +à demander.</p> + +<p>—Tiens, c'est vous? dit Robert, que l'arrivée +de sa nièce prenait à court de résolution, +dans le trouble des premières méditations.</p> + +<p>—Mais oui, moi, répondit-elle. Nous +avons à causer tous deux.</p> + +<p>Elle ouvrit un pliant, appuyé le long des +<span class="pagenum"><a id="Page_182"> 182</a></span> +treillages qu'enveloppaient les touffes de laurier, +et s'assit en face de M. de Kérédol, un +peu plus bas que lui.</p> + +<p>—Mon parrain, dit-elle en arrangeant +les plis de sa robe, je suis venue pour vous +demander une preuve de grande affection.</p> + +<p>—Je vous en ai tant donné, ma pauvre +chérie! Vous devez bien savoir que je ne +vous refuserai pas.</p> + +<p>—Oh! reprit-elle sans lever les yeux, +celle-là est d'une autre sorte. Je veux savoir +de vous un secret.</p> + +<p>—Un secret, Thérèse?</p> + +<p>—Oui. Depuis plusieurs semaines, depuis +deux jours surtout, je vous trouve...</p> + +<p>Elle semblait hésiter entre les mots.</p> + +<p>—Comment me trouvez-vous?</p> + +<p>—Triste, inquiet, je ne sais pas bien +exprimer cela. Mais je vous trouve changé, +comme si la maison n'avait plus le même +charme pour vous.</p> + +<p>—Oh! si! interrompit vivement Robert.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_183"> 183</a></span> +Thérèse releva la tête, et vit qu'il était un +peu pâle.</p> + +<p>—Comme si, poursuivit-elle, vous portiez +en vous-même une peine?</p> + +<p>—Quand ce serait, ma pauvre enfant! +Pouvez-vous comprendre ce qui passe quelquefois +de sombre et d'ennuyé dans l'esprit +d'un vieux comme moi?</p> + +<p>Elle le pressait, et l'interrogeait de ses +yeux clairs fixés sur lui.</p> + +<p>—Mon père et ma mère, continua-t-elle, +ne sont-ils pas les meilleurs amis du monde +pour vous?</p> + +<p>—Les meilleurs, oui, Thérèse.</p> + +<p>—Ai-je été moins prévenante à votre +égard, moins obéissante?</p> + +<p>—Non, mon enfant, je n'ai rien à vous +reprocher.</p> + +<p>—Alors?</p> + +<p>Il ne put supporter l'interrogation prolongée +de ces grands yeux d'enfant qui plongeaient +au fond de lui-même, et se détourna +<span class="pagenum"><a id="Page_184"> 184</a></span> +vers les lauriers à droite. Une de ses mains +pendait le long du banc. Thérèse la prit +entre les siennes, et, la caressant comme +elle avait fait souvent, pour obtenir une +gâterie:</p> + +<p>—Vous voyez bien, vous n'avez pas assez +de confiance en moi pour me dire un secret, +et cela me peine, allez, plus que vous ne +pouvez croire!</p> + +<p>Elle laissa échapper la main, qui retomba +le long du banc. Robert se retourna. Son +regard, quand il rencontra celui de Thérèse, +exprimait une souffrance si profonde et si +vraie, que la jeune fille en fut toute saisie. +Elle sentit les larmes lui monter aux yeux.</p> + +<p>—Qu'avez-vous? demanda-t-elle.</p> + +<p>—Thérèse, fit Robert, qui se contenait +pour ne pas montrer toute sa faiblesse devant +elle, Thérèse, répondez-moi franchement!</p> + +<p>—Oh! bien sûr.</p> + +<p>—Thérèse, m'aimez-vous?</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_185"> 185</a></span> +—Mais oui, je vous aime!</p> + +<p>—Beaucoup?</p> + +<p>—De tout mon cœur! Pourquoi en doutez-vous?</p> + +<p>—Thérèse, si quelqu'un venait pour vous +enlever à nous, est-ce que vous nous abandonneriez?</p> + +<p>—Quelqu'un?</p> + +<p>—Oui, est-ce qu'au premier mot d'amour +vous nous laisseriez là , votre père, votre mère, +moi, comme celles qui n'ont pas eu au foyer +tout le bonheur, toute la tendresse que vous +avez eus?</p> + +<p>Elle chercha dans sa poche un petit mouchoir +de batiste, le passa sur ses yeux, et dit:</p> + +<p>—Est-ce qu'il est venu quelqu'un?</p> + +<p>—Non, Thérèse, dit rapidement Robert, +mais s'il venait?</p> + +<p>—S'il venait?</p> + +<p>—Oui, un jour lointain, plus tard?</p> + +<p>La jeune fille se leva, et lui la suivit du +regard qui se dressait, souple, non plus +<span class="pagenum"><a id="Page_186"> 186</a></span> +émue, mais affectueuse, filiale comme il la +trouvait chaque jour.</p> + +<p>—S'il venait, reprit-elle, un jour, plus +tard, je lui dirais que j'appartiens d'abord à +ceux qui m'ont toujours aimée.</p> + +<p>—Oh! Thérèse!</p> + +<p>—Je lui dirais encore autre chose!</p> + +<p>Elle se pencha vers lui.</p> + +<p>—Je lui dirais: «Adressez-vous à mon +parrain, à mon meilleur ami!»</p> + +<p>Puis elle se recula jusqu'à l'entrée de la +tonnelle.</p> + +<p>—Était-ce bien la peine de faire tant de +mystères? dit-elle. Vous voyez, nous nous +sommes expliqués. Et il n'y a rien du tout +entre nous, qu'un «plus tard», un jour +lointain, et qui dépendra de vous. Voilà +pourquoi vous vous faites du chagrin? Rappelez-vous +donc ce que vous m'avez si souvent +répété: «La tristesse sans raison est +la grande ennemie de la jeunesse.» Est-ce +ainsi que vous disiez?</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_187"> 187</a></span> +—Oui, quand vous étiez mon élève.</p> + +<p>—Mais je le suis, je le serai toujours.</p> + +<p>Elle sortit de la tonnelle, et s'éloigna par +l'allée en face. Après une vingtaine de pas, +une gentille pensée lui vint. Thérèse se retourna, +fit une révérence de pensionnaire, et +redit, avec la plus jolie mine, futée et tendre +à la fois:</p> + +<p>—Toujours!</p> + +<p>Robert essaya de lui répondre par un +sourire. De loin elle put s'y tromper. Mais +quand elle eut disparu, il se sentit en proie +à une tristesse noire. Tant que Thérèse avait +été là , Robert s'était contenu, pour ne pas +pleurer devant elle. Oh! non, il ne fallait +pas! C'était indigne d'un homme. A présent +il était seul. Il mit sa tête dans ses mains, +et se laissa emporter par ses pensées. Pour +la première fois peut-être de sa vie, dans cet +élan désordonné de son âme, il tutoya l'enfant, +dont l'image était encore là , présente +devant lui. «Pauvre chère petite, disait-il à +<span class="pagenum"><a id="Page_188"> 188</a></span> +demi-voix, c'est ta jeunesse que je pleure, +parce qu'elle est exquise et que nous allons +la perdre. Je le pressens, je le devine à ton +charme même. Tu dis que tu resteras mon +élève! Oui, tu le voudrais peut-être. Mais +tu ne sais pas, pauvre enfant, le changement +profond que l'amour fait dans nos amitiés. +En peu de semaines, quand tu aimeras, ton +père et ta mère deviendront une affection +pâle, plus effacée chaque jour. Moi, je ne +serai plus rien, tu entends, rien! Et voilà +le prix de dix-huit ans de tendresse! Ne +plus te voir qu'avec l'assentiment d'un +étranger, par intervalles, par faveur, découvrir +en toi des pensées que je n'y aurai +pas vu naître, y reconnaître la main d'un +autre, moi qui t'ai formée, moi qui n'ai +guère que toi au monde! O Thérèse, Thérèse!»</p> + +<p>Dans ce moment d'angoisse, Robert se +sentait seul. Il avait vécu dans l'intimité de +Guillaume et de Geneviève, et cependant ni +<span class="pagenum"><a id="Page_189"> 189</a></span> +l'un ni l'autre ne paraissait éprouver la +moindre alarme. Rien n'était changé dans +la quiétude de leur vie quotidienne. Leurs +conversations à table témoignaient de la +même confiance dans la perpétuité de ce +bonheur menacé! Comment ne souffraient-ils +pas à la pensée que, d'une heure à +l'autre, l'enfant pouvait leur être ravie? +Etrange aveuglement! Ils ne devaient rien +soupçonner. Ne valait-il pas mieux les avertir, +leur dire: «Allons-nous-en! Partons +pour un voyage, n'importe où, loin s'il se +peut. Maldonne demandera un congé. Nous +emmènerons Thérèse, et nous éviterons +qu'elle nous quitte. Il n'y a rien de perdu +puisqu'elle n'aime pas encore. Allons-nous-en! +Ou bien, aidez-moi. Écartez doucement +les occasions, veillez, ayez pitié de vous-mêmes +et de moi. Car je sens que la branche +plie sous l'oiseau.»</p> + +<p>A qui parler ainsi? A Geneviève? Une +timidité singulière lui fit repousser cette idée. +<span class="pagenum"><a id="Page_190"> 190</a></span> +Il se sentit rougir un peu. «Non, pas elle, +se dit-il. Les femmes ne peuvent juger cela +comme nous. Ma sœur ne comprendrait pas. +Si léger qu'il soit, Guillaume a beaucoup +de cœur. J'irai le trouver.»</p> + +<p>Robert se leva, suivit la grande allée, aux +deux tiers tourna à gauche, et se dirigea +vers une petite construction en tuffeaux +couverte d'un toit de zinc. Le laboratoire de +Guillaume Maldonne, une sorte d'étouffoir +aux murs mansardés, se trouvait au-dessus +d'un réduit de jardinage. On y accédait par +un escalier raide en bois blanc. M. de Kérédol +en monta les marches avec une lenteur +involontaire. Cela lui coûtait, la confidence +qu'il allait faire, et cela l'effrayait +presque. Il y avait longtemps qu'ils ne s'étaient +entretenus d'un sujet aussi grave et +intime. Pourtant, il ne voulut pas reculer, +poussa la porte, légère comme de l'amadou +à force d'être sèche, et entra.</p> + +<p>Guillaume Maldonne, en veste blanche, +<span class="pagenum"><a id="Page_191"> 191</a></span> +écrivait, juste au-dessous de la fenêtre à +tabatière.</p> + +<p>—Attends! attends! dit-il en faisant +signe de la main gauche, tandis que, de la +droite, il se hâtait d'achever la phrase commencée. +Tu vas voir! tu vas juger!</p> + +<p>Il avait l'air si heureux, si naïvement +content de lui, que Robert l'enveloppa d'un +regard d'envie.</p> + +<p>La plume d'oie cria quelques secondes, et +M. Maldonne radieux, ébouriffé, se retournant +sur sa chaise:</p> + +<p>—Dame! dit-il, puisque tu ne veux rien +faire, il faut bien que je travaille seul!</p> + +<p>—Au catalogue?</p> + +<p>—Non, mon ami: un mémoire! je le +destine à la Société linnéenne. Écoute-moi +ça: «<cite>Mémoire sur les rapports qui existent +entre la coloration de l'œuf et celle du jeune +oiseau en duvet.</cite>» Est-ce une trouvaille? +Est-ce une assez jolie question?</p> + +<p>—J'en ai une aussi, moi, dont je veux +<span class="pagenum"><a id="Page_192"> 192</a></span> +te parler, dit Robert, qui s'était appuyé au +montant de la porte. Elle est également +importante, bien qu'il ne s'agisse pas d'histoire +naturelle.</p> + +<p>—Ah! dit Guillaume avec un désappointement +visible, et laissant retomber sur la +table le papier qu'il avait saisi. De quoi s'agit-il?</p> + +<p>—De Thérèse. J'ai peur que son imagination +ne commence à travailler. Je crois avoir +des preuves qu'elle n'est pas insensible,—sans +trop le savoir, la pauvre petite!—à +l'attention qu'elle éveille, dès qu'elle paraît. +Des nuances encore, tu comprends bien, +mais, en pareil cas, tout est grave.</p> + +<p>—Eh! mon ami, c'est l'âge! c'est son +droit! Depuis que le monde est monde, les +jeunes filles sont contentes de plaire. Pourquoi +veux-tu que Thérèse fasse exception?</p> + +<p>—Guillaume, reprit gravement Robert, +il y a plus que cela, et tu as tort de prendre +légèrement mon avis. Suppose que, par +<span class="pagenum"><a id="Page_193"> 193</a></span> +notre faute, parce que nous n'aurions pas +assez veillé...</p> + +<p>—Ah! par exemple! s'il y a une fille +bien gardée, c'est la mienne!</p> + +<p>—Soit! je ne discute pas pour l'instant. +Plus tard, si tu es de mon avis, je t'indiquerai +les moyens...</p> + +<p>—Les moyens? dit Guillaume, dont les +yeux devinrent tout grands de surprise.</p> + +<p>—Oui, j'y arriverai, mais pas encore. Je +suppose, Guillaume, que ta fille ait été remarquée +par un jeune homme.</p> + +<p>—Après? demanda tranquillement M. Maldonne.</p> + +<p>—Cela ne t'émeut pas?</p> + +<p>—Mais si, Robert, cela me toucherait, +certainement.</p> + +<p>—Je suppose donc que ta fille, libre, sans +conseil, en vienne à aimer à son tour...</p> + +<p>—Eh bien?</p> + +<p>—Eh bien! mon cher, si nous n'y veillons +pas, cette supposition-là peut être une +<span class="pagenum"><a id="Page_194"> 194</a></span> +réalité demain, oui, demain, entends-tu, +nous pouvons la voir demandée en mariage, +épousée, emmenée, si jeune encore! As-tu +pensé à cela, Guillaume, emmenée?</p> + +<p>—Quelquefois.</p> + +<p>—Et tu peux admettre cette idée, que +demain nous ne l'aurons plus?</p> + +<p>—Que veux-tu, Robert...</p> + +<p>—Que nous nous trouverons face à face +tous trois, aux Pépinières?</p> + +<p>—Comme autrefois, mon bon ami.</p> + +<p>—Non, pas comme autrefois: vieillis, +usés!</p> + +<p>—C'est un peu vrai.</p> + +<p>—Et sans Thérèse! Tu peux supporter +cela, toi, sans Thérèse?</p> + +<p>—Mon Dieu, mon ami, si je la savais +heureuse! Les enfants, on les élève pour +d'autres, en somme, et il faut savoir être +heureux quand ils le sont, par ricochet..</p> + +<p>M. Maldonne disait cela d'un ton tranquille, +levant par instants les épaules, en +<span class="pagenum"><a id="Page_195"> 195</a></span> +signe de résignation et de passivité. Robert +le considérait, sans rien répondre. Il ne s'attendait +pas à rencontrer si peu de sensibilité, +une imagination si froide et si bornée. Ah! +certes, il se sentait d'une autre espèce, lui, +de l'espèce qui souffre et se révolte! Il ne +comprenait pas la vie de cette façon moutonnière. +Quelque chose d'orgueilleux et de +méprisant se soulevait en lui, à la vue de cet +homme souriant, vêtu de clair, occupé d'oiseaux, +que le sort de Thérèse, l'abandon +possible des Pépinières, ne parvenaient pas +à émouvoir. Celui-ci regardait aussi Robert +avec étonnement.</p> + +<p>—Allons, mon vieil ami, dit-il en l'attirant +par la main, tu te bats contre des +moulins à vent. Laissons là toutes ces billevesées. +Thérèse ne court aucun danger, je +t'assure. Apaise-toi. Tiens, assieds-toi là , je +vais te lire le passage que je terminais, quand +tu es entré. Veux-tu?</p> + +<p>Robert s'assit, du même air offensé, près +<span class="pagenum"><a id="Page_196"> 196</a></span> +de la table. Déjà Guillaume avait saisi le +cahier de papier qui contenait son mémoire. +Il passa la main sur sa barbiche, ses yeux +s'animèrent d'une flamme vive.</p> + +<p>—Je suis rendu, dit-il, à la famille des +Longirostres. Je viens de traiter du <em>chevalier +Gambette</em>, et j'arrive au <em>bécasseau combattant</em>.</p> + +<p>Et il lut, scandant la phrase avec amour: +«Bécasseau combattant, <i lang="la" xml:lang="la">Tringa pugnax</i>. +Quand le petit bécasseau, avec son bec et le +secours de sa mère, vient à briser la coque +qui le tenait captif, la couleur de l'œuf, +jaune gris parsemé de taches bistres, tantôt +disséminées, tantôt groupées, se trouve reproduite +avec une exactitude telle sur la tête, +le corps, les ailes de l'oiseau, que le petit +ressemble à un œuf animé.» A la lettre, +mon cher! regarde! Est-ce une découverte?</p> + +<p>Il désignait, sur la table, à côté d'une +coquille, un poussin vêtu de poils, monté +sur de hautes pattes.</p> + +<p>—Qu'en penses-tu? demanda-t-il.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_197"> 197</a></span> +Robert sourit amèrement.</p> + +<p>—Je te félicite, dit-il.</p> + +<p>—N'est-ce pas?</p> + +<p>—Oui, je te félicite d'être à ce point absent +de la vie!</p> + +<p>Robert se leva, rouvrit d'un coup d'épaules +la porte à demi retombée, et descendit +l'escalier.</p> + +<p>«A quoi bon lui expliquer? murmura-t-il. +Il ne comprendrait pas. Est-il résigné à +tout! Quelle sécheresse de cœur! Et moi +qui le croyais capable d'énergie! Sommes-nous +différents l'un de l'autre!»</p> + +<p>Et, comme il se demandait: «Quand +donc a commencé notre divergence de vues?» +Robert s'aperçut qu'elle datait de plusieurs +années, de l'époque où Thérèse avait commencé +à grandir; que, depuis lors, malgré +la communauté de vie, il avait eu bien peu +de réelle intimité avec Maldonne, et que +toute sa puissance d'aimer s'était concentrée +sur Thérèse. Et maintenant Robert ne retrouvait +<span class="pagenum"><a id="Page_198"> 198</a></span> +plus son ami... Ils ne se comprenaient +plus.</p> + +<p>Cette pensée se transforma bientôt, et se +fondit en un élan de tendresse pour l'enfant. +M. de Kérédol songea que cette situation +même lui imposait des devoirs. Puisque lui +seul apercevait le danger, ne devenait-il pas, +de plein droit, le défenseur de tous? N'était-il +pas obligé de protéger Thérèse, de la garder +pour ceux mêmes qui ne voyaient pas comme +lui? Il sentait, avec une sorte d'amertume +fière, qu'il n'avait plus que Thérèse au monde, +et il ne se dit pas, mais il fut tenté de croire +qu'elle aussi n'avait plus que lui.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_199"> 199</a></span></p> + +<h2>VIII</h2> + +<p>Au moment où l'aile rose, longtemps +suivie, disparaissait à l'angle d'une rue, +Claude se trouvait près de chez lui. Il se +sentait plein d'audace pour la conquête de +Thérèse. Mais, de plan d'attaque, il n'en +avait pas. Dix projets s'étaient levés déjà de +son esprit, comme un vol de linots sort +d'un buisson battu. Aucun d'eux ne valait +qu'on s'y arrêtât.</p> + +<p>Peut-être allait-il en surgir un onzième, +quand le jeune homme, passant devant la +<span class="pagenum"><a id="Page_200"> 200</a></span> +maison voisine de la sienne, entendit une +voix forte crier:</p> + +<p>—Gothon! où as-tu acheté ces maudits +sacs de papier? C'est du papier de journal, +et ça craque dans la main!</p> + +<p>—Parbleu! se dit-il, c'est M. Lofficial. On +n'a pas des voisins pour ne pas s'en servir. +Il connaît les Maldonne, il est bien disposé +pour moi; si j'allais lui demander conseil?</p> + +<p>Claude s'arrêta, se décida en deux secondes, +et tira la sonnette.</p> + +<p>Gothon Lofficial,—pour employer l'expression +qui la désignait dans tout le faubourg,—une +forte vieille à visage sévère, vint +ouvrir, regarda Claude du même air soupçonneux +dont elle eût reçu un mendiant.</p> + +<p>—M. Lofficial?</p> + +<p>—Je ne sais pas s'il est là .</p> + +<p>—Je viens de l'entendre.</p> + +<p>—Ça ne fait rien.</p> + +<p>Elle tenait à la main un paquet de sacs +fortement collés et aplatis, avec lesquels elle +<span class="pagenum"><a id="Page_201"> 201</a></span> +s'éloigna, traînant la jambe, vers le jardin +dont on voyait un coin encore feuillu et +doré de soleil, dans l'enfilade du porche blanc.</p> + +<p>Claude perçut le bruit d'un colloque +échangé entre le fifre aigu de Gothon et le +tonnerre contenu de M. Lofficial. Le dernier +mot seul lui parvint distinctement: +«C'est d'un joli exemple, allez, le dimanche, +pour un monsieur dans les œuvres!» Et, +comme la vieille fille, achevant sa phrase, +rentrait dans sa cuisine en sous-sol, le visiteur +apparut sur le seuil du jardin.</p> + +<p>—Entrez donc, monsieur Claude! Par +ici! Non, pas par là , ici, ici! disait la voix +de M. Lofficial.</p> + +<p>Le jardin n'était pas grand. M. Lofficial +n'était pas mince, mais on ne pouvait le +découvrir de la porte, à cause d'un gros +massif de rhododendrons poussé comme une +futaie. Il se trouvait à cheval sur le dernier +barreau d'une échelle double, au-dessous +d'une treille à l'italienne, vrai plafond de +<span class="pagenum"><a id="Page_202"> 202</a></span> +vigne, dont les pampres lui chatouillaient le +visage. Devant lui, accroché à l'échelle, un +panier se balançait, plein de papiers et de +bouts de fil cirés. Et tout autour, à portée +de son bras, s'échappant des feuilles à demi +jaunes, semées de gouttes de sang par l'automne, +des grappes de raisin pendaient, +mûres à point, transparentes, rousselées par +endroits, quelques-unes enveloppées déjà et +ficelées dans la robe de papier qui devait les +conserver fraîches.</p> + +<p>Le bonhomme, en voyant Claude s'approcher, +dodelina la tête d'un air moitié content, +moitié dépité.</p> + +<p>—Vous me surprenez, dit-il, me livrant +à un travail servile, le dimanche. Gothon +m'en a fait des reproches.</p> + +<p>—Cela un travail servile! répondit Claude.</p> + +<p>—On pourrait discuter. Mais je n'ai que +dix grappes à emmailloter de la sorte, celles +qui pressent le plus. Et vous savez l'adage: +<i lang="la" xml:lang="la">Parum pro nihilo reputatur</i>.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_203"> 203</a></span> +—Je sais surtout, mon voisin, que vous +êtes incapable de désobéir même à une virgule +du Décalogue. Ne craignez point de +m'avoir scandalisé. Je ne le suis pas.</p> + +<p>Réjoui par la réponse, qui calmait chez +lui un scrupule réel, M. Lofficial s'épanouit. +Il se pencha, et son ventre s'arrondit un +peu sur le barreau, prit un sac, l'entr'ouvrit, +et souffla fortement entre les deux feuilles +blanches, qui se gonflèrent comme une +outre.</p> + +<p>—C'est d'autant plus urgent, continua-t-il, +que nous sommes dans une année de +guêpes...</p> + +<p>Il s'était mis entre les lèvres, pour le +tenir, un fil qui descendait de chaque côté +de la bouche. Et, prenant le sac par le fond, +il enfermait avec précaution une grappe +jaune comme une muscade, sans cesser le +monologue, très attentif seulement à bien +plisser l'enveloppe raide autour de la queue +du raisin.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_204"> 204</a></span> +—Une année de guêpes, répétait-il, positivement, +jeune homme. Avez-vous remarqué +que ces bêtes de malheur sont en abondance +tous les neuf ans?</p> + +<p>Claude, au pied de l'échelle, répondit en +souriant:</p> + +<p>—Je n'aurais pu faire encore que deux +observations de ce genre, monsieur Lofficial, +et je vous avoue que, les deux fois, cela m'a +échappé.</p> + +<p>Maintenant, la grappe était empaquetée, +ficelée, et tremblait au-dessus du front de +son propriétaire satisfait. M. Lofficial regarda +son interlocuteur, se trouva lui-même légèrement +ridicule d'avoir posé la question.</p> + +<p>—C'est vrai, dit-il, une jeunesse pareille! +Qu'est-ce qui me vaut l'honneur de votre +visite, monsieur Claude?</p> + +<p>Le jeune homme jeta les yeux du côté de +la cuisine, et répondit à demi-voix:</p> + +<p>—Une question de mariage.</p> + +<p>—Oh! ne vous gênez pas, dit en riant +<span class="pagenum"><a id="Page_205"> 205</a></span> +M. Lofficial: elle y est habituée. Je ne fais +que ça, des mariages!</p> + +<p>—Vous?</p> + +<p>—Du matin au soir.</p> + +<p>—Ici?</p> + +<p>—La plupart du temps au bureau, là -bas. +Mais il vient des gens me trouver jusqu'ici. +Je suis quelquefois dans mon échelle, +comme vous me voyez là . Ah! je ne leur +en dis pas long, un petit discours, toujours +le même: «Mes bons amis, vous offensez le +bon Dieu... il ne faut pas que ça continue... +il faut réparer, réparer, réparer.»</p> + +<p>—Comment, réparer?</p> + +<p>—Mais je le crois, des dix ans, des vingt +ans quelquefois! Eh bien! presque toujours +ils répondent oui. C'est si braves gens, le +peuple, monsieur Claude!</p> + +<p>—Vous êtes donc adjoint, monsieur Lofficial?</p> + +<p>—Eh non! président de la société de +Saint-François-Régis! Ce que j'en ai mis +<span class="pagenum"><a id="Page_206"> 206</a></span> +d'alliances, aux doigts de ces fiancés tardifs! +Ça fait plaisir et ça fait pitié. Enfin, mon +voisin, si vous avez besoin de moi, pour un +de vos protégés, tout à vos ordres. Seulement, +il faut les papiers. Les avez-vous?</p> + +<p>Il s'apprêtait à prendre un second sac +dans le panier, et déjà sa main se tendait en +avant.</p> + +<p>—Mon cher monsieur, il n'y a rien à +réparer dans mon affaire, répondit Claude. +Il s'agit de moi, qui me suis mis en tête +d'aimer une jeune fille.</p> + +<p>M. Lofficial s'arrêta court. Un bon sourire +illumina sa face ronde.</p> + +<p>—Ça change mes habitudes, dit-il, voyons +quand même. Mais d'abord, puisqu'il s'agit +de vous, je m'en vais descendre.</p> + +<p>Avec plus d'agilité qu'on n'eût pu lui en +supposer, il passa sa grosse jambe par-dessus +le pignon des montants, descendit, +saisit l'échelle, et la porta le long du mur.</p> + +<p>—Tout à vous, maintenant, dit-il en revenant, +<span class="pagenum"><a id="Page_207"> 207</a></span> +les mains tendues vers le jeune +homme. Allons au fond du jardin. Nous y +serons mieux. Vous avez donc une amourette?</p> + +<p>—Mieux que cela, mon voisin, un grand +amour.</p> + +<p>—J'entends, mais au début, je pensais +qu'on pouvait employer le diminutif. Comme +vous y allez! Et elle se nomme?</p> + +<p>Ils s'assirent côte à côte, sur un banc à +dos renversé, derrière une touffe d'arbousiers.</p> + +<p>—Thérèse Maldonne.</p> + +<p>—Ah! cher ami! s'écria M. Lofficial en +reprenant les mains de Claude, qu'il serra et +secoua dans les siennes, tandis que ses fortes +lèvres s'arrondissaient de surprise et d'admiration, +cher ami, quelle perle! Comment +l'avez-vous découverte, elle qui sort si peu?</p> + +<p>—Chez les Malestroit, quand le petit Jean +est mort. Vous y étiez.</p> + +<p>—Pauvre innocent! reprit le bonhomme, +sur la figure duquel passa une expression +<span class="pagenum"><a id="Page_208"> 208</a></span> +de pitié. C'était notre filleul, à elle et à moi. +Mais ce n'est pas là que vous avez pu parler +à Thérèse?</p> + +<p>—Non, mais je l'ai revue chez elle, où +je suis allé deux fois, sous couleur d'histoire +naturelle. M. de Kérédol y a fait allusion, +hier, vous vous souvenez?</p> + +<p>—Jeunesse, jeunesse! abuser ainsi de nos +manies! Vous avez tout de même bien fait, +vous savez. Sapristi, vous avez bien fait. Je +n'en connais pas deux qui la vaillent!</p> + +<p>Il riait largement, heureux de louer, et +sur leurs deux visages, avec des reflets différents, +la même pensée de Thérèse mettait la +joie. Le contentement débordait des yeux de +M. Lofficial, pétillants de bonté sans malice. +Tout à coup, il retira ses mains, dans lesquelles +il avait gardé celles de Claude. Sur +sa figure, d'une mobilité, d'une intensité de +physionomie qui lui venait en droite ligne +du peuple, dont il était à peine sorti, une +sorte d'inquiétude se peignit.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_209"> 209</a></span> +—Et M. de Kérédol, précisément? dit-il.</p> + +<p>—Eh bien?</p> + +<p>—Comment prend-il la chose?</p> + +<p>—Assez mal. Il soupçonne que je ne suis +pas venu chez M. Maldonne pour l'amour +seulement des oiseaux.</p> + +<p>—Il vous bat froid. Je l'ai bien vu.</p> + +<p>—Autant qu'il le peut.</p> + +<p>Claude leva les épaules.</p> + +<p>—Qu'importe ce monsieur? ajouta-t-il +vivement. Je puis me passer de son consentement! +Et sa mauvaise humeur, si elle est +tout l'obstacle...</p> + +<p>—Il importe beaucoup, au contraire, interrompit +M. Lofficial, les yeux levés vers la +maison en face, comptant les fenêtres l'une +après l'autre. Si M. de Kérédol se jette +à la traverse, vous comprenez, un ami +de vingt-cinq ans, logeant sous le même +toit...</p> + +<p>—Mais enfin, monsieur, de quoi m'en +voudrait-il?</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_210"> 210</a></span> +Visiblement embarrassé, M. Lofficial baissa +la tête vers la terre, et se mit à pousser, du +bout du pied, le sable qu'il entassait par +petits monticules. Enfin, écrasant son œuvre +sous son large brodequin:</p> + +<p>—De rien, en effet, mon cher enfant, +dit-il; c'est un homme d'honneur et, dès +lors, incapable d'une opposition déloyale. +Laissons-le, occupons-nous des moyens de +vous rendre agréable aux parents de Thérèse +et à Thérèse elle-même. C'est le premier +point. Y avez-vous songé?</p> + +<p>—Oui, sans rien découvrir. J'ai pensé +que vous seriez plus heureux que moi. Vous +connaissez de longue date les Maldonne.</p> + +<p>—Assez pour bien savoir, mon ami, que +si vous agissez avec Maldonne comme vous +agiriez avec un autre, vous ne réussirez pas. +Sa fille est encore très jeune. Il ne se laissera +pas tenter par la fortune. Il faut que +vous lui plaisiez, qu'il ait pour vous une +sympathie prononcée.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_211"> 211</a></span> +—Comment faire? Il ne reçoit pas chez +lui. M. de Kérédol l'en empêche.</p> + +<p>—Oui.</p> + +<p>—Au musée, je le troublerais dans ses +travaux.</p> + +<p>—Oui.</p> + +<p>—Alors?</p> + +<p>—Il y aurait bien un moyen, dit M. Lofficial +en souriant, même un très bon... +Chassez-vous?</p> + +<p>—De père en fils, répondit Claude.</p> + +<p>—Vous tirez bien?</p> + +<p>—Passablement.</p> + +<p>—C'est qu'il ne faudra pas manquer! Si +vous manquez votre coup, vous n'aurez pas +l'occasion d'en tirer un second.</p> + +<p>Ici la voix de M. Lofficial diminua de +sonorité, et ce fut tout bas qu'il continua:</p> + +<p>—Je vais vous révéler un secret. N'ayez +jamais l'air de le savoir: Maldonne ne vous +le pardonnerait pas! Il a réuni la plus merveilleuse +<span class="pagenum"><a id="Page_212"> 212</a></span> +collection d'oiseaux qui soit peut-être +en province.</p> + +<p>—Je le sais.</p> + +<p>—Pourtant il en manque un.</p> + +<p>—Lequel?</p> + +<p>—Un seul, d'une espèce évidemment +rare, difficile à se procurer, puisque Maldonne, +en vingt ans de chasse, n'a pas réussi +à le tuer.</p> + +<p>—Oh! dites, monsieur Lofficial, demanda +Claude, l'œil brillant, déjà prêt à se mettre +en route, dites son nom! Où la trouve-t-on? +Est-ce très loin?...</p> + +<p>—Attendez, répartit doucement le bonhomme. +Je ne vous aurais pas lancé sur +une proie impossible. Je possède, sur le +bord de la Loire, un petit bien, les Luisettes.</p> + +<p>—Et c'est là ?</p> + +<p>—Attendez donc! Devant, il y a un marais +couvert de saules et de roseaux. Même +en été, il y reste un peu d'eau. Moi, je ne +suis pas chasseur du tout. Mais j'ai si bien +<span class="pagenum"><a id="Page_213"> 213</a></span> +le temps de me promener! Eh bien! ce +que je n'avais pas dit à Maldonne, parce que +le seul amour de l'art ne me déciderait pas +à faire tuer une jolie bête, je vous le confie +à vous, pour l'amour de Thérèse. Mon cher +ami, dans mon marais, je sais positivement +qu'il existe un couple de...</p> + +<p>Il se pencha, mit ses mains en tuyaux:</p> + +<p>—De sarcelles bleues!</p> + +<p>—Ah! cher monsieur! cher monsieur +Lofficial!</p> + +<p>—Chut! n'ébruitez rien. C'est sauvage à +nous entendre d'ici. Et puis, le moindre mot +rapporté à Maldonne gâterait tout. Commencez +par vous aboucher avec le père Malestroit. +Il a le maniement des bateaux. +Colibry pourrait vous accompagner aussi, et +lancer les mâlons.</p> + +<p>—Colibry, je ne dis pas, mais Malestroit? +Il est rude.</p> + +<p>—Dites que c'est pour moi. J'ai eu l'occasion +de leur rendre un petit service, autrefois, +<span class="pagenum"><a id="Page_214"> 214</a></span> +quand je commençais à m'occuper de +la Régis, comme dit Gothon. Il revenait du +tour de France. Dieu! le beau compagnon! +Enfin, c'est devenu tout à fait rangé! Demandez-lui +ça en mon nom.</p> + +<p>—Que je vous remercie! s'écria Claude, +en serrant la main du bonhomme, qui s'était +levé.</p> + +<p>—Vous me remercierez plus tard. Le +tour n'est pas joué. Prenez du plomb un +peu fort.</p> + +<p>—Oui, monsieur Lofficial.</p> + +<p>—Pas trop gros, pour ne pas abîmer la +bête.</p> + +<p>—Non, monsieur.</p> + +<p>—Choisissez une petite brume.</p> + +<p>Ils s'en allèrent, causant de la sorte, jusqu'au +bout du porche. Là , M. Lofficial, qui +n'était pas en tenue, s'effaça le long de la +porte. Claude sortit, et, sur une poignée de +main rapide, ils se quittèrent, l'un tout +plein de sa propre joie, le second heureux +<span class="pagenum"><a id="Page_215"> 215</a></span> +de la joie de l'autre, comme il convenait à +leurs deux âges.</p> + +<p>Claude se rendit, sans plus tarder, chez +M. Malestroit, lui exposa l'affaire, et reçut +cette réponse:</p> + +<p>—Une bonne partie, monsieur Claude, +bien nourri, bien payé, pas grand'chose à +faire, ça me va toujours, comptez sur moi.</p> + +<p>Il alla ensuite chez Colibry, qui hésitait +un peu, et finit par dire, de sa voix flûtée:</p> + +<p>—Ça ne me convient guère, mais pour +vous obliger, monsieur Claude, on ne demande +pas mieux.</p> + +<p>Le soir, dans sa bibliothèque, il feuilleta +des livres d'histoire naturelle, pour y trouver +la description de la sarcelle, la découvrit, la +relut pour s'en mieux pénétrer. Puis il +s'endormit, rêvant que la petite brume était +venue, et qu'il tuait l'oiseau bleu, destiné à +gagner le cœur du vieux père Maldonne.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_216"> 216</a></span></p> + +<h2>IX</h2> + +<p>Vers le milieu de novembre, le temps se +refroidit brusquement. Comme il passait +devant la boutique du vannier, Claude s'entendit +appeler.</p> + +<p>—Monsieur, souffla bien bas Colibry, +Malestroit dit que ça sera pour demain matin. +Il a vu la cane bleue.</p> + +<p>—Ce n'est pas possible!</p> + +<p>—Comme je vous vois.</p> + +<p>—Et vous êtes prêt?</p> + +<p>—Demain, si vous voulez.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_217"> 217</a></span> +—Alors, je prends cette nuit le train de +trois heures. A quatre heures et demie, je +serai là -bas. Et vous?</p> + +<p>—Oh! nous, monsieur, nous irons coucher +au bord de l'eau, pour être plus tôt +parés. Malestroit dit qu'il le faut. Alors, +moi, je le veux bien.</p> + +<p>—Où vous trouverai-je?</p> + +<p>—Juste au bas du bien de M. Lofficial, +tout proche le vieux pont.</p> + +<p>Le lendemain, en pleine nuit, Claude, le +fusil en bandoulière, enveloppé d'un plaid +et d'un cache-nez, des gants fourrés aux +mains, descendait du train, à l'une des stations +voisines de la ville. A de pareilles +heures, les voyageurs sont rares. Il se trouva +seul sur le quai et bientôt dans la campagne. +Pendant la première partie de la +nuit, le temps était demeuré clair, avec une +forte gelée. A présent, il faisait une brume +intense. Claude marchait à grands pas sur +la route. A droite et à gauche, il devinait la +<span class="pagenum"><a id="Page_218"> 218</a></span> +vallée, sans rien voir que de hautes branches +de peupliers, qui sortaient tout à coup du +brouillard, au-dessus de lui, comme pendues +en l'air. De rares buissons, des coups +d'estompe dans le gris universel indiquant +une ferme ou un bois, on ne savait trop. La +terre, sablonneuse sous le pied, annonçait le +voisinage de la Loire. Cependant, des idées +singulières venaient à Claude, une crainte +très particulière à ces temps-là , celle d'errer +à l'aventure sans avancer, sorte de vertige +du silence de toutes choses, de ne pas entendre +même l'écho de son pas, de ne pas +voir à dix mètres devant soi, et de se sentir +comme dans une petite île de quelques +mètres de rayon, dans l'immensité trouble +qui pèse, qui tourne, toute moite et glacée +ensemble. Enfin, des voix lui arrivèrent de +l'inconnu profond où il s'enfonçait. Il les +reconnut. C'étaient celles des deux hommes. +Il se mit à courir, pour achever de dissiper +l'engourdissement qui le saisissait. Bientôt +<span class="pagenum"><a id="Page_219"> 219</a></span> +il arriva au pont, descendit le talus de la +levée qu'il avait suivie, et aperçut Malestroit +et Colibry, assis l'un en face de l'autre, +sur le bord du bateau plat qui portait à +l'avant une cage pleine de canards entassés.</p> + +<p>—Il est grand temps, dit le maître charpentier. +Embarquons, monsieur Claude, les +vanneaux commencent à mouver!</p> + +<p>Tous trois prêtèrent l'oreille. On entendait, +en effet, du côté des prairies inondées, +quelque part au-dessus de la vaste nappe +d'eau, dont le bord seul apparaissait, terne +et froid comme une lame de faux, des cris +très doux, clairsemés: le premier appel du +matin sur les eaux. Claude prit place à +l'arrière, les deux hommes plongèrent les +rames dans le courant presque insensible +qui venait, à travers le pont, des rives de la +Loire, et le bateau s'éloigna, glissant au-dessus +des prés, des talus, des bornes, des +barrières, dans le vaste damier des saules +plantés autour des champs. La rive avait +<span class="pagenum"><a id="Page_220"> 220</a></span> +tout de suite disparu. La brume s'épaississait +de plus en plus. Malestroit et Colibry, +suivant une ligne diagonale, pointèrent droit +sur la hutte, construction des plus primitives, +tout simplement la chevelure d'un +saule, ramenée en cône au-dessus du tronc +et garnie à l'intérieur d'une palissade de +roseaux. Claude grimpa dans l'abri. Par devant, +en demi-cercle, le maître charpentier +disposa les canes. Il les retirait de la cage, +une à une, leur attachait à la patte une +corde munie d'une pierre, et jetait le tout +par-dessus bord. La pierre tombait au fond, +la bête nageait en se secouant, mais la corde +l'empêchait de s'écarter, si ce n'est d'un +mètre ou deux. Quand il eut fini, il rejoignit +Claude dans la hutte.</p> + +<p>—Toi, dit-il, en se penchant et le plus +doucement qu'il put à son compagnon demeuré +en bas, va où nous avons dit, et lâche +tes mâlons au bon moment. Si tu vois de la +sarcelle, surtout, lâches-en plutôt deux!</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_221"> 221</a></span> +Colibry, transi de froid et ému de l'importance +de son rôle, répondit un «oui» qui +se confondit avec le soupir du vent, et, poussant +à la godille le bateau, emmenant avec +lui les mâlons, disparut derrière les cépées.</p> + +<p>Claude, immobile, accroupi dans la hutte, +le fusil entre les jambes, éprouvait l'anxiété +délicieuse de la première heure d'affût. Les +brins d'osier, de saule, de jonc dont il était +enveloppé, recouverts d'une couche mince +de glace, avaient des éclairs de diamant, et, +malgré la brume, il voyait luire aussi des +étincelles partout, dans les ramures des +souches fuyant en lignes pressées à droite et +à gauche, le long des troncs que cernait le +courant, sur la pointe des herbes mortes +entraînées en îles minuscules à la dérive. +La brume continuait de passer, en grandes +ondes courbées comme des voiles, comme +des outres d'un cristal dépoli, transparentes +comme si chacune d'elles portait une lumière +diffuse, un flambeau dont on n'apercevait +<span class="pagenum"><a id="Page_222"> 222</a></span> +que le rayonnement pâle. Partout, à +la surface des prés inondés et bien au-dessus +des arbres, c'était la même procession lente +de ouates blanches, impalpables, qui venaient +du nord, poussées par le vent. Tout +en haut, cette blancheur s'atténuait, il s'y +mêlait une nuance légère d'azur, et l'on devinait +qu'au delà de cette muraille de vapeurs, +le jour naissait dans le ciel clair. Les +cris d'appel se multipliaient, apportés de très +loin par la brise et par l'eau. Sur les langues +de terre émergées, dans le cercle mystérieux +qui entourait les chasseurs, évidemment des +bandes d'oiseaux de toutes sortes étiraient +leurs ailes, et se préparaient à partir.</p> + +<p>Un cri strident d'une cane près de la +hutte, puis le chœur de toutes les autres, +levant le bec du même côté, firent tressaillir +Claude. En l'air, à une demi-portée +de fusil, un coup de vent subit claqua juste +au-dessus de sa tête. Une trombe d'ailes de +neige, affolées, désordonnées, avec des sifflements +<span class="pagenum"><a id="Page_223"> 223</a></span> +aigus, passa comme un éclair. Puis, +ce ne furent plus que des points noirs, en +avant, un chapelet de balles s'enfonçant +dans les brumes, puis, plus rien.</p> + +<p>—Des vanneaux, murmura Malestroit. +Attention! Les canards vont venir.</p> + +<p>En effet, les canes qui s'étaient remises +à nager, tirant sur leurs pierres, s'agitèrent +et chantèrent de nouveau. Un mâle, lâché +par Colibry, s'abattit parmi elles. Claude +chercha des yeux, dans le désert triste du +ciel, la bande d'émigrants qu'annonçait cette +entrée en scène des appeaux. Il l'aperçut à +sa gauche, venant du sud. Elle remontait le +vent en triangle, d'une allure égale, pareille +à une fine découpure d'ombres. Elle passa, +dédaigneuse de cette troupe d'apprivoisés +qui la saluaient, et se perdit au loin. Un +second canard, quelques minutes après, +partit du pré voisin où Colibry veillait, et +monta jusqu'au-dessus des brouillards. Cette +fois, quand il redescendit, il ramenait avec +<span class="pagenum"><a id="Page_224"> 224</a></span> +lui tout un vol de grands voyageurs aux +plumes grises. Claude les vit tournoyer en +spirales, dont les cercles se resserraient de +plus en plus autour de la hutte. Courbé, +immobile, retenant son souffle, il entendit +tout près, par trois reprises, le battement +de leurs ailes, leurs cris mêlés à ceux des +canes prisonnières; il aperçut, par les +fentes du treillage, des dos luisants, striés +de barres blanches, des cous tendus, des +pattes pendantes; puis, faisant jaillir l'eau +sous le choc de leurs poitrines, une vingtaine +de sauvages s'abattirent en dehors du +cercle formé autour de la hutte: Malestroit +les étudia un moment, et, se penchant:</p> + +<p>—Rien que des tadornes, dit-il. Mais je +crois qu'il y a une sarcelle plus loin.</p> + +<p>Très loin, en effet, à peinte distincte dans +la buée qui roulait sur l'eau, un oiseau plus +petit approchait avec précaution, en faisant +des bordées, s'arrêtait, reprenait sa marche +oblique. Était-il tombé avec les autres? Partait-il +<span class="pagenum"><a id="Page_225"> 225</a></span> +des prés voisins? Bientôt il fut possible +de distinguer ses formes plus sveltes, +son cou qui s'allongeait et se courbait au ras +de l'eau, avec une coquetterie et une grâce +que n'avaient pas les autres.</p> + +<p>—C'est sûr une sarcelle, dit Malestroit. +Seulement, est-elle bleue? Voilà !</p> + +<p>Elle s'avançait toujours, très lentement, +nageant d'une seule patte. Claude sentait son +cœur battre si fort qu'il se demandait s'il +pourrait ajuster. La pensée de Thérèse, de +la maison des Pépinières couchée sous les +arbres, de l'accueil qui lui serait fait s'il +rentrait avec ce gibier rarissime, l'idée qu'il +le manquerait peut-être, et que le stratagème +de M. Lofficial échouerait misérablement par +sa faute, achevèrent de le troubler.</p> + +<p>—Je l'ai vue reluire, dit à ce moment +Malestroit, c'est une bleue, monsieur Claude!</p> + +<p>Claude, perdant la tête, se souleva un +peu. Toute la bande de canards s'enleva en +criant.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_226"> 226</a></span> +—Elle y est encore! souffla le charpentier. +Mais ce n'est pas votre faute. Elle s'en +va. Tirez!</p> + +<p>A travers les brins de jonc, Claude passa +le canon de son arme. Une détonation formidable +retentit sur le lac.</p> + +<p>—Touchée! Je l'ai! je l'ai! cria le jeune +homme en se levant tout debout.</p> + +<p>Mais Malestroit s'était levé aussi. Il était +extrêmement lourd. Sous ce double ébranlement +et sous le poids du charpentier, le fond +de la hutte avait cédé, et, passant au travers, +les deux chasseurs, avant de s'être +rendu compte de rien, se trouvèrent dans +l'eau jusqu'à la ceinture, accrochés au tronc +du saule.</p> + +<p>—A nous, Colibry! cria la grosse voix +de Malestroit.</p> + +<p>Quand ils eurent entendu le bonhomme +répondre de loin, et que, tâtant le sol du +pied, ils se furent assurés qu'ils ne couraient +aucun danger, Claude et Malestroit se prirent +<span class="pagenum"><a id="Page_227"> 227</a></span> +à rire de l'accident. Ce fut même pour +Claude, malgré le froid qui le pénétrait, +un moment agréable. Il regarda le charpentier, +couvert des débris de la hutte, les +cheveux mêlés d'herbes et de roseaux, +comme un dieu marin, qui soutenait d'une +main l'édifice effondré, la surface des eaux, +qui lui parut d'argent, des plaques de soleil +luisant çà et là sur des presqu'îles vertes, +une côte à droite, à demi dégagée des +brumes, et Colibry, qui semblait un géant, +sur l'arrière du bateau qu'il poussait à la +perche de toute la vigueur de ses bras. Il +eut, par-dessus tout, un sentiment de victoire, +une émotion de chasseur heureux. Et +quand Colibry, accostant au plus près, lui +tendit la main pour le retirer:</p> + +<p>—Elle y est! cria-t-il.</p> + +<p>—Vous y êtes encore plus sûrement, répondit +le vannier.</p> + +<p>—Eh! qu'importe, père Colibry? reprit +le jeune homme, en passant la jambe par-dessus +<span class="pagenum"><a id="Page_228"> 228</a></span> +le bordage. Qu'importe un demi-bain +froid, si nous avons la sarcelle? Allons, Malestroit, +à votre tour! Donnez-moi la main. +Bon! Un effort! Vous y voilà !</p> + +<p>Soulevé par le poignet de Claude et celui +de Colibry, le charpentier monta, lui aussi, +dans le bateau. A peine y était-il entré, son +large pantalon ruisselant comme une source, +que Claude s'écria:</p> + +<p>—Au large, maintenant!</p> + +<p>—A terre! vous voulez dire, répartit Malestroit, +qui se baissait déjà pour saisir la +perche.</p> + +<p>—Non pas! à retrouver la sarcelle!</p> + +<p>—Pour une méchante bête risquer la +mort! Je ne suis pas douillet, mais vrai...</p> + +<p>—Je double ce que j'ai promis, dit +Claude: en avant!</p> + +<p>Vaincu par l'argument, le charpentier, +tandis que son camarade attrapait au passage +quelques canes d'appel par la patte ou +par le cou, poussa la barque vers un buisson, +<span class="pagenum"><a id="Page_229"> 229</a></span> +tout au bout du pré, où le courant +portait. La sarcelle était là , flottant, la tête +renversée et posée entre les ailes, comme si, +pour dormir, elle l'eût voulu cacher dans +ses plumes. Claude la prit avec précaution, +examina la nuque marquée d'une aigrette +sombre, le pinceau de duvet blanc formant +sourcils au-dessus des yeux, le manteau dont +le reflet azuré n'était pas douteux, tira les +cuisses, pour s'assurer qu'elles n'étaient pas +rompues, et, la posant sur ses genoux, +comme il eût fait d'un coffret de perles, +d'un chien favori, d'un enfant sauvé:</p> + +<p>—Bleue! dit-il se parlant à lui-même, +bleue et pas gâtée!</p> + +<p>Les deux hommes levèrent les épaules, +Malestroit ouvertement, Colibry simulant +un effort vigoureux pour ramener en arrière +le bateau enlizé. Puis, laissant Claude à +l'avant, muet dans la contemplation de l'oiseau +bleu, ils lui tournèrent le dos, s'assirent +côte à côte, et, dans le vent qui cinglait, +<span class="pagenum"><a id="Page_230"> 230</a></span> +ramèrent de toutes leurs forces vers la terre. +Mais la rive était loin. Il fallut près d'un +quart d'heure pour l'atteindre. Quand ils +arrivèrent, Claude était pâle de froid, ses +dents claquaient, la glace avait raidi sur lui +les plis de ses vêtements, et Malestroit, la +figure congestionnée, semblait avoir du mal +à se lever.</p> + +<p>—Trois kilomètres avant de trouver du +feu! grommela celui-ci.</p> + +<p>Il débarqua le premier, regarda derrière +lui le jeune homme qui tremblait, portant la +sarcelle pressée contre sa poitrine, et ajouta, +car il avait la rudesse tendre du peuple:</p> + +<p>—Si encore il n'y avait que moi! Mais ce +pauvre monsieur, qui n'a pas l'habitude de +la misère! Voyons, monsieur Claude, essayons +de nous réchauffer en marchant! Colibry va +retourner aux canes. Donnez-moi le bras.</p> + +<p>Claude étourdi, et comme enivré par le +froid, passa le bras sous celui du charpentier, +qui secouait la tête, d'un air de doute.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_231"> 231</a></span> +—Trois kilomètres! reprenait-il.</p> + +<p>A ce moment, une voix sortie du brouillard, +en face, leur parvint, toute diminuée +par la distance.</p> + +<p>—Ohé! par ici! par ici!</p> + +<p>Tous trois levèrent la tête. A mi-coteau, +dans un clos de vigne que ceignait de brun +une haie d'épines, une forme humaine se +démenait. Un peu au delà , une maison carrée +aux contrevents ouverts. C'était M. Lofficial; +c'étaient les Luisettes qu'ils croyaient désertes, +et qui s'offraient à eux.</p> + +<p>Ranimé par l'idée de ce secours inattendu, +Claude monta plus rapidement la pente. Malestroit +le soutenait, sans en avoir l'air, et +grognait des mots de réconfort:</p> + +<p>—Nous y voilà , nous y voilà ... encore +cent pas... plus que trente... Bonjour, monsieur +Lofficial!</p> + +<p>—Bonjour, mes enfants! dit le bonhomme, +en poussant le clan de sa vigne. Eh! +eh! ai-je bien fait de venir? Comme vous +<span class="pagenum"><a id="Page_232"> 232</a></span> +êtes trempés! Six degrés au-dessous de zéro!</p> + +<p>Et, remarquant la mine souffrante et la +pâleur de Claude:</p> + +<p>—Mon pauvre garçon, reprit-il, vous avez +l'air d'un noyé! Mais j'ai de quoi vous ranimer +là -haut. Et de quoi vous changer. +Hâtons-nous seulement.</p> + +<p>En deux minutes, ils furent dans la cuisine +où flambait un feu de sarments. M. Lofficial +assit Claude sur une chaise basse, entre +les chenets, à la distance précisément d'une +broche de rôtissoire. Puis, courant d'une +chambre à l'autre, ouvrant placards, tiroirs, +cachettes, il parvint à découvrir, dans cette +maison de célibataire, à peu près inhabitée, +mais montée avec une prévoyance de père +de famille, une foule de choses qu'on ne +s'attendait pas à y rencontrer: deux paires +de feutres et deux paires de sabots neufs +pour Claude et Malestroit, de l'eau-de-vie +blonde à force d'être vieille, une bouilloire +dont le réchaud n'était pas vide, et une boîte +<span class="pagenum"><a id="Page_233"> 233</a></span> +de thé qui laissa s'échapper l'arome de mille +fleurs.</p> + +<p>Toujours trottant, M. Lofficial continuait +son monologue, et sa voix arrivait, tantôt +par une porte et tantôt par une autre, tandis +qu'un nuage de vapeur d'eau enveloppait +Claude et Malestroit.</p> + +<p>—J'avais des pressentiments, disait-il, et +j'ai voulu venir dès hier soir... malgré +Gothon... Et c'est vraiment heureux... Toute +la matinée, j'ai essayé de vous apercevoir +avec mes jumelles... Mais, bast! un brouillard +du diable... Et puis, tout à coup, sur la +berge... Ah! quand je vous ai vus, j'ai bien +deviné l'accident... j'ai mis une allumette +sous le fagot... N'es-tu pas trop lourd, aussi, +Malestroit, pour chasser à la hutte!</p> + +<p>Il parlait d'un air réjoui, faisant sonner +parfois ses lèvres l'une contre l'autre, avec +des impatiences de gros écureuil rebondi, +quand il ne trouvait pas, à l'instant même, +ce qu'il cherchait.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_234"> 234</a></span> +Lorsqu'il se fut enfin arrêté, debout, appuyé +sur l'auvent de la cheminée, Claude, +qu'il observait, Claude restauré et réchauffé, +lui prit la main.</p> + +<p>—Vous savez que je l'ai tuée! dit-il.</p> + +<p>—Parbleu, mon ami, vous l'avez bien +gagnée!</p> + +<p>—Je recommencerais vingt plongeons +comme celui-là , répondit le jeune homme +avec conviction, pour voir seulement l'accueil +qu'ils me feront là -bas!</p> + +<p>«Ils», c'était la seule Thérèse. Pour remercier +son vieux voisin, Claude n'avait +rencontré que cette naïveté: parler d'elle. +Il ne savait rien de meilleur. Si elle daignait +se montrer satisfaite, tout le monde ne serait-il +pas payé? Pour Thérèse souriante, est-ce +qu'on n'irait pas chercher la sarcelle au bout +du monde? Est-ce que M. Lofficial ne passerait +pas, sans se plaindre, vingt nuits de +novembre aux Luisettes?</p> + +<p>Quelque chose répondit oui, au fond du +<span class="pagenum"><a id="Page_235"> 235</a></span> +cœur de M. Lofficial. Devant ce mot d'amour +jeune, le bonhomme se sentit ému, disposé +à des complaisances paternelles. Il passa la +main, deux ou trois fois, délicatement, sur +les cheveux bruns de son protégé, comme +s'il eût caressé son propre fils.</p> + +<p>—Je veux le voir aussi, dit-il, et je vous +conduirai aux Pépinières.</p> + +<p>Une demi-heure plus tard, comme Colibry +rentrait, les chaussures étant sèches, les vêtements +brossés, toute trace de l'accident +disparue, Claude s'entendit appeler par +M. Lofficial, qui était allé présider lui-même +à l'enrènement du cheval, un bien vieux +cheval, pourtant, et facile. Il sortit, et jeta +un coup d'œil du côté de la vallée: à la +place du lac immense sur lequel il avait cru +naviguer le matin, il n'aperçut, sous le clair +soleil, qu'un marais de taille médiocre, +découpé en petits carrés par les saules, +rayé, çà et là , par les bandes vertes des +talus, et où pas un vol d'oiseaux, pas un +<span class="pagenum"><a id="Page_236"> 236</a></span> +cri, ne révélait plus la présence du gibier.</p> + +<p>—Montez dans la calèche, dit M. Lofficial +en s'avançant, vous n'aurez pas froid là -dedans!</p> + +<p>Un carrossier aurait protesté contre cette +dénomination donnée au plus singulier véhicule: +une caisse écourtée, divisée, aux +deux tiers environ, par une cloison de glaces, +et dont la capote, prolongée en abat-jour, +abritait abondamment Colibry et Malestroit, +déjà montés sur le siège. Il y avait bien +quarante ans que la calèche venait aux vendanges. +Claude prit place à l'intérieur, avec +M. Lofficial, s'enfonça dans la plume des +coussins, sentit monter jusqu'à ses genoux +la laine des peaux de mouton, haute et +souple comme une flamme, qui tapissait +le fond de la voiture; Malestroit se hissa +près de Colibry, et les quatre voyageurs +commencèrent à rouler vers la banlieue où +Thérèse, sans se douter de la visite qui trottinait +pour elle sur la route, jouissait probablement +<span class="pagenum"><a id="Page_237"> 237</a></span> +de l'embellie tardive du matin.</p> + +<p>Le voyage parut délicieux à Claude, parce +que M. Lofficial, bon comme les anciens qui +se rappellent avoir été jeunes, parla tout le +temps de Thérèse.</p> + +<p>—C'est par elle, disait-il, que j'ai gagné, +jadis, l'amitié de Maldonne et de M. de Kérédol, +par un petit compliment que j'avais +su faire d'elle, en la rencontrant. Vous le +voyez, mon cher monsieur, elle m'a valu +deux amis. J'espère bien qu'elle m'en vaudra +un troisième d'ici peu. J'ai rarement vu une +enfant si mignonne. Elle avait les doigts fins +comme des pendants de corail. Et je les ai +tenus dans mes mains, ces petits doigts. J'ai +eu ses bonnes grâces avant vous. Eh! eh! +Elle portait une robe blanche, elle était marraine, +et moi j'étais parrain. Nous conduisions +au baptême le fils de Malestroit. Il y +a de quoi être jaloux, monsieur Claude!</p> + +<p>Il contait posément, avec une certaine +saveur rustique et enjouée, des traits qui +<span class="pagenum"><a id="Page_238"> 238</a></span> +eussent été sans intérêt pour tous autres +qu'un vieillard qui se souvenait et un jeune +homme qui aimait. De temps en temps, +Claude se détournait à demi, pour voir si le +cornet de papier, où il avait roulé le produit +de sa chasse, se tenait toujours bien droit, +dans la poche au fond de la capote. Une +émotion grandissante l'envahissait, à mesure +que la distance diminuait jusqu'au logis des +Maldonne. Quand la voiture s'arrêta, devant +le portail orné de clous, il était pâle comme +en sortant de l'eau, le matin.</p> + +<p>—Mon lieutenant, dit M. Lofficial, c'est +le moment de vous montrer brave!</p> + +<p>Il tira la sonnette.</p> + +<p>—Monsieur travaille dans la serre, répondit +la fille de charge.</p> + +<p>En effet, près du réduit qui lui servait de +laboratoire, sous la voûte de verre peint qui +l'enveloppait d'une chaleur douce, M. Maldonne +triait des oignons de tulipes. Il vit +venir les visiteurs à travers une vitre claire, +<span class="pagenum"><a id="Page_239"> 239</a></span> +sourit sans se déranger, et, les laissant +arriver jusqu'à lui:</p> + +<p>—Eh bien! fit-il en se détournant et en +tendant les deux mains, vous me surprenez +comptant mes trésors.</p> + +<p>—Et nous vous en apportons un autre! +répondit M. Lofficial.</p> + +<p>—Une tulipe?</p> + +<p>—Non, un oiseau rare.</p> + +<p>M. Maldonne hocha la tête, d'un air d'incrédulité, +en regardant le cornet de papier +que Claude portait sous le bras, et saisit +un bulbe transparent, côtelé, barbelé de +racines.</p> + +<p>—Sans l'avoir vu, dit-il, je ne l'échangerais +pas contre une seule de ces <i lang="la" xml:lang="la">proserpines +roses</i>.</p> + +<p>—Vous auriez peut-être tort, dit Claude, +qui lui tendit le paquet.</p> + +<p>Le naturaliste tira la sarcelle bleue par +les pattes. A peine l'eut-il aperçue que, le +visage altéré par l'émotion, sans un mot, il +<span class="pagenum"><a id="Page_240"> 240</a></span> +bouscula ses deux hôtes, pour sortir plus +vite et porter la bête au grand jour.</p> + +<p>Dehors, il s'appuya aux tapis de paille qui +pendaient du haut de la serre, tourna et +retourna la sarcelle, fit jouer les reflets du +plumage.</p> + +<p>—Ce n'est pas possible! murmurait-il, +non, ce n'est pas elle!...</p> + +<p>Enfin il leva les yeux sur Claude, qui +l'avait suivi. Sa physionomie exprimait, avec +beaucoup de surprise, un peu d'inquiétude, +de jalousie. Il était sérieux, presque froissé, +comme un homme qu'on veut duper.</p> + +<p>—D'où l'avez-vous fait venir? demanda-t-il.</p> + +<p>—Mais, je l'ai tuée, monsieur! dit Claude.</p> + +<p>—Allons donc!</p> + +<p>—Moi-même, ce matin!</p> + +<p>—Pas dans le département?</p> + +<p>—A deux lieues d'ici.</p> + +<p>M. Maldonne fronça le sourcil.</p> + +<p>—Vous saurez, monsieur, dit-il avec dignité, +que cette variété n'habite pas dans le +<span class="pagenum"><a id="Page_241"> 241</a></span> +département. Elle y passe, et si rarement +que des hommes comme moi n'ont jamais +eu le bonheur...</p> + +<p>—C'est cependant vrai, mon bon ami, +interrompit M. Lofficial, qui sortait de la +serre, en voyant les affaires de Claude se +gâter, et arrivait en se dandinant. Rien n'est +plus vrai. Monsieur, qui est bien moins +savant que toi, a été plus heureux, voilà tout.</p> + +<p>Et il se mit à raconter la chasse du matin, +comment il l'avait conseillée, préparée, +comment il savait aussi, depuis des années, +qu'un couple de ces oiseaux habitait les +marais des Luisettes. Il apportait à la justification +de son client l'énergie de la conviction, +levait les bras, mimait les scènes qu'il +contait.</p> + +<p>Pendant ce temps, M. Maldonne passait +d'émotion en émotion. Le scepticisme un +peu hautain du début faisait place à un +éclair d'admiration joyeuse, et celle-ci, à son +tour, s'effaçait devant le sentiment pénible +<span class="pagenum"><a id="Page_242"> 242</a></span> +du collectionneur qui voit une pièce introuvable +lui échapper. Il maniait la sarcelle, +la caressait du doigt, lui ouvrait l'œil, redressait +une plume endommagée. Enfin, il +la tendit à Claude avec une lenteur qui révélait +toute la cruauté de la lutte.</p> + +<p>—Reprenez-la, monsieur, dit-il. Je vous +remercie de me l'avoir montrée.</p> + +<p>Il poussa un soupir, et ajouta:</p> + +<p>—Surtout, gardez-la bien: c'est un commencement +précieux pour votre collection, +puisque, je dois vous l'avouer, c'eût été le +couronnement de la mienne!</p> + +<p>—Mais, elle est à vous! s'écria Claude.</p> + +<p>—A moi? dit M. Maldonne, rougissant +sous le coup de cette brusque fortune qui +lui venait. Vous ne vous doutez pas de la +rareté, jeune homme... vous ne savez pas +ce que vous faites?</p> + +<p>—Oh! si, monsieur, je sais très bien +répondit Claude, riant malgré lui.</p> + +<p>—Vraiment, elle est...</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_243"> 243</a></span> +—Elle est à vous, oui, monsieur!</p> + +<p>Alors, sans prendre le temps de remercier, +dans l'exubérance de sa joie, M. Maldonne +courut vers la maison, tenant la sarcelle +élevée au bout de son bras droit et +criant:</p> + +<p>—Robert! Geneviève! Thérèse! venez +voir!</p> + +<p>Il se précipita dans le salon, arrangea sur +la table du milieu l'oiseau qui ressemblait, +sous le jour glissant, à un émail azur et or, +et, comme Robert arrivait par la porte opposée:</p> + +<p>—Regarde! dit-il.</p> + +<p>Robert s'approcha, considéra l'oiseau, puis +Maldonne.</p> + +<p>—Ah çà ! dit-il, d'où vient-elle, celle-là ? +qui te l'envoie?</p> + +<p>—Monsieur que voici! répondit le naturaliste +avec orgueil, en désignant Claude qui +entrait. Il est assez bon, assez généreux pour +me l'offrir.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_244"> 244</a></span> +Robert, en apercevant Claude, changea de +visage, et sourit ironiquement, de manière à +bien faire comprendre qu'il n'était pas dupe +de cette générosité. Il rendit à peine le salut +que lui adressait le jeune homme, et, devant +madame Maldonne et Geneviève qui accouraient, +étonnées, ne sachant rien:</p> + +<p>—Es-tu bien sûr qu'elle soit authentique? +demanda-t-il d'un ton méprisant.</p> + +<p>—Tu n'as qu'à examiner, répondit le +naturaliste. Elle a toutes les signatures... +Oui, Geneviève, oui, Thérèse, continua-t-il, +notre jeune ami nous apporte un trésor, +celui que j'ai cherché vingt ans: la sarcelle +bleue!</p> + +<p>—Ah! monsieur! dit madame Maldonne +en tendant la main à Claude,—comme si +vraiment le cadeau lui eût fait un plaisir +extrême,—est-ce aimable à vous!</p> + +<p>—Et notez qu'il l'a tuée, lui, en personne, +à deux lieues d'ici, chez ce cachottier +de Lofficial.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_245"> 245</a></span> +Il continua, reprenant pour son compte +le récit qu'on venait de lui faire à lui-même, +et conta l'aventure avec autant d'animation +que s'il y avait assisté. Sa femme, en le +voyant si joyeux, s'épanouissait discrètement. +Elle avait l'air heureux des mères qui +regardent s'ébattre un enfant. Parfois son +regard se posait sur Claude resté près de l'entrée +du salon, et s'aiguisait alors d'une pensée +différente, un peu malicieuse, qui la rajeunissait. +Thérèse, demeurée derrière sa mère, +à l'autre extrémité de l'appartement, était +devenue tout de suite sérieuse et comme +intimidée. Son instinct de jeune fille l'avertissait +qu'il s'agissait d'elle et d'elle seule, +bien que son nom ne fût pas prononcé et +que personne ne voulût paraître occupé +d'elle. Elle entendait l'obscure destinée lui +parler dans la confusion des voix, elle la +lisait dans la physionomie de ceux qui l'entouraient, +elle savait, elle était sûre,—et +son cœur en était troublé,—que, de cette +<span class="pagenum"><a id="Page_246"> 246</a></span> +conversation légère, quelque chose de grave +allait sortir, qui déciderait de sa vie. Les +mots ne lui arrivaient qu'au travers de ce +rêve. Ses yeux erraient, sans se fixer, sur +ses parents, Robert, Lofficial, et n'osaient +rencontrer ceux de Claude.</p> + +<p>—Vous oubliez, dit M. Lofficial interrompant +son ami, que M. Claude, pour vous +faire cette surprise, a failli se noyer. Il ne +s'en vanterait pas, et je le dénonce. La hutte +a défoncé sous le poids des chasseurs. Il est +tombé dans l'eau glacée du marais et m'est +arrivé à moitié défailli.</p> + +<p>—Bah! dit Claude prenant de la hardiesse +et regardant Thérèse, ce sera un bon +souvenir de plus.</p> + +<p>—Bien dit! repartit M. Maldonne.</p> + +<p>—Pour un oiseau! fit M. Lofficial d'un +ton vainqueur, pour un oiseau risquer sa +vie, faut-il aimer la chasse!</p> + +<p>Madame Maldonne baissait les yeux, avec +un sourire indulgent.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_247"> 247</a></span> +Thérèse leva les siens. Elle osa, un peu +rouge, un peu confuse, dans le demi-jour +là -bas, regarder Claude, et son regard disait: +«Je sais pourquoi vous avez commis +cette imprudence, et j'en ai le cœur touché, +monsieur Claude.»</p> + +<p>Une émotion les gagnait tous. On la sentait +grandir entre eux.</p> + +<p>Tout à coup Robert, qui, depuis le début, +maniait la sarcelle avec une curiosité +fiévreuse, éclata de rire, d'un rire de colère +et de triomphe.</p> + +<p>—Pas possible de l'empailler, cria-t-il: +elle a la panse crevée!</p> + +<p>Et, prenant la jolie bête entre ses doigts, +il la jeta contre le mur, d'où elle retomba +sur le parquet.</p> + +<p>—Pas possible de l'empailler! répéta-t-il.</p> + +<p>Quatre exclamations répondirent à cet acte +brutal:</p> + +<p>—Robert, que fais-tu? Monsieur! Oh! +mon parrain! Quel dommage!</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_248"> 248</a></span> +En même temps, M. Maldonne se précipita +pour ramasser l'oiseau. Robert s'était retourné +en face de Claude, et se tenait très +droit, une main appuyée à la table, l'autre +passée entre les boutons de sa redingote, +pâle, méprisant et correct.</p> + +<p>Claude fit un mouvement pour s'avancer +sur lui. M. Lofficial le retint par le bras, +et, se penchant:</p> + +<p>—Ne bougez pas, surtout, monsieur +Claude, laissez-moi faire.</p> + +<p>—Monsieur de Kérédol, continua-t-il tout +haut, d'une voix sonnante qui attira sur lui +le regard de Robert et des deux femmes, +ce que vous venez de faire là est très mal.</p> + +<p>—Vous dites?</p> + +<p>—Je dis: «très mal et indigne de vous!»</p> + +<p>M. Lofficial s'était avancé. Ses petits yeux +flambaient d'une colère d'honnête homme, +et commentaient sa pensée. Robert y lut +sans doute un mot qui le troubla. Très froid, +sans cesser de sourire du même air provocant +<span class="pagenum"><a id="Page_249"> 249</a></span> +et hautain, il leva les épaules, ne +répondit rien, passa devant madame Maldonne, +et prit la porte qui conduisait aux +appartements.</p> + +<p>M. Maldonne se relevait, après avoir ramassé +l'informe paquet de plumes, tout à +l'heure si luisantes et si bien rangées.</p> + +<p>Il le laissa retomber.</p> + +<p>—Il n'est que trop vrai, dit-il, d'un air +désolé, l'oiseau est perdu, tout déchiré!</p> + +<p>Il ne s'était point aperçu du départ de +Robert, et chercha un instant, en regardant +tout autour les témoins muets de cette +scène. Des larmes mouillaient le bord de sa +paupière, larmes de dépit et d'humiliation.</p> + +<p>—Je ne l'ai jamais vu ainsi, reprit-il, ni +vous non plus, n'est-ce pas, Lofficial, n'est-ce +pas, Geneviève?</p> + +<p>Personne ne répondit. Ils étaient tous +affligés et gênés de cette sortie étrange de +M. de Kérédol.</p> + +<p>M. Maldonne, par une inspiration délicate, +<span class="pagenum"><a id="Page_250"> 250</a></span> +remarquant la physionomie contrainte et +offensée de Claude, s'avança vers le jeune +homme, lui prit la main, et, tâchant de +surmonter l'impression pénible qu'il éprouvait +lui-même:</p> + +<p>—Vous, monsieur Claude, dit-il, venez +au jardin. Je ne veux pas que vous me +quittiez sur cette offense. Je vous suis aussi +reconnaissant...</p> + +<p>—Non, adieu, monsieur! La surprise que +je voulais vous faire a tristement tourné. +Adieu!</p> + +<p>Il essaya de dégager sa main, que M. Maldonne +retenait dans les siennes. Madame +Maldonne intervint, et, avec une autorité, +un charme de voix et de physionomie qui +faisaient d'elle comme un arbitre souverain:</p> + +<p>—Je vous en prie! dit-elle.</p> + +<p>Claude s'inclina. Alors elle se tourna du +côté de M. Lofficial, et lui dit à demi-voix:</p> + +<p>—Restez, vous, j'ai à vous parler.</p> + +<p>M. Maldonne et Claude se dirigèrent vers +<span class="pagenum"><a id="Page_251"> 251</a></span> +la porte. Thérèse hésitait. Elle allait sans +doute remonter dans sa chambre. Sa mère +l'arrêta du regard, et dit:</p> + +<p>—Non, ma mignonne, va aussi, cela vaut +mieux.</p> + +<p>Thérèse sortit donc, et retrouva dehors, sur +le sable, son père et Claude qui causaient.</p> + +<p>—La sotte affaire! disait M. Maldonne. +Je vous dois de vraies excuses de la conduite +de Robert.</p> + +<p>—Vous les faites si bien, répondit Claude +en apercevant Thérèse, que j'oublierai tout +à cause de vous. Ce n'était pas, d'ailleurs, à +M. de Kérédol que j'entendais plaire, et +l'attitude qu'il a prise importe peu, vraiment.</p> + +<p>—Incompréhensible! reprit le naturaliste, +arrêté au bord d'une allée qui longeait les +murs du domaine.</p> + +<p>Il releva la tête, croisa ses mains derrière +sa grosse jaquette pointillée.</p> + +<p>—C'est à se demander, ajouta-t-il avec +<span class="pagenum"><a id="Page_252"> 252</a></span> +humeur, si ce n'est pas lui qui a gâté la +sarcelle!</p> + +<p>—Oh! père! dit doucement Thérèse, en +se mettant à sa gauche.</p> + +<p>—Oui, ma petite, et je sais ce que je dis. +Il est très capable d'avoir fait cela par +orgueil!</p> + +<p>—Je vous assure...</p> + +<p>—Par vanité insensée d'amateur. Ah! +je l'ai vu d'autres fois, va, quand un marchand +ou un ami nous offrait une pièce rare +qui nous manquait, je l'ai vu répondre brutalement: +«Remportez-la! Nous la tuerons!» +Il est intraitable, par moments, d'une intolérance +là -dessus que je n'ai jamais eue au +même degré!... Je suppose au moins que +c'est cela? Que veux-tu que ce soit autre +chose?</p> + +<p>Il s'engagea dans l'allée, marchant à petits +pas, entre Claude et Thérèse, la tête de +nouveau baissée, visiblement préoccupé de +l'incident qui troublait la vie des Pépinières.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_253"> 253</a></span> +La jeune fille eut un sourire très doux. +Elle leva les yeux droit devant elle, vers la +voûte fuyante des hêtres, qui gardaient encore +quelques feuilles jaunes, tourmentées par le +vent. Mais ce regard n'était pas de ceux que +nous donnons aux choses. Il allait à quelqu'un. +Il était lumineux, plein de compassion +et de tendresse. Et, au lieu de +répondre directement, voyant son père +irrité:</p> + +<p>—Vous ne pouvez vous figurer, monsieur, +dit-elle à Claude, combien il a été excellent +pour moi.</p> + +<p>—Il s'agit bien du passé! grommela le +bonhomme.</p> + +<p>—Je ne puis pas l'oublier, reprit Thérèse +sans s'émouvoir.</p> + +<p>Et elle se mit à rappeler le dévouement, +les attentions innombrables qu'il avait eus +pour elle, autrefois. Elle lui prêtait ingénûment +des talents qu'il n'avait pas. Elle +exagérait à plaisir son mérite, cherchait +<span class="pagenum"><a id="Page_254"> 254</a></span> +obtenir, par cette voie indirecte, le pardon +du présent, dont elle ne parlait pas. Insensiblement, +avec des mots heureux, des histoires +qu'elle disait avec une nuance de +pitié ou d'enfantillage, elle couvrait de souvenirs, +et cachait derrière eux la faute de +son ami. Quand son père se récriait, elle +s'adressait à Claude, qui ne protestait jamais. +Bien au contraire, il écoutait, ravi, touché +de cette bonté adroite de la jeune fille. +M. Maldonne s'apaisait aussi par degrés. Ils +n'avaient pas fait ensemble le tour du grand +domaine, qu'ils avaient à peu près oublié, +M. Maldonne et Claude au moins, la raison +première de cette promenade à trois. Et +Thérèse, sentant vivre à ses côtés deux âmes +toutes pleines d'elle, laissait la sienne s'ouvrir: +jeunesse, fraîcheur, indulgence, confiance +dans la bonté des autres et dans la +vie, elle se donnait tout entière, sans l'ombre +de coquetterie, presque à son insu, parce +que l'heure était venue, parce <em>qu'il</em> était là . +<span class="pagenum"><a id="Page_255"> 255</a></span> +Le tour du jardin achevé, ils prirent une seconde +fois la longue allée tournante. Quelque +chose d'intime et d'heureux les retenait +ensemble, sans qu'ils y songeassent même. +Les mots se faisaient plus rares entre eux, +et cependant l'intérêt, l'attrait de cette causerie +plus lente semblaient grandir encore, +parce que le rêve, à présent, un rêve différent +pour chacun, emplissait les silences. La +matinée s'était faite plus douce. Un soleil +d'hiver, pâle et sans chaleur, donnait l'illusion +de la vie aux derniers rameaux vêtus +de feuilles, aux dernières roses impuissantes +à s'ouvrir, qui pendaient sur l'allée.</p> + +<p>Bientôt, M. Maldonne fut distrait par la +vue d'un massif d'alkékenges, dont on n'avait +pas récolté les fruits. Ils pendaient, comme +des oranges minuscules, luisant à travers +l'enveloppe flétrie, usée, découpée à jour, +qui leur vaut, parmi le peuple, le joli nom +d'«amour en cage». M. Maldonne les aimait +beaucoup.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_256"> 256</a></span> +—Des coquerets, dit-il, et on ne les a pas +cueillis!</p> + +<p>Il se pencha aussitôt, et se laissa distancer. +Les deux jeunes gens continuèrent seuls. Et +Claude vit que les souvenirs de Thérèse +n'iraient pas loin désormais. Elle dit encore +deux ou trois phrases, distraites, sans +accent, destinées peut-être à la tromper +elle-même sur cette situation nouvelle: être +seule avec lui. Puis elle se tut. Elle regardait +en avant, loin, comme le jour où, dans +le bois de Laurette, elle avait eu de si +étranges idées. Un oiseau menu, les plumes +relevées en collerette, vint se poser devant +elle, sur l'allée, jeta une petite note triste, +et disparut. Thérèse le reconnut, tressaillit, +et tourna la tête vers la maison là -bas, +vers une fenêtre qui était close, au premier.</p> + +<p>—C'est le rouge-gorge de mon oncle, dit-elle.</p> + +<p>Et elle se mit à marcher de son pas +<span class="pagenum"><a id="Page_257"> 257</a></span> +souple, la joue un peu pâle, les yeux graves +et profonds dans le vague.</p> + +<p>Thérèse avait achevé sa partie dans le duo +d'amour, qu'elle avait commencé et qu'elle +interrompait sous la même impulsion mystérieuse. +C'était à Claude de parler maintenant. +Oh! ce fut bien simple. Ils étaient +parvenus à l'un des angles du jardin. L'allée +se coudait autour d'une touffe de bambous. +Quand il fut à l'abri de la haute gerbe, à +demi dégarnie par le froid, Claude s'arrêta, +et dit:</p> + +<p>—Vous êtes infiniment bonne.</p> + +<p>—Croyez vous? répondit-elle en tournant +vers lui son regard très sérieux et très doux.</p> + +<p>—Oui: tout le temps que vous parliez, +j'enviais celui que vous défendiez.</p> + +<p>La lueur d'un sourire léger éclaira le visage +de Thérèse.</p> + +<p>—C'est vrai, dit-elle, ceux que j'aime, je +les aime bien.</p> + +<p>Sa main pendait le long de sa jupe, +<span class="pagenum"><a id="Page_258"> 258</a></span> +Claude la prit. La petite main ne se retira +pas. Mais elle tremblait. Thérèse se sentit +attirée vers lui, et elle s'abandonna un peu, +et elle entendit une voix qui disait tout +près d'elle, si près que le souffle des mots +passait comme une caresse dans ses cheveux:</p> + +<p>—Eh bien! moi, je vous aime!... Voulez-vous +m'aimer aussi?</p> + +<p>Elle le regarda. Elle lut, sur le visage de +Claude, l'ardent et fort amour qu'elle avait +souhaité.</p> + +<p>—Oui, dit-elle faiblement, je veux bien!</p> + +<p>Et ainsi ils engagèrent leurs âmes.</p> + +<p>Derrière eux, des pas se rapprochèrent. +C'était M. Maldonne qui les rejoignait.</p> + +<p>Alors ils se séparèrent un peu l'un de +l'autre, et se remirent à marcher, côte à côte, +sans rien se dire...</p> + +<p>Thérèse ne se trompait pas. Robert la +voyait. Il était là , derrière la fenêtre aux +rideaux baissés, en proie à des sentiments +<span class="pagenum"><a id="Page_259"> 259</a></span> +de révolte, de colère contre lui-même et +contre la vie, que la solitude excitait encore. +Depuis qu'il était sorti du salon, il arpentait +sa chambre à grands pas, s'arrêtant et se +courbant parfois devant les vitres pour +suivre, à travers les fleurs de mousseline +du rideau, la promenade de Thérèse et de +Claude, qui lui semblait d'une longueur indéfinie. +Il devinait les mots échangés, il +éprouvait le supplice des sourires qui vont +à d'autres. Et de son cœur, gros d'amertume, +des plaintes s'échappaient, les unes +proférées à haute voix, les autres murmurées +ou inintelligibles:</p> + +<p>«Comment me traite-t-on ici? Comme un +étranger, comme ceux dont on se défie! M'a-t-on +fait l'honneur de me consulter, de m'apprendre +ce qui se tramait ici? Car, c'est un +coup monté, une trahison d'amitié manifeste. +Guillaume l'a introduit ici, ce jeune homme, +avec la légèreté qu'il met en toutes choses; +il l'a défendu contre moi; il m'a donné tort, +<span class="pagenum"><a id="Page_260"> 260</a></span> +par deux fois, à moi qui voulais protéger la +maison, notre bonheur à tous, contre un +entraînement insensé. Lofficial est complice, +et Geneviève elle-même. Oui, ma propre +sœur! Ils se sont ligués pour me tenir à +l'écart. Voilà ce que m'a valu l'absurde, +l'inepte dévouement que je leur ai montré! +A quoi bon se gêner, avec ceux qui aiment +trop? On est bien sûr qu'ils ne quitteront +pas la maison. On leur dira plus tard, +quand ils ne pourront plus s'opposer à +rien... O pauvre existence que la mienne! +Je n'ai fait que ramasser les miettes de +toutes les tendresses que j'ai approchées. Et +à présent même on me les refuse... J'avais +cru avoir gagné au moins le cœur de l'enfant, +sa pitié... C'était si doux, autour de +moi, cette petite que j'avais formée, cette +jeunesse. Et cela m'appelait de noms si +tendres que je me croyais aimé. Eh bien! +regarde, regarde-la, ta Thérèse... Es-tu oublié?... +O Thérèse, comme je te voudrais +<span class="pagenum"><a id="Page_261"> 261</a></span> +encore telle qu'il y a trois mois, quand +aucune autre pensée que la mienne, celle de +ton père et de ta mère n'occupait ton +esprit... Ou bien plus petite, oui, à l'âge +de ta première communion, lorsque la jeune +fille n'avait point paru, et qu'il n'y avait +ici qu'une enfant dont nous partagions fraternellement +la chère présence... Tiens, je +te voudrais encore plus petite pour t'avoir +plus longtemps, je te voudrais à peine parlante, +avec tes robes longues comme le +bras, et des yeux qui remerciaient si bien, +quand tu trouvais mes bonbons et mes +jouets dans tes souliers de Noël! A présent, +voir cela!»</p> + +<p>Il s'était arrêté. Son regard fixait le fond +du jardin, là -bas, où les deux jeunes gens, +à demi cachés par la touffe de roseaux, se +tenaient immobiles. Robert se retira brusquement +de la fenêtre.</p> + +<p>—Je ne l'embrasserai plus jamais! dit-il +tout haut. Elle est à un autre!</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_262"> 262</a></span> +Il s'était reculé jusqu'à la glace qui surmontait +sa cheminée. Alors il aperçut son +visage si défait, le désordre et la violence de +ses idées si manifestement empreints sur ses +traits, qu'il en fut saisi. Une lumière rapide +se fit en lui. «Oh! dit-il en se prenant le +front, est-ce que...?» Et cette question, qu'il +n'osa achever, le rendit tout pâle.</p> + +<p>Quelqu'un frappait à la porte. Il n'entendit +qu'à la seconde fois.</p> + +<p>—Entrez! dit-il en se détournant.</p> + +<p>C'était Geneviève Maldonne. Elle entra. +Sa physionomie avait une dignité plus +grave, une sorte d'assurance et de tristesse +à la fois, qui ne lui étaient pas habituelles. +Elle ressemblait, sa tête régulière un peu +raidie par l'émotion et calme avec effort, +à la statue de la pitié qui, pour une fois, +serait chargée de faire justice.</p> + +<p>—Vous me surprenez bien accablé, dit +Robert, qui essayait de se ressaisir et de faire +bonne contenance devant elle. Venez, je vous +<span class="pagenum"><a id="Page_263"> 263</a></span> +prie... Tenez, voici le fauteuil... Désirez-vous...?</p> + +<p>Il la conduisait, ne sachant trop ce qu'il +disait, près de la fenêtre. Elle fit signe +qu'elle voulait demeurer debout. Elle était +en pleine lumière. Il la regarda de nouveau. +Et il comprit si bien, qu'il baissa les +yeux, et s'assit à contre-jour, sur le bras du +fauteuil.</p> + +<p>—J'ai à vous parler de choses sérieuses, +Robert, dit madame Maldonne, d'une voix +nette, à peine tremblante.</p> + +<p>Il affecta de le prendre légèrement.</p> + +<p>—Oui, dit-il, je m'y attendais. Vous venez +me gronder de la scène que j'ai faite en +bas. En votre qualité de maîtresse de maison +impeccable...</p> + +<p>—Vous vous trompez, reprit-elle, du +même air sûr d'elle-même et du devoir qui +l'amenait. Il s'agit d'un sujet si délicat, qu'il +faut toute la confiance que j'ai en votre honneur, +Robert, pour oser l'aborder avec vous.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_264"> 264</a></span> +Robert leva les yeux sur cette robe grise +à plis droits, immobile à trois pas de lui, +sans oser les lever plus haut.</p> + +<p>—Nous causons ici de femme noble à +gentilhomme, et de frère à sœur, répondit-il, +vous pouvez tout dire. De quoi s'agit-il?</p> + +<p>—De Thérèse.</p> + +<p>—En effet, fit-il en se détournant d'un +mouvement de colère et désignant la fenêtre +du doigt, je puis vous apprendre ce qu'elle +devient. Regardez-la. Elle se promène seule +avec M. Claude Revel, son fiancé, je suppose... +ils sont touchants... Mais, regardez +donc!</p> + +<p>Madame Maldonne ne bougea pas.</p> + +<p>—Je n'ai pas à épier ma fille, dit-elle, +je suis sûre d'elle. Si elle a choisi ce jeune +homme...</p> + +<p>—Pardon, si vous avez choisi pour elle...</p> + +<p>—Je dis que si elle a choisi ce jeune +homme, je connais assez la droiture de Thérèse, +pour savoir qu'il est digne d'elle.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_265"> 265</a></span> +—Oui, oui, faites des phrases, vous ne +me tromperez pas. Vous êtes tous d'accord! +Thérèse est fiancée. Elle se marie, c'est convenu. +Et moi, je ne dois pas m'en douter, +n'est-ce pas? Je suis le gêneur, l'étranger +qu'on écarte...</p> + +<p>—Robert! dit sévèrement madame Maldonne, +vous savez qu'il n'y a pas un mot +de vrai là -dedans! Que Thérèse se soit éprise +de M. Claude Revel, c'est possible. Je n'ai +rien fait pour cela, son père non plus. Et la +question n'est pas là , entre nous.</p> + +<p>Devant l'obstination tranquille de Geneviève, +l'emportement à demi simulé de +M. de Kérédol tomba.</p> + +<p>—Soit! dit-il. Alors où est la question?</p> + +<p>—Mon pauvre ami, reprit la voix devenue +compatissante de madame Maldonne, +l'étroite intimité où vous avez vécu, de +longues années, avec nous, avec Thérèse, +n'était pas sans danger pour vous. Thérèse +<span class="pagenum"><a id="Page_266"> 266</a></span> +est très enfant, très affectueuse... trop +peut-être, et je crois...</p> + +<p>Elle hésitait. Les mots tremblaient sur ses +lèvres.</p> + +<p>—Vous croyez?...</p> + +<p>Le regard de Robert rencontra tout à coup +celui de Geneviève.</p> + +<p>Elle baissa les yeux.</p> + +<p>—Je crois que vous l'aimez! dit-elle.</p> + +<p>Quand elle releva la tête, il était courbé +vers le parquet, le front appuyé dans ses +mains. Il se taisait.</p> + +<p>—J'aurais dû le voir plus tôt, reprit-elle. +Cela eût mieux valu pour nous tous. Depuis +le premier jour où M. Revel est entré dans +la maison, vous avez beaucoup changé. Vous +avez eu des tristesses et des découragements +qui n'étaient pas dans votre caractère. Et +même, longtemps avant cela, il y avait des +signes... quelque chose de trop exclusif, de +trop personnel dans votre dévouement... Oh! +pardonnez-moi, Robert, si je suis obligée de +<span class="pagenum"><a id="Page_267"> 267</a></span> +vous parler de la sorte... Je sais que vous +étiez de bonne foi, que c'est notre faute autant +que la vôtre... J'en ai causé tout à +l'heure avec Lofficial... Vous connaissez l'estime +qu'il a pour vous... Et il a été de mon +avis... Alors, mon pauvre ami, je suis +montée, quoique cela me coûtât... Vous +voyez bien, Robert, vous souffrez... vous +êtes jaloux d'elle... avouez-le!</p> + +<p>Et lui si fier, qui se faisait un point +d'honneur de se dominer, de rester maître +de ses nerfs, il fondit en larmes.</p> + +<p>—C'est vrai, murmura-t-il sans se redresser, +d'une voix que les sanglots coupaient... +Je vous jure que je ne m'en doutais +pas tout à l'heure... Je ne savais pas... +Il me semblait l'aimer d'une autre sorte... +Et cependant oui, Geneviève... vous avez +raison... c'est trop.</p> + +<p>Il était si malheureux que madame Maldonne +s'approcha, écarta les mains dont il +se couvrait le visage.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_268"> 268</a></span> +—Je ne vous accuse pas, dit-elle doucement, +je vous plains. Vous n'avez été que +faible... ç'a été une surprise de votre âme. +Regardez-moi.</p> + +<p>Il se redressa, et, comme épuisé, appuya +sa tête sur le dossier du fauteuil. Il ne feignait +plus, il ne cherchait plus à échapper +à l'aveu de sa faiblesse.</p> + +<p>—Oh! Geneviève, dit-il en tenant les +mains de sa sœur étroitement serrées dans +les siennes, et le regard fixé sur les lames +fuyantes du parquet, je suis bien à plaindre, +vous dites vrai. Tous les autres, vous, Guillaume, +Thérèse, vous aviez de grandes affections +qui veillaient sur vous, qui vous protégeaient +contre la vie... mais moi! Ma mère +était morte, et, depuis lors, tout seul, sans +fiancée, sans femme...</p> + +<p>—Il y avait nous, Robert!</p> + +<p>—Oui, reprit-il amèrement, il y avait vous! +Mais vous vous aimiez, et ce partage-là , +voyez-vous, ne suffit pas à nourrir les autres +<span class="pagenum"><a id="Page_269"> 269</a></span> +âmes, comme la mienne, très tendres, exclusives, +si vous voulez... Et, alors, cette enfant +qui était libre, elle, et jeune, et souriante, +j'ai cru pouvoir m'attacher à elle uniquement... +beaucoup trop... sans le dire jamais... +sans avoir d'autre idée que de ne pas la +quitter... Et maintenant, c'est pourtant bien +cela... il faut...</p> + +<p>Il se leva, reprit quelque chose de la tenue +fière et correcte qu'il avait d'habitude.</p> + +<p>—Eh bien! dit-il avec décision, je partirai!</p> + +<p>A ce mot, qu'elle attendait pourtant, +Madame Maldonne tressaillit, et se recula un +peu.</p> + +<p>—Mon Dieu oui, répéta-t-il en observant +qu'elle avait pâli, et comme s'il posait une +question... Je partirai d'ici.</p> + +<p>Elle pâlissait, mais elle ne faiblissait pas.</p> + +<p>—Vous êtes juge, dit-elle.</p> + +<p>—Vous m'approuvez?</p> + +<p>Elle s'arrêta un instant, avant de prononcer +ce qu'elle savait être l'arrêt de séparation +<span class="pagenum"><a id="Page_270"> 270</a></span> +définitive, et prononça avec effort:</p> + +<p>—Oui, Robert.</p> + +<p>La résolution qu'il venait de prendre grandissait +Robert à ses propres yeux. Il devinait +qu'il avait reconquis toute l'estime de Geneviève.</p> + +<p>—Je crois vraiment, dit-il, que je me +suis assis devant vous! Excusez-moi.</p> + +<p>Il s'essuya les yeux, cilla les paupières, +comme pour chasser un rêve pénible, et dit, +plus posément:</p> + +<p>—Tout à fait entre nous deux, l'entretien +que nous venons d'avoir?</p> + +<p>—Je vous le promets.</p> + +<p>—Rien à Guillaume?</p> + +<p>—Non.</p> + +<p>—J'inventerai quelque chose, n'est-ce pas? +une affaire, une lettre reçue... Surtout... rien +à Thérèse!</p> + +<p>—Non. Elle ne saura rien de vous, +Robert, que ce qu'elle connaît de bien et de +beau.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_271"> 271</a></span> +Il réfléchit un peu, regarda autour de lui, +comme pour chercher quelque chose, quelqu'un +qui retardât le sacrifice, et, ne trouvant +rien, il ouvrit les bras. Sa sœur s'y +jeta. Il l'embrassa longuement, et, tandis +qu'elle répétait, de sa douce voix maternelle: +«Mon pauvre cher ami, mon pauvre enfant!» +il fit un effort sur lui-même, et dit +tout bas:</p> + +<p>—Demain!</p> + +<p>Madame Maldonne s'échappa, pour ne pas +éclater en sanglots. Mais elle n'avait pas +entendu la porte se refermer derrière elle, +qu'elle perdait courage à son tour, et fondait +en larmes.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_272"> 272</a></span></p> + +<h2>X</h2> + +<p>Robert ne déjeuna, pas aux Pépinières. +Peu d'instants après son entrevue avec sa +sœur, il sortit, et gagna la ville. Il avait +quelques notes à régler et plusieurs objets +à acheter, dont une valise, meuble depuis +longtemps inutile dans la vieille maison. Il +avait surtout besoin de réfléchir, de reprendre +possession de lui-même. Les affaires terminées, +il entra chez une pauvre femme du +faubourg, qu'il secourait, et, au lieu de l'aumône +ordinaire, lui remit tout un mois de +<span class="pagenum"><a id="Page_273"> 273</a></span> +sa retraite d'officier. «Ce sera pour le temps +que durera mon voyage, dit-il, car je pars.» +La femme comprit qu'il ne reviendrait pas, +et le suivit du regard, tant qu'il fut en vue de +la maison, avec cet air de commisération et +d'effroi qu'elles prennent devant un mystère +de souffrance qui passe.</p> + +<p>L'après-midi était très avancée lorsque +M. de Kérédol rentra aux Pépinières, fit +avertir M. Maldonne, et s'enferma avec lui +dans le laboratoire. Une heure plus tard, +le dîner réunissait, comme d'habitude, les +quatre hôtes du logis. Ils entrèrent dans la +salle à manger, les deux hommes encore +animés par la discussion à peine interrompue, +Thérèse et madame Maldonne par +l'autre porte, silencieuses, pâles et gênées. +Thérèse avait appris la nouvelle, d'un mot +de sa mère, il y avait peu de temps, et ses +yeux, rougis par les larmes, disaient assez +son chagrin. Robert partait!</p> + +<p>Pour expliquer ce coup de théâtre, M. de +<span class="pagenum"><a id="Page_274"> 274</a></span> +Kérédol avait inventé un prétexte quelconque, +le plus invraisemblable peut-être +qu'il eût pu trouver: un héritage à recueillir, +une parente lointaine, qui l'avait institué +légataire. Le temps et la présence d'esprit lui +manquaient, pour donner une apparence +ingénieuse à cette fable. Il ne l'avait guère +défendue qu'en la répétant. M. Maldonne, +après avoir d'abord refusé de croire à la +possibilité d'un départ, puis à la réalité du +motif, ne doutait plus de son malheur à +présent, et n'avait guère le cœur à discuter +le reste. Il apercevait les Pépinières désertées, +l'intimité brisée, tant de projets +abandonnés. Oh! dans cette surprise du +chagrin, comme sa vieille amitié avait bien +sonné sous le coup! Comme Robert avait reconnu +l'accent vrai, la tendresse naïve et +dévouée qui l'avaient conquis, bien des années +auparavant, pendant ses campagnes +d'Afrique! S'il s'était injustement exprimé, +sur le compte de cette loyale nature, maintenant, +<span class="pagenum"><a id="Page_275"> 275</a></span> +il reconnaissait son erreur. Il réapprenait, +dans l'épreuve mutuelle de l'adieu, +ce que valait son ami.</p> + +<p>Autour de la table, les quatre convives +se taisaient. A peine des mots échangés avec +cérémonie, comme entre étrangers. Aucun +n'osait ouvrir son âme. Ils veillaient même +sur leurs yeux, pour que toute leur douleur +n'y fût pas.</p> + +<p>M. de Kérédol, par excès de précaution, +par un enfantillage d'esprit qui avait son +côté touchant, avait ouvert près de lui un +carnet. De temps en temps, il y inscrivait +un chiffre, puis il semblait réfléchir et se +plonger dans des calculs difficiles.</p> + +<p>—Qu'est-ce que tu comptes ainsi? demanda +M. Maldonne.</p> + +<p>—Oh! rien, répondit négligemment Robert, +en fermant le carnet. Ce sont des +chiffres en l'air, des hypothèses.</p> + +<p>—Et elle vivait à Clamart, cette dame?</p> + +<p>—Oui, à Clamart.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_276"> 276</a></span> +—Alors, c'est là que tu habiteras?</p> + +<p>—Probablement... je ne puis pas savoir +encore... je verrai.</p> + +<p>M. Maldonne leva les épaules. Dans son +chagrin même, lui, nature optimiste et +sans cesse remontante, il conservait quelque +espérance, celle au moins de retarder le départ +de plusieurs jours, de plusieurs semaines. +Qui sait? En s'y prenant adroitement? +Il laissa donc un peu d'intervalle, +pour retrouver,—autant que cela était possible +en un pareil moment,—un peu de +sa manière ordinaire, qui était engageante +et bonne.</p> + +<p>—Je pense là , dit-il, à notre collection +de tulipes. Nous pourrions, si tu voulais, +la partager demain ou après-demain?</p> + +<p>—La partager? Pourquoi?</p> + +<p>—Mais nous l'avons faite à frais communs, +à peines communes. Tu serais peut-être +bien heureux, à Clamart...</p> + +<p>—Non, mon ami, répondit M. de Kérédol, +<span class="pagenum"><a id="Page_277"> 277</a></span> +en se penchant sur son assiette, je +n'emporterai rien... Tu ne peux te figurer +combien je tiens peu à tout cela maintenant.</p> + +<p>—Il y a aussi le catalogue, reprit M. Maldonne, +le catalogue qui n'est pas achevé. +Nous l'avions commencé ensemble. Te rappelles-tu +les premières séances?</p> + +<p>—Oui.</p> + +<p>—Comme c'était bon! Deux heures par +jour, au musée, tout seuls au milieu des +oiseaux, de notre œuvre presque vivante encore, +levant les ailes, dressant le cou, marchant +autour de nous! Tu les aimais, ces +séances-là !</p> + +<p>—C'est vrai!</p> + +<p>—Eh bien! je crois qu'en deux petites +semaines de collaboration, trois tout au plus, +nous aurions terminé.</p> + +<p>—Impossible, Guillaume, je t'assure.</p> + +<p>Le naturaliste eut un geste d'impatience</p> + +<p>—Tu ne peux pourtant pas nous quitter +demain?</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_278"> 278</a></span> +—Pardon, demain, dit Robert faiblement.</p> + +<p>—Matin?</p> + +<p>—Je ne sais pas encore, mon ami.</p> + +<p>M. Maldonne aurait peut-être insisté. Sa +femme, jusque-là silencieuse, l'interrompit.</p> + +<p>—Il faut le laisser libre, dit-elle. Tu vois +que mon frère a autant de chagrin que nous. +S'il en a décidé ainsi, ce doit être mieux, +j'en suis convaincue.</p> + +<p>Robert la remercia d'un coup d'œil. Et la +conversation s'arrêta. Mais la même pensée +continuait à les occuper tous quatre.</p> + +<p>Thérèse n'avait pas dit un mot. Elle avait +remarqué que M. de Kérédol évitait de la +regarder, et qu'il baissait les yeux, quand +elle levait les siens vers lui. Le dîner achevé, +il annonça qu'il sortait pour une heure ou +deux, s'enveloppa de son manteau à pèlerine, +et prit la porte. Thérèse le suivit. Elle +le rejoignit sous les arbres de l'entrée. M. de +Kérédol ne l'avait pas entendue marcher +derrière lui.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_279"> 279</a></span> +—Parrain?</p> + +<p>Il se détourna, et, sous la lune voilée de +cette nuit d'hiver, il aperçut, tout près, le +visage triste et les yeux suppliants de Thérèse.</p> + +<p>—Parrain, reprit-elle, vous ne partez pas +tout de suite?</p> + +<p>—Non, mon enfant, mais rentrez vite, +vous n'avez pas de châle, rentrez...</p> + +<p>—Peu importe le froid. Il faut bien que +je vous parle, répondit-elle, en s'abritant +derrière une touffe d'arbustes verts, contre +le vent qui soufflait du fond du jardin. Et +je veux vous dire...</p> + +<p>—Quoi donc, Thérèse?</p> + +<p>—Vous savez bien ce que je vous promis +là -bas, sous la tonnelle? Vous vous rappelez?</p> + +<p>—Oh oui! répondit-il, enveloppant de +son regard l'enfant presque confondue avec +les ramures enchevêtrées du bosquet, et +dont il ne voyait guère que la petite tête +inquiète sortant de l'ombre et tendue vers +lui... Oh oui! je me souviens...</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_280"> 280</a></span> +—C'est que, voyez-vous, mon parrain, +M. Claude Revel paraît vouloir m'aimer...</p> + +<p>—Il vous l'a dit?</p> + +<p>—J'en suis sûre, reprit-elle en rougissant. +Vous vous en doutiez?</p> + +<p>—Moi?</p> + +<p>—Oui, vous l'avez deviné, je le sais. J'ai +même pensé que cela pouvait entrer pour +quelque chose,—oh! pardonnez-moi de +vous dire tout ainsi,—dans vos projets, +dans votre départ...</p> + +<p>—Comment pouvez-vous supposer? dit-il +vivement...</p> + +<p>Elle sourit, parce qu'elle avait une idée +aimable dans le cœur.</p> + +<p>—J'aurais dû dire: «dans votre retour», +fit-elle. Je me trompe parce que je +suis un peu émue, mais vous allez voir que +j'ai songé à vous. Voici ce que j'ai décidé. +Si M. Revel me demande, je répondrai: +«A une condition!»</p> + +<p>M. de Kérédol branla lentement la tête.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_281"> 281</a></span> +—Attendez donc! «A une condition, c'est +que rien ne sera changé aux Pépinières, et +que Thérèse continuera d'habiter avec son +père, sa mère et son cher parrain, le colonel.» +Alors, puisque rien ne sera changé +aux Pépinières, une fois vos affaires terminées, +vous serez bien tenté de revenir?</p> + +<p>Elle souriait tout à fait.</p> + +<p>—Et vous savez, ajouta-t-elle, je crois +qu'il acceptera... entre nous, je le crois bien!</p> + +<p>Elle tendit les deux mains vers M. de +Kérédol. Elle s'attendait à le voir sourire +aussi, l'attirer dans ses bras, la serrer sur +son cœur, mais non: il pressa à peine les +doigts de sa nièce, et les laissa retomber +dans l'ombre. Ses traits se ridèrent au passage +d'une émotion douloureuse.</p> + +<p>—Ma petite Thérèse, dit-il, vous avez le +meilleur cœur que j'aie connu... mais cela +ne se pourra pas... j'aurai trop... d'intérêts, +là -bas, pour ne pas rester...</p> + +<p>Et il s'éloigna, épouvanté d'avoir répondu +<span class="pagenum"><a id="Page_282"> 282</a></span> +par cette raison, brutale autant que fausse, +à cette innocente petite qui demeurait là , +stupéfaite, blessée au fond de l'âme que son +oncle pût préférer un intérêt quelconque à +la vie des Pépinières.</p> + +<p>Comme il allait passer le seuil, il se détourna, +et vit Thérèse immobile dans la +lumière vague, au milieu de l'allée.</p> + +<p>—Rentrez, ma Thérèse chérie! dit-il.</p> + +<p>Et sa voix avait toute la pure tendresse +des jours lointains.</p> + +<hr class="tb" /> + +<p>M. de Kérédol fit encore plusieurs courses +en ville, et, sur le tard, passa devant l'hôtel +de Claude Revel. Il s'arrêta, sonna, et remit +entre les mains de Justine un billet ainsi +conçu:</p> + +<div class="blockquote"> +<p>«Monsieur, des affaires importantes et +urgentes m'obligent à partir demain matin. +Je ne sais combien durera mon absence, +peut-être sera-t-elle longue. Je serais heureux +<span class="pagenum"><a id="Page_283"> 283</a></span> +de vous voir, et de vous faire, avec +mes adieux, des recommandations auxquelles +je tiens beaucoup. Je sortirai de la maison +à sept heures précises. Ayez la bonne +grâce de vous trouver sur la route. Ne +sonnez pas, et montrez-vous le moins possible. +Je vous en serai, monsieur, sincèrement +obligé.</p> + +<p class="signature"><span class="smcap">R.</span> »comte de <span class="smcap">KÉRÉDOL</span>.»</p> +</div> + +<p>Puis il revint très lentement aux Pépinières.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_284"> 284</a></span></p> + +<h2>XI</h2> + +<p>Robert voulait éviter, pour les autres et +pour lui-même, la scène inutile de la séparation. +Il n'avait averti ni sa sœur, ni +M. Maldonne, ni Thérèse.</p> + +<p>Levé avant l'aube, le lendemain, il avait, +sans bruit, fait ses préparatifs de départ. Il +n'emportait qu'un peu de linge et quelques +livres, deux ou trois de ces pauvres manuels +fatigués qui lui rappelaient les premières +années de l'enfance. «Le reste, disait-il, +dans une lettre laissée sur la commode, mes +<span class="pagenum"><a id="Page_285"> 285</a></span> +amies, ma bibliothèque, me sera envoyé +plus tard, si je le demande.»</p> + +<p>A tâtons, pour qu'on remarquât moins sa +fuite, il descendit l'escalier, sa valise à la +main, traversa le couloir, et se trouva dehors, +dans la brume d'où l'ombre de la nuit +commençait à se retirer. Si maître qu'il fût +de lui-même, ou plutôt si décidé à ne pas +montrer de faiblesse, il ne put s'empêcher +de se détourner, et de regarder une dernière +fois la chère maison. Elle était close, terne, +comme affaissée dans le sommeil et dans la +nuit. Les feuilles des lierres et quelques +rames sanglantes de vigne vierge pendaient, +lourdes de brouillard. Des gouttes d'eau s'en +échappaient, et tombaient à terre, une à +une, comme des larmes. Personne n'assistait +à ce suprême adieu. Pas un regard pour répondre +à celui qui embrassait douloureusement +toutes ces choses familières. «Cela +vaut mieux ainsi», murmura M. de Kérédol. +Et, redressant sa tête énergique de vieil +<span class="pagenum"><a id="Page_286"> 286</a></span> +officier, retroussant la pointe de ses moustaches +pour se donner un air de bravoure, +il continua rapidement son chemin. La +petite porte découpée dans le grand portail +s'ouvrit, et se referma discrètement. L'exil +était commencé.</p> + +<p>Devant lui, Robert aperçut une forme +humaine, et, supposant bien que c'était +Claude, il s'efforça de se raidir encore, pour +ne pas trop révéler sa souffrance. Mais sa +pâleur, l'espèce d'égarement et d'effarement +de son visage le trahissaient si bien, que le +jeune homme, en le voyant s'approcher, lui +dit:</p> + +<p>—Êtes-vous malade, monsieur?</p> + +<p>—Si ce n'était que cela! répondit M. de +Kérédol. Mais je pars, monsieur, je pars!</p> + +<p>—Votre billet d'hier soir me l'apprenait. +Vous me demandiez de venir. Me +voici.</p> + +<p>—Oui, répondit M. Robert en lui tendant +la main, je vous remercie... Ayez la bonté +<span class="pagenum"><a id="Page_287"> 287</a></span> +de m'accompagner. Je vous expliquerai... +mais, pas ici...</p> + +<p>—Volontiers, monsieur. Vous n'avez personne +pour porter votre valise?</p> + +<p>—Plus bas, je vous prie, je ne veux pas +qu'on se doute... non, monsieur, je n'ai +personne.</p> + +<p>—Alors, permettez-moi de vous aider, dit +Claude.</p> + +<p>Il prit une des poignées de la valise, et +tous deux, s'écartant un peu l'un de l'autre +pour partager le poids, se mirent en route. +M. de Kérédol marchait d'un pas mal assuré, +du côté que longeait le mur, la tête à demi +tournée vers les branches, qui appuyaient +leurs dentelures mouillées parmi les mousses +poilues et les pariétaires. Après quelques +mètres, il s'arrêta.</p> + +<p>—Écoutez! dit-il.</p> + +<p>Dans la langueur froide du matin, un +petit sifflement très doux s'élevait près d'eux.</p> + +<p>—C'est un rouge-gorge, dit Claude.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_288"> 288</a></span> +—Vous le voyez?</p> + +<p>—Il est là , sur l'arête du mur.</p> + +<p>—Je le connais, répondit M. Robert; il +nous suivait souvent...</p> + +<p>Il y avait, dans ce pluriel, une pensée si +triste, que M. de Kérédol continua sa route, +les yeux baissés.</p> + +<p>Un peu plus loin, il demanda:</p> + +<p>—Suit-il encore?</p> + +<p>—Oui, le voilà qui sautille de branche +en branche.</p> + +<p>—C'est le seul qui soit venu! murmura +M. de Kérédol.</p> + +<p>Quand il eut dépassé la limite du domaine, +son pas devint plus ferme et plus +rapide. Robert se hâtait, poussé, sur ce +chemin de l'exil, par ses engagements de la +veille, et par sa propre faiblesse, qu'il ne +sentait que trop disposée à une défaite. Il y +avait encore une lutte dans son âme. Claude +en devinait quelque chose, et respectait le +silence de son compagnon. La brume, +<span class="pagenum"><a id="Page_289"> 289</a></span> +chassée par le vent, laissait tomber maintenant +des rayées de soleil, çà et là . Devant +eux, les cabarets de la banlieue s'ouvraient, +guettant les maraîchers. Des voix d'enfants, +s'échappant par les fenêtres, se mêlaient au +roulement des carrioles. Entre les deux +voyageurs, la valise se balançait d'un mouvement +régulier.</p> + +<p>Au moment où ils allaient entrer dans la +ville:</p> + +<p>—Monsieur Claude, dit M. de Kérédol +en se détournant pour regarder par-dessus +son épaule, j'ai les yeux si mauvais, ce matin, +que je distingue à peine ma route... voyez-vous +encore la maison?</p> + +<p>—Grosse comme une fève blanche.</p> + +<p>Robert soupira profondément.</p> + +<p>—Toute la joie de ma vie est derrière +moi! dit-il.</p> + +<p>Et il ajouta, sans transition apparente:</p> + +<p>—Voulez-vous bien oublier ma vivacité +d'hier, monsieur?</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_290"> 290</a></span> +—C'est déjà fait, répondit Claude.</p> + +<p>—Vous avez pu voir en moi un adversaire, +reprit M. de Kérédol... J'aurai du +moins le bonheur de ne vous avoir pas nui... +je m'éloigne...</p> + +<p>—Je suis convaincu, dit le jeune homme, +qu'en tout cas votre opposition n'eût pas +duré!</p> + +<p>—Vous avez raison, répondit gravement +M. de Kérédol.</p> + +<p>Ils s'engagèrent dans les rues, de plus en +plus peuplées, où les boutiques, les fenêtres, +les cours d'auberges s'éveillaient. Le vieil +officier ne faisait nulle attention à cette vie +renaissante du faubourg qui, tant de fois, +avait amusé son oisiveté. Des vendeuses de +lait qu'il connaissait, belles filles aux joues +fraîches des bords de la Loire, penchant +leurs pots de fer-blanc d'où coulait un flot +mousseux dans les plats des ménagères, lui +faisaient un signe d'amitié qu'il ne remarquait +point. Derrière leur étal, des marchands +<span class="pagenum"><a id="Page_291"> 291</a></span> +auxquels il causait volontiers, en +flânant, le considéraient avec étonnement, et +le suivaient des yeux. Plusieurs saluèrent, +auxquels il ne répondit pas. Le sifflet des +locomotives en manœuvre, dans les tranchées, +là -bas, parut seul le tirer de la torpeur +où il était plongé. M. Robert tressaillit, +et retomba dans son rêve. Il semblait avoir +tout oublié du monde réel qu'il traversait, +tout, jusqu'à la présence de ce jeune homme +un peu intimidé, hésitant devant cette douleur +muette, et qui se demandait: «Quelles +recommandations avait-il donc à me faire? +Il ne me dit plus rien.»</p> + +<p>Tous deux arrivèrent à la gare, et déposèrent +la valise à terre, au milieu de la salle +d'entrée, presque déserte. Jusque-là , M. de +Kérédol s'était fait violence pour ne pas +pleurer; mais, voyant que tout était fini, +que la dernière minute allait sonner, que, +désormais, rien n'arrêterait son départ, tout +à coup, il attira Claude contre sa poitrine, +<span class="pagenum"><a id="Page_292"> 292</a></span> +et, sanglotant, penché sur l'épaule du jeune +homme et le serrant à l'étouffer:</p> + +<p>—Mon enfant! mon enfant! aimez-la +bien... aimez-la follement.... moi aussi, je +vous la donne!</p> + +<p>Puis, avant que Claude, stupéfait, eût pu +répondre, il s'écarta de lui. Son visage avait +une expression de prière et de tendresse inquiète.</p> + +<p>—Je vous en supplie, dit-il en joignant +les mains, faites attention, le soir... qu'elle +soit bien couverte... elle est délicate... moi, +j'avais souvent un châle pour elle... oh! dites, +quand elle sort aussi, le matin, de bonne +heure... elle est imprudente... chère, chère +petite Thérèse!...</p> + +<p>Il regarda, par la haute baie vitrée, du +côté où se trouvaient les Pépinières.</p> + +<p>—Je vous remercie d'être venu, ajouta-t-il +plus posément... Dites-leur adieu pour +moi... Allez... je n'en puis plus guère, voyez-vous!... +allez, mon ami; merci!...</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_293"> 293</a></span> +Claude, très ému, sachant bien que les +mots n'ont plus de sens devant certaines +douleurs, ne répondit rien, et le quitta. +Plusieurs fois il se détourna, et l'aperçut, immobile +à la même place, le front caché dans +les mains, tandis que les hommes d'équipe +enlevaient la valise, et interrogeaient inutilement: +«Où allez-vous?»</p> + +<p>Quand Claude eut disparu, M. de Kérédol +reprit sur lui-même le plein empire qu'il +avait d'habitude, et, entendant pour la première +fois la question que l'employé lui posait +pour la dixième peut-être, dit, de son +air de commandement:</p> + +<p>—Où je vais? mais je n'en sais rien encore. +Attendez-moi!</p> + +<p>Il s'approcha de la bibliothèque, au fond +de la salle, et chercha un annuaire militaire.</p> + +<p>Il en découvrit un, l'ouvrit, parcourut +rapidement une première page.</p> + +<p>—Mon ancien régiment, murmura-t-il à +demi-voix, sans s'occuper des passants qui +<span class="pagenum"><a id="Page_294"> 294</a></span> +l'observaient... 2<sup>e</sup> chasseurs... colonel? inconnu +de moi... lieutenant-colonel? commandants? +tous inconnus... plus personne, plus +de famille du tout, mon pauvre Robert!...</p> + +<p>Il tourna la page.</p> + +<p>—1<sup>er</sup> chasseurs... ah! commandant de +Bernier, en voilà un... nous nous sommes +connus... beaucoup même, c'était presque +un ami... autant là qu'ailleurs!</p> + +<p>Il ferma rapidement le livre, le replaça +dans le rayon, traversa la salle, et, se baissant +vers le guichet:</p> + +<p>—Première, Alger.</p> + +<p>—Nous ne délivrons pas de billet direct +pour Alger, monsieur.</p> + +<p>—Province! dit M. de Kérédol, comme +si, déjà , les dix-huit années de séjour dans +cette ville s'étaient effacées pour lui.</p> + +<p>Et, se penchant de nouveau:</p> + +<p>—Alors, première Paris. J'irai en deux +étapes.</p> + +<hr class="tb" /> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_295"> 295</a></span></p> + +<h2>XII</h2> + +<p>Quelques mois plus tard, au commencement +du printemps, Claude et Thérèse +étaient fiancés. Ce fut, pour les hôtes des +Pépinières, éprouvés par le brusque départ +de M. de Kérédol, comme une résurrection. +Toutes les tendresses auxquelles Robert +avait dû se dérober se renouèrent autour de +Claude, et plus encore. M. Maldonne déclara +qu'il retrouvait dans le jeune homme beaucoup +des qualités artistes de son ancien +ami; madame Maldonne l'adopta comme un +<span class="pagenum"><a id="Page_296"> 296</a></span> +fils; Thérèse l'aima. Les allées, au-dessus +desquelles commençait à s'étendre la verdure +étoilée des premières feuilles, revirent +bien des fois la scène qu'elles avaient déjà +vue. Les deux fiancés s'y promenèrent, +éprouvant à s'interroger, à se connaître de +mieux en mieux, une joie qui se renouvelait, +une série de surprises heureuses. Le +moindre goût commun, une idée pareille, +une petite joie partagée leur semblaient des +trésors. Ils ne se disaient que des choses +très simples, avec des mots qui n'étaient pas +différents de ceux dont ils usaient avec tout +le monde: et cependant, il leur venait un +ravissement de s'écouter l'un l'autre. Quand +ils parlaient d'avenir,—et c'était bien souvent,—Thérèse +se sentait remuée, tremblante +d'une crainte exquise. Elle aurait +voulu marcher les yeux clos, mais marcher +encore plus vite vers ce lendemain inconnu.</p> + +<p>Ils s'aimaient.</p> + +<p>Une après-midi d'avril, ils causaient dans +<span class="pagenum"><a id="Page_297"> 297</a></span> +le salon des Pépinières, près de la fenêtre. +Claude avait repris ce sujet, qu'ils n'arrivaient +pas à épuiser, de leur première entrevue, +de l'impression qu'il en avait emportée, +des songeries ensuite. Dans le fond +de l'appartement, madame Maldonne travaillait, +distraite. Thérèse écoutait. Ses yeux +erraient sur la verdure pâle du jardin, que +le soleil échauffait et déroulait de toutes parts. +Un moment, elle laissa tomber la causerie. +Puis elle dit, regardant Claude:</p> + +<p>—Voulez-vous venir avec moi?</p> + +<p>—N'importe où.</p> + +<p>—Une promenade un peu triste?</p> + +<p>—Si vous en êtes, elle ne le sera pas.</p> + +<p>—Nous la devons, oui, nous la lui devons +bien.</p> + +<p>—De qui parlez-vous, Thérèse?</p> + +<p>—Vous verrez! Mère, vous acceptez?</p> + +<p>Pour toute réponse, madame Maldonne se +leva, et alla prendre son chapeau. Où allait-elle? +Peu lui importait. Elle accueillait +<span class="pagenum"><a id="Page_298"> 298</a></span> +comme une grâce toute occasion de suivre +et de sentir encore à ses côtés l'enfant qu'elle +allait perdre. L'adieu pleurait en elle, goutte +à goutte et toujours. Mais elle n'en disait +rien: ce sont là de ces chagrins qu'on doit +taire, parce qu'ils viennent du bonheur des +autres. Elle se leva donc, et tous trois sortirent +de l'enclos, dans la direction de la ville.</p> + +<p>A mi-chemin, ils s'enfoncèrent dans un +sentier de banlieue qu'emplissait la senteur +chaude des primevères. Thérèse avait son +but, qu'elle n'avouait pas encore. Elle était +moins expansive et moins rayonnante que +de coutume. Madame Maldonne enveloppait +ses deux enfants d'un regard attendri, contente +d'avoir sa place et de jeter son mot +dans la conversation tranquille et lente qui +s'échangeait entre eux.</p> + +<p>Brusquement, à un détour, de longs murs +se dressèrent, avec des sapins et des ifs pointant +par-dessus.</p> + +<p>—Je comprends, dit Claude en remerciant +<span class="pagenum"><a id="Page_299"> 299</a></span> +Thérèse du regard, c'est une jolie +pensée.</p> + +<p>Ils se turent en pénétrant dans le cimetière. +Le même songe sans doute de la fragilité +de leur joie, le même frisson tomba +pour elle et pour lui, qui s'aimaient, des +arbres noirs témoins de tant de larmes. +Thérèse et Claude se séparèrent l'un de +l'autre, et Thérèse, par un dernier instinct +d'enfant effrayée, pour traverser l'avenue +encore molle et marquée de traces de roues, +chercha le bras de sa mère.</p> + +<p>Où est la tombe du petit Jean? Là , assurément, +dans ce massif immense de croix +blanches ou noires, presque toutes égales, +pressées les unes contre les autres. Il y a, +sur les tertres verts, plus ou moins affaissés +selon la date, tout le naïf étalage des tendresses +misérables, poignées de fleurs, rosiers, +lierre taillé, clématites piquées dans un +vase de verre bleu apporté des mansardes, +couronnes grosses comme le poing et qui +<span class="pagenum"><a id="Page_300"> 300</a></span> +durent peu. A quoi bon durer? Les pauvres, +sous la terre comme dessus, logent au mois. +Tout cela sera bouleversé, détruit, remplacé +bientôt. Où donc est la tombe du petit Jean?</p> + +<p>La voici. Thérèse l'a découverte. «A Jean +Malestroit, onze ans, trois mois, huit jours, +ses parents inconsolables.» Au pied de la +latte de bois peinte, sont trois jacinthes en +ligne et un brin de chrysanthème, qui doit +venir de l'unique gerbe arrosée par la mère, +là -bas, près du pigeonnier. La jeune fille +s'est agenouillée dans l'étroite allée, Claude +à côté d'elle, madame Maldonne un peu plus +loin. Il leur semble à tous revoir la figure +éveillée de l'écolier, et ses cheveux roux que +le soleil, à cette heure, eût fait étincelants. +Et Thérèse, après avoir prié tout bas, s'est +mise à dire à demi-voix, tournée vers Claude, +tout émue et sérieuse: «O notre petit Jean, +enfant qui nous a réunis, je t'aimais bien +quand j'étais seulement ta marraine. A présent, +je ne pourrai plus penser au début de +<span class="pagenum"><a id="Page_301"> 301</a></span> +cette vie nouvelle où j'entre, sans me souvenir +que tu en as été l'occasion douloureuse. +O petit Jean, maintenant dans la +puissance et dans la joie, parmi les anges +de Dieu, veille sur nous, protège-nous!»</p> + +<p>—Amen! répondit Claude.</p> + +<p>Ils se relevèrent ensemble, et ils se sourirent. +Étrange succession que nous sommes +d'impressions qui se heurtent et se chassent +comme des nuées! Déjà ils ne pensaient plus +au petit marchand d'ombre. Un souffle avait +passé. L'enchantement de la vie les avait +ressaisis. Ils s'éloignèrent, sans même jeter +un dernier coup d'œil derrière eux, et regagnèrent +côte à côte, pressant le pas, uniquement +occupés de leur amour, la campagne +ouverte et pleine de soleil.</p> + +<p>Étaient-ce bien les mêmes sentiers? En +quelques minutes, tout avait changé d'aspect. +Le jour s'était fait plus pur et plus +beau. Par-dessus les haies d'aubépine qu'ils +longeaient, le front levé, les yeux en joie, +<span class="pagenum"><a id="Page_302"> 302</a></span> +ils regardaient l'azur pâle, ils se regardaient +ensuite, et trouvaient de quoi se sourire +encore. Une même chanson divine leur +chantait dans l'âme. Ils l'entendaient en +eux-mêmes, ils la devinaient dans le cœur +de l'autre. Les alouettes dans les blés clairs, +les alouettes toutes folles aussi, s'envolaient +en secouant leurs ailes, et saluaient l'heure +unique, l'heure où toutes les espérances se +lèvent, pour garder le nid qu'on va bâtir. +Des paysans, çà et là , s'arrêtaient de bêcher. +Quelque chose leur disait que le bonheur +passait. Puis, après une pause, égayés ou +jaloux, ils se courbaient de nouveau. Et les +fiancés continuaient leur route, triomphants, +enviés, rois du chemin, et le sachant.</p> + +<p>Derrière eux, la mère venait, oubliée. +Mais elle jouissait d'avoir donné le jour à +cette créature heureuse qui marchait devant +elle. Elle se souvenait. A voir l'expression +de son visage, on pensait à ces premières +fleurs d'une grappe, à demi fermées, penchées, +<span class="pagenum"><a id="Page_303"> 303</a></span> +comme une image prophétique, au-dessus +des jeunes qui éclatent.</p> + +<p>Les Pépinières s'ouvrirent bientôt devant +eux. Ils entrèrent. Quelqu'un les attendait +avec impatience. C'était M. Maldonne, qui +faisait, pour la vingtième fois, le trajet du +portail à la maison.</p> + +<p>—Vite! vite! cria-t-il: il est arrivé une +surprise pendant votre absence!</p> + +<p>Thérèse, Claude et madame Maldonne se +hâtèrent, moins curieux de la nouvelle que +désireux de plaire au vieux maître des +Pépinières. Celui-ci les emmena près de la +serre, où, sur une table de jardin, il avait +fait poser un mannequin d'osier.</p> + +<p>—Voici l'objet, dit-il. Il est adressé à +M. Claude Revel, aux Pépinières.</p> + +<p>—Est-ce possible? fit Thérèse en riant. +Vous voyez, Claude, on nous croit mariés. +C'est peut-être un présent?</p> + +<p>—D'où vient-il? demanda Claude.</p> + +<p>—Ma foi, dit M. Maldonne, bien fin qui +<span class="pagenum"><a id="Page_304"> 304</a></span> +le devinera: toutes les étiquettes sont tombées +dans le voyage.</p> + +<p>Thérèse, qui s'était penchée, saisit quelques +brins d'herbes, entre deux mailles de +l'osier, et dit, en devenant toute rose d'émotion:</p> + +<p>—Cela vient d'Afrique. Voici de l'alfa.</p> + +<p>Une même pensée, à ce nom qui évoquait +tant de souvenirs, assombrit le petit cercle +rangé autour de la table.</p> + +<p>—Puisque cela m'est adressé, dit Claude, +c'est à vous d'ouvrir, Thérèse.</p> + +<p>Légèrement, en trois coups de canif, Thérèse +brisa les liens qui attachaient le couvercle, +et le souleva. Elle écarta de la main +une jonchée d'herbes sèches. Des plumes +apparurent, des plumes couleur de ciel.</p> + +<p>—La sarcelle bleue! s'écria M. Maldonne. +Et splendide! Et intacte!</p> + +<p>Il tenait déjà l'oiseau par le bec, et le +considérait en le retournant au soleil. De +dessous l'aile, un papier plié tomba.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_305"> 305</a></span> +—Un billet! dit Claude, en se baissant.</p> + +<p>Il n'y avait qu'une seule ligne. Claude la +parcourut, et puis, tandis qu'ils l'observaient +tous, bien émus, il lut à haute voix:</p> + +<p class="blockquote">«Tuée par le comte de Kérédol, au bord +du Chot-el-Beïda.»</p> + +<p class="end">FIN</p> + +<p class="end">ÉMILE COLIN—IMPRIMERIE DE LAGNY</p> + +<div>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 44236 ***</div> +</body> +</html> diff --git a/44236-h/images/colophon.jpg b/44236-h/images/colophon.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..8ed4354 --- /dev/null +++ b/44236-h/images/colophon.jpg diff --git a/44236-h/images/cover.jpg b/44236-h/images/cover.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..c67275c --- /dev/null +++ b/44236-h/images/cover.jpg diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. 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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: La Sarcelle Bleue + +Author: René Bazin + +Release Date: November 20, 2013 [EBook #44236] + +Language: French + +Character set encoding: UTF-8 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA SARCELLE BLEUE *** + + + + +Produced by Clarity, Hélène de Mink, and the Online +Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This +file was produced from images generously made available +by The Internet Archive/Canadian Libraries) + + + + + + + +Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le +typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée +et n'a pas été harmonisée. + + + + + LA + SARCELLE BLEUE + + + + + CALMANN LÉVY, ÉDITEUR + DU MÊME AUTEUR + Format grand in-18 + + + A L'AVENTURE (croquis italiens) 1 vol. + HUMBLE AMOUR 1 -- + LES ITALIENS D'AUJOURD'HUI 1 -- + MADAME CORENTINE 1 -- + LES NOELLET 1 -- + MA TANTE GIRON 1 -- + SICILE (_Ouvrage couronné par l'Académie + française_) 1 -- + UNE TACHE D'ENCRE (_Ouvrage couronné par l'Académie + française_) 1 -- + + +Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays y +compris la Suède et la Norvège. + + +ÉMILE COLIN--IMPRIMERIE DE LAGNY + + + + + RENÉ BAZIN + + LA + + SARCELLE BLEUE + + CINQUIÈME ÉDITION + + [Illustration] + + PARIS + + CALMANN LÉVY, ÉDITEUR + + ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES + + 3, RUE AUBER, 3 + + 1895 + + + + +LA + +SARCELLE BLEUE + + + + +I + + +--Comment s'appelle-t-elle, votre histoire? + +--L'histoire de la marquise Gisèle. + +--Un joli nom, observa Thérèse. Savez-vous, mon parrain, que vous ne +m'avez pas encore fait compliment de mon dessus de clavier? Regardez: +tout au passé, vieux rose et vieil or sur fond blanc. Est-ce joli? + +--Ce sera surtout inutile. + +--Oh! inutile! dit Thérèse, en penchant sa tête blonde sous le rayon +de la lampe, pour nouer un brin de soie derrière la bande de drap. Et +quand ce serait? Je fais assez de choses utiles, ici, monsieur mon +oncle et parrain, pour avoir le droit de broder le soir un tapis de +piano. + +--On dirait une robe de cour! + +--Eh bien? + +--Pour un logis comme les Pépinières, Thérèse! + +--Justement, c'est ce qui me plaît, à moi: des dessins qui courent +bien, des couleurs, de la soie, de la laine fine. Riez, si vous +voulez: cela repose les doigts, les yeux, le cÅ“ur. N'est-ce pas, +mère? + +En face, de l'autre côté du guéridon, une femme encore jeune, vêtue +d'une robe foncée à gilet mauve, leva la tête, en laissant retomber +posément ses deux mains qui tenaient une dentelle au crochet. Ses yeux +bruns très calmes, l'ovale plein de ses joues, la bouche mince et un +peu longue, la ligne noble des épaules, attestaient en elle une race +affinée. A droite, un petit homme tout blanc et tout nerveux, ridé, +l'Å“il gris, les cheveux foisonnants autour d'une calotte de velours, +la barbe divisée en deux pointes, comme une queue d'hirondelle, se +redressa à demi dans le fauteuil où il sommeillait. + +Elle et lui sourirent du même air de ravissement, en regardant +Thérèse, et la mère dit: + +--Oui, ma mignonne. + +--Ce sera charmant, ajouta le père; surtout l'oiseau de paradis. Mais +il faudra un peu arrondir les ailes. + +--Comme ceci, n'est-ce pas? demanda Thérèse, en dessinant, du bout de +son petit doigt, une ligne idéale sur la bande brodée. + +M. Maldonne ferma les paupières, en signe d'assentiment, et se +renversa doucement en arrière, sans cesser de sourire. + +--Alors, Thérèse, vous ne m'écoutez pas? dit Robert. Vous ne voulez +pas que je raconte... + +--Mais si! mais si! répondit la jeune fille, en se posant bien droite +sur sa chaise et saisissant son aiguille. Je vous écoute avec +recueillement. Mais dites-moi d'abord quel âge elle avait, votre +marquise Gisèle? Seize ans? Dix-sept ans comme moi? + +--Elle était mariée. + +Thérèse eut une petite moue qui seyait bien à son visage très jeune. + +--C'est moins intéressant, fit-elle. + +--Vous trouvez? reprit Robert. Il y avait si peu de temps qu'elle +était mariée, deux ans à peine, et elle aimait son mari. C'était +autrefois, Thérèse, quand il existait beaucoup de grandes forêts avec +peu de routes au travers. Le marquis fut obligé de partir pour la +guerre, et, en partant, il dit à sa femme: «Vous aurez sans doute à +repousser les attaques de nos ennemis. Je sais qu'ils ont juré de vous +enlever par la force. Mais les murailles sont solides. Je vous laisse +de bons hommes d'armes, et j'ai confiance en vous. Au revoir, ma +petite Gisèle!» «Au revoir!» répondit la dame, et le seigneur +s'éloigna. + +--Les seigneurs de ce temps-là , interrompit Thérèse, c'était comme les +officiers de marine, toujours en route. Mon amie Henriette, qui a +épousé un lieutenant de vaisseau... + +Elle s'arrêta devant le mouvement d'impatience de Robert. + +--Je vous fâche, murmura-t-elle. Tenez, je ne dirai plus rien, +absolument rien. Je vous le promets! + +--Vous saurez donc, Thérèse, que le marquis ne s'était pas trompé. Le +château fut assiégé. Tout le monde fit son devoir. Mais, avec le +temps, la famine arriva. Bientôt, il n'y eut plus qu'un peu de farine +de seigle pour la garnison et un peu de froment, dont on faisait +chaque jour un pain pour la châtelaine. Les bÅ“ufs, les moutons, les +chevaux même avaient été mangés. Un seul vivait encore, la jument de +la marquise Gisèle, une haquenée grise, rapide et pommelée comme un +nuage. Pour la nourrir, l'écuyer, qui savait combien sa maîtresse la +chérissait, trompait la surveillance de l'ennemi, et descendait la +nuit dans les fossés, cueillant lui-même des herbes, des roseaux, des +feuilles d'arbres qu'il rapportait sur ses bras couverts de peau de +daim, ou bien il faisait couper les plantes parasites qui poussent aux +fentes des pierres, les mousses, les pariétaires, le fumeterre à fleur +rose, dont le donjon avait une couronne, en temps de paix. Malgré tant +de prévenances, la pauvre bête maigrissait à vue d'Å“il. «Sire écuyer, +disait la marquise, mieux vaudrait la tuer comme les autres et la +partager entre mes hommes d'armes? Car je sens bien que je n'irai plus +avec elle, mon oiseau sur le poing, chasser les hérons et les perdrix +de mon seigneur. Lui et moi, plus jamais nous ne sortirons ensemble +par la porte qui ouvre sur la forêt.» Mais l'écuyer la rassurait, et +refusait de tuer la haquenée.. + +Robert, qui levait volontiers les yeux au plafond, lorsqu'il +racontait, les abaissa en ce moment vers Thérèse. L'immobilité et le +silence de sa filleule l'étonnaient. Il remarqua que la bande de drap +était à moitié échappée aux mains de la jeune fille. Une des +extrémités avait roulé à terre. L'autre n'était maintenue sur les +genoux de Thérèse que par trois doigts roses qui n'avaient plus guère +conscience de leur rôle. La jolie tête blonde commençait à fléchir +vers l'épaule, et rencontrait déjà le rayon d'or de la lampe. + +Robert était susceptible. Mais il y avait une créature au monde qu'il +aimait mieux que lui-même. C'était l'enfant qui ne l'écoutait plus. +Après une pause, si légère, que ni le père ni la mère, dont la pelote +de fil en se déroulant faisait un bruit de souris, ne s'en aperçurent, +il reprit, d'une voix plus basse, un peu chantante et berceuse à +dessein: + +--Un jour enfin, triste, l'écuyer se présenta devant la châtelaine, et +lui annonça qu'il n'y avait plus de vivres, que les plus vaillants de +la garnison étaient morts ou blessés, et qu'il fallait se rendre. +Alors... + +Un petit soupir, le soulèvement léger d'un cÅ“ur que le songe habite, +avertit Robert du succès de son histoire. La tête de la jeune fille, +tout inclinée à gauche, était à moitié dans la lumière et à moitié +dans l'ombre. + +--Alors, dit Robert en haussant la voix, il arriva que Thérèse +Maldonne s'endormit, en écoutant l'histoire de son parrain! + +Elle se redressa vivement, et, souriante, avant même de pouvoir ouvrir +les yeux: + +--Oh! pardon, fit-elle. Je crois que je dormais! C'était pourtant bien +joli, les pariétaires, les mousses, le fumeterre du donjon! + +--Il y a longtemps que nous n'en étions plus là , ma pauvre Thérèse! + +--Tu meurs de sommeil, dit madame Maldonne, sur le visage de laquelle, +à la moindre alerte, une ombre d'inquiétude maternelle passait.--J'ai +peur que tu ne te sois fatiguée, tantôt, avec cette treille... + +Thérèse fixa les yeux sur ceux de Robert pour y lire son pardon, qui +s'y trouvait, d'ailleurs. + +--C'est fini, dit-elle en passant la main sur ses paupières. + +--Non, répondit Robert. Allez recommencer là -haut. Les enfants doivent +se coucher de bonne heure. + +--Et l'histoire de Gisèle, nous la finirons demain, alors? + +--Ou jamais, murmura-t-il avec un peu d'amertume. + +--A propos, reprit Thérèse, sans l'avoir entendu, que faisons-nous +demain? + +--Comme tous les jours: ce que vous voudrez. + +--Non, dit-elle gentiment, ce que vous désirez, vous. + +--Eh bien, une promenade au bois de Laurette? Il y a si longtemps que +nous n'y sommes allés! + +--Je veux bien. Tenez, je mettrai le chapeau à coquelicots que vous +aimez. + +--C'est cela. + +--Pour vous, parrain, rien que pour vous! Car il n'y a que des +loriots, là -bas. + +Robert sourit un peu tristement. Elle s'était baissée pour ramasser la +bande tombée sur le parquet, puis elle s'était redressée, debout, +épanouie, retenant de ses deux bras allongés l'étoffe qui barrait sa +jupe. Ses doigts se mêlaient aux lames luisantes de la broderie. + +--Savez-vous, Thérèse, dit-il, que le jeune rose ne fait pas mal du +tout sur le vieux rose? + +--Toujours complimenteur! répondit la jeune fille. + +Elle lui tendit la main, embrassa son père, sa mère, et, glissant vers +la porte avec un bruissement de bottines qui craquent et de rubans qui +volent, elle disparut. + +Tous trois la suivirent des yeux. Elle était toute leur joie. Mais +déjà M. et madame Maldonne s'étaient retournés vers la lampe, et +remuaient leurs fauteuils en les rapprochant l'un de l'autre, comme il +arrive, par instinct, dès qu'une réunion s'émiette, et Robert fixait +encore la porte par où Thérèse s'en était allée. Devant son regard +immobile une vision passait, de celles qui troublent le cÅ“ur. Et +cependant il n'était pas, à proprement parler, un rêveur, et sa +physionomie révélait plutôt une nature énergique, douée pour l'action. +Il avait toute l'apparence, le geste, l'allure d'un officier de +cavalerie qui commence à perdre de sa sveltesse première: sur ses +épaules un peu épaisses, la tête fine et bien plantée, faite pour le +casque; les cheveux bruns, coupés en brosse, à peine grisonnants aux +tempes; le nez droit, les joues plates, la moustache courte et la +barbiche en pointe. L'Å“il était bleu sombre, ferme, intelligent, le +sourire discret et nuancé. Ses vêtements indiquaient un goût +d'élégance légèrement trahi par la fortune: une jaquette luisante çà +et là , un gilet blanc, et, sous un pantalon large, des bottes vernies +qui faisaient valoir le pied nerveux d'un marcheur. + +L'élégance relative de Robert ressortait d'autant mieux que rien +autour de lui, ni la robe très simple de madame Maldonne, ni le +complet de toile blanche de son mari, ni dans l'ameublement du salon +qui servait aussi de salle à manger, ne prêtait à la même remarque. Le +papier, à grands ramages, datait des premiers temps de l'invention; +les fauteuils de cuir brun, montés sur bois d'acajou, ne relevaient +d'aucun style, et l'unique ornementation, assez singulière, il est +vrai, consistait en oiseaux empaillés, disposés le long des murs et +sur la cheminée. + +M. Maldonne, dont le départ de Thérèse avait secoué l'esprit, se +pencha vers sa femme, et, prenant le peloton où elle venait de piquer +le crochet d'ivoire, le posa sur le guéridon. Madame Maldonne frotta +l'une contre l'autre ses mains effilées et lasses d'avoir travaillé. + +--Elle est un peu rouge, ce soir, dit-elle à demi-voix. + +--Je trouve aussi, répondit M. Maldonne: qu'a-t-elle donc fait? + +--Des folies. Figure-toi qu'elle s'est mise en plein midi à épamprer +une treille de chasselas! + +--En juillet! Et par cette chaleur! + +--Prétendant qu'elle connaissait le pied de vigne, qu'elle aurait +ainsi des primeurs... Et elle n'avait pas de chapeau! + +--Pas de chapeau! répéta M. Maldonne en levant les yeux d'un air de +stupéfaction et de mécontentement. + +Puis, sur son visage mobile, éclairé par la lampe, cette première +impression s'effaça. Quelque chose d'attendri, une joie inopinément +éclose, presque une larme heureuse y parut. Il regarda sa femme, et +dit: + +--Est-elle enfant encore, notre Thérèse! + +Madame Maldonne, les cils baissés, cambrant sa taille mince, savourait +à sa manière, plus froide, plus retenue, la même impression +secrètement égoïste. Un sourire infiniment léger, très doux aussi, +relevait le coin de sa bouche. + +--Oh! oui, répondit-elle, bien enfant, Dieu merci! Tout à l'heure elle +dormait pour tout de bon, la tête sur l'épaule, comme aux premières +veillées, quand elle avait douze ans. Chère petite! Elle a bien le +temps de grandir et de devenir jeune fille. N'est-ce pas, Robert? + +Tiré du songe qui le tenait, Robert détourna vers ses hôtes son regard +où de tout autres pensées, assurément, flottaient encore. + +--Es-tu silencieux! reprit M. Maldonne. Nous disions que Thérèse était +une vraie enfant. Est-ce ton avis? + +--Hélas! + +--Tu trouves? + +--Je trouve tout le contraire, mon pauvre ami. C'est une jeune fille. +Et je le déplore! + +--Allons donc! Ni Geneviève, ni moi... + +--Non, vous ne le voyez pas, vous autres, mais je vous le dis, moi, +elle se transforme, elle grandit, elle est déjà toute grande! + +--Et la preuve? + +--Elle dort à mes histoires! + +--C'est qu'elle était lasse. + +--Du tout, car elle ne faisait que bavarder et rire tout à l'heure. + +--Alors, c'est que tes histoires sont ennuyeuses. + +--Non, puisqu'elles l'ont amusée, quand elle était enfant. Mes +histoires sont restées les mêmes, Guillaume, et c'est Thérèse qui a +changé. + +M. Maldonne leva les épaules, en signe d'incrédulité. + +--Je vous prie de m'excuser, Geneviève, ajouta Robert, si je me retire +un peu tôt. Je ne sais pas si c'est le soleil, mais je me sens la tête +un peu lourde. + +--Comme vous voudrez, mon cher. + +--Je l'aurais parié! s'écria M. Maldonne en riant. Quand Thérèse n'est +plus là , sous un prétexte ou sous un autre, Robert trouve moyen de +nous fausser compagnie. + +--Je t'assure, Guillaume... + +--Va! va! mon ami, le premier article de notre règlement de vie, aux +Pépinières, c'est la liberté, n'est-ce pas? Uses-en comme il te +conviendra. Seulement, dis-moi, quand reprendrons-nous le catalogue? +Demain? + +Robert fit un geste évasif, indiquant l'absolu détachement. + +--Après la promenade, dit-il, peut-être... + +--Peut-être! Jamais d'engagements précis avec toi. Voilà pourtant un +beau travail, toute notre expérience, toutes nos recherches et si près +d'être achevé! Tiens, moi, dix fois le jour, je le vois, ce volume +imprimé: «Catalogue raisonné des oiseaux du département, contenant +l'énumération de toutes les espèces et variétés, par Guillaume +Maldonne, conservateur du musée d'histoire naturelle, avec...» Voyons, +Robert, faudra-t-il ajouter la ligne qui t'associera à la gloire de +l'Å“uvre: «Avec la collaboration de Robert de Kérédol?» Est-ce pour +demain? + +--Pas probable... Je n'y suis plus. + +--Sais-tu que tu es affreusement paresseux? + +Robert se leva. + +--Il y a si longtemps! dit-il négligemment. + +Il s'approcha de madame Maldonne, l'embrassa au front: «Bonsoir, +petite sÅ“ur!» serra la main de Guillaume, qui répétait, moitié riant, +moitié sérieux: «L'amour de l'oiseau faiblit en toi, décidément!» et +prit la porte par où Thérèse était sortie. + +Non, il ne pouvait rester: ni son affection pour les Maldonne, ni son +habitude de correction mondaine ne suffisaient, en ce moment, à lui +faire vaincre l'impression qu'il éprouvait. Sa nature, éminemment +tendre, d'une susceptibilité qu'il cachait, le plus souvent, sous les +dehors d'une indifférence volontiers railleuse et un peu brusque, +s'était sentie atteinte, surprise et blessée à la fois par ce petit +fait: Thérèse endormie. + +Dans ce mince détail, dont le père avait souri, il avait, lui, reconnu +le signe d'un changement profond. «Je me trompais, murmurait-t-il en +montant les marches de l'escalier de bois brun, aux rampes carrées et +lourdes. Je la croyais encore enfant parce qu'elle est très gaie. Je +m'y suis laissé prendre, et elle a fermé ses chers yeux à mon histoire +de la marquise Gisèle! Bien fait, Robert, bien fait! Cela t'apprendra +qu'elle aura dix-sept ans dans un mois!» + +Il entra dans sa chambre, vaguement éclairée par les lueurs traînantes +des soirs d'été, alluma une bougie, qui jeta des étincelles sur les +panoplies d'épées, de sabres, d'épaulettes, de fusils de chasse et de +guerre, qui tapissaient les murs, et se dirigea vers une commode noire +que surmontait, à un pied de hauteur, une petite bibliothèque vitrée +en ébène. Sur la commode étaient rangés, pressés les uns contre les +autres, des livres de classe aux coins brisés, aux pages +recroquevillées et chiffonneuses, des cahiers par liasses et, des deux +côtés, en serre-files, des volumes de collections enfantines, bleus ou +roses, et d'autres plus gros où l'on devinait des images. C'étaient +les reliques de ses années d'enseignement, quand il s'était +improvisé,--avec quelle joie et quelle application de tout son +esprit!--le professeur de Thérèse, humbles témoins des heures de +travail ou de récréation, inutiles depuis longtemps déjà , mais qu'il +gardait là , comme un bon souvenir qu'on aime à revoir. Il se disait +bien que Thérèse n'ouvrirait plus, pour y apprendre ses leçons, la +grammaire française, ni, pour y faire une lecture, l'histoire de la +poupée modèle. Mais où sont-elles les mères qui n'ont pas conservé le +petit bonnet ruché du baptême, le premier jouet, la pelisse ample et +brodée, pendant des mois et des mois, alors que l'enfant courait déjà +tout seul devant elles? Robert les avait imitées. A présent, c'était +bien fini. + +Il avança le bras, et prit un des plus vieux volumes, long comme un +doigt, maculé de taches, le dos tailladé en lanières par l'usure, et +l'ouvrit à la première page. C'était une histoire sainte. Là , d'une +grosse écriture de débutante, il y avait trois lignes bien connues de +lui: «A mon bon parrain Robert, fleur de rosier de Bengale, offerte +par son élève Thérèse.» Un peu plus bas, l'empreinte d'une fleur qui +avait séché, puis disparu. + +Il relut plusieurs fois ce texte naïf, sécha, du revers de la main, +une larme involontaire qui s'apprêtait à couler, et, saisissant par +paquets les livres et les cahiers, il les enfouit rapidement dans un +des tiroirs de la commode. + +--Allons, dit-il en fermant le meuble, tout cela est mort. Maintenant, +puisque mes histoires n'ont plus le pouvoir de l'amuser, il faudrait +trouver des lectures de son âge... + +Ses yeux se levèrent sur la bibliothèque vitrée, si coquette, avec ses +glaces à biseaux et ses colonnettes torses. Depuis qu'il professait, +M. de Kérédol n'avait pas eu le temps ni le goût de lire pour +lui-même. Il possédait seulement et renfermait là une quarantaine de +volumes, éditions de poche artistement reliées, qui l'avaient suivi à +travers le monde. Sous le feu de la bougie, les titres, les dos de +basane et de maroquin luisaient doucement. + +«Quelque chose pour une jeune fille de dix-sept ans, disait Robert, +voilà qui est difficile! Voyons!... _Discours sur l'Histoire +universelle?_ trop grave... _Voyage du jeune Anacharsis?_ d'un +vieillot!... _Dominique_, oh! _Dominique_, de Fromentin? non, ce n'est +pas pour son âge... _Guide de l'Apiculteur?_ non!... Brizeux, deux +volumes? peuh! la poésie? Des extraits, peut-être... Molière, _Theâtre +complet_; Michelet, _l'Oiseau_; marquis de Foudras, _les Gentilshommes +chasseurs_; _Corinne_... Décidément, mon pauvre Robert, pas de chance: +tes histoires ne conviennent plus, ta bibliothèque ne convient pas +encore. Et si peu d'Å“uvres! Je suis presque au bout... _Pensées_, +de Joubert; Rabelais; _Service en campagne 1866_; _Contes choisis_, de +Daudet... Voilà ! voilà mon affaire! Les _Contes choisis_! En +choisissant encore parmi eux,--une jeune fille tout à fait jeune +fille, qui n'a rien lu!--oui, elle aimera cela. Ce Daudet, _la Chèvre +de M. Seguin_, _les Étoiles_, oh! _les Étoiles!_ Comment n'avais-je +pas pensé?... Elle sera contente, Thérèse...» + +Et il souriait en cherchant dans sa poche la clef du petit meuble. +Quand il l'eut saisie, il fit jouer le ressort, qui rendit un son de +neuf, et le parfum du vieux cuir se répandit dans la chambre. + +--Voilà bien l'affaire, ajouta-t-il en faisant basculer le volume +qu'il posa à plat près du bougeoir: Daudet, un moderne, celui-là ! Avec +lui, je suis sûr de ne pas l'endormir. Ah! elle sera étonnée, demain, +quand je lui annoncerai: «Mademoiselle Thérèse, désormais les contes +choisis de Daudet remplacent les contes usés de votre oncle». Je +gage, la pauvre petite, qu'elle sera touchée, reconnaissante. Vive +comme elle est, par exemple, il faudra tout de suite ouvrir le volume! + +En se parlant ainsi, Robert fit quelques pas jusqu'à la fenêtre +demeurée ouverte à deux battants, à cause de la grande chaleur, et +s'appuya sur l'accoudoir. Vraiment, il était satisfait de sa +trouvaille. Il se sentait en possession d'un moyen assuré de réparer +l'échec de tout à l'heure. Ses yeux, errant sur le grand jardin noyé +d'ombres tièdes, ne virent rien d'abord que l'image présente à sa +pensée: Thérèse tout à fait heureuse et bien éveillée, qui le +remerciait avec des mots jeunes comme elle, tandis que lui, assis près +d'elle, lisait, en y mettant le ton, _la Chèvre de M. Seguin_. Il +voyait cela très nettement. Puis, les rayons de lumière vive dont ses +yeux étaient pénétrés se dissipant peu à peu, il commença à distinguer +les teintes variées de la nuit: ici le sable pâle de la grande allée, +là l'ovale d'une corbeille de pétunias, les rayures brunes des +plates-bandes du potager, des boules sombres qui étaient des buis +taillés, et, des deux côtés du domaine, le vallonnement argenté des +cimes d'arbres qui diminuaient, prenaient des mouvements de nuages, et +s'allaient réunir tout au fond, dans la brume. La vision de ces choses +réelles et familières effaça l'image où s'était complu Robert, et +ramena dans son esprit la question un moment écartée. + +«Dix-sept ans! pensait-il. Déjà ! Un âge effrayant. C'est si délicieux! +Tous les rêves qui éclosent à la fois, et trouvent le nid trop petit +pour eux, et s'en vont. Oh! si elle s'en allait! Dire que nous sommes +trois ici, qui ne vivons que d'elle et pour elle, et que, cependant, +au premier appel du dehors, elle nous quitterait peut-être, elle nous +laisserait! Maldonne n'a pas compris!... Je sais bien qu'elle est +merveilleusement pure, ignorante de la vie. Cela peut nous la garder +quelque temps. Nous voyons si peu de monde! Les Pépinières sont loin +de la ville. Et puis, elle nous aime. Comment n'aimerait-elle pas ceux +qui ont enveloppé sa jeunesse d'une tendresse pareille? C'est égal, je +ne conçois plus la paix profonde où j'étais hier, ce matin encore. Il +me semble que je ne pourrai plus la regarder sans avoir peur de la +perdre... Voyons, voyons, il faut découvrir des moyens nouveaux pour +l'intéresser, lui rendre le séjour au milieu de nous si agréable, si +pleinement doux, que cela lui suffise, trois amis à aimer. Daudet +m'aidera un peu, un tout petit peu. Et le reste? Mon Dieu! que c'est +dur de prévoir!...» + +Il avait étendu le bras, sans trop songer à ce qu'il faisait, vers une +tige de bignonia grimpante, qui jaillissait, au-dessous de la fenêtre, +du bourrelet enchevêtré des clématites et des vignes vierges. Au bout +de la tige, droite et ferme, une fleur s'ouvrait, son calice brun +tendu au souffle errant de la nuit. Robert la saisit, et l'attira. +Mais la liane était si bien mêlée aux autres que toute une masse de +feuilles en fut remuée; deux ou trois passereaux, gîtés sous ce +couvert, s'envolèrent effarés, et une voix venue d'en haut, une voix +fraîche et nette éclata, comme un chant de merle fuyard: + +--Ah! mon oncle, c'est vous! + +Il lâcha la branche, et se renversa légèrement, un seul coude appuyé à +la barre de la fenêtre, pour regarder en l'air. Juste au-dessus de +lui, à l'étage supérieur, Thérèse, penchée en avant, les deux bras +étendus, les doigts engagés entre les lames des contrevents, riait de +la peur qu'elle avait eue, et de la surprise de son oncle, et de se +sentir jeune, et d'avoir la liberté d'être elle-même devant cette +campagne voilée d'ombre, où son rire se perdait. + +--Dieu! que vous m'avez fait peur! dit-elle. Je ne sais pas ce que je +me suis figuré. Rien du tout, je n'ai pas eu le temps. Mais j'ai eu +une peur! Vous avez agité toute cette muraille verte. A qui en +vouliez-vous? + +--Moi? je cueillais une fleur de bignonia. J'ai peut-être tiré un peu +fort? + +--Je le crois! + +Ses lèvres se détendirent, les fossettes de ses joues disparurent, et +un sourire qui se faisait humble, très innocent, où toute une âme +d'enfant parlait, descendit d'une fenêtre à l'autre. + +--J'espère que vous m'avez pardonné? dit-elle... Vous vous souvenez: +tout à l'heure... + +--Complètement pardonné, Thérèse! + +--Oh! je vous remercie. Je ne sais pas ce que j'avais, car, vous +voyez, je suis tout à fait éveillée maintenant, gaie comme un pinson, +et je n'ai pas plus envie de dormir!... Bonsoir, parrain! + +--Bonsoir, mignonne! + +Robert la regardait, et, sur sa figure fatiguée, une expression de +contentement se peignait. Il vit le visage de Thérèse s'effacer, les +deux bras ramener les contrevents, la grande baie à demi éclairée +devenir subitement sombre, et il demeura cependant plusieurs minutes +immobile. Puis il se retourna, et se remit à songer. + +Il était plus rassuré. Ces mots, ce sourire si jeune avaient chassé +les pensées troublantes. Et c'était le passé qui s'ouvrait à lui +maintenant, les dix-huit années de paix profonde écoulées aux +Pépinières, et que pas un orage n'avait traversées. Robert s'y +enfonçait, il y courait d'instinct, demandant à ces jours heureux +l'espérance dont il avait besoin. Et, comme il n'abusait point de ces +retours sur lui-même, comme tous ces souvenirs intacts lui versaient +leur douceur et comme leur premier miel, Robert s'étonnait de la +beauté de la nuit, de l'éclat des étoiles baignées au fond des lacs +que formaient les nuages, et surtout du bien-être singulier, de la +plénitude de vie dont chaque respiration emplissait sa poitrine. Bien +souvent, dans les grands souffles qui remontent la vallée de la Loire, +poussant devant eux les goélands, il avait senti l'humidité saline et +l'emportement des marées, d'autres fois l'effluve rare, fugitif, des +végétations tropicales, apporté de très loin, sur des nuées qui le +sèment. Mais, ce soir-là , c'était autre chose: une caresse faite pour +l'âme, une joie que les lèvres buvaient pour elle. Du moins Robert le +croyait. Il lui semblait même entendre des musiques lointaines, des +mots avec l'accent qu'ils avaient eu, des sons de trompette et des +bruissements de foule, les premiers cris et les premiers pas de +Thérèse. Et tout cela venait de l'horizon, avec la brise sans force et +sans hâte, vers la fenêtre ouverte. + +C'est que, pour lui, cette période du milieu de la vie avait été la +plus heureuse. Sa jeunesse ne lui offrait rien de semblable, mais une +enfance austère et contrainte dans un château des marches de Bretagne, +parmi des horizons de landes trempées de longues pluies, entre son +père vieux et rude et la seconde femme de celui-ci, créature faible et +douce, opprimée, maladive, dont Robert voyait encore dans ses rêves +l'éternel sourire triste; aucune gaieté pour répondre à celle de +l'enfant, pas d'écho à ses jeux,--si ce n'est une petite fille née de +ce second mariage, très gâtée, elle, très adulée, à peine connue de +son aîné,--une instruction écourtée, puis le départ, une sorte de +fuite hâtive, désirée de part et d'autre, pour l'armée, et alors, sans +transition, l'Afrique, le régiment, la discipline avec ses rigueurs et +ses relâches brusques, des mois de cruelle monotonie et des mois +d'aventure à la suite des tribus arabes. Robert s'accoutuma vite. Il +était né soldat. Il se retrouvait chez lui parmi les gens de guerre. +Rien qu'à le voir passer, huit jours après son entrée au corps, cambré +dans son dolman bleu de chasseur d'Afrique, on devinait le futur +officier; on sentait dans ses yeux clairs, dans le pli relevé de sa +bouche, toute l'ardeur superbe de la vie mêlée à l'insouciance du +danger. Il n'avait, semblait-il, qu'à laisser faire au temps. Et +certes, il y eut pour lui d'heureuses fortunes: les jours où l'on se +battait d'abord, où l'on rentrait mourant de soif avec des fusils +incrustés d'ivoire en travers de sa selle; la rencontre de Guillaume +Maldonne, plus âgé que lui, engagé à la suite d'un coup de tête, leur +amitié bientôt liée sous la tente, rapidement mûrie par le péril qui +les pressait et les relâchait ensemble, et des actions d'éclat, et +l'avancement rapide, et presque de la gloire. Ni les hasards, ni la +misère, ni l'affection qui font les années inoubliables n'avaient +manqué à celles-là . Cependant un voile d'ombre encore avait pesé sur +elles. A peine Robert venait-il de gagner ses galons de brigadier, +qu'il apprit la mort de son père. M. de Kérédol laissait de grosses +dettes. Sans hésiter, sans recourir aux expédients commodes de la +loi, son fils accepta la succession, résolu à tout vendre, le château, +les terres, les meubles, à s'endetter lui-même, à se réduire au strict +nécessaire tout le temps qu'il faudrait pour maintenir intact +l'honneur de son vieux nom. Il y parvint, et paya tout. Mais au prix +de quels sacrifices et de quelles humiliations! Lui, si fier, si +hautain même, traqué par les créanciers, il dut se débattre au milieu +d'affaires et de procédures devant lesquelles il était aussi neuf, +aussi désarmé qu'un enfant. + +L'épreuve dura des années. Il en sortait à peine, quand la guerre de +1870 éclata. Et la guerre, ce fut la fin de ses rêves de gloire et de +sa carrière de soldat. Blessé d'un coup de feu à l'épaule, presque au +début de la campagne, le lieutenant de Kérédol souffrit de longs +jours, guérit à moitié, retomba, et, désespérant de pouvoir reprendre +du service, donna sa démission. + +Il venait d'avoir vingt-sept ans, et il se trouvait comme abandonné à +mi-chemin de la vie. Où aller? Que faire, malade encore, sans +carrière, sans métier, sans plus de ressources qu'une modique pension +de blessé? Maldonne, qui aurait pu le conseiller, l'aider peut-être, +sorti du régiment avant 1870 et retiré en Anjou, semblait avoir oublié +son ancien ami. Le temps avait fait son Å“uvre. Pas une main ne se +tendait vers Kérédol, pas un foyer ne s'ouvrait à lui. + +Il voulut cependant faire un essai et se rapprocher de l'unique +parente qui lui restât, de sa demi-sÅ“ur, qu'il avait à peine connue +et aussi à peine aimée. Il la revit jeune fille, douce et affectueuse. +La mère était morte. Geneviève de Kérédol vivait chez son grand-père +maternel. Elle accueillit son frère avec des transports de joie. Mais +celui-ci comprit vite qu'il ne pouvait se fixer près d'elle, chez un +étranger, dans un domaine qui n'avait jamais appartenu aux siens. Et +il ne savait que résoudre, quand une lettre arriva, qui le sauvait. + +Oh! la bienheureuse lettre! Comme elle était venue inopinément greffer +l'idylle sur ce drame brisé de la vie de soldat! Comme Robert la +revoyait nettement et jusque dans les moindres détails de la forme +matérielle qu'elle avait, longue, avec son enveloppe maculée de +timbres, renvoyée de bureaux en bureaux, ses lignes serrées et bien +ordonnées, que terminait un paraphe compliqué, déjà célèbre au +régiment! Elle disait: + + «Viens, mon ami! Ma maison est assez grande pour deux et de même + la tâche que j'ai entreprise. Où peux-tu être? Comment se fait-il + que tu n'aies pas pensé à ton vieux camarade, et que tu ne sois + pas encore venu te soigner, te consoler et prendre chez lui ta + retraite? Accours vite. J'ai le plus joli des métiers à t'offrir + dès que tu seras guéri. Tu te souviens de ma passion pour + l'histoire naturelle? Elle a décidé de mon sort. J'ai demandé, + j'ai obtenu sans lutte un emploi peu envié, peu payé, mais qui me + ravit. Me voici conservateur adjoint du musée d'ornithologie de la + ville, à la tête d'une collection lamentable, fanée, honteuse, de + quelques douzaines de pies et de passereaux auxquels la paille + sort par le ventre. Tout est à faire. J'ai résolu de tuer + moi-même, de préparer, de monter, d'étiqueter la collection + complète de tous les oiseaux du département, de ceux qui passent + et de ceux qui demeurent, de ceux qu'on rencontre tous les jours + et de ceux qui ne se montrent qu'à de rares intervalles, comme des + princes en visite. Déjà je suis à l'Å“uvre. + + »Le préfet m'a délivré un permis de chasse permanent. J'en aurai + un second pour toi. Songe, mon ami, quelle belle fin de carrière: + la chasse toute l'année, le grand air, la liberté, les bois et + l'amitié fidèle de ton compagnon d'armes, + + »GUILLAUME MALDONNE, + + »Ancien marchef au 2e chasseurs d'Afrique.» + +Robert partit. Il guérit de sa blessure. Il fut bientôt en état de +suivre son ami. Et alors commença pour tous deux l'odyssée la plus +étonnante et la plus passionnante. Ils y retrouvaient chacun quelque +chose de leur ancienne vie: l'aventure, l'émotion des poursuites, des +alertes, des coups heureux ou manqués, les courses lointaines, les +nuits à la belle étoile. Toutes les propriétés privées, les domaines +princiers, les parcs enfermés de murs s'ouvraient devant ces chasseurs +d'une nouvelle sorte. Qu'importait, au propriétaire le plus jaloux de +ses droits, le meurtre d'un épeiche ou d'une pie-grièche rose? Partout +accueillis, partout fêtés, ils couraient d'un bout à l'autre du +département, parmi les taillis, les prés, les vignes, les marais. +Robert ne chassait pas. Mais il avait un flair extraordinaire pour +deviner le passage d'un oiseau, pour découvrir la trace ou le nid du +gibier, pour dire, par exemple: «Guillaume, je sens qu'il y a des +bécasses dans les marouillers mêlés de bouleaux; la brume est +violette; elle embaume la feuille morte.» Ou bien, quand le printemps +argenté, au bord de la Loire, met en éveil tout le petit monde des +luisettes, il était merveilleux pour apercevoir, immobile à la pointe +d'une grève, un combattant aux plumes hérissées, ou encore, posée +entre deux chatons de saule, comme une perle enchâssée, +l'insaisissable fauvette bleue. + +Son compagnon était adroit, et manquait rarement un coup de fusil. Au +retour, ils travaillaient tous deux, soit au laboratoire du musée, +soit à la maison des Pépinières, triant et classifiant leurs prises, +disséquant les plus belles, préparant les peaux avec l'arsenic et la +poudre de chaux. Mais Guillaume s'était réservé la pose. Lui seul, il +bâtissait la carcasse de fil de fer ténu, la modelait à sa guise, et, +avec une adresse, une science, une sincérité d'artiste indéniables, +rendait à ces paquets de plumes la vie et le mouvement, la grâce et le +lustre des ailes, et le trait, si fugitif, qui marque une humeur +d'oiseau. + +Presque au début de cette existence nouvelle, un événement s'était +produit qui l'avait consacrée, assurée, embellie. Robert, très +communicatif en apparence, causeur plein de verve et souvent plein +d'esprit, s'était toujours montré d'une extrême réserve sur tout ce +qui concernait sa famille. Il n'admettait personne dans les souvenirs, +bons ou tristes, du passé, et se bornait à partager le présent, mais +le plus volontiers du monde, avec ses amis. Le plus intime de ceux-ci +ne savait pas où vivait Geneviève de Kérédol, ni quel parent l'avait +recueillie, dans un château ou dans une ville, en France ou même +ailleurs. Or, un jour de l'automne finissant de 1871, comme il +s'agissait, entre les deux amis, de se procurer une espèce de +grimpereau assez peu commun, le tichodrôme échelette, un oiseau +charmant, à manteau gris perle avec des crevés rouges au fouet de +l'aile, Robert assura qu'il connaissait le rendez-vous de tous les +pics du département, qu'il se chargeait de la direction de +l'entreprise et de trouver le gîte et le souper. + +Ils arrivèrent, le lendemain soir, dans la cour d'un très vieux logis, +en plein bois. Les murs et le toit jusqu'à la moitié disparaissaient +sous les plantes grimpantes à peine taillées. Au-dessus des arêtes +d'ardoises moussues, la futaie, en demi-cercle, étendait ses branches, +et enveloppait, enserrait d'ombre l'habitation. En avant seulement, +une nappe d'eau de dix hectares, dont les roseaux venaient frôler la +grille de la cour, faisait dans ce rideau sombre une trouée de +lumière. + +Celui qui demeurait là , le grand-père maternel de Geneviève de +Kérédol, n'était pas le propriétaire de la forêt. Il n'en possédait, +selon son expression, qu'une motte verte. Mais il était hospitalier, +veneur comme un roi de France, et mit aussitôt à la disposition des +deux amis ses chiens, ses bateaux, ses cabanes d'affût et son garde +aussi vieux que lui. Guillaume en profita largement, tandis que Robert +demeurait au château. Il chassait du matin au soir, et quelquefois du +soir au matin. Le tichodrôme échelette ne se montra nulle part. Mais +il y avait toutes les variétés d'oiseaux de proie dans les hautes +ramures des futaies et, sur l'étang, des sarcelles, des canards, des +hérons, quelques-uns rares et presque introuvables ailleurs. + +Et ce fut, pendant une semaine, pour Guillaume Maldonne, une +succession de captures heureuses, un ravissement que contribuait à +entretenir, au retour, la présence de la jeune fille, assez jolie, +avenante et gracieuse surtout, souveraine maîtresse et joie unique du +vieux logis. Guillaume l'aima sans l'avouer. Il était timide, il +approchait de la quarantaine. Jamais il n'eût osé demander Geneviève, +si peu riche et si simple qu'elle fût. Il hâta lui-même le départ. Le +soir arrivé, il allait s'éloigner, très malheureux, emportant son +secret; déjà , debout derrière le groupe que formaient ses hôtes et son +ami causant ensemble à voix basse, autour de la cheminée, il regardait +une dernière fois la jeune fille, avec cette douleur muette qui fixe +nos regrets, quand Robert se leva, prit la main de Geneviève, et la +mit dans celle de Guillaume, en disant: «Eh bien! mon cher ami, on +attelle les chevaux: si tu te déclarais?» + +Avec Geneviève Maldonne, avec Thérèse bientôt, le bonheur était entré +au logis des Pépinières. Madame Maldonne y avait apporté sa gravité +douce, son humeur égale, ce charme que certaines femmes possèdent au +point que leur seule présence, un mot indifférent tombé de leurs +lèvres, éveille comme de la reconnaissance. Thérèse avait été la vie, +le mouvement, la gaieté. A peine elle était née, Robert l'avait +incroyablement aimée. Il l'avait bercée bien souvent et promenée sur +ses bras. Il lui avait appris à marcher et à s'amuser. Pour elle, il +avait donné l'essor à son génie d'invention, trouvé des jouets, +construit des moulins qu'on allait planter à la cime des vieilles +souches, des bateaux avec des roues, des cerfs-volants et des poupées. +Pour elle, surtout, il avait fait ce qu'il eût refusé de faire pour +lui-même: il s'était remis à étudier. Et, pendant que son beau-frère, +retenu au musée, continuait à préparer la plus belle collection +ornithologique des provinces de l'ouest, M. de Kérédol apprenait à +lire à Thérèse, lui expliquait le catéchisme, la grammaire, l'histoire +qu'il avait relue l'instant d'avant, et puis ils jouaient tous deux, +pour se reposer de la leçon, leurs deux rires se mêlaient, l'un par +l'autre attiré, et l'on eût dit que Robert, parfois, redevenait tout +jeune, à force d'aimer l'enfant. + +Les moindres détails de ce temps-là lui demeuraient présents. Il se +rappelait certaines robes qu'elle avait portées, une blanche toute +brodée par la mère, une autre bleue, vers trois ans, et, un peu plus +tard, une rose où il y avait un semis de pâquerettes, mais surtout des +regards, des sourires pleins de ciel, des mots profonds qui n'en +savent rien, des questions si fraîches qu'on les goûte avant d'y +répondre. Car, entre elle et lui, c'était l'absolue confiance, la +permission, conquise au prix d'un grand amour, de se pencher au-dessus +d'une petite âme, et d'y lire. Robert lisait à livre ouvert dans celle +de Thérèse, notait tout, gardait tout en lui-même, et, le soir, quand +Thérèse dormait là -haut, dans son lit à rideaux blancs, la porte de +l'escalier entre-bâillée pour que le moindre cri donnât l'éveil, il +partageait son trésor: il racontait à la mère et au père l'histoire de +la journée. Aux Pépinières, c'était le sujet habituel des +conversations, sujet toujours cher, jamais épuisé, et qui se +renouvelait à mesure que grandissait Thérèse. Les oiseaux mêmes ne +venaient qu'au second plan. + +Le plus extraordinaire, c'est que Thérèse ne fut pas gâtée. Elle +demeurait soumise, prévenante, nature délicate qu'un reproche +confondait, qu'on ne menait qu'avec de la bonté et de la raison, et +qui comprenait à merveille son rôle, faisant sans compter autour +d'elle, aux trois amis qui l'entouraient, l'aumône de sa jeunesse en +fleur. + +O heures délicieuses, heures sans nombre du passé, comme il était doux +de vous revivre, et quelle consolation vous apportiez avec vous! + +Le vent fraîchissait. Les bignonias, les rames de vigne ou de +clématite, fouettés en tous sens, venaient toucher la main de Robert, +comme pour dire: «Il est temps, voici la nuit noire et froide, +rentrez, vous qui rêvez: vous avez reçu du soir ce que vous attendiez +de lui!» Robert ferma la fenêtre, et quand il se retrouva dans le +silence de cette chambre tiède, sentant la paix qui régnait au dedans +de lui et autour de lui, il poussa un soupir de contentement. Toute +impression pénible s'était effacée. Il revoyait Thérèse, sa Thérèse +d'autrefois, toute naïve, toute rose, toute petite. + +Et cela lui redonnait confiance, grande confiance dans la vie. + + + + +II + + +Le lendemain, quand Robert sortit de sa chambre, le soleil déjà haut +chauffait les touffes de réséda semées en cordon le long de la façade, +au midi. Par-devant, dans l'allée toute bourdonnante et traversée de +rayons d'or par le vol des abeilles, Thérèse se promenait, prête à +partir. + +Elle avait mis une robe grise de voyage, une voilette blanche, un +chapeau rond orné d'un piquet de coquelicots. Elle allait à pas +relevés, et, au-dessus de sa tête, l'ombrelle qu'elle tenait ouverte, +inclinée, rasant l'épaule, tournait comme un petit moulin. Quand +Thérèse entendit M. de Kérédol descendre en se hâtant l'escalier: + +--En retard, mon parrain! cria-t-elle. Huit heures et demie! Mon père +est déjà rendu au musée. Moi, j'ai eu le temps de cueillir deux +corbeilles de roses, que je vais envoyer pour l'adoration. Comment +avez-vous dormi? + +--Trop bien, comme vous voyez, répondit Robert, en paraissant sur le +seuil de la porte. + +--Moi, divinement! dit Thérèse. + +Mais, presque aussitôt elle poussa un petit cri de surprise. + +--Ah! mon parrain, je ne m'étonne plus que vous soyez en retard. +Êtes-vous beau! + +--Bah! bah! dit en riant M. de Kérédol, immobile sur la margelle +d'ardoise étincelante de soleil. Que me trouvez-vous d'extraordinaire? + +--Ceci d'abord, fit Thérèse en désignant du doigt l'épingle de +cravate, un minuscule cheval arabe, en or ciselé. Elle est très jolie, +d'ailleurs. Mais vous ne l'avez jamais portée ici. On ne me trompe +pas, vous savez. Et puis ce chapeau neuf! Tout cela pour les loriots +du bois de Laurette? + +Robert, content d'être si vite découvert, prit la main que Thérèse lui +tendait, et, la serrant entre les siennes: + +--Non, mon enfant, pas pour les loriots: pour vous! + +--Oh! + +--Pour vos dix-sept ans, à qui je veux faire honneur! Que dirait-on, +si, à côté d'une grande jeune fille comme vous,--car vous voilà +grande, ma filleule,--on apercevait un parrain négligé? + +Quelque chose d'ému, un frisson de plaisir et de reconnaissance passa +sur le visage de Thérèse. + +--Eh bien! vous voyez, dit-elle, c'est absolument comme mon dessus de +clavier dont vous vous moquiez hier soir, ce que vous venez de faire +là : c'est très inutile, car nous ne rencontrerons personne, mais je +trouve ça charmant. + +Elle se recula de deux pas, considéra un instant M. de Kérédol, son +chapeau rond luisant, sa veste à larges boutons de nacre, ses gants, +sa canne à pomme d'or, et, avec un petit geste, comme un salut de la +main: + +--Tout à fait votre air de colonel! + +Rien ne flattait davantage l'ancien officier de chasseurs que cette +appellation dont le qualifiaient quelquefois les passants ou les +conducteurs d'omnibus. Un mot qu'il voulut dire, une exclamation +d'amitié, ou l'ordre du départ, resta dans sa moustache. Elle savait +trop bien le chemin de son cÅ“ur, cette Thérèse! Et Robert était comme +beaucoup de soldats: quand le cÅ“ur lui battait, il n'avait plus que +des gestes. Il leva donc sa canne, et se mit à marcher. La boîte +verte lui pendait dans le dos. + +--Si vous voulez, dit Thérèse en réglant son pas sur le sien, nous +rentrerons par le faubourg? + +--Pourquoi faire, mignonne? + +--Pour prévenir mon petit commissionnaire habituel. Je vous ai dit que +j'avais cueilli... + +--Ah oui! Jean Malestroit. Il a grandi, le mioche: je l'ai vu, l'autre +jour, sur le seuil de sa porte. + +--Si gentil! fit Thérèse. + +Tous deux furent bientôt dans la route qui montait à droite, et +s'enfonçait dans la campagne. A peine deux ou trois fermes, au milieu +des champs d'artichauts ou des plantations de pépinières. Les +grillons, toutes sortes d'insectes invisibles, qui chantent à l'entrée +de leurs trous, commençaient la longue complainte des jours chauds. On +voyait, au bord des fossés, le luisant de l'herbe qui remue. Thérèse +causait des détails de la vie quotidienne, de mille petites choses +indifférentes pour tous autres qu'elle et Robert. Un passant qui +l'aurait entendue se serait demandé pourquoi l'autre riait, pourquoi +il s'animait et s'épanouissait, sans raison apparente, sans qu'elle +eût rien dit que d'ordinaire, même sans qu'elle parlât, lorsqu'aux +barrières des champs elle s'arrêtait un peu, et, toute droite, l'Å“il +aux horizons, les lèvres entr'ouvertes, aspirait à pleine poitrine +l'odeur de moisson mûre, qui venait, rasant le sol. Et cependant, que +c'était bon, cette promenade avec l'enfant qu'il avait élevée, que +c'était doux, ce bavardage sans suite et sans fin, où l'on ne quittait +le présent que pour parler du passé, leurs deux domaines communs! Pas +un mot inquiétant, pas une note nouvelle dont il pût s'alarmer. + +--Vous n'avez pas fini votre légende d'hier? lui dit-elle. J'ai laissé +la marquise Gisèle assiégée, et la jument grise bien maigre. Vous +disiez: «Alors il arriva...» Je voudrais savoir ce qui est arrivé. + +--Non, ma mignonne, répondit gaiement Robert, le temps de mes +histoires est passé. + +--Vous ne m'en raconterez plus? + +--Non, je vous en lirai, des contes des grands auteurs, écrits pour +les grandes jeunes filles. + +--Oh! que c'est aimable! Je n'aurais pas osé vous le dire... + +--Vous le désiriez? + +--Sans doute, un peu. Mais comment faites-vous pour deviner ce que je +désire? + +--Je pense à vous. + +--Et moi aussi, mon parrain, je pense à vous, et j'ai le cÅ“ur touché +de vos attentions, bien touché, je vous assure! + +«Comme je la retrouve! songeait Robert, Comme la voilà reconquise! +Est-elle charmante, ce matin! Et jeune! Voyez-la!» + +Et ils allaient tous deux légèrement. + +Bientôt on prit les chemins de traverse. Ils étaient pleins de fleurs, +pleins de vie, pleins de fuites d'ailes effarouchées. On se baissait à +chaque instant, pour une étoile blanche ou jaune devinée sous le +couvert des ronces. La boîte s'emplissait d'herbes. Celles qui +n'étaient pas rares étaient au moins jolies. Thérèse avait des goûts +qu'il fallait contenter. Ainsi l'avait résolu M. de Kérédol. Il +cueillait tout ce qu'elle voulait: «Je n'herborise pas pour moi, +songeait-il, je fauche pour elle.» Et, les pieds dans la boue +traîtresse des creux des fossés, ou la tête dans les épines, il se +mouillait, se piquait, et s'échauffait avec allégresse. + +--Je regrette la tenue de colonel, disait Thérèse. + +--Moi, je ne regrette rien, si vous êtes contente. + +--Ravie! + +--Et savez-vous, disait-il, que nous voici tout à l'heure en pleine +famille d'orchidées: orchis abeille, orchis mouche, orchis +araignée?... + +--Où donc, parrain? + +--Dans le bois, parbleu! + +Chose curieuse, quand ils furent rendus sous la futaie, large et +longue tout au plus comme un champ de moyenne taille, vestige +d'ancienne forêt, ni l'un ni l'autre ne songeaient plus aux orchidées. +Ils étaient las d'avoir tant marché, tant ri, et du soleil qui faisait +danser l'air à la hauteur des yeux. Le dôme des feuilles gardait un +reste de rosée évaporée, avec le lourd parfum qui monte du sol des +bois. A peine eut-il foulé la mousse, et senti sur ses épaules la +caresse des premières ombres, M. de Kérédol perdit sa belle ardeur, +chercha la place la plus fraîche, sans une moucheture d'or, la trouva +au bord d'un fossé d'eau courante, et s'assit en s'épongeant le front. +Thérèse tourna un peu, pour ne pas avoir l'air aussi fatiguée que son +parrain, affecta de s'intéresser à des fougères, eut une phrase +banale sur la douceur de l'ombre, et finalement s'assit à trois pas de +lui. Elle arrangea les plis de sa robe, à petits coups songeurs, et se +mit à regarder devant elle. Il en faisait autant de son côté, mais, +tandis qu'il était seulement silencieux, elle se sentait peu à peu +envahie par une mélancolie, un malaise d'âme grandissant, le revers de +l'excessive gaieté qu'elle avait eue. Cela vient ainsi, tout jeune +qu'on soit. Et Thérèse eut un soupir qui fit se retourner Robert. Il +la considéra un instant, et remarqua le changement qui s'était produit +en si peu de temps dans la physionomie de sa filleule. Sous la +voilette relevée, les yeux de Thérèse grands ouverts, sérieux et comme +voilés d'une pensée qu'il ne pouvait lire, fixaient un point de +l'horizon. Était-ce le moulin, là -bas, de l'autre côté de la Loire, +gros comme un hanneton qui secoue ses élytres, ou les traînées pâles +des champs de colza rayant les pentes, ou le nuage roulé, immobile +dans l'océan de lumière où pas un souffle ne courait? Non, sans doute. +La bouche avait un pli léger, et tout le visage cette lueur égale et +comme cette transparence qu'il prend lorsqu'aucun objet du dehors ne +l'impressionne plus, et qu'il reflète seulement un songe intime du +cÅ“ur. + +--A quoi rêvez-vous? demanda M. de Kérédol. + +--Moi? à rien, répondit-elle sans bouger. + +Robert jugea politique d'opérer une diversion, se pencha en avant, +au-dessus du courant qui filait, rapide et bleu d'acier, parmi les +cressons, les acanthes, toute une végétation réfugiée là contre +l'ardeur de l'été, et cueillit une tige couronnée d'un corymbe de +fleurs blanches. + +--Reine des prés, dit-il, _spiræa ulmaria_, famille des Rosacées. +Voyez, Thérèse, est-elle élégante! + +Thérèse fit à la plante l'aumône d'un regard distrait. + +--Dites-moi, demanda-t-elle en rabaissant sa voilette, maman s'est +bien mariée à dix-huit ans, n'est-ce pas? + +--Oui, dix-huit ans, répondit rapidement Robert... Je crois, Thérèse, +que vous n'avez jamais étudié la reine des prés. Tenez, la feuille est +ailée, duvetée en dessous, à folioles ovales. J'ai lu quelque part +qu'en infusant les fleurs dans du vin, on obtient le bouquet du fameux +Malvoisie! + +Et il observait, sur le visage de la jeune fille, maintenant tournée +vers lui, l'effet de cette pointe habile. Elle n'en parut pas touchée. + +--Vraiment? dit-elle... Mais, dix-huit ans... mon parrain, savez-vous +que je les aurai l'année prochaine? Ce serait très drôle si... + +--Qu'est-ce qui serait drôle, mon enfant? + +--Non, pas drôle précisément. Je veux dire, reprit-elle,--et son +sourire éclatant, toute sa jeunesse enjouée reparut sur ses joues, +sur ses lèvres, dans ses yeux qu'animait un éclair de soleil venu on +ne sait d'où,--je veux dire que peut-être, vous comprenez bien, +peut-être quelqu'un pourrait penser à moi aussi... Eh bien! cela me +fait rire malgré moi. + +Pour le coup, Robert laissa échapper la reine des prés, qui roula, +comme une ombrelle, sur la mousse, et tomba dans le courant. + +--C'est à cela que vous pensiez? dit-il en se reculant, pour s'appuyer +au tronc d'un arbre, et la voix un peu sourde. + +Elle répondit, en montrant ses dents blanches, et en le fixant de ses +yeux bleus étonnés: + +--Mais oui! + +--A propos de rien, comme ça? + +--De rien du tout. Cela me vient surtout quand je regarde devant moi, +très loin. + +--Ah! très loin, devant vous? + +--Oui, n'est-ce pas que c'est curieux? + +Elle prit un air grave, appuya un coude sur un de ses genoux, et, +remuant sa jolie tête: + +--Voyez-vous, parrain, je songe quelquefois au mari que j'épouserai... + +--Alors, vous avez fait votre choix? + +--Oh! d'une façon très générale! Je voudrais épouser quelqu'un qui +aurait été malheureux! + +--Ça se rencontre aisément, Thérèse. + +--Oui, quelqu'un de jeune, qui aurait souffert. + +--Même jeune, cela peut se trouver, mon enfant: seulement, je ne +comprends pas. + +Elle hésita un instant, leva les yeux vers les chênes. + +--Pour le consoler, dit-elle. + +Et cela fut dit avec tant de naïveté, tant de tendresse voilée, que le +pauvre Robert sentit la morsure d'une larme au coin de ses paupières. +Il eut envie de s'écrier: «Si vous avez soif de consoler, Thérèse, ne +cherchez pas au loin, comprenez, restez pour nous trois, chassez les +rêves qui, déjà , si petite, vous éloignent! Ayez pitié de nous, ne +songez plus!» Mais il eut peur de paraître égoïste, peur aussi de +l'inconnu qui se révélait à lui. O mystère d'une âme! N'allait-il +point la froisser, la repousser, lorsqu'elle s'ouvrait si ingénument? +Fallait-il lui laisser voir toute l'appréhension qu'un mot pareil +jetait en lui? Non pas cela, surtout pas cela. L'esprit de Thérèse eût +travaillé sur cette crainte. Mieux valait prendre la chose légèrement, +comme une boutade sans conséquence, essayer de rire. Et il essaya, et +rien ne lui vint aux lèvres que ce mot qu'il ne voulait pas dire: +«Restez, restez!» Alors il se baissa, faisant mine de ramasser sa +canne devant lui, et resta courbé un peu plus de temps qu'il n'était +nécessaire, le temps de composer ses traits. Quand il sentit +s'effacer les deux sillons qui s'étaient tout à coup creusés aux coins +de sa bouche: + +--Ma petite Thérèse, dit-il, nous ferions bien de partir. Je crois que +vous voulez rentrer par le faubourg? + +--Oui, répondit-elle distraitement, pour mes roses. + +Il s'était levé en parlant, et, à demi détourné, tirait ses manchettes +avec un soin qui devait cacher un reste d'émotion. Thérèse ne le +remarqua pas. Elle se redressa paresseusement, et fixa une fois encore +l'horizon là -bas, où le nuage immobile dormait, tout fulgurant de +lumière, au-dessus des collines mauves. Il fallut que Robert répétât: + +--Eh bien, Thérèse, venez-vous? + +Ils sortirent de la futaie, côte à côte, et prirent un autre chemin, +qui ramenait en demi-cercle à la ville, et aboutissait bien au delà +des Pépinières, vers le milieu du faubourg. Thérèse, déjà reposée, +rieuse comme auparavant, multipliait et variait les questions, +tentait les mêmes sujets qui, tout à l'heure, avaient intéressé +Robert: lui ne répondait pas toujours, et, quand il le faisait, +c'était d'un mot, avec effort. + +--Qu'avez-vous donc? demanda-t-elle. + +--Un peu de fatigue, mignonne, cela passera. + +Hélas! il avait bien autre chose qu'un peu de lassitude: son ciel +intérieur troublé, l'inquiétude de la veille maintenant fixée dans +l'âme, il avait peur de la vie. Et celle qui avait causé le mal ne +s'en doutait pas. Elle tâchait d'être aimable et vivante pour deux. +Aucune autre idée ne semblait plus l'occuper. Son rôle de +consolatrice, son rêve sentimental de tout à l'heure, elle n'y pensait +plus. C'était Robert qui songeait à cela, maintenant, et qui se +disait: «Il y a là des signes manifestes... J'espère qu'il n'est pas +trop tard, non, mais il est grand temps, grand temps!» + +Ce qui le tourmentait le plus, c'est qu'il commençait à douter de +l'efficacité des moyens qu'il emploierait: attentions, lectures, +tendresses d'ami, qu'était-ce à côté des visions qui passent au-dessus +de l'horizon bleu, quand on regarde devant soi, bien loin? + +Quand ils furent arrivés au point culminant du chemin, avant de +descendre la dernière pente qui, à cent mètres de là , entrait dans la +banlieue, Thérèse ralentit le pas, et releva son ombrelle pour mieux +voir. C'était un paysage assez médiocre et banal, aux jours d'hiver, +mais transfiguré à cette heure dans la gloire du grand soleil: une +campagne coupée de jardins, plate et cultivée, sans une rivière, sans +un arbre, et autour la ville, comme une découpure sans profondeur, +comme une dentelle inégale, d'un blanc bleuâtre, avec des fumées +d'usines traînantes, et tellement criblée de lumière que le sommet des +tours, des clochers, les parties hautes des toits, semblaient à demi +fondus dans l'air. + +--Est-ce étincelant! dit Thérèse. + +M. de Kérédol prit son lorgnon, et jeta un regard rapide, lui aussi, +de ce côté. Mais avec quelle disposition différente d'esprit! Sous ses +paupières, bridées par l'éclat du jour, ce fut une sorte de défi qui +passa, une pensée de colère contre cette ville d'où sortirait +peut-être le danger qui menacerait son bonheur, qui détruirait le +repos du logis couché là -bas derrière eux, dans la verdure de ses +grands arbres. + +Thérèse et lui continuèrent à marcher, presque sans rien se dire, +jusqu'à une maison du faubourg, pauvre et basse, où l'on accédait par +un corridor voûté, commun avec la maison voisine. Robert s'arrêta. + +--Je vous attends, fit-il. + +La jeune fille était déjà entrée dans le couloir, et frappait à la +porte d'une chambre à gauche. Là demeurait M. Malestroit, charpentier +en bateaux, tandis qu'en face, ainsi que l'indiquait un écriteau de +bois blanc fleuri d'osier tressé, habitait M. Colibry, vannier. Ne +recevant pas de réponse, car la mère était sans doute en course dans +le quartier, Thérèse traversa le corridor dans toute sa longueur, et +déboucha au grand soleil, dans le jardin où elle entendait des voix. + +C'étaient les cinq enfants du charpentier qui jouaient, assis en rond, +têtes nues, sur un tas de sable: Jean, Yvonnette, Germain, Gustave et +Pascal. Elle les connaissait bien; l'aîné même, un gamin de douze ans, +était son filleul. Et comme elle aimait les enfants, Thérèse, une +minute, observa ceux-là . Ils ne la voyaient pas. + +--Je propose de jouer à Adam et Ève, dit l'aîné, en levant sa figure +espiègle et rousselée. Moi, je ferai Adam. Toi, Yvonnette, tu seras +Ève. L'ange pour les chasser du Paradis, c'est Gustave. + +--Non, non, dit Germain, je suis plus fort! C'est moi! + +Mais la petite secouait ses boucles blondes. + +--Tu ne veux pas, Yvonnette? + +--Non. + +--Pourquoi donc, mademoiselle? + +--Oui, pourquoi, pourquoi? + +Tous les frères étaient de l'avis du chef. Mais Yvonnette continuait à +secouer la tête. Elle était près de pleurer. Jean devina qu'elle +devait avoir une raison grave pour ne pas faire Ève. + +--Autre chose, alors, dit-il. + +Et, sans plus d'explication, saisissant un rameau encore orné de deux +ou trois feuilles, il le posa au-dessus de la tête de Pascal, qui +riait déjà d'être regardé par ses frères, et l'y maintint une seconde. + +--Deux sous? demanda-t-il. + +Et ils se mirent à rire tous ensemble, de si bon cÅ“ur que leur gaieté +gagna Thérèse; ils riaient, les mains trempées dans le sable qu'ils +jetaient en l'air pour mieux marquer l'exubérance de leur joie. Et le +rameau passa sur la tête de Gustave, puis sur celle d'Yvonnette, et ce +furent de nouvelles demandes d'argent, et des fusées de notes claires +qui n'avaient de sens que pour ces petits. + +--Que peut-il bien leur vendre? se dit Thérèse. + +Elle avança de deux ou trois pas dans le pauvre terrain, tout resserré +entre ses palissades noires. + +--Que vends-tu là ? demanda-t-elle. + +Cinq paires d'yeux flambants, effarés, se retournèrent vers elle, et +aussitôt se baissèrent ensemble vers le tas de sable qui crépitait +sous le soleil. Les cinq petits Malestroit se poussaient le coude, +pour s'engager à répondre. Ce fut Jean, naturellement, qui prit la +parole, et, encore confus, glissant les yeux jusqu'au bas de la robe +de Thérèse, très drôle, dit à demi-voix: + +--Je vends de l'ombre! + +Puis, il se leva, et, tandis que les quatre autres, décontenancés, +privés de leur chef, s'enfuyaient jusqu'à la palissade, il s'approcha +de Thérèse, tenant encore son rameau, et penchant sa petite tête +ronde, aux cheveux ras, que le soleil dorait par places. + +--Tu veux bien me faire une commission, mon filleul? dit Thérèse en se +baissant pour l'embrasser. + +--Oui, mademoiselle, dit Jean qui tendit un peu le front. + +--Tu vas venir à la maison, tout à l'heure. + +--Oui, mademoiselle. + +--Tu prendras deux grands paniers de roses qu'on te donnera, un dans +chaque main. Tu ne les renverseras pas? + +--Non, mademoiselle. + +--Et tu les apporteras à l'église, dans la chapelle de la sainte +Vierge, où tu sers la messe. + +--Oui, mademoiselle. + +Elle passa la main sur la joue de l'enfant. + +--Au revoir, mon Jean! + +Lui, la voyant s'en aller, se redressa tout à fait. Et quand Thérèse +fut sur le point de disparaître, tout rassuré, l'Å“il vivant, bien +ouvert, se disant qu'après tout cette jeune fille était une amie, il +cria, de sa voix claire: + +--Bonsoir, mademoiselle! + +Thérèse se retourna, et vit qu'il était debout, la main levée, fier de +lui, et que, dans le fond, là -bas, quatre petits sarraux bleus +faisaient la révérence. + +Dix minutes plus tard, la jeune fille ouvrait la porte du logis des +Pépinières, et s'élançait vers sa mère qui la guettait, inquiète déjà , +au coin de la maison, et Robert qui la suivait, la main droite à demi +gantée, retrouvant sa belle humeur pour que madame Maldonne ne pût se +douter de rien, refoulant en lui-même ce qui lui restait d'inquiétude +et d'ennui, disait: + +--Une promenade charmante, Geneviève, charmante! + +--Je viens de voir le petit Malestroit, reprit Thérèse en enlevant +l'épingle de son chapeau, il avait peur de moi: un amour. + + + + +III + + +Le déjeuner fut gai, comme de coutume. M. Maldonne était satisfait +d'un envoi de corneilles à pattes rouges, qu'il venait de recevoir de +Belle-Isle-en-Mer; sa femme s'épanouissait au récit que Thérèse +faisait de l'excursion du matin, et Thérèse, en effet, mise en verve, +racontait les plus petits incidents de la route, taquinait son oncle +qui, pour un vieil Africain, disait-elle, ne s'était pas bravement +comporté sous le soleil de juillet, et n'omettait qu'un seul détail: +la conversation de cinq minutes, dans le bois, quand elle regardait +l'horizon, et que lui cueillait des reines des prés. Robert le +remarqua. + +Quand il se leva de table, M. Maldonne, par habitude, donna un coup de +brosse à son panama, fit le tour du jardin, inspecta ses tombes à +melons, entra dans le réduit où, sur des planches torréfiées par la +chaleur, des graines séchaient, mêlées à des papillons morts, et +perdit, en récréations utiles du même genre, le commencement de +l'après-midi. Vers deux heures, il annonça l'intention de retourner au +musée. + +--Si vous le permettez, dit Thérèse, je vous accompagnerai. J'ai +promis d'aller faire des guirlandes pour l'adoration, qui a lieu +demain. Vous me laisserez à l'église. + +Le père et la fille partirent donc ensemble. Au pas nerveux de +Maldonne, la distance fut vite franchie. Thérèse monta les marches du +perron de l'église. + +--A bientôt, ma chérie! Ne te fatigue pas trop! + +--Ni vous? + +--Toi surtout! + +Il se retournait en marchant, pour la regarder. Thérèse entra dans la +vaste nef qui retentissait du bruit des marteaux, des scies rognant +les planches et des commandements du vicaire alignant par tailles, aux +deux côtés de l'autel majeur, des pots de lauriers-roses et des +branches de pin. + +Elle fit une courte prière devant la statue de la sainte Vierge, +constata d'un coup d'Å“il que les roses avaient bien été apportées à +l'endroit convenu, et s'apprêtait à sortir de son banc, pour aller +rejoindre une autre jeune fille occupée à ranger dans un coin des +banderoles de gaze, quand le geste d'une femme l'arrêta. C'était une +vieille domestique retirée dans le faubourg, aux environs des +Malestroit, et que Thérèse connaissait. Elle se hâtait, grosse et +courte, bousculant les chaises, son bonnet de travers, la bouche à +demi ouverte, avec la nouvelle d'un malheur dans les yeux. + +--Ah! mademoiselle, dit-elle en se penchant, avant même d'arriver +jusqu'à Thérèse, vous ne savez donc pas? + +--Quoi donc? + +--Le petit Malestroit! + +--Lequel? + +--Jean, mademoiselle, un enfant si mignon! + +--Eh bien! qu'y a-t-il? + +--Tombé dans le faubourg... Il jouait à la toupie... tombé sous les +roues d'un camion... écrasé!... + +--Ah! dit, Thérèse en portant la main à ses yeux pour en chasser +l'affreuse vision, ce n'est pas possible!... non, il n'est pas +possible que ce soit lui... il n'y a pas plus de deux heures qu'il est +venu ici! + +--Hélas! si, mademoiselle, dit la femme fondant en larmes, il est +mort, le pauvre petit! Je l'ai vu quand on l'a rapporté... sa tête +saignait là , mademoiselle, à la tempe... Il est maintenant sur son +lit... Je suis venue vous le dire... vous pouvez bien y aller. Tout le +monde y va dans le quartier... C'est joli déjà comme un paradis, chez +les Malestroit! + +Thérèse sortit, sans rien répondre, mais si pâle, si haletante, que la +vieille femme, venue là en messagère, tout émue devant cette douleur +d'enfant, inquiète même, cherchait à rejoindre la jeune fille sur les +dalles de la nef et répétait: + +--Voyons, mademoiselle, faut pas se tourner le sang comme ça, faut se +faire une raison... attendez-moi donc!... + +Thérèse n'écoutait pas. Elle traversa la rue. Les Malestroit +demeuraient à cinquante pas plus loin. Et elle entra dans la grande +salle pauvre, à gauche, ouverte à tout venant par le deuil. + +Il était là , le petit marchand d'ombre. On l'avait couché au milieu +de la pièce, sur un lit qui devait être celui des parents, la tête +touchant le mur du fond, soulevée et tournée vers l'unique fenêtre en +face. Toute la lumière semblait se concentrer et se poser sur ce +visage décoloré, mais charmant encore: le front à demi couvert par le +bandeau qui cachait la blessure, et les mèches d'or inégales +au-dessus, luisant comme au grand soleil du jardin. On eût dit d'un +convalescent affaibli par un long mal, et qui dort, et qui va +s'éveiller. Les deux mains de l'innocent, les deux mains courtes +auxquelles la toupie venait d'échapper, pieusement jointes, retenaient +le chapelet de première communion. Le drap tombait jusqu'à terre, un +drap blanc très fin qui avait dû être prêté, et, à droite et à gauche, +sur le linge sans pli, ô tendresse de l'âme du peuple, ô inspiration +charmante des pauvres qui s'entr'aiment! les frères, les sÅ“urs, les +petits amis du faubourg avaient, avec une épingle, attaché des +images. De chaque côté, en rangs irréguliers, on voyait un saint +Jean-Baptiste avec son agneau, des anges, de jolies vierges bleues et +blanches aux yeux levés, un enfant Jésus bénissant le monde avec son +doigt rose et jusqu'à un soldat dont un coup de ciseau avait coupé le +sabre, un soldat d'Epinal qu'on avait dû lui acheter pour sa dernière +croix. Elle était là aussi, la croix d'argent, ornée d'un ruban rouge, +sur une pelote blanche, au pied du lit, attestant que la mort avait +pris un des plus sages, un de ceux qui promettaient et qu'on citait +pour modèle à l'école. Pauvre petit! comme tout cela, naïvement, +racontait sa vie, ses humbles journées d'écolier qui ne savait que +lire, jouer au soldat et prier Dieu! + +Thérèse, un instant immobile sur le seuil, dans la muette +contemplation du chagrin, s'avança toute droite vers le lit, sans un +regard pour les gens assemblés là , et qui l'observaient. Elle ne +voyait que le petit Jean. + +Elle vint à lui, elle se pencha doucement, et embrassa les pauvres +yeux morts de l'enfant comme elle n'avait jamais fait, avec toute sa +pitié, avec toute sa foi, avec toute son âme, qui se fondit dans ce +baiser. Et Thérèse se laissa glisser à genoux, la tête sur le drap +orné d'images. + +Elle demeura ainsi quelque temps, secouée par les sanglots auxquels +répondaient, dans le coin d'ombre de la chambre, là -bas, les soupirs +étouffés de plusieurs femmes, moins jeunes qu'elle, et qui pleuraient +depuis plus longtemps. Puis elle se leva, et, à travers le voile de +ses larmes, chercha la mère. Elle l'aperçut de l'autre côté du lit, +près de la muraille. Madame Malestroit, toute menue et fanée, était +assise sur une chaise basse, les mains sur les genoux, serrant un +mouchoir qu'elle ne portait plus à ses yeux taris. Autour d'elle, +trois ou quatre femmes se tenaient debout, des voisines, qui avaient +épuisé les courtes consolations des mots, et ne l'assistaient plus +que de leur présence, tournant seulement la tête, de temps en temps, +ou murmurant une exclamation douloureuse, la même depuis deux heures, +pour bien montrer qu'elles pensaient toujours à la même chose, comme +la pauvre Malestroit. Une seule personne parlait à demi-voix, un vieux +monsieur, épais dans sa redingote, la face large et rase, et qui +disait, avec une compassion vraie, retenant sa voix pour que sa parole +entrât mieux dans cette âme meurtrie: + +--Allons, ma petite mère, c'est une épreuve... bien rude, oui, bien +rude... mais n'est-il pas plus heureux là -haut?... Il échappe à bien +des misères!... Un vrai ange qui n'a pas besoin qu'on prie pour +lui!... Tout le monde l'aimait... moi je l'aimais... je l'aimerai +toujours, voyez-vous!... + +Et ses phrases espacées, prononcées lentement, tombaient une à une, +comme un refrain pour endormir les peines, sur la mère muette et +accablée. Thérèse passant près de lui, il s'inclina en souriant. + +--Bonjour, monsieur Lofficial, répondit-elle. + +Et, passant la main sur les mains de madame Malestroit, pour appeler +son attention: + +--Ma pauvre femme, dit-elle, puisque j'étais sa marraine, j'ai là -bas +des fleurs. Voulez-vous bien que je les lui donne? + +Au son de cette voix connue, la femme du charpentier ne bougea pas. +Elle murmura seulement: + +--Oh! oui! pour lui, tout ce qu'on pourra pour lui! + +Thérèse dit quelques mots à l'oreille d'une des femmes, qui partit +aussitôt. Elle avait eu une de ces douces idées de jeune fille dont +elle était coutumière. Dans le tiroir d'une table, elle trouva du fil +et des aiguilles, se mit à genoux près du lit, et, quand la femme fut +de retour, apportant les deux paniers de roses, merveilleusement +belles et variées, destinées à l'église, on vit bien ce que Thérèse +avait voulu dire. Elle prenait les fleurs, les assortissait, les +encadrait d'un peu de feuillage, et, d'un point de couture, les +assujettissait au drap. En moins d'un quart d'heure, car elle +travaillait vite, tout un côté du lit fut fleuri de la sorte. La +couche funèbre du petit Jean prenait un air de chapelle en fête. Et +Thérèse se réjouissait, à chaque feston, d'avoir eu cette pensée. +Pauvre petit Jean, joueur de toupie, elle ne l'avait jamais tant aimé! + +Comme elle allait commencer à orner le deuxième côté du drap, un jeune +homme entra dans la chambre. Bien qu'il fût le plus proche voisin des +Malestroit, le propriétaire du vieil hôtel qui couvrait de son ombre +leur logis, il semblait n'être jamais entré chez eux. Debout sur le +seuil, un peu courbé à cause de sa haute taille, il hésita, cherchant +à s'orienter parmi les gens qui se trouvaient là . Il aperçut enfin M. +Lofficial, traversa la salle, et le cercle des femmes s'ouvrit pour +lui faire place. Le nouvel arrivant se trouva en face de madame +Malestroit. Il était déjà très ému. Quand il vit, au-dessous de lui, +la mère abîmée dans la douleur, il se sentit vraiment malheureux, non +pas d'être venu, mais de n'avoir aucune consolation à apporter, de ne +pas savoir comment exprimer sa sympathie à ce pauvre être misérable, +gêné aussi par le silence des gens qui se tenaient autour de lui, et +qu'il croyait motivé par cette visite inattendue. Il mit la main à sa +poche, se courba, et dit assez bas, intimidé: + +--Madame Malestroit, je suis venu aussi quand j'ai su l'affreux +malheur. Nous sommes voisins si proches... + +Et, entre les mains de la femme, il glissa une grosse pièce d'argent. + +Au contact du métal froid, la mère releva la tête. Elle fixa un +instant les yeux sur le jeune homme, et celui-ci, à travers le feu +sombre dont ils étaient pleins, crut discerner beaucoup de surprise et +un peu de fierté blessée. Cependant elle ne le témoigna pas, et, par +un instinct délicat de son âme populaire, elle accepta. + +--Venez-vous, monsieur Claude? dit M. Lofficial en se penchant, moi, +je sors. + +Le jeune homme, content d'être ainsi tiré d'embarras, suivit M. +Lofficial. Il fallait passer devant le lit de l'enfant. M. Lofficial +s'arrêta au pied, et s'inclina. Ses lèvres remuèrent. Thérèse, +agenouillée, se redressa, et cambra sa taille. Et Claude, qui n'avait +pas aperçu la jeune fille en entrant, la découvrit tout à coup. + +--Monsieur Lofficial, dit-elle, je n'aurai pas assez de roses. +Pourriez-vous faire prévenir mon parrain? + +--Très bien, chère demoiselle, j'y vais! repartit le bonhomme en +dodelinant sa tête blanche. + +--Pas vous-même, je suppose? + +--Au contraire, moi-même... C'est bien, ce que vous faites là . + +Elle ne répondit pas directement. + +--Je les avais cueillies pour l'adoration, fit-elle, et vous voyez!... + +Elle tourna vers le petit mort, d'un mouvement plein de grâce, son +visage rose où errait un souvenir navré. Et ce sourire mêlait je ne +sais quoi de maternel à son doux air de vierge. + +--Pauvre petit ami! dit-elle. + +Son âme était dans ces trois mots. Claude remarqua que Thérèse était +jeune, jolie, vêtue de gris, et que la pitié la faisait exquise. + +Il passa outre. Thérèse ne sembla pas le voir. + +A peine dans la rue, M. Lofficial se détourna. Sa face, pleine et +ronde, n'offrait plus qu'une trace légère d'émotion. + +--Mon jeune ami, dit-il, l'aumône était peut-être inutile. Mais, pour +la visite, vous avez eu raison de la faire. Si proche voisin! Des +gens si éprouvés! + +Il prit Claude par un bouton de la jaquette. + +--Et comme c'est touchant! ajouta-t-il. Ils se sont mis vingt familles +de pauvres peut-être, pour orner le lit de ce petit de douze ans! Le +drap est à l'un, la taie d'oreiller à l'autre, les images sont à tout +le monde. Ah! la générosité, monsieur Claude, vertu des pauvres! + +--Cependant, balbutia Claude, encore très troublé de ce qu'il avait +vu, il me semble que vous avez donné l'exemple... + +--Mais non, mais non. Ils étaient là avant moi. Et vous n'avez pas +tout observé! Venez... doucement, je vous prie, doucement... + +Il attira Claude jusqu'à la fenêtre voisine, celle des Colibry. Madame +Colibry, qui n'avait plus d'enfants chez elle, depuis plusieurs +années, avait offert l'hospitalité aux trois derniers des Malestroit, +qui jouaient bruyamment autour d'elle, sans souci du frère mort. La +chambre de la vieille, si proprette d'ordinaire, était mise au +pillage. Et plus loin, dans le jardin qu'on apercevait par une seconde +fenêtre en face, Yvonnette devenue l'aînée, immobile et courbée sur +elle-même, comme une enfant qui a beaucoup pleuré, causait avec le +vannier. + +--Ne trouvez-vous pas cela admirable? demanda M. Lofficial, en +ramenant Claude sur ses pas. Allez! allez! jeune homme, le peuple est +notre maître en charité. + +Il s'arrêta bientôt, devant l'hôtel de Claude. + +--Enchanté, mon voisin, dit-il, d'avoir eu le plaisir de causer avec +vous! Cela ne m'arrive pas bien souvent. + +--En effet, murmura Claude, les occasions... + +--Penser que nous demeurons porte à porte, et que je suis presque un +inconnu pour vous! J'avais l'honneur de voir souvent madame votre +mère, autrefois. Mais voilà : c'était une autre génération. Je suis +trop vieux. + +--Par exemple! Je vous assure, monsieur, que j'ai eu plus d'un regret +à votre endroit. + +--Vraiment? dit M. Lofficial en lui tendant la main. Eh bien! un autre +jour, quand l'idée vous viendra d'entrer chez moi, j'en serai ravi. Si +vieux qu'on soit, on a toujours un coin de jeunesse dans le cÅ“ur, +voyez-vous. Pour le moment, j'ai à m'acquitter de la commission de +mademoiselle Thérèse, c'est sacré... A l'honneur! + +Il souleva prestement le bord de son chapeau, et s'éloigna, dans la +direction de la banlieue. + +Claude examina un instant, avec la curiosité de l'explorateur qui +vient de faire une découverte, la brosse rude et fournie qui cernait +d'un tour blanc la coiffe du haute forme, et le col trop large de la +redingote, montant et descendant en mesure sur le cou sanguin du +bonhomme. + +Puis il rentra chez lui. + +Il habitait dans le faubourg, entre la maison blanche de M. Lofficial, +à gauche, et les deux réduits très humbles des Malestroit et des +Colibry, à droite, un vieil hôtel isolé sans doute autrefois, retraite +de quelque magistrat pacifique, lentement rejointe et enveloppée par +les constructions nouvelles. Habiter n'est pas cependant tout à fait +exact. Claude Revel passait huit mois sur douze à la campagne, dans le +domaine dont la mort prématurée de ses parents l'avait laissé maître, +et, sauf en hiver, ne faisait à la ville que de rares apparitions. +C'était un grand jeune homme de vingt-sept ans, brun de cheveux et +brun de visage, qui eût ressemblé à plusieurs de ses aïeux, +propriétaires, avant lui, de la terre de la Coudraie, s'il n'avait eu +dans toute sa personne, dans sa tenue un peu sanglée, dans le +froncement fréquent de ses sourcils, dans ses moustaches retombantes +à la gauloise, un léger accent ou un souvenir, si l'on veut, +d'officier de réserve. La note est assez fréquente aujourd'hui. Mais +s'il venait à sourire, à parler, ou seulement à saluer un ami, tout ce +masque tombait: les sourcils détendus laissaient mieux voir deux yeux +verts, bons et lumineux, et, sous les moustaches farouches, la bouche +apparaissait, nullement railleuse et nullement dure. On devinait +alors, sous l'écorce empruntée, ce qu'il était en réalité: un cÅ“ur +excellent et une imagination ordinaire, auxquels s'ajoutait, par un +effet de nature ou bien de solitude, une petite pointe d'humour et +d'observation. + +En ce moment, tout occupé de ce qui venait de lui arriver,--car la +moindre émotion faisait événement dans sa vie calme,--il ne songea pas +même à monter dans ses appartements, et, accrochant son chapeau à un +bois de cerf, il s'assit sur le divan du vestibule, au fond de la +cage de l'escalier, en face du poêle en faïence, croisa les jambes, et +alluma un cigare. + +Sa pensée suivit d'abord M. Lofficial. Depuis sa petite enfance, +Claude se rappelait à peine avoir causé deux ou trois fois avec lui. +Le peu qu'il en savait datait des années déjà lointaines où, dans son +imagination épeurée, ce voisin jouait des rôles d'ogre. On prétendait +que M. Lofficial avait été pharmacien. Mais le bonhomme était le seul +à en être bien sûr, car, au temps même de son commerce, on le +rencontrait toujours, paraît-il, sous les arbres de la promenade, +heureux, placide, étonnamment renseigné sur toutes les histoires +locales et causeur de carrière. Sa plus grosse affaire, en tout cas, +ne durait plus que trois semaines à présent, et c'étaient ses +vendanges, qu'il conduisait lui-même, qu'il surveillait avec une +volupté de propriétaire et de gourmet, levé dès quatre heures, haut et +droit tout le jour parmi les vignerons courbés, et, le soir, assis au +milieu des ouvriers qui «tournaient la mariée», grisé par les effluves +du moût, donnant le ton des devis joyeux et des chansons, qui ne +cessaient pas plus que le ruissellement clairet du pressoir. Les +quarante-neuf autres semaines de l'année, il menait une existence +assez mystérieuse. Sa maison, presque toujours close du côté de la +rue, était silencieuse comme un couvent. Le matin, il y venait +quelques personnes, hommes et femmes, pauvres gens pour la plupart. +L'après-midi, M. Lofficial sortait. Claude n'en savait pas davantage. + +Il songea donc à son voisin, mais pas longtemps. Une autre image vint +l'en distraire, celle de la jolie inconnue agenouillée près du lit de +l'enfant. Elle lui apparaissait très nette et très plaisante. +Insensiblement même, elle se dégagea de l'appareil de deuil qui +l'enveloppait. Ce ne fut plus qu'une jeune fille très jeune, avec un +panier de roses près d'elle, et des yeux levés pleins de pitié. +Mademoiselle Thérèse? Comment ne l'avait-il jamais vue, lui qui +connaissait,--comme on connaît l'armorial,--à la couleur de leur +chapeau, de leur robe, ou de leurs rubans, toutes les héritières de la +ville? + +Il en était si bien occupé, que le signal du dîner,--un coup de timbre +qui résonnait à l'infini le long des rampes de bois de l'escalier,--ni +l'entrée dans la salle à manger glaciale, ni la silhouette immobile de +Justine attendant, au même endroit traditionnel de l'appartement, que +son maître eût achevé le premier service, ne modifièrent le cours de +ses pensées. Il eut de vagues sourires, qu'on eût pu croire adressés +aux éclats d'un bouchon de carafe traversé d'un rayon de jour, ou à la +fumée qui montait en spirale de la soupière pour se perdre dans la +mousseline de la suspension. Et quand Justine s'approcha, maigre et +digne, une assiette à la main: + +--Justine, demanda-t-il, est-ce que les Malestroit ont des parents +riches? + +--Tout ce qu'ils sont de Malestroit, répondit-elle, c'est riche à peu +près comme moi, qui n'ai rien... M. Claude y a donc été? + +--Oui, Justine, et j'ai remarqué là une jeune fille. Tu ne sais pas +son nom? + +La vieille servante, qui avait toujours eu, pour la vertu de son jeune +maître, une sollicitude un peu farouche, le regarda d'un air défiant. + +--Blonde, continua-t-il avec du rouge à son chapeau. Tu ne sais pas? + +--S'il fallait connaître à présent toutes les jeunesses qui courent +les rues! fit-elle, avec un mouvement d'humeur, en changeant +l'assiette de Claude. + +--Mais elle ne courait pas, celle-là , Justine: elle attachait des +piquets de roses et de feuillage aux draps du petit Jean. M. Lofficial +lui a parlé!... + +--Ça sera peut-être une demoiselle du bureau de bienfaisance! grommela +Justine. + +Elle emporta la soupière, leva les yeux vers le portrait de son +ancienne maîtresse, ce qui était sa façon de les lever au ciel, et +s'en alla, d'un pas glissant, vers son royaume. + +«Ma pauvre Justine, songea Claude, je n'ai jamais si bien saisi ton +complet défaut de poésie et de sentimentalité. Tu es fermée à l'idéal, +bien que tu aies le cÅ“ur tendre. Non, cette jeune fille n'est pas +venue là au nom d'une administration! Elle a été conduite par sa piété +et par sa pitié, peut-être aussi par le souvenir de quelque ancienne +charité faite aux parents. Rien n'attache comme d'avoir donné. Elle +était aimable, cette enfant. La douceur de ces yeux qui ne m'ont pas +regardé, et de cette voix qui ne m'a pas parlé, m'est demeurée +présente. Je demanderai à M. Lofficial...» + +Comme il achevait ce monologue, Justine rentra. Elle avait deux +mouvements, en toute occasion, dont le premier était hargneux, et le +second repentant et attendri. Elle revint donc, posa quelque chose sur +la table, et dit: + +--Après ça, votre demoiselle, cela pourrait bien être mademoiselle +Thérèse Maldonne, une petite dont le père empaille pour le musée. Je +me rappelle qu'elle a été marraine chez les Malestroit, après que M. +Lofficial a eu passé par là . Car, vous savez, ça n'a pas toujours été +droit dans la maison. Enfin, suffit. Il ne faut pas dire du mal des +gens. + +Claude n'insista pas, malgré le mystère qui enveloppait les +révélations de Justine. En poussant plus loin ses questions, il eût +éveillé les soupçons de la vieille servante, dont il avait, en bon +célibataire, une certaine crainte révérencielle. + +Après le dîner, au lieu de sortir, comme il avait coutume de le faire, +il monta dans sa chambre, qui ouvrait sur les jardins. Il n'éprouvait +aucun besoin de marche ou de distraction. Quelque chose d'ému +subsistait en lui, et l'attrait aussi de ce monde des petites gens, de +la misère, de la mort même, qu'il avait côtoyé longtemps sans le voir, +et qui s'était révélé à lui, tout à coup, il ne savait comment. Quelle +force l'avait conduit là , chez ces voisins en deuil? + +Il se mit à regarder par la fenêtre, vers la droite, les deux bandes +de terre bien étroites, accolées à sa large cour pavée. La plus proche +était celle des Malestroit, pillée, pelée par le pied des enfants, +sauf un angle, tout au fond, où poussait une gerbe de chrysanthèmes +autour d'un pigeonnier. La mère avait le goût de cette verdure pâle, +qui s'étoilait, en automne, de grandes fleurs brunes. On la voyait +souvent, à pareille heure, traverser le jardin, menue et encore un peu +jolie, avec un pichet d'eau qu'elle portait à ses chrysanthèmes, +tandis que son mari se promenait, athlétique et rude, en fumant. +Ils s'étaient aimés, paraît-il. On racontait que Malestroit l'avait +enlevée, quand il revint de son tour de France, bronzé comme un +Catalan, et superbe comme un jeune dieu. Et c'était cela sans doute +qu'avait voulu dire Justine. Pauvres gens! Ce soir, ils ne sont pas +sortis. La maison est close. Une lame mince de lumière, glissant par +la fente de leur porte, se mêle à la lueur de la lune montante. Au +delà , personne non plus, derrière la palissade. C'est le domaine du +vannier, tout vert et frais, celui-là , ombragé d'un peuplier à larges +feuilles et rempli de bottes d'osier, debout et serrées les unes +contre les autres, la pointe encore duvetée, et qui lui donnent un +certain air de forêt. Tout le jour, hiver comme été, c'est là que +travaille Colibry, un vieux très maigre, assis au pied de l'arbre, +près de la cuve où trempent des baguettes blanches. Quant aux maisons, +elles sont toutes deux pareilles, bien basses, ouvrant sur le +faubourg, avec un toit long du côté du jardin, un de ces toits sur +lesquels la pluie s'égoutte des demi-journées, et qu'affectionnent les +pigeons, dont il y a des volées de part et d'autre... Les pigeons sont +même la cause de querelles fréquentes entre le vannier et le +charpentier en bateaux. Comment voulez-vous que les pigeons de +Malestroit n'aillent pas quelquefois manger le grain avec ceux de +Colibry? Ils vivent sans cesse vis-à -vis les uns des autres. Le +pigeonnier des uns, posé sur une perche, au bout du jardin de +Malestroit, regarde précisément les deux boîtes pendues au-dessus de +la porte de Colibry. Entre eux, compterait-on dix coups d'aile? Ce ne +sont pas les reproches de leurs maîtres qui empêcheront les affinités +naturelles de se manifester, ni le superbe culbutant du charpentier de +courtiser la fine pigeonne bizet du tresseur d'osier. Et, parfois, on +entend des phrases terribles: «C'est encore vous qui attirez mon +culbutant, monsieur Colibry? Je lui tordrai le cou, à votre bizette!» +Dieu sait que le pauvre Colibry est absolument innocent dans +l'affaire, mais il a peur de son ombre. Il ne se défend pas, et, quand +il voit que les choses se gâtent, il disparaît derrière son taillis... +Pas de dispute, ce soir. Le deuil a mis entre eux sa paix profonde. La +petite Yvonnette doit dormir auprès de la mère Colibry. Il fait tout +nuit. + +Claude regardait. Il se rappelait ces détails et d'autres qui, +lentement, dans sa pensée, chantaient un refrain triste. Cela +ressemblait aux sons de flûte, sortis on ne sait d'où, qui suivent le +voyageur dans les nuits tièdes. Et, la curiosité aidant, il voulut +retourner un instant chez les Malestroit. + +Il s'arrêta, sans entrer, sur le seuil de la porte que le continuel +pélerinage des gens du quartier avait tenue ouverte. Deux flambeaux, +sur deux chaises de jonc, brûlaient à gauche et à droite du petit +Jean. Le visage de l'enfant, plus pâle encore, demeurait doux et +calme. Dans l'ombre, un berceau où dormait, sans souci de la mort, le +dernier né de la famille. Dans l'ombre aussi, formant des groupes à +peine distincts, cernés de lumière douteuse, des parents, des amis, +accourus après la journée de travail, la mère abîmée sur l'épaule de +madame Colibry, et puis, dans la lumière des cierges, près du lit, le +père, colossal, debout, les yeux fixés sur ce drap blanc d'où sortait +la tête menue de son fils. De vagues étincelles d'or et d'argent bruni +s'échappaient de la croix et des images piquées sur le linge. Les +guirlandes de fleurs luisaient plus vaguement encore, et mêlaient leur +parfum à l'odeur de la cire brûlée. Un recueillement sacré, le respect +effrayé du mystère, la fascination de ce visage de douze ans, que tous +ils contemplaient, les témoignages multipliés d'attentions populaires +et naïves emplissaient cette chambre d'une atmosphère pénétrante. + +Mais Thérèse n'était plus là . + + + + +IV + + +Claude habitait de nouveau la Coudraie depuis trois semaines. Les +affaires lentes et absorbantes de la campagne, la rentrée des blés et +des avoines, la promenade, quelques visites aux voisins, l'occupaient +suffisamment. Il n'avait pas le temps de rêver. Si l'image de Thérèse +lui était apparue, c'était rapidement, sans qu'il eût le loisir d'y +arrêter son esprit. Elle ne lui avait pas semblé d'un autre ordre que +le souvenir d'un coin de forêt, de la frondaison retombante d'un +groupe d'arbres ou d'une pente verte au bord d'une source. Il n'en +avait retenu qu'une impression fugitive d'ombre et de fraîcheur. Rien +de plus. Mais il faut compter avec les heures d'inaction. + +Une après-midi que tout se taisait, et faisait la sieste autour de +lui, les gens des fermes, les bÅ“ufs essoufflés de chaleur cherchant +l'abri des haies, les oiseaux dont aucun ne se risquait à travers +l'espace, les feuilles même, ternies par le grand soleil qui buvait la +sève, il lisait devant sa fenêtre ouverte. S'il ne somnolait pas, il +se sentait cependant l'âme plus molle que de coutume. Tout à coup, sur +l'acacia, en face, un écureuil surgit. Accroupi sur une maîtresse +branche, les oreilles droites et terminées par une flamme de poils +roux, il regardait. Claude fit de même, et, presque en même temps, la +pensée de Thérèse s'offrit à lui. + +«Si je tuais l'écureuil, se dit-il, j'aurais un prétexte pour entrer +chez M. Maldonne. Avec un peu de bonheur, je rencontrerais +mademoiselle Thérèse. Je verrais au moins la maison qu'elle habite, le +milieu où elle vit, quelque chose de plus que ce que je connais +d'elle. Pourquoi pas?» + +La tentation devint si forte que le jeune homme étendit la main, et +saisit au crochet d'un portemanteau une carabine, avec laquelle, au +temps des vendanges, il abattait des grives de vigne. Il appuya l'arme +sur l'assise de la fenêtre. L'écureuil tourna sa tête fûtée, comme +pour fuir. Claude pressa la détente, et se redressa aussitôt. De la +jolie bête de tout à l'heure, il ne restait qu'un paquet de poils, +pendu par les pattes de derrière à la branche de l'acacia. En trois +bonds, poussé par l'ivresse d'un coup heureux, comme un chasseur de +quinze ans, le jeune homme fut au pied de l'arbre. Le sang coulait de +la blessure, à gouttes rouges et lentes, roulait sur le cou, perlait +au bout de l'oreille, agitée à chaque fois d'un frisson, et tombait +sur l'herbe en taches que buvait la terre. Claude se trouvait +affreusement cruel. Une pitié, comme une souffrance humaine aurait pu +la faire naître, s'emparait de son esprit. Les pattes qui retenaient +l'animal, tremblantes d'un spasme de mort, se desserraient par degrés, +et, tout à coup, ressaisissaient la branche. Et les petits ongles +blancs criaient sur l'écorce. Ils lâchèrent enfin. + +La bête enveloppée dans un journal, Claude eut bientôt fait d'oublier +le meurtre. Il pressentait une aventure. Laquelle? Comment la nouer? +Parlerait-il à M. Maldonne? Quelle sorte d'homme découvrirait-il en +lui? Arriverait-il jusqu'à Thérèse? S'il parvenait à la revoir, quelle +impression lui ferait cette jeune fille, dans un cadre tout différent +de celui où elle lui était apparue? Son imagination n'allait pas au +delà de ce point. Il lui suffisait, pour secouer la monotonie de +l'heure présente, de ce très simple et très innocent projet: se faire +présenter à une enfant encore mystérieuse et qui lui avait plu. + +Vite, il monta dans une chambre voisine de la sienne, pour feuilleter +un vieux Buffon relié en veau, avec des aquarelles pâles, délices +de sa jeunesse. Il se remit en mémoire des noms de tribus, de +familles et d'espèces, relut des passages dont la sonorité lui +était encore familière, et, préparé de la sorte à son entrevue avec +l'ornithologiste, partit pour la ville, dans sa carriole anglaise. + +Vers quatre heures, il se présentait, son paquet sous le bras, dans la +cour du musée, vieil édifice du XVe siècle, en pierre toute dentelée +par l'homme et toute brunie par le temps. Le concierge eut l'air +étonné de voir quelqu'un. + +--M. Maldonne? + +--Dans la tourelle, au deuxième. + +Claude se mit donc à grimper dans l'escalier tournant. Il courait +presque, enjambant deux ou trois de ces marches basses, d'un grain si +blanc et d'une pente si douce, faites pour un pied de châtelaine. Le +bruit de ses pas, répercuté par l'écho à tous les étages de cette cage +légère, avait une sonorité à réveiller M. Maldonne, si le bonhomme +avait dormi. Mais M. Maldonne dormir! Quelle idée! A peine Claude +eut-il ouvert la porte cintrée, au-dessus de laquelle pendait un +écriteau: «Cabinet du conservateur», il aperçut le naturaliste, devant +une table logée dans l'épaisseur du mur, près de la fenêtre. M. +Maldonne, assis, un scalpel à la main, était penché au-dessus d'une +masse de plumes roussâtres. Autour de lui, dans la salle ronde voûtée +en ogive, des tortues de mer, des scies de squales, un crocodile, deux +ou trois singes, pièces fatiguées, attachées aux murs, et, en belle +lumière, près du vitrail, le seul objet élégant et brillant qui fût +là : une aquarelle. Il se leva vivement, et, les paumes appuyées au +bord aigu de la planche, sa tête maigre tournée vers l'étranger, la +barbiche dardée en avant par le pincement des lèvres, parut demander: +«Que voulez-vous?» + +--Monsieur, dit Claude, je crois que vous vous chargez de +préparer,--il n'osa pas dire «d'empailler»,--même les animaux qui ne +sont pas destinés au musée? + +--Certainement, monsieur. + +--J'ai, cette après-midi, tiré un coup de carabine. + +--En temps prohibé! dit M. Maldonne, en se rasseyant. + +--Et j'ai tué ceci. + +Claude développa le papier, et se sentit rougir en constatant l'état +lamentable du contenu, comprimé, bossué, maculé de sang, +méconnaissable. Il tendit quand même l'objet à M. Maldonne, qui partit +d'un éclat de rire sonore, pareil au cri des geais qui se poursuivent +dans les bois de chênes. + +--Encore un! s'écria-t-il. Je l'aurais parié! l'écureuil commun, +_sciurus vulgaris_, et avec des avaries! + +Il s'arrêta de rire, de peur de blesser son visiteur, et ajouta, avec +un accent ironique dont la gaieté faillit gagner Claude: + +--Dites-moi, monsieur, le voulez-vous monté sur un cylindre percé, qui +représente son nid, ou bien debout, l'épée à la main, dans l'attitude +d'un duelliste, ou encore accroupi, la trompe de chasse en sautoir? Ce +sont les trois positions préférées des amateurs de la ville. + +--Mon Dieu! fit Claude en hésitant,--car l'idée du nid lui était +venue,--comment le poseriez-vous donc, vous, monsieur? + +Les yeux de M. Maldonne lancèrent une flamme. + +--D'abord, dit-il, ni lui ni ses pareils ne valent la peine d'être +montés; mais si j'entreprenais de le faire, je camperais la bête +comme elle est à l'état sauvage, monsieur: je la saisirais, par +exemple, au moment où elle vient de bondir sur un arbre, et se +sauve... passez-la-moi... tenez, comme ceci, la tête tournée de côté, +l'Å“il grand ouvert, le corps aplati contre le tronc, une cuisse +allongée; ou bien quand elle saute à terre pour y ramasser une faîne, +le museau baissé alors, le corps en arc, la queue en arc, un petit +pont rouge à deux arches, et, si vous la préfériez au repos, je +l'endormirais sur la fourche d'un frêne, les yeux mi-clos, mais +l'oreille droite! Voilà , monsieur, ce qui serait de l'art! + +--Je sais, répondit Claude timidement, que vous êtes un artiste, +monsieur, et je suis confus de vous confier une besogne aussi peu +digne de vous. + +M. Maldonne jeta l'écureuil sur la table. + +--Bah! dit-il avec un soupir, il le faut bien! La pie, le geai, la +huppe et le martin-pêcheur des familles, la hure de sanglier et le +bois de chevreuil des chasseurs, c'est, avec l'écureuil, le menu +quotidien. Je me dédommage avec les pièces rares. + +--Vous avez, en effet, une fort belle collection. + +--Tous les oiseaux du département. + +--Sans exception? + +L'ornithologiste eut un mouvement de surprise, quelque chose d'inquiet +passa dans son regard. + +--En connaîtriez-vous une, par hasard? + +--Mon Dieu, monsieur... + +--Mais citez-la, je vous prie, citez-moi un oiseau du pays qu'on ne +trouve pas, soit au musée, soit chez moi! + +Claude tressauta. Il se sentait en plein sur la voie qu'il cherchait. +S'il parvenait à tomber juste sur un de ces spécimens que M. Maldonne +gardait jalousement chez lui! Tout arrive. Qui sait? Il fouilla les +profondeurs de sa mémoire, et jeta ce nom d'un air de doute: + +--Le faucon pèlerin? + +M. Maldonne, rassuré, indiqua du doigt la porte, derrière lui. + +--Dix exemplaires au musée, répondit-il. + +--La mouette rieuse? + +--Commune! + +--Le butor? + +--Je refuse ceux qu'on m'apporte. + +Claude, par un dernier effort, trouva dans ses souvenirs un nom +retentissant, et, le lançant à M. Maldonne qui attendait le coup, +l'Å“il clair, la mine légèrement railleuse et flattée: + +--L'aigle pygargue? dit-il. + +--Eh! eh! repartit M. Maldonne, avec une moue de gourmet, la bête est +rarissime en effet: c'est à peine si, de temps à autre, il s'en égare +une à la poursuite des oies sauvages qui remontent la Loire. + +--Eh bien? + +--Je l'ai, monsieur! + +--Pas possible? + +--Chez moi! + +--Chez vous, monsieur? + +--Tué de ma main. + +--Un vrai pygargue? + +--Il n'y en a pas de faux. + +--Non, monsieur, dit Claude, je n'aurais pas cru qu'un simple +particulier pût posséder... + +--Par exemple! Je vous le prouverai! dit M. Maldonne en se levant, +tout rouge de l'émotion du collectionneur animé par le défi et sûr de +son triomphe. Avez-vous une demi-heure à perdre? + +--Je suis libre, monsieur. + +--Alors, venez, accompagnez-moi jusqu'à la maison, et vous le verrez! + +«Je la verrai», pensa Claude, dissimulant sa joie sous l'apparence +d'un scepticisme poli. + +C'était l'heure où, sur toute la surface de la France, le +fonctionnaire s'évanouit, et l'homme s'épanouit. Le déclin du soleil +brise des milliers de chaînes, qui se renouent au matin. Le +conservateur du musée se retira dans un coin de la salle, pour changer +sa veste de travail contre une redingote noire qui dessinait son torse +maigre, se coiffa d'un chapeau de paille à bords plats, et prit une +canne de buis à gros nÅ“uds. + +Pendant ces préparatifs, Claude s'était approché de l'aquarelle pendue +près de la fenêtre. Elle représentait, à demi caché dans les roseaux +d'un étang, un chasseur qui rabattait son arme après avoir tiré. Le +canon fumait encore. Un oiseau fuyait, déjà très loin, rasant la nappe +claire de l'eau. + +--Tiens! dit Claude, quel est cet oiseau bleu que le chasseur vient de +manquer? + +M. Maldonne se détourna vivement, sans prendre le temps de passer la +dernière manche de sa redingote. + +--Bah! répondit-il, peu importe! Des oiseaux bleus, il y en a de +beaucoup d'espèces, des perruches, par exemple, des colibris... + +--Ce n'en est pas un, assurément. On dirait plutôt un canard? Ne +trouvez-vous pas? + +--Venez, monsieur! dit M. Maldonne en s'avançant et, légèrement +embarrassé: la peinture ne doit pas avoir grand intérêt pour vous, +c'est un souvenir, un cadeau d'ami... venez. + +Claude jeta un dernier coup d'Å“il sur le chasseur malheureux, qui lui +parut, en ce moment, ressembler au conservateur du musée, et, +traversant le laboratoire, descendit l'escalier. Son compagnon avait +un jarret d'acier et des yeux sans cesse en mouvement. Il longea +d'abord, au pas accéléré, presque sans rien dire, ces files de maisons +devant lesquelles il passait quatre fois le jour, tout occupé à saluer +de la main les gens qui lui souriaient ou se découvraient devant lui. +Puis, le faubourg franchi, des bouts de haie commencèrent à rompre la +ligne des murs, et la campagne apparut: cultures de maraîchers et +vastes pépinières, où la ville enfonçait encore, çà et là , le coin +d'une bâtisse neuve. Presque partout, des deux côtés de la route, des +forêts minuscules d'arbres verts, des taillis, drus comme les poils +d'une brosse, de noisetiers, de hêtres, d'érables, des groupes de +jeunes marronniers levant leur bouquet de feuilles, comme des palmiers +d'oasis, au-dessus des files naines de poiriers ou de fusains, tout +cela coupé en carré par des fossés sans herbe. M. Maldonne, dès qu'il +se sentit enveloppé de ce paysage familier, ralentit sa marche, et +donna libre carrière à son esprit. Tout l'intéressait, à présent, le +moindre détail du chemin, les vols d'oiseaux surtout, que le soir +attirait vers les nids, et qui s'éparpillaient, balles de plumes +bondissantes, dans l'air tiède et doré. Il les nommait les uns après +les autres: bruants, verdiers, linots, alouettes, pinsons, fauvettes. +C'était son monde qu'il présentait à Claude. Sa conversation abondait +en choses vues et fines. Il s'animait. Il était quelqu'un. + +Sous les pieds des promeneurs, de la terre aux ombres courtes où elle +était blottie, une alouette se leva, monta dans la lumière, agitant +toutes ses plumes, plana, et redescendit sans avoir interrompu son +chant. M. Maldonne l'avait suivie, avec une expression de tendresse +qui ne s'adressait point à l'oiseau, avec un de ces sourires qui vont +droit à une joie prochaine. L'alouette chanteuse n'était pour lui +qu'un symbole. Et en effet, quand elle se fut assise dans les mottes, +Claude remarqua que le regard de M. Maldonne se posait en avant, sur +un parc entouré de murs. «C'est là !» se dit-il. + +On ne distinguait encore que des arbres de venue superbe, aux cimes +arrondies, retombantes ou découpées en fuseaux légers sur le ciel, +mais point de maison. Bientôt, le vieux mur d'ardoise crevassé, auquel +la mousse servait de ciment, et que couronnaient des giroflées +défleuries, étendit son ombre sur la route. Vers le milieu, deux +piliers de tuffeaux, surmontés de chapiteaux, encadraient un portail +massif, hérissé de clous formant des arabesques et décoré d'un pied de +sanglier. De toutes parts les branches débordaient en ourlets verts +l'arête de la pierre. Même à ceux qui passaient, le domaine donnait +l'impression fugitive de la paix. «Faut-il avoir de l'esprit pour se +loger-là ! songeait Claude. Quel parfum ce doit être au printemps! +Comme c'est doux l'été! En hiver même on est abrité du vent. Et voilà +où vous demeurez, mademoiselle? Cela ne m'étonne point; cela même me +confirme dans l'idée que je me suis faite de vous.» + +M. Maldonne poussa une petite porte qui fit, en s'ouvrant, comme une +déchirure dans le vaste panneau de bois. + +--Entrez! dit-il. + +Oh! ce premier pas dans la terre promise! Derrière la porte, les +lilas, les ébéniers, les acacias, cent arbres d'essences choisies et +mêlées se rejoignaient au-dessus du sable encore humide de la dernière +pluie. Des fleurs fanées à demi jonchaient le sol, et, chauffées par +les traînées de soleil qui tombaient de la voûte, répandaient une +odeur sucrée. A vingt pas, en face, deux grandes fenêtres ouvertes +buvaient l'air divin. Les deux hommes suivirent l'avenue. Il y eut +quelques bruissements d'ailes dans les cimes. La maison se découvrit +tout entière, plus large que haute, enveloppée par les deux branches +de l'allée, qui devaient se rejoindre au delà . M. Maldonne traversa un +vestibule, poussa une porte à gauche, et, s'effaçant le long du mur: + +--Mon cher monsieur, dit-il, vous ai-je trompé? + +Sur la cheminée, au fond de l'appartement, un aigle, le cou tendu, +déployait ses ailes immenses. + +--Deux mètres vingt d'envergure, reprit le naturaliste, et +regardez-moi ces moustaches, les pennes blanches de la cuisse, les +écailles de la patte, est-ce un pygargue, oui ou non? En est-ce un? + +Claude s'était déjà détourné de l'oiseau, et saluait, un peu confus, +une femme qu'il n'avait point aperçue tout d'abord, assise près de la +fenêtre. Madame Maldonne écrivait, sur des ronds de papier d'égal +rayon: «Groseilles 1889.» + +--Qu'y-a-t-il? demanda le naturaliste en entrant après Claude... Ah! +ma chère, pardon... un client d'aujourd'hui, monsieur Claude Revel, +peut-être un disciple futur, qui ne voulait pas croire à mon pygargue. +Je l'ai amené. + +Claude s'inclina, et madame Maldonne lui rendit son salut, d'un léger +mouvement de la tête, avec cette gravité inquiète qui caractérise les +personnes timides. + +--Vous aimez l'histoire naturelle, monsieur? demanda-t-elle. + +--Je ne suis qu'un débutant, madame, répondit Claude. + +--Mais non, puisque vous discutez avec mon mari sur les espèces rares. +Êtes-vous convaincu? + +--Absolument, madame. + +--Monsieur irait très loin en ornithologie, s'il le voulait, dit +sentencieusement M. Maldonne. + +--Oh! monsieur! + +--Très loin, je le répète. Nous en avons causé en chemin, et vous +aviez tout l'air de vous intéresser à la chose, monsieur! + +--Avec un pareil guide! fit Claude. + +Il disait cela par politesse. Mais madame Maldonne le prit autrement. +Une lueur, comme un reste de jeunesse, éclaira son visage. Elle +regarda son mari d'un air de ravissement. Quelqu'un lui rendait donc +justice, à lui, devant elle! Quel rare plaisir! + +Elle fut un instant jolie de l'émotion délicate de son cÅ“ur. + +--Pauvre ami! fit-elle. Si vous saviez, monsieur, tout ce qu'il a eu à +souffrir de la part de directeurs inintelligents, incapables de le +comprendre! Heureusement qu'il s'est imposé par son talent. Pour +organiser cette collection, la plus belle de toute la province, il lui +a fallu plus de travail... + +--Geneviève! interrompit M. Maldonne, aussi désireux qu'elle +d'entendre achever la phrase. + +--Oui, plus de travail, d'adresse, de science et d'observation, qu'à +des artistes célèbres, enrichis, fêtés. + +--Fêté! Est-ce que je ne le suis pas ici, Geneviève? Tout le monde me +gâte, au contraire... Voyons, voyons, au lieu de nous attendrir +inutilement sur mon sort, si tu nous offrais un peu de sirop? La +soirée est étouffante, et monsieur doit avoir aussi chaud que moi... +Thérèse? + +Madame Maldonne fit un geste d'avertissement désespéré, comme pour +dire: «A quoi penses-tu, mon ami? Tu sais bien que c'est impossible. +Elle ne peut pas venir!» Mais il était trop tard, mademoiselle Thérèse +avait entendu. Elle était déjà là , dans l'encadrement de la porte +opposée à celle de l'entrée: toute rose, la lèvre supérieure +légèrement relevée laissant voir quatre dents blanches, le nez petit, +les yeux grands, les sourcils un peu étonnés, un vrai modèle de +Greuze. Et, pour parfaire la ressemblance avec les types préférés de +ce maître des scènes intimes, elle avait un petit tablier, les manches +retroussées, et, sur ses mains mignonnes, sur ses bras, la plus belle +couleur rouge qu'on puisse imaginer. Mademoiselle Thérèse devait +faire des confitures. En apercevant un étranger, son premier mouvement +fut de rire. Elle se trouvait drôle ainsi. Une seule chose paraissait +la gêner: son petit tablier à bretelles. Aussi, de la main droite, +elle cherchait discrètement l'agrafe de la ceinture, tandis qu'elle +regardait tour à tour son père, sa mère et Claude, avec les mêmes yeux +pleins de fou rire contenu. + +--Folle que tu es! dit M. Maldonne en lui tendant ses deux bras, qu'il +retira aussitôt, par respect des convenances; apporte-nous de ce sirop +de framboises que ta mère fait si bien! + +Elle voulut répondre. Mais les mots n'obéissent pas toujours. On +entendit d'abord un éclat de rire étouffé, puis une fusée de notes +claires, débordantes, épanouies comme une chanson de printemps, qui +diminua, s'assourdit, et s'éteignit dans le lointain: mademoiselle +Thérèse s'était enfuie... + +Elle revint, cinq minutes après, sans tablier, les manches baissées et +la mine sérieuse, portant sur un plateau deux verres, une carafe d'eau +fraîche et un carafon de sirop, le tout si propre, si net que, quand +elle entra dans le rayonnement de la fenêtre, tous les massifs du +jardin se mirèrent aux facettes du cristal. + +Claude la regarda poser le plateau sur la table à ouvrage, se +redresser, et se retirer derrière une chaise, les mains appuyées au +dossier. + +--Je vois, mademoiselle, dit-il, que vous êtes déjà initiée aux +recettes du ménage. + +--Il n'y a rien d'étonnant à cela, répondit madame Maldonne. Nous +vivons ici assez loin de la ville pour nous considérer comme des +campagnards. Nous en avons les goûts, et même quelquefois les défauts, +ajouta-t-elle, en enveloppant sa fille d'un regard très doux, où il y +avait une ombre de reproche. + +--Voyons, mère chérie, est-ce bien grave? reprit vivement Thérèse. Je +vous croyais seuls. Je suis venue comme j'étais. Monsieur a bien +deviné, allez? N'est-ce pas, monsieur, vous avez deviné que je faisais +des confitures? + +--Du premier coup d'Å“il, mademoiselle. + +--A mes mains? reprit-elle en étendant ses doigts, qui jouaient sur le +dossier de sa chaise. + +--Oui, mademoiselle. Et peut-on savoir quelle sorte de confitures? + +Elle eut un hochement de tête de commisération, pour une ignorance +pareille, et dit: + +--Mais de groseilles, monsieur! En cette saison-ci, que voulez-vous +que ce soit autre chose? + +Puis, subitement, ses yeux s'animèrent; leur gravité d'emprunt tomba +comme un voile, et la jeunesse, qui était derrière, la belle jeunesse +limpide et hardie réapparut. + +--Les groseilles, s'écria-t-elle, voilà un fruit que j'aime! + +--Vraiment, mademoiselle? + +--Cela vous étonne, monsieur? + +--Un peu, je l'ai toujours trouvé médiocre. + +--Et moi aussi, monsieur! Mais ce n'est pas pour leur goût que j'aime +les groseilles. + +--Et peut-on vous demander pourquoi? + +--Parce qu'elles ont l'humeur égale. Avec elles on sait sur quoi +compter. Tous les ans, cela donne, tandis que les abricots, les +pêches, les cerises même, pour un coup de vent, pour une gelée, s'en +vont en feuilles... Eh bien! moi, j'ai une préférence pour tout ce qui +ne trompe pas! + +Elle était charmante, disant avec conviction ces choses fraîches. + +--A la mode antique, et à votre santé! dit M. Maldonne, qui avait +rempli les deux verres, et en levant le sien. + +Claude s'inclina très légèrement, du côté de la maîtresse du logis. +Et c'était un spectacle assez rare, ces quatre personnes contentes à +la fois: madame Maldonne d'avoir loué son mari, le mari d'avoir un +disciple, Thérèse de deviner l'hommage discret rendu à sa jeunesse, +Claude de se trouver en pleine réussite de ses projets, au milieu +d'aussi braves gens, groupés sous les ailes du pygargue qui lui avait +servi d'introducteur. + +Le naturaliste, beaucoup moins oublieux que son hôte du prétexte sous +lequel celui-ci était venu, détourna la conversation vers son sujet +préféré. Il raconta,--ce ne devait être ni la première, ni la seconde +fois,--l'histoire du coup de fusil qui lui avait valu ce trophée de +chasse, principal ornement du salon. On fit tous ensemble, et sous sa +direction, une station devant la cheminée. Là , sous une cloche de +verre, il y avait un chef-d'Å“uvre de patience et de goût: une +collection d'oiseaux des îles, ou du pays, au plumage éclatant, posés +dans toutes les attitudes de la vie, les ailes éployées ou croisées, +mangeant, buvant, dormant la tête enfoncée sous les plumes, abritant +leurs Å“ufs menacés, ou marchant inquiets au milieu de poussins vêtus, +comme des graines de souci, d'un duvet plus long qu'ils n'étaient +gros. M. Maldonne, mis en verve, ne tarissait pas. Il possédait une +mémoire prodigieuse des circonstances, des lieux, des dates. +L'auditoire suffisait à l'animer. Claude, souvent distrait, regardait +à la dérobée ses voisines, penchées, Thérèse un peu moins que sa mère, +écoutant toutes les deux avec l'attention de la tendresse que rien ne +lasse. «Et cette alouette blanche?» disait l'une. «Et ce guêpier +doré?» disait l'autre. + +Cependant, deux fois déjà , le bonnet d'une fille de charge, apparu +dans l'entre-bâillement de la porte, s'était retiré devant un signe +discret de la maîtresse du logis. La troisième fois, le bonnet entra. +Il était précédé d'une assiette. Le dîner attendait. Claude battit en +retraite, et personne ne le retint, bien que tous eussent du regret de +le quitter. Mais la coutume, l'heure sacrée. O servitude naïve et +forte! + +--Nous nous reverrons? demanda M. Maldonne. + +Claude, avant de répondre, suivit des yeux Thérèse qui traversait +l'appartement, pour aller pousser un battant de la fenêtre, flamboyant +sous la lumière du couchant. Elle marchait sans bruit, la tête droite, +son cou délicat ombré de mèches folles. Sans paraître y prendre garde, +elle écoutait. Claude eut cette impression très nette qu'elle n'était +pas indifférente à ce qu'il allait répondre. Peut-être eût-il éludé +l'invitation et brisé l'aventure, n'emportant que le souvenir agréable +de l'accueil qu'il avait reçu et l'image renouvelée, embellie, de +cette enfant. La nuance d'attention qu'il crut saisir chez Thérèse, la +grâce aussi de cette tête un peu fière, qui se dessinait sur la baie +lumineuse, en décidèrent autrement. + +--Je crains, répondit-il, d'être un élève médiocre, mais je reviendrai +volontiers. + +--Convenu! repartit le naturaliste. Vous me trouverez presque +toujours, le soir, au jardin, où j'ai mon laboratoire, là -bas, vous +voyez? + +--Le jardin, dit Thérèse à demi détournée, c'est ce qu'il y a de plus +joli ici. + +Claude fut sur le point de répondre: «Oh! non!» Il le pensa. Et elle +le devina. Il se sentit rougir. M. et madame Maldonne se demandèrent +pourquoi. Ils n'étaient plus jeunes. + +--Eh bien! dit-il, je reviendrai, un soir, après dîner. + +Il salua les deux femmes, serra la main de M. Maldonne, traversa de +nouveau, cette fois les yeux à terre, le bosquet qu'il avait tant +admiré une demi-heure plus tôt, et se retrouva sur la route. Il +s'étonnait de l'émotion vague qu'il éprouvait, et de ce qu'il avait +été, timide en somme et un peu gauche. Ces gens très simples, par leur +simplicité même, leur cordialité vraie, l'avaient jeté en dehors des +phrases convenues. Il avait promis de revenir. Se proposait-il de +devenir l'élève de M. Maldonne? Non, ce n'était pas sérieux. Alors? +D'ordinaire ses actes étaient plus réfléchis. «Puisque je l'ai promis, +se dit-il, je reviendrai. Mais je mettrai un intervalle entre cette +première visite et ma seconde.» Il se rendait compte qu'il avait obéi, +et c'était une récidive, à l'attrait de cette jeune fille, la fille +d'un simple conservateur de musée de province. Mais il n'insista pas, +et chercha, sur la route, quelque chose qui pût lui éviter, vis-à -vis +de lui-même, l'aveu complet de sa faiblesse. + +A trente pas, un homme venait, vêtu de telle façon qu'il ne pouvait +passer inaperçu, à cette heure et à cette place: jaquette claire +ouvrant sur un gilet blanc, chapeau gris, cravate ornée d'une épingle. + +Au moment où il croisa Claude, il le considéra attentivement, et +reporta les yeux vers l'enclos des Maldonne. Il se demandait sûrement: +«D'où vient-il?» Claude pensa de même: «Où peut-il bien aller?» Et +quand il se fut éloigné de quelques cents mètres, à l'endroit où les +premières masures s'élevaient au bord du chemin, il se détourna. +Là -bas, devant le portail vert, l'inconnu s'était arrêté. Il avait le +bras levé vers la sonnette, et, par-dessus son épaule, il regardait +Claude. + + + + +V + + +Les semaines s'en vont vite, tant que le cÅ“ur de l'homme ne +s'intéresse point à leur fuite. L'impression que la visite au logis +des Pépinières avait faite sur l'esprit de Claude s'était effacée, ou +plutôt elle avait disparu de la surface, comme les graines des fleurs +fragiles dont se couvrent un matin les étangs. Elles tombent, +invisibles, mêlées à mille débris de poussière que rien ne ramènera +jamais du fond obscur où ils s'amassent. Elles sont confondues avec +eux. Mais en elles un germe de vie est demeuré. Rien ne l'annonce, +sur lui pèse la masse des eaux, agitée ou dormante, sans une tige, +sans une feuille qui rappelle les végétations mortes. Il sommeille. +Puis, un jour, de cet atome enseveli, un fil ténu s'élance. Il +grandit, mystérieux encore, inaperçu. Nul ne reconnaîtrait en lui le +passé qui revient. Et tout à coup, sans que rien l'ait révélée, une +pointe d'or perce la surface, s'y épanouit en étoile, et dit aux +rives: «Me voilà !» + +Claude, à la fin d'août, fut rappelé à la ville par ses obligations +d'officier de réserve. Pendant trois semaines, il se rendit à la +caserne, à cinq heures du matin, sanglé dans son dolman, admiré des +ménagères qui ouvraient les contrevents, salué par les hommes de +garde, commanda le maniement d'armes et quelques mouvements +d'ensemble, savoura la douceur de l'autorité indiscutée, parla de la +France avec plus de fierté, de la guerre avec des frissons +d'espérance, et fut pris deux ou trois fois, tant il portait bien +l'uniforme, pour un sous-lieutenant de «l'active». Vinrent les +manÅ“uvres. Ce fut un jeu pour un chasseur comme lui, rompu à la +marche. Et certes, tant qu'elles durèrent, les cantonnements chez +l'habitant, les réceptions dans les châteaux, les longues étapes où +l'on cause, les batailles pour rire où le cÅ“ur saute pourtant de la +même émotion que si les balles sifflaient, ne laissèrent pas à Claude +un moment d'ennui. La veille au soir du désarmement, il éprouva, pour +la première fois, un peu de lassitude, mêlée à un regret vague d'une +carrière trop tard connue, trop tard aimée. La journée était finie, +les hommes regagneraient le lendemain leurs foyers, lui-même il +quitterait le galon d'or et les camaraderies bruyantes du régiment. Il +se promenait, après le dîner, triste de retomber dans l'habitude et le +connu de la vie, quand le souvenir lui revint des Pépinières et du +rendez-vous de M. Maldonne. Claude regarda, avec une complaisance +involontaire, la tenue qu'il avait encore le droit de porter, leva les +yeux pour s'assurer de l'humeur du temps, se sentit tout joyeux de +constater qu'il faisait beau, et partit. + +C'était un de ces soirs de septembre, où la lueur dorée qui traîne au +couchant prolonge presque indéfiniment le crépuscule. Elle rayonne +dans tout le ciel. Et si la lune monte alors au-dessus de l'horizon, +il n'y a pas de nuit, mais un jour lunaire qui continue l'autre, et +pose sa lumière bleue sur le sol tiède encore du soleil disparu. +Claude allait, un peu ému, porté par une sorte d'espérance sans objet, +et douce cependant. Il aspirait à pleins poumons l'haleine des +crépuscules, qui grise les merles, et les fait chanter, certains +soirs, même après les premières étoiles. Des choses rimées, des débuts +de romances fredonnaient dans sa mémoire. Quand il aperçut le bosquet +des Maldonne, immobile au milieu de la campagne rase, les cimes des +arbres encore touchées par la lumière et comme évanouies en elle: +«Sous ces ombrages, murmura-t-il, à pas lents et rêveuse...» + +Thérèse Maldonne se trouvait tout simplement au salon, quand Claude y +entra, pas rêveuse du tout, assise près de la table qu'entouraient, +avec elle, son père, sa mère et Robert. Celui-ci lisait à haute voix. +En entendant la domestique ouvrir la porte et le cliquetis d'un sabre, +il ferma le livre sur un de ses doigts. Les deux femmes s'étaient +levées. M. Maldonne venait au-devant de Claude, l'air épanoui et les +mains tendues. + +--Cher monsieur, dit-il, vous nous surprenez agréablement. Je pensais +que vous nous aviez oubliés... Permettez d'abord que je vous +présente... Il se tourna vers Robert, assis de l'autre côté de la +table: «Monsieur Claude Revel, un naturaliste amateur, un futur +élève,» puis, vers Claude: «Mon beau-frère, Robert de Kérédol.» + +--Je crois avoir eu l'honneur de rencontrer monsieur sur la route, +lors de ma première visite, dit Claude, très aimable et s'inclinant. + +M. de Kérédol se souleva, les mains appuyées aux bras du fauteuil. + +--En effet, dit-il poliment, c'est bien la seconde fois que nous nous +rencontrons. + +Cependant, au ton dont il disait cela, il était facile de deviner que +la première lui eût suffi. Sans rien ajouter, il considéra Claude de +la tête aux pieds, comme autrefois il examinait un soldat, aux revues +du dimanche, sourit faiblement, et roula un peu son fauteuil en +arrière. + +Thérèse lui jeta un coup d'Å“il qui demandait: «Pourquoi vous +retirer?» Il ne parut pas s'en apercevoir. + +Le cercle se reforma, sans qu'il y fût compris, près de la fenêtre +par où venait le parfum violent des géraniums. + +--Madame, dit Claude, debout et la main gauche retenant son sabre, je +suis désolé d'interrompre votre lecture. Si je suis entré, c'est qu'on +m'a prévenu que M. Maldonne ne se trouvait pas au jardin. + +--Mais vous ne troublez rien, monsieur, je vous assure, dit madame +Maldonne, en retouchant les plis du fichu de tulle noué autour de son +cou. La lecture pourra se reprendre bien facilement... Désarmez-vous, +je vous prie. + +--Et asseyez-vous, dit M. Maldonne, que nous nous voyons un peu. Après +quoi, nous irons tous deux causer histoire naturelle. + +Claude sortit pour accrocher son sabre au porte manteau, puis revint +s'asseoir à droite de Thérèse, en face de madame Maldonne. + +--Croiriez-vous, monsieur, dit celle-ci, que nous lisions un conte! + +--Il y en a de si sérieux, madame! + +--Un conte de Daudet. + +--Un chef-d'Å“uvre, alors. On n'a rien écrit de pareil en prose du +midi. + +--N'est-ce pas, monsieur? dit Thérèse, en considérant, d'un air +d'admiration, ce bel officier qui parlait littérature. Je n'ai rien lu +qui me plût autant. Il y en a un, surtout... + +--C'est que nous avons chacun nos préférences, interrompit madame +Maldonne, avec une certaine vivacité, résultat sans doute de +discussions antérieures. Moi, j'aime par-dessus tout le conte des +_Vieux_. L'aimez-vous, monsieur? + +--Beaucoup, madame. + +--C'est si touchant! + +--Moi, fit M. Maldonne: _Les Aventures d'un perdreau rouge_. Exact, +mon cher monsieur, écrit par un chasseur. Vous l'aimez aussi, +celui-là ? + +--Je le crois bien! Et vous, mademoiselle? + +--_Les Étoiles!_ répondit-elle en relevant la tête, d'un mouvement +souple et fier, vers la bande de ciel de la fenêtre. + +Aucune étoile n'apparaissait encore. Mais on eût dit qu'elle les +voyait toutes, tant il y avait de clarté dans le regard qu'elle +détourna ensuite vers Claude. Elle ne posait pas. Elle ne simulait +rien. Un des mots qu'elle aimait, un de ceux qui ont de l'infini, lui +était monté aux lèvres. Et cela suffisait pour qu'elle fût émue. + +Claude reprit: + +--Et pourquoi ce conte mieux qu'un autre, mademoiselle? + +--Ah! voilà ! dit-elle. C'est que je comprends si bien le pâtre de +Daudet, d'avoir une étoile préférée à laquelle on parle! Nous en +avions une, mon parrain et moi, quand j'étais plus petite. + +Et les jolis yeux clairs cherchèrent de nouveau dans l'espace, et une +main de jeune fille, transparente et voilée d'ombres blondes, +s'étendit vers la lumière. + +--Tenez, monsieur, là -bas, au-dessus des sorbiers. C'est là qu'elle se +lève. Souvent nous l'attendions, et, quand elle paraissait, nous en +ressentions une joie. Et, de son côté, elle semblait nous reconnaître. +Il y avait chez elle, je vous assure, de l'amitié pour nous, comme +dans les yeux d'une personne chérie. + +--Thérèse! fit une voix, au fond de l'appartement. + +Les quatre personnes groupées auprès de la fenêtre se détournèrent en +même temps vers M. de Kérédol. + +Il était penché en avant, et tenait, fermé sur un de ses doigts, le +petit in-dix-huit à couverture crème. Ses lèvres, un peu railleuses, +le pli plus accentué de son front entre les sourcils, indiquaient +seuls une lutte intime, une colère ou une souffrance dont il voulait +demeurer maître, et qui se trahissait pourtant. + +--Vous oubliez, Thérèse, dit-il, que nous ne sommes pas seuls ici. De +pareils enfantillages ne sauraient intéresser un étranger. + +--Mais, je vous demande pardon, répondit Claude en se levant. Ce que +dit mademoiselle est charmant! + +--Peut-être, repartit M. de Kérédol avec le même flegme impertinent, +mais je vous croyais passionné pour l'histoire naturelle, monsieur, et +c'est de l'astronomie. + +Claude, que sa belle humeur de jeune homme ne quittait pas volontiers, +se prit à rire. + +--De l'astronomie, monsieur? Croyez-vous? + +--Ce qu'il y a de sûr, interrompit M. Maldonne, en se levant à son +tour, c'est que mon cher beau-frère ne serait pas fâché de reprendre +sa lecture. + +--Moi? mais je n'ai pas dit cela. + +--Non, tu le penses seulement. Eh bien! achève, mon ami, replonge-toi +dans l'histoire de l'_Élixir du Père Gaucher_. Nous autres, nous +sortons, et nous n'aurons rien à vous envier, car il fait une soirée +admirable! + +Il répéta, en désignant l'horizon: «Oui, admirable!» Et le mot tomba +au milieu du silence embarrassé de tout le monde. + +--C'est bientôt nous quitter, monsieur, dit enfin madame Maldonne, et +j'insisterais, si mon mari n'était pas très heureux de vous avoir pour +lui seul. + +Les yeux de mademoiselle Thérèse, grands ouverts et tournés vers +Claude, exprimaient le même regret. + +Mais elle n'en dit rien. Elle se contenta de sourire aimablement, +quand Claude s'inclina devant elle, et de suivre du regard, jusqu'au +moment où la porte se referma sur lui, ce jeune lieutenant de réserve, +qui partageait toutes ses prédilections pour les _Étoiles_ de Daudet. + +Claude, qui avait salué très froidement M. de Kérédol, se trouva seul +dans le corridor, et bientôt dans le jardin avec M. Maldonne. + +--Un peu étrange, mon beau-frère, n'est-ce pas? dit celui-ci +timidement. + +--Mon Dieu, répondit Claude, il y a tant de gens qui n'admettent pas +qu'on trouble une de leurs habitudes! + +--C'est précisément cela, repartit le naturaliste. Il a la passion des +récits, des histoires, des lectures, et tout ce qui l'interrompt +l'émeut incroyablement... Un homme excellent, au fond, je vous assure, +et si dévoué pour nous tous, un si bon ami! + +Tous deux ils avaient pris, côte à côte, la grande allée qui coupait +le jardin par le milieu. Il restait encore un peu de jour. Des +souffles frais commençaient à descendre avec l'ombre. En même temps, +la terre, qui avait bu le soleil, exhalait des bouffées chaudes et +imprégnées du parfum des résédas, des pétunias, des géraniums, dont il +y avait une profusion autour des massifs de légumes. Entre ses quatre +murs flanqués d'un rempart d'arbres, il embaumait comme une +cassolette, le potager de M. Maldonne. Le brave homme eut bien vite +fait d'oublier Robert, et l'incident de tout à l'heure, pour ne plus +penser qu'au monde familier du jardin. On a toujours le cÅ“ur pris aux +choses qu'on a semées. Rien qu'à passer auprès de ses plates-bandes, +il se sentait joyeux. Il s'épanchait en exclamations, en observations +courtes, tantôt faisant remarquer à Claude les touffes crêpelées de +ses asperges, une ligne de fraisiers, une poignée de glaïeuls autour +d'un vieux cerisier, tantôt secouant un limaçon grimpé dans un rosier, +ou, du bout de sa canne, étêtant un séneçon épanoui sur sa route. A +mesure qu'il avançait, les diversions se multipliaient. Il s'arrêtait +devant ses laitues en graine, et parlait à ses passe-roses, droites +comme des flèches d'église, et comme elles tout du long fleuries. + +Les deux promeneurs s'entendaient d'ailleurs à merveille. Chacun +découvrait avec bonheur chez l'autre le même amour profond et la +science de la campagne. «Avez-vous observé, mon jeune ami?» disait +l'un. «Assurément, cher monsieur», disait l'autre. «Alors vous +comprenez que nous aimions les Pépinières?»--«Autant que j'aime la +Coudraie». Quelque chose d'intime s'insinuait dans leurs phrases. Ils +éprouvaient le même désir de prolonger l'entretien. Et, le premier +tour d'allée achevé, ils en commencèrent un second, et d'autres +encore. + +A chaque fois qu'il se détournait ainsi, tout au fond du jardin, et +apercevait au loin la maison voilée d'ombre, Claude éprouvait la même +émotion à regarder une petite lumière, feu tremblant d'une bougie +veillant derrière les vitres. Était-ce la fenêtre de Thérèse, et +l'aimable jeune fille se penchait-elle quelquefois entre les plantes +grimpantes qui s'enlevaient, là , sur la muraille, comme des fumées +brunes? + +Il y avait de quoi passer une heure avec cette simple question. Et M. +Maldonne se mit à causer d'ornithologie. Il y revenait, non pour +remplir une promesse, mais d'instinct, emporté par la vieille passion, +ouvrant ses souvenirs aux pages préférées. Il s'amusait. Il racontait, +beaucoup pour lui-même, un peu pour Claude. C'était déjà sa coutume +avec M. de Kérédol. Et les histoires de chasse, lestement enlevées, +s'en allaient, l'une après l'autre, à travers les buis et les +passe-roses endormies. + +--Monsieur Claude, disait le naturaliste, voyez comme la nuit tombe +vite, à présent! Quelle heure admirable et que bien peu connaissent! +Le coucher des oiseaux, leur dernier mouvement, leur dernier chant, +qui donc l'observe? Et pourtant!... Figurez-vous qu'il m'arrive encore +de passer des moitiés de nuit à l'affût, ici même. J'emmène +quelquefois ma fille. Elle aime cela comme moi. Nous nous cachons +derrière un arbre, et j'attends. Ce n'est pas pour tuer, vous +comprenez, mais pour le plaisir de revivre le passé, de retrouver +quelques-unes de mes impressions d'autrefois, quand j'allais, à la +lisière d'une taille, guetter les oiseaux nocturnes, ou les blaireaux +qui roulent en grognant vers les vignes... Tenez, maintenant que la +dernière frange d'or s'est effacée là -bas, où sont les martinets? Tous +disparus, couchés, et de même les pinsons, les verdiers, les linots, +tous ceux qui vivent du grain tombé... Quelques mangeurs d'insectes +travaillent encore... Apercevez-vous cette mésange, qui tourne autour +d'une branche d'abricotier? Elle va donner encore un ou deux coups de +bec, puis renfoncer sa tête dans ses plumes soulevées, et vous ne la +distinguerez plus d'avec l'écorce... Les merles se chargent de la +sérénade... Écoutez celui-ci!... Tout à l'heure, il était à la pointe +des sorbiers; le voilà qui galope dans les fouillis de ronces, +inquiet du gîte de la nuit et chantant pour le dire... Quand il se +sera tu, aucun oiseau du jour ne parlera plus... Ce sera le tour des +hulottes, des orfraies, des rôdeurs nocturnes... Ah! les calomniés, +ceux-là , cher monsieur! On les trouve laids! Mais rien n'est joli +comme une orfraie au clair de lune! Nous en avons quelques-unes ici. +Elles sortent de mes arbres, en arrière de la maison, ou du bois de +Laurette. Aucun bruit ne dénonce leur vol. Leurs plumes sont fines +comme des poils, blanches sur le ventre, jaunes sur les ailes. Et le +vent coule au travers. Moi je reconnais les orfraies au passage de +leur ombre, qui fait rentrer les mulots... Et que de drames, alors, +dont nous sommes témoins! + +--Monsieur Maldonne, disait Claude, vous êtes plus jeune que moi! + +Ils causèrent ainsi, longtemps encore, sans sortir de la même allée. +Puis, comme ils arrivaient à l'extrémité du jardin où, vingt fois +déjà , ils s'étaient retournés, Claude chercha devant lui la petite +lumière, et ne la vit plus. Aussitôt l'histoire qu'il écoutait perdit +tout intérêt. Le froid de la nuit le saisit. Le jardin lui parut comme +un grand désert morne. Rien ne trahit au dehors cette impression +subite. Et cependant, par une mystérieuse divination de l'esprit, M. +Maldonne, presque en même temps, s'arrêta de parler. Il avait senti se +briser le lien léger qui tient une âme attentive. + +--Voulez-vous que nous rentrions? dit-il. + +Tous les deux s'en revinrent en silence, vers le logis qui grandissait +dans la brume à chacun de leurs pas. Le toit était argenté par la +lune, le reste plongeait dans l'ombre, masse indécise, terne jusqu'à +la base, où pas une lueur ne veillait. + +M. Maldonne entra le premier dans le vestibule, et ouvrit la porte du +salon. + +--Tiens, dit-il en se détournant vers Claude, tout mon monde envolé! +Plus personne! + +L'appartement était désert, mais les meubles conservaient le souvenir +de la dernière scène qui s'y était passée. Au pied du fauteuil de M. +de Kérédol, qui tendait les bras vers la porte, le livre gisait sur le +parquet. Il avait dû couler le long du siège de cuir où on l'avait +posé, et, tout meurtri, abandonné, il soulevait quelques-unes de ses +pages blanches comme le fouet d'une aile blessée. Plus près de la +fenêtre, quatre chaises formaient un demi-cercle, ouvert du côté du +fauteuil. L'éclat qui les avait troublées, écartées les unes des +autres, on le devinait, était venu de là . Sur le guéridon, un dé +d'argent, oublié, faisait songer à une main fine de toute jeune fille. + +--Plus personne! répéta M. Maldonne, c'est étonnant, il n'est pas très +tard... + +Il tira sa montre, et l'exposa au jour douteux de la lune, qui +éclairait le vestibule. + +--Dix heures et demie seulement... Mais voilà , quand Robert s'avise +d'être fantasque, il ne l'est pas à demi... Je suis sûr qu'il a +prétendu que nous ne reviendrions pas ici... Il est singulier... +vraiment, c'en est drôle. + +Il riait un peu, pour ne pas souligner la faute, mais, au fond, il se +sentait humilié. + +Suivi de Claude, il traversa le vestibule, puis le bosquet, et tourna +la clef dans l'énorme serrure du portail. + +--Bonsoir, monsieur Claude, dit-il. J'espère bien que nous n'en +resterons pas là ? + +--Mais, dit le jeune homme, à condition de ne rien troubler... + +--Venez au musée, repartit le naturaliste, nous y serons entre nous: +vous, moi et les oiseaux. Est-ce accepté? + +Claude répondit, avec moins d'ardeur: + +--Sans doute, monsieur. + +--J'y compte tout à fait, dit M. Maldonne. +Il tendit la main à Claude, et celui-ci, franchissant le seuil, put +encore apercevoir un instant, dans l'entre-bâillement de la porte, les +yeux doux et plissés et la barbiche blanche de M. Maldonne, qui, du +regard, suivait «son jeune ami», et le mettait en route. + + + + +VI + + +Il se passa plusieurs semaines pendant lesquelles Claude, retiré dans +sa terre de la Coudraie, mesura son blé, vendit son foin, fit ses +vendanges, chassa les perdreaux et les grives, et constata, dans les +rares moments où sa pensée prenait forme de méditation, qu'il était +l'homme le plus heureux du monde. A diverses reprises, suivant les +sentiers des bois humides et chauds des premières pluies, les mains +dans les poches de son gilet de chasse, son chien quêtant au bord +des touffes de fougères et d'ajoncs, il s'arrêta, comme grisé par la +vie, par la paix, par la plénitude de joie qu'il sentait en lui et +autour de lui. D'autres fois, il est vrai, l'idée lui vint, surtout +aux heures lentes de l'après-dîner, quand la bourrasque soufflait +dehors et l'empêchait de sortir, quand il n'entendait d'autre bruit, +dans la vaste salle où il se promenait, que celui de son propre pas +renvoyé par les murs, l'idée lui vint qu'une jeune femme embellirait +encore cette agréable Coudraie. Une image se présentait à lui, sans en +avoir été priée: celle de Thérèse, les mains tachées de groseilles et +confuse de son tablier à bretelles, ou disant, les yeux levés: «Le +conte des étoiles, monsieur. Nous en avions une, mon parrain et +moi...» Mais il ne s'arrêtait pas longtemps à de pareilles rêveries. +Elles lui paraissaient indignes d'un homme heureux, qui commande à +vingt vignerons, jouit d'une indépendance parfaite et d'un revenu plus +que suffisant. Il se contentait donc, en ces occasions, de tirer une +forte bouffée de sa pipe, s'approchait de son épagneul étendu devant +le feu, l'assurait que, de longtemps, personne ne troublerait leur +ménage à tous deux, et sortait, malgré le mauvais temps, pour +inspecter le cellier où fermentait son vin. + +Quand il fut de retour à la ville, vers la fin d'octobre, seul dans +son hôtel du faubourg avec sa vieille Justine, l'image revint plus +fréquente, et, soit que les distractions fussent moins nombreuses +autour de lui, soit paresse d'une âme longuement tentée, il y prit un +plaisir croissant. La plupart de ses amis n'étaient pas rentrés de la +campagne. Dans les rues, des files de maisons toutes closes avaient +sur leurs contrevents la poussière de six mois; la chaussée +appartenait aux moineaux, et, même les jours ouvrables, quand il +faisait du soleil, un monde de petites gens, rendus à la liberté par +l'absence des grands, s'en allait vers les prés voisins avec la ligne +sur l'épaule. Comment ne pas songer un peu? Et Claude se rappelait +l'invitation de M. Maldonne: «Revenez au musée.» Fallait-il y +retourner? Ne devait-il pas plutôt obéir à des scrupules qui, par +moments, le prenaient? M. de Kérédol avait manifesté, par toute son +attitude, un désir très peu vif de voir s'établir des relations entre +les Pépinières et la Coudraie. La proposition même de M. Maldonne +contenait une réserve. + +Un jour que ces questions s'offraient de nouveau à son esprit, il +entra, pour y réfléchir, au Jardin des Plantes. Il savait qu'un des +plus sûrs moyens de rencontrer un peu de solitude et de recueillement +c'est encore de choisir une promenade publique, la foule ayant plutôt +le goût des endroits lassants où il y a de la poussière: les +boulevards, les grandes rues, les remparts des places fortes et le +tour des fontaines. + +Il entra donc, et descendit l'avenue en pente bordée de platanes, +admirant la limpidité de l'air et la profusion d'or que l'automne +jette sur le monde. Au bout de l'allée, il y avait plusieurs serres à +la file, dont les vitres peintes en blanc, cintrées sur les arceaux de +fer, rayonnaient autour d'elles une vraie chaleur d'été. Là , quelques +bonnes gens, des habitués, se chauffaient en faisant la sieste. Et, +devant eux, marchant d'un pas relevé, Claude aperçut deux promeneurs +qu'il reconnut tout de suite, bien qu'ils se présentassent de dos. +L'un, gros, court, le geste rond, la voix chaude, était M. Lofficial; +l'autre, plus sobre de mouvements, droit et sanglé dans sa redingote, +ne pouvait être que le parrain de Thérèse. Ils causaient avec +animation, à demi tournés l'un vers l'autre, et l'on devinait, à leur +attitude même, au peu d'attention qu'ils accordaient aux rangées +d'invalides à gauche, et aux massifs de dahlias à droite, qu'ils +arpentaient depuis longtemps ce coin découvert et tiède du jardin. + +Claude ne voulut pas reculer, et continua sa route vers eux. Comme ils +parlaient à voix haute, bientôt il put saisir des mots. + +--Eh bien! non, mon cher monsieur, disait M. de Kérédol, je ne crois +plus qu'elle nous quitte, à présent. Elle a l'air tout à fait heureuse +au milieu de nous. Si vous l'aviez vue parler de ce concert de +demain!... + +A ce moment, les deux promeneurs, qui s'étaient arrêtés à l'extrémité +de la serre, se retournèrent ensemble, et aperçurent Claude Revel qui +allait les dépasser. + +M. Lofficial étendit la main. + +--Je vous arrête au passage, dit-il. Depuis le temps que je ne vous ai +vu!... Vous connaissez mon jeune voisin? ajouta-t-il en s'adressant à +M. de Kérédol. + +Celui-ci, probablement rassuré par la fuite du temps, qui n'avait +amené aucun incident nouveau, répondit: + +--J'ai eu le plaisir de rencontrer monsieur, il y a un mois. + +--Trente-cinq jours, dit Claude étourdiment. + +M. de Kérédol eut l'air surpris de la promptitude du calcul, et se +demanda d'où venaient ces mathématiques. Il n'en demeura pas moins +parfaitement correct, aimable même, fit deux fois encore le trajet +d'un bout de la serre à l'autre, questionnant Claude sur la Coudraie, +sur les dernières manÅ“uvres, et sur de communes relations qu'ils +avaient dans la ville. Puis il voulut prendre congé. M. Lofficial +l'entraîna à deux ou trois pas, et, d'une voix qu'il s'efforçait de +rendre confidentielle, mais qui arrivait bien nettement à Claude: + +--Quant à votre projet pour demain, monsieur de Kérédol, je suis +d'avis... + +--Bien, bien, dit ce dernier, en essayant de dégager sa main... + +Mais M. Lofficial le retint. + +--Je suis entièrement de votre avis: distraction saine, excellente! +Dites-le à Maldonne de ma part. Dites-lui que cette chère enfant ne +peut pas toujours demeurer enfermée aux Pépinières... + +--Je n'y manquerai pas... Au revoir! dit M. de Kérédol, en se dérobant +rapidement à l'étreinte de M. Lofficial. + +Il était devenu tout rouge et visiblement gêné. + +Claude le vit saluer et s'éloigner en hâte, très nerveux, faisant avec +sa canne un moulinet d'impatience. + +--Qu'est-ce que c'est que ce concert? demanda-t-il en s'approchant de +M. Lofficial. + +--Vous ne saviez pas? + +--Non. + +--Le premier de la saison, au Cirque-Théâtre. M. de Kérédol doit y +conduire sa sÅ“ur et mademoiselle Thérèse... + +M. Lofficial continuait de suivre du regard l'ancien officier de +chasseurs, qui montait l'avenue de platanes au pas de charge. + +--Pauvre M. de Kérédol! ajouta-t-il d'une voix plus basse. Il ne +l'aime que trop. Ce doit être bien peu reposant d'aimer ainsi. De quel +air enthousiaste il me disait tout à l'heure: «Nous sommes tous ravis +d'aller à ce concert. Thérèse surtout. Et c'est moi qui ai eu la +première pensée, monsieur Lofficial, moi qui ai lutté et obtenu la +permission! Elle ne l'aurait pas demandée, la chère mignonne. Car, +voyez-vous, ce qu'elle a par-dessus tout, c'est une idée délicate du +devoir, du mieux. Par nature, autant que par piété, elle se porte vers +ce qu'elle croit être le plus parfait. Pour plaire aux autres, il n'y +a rien qu'elle ne sacrifie, et sans pose, vous savez, sans qu'on +puisse se douter qu'elle y met un peu d'effort. Quel trésor de joie +pour nous trois!» + +--Vraiment, il disait cela? demanda Claude. + +--Mais... oui, mon ami... + +Emporté par sa nature expansive et naïve, M. Lofficial, le regard fixé +sur les derniers arbres derrière lesquels M. de Kérédol venait de +disparaître, avait tout l'air de se parler à lui-même et d'oublier la +présence de son voisin. Il se détourna, et s'aperçut que Claude +l'écoutait avidement. + +--Qu'est-ce que je vous conte là , monsieur Claude! Excusez-moi. +J'aurais dû être à vous. Mais, plus je vais, plus je me sens dans le +cÅ“ur un écho qui me répète les choses, et que je ne puis faire taire. + +--Tiens, dit Claude, il commence déjà chez moi, cet écho-là . Il y a +des jours... Restez-vous au jardin, monsieur Lofficial? + +--Hélas, non! J'aurais dû partir avec M. de Kérédol... mais le plaisir +de vous serrer la main... Il faut que je coure à la gare. + +--Un voyage? + +--Oh! pas bien long: jusqu'aux Luisettes, une petite commission à +faire, un coup d'Å“il à donner. Je serai de retour demain. Au revoir, +monsieur Claude! + +Et le bonhomme s'éloigna à son tour, mais posément, distribuant, à des +anciens qui le reconnaissaient, un salut de la main, se retournant +même une ou deux fois, pour bien montrer à Claude que ce départ +n'était point un prétexte, et qu'on avait toujours la pensée occupée +de son jeune ami. + +Claude, immobile devant la serre, éprouvait une joie puissante, une +joie qui grandissait d'instant en instant. Libre de penser! Libre +d'écouter les mots qui bourdonnaient si joliment autour de lui! Il +avait bien fallu les chasser tout à l'heure, pour répondre à M. +Lofficial. Mais maintenant ils revenaient tous: «La chère mignonne... +une idée délicate du mieux... pour plaire aux autres, il n'y a rien +qu'elle ne sacrifie... quel trésor de joie!...» C'était comme une +chanson que chantaient les rayons pâles du jour, les feuilles remuées +par une brise insensible, les toits égayés de lumière. «Trésor de +joie!» tout répétait l'aveu échappé à M. de Kérédol et redit par +Lofficial. Claude s'enivrait lentement, avec ces mots qui grisent les +âmes. Debout à la même place, abandonné au rêve, il avait l'air de +contempler la cime des arbres. Les vieux qui, sur les bancs éparpillés +çà et là , chauffaient leurs jambes allongées, le virent avec +étonnement sourire dans le vague, à quelque chose de mystérieux qu'ils +ne purent saisir, puis rougir d'avoir été vu, puis se dérober, par les +allées tournantes, aux regards des promeneurs. + +La chanson continua toute l'après-midi. «C'est vrai qu'elle est +charmante! songeait Claude; aucune contrainte n'a pesé sur elle, +aucune pression, aucun moule. On ne l'a point forcée de fleurir: elle +est éclose. Comme elle s'est montrée simple avec moi, différente de +tant d'autres dont le sourire même est une chose apprise et +effarouchante! Moi aussi, je suis simple, même un peu loup. Peut-être +est-ce mademoiselle Thérèse que, depuis mes vingt ans, sans le savoir, +j'ai attendue.» + +Il aurait voulu un conseil à qui ouvrir son âme, à qui demander: +«Est-ce bien elle? Que faut-il faire?» Mais il n'y avait personne. +Non, il n'y avait personne, puisque sa mère était morte, puisque ses +amis étaient absents, ou trop jeunes, ou trop ignorants de Thérèse et +de lui-même pour le guider. + +Mais la main maternelle qui gouverne le monde a des secrets +merveilleux. Aux carrefours où l'homme n'a pas mis de poteau +indicateur, elle pose un arbre avec un nid, une pierre moussue, une +simple branche de ronces en fleurs: ces pauvres témoins de la route ne +savent pas ce qu'ils font, mais celui qui cherche y reconnaît un +signe, et s'en va. + +Claude, après le dîner, monta dans sa chambre. Il n'y venait pas pour +épier ses voisins. Oh! non. Mais comment ne pas regarder un jeune +ménage prenant le frais du soir, en face de la fenêtre? Depuis une +semaine, les Colibry hébergent leur fille et leur gendre. Chômage, +vacances, on ne sait pas bien. Le gendre, qui est ferblantier, a +entrepris de planter, au bout du terrain du vannier, un jardin +d'agrément à son idée. Il y travaille six heures par jour, pour se +reposer. Il est joli homme, ce jeune marié: élancé, la tête +intelligente et maigre, de petites moustaches noires. Dans sa jaquette +brune, il a presque l'air d'un monsieur, et ses travaux prouvent qu'il +a déjà le goût du luxe et du rococo. Adieu les carottes sauvages, dont +les ombelles égayaient le feuillage sombre des acanthes; adieu les +orties et les arums aux cornets percés d'une lance d'or. Il pique des +fusains en boules, des houx panachés, des arbustes taillés et +étiquetés par un «paysagiste rustiqueur» des environs. + +Il est moderne, assurément; il veut que son beau-père soigne davantage +les dehors. La jeune femme admire cette transformation. Elle est +assise près du peuplier, sur une chaise qu'elle a renversée un peu en +arrière; ses lourds cheveux bruns, piqués d'épingles ornées, +s'appuient au tronc de l'arbre; à demi étendue, les pieds soulevés de +terre, elle rit d'un rire muet, très naïf, le même, soit qu'elle +regarde son mari défoncer le massif, soit qu'elle se détourne, à sa +gauche, vers le berceau d'osier que la grand'mère agite, tout +absorbée, elle, la bonne vieille, par le nouveau-né qu'elle endort. Le +vannier est à cheval sur un billot, le long du mur, un peu loin, pour +voir tout son bonheur ensemble. Il fume. Il n'entend rien des +bavardages à demi-voix qu'échangent les deux femmes. L'heure indécise, +un dernier rayon de soleil qui change en auréole la ramure jaune du +peuplier, la rumeur décroissante de la rue, les pigeons qui se +becquètent sur l'arête du toit, et se laissent, un à un, d'une aile +paresseuse, glisser au colombier, encadrent cette scène. Bientôt la +grand'mère se lève; un coup de vent frais a secoué les brides de son +bonnet; elle enveloppe de ses deux bras la corbeille et le trésor +qu'elle enferme. La jeune femme la suit des yeux jusqu'à la porte, en +se penchant. Elle est toute charmante ainsi, la voisine. Elle a le +charme des petites gens qui n'ont pas honte d'être heureux. Le père, +qui a fini sa pipe, rentre aussi sans rien dire. Les deux vieux sont +attirés par le berceau. Les deux jeunes sont demeurés, elle, appuyée à +l'arbre, lui, plantant ses arbustes nains. Mais cela n'a pas duré. Il +a compris qu'elle était seule, il a tourné la tête vers elle, la fine +moustache relevée montrant ses dents blanches. Leurs yeux se sont +rencontrés. Il a jeté tout de suite sa bêche. Sa femme est venue à +lui, et les voilà qui se promènent l'un près de l'autre. Ils +s'arrêtent près des fusains, ils repartent. Ils causent bien bas pour +ne parler que des innovations faites au jardin du père Colibry. +L'ombre croît autour d'eux. La jeune femme s'appuie au bras de son +mari, le front levé, les yeux câlins. Petit à petit, en épiant s'ils +n'étaient pas vus, ils se sont mis dans l'axe du gros peuplier, et se +sont embrassés. + +Claude s'est éloigné de la fenêtre, troublé par ce conseil muet. Quand +il est revenu, la jeune femme et son mari avaient disparu. + +De la maison close du vannier, un cri montait par intervalles, et une +voix, frêle comme le son d'une flûte lointaine, chantait: + + Dodo minette, + Dodo poulette, + Dormez donc si vous voulez, + Je suis bien lasse de vous bercer. + +Alors Claude a appuyé son front sur la vitre, et il a dit en lui-même: + +«Demain, j'irai au concert, et j'y verrai Thérèse, parce que je +l'aime!» + + + + +VII + + +Vers deux heures, Claude entra au cirque, et prit place dans une des +loges au fond de la salle. L'énorme chef d'orchestre, courbé vers ses +seconds violons, leur conseillait des ténuités de sons infinies. On ne +percevait qu'un faible murmure, sur lequel évoluait un cor. Le public +varié qui se pressait sur les gradins, les auditeurs des fauteuils de +parquet, écoutaient dans le même silence la _Marche des Pèlerins_, et +le balancement des nuques sortant des cols de fourrures, la chute +progressive des mains qui tenaient le programme, le regard circulaire +des gens venus là par hasard et que le silence d'une foule étonne +toujours, les violoncellistes pinçant leurs lèvres aux trémolos, +indiquaient un beau passage. Claude chercha Thérèse, parmi ces gens +immobiles et vus de dos. Au troisième rang du parquet, il aperçut, +sous un feutre noir orné d'une aile rose, un cou svelte, couronné de +cheveux blonds, et qui se perdait un peu plus bas dans l'ombre d'un +tour de plumes. C'était Thérèse Maldonne. Nulle autre qu'elle n'avait +cette grâce parfaite. Elle se tenait bien droite, entre sa mère en +toilette sombre, la tête inclinée vers l'épaule, et Robert, penché en +avant, tout pelotonné dans son plaisir de dilettante. Et les seconds +violons semblaient prêts à rentrer dans le néant. Et le cor en +profitait pour se plaindre amoureusement. + +Hélas! rien n'est fragile comme l'émotion d'une salle. Il y avait, aux +secondes, un auditeur de race noire. Nul ne s'occupait de lui. +L'innocente fantaisie lui prit d'enlever son pardessus. Il y mit un +peu de solennité. Quelqu'un près de lui le remarqua, et dit à +demi-voix: «Tiens, il va reprendre son costume national!» Presque +personne n'avait entendu. Mais une fusée de rire était partie. Elle +fila le long des banquettes des secondes, passa aux premières, gagna +le pourtour, envahit le parquet. Tout le monde se détournait, et se +dissipait, même les abonnés, même les passionnés. Tous paraissaient +reconnaissants d'avoir été distraits, de reprendre pied dans la vie. +Cela ressemblait à un réveil général. Thérèse, elle aussi, avait +tourné la tête. Elle souriait à peine, d'un sourire d'envie, comme +pour dire: «Que je voudrais bien savoir! Comme ce doit être drôle! Ce +serait si bon de rire tout à fait!» Son regard, pur et vivant, errait +sur la foule. Il arriva jusqu'à Claude. Elle le reconnut. Ses lèvres +s'allongèrent un peu, et la frange de ses cils blonds s'abaissa +légèrement, en signe d'amitié. Cela ne dura qu'un éclair. Elle ramena +les yeux, par degrés, vers sa mère qui n'avait pas changé +d'attitude,--pas plus que Robert,--lui dit un mot à l'oreille, et +l'aile rose reprit sa silhouette primitive au-dessus du chapeau noir, +tandis que le chef d'orchestre, avec des gestes agrandis pour +ressaisir le public, continuait à diriger la _Marche_ de Berlioz. + +Claude, retiré au deuxième rang de la loge, appuyé aux cloisons +fumeuses, entre lesquelles peu de songes d'amour pareils au sien +avaient dû éclore, ne pensait plus qu'à Thérèse, et ne voyait plus +qu'elle. Oh! le merveilleux concert, et comme, à certaines heures, la +puissance créatrice de nos âmes transforme et fond en un seul hymne +toutes les sensations diverses qui nous viennent du monde! Comme tout +parle une même langue pour nous traduire nous-mêmes! Que jouait-on +maintenant? de quels maîtres étaient les symphonies qui se +succédaient? quels numéros portaient-elles sur le programme tombé à +terre? Questions vaines. Il n'y avait dans la salle qu'une enfant +blonde, là -bas, et la foule, sans le savoir, et l'harmonie joyeuse ou +plaintive de l'orchestre, et toute la lumière tombant des vitrages, +tout cela n'était que pour cette petite tête fière, pour l'ovale +aminci de ce visage de vierge. Et un seul homme comprenait et goûtait +le sens mystérieux qui s'échappait de toutes choses: Claude Revel, +immobile, au fond d'une loge de cirque. + +Il remarqua enfin que la foule s'écoulait autour de lui, et se leva. +M. de Kérédol, jusqu'alors, l'avait plusieurs fois cherché du regard +dans la salle, et ne l'avait pas rencontré. Mais, en sortant du rang +de fauteuils où il avait pris place, il se trouva tourner le dos à la +scène, et aperçut Claude Revel, tout en haut, encadré dans l'étroite +ouverture de la loge, les yeux fixés sur Thérèse qui commençait à +monter vers lui. Soit qu'elle eût deviné derrière elle la surveillance +anxieuse de Robert, soit timidité de jeune fille, Thérèse passa près +de Claude, sans détourner la tête. Sa mère la suivit, causant avec +elle. Mais M. de Kérédol s'arrêta un instant, au milieu de l'étroite +coupure des gradins. Il n'eut pas un mot, ne fit pas un geste: +seulement, de ses prunelles bleues, dures comme un reflet d'acier, +jaillit un éclair de colère à l'adresse de Claude debout à trois pas +de lui, un défi d'homme à homme, prouvant bien que désormais la +certitude était acquise et la lutte résolue. + +La lutte! Hélas! elle était bien dans la volonté de Robert, dans son +cÅ“ur atteint au plus profond de ses tendresses. Mais lui-même, en ce +moment où il éprouvait une irritation violente, comme s'il en eût +senti la faiblesse secrète, il se hâtait de fuir. A peine avait-il +descendu les marches du perron qu'il offrait le bras à madame +Maldonne, et remontait le faubourg, d'un pas plus pressé que +d'ordinaire, tournant et dépassant les groupes noirs qui dentelaient +la rue en pente. Thérèse marchait à côté de sa mère. Elle semblait +indifférente, nonchalante, comme ceux qu'une pensée, même indécise et +faible, isole de la foule. Aucun des trois ne parlait, si ce n'est à +mots rompus, rarement. + +De loin, Claude regardait diminuer l'aile rose. Bientôt, parvenu à la +route qui filait droit sur les Pépinières, parmi les bandes d'ouvriers +et de boutiquiers, Robert ralentit le pas. Il se trouvait dans +l'horizon du domaine, il atteignait la sauve. Mais aucune embellie ne +se manifesta dans son humeur. + +Quand le portail du logis se fut enfin refermé derrière eux, il poussa +un soupir de soulagement; puis, laissant les deux femmes entrer dans +la maison, traversa tout le jardin, pour aller s'asseoir, au fond, +sous la tonnelle de lauriers. + +--Joli succès! dit-il en accrochant son chapeau à une branche et en +s'épongeant le front. Tout ce que j'essaye tourne de la même façon... +Depuis hier je redoutais cette rencontre-là . Elle était fatale... Et +dire qu'il est peut-être venu, averti par moi, par l'imprudence que +j'ai eue de bavarder avec Lofficial! On a toutes les chances à son +âge, et toutes les malechances au mien! + +Ses réflexions furent interrompues par Thérèse. Elle avait quitté son +feutre noir, pris un chapeau de paille fanée, et elle venait, de son +allure vive et décidée, nullement troublée, bien qu'elle eût des +choses graves à demander. + +--Tiens, c'est vous? dit Robert, que l'arrivée de sa nièce prenait à +court de résolution, dans le trouble des premières méditations. + +--Mais oui, moi, répondit-elle. Nous avons à causer tous deux. + +Elle ouvrit un pliant, appuyé le long des treillages qu'enveloppaient +les touffes de laurier, et s'assit en face de M. de Kérédol, un peu +plus bas que lui. + +--Mon parrain, dit-elle en arrangeant les plis de sa robe, je suis +venue pour vous demander une preuve de grande affection. + +--Je vous en ai tant donné, ma pauvre chérie! Vous devez bien savoir +que je ne vous refuserai pas. + +--Oh! reprit-elle sans lever les yeux, celle-là est d'une autre sorte. +Je veux savoir de vous un secret. + +--Un secret, Thérèse? + +--Oui. Depuis plusieurs semaines, depuis deux jours surtout, je vous +trouve... + +Elle semblait hésiter entre les mots. + +--Comment me trouvez-vous? + +--Triste, inquiet, je ne sais pas bien exprimer cela. Mais je vous +trouve changé, comme si la maison n'avait plus le même charme pour +vous. + +--Oh! si! interrompit vivement Robert. + +Thérèse releva la tête, et vit qu'il était un peu pâle. + +--Comme si, poursuivit-elle, vous portiez en vous-même une peine? + +--Quand ce serait, ma pauvre enfant! Pouvez-vous comprendre ce qui +passe quelquefois de sombre et d'ennuyé dans l'esprit d'un vieux comme +moi? + +Elle le pressait, et l'interrogeait de ses yeux clairs fixés sur lui. + +--Mon père et ma mère, continua-t-elle, ne sont-ils pas les meilleurs +amis du monde pour vous? + +--Les meilleurs, oui, Thérèse. + +--Ai-je été moins prévenante à votre égard, moins obéissante? + +--Non, mon enfant, je n'ai rien à vous reprocher. + +--Alors? + +Il ne put supporter l'interrogation prolongée de ces grands yeux +d'enfant qui plongeaient au fond de lui-même, et se détourna vers les +lauriers à droite. Une de ses mains pendait le long du banc. Thérèse +la prit entre les siennes, et, la caressant comme elle avait fait +souvent, pour obtenir une gâterie: + +--Vous voyez bien, vous n'avez pas assez de confiance en moi pour me +dire un secret, et cela me peine, allez, plus que vous ne pouvez +croire! + +Elle laissa échapper la main, qui retomba le long du banc. Robert se +retourna. Son regard, quand il rencontra celui de Thérèse, exprimait +une souffrance si profonde et si vraie, que la jeune fille en fut +toute saisie. Elle sentit les larmes lui monter aux yeux. + +--Qu'avez-vous? demanda-t-elle. + +--Thérèse, fit Robert, qui se contenait pour ne pas montrer toute sa +faiblesse devant elle, Thérèse, répondez-moi franchement! + +--Oh! bien sûr. + +--Thérèse, m'aimez-vous? + +--Mais oui, je vous aime! + +--Beaucoup? + +--De tout mon cÅ“ur! Pourquoi en doutez-vous? + +--Thérèse, si quelqu'un venait pour vous enlever à nous, est-ce que +vous nous abandonneriez? + +--Quelqu'un? + +--Oui, est-ce qu'au premier mot d'amour vous nous laisseriez là , votre +père, votre mère, moi, comme celles qui n'ont pas eu au foyer tout le +bonheur, toute la tendresse que vous avez eus? + +Elle chercha dans sa poche un petit mouchoir de batiste, le passa sur +ses yeux, et dit: + +--Est-ce qu'il est venu quelqu'un? + +--Non, Thérèse, dit rapidement Robert, mais s'il venait? + +--S'il venait? + +--Oui, un jour lointain, plus tard? + +La jeune fille se leva, et lui la suivit du regard qui se dressait, +souple, non plus émue, mais affectueuse, filiale comme il la trouvait +chaque jour. + +--S'il venait, reprit-elle, un jour, plus tard, je lui dirais que +j'appartiens d'abord à ceux qui m'ont toujours aimée. + +--Oh! Thérèse! + +--Je lui dirais encore autre chose! + +Elle se pencha vers lui. + +--Je lui dirais: «Adressez-vous à mon parrain, à mon meilleur ami!» + +Puis elle se recula jusqu'à l'entrée de la tonnelle. + +--Était-ce bien la peine de faire tant de mystères? dit-elle. Vous +voyez, nous nous sommes expliqués. Et il n'y a rien du tout entre +nous, qu'un «plus tard», un jour lointain, et qui dépendra de vous. +Voilà pourquoi vous vous faites du chagrin? Rappelez-vous donc ce que +vous m'avez si souvent répété: «La tristesse sans raison est la grande +ennemie de la jeunesse.» Est-ce ainsi que vous disiez? + +--Oui, quand vous étiez mon élève. + +--Mais je le suis, je le serai toujours. + +Elle sortit de la tonnelle, et s'éloigna par l'allée en face. Après +une vingtaine de pas, une gentille pensée lui vint. Thérèse se +retourna, fit une révérence de pensionnaire, et redit, avec la plus +jolie mine, futée et tendre à la fois: + +--Toujours! + +Robert essaya de lui répondre par un sourire. De loin elle put s'y +tromper. Mais quand elle eut disparu, il se sentit en proie à une +tristesse noire. Tant que Thérèse avait été là , Robert s'était +contenu, pour ne pas pleurer devant elle. Oh! non, il ne fallait pas! +C'était indigne d'un homme. A présent il était seul. Il mit sa tête +dans ses mains, et se laissa emporter par ses pensées. Pour la +première fois peut-être de sa vie, dans cet élan désordonné de son +âme, il tutoya l'enfant, dont l'image était encore là , présente devant +lui. «Pauvre chère petite, disait-il à demi-voix, c'est ta jeunesse +que je pleure, parce qu'elle est exquise et que nous allons la perdre. +Je le pressens, je le devine à ton charme même. Tu dis que tu resteras +mon élève! Oui, tu le voudrais peut-être. Mais tu ne sais pas, pauvre +enfant, le changement profond que l'amour fait dans nos amitiés. En +peu de semaines, quand tu aimeras, ton père et ta mère deviendront une +affection pâle, plus effacée chaque jour. Moi, je ne serai plus rien, +tu entends, rien! Et voilà le prix de dix-huit ans de tendresse! Ne +plus te voir qu'avec l'assentiment d'un étranger, par intervalles, par +faveur, découvrir en toi des pensées que je n'y aurai pas vu naître, y +reconnaître la main d'un autre, moi qui t'ai formée, moi qui n'ai +guère que toi au monde! O Thérèse, Thérèse!» + +Dans ce moment d'angoisse, Robert se sentait seul. Il avait vécu dans +l'intimité de Guillaume et de Geneviève, et cependant ni l'un ni +l'autre ne paraissait éprouver la moindre alarme. Rien n'était changé +dans la quiétude de leur vie quotidienne. Leurs conversations à table +témoignaient de la même confiance dans la perpétuité de ce bonheur +menacé! Comment ne souffraient-ils pas à la pensée que, d'une heure à +l'autre, l'enfant pouvait leur être ravie? Etrange aveuglement! Ils ne +devaient rien soupçonner. Ne valait-il pas mieux les avertir, leur +dire: «Allons-nous-en! Partons pour un voyage, n'importe où, loin s'il +se peut. Maldonne demandera un congé. Nous emmènerons Thérèse, et nous +éviterons qu'elle nous quitte. Il n'y a rien de perdu puisqu'elle +n'aime pas encore. Allons-nous-en! Ou bien, aidez-moi. Écartez +doucement les occasions, veillez, ayez pitié de vous-mêmes et de moi. +Car je sens que la branche plie sous l'oiseau.» + +A qui parler ainsi? A Geneviève? Une timidité singulière lui fit +repousser cette idée. Il se sentit rougir un peu. «Non, pas elle, se +dit-il. Les femmes ne peuvent juger cela comme nous. Ma sÅ“ur ne +comprendrait pas. Si léger qu'il soit, Guillaume a beaucoup de cÅ“ur. +J'irai le trouver.» + +Robert se leva, suivit la grande allée, aux deux tiers tourna à +gauche, et se dirigea vers une petite construction en tuffeaux +couverte d'un toit de zinc. Le laboratoire de Guillaume Maldonne, une +sorte d'étouffoir aux murs mansardés, se trouvait au-dessus d'un +réduit de jardinage. On y accédait par un escalier raide en bois +blanc. M. de Kérédol en monta les marches avec une lenteur +involontaire. Cela lui coûtait, la confidence qu'il allait faire, et +cela l'effrayait presque. Il y avait longtemps qu'ils ne s'étaient +entretenus d'un sujet aussi grave et intime. Pourtant, il ne voulut +pas reculer, poussa la porte, légère comme de l'amadou à force d'être +sèche, et entra. + +Guillaume Maldonne, en veste blanche, + +écrivait, juste au-dessous de la fenêtre à tabatière. + +--Attends! attends! dit-il en faisant signe de la main gauche, tandis +que, de la droite, il se hâtait d'achever la phrase commencée. Tu vas +voir! tu vas juger! + +Il avait l'air si heureux, si naïvement content de lui, que Robert +l'enveloppa d'un regard d'envie. + +La plume d'oie cria quelques secondes, et M. Maldonne radieux, +ébouriffé, se retournant sur sa chaise: + +--Dame! dit-il, puisque tu ne veux rien faire, il faut bien que je +travaille seul! + +--Au catalogue? + +--Non, mon ami: un mémoire! je le destine à la Société linnéenne. +Écoute-moi ça: «_Mémoire sur les rapports qui existent entre la +coloration de l'Å“uf et celle du jeune oiseau en duvet._» Est-ce une +trouvaille? Est-ce une assez jolie question? + +--J'en ai une aussi, moi, dont je veux te parler, dit Robert, qui +s'était appuyé au montant de la porte. Elle est également importante, +bien qu'il ne s'agisse pas d'histoire naturelle. + +--Ah! dit Guillaume avec un désappointement visible, et laissant +retomber sur la table le papier qu'il avait saisi. De quoi s'agit-il? + +--De Thérèse. J'ai peur que son imagination ne commence à travailler. +Je crois avoir des preuves qu'elle n'est pas insensible,--sans trop le +savoir, la pauvre petite!--à l'attention qu'elle éveille, dès qu'elle +paraît. Des nuances encore, tu comprends bien, mais, en pareil cas, +tout est grave. + +--Eh! mon ami, c'est l'âge! c'est son droit! Depuis que le monde est +monde, les jeunes filles sont contentes de plaire. Pourquoi veux-tu +que Thérèse fasse exception? + +--Guillaume, reprit gravement Robert, il y a plus que cela, et tu as +tort de prendre légèrement mon avis. Suppose que, par notre faute, +parce que nous n'aurions pas assez veillé... + +--Ah! par exemple! s'il y a une fille bien gardée, c'est la mienne! + +--Soit! je ne discute pas pour l'instant. Plus tard, si tu es de mon +avis, je t'indiquerai les moyens... + +--Les moyens? dit Guillaume, dont les yeux devinrent tout grands de +surprise. + +--Oui, j'y arriverai, mais pas encore. Je suppose, Guillaume, que ta +fille ait été remarquée par un jeune homme. + +--Après? demanda tranquillement M. Maldonne. + +--Cela ne t'émeut pas? + +--Mais si, Robert, cela me toucherait, certainement. + +--Je suppose donc que ta fille, libre, sans conseil, en vienne à aimer +à son tour... + +--Eh bien? + +--Eh bien! mon cher, si nous n'y veillons pas, cette supposition-là +peut être une réalité demain, oui, demain, entends-tu, nous pouvons +la voir demandée en mariage, épousée, emmenée, si jeune encore! As-tu +pensé à cela, Guillaume, emmenée? + +--Quelquefois. + +--Et tu peux admettre cette idée, que demain nous ne l'aurons plus? + +--Que veux-tu, Robert... + +--Que nous nous trouverons face à face tous trois, aux Pépinières? + +--Comme autrefois, mon bon ami. + +--Non, pas comme autrefois: vieillis, usés! + +--C'est un peu vrai. + +--Et sans Thérèse! Tu peux supporter cela, toi, sans Thérèse? + +--Mon Dieu, mon ami, si je la savais heureuse! Les enfants, on les +élève pour d'autres, en somme, et il faut savoir être heureux quand +ils le sont, par ricochet.. + +M. Maldonne disait cela d'un ton tranquille, levant par instants les +épaules, en signe de résignation et de passivité. Robert le +considérait, sans rien répondre. Il ne s'attendait pas à rencontrer si +peu de sensibilité, une imagination si froide et si bornée. Ah! +certes, il se sentait d'une autre espèce, lui, de l'espèce qui souffre +et se révolte! Il ne comprenait pas la vie de cette façon moutonnière. +Quelque chose d'orgueilleux et de méprisant se soulevait en lui, à la +vue de cet homme souriant, vêtu de clair, occupé d'oiseaux, que le +sort de Thérèse, l'abandon possible des Pépinières, ne parvenaient pas +à émouvoir. Celui-ci regardait aussi Robert avec étonnement. + +--Allons, mon vieil ami, dit-il en l'attirant par la main, tu te bats +contre des moulins à vent. Laissons là toutes ces billevesées. Thérèse +ne court aucun danger, je t'assure. Apaise-toi. Tiens, assieds-toi là , +je vais te lire le passage que je terminais, quand tu es entré. +Veux-tu? + +Robert s'assit, du même air offensé, près de la table. Déjà Guillaume +avait saisi le cahier de papier qui contenait son mémoire. Il passa la +main sur sa barbiche, ses yeux s'animèrent d'une flamme vive. + +--Je suis rendu, dit-il, à la famille des Longirostres. Je viens de +traiter du _chevalier Gambette_, et j'arrive au _bécasseau +combattant_. + +Et il lut, scandant la phrase avec amour: «Bécasseau combattant, +_Tringa pugnax_. Quand le petit bécasseau, avec son bec et le secours +de sa mère, vient à briser la coque qui le tenait captif, la couleur +de l'Å“uf, jaune gris parsemé de taches bistres, tantôt disséminées, +tantôt groupées, se trouve reproduite avec une exactitude telle sur la +tête, le corps, les ailes de l'oiseau, que le petit ressemble à un +Å“uf animé.» A la lettre, mon cher! regarde! Est-ce une découverte? + +Il désignait, sur la table, à côté d'une coquille, un poussin vêtu de +poils, monté sur de hautes pattes. + +--Qu'en penses-tu? demanda-t-il. + +Robert sourit amèrement. + +--Je te félicite, dit-il. + +--N'est-ce pas? + +--Oui, je te félicite d'être à ce point absent de la vie! + +Robert se leva, rouvrit d'un coup d'épaules la porte à demi retombée, +et descendit l'escalier. + +«A quoi bon lui expliquer? murmura-t-il. Il ne comprendrait pas. +Est-il résigné à tout! Quelle sécheresse de cÅ“ur! Et moi qui le +croyais capable d'énergie! Sommes-nous différents l'un de l'autre!» + +Et, comme il se demandait: «Quand donc a commencé notre divergence de +vues?» Robert s'aperçut qu'elle datait de plusieurs années, de +l'époque où Thérèse avait commencé à grandir; que, depuis lors, malgré +la communauté de vie, il avait eu bien peu de réelle intimité avec +Maldonne, et que toute sa puissance d'aimer s'était concentrée sur +Thérèse. Et maintenant Robert ne retrouvait plus son ami... Ils ne se +comprenaient plus. + +Cette pensée se transforma bientôt, et se fondit en un élan de +tendresse pour l'enfant. M. de Kérédol songea que cette situation même +lui imposait des devoirs. Puisque lui seul apercevait le danger, ne +devenait-il pas, de plein droit, le défenseur de tous? N'était-il pas +obligé de protéger Thérèse, de la garder pour ceux mêmes qui ne +voyaient pas comme lui? Il sentait, avec une sorte d'amertume fière, +qu'il n'avait plus que Thérèse au monde, et il ne se dit pas, mais il +fut tenté de croire qu'elle aussi n'avait plus que lui. + + + + +VIII + + +Au moment où l'aile rose, longtemps suivie, disparaissait à l'angle +d'une rue, Claude se trouvait près de chez lui. Il se sentait plein +d'audace pour la conquête de Thérèse. Mais, de plan d'attaque, il n'en +avait pas. Dix projets s'étaient levés déjà de son esprit, comme un +vol de linots sort d'un buisson battu. Aucun d'eux ne valait qu'on s'y +arrêtât. + +Peut-être allait-il en surgir un onzième, quand le jeune homme, +passant devant la maison voisine de la sienne, entendit une voix +forte crier: + +--Gothon! où as-tu acheté ces maudits sacs de papier? C'est du papier +de journal, et ça craque dans la main! + +--Parbleu! se dit-il, c'est M. Lofficial. On n'a pas des voisins pour +ne pas s'en servir. Il connaît les Maldonne, il est bien disposé pour +moi; si j'allais lui demander conseil? + +Claude s'arrêta, se décida en deux secondes, et tira la sonnette. + +Gothon Lofficial,--pour employer l'expression qui la désignait dans +tout le faubourg,--une forte vieille à visage sévère, vint ouvrir, +regarda Claude du même air soupçonneux dont elle eût reçu un mendiant. + +--M. Lofficial? + +--Je ne sais pas s'il est là . + +--Je viens de l'entendre. + +--Ça ne fait rien. + +Elle tenait à la main un paquet de sacs fortement collés et aplatis, +avec lesquels elle s'éloigna, traînant la jambe, vers le jardin dont +on voyait un coin encore feuillu et doré de soleil, dans l'enfilade du +porche blanc. + +Claude perçut le bruit d'un colloque échangé entre le fifre aigu de +Gothon et le tonnerre contenu de M. Lofficial. Le dernier mot seul lui +parvint distinctement: «C'est d'un joli exemple, allez, le dimanche, +pour un monsieur dans les Å“uvres!» Et, comme la vieille fille, +achevant sa phrase, rentrait dans sa cuisine en sous-sol, le visiteur +apparut sur le seuil du jardin. + +--Entrez donc, monsieur Claude! Par ici! Non, pas par là , ici, ici! +disait la voix de M. Lofficial. + +Le jardin n'était pas grand. M. Lofficial n'était pas mince, mais on +ne pouvait le découvrir de la porte, à cause d'un gros massif de +rhododendrons poussé comme une futaie. Il se trouvait à cheval sur le +dernier barreau d'une échelle double, au-dessous d'une treille à +l'italienne, vrai plafond de vigne, dont les pampres lui +chatouillaient le visage. Devant lui, accroché à l'échelle, un panier +se balançait, plein de papiers et de bouts de fil cirés. Et tout +autour, à portée de son bras, s'échappant des feuilles à demi jaunes, +semées de gouttes de sang par l'automne, des grappes de raisin +pendaient, mûres à point, transparentes, rousselées par endroits, +quelques-unes enveloppées déjà et ficelées dans la robe de papier qui +devait les conserver fraîches. + +Le bonhomme, en voyant Claude s'approcher, dodelina la tête d'un air +moitié content, moitié dépité. + +--Vous me surprenez, dit-il, me livrant à un travail servile, le +dimanche. Gothon m'en a fait des reproches. + +--Cela un travail servile! répondit Claude. + +--On pourrait discuter. Mais je n'ai que dix grappes à emmailloter de +la sorte, celles qui pressent le plus. Et vous savez l'adage: _Parum +pro nihilo reputatur_. + +--Je sais surtout, mon voisin, que vous êtes incapable de désobéir +même à une virgule du Décalogue. Ne craignez point de m'avoir +scandalisé. Je ne le suis pas. + +Réjoui par la réponse, qui calmait chez lui un scrupule réel, M. +Lofficial s'épanouit. Il se pencha, et son ventre s'arrondit un peu +sur le barreau, prit un sac, l'entr'ouvrit, et souffla fortement entre +les deux feuilles blanches, qui se gonflèrent comme une outre. + +--C'est d'autant plus urgent, continua-t-il, que nous sommes dans une +année de guêpes... + +Il s'était mis entre les lèvres, pour le tenir, un fil qui descendait +de chaque côté de la bouche. Et, prenant le sac par le fond, il +enfermait avec précaution une grappe jaune comme une muscade, sans +cesser le monologue, très attentif seulement à bien plisser +l'enveloppe raide autour de la queue du raisin. + +--Une année de guêpes, répétait-il, positivement, jeune homme. +Avez-vous remarqué que ces bêtes de malheur sont en abondance tous les +neuf ans? + +Claude, au pied de l'échelle, répondit en souriant: + +--Je n'aurais pu faire encore que deux observations de ce genre, +monsieur Lofficial, et je vous avoue que, les deux fois, cela m'a +échappé. + +Maintenant, la grappe était empaquetée, ficelée, et tremblait +au-dessus du front de son propriétaire satisfait. M. Lofficial regarda +son interlocuteur, se trouva lui-même légèrement ridicule d'avoir posé +la question. + +--C'est vrai, dit-il, une jeunesse pareille! Qu'est-ce qui me vaut +l'honneur de votre visite, monsieur Claude? + +Le jeune homme jeta les yeux du côté de la cuisine, et répondit à +demi-voix: + +--Une question de mariage. + +--Oh! ne vous gênez pas, dit en riant M. Lofficial: elle y est +habituée. Je ne fais que ça, des mariages! + +--Vous? + +--Du matin au soir. + +--Ici? + +--La plupart du temps au bureau, là -bas. Mais il vient des gens me +trouver jusqu'ici. Je suis quelquefois dans mon échelle, comme vous me +voyez là . Ah! je ne leur en dis pas long, un petit discours, toujours +le même: «Mes bons amis, vous offensez le bon Dieu... il ne faut pas +que ça continue... il faut réparer, réparer, réparer.» + +--Comment, réparer? + +--Mais je le crois, des dix ans, des vingt ans quelquefois! Eh bien! +presque toujours ils répondent oui. C'est si braves gens, le peuple, +monsieur Claude! + +--Vous êtes donc adjoint, monsieur Lofficial? + +--Eh non! président de la société de Saint-François-Régis! Ce que j'en +ai mis d'alliances, aux doigts de ces fiancés tardifs! Ça fait +plaisir et ça fait pitié. Enfin, mon voisin, si vous avez besoin de +moi, pour un de vos protégés, tout à vos ordres. Seulement, il faut +les papiers. Les avez-vous? + +Il s'apprêtait à prendre un second sac dans le panier, et déjà sa main +se tendait en avant. + +--Mon cher monsieur, il n'y a rien à réparer dans mon affaire, +répondit Claude. Il s'agit de moi, qui me suis mis en tête d'aimer une +jeune fille. + +M. Lofficial s'arrêta court. Un bon sourire illumina sa face ronde. + +--Ça change mes habitudes, dit-il, voyons quand même. Mais d'abord, +puisqu'il s'agit de vous, je m'en vais descendre. + +Avec plus d'agilité qu'on n'eût pu lui en supposer, il passa sa grosse +jambe par-dessus le pignon des montants, descendit, saisit l'échelle, +et la porta le long du mur. + +--Tout à vous, maintenant, dit-il en revenant, les mains tendues vers +le jeune homme. Allons au fond du jardin. Nous y serons mieux. Vous +avez donc une amourette? + +--Mieux que cela, mon voisin, un grand amour. + +--J'entends, mais au début, je pensais qu'on pouvait employer le +diminutif. Comme vous y allez! Et elle se nomme? + +Ils s'assirent côte à côte, sur un banc à dos renversé, derrière une +touffe d'arbousiers. + +--Thérèse Maldonne. + +--Ah! cher ami! s'écria M. Lofficial en reprenant les mains de Claude, +qu'il serra et secoua dans les siennes, tandis que ses fortes lèvres +s'arrondissaient de surprise et d'admiration, cher ami, quelle perle! +Comment l'avez-vous découverte, elle qui sort si peu? + +--Chez les Malestroit, quand le petit Jean est mort. Vous y étiez. + +--Pauvre innocent! reprit le bonhomme, sur la figure duquel passa une +expression de pitié. C'était notre filleul, à elle et à moi. Mais ce +n'est pas là que vous avez pu parler à Thérèse? + +--Non, mais je l'ai revue chez elle, où je suis allé deux fois, sous +couleur d'histoire naturelle. M. de Kérédol y a fait allusion, hier, +vous vous souvenez? + +--Jeunesse, jeunesse! abuser ainsi de nos manies! Vous avez tout de +même bien fait, vous savez. Sapristi, vous avez bien fait. Je n'en +connais pas deux qui la vaillent! + +Il riait largement, heureux de louer, et sur leurs deux visages, avec +des reflets différents, la même pensée de Thérèse mettait la joie. Le +contentement débordait des yeux de M. Lofficial, pétillants de bonté +sans malice. Tout à coup, il retira ses mains, dans lesquelles il +avait gardé celles de Claude. Sur sa figure, d'une mobilité, d'une +intensité de physionomie qui lui venait en droite ligne du peuple, +dont il était à peine sorti, une sorte d'inquiétude se peignit. + +--Et M. de Kérédol, précisément? dit-il. + +--Eh bien? + +--Comment prend-il la chose? + +--Assez mal. Il soupçonne que je ne suis pas venu chez M. Maldonne +pour l'amour seulement des oiseaux. + +--Il vous bat froid. Je l'ai bien vu. + +--Autant qu'il le peut. + +Claude leva les épaules. + +--Qu'importe ce monsieur? ajouta-t-il vivement. Je puis me passer de +son consentement! Et sa mauvaise humeur, si elle est tout +l'obstacle... + +--Il importe beaucoup, au contraire, interrompit M. Lofficial, les +yeux levés vers la maison en face, comptant les fenêtres l'une après +l'autre. Si M. de Kérédol se jette à la traverse, vous comprenez, un +ami de vingt-cinq ans, logeant sous le même toit... + +--Mais enfin, monsieur, de quoi m'en voudrait-il? + +Visiblement embarrassé, M. Lofficial baissa la tête vers la terre, et +se mit à pousser, du bout du pied, le sable qu'il entassait par petits +monticules. Enfin, écrasant son Å“uvre sous son large brodequin: + +--De rien, en effet, mon cher enfant, dit-il; c'est un homme d'honneur +et, dès lors, incapable d'une opposition déloyale. Laissons-le, +occupons-nous des moyens de vous rendre agréable aux parents de +Thérèse et à Thérèse elle-même. C'est le premier point. Y avez-vous +songé? + +--Oui, sans rien découvrir. J'ai pensé que vous seriez plus heureux +que moi. Vous connaissez de longue date les Maldonne. + +--Assez pour bien savoir, mon ami, que si vous agissez avec Maldonne +comme vous agiriez avec un autre, vous ne réussirez pas. Sa fille est +encore très jeune. Il ne se laissera pas tenter par la fortune. Il +faut que vous lui plaisiez, qu'il ait pour vous une sympathie +prononcée. + +--Comment faire? Il ne reçoit pas chez lui. M. de Kérédol l'en +empêche. + +--Oui. + +--Au musée, je le troublerais dans ses travaux. + +--Oui. + +--Alors? + +--Il y aurait bien un moyen, dit M. Lofficial en souriant, même un +très bon... Chassez-vous? + +--De père en fils, répondit Claude. + +--Vous tirez bien? + +--Passablement. + +--C'est qu'il ne faudra pas manquer! Si vous manquez votre coup, vous +n'aurez pas l'occasion d'en tirer un second. + +Ici la voix de M. Lofficial diminua de sonorité, et ce fut tout bas +qu'il continua: + +--Je vais vous révéler un secret. N'ayez jamais l'air de le savoir: +Maldonne ne vous le pardonnerait pas! Il a réuni la plus merveilleuse +collection d'oiseaux qui soit peut-être en province. + +--Je le sais. + +--Pourtant il en manque un. + +--Lequel? + +--Un seul, d'une espèce évidemment rare, difficile à se procurer, +puisque Maldonne, en vingt ans de chasse, n'a pas réussi à le tuer. + +--Oh! dites, monsieur Lofficial, demanda Claude, l'Å“il brillant, déjà +prêt à se mettre en route, dites son nom! Où la trouve-t-on? Est-ce +très loin?... + +--Attendez, répartit doucement le bonhomme. Je ne vous aurais pas +lancé sur une proie impossible. Je possède, sur le bord de la Loire, +un petit bien, les Luisettes. + +--Et c'est là ? + +--Attendez donc! Devant, il y a un marais couvert de saules et de +roseaux. Même en été, il y reste un peu d'eau. Moi, je ne suis pas +chasseur du tout. Mais j'ai si bien le temps de me promener! Eh bien! +ce que je n'avais pas dit à Maldonne, parce que le seul amour de l'art +ne me déciderait pas à faire tuer une jolie bête, je vous le confie à +vous, pour l'amour de Thérèse. Mon cher ami, dans mon marais, je sais +positivement qu'il existe un couple de... + +Il se pencha, mit ses mains en tuyaux: + +--De sarcelles bleues! + +--Ah! cher monsieur! cher monsieur Lofficial! + +--Chut! n'ébruitez rien. C'est sauvage à nous entendre d'ici. Et puis, +le moindre mot rapporté à Maldonne gâterait tout. Commencez par vous +aboucher avec le père Malestroit. Il a le maniement des bateaux. +Colibry pourrait vous accompagner aussi, et lancer les mâlons. + +--Colibry, je ne dis pas, mais Malestroit? Il est rude. + +--Dites que c'est pour moi. J'ai eu l'occasion de leur rendre un petit +service, autrefois, quand je commençais à m'occuper de la Régis, +comme dit Gothon. Il revenait du tour de France. Dieu! le beau +compagnon! Enfin, c'est devenu tout à fait rangé! Demandez-lui ça en +mon nom. + +--Que je vous remercie! s'écria Claude, en serrant la main du +bonhomme, qui s'était levé. + +--Vous me remercierez plus tard. Le tour n'est pas joué. Prenez du +plomb un peu fort. + +--Oui, monsieur Lofficial. + +--Pas trop gros, pour ne pas abîmer la bête. + +--Non, monsieur. + +--Choisissez une petite brume. + +Ils s'en allèrent, causant de la sorte, jusqu'au bout du porche. Là , +M. Lofficial, qui n'était pas en tenue, s'effaça le long de la porte. +Claude sortit, et, sur une poignée de main rapide, ils se quittèrent, +l'un tout plein de sa propre joie, le second heureux de la joie de +l'autre, comme il convenait à leurs deux âges. + +Claude se rendit, sans plus tarder, chez M. Malestroit, lui exposa +l'affaire, et reçut cette réponse: + +--Une bonne partie, monsieur Claude, bien nourri, bien payé, pas +grand'chose à faire, ça me va toujours, comptez sur moi. + +Il alla ensuite chez Colibry, qui hésitait un peu, et finit par dire, +de sa voix flûtée: + +--Ça ne me convient guère, mais pour vous obliger, monsieur Claude, on +ne demande pas mieux. + +Le soir, dans sa bibliothèque, il feuilleta des livres d'histoire +naturelle, pour y trouver la description de la sarcelle, la découvrit, +la relut pour s'en mieux pénétrer. Puis il s'endormit, rêvant que la +petite brume était venue, et qu'il tuait l'oiseau bleu, destiné à +gagner le cÅ“ur du vieux père Maldonne. + + + + +IX + + +Vers le milieu de novembre, le temps se refroidit brusquement. Comme +il passait devant la boutique du vannier, Claude s'entendit appeler. + +--Monsieur, souffla bien bas Colibry, Malestroit dit que ça sera pour +demain matin. Il a vu la cane bleue. + +--Ce n'est pas possible! + +--Comme je vous vois. + +--Et vous êtes prêt? + +--Demain, si vous voulez. + +--Alors, je prends cette nuit le train de trois heures. A quatre +heures et demie, je serai là -bas. Et vous? + +--Oh! nous, monsieur, nous irons coucher au bord de l'eau, pour être +plus tôt parés. Malestroit dit qu'il le faut. Alors, moi, je le veux +bien. + +--Où vous trouverai-je? + +--Juste au bas du bien de M. Lofficial, tout proche le vieux pont. + +Le lendemain, en pleine nuit, Claude, le fusil en bandoulière, +enveloppé d'un plaid et d'un cache-nez, des gants fourrés aux mains, +descendait du train, à l'une des stations voisines de la ville. A de +pareilles heures, les voyageurs sont rares. Il se trouva seul sur le +quai et bientôt dans la campagne. Pendant la première partie de la +nuit, le temps était demeuré clair, avec une forte gelée. A présent, +il faisait une brume intense. Claude marchait à grands pas sur la +route. A droite et à gauche, il devinait la vallée, sans rien voir +que de hautes branches de peupliers, qui sortaient tout à coup du +brouillard, au-dessus de lui, comme pendues en l'air. De rares +buissons, des coups d'estompe dans le gris universel indiquant une +ferme ou un bois, on ne savait trop. La terre, sablonneuse sous le +pied, annonçait le voisinage de la Loire. Cependant, des idées +singulières venaient à Claude, une crainte très particulière à ces +temps-là , celle d'errer à l'aventure sans avancer, sorte de vertige du +silence de toutes choses, de ne pas entendre même l'écho de son pas, +de ne pas voir à dix mètres devant soi, et de se sentir comme dans une +petite île de quelques mètres de rayon, dans l'immensité trouble qui +pèse, qui tourne, toute moite et glacée ensemble. Enfin, des voix lui +arrivèrent de l'inconnu profond où il s'enfonçait. Il les reconnut. +C'étaient celles des deux hommes. Il se mit à courir, pour achever de +dissiper l'engourdissement qui le saisissait. Bientôt il arriva au +pont, descendit le talus de la levée qu'il avait suivie, et aperçut +Malestroit et Colibry, assis l'un en face de l'autre, sur le bord du +bateau plat qui portait à l'avant une cage pleine de canards entassés. + +--Il est grand temps, dit le maître charpentier. Embarquons, monsieur +Claude, les vanneaux commencent à mouver! + +Tous trois prêtèrent l'oreille. On entendait, en effet, du côté des +prairies inondées, quelque part au-dessus de la vaste nappe d'eau, +dont le bord seul apparaissait, terne et froid comme une lame de faux, +des cris très doux, clairsemés: le premier appel du matin sur les +eaux. Claude prit place à l'arrière, les deux hommes plongèrent les +rames dans le courant presque insensible qui venait, à travers le +pont, des rives de la Loire, et le bateau s'éloigna, glissant +au-dessus des prés, des talus, des bornes, des barrières, dans le +vaste damier des saules plantés autour des champs. La rive avait +tout de suite disparu. La brume s'épaississait de plus en plus. +Malestroit et Colibry, suivant une ligne diagonale, pointèrent droit +sur la hutte, construction des plus primitives, tout simplement la +chevelure d'un saule, ramenée en cône au-dessus du tronc et garnie à +l'intérieur d'une palissade de roseaux. Claude grimpa dans l'abri. Par +devant, en demi-cercle, le maître charpentier disposa les canes. Il +les retirait de la cage, une à une, leur attachait à la patte une +corde munie d'une pierre, et jetait le tout par-dessus bord. La pierre +tombait au fond, la bête nageait en se secouant, mais la corde +l'empêchait de s'écarter, si ce n'est d'un mètre ou deux. Quand il eut +fini, il rejoignit Claude dans la hutte. + +--Toi, dit-il, en se penchant et le plus doucement qu'il put à son +compagnon demeuré en bas, va où nous avons dit, et lâche tes mâlons au +bon moment. Si tu vois de la sarcelle, surtout, lâches-en plutôt deux! +Colibry, transi de froid et ému de l'importance de son rôle, répondit +un «oui» qui se confondit avec le soupir du vent, et, poussant à la +godille le bateau, emmenant avec lui les mâlons, disparut derrière les +cépées. + +Claude, immobile, accroupi dans la hutte, le fusil entre les jambes, +éprouvait l'anxiété délicieuse de la première heure d'affût. Les brins +d'osier, de saule, de jonc dont il était enveloppé, recouverts d'une +couche mince de glace, avaient des éclairs de diamant, et, malgré la +brume, il voyait luire aussi des étincelles partout, dans les ramures +des souches fuyant en lignes pressées à droite et à gauche, le long +des troncs que cernait le courant, sur la pointe des herbes mortes +entraînées en îles minuscules à la dérive. La brume continuait de +passer, en grandes ondes courbées comme des voiles, comme des outres +d'un cristal dépoli, transparentes comme si chacune d'elles portait +une lumière diffuse, un flambeau dont on n'apercevait que le +rayonnement pâle. Partout, à la surface des prés inondés et bien +au-dessus des arbres, c'était la même procession lente de ouates +blanches, impalpables, qui venaient du nord, poussées par le vent. +Tout en haut, cette blancheur s'atténuait, il s'y mêlait une nuance +légère d'azur, et l'on devinait qu'au delà de cette muraille de +vapeurs, le jour naissait dans le ciel clair. Les cris d'appel se +multipliaient, apportés de très loin par la brise et par l'eau. Sur +les langues de terre émergées, dans le cercle mystérieux qui entourait +les chasseurs, évidemment des bandes d'oiseaux de toutes sortes +étiraient leurs ailes, et se préparaient à partir. + +Un cri strident d'une cane près de la hutte, puis le chÅ“ur de toutes +les autres, levant le bec du même côté, firent tressaillir Claude. En +l'air, à une demi-portée de fusil, un coup de vent subit claqua juste +au-dessus de sa tête. Une trombe d'ailes de neige, affolées, +désordonnées, avec des sifflements aigus, passa comme un éclair. +Puis, ce ne furent plus que des points noirs, en avant, un chapelet de +balles s'enfonçant dans les brumes, puis, plus rien. + +--Des vanneaux, murmura Malestroit. Attention! Les canards vont venir. + +En effet, les canes qui s'étaient remises à nager, tirant sur leurs +pierres, s'agitèrent et chantèrent de nouveau. Un mâle, lâché par +Colibry, s'abattit parmi elles. Claude chercha des yeux, dans le +désert triste du ciel, la bande d'émigrants qu'annonçait cette entrée +en scène des appeaux. Il l'aperçut à sa gauche, venant du sud. Elle +remontait le vent en triangle, d'une allure égale, pareille à une fine +découpure d'ombres. Elle passa, dédaigneuse de cette troupe +d'apprivoisés qui la saluaient, et se perdit au loin. Un second +canard, quelques minutes après, partit du pré voisin où Colibry +veillait, et monta jusqu'au-dessus des brouillards. Cette fois, quand +il redescendit, il ramenait avec lui tout un vol de grands voyageurs +aux plumes grises. Claude les vit tournoyer en spirales, dont les +cercles se resserraient de plus en plus autour de la hutte. Courbé, +immobile, retenant son souffle, il entendit tout près, par trois +reprises, le battement de leurs ailes, leurs cris mêlés à ceux des +canes prisonnières; il aperçut, par les fentes du treillage, des dos +luisants, striés de barres blanches, des cous tendus, des pattes +pendantes; puis, faisant jaillir l'eau sous le choc de leurs +poitrines, une vingtaine de sauvages s'abattirent en dehors du cercle +formé autour de la hutte: Malestroit les étudia un moment, et, se +penchant: + +--Rien que des tadornes, dit-il. Mais je crois qu'il y a une sarcelle +plus loin. + +Très loin, en effet, à peinte distincte dans la buée qui roulait sur +l'eau, un oiseau plus petit approchait avec précaution, en faisant des +bordées, s'arrêtait, reprenait sa marche oblique. Était-il tombé avec +les autres? Partait-il des prés voisins? Bientôt il fut possible de +distinguer ses formes plus sveltes, son cou qui s'allongeait et se +courbait au ras de l'eau, avec une coquetterie et une grâce que +n'avaient pas les autres. + +--C'est sûr une sarcelle, dit Malestroit. Seulement, est-elle bleue? +Voilà ! + +Elle s'avançait toujours, très lentement, nageant d'une seule patte. +Claude sentait son cÅ“ur battre si fort qu'il se demandait s'il +pourrait ajuster. La pensée de Thérèse, de la maison des Pépinières +couchée sous les arbres, de l'accueil qui lui serait fait s'il +rentrait avec ce gibier rarissime, l'idée qu'il le manquerait +peut-être, et que le stratagème de M. Lofficial échouerait +misérablement par sa faute, achevèrent de le troubler. + +--Je l'ai vue reluire, dit à ce moment Malestroit, c'est une bleue, +monsieur Claude! + +Claude, perdant la tête, se souleva un peu. Toute la bande de canards +s'enleva en criant. + +--Elle y est encore! souffla le charpentier. Mais ce n'est pas votre +faute. Elle s'en va. Tirez! + +A travers les brins de jonc, Claude passa le canon de son arme. Une +détonation formidable retentit sur le lac. + +--Touchée! Je l'ai! je l'ai! cria le jeune homme en se levant tout +debout. + +Mais Malestroit s'était levé aussi. Il était extrêmement lourd. Sous +ce double ébranlement et sous le poids du charpentier, le fond de la +hutte avait cédé, et, passant au travers, les deux chasseurs, avant de +s'être rendu compte de rien, se trouvèrent dans l'eau jusqu'à la +ceinture, accrochés au tronc du saule. + +--A nous, Colibry! cria la grosse voix de Malestroit. + +Quand ils eurent entendu le bonhomme répondre de loin, et que, tâtant +le sol du pied, ils se furent assurés qu'ils ne couraient aucun +danger, Claude et Malestroit se prirent à rire de l'accident. Ce fut +même pour Claude, malgré le froid qui le pénétrait, un moment +agréable. Il regarda le charpentier, couvert des débris de la hutte, +les cheveux mêlés d'herbes et de roseaux, comme un dieu marin, qui +soutenait d'une main l'édifice effondré, la surface des eaux, qui lui +parut d'argent, des plaques de soleil luisant çà et là sur des +presqu'îles vertes, une côte à droite, à demi dégagée des brumes, et +Colibry, qui semblait un géant, sur l'arrière du bateau qu'il poussait +à la perche de toute la vigueur de ses bras. Il eut, par-dessus tout, +un sentiment de victoire, une émotion de chasseur heureux. Et quand +Colibry, accostant au plus près, lui tendit la main pour le retirer: + +--Elle y est! cria-t-il. + +--Vous y êtes encore plus sûrement, répondit le vannier. + +--Eh! qu'importe, père Colibry? reprit le jeune homme, en passant la +jambe par-dessus le bordage. Qu'importe un demi-bain froid, si nous +avons la sarcelle? Allons, Malestroit, à votre tour! Donnez-moi la +main. Bon! Un effort! Vous y voilà ! + +Soulevé par le poignet de Claude et celui de Colibry, le charpentier +monta, lui aussi, dans le bateau. A peine y était-il entré, son large +pantalon ruisselant comme une source, que Claude s'écria: + +--Au large, maintenant! + +--A terre! vous voulez dire, répartit Malestroit, qui se baissait déjà +pour saisir la perche. + +--Non pas! à retrouver la sarcelle! + +--Pour une méchante bête risquer la mort! Je ne suis pas douillet, +mais vrai... + +--Je double ce que j'ai promis, dit Claude: en avant! + +Vaincu par l'argument, le charpentier, tandis que son camarade +attrapait au passage quelques canes d'appel par la patte ou par le +cou, poussa la barque vers un buisson, tout au bout du pré, où le +courant portait. La sarcelle était là , flottant, la tête renversée et +posée entre les ailes, comme si, pour dormir, elle l'eût voulu cacher +dans ses plumes. Claude la prit avec précaution, examina la nuque +marquée d'une aigrette sombre, le pinceau de duvet blanc formant +sourcils au-dessus des yeux, le manteau dont le reflet azuré n'était +pas douteux, tira les cuisses, pour s'assurer qu'elles n'étaient pas +rompues, et, la posant sur ses genoux, comme il eût fait d'un coffret +de perles, d'un chien favori, d'un enfant sauvé: + +--Bleue! dit-il se parlant à lui-même, bleue et pas gâtée! + +Les deux hommes levèrent les épaules, Malestroit ouvertement, Colibry +simulant un effort vigoureux pour ramener en arrière le bateau enlizé. +Puis, laissant Claude à l'avant, muet dans la contemplation de +l'oiseau bleu, ils lui tournèrent le dos, s'assirent côte à côte, et, +dans le vent qui cinglait, ramèrent de toutes leurs forces vers la +terre. Mais la rive était loin. Il fallut près d'un quart d'heure pour +l'atteindre. Quand ils arrivèrent, Claude était pâle de froid, ses +dents claquaient, la glace avait raidi sur lui les plis de ses +vêtements, et Malestroit, la figure congestionnée, semblait avoir du +mal à se lever. + +--Trois kilomètres avant de trouver du feu! grommela celui-ci. + +Il débarqua le premier, regarda derrière lui le jeune homme qui +tremblait, portant la sarcelle pressée contre sa poitrine, et ajouta, +car il avait la rudesse tendre du peuple: + +--Si encore il n'y avait que moi! Mais ce pauvre monsieur, qui n'a pas +l'habitude de la misère! Voyons, monsieur Claude, essayons de nous +réchauffer en marchant! Colibry va retourner aux canes. Donnez-moi le +bras. + +Claude étourdi, et comme enivré par le froid, passa le bras sous celui +du charpentier, qui secouait la tête, d'un air de doute. + +--Trois kilomètres! reprenait-il. + +A ce moment, une voix sortie du brouillard, en face, leur parvint, +toute diminuée par la distance. + +--Ohé! par ici! par ici! + +Tous trois levèrent la tête. A mi-coteau, dans un clos de vigne que +ceignait de brun une haie d'épines, une forme humaine se démenait. Un +peu au delà , une maison carrée aux contrevents ouverts. C'était M. +Lofficial; c'étaient les Luisettes qu'ils croyaient désertes, et qui +s'offraient à eux. + +Ranimé par l'idée de ce secours inattendu, Claude monta plus +rapidement la pente. Malestroit le soutenait, sans en avoir l'air, et +grognait des mots de réconfort: + +--Nous y voilà , nous y voilà ... encore cent pas... plus que trente... +Bonjour, monsieur Lofficial! + +--Bonjour, mes enfants! dit le bonhomme, en poussant le clan de sa +vigne. Eh! eh! ai-je bien fait de venir? Comme vous êtes trempés! Six +degrés au-dessous de zéro! + +Et, remarquant la mine souffrante et la pâleur de Claude: + +--Mon pauvre garçon, reprit-il, vous avez l'air d'un noyé! Mais j'ai +de quoi vous ranimer là -haut. Et de quoi vous changer. Hâtons-nous +seulement. + +En deux minutes, ils furent dans la cuisine où flambait un feu de +sarments. M. Lofficial assit Claude sur une chaise basse, entre les +chenets, à la distance précisément d'une broche de rôtissoire. Puis, +courant d'une chambre à l'autre, ouvrant placards, tiroirs, cachettes, +il parvint à découvrir, dans cette maison de célibataire, à peu près +inhabitée, mais montée avec une prévoyance de père de famille, une +foule de choses qu'on ne s'attendait pas à y rencontrer: deux paires +de feutres et deux paires de sabots neufs pour Claude et Malestroit, +de l'eau-de-vie blonde à force d'être vieille, une bouilloire dont le +réchaud n'était pas vide, et une boîte de thé qui laissa s'échapper +l'arome de mille fleurs. + +Toujours trottant, M. Lofficial continuait son monologue, et sa voix +arrivait, tantôt par une porte et tantôt par une autre, tandis qu'un +nuage de vapeur d'eau enveloppait Claude et Malestroit. + +--J'avais des pressentiments, disait-il, et j'ai voulu venir dès hier +soir... malgré Gothon... Et c'est vraiment heureux... Toute la +matinée, j'ai essayé de vous apercevoir avec mes jumelles... Mais, +bast! un brouillard du diable... Et puis, tout à coup, sur la berge... +Ah! quand je vous ai vus, j'ai bien deviné l'accident... j'ai mis une +allumette sous le fagot... N'es-tu pas trop lourd, aussi, Malestroit, +pour chasser à la hutte! + +Il parlait d'un air réjoui, faisant sonner parfois ses lèvres l'une +contre l'autre, avec des impatiences de gros écureuil rebondi, quand +il ne trouvait pas, à l'instant même, ce qu'il cherchait. + +Lorsqu'il se fut enfin arrêté, debout, appuyé sur l'auvent de la +cheminée, Claude, qu'il observait, Claude restauré et réchauffé, lui +prit la main. + +--Vous savez que je l'ai tuée! dit-il. + +--Parbleu, mon ami, vous l'avez bien gagnée! + +--Je recommencerais vingt plongeons comme celui-là , répondit le jeune +homme avec conviction, pour voir seulement l'accueil qu'ils me feront +là -bas! + +«Ils», c'était la seule Thérèse. Pour remercier son vieux voisin, +Claude n'avait rencontré que cette naïveté: parler d'elle. Il ne +savait rien de meilleur. Si elle daignait se montrer satisfaite, tout +le monde ne serait-il pas payé? Pour Thérèse souriante, est-ce qu'on +n'irait pas chercher la sarcelle au bout du monde? Est-ce que M. +Lofficial ne passerait pas, sans se plaindre, vingt nuits de novembre +aux Luisettes? + +Quelque chose répondit oui, au fond du cÅ“ur de M. Lofficial. Devant +ce mot d'amour jeune, le bonhomme se sentit ému, disposé à des +complaisances paternelles. Il passa la main, deux ou trois fois, +délicatement, sur les cheveux bruns de son protégé, comme s'il eût +caressé son propre fils. + +--Je veux le voir aussi, dit-il, et je vous conduirai aux Pépinières. + +Une demi-heure plus tard, comme Colibry rentrait, les chaussures étant +sèches, les vêtements brossés, toute trace de l'accident disparue, +Claude s'entendit appeler par M. Lofficial, qui était allé présider +lui-même à l'enrènement du cheval, un bien vieux cheval, pourtant, et +facile. Il sortit, et jeta un coup d'Å“il du côté de la vallée: à la +place du lac immense sur lequel il avait cru naviguer le matin, il +n'aperçut, sous le clair soleil, qu'un marais de taille médiocre, +découpé en petits carrés par les saules, rayé, çà et là , par les +bandes vertes des talus, et où pas un vol d'oiseaux, pas un cri, ne +révélait plus la présence du gibier. + +--Montez dans la calèche, dit M. Lofficial en s'avançant, vous n'aurez +pas froid là -dedans! + +Un carrossier aurait protesté contre cette dénomination donnée au plus +singulier véhicule: une caisse écourtée, divisée, aux deux tiers +environ, par une cloison de glaces, et dont la capote, prolongée en +abat-jour, abritait abondamment Colibry et Malestroit, déjà montés sur +le siège. Il y avait bien quarante ans que la calèche venait aux +vendanges. Claude prit place à l'intérieur, avec M. Lofficial, +s'enfonça dans la plume des coussins, sentit monter jusqu'à ses genoux +la laine des peaux de mouton, haute et souple comme une flamme, qui +tapissait le fond de la voiture; Malestroit se hissa près de Colibry, +et les quatre voyageurs commencèrent à rouler vers la banlieue où +Thérèse, sans se douter de la visite qui trottinait pour elle sur la +route, jouissait probablement de l'embellie tardive du matin. + +Le voyage parut délicieux à Claude, parce que M. Lofficial, bon comme +les anciens qui se rappellent avoir été jeunes, parla tout le temps de +Thérèse. + +--C'est par elle, disait-il, que j'ai gagné, jadis, l'amitié de +Maldonne et de M. de Kérédol, par un petit compliment que j'avais su +faire d'elle, en la rencontrant. Vous le voyez, mon cher monsieur, +elle m'a valu deux amis. J'espère bien qu'elle m'en vaudra un +troisième d'ici peu. J'ai rarement vu une enfant si mignonne. Elle +avait les doigts fins comme des pendants de corail. Et je les ai tenus +dans mes mains, ces petits doigts. J'ai eu ses bonnes grâces avant +vous. Eh! eh! Elle portait une robe blanche, elle était marraine, et +moi j'étais parrain. Nous conduisions au baptême le fils de +Malestroit. Il y a de quoi être jaloux, monsieur Claude! + +Il contait posément, avec une certaine saveur rustique et enjouée, des +traits qui eussent été sans intérêt pour tous autres qu'un vieillard +qui se souvenait et un jeune homme qui aimait. De temps en temps, +Claude se détournait à demi, pour voir si le cornet de papier, où il +avait roulé le produit de sa chasse, se tenait toujours bien droit, +dans la poche au fond de la capote. Une émotion grandissante +l'envahissait, à mesure que la distance diminuait jusqu'au logis des +Maldonne. Quand la voiture s'arrêta, devant le portail orné de clous, +il était pâle comme en sortant de l'eau, le matin. + +--Mon lieutenant, dit M. Lofficial, c'est le moment de vous montrer +brave! + +Il tira la sonnette. + +--Monsieur travaille dans la serre, répondit la fille de charge. + +En effet, près du réduit qui lui servait de laboratoire, sous la voûte +de verre peint qui l'enveloppait d'une chaleur douce, M. Maldonne +triait des oignons de tulipes. Il vit venir les visiteurs à travers +une vitre claire, sourit sans se déranger, et, les laissant arriver +jusqu'à lui: + +--Eh bien! fit-il en se détournant et en tendant les deux mains, vous +me surprenez comptant mes trésors. + +--Et nous vous en apportons un autre! répondit M. Lofficial. + +--Une tulipe? + +--Non, un oiseau rare. + +M. Maldonne hocha la tête, d'un air d'incrédulité, en regardant le +cornet de papier que Claude portait sous le bras, et saisit un bulbe +transparent, côtelé, barbelé de racines. + +--Sans l'avoir vu, dit-il, je ne l'échangerais pas contre une seule de +ces _proserpines roses_. + +--Vous auriez peut-être tort, dit Claude, qui lui tendit le paquet. + +Le naturaliste tira la sarcelle bleue par les pattes. A peine l'eut-il +aperçue que, le visage altéré par l'émotion, sans un mot, il +bouscula ses deux hôtes, pour sortir plus vite et porter la bête au +grand jour. + +Dehors, il s'appuya aux tapis de paille qui pendaient du haut de la +serre, tourna et retourna la sarcelle, fit jouer les reflets du +plumage. + +--Ce n'est pas possible! murmurait-il, non, ce n'est pas elle!... + +Enfin il leva les yeux sur Claude, qui l'avait suivi. Sa physionomie +exprimait, avec beaucoup de surprise, un peu d'inquiétude, de +jalousie. Il était sérieux, presque froissé, comme un homme qu'on veut +duper. + +--D'où l'avez-vous fait venir? demanda-t-il. + +--Mais, je l'ai tuée, monsieur! dit Claude. + +--Allons donc! + +--Moi-même, ce matin! + +--Pas dans le département? + +--A deux lieues d'ici. + +M. Maldonne fronça le sourcil. + +--Vous saurez, monsieur, dit-il avec dignité, que cette variété +n'habite pas dans le département. Elle y passe, et si rarement que +des hommes comme moi n'ont jamais eu le bonheur... + +--C'est cependant vrai, mon bon ami, interrompit M. Lofficial, qui +sortait de la serre, en voyant les affaires de Claude se gâter, et +arrivait en se dandinant. Rien n'est plus vrai. Monsieur, qui est bien +moins savant que toi, a été plus heureux, voilà tout. + +Et il se mit à raconter la chasse du matin, comment il l'avait +conseillée, préparée, comment il savait aussi, depuis des années, +qu'un couple de ces oiseaux habitait les marais des Luisettes. Il +apportait à la justification de son client l'énergie de la conviction, +levait les bras, mimait les scènes qu'il contait. + +Pendant ce temps, M. Maldonne passait d'émotion en émotion. Le +scepticisme un peu hautain du début faisait place à un éclair +d'admiration joyeuse, et celle-ci, à son tour, s'effaçait devant le +sentiment pénible du collectionneur qui voit une pièce introuvable +lui échapper. Il maniait la sarcelle, la caressait du doigt, lui +ouvrait l'Å“il, redressait une plume endommagée. Enfin, il la tendit à +Claude avec une lenteur qui révélait toute la cruauté de la lutte. + +--Reprenez-la, monsieur, dit-il. Je vous remercie de me l'avoir +montrée. + +Il poussa un soupir, et ajouta: + +--Surtout, gardez-la bien: c'est un commencement précieux pour votre +collection, puisque, je dois vous l'avouer, c'eût été le couronnement +de la mienne! + +--Mais, elle est à vous! s'écria Claude. + +--A moi? dit M. Maldonne, rougissant sous le coup de cette brusque +fortune qui lui venait. Vous ne vous doutez pas de la rareté, jeune +homme... vous ne savez pas ce que vous faites? + +--Oh! si, monsieur, je sais très bien répondit Claude, riant malgré +lui. + +--Vraiment, elle est... + +--Elle est à vous, oui, monsieur! + +Alors, sans prendre le temps de remercier, dans l'exubérance de sa +joie, M. Maldonne courut vers la maison, tenant la sarcelle élevée au +bout de son bras droit et criant: + +--Robert! Geneviève! Thérèse! venez voir! + +Il se précipita dans le salon, arrangea sur la table du milieu +l'oiseau qui ressemblait, sous le jour glissant, à un émail azur et +or, et, comme Robert arrivait par la porte opposée: + +--Regarde! dit-il. + +Robert s'approcha, considéra l'oiseau, puis Maldonne. + +--Ah çà ! dit-il, d'où vient-elle, celle-là ? qui te l'envoie? + +--Monsieur que voici! répondit le naturaliste avec orgueil, en +désignant Claude qui entrait. Il est assez bon, assez généreux pour me +l'offrir. + +Robert, en apercevant Claude, changea de visage, et sourit +ironiquement, de manière à bien faire comprendre qu'il n'était pas +dupe de cette générosité. Il rendit à peine le salut que lui adressait +le jeune homme, et, devant madame Maldonne et Geneviève qui +accouraient, étonnées, ne sachant rien: + +--Es-tu bien sûr qu'elle soit authentique? demanda-t-il d'un ton +méprisant. + +--Tu n'as qu'à examiner, répondit le naturaliste. Elle a toutes les +signatures... Oui, Geneviève, oui, Thérèse, continua-t-il, notre jeune +ami nous apporte un trésor, celui que j'ai cherché vingt ans: la +sarcelle bleue! + +--Ah! monsieur! dit madame Maldonne en tendant la main à +Claude,--comme si vraiment le cadeau lui eût fait un plaisir +extrême,--est-ce aimable à vous! + +--Et notez qu'il l'a tuée, lui, en personne, à deux lieues d'ici, chez +ce cachottier de Lofficial. + +Il continua, reprenant pour son compte le récit qu'on venait de lui +faire à lui-même, et conta l'aventure avec autant d'animation que s'il +y avait assisté. Sa femme, en le voyant si joyeux, s'épanouissait +discrètement. Elle avait l'air heureux des mères qui regardent +s'ébattre un enfant. Parfois son regard se posait sur Claude resté +près de l'entrée du salon, et s'aiguisait alors d'une pensée +différente, un peu malicieuse, qui la rajeunissait. Thérèse, demeurée +derrière sa mère, à l'autre extrémité de l'appartement, était devenue +tout de suite sérieuse et comme intimidée. Son instinct de jeune fille +l'avertissait qu'il s'agissait d'elle et d'elle seule, bien que son +nom ne fût pas prononcé et que personne ne voulût paraître occupé +d'elle. Elle entendait l'obscure destinée lui parler dans la confusion +des voix, elle la lisait dans la physionomie de ceux qui +l'entouraient, elle savait, elle était sûre,--et son cÅ“ur en était +troublé,--que, de cette conversation légère, quelque chose de grave +allait sortir, qui déciderait de sa vie. Les mots ne lui arrivaient +qu'au travers de ce rêve. Ses yeux erraient, sans se fixer, sur ses +parents, Robert, Lofficial, et n'osaient rencontrer ceux de Claude. + +--Vous oubliez, dit M. Lofficial interrompant son ami, que M. Claude, +pour vous faire cette surprise, a failli se noyer. Il ne s'en +vanterait pas, et je le dénonce. La hutte a défoncé sous le poids des +chasseurs. Il est tombé dans l'eau glacée du marais et m'est arrivé à +moitié défailli. + +--Bah! dit Claude prenant de la hardiesse et regardant Thérèse, ce +sera un bon souvenir de plus. + +--Bien dit! repartit M. Maldonne. + +--Pour un oiseau! fit M. Lofficial d'un ton vainqueur, pour un oiseau +risquer sa vie, faut-il aimer la chasse! + +Madame Maldonne baissait les yeux, avec un sourire indulgent. + +Thérèse leva les siens. Elle osa, un peu rouge, un peu confuse, dans +le demi-jour là -bas, regarder Claude, et son regard disait: «Je sais +pourquoi vous avez commis cette imprudence, et j'en ai le cÅ“ur +touché, monsieur Claude.» + +Une émotion les gagnait tous. On la sentait grandir entre eux. + +Tout à coup Robert, qui, depuis le début, maniait la sarcelle avec une +curiosité fiévreuse, éclata de rire, d'un rire de colère et de +triomphe. + +--Pas possible de l'empailler, cria-t-il: elle a la panse crevée! + +Et, prenant la jolie bête entre ses doigts, il la jeta contre le mur, +d'où elle retomba sur le parquet. + +--Pas possible de l'empailler! répéta-t-il. + +Quatre exclamations répondirent à cet acte brutal: + +--Robert, que fais-tu? Monsieur! Oh! mon parrain! Quel dommage! + +En même temps, M. Maldonne se précipita pour ramasser l'oiseau. Robert +s'était retourné en face de Claude, et se tenait très droit, une main +appuyée à la table, l'autre passée entre les boutons de sa redingote, +pâle, méprisant et correct. + +Claude fit un mouvement pour s'avancer sur lui. M. Lofficial le retint +par le bras, et, se penchant: + +--Ne bougez pas, surtout, monsieur Claude, laissez-moi faire. + +--Monsieur de Kérédol, continua-t-il tout haut, d'une voix sonnante +qui attira sur lui le regard de Robert et des deux femmes, ce que vous +venez de faire là est très mal. + +--Vous dites? + +--Je dis: «très mal et indigne de vous!» + +M. Lofficial s'était avancé. Ses petits yeux flambaient d'une colère +d'honnête homme, et commentaient sa pensée. Robert y lut sans doute un +mot qui le troubla. Très froid, sans cesser de sourire du même air +provocant et hautain, il leva les épaules, ne répondit rien, passa +devant madame Maldonne, et prit la porte qui conduisait aux +appartements. + +M. Maldonne se relevait, après avoir ramassé l'informe paquet de +plumes, tout à l'heure si luisantes et si bien rangées. + +Il le laissa retomber. + +--Il n'est que trop vrai, dit-il, d'un air désolé, l'oiseau est perdu, +tout déchiré! + +Il ne s'était point aperçu du départ de Robert, et chercha un instant, +en regardant tout autour les témoins muets de cette scène. Des larmes +mouillaient le bord de sa paupière, larmes de dépit et d'humiliation. + +--Je ne l'ai jamais vu ainsi, reprit-il, ni vous non plus, n'est-ce +pas, Lofficial, n'est-ce pas, Geneviève? + +Personne ne répondit. Ils étaient tous affligés et gênés de cette +sortie étrange de M. de Kérédol. + +M. Maldonne, par une inspiration délicate, remarquant la physionomie +contrainte et offensée de Claude, s'avança vers le jeune homme, lui +prit la main, et, tâchant de surmonter l'impression pénible qu'il +éprouvait lui-même: + +--Vous, monsieur Claude, dit-il, venez au jardin. Je ne veux pas +que vous me quittiez sur cette offense. Je vous suis aussi +reconnaissant... + +--Non, adieu, monsieur! La surprise que je voulais vous faire a +tristement tourné. Adieu! + +Il essaya de dégager sa main, que M. Maldonne retenait dans les +siennes. Madame Maldonne intervint, et, avec une autorité, un charme +de voix et de physionomie qui faisaient d'elle comme un arbitre +souverain: + +--Je vous en prie! dit-elle. + +Claude s'inclina. Alors elle se tourna du côté de M. Lofficial, et lui +dit à demi-voix: + +--Restez, vous, j'ai à vous parler. + +M. Maldonne et Claude se dirigèrent vers la porte. Thérèse hésitait. +Elle allait sans doute remonter dans sa chambre. Sa mère l'arrêta du +regard, et dit: + +--Non, ma mignonne, va aussi, cela vaut mieux. + +Thérèse sortit donc, et retrouva dehors, sur le sable, son père et +Claude qui causaient. + +--La sotte affaire! disait M. Maldonne. Je vous dois de vraies excuses +de la conduite de Robert. + +--Vous les faites si bien, répondit Claude en apercevant Thérèse, que +j'oublierai tout à cause de vous. Ce n'était pas, d'ailleurs, à M. de +Kérédol que j'entendais plaire, et l'attitude qu'il a prise importe +peu, vraiment. + +--Incompréhensible! reprit le naturaliste, arrêté au bord d'une allée +qui longeait les murs du domaine. + +Il releva la tête, croisa ses mains derrière sa grosse jaquette +pointillée. + +--C'est à se demander, ajouta-t-il avec humeur, si ce n'est pas lui +qui a gâté la sarcelle! + +--Oh! père! dit doucement Thérèse, en se mettant à sa gauche. + +--Oui, ma petite, et je sais ce que je dis. Il est très capable +d'avoir fait cela par orgueil! + +--Je vous assure... + +--Par vanité insensée d'amateur. Ah! je l'ai vu d'autres fois, va, +quand un marchand ou un ami nous offrait une pièce rare qui nous +manquait, je l'ai vu répondre brutalement: «Remportez-la! Nous la +tuerons!» Il est intraitable, par moments, d'une intolérance là -dessus +que je n'ai jamais eue au même degré!... Je suppose au moins que c'est +cela? Que veux-tu que ce soit autre chose? + +Il s'engagea dans l'allée, marchant à petits pas, entre Claude et +Thérèse, la tête de nouveau baissée, visiblement préoccupé de +l'incident qui troublait la vie des Pépinières. + +La jeune fille eut un sourire très doux. Elle leva les yeux droit +devant elle, vers la voûte fuyante des hêtres, qui gardaient encore +quelques feuilles jaunes, tourmentées par le vent. Mais ce regard +n'était pas de ceux que nous donnons aux choses. Il allait à +quelqu'un. Il était lumineux, plein de compassion et de tendresse. Et, +au lieu de répondre directement, voyant son père irrité: + +--Vous ne pouvez vous figurer, monsieur, dit-elle à Claude, combien il +a été excellent pour moi. + +--Il s'agit bien du passé! grommela le bonhomme. + +--Je ne puis pas l'oublier, reprit Thérèse sans s'émouvoir. + +Et elle se mit à rappeler le dévouement, les attentions innombrables +qu'il avait eus pour elle, autrefois. Elle lui prêtait ingénûment des +talents qu'il n'avait pas. Elle exagérait à plaisir son mérite, +cherchait obtenir, par cette voie indirecte, le pardon du présent, +dont elle ne parlait pas. Insensiblement, avec des mots heureux, des +histoires qu'elle disait avec une nuance de pitié ou d'enfantillage, +elle couvrait de souvenirs, et cachait derrière eux la faute de son +ami. Quand son père se récriait, elle s'adressait à Claude, qui ne +protestait jamais. Bien au contraire, il écoutait, ravi, touché de +cette bonté adroite de la jeune fille. M. Maldonne s'apaisait aussi +par degrés. Ils n'avaient pas fait ensemble le tour du grand domaine, +qu'ils avaient à peu près oublié, M. Maldonne et Claude au moins, la +raison première de cette promenade à trois. Et Thérèse, sentant vivre +à ses côtés deux âmes toutes pleines d'elle, laissait la sienne +s'ouvrir: jeunesse, fraîcheur, indulgence, confiance dans la bonté des +autres et dans la vie, elle se donnait tout entière, sans l'ombre de +coquetterie, presque à son insu, parce que l'heure était venue, parce +_qu'il_ était là . Le tour du jardin achevé, ils prirent une seconde +fois la longue allée tournante. Quelque chose d'intime et d'heureux +les retenait ensemble, sans qu'ils y songeassent même. Les mots se +faisaient plus rares entre eux, et cependant l'intérêt, l'attrait de +cette causerie plus lente semblaient grandir encore, parce que le +rêve, à présent, un rêve différent pour chacun, emplissait les +silences. La matinée s'était faite plus douce. Un soleil d'hiver, pâle +et sans chaleur, donnait l'illusion de la vie aux derniers rameaux +vêtus de feuilles, aux dernières roses impuissantes à s'ouvrir, qui +pendaient sur l'allée. + +Bientôt, M. Maldonne fut distrait par la vue d'un massif d'alkékenges, +dont on n'avait pas récolté les fruits. Ils pendaient, comme des +oranges minuscules, luisant à travers l'enveloppe flétrie, usée, +découpée à jour, qui leur vaut, parmi le peuple, le joli nom d'«amour +en cage». M. Maldonne les aimait beaucoup. + +--Des coquerets, dit-il, et on ne les a pas cueillis! + +Il se pencha aussitôt, et se laissa distancer. Les deux jeunes gens +continuèrent seuls. Et Claude vit que les souvenirs de Thérèse +n'iraient pas loin désormais. Elle dit encore deux ou trois phrases, +distraites, sans accent, destinées peut-être à la tromper elle-même +sur cette situation nouvelle: être seule avec lui. Puis elle se tut. +Elle regardait en avant, loin, comme le jour où, dans le bois de +Laurette, elle avait eu de si étranges idées. Un oiseau menu, les +plumes relevées en collerette, vint se poser devant elle, sur l'allée, +jeta une petite note triste, et disparut. Thérèse le reconnut, +tressaillit, et tourna la tête vers la maison là -bas, vers une fenêtre +qui était close, au premier. + +--C'est le rouge-gorge de mon oncle, dit-elle. + +Et elle se mit à marcher de son pas souple, la joue un peu pâle, les +yeux graves et profonds dans le vague. + +Thérèse avait achevé sa partie dans le duo d'amour, qu'elle avait +commencé et qu'elle interrompait sous la même impulsion mystérieuse. +C'était à Claude de parler maintenant. Oh! ce fut bien simple. Ils +étaient parvenus à l'un des angles du jardin. L'allée se coudait +autour d'une touffe de bambous. Quand il fut à l'abri de la haute +gerbe, à demi dégarnie par le froid, Claude s'arrêta, et dit: + +--Vous êtes infiniment bonne. + +--Croyez vous? répondit-elle en tournant vers lui son regard très +sérieux et très doux. + +--Oui: tout le temps que vous parliez, j'enviais celui que vous +défendiez. + +La lueur d'un sourire léger éclaira le visage de Thérèse. + +--C'est vrai, dit-elle, ceux que j'aime, je les aime bien. + +Sa main pendait le long de sa jupe, + +Claude la prit. La petite main ne se retira pas. Mais elle tremblait. +Thérèse se sentit attirée vers lui, et elle s'abandonna un peu, et +elle entendit une voix qui disait tout près d'elle, si près que le +souffle des mots passait comme une caresse dans ses cheveux: + +--Eh bien! moi, je vous aime!... Voulez-vous m'aimer aussi? + +Elle le regarda. Elle lut, sur le visage de Claude, l'ardent et fort +amour qu'elle avait souhaité. + +--Oui, dit-elle faiblement, je veux bien! + +Et ainsi ils engagèrent leurs âmes. + +Derrière eux, des pas se rapprochèrent. C'était M. Maldonne qui les +rejoignait. + +Alors ils se séparèrent un peu l'un de l'autre, et se remirent à +marcher, côte à côte, sans rien se dire... + +Thérèse ne se trompait pas. Robert la voyait. Il était là , derrière la +fenêtre aux rideaux baissés, en proie à des sentiments de révolte, de +colère contre lui-même et contre la vie, que la solitude excitait +encore. Depuis qu'il était sorti du salon, il arpentait sa chambre à +grands pas, s'arrêtant et se courbant parfois devant les vitres pour +suivre, à travers les fleurs de mousseline du rideau, la promenade de +Thérèse et de Claude, qui lui semblait d'une longueur indéfinie. Il +devinait les mots échangés, il éprouvait le supplice des sourires qui +vont à d'autres. Et de son cÅ“ur, gros d'amertume, des plaintes +s'échappaient, les unes proférées à haute voix, les autres murmurées +ou inintelligibles: + +«Comment me traite-t-on ici? Comme un étranger, comme ceux dont on se +défie! M'a-t-on fait l'honneur de me consulter, de m'apprendre ce qui +se tramait ici? Car, c'est un coup monté, une trahison d'amitié +manifeste. Guillaume l'a introduit ici, ce jeune homme, avec la +légèreté qu'il met en toutes choses; il l'a défendu contre moi; il m'a +donné tort, par deux fois, à moi qui voulais protéger la maison, +notre bonheur à tous, contre un entraînement insensé. Lofficial est +complice, et Geneviève elle-même. Oui, ma propre sÅ“ur! Ils se sont +ligués pour me tenir à l'écart. Voilà ce que m'a valu l'absurde, +l'inepte dévouement que je leur ai montré! A quoi bon se gêner, avec +ceux qui aiment trop? On est bien sûr qu'ils ne quitteront pas la +maison. On leur dira plus tard, quand ils ne pourront plus s'opposer à +rien... O pauvre existence que la mienne! Je n'ai fait que ramasser +les miettes de toutes les tendresses que j'ai approchées. Et à présent +même on me les refuse... J'avais cru avoir gagné au moins le cÅ“ur de +l'enfant, sa pitié... C'était si doux, autour de moi, cette petite que +j'avais formée, cette jeunesse. Et cela m'appelait de noms si tendres +que je me croyais aimé. Eh bien! regarde, regarde-la, ta Thérèse... +Es-tu oublié?... O Thérèse, comme je te voudrais encore telle qu'il y +a trois mois, quand aucune autre pensée que la mienne, celle de ton +père et de ta mère n'occupait ton esprit... Ou bien plus petite, oui, +à l'âge de ta première communion, lorsque la jeune fille n'avait point +paru, et qu'il n'y avait ici qu'une enfant dont nous partagions +fraternellement la chère présence... Tiens, je te voudrais encore plus +petite pour t'avoir plus longtemps, je te voudrais à peine parlante, +avec tes robes longues comme le bras, et des yeux qui remerciaient si +bien, quand tu trouvais mes bonbons et mes jouets dans tes souliers de +Noël! A présent, voir cela!» + +Il s'était arrêté. Son regard fixait le fond du jardin, là -bas, où les +deux jeunes gens, à demi cachés par la touffe de roseaux, se tenaient +immobiles. Robert se retira brusquement de la fenêtre. + +--Je ne l'embrasserai plus jamais! dit-il tout haut. Elle est à un +autre! + +Il s'était reculé jusqu'à la glace qui surmontait sa cheminée. Alors +il aperçut son visage si défait, le désordre et la violence de ses +idées si manifestement empreints sur ses traits, qu'il en fut saisi. +Une lumière rapide se fit en lui. «Oh! dit-il en se prenant le front, +est-ce que...?» Et cette question, qu'il n'osa achever, le rendit tout +pâle. + +Quelqu'un frappait à la porte. Il n'entendit qu'à la seconde fois. + +--Entrez! dit-il en se détournant. + +C'était Geneviève Maldonne. Elle entra. Sa physionomie avait une +dignité plus grave, une sorte d'assurance et de tristesse à la fois, +qui ne lui étaient pas habituelles. Elle ressemblait, sa tête +régulière un peu raidie par l'émotion et calme avec effort, à la +statue de la pitié qui, pour une fois, serait chargée de faire +justice. + +--Vous me surprenez bien accablé, dit Robert, qui essayait de se +ressaisir et de faire bonne contenance devant elle. Venez, je vous +prie... Tenez, voici le fauteuil... Désirez-vous...? + +Il la conduisait, ne sachant trop ce qu'il disait, près de la fenêtre. +Elle fit signe qu'elle voulait demeurer debout. Elle était en pleine +lumière. Il la regarda de nouveau. Et il comprit si bien, qu'il baissa +les yeux, et s'assit à contre-jour, sur le bras du fauteuil. + +--J'ai à vous parler de choses sérieuses, Robert, dit madame Maldonne, +d'une voix nette, à peine tremblante. + +Il affecta de le prendre légèrement. + +--Oui, dit-il, je m'y attendais. Vous venez me gronder de la scène que +j'ai faite en bas. En votre qualité de maîtresse de maison +impeccable... + +--Vous vous trompez, reprit-elle, du même air sûr d'elle-même et du +devoir qui l'amenait. Il s'agit d'un sujet si délicat, qu'il faut +toute la confiance que j'ai en votre honneur, Robert, pour oser +l'aborder avec vous. + +Robert leva les yeux sur cette robe grise à plis droits, immobile à +trois pas de lui, sans oser les lever plus haut. + +--Nous causons ici de femme noble à gentilhomme, et de frère à sÅ“ur, +répondit-il, vous pouvez tout dire. De quoi s'agit-il? + +--De Thérèse. + +--En effet, fit-il en se détournant d'un mouvement de colère et +désignant la fenêtre du doigt, je puis vous apprendre ce qu'elle +devient. Regardez-la. Elle se promène seule avec M. Claude Revel, son +fiancé, je suppose... ils sont touchants... Mais, regardez donc! + +Madame Maldonne ne bougea pas. + +--Je n'ai pas à épier ma fille, dit-elle, je suis sûre d'elle. Si elle +a choisi ce jeune homme... + +--Pardon, si vous avez choisi pour elle... + +--Je dis que si elle a choisi ce jeune homme, je connais assez la +droiture de Thérèse, pour savoir qu'il est digne d'elle. + +--Oui, oui, faites des phrases, vous ne me tromperez pas. Vous êtes +tous d'accord! Thérèse est fiancée. Elle se marie, c'est convenu. Et +moi, je ne dois pas m'en douter, n'est-ce pas? Je suis le gêneur, +l'étranger qu'on écarte... + +--Robert! dit sévèrement madame Maldonne, vous savez qu'il n'y a pas +un mot de vrai là -dedans! Que Thérèse se soit éprise de M. Claude +Revel, c'est possible. Je n'ai rien fait pour cela, son père non plus. +Et la question n'est pas là , entre nous. + +Devant l'obstination tranquille de Geneviève, l'emportement à demi +simulé de M. de Kérédol tomba. + +--Soit! dit-il. Alors où est la question? + +--Mon pauvre ami, reprit la voix devenue compatissante de madame +Maldonne, l'étroite intimité où vous avez vécu, de longues années, +avec nous, avec Thérèse, n'était pas sans danger pour vous. Thérèse +est très enfant, très affectueuse... trop peut-être, et je crois... + +Elle hésitait. Les mots tremblaient sur ses lèvres. + +--Vous croyez?... + +Le regard de Robert rencontra tout à coup celui de Geneviève. + +Elle baissa les yeux. + +--Je crois que vous l'aimez! dit-elle. + +Quand elle releva la tête, il était courbé vers le parquet, le front +appuyé dans ses mains. Il se taisait. + +--J'aurais dû le voir plus tôt, reprit-elle. Cela eût mieux valu pour +nous tous. Depuis le premier jour où M. Revel est entré dans la +maison, vous avez beaucoup changé. Vous avez eu des tristesses et des +découragements qui n'étaient pas dans votre caractère. Et même, +longtemps avant cela, il y avait des signes... quelque chose de +trop exclusif, de trop personnel dans votre dévouement... Oh! +pardonnez-moi, Robert, si je suis obligée de vous parler de la +sorte... Je sais que vous étiez de bonne foi, que c'est notre faute +autant que la vôtre... J'en ai causé tout à l'heure avec Lofficial... +Vous connaissez l'estime qu'il a pour vous... Et il a été de mon +avis... Alors, mon pauvre ami, je suis montée, quoique cela me +coûtât... Vous voyez bien, Robert, vous souffrez... vous êtes jaloux +d'elle... avouez-le! + +Et lui si fier, qui se faisait un point d'honneur de se dominer, de +rester maître de ses nerfs, il fondit en larmes. + +--C'est vrai, murmura-t-il sans se redresser, d'une voix que les +sanglots coupaient... Je vous jure que je ne m'en doutais pas tout à +l'heure... Je ne savais pas... Il me semblait l'aimer d'une autre +sorte... Et cependant oui, Geneviève... vous avez raison... c'est +trop. + +Il était si malheureux que madame Maldonne s'approcha, écarta les +mains dont il se couvrait le visage. + +--Je ne vous accuse pas, dit-elle doucement, je vous plains. Vous +n'avez été que faible... ç'a été une surprise de votre âme. +Regardez-moi. + +Il se redressa, et, comme épuisé, appuya sa tête sur le dossier du +fauteuil. Il ne feignait plus, il ne cherchait plus à échapper à +l'aveu de sa faiblesse. + +--Oh! Geneviève, dit-il en tenant les mains de sa sÅ“ur étroitement +serrées dans les siennes, et le regard fixé sur les lames fuyantes du +parquet, je suis bien à plaindre, vous dites vrai. Tous les autres, +vous, Guillaume, Thérèse, vous aviez de grandes affections qui +veillaient sur vous, qui vous protégeaient contre la vie... mais moi! +Ma mère était morte, et, depuis lors, tout seul, sans fiancée, sans +femme... + +--Il y avait nous, Robert! + +--Oui, reprit-il amèrement, il y avait vous! Mais vous vous aimiez, et +ce partage-là , voyez-vous, ne suffit pas à nourrir les autres âmes, +comme la mienne, très tendres, exclusives, si vous voulez... Et, +alors, cette enfant qui était libre, elle, et jeune, et souriante, +j'ai cru pouvoir m'attacher à elle uniquement... beaucoup trop... sans +le dire jamais... sans avoir d'autre idée que de ne pas la quitter... +Et maintenant, c'est pourtant bien cela... il faut... + +Il se leva, reprit quelque chose de la tenue fière et correcte qu'il +avait d'habitude. + +--Eh bien! dit-il avec décision, je partirai! + +A ce mot, qu'elle attendait pourtant, Madame Maldonne tressaillit, et +se recula un peu. + +--Mon Dieu oui, répéta-t-il en observant qu'elle avait pâli, et comme +s'il posait une question... Je partirai d'ici. + +Elle pâlissait, mais elle ne faiblissait pas. + +--Vous êtes juge, dit-elle. + +--Vous m'approuvez? + +Elle s'arrêta un instant, avant de prononcer ce qu'elle savait être +l'arrêt de séparation définitive, et prononça avec effort: + +--Oui, Robert. + +La résolution qu'il venait de prendre grandissait Robert à ses propres +yeux. Il devinait qu'il avait reconquis toute l'estime de Geneviève. + +--Je crois vraiment, dit-il, que je me suis assis devant vous! +Excusez-moi. + +Il s'essuya les yeux, cilla les paupières, comme pour chasser un rêve +pénible, et dit, plus posément: + +--Tout à fait entre nous deux, l'entretien que nous venons d'avoir? + +--Je vous le promets. + +--Rien à Guillaume? + +--Non. + +--J'inventerai quelque chose, n'est-ce pas? une affaire, une lettre +reçue... Surtout... rien à Thérèse! + +--Non. Elle ne saura rien de vous, Robert, que ce qu'elle connaît de +bien et de beau. + +Il réfléchit un peu, regarda autour de lui, comme pour chercher +quelque chose, quelqu'un qui retardât le sacrifice, et, ne trouvant +rien, il ouvrit les bras. Sa sÅ“ur s'y jeta. Il l'embrassa longuement, +et, tandis qu'elle répétait, de sa douce voix maternelle: «Mon pauvre +cher ami, mon pauvre enfant!» il fit un effort sur lui-même, et dit +tout bas: + +--Demain! + +Madame Maldonne s'échappa, pour ne pas éclater en sanglots. Mais elle +n'avait pas entendu la porte se refermer derrière elle, qu'elle +perdait courage à son tour, et fondait en larmes. + + + + +X + + +Robert ne déjeuna, pas aux Pépinières. Peu d'instants après son +entrevue avec sa sÅ“ur, il sortit, et gagna la ville. Il avait +quelques notes à régler et plusieurs objets à acheter, dont une +valise, meuble depuis longtemps inutile dans la vieille maison. Il +avait surtout besoin de réfléchir, de reprendre possession de +lui-même. Les affaires terminées, il entra chez une pauvre femme du +faubourg, qu'il secourait, et, au lieu de l'aumône ordinaire, lui +remit tout un mois de sa retraite d'officier. «Ce sera pour le temps +que durera mon voyage, dit-il, car je pars.» La femme comprit qu'il ne +reviendrait pas, et le suivit du regard, tant qu'il fut en vue de la +maison, avec cet air de commisération et d'effroi qu'elles prennent +devant un mystère de souffrance qui passe. + +L'après-midi était très avancée lorsque M. de Kérédol rentra aux +Pépinières, fit avertir M. Maldonne, et s'enferma avec lui dans le +laboratoire. Une heure plus tard, le dîner réunissait, comme +d'habitude, les quatre hôtes du logis. Ils entrèrent dans la salle à +manger, les deux hommes encore animés par la discussion à peine +interrompue, Thérèse et madame Maldonne par l'autre porte, +silencieuses, pâles et gênées. Thérèse avait appris la nouvelle, d'un +mot de sa mère, il y avait peu de temps, et ses yeux, rougis par les +larmes, disaient assez son chagrin. Robert partait! + +Pour expliquer ce coup de théâtre, M. de Kérédol avait inventé un +prétexte quelconque, le plus invraisemblable peut-être qu'il eût pu +trouver: un héritage à recueillir, une parente lointaine, qui l'avait +institué légataire. Le temps et la présence d'esprit lui manquaient, +pour donner une apparence ingénieuse à cette fable. Il ne l'avait +guère défendue qu'en la répétant. M. Maldonne, après avoir d'abord +refusé de croire à la possibilité d'un départ, puis à la réalité du +motif, ne doutait plus de son malheur à présent, et n'avait guère le +cÅ“ur à discuter le reste. Il apercevait les Pépinières désertées, +l'intimité brisée, tant de projets abandonnés. Oh! dans cette surprise +du chagrin, comme sa vieille amitié avait bien sonné sous le coup! +Comme Robert avait reconnu l'accent vrai, la tendresse naïve et +dévouée qui l'avaient conquis, bien des années auparavant, pendant ses +campagnes d'Afrique! S'il s'était injustement exprimé, sur le compte +de cette loyale nature, maintenant, il reconnaissait son erreur. Il +réapprenait, dans l'épreuve mutuelle de l'adieu, ce que valait son +ami. + +Autour de la table, les quatre convives se taisaient. A peine des mots +échangés avec cérémonie, comme entre étrangers. Aucun n'osait ouvrir +son âme. Ils veillaient même sur leurs yeux, pour que toute leur +douleur n'y fût pas. + +M. de Kérédol, par excès de précaution, par un enfantillage d'esprit +qui avait son côté touchant, avait ouvert près de lui un carnet. De +temps en temps, il y inscrivait un chiffre, puis il semblait réfléchir +et se plonger dans des calculs difficiles. + +--Qu'est-ce que tu comptes ainsi? demanda M. Maldonne. + +--Oh! rien, répondit négligemment Robert, en fermant le carnet. Ce +sont des chiffres en l'air, des hypothèses. + +--Et elle vivait à Clamart, cette dame? + +--Oui, à Clamart. + +--Alors, c'est là que tu habiteras? + +--Probablement... je ne puis pas savoir encore... je verrai. + +M. Maldonne leva les épaules. Dans son chagrin même, lui, nature +optimiste et sans cesse remontante, il conservait quelque espérance, +celle au moins de retarder le départ de plusieurs jours, de plusieurs +semaines. Qui sait? En s'y prenant adroitement? Il laissa donc un peu +d'intervalle, pour retrouver,--autant que cela était possible en un +pareil moment,--un peu de sa manière ordinaire, qui était engageante +et bonne. + +--Je pense là , dit-il, à notre collection de tulipes. Nous pourrions, +si tu voulais, la partager demain ou après-demain? + +--La partager? Pourquoi? + +--Mais nous l'avons faite à frais communs, à peines communes. Tu +serais peut-être bien heureux, à Clamart... + +--Non, mon ami, répondit M. de Kérédol, en se penchant sur son +assiette, je n'emporterai rien... Tu ne peux te figurer combien je +tiens peu à tout cela maintenant. + +--Il y a aussi le catalogue, reprit M. Maldonne, le catalogue qui +n'est pas achevé. Nous l'avions commencé ensemble. Te rappelles-tu les +premières séances? + +--Oui. + +--Comme c'était bon! Deux heures par jour, au musée, tout seuls au +milieu des oiseaux, de notre Å“uvre presque vivante encore, levant les +ailes, dressant le cou, marchant autour de nous! Tu les aimais, ces +séances-là ! + +--C'est vrai! + +--Eh bien! je crois qu'en deux petites semaines de collaboration, +trois tout au plus, nous aurions terminé. + +--Impossible, Guillaume, je t'assure. + +Le naturaliste eut un geste d'impatience + +--Tu ne peux pourtant pas nous quitter demain? + +--Pardon, demain, dit Robert faiblement. + +--Matin? + +--Je ne sais pas encore, mon ami. + +M. Maldonne aurait peut-être insisté. Sa femme, jusque-là silencieuse, +l'interrompit. + +--Il faut le laisser libre, dit-elle. Tu vois que mon frère a autant +de chagrin que nous. S'il en a décidé ainsi, ce doit être mieux, j'en +suis convaincue. + +Robert la remercia d'un coup d'Å“il. Et la conversation s'arrêta. Mais +la même pensée continuait à les occuper tous quatre. + +Thérèse n'avait pas dit un mot. Elle avait remarqué que M. de Kérédol +évitait de la regarder, et qu'il baissait les yeux, quand elle levait +les siens vers lui. Le dîner achevé, il annonça qu'il sortait pour une +heure ou deux, s'enveloppa de son manteau à pèlerine, et prit la +porte. Thérèse le suivit. Elle le rejoignit sous les arbres de +l'entrée. M. de Kérédol ne l'avait pas entendue marcher derrière lui. + +--Parrain? + +Il se détourna, et, sous la lune voilée de cette nuit d'hiver, il +aperçut, tout près, le visage triste et les yeux suppliants de +Thérèse. + +--Parrain, reprit-elle, vous ne partez pas tout de suite? + +--Non, mon enfant, mais rentrez vite, vous n'avez pas de châle, +rentrez... + +--Peu importe le froid. Il faut bien que je vous parle, répondit-elle, +en s'abritant derrière une touffe d'arbustes verts, contre le vent qui +soufflait du fond du jardin. Et je veux vous dire... + +--Quoi donc, Thérèse? + +--Vous savez bien ce que je vous promis là -bas, sous la tonnelle? Vous +vous rappelez? + +--Oh oui! répondit-il, enveloppant de son regard l'enfant presque +confondue avec les ramures enchevêtrées du bosquet, et dont il ne +voyait guère que la petite tête inquiète sortant de l'ombre et tendue +vers lui... Oh oui! je me souviens... + +--C'est que, voyez-vous, mon parrain, M. Claude Revel paraît vouloir +m'aimer... + +--Il vous l'a dit? + +--J'en suis sûre, reprit-elle en rougissant. Vous vous en doutiez? + +--Moi? + +--Oui, vous l'avez deviné, je le sais. J'ai même pensé que cela +pouvait entrer pour quelque chose,--oh! pardonnez-moi de vous dire +tout ainsi,--dans vos projets, dans votre départ... + +--Comment pouvez-vous supposer? dit-il vivement... + +Elle sourit, parce qu'elle avait une idée aimable dans le cÅ“ur. + +--J'aurais dû dire: «dans votre retour», fit-elle. Je me trompe parce +que je suis un peu émue, mais vous allez voir que j'ai songé à vous. +Voici ce que j'ai décidé. Si M. Revel me demande, je répondrai: «A une +condition!» + +M. de Kérédol branla lentement la tête. + +--Attendez donc! «A une condition, c'est que rien ne sera changé aux +Pépinières, et que Thérèse continuera d'habiter avec son père, sa mère +et son cher parrain, le colonel.» Alors, puisque rien ne sera changé +aux Pépinières, une fois vos affaires terminées, vous serez bien tenté +de revenir? + +Elle souriait tout à fait. + +--Et vous savez, ajouta-t-elle, je crois qu'il acceptera... entre +nous, je le crois bien! + +Elle tendit les deux mains vers M. de Kérédol. Elle s'attendait à le +voir sourire aussi, l'attirer dans ses bras, la serrer sur son cÅ“ur, +mais non: il pressa à peine les doigts de sa nièce, et les laissa +retomber dans l'ombre. Ses traits se ridèrent au passage d'une émotion +douloureuse. + +--Ma petite Thérèse, dit-il, vous avez le meilleur cÅ“ur que j'aie +connu... mais cela ne se pourra pas... j'aurai trop... d'intérêts, +là -bas, pour ne pas rester... + +Et il s'éloigna, épouvanté d'avoir répondu par cette raison, brutale +autant que fausse, à cette innocente petite qui demeurait là , +stupéfaite, blessée au fond de l'âme que son oncle pût préférer un +intérêt quelconque à la vie des Pépinières. + +Comme il allait passer le seuil, il se détourna, et vit Thérèse +immobile dans la lumière vague, au milieu de l'allée. + +--Rentrez, ma Thérèse chérie! dit-il. + +Et sa voix avait toute la pure tendresse des jours lointains. + + * * * * * + +M. de Kérédol fit encore plusieurs courses en ville, et, sur le tard, +passa devant l'hôtel de Claude Revel. Il s'arrêta, sonna, et remit +entre les mains de Justine un billet ainsi conçu: + + «Monsieur, des affaires importantes et urgentes m'obligent à + partir demain matin. Je ne sais combien durera mon absence, + peut-être sera-t-elle longue. Je serais heureux de vous voir, et + de vous faire, avec mes adieux, des recommandations auxquelles je + tiens beaucoup. Je sortirai de la maison à sept heures précises. + Ayez la bonne grâce de vous trouver sur la route. Ne sonnez pas, + et montrez-vous le moins possible. Je vous en serai, monsieur, + sincèrement obligé. + + »R. comte de KÉRÉDOL.» + +Puis il revint très lentement aux Pépinières. + + + + +XI + + +Robert voulait éviter, pour les autres et pour lui-même, la scène +inutile de la séparation. Il n'avait averti ni sa sÅ“ur, ni M. +Maldonne, ni Thérèse. + +Levé avant l'aube, le lendemain, il avait, sans bruit, fait ses +préparatifs de départ. Il n'emportait qu'un peu de linge et quelques +livres, deux ou trois de ces pauvres manuels fatigués qui lui +rappelaient les premières années de l'enfance. «Le reste, disait-il, +dans une lettre laissée sur la commode, mes amies, ma bibliothèque, +me sera envoyé plus tard, si je le demande.» + +A tâtons, pour qu'on remarquât moins sa fuite, il descendit +l'escalier, sa valise à la main, traversa le couloir, et se trouva +dehors, dans la brume d'où l'ombre de la nuit commençait à se retirer. +Si maître qu'il fût de lui-même, ou plutôt si décidé à ne pas montrer +de faiblesse, il ne put s'empêcher de se détourner, et de regarder une +dernière fois la chère maison. Elle était close, terne, comme +affaissée dans le sommeil et dans la nuit. Les feuilles des lierres et +quelques rames sanglantes de vigne vierge pendaient, lourdes de +brouillard. Des gouttes d'eau s'en échappaient, et tombaient à terre, +une à une, comme des larmes. Personne n'assistait à ce suprême adieu. +Pas un regard pour répondre à celui qui embrassait douloureusement +toutes ces choses familières. «Cela vaut mieux ainsi», murmura M. de +Kérédol. Et, redressant sa tête énergique de vieil officier, +retroussant la pointe de ses moustaches pour se donner un air de +bravoure, il continua rapidement son chemin. La petite porte découpée +dans le grand portail s'ouvrit, et se referma discrètement. L'exil +était commencé. + +Devant lui, Robert aperçut une forme humaine, et, supposant bien que +c'était Claude, il s'efforça de se raidir encore, pour ne pas trop +révéler sa souffrance. Mais sa pâleur, l'espèce d'égarement et +d'effarement de son visage le trahissaient si bien, que le jeune +homme, en le voyant s'approcher, lui dit: + +--Êtes-vous malade, monsieur? + +--Si ce n'était que cela! répondit M. de Kérédol. Mais je pars, +monsieur, je pars! + +--Votre billet d'hier soir me l'apprenait. Vous me demandiez de venir. +Me voici. + +--Oui, répondit M. Robert en lui tendant la main, je vous remercie... +Ayez la bonté de m'accompagner. Je vous expliquerai... mais, pas +ici... + +--Volontiers, monsieur. Vous n'avez personne pour porter votre valise? + +--Plus bas, je vous prie, je ne veux pas qu'on se doute... non, +monsieur, je n'ai personne. + +--Alors, permettez-moi de vous aider, dit Claude. + +Il prit une des poignées de la valise, et tous deux, s'écartant un peu +l'un de l'autre pour partager le poids, se mirent en route. M. de +Kérédol marchait d'un pas mal assuré, du côté que longeait le mur, la +tête à demi tournée vers les branches, qui appuyaient leurs dentelures +mouillées parmi les mousses poilues et les pariétaires. Après quelques +mètres, il s'arrêta. + +--Écoutez! dit-il. + +Dans la langueur froide du matin, un petit sifflement très doux +s'élevait près d'eux. + +--C'est un rouge-gorge, dit Claude. + +--Vous le voyez? + +--Il est là , sur l'arête du mur. + +--Je le connais, répondit M. Robert; il nous suivait souvent... + +Il y avait, dans ce pluriel, une pensée si triste, que M. de Kérédol +continua sa route, les yeux baissés. + +Un peu plus loin, il demanda: + +--Suit-il encore? + +--Oui, le voilà qui sautille de branche en branche. + +--C'est le seul qui soit venu! murmura M. de Kérédol. + +Quand il eut dépassé la limite du domaine, son pas devint plus ferme +et plus rapide. Robert se hâtait, poussé, sur ce chemin de l'exil, par +ses engagements de la veille, et par sa propre faiblesse, qu'il ne +sentait que trop disposée à une défaite. Il y avait encore une lutte +dans son âme. Claude en devinait quelque chose, et respectait le +silence de son compagnon. La brume, chassée par le vent, laissait +tomber maintenant des rayées de soleil, çà et là . Devant eux, les +cabarets de la banlieue s'ouvraient, guettant les maraîchers. Des voix +d'enfants, s'échappant par les fenêtres, se mêlaient au roulement des +carrioles. Entre les deux voyageurs, la valise se balançait d'un +mouvement régulier. + +Au moment où ils allaient entrer dans la ville: + +--Monsieur Claude, dit M. de Kérédol en se détournant pour regarder +par-dessus son épaule, j'ai les yeux si mauvais, ce matin, que je +distingue à peine ma route... voyez-vous encore la maison? + +--Grosse comme une fève blanche. + +Robert soupira profondément. + +--Toute la joie de ma vie est derrière moi! dit-il. + +Et il ajouta, sans transition apparente: + +--Voulez-vous bien oublier ma vivacité d'hier, monsieur? + +--C'est déjà fait, répondit Claude. + +--Vous avez pu voir en moi un adversaire, reprit M. de Kérédol... +J'aurai du moins le bonheur de ne vous avoir pas nui... je +m'éloigne... + +--Je suis convaincu, dit le jeune homme, qu'en tout cas votre +opposition n'eût pas duré! + +--Vous avez raison, répondit gravement M. de Kérédol. + +Ils s'engagèrent dans les rues, de plus en plus peuplées, où les +boutiques, les fenêtres, les cours d'auberges s'éveillaient. Le vieil +officier ne faisait nulle attention à cette vie renaissante du +faubourg qui, tant de fois, avait amusé son oisiveté. Des vendeuses de +lait qu'il connaissait, belles filles aux joues fraîches des bords de +la Loire, penchant leurs pots de fer-blanc d'où coulait un flot +mousseux dans les plats des ménagères, lui faisaient un signe d'amitié +qu'il ne remarquait point. Derrière leur étal, des marchands +auxquels il causait volontiers, en flânant, le considéraient avec +étonnement, et le suivaient des yeux. Plusieurs saluèrent, auxquels il +ne répondit pas. Le sifflet des locomotives en manÅ“uvre, dans les +tranchées, là -bas, parut seul le tirer de la torpeur où il était +plongé. M. Robert tressaillit, et retomba dans son rêve. Il semblait +avoir tout oublié du monde réel qu'il traversait, tout, jusqu'à la +présence de ce jeune homme un peu intimidé, hésitant devant cette +douleur muette, et qui se demandait: «Quelles recommandations avait-il +donc à me faire? Il ne me dit plus rien.» + +Tous deux arrivèrent à la gare, et déposèrent la valise à terre, au +milieu de la salle d'entrée, presque déserte. Jusque-là , M. de Kérédol +s'était fait violence pour ne pas pleurer; mais, voyant que tout était +fini, que la dernière minute allait sonner, que, désormais, rien +n'arrêterait son départ, tout à coup, il attira Claude contre sa +poitrine, et, sanglotant, penché sur l'épaule du jeune homme et le +serrant à l'étouffer: + +--Mon enfant! mon enfant! aimez-la bien... aimez-la follement.... moi +aussi, je vous la donne! + +Puis, avant que Claude, stupéfait, eût pu répondre, il s'écarta de +lui. Son visage avait une expression de prière et de tendresse +inquiète. + +--Je vous en supplie, dit-il en joignant les mains, faites attention, +le soir... qu'elle soit bien couverte... elle est délicate... moi, +j'avais souvent un châle pour elle... oh! dites, quand elle sort +aussi, le matin, de bonne heure... elle est imprudente... chère, chère +petite Thérèse!... + +Il regarda, par la haute baie vitrée, du côté où se trouvaient les +Pépinières. + +--Je vous remercie d'être venu, ajouta-t-il plus posément... +Dites-leur adieu pour moi... Allez... je n'en puis plus guère, +voyez-vous!... allez, mon ami; merci!... + +Claude, très ému, sachant bien que les mots n'ont plus de sens devant +certaines douleurs, ne répondit rien, et le quitta. Plusieurs fois il +se détourna, et l'aperçut, immobile à la même place, le front caché +dans les mains, tandis que les hommes d'équipe enlevaient la valise, +et interrogeaient inutilement: «Où allez-vous?» + +Quand Claude eut disparu, M. de Kérédol reprit sur lui-même le plein +empire qu'il avait d'habitude, et, entendant pour la première fois la +question que l'employé lui posait pour la dixième peut-être, dit, de +son air de commandement: + +--Où je vais? mais je n'en sais rien encore. Attendez-moi! + +Il s'approcha de la bibliothèque, au fond de la salle, et chercha un +annuaire militaire. + +Il en découvrit un, l'ouvrit, parcourut rapidement une première page. + +--Mon ancien régiment, murmura-t-il à demi-voix, sans s'occuper des +passants qui l'observaient... 2e chasseurs... colonel? inconnu de +moi... lieutenant-colonel? commandants? tous inconnus... plus +personne, plus de famille du tout, mon pauvre Robert!... + +Il tourna la page. + +--1er chasseurs... ah! commandant de Bernier, en voilà un... nous nous +sommes connus... beaucoup même, c'était presque un ami... autant là +qu'ailleurs! + +Il ferma rapidement le livre, le replaça dans le rayon, traversa la +salle, et, se baissant vers le guichet: + +--Première, Alger. + +--Nous ne délivrons pas de billet direct pour Alger, monsieur. + +--Province! dit M. de Kérédol, comme si, déjà , les dix-huit années de +séjour dans cette ville s'étaient effacées pour lui. + +Et, se penchant de nouveau: + +--Alors, première Paris. J'irai en deux étapes. +. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . + + + + +XII + + +Quelques mois plus tard, au commencement du printemps, Claude et +Thérèse étaient fiancés. Ce fut, pour les hôtes des Pépinières, +éprouvés par le brusque départ de M. de Kérédol, comme une +résurrection. Toutes les tendresses auxquelles Robert avait dû se +dérober se renouèrent autour de Claude, et plus encore. M. Maldonne +déclara qu'il retrouvait dans le jeune homme beaucoup des qualités +artistes de son ancien ami; madame Maldonne l'adopta comme un fils; +Thérèse l'aima. Les allées, au-dessus desquelles commençait à +s'étendre la verdure étoilée des premières feuilles, revirent bien des +fois la scène qu'elles avaient déjà vue. Les deux fiancés s'y +promenèrent, éprouvant à s'interroger, à se connaître de mieux en +mieux, une joie qui se renouvelait, une série de surprises heureuses. +Le moindre goût commun, une idée pareille, une petite joie partagée +leur semblaient des trésors. Ils ne se disaient que des choses très +simples, avec des mots qui n'étaient pas différents de ceux dont ils +usaient avec tout le monde: et cependant, il leur venait un +ravissement de s'écouter l'un l'autre. Quand ils parlaient +d'avenir,--et c'était bien souvent,--Thérèse se sentait remuée, +tremblante d'une crainte exquise. Elle aurait voulu marcher les yeux +clos, mais marcher encore plus vite vers ce lendemain inconnu. + +Ils s'aimaient. + +Une après-midi d'avril, ils causaient dans le salon des Pépinières, +près de la fenêtre. Claude avait repris ce sujet, qu'ils n'arrivaient +pas à épuiser, de leur première entrevue, de l'impression qu'il en +avait emportée, des songeries ensuite. Dans le fond de l'appartement, +madame Maldonne travaillait, distraite. Thérèse écoutait. Ses yeux +erraient sur la verdure pâle du jardin, que le soleil échauffait et +déroulait de toutes parts. Un moment, elle laissa tomber la causerie. +Puis elle dit, regardant Claude: + +--Voulez-vous venir avec moi? + +--N'importe où. + +--Une promenade un peu triste? + +--Si vous en êtes, elle ne le sera pas. + +--Nous la devons, oui, nous la lui devons bien. + +--De qui parlez-vous, Thérèse? + +--Vous verrez! Mère, vous acceptez? + +Pour toute réponse, madame Maldonne se leva, et alla prendre son +chapeau. Où allait-elle? Peu lui importait. Elle accueillait comme +une grâce toute occasion de suivre et de sentir encore à ses côtés +l'enfant qu'elle allait perdre. L'adieu pleurait en elle, goutte à +goutte et toujours. Mais elle n'en disait rien: ce sont là de ces +chagrins qu'on doit taire, parce qu'ils viennent du bonheur des +autres. Elle se leva donc, et tous trois sortirent de l'enclos, dans +la direction de la ville. + +A mi-chemin, ils s'enfoncèrent dans un sentier de banlieue +qu'emplissait la senteur chaude des primevères. Thérèse avait son but, +qu'elle n'avouait pas encore. Elle était moins expansive et moins +rayonnante que de coutume. Madame Maldonne enveloppait ses deux +enfants d'un regard attendri, contente d'avoir sa place et de jeter +son mot dans la conversation tranquille et lente qui s'échangeait +entre eux. + +Brusquement, à un détour, de longs murs se dressèrent, avec des sapins +et des ifs pointant par-dessus. + +--Je comprends, dit Claude en remerciant + +Thérèse du regard, c'est une jolie pensée. + +Ils se turent en pénétrant dans le cimetière. Le même songe sans doute +de la fragilité de leur joie, le même frisson tomba pour elle et pour +lui, qui s'aimaient, des arbres noirs témoins de tant de larmes. +Thérèse et Claude se séparèrent l'un de l'autre, et Thérèse, par un +dernier instinct d'enfant effrayée, pour traverser l'avenue encore +molle et marquée de traces de roues, chercha le bras de sa mère. + +Où est la tombe du petit Jean? Là , assurément, dans ce massif immense +de croix blanches ou noires, presque toutes égales, pressées les unes +contre les autres. Il y a, sur les tertres verts, plus ou moins +affaissés selon la date, tout le naïf étalage des tendresses +misérables, poignées de fleurs, rosiers, lierre taillé, clématites +piquées dans un vase de verre bleu apporté des mansardes, couronnes +grosses comme le poing et qui durent peu. A quoi bon durer? Les +pauvres, sous la terre comme dessus, logent au mois. Tout cela sera +bouleversé, détruit, remplacé bientôt. Où donc est la tombe du petit +Jean? + +La voici. Thérèse l'a découverte. «A Jean Malestroit, onze ans, trois +mois, huit jours, ses parents inconsolables.» Au pied de la latte de +bois peinte, sont trois jacinthes en ligne et un brin de chrysanthème, +qui doit venir de l'unique gerbe arrosée par la mère, là -bas, près du +pigeonnier. La jeune fille s'est agenouillée dans l'étroite allée, +Claude à côté d'elle, madame Maldonne un peu plus loin. Il leur semble +à tous revoir la figure éveillée de l'écolier, et ses cheveux roux que +le soleil, à cette heure, eût fait étincelants. Et Thérèse, après +avoir prié tout bas, s'est mise à dire à demi-voix, tournée vers +Claude, tout émue et sérieuse: «O notre petit Jean, enfant qui nous a +réunis, je t'aimais bien quand j'étais seulement ta marraine. A +présent, je ne pourrai plus penser au début de cette vie nouvelle où +j'entre, sans me souvenir que tu en as été l'occasion douloureuse. O +petit Jean, maintenant dans la puissance et dans la joie, parmi les +anges de Dieu, veille sur nous, protège-nous!» + +--Amen! répondit Claude. + +Ils se relevèrent ensemble, et ils se sourirent. Étrange succession +que nous sommes d'impressions qui se heurtent et se chassent comme des +nuées! Déjà ils ne pensaient plus au petit marchand d'ombre. Un +souffle avait passé. L'enchantement de la vie les avait ressaisis. Ils +s'éloignèrent, sans même jeter un dernier coup d'Å“il derrière eux, et +regagnèrent côte à côte, pressant le pas, uniquement occupés de leur +amour, la campagne ouverte et pleine de soleil. + +Étaient-ce bien les mêmes sentiers? En quelques minutes, tout avait +changé d'aspect. Le jour s'était fait plus pur et plus beau. +Par-dessus les haies d'aubépine qu'ils longeaient, le front levé, les +yeux en joie, ils regardaient l'azur pâle, ils se regardaient +ensuite, et trouvaient de quoi se sourire encore. Une même chanson +divine leur chantait dans l'âme. Ils l'entendaient en eux-mêmes, ils +la devinaient dans le cÅ“ur de l'autre. Les alouettes dans les blés +clairs, les alouettes toutes folles aussi, s'envolaient en secouant +leurs ailes, et saluaient l'heure unique, l'heure où toutes les +espérances se lèvent, pour garder le nid qu'on va bâtir. Des paysans, +çà et là , s'arrêtaient de bêcher. Quelque chose leur disait que le +bonheur passait. Puis, après une pause, égayés ou jaloux, ils se +courbaient de nouveau. Et les fiancés continuaient leur route, +triomphants, enviés, rois du chemin, et le sachant. + +Derrière eux, la mère venait, oubliée. Mais elle jouissait d'avoir +donné le jour à cette créature heureuse qui marchait devant elle. Elle +se souvenait. A voir l'expression de son visage, on pensait à ces +premières fleurs d'une grappe, à demi fermées, penchées, comme une +image prophétique, au-dessus des jeunes qui éclatent. + +Les Pépinières s'ouvrirent bientôt devant eux. Ils entrèrent. +Quelqu'un les attendait avec impatience. C'était M. Maldonne, qui +faisait, pour la vingtième fois, le trajet du portail à la maison. + +--Vite! vite! cria-t-il: il est arrivé une surprise pendant votre +absence! + +Thérèse, Claude et madame Maldonne se hâtèrent, moins curieux de la +nouvelle que désireux de plaire au vieux maître des Pépinières. +Celui-ci les emmena près de la serre, où, sur une table de jardin, il +avait fait poser un mannequin d'osier. + +--Voici l'objet, dit-il. Il est adressé à M. Claude Revel, aux +Pépinières. + +--Est-ce possible? fit Thérèse en riant. Vous voyez, Claude, on nous +croit mariés. C'est peut-être un présent? + +--D'où vient-il? demanda Claude. + +--Ma foi, dit M. Maldonne, bien fin qui le devinera: toutes les +étiquettes sont tombées dans le voyage. + +Thérèse, qui s'était penchée, saisit quelques brins d'herbes, entre +deux mailles de l'osier, et dit, en devenant toute rose d'émotion: + +--Cela vient d'Afrique. Voici de l'alfa. + +Une même pensée, à ce nom qui évoquait tant de souvenirs, assombrit le +petit cercle rangé autour de la table. + +--Puisque cela m'est adressé, dit Claude, c'est à vous d'ouvrir, +Thérèse. + +Légèrement, en trois coups de canif, Thérèse brisa les liens qui +attachaient le couvercle, et le souleva. Elle écarta de la main une +jonchée d'herbes sèches. Des plumes apparurent, des plumes couleur de +ciel. + +--La sarcelle bleue! s'écria M. Maldonne. Et splendide! Et intacte! + +Il tenait déjà l'oiseau par le bec, et le considérait en le retournant +au soleil. De dessous l'aile, un papier plié tomba. + +--Un billet! dit Claude, en se baissant. + +Il n'y avait qu'une seule ligne. Claude la parcourut, et puis, tandis +qu'ils l'observaient tous, bien émus, il lut à haute voix: + + «Tuée par le comte de Kérédol, au bord du Chot-el-Beïda.» + + +FIN + + +ÉMILE COLIN--IMPRIMERIE DE LAGNY + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of La Sarcelle Bleue, by René Bazin + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA SARCELLE BLEUE *** + +***** This file should be named 44236-0.txt or 44236-0.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/4/4/2/3/44236/ + +Produced by Clarity, Hélène de Mink, and the Online +Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This +file was produced from images generously made available +by The Internet Archive/Canadian Libraries) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm +concept of a library of electronic works that could be freely shared +with anyone. For forty years, he produced and distributed Project +Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. + +Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. +unless a copyright notice is included. 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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: La Sarcelle Bleue + +Author: René Bazin + +Release Date: November 20, 2013 [EBook #44236] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA SARCELLE BLEUE *** + + + + +Produced by Clarity, Hélène de Mink, and the Online +Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This +file was produced from images generously made available +by The Internet Archive/Canadian Libraries) + + + + + + + +Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le +typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée +et n'a pas été harmonisée. + + + + + LA + SARCELLE BLEUE + + + + + CALMANN LÉVY, ÉDITEUR + DU MÊME AUTEUR + Format grand in-18 + + + A L'AVENTURE (croquis italiens) 1 vol. + HUMBLE AMOUR 1 -- + LES ITALIENS D'AUJOURD'HUI 1 -- + MADAME CORENTINE 1 -- + LES NOELLET 1 -- + MA TANTE GIRON 1 -- + SICILE (_Ouvrage couronné par l'Académie + française_) 1 -- + UNE TACHE D'ENCRE (_Ouvrage couronné par l'Académie + française_) 1 -- + + +Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays y +compris la Suède et la Norvège. + + +ÉMILE COLIN--IMPRIMERIE DE LAGNY + + + + + RENÉ BAZIN + + LA + + SARCELLE BLEUE + + CINQUIÈME ÉDITION + + [Illustration] + + PARIS + + CALMANN LÉVY, ÉDITEUR + + ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES + + 3, RUE AUBER, 3 + + 1895 + + + + +LA + +SARCELLE BLEUE + + + + +I + + +--Comment s'appelle-t-elle, votre histoire? + +--L'histoire de la marquise Gisèle. + +--Un joli nom, observa Thérèse. Savez-vous, mon parrain, que vous ne +m'avez pas encore fait compliment de mon dessus de clavier? Regardez: +tout au passé, vieux rose et vieil or sur fond blanc. Est-ce joli? + +--Ce sera surtout inutile. + +--Oh! inutile! dit Thérèse, en penchant sa tête blonde sous le rayon +de la lampe, pour nouer un brin de soie derrière la bande de drap. Et +quand ce serait? Je fais assez de choses utiles, ici, monsieur mon +oncle et parrain, pour avoir le droit de broder le soir un tapis de +piano. + +--On dirait une robe de cour! + +--Eh bien? + +--Pour un logis comme les Pépinières, Thérèse! + +--Justement, c'est ce qui me plaît, à moi: des dessins qui courent +bien, des couleurs, de la soie, de la laine fine. Riez, si vous +voulez: cela repose les doigts, les yeux, le coeur. N'est-ce pas, +mère? + +En face, de l'autre côté du guéridon, une femme encore jeune, vêtue +d'une robe foncée à gilet mauve, leva la tête, en laissant retomber +posément ses deux mains qui tenaient une dentelle au crochet. Ses yeux +bruns très calmes, l'ovale plein de ses joues, la bouche mince et un +peu longue, la ligne noble des épaules, attestaient en elle une race +affinée. A droite, un petit homme tout blanc et tout nerveux, ridé, +l'oeil gris, les cheveux foisonnants autour d'une calotte de velours, +la barbe divisée en deux pointes, comme une queue d'hirondelle, se +redressa à demi dans le fauteuil où il sommeillait. + +Elle et lui sourirent du même air de ravissement, en regardant +Thérèse, et la mère dit: + +--Oui, ma mignonne. + +--Ce sera charmant, ajouta le père; surtout l'oiseau de paradis. Mais +il faudra un peu arrondir les ailes. + +--Comme ceci, n'est-ce pas? demanda Thérèse, en dessinant, du bout de +son petit doigt, une ligne idéale sur la bande brodée. + +M. Maldonne ferma les paupières, en signe d'assentiment, et se +renversa doucement en arrière, sans cesser de sourire. + +--Alors, Thérèse, vous ne m'écoutez pas? dit Robert. Vous ne voulez +pas que je raconte... + +--Mais si! mais si! répondit la jeune fille, en se posant bien droite +sur sa chaise et saisissant son aiguille. Je vous écoute avec +recueillement. Mais dites-moi d'abord quel âge elle avait, votre +marquise Gisèle? Seize ans? Dix-sept ans comme moi? + +--Elle était mariée. + +Thérèse eut une petite moue qui seyait bien à son visage très jeune. + +--C'est moins intéressant, fit-elle. + +--Vous trouvez? reprit Robert. Il y avait si peu de temps qu'elle +était mariée, deux ans à peine, et elle aimait son mari. C'était +autrefois, Thérèse, quand il existait beaucoup de grandes forêts avec +peu de routes au travers. Le marquis fut obligé de partir pour la +guerre, et, en partant, il dit à sa femme: «Vous aurez sans doute à +repousser les attaques de nos ennemis. Je sais qu'ils ont juré de vous +enlever par la force. Mais les murailles sont solides. Je vous laisse +de bons hommes d'armes, et j'ai confiance en vous. Au revoir, ma +petite Gisèle!» «Au revoir!» répondit la dame, et le seigneur +s'éloigna. + +--Les seigneurs de ce temps-là, interrompit Thérèse, c'était comme les +officiers de marine, toujours en route. Mon amie Henriette, qui a +épousé un lieutenant de vaisseau... + +Elle s'arrêta devant le mouvement d'impatience de Robert. + +--Je vous fâche, murmura-t-elle. Tenez, je ne dirai plus rien, +absolument rien. Je vous le promets! + +--Vous saurez donc, Thérèse, que le marquis ne s'était pas trompé. Le +château fut assiégé. Tout le monde fit son devoir. Mais, avec le +temps, la famine arriva. Bientôt, il n'y eut plus qu'un peu de farine +de seigle pour la garnison et un peu de froment, dont on faisait +chaque jour un pain pour la châtelaine. Les boeufs, les moutons, les +chevaux même avaient été mangés. Un seul vivait encore, la jument de +la marquise Gisèle, une haquenée grise, rapide et pommelée comme un +nuage. Pour la nourrir, l'écuyer, qui savait combien sa maîtresse la +chérissait, trompait la surveillance de l'ennemi, et descendait la +nuit dans les fossés, cueillant lui-même des herbes, des roseaux, des +feuilles d'arbres qu'il rapportait sur ses bras couverts de peau de +daim, ou bien il faisait couper les plantes parasites qui poussent aux +fentes des pierres, les mousses, les pariétaires, le fumeterre à fleur +rose, dont le donjon avait une couronne, en temps de paix. Malgré tant +de prévenances, la pauvre bête maigrissait à vue d'oeil. «Sire écuyer, +disait la marquise, mieux vaudrait la tuer comme les autres et la +partager entre mes hommes d'armes? Car je sens bien que je n'irai plus +avec elle, mon oiseau sur le poing, chasser les hérons et les perdrix +de mon seigneur. Lui et moi, plus jamais nous ne sortirons ensemble +par la porte qui ouvre sur la forêt.» Mais l'écuyer la rassurait, et +refusait de tuer la haquenée.. + +Robert, qui levait volontiers les yeux au plafond, lorsqu'il +racontait, les abaissa en ce moment vers Thérèse. L'immobilité et le +silence de sa filleule l'étonnaient. Il remarqua que la bande de drap +était à moitié échappée aux mains de la jeune fille. Une des +extrémités avait roulé à terre. L'autre n'était maintenue sur les +genoux de Thérèse que par trois doigts roses qui n'avaient plus guère +conscience de leur rôle. La jolie tête blonde commençait à fléchir +vers l'épaule, et rencontrait déjà le rayon d'or de la lampe. + +Robert était susceptible. Mais il y avait une créature au monde qu'il +aimait mieux que lui-même. C'était l'enfant qui ne l'écoutait plus. +Après une pause, si légère, que ni le père ni la mère, dont la pelote +de fil en se déroulant faisait un bruit de souris, ne s'en aperçurent, +il reprit, d'une voix plus basse, un peu chantante et berceuse à +dessein: + +--Un jour enfin, triste, l'écuyer se présenta devant la châtelaine, et +lui annonça qu'il n'y avait plus de vivres, que les plus vaillants de +la garnison étaient morts ou blessés, et qu'il fallait se rendre. +Alors... + +Un petit soupir, le soulèvement léger d'un coeur que le songe habite, +avertit Robert du succès de son histoire. La tête de la jeune fille, +tout inclinée à gauche, était à moitié dans la lumière et à moitié +dans l'ombre. + +--Alors, dit Robert en haussant la voix, il arriva que Thérèse +Maldonne s'endormit, en écoutant l'histoire de son parrain! + +Elle se redressa vivement, et, souriante, avant même de pouvoir ouvrir +les yeux: + +--Oh! pardon, fit-elle. Je crois que je dormais! C'était pourtant bien +joli, les pariétaires, les mousses, le fumeterre du donjon! + +--Il y a longtemps que nous n'en étions plus là, ma pauvre Thérèse! + +--Tu meurs de sommeil, dit madame Maldonne, sur le visage de laquelle, +à la moindre alerte, une ombre d'inquiétude maternelle passait.--J'ai +peur que tu ne te sois fatiguée, tantôt, avec cette treille... + +Thérèse fixa les yeux sur ceux de Robert pour y lire son pardon, qui +s'y trouvait, d'ailleurs. + +--C'est fini, dit-elle en passant la main sur ses paupières. + +--Non, répondit Robert. Allez recommencer là-haut. Les enfants doivent +se coucher de bonne heure. + +--Et l'histoire de Gisèle, nous la finirons demain, alors? + +--Ou jamais, murmura-t-il avec un peu d'amertume. + +--A propos, reprit Thérèse, sans l'avoir entendu, que faisons-nous +demain? + +--Comme tous les jours: ce que vous voudrez. + +--Non, dit-elle gentiment, ce que vous désirez, vous. + +--Eh bien, une promenade au bois de Laurette? Il y a si longtemps que +nous n'y sommes allés! + +--Je veux bien. Tenez, je mettrai le chapeau à coquelicots que vous +aimez. + +--C'est cela. + +--Pour vous, parrain, rien que pour vous! Car il n'y a que des +loriots, là-bas. + +Robert sourit un peu tristement. Elle s'était baissée pour ramasser la +bande tombée sur le parquet, puis elle s'était redressée, debout, +épanouie, retenant de ses deux bras allongés l'étoffe qui barrait sa +jupe. Ses doigts se mêlaient aux lames luisantes de la broderie. + +--Savez-vous, Thérèse, dit-il, que le jeune rose ne fait pas mal du +tout sur le vieux rose? + +--Toujours complimenteur! répondit la jeune fille. + +Elle lui tendit la main, embrassa son père, sa mère, et, glissant vers +la porte avec un bruissement de bottines qui craquent et de rubans qui +volent, elle disparut. + +Tous trois la suivirent des yeux. Elle était toute leur joie. Mais +déjà M. et madame Maldonne s'étaient retournés vers la lampe, et +remuaient leurs fauteuils en les rapprochant l'un de l'autre, comme il +arrive, par instinct, dès qu'une réunion s'émiette, et Robert fixait +encore la porte par où Thérèse s'en était allée. Devant son regard +immobile une vision passait, de celles qui troublent le coeur. Et +cependant il n'était pas, à proprement parler, un rêveur, et sa +physionomie révélait plutôt une nature énergique, douée pour l'action. +Il avait toute l'apparence, le geste, l'allure d'un officier de +cavalerie qui commence à perdre de sa sveltesse première: sur ses +épaules un peu épaisses, la tête fine et bien plantée, faite pour le +casque; les cheveux bruns, coupés en brosse, à peine grisonnants aux +tempes; le nez droit, les joues plates, la moustache courte et la +barbiche en pointe. L'oeil était bleu sombre, ferme, intelligent, le +sourire discret et nuancé. Ses vêtements indiquaient un goût +d'élégance légèrement trahi par la fortune: une jaquette luisante çà +et là, un gilet blanc, et, sous un pantalon large, des bottes vernies +qui faisaient valoir le pied nerveux d'un marcheur. + +L'élégance relative de Robert ressortait d'autant mieux que rien +autour de lui, ni la robe très simple de madame Maldonne, ni le +complet de toile blanche de son mari, ni dans l'ameublement du salon +qui servait aussi de salle à manger, ne prêtait à la même remarque. Le +papier, à grands ramages, datait des premiers temps de l'invention; +les fauteuils de cuir brun, montés sur bois d'acajou, ne relevaient +d'aucun style, et l'unique ornementation, assez singulière, il est +vrai, consistait en oiseaux empaillés, disposés le long des murs et +sur la cheminée. + +M. Maldonne, dont le départ de Thérèse avait secoué l'esprit, se +pencha vers sa femme, et, prenant le peloton où elle venait de piquer +le crochet d'ivoire, le posa sur le guéridon. Madame Maldonne frotta +l'une contre l'autre ses mains effilées et lasses d'avoir travaillé. + +--Elle est un peu rouge, ce soir, dit-elle à demi-voix. + +--Je trouve aussi, répondit M. Maldonne: qu'a-t-elle donc fait? + +--Des folies. Figure-toi qu'elle s'est mise en plein midi à épamprer +une treille de chasselas! + +--En juillet! Et par cette chaleur! + +--Prétendant qu'elle connaissait le pied de vigne, qu'elle aurait +ainsi des primeurs... Et elle n'avait pas de chapeau! + +--Pas de chapeau! répéta M. Maldonne en levant les yeux d'un air de +stupéfaction et de mécontentement. + +Puis, sur son visage mobile, éclairé par la lampe, cette première +impression s'effaça. Quelque chose d'attendri, une joie inopinément +éclose, presque une larme heureuse y parut. Il regarda sa femme, et +dit: + +--Est-elle enfant encore, notre Thérèse! + +Madame Maldonne, les cils baissés, cambrant sa taille mince, savourait +à sa manière, plus froide, plus retenue, la même impression +secrètement égoïste. Un sourire infiniment léger, très doux aussi, +relevait le coin de sa bouche. + +--Oh! oui, répondit-elle, bien enfant, Dieu merci! Tout à l'heure elle +dormait pour tout de bon, la tête sur l'épaule, comme aux premières +veillées, quand elle avait douze ans. Chère petite! Elle a bien le +temps de grandir et de devenir jeune fille. N'est-ce pas, Robert? + +Tiré du songe qui le tenait, Robert détourna vers ses hôtes son regard +où de tout autres pensées, assurément, flottaient encore. + +--Es-tu silencieux! reprit M. Maldonne. Nous disions que Thérèse était +une vraie enfant. Est-ce ton avis? + +--Hélas! + +--Tu trouves? + +--Je trouve tout le contraire, mon pauvre ami. C'est une jeune fille. +Et je le déplore! + +--Allons donc! Ni Geneviève, ni moi... + +--Non, vous ne le voyez pas, vous autres, mais je vous le dis, moi, +elle se transforme, elle grandit, elle est déjà toute grande! + +--Et la preuve? + +--Elle dort à mes histoires! + +--C'est qu'elle était lasse. + +--Du tout, car elle ne faisait que bavarder et rire tout à l'heure. + +--Alors, c'est que tes histoires sont ennuyeuses. + +--Non, puisqu'elles l'ont amusée, quand elle était enfant. Mes +histoires sont restées les mêmes, Guillaume, et c'est Thérèse qui a +changé. + +M. Maldonne leva les épaules, en signe d'incrédulité. + +--Je vous prie de m'excuser, Geneviève, ajouta Robert, si je me retire +un peu tôt. Je ne sais pas si c'est le soleil, mais je me sens la tête +un peu lourde. + +--Comme vous voudrez, mon cher. + +--Je l'aurais parié! s'écria M. Maldonne en riant. Quand Thérèse n'est +plus là, sous un prétexte ou sous un autre, Robert trouve moyen de +nous fausser compagnie. + +--Je t'assure, Guillaume... + +--Va! va! mon ami, le premier article de notre règlement de vie, aux +Pépinières, c'est la liberté, n'est-ce pas? Uses-en comme il te +conviendra. Seulement, dis-moi, quand reprendrons-nous le catalogue? +Demain? + +Robert fit un geste évasif, indiquant l'absolu détachement. + +--Après la promenade, dit-il, peut-être... + +--Peut-être! Jamais d'engagements précis avec toi. Voilà pourtant un +beau travail, toute notre expérience, toutes nos recherches et si près +d'être achevé! Tiens, moi, dix fois le jour, je le vois, ce volume +imprimé: «Catalogue raisonné des oiseaux du département, contenant +l'énumération de toutes les espèces et variétés, par Guillaume +Maldonne, conservateur du musée d'histoire naturelle, avec...» Voyons, +Robert, faudra-t-il ajouter la ligne qui t'associera à la gloire de +l'oeuvre: «Avec la collaboration de Robert de Kérédol?» Est-ce pour +demain? + +--Pas probable... Je n'y suis plus. + +--Sais-tu que tu es affreusement paresseux? + +Robert se leva. + +--Il y a si longtemps! dit-il négligemment. + +Il s'approcha de madame Maldonne, l'embrassa au front: «Bonsoir, +petite soeur!» serra la main de Guillaume, qui répétait, moitié riant, +moitié sérieux: «L'amour de l'oiseau faiblit en toi, décidément!» et +prit la porte par où Thérèse était sortie. + +Non, il ne pouvait rester: ni son affection pour les Maldonne, ni son +habitude de correction mondaine ne suffisaient, en ce moment, à lui +faire vaincre l'impression qu'il éprouvait. Sa nature, éminemment +tendre, d'une susceptibilité qu'il cachait, le plus souvent, sous les +dehors d'une indifférence volontiers railleuse et un peu brusque, +s'était sentie atteinte, surprise et blessée à la fois par ce petit +fait: Thérèse endormie. + +Dans ce mince détail, dont le père avait souri, il avait, lui, reconnu +le signe d'un changement profond. «Je me trompais, murmurait-t-il en +montant les marches de l'escalier de bois brun, aux rampes carrées et +lourdes. Je la croyais encore enfant parce qu'elle est très gaie. Je +m'y suis laissé prendre, et elle a fermé ses chers yeux à mon histoire +de la marquise Gisèle! Bien fait, Robert, bien fait! Cela t'apprendra +qu'elle aura dix-sept ans dans un mois!» + +Il entra dans sa chambre, vaguement éclairée par les lueurs traînantes +des soirs d'été, alluma une bougie, qui jeta des étincelles sur les +panoplies d'épées, de sabres, d'épaulettes, de fusils de chasse et de +guerre, qui tapissaient les murs, et se dirigea vers une commode noire +que surmontait, à un pied de hauteur, une petite bibliothèque vitrée +en ébène. Sur la commode étaient rangés, pressés les uns contre les +autres, des livres de classe aux coins brisés, aux pages +recroquevillées et chiffonneuses, des cahiers par liasses et, des deux +côtés, en serre-files, des volumes de collections enfantines, bleus ou +roses, et d'autres plus gros où l'on devinait des images. C'étaient +les reliques de ses années d'enseignement, quand il s'était +improvisé,--avec quelle joie et quelle application de tout son +esprit!--le professeur de Thérèse, humbles témoins des heures de +travail ou de récréation, inutiles depuis longtemps déjà, mais qu'il +gardait là, comme un bon souvenir qu'on aime à revoir. Il se disait +bien que Thérèse n'ouvrirait plus, pour y apprendre ses leçons, la +grammaire française, ni, pour y faire une lecture, l'histoire de la +poupée modèle. Mais où sont-elles les mères qui n'ont pas conservé le +petit bonnet ruché du baptême, le premier jouet, la pelisse ample et +brodée, pendant des mois et des mois, alors que l'enfant courait déjà +tout seul devant elles? Robert les avait imitées. A présent, c'était +bien fini. + +Il avança le bras, et prit un des plus vieux volumes, long comme un +doigt, maculé de taches, le dos tailladé en lanières par l'usure, et +l'ouvrit à la première page. C'était une histoire sainte. Là, d'une +grosse écriture de débutante, il y avait trois lignes bien connues de +lui: «A mon bon parrain Robert, fleur de rosier de Bengale, offerte +par son élève Thérèse.» Un peu plus bas, l'empreinte d'une fleur qui +avait séché, puis disparu. + +Il relut plusieurs fois ce texte naïf, sécha, du revers de la main, +une larme involontaire qui s'apprêtait à couler, et, saisissant par +paquets les livres et les cahiers, il les enfouit rapidement dans un +des tiroirs de la commode. + +--Allons, dit-il en fermant le meuble, tout cela est mort. Maintenant, +puisque mes histoires n'ont plus le pouvoir de l'amuser, il faudrait +trouver des lectures de son âge... + +Ses yeux se levèrent sur la bibliothèque vitrée, si coquette, avec ses +glaces à biseaux et ses colonnettes torses. Depuis qu'il professait, +M. de Kérédol n'avait pas eu le temps ni le goût de lire pour +lui-même. Il possédait seulement et renfermait là une quarantaine de +volumes, éditions de poche artistement reliées, qui l'avaient suivi à +travers le monde. Sous le feu de la bougie, les titres, les dos de +basane et de maroquin luisaient doucement. + +«Quelque chose pour une jeune fille de dix-sept ans, disait Robert, +voilà qui est difficile! Voyons!... _Discours sur l'Histoire +universelle?_ trop grave... _Voyage du jeune Anacharsis?_ d'un +vieillot!... _Dominique_, oh! _Dominique_, de Fromentin? non, ce n'est +pas pour son âge... _Guide de l'Apiculteur?_ non!... Brizeux, deux +volumes? peuh! la poésie? Des extraits, peut-être... Molière, _Theâtre +complet_; Michelet, _l'Oiseau_; marquis de Foudras, _les Gentilshommes +chasseurs_; _Corinne_... Décidément, mon pauvre Robert, pas de chance: +tes histoires ne conviennent plus, ta bibliothèque ne convient pas +encore. Et si peu d'oeuvres! Je suis presque au bout... _Pensées_, +de Joubert; Rabelais; _Service en campagne 1866_; _Contes choisis_, de +Daudet... Voilà! voilà mon affaire! Les _Contes choisis_! En +choisissant encore parmi eux,--une jeune fille tout à fait jeune +fille, qui n'a rien lu!--oui, elle aimera cela. Ce Daudet, _la Chèvre +de M. Seguin_, _les Étoiles_, oh! _les Étoiles!_ Comment n'avais-je +pas pensé?... Elle sera contente, Thérèse...» + +Et il souriait en cherchant dans sa poche la clef du petit meuble. +Quand il l'eut saisie, il fit jouer le ressort, qui rendit un son de +neuf, et le parfum du vieux cuir se répandit dans la chambre. + +--Voilà bien l'affaire, ajouta-t-il en faisant basculer le volume +qu'il posa à plat près du bougeoir: Daudet, un moderne, celui-là! Avec +lui, je suis sûr de ne pas l'endormir. Ah! elle sera étonnée, demain, +quand je lui annoncerai: «Mademoiselle Thérèse, désormais les contes +choisis de Daudet remplacent les contes usés de votre oncle». Je +gage, la pauvre petite, qu'elle sera touchée, reconnaissante. Vive +comme elle est, par exemple, il faudra tout de suite ouvrir le volume! + +En se parlant ainsi, Robert fit quelques pas jusqu'à la fenêtre +demeurée ouverte à deux battants, à cause de la grande chaleur, et +s'appuya sur l'accoudoir. Vraiment, il était satisfait de sa +trouvaille. Il se sentait en possession d'un moyen assuré de réparer +l'échec de tout à l'heure. Ses yeux, errant sur le grand jardin noyé +d'ombres tièdes, ne virent rien d'abord que l'image présente à sa +pensée: Thérèse tout à fait heureuse et bien éveillée, qui le +remerciait avec des mots jeunes comme elle, tandis que lui, assis près +d'elle, lisait, en y mettant le ton, _la Chèvre de M. Seguin_. Il +voyait cela très nettement. Puis, les rayons de lumière vive dont ses +yeux étaient pénétrés se dissipant peu à peu, il commença à distinguer +les teintes variées de la nuit: ici le sable pâle de la grande allée, +là l'ovale d'une corbeille de pétunias, les rayures brunes des +plates-bandes du potager, des boules sombres qui étaient des buis +taillés, et, des deux côtés du domaine, le vallonnement argenté des +cimes d'arbres qui diminuaient, prenaient des mouvements de nuages, et +s'allaient réunir tout au fond, dans la brume. La vision de ces choses +réelles et familières effaça l'image où s'était complu Robert, et +ramena dans son esprit la question un moment écartée. + +«Dix-sept ans! pensait-il. Déjà! Un âge effrayant. C'est si délicieux! +Tous les rêves qui éclosent à la fois, et trouvent le nid trop petit +pour eux, et s'en vont. Oh! si elle s'en allait! Dire que nous sommes +trois ici, qui ne vivons que d'elle et pour elle, et que, cependant, +au premier appel du dehors, elle nous quitterait peut-être, elle nous +laisserait! Maldonne n'a pas compris!... Je sais bien qu'elle est +merveilleusement pure, ignorante de la vie. Cela peut nous la garder +quelque temps. Nous voyons si peu de monde! Les Pépinières sont loin +de la ville. Et puis, elle nous aime. Comment n'aimerait-elle pas ceux +qui ont enveloppé sa jeunesse d'une tendresse pareille? C'est égal, je +ne conçois plus la paix profonde où j'étais hier, ce matin encore. Il +me semble que je ne pourrai plus la regarder sans avoir peur de la +perdre... Voyons, voyons, il faut découvrir des moyens nouveaux pour +l'intéresser, lui rendre le séjour au milieu de nous si agréable, si +pleinement doux, que cela lui suffise, trois amis à aimer. Daudet +m'aidera un peu, un tout petit peu. Et le reste? Mon Dieu! que c'est +dur de prévoir!...» + +Il avait étendu le bras, sans trop songer à ce qu'il faisait, vers une +tige de bignonia grimpante, qui jaillissait, au-dessous de la fenêtre, +du bourrelet enchevêtré des clématites et des vignes vierges. Au bout +de la tige, droite et ferme, une fleur s'ouvrait, son calice brun +tendu au souffle errant de la nuit. Robert la saisit, et l'attira. +Mais la liane était si bien mêlée aux autres que toute une masse de +feuilles en fut remuée; deux ou trois passereaux, gîtés sous ce +couvert, s'envolèrent effarés, et une voix venue d'en haut, une voix +fraîche et nette éclata, comme un chant de merle fuyard: + +--Ah! mon oncle, c'est vous! + +Il lâcha la branche, et se renversa légèrement, un seul coude appuyé à +la barre de la fenêtre, pour regarder en l'air. Juste au-dessus de +lui, à l'étage supérieur, Thérèse, penchée en avant, les deux bras +étendus, les doigts engagés entre les lames des contrevents, riait de +la peur qu'elle avait eue, et de la surprise de son oncle, et de se +sentir jeune, et d'avoir la liberté d'être elle-même devant cette +campagne voilée d'ombre, où son rire se perdait. + +--Dieu! que vous m'avez fait peur! dit-elle. Je ne sais pas ce que je +me suis figuré. Rien du tout, je n'ai pas eu le temps. Mais j'ai eu +une peur! Vous avez agité toute cette muraille verte. A qui en +vouliez-vous? + +--Moi? je cueillais une fleur de bignonia. J'ai peut-être tiré un peu +fort? + +--Je le crois! + +Ses lèvres se détendirent, les fossettes de ses joues disparurent, et +un sourire qui se faisait humble, très innocent, où toute une âme +d'enfant parlait, descendit d'une fenêtre à l'autre. + +--J'espère que vous m'avez pardonné? dit-elle... Vous vous souvenez: +tout à l'heure... + +--Complètement pardonné, Thérèse! + +--Oh! je vous remercie. Je ne sais pas ce que j'avais, car, vous +voyez, je suis tout à fait éveillée maintenant, gaie comme un pinson, +et je n'ai pas plus envie de dormir!... Bonsoir, parrain! + +--Bonsoir, mignonne! + +Robert la regardait, et, sur sa figure fatiguée, une expression de +contentement se peignait. Il vit le visage de Thérèse s'effacer, les +deux bras ramener les contrevents, la grande baie à demi éclairée +devenir subitement sombre, et il demeura cependant plusieurs minutes +immobile. Puis il se retourna, et se remit à songer. + +Il était plus rassuré. Ces mots, ce sourire si jeune avaient chassé +les pensées troublantes. Et c'était le passé qui s'ouvrait à lui +maintenant, les dix-huit années de paix profonde écoulées aux +Pépinières, et que pas un orage n'avait traversées. Robert s'y +enfonçait, il y courait d'instinct, demandant à ces jours heureux +l'espérance dont il avait besoin. Et, comme il n'abusait point de ces +retours sur lui-même, comme tous ces souvenirs intacts lui versaient +leur douceur et comme leur premier miel, Robert s'étonnait de la +beauté de la nuit, de l'éclat des étoiles baignées au fond des lacs +que formaient les nuages, et surtout du bien-être singulier, de la +plénitude de vie dont chaque respiration emplissait sa poitrine. Bien +souvent, dans les grands souffles qui remontent la vallée de la Loire, +poussant devant eux les goélands, il avait senti l'humidité saline et +l'emportement des marées, d'autres fois l'effluve rare, fugitif, des +végétations tropicales, apporté de très loin, sur des nuées qui le +sèment. Mais, ce soir-là, c'était autre chose: une caresse faite pour +l'âme, une joie que les lèvres buvaient pour elle. Du moins Robert le +croyait. Il lui semblait même entendre des musiques lointaines, des +mots avec l'accent qu'ils avaient eu, des sons de trompette et des +bruissements de foule, les premiers cris et les premiers pas de +Thérèse. Et tout cela venait de l'horizon, avec la brise sans force et +sans hâte, vers la fenêtre ouverte. + +C'est que, pour lui, cette période du milieu de la vie avait été la +plus heureuse. Sa jeunesse ne lui offrait rien de semblable, mais une +enfance austère et contrainte dans un château des marches de Bretagne, +parmi des horizons de landes trempées de longues pluies, entre son +père vieux et rude et la seconde femme de celui-ci, créature faible et +douce, opprimée, maladive, dont Robert voyait encore dans ses rêves +l'éternel sourire triste; aucune gaieté pour répondre à celle de +l'enfant, pas d'écho à ses jeux,--si ce n'est une petite fille née de +ce second mariage, très gâtée, elle, très adulée, à peine connue de +son aîné,--une instruction écourtée, puis le départ, une sorte de +fuite hâtive, désirée de part et d'autre, pour l'armée, et alors, sans +transition, l'Afrique, le régiment, la discipline avec ses rigueurs et +ses relâches brusques, des mois de cruelle monotonie et des mois +d'aventure à la suite des tribus arabes. Robert s'accoutuma vite. Il +était né soldat. Il se retrouvait chez lui parmi les gens de guerre. +Rien qu'à le voir passer, huit jours après son entrée au corps, cambré +dans son dolman bleu de chasseur d'Afrique, on devinait le futur +officier; on sentait dans ses yeux clairs, dans le pli relevé de sa +bouche, toute l'ardeur superbe de la vie mêlée à l'insouciance du +danger. Il n'avait, semblait-il, qu'à laisser faire au temps. Et +certes, il y eut pour lui d'heureuses fortunes: les jours où l'on se +battait d'abord, où l'on rentrait mourant de soif avec des fusils +incrustés d'ivoire en travers de sa selle; la rencontre de Guillaume +Maldonne, plus âgé que lui, engagé à la suite d'un coup de tête, leur +amitié bientôt liée sous la tente, rapidement mûrie par le péril qui +les pressait et les relâchait ensemble, et des actions d'éclat, et +l'avancement rapide, et presque de la gloire. Ni les hasards, ni la +misère, ni l'affection qui font les années inoubliables n'avaient +manqué à celles-là. Cependant un voile d'ombre encore avait pesé sur +elles. A peine Robert venait-il de gagner ses galons de brigadier, +qu'il apprit la mort de son père. M. de Kérédol laissait de grosses +dettes. Sans hésiter, sans recourir aux expédients commodes de la +loi, son fils accepta la succession, résolu à tout vendre, le château, +les terres, les meubles, à s'endetter lui-même, à se réduire au strict +nécessaire tout le temps qu'il faudrait pour maintenir intact +l'honneur de son vieux nom. Il y parvint, et paya tout. Mais au prix +de quels sacrifices et de quelles humiliations! Lui, si fier, si +hautain même, traqué par les créanciers, il dut se débattre au milieu +d'affaires et de procédures devant lesquelles il était aussi neuf, +aussi désarmé qu'un enfant. + +L'épreuve dura des années. Il en sortait à peine, quand la guerre de +1870 éclata. Et la guerre, ce fut la fin de ses rêves de gloire et de +sa carrière de soldat. Blessé d'un coup de feu à l'épaule, presque au +début de la campagne, le lieutenant de Kérédol souffrit de longs +jours, guérit à moitié, retomba, et, désespérant de pouvoir reprendre +du service, donna sa démission. + +Il venait d'avoir vingt-sept ans, et il se trouvait comme abandonné à +mi-chemin de la vie. Où aller? Que faire, malade encore, sans +carrière, sans métier, sans plus de ressources qu'une modique pension +de blessé? Maldonne, qui aurait pu le conseiller, l'aider peut-être, +sorti du régiment avant 1870 et retiré en Anjou, semblait avoir oublié +son ancien ami. Le temps avait fait son oeuvre. Pas une main ne se +tendait vers Kérédol, pas un foyer ne s'ouvrait à lui. + +Il voulut cependant faire un essai et se rapprocher de l'unique +parente qui lui restât, de sa demi-soeur, qu'il avait à peine connue +et aussi à peine aimée. Il la revit jeune fille, douce et affectueuse. +La mère était morte. Geneviève de Kérédol vivait chez son grand-père +maternel. Elle accueillit son frère avec des transports de joie. Mais +celui-ci comprit vite qu'il ne pouvait se fixer près d'elle, chez un +étranger, dans un domaine qui n'avait jamais appartenu aux siens. Et +il ne savait que résoudre, quand une lettre arriva, qui le sauvait. + +Oh! la bienheureuse lettre! Comme elle était venue inopinément greffer +l'idylle sur ce drame brisé de la vie de soldat! Comme Robert la +revoyait nettement et jusque dans les moindres détails de la forme +matérielle qu'elle avait, longue, avec son enveloppe maculée de +timbres, renvoyée de bureaux en bureaux, ses lignes serrées et bien +ordonnées, que terminait un paraphe compliqué, déjà célèbre au +régiment! Elle disait: + + «Viens, mon ami! Ma maison est assez grande pour deux et de même + la tâche que j'ai entreprise. Où peux-tu être? Comment se fait-il + que tu n'aies pas pensé à ton vieux camarade, et que tu ne sois + pas encore venu te soigner, te consoler et prendre chez lui ta + retraite? Accours vite. J'ai le plus joli des métiers à t'offrir + dès que tu seras guéri. Tu te souviens de ma passion pour + l'histoire naturelle? Elle a décidé de mon sort. J'ai demandé, + j'ai obtenu sans lutte un emploi peu envié, peu payé, mais qui me + ravit. Me voici conservateur adjoint du musée d'ornithologie de la + ville, à la tête d'une collection lamentable, fanée, honteuse, de + quelques douzaines de pies et de passereaux auxquels la paille + sort par le ventre. Tout est à faire. J'ai résolu de tuer + moi-même, de préparer, de monter, d'étiqueter la collection + complète de tous les oiseaux du département, de ceux qui passent + et de ceux qui demeurent, de ceux qu'on rencontre tous les jours + et de ceux qui ne se montrent qu'à de rares intervalles, comme des + princes en visite. Déjà je suis à l'oeuvre. + + »Le préfet m'a délivré un permis de chasse permanent. J'en aurai + un second pour toi. Songe, mon ami, quelle belle fin de carrière: + la chasse toute l'année, le grand air, la liberté, les bois et + l'amitié fidèle de ton compagnon d'armes, + + »GUILLAUME MALDONNE, + + »Ancien marchef au 2e chasseurs d'Afrique.» + +Robert partit. Il guérit de sa blessure. Il fut bientôt en état de +suivre son ami. Et alors commença pour tous deux l'odyssée la plus +étonnante et la plus passionnante. Ils y retrouvaient chacun quelque +chose de leur ancienne vie: l'aventure, l'émotion des poursuites, des +alertes, des coups heureux ou manqués, les courses lointaines, les +nuits à la belle étoile. Toutes les propriétés privées, les domaines +princiers, les parcs enfermés de murs s'ouvraient devant ces chasseurs +d'une nouvelle sorte. Qu'importait, au propriétaire le plus jaloux de +ses droits, le meurtre d'un épeiche ou d'une pie-grièche rose? Partout +accueillis, partout fêtés, ils couraient d'un bout à l'autre du +département, parmi les taillis, les prés, les vignes, les marais. +Robert ne chassait pas. Mais il avait un flair extraordinaire pour +deviner le passage d'un oiseau, pour découvrir la trace ou le nid du +gibier, pour dire, par exemple: «Guillaume, je sens qu'il y a des +bécasses dans les marouillers mêlés de bouleaux; la brume est +violette; elle embaume la feuille morte.» Ou bien, quand le printemps +argenté, au bord de la Loire, met en éveil tout le petit monde des +luisettes, il était merveilleux pour apercevoir, immobile à la pointe +d'une grève, un combattant aux plumes hérissées, ou encore, posée +entre deux chatons de saule, comme une perle enchâssée, +l'insaisissable fauvette bleue. + +Son compagnon était adroit, et manquait rarement un coup de fusil. Au +retour, ils travaillaient tous deux, soit au laboratoire du musée, +soit à la maison des Pépinières, triant et classifiant leurs prises, +disséquant les plus belles, préparant les peaux avec l'arsenic et la +poudre de chaux. Mais Guillaume s'était réservé la pose. Lui seul, il +bâtissait la carcasse de fil de fer ténu, la modelait à sa guise, et, +avec une adresse, une science, une sincérité d'artiste indéniables, +rendait à ces paquets de plumes la vie et le mouvement, la grâce et le +lustre des ailes, et le trait, si fugitif, qui marque une humeur +d'oiseau. + +Presque au début de cette existence nouvelle, un événement s'était +produit qui l'avait consacrée, assurée, embellie. Robert, très +communicatif en apparence, causeur plein de verve et souvent plein +d'esprit, s'était toujours montré d'une extrême réserve sur tout ce +qui concernait sa famille. Il n'admettait personne dans les souvenirs, +bons ou tristes, du passé, et se bornait à partager le présent, mais +le plus volontiers du monde, avec ses amis. Le plus intime de ceux-ci +ne savait pas où vivait Geneviève de Kérédol, ni quel parent l'avait +recueillie, dans un château ou dans une ville, en France ou même +ailleurs. Or, un jour de l'automne finissant de 1871, comme il +s'agissait, entre les deux amis, de se procurer une espèce de +grimpereau assez peu commun, le tichodrôme échelette, un oiseau +charmant, à manteau gris perle avec des crevés rouges au fouet de +l'aile, Robert assura qu'il connaissait le rendez-vous de tous les +pics du département, qu'il se chargeait de la direction de +l'entreprise et de trouver le gîte et le souper. + +Ils arrivèrent, le lendemain soir, dans la cour d'un très vieux logis, +en plein bois. Les murs et le toit jusqu'à la moitié disparaissaient +sous les plantes grimpantes à peine taillées. Au-dessus des arêtes +d'ardoises moussues, la futaie, en demi-cercle, étendait ses branches, +et enveloppait, enserrait d'ombre l'habitation. En avant seulement, +une nappe d'eau de dix hectares, dont les roseaux venaient frôler la +grille de la cour, faisait dans ce rideau sombre une trouée de +lumière. + +Celui qui demeurait là, le grand-père maternel de Geneviève de +Kérédol, n'était pas le propriétaire de la forêt. Il n'en possédait, +selon son expression, qu'une motte verte. Mais il était hospitalier, +veneur comme un roi de France, et mit aussitôt à la disposition des +deux amis ses chiens, ses bateaux, ses cabanes d'affût et son garde +aussi vieux que lui. Guillaume en profita largement, tandis que Robert +demeurait au château. Il chassait du matin au soir, et quelquefois du +soir au matin. Le tichodrôme échelette ne se montra nulle part. Mais +il y avait toutes les variétés d'oiseaux de proie dans les hautes +ramures des futaies et, sur l'étang, des sarcelles, des canards, des +hérons, quelques-uns rares et presque introuvables ailleurs. + +Et ce fut, pendant une semaine, pour Guillaume Maldonne, une +succession de captures heureuses, un ravissement que contribuait à +entretenir, au retour, la présence de la jeune fille, assez jolie, +avenante et gracieuse surtout, souveraine maîtresse et joie unique du +vieux logis. Guillaume l'aima sans l'avouer. Il était timide, il +approchait de la quarantaine. Jamais il n'eût osé demander Geneviève, +si peu riche et si simple qu'elle fût. Il hâta lui-même le départ. Le +soir arrivé, il allait s'éloigner, très malheureux, emportant son +secret; déjà, debout derrière le groupe que formaient ses hôtes et son +ami causant ensemble à voix basse, autour de la cheminée, il regardait +une dernière fois la jeune fille, avec cette douleur muette qui fixe +nos regrets, quand Robert se leva, prit la main de Geneviève, et la +mit dans celle de Guillaume, en disant: «Eh bien! mon cher ami, on +attelle les chevaux: si tu te déclarais?» + +Avec Geneviève Maldonne, avec Thérèse bientôt, le bonheur était entré +au logis des Pépinières. Madame Maldonne y avait apporté sa gravité +douce, son humeur égale, ce charme que certaines femmes possèdent au +point que leur seule présence, un mot indifférent tombé de leurs +lèvres, éveille comme de la reconnaissance. Thérèse avait été la vie, +le mouvement, la gaieté. A peine elle était née, Robert l'avait +incroyablement aimée. Il l'avait bercée bien souvent et promenée sur +ses bras. Il lui avait appris à marcher et à s'amuser. Pour elle, il +avait donné l'essor à son génie d'invention, trouvé des jouets, +construit des moulins qu'on allait planter à la cime des vieilles +souches, des bateaux avec des roues, des cerfs-volants et des poupées. +Pour elle, surtout, il avait fait ce qu'il eût refusé de faire pour +lui-même: il s'était remis à étudier. Et, pendant que son beau-frère, +retenu au musée, continuait à préparer la plus belle collection +ornithologique des provinces de l'ouest, M. de Kérédol apprenait à +lire à Thérèse, lui expliquait le catéchisme, la grammaire, l'histoire +qu'il avait relue l'instant d'avant, et puis ils jouaient tous deux, +pour se reposer de la leçon, leurs deux rires se mêlaient, l'un par +l'autre attiré, et l'on eût dit que Robert, parfois, redevenait tout +jeune, à force d'aimer l'enfant. + +Les moindres détails de ce temps-là lui demeuraient présents. Il se +rappelait certaines robes qu'elle avait portées, une blanche toute +brodée par la mère, une autre bleue, vers trois ans, et, un peu plus +tard, une rose où il y avait un semis de pâquerettes, mais surtout des +regards, des sourires pleins de ciel, des mots profonds qui n'en +savent rien, des questions si fraîches qu'on les goûte avant d'y +répondre. Car, entre elle et lui, c'était l'absolue confiance, la +permission, conquise au prix d'un grand amour, de se pencher au-dessus +d'une petite âme, et d'y lire. Robert lisait à livre ouvert dans celle +de Thérèse, notait tout, gardait tout en lui-même, et, le soir, quand +Thérèse dormait là-haut, dans son lit à rideaux blancs, la porte de +l'escalier entre-bâillée pour que le moindre cri donnât l'éveil, il +partageait son trésor: il racontait à la mère et au père l'histoire de +la journée. Aux Pépinières, c'était le sujet habituel des +conversations, sujet toujours cher, jamais épuisé, et qui se +renouvelait à mesure que grandissait Thérèse. Les oiseaux mêmes ne +venaient qu'au second plan. + +Le plus extraordinaire, c'est que Thérèse ne fut pas gâtée. Elle +demeurait soumise, prévenante, nature délicate qu'un reproche +confondait, qu'on ne menait qu'avec de la bonté et de la raison, et +qui comprenait à merveille son rôle, faisant sans compter autour +d'elle, aux trois amis qui l'entouraient, l'aumône de sa jeunesse en +fleur. + +O heures délicieuses, heures sans nombre du passé, comme il était doux +de vous revivre, et quelle consolation vous apportiez avec vous! + +Le vent fraîchissait. Les bignonias, les rames de vigne ou de +clématite, fouettés en tous sens, venaient toucher la main de Robert, +comme pour dire: «Il est temps, voici la nuit noire et froide, +rentrez, vous qui rêvez: vous avez reçu du soir ce que vous attendiez +de lui!» Robert ferma la fenêtre, et quand il se retrouva dans le +silence de cette chambre tiède, sentant la paix qui régnait au dedans +de lui et autour de lui, il poussa un soupir de contentement. Toute +impression pénible s'était effacée. Il revoyait Thérèse, sa Thérèse +d'autrefois, toute naïve, toute rose, toute petite. + +Et cela lui redonnait confiance, grande confiance dans la vie. + + + + +II + + +Le lendemain, quand Robert sortit de sa chambre, le soleil déjà haut +chauffait les touffes de réséda semées en cordon le long de la façade, +au midi. Par-devant, dans l'allée toute bourdonnante et traversée de +rayons d'or par le vol des abeilles, Thérèse se promenait, prête à +partir. + +Elle avait mis une robe grise de voyage, une voilette blanche, un +chapeau rond orné d'un piquet de coquelicots. Elle allait à pas +relevés, et, au-dessus de sa tête, l'ombrelle qu'elle tenait ouverte, +inclinée, rasant l'épaule, tournait comme un petit moulin. Quand +Thérèse entendit M. de Kérédol descendre en se hâtant l'escalier: + +--En retard, mon parrain! cria-t-elle. Huit heures et demie! Mon père +est déjà rendu au musée. Moi, j'ai eu le temps de cueillir deux +corbeilles de roses, que je vais envoyer pour l'adoration. Comment +avez-vous dormi? + +--Trop bien, comme vous voyez, répondit Robert, en paraissant sur le +seuil de la porte. + +--Moi, divinement! dit Thérèse. + +Mais, presque aussitôt elle poussa un petit cri de surprise. + +--Ah! mon parrain, je ne m'étonne plus que vous soyez en retard. +Êtes-vous beau! + +--Bah! bah! dit en riant M. de Kérédol, immobile sur la margelle +d'ardoise étincelante de soleil. Que me trouvez-vous d'extraordinaire? + +--Ceci d'abord, fit Thérèse en désignant du doigt l'épingle de +cravate, un minuscule cheval arabe, en or ciselé. Elle est très jolie, +d'ailleurs. Mais vous ne l'avez jamais portée ici. On ne me trompe +pas, vous savez. Et puis ce chapeau neuf! Tout cela pour les loriots +du bois de Laurette? + +Robert, content d'être si vite découvert, prit la main que Thérèse lui +tendait, et, la serrant entre les siennes: + +--Non, mon enfant, pas pour les loriots: pour vous! + +--Oh! + +--Pour vos dix-sept ans, à qui je veux faire honneur! Que dirait-on, +si, à côté d'une grande jeune fille comme vous,--car vous voilà +grande, ma filleule,--on apercevait un parrain négligé? + +Quelque chose d'ému, un frisson de plaisir et de reconnaissance passa +sur le visage de Thérèse. + +--Eh bien! vous voyez, dit-elle, c'est absolument comme mon dessus de +clavier dont vous vous moquiez hier soir, ce que vous venez de faire +là: c'est très inutile, car nous ne rencontrerons personne, mais je +trouve ça charmant. + +Elle se recula de deux pas, considéra un instant M. de Kérédol, son +chapeau rond luisant, sa veste à larges boutons de nacre, ses gants, +sa canne à pomme d'or, et, avec un petit geste, comme un salut de la +main: + +--Tout à fait votre air de colonel! + +Rien ne flattait davantage l'ancien officier de chasseurs que cette +appellation dont le qualifiaient quelquefois les passants ou les +conducteurs d'omnibus. Un mot qu'il voulut dire, une exclamation +d'amitié, ou l'ordre du départ, resta dans sa moustache. Elle savait +trop bien le chemin de son coeur, cette Thérèse! Et Robert était comme +beaucoup de soldats: quand le coeur lui battait, il n'avait plus que +des gestes. Il leva donc sa canne, et se mit à marcher. La boîte +verte lui pendait dans le dos. + +--Si vous voulez, dit Thérèse en réglant son pas sur le sien, nous +rentrerons par le faubourg? + +--Pourquoi faire, mignonne? + +--Pour prévenir mon petit commissionnaire habituel. Je vous ai dit que +j'avais cueilli... + +--Ah oui! Jean Malestroit. Il a grandi, le mioche: je l'ai vu, l'autre +jour, sur le seuil de sa porte. + +--Si gentil! fit Thérèse. + +Tous deux furent bientôt dans la route qui montait à droite, et +s'enfonçait dans la campagne. A peine deux ou trois fermes, au milieu +des champs d'artichauts ou des plantations de pépinières. Les +grillons, toutes sortes d'insectes invisibles, qui chantent à l'entrée +de leurs trous, commençaient la longue complainte des jours chauds. On +voyait, au bord des fossés, le luisant de l'herbe qui remue. Thérèse +causait des détails de la vie quotidienne, de mille petites choses +indifférentes pour tous autres qu'elle et Robert. Un passant qui +l'aurait entendue se serait demandé pourquoi l'autre riait, pourquoi +il s'animait et s'épanouissait, sans raison apparente, sans qu'elle +eût rien dit que d'ordinaire, même sans qu'elle parlât, lorsqu'aux +barrières des champs elle s'arrêtait un peu, et, toute droite, l'oeil +aux horizons, les lèvres entr'ouvertes, aspirait à pleine poitrine +l'odeur de moisson mûre, qui venait, rasant le sol. Et cependant, que +c'était bon, cette promenade avec l'enfant qu'il avait élevée, que +c'était doux, ce bavardage sans suite et sans fin, où l'on ne quittait +le présent que pour parler du passé, leurs deux domaines communs! Pas +un mot inquiétant, pas une note nouvelle dont il pût s'alarmer. + +--Vous n'avez pas fini votre légende d'hier? lui dit-elle. J'ai laissé +la marquise Gisèle assiégée, et la jument grise bien maigre. Vous +disiez: «Alors il arriva...» Je voudrais savoir ce qui est arrivé. + +--Non, ma mignonne, répondit gaiement Robert, le temps de mes +histoires est passé. + +--Vous ne m'en raconterez plus? + +--Non, je vous en lirai, des contes des grands auteurs, écrits pour +les grandes jeunes filles. + +--Oh! que c'est aimable! Je n'aurais pas osé vous le dire... + +--Vous le désiriez? + +--Sans doute, un peu. Mais comment faites-vous pour deviner ce que je +désire? + +--Je pense à vous. + +--Et moi aussi, mon parrain, je pense à vous, et j'ai le coeur touché +de vos attentions, bien touché, je vous assure! + +«Comme je la retrouve! songeait Robert, Comme la voilà reconquise! +Est-elle charmante, ce matin! Et jeune! Voyez-la!» + +Et ils allaient tous deux légèrement. + +Bientôt on prit les chemins de traverse. Ils étaient pleins de fleurs, +pleins de vie, pleins de fuites d'ailes effarouchées. On se baissait à +chaque instant, pour une étoile blanche ou jaune devinée sous le +couvert des ronces. La boîte s'emplissait d'herbes. Celles qui +n'étaient pas rares étaient au moins jolies. Thérèse avait des goûts +qu'il fallait contenter. Ainsi l'avait résolu M. de Kérédol. Il +cueillait tout ce qu'elle voulait: «Je n'herborise pas pour moi, +songeait-il, je fauche pour elle.» Et, les pieds dans la boue +traîtresse des creux des fossés, ou la tête dans les épines, il se +mouillait, se piquait, et s'échauffait avec allégresse. + +--Je regrette la tenue de colonel, disait Thérèse. + +--Moi, je ne regrette rien, si vous êtes contente. + +--Ravie! + +--Et savez-vous, disait-il, que nous voici tout à l'heure en pleine +famille d'orchidées: orchis abeille, orchis mouche, orchis +araignée?... + +--Où donc, parrain? + +--Dans le bois, parbleu! + +Chose curieuse, quand ils furent rendus sous la futaie, large et +longue tout au plus comme un champ de moyenne taille, vestige +d'ancienne forêt, ni l'un ni l'autre ne songeaient plus aux orchidées. +Ils étaient las d'avoir tant marché, tant ri, et du soleil qui faisait +danser l'air à la hauteur des yeux. Le dôme des feuilles gardait un +reste de rosée évaporée, avec le lourd parfum qui monte du sol des +bois. A peine eut-il foulé la mousse, et senti sur ses épaules la +caresse des premières ombres, M. de Kérédol perdit sa belle ardeur, +chercha la place la plus fraîche, sans une moucheture d'or, la trouva +au bord d'un fossé d'eau courante, et s'assit en s'épongeant le front. +Thérèse tourna un peu, pour ne pas avoir l'air aussi fatiguée que son +parrain, affecta de s'intéresser à des fougères, eut une phrase +banale sur la douceur de l'ombre, et finalement s'assit à trois pas de +lui. Elle arrangea les plis de sa robe, à petits coups songeurs, et se +mit à regarder devant elle. Il en faisait autant de son côté, mais, +tandis qu'il était seulement silencieux, elle se sentait peu à peu +envahie par une mélancolie, un malaise d'âme grandissant, le revers de +l'excessive gaieté qu'elle avait eue. Cela vient ainsi, tout jeune +qu'on soit. Et Thérèse eut un soupir qui fit se retourner Robert. Il +la considéra un instant, et remarqua le changement qui s'était produit +en si peu de temps dans la physionomie de sa filleule. Sous la +voilette relevée, les yeux de Thérèse grands ouverts, sérieux et comme +voilés d'une pensée qu'il ne pouvait lire, fixaient un point de +l'horizon. Était-ce le moulin, là-bas, de l'autre côté de la Loire, +gros comme un hanneton qui secoue ses élytres, ou les traînées pâles +des champs de colza rayant les pentes, ou le nuage roulé, immobile +dans l'océan de lumière où pas un souffle ne courait? Non, sans doute. +La bouche avait un pli léger, et tout le visage cette lueur égale et +comme cette transparence qu'il prend lorsqu'aucun objet du dehors ne +l'impressionne plus, et qu'il reflète seulement un songe intime du +coeur. + +--A quoi rêvez-vous? demanda M. de Kérédol. + +--Moi? à rien, répondit-elle sans bouger. + +Robert jugea politique d'opérer une diversion, se pencha en avant, +au-dessus du courant qui filait, rapide et bleu d'acier, parmi les +cressons, les acanthes, toute une végétation réfugiée là contre +l'ardeur de l'été, et cueillit une tige couronnée d'un corymbe de +fleurs blanches. + +--Reine des prés, dit-il, _spiræa ulmaria_, famille des Rosacées. +Voyez, Thérèse, est-elle élégante! + +Thérèse fit à la plante l'aumône d'un regard distrait. + +--Dites-moi, demanda-t-elle en rabaissant sa voilette, maman s'est +bien mariée à dix-huit ans, n'est-ce pas? + +--Oui, dix-huit ans, répondit rapidement Robert... Je crois, Thérèse, +que vous n'avez jamais étudié la reine des prés. Tenez, la feuille est +ailée, duvetée en dessous, à folioles ovales. J'ai lu quelque part +qu'en infusant les fleurs dans du vin, on obtient le bouquet du fameux +Malvoisie! + +Et il observait, sur le visage de la jeune fille, maintenant tournée +vers lui, l'effet de cette pointe habile. Elle n'en parut pas touchée. + +--Vraiment? dit-elle... Mais, dix-huit ans... mon parrain, savez-vous +que je les aurai l'année prochaine? Ce serait très drôle si... + +--Qu'est-ce qui serait drôle, mon enfant? + +--Non, pas drôle précisément. Je veux dire, reprit-elle,--et son +sourire éclatant, toute sa jeunesse enjouée reparut sur ses joues, +sur ses lèvres, dans ses yeux qu'animait un éclair de soleil venu on +ne sait d'où,--je veux dire que peut-être, vous comprenez bien, +peut-être quelqu'un pourrait penser à moi aussi... Eh bien! cela me +fait rire malgré moi. + +Pour le coup, Robert laissa échapper la reine des prés, qui roula, +comme une ombrelle, sur la mousse, et tomba dans le courant. + +--C'est à cela que vous pensiez? dit-il en se reculant, pour s'appuyer +au tronc d'un arbre, et la voix un peu sourde. + +Elle répondit, en montrant ses dents blanches, et en le fixant de ses +yeux bleus étonnés: + +--Mais oui! + +--A propos de rien, comme ça? + +--De rien du tout. Cela me vient surtout quand je regarde devant moi, +très loin. + +--Ah! très loin, devant vous? + +--Oui, n'est-ce pas que c'est curieux? + +Elle prit un air grave, appuya un coude sur un de ses genoux, et, +remuant sa jolie tête: + +--Voyez-vous, parrain, je songe quelquefois au mari que j'épouserai... + +--Alors, vous avez fait votre choix? + +--Oh! d'une façon très générale! Je voudrais épouser quelqu'un qui +aurait été malheureux! + +--Ça se rencontre aisément, Thérèse. + +--Oui, quelqu'un de jeune, qui aurait souffert. + +--Même jeune, cela peut se trouver, mon enfant: seulement, je ne +comprends pas. + +Elle hésita un instant, leva les yeux vers les chênes. + +--Pour le consoler, dit-elle. + +Et cela fut dit avec tant de naïveté, tant de tendresse voilée, que le +pauvre Robert sentit la morsure d'une larme au coin de ses paupières. +Il eut envie de s'écrier: «Si vous avez soif de consoler, Thérèse, ne +cherchez pas au loin, comprenez, restez pour nous trois, chassez les +rêves qui, déjà, si petite, vous éloignent! Ayez pitié de nous, ne +songez plus!» Mais il eut peur de paraître égoïste, peur aussi de +l'inconnu qui se révélait à lui. O mystère d'une âme! N'allait-il +point la froisser, la repousser, lorsqu'elle s'ouvrait si ingénument? +Fallait-il lui laisser voir toute l'appréhension qu'un mot pareil +jetait en lui? Non pas cela, surtout pas cela. L'esprit de Thérèse eût +travaillé sur cette crainte. Mieux valait prendre la chose légèrement, +comme une boutade sans conséquence, essayer de rire. Et il essaya, et +rien ne lui vint aux lèvres que ce mot qu'il ne voulait pas dire: +«Restez, restez!» Alors il se baissa, faisant mine de ramasser sa +canne devant lui, et resta courbé un peu plus de temps qu'il n'était +nécessaire, le temps de composer ses traits. Quand il sentit +s'effacer les deux sillons qui s'étaient tout à coup creusés aux coins +de sa bouche: + +--Ma petite Thérèse, dit-il, nous ferions bien de partir. Je crois que +vous voulez rentrer par le faubourg? + +--Oui, répondit-elle distraitement, pour mes roses. + +Il s'était levé en parlant, et, à demi détourné, tirait ses manchettes +avec un soin qui devait cacher un reste d'émotion. Thérèse ne le +remarqua pas. Elle se redressa paresseusement, et fixa une fois encore +l'horizon là-bas, où le nuage immobile dormait, tout fulgurant de +lumière, au-dessus des collines mauves. Il fallut que Robert répétât: + +--Eh bien, Thérèse, venez-vous? + +Ils sortirent de la futaie, côte à côte, et prirent un autre chemin, +qui ramenait en demi-cercle à la ville, et aboutissait bien au delà +des Pépinières, vers le milieu du faubourg. Thérèse, déjà reposée, +rieuse comme auparavant, multipliait et variait les questions, +tentait les mêmes sujets qui, tout à l'heure, avaient intéressé +Robert: lui ne répondait pas toujours, et, quand il le faisait, +c'était d'un mot, avec effort. + +--Qu'avez-vous donc? demanda-t-elle. + +--Un peu de fatigue, mignonne, cela passera. + +Hélas! il avait bien autre chose qu'un peu de lassitude: son ciel +intérieur troublé, l'inquiétude de la veille maintenant fixée dans +l'âme, il avait peur de la vie. Et celle qui avait causé le mal ne +s'en doutait pas. Elle tâchait d'être aimable et vivante pour deux. +Aucune autre idée ne semblait plus l'occuper. Son rôle de +consolatrice, son rêve sentimental de tout à l'heure, elle n'y pensait +plus. C'était Robert qui songeait à cela, maintenant, et qui se +disait: «Il y a là des signes manifestes... J'espère qu'il n'est pas +trop tard, non, mais il est grand temps, grand temps!» + +Ce qui le tourmentait le plus, c'est qu'il commençait à douter de +l'efficacité des moyens qu'il emploierait: attentions, lectures, +tendresses d'ami, qu'était-ce à côté des visions qui passent au-dessus +de l'horizon bleu, quand on regarde devant soi, bien loin? + +Quand ils furent arrivés au point culminant du chemin, avant de +descendre la dernière pente qui, à cent mètres de là, entrait dans la +banlieue, Thérèse ralentit le pas, et releva son ombrelle pour mieux +voir. C'était un paysage assez médiocre et banal, aux jours d'hiver, +mais transfiguré à cette heure dans la gloire du grand soleil: une +campagne coupée de jardins, plate et cultivée, sans une rivière, sans +un arbre, et autour la ville, comme une découpure sans profondeur, +comme une dentelle inégale, d'un blanc bleuâtre, avec des fumées +d'usines traînantes, et tellement criblée de lumière que le sommet des +tours, des clochers, les parties hautes des toits, semblaient à demi +fondus dans l'air. + +--Est-ce étincelant! dit Thérèse. + +M. de Kérédol prit son lorgnon, et jeta un regard rapide, lui aussi, +de ce côté. Mais avec quelle disposition différente d'esprit! Sous ses +paupières, bridées par l'éclat du jour, ce fut une sorte de défi qui +passa, une pensée de colère contre cette ville d'où sortirait +peut-être le danger qui menacerait son bonheur, qui détruirait le +repos du logis couché là-bas derrière eux, dans la verdure de ses +grands arbres. + +Thérèse et lui continuèrent à marcher, presque sans rien se dire, +jusqu'à une maison du faubourg, pauvre et basse, où l'on accédait par +un corridor voûté, commun avec la maison voisine. Robert s'arrêta. + +--Je vous attends, fit-il. + +La jeune fille était déjà entrée dans le couloir, et frappait à la +porte d'une chambre à gauche. Là demeurait M. Malestroit, charpentier +en bateaux, tandis qu'en face, ainsi que l'indiquait un écriteau de +bois blanc fleuri d'osier tressé, habitait M. Colibry, vannier. Ne +recevant pas de réponse, car la mère était sans doute en course dans +le quartier, Thérèse traversa le corridor dans toute sa longueur, et +déboucha au grand soleil, dans le jardin où elle entendait des voix. + +C'étaient les cinq enfants du charpentier qui jouaient, assis en rond, +têtes nues, sur un tas de sable: Jean, Yvonnette, Germain, Gustave et +Pascal. Elle les connaissait bien; l'aîné même, un gamin de douze ans, +était son filleul. Et comme elle aimait les enfants, Thérèse, une +minute, observa ceux-là. Ils ne la voyaient pas. + +--Je propose de jouer à Adam et Ève, dit l'aîné, en levant sa figure +espiègle et rousselée. Moi, je ferai Adam. Toi, Yvonnette, tu seras +Ève. L'ange pour les chasser du Paradis, c'est Gustave. + +--Non, non, dit Germain, je suis plus fort! C'est moi! + +Mais la petite secouait ses boucles blondes. + +--Tu ne veux pas, Yvonnette? + +--Non. + +--Pourquoi donc, mademoiselle? + +--Oui, pourquoi, pourquoi? + +Tous les frères étaient de l'avis du chef. Mais Yvonnette continuait à +secouer la tête. Elle était près de pleurer. Jean devina qu'elle +devait avoir une raison grave pour ne pas faire Ève. + +--Autre chose, alors, dit-il. + +Et, sans plus d'explication, saisissant un rameau encore orné de deux +ou trois feuilles, il le posa au-dessus de la tête de Pascal, qui +riait déjà d'être regardé par ses frères, et l'y maintint une seconde. + +--Deux sous? demanda-t-il. + +Et ils se mirent à rire tous ensemble, de si bon coeur que leur gaieté +gagna Thérèse; ils riaient, les mains trempées dans le sable qu'ils +jetaient en l'air pour mieux marquer l'exubérance de leur joie. Et le +rameau passa sur la tête de Gustave, puis sur celle d'Yvonnette, et ce +furent de nouvelles demandes d'argent, et des fusées de notes claires +qui n'avaient de sens que pour ces petits. + +--Que peut-il bien leur vendre? se dit Thérèse. + +Elle avança de deux ou trois pas dans le pauvre terrain, tout resserré +entre ses palissades noires. + +--Que vends-tu là? demanda-t-elle. + +Cinq paires d'yeux flambants, effarés, se retournèrent vers elle, et +aussitôt se baissèrent ensemble vers le tas de sable qui crépitait +sous le soleil. Les cinq petits Malestroit se poussaient le coude, +pour s'engager à répondre. Ce fut Jean, naturellement, qui prit la +parole, et, encore confus, glissant les yeux jusqu'au bas de la robe +de Thérèse, très drôle, dit à demi-voix: + +--Je vends de l'ombre! + +Puis, il se leva, et, tandis que les quatre autres, décontenancés, +privés de leur chef, s'enfuyaient jusqu'à la palissade, il s'approcha +de Thérèse, tenant encore son rameau, et penchant sa petite tête +ronde, aux cheveux ras, que le soleil dorait par places. + +--Tu veux bien me faire une commission, mon filleul? dit Thérèse en se +baissant pour l'embrasser. + +--Oui, mademoiselle, dit Jean qui tendit un peu le front. + +--Tu vas venir à la maison, tout à l'heure. + +--Oui, mademoiselle. + +--Tu prendras deux grands paniers de roses qu'on te donnera, un dans +chaque main. Tu ne les renverseras pas? + +--Non, mademoiselle. + +--Et tu les apporteras à l'église, dans la chapelle de la sainte +Vierge, où tu sers la messe. + +--Oui, mademoiselle. + +Elle passa la main sur la joue de l'enfant. + +--Au revoir, mon Jean! + +Lui, la voyant s'en aller, se redressa tout à fait. Et quand Thérèse +fut sur le point de disparaître, tout rassuré, l'oeil vivant, bien +ouvert, se disant qu'après tout cette jeune fille était une amie, il +cria, de sa voix claire: + +--Bonsoir, mademoiselle! + +Thérèse se retourna, et vit qu'il était debout, la main levée, fier de +lui, et que, dans le fond, là-bas, quatre petits sarraux bleus +faisaient la révérence. + +Dix minutes plus tard, la jeune fille ouvrait la porte du logis des +Pépinières, et s'élançait vers sa mère qui la guettait, inquiète déjà, +au coin de la maison, et Robert qui la suivait, la main droite à demi +gantée, retrouvant sa belle humeur pour que madame Maldonne ne pût se +douter de rien, refoulant en lui-même ce qui lui restait d'inquiétude +et d'ennui, disait: + +--Une promenade charmante, Geneviève, charmante! + +--Je viens de voir le petit Malestroit, reprit Thérèse en enlevant +l'épingle de son chapeau, il avait peur de moi: un amour. + + + + +III + + +Le déjeuner fut gai, comme de coutume. M. Maldonne était satisfait +d'un envoi de corneilles à pattes rouges, qu'il venait de recevoir de +Belle-Isle-en-Mer; sa femme s'épanouissait au récit que Thérèse +faisait de l'excursion du matin, et Thérèse, en effet, mise en verve, +racontait les plus petits incidents de la route, taquinait son oncle +qui, pour un vieil Africain, disait-elle, ne s'était pas bravement +comporté sous le soleil de juillet, et n'omettait qu'un seul détail: +la conversation de cinq minutes, dans le bois, quand elle regardait +l'horizon, et que lui cueillait des reines des prés. Robert le +remarqua. + +Quand il se leva de table, M. Maldonne, par habitude, donna un coup de +brosse à son panama, fit le tour du jardin, inspecta ses tombes à +melons, entra dans le réduit où, sur des planches torréfiées par la +chaleur, des graines séchaient, mêlées à des papillons morts, et +perdit, en récréations utiles du même genre, le commencement de +l'après-midi. Vers deux heures, il annonça l'intention de retourner au +musée. + +--Si vous le permettez, dit Thérèse, je vous accompagnerai. J'ai +promis d'aller faire des guirlandes pour l'adoration, qui a lieu +demain. Vous me laisserez à l'église. + +Le père et la fille partirent donc ensemble. Au pas nerveux de +Maldonne, la distance fut vite franchie. Thérèse monta les marches du +perron de l'église. + +--A bientôt, ma chérie! Ne te fatigue pas trop! + +--Ni vous? + +--Toi surtout! + +Il se retournait en marchant, pour la regarder. Thérèse entra dans la +vaste nef qui retentissait du bruit des marteaux, des scies rognant +les planches et des commandements du vicaire alignant par tailles, aux +deux côtés de l'autel majeur, des pots de lauriers-roses et des +branches de pin. + +Elle fit une courte prière devant la statue de la sainte Vierge, +constata d'un coup d'oeil que les roses avaient bien été apportées à +l'endroit convenu, et s'apprêtait à sortir de son banc, pour aller +rejoindre une autre jeune fille occupée à ranger dans un coin des +banderoles de gaze, quand le geste d'une femme l'arrêta. C'était une +vieille domestique retirée dans le faubourg, aux environs des +Malestroit, et que Thérèse connaissait. Elle se hâtait, grosse et +courte, bousculant les chaises, son bonnet de travers, la bouche à +demi ouverte, avec la nouvelle d'un malheur dans les yeux. + +--Ah! mademoiselle, dit-elle en se penchant, avant même d'arriver +jusqu'à Thérèse, vous ne savez donc pas? + +--Quoi donc? + +--Le petit Malestroit! + +--Lequel? + +--Jean, mademoiselle, un enfant si mignon! + +--Eh bien! qu'y a-t-il? + +--Tombé dans le faubourg... Il jouait à la toupie... tombé sous les +roues d'un camion... écrasé!... + +--Ah! dit, Thérèse en portant la main à ses yeux pour en chasser +l'affreuse vision, ce n'est pas possible!... non, il n'est pas +possible que ce soit lui... il n'y a pas plus de deux heures qu'il est +venu ici! + +--Hélas! si, mademoiselle, dit la femme fondant en larmes, il est +mort, le pauvre petit! Je l'ai vu quand on l'a rapporté... sa tête +saignait là, mademoiselle, à la tempe... Il est maintenant sur son +lit... Je suis venue vous le dire... vous pouvez bien y aller. Tout le +monde y va dans le quartier... C'est joli déjà comme un paradis, chez +les Malestroit! + +Thérèse sortit, sans rien répondre, mais si pâle, si haletante, que la +vieille femme, venue là en messagère, tout émue devant cette douleur +d'enfant, inquiète même, cherchait à rejoindre la jeune fille sur les +dalles de la nef et répétait: + +--Voyons, mademoiselle, faut pas se tourner le sang comme ça, faut se +faire une raison... attendez-moi donc!... + +Thérèse n'écoutait pas. Elle traversa la rue. Les Malestroit +demeuraient à cinquante pas plus loin. Et elle entra dans la grande +salle pauvre, à gauche, ouverte à tout venant par le deuil. + +Il était là, le petit marchand d'ombre. On l'avait couché au milieu +de la pièce, sur un lit qui devait être celui des parents, la tête +touchant le mur du fond, soulevée et tournée vers l'unique fenêtre en +face. Toute la lumière semblait se concentrer et se poser sur ce +visage décoloré, mais charmant encore: le front à demi couvert par le +bandeau qui cachait la blessure, et les mèches d'or inégales +au-dessus, luisant comme au grand soleil du jardin. On eût dit d'un +convalescent affaibli par un long mal, et qui dort, et qui va +s'éveiller. Les deux mains de l'innocent, les deux mains courtes +auxquelles la toupie venait d'échapper, pieusement jointes, retenaient +le chapelet de première communion. Le drap tombait jusqu'à terre, un +drap blanc très fin qui avait dû être prêté, et, à droite et à gauche, +sur le linge sans pli, ô tendresse de l'âme du peuple, ô inspiration +charmante des pauvres qui s'entr'aiment! les frères, les soeurs, les +petits amis du faubourg avaient, avec une épingle, attaché des +images. De chaque côté, en rangs irréguliers, on voyait un saint +Jean-Baptiste avec son agneau, des anges, de jolies vierges bleues et +blanches aux yeux levés, un enfant Jésus bénissant le monde avec son +doigt rose et jusqu'à un soldat dont un coup de ciseau avait coupé le +sabre, un soldat d'Epinal qu'on avait dû lui acheter pour sa dernière +croix. Elle était là aussi, la croix d'argent, ornée d'un ruban rouge, +sur une pelote blanche, au pied du lit, attestant que la mort avait +pris un des plus sages, un de ceux qui promettaient et qu'on citait +pour modèle à l'école. Pauvre petit! comme tout cela, naïvement, +racontait sa vie, ses humbles journées d'écolier qui ne savait que +lire, jouer au soldat et prier Dieu! + +Thérèse, un instant immobile sur le seuil, dans la muette +contemplation du chagrin, s'avança toute droite vers le lit, sans un +regard pour les gens assemblés là, et qui l'observaient. Elle ne +voyait que le petit Jean. + +Elle vint à lui, elle se pencha doucement, et embrassa les pauvres +yeux morts de l'enfant comme elle n'avait jamais fait, avec toute sa +pitié, avec toute sa foi, avec toute son âme, qui se fondit dans ce +baiser. Et Thérèse se laissa glisser à genoux, la tête sur le drap +orné d'images. + +Elle demeura ainsi quelque temps, secouée par les sanglots auxquels +répondaient, dans le coin d'ombre de la chambre, là-bas, les soupirs +étouffés de plusieurs femmes, moins jeunes qu'elle, et qui pleuraient +depuis plus longtemps. Puis elle se leva, et, à travers le voile de +ses larmes, chercha la mère. Elle l'aperçut de l'autre côté du lit, +près de la muraille. Madame Malestroit, toute menue et fanée, était +assise sur une chaise basse, les mains sur les genoux, serrant un +mouchoir qu'elle ne portait plus à ses yeux taris. Autour d'elle, +trois ou quatre femmes se tenaient debout, des voisines, qui avaient +épuisé les courtes consolations des mots, et ne l'assistaient plus +que de leur présence, tournant seulement la tête, de temps en temps, +ou murmurant une exclamation douloureuse, la même depuis deux heures, +pour bien montrer qu'elles pensaient toujours à la même chose, comme +la pauvre Malestroit. Une seule personne parlait à demi-voix, un vieux +monsieur, épais dans sa redingote, la face large et rase, et qui +disait, avec une compassion vraie, retenant sa voix pour que sa parole +entrât mieux dans cette âme meurtrie: + +--Allons, ma petite mère, c'est une épreuve... bien rude, oui, bien +rude... mais n'est-il pas plus heureux là-haut?... Il échappe à bien +des misères!... Un vrai ange qui n'a pas besoin qu'on prie pour +lui!... Tout le monde l'aimait... moi je l'aimais... je l'aimerai +toujours, voyez-vous!... + +Et ses phrases espacées, prononcées lentement, tombaient une à une, +comme un refrain pour endormir les peines, sur la mère muette et +accablée. Thérèse passant près de lui, il s'inclina en souriant. + +--Bonjour, monsieur Lofficial, répondit-elle. + +Et, passant la main sur les mains de madame Malestroit, pour appeler +son attention: + +--Ma pauvre femme, dit-elle, puisque j'étais sa marraine, j'ai là-bas +des fleurs. Voulez-vous bien que je les lui donne? + +Au son de cette voix connue, la femme du charpentier ne bougea pas. +Elle murmura seulement: + +--Oh! oui! pour lui, tout ce qu'on pourra pour lui! + +Thérèse dit quelques mots à l'oreille d'une des femmes, qui partit +aussitôt. Elle avait eu une de ces douces idées de jeune fille dont +elle était coutumière. Dans le tiroir d'une table, elle trouva du fil +et des aiguilles, se mit à genoux près du lit, et, quand la femme fut +de retour, apportant les deux paniers de roses, merveilleusement +belles et variées, destinées à l'église, on vit bien ce que Thérèse +avait voulu dire. Elle prenait les fleurs, les assortissait, les +encadrait d'un peu de feuillage, et, d'un point de couture, les +assujettissait au drap. En moins d'un quart d'heure, car elle +travaillait vite, tout un côté du lit fut fleuri de la sorte. La +couche funèbre du petit Jean prenait un air de chapelle en fête. Et +Thérèse se réjouissait, à chaque feston, d'avoir eu cette pensée. +Pauvre petit Jean, joueur de toupie, elle ne l'avait jamais tant aimé! + +Comme elle allait commencer à orner le deuxième côté du drap, un jeune +homme entra dans la chambre. Bien qu'il fût le plus proche voisin des +Malestroit, le propriétaire du vieil hôtel qui couvrait de son ombre +leur logis, il semblait n'être jamais entré chez eux. Debout sur le +seuil, un peu courbé à cause de sa haute taille, il hésita, cherchant +à s'orienter parmi les gens qui se trouvaient là. Il aperçut enfin M. +Lofficial, traversa la salle, et le cercle des femmes s'ouvrit pour +lui faire place. Le nouvel arrivant se trouva en face de madame +Malestroit. Il était déjà très ému. Quand il vit, au-dessous de lui, +la mère abîmée dans la douleur, il se sentit vraiment malheureux, non +pas d'être venu, mais de n'avoir aucune consolation à apporter, de ne +pas savoir comment exprimer sa sympathie à ce pauvre être misérable, +gêné aussi par le silence des gens qui se tenaient autour de lui, et +qu'il croyait motivé par cette visite inattendue. Il mit la main à sa +poche, se courba, et dit assez bas, intimidé: + +--Madame Malestroit, je suis venu aussi quand j'ai su l'affreux +malheur. Nous sommes voisins si proches... + +Et, entre les mains de la femme, il glissa une grosse pièce d'argent. + +Au contact du métal froid, la mère releva la tête. Elle fixa un +instant les yeux sur le jeune homme, et celui-ci, à travers le feu +sombre dont ils étaient pleins, crut discerner beaucoup de surprise et +un peu de fierté blessée. Cependant elle ne le témoigna pas, et, par +un instinct délicat de son âme populaire, elle accepta. + +--Venez-vous, monsieur Claude? dit M. Lofficial en se penchant, moi, +je sors. + +Le jeune homme, content d'être ainsi tiré d'embarras, suivit M. +Lofficial. Il fallait passer devant le lit de l'enfant. M. Lofficial +s'arrêta au pied, et s'inclina. Ses lèvres remuèrent. Thérèse, +agenouillée, se redressa, et cambra sa taille. Et Claude, qui n'avait +pas aperçu la jeune fille en entrant, la découvrit tout à coup. + +--Monsieur Lofficial, dit-elle, je n'aurai pas assez de roses. +Pourriez-vous faire prévenir mon parrain? + +--Très bien, chère demoiselle, j'y vais! repartit le bonhomme en +dodelinant sa tête blanche. + +--Pas vous-même, je suppose? + +--Au contraire, moi-même... C'est bien, ce que vous faites là. + +Elle ne répondit pas directement. + +--Je les avais cueillies pour l'adoration, fit-elle, et vous voyez!... + +Elle tourna vers le petit mort, d'un mouvement plein de grâce, son +visage rose où errait un souvenir navré. Et ce sourire mêlait je ne +sais quoi de maternel à son doux air de vierge. + +--Pauvre petit ami! dit-elle. + +Son âme était dans ces trois mots. Claude remarqua que Thérèse était +jeune, jolie, vêtue de gris, et que la pitié la faisait exquise. + +Il passa outre. Thérèse ne sembla pas le voir. + +A peine dans la rue, M. Lofficial se détourna. Sa face, pleine et +ronde, n'offrait plus qu'une trace légère d'émotion. + +--Mon jeune ami, dit-il, l'aumône était peut-être inutile. Mais, pour +la visite, vous avez eu raison de la faire. Si proche voisin! Des +gens si éprouvés! + +Il prit Claude par un bouton de la jaquette. + +--Et comme c'est touchant! ajouta-t-il. Ils se sont mis vingt familles +de pauvres peut-être, pour orner le lit de ce petit de douze ans! Le +drap est à l'un, la taie d'oreiller à l'autre, les images sont à tout +le monde. Ah! la générosité, monsieur Claude, vertu des pauvres! + +--Cependant, balbutia Claude, encore très troublé de ce qu'il avait +vu, il me semble que vous avez donné l'exemple... + +--Mais non, mais non. Ils étaient là avant moi. Et vous n'avez pas +tout observé! Venez... doucement, je vous prie, doucement... + +Il attira Claude jusqu'à la fenêtre voisine, celle des Colibry. Madame +Colibry, qui n'avait plus d'enfants chez elle, depuis plusieurs +années, avait offert l'hospitalité aux trois derniers des Malestroit, +qui jouaient bruyamment autour d'elle, sans souci du frère mort. La +chambre de la vieille, si proprette d'ordinaire, était mise au +pillage. Et plus loin, dans le jardin qu'on apercevait par une seconde +fenêtre en face, Yvonnette devenue l'aînée, immobile et courbée sur +elle-même, comme une enfant qui a beaucoup pleuré, causait avec le +vannier. + +--Ne trouvez-vous pas cela admirable? demanda M. Lofficial, en +ramenant Claude sur ses pas. Allez! allez! jeune homme, le peuple est +notre maître en charité. + +Il s'arrêta bientôt, devant l'hôtel de Claude. + +--Enchanté, mon voisin, dit-il, d'avoir eu le plaisir de causer avec +vous! Cela ne m'arrive pas bien souvent. + +--En effet, murmura Claude, les occasions... + +--Penser que nous demeurons porte à porte, et que je suis presque un +inconnu pour vous! J'avais l'honneur de voir souvent madame votre +mère, autrefois. Mais voilà: c'était une autre génération. Je suis +trop vieux. + +--Par exemple! Je vous assure, monsieur, que j'ai eu plus d'un regret +à votre endroit. + +--Vraiment? dit M. Lofficial en lui tendant la main. Eh bien! un autre +jour, quand l'idée vous viendra d'entrer chez moi, j'en serai ravi. Si +vieux qu'on soit, on a toujours un coin de jeunesse dans le coeur, +voyez-vous. Pour le moment, j'ai à m'acquitter de la commission de +mademoiselle Thérèse, c'est sacré... A l'honneur! + +Il souleva prestement le bord de son chapeau, et s'éloigna, dans la +direction de la banlieue. + +Claude examina un instant, avec la curiosité de l'explorateur qui +vient de faire une découverte, la brosse rude et fournie qui cernait +d'un tour blanc la coiffe du haute forme, et le col trop large de la +redingote, montant et descendant en mesure sur le cou sanguin du +bonhomme. + +Puis il rentra chez lui. + +Il habitait dans le faubourg, entre la maison blanche de M. Lofficial, +à gauche, et les deux réduits très humbles des Malestroit et des +Colibry, à droite, un vieil hôtel isolé sans doute autrefois, retraite +de quelque magistrat pacifique, lentement rejointe et enveloppée par +les constructions nouvelles. Habiter n'est pas cependant tout à fait +exact. Claude Revel passait huit mois sur douze à la campagne, dans le +domaine dont la mort prématurée de ses parents l'avait laissé maître, +et, sauf en hiver, ne faisait à la ville que de rares apparitions. +C'était un grand jeune homme de vingt-sept ans, brun de cheveux et +brun de visage, qui eût ressemblé à plusieurs de ses aïeux, +propriétaires, avant lui, de la terre de la Coudraie, s'il n'avait eu +dans toute sa personne, dans sa tenue un peu sanglée, dans le +froncement fréquent de ses sourcils, dans ses moustaches retombantes +à la gauloise, un léger accent ou un souvenir, si l'on veut, +d'officier de réserve. La note est assez fréquente aujourd'hui. Mais +s'il venait à sourire, à parler, ou seulement à saluer un ami, tout ce +masque tombait: les sourcils détendus laissaient mieux voir deux yeux +verts, bons et lumineux, et, sous les moustaches farouches, la bouche +apparaissait, nullement railleuse et nullement dure. On devinait +alors, sous l'écorce empruntée, ce qu'il était en réalité: un coeur +excellent et une imagination ordinaire, auxquels s'ajoutait, par un +effet de nature ou bien de solitude, une petite pointe d'humour et +d'observation. + +En ce moment, tout occupé de ce qui venait de lui arriver,--car la +moindre émotion faisait événement dans sa vie calme,--il ne songea pas +même à monter dans ses appartements, et, accrochant son chapeau à un +bois de cerf, il s'assit sur le divan du vestibule, au fond de la +cage de l'escalier, en face du poêle en faïence, croisa les jambes, et +alluma un cigare. + +Sa pensée suivit d'abord M. Lofficial. Depuis sa petite enfance, +Claude se rappelait à peine avoir causé deux ou trois fois avec lui. +Le peu qu'il en savait datait des années déjà lointaines où, dans son +imagination épeurée, ce voisin jouait des rôles d'ogre. On prétendait +que M. Lofficial avait été pharmacien. Mais le bonhomme était le seul +à en être bien sûr, car, au temps même de son commerce, on le +rencontrait toujours, paraît-il, sous les arbres de la promenade, +heureux, placide, étonnamment renseigné sur toutes les histoires +locales et causeur de carrière. Sa plus grosse affaire, en tout cas, +ne durait plus que trois semaines à présent, et c'étaient ses +vendanges, qu'il conduisait lui-même, qu'il surveillait avec une +volupté de propriétaire et de gourmet, levé dès quatre heures, haut et +droit tout le jour parmi les vignerons courbés, et, le soir, assis au +milieu des ouvriers qui «tournaient la mariée», grisé par les effluves +du moût, donnant le ton des devis joyeux et des chansons, qui ne +cessaient pas plus que le ruissellement clairet du pressoir. Les +quarante-neuf autres semaines de l'année, il menait une existence +assez mystérieuse. Sa maison, presque toujours close du côté de la +rue, était silencieuse comme un couvent. Le matin, il y venait +quelques personnes, hommes et femmes, pauvres gens pour la plupart. +L'après-midi, M. Lofficial sortait. Claude n'en savait pas davantage. + +Il songea donc à son voisin, mais pas longtemps. Une autre image vint +l'en distraire, celle de la jolie inconnue agenouillée près du lit de +l'enfant. Elle lui apparaissait très nette et très plaisante. +Insensiblement même, elle se dégagea de l'appareil de deuil qui +l'enveloppait. Ce ne fut plus qu'une jeune fille très jeune, avec un +panier de roses près d'elle, et des yeux levés pleins de pitié. +Mademoiselle Thérèse? Comment ne l'avait-il jamais vue, lui qui +connaissait,--comme on connaît l'armorial,--à la couleur de leur +chapeau, de leur robe, ou de leurs rubans, toutes les héritières de la +ville? + +Il en était si bien occupé, que le signal du dîner,--un coup de timbre +qui résonnait à l'infini le long des rampes de bois de l'escalier,--ni +l'entrée dans la salle à manger glaciale, ni la silhouette immobile de +Justine attendant, au même endroit traditionnel de l'appartement, que +son maître eût achevé le premier service, ne modifièrent le cours de +ses pensées. Il eut de vagues sourires, qu'on eût pu croire adressés +aux éclats d'un bouchon de carafe traversé d'un rayon de jour, ou à la +fumée qui montait en spirale de la soupière pour se perdre dans la +mousseline de la suspension. Et quand Justine s'approcha, maigre et +digne, une assiette à la main: + +--Justine, demanda-t-il, est-ce que les Malestroit ont des parents +riches? + +--Tout ce qu'ils sont de Malestroit, répondit-elle, c'est riche à peu +près comme moi, qui n'ai rien... M. Claude y a donc été? + +--Oui, Justine, et j'ai remarqué là une jeune fille. Tu ne sais pas +son nom? + +La vieille servante, qui avait toujours eu, pour la vertu de son jeune +maître, une sollicitude un peu farouche, le regarda d'un air défiant. + +--Blonde, continua-t-il avec du rouge à son chapeau. Tu ne sais pas? + +--S'il fallait connaître à présent toutes les jeunesses qui courent +les rues! fit-elle, avec un mouvement d'humeur, en changeant +l'assiette de Claude. + +--Mais elle ne courait pas, celle-là, Justine: elle attachait des +piquets de roses et de feuillage aux draps du petit Jean. M. Lofficial +lui a parlé!... + +--Ça sera peut-être une demoiselle du bureau de bienfaisance! grommela +Justine. + +Elle emporta la soupière, leva les yeux vers le portrait de son +ancienne maîtresse, ce qui était sa façon de les lever au ciel, et +s'en alla, d'un pas glissant, vers son royaume. + +«Ma pauvre Justine, songea Claude, je n'ai jamais si bien saisi ton +complet défaut de poésie et de sentimentalité. Tu es fermée à l'idéal, +bien que tu aies le coeur tendre. Non, cette jeune fille n'est pas +venue là au nom d'une administration! Elle a été conduite par sa piété +et par sa pitié, peut-être aussi par le souvenir de quelque ancienne +charité faite aux parents. Rien n'attache comme d'avoir donné. Elle +était aimable, cette enfant. La douceur de ces yeux qui ne m'ont pas +regardé, et de cette voix qui ne m'a pas parlé, m'est demeurée +présente. Je demanderai à M. Lofficial...» + +Comme il achevait ce monologue, Justine rentra. Elle avait deux +mouvements, en toute occasion, dont le premier était hargneux, et le +second repentant et attendri. Elle revint donc, posa quelque chose sur +la table, et dit: + +--Après ça, votre demoiselle, cela pourrait bien être mademoiselle +Thérèse Maldonne, une petite dont le père empaille pour le musée. Je +me rappelle qu'elle a été marraine chez les Malestroit, après que M. +Lofficial a eu passé par là. Car, vous savez, ça n'a pas toujours été +droit dans la maison. Enfin, suffit. Il ne faut pas dire du mal des +gens. + +Claude n'insista pas, malgré le mystère qui enveloppait les +révélations de Justine. En poussant plus loin ses questions, il eût +éveillé les soupçons de la vieille servante, dont il avait, en bon +célibataire, une certaine crainte révérencielle. + +Après le dîner, au lieu de sortir, comme il avait coutume de le faire, +il monta dans sa chambre, qui ouvrait sur les jardins. Il n'éprouvait +aucun besoin de marche ou de distraction. Quelque chose d'ému +subsistait en lui, et l'attrait aussi de ce monde des petites gens, de +la misère, de la mort même, qu'il avait côtoyé longtemps sans le voir, +et qui s'était révélé à lui, tout à coup, il ne savait comment. Quelle +force l'avait conduit là, chez ces voisins en deuil? + +Il se mit à regarder par la fenêtre, vers la droite, les deux bandes +de terre bien étroites, accolées à sa large cour pavée. La plus proche +était celle des Malestroit, pillée, pelée par le pied des enfants, +sauf un angle, tout au fond, où poussait une gerbe de chrysanthèmes +autour d'un pigeonnier. La mère avait le goût de cette verdure pâle, +qui s'étoilait, en automne, de grandes fleurs brunes. On la voyait +souvent, à pareille heure, traverser le jardin, menue et encore un peu +jolie, avec un pichet d'eau qu'elle portait à ses chrysanthèmes, +tandis que son mari se promenait, athlétique et rude, en fumant. +Ils s'étaient aimés, paraît-il. On racontait que Malestroit l'avait +enlevée, quand il revint de son tour de France, bronzé comme un +Catalan, et superbe comme un jeune dieu. Et c'était cela sans doute +qu'avait voulu dire Justine. Pauvres gens! Ce soir, ils ne sont pas +sortis. La maison est close. Une lame mince de lumière, glissant par +la fente de leur porte, se mêle à la lueur de la lune montante. Au +delà, personne non plus, derrière la palissade. C'est le domaine du +vannier, tout vert et frais, celui-là, ombragé d'un peuplier à larges +feuilles et rempli de bottes d'osier, debout et serrées les unes +contre les autres, la pointe encore duvetée, et qui lui donnent un +certain air de forêt. Tout le jour, hiver comme été, c'est là que +travaille Colibry, un vieux très maigre, assis au pied de l'arbre, +près de la cuve où trempent des baguettes blanches. Quant aux maisons, +elles sont toutes deux pareilles, bien basses, ouvrant sur le +faubourg, avec un toit long du côté du jardin, un de ces toits sur +lesquels la pluie s'égoutte des demi-journées, et qu'affectionnent les +pigeons, dont il y a des volées de part et d'autre... Les pigeons sont +même la cause de querelles fréquentes entre le vannier et le +charpentier en bateaux. Comment voulez-vous que les pigeons de +Malestroit n'aillent pas quelquefois manger le grain avec ceux de +Colibry? Ils vivent sans cesse vis-à-vis les uns des autres. Le +pigeonnier des uns, posé sur une perche, au bout du jardin de +Malestroit, regarde précisément les deux boîtes pendues au-dessus de +la porte de Colibry. Entre eux, compterait-on dix coups d'aile? Ce ne +sont pas les reproches de leurs maîtres qui empêcheront les affinités +naturelles de se manifester, ni le superbe culbutant du charpentier de +courtiser la fine pigeonne bizet du tresseur d'osier. Et, parfois, on +entend des phrases terribles: «C'est encore vous qui attirez mon +culbutant, monsieur Colibry? Je lui tordrai le cou, à votre bizette!» +Dieu sait que le pauvre Colibry est absolument innocent dans +l'affaire, mais il a peur de son ombre. Il ne se défend pas, et, quand +il voit que les choses se gâtent, il disparaît derrière son taillis... +Pas de dispute, ce soir. Le deuil a mis entre eux sa paix profonde. La +petite Yvonnette doit dormir auprès de la mère Colibry. Il fait tout +nuit. + +Claude regardait. Il se rappelait ces détails et d'autres qui, +lentement, dans sa pensée, chantaient un refrain triste. Cela +ressemblait aux sons de flûte, sortis on ne sait d'où, qui suivent le +voyageur dans les nuits tièdes. Et, la curiosité aidant, il voulut +retourner un instant chez les Malestroit. + +Il s'arrêta, sans entrer, sur le seuil de la porte que le continuel +pélerinage des gens du quartier avait tenue ouverte. Deux flambeaux, +sur deux chaises de jonc, brûlaient à gauche et à droite du petit +Jean. Le visage de l'enfant, plus pâle encore, demeurait doux et +calme. Dans l'ombre, un berceau où dormait, sans souci de la mort, le +dernier né de la famille. Dans l'ombre aussi, formant des groupes à +peine distincts, cernés de lumière douteuse, des parents, des amis, +accourus après la journée de travail, la mère abîmée sur l'épaule de +madame Colibry, et puis, dans la lumière des cierges, près du lit, le +père, colossal, debout, les yeux fixés sur ce drap blanc d'où sortait +la tête menue de son fils. De vagues étincelles d'or et d'argent bruni +s'échappaient de la croix et des images piquées sur le linge. Les +guirlandes de fleurs luisaient plus vaguement encore, et mêlaient leur +parfum à l'odeur de la cire brûlée. Un recueillement sacré, le respect +effrayé du mystère, la fascination de ce visage de douze ans, que tous +ils contemplaient, les témoignages multipliés d'attentions populaires +et naïves emplissaient cette chambre d'une atmosphère pénétrante. + +Mais Thérèse n'était plus là. + + + + +IV + + +Claude habitait de nouveau la Coudraie depuis trois semaines. Les +affaires lentes et absorbantes de la campagne, la rentrée des blés et +des avoines, la promenade, quelques visites aux voisins, l'occupaient +suffisamment. Il n'avait pas le temps de rêver. Si l'image de Thérèse +lui était apparue, c'était rapidement, sans qu'il eût le loisir d'y +arrêter son esprit. Elle ne lui avait pas semblé d'un autre ordre que +le souvenir d'un coin de forêt, de la frondaison retombante d'un +groupe d'arbres ou d'une pente verte au bord d'une source. Il n'en +avait retenu qu'une impression fugitive d'ombre et de fraîcheur. Rien +de plus. Mais il faut compter avec les heures d'inaction. + +Une après-midi que tout se taisait, et faisait la sieste autour de +lui, les gens des fermes, les boeufs essoufflés de chaleur cherchant +l'abri des haies, les oiseaux dont aucun ne se risquait à travers +l'espace, les feuilles même, ternies par le grand soleil qui buvait la +sève, il lisait devant sa fenêtre ouverte. S'il ne somnolait pas, il +se sentait cependant l'âme plus molle que de coutume. Tout à coup, sur +l'acacia, en face, un écureuil surgit. Accroupi sur une maîtresse +branche, les oreilles droites et terminées par une flamme de poils +roux, il regardait. Claude fit de même, et, presque en même temps, la +pensée de Thérèse s'offrit à lui. + +«Si je tuais l'écureuil, se dit-il, j'aurais un prétexte pour entrer +chez M. Maldonne. Avec un peu de bonheur, je rencontrerais +mademoiselle Thérèse. Je verrais au moins la maison qu'elle habite, le +milieu où elle vit, quelque chose de plus que ce que je connais +d'elle. Pourquoi pas?» + +La tentation devint si forte que le jeune homme étendit la main, et +saisit au crochet d'un portemanteau une carabine, avec laquelle, au +temps des vendanges, il abattait des grives de vigne. Il appuya l'arme +sur l'assise de la fenêtre. L'écureuil tourna sa tête fûtée, comme +pour fuir. Claude pressa la détente, et se redressa aussitôt. De la +jolie bête de tout à l'heure, il ne restait qu'un paquet de poils, +pendu par les pattes de derrière à la branche de l'acacia. En trois +bonds, poussé par l'ivresse d'un coup heureux, comme un chasseur de +quinze ans, le jeune homme fut au pied de l'arbre. Le sang coulait de +la blessure, à gouttes rouges et lentes, roulait sur le cou, perlait +au bout de l'oreille, agitée à chaque fois d'un frisson, et tombait +sur l'herbe en taches que buvait la terre. Claude se trouvait +affreusement cruel. Une pitié, comme une souffrance humaine aurait pu +la faire naître, s'emparait de son esprit. Les pattes qui retenaient +l'animal, tremblantes d'un spasme de mort, se desserraient par degrés, +et, tout à coup, ressaisissaient la branche. Et les petits ongles +blancs criaient sur l'écorce. Ils lâchèrent enfin. + +La bête enveloppée dans un journal, Claude eut bientôt fait d'oublier +le meurtre. Il pressentait une aventure. Laquelle? Comment la nouer? +Parlerait-il à M. Maldonne? Quelle sorte d'homme découvrirait-il en +lui? Arriverait-il jusqu'à Thérèse? S'il parvenait à la revoir, quelle +impression lui ferait cette jeune fille, dans un cadre tout différent +de celui où elle lui était apparue? Son imagination n'allait pas au +delà de ce point. Il lui suffisait, pour secouer la monotonie de +l'heure présente, de ce très simple et très innocent projet: se faire +présenter à une enfant encore mystérieuse et qui lui avait plu. + +Vite, il monta dans une chambre voisine de la sienne, pour feuilleter +un vieux Buffon relié en veau, avec des aquarelles pâles, délices +de sa jeunesse. Il se remit en mémoire des noms de tribus, de +familles et d'espèces, relut des passages dont la sonorité lui +était encore familière, et, préparé de la sorte à son entrevue avec +l'ornithologiste, partit pour la ville, dans sa carriole anglaise. + +Vers quatre heures, il se présentait, son paquet sous le bras, dans la +cour du musée, vieil édifice du XVe siècle, en pierre toute dentelée +par l'homme et toute brunie par le temps. Le concierge eut l'air +étonné de voir quelqu'un. + +--M. Maldonne? + +--Dans la tourelle, au deuxième. + +Claude se mit donc à grimper dans l'escalier tournant. Il courait +presque, enjambant deux ou trois de ces marches basses, d'un grain si +blanc et d'une pente si douce, faites pour un pied de châtelaine. Le +bruit de ses pas, répercuté par l'écho à tous les étages de cette cage +légère, avait une sonorité à réveiller M. Maldonne, si le bonhomme +avait dormi. Mais M. Maldonne dormir! Quelle idée! A peine Claude +eut-il ouvert la porte cintrée, au-dessus de laquelle pendait un +écriteau: «Cabinet du conservateur», il aperçut le naturaliste, devant +une table logée dans l'épaisseur du mur, près de la fenêtre. M. +Maldonne, assis, un scalpel à la main, était penché au-dessus d'une +masse de plumes roussâtres. Autour de lui, dans la salle ronde voûtée +en ogive, des tortues de mer, des scies de squales, un crocodile, deux +ou trois singes, pièces fatiguées, attachées aux murs, et, en belle +lumière, près du vitrail, le seul objet élégant et brillant qui fût +là: une aquarelle. Il se leva vivement, et, les paumes appuyées au +bord aigu de la planche, sa tête maigre tournée vers l'étranger, la +barbiche dardée en avant par le pincement des lèvres, parut demander: +«Que voulez-vous?» + +--Monsieur, dit Claude, je crois que vous vous chargez de +préparer,--il n'osa pas dire «d'empailler»,--même les animaux qui ne +sont pas destinés au musée? + +--Certainement, monsieur. + +--J'ai, cette après-midi, tiré un coup de carabine. + +--En temps prohibé! dit M. Maldonne, en se rasseyant. + +--Et j'ai tué ceci. + +Claude développa le papier, et se sentit rougir en constatant l'état +lamentable du contenu, comprimé, bossué, maculé de sang, +méconnaissable. Il tendit quand même l'objet à M. Maldonne, qui partit +d'un éclat de rire sonore, pareil au cri des geais qui se poursuivent +dans les bois de chênes. + +--Encore un! s'écria-t-il. Je l'aurais parié! l'écureuil commun, +_sciurus vulgaris_, et avec des avaries! + +Il s'arrêta de rire, de peur de blesser son visiteur, et ajouta, avec +un accent ironique dont la gaieté faillit gagner Claude: + +--Dites-moi, monsieur, le voulez-vous monté sur un cylindre percé, qui +représente son nid, ou bien debout, l'épée à la main, dans l'attitude +d'un duelliste, ou encore accroupi, la trompe de chasse en sautoir? Ce +sont les trois positions préférées des amateurs de la ville. + +--Mon Dieu! fit Claude en hésitant,--car l'idée du nid lui était +venue,--comment le poseriez-vous donc, vous, monsieur? + +Les yeux de M. Maldonne lancèrent une flamme. + +--D'abord, dit-il, ni lui ni ses pareils ne valent la peine d'être +montés; mais si j'entreprenais de le faire, je camperais la bête +comme elle est à l'état sauvage, monsieur: je la saisirais, par +exemple, au moment où elle vient de bondir sur un arbre, et se +sauve... passez-la-moi... tenez, comme ceci, la tête tournée de côté, +l'oeil grand ouvert, le corps aplati contre le tronc, une cuisse +allongée; ou bien quand elle saute à terre pour y ramasser une faîne, +le museau baissé alors, le corps en arc, la queue en arc, un petit +pont rouge à deux arches, et, si vous la préfériez au repos, je +l'endormirais sur la fourche d'un frêne, les yeux mi-clos, mais +l'oreille droite! Voilà, monsieur, ce qui serait de l'art! + +--Je sais, répondit Claude timidement, que vous êtes un artiste, +monsieur, et je suis confus de vous confier une besogne aussi peu +digne de vous. + +M. Maldonne jeta l'écureuil sur la table. + +--Bah! dit-il avec un soupir, il le faut bien! La pie, le geai, la +huppe et le martin-pêcheur des familles, la hure de sanglier et le +bois de chevreuil des chasseurs, c'est, avec l'écureuil, le menu +quotidien. Je me dédommage avec les pièces rares. + +--Vous avez, en effet, une fort belle collection. + +--Tous les oiseaux du département. + +--Sans exception? + +L'ornithologiste eut un mouvement de surprise, quelque chose d'inquiet +passa dans son regard. + +--En connaîtriez-vous une, par hasard? + +--Mon Dieu, monsieur... + +--Mais citez-la, je vous prie, citez-moi un oiseau du pays qu'on ne +trouve pas, soit au musée, soit chez moi! + +Claude tressauta. Il se sentait en plein sur la voie qu'il cherchait. +S'il parvenait à tomber juste sur un de ces spécimens que M. Maldonne +gardait jalousement chez lui! Tout arrive. Qui sait? Il fouilla les +profondeurs de sa mémoire, et jeta ce nom d'un air de doute: + +--Le faucon pèlerin? + +M. Maldonne, rassuré, indiqua du doigt la porte, derrière lui. + +--Dix exemplaires au musée, répondit-il. + +--La mouette rieuse? + +--Commune! + +--Le butor? + +--Je refuse ceux qu'on m'apporte. + +Claude, par un dernier effort, trouva dans ses souvenirs un nom +retentissant, et, le lançant à M. Maldonne qui attendait le coup, +l'oeil clair, la mine légèrement railleuse et flattée: + +--L'aigle pygargue? dit-il. + +--Eh! eh! repartit M. Maldonne, avec une moue de gourmet, la bête est +rarissime en effet: c'est à peine si, de temps à autre, il s'en égare +une à la poursuite des oies sauvages qui remontent la Loire. + +--Eh bien? + +--Je l'ai, monsieur! + +--Pas possible? + +--Chez moi! + +--Chez vous, monsieur? + +--Tué de ma main. + +--Un vrai pygargue? + +--Il n'y en a pas de faux. + +--Non, monsieur, dit Claude, je n'aurais pas cru qu'un simple +particulier pût posséder... + +--Par exemple! Je vous le prouverai! dit M. Maldonne en se levant, +tout rouge de l'émotion du collectionneur animé par le défi et sûr de +son triomphe. Avez-vous une demi-heure à perdre? + +--Je suis libre, monsieur. + +--Alors, venez, accompagnez-moi jusqu'à la maison, et vous le verrez! + +«Je la verrai», pensa Claude, dissimulant sa joie sous l'apparence +d'un scepticisme poli. + +C'était l'heure où, sur toute la surface de la France, le +fonctionnaire s'évanouit, et l'homme s'épanouit. Le déclin du soleil +brise des milliers de chaînes, qui se renouent au matin. Le +conservateur du musée se retira dans un coin de la salle, pour changer +sa veste de travail contre une redingote noire qui dessinait son torse +maigre, se coiffa d'un chapeau de paille à bords plats, et prit une +canne de buis à gros noeuds. + +Pendant ces préparatifs, Claude s'était approché de l'aquarelle pendue +près de la fenêtre. Elle représentait, à demi caché dans les roseaux +d'un étang, un chasseur qui rabattait son arme après avoir tiré. Le +canon fumait encore. Un oiseau fuyait, déjà très loin, rasant la nappe +claire de l'eau. + +--Tiens! dit Claude, quel est cet oiseau bleu que le chasseur vient de +manquer? + +M. Maldonne se détourna vivement, sans prendre le temps de passer la +dernière manche de sa redingote. + +--Bah! répondit-il, peu importe! Des oiseaux bleus, il y en a de +beaucoup d'espèces, des perruches, par exemple, des colibris... + +--Ce n'en est pas un, assurément. On dirait plutôt un canard? Ne +trouvez-vous pas? + +--Venez, monsieur! dit M. Maldonne en s'avançant et, légèrement +embarrassé: la peinture ne doit pas avoir grand intérêt pour vous, +c'est un souvenir, un cadeau d'ami... venez. + +Claude jeta un dernier coup d'oeil sur le chasseur malheureux, qui lui +parut, en ce moment, ressembler au conservateur du musée, et, +traversant le laboratoire, descendit l'escalier. Son compagnon avait +un jarret d'acier et des yeux sans cesse en mouvement. Il longea +d'abord, au pas accéléré, presque sans rien dire, ces files de maisons +devant lesquelles il passait quatre fois le jour, tout occupé à saluer +de la main les gens qui lui souriaient ou se découvraient devant lui. +Puis, le faubourg franchi, des bouts de haie commencèrent à rompre la +ligne des murs, et la campagne apparut: cultures de maraîchers et +vastes pépinières, où la ville enfonçait encore, çà et là, le coin +d'une bâtisse neuve. Presque partout, des deux côtés de la route, des +forêts minuscules d'arbres verts, des taillis, drus comme les poils +d'une brosse, de noisetiers, de hêtres, d'érables, des groupes de +jeunes marronniers levant leur bouquet de feuilles, comme des palmiers +d'oasis, au-dessus des files naines de poiriers ou de fusains, tout +cela coupé en carré par des fossés sans herbe. M. Maldonne, dès qu'il +se sentit enveloppé de ce paysage familier, ralentit sa marche, et +donna libre carrière à son esprit. Tout l'intéressait, à présent, le +moindre détail du chemin, les vols d'oiseaux surtout, que le soir +attirait vers les nids, et qui s'éparpillaient, balles de plumes +bondissantes, dans l'air tiède et doré. Il les nommait les uns après +les autres: bruants, verdiers, linots, alouettes, pinsons, fauvettes. +C'était son monde qu'il présentait à Claude. Sa conversation abondait +en choses vues et fines. Il s'animait. Il était quelqu'un. + +Sous les pieds des promeneurs, de la terre aux ombres courtes où elle +était blottie, une alouette se leva, monta dans la lumière, agitant +toutes ses plumes, plana, et redescendit sans avoir interrompu son +chant. M. Maldonne l'avait suivie, avec une expression de tendresse +qui ne s'adressait point à l'oiseau, avec un de ces sourires qui vont +droit à une joie prochaine. L'alouette chanteuse n'était pour lui +qu'un symbole. Et en effet, quand elle se fut assise dans les mottes, +Claude remarqua que le regard de M. Maldonne se posait en avant, sur +un parc entouré de murs. «C'est là!» se dit-il. + +On ne distinguait encore que des arbres de venue superbe, aux cimes +arrondies, retombantes ou découpées en fuseaux légers sur le ciel, +mais point de maison. Bientôt, le vieux mur d'ardoise crevassé, auquel +la mousse servait de ciment, et que couronnaient des giroflées +défleuries, étendit son ombre sur la route. Vers le milieu, deux +piliers de tuffeaux, surmontés de chapiteaux, encadraient un portail +massif, hérissé de clous formant des arabesques et décoré d'un pied de +sanglier. De toutes parts les branches débordaient en ourlets verts +l'arête de la pierre. Même à ceux qui passaient, le domaine donnait +l'impression fugitive de la paix. «Faut-il avoir de l'esprit pour se +loger-là! songeait Claude. Quel parfum ce doit être au printemps! +Comme c'est doux l'été! En hiver même on est abrité du vent. Et voilà +où vous demeurez, mademoiselle? Cela ne m'étonne point; cela même me +confirme dans l'idée que je me suis faite de vous.» + +M. Maldonne poussa une petite porte qui fit, en s'ouvrant, comme une +déchirure dans le vaste panneau de bois. + +--Entrez! dit-il. + +Oh! ce premier pas dans la terre promise! Derrière la porte, les +lilas, les ébéniers, les acacias, cent arbres d'essences choisies et +mêlées se rejoignaient au-dessus du sable encore humide de la dernière +pluie. Des fleurs fanées à demi jonchaient le sol, et, chauffées par +les traînées de soleil qui tombaient de la voûte, répandaient une +odeur sucrée. A vingt pas, en face, deux grandes fenêtres ouvertes +buvaient l'air divin. Les deux hommes suivirent l'avenue. Il y eut +quelques bruissements d'ailes dans les cimes. La maison se découvrit +tout entière, plus large que haute, enveloppée par les deux branches +de l'allée, qui devaient se rejoindre au delà. M. Maldonne traversa un +vestibule, poussa une porte à gauche, et, s'effaçant le long du mur: + +--Mon cher monsieur, dit-il, vous ai-je trompé? + +Sur la cheminée, au fond de l'appartement, un aigle, le cou tendu, +déployait ses ailes immenses. + +--Deux mètres vingt d'envergure, reprit le naturaliste, et +regardez-moi ces moustaches, les pennes blanches de la cuisse, les +écailles de la patte, est-ce un pygargue, oui ou non? En est-ce un? + +Claude s'était déjà détourné de l'oiseau, et saluait, un peu confus, +une femme qu'il n'avait point aperçue tout d'abord, assise près de la +fenêtre. Madame Maldonne écrivait, sur des ronds de papier d'égal +rayon: «Groseilles 1889.» + +--Qu'y-a-t-il? demanda le naturaliste en entrant après Claude... Ah! +ma chère, pardon... un client d'aujourd'hui, monsieur Claude Revel, +peut-être un disciple futur, qui ne voulait pas croire à mon pygargue. +Je l'ai amené. + +Claude s'inclina, et madame Maldonne lui rendit son salut, d'un léger +mouvement de la tête, avec cette gravité inquiète qui caractérise les +personnes timides. + +--Vous aimez l'histoire naturelle, monsieur? demanda-t-elle. + +--Je ne suis qu'un débutant, madame, répondit Claude. + +--Mais non, puisque vous discutez avec mon mari sur les espèces rares. +Êtes-vous convaincu? + +--Absolument, madame. + +--Monsieur irait très loin en ornithologie, s'il le voulait, dit +sentencieusement M. Maldonne. + +--Oh! monsieur! + +--Très loin, je le répète. Nous en avons causé en chemin, et vous +aviez tout l'air de vous intéresser à la chose, monsieur! + +--Avec un pareil guide! fit Claude. + +Il disait cela par politesse. Mais madame Maldonne le prit autrement. +Une lueur, comme un reste de jeunesse, éclaira son visage. Elle +regarda son mari d'un air de ravissement. Quelqu'un lui rendait donc +justice, à lui, devant elle! Quel rare plaisir! + +Elle fut un instant jolie de l'émotion délicate de son coeur. + +--Pauvre ami! fit-elle. Si vous saviez, monsieur, tout ce qu'il a eu à +souffrir de la part de directeurs inintelligents, incapables de le +comprendre! Heureusement qu'il s'est imposé par son talent. Pour +organiser cette collection, la plus belle de toute la province, il lui +a fallu plus de travail... + +--Geneviève! interrompit M. Maldonne, aussi désireux qu'elle +d'entendre achever la phrase. + +--Oui, plus de travail, d'adresse, de science et d'observation, qu'à +des artistes célèbres, enrichis, fêtés. + +--Fêté! Est-ce que je ne le suis pas ici, Geneviève? Tout le monde me +gâte, au contraire... Voyons, voyons, au lieu de nous attendrir +inutilement sur mon sort, si tu nous offrais un peu de sirop? La +soirée est étouffante, et monsieur doit avoir aussi chaud que moi... +Thérèse? + +Madame Maldonne fit un geste d'avertissement désespéré, comme pour +dire: «A quoi penses-tu, mon ami? Tu sais bien que c'est impossible. +Elle ne peut pas venir!» Mais il était trop tard, mademoiselle Thérèse +avait entendu. Elle était déjà là, dans l'encadrement de la porte +opposée à celle de l'entrée: toute rose, la lèvre supérieure +légèrement relevée laissant voir quatre dents blanches, le nez petit, +les yeux grands, les sourcils un peu étonnés, un vrai modèle de +Greuze. Et, pour parfaire la ressemblance avec les types préférés de +ce maître des scènes intimes, elle avait un petit tablier, les manches +retroussées, et, sur ses mains mignonnes, sur ses bras, la plus belle +couleur rouge qu'on puisse imaginer. Mademoiselle Thérèse devait +faire des confitures. En apercevant un étranger, son premier mouvement +fut de rire. Elle se trouvait drôle ainsi. Une seule chose paraissait +la gêner: son petit tablier à bretelles. Aussi, de la main droite, +elle cherchait discrètement l'agrafe de la ceinture, tandis qu'elle +regardait tour à tour son père, sa mère et Claude, avec les mêmes yeux +pleins de fou rire contenu. + +--Folle que tu es! dit M. Maldonne en lui tendant ses deux bras, qu'il +retira aussitôt, par respect des convenances; apporte-nous de ce sirop +de framboises que ta mère fait si bien! + +Elle voulut répondre. Mais les mots n'obéissent pas toujours. On +entendit d'abord un éclat de rire étouffé, puis une fusée de notes +claires, débordantes, épanouies comme une chanson de printemps, qui +diminua, s'assourdit, et s'éteignit dans le lointain: mademoiselle +Thérèse s'était enfuie... + +Elle revint, cinq minutes après, sans tablier, les manches baissées et +la mine sérieuse, portant sur un plateau deux verres, une carafe d'eau +fraîche et un carafon de sirop, le tout si propre, si net que, quand +elle entra dans le rayonnement de la fenêtre, tous les massifs du +jardin se mirèrent aux facettes du cristal. + +Claude la regarda poser le plateau sur la table à ouvrage, se +redresser, et se retirer derrière une chaise, les mains appuyées au +dossier. + +--Je vois, mademoiselle, dit-il, que vous êtes déjà initiée aux +recettes du ménage. + +--Il n'y a rien d'étonnant à cela, répondit madame Maldonne. Nous +vivons ici assez loin de la ville pour nous considérer comme des +campagnards. Nous en avons les goûts, et même quelquefois les défauts, +ajouta-t-elle, en enveloppant sa fille d'un regard très doux, où il y +avait une ombre de reproche. + +--Voyons, mère chérie, est-ce bien grave? reprit vivement Thérèse. Je +vous croyais seuls. Je suis venue comme j'étais. Monsieur a bien +deviné, allez? N'est-ce pas, monsieur, vous avez deviné que je faisais +des confitures? + +--Du premier coup d'oeil, mademoiselle. + +--A mes mains? reprit-elle en étendant ses doigts, qui jouaient sur le +dossier de sa chaise. + +--Oui, mademoiselle. Et peut-on savoir quelle sorte de confitures? + +Elle eut un hochement de tête de commisération, pour une ignorance +pareille, et dit: + +--Mais de groseilles, monsieur! En cette saison-ci, que voulez-vous +que ce soit autre chose? + +Puis, subitement, ses yeux s'animèrent; leur gravité d'emprunt tomba +comme un voile, et la jeunesse, qui était derrière, la belle jeunesse +limpide et hardie réapparut. + +--Les groseilles, s'écria-t-elle, voilà un fruit que j'aime! + +--Vraiment, mademoiselle? + +--Cela vous étonne, monsieur? + +--Un peu, je l'ai toujours trouvé médiocre. + +--Et moi aussi, monsieur! Mais ce n'est pas pour leur goût que j'aime +les groseilles. + +--Et peut-on vous demander pourquoi? + +--Parce qu'elles ont l'humeur égale. Avec elles on sait sur quoi +compter. Tous les ans, cela donne, tandis que les abricots, les +pêches, les cerises même, pour un coup de vent, pour une gelée, s'en +vont en feuilles... Eh bien! moi, j'ai une préférence pour tout ce qui +ne trompe pas! + +Elle était charmante, disant avec conviction ces choses fraîches. + +--A la mode antique, et à votre santé! dit M. Maldonne, qui avait +rempli les deux verres, et en levant le sien. + +Claude s'inclina très légèrement, du côté de la maîtresse du logis. +Et c'était un spectacle assez rare, ces quatre personnes contentes à +la fois: madame Maldonne d'avoir loué son mari, le mari d'avoir un +disciple, Thérèse de deviner l'hommage discret rendu à sa jeunesse, +Claude de se trouver en pleine réussite de ses projets, au milieu +d'aussi braves gens, groupés sous les ailes du pygargue qui lui avait +servi d'introducteur. + +Le naturaliste, beaucoup moins oublieux que son hôte du prétexte sous +lequel celui-ci était venu, détourna la conversation vers son sujet +préféré. Il raconta,--ce ne devait être ni la première, ni la seconde +fois,--l'histoire du coup de fusil qui lui avait valu ce trophée de +chasse, principal ornement du salon. On fit tous ensemble, et sous sa +direction, une station devant la cheminée. Là, sous une cloche de +verre, il y avait un chef-d'oeuvre de patience et de goût: une +collection d'oiseaux des îles, ou du pays, au plumage éclatant, posés +dans toutes les attitudes de la vie, les ailes éployées ou croisées, +mangeant, buvant, dormant la tête enfoncée sous les plumes, abritant +leurs oeufs menacés, ou marchant inquiets au milieu de poussins vêtus, +comme des graines de souci, d'un duvet plus long qu'ils n'étaient +gros. M. Maldonne, mis en verve, ne tarissait pas. Il possédait une +mémoire prodigieuse des circonstances, des lieux, des dates. +L'auditoire suffisait à l'animer. Claude, souvent distrait, regardait +à la dérobée ses voisines, penchées, Thérèse un peu moins que sa mère, +écoutant toutes les deux avec l'attention de la tendresse que rien ne +lasse. «Et cette alouette blanche?» disait l'une. «Et ce guêpier +doré?» disait l'autre. + +Cependant, deux fois déjà, le bonnet d'une fille de charge, apparu +dans l'entre-bâillement de la porte, s'était retiré devant un signe +discret de la maîtresse du logis. La troisième fois, le bonnet entra. +Il était précédé d'une assiette. Le dîner attendait. Claude battit en +retraite, et personne ne le retint, bien que tous eussent du regret de +le quitter. Mais la coutume, l'heure sacrée. O servitude naïve et +forte! + +--Nous nous reverrons? demanda M. Maldonne. + +Claude, avant de répondre, suivit des yeux Thérèse qui traversait +l'appartement, pour aller pousser un battant de la fenêtre, flamboyant +sous la lumière du couchant. Elle marchait sans bruit, la tête droite, +son cou délicat ombré de mèches folles. Sans paraître y prendre garde, +elle écoutait. Claude eut cette impression très nette qu'elle n'était +pas indifférente à ce qu'il allait répondre. Peut-être eût-il éludé +l'invitation et brisé l'aventure, n'emportant que le souvenir agréable +de l'accueil qu'il avait reçu et l'image renouvelée, embellie, de +cette enfant. La nuance d'attention qu'il crut saisir chez Thérèse, la +grâce aussi de cette tête un peu fière, qui se dessinait sur la baie +lumineuse, en décidèrent autrement. + +--Je crains, répondit-il, d'être un élève médiocre, mais je reviendrai +volontiers. + +--Convenu! repartit le naturaliste. Vous me trouverez presque +toujours, le soir, au jardin, où j'ai mon laboratoire, là-bas, vous +voyez? + +--Le jardin, dit Thérèse à demi détournée, c'est ce qu'il y a de plus +joli ici. + +Claude fut sur le point de répondre: «Oh! non!» Il le pensa. Et elle +le devina. Il se sentit rougir. M. et madame Maldonne se demandèrent +pourquoi. Ils n'étaient plus jeunes. + +--Eh bien! dit-il, je reviendrai, un soir, après dîner. + +Il salua les deux femmes, serra la main de M. Maldonne, traversa de +nouveau, cette fois les yeux à terre, le bosquet qu'il avait tant +admiré une demi-heure plus tôt, et se retrouva sur la route. Il +s'étonnait de l'émotion vague qu'il éprouvait, et de ce qu'il avait +été, timide en somme et un peu gauche. Ces gens très simples, par leur +simplicité même, leur cordialité vraie, l'avaient jeté en dehors des +phrases convenues. Il avait promis de revenir. Se proposait-il de +devenir l'élève de M. Maldonne? Non, ce n'était pas sérieux. Alors? +D'ordinaire ses actes étaient plus réfléchis. «Puisque je l'ai promis, +se dit-il, je reviendrai. Mais je mettrai un intervalle entre cette +première visite et ma seconde.» Il se rendait compte qu'il avait obéi, +et c'était une récidive, à l'attrait de cette jeune fille, la fille +d'un simple conservateur de musée de province. Mais il n'insista pas, +et chercha, sur la route, quelque chose qui pût lui éviter, vis-à-vis +de lui-même, l'aveu complet de sa faiblesse. + +A trente pas, un homme venait, vêtu de telle façon qu'il ne pouvait +passer inaperçu, à cette heure et à cette place: jaquette claire +ouvrant sur un gilet blanc, chapeau gris, cravate ornée d'une épingle. + +Au moment où il croisa Claude, il le considéra attentivement, et +reporta les yeux vers l'enclos des Maldonne. Il se demandait sûrement: +«D'où vient-il?» Claude pensa de même: «Où peut-il bien aller?» Et +quand il se fut éloigné de quelques cents mètres, à l'endroit où les +premières masures s'élevaient au bord du chemin, il se détourna. +Là-bas, devant le portail vert, l'inconnu s'était arrêté. Il avait le +bras levé vers la sonnette, et, par-dessus son épaule, il regardait +Claude. + + + + +V + + +Les semaines s'en vont vite, tant que le coeur de l'homme ne +s'intéresse point à leur fuite. L'impression que la visite au logis +des Pépinières avait faite sur l'esprit de Claude s'était effacée, ou +plutôt elle avait disparu de la surface, comme les graines des fleurs +fragiles dont se couvrent un matin les étangs. Elles tombent, +invisibles, mêlées à mille débris de poussière que rien ne ramènera +jamais du fond obscur où ils s'amassent. Elles sont confondues avec +eux. Mais en elles un germe de vie est demeuré. Rien ne l'annonce, +sur lui pèse la masse des eaux, agitée ou dormante, sans une tige, +sans une feuille qui rappelle les végétations mortes. Il sommeille. +Puis, un jour, de cet atome enseveli, un fil ténu s'élance. Il +grandit, mystérieux encore, inaperçu. Nul ne reconnaîtrait en lui le +passé qui revient. Et tout à coup, sans que rien l'ait révélée, une +pointe d'or perce la surface, s'y épanouit en étoile, et dit aux +rives: «Me voilà!» + +Claude, à la fin d'août, fut rappelé à la ville par ses obligations +d'officier de réserve. Pendant trois semaines, il se rendit à la +caserne, à cinq heures du matin, sanglé dans son dolman, admiré des +ménagères qui ouvraient les contrevents, salué par les hommes de +garde, commanda le maniement d'armes et quelques mouvements +d'ensemble, savoura la douceur de l'autorité indiscutée, parla de la +France avec plus de fierté, de la guerre avec des frissons +d'espérance, et fut pris deux ou trois fois, tant il portait bien +l'uniforme, pour un sous-lieutenant de «l'active». Vinrent les +manoeuvres. Ce fut un jeu pour un chasseur comme lui, rompu à la +marche. Et certes, tant qu'elles durèrent, les cantonnements chez +l'habitant, les réceptions dans les châteaux, les longues étapes où +l'on cause, les batailles pour rire où le coeur saute pourtant de la +même émotion que si les balles sifflaient, ne laissèrent pas à Claude +un moment d'ennui. La veille au soir du désarmement, il éprouva, pour +la première fois, un peu de lassitude, mêlée à un regret vague d'une +carrière trop tard connue, trop tard aimée. La journée était finie, +les hommes regagneraient le lendemain leurs foyers, lui-même il +quitterait le galon d'or et les camaraderies bruyantes du régiment. Il +se promenait, après le dîner, triste de retomber dans l'habitude et le +connu de la vie, quand le souvenir lui revint des Pépinières et du +rendez-vous de M. Maldonne. Claude regarda, avec une complaisance +involontaire, la tenue qu'il avait encore le droit de porter, leva les +yeux pour s'assurer de l'humeur du temps, se sentit tout joyeux de +constater qu'il faisait beau, et partit. + +C'était un de ces soirs de septembre, où la lueur dorée qui traîne au +couchant prolonge presque indéfiniment le crépuscule. Elle rayonne +dans tout le ciel. Et si la lune monte alors au-dessus de l'horizon, +il n'y a pas de nuit, mais un jour lunaire qui continue l'autre, et +pose sa lumière bleue sur le sol tiède encore du soleil disparu. +Claude allait, un peu ému, porté par une sorte d'espérance sans objet, +et douce cependant. Il aspirait à pleins poumons l'haleine des +crépuscules, qui grise les merles, et les fait chanter, certains +soirs, même après les premières étoiles. Des choses rimées, des débuts +de romances fredonnaient dans sa mémoire. Quand il aperçut le bosquet +des Maldonne, immobile au milieu de la campagne rase, les cimes des +arbres encore touchées par la lumière et comme évanouies en elle: +«Sous ces ombrages, murmura-t-il, à pas lents et rêveuse...» + +Thérèse Maldonne se trouvait tout simplement au salon, quand Claude y +entra, pas rêveuse du tout, assise près de la table qu'entouraient, +avec elle, son père, sa mère et Robert. Celui-ci lisait à haute voix. +En entendant la domestique ouvrir la porte et le cliquetis d'un sabre, +il ferma le livre sur un de ses doigts. Les deux femmes s'étaient +levées. M. Maldonne venait au-devant de Claude, l'air épanoui et les +mains tendues. + +--Cher monsieur, dit-il, vous nous surprenez agréablement. Je pensais +que vous nous aviez oubliés... Permettez d'abord que je vous +présente... Il se tourna vers Robert, assis de l'autre côté de la +table: «Monsieur Claude Revel, un naturaliste amateur, un futur +élève,» puis, vers Claude: «Mon beau-frère, Robert de Kérédol.» + +--Je crois avoir eu l'honneur de rencontrer monsieur sur la route, +lors de ma première visite, dit Claude, très aimable et s'inclinant. + +M. de Kérédol se souleva, les mains appuyées aux bras du fauteuil. + +--En effet, dit-il poliment, c'est bien la seconde fois que nous nous +rencontrons. + +Cependant, au ton dont il disait cela, il était facile de deviner que +la première lui eût suffi. Sans rien ajouter, il considéra Claude de +la tête aux pieds, comme autrefois il examinait un soldat, aux revues +du dimanche, sourit faiblement, et roula un peu son fauteuil en +arrière. + +Thérèse lui jeta un coup d'oeil qui demandait: «Pourquoi vous +retirer?» Il ne parut pas s'en apercevoir. + +Le cercle se reforma, sans qu'il y fût compris, près de la fenêtre +par où venait le parfum violent des géraniums. + +--Madame, dit Claude, debout et la main gauche retenant son sabre, je +suis désolé d'interrompre votre lecture. Si je suis entré, c'est qu'on +m'a prévenu que M. Maldonne ne se trouvait pas au jardin. + +--Mais vous ne troublez rien, monsieur, je vous assure, dit madame +Maldonne, en retouchant les plis du fichu de tulle noué autour de son +cou. La lecture pourra se reprendre bien facilement... Désarmez-vous, +je vous prie. + +--Et asseyez-vous, dit M. Maldonne, que nous nous voyons un peu. Après +quoi, nous irons tous deux causer histoire naturelle. + +Claude sortit pour accrocher son sabre au porte manteau, puis revint +s'asseoir à droite de Thérèse, en face de madame Maldonne. + +--Croiriez-vous, monsieur, dit celle-ci, que nous lisions un conte! + +--Il y en a de si sérieux, madame! + +--Un conte de Daudet. + +--Un chef-d'oeuvre, alors. On n'a rien écrit de pareil en prose du +midi. + +--N'est-ce pas, monsieur? dit Thérèse, en considérant, d'un air +d'admiration, ce bel officier qui parlait littérature. Je n'ai rien lu +qui me plût autant. Il y en a un, surtout... + +--C'est que nous avons chacun nos préférences, interrompit madame +Maldonne, avec une certaine vivacité, résultat sans doute de +discussions antérieures. Moi, j'aime par-dessus tout le conte des +_Vieux_. L'aimez-vous, monsieur? + +--Beaucoup, madame. + +--C'est si touchant! + +--Moi, fit M. Maldonne: _Les Aventures d'un perdreau rouge_. Exact, +mon cher monsieur, écrit par un chasseur. Vous l'aimez aussi, +celui-là? + +--Je le crois bien! Et vous, mademoiselle? + +--_Les Étoiles!_ répondit-elle en relevant la tête, d'un mouvement +souple et fier, vers la bande de ciel de la fenêtre. + +Aucune étoile n'apparaissait encore. Mais on eût dit qu'elle les +voyait toutes, tant il y avait de clarté dans le regard qu'elle +détourna ensuite vers Claude. Elle ne posait pas. Elle ne simulait +rien. Un des mots qu'elle aimait, un de ceux qui ont de l'infini, lui +était monté aux lèvres. Et cela suffisait pour qu'elle fût émue. + +Claude reprit: + +--Et pourquoi ce conte mieux qu'un autre, mademoiselle? + +--Ah! voilà! dit-elle. C'est que je comprends si bien le pâtre de +Daudet, d'avoir une étoile préférée à laquelle on parle! Nous en +avions une, mon parrain et moi, quand j'étais plus petite. + +Et les jolis yeux clairs cherchèrent de nouveau dans l'espace, et une +main de jeune fille, transparente et voilée d'ombres blondes, +s'étendit vers la lumière. + +--Tenez, monsieur, là-bas, au-dessus des sorbiers. C'est là qu'elle se +lève. Souvent nous l'attendions, et, quand elle paraissait, nous en +ressentions une joie. Et, de son côté, elle semblait nous reconnaître. +Il y avait chez elle, je vous assure, de l'amitié pour nous, comme +dans les yeux d'une personne chérie. + +--Thérèse! fit une voix, au fond de l'appartement. + +Les quatre personnes groupées auprès de la fenêtre se détournèrent en +même temps vers M. de Kérédol. + +Il était penché en avant, et tenait, fermé sur un de ses doigts, le +petit in-dix-huit à couverture crème. Ses lèvres, un peu railleuses, +le pli plus accentué de son front entre les sourcils, indiquaient +seuls une lutte intime, une colère ou une souffrance dont il voulait +demeurer maître, et qui se trahissait pourtant. + +--Vous oubliez, Thérèse, dit-il, que nous ne sommes pas seuls ici. De +pareils enfantillages ne sauraient intéresser un étranger. + +--Mais, je vous demande pardon, répondit Claude en se levant. Ce que +dit mademoiselle est charmant! + +--Peut-être, repartit M. de Kérédol avec le même flegme impertinent, +mais je vous croyais passionné pour l'histoire naturelle, monsieur, et +c'est de l'astronomie. + +Claude, que sa belle humeur de jeune homme ne quittait pas volontiers, +se prit à rire. + +--De l'astronomie, monsieur? Croyez-vous? + +--Ce qu'il y a de sûr, interrompit M. Maldonne, en se levant à son +tour, c'est que mon cher beau-frère ne serait pas fâché de reprendre +sa lecture. + +--Moi? mais je n'ai pas dit cela. + +--Non, tu le penses seulement. Eh bien! achève, mon ami, replonge-toi +dans l'histoire de l'_Élixir du Père Gaucher_. Nous autres, nous +sortons, et nous n'aurons rien à vous envier, car il fait une soirée +admirable! + +Il répéta, en désignant l'horizon: «Oui, admirable!» Et le mot tomba +au milieu du silence embarrassé de tout le monde. + +--C'est bientôt nous quitter, monsieur, dit enfin madame Maldonne, et +j'insisterais, si mon mari n'était pas très heureux de vous avoir pour +lui seul. + +Les yeux de mademoiselle Thérèse, grands ouverts et tournés vers +Claude, exprimaient le même regret. + +Mais elle n'en dit rien. Elle se contenta de sourire aimablement, +quand Claude s'inclina devant elle, et de suivre du regard, jusqu'au +moment où la porte se referma sur lui, ce jeune lieutenant de réserve, +qui partageait toutes ses prédilections pour les _Étoiles_ de Daudet. + +Claude, qui avait salué très froidement M. de Kérédol, se trouva seul +dans le corridor, et bientôt dans le jardin avec M. Maldonne. + +--Un peu étrange, mon beau-frère, n'est-ce pas? dit celui-ci +timidement. + +--Mon Dieu, répondit Claude, il y a tant de gens qui n'admettent pas +qu'on trouble une de leurs habitudes! + +--C'est précisément cela, repartit le naturaliste. Il a la passion des +récits, des histoires, des lectures, et tout ce qui l'interrompt +l'émeut incroyablement... Un homme excellent, au fond, je vous assure, +et si dévoué pour nous tous, un si bon ami! + +Tous deux ils avaient pris, côte à côte, la grande allée qui coupait +le jardin par le milieu. Il restait encore un peu de jour. Des +souffles frais commençaient à descendre avec l'ombre. En même temps, +la terre, qui avait bu le soleil, exhalait des bouffées chaudes et +imprégnées du parfum des résédas, des pétunias, des géraniums, dont il +y avait une profusion autour des massifs de légumes. Entre ses quatre +murs flanqués d'un rempart d'arbres, il embaumait comme une +cassolette, le potager de M. Maldonne. Le brave homme eut bien vite +fait d'oublier Robert, et l'incident de tout à l'heure, pour ne plus +penser qu'au monde familier du jardin. On a toujours le coeur pris aux +choses qu'on a semées. Rien qu'à passer auprès de ses plates-bandes, +il se sentait joyeux. Il s'épanchait en exclamations, en observations +courtes, tantôt faisant remarquer à Claude les touffes crêpelées de +ses asperges, une ligne de fraisiers, une poignée de glaïeuls autour +d'un vieux cerisier, tantôt secouant un limaçon grimpé dans un rosier, +ou, du bout de sa canne, étêtant un séneçon épanoui sur sa route. A +mesure qu'il avançait, les diversions se multipliaient. Il s'arrêtait +devant ses laitues en graine, et parlait à ses passe-roses, droites +comme des flèches d'église, et comme elles tout du long fleuries. + +Les deux promeneurs s'entendaient d'ailleurs à merveille. Chacun +découvrait avec bonheur chez l'autre le même amour profond et la +science de la campagne. «Avez-vous observé, mon jeune ami?» disait +l'un. «Assurément, cher monsieur», disait l'autre. «Alors vous +comprenez que nous aimions les Pépinières?»--«Autant que j'aime la +Coudraie». Quelque chose d'intime s'insinuait dans leurs phrases. Ils +éprouvaient le même désir de prolonger l'entretien. Et, le premier +tour d'allée achevé, ils en commencèrent un second, et d'autres +encore. + +A chaque fois qu'il se détournait ainsi, tout au fond du jardin, et +apercevait au loin la maison voilée d'ombre, Claude éprouvait la même +émotion à regarder une petite lumière, feu tremblant d'une bougie +veillant derrière les vitres. Était-ce la fenêtre de Thérèse, et +l'aimable jeune fille se penchait-elle quelquefois entre les plantes +grimpantes qui s'enlevaient, là, sur la muraille, comme des fumées +brunes? + +Il y avait de quoi passer une heure avec cette simple question. Et M. +Maldonne se mit à causer d'ornithologie. Il y revenait, non pour +remplir une promesse, mais d'instinct, emporté par la vieille passion, +ouvrant ses souvenirs aux pages préférées. Il s'amusait. Il racontait, +beaucoup pour lui-même, un peu pour Claude. C'était déjà sa coutume +avec M. de Kérédol. Et les histoires de chasse, lestement enlevées, +s'en allaient, l'une après l'autre, à travers les buis et les +passe-roses endormies. + +--Monsieur Claude, disait le naturaliste, voyez comme la nuit tombe +vite, à présent! Quelle heure admirable et que bien peu connaissent! +Le coucher des oiseaux, leur dernier mouvement, leur dernier chant, +qui donc l'observe? Et pourtant!... Figurez-vous qu'il m'arrive encore +de passer des moitiés de nuit à l'affût, ici même. J'emmène +quelquefois ma fille. Elle aime cela comme moi. Nous nous cachons +derrière un arbre, et j'attends. Ce n'est pas pour tuer, vous +comprenez, mais pour le plaisir de revivre le passé, de retrouver +quelques-unes de mes impressions d'autrefois, quand j'allais, à la +lisière d'une taille, guetter les oiseaux nocturnes, ou les blaireaux +qui roulent en grognant vers les vignes... Tenez, maintenant que la +dernière frange d'or s'est effacée là-bas, où sont les martinets? Tous +disparus, couchés, et de même les pinsons, les verdiers, les linots, +tous ceux qui vivent du grain tombé... Quelques mangeurs d'insectes +travaillent encore... Apercevez-vous cette mésange, qui tourne autour +d'une branche d'abricotier? Elle va donner encore un ou deux coups de +bec, puis renfoncer sa tête dans ses plumes soulevées, et vous ne la +distinguerez plus d'avec l'écorce... Les merles se chargent de la +sérénade... Écoutez celui-ci!... Tout à l'heure, il était à la pointe +des sorbiers; le voilà qui galope dans les fouillis de ronces, +inquiet du gîte de la nuit et chantant pour le dire... Quand il se +sera tu, aucun oiseau du jour ne parlera plus... Ce sera le tour des +hulottes, des orfraies, des rôdeurs nocturnes... Ah! les calomniés, +ceux-là, cher monsieur! On les trouve laids! Mais rien n'est joli +comme une orfraie au clair de lune! Nous en avons quelques-unes ici. +Elles sortent de mes arbres, en arrière de la maison, ou du bois de +Laurette. Aucun bruit ne dénonce leur vol. Leurs plumes sont fines +comme des poils, blanches sur le ventre, jaunes sur les ailes. Et le +vent coule au travers. Moi je reconnais les orfraies au passage de +leur ombre, qui fait rentrer les mulots... Et que de drames, alors, +dont nous sommes témoins! + +--Monsieur Maldonne, disait Claude, vous êtes plus jeune que moi! + +Ils causèrent ainsi, longtemps encore, sans sortir de la même allée. +Puis, comme ils arrivaient à l'extrémité du jardin où, vingt fois +déjà, ils s'étaient retournés, Claude chercha devant lui la petite +lumière, et ne la vit plus. Aussitôt l'histoire qu'il écoutait perdit +tout intérêt. Le froid de la nuit le saisit. Le jardin lui parut comme +un grand désert morne. Rien ne trahit au dehors cette impression +subite. Et cependant, par une mystérieuse divination de l'esprit, M. +Maldonne, presque en même temps, s'arrêta de parler. Il avait senti se +briser le lien léger qui tient une âme attentive. + +--Voulez-vous que nous rentrions? dit-il. + +Tous les deux s'en revinrent en silence, vers le logis qui grandissait +dans la brume à chacun de leurs pas. Le toit était argenté par la +lune, le reste plongeait dans l'ombre, masse indécise, terne jusqu'à +la base, où pas une lueur ne veillait. + +M. Maldonne entra le premier dans le vestibule, et ouvrit la porte du +salon. + +--Tiens, dit-il en se détournant vers Claude, tout mon monde envolé! +Plus personne! + +L'appartement était désert, mais les meubles conservaient le souvenir +de la dernière scène qui s'y était passée. Au pied du fauteuil de M. +de Kérédol, qui tendait les bras vers la porte, le livre gisait sur le +parquet. Il avait dû couler le long du siège de cuir où on l'avait +posé, et, tout meurtri, abandonné, il soulevait quelques-unes de ses +pages blanches comme le fouet d'une aile blessée. Plus près de la +fenêtre, quatre chaises formaient un demi-cercle, ouvert du côté du +fauteuil. L'éclat qui les avait troublées, écartées les unes des +autres, on le devinait, était venu de là. Sur le guéridon, un dé +d'argent, oublié, faisait songer à une main fine de toute jeune fille. + +--Plus personne! répéta M. Maldonne, c'est étonnant, il n'est pas très +tard... + +Il tira sa montre, et l'exposa au jour douteux de la lune, qui +éclairait le vestibule. + +--Dix heures et demie seulement... Mais voilà, quand Robert s'avise +d'être fantasque, il ne l'est pas à demi... Je suis sûr qu'il a +prétendu que nous ne reviendrions pas ici... Il est singulier... +vraiment, c'en est drôle. + +Il riait un peu, pour ne pas souligner la faute, mais, au fond, il se +sentait humilié. + +Suivi de Claude, il traversa le vestibule, puis le bosquet, et tourna +la clef dans l'énorme serrure du portail. + +--Bonsoir, monsieur Claude, dit-il. J'espère bien que nous n'en +resterons pas là? + +--Mais, dit le jeune homme, à condition de ne rien troubler... + +--Venez au musée, repartit le naturaliste, nous y serons entre nous: +vous, moi et les oiseaux. Est-ce accepté? + +Claude répondit, avec moins d'ardeur: + +--Sans doute, monsieur. + +--J'y compte tout à fait, dit M. Maldonne. +Il tendit la main à Claude, et celui-ci, franchissant le seuil, put +encore apercevoir un instant, dans l'entre-bâillement de la porte, les +yeux doux et plissés et la barbiche blanche de M. Maldonne, qui, du +regard, suivait «son jeune ami», et le mettait en route. + + + + +VI + + +Il se passa plusieurs semaines pendant lesquelles Claude, retiré dans +sa terre de la Coudraie, mesura son blé, vendit son foin, fit ses +vendanges, chassa les perdreaux et les grives, et constata, dans les +rares moments où sa pensée prenait forme de méditation, qu'il était +l'homme le plus heureux du monde. A diverses reprises, suivant les +sentiers des bois humides et chauds des premières pluies, les mains +dans les poches de son gilet de chasse, son chien quêtant au bord +des touffes de fougères et d'ajoncs, il s'arrêta, comme grisé par la +vie, par la paix, par la plénitude de joie qu'il sentait en lui et +autour de lui. D'autres fois, il est vrai, l'idée lui vint, surtout +aux heures lentes de l'après-dîner, quand la bourrasque soufflait +dehors et l'empêchait de sortir, quand il n'entendait d'autre bruit, +dans la vaste salle où il se promenait, que celui de son propre pas +renvoyé par les murs, l'idée lui vint qu'une jeune femme embellirait +encore cette agréable Coudraie. Une image se présentait à lui, sans en +avoir été priée: celle de Thérèse, les mains tachées de groseilles et +confuse de son tablier à bretelles, ou disant, les yeux levés: «Le +conte des étoiles, monsieur. Nous en avions une, mon parrain et +moi...» Mais il ne s'arrêtait pas longtemps à de pareilles rêveries. +Elles lui paraissaient indignes d'un homme heureux, qui commande à +vingt vignerons, jouit d'une indépendance parfaite et d'un revenu plus +que suffisant. Il se contentait donc, en ces occasions, de tirer une +forte bouffée de sa pipe, s'approchait de son épagneul étendu devant +le feu, l'assurait que, de longtemps, personne ne troublerait leur +ménage à tous deux, et sortait, malgré le mauvais temps, pour +inspecter le cellier où fermentait son vin. + +Quand il fut de retour à la ville, vers la fin d'octobre, seul dans +son hôtel du faubourg avec sa vieille Justine, l'image revint plus +fréquente, et, soit que les distractions fussent moins nombreuses +autour de lui, soit paresse d'une âme longuement tentée, il y prit un +plaisir croissant. La plupart de ses amis n'étaient pas rentrés de la +campagne. Dans les rues, des files de maisons toutes closes avaient +sur leurs contrevents la poussière de six mois; la chaussée +appartenait aux moineaux, et, même les jours ouvrables, quand il +faisait du soleil, un monde de petites gens, rendus à la liberté par +l'absence des grands, s'en allait vers les prés voisins avec la ligne +sur l'épaule. Comment ne pas songer un peu? Et Claude se rappelait +l'invitation de M. Maldonne: «Revenez au musée.» Fallait-il y +retourner? Ne devait-il pas plutôt obéir à des scrupules qui, par +moments, le prenaient? M. de Kérédol avait manifesté, par toute son +attitude, un désir très peu vif de voir s'établir des relations entre +les Pépinières et la Coudraie. La proposition même de M. Maldonne +contenait une réserve. + +Un jour que ces questions s'offraient de nouveau à son esprit, il +entra, pour y réfléchir, au Jardin des Plantes. Il savait qu'un des +plus sûrs moyens de rencontrer un peu de solitude et de recueillement +c'est encore de choisir une promenade publique, la foule ayant plutôt +le goût des endroits lassants où il y a de la poussière: les +boulevards, les grandes rues, les remparts des places fortes et le +tour des fontaines. + +Il entra donc, et descendit l'avenue en pente bordée de platanes, +admirant la limpidité de l'air et la profusion d'or que l'automne +jette sur le monde. Au bout de l'allée, il y avait plusieurs serres à +la file, dont les vitres peintes en blanc, cintrées sur les arceaux de +fer, rayonnaient autour d'elles une vraie chaleur d'été. Là, quelques +bonnes gens, des habitués, se chauffaient en faisant la sieste. Et, +devant eux, marchant d'un pas relevé, Claude aperçut deux promeneurs +qu'il reconnut tout de suite, bien qu'ils se présentassent de dos. +L'un, gros, court, le geste rond, la voix chaude, était M. Lofficial; +l'autre, plus sobre de mouvements, droit et sanglé dans sa redingote, +ne pouvait être que le parrain de Thérèse. Ils causaient avec +animation, à demi tournés l'un vers l'autre, et l'on devinait, à leur +attitude même, au peu d'attention qu'ils accordaient aux rangées +d'invalides à gauche, et aux massifs de dahlias à droite, qu'ils +arpentaient depuis longtemps ce coin découvert et tiède du jardin. + +Claude ne voulut pas reculer, et continua sa route vers eux. Comme ils +parlaient à voix haute, bientôt il put saisir des mots. + +--Eh bien! non, mon cher monsieur, disait M. de Kérédol, je ne crois +plus qu'elle nous quitte, à présent. Elle a l'air tout à fait heureuse +au milieu de nous. Si vous l'aviez vue parler de ce concert de +demain!... + +A ce moment, les deux promeneurs, qui s'étaient arrêtés à l'extrémité +de la serre, se retournèrent ensemble, et aperçurent Claude Revel qui +allait les dépasser. + +M. Lofficial étendit la main. + +--Je vous arrête au passage, dit-il. Depuis le temps que je ne vous ai +vu!... Vous connaissez mon jeune voisin? ajouta-t-il en s'adressant à +M. de Kérédol. + +Celui-ci, probablement rassuré par la fuite du temps, qui n'avait +amené aucun incident nouveau, répondit: + +--J'ai eu le plaisir de rencontrer monsieur, il y a un mois. + +--Trente-cinq jours, dit Claude étourdiment. + +M. de Kérédol eut l'air surpris de la promptitude du calcul, et se +demanda d'où venaient ces mathématiques. Il n'en demeura pas moins +parfaitement correct, aimable même, fit deux fois encore le trajet +d'un bout de la serre à l'autre, questionnant Claude sur la Coudraie, +sur les dernières manoeuvres, et sur de communes relations qu'ils +avaient dans la ville. Puis il voulut prendre congé. M. Lofficial +l'entraîna à deux ou trois pas, et, d'une voix qu'il s'efforçait de +rendre confidentielle, mais qui arrivait bien nettement à Claude: + +--Quant à votre projet pour demain, monsieur de Kérédol, je suis +d'avis... + +--Bien, bien, dit ce dernier, en essayant de dégager sa main... + +Mais M. Lofficial le retint. + +--Je suis entièrement de votre avis: distraction saine, excellente! +Dites-le à Maldonne de ma part. Dites-lui que cette chère enfant ne +peut pas toujours demeurer enfermée aux Pépinières... + +--Je n'y manquerai pas... Au revoir! dit M. de Kérédol, en se dérobant +rapidement à l'étreinte de M. Lofficial. + +Il était devenu tout rouge et visiblement gêné. + +Claude le vit saluer et s'éloigner en hâte, très nerveux, faisant avec +sa canne un moulinet d'impatience. + +--Qu'est-ce que c'est que ce concert? demanda-t-il en s'approchant de +M. Lofficial. + +--Vous ne saviez pas? + +--Non. + +--Le premier de la saison, au Cirque-Théâtre. M. de Kérédol doit y +conduire sa soeur et mademoiselle Thérèse... + +M. Lofficial continuait de suivre du regard l'ancien officier de +chasseurs, qui montait l'avenue de platanes au pas de charge. + +--Pauvre M. de Kérédol! ajouta-t-il d'une voix plus basse. Il ne +l'aime que trop. Ce doit être bien peu reposant d'aimer ainsi. De quel +air enthousiaste il me disait tout à l'heure: «Nous sommes tous ravis +d'aller à ce concert. Thérèse surtout. Et c'est moi qui ai eu la +première pensée, monsieur Lofficial, moi qui ai lutté et obtenu la +permission! Elle ne l'aurait pas demandée, la chère mignonne. Car, +voyez-vous, ce qu'elle a par-dessus tout, c'est une idée délicate du +devoir, du mieux. Par nature, autant que par piété, elle se porte vers +ce qu'elle croit être le plus parfait. Pour plaire aux autres, il n'y +a rien qu'elle ne sacrifie, et sans pose, vous savez, sans qu'on +puisse se douter qu'elle y met un peu d'effort. Quel trésor de joie +pour nous trois!» + +--Vraiment, il disait cela? demanda Claude. + +--Mais... oui, mon ami... + +Emporté par sa nature expansive et naïve, M. Lofficial, le regard fixé +sur les derniers arbres derrière lesquels M. de Kérédol venait de +disparaître, avait tout l'air de se parler à lui-même et d'oublier la +présence de son voisin. Il se détourna, et s'aperçut que Claude +l'écoutait avidement. + +--Qu'est-ce que je vous conte là, monsieur Claude! Excusez-moi. +J'aurais dû être à vous. Mais, plus je vais, plus je me sens dans le +coeur un écho qui me répète les choses, et que je ne puis faire taire. + +--Tiens, dit Claude, il commence déjà chez moi, cet écho-là. Il y a +des jours... Restez-vous au jardin, monsieur Lofficial? + +--Hélas, non! J'aurais dû partir avec M. de Kérédol... mais le plaisir +de vous serrer la main... Il faut que je coure à la gare. + +--Un voyage? + +--Oh! pas bien long: jusqu'aux Luisettes, une petite commission à +faire, un coup d'oeil à donner. Je serai de retour demain. Au revoir, +monsieur Claude! + +Et le bonhomme s'éloigna à son tour, mais posément, distribuant, à des +anciens qui le reconnaissaient, un salut de la main, se retournant +même une ou deux fois, pour bien montrer à Claude que ce départ +n'était point un prétexte, et qu'on avait toujours la pensée occupée +de son jeune ami. + +Claude, immobile devant la serre, éprouvait une joie puissante, une +joie qui grandissait d'instant en instant. Libre de penser! Libre +d'écouter les mots qui bourdonnaient si joliment autour de lui! Il +avait bien fallu les chasser tout à l'heure, pour répondre à M. +Lofficial. Mais maintenant ils revenaient tous: «La chère mignonne... +une idée délicate du mieux... pour plaire aux autres, il n'y a rien +qu'elle ne sacrifie... quel trésor de joie!...» C'était comme une +chanson que chantaient les rayons pâles du jour, les feuilles remuées +par une brise insensible, les toits égayés de lumière. «Trésor de +joie!» tout répétait l'aveu échappé à M. de Kérédol et redit par +Lofficial. Claude s'enivrait lentement, avec ces mots qui grisent les +âmes. Debout à la même place, abandonné au rêve, il avait l'air de +contempler la cime des arbres. Les vieux qui, sur les bancs éparpillés +çà et là, chauffaient leurs jambes allongées, le virent avec +étonnement sourire dans le vague, à quelque chose de mystérieux qu'ils +ne purent saisir, puis rougir d'avoir été vu, puis se dérober, par les +allées tournantes, aux regards des promeneurs. + +La chanson continua toute l'après-midi. «C'est vrai qu'elle est +charmante! songeait Claude; aucune contrainte n'a pesé sur elle, +aucune pression, aucun moule. On ne l'a point forcée de fleurir: elle +est éclose. Comme elle s'est montrée simple avec moi, différente de +tant d'autres dont le sourire même est une chose apprise et +effarouchante! Moi aussi, je suis simple, même un peu loup. Peut-être +est-ce mademoiselle Thérèse que, depuis mes vingt ans, sans le savoir, +j'ai attendue.» + +Il aurait voulu un conseil à qui ouvrir son âme, à qui demander: +«Est-ce bien elle? Que faut-il faire?» Mais il n'y avait personne. +Non, il n'y avait personne, puisque sa mère était morte, puisque ses +amis étaient absents, ou trop jeunes, ou trop ignorants de Thérèse et +de lui-même pour le guider. + +Mais la main maternelle qui gouverne le monde a des secrets +merveilleux. Aux carrefours où l'homme n'a pas mis de poteau +indicateur, elle pose un arbre avec un nid, une pierre moussue, une +simple branche de ronces en fleurs: ces pauvres témoins de la route ne +savent pas ce qu'ils font, mais celui qui cherche y reconnaît un +signe, et s'en va. + +Claude, après le dîner, monta dans sa chambre. Il n'y venait pas pour +épier ses voisins. Oh! non. Mais comment ne pas regarder un jeune +ménage prenant le frais du soir, en face de la fenêtre? Depuis une +semaine, les Colibry hébergent leur fille et leur gendre. Chômage, +vacances, on ne sait pas bien. Le gendre, qui est ferblantier, a +entrepris de planter, au bout du terrain du vannier, un jardin +d'agrément à son idée. Il y travaille six heures par jour, pour se +reposer. Il est joli homme, ce jeune marié: élancé, la tête +intelligente et maigre, de petites moustaches noires. Dans sa jaquette +brune, il a presque l'air d'un monsieur, et ses travaux prouvent qu'il +a déjà le goût du luxe et du rococo. Adieu les carottes sauvages, dont +les ombelles égayaient le feuillage sombre des acanthes; adieu les +orties et les arums aux cornets percés d'une lance d'or. Il pique des +fusains en boules, des houx panachés, des arbustes taillés et +étiquetés par un «paysagiste rustiqueur» des environs. + +Il est moderne, assurément; il veut que son beau-père soigne davantage +les dehors. La jeune femme admire cette transformation. Elle est +assise près du peuplier, sur une chaise qu'elle a renversée un peu en +arrière; ses lourds cheveux bruns, piqués d'épingles ornées, +s'appuient au tronc de l'arbre; à demi étendue, les pieds soulevés de +terre, elle rit d'un rire muet, très naïf, le même, soit qu'elle +regarde son mari défoncer le massif, soit qu'elle se détourne, à sa +gauche, vers le berceau d'osier que la grand'mère agite, tout +absorbée, elle, la bonne vieille, par le nouveau-né qu'elle endort. Le +vannier est à cheval sur un billot, le long du mur, un peu loin, pour +voir tout son bonheur ensemble. Il fume. Il n'entend rien des +bavardages à demi-voix qu'échangent les deux femmes. L'heure indécise, +un dernier rayon de soleil qui change en auréole la ramure jaune du +peuplier, la rumeur décroissante de la rue, les pigeons qui se +becquètent sur l'arête du toit, et se laissent, un à un, d'une aile +paresseuse, glisser au colombier, encadrent cette scène. Bientôt la +grand'mère se lève; un coup de vent frais a secoué les brides de son +bonnet; elle enveloppe de ses deux bras la corbeille et le trésor +qu'elle enferme. La jeune femme la suit des yeux jusqu'à la porte, en +se penchant. Elle est toute charmante ainsi, la voisine. Elle a le +charme des petites gens qui n'ont pas honte d'être heureux. Le père, +qui a fini sa pipe, rentre aussi sans rien dire. Les deux vieux sont +attirés par le berceau. Les deux jeunes sont demeurés, elle, appuyée à +l'arbre, lui, plantant ses arbustes nains. Mais cela n'a pas duré. Il +a compris qu'elle était seule, il a tourné la tête vers elle, la fine +moustache relevée montrant ses dents blanches. Leurs yeux se sont +rencontrés. Il a jeté tout de suite sa bêche. Sa femme est venue à +lui, et les voilà qui se promènent l'un près de l'autre. Ils +s'arrêtent près des fusains, ils repartent. Ils causent bien bas pour +ne parler que des innovations faites au jardin du père Colibry. +L'ombre croît autour d'eux. La jeune femme s'appuie au bras de son +mari, le front levé, les yeux câlins. Petit à petit, en épiant s'ils +n'étaient pas vus, ils se sont mis dans l'axe du gros peuplier, et se +sont embrassés. + +Claude s'est éloigné de la fenêtre, troublé par ce conseil muet. Quand +il est revenu, la jeune femme et son mari avaient disparu. + +De la maison close du vannier, un cri montait par intervalles, et une +voix, frêle comme le son d'une flûte lointaine, chantait: + + Dodo minette, + Dodo poulette, + Dormez donc si vous voulez, + Je suis bien lasse de vous bercer. + +Alors Claude a appuyé son front sur la vitre, et il a dit en lui-même: + +«Demain, j'irai au concert, et j'y verrai Thérèse, parce que je +l'aime!» + + + + +VII + + +Vers deux heures, Claude entra au cirque, et prit place dans une des +loges au fond de la salle. L'énorme chef d'orchestre, courbé vers ses +seconds violons, leur conseillait des ténuités de sons infinies. On ne +percevait qu'un faible murmure, sur lequel évoluait un cor. Le public +varié qui se pressait sur les gradins, les auditeurs des fauteuils de +parquet, écoutaient dans le même silence la _Marche des Pèlerins_, et +le balancement des nuques sortant des cols de fourrures, la chute +progressive des mains qui tenaient le programme, le regard circulaire +des gens venus là par hasard et que le silence d'une foule étonne +toujours, les violoncellistes pinçant leurs lèvres aux trémolos, +indiquaient un beau passage. Claude chercha Thérèse, parmi ces gens +immobiles et vus de dos. Au troisième rang du parquet, il aperçut, +sous un feutre noir orné d'une aile rose, un cou svelte, couronné de +cheveux blonds, et qui se perdait un peu plus bas dans l'ombre d'un +tour de plumes. C'était Thérèse Maldonne. Nulle autre qu'elle n'avait +cette grâce parfaite. Elle se tenait bien droite, entre sa mère en +toilette sombre, la tête inclinée vers l'épaule, et Robert, penché en +avant, tout pelotonné dans son plaisir de dilettante. Et les seconds +violons semblaient prêts à rentrer dans le néant. Et le cor en +profitait pour se plaindre amoureusement. + +Hélas! rien n'est fragile comme l'émotion d'une salle. Il y avait, aux +secondes, un auditeur de race noire. Nul ne s'occupait de lui. +L'innocente fantaisie lui prit d'enlever son pardessus. Il y mit un +peu de solennité. Quelqu'un près de lui le remarqua, et dit à +demi-voix: «Tiens, il va reprendre son costume national!» Presque +personne n'avait entendu. Mais une fusée de rire était partie. Elle +fila le long des banquettes des secondes, passa aux premières, gagna +le pourtour, envahit le parquet. Tout le monde se détournait, et se +dissipait, même les abonnés, même les passionnés. Tous paraissaient +reconnaissants d'avoir été distraits, de reprendre pied dans la vie. +Cela ressemblait à un réveil général. Thérèse, elle aussi, avait +tourné la tête. Elle souriait à peine, d'un sourire d'envie, comme +pour dire: «Que je voudrais bien savoir! Comme ce doit être drôle! Ce +serait si bon de rire tout à fait!» Son regard, pur et vivant, errait +sur la foule. Il arriva jusqu'à Claude. Elle le reconnut. Ses lèvres +s'allongèrent un peu, et la frange de ses cils blonds s'abaissa +légèrement, en signe d'amitié. Cela ne dura qu'un éclair. Elle ramena +les yeux, par degrés, vers sa mère qui n'avait pas changé +d'attitude,--pas plus que Robert,--lui dit un mot à l'oreille, et +l'aile rose reprit sa silhouette primitive au-dessus du chapeau noir, +tandis que le chef d'orchestre, avec des gestes agrandis pour +ressaisir le public, continuait à diriger la _Marche_ de Berlioz. + +Claude, retiré au deuxième rang de la loge, appuyé aux cloisons +fumeuses, entre lesquelles peu de songes d'amour pareils au sien +avaient dû éclore, ne pensait plus qu'à Thérèse, et ne voyait plus +qu'elle. Oh! le merveilleux concert, et comme, à certaines heures, la +puissance créatrice de nos âmes transforme et fond en un seul hymne +toutes les sensations diverses qui nous viennent du monde! Comme tout +parle une même langue pour nous traduire nous-mêmes! Que jouait-on +maintenant? de quels maîtres étaient les symphonies qui se +succédaient? quels numéros portaient-elles sur le programme tombé à +terre? Questions vaines. Il n'y avait dans la salle qu'une enfant +blonde, là-bas, et la foule, sans le savoir, et l'harmonie joyeuse ou +plaintive de l'orchestre, et toute la lumière tombant des vitrages, +tout cela n'était que pour cette petite tête fière, pour l'ovale +aminci de ce visage de vierge. Et un seul homme comprenait et goûtait +le sens mystérieux qui s'échappait de toutes choses: Claude Revel, +immobile, au fond d'une loge de cirque. + +Il remarqua enfin que la foule s'écoulait autour de lui, et se leva. +M. de Kérédol, jusqu'alors, l'avait plusieurs fois cherché du regard +dans la salle, et ne l'avait pas rencontré. Mais, en sortant du rang +de fauteuils où il avait pris place, il se trouva tourner le dos à la +scène, et aperçut Claude Revel, tout en haut, encadré dans l'étroite +ouverture de la loge, les yeux fixés sur Thérèse qui commençait à +monter vers lui. Soit qu'elle eût deviné derrière elle la surveillance +anxieuse de Robert, soit timidité de jeune fille, Thérèse passa près +de Claude, sans détourner la tête. Sa mère la suivit, causant avec +elle. Mais M. de Kérédol s'arrêta un instant, au milieu de l'étroite +coupure des gradins. Il n'eut pas un mot, ne fit pas un geste: +seulement, de ses prunelles bleues, dures comme un reflet d'acier, +jaillit un éclair de colère à l'adresse de Claude debout à trois pas +de lui, un défi d'homme à homme, prouvant bien que désormais la +certitude était acquise et la lutte résolue. + +La lutte! Hélas! elle était bien dans la volonté de Robert, dans son +coeur atteint au plus profond de ses tendresses. Mais lui-même, en ce +moment où il éprouvait une irritation violente, comme s'il en eût +senti la faiblesse secrète, il se hâtait de fuir. A peine avait-il +descendu les marches du perron qu'il offrait le bras à madame +Maldonne, et remontait le faubourg, d'un pas plus pressé que +d'ordinaire, tournant et dépassant les groupes noirs qui dentelaient +la rue en pente. Thérèse marchait à côté de sa mère. Elle semblait +indifférente, nonchalante, comme ceux qu'une pensée, même indécise et +faible, isole de la foule. Aucun des trois ne parlait, si ce n'est à +mots rompus, rarement. + +De loin, Claude regardait diminuer l'aile rose. Bientôt, parvenu à la +route qui filait droit sur les Pépinières, parmi les bandes d'ouvriers +et de boutiquiers, Robert ralentit le pas. Il se trouvait dans +l'horizon du domaine, il atteignait la sauve. Mais aucune embellie ne +se manifesta dans son humeur. + +Quand le portail du logis se fut enfin refermé derrière eux, il poussa +un soupir de soulagement; puis, laissant les deux femmes entrer dans +la maison, traversa tout le jardin, pour aller s'asseoir, au fond, +sous la tonnelle de lauriers. + +--Joli succès! dit-il en accrochant son chapeau à une branche et en +s'épongeant le front. Tout ce que j'essaye tourne de la même façon... +Depuis hier je redoutais cette rencontre-là. Elle était fatale... Et +dire qu'il est peut-être venu, averti par moi, par l'imprudence que +j'ai eue de bavarder avec Lofficial! On a toutes les chances à son +âge, et toutes les malechances au mien! + +Ses réflexions furent interrompues par Thérèse. Elle avait quitté son +feutre noir, pris un chapeau de paille fanée, et elle venait, de son +allure vive et décidée, nullement troublée, bien qu'elle eût des +choses graves à demander. + +--Tiens, c'est vous? dit Robert, que l'arrivée de sa nièce prenait à +court de résolution, dans le trouble des premières méditations. + +--Mais oui, moi, répondit-elle. Nous avons à causer tous deux. + +Elle ouvrit un pliant, appuyé le long des treillages qu'enveloppaient +les touffes de laurier, et s'assit en face de M. de Kérédol, un peu +plus bas que lui. + +--Mon parrain, dit-elle en arrangeant les plis de sa robe, je suis +venue pour vous demander une preuve de grande affection. + +--Je vous en ai tant donné, ma pauvre chérie! Vous devez bien savoir +que je ne vous refuserai pas. + +--Oh! reprit-elle sans lever les yeux, celle-là est d'une autre sorte. +Je veux savoir de vous un secret. + +--Un secret, Thérèse? + +--Oui. Depuis plusieurs semaines, depuis deux jours surtout, je vous +trouve... + +Elle semblait hésiter entre les mots. + +--Comment me trouvez-vous? + +--Triste, inquiet, je ne sais pas bien exprimer cela. Mais je vous +trouve changé, comme si la maison n'avait plus le même charme pour +vous. + +--Oh! si! interrompit vivement Robert. + +Thérèse releva la tête, et vit qu'il était un peu pâle. + +--Comme si, poursuivit-elle, vous portiez en vous-même une peine? + +--Quand ce serait, ma pauvre enfant! Pouvez-vous comprendre ce qui +passe quelquefois de sombre et d'ennuyé dans l'esprit d'un vieux comme +moi? + +Elle le pressait, et l'interrogeait de ses yeux clairs fixés sur lui. + +--Mon père et ma mère, continua-t-elle, ne sont-ils pas les meilleurs +amis du monde pour vous? + +--Les meilleurs, oui, Thérèse. + +--Ai-je été moins prévenante à votre égard, moins obéissante? + +--Non, mon enfant, je n'ai rien à vous reprocher. + +--Alors? + +Il ne put supporter l'interrogation prolongée de ces grands yeux +d'enfant qui plongeaient au fond de lui-même, et se détourna vers les +lauriers à droite. Une de ses mains pendait le long du banc. Thérèse +la prit entre les siennes, et, la caressant comme elle avait fait +souvent, pour obtenir une gâterie: + +--Vous voyez bien, vous n'avez pas assez de confiance en moi pour me +dire un secret, et cela me peine, allez, plus que vous ne pouvez +croire! + +Elle laissa échapper la main, qui retomba le long du banc. Robert se +retourna. Son regard, quand il rencontra celui de Thérèse, exprimait +une souffrance si profonde et si vraie, que la jeune fille en fut +toute saisie. Elle sentit les larmes lui monter aux yeux. + +--Qu'avez-vous? demanda-t-elle. + +--Thérèse, fit Robert, qui se contenait pour ne pas montrer toute sa +faiblesse devant elle, Thérèse, répondez-moi franchement! + +--Oh! bien sûr. + +--Thérèse, m'aimez-vous? + +--Mais oui, je vous aime! + +--Beaucoup? + +--De tout mon coeur! Pourquoi en doutez-vous? + +--Thérèse, si quelqu'un venait pour vous enlever à nous, est-ce que +vous nous abandonneriez? + +--Quelqu'un? + +--Oui, est-ce qu'au premier mot d'amour vous nous laisseriez là, votre +père, votre mère, moi, comme celles qui n'ont pas eu au foyer tout le +bonheur, toute la tendresse que vous avez eus? + +Elle chercha dans sa poche un petit mouchoir de batiste, le passa sur +ses yeux, et dit: + +--Est-ce qu'il est venu quelqu'un? + +--Non, Thérèse, dit rapidement Robert, mais s'il venait? + +--S'il venait? + +--Oui, un jour lointain, plus tard? + +La jeune fille se leva, et lui la suivit du regard qui se dressait, +souple, non plus émue, mais affectueuse, filiale comme il la trouvait +chaque jour. + +--S'il venait, reprit-elle, un jour, plus tard, je lui dirais que +j'appartiens d'abord à ceux qui m'ont toujours aimée. + +--Oh! Thérèse! + +--Je lui dirais encore autre chose! + +Elle se pencha vers lui. + +--Je lui dirais: «Adressez-vous à mon parrain, à mon meilleur ami!» + +Puis elle se recula jusqu'à l'entrée de la tonnelle. + +--Était-ce bien la peine de faire tant de mystères? dit-elle. Vous +voyez, nous nous sommes expliqués. Et il n'y a rien du tout entre +nous, qu'un «plus tard», un jour lointain, et qui dépendra de vous. +Voilà pourquoi vous vous faites du chagrin? Rappelez-vous donc ce que +vous m'avez si souvent répété: «La tristesse sans raison est la grande +ennemie de la jeunesse.» Est-ce ainsi que vous disiez? + +--Oui, quand vous étiez mon élève. + +--Mais je le suis, je le serai toujours. + +Elle sortit de la tonnelle, et s'éloigna par l'allée en face. Après +une vingtaine de pas, une gentille pensée lui vint. Thérèse se +retourna, fit une révérence de pensionnaire, et redit, avec la plus +jolie mine, futée et tendre à la fois: + +--Toujours! + +Robert essaya de lui répondre par un sourire. De loin elle put s'y +tromper. Mais quand elle eut disparu, il se sentit en proie à une +tristesse noire. Tant que Thérèse avait été là, Robert s'était +contenu, pour ne pas pleurer devant elle. Oh! non, il ne fallait pas! +C'était indigne d'un homme. A présent il était seul. Il mit sa tête +dans ses mains, et se laissa emporter par ses pensées. Pour la +première fois peut-être de sa vie, dans cet élan désordonné de son +âme, il tutoya l'enfant, dont l'image était encore là, présente devant +lui. «Pauvre chère petite, disait-il à demi-voix, c'est ta jeunesse +que je pleure, parce qu'elle est exquise et que nous allons la perdre. +Je le pressens, je le devine à ton charme même. Tu dis que tu resteras +mon élève! Oui, tu le voudrais peut-être. Mais tu ne sais pas, pauvre +enfant, le changement profond que l'amour fait dans nos amitiés. En +peu de semaines, quand tu aimeras, ton père et ta mère deviendront une +affection pâle, plus effacée chaque jour. Moi, je ne serai plus rien, +tu entends, rien! Et voilà le prix de dix-huit ans de tendresse! Ne +plus te voir qu'avec l'assentiment d'un étranger, par intervalles, par +faveur, découvrir en toi des pensées que je n'y aurai pas vu naître, y +reconnaître la main d'un autre, moi qui t'ai formée, moi qui n'ai +guère que toi au monde! O Thérèse, Thérèse!» + +Dans ce moment d'angoisse, Robert se sentait seul. Il avait vécu dans +l'intimité de Guillaume et de Geneviève, et cependant ni l'un ni +l'autre ne paraissait éprouver la moindre alarme. Rien n'était changé +dans la quiétude de leur vie quotidienne. Leurs conversations à table +témoignaient de la même confiance dans la perpétuité de ce bonheur +menacé! Comment ne souffraient-ils pas à la pensée que, d'une heure à +l'autre, l'enfant pouvait leur être ravie? Etrange aveuglement! Ils ne +devaient rien soupçonner. Ne valait-il pas mieux les avertir, leur +dire: «Allons-nous-en! Partons pour un voyage, n'importe où, loin s'il +se peut. Maldonne demandera un congé. Nous emmènerons Thérèse, et nous +éviterons qu'elle nous quitte. Il n'y a rien de perdu puisqu'elle +n'aime pas encore. Allons-nous-en! Ou bien, aidez-moi. Écartez +doucement les occasions, veillez, ayez pitié de vous-mêmes et de moi. +Car je sens que la branche plie sous l'oiseau.» + +A qui parler ainsi? A Geneviève? Une timidité singulière lui fit +repousser cette idée. Il se sentit rougir un peu. «Non, pas elle, se +dit-il. Les femmes ne peuvent juger cela comme nous. Ma soeur ne +comprendrait pas. Si léger qu'il soit, Guillaume a beaucoup de coeur. +J'irai le trouver.» + +Robert se leva, suivit la grande allée, aux deux tiers tourna à +gauche, et se dirigea vers une petite construction en tuffeaux +couverte d'un toit de zinc. Le laboratoire de Guillaume Maldonne, une +sorte d'étouffoir aux murs mansardés, se trouvait au-dessus d'un +réduit de jardinage. On y accédait par un escalier raide en bois +blanc. M. de Kérédol en monta les marches avec une lenteur +involontaire. Cela lui coûtait, la confidence qu'il allait faire, et +cela l'effrayait presque. Il y avait longtemps qu'ils ne s'étaient +entretenus d'un sujet aussi grave et intime. Pourtant, il ne voulut +pas reculer, poussa la porte, légère comme de l'amadou à force d'être +sèche, et entra. + +Guillaume Maldonne, en veste blanche, + +écrivait, juste au-dessous de la fenêtre à tabatière. + +--Attends! attends! dit-il en faisant signe de la main gauche, tandis +que, de la droite, il se hâtait d'achever la phrase commencée. Tu vas +voir! tu vas juger! + +Il avait l'air si heureux, si naïvement content de lui, que Robert +l'enveloppa d'un regard d'envie. + +La plume d'oie cria quelques secondes, et M. Maldonne radieux, +ébouriffé, se retournant sur sa chaise: + +--Dame! dit-il, puisque tu ne veux rien faire, il faut bien que je +travaille seul! + +--Au catalogue? + +--Non, mon ami: un mémoire! je le destine à la Société linnéenne. +Écoute-moi ça: «_Mémoire sur les rapports qui existent entre la +coloration de l'oeuf et celle du jeune oiseau en duvet._» Est-ce une +trouvaille? Est-ce une assez jolie question? + +--J'en ai une aussi, moi, dont je veux te parler, dit Robert, qui +s'était appuyé au montant de la porte. Elle est également importante, +bien qu'il ne s'agisse pas d'histoire naturelle. + +--Ah! dit Guillaume avec un désappointement visible, et laissant +retomber sur la table le papier qu'il avait saisi. De quoi s'agit-il? + +--De Thérèse. J'ai peur que son imagination ne commence à travailler. +Je crois avoir des preuves qu'elle n'est pas insensible,--sans trop le +savoir, la pauvre petite!--à l'attention qu'elle éveille, dès qu'elle +paraît. Des nuances encore, tu comprends bien, mais, en pareil cas, +tout est grave. + +--Eh! mon ami, c'est l'âge! c'est son droit! Depuis que le monde est +monde, les jeunes filles sont contentes de plaire. Pourquoi veux-tu +que Thérèse fasse exception? + +--Guillaume, reprit gravement Robert, il y a plus que cela, et tu as +tort de prendre légèrement mon avis. Suppose que, par notre faute, +parce que nous n'aurions pas assez veillé... + +--Ah! par exemple! s'il y a une fille bien gardée, c'est la mienne! + +--Soit! je ne discute pas pour l'instant. Plus tard, si tu es de mon +avis, je t'indiquerai les moyens... + +--Les moyens? dit Guillaume, dont les yeux devinrent tout grands de +surprise. + +--Oui, j'y arriverai, mais pas encore. Je suppose, Guillaume, que ta +fille ait été remarquée par un jeune homme. + +--Après? demanda tranquillement M. Maldonne. + +--Cela ne t'émeut pas? + +--Mais si, Robert, cela me toucherait, certainement. + +--Je suppose donc que ta fille, libre, sans conseil, en vienne à aimer +à son tour... + +--Eh bien? + +--Eh bien! mon cher, si nous n'y veillons pas, cette supposition-là +peut être une réalité demain, oui, demain, entends-tu, nous pouvons +la voir demandée en mariage, épousée, emmenée, si jeune encore! As-tu +pensé à cela, Guillaume, emmenée? + +--Quelquefois. + +--Et tu peux admettre cette idée, que demain nous ne l'aurons plus? + +--Que veux-tu, Robert... + +--Que nous nous trouverons face à face tous trois, aux Pépinières? + +--Comme autrefois, mon bon ami. + +--Non, pas comme autrefois: vieillis, usés! + +--C'est un peu vrai. + +--Et sans Thérèse! Tu peux supporter cela, toi, sans Thérèse? + +--Mon Dieu, mon ami, si je la savais heureuse! Les enfants, on les +élève pour d'autres, en somme, et il faut savoir être heureux quand +ils le sont, par ricochet.. + +M. Maldonne disait cela d'un ton tranquille, levant par instants les +épaules, en signe de résignation et de passivité. Robert le +considérait, sans rien répondre. Il ne s'attendait pas à rencontrer si +peu de sensibilité, une imagination si froide et si bornée. Ah! +certes, il se sentait d'une autre espèce, lui, de l'espèce qui souffre +et se révolte! Il ne comprenait pas la vie de cette façon moutonnière. +Quelque chose d'orgueilleux et de méprisant se soulevait en lui, à la +vue de cet homme souriant, vêtu de clair, occupé d'oiseaux, que le +sort de Thérèse, l'abandon possible des Pépinières, ne parvenaient pas +à émouvoir. Celui-ci regardait aussi Robert avec étonnement. + +--Allons, mon vieil ami, dit-il en l'attirant par la main, tu te bats +contre des moulins à vent. Laissons là toutes ces billevesées. Thérèse +ne court aucun danger, je t'assure. Apaise-toi. Tiens, assieds-toi là, +je vais te lire le passage que je terminais, quand tu es entré. +Veux-tu? + +Robert s'assit, du même air offensé, près de la table. Déjà Guillaume +avait saisi le cahier de papier qui contenait son mémoire. Il passa la +main sur sa barbiche, ses yeux s'animèrent d'une flamme vive. + +--Je suis rendu, dit-il, à la famille des Longirostres. Je viens de +traiter du _chevalier Gambette_, et j'arrive au _bécasseau +combattant_. + +Et il lut, scandant la phrase avec amour: «Bécasseau combattant, +_Tringa pugnax_. Quand le petit bécasseau, avec son bec et le secours +de sa mère, vient à briser la coque qui le tenait captif, la couleur +de l'oeuf, jaune gris parsemé de taches bistres, tantôt disséminées, +tantôt groupées, se trouve reproduite avec une exactitude telle sur la +tête, le corps, les ailes de l'oiseau, que le petit ressemble à un +oeuf animé.» A la lettre, mon cher! regarde! Est-ce une découverte? + +Il désignait, sur la table, à côté d'une coquille, un poussin vêtu de +poils, monté sur de hautes pattes. + +--Qu'en penses-tu? demanda-t-il. + +Robert sourit amèrement. + +--Je te félicite, dit-il. + +--N'est-ce pas? + +--Oui, je te félicite d'être à ce point absent de la vie! + +Robert se leva, rouvrit d'un coup d'épaules la porte à demi retombée, +et descendit l'escalier. + +«A quoi bon lui expliquer? murmura-t-il. Il ne comprendrait pas. +Est-il résigné à tout! Quelle sécheresse de coeur! Et moi qui le +croyais capable d'énergie! Sommes-nous différents l'un de l'autre!» + +Et, comme il se demandait: «Quand donc a commencé notre divergence de +vues?» Robert s'aperçut qu'elle datait de plusieurs années, de +l'époque où Thérèse avait commencé à grandir; que, depuis lors, malgré +la communauté de vie, il avait eu bien peu de réelle intimité avec +Maldonne, et que toute sa puissance d'aimer s'était concentrée sur +Thérèse. Et maintenant Robert ne retrouvait plus son ami... Ils ne se +comprenaient plus. + +Cette pensée se transforma bientôt, et se fondit en un élan de +tendresse pour l'enfant. M. de Kérédol songea que cette situation même +lui imposait des devoirs. Puisque lui seul apercevait le danger, ne +devenait-il pas, de plein droit, le défenseur de tous? N'était-il pas +obligé de protéger Thérèse, de la garder pour ceux mêmes qui ne +voyaient pas comme lui? Il sentait, avec une sorte d'amertume fière, +qu'il n'avait plus que Thérèse au monde, et il ne se dit pas, mais il +fut tenté de croire qu'elle aussi n'avait plus que lui. + + + + +VIII + + +Au moment où l'aile rose, longtemps suivie, disparaissait à l'angle +d'une rue, Claude se trouvait près de chez lui. Il se sentait plein +d'audace pour la conquête de Thérèse. Mais, de plan d'attaque, il n'en +avait pas. Dix projets s'étaient levés déjà de son esprit, comme un +vol de linots sort d'un buisson battu. Aucun d'eux ne valait qu'on s'y +arrêtât. + +Peut-être allait-il en surgir un onzième, quand le jeune homme, +passant devant la maison voisine de la sienne, entendit une voix +forte crier: + +--Gothon! où as-tu acheté ces maudits sacs de papier? C'est du papier +de journal, et ça craque dans la main! + +--Parbleu! se dit-il, c'est M. Lofficial. On n'a pas des voisins pour +ne pas s'en servir. Il connaît les Maldonne, il est bien disposé pour +moi; si j'allais lui demander conseil? + +Claude s'arrêta, se décida en deux secondes, et tira la sonnette. + +Gothon Lofficial,--pour employer l'expression qui la désignait dans +tout le faubourg,--une forte vieille à visage sévère, vint ouvrir, +regarda Claude du même air soupçonneux dont elle eût reçu un mendiant. + +--M. Lofficial? + +--Je ne sais pas s'il est là. + +--Je viens de l'entendre. + +--Ça ne fait rien. + +Elle tenait à la main un paquet de sacs fortement collés et aplatis, +avec lesquels elle s'éloigna, traînant la jambe, vers le jardin dont +on voyait un coin encore feuillu et doré de soleil, dans l'enfilade du +porche blanc. + +Claude perçut le bruit d'un colloque échangé entre le fifre aigu de +Gothon et le tonnerre contenu de M. Lofficial. Le dernier mot seul lui +parvint distinctement: «C'est d'un joli exemple, allez, le dimanche, +pour un monsieur dans les oeuvres!» Et, comme la vieille fille, +achevant sa phrase, rentrait dans sa cuisine en sous-sol, le visiteur +apparut sur le seuil du jardin. + +--Entrez donc, monsieur Claude! Par ici! Non, pas par là, ici, ici! +disait la voix de M. Lofficial. + +Le jardin n'était pas grand. M. Lofficial n'était pas mince, mais on +ne pouvait le découvrir de la porte, à cause d'un gros massif de +rhododendrons poussé comme une futaie. Il se trouvait à cheval sur le +dernier barreau d'une échelle double, au-dessous d'une treille à +l'italienne, vrai plafond de vigne, dont les pampres lui +chatouillaient le visage. Devant lui, accroché à l'échelle, un panier +se balançait, plein de papiers et de bouts de fil cirés. Et tout +autour, à portée de son bras, s'échappant des feuilles à demi jaunes, +semées de gouttes de sang par l'automne, des grappes de raisin +pendaient, mûres à point, transparentes, rousselées par endroits, +quelques-unes enveloppées déjà et ficelées dans la robe de papier qui +devait les conserver fraîches. + +Le bonhomme, en voyant Claude s'approcher, dodelina la tête d'un air +moitié content, moitié dépité. + +--Vous me surprenez, dit-il, me livrant à un travail servile, le +dimanche. Gothon m'en a fait des reproches. + +--Cela un travail servile! répondit Claude. + +--On pourrait discuter. Mais je n'ai que dix grappes à emmailloter de +la sorte, celles qui pressent le plus. Et vous savez l'adage: _Parum +pro nihilo reputatur_. + +--Je sais surtout, mon voisin, que vous êtes incapable de désobéir +même à une virgule du Décalogue. Ne craignez point de m'avoir +scandalisé. Je ne le suis pas. + +Réjoui par la réponse, qui calmait chez lui un scrupule réel, M. +Lofficial s'épanouit. Il se pencha, et son ventre s'arrondit un peu +sur le barreau, prit un sac, l'entr'ouvrit, et souffla fortement entre +les deux feuilles blanches, qui se gonflèrent comme une outre. + +--C'est d'autant plus urgent, continua-t-il, que nous sommes dans une +année de guêpes... + +Il s'était mis entre les lèvres, pour le tenir, un fil qui descendait +de chaque côté de la bouche. Et, prenant le sac par le fond, il +enfermait avec précaution une grappe jaune comme une muscade, sans +cesser le monologue, très attentif seulement à bien plisser +l'enveloppe raide autour de la queue du raisin. + +--Une année de guêpes, répétait-il, positivement, jeune homme. +Avez-vous remarqué que ces bêtes de malheur sont en abondance tous les +neuf ans? + +Claude, au pied de l'échelle, répondit en souriant: + +--Je n'aurais pu faire encore que deux observations de ce genre, +monsieur Lofficial, et je vous avoue que, les deux fois, cela m'a +échappé. + +Maintenant, la grappe était empaquetée, ficelée, et tremblait +au-dessus du front de son propriétaire satisfait. M. Lofficial regarda +son interlocuteur, se trouva lui-même légèrement ridicule d'avoir posé +la question. + +--C'est vrai, dit-il, une jeunesse pareille! Qu'est-ce qui me vaut +l'honneur de votre visite, monsieur Claude? + +Le jeune homme jeta les yeux du côté de la cuisine, et répondit à +demi-voix: + +--Une question de mariage. + +--Oh! ne vous gênez pas, dit en riant M. Lofficial: elle y est +habituée. Je ne fais que ça, des mariages! + +--Vous? + +--Du matin au soir. + +--Ici? + +--La plupart du temps au bureau, là-bas. Mais il vient des gens me +trouver jusqu'ici. Je suis quelquefois dans mon échelle, comme vous me +voyez là. Ah! je ne leur en dis pas long, un petit discours, toujours +le même: «Mes bons amis, vous offensez le bon Dieu... il ne faut pas +que ça continue... il faut réparer, réparer, réparer.» + +--Comment, réparer? + +--Mais je le crois, des dix ans, des vingt ans quelquefois! Eh bien! +presque toujours ils répondent oui. C'est si braves gens, le peuple, +monsieur Claude! + +--Vous êtes donc adjoint, monsieur Lofficial? + +--Eh non! président de la société de Saint-François-Régis! Ce que j'en +ai mis d'alliances, aux doigts de ces fiancés tardifs! Ça fait +plaisir et ça fait pitié. Enfin, mon voisin, si vous avez besoin de +moi, pour un de vos protégés, tout à vos ordres. Seulement, il faut +les papiers. Les avez-vous? + +Il s'apprêtait à prendre un second sac dans le panier, et déjà sa main +se tendait en avant. + +--Mon cher monsieur, il n'y a rien à réparer dans mon affaire, +répondit Claude. Il s'agit de moi, qui me suis mis en tête d'aimer une +jeune fille. + +M. Lofficial s'arrêta court. Un bon sourire illumina sa face ronde. + +--Ça change mes habitudes, dit-il, voyons quand même. Mais d'abord, +puisqu'il s'agit de vous, je m'en vais descendre. + +Avec plus d'agilité qu'on n'eût pu lui en supposer, il passa sa grosse +jambe par-dessus le pignon des montants, descendit, saisit l'échelle, +et la porta le long du mur. + +--Tout à vous, maintenant, dit-il en revenant, les mains tendues vers +le jeune homme. Allons au fond du jardin. Nous y serons mieux. Vous +avez donc une amourette? + +--Mieux que cela, mon voisin, un grand amour. + +--J'entends, mais au début, je pensais qu'on pouvait employer le +diminutif. Comme vous y allez! Et elle se nomme? + +Ils s'assirent côte à côte, sur un banc à dos renversé, derrière une +touffe d'arbousiers. + +--Thérèse Maldonne. + +--Ah! cher ami! s'écria M. Lofficial en reprenant les mains de Claude, +qu'il serra et secoua dans les siennes, tandis que ses fortes lèvres +s'arrondissaient de surprise et d'admiration, cher ami, quelle perle! +Comment l'avez-vous découverte, elle qui sort si peu? + +--Chez les Malestroit, quand le petit Jean est mort. Vous y étiez. + +--Pauvre innocent! reprit le bonhomme, sur la figure duquel passa une +expression de pitié. C'était notre filleul, à elle et à moi. Mais ce +n'est pas là que vous avez pu parler à Thérèse? + +--Non, mais je l'ai revue chez elle, où je suis allé deux fois, sous +couleur d'histoire naturelle. M. de Kérédol y a fait allusion, hier, +vous vous souvenez? + +--Jeunesse, jeunesse! abuser ainsi de nos manies! Vous avez tout de +même bien fait, vous savez. Sapristi, vous avez bien fait. Je n'en +connais pas deux qui la vaillent! + +Il riait largement, heureux de louer, et sur leurs deux visages, avec +des reflets différents, la même pensée de Thérèse mettait la joie. Le +contentement débordait des yeux de M. Lofficial, pétillants de bonté +sans malice. Tout à coup, il retira ses mains, dans lesquelles il +avait gardé celles de Claude. Sur sa figure, d'une mobilité, d'une +intensité de physionomie qui lui venait en droite ligne du peuple, +dont il était à peine sorti, une sorte d'inquiétude se peignit. + +--Et M. de Kérédol, précisément? dit-il. + +--Eh bien? + +--Comment prend-il la chose? + +--Assez mal. Il soupçonne que je ne suis pas venu chez M. Maldonne +pour l'amour seulement des oiseaux. + +--Il vous bat froid. Je l'ai bien vu. + +--Autant qu'il le peut. + +Claude leva les épaules. + +--Qu'importe ce monsieur? ajouta-t-il vivement. Je puis me passer de +son consentement! Et sa mauvaise humeur, si elle est tout +l'obstacle... + +--Il importe beaucoup, au contraire, interrompit M. Lofficial, les +yeux levés vers la maison en face, comptant les fenêtres l'une après +l'autre. Si M. de Kérédol se jette à la traverse, vous comprenez, un +ami de vingt-cinq ans, logeant sous le même toit... + +--Mais enfin, monsieur, de quoi m'en voudrait-il? + +Visiblement embarrassé, M. Lofficial baissa la tête vers la terre, et +se mit à pousser, du bout du pied, le sable qu'il entassait par petits +monticules. Enfin, écrasant son oeuvre sous son large brodequin: + +--De rien, en effet, mon cher enfant, dit-il; c'est un homme d'honneur +et, dès lors, incapable d'une opposition déloyale. Laissons-le, +occupons-nous des moyens de vous rendre agréable aux parents de +Thérèse et à Thérèse elle-même. C'est le premier point. Y avez-vous +songé? + +--Oui, sans rien découvrir. J'ai pensé que vous seriez plus heureux +que moi. Vous connaissez de longue date les Maldonne. + +--Assez pour bien savoir, mon ami, que si vous agissez avec Maldonne +comme vous agiriez avec un autre, vous ne réussirez pas. Sa fille est +encore très jeune. Il ne se laissera pas tenter par la fortune. Il +faut que vous lui plaisiez, qu'il ait pour vous une sympathie +prononcée. + +--Comment faire? Il ne reçoit pas chez lui. M. de Kérédol l'en +empêche. + +--Oui. + +--Au musée, je le troublerais dans ses travaux. + +--Oui. + +--Alors? + +--Il y aurait bien un moyen, dit M. Lofficial en souriant, même un +très bon... Chassez-vous? + +--De père en fils, répondit Claude. + +--Vous tirez bien? + +--Passablement. + +--C'est qu'il ne faudra pas manquer! Si vous manquez votre coup, vous +n'aurez pas l'occasion d'en tirer un second. + +Ici la voix de M. Lofficial diminua de sonorité, et ce fut tout bas +qu'il continua: + +--Je vais vous révéler un secret. N'ayez jamais l'air de le savoir: +Maldonne ne vous le pardonnerait pas! Il a réuni la plus merveilleuse +collection d'oiseaux qui soit peut-être en province. + +--Je le sais. + +--Pourtant il en manque un. + +--Lequel? + +--Un seul, d'une espèce évidemment rare, difficile à se procurer, +puisque Maldonne, en vingt ans de chasse, n'a pas réussi à le tuer. + +--Oh! dites, monsieur Lofficial, demanda Claude, l'oeil brillant, déjà +prêt à se mettre en route, dites son nom! Où la trouve-t-on? Est-ce +très loin?... + +--Attendez, répartit doucement le bonhomme. Je ne vous aurais pas +lancé sur une proie impossible. Je possède, sur le bord de la Loire, +un petit bien, les Luisettes. + +--Et c'est là? + +--Attendez donc! Devant, il y a un marais couvert de saules et de +roseaux. Même en été, il y reste un peu d'eau. Moi, je ne suis pas +chasseur du tout. Mais j'ai si bien le temps de me promener! Eh bien! +ce que je n'avais pas dit à Maldonne, parce que le seul amour de l'art +ne me déciderait pas à faire tuer une jolie bête, je vous le confie à +vous, pour l'amour de Thérèse. Mon cher ami, dans mon marais, je sais +positivement qu'il existe un couple de... + +Il se pencha, mit ses mains en tuyaux: + +--De sarcelles bleues! + +--Ah! cher monsieur! cher monsieur Lofficial! + +--Chut! n'ébruitez rien. C'est sauvage à nous entendre d'ici. Et puis, +le moindre mot rapporté à Maldonne gâterait tout. Commencez par vous +aboucher avec le père Malestroit. Il a le maniement des bateaux. +Colibry pourrait vous accompagner aussi, et lancer les mâlons. + +--Colibry, je ne dis pas, mais Malestroit? Il est rude. + +--Dites que c'est pour moi. J'ai eu l'occasion de leur rendre un petit +service, autrefois, quand je commençais à m'occuper de la Régis, +comme dit Gothon. Il revenait du tour de France. Dieu! le beau +compagnon! Enfin, c'est devenu tout à fait rangé! Demandez-lui ça en +mon nom. + +--Que je vous remercie! s'écria Claude, en serrant la main du +bonhomme, qui s'était levé. + +--Vous me remercierez plus tard. Le tour n'est pas joué. Prenez du +plomb un peu fort. + +--Oui, monsieur Lofficial. + +--Pas trop gros, pour ne pas abîmer la bête. + +--Non, monsieur. + +--Choisissez une petite brume. + +Ils s'en allèrent, causant de la sorte, jusqu'au bout du porche. Là, +M. Lofficial, qui n'était pas en tenue, s'effaça le long de la porte. +Claude sortit, et, sur une poignée de main rapide, ils se quittèrent, +l'un tout plein de sa propre joie, le second heureux de la joie de +l'autre, comme il convenait à leurs deux âges. + +Claude se rendit, sans plus tarder, chez M. Malestroit, lui exposa +l'affaire, et reçut cette réponse: + +--Une bonne partie, monsieur Claude, bien nourri, bien payé, pas +grand'chose à faire, ça me va toujours, comptez sur moi. + +Il alla ensuite chez Colibry, qui hésitait un peu, et finit par dire, +de sa voix flûtée: + +--Ça ne me convient guère, mais pour vous obliger, monsieur Claude, on +ne demande pas mieux. + +Le soir, dans sa bibliothèque, il feuilleta des livres d'histoire +naturelle, pour y trouver la description de la sarcelle, la découvrit, +la relut pour s'en mieux pénétrer. Puis il s'endormit, rêvant que la +petite brume était venue, et qu'il tuait l'oiseau bleu, destiné à +gagner le coeur du vieux père Maldonne. + + + + +IX + + +Vers le milieu de novembre, le temps se refroidit brusquement. Comme +il passait devant la boutique du vannier, Claude s'entendit appeler. + +--Monsieur, souffla bien bas Colibry, Malestroit dit que ça sera pour +demain matin. Il a vu la cane bleue. + +--Ce n'est pas possible! + +--Comme je vous vois. + +--Et vous êtes prêt? + +--Demain, si vous voulez. + +--Alors, je prends cette nuit le train de trois heures. A quatre +heures et demie, je serai là-bas. Et vous? + +--Oh! nous, monsieur, nous irons coucher au bord de l'eau, pour être +plus tôt parés. Malestroit dit qu'il le faut. Alors, moi, je le veux +bien. + +--Où vous trouverai-je? + +--Juste au bas du bien de M. Lofficial, tout proche le vieux pont. + +Le lendemain, en pleine nuit, Claude, le fusil en bandoulière, +enveloppé d'un plaid et d'un cache-nez, des gants fourrés aux mains, +descendait du train, à l'une des stations voisines de la ville. A de +pareilles heures, les voyageurs sont rares. Il se trouva seul sur le +quai et bientôt dans la campagne. Pendant la première partie de la +nuit, le temps était demeuré clair, avec une forte gelée. A présent, +il faisait une brume intense. Claude marchait à grands pas sur la +route. A droite et à gauche, il devinait la vallée, sans rien voir +que de hautes branches de peupliers, qui sortaient tout à coup du +brouillard, au-dessus de lui, comme pendues en l'air. De rares +buissons, des coups d'estompe dans le gris universel indiquant une +ferme ou un bois, on ne savait trop. La terre, sablonneuse sous le +pied, annonçait le voisinage de la Loire. Cependant, des idées +singulières venaient à Claude, une crainte très particulière à ces +temps-là, celle d'errer à l'aventure sans avancer, sorte de vertige du +silence de toutes choses, de ne pas entendre même l'écho de son pas, +de ne pas voir à dix mètres devant soi, et de se sentir comme dans une +petite île de quelques mètres de rayon, dans l'immensité trouble qui +pèse, qui tourne, toute moite et glacée ensemble. Enfin, des voix lui +arrivèrent de l'inconnu profond où il s'enfonçait. Il les reconnut. +C'étaient celles des deux hommes. Il se mit à courir, pour achever de +dissiper l'engourdissement qui le saisissait. Bientôt il arriva au +pont, descendit le talus de la levée qu'il avait suivie, et aperçut +Malestroit et Colibry, assis l'un en face de l'autre, sur le bord du +bateau plat qui portait à l'avant une cage pleine de canards entassés. + +--Il est grand temps, dit le maître charpentier. Embarquons, monsieur +Claude, les vanneaux commencent à mouver! + +Tous trois prêtèrent l'oreille. On entendait, en effet, du côté des +prairies inondées, quelque part au-dessus de la vaste nappe d'eau, +dont le bord seul apparaissait, terne et froid comme une lame de faux, +des cris très doux, clairsemés: le premier appel du matin sur les +eaux. Claude prit place à l'arrière, les deux hommes plongèrent les +rames dans le courant presque insensible qui venait, à travers le +pont, des rives de la Loire, et le bateau s'éloigna, glissant +au-dessus des prés, des talus, des bornes, des barrières, dans le +vaste damier des saules plantés autour des champs. La rive avait +tout de suite disparu. La brume s'épaississait de plus en plus. +Malestroit et Colibry, suivant une ligne diagonale, pointèrent droit +sur la hutte, construction des plus primitives, tout simplement la +chevelure d'un saule, ramenée en cône au-dessus du tronc et garnie à +l'intérieur d'une palissade de roseaux. Claude grimpa dans l'abri. Par +devant, en demi-cercle, le maître charpentier disposa les canes. Il +les retirait de la cage, une à une, leur attachait à la patte une +corde munie d'une pierre, et jetait le tout par-dessus bord. La pierre +tombait au fond, la bête nageait en se secouant, mais la corde +l'empêchait de s'écarter, si ce n'est d'un mètre ou deux. Quand il eut +fini, il rejoignit Claude dans la hutte. + +--Toi, dit-il, en se penchant et le plus doucement qu'il put à son +compagnon demeuré en bas, va où nous avons dit, et lâche tes mâlons au +bon moment. Si tu vois de la sarcelle, surtout, lâches-en plutôt deux! +Colibry, transi de froid et ému de l'importance de son rôle, répondit +un «oui» qui se confondit avec le soupir du vent, et, poussant à la +godille le bateau, emmenant avec lui les mâlons, disparut derrière les +cépées. + +Claude, immobile, accroupi dans la hutte, le fusil entre les jambes, +éprouvait l'anxiété délicieuse de la première heure d'affût. Les brins +d'osier, de saule, de jonc dont il était enveloppé, recouverts d'une +couche mince de glace, avaient des éclairs de diamant, et, malgré la +brume, il voyait luire aussi des étincelles partout, dans les ramures +des souches fuyant en lignes pressées à droite et à gauche, le long +des troncs que cernait le courant, sur la pointe des herbes mortes +entraînées en îles minuscules à la dérive. La brume continuait de +passer, en grandes ondes courbées comme des voiles, comme des outres +d'un cristal dépoli, transparentes comme si chacune d'elles portait +une lumière diffuse, un flambeau dont on n'apercevait que le +rayonnement pâle. Partout, à la surface des prés inondés et bien +au-dessus des arbres, c'était la même procession lente de ouates +blanches, impalpables, qui venaient du nord, poussées par le vent. +Tout en haut, cette blancheur s'atténuait, il s'y mêlait une nuance +légère d'azur, et l'on devinait qu'au delà de cette muraille de +vapeurs, le jour naissait dans le ciel clair. Les cris d'appel se +multipliaient, apportés de très loin par la brise et par l'eau. Sur +les langues de terre émergées, dans le cercle mystérieux qui entourait +les chasseurs, évidemment des bandes d'oiseaux de toutes sortes +étiraient leurs ailes, et se préparaient à partir. + +Un cri strident d'une cane près de la hutte, puis le choeur de toutes +les autres, levant le bec du même côté, firent tressaillir Claude. En +l'air, à une demi-portée de fusil, un coup de vent subit claqua juste +au-dessus de sa tête. Une trombe d'ailes de neige, affolées, +désordonnées, avec des sifflements aigus, passa comme un éclair. +Puis, ce ne furent plus que des points noirs, en avant, un chapelet de +balles s'enfonçant dans les brumes, puis, plus rien. + +--Des vanneaux, murmura Malestroit. Attention! Les canards vont venir. + +En effet, les canes qui s'étaient remises à nager, tirant sur leurs +pierres, s'agitèrent et chantèrent de nouveau. Un mâle, lâché par +Colibry, s'abattit parmi elles. Claude chercha des yeux, dans le +désert triste du ciel, la bande d'émigrants qu'annonçait cette entrée +en scène des appeaux. Il l'aperçut à sa gauche, venant du sud. Elle +remontait le vent en triangle, d'une allure égale, pareille à une fine +découpure d'ombres. Elle passa, dédaigneuse de cette troupe +d'apprivoisés qui la saluaient, et se perdit au loin. Un second +canard, quelques minutes après, partit du pré voisin où Colibry +veillait, et monta jusqu'au-dessus des brouillards. Cette fois, quand +il redescendit, il ramenait avec lui tout un vol de grands voyageurs +aux plumes grises. Claude les vit tournoyer en spirales, dont les +cercles se resserraient de plus en plus autour de la hutte. Courbé, +immobile, retenant son souffle, il entendit tout près, par trois +reprises, le battement de leurs ailes, leurs cris mêlés à ceux des +canes prisonnières; il aperçut, par les fentes du treillage, des dos +luisants, striés de barres blanches, des cous tendus, des pattes +pendantes; puis, faisant jaillir l'eau sous le choc de leurs +poitrines, une vingtaine de sauvages s'abattirent en dehors du cercle +formé autour de la hutte: Malestroit les étudia un moment, et, se +penchant: + +--Rien que des tadornes, dit-il. Mais je crois qu'il y a une sarcelle +plus loin. + +Très loin, en effet, à peinte distincte dans la buée qui roulait sur +l'eau, un oiseau plus petit approchait avec précaution, en faisant des +bordées, s'arrêtait, reprenait sa marche oblique. Était-il tombé avec +les autres? Partait-il des prés voisins? Bientôt il fut possible de +distinguer ses formes plus sveltes, son cou qui s'allongeait et se +courbait au ras de l'eau, avec une coquetterie et une grâce que +n'avaient pas les autres. + +--C'est sûr une sarcelle, dit Malestroit. Seulement, est-elle bleue? +Voilà! + +Elle s'avançait toujours, très lentement, nageant d'une seule patte. +Claude sentait son coeur battre si fort qu'il se demandait s'il +pourrait ajuster. La pensée de Thérèse, de la maison des Pépinières +couchée sous les arbres, de l'accueil qui lui serait fait s'il +rentrait avec ce gibier rarissime, l'idée qu'il le manquerait +peut-être, et que le stratagème de M. Lofficial échouerait +misérablement par sa faute, achevèrent de le troubler. + +--Je l'ai vue reluire, dit à ce moment Malestroit, c'est une bleue, +monsieur Claude! + +Claude, perdant la tête, se souleva un peu. Toute la bande de canards +s'enleva en criant. + +--Elle y est encore! souffla le charpentier. Mais ce n'est pas votre +faute. Elle s'en va. Tirez! + +A travers les brins de jonc, Claude passa le canon de son arme. Une +détonation formidable retentit sur le lac. + +--Touchée! Je l'ai! je l'ai! cria le jeune homme en se levant tout +debout. + +Mais Malestroit s'était levé aussi. Il était extrêmement lourd. Sous +ce double ébranlement et sous le poids du charpentier, le fond de la +hutte avait cédé, et, passant au travers, les deux chasseurs, avant de +s'être rendu compte de rien, se trouvèrent dans l'eau jusqu'à la +ceinture, accrochés au tronc du saule. + +--A nous, Colibry! cria la grosse voix de Malestroit. + +Quand ils eurent entendu le bonhomme répondre de loin, et que, tâtant +le sol du pied, ils se furent assurés qu'ils ne couraient aucun +danger, Claude et Malestroit se prirent à rire de l'accident. Ce fut +même pour Claude, malgré le froid qui le pénétrait, un moment +agréable. Il regarda le charpentier, couvert des débris de la hutte, +les cheveux mêlés d'herbes et de roseaux, comme un dieu marin, qui +soutenait d'une main l'édifice effondré, la surface des eaux, qui lui +parut d'argent, des plaques de soleil luisant çà et là sur des +presqu'îles vertes, une côte à droite, à demi dégagée des brumes, et +Colibry, qui semblait un géant, sur l'arrière du bateau qu'il poussait +à la perche de toute la vigueur de ses bras. Il eut, par-dessus tout, +un sentiment de victoire, une émotion de chasseur heureux. Et quand +Colibry, accostant au plus près, lui tendit la main pour le retirer: + +--Elle y est! cria-t-il. + +--Vous y êtes encore plus sûrement, répondit le vannier. + +--Eh! qu'importe, père Colibry? reprit le jeune homme, en passant la +jambe par-dessus le bordage. Qu'importe un demi-bain froid, si nous +avons la sarcelle? Allons, Malestroit, à votre tour! Donnez-moi la +main. Bon! Un effort! Vous y voilà! + +Soulevé par le poignet de Claude et celui de Colibry, le charpentier +monta, lui aussi, dans le bateau. A peine y était-il entré, son large +pantalon ruisselant comme une source, que Claude s'écria: + +--Au large, maintenant! + +--A terre! vous voulez dire, répartit Malestroit, qui se baissait déjà +pour saisir la perche. + +--Non pas! à retrouver la sarcelle! + +--Pour une méchante bête risquer la mort! Je ne suis pas douillet, +mais vrai... + +--Je double ce que j'ai promis, dit Claude: en avant! + +Vaincu par l'argument, le charpentier, tandis que son camarade +attrapait au passage quelques canes d'appel par la patte ou par le +cou, poussa la barque vers un buisson, tout au bout du pré, où le +courant portait. La sarcelle était là, flottant, la tête renversée et +posée entre les ailes, comme si, pour dormir, elle l'eût voulu cacher +dans ses plumes. Claude la prit avec précaution, examina la nuque +marquée d'une aigrette sombre, le pinceau de duvet blanc formant +sourcils au-dessus des yeux, le manteau dont le reflet azuré n'était +pas douteux, tira les cuisses, pour s'assurer qu'elles n'étaient pas +rompues, et, la posant sur ses genoux, comme il eût fait d'un coffret +de perles, d'un chien favori, d'un enfant sauvé: + +--Bleue! dit-il se parlant à lui-même, bleue et pas gâtée! + +Les deux hommes levèrent les épaules, Malestroit ouvertement, Colibry +simulant un effort vigoureux pour ramener en arrière le bateau enlizé. +Puis, laissant Claude à l'avant, muet dans la contemplation de +l'oiseau bleu, ils lui tournèrent le dos, s'assirent côte à côte, et, +dans le vent qui cinglait, ramèrent de toutes leurs forces vers la +terre. Mais la rive était loin. Il fallut près d'un quart d'heure pour +l'atteindre. Quand ils arrivèrent, Claude était pâle de froid, ses +dents claquaient, la glace avait raidi sur lui les plis de ses +vêtements, et Malestroit, la figure congestionnée, semblait avoir du +mal à se lever. + +--Trois kilomètres avant de trouver du feu! grommela celui-ci. + +Il débarqua le premier, regarda derrière lui le jeune homme qui +tremblait, portant la sarcelle pressée contre sa poitrine, et ajouta, +car il avait la rudesse tendre du peuple: + +--Si encore il n'y avait que moi! Mais ce pauvre monsieur, qui n'a pas +l'habitude de la misère! Voyons, monsieur Claude, essayons de nous +réchauffer en marchant! Colibry va retourner aux canes. Donnez-moi le +bras. + +Claude étourdi, et comme enivré par le froid, passa le bras sous celui +du charpentier, qui secouait la tête, d'un air de doute. + +--Trois kilomètres! reprenait-il. + +A ce moment, une voix sortie du brouillard, en face, leur parvint, +toute diminuée par la distance. + +--Ohé! par ici! par ici! + +Tous trois levèrent la tête. A mi-coteau, dans un clos de vigne que +ceignait de brun une haie d'épines, une forme humaine se démenait. Un +peu au delà, une maison carrée aux contrevents ouverts. C'était M. +Lofficial; c'étaient les Luisettes qu'ils croyaient désertes, et qui +s'offraient à eux. + +Ranimé par l'idée de ce secours inattendu, Claude monta plus +rapidement la pente. Malestroit le soutenait, sans en avoir l'air, et +grognait des mots de réconfort: + +--Nous y voilà, nous y voilà... encore cent pas... plus que trente... +Bonjour, monsieur Lofficial! + +--Bonjour, mes enfants! dit le bonhomme, en poussant le clan de sa +vigne. Eh! eh! ai-je bien fait de venir? Comme vous êtes trempés! Six +degrés au-dessous de zéro! + +Et, remarquant la mine souffrante et la pâleur de Claude: + +--Mon pauvre garçon, reprit-il, vous avez l'air d'un noyé! Mais j'ai +de quoi vous ranimer là-haut. Et de quoi vous changer. Hâtons-nous +seulement. + +En deux minutes, ils furent dans la cuisine où flambait un feu de +sarments. M. Lofficial assit Claude sur une chaise basse, entre les +chenets, à la distance précisément d'une broche de rôtissoire. Puis, +courant d'une chambre à l'autre, ouvrant placards, tiroirs, cachettes, +il parvint à découvrir, dans cette maison de célibataire, à peu près +inhabitée, mais montée avec une prévoyance de père de famille, une +foule de choses qu'on ne s'attendait pas à y rencontrer: deux paires +de feutres et deux paires de sabots neufs pour Claude et Malestroit, +de l'eau-de-vie blonde à force d'être vieille, une bouilloire dont le +réchaud n'était pas vide, et une boîte de thé qui laissa s'échapper +l'arome de mille fleurs. + +Toujours trottant, M. Lofficial continuait son monologue, et sa voix +arrivait, tantôt par une porte et tantôt par une autre, tandis qu'un +nuage de vapeur d'eau enveloppait Claude et Malestroit. + +--J'avais des pressentiments, disait-il, et j'ai voulu venir dès hier +soir... malgré Gothon... Et c'est vraiment heureux... Toute la +matinée, j'ai essayé de vous apercevoir avec mes jumelles... Mais, +bast! un brouillard du diable... Et puis, tout à coup, sur la berge... +Ah! quand je vous ai vus, j'ai bien deviné l'accident... j'ai mis une +allumette sous le fagot... N'es-tu pas trop lourd, aussi, Malestroit, +pour chasser à la hutte! + +Il parlait d'un air réjoui, faisant sonner parfois ses lèvres l'une +contre l'autre, avec des impatiences de gros écureuil rebondi, quand +il ne trouvait pas, à l'instant même, ce qu'il cherchait. + +Lorsqu'il se fut enfin arrêté, debout, appuyé sur l'auvent de la +cheminée, Claude, qu'il observait, Claude restauré et réchauffé, lui +prit la main. + +--Vous savez que je l'ai tuée! dit-il. + +--Parbleu, mon ami, vous l'avez bien gagnée! + +--Je recommencerais vingt plongeons comme celui-là, répondit le jeune +homme avec conviction, pour voir seulement l'accueil qu'ils me feront +là-bas! + +«Ils», c'était la seule Thérèse. Pour remercier son vieux voisin, +Claude n'avait rencontré que cette naïveté: parler d'elle. Il ne +savait rien de meilleur. Si elle daignait se montrer satisfaite, tout +le monde ne serait-il pas payé? Pour Thérèse souriante, est-ce qu'on +n'irait pas chercher la sarcelle au bout du monde? Est-ce que M. +Lofficial ne passerait pas, sans se plaindre, vingt nuits de novembre +aux Luisettes? + +Quelque chose répondit oui, au fond du coeur de M. Lofficial. Devant +ce mot d'amour jeune, le bonhomme se sentit ému, disposé à des +complaisances paternelles. Il passa la main, deux ou trois fois, +délicatement, sur les cheveux bruns de son protégé, comme s'il eût +caressé son propre fils. + +--Je veux le voir aussi, dit-il, et je vous conduirai aux Pépinières. + +Une demi-heure plus tard, comme Colibry rentrait, les chaussures étant +sèches, les vêtements brossés, toute trace de l'accident disparue, +Claude s'entendit appeler par M. Lofficial, qui était allé présider +lui-même à l'enrènement du cheval, un bien vieux cheval, pourtant, et +facile. Il sortit, et jeta un coup d'oeil du côté de la vallée: à la +place du lac immense sur lequel il avait cru naviguer le matin, il +n'aperçut, sous le clair soleil, qu'un marais de taille médiocre, +découpé en petits carrés par les saules, rayé, çà et là, par les +bandes vertes des talus, et où pas un vol d'oiseaux, pas un cri, ne +révélait plus la présence du gibier. + +--Montez dans la calèche, dit M. Lofficial en s'avançant, vous n'aurez +pas froid là-dedans! + +Un carrossier aurait protesté contre cette dénomination donnée au plus +singulier véhicule: une caisse écourtée, divisée, aux deux tiers +environ, par une cloison de glaces, et dont la capote, prolongée en +abat-jour, abritait abondamment Colibry et Malestroit, déjà montés sur +le siège. Il y avait bien quarante ans que la calèche venait aux +vendanges. Claude prit place à l'intérieur, avec M. Lofficial, +s'enfonça dans la plume des coussins, sentit monter jusqu'à ses genoux +la laine des peaux de mouton, haute et souple comme une flamme, qui +tapissait le fond de la voiture; Malestroit se hissa près de Colibry, +et les quatre voyageurs commencèrent à rouler vers la banlieue où +Thérèse, sans se douter de la visite qui trottinait pour elle sur la +route, jouissait probablement de l'embellie tardive du matin. + +Le voyage parut délicieux à Claude, parce que M. Lofficial, bon comme +les anciens qui se rappellent avoir été jeunes, parla tout le temps de +Thérèse. + +--C'est par elle, disait-il, que j'ai gagné, jadis, l'amitié de +Maldonne et de M. de Kérédol, par un petit compliment que j'avais su +faire d'elle, en la rencontrant. Vous le voyez, mon cher monsieur, +elle m'a valu deux amis. J'espère bien qu'elle m'en vaudra un +troisième d'ici peu. J'ai rarement vu une enfant si mignonne. Elle +avait les doigts fins comme des pendants de corail. Et je les ai tenus +dans mes mains, ces petits doigts. J'ai eu ses bonnes grâces avant +vous. Eh! eh! Elle portait une robe blanche, elle était marraine, et +moi j'étais parrain. Nous conduisions au baptême le fils de +Malestroit. Il y a de quoi être jaloux, monsieur Claude! + +Il contait posément, avec une certaine saveur rustique et enjouée, des +traits qui eussent été sans intérêt pour tous autres qu'un vieillard +qui se souvenait et un jeune homme qui aimait. De temps en temps, +Claude se détournait à demi, pour voir si le cornet de papier, où il +avait roulé le produit de sa chasse, se tenait toujours bien droit, +dans la poche au fond de la capote. Une émotion grandissante +l'envahissait, à mesure que la distance diminuait jusqu'au logis des +Maldonne. Quand la voiture s'arrêta, devant le portail orné de clous, +il était pâle comme en sortant de l'eau, le matin. + +--Mon lieutenant, dit M. Lofficial, c'est le moment de vous montrer +brave! + +Il tira la sonnette. + +--Monsieur travaille dans la serre, répondit la fille de charge. + +En effet, près du réduit qui lui servait de laboratoire, sous la voûte +de verre peint qui l'enveloppait d'une chaleur douce, M. Maldonne +triait des oignons de tulipes. Il vit venir les visiteurs à travers +une vitre claire, sourit sans se déranger, et, les laissant arriver +jusqu'à lui: + +--Eh bien! fit-il en se détournant et en tendant les deux mains, vous +me surprenez comptant mes trésors. + +--Et nous vous en apportons un autre! répondit M. Lofficial. + +--Une tulipe? + +--Non, un oiseau rare. + +M. Maldonne hocha la tête, d'un air d'incrédulité, en regardant le +cornet de papier que Claude portait sous le bras, et saisit un bulbe +transparent, côtelé, barbelé de racines. + +--Sans l'avoir vu, dit-il, je ne l'échangerais pas contre une seule de +ces _proserpines roses_. + +--Vous auriez peut-être tort, dit Claude, qui lui tendit le paquet. + +Le naturaliste tira la sarcelle bleue par les pattes. A peine l'eut-il +aperçue que, le visage altéré par l'émotion, sans un mot, il +bouscula ses deux hôtes, pour sortir plus vite et porter la bête au +grand jour. + +Dehors, il s'appuya aux tapis de paille qui pendaient du haut de la +serre, tourna et retourna la sarcelle, fit jouer les reflets du +plumage. + +--Ce n'est pas possible! murmurait-il, non, ce n'est pas elle!... + +Enfin il leva les yeux sur Claude, qui l'avait suivi. Sa physionomie +exprimait, avec beaucoup de surprise, un peu d'inquiétude, de +jalousie. Il était sérieux, presque froissé, comme un homme qu'on veut +duper. + +--D'où l'avez-vous fait venir? demanda-t-il. + +--Mais, je l'ai tuée, monsieur! dit Claude. + +--Allons donc! + +--Moi-même, ce matin! + +--Pas dans le département? + +--A deux lieues d'ici. + +M. Maldonne fronça le sourcil. + +--Vous saurez, monsieur, dit-il avec dignité, que cette variété +n'habite pas dans le département. Elle y passe, et si rarement que +des hommes comme moi n'ont jamais eu le bonheur... + +--C'est cependant vrai, mon bon ami, interrompit M. Lofficial, qui +sortait de la serre, en voyant les affaires de Claude se gâter, et +arrivait en se dandinant. Rien n'est plus vrai. Monsieur, qui est bien +moins savant que toi, a été plus heureux, voilà tout. + +Et il se mit à raconter la chasse du matin, comment il l'avait +conseillée, préparée, comment il savait aussi, depuis des années, +qu'un couple de ces oiseaux habitait les marais des Luisettes. Il +apportait à la justification de son client l'énergie de la conviction, +levait les bras, mimait les scènes qu'il contait. + +Pendant ce temps, M. Maldonne passait d'émotion en émotion. Le +scepticisme un peu hautain du début faisait place à un éclair +d'admiration joyeuse, et celle-ci, à son tour, s'effaçait devant le +sentiment pénible du collectionneur qui voit une pièce introuvable +lui échapper. Il maniait la sarcelle, la caressait du doigt, lui +ouvrait l'oeil, redressait une plume endommagée. Enfin, il la tendit à +Claude avec une lenteur qui révélait toute la cruauté de la lutte. + +--Reprenez-la, monsieur, dit-il. Je vous remercie de me l'avoir +montrée. + +Il poussa un soupir, et ajouta: + +--Surtout, gardez-la bien: c'est un commencement précieux pour votre +collection, puisque, je dois vous l'avouer, c'eût été le couronnement +de la mienne! + +--Mais, elle est à vous! s'écria Claude. + +--A moi? dit M. Maldonne, rougissant sous le coup de cette brusque +fortune qui lui venait. Vous ne vous doutez pas de la rareté, jeune +homme... vous ne savez pas ce que vous faites? + +--Oh! si, monsieur, je sais très bien répondit Claude, riant malgré +lui. + +--Vraiment, elle est... + +--Elle est à vous, oui, monsieur! + +Alors, sans prendre le temps de remercier, dans l'exubérance de sa +joie, M. Maldonne courut vers la maison, tenant la sarcelle élevée au +bout de son bras droit et criant: + +--Robert! Geneviève! Thérèse! venez voir! + +Il se précipita dans le salon, arrangea sur la table du milieu +l'oiseau qui ressemblait, sous le jour glissant, à un émail azur et +or, et, comme Robert arrivait par la porte opposée: + +--Regarde! dit-il. + +Robert s'approcha, considéra l'oiseau, puis Maldonne. + +--Ah çà! dit-il, d'où vient-elle, celle-là? qui te l'envoie? + +--Monsieur que voici! répondit le naturaliste avec orgueil, en +désignant Claude qui entrait. Il est assez bon, assez généreux pour me +l'offrir. + +Robert, en apercevant Claude, changea de visage, et sourit +ironiquement, de manière à bien faire comprendre qu'il n'était pas +dupe de cette générosité. Il rendit à peine le salut que lui adressait +le jeune homme, et, devant madame Maldonne et Geneviève qui +accouraient, étonnées, ne sachant rien: + +--Es-tu bien sûr qu'elle soit authentique? demanda-t-il d'un ton +méprisant. + +--Tu n'as qu'à examiner, répondit le naturaliste. Elle a toutes les +signatures... Oui, Geneviève, oui, Thérèse, continua-t-il, notre jeune +ami nous apporte un trésor, celui que j'ai cherché vingt ans: la +sarcelle bleue! + +--Ah! monsieur! dit madame Maldonne en tendant la main à +Claude,--comme si vraiment le cadeau lui eût fait un plaisir +extrême,--est-ce aimable à vous! + +--Et notez qu'il l'a tuée, lui, en personne, à deux lieues d'ici, chez +ce cachottier de Lofficial. + +Il continua, reprenant pour son compte le récit qu'on venait de lui +faire à lui-même, et conta l'aventure avec autant d'animation que s'il +y avait assisté. Sa femme, en le voyant si joyeux, s'épanouissait +discrètement. Elle avait l'air heureux des mères qui regardent +s'ébattre un enfant. Parfois son regard se posait sur Claude resté +près de l'entrée du salon, et s'aiguisait alors d'une pensée +différente, un peu malicieuse, qui la rajeunissait. Thérèse, demeurée +derrière sa mère, à l'autre extrémité de l'appartement, était devenue +tout de suite sérieuse et comme intimidée. Son instinct de jeune fille +l'avertissait qu'il s'agissait d'elle et d'elle seule, bien que son +nom ne fût pas prononcé et que personne ne voulût paraître occupé +d'elle. Elle entendait l'obscure destinée lui parler dans la confusion +des voix, elle la lisait dans la physionomie de ceux qui +l'entouraient, elle savait, elle était sûre,--et son coeur en était +troublé,--que, de cette conversation légère, quelque chose de grave +allait sortir, qui déciderait de sa vie. Les mots ne lui arrivaient +qu'au travers de ce rêve. Ses yeux erraient, sans se fixer, sur ses +parents, Robert, Lofficial, et n'osaient rencontrer ceux de Claude. + +--Vous oubliez, dit M. Lofficial interrompant son ami, que M. Claude, +pour vous faire cette surprise, a failli se noyer. Il ne s'en +vanterait pas, et je le dénonce. La hutte a défoncé sous le poids des +chasseurs. Il est tombé dans l'eau glacée du marais et m'est arrivé à +moitié défailli. + +--Bah! dit Claude prenant de la hardiesse et regardant Thérèse, ce +sera un bon souvenir de plus. + +--Bien dit! repartit M. Maldonne. + +--Pour un oiseau! fit M. Lofficial d'un ton vainqueur, pour un oiseau +risquer sa vie, faut-il aimer la chasse! + +Madame Maldonne baissait les yeux, avec un sourire indulgent. + +Thérèse leva les siens. Elle osa, un peu rouge, un peu confuse, dans +le demi-jour là-bas, regarder Claude, et son regard disait: «Je sais +pourquoi vous avez commis cette imprudence, et j'en ai le coeur +touché, monsieur Claude.» + +Une émotion les gagnait tous. On la sentait grandir entre eux. + +Tout à coup Robert, qui, depuis le début, maniait la sarcelle avec une +curiosité fiévreuse, éclata de rire, d'un rire de colère et de +triomphe. + +--Pas possible de l'empailler, cria-t-il: elle a la panse crevée! + +Et, prenant la jolie bête entre ses doigts, il la jeta contre le mur, +d'où elle retomba sur le parquet. + +--Pas possible de l'empailler! répéta-t-il. + +Quatre exclamations répondirent à cet acte brutal: + +--Robert, que fais-tu? Monsieur! Oh! mon parrain! Quel dommage! + +En même temps, M. Maldonne se précipita pour ramasser l'oiseau. Robert +s'était retourné en face de Claude, et se tenait très droit, une main +appuyée à la table, l'autre passée entre les boutons de sa redingote, +pâle, méprisant et correct. + +Claude fit un mouvement pour s'avancer sur lui. M. Lofficial le retint +par le bras, et, se penchant: + +--Ne bougez pas, surtout, monsieur Claude, laissez-moi faire. + +--Monsieur de Kérédol, continua-t-il tout haut, d'une voix sonnante +qui attira sur lui le regard de Robert et des deux femmes, ce que vous +venez de faire là est très mal. + +--Vous dites? + +--Je dis: «très mal et indigne de vous!» + +M. Lofficial s'était avancé. Ses petits yeux flambaient d'une colère +d'honnête homme, et commentaient sa pensée. Robert y lut sans doute un +mot qui le troubla. Très froid, sans cesser de sourire du même air +provocant et hautain, il leva les épaules, ne répondit rien, passa +devant madame Maldonne, et prit la porte qui conduisait aux +appartements. + +M. Maldonne se relevait, après avoir ramassé l'informe paquet de +plumes, tout à l'heure si luisantes et si bien rangées. + +Il le laissa retomber. + +--Il n'est que trop vrai, dit-il, d'un air désolé, l'oiseau est perdu, +tout déchiré! + +Il ne s'était point aperçu du départ de Robert, et chercha un instant, +en regardant tout autour les témoins muets de cette scène. Des larmes +mouillaient le bord de sa paupière, larmes de dépit et d'humiliation. + +--Je ne l'ai jamais vu ainsi, reprit-il, ni vous non plus, n'est-ce +pas, Lofficial, n'est-ce pas, Geneviève? + +Personne ne répondit. Ils étaient tous affligés et gênés de cette +sortie étrange de M. de Kérédol. + +M. Maldonne, par une inspiration délicate, remarquant la physionomie +contrainte et offensée de Claude, s'avança vers le jeune homme, lui +prit la main, et, tâchant de surmonter l'impression pénible qu'il +éprouvait lui-même: + +--Vous, monsieur Claude, dit-il, venez au jardin. Je ne veux pas +que vous me quittiez sur cette offense. Je vous suis aussi +reconnaissant... + +--Non, adieu, monsieur! La surprise que je voulais vous faire a +tristement tourné. Adieu! + +Il essaya de dégager sa main, que M. Maldonne retenait dans les +siennes. Madame Maldonne intervint, et, avec une autorité, un charme +de voix et de physionomie qui faisaient d'elle comme un arbitre +souverain: + +--Je vous en prie! dit-elle. + +Claude s'inclina. Alors elle se tourna du côté de M. Lofficial, et lui +dit à demi-voix: + +--Restez, vous, j'ai à vous parler. + +M. Maldonne et Claude se dirigèrent vers la porte. Thérèse hésitait. +Elle allait sans doute remonter dans sa chambre. Sa mère l'arrêta du +regard, et dit: + +--Non, ma mignonne, va aussi, cela vaut mieux. + +Thérèse sortit donc, et retrouva dehors, sur le sable, son père et +Claude qui causaient. + +--La sotte affaire! disait M. Maldonne. Je vous dois de vraies excuses +de la conduite de Robert. + +--Vous les faites si bien, répondit Claude en apercevant Thérèse, que +j'oublierai tout à cause de vous. Ce n'était pas, d'ailleurs, à M. de +Kérédol que j'entendais plaire, et l'attitude qu'il a prise importe +peu, vraiment. + +--Incompréhensible! reprit le naturaliste, arrêté au bord d'une allée +qui longeait les murs du domaine. + +Il releva la tête, croisa ses mains derrière sa grosse jaquette +pointillée. + +--C'est à se demander, ajouta-t-il avec humeur, si ce n'est pas lui +qui a gâté la sarcelle! + +--Oh! père! dit doucement Thérèse, en se mettant à sa gauche. + +--Oui, ma petite, et je sais ce que je dis. Il est très capable +d'avoir fait cela par orgueil! + +--Je vous assure... + +--Par vanité insensée d'amateur. Ah! je l'ai vu d'autres fois, va, +quand un marchand ou un ami nous offrait une pièce rare qui nous +manquait, je l'ai vu répondre brutalement: «Remportez-la! Nous la +tuerons!» Il est intraitable, par moments, d'une intolérance là-dessus +que je n'ai jamais eue au même degré!... Je suppose au moins que c'est +cela? Que veux-tu que ce soit autre chose? + +Il s'engagea dans l'allée, marchant à petits pas, entre Claude et +Thérèse, la tête de nouveau baissée, visiblement préoccupé de +l'incident qui troublait la vie des Pépinières. + +La jeune fille eut un sourire très doux. Elle leva les yeux droit +devant elle, vers la voûte fuyante des hêtres, qui gardaient encore +quelques feuilles jaunes, tourmentées par le vent. Mais ce regard +n'était pas de ceux que nous donnons aux choses. Il allait à +quelqu'un. Il était lumineux, plein de compassion et de tendresse. Et, +au lieu de répondre directement, voyant son père irrité: + +--Vous ne pouvez vous figurer, monsieur, dit-elle à Claude, combien il +a été excellent pour moi. + +--Il s'agit bien du passé! grommela le bonhomme. + +--Je ne puis pas l'oublier, reprit Thérèse sans s'émouvoir. + +Et elle se mit à rappeler le dévouement, les attentions innombrables +qu'il avait eus pour elle, autrefois. Elle lui prêtait ingénûment des +talents qu'il n'avait pas. Elle exagérait à plaisir son mérite, +cherchait obtenir, par cette voie indirecte, le pardon du présent, +dont elle ne parlait pas. Insensiblement, avec des mots heureux, des +histoires qu'elle disait avec une nuance de pitié ou d'enfantillage, +elle couvrait de souvenirs, et cachait derrière eux la faute de son +ami. Quand son père se récriait, elle s'adressait à Claude, qui ne +protestait jamais. Bien au contraire, il écoutait, ravi, touché de +cette bonté adroite de la jeune fille. M. Maldonne s'apaisait aussi +par degrés. Ils n'avaient pas fait ensemble le tour du grand domaine, +qu'ils avaient à peu près oublié, M. Maldonne et Claude au moins, la +raison première de cette promenade à trois. Et Thérèse, sentant vivre +à ses côtés deux âmes toutes pleines d'elle, laissait la sienne +s'ouvrir: jeunesse, fraîcheur, indulgence, confiance dans la bonté des +autres et dans la vie, elle se donnait tout entière, sans l'ombre de +coquetterie, presque à son insu, parce que l'heure était venue, parce +_qu'il_ était là. Le tour du jardin achevé, ils prirent une seconde +fois la longue allée tournante. Quelque chose d'intime et d'heureux +les retenait ensemble, sans qu'ils y songeassent même. Les mots se +faisaient plus rares entre eux, et cependant l'intérêt, l'attrait de +cette causerie plus lente semblaient grandir encore, parce que le +rêve, à présent, un rêve différent pour chacun, emplissait les +silences. La matinée s'était faite plus douce. Un soleil d'hiver, pâle +et sans chaleur, donnait l'illusion de la vie aux derniers rameaux +vêtus de feuilles, aux dernières roses impuissantes à s'ouvrir, qui +pendaient sur l'allée. + +Bientôt, M. Maldonne fut distrait par la vue d'un massif d'alkékenges, +dont on n'avait pas récolté les fruits. Ils pendaient, comme des +oranges minuscules, luisant à travers l'enveloppe flétrie, usée, +découpée à jour, qui leur vaut, parmi le peuple, le joli nom d'«amour +en cage». M. Maldonne les aimait beaucoup. + +--Des coquerets, dit-il, et on ne les a pas cueillis! + +Il se pencha aussitôt, et se laissa distancer. Les deux jeunes gens +continuèrent seuls. Et Claude vit que les souvenirs de Thérèse +n'iraient pas loin désormais. Elle dit encore deux ou trois phrases, +distraites, sans accent, destinées peut-être à la tromper elle-même +sur cette situation nouvelle: être seule avec lui. Puis elle se tut. +Elle regardait en avant, loin, comme le jour où, dans le bois de +Laurette, elle avait eu de si étranges idées. Un oiseau menu, les +plumes relevées en collerette, vint se poser devant elle, sur l'allée, +jeta une petite note triste, et disparut. Thérèse le reconnut, +tressaillit, et tourna la tête vers la maison là-bas, vers une fenêtre +qui était close, au premier. + +--C'est le rouge-gorge de mon oncle, dit-elle. + +Et elle se mit à marcher de son pas souple, la joue un peu pâle, les +yeux graves et profonds dans le vague. + +Thérèse avait achevé sa partie dans le duo d'amour, qu'elle avait +commencé et qu'elle interrompait sous la même impulsion mystérieuse. +C'était à Claude de parler maintenant. Oh! ce fut bien simple. Ils +étaient parvenus à l'un des angles du jardin. L'allée se coudait +autour d'une touffe de bambous. Quand il fut à l'abri de la haute +gerbe, à demi dégarnie par le froid, Claude s'arrêta, et dit: + +--Vous êtes infiniment bonne. + +--Croyez vous? répondit-elle en tournant vers lui son regard très +sérieux et très doux. + +--Oui: tout le temps que vous parliez, j'enviais celui que vous +défendiez. + +La lueur d'un sourire léger éclaira le visage de Thérèse. + +--C'est vrai, dit-elle, ceux que j'aime, je les aime bien. + +Sa main pendait le long de sa jupe, + +Claude la prit. La petite main ne se retira pas. Mais elle tremblait. +Thérèse se sentit attirée vers lui, et elle s'abandonna un peu, et +elle entendit une voix qui disait tout près d'elle, si près que le +souffle des mots passait comme une caresse dans ses cheveux: + +--Eh bien! moi, je vous aime!... Voulez-vous m'aimer aussi? + +Elle le regarda. Elle lut, sur le visage de Claude, l'ardent et fort +amour qu'elle avait souhaité. + +--Oui, dit-elle faiblement, je veux bien! + +Et ainsi ils engagèrent leurs âmes. + +Derrière eux, des pas se rapprochèrent. C'était M. Maldonne qui les +rejoignait. + +Alors ils se séparèrent un peu l'un de l'autre, et se remirent à +marcher, côte à côte, sans rien se dire... + +Thérèse ne se trompait pas. Robert la voyait. Il était là, derrière la +fenêtre aux rideaux baissés, en proie à des sentiments de révolte, de +colère contre lui-même et contre la vie, que la solitude excitait +encore. Depuis qu'il était sorti du salon, il arpentait sa chambre à +grands pas, s'arrêtant et se courbant parfois devant les vitres pour +suivre, à travers les fleurs de mousseline du rideau, la promenade de +Thérèse et de Claude, qui lui semblait d'une longueur indéfinie. Il +devinait les mots échangés, il éprouvait le supplice des sourires qui +vont à d'autres. Et de son coeur, gros d'amertume, des plaintes +s'échappaient, les unes proférées à haute voix, les autres murmurées +ou inintelligibles: + +«Comment me traite-t-on ici? Comme un étranger, comme ceux dont on se +défie! M'a-t-on fait l'honneur de me consulter, de m'apprendre ce qui +se tramait ici? Car, c'est un coup monté, une trahison d'amitié +manifeste. Guillaume l'a introduit ici, ce jeune homme, avec la +légèreté qu'il met en toutes choses; il l'a défendu contre moi; il m'a +donné tort, par deux fois, à moi qui voulais protéger la maison, +notre bonheur à tous, contre un entraînement insensé. Lofficial est +complice, et Geneviève elle-même. Oui, ma propre soeur! Ils se sont +ligués pour me tenir à l'écart. Voilà ce que m'a valu l'absurde, +l'inepte dévouement que je leur ai montré! A quoi bon se gêner, avec +ceux qui aiment trop? On est bien sûr qu'ils ne quitteront pas la +maison. On leur dira plus tard, quand ils ne pourront plus s'opposer à +rien... O pauvre existence que la mienne! Je n'ai fait que ramasser +les miettes de toutes les tendresses que j'ai approchées. Et à présent +même on me les refuse... J'avais cru avoir gagné au moins le coeur de +l'enfant, sa pitié... C'était si doux, autour de moi, cette petite que +j'avais formée, cette jeunesse. Et cela m'appelait de noms si tendres +que je me croyais aimé. Eh bien! regarde, regarde-la, ta Thérèse... +Es-tu oublié?... O Thérèse, comme je te voudrais encore telle qu'il y +a trois mois, quand aucune autre pensée que la mienne, celle de ton +père et de ta mère n'occupait ton esprit... Ou bien plus petite, oui, +à l'âge de ta première communion, lorsque la jeune fille n'avait point +paru, et qu'il n'y avait ici qu'une enfant dont nous partagions +fraternellement la chère présence... Tiens, je te voudrais encore plus +petite pour t'avoir plus longtemps, je te voudrais à peine parlante, +avec tes robes longues comme le bras, et des yeux qui remerciaient si +bien, quand tu trouvais mes bonbons et mes jouets dans tes souliers de +Noël! A présent, voir cela!» + +Il s'était arrêté. Son regard fixait le fond du jardin, là-bas, où les +deux jeunes gens, à demi cachés par la touffe de roseaux, se tenaient +immobiles. Robert se retira brusquement de la fenêtre. + +--Je ne l'embrasserai plus jamais! dit-il tout haut. Elle est à un +autre! + +Il s'était reculé jusqu'à la glace qui surmontait sa cheminée. Alors +il aperçut son visage si défait, le désordre et la violence de ses +idées si manifestement empreints sur ses traits, qu'il en fut saisi. +Une lumière rapide se fit en lui. «Oh! dit-il en se prenant le front, +est-ce que...?» Et cette question, qu'il n'osa achever, le rendit tout +pâle. + +Quelqu'un frappait à la porte. Il n'entendit qu'à la seconde fois. + +--Entrez! dit-il en se détournant. + +C'était Geneviève Maldonne. Elle entra. Sa physionomie avait une +dignité plus grave, une sorte d'assurance et de tristesse à la fois, +qui ne lui étaient pas habituelles. Elle ressemblait, sa tête +régulière un peu raidie par l'émotion et calme avec effort, à la +statue de la pitié qui, pour une fois, serait chargée de faire +justice. + +--Vous me surprenez bien accablé, dit Robert, qui essayait de se +ressaisir et de faire bonne contenance devant elle. Venez, je vous +prie... Tenez, voici le fauteuil... Désirez-vous...? + +Il la conduisait, ne sachant trop ce qu'il disait, près de la fenêtre. +Elle fit signe qu'elle voulait demeurer debout. Elle était en pleine +lumière. Il la regarda de nouveau. Et il comprit si bien, qu'il baissa +les yeux, et s'assit à contre-jour, sur le bras du fauteuil. + +--J'ai à vous parler de choses sérieuses, Robert, dit madame Maldonne, +d'une voix nette, à peine tremblante. + +Il affecta de le prendre légèrement. + +--Oui, dit-il, je m'y attendais. Vous venez me gronder de la scène que +j'ai faite en bas. En votre qualité de maîtresse de maison +impeccable... + +--Vous vous trompez, reprit-elle, du même air sûr d'elle-même et du +devoir qui l'amenait. Il s'agit d'un sujet si délicat, qu'il faut +toute la confiance que j'ai en votre honneur, Robert, pour oser +l'aborder avec vous. + +Robert leva les yeux sur cette robe grise à plis droits, immobile à +trois pas de lui, sans oser les lever plus haut. + +--Nous causons ici de femme noble à gentilhomme, et de frère à soeur, +répondit-il, vous pouvez tout dire. De quoi s'agit-il? + +--De Thérèse. + +--En effet, fit-il en se détournant d'un mouvement de colère et +désignant la fenêtre du doigt, je puis vous apprendre ce qu'elle +devient. Regardez-la. Elle se promène seule avec M. Claude Revel, son +fiancé, je suppose... ils sont touchants... Mais, regardez donc! + +Madame Maldonne ne bougea pas. + +--Je n'ai pas à épier ma fille, dit-elle, je suis sûre d'elle. Si elle +a choisi ce jeune homme... + +--Pardon, si vous avez choisi pour elle... + +--Je dis que si elle a choisi ce jeune homme, je connais assez la +droiture de Thérèse, pour savoir qu'il est digne d'elle. + +--Oui, oui, faites des phrases, vous ne me tromperez pas. Vous êtes +tous d'accord! Thérèse est fiancée. Elle se marie, c'est convenu. Et +moi, je ne dois pas m'en douter, n'est-ce pas? Je suis le gêneur, +l'étranger qu'on écarte... + +--Robert! dit sévèrement madame Maldonne, vous savez qu'il n'y a pas +un mot de vrai là-dedans! Que Thérèse se soit éprise de M. Claude +Revel, c'est possible. Je n'ai rien fait pour cela, son père non plus. +Et la question n'est pas là, entre nous. + +Devant l'obstination tranquille de Geneviève, l'emportement à demi +simulé de M. de Kérédol tomba. + +--Soit! dit-il. Alors où est la question? + +--Mon pauvre ami, reprit la voix devenue compatissante de madame +Maldonne, l'étroite intimité où vous avez vécu, de longues années, +avec nous, avec Thérèse, n'était pas sans danger pour vous. Thérèse +est très enfant, très affectueuse... trop peut-être, et je crois... + +Elle hésitait. Les mots tremblaient sur ses lèvres. + +--Vous croyez?... + +Le regard de Robert rencontra tout à coup celui de Geneviève. + +Elle baissa les yeux. + +--Je crois que vous l'aimez! dit-elle. + +Quand elle releva la tête, il était courbé vers le parquet, le front +appuyé dans ses mains. Il se taisait. + +--J'aurais dû le voir plus tôt, reprit-elle. Cela eût mieux valu pour +nous tous. Depuis le premier jour où M. Revel est entré dans la +maison, vous avez beaucoup changé. Vous avez eu des tristesses et des +découragements qui n'étaient pas dans votre caractère. Et même, +longtemps avant cela, il y avait des signes... quelque chose de +trop exclusif, de trop personnel dans votre dévouement... Oh! +pardonnez-moi, Robert, si je suis obligée de vous parler de la +sorte... Je sais que vous étiez de bonne foi, que c'est notre faute +autant que la vôtre... J'en ai causé tout à l'heure avec Lofficial... +Vous connaissez l'estime qu'il a pour vous... Et il a été de mon +avis... Alors, mon pauvre ami, je suis montée, quoique cela me +coûtât... Vous voyez bien, Robert, vous souffrez... vous êtes jaloux +d'elle... avouez-le! + +Et lui si fier, qui se faisait un point d'honneur de se dominer, de +rester maître de ses nerfs, il fondit en larmes. + +--C'est vrai, murmura-t-il sans se redresser, d'une voix que les +sanglots coupaient... Je vous jure que je ne m'en doutais pas tout à +l'heure... Je ne savais pas... Il me semblait l'aimer d'une autre +sorte... Et cependant oui, Geneviève... vous avez raison... c'est +trop. + +Il était si malheureux que madame Maldonne s'approcha, écarta les +mains dont il se couvrait le visage. + +--Je ne vous accuse pas, dit-elle doucement, je vous plains. Vous +n'avez été que faible... ç'a été une surprise de votre âme. +Regardez-moi. + +Il se redressa, et, comme épuisé, appuya sa tête sur le dossier du +fauteuil. Il ne feignait plus, il ne cherchait plus à échapper à +l'aveu de sa faiblesse. + +--Oh! Geneviève, dit-il en tenant les mains de sa soeur étroitement +serrées dans les siennes, et le regard fixé sur les lames fuyantes du +parquet, je suis bien à plaindre, vous dites vrai. Tous les autres, +vous, Guillaume, Thérèse, vous aviez de grandes affections qui +veillaient sur vous, qui vous protégeaient contre la vie... mais moi! +Ma mère était morte, et, depuis lors, tout seul, sans fiancée, sans +femme... + +--Il y avait nous, Robert! + +--Oui, reprit-il amèrement, il y avait vous! Mais vous vous aimiez, et +ce partage-là, voyez-vous, ne suffit pas à nourrir les autres âmes, +comme la mienne, très tendres, exclusives, si vous voulez... Et, +alors, cette enfant qui était libre, elle, et jeune, et souriante, +j'ai cru pouvoir m'attacher à elle uniquement... beaucoup trop... sans +le dire jamais... sans avoir d'autre idée que de ne pas la quitter... +Et maintenant, c'est pourtant bien cela... il faut... + +Il se leva, reprit quelque chose de la tenue fière et correcte qu'il +avait d'habitude. + +--Eh bien! dit-il avec décision, je partirai! + +A ce mot, qu'elle attendait pourtant, Madame Maldonne tressaillit, et +se recula un peu. + +--Mon Dieu oui, répéta-t-il en observant qu'elle avait pâli, et comme +s'il posait une question... Je partirai d'ici. + +Elle pâlissait, mais elle ne faiblissait pas. + +--Vous êtes juge, dit-elle. + +--Vous m'approuvez? + +Elle s'arrêta un instant, avant de prononcer ce qu'elle savait être +l'arrêt de séparation définitive, et prononça avec effort: + +--Oui, Robert. + +La résolution qu'il venait de prendre grandissait Robert à ses propres +yeux. Il devinait qu'il avait reconquis toute l'estime de Geneviève. + +--Je crois vraiment, dit-il, que je me suis assis devant vous! +Excusez-moi. + +Il s'essuya les yeux, cilla les paupières, comme pour chasser un rêve +pénible, et dit, plus posément: + +--Tout à fait entre nous deux, l'entretien que nous venons d'avoir? + +--Je vous le promets. + +--Rien à Guillaume? + +--Non. + +--J'inventerai quelque chose, n'est-ce pas? une affaire, une lettre +reçue... Surtout... rien à Thérèse! + +--Non. Elle ne saura rien de vous, Robert, que ce qu'elle connaît de +bien et de beau. + +Il réfléchit un peu, regarda autour de lui, comme pour chercher +quelque chose, quelqu'un qui retardât le sacrifice, et, ne trouvant +rien, il ouvrit les bras. Sa soeur s'y jeta. Il l'embrassa longuement, +et, tandis qu'elle répétait, de sa douce voix maternelle: «Mon pauvre +cher ami, mon pauvre enfant!» il fit un effort sur lui-même, et dit +tout bas: + +--Demain! + +Madame Maldonne s'échappa, pour ne pas éclater en sanglots. Mais elle +n'avait pas entendu la porte se refermer derrière elle, qu'elle +perdait courage à son tour, et fondait en larmes. + + + + +X + + +Robert ne déjeuna, pas aux Pépinières. Peu d'instants après son +entrevue avec sa soeur, il sortit, et gagna la ville. Il avait +quelques notes à régler et plusieurs objets à acheter, dont une +valise, meuble depuis longtemps inutile dans la vieille maison. Il +avait surtout besoin de réfléchir, de reprendre possession de +lui-même. Les affaires terminées, il entra chez une pauvre femme du +faubourg, qu'il secourait, et, au lieu de l'aumône ordinaire, lui +remit tout un mois de sa retraite d'officier. «Ce sera pour le temps +que durera mon voyage, dit-il, car je pars.» La femme comprit qu'il ne +reviendrait pas, et le suivit du regard, tant qu'il fut en vue de la +maison, avec cet air de commisération et d'effroi qu'elles prennent +devant un mystère de souffrance qui passe. + +L'après-midi était très avancée lorsque M. de Kérédol rentra aux +Pépinières, fit avertir M. Maldonne, et s'enferma avec lui dans le +laboratoire. Une heure plus tard, le dîner réunissait, comme +d'habitude, les quatre hôtes du logis. Ils entrèrent dans la salle à +manger, les deux hommes encore animés par la discussion à peine +interrompue, Thérèse et madame Maldonne par l'autre porte, +silencieuses, pâles et gênées. Thérèse avait appris la nouvelle, d'un +mot de sa mère, il y avait peu de temps, et ses yeux, rougis par les +larmes, disaient assez son chagrin. Robert partait! + +Pour expliquer ce coup de théâtre, M. de Kérédol avait inventé un +prétexte quelconque, le plus invraisemblable peut-être qu'il eût pu +trouver: un héritage à recueillir, une parente lointaine, qui l'avait +institué légataire. Le temps et la présence d'esprit lui manquaient, +pour donner une apparence ingénieuse à cette fable. Il ne l'avait +guère défendue qu'en la répétant. M. Maldonne, après avoir d'abord +refusé de croire à la possibilité d'un départ, puis à la réalité du +motif, ne doutait plus de son malheur à présent, et n'avait guère le +coeur à discuter le reste. Il apercevait les Pépinières désertées, +l'intimité brisée, tant de projets abandonnés. Oh! dans cette surprise +du chagrin, comme sa vieille amitié avait bien sonné sous le coup! +Comme Robert avait reconnu l'accent vrai, la tendresse naïve et +dévouée qui l'avaient conquis, bien des années auparavant, pendant ses +campagnes d'Afrique! S'il s'était injustement exprimé, sur le compte +de cette loyale nature, maintenant, il reconnaissait son erreur. Il +réapprenait, dans l'épreuve mutuelle de l'adieu, ce que valait son +ami. + +Autour de la table, les quatre convives se taisaient. A peine des mots +échangés avec cérémonie, comme entre étrangers. Aucun n'osait ouvrir +son âme. Ils veillaient même sur leurs yeux, pour que toute leur +douleur n'y fût pas. + +M. de Kérédol, par excès de précaution, par un enfantillage d'esprit +qui avait son côté touchant, avait ouvert près de lui un carnet. De +temps en temps, il y inscrivait un chiffre, puis il semblait réfléchir +et se plonger dans des calculs difficiles. + +--Qu'est-ce que tu comptes ainsi? demanda M. Maldonne. + +--Oh! rien, répondit négligemment Robert, en fermant le carnet. Ce +sont des chiffres en l'air, des hypothèses. + +--Et elle vivait à Clamart, cette dame? + +--Oui, à Clamart. + +--Alors, c'est là que tu habiteras? + +--Probablement... je ne puis pas savoir encore... je verrai. + +M. Maldonne leva les épaules. Dans son chagrin même, lui, nature +optimiste et sans cesse remontante, il conservait quelque espérance, +celle au moins de retarder le départ de plusieurs jours, de plusieurs +semaines. Qui sait? En s'y prenant adroitement? Il laissa donc un peu +d'intervalle, pour retrouver,--autant que cela était possible en un +pareil moment,--un peu de sa manière ordinaire, qui était engageante +et bonne. + +--Je pense là, dit-il, à notre collection de tulipes. Nous pourrions, +si tu voulais, la partager demain ou après-demain? + +--La partager? Pourquoi? + +--Mais nous l'avons faite à frais communs, à peines communes. Tu +serais peut-être bien heureux, à Clamart... + +--Non, mon ami, répondit M. de Kérédol, en se penchant sur son +assiette, je n'emporterai rien... Tu ne peux te figurer combien je +tiens peu à tout cela maintenant. + +--Il y a aussi le catalogue, reprit M. Maldonne, le catalogue qui +n'est pas achevé. Nous l'avions commencé ensemble. Te rappelles-tu les +premières séances? + +--Oui. + +--Comme c'était bon! Deux heures par jour, au musée, tout seuls au +milieu des oiseaux, de notre oeuvre presque vivante encore, levant les +ailes, dressant le cou, marchant autour de nous! Tu les aimais, ces +séances-là! + +--C'est vrai! + +--Eh bien! je crois qu'en deux petites semaines de collaboration, +trois tout au plus, nous aurions terminé. + +--Impossible, Guillaume, je t'assure. + +Le naturaliste eut un geste d'impatience + +--Tu ne peux pourtant pas nous quitter demain? + +--Pardon, demain, dit Robert faiblement. + +--Matin? + +--Je ne sais pas encore, mon ami. + +M. Maldonne aurait peut-être insisté. Sa femme, jusque-là silencieuse, +l'interrompit. + +--Il faut le laisser libre, dit-elle. Tu vois que mon frère a autant +de chagrin que nous. S'il en a décidé ainsi, ce doit être mieux, j'en +suis convaincue. + +Robert la remercia d'un coup d'oeil. Et la conversation s'arrêta. Mais +la même pensée continuait à les occuper tous quatre. + +Thérèse n'avait pas dit un mot. Elle avait remarqué que M. de Kérédol +évitait de la regarder, et qu'il baissait les yeux, quand elle levait +les siens vers lui. Le dîner achevé, il annonça qu'il sortait pour une +heure ou deux, s'enveloppa de son manteau à pèlerine, et prit la +porte. Thérèse le suivit. Elle le rejoignit sous les arbres de +l'entrée. M. de Kérédol ne l'avait pas entendue marcher derrière lui. + +--Parrain? + +Il se détourna, et, sous la lune voilée de cette nuit d'hiver, il +aperçut, tout près, le visage triste et les yeux suppliants de +Thérèse. + +--Parrain, reprit-elle, vous ne partez pas tout de suite? + +--Non, mon enfant, mais rentrez vite, vous n'avez pas de châle, +rentrez... + +--Peu importe le froid. Il faut bien que je vous parle, répondit-elle, +en s'abritant derrière une touffe d'arbustes verts, contre le vent qui +soufflait du fond du jardin. Et je veux vous dire... + +--Quoi donc, Thérèse? + +--Vous savez bien ce que je vous promis là-bas, sous la tonnelle? Vous +vous rappelez? + +--Oh oui! répondit-il, enveloppant de son regard l'enfant presque +confondue avec les ramures enchevêtrées du bosquet, et dont il ne +voyait guère que la petite tête inquiète sortant de l'ombre et tendue +vers lui... Oh oui! je me souviens... + +--C'est que, voyez-vous, mon parrain, M. Claude Revel paraît vouloir +m'aimer... + +--Il vous l'a dit? + +--J'en suis sûre, reprit-elle en rougissant. Vous vous en doutiez? + +--Moi? + +--Oui, vous l'avez deviné, je le sais. J'ai même pensé que cela +pouvait entrer pour quelque chose,--oh! pardonnez-moi de vous dire +tout ainsi,--dans vos projets, dans votre départ... + +--Comment pouvez-vous supposer? dit-il vivement... + +Elle sourit, parce qu'elle avait une idée aimable dans le coeur. + +--J'aurais dû dire: «dans votre retour», fit-elle. Je me trompe parce +que je suis un peu émue, mais vous allez voir que j'ai songé à vous. +Voici ce que j'ai décidé. Si M. Revel me demande, je répondrai: «A une +condition!» + +M. de Kérédol branla lentement la tête. + +--Attendez donc! «A une condition, c'est que rien ne sera changé aux +Pépinières, et que Thérèse continuera d'habiter avec son père, sa mère +et son cher parrain, le colonel.» Alors, puisque rien ne sera changé +aux Pépinières, une fois vos affaires terminées, vous serez bien tenté +de revenir? + +Elle souriait tout à fait. + +--Et vous savez, ajouta-t-elle, je crois qu'il acceptera... entre +nous, je le crois bien! + +Elle tendit les deux mains vers M. de Kérédol. Elle s'attendait à le +voir sourire aussi, l'attirer dans ses bras, la serrer sur son coeur, +mais non: il pressa à peine les doigts de sa nièce, et les laissa +retomber dans l'ombre. Ses traits se ridèrent au passage d'une émotion +douloureuse. + +--Ma petite Thérèse, dit-il, vous avez le meilleur coeur que j'aie +connu... mais cela ne se pourra pas... j'aurai trop... d'intérêts, +là-bas, pour ne pas rester... + +Et il s'éloigna, épouvanté d'avoir répondu par cette raison, brutale +autant que fausse, à cette innocente petite qui demeurait là, +stupéfaite, blessée au fond de l'âme que son oncle pût préférer un +intérêt quelconque à la vie des Pépinières. + +Comme il allait passer le seuil, il se détourna, et vit Thérèse +immobile dans la lumière vague, au milieu de l'allée. + +--Rentrez, ma Thérèse chérie! dit-il. + +Et sa voix avait toute la pure tendresse des jours lointains. + + * * * * * + +M. de Kérédol fit encore plusieurs courses en ville, et, sur le tard, +passa devant l'hôtel de Claude Revel. Il s'arrêta, sonna, et remit +entre les mains de Justine un billet ainsi conçu: + + «Monsieur, des affaires importantes et urgentes m'obligent à + partir demain matin. Je ne sais combien durera mon absence, + peut-être sera-t-elle longue. Je serais heureux de vous voir, et + de vous faire, avec mes adieux, des recommandations auxquelles je + tiens beaucoup. Je sortirai de la maison à sept heures précises. + Ayez la bonne grâce de vous trouver sur la route. Ne sonnez pas, + et montrez-vous le moins possible. Je vous en serai, monsieur, + sincèrement obligé. + + »R. comte de KÉRÉDOL.» + +Puis il revint très lentement aux Pépinières. + + + + +XI + + +Robert voulait éviter, pour les autres et pour lui-même, la scène +inutile de la séparation. Il n'avait averti ni sa soeur, ni M. +Maldonne, ni Thérèse. + +Levé avant l'aube, le lendemain, il avait, sans bruit, fait ses +préparatifs de départ. Il n'emportait qu'un peu de linge et quelques +livres, deux ou trois de ces pauvres manuels fatigués qui lui +rappelaient les premières années de l'enfance. «Le reste, disait-il, +dans une lettre laissée sur la commode, mes amies, ma bibliothèque, +me sera envoyé plus tard, si je le demande.» + +A tâtons, pour qu'on remarquât moins sa fuite, il descendit +l'escalier, sa valise à la main, traversa le couloir, et se trouva +dehors, dans la brume d'où l'ombre de la nuit commençait à se retirer. +Si maître qu'il fût de lui-même, ou plutôt si décidé à ne pas montrer +de faiblesse, il ne put s'empêcher de se détourner, et de regarder une +dernière fois la chère maison. Elle était close, terne, comme +affaissée dans le sommeil et dans la nuit. Les feuilles des lierres et +quelques rames sanglantes de vigne vierge pendaient, lourdes de +brouillard. Des gouttes d'eau s'en échappaient, et tombaient à terre, +une à une, comme des larmes. Personne n'assistait à ce suprême adieu. +Pas un regard pour répondre à celui qui embrassait douloureusement +toutes ces choses familières. «Cela vaut mieux ainsi», murmura M. de +Kérédol. Et, redressant sa tête énergique de vieil officier, +retroussant la pointe de ses moustaches pour se donner un air de +bravoure, il continua rapidement son chemin. La petite porte découpée +dans le grand portail s'ouvrit, et se referma discrètement. L'exil +était commencé. + +Devant lui, Robert aperçut une forme humaine, et, supposant bien que +c'était Claude, il s'efforça de se raidir encore, pour ne pas trop +révéler sa souffrance. Mais sa pâleur, l'espèce d'égarement et +d'effarement de son visage le trahissaient si bien, que le jeune +homme, en le voyant s'approcher, lui dit: + +--Êtes-vous malade, monsieur? + +--Si ce n'était que cela! répondit M. de Kérédol. Mais je pars, +monsieur, je pars! + +--Votre billet d'hier soir me l'apprenait. Vous me demandiez de venir. +Me voici. + +--Oui, répondit M. Robert en lui tendant la main, je vous remercie... +Ayez la bonté de m'accompagner. Je vous expliquerai... mais, pas +ici... + +--Volontiers, monsieur. Vous n'avez personne pour porter votre valise? + +--Plus bas, je vous prie, je ne veux pas qu'on se doute... non, +monsieur, je n'ai personne. + +--Alors, permettez-moi de vous aider, dit Claude. + +Il prit une des poignées de la valise, et tous deux, s'écartant un peu +l'un de l'autre pour partager le poids, se mirent en route. M. de +Kérédol marchait d'un pas mal assuré, du côté que longeait le mur, la +tête à demi tournée vers les branches, qui appuyaient leurs dentelures +mouillées parmi les mousses poilues et les pariétaires. Après quelques +mètres, il s'arrêta. + +--Écoutez! dit-il. + +Dans la langueur froide du matin, un petit sifflement très doux +s'élevait près d'eux. + +--C'est un rouge-gorge, dit Claude. + +--Vous le voyez? + +--Il est là, sur l'arête du mur. + +--Je le connais, répondit M. Robert; il nous suivait souvent... + +Il y avait, dans ce pluriel, une pensée si triste, que M. de Kérédol +continua sa route, les yeux baissés. + +Un peu plus loin, il demanda: + +--Suit-il encore? + +--Oui, le voilà qui sautille de branche en branche. + +--C'est le seul qui soit venu! murmura M. de Kérédol. + +Quand il eut dépassé la limite du domaine, son pas devint plus ferme +et plus rapide. Robert se hâtait, poussé, sur ce chemin de l'exil, par +ses engagements de la veille, et par sa propre faiblesse, qu'il ne +sentait que trop disposée à une défaite. Il y avait encore une lutte +dans son âme. Claude en devinait quelque chose, et respectait le +silence de son compagnon. La brume, chassée par le vent, laissait +tomber maintenant des rayées de soleil, çà et là. Devant eux, les +cabarets de la banlieue s'ouvraient, guettant les maraîchers. Des voix +d'enfants, s'échappant par les fenêtres, se mêlaient au roulement des +carrioles. Entre les deux voyageurs, la valise se balançait d'un +mouvement régulier. + +Au moment où ils allaient entrer dans la ville: + +--Monsieur Claude, dit M. de Kérédol en se détournant pour regarder +par-dessus son épaule, j'ai les yeux si mauvais, ce matin, que je +distingue à peine ma route... voyez-vous encore la maison? + +--Grosse comme une fève blanche. + +Robert soupira profondément. + +--Toute la joie de ma vie est derrière moi! dit-il. + +Et il ajouta, sans transition apparente: + +--Voulez-vous bien oublier ma vivacité d'hier, monsieur? + +--C'est déjà fait, répondit Claude. + +--Vous avez pu voir en moi un adversaire, reprit M. de Kérédol... +J'aurai du moins le bonheur de ne vous avoir pas nui... je +m'éloigne... + +--Je suis convaincu, dit le jeune homme, qu'en tout cas votre +opposition n'eût pas duré! + +--Vous avez raison, répondit gravement M. de Kérédol. + +Ils s'engagèrent dans les rues, de plus en plus peuplées, où les +boutiques, les fenêtres, les cours d'auberges s'éveillaient. Le vieil +officier ne faisait nulle attention à cette vie renaissante du +faubourg qui, tant de fois, avait amusé son oisiveté. Des vendeuses de +lait qu'il connaissait, belles filles aux joues fraîches des bords de +la Loire, penchant leurs pots de fer-blanc d'où coulait un flot +mousseux dans les plats des ménagères, lui faisaient un signe d'amitié +qu'il ne remarquait point. Derrière leur étal, des marchands +auxquels il causait volontiers, en flânant, le considéraient avec +étonnement, et le suivaient des yeux. Plusieurs saluèrent, auxquels il +ne répondit pas. Le sifflet des locomotives en manoeuvre, dans les +tranchées, là-bas, parut seul le tirer de la torpeur où il était +plongé. M. Robert tressaillit, et retomba dans son rêve. Il semblait +avoir tout oublié du monde réel qu'il traversait, tout, jusqu'à la +présence de ce jeune homme un peu intimidé, hésitant devant cette +douleur muette, et qui se demandait: «Quelles recommandations avait-il +donc à me faire? Il ne me dit plus rien.» + +Tous deux arrivèrent à la gare, et déposèrent la valise à terre, au +milieu de la salle d'entrée, presque déserte. Jusque-là, M. de Kérédol +s'était fait violence pour ne pas pleurer; mais, voyant que tout était +fini, que la dernière minute allait sonner, que, désormais, rien +n'arrêterait son départ, tout à coup, il attira Claude contre sa +poitrine, et, sanglotant, penché sur l'épaule du jeune homme et le +serrant à l'étouffer: + +--Mon enfant! mon enfant! aimez-la bien... aimez-la follement.... moi +aussi, je vous la donne! + +Puis, avant que Claude, stupéfait, eût pu répondre, il s'écarta de +lui. Son visage avait une expression de prière et de tendresse +inquiète. + +--Je vous en supplie, dit-il en joignant les mains, faites attention, +le soir... qu'elle soit bien couverte... elle est délicate... moi, +j'avais souvent un châle pour elle... oh! dites, quand elle sort +aussi, le matin, de bonne heure... elle est imprudente... chère, chère +petite Thérèse!... + +Il regarda, par la haute baie vitrée, du côté où se trouvaient les +Pépinières. + +--Je vous remercie d'être venu, ajouta-t-il plus posément... +Dites-leur adieu pour moi... Allez... je n'en puis plus guère, +voyez-vous!... allez, mon ami; merci!... + +Claude, très ému, sachant bien que les mots n'ont plus de sens devant +certaines douleurs, ne répondit rien, et le quitta. Plusieurs fois il +se détourna, et l'aperçut, immobile à la même place, le front caché +dans les mains, tandis que les hommes d'équipe enlevaient la valise, +et interrogeaient inutilement: «Où allez-vous?» + +Quand Claude eut disparu, M. de Kérédol reprit sur lui-même le plein +empire qu'il avait d'habitude, et, entendant pour la première fois la +question que l'employé lui posait pour la dixième peut-être, dit, de +son air de commandement: + +--Où je vais? mais je n'en sais rien encore. Attendez-moi! + +Il s'approcha de la bibliothèque, au fond de la salle, et chercha un +annuaire militaire. + +Il en découvrit un, l'ouvrit, parcourut rapidement une première page. + +--Mon ancien régiment, murmura-t-il à demi-voix, sans s'occuper des +passants qui l'observaient... 2e chasseurs... colonel? inconnu de +moi... lieutenant-colonel? commandants? tous inconnus... plus +personne, plus de famille du tout, mon pauvre Robert!... + +Il tourna la page. + +--1er chasseurs... ah! commandant de Bernier, en voilà un... nous nous +sommes connus... beaucoup même, c'était presque un ami... autant là +qu'ailleurs! + +Il ferma rapidement le livre, le replaça dans le rayon, traversa la +salle, et, se baissant vers le guichet: + +--Première, Alger. + +--Nous ne délivrons pas de billet direct pour Alger, monsieur. + +--Province! dit M. de Kérédol, comme si, déjà, les dix-huit années de +séjour dans cette ville s'étaient effacées pour lui. + +Et, se penchant de nouveau: + +--Alors, première Paris. J'irai en deux étapes. +. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . + + + + +XII + + +Quelques mois plus tard, au commencement du printemps, Claude et +Thérèse étaient fiancés. Ce fut, pour les hôtes des Pépinières, +éprouvés par le brusque départ de M. de Kérédol, comme une +résurrection. Toutes les tendresses auxquelles Robert avait dû se +dérober se renouèrent autour de Claude, et plus encore. M. Maldonne +déclara qu'il retrouvait dans le jeune homme beaucoup des qualités +artistes de son ancien ami; madame Maldonne l'adopta comme un fils; +Thérèse l'aima. Les allées, au-dessus desquelles commençait à +s'étendre la verdure étoilée des premières feuilles, revirent bien des +fois la scène qu'elles avaient déjà vue. Les deux fiancés s'y +promenèrent, éprouvant à s'interroger, à se connaître de mieux en +mieux, une joie qui se renouvelait, une série de surprises heureuses. +Le moindre goût commun, une idée pareille, une petite joie partagée +leur semblaient des trésors. Ils ne se disaient que des choses très +simples, avec des mots qui n'étaient pas différents de ceux dont ils +usaient avec tout le monde: et cependant, il leur venait un +ravissement de s'écouter l'un l'autre. Quand ils parlaient +d'avenir,--et c'était bien souvent,--Thérèse se sentait remuée, +tremblante d'une crainte exquise. Elle aurait voulu marcher les yeux +clos, mais marcher encore plus vite vers ce lendemain inconnu. + +Ils s'aimaient. + +Une après-midi d'avril, ils causaient dans le salon des Pépinières, +près de la fenêtre. Claude avait repris ce sujet, qu'ils n'arrivaient +pas à épuiser, de leur première entrevue, de l'impression qu'il en +avait emportée, des songeries ensuite. Dans le fond de l'appartement, +madame Maldonne travaillait, distraite. Thérèse écoutait. Ses yeux +erraient sur la verdure pâle du jardin, que le soleil échauffait et +déroulait de toutes parts. Un moment, elle laissa tomber la causerie. +Puis elle dit, regardant Claude: + +--Voulez-vous venir avec moi? + +--N'importe où. + +--Une promenade un peu triste? + +--Si vous en êtes, elle ne le sera pas. + +--Nous la devons, oui, nous la lui devons bien. + +--De qui parlez-vous, Thérèse? + +--Vous verrez! Mère, vous acceptez? + +Pour toute réponse, madame Maldonne se leva, et alla prendre son +chapeau. Où allait-elle? Peu lui importait. Elle accueillait comme +une grâce toute occasion de suivre et de sentir encore à ses côtés +l'enfant qu'elle allait perdre. L'adieu pleurait en elle, goutte à +goutte et toujours. Mais elle n'en disait rien: ce sont là de ces +chagrins qu'on doit taire, parce qu'ils viennent du bonheur des +autres. Elle se leva donc, et tous trois sortirent de l'enclos, dans +la direction de la ville. + +A mi-chemin, ils s'enfoncèrent dans un sentier de banlieue +qu'emplissait la senteur chaude des primevères. Thérèse avait son but, +qu'elle n'avouait pas encore. Elle était moins expansive et moins +rayonnante que de coutume. Madame Maldonne enveloppait ses deux +enfants d'un regard attendri, contente d'avoir sa place et de jeter +son mot dans la conversation tranquille et lente qui s'échangeait +entre eux. + +Brusquement, à un détour, de longs murs se dressèrent, avec des sapins +et des ifs pointant par-dessus. + +--Je comprends, dit Claude en remerciant + +Thérèse du regard, c'est une jolie pensée. + +Ils se turent en pénétrant dans le cimetière. Le même songe sans doute +de la fragilité de leur joie, le même frisson tomba pour elle et pour +lui, qui s'aimaient, des arbres noirs témoins de tant de larmes. +Thérèse et Claude se séparèrent l'un de l'autre, et Thérèse, par un +dernier instinct d'enfant effrayée, pour traverser l'avenue encore +molle et marquée de traces de roues, chercha le bras de sa mère. + +Où est la tombe du petit Jean? Là, assurément, dans ce massif immense +de croix blanches ou noires, presque toutes égales, pressées les unes +contre les autres. Il y a, sur les tertres verts, plus ou moins +affaissés selon la date, tout le naïf étalage des tendresses +misérables, poignées de fleurs, rosiers, lierre taillé, clématites +piquées dans un vase de verre bleu apporté des mansardes, couronnes +grosses comme le poing et qui durent peu. A quoi bon durer? Les +pauvres, sous la terre comme dessus, logent au mois. Tout cela sera +bouleversé, détruit, remplacé bientôt. Où donc est la tombe du petit +Jean? + +La voici. Thérèse l'a découverte. «A Jean Malestroit, onze ans, trois +mois, huit jours, ses parents inconsolables.» Au pied de la latte de +bois peinte, sont trois jacinthes en ligne et un brin de chrysanthème, +qui doit venir de l'unique gerbe arrosée par la mère, là-bas, près du +pigeonnier. La jeune fille s'est agenouillée dans l'étroite allée, +Claude à côté d'elle, madame Maldonne un peu plus loin. Il leur semble +à tous revoir la figure éveillée de l'écolier, et ses cheveux roux que +le soleil, à cette heure, eût fait étincelants. Et Thérèse, après +avoir prié tout bas, s'est mise à dire à demi-voix, tournée vers +Claude, tout émue et sérieuse: «O notre petit Jean, enfant qui nous a +réunis, je t'aimais bien quand j'étais seulement ta marraine. A +présent, je ne pourrai plus penser au début de cette vie nouvelle où +j'entre, sans me souvenir que tu en as été l'occasion douloureuse. O +petit Jean, maintenant dans la puissance et dans la joie, parmi les +anges de Dieu, veille sur nous, protège-nous!» + +--Amen! répondit Claude. + +Ils se relevèrent ensemble, et ils se sourirent. Étrange succession +que nous sommes d'impressions qui se heurtent et se chassent comme des +nuées! Déjà ils ne pensaient plus au petit marchand d'ombre. Un +souffle avait passé. L'enchantement de la vie les avait ressaisis. Ils +s'éloignèrent, sans même jeter un dernier coup d'oeil derrière eux, et +regagnèrent côte à côte, pressant le pas, uniquement occupés de leur +amour, la campagne ouverte et pleine de soleil. + +Étaient-ce bien les mêmes sentiers? En quelques minutes, tout avait +changé d'aspect. Le jour s'était fait plus pur et plus beau. +Par-dessus les haies d'aubépine qu'ils longeaient, le front levé, les +yeux en joie, ils regardaient l'azur pâle, ils se regardaient +ensuite, et trouvaient de quoi se sourire encore. Une même chanson +divine leur chantait dans l'âme. Ils l'entendaient en eux-mêmes, ils +la devinaient dans le coeur de l'autre. Les alouettes dans les blés +clairs, les alouettes toutes folles aussi, s'envolaient en secouant +leurs ailes, et saluaient l'heure unique, l'heure où toutes les +espérances se lèvent, pour garder le nid qu'on va bâtir. Des paysans, +çà et là, s'arrêtaient de bêcher. Quelque chose leur disait que le +bonheur passait. Puis, après une pause, égayés ou jaloux, ils se +courbaient de nouveau. Et les fiancés continuaient leur route, +triomphants, enviés, rois du chemin, et le sachant. + +Derrière eux, la mère venait, oubliée. Mais elle jouissait d'avoir +donné le jour à cette créature heureuse qui marchait devant elle. Elle +se souvenait. A voir l'expression de son visage, on pensait à ces +premières fleurs d'une grappe, à demi fermées, penchées, comme une +image prophétique, au-dessus des jeunes qui éclatent. + +Les Pépinières s'ouvrirent bientôt devant eux. Ils entrèrent. +Quelqu'un les attendait avec impatience. C'était M. Maldonne, qui +faisait, pour la vingtième fois, le trajet du portail à la maison. + +--Vite! vite! cria-t-il: il est arrivé une surprise pendant votre +absence! + +Thérèse, Claude et madame Maldonne se hâtèrent, moins curieux de la +nouvelle que désireux de plaire au vieux maître des Pépinières. +Celui-ci les emmena près de la serre, où, sur une table de jardin, il +avait fait poser un mannequin d'osier. + +--Voici l'objet, dit-il. Il est adressé à M. Claude Revel, aux +Pépinières. + +--Est-ce possible? fit Thérèse en riant. Vous voyez, Claude, on nous +croit mariés. C'est peut-être un présent? + +--D'où vient-il? demanda Claude. + +--Ma foi, dit M. Maldonne, bien fin qui le devinera: toutes les +étiquettes sont tombées dans le voyage. + +Thérèse, qui s'était penchée, saisit quelques brins d'herbes, entre +deux mailles de l'osier, et dit, en devenant toute rose d'émotion: + +--Cela vient d'Afrique. Voici de l'alfa. + +Une même pensée, à ce nom qui évoquait tant de souvenirs, assombrit le +petit cercle rangé autour de la table. + +--Puisque cela m'est adressé, dit Claude, c'est à vous d'ouvrir, +Thérèse. + +Légèrement, en trois coups de canif, Thérèse brisa les liens qui +attachaient le couvercle, et le souleva. Elle écarta de la main une +jonchée d'herbes sèches. Des plumes apparurent, des plumes couleur de +ciel. + +--La sarcelle bleue! s'écria M. Maldonne. Et splendide! Et intacte! + +Il tenait déjà l'oiseau par le bec, et le considérait en le retournant +au soleil. De dessous l'aile, un papier plié tomba. + +--Un billet! dit Claude, en se baissant. + +Il n'y avait qu'une seule ligne. Claude la parcourut, et puis, tandis +qu'ils l'observaient tous, bien émus, il lut à haute voix: + + «Tuée par le comte de Kérédol, au bord du Chot-el-Beïda.» + + +FIN + + +ÉMILE COLIN--IMPRIMERIE DE LAGNY + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of La Sarcelle Bleue, by René Bazin + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA SARCELLE BLEUE *** + +***** This file should be named 44236-8.txt or 44236-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/4/4/2/3/44236/ + +Produced by Clarity, Hélène de Mink, and the Online +Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This +file was produced from images generously made available +by The Internet Archive/Canadian Libraries) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm +concept of a library of electronic works that could be freely shared +with anyone. For forty years, he produced and distributed Project +Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. + +Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. +unless a copyright notice is included. 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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: La Sarcelle Bleue + +Author: René Bazin + +Release Date: November 20, 2013 [EBook #44236] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA SARCELLE BLEUE *** + + + + +Produced by Clarity, Hélène de Mink, and the Online +Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This +file was produced from images generously made available +by The Internet Archive/Canadian Libraries) + + + + + + +</pre> + + +<div class="tnote"> +<p>Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. +L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée. +Les numéros des pages blanches n'ont pas été repris.</p></div> + +<p><span class="pagenumh"><a id="Page_I"> I</a></span></p> + +<h1><span class="large">LA</span><br /> +SARCELLE BLEUE</h1> + +<p><span class="pagenumh"><a id="Page_II"> II</a></span></p> + +<div class="pub"> +<p>CALMANN LÉVY, ÉDITEUR</p> +<hr class="deco" /> +<p><span class="small">DU MÊME AUTEUR</span><br /> +<span class="xs">Format grand in-18</span></p> +</div> + +<table id="ads" summary="books"> +<tr> + <td class="tdl">A L'AVENTURE (croquis italiens)</td> + <td class="tdr">1 vol.</td> +</tr> +<tr> + <td class="tdl">HUMBLE AMOUR</td> + <td class="tdr">1 vol.</td> +</tr> +<tr> + <td class="tdl">LES ITALIENS D'AUJOURD'HUI</td> + <td class="tdr">1 vol.</td> +</tr> +<tr> + <td class="tdl">MADAME CORENTINE</td> + <td class="tdr">1 vol.</td> +</tr> +<tr> + <td class="tdl">LES NOELLET</td> + <td class="tdr">1 vol.</td> +</tr> +<tr> + <td class="tdl">MA TANTE GIRON</td> + <td class="tdr">1 vol.</td> +</tr> +<tr> + <td class="tdl">SICILE (<em>Ouvrage couronné par l'Académie française</em>)</td> + <td class="tdr">1 vol.</td> +</tr> +<tr> + <td class="tdl">UNE TACHE D'ENCRE (<em>Ouvrage couronné par l'Académie française</em>)</td> + <td class="tdr">1 vol.</td> +</tr> +</table> + +<div class="frontmatter"> +<p class="small"> Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays +y compris la Suède et la Norvège.</p> + +<hr class="deco" /> +<p class="small">ÉMILE COLIN—IMPRIMERIE DE LAGNY</p> +</div> + +<p><span class="pagenumh"><a id="Page_III"> III</a></span></p> + + +<div class="titlepage"> +<p>RENÉ BAZIN</p> +<hr class="deco" /> + +<p><span class="large">LA</span><br /> +<span class="xlarge">SARCELLE BLEUE</span></p> + +<p class="small">CINQUIÈME ÉDITION</p> + +<div class="figcenter"> +<img src="images/colophon.jpg" width="267" height="182" alt="" /> +</div> + +<p><span class="large">PARIS</span><br /> +<span class="medium">CALMANN LÉVY, ÉDITEUR</span><br /> +<span class="small">ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES</span><br /> +3, RUE AUBER, 3</p> +<hr class="deco" /> + +<p class="small">1895</p> +</div> + +<p><span class="pagenumh"><a id="Page_IV"> IV</a></span> +<span class="pagenum"><a id="Page_1"> 1</a></span></p> + +<div class="header"> +<p><span class="medium">LA</span><br /> +<span class="large">SARCELLE BLEUE</span></p> +</div> + +<h2>I</h2> + +<p>—Comment s'appelle-t-elle, votre histoire?</p> + +<p>—L'histoire de la marquise Gisèle.</p> + +<p>—Un joli nom, observa Thérèse. Savez-vous, +mon parrain, que vous ne m'avez pas +encore fait compliment de mon dessus de +clavier? Regardez: tout au passé, vieux rose +et vieil or sur fond blanc. Est-ce joli?</p> + +<p>—Ce sera surtout inutile.</p> + +<p>—Oh! inutile! dit Thérèse, en penchant sa +tête blonde sous le rayon de la lampe, pour +<span class="pagenum"><a id="Page_2"> 2</a></span> +nouer un brin de soie derrière la bande de +drap. Et quand ce serait? Je fais assez de +choses utiles, ici, monsieur mon oncle et +parrain, pour avoir le droit de broder le soir +un tapis de piano.</p> + +<p>—On dirait une robe de cour!</p> + +<p>—Eh bien?</p> + +<p>—Pour un logis comme les Pépinières, +Thérèse!</p> + +<p>—Justement, c'est ce qui me plaît, à +moi: des dessins qui courent bien, des couleurs, +de la soie, de la laine fine. Riez, si +vous voulez: cela repose les doigts, les yeux, +le cœur. N'est-ce pas, mère?</p> + +<p>En face, de l'autre côté du guéridon, une +femme encore jeune, vêtue d'une robe foncée +à gilet mauve, leva la tête, en laissant +retomber posément ses deux mains qui +tenaient une dentelle au crochet. Ses yeux +bruns très calmes, l'ovale plein de ses joues, +la bouche mince et un peu longue, la ligne +noble des épaules, attestaient en elle une race +<span class="pagenum"><a id="Page_3"> 3</a></span> +affinée. A droite, un petit homme tout blanc +et tout nerveux, ridé, l'œil gris, les cheveux +foisonnants autour d'une calotte de velours, +la barbe divisée en deux pointes, comme +une queue d'hirondelle, se redressa à demi +dans le fauteuil où il sommeillait.</p> + +<p>Elle et lui sourirent du même air de ravissement, +en regardant Thérèse, et la mère +dit:</p> + +<p>—Oui, ma mignonne.</p> + +<p>—Ce sera charmant, ajouta le père; +surtout l'oiseau de paradis. Mais il faudra +un peu arrondir les ailes.</p> + +<p>—Comme ceci, n'est-ce pas? demanda +Thérèse, en dessinant, du bout de son petit +doigt, une ligne idéale sur la bande brodée.</p> + +<p>M. Maldonne ferma les paupières, en signe +d'assentiment, et se renversa doucement en +arrière, sans cesser de sourire.</p> + +<p>—Alors, Thérèse, vous ne m'écoutez pas? +dit Robert. Vous ne voulez pas que je raconte...</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_4"> 4</a></span> +—Mais si! mais si! répondit la jeune fille, +en se posant bien droite sur sa chaise et saisissant +son aiguille. Je vous écoute avec +recueillement. Mais dites-moi d'abord quel +âge elle avait, votre marquise Gisèle? Seize +ans? Dix-sept ans comme moi?</p> + +<p>—Elle était mariée.</p> + +<p>Thérèse eut une petite moue qui seyait +bien à son visage très jeune.</p> + +<p>—C'est moins intéressant, fit-elle.</p> + +<p>—Vous trouvez? reprit Robert. Il y avait +si peu de temps qu'elle était mariée, deux +ans à peine, et elle aimait son mari. C'était +autrefois, Thérèse, quand il existait beaucoup +de grandes forêts avec peu de routes +au travers. Le marquis fut obligé de partir +pour la guerre, et, en partant, il dit à +sa femme: «Vous aurez sans doute à +repousser les attaques de nos ennemis. Je +sais qu'ils ont juré de vous enlever par la +force. Mais les murailles sont solides. Je vous +laisse de bons hommes d'armes, et j'ai confiance +<span class="pagenum"><a id="Page_5"> 5</a></span> +en vous. Au revoir, ma petite Gisèle!» +«Au revoir!» répondit la dame, et le seigneur +s'éloigna.</p> + +<p>—Les seigneurs de ce temps-là, interrompit +Thérèse, c'était comme les officiers +de marine, toujours en route. Mon amie +Henriette, qui a épousé un lieutenant de +vaisseau...</p> + +<p>Elle s'arrêta devant le mouvement d'impatience +de Robert.</p> + +<p>—Je vous fâche, murmura-t-elle. Tenez, +je ne dirai plus rien, absolument rien. Je +vous le promets!</p> + +<p>—Vous saurez donc, Thérèse, que le marquis +ne s'était pas trompé. Le château fut +assiégé. Tout le monde fit son devoir. Mais, +avec le temps, la famine arriva. Bientôt, il +n'y eut plus qu'un peu de farine de seigle +pour la garnison et un peu de froment, +dont on faisait chaque jour un pain pour la +châtelaine. Les bœufs, les moutons, les chevaux +même avaient été mangés. Un seul +<span class="pagenum"><a id="Page_6"> 6</a></span> +vivait encore, la jument de la marquise +Gisèle, une haquenée grise, rapide et pommelée +comme un nuage. Pour la nourrir, +l'écuyer, qui savait combien sa maîtresse la +chérissait, trompait la surveillance de l'ennemi, +et descendait la nuit dans les fossés, +cueillant lui-même des herbes, des roseaux, +des feuilles d'arbres qu'il rapportait sur ses +bras couverts de peau de daim, ou bien il +faisait couper les plantes parasites qui +poussent aux fentes des pierres, les mousses, +les pariétaires, le fumeterre à fleur rose, +dont le donjon avait une couronne, en temps +de paix. Malgré tant de prévenances, la +pauvre bête maigrissait à vue d'œil. «Sire +écuyer, disait la marquise, mieux vaudrait +la tuer comme les autres et la partager +entre mes hommes d'armes? Car je sens bien +que je n'irai plus avec elle, mon oiseau sur +le poing, chasser les hérons et les perdrix +de mon seigneur. Lui et moi, plus jamais +nous ne sortirons ensemble par la porte qui +<span class="pagenum"><a id="Page_7"> 7</a></span> +ouvre sur la forêt.» Mais l'écuyer la rassurait, +et refusait de tuer la haquenée..</p> + +<p>Robert, qui levait volontiers les yeux au +plafond, lorsqu'il racontait, les abaissa en +ce moment vers Thérèse. L'immobilité et le +silence de sa filleule l'étonnaient. Il remarqua +que la bande de drap était à moitié échappée +aux mains de la jeune fille. Une des extrémités +avait roulé à terre. L'autre n'était +maintenue sur les genoux de Thérèse que +par trois doigts roses qui n'avaient plus +guère conscience de leur rôle. La jolie tête +blonde commençait à fléchir vers l'épaule, +et rencontrait déjà le rayon d'or de la +lampe.</p> + +<p>Robert était susceptible. Mais il y avait +une créature au monde qu'il aimait mieux +que lui-même. C'était l'enfant qui ne l'écoutait +plus. Après une pause, si légère, que +ni le père ni la mère, dont la pelote de fil +en se déroulant faisait un bruit de souris, +ne s'en aperçurent, il reprit, d'une voix +<span class="pagenum"><a id="Page_8"> 8</a></span> +plus basse, un peu chantante et berceuse à +dessein:</p> + +<p>—Un jour enfin, triste, l'écuyer se présenta +devant la châtelaine, et lui annonça +qu'il n'y avait plus de vivres, que les plus +vaillants de la garnison étaient morts ou +blessés, et qu'il fallait se rendre. Alors...</p> + +<p>Un petit soupir, le soulèvement léger +d'un cœur que le songe habite, avertit Robert +du succès de son histoire. La tête de la +jeune fille, tout inclinée à gauche, était à +moitié dans la lumière et à moitié dans +l'ombre.</p> + +<p>—Alors, dit Robert en haussant la voix, +il arriva que Thérèse Maldonne s'endormit, +en écoutant l'histoire de son parrain!</p> + +<p>Elle se redressa vivement, et, souriante, +avant même de pouvoir ouvrir les yeux:</p> + +<p>—Oh! pardon, fit-elle. Je crois que +je dormais! C'était pourtant bien joli, les +pariétaires, les mousses, le fumeterre du +donjon!</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_9"> 9</a></span> +—Il y a longtemps que nous n'en étions +plus là, ma pauvre Thérèse!</p> + +<p>—Tu meurs de sommeil, dit madame +Maldonne, sur le visage de laquelle, à +la moindre alerte, une ombre d'inquiétude +maternelle passait.—J'ai peur que +tu ne te sois fatiguée, tantôt, avec cette +treille...</p> + +<p>Thérèse fixa les yeux sur ceux de Robert +pour y lire son pardon, qui s'y trouvait, +d'ailleurs.</p> + +<p>—C'est fini, dit-elle en passant la main +sur ses paupières.</p> + +<p>—Non, répondit Robert. Allez recommencer +là-haut. Les enfants doivent se coucher +de bonne heure.</p> + +<p>—Et l'histoire de Gisèle, nous la finirons +demain, alors?</p> + +<p>—Ou jamais, murmura-t-il avec un peu +d'amertume.</p> + +<p>—A propos, reprit Thérèse, sans l'avoir +entendu, que faisons-nous demain? +<span class="pagenum"><a id="Page_10"> 10</a></span></p> + +<p>—Comme tous les jours: ce que vous +voudrez.</p> + +<p>—Non, dit-elle gentiment, ce que vous +désirez, vous.</p> + +<p>—Eh bien, une promenade au bois de +Laurette? Il y a si longtemps que nous n'y +sommes allés!</p> + +<p>—Je veux bien. Tenez, je mettrai le chapeau +à coquelicots que vous aimez.</p> + +<p>—C'est cela.</p> + +<p>—Pour vous, parrain, rien que pour +vous! Car il n'y a que des loriots, là-bas.</p> + +<p>Robert sourit un peu tristement. Elle +s'était baissée pour ramasser la bande +tombée sur le parquet, puis elle s'était +redressée, debout, épanouie, retenant de ses +deux bras allongés l'étoffe qui barrait sa +jupe. Ses doigts se mêlaient aux lames luisantes +de la broderie.</p> + +<p>—Savez-vous, Thérèse, dit-il, que le +jeune rose ne fait pas mal du tout sur le +vieux rose?</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_11"> 11</a></span> +—Toujours complimenteur! répondit la +jeune fille.</p> + +<p>Elle lui tendit la main, embrassa son +père, sa mère, et, glissant vers la porte +avec un bruissement de bottines qui craquent +et de rubans qui volent, elle disparut.</p> + +<p>Tous trois la suivirent des yeux. Elle +était toute leur joie. Mais déjà M. et madame +Maldonne s'étaient retournés vers +la lampe, et remuaient leurs fauteuils en +les rapprochant l'un de l'autre, comme il +arrive, par instinct, dès qu'une réunion +s'émiette, et Robert fixait encore la porte +par où Thérèse s'en était allée. Devant son +regard immobile une vision passait, de +celles qui troublent le cœur. Et cependant +il n'était pas, à proprement parler, un +rêveur, et sa physionomie révélait plutôt +une nature énergique, douée pour l'action. +Il avait toute l'apparence, le geste, l'allure +d'un officier de cavalerie qui commence à +<span class="pagenum"><a id="Page_12"> 12</a></span> +perdre de sa sveltesse première: sur ses +épaules un peu épaisses, la tête fine et bien +plantée, faite pour le casque; les cheveux +bruns, coupés en brosse, à peine grisonnants +aux tempes; le nez droit, les joues +plates, la moustache courte et la barbiche +en pointe. L'œil était bleu sombre, ferme, +intelligent, le sourire discret et nuancé. Ses +vêtements indiquaient un goût d'élégance +légèrement trahi par la fortune: une +jaquette luisante çà et là, un gilet blanc, et, +sous un pantalon large, des bottes vernies +qui faisaient valoir le pied nerveux d'un +marcheur.</p> + +<p>L'élégance relative de Robert ressortait +d'autant mieux que rien autour de lui, ni la +robe très simple de madame Maldonne, ni le +complet de toile blanche de son mari, ni +dans l'ameublement du salon qui servait +aussi de salle à manger, ne prêtait à la +même remarque. Le papier, à grands +ramages, datait des premiers temps de l'invention; +<span class="pagenum"><a id="Page_13"> 13</a></span> +les fauteuils de cuir brun, montés +sur bois d'acajou, ne relevaient d'aucun +style, et l'unique ornementation, assez singulière, +il est vrai, consistait en oiseaux empaillés, +disposés le long des murs et sur la +cheminée.</p> + +<p>M. Maldonne, dont le départ de Thérèse +avait secoué l'esprit, se pencha vers sa +femme, et, prenant le peloton où elle venait +de piquer le crochet d'ivoire, le posa sur le +guéridon. Madame Maldonne frotta l'une +contre l'autre ses mains effilées et lasses +d'avoir travaillé.</p> + +<p>—Elle est un peu rouge, ce soir, dit-elle +à demi-voix.</p> + +<p>—Je trouve aussi, répondit M. Maldonne: +qu'a-t-elle donc fait?</p> + +<p>—Des folies. Figure-toi qu'elle s'est mise +en plein midi à épamprer une treille de +chasselas!</p> + +<p>—En juillet! Et par cette chaleur!</p> + +<p>—Prétendant qu'elle connaissait le pied +<span class="pagenum"><a id="Page_14"> 14</a></span> +de vigne, qu'elle aurait ainsi des primeurs... +Et elle n'avait pas de chapeau!</p> + +<p>—Pas de chapeau! répéta M. Maldonne +en levant les yeux d'un air de stupéfaction +et de mécontentement.</p> + +<p>Puis, sur son visage mobile, éclairé par +la lampe, cette première impression s'effaça. +Quelque chose d'attendri, une joie inopinément +éclose, presque une larme heureuse +y parut. Il regarda sa femme, et dit:</p> + +<p>—Est-elle enfant encore, notre Thérèse!</p> + +<p>Madame Maldonne, les cils baissés, cambrant +sa taille mince, savourait à sa manière, +plus froide, plus retenue, la même impression +secrètement égoïste. Un sourire infiniment +léger, très doux aussi, relevait le coin +de sa bouche.</p> + +<p>—Oh! oui, répondit-elle, bien enfant, +Dieu merci! Tout à l'heure elle dormait +pour tout de bon, la tête sur l'épaule, comme +aux premières veillées, quand elle avait +douze ans. Chère petite! Elle a bien le temps +<span class="pagenum"><a id="Page_15"> 15</a></span> +de grandir et de devenir jeune fille. N'est-ce +pas, Robert?</p> + +<p>Tiré du songe qui le tenait, Robert détourna +vers ses hôtes son regard où de +tout autres pensées, assurément, flottaient +encore.</p> + +<p>—Es-tu silencieux! reprit M. Maldonne. +Nous disions que Thérèse était une vraie +enfant. Est-ce ton avis?</p> + +<p>—Hélas!</p> + +<p>—Tu trouves?</p> + +<p>—Je trouve tout le contraire, mon pauvre +ami. C'est une jeune fille. Et je le déplore!</p> + +<p>—Allons donc! Ni Geneviève, ni moi...</p> + +<p>—Non, vous ne le voyez pas, vous autres, +mais je vous le dis, moi, elle se transforme, +elle grandit, elle est déjà toute grande!</p> + +<p>—Et la preuve?</p> + +<p>—Elle dort à mes histoires!</p> + +<p>—C'est qu'elle était lasse.</p> + +<p>—Du tout, car elle ne faisait que bavarder +et rire tout à l'heure.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_16"> 16</a></span> +—Alors, c'est que tes histoires sont ennuyeuses.</p> + +<p>—Non, puisqu'elles l'ont amusée, quand +elle était enfant. Mes histoires sont restées +les mêmes, Guillaume, et c'est Thérèse qui +a changé.</p> + +<p>M. Maldonne leva les épaules, en signe +d'incrédulité.</p> + +<p>—Je vous prie de m'excuser, Geneviève, +ajouta Robert, si je me retire un peu tôt. Je +ne sais pas si c'est le soleil, mais je me sens +la tête un peu lourde.</p> + +<p>—Comme vous voudrez, mon cher.</p> + +<p>—Je l'aurais parié! s'écria M. Maldonne +en riant. Quand Thérèse n'est plus là, sous +un prétexte ou sous un autre, Robert trouve +moyen de nous fausser compagnie.</p> + +<p>—Je t'assure, Guillaume...</p> + +<p>—Va! va! mon ami, le premier article +de notre règlement de vie, aux Pépinières, +c'est la liberté, n'est-ce pas? Uses-en comme +il te conviendra. Seulement, dis-moi, quand +<span class="pagenum"><a id="Page_17"> 17</a></span> +reprendrons-nous le catalogue? Demain?</p> + +<p>Robert fit un geste évasif, indiquant l'absolu +détachement.</p> + +<p>—Après la promenade, dit-il, peut-être...</p> + +<p>—Peut-être! Jamais d'engagements précis +avec toi. Voilà pourtant un beau travail, +toute notre expérience, toutes nos recherches +et si près d'être achevé! Tiens, moi, dix fois +le jour, je le vois, ce volume imprimé: +«Catalogue raisonné des oiseaux du département, +contenant l'énumération de toutes +les espèces et variétés, par Guillaume Maldonne, +conservateur du musée d'histoire +naturelle, avec...» Voyons, Robert, faudra-t-il +ajouter la ligne qui t'associera à la gloire +de l'œuvre: «Avec la collaboration de Robert +de Kérédol?» Est-ce pour demain?</p> + +<p>—Pas probable... Je n'y suis plus.</p> + +<p>—Sais-tu que tu es affreusement paresseux?</p> + +<p>Robert se leva.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_18"> 18</a></span> +—Il y a si longtemps! dit-il négligemment.</p> + +<p>Il s'approcha de madame Maldonne, +l'embrassa au front: «Bonsoir, petite sœur!» +serra la main de Guillaume, qui répétait, +moitié riant, moitié sérieux: «L'amour de +l'oiseau faiblit en toi, décidément!» et prit +la porte par où Thérèse était sortie.</p> + +<p>Non, il ne pouvait rester: ni son affection +pour les Maldonne, ni son habitude de +correction mondaine ne suffisaient, en ce moment, +à lui faire vaincre l'impression qu'il +éprouvait. Sa nature, éminemment tendre, +d'une susceptibilité qu'il cachait, le plus souvent, +sous les dehors d'une indifférence volontiers +railleuse et un peu brusque, s'était +sentie atteinte, surprise et blessée à la fois +par ce petit fait: Thérèse endormie.</p> + +<p>Dans ce mince détail, dont le père avait +souri, il avait, lui, reconnu le signe d'un +changement profond. «Je me trompais, +murmurait-t-il en montant les marches de +<span class="pagenum"><a id="Page_19"> 19</a></span> +l'escalier de bois brun, aux rampes carrées +et lourdes. Je la croyais encore enfant parce +qu'elle est très gaie. Je m'y suis laissé +prendre, et elle a fermé ses chers yeux à +mon histoire de la marquise Gisèle! Bien +fait, Robert, bien fait! Cela t'apprendra +qu'elle aura dix-sept ans dans un mois!»</p> + +<p>Il entra dans sa chambre, vaguement +éclairée par les lueurs traînantes des soirs +d'été, alluma une bougie, qui jeta des étincelles +sur les panoplies d'épées, de sabres, +d'épaulettes, de fusils de chasse et de guerre, +qui tapissaient les murs, et se dirigea vers +une commode noire que surmontait, à un +pied de hauteur, une petite bibliothèque vitrée +en ébène. Sur la commode étaient rangés, +pressés les uns contre les autres, des +livres de classe aux coins brisés, aux pages +recroquevillées et chiffonneuses, des cahiers +par liasses et, des deux côtés, en serre-files, des +volumes de collections enfantines, bleus ou +roses, et d'autres plus gros où l'on devinait +<span class="pagenum"><a id="Page_20"> 20</a></span> +des images. C'étaient les reliques de ses années +d'enseignement, quand il s'était improvisé,—avec +quelle joie et quelle application +de tout son esprit!—le professeur de Thérèse, +humbles témoins des heures de travail +ou de récréation, inutiles depuis longtemps +déjà, mais qu'il gardait là, comme un bon +souvenir qu'on aime à revoir. Il se disait +bien que Thérèse n'ouvrirait plus, pour y +apprendre ses leçons, la grammaire française, +ni, pour y faire une lecture, l'histoire +de la poupée modèle. Mais où sont-elles les +mères qui n'ont pas conservé le petit bonnet +ruché du baptême, le premier jouet, la pelisse +ample et brodée, pendant des mois et +des mois, alors que l'enfant courait déjà +tout seul devant elles? Robert les avait imitées. +A présent, c'était bien fini.</p> + +<p>Il avança le bras, et prit un des plus vieux +volumes, long comme un doigt, maculé de +taches, le dos tailladé en lanières par l'usure, +et l'ouvrit à la première page. C'était +<span class="pagenum"><a id="Page_21"> 21</a></span> +une histoire sainte. Là, d'une grosse écriture +de débutante, il y avait trois lignes +bien connues de lui: «A mon bon parrain +Robert, fleur de rosier de Bengale, offerte +par son élève Thérèse.» Un peu plus bas, +l'empreinte d'une fleur qui avait séché, puis +disparu.</p> + +<p>Il relut plusieurs fois ce texte naïf, sécha, +du revers de la main, une larme involontaire +qui s'apprêtait à couler, et, saisissant +par paquets les livres et les cahiers, il les +enfouit rapidement dans un des tiroirs de +la commode.</p> + +<p>—Allons, dit-il en fermant le meuble, +tout cela est mort. Maintenant, puisque mes +histoires n'ont plus le pouvoir de l'amuser, +il faudrait trouver des lectures de son +âge...</p> + +<p>Ses yeux se levèrent sur la bibliothèque +vitrée, si coquette, avec ses glaces à biseaux +et ses colonnettes torses. Depuis qu'il professait, +M. de Kérédol n'avait pas eu le temps +<span class="pagenum"><a id="Page_22"> 22</a></span> +ni le goût de lire pour lui-même. Il possédait +seulement et renfermait là une quarantaine +de volumes, éditions de poche artistement +reliées, qui l'avaient suivi à travers le +monde. Sous le feu de la bougie, les titres, +les dos de basane et de maroquin luisaient +doucement.</p> + +<p>«Quelque chose pour une jeune fille de +dix-sept ans, disait Robert, voilà qui est +difficile! Voyons!... <cite>Discours sur l'Histoire +universelle?</cite> trop grave... <cite>Voyage du jeune +Anacharsis?</cite> d'un vieillot!... <cite>Dominique</cite>, +oh! <cite>Dominique</cite>, de Fromentin? non, ce n'est +pas pour son âge... <cite>Guide de l'Apiculteur?</cite> +non!... Brizeux, deux volumes? peuh! la +poésie? Des extraits, peut-être... Molière, +<cite>Theâtre complet</cite>; Michelet, <cite>l'Oiseau</cite>; marquis +de Foudras, <cite>les Gentilshommes chasseurs</cite>; +<cite>Corinne</cite>... Décidément, mon pauvre Robert, +pas de chance: tes histoires ne conviennent +plus, ta bibliothèque ne convient pas encore. +Et si peu d'œuvres! Je suis presque +<span class="pagenum"><a id="Page_23"> 23</a></span> +au bout... <cite>Pensées</cite>, de Joubert; Rabelais; +<cite>Service en campagne 1866</cite>; <cite>Contes choisis</cite>, de +Daudet... Voilà! voilà mon affaire! Les +<cite>Contes choisis</cite>! En choisissant encore parmi +eux,—une jeune fille tout à fait jeune +fille, qui n'a rien lu!—oui, elle aimera +cela. Ce Daudet, <cite>la Chèvre de M. Seguin</cite>, <cite>les +Étoiles</cite>, oh! <cite>les Étoiles!</cite> Comment n'avais-je +pas pensé?... Elle sera contente, Thérèse...»</p> + +<p>Et il souriait en cherchant dans sa poche +la clef du petit meuble. Quand il l'eut +saisie, il fit jouer le ressort, qui rendit un +son de neuf, et le parfum du vieux cuir se +répandit dans la chambre.</p> + +<p>—Voilà bien l'affaire, ajouta-t-il en faisant +basculer le volume qu'il posa à plat près du +bougeoir: Daudet, un moderne, celui-là! +Avec lui, je suis sûr de ne pas l'endormir. +Ah! elle sera étonnée, demain, quand je lui +annoncerai: «Mademoiselle Thérèse, désormais +les contes choisis de Daudet remplacent +les contes usés de votre oncle». Je +<span class="pagenum"><a id="Page_24"> 24</a></span> +gage, la pauvre petite, qu'elle sera touchée, +reconnaissante. Vive comme elle est, par +exemple, il faudra tout de suite ouvrir le +volume!</p> + +<p>En se parlant ainsi, Robert fit quelques +pas jusqu'à la fenêtre demeurée ouverte à +deux battants, à cause de la grande chaleur, +et s'appuya sur l'accoudoir. Vraiment, +il était satisfait de sa trouvaille. Il se sentait +en possession d'un moyen assuré de réparer +l'échec de tout à l'heure. Ses yeux, +errant sur le grand jardin noyé d'ombres +tièdes, ne virent rien d'abord que l'image +présente à sa pensée: Thérèse tout à fait +heureuse et bien éveillée, qui le remerciait +avec des mots jeunes comme elle, tandis +que lui, assis près d'elle, lisait, en y mettant +le ton, <cite>la Chèvre de M. Seguin</cite>. Il voyait cela +très nettement. Puis, les rayons de lumière +vive dont ses yeux étaient pénétrés se dissipant +peu à peu, il commença à distinguer +les teintes variées de la nuit: ici le sable +<span class="pagenum"><a id="Page_25"> 25</a></span> +pâle de la grande allée, là l'ovale d'une corbeille +de pétunias, les rayures brunes des +plates-bandes du potager, des boules sombres +qui étaient des buis taillés, et, des deux côtés +du domaine, le vallonnement argenté des +cimes d'arbres qui diminuaient, prenaient +des mouvements de nuages, et s'allaient +réunir tout au fond, dans la brume. La vision +de ces choses réelles et familières effaça +l'image où s'était complu Robert, et ramena +dans son esprit la question un moment +écartée.</p> + +<p>«Dix-sept ans! pensait-il. Déjà! Un âge +effrayant. C'est si délicieux! Tous les rêves +qui éclosent à la fois, et trouvent le nid trop +petit pour eux, et s'en vont. Oh! si elle s'en +allait! Dire que nous sommes trois ici, qui +ne vivons que d'elle et pour elle, et que, +cependant, au premier appel du dehors, +elle nous quitterait peut-être, elle nous laisserait! +Maldonne n'a pas compris!... Je sais +bien qu'elle est merveilleusement pure, ignorante +<span class="pagenum"><a id="Page_26"> 26</a></span> +de la vie. Cela peut nous la garder +quelque temps. Nous voyons si peu de +monde! Les Pépinières sont loin de la ville. +Et puis, elle nous aime. Comment n'aimerait-elle +pas ceux qui ont enveloppé sa jeunesse +d'une tendresse pareille? C'est égal, je +ne conçois plus la paix profonde où j'étais +hier, ce matin encore. Il me semble que je +ne pourrai plus la regarder sans avoir peur +de la perdre... Voyons, voyons, il faut découvrir +des moyens nouveaux pour l'intéresser, +lui rendre le séjour au milieu de +nous si agréable, si pleinement doux, que +cela lui suffise, trois amis à aimer. Daudet +m'aidera un peu, un tout petit peu. Et le +reste? Mon Dieu! que c'est dur de prévoir!...»</p> + +<p>Il avait étendu le bras, sans trop songer +à ce qu'il faisait, vers une tige de bignonia +grimpante, qui jaillissait, au-dessous de la +fenêtre, du bourrelet enchevêtré des clématites +et des vignes vierges. Au bout de la +tige, droite et ferme, une fleur s'ouvrait, +<span class="pagenum"><a id="Page_27"> 27</a></span> +son calice brun tendu au souffle errant de la +nuit. Robert la saisit, et l'attira. Mais la +liane était si bien mêlée aux autres que +toute une masse de feuilles en fut remuée; +deux ou trois passereaux, gîtés sous ce couvert, +s'envolèrent effarés, et une voix venue +d'en haut, une voix fraîche et nette éclata, +comme un chant de merle fuyard:</p> + +<p>—Ah! mon oncle, c'est vous!</p> + +<p>Il lâcha la branche, et se renversa légèrement, +un seul coude appuyé à la barre de +la fenêtre, pour regarder en l'air. Juste au-dessus +de lui, à l'étage supérieur, Thérèse, +penchée en avant, les deux bras étendus, les +doigts engagés entre les lames des contrevents, +riait de la peur qu'elle avait eue, et +de la surprise de son oncle, et de se sentir +jeune, et d'avoir la liberté d'être elle-même +devant cette campagne voilée d'ombre, où son +rire se perdait.</p> + +<p>—Dieu! que vous m'avez fait peur! dit-elle. +Je ne sais pas ce que je me suis figuré. +<span class="pagenum"><a id="Page_28"> 28</a></span> +Rien du tout, je n'ai pas eu le temps. Mais +j'ai eu une peur! Vous avez agité toute cette +muraille verte. A qui en vouliez-vous?</p> + +<p>—Moi? je cueillais une fleur de bignonia. +J'ai peut-être tiré un peu fort?</p> + +<p>—Je le crois!</p> + +<p>Ses lèvres se détendirent, les fossettes de +ses joues disparurent, et un sourire qui se +faisait humble, très innocent, où toute une +âme d'enfant parlait, descendit d'une fenêtre +à l'autre.</p> + +<p>—J'espère que vous m'avez pardonné? dit-elle... +Vous vous souvenez: tout à l'heure...</p> + +<p>—Complètement pardonné, Thérèse!</p> + +<p>—Oh! je vous remercie. Je ne sais pas ce +que j'avais, car, vous voyez, je suis tout à +fait éveillée maintenant, gaie comme un +pinson, et je n'ai pas plus envie de dormir!... +Bonsoir, parrain!</p> + +<p>—Bonsoir, mignonne!</p> + +<p>Robert la regardait, et, sur sa figure fatiguée, +une expression de contentement se +<span class="pagenum"><a id="Page_29"> 29</a></span> +peignait. Il vit le visage de Thérèse s'effacer, +les deux bras ramener les contrevents, la +grande baie à demi éclairée devenir subitement +sombre, et il demeura cependant plusieurs +minutes immobile. Puis il se retourna, +et se remit à songer.</p> + +<p>Il était plus rassuré. Ces mots, ce sourire +si jeune avaient chassé les pensées troublantes. +Et c'était le passé qui s'ouvrait à +lui maintenant, les dix-huit années de paix +profonde écoulées aux Pépinières, et que +pas un orage n'avait traversées. Robert s'y +enfonçait, il y courait d'instinct, demandant +à ces jours heureux l'espérance dont il avait +besoin. Et, comme il n'abusait point de ces +retours sur lui-même, comme tous ces souvenirs +intacts lui versaient leur douceur et +comme leur premier miel, Robert s'étonnait +de la beauté de la nuit, de l'éclat des étoiles +baignées au fond des lacs que formaient les +nuages, et surtout du bien-être singulier, de +la plénitude de vie dont chaque respiration +<span class="pagenum"><a id="Page_30"> 30</a></span> +emplissait sa poitrine. Bien souvent, dans les +grands souffles qui remontent la vallée de +la Loire, poussant devant eux les goélands, +il avait senti l'humidité saline et l'emportement +des marées, d'autres fois l'effluve rare, +fugitif, des végétations tropicales, apporté de +très loin, sur des nuées qui le sèment. Mais, +ce soir-là, c'était autre chose: une caresse +faite pour l'âme, une joie que les lèvres buvaient +pour elle. Du moins Robert le croyait. +Il lui semblait même entendre des musiques +lointaines, des mots avec l'accent qu'ils +avaient eu, des sons de trompette et des +bruissements de foule, les premiers cris et +les premiers pas de Thérèse. Et tout cela +venait de l'horizon, avec la brise sans force +et sans hâte, vers la fenêtre ouverte.</p> + +<p>C'est que, pour lui, cette période du +milieu de la vie avait été la plus heureuse. +Sa jeunesse ne lui offrait rien de semblable, +mais une enfance austère et contrainte dans +un château des marches de Bretagne, parmi +<span class="pagenum"><a id="Page_31"> 31</a></span> +des horizons de landes trempées de longues +pluies, entre son père vieux et rude et la +seconde femme de celui-ci, créature faible +et douce, opprimée, maladive, dont Robert +voyait encore dans ses rêves l'éternel sourire +triste; aucune gaieté pour répondre à celle de +l'enfant, pas d'écho à ses jeux,—si ce +n'est une petite fille née de ce second mariage, +très gâtée, elle, très adulée, à peine +connue de son aîné,—une instruction +écourtée, puis le départ, une sorte de fuite +hâtive, désirée de part et d'autre, pour +l'armée, et alors, sans transition, l'Afrique, +le régiment, la discipline avec ses rigueurs +et ses relâches brusques, des mois de cruelle +monotonie et des mois d'aventure à la suite +des tribus arabes. Robert s'accoutuma vite. +Il était né soldat. Il se retrouvait chez lui +parmi les gens de guerre. Rien qu'à le voir +passer, huit jours après son entrée au corps, +cambré dans son dolman bleu de chasseur +d'Afrique, on devinait le futur officier; on +<span class="pagenum"><a id="Page_32"> 32</a></span> +sentait dans ses yeux clairs, dans le pli relevé +de sa bouche, toute l'ardeur superbe +de la vie mêlée à l'insouciance du danger. +Il n'avait, semblait-il, qu'à laisser faire au +temps. Et certes, il y eut pour lui d'heureuses +fortunes: les jours où l'on se battait +d'abord, où l'on rentrait mourant de soif +avec des fusils incrustés d'ivoire en travers +de sa selle; la rencontre de Guillaume Maldonne, +plus âgé que lui, engagé à la suite +d'un coup de tête, leur amitié bientôt liée +sous la tente, rapidement mûrie par le péril +qui les pressait et les relâchait ensemble, +et des actions d'éclat, et l'avancement rapide, +et presque de la gloire. Ni les hasards, +ni la misère, ni l'affection qui font les années +inoubliables n'avaient manqué à celles-là. +Cependant un voile d'ombre encore avait +pesé sur elles. A peine Robert venait-il de +gagner ses galons de brigadier, qu'il apprit +la mort de son père. M. de Kérédol laissait +de grosses dettes. Sans hésiter, sans recourir +<span class="pagenum"><a id="Page_33"> 33</a></span> +aux expédients commodes de la loi, son fils +accepta la succession, résolu à tout vendre, +le château, les terres, les meubles, à s'endetter +lui-même, à se réduire au strict nécessaire +tout le temps qu'il faudrait pour +maintenir intact l'honneur de son vieux +nom. Il y parvint, et paya tout. Mais au prix +de quels sacrifices et de quelles humiliations! +Lui, si fier, si hautain même, traqué +par les créanciers, il dut se débattre au milieu +d'affaires et de procédures devant lesquelles +il était aussi neuf, aussi désarmé +qu'un enfant.</p> + +<p>L'épreuve dura des années. Il en sortait à +peine, quand la guerre de 1870 éclata. Et la +guerre, ce fut la fin de ses rêves de gloire +et de sa carrière de soldat. Blessé d'un coup +de feu à l'épaule, presque au début de la +campagne, le lieutenant de Kérédol souffrit +de longs jours, guérit à moitié, retomba, +et, désespérant de pouvoir reprendre du service, +donna sa démission.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_34"> 34</a></span> +Il venait d'avoir vingt-sept ans, et il se +trouvait comme abandonné à mi-chemin de +la vie. Où aller? Que faire, malade encore, +sans carrière, sans métier, sans plus de ressources +qu'une modique pension de blessé? +Maldonne, qui aurait pu le conseiller, l'aider +peut-être, sorti du régiment avant 1870 et +retiré en Anjou, semblait avoir oublié son +ancien ami. Le temps avait fait son œuvre. +Pas une main ne se tendait vers Kérédol, +pas un foyer ne s'ouvrait à lui.</p> + +<p>Il voulut cependant faire un essai et se +rapprocher de l'unique parente qui lui +restât, de sa demi-sœur, qu'il avait à peine +connue et aussi à peine aimée. Il la revit +jeune fille, douce et affectueuse. La mère +était morte. Geneviève de Kérédol vivait +chez son grand-père maternel. Elle accueillit +son frère avec des transports de joie. Mais +celui-ci comprit vite qu'il ne pouvait se fixer +près d'elle, chez un étranger, dans un domaine +qui n'avait jamais appartenu aux +<span class="pagenum"><a id="Page_35"> 35</a></span> +siens. Et il ne savait que résoudre, quand +une lettre arriva, qui le sauvait.</p> + +<p>Oh! la bienheureuse lettre! Comme elle +était venue inopinément greffer l'idylle sur +ce drame brisé de la vie de soldat! Comme +Robert la revoyait nettement et jusque +dans les moindres détails de la forme +matérielle qu'elle avait, longue, avec son +enveloppe maculée de timbres, renvoyée de +bureaux en bureaux, ses lignes serrées et +bien ordonnées, que terminait un paraphe +compliqué, déjà célèbre au régiment! Elle +disait:</p> + +<div class="blockquote"> +<p>«Viens, mon ami! Ma maison est assez +grande pour deux et de même la tâche +que j'ai entreprise. Où peux-tu être? Comment +se fait-il que tu n'aies pas pensé +à ton vieux camarade, et que tu ne sois +pas encore venu te soigner, te consoler et +prendre chez lui ta retraite? Accours vite. +J'ai le plus joli des métiers à t'offrir dès +<span class="pagenum"><a id="Page_36"> 36</a></span> +que tu seras guéri. Tu te souviens de ma +passion pour l'histoire naturelle? Elle a +décidé de mon sort. J'ai demandé, j'ai +obtenu sans lutte un emploi peu envié, +peu payé, mais qui me ravit. Me voici +conservateur adjoint du musée d'ornithologie +de la ville, à la tête d'une collection +lamentable, fanée, honteuse, de quelques +douzaines de pies et de passereaux +auxquels la paille sort par le ventre. Tout +est à faire. J'ai résolu de tuer moi-même, +de préparer, de monter, d'étiqueter la collection +complète de tous les oiseaux du +département, de ceux qui passent et de ceux +qui demeurent, de ceux qu'on rencontre +tous les jours et de ceux qui ne se montrent +qu'à de rares intervalles, comme des princes +en visite. Déjà je suis à l'œuvre.</p> + +<p>»Le préfet m'a délivré un permis de +chasse permanent. J'en aurai un second +pour toi. Songe, mon ami, quelle belle +fin de carrière: la chasse toute l'année, le +<span class="pagenum"><a id="Page_37"> 37</a></span> +grand air, la liberté, les bois et l'amitié +fidèle de ton compagnon d'armes,</p> + +<p class="signature">»GUILLAUME MALDONNE,<br /> +»Ancien marchef au 2<sup>e</sup> chasseurs d'Afrique.»</p> +</div> + +<p>Robert partit. Il guérit de sa blessure. Il +fut bientôt en état de suivre son ami. Et +alors commença pour tous deux l'odyssée +la plus étonnante et la plus passionnante. Ils +y retrouvaient chacun quelque chose de leur +ancienne vie: l'aventure, l'émotion des poursuites, +des alertes, des coups heureux ou +manqués, les courses lointaines, les nuits à +la belle étoile. Toutes les propriétés privées, +les domaines princiers, les parcs enfermés +de murs s'ouvraient devant ces chasseurs +d'une nouvelle sorte. Qu'importait, au propriétaire +le plus jaloux de ses droits, le +meurtre d'un épeiche ou d'une pie-grièche +rose? Partout accueillis, partout fêtés, ils +couraient d'un bout à l'autre du département, +parmi les taillis, les prés, les vignes, +<span class="pagenum"><a id="Page_38"> 38</a></span> +les marais. Robert ne chassait pas. Mais il +avait un flair extraordinaire pour deviner le +passage d'un oiseau, pour découvrir la trace +ou le nid du gibier, pour dire, par exemple: +«Guillaume, je sens qu'il y a des bécasses +dans les marouillers mêlés de bouleaux; la +brume est violette; elle embaume la feuille +morte.» Ou bien, quand le printemps argenté, +au bord de la Loire, met en éveil +tout le petit monde des luisettes, il était +merveilleux pour apercevoir, immobile à la +pointe d'une grève, un combattant aux +plumes hérissées, ou encore, posée entre +deux chatons de saule, comme une perle +enchâssée, l'insaisissable fauvette bleue.</p> + +<p>Son compagnon était adroit, et manquait +rarement un coup de fusil. Au retour, ils +travaillaient tous deux, soit au laboratoire +du musée, soit à la maison des Pépinières, +triant et classifiant leurs prises, disséquant +les plus belles, préparant les peaux avec +l'arsenic et la poudre de chaux. Mais Guillaume +<span class="pagenum"><a id="Page_39"> 39</a></span> +s'était réservé la pose. Lui seul, il +bâtissait la carcasse de fil de fer ténu, la +modelait à sa guise, et, avec une adresse, +une science, une sincérité d'artiste indéniables, +rendait à ces paquets de plumes la +vie et le mouvement, la grâce et le lustre +des ailes, et le trait, si fugitif, qui marque +une humeur d'oiseau.</p> + +<p>Presque au début de cette existence nouvelle, +un événement s'était produit qui l'avait +consacrée, assurée, embellie. Robert, très +communicatif en apparence, causeur plein de +verve et souvent plein d'esprit, s'était toujours +montré d'une extrême réserve sur tout ce qui +concernait sa famille. Il n'admettait personne +dans les souvenirs, bons ou tristes, +du passé, et se bornait à partager le présent, +mais le plus volontiers du monde, avec ses +amis. Le plus intime de ceux-ci ne savait pas +où vivait Geneviève de Kérédol, ni quel parent +l'avait recueillie, dans un château ou +dans une ville, en France ou même ailleurs. +<span class="pagenum"><a id="Page_40"> 40</a></span> +Or, un jour de l'automne finissant de 1871, +comme il s'agissait, entre les deux amis, de +se procurer une espèce de grimpereau assez +peu commun, le tichodrôme échelette, un +oiseau charmant, à manteau gris perle avec +des crevés rouges au fouet de l'aile, Robert +assura qu'il connaissait le rendez-vous de +tous les pics du département, qu'il se chargeait +de la direction de l'entreprise et de +trouver le gîte et le souper.</p> + +<p>Ils arrivèrent, le lendemain soir, dans la +cour d'un très vieux logis, en plein bois. Les +murs et le toit jusqu'à la moitié disparaissaient +sous les plantes grimpantes à peine +taillées. Au-dessus des arêtes d'ardoises moussues, +la futaie, en demi-cercle, étendait ses +branches, et enveloppait, enserrait d'ombre +l'habitation. En avant seulement, une nappe +d'eau de dix hectares, dont les roseaux venaient +frôler la grille de la cour, faisait +dans ce rideau sombre une trouée de +lumière.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_41"> 41</a></span> +Celui qui demeurait là, le grand-père maternel +de Geneviève de Kérédol, n'était pas +le propriétaire de la forêt. Il n'en possédait, +selon son expression, qu'une motte verte. +Mais il était hospitalier, veneur comme un +roi de France, et mit aussitôt à la disposition +des deux amis ses chiens, ses bateaux, +ses cabanes d'affût et son garde aussi vieux +que lui. Guillaume en profita largement, +tandis que Robert demeurait au château. Il +chassait du matin au soir, et quelquefois du +soir au matin. Le tichodrôme échelette ne +se montra nulle part. Mais il y avait toutes +les variétés d'oiseaux de proie dans les +hautes ramures des futaies et, sur l'étang, +des sarcelles, des canards, des hérons, quelques-uns +rares et presque introuvables ailleurs.</p> + +<p>Et ce fut, pendant une semaine, pour +Guillaume Maldonne, une succession de captures +heureuses, un ravissement que contribuait +à entretenir, au retour, la présence +<span class="pagenum"><a id="Page_42"> 42</a></span> +de la jeune fille, assez jolie, avenante et +gracieuse surtout, souveraine maîtresse et +joie unique du vieux logis. Guillaume l'aima +sans l'avouer. Il était timide, il approchait +de la quarantaine. Jamais il n'eût osé demander +Geneviève, si peu riche et si simple +qu'elle fût. Il hâta lui-même le départ. Le +soir arrivé, il allait s'éloigner, très malheureux, +emportant son secret; déjà, debout +derrière le groupe que formaient ses hôtes +et son ami causant ensemble à voix basse, +autour de la cheminée, il regardait une dernière +fois la jeune fille, avec cette douleur +muette qui fixe nos regrets, quand Robert +se leva, prit la main de Geneviève, et la mit +dans celle de Guillaume, en disant: «Eh +bien! mon cher ami, on attelle les chevaux: +si tu te déclarais?»</p> + +<p>Avec Geneviève Maldonne, avec Thérèse +bientôt, le bonheur était entré au logis des +Pépinières. Madame Maldonne y avait apporté +sa gravité douce, son humeur égale, +<span class="pagenum"><a id="Page_43"> 43</a></span> +ce charme que certaines femmes possèdent +au point que leur seule présence, un mot +indifférent tombé de leurs lèvres, éveille +comme de la reconnaissance. Thérèse avait +été la vie, le mouvement, la gaieté. A peine +elle était née, Robert l'avait incroyablement +aimée. Il l'avait bercée bien souvent et promenée +sur ses bras. Il lui avait appris à +marcher et à s'amuser. Pour elle, il avait +donné l'essor à son génie d'invention, trouvé +des jouets, construit des moulins qu'on +allait planter à la cime des vieilles souches, +des bateaux avec des roues, des cerfs-volants +et des poupées. Pour elle, surtout, il avait +fait ce qu'il eût refusé de faire pour lui-même: +il s'était remis à étudier. Et, pendant +que son beau-frère, retenu au musée, continuait +à préparer la plus belle collection +ornithologique des provinces de l'ouest, +M. de Kérédol apprenait à lire à Thérèse, +lui expliquait le catéchisme, la grammaire, +l'histoire qu'il avait relue l'instant d'avant, +<span class="pagenum"><a id="Page_44"> 44</a></span> +et puis ils jouaient tous deux, pour se reposer +de la leçon, leurs deux rires se mêlaient, +l'un par l'autre attiré, et l'on eût dit que +Robert, parfois, redevenait tout jeune, à +force d'aimer l'enfant.</p> + +<p>Les moindres détails de ce temps-là lui +demeuraient présents. Il se rappelait certaines +robes qu'elle avait portées, une +blanche toute brodée par la mère, une autre +bleue, vers trois ans, et, un peu plus tard, +une rose où il y avait un semis de pâquerettes, +mais surtout des regards, des sourires +pleins de ciel, des mots profonds qui n'en +savent rien, des questions si fraîches qu'on +les goûte avant d'y répondre. Car, entre elle +et lui, c'était l'absolue confiance, la permission, +conquise au prix d'un grand amour, +de se pencher au-dessus d'une petite âme, +et d'y lire. Robert lisait à livre ouvert dans +celle de Thérèse, notait tout, gardait tout en +lui-même, et, le soir, quand Thérèse dormait +là-haut, dans son lit à rideaux blancs, la +<span class="pagenum"><a id="Page_45"> 45</a></span> +porte de l'escalier entre-bâillée pour que le +moindre cri donnât l'éveil, il partageait son +trésor: il racontait à la mère et au père +l'histoire de la journée. Aux Pépinières, +c'était le sujet habituel des conversations, +sujet toujours cher, jamais épuisé, et qui +se renouvelait à mesure que grandissait +Thérèse. Les oiseaux mêmes ne venaient +qu'au second plan.</p> + +<p>Le plus extraordinaire, c'est que Thérèse +ne fut pas gâtée. Elle demeurait soumise, +prévenante, nature délicate qu'un reproche +confondait, qu'on ne menait qu'avec de la +bonté et de la raison, et qui comprenait à +merveille son rôle, faisant sans compter +autour d'elle, aux trois amis qui l'entouraient, +l'aumône de sa jeunesse en fleur.</p> + +<p>O heures délicieuses, heures sans nombre +du passé, comme il était doux de vous revivre, +et quelle consolation vous apportiez +avec vous!</p> + +<p>Le vent fraîchissait. Les bignonias, les +<span class="pagenum"><a id="Page_46"> 46</a></span> +rames de vigne ou de clématite, fouettés en +tous sens, venaient toucher la main de Robert, +comme pour dire: «Il est temps, +voici la nuit noire et froide, rentrez, vous +qui rêvez: vous avez reçu du soir ce que +vous attendiez de lui!» Robert ferma la +fenêtre, et quand il se retrouva dans le silence +de cette chambre tiède, sentant la paix +qui régnait au dedans de lui et autour de +lui, il poussa un soupir de contentement. +Toute impression pénible s'était effacée. Il +revoyait Thérèse, sa Thérèse d'autrefois, +toute naïve, toute rose, toute petite.</p> + +<p>Et cela lui redonnait confiance, grande +confiance dans la vie.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_47"> 47</a></span></p> + +<h2>II</h2> + +<p>Le lendemain, quand Robert sortit de sa +chambre, le soleil déjà haut chauffait les +touffes de réséda semées en cordon le long +de la façade, au midi. Par-devant, dans +l'allée toute bourdonnante et traversée de +rayons d'or par le vol des abeilles, Thérèse +se promenait, prête à partir.</p> + +<p>Elle avait mis une robe grise de voyage, +une voilette blanche, un chapeau rond orné +d'un piquet de coquelicots. Elle allait à pas +relevés, et, au-dessus de sa tête, l'ombrelle +<span class="pagenum"><a id="Page_48"> 48</a></span> +qu'elle tenait ouverte, inclinée, rasant l'épaule, +tournait comme un petit moulin. +Quand Thérèse entendit M. de Kérédol descendre +en se hâtant l'escalier:</p> + +<p>—En retard, mon parrain! cria-t-elle. +Huit heures et demie! Mon père est déjà +rendu au musée. Moi, j'ai eu le temps de +cueillir deux corbeilles de roses, que je vais +envoyer pour l'adoration. Comment avez-vous +dormi?</p> + +<p>—Trop bien, comme vous voyez, répondit +Robert, en paraissant sur le seuil de la +porte.</p> + +<p>—Moi, divinement! dit Thérèse.</p> + +<p>Mais, presque aussitôt elle poussa un petit +cri de surprise.</p> + +<p>—Ah! mon parrain, je ne m'étonne plus +que vous soyez en retard. Êtes-vous beau!</p> + +<p>—Bah! bah! dit en riant M. de Kérédol, +immobile sur la margelle d'ardoise étincelante +de soleil. Que me trouvez-vous d'extraordinaire?</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_49"> 49</a></span> +—Ceci d'abord, fit Thérèse en désignant +du doigt l'épingle de cravate, un minuscule +cheval arabe, en or ciselé. Elle est très jolie, +d'ailleurs. Mais vous ne l'avez jamais portée +ici. On ne me trompe pas, vous savez. Et +puis ce chapeau neuf! Tout cela pour les loriots +du bois de Laurette?</p> + +<p>Robert, content d'être si vite découvert, +prit la main que Thérèse lui tendait, et, la +serrant entre les siennes:</p> + +<p>—Non, mon enfant, pas pour les loriots: +pour vous!</p> + +<p>—Oh!</p> + +<p>—Pour vos dix-sept ans, à qui je veux +faire honneur! Que dirait-on, si, à côté +d'une grande jeune fille comme vous,—car +vous voilà grande, ma filleule,—on apercevait +un parrain négligé?</p> + +<p>Quelque chose d'ému, un frisson de plaisir +et de reconnaissance passa sur le visage +de Thérèse.</p> + +<p>—Eh bien! vous voyez, dit-elle, c'est +<span class="pagenum"><a id="Page_50"> 50</a></span> +absolument comme mon dessus de clavier +dont vous vous moquiez hier soir, ce que +vous venez de faire là: c'est très inutile, car +nous ne rencontrerons personne, mais je +trouve ça charmant.</p> + +<p>Elle se recula de deux pas, considéra un +instant M. de Kérédol, son chapeau rond +luisant, sa veste à larges boutons de nacre, +ses gants, sa canne à pomme d'or, et, +avec un petit geste, comme un salut de la +main:</p> + +<p>—Tout à fait votre air de colonel!</p> + +<p>Rien ne flattait davantage l'ancien officier +de chasseurs que cette appellation dont le +qualifiaient quelquefois les passants ou les +conducteurs d'omnibus. Un mot qu'il voulut +dire, une exclamation d'amitié, ou l'ordre +du départ, resta dans sa moustache. Elle savait +trop bien le chemin de son cœur, cette +Thérèse! Et Robert était comme beaucoup +de soldats: quand le cœur lui battait, il +n'avait plus que des gestes. Il leva donc sa +<span class="pagenum"><a id="Page_51"> 51</a></span> +canne, et se mit à marcher. La boîte verte +lui pendait dans le dos.</p> + +<p>—Si vous voulez, dit Thérèse en réglant +son pas sur le sien, nous rentrerons par le +faubourg?</p> + +<p>—Pourquoi faire, mignonne?</p> + +<p>—Pour prévenir mon petit commissionnaire +habituel. Je vous ai dit que j'avais +cueilli...</p> + +<p>—Ah oui! Jean Malestroit. Il a grandi, +le mioche: je l'ai vu, l'autre jour, sur le +seuil de sa porte.</p> + +<p>—Si gentil! fit Thérèse.</p> + +<p>Tous deux furent bientôt dans la route +qui montait à droite, et s'enfonçait dans la +campagne. A peine deux ou trois fermes, au +milieu des champs d'artichauts ou des plantations +de pépinières. Les grillons, toutes sortes +d'insectes invisibles, qui chantent à l'entrée +de leurs trous, commençaient la longue +complainte des jours chauds. On voyait, au +bord des fossés, le luisant de l'herbe qui +<span class="pagenum"><a id="Page_52"> 52</a></span> +remue. Thérèse causait des détails de la vie +quotidienne, de mille petites choses indifférentes +pour tous autres qu'elle et Robert. +Un passant qui l'aurait entendue se serait +demandé pourquoi l'autre riait, pourquoi il +s'animait et s'épanouissait, sans raison apparente, +sans qu'elle eût rien dit que d'ordinaire, +même sans qu'elle parlât, lorsqu'aux +barrières des champs elle s'arrêtait un peu, +et, toute droite, l'œil aux horizons, les lèvres +entr'ouvertes, aspirait à pleine poitrine +l'odeur de moisson mûre, qui venait, rasant +le sol. Et cependant, que c'était bon, cette +promenade avec l'enfant qu'il avait élevée, +que c'était doux, ce bavardage sans suite et +sans fin, où l'on ne quittait le présent que +pour parler du passé, leurs deux domaines +communs! Pas un mot inquiétant, pas une +note nouvelle dont il pût s'alarmer.</p> + +<p>—Vous n'avez pas fini votre légende +d'hier? lui dit-elle. J'ai laissé la marquise +Gisèle assiégée, et la jument grise bien +<span class="pagenum"><a id="Page_53"> 53</a></span> +maigre. Vous disiez: «Alors il arriva...» +Je voudrais savoir ce qui est arrivé.</p> + +<p>—Non, ma mignonne, répondit gaiement +Robert, le temps de mes histoires est +passé.</p> + +<p>—Vous ne m'en raconterez plus?</p> + +<p>—Non, je vous en lirai, des contes des +grands auteurs, écrits pour les grandes +jeunes filles.</p> + +<p>—Oh! que c'est aimable! Je n'aurais pas +osé vous le dire...</p> + +<p>—Vous le désiriez?</p> + +<p>—Sans doute, un peu. Mais comment +faites-vous pour deviner ce que je désire?</p> + +<p>—Je pense à vous.</p> + +<p>—Et moi aussi, mon parrain, je pense à +vous, et j'ai le cœur touché de vos attentions, +bien touché, je vous assure!</p> + +<p>«Comme je la retrouve! songeait Robert, +Comme la voilà reconquise! Est-elle charmante, +ce matin! Et jeune! Voyez-la!»</p> + +<p>Et ils allaient tous deux légèrement.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_54"> 54</a></span> +Bientôt on prit les chemins de traverse. +Ils étaient pleins de fleurs, pleins de vie, +pleins de fuites d'ailes effarouchées. On se +baissait à chaque instant, pour une étoile +blanche ou jaune devinée sous le couvert +des ronces. La boîte s'emplissait d'herbes. +Celles qui n'étaient pas rares étaient au +moins jolies. Thérèse avait des goûts qu'il +fallait contenter. Ainsi l'avait résolu M. de +Kérédol. Il cueillait tout ce qu'elle voulait: +«Je n'herborise pas pour moi, songeait-il, +je fauche pour elle.» Et, les pieds dans la +boue traîtresse des creux des fossés, ou la +tête dans les épines, il se mouillait, se piquait, +et s'échauffait avec allégresse.</p> + +<p>—Je regrette la tenue de colonel, disait +Thérèse.</p> + +<p>—Moi, je ne regrette rien, si vous êtes +contente.</p> + +<p>—Ravie!</p> + +<p>—Et savez-vous, disait-il, que nous voici +tout à l'heure en pleine famille d'orchidées: +<span class="pagenum"><a id="Page_55"> 55</a></span> +orchis abeille, orchis mouche, orchis araignée?...</p> + +<p>—Où donc, parrain?</p> + +<p>—Dans le bois, parbleu!</p> + +<p>Chose curieuse, quand ils furent rendus +sous la futaie, large et longue tout au plus +comme un champ de moyenne taille, vestige +d'ancienne forêt, ni l'un ni l'autre ne songeaient +plus aux orchidées. Ils étaient las +d'avoir tant marché, tant ri, et du soleil +qui faisait danser l'air à la hauteur des yeux. +Le dôme des feuilles gardait un reste de +rosée évaporée, avec le lourd parfum qui +monte du sol des bois. A peine eut-il foulé +la mousse, et senti sur ses épaules la caresse +des premières ombres, M. de Kérédol perdit +sa belle ardeur, chercha la place la plus +fraîche, sans une moucheture d'or, la trouva +au bord d'un fossé d'eau courante, et s'assit +en s'épongeant le front. Thérèse tourna un +peu, pour ne pas avoir l'air aussi fatiguée +que son parrain, affecta de s'intéresser à des +<span class="pagenum"><a id="Page_56"> 56</a></span> +fougères, eut une phrase banale sur la douceur +de l'ombre, et finalement s'assit à trois +pas de lui. Elle arrangea les plis de sa robe, +à petits coups songeurs, et se mit à regarder +devant elle. Il en faisait autant de son côté, +mais, tandis qu'il était seulement silencieux, +elle se sentait peu à peu envahie par une +mélancolie, un malaise d'âme grandissant, +le revers de l'excessive gaieté qu'elle avait +eue. Cela vient ainsi, tout jeune qu'on soit. +Et Thérèse eut un soupir qui fit se retourner +Robert. Il la considéra un instant, et +remarqua le changement qui s'était produit +en si peu de temps dans la physionomie de +sa filleule. Sous la voilette relevée, les yeux +de Thérèse grands ouverts, sérieux et comme +voilés d'une pensée qu'il ne pouvait lire, +fixaient un point de l'horizon. Était-ce le +moulin, là-bas, de l'autre côté de la Loire, +gros comme un hanneton qui secoue ses +élytres, ou les traînées pâles des champs de +colza rayant les pentes, ou le nuage roulé, +<span class="pagenum"><a id="Page_57"> 57</a></span> +immobile dans l'océan de lumière où pas +un souffle ne courait? Non, sans doute. La +bouche avait un pli léger, et tout le visage +cette lueur égale et comme cette transparence +qu'il prend lorsqu'aucun objet du dehors +ne l'impressionne plus, et qu'il reflète +seulement un songe intime du cœur.</p> + +<p>—A quoi rêvez-vous? demanda M. de +Kérédol.</p> + +<p>—Moi? à rien, répondit-elle sans bouger.</p> + +<p>Robert jugea politique d'opérer une diversion, +se pencha en avant, au-dessus du courant +qui filait, rapide et bleu d'acier, parmi +les cressons, les acanthes, toute une végétation +réfugiée là contre l'ardeur de l'été, +et cueillit une tige couronnée d'un corymbe +de fleurs blanches.</p> + +<p>—Reine des prés, dit-il, <i lang="la" xml:lang="la">spiræa ulmaria</i>, +famille des Rosacées. Voyez, Thérèse, est-elle +élégante!</p> + +<p>Thérèse fit à la plante l'aumône d'un regard +distrait.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_58"> 58</a></span> +—Dites-moi, demanda-t-elle en rabaissant +sa voilette, maman s'est bien mariée à dix-huit +ans, n'est-ce pas?</p> + +<p>—Oui, dix-huit ans, répondit rapidement +Robert... Je crois, Thérèse, que vous n'avez +jamais étudié la reine des prés. Tenez, la +feuille est ailée, duvetée en dessous, à folioles +ovales. J'ai lu quelque part qu'en +infusant les fleurs dans du vin, on obtient +le bouquet du fameux Malvoisie!</p> + +<p>Et il observait, sur le visage de la jeune +fille, maintenant tournée vers lui, l'effet de +cette pointe habile. Elle n'en parut pas +touchée.</p> + +<p>—Vraiment? dit-elle... Mais, dix-huit +ans... mon parrain, savez-vous que je les +aurai l'année prochaine? Ce serait très +drôle si...</p> + +<p>—Qu'est-ce qui serait drôle, mon enfant?</p> + +<p>—Non, pas drôle précisément. Je veux +dire, reprit-elle,—et son sourire éclatant, +<span class="pagenum"><a id="Page_59"> 59</a></span> +toute sa jeunesse enjouée reparut sur ses +joues, sur ses lèvres, dans ses yeux qu'animait +un éclair de soleil venu on ne sait +d'où,—je veux dire que peut-être, vous +comprenez bien, peut-être quelqu'un pourrait +penser à moi aussi... Eh bien! cela me +fait rire malgré moi.</p> + +<p>Pour le coup, Robert laissa échapper la +reine des prés, qui roula, comme une ombrelle, +sur la mousse, et tomba dans le +courant.</p> + +<p>—C'est à cela que vous pensiez? dit-il +en se reculant, pour s'appuyer au tronc d'un +arbre, et la voix un peu sourde.</p> + +<p>Elle répondit, en montrant ses dents +blanches, et en le fixant de ses yeux bleus +étonnés:</p> + +<p>—Mais oui!</p> + +<p>—A propos de rien, comme ça?</p> + +<p>—De rien du tout. Cela me vient surtout +quand je regarde devant moi, très +loin.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_60"> 60</a></span> +—Ah! très loin, devant vous?</p> + +<p>—Oui, n'est-ce pas que c'est curieux?</p> + +<p>Elle prit un air grave, appuya un coude +sur un de ses genoux, et, remuant sa jolie +tête:</p> + +<p>—Voyez-vous, parrain, je songe quelquefois +au mari que j'épouserai...</p> + +<p>—Alors, vous avez fait votre choix?</p> + +<p>—Oh! d'une façon très générale! Je voudrais +épouser quelqu'un qui aurait été malheureux!</p> + +<p>—Ça se rencontre aisément, Thérèse.</p> + +<p>—Oui, quelqu'un de jeune, qui aurait +souffert.</p> + +<p>—Même jeune, cela peut se trouver, mon +enfant: seulement, je ne comprends pas.</p> + +<p>Elle hésita un instant, leva les yeux vers +les chênes.</p> + +<p>—Pour le consoler, dit-elle.</p> + +<p>Et cela fut dit avec tant de naïveté, tant +de tendresse voilée, que le pauvre Robert +sentit la morsure d'une larme au coin de +<span class="pagenum"><a id="Page_61"> 61</a></span> +ses paupières. Il eut envie de s'écrier: «Si +vous avez soif de consoler, Thérèse, ne cherchez +pas au loin, comprenez, restez pour +nous trois, chassez les rêves qui, déjà, si +petite, vous éloignent! Ayez pitié de nous, +ne songez plus!» Mais il eut peur de paraître +égoïste, peur aussi de l'inconnu qui +se révélait à lui. O mystère d'une âme! +N'allait-il point la froisser, la repousser, +lorsqu'elle s'ouvrait si ingénument? Fallait-il +lui laisser voir toute l'appréhension +qu'un mot pareil jetait en lui? Non pas +cela, surtout pas cela. L'esprit de Thérèse +eût travaillé sur cette crainte. Mieux valait +prendre la chose légèrement, comme une +boutade sans conséquence, essayer de rire. +Et il essaya, et rien ne lui vint aux lèvres +que ce mot qu'il ne voulait pas dire: «Restez, +restez!» Alors il se baissa, faisant +mine de ramasser sa canne devant lui, et +resta courbé un peu plus de temps qu'il +n'était nécessaire, le temps de composer ses +<span class="pagenum"><a id="Page_62"> 62</a></span> +traits. Quand il sentit s'effacer les deux sillons +qui s'étaient tout à coup creusés aux +coins de sa bouche:</p> + +<p>—Ma petite Thérèse, dit-il, nous ferions +bien de partir. Je crois que vous voulez +rentrer par le faubourg?</p> + +<p>—Oui, répondit-elle distraitement, pour +mes roses.</p> + +<p>Il s'était levé en parlant, et, à demi +détourné, tirait ses manchettes avec un soin +qui devait cacher un reste d'émotion. Thérèse +ne le remarqua pas. Elle se redressa +paresseusement, et fixa une fois encore l'horizon +là-bas, où le nuage immobile dormait, +tout fulgurant de lumière, au-dessus des +collines mauves. Il fallut que Robert répétât:</p> + +<p>—Eh bien, Thérèse, venez-vous?</p> + +<p>Ils sortirent de la futaie, côte à côte, et +prirent un autre chemin, qui ramenait en +demi-cercle à la ville, et aboutissait bien au +delà des Pépinières, vers le milieu du faubourg. +Thérèse, déjà reposée, rieuse comme +<span class="pagenum"><a id="Page_63"> 63</a></span> +auparavant, multipliait et variait les questions, +tentait les mêmes sujets qui, tout à +l'heure, avaient intéressé Robert: lui ne répondait +pas toujours, et, quand il le faisait, +c'était d'un mot, avec effort.</p> + +<p>—Qu'avez-vous donc? demanda-t-elle.</p> + +<p>—Un peu de fatigue, mignonne, cela +passera.</p> + +<p>Hélas! il avait bien autre chose qu'un peu +de lassitude: son ciel intérieur troublé, +l'inquiétude de la veille maintenant fixée +dans l'âme, il avait peur de la vie. Et celle +qui avait causé le mal ne s'en doutait pas. +Elle tâchait d'être aimable et vivante pour +deux. Aucune autre idée ne semblait plus +l'occuper. Son rôle de consolatrice, son rêve +sentimental de tout à l'heure, elle n'y pensait +plus. C'était Robert qui songeait à cela, +maintenant, et qui se disait: «Il y a là des +signes manifestes... J'espère qu'il n'est pas +trop tard, non, mais il est grand temps, +grand temps!»</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_64"> 64</a></span> +Ce qui le tourmentait le plus, c'est qu'il +commençait à douter de l'efficacité des +moyens qu'il emploierait: attentions, lectures, +tendresses d'ami, qu'était-ce à côté +des visions qui passent au-dessus de l'horizon +bleu, quand on regarde devant soi, bien +loin?</p> + +<p>Quand ils furent arrivés au point culminant +du chemin, avant de descendre la dernière +pente qui, à cent mètres de là, entrait +dans la banlieue, Thérèse ralentit le pas, et +releva son ombrelle pour mieux voir. C'était +un paysage assez médiocre et banal, aux +jours d'hiver, mais transfiguré à cette heure +dans la gloire du grand soleil: une campagne +coupée de jardins, plate et cultivée, +sans une rivière, sans un arbre, et autour +la ville, comme une découpure sans profondeur, +comme une dentelle inégale, d'un +blanc bleuâtre, avec des fumées d'usines +traînantes, et tellement criblée de lumière +que le sommet des tours, des clochers, les +<span class="pagenum"><a id="Page_65"> 65</a></span> +parties hautes des toits, semblaient à demi +fondus dans l'air.</p> + +<p>—Est-ce étincelant! dit Thérèse.</p> + +<p>M. de Kérédol prit son lorgnon, et jeta +un regard rapide, lui aussi, de ce côté. Mais +avec quelle disposition différente d'esprit! +Sous ses paupières, bridées par l'éclat du +jour, ce fut une sorte de défi qui passa, une +pensée de colère contre cette ville d'où sortirait +peut-être le danger qui menacerait son +bonheur, qui détruirait le repos du logis +couché là-bas derrière eux, dans la verdure +de ses grands arbres.</p> + +<p>Thérèse et lui continuèrent à marcher, +presque sans rien se dire, jusqu'à une maison +du faubourg, pauvre et basse, où l'on +accédait par un corridor voûté, commun avec +la maison voisine. Robert s'arrêta.</p> + +<p>—Je vous attends, fit-il.</p> + +<p>La jeune fille était déjà entrée dans le +couloir, et frappait à la porte d'une chambre +à gauche. Là demeurait M. Malestroit, charpentier +<span class="pagenum"><a id="Page_66"> 66</a></span> +en bateaux, tandis qu'en face, ainsi +que l'indiquait un écriteau de bois blanc +fleuri d'osier tressé, habitait M. Colibry, +vannier. Ne recevant pas de réponse, car la +mère était sans doute en course dans le +quartier, Thérèse traversa le corridor dans +toute sa longueur, et déboucha au grand +soleil, dans le jardin où elle entendait des +voix.</p> + +<p>C'étaient les cinq enfants du charpentier +qui jouaient, assis en rond, têtes nues, +sur un tas de sable: Jean, Yvonnette, +Germain, Gustave et Pascal. Elle les connaissait +bien; l'aîné même, un gamin de +douze ans, était son filleul. Et comme elle +aimait les enfants, Thérèse, une minute, +observa ceux-là. Ils ne la voyaient pas.</p> + +<p>—Je propose de jouer à Adam et Ève, +dit l'aîné, en levant sa figure espiègle et +rousselée. Moi, je ferai Adam. Toi, Yvonnette, +tu seras Ève. L'ange pour les chasser +du Paradis, c'est Gustave.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_67"> 67</a></span> +—Non, non, dit Germain, je suis plus +fort! C'est moi!</p> + +<p>Mais la petite secouait ses boucles blondes.</p> + +<p>—Tu ne veux pas, Yvonnette?</p> + +<p>—Non.</p> + +<p>—Pourquoi donc, mademoiselle?</p> + +<p>—Oui, pourquoi, pourquoi?</p> + +<p>Tous les frères étaient de l'avis du chef. +Mais Yvonnette continuait à secouer la tête. +Elle était près de pleurer. Jean devina +qu'elle devait avoir une raison grave pour +ne pas faire Ève.</p> + +<p>—Autre chose, alors, dit-il.</p> + +<p>Et, sans plus d'explication, saisissant un +rameau encore orné de deux ou trois feuilles, +il le posa au-dessus de la tête de Pascal, qui +riait déjà d'être regardé par ses frères, et l'y +maintint une seconde.</p> + +<p>—Deux sous? demanda-t-il.</p> + +<p>Et ils se mirent à rire tous ensemble, de +si bon cœur que leur gaieté gagna Thérèse; +ils riaient, les mains trempées dans le sable +<span class="pagenum"><a id="Page_68"> 68</a></span> +qu'ils jetaient en l'air pour mieux marquer +l'exubérance de leur joie. Et le rameau passa +sur la tête de Gustave, puis sur celle d'Yvonnette, +et ce furent de nouvelles demandes +d'argent, et des fusées de notes claires qui +n'avaient de sens que pour ces petits.</p> + +<p>—Que peut-il bien leur vendre? se dit +Thérèse.</p> + +<p>Elle avança de deux ou trois pas dans le +pauvre terrain, tout resserré entre ses palissades +noires.</p> + +<p>—Que vends-tu là? demanda-t-elle.</p> + +<p>Cinq paires d'yeux flambants, effarés, se +retournèrent vers elle, et aussitôt se baissèrent +ensemble vers le tas de sable qui crépitait +sous le soleil. Les cinq petits Malestroit +se poussaient le coude, pour s'engager +à répondre. Ce fut Jean, naturellement, qui +prit la parole, et, encore confus, glissant les +yeux jusqu'au bas de la robe de Thérèse, +très drôle, dit à demi-voix:</p> + +<p>—Je vends de l'ombre!</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_69"> 69</a></span> +Puis, il se leva, et, tandis que les quatre +autres, décontenancés, privés de leur chef, +s'enfuyaient jusqu'à la palissade, il s'approcha +de Thérèse, tenant encore son rameau, +et penchant sa petite tête ronde, aux +cheveux ras, que le soleil dorait par places.</p> + +<p>—Tu veux bien me faire une commission, +mon filleul? dit Thérèse en se baissant +pour l'embrasser.</p> + +<p>—Oui, mademoiselle, dit Jean qui tendit +un peu le front.</p> + +<p>—Tu vas venir à la maison, tout à +l'heure.</p> + +<p>—Oui, mademoiselle.</p> + +<p>—Tu prendras deux grands paniers de +roses qu'on te donnera, un dans chaque +main. Tu ne les renverseras pas?</p> + +<p>—Non, mademoiselle.</p> + +<p>—Et tu les apporteras à l'église, dans la +chapelle de la sainte Vierge, où tu sers la +messe.</p> + +<p>—Oui, mademoiselle.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_70"> 70</a></span> +Elle passa la main sur la joue de l'enfant.</p> + +<p>—Au revoir, mon Jean!</p> + +<p>Lui, la voyant s'en aller, se redressa tout +à fait. Et quand Thérèse fut sur le point de +disparaître, tout rassuré, l'œil vivant, bien +ouvert, se disant qu'après tout cette jeune +fille était une amie, il cria, de sa voix +claire:</p> + +<p>—Bonsoir, mademoiselle!</p> + +<p>Thérèse se retourna, et vit qu'il était debout, +la main levée, fier de lui, et que, dans +le fond, là-bas, quatre petits sarraux bleus +faisaient la révérence.</p> + +<p>Dix minutes plus tard, la jeune fille ouvrait +la porte du logis des Pépinières, et +s'élançait vers sa mère qui la guettait, inquiète +déjà, au coin de la maison, et Robert +qui la suivait, la main droite à demi gantée, +retrouvant sa belle humeur pour que madame +Maldonne ne pût se douter de rien, +refoulant en lui-même ce qui lui restait +d'inquiétude et d'ennui, disait:</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_71"> 71</a></span> +—Une promenade charmante, Geneviève, +charmante!</p> + +<p>—Je viens de voir le petit Malestroit, +reprit Thérèse en enlevant l'épingle de son +chapeau, il avait peur de moi: un amour.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_72"> 72</a></span></p> + +<h2>III</h2> + +<p>Le déjeuner fut gai, comme de coutume. +M. Maldonne était satisfait d'un envoi de +corneilles à pattes rouges, qu'il venait de +recevoir de Belle-Isle-en-Mer; sa femme +s'épanouissait au récit que Thérèse faisait +de l'excursion du matin, et Thérèse, en effet, +mise en verve, racontait les plus petits incidents +de la route, taquinait son oncle qui, +pour un vieil Africain, disait-elle, ne s'était +pas bravement comporté sous le soleil de +juillet, et n'omettait qu'un seul détail: la +<span class="pagenum"><a id="Page_73"> 73</a></span> +conversation de cinq minutes, dans le bois, +quand elle regardait l'horizon, et que lui +cueillait des reines des prés. Robert le +remarqua.</p> + +<p>Quand il se leva de table, M. Maldonne, +par habitude, donna un coup de brosse à +son panama, fit le tour du jardin, inspecta +ses tombes à melons, entra dans le réduit +où, sur des planches torréfiées par la chaleur, +des graines séchaient, mêlées à des papillons +morts, et perdit, en récréations +utiles du même genre, le commencement de +l'après-midi. Vers deux heures, il annonça +l'intention de retourner au musée.</p> + +<p>—Si vous le permettez, dit Thérèse, je +vous accompagnerai. J'ai promis d'aller faire +des guirlandes pour l'adoration, qui a lieu +demain. Vous me laisserez à l'église.</p> + +<p>Le père et la fille partirent donc ensemble. +Au pas nerveux de Maldonne, la distance +fut vite franchie. Thérèse monta les marches +du perron de l'église.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_74"> 74</a></span> +—A bientôt, ma chérie! Ne te fatigue +pas trop!</p> + +<p>—Ni vous?</p> + +<p>—Toi surtout!</p> + +<p>Il se retournait en marchant, pour la regarder. +Thérèse entra dans la vaste nef qui +retentissait du bruit des marteaux, des scies +rognant les planches et des commandements +du vicaire alignant par tailles, aux deux +côtés de l'autel majeur, des pots de lauriers-roses +et des branches de pin.</p> + +<p>Elle fit une courte prière devant la statue +de la sainte Vierge, constata d'un coup +d'œil que les roses avaient bien été apportées +à l'endroit convenu, et s'apprêtait à +sortir de son banc, pour aller rejoindre une +autre jeune fille occupée à ranger dans un +coin des banderoles de gaze, quand le geste +d'une femme l'arrêta. C'était une vieille +domestique retirée dans le faubourg, aux +environs des Malestroit, et que Thérèse connaissait. +Elle se hâtait, grosse et courte, +<span class="pagenum"><a id="Page_75"> 75</a></span> +bousculant les chaises, son bonnet de travers, +la bouche à demi ouverte, avec la nouvelle +d'un malheur dans les yeux.</p> + +<p>—Ah! mademoiselle, dit-elle en se penchant, +avant même d'arriver jusqu'à Thérèse, +vous ne savez donc pas?</p> + +<p>—Quoi donc?</p> + +<p>—Le petit Malestroit!</p> + +<p>—Lequel?</p> + +<p>—Jean, mademoiselle, un enfant si mignon!</p> + +<p>—Eh bien! qu'y a-t-il?</p> + +<p>—Tombé dans le faubourg... Il jouait à +la toupie... tombé sous les roues d'un camion... +écrasé!...</p> + +<p>—Ah! dit, Thérèse en portant la main à +ses yeux pour en chasser l'affreuse vision, +ce n'est pas possible!... non, il n'est pas +possible que ce soit lui... il n'y a pas plus +de deux heures qu'il est venu ici!</p> + +<p>—Hélas! si, mademoiselle, dit la femme +fondant en larmes, il est mort, le pauvre +<span class="pagenum"><a id="Page_76"> 76</a></span> +petit! Je l'ai vu quand on l'a rapporté... sa +tête saignait là, mademoiselle, à la tempe... +Il est maintenant sur son lit... Je suis venue +vous le dire... vous pouvez bien y aller. +Tout le monde y va dans le quartier... +C'est joli déjà comme un paradis, chez les +Malestroit!</p> + +<p>Thérèse sortit, sans rien répondre, mais si +pâle, si haletante, que la vieille femme, +venue là en messagère, tout émue devant +cette douleur d'enfant, inquiète même, cherchait +à rejoindre la jeune fille sur les dalles +de la nef et répétait:</p> + +<p>—Voyons, mademoiselle, faut pas se +tourner le sang comme ça, faut se faire une +raison... attendez-moi donc!...</p> + +<p>Thérèse n'écoutait pas. Elle traversa la +rue. Les Malestroit demeuraient à cinquante +pas plus loin. Et elle entra dans la grande +salle pauvre, à gauche, ouverte à tout venant +par le deuil.</p> + +<p>Il était là, le petit marchand d'ombre. On +<span class="pagenum"><a id="Page_77"> 77</a></span> +l'avait couché au milieu de la pièce, sur un +lit qui devait être celui des parents, la tête +touchant le mur du fond, soulevée et tournée +vers l'unique fenêtre en face. Toute la lumière +semblait se concentrer et se poser sur +ce visage décoloré, mais charmant encore: +le front à demi couvert par le bandeau qui +cachait la blessure, et les mèches d'or inégales +au-dessus, luisant comme au grand soleil +du jardin. On eût dit d'un convalescent +affaibli par un long mal, et qui dort, et qui +va s'éveiller. Les deux mains de l'innocent, +les deux mains courtes auxquelles la toupie +venait d'échapper, pieusement jointes, retenaient +le chapelet de première communion. +Le drap tombait jusqu'à terre, un drap blanc +très fin qui avait dû être prêté, et, à droite +et à gauche, sur le linge sans pli, ô tendresse +de l'âme du peuple, ô inspiration +charmante des pauvres qui s'entr'aiment! +les frères, les sœurs, les petits amis du faubourg +avaient, avec une épingle, attaché des +<span class="pagenum"><a id="Page_78"> 78</a></span> +images. De chaque côté, en rangs irréguliers, +on voyait un saint Jean-Baptiste avec +son agneau, des anges, de jolies vierges +bleues et blanches aux yeux levés, un enfant +Jésus bénissant le monde avec son doigt +rose et jusqu'à un soldat dont un coup de +ciseau avait coupé le sabre, un soldat +d'Epinal qu'on avait dû lui acheter pour sa +dernière croix. Elle était là aussi, la croix +d'argent, ornée d'un ruban rouge, sur une +pelote blanche, au pied du lit, attestant que +la mort avait pris un des plus sages, un de +ceux qui promettaient et qu'on citait pour +modèle à l'école. Pauvre petit! comme tout +cela, naïvement, racontait sa vie, ses humbles +journées d'écolier qui ne savait que +lire, jouer au soldat et prier Dieu!</p> + +<p>Thérèse, un instant immobile sur le seuil, +dans la muette contemplation du chagrin, +s'avança toute droite vers le lit, sans un regard +pour les gens assemblés là, et qui l'observaient. +Elle ne voyait que le petit Jean. +<span class="pagenum"><a id="Page_79"> 79</a></span> +Elle vint à lui, elle se pencha doucement, et +embrassa les pauvres yeux morts de l'enfant +comme elle n'avait jamais fait, avec +toute sa pitié, avec toute sa foi, avec toute +son âme, qui se fondit dans ce baiser. Et +Thérèse se laissa glisser à genoux, la tête +sur le drap orné d'images.</p> + +<p>Elle demeura ainsi quelque temps, secouée +par les sanglots auxquels répondaient, +dans le coin d'ombre de la chambre, là-bas, +les soupirs étouffés de plusieurs femmes, +moins jeunes qu'elle, et qui pleuraient depuis +plus longtemps. Puis elle se leva, et, +à travers le voile de ses larmes, chercha la +mère. Elle l'aperçut de l'autre côté du lit, +près de la muraille. Madame Malestroit, +toute menue et fanée, était assise sur une +chaise basse, les mains sur les genoux, serrant +un mouchoir qu'elle ne portait plus à +ses yeux taris. Autour d'elle, trois ou quatre +femmes se tenaient debout, des voisines, qui +avaient épuisé les courtes consolations des +<span class="pagenum"><a id="Page_80"> 80</a></span> +mots, et ne l'assistaient plus que de leur +présence, tournant seulement la tête, de +temps en temps, ou murmurant une exclamation +douloureuse, la même depuis deux +heures, pour bien montrer qu'elles pensaient +toujours à la même chose, comme la pauvre +Malestroit. Une seule personne parlait à demi-voix, +un vieux monsieur, épais dans sa redingote, +la face large et rase, et qui disait, +avec une compassion vraie, retenant sa voix +pour que sa parole entrât mieux dans cette +âme meurtrie:</p> + +<p>—Allons, ma petite mère, c'est une +épreuve... bien rude, oui, bien rude... mais +n'est-il pas plus heureux là-haut?... Il +échappe à bien des misères!... Un vrai ange +qui n'a pas besoin qu'on prie pour lui!... +Tout le monde l'aimait... moi je l'aimais... +je l'aimerai toujours, voyez-vous!...</p> + +<p>Et ses phrases espacées, prononcées lentement, +tombaient une à une, comme un +refrain pour endormir les peines, sur la +<span class="pagenum"><a id="Page_81"> 81</a></span> +mère muette et accablée. Thérèse passant +près de lui, il s'inclina en souriant.</p> + +<p>—Bonjour, monsieur Lofficial, répondit-elle.</p> + +<p>Et, passant la main sur les mains de +madame Malestroit, pour appeler son attention:</p> + +<p>—Ma pauvre femme, dit-elle, puisque +j'étais sa marraine, j'ai là-bas des fleurs. +Voulez-vous bien que je les lui donne?</p> + +<p>Au son de cette voix connue, la femme du +charpentier ne bougea pas. Elle murmura +seulement:</p> + +<p>—Oh! oui! pour lui, tout ce qu'on +pourra pour lui!</p> + +<p>Thérèse dit quelques mots à l'oreille d'une +des femmes, qui partit aussitôt. Elle avait eu +une de ces douces idées de jeune fille dont +elle était coutumière. Dans le tiroir d'une +table, elle trouva du fil et des aiguilles, se +mit à genoux près du lit, et, quand la +femme fut de retour, apportant les deux +<span class="pagenum"><a id="Page_82"> 82</a></span> +paniers de roses, merveilleusement belles et +variées, destinées à l'église, on vit bien ce +que Thérèse avait voulu dire. Elle prenait +les fleurs, les assortissait, les encadrait d'un +peu de feuillage, et, d'un point de couture, +les assujettissait au drap. En moins d'un +quart d'heure, car elle travaillait vite, tout +un côté du lit fut fleuri de la sorte. La +couche funèbre du petit Jean prenait un air +de chapelle en fête. Et Thérèse se réjouissait, +à chaque feston, d'avoir eu cette pensée. +Pauvre petit Jean, joueur de toupie, elle ne +l'avait jamais tant aimé!</p> + +<p>Comme elle allait commencer à orner le +deuxième côté du drap, un jeune homme entra +dans la chambre. Bien qu'il fût le plus proche +voisin des Malestroit, le propriétaire du vieil +hôtel qui couvrait de son ombre leur logis, +il semblait n'être jamais entré chez eux. +Debout sur le seuil, un peu courbé à cause +de sa haute taille, il hésita, cherchant à +s'orienter parmi les gens qui se trouvaient +<span class="pagenum"><a id="Page_83"> 83</a></span> +là. Il aperçut enfin M. Lofficial, traversa la +salle, et le cercle des femmes s'ouvrit pour +lui faire place. Le nouvel arrivant se trouva +en face de madame Malestroit. Il était déjà +très ému. Quand il vit, au-dessous de lui, la +mère abîmée dans la douleur, il se sentit vraiment +malheureux, non pas d'être venu, mais +de n'avoir aucune consolation à apporter, de +ne pas savoir comment exprimer sa sympathie +à ce pauvre être misérable, gêné aussi +par le silence des gens qui se tenaient autour +de lui, et qu'il croyait motivé par cette +visite inattendue. Il mit la main à sa poche, +se courba, et dit assez bas, intimidé:</p> + +<p>—Madame Malestroit, je suis venu aussi +quand j'ai su l'affreux malheur. Nous sommes +voisins si proches...</p> + +<p>Et, entre les mains de la femme, il +glissa une grosse pièce d'argent.</p> + +<p>Au contact du métal froid, la mère +releva la tête. Elle fixa un instant les yeux +sur le jeune homme, et celui-ci, à travers le +<span class="pagenum"><a id="Page_84"> 84</a></span> +feu sombre dont ils étaient pleins, crut discerner +beaucoup de surprise et un peu de +fierté blessée. Cependant elle ne le témoigna +pas, et, par un instinct délicat de son âme +populaire, elle accepta.</p> + +<p>—Venez-vous, monsieur Claude? dit +M. Lofficial en se penchant, moi, je sors.</p> + +<p>Le jeune homme, content d'être ainsi tiré +d'embarras, suivit M. Lofficial. Il fallait +passer devant le lit de l'enfant. M. Lofficial +s'arrêta au pied, et s'inclina. Ses lèvres remuèrent. +Thérèse, agenouillée, se redressa, +et cambra sa taille. Et Claude, qui n'avait +pas aperçu la jeune fille en entrant, la découvrit +tout à coup.</p> + +<p>—Monsieur Lofficial, dit-elle, je n'aurai +pas assez de roses. Pourriez-vous faire prévenir +mon parrain?</p> + +<p>—Très bien, chère demoiselle, j'y vais! +repartit le bonhomme en dodelinant sa tête +blanche.</p> + +<p>—Pas vous-même, je suppose?</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_85"> 85</a></span> +—Au contraire, moi-même... C'est bien, +ce que vous faites là.</p> + +<p>Elle ne répondit pas directement.</p> + +<p>—Je les avais cueillies pour l'adoration, +fit-elle, et vous voyez!...</p> + +<p>Elle tourna vers le petit mort, d'un mouvement +plein de grâce, son visage rose où +errait un souvenir navré. Et ce sourire mêlait +je ne sais quoi de maternel à son doux air +de vierge.</p> + +<p>—Pauvre petit ami! dit-elle.</p> + +<p>Son âme était dans ces trois mots. Claude +remarqua que Thérèse était jeune, jolie, +vêtue de gris, et que la pitié la faisait +exquise.</p> + +<p>Il passa outre. Thérèse ne sembla pas le +voir.</p> + +<p>A peine dans la rue, M. Lofficial se détourna. +Sa face, pleine et ronde, n'offrait +plus qu'une trace légère d'émotion.</p> + +<p>—Mon jeune ami, dit-il, l'aumône était +peut-être inutile. Mais, pour la visite, vous +<span class="pagenum"><a id="Page_86"> 86</a></span> +avez eu raison de la faire. Si proche voisin! +Des gens si éprouvés!</p> + +<p>Il prit Claude par un bouton de la +jaquette.</p> + +<p>—Et comme c'est touchant! ajouta-t-il. Ils +se sont mis vingt familles de pauvres peut-être, +pour orner le lit de ce petit de douze +ans! Le drap est à l'un, la taie d'oreiller à +l'autre, les images sont à tout le monde. Ah! +la générosité, monsieur Claude, vertu des +pauvres!</p> + +<p>—Cependant, balbutia Claude, encore très +troublé de ce qu'il avait vu, il me semble +que vous avez donné l'exemple...</p> + +<p>—Mais non, mais non. Ils étaient là +avant moi. Et vous n'avez pas tout observé! +Venez... doucement, je vous prie, doucement...</p> + +<p>Il attira Claude jusqu'à la fenêtre voisine, +celle des Colibry. Madame Colibry, qui n'avait +plus d'enfants chez elle, depuis plusieurs +années, avait offert l'hospitalité aux trois +<span class="pagenum"><a id="Page_87"> 87</a></span> +derniers des Malestroit, qui jouaient bruyamment +autour d'elle, sans souci du frère +mort. La chambre de la vieille, si proprette +d'ordinaire, était mise au pillage. Et plus +loin, dans le jardin qu'on apercevait par +une seconde fenêtre en face, Yvonnette devenue +l'aînée, immobile et courbée sur elle-même, +comme une enfant qui a beaucoup +pleuré, causait avec le vannier.</p> + +<p>—Ne trouvez-vous pas cela admirable? +demanda M. Lofficial, en ramenant Claude +sur ses pas. Allez! allez! jeune homme, le +peuple est notre maître en charité.</p> + +<p>Il s'arrêta bientôt, devant l'hôtel de Claude.</p> + +<p>—Enchanté, mon voisin, dit-il, d'avoir +eu le plaisir de causer avec vous! Cela ne +m'arrive pas bien souvent.</p> + +<p>—En effet, murmura Claude, les occasions...</p> + +<p>—Penser que nous demeurons porte à +porte, et que je suis presque un inconnu +pour vous! J'avais l'honneur de voir souvent +<span class="pagenum"><a id="Page_88"> 88</a></span> +madame votre mère, autrefois. Mais +voilà: c'était une autre génération. Je suis +trop vieux.</p> + +<p>—Par exemple! Je vous assure, monsieur, +que j'ai eu plus d'un regret à votre +endroit.</p> + +<p>—Vraiment? dit M. Lofficial en lui +tendant la main. Eh bien! un autre jour, +quand l'idée vous viendra d'entrer chez moi, +j'en serai ravi. Si vieux qu'on soit, on a +toujours un coin de jeunesse dans le cœur, +voyez-vous. Pour le moment, j'ai à m'acquitter +de la commission de mademoiselle +Thérèse, c'est sacré... A l'honneur!</p> + +<p>Il souleva prestement le bord de son chapeau, +et s'éloigna, dans la direction de la +banlieue.</p> + +<p>Claude examina un instant, avec la curiosité +de l'explorateur qui vient de faire +une découverte, la brosse rude et fournie +qui cernait d'un tour blanc la coiffe du +haute forme, et le col trop large de la redingote, +<span class="pagenum"><a id="Page_89"> 89</a></span> +montant et descendant en mesure +sur le cou sanguin du bonhomme.</p> + +<p>Puis il rentra chez lui.</p> + +<p>Il habitait dans le faubourg, entre la maison +blanche de M. Lofficial, à gauche, et +les deux réduits très humbles des Malestroit +et des Colibry, à droite, un vieil hôtel isolé +sans doute autrefois, retraite de quelque +magistrat pacifique, lentement rejointe et +enveloppée par les constructions nouvelles. +Habiter n'est pas cependant tout à fait exact. +Claude Revel passait huit mois sur douze à +la campagne, dans le domaine dont la mort +prématurée de ses parents l'avait laissé +maître, et, sauf en hiver, ne faisait à la ville +que de rares apparitions. C'était un grand +jeune homme de vingt-sept ans, brun de +cheveux et brun de visage, qui eût ressemblé +à plusieurs de ses aïeux, propriétaires, +avant lui, de la terre de la Coudraie, s'il +n'avait eu dans toute sa personne, dans sa +tenue un peu sanglée, dans le froncement +<span class="pagenum"><a id="Page_90"> 90</a></span> +fréquent de ses sourcils, dans ses moustaches +retombantes à la gauloise, un léger +accent ou un souvenir, si l'on veut, d'officier +de réserve. La note est assez fréquente aujourd'hui. +Mais s'il venait à sourire, à parler, +ou seulement à saluer un ami, tout ce +masque tombait: les sourcils détendus laissaient +mieux voir deux yeux verts, bons et +lumineux, et, sous les moustaches farouches, +la bouche apparaissait, nullement railleuse +et nullement dure. On devinait alors, sous +l'écorce empruntée, ce qu'il était en réalité: +un cœur excellent et une imagination ordinaire, +auxquels s'ajoutait, par un effet de +nature ou bien de solitude, une petite pointe +d'humour et d'observation.</p> + +<p>En ce moment, tout occupé de ce qui venait +de lui arriver,—car la moindre émotion +faisait événement dans sa vie calme,—il +ne songea pas même à monter dans ses +appartements, et, accrochant son chapeau à +un bois de cerf, il s'assit sur le divan du vestibule, +<span class="pagenum"><a id="Page_91"> 91</a></span> +au fond de la cage de l'escalier, en +face du poêle en faïence, croisa les jambes, +et alluma un cigare.</p> + +<p>Sa pensée suivit d'abord M. Lofficial. Depuis +sa petite enfance, Claude se rappelait à +peine avoir causé deux ou trois fois avec +lui. Le peu qu'il en savait datait des années +déjà lointaines où, dans son imagination +épeurée, ce voisin jouait des rôles +d'ogre. On prétendait que M. Lofficial avait +été pharmacien. Mais le bonhomme était le +seul à en être bien sûr, car, au temps même +de son commerce, on le rencontrait toujours, +paraît-il, sous les arbres de la promenade, +heureux, placide, étonnamment renseigné +sur toutes les histoires locales et causeur de +carrière. Sa plus grosse affaire, en tout cas, +ne durait plus que trois semaines à présent, +et c'étaient ses vendanges, qu'il conduisait +lui-même, qu'il surveillait avec une volupté +de propriétaire et de gourmet, levé dès +quatre heures, haut et droit tout le jour +<span class="pagenum"><a id="Page_92"> 92</a></span> +parmi les vignerons courbés, et, le soir, +assis au milieu des ouvriers qui «tournaient +la mariée», grisé par les effluves +du moût, donnant le ton des devis joyeux +et des chansons, qui ne cessaient pas plus +que le ruissellement clairet du pressoir. Les +quarante-neuf autres semaines de l'année, il +menait une existence assez mystérieuse. Sa +maison, presque toujours close du côté de la +rue, était silencieuse comme un couvent. Le +matin, il y venait quelques personnes, +hommes et femmes, pauvres gens pour la +plupart. L'après-midi, M. Lofficial sortait. +Claude n'en savait pas davantage.</p> + +<p>Il songea donc à son voisin, mais pas +longtemps. Une autre image vint l'en distraire, +celle de la jolie inconnue agenouillée +près du lit de l'enfant. Elle lui apparaissait +très nette et très plaisante. Insensiblement +même, elle se dégagea de l'appareil de deuil +qui l'enveloppait. Ce ne fut plus qu'une +jeune fille très jeune, avec un panier de +<span class="pagenum"><a id="Page_93"> 93</a></span> +roses près d'elle, et des yeux levés pleins de +pitié. Mademoiselle Thérèse? Comment ne +l'avait-il jamais vue, lui qui connaissait,—comme +on connaît l'armorial,—à la couleur +de leur chapeau, de leur robe, ou de +leurs rubans, toutes les héritières de la ville?</p> + +<p>Il en était si bien occupé, que le signal du +dîner,—un coup de timbre qui résonnait +à l'infini le long des rampes de bois de l'escalier,—ni +l'entrée dans la salle à manger +glaciale, ni la silhouette immobile de Justine +attendant, au même endroit traditionnel +de l'appartement, que son maître eût +achevé le premier service, ne modifièrent le +cours de ses pensées. Il eut de vagues sourires, +qu'on eût pu croire adressés aux éclats +d'un bouchon de carafe traversé d'un rayon +de jour, ou à la fumée qui montait en spirale +de la soupière pour se perdre dans la +mousseline de la suspension. Et quand Justine +s'approcha, maigre et digne, une assiette +à la main:</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_94"> 94</a></span> +—Justine, demanda-t-il, est-ce que les +Malestroit ont des parents riches?</p> + +<p>—Tout ce qu'ils sont de Malestroit, répondit-elle, +c'est riche à peu près comme +moi, qui n'ai rien... M. Claude y a donc +été?</p> + +<p>—Oui, Justine, et j'ai remarqué là une +jeune fille. Tu ne sais pas son nom?</p> + +<p>La vieille servante, qui avait toujours eu, +pour la vertu de son jeune maître, une sollicitude +un peu farouche, le regarda d'un +air défiant.</p> + +<p>—Blonde, continua-t-il avec du rouge à +son chapeau. Tu ne sais pas?</p> + +<p>—S'il fallait connaître à présent toutes +les jeunesses qui courent les rues! fit-elle, +avec un mouvement d'humeur, en changeant +l'assiette de Claude.</p> + +<p>—Mais elle ne courait pas, celle-là, Justine: +elle attachait des piquets de roses et de +feuillage aux draps du petit Jean. M. Lofficial +lui a parlé!...</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_95"> 95</a></span> +—Ça sera peut-être une demoiselle du +bureau de bienfaisance! grommela Justine.</p> + +<p>Elle emporta la soupière, leva les yeux +vers le portrait de son ancienne maîtresse, ce +qui était sa façon de les lever au ciel, et s'en +alla, d'un pas glissant, vers son royaume.</p> + +<p>«Ma pauvre Justine, songea Claude, je n'ai +jamais si bien saisi ton complet défaut de +poésie et de sentimentalité. Tu es fermée à +l'idéal, bien que tu aies le cœur tendre. +Non, cette jeune fille n'est pas venue là au +nom d'une administration! Elle a été conduite +par sa piété et par sa pitié, peut-être +aussi par le souvenir de quelque ancienne +charité faite aux parents. Rien n'attache +comme d'avoir donné. Elle était aimable, +cette enfant. La douceur de ces yeux qui +ne m'ont pas regardé, et de cette voix qui +ne m'a pas parlé, m'est demeurée présente. +Je demanderai à M. Lofficial...»</p> + +<p>Comme il achevait ce monologue, Justine +rentra. Elle avait deux mouvements, en +<span class="pagenum"><a id="Page_96"> 96</a></span> +toute occasion, dont le premier était hargneux, +et le second repentant et attendri. +Elle revint donc, posa quelque chose sur +la table, et dit:</p> + +<p>—Après ça, votre demoiselle, cela pourrait +bien être mademoiselle Thérèse Maldonne, +une petite dont le père empaille +pour le musée. Je me rappelle qu'elle a +été marraine chez les Malestroit, après que +M. Lofficial a eu passé par là. Car, vous +savez, ça n'a pas toujours été droit dans +la maison. Enfin, suffit. Il ne faut pas +dire du mal des gens.</p> + +<p>Claude n'insista pas, malgré le mystère +qui enveloppait les révélations de Justine. +En poussant plus loin ses questions, il eût +éveillé les soupçons de la vieille servante, +dont il avait, en bon célibataire, une certaine +crainte révérencielle.</p> + +<p>Après le dîner, au lieu de sortir, comme +il avait coutume de le faire, il monta dans +sa chambre, qui ouvrait sur les jardins. Il +<span class="pagenum"><a id="Page_97"> 97</a></span> +n'éprouvait aucun besoin de marche ou de +distraction. Quelque chose d'ému subsistait +en lui, et l'attrait aussi de ce monde des +petites gens, de la misère, de la mort même, +qu'il avait côtoyé longtemps sans le voir, et +qui s'était révélé à lui, tout à coup, il ne +savait comment. Quelle force l'avait conduit +là, chez ces voisins en deuil?</p> + +<p>Il se mit à regarder par la fenêtre, vers +la droite, les deux bandes de terre bien +étroites, accolées à sa large cour pavée. La +plus proche était celle des Malestroit, pillée, +pelée par le pied des enfants, sauf un angle, +tout au fond, où poussait une gerbe de chrysanthèmes +autour d'un pigeonnier. La mère +avait le goût de cette verdure pâle, qui s'étoilait, +en automne, de grandes fleurs brunes. +On la voyait souvent, à pareille heure, +traverser le jardin, menue et encore un peu +jolie, avec un pichet d'eau qu'elle portait à +ses chrysanthèmes, tandis que son mari se +promenait, athlétique et rude, en fumant. +<span class="pagenum"><a id="Page_98"> 98</a></span> +Ils s'étaient aimés, paraît-il. On racontait que +Malestroit l'avait enlevée, quand il revint de +son tour de France, bronzé comme un Catalan, +et superbe comme un jeune dieu. Et +c'était cela sans doute qu'avait voulu dire +Justine. Pauvres gens! Ce soir, ils ne sont +pas sortis. La maison est close. Une lame +mince de lumière, glissant par la fente de +leur porte, se mêle à la lueur de la lune +montante. Au delà, personne non plus, derrière +la palissade. C'est le domaine du vannier, +tout vert et frais, celui-là, ombragé +d'un peuplier à larges feuilles et rempli de +bottes d'osier, debout et serrées les unes +contre les autres, la pointe encore duvetée, +et qui lui donnent un certain air de forêt. +Tout le jour, hiver comme été, c'est là que +travaille Colibry, un vieux très maigre, assis +au pied de l'arbre, près de la cuve où trempent +des baguettes blanches. Quant aux maisons, +elles sont toutes deux pareilles, bien +basses, ouvrant sur le faubourg, avec un toit +<span class="pagenum"><a id="Page_99"> 99</a></span> +long du côté du jardin, un de ces toits sur +lesquels la pluie s'égoutte des demi-journées, +et qu'affectionnent les pigeons, dont il +y a des volées de part et d'autre... Les pigeons +sont même la cause de querelles fréquentes +entre le vannier et le charpentier en +bateaux. Comment voulez-vous que les pigeons +de Malestroit n'aillent pas quelquefois +manger le grain avec ceux de Colibry? Ils +vivent sans cesse vis-à-vis les uns des autres. +Le pigeonnier des uns, posé sur une perche, +au bout du jardin de Malestroit, regarde +précisément les deux boîtes pendues au-dessus +de la porte de Colibry. Entre eux, +compterait-on dix coups d'aile? Ce ne sont +pas les reproches de leurs maîtres qui empêcheront +les affinités naturelles de se manifester, +ni le superbe culbutant du charpentier +de courtiser la fine pigeonne bizet +du tresseur d'osier. Et, parfois, on entend +des phrases terribles: «C'est encore vous qui +attirez mon culbutant, monsieur Colibry? +<span class="pagenum"><a id="Page_100"> 100</a></span> +Je lui tordrai le cou, à votre bizette!» Dieu +sait que le pauvre Colibry est absolument +innocent dans l'affaire, mais il a peur de +son ombre. Il ne se défend pas, et, quand il +voit que les choses se gâtent, il disparaît +derrière son taillis... Pas de dispute, ce soir. +Le deuil a mis entre eux sa paix profonde. +La petite Yvonnette doit dormir auprès de +la mère Colibry. Il fait tout nuit.</p> + +<p>Claude regardait. Il se rappelait ces détails +et d'autres qui, lentement, dans sa +pensée, chantaient un refrain triste. Cela +ressemblait aux sons de flûte, sortis on ne +sait d'où, qui suivent le voyageur dans les +nuits tièdes. Et, la curiosité aidant, il voulut +retourner un instant chez les Malestroit.</p> + +<p>Il s'arrêta, sans entrer, sur le seuil de la +porte que le continuel pélerinage des gens +du quartier avait tenue ouverte. Deux flambeaux, +sur deux chaises de jonc, brûlaient à +gauche et à droite du petit Jean. Le visage +de l'enfant, plus pâle encore, demeurait +<span class="pagenum"><a id="Page_101"> 101</a></span> +doux et calme. Dans l'ombre, un berceau +où dormait, sans souci de la mort, le dernier +né de la famille. Dans l'ombre aussi, +formant des groupes à peine distincts, cernés +de lumière douteuse, des parents, des amis, +accourus après la journée de travail, la mère +abîmée sur l'épaule de madame Colibry, et +puis, dans la lumière des cierges, près du +lit, le père, colossal, debout, les yeux fixés +sur ce drap blanc d'où sortait la tête menue +de son fils. De vagues étincelles d'or et +d'argent bruni s'échappaient de la croix et +des images piquées sur le linge. Les guirlandes +de fleurs luisaient plus vaguement +encore, et mêlaient leur parfum à l'odeur +de la cire brûlée. Un recueillement sacré, le +respect effrayé du mystère, la fascination de +ce visage de douze ans, que tous ils contemplaient, +les témoignages multipliés d'attentions +populaires et naïves emplissaient cette +chambre d'une atmosphère pénétrante.</p> + +<p>Mais Thérèse n'était plus là.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_102"> 102</a></span></p> + +<h2>IV</h2> + +<p>Claude habitait de nouveau la Coudraie +depuis trois semaines. Les affaires lentes et +absorbantes de la campagne, la rentrée des +blés et des avoines, la promenade, quelques +visites aux voisins, l'occupaient suffisamment. +Il n'avait pas le temps de rêver. Si l'image +de Thérèse lui était apparue, c'était rapidement, +sans qu'il eût le loisir d'y arrêter son +esprit. Elle ne lui avait pas semblé d'un autre +ordre que le souvenir d'un coin de forêt, +de la frondaison retombante d'un groupe +<span class="pagenum"><a id="Page_103"> 103</a></span> +d'arbres ou d'une pente verte au bord d'une +source. Il n'en avait retenu qu'une impression +fugitive d'ombre et de fraîcheur. Rien +de plus. Mais il faut compter avec les heures +d'inaction.</p> + +<p>Une après-midi que tout se taisait, et faisait +la sieste autour de lui, les gens des +fermes, les bœufs essoufflés de chaleur cherchant +l'abri des haies, les oiseaux dont aucun +ne se risquait à travers l'espace, les +feuilles même, ternies par le grand soleil +qui buvait la sève, il lisait devant sa fenêtre +ouverte. S'il ne somnolait pas, il se sentait +cependant l'âme plus molle que de coutume. +Tout à coup, sur l'acacia, en face, un écureuil +surgit. Accroupi sur une maîtresse +branche, les oreilles droites et terminées par +une flamme de poils roux, il regardait. +Claude fit de même, et, presque en même +temps, la pensée de Thérèse s'offrit à lui.</p> + +<p>«Si je tuais l'écureuil, se dit-il, j'aurais +un prétexte pour entrer chez M. Maldonne. +<span class="pagenum"><a id="Page_104"> 104</a></span> +Avec un peu de bonheur, je rencontrerais +mademoiselle Thérèse. Je verrais au moins +la maison qu'elle habite, le milieu où elle +vit, quelque chose de plus que ce que je +connais d'elle. Pourquoi pas?»</p> + +<p>La tentation devint si forte que le jeune +homme étendit la main, et saisit au crochet +d'un portemanteau une carabine, avec laquelle, +au temps des vendanges, il abattait +des grives de vigne. Il appuya l'arme sur +l'assise de la fenêtre. L'écureuil tourna sa +tête fûtée, comme pour fuir. Claude pressa la +détente, et se redressa aussitôt. De la jolie +bête de tout à l'heure, il ne restait qu'un +paquet de poils, pendu par les pattes de +derrière à la branche de l'acacia. En trois +bonds, poussé par l'ivresse d'un coup heureux, +comme un chasseur de quinze ans, le +jeune homme fut au pied de l'arbre. Le sang +coulait de la blessure, à gouttes rouges et +lentes, roulait sur le cou, perlait au bout +de l'oreille, agitée à chaque fois d'un frisson, +<span class="pagenum"><a id="Page_105"> 105</a></span> +et tombait sur l'herbe en taches que buvait +la terre. Claude se trouvait affreusement +cruel. Une pitié, comme une souffrance humaine +aurait pu la faire naître, s'emparait +de son esprit. Les pattes qui retenaient l'animal, +tremblantes d'un spasme de mort, +se desserraient par degrés, et, tout à coup, +ressaisissaient la branche. Et les petits ongles +blancs criaient sur l'écorce. Ils lâchèrent +enfin.</p> + +<p>La bête enveloppée dans un journal, +Claude eut bientôt fait d'oublier le meurtre. +Il pressentait une aventure. Laquelle? Comment +la nouer? Parlerait-il à M. Maldonne? +Quelle sorte d'homme découvrirait-il en +lui? Arriverait-il jusqu'à Thérèse? S'il parvenait +à la revoir, quelle impression lui +ferait cette jeune fille, dans un cadre tout +différent de celui où elle lui était apparue? +Son imagination n'allait pas au delà de ce +point. Il lui suffisait, pour secouer la monotonie +de l'heure présente, de ce très simple +<span class="pagenum"><a id="Page_106"> 106</a></span> +et très innocent projet: se faire présenter à +une enfant encore mystérieuse et qui lui +avait plu.</p> + +<p>Vite, il monta dans une chambre voisine +de la sienne, pour feuilleter un vieux Buffon +relié en veau, avec des aquarelles pâles, +délices de sa jeunesse. Il se remit en mémoire +des noms de tribus, de familles et +d'espèces, relut des passages dont la sonorité +lui était encore familière, et, préparé +de la sorte à son entrevue avec l'ornithologiste, +partit pour la ville, dans sa carriole +anglaise.</p> + +<p>Vers quatre heures, il se présentait, son +paquet sous le bras, dans la cour du musée, +vieil édifice du <span class="smcap">XV</span><sup>e</sup> siècle, en pierre toute +dentelée par l'homme et toute brunie par le +temps. Le concierge eut l'air étonné de voir +quelqu'un.</p> + +<p>—M. Maldonne?</p> + +<p>—Dans la tourelle, au deuxième.</p> + +<p>Claude se mit donc à grimper dans l'escalier +<span class="pagenum"><a id="Page_107"> 107</a></span> +tournant. Il courait presque, enjambant +deux ou trois de ces marches basses, d'un +grain si blanc et d'une pente si douce, +faites pour un pied de châtelaine. Le bruit +de ses pas, répercuté par l'écho à tous les +étages de cette cage légère, avait une sonorité +à réveiller M. Maldonne, si le bonhomme +avait dormi. Mais M. Maldonne +dormir! Quelle idée! A peine Claude eut-il +ouvert la porte cintrée, au-dessus de laquelle +pendait un écriteau: «Cabinet du +conservateur», il aperçut le naturaliste, +devant une table logée dans l'épaisseur du +mur, près de la fenêtre. M. Maldonne, assis, +un scalpel à la main, était penché au-dessus +d'une masse de plumes roussâtres. Autour +de lui, dans la salle ronde voûtée en ogive, +des tortues de mer, des scies de squales, un +crocodile, deux ou trois singes, pièces fatiguées, +attachées aux murs, et, en belle +lumière, près du vitrail, le seul objet élégant +et brillant qui fût là: une aquarelle. +<span class="pagenum"><a id="Page_108"> 108</a></span> +Il se leva vivement, et, les paumes appuyées +au bord aigu de la planche, sa tête maigre +tournée vers l'étranger, la barbiche dardée +en avant par le pincement des lèvres, parut +demander: «Que voulez-vous?»</p> + +<p>—Monsieur, dit Claude, je crois que vous +vous chargez de préparer,—il n'osa pas dire +«d'empailler»,—même les animaux qui +ne sont pas destinés au musée?</p> + +<p>—Certainement, monsieur.</p> + +<p>—J'ai, cette après-midi, tiré un coup de +carabine.</p> + +<p>—En temps prohibé! dit M. Maldonne, +en se rasseyant.</p> + +<p>—Et j'ai tué ceci.</p> + +<p>Claude développa le papier, et se sentit +rougir en constatant l'état lamentable du +contenu, comprimé, bossué, maculé de sang, +méconnaissable. Il tendit quand même l'objet +à M. Maldonne, qui partit d'un éclat de rire +sonore, pareil au cri des geais qui se poursuivent +dans les bois de chênes.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_109"> 109</a></span> +—Encore un! s'écria-t-il. Je l'aurais +parié! l'écureuil commun, <i lang="la" xml:lang="la">sciurus vulgaris</i>, +et avec des avaries!</p> + +<p>Il s'arrêta de rire, de peur de blesser son +visiteur, et ajouta, avec un accent ironique +dont la gaieté faillit gagner Claude:</p> + +<p>—Dites-moi, monsieur, le voulez-vous +monté sur un cylindre percé, qui représente +son nid, ou bien debout, l'épée à la main, +dans l'attitude d'un duelliste, ou encore +accroupi, la trompe de chasse en sautoir? +Ce sont les trois positions préférées des amateurs +de la ville.</p> + +<p>—Mon Dieu! fit Claude en hésitant,—car +l'idée du nid lui était venue,—comment +le poseriez-vous donc, vous, +monsieur?</p> + +<p>Les yeux de M. Maldonne lancèrent une +flamme.</p> + +<p>—D'abord, dit-il, ni lui ni ses pareils +ne valent la peine d'être montés; mais si +j'entreprenais de le faire, je camperais la +<span class="pagenum"><a id="Page_110"> 110</a></span> +bête comme elle est à l'état sauvage, monsieur: +je la saisirais, par exemple, au +moment où elle vient de bondir sur un +arbre, et se sauve... passez-la-moi... tenez, +comme ceci, la tête tournée de côté, +l'œil grand ouvert, le corps aplati contre +le tronc, une cuisse allongée; ou bien +quand elle saute à terre pour y ramasser +une faîne, le museau baissé alors, le corps +en arc, la queue en arc, un petit pont +rouge à deux arches, et, si vous la préfériez +au repos, je l'endormirais sur la +fourche d'un frêne, les yeux mi-clos, mais +l'oreille droite! Voilà, monsieur, ce qui serait +de l'art!</p> + +<p>—Je sais, répondit Claude timidement, +que vous êtes un artiste, monsieur, et je suis +confus de vous confier une besogne aussi peu +digne de vous.</p> + +<p>M. Maldonne jeta l'écureuil sur la table.</p> + +<p>—Bah! dit-il avec un soupir, il le faut +bien! La pie, le geai, la huppe et le martin-pêcheur +<span class="pagenum"><a id="Page_111"> 111</a></span> +des familles, la hure de sanglier et +le bois de chevreuil des chasseurs, c'est, avec +l'écureuil, le menu quotidien. Je me dédommage +avec les pièces rares.</p> + +<p>—Vous avez, en effet, une fort belle collection.</p> + +<p>—Tous les oiseaux du département.</p> + +<p>—Sans exception?</p> + +<p>L'ornithologiste eut un mouvement de +surprise, quelque chose d'inquiet passa dans +son regard.</p> + +<p>—En connaîtriez-vous une, par hasard?</p> + + +<p>—Mon Dieu, monsieur...</p> + +<p>—Mais citez-la, je vous prie, citez-moi +un oiseau du pays qu'on ne trouve pas, soit +au musée, soit chez moi!</p> + +<p>Claude tressauta. Il se sentait en plein sur +la voie qu'il cherchait. S'il parvenait à tomber +juste sur un de ces spécimens que +M. Maldonne gardait jalousement chez lui! +Tout arrive. Qui sait? Il fouilla les profondeurs +<span class="pagenum"><a id="Page_112"> 112</a></span> +de sa mémoire, et jeta ce nom d'un +air de doute:</p> + +<p>—Le faucon pèlerin?</p> + +<p>M. Maldonne, rassuré, indiqua du doigt +la porte, derrière lui.</p> + +<p>—Dix exemplaires au musée, répondit-il.</p> + +<p>—La mouette rieuse?</p> + +<p>—Commune!</p> + +<p>—Le butor?</p> + +<p>—Je refuse ceux qu'on m'apporte.</p> + +<p>Claude, par un dernier effort, trouva dans +ses souvenirs un nom retentissant, et, le +lançant à M. Maldonne qui attendait le coup, +l'œil clair, la mine légèrement railleuse et +flattée:</p> + +<p>—L'aigle pygargue? dit-il.</p> + +<p>—Eh! eh! repartit M. Maldonne, avec +une moue de gourmet, la bête est rarissime +en effet: c'est à peine si, de temps à autre, +il s'en égare une à la poursuite des oies +sauvages qui remontent la Loire.</p> + +<p>—Eh bien?</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_113"> 113</a></span> +—Je l'ai, monsieur!</p> + +<p>—Pas possible?</p> + +<p>—Chez moi!</p> + +<p>—Chez vous, monsieur?</p> + +<p>—Tué de ma main.</p> + +<p>—Un vrai pygargue?</p> + +<p>—Il n'y en a pas de faux.</p> + +<p>—Non, monsieur, dit Claude, je n'aurais +pas cru qu'un simple particulier pût posséder...</p> + +<p>—Par exemple! Je vous le prouverai! +dit M. Maldonne en se levant, tout rouge de +l'émotion du collectionneur animé par le défi +et sûr de son triomphe. Avez-vous une demi-heure +à perdre?</p> + +<p>—Je suis libre, monsieur.</p> + +<p>—Alors, venez, accompagnez-moi jusqu'à +la maison, et vous le verrez!</p> + +<p>«Je la verrai», pensa Claude, dissimulant +sa joie sous l'apparence d'un scepticisme +poli.</p> + +<p>C'était l'heure où, sur toute la surface de +<span class="pagenum"><a id="Page_114"> 114</a></span> +la France, le fonctionnaire s'évanouit, et +l'homme s'épanouit. Le déclin du soleil brise +des milliers de chaînes, qui se renouent au +matin. Le conservateur du musée se retira +dans un coin de la salle, pour changer sa +veste de travail contre une redingote noire +qui dessinait son torse maigre, se coiffa d'un +chapeau de paille à bords plats, et prit une +canne de buis à gros nœuds.</p> + +<p>Pendant ces préparatifs, Claude s'était +approché de l'aquarelle pendue près de la +fenêtre. Elle représentait, à demi caché dans +les roseaux d'un étang, un chasseur qui +rabattait son arme après avoir tiré. Le +canon fumait encore. Un oiseau fuyait, +déjà très loin, rasant la nappe claire de +l'eau.</p> + +<p>—Tiens! dit Claude, quel est cet oiseau +bleu que le chasseur vient de manquer?</p> + +<p>M. Maldonne se détourna vivement, sans +prendre le temps de passer la dernière +manche de sa redingote.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_115"> 115</a></span> +—Bah! répondit-il, peu importe! Des +oiseaux bleus, il y en a de beaucoup d'espèces, +des perruches, par exemple, des colibris...</p> + +<p>—Ce n'en est pas un, assurément. On +dirait plutôt un canard? Ne trouvez-vous +pas?</p> + +<p>—Venez, monsieur! dit M. Maldonne +en s'avançant et, légèrement embarrassé: +la peinture ne doit pas avoir grand intérêt +pour vous, c'est un souvenir, un cadeau +d'ami... venez.</p> + +<p>Claude jeta un dernier coup d'œil sur le +chasseur malheureux, qui lui parut, en ce +moment, ressembler au conservateur du +musée, et, traversant le laboratoire, descendit +l'escalier. Son compagnon avait un +jarret d'acier et des yeux sans cesse en +mouvement. Il longea d'abord, au pas accéléré, +presque sans rien dire, ces files de +maisons devant lesquelles il passait quatre +fois le jour, tout occupé à saluer de la +<span class="pagenum"><a id="Page_116"> 116</a></span> +main les gens qui lui souriaient ou se +découvraient devant lui. Puis, le faubourg +franchi, des bouts de haie commencèrent +à rompre la ligne des murs, et la campagne +apparut: cultures de maraîchers et +vastes pépinières, où la ville enfonçait encore, +çà et là, le coin d'une bâtisse neuve. +Presque partout, des deux côtés de la route, +des forêts minuscules d'arbres verts, des +taillis, drus comme les poils d'une brosse, de +noisetiers, de hêtres, d'érables, des groupes +de jeunes marronniers levant leur bouquet +de feuilles, comme des palmiers d'oasis, au-dessus +des files naines de poiriers ou de +fusains, tout cela coupé en carré par des +fossés sans herbe. M. Maldonne, dès qu'il se +sentit enveloppé de ce paysage familier, ralentit +sa marche, et donna libre carrière à +son esprit. Tout l'intéressait, à présent, le +moindre détail du chemin, les vols d'oiseaux +surtout, que le soir attirait vers les nids, +et qui s'éparpillaient, balles de plumes +<span class="pagenum"><a id="Page_117"> 117</a></span> +bondissantes, dans l'air tiède et doré. Il +les nommait les uns après les autres: +bruants, verdiers, linots, alouettes, pinsons, +fauvettes. C'était son monde qu'il +présentait à Claude. Sa conversation abondait +en choses vues et fines. Il s'animait. +Il était quelqu'un.</p> + +<p>Sous les pieds des promeneurs, de la terre +aux ombres courtes où elle était blottie, une +alouette se leva, monta dans la lumière, agitant +toutes ses plumes, plana, et redescendit +sans avoir interrompu son chant. M. Maldonne +l'avait suivie, avec une expression de +tendresse qui ne s'adressait point à l'oiseau, +avec un de ces sourires qui vont droit à une +joie prochaine. L'alouette chanteuse n'était +pour lui qu'un symbole. Et en effet, quand +elle se fut assise dans les mottes, Claude +remarqua que le regard de M. Maldonne se +posait en avant, sur un parc entouré de +murs. «C'est là!» se dit-il.</p> + +<p>On ne distinguait encore que des arbres +<span class="pagenum"><a id="Page_118"> 118</a></span> +de venue superbe, aux cimes arrondies, retombantes +ou découpées en fuseaux légers +sur le ciel, mais point de maison. Bientôt, +le vieux mur d'ardoise crevassé, auquel la +mousse servait de ciment, et que couronnaient +des giroflées défleuries, étendit son +ombre sur la route. Vers le milieu, deux +piliers de tuffeaux, surmontés de chapiteaux, +encadraient un portail massif, hérissé de +clous formant des arabesques et décoré +d'un pied de sanglier. De toutes parts les +branches débordaient en ourlets verts l'arête +de la pierre. Même à ceux qui passaient, le +domaine donnait l'impression fugitive de la +paix. «Faut-il avoir de l'esprit pour se +loger-là! songeait Claude. Quel parfum ce +doit être au printemps! Comme c'est doux +l'été! En hiver même on est abrité du vent. +Et voilà où vous demeurez, mademoiselle? +Cela ne m'étonne point; cela même me confirme +dans l'idée que je me suis faite de +vous.»</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_119"> 119</a></span> +M. Maldonne poussa une petite porte qui +fit, en s'ouvrant, comme une déchirure dans +le vaste panneau de bois.</p> + +<p>—Entrez! dit-il.</p> + +<p>Oh! ce premier pas dans la terre promise! +Derrière la porte, les lilas, les ébéniers, les +acacias, cent arbres d'essences choisies et +mêlées se rejoignaient au-dessus du sable +encore humide de la dernière pluie. Des +fleurs fanées à demi jonchaient le sol, et, +chauffées par les traînées de soleil qui tombaient +de la voûte, répandaient une odeur +sucrée. A vingt pas, en face, deux grandes +fenêtres ouvertes buvaient l'air divin. Les +deux hommes suivirent l'avenue. Il y eut +quelques bruissements d'ailes dans les cimes. +La maison se découvrit tout entière, plus +large que haute, enveloppée par les deux +branches de l'allée, qui devaient se rejoindre +au delà. M. Maldonne traversa un vestibule, +poussa une porte à gauche, et, s'effaçant le +long du mur:</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_120"> 120</a></span> +—Mon cher monsieur, dit-il, vous ai-je +trompé?</p> + +<p>Sur la cheminée, au fond de l'appartement, +un aigle, le cou tendu, déployait ses +ailes immenses.</p> + +<p>—Deux mètres vingt d'envergure, reprit +le naturaliste, et regardez-moi ces moustaches, +les pennes blanches de la cuisse, les +écailles de la patte, est-ce un pygargue, oui +ou non? En est-ce un?</p> + +<p>Claude s'était déjà détourné de l'oiseau, +et saluait, un peu confus, une femme qu'il +n'avait point aperçue tout d'abord, assise +près de la fenêtre. Madame Maldonne écrivait, +sur des ronds de papier d'égal rayon: +«Groseilles 1889.»</p> + +<p>—Qu'y-a-t-il? demanda le naturaliste +en entrant après Claude... Ah! ma chère, +pardon... un client d'aujourd'hui, monsieur +Claude Revel, peut-être un disciple +futur, qui ne voulait pas croire à mon +pygargue. Je l'ai amené.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_121"> 121</a></span> +Claude s'inclina, et madame Maldonne lui +rendit son salut, d'un léger mouvement de +la tête, avec cette gravité inquiète qui caractérise +les personnes timides.</p> + +<p>—Vous aimez l'histoire naturelle, monsieur? +demanda-t-elle.</p> + +<p>—Je ne suis qu'un débutant, madame, +répondit Claude.</p> + +<p>—Mais non, puisque vous discutez avec +mon mari sur les espèces rares. Êtes-vous +convaincu?</p> + +<p>—Absolument, madame.</p> + +<p>—Monsieur irait très loin en ornithologie, +s'il le voulait, dit sentencieusement +M. Maldonne.</p> + +<p>—Oh! monsieur!</p> + +<p>—Très loin, je le répète. Nous en avons +causé en chemin, et vous aviez tout l'air +de vous intéresser à la chose, monsieur!</p> + +<p>—Avec un pareil guide! fit Claude.</p> + +<p>Il disait cela par politesse. Mais madame +Maldonne le prit autrement. Une lueur, +<span class="pagenum"><a id="Page_122"> 122</a></span> +comme un reste de jeunesse, éclaira son +visage. Elle regarda son mari d'un air de +ravissement. Quelqu'un lui rendait donc +justice, à lui, devant elle! Quel rare +plaisir!</p> + +<p>Elle fut un instant jolie de l'émotion délicate +de son cœur.</p> + +<p>—Pauvre ami! fit-elle. Si vous saviez, +monsieur, tout ce qu'il a eu à souffrir de la +part de directeurs inintelligents, incapables +de le comprendre! Heureusement qu'il s'est +imposé par son talent. Pour organiser cette +collection, la plus belle de toute la province, +il lui a fallu plus de travail...</p> + +<p>—Geneviève! interrompit M. Maldonne, +aussi désireux qu'elle d'entendre achever la +phrase.</p> + +<p>—Oui, plus de travail, d'adresse, de +science et d'observation, qu'à des artistes +célèbres, enrichis, fêtés.</p> + +<p>—Fêté! Est-ce que je ne le suis pas ici, +Geneviève? Tout le monde me gâte, au contraire... +<span class="pagenum"><a id="Page_123"> 123</a></span> +Voyons, voyons, au lieu de nous +attendrir inutilement sur mon sort, si tu +nous offrais un peu de sirop? La soirée est +étouffante, et monsieur doit avoir aussi +chaud que moi... Thérèse?</p> + +<p>Madame Maldonne fit un geste d'avertissement +désespéré, comme pour dire: «A +quoi penses-tu, mon ami? Tu sais bien que +c'est impossible. Elle ne peut pas venir!» +Mais il était trop tard, mademoiselle Thérèse +avait entendu. Elle était déjà là, dans l'encadrement +de la porte opposée à celle de +l'entrée: toute rose, la lèvre supérieure légèrement +relevée laissant voir quatre dents +blanches, le nez petit, les yeux grands, les +sourcils un peu étonnés, un vrai modèle de +Greuze. Et, pour parfaire la ressemblance +avec les types préférés de ce maître des +scènes intimes, elle avait un petit tablier, +les manches retroussées, et, sur ses mains +mignonnes, sur ses bras, la plus belle couleur +rouge qu'on puisse imaginer. Mademoiselle +<span class="pagenum"><a id="Page_124"> 124</a></span> +Thérèse devait faire des confitures. En +apercevant un étranger, son premier mouvement +fut de rire. Elle se trouvait drôle +ainsi. Une seule chose paraissait la gêner: +son petit tablier à bretelles. Aussi, de la +main droite, elle cherchait discrètement +l'agrafe de la ceinture, tandis qu'elle regardait +tour à tour son père, sa mère et +Claude, avec les mêmes yeux pleins de fou +rire contenu.</p> + +<p>—Folle que tu es! dit M. Maldonne en +lui tendant ses deux bras, qu'il retira aussitôt, +par respect des convenances; apporte-nous +de ce sirop de framboises que ta mère +fait si bien!</p> + +<p>Elle voulut répondre. Mais les mots +n'obéissent pas toujours. On entendit d'abord +un éclat de rire étouffé, puis une fusée de +notes claires, débordantes, épanouies comme +une chanson de printemps, qui diminua, +s'assourdit, et s'éteignit dans le lointain: +mademoiselle Thérèse s'était enfuie...</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_125"> 125</a></span> +Elle revint, cinq minutes après, sans tablier, +les manches baissées et la mine sérieuse, +portant sur un plateau deux verres, +une carafe d'eau fraîche et un carafon de +sirop, le tout si propre, si net que, quand +elle entra dans le rayonnement de la fenêtre, +tous les massifs du jardin se mirèrent aux +facettes du cristal.</p> + +<p>Claude la regarda poser le plateau sur la +table à ouvrage, se redresser, et se retirer +derrière une chaise, les mains appuyées au +dossier.</p> + +<p>—Je vois, mademoiselle, dit-il, que vous +êtes déjà initiée aux recettes du ménage.</p> + +<p>—Il n'y a rien d'étonnant à cela, répondit +madame Maldonne. Nous vivons ici +assez loin de la ville pour nous considérer +comme des campagnards. Nous en avons +les goûts, et même quelquefois les défauts, +ajouta-t-elle, en enveloppant sa fille d'un +regard très doux, où il y avait une ombre +de reproche.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_126"> 126</a></span> +—Voyons, mère chérie, est-ce bien grave? +reprit vivement Thérèse. Je vous croyais +seuls. Je suis venue comme j'étais. Monsieur +a bien deviné, allez? N'est-ce pas, monsieur, +vous avez deviné que je faisais des confitures?</p> + +<p>—Du premier coup d'œil, mademoiselle.</p> + +<p>—A mes mains? reprit-elle en étendant +ses doigts, qui jouaient sur le dossier de sa +chaise.</p> + +<p>—Oui, mademoiselle. Et peut-on savoir +quelle sorte de confitures?</p> + +<p>Elle eut un hochement de tête de commisération, +pour une ignorance pareille, et +dit:</p> + +<p>—Mais de groseilles, monsieur! En cette +saison-ci, que voulez-vous que ce soit autre +chose?</p> + +<p>Puis, subitement, ses yeux s'animèrent; +leur gravité d'emprunt tomba comme un +voile, et la jeunesse, qui était derrière, la +belle jeunesse limpide et hardie réapparut.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_127"> 127</a></span> +—Les groseilles, s'écria-t-elle, voilà un +fruit que j'aime!</p> + +<p>—Vraiment, mademoiselle?</p> + +<p>—Cela vous étonne, monsieur?</p> + +<p>—Un peu, je l'ai toujours trouvé médiocre.</p> + +<p>—Et moi aussi, monsieur! Mais ce n'est +pas pour leur goût que j'aime les groseilles.</p> + +<p>—Et peut-on vous demander pourquoi?</p> + +<p>—Parce qu'elles ont l'humeur égale. Avec +elles on sait sur quoi compter. Tous les ans, +cela donne, tandis que les abricots, les +pêches, les cerises même, pour un coup de +vent, pour une gelée, s'en vont en feuilles... +Eh bien! moi, j'ai une préférence pour tout +ce qui ne trompe pas!</p> + +<p>Elle était charmante, disant avec conviction +ces choses fraîches.</p> + +<p>—A la mode antique, et à votre santé! +dit M. Maldonne, qui avait rempli les deux +verres, et en levant le sien.</p> + +<p>Claude s'inclina très légèrement, du côté de +<span class="pagenum"><a id="Page_128"> 128</a></span> +la maîtresse du logis. Et c'était un spectacle +assez rare, ces quatre personnes contentes à +la fois: madame Maldonne d'avoir loué son +mari, le mari d'avoir un disciple, Thérèse +de deviner l'hommage discret rendu à sa jeunesse, +Claude de se trouver en pleine réussite +de ses projets, au milieu d'aussi braves gens, +groupés sous les ailes du pygargue qui lui +avait servi d'introducteur.</p> + +<p>Le naturaliste, beaucoup moins oublieux +que son hôte du prétexte sous lequel celui-ci +était venu, détourna la conversation vers +son sujet préféré. Il raconta,—ce ne devait +être ni la première, ni la seconde fois,—l'histoire +du coup de fusil qui lui avait +valu ce trophée de chasse, principal ornement +du salon. On fit tous ensemble, et +sous sa direction, une station devant la cheminée. +Là, sous une cloche de verre, il y +avait un chef-d'œuvre de patience et de +goût: une collection d'oiseaux des îles, ou +du pays, au plumage éclatant, posés dans +<span class="pagenum"><a id="Page_129"> 129</a></span> +toutes les attitudes de la vie, les ailes +éployées ou croisées, mangeant, buvant, +dormant la tête enfoncée sous les plumes, +abritant leurs œufs menacés, ou marchant +inquiets au milieu de poussins vêtus, comme +des graines de souci, d'un duvet plus long +qu'ils n'étaient gros. M. Maldonne, mis en +verve, ne tarissait pas. Il possédait une mémoire +prodigieuse des circonstances, des +lieux, des dates. L'auditoire suffisait à l'animer. +Claude, souvent distrait, regardait à +la dérobée ses voisines, penchées, Thérèse +un peu moins que sa mère, écoutant toutes +les deux avec l'attention de la tendresse que +rien ne lasse. «Et cette alouette blanche?» +disait l'une. «Et ce guêpier doré?» disait +l'autre.</p> + +<p>Cependant, deux fois déjà, le bonnet d'une +fille de charge, apparu dans l'entre-bâillement +de la porte, s'était retiré devant un +signe discret de la maîtresse du logis. La +troisième fois, le bonnet entra. Il était précédé +<span class="pagenum"><a id="Page_130"> 130</a></span> +d'une assiette. Le dîner attendait. +Claude battit en retraite, et personne ne le +retint, bien que tous eussent du regret de +le quitter. Mais la coutume, l'heure sacrée. +O servitude naïve et forte!</p> + +<p>—Nous nous reverrons? demanda M. Maldonne.</p> + +<p>Claude, avant de répondre, suivit des yeux +Thérèse qui traversait l'appartement, pour aller +pousser un battant de la fenêtre, flamboyant +sous la lumière du couchant. Elle marchait +sans bruit, la tête droite, son cou délicat ombré +de mèches folles. Sans paraître y prendre +garde, elle écoutait. Claude eut cette impression +très nette qu'elle n'était pas indifférente +à ce qu'il allait répondre. Peut-être eût-il +éludé l'invitation et brisé l'aventure, n'emportant +que le souvenir agréable de l'accueil +qu'il avait reçu et l'image renouvelée, embellie, +de cette enfant. La nuance d'attention +qu'il crut saisir chez Thérèse, la grâce aussi +de cette tête un peu fière, qui se dessinait sur +<span class="pagenum"><a id="Page_131"> 131</a></span> +la baie lumineuse, en décidèrent autrement.</p> + +<p>—Je crains, répondit-il, d'être un élève +médiocre, mais je reviendrai volontiers.</p> + +<p>—Convenu! repartit le naturaliste. Vous +me trouverez presque toujours, le soir, au +jardin, où j'ai mon laboratoire, là-bas, vous +voyez?</p> + +<p>—Le jardin, dit Thérèse à demi détournée, +c'est ce qu'il y a de plus joli ici.</p> + +<p>Claude fut sur le point de répondre: +«Oh! non!» Il le pensa. Et elle le devina. +Il se sentit rougir. M. et madame Maldonne +se demandèrent pourquoi. Ils n'étaient plus +jeunes.</p> + +<p>—Eh bien! dit-il, je reviendrai, un soir, +après dîner.</p> + +<p>Il salua les deux femmes, serra la main +de M. Maldonne, traversa de nouveau, cette +fois les yeux à terre, le bosquet qu'il avait +tant admiré une demi-heure plus tôt, et se +retrouva sur la route. Il s'étonnait de l'émotion +vague qu'il éprouvait, et de ce qu'il +<span class="pagenum"><a id="Page_132"> 132</a></span> +avait été, timide en somme et un peu +gauche. Ces gens très simples, par leur simplicité +même, leur cordialité vraie, l'avaient +jeté en dehors des phrases convenues. Il +avait promis de revenir. Se proposait-il de +devenir l'élève de M. Maldonne? Non, ce +n'était pas sérieux. Alors? D'ordinaire ses +actes étaient plus réfléchis. «Puisque je l'ai +promis, se dit-il, je reviendrai. Mais je mettrai +un intervalle entre cette première visite +et ma seconde.» Il se rendait compte qu'il +avait obéi, et c'était une récidive, à l'attrait +de cette jeune fille, la fille d'un simple +conservateur de musée de province. Mais +il n'insista pas, et chercha, sur la route, +quelque chose qui pût lui éviter, vis-à-vis de +lui-même, l'aveu complet de sa faiblesse.</p> + +<p>A trente pas, un homme venait, vêtu de +telle façon qu'il ne pouvait passer inaperçu, +à cette heure et à cette place: jaquette claire +ouvrant sur un gilet blanc, chapeau gris, +cravate ornée d'une épingle.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_133"> 133</a></span> +Au moment où il croisa Claude, il le +considéra attentivement, et reporta les yeux +vers l'enclos des Maldonne. Il se demandait +sûrement: «D'où vient-il?» Claude pensa +de même: «Où peut-il bien aller?» Et quand +il se fut éloigné de quelques cents mètres, +à l'endroit où les premières masures s'élevaient +au bord du chemin, il se détourna. +Là-bas, devant le portail vert, l'inconnu s'était +arrêté. Il avait le bras levé vers la sonnette, +et, par-dessus son épaule, il regardait +Claude.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_134"> 134</a></span></p> + +<h2>V</h2> + +<p>Les semaines s'en vont vite, tant que le +cœur de l'homme ne s'intéresse point à leur +fuite. L'impression que la visite au logis des +Pépinières avait faite sur l'esprit de Claude +s'était effacée, ou plutôt elle avait disparu +de la surface, comme les graines des fleurs +fragiles dont se couvrent un matin les +étangs. Elles tombent, invisibles, mêlées à +mille débris de poussière que rien ne ramènera +jamais du fond obscur où ils s'amassent. +Elles sont confondues avec eux. +<span class="pagenum"><a id="Page_135"> 135</a></span> +Mais en elles un germe de vie est demeuré. +Rien ne l'annonce, sur lui pèse la masse +des eaux, agitée ou dormante, sans une +tige, sans une feuille qui rappelle les végétations +mortes. Il sommeille. Puis, un jour, +de cet atome enseveli, un fil ténu s'élance. +Il grandit, mystérieux encore, inaperçu. Nul +ne reconnaîtrait en lui le passé qui revient. +Et tout à coup, sans que rien l'ait révélée, +une pointe d'or perce la surface, s'y +épanouit en étoile, et dit aux rives: «Me +voilà!»</p> + +<p>Claude, à la fin d'août, fut rappelé à la +ville par ses obligations d'officier de réserve. +Pendant trois semaines, il se rendit à la +caserne, à cinq heures du matin, sanglé dans +son dolman, admiré des ménagères qui ouvraient +les contrevents, salué par les hommes +de garde, commanda le maniement d'armes +et quelques mouvements d'ensemble, savoura +la douceur de l'autorité indiscutée, parla de +la France avec plus de fierté, de la guerre +<span class="pagenum"><a id="Page_136"> 136</a></span> +avec des frissons d'espérance, et fut pris +deux ou trois fois, tant il portait bien l'uniforme, +pour un sous-lieutenant de «l'active». +Vinrent les manœuvres. Ce fut un +jeu pour un chasseur comme lui, rompu à +la marche. Et certes, tant qu'elles durèrent, +les cantonnements chez l'habitant, les réceptions +dans les châteaux, les longues étapes +où l'on cause, les batailles pour rire où le +cœur saute pourtant de la même émotion +que si les balles sifflaient, ne laissèrent pas +à Claude un moment d'ennui. La veille au +soir du désarmement, il éprouva, pour la +première fois, un peu de lassitude, mêlée +à un regret vague d'une carrière trop tard +connue, trop tard aimée. La journée était +finie, les hommes regagneraient le lendemain +leurs foyers, lui-même il quitterait le +galon d'or et les camaraderies bruyantes du +régiment. Il se promenait, après le dîner, +triste de retomber dans l'habitude et le +connu de la vie, quand le souvenir lui +<span class="pagenum"><a id="Page_137"> 137</a></span> +revint des Pépinières et du rendez-vous de +M. Maldonne. Claude regarda, avec une +complaisance involontaire, la tenue qu'il +avait encore le droit de porter, leva les yeux +pour s'assurer de l'humeur du temps, se +sentit tout joyeux de constater qu'il faisait +beau, et partit.</p> + +<p>C'était un de ces soirs de septembre, où +la lueur dorée qui traîne au couchant prolonge +presque indéfiniment le crépuscule. +Elle rayonne dans tout le ciel. Et si la lune +monte alors au-dessus de l'horizon, il n'y a +pas de nuit, mais un jour lunaire qui continue +l'autre, et pose sa lumière bleue sur +le sol tiède encore du soleil disparu. Claude +allait, un peu ému, porté par une sorte +d'espérance sans objet, et douce cependant. +Il aspirait à pleins poumons l'haleine des +crépuscules, qui grise les merles, et les fait +chanter, certains soirs, même après les premières +étoiles. Des choses rimées, des débuts +de romances fredonnaient dans sa mémoire. +<span class="pagenum"><a id="Page_138"> 138</a></span> +Quand il aperçut le bosquet des Maldonne, +immobile au milieu de la campagne rase, +les cimes des arbres encore touchées par la +lumière et comme évanouies en elle: «Sous +ces ombrages, murmura-t-il, à pas lents et +rêveuse...»</p> + +<p>Thérèse Maldonne se trouvait tout simplement +au salon, quand Claude y entra, pas +rêveuse du tout, assise près de la table +qu'entouraient, avec elle, son père, sa mère +et Robert. Celui-ci lisait à haute voix. En +entendant la domestique ouvrir la porte et +le cliquetis d'un sabre, il ferma le livre sur +un de ses doigts. Les deux femmes s'étaient +levées. M. Maldonne venait au-devant +de Claude, l'air épanoui et les mains +tendues.</p> + +<p>—Cher monsieur, dit-il, vous nous surprenez +agréablement. Je pensais que vous +nous aviez oubliés... Permettez d'abord que +je vous présente... Il se tourna vers Robert, +assis de l'autre côté de la table: «Monsieur +<span class="pagenum"><a id="Page_139"> 139</a></span> +Claude Revel, un naturaliste amateur, un +futur élève,» puis, vers Claude: «Mon +beau-frère, Robert de Kérédol.»</p> + +<p>—Je crois avoir eu l'honneur de rencontrer +monsieur sur la route, lors de ma première +visite, dit Claude, très aimable et +s'inclinant.</p> + +<p>M. de Kérédol se souleva, les mains appuyées +aux bras du fauteuil.</p> + +<p>—En effet, dit-il poliment, c'est bien la +seconde fois que nous nous rencontrons.</p> + +<p>Cependant, au ton dont il disait cela, il +était facile de deviner que la première lui +eût suffi. Sans rien ajouter, il considéra +Claude de la tête aux pieds, comme autrefois +il examinait un soldat, aux revues du +dimanche, sourit faiblement, et roula un +peu son fauteuil en arrière.</p> + +<p>Thérèse lui jeta un coup d'œil qui demandait: +«Pourquoi vous retirer?» Il ne parut +pas s'en apercevoir.</p> + +<p>Le cercle se reforma, sans qu'il y fût +<span class="pagenum"><a id="Page_140"> 140</a></span> +compris, près de la fenêtre par où venait le +parfum violent des géraniums.</p> + +<p>—Madame, dit Claude, debout et la +main gauche retenant son sabre, je suis désolé +d'interrompre votre lecture. Si je suis +entré, c'est qu'on m'a prévenu que M. Maldonne +ne se trouvait pas au jardin.</p> + +<p>—Mais vous ne troublez rien, monsieur, +je vous assure, dit madame Maldonne, en +retouchant les plis du fichu de tulle noué +autour de son cou. La lecture pourra se +reprendre bien facilement... Désarmez-vous, +je vous prie.</p> + +<p>—Et asseyez-vous, dit M. Maldonne, que +nous nous voyons un peu. Après quoi, nous +irons tous deux causer histoire naturelle.</p> + +<p>Claude sortit pour accrocher son sabre au +porte manteau, puis revint s'asseoir à droite +de Thérèse, en face de madame Maldonne.</p> + +<p>—Croiriez-vous, monsieur, dit celle-ci, +que nous lisions un conte!</p> + +<p>—Il y en a de si sérieux, madame!</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_141"> 141</a></span> +—Un conte de Daudet.</p> + +<p>—Un chef-d'œuvre, alors. On n'a rien +écrit de pareil en prose du midi.</p> + +<p>—N'est-ce pas, monsieur? dit Thérèse, +en considérant, d'un air d'admiration, ce +bel officier qui parlait littérature. Je n'ai +rien lu qui me plût autant. Il y en a un, +surtout...</p> + +<p>—C'est que nous avons chacun nos préférences, +interrompit madame Maldonne, +avec une certaine vivacité, résultat sans doute +de discussions antérieures. Moi, j'aime par-dessus +tout le conte des <cite>Vieux</cite>. L'aimez-vous, +monsieur?</p> + +<p>—Beaucoup, madame.</p> + +<p>—C'est si touchant!</p> + +<p>—Moi, fit M. Maldonne: <cite>Les Aventures +d'un perdreau rouge</cite>. Exact, mon cher monsieur, +écrit par un chasseur. Vous l'aimez +aussi, celui-là?</p> + +<p>—Je le crois bien! Et vous, mademoiselle?</p> + +<p>—<cite>Les Étoiles!</cite> répondit-elle en relevant +<span class="pagenum"><a id="Page_142"> 142</a></span> +la tête, d'un mouvement souple et fier, vers +la bande de ciel de la fenêtre.</p> + +<p>Aucune étoile n'apparaissait encore. Mais +on eût dit qu'elle les voyait toutes, tant il y +avait de clarté dans le regard qu'elle détourna +ensuite vers Claude. Elle ne posait +pas. Elle ne simulait rien. Un des mots +qu'elle aimait, un de ceux qui ont de l'infini, +lui était monté aux lèvres. Et cela +suffisait pour qu'elle fût émue.</p> + +<p>Claude reprit:</p> + +<p>—Et pourquoi ce conte mieux qu'un +autre, mademoiselle?</p> + +<p>—Ah! voilà! dit-elle. C'est que je comprends +si bien le pâtre de Daudet, d'avoir +une étoile préférée à laquelle on parle! Nous +en avions une, mon parrain et moi, quand +j'étais plus petite.</p> + +<p>Et les jolis yeux clairs cherchèrent de +nouveau dans l'espace, et une main de +jeune fille, transparente et voilée d'ombres +blondes, s'étendit vers la lumière.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_143"> 143</a></span> +—Tenez, monsieur, là-bas, au-dessus des +sorbiers. C'est là qu'elle se lève. Souvent +nous l'attendions, et, quand elle paraissait, +nous en ressentions une joie. Et, de son +côté, elle semblait nous reconnaître. Il y +avait chez elle, je vous assure, de l'amitié +pour nous, comme dans les yeux d'une +personne chérie.</p> + +<p>—Thérèse! fit une voix, au fond de +l'appartement.</p> + +<p>Les quatre personnes groupées auprès de +la fenêtre se détournèrent en même temps +vers M. de Kérédol.</p> + +<p>Il était penché en avant, et tenait, fermé +sur un de ses doigts, le petit in-dix-huit à +couverture crème. Ses lèvres, un peu railleuses, +le pli plus accentué de son front +entre les sourcils, indiquaient seuls une +lutte intime, une colère ou une souffrance +dont il voulait demeurer maître, et qui se +trahissait pourtant.</p> + +<p>—Vous oubliez, Thérèse, dit-il, que nous +<span class="pagenum"><a id="Page_144"> 144</a></span> +ne sommes pas seuls ici. De pareils enfantillages +ne sauraient intéresser un étranger.</p> + +<p>—Mais, je vous demande pardon, répondit +Claude en se levant. Ce que dit mademoiselle +est charmant!</p> + +<p>—Peut-être, repartit M. de Kérédol avec +le même flegme impertinent, mais je vous +croyais passionné pour l'histoire naturelle, +monsieur, et c'est de l'astronomie.</p> + +<p>Claude, que sa belle humeur de jeune +homme ne quittait pas volontiers, se prit à +rire.</p> + +<p>—De l'astronomie, monsieur? Croyez-vous?</p> + +<p>—Ce qu'il y a de sûr, interrompit +M. Maldonne, en se levant à son tour, c'est +que mon cher beau-frère ne serait pas fâché +de reprendre sa lecture.</p> + +<p>—Moi? mais je n'ai pas dit cela.</p> + +<p>—Non, tu le penses seulement. Eh bien! +achève, mon ami, replonge-toi dans l'histoire +de l'<cite>Élixir du Père Gaucher</cite>. Nous +<span class="pagenum"><a id="Page_145"> 145</a></span> +autres, nous sortons, et nous n'aurons rien +à vous envier, car il fait une soirée admirable!</p> + +<p>Il répéta, en désignant l'horizon: «Oui, +admirable!» Et le mot tomba au milieu du +silence embarrassé de tout le monde.</p> + +<p>—C'est bientôt nous quitter, monsieur, +dit enfin madame Maldonne, et j'insisterais, +si mon mari n'était pas très heureux de +vous avoir pour lui seul.</p> + +<p>Les yeux de mademoiselle Thérèse, grands +ouverts et tournés vers Claude, exprimaient +le même regret.</p> + +<p>Mais elle n'en dit rien. Elle se contenta +de sourire aimablement, quand Claude s'inclina +devant elle, et de suivre du regard, +jusqu'au moment où la porte se referma sur +lui, ce jeune lieutenant de réserve, qui partageait +toutes ses prédilections pour les +<cite>Étoiles</cite> de Daudet.</p> + +<p>Claude, qui avait salué très froidement +M. de Kérédol, se trouva seul dans le corridor, +<span class="pagenum"><a id="Page_146"> 146</a></span> +et bientôt dans le jardin avec M. Maldonne.</p> + +<p>—Un peu étrange, mon beau-frère, n'est-ce +pas? dit celui-ci timidement.</p> + +<p>—Mon Dieu, répondit Claude, il y a tant +de gens qui n'admettent pas qu'on trouble +une de leurs habitudes!</p> + +<p>—C'est précisément cela, repartit le naturaliste. +Il a la passion des récits, des histoires, +des lectures, et tout ce qui l'interrompt +l'émeut incroyablement... Un homme +excellent, au fond, je vous assure, et si dévoué +pour nous tous, un si bon ami!</p> + +<p>Tous deux ils avaient pris, côte à côte, la +grande allée qui coupait le jardin par le +milieu. Il restait encore un peu de jour. Des +souffles frais commençaient à descendre avec +l'ombre. En même temps, la terre, qui avait +bu le soleil, exhalait des bouffées chaudes +et imprégnées du parfum des résédas, des +pétunias, des géraniums, dont il y avait +une profusion autour des massifs de légumes. +<span class="pagenum"><a id="Page_147"> 147</a></span> +Entre ses quatre murs flanqués d'un +rempart d'arbres, il embaumait comme une +cassolette, le potager de M. Maldonne. Le +brave homme eut bien vite fait d'oublier +Robert, et l'incident de tout à l'heure, pour +ne plus penser qu'au monde familier du +jardin. On a toujours le cœur pris aux +choses qu'on a semées. Rien qu'à passer auprès +de ses plates-bandes, il se sentait +joyeux. Il s'épanchait en exclamations, en +observations courtes, tantôt faisant remarquer +à Claude les touffes crêpelées de ses +asperges, une ligne de fraisiers, une poignée +de glaïeuls autour d'un vieux cerisier, tantôt +secouant un limaçon grimpé dans un rosier, +ou, du bout de sa canne, étêtant un séneçon +épanoui sur sa route. A mesure qu'il avançait, +les diversions se multipliaient. Il +s'arrêtait devant ses laitues en graine, et +parlait à ses passe-roses, droites comme des +flèches d'église, et comme elles tout du long +fleuries.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_148"> 148</a></span> +Les deux promeneurs s'entendaient d'ailleurs +à merveille. Chacun découvrait avec +bonheur chez l'autre le même amour profond +et la science de la campagne. «Avez-vous +observé, mon jeune ami?» disait +l'un. «Assurément, cher monsieur», disait +l'autre. «Alors vous comprenez que nous +aimions les Pépinières?»—«Autant que +j'aime la Coudraie». Quelque chose d'intime +s'insinuait dans leurs phrases. Ils +éprouvaient le même désir de prolonger +l'entretien. Et, le premier tour d'allée +achevé, ils en commencèrent un second, et +d'autres encore.</p> + +<p>A chaque fois qu'il se détournait ainsi, +tout au fond du jardin, et apercevait au +loin la maison voilée d'ombre, Claude éprouvait +la même émotion à regarder une petite +lumière, feu tremblant d'une bougie veillant +derrière les vitres. Était-ce la fenêtre +de Thérèse, et l'aimable jeune fille se penchait-elle +quelquefois entre les plantes grimpantes +<span class="pagenum"><a id="Page_149"> 149</a></span> +qui s'enlevaient, là, sur la muraille, +comme des fumées brunes?</p> + +<p>Il y avait de quoi passer une heure avec +cette simple question. Et M. Maldonne se +mit à causer d'ornithologie. Il y revenait, +non pour remplir une promesse, mais d'instinct, +emporté par la vieille passion, ouvrant +ses souvenirs aux pages préférées. Il s'amusait. +Il racontait, beaucoup pour lui-même, +un peu pour Claude. C'était déjà sa coutume +avec M. de Kérédol. Et les histoires +de chasse, lestement enlevées, s'en allaient, +l'une après l'autre, à travers les buis et les +passe-roses endormies.</p> + +<p>—Monsieur Claude, disait le naturaliste, +voyez comme la nuit tombe vite, à présent! +Quelle heure admirable et que bien peu +connaissent! Le coucher des oiseaux, leur +dernier mouvement, leur dernier chant, qui +donc l'observe? Et pourtant!... Figurez-vous +qu'il m'arrive encore de passer des +moitiés de nuit à l'affût, ici même. J'emmène +<span class="pagenum"><a id="Page_150"> 150</a></span> +quelquefois ma fille. Elle aime cela comme +moi. Nous nous cachons derrière un arbre, +et j'attends. Ce n'est pas pour tuer, vous +comprenez, mais pour le plaisir de revivre +le passé, de retrouver quelques-unes de mes +impressions d'autrefois, quand j'allais, à la +lisière d'une taille, guetter les oiseaux nocturnes, +ou les blaireaux qui roulent en grognant +vers les vignes... Tenez, maintenant +que la dernière frange d'or s'est effacée là-bas, +où sont les martinets? Tous disparus, +couchés, et de même les pinsons, les verdiers, +les linots, tous ceux qui vivent du +grain tombé... Quelques mangeurs d'insectes +travaillent encore... Apercevez-vous cette +mésange, qui tourne autour d'une branche +d'abricotier? Elle va donner encore un ou +deux coups de bec, puis renfoncer sa tête +dans ses plumes soulevées, et vous ne la +distinguerez plus d'avec l'écorce... Les merles +se chargent de la sérénade... Écoutez celui-ci!... +Tout à l'heure, il était à la pointe +<span class="pagenum"><a id="Page_151"> 151</a></span> +des sorbiers; le voilà qui galope dans les +fouillis de ronces, inquiet du gîte de la nuit +et chantant pour le dire... Quand il se sera +tu, aucun oiseau du jour ne parlera plus... +Ce sera le tour des hulottes, des orfraies, +des rôdeurs nocturnes... Ah! les calomniés, +ceux-là, cher monsieur! On les trouve laids! +Mais rien n'est joli comme une orfraie au +clair de lune! Nous en avons quelques-unes +ici. Elles sortent de mes arbres, en arrière +de la maison, ou du bois de Laurette. Aucun +bruit ne dénonce leur vol. Leurs plumes +sont fines comme des poils, blanches sur le +ventre, jaunes sur les ailes. Et le vent coule +au travers. Moi je reconnais les orfraies au +passage de leur ombre, qui fait rentrer les +mulots... Et que de drames, alors, dont nous +sommes témoins!</p> + +<p>—Monsieur Maldonne, disait Claude, +vous êtes plus jeune que moi!</p> + +<p>Ils causèrent ainsi, longtemps encore, sans +sortir de la même allée. Puis, comme ils +<span class="pagenum"><a id="Page_152"> 152</a></span> +arrivaient à l'extrémité du jardin où, vingt +fois déjà, ils s'étaient retournés, Claude +chercha devant lui la petite lumière, et ne +la vit plus. Aussitôt l'histoire qu'il écoutait +perdit tout intérêt. Le froid de la nuit le +saisit. Le jardin lui parut comme un grand +désert morne. Rien ne trahit au dehors cette +impression subite. Et cependant, par une +mystérieuse divination de l'esprit, M. Maldonne, +presque en même temps, s'arrêta de +parler. Il avait senti se briser le lien léger +qui tient une âme attentive.</p> + +<p>—Voulez-vous que nous rentrions? dit-il.</p> + +<p>Tous les deux s'en revinrent en silence, +vers le logis qui grandissait dans la brume +à chacun de leurs pas. Le toit était argenté +par la lune, le reste plongeait dans l'ombre, +masse indécise, terne jusqu'à la base, où +pas une lueur ne veillait.</p> + +<p>M. Maldonne entra le premier dans le vestibule, +et ouvrit la porte du salon.</p> + +<p>—Tiens, dit-il en se détournant vers +<span class="pagenum"><a id="Page_153"> 153</a></span> +Claude, tout mon monde envolé! Plus personne!</p> + +<p>L'appartement était désert, mais les meubles +conservaient le souvenir de la dernière +scène qui s'y était passée. Au pied du fauteuil +de M. de Kérédol, qui tendait les bras +vers la porte, le livre gisait sur le parquet. +Il avait dû couler le long du siège de cuir +où on l'avait posé, et, tout meurtri, abandonné, +il soulevait quelques-unes de ses +pages blanches comme le fouet d'une aile +blessée. Plus près de la fenêtre, quatre +chaises formaient un demi-cercle, ouvert du +côté du fauteuil. L'éclat qui les avait troublées, +écartées les unes des autres, on le devinait, +était venu de là. Sur le guéridon, un +dé d'argent, oublié, faisait songer à une +main fine de toute jeune fille.</p> + +<p>—Plus personne! répéta M. Maldonne, +c'est étonnant, il n'est pas très tard...</p> + +<p>Il tira sa montre, et l'exposa au jour douteux +de la lune, qui éclairait le vestibule.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_154"> 154</a></span> +—Dix heures et demie seulement... +Mais voilà, quand Robert s'avise d'être fantasque, +il ne l'est pas à demi... Je suis sûr +qu'il a prétendu que nous ne reviendrions +pas ici... Il est singulier... vraiment, c'en +est drôle.</p> + +<p>Il riait un peu, pour ne pas souligner la +faute, mais, au fond, il se sentait humilié.</p> + +<p>Suivi de Claude, il traversa le vestibule, +puis le bosquet, et tourna la clef dans +l'énorme serrure du portail.</p> + +<p>—Bonsoir, monsieur Claude, dit-il. J'espère +bien que nous n'en resterons pas là?</p> + +<p>—Mais, dit le jeune homme, à condition +de ne rien troubler...</p> + +<p>—Venez au musée, repartit le naturaliste, +nous y serons entre nous: vous, moi +et les oiseaux. Est-ce accepté?</p> + +<p>Claude répondit, avec moins d'ardeur:</p> + +<p>—Sans doute, monsieur.</p> + +<p>—J'y compte tout à fait, dit M. Maldonne.</p> + +<p>Il tendit la main à Claude, et celui-ci, +<span class="pagenum"><a id="Page_155"> 155</a></span> +franchissant le seuil, put encore apercevoir +un instant, dans l'entre-bâillement de la +porte, les yeux doux et plissés et la barbiche +blanche de M. Maldonne, qui, du regard, +suivait «son jeune ami», et le mettait +en route.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_156"> 156</a></span></p> + +<h2>VI</h2> + +<p>Il se passa plusieurs semaines pendant +lesquelles Claude, retiré dans sa terre de la +Coudraie, mesura son blé, vendit son foin, +fit ses vendanges, chassa les perdreaux et les +grives, et constata, dans les rares moments +où sa pensée prenait forme de méditation, +qu'il était l'homme le plus heureux du +monde. A diverses reprises, suivant les sentiers +des bois humides et chauds des premières +pluies, les mains dans les poches de +son gilet de chasse, son chien quêtant au +<span class="pagenum"><a id="Page_157"> 157</a></span> +bord des touffes de fougères et d'ajoncs, il +s'arrêta, comme grisé par la vie, par la paix, +par la plénitude de joie qu'il sentait en lui +et autour de lui. D'autres fois, il est vrai, +l'idée lui vint, surtout aux heures lentes de +l'après-dîner, quand la bourrasque soufflait +dehors et l'empêchait de sortir, quand il +n'entendait d'autre bruit, dans la vaste salle +où il se promenait, que celui de son propre +pas renvoyé par les murs, l'idée lui vint +qu'une jeune femme embellirait encore cette +agréable Coudraie. Une image se présentait +à lui, sans en avoir été priée: celle de +Thérèse, les mains tachées de groseilles et +confuse de son tablier à bretelles, ou disant, +les yeux levés: «Le conte des étoiles, monsieur. +Nous en avions une, mon parrain et +moi...» Mais il ne s'arrêtait pas longtemps +à de pareilles rêveries. Elles lui paraissaient +indignes d'un homme heureux, qui commande +à vingt vignerons, jouit d'une indépendance +parfaite et d'un revenu plus que +<span class="pagenum"><a id="Page_158"> 158</a></span> +suffisant. Il se contentait donc, en ces occasions, +de tirer une forte bouffée de sa pipe, +s'approchait de son épagneul étendu devant +le feu, l'assurait que, de longtemps, personne +ne troublerait leur ménage à tous +deux, et sortait, malgré le mauvais temps, +pour inspecter le cellier où fermentait +son vin.</p> + +<p>Quand il fut de retour à la ville, vers la +fin d'octobre, seul dans son hôtel du faubourg +avec sa vieille Justine, l'image revint +plus fréquente, et, soit que les distractions +fussent moins nombreuses autour de lui, +soit paresse d'une âme longuement tentée, +il y prit un plaisir croissant. La plupart de +ses amis n'étaient pas rentrés de la campagne. +Dans les rues, des files de maisons +toutes closes avaient sur leurs contrevents la +poussière de six mois; la chaussée appartenait +aux moineaux, et, même les jours ouvrables, +quand il faisait du soleil, un monde +de petites gens, rendus à la liberté par l'absence +<span class="pagenum"><a id="Page_159"> 159</a></span> +des grands, s'en allait vers les prés +voisins avec la ligne sur l'épaule. Comment +ne pas songer un peu? Et Claude se rappelait +l'invitation de M. Maldonne: «Revenez +au musée.» Fallait-il y retourner? +Ne devait-il pas plutôt obéir à des scrupules +qui, par moments, le prenaient? M. de +Kérédol avait manifesté, par toute son attitude, +un désir très peu vif de voir s'établir +des relations entre les Pépinières et la Coudraie. +La proposition même de M. Maldonne +contenait une réserve.</p> + +<p>Un jour que ces questions s'offraient de +nouveau à son esprit, il entra, pour y réfléchir, +au Jardin des Plantes. Il savait +qu'un des plus sûrs moyens de rencontrer +un peu de solitude et de recueillement c'est +encore de choisir une promenade publique, +la foule ayant plutôt le goût des endroits +lassants où il y a de la poussière: les boulevards, +les grandes rues, les remparts des +places fortes et le tour des fontaines.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_160"> 160</a></span> +Il entra donc, et descendit l'avenue en +pente bordée de platanes, admirant la limpidité +de l'air et la profusion d'or que l'automne +jette sur le monde. Au bout de l'allée, +il y avait plusieurs serres à la file, dont les +vitres peintes en blanc, cintrées sur les arceaux +de fer, rayonnaient autour d'elles une +vraie chaleur d'été. Là, quelques bonnes gens, +des habitués, se chauffaient en faisant la +sieste. Et, devant eux, marchant d'un pas +relevé, Claude aperçut deux promeneurs +qu'il reconnut tout de suite, bien qu'ils se +présentassent de dos. L'un, gros, court, le +geste rond, la voix chaude, était M. Lofficial; +l'autre, plus sobre de mouvements, +droit et sanglé dans sa redingote, ne pouvait +être que le parrain de Thérèse. Ils causaient +avec animation, à demi tournés l'un vers +l'autre, et l'on devinait, à leur attitude +même, au peu d'attention qu'ils accordaient +aux rangées d'invalides à gauche, et aux +massifs de dahlias à droite, qu'ils arpentaient +<span class="pagenum"><a id="Page_161"> 161</a></span> +depuis longtemps ce coin découvert et +tiède du jardin.</p> + +<p>Claude ne voulut pas reculer, et continua +sa route vers eux. Comme ils parlaient +à voix haute, bientôt il put saisir des +mots.</p> + +<p>—Eh bien! non, mon cher monsieur, +disait M. de Kérédol, je ne crois plus +qu'elle nous quitte, à présent. Elle a l'air +tout à fait heureuse au milieu de nous. +Si vous l'aviez vue parler de ce concert de +demain!...</p> + +<p>A ce moment, les deux promeneurs, qui +s'étaient arrêtés à l'extrémité de la serre, se +retournèrent ensemble, et aperçurent Claude +Revel qui allait les dépasser.</p> + +<p>M. Lofficial étendit la main.</p> + +<p>—Je vous arrête au passage, dit-il. Depuis +le temps que je ne vous ai vu!... Vous connaissez +mon jeune voisin? ajouta-t-il en +s'adressant à M. de Kérédol.</p> + +<p>Celui-ci, probablement rassuré par la fuite +<span class="pagenum"><a id="Page_162"> 162</a></span> +du temps, qui n'avait amené aucun incident +nouveau, répondit:</p> + +<p>—J'ai eu le plaisir de rencontrer monsieur, +il y a un mois.</p> + +<p>—Trente-cinq jours, dit Claude étourdiment.</p> + +<p>M. de Kérédol eut l'air surpris de la +promptitude du calcul, et se demanda +d'où venaient ces mathématiques. Il n'en +demeura pas moins parfaitement correct, +aimable même, fit deux fois encore le +trajet d'un bout de la serre à l'autre, +questionnant Claude sur la Coudraie, sur +les dernières manœuvres, et sur de communes +relations qu'ils avaient dans la +ville. Puis il voulut prendre congé. M. Lofficial +l'entraîna à deux ou trois pas, et, +d'une voix qu'il s'efforçait de rendre confidentielle, +mais qui arrivait bien nettement +à Claude:</p> + +<p>—Quant à votre projet pour demain, +monsieur de Kérédol, je suis d'avis...</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_163"> 163</a></span> +—Bien, bien, dit ce dernier, en essayant +de dégager sa main...</p> + +<p>Mais M. Lofficial le retint.</p> + +<p>—Je suis entièrement de votre avis: +distraction saine, excellente! Dites-le à Maldonne +de ma part. Dites-lui que cette chère +enfant ne peut pas toujours demeurer enfermée +aux Pépinières...</p> + +<p>—Je n'y manquerai pas... Au revoir! +dit M. de Kérédol, en se dérobant rapidement +à l'étreinte de M. Lofficial.</p> + +<p>Il était devenu tout rouge et visiblement +gêné.</p> + +<p>Claude le vit saluer et s'éloigner en hâte, +très nerveux, faisant avec sa canne un moulinet +d'impatience.</p> + +<p>—Qu'est-ce que c'est que ce concert? +demanda-t-il en s'approchant de M. Lofficial.</p> + +<p>—Vous ne saviez pas?</p> + +<p>—Non.</p> + +<p>—Le premier de la saison, au Cirque-Théâtre. +<span class="pagenum"><a id="Page_164"> 164</a></span> +M. de Kérédol doit y conduire sa +sœur et mademoiselle Thérèse...</p> + +<p>M. Lofficial continuait de suivre du +regard l'ancien officier de chasseurs, qui +montait l'avenue de platanes au pas de +charge.</p> + +<p>—Pauvre M. de Kérédol! ajouta-t-il +d'une voix plus basse. Il ne l'aime que trop. +Ce doit être bien peu reposant d'aimer ainsi. +De quel air enthousiaste il me disait tout à +l'heure: «Nous sommes tous ravis d'aller +à ce concert. Thérèse surtout. Et c'est moi +qui ai eu la première pensée, monsieur Lofficial, +moi qui ai lutté et obtenu la permission! +Elle ne l'aurait pas demandée, la +chère mignonne. Car, voyez-vous, ce qu'elle +a par-dessus tout, c'est une idée délicate du +devoir, du mieux. Par nature, autant que +par piété, elle se porte vers ce qu'elle croit +être le plus parfait. Pour plaire aux autres, +il n'y a rien qu'elle ne sacrifie, et sans pose, +vous savez, sans qu'on puisse se douter +<span class="pagenum"><a id="Page_165"> 165</a></span> +qu'elle y met un peu d'effort. Quel trésor +de joie pour nous trois!»</p> + +<p>—Vraiment, il disait cela? demanda +Claude.</p> + +<p>—Mais... oui, mon ami...</p> + +<p>Emporté par sa nature expansive et naïve, +M. Lofficial, le regard fixé sur les derniers +arbres derrière lesquels M. de Kérédol venait +de disparaître, avait tout l'air de se +parler à lui-même et d'oublier la présence +de son voisin. Il se détourna, et s'aperçut +que Claude l'écoutait avidement.</p> + +<p>—Qu'est-ce que je vous conte là, monsieur +Claude! Excusez-moi. J'aurais dû être +à vous. Mais, plus je vais, plus je me sens +dans le cœur un écho qui me répète les +choses, et que je ne puis faire taire.</p> + +<p>—Tiens, dit Claude, il commence déjà +chez moi, cet écho-là. Il y a des jours... +Restez-vous au jardin, monsieur Lofficial?</p> + +<p>—Hélas, non! J'aurais dû partir avec +M. de Kérédol... mais le plaisir de vous +<span class="pagenum"><a id="Page_166"> 166</a></span> +serrer la main... Il faut que je coure à la +gare.</p> + +<p>—Un voyage?</p> + +<p>—Oh! pas bien long: jusqu'aux Luisettes, +une petite commission à faire, un coup d'œil +à donner. Je serai de retour demain. Au revoir, +monsieur Claude!</p> + +<p>Et le bonhomme s'éloigna à son tour, +mais posément, distribuant, à des anciens +qui le reconnaissaient, un salut de la main, +se retournant même une ou deux fois, pour +bien montrer à Claude que ce départ n'était +point un prétexte, et qu'on avait toujours la +pensée occupée de son jeune ami.</p> + +<p>Claude, immobile devant la serre, éprouvait +une joie puissante, une joie qui grandissait +d'instant en instant. Libre de penser! +Libre d'écouter les mots qui bourdonnaient +si joliment autour de lui! Il avait bien fallu +les chasser tout à l'heure, pour répondre à +M. Lofficial. Mais maintenant ils revenaient +tous: «La chère mignonne... une idée délicate +<span class="pagenum"><a id="Page_167"> 167</a></span> +du mieux... pour plaire aux autres, il +n'y a rien qu'elle ne sacrifie... quel trésor +de joie!...» C'était comme une chanson que +chantaient les rayons pâles du jour, les +feuilles remuées par une brise insensible, les +toits égayés de lumière. «Trésor de joie!» +tout répétait l'aveu échappé à M. de Kérédol +et redit par Lofficial. Claude s'enivrait +lentement, avec ces mots qui grisent les +âmes. Debout à la même place, abandonné +au rêve, il avait l'air de contempler la cime +des arbres. Les vieux qui, sur les bancs +éparpillés çà et là, chauffaient leurs jambes +allongées, le virent avec étonnement sourire +dans le vague, à quelque chose de mystérieux +qu'ils ne purent saisir, puis rougir +d'avoir été vu, puis se dérober, par les allées +tournantes, aux regards des promeneurs.</p> + +<p>La chanson continua toute l'après-midi. +«C'est vrai qu'elle est charmante! songeait +Claude; aucune contrainte n'a pesé sur elle, +aucune pression, aucun moule. On ne l'a +<span class="pagenum"><a id="Page_168"> 168</a></span> +point forcée de fleurir: elle est éclose. +Comme elle s'est montrée simple avec moi, +différente de tant d'autres dont le sourire +même est une chose apprise et effarouchante! +Moi aussi, je suis simple, même un +peu loup. Peut-être est-ce mademoiselle +Thérèse que, depuis mes vingt ans, sans le +savoir, j'ai attendue.»</p> + +<p>Il aurait voulu un conseil à qui ouvrir +son âme, à qui demander: «Est-ce bien +elle? Que faut-il faire?» Mais il n'y avait +personne. Non, il n'y avait personne, puisque +sa mère était morte, puisque ses amis étaient +absents, ou trop jeunes, ou trop ignorants +de Thérèse et de lui-même pour le guider.</p> + +<p>Mais la main maternelle qui gouverne le +monde a des secrets merveilleux. Aux carrefours +où l'homme n'a pas mis de poteau +indicateur, elle pose un arbre avec un nid, +une pierre moussue, une simple branche de +ronces en fleurs: ces pauvres témoins de la +route ne savent pas ce qu'ils font, mais celui +<span class="pagenum"><a id="Page_169"> 169</a></span> +qui cherche y reconnaît un signe, et +s'en va.</p> + +<p>Claude, après le dîner, monta dans sa +chambre. Il n'y venait pas pour épier ses +voisins. Oh! non. Mais comment ne pas regarder +un jeune ménage prenant le frais du +soir, en face de la fenêtre? Depuis une semaine, +les Colibry hébergent leur fille et +leur gendre. Chômage, vacances, on ne sait +pas bien. Le gendre, qui est ferblantier, a +entrepris de planter, au bout du terrain du +vannier, un jardin d'agrément à son idée. +Il y travaille six heures par jour, pour se +reposer. Il est joli homme, ce jeune marié: +élancé, la tête intelligente et maigre, de petites +moustaches noires. Dans sa jaquette +brune, il a presque l'air d'un monsieur, et +ses travaux prouvent qu'il a déjà le goût du +luxe et du rococo. Adieu les carottes sauvages, +dont les ombelles égayaient le feuillage +sombre des acanthes; adieu les orties et les +arums aux cornets percés d'une lance d'or. +<span class="pagenum"><a id="Page_170"> 170</a></span> +Il pique des fusains en boules, des houx panachés, +des arbustes taillés et étiquetés par +un «paysagiste rustiqueur» des environs.</p> + +<p>Il est moderne, assurément; il veut que +son beau-père soigne davantage les dehors. +La jeune femme admire cette transformation. +Elle est assise près du peuplier, sur +une chaise qu'elle a renversée un peu en +arrière; ses lourds cheveux bruns, piqués +d'épingles ornées, s'appuient au tronc de +l'arbre; à demi étendue, les pieds soulevés +de terre, elle rit d'un rire muet, très naïf, +le même, soit qu'elle regarde son mari défoncer +le massif, soit qu'elle se détourne, à +sa gauche, vers le berceau d'osier que la +grand'mère agite, tout absorbée, elle, la +bonne vieille, par le nouveau-né qu'elle endort. +Le vannier est à cheval sur un billot, +le long du mur, un peu loin, pour voir tout +son bonheur ensemble. Il fume. Il n'entend +rien des bavardages à demi-voix qu'échangent +les deux femmes. L'heure indécise, un +<span class="pagenum"><a id="Page_171"> 171</a></span> +dernier rayon de soleil qui change en auréole +la ramure jaune du peuplier, la rumeur décroissante +de la rue, les pigeons qui se becquètent +sur l'arête du toit, et se laissent, un +à un, d'une aile paresseuse, glisser au colombier, +encadrent cette scène. Bientôt la grand'mère +se lève; un coup de vent frais a secoué +les brides de son bonnet; elle enveloppe de +ses deux bras la corbeille et le trésor qu'elle +enferme. La jeune femme la suit des yeux +jusqu'à la porte, en se penchant. Elle est +toute charmante ainsi, la voisine. Elle a le +charme des petites gens qui n'ont pas honte +d'être heureux. Le père, qui a fini sa pipe, +rentre aussi sans rien dire. Les deux vieux +sont attirés par le berceau. Les deux jeunes +sont demeurés, elle, appuyée à l'arbre, lui, +plantant ses arbustes nains. Mais cela n'a +pas duré. Il a compris qu'elle était seule, il +a tourné la tête vers elle, la fine moustache +relevée montrant ses dents blanches. Leurs +yeux se sont rencontrés. Il a jeté tout de +<span class="pagenum"><a id="Page_172"> 172</a></span> +suite sa bêche. Sa femme est venue à lui, et +les voilà qui se promènent l'un près de l'autre. +Ils s'arrêtent près des fusains, ils repartent. +Ils causent bien bas pour ne parler que des +innovations faites au jardin du père Colibry. +L'ombre croît autour d'eux. La jeune femme +s'appuie au bras de son mari, le front levé, +les yeux câlins. Petit à petit, en épiant +s'ils n'étaient pas vus, ils se sont mis dans +l'axe du gros peuplier, et se sont embrassés.</p> + +<p>Claude s'est éloigné de la fenêtre, troublé +par ce conseil muet. Quand il est revenu, +la jeune femme et son mari avaient disparu.</p> + +<p>De la maison close du vannier, un cri +montait par intervalles, et une voix, frêle +comme le son d'une flûte lointaine, chantait:</p> + +<div class="poetry"><div class="stanza"> +<p>Dodo minette,</p> +<p>Dodo poulette,</p> +<p>Dormez donc si vous voulez,</p> +<p>Je suis bien lasse de vous bercer.</p> +</div></div> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_173"> 173</a></span> +Alors Claude a appuyé son front sur la +vitre, et il a dit en lui-même:</p> + +<p>«Demain, j'irai au concert, et j'y verrai +Thérèse, parce que je l'aime!»</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_174"> 174</a></span></p> + +<h2>VII</h2> + +<p>Vers deux heures, Claude entra au cirque, +et prit place dans une des loges au fond de +la salle. L'énorme chef d'orchestre, courbé +vers ses seconds violons, leur conseillait des +ténuités de sons infinies. On ne percevait +qu'un faible murmure, sur lequel évoluait +un cor. Le public varié qui se pressait sur +les gradins, les auditeurs des fauteuils de +parquet, écoutaient dans le même silence la +<cite>Marche des Pèlerins</cite>, et le balancement des +nuques sortant des cols de fourrures, la chute +<span class="pagenum"><a id="Page_175"> 175</a></span> +progressive des mains qui tenaient le programme, +le regard circulaire des gens venus +là par hasard et que le silence d'une foule +étonne toujours, les violoncellistes pinçant +leurs lèvres aux trémolos, indiquaient un +beau passage. Claude chercha Thérèse, parmi +ces gens immobiles et vus de dos. Au troisième +rang du parquet, il aperçut, sous un +feutre noir orné d'une aile rose, un cou svelte, +couronné de cheveux blonds, et qui se perdait +un peu plus bas dans l'ombre d'un tour +de plumes. C'était Thérèse Maldonne. Nulle +autre qu'elle n'avait cette grâce parfaite. Elle +se tenait bien droite, entre sa mère en toilette +sombre, la tête inclinée vers l'épaule, et +Robert, penché en avant, tout pelotonné dans +son plaisir de dilettante. Et les seconds violons +semblaient prêts à rentrer dans le néant. +Et le cor en profitait pour se plaindre amoureusement.</p> + +<p>Hélas! rien n'est fragile comme l'émotion +d'une salle. Il y avait, aux secondes, un auditeur +<span class="pagenum"><a id="Page_176"> 176</a></span> +de race noire. Nul ne s'occupait de lui. +L'innocente fantaisie lui prit d'enlever son +pardessus. Il y mit un peu de solennité. Quelqu'un +près de lui le remarqua, et dit à demi-voix: +«Tiens, il va reprendre son costume +national!» Presque personne n'avait entendu. +Mais une fusée de rire était partie. Elle fila +le long des banquettes des secondes, passa +aux premières, gagna le pourtour, envahit +le parquet. Tout le monde se détournait, et +se dissipait, même les abonnés, même les +passionnés. Tous paraissaient reconnaissants +d'avoir été distraits, de reprendre pied dans +la vie. Cela ressemblait à un réveil général. +Thérèse, elle aussi, avait tourné la tête. Elle +souriait à peine, d'un sourire d'envie, comme +pour dire: «Que je voudrais bien savoir! +Comme ce doit être drôle! Ce serait si bon +de rire tout à fait!» Son regard, pur et +vivant, errait sur la foule. Il arriva jusqu'à +Claude. Elle le reconnut. Ses lèvres s'allongèrent +un peu, et la frange de ses cils blonds +<span class="pagenum"><a id="Page_177"> 177</a></span> +s'abaissa légèrement, en signe d'amitié. Cela +ne dura qu'un éclair. Elle ramena les yeux, +par degrés, vers sa mère qui n'avait pas +changé d'attitude,—pas plus que Robert,—lui +dit un mot à l'oreille, et l'aile rose +reprit sa silhouette primitive au-dessus du +chapeau noir, tandis que le chef d'orchestre, +avec des gestes agrandis pour ressaisir le +public, continuait à diriger la <cite>Marche</cite> de +Berlioz.</p> + +<p>Claude, retiré au deuxième rang de la +loge, appuyé aux cloisons fumeuses, entre +lesquelles peu de songes d'amour pareils au +sien avaient dû éclore, ne pensait plus qu'à +Thérèse, et ne voyait plus qu'elle. Oh! le +merveilleux concert, et comme, à certaines +heures, la puissance créatrice de nos âmes +transforme et fond en un seul hymne toutes +les sensations diverses qui nous viennent du +monde! Comme tout parle une même langue +pour nous traduire nous-mêmes! Que jouait-on +maintenant? de quels maîtres étaient +<span class="pagenum"><a id="Page_178"> 178</a></span> +les symphonies qui se succédaient? quels +numéros portaient-elles sur le programme +tombé à terre? Questions vaines. Il n'y avait +dans la salle qu'une enfant blonde, là-bas, +et la foule, sans le savoir, et l'harmonie +joyeuse ou plaintive de l'orchestre, et toute +la lumière tombant des vitrages, tout cela +n'était que pour cette petite tête fière, pour +l'ovale aminci de ce visage de vierge. Et un +seul homme comprenait et goûtait le sens +mystérieux qui s'échappait de toutes choses: +Claude Revel, immobile, au fond d'une loge +de cirque.</p> + +<p>Il remarqua enfin que la foule s'écoulait +autour de lui, et se leva. M. de Kérédol, +jusqu'alors, l'avait plusieurs fois cherché du +regard dans la salle, et ne l'avait pas rencontré. +Mais, en sortant du rang de fauteuils +où il avait pris place, il se trouva tourner +le dos à la scène, et aperçut Claude Revel, +tout en haut, encadré dans l'étroite ouverture +de la loge, les yeux fixés sur Thérèse +<span class="pagenum"><a id="Page_179"> 179</a></span> +qui commençait à monter vers lui. Soit +qu'elle eût deviné derrière elle la surveillance +anxieuse de Robert, soit timidité de +jeune fille, Thérèse passa près de Claude, +sans détourner la tête. Sa mère la suivit, +causant avec elle. Mais M. de Kérédol s'arrêta +un instant, au milieu de l'étroite coupure +des gradins. Il n'eut pas un mot, ne fit pas +un geste: seulement, de ses prunelles bleues, +dures comme un reflet d'acier, jaillit un +éclair de colère à l'adresse de Claude debout +à trois pas de lui, un défi d'homme à homme, +prouvant bien que désormais la certitude +était acquise et la lutte résolue.</p> + +<p>La lutte! Hélas! elle était bien dans la +volonté de Robert, dans son cœur atteint +au plus profond de ses tendresses. Mais lui-même, +en ce moment où il éprouvait une +irritation violente, comme s'il en eût senti +la faiblesse secrète, il se hâtait de fuir. A +peine avait-il descendu les marches du perron +qu'il offrait le bras à madame Maldonne, +<span class="pagenum"><a id="Page_180"> 180</a></span> +et remontait le faubourg, d'un pas plus pressé +que d'ordinaire, tournant et dépassant les +groupes noirs qui dentelaient la rue en pente. +Thérèse marchait à côté de sa mère. Elle semblait +indifférente, nonchalante, comme ceux +qu'une pensée, même indécise et faible, isole +de la foule. Aucun des trois ne parlait, si +ce n'est à mots rompus, rarement.</p> + +<p>De loin, Claude regardait diminuer l'aile +rose. Bientôt, parvenu à la route qui filait +droit sur les Pépinières, parmi les bandes +d'ouvriers et de boutiquiers, Robert ralentit +le pas. Il se trouvait dans l'horizon du domaine, +il atteignait la sauve. Mais aucune +embellie ne se manifesta dans son +humeur.</p> + +<p>Quand le portail du logis se fut enfin refermé +derrière eux, il poussa un soupir de +soulagement; puis, laissant les deux femmes +entrer dans la maison, traversa tout le jardin, +pour aller s'asseoir, au fond, sous la tonnelle +de lauriers.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_181"> 181</a></span> +—Joli succès! dit-il en accrochant son +chapeau à une branche et en s'épongeant le +front. Tout ce que j'essaye tourne de la +même façon... Depuis hier je redoutais cette +rencontre-là. Elle était fatale... Et dire qu'il +est peut-être venu, averti par moi, par l'imprudence +que j'ai eue de bavarder avec +Lofficial! On a toutes les chances à son +âge, et toutes les malechances au mien!</p> + +<p>Ses réflexions furent interrompues par +Thérèse. Elle avait quitté son feutre noir, +pris un chapeau de paille fanée, et elle venait, +de son allure vive et décidée, nullement +troublée, bien qu'elle eût des choses graves +à demander.</p> + +<p>—Tiens, c'est vous? dit Robert, que l'arrivée +de sa nièce prenait à court de résolution, +dans le trouble des premières méditations.</p> + +<p>—Mais oui, moi, répondit-elle. Nous +avons à causer tous deux.</p> + +<p>Elle ouvrit un pliant, appuyé le long des +<span class="pagenum"><a id="Page_182"> 182</a></span> +treillages qu'enveloppaient les touffes de laurier, +et s'assit en face de M. de Kérédol, un +peu plus bas que lui.</p> + +<p>—Mon parrain, dit-elle en arrangeant +les plis de sa robe, je suis venue pour vous +demander une preuve de grande affection.</p> + +<p>—Je vous en ai tant donné, ma pauvre +chérie! Vous devez bien savoir que je ne +vous refuserai pas.</p> + +<p>—Oh! reprit-elle sans lever les yeux, +celle-là est d'une autre sorte. Je veux savoir +de vous un secret.</p> + +<p>—Un secret, Thérèse?</p> + +<p>—Oui. Depuis plusieurs semaines, depuis +deux jours surtout, je vous trouve...</p> + +<p>Elle semblait hésiter entre les mots.</p> + +<p>—Comment me trouvez-vous?</p> + +<p>—Triste, inquiet, je ne sais pas bien +exprimer cela. Mais je vous trouve changé, +comme si la maison n'avait plus le même +charme pour vous.</p> + +<p>—Oh! si! interrompit vivement Robert.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_183"> 183</a></span> +Thérèse releva la tête, et vit qu'il était un +peu pâle.</p> + +<p>—Comme si, poursuivit-elle, vous portiez +en vous-même une peine?</p> + +<p>—Quand ce serait, ma pauvre enfant! +Pouvez-vous comprendre ce qui passe quelquefois +de sombre et d'ennuyé dans l'esprit +d'un vieux comme moi?</p> + +<p>Elle le pressait, et l'interrogeait de ses +yeux clairs fixés sur lui.</p> + +<p>—Mon père et ma mère, continua-t-elle, +ne sont-ils pas les meilleurs amis du monde +pour vous?</p> + +<p>—Les meilleurs, oui, Thérèse.</p> + +<p>—Ai-je été moins prévenante à votre +égard, moins obéissante?</p> + +<p>—Non, mon enfant, je n'ai rien à vous +reprocher.</p> + +<p>—Alors?</p> + +<p>Il ne put supporter l'interrogation prolongée +de ces grands yeux d'enfant qui plongeaient +au fond de lui-même, et se détourna +<span class="pagenum"><a id="Page_184"> 184</a></span> +vers les lauriers à droite. Une de ses mains +pendait le long du banc. Thérèse la prit +entre les siennes, et, la caressant comme +elle avait fait souvent, pour obtenir une +gâterie:</p> + +<p>—Vous voyez bien, vous n'avez pas assez +de confiance en moi pour me dire un secret, +et cela me peine, allez, plus que vous ne +pouvez croire!</p> + +<p>Elle laissa échapper la main, qui retomba +le long du banc. Robert se retourna. Son +regard, quand il rencontra celui de Thérèse, +exprimait une souffrance si profonde et si +vraie, que la jeune fille en fut toute saisie. +Elle sentit les larmes lui monter aux yeux.</p> + +<p>—Qu'avez-vous? demanda-t-elle.</p> + +<p>—Thérèse, fit Robert, qui se contenait +pour ne pas montrer toute sa faiblesse devant +elle, Thérèse, répondez-moi franchement!</p> + +<p>—Oh! bien sûr.</p> + +<p>—Thérèse, m'aimez-vous?</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_185"> 185</a></span> +—Mais oui, je vous aime!</p> + +<p>—Beaucoup?</p> + +<p>—De tout mon cœur! Pourquoi en doutez-vous?</p> + +<p>—Thérèse, si quelqu'un venait pour vous +enlever à nous, est-ce que vous nous abandonneriez?</p> + +<p>—Quelqu'un?</p> + +<p>—Oui, est-ce qu'au premier mot d'amour +vous nous laisseriez là, votre père, votre mère, +moi, comme celles qui n'ont pas eu au foyer +tout le bonheur, toute la tendresse que vous +avez eus?</p> + +<p>Elle chercha dans sa poche un petit mouchoir +de batiste, le passa sur ses yeux, et dit:</p> + +<p>—Est-ce qu'il est venu quelqu'un?</p> + +<p>—Non, Thérèse, dit rapidement Robert, +mais s'il venait?</p> + +<p>—S'il venait?</p> + +<p>—Oui, un jour lointain, plus tard?</p> + +<p>La jeune fille se leva, et lui la suivit du +regard qui se dressait, souple, non plus +<span class="pagenum"><a id="Page_186"> 186</a></span> +émue, mais affectueuse, filiale comme il la +trouvait chaque jour.</p> + +<p>—S'il venait, reprit-elle, un jour, plus +tard, je lui dirais que j'appartiens d'abord à +ceux qui m'ont toujours aimée.</p> + +<p>—Oh! Thérèse!</p> + +<p>—Je lui dirais encore autre chose!</p> + +<p>Elle se pencha vers lui.</p> + +<p>—Je lui dirais: «Adressez-vous à mon +parrain, à mon meilleur ami!»</p> + +<p>Puis elle se recula jusqu'à l'entrée de la +tonnelle.</p> + +<p>—Était-ce bien la peine de faire tant de +mystères? dit-elle. Vous voyez, nous nous +sommes expliqués. Et il n'y a rien du tout +entre nous, qu'un «plus tard», un jour +lointain, et qui dépendra de vous. Voilà +pourquoi vous vous faites du chagrin? Rappelez-vous +donc ce que vous m'avez si souvent +répété: «La tristesse sans raison est +la grande ennemie de la jeunesse.» Est-ce +ainsi que vous disiez?</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_187"> 187</a></span> +—Oui, quand vous étiez mon élève.</p> + +<p>—Mais je le suis, je le serai toujours.</p> + +<p>Elle sortit de la tonnelle, et s'éloigna par +l'allée en face. Après une vingtaine de pas, +une gentille pensée lui vint. Thérèse se retourna, +fit une révérence de pensionnaire, et +redit, avec la plus jolie mine, futée et tendre +à la fois:</p> + +<p>—Toujours!</p> + +<p>Robert essaya de lui répondre par un +sourire. De loin elle put s'y tromper. Mais +quand elle eut disparu, il se sentit en proie +à une tristesse noire. Tant que Thérèse avait +été là, Robert s'était contenu, pour ne pas +pleurer devant elle. Oh! non, il ne fallait +pas! C'était indigne d'un homme. A présent +il était seul. Il mit sa tête dans ses mains, +et se laissa emporter par ses pensées. Pour +la première fois peut-être de sa vie, dans cet +élan désordonné de son âme, il tutoya l'enfant, +dont l'image était encore là, présente +devant lui. «Pauvre chère petite, disait-il à +<span class="pagenum"><a id="Page_188"> 188</a></span> +demi-voix, c'est ta jeunesse que je pleure, +parce qu'elle est exquise et que nous allons +la perdre. Je le pressens, je le devine à ton +charme même. Tu dis que tu resteras mon +élève! Oui, tu le voudrais peut-être. Mais +tu ne sais pas, pauvre enfant, le changement +profond que l'amour fait dans nos amitiés. +En peu de semaines, quand tu aimeras, ton +père et ta mère deviendront une affection +pâle, plus effacée chaque jour. Moi, je ne +serai plus rien, tu entends, rien! Et voilà +le prix de dix-huit ans de tendresse! Ne +plus te voir qu'avec l'assentiment d'un +étranger, par intervalles, par faveur, découvrir +en toi des pensées que je n'y aurai +pas vu naître, y reconnaître la main d'un +autre, moi qui t'ai formée, moi qui n'ai +guère que toi au monde! O Thérèse, Thérèse!»</p> + +<p>Dans ce moment d'angoisse, Robert se +sentait seul. Il avait vécu dans l'intimité de +Guillaume et de Geneviève, et cependant ni +<span class="pagenum"><a id="Page_189"> 189</a></span> +l'un ni l'autre ne paraissait éprouver la +moindre alarme. Rien n'était changé dans +la quiétude de leur vie quotidienne. Leurs +conversations à table témoignaient de la +même confiance dans la perpétuité de ce +bonheur menacé! Comment ne souffraient-ils +pas à la pensée que, d'une heure à +l'autre, l'enfant pouvait leur être ravie? +Etrange aveuglement! Ils ne devaient rien +soupçonner. Ne valait-il pas mieux les avertir, +leur dire: «Allons-nous-en! Partons +pour un voyage, n'importe où, loin s'il se +peut. Maldonne demandera un congé. Nous +emmènerons Thérèse, et nous éviterons +qu'elle nous quitte. Il n'y a rien de perdu +puisqu'elle n'aime pas encore. Allons-nous-en! +Ou bien, aidez-moi. Écartez doucement +les occasions, veillez, ayez pitié de vous-mêmes +et de moi. Car je sens que la branche +plie sous l'oiseau.»</p> + +<p>A qui parler ainsi? A Geneviève? Une +timidité singulière lui fit repousser cette idée. +<span class="pagenum"><a id="Page_190"> 190</a></span> +Il se sentit rougir un peu. «Non, pas elle, +se dit-il. Les femmes ne peuvent juger cela +comme nous. Ma sœur ne comprendrait pas. +Si léger qu'il soit, Guillaume a beaucoup +de cœur. J'irai le trouver.»</p> + +<p>Robert se leva, suivit la grande allée, aux +deux tiers tourna à gauche, et se dirigea +vers une petite construction en tuffeaux +couverte d'un toit de zinc. Le laboratoire de +Guillaume Maldonne, une sorte d'étouffoir +aux murs mansardés, se trouvait au-dessus +d'un réduit de jardinage. On y accédait par +un escalier raide en bois blanc. M. de Kérédol +en monta les marches avec une lenteur +involontaire. Cela lui coûtait, la confidence +qu'il allait faire, et cela l'effrayait +presque. Il y avait longtemps qu'ils ne s'étaient +entretenus d'un sujet aussi grave et +intime. Pourtant, il ne voulut pas reculer, +poussa la porte, légère comme de l'amadou +à force d'être sèche, et entra.</p> + +<p>Guillaume Maldonne, en veste blanche, +<span class="pagenum"><a id="Page_191"> 191</a></span> +écrivait, juste au-dessous de la fenêtre à +tabatière.</p> + +<p>—Attends! attends! dit-il en faisant +signe de la main gauche, tandis que, de la +droite, il se hâtait d'achever la phrase commencée. +Tu vas voir! tu vas juger!</p> + +<p>Il avait l'air si heureux, si naïvement +content de lui, que Robert l'enveloppa d'un +regard d'envie.</p> + +<p>La plume d'oie cria quelques secondes, et +M. Maldonne radieux, ébouriffé, se retournant +sur sa chaise:</p> + +<p>—Dame! dit-il, puisque tu ne veux rien +faire, il faut bien que je travaille seul!</p> + +<p>—Au catalogue?</p> + +<p>—Non, mon ami: un mémoire! je le +destine à la Société linnéenne. Écoute-moi +ça: «<cite>Mémoire sur les rapports qui existent +entre la coloration de l'œuf et celle du jeune +oiseau en duvet.</cite>» Est-ce une trouvaille? +Est-ce une assez jolie question?</p> + +<p>—J'en ai une aussi, moi, dont je veux +<span class="pagenum"><a id="Page_192"> 192</a></span> +te parler, dit Robert, qui s'était appuyé au +montant de la porte. Elle est également +importante, bien qu'il ne s'agisse pas d'histoire +naturelle.</p> + +<p>—Ah! dit Guillaume avec un désappointement +visible, et laissant retomber sur la +table le papier qu'il avait saisi. De quoi s'agit-il?</p> + +<p>—De Thérèse. J'ai peur que son imagination +ne commence à travailler. Je crois avoir +des preuves qu'elle n'est pas insensible,—sans +trop le savoir, la pauvre petite!—à +l'attention qu'elle éveille, dès qu'elle paraît. +Des nuances encore, tu comprends bien, +mais, en pareil cas, tout est grave.</p> + +<p>—Eh! mon ami, c'est l'âge! c'est son +droit! Depuis que le monde est monde, les +jeunes filles sont contentes de plaire. Pourquoi +veux-tu que Thérèse fasse exception?</p> + +<p>—Guillaume, reprit gravement Robert, +il y a plus que cela, et tu as tort de prendre +légèrement mon avis. Suppose que, par +<span class="pagenum"><a id="Page_193"> 193</a></span> +notre faute, parce que nous n'aurions pas +assez veillé...</p> + +<p>—Ah! par exemple! s'il y a une fille +bien gardée, c'est la mienne!</p> + +<p>—Soit! je ne discute pas pour l'instant. +Plus tard, si tu es de mon avis, je t'indiquerai +les moyens...</p> + +<p>—Les moyens? dit Guillaume, dont les +yeux devinrent tout grands de surprise.</p> + +<p>—Oui, j'y arriverai, mais pas encore. Je +suppose, Guillaume, que ta fille ait été remarquée +par un jeune homme.</p> + +<p>—Après? demanda tranquillement M. Maldonne.</p> + +<p>—Cela ne t'émeut pas?</p> + +<p>—Mais si, Robert, cela me toucherait, +certainement.</p> + +<p>—Je suppose donc que ta fille, libre, sans +conseil, en vienne à aimer à son tour...</p> + +<p>—Eh bien?</p> + +<p>—Eh bien! mon cher, si nous n'y veillons +pas, cette supposition-là peut être une +<span class="pagenum"><a id="Page_194"> 194</a></span> +réalité demain, oui, demain, entends-tu, +nous pouvons la voir demandée en mariage, +épousée, emmenée, si jeune encore! As-tu +pensé à cela, Guillaume, emmenée?</p> + +<p>—Quelquefois.</p> + +<p>—Et tu peux admettre cette idée, que +demain nous ne l'aurons plus?</p> + +<p>—Que veux-tu, Robert...</p> + +<p>—Que nous nous trouverons face à face +tous trois, aux Pépinières?</p> + +<p>—Comme autrefois, mon bon ami.</p> + +<p>—Non, pas comme autrefois: vieillis, +usés!</p> + +<p>—C'est un peu vrai.</p> + +<p>—Et sans Thérèse! Tu peux supporter +cela, toi, sans Thérèse?</p> + +<p>—Mon Dieu, mon ami, si je la savais +heureuse! Les enfants, on les élève pour +d'autres, en somme, et il faut savoir être +heureux quand ils le sont, par ricochet..</p> + +<p>M. Maldonne disait cela d'un ton tranquille, +levant par instants les épaules, en +<span class="pagenum"><a id="Page_195"> 195</a></span> +signe de résignation et de passivité. Robert +le considérait, sans rien répondre. Il ne s'attendait +pas à rencontrer si peu de sensibilité, +une imagination si froide et si bornée. Ah! +certes, il se sentait d'une autre espèce, lui, +de l'espèce qui souffre et se révolte! Il ne +comprenait pas la vie de cette façon moutonnière. +Quelque chose d'orgueilleux et de +méprisant se soulevait en lui, à la vue de cet +homme souriant, vêtu de clair, occupé d'oiseaux, +que le sort de Thérèse, l'abandon +possible des Pépinières, ne parvenaient pas +à émouvoir. Celui-ci regardait aussi Robert +avec étonnement.</p> + +<p>—Allons, mon vieil ami, dit-il en l'attirant +par la main, tu te bats contre des +moulins à vent. Laissons là toutes ces billevesées. +Thérèse ne court aucun danger, je +t'assure. Apaise-toi. Tiens, assieds-toi là, je +vais te lire le passage que je terminais, quand +tu es entré. Veux-tu?</p> + +<p>Robert s'assit, du même air offensé, près +<span class="pagenum"><a id="Page_196"> 196</a></span> +de la table. Déjà Guillaume avait saisi le +cahier de papier qui contenait son mémoire. +Il passa la main sur sa barbiche, ses yeux +s'animèrent d'une flamme vive.</p> + +<p>—Je suis rendu, dit-il, à la famille des +Longirostres. Je viens de traiter du <em>chevalier +Gambette</em>, et j'arrive au <em>bécasseau combattant</em>.</p> + +<p>Et il lut, scandant la phrase avec amour: +«Bécasseau combattant, <i lang="la" xml:lang="la">Tringa pugnax</i>. +Quand le petit bécasseau, avec son bec et le +secours de sa mère, vient à briser la coque +qui le tenait captif, la couleur de l'œuf, +jaune gris parsemé de taches bistres, tantôt +disséminées, tantôt groupées, se trouve reproduite +avec une exactitude telle sur la tête, +le corps, les ailes de l'oiseau, que le petit +ressemble à un œuf animé.» A la lettre, +mon cher! regarde! Est-ce une découverte?</p> + +<p>Il désignait, sur la table, à côté d'une +coquille, un poussin vêtu de poils, monté +sur de hautes pattes.</p> + +<p>—Qu'en penses-tu? demanda-t-il.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_197"> 197</a></span> +Robert sourit amèrement.</p> + +<p>—Je te félicite, dit-il.</p> + +<p>—N'est-ce pas?</p> + +<p>—Oui, je te félicite d'être à ce point absent +de la vie!</p> + +<p>Robert se leva, rouvrit d'un coup d'épaules +la porte à demi retombée, et descendit +l'escalier.</p> + +<p>«A quoi bon lui expliquer? murmura-t-il. +Il ne comprendrait pas. Est-il résigné à +tout! Quelle sécheresse de cœur! Et moi +qui le croyais capable d'énergie! Sommes-nous +différents l'un de l'autre!»</p> + +<p>Et, comme il se demandait: «Quand +donc a commencé notre divergence de vues?» +Robert s'aperçut qu'elle datait de plusieurs +années, de l'époque où Thérèse avait commencé +à grandir; que, depuis lors, malgré +la communauté de vie, il avait eu bien peu +de réelle intimité avec Maldonne, et que +toute sa puissance d'aimer s'était concentrée +sur Thérèse. Et maintenant Robert ne retrouvait +<span class="pagenum"><a id="Page_198"> 198</a></span> +plus son ami... Ils ne se comprenaient +plus.</p> + +<p>Cette pensée se transforma bientôt, et se +fondit en un élan de tendresse pour l'enfant. +M. de Kérédol songea que cette situation +même lui imposait des devoirs. Puisque lui +seul apercevait le danger, ne devenait-il pas, +de plein droit, le défenseur de tous? N'était-il +pas obligé de protéger Thérèse, de la garder +pour ceux mêmes qui ne voyaient pas comme +lui? Il sentait, avec une sorte d'amertume +fière, qu'il n'avait plus que Thérèse au monde, +et il ne se dit pas, mais il fut tenté de croire +qu'elle aussi n'avait plus que lui.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_199"> 199</a></span></p> + +<h2>VIII</h2> + +<p>Au moment où l'aile rose, longtemps +suivie, disparaissait à l'angle d'une rue, +Claude se trouvait près de chez lui. Il se +sentait plein d'audace pour la conquête de +Thérèse. Mais, de plan d'attaque, il n'en +avait pas. Dix projets s'étaient levés déjà de +son esprit, comme un vol de linots sort +d'un buisson battu. Aucun d'eux ne valait +qu'on s'y arrêtât.</p> + +<p>Peut-être allait-il en surgir un onzième, +quand le jeune homme, passant devant la +<span class="pagenum"><a id="Page_200"> 200</a></span> +maison voisine de la sienne, entendit une +voix forte crier:</p> + +<p>—Gothon! où as-tu acheté ces maudits +sacs de papier? C'est du papier de journal, +et ça craque dans la main!</p> + +<p>—Parbleu! se dit-il, c'est M. Lofficial. On +n'a pas des voisins pour ne pas s'en servir. +Il connaît les Maldonne, il est bien disposé +pour moi; si j'allais lui demander conseil?</p> + +<p>Claude s'arrêta, se décida en deux secondes, +et tira la sonnette.</p> + +<p>Gothon Lofficial,—pour employer l'expression +qui la désignait dans tout le faubourg,—une +forte vieille à visage sévère, vint +ouvrir, regarda Claude du même air soupçonneux +dont elle eût reçu un mendiant.</p> + +<p>—M. Lofficial?</p> + +<p>—Je ne sais pas s'il est là.</p> + +<p>—Je viens de l'entendre.</p> + +<p>—Ça ne fait rien.</p> + +<p>Elle tenait à la main un paquet de sacs +fortement collés et aplatis, avec lesquels elle +<span class="pagenum"><a id="Page_201"> 201</a></span> +s'éloigna, traînant la jambe, vers le jardin +dont on voyait un coin encore feuillu et +doré de soleil, dans l'enfilade du porche blanc.</p> + +<p>Claude perçut le bruit d'un colloque +échangé entre le fifre aigu de Gothon et le +tonnerre contenu de M. Lofficial. Le dernier +mot seul lui parvint distinctement: +«C'est d'un joli exemple, allez, le dimanche, +pour un monsieur dans les œuvres!» Et, +comme la vieille fille, achevant sa phrase, +rentrait dans sa cuisine en sous-sol, le visiteur +apparut sur le seuil du jardin.</p> + +<p>—Entrez donc, monsieur Claude! Par +ici! Non, pas par là, ici, ici! disait la voix +de M. Lofficial.</p> + +<p>Le jardin n'était pas grand. M. Lofficial +n'était pas mince, mais on ne pouvait le +découvrir de la porte, à cause d'un gros +massif de rhododendrons poussé comme une +futaie. Il se trouvait à cheval sur le dernier +barreau d'une échelle double, au-dessous +d'une treille à l'italienne, vrai plafond de +<span class="pagenum"><a id="Page_202"> 202</a></span> +vigne, dont les pampres lui chatouillaient le +visage. Devant lui, accroché à l'échelle, un +panier se balançait, plein de papiers et de +bouts de fil cirés. Et tout autour, à portée +de son bras, s'échappant des feuilles à demi +jaunes, semées de gouttes de sang par l'automne, +des grappes de raisin pendaient, +mûres à point, transparentes, rousselées par +endroits, quelques-unes enveloppées déjà et +ficelées dans la robe de papier qui devait les +conserver fraîches.</p> + +<p>Le bonhomme, en voyant Claude s'approcher, +dodelina la tête d'un air moitié content, +moitié dépité.</p> + +<p>—Vous me surprenez, dit-il, me livrant +à un travail servile, le dimanche. Gothon +m'en a fait des reproches.</p> + +<p>—Cela un travail servile! répondit Claude.</p> + +<p>—On pourrait discuter. Mais je n'ai que +dix grappes à emmailloter de la sorte, celles +qui pressent le plus. Et vous savez l'adage: +<i lang="la" xml:lang="la">Parum pro nihilo reputatur</i>.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_203"> 203</a></span> +—Je sais surtout, mon voisin, que vous +êtes incapable de désobéir même à une virgule +du Décalogue. Ne craignez point de +m'avoir scandalisé. Je ne le suis pas.</p> + +<p>Réjoui par la réponse, qui calmait chez +lui un scrupule réel, M. Lofficial s'épanouit. +Il se pencha, et son ventre s'arrondit un +peu sur le barreau, prit un sac, l'entr'ouvrit, +et souffla fortement entre les deux feuilles +blanches, qui se gonflèrent comme une +outre.</p> + +<p>—C'est d'autant plus urgent, continua-t-il, +que nous sommes dans une année de +guêpes...</p> + +<p>Il s'était mis entre les lèvres, pour le +tenir, un fil qui descendait de chaque côté +de la bouche. Et, prenant le sac par le fond, +il enfermait avec précaution une grappe +jaune comme une muscade, sans cesser le +monologue, très attentif seulement à bien +plisser l'enveloppe raide autour de la queue +du raisin.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_204"> 204</a></span> +—Une année de guêpes, répétait-il, positivement, +jeune homme. Avez-vous remarqué +que ces bêtes de malheur sont en abondance +tous les neuf ans?</p> + +<p>Claude, au pied de l'échelle, répondit en +souriant:</p> + +<p>—Je n'aurais pu faire encore que deux +observations de ce genre, monsieur Lofficial, +et je vous avoue que, les deux fois, cela m'a +échappé.</p> + +<p>Maintenant, la grappe était empaquetée, +ficelée, et tremblait au-dessus du front de +son propriétaire satisfait. M. Lofficial regarda +son interlocuteur, se trouva lui-même légèrement +ridicule d'avoir posé la question.</p> + +<p>—C'est vrai, dit-il, une jeunesse pareille! +Qu'est-ce qui me vaut l'honneur de votre +visite, monsieur Claude?</p> + +<p>Le jeune homme jeta les yeux du côté de +la cuisine, et répondit à demi-voix:</p> + +<p>—Une question de mariage.</p> + +<p>—Oh! ne vous gênez pas, dit en riant +<span class="pagenum"><a id="Page_205"> 205</a></span> +M. Lofficial: elle y est habituée. Je ne fais +que ça, des mariages!</p> + +<p>—Vous?</p> + +<p>—Du matin au soir.</p> + +<p>—Ici?</p> + +<p>—La plupart du temps au bureau, là-bas. +Mais il vient des gens me trouver jusqu'ici. +Je suis quelquefois dans mon échelle, +comme vous me voyez là. Ah! je ne leur +en dis pas long, un petit discours, toujours +le même: «Mes bons amis, vous offensez le +bon Dieu... il ne faut pas que ça continue... +il faut réparer, réparer, réparer.»</p> + +<p>—Comment, réparer?</p> + +<p>—Mais je le crois, des dix ans, des vingt +ans quelquefois! Eh bien! presque toujours +ils répondent oui. C'est si braves gens, le +peuple, monsieur Claude!</p> + +<p>—Vous êtes donc adjoint, monsieur Lofficial?</p> + +<p>—Eh non! président de la société de +Saint-François-Régis! Ce que j'en ai mis +<span class="pagenum"><a id="Page_206"> 206</a></span> +d'alliances, aux doigts de ces fiancés tardifs! +Ça fait plaisir et ça fait pitié. Enfin, mon +voisin, si vous avez besoin de moi, pour un +de vos protégés, tout à vos ordres. Seulement, +il faut les papiers. Les avez-vous?</p> + +<p>Il s'apprêtait à prendre un second sac +dans le panier, et déjà sa main se tendait en +avant.</p> + +<p>—Mon cher monsieur, il n'y a rien à +réparer dans mon affaire, répondit Claude. +Il s'agit de moi, qui me suis mis en tête +d'aimer une jeune fille.</p> + +<p>M. Lofficial s'arrêta court. Un bon sourire +illumina sa face ronde.</p> + +<p>—Ça change mes habitudes, dit-il, voyons +quand même. Mais d'abord, puisqu'il s'agit +de vous, je m'en vais descendre.</p> + +<p>Avec plus d'agilité qu'on n'eût pu lui en +supposer, il passa sa grosse jambe par-dessus +le pignon des montants, descendit, +saisit l'échelle, et la porta le long du mur.</p> + +<p>—Tout à vous, maintenant, dit-il en revenant, +<span class="pagenum"><a id="Page_207"> 207</a></span> +les mains tendues vers le jeune +homme. Allons au fond du jardin. Nous y +serons mieux. Vous avez donc une amourette?</p> + +<p>—Mieux que cela, mon voisin, un grand +amour.</p> + +<p>—J'entends, mais au début, je pensais +qu'on pouvait employer le diminutif. Comme +vous y allez! Et elle se nomme?</p> + +<p>Ils s'assirent côte à côte, sur un banc à +dos renversé, derrière une touffe d'arbousiers.</p> + +<p>—Thérèse Maldonne.</p> + +<p>—Ah! cher ami! s'écria M. Lofficial en +reprenant les mains de Claude, qu'il serra et +secoua dans les siennes, tandis que ses fortes +lèvres s'arrondissaient de surprise et d'admiration, +cher ami, quelle perle! Comment +l'avez-vous découverte, elle qui sort si peu?</p> + +<p>—Chez les Malestroit, quand le petit Jean +est mort. Vous y étiez.</p> + +<p>—Pauvre innocent! reprit le bonhomme, +sur la figure duquel passa une expression +<span class="pagenum"><a id="Page_208"> 208</a></span> +de pitié. C'était notre filleul, à elle et à moi. +Mais ce n'est pas là que vous avez pu parler +à Thérèse?</p> + +<p>—Non, mais je l'ai revue chez elle, où +je suis allé deux fois, sous couleur d'histoire +naturelle. M. de Kérédol y a fait allusion, +hier, vous vous souvenez?</p> + +<p>—Jeunesse, jeunesse! abuser ainsi de nos +manies! Vous avez tout de même bien fait, +vous savez. Sapristi, vous avez bien fait. Je +n'en connais pas deux qui la vaillent!</p> + +<p>Il riait largement, heureux de louer, et +sur leurs deux visages, avec des reflets différents, +la même pensée de Thérèse mettait la +joie. Le contentement débordait des yeux de +M. Lofficial, pétillants de bonté sans malice. +Tout à coup, il retira ses mains, dans lesquelles +il avait gardé celles de Claude. Sur +sa figure, d'une mobilité, d'une intensité de +physionomie qui lui venait en droite ligne +du peuple, dont il était à peine sorti, une +sorte d'inquiétude se peignit.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_209"> 209</a></span> +—Et M. de Kérédol, précisément? dit-il.</p> + +<p>—Eh bien?</p> + +<p>—Comment prend-il la chose?</p> + +<p>—Assez mal. Il soupçonne que je ne suis +pas venu chez M. Maldonne pour l'amour +seulement des oiseaux.</p> + +<p>—Il vous bat froid. Je l'ai bien vu.</p> + +<p>—Autant qu'il le peut.</p> + +<p>Claude leva les épaules.</p> + +<p>—Qu'importe ce monsieur? ajouta-t-il +vivement. Je puis me passer de son consentement! +Et sa mauvaise humeur, si elle est +tout l'obstacle...</p> + +<p>—Il importe beaucoup, au contraire, interrompit +M. Lofficial, les yeux levés vers la +maison en face, comptant les fenêtres l'une +après l'autre. Si M. de Kérédol se jette +à la traverse, vous comprenez, un ami +de vingt-cinq ans, logeant sous le même +toit...</p> + +<p>—Mais enfin, monsieur, de quoi m'en +voudrait-il?</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_210"> 210</a></span> +Visiblement embarrassé, M. Lofficial baissa +la tête vers la terre, et se mit à pousser, du +bout du pied, le sable qu'il entassait par +petits monticules. Enfin, écrasant son œuvre +sous son large brodequin:</p> + +<p>—De rien, en effet, mon cher enfant, +dit-il; c'est un homme d'honneur et, dès +lors, incapable d'une opposition déloyale. +Laissons-le, occupons-nous des moyens de +vous rendre agréable aux parents de Thérèse +et à Thérèse elle-même. C'est le premier +point. Y avez-vous songé?</p> + +<p>—Oui, sans rien découvrir. J'ai pensé +que vous seriez plus heureux que moi. Vous +connaissez de longue date les Maldonne.</p> + +<p>—Assez pour bien savoir, mon ami, que +si vous agissez avec Maldonne comme vous +agiriez avec un autre, vous ne réussirez pas. +Sa fille est encore très jeune. Il ne se laissera +pas tenter par la fortune. Il faut que +vous lui plaisiez, qu'il ait pour vous une +sympathie prononcée.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_211"> 211</a></span> +—Comment faire? Il ne reçoit pas chez +lui. M. de Kérédol l'en empêche.</p> + +<p>—Oui.</p> + +<p>—Au musée, je le troublerais dans ses +travaux.</p> + +<p>—Oui.</p> + +<p>—Alors?</p> + +<p>—Il y aurait bien un moyen, dit M. Lofficial +en souriant, même un très bon... +Chassez-vous?</p> + +<p>—De père en fils, répondit Claude.</p> + +<p>—Vous tirez bien?</p> + +<p>—Passablement.</p> + +<p>—C'est qu'il ne faudra pas manquer! Si +vous manquez votre coup, vous n'aurez pas +l'occasion d'en tirer un second.</p> + +<p>Ici la voix de M. Lofficial diminua de +sonorité, et ce fut tout bas qu'il continua:</p> + +<p>—Je vais vous révéler un secret. N'ayez +jamais l'air de le savoir: Maldonne ne vous +le pardonnerait pas! Il a réuni la plus merveilleuse +<span class="pagenum"><a id="Page_212"> 212</a></span> +collection d'oiseaux qui soit peut-être +en province.</p> + +<p>—Je le sais.</p> + +<p>—Pourtant il en manque un.</p> + +<p>—Lequel?</p> + +<p>—Un seul, d'une espèce évidemment +rare, difficile à se procurer, puisque Maldonne, +en vingt ans de chasse, n'a pas réussi +à le tuer.</p> + +<p>—Oh! dites, monsieur Lofficial, demanda +Claude, l'œil brillant, déjà prêt à se mettre +en route, dites son nom! Où la trouve-t-on? +Est-ce très loin?...</p> + +<p>—Attendez, répartit doucement le bonhomme. +Je ne vous aurais pas lancé sur +une proie impossible. Je possède, sur le +bord de la Loire, un petit bien, les Luisettes.</p> + +<p>—Et c'est là?</p> + +<p>—Attendez donc! Devant, il y a un marais +couvert de saules et de roseaux. Même +en été, il y reste un peu d'eau. Moi, je ne +suis pas chasseur du tout. Mais j'ai si bien +<span class="pagenum"><a id="Page_213"> 213</a></span> +le temps de me promener! Eh bien! ce +que je n'avais pas dit à Maldonne, parce que +le seul amour de l'art ne me déciderait pas +à faire tuer une jolie bête, je vous le confie +à vous, pour l'amour de Thérèse. Mon cher +ami, dans mon marais, je sais positivement +qu'il existe un couple de...</p> + +<p>Il se pencha, mit ses mains en tuyaux:</p> + +<p>—De sarcelles bleues!</p> + +<p>—Ah! cher monsieur! cher monsieur +Lofficial!</p> + +<p>—Chut! n'ébruitez rien. C'est sauvage à +nous entendre d'ici. Et puis, le moindre mot +rapporté à Maldonne gâterait tout. Commencez +par vous aboucher avec le père Malestroit. +Il a le maniement des bateaux. +Colibry pourrait vous accompagner aussi, et +lancer les mâlons.</p> + +<p>—Colibry, je ne dis pas, mais Malestroit? +Il est rude.</p> + +<p>—Dites que c'est pour moi. J'ai eu l'occasion +de leur rendre un petit service, autrefois, +<span class="pagenum"><a id="Page_214"> 214</a></span> +quand je commençais à m'occuper de +la Régis, comme dit Gothon. Il revenait du +tour de France. Dieu! le beau compagnon! +Enfin, c'est devenu tout à fait rangé! Demandez-lui +ça en mon nom.</p> + +<p>—Que je vous remercie! s'écria Claude, +en serrant la main du bonhomme, qui s'était +levé.</p> + +<p>—Vous me remercierez plus tard. Le +tour n'est pas joué. Prenez du plomb un +peu fort.</p> + +<p>—Oui, monsieur Lofficial.</p> + +<p>—Pas trop gros, pour ne pas abîmer la +bête.</p> + +<p>—Non, monsieur.</p> + +<p>—Choisissez une petite brume.</p> + +<p>Ils s'en allèrent, causant de la sorte, jusqu'au +bout du porche. Là, M. Lofficial, qui +n'était pas en tenue, s'effaça le long de la +porte. Claude sortit, et, sur une poignée de +main rapide, ils se quittèrent, l'un tout +plein de sa propre joie, le second heureux +<span class="pagenum"><a id="Page_215"> 215</a></span> +de la joie de l'autre, comme il convenait à +leurs deux âges.</p> + +<p>Claude se rendit, sans plus tarder, chez +M. Malestroit, lui exposa l'affaire, et reçut +cette réponse:</p> + +<p>—Une bonne partie, monsieur Claude, +bien nourri, bien payé, pas grand'chose à +faire, ça me va toujours, comptez sur moi.</p> + +<p>Il alla ensuite chez Colibry, qui hésitait +un peu, et finit par dire, de sa voix flûtée:</p> + +<p>—Ça ne me convient guère, mais pour +vous obliger, monsieur Claude, on ne demande +pas mieux.</p> + +<p>Le soir, dans sa bibliothèque, il feuilleta +des livres d'histoire naturelle, pour y trouver +la description de la sarcelle, la découvrit, la +relut pour s'en mieux pénétrer. Puis il +s'endormit, rêvant que la petite brume était +venue, et qu'il tuait l'oiseau bleu, destiné à +gagner le cœur du vieux père Maldonne.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_216"> 216</a></span></p> + +<h2>IX</h2> + +<p>Vers le milieu de novembre, le temps se +refroidit brusquement. Comme il passait +devant la boutique du vannier, Claude s'entendit +appeler.</p> + +<p>—Monsieur, souffla bien bas Colibry, +Malestroit dit que ça sera pour demain matin. +Il a vu la cane bleue.</p> + +<p>—Ce n'est pas possible!</p> + +<p>—Comme je vous vois.</p> + +<p>—Et vous êtes prêt?</p> + +<p>—Demain, si vous voulez.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_217"> 217</a></span> +—Alors, je prends cette nuit le train de +trois heures. A quatre heures et demie, je +serai là-bas. Et vous?</p> + +<p>—Oh! nous, monsieur, nous irons coucher +au bord de l'eau, pour être plus tôt +parés. Malestroit dit qu'il le faut. Alors, +moi, je le veux bien.</p> + +<p>—Où vous trouverai-je?</p> + +<p>—Juste au bas du bien de M. Lofficial, +tout proche le vieux pont.</p> + +<p>Le lendemain, en pleine nuit, Claude, le +fusil en bandoulière, enveloppé d'un plaid +et d'un cache-nez, des gants fourrés aux +mains, descendait du train, à l'une des stations +voisines de la ville. A de pareilles +heures, les voyageurs sont rares. Il se trouva +seul sur le quai et bientôt dans la campagne. +Pendant la première partie de la +nuit, le temps était demeuré clair, avec une +forte gelée. A présent, il faisait une brume +intense. Claude marchait à grands pas sur +la route. A droite et à gauche, il devinait la +<span class="pagenum"><a id="Page_218"> 218</a></span> +vallée, sans rien voir que de hautes branches +de peupliers, qui sortaient tout à coup du +brouillard, au-dessus de lui, comme pendues +en l'air. De rares buissons, des coups +d'estompe dans le gris universel indiquant +une ferme ou un bois, on ne savait trop. La +terre, sablonneuse sous le pied, annonçait le +voisinage de la Loire. Cependant, des idées +singulières venaient à Claude, une crainte +très particulière à ces temps-là, celle d'errer +à l'aventure sans avancer, sorte de vertige +du silence de toutes choses, de ne pas entendre +même l'écho de son pas, de ne pas +voir à dix mètres devant soi, et de se sentir +comme dans une petite île de quelques +mètres de rayon, dans l'immensité trouble +qui pèse, qui tourne, toute moite et glacée +ensemble. Enfin, des voix lui arrivèrent de +l'inconnu profond où il s'enfonçait. Il les +reconnut. C'étaient celles des deux hommes. +Il se mit à courir, pour achever de dissiper +l'engourdissement qui le saisissait. Bientôt +<span class="pagenum"><a id="Page_219"> 219</a></span> +il arriva au pont, descendit le talus de la +levée qu'il avait suivie, et aperçut Malestroit +et Colibry, assis l'un en face de l'autre, +sur le bord du bateau plat qui portait à +l'avant une cage pleine de canards entassés.</p> + +<p>—Il est grand temps, dit le maître charpentier. +Embarquons, monsieur Claude, les +vanneaux commencent à mouver!</p> + +<p>Tous trois prêtèrent l'oreille. On entendait, +en effet, du côté des prairies inondées, +quelque part au-dessus de la vaste nappe +d'eau, dont le bord seul apparaissait, terne +et froid comme une lame de faux, des cris +très doux, clairsemés: le premier appel du +matin sur les eaux. Claude prit place à +l'arrière, les deux hommes plongèrent les +rames dans le courant presque insensible +qui venait, à travers le pont, des rives de la +Loire, et le bateau s'éloigna, glissant au-dessus +des prés, des talus, des bornes, des +barrières, dans le vaste damier des saules +plantés autour des champs. La rive avait +<span class="pagenum"><a id="Page_220"> 220</a></span> +tout de suite disparu. La brume s'épaississait +de plus en plus. Malestroit et Colibry, +suivant une ligne diagonale, pointèrent droit +sur la hutte, construction des plus primitives, +tout simplement la chevelure d'un +saule, ramenée en cône au-dessus du tronc +et garnie à l'intérieur d'une palissade de +roseaux. Claude grimpa dans l'abri. Par devant, +en demi-cercle, le maître charpentier +disposa les canes. Il les retirait de la cage, +une à une, leur attachait à la patte une +corde munie d'une pierre, et jetait le tout +par-dessus bord. La pierre tombait au fond, +la bête nageait en se secouant, mais la corde +l'empêchait de s'écarter, si ce n'est d'un +mètre ou deux. Quand il eut fini, il rejoignit +Claude dans la hutte.</p> + +<p>—Toi, dit-il, en se penchant et le plus +doucement qu'il put à son compagnon demeuré +en bas, va où nous avons dit, et lâche +tes mâlons au bon moment. Si tu vois de la +sarcelle, surtout, lâches-en plutôt deux!</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_221"> 221</a></span> +Colibry, transi de froid et ému de l'importance +de son rôle, répondit un «oui» qui +se confondit avec le soupir du vent, et, poussant +à la godille le bateau, emmenant avec +lui les mâlons, disparut derrière les cépées.</p> + +<p>Claude, immobile, accroupi dans la hutte, +le fusil entre les jambes, éprouvait l'anxiété +délicieuse de la première heure d'affût. Les +brins d'osier, de saule, de jonc dont il était +enveloppé, recouverts d'une couche mince +de glace, avaient des éclairs de diamant, et, +malgré la brume, il voyait luire aussi des +étincelles partout, dans les ramures des +souches fuyant en lignes pressées à droite et +à gauche, le long des troncs que cernait le +courant, sur la pointe des herbes mortes +entraînées en îles minuscules à la dérive. +La brume continuait de passer, en grandes +ondes courbées comme des voiles, comme +des outres d'un cristal dépoli, transparentes +comme si chacune d'elles portait une lumière +diffuse, un flambeau dont on n'apercevait +<span class="pagenum"><a id="Page_222"> 222</a></span> +que le rayonnement pâle. Partout, à +la surface des prés inondés et bien au-dessus +des arbres, c'était la même procession lente +de ouates blanches, impalpables, qui venaient +du nord, poussées par le vent. Tout +en haut, cette blancheur s'atténuait, il s'y +mêlait une nuance légère d'azur, et l'on devinait +qu'au delà de cette muraille de vapeurs, +le jour naissait dans le ciel clair. Les +cris d'appel se multipliaient, apportés de très +loin par la brise et par l'eau. Sur les langues +de terre émergées, dans le cercle mystérieux +qui entourait les chasseurs, évidemment des +bandes d'oiseaux de toutes sortes étiraient +leurs ailes, et se préparaient à partir.</p> + +<p>Un cri strident d'une cane près de la +hutte, puis le chœur de toutes les autres, +levant le bec du même côté, firent tressaillir +Claude. En l'air, à une demi-portée +de fusil, un coup de vent subit claqua juste +au-dessus de sa tête. Une trombe d'ailes de +neige, affolées, désordonnées, avec des sifflements +<span class="pagenum"><a id="Page_223"> 223</a></span> +aigus, passa comme un éclair. Puis, +ce ne furent plus que des points noirs, en +avant, un chapelet de balles s'enfonçant +dans les brumes, puis, plus rien.</p> + +<p>—Des vanneaux, murmura Malestroit. +Attention! Les canards vont venir.</p> + +<p>En effet, les canes qui s'étaient remises +à nager, tirant sur leurs pierres, s'agitèrent +et chantèrent de nouveau. Un mâle, lâché +par Colibry, s'abattit parmi elles. Claude +chercha des yeux, dans le désert triste du +ciel, la bande d'émigrants qu'annonçait cette +entrée en scène des appeaux. Il l'aperçut à +sa gauche, venant du sud. Elle remontait le +vent en triangle, d'une allure égale, pareille +à une fine découpure d'ombres. Elle passa, +dédaigneuse de cette troupe d'apprivoisés +qui la saluaient, et se perdit au loin. Un +second canard, quelques minutes après, +partit du pré voisin où Colibry veillait, et +monta jusqu'au-dessus des brouillards. Cette +fois, quand il redescendit, il ramenait avec +<span class="pagenum"><a id="Page_224"> 224</a></span> +lui tout un vol de grands voyageurs aux +plumes grises. Claude les vit tournoyer en +spirales, dont les cercles se resserraient de +plus en plus autour de la hutte. Courbé, +immobile, retenant son souffle, il entendit +tout près, par trois reprises, le battement +de leurs ailes, leurs cris mêlés à ceux des +canes prisonnières; il aperçut, par les +fentes du treillage, des dos luisants, striés +de barres blanches, des cous tendus, des +pattes pendantes; puis, faisant jaillir l'eau +sous le choc de leurs poitrines, une vingtaine +de sauvages s'abattirent en dehors du +cercle formé autour de la hutte: Malestroit +les étudia un moment, et, se penchant:</p> + +<p>—Rien que des tadornes, dit-il. Mais je +crois qu'il y a une sarcelle plus loin.</p> + +<p>Très loin, en effet, à peinte distincte dans +la buée qui roulait sur l'eau, un oiseau plus +petit approchait avec précaution, en faisant +des bordées, s'arrêtait, reprenait sa marche +oblique. Était-il tombé avec les autres? Partait-il +<span class="pagenum"><a id="Page_225"> 225</a></span> +des prés voisins? Bientôt il fut possible +de distinguer ses formes plus sveltes, +son cou qui s'allongeait et se courbait au ras +de l'eau, avec une coquetterie et une grâce +que n'avaient pas les autres.</p> + +<p>—C'est sûr une sarcelle, dit Malestroit. +Seulement, est-elle bleue? Voilà!</p> + +<p>Elle s'avançait toujours, très lentement, +nageant d'une seule patte. Claude sentait son +cœur battre si fort qu'il se demandait s'il +pourrait ajuster. La pensée de Thérèse, de +la maison des Pépinières couchée sous les +arbres, de l'accueil qui lui serait fait s'il +rentrait avec ce gibier rarissime, l'idée qu'il +le manquerait peut-être, et que le stratagème +de M. Lofficial échouerait misérablement par +sa faute, achevèrent de le troubler.</p> + +<p>—Je l'ai vue reluire, dit à ce moment +Malestroit, c'est une bleue, monsieur Claude!</p> + +<p>Claude, perdant la tête, se souleva un +peu. Toute la bande de canards s'enleva en +criant.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_226"> 226</a></span> +—Elle y est encore! souffla le charpentier. +Mais ce n'est pas votre faute. Elle s'en +va. Tirez!</p> + +<p>A travers les brins de jonc, Claude passa +le canon de son arme. Une détonation formidable +retentit sur le lac.</p> + +<p>—Touchée! Je l'ai! je l'ai! cria le jeune +homme en se levant tout debout.</p> + +<p>Mais Malestroit s'était levé aussi. Il était +extrêmement lourd. Sous ce double ébranlement +et sous le poids du charpentier, le fond +de la hutte avait cédé, et, passant au travers, +les deux chasseurs, avant de s'être +rendu compte de rien, se trouvèrent dans +l'eau jusqu'à la ceinture, accrochés au tronc +du saule.</p> + +<p>—A nous, Colibry! cria la grosse voix +de Malestroit.</p> + +<p>Quand ils eurent entendu le bonhomme +répondre de loin, et que, tâtant le sol du +pied, ils se furent assurés qu'ils ne couraient +aucun danger, Claude et Malestroit se prirent +<span class="pagenum"><a id="Page_227"> 227</a></span> +à rire de l'accident. Ce fut même pour +Claude, malgré le froid qui le pénétrait, +un moment agréable. Il regarda le charpentier, +couvert des débris de la hutte, les +cheveux mêlés d'herbes et de roseaux, +comme un dieu marin, qui soutenait d'une +main l'édifice effondré, la surface des eaux, +qui lui parut d'argent, des plaques de soleil +luisant çà et là sur des presqu'îles vertes, +une côte à droite, à demi dégagée des +brumes, et Colibry, qui semblait un géant, +sur l'arrière du bateau qu'il poussait à la +perche de toute la vigueur de ses bras. Il +eut, par-dessus tout, un sentiment de victoire, +une émotion de chasseur heureux. Et +quand Colibry, accostant au plus près, lui +tendit la main pour le retirer:</p> + +<p>—Elle y est! cria-t-il.</p> + +<p>—Vous y êtes encore plus sûrement, répondit +le vannier.</p> + +<p>—Eh! qu'importe, père Colibry? reprit +le jeune homme, en passant la jambe par-dessus +<span class="pagenum"><a id="Page_228"> 228</a></span> +le bordage. Qu'importe un demi-bain +froid, si nous avons la sarcelle? Allons, Malestroit, +à votre tour! Donnez-moi la main. +Bon! Un effort! Vous y voilà!</p> + +<p>Soulevé par le poignet de Claude et celui +de Colibry, le charpentier monta, lui aussi, +dans le bateau. A peine y était-il entré, son +large pantalon ruisselant comme une source, +que Claude s'écria:</p> + +<p>—Au large, maintenant!</p> + +<p>—A terre! vous voulez dire, répartit Malestroit, +qui se baissait déjà pour saisir la +perche.</p> + +<p>—Non pas! à retrouver la sarcelle!</p> + +<p>—Pour une méchante bête risquer la +mort! Je ne suis pas douillet, mais vrai...</p> + +<p>—Je double ce que j'ai promis, dit +Claude: en avant!</p> + +<p>Vaincu par l'argument, le charpentier, +tandis que son camarade attrapait au passage +quelques canes d'appel par la patte ou +par le cou, poussa la barque vers un buisson, +<span class="pagenum"><a id="Page_229"> 229</a></span> +tout au bout du pré, où le courant +portait. La sarcelle était là, flottant, la tête +renversée et posée entre les ailes, comme si, +pour dormir, elle l'eût voulu cacher dans +ses plumes. Claude la prit avec précaution, +examina la nuque marquée d'une aigrette +sombre, le pinceau de duvet blanc formant +sourcils au-dessus des yeux, le manteau dont +le reflet azuré n'était pas douteux, tira les +cuisses, pour s'assurer qu'elles n'étaient pas +rompues, et, la posant sur ses genoux, +comme il eût fait d'un coffret de perles, +d'un chien favori, d'un enfant sauvé:</p> + +<p>—Bleue! dit-il se parlant à lui-même, +bleue et pas gâtée!</p> + +<p>Les deux hommes levèrent les épaules, +Malestroit ouvertement, Colibry simulant +un effort vigoureux pour ramener en arrière +le bateau enlizé. Puis, laissant Claude à +l'avant, muet dans la contemplation de l'oiseau +bleu, ils lui tournèrent le dos, s'assirent +côte à côte, et, dans le vent qui cinglait, +<span class="pagenum"><a id="Page_230"> 230</a></span> +ramèrent de toutes leurs forces vers la terre. +Mais la rive était loin. Il fallut près d'un +quart d'heure pour l'atteindre. Quand ils +arrivèrent, Claude était pâle de froid, ses +dents claquaient, la glace avait raidi sur lui +les plis de ses vêtements, et Malestroit, la +figure congestionnée, semblait avoir du mal +à se lever.</p> + +<p>—Trois kilomètres avant de trouver du +feu! grommela celui-ci.</p> + +<p>Il débarqua le premier, regarda derrière +lui le jeune homme qui tremblait, portant la +sarcelle pressée contre sa poitrine, et ajouta, +car il avait la rudesse tendre du peuple:</p> + +<p>—Si encore il n'y avait que moi! Mais ce +pauvre monsieur, qui n'a pas l'habitude de +la misère! Voyons, monsieur Claude, essayons +de nous réchauffer en marchant! Colibry va +retourner aux canes. Donnez-moi le bras.</p> + +<p>Claude étourdi, et comme enivré par le +froid, passa le bras sous celui du charpentier, +qui secouait la tête, d'un air de doute.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_231"> 231</a></span> +—Trois kilomètres! reprenait-il.</p> + +<p>A ce moment, une voix sortie du brouillard, +en face, leur parvint, toute diminuée +par la distance.</p> + +<p>—Ohé! par ici! par ici!</p> + +<p>Tous trois levèrent la tête. A mi-coteau, +dans un clos de vigne que ceignait de brun +une haie d'épines, une forme humaine se +démenait. Un peu au delà, une maison carrée +aux contrevents ouverts. C'était M. Lofficial; +c'étaient les Luisettes qu'ils croyaient désertes, +et qui s'offraient à eux.</p> + +<p>Ranimé par l'idée de ce secours inattendu, +Claude monta plus rapidement la pente. Malestroit +le soutenait, sans en avoir l'air, et +grognait des mots de réconfort:</p> + +<p>—Nous y voilà, nous y voilà... encore +cent pas... plus que trente... Bonjour, monsieur +Lofficial!</p> + +<p>—Bonjour, mes enfants! dit le bonhomme, +en poussant le clan de sa vigne. Eh! +eh! ai-je bien fait de venir? Comme vous +<span class="pagenum"><a id="Page_232"> 232</a></span> +êtes trempés! Six degrés au-dessous de zéro!</p> + +<p>Et, remarquant la mine souffrante et la +pâleur de Claude:</p> + +<p>—Mon pauvre garçon, reprit-il, vous avez +l'air d'un noyé! Mais j'ai de quoi vous ranimer +là-haut. Et de quoi vous changer. +Hâtons-nous seulement.</p> + +<p>En deux minutes, ils furent dans la cuisine +où flambait un feu de sarments. M. Lofficial +assit Claude sur une chaise basse, entre +les chenets, à la distance précisément d'une +broche de rôtissoire. Puis, courant d'une +chambre à l'autre, ouvrant placards, tiroirs, +cachettes, il parvint à découvrir, dans cette +maison de célibataire, à peu près inhabitée, +mais montée avec une prévoyance de père +de famille, une foule de choses qu'on ne +s'attendait pas à y rencontrer: deux paires +de feutres et deux paires de sabots neufs +pour Claude et Malestroit, de l'eau-de-vie +blonde à force d'être vieille, une bouilloire +dont le réchaud n'était pas vide, et une boîte +<span class="pagenum"><a id="Page_233"> 233</a></span> +de thé qui laissa s'échapper l'arome de mille +fleurs.</p> + +<p>Toujours trottant, M. Lofficial continuait +son monologue, et sa voix arrivait, tantôt +par une porte et tantôt par une autre, tandis +qu'un nuage de vapeur d'eau enveloppait +Claude et Malestroit.</p> + +<p>—J'avais des pressentiments, disait-il, et +j'ai voulu venir dès hier soir... malgré +Gothon... Et c'est vraiment heureux... Toute +la matinée, j'ai essayé de vous apercevoir +avec mes jumelles... Mais, bast! un brouillard +du diable... Et puis, tout à coup, sur la +berge... Ah! quand je vous ai vus, j'ai bien +deviné l'accident... j'ai mis une allumette +sous le fagot... N'es-tu pas trop lourd, aussi, +Malestroit, pour chasser à la hutte!</p> + +<p>Il parlait d'un air réjoui, faisant sonner +parfois ses lèvres l'une contre l'autre, avec +des impatiences de gros écureuil rebondi, +quand il ne trouvait pas, à l'instant même, +ce qu'il cherchait.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_234"> 234</a></span> +Lorsqu'il se fut enfin arrêté, debout, appuyé +sur l'auvent de la cheminée, Claude, +qu'il observait, Claude restauré et réchauffé, +lui prit la main.</p> + +<p>—Vous savez que je l'ai tuée! dit-il.</p> + +<p>—Parbleu, mon ami, vous l'avez bien +gagnée!</p> + +<p>—Je recommencerais vingt plongeons +comme celui-là, répondit le jeune homme +avec conviction, pour voir seulement l'accueil +qu'ils me feront là-bas!</p> + +<p>«Ils», c'était la seule Thérèse. Pour remercier +son vieux voisin, Claude n'avait +rencontré que cette naïveté: parler d'elle. +Il ne savait rien de meilleur. Si elle daignait +se montrer satisfaite, tout le monde ne serait-il +pas payé? Pour Thérèse souriante, est-ce +qu'on n'irait pas chercher la sarcelle au bout +du monde? Est-ce que M. Lofficial ne passerait +pas, sans se plaindre, vingt nuits de +novembre aux Luisettes?</p> + +<p>Quelque chose répondit oui, au fond du +<span class="pagenum"><a id="Page_235"> 235</a></span> +cœur de M. Lofficial. Devant ce mot d'amour +jeune, le bonhomme se sentit ému, disposé +à des complaisances paternelles. Il passa la +main, deux ou trois fois, délicatement, sur +les cheveux bruns de son protégé, comme +s'il eût caressé son propre fils.</p> + +<p>—Je veux le voir aussi, dit-il, et je vous +conduirai aux Pépinières.</p> + +<p>Une demi-heure plus tard, comme Colibry +rentrait, les chaussures étant sèches, les vêtements +brossés, toute trace de l'accident +disparue, Claude s'entendit appeler par +M. Lofficial, qui était allé présider lui-même +à l'enrènement du cheval, un bien vieux +cheval, pourtant, et facile. Il sortit, et jeta +un coup d'œil du côté de la vallée: à la +place du lac immense sur lequel il avait cru +naviguer le matin, il n'aperçut, sous le clair +soleil, qu'un marais de taille médiocre, +découpé en petits carrés par les saules, +rayé, çà et là, par les bandes vertes des +talus, et où pas un vol d'oiseaux, pas un +<span class="pagenum"><a id="Page_236"> 236</a></span> +cri, ne révélait plus la présence du gibier.</p> + +<p>—Montez dans la calèche, dit M. Lofficial +en s'avançant, vous n'aurez pas froid là-dedans!</p> + +<p>Un carrossier aurait protesté contre cette +dénomination donnée au plus singulier véhicule: +une caisse écourtée, divisée, aux +deux tiers environ, par une cloison de glaces, +et dont la capote, prolongée en abat-jour, +abritait abondamment Colibry et Malestroit, +déjà montés sur le siège. Il y avait bien +quarante ans que la calèche venait aux vendanges. +Claude prit place à l'intérieur, avec +M. Lofficial, s'enfonça dans la plume des +coussins, sentit monter jusqu'à ses genoux +la laine des peaux de mouton, haute et +souple comme une flamme, qui tapissait +le fond de la voiture; Malestroit se hissa +près de Colibry, et les quatre voyageurs +commencèrent à rouler vers la banlieue où +Thérèse, sans se douter de la visite qui trottinait +pour elle sur la route, jouissait probablement +<span class="pagenum"><a id="Page_237"> 237</a></span> +de l'embellie tardive du matin.</p> + +<p>Le voyage parut délicieux à Claude, parce +que M. Lofficial, bon comme les anciens qui +se rappellent avoir été jeunes, parla tout le +temps de Thérèse.</p> + +<p>—C'est par elle, disait-il, que j'ai gagné, +jadis, l'amitié de Maldonne et de M. de Kérédol, +par un petit compliment que j'avais +su faire d'elle, en la rencontrant. Vous le +voyez, mon cher monsieur, elle m'a valu +deux amis. J'espère bien qu'elle m'en vaudra +un troisième d'ici peu. J'ai rarement vu une +enfant si mignonne. Elle avait les doigts fins +comme des pendants de corail. Et je les ai +tenus dans mes mains, ces petits doigts. J'ai +eu ses bonnes grâces avant vous. Eh! eh! +Elle portait une robe blanche, elle était marraine, +et moi j'étais parrain. Nous conduisions +au baptême le fils de Malestroit. Il y +a de quoi être jaloux, monsieur Claude!</p> + +<p>Il contait posément, avec une certaine +saveur rustique et enjouée, des traits qui +<span class="pagenum"><a id="Page_238"> 238</a></span> +eussent été sans intérêt pour tous autres +qu'un vieillard qui se souvenait et un jeune +homme qui aimait. De temps en temps, +Claude se détournait à demi, pour voir si le +cornet de papier, où il avait roulé le produit +de sa chasse, se tenait toujours bien droit, +dans la poche au fond de la capote. Une +émotion grandissante l'envahissait, à mesure +que la distance diminuait jusqu'au logis des +Maldonne. Quand la voiture s'arrêta, devant +le portail orné de clous, il était pâle comme +en sortant de l'eau, le matin.</p> + +<p>—Mon lieutenant, dit M. Lofficial, c'est +le moment de vous montrer brave!</p> + +<p>Il tira la sonnette.</p> + +<p>—Monsieur travaille dans la serre, répondit +la fille de charge.</p> + +<p>En effet, près du réduit qui lui servait de +laboratoire, sous la voûte de verre peint qui +l'enveloppait d'une chaleur douce, M. Maldonne +triait des oignons de tulipes. Il vit +venir les visiteurs à travers une vitre claire, +<span class="pagenum"><a id="Page_239"> 239</a></span> +sourit sans se déranger, et, les laissant +arriver jusqu'à lui:</p> + +<p>—Eh bien! fit-il en se détournant et en +tendant les deux mains, vous me surprenez +comptant mes trésors.</p> + +<p>—Et nous vous en apportons un autre! +répondit M. Lofficial.</p> + +<p>—Une tulipe?</p> + +<p>—Non, un oiseau rare.</p> + +<p>M. Maldonne hocha la tête, d'un air d'incrédulité, +en regardant le cornet de papier +que Claude portait sous le bras, et saisit +un bulbe transparent, côtelé, barbelé de +racines.</p> + +<p>—Sans l'avoir vu, dit-il, je ne l'échangerais +pas contre une seule de ces <i lang="la" xml:lang="la">proserpines +roses</i>.</p> + +<p>—Vous auriez peut-être tort, dit Claude, +qui lui tendit le paquet.</p> + +<p>Le naturaliste tira la sarcelle bleue par +les pattes. A peine l'eut-il aperçue que, le +visage altéré par l'émotion, sans un mot, il +<span class="pagenum"><a id="Page_240"> 240</a></span> +bouscula ses deux hôtes, pour sortir plus +vite et porter la bête au grand jour.</p> + +<p>Dehors, il s'appuya aux tapis de paille qui +pendaient du haut de la serre, tourna et +retourna la sarcelle, fit jouer les reflets du +plumage.</p> + +<p>—Ce n'est pas possible! murmurait-il, +non, ce n'est pas elle!...</p> + +<p>Enfin il leva les yeux sur Claude, qui +l'avait suivi. Sa physionomie exprimait, avec +beaucoup de surprise, un peu d'inquiétude, +de jalousie. Il était sérieux, presque froissé, +comme un homme qu'on veut duper.</p> + +<p>—D'où l'avez-vous fait venir? demanda-t-il.</p> + +<p>—Mais, je l'ai tuée, monsieur! dit Claude.</p> + +<p>—Allons donc!</p> + +<p>—Moi-même, ce matin!</p> + +<p>—Pas dans le département?</p> + +<p>—A deux lieues d'ici.</p> + +<p>M. Maldonne fronça le sourcil.</p> + +<p>—Vous saurez, monsieur, dit-il avec dignité, +que cette variété n'habite pas dans le +<span class="pagenum"><a id="Page_241"> 241</a></span> +département. Elle y passe, et si rarement +que des hommes comme moi n'ont jamais +eu le bonheur...</p> + +<p>—C'est cependant vrai, mon bon ami, +interrompit M. Lofficial, qui sortait de la +serre, en voyant les affaires de Claude se +gâter, et arrivait en se dandinant. Rien n'est +plus vrai. Monsieur, qui est bien moins +savant que toi, a été plus heureux, voilà tout.</p> + +<p>Et il se mit à raconter la chasse du matin, +comment il l'avait conseillée, préparée, +comment il savait aussi, depuis des années, +qu'un couple de ces oiseaux habitait les +marais des Luisettes. Il apportait à la justification +de son client l'énergie de la conviction, +levait les bras, mimait les scènes qu'il +contait.</p> + +<p>Pendant ce temps, M. Maldonne passait +d'émotion en émotion. Le scepticisme un +peu hautain du début faisait place à un +éclair d'admiration joyeuse, et celle-ci, à son +tour, s'effaçait devant le sentiment pénible +<span class="pagenum"><a id="Page_242"> 242</a></span> +du collectionneur qui voit une pièce introuvable +lui échapper. Il maniait la sarcelle, +la caressait du doigt, lui ouvrait l'œil, redressait +une plume endommagée. Enfin, il +la tendit à Claude avec une lenteur qui révélait +toute la cruauté de la lutte.</p> + +<p>—Reprenez-la, monsieur, dit-il. Je vous +remercie de me l'avoir montrée.</p> + +<p>Il poussa un soupir, et ajouta:</p> + +<p>—Surtout, gardez-la bien: c'est un commencement +précieux pour votre collection, +puisque, je dois vous l'avouer, c'eût été le +couronnement de la mienne!</p> + +<p>—Mais, elle est à vous! s'écria Claude.</p> + +<p>—A moi? dit M. Maldonne, rougissant +sous le coup de cette brusque fortune qui +lui venait. Vous ne vous doutez pas de la +rareté, jeune homme... vous ne savez pas +ce que vous faites?</p> + +<p>—Oh! si, monsieur, je sais très bien +répondit Claude, riant malgré lui.</p> + +<p>—Vraiment, elle est...</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_243"> 243</a></span> +—Elle est à vous, oui, monsieur!</p> + +<p>Alors, sans prendre le temps de remercier, +dans l'exubérance de sa joie, M. Maldonne +courut vers la maison, tenant la sarcelle +élevée au bout de son bras droit et +criant:</p> + +<p>—Robert! Geneviève! Thérèse! venez +voir!</p> + +<p>Il se précipita dans le salon, arrangea sur +la table du milieu l'oiseau qui ressemblait, +sous le jour glissant, à un émail azur et or, +et, comme Robert arrivait par la porte opposée:</p> + +<p>—Regarde! dit-il.</p> + +<p>Robert s'approcha, considéra l'oiseau, puis +Maldonne.</p> + +<p>—Ah çà! dit-il, d'où vient-elle, celle-là? +qui te l'envoie?</p> + +<p>—Monsieur que voici! répondit le naturaliste +avec orgueil, en désignant Claude qui +entrait. Il est assez bon, assez généreux pour +me l'offrir.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_244"> 244</a></span> +Robert, en apercevant Claude, changea de +visage, et sourit ironiquement, de manière à +bien faire comprendre qu'il n'était pas dupe +de cette générosité. Il rendit à peine le salut +que lui adressait le jeune homme, et, devant +madame Maldonne et Geneviève qui accouraient, +étonnées, ne sachant rien:</p> + +<p>—Es-tu bien sûr qu'elle soit authentique? +demanda-t-il d'un ton méprisant.</p> + +<p>—Tu n'as qu'à examiner, répondit le +naturaliste. Elle a toutes les signatures... +Oui, Geneviève, oui, Thérèse, continua-t-il, +notre jeune ami nous apporte un trésor, +celui que j'ai cherché vingt ans: la sarcelle +bleue!</p> + +<p>—Ah! monsieur! dit madame Maldonne +en tendant la main à Claude,—comme si +vraiment le cadeau lui eût fait un plaisir +extrême,—est-ce aimable à vous!</p> + +<p>—Et notez qu'il l'a tuée, lui, en personne, +à deux lieues d'ici, chez ce cachottier +de Lofficial.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_245"> 245</a></span> +Il continua, reprenant pour son compte +le récit qu'on venait de lui faire à lui-même, +et conta l'aventure avec autant d'animation +que s'il y avait assisté. Sa femme, en le +voyant si joyeux, s'épanouissait discrètement. +Elle avait l'air heureux des mères qui +regardent s'ébattre un enfant. Parfois son +regard se posait sur Claude resté près de l'entrée +du salon, et s'aiguisait alors d'une pensée +différente, un peu malicieuse, qui la rajeunissait. +Thérèse, demeurée derrière sa mère, +à l'autre extrémité de l'appartement, était +devenue tout de suite sérieuse et comme +intimidée. Son instinct de jeune fille l'avertissait +qu'il s'agissait d'elle et d'elle seule, +bien que son nom ne fût pas prononcé et +que personne ne voulût paraître occupé +d'elle. Elle entendait l'obscure destinée lui +parler dans la confusion des voix, elle la +lisait dans la physionomie de ceux qui l'entouraient, +elle savait, elle était sûre,—et +son cœur en était troublé,—que, de cette +<span class="pagenum"><a id="Page_246"> 246</a></span> +conversation légère, quelque chose de grave +allait sortir, qui déciderait de sa vie. Les +mots ne lui arrivaient qu'au travers de ce +rêve. Ses yeux erraient, sans se fixer, sur +ses parents, Robert, Lofficial, et n'osaient +rencontrer ceux de Claude.</p> + +<p>—Vous oubliez, dit M. Lofficial interrompant +son ami, que M. Claude, pour vous +faire cette surprise, a failli se noyer. Il ne +s'en vanterait pas, et je le dénonce. La hutte +a défoncé sous le poids des chasseurs. Il est +tombé dans l'eau glacée du marais et m'est +arrivé à moitié défailli.</p> + +<p>—Bah! dit Claude prenant de la hardiesse +et regardant Thérèse, ce sera un bon +souvenir de plus.</p> + +<p>—Bien dit! repartit M. Maldonne.</p> + +<p>—Pour un oiseau! fit M. Lofficial d'un +ton vainqueur, pour un oiseau risquer sa +vie, faut-il aimer la chasse!</p> + +<p>Madame Maldonne baissait les yeux, avec +un sourire indulgent.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_247"> 247</a></span> +Thérèse leva les siens. Elle osa, un peu +rouge, un peu confuse, dans le demi-jour +là-bas, regarder Claude, et son regard disait: +«Je sais pourquoi vous avez commis +cette imprudence, et j'en ai le cœur touché, +monsieur Claude.»</p> + +<p>Une émotion les gagnait tous. On la sentait +grandir entre eux.</p> + +<p>Tout à coup Robert, qui, depuis le début, +maniait la sarcelle avec une curiosité +fiévreuse, éclata de rire, d'un rire de colère +et de triomphe.</p> + +<p>—Pas possible de l'empailler, cria-t-il: +elle a la panse crevée!</p> + +<p>Et, prenant la jolie bête entre ses doigts, +il la jeta contre le mur, d'où elle retomba +sur le parquet.</p> + +<p>—Pas possible de l'empailler! répéta-t-il.</p> + +<p>Quatre exclamations répondirent à cet acte +brutal:</p> + +<p>—Robert, que fais-tu? Monsieur! Oh! +mon parrain! Quel dommage!</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_248"> 248</a></span> +En même temps, M. Maldonne se précipita +pour ramasser l'oiseau. Robert s'était retourné +en face de Claude, et se tenait très +droit, une main appuyée à la table, l'autre +passée entre les boutons de sa redingote, +pâle, méprisant et correct.</p> + +<p>Claude fit un mouvement pour s'avancer +sur lui. M. Lofficial le retint par le bras, +et, se penchant:</p> + +<p>—Ne bougez pas, surtout, monsieur +Claude, laissez-moi faire.</p> + +<p>—Monsieur de Kérédol, continua-t-il tout +haut, d'une voix sonnante qui attira sur lui +le regard de Robert et des deux femmes, +ce que vous venez de faire là est très mal.</p> + +<p>—Vous dites?</p> + +<p>—Je dis: «très mal et indigne de vous!»</p> + +<p>M. Lofficial s'était avancé. Ses petits yeux +flambaient d'une colère d'honnête homme, +et commentaient sa pensée. Robert y lut +sans doute un mot qui le troubla. Très froid, +sans cesser de sourire du même air provocant +<span class="pagenum"><a id="Page_249"> 249</a></span> +et hautain, il leva les épaules, ne +répondit rien, passa devant madame Maldonne, +et prit la porte qui conduisait aux +appartements.</p> + +<p>M. Maldonne se relevait, après avoir ramassé +l'informe paquet de plumes, tout à +l'heure si luisantes et si bien rangées.</p> + +<p>Il le laissa retomber.</p> + +<p>—Il n'est que trop vrai, dit-il, d'un air +désolé, l'oiseau est perdu, tout déchiré!</p> + +<p>Il ne s'était point aperçu du départ de +Robert, et chercha un instant, en regardant +tout autour les témoins muets de cette +scène. Des larmes mouillaient le bord de sa +paupière, larmes de dépit et d'humiliation.</p> + +<p>—Je ne l'ai jamais vu ainsi, reprit-il, ni +vous non plus, n'est-ce pas, Lofficial, n'est-ce +pas, Geneviève?</p> + +<p>Personne ne répondit. Ils étaient tous +affligés et gênés de cette sortie étrange de +M. de Kérédol.</p> + +<p>M. Maldonne, par une inspiration délicate, +<span class="pagenum"><a id="Page_250"> 250</a></span> +remarquant la physionomie contrainte et +offensée de Claude, s'avança vers le jeune +homme, lui prit la main, et, tâchant de +surmonter l'impression pénible qu'il éprouvait +lui-même:</p> + +<p>—Vous, monsieur Claude, dit-il, venez +au jardin. Je ne veux pas que vous me +quittiez sur cette offense. Je vous suis aussi +reconnaissant...</p> + +<p>—Non, adieu, monsieur! La surprise que +je voulais vous faire a tristement tourné. +Adieu!</p> + +<p>Il essaya de dégager sa main, que M. Maldonne +retenait dans les siennes. Madame +Maldonne intervint, et, avec une autorité, +un charme de voix et de physionomie qui +faisaient d'elle comme un arbitre souverain:</p> + +<p>—Je vous en prie! dit-elle.</p> + +<p>Claude s'inclina. Alors elle se tourna du +côté de M. Lofficial, et lui dit à demi-voix:</p> + +<p>—Restez, vous, j'ai à vous parler.</p> + +<p>M. Maldonne et Claude se dirigèrent vers +<span class="pagenum"><a id="Page_251"> 251</a></span> +la porte. Thérèse hésitait. Elle allait sans +doute remonter dans sa chambre. Sa mère +l'arrêta du regard, et dit:</p> + +<p>—Non, ma mignonne, va aussi, cela vaut +mieux.</p> + +<p>Thérèse sortit donc, et retrouva dehors, sur +le sable, son père et Claude qui causaient.</p> + +<p>—La sotte affaire! disait M. Maldonne. +Je vous dois de vraies excuses de la conduite +de Robert.</p> + +<p>—Vous les faites si bien, répondit Claude +en apercevant Thérèse, que j'oublierai tout +à cause de vous. Ce n'était pas, d'ailleurs, à +M. de Kérédol que j'entendais plaire, et +l'attitude qu'il a prise importe peu, vraiment.</p> + +<p>—Incompréhensible! reprit le naturaliste, +arrêté au bord d'une allée qui longeait les +murs du domaine.</p> + +<p>Il releva la tête, croisa ses mains derrière +sa grosse jaquette pointillée.</p> + +<p>—C'est à se demander, ajouta-t-il avec +<span class="pagenum"><a id="Page_252"> 252</a></span> +humeur, si ce n'est pas lui qui a gâté la +sarcelle!</p> + +<p>—Oh! père! dit doucement Thérèse, en +se mettant à sa gauche.</p> + +<p>—Oui, ma petite, et je sais ce que je dis. +Il est très capable d'avoir fait cela par +orgueil!</p> + +<p>—Je vous assure...</p> + +<p>—Par vanité insensée d'amateur. Ah! +je l'ai vu d'autres fois, va, quand un marchand +ou un ami nous offrait une pièce rare +qui nous manquait, je l'ai vu répondre brutalement: +«Remportez-la! Nous la tuerons!» +Il est intraitable, par moments, d'une intolérance +là-dessus que je n'ai jamais eue au +même degré!... Je suppose au moins que +c'est cela? Que veux-tu que ce soit autre +chose?</p> + +<p>Il s'engagea dans l'allée, marchant à petits +pas, entre Claude et Thérèse, la tête de +nouveau baissée, visiblement préoccupé de +l'incident qui troublait la vie des Pépinières.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_253"> 253</a></span> +La jeune fille eut un sourire très doux. +Elle leva les yeux droit devant elle, vers la +voûte fuyante des hêtres, qui gardaient encore +quelques feuilles jaunes, tourmentées par le +vent. Mais ce regard n'était pas de ceux que +nous donnons aux choses. Il allait à quelqu'un. +Il était lumineux, plein de compassion +et de tendresse. Et, au lieu de +répondre directement, voyant son père +irrité:</p> + +<p>—Vous ne pouvez vous figurer, monsieur, +dit-elle à Claude, combien il a été excellent +pour moi.</p> + +<p>—Il s'agit bien du passé! grommela le +bonhomme.</p> + +<p>—Je ne puis pas l'oublier, reprit Thérèse +sans s'émouvoir.</p> + +<p>Et elle se mit à rappeler le dévouement, +les attentions innombrables qu'il avait eus +pour elle, autrefois. Elle lui prêtait ingénûment +des talents qu'il n'avait pas. Elle +exagérait à plaisir son mérite, cherchait +<span class="pagenum"><a id="Page_254"> 254</a></span> +obtenir, par cette voie indirecte, le pardon +du présent, dont elle ne parlait pas. Insensiblement, +avec des mots heureux, des histoires +qu'elle disait avec une nuance de +pitié ou d'enfantillage, elle couvrait de souvenirs, +et cachait derrière eux la faute de +son ami. Quand son père se récriait, elle +s'adressait à Claude, qui ne protestait jamais. +Bien au contraire, il écoutait, ravi, touché +de cette bonté adroite de la jeune fille. +M. Maldonne s'apaisait aussi par degrés. Ils +n'avaient pas fait ensemble le tour du grand +domaine, qu'ils avaient à peu près oublié, +M. Maldonne et Claude au moins, la raison +première de cette promenade à trois. Et +Thérèse, sentant vivre à ses côtés deux âmes +toutes pleines d'elle, laissait la sienne s'ouvrir: +jeunesse, fraîcheur, indulgence, confiance +dans la bonté des autres et dans la +vie, elle se donnait tout entière, sans l'ombre +de coquetterie, presque à son insu, parce +que l'heure était venue, parce <em>qu'il</em> était là. +<span class="pagenum"><a id="Page_255"> 255</a></span> +Le tour du jardin achevé, ils prirent une seconde +fois la longue allée tournante. Quelque +chose d'intime et d'heureux les retenait +ensemble, sans qu'ils y songeassent même. +Les mots se faisaient plus rares entre eux, +et cependant l'intérêt, l'attrait de cette causerie +plus lente semblaient grandir encore, +parce que le rêve, à présent, un rêve différent +pour chacun, emplissait les silences. La +matinée s'était faite plus douce. Un soleil +d'hiver, pâle et sans chaleur, donnait l'illusion +de la vie aux derniers rameaux vêtus +de feuilles, aux dernières roses impuissantes +à s'ouvrir, qui pendaient sur l'allée.</p> + +<p>Bientôt, M. Maldonne fut distrait par la +vue d'un massif d'alkékenges, dont on n'avait +pas récolté les fruits. Ils pendaient, comme +des oranges minuscules, luisant à travers +l'enveloppe flétrie, usée, découpée à jour, +qui leur vaut, parmi le peuple, le joli nom +d'«amour en cage». M. Maldonne les aimait +beaucoup.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_256"> 256</a></span> +—Des coquerets, dit-il, et on ne les a pas +cueillis!</p> + +<p>Il se pencha aussitôt, et se laissa distancer. +Les deux jeunes gens continuèrent seuls. Et +Claude vit que les souvenirs de Thérèse +n'iraient pas loin désormais. Elle dit encore +deux ou trois phrases, distraites, sans +accent, destinées peut-être à la tromper +elle-même sur cette situation nouvelle: être +seule avec lui. Puis elle se tut. Elle regardait +en avant, loin, comme le jour où, dans +le bois de Laurette, elle avait eu de si +étranges idées. Un oiseau menu, les plumes +relevées en collerette, vint se poser devant +elle, sur l'allée, jeta une petite note triste, +et disparut. Thérèse le reconnut, tressaillit, +et tourna la tête vers la maison là-bas, +vers une fenêtre qui était close, au premier.</p> + +<p>—C'est le rouge-gorge de mon oncle, dit-elle.</p> + +<p>Et elle se mit à marcher de son pas +<span class="pagenum"><a id="Page_257"> 257</a></span> +souple, la joue un peu pâle, les yeux graves +et profonds dans le vague.</p> + +<p>Thérèse avait achevé sa partie dans le duo +d'amour, qu'elle avait commencé et qu'elle +interrompait sous la même impulsion mystérieuse. +C'était à Claude de parler maintenant. +Oh! ce fut bien simple. Ils étaient +parvenus à l'un des angles du jardin. L'allée +se coudait autour d'une touffe de bambous. +Quand il fut à l'abri de la haute gerbe, à +demi dégarnie par le froid, Claude s'arrêta, +et dit:</p> + +<p>—Vous êtes infiniment bonne.</p> + +<p>—Croyez vous? répondit-elle en tournant +vers lui son regard très sérieux et très doux.</p> + +<p>—Oui: tout le temps que vous parliez, +j'enviais celui que vous défendiez.</p> + +<p>La lueur d'un sourire léger éclaira le visage +de Thérèse.</p> + +<p>—C'est vrai, dit-elle, ceux que j'aime, je +les aime bien.</p> + +<p>Sa main pendait le long de sa jupe, +<span class="pagenum"><a id="Page_258"> 258</a></span> +Claude la prit. La petite main ne se retira +pas. Mais elle tremblait. Thérèse se sentit +attirée vers lui, et elle s'abandonna un peu, +et elle entendit une voix qui disait tout +près d'elle, si près que le souffle des mots +passait comme une caresse dans ses cheveux:</p> + +<p>—Eh bien! moi, je vous aime!... Voulez-vous +m'aimer aussi?</p> + +<p>Elle le regarda. Elle lut, sur le visage de +Claude, l'ardent et fort amour qu'elle avait +souhaité.</p> + +<p>—Oui, dit-elle faiblement, je veux bien!</p> + +<p>Et ainsi ils engagèrent leurs âmes.</p> + +<p>Derrière eux, des pas se rapprochèrent. +C'était M. Maldonne qui les rejoignait.</p> + +<p>Alors ils se séparèrent un peu l'un de +l'autre, et se remirent à marcher, côte à côte, +sans rien se dire...</p> + +<p>Thérèse ne se trompait pas. Robert la +voyait. Il était là, derrière la fenêtre aux +rideaux baissés, en proie à des sentiments +<span class="pagenum"><a id="Page_259"> 259</a></span> +de révolte, de colère contre lui-même et +contre la vie, que la solitude excitait encore. +Depuis qu'il était sorti du salon, il arpentait +sa chambre à grands pas, s'arrêtant et se +courbant parfois devant les vitres pour +suivre, à travers les fleurs de mousseline +du rideau, la promenade de Thérèse et de +Claude, qui lui semblait d'une longueur indéfinie. +Il devinait les mots échangés, il +éprouvait le supplice des sourires qui vont +à d'autres. Et de son cœur, gros d'amertume, +des plaintes s'échappaient, les unes +proférées à haute voix, les autres murmurées +ou inintelligibles:</p> + +<p>«Comment me traite-t-on ici? Comme un +étranger, comme ceux dont on se défie! M'a-t-on +fait l'honneur de me consulter, de m'apprendre +ce qui se tramait ici? Car, c'est un +coup monté, une trahison d'amitié manifeste. +Guillaume l'a introduit ici, ce jeune homme, +avec la légèreté qu'il met en toutes choses; +il l'a défendu contre moi; il m'a donné tort, +<span class="pagenum"><a id="Page_260"> 260</a></span> +par deux fois, à moi qui voulais protéger la +maison, notre bonheur à tous, contre un +entraînement insensé. Lofficial est complice, +et Geneviève elle-même. Oui, ma propre +sœur! Ils se sont ligués pour me tenir à +l'écart. Voilà ce que m'a valu l'absurde, +l'inepte dévouement que je leur ai montré! +A quoi bon se gêner, avec ceux qui aiment +trop? On est bien sûr qu'ils ne quitteront +pas la maison. On leur dira plus tard, +quand ils ne pourront plus s'opposer à +rien... O pauvre existence que la mienne! +Je n'ai fait que ramasser les miettes de +toutes les tendresses que j'ai approchées. Et +à présent même on me les refuse... J'avais +cru avoir gagné au moins le cœur de l'enfant, +sa pitié... C'était si doux, autour de +moi, cette petite que j'avais formée, cette +jeunesse. Et cela m'appelait de noms si +tendres que je me croyais aimé. Eh bien! +regarde, regarde-la, ta Thérèse... Es-tu oublié?... +O Thérèse, comme je te voudrais +<span class="pagenum"><a id="Page_261"> 261</a></span> +encore telle qu'il y a trois mois, quand +aucune autre pensée que la mienne, celle de +ton père et de ta mère n'occupait ton +esprit... Ou bien plus petite, oui, à l'âge +de ta première communion, lorsque la jeune +fille n'avait point paru, et qu'il n'y avait +ici qu'une enfant dont nous partagions fraternellement +la chère présence... Tiens, je +te voudrais encore plus petite pour t'avoir +plus longtemps, je te voudrais à peine parlante, +avec tes robes longues comme le +bras, et des yeux qui remerciaient si bien, +quand tu trouvais mes bonbons et mes +jouets dans tes souliers de Noël! A présent, +voir cela!»</p> + +<p>Il s'était arrêté. Son regard fixait le fond +du jardin, là-bas, où les deux jeunes gens, +à demi cachés par la touffe de roseaux, se +tenaient immobiles. Robert se retira brusquement +de la fenêtre.</p> + +<p>—Je ne l'embrasserai plus jamais! dit-il +tout haut. Elle est à un autre!</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_262"> 262</a></span> +Il s'était reculé jusqu'à la glace qui surmontait +sa cheminée. Alors il aperçut son +visage si défait, le désordre et la violence de +ses idées si manifestement empreints sur ses +traits, qu'il en fut saisi. Une lumière rapide +se fit en lui. «Oh! dit-il en se prenant le +front, est-ce que...?» Et cette question, qu'il +n'osa achever, le rendit tout pâle.</p> + +<p>Quelqu'un frappait à la porte. Il n'entendit +qu'à la seconde fois.</p> + +<p>—Entrez! dit-il en se détournant.</p> + +<p>C'était Geneviève Maldonne. Elle entra. +Sa physionomie avait une dignité plus +grave, une sorte d'assurance et de tristesse +à la fois, qui ne lui étaient pas habituelles. +Elle ressemblait, sa tête régulière un peu +raidie par l'émotion et calme avec effort, +à la statue de la pitié qui, pour une fois, +serait chargée de faire justice.</p> + +<p>—Vous me surprenez bien accablé, dit +Robert, qui essayait de se ressaisir et de faire +bonne contenance devant elle. Venez, je vous +<span class="pagenum"><a id="Page_263"> 263</a></span> +prie... Tenez, voici le fauteuil... Désirez-vous...?</p> + +<p>Il la conduisait, ne sachant trop ce qu'il +disait, près de la fenêtre. Elle fit signe +qu'elle voulait demeurer debout. Elle était +en pleine lumière. Il la regarda de nouveau. +Et il comprit si bien, qu'il baissa les +yeux, et s'assit à contre-jour, sur le bras du +fauteuil.</p> + +<p>—J'ai à vous parler de choses sérieuses, +Robert, dit madame Maldonne, d'une voix +nette, à peine tremblante.</p> + +<p>Il affecta de le prendre légèrement.</p> + +<p>—Oui, dit-il, je m'y attendais. Vous venez +me gronder de la scène que j'ai faite en +bas. En votre qualité de maîtresse de maison +impeccable...</p> + +<p>—Vous vous trompez, reprit-elle, du +même air sûr d'elle-même et du devoir qui +l'amenait. Il s'agit d'un sujet si délicat, qu'il +faut toute la confiance que j'ai en votre honneur, +Robert, pour oser l'aborder avec vous.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_264"> 264</a></span> +Robert leva les yeux sur cette robe grise +à plis droits, immobile à trois pas de lui, +sans oser les lever plus haut.</p> + +<p>—Nous causons ici de femme noble à +gentilhomme, et de frère à sœur, répondit-il, +vous pouvez tout dire. De quoi s'agit-il?</p> + +<p>—De Thérèse.</p> + +<p>—En effet, fit-il en se détournant d'un +mouvement de colère et désignant la fenêtre +du doigt, je puis vous apprendre ce qu'elle +devient. Regardez-la. Elle se promène seule +avec M. Claude Revel, son fiancé, je suppose... +ils sont touchants... Mais, regardez +donc!</p> + +<p>Madame Maldonne ne bougea pas.</p> + +<p>—Je n'ai pas à épier ma fille, dit-elle, +je suis sûre d'elle. Si elle a choisi ce jeune +homme...</p> + +<p>—Pardon, si vous avez choisi pour elle...</p> + +<p>—Je dis que si elle a choisi ce jeune +homme, je connais assez la droiture de Thérèse, +pour savoir qu'il est digne d'elle.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_265"> 265</a></span> +—Oui, oui, faites des phrases, vous ne +me tromperez pas. Vous êtes tous d'accord! +Thérèse est fiancée. Elle se marie, c'est convenu. +Et moi, je ne dois pas m'en douter, +n'est-ce pas? Je suis le gêneur, l'étranger +qu'on écarte...</p> + +<p>—Robert! dit sévèrement madame Maldonne, +vous savez qu'il n'y a pas un mot +de vrai là-dedans! Que Thérèse se soit éprise +de M. Claude Revel, c'est possible. Je n'ai +rien fait pour cela, son père non plus. Et la +question n'est pas là, entre nous.</p> + +<p>Devant l'obstination tranquille de Geneviève, +l'emportement à demi simulé de +M. de Kérédol tomba.</p> + +<p>—Soit! dit-il. Alors où est la question?</p> + +<p>—Mon pauvre ami, reprit la voix devenue +compatissante de madame Maldonne, +l'étroite intimité où vous avez vécu, de +longues années, avec nous, avec Thérèse, +n'était pas sans danger pour vous. Thérèse +<span class="pagenum"><a id="Page_266"> 266</a></span> +est très enfant, très affectueuse... trop +peut-être, et je crois...</p> + +<p>Elle hésitait. Les mots tremblaient sur ses +lèvres.</p> + +<p>—Vous croyez?...</p> + +<p>Le regard de Robert rencontra tout à coup +celui de Geneviève.</p> + +<p>Elle baissa les yeux.</p> + +<p>—Je crois que vous l'aimez! dit-elle.</p> + +<p>Quand elle releva la tête, il était courbé +vers le parquet, le front appuyé dans ses +mains. Il se taisait.</p> + +<p>—J'aurais dû le voir plus tôt, reprit-elle. +Cela eût mieux valu pour nous tous. Depuis +le premier jour où M. Revel est entré dans +la maison, vous avez beaucoup changé. Vous +avez eu des tristesses et des découragements +qui n'étaient pas dans votre caractère. Et +même, longtemps avant cela, il y avait des +signes... quelque chose de trop exclusif, de +trop personnel dans votre dévouement... Oh! +pardonnez-moi, Robert, si je suis obligée de +<span class="pagenum"><a id="Page_267"> 267</a></span> +vous parler de la sorte... Je sais que vous +étiez de bonne foi, que c'est notre faute autant +que la vôtre... J'en ai causé tout à +l'heure avec Lofficial... Vous connaissez l'estime +qu'il a pour vous... Et il a été de mon +avis... Alors, mon pauvre ami, je suis +montée, quoique cela me coûtât... Vous +voyez bien, Robert, vous souffrez... vous +êtes jaloux d'elle... avouez-le!</p> + +<p>Et lui si fier, qui se faisait un point +d'honneur de se dominer, de rester maître +de ses nerfs, il fondit en larmes.</p> + +<p>—C'est vrai, murmura-t-il sans se redresser, +d'une voix que les sanglots coupaient... +Je vous jure que je ne m'en doutais +pas tout à l'heure... Je ne savais pas... +Il me semblait l'aimer d'une autre sorte... +Et cependant oui, Geneviève... vous avez +raison... c'est trop.</p> + +<p>Il était si malheureux que madame Maldonne +s'approcha, écarta les mains dont il +se couvrait le visage.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_268"> 268</a></span> +—Je ne vous accuse pas, dit-elle doucement, +je vous plains. Vous n'avez été que +faible... ç'a été une surprise de votre âme. +Regardez-moi.</p> + +<p>Il se redressa, et, comme épuisé, appuya +sa tête sur le dossier du fauteuil. Il ne feignait +plus, il ne cherchait plus à échapper +à l'aveu de sa faiblesse.</p> + +<p>—Oh! Geneviève, dit-il en tenant les +mains de sa sœur étroitement serrées dans +les siennes, et le regard fixé sur les lames +fuyantes du parquet, je suis bien à plaindre, +vous dites vrai. Tous les autres, vous, Guillaume, +Thérèse, vous aviez de grandes affections +qui veillaient sur vous, qui vous protégeaient +contre la vie... mais moi! Ma mère +était morte, et, depuis lors, tout seul, sans +fiancée, sans femme...</p> + +<p>—Il y avait nous, Robert!</p> + +<p>—Oui, reprit-il amèrement, il y avait vous! +Mais vous vous aimiez, et ce partage-là, +voyez-vous, ne suffit pas à nourrir les autres +<span class="pagenum"><a id="Page_269"> 269</a></span> +âmes, comme la mienne, très tendres, exclusives, +si vous voulez... Et, alors, cette enfant +qui était libre, elle, et jeune, et souriante, +j'ai cru pouvoir m'attacher à elle uniquement... +beaucoup trop... sans le dire jamais... +sans avoir d'autre idée que de ne pas la +quitter... Et maintenant, c'est pourtant bien +cela... il faut...</p> + +<p>Il se leva, reprit quelque chose de la tenue +fière et correcte qu'il avait d'habitude.</p> + +<p>—Eh bien! dit-il avec décision, je partirai!</p> + +<p>A ce mot, qu'elle attendait pourtant, +Madame Maldonne tressaillit, et se recula un +peu.</p> + +<p>—Mon Dieu oui, répéta-t-il en observant +qu'elle avait pâli, et comme s'il posait une +question... Je partirai d'ici.</p> + +<p>Elle pâlissait, mais elle ne faiblissait pas.</p> + +<p>—Vous êtes juge, dit-elle.</p> + +<p>—Vous m'approuvez?</p> + +<p>Elle s'arrêta un instant, avant de prononcer +ce qu'elle savait être l'arrêt de séparation +<span class="pagenum"><a id="Page_270"> 270</a></span> +définitive, et prononça avec effort:</p> + +<p>—Oui, Robert.</p> + +<p>La résolution qu'il venait de prendre grandissait +Robert à ses propres yeux. Il devinait +qu'il avait reconquis toute l'estime de Geneviève.</p> + +<p>—Je crois vraiment, dit-il, que je me +suis assis devant vous! Excusez-moi.</p> + +<p>Il s'essuya les yeux, cilla les paupières, +comme pour chasser un rêve pénible, et dit, +plus posément:</p> + +<p>—Tout à fait entre nous deux, l'entretien +que nous venons d'avoir?</p> + +<p>—Je vous le promets.</p> + +<p>—Rien à Guillaume?</p> + +<p>—Non.</p> + +<p>—J'inventerai quelque chose, n'est-ce pas? +une affaire, une lettre reçue... Surtout... rien +à Thérèse!</p> + +<p>—Non. Elle ne saura rien de vous, +Robert, que ce qu'elle connaît de bien et de +beau.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_271"> 271</a></span> +Il réfléchit un peu, regarda autour de lui, +comme pour chercher quelque chose, quelqu'un +qui retardât le sacrifice, et, ne trouvant +rien, il ouvrit les bras. Sa sœur s'y +jeta. Il l'embrassa longuement, et, tandis +qu'elle répétait, de sa douce voix maternelle: +«Mon pauvre cher ami, mon pauvre enfant!» +il fit un effort sur lui-même, et dit +tout bas:</p> + +<p>—Demain!</p> + +<p>Madame Maldonne s'échappa, pour ne pas +éclater en sanglots. Mais elle n'avait pas +entendu la porte se refermer derrière elle, +qu'elle perdait courage à son tour, et fondait +en larmes.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_272"> 272</a></span></p> + +<h2>X</h2> + +<p>Robert ne déjeuna, pas aux Pépinières. +Peu d'instants après son entrevue avec sa +sœur, il sortit, et gagna la ville. Il avait +quelques notes à régler et plusieurs objets +à acheter, dont une valise, meuble depuis +longtemps inutile dans la vieille maison. Il +avait surtout besoin de réfléchir, de reprendre +possession de lui-même. Les affaires terminées, +il entra chez une pauvre femme du +faubourg, qu'il secourait, et, au lieu de l'aumône +ordinaire, lui remit tout un mois de +<span class="pagenum"><a id="Page_273"> 273</a></span> +sa retraite d'officier. «Ce sera pour le temps +que durera mon voyage, dit-il, car je pars.» +La femme comprit qu'il ne reviendrait pas, +et le suivit du regard, tant qu'il fut en vue de +la maison, avec cet air de commisération et +d'effroi qu'elles prennent devant un mystère +de souffrance qui passe.</p> + +<p>L'après-midi était très avancée lorsque +M. de Kérédol rentra aux Pépinières, fit +avertir M. Maldonne, et s'enferma avec lui +dans le laboratoire. Une heure plus tard, +le dîner réunissait, comme d'habitude, les +quatre hôtes du logis. Ils entrèrent dans la +salle à manger, les deux hommes encore +animés par la discussion à peine interrompue, +Thérèse et madame Maldonne par +l'autre porte, silencieuses, pâles et gênées. +Thérèse avait appris la nouvelle, d'un mot +de sa mère, il y avait peu de temps, et ses +yeux, rougis par les larmes, disaient assez +son chagrin. Robert partait!</p> + +<p>Pour expliquer ce coup de théâtre, M. de +<span class="pagenum"><a id="Page_274"> 274</a></span> +Kérédol avait inventé un prétexte quelconque, +le plus invraisemblable peut-être +qu'il eût pu trouver: un héritage à recueillir, +une parente lointaine, qui l'avait institué +légataire. Le temps et la présence d'esprit lui +manquaient, pour donner une apparence +ingénieuse à cette fable. Il ne l'avait guère +défendue qu'en la répétant. M. Maldonne, +après avoir d'abord refusé de croire à la +possibilité d'un départ, puis à la réalité du +motif, ne doutait plus de son malheur à +présent, et n'avait guère le cœur à discuter +le reste. Il apercevait les Pépinières désertées, +l'intimité brisée, tant de projets +abandonnés. Oh! dans cette surprise du +chagrin, comme sa vieille amitié avait bien +sonné sous le coup! Comme Robert avait reconnu +l'accent vrai, la tendresse naïve et +dévouée qui l'avaient conquis, bien des années +auparavant, pendant ses campagnes +d'Afrique! S'il s'était injustement exprimé, +sur le compte de cette loyale nature, maintenant, +<span class="pagenum"><a id="Page_275"> 275</a></span> +il reconnaissait son erreur. Il réapprenait, +dans l'épreuve mutuelle de l'adieu, +ce que valait son ami.</p> + +<p>Autour de la table, les quatre convives +se taisaient. A peine des mots échangés avec +cérémonie, comme entre étrangers. Aucun +n'osait ouvrir son âme. Ils veillaient même +sur leurs yeux, pour que toute leur douleur +n'y fût pas.</p> + +<p>M. de Kérédol, par excès de précaution, +par un enfantillage d'esprit qui avait son +côté touchant, avait ouvert près de lui un +carnet. De temps en temps, il y inscrivait +un chiffre, puis il semblait réfléchir et se +plonger dans des calculs difficiles.</p> + +<p>—Qu'est-ce que tu comptes ainsi? demanda +M. Maldonne.</p> + +<p>—Oh! rien, répondit négligemment Robert, +en fermant le carnet. Ce sont des +chiffres en l'air, des hypothèses.</p> + +<p>—Et elle vivait à Clamart, cette dame?</p> + +<p>—Oui, à Clamart.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_276"> 276</a></span> +—Alors, c'est là que tu habiteras?</p> + +<p>—Probablement... je ne puis pas savoir +encore... je verrai.</p> + +<p>M. Maldonne leva les épaules. Dans son +chagrin même, lui, nature optimiste et +sans cesse remontante, il conservait quelque +espérance, celle au moins de retarder le départ +de plusieurs jours, de plusieurs semaines. +Qui sait? En s'y prenant adroitement? +Il laissa donc un peu d'intervalle, +pour retrouver,—autant que cela était possible +en un pareil moment,—un peu de +sa manière ordinaire, qui était engageante +et bonne.</p> + +<p>—Je pense là, dit-il, à notre collection +de tulipes. Nous pourrions, si tu voulais, +la partager demain ou après-demain?</p> + +<p>—La partager? Pourquoi?</p> + +<p>—Mais nous l'avons faite à frais communs, +à peines communes. Tu serais peut-être +bien heureux, à Clamart...</p> + +<p>—Non, mon ami, répondit M. de Kérédol, +<span class="pagenum"><a id="Page_277"> 277</a></span> +en se penchant sur son assiette, je +n'emporterai rien... Tu ne peux te figurer +combien je tiens peu à tout cela maintenant.</p> + +<p>—Il y a aussi le catalogue, reprit M. Maldonne, +le catalogue qui n'est pas achevé. +Nous l'avions commencé ensemble. Te rappelles-tu +les premières séances?</p> + +<p>—Oui.</p> + +<p>—Comme c'était bon! Deux heures par +jour, au musée, tout seuls au milieu des +oiseaux, de notre œuvre presque vivante encore, +levant les ailes, dressant le cou, marchant +autour de nous! Tu les aimais, ces +séances-là!</p> + +<p>—C'est vrai!</p> + +<p>—Eh bien! je crois qu'en deux petites +semaines de collaboration, trois tout au plus, +nous aurions terminé.</p> + +<p>—Impossible, Guillaume, je t'assure.</p> + +<p>Le naturaliste eut un geste d'impatience</p> + +<p>—Tu ne peux pourtant pas nous quitter +demain?</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_278"> 278</a></span> +—Pardon, demain, dit Robert faiblement.</p> + +<p>—Matin?</p> + +<p>—Je ne sais pas encore, mon ami.</p> + +<p>M. Maldonne aurait peut-être insisté. Sa +femme, jusque-là silencieuse, l'interrompit.</p> + +<p>—Il faut le laisser libre, dit-elle. Tu vois +que mon frère a autant de chagrin que nous. +S'il en a décidé ainsi, ce doit être mieux, +j'en suis convaincue.</p> + +<p>Robert la remercia d'un coup d'œil. Et la +conversation s'arrêta. Mais la même pensée +continuait à les occuper tous quatre.</p> + +<p>Thérèse n'avait pas dit un mot. Elle avait +remarqué que M. de Kérédol évitait de la +regarder, et qu'il baissait les yeux, quand +elle levait les siens vers lui. Le dîner achevé, +il annonça qu'il sortait pour une heure ou +deux, s'enveloppa de son manteau à pèlerine, +et prit la porte. Thérèse le suivit. Elle +le rejoignit sous les arbres de l'entrée. M. de +Kérédol ne l'avait pas entendue marcher +derrière lui.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_279"> 279</a></span> +—Parrain?</p> + +<p>Il se détourna, et, sous la lune voilée de +cette nuit d'hiver, il aperçut, tout près, le +visage triste et les yeux suppliants de Thérèse.</p> + +<p>—Parrain, reprit-elle, vous ne partez pas +tout de suite?</p> + +<p>—Non, mon enfant, mais rentrez vite, +vous n'avez pas de châle, rentrez...</p> + +<p>—Peu importe le froid. Il faut bien que +je vous parle, répondit-elle, en s'abritant +derrière une touffe d'arbustes verts, contre +le vent qui soufflait du fond du jardin. Et +je veux vous dire...</p> + +<p>—Quoi donc, Thérèse?</p> + +<p>—Vous savez bien ce que je vous promis +là-bas, sous la tonnelle? Vous vous rappelez?</p> + +<p>—Oh oui! répondit-il, enveloppant de +son regard l'enfant presque confondue avec +les ramures enchevêtrées du bosquet, et +dont il ne voyait guère que la petite tête +inquiète sortant de l'ombre et tendue vers +lui... Oh oui! je me souviens...</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_280"> 280</a></span> +—C'est que, voyez-vous, mon parrain, +M. Claude Revel paraît vouloir m'aimer...</p> + +<p>—Il vous l'a dit?</p> + +<p>—J'en suis sûre, reprit-elle en rougissant. +Vous vous en doutiez?</p> + +<p>—Moi?</p> + +<p>—Oui, vous l'avez deviné, je le sais. J'ai +même pensé que cela pouvait entrer pour +quelque chose,—oh! pardonnez-moi de +vous dire tout ainsi,—dans vos projets, +dans votre départ...</p> + +<p>—Comment pouvez-vous supposer? dit-il +vivement...</p> + +<p>Elle sourit, parce qu'elle avait une idée +aimable dans le cœur.</p> + +<p>—J'aurais dû dire: «dans votre retour», +fit-elle. Je me trompe parce que je +suis un peu émue, mais vous allez voir que +j'ai songé à vous. Voici ce que j'ai décidé. +Si M. Revel me demande, je répondrai: +«A une condition!»</p> + +<p>M. de Kérédol branla lentement la tête.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_281"> 281</a></span> +—Attendez donc! «A une condition, c'est +que rien ne sera changé aux Pépinières, et +que Thérèse continuera d'habiter avec son +père, sa mère et son cher parrain, le colonel.» +Alors, puisque rien ne sera changé +aux Pépinières, une fois vos affaires terminées, +vous serez bien tenté de revenir?</p> + +<p>Elle souriait tout à fait.</p> + +<p>—Et vous savez, ajouta-t-elle, je crois +qu'il acceptera... entre nous, je le crois bien!</p> + +<p>Elle tendit les deux mains vers M. de +Kérédol. Elle s'attendait à le voir sourire +aussi, l'attirer dans ses bras, la serrer sur +son cœur, mais non: il pressa à peine les +doigts de sa nièce, et les laissa retomber +dans l'ombre. Ses traits se ridèrent au passage +d'une émotion douloureuse.</p> + +<p>—Ma petite Thérèse, dit-il, vous avez le +meilleur cœur que j'aie connu... mais cela +ne se pourra pas... j'aurai trop... d'intérêts, +là-bas, pour ne pas rester...</p> + +<p>Et il s'éloigna, épouvanté d'avoir répondu +<span class="pagenum"><a id="Page_282"> 282</a></span> +par cette raison, brutale autant que fausse, +à cette innocente petite qui demeurait là, +stupéfaite, blessée au fond de l'âme que son +oncle pût préférer un intérêt quelconque à +la vie des Pépinières.</p> + +<p>Comme il allait passer le seuil, il se détourna, +et vit Thérèse immobile dans la +lumière vague, au milieu de l'allée.</p> + +<p>—Rentrez, ma Thérèse chérie! dit-il.</p> + +<p>Et sa voix avait toute la pure tendresse +des jours lointains.</p> + +<hr class="tb" /> + +<p>M. de Kérédol fit encore plusieurs courses +en ville, et, sur le tard, passa devant l'hôtel +de Claude Revel. Il s'arrêta, sonna, et remit +entre les mains de Justine un billet ainsi +conçu:</p> + +<div class="blockquote"> +<p>«Monsieur, des affaires importantes et +urgentes m'obligent à partir demain matin. +Je ne sais combien durera mon absence, +peut-être sera-t-elle longue. Je serais heureux +<span class="pagenum"><a id="Page_283"> 283</a></span> +de vous voir, et de vous faire, avec +mes adieux, des recommandations auxquelles +je tiens beaucoup. Je sortirai de la maison +à sept heures précises. Ayez la bonne +grâce de vous trouver sur la route. Ne +sonnez pas, et montrez-vous le moins possible. +Je vous en serai, monsieur, sincèrement +obligé.</p> + +<p class="signature"><span class="smcap">R.</span> »comte de <span class="smcap">KÉRÉDOL</span>.»</p> +</div> + +<p>Puis il revint très lentement aux Pépinières.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_284"> 284</a></span></p> + +<h2>XI</h2> + +<p>Robert voulait éviter, pour les autres et +pour lui-même, la scène inutile de la séparation. +Il n'avait averti ni sa sœur, ni +M. Maldonne, ni Thérèse.</p> + +<p>Levé avant l'aube, le lendemain, il avait, +sans bruit, fait ses préparatifs de départ. Il +n'emportait qu'un peu de linge et quelques +livres, deux ou trois de ces pauvres manuels +fatigués qui lui rappelaient les premières +années de l'enfance. «Le reste, disait-il, +dans une lettre laissée sur la commode, mes +<span class="pagenum"><a id="Page_285"> 285</a></span> +amies, ma bibliothèque, me sera envoyé +plus tard, si je le demande.»</p> + +<p>A tâtons, pour qu'on remarquât moins sa +fuite, il descendit l'escalier, sa valise à la +main, traversa le couloir, et se trouva dehors, +dans la brume d'où l'ombre de la nuit +commençait à se retirer. Si maître qu'il fût +de lui-même, ou plutôt si décidé à ne pas +montrer de faiblesse, il ne put s'empêcher +de se détourner, et de regarder une dernière +fois la chère maison. Elle était close, terne, +comme affaissée dans le sommeil et dans la +nuit. Les feuilles des lierres et quelques +rames sanglantes de vigne vierge pendaient, +lourdes de brouillard. Des gouttes d'eau s'en +échappaient, et tombaient à terre, une à +une, comme des larmes. Personne n'assistait +à ce suprême adieu. Pas un regard pour répondre +à celui qui embrassait douloureusement +toutes ces choses familières. «Cela +vaut mieux ainsi», murmura M. de Kérédol. +Et, redressant sa tête énergique de vieil +<span class="pagenum"><a id="Page_286"> 286</a></span> +officier, retroussant la pointe de ses moustaches +pour se donner un air de bravoure, +il continua rapidement son chemin. La +petite porte découpée dans le grand portail +s'ouvrit, et se referma discrètement. L'exil +était commencé.</p> + +<p>Devant lui, Robert aperçut une forme +humaine, et, supposant bien que c'était +Claude, il s'efforça de se raidir encore, pour +ne pas trop révéler sa souffrance. Mais sa +pâleur, l'espèce d'égarement et d'effarement +de son visage le trahissaient si bien, que le +jeune homme, en le voyant s'approcher, lui +dit:</p> + +<p>—Êtes-vous malade, monsieur?</p> + +<p>—Si ce n'était que cela! répondit M. de +Kérédol. Mais je pars, monsieur, je pars!</p> + +<p>—Votre billet d'hier soir me l'apprenait. +Vous me demandiez de venir. Me +voici.</p> + +<p>—Oui, répondit M. Robert en lui tendant +la main, je vous remercie... Ayez la bonté +<span class="pagenum"><a id="Page_287"> 287</a></span> +de m'accompagner. Je vous expliquerai... +mais, pas ici...</p> + +<p>—Volontiers, monsieur. Vous n'avez personne +pour porter votre valise?</p> + +<p>—Plus bas, je vous prie, je ne veux pas +qu'on se doute... non, monsieur, je n'ai +personne.</p> + +<p>—Alors, permettez-moi de vous aider, dit +Claude.</p> + +<p>Il prit une des poignées de la valise, et +tous deux, s'écartant un peu l'un de l'autre +pour partager le poids, se mirent en route. +M. de Kérédol marchait d'un pas mal assuré, +du côté que longeait le mur, la tête à demi +tournée vers les branches, qui appuyaient +leurs dentelures mouillées parmi les mousses +poilues et les pariétaires. Après quelques +mètres, il s'arrêta.</p> + +<p>—Écoutez! dit-il.</p> + +<p>Dans la langueur froide du matin, un +petit sifflement très doux s'élevait près d'eux.</p> + +<p>—C'est un rouge-gorge, dit Claude.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_288"> 288</a></span> +—Vous le voyez?</p> + +<p>—Il est là, sur l'arête du mur.</p> + +<p>—Je le connais, répondit M. Robert; il +nous suivait souvent...</p> + +<p>Il y avait, dans ce pluriel, une pensée si +triste, que M. de Kérédol continua sa route, +les yeux baissés.</p> + +<p>Un peu plus loin, il demanda:</p> + +<p>—Suit-il encore?</p> + +<p>—Oui, le voilà qui sautille de branche +en branche.</p> + +<p>—C'est le seul qui soit venu! murmura +M. de Kérédol.</p> + +<p>Quand il eut dépassé la limite du domaine, +son pas devint plus ferme et plus +rapide. Robert se hâtait, poussé, sur ce +chemin de l'exil, par ses engagements de la +veille, et par sa propre faiblesse, qu'il ne +sentait que trop disposée à une défaite. Il y +avait encore une lutte dans son âme. Claude +en devinait quelque chose, et respectait le +silence de son compagnon. La brume, +<span class="pagenum"><a id="Page_289"> 289</a></span> +chassée par le vent, laissait tomber maintenant +des rayées de soleil, çà et là. Devant +eux, les cabarets de la banlieue s'ouvraient, +guettant les maraîchers. Des voix d'enfants, +s'échappant par les fenêtres, se mêlaient au +roulement des carrioles. Entre les deux +voyageurs, la valise se balançait d'un mouvement +régulier.</p> + +<p>Au moment où ils allaient entrer dans la +ville:</p> + +<p>—Monsieur Claude, dit M. de Kérédol +en se détournant pour regarder par-dessus +son épaule, j'ai les yeux si mauvais, ce matin, +que je distingue à peine ma route... voyez-vous +encore la maison?</p> + +<p>—Grosse comme une fève blanche.</p> + +<p>Robert soupira profondément.</p> + +<p>—Toute la joie de ma vie est derrière +moi! dit-il.</p> + +<p>Et il ajouta, sans transition apparente:</p> + +<p>—Voulez-vous bien oublier ma vivacité +d'hier, monsieur?</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_290"> 290</a></span> +—C'est déjà fait, répondit Claude.</p> + +<p>—Vous avez pu voir en moi un adversaire, +reprit M. de Kérédol... J'aurai du +moins le bonheur de ne vous avoir pas nui... +je m'éloigne...</p> + +<p>—Je suis convaincu, dit le jeune homme, +qu'en tout cas votre opposition n'eût pas +duré!</p> + +<p>—Vous avez raison, répondit gravement +M. de Kérédol.</p> + +<p>Ils s'engagèrent dans les rues, de plus en +plus peuplées, où les boutiques, les fenêtres, +les cours d'auberges s'éveillaient. Le vieil +officier ne faisait nulle attention à cette vie +renaissante du faubourg qui, tant de fois, +avait amusé son oisiveté. Des vendeuses de +lait qu'il connaissait, belles filles aux joues +fraîches des bords de la Loire, penchant +leurs pots de fer-blanc d'où coulait un flot +mousseux dans les plats des ménagères, lui +faisaient un signe d'amitié qu'il ne remarquait +point. Derrière leur étal, des marchands +<span class="pagenum"><a id="Page_291"> 291</a></span> +auxquels il causait volontiers, en +flânant, le considéraient avec étonnement, et +le suivaient des yeux. Plusieurs saluèrent, +auxquels il ne répondit pas. Le sifflet des +locomotives en manœuvre, dans les tranchées, +là-bas, parut seul le tirer de la torpeur +où il était plongé. M. Robert tressaillit, +et retomba dans son rêve. Il semblait avoir +tout oublié du monde réel qu'il traversait, +tout, jusqu'à la présence de ce jeune homme +un peu intimidé, hésitant devant cette douleur +muette, et qui se demandait: «Quelles +recommandations avait-il donc à me faire? +Il ne me dit plus rien.»</p> + +<p>Tous deux arrivèrent à la gare, et déposèrent +la valise à terre, au milieu de la salle +d'entrée, presque déserte. Jusque-là, M. de +Kérédol s'était fait violence pour ne pas +pleurer; mais, voyant que tout était fini, +que la dernière minute allait sonner, que, +désormais, rien n'arrêterait son départ, tout +à coup, il attira Claude contre sa poitrine, +<span class="pagenum"><a id="Page_292"> 292</a></span> +et, sanglotant, penché sur l'épaule du jeune +homme et le serrant à l'étouffer:</p> + +<p>—Mon enfant! mon enfant! aimez-la +bien... aimez-la follement.... moi aussi, je +vous la donne!</p> + +<p>Puis, avant que Claude, stupéfait, eût pu +répondre, il s'écarta de lui. Son visage avait +une expression de prière et de tendresse inquiète.</p> + +<p>—Je vous en supplie, dit-il en joignant +les mains, faites attention, le soir... qu'elle +soit bien couverte... elle est délicate... moi, +j'avais souvent un châle pour elle... oh! dites, +quand elle sort aussi, le matin, de bonne +heure... elle est imprudente... chère, chère +petite Thérèse!...</p> + +<p>Il regarda, par la haute baie vitrée, du +côté où se trouvaient les Pépinières.</p> + +<p>—Je vous remercie d'être venu, ajouta-t-il +plus posément... Dites-leur adieu pour +moi... Allez... je n'en puis plus guère, voyez-vous!... +allez, mon ami; merci!...</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_293"> 293</a></span> +Claude, très ému, sachant bien que les +mots n'ont plus de sens devant certaines +douleurs, ne répondit rien, et le quitta. +Plusieurs fois il se détourna, et l'aperçut, immobile +à la même place, le front caché dans +les mains, tandis que les hommes d'équipe +enlevaient la valise, et interrogeaient inutilement: +«Où allez-vous?»</p> + +<p>Quand Claude eut disparu, M. de Kérédol +reprit sur lui-même le plein empire qu'il +avait d'habitude, et, entendant pour la première +fois la question que l'employé lui posait +pour la dixième peut-être, dit, de son +air de commandement:</p> + +<p>—Où je vais? mais je n'en sais rien encore. +Attendez-moi!</p> + +<p>Il s'approcha de la bibliothèque, au fond +de la salle, et chercha un annuaire militaire.</p> + +<p>Il en découvrit un, l'ouvrit, parcourut +rapidement une première page.</p> + +<p>—Mon ancien régiment, murmura-t-il à +demi-voix, sans s'occuper des passants qui +<span class="pagenum"><a id="Page_294"> 294</a></span> +l'observaient... 2<sup>e</sup> chasseurs... colonel? inconnu +de moi... lieutenant-colonel? commandants? +tous inconnus... plus personne, plus +de famille du tout, mon pauvre Robert!...</p> + +<p>Il tourna la page.</p> + +<p>—1<sup>er</sup> chasseurs... ah! commandant de +Bernier, en voilà un... nous nous sommes +connus... beaucoup même, c'était presque +un ami... autant là qu'ailleurs!</p> + +<p>Il ferma rapidement le livre, le replaça +dans le rayon, traversa la salle, et, se baissant +vers le guichet:</p> + +<p>—Première, Alger.</p> + +<p>—Nous ne délivrons pas de billet direct +pour Alger, monsieur.</p> + +<p>—Province! dit M. de Kérédol, comme +si, déjà, les dix-huit années de séjour dans +cette ville s'étaient effacées pour lui.</p> + +<p>Et, se penchant de nouveau:</p> + +<p>—Alors, première Paris. J'irai en deux +étapes.</p> + +<hr class="tb" /> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_295"> 295</a></span></p> + +<h2>XII</h2> + +<p>Quelques mois plus tard, au commencement +du printemps, Claude et Thérèse +étaient fiancés. Ce fut, pour les hôtes des +Pépinières, éprouvés par le brusque départ +de M. de Kérédol, comme une résurrection. +Toutes les tendresses auxquelles Robert +avait dû se dérober se renouèrent autour de +Claude, et plus encore. M. Maldonne déclara +qu'il retrouvait dans le jeune homme beaucoup +des qualités artistes de son ancien +ami; madame Maldonne l'adopta comme un +<span class="pagenum"><a id="Page_296"> 296</a></span> +fils; Thérèse l'aima. Les allées, au-dessus +desquelles commençait à s'étendre la verdure +étoilée des premières feuilles, revirent +bien des fois la scène qu'elles avaient déjà +vue. Les deux fiancés s'y promenèrent, +éprouvant à s'interroger, à se connaître de +mieux en mieux, une joie qui se renouvelait, +une série de surprises heureuses. Le +moindre goût commun, une idée pareille, +une petite joie partagée leur semblaient des +trésors. Ils ne se disaient que des choses +très simples, avec des mots qui n'étaient pas +différents de ceux dont ils usaient avec tout +le monde: et cependant, il leur venait un +ravissement de s'écouter l'un l'autre. Quand +ils parlaient d'avenir,—et c'était bien souvent,—Thérèse +se sentait remuée, tremblante +d'une crainte exquise. Elle aurait +voulu marcher les yeux clos, mais marcher +encore plus vite vers ce lendemain inconnu.</p> + +<p>Ils s'aimaient.</p> + +<p>Une après-midi d'avril, ils causaient dans +<span class="pagenum"><a id="Page_297"> 297</a></span> +le salon des Pépinières, près de la fenêtre. +Claude avait repris ce sujet, qu'ils n'arrivaient +pas à épuiser, de leur première entrevue, +de l'impression qu'il en avait emportée, +des songeries ensuite. Dans le fond +de l'appartement, madame Maldonne travaillait, +distraite. Thérèse écoutait. Ses yeux +erraient sur la verdure pâle du jardin, que +le soleil échauffait et déroulait de toutes parts. +Un moment, elle laissa tomber la causerie. +Puis elle dit, regardant Claude:</p> + +<p>—Voulez-vous venir avec moi?</p> + +<p>—N'importe où.</p> + +<p>—Une promenade un peu triste?</p> + +<p>—Si vous en êtes, elle ne le sera pas.</p> + +<p>—Nous la devons, oui, nous la lui devons +bien.</p> + +<p>—De qui parlez-vous, Thérèse?</p> + +<p>—Vous verrez! Mère, vous acceptez?</p> + +<p>Pour toute réponse, madame Maldonne se +leva, et alla prendre son chapeau. Où allait-elle? +Peu lui importait. Elle accueillait +<span class="pagenum"><a id="Page_298"> 298</a></span> +comme une grâce toute occasion de suivre +et de sentir encore à ses côtés l'enfant qu'elle +allait perdre. L'adieu pleurait en elle, goutte +à goutte et toujours. Mais elle n'en disait +rien: ce sont là de ces chagrins qu'on doit +taire, parce qu'ils viennent du bonheur des +autres. Elle se leva donc, et tous trois sortirent +de l'enclos, dans la direction de la ville.</p> + +<p>A mi-chemin, ils s'enfoncèrent dans un +sentier de banlieue qu'emplissait la senteur +chaude des primevères. Thérèse avait son +but, qu'elle n'avouait pas encore. Elle était +moins expansive et moins rayonnante que +de coutume. Madame Maldonne enveloppait +ses deux enfants d'un regard attendri, contente +d'avoir sa place et de jeter son mot +dans la conversation tranquille et lente qui +s'échangeait entre eux.</p> + +<p>Brusquement, à un détour, de longs murs +se dressèrent, avec des sapins et des ifs pointant +par-dessus.</p> + +<p>—Je comprends, dit Claude en remerciant +<span class="pagenum"><a id="Page_299"> 299</a></span> +Thérèse du regard, c'est une jolie +pensée.</p> + +<p>Ils se turent en pénétrant dans le cimetière. +Le même songe sans doute de la fragilité +de leur joie, le même frisson tomba +pour elle et pour lui, qui s'aimaient, des +arbres noirs témoins de tant de larmes. +Thérèse et Claude se séparèrent l'un de +l'autre, et Thérèse, par un dernier instinct +d'enfant effrayée, pour traverser l'avenue +encore molle et marquée de traces de roues, +chercha le bras de sa mère.</p> + +<p>Où est la tombe du petit Jean? Là, assurément, +dans ce massif immense de croix +blanches ou noires, presque toutes égales, +pressées les unes contre les autres. Il y a, +sur les tertres verts, plus ou moins affaissés +selon la date, tout le naïf étalage des tendresses +misérables, poignées de fleurs, rosiers, +lierre taillé, clématites piquées dans un +vase de verre bleu apporté des mansardes, +couronnes grosses comme le poing et qui +<span class="pagenum"><a id="Page_300"> 300</a></span> +durent peu. A quoi bon durer? Les pauvres, +sous la terre comme dessus, logent au mois. +Tout cela sera bouleversé, détruit, remplacé +bientôt. Où donc est la tombe du petit Jean?</p> + +<p>La voici. Thérèse l'a découverte. «A Jean +Malestroit, onze ans, trois mois, huit jours, +ses parents inconsolables.» Au pied de la +latte de bois peinte, sont trois jacinthes en +ligne et un brin de chrysanthème, qui doit +venir de l'unique gerbe arrosée par la mère, +là-bas, près du pigeonnier. La jeune fille +s'est agenouillée dans l'étroite allée, Claude +à côté d'elle, madame Maldonne un peu plus +loin. Il leur semble à tous revoir la figure +éveillée de l'écolier, et ses cheveux roux que +le soleil, à cette heure, eût fait étincelants. +Et Thérèse, après avoir prié tout bas, s'est +mise à dire à demi-voix, tournée vers Claude, +tout émue et sérieuse: «O notre petit Jean, +enfant qui nous a réunis, je t'aimais bien +quand j'étais seulement ta marraine. A présent, +je ne pourrai plus penser au début de +<span class="pagenum"><a id="Page_301"> 301</a></span> +cette vie nouvelle où j'entre, sans me souvenir +que tu en as été l'occasion douloureuse. +O petit Jean, maintenant dans la +puissance et dans la joie, parmi les anges +de Dieu, veille sur nous, protège-nous!»</p> + +<p>—Amen! répondit Claude.</p> + +<p>Ils se relevèrent ensemble, et ils se sourirent. +Étrange succession que nous sommes +d'impressions qui se heurtent et se chassent +comme des nuées! Déjà ils ne pensaient plus +au petit marchand d'ombre. Un souffle avait +passé. L'enchantement de la vie les avait +ressaisis. Ils s'éloignèrent, sans même jeter +un dernier coup d'œil derrière eux, et regagnèrent +côte à côte, pressant le pas, uniquement +occupés de leur amour, la campagne +ouverte et pleine de soleil.</p> + +<p>Étaient-ce bien les mêmes sentiers? En +quelques minutes, tout avait changé d'aspect. +Le jour s'était fait plus pur et plus +beau. Par-dessus les haies d'aubépine qu'ils +longeaient, le front levé, les yeux en joie, +<span class="pagenum"><a id="Page_302"> 302</a></span> +ils regardaient l'azur pâle, ils se regardaient +ensuite, et trouvaient de quoi se sourire +encore. Une même chanson divine leur +chantait dans l'âme. Ils l'entendaient en +eux-mêmes, ils la devinaient dans le cœur +de l'autre. Les alouettes dans les blés clairs, +les alouettes toutes folles aussi, s'envolaient +en secouant leurs ailes, et saluaient l'heure +unique, l'heure où toutes les espérances se +lèvent, pour garder le nid qu'on va bâtir. +Des paysans, çà et là, s'arrêtaient de bêcher. +Quelque chose leur disait que le bonheur +passait. Puis, après une pause, égayés ou +jaloux, ils se courbaient de nouveau. Et les +fiancés continuaient leur route, triomphants, +enviés, rois du chemin, et le sachant.</p> + +<p>Derrière eux, la mère venait, oubliée. +Mais elle jouissait d'avoir donné le jour à +cette créature heureuse qui marchait devant +elle. Elle se souvenait. A voir l'expression +de son visage, on pensait à ces premières +fleurs d'une grappe, à demi fermées, penchées, +<span class="pagenum"><a id="Page_303"> 303</a></span> +comme une image prophétique, au-dessus +des jeunes qui éclatent.</p> + +<p>Les Pépinières s'ouvrirent bientôt devant +eux. Ils entrèrent. Quelqu'un les attendait +avec impatience. C'était M. Maldonne, qui +faisait, pour la vingtième fois, le trajet du +portail à la maison.</p> + +<p>—Vite! vite! cria-t-il: il est arrivé une +surprise pendant votre absence!</p> + +<p>Thérèse, Claude et madame Maldonne se +hâtèrent, moins curieux de la nouvelle que +désireux de plaire au vieux maître des +Pépinières. Celui-ci les emmena près de la +serre, où, sur une table de jardin, il avait +fait poser un mannequin d'osier.</p> + +<p>—Voici l'objet, dit-il. Il est adressé à +M. Claude Revel, aux Pépinières.</p> + +<p>—Est-ce possible? fit Thérèse en riant. +Vous voyez, Claude, on nous croit mariés. +C'est peut-être un présent?</p> + +<p>—D'où vient-il? demanda Claude.</p> + +<p>—Ma foi, dit M. Maldonne, bien fin qui +<span class="pagenum"><a id="Page_304"> 304</a></span> +le devinera: toutes les étiquettes sont tombées +dans le voyage.</p> + +<p>Thérèse, qui s'était penchée, saisit quelques +brins d'herbes, entre deux mailles de +l'osier, et dit, en devenant toute rose d'émotion:</p> + +<p>—Cela vient d'Afrique. Voici de l'alfa.</p> + +<p>Une même pensée, à ce nom qui évoquait +tant de souvenirs, assombrit le petit cercle +rangé autour de la table.</p> + +<p>—Puisque cela m'est adressé, dit Claude, +c'est à vous d'ouvrir, Thérèse.</p> + +<p>Légèrement, en trois coups de canif, Thérèse +brisa les liens qui attachaient le couvercle, +et le souleva. Elle écarta de la main +une jonchée d'herbes sèches. Des plumes +apparurent, des plumes couleur de ciel.</p> + +<p>—La sarcelle bleue! s'écria M. Maldonne. +Et splendide! Et intacte!</p> + +<p>Il tenait déjà l'oiseau par le bec, et le +considérait en le retournant au soleil. De +dessous l'aile, un papier plié tomba.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_305"> 305</a></span> +—Un billet! dit Claude, en se baissant.</p> + +<p>Il n'y avait qu'une seule ligne. Claude la +parcourut, et puis, tandis qu'ils l'observaient +tous, bien émus, il lut à haute voix:</p> + +<p class="blockquote">«Tuée par le comte de Kérédol, au bord +du Chot-el-Beïda.»</p> + +<p class="end">FIN</p> + +<p class="end">ÉMILE COLIN—IMPRIMERIE DE LAGNY</p> + + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of La Sarcelle Bleue, by René Bazin + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA SARCELLE BLEUE *** + +***** This file should be named 44236-h.htm or 44236-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/4/4/2/3/44236/ + +Produced by Clarity, Hélène de Mink, and the Online +Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This +file was produced from images generously made available +by The Internet Archive/Canadian Libraries) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the +trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone +providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance +with this agreement, and any volunteers associated with the production, +promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, +harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, +that arise directly or indirectly from any of the following which you do +or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm +work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any +Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. + + +Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm + +Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of +electronic works in formats readable by the widest variety of computers +including obsolete, old, middle-aged and new computers. 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Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm +concept of a library of electronic works that could be freely shared +with anyone. For forty years, he produced and distributed Project +Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. + +Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. +unless a copyright notice is included. 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