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authorRoger Frank <rfrank@pglaf.org>2025-10-14 18:37:39 -0700
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+*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 44236 ***
+
+Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le
+typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée
+et n'a pas été harmonisée.
+
+
+
+
+ LA
+ SARCELLE BLEUE
+
+
+
+
+ CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
+ DU MÊME AUTEUR
+ Format grand in-18
+
+
+ A L'AVENTURE (croquis italiens) 1 vol.
+ HUMBLE AMOUR 1 --
+ LES ITALIENS D'AUJOURD'HUI 1 --
+ MADAME CORENTINE 1 --
+ LES NOELLET 1 --
+ MA TANTE GIRON 1 --
+ SICILE (_Ouvrage couronné par l'Académie
+ française_) 1 --
+ UNE TACHE D'ENCRE (_Ouvrage couronné par l'Académie
+ française_) 1 --
+
+
+Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays y
+compris la Suède et la Norvège.
+
+
+ÉMILE COLIN--IMPRIMERIE DE LAGNY
+
+
+
+
+ RENÉ BAZIN
+
+ LA
+
+ SARCELLE BLEUE
+
+ CINQUIÈME ÉDITION
+
+ [Illustration]
+
+ PARIS
+
+ CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
+
+ ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES
+
+ 3, RUE AUBER, 3
+
+ 1895
+
+
+
+
+LA
+
+SARCELLE BLEUE
+
+
+
+
+I
+
+
+--Comment s'appelle-t-elle, votre histoire?
+
+--L'histoire de la marquise Gisèle.
+
+--Un joli nom, observa Thérèse. Savez-vous, mon parrain, que vous ne
+m'avez pas encore fait compliment de mon dessus de clavier? Regardez:
+tout au passé, vieux rose et vieil or sur fond blanc. Est-ce joli?
+
+--Ce sera surtout inutile.
+
+--Oh! inutile! dit Thérèse, en penchant sa tête blonde sous le rayon
+de la lampe, pour nouer un brin de soie derrière la bande de drap. Et
+quand ce serait? Je fais assez de choses utiles, ici, monsieur mon
+oncle et parrain, pour avoir le droit de broder le soir un tapis de
+piano.
+
+--On dirait une robe de cour!
+
+--Eh bien?
+
+--Pour un logis comme les Pépinières, Thérèse!
+
+--Justement, c'est ce qui me plaît, à moi: des dessins qui courent
+bien, des couleurs, de la soie, de la laine fine. Riez, si vous
+voulez: cela repose les doigts, les yeux, le cœur. N'est-ce pas,
+mère?
+
+En face, de l'autre côté du guéridon, une femme encore jeune, vêtue
+d'une robe foncée à gilet mauve, leva la tête, en laissant retomber
+posément ses deux mains qui tenaient une dentelle au crochet. Ses yeux
+bruns très calmes, l'ovale plein de ses joues, la bouche mince et un
+peu longue, la ligne noble des épaules, attestaient en elle une race
+affinée. A droite, un petit homme tout blanc et tout nerveux, ridé,
+l'œil gris, les cheveux foisonnants autour d'une calotte de velours,
+la barbe divisée en deux pointes, comme une queue d'hirondelle, se
+redressa à demi dans le fauteuil où il sommeillait.
+
+Elle et lui sourirent du même air de ravissement, en regardant
+Thérèse, et la mère dit:
+
+--Oui, ma mignonne.
+
+--Ce sera charmant, ajouta le père; surtout l'oiseau de paradis. Mais
+il faudra un peu arrondir les ailes.
+
+--Comme ceci, n'est-ce pas? demanda Thérèse, en dessinant, du bout de
+son petit doigt, une ligne idéale sur la bande brodée.
+
+M. Maldonne ferma les paupières, en signe d'assentiment, et se
+renversa doucement en arrière, sans cesser de sourire.
+
+--Alors, Thérèse, vous ne m'écoutez pas? dit Robert. Vous ne voulez
+pas que je raconte...
+
+--Mais si! mais si! répondit la jeune fille, en se posant bien droite
+sur sa chaise et saisissant son aiguille. Je vous écoute avec
+recueillement. Mais dites-moi d'abord quel âge elle avait, votre
+marquise Gisèle? Seize ans? Dix-sept ans comme moi?
+
+--Elle était mariée.
+
+Thérèse eut une petite moue qui seyait bien à son visage très jeune.
+
+--C'est moins intéressant, fit-elle.
+
+--Vous trouvez? reprit Robert. Il y avait si peu de temps qu'elle
+était mariée, deux ans à peine, et elle aimait son mari. C'était
+autrefois, Thérèse, quand il existait beaucoup de grandes forêts avec
+peu de routes au travers. Le marquis fut obligé de partir pour la
+guerre, et, en partant, il dit à sa femme: «Vous aurez sans doute à
+repousser les attaques de nos ennemis. Je sais qu'ils ont juré de vous
+enlever par la force. Mais les murailles sont solides. Je vous laisse
+de bons hommes d'armes, et j'ai confiance en vous. Au revoir, ma
+petite Gisèle!» «Au revoir!» répondit la dame, et le seigneur
+s'éloigna.
+
+--Les seigneurs de ce temps-là, interrompit Thérèse, c'était comme les
+officiers de marine, toujours en route. Mon amie Henriette, qui a
+épousé un lieutenant de vaisseau...
+
+Elle s'arrêta devant le mouvement d'impatience de Robert.
+
+--Je vous fâche, murmura-t-elle. Tenez, je ne dirai plus rien,
+absolument rien. Je vous le promets!
+
+--Vous saurez donc, Thérèse, que le marquis ne s'était pas trompé. Le
+château fut assiégé. Tout le monde fit son devoir. Mais, avec le
+temps, la famine arriva. Bientôt, il n'y eut plus qu'un peu de farine
+de seigle pour la garnison et un peu de froment, dont on faisait
+chaque jour un pain pour la châtelaine. Les bœufs, les moutons, les
+chevaux même avaient été mangés. Un seul vivait encore, la jument de
+la marquise Gisèle, une haquenée grise, rapide et pommelée comme un
+nuage. Pour la nourrir, l'écuyer, qui savait combien sa maîtresse la
+chérissait, trompait la surveillance de l'ennemi, et descendait la
+nuit dans les fossés, cueillant lui-même des herbes, des roseaux, des
+feuilles d'arbres qu'il rapportait sur ses bras couverts de peau de
+daim, ou bien il faisait couper les plantes parasites qui poussent aux
+fentes des pierres, les mousses, les pariétaires, le fumeterre à fleur
+rose, dont le donjon avait une couronne, en temps de paix. Malgré tant
+de prévenances, la pauvre bête maigrissait à vue d'œil. «Sire écuyer,
+disait la marquise, mieux vaudrait la tuer comme les autres et la
+partager entre mes hommes d'armes? Car je sens bien que je n'irai plus
+avec elle, mon oiseau sur le poing, chasser les hérons et les perdrix
+de mon seigneur. Lui et moi, plus jamais nous ne sortirons ensemble
+par la porte qui ouvre sur la forêt.» Mais l'écuyer la rassurait, et
+refusait de tuer la haquenée..
+
+Robert, qui levait volontiers les yeux au plafond, lorsqu'il
+racontait, les abaissa en ce moment vers Thérèse. L'immobilité et le
+silence de sa filleule l'étonnaient. Il remarqua que la bande de drap
+était à moitié échappée aux mains de la jeune fille. Une des
+extrémités avait roulé à terre. L'autre n'était maintenue sur les
+genoux de Thérèse que par trois doigts roses qui n'avaient plus guère
+conscience de leur rôle. La jolie tête blonde commençait à fléchir
+vers l'épaule, et rencontrait déjà le rayon d'or de la lampe.
+
+Robert était susceptible. Mais il y avait une créature au monde qu'il
+aimait mieux que lui-même. C'était l'enfant qui ne l'écoutait plus.
+Après une pause, si légère, que ni le père ni la mère, dont la pelote
+de fil en se déroulant faisait un bruit de souris, ne s'en aperçurent,
+il reprit, d'une voix plus basse, un peu chantante et berceuse à
+dessein:
+
+--Un jour enfin, triste, l'écuyer se présenta devant la châtelaine, et
+lui annonça qu'il n'y avait plus de vivres, que les plus vaillants de
+la garnison étaient morts ou blessés, et qu'il fallait se rendre.
+Alors...
+
+Un petit soupir, le soulèvement léger d'un cœur que le songe habite,
+avertit Robert du succès de son histoire. La tête de la jeune fille,
+tout inclinée à gauche, était à moitié dans la lumière et à moitié
+dans l'ombre.
+
+--Alors, dit Robert en haussant la voix, il arriva que Thérèse
+Maldonne s'endormit, en écoutant l'histoire de son parrain!
+
+Elle se redressa vivement, et, souriante, avant même de pouvoir ouvrir
+les yeux:
+
+--Oh! pardon, fit-elle. Je crois que je dormais! C'était pourtant bien
+joli, les pariétaires, les mousses, le fumeterre du donjon!
+
+--Il y a longtemps que nous n'en étions plus là, ma pauvre Thérèse!
+
+--Tu meurs de sommeil, dit madame Maldonne, sur le visage de laquelle,
+à la moindre alerte, une ombre d'inquiétude maternelle passait.--J'ai
+peur que tu ne te sois fatiguée, tantôt, avec cette treille...
+
+Thérèse fixa les yeux sur ceux de Robert pour y lire son pardon, qui
+s'y trouvait, d'ailleurs.
+
+--C'est fini, dit-elle en passant la main sur ses paupières.
+
+--Non, répondit Robert. Allez recommencer là-haut. Les enfants doivent
+se coucher de bonne heure.
+
+--Et l'histoire de Gisèle, nous la finirons demain, alors?
+
+--Ou jamais, murmura-t-il avec un peu d'amertume.
+
+--A propos, reprit Thérèse, sans l'avoir entendu, que faisons-nous
+demain?
+
+--Comme tous les jours: ce que vous voudrez.
+
+--Non, dit-elle gentiment, ce que vous désirez, vous.
+
+--Eh bien, une promenade au bois de Laurette? Il y a si longtemps que
+nous n'y sommes allés!
+
+--Je veux bien. Tenez, je mettrai le chapeau à coquelicots que vous
+aimez.
+
+--C'est cela.
+
+--Pour vous, parrain, rien que pour vous! Car il n'y a que des
+loriots, là-bas.
+
+Robert sourit un peu tristement. Elle s'était baissée pour ramasser la
+bande tombée sur le parquet, puis elle s'était redressée, debout,
+épanouie, retenant de ses deux bras allongés l'étoffe qui barrait sa
+jupe. Ses doigts se mêlaient aux lames luisantes de la broderie.
+
+--Savez-vous, Thérèse, dit-il, que le jeune rose ne fait pas mal du
+tout sur le vieux rose?
+
+--Toujours complimenteur! répondit la jeune fille.
+
+Elle lui tendit la main, embrassa son père, sa mère, et, glissant vers
+la porte avec un bruissement de bottines qui craquent et de rubans qui
+volent, elle disparut.
+
+Tous trois la suivirent des yeux. Elle était toute leur joie. Mais
+déjà M. et madame Maldonne s'étaient retournés vers la lampe, et
+remuaient leurs fauteuils en les rapprochant l'un de l'autre, comme il
+arrive, par instinct, dès qu'une réunion s'émiette, et Robert fixait
+encore la porte par où Thérèse s'en était allée. Devant son regard
+immobile une vision passait, de celles qui troublent le cœur. Et
+cependant il n'était pas, à proprement parler, un rêveur, et sa
+physionomie révélait plutôt une nature énergique, douée pour l'action.
+Il avait toute l'apparence, le geste, l'allure d'un officier de
+cavalerie qui commence à perdre de sa sveltesse première: sur ses
+épaules un peu épaisses, la tête fine et bien plantée, faite pour le
+casque; les cheveux bruns, coupés en brosse, à peine grisonnants aux
+tempes; le nez droit, les joues plates, la moustache courte et la
+barbiche en pointe. L'œil était bleu sombre, ferme, intelligent, le
+sourire discret et nuancé. Ses vêtements indiquaient un goût
+d'élégance légèrement trahi par la fortune: une jaquette luisante çà
+et là, un gilet blanc, et, sous un pantalon large, des bottes vernies
+qui faisaient valoir le pied nerveux d'un marcheur.
+
+L'élégance relative de Robert ressortait d'autant mieux que rien
+autour de lui, ni la robe très simple de madame Maldonne, ni le
+complet de toile blanche de son mari, ni dans l'ameublement du salon
+qui servait aussi de salle à manger, ne prêtait à la même remarque. Le
+papier, à grands ramages, datait des premiers temps de l'invention;
+les fauteuils de cuir brun, montés sur bois d'acajou, ne relevaient
+d'aucun style, et l'unique ornementation, assez singulière, il est
+vrai, consistait en oiseaux empaillés, disposés le long des murs et
+sur la cheminée.
+
+M. Maldonne, dont le départ de Thérèse avait secoué l'esprit, se
+pencha vers sa femme, et, prenant le peloton où elle venait de piquer
+le crochet d'ivoire, le posa sur le guéridon. Madame Maldonne frotta
+l'une contre l'autre ses mains effilées et lasses d'avoir travaillé.
+
+--Elle est un peu rouge, ce soir, dit-elle à demi-voix.
+
+--Je trouve aussi, répondit M. Maldonne: qu'a-t-elle donc fait?
+
+--Des folies. Figure-toi qu'elle s'est mise en plein midi à épamprer
+une treille de chasselas!
+
+--En juillet! Et par cette chaleur!
+
+--Prétendant qu'elle connaissait le pied de vigne, qu'elle aurait
+ainsi des primeurs... Et elle n'avait pas de chapeau!
+
+--Pas de chapeau! répéta M. Maldonne en levant les yeux d'un air de
+stupéfaction et de mécontentement.
+
+Puis, sur son visage mobile, éclairé par la lampe, cette première
+impression s'effaça. Quelque chose d'attendri, une joie inopinément
+éclose, presque une larme heureuse y parut. Il regarda sa femme, et
+dit:
+
+--Est-elle enfant encore, notre Thérèse!
+
+Madame Maldonne, les cils baissés, cambrant sa taille mince, savourait
+à sa manière, plus froide, plus retenue, la même impression
+secrètement égoïste. Un sourire infiniment léger, très doux aussi,
+relevait le coin de sa bouche.
+
+--Oh! oui, répondit-elle, bien enfant, Dieu merci! Tout à l'heure elle
+dormait pour tout de bon, la tête sur l'épaule, comme aux premières
+veillées, quand elle avait douze ans. Chère petite! Elle a bien le
+temps de grandir et de devenir jeune fille. N'est-ce pas, Robert?
+
+Tiré du songe qui le tenait, Robert détourna vers ses hôtes son regard
+où de tout autres pensées, assurément, flottaient encore.
+
+--Es-tu silencieux! reprit M. Maldonne. Nous disions que Thérèse était
+une vraie enfant. Est-ce ton avis?
+
+--Hélas!
+
+--Tu trouves?
+
+--Je trouve tout le contraire, mon pauvre ami. C'est une jeune fille.
+Et je le déplore!
+
+--Allons donc! Ni Geneviève, ni moi...
+
+--Non, vous ne le voyez pas, vous autres, mais je vous le dis, moi,
+elle se transforme, elle grandit, elle est déjà toute grande!
+
+--Et la preuve?
+
+--Elle dort à mes histoires!
+
+--C'est qu'elle était lasse.
+
+--Du tout, car elle ne faisait que bavarder et rire tout à l'heure.
+
+--Alors, c'est que tes histoires sont ennuyeuses.
+
+--Non, puisqu'elles l'ont amusée, quand elle était enfant. Mes
+histoires sont restées les mêmes, Guillaume, et c'est Thérèse qui a
+changé.
+
+M. Maldonne leva les épaules, en signe d'incrédulité.
+
+--Je vous prie de m'excuser, Geneviève, ajouta Robert, si je me retire
+un peu tôt. Je ne sais pas si c'est le soleil, mais je me sens la tête
+un peu lourde.
+
+--Comme vous voudrez, mon cher.
+
+--Je l'aurais parié! s'écria M. Maldonne en riant. Quand Thérèse n'est
+plus là, sous un prétexte ou sous un autre, Robert trouve moyen de
+nous fausser compagnie.
+
+--Je t'assure, Guillaume...
+
+--Va! va! mon ami, le premier article de notre règlement de vie, aux
+Pépinières, c'est la liberté, n'est-ce pas? Uses-en comme il te
+conviendra. Seulement, dis-moi, quand reprendrons-nous le catalogue?
+Demain?
+
+Robert fit un geste évasif, indiquant l'absolu détachement.
+
+--Après la promenade, dit-il, peut-être...
+
+--Peut-être! Jamais d'engagements précis avec toi. Voilà pourtant un
+beau travail, toute notre expérience, toutes nos recherches et si près
+d'être achevé! Tiens, moi, dix fois le jour, je le vois, ce volume
+imprimé: «Catalogue raisonné des oiseaux du département, contenant
+l'énumération de toutes les espèces et variétés, par Guillaume
+Maldonne, conservateur du musée d'histoire naturelle, avec...» Voyons,
+Robert, faudra-t-il ajouter la ligne qui t'associera à la gloire de
+l'œuvre: «Avec la collaboration de Robert de Kérédol?» Est-ce pour
+demain?
+
+--Pas probable... Je n'y suis plus.
+
+--Sais-tu que tu es affreusement paresseux?
+
+Robert se leva.
+
+--Il y a si longtemps! dit-il négligemment.
+
+Il s'approcha de madame Maldonne, l'embrassa au front: «Bonsoir,
+petite sœur!» serra la main de Guillaume, qui répétait, moitié riant,
+moitié sérieux: «L'amour de l'oiseau faiblit en toi, décidément!» et
+prit la porte par où Thérèse était sortie.
+
+Non, il ne pouvait rester: ni son affection pour les Maldonne, ni son
+habitude de correction mondaine ne suffisaient, en ce moment, à lui
+faire vaincre l'impression qu'il éprouvait. Sa nature, éminemment
+tendre, d'une susceptibilité qu'il cachait, le plus souvent, sous les
+dehors d'une indifférence volontiers railleuse et un peu brusque,
+s'était sentie atteinte, surprise et blessée à la fois par ce petit
+fait: Thérèse endormie.
+
+Dans ce mince détail, dont le père avait souri, il avait, lui, reconnu
+le signe d'un changement profond. «Je me trompais, murmurait-t-il en
+montant les marches de l'escalier de bois brun, aux rampes carrées et
+lourdes. Je la croyais encore enfant parce qu'elle est très gaie. Je
+m'y suis laissé prendre, et elle a fermé ses chers yeux à mon histoire
+de la marquise Gisèle! Bien fait, Robert, bien fait! Cela t'apprendra
+qu'elle aura dix-sept ans dans un mois!»
+
+Il entra dans sa chambre, vaguement éclairée par les lueurs traînantes
+des soirs d'été, alluma une bougie, qui jeta des étincelles sur les
+panoplies d'épées, de sabres, d'épaulettes, de fusils de chasse et de
+guerre, qui tapissaient les murs, et se dirigea vers une commode noire
+que surmontait, à un pied de hauteur, une petite bibliothèque vitrée
+en ébène. Sur la commode étaient rangés, pressés les uns contre les
+autres, des livres de classe aux coins brisés, aux pages
+recroquevillées et chiffonneuses, des cahiers par liasses et, des deux
+côtés, en serre-files, des volumes de collections enfantines, bleus ou
+roses, et d'autres plus gros où l'on devinait des images. C'étaient
+les reliques de ses années d'enseignement, quand il s'était
+improvisé,--avec quelle joie et quelle application de tout son
+esprit!--le professeur de Thérèse, humbles témoins des heures de
+travail ou de récréation, inutiles depuis longtemps déjà, mais qu'il
+gardait là, comme un bon souvenir qu'on aime à revoir. Il se disait
+bien que Thérèse n'ouvrirait plus, pour y apprendre ses leçons, la
+grammaire française, ni, pour y faire une lecture, l'histoire de la
+poupée modèle. Mais où sont-elles les mères qui n'ont pas conservé le
+petit bonnet ruché du baptême, le premier jouet, la pelisse ample et
+brodée, pendant des mois et des mois, alors que l'enfant courait déjà
+tout seul devant elles? Robert les avait imitées. A présent, c'était
+bien fini.
+
+Il avança le bras, et prit un des plus vieux volumes, long comme un
+doigt, maculé de taches, le dos tailladé en lanières par l'usure, et
+l'ouvrit à la première page. C'était une histoire sainte. Là, d'une
+grosse écriture de débutante, il y avait trois lignes bien connues de
+lui: «A mon bon parrain Robert, fleur de rosier de Bengale, offerte
+par son élève Thérèse.» Un peu plus bas, l'empreinte d'une fleur qui
+avait séché, puis disparu.
+
+Il relut plusieurs fois ce texte naïf, sécha, du revers de la main,
+une larme involontaire qui s'apprêtait à couler, et, saisissant par
+paquets les livres et les cahiers, il les enfouit rapidement dans un
+des tiroirs de la commode.
+
+--Allons, dit-il en fermant le meuble, tout cela est mort. Maintenant,
+puisque mes histoires n'ont plus le pouvoir de l'amuser, il faudrait
+trouver des lectures de son âge...
+
+Ses yeux se levèrent sur la bibliothèque vitrée, si coquette, avec ses
+glaces à biseaux et ses colonnettes torses. Depuis qu'il professait,
+M. de Kérédol n'avait pas eu le temps ni le goût de lire pour
+lui-même. Il possédait seulement et renfermait là une quarantaine de
+volumes, éditions de poche artistement reliées, qui l'avaient suivi à
+travers le monde. Sous le feu de la bougie, les titres, les dos de
+basane et de maroquin luisaient doucement.
+
+«Quelque chose pour une jeune fille de dix-sept ans, disait Robert,
+voilà qui est difficile! Voyons!... _Discours sur l'Histoire
+universelle?_ trop grave... _Voyage du jeune Anacharsis?_ d'un
+vieillot!... _Dominique_, oh! _Dominique_, de Fromentin? non, ce n'est
+pas pour son âge... _Guide de l'Apiculteur?_ non!... Brizeux, deux
+volumes? peuh! la poésie? Des extraits, peut-être... Molière, _Theâtre
+complet_; Michelet, _l'Oiseau_; marquis de Foudras, _les Gentilshommes
+chasseurs_; _Corinne_... Décidément, mon pauvre Robert, pas de chance:
+tes histoires ne conviennent plus, ta bibliothèque ne convient pas
+encore. Et si peu d'œuvres! Je suis presque au bout... _Pensées_,
+de Joubert; Rabelais; _Service en campagne 1866_; _Contes choisis_, de
+Daudet... Voilà! voilà mon affaire! Les _Contes choisis_! En
+choisissant encore parmi eux,--une jeune fille tout à fait jeune
+fille, qui n'a rien lu!--oui, elle aimera cela. Ce Daudet, _la Chèvre
+de M. Seguin_, _les Étoiles_, oh! _les Étoiles!_ Comment n'avais-je
+pas pensé?... Elle sera contente, Thérèse...»
+
+Et il souriait en cherchant dans sa poche la clef du petit meuble.
+Quand il l'eut saisie, il fit jouer le ressort, qui rendit un son de
+neuf, et le parfum du vieux cuir se répandit dans la chambre.
+
+--Voilà bien l'affaire, ajouta-t-il en faisant basculer le volume
+qu'il posa à plat près du bougeoir: Daudet, un moderne, celui-là! Avec
+lui, je suis sûr de ne pas l'endormir. Ah! elle sera étonnée, demain,
+quand je lui annoncerai: «Mademoiselle Thérèse, désormais les contes
+choisis de Daudet remplacent les contes usés de votre oncle». Je
+gage, la pauvre petite, qu'elle sera touchée, reconnaissante. Vive
+comme elle est, par exemple, il faudra tout de suite ouvrir le volume!
+
+En se parlant ainsi, Robert fit quelques pas jusqu'à la fenêtre
+demeurée ouverte à deux battants, à cause de la grande chaleur, et
+s'appuya sur l'accoudoir. Vraiment, il était satisfait de sa
+trouvaille. Il se sentait en possession d'un moyen assuré de réparer
+l'échec de tout à l'heure. Ses yeux, errant sur le grand jardin noyé
+d'ombres tièdes, ne virent rien d'abord que l'image présente à sa
+pensée: Thérèse tout à fait heureuse et bien éveillée, qui le
+remerciait avec des mots jeunes comme elle, tandis que lui, assis près
+d'elle, lisait, en y mettant le ton, _la Chèvre de M. Seguin_. Il
+voyait cela très nettement. Puis, les rayons de lumière vive dont ses
+yeux étaient pénétrés se dissipant peu à peu, il commença à distinguer
+les teintes variées de la nuit: ici le sable pâle de la grande allée,
+là l'ovale d'une corbeille de pétunias, les rayures brunes des
+plates-bandes du potager, des boules sombres qui étaient des buis
+taillés, et, des deux côtés du domaine, le vallonnement argenté des
+cimes d'arbres qui diminuaient, prenaient des mouvements de nuages, et
+s'allaient réunir tout au fond, dans la brume. La vision de ces choses
+réelles et familières effaça l'image où s'était complu Robert, et
+ramena dans son esprit la question un moment écartée.
+
+«Dix-sept ans! pensait-il. Déjà! Un âge effrayant. C'est si délicieux!
+Tous les rêves qui éclosent à la fois, et trouvent le nid trop petit
+pour eux, et s'en vont. Oh! si elle s'en allait! Dire que nous sommes
+trois ici, qui ne vivons que d'elle et pour elle, et que, cependant,
+au premier appel du dehors, elle nous quitterait peut-être, elle nous
+laisserait! Maldonne n'a pas compris!... Je sais bien qu'elle est
+merveilleusement pure, ignorante de la vie. Cela peut nous la garder
+quelque temps. Nous voyons si peu de monde! Les Pépinières sont loin
+de la ville. Et puis, elle nous aime. Comment n'aimerait-elle pas ceux
+qui ont enveloppé sa jeunesse d'une tendresse pareille? C'est égal, je
+ne conçois plus la paix profonde où j'étais hier, ce matin encore. Il
+me semble que je ne pourrai plus la regarder sans avoir peur de la
+perdre... Voyons, voyons, il faut découvrir des moyens nouveaux pour
+l'intéresser, lui rendre le séjour au milieu de nous si agréable, si
+pleinement doux, que cela lui suffise, trois amis à aimer. Daudet
+m'aidera un peu, un tout petit peu. Et le reste? Mon Dieu! que c'est
+dur de prévoir!...»
+
+Il avait étendu le bras, sans trop songer à ce qu'il faisait, vers une
+tige de bignonia grimpante, qui jaillissait, au-dessous de la fenêtre,
+du bourrelet enchevêtré des clématites et des vignes vierges. Au bout
+de la tige, droite et ferme, une fleur s'ouvrait, son calice brun
+tendu au souffle errant de la nuit. Robert la saisit, et l'attira.
+Mais la liane était si bien mêlée aux autres que toute une masse de
+feuilles en fut remuée; deux ou trois passereaux, gîtés sous ce
+couvert, s'envolèrent effarés, et une voix venue d'en haut, une voix
+fraîche et nette éclata, comme un chant de merle fuyard:
+
+--Ah! mon oncle, c'est vous!
+
+Il lâcha la branche, et se renversa légèrement, un seul coude appuyé à
+la barre de la fenêtre, pour regarder en l'air. Juste au-dessus de
+lui, à l'étage supérieur, Thérèse, penchée en avant, les deux bras
+étendus, les doigts engagés entre les lames des contrevents, riait de
+la peur qu'elle avait eue, et de la surprise de son oncle, et de se
+sentir jeune, et d'avoir la liberté d'être elle-même devant cette
+campagne voilée d'ombre, où son rire se perdait.
+
+--Dieu! que vous m'avez fait peur! dit-elle. Je ne sais pas ce que je
+me suis figuré. Rien du tout, je n'ai pas eu le temps. Mais j'ai eu
+une peur! Vous avez agité toute cette muraille verte. A qui en
+vouliez-vous?
+
+--Moi? je cueillais une fleur de bignonia. J'ai peut-être tiré un peu
+fort?
+
+--Je le crois!
+
+Ses lèvres se détendirent, les fossettes de ses joues disparurent, et
+un sourire qui se faisait humble, très innocent, où toute une âme
+d'enfant parlait, descendit d'une fenêtre à l'autre.
+
+--J'espère que vous m'avez pardonné? dit-elle... Vous vous souvenez:
+tout à l'heure...
+
+--Complètement pardonné, Thérèse!
+
+--Oh! je vous remercie. Je ne sais pas ce que j'avais, car, vous
+voyez, je suis tout à fait éveillée maintenant, gaie comme un pinson,
+et je n'ai pas plus envie de dormir!... Bonsoir, parrain!
+
+--Bonsoir, mignonne!
+
+Robert la regardait, et, sur sa figure fatiguée, une expression de
+contentement se peignait. Il vit le visage de Thérèse s'effacer, les
+deux bras ramener les contrevents, la grande baie à demi éclairée
+devenir subitement sombre, et il demeura cependant plusieurs minutes
+immobile. Puis il se retourna, et se remit à songer.
+
+Il était plus rassuré. Ces mots, ce sourire si jeune avaient chassé
+les pensées troublantes. Et c'était le passé qui s'ouvrait à lui
+maintenant, les dix-huit années de paix profonde écoulées aux
+Pépinières, et que pas un orage n'avait traversées. Robert s'y
+enfonçait, il y courait d'instinct, demandant à ces jours heureux
+l'espérance dont il avait besoin. Et, comme il n'abusait point de ces
+retours sur lui-même, comme tous ces souvenirs intacts lui versaient
+leur douceur et comme leur premier miel, Robert s'étonnait de la
+beauté de la nuit, de l'éclat des étoiles baignées au fond des lacs
+que formaient les nuages, et surtout du bien-être singulier, de la
+plénitude de vie dont chaque respiration emplissait sa poitrine. Bien
+souvent, dans les grands souffles qui remontent la vallée de la Loire,
+poussant devant eux les goélands, il avait senti l'humidité saline et
+l'emportement des marées, d'autres fois l'effluve rare, fugitif, des
+végétations tropicales, apporté de très loin, sur des nuées qui le
+sèment. Mais, ce soir-là, c'était autre chose: une caresse faite pour
+l'âme, une joie que les lèvres buvaient pour elle. Du moins Robert le
+croyait. Il lui semblait même entendre des musiques lointaines, des
+mots avec l'accent qu'ils avaient eu, des sons de trompette et des
+bruissements de foule, les premiers cris et les premiers pas de
+Thérèse. Et tout cela venait de l'horizon, avec la brise sans force et
+sans hâte, vers la fenêtre ouverte.
+
+C'est que, pour lui, cette période du milieu de la vie avait été la
+plus heureuse. Sa jeunesse ne lui offrait rien de semblable, mais une
+enfance austère et contrainte dans un château des marches de Bretagne,
+parmi des horizons de landes trempées de longues pluies, entre son
+père vieux et rude et la seconde femme de celui-ci, créature faible et
+douce, opprimée, maladive, dont Robert voyait encore dans ses rêves
+l'éternel sourire triste; aucune gaieté pour répondre à celle de
+l'enfant, pas d'écho à ses jeux,--si ce n'est une petite fille née de
+ce second mariage, très gâtée, elle, très adulée, à peine connue de
+son aîné,--une instruction écourtée, puis le départ, une sorte de
+fuite hâtive, désirée de part et d'autre, pour l'armée, et alors, sans
+transition, l'Afrique, le régiment, la discipline avec ses rigueurs et
+ses relâches brusques, des mois de cruelle monotonie et des mois
+d'aventure à la suite des tribus arabes. Robert s'accoutuma vite. Il
+était né soldat. Il se retrouvait chez lui parmi les gens de guerre.
+Rien qu'à le voir passer, huit jours après son entrée au corps, cambré
+dans son dolman bleu de chasseur d'Afrique, on devinait le futur
+officier; on sentait dans ses yeux clairs, dans le pli relevé de sa
+bouche, toute l'ardeur superbe de la vie mêlée à l'insouciance du
+danger. Il n'avait, semblait-il, qu'à laisser faire au temps. Et
+certes, il y eut pour lui d'heureuses fortunes: les jours où l'on se
+battait d'abord, où l'on rentrait mourant de soif avec des fusils
+incrustés d'ivoire en travers de sa selle; la rencontre de Guillaume
+Maldonne, plus âgé que lui, engagé à la suite d'un coup de tête, leur
+amitié bientôt liée sous la tente, rapidement mûrie par le péril qui
+les pressait et les relâchait ensemble, et des actions d'éclat, et
+l'avancement rapide, et presque de la gloire. Ni les hasards, ni la
+misère, ni l'affection qui font les années inoubliables n'avaient
+manqué à celles-là. Cependant un voile d'ombre encore avait pesé sur
+elles. A peine Robert venait-il de gagner ses galons de brigadier,
+qu'il apprit la mort de son père. M. de Kérédol laissait de grosses
+dettes. Sans hésiter, sans recourir aux expédients commodes de la
+loi, son fils accepta la succession, résolu à tout vendre, le château,
+les terres, les meubles, à s'endetter lui-même, à se réduire au strict
+nécessaire tout le temps qu'il faudrait pour maintenir intact
+l'honneur de son vieux nom. Il y parvint, et paya tout. Mais au prix
+de quels sacrifices et de quelles humiliations! Lui, si fier, si
+hautain même, traqué par les créanciers, il dut se débattre au milieu
+d'affaires et de procédures devant lesquelles il était aussi neuf,
+aussi désarmé qu'un enfant.
+
+L'épreuve dura des années. Il en sortait à peine, quand la guerre de
+1870 éclata. Et la guerre, ce fut la fin de ses rêves de gloire et de
+sa carrière de soldat. Blessé d'un coup de feu à l'épaule, presque au
+début de la campagne, le lieutenant de Kérédol souffrit de longs
+jours, guérit à moitié, retomba, et, désespérant de pouvoir reprendre
+du service, donna sa démission.
+
+Il venait d'avoir vingt-sept ans, et il se trouvait comme abandonné à
+mi-chemin de la vie. Où aller? Que faire, malade encore, sans
+carrière, sans métier, sans plus de ressources qu'une modique pension
+de blessé? Maldonne, qui aurait pu le conseiller, l'aider peut-être,
+sorti du régiment avant 1870 et retiré en Anjou, semblait avoir oublié
+son ancien ami. Le temps avait fait son œuvre. Pas une main ne se
+tendait vers Kérédol, pas un foyer ne s'ouvrait à lui.
+
+Il voulut cependant faire un essai et se rapprocher de l'unique
+parente qui lui restât, de sa demi-sœur, qu'il avait à peine connue
+et aussi à peine aimée. Il la revit jeune fille, douce et affectueuse.
+La mère était morte. Geneviève de Kérédol vivait chez son grand-père
+maternel. Elle accueillit son frère avec des transports de joie. Mais
+celui-ci comprit vite qu'il ne pouvait se fixer près d'elle, chez un
+étranger, dans un domaine qui n'avait jamais appartenu aux siens. Et
+il ne savait que résoudre, quand une lettre arriva, qui le sauvait.
+
+Oh! la bienheureuse lettre! Comme elle était venue inopinément greffer
+l'idylle sur ce drame brisé de la vie de soldat! Comme Robert la
+revoyait nettement et jusque dans les moindres détails de la forme
+matérielle qu'elle avait, longue, avec son enveloppe maculée de
+timbres, renvoyée de bureaux en bureaux, ses lignes serrées et bien
+ordonnées, que terminait un paraphe compliqué, déjà célèbre au
+régiment! Elle disait:
+
+ «Viens, mon ami! Ma maison est assez grande pour deux et de même
+ la tâche que j'ai entreprise. Où peux-tu être? Comment se fait-il
+ que tu n'aies pas pensé à ton vieux camarade, et que tu ne sois
+ pas encore venu te soigner, te consoler et prendre chez lui ta
+ retraite? Accours vite. J'ai le plus joli des métiers à t'offrir
+ dès que tu seras guéri. Tu te souviens de ma passion pour
+ l'histoire naturelle? Elle a décidé de mon sort. J'ai demandé,
+ j'ai obtenu sans lutte un emploi peu envié, peu payé, mais qui me
+ ravit. Me voici conservateur adjoint du musée d'ornithologie de la
+ ville, à la tête d'une collection lamentable, fanée, honteuse, de
+ quelques douzaines de pies et de passereaux auxquels la paille
+ sort par le ventre. Tout est à faire. J'ai résolu de tuer
+ moi-même, de préparer, de monter, d'étiqueter la collection
+ complète de tous les oiseaux du département, de ceux qui passent
+ et de ceux qui demeurent, de ceux qu'on rencontre tous les jours
+ et de ceux qui ne se montrent qu'à de rares intervalles, comme des
+ princes en visite. Déjà je suis à l'œuvre.
+
+ »Le préfet m'a délivré un permis de chasse permanent. J'en aurai
+ un second pour toi. Songe, mon ami, quelle belle fin de carrière:
+ la chasse toute l'année, le grand air, la liberté, les bois et
+ l'amitié fidèle de ton compagnon d'armes,
+
+ »GUILLAUME MALDONNE,
+
+ »Ancien marchef au 2e chasseurs d'Afrique.»
+
+Robert partit. Il guérit de sa blessure. Il fut bientôt en état de
+suivre son ami. Et alors commença pour tous deux l'odyssée la plus
+étonnante et la plus passionnante. Ils y retrouvaient chacun quelque
+chose de leur ancienne vie: l'aventure, l'émotion des poursuites, des
+alertes, des coups heureux ou manqués, les courses lointaines, les
+nuits à la belle étoile. Toutes les propriétés privées, les domaines
+princiers, les parcs enfermés de murs s'ouvraient devant ces chasseurs
+d'une nouvelle sorte. Qu'importait, au propriétaire le plus jaloux de
+ses droits, le meurtre d'un épeiche ou d'une pie-grièche rose? Partout
+accueillis, partout fêtés, ils couraient d'un bout à l'autre du
+département, parmi les taillis, les prés, les vignes, les marais.
+Robert ne chassait pas. Mais il avait un flair extraordinaire pour
+deviner le passage d'un oiseau, pour découvrir la trace ou le nid du
+gibier, pour dire, par exemple: «Guillaume, je sens qu'il y a des
+bécasses dans les marouillers mêlés de bouleaux; la brume est
+violette; elle embaume la feuille morte.» Ou bien, quand le printemps
+argenté, au bord de la Loire, met en éveil tout le petit monde des
+luisettes, il était merveilleux pour apercevoir, immobile à la pointe
+d'une grève, un combattant aux plumes hérissées, ou encore, posée
+entre deux chatons de saule, comme une perle enchâssée,
+l'insaisissable fauvette bleue.
+
+Son compagnon était adroit, et manquait rarement un coup de fusil. Au
+retour, ils travaillaient tous deux, soit au laboratoire du musée,
+soit à la maison des Pépinières, triant et classifiant leurs prises,
+disséquant les plus belles, préparant les peaux avec l'arsenic et la
+poudre de chaux. Mais Guillaume s'était réservé la pose. Lui seul, il
+bâtissait la carcasse de fil de fer ténu, la modelait à sa guise, et,
+avec une adresse, une science, une sincérité d'artiste indéniables,
+rendait à ces paquets de plumes la vie et le mouvement, la grâce et le
+lustre des ailes, et le trait, si fugitif, qui marque une humeur
+d'oiseau.
+
+Presque au début de cette existence nouvelle, un événement s'était
+produit qui l'avait consacrée, assurée, embellie. Robert, très
+communicatif en apparence, causeur plein de verve et souvent plein
+d'esprit, s'était toujours montré d'une extrême réserve sur tout ce
+qui concernait sa famille. Il n'admettait personne dans les souvenirs,
+bons ou tristes, du passé, et se bornait à partager le présent, mais
+le plus volontiers du monde, avec ses amis. Le plus intime de ceux-ci
+ne savait pas où vivait Geneviève de Kérédol, ni quel parent l'avait
+recueillie, dans un château ou dans une ville, en France ou même
+ailleurs. Or, un jour de l'automne finissant de 1871, comme il
+s'agissait, entre les deux amis, de se procurer une espèce de
+grimpereau assez peu commun, le tichodrôme échelette, un oiseau
+charmant, à manteau gris perle avec des crevés rouges au fouet de
+l'aile, Robert assura qu'il connaissait le rendez-vous de tous les
+pics du département, qu'il se chargeait de la direction de
+l'entreprise et de trouver le gîte et le souper.
+
+Ils arrivèrent, le lendemain soir, dans la cour d'un très vieux logis,
+en plein bois. Les murs et le toit jusqu'à la moitié disparaissaient
+sous les plantes grimpantes à peine taillées. Au-dessus des arêtes
+d'ardoises moussues, la futaie, en demi-cercle, étendait ses branches,
+et enveloppait, enserrait d'ombre l'habitation. En avant seulement,
+une nappe d'eau de dix hectares, dont les roseaux venaient frôler la
+grille de la cour, faisait dans ce rideau sombre une trouée de
+lumière.
+
+Celui qui demeurait là, le grand-père maternel de Geneviève de
+Kérédol, n'était pas le propriétaire de la forêt. Il n'en possédait,
+selon son expression, qu'une motte verte. Mais il était hospitalier,
+veneur comme un roi de France, et mit aussitôt à la disposition des
+deux amis ses chiens, ses bateaux, ses cabanes d'affût et son garde
+aussi vieux que lui. Guillaume en profita largement, tandis que Robert
+demeurait au château. Il chassait du matin au soir, et quelquefois du
+soir au matin. Le tichodrôme échelette ne se montra nulle part. Mais
+il y avait toutes les variétés d'oiseaux de proie dans les hautes
+ramures des futaies et, sur l'étang, des sarcelles, des canards, des
+hérons, quelques-uns rares et presque introuvables ailleurs.
+
+Et ce fut, pendant une semaine, pour Guillaume Maldonne, une
+succession de captures heureuses, un ravissement que contribuait à
+entretenir, au retour, la présence de la jeune fille, assez jolie,
+avenante et gracieuse surtout, souveraine maîtresse et joie unique du
+vieux logis. Guillaume l'aima sans l'avouer. Il était timide, il
+approchait de la quarantaine. Jamais il n'eût osé demander Geneviève,
+si peu riche et si simple qu'elle fût. Il hâta lui-même le départ. Le
+soir arrivé, il allait s'éloigner, très malheureux, emportant son
+secret; déjà, debout derrière le groupe que formaient ses hôtes et son
+ami causant ensemble à voix basse, autour de la cheminée, il regardait
+une dernière fois la jeune fille, avec cette douleur muette qui fixe
+nos regrets, quand Robert se leva, prit la main de Geneviève, et la
+mit dans celle de Guillaume, en disant: «Eh bien! mon cher ami, on
+attelle les chevaux: si tu te déclarais?»
+
+Avec Geneviève Maldonne, avec Thérèse bientôt, le bonheur était entré
+au logis des Pépinières. Madame Maldonne y avait apporté sa gravité
+douce, son humeur égale, ce charme que certaines femmes possèdent au
+point que leur seule présence, un mot indifférent tombé de leurs
+lèvres, éveille comme de la reconnaissance. Thérèse avait été la vie,
+le mouvement, la gaieté. A peine elle était née, Robert l'avait
+incroyablement aimée. Il l'avait bercée bien souvent et promenée sur
+ses bras. Il lui avait appris à marcher et à s'amuser. Pour elle, il
+avait donné l'essor à son génie d'invention, trouvé des jouets,
+construit des moulins qu'on allait planter à la cime des vieilles
+souches, des bateaux avec des roues, des cerfs-volants et des poupées.
+Pour elle, surtout, il avait fait ce qu'il eût refusé de faire pour
+lui-même: il s'était remis à étudier. Et, pendant que son beau-frère,
+retenu au musée, continuait à préparer la plus belle collection
+ornithologique des provinces de l'ouest, M. de Kérédol apprenait à
+lire à Thérèse, lui expliquait le catéchisme, la grammaire, l'histoire
+qu'il avait relue l'instant d'avant, et puis ils jouaient tous deux,
+pour se reposer de la leçon, leurs deux rires se mêlaient, l'un par
+l'autre attiré, et l'on eût dit que Robert, parfois, redevenait tout
+jeune, à force d'aimer l'enfant.
+
+Les moindres détails de ce temps-là lui demeuraient présents. Il se
+rappelait certaines robes qu'elle avait portées, une blanche toute
+brodée par la mère, une autre bleue, vers trois ans, et, un peu plus
+tard, une rose où il y avait un semis de pâquerettes, mais surtout des
+regards, des sourires pleins de ciel, des mots profonds qui n'en
+savent rien, des questions si fraîches qu'on les goûte avant d'y
+répondre. Car, entre elle et lui, c'était l'absolue confiance, la
+permission, conquise au prix d'un grand amour, de se pencher au-dessus
+d'une petite âme, et d'y lire. Robert lisait à livre ouvert dans celle
+de Thérèse, notait tout, gardait tout en lui-même, et, le soir, quand
+Thérèse dormait là-haut, dans son lit à rideaux blancs, la porte de
+l'escalier entre-bâillée pour que le moindre cri donnât l'éveil, il
+partageait son trésor: il racontait à la mère et au père l'histoire de
+la journée. Aux Pépinières, c'était le sujet habituel des
+conversations, sujet toujours cher, jamais épuisé, et qui se
+renouvelait à mesure que grandissait Thérèse. Les oiseaux mêmes ne
+venaient qu'au second plan.
+
+Le plus extraordinaire, c'est que Thérèse ne fut pas gâtée. Elle
+demeurait soumise, prévenante, nature délicate qu'un reproche
+confondait, qu'on ne menait qu'avec de la bonté et de la raison, et
+qui comprenait à merveille son rôle, faisant sans compter autour
+d'elle, aux trois amis qui l'entouraient, l'aumône de sa jeunesse en
+fleur.
+
+O heures délicieuses, heures sans nombre du passé, comme il était doux
+de vous revivre, et quelle consolation vous apportiez avec vous!
+
+Le vent fraîchissait. Les bignonias, les rames de vigne ou de
+clématite, fouettés en tous sens, venaient toucher la main de Robert,
+comme pour dire: «Il est temps, voici la nuit noire et froide,
+rentrez, vous qui rêvez: vous avez reçu du soir ce que vous attendiez
+de lui!» Robert ferma la fenêtre, et quand il se retrouva dans le
+silence de cette chambre tiède, sentant la paix qui régnait au dedans
+de lui et autour de lui, il poussa un soupir de contentement. Toute
+impression pénible s'était effacée. Il revoyait Thérèse, sa Thérèse
+d'autrefois, toute naïve, toute rose, toute petite.
+
+Et cela lui redonnait confiance, grande confiance dans la vie.
+
+
+
+
+II
+
+
+Le lendemain, quand Robert sortit de sa chambre, le soleil déjà haut
+chauffait les touffes de réséda semées en cordon le long de la façade,
+au midi. Par-devant, dans l'allée toute bourdonnante et traversée de
+rayons d'or par le vol des abeilles, Thérèse se promenait, prête à
+partir.
+
+Elle avait mis une robe grise de voyage, une voilette blanche, un
+chapeau rond orné d'un piquet de coquelicots. Elle allait à pas
+relevés, et, au-dessus de sa tête, l'ombrelle qu'elle tenait ouverte,
+inclinée, rasant l'épaule, tournait comme un petit moulin. Quand
+Thérèse entendit M. de Kérédol descendre en se hâtant l'escalier:
+
+--En retard, mon parrain! cria-t-elle. Huit heures et demie! Mon père
+est déjà rendu au musée. Moi, j'ai eu le temps de cueillir deux
+corbeilles de roses, que je vais envoyer pour l'adoration. Comment
+avez-vous dormi?
+
+--Trop bien, comme vous voyez, répondit Robert, en paraissant sur le
+seuil de la porte.
+
+--Moi, divinement! dit Thérèse.
+
+Mais, presque aussitôt elle poussa un petit cri de surprise.
+
+--Ah! mon parrain, je ne m'étonne plus que vous soyez en retard.
+Êtes-vous beau!
+
+--Bah! bah! dit en riant M. de Kérédol, immobile sur la margelle
+d'ardoise étincelante de soleil. Que me trouvez-vous d'extraordinaire?
+
+--Ceci d'abord, fit Thérèse en désignant du doigt l'épingle de
+cravate, un minuscule cheval arabe, en or ciselé. Elle est très jolie,
+d'ailleurs. Mais vous ne l'avez jamais portée ici. On ne me trompe
+pas, vous savez. Et puis ce chapeau neuf! Tout cela pour les loriots
+du bois de Laurette?
+
+Robert, content d'être si vite découvert, prit la main que Thérèse lui
+tendait, et, la serrant entre les siennes:
+
+--Non, mon enfant, pas pour les loriots: pour vous!
+
+--Oh!
+
+--Pour vos dix-sept ans, à qui je veux faire honneur! Que dirait-on,
+si, à côté d'une grande jeune fille comme vous,--car vous voilà
+grande, ma filleule,--on apercevait un parrain négligé?
+
+Quelque chose d'ému, un frisson de plaisir et de reconnaissance passa
+sur le visage de Thérèse.
+
+--Eh bien! vous voyez, dit-elle, c'est absolument comme mon dessus de
+clavier dont vous vous moquiez hier soir, ce que vous venez de faire
+là: c'est très inutile, car nous ne rencontrerons personne, mais je
+trouve ça charmant.
+
+Elle se recula de deux pas, considéra un instant M. de Kérédol, son
+chapeau rond luisant, sa veste à larges boutons de nacre, ses gants,
+sa canne à pomme d'or, et, avec un petit geste, comme un salut de la
+main:
+
+--Tout à fait votre air de colonel!
+
+Rien ne flattait davantage l'ancien officier de chasseurs que cette
+appellation dont le qualifiaient quelquefois les passants ou les
+conducteurs d'omnibus. Un mot qu'il voulut dire, une exclamation
+d'amitié, ou l'ordre du départ, resta dans sa moustache. Elle savait
+trop bien le chemin de son cœur, cette Thérèse! Et Robert était comme
+beaucoup de soldats: quand le cœur lui battait, il n'avait plus que
+des gestes. Il leva donc sa canne, et se mit à marcher. La boîte
+verte lui pendait dans le dos.
+
+--Si vous voulez, dit Thérèse en réglant son pas sur le sien, nous
+rentrerons par le faubourg?
+
+--Pourquoi faire, mignonne?
+
+--Pour prévenir mon petit commissionnaire habituel. Je vous ai dit que
+j'avais cueilli...
+
+--Ah oui! Jean Malestroit. Il a grandi, le mioche: je l'ai vu, l'autre
+jour, sur le seuil de sa porte.
+
+--Si gentil! fit Thérèse.
+
+Tous deux furent bientôt dans la route qui montait à droite, et
+s'enfonçait dans la campagne. A peine deux ou trois fermes, au milieu
+des champs d'artichauts ou des plantations de pépinières. Les
+grillons, toutes sortes d'insectes invisibles, qui chantent à l'entrée
+de leurs trous, commençaient la longue complainte des jours chauds. On
+voyait, au bord des fossés, le luisant de l'herbe qui remue. Thérèse
+causait des détails de la vie quotidienne, de mille petites choses
+indifférentes pour tous autres qu'elle et Robert. Un passant qui
+l'aurait entendue se serait demandé pourquoi l'autre riait, pourquoi
+il s'animait et s'épanouissait, sans raison apparente, sans qu'elle
+eût rien dit que d'ordinaire, même sans qu'elle parlât, lorsqu'aux
+barrières des champs elle s'arrêtait un peu, et, toute droite, l'œil
+aux horizons, les lèvres entr'ouvertes, aspirait à pleine poitrine
+l'odeur de moisson mûre, qui venait, rasant le sol. Et cependant, que
+c'était bon, cette promenade avec l'enfant qu'il avait élevée, que
+c'était doux, ce bavardage sans suite et sans fin, où l'on ne quittait
+le présent que pour parler du passé, leurs deux domaines communs! Pas
+un mot inquiétant, pas une note nouvelle dont il pût s'alarmer.
+
+--Vous n'avez pas fini votre légende d'hier? lui dit-elle. J'ai laissé
+la marquise Gisèle assiégée, et la jument grise bien maigre. Vous
+disiez: «Alors il arriva...» Je voudrais savoir ce qui est arrivé.
+
+--Non, ma mignonne, répondit gaiement Robert, le temps de mes
+histoires est passé.
+
+--Vous ne m'en raconterez plus?
+
+--Non, je vous en lirai, des contes des grands auteurs, écrits pour
+les grandes jeunes filles.
+
+--Oh! que c'est aimable! Je n'aurais pas osé vous le dire...
+
+--Vous le désiriez?
+
+--Sans doute, un peu. Mais comment faites-vous pour deviner ce que je
+désire?
+
+--Je pense à vous.
+
+--Et moi aussi, mon parrain, je pense à vous, et j'ai le cœur touché
+de vos attentions, bien touché, je vous assure!
+
+«Comme je la retrouve! songeait Robert, Comme la voilà reconquise!
+Est-elle charmante, ce matin! Et jeune! Voyez-la!»
+
+Et ils allaient tous deux légèrement.
+
+Bientôt on prit les chemins de traverse. Ils étaient pleins de fleurs,
+pleins de vie, pleins de fuites d'ailes effarouchées. On se baissait à
+chaque instant, pour une étoile blanche ou jaune devinée sous le
+couvert des ronces. La boîte s'emplissait d'herbes. Celles qui
+n'étaient pas rares étaient au moins jolies. Thérèse avait des goûts
+qu'il fallait contenter. Ainsi l'avait résolu M. de Kérédol. Il
+cueillait tout ce qu'elle voulait: «Je n'herborise pas pour moi,
+songeait-il, je fauche pour elle.» Et, les pieds dans la boue
+traîtresse des creux des fossés, ou la tête dans les épines, il se
+mouillait, se piquait, et s'échauffait avec allégresse.
+
+--Je regrette la tenue de colonel, disait Thérèse.
+
+--Moi, je ne regrette rien, si vous êtes contente.
+
+--Ravie!
+
+--Et savez-vous, disait-il, que nous voici tout à l'heure en pleine
+famille d'orchidées: orchis abeille, orchis mouche, orchis
+araignée?...
+
+--Où donc, parrain?
+
+--Dans le bois, parbleu!
+
+Chose curieuse, quand ils furent rendus sous la futaie, large et
+longue tout au plus comme un champ de moyenne taille, vestige
+d'ancienne forêt, ni l'un ni l'autre ne songeaient plus aux orchidées.
+Ils étaient las d'avoir tant marché, tant ri, et du soleil qui faisait
+danser l'air à la hauteur des yeux. Le dôme des feuilles gardait un
+reste de rosée évaporée, avec le lourd parfum qui monte du sol des
+bois. A peine eut-il foulé la mousse, et senti sur ses épaules la
+caresse des premières ombres, M. de Kérédol perdit sa belle ardeur,
+chercha la place la plus fraîche, sans une moucheture d'or, la trouva
+au bord d'un fossé d'eau courante, et s'assit en s'épongeant le front.
+Thérèse tourna un peu, pour ne pas avoir l'air aussi fatiguée que son
+parrain, affecta de s'intéresser à des fougères, eut une phrase
+banale sur la douceur de l'ombre, et finalement s'assit à trois pas de
+lui. Elle arrangea les plis de sa robe, à petits coups songeurs, et se
+mit à regarder devant elle. Il en faisait autant de son côté, mais,
+tandis qu'il était seulement silencieux, elle se sentait peu à peu
+envahie par une mélancolie, un malaise d'âme grandissant, le revers de
+l'excessive gaieté qu'elle avait eue. Cela vient ainsi, tout jeune
+qu'on soit. Et Thérèse eut un soupir qui fit se retourner Robert. Il
+la considéra un instant, et remarqua le changement qui s'était produit
+en si peu de temps dans la physionomie de sa filleule. Sous la
+voilette relevée, les yeux de Thérèse grands ouverts, sérieux et comme
+voilés d'une pensée qu'il ne pouvait lire, fixaient un point de
+l'horizon. Était-ce le moulin, là-bas, de l'autre côté de la Loire,
+gros comme un hanneton qui secoue ses élytres, ou les traînées pâles
+des champs de colza rayant les pentes, ou le nuage roulé, immobile
+dans l'océan de lumière où pas un souffle ne courait? Non, sans doute.
+La bouche avait un pli léger, et tout le visage cette lueur égale et
+comme cette transparence qu'il prend lorsqu'aucun objet du dehors ne
+l'impressionne plus, et qu'il reflète seulement un songe intime du
+cœur.
+
+--A quoi rêvez-vous? demanda M. de Kérédol.
+
+--Moi? à rien, répondit-elle sans bouger.
+
+Robert jugea politique d'opérer une diversion, se pencha en avant,
+au-dessus du courant qui filait, rapide et bleu d'acier, parmi les
+cressons, les acanthes, toute une végétation réfugiée là contre
+l'ardeur de l'été, et cueillit une tige couronnée d'un corymbe de
+fleurs blanches.
+
+--Reine des prés, dit-il, _spiræa ulmaria_, famille des Rosacées.
+Voyez, Thérèse, est-elle élégante!
+
+Thérèse fit à la plante l'aumône d'un regard distrait.
+
+--Dites-moi, demanda-t-elle en rabaissant sa voilette, maman s'est
+bien mariée à dix-huit ans, n'est-ce pas?
+
+--Oui, dix-huit ans, répondit rapidement Robert... Je crois, Thérèse,
+que vous n'avez jamais étudié la reine des prés. Tenez, la feuille est
+ailée, duvetée en dessous, à folioles ovales. J'ai lu quelque part
+qu'en infusant les fleurs dans du vin, on obtient le bouquet du fameux
+Malvoisie!
+
+Et il observait, sur le visage de la jeune fille, maintenant tournée
+vers lui, l'effet de cette pointe habile. Elle n'en parut pas touchée.
+
+--Vraiment? dit-elle... Mais, dix-huit ans... mon parrain, savez-vous
+que je les aurai l'année prochaine? Ce serait très drôle si...
+
+--Qu'est-ce qui serait drôle, mon enfant?
+
+--Non, pas drôle précisément. Je veux dire, reprit-elle,--et son
+sourire éclatant, toute sa jeunesse enjouée reparut sur ses joues,
+sur ses lèvres, dans ses yeux qu'animait un éclair de soleil venu on
+ne sait d'où,--je veux dire que peut-être, vous comprenez bien,
+peut-être quelqu'un pourrait penser à moi aussi... Eh bien! cela me
+fait rire malgré moi.
+
+Pour le coup, Robert laissa échapper la reine des prés, qui roula,
+comme une ombrelle, sur la mousse, et tomba dans le courant.
+
+--C'est à cela que vous pensiez? dit-il en se reculant, pour s'appuyer
+au tronc d'un arbre, et la voix un peu sourde.
+
+Elle répondit, en montrant ses dents blanches, et en le fixant de ses
+yeux bleus étonnés:
+
+--Mais oui!
+
+--A propos de rien, comme ça?
+
+--De rien du tout. Cela me vient surtout quand je regarde devant moi,
+très loin.
+
+--Ah! très loin, devant vous?
+
+--Oui, n'est-ce pas que c'est curieux?
+
+Elle prit un air grave, appuya un coude sur un de ses genoux, et,
+remuant sa jolie tête:
+
+--Voyez-vous, parrain, je songe quelquefois au mari que j'épouserai...
+
+--Alors, vous avez fait votre choix?
+
+--Oh! d'une façon très générale! Je voudrais épouser quelqu'un qui
+aurait été malheureux!
+
+--Ça se rencontre aisément, Thérèse.
+
+--Oui, quelqu'un de jeune, qui aurait souffert.
+
+--Même jeune, cela peut se trouver, mon enfant: seulement, je ne
+comprends pas.
+
+Elle hésita un instant, leva les yeux vers les chênes.
+
+--Pour le consoler, dit-elle.
+
+Et cela fut dit avec tant de naïveté, tant de tendresse voilée, que le
+pauvre Robert sentit la morsure d'une larme au coin de ses paupières.
+Il eut envie de s'écrier: «Si vous avez soif de consoler, Thérèse, ne
+cherchez pas au loin, comprenez, restez pour nous trois, chassez les
+rêves qui, déjà, si petite, vous éloignent! Ayez pitié de nous, ne
+songez plus!» Mais il eut peur de paraître égoïste, peur aussi de
+l'inconnu qui se révélait à lui. O mystère d'une âme! N'allait-il
+point la froisser, la repousser, lorsqu'elle s'ouvrait si ingénument?
+Fallait-il lui laisser voir toute l'appréhension qu'un mot pareil
+jetait en lui? Non pas cela, surtout pas cela. L'esprit de Thérèse eût
+travaillé sur cette crainte. Mieux valait prendre la chose légèrement,
+comme une boutade sans conséquence, essayer de rire. Et il essaya, et
+rien ne lui vint aux lèvres que ce mot qu'il ne voulait pas dire:
+«Restez, restez!» Alors il se baissa, faisant mine de ramasser sa
+canne devant lui, et resta courbé un peu plus de temps qu'il n'était
+nécessaire, le temps de composer ses traits. Quand il sentit
+s'effacer les deux sillons qui s'étaient tout à coup creusés aux coins
+de sa bouche:
+
+--Ma petite Thérèse, dit-il, nous ferions bien de partir. Je crois que
+vous voulez rentrer par le faubourg?
+
+--Oui, répondit-elle distraitement, pour mes roses.
+
+Il s'était levé en parlant, et, à demi détourné, tirait ses manchettes
+avec un soin qui devait cacher un reste d'émotion. Thérèse ne le
+remarqua pas. Elle se redressa paresseusement, et fixa une fois encore
+l'horizon là-bas, où le nuage immobile dormait, tout fulgurant de
+lumière, au-dessus des collines mauves. Il fallut que Robert répétât:
+
+--Eh bien, Thérèse, venez-vous?
+
+Ils sortirent de la futaie, côte à côte, et prirent un autre chemin,
+qui ramenait en demi-cercle à la ville, et aboutissait bien au delà
+des Pépinières, vers le milieu du faubourg. Thérèse, déjà reposée,
+rieuse comme auparavant, multipliait et variait les questions,
+tentait les mêmes sujets qui, tout à l'heure, avaient intéressé
+Robert: lui ne répondait pas toujours, et, quand il le faisait,
+c'était d'un mot, avec effort.
+
+--Qu'avez-vous donc? demanda-t-elle.
+
+--Un peu de fatigue, mignonne, cela passera.
+
+Hélas! il avait bien autre chose qu'un peu de lassitude: son ciel
+intérieur troublé, l'inquiétude de la veille maintenant fixée dans
+l'âme, il avait peur de la vie. Et celle qui avait causé le mal ne
+s'en doutait pas. Elle tâchait d'être aimable et vivante pour deux.
+Aucune autre idée ne semblait plus l'occuper. Son rôle de
+consolatrice, son rêve sentimental de tout à l'heure, elle n'y pensait
+plus. C'était Robert qui songeait à cela, maintenant, et qui se
+disait: «Il y a là des signes manifestes... J'espère qu'il n'est pas
+trop tard, non, mais il est grand temps, grand temps!»
+
+Ce qui le tourmentait le plus, c'est qu'il commençait à douter de
+l'efficacité des moyens qu'il emploierait: attentions, lectures,
+tendresses d'ami, qu'était-ce à côté des visions qui passent au-dessus
+de l'horizon bleu, quand on regarde devant soi, bien loin?
+
+Quand ils furent arrivés au point culminant du chemin, avant de
+descendre la dernière pente qui, à cent mètres de là, entrait dans la
+banlieue, Thérèse ralentit le pas, et releva son ombrelle pour mieux
+voir. C'était un paysage assez médiocre et banal, aux jours d'hiver,
+mais transfiguré à cette heure dans la gloire du grand soleil: une
+campagne coupée de jardins, plate et cultivée, sans une rivière, sans
+un arbre, et autour la ville, comme une découpure sans profondeur,
+comme une dentelle inégale, d'un blanc bleuâtre, avec des fumées
+d'usines traînantes, et tellement criblée de lumière que le sommet des
+tours, des clochers, les parties hautes des toits, semblaient à demi
+fondus dans l'air.
+
+--Est-ce étincelant! dit Thérèse.
+
+M. de Kérédol prit son lorgnon, et jeta un regard rapide, lui aussi,
+de ce côté. Mais avec quelle disposition différente d'esprit! Sous ses
+paupières, bridées par l'éclat du jour, ce fut une sorte de défi qui
+passa, une pensée de colère contre cette ville d'où sortirait
+peut-être le danger qui menacerait son bonheur, qui détruirait le
+repos du logis couché là-bas derrière eux, dans la verdure de ses
+grands arbres.
+
+Thérèse et lui continuèrent à marcher, presque sans rien se dire,
+jusqu'à une maison du faubourg, pauvre et basse, où l'on accédait par
+un corridor voûté, commun avec la maison voisine. Robert s'arrêta.
+
+--Je vous attends, fit-il.
+
+La jeune fille était déjà entrée dans le couloir, et frappait à la
+porte d'une chambre à gauche. Là demeurait M. Malestroit, charpentier
+en bateaux, tandis qu'en face, ainsi que l'indiquait un écriteau de
+bois blanc fleuri d'osier tressé, habitait M. Colibry, vannier. Ne
+recevant pas de réponse, car la mère était sans doute en course dans
+le quartier, Thérèse traversa le corridor dans toute sa longueur, et
+déboucha au grand soleil, dans le jardin où elle entendait des voix.
+
+C'étaient les cinq enfants du charpentier qui jouaient, assis en rond,
+têtes nues, sur un tas de sable: Jean, Yvonnette, Germain, Gustave et
+Pascal. Elle les connaissait bien; l'aîné même, un gamin de douze ans,
+était son filleul. Et comme elle aimait les enfants, Thérèse, une
+minute, observa ceux-là. Ils ne la voyaient pas.
+
+--Je propose de jouer à Adam et Ève, dit l'aîné, en levant sa figure
+espiègle et rousselée. Moi, je ferai Adam. Toi, Yvonnette, tu seras
+Ève. L'ange pour les chasser du Paradis, c'est Gustave.
+
+--Non, non, dit Germain, je suis plus fort! C'est moi!
+
+Mais la petite secouait ses boucles blondes.
+
+--Tu ne veux pas, Yvonnette?
+
+--Non.
+
+--Pourquoi donc, mademoiselle?
+
+--Oui, pourquoi, pourquoi?
+
+Tous les frères étaient de l'avis du chef. Mais Yvonnette continuait à
+secouer la tête. Elle était près de pleurer. Jean devina qu'elle
+devait avoir une raison grave pour ne pas faire Ève.
+
+--Autre chose, alors, dit-il.
+
+Et, sans plus d'explication, saisissant un rameau encore orné de deux
+ou trois feuilles, il le posa au-dessus de la tête de Pascal, qui
+riait déjà d'être regardé par ses frères, et l'y maintint une seconde.
+
+--Deux sous? demanda-t-il.
+
+Et ils se mirent à rire tous ensemble, de si bon cœur que leur gaieté
+gagna Thérèse; ils riaient, les mains trempées dans le sable qu'ils
+jetaient en l'air pour mieux marquer l'exubérance de leur joie. Et le
+rameau passa sur la tête de Gustave, puis sur celle d'Yvonnette, et ce
+furent de nouvelles demandes d'argent, et des fusées de notes claires
+qui n'avaient de sens que pour ces petits.
+
+--Que peut-il bien leur vendre? se dit Thérèse.
+
+Elle avança de deux ou trois pas dans le pauvre terrain, tout resserré
+entre ses palissades noires.
+
+--Que vends-tu là? demanda-t-elle.
+
+Cinq paires d'yeux flambants, effarés, se retournèrent vers elle, et
+aussitôt se baissèrent ensemble vers le tas de sable qui crépitait
+sous le soleil. Les cinq petits Malestroit se poussaient le coude,
+pour s'engager à répondre. Ce fut Jean, naturellement, qui prit la
+parole, et, encore confus, glissant les yeux jusqu'au bas de la robe
+de Thérèse, très drôle, dit à demi-voix:
+
+--Je vends de l'ombre!
+
+Puis, il se leva, et, tandis que les quatre autres, décontenancés,
+privés de leur chef, s'enfuyaient jusqu'à la palissade, il s'approcha
+de Thérèse, tenant encore son rameau, et penchant sa petite tête
+ronde, aux cheveux ras, que le soleil dorait par places.
+
+--Tu veux bien me faire une commission, mon filleul? dit Thérèse en se
+baissant pour l'embrasser.
+
+--Oui, mademoiselle, dit Jean qui tendit un peu le front.
+
+--Tu vas venir à la maison, tout à l'heure.
+
+--Oui, mademoiselle.
+
+--Tu prendras deux grands paniers de roses qu'on te donnera, un dans
+chaque main. Tu ne les renverseras pas?
+
+--Non, mademoiselle.
+
+--Et tu les apporteras à l'église, dans la chapelle de la sainte
+Vierge, où tu sers la messe.
+
+--Oui, mademoiselle.
+
+Elle passa la main sur la joue de l'enfant.
+
+--Au revoir, mon Jean!
+
+Lui, la voyant s'en aller, se redressa tout à fait. Et quand Thérèse
+fut sur le point de disparaître, tout rassuré, l'œil vivant, bien
+ouvert, se disant qu'après tout cette jeune fille était une amie, il
+cria, de sa voix claire:
+
+--Bonsoir, mademoiselle!
+
+Thérèse se retourna, et vit qu'il était debout, la main levée, fier de
+lui, et que, dans le fond, là-bas, quatre petits sarraux bleus
+faisaient la révérence.
+
+Dix minutes plus tard, la jeune fille ouvrait la porte du logis des
+Pépinières, et s'élançait vers sa mère qui la guettait, inquiète déjà,
+au coin de la maison, et Robert qui la suivait, la main droite à demi
+gantée, retrouvant sa belle humeur pour que madame Maldonne ne pût se
+douter de rien, refoulant en lui-même ce qui lui restait d'inquiétude
+et d'ennui, disait:
+
+--Une promenade charmante, Geneviève, charmante!
+
+--Je viens de voir le petit Malestroit, reprit Thérèse en enlevant
+l'épingle de son chapeau, il avait peur de moi: un amour.
+
+
+
+
+III
+
+
+Le déjeuner fut gai, comme de coutume. M. Maldonne était satisfait
+d'un envoi de corneilles à pattes rouges, qu'il venait de recevoir de
+Belle-Isle-en-Mer; sa femme s'épanouissait au récit que Thérèse
+faisait de l'excursion du matin, et Thérèse, en effet, mise en verve,
+racontait les plus petits incidents de la route, taquinait son oncle
+qui, pour un vieil Africain, disait-elle, ne s'était pas bravement
+comporté sous le soleil de juillet, et n'omettait qu'un seul détail:
+la conversation de cinq minutes, dans le bois, quand elle regardait
+l'horizon, et que lui cueillait des reines des prés. Robert le
+remarqua.
+
+Quand il se leva de table, M. Maldonne, par habitude, donna un coup de
+brosse à son panama, fit le tour du jardin, inspecta ses tombes à
+melons, entra dans le réduit où, sur des planches torréfiées par la
+chaleur, des graines séchaient, mêlées à des papillons morts, et
+perdit, en récréations utiles du même genre, le commencement de
+l'après-midi. Vers deux heures, il annonça l'intention de retourner au
+musée.
+
+--Si vous le permettez, dit Thérèse, je vous accompagnerai. J'ai
+promis d'aller faire des guirlandes pour l'adoration, qui a lieu
+demain. Vous me laisserez à l'église.
+
+Le père et la fille partirent donc ensemble. Au pas nerveux de
+Maldonne, la distance fut vite franchie. Thérèse monta les marches du
+perron de l'église.
+
+--A bientôt, ma chérie! Ne te fatigue pas trop!
+
+--Ni vous?
+
+--Toi surtout!
+
+Il se retournait en marchant, pour la regarder. Thérèse entra dans la
+vaste nef qui retentissait du bruit des marteaux, des scies rognant
+les planches et des commandements du vicaire alignant par tailles, aux
+deux côtés de l'autel majeur, des pots de lauriers-roses et des
+branches de pin.
+
+Elle fit une courte prière devant la statue de la sainte Vierge,
+constata d'un coup d'œil que les roses avaient bien été apportées à
+l'endroit convenu, et s'apprêtait à sortir de son banc, pour aller
+rejoindre une autre jeune fille occupée à ranger dans un coin des
+banderoles de gaze, quand le geste d'une femme l'arrêta. C'était une
+vieille domestique retirée dans le faubourg, aux environs des
+Malestroit, et que Thérèse connaissait. Elle se hâtait, grosse et
+courte, bousculant les chaises, son bonnet de travers, la bouche à
+demi ouverte, avec la nouvelle d'un malheur dans les yeux.
+
+--Ah! mademoiselle, dit-elle en se penchant, avant même d'arriver
+jusqu'à Thérèse, vous ne savez donc pas?
+
+--Quoi donc?
+
+--Le petit Malestroit!
+
+--Lequel?
+
+--Jean, mademoiselle, un enfant si mignon!
+
+--Eh bien! qu'y a-t-il?
+
+--Tombé dans le faubourg... Il jouait à la toupie... tombé sous les
+roues d'un camion... écrasé!...
+
+--Ah! dit, Thérèse en portant la main à ses yeux pour en chasser
+l'affreuse vision, ce n'est pas possible!... non, il n'est pas
+possible que ce soit lui... il n'y a pas plus de deux heures qu'il est
+venu ici!
+
+--Hélas! si, mademoiselle, dit la femme fondant en larmes, il est
+mort, le pauvre petit! Je l'ai vu quand on l'a rapporté... sa tête
+saignait là, mademoiselle, à la tempe... Il est maintenant sur son
+lit... Je suis venue vous le dire... vous pouvez bien y aller. Tout le
+monde y va dans le quartier... C'est joli déjà comme un paradis, chez
+les Malestroit!
+
+Thérèse sortit, sans rien répondre, mais si pâle, si haletante, que la
+vieille femme, venue là en messagère, tout émue devant cette douleur
+d'enfant, inquiète même, cherchait à rejoindre la jeune fille sur les
+dalles de la nef et répétait:
+
+--Voyons, mademoiselle, faut pas se tourner le sang comme ça, faut se
+faire une raison... attendez-moi donc!...
+
+Thérèse n'écoutait pas. Elle traversa la rue. Les Malestroit
+demeuraient à cinquante pas plus loin. Et elle entra dans la grande
+salle pauvre, à gauche, ouverte à tout venant par le deuil.
+
+Il était là, le petit marchand d'ombre. On l'avait couché au milieu
+de la pièce, sur un lit qui devait être celui des parents, la tête
+touchant le mur du fond, soulevée et tournée vers l'unique fenêtre en
+face. Toute la lumière semblait se concentrer et se poser sur ce
+visage décoloré, mais charmant encore: le front à demi couvert par le
+bandeau qui cachait la blessure, et les mèches d'or inégales
+au-dessus, luisant comme au grand soleil du jardin. On eût dit d'un
+convalescent affaibli par un long mal, et qui dort, et qui va
+s'éveiller. Les deux mains de l'innocent, les deux mains courtes
+auxquelles la toupie venait d'échapper, pieusement jointes, retenaient
+le chapelet de première communion. Le drap tombait jusqu'à terre, un
+drap blanc très fin qui avait dû être prêté, et, à droite et à gauche,
+sur le linge sans pli, ô tendresse de l'âme du peuple, ô inspiration
+charmante des pauvres qui s'entr'aiment! les frères, les sœurs, les
+petits amis du faubourg avaient, avec une épingle, attaché des
+images. De chaque côté, en rangs irréguliers, on voyait un saint
+Jean-Baptiste avec son agneau, des anges, de jolies vierges bleues et
+blanches aux yeux levés, un enfant Jésus bénissant le monde avec son
+doigt rose et jusqu'à un soldat dont un coup de ciseau avait coupé le
+sabre, un soldat d'Epinal qu'on avait dû lui acheter pour sa dernière
+croix. Elle était là aussi, la croix d'argent, ornée d'un ruban rouge,
+sur une pelote blanche, au pied du lit, attestant que la mort avait
+pris un des plus sages, un de ceux qui promettaient et qu'on citait
+pour modèle à l'école. Pauvre petit! comme tout cela, naïvement,
+racontait sa vie, ses humbles journées d'écolier qui ne savait que
+lire, jouer au soldat et prier Dieu!
+
+Thérèse, un instant immobile sur le seuil, dans la muette
+contemplation du chagrin, s'avança toute droite vers le lit, sans un
+regard pour les gens assemblés là, et qui l'observaient. Elle ne
+voyait que le petit Jean.
+
+Elle vint à lui, elle se pencha doucement, et embrassa les pauvres
+yeux morts de l'enfant comme elle n'avait jamais fait, avec toute sa
+pitié, avec toute sa foi, avec toute son âme, qui se fondit dans ce
+baiser. Et Thérèse se laissa glisser à genoux, la tête sur le drap
+orné d'images.
+
+Elle demeura ainsi quelque temps, secouée par les sanglots auxquels
+répondaient, dans le coin d'ombre de la chambre, là-bas, les soupirs
+étouffés de plusieurs femmes, moins jeunes qu'elle, et qui pleuraient
+depuis plus longtemps. Puis elle se leva, et, à travers le voile de
+ses larmes, chercha la mère. Elle l'aperçut de l'autre côté du lit,
+près de la muraille. Madame Malestroit, toute menue et fanée, était
+assise sur une chaise basse, les mains sur les genoux, serrant un
+mouchoir qu'elle ne portait plus à ses yeux taris. Autour d'elle,
+trois ou quatre femmes se tenaient debout, des voisines, qui avaient
+épuisé les courtes consolations des mots, et ne l'assistaient plus
+que de leur présence, tournant seulement la tête, de temps en temps,
+ou murmurant une exclamation douloureuse, la même depuis deux heures,
+pour bien montrer qu'elles pensaient toujours à la même chose, comme
+la pauvre Malestroit. Une seule personne parlait à demi-voix, un vieux
+monsieur, épais dans sa redingote, la face large et rase, et qui
+disait, avec une compassion vraie, retenant sa voix pour que sa parole
+entrât mieux dans cette âme meurtrie:
+
+--Allons, ma petite mère, c'est une épreuve... bien rude, oui, bien
+rude... mais n'est-il pas plus heureux là-haut?... Il échappe à bien
+des misères!... Un vrai ange qui n'a pas besoin qu'on prie pour
+lui!... Tout le monde l'aimait... moi je l'aimais... je l'aimerai
+toujours, voyez-vous!...
+
+Et ses phrases espacées, prononcées lentement, tombaient une à une,
+comme un refrain pour endormir les peines, sur la mère muette et
+accablée. Thérèse passant près de lui, il s'inclina en souriant.
+
+--Bonjour, monsieur Lofficial, répondit-elle.
+
+Et, passant la main sur les mains de madame Malestroit, pour appeler
+son attention:
+
+--Ma pauvre femme, dit-elle, puisque j'étais sa marraine, j'ai là-bas
+des fleurs. Voulez-vous bien que je les lui donne?
+
+Au son de cette voix connue, la femme du charpentier ne bougea pas.
+Elle murmura seulement:
+
+--Oh! oui! pour lui, tout ce qu'on pourra pour lui!
+
+Thérèse dit quelques mots à l'oreille d'une des femmes, qui partit
+aussitôt. Elle avait eu une de ces douces idées de jeune fille dont
+elle était coutumière. Dans le tiroir d'une table, elle trouva du fil
+et des aiguilles, se mit à genoux près du lit, et, quand la femme fut
+de retour, apportant les deux paniers de roses, merveilleusement
+belles et variées, destinées à l'église, on vit bien ce que Thérèse
+avait voulu dire. Elle prenait les fleurs, les assortissait, les
+encadrait d'un peu de feuillage, et, d'un point de couture, les
+assujettissait au drap. En moins d'un quart d'heure, car elle
+travaillait vite, tout un côté du lit fut fleuri de la sorte. La
+couche funèbre du petit Jean prenait un air de chapelle en fête. Et
+Thérèse se réjouissait, à chaque feston, d'avoir eu cette pensée.
+Pauvre petit Jean, joueur de toupie, elle ne l'avait jamais tant aimé!
+
+Comme elle allait commencer à orner le deuxième côté du drap, un jeune
+homme entra dans la chambre. Bien qu'il fût le plus proche voisin des
+Malestroit, le propriétaire du vieil hôtel qui couvrait de son ombre
+leur logis, il semblait n'être jamais entré chez eux. Debout sur le
+seuil, un peu courbé à cause de sa haute taille, il hésita, cherchant
+à s'orienter parmi les gens qui se trouvaient là. Il aperçut enfin M.
+Lofficial, traversa la salle, et le cercle des femmes s'ouvrit pour
+lui faire place. Le nouvel arrivant se trouva en face de madame
+Malestroit. Il était déjà très ému. Quand il vit, au-dessous de lui,
+la mère abîmée dans la douleur, il se sentit vraiment malheureux, non
+pas d'être venu, mais de n'avoir aucune consolation à apporter, de ne
+pas savoir comment exprimer sa sympathie à ce pauvre être misérable,
+gêné aussi par le silence des gens qui se tenaient autour de lui, et
+qu'il croyait motivé par cette visite inattendue. Il mit la main à sa
+poche, se courba, et dit assez bas, intimidé:
+
+--Madame Malestroit, je suis venu aussi quand j'ai su l'affreux
+malheur. Nous sommes voisins si proches...
+
+Et, entre les mains de la femme, il glissa une grosse pièce d'argent.
+
+Au contact du métal froid, la mère releva la tête. Elle fixa un
+instant les yeux sur le jeune homme, et celui-ci, à travers le feu
+sombre dont ils étaient pleins, crut discerner beaucoup de surprise et
+un peu de fierté blessée. Cependant elle ne le témoigna pas, et, par
+un instinct délicat de son âme populaire, elle accepta.
+
+--Venez-vous, monsieur Claude? dit M. Lofficial en se penchant, moi,
+je sors.
+
+Le jeune homme, content d'être ainsi tiré d'embarras, suivit M.
+Lofficial. Il fallait passer devant le lit de l'enfant. M. Lofficial
+s'arrêta au pied, et s'inclina. Ses lèvres remuèrent. Thérèse,
+agenouillée, se redressa, et cambra sa taille. Et Claude, qui n'avait
+pas aperçu la jeune fille en entrant, la découvrit tout à coup.
+
+--Monsieur Lofficial, dit-elle, je n'aurai pas assez de roses.
+Pourriez-vous faire prévenir mon parrain?
+
+--Très bien, chère demoiselle, j'y vais! repartit le bonhomme en
+dodelinant sa tête blanche.
+
+--Pas vous-même, je suppose?
+
+--Au contraire, moi-même... C'est bien, ce que vous faites là.
+
+Elle ne répondit pas directement.
+
+--Je les avais cueillies pour l'adoration, fit-elle, et vous voyez!...
+
+Elle tourna vers le petit mort, d'un mouvement plein de grâce, son
+visage rose où errait un souvenir navré. Et ce sourire mêlait je ne
+sais quoi de maternel à son doux air de vierge.
+
+--Pauvre petit ami! dit-elle.
+
+Son âme était dans ces trois mots. Claude remarqua que Thérèse était
+jeune, jolie, vêtue de gris, et que la pitié la faisait exquise.
+
+Il passa outre. Thérèse ne sembla pas le voir.
+
+A peine dans la rue, M. Lofficial se détourna. Sa face, pleine et
+ronde, n'offrait plus qu'une trace légère d'émotion.
+
+--Mon jeune ami, dit-il, l'aumône était peut-être inutile. Mais, pour
+la visite, vous avez eu raison de la faire. Si proche voisin! Des
+gens si éprouvés!
+
+Il prit Claude par un bouton de la jaquette.
+
+--Et comme c'est touchant! ajouta-t-il. Ils se sont mis vingt familles
+de pauvres peut-être, pour orner le lit de ce petit de douze ans! Le
+drap est à l'un, la taie d'oreiller à l'autre, les images sont à tout
+le monde. Ah! la générosité, monsieur Claude, vertu des pauvres!
+
+--Cependant, balbutia Claude, encore très troublé de ce qu'il avait
+vu, il me semble que vous avez donné l'exemple...
+
+--Mais non, mais non. Ils étaient là avant moi. Et vous n'avez pas
+tout observé! Venez... doucement, je vous prie, doucement...
+
+Il attira Claude jusqu'à la fenêtre voisine, celle des Colibry. Madame
+Colibry, qui n'avait plus d'enfants chez elle, depuis plusieurs
+années, avait offert l'hospitalité aux trois derniers des Malestroit,
+qui jouaient bruyamment autour d'elle, sans souci du frère mort. La
+chambre de la vieille, si proprette d'ordinaire, était mise au
+pillage. Et plus loin, dans le jardin qu'on apercevait par une seconde
+fenêtre en face, Yvonnette devenue l'aînée, immobile et courbée sur
+elle-même, comme une enfant qui a beaucoup pleuré, causait avec le
+vannier.
+
+--Ne trouvez-vous pas cela admirable? demanda M. Lofficial, en
+ramenant Claude sur ses pas. Allez! allez! jeune homme, le peuple est
+notre maître en charité.
+
+Il s'arrêta bientôt, devant l'hôtel de Claude.
+
+--Enchanté, mon voisin, dit-il, d'avoir eu le plaisir de causer avec
+vous! Cela ne m'arrive pas bien souvent.
+
+--En effet, murmura Claude, les occasions...
+
+--Penser que nous demeurons porte à porte, et que je suis presque un
+inconnu pour vous! J'avais l'honneur de voir souvent madame votre
+mère, autrefois. Mais voilà: c'était une autre génération. Je suis
+trop vieux.
+
+--Par exemple! Je vous assure, monsieur, que j'ai eu plus d'un regret
+à votre endroit.
+
+--Vraiment? dit M. Lofficial en lui tendant la main. Eh bien! un autre
+jour, quand l'idée vous viendra d'entrer chez moi, j'en serai ravi. Si
+vieux qu'on soit, on a toujours un coin de jeunesse dans le cœur,
+voyez-vous. Pour le moment, j'ai à m'acquitter de la commission de
+mademoiselle Thérèse, c'est sacré... A l'honneur!
+
+Il souleva prestement le bord de son chapeau, et s'éloigna, dans la
+direction de la banlieue.
+
+Claude examina un instant, avec la curiosité de l'explorateur qui
+vient de faire une découverte, la brosse rude et fournie qui cernait
+d'un tour blanc la coiffe du haute forme, et le col trop large de la
+redingote, montant et descendant en mesure sur le cou sanguin du
+bonhomme.
+
+Puis il rentra chez lui.
+
+Il habitait dans le faubourg, entre la maison blanche de M. Lofficial,
+à gauche, et les deux réduits très humbles des Malestroit et des
+Colibry, à droite, un vieil hôtel isolé sans doute autrefois, retraite
+de quelque magistrat pacifique, lentement rejointe et enveloppée par
+les constructions nouvelles. Habiter n'est pas cependant tout à fait
+exact. Claude Revel passait huit mois sur douze à la campagne, dans le
+domaine dont la mort prématurée de ses parents l'avait laissé maître,
+et, sauf en hiver, ne faisait à la ville que de rares apparitions.
+C'était un grand jeune homme de vingt-sept ans, brun de cheveux et
+brun de visage, qui eût ressemblé à plusieurs de ses aïeux,
+propriétaires, avant lui, de la terre de la Coudraie, s'il n'avait eu
+dans toute sa personne, dans sa tenue un peu sanglée, dans le
+froncement fréquent de ses sourcils, dans ses moustaches retombantes
+à la gauloise, un léger accent ou un souvenir, si l'on veut,
+d'officier de réserve. La note est assez fréquente aujourd'hui. Mais
+s'il venait à sourire, à parler, ou seulement à saluer un ami, tout ce
+masque tombait: les sourcils détendus laissaient mieux voir deux yeux
+verts, bons et lumineux, et, sous les moustaches farouches, la bouche
+apparaissait, nullement railleuse et nullement dure. On devinait
+alors, sous l'écorce empruntée, ce qu'il était en réalité: un cœur
+excellent et une imagination ordinaire, auxquels s'ajoutait, par un
+effet de nature ou bien de solitude, une petite pointe d'humour et
+d'observation.
+
+En ce moment, tout occupé de ce qui venait de lui arriver,--car la
+moindre émotion faisait événement dans sa vie calme,--il ne songea pas
+même à monter dans ses appartements, et, accrochant son chapeau à un
+bois de cerf, il s'assit sur le divan du vestibule, au fond de la
+cage de l'escalier, en face du poêle en faïence, croisa les jambes, et
+alluma un cigare.
+
+Sa pensée suivit d'abord M. Lofficial. Depuis sa petite enfance,
+Claude se rappelait à peine avoir causé deux ou trois fois avec lui.
+Le peu qu'il en savait datait des années déjà lointaines où, dans son
+imagination épeurée, ce voisin jouait des rôles d'ogre. On prétendait
+que M. Lofficial avait été pharmacien. Mais le bonhomme était le seul
+à en être bien sûr, car, au temps même de son commerce, on le
+rencontrait toujours, paraît-il, sous les arbres de la promenade,
+heureux, placide, étonnamment renseigné sur toutes les histoires
+locales et causeur de carrière. Sa plus grosse affaire, en tout cas,
+ne durait plus que trois semaines à présent, et c'étaient ses
+vendanges, qu'il conduisait lui-même, qu'il surveillait avec une
+volupté de propriétaire et de gourmet, levé dès quatre heures, haut et
+droit tout le jour parmi les vignerons courbés, et, le soir, assis au
+milieu des ouvriers qui «tournaient la mariée», grisé par les effluves
+du moût, donnant le ton des devis joyeux et des chansons, qui ne
+cessaient pas plus que le ruissellement clairet du pressoir. Les
+quarante-neuf autres semaines de l'année, il menait une existence
+assez mystérieuse. Sa maison, presque toujours close du côté de la
+rue, était silencieuse comme un couvent. Le matin, il y venait
+quelques personnes, hommes et femmes, pauvres gens pour la plupart.
+L'après-midi, M. Lofficial sortait. Claude n'en savait pas davantage.
+
+Il songea donc à son voisin, mais pas longtemps. Une autre image vint
+l'en distraire, celle de la jolie inconnue agenouillée près du lit de
+l'enfant. Elle lui apparaissait très nette et très plaisante.
+Insensiblement même, elle se dégagea de l'appareil de deuil qui
+l'enveloppait. Ce ne fut plus qu'une jeune fille très jeune, avec un
+panier de roses près d'elle, et des yeux levés pleins de pitié.
+Mademoiselle Thérèse? Comment ne l'avait-il jamais vue, lui qui
+connaissait,--comme on connaît l'armorial,--à la couleur de leur
+chapeau, de leur robe, ou de leurs rubans, toutes les héritières de la
+ville?
+
+Il en était si bien occupé, que le signal du dîner,--un coup de timbre
+qui résonnait à l'infini le long des rampes de bois de l'escalier,--ni
+l'entrée dans la salle à manger glaciale, ni la silhouette immobile de
+Justine attendant, au même endroit traditionnel de l'appartement, que
+son maître eût achevé le premier service, ne modifièrent le cours de
+ses pensées. Il eut de vagues sourires, qu'on eût pu croire adressés
+aux éclats d'un bouchon de carafe traversé d'un rayon de jour, ou à la
+fumée qui montait en spirale de la soupière pour se perdre dans la
+mousseline de la suspension. Et quand Justine s'approcha, maigre et
+digne, une assiette à la main:
+
+--Justine, demanda-t-il, est-ce que les Malestroit ont des parents
+riches?
+
+--Tout ce qu'ils sont de Malestroit, répondit-elle, c'est riche à peu
+près comme moi, qui n'ai rien... M. Claude y a donc été?
+
+--Oui, Justine, et j'ai remarqué là une jeune fille. Tu ne sais pas
+son nom?
+
+La vieille servante, qui avait toujours eu, pour la vertu de son jeune
+maître, une sollicitude un peu farouche, le regarda d'un air défiant.
+
+--Blonde, continua-t-il avec du rouge à son chapeau. Tu ne sais pas?
+
+--S'il fallait connaître à présent toutes les jeunesses qui courent
+les rues! fit-elle, avec un mouvement d'humeur, en changeant
+l'assiette de Claude.
+
+--Mais elle ne courait pas, celle-là, Justine: elle attachait des
+piquets de roses et de feuillage aux draps du petit Jean. M. Lofficial
+lui a parlé!...
+
+--Ça sera peut-être une demoiselle du bureau de bienfaisance! grommela
+Justine.
+
+Elle emporta la soupière, leva les yeux vers le portrait de son
+ancienne maîtresse, ce qui était sa façon de les lever au ciel, et
+s'en alla, d'un pas glissant, vers son royaume.
+
+«Ma pauvre Justine, songea Claude, je n'ai jamais si bien saisi ton
+complet défaut de poésie et de sentimentalité. Tu es fermée à l'idéal,
+bien que tu aies le cœur tendre. Non, cette jeune fille n'est pas
+venue là au nom d'une administration! Elle a été conduite par sa piété
+et par sa pitié, peut-être aussi par le souvenir de quelque ancienne
+charité faite aux parents. Rien n'attache comme d'avoir donné. Elle
+était aimable, cette enfant. La douceur de ces yeux qui ne m'ont pas
+regardé, et de cette voix qui ne m'a pas parlé, m'est demeurée
+présente. Je demanderai à M. Lofficial...»
+
+Comme il achevait ce monologue, Justine rentra. Elle avait deux
+mouvements, en toute occasion, dont le premier était hargneux, et le
+second repentant et attendri. Elle revint donc, posa quelque chose sur
+la table, et dit:
+
+--Après ça, votre demoiselle, cela pourrait bien être mademoiselle
+Thérèse Maldonne, une petite dont le père empaille pour le musée. Je
+me rappelle qu'elle a été marraine chez les Malestroit, après que M.
+Lofficial a eu passé par là. Car, vous savez, ça n'a pas toujours été
+droit dans la maison. Enfin, suffit. Il ne faut pas dire du mal des
+gens.
+
+Claude n'insista pas, malgré le mystère qui enveloppait les
+révélations de Justine. En poussant plus loin ses questions, il eût
+éveillé les soupçons de la vieille servante, dont il avait, en bon
+célibataire, une certaine crainte révérencielle.
+
+Après le dîner, au lieu de sortir, comme il avait coutume de le faire,
+il monta dans sa chambre, qui ouvrait sur les jardins. Il n'éprouvait
+aucun besoin de marche ou de distraction. Quelque chose d'ému
+subsistait en lui, et l'attrait aussi de ce monde des petites gens, de
+la misère, de la mort même, qu'il avait côtoyé longtemps sans le voir,
+et qui s'était révélé à lui, tout à coup, il ne savait comment. Quelle
+force l'avait conduit là, chez ces voisins en deuil?
+
+Il se mit à regarder par la fenêtre, vers la droite, les deux bandes
+de terre bien étroites, accolées à sa large cour pavée. La plus proche
+était celle des Malestroit, pillée, pelée par le pied des enfants,
+sauf un angle, tout au fond, où poussait une gerbe de chrysanthèmes
+autour d'un pigeonnier. La mère avait le goût de cette verdure pâle,
+qui s'étoilait, en automne, de grandes fleurs brunes. On la voyait
+souvent, à pareille heure, traverser le jardin, menue et encore un peu
+jolie, avec un pichet d'eau qu'elle portait à ses chrysanthèmes,
+tandis que son mari se promenait, athlétique et rude, en fumant.
+Ils s'étaient aimés, paraît-il. On racontait que Malestroit l'avait
+enlevée, quand il revint de son tour de France, bronzé comme un
+Catalan, et superbe comme un jeune dieu. Et c'était cela sans doute
+qu'avait voulu dire Justine. Pauvres gens! Ce soir, ils ne sont pas
+sortis. La maison est close. Une lame mince de lumière, glissant par
+la fente de leur porte, se mêle à la lueur de la lune montante. Au
+delà, personne non plus, derrière la palissade. C'est le domaine du
+vannier, tout vert et frais, celui-là, ombragé d'un peuplier à larges
+feuilles et rempli de bottes d'osier, debout et serrées les unes
+contre les autres, la pointe encore duvetée, et qui lui donnent un
+certain air de forêt. Tout le jour, hiver comme été, c'est là que
+travaille Colibry, un vieux très maigre, assis au pied de l'arbre,
+près de la cuve où trempent des baguettes blanches. Quant aux maisons,
+elles sont toutes deux pareilles, bien basses, ouvrant sur le
+faubourg, avec un toit long du côté du jardin, un de ces toits sur
+lesquels la pluie s'égoutte des demi-journées, et qu'affectionnent les
+pigeons, dont il y a des volées de part et d'autre... Les pigeons sont
+même la cause de querelles fréquentes entre le vannier et le
+charpentier en bateaux. Comment voulez-vous que les pigeons de
+Malestroit n'aillent pas quelquefois manger le grain avec ceux de
+Colibry? Ils vivent sans cesse vis-à-vis les uns des autres. Le
+pigeonnier des uns, posé sur une perche, au bout du jardin de
+Malestroit, regarde précisément les deux boîtes pendues au-dessus de
+la porte de Colibry. Entre eux, compterait-on dix coups d'aile? Ce ne
+sont pas les reproches de leurs maîtres qui empêcheront les affinités
+naturelles de se manifester, ni le superbe culbutant du charpentier de
+courtiser la fine pigeonne bizet du tresseur d'osier. Et, parfois, on
+entend des phrases terribles: «C'est encore vous qui attirez mon
+culbutant, monsieur Colibry? Je lui tordrai le cou, à votre bizette!»
+Dieu sait que le pauvre Colibry est absolument innocent dans
+l'affaire, mais il a peur de son ombre. Il ne se défend pas, et, quand
+il voit que les choses se gâtent, il disparaît derrière son taillis...
+Pas de dispute, ce soir. Le deuil a mis entre eux sa paix profonde. La
+petite Yvonnette doit dormir auprès de la mère Colibry. Il fait tout
+nuit.
+
+Claude regardait. Il se rappelait ces détails et d'autres qui,
+lentement, dans sa pensée, chantaient un refrain triste. Cela
+ressemblait aux sons de flûte, sortis on ne sait d'où, qui suivent le
+voyageur dans les nuits tièdes. Et, la curiosité aidant, il voulut
+retourner un instant chez les Malestroit.
+
+Il s'arrêta, sans entrer, sur le seuil de la porte que le continuel
+pélerinage des gens du quartier avait tenue ouverte. Deux flambeaux,
+sur deux chaises de jonc, brûlaient à gauche et à droite du petit
+Jean. Le visage de l'enfant, plus pâle encore, demeurait doux et
+calme. Dans l'ombre, un berceau où dormait, sans souci de la mort, le
+dernier né de la famille. Dans l'ombre aussi, formant des groupes à
+peine distincts, cernés de lumière douteuse, des parents, des amis,
+accourus après la journée de travail, la mère abîmée sur l'épaule de
+madame Colibry, et puis, dans la lumière des cierges, près du lit, le
+père, colossal, debout, les yeux fixés sur ce drap blanc d'où sortait
+la tête menue de son fils. De vagues étincelles d'or et d'argent bruni
+s'échappaient de la croix et des images piquées sur le linge. Les
+guirlandes de fleurs luisaient plus vaguement encore, et mêlaient leur
+parfum à l'odeur de la cire brûlée. Un recueillement sacré, le respect
+effrayé du mystère, la fascination de ce visage de douze ans, que tous
+ils contemplaient, les témoignages multipliés d'attentions populaires
+et naïves emplissaient cette chambre d'une atmosphère pénétrante.
+
+Mais Thérèse n'était plus là.
+
+
+
+
+IV
+
+
+Claude habitait de nouveau la Coudraie depuis trois semaines. Les
+affaires lentes et absorbantes de la campagne, la rentrée des blés et
+des avoines, la promenade, quelques visites aux voisins, l'occupaient
+suffisamment. Il n'avait pas le temps de rêver. Si l'image de Thérèse
+lui était apparue, c'était rapidement, sans qu'il eût le loisir d'y
+arrêter son esprit. Elle ne lui avait pas semblé d'un autre ordre que
+le souvenir d'un coin de forêt, de la frondaison retombante d'un
+groupe d'arbres ou d'une pente verte au bord d'une source. Il n'en
+avait retenu qu'une impression fugitive d'ombre et de fraîcheur. Rien
+de plus. Mais il faut compter avec les heures d'inaction.
+
+Une après-midi que tout se taisait, et faisait la sieste autour de
+lui, les gens des fermes, les bœufs essoufflés de chaleur cherchant
+l'abri des haies, les oiseaux dont aucun ne se risquait à travers
+l'espace, les feuilles même, ternies par le grand soleil qui buvait la
+sève, il lisait devant sa fenêtre ouverte. S'il ne somnolait pas, il
+se sentait cependant l'âme plus molle que de coutume. Tout à coup, sur
+l'acacia, en face, un écureuil surgit. Accroupi sur une maîtresse
+branche, les oreilles droites et terminées par une flamme de poils
+roux, il regardait. Claude fit de même, et, presque en même temps, la
+pensée de Thérèse s'offrit à lui.
+
+«Si je tuais l'écureuil, se dit-il, j'aurais un prétexte pour entrer
+chez M. Maldonne. Avec un peu de bonheur, je rencontrerais
+mademoiselle Thérèse. Je verrais au moins la maison qu'elle habite, le
+milieu où elle vit, quelque chose de plus que ce que je connais
+d'elle. Pourquoi pas?»
+
+La tentation devint si forte que le jeune homme étendit la main, et
+saisit au crochet d'un portemanteau une carabine, avec laquelle, au
+temps des vendanges, il abattait des grives de vigne. Il appuya l'arme
+sur l'assise de la fenêtre. L'écureuil tourna sa tête fûtée, comme
+pour fuir. Claude pressa la détente, et se redressa aussitôt. De la
+jolie bête de tout à l'heure, il ne restait qu'un paquet de poils,
+pendu par les pattes de derrière à la branche de l'acacia. En trois
+bonds, poussé par l'ivresse d'un coup heureux, comme un chasseur de
+quinze ans, le jeune homme fut au pied de l'arbre. Le sang coulait de
+la blessure, à gouttes rouges et lentes, roulait sur le cou, perlait
+au bout de l'oreille, agitée à chaque fois d'un frisson, et tombait
+sur l'herbe en taches que buvait la terre. Claude se trouvait
+affreusement cruel. Une pitié, comme une souffrance humaine aurait pu
+la faire naître, s'emparait de son esprit. Les pattes qui retenaient
+l'animal, tremblantes d'un spasme de mort, se desserraient par degrés,
+et, tout à coup, ressaisissaient la branche. Et les petits ongles
+blancs criaient sur l'écorce. Ils lâchèrent enfin.
+
+La bête enveloppée dans un journal, Claude eut bientôt fait d'oublier
+le meurtre. Il pressentait une aventure. Laquelle? Comment la nouer?
+Parlerait-il à M. Maldonne? Quelle sorte d'homme découvrirait-il en
+lui? Arriverait-il jusqu'à Thérèse? S'il parvenait à la revoir, quelle
+impression lui ferait cette jeune fille, dans un cadre tout différent
+de celui où elle lui était apparue? Son imagination n'allait pas au
+delà de ce point. Il lui suffisait, pour secouer la monotonie de
+l'heure présente, de ce très simple et très innocent projet: se faire
+présenter à une enfant encore mystérieuse et qui lui avait plu.
+
+Vite, il monta dans une chambre voisine de la sienne, pour feuilleter
+un vieux Buffon relié en veau, avec des aquarelles pâles, délices
+de sa jeunesse. Il se remit en mémoire des noms de tribus, de
+familles et d'espèces, relut des passages dont la sonorité lui
+était encore familière, et, préparé de la sorte à son entrevue avec
+l'ornithologiste, partit pour la ville, dans sa carriole anglaise.
+
+Vers quatre heures, il se présentait, son paquet sous le bras, dans la
+cour du musée, vieil édifice du XVe siècle, en pierre toute dentelée
+par l'homme et toute brunie par le temps. Le concierge eut l'air
+étonné de voir quelqu'un.
+
+--M. Maldonne?
+
+--Dans la tourelle, au deuxième.
+
+Claude se mit donc à grimper dans l'escalier tournant. Il courait
+presque, enjambant deux ou trois de ces marches basses, d'un grain si
+blanc et d'une pente si douce, faites pour un pied de châtelaine. Le
+bruit de ses pas, répercuté par l'écho à tous les étages de cette cage
+légère, avait une sonorité à réveiller M. Maldonne, si le bonhomme
+avait dormi. Mais M. Maldonne dormir! Quelle idée! A peine Claude
+eut-il ouvert la porte cintrée, au-dessus de laquelle pendait un
+écriteau: «Cabinet du conservateur», il aperçut le naturaliste, devant
+une table logée dans l'épaisseur du mur, près de la fenêtre. M.
+Maldonne, assis, un scalpel à la main, était penché au-dessus d'une
+masse de plumes roussâtres. Autour de lui, dans la salle ronde voûtée
+en ogive, des tortues de mer, des scies de squales, un crocodile, deux
+ou trois singes, pièces fatiguées, attachées aux murs, et, en belle
+lumière, près du vitrail, le seul objet élégant et brillant qui fût
+là: une aquarelle. Il se leva vivement, et, les paumes appuyées au
+bord aigu de la planche, sa tête maigre tournée vers l'étranger, la
+barbiche dardée en avant par le pincement des lèvres, parut demander:
+«Que voulez-vous?»
+
+--Monsieur, dit Claude, je crois que vous vous chargez de
+préparer,--il n'osa pas dire «d'empailler»,--même les animaux qui ne
+sont pas destinés au musée?
+
+--Certainement, monsieur.
+
+--J'ai, cette après-midi, tiré un coup de carabine.
+
+--En temps prohibé! dit M. Maldonne, en se rasseyant.
+
+--Et j'ai tué ceci.
+
+Claude développa le papier, et se sentit rougir en constatant l'état
+lamentable du contenu, comprimé, bossué, maculé de sang,
+méconnaissable. Il tendit quand même l'objet à M. Maldonne, qui partit
+d'un éclat de rire sonore, pareil au cri des geais qui se poursuivent
+dans les bois de chênes.
+
+--Encore un! s'écria-t-il. Je l'aurais parié! l'écureuil commun,
+_sciurus vulgaris_, et avec des avaries!
+
+Il s'arrêta de rire, de peur de blesser son visiteur, et ajouta, avec
+un accent ironique dont la gaieté faillit gagner Claude:
+
+--Dites-moi, monsieur, le voulez-vous monté sur un cylindre percé, qui
+représente son nid, ou bien debout, l'épée à la main, dans l'attitude
+d'un duelliste, ou encore accroupi, la trompe de chasse en sautoir? Ce
+sont les trois positions préférées des amateurs de la ville.
+
+--Mon Dieu! fit Claude en hésitant,--car l'idée du nid lui était
+venue,--comment le poseriez-vous donc, vous, monsieur?
+
+Les yeux de M. Maldonne lancèrent une flamme.
+
+--D'abord, dit-il, ni lui ni ses pareils ne valent la peine d'être
+montés; mais si j'entreprenais de le faire, je camperais la bête
+comme elle est à l'état sauvage, monsieur: je la saisirais, par
+exemple, au moment où elle vient de bondir sur un arbre, et se
+sauve... passez-la-moi... tenez, comme ceci, la tête tournée de côté,
+l'œil grand ouvert, le corps aplati contre le tronc, une cuisse
+allongée; ou bien quand elle saute à terre pour y ramasser une faîne,
+le museau baissé alors, le corps en arc, la queue en arc, un petit
+pont rouge à deux arches, et, si vous la préfériez au repos, je
+l'endormirais sur la fourche d'un frêne, les yeux mi-clos, mais
+l'oreille droite! Voilà, monsieur, ce qui serait de l'art!
+
+--Je sais, répondit Claude timidement, que vous êtes un artiste,
+monsieur, et je suis confus de vous confier une besogne aussi peu
+digne de vous.
+
+M. Maldonne jeta l'écureuil sur la table.
+
+--Bah! dit-il avec un soupir, il le faut bien! La pie, le geai, la
+huppe et le martin-pêcheur des familles, la hure de sanglier et le
+bois de chevreuil des chasseurs, c'est, avec l'écureuil, le menu
+quotidien. Je me dédommage avec les pièces rares.
+
+--Vous avez, en effet, une fort belle collection.
+
+--Tous les oiseaux du département.
+
+--Sans exception?
+
+L'ornithologiste eut un mouvement de surprise, quelque chose d'inquiet
+passa dans son regard.
+
+--En connaîtriez-vous une, par hasard?
+
+--Mon Dieu, monsieur...
+
+--Mais citez-la, je vous prie, citez-moi un oiseau du pays qu'on ne
+trouve pas, soit au musée, soit chez moi!
+
+Claude tressauta. Il se sentait en plein sur la voie qu'il cherchait.
+S'il parvenait à tomber juste sur un de ces spécimens que M. Maldonne
+gardait jalousement chez lui! Tout arrive. Qui sait? Il fouilla les
+profondeurs de sa mémoire, et jeta ce nom d'un air de doute:
+
+--Le faucon pèlerin?
+
+M. Maldonne, rassuré, indiqua du doigt la porte, derrière lui.
+
+--Dix exemplaires au musée, répondit-il.
+
+--La mouette rieuse?
+
+--Commune!
+
+--Le butor?
+
+--Je refuse ceux qu'on m'apporte.
+
+Claude, par un dernier effort, trouva dans ses souvenirs un nom
+retentissant, et, le lançant à M. Maldonne qui attendait le coup,
+l'œil clair, la mine légèrement railleuse et flattée:
+
+--L'aigle pygargue? dit-il.
+
+--Eh! eh! repartit M. Maldonne, avec une moue de gourmet, la bête est
+rarissime en effet: c'est à peine si, de temps à autre, il s'en égare
+une à la poursuite des oies sauvages qui remontent la Loire.
+
+--Eh bien?
+
+--Je l'ai, monsieur!
+
+--Pas possible?
+
+--Chez moi!
+
+--Chez vous, monsieur?
+
+--Tué de ma main.
+
+--Un vrai pygargue?
+
+--Il n'y en a pas de faux.
+
+--Non, monsieur, dit Claude, je n'aurais pas cru qu'un simple
+particulier pût posséder...
+
+--Par exemple! Je vous le prouverai! dit M. Maldonne en se levant,
+tout rouge de l'émotion du collectionneur animé par le défi et sûr de
+son triomphe. Avez-vous une demi-heure à perdre?
+
+--Je suis libre, monsieur.
+
+--Alors, venez, accompagnez-moi jusqu'à la maison, et vous le verrez!
+
+«Je la verrai», pensa Claude, dissimulant sa joie sous l'apparence
+d'un scepticisme poli.
+
+C'était l'heure où, sur toute la surface de la France, le
+fonctionnaire s'évanouit, et l'homme s'épanouit. Le déclin du soleil
+brise des milliers de chaînes, qui se renouent au matin. Le
+conservateur du musée se retira dans un coin de la salle, pour changer
+sa veste de travail contre une redingote noire qui dessinait son torse
+maigre, se coiffa d'un chapeau de paille à bords plats, et prit une
+canne de buis à gros nœuds.
+
+Pendant ces préparatifs, Claude s'était approché de l'aquarelle pendue
+près de la fenêtre. Elle représentait, à demi caché dans les roseaux
+d'un étang, un chasseur qui rabattait son arme après avoir tiré. Le
+canon fumait encore. Un oiseau fuyait, déjà très loin, rasant la nappe
+claire de l'eau.
+
+--Tiens! dit Claude, quel est cet oiseau bleu que le chasseur vient de
+manquer?
+
+M. Maldonne se détourna vivement, sans prendre le temps de passer la
+dernière manche de sa redingote.
+
+--Bah! répondit-il, peu importe! Des oiseaux bleus, il y en a de
+beaucoup d'espèces, des perruches, par exemple, des colibris...
+
+--Ce n'en est pas un, assurément. On dirait plutôt un canard? Ne
+trouvez-vous pas?
+
+--Venez, monsieur! dit M. Maldonne en s'avançant et, légèrement
+embarrassé: la peinture ne doit pas avoir grand intérêt pour vous,
+c'est un souvenir, un cadeau d'ami... venez.
+
+Claude jeta un dernier coup d'œil sur le chasseur malheureux, qui lui
+parut, en ce moment, ressembler au conservateur du musée, et,
+traversant le laboratoire, descendit l'escalier. Son compagnon avait
+un jarret d'acier et des yeux sans cesse en mouvement. Il longea
+d'abord, au pas accéléré, presque sans rien dire, ces files de maisons
+devant lesquelles il passait quatre fois le jour, tout occupé à saluer
+de la main les gens qui lui souriaient ou se découvraient devant lui.
+Puis, le faubourg franchi, des bouts de haie commencèrent à rompre la
+ligne des murs, et la campagne apparut: cultures de maraîchers et
+vastes pépinières, où la ville enfonçait encore, çà et là, le coin
+d'une bâtisse neuve. Presque partout, des deux côtés de la route, des
+forêts minuscules d'arbres verts, des taillis, drus comme les poils
+d'une brosse, de noisetiers, de hêtres, d'érables, des groupes de
+jeunes marronniers levant leur bouquet de feuilles, comme des palmiers
+d'oasis, au-dessus des files naines de poiriers ou de fusains, tout
+cela coupé en carré par des fossés sans herbe. M. Maldonne, dès qu'il
+se sentit enveloppé de ce paysage familier, ralentit sa marche, et
+donna libre carrière à son esprit. Tout l'intéressait, à présent, le
+moindre détail du chemin, les vols d'oiseaux surtout, que le soir
+attirait vers les nids, et qui s'éparpillaient, balles de plumes
+bondissantes, dans l'air tiède et doré. Il les nommait les uns après
+les autres: bruants, verdiers, linots, alouettes, pinsons, fauvettes.
+C'était son monde qu'il présentait à Claude. Sa conversation abondait
+en choses vues et fines. Il s'animait. Il était quelqu'un.
+
+Sous les pieds des promeneurs, de la terre aux ombres courtes où elle
+était blottie, une alouette se leva, monta dans la lumière, agitant
+toutes ses plumes, plana, et redescendit sans avoir interrompu son
+chant. M. Maldonne l'avait suivie, avec une expression de tendresse
+qui ne s'adressait point à l'oiseau, avec un de ces sourires qui vont
+droit à une joie prochaine. L'alouette chanteuse n'était pour lui
+qu'un symbole. Et en effet, quand elle se fut assise dans les mottes,
+Claude remarqua que le regard de M. Maldonne se posait en avant, sur
+un parc entouré de murs. «C'est là!» se dit-il.
+
+On ne distinguait encore que des arbres de venue superbe, aux cimes
+arrondies, retombantes ou découpées en fuseaux légers sur le ciel,
+mais point de maison. Bientôt, le vieux mur d'ardoise crevassé, auquel
+la mousse servait de ciment, et que couronnaient des giroflées
+défleuries, étendit son ombre sur la route. Vers le milieu, deux
+piliers de tuffeaux, surmontés de chapiteaux, encadraient un portail
+massif, hérissé de clous formant des arabesques et décoré d'un pied de
+sanglier. De toutes parts les branches débordaient en ourlets verts
+l'arête de la pierre. Même à ceux qui passaient, le domaine donnait
+l'impression fugitive de la paix. «Faut-il avoir de l'esprit pour se
+loger-là! songeait Claude. Quel parfum ce doit être au printemps!
+Comme c'est doux l'été! En hiver même on est abrité du vent. Et voilà
+où vous demeurez, mademoiselle? Cela ne m'étonne point; cela même me
+confirme dans l'idée que je me suis faite de vous.»
+
+M. Maldonne poussa une petite porte qui fit, en s'ouvrant, comme une
+déchirure dans le vaste panneau de bois.
+
+--Entrez! dit-il.
+
+Oh! ce premier pas dans la terre promise! Derrière la porte, les
+lilas, les ébéniers, les acacias, cent arbres d'essences choisies et
+mêlées se rejoignaient au-dessus du sable encore humide de la dernière
+pluie. Des fleurs fanées à demi jonchaient le sol, et, chauffées par
+les traînées de soleil qui tombaient de la voûte, répandaient une
+odeur sucrée. A vingt pas, en face, deux grandes fenêtres ouvertes
+buvaient l'air divin. Les deux hommes suivirent l'avenue. Il y eut
+quelques bruissements d'ailes dans les cimes. La maison se découvrit
+tout entière, plus large que haute, enveloppée par les deux branches
+de l'allée, qui devaient se rejoindre au delà. M. Maldonne traversa un
+vestibule, poussa une porte à gauche, et, s'effaçant le long du mur:
+
+--Mon cher monsieur, dit-il, vous ai-je trompé?
+
+Sur la cheminée, au fond de l'appartement, un aigle, le cou tendu,
+déployait ses ailes immenses.
+
+--Deux mètres vingt d'envergure, reprit le naturaliste, et
+regardez-moi ces moustaches, les pennes blanches de la cuisse, les
+écailles de la patte, est-ce un pygargue, oui ou non? En est-ce un?
+
+Claude s'était déjà détourné de l'oiseau, et saluait, un peu confus,
+une femme qu'il n'avait point aperçue tout d'abord, assise près de la
+fenêtre. Madame Maldonne écrivait, sur des ronds de papier d'égal
+rayon: «Groseilles 1889.»
+
+--Qu'y-a-t-il? demanda le naturaliste en entrant après Claude... Ah!
+ma chère, pardon... un client d'aujourd'hui, monsieur Claude Revel,
+peut-être un disciple futur, qui ne voulait pas croire à mon pygargue.
+Je l'ai amené.
+
+Claude s'inclina, et madame Maldonne lui rendit son salut, d'un léger
+mouvement de la tête, avec cette gravité inquiète qui caractérise les
+personnes timides.
+
+--Vous aimez l'histoire naturelle, monsieur? demanda-t-elle.
+
+--Je ne suis qu'un débutant, madame, répondit Claude.
+
+--Mais non, puisque vous discutez avec mon mari sur les espèces rares.
+Êtes-vous convaincu?
+
+--Absolument, madame.
+
+--Monsieur irait très loin en ornithologie, s'il le voulait, dit
+sentencieusement M. Maldonne.
+
+--Oh! monsieur!
+
+--Très loin, je le répète. Nous en avons causé en chemin, et vous
+aviez tout l'air de vous intéresser à la chose, monsieur!
+
+--Avec un pareil guide! fit Claude.
+
+Il disait cela par politesse. Mais madame Maldonne le prit autrement.
+Une lueur, comme un reste de jeunesse, éclaira son visage. Elle
+regarda son mari d'un air de ravissement. Quelqu'un lui rendait donc
+justice, à lui, devant elle! Quel rare plaisir!
+
+Elle fut un instant jolie de l'émotion délicate de son cœur.
+
+--Pauvre ami! fit-elle. Si vous saviez, monsieur, tout ce qu'il a eu à
+souffrir de la part de directeurs inintelligents, incapables de le
+comprendre! Heureusement qu'il s'est imposé par son talent. Pour
+organiser cette collection, la plus belle de toute la province, il lui
+a fallu plus de travail...
+
+--Geneviève! interrompit M. Maldonne, aussi désireux qu'elle
+d'entendre achever la phrase.
+
+--Oui, plus de travail, d'adresse, de science et d'observation, qu'à
+des artistes célèbres, enrichis, fêtés.
+
+--Fêté! Est-ce que je ne le suis pas ici, Geneviève? Tout le monde me
+gâte, au contraire... Voyons, voyons, au lieu de nous attendrir
+inutilement sur mon sort, si tu nous offrais un peu de sirop? La
+soirée est étouffante, et monsieur doit avoir aussi chaud que moi...
+Thérèse?
+
+Madame Maldonne fit un geste d'avertissement désespéré, comme pour
+dire: «A quoi penses-tu, mon ami? Tu sais bien que c'est impossible.
+Elle ne peut pas venir!» Mais il était trop tard, mademoiselle Thérèse
+avait entendu. Elle était déjà là, dans l'encadrement de la porte
+opposée à celle de l'entrée: toute rose, la lèvre supérieure
+légèrement relevée laissant voir quatre dents blanches, le nez petit,
+les yeux grands, les sourcils un peu étonnés, un vrai modèle de
+Greuze. Et, pour parfaire la ressemblance avec les types préférés de
+ce maître des scènes intimes, elle avait un petit tablier, les manches
+retroussées, et, sur ses mains mignonnes, sur ses bras, la plus belle
+couleur rouge qu'on puisse imaginer. Mademoiselle Thérèse devait
+faire des confitures. En apercevant un étranger, son premier mouvement
+fut de rire. Elle se trouvait drôle ainsi. Une seule chose paraissait
+la gêner: son petit tablier à bretelles. Aussi, de la main droite,
+elle cherchait discrètement l'agrafe de la ceinture, tandis qu'elle
+regardait tour à tour son père, sa mère et Claude, avec les mêmes yeux
+pleins de fou rire contenu.
+
+--Folle que tu es! dit M. Maldonne en lui tendant ses deux bras, qu'il
+retira aussitôt, par respect des convenances; apporte-nous de ce sirop
+de framboises que ta mère fait si bien!
+
+Elle voulut répondre. Mais les mots n'obéissent pas toujours. On
+entendit d'abord un éclat de rire étouffé, puis une fusée de notes
+claires, débordantes, épanouies comme une chanson de printemps, qui
+diminua, s'assourdit, et s'éteignit dans le lointain: mademoiselle
+Thérèse s'était enfuie...
+
+Elle revint, cinq minutes après, sans tablier, les manches baissées et
+la mine sérieuse, portant sur un plateau deux verres, une carafe d'eau
+fraîche et un carafon de sirop, le tout si propre, si net que, quand
+elle entra dans le rayonnement de la fenêtre, tous les massifs du
+jardin se mirèrent aux facettes du cristal.
+
+Claude la regarda poser le plateau sur la table à ouvrage, se
+redresser, et se retirer derrière une chaise, les mains appuyées au
+dossier.
+
+--Je vois, mademoiselle, dit-il, que vous êtes déjà initiée aux
+recettes du ménage.
+
+--Il n'y a rien d'étonnant à cela, répondit madame Maldonne. Nous
+vivons ici assez loin de la ville pour nous considérer comme des
+campagnards. Nous en avons les goûts, et même quelquefois les défauts,
+ajouta-t-elle, en enveloppant sa fille d'un regard très doux, où il y
+avait une ombre de reproche.
+
+--Voyons, mère chérie, est-ce bien grave? reprit vivement Thérèse. Je
+vous croyais seuls. Je suis venue comme j'étais. Monsieur a bien
+deviné, allez? N'est-ce pas, monsieur, vous avez deviné que je faisais
+des confitures?
+
+--Du premier coup d'œil, mademoiselle.
+
+--A mes mains? reprit-elle en étendant ses doigts, qui jouaient sur le
+dossier de sa chaise.
+
+--Oui, mademoiselle. Et peut-on savoir quelle sorte de confitures?
+
+Elle eut un hochement de tête de commisération, pour une ignorance
+pareille, et dit:
+
+--Mais de groseilles, monsieur! En cette saison-ci, que voulez-vous
+que ce soit autre chose?
+
+Puis, subitement, ses yeux s'animèrent; leur gravité d'emprunt tomba
+comme un voile, et la jeunesse, qui était derrière, la belle jeunesse
+limpide et hardie réapparut.
+
+--Les groseilles, s'écria-t-elle, voilà un fruit que j'aime!
+
+--Vraiment, mademoiselle?
+
+--Cela vous étonne, monsieur?
+
+--Un peu, je l'ai toujours trouvé médiocre.
+
+--Et moi aussi, monsieur! Mais ce n'est pas pour leur goût que j'aime
+les groseilles.
+
+--Et peut-on vous demander pourquoi?
+
+--Parce qu'elles ont l'humeur égale. Avec elles on sait sur quoi
+compter. Tous les ans, cela donne, tandis que les abricots, les
+pêches, les cerises même, pour un coup de vent, pour une gelée, s'en
+vont en feuilles... Eh bien! moi, j'ai une préférence pour tout ce qui
+ne trompe pas!
+
+Elle était charmante, disant avec conviction ces choses fraîches.
+
+--A la mode antique, et à votre santé! dit M. Maldonne, qui avait
+rempli les deux verres, et en levant le sien.
+
+Claude s'inclina très légèrement, du côté de la maîtresse du logis.
+Et c'était un spectacle assez rare, ces quatre personnes contentes à
+la fois: madame Maldonne d'avoir loué son mari, le mari d'avoir un
+disciple, Thérèse de deviner l'hommage discret rendu à sa jeunesse,
+Claude de se trouver en pleine réussite de ses projets, au milieu
+d'aussi braves gens, groupés sous les ailes du pygargue qui lui avait
+servi d'introducteur.
+
+Le naturaliste, beaucoup moins oublieux que son hôte du prétexte sous
+lequel celui-ci était venu, détourna la conversation vers son sujet
+préféré. Il raconta,--ce ne devait être ni la première, ni la seconde
+fois,--l'histoire du coup de fusil qui lui avait valu ce trophée de
+chasse, principal ornement du salon. On fit tous ensemble, et sous sa
+direction, une station devant la cheminée. Là, sous une cloche de
+verre, il y avait un chef-d'œuvre de patience et de goût: une
+collection d'oiseaux des îles, ou du pays, au plumage éclatant, posés
+dans toutes les attitudes de la vie, les ailes éployées ou croisées,
+mangeant, buvant, dormant la tête enfoncée sous les plumes, abritant
+leurs œufs menacés, ou marchant inquiets au milieu de poussins vêtus,
+comme des graines de souci, d'un duvet plus long qu'ils n'étaient
+gros. M. Maldonne, mis en verve, ne tarissait pas. Il possédait une
+mémoire prodigieuse des circonstances, des lieux, des dates.
+L'auditoire suffisait à l'animer. Claude, souvent distrait, regardait
+à la dérobée ses voisines, penchées, Thérèse un peu moins que sa mère,
+écoutant toutes les deux avec l'attention de la tendresse que rien ne
+lasse. «Et cette alouette blanche?» disait l'une. «Et ce guêpier
+doré?» disait l'autre.
+
+Cependant, deux fois déjà, le bonnet d'une fille de charge, apparu
+dans l'entre-bâillement de la porte, s'était retiré devant un signe
+discret de la maîtresse du logis. La troisième fois, le bonnet entra.
+Il était précédé d'une assiette. Le dîner attendait. Claude battit en
+retraite, et personne ne le retint, bien que tous eussent du regret de
+le quitter. Mais la coutume, l'heure sacrée. O servitude naïve et
+forte!
+
+--Nous nous reverrons? demanda M. Maldonne.
+
+Claude, avant de répondre, suivit des yeux Thérèse qui traversait
+l'appartement, pour aller pousser un battant de la fenêtre, flamboyant
+sous la lumière du couchant. Elle marchait sans bruit, la tête droite,
+son cou délicat ombré de mèches folles. Sans paraître y prendre garde,
+elle écoutait. Claude eut cette impression très nette qu'elle n'était
+pas indifférente à ce qu'il allait répondre. Peut-être eût-il éludé
+l'invitation et brisé l'aventure, n'emportant que le souvenir agréable
+de l'accueil qu'il avait reçu et l'image renouvelée, embellie, de
+cette enfant. La nuance d'attention qu'il crut saisir chez Thérèse, la
+grâce aussi de cette tête un peu fière, qui se dessinait sur la baie
+lumineuse, en décidèrent autrement.
+
+--Je crains, répondit-il, d'être un élève médiocre, mais je reviendrai
+volontiers.
+
+--Convenu! repartit le naturaliste. Vous me trouverez presque
+toujours, le soir, au jardin, où j'ai mon laboratoire, là-bas, vous
+voyez?
+
+--Le jardin, dit Thérèse à demi détournée, c'est ce qu'il y a de plus
+joli ici.
+
+Claude fut sur le point de répondre: «Oh! non!» Il le pensa. Et elle
+le devina. Il se sentit rougir. M. et madame Maldonne se demandèrent
+pourquoi. Ils n'étaient plus jeunes.
+
+--Eh bien! dit-il, je reviendrai, un soir, après dîner.
+
+Il salua les deux femmes, serra la main de M. Maldonne, traversa de
+nouveau, cette fois les yeux à terre, le bosquet qu'il avait tant
+admiré une demi-heure plus tôt, et se retrouva sur la route. Il
+s'étonnait de l'émotion vague qu'il éprouvait, et de ce qu'il avait
+été, timide en somme et un peu gauche. Ces gens très simples, par leur
+simplicité même, leur cordialité vraie, l'avaient jeté en dehors des
+phrases convenues. Il avait promis de revenir. Se proposait-il de
+devenir l'élève de M. Maldonne? Non, ce n'était pas sérieux. Alors?
+D'ordinaire ses actes étaient plus réfléchis. «Puisque je l'ai promis,
+se dit-il, je reviendrai. Mais je mettrai un intervalle entre cette
+première visite et ma seconde.» Il se rendait compte qu'il avait obéi,
+et c'était une récidive, à l'attrait de cette jeune fille, la fille
+d'un simple conservateur de musée de province. Mais il n'insista pas,
+et chercha, sur la route, quelque chose qui pût lui éviter, vis-à-vis
+de lui-même, l'aveu complet de sa faiblesse.
+
+A trente pas, un homme venait, vêtu de telle façon qu'il ne pouvait
+passer inaperçu, à cette heure et à cette place: jaquette claire
+ouvrant sur un gilet blanc, chapeau gris, cravate ornée d'une épingle.
+
+Au moment où il croisa Claude, il le considéra attentivement, et
+reporta les yeux vers l'enclos des Maldonne. Il se demandait sûrement:
+«D'où vient-il?» Claude pensa de même: «Où peut-il bien aller?» Et
+quand il se fut éloigné de quelques cents mètres, à l'endroit où les
+premières masures s'élevaient au bord du chemin, il se détourna.
+Là-bas, devant le portail vert, l'inconnu s'était arrêté. Il avait le
+bras levé vers la sonnette, et, par-dessus son épaule, il regardait
+Claude.
+
+
+
+
+V
+
+
+Les semaines s'en vont vite, tant que le cœur de l'homme ne
+s'intéresse point à leur fuite. L'impression que la visite au logis
+des Pépinières avait faite sur l'esprit de Claude s'était effacée, ou
+plutôt elle avait disparu de la surface, comme les graines des fleurs
+fragiles dont se couvrent un matin les étangs. Elles tombent,
+invisibles, mêlées à mille débris de poussière que rien ne ramènera
+jamais du fond obscur où ils s'amassent. Elles sont confondues avec
+eux. Mais en elles un germe de vie est demeuré. Rien ne l'annonce,
+sur lui pèse la masse des eaux, agitée ou dormante, sans une tige,
+sans une feuille qui rappelle les végétations mortes. Il sommeille.
+Puis, un jour, de cet atome enseveli, un fil ténu s'élance. Il
+grandit, mystérieux encore, inaperçu. Nul ne reconnaîtrait en lui le
+passé qui revient. Et tout à coup, sans que rien l'ait révélée, une
+pointe d'or perce la surface, s'y épanouit en étoile, et dit aux
+rives: «Me voilà!»
+
+Claude, à la fin d'août, fut rappelé à la ville par ses obligations
+d'officier de réserve. Pendant trois semaines, il se rendit à la
+caserne, à cinq heures du matin, sanglé dans son dolman, admiré des
+ménagères qui ouvraient les contrevents, salué par les hommes de
+garde, commanda le maniement d'armes et quelques mouvements
+d'ensemble, savoura la douceur de l'autorité indiscutée, parla de la
+France avec plus de fierté, de la guerre avec des frissons
+d'espérance, et fut pris deux ou trois fois, tant il portait bien
+l'uniforme, pour un sous-lieutenant de «l'active». Vinrent les
+manœuvres. Ce fut un jeu pour un chasseur comme lui, rompu à la
+marche. Et certes, tant qu'elles durèrent, les cantonnements chez
+l'habitant, les réceptions dans les châteaux, les longues étapes où
+l'on cause, les batailles pour rire où le cœur saute pourtant de la
+même émotion que si les balles sifflaient, ne laissèrent pas à Claude
+un moment d'ennui. La veille au soir du désarmement, il éprouva, pour
+la première fois, un peu de lassitude, mêlée à un regret vague d'une
+carrière trop tard connue, trop tard aimée. La journée était finie,
+les hommes regagneraient le lendemain leurs foyers, lui-même il
+quitterait le galon d'or et les camaraderies bruyantes du régiment. Il
+se promenait, après le dîner, triste de retomber dans l'habitude et le
+connu de la vie, quand le souvenir lui revint des Pépinières et du
+rendez-vous de M. Maldonne. Claude regarda, avec une complaisance
+involontaire, la tenue qu'il avait encore le droit de porter, leva les
+yeux pour s'assurer de l'humeur du temps, se sentit tout joyeux de
+constater qu'il faisait beau, et partit.
+
+C'était un de ces soirs de septembre, où la lueur dorée qui traîne au
+couchant prolonge presque indéfiniment le crépuscule. Elle rayonne
+dans tout le ciel. Et si la lune monte alors au-dessus de l'horizon,
+il n'y a pas de nuit, mais un jour lunaire qui continue l'autre, et
+pose sa lumière bleue sur le sol tiède encore du soleil disparu.
+Claude allait, un peu ému, porté par une sorte d'espérance sans objet,
+et douce cependant. Il aspirait à pleins poumons l'haleine des
+crépuscules, qui grise les merles, et les fait chanter, certains
+soirs, même après les premières étoiles. Des choses rimées, des débuts
+de romances fredonnaient dans sa mémoire. Quand il aperçut le bosquet
+des Maldonne, immobile au milieu de la campagne rase, les cimes des
+arbres encore touchées par la lumière et comme évanouies en elle:
+«Sous ces ombrages, murmura-t-il, à pas lents et rêveuse...»
+
+Thérèse Maldonne se trouvait tout simplement au salon, quand Claude y
+entra, pas rêveuse du tout, assise près de la table qu'entouraient,
+avec elle, son père, sa mère et Robert. Celui-ci lisait à haute voix.
+En entendant la domestique ouvrir la porte et le cliquetis d'un sabre,
+il ferma le livre sur un de ses doigts. Les deux femmes s'étaient
+levées. M. Maldonne venait au-devant de Claude, l'air épanoui et les
+mains tendues.
+
+--Cher monsieur, dit-il, vous nous surprenez agréablement. Je pensais
+que vous nous aviez oubliés... Permettez d'abord que je vous
+présente... Il se tourna vers Robert, assis de l'autre côté de la
+table: «Monsieur Claude Revel, un naturaliste amateur, un futur
+élève,» puis, vers Claude: «Mon beau-frère, Robert de Kérédol.»
+
+--Je crois avoir eu l'honneur de rencontrer monsieur sur la route,
+lors de ma première visite, dit Claude, très aimable et s'inclinant.
+
+M. de Kérédol se souleva, les mains appuyées aux bras du fauteuil.
+
+--En effet, dit-il poliment, c'est bien la seconde fois que nous nous
+rencontrons.
+
+Cependant, au ton dont il disait cela, il était facile de deviner que
+la première lui eût suffi. Sans rien ajouter, il considéra Claude de
+la tête aux pieds, comme autrefois il examinait un soldat, aux revues
+du dimanche, sourit faiblement, et roula un peu son fauteuil en
+arrière.
+
+Thérèse lui jeta un coup d'œil qui demandait: «Pourquoi vous
+retirer?» Il ne parut pas s'en apercevoir.
+
+Le cercle se reforma, sans qu'il y fût compris, près de la fenêtre
+par où venait le parfum violent des géraniums.
+
+--Madame, dit Claude, debout et la main gauche retenant son sabre, je
+suis désolé d'interrompre votre lecture. Si je suis entré, c'est qu'on
+m'a prévenu que M. Maldonne ne se trouvait pas au jardin.
+
+--Mais vous ne troublez rien, monsieur, je vous assure, dit madame
+Maldonne, en retouchant les plis du fichu de tulle noué autour de son
+cou. La lecture pourra se reprendre bien facilement... Désarmez-vous,
+je vous prie.
+
+--Et asseyez-vous, dit M. Maldonne, que nous nous voyons un peu. Après
+quoi, nous irons tous deux causer histoire naturelle.
+
+Claude sortit pour accrocher son sabre au porte manteau, puis revint
+s'asseoir à droite de Thérèse, en face de madame Maldonne.
+
+--Croiriez-vous, monsieur, dit celle-ci, que nous lisions un conte!
+
+--Il y en a de si sérieux, madame!
+
+--Un conte de Daudet.
+
+--Un chef-d'œuvre, alors. On n'a rien écrit de pareil en prose du
+midi.
+
+--N'est-ce pas, monsieur? dit Thérèse, en considérant, d'un air
+d'admiration, ce bel officier qui parlait littérature. Je n'ai rien lu
+qui me plût autant. Il y en a un, surtout...
+
+--C'est que nous avons chacun nos préférences, interrompit madame
+Maldonne, avec une certaine vivacité, résultat sans doute de
+discussions antérieures. Moi, j'aime par-dessus tout le conte des
+_Vieux_. L'aimez-vous, monsieur?
+
+--Beaucoup, madame.
+
+--C'est si touchant!
+
+--Moi, fit M. Maldonne: _Les Aventures d'un perdreau rouge_. Exact,
+mon cher monsieur, écrit par un chasseur. Vous l'aimez aussi,
+celui-là?
+
+--Je le crois bien! Et vous, mademoiselle?
+
+--_Les Étoiles!_ répondit-elle en relevant la tête, d'un mouvement
+souple et fier, vers la bande de ciel de la fenêtre.
+
+Aucune étoile n'apparaissait encore. Mais on eût dit qu'elle les
+voyait toutes, tant il y avait de clarté dans le regard qu'elle
+détourna ensuite vers Claude. Elle ne posait pas. Elle ne simulait
+rien. Un des mots qu'elle aimait, un de ceux qui ont de l'infini, lui
+était monté aux lèvres. Et cela suffisait pour qu'elle fût émue.
+
+Claude reprit:
+
+--Et pourquoi ce conte mieux qu'un autre, mademoiselle?
+
+--Ah! voilà! dit-elle. C'est que je comprends si bien le pâtre de
+Daudet, d'avoir une étoile préférée à laquelle on parle! Nous en
+avions une, mon parrain et moi, quand j'étais plus petite.
+
+Et les jolis yeux clairs cherchèrent de nouveau dans l'espace, et une
+main de jeune fille, transparente et voilée d'ombres blondes,
+s'étendit vers la lumière.
+
+--Tenez, monsieur, là-bas, au-dessus des sorbiers. C'est là qu'elle se
+lève. Souvent nous l'attendions, et, quand elle paraissait, nous en
+ressentions une joie. Et, de son côté, elle semblait nous reconnaître.
+Il y avait chez elle, je vous assure, de l'amitié pour nous, comme
+dans les yeux d'une personne chérie.
+
+--Thérèse! fit une voix, au fond de l'appartement.
+
+Les quatre personnes groupées auprès de la fenêtre se détournèrent en
+même temps vers M. de Kérédol.
+
+Il était penché en avant, et tenait, fermé sur un de ses doigts, le
+petit in-dix-huit à couverture crème. Ses lèvres, un peu railleuses,
+le pli plus accentué de son front entre les sourcils, indiquaient
+seuls une lutte intime, une colère ou une souffrance dont il voulait
+demeurer maître, et qui se trahissait pourtant.
+
+--Vous oubliez, Thérèse, dit-il, que nous ne sommes pas seuls ici. De
+pareils enfantillages ne sauraient intéresser un étranger.
+
+--Mais, je vous demande pardon, répondit Claude en se levant. Ce que
+dit mademoiselle est charmant!
+
+--Peut-être, repartit M. de Kérédol avec le même flegme impertinent,
+mais je vous croyais passionné pour l'histoire naturelle, monsieur, et
+c'est de l'astronomie.
+
+Claude, que sa belle humeur de jeune homme ne quittait pas volontiers,
+se prit à rire.
+
+--De l'astronomie, monsieur? Croyez-vous?
+
+--Ce qu'il y a de sûr, interrompit M. Maldonne, en se levant à son
+tour, c'est que mon cher beau-frère ne serait pas fâché de reprendre
+sa lecture.
+
+--Moi? mais je n'ai pas dit cela.
+
+--Non, tu le penses seulement. Eh bien! achève, mon ami, replonge-toi
+dans l'histoire de l'_Élixir du Père Gaucher_. Nous autres, nous
+sortons, et nous n'aurons rien à vous envier, car il fait une soirée
+admirable!
+
+Il répéta, en désignant l'horizon: «Oui, admirable!» Et le mot tomba
+au milieu du silence embarrassé de tout le monde.
+
+--C'est bientôt nous quitter, monsieur, dit enfin madame Maldonne, et
+j'insisterais, si mon mari n'était pas très heureux de vous avoir pour
+lui seul.
+
+Les yeux de mademoiselle Thérèse, grands ouverts et tournés vers
+Claude, exprimaient le même regret.
+
+Mais elle n'en dit rien. Elle se contenta de sourire aimablement,
+quand Claude s'inclina devant elle, et de suivre du regard, jusqu'au
+moment où la porte se referma sur lui, ce jeune lieutenant de réserve,
+qui partageait toutes ses prédilections pour les _Étoiles_ de Daudet.
+
+Claude, qui avait salué très froidement M. de Kérédol, se trouva seul
+dans le corridor, et bientôt dans le jardin avec M. Maldonne.
+
+--Un peu étrange, mon beau-frère, n'est-ce pas? dit celui-ci
+timidement.
+
+--Mon Dieu, répondit Claude, il y a tant de gens qui n'admettent pas
+qu'on trouble une de leurs habitudes!
+
+--C'est précisément cela, repartit le naturaliste. Il a la passion des
+récits, des histoires, des lectures, et tout ce qui l'interrompt
+l'émeut incroyablement... Un homme excellent, au fond, je vous assure,
+et si dévoué pour nous tous, un si bon ami!
+
+Tous deux ils avaient pris, côte à côte, la grande allée qui coupait
+le jardin par le milieu. Il restait encore un peu de jour. Des
+souffles frais commençaient à descendre avec l'ombre. En même temps,
+la terre, qui avait bu le soleil, exhalait des bouffées chaudes et
+imprégnées du parfum des résédas, des pétunias, des géraniums, dont il
+y avait une profusion autour des massifs de légumes. Entre ses quatre
+murs flanqués d'un rempart d'arbres, il embaumait comme une
+cassolette, le potager de M. Maldonne. Le brave homme eut bien vite
+fait d'oublier Robert, et l'incident de tout à l'heure, pour ne plus
+penser qu'au monde familier du jardin. On a toujours le cœur pris aux
+choses qu'on a semées. Rien qu'à passer auprès de ses plates-bandes,
+il se sentait joyeux. Il s'épanchait en exclamations, en observations
+courtes, tantôt faisant remarquer à Claude les touffes crêpelées de
+ses asperges, une ligne de fraisiers, une poignée de glaïeuls autour
+d'un vieux cerisier, tantôt secouant un limaçon grimpé dans un rosier,
+ou, du bout de sa canne, étêtant un séneçon épanoui sur sa route. A
+mesure qu'il avançait, les diversions se multipliaient. Il s'arrêtait
+devant ses laitues en graine, et parlait à ses passe-roses, droites
+comme des flèches d'église, et comme elles tout du long fleuries.
+
+Les deux promeneurs s'entendaient d'ailleurs à merveille. Chacun
+découvrait avec bonheur chez l'autre le même amour profond et la
+science de la campagne. «Avez-vous observé, mon jeune ami?» disait
+l'un. «Assurément, cher monsieur», disait l'autre. «Alors vous
+comprenez que nous aimions les Pépinières?»--«Autant que j'aime la
+Coudraie». Quelque chose d'intime s'insinuait dans leurs phrases. Ils
+éprouvaient le même désir de prolonger l'entretien. Et, le premier
+tour d'allée achevé, ils en commencèrent un second, et d'autres
+encore.
+
+A chaque fois qu'il se détournait ainsi, tout au fond du jardin, et
+apercevait au loin la maison voilée d'ombre, Claude éprouvait la même
+émotion à regarder une petite lumière, feu tremblant d'une bougie
+veillant derrière les vitres. Était-ce la fenêtre de Thérèse, et
+l'aimable jeune fille se penchait-elle quelquefois entre les plantes
+grimpantes qui s'enlevaient, là, sur la muraille, comme des fumées
+brunes?
+
+Il y avait de quoi passer une heure avec cette simple question. Et M.
+Maldonne se mit à causer d'ornithologie. Il y revenait, non pour
+remplir une promesse, mais d'instinct, emporté par la vieille passion,
+ouvrant ses souvenirs aux pages préférées. Il s'amusait. Il racontait,
+beaucoup pour lui-même, un peu pour Claude. C'était déjà sa coutume
+avec M. de Kérédol. Et les histoires de chasse, lestement enlevées,
+s'en allaient, l'une après l'autre, à travers les buis et les
+passe-roses endormies.
+
+--Monsieur Claude, disait le naturaliste, voyez comme la nuit tombe
+vite, à présent! Quelle heure admirable et que bien peu connaissent!
+Le coucher des oiseaux, leur dernier mouvement, leur dernier chant,
+qui donc l'observe? Et pourtant!... Figurez-vous qu'il m'arrive encore
+de passer des moitiés de nuit à l'affût, ici même. J'emmène
+quelquefois ma fille. Elle aime cela comme moi. Nous nous cachons
+derrière un arbre, et j'attends. Ce n'est pas pour tuer, vous
+comprenez, mais pour le plaisir de revivre le passé, de retrouver
+quelques-unes de mes impressions d'autrefois, quand j'allais, à la
+lisière d'une taille, guetter les oiseaux nocturnes, ou les blaireaux
+qui roulent en grognant vers les vignes... Tenez, maintenant que la
+dernière frange d'or s'est effacée là-bas, où sont les martinets? Tous
+disparus, couchés, et de même les pinsons, les verdiers, les linots,
+tous ceux qui vivent du grain tombé... Quelques mangeurs d'insectes
+travaillent encore... Apercevez-vous cette mésange, qui tourne autour
+d'une branche d'abricotier? Elle va donner encore un ou deux coups de
+bec, puis renfoncer sa tête dans ses plumes soulevées, et vous ne la
+distinguerez plus d'avec l'écorce... Les merles se chargent de la
+sérénade... Écoutez celui-ci!... Tout à l'heure, il était à la pointe
+des sorbiers; le voilà qui galope dans les fouillis de ronces,
+inquiet du gîte de la nuit et chantant pour le dire... Quand il se
+sera tu, aucun oiseau du jour ne parlera plus... Ce sera le tour des
+hulottes, des orfraies, des rôdeurs nocturnes... Ah! les calomniés,
+ceux-là, cher monsieur! On les trouve laids! Mais rien n'est joli
+comme une orfraie au clair de lune! Nous en avons quelques-unes ici.
+Elles sortent de mes arbres, en arrière de la maison, ou du bois de
+Laurette. Aucun bruit ne dénonce leur vol. Leurs plumes sont fines
+comme des poils, blanches sur le ventre, jaunes sur les ailes. Et le
+vent coule au travers. Moi je reconnais les orfraies au passage de
+leur ombre, qui fait rentrer les mulots... Et que de drames, alors,
+dont nous sommes témoins!
+
+--Monsieur Maldonne, disait Claude, vous êtes plus jeune que moi!
+
+Ils causèrent ainsi, longtemps encore, sans sortir de la même allée.
+Puis, comme ils arrivaient à l'extrémité du jardin où, vingt fois
+déjà, ils s'étaient retournés, Claude chercha devant lui la petite
+lumière, et ne la vit plus. Aussitôt l'histoire qu'il écoutait perdit
+tout intérêt. Le froid de la nuit le saisit. Le jardin lui parut comme
+un grand désert morne. Rien ne trahit au dehors cette impression
+subite. Et cependant, par une mystérieuse divination de l'esprit, M.
+Maldonne, presque en même temps, s'arrêta de parler. Il avait senti se
+briser le lien léger qui tient une âme attentive.
+
+--Voulez-vous que nous rentrions? dit-il.
+
+Tous les deux s'en revinrent en silence, vers le logis qui grandissait
+dans la brume à chacun de leurs pas. Le toit était argenté par la
+lune, le reste plongeait dans l'ombre, masse indécise, terne jusqu'à
+la base, où pas une lueur ne veillait.
+
+M. Maldonne entra le premier dans le vestibule, et ouvrit la porte du
+salon.
+
+--Tiens, dit-il en se détournant vers Claude, tout mon monde envolé!
+Plus personne!
+
+L'appartement était désert, mais les meubles conservaient le souvenir
+de la dernière scène qui s'y était passée. Au pied du fauteuil de M.
+de Kérédol, qui tendait les bras vers la porte, le livre gisait sur le
+parquet. Il avait dû couler le long du siège de cuir où on l'avait
+posé, et, tout meurtri, abandonné, il soulevait quelques-unes de ses
+pages blanches comme le fouet d'une aile blessée. Plus près de la
+fenêtre, quatre chaises formaient un demi-cercle, ouvert du côté du
+fauteuil. L'éclat qui les avait troublées, écartées les unes des
+autres, on le devinait, était venu de là. Sur le guéridon, un dé
+d'argent, oublié, faisait songer à une main fine de toute jeune fille.
+
+--Plus personne! répéta M. Maldonne, c'est étonnant, il n'est pas très
+tard...
+
+Il tira sa montre, et l'exposa au jour douteux de la lune, qui
+éclairait le vestibule.
+
+--Dix heures et demie seulement... Mais voilà, quand Robert s'avise
+d'être fantasque, il ne l'est pas à demi... Je suis sûr qu'il a
+prétendu que nous ne reviendrions pas ici... Il est singulier...
+vraiment, c'en est drôle.
+
+Il riait un peu, pour ne pas souligner la faute, mais, au fond, il se
+sentait humilié.
+
+Suivi de Claude, il traversa le vestibule, puis le bosquet, et tourna
+la clef dans l'énorme serrure du portail.
+
+--Bonsoir, monsieur Claude, dit-il. J'espère bien que nous n'en
+resterons pas là?
+
+--Mais, dit le jeune homme, à condition de ne rien troubler...
+
+--Venez au musée, repartit le naturaliste, nous y serons entre nous:
+vous, moi et les oiseaux. Est-ce accepté?
+
+Claude répondit, avec moins d'ardeur:
+
+--Sans doute, monsieur.
+
+--J'y compte tout à fait, dit M. Maldonne.
+Il tendit la main à Claude, et celui-ci, franchissant le seuil, put
+encore apercevoir un instant, dans l'entre-bâillement de la porte, les
+yeux doux et plissés et la barbiche blanche de M. Maldonne, qui, du
+regard, suivait «son jeune ami», et le mettait en route.
+
+
+
+
+VI
+
+
+Il se passa plusieurs semaines pendant lesquelles Claude, retiré dans
+sa terre de la Coudraie, mesura son blé, vendit son foin, fit ses
+vendanges, chassa les perdreaux et les grives, et constata, dans les
+rares moments où sa pensée prenait forme de méditation, qu'il était
+l'homme le plus heureux du monde. A diverses reprises, suivant les
+sentiers des bois humides et chauds des premières pluies, les mains
+dans les poches de son gilet de chasse, son chien quêtant au bord
+des touffes de fougères et d'ajoncs, il s'arrêta, comme grisé par la
+vie, par la paix, par la plénitude de joie qu'il sentait en lui et
+autour de lui. D'autres fois, il est vrai, l'idée lui vint, surtout
+aux heures lentes de l'après-dîner, quand la bourrasque soufflait
+dehors et l'empêchait de sortir, quand il n'entendait d'autre bruit,
+dans la vaste salle où il se promenait, que celui de son propre pas
+renvoyé par les murs, l'idée lui vint qu'une jeune femme embellirait
+encore cette agréable Coudraie. Une image se présentait à lui, sans en
+avoir été priée: celle de Thérèse, les mains tachées de groseilles et
+confuse de son tablier à bretelles, ou disant, les yeux levés: «Le
+conte des étoiles, monsieur. Nous en avions une, mon parrain et
+moi...» Mais il ne s'arrêtait pas longtemps à de pareilles rêveries.
+Elles lui paraissaient indignes d'un homme heureux, qui commande à
+vingt vignerons, jouit d'une indépendance parfaite et d'un revenu plus
+que suffisant. Il se contentait donc, en ces occasions, de tirer une
+forte bouffée de sa pipe, s'approchait de son épagneul étendu devant
+le feu, l'assurait que, de longtemps, personne ne troublerait leur
+ménage à tous deux, et sortait, malgré le mauvais temps, pour
+inspecter le cellier où fermentait son vin.
+
+Quand il fut de retour à la ville, vers la fin d'octobre, seul dans
+son hôtel du faubourg avec sa vieille Justine, l'image revint plus
+fréquente, et, soit que les distractions fussent moins nombreuses
+autour de lui, soit paresse d'une âme longuement tentée, il y prit un
+plaisir croissant. La plupart de ses amis n'étaient pas rentrés de la
+campagne. Dans les rues, des files de maisons toutes closes avaient
+sur leurs contrevents la poussière de six mois; la chaussée
+appartenait aux moineaux, et, même les jours ouvrables, quand il
+faisait du soleil, un monde de petites gens, rendus à la liberté par
+l'absence des grands, s'en allait vers les prés voisins avec la ligne
+sur l'épaule. Comment ne pas songer un peu? Et Claude se rappelait
+l'invitation de M. Maldonne: «Revenez au musée.» Fallait-il y
+retourner? Ne devait-il pas plutôt obéir à des scrupules qui, par
+moments, le prenaient? M. de Kérédol avait manifesté, par toute son
+attitude, un désir très peu vif de voir s'établir des relations entre
+les Pépinières et la Coudraie. La proposition même de M. Maldonne
+contenait une réserve.
+
+Un jour que ces questions s'offraient de nouveau à son esprit, il
+entra, pour y réfléchir, au Jardin des Plantes. Il savait qu'un des
+plus sûrs moyens de rencontrer un peu de solitude et de recueillement
+c'est encore de choisir une promenade publique, la foule ayant plutôt
+le goût des endroits lassants où il y a de la poussière: les
+boulevards, les grandes rues, les remparts des places fortes et le
+tour des fontaines.
+
+Il entra donc, et descendit l'avenue en pente bordée de platanes,
+admirant la limpidité de l'air et la profusion d'or que l'automne
+jette sur le monde. Au bout de l'allée, il y avait plusieurs serres à
+la file, dont les vitres peintes en blanc, cintrées sur les arceaux de
+fer, rayonnaient autour d'elles une vraie chaleur d'été. Là, quelques
+bonnes gens, des habitués, se chauffaient en faisant la sieste. Et,
+devant eux, marchant d'un pas relevé, Claude aperçut deux promeneurs
+qu'il reconnut tout de suite, bien qu'ils se présentassent de dos.
+L'un, gros, court, le geste rond, la voix chaude, était M. Lofficial;
+l'autre, plus sobre de mouvements, droit et sanglé dans sa redingote,
+ne pouvait être que le parrain de Thérèse. Ils causaient avec
+animation, à demi tournés l'un vers l'autre, et l'on devinait, à leur
+attitude même, au peu d'attention qu'ils accordaient aux rangées
+d'invalides à gauche, et aux massifs de dahlias à droite, qu'ils
+arpentaient depuis longtemps ce coin découvert et tiède du jardin.
+
+Claude ne voulut pas reculer, et continua sa route vers eux. Comme ils
+parlaient à voix haute, bientôt il put saisir des mots.
+
+--Eh bien! non, mon cher monsieur, disait M. de Kérédol, je ne crois
+plus qu'elle nous quitte, à présent. Elle a l'air tout à fait heureuse
+au milieu de nous. Si vous l'aviez vue parler de ce concert de
+demain!...
+
+A ce moment, les deux promeneurs, qui s'étaient arrêtés à l'extrémité
+de la serre, se retournèrent ensemble, et aperçurent Claude Revel qui
+allait les dépasser.
+
+M. Lofficial étendit la main.
+
+--Je vous arrête au passage, dit-il. Depuis le temps que je ne vous ai
+vu!... Vous connaissez mon jeune voisin? ajouta-t-il en s'adressant à
+M. de Kérédol.
+
+Celui-ci, probablement rassuré par la fuite du temps, qui n'avait
+amené aucun incident nouveau, répondit:
+
+--J'ai eu le plaisir de rencontrer monsieur, il y a un mois.
+
+--Trente-cinq jours, dit Claude étourdiment.
+
+M. de Kérédol eut l'air surpris de la promptitude du calcul, et se
+demanda d'où venaient ces mathématiques. Il n'en demeura pas moins
+parfaitement correct, aimable même, fit deux fois encore le trajet
+d'un bout de la serre à l'autre, questionnant Claude sur la Coudraie,
+sur les dernières manœuvres, et sur de communes relations qu'ils
+avaient dans la ville. Puis il voulut prendre congé. M. Lofficial
+l'entraîna à deux ou trois pas, et, d'une voix qu'il s'efforçait de
+rendre confidentielle, mais qui arrivait bien nettement à Claude:
+
+--Quant à votre projet pour demain, monsieur de Kérédol, je suis
+d'avis...
+
+--Bien, bien, dit ce dernier, en essayant de dégager sa main...
+
+Mais M. Lofficial le retint.
+
+--Je suis entièrement de votre avis: distraction saine, excellente!
+Dites-le à Maldonne de ma part. Dites-lui que cette chère enfant ne
+peut pas toujours demeurer enfermée aux Pépinières...
+
+--Je n'y manquerai pas... Au revoir! dit M. de Kérédol, en se dérobant
+rapidement à l'étreinte de M. Lofficial.
+
+Il était devenu tout rouge et visiblement gêné.
+
+Claude le vit saluer et s'éloigner en hâte, très nerveux, faisant avec
+sa canne un moulinet d'impatience.
+
+--Qu'est-ce que c'est que ce concert? demanda-t-il en s'approchant de
+M. Lofficial.
+
+--Vous ne saviez pas?
+
+--Non.
+
+--Le premier de la saison, au Cirque-Théâtre. M. de Kérédol doit y
+conduire sa sœur et mademoiselle Thérèse...
+
+M. Lofficial continuait de suivre du regard l'ancien officier de
+chasseurs, qui montait l'avenue de platanes au pas de charge.
+
+--Pauvre M. de Kérédol! ajouta-t-il d'une voix plus basse. Il ne
+l'aime que trop. Ce doit être bien peu reposant d'aimer ainsi. De quel
+air enthousiaste il me disait tout à l'heure: «Nous sommes tous ravis
+d'aller à ce concert. Thérèse surtout. Et c'est moi qui ai eu la
+première pensée, monsieur Lofficial, moi qui ai lutté et obtenu la
+permission! Elle ne l'aurait pas demandée, la chère mignonne. Car,
+voyez-vous, ce qu'elle a par-dessus tout, c'est une idée délicate du
+devoir, du mieux. Par nature, autant que par piété, elle se porte vers
+ce qu'elle croit être le plus parfait. Pour plaire aux autres, il n'y
+a rien qu'elle ne sacrifie, et sans pose, vous savez, sans qu'on
+puisse se douter qu'elle y met un peu d'effort. Quel trésor de joie
+pour nous trois!»
+
+--Vraiment, il disait cela? demanda Claude.
+
+--Mais... oui, mon ami...
+
+Emporté par sa nature expansive et naïve, M. Lofficial, le regard fixé
+sur les derniers arbres derrière lesquels M. de Kérédol venait de
+disparaître, avait tout l'air de se parler à lui-même et d'oublier la
+présence de son voisin. Il se détourna, et s'aperçut que Claude
+l'écoutait avidement.
+
+--Qu'est-ce que je vous conte là, monsieur Claude! Excusez-moi.
+J'aurais dû être à vous. Mais, plus je vais, plus je me sens dans le
+cœur un écho qui me répète les choses, et que je ne puis faire taire.
+
+--Tiens, dit Claude, il commence déjà chez moi, cet écho-là. Il y a
+des jours... Restez-vous au jardin, monsieur Lofficial?
+
+--Hélas, non! J'aurais dû partir avec M. de Kérédol... mais le plaisir
+de vous serrer la main... Il faut que je coure à la gare.
+
+--Un voyage?
+
+--Oh! pas bien long: jusqu'aux Luisettes, une petite commission à
+faire, un coup d'œil à donner. Je serai de retour demain. Au revoir,
+monsieur Claude!
+
+Et le bonhomme s'éloigna à son tour, mais posément, distribuant, à des
+anciens qui le reconnaissaient, un salut de la main, se retournant
+même une ou deux fois, pour bien montrer à Claude que ce départ
+n'était point un prétexte, et qu'on avait toujours la pensée occupée
+de son jeune ami.
+
+Claude, immobile devant la serre, éprouvait une joie puissante, une
+joie qui grandissait d'instant en instant. Libre de penser! Libre
+d'écouter les mots qui bourdonnaient si joliment autour de lui! Il
+avait bien fallu les chasser tout à l'heure, pour répondre à M.
+Lofficial. Mais maintenant ils revenaient tous: «La chère mignonne...
+une idée délicate du mieux... pour plaire aux autres, il n'y a rien
+qu'elle ne sacrifie... quel trésor de joie!...» C'était comme une
+chanson que chantaient les rayons pâles du jour, les feuilles remuées
+par une brise insensible, les toits égayés de lumière. «Trésor de
+joie!» tout répétait l'aveu échappé à M. de Kérédol et redit par
+Lofficial. Claude s'enivrait lentement, avec ces mots qui grisent les
+âmes. Debout à la même place, abandonné au rêve, il avait l'air de
+contempler la cime des arbres. Les vieux qui, sur les bancs éparpillés
+çà et là, chauffaient leurs jambes allongées, le virent avec
+étonnement sourire dans le vague, à quelque chose de mystérieux qu'ils
+ne purent saisir, puis rougir d'avoir été vu, puis se dérober, par les
+allées tournantes, aux regards des promeneurs.
+
+La chanson continua toute l'après-midi. «C'est vrai qu'elle est
+charmante! songeait Claude; aucune contrainte n'a pesé sur elle,
+aucune pression, aucun moule. On ne l'a point forcée de fleurir: elle
+est éclose. Comme elle s'est montrée simple avec moi, différente de
+tant d'autres dont le sourire même est une chose apprise et
+effarouchante! Moi aussi, je suis simple, même un peu loup. Peut-être
+est-ce mademoiselle Thérèse que, depuis mes vingt ans, sans le savoir,
+j'ai attendue.»
+
+Il aurait voulu un conseil à qui ouvrir son âme, à qui demander:
+«Est-ce bien elle? Que faut-il faire?» Mais il n'y avait personne.
+Non, il n'y avait personne, puisque sa mère était morte, puisque ses
+amis étaient absents, ou trop jeunes, ou trop ignorants de Thérèse et
+de lui-même pour le guider.
+
+Mais la main maternelle qui gouverne le monde a des secrets
+merveilleux. Aux carrefours où l'homme n'a pas mis de poteau
+indicateur, elle pose un arbre avec un nid, une pierre moussue, une
+simple branche de ronces en fleurs: ces pauvres témoins de la route ne
+savent pas ce qu'ils font, mais celui qui cherche y reconnaît un
+signe, et s'en va.
+
+Claude, après le dîner, monta dans sa chambre. Il n'y venait pas pour
+épier ses voisins. Oh! non. Mais comment ne pas regarder un jeune
+ménage prenant le frais du soir, en face de la fenêtre? Depuis une
+semaine, les Colibry hébergent leur fille et leur gendre. Chômage,
+vacances, on ne sait pas bien. Le gendre, qui est ferblantier, a
+entrepris de planter, au bout du terrain du vannier, un jardin
+d'agrément à son idée. Il y travaille six heures par jour, pour se
+reposer. Il est joli homme, ce jeune marié: élancé, la tête
+intelligente et maigre, de petites moustaches noires. Dans sa jaquette
+brune, il a presque l'air d'un monsieur, et ses travaux prouvent qu'il
+a déjà le goût du luxe et du rococo. Adieu les carottes sauvages, dont
+les ombelles égayaient le feuillage sombre des acanthes; adieu les
+orties et les arums aux cornets percés d'une lance d'or. Il pique des
+fusains en boules, des houx panachés, des arbustes taillés et
+étiquetés par un «paysagiste rustiqueur» des environs.
+
+Il est moderne, assurément; il veut que son beau-père soigne davantage
+les dehors. La jeune femme admire cette transformation. Elle est
+assise près du peuplier, sur une chaise qu'elle a renversée un peu en
+arrière; ses lourds cheveux bruns, piqués d'épingles ornées,
+s'appuient au tronc de l'arbre; à demi étendue, les pieds soulevés de
+terre, elle rit d'un rire muet, très naïf, le même, soit qu'elle
+regarde son mari défoncer le massif, soit qu'elle se détourne, à sa
+gauche, vers le berceau d'osier que la grand'mère agite, tout
+absorbée, elle, la bonne vieille, par le nouveau-né qu'elle endort. Le
+vannier est à cheval sur un billot, le long du mur, un peu loin, pour
+voir tout son bonheur ensemble. Il fume. Il n'entend rien des
+bavardages à demi-voix qu'échangent les deux femmes. L'heure indécise,
+un dernier rayon de soleil qui change en auréole la ramure jaune du
+peuplier, la rumeur décroissante de la rue, les pigeons qui se
+becquètent sur l'arête du toit, et se laissent, un à un, d'une aile
+paresseuse, glisser au colombier, encadrent cette scène. Bientôt la
+grand'mère se lève; un coup de vent frais a secoué les brides de son
+bonnet; elle enveloppe de ses deux bras la corbeille et le trésor
+qu'elle enferme. La jeune femme la suit des yeux jusqu'à la porte, en
+se penchant. Elle est toute charmante ainsi, la voisine. Elle a le
+charme des petites gens qui n'ont pas honte d'être heureux. Le père,
+qui a fini sa pipe, rentre aussi sans rien dire. Les deux vieux sont
+attirés par le berceau. Les deux jeunes sont demeurés, elle, appuyée à
+l'arbre, lui, plantant ses arbustes nains. Mais cela n'a pas duré. Il
+a compris qu'elle était seule, il a tourné la tête vers elle, la fine
+moustache relevée montrant ses dents blanches. Leurs yeux se sont
+rencontrés. Il a jeté tout de suite sa bêche. Sa femme est venue à
+lui, et les voilà qui se promènent l'un près de l'autre. Ils
+s'arrêtent près des fusains, ils repartent. Ils causent bien bas pour
+ne parler que des innovations faites au jardin du père Colibry.
+L'ombre croît autour d'eux. La jeune femme s'appuie au bras de son
+mari, le front levé, les yeux câlins. Petit à petit, en épiant s'ils
+n'étaient pas vus, ils se sont mis dans l'axe du gros peuplier, et se
+sont embrassés.
+
+Claude s'est éloigné de la fenêtre, troublé par ce conseil muet. Quand
+il est revenu, la jeune femme et son mari avaient disparu.
+
+De la maison close du vannier, un cri montait par intervalles, et une
+voix, frêle comme le son d'une flûte lointaine, chantait:
+
+ Dodo minette,
+ Dodo poulette,
+ Dormez donc si vous voulez,
+ Je suis bien lasse de vous bercer.
+
+Alors Claude a appuyé son front sur la vitre, et il a dit en lui-même:
+
+«Demain, j'irai au concert, et j'y verrai Thérèse, parce que je
+l'aime!»
+
+
+
+
+VII
+
+
+Vers deux heures, Claude entra au cirque, et prit place dans une des
+loges au fond de la salle. L'énorme chef d'orchestre, courbé vers ses
+seconds violons, leur conseillait des ténuités de sons infinies. On ne
+percevait qu'un faible murmure, sur lequel évoluait un cor. Le public
+varié qui se pressait sur les gradins, les auditeurs des fauteuils de
+parquet, écoutaient dans le même silence la _Marche des Pèlerins_, et
+le balancement des nuques sortant des cols de fourrures, la chute
+progressive des mains qui tenaient le programme, le regard circulaire
+des gens venus là par hasard et que le silence d'une foule étonne
+toujours, les violoncellistes pinçant leurs lèvres aux trémolos,
+indiquaient un beau passage. Claude chercha Thérèse, parmi ces gens
+immobiles et vus de dos. Au troisième rang du parquet, il aperçut,
+sous un feutre noir orné d'une aile rose, un cou svelte, couronné de
+cheveux blonds, et qui se perdait un peu plus bas dans l'ombre d'un
+tour de plumes. C'était Thérèse Maldonne. Nulle autre qu'elle n'avait
+cette grâce parfaite. Elle se tenait bien droite, entre sa mère en
+toilette sombre, la tête inclinée vers l'épaule, et Robert, penché en
+avant, tout pelotonné dans son plaisir de dilettante. Et les seconds
+violons semblaient prêts à rentrer dans le néant. Et le cor en
+profitait pour se plaindre amoureusement.
+
+Hélas! rien n'est fragile comme l'émotion d'une salle. Il y avait, aux
+secondes, un auditeur de race noire. Nul ne s'occupait de lui.
+L'innocente fantaisie lui prit d'enlever son pardessus. Il y mit un
+peu de solennité. Quelqu'un près de lui le remarqua, et dit à
+demi-voix: «Tiens, il va reprendre son costume national!» Presque
+personne n'avait entendu. Mais une fusée de rire était partie. Elle
+fila le long des banquettes des secondes, passa aux premières, gagna
+le pourtour, envahit le parquet. Tout le monde se détournait, et se
+dissipait, même les abonnés, même les passionnés. Tous paraissaient
+reconnaissants d'avoir été distraits, de reprendre pied dans la vie.
+Cela ressemblait à un réveil général. Thérèse, elle aussi, avait
+tourné la tête. Elle souriait à peine, d'un sourire d'envie, comme
+pour dire: «Que je voudrais bien savoir! Comme ce doit être drôle! Ce
+serait si bon de rire tout à fait!» Son regard, pur et vivant, errait
+sur la foule. Il arriva jusqu'à Claude. Elle le reconnut. Ses lèvres
+s'allongèrent un peu, et la frange de ses cils blonds s'abaissa
+légèrement, en signe d'amitié. Cela ne dura qu'un éclair. Elle ramena
+les yeux, par degrés, vers sa mère qui n'avait pas changé
+d'attitude,--pas plus que Robert,--lui dit un mot à l'oreille, et
+l'aile rose reprit sa silhouette primitive au-dessus du chapeau noir,
+tandis que le chef d'orchestre, avec des gestes agrandis pour
+ressaisir le public, continuait à diriger la _Marche_ de Berlioz.
+
+Claude, retiré au deuxième rang de la loge, appuyé aux cloisons
+fumeuses, entre lesquelles peu de songes d'amour pareils au sien
+avaient dû éclore, ne pensait plus qu'à Thérèse, et ne voyait plus
+qu'elle. Oh! le merveilleux concert, et comme, à certaines heures, la
+puissance créatrice de nos âmes transforme et fond en un seul hymne
+toutes les sensations diverses qui nous viennent du monde! Comme tout
+parle une même langue pour nous traduire nous-mêmes! Que jouait-on
+maintenant? de quels maîtres étaient les symphonies qui se
+succédaient? quels numéros portaient-elles sur le programme tombé à
+terre? Questions vaines. Il n'y avait dans la salle qu'une enfant
+blonde, là-bas, et la foule, sans le savoir, et l'harmonie joyeuse ou
+plaintive de l'orchestre, et toute la lumière tombant des vitrages,
+tout cela n'était que pour cette petite tête fière, pour l'ovale
+aminci de ce visage de vierge. Et un seul homme comprenait et goûtait
+le sens mystérieux qui s'échappait de toutes choses: Claude Revel,
+immobile, au fond d'une loge de cirque.
+
+Il remarqua enfin que la foule s'écoulait autour de lui, et se leva.
+M. de Kérédol, jusqu'alors, l'avait plusieurs fois cherché du regard
+dans la salle, et ne l'avait pas rencontré. Mais, en sortant du rang
+de fauteuils où il avait pris place, il se trouva tourner le dos à la
+scène, et aperçut Claude Revel, tout en haut, encadré dans l'étroite
+ouverture de la loge, les yeux fixés sur Thérèse qui commençait à
+monter vers lui. Soit qu'elle eût deviné derrière elle la surveillance
+anxieuse de Robert, soit timidité de jeune fille, Thérèse passa près
+de Claude, sans détourner la tête. Sa mère la suivit, causant avec
+elle. Mais M. de Kérédol s'arrêta un instant, au milieu de l'étroite
+coupure des gradins. Il n'eut pas un mot, ne fit pas un geste:
+seulement, de ses prunelles bleues, dures comme un reflet d'acier,
+jaillit un éclair de colère à l'adresse de Claude debout à trois pas
+de lui, un défi d'homme à homme, prouvant bien que désormais la
+certitude était acquise et la lutte résolue.
+
+La lutte! Hélas! elle était bien dans la volonté de Robert, dans son
+cœur atteint au plus profond de ses tendresses. Mais lui-même, en ce
+moment où il éprouvait une irritation violente, comme s'il en eût
+senti la faiblesse secrète, il se hâtait de fuir. A peine avait-il
+descendu les marches du perron qu'il offrait le bras à madame
+Maldonne, et remontait le faubourg, d'un pas plus pressé que
+d'ordinaire, tournant et dépassant les groupes noirs qui dentelaient
+la rue en pente. Thérèse marchait à côté de sa mère. Elle semblait
+indifférente, nonchalante, comme ceux qu'une pensée, même indécise et
+faible, isole de la foule. Aucun des trois ne parlait, si ce n'est à
+mots rompus, rarement.
+
+De loin, Claude regardait diminuer l'aile rose. Bientôt, parvenu à la
+route qui filait droit sur les Pépinières, parmi les bandes d'ouvriers
+et de boutiquiers, Robert ralentit le pas. Il se trouvait dans
+l'horizon du domaine, il atteignait la sauve. Mais aucune embellie ne
+se manifesta dans son humeur.
+
+Quand le portail du logis se fut enfin refermé derrière eux, il poussa
+un soupir de soulagement; puis, laissant les deux femmes entrer dans
+la maison, traversa tout le jardin, pour aller s'asseoir, au fond,
+sous la tonnelle de lauriers.
+
+--Joli succès! dit-il en accrochant son chapeau à une branche et en
+s'épongeant le front. Tout ce que j'essaye tourne de la même façon...
+Depuis hier je redoutais cette rencontre-là. Elle était fatale... Et
+dire qu'il est peut-être venu, averti par moi, par l'imprudence que
+j'ai eue de bavarder avec Lofficial! On a toutes les chances à son
+âge, et toutes les malechances au mien!
+
+Ses réflexions furent interrompues par Thérèse. Elle avait quitté son
+feutre noir, pris un chapeau de paille fanée, et elle venait, de son
+allure vive et décidée, nullement troublée, bien qu'elle eût des
+choses graves à demander.
+
+--Tiens, c'est vous? dit Robert, que l'arrivée de sa nièce prenait à
+court de résolution, dans le trouble des premières méditations.
+
+--Mais oui, moi, répondit-elle. Nous avons à causer tous deux.
+
+Elle ouvrit un pliant, appuyé le long des treillages qu'enveloppaient
+les touffes de laurier, et s'assit en face de M. de Kérédol, un peu
+plus bas que lui.
+
+--Mon parrain, dit-elle en arrangeant les plis de sa robe, je suis
+venue pour vous demander une preuve de grande affection.
+
+--Je vous en ai tant donné, ma pauvre chérie! Vous devez bien savoir
+que je ne vous refuserai pas.
+
+--Oh! reprit-elle sans lever les yeux, celle-là est d'une autre sorte.
+Je veux savoir de vous un secret.
+
+--Un secret, Thérèse?
+
+--Oui. Depuis plusieurs semaines, depuis deux jours surtout, je vous
+trouve...
+
+Elle semblait hésiter entre les mots.
+
+--Comment me trouvez-vous?
+
+--Triste, inquiet, je ne sais pas bien exprimer cela. Mais je vous
+trouve changé, comme si la maison n'avait plus le même charme pour
+vous.
+
+--Oh! si! interrompit vivement Robert.
+
+Thérèse releva la tête, et vit qu'il était un peu pâle.
+
+--Comme si, poursuivit-elle, vous portiez en vous-même une peine?
+
+--Quand ce serait, ma pauvre enfant! Pouvez-vous comprendre ce qui
+passe quelquefois de sombre et d'ennuyé dans l'esprit d'un vieux comme
+moi?
+
+Elle le pressait, et l'interrogeait de ses yeux clairs fixés sur lui.
+
+--Mon père et ma mère, continua-t-elle, ne sont-ils pas les meilleurs
+amis du monde pour vous?
+
+--Les meilleurs, oui, Thérèse.
+
+--Ai-je été moins prévenante à votre égard, moins obéissante?
+
+--Non, mon enfant, je n'ai rien à vous reprocher.
+
+--Alors?
+
+Il ne put supporter l'interrogation prolongée de ces grands yeux
+d'enfant qui plongeaient au fond de lui-même, et se détourna vers les
+lauriers à droite. Une de ses mains pendait le long du banc. Thérèse
+la prit entre les siennes, et, la caressant comme elle avait fait
+souvent, pour obtenir une gâterie:
+
+--Vous voyez bien, vous n'avez pas assez de confiance en moi pour me
+dire un secret, et cela me peine, allez, plus que vous ne pouvez
+croire!
+
+Elle laissa échapper la main, qui retomba le long du banc. Robert se
+retourna. Son regard, quand il rencontra celui de Thérèse, exprimait
+une souffrance si profonde et si vraie, que la jeune fille en fut
+toute saisie. Elle sentit les larmes lui monter aux yeux.
+
+--Qu'avez-vous? demanda-t-elle.
+
+--Thérèse, fit Robert, qui se contenait pour ne pas montrer toute sa
+faiblesse devant elle, Thérèse, répondez-moi franchement!
+
+--Oh! bien sûr.
+
+--Thérèse, m'aimez-vous?
+
+--Mais oui, je vous aime!
+
+--Beaucoup?
+
+--De tout mon cœur! Pourquoi en doutez-vous?
+
+--Thérèse, si quelqu'un venait pour vous enlever à nous, est-ce que
+vous nous abandonneriez?
+
+--Quelqu'un?
+
+--Oui, est-ce qu'au premier mot d'amour vous nous laisseriez là, votre
+père, votre mère, moi, comme celles qui n'ont pas eu au foyer tout le
+bonheur, toute la tendresse que vous avez eus?
+
+Elle chercha dans sa poche un petit mouchoir de batiste, le passa sur
+ses yeux, et dit:
+
+--Est-ce qu'il est venu quelqu'un?
+
+--Non, Thérèse, dit rapidement Robert, mais s'il venait?
+
+--S'il venait?
+
+--Oui, un jour lointain, plus tard?
+
+La jeune fille se leva, et lui la suivit du regard qui se dressait,
+souple, non plus émue, mais affectueuse, filiale comme il la trouvait
+chaque jour.
+
+--S'il venait, reprit-elle, un jour, plus tard, je lui dirais que
+j'appartiens d'abord à ceux qui m'ont toujours aimée.
+
+--Oh! Thérèse!
+
+--Je lui dirais encore autre chose!
+
+Elle se pencha vers lui.
+
+--Je lui dirais: «Adressez-vous à mon parrain, à mon meilleur ami!»
+
+Puis elle se recula jusqu'à l'entrée de la tonnelle.
+
+--Était-ce bien la peine de faire tant de mystères? dit-elle. Vous
+voyez, nous nous sommes expliqués. Et il n'y a rien du tout entre
+nous, qu'un «plus tard», un jour lointain, et qui dépendra de vous.
+Voilà pourquoi vous vous faites du chagrin? Rappelez-vous donc ce que
+vous m'avez si souvent répété: «La tristesse sans raison est la grande
+ennemie de la jeunesse.» Est-ce ainsi que vous disiez?
+
+--Oui, quand vous étiez mon élève.
+
+--Mais je le suis, je le serai toujours.
+
+Elle sortit de la tonnelle, et s'éloigna par l'allée en face. Après
+une vingtaine de pas, une gentille pensée lui vint. Thérèse se
+retourna, fit une révérence de pensionnaire, et redit, avec la plus
+jolie mine, futée et tendre à la fois:
+
+--Toujours!
+
+Robert essaya de lui répondre par un sourire. De loin elle put s'y
+tromper. Mais quand elle eut disparu, il se sentit en proie à une
+tristesse noire. Tant que Thérèse avait été là, Robert s'était
+contenu, pour ne pas pleurer devant elle. Oh! non, il ne fallait pas!
+C'était indigne d'un homme. A présent il était seul. Il mit sa tête
+dans ses mains, et se laissa emporter par ses pensées. Pour la
+première fois peut-être de sa vie, dans cet élan désordonné de son
+âme, il tutoya l'enfant, dont l'image était encore là, présente devant
+lui. «Pauvre chère petite, disait-il à demi-voix, c'est ta jeunesse
+que je pleure, parce qu'elle est exquise et que nous allons la perdre.
+Je le pressens, je le devine à ton charme même. Tu dis que tu resteras
+mon élève! Oui, tu le voudrais peut-être. Mais tu ne sais pas, pauvre
+enfant, le changement profond que l'amour fait dans nos amitiés. En
+peu de semaines, quand tu aimeras, ton père et ta mère deviendront une
+affection pâle, plus effacée chaque jour. Moi, je ne serai plus rien,
+tu entends, rien! Et voilà le prix de dix-huit ans de tendresse! Ne
+plus te voir qu'avec l'assentiment d'un étranger, par intervalles, par
+faveur, découvrir en toi des pensées que je n'y aurai pas vu naître, y
+reconnaître la main d'un autre, moi qui t'ai formée, moi qui n'ai
+guère que toi au monde! O Thérèse, Thérèse!»
+
+Dans ce moment d'angoisse, Robert se sentait seul. Il avait vécu dans
+l'intimité de Guillaume et de Geneviève, et cependant ni l'un ni
+l'autre ne paraissait éprouver la moindre alarme. Rien n'était changé
+dans la quiétude de leur vie quotidienne. Leurs conversations à table
+témoignaient de la même confiance dans la perpétuité de ce bonheur
+menacé! Comment ne souffraient-ils pas à la pensée que, d'une heure à
+l'autre, l'enfant pouvait leur être ravie? Etrange aveuglement! Ils ne
+devaient rien soupçonner. Ne valait-il pas mieux les avertir, leur
+dire: «Allons-nous-en! Partons pour un voyage, n'importe où, loin s'il
+se peut. Maldonne demandera un congé. Nous emmènerons Thérèse, et nous
+éviterons qu'elle nous quitte. Il n'y a rien de perdu puisqu'elle
+n'aime pas encore. Allons-nous-en! Ou bien, aidez-moi. Écartez
+doucement les occasions, veillez, ayez pitié de vous-mêmes et de moi.
+Car je sens que la branche plie sous l'oiseau.»
+
+A qui parler ainsi? A Geneviève? Une timidité singulière lui fit
+repousser cette idée. Il se sentit rougir un peu. «Non, pas elle, se
+dit-il. Les femmes ne peuvent juger cela comme nous. Ma sœur ne
+comprendrait pas. Si léger qu'il soit, Guillaume a beaucoup de cœur.
+J'irai le trouver.»
+
+Robert se leva, suivit la grande allée, aux deux tiers tourna à
+gauche, et se dirigea vers une petite construction en tuffeaux
+couverte d'un toit de zinc. Le laboratoire de Guillaume Maldonne, une
+sorte d'étouffoir aux murs mansardés, se trouvait au-dessus d'un
+réduit de jardinage. On y accédait par un escalier raide en bois
+blanc. M. de Kérédol en monta les marches avec une lenteur
+involontaire. Cela lui coûtait, la confidence qu'il allait faire, et
+cela l'effrayait presque. Il y avait longtemps qu'ils ne s'étaient
+entretenus d'un sujet aussi grave et intime. Pourtant, il ne voulut
+pas reculer, poussa la porte, légère comme de l'amadou à force d'être
+sèche, et entra.
+
+Guillaume Maldonne, en veste blanche,
+
+écrivait, juste au-dessous de la fenêtre à tabatière.
+
+--Attends! attends! dit-il en faisant signe de la main gauche, tandis
+que, de la droite, il se hâtait d'achever la phrase commencée. Tu vas
+voir! tu vas juger!
+
+Il avait l'air si heureux, si naïvement content de lui, que Robert
+l'enveloppa d'un regard d'envie.
+
+La plume d'oie cria quelques secondes, et M. Maldonne radieux,
+ébouriffé, se retournant sur sa chaise:
+
+--Dame! dit-il, puisque tu ne veux rien faire, il faut bien que je
+travaille seul!
+
+--Au catalogue?
+
+--Non, mon ami: un mémoire! je le destine à la Société linnéenne.
+Écoute-moi ça: «_Mémoire sur les rapports qui existent entre la
+coloration de l'œuf et celle du jeune oiseau en duvet._» Est-ce une
+trouvaille? Est-ce une assez jolie question?
+
+--J'en ai une aussi, moi, dont je veux te parler, dit Robert, qui
+s'était appuyé au montant de la porte. Elle est également importante,
+bien qu'il ne s'agisse pas d'histoire naturelle.
+
+--Ah! dit Guillaume avec un désappointement visible, et laissant
+retomber sur la table le papier qu'il avait saisi. De quoi s'agit-il?
+
+--De Thérèse. J'ai peur que son imagination ne commence à travailler.
+Je crois avoir des preuves qu'elle n'est pas insensible,--sans trop le
+savoir, la pauvre petite!--à l'attention qu'elle éveille, dès qu'elle
+paraît. Des nuances encore, tu comprends bien, mais, en pareil cas,
+tout est grave.
+
+--Eh! mon ami, c'est l'âge! c'est son droit! Depuis que le monde est
+monde, les jeunes filles sont contentes de plaire. Pourquoi veux-tu
+que Thérèse fasse exception?
+
+--Guillaume, reprit gravement Robert, il y a plus que cela, et tu as
+tort de prendre légèrement mon avis. Suppose que, par notre faute,
+parce que nous n'aurions pas assez veillé...
+
+--Ah! par exemple! s'il y a une fille bien gardée, c'est la mienne!
+
+--Soit! je ne discute pas pour l'instant. Plus tard, si tu es de mon
+avis, je t'indiquerai les moyens...
+
+--Les moyens? dit Guillaume, dont les yeux devinrent tout grands de
+surprise.
+
+--Oui, j'y arriverai, mais pas encore. Je suppose, Guillaume, que ta
+fille ait été remarquée par un jeune homme.
+
+--Après? demanda tranquillement M. Maldonne.
+
+--Cela ne t'émeut pas?
+
+--Mais si, Robert, cela me toucherait, certainement.
+
+--Je suppose donc que ta fille, libre, sans conseil, en vienne à aimer
+à son tour...
+
+--Eh bien?
+
+--Eh bien! mon cher, si nous n'y veillons pas, cette supposition-là
+peut être une réalité demain, oui, demain, entends-tu, nous pouvons
+la voir demandée en mariage, épousée, emmenée, si jeune encore! As-tu
+pensé à cela, Guillaume, emmenée?
+
+--Quelquefois.
+
+--Et tu peux admettre cette idée, que demain nous ne l'aurons plus?
+
+--Que veux-tu, Robert...
+
+--Que nous nous trouverons face à face tous trois, aux Pépinières?
+
+--Comme autrefois, mon bon ami.
+
+--Non, pas comme autrefois: vieillis, usés!
+
+--C'est un peu vrai.
+
+--Et sans Thérèse! Tu peux supporter cela, toi, sans Thérèse?
+
+--Mon Dieu, mon ami, si je la savais heureuse! Les enfants, on les
+élève pour d'autres, en somme, et il faut savoir être heureux quand
+ils le sont, par ricochet..
+
+M. Maldonne disait cela d'un ton tranquille, levant par instants les
+épaules, en signe de résignation et de passivité. Robert le
+considérait, sans rien répondre. Il ne s'attendait pas à rencontrer si
+peu de sensibilité, une imagination si froide et si bornée. Ah!
+certes, il se sentait d'une autre espèce, lui, de l'espèce qui souffre
+et se révolte! Il ne comprenait pas la vie de cette façon moutonnière.
+Quelque chose d'orgueilleux et de méprisant se soulevait en lui, à la
+vue de cet homme souriant, vêtu de clair, occupé d'oiseaux, que le
+sort de Thérèse, l'abandon possible des Pépinières, ne parvenaient pas
+à émouvoir. Celui-ci regardait aussi Robert avec étonnement.
+
+--Allons, mon vieil ami, dit-il en l'attirant par la main, tu te bats
+contre des moulins à vent. Laissons là toutes ces billevesées. Thérèse
+ne court aucun danger, je t'assure. Apaise-toi. Tiens, assieds-toi là,
+je vais te lire le passage que je terminais, quand tu es entré.
+Veux-tu?
+
+Robert s'assit, du même air offensé, près de la table. Déjà Guillaume
+avait saisi le cahier de papier qui contenait son mémoire. Il passa la
+main sur sa barbiche, ses yeux s'animèrent d'une flamme vive.
+
+--Je suis rendu, dit-il, à la famille des Longirostres. Je viens de
+traiter du _chevalier Gambette_, et j'arrive au _bécasseau
+combattant_.
+
+Et il lut, scandant la phrase avec amour: «Bécasseau combattant,
+_Tringa pugnax_. Quand le petit bécasseau, avec son bec et le secours
+de sa mère, vient à briser la coque qui le tenait captif, la couleur
+de l'œuf, jaune gris parsemé de taches bistres, tantôt disséminées,
+tantôt groupées, se trouve reproduite avec une exactitude telle sur la
+tête, le corps, les ailes de l'oiseau, que le petit ressemble à un
+œuf animé.» A la lettre, mon cher! regarde! Est-ce une découverte?
+
+Il désignait, sur la table, à côté d'une coquille, un poussin vêtu de
+poils, monté sur de hautes pattes.
+
+--Qu'en penses-tu? demanda-t-il.
+
+Robert sourit amèrement.
+
+--Je te félicite, dit-il.
+
+--N'est-ce pas?
+
+--Oui, je te félicite d'être à ce point absent de la vie!
+
+Robert se leva, rouvrit d'un coup d'épaules la porte à demi retombée,
+et descendit l'escalier.
+
+«A quoi bon lui expliquer? murmura-t-il. Il ne comprendrait pas.
+Est-il résigné à tout! Quelle sécheresse de cœur! Et moi qui le
+croyais capable d'énergie! Sommes-nous différents l'un de l'autre!»
+
+Et, comme il se demandait: «Quand donc a commencé notre divergence de
+vues?» Robert s'aperçut qu'elle datait de plusieurs années, de
+l'époque où Thérèse avait commencé à grandir; que, depuis lors, malgré
+la communauté de vie, il avait eu bien peu de réelle intimité avec
+Maldonne, et que toute sa puissance d'aimer s'était concentrée sur
+Thérèse. Et maintenant Robert ne retrouvait plus son ami... Ils ne se
+comprenaient plus.
+
+Cette pensée se transforma bientôt, et se fondit en un élan de
+tendresse pour l'enfant. M. de Kérédol songea que cette situation même
+lui imposait des devoirs. Puisque lui seul apercevait le danger, ne
+devenait-il pas, de plein droit, le défenseur de tous? N'était-il pas
+obligé de protéger Thérèse, de la garder pour ceux mêmes qui ne
+voyaient pas comme lui? Il sentait, avec une sorte d'amertume fière,
+qu'il n'avait plus que Thérèse au monde, et il ne se dit pas, mais il
+fut tenté de croire qu'elle aussi n'avait plus que lui.
+
+
+
+
+VIII
+
+
+Au moment où l'aile rose, longtemps suivie, disparaissait à l'angle
+d'une rue, Claude se trouvait près de chez lui. Il se sentait plein
+d'audace pour la conquête de Thérèse. Mais, de plan d'attaque, il n'en
+avait pas. Dix projets s'étaient levés déjà de son esprit, comme un
+vol de linots sort d'un buisson battu. Aucun d'eux ne valait qu'on s'y
+arrêtât.
+
+Peut-être allait-il en surgir un onzième, quand le jeune homme,
+passant devant la maison voisine de la sienne, entendit une voix
+forte crier:
+
+--Gothon! où as-tu acheté ces maudits sacs de papier? C'est du papier
+de journal, et ça craque dans la main!
+
+--Parbleu! se dit-il, c'est M. Lofficial. On n'a pas des voisins pour
+ne pas s'en servir. Il connaît les Maldonne, il est bien disposé pour
+moi; si j'allais lui demander conseil?
+
+Claude s'arrêta, se décida en deux secondes, et tira la sonnette.
+
+Gothon Lofficial,--pour employer l'expression qui la désignait dans
+tout le faubourg,--une forte vieille à visage sévère, vint ouvrir,
+regarda Claude du même air soupçonneux dont elle eût reçu un mendiant.
+
+--M. Lofficial?
+
+--Je ne sais pas s'il est là.
+
+--Je viens de l'entendre.
+
+--Ça ne fait rien.
+
+Elle tenait à la main un paquet de sacs fortement collés et aplatis,
+avec lesquels elle s'éloigna, traînant la jambe, vers le jardin dont
+on voyait un coin encore feuillu et doré de soleil, dans l'enfilade du
+porche blanc.
+
+Claude perçut le bruit d'un colloque échangé entre le fifre aigu de
+Gothon et le tonnerre contenu de M. Lofficial. Le dernier mot seul lui
+parvint distinctement: «C'est d'un joli exemple, allez, le dimanche,
+pour un monsieur dans les œuvres!» Et, comme la vieille fille,
+achevant sa phrase, rentrait dans sa cuisine en sous-sol, le visiteur
+apparut sur le seuil du jardin.
+
+--Entrez donc, monsieur Claude! Par ici! Non, pas par là, ici, ici!
+disait la voix de M. Lofficial.
+
+Le jardin n'était pas grand. M. Lofficial n'était pas mince, mais on
+ne pouvait le découvrir de la porte, à cause d'un gros massif de
+rhododendrons poussé comme une futaie. Il se trouvait à cheval sur le
+dernier barreau d'une échelle double, au-dessous d'une treille à
+l'italienne, vrai plafond de vigne, dont les pampres lui
+chatouillaient le visage. Devant lui, accroché à l'échelle, un panier
+se balançait, plein de papiers et de bouts de fil cirés. Et tout
+autour, à portée de son bras, s'échappant des feuilles à demi jaunes,
+semées de gouttes de sang par l'automne, des grappes de raisin
+pendaient, mûres à point, transparentes, rousselées par endroits,
+quelques-unes enveloppées déjà et ficelées dans la robe de papier qui
+devait les conserver fraîches.
+
+Le bonhomme, en voyant Claude s'approcher, dodelina la tête d'un air
+moitié content, moitié dépité.
+
+--Vous me surprenez, dit-il, me livrant à un travail servile, le
+dimanche. Gothon m'en a fait des reproches.
+
+--Cela un travail servile! répondit Claude.
+
+--On pourrait discuter. Mais je n'ai que dix grappes à emmailloter de
+la sorte, celles qui pressent le plus. Et vous savez l'adage: _Parum
+pro nihilo reputatur_.
+
+--Je sais surtout, mon voisin, que vous êtes incapable de désobéir
+même à une virgule du Décalogue. Ne craignez point de m'avoir
+scandalisé. Je ne le suis pas.
+
+Réjoui par la réponse, qui calmait chez lui un scrupule réel, M.
+Lofficial s'épanouit. Il se pencha, et son ventre s'arrondit un peu
+sur le barreau, prit un sac, l'entr'ouvrit, et souffla fortement entre
+les deux feuilles blanches, qui se gonflèrent comme une outre.
+
+--C'est d'autant plus urgent, continua-t-il, que nous sommes dans une
+année de guêpes...
+
+Il s'était mis entre les lèvres, pour le tenir, un fil qui descendait
+de chaque côté de la bouche. Et, prenant le sac par le fond, il
+enfermait avec précaution une grappe jaune comme une muscade, sans
+cesser le monologue, très attentif seulement à bien plisser
+l'enveloppe raide autour de la queue du raisin.
+
+--Une année de guêpes, répétait-il, positivement, jeune homme.
+Avez-vous remarqué que ces bêtes de malheur sont en abondance tous les
+neuf ans?
+
+Claude, au pied de l'échelle, répondit en souriant:
+
+--Je n'aurais pu faire encore que deux observations de ce genre,
+monsieur Lofficial, et je vous avoue que, les deux fois, cela m'a
+échappé.
+
+Maintenant, la grappe était empaquetée, ficelée, et tremblait
+au-dessus du front de son propriétaire satisfait. M. Lofficial regarda
+son interlocuteur, se trouva lui-même légèrement ridicule d'avoir posé
+la question.
+
+--C'est vrai, dit-il, une jeunesse pareille! Qu'est-ce qui me vaut
+l'honneur de votre visite, monsieur Claude?
+
+Le jeune homme jeta les yeux du côté de la cuisine, et répondit à
+demi-voix:
+
+--Une question de mariage.
+
+--Oh! ne vous gênez pas, dit en riant M. Lofficial: elle y est
+habituée. Je ne fais que ça, des mariages!
+
+--Vous?
+
+--Du matin au soir.
+
+--Ici?
+
+--La plupart du temps au bureau, là-bas. Mais il vient des gens me
+trouver jusqu'ici. Je suis quelquefois dans mon échelle, comme vous me
+voyez là. Ah! je ne leur en dis pas long, un petit discours, toujours
+le même: «Mes bons amis, vous offensez le bon Dieu... il ne faut pas
+que ça continue... il faut réparer, réparer, réparer.»
+
+--Comment, réparer?
+
+--Mais je le crois, des dix ans, des vingt ans quelquefois! Eh bien!
+presque toujours ils répondent oui. C'est si braves gens, le peuple,
+monsieur Claude!
+
+--Vous êtes donc adjoint, monsieur Lofficial?
+
+--Eh non! président de la société de Saint-François-Régis! Ce que j'en
+ai mis d'alliances, aux doigts de ces fiancés tardifs! Ça fait
+plaisir et ça fait pitié. Enfin, mon voisin, si vous avez besoin de
+moi, pour un de vos protégés, tout à vos ordres. Seulement, il faut
+les papiers. Les avez-vous?
+
+Il s'apprêtait à prendre un second sac dans le panier, et déjà sa main
+se tendait en avant.
+
+--Mon cher monsieur, il n'y a rien à réparer dans mon affaire,
+répondit Claude. Il s'agit de moi, qui me suis mis en tête d'aimer une
+jeune fille.
+
+M. Lofficial s'arrêta court. Un bon sourire illumina sa face ronde.
+
+--Ça change mes habitudes, dit-il, voyons quand même. Mais d'abord,
+puisqu'il s'agit de vous, je m'en vais descendre.
+
+Avec plus d'agilité qu'on n'eût pu lui en supposer, il passa sa grosse
+jambe par-dessus le pignon des montants, descendit, saisit l'échelle,
+et la porta le long du mur.
+
+--Tout à vous, maintenant, dit-il en revenant, les mains tendues vers
+le jeune homme. Allons au fond du jardin. Nous y serons mieux. Vous
+avez donc une amourette?
+
+--Mieux que cela, mon voisin, un grand amour.
+
+--J'entends, mais au début, je pensais qu'on pouvait employer le
+diminutif. Comme vous y allez! Et elle se nomme?
+
+Ils s'assirent côte à côte, sur un banc à dos renversé, derrière une
+touffe d'arbousiers.
+
+--Thérèse Maldonne.
+
+--Ah! cher ami! s'écria M. Lofficial en reprenant les mains de Claude,
+qu'il serra et secoua dans les siennes, tandis que ses fortes lèvres
+s'arrondissaient de surprise et d'admiration, cher ami, quelle perle!
+Comment l'avez-vous découverte, elle qui sort si peu?
+
+--Chez les Malestroit, quand le petit Jean est mort. Vous y étiez.
+
+--Pauvre innocent! reprit le bonhomme, sur la figure duquel passa une
+expression de pitié. C'était notre filleul, à elle et à moi. Mais ce
+n'est pas là que vous avez pu parler à Thérèse?
+
+--Non, mais je l'ai revue chez elle, où je suis allé deux fois, sous
+couleur d'histoire naturelle. M. de Kérédol y a fait allusion, hier,
+vous vous souvenez?
+
+--Jeunesse, jeunesse! abuser ainsi de nos manies! Vous avez tout de
+même bien fait, vous savez. Sapristi, vous avez bien fait. Je n'en
+connais pas deux qui la vaillent!
+
+Il riait largement, heureux de louer, et sur leurs deux visages, avec
+des reflets différents, la même pensée de Thérèse mettait la joie. Le
+contentement débordait des yeux de M. Lofficial, pétillants de bonté
+sans malice. Tout à coup, il retira ses mains, dans lesquelles il
+avait gardé celles de Claude. Sur sa figure, d'une mobilité, d'une
+intensité de physionomie qui lui venait en droite ligne du peuple,
+dont il était à peine sorti, une sorte d'inquiétude se peignit.
+
+--Et M. de Kérédol, précisément? dit-il.
+
+--Eh bien?
+
+--Comment prend-il la chose?
+
+--Assez mal. Il soupçonne que je ne suis pas venu chez M. Maldonne
+pour l'amour seulement des oiseaux.
+
+--Il vous bat froid. Je l'ai bien vu.
+
+--Autant qu'il le peut.
+
+Claude leva les épaules.
+
+--Qu'importe ce monsieur? ajouta-t-il vivement. Je puis me passer de
+son consentement! Et sa mauvaise humeur, si elle est tout
+l'obstacle...
+
+--Il importe beaucoup, au contraire, interrompit M. Lofficial, les
+yeux levés vers la maison en face, comptant les fenêtres l'une après
+l'autre. Si M. de Kérédol se jette à la traverse, vous comprenez, un
+ami de vingt-cinq ans, logeant sous le même toit...
+
+--Mais enfin, monsieur, de quoi m'en voudrait-il?
+
+Visiblement embarrassé, M. Lofficial baissa la tête vers la terre, et
+se mit à pousser, du bout du pied, le sable qu'il entassait par petits
+monticules. Enfin, écrasant son œuvre sous son large brodequin:
+
+--De rien, en effet, mon cher enfant, dit-il; c'est un homme d'honneur
+et, dès lors, incapable d'une opposition déloyale. Laissons-le,
+occupons-nous des moyens de vous rendre agréable aux parents de
+Thérèse et à Thérèse elle-même. C'est le premier point. Y avez-vous
+songé?
+
+--Oui, sans rien découvrir. J'ai pensé que vous seriez plus heureux
+que moi. Vous connaissez de longue date les Maldonne.
+
+--Assez pour bien savoir, mon ami, que si vous agissez avec Maldonne
+comme vous agiriez avec un autre, vous ne réussirez pas. Sa fille est
+encore très jeune. Il ne se laissera pas tenter par la fortune. Il
+faut que vous lui plaisiez, qu'il ait pour vous une sympathie
+prononcée.
+
+--Comment faire? Il ne reçoit pas chez lui. M. de Kérédol l'en
+empêche.
+
+--Oui.
+
+--Au musée, je le troublerais dans ses travaux.
+
+--Oui.
+
+--Alors?
+
+--Il y aurait bien un moyen, dit M. Lofficial en souriant, même un
+très bon... Chassez-vous?
+
+--De père en fils, répondit Claude.
+
+--Vous tirez bien?
+
+--Passablement.
+
+--C'est qu'il ne faudra pas manquer! Si vous manquez votre coup, vous
+n'aurez pas l'occasion d'en tirer un second.
+
+Ici la voix de M. Lofficial diminua de sonorité, et ce fut tout bas
+qu'il continua:
+
+--Je vais vous révéler un secret. N'ayez jamais l'air de le savoir:
+Maldonne ne vous le pardonnerait pas! Il a réuni la plus merveilleuse
+collection d'oiseaux qui soit peut-être en province.
+
+--Je le sais.
+
+--Pourtant il en manque un.
+
+--Lequel?
+
+--Un seul, d'une espèce évidemment rare, difficile à se procurer,
+puisque Maldonne, en vingt ans de chasse, n'a pas réussi à le tuer.
+
+--Oh! dites, monsieur Lofficial, demanda Claude, l'œil brillant, déjà
+prêt à se mettre en route, dites son nom! Où la trouve-t-on? Est-ce
+très loin?...
+
+--Attendez, répartit doucement le bonhomme. Je ne vous aurais pas
+lancé sur une proie impossible. Je possède, sur le bord de la Loire,
+un petit bien, les Luisettes.
+
+--Et c'est là?
+
+--Attendez donc! Devant, il y a un marais couvert de saules et de
+roseaux. Même en été, il y reste un peu d'eau. Moi, je ne suis pas
+chasseur du tout. Mais j'ai si bien le temps de me promener! Eh bien!
+ce que je n'avais pas dit à Maldonne, parce que le seul amour de l'art
+ne me déciderait pas à faire tuer une jolie bête, je vous le confie à
+vous, pour l'amour de Thérèse. Mon cher ami, dans mon marais, je sais
+positivement qu'il existe un couple de...
+
+Il se pencha, mit ses mains en tuyaux:
+
+--De sarcelles bleues!
+
+--Ah! cher monsieur! cher monsieur Lofficial!
+
+--Chut! n'ébruitez rien. C'est sauvage à nous entendre d'ici. Et puis,
+le moindre mot rapporté à Maldonne gâterait tout. Commencez par vous
+aboucher avec le père Malestroit. Il a le maniement des bateaux.
+Colibry pourrait vous accompagner aussi, et lancer les mâlons.
+
+--Colibry, je ne dis pas, mais Malestroit? Il est rude.
+
+--Dites que c'est pour moi. J'ai eu l'occasion de leur rendre un petit
+service, autrefois, quand je commençais à m'occuper de la Régis,
+comme dit Gothon. Il revenait du tour de France. Dieu! le beau
+compagnon! Enfin, c'est devenu tout à fait rangé! Demandez-lui ça en
+mon nom.
+
+--Que je vous remercie! s'écria Claude, en serrant la main du
+bonhomme, qui s'était levé.
+
+--Vous me remercierez plus tard. Le tour n'est pas joué. Prenez du
+plomb un peu fort.
+
+--Oui, monsieur Lofficial.
+
+--Pas trop gros, pour ne pas abîmer la bête.
+
+--Non, monsieur.
+
+--Choisissez une petite brume.
+
+Ils s'en allèrent, causant de la sorte, jusqu'au bout du porche. Là,
+M. Lofficial, qui n'était pas en tenue, s'effaça le long de la porte.
+Claude sortit, et, sur une poignée de main rapide, ils se quittèrent,
+l'un tout plein de sa propre joie, le second heureux de la joie de
+l'autre, comme il convenait à leurs deux âges.
+
+Claude se rendit, sans plus tarder, chez M. Malestroit, lui exposa
+l'affaire, et reçut cette réponse:
+
+--Une bonne partie, monsieur Claude, bien nourri, bien payé, pas
+grand'chose à faire, ça me va toujours, comptez sur moi.
+
+Il alla ensuite chez Colibry, qui hésitait un peu, et finit par dire,
+de sa voix flûtée:
+
+--Ça ne me convient guère, mais pour vous obliger, monsieur Claude, on
+ne demande pas mieux.
+
+Le soir, dans sa bibliothèque, il feuilleta des livres d'histoire
+naturelle, pour y trouver la description de la sarcelle, la découvrit,
+la relut pour s'en mieux pénétrer. Puis il s'endormit, rêvant que la
+petite brume était venue, et qu'il tuait l'oiseau bleu, destiné à
+gagner le cœur du vieux père Maldonne.
+
+
+
+
+IX
+
+
+Vers le milieu de novembre, le temps se refroidit brusquement. Comme
+il passait devant la boutique du vannier, Claude s'entendit appeler.
+
+--Monsieur, souffla bien bas Colibry, Malestroit dit que ça sera pour
+demain matin. Il a vu la cane bleue.
+
+--Ce n'est pas possible!
+
+--Comme je vous vois.
+
+--Et vous êtes prêt?
+
+--Demain, si vous voulez.
+
+--Alors, je prends cette nuit le train de trois heures. A quatre
+heures et demie, je serai là-bas. Et vous?
+
+--Oh! nous, monsieur, nous irons coucher au bord de l'eau, pour être
+plus tôt parés. Malestroit dit qu'il le faut. Alors, moi, je le veux
+bien.
+
+--Où vous trouverai-je?
+
+--Juste au bas du bien de M. Lofficial, tout proche le vieux pont.
+
+Le lendemain, en pleine nuit, Claude, le fusil en bandoulière,
+enveloppé d'un plaid et d'un cache-nez, des gants fourrés aux mains,
+descendait du train, à l'une des stations voisines de la ville. A de
+pareilles heures, les voyageurs sont rares. Il se trouva seul sur le
+quai et bientôt dans la campagne. Pendant la première partie de la
+nuit, le temps était demeuré clair, avec une forte gelée. A présent,
+il faisait une brume intense. Claude marchait à grands pas sur la
+route. A droite et à gauche, il devinait la vallée, sans rien voir
+que de hautes branches de peupliers, qui sortaient tout à coup du
+brouillard, au-dessus de lui, comme pendues en l'air. De rares
+buissons, des coups d'estompe dans le gris universel indiquant une
+ferme ou un bois, on ne savait trop. La terre, sablonneuse sous le
+pied, annonçait le voisinage de la Loire. Cependant, des idées
+singulières venaient à Claude, une crainte très particulière à ces
+temps-là, celle d'errer à l'aventure sans avancer, sorte de vertige du
+silence de toutes choses, de ne pas entendre même l'écho de son pas,
+de ne pas voir à dix mètres devant soi, et de se sentir comme dans une
+petite île de quelques mètres de rayon, dans l'immensité trouble qui
+pèse, qui tourne, toute moite et glacée ensemble. Enfin, des voix lui
+arrivèrent de l'inconnu profond où il s'enfonçait. Il les reconnut.
+C'étaient celles des deux hommes. Il se mit à courir, pour achever de
+dissiper l'engourdissement qui le saisissait. Bientôt il arriva au
+pont, descendit le talus de la levée qu'il avait suivie, et aperçut
+Malestroit et Colibry, assis l'un en face de l'autre, sur le bord du
+bateau plat qui portait à l'avant une cage pleine de canards entassés.
+
+--Il est grand temps, dit le maître charpentier. Embarquons, monsieur
+Claude, les vanneaux commencent à mouver!
+
+Tous trois prêtèrent l'oreille. On entendait, en effet, du côté des
+prairies inondées, quelque part au-dessus de la vaste nappe d'eau,
+dont le bord seul apparaissait, terne et froid comme une lame de faux,
+des cris très doux, clairsemés: le premier appel du matin sur les
+eaux. Claude prit place à l'arrière, les deux hommes plongèrent les
+rames dans le courant presque insensible qui venait, à travers le
+pont, des rives de la Loire, et le bateau s'éloigna, glissant
+au-dessus des prés, des talus, des bornes, des barrières, dans le
+vaste damier des saules plantés autour des champs. La rive avait
+tout de suite disparu. La brume s'épaississait de plus en plus.
+Malestroit et Colibry, suivant une ligne diagonale, pointèrent droit
+sur la hutte, construction des plus primitives, tout simplement la
+chevelure d'un saule, ramenée en cône au-dessus du tronc et garnie à
+l'intérieur d'une palissade de roseaux. Claude grimpa dans l'abri. Par
+devant, en demi-cercle, le maître charpentier disposa les canes. Il
+les retirait de la cage, une à une, leur attachait à la patte une
+corde munie d'une pierre, et jetait le tout par-dessus bord. La pierre
+tombait au fond, la bête nageait en se secouant, mais la corde
+l'empêchait de s'écarter, si ce n'est d'un mètre ou deux. Quand il eut
+fini, il rejoignit Claude dans la hutte.
+
+--Toi, dit-il, en se penchant et le plus doucement qu'il put à son
+compagnon demeuré en bas, va où nous avons dit, et lâche tes mâlons au
+bon moment. Si tu vois de la sarcelle, surtout, lâches-en plutôt deux!
+Colibry, transi de froid et ému de l'importance de son rôle, répondit
+un «oui» qui se confondit avec le soupir du vent, et, poussant à la
+godille le bateau, emmenant avec lui les mâlons, disparut derrière les
+cépées.
+
+Claude, immobile, accroupi dans la hutte, le fusil entre les jambes,
+éprouvait l'anxiété délicieuse de la première heure d'affût. Les brins
+d'osier, de saule, de jonc dont il était enveloppé, recouverts d'une
+couche mince de glace, avaient des éclairs de diamant, et, malgré la
+brume, il voyait luire aussi des étincelles partout, dans les ramures
+des souches fuyant en lignes pressées à droite et à gauche, le long
+des troncs que cernait le courant, sur la pointe des herbes mortes
+entraînées en îles minuscules à la dérive. La brume continuait de
+passer, en grandes ondes courbées comme des voiles, comme des outres
+d'un cristal dépoli, transparentes comme si chacune d'elles portait
+une lumière diffuse, un flambeau dont on n'apercevait que le
+rayonnement pâle. Partout, à la surface des prés inondés et bien
+au-dessus des arbres, c'était la même procession lente de ouates
+blanches, impalpables, qui venaient du nord, poussées par le vent.
+Tout en haut, cette blancheur s'atténuait, il s'y mêlait une nuance
+légère d'azur, et l'on devinait qu'au delà de cette muraille de
+vapeurs, le jour naissait dans le ciel clair. Les cris d'appel se
+multipliaient, apportés de très loin par la brise et par l'eau. Sur
+les langues de terre émergées, dans le cercle mystérieux qui entourait
+les chasseurs, évidemment des bandes d'oiseaux de toutes sortes
+étiraient leurs ailes, et se préparaient à partir.
+
+Un cri strident d'une cane près de la hutte, puis le chœur de toutes
+les autres, levant le bec du même côté, firent tressaillir Claude. En
+l'air, à une demi-portée de fusil, un coup de vent subit claqua juste
+au-dessus de sa tête. Une trombe d'ailes de neige, affolées,
+désordonnées, avec des sifflements aigus, passa comme un éclair.
+Puis, ce ne furent plus que des points noirs, en avant, un chapelet de
+balles s'enfonçant dans les brumes, puis, plus rien.
+
+--Des vanneaux, murmura Malestroit. Attention! Les canards vont venir.
+
+En effet, les canes qui s'étaient remises à nager, tirant sur leurs
+pierres, s'agitèrent et chantèrent de nouveau. Un mâle, lâché par
+Colibry, s'abattit parmi elles. Claude chercha des yeux, dans le
+désert triste du ciel, la bande d'émigrants qu'annonçait cette entrée
+en scène des appeaux. Il l'aperçut à sa gauche, venant du sud. Elle
+remontait le vent en triangle, d'une allure égale, pareille à une fine
+découpure d'ombres. Elle passa, dédaigneuse de cette troupe
+d'apprivoisés qui la saluaient, et se perdit au loin. Un second
+canard, quelques minutes après, partit du pré voisin où Colibry
+veillait, et monta jusqu'au-dessus des brouillards. Cette fois, quand
+il redescendit, il ramenait avec lui tout un vol de grands voyageurs
+aux plumes grises. Claude les vit tournoyer en spirales, dont les
+cercles se resserraient de plus en plus autour de la hutte. Courbé,
+immobile, retenant son souffle, il entendit tout près, par trois
+reprises, le battement de leurs ailes, leurs cris mêlés à ceux des
+canes prisonnières; il aperçut, par les fentes du treillage, des dos
+luisants, striés de barres blanches, des cous tendus, des pattes
+pendantes; puis, faisant jaillir l'eau sous le choc de leurs
+poitrines, une vingtaine de sauvages s'abattirent en dehors du cercle
+formé autour de la hutte: Malestroit les étudia un moment, et, se
+penchant:
+
+--Rien que des tadornes, dit-il. Mais je crois qu'il y a une sarcelle
+plus loin.
+
+Très loin, en effet, à peinte distincte dans la buée qui roulait sur
+l'eau, un oiseau plus petit approchait avec précaution, en faisant des
+bordées, s'arrêtait, reprenait sa marche oblique. Était-il tombé avec
+les autres? Partait-il des prés voisins? Bientôt il fut possible de
+distinguer ses formes plus sveltes, son cou qui s'allongeait et se
+courbait au ras de l'eau, avec une coquetterie et une grâce que
+n'avaient pas les autres.
+
+--C'est sûr une sarcelle, dit Malestroit. Seulement, est-elle bleue?
+Voilà!
+
+Elle s'avançait toujours, très lentement, nageant d'une seule patte.
+Claude sentait son cœur battre si fort qu'il se demandait s'il
+pourrait ajuster. La pensée de Thérèse, de la maison des Pépinières
+couchée sous les arbres, de l'accueil qui lui serait fait s'il
+rentrait avec ce gibier rarissime, l'idée qu'il le manquerait
+peut-être, et que le stratagème de M. Lofficial échouerait
+misérablement par sa faute, achevèrent de le troubler.
+
+--Je l'ai vue reluire, dit à ce moment Malestroit, c'est une bleue,
+monsieur Claude!
+
+Claude, perdant la tête, se souleva un peu. Toute la bande de canards
+s'enleva en criant.
+
+--Elle y est encore! souffla le charpentier. Mais ce n'est pas votre
+faute. Elle s'en va. Tirez!
+
+A travers les brins de jonc, Claude passa le canon de son arme. Une
+détonation formidable retentit sur le lac.
+
+--Touchée! Je l'ai! je l'ai! cria le jeune homme en se levant tout
+debout.
+
+Mais Malestroit s'était levé aussi. Il était extrêmement lourd. Sous
+ce double ébranlement et sous le poids du charpentier, le fond de la
+hutte avait cédé, et, passant au travers, les deux chasseurs, avant de
+s'être rendu compte de rien, se trouvèrent dans l'eau jusqu'à la
+ceinture, accrochés au tronc du saule.
+
+--A nous, Colibry! cria la grosse voix de Malestroit.
+
+Quand ils eurent entendu le bonhomme répondre de loin, et que, tâtant
+le sol du pied, ils se furent assurés qu'ils ne couraient aucun
+danger, Claude et Malestroit se prirent à rire de l'accident. Ce fut
+même pour Claude, malgré le froid qui le pénétrait, un moment
+agréable. Il regarda le charpentier, couvert des débris de la hutte,
+les cheveux mêlés d'herbes et de roseaux, comme un dieu marin, qui
+soutenait d'une main l'édifice effondré, la surface des eaux, qui lui
+parut d'argent, des plaques de soleil luisant çà et là sur des
+presqu'îles vertes, une côte à droite, à demi dégagée des brumes, et
+Colibry, qui semblait un géant, sur l'arrière du bateau qu'il poussait
+à la perche de toute la vigueur de ses bras. Il eut, par-dessus tout,
+un sentiment de victoire, une émotion de chasseur heureux. Et quand
+Colibry, accostant au plus près, lui tendit la main pour le retirer:
+
+--Elle y est! cria-t-il.
+
+--Vous y êtes encore plus sûrement, répondit le vannier.
+
+--Eh! qu'importe, père Colibry? reprit le jeune homme, en passant la
+jambe par-dessus le bordage. Qu'importe un demi-bain froid, si nous
+avons la sarcelle? Allons, Malestroit, à votre tour! Donnez-moi la
+main. Bon! Un effort! Vous y voilà!
+
+Soulevé par le poignet de Claude et celui de Colibry, le charpentier
+monta, lui aussi, dans le bateau. A peine y était-il entré, son large
+pantalon ruisselant comme une source, que Claude s'écria:
+
+--Au large, maintenant!
+
+--A terre! vous voulez dire, répartit Malestroit, qui se baissait déjà
+pour saisir la perche.
+
+--Non pas! à retrouver la sarcelle!
+
+--Pour une méchante bête risquer la mort! Je ne suis pas douillet,
+mais vrai...
+
+--Je double ce que j'ai promis, dit Claude: en avant!
+
+Vaincu par l'argument, le charpentier, tandis que son camarade
+attrapait au passage quelques canes d'appel par la patte ou par le
+cou, poussa la barque vers un buisson, tout au bout du pré, où le
+courant portait. La sarcelle était là, flottant, la tête renversée et
+posée entre les ailes, comme si, pour dormir, elle l'eût voulu cacher
+dans ses plumes. Claude la prit avec précaution, examina la nuque
+marquée d'une aigrette sombre, le pinceau de duvet blanc formant
+sourcils au-dessus des yeux, le manteau dont le reflet azuré n'était
+pas douteux, tira les cuisses, pour s'assurer qu'elles n'étaient pas
+rompues, et, la posant sur ses genoux, comme il eût fait d'un coffret
+de perles, d'un chien favori, d'un enfant sauvé:
+
+--Bleue! dit-il se parlant à lui-même, bleue et pas gâtée!
+
+Les deux hommes levèrent les épaules, Malestroit ouvertement, Colibry
+simulant un effort vigoureux pour ramener en arrière le bateau enlizé.
+Puis, laissant Claude à l'avant, muet dans la contemplation de
+l'oiseau bleu, ils lui tournèrent le dos, s'assirent côte à côte, et,
+dans le vent qui cinglait, ramèrent de toutes leurs forces vers la
+terre. Mais la rive était loin. Il fallut près d'un quart d'heure pour
+l'atteindre. Quand ils arrivèrent, Claude était pâle de froid, ses
+dents claquaient, la glace avait raidi sur lui les plis de ses
+vêtements, et Malestroit, la figure congestionnée, semblait avoir du
+mal à se lever.
+
+--Trois kilomètres avant de trouver du feu! grommela celui-ci.
+
+Il débarqua le premier, regarda derrière lui le jeune homme qui
+tremblait, portant la sarcelle pressée contre sa poitrine, et ajouta,
+car il avait la rudesse tendre du peuple:
+
+--Si encore il n'y avait que moi! Mais ce pauvre monsieur, qui n'a pas
+l'habitude de la misère! Voyons, monsieur Claude, essayons de nous
+réchauffer en marchant! Colibry va retourner aux canes. Donnez-moi le
+bras.
+
+Claude étourdi, et comme enivré par le froid, passa le bras sous celui
+du charpentier, qui secouait la tête, d'un air de doute.
+
+--Trois kilomètres! reprenait-il.
+
+A ce moment, une voix sortie du brouillard, en face, leur parvint,
+toute diminuée par la distance.
+
+--Ohé! par ici! par ici!
+
+Tous trois levèrent la tête. A mi-coteau, dans un clos de vigne que
+ceignait de brun une haie d'épines, une forme humaine se démenait. Un
+peu au delà, une maison carrée aux contrevents ouverts. C'était M.
+Lofficial; c'étaient les Luisettes qu'ils croyaient désertes, et qui
+s'offraient à eux.
+
+Ranimé par l'idée de ce secours inattendu, Claude monta plus
+rapidement la pente. Malestroit le soutenait, sans en avoir l'air, et
+grognait des mots de réconfort:
+
+--Nous y voilà, nous y voilà... encore cent pas... plus que trente...
+Bonjour, monsieur Lofficial!
+
+--Bonjour, mes enfants! dit le bonhomme, en poussant le clan de sa
+vigne. Eh! eh! ai-je bien fait de venir? Comme vous êtes trempés! Six
+degrés au-dessous de zéro!
+
+Et, remarquant la mine souffrante et la pâleur de Claude:
+
+--Mon pauvre garçon, reprit-il, vous avez l'air d'un noyé! Mais j'ai
+de quoi vous ranimer là-haut. Et de quoi vous changer. Hâtons-nous
+seulement.
+
+En deux minutes, ils furent dans la cuisine où flambait un feu de
+sarments. M. Lofficial assit Claude sur une chaise basse, entre les
+chenets, à la distance précisément d'une broche de rôtissoire. Puis,
+courant d'une chambre à l'autre, ouvrant placards, tiroirs, cachettes,
+il parvint à découvrir, dans cette maison de célibataire, à peu près
+inhabitée, mais montée avec une prévoyance de père de famille, une
+foule de choses qu'on ne s'attendait pas à y rencontrer: deux paires
+de feutres et deux paires de sabots neufs pour Claude et Malestroit,
+de l'eau-de-vie blonde à force d'être vieille, une bouilloire dont le
+réchaud n'était pas vide, et une boîte de thé qui laissa s'échapper
+l'arome de mille fleurs.
+
+Toujours trottant, M. Lofficial continuait son monologue, et sa voix
+arrivait, tantôt par une porte et tantôt par une autre, tandis qu'un
+nuage de vapeur d'eau enveloppait Claude et Malestroit.
+
+--J'avais des pressentiments, disait-il, et j'ai voulu venir dès hier
+soir... malgré Gothon... Et c'est vraiment heureux... Toute la
+matinée, j'ai essayé de vous apercevoir avec mes jumelles... Mais,
+bast! un brouillard du diable... Et puis, tout à coup, sur la berge...
+Ah! quand je vous ai vus, j'ai bien deviné l'accident... j'ai mis une
+allumette sous le fagot... N'es-tu pas trop lourd, aussi, Malestroit,
+pour chasser à la hutte!
+
+Il parlait d'un air réjoui, faisant sonner parfois ses lèvres l'une
+contre l'autre, avec des impatiences de gros écureuil rebondi, quand
+il ne trouvait pas, à l'instant même, ce qu'il cherchait.
+
+Lorsqu'il se fut enfin arrêté, debout, appuyé sur l'auvent de la
+cheminée, Claude, qu'il observait, Claude restauré et réchauffé, lui
+prit la main.
+
+--Vous savez que je l'ai tuée! dit-il.
+
+--Parbleu, mon ami, vous l'avez bien gagnée!
+
+--Je recommencerais vingt plongeons comme celui-là, répondit le jeune
+homme avec conviction, pour voir seulement l'accueil qu'ils me feront
+là-bas!
+
+«Ils», c'était la seule Thérèse. Pour remercier son vieux voisin,
+Claude n'avait rencontré que cette naïveté: parler d'elle. Il ne
+savait rien de meilleur. Si elle daignait se montrer satisfaite, tout
+le monde ne serait-il pas payé? Pour Thérèse souriante, est-ce qu'on
+n'irait pas chercher la sarcelle au bout du monde? Est-ce que M.
+Lofficial ne passerait pas, sans se plaindre, vingt nuits de novembre
+aux Luisettes?
+
+Quelque chose répondit oui, au fond du cœur de M. Lofficial. Devant
+ce mot d'amour jeune, le bonhomme se sentit ému, disposé à des
+complaisances paternelles. Il passa la main, deux ou trois fois,
+délicatement, sur les cheveux bruns de son protégé, comme s'il eût
+caressé son propre fils.
+
+--Je veux le voir aussi, dit-il, et je vous conduirai aux Pépinières.
+
+Une demi-heure plus tard, comme Colibry rentrait, les chaussures étant
+sèches, les vêtements brossés, toute trace de l'accident disparue,
+Claude s'entendit appeler par M. Lofficial, qui était allé présider
+lui-même à l'enrènement du cheval, un bien vieux cheval, pourtant, et
+facile. Il sortit, et jeta un coup d'œil du côté de la vallée: à la
+place du lac immense sur lequel il avait cru naviguer le matin, il
+n'aperçut, sous le clair soleil, qu'un marais de taille médiocre,
+découpé en petits carrés par les saules, rayé, çà et là, par les
+bandes vertes des talus, et où pas un vol d'oiseaux, pas un cri, ne
+révélait plus la présence du gibier.
+
+--Montez dans la calèche, dit M. Lofficial en s'avançant, vous n'aurez
+pas froid là-dedans!
+
+Un carrossier aurait protesté contre cette dénomination donnée au plus
+singulier véhicule: une caisse écourtée, divisée, aux deux tiers
+environ, par une cloison de glaces, et dont la capote, prolongée en
+abat-jour, abritait abondamment Colibry et Malestroit, déjà montés sur
+le siège. Il y avait bien quarante ans que la calèche venait aux
+vendanges. Claude prit place à l'intérieur, avec M. Lofficial,
+s'enfonça dans la plume des coussins, sentit monter jusqu'à ses genoux
+la laine des peaux de mouton, haute et souple comme une flamme, qui
+tapissait le fond de la voiture; Malestroit se hissa près de Colibry,
+et les quatre voyageurs commencèrent à rouler vers la banlieue où
+Thérèse, sans se douter de la visite qui trottinait pour elle sur la
+route, jouissait probablement de l'embellie tardive du matin.
+
+Le voyage parut délicieux à Claude, parce que M. Lofficial, bon comme
+les anciens qui se rappellent avoir été jeunes, parla tout le temps de
+Thérèse.
+
+--C'est par elle, disait-il, que j'ai gagné, jadis, l'amitié de
+Maldonne et de M. de Kérédol, par un petit compliment que j'avais su
+faire d'elle, en la rencontrant. Vous le voyez, mon cher monsieur,
+elle m'a valu deux amis. J'espère bien qu'elle m'en vaudra un
+troisième d'ici peu. J'ai rarement vu une enfant si mignonne. Elle
+avait les doigts fins comme des pendants de corail. Et je les ai tenus
+dans mes mains, ces petits doigts. J'ai eu ses bonnes grâces avant
+vous. Eh! eh! Elle portait une robe blanche, elle était marraine, et
+moi j'étais parrain. Nous conduisions au baptême le fils de
+Malestroit. Il y a de quoi être jaloux, monsieur Claude!
+
+Il contait posément, avec une certaine saveur rustique et enjouée, des
+traits qui eussent été sans intérêt pour tous autres qu'un vieillard
+qui se souvenait et un jeune homme qui aimait. De temps en temps,
+Claude se détournait à demi, pour voir si le cornet de papier, où il
+avait roulé le produit de sa chasse, se tenait toujours bien droit,
+dans la poche au fond de la capote. Une émotion grandissante
+l'envahissait, à mesure que la distance diminuait jusqu'au logis des
+Maldonne. Quand la voiture s'arrêta, devant le portail orné de clous,
+il était pâle comme en sortant de l'eau, le matin.
+
+--Mon lieutenant, dit M. Lofficial, c'est le moment de vous montrer
+brave!
+
+Il tira la sonnette.
+
+--Monsieur travaille dans la serre, répondit la fille de charge.
+
+En effet, près du réduit qui lui servait de laboratoire, sous la voûte
+de verre peint qui l'enveloppait d'une chaleur douce, M. Maldonne
+triait des oignons de tulipes. Il vit venir les visiteurs à travers
+une vitre claire, sourit sans se déranger, et, les laissant arriver
+jusqu'à lui:
+
+--Eh bien! fit-il en se détournant et en tendant les deux mains, vous
+me surprenez comptant mes trésors.
+
+--Et nous vous en apportons un autre! répondit M. Lofficial.
+
+--Une tulipe?
+
+--Non, un oiseau rare.
+
+M. Maldonne hocha la tête, d'un air d'incrédulité, en regardant le
+cornet de papier que Claude portait sous le bras, et saisit un bulbe
+transparent, côtelé, barbelé de racines.
+
+--Sans l'avoir vu, dit-il, je ne l'échangerais pas contre une seule de
+ces _proserpines roses_.
+
+--Vous auriez peut-être tort, dit Claude, qui lui tendit le paquet.
+
+Le naturaliste tira la sarcelle bleue par les pattes. A peine l'eut-il
+aperçue que, le visage altéré par l'émotion, sans un mot, il
+bouscula ses deux hôtes, pour sortir plus vite et porter la bête au
+grand jour.
+
+Dehors, il s'appuya aux tapis de paille qui pendaient du haut de la
+serre, tourna et retourna la sarcelle, fit jouer les reflets du
+plumage.
+
+--Ce n'est pas possible! murmurait-il, non, ce n'est pas elle!...
+
+Enfin il leva les yeux sur Claude, qui l'avait suivi. Sa physionomie
+exprimait, avec beaucoup de surprise, un peu d'inquiétude, de
+jalousie. Il était sérieux, presque froissé, comme un homme qu'on veut
+duper.
+
+--D'où l'avez-vous fait venir? demanda-t-il.
+
+--Mais, je l'ai tuée, monsieur! dit Claude.
+
+--Allons donc!
+
+--Moi-même, ce matin!
+
+--Pas dans le département?
+
+--A deux lieues d'ici.
+
+M. Maldonne fronça le sourcil.
+
+--Vous saurez, monsieur, dit-il avec dignité, que cette variété
+n'habite pas dans le département. Elle y passe, et si rarement que
+des hommes comme moi n'ont jamais eu le bonheur...
+
+--C'est cependant vrai, mon bon ami, interrompit M. Lofficial, qui
+sortait de la serre, en voyant les affaires de Claude se gâter, et
+arrivait en se dandinant. Rien n'est plus vrai. Monsieur, qui est bien
+moins savant que toi, a été plus heureux, voilà tout.
+
+Et il se mit à raconter la chasse du matin, comment il l'avait
+conseillée, préparée, comment il savait aussi, depuis des années,
+qu'un couple de ces oiseaux habitait les marais des Luisettes. Il
+apportait à la justification de son client l'énergie de la conviction,
+levait les bras, mimait les scènes qu'il contait.
+
+Pendant ce temps, M. Maldonne passait d'émotion en émotion. Le
+scepticisme un peu hautain du début faisait place à un éclair
+d'admiration joyeuse, et celle-ci, à son tour, s'effaçait devant le
+sentiment pénible du collectionneur qui voit une pièce introuvable
+lui échapper. Il maniait la sarcelle, la caressait du doigt, lui
+ouvrait l'œil, redressait une plume endommagée. Enfin, il la tendit à
+Claude avec une lenteur qui révélait toute la cruauté de la lutte.
+
+--Reprenez-la, monsieur, dit-il. Je vous remercie de me l'avoir
+montrée.
+
+Il poussa un soupir, et ajouta:
+
+--Surtout, gardez-la bien: c'est un commencement précieux pour votre
+collection, puisque, je dois vous l'avouer, c'eût été le couronnement
+de la mienne!
+
+--Mais, elle est à vous! s'écria Claude.
+
+--A moi? dit M. Maldonne, rougissant sous le coup de cette brusque
+fortune qui lui venait. Vous ne vous doutez pas de la rareté, jeune
+homme... vous ne savez pas ce que vous faites?
+
+--Oh! si, monsieur, je sais très bien répondit Claude, riant malgré
+lui.
+
+--Vraiment, elle est...
+
+--Elle est à vous, oui, monsieur!
+
+Alors, sans prendre le temps de remercier, dans l'exubérance de sa
+joie, M. Maldonne courut vers la maison, tenant la sarcelle élevée au
+bout de son bras droit et criant:
+
+--Robert! Geneviève! Thérèse! venez voir!
+
+Il se précipita dans le salon, arrangea sur la table du milieu
+l'oiseau qui ressemblait, sous le jour glissant, à un émail azur et
+or, et, comme Robert arrivait par la porte opposée:
+
+--Regarde! dit-il.
+
+Robert s'approcha, considéra l'oiseau, puis Maldonne.
+
+--Ah çà! dit-il, d'où vient-elle, celle-là? qui te l'envoie?
+
+--Monsieur que voici! répondit le naturaliste avec orgueil, en
+désignant Claude qui entrait. Il est assez bon, assez généreux pour me
+l'offrir.
+
+Robert, en apercevant Claude, changea de visage, et sourit
+ironiquement, de manière à bien faire comprendre qu'il n'était pas
+dupe de cette générosité. Il rendit à peine le salut que lui adressait
+le jeune homme, et, devant madame Maldonne et Geneviève qui
+accouraient, étonnées, ne sachant rien:
+
+--Es-tu bien sûr qu'elle soit authentique? demanda-t-il d'un ton
+méprisant.
+
+--Tu n'as qu'à examiner, répondit le naturaliste. Elle a toutes les
+signatures... Oui, Geneviève, oui, Thérèse, continua-t-il, notre jeune
+ami nous apporte un trésor, celui que j'ai cherché vingt ans: la
+sarcelle bleue!
+
+--Ah! monsieur! dit madame Maldonne en tendant la main à
+Claude,--comme si vraiment le cadeau lui eût fait un plaisir
+extrême,--est-ce aimable à vous!
+
+--Et notez qu'il l'a tuée, lui, en personne, à deux lieues d'ici, chez
+ce cachottier de Lofficial.
+
+Il continua, reprenant pour son compte le récit qu'on venait de lui
+faire à lui-même, et conta l'aventure avec autant d'animation que s'il
+y avait assisté. Sa femme, en le voyant si joyeux, s'épanouissait
+discrètement. Elle avait l'air heureux des mères qui regardent
+s'ébattre un enfant. Parfois son regard se posait sur Claude resté
+près de l'entrée du salon, et s'aiguisait alors d'une pensée
+différente, un peu malicieuse, qui la rajeunissait. Thérèse, demeurée
+derrière sa mère, à l'autre extrémité de l'appartement, était devenue
+tout de suite sérieuse et comme intimidée. Son instinct de jeune fille
+l'avertissait qu'il s'agissait d'elle et d'elle seule, bien que son
+nom ne fût pas prononcé et que personne ne voulût paraître occupé
+d'elle. Elle entendait l'obscure destinée lui parler dans la confusion
+des voix, elle la lisait dans la physionomie de ceux qui
+l'entouraient, elle savait, elle était sûre,--et son cœur en était
+troublé,--que, de cette conversation légère, quelque chose de grave
+allait sortir, qui déciderait de sa vie. Les mots ne lui arrivaient
+qu'au travers de ce rêve. Ses yeux erraient, sans se fixer, sur ses
+parents, Robert, Lofficial, et n'osaient rencontrer ceux de Claude.
+
+--Vous oubliez, dit M. Lofficial interrompant son ami, que M. Claude,
+pour vous faire cette surprise, a failli se noyer. Il ne s'en
+vanterait pas, et je le dénonce. La hutte a défoncé sous le poids des
+chasseurs. Il est tombé dans l'eau glacée du marais et m'est arrivé à
+moitié défailli.
+
+--Bah! dit Claude prenant de la hardiesse et regardant Thérèse, ce
+sera un bon souvenir de plus.
+
+--Bien dit! repartit M. Maldonne.
+
+--Pour un oiseau! fit M. Lofficial d'un ton vainqueur, pour un oiseau
+risquer sa vie, faut-il aimer la chasse!
+
+Madame Maldonne baissait les yeux, avec un sourire indulgent.
+
+Thérèse leva les siens. Elle osa, un peu rouge, un peu confuse, dans
+le demi-jour là-bas, regarder Claude, et son regard disait: «Je sais
+pourquoi vous avez commis cette imprudence, et j'en ai le cœur
+touché, monsieur Claude.»
+
+Une émotion les gagnait tous. On la sentait grandir entre eux.
+
+Tout à coup Robert, qui, depuis le début, maniait la sarcelle avec une
+curiosité fiévreuse, éclata de rire, d'un rire de colère et de
+triomphe.
+
+--Pas possible de l'empailler, cria-t-il: elle a la panse crevée!
+
+Et, prenant la jolie bête entre ses doigts, il la jeta contre le mur,
+d'où elle retomba sur le parquet.
+
+--Pas possible de l'empailler! répéta-t-il.
+
+Quatre exclamations répondirent à cet acte brutal:
+
+--Robert, que fais-tu? Monsieur! Oh! mon parrain! Quel dommage!
+
+En même temps, M. Maldonne se précipita pour ramasser l'oiseau. Robert
+s'était retourné en face de Claude, et se tenait très droit, une main
+appuyée à la table, l'autre passée entre les boutons de sa redingote,
+pâle, méprisant et correct.
+
+Claude fit un mouvement pour s'avancer sur lui. M. Lofficial le retint
+par le bras, et, se penchant:
+
+--Ne bougez pas, surtout, monsieur Claude, laissez-moi faire.
+
+--Monsieur de Kérédol, continua-t-il tout haut, d'une voix sonnante
+qui attira sur lui le regard de Robert et des deux femmes, ce que vous
+venez de faire là est très mal.
+
+--Vous dites?
+
+--Je dis: «très mal et indigne de vous!»
+
+M. Lofficial s'était avancé. Ses petits yeux flambaient d'une colère
+d'honnête homme, et commentaient sa pensée. Robert y lut sans doute un
+mot qui le troubla. Très froid, sans cesser de sourire du même air
+provocant et hautain, il leva les épaules, ne répondit rien, passa
+devant madame Maldonne, et prit la porte qui conduisait aux
+appartements.
+
+M. Maldonne se relevait, après avoir ramassé l'informe paquet de
+plumes, tout à l'heure si luisantes et si bien rangées.
+
+Il le laissa retomber.
+
+--Il n'est que trop vrai, dit-il, d'un air désolé, l'oiseau est perdu,
+tout déchiré!
+
+Il ne s'était point aperçu du départ de Robert, et chercha un instant,
+en regardant tout autour les témoins muets de cette scène. Des larmes
+mouillaient le bord de sa paupière, larmes de dépit et d'humiliation.
+
+--Je ne l'ai jamais vu ainsi, reprit-il, ni vous non plus, n'est-ce
+pas, Lofficial, n'est-ce pas, Geneviève?
+
+Personne ne répondit. Ils étaient tous affligés et gênés de cette
+sortie étrange de M. de Kérédol.
+
+M. Maldonne, par une inspiration délicate, remarquant la physionomie
+contrainte et offensée de Claude, s'avança vers le jeune homme, lui
+prit la main, et, tâchant de surmonter l'impression pénible qu'il
+éprouvait lui-même:
+
+--Vous, monsieur Claude, dit-il, venez au jardin. Je ne veux pas
+que vous me quittiez sur cette offense. Je vous suis aussi
+reconnaissant...
+
+--Non, adieu, monsieur! La surprise que je voulais vous faire a
+tristement tourné. Adieu!
+
+Il essaya de dégager sa main, que M. Maldonne retenait dans les
+siennes. Madame Maldonne intervint, et, avec une autorité, un charme
+de voix et de physionomie qui faisaient d'elle comme un arbitre
+souverain:
+
+--Je vous en prie! dit-elle.
+
+Claude s'inclina. Alors elle se tourna du côté de M. Lofficial, et lui
+dit à demi-voix:
+
+--Restez, vous, j'ai à vous parler.
+
+M. Maldonne et Claude se dirigèrent vers la porte. Thérèse hésitait.
+Elle allait sans doute remonter dans sa chambre. Sa mère l'arrêta du
+regard, et dit:
+
+--Non, ma mignonne, va aussi, cela vaut mieux.
+
+Thérèse sortit donc, et retrouva dehors, sur le sable, son père et
+Claude qui causaient.
+
+--La sotte affaire! disait M. Maldonne. Je vous dois de vraies excuses
+de la conduite de Robert.
+
+--Vous les faites si bien, répondit Claude en apercevant Thérèse, que
+j'oublierai tout à cause de vous. Ce n'était pas, d'ailleurs, à M. de
+Kérédol que j'entendais plaire, et l'attitude qu'il a prise importe
+peu, vraiment.
+
+--Incompréhensible! reprit le naturaliste, arrêté au bord d'une allée
+qui longeait les murs du domaine.
+
+Il releva la tête, croisa ses mains derrière sa grosse jaquette
+pointillée.
+
+--C'est à se demander, ajouta-t-il avec humeur, si ce n'est pas lui
+qui a gâté la sarcelle!
+
+--Oh! père! dit doucement Thérèse, en se mettant à sa gauche.
+
+--Oui, ma petite, et je sais ce que je dis. Il est très capable
+d'avoir fait cela par orgueil!
+
+--Je vous assure...
+
+--Par vanité insensée d'amateur. Ah! je l'ai vu d'autres fois, va,
+quand un marchand ou un ami nous offrait une pièce rare qui nous
+manquait, je l'ai vu répondre brutalement: «Remportez-la! Nous la
+tuerons!» Il est intraitable, par moments, d'une intolérance là-dessus
+que je n'ai jamais eue au même degré!... Je suppose au moins que c'est
+cela? Que veux-tu que ce soit autre chose?
+
+Il s'engagea dans l'allée, marchant à petits pas, entre Claude et
+Thérèse, la tête de nouveau baissée, visiblement préoccupé de
+l'incident qui troublait la vie des Pépinières.
+
+La jeune fille eut un sourire très doux. Elle leva les yeux droit
+devant elle, vers la voûte fuyante des hêtres, qui gardaient encore
+quelques feuilles jaunes, tourmentées par le vent. Mais ce regard
+n'était pas de ceux que nous donnons aux choses. Il allait à
+quelqu'un. Il était lumineux, plein de compassion et de tendresse. Et,
+au lieu de répondre directement, voyant son père irrité:
+
+--Vous ne pouvez vous figurer, monsieur, dit-elle à Claude, combien il
+a été excellent pour moi.
+
+--Il s'agit bien du passé! grommela le bonhomme.
+
+--Je ne puis pas l'oublier, reprit Thérèse sans s'émouvoir.
+
+Et elle se mit à rappeler le dévouement, les attentions innombrables
+qu'il avait eus pour elle, autrefois. Elle lui prêtait ingénûment des
+talents qu'il n'avait pas. Elle exagérait à plaisir son mérite,
+cherchait obtenir, par cette voie indirecte, le pardon du présent,
+dont elle ne parlait pas. Insensiblement, avec des mots heureux, des
+histoires qu'elle disait avec une nuance de pitié ou d'enfantillage,
+elle couvrait de souvenirs, et cachait derrière eux la faute de son
+ami. Quand son père se récriait, elle s'adressait à Claude, qui ne
+protestait jamais. Bien au contraire, il écoutait, ravi, touché de
+cette bonté adroite de la jeune fille. M. Maldonne s'apaisait aussi
+par degrés. Ils n'avaient pas fait ensemble le tour du grand domaine,
+qu'ils avaient à peu près oublié, M. Maldonne et Claude au moins, la
+raison première de cette promenade à trois. Et Thérèse, sentant vivre
+à ses côtés deux âmes toutes pleines d'elle, laissait la sienne
+s'ouvrir: jeunesse, fraîcheur, indulgence, confiance dans la bonté des
+autres et dans la vie, elle se donnait tout entière, sans l'ombre de
+coquetterie, presque à son insu, parce que l'heure était venue, parce
+_qu'il_ était là. Le tour du jardin achevé, ils prirent une seconde
+fois la longue allée tournante. Quelque chose d'intime et d'heureux
+les retenait ensemble, sans qu'ils y songeassent même. Les mots se
+faisaient plus rares entre eux, et cependant l'intérêt, l'attrait de
+cette causerie plus lente semblaient grandir encore, parce que le
+rêve, à présent, un rêve différent pour chacun, emplissait les
+silences. La matinée s'était faite plus douce. Un soleil d'hiver, pâle
+et sans chaleur, donnait l'illusion de la vie aux derniers rameaux
+vêtus de feuilles, aux dernières roses impuissantes à s'ouvrir, qui
+pendaient sur l'allée.
+
+Bientôt, M. Maldonne fut distrait par la vue d'un massif d'alkékenges,
+dont on n'avait pas récolté les fruits. Ils pendaient, comme des
+oranges minuscules, luisant à travers l'enveloppe flétrie, usée,
+découpée à jour, qui leur vaut, parmi le peuple, le joli nom d'«amour
+en cage». M. Maldonne les aimait beaucoup.
+
+--Des coquerets, dit-il, et on ne les a pas cueillis!
+
+Il se pencha aussitôt, et se laissa distancer. Les deux jeunes gens
+continuèrent seuls. Et Claude vit que les souvenirs de Thérèse
+n'iraient pas loin désormais. Elle dit encore deux ou trois phrases,
+distraites, sans accent, destinées peut-être à la tromper elle-même
+sur cette situation nouvelle: être seule avec lui. Puis elle se tut.
+Elle regardait en avant, loin, comme le jour où, dans le bois de
+Laurette, elle avait eu de si étranges idées. Un oiseau menu, les
+plumes relevées en collerette, vint se poser devant elle, sur l'allée,
+jeta une petite note triste, et disparut. Thérèse le reconnut,
+tressaillit, et tourna la tête vers la maison là-bas, vers une fenêtre
+qui était close, au premier.
+
+--C'est le rouge-gorge de mon oncle, dit-elle.
+
+Et elle se mit à marcher de son pas souple, la joue un peu pâle, les
+yeux graves et profonds dans le vague.
+
+Thérèse avait achevé sa partie dans le duo d'amour, qu'elle avait
+commencé et qu'elle interrompait sous la même impulsion mystérieuse.
+C'était à Claude de parler maintenant. Oh! ce fut bien simple. Ils
+étaient parvenus à l'un des angles du jardin. L'allée se coudait
+autour d'une touffe de bambous. Quand il fut à l'abri de la haute
+gerbe, à demi dégarnie par le froid, Claude s'arrêta, et dit:
+
+--Vous êtes infiniment bonne.
+
+--Croyez vous? répondit-elle en tournant vers lui son regard très
+sérieux et très doux.
+
+--Oui: tout le temps que vous parliez, j'enviais celui que vous
+défendiez.
+
+La lueur d'un sourire léger éclaira le visage de Thérèse.
+
+--C'est vrai, dit-elle, ceux que j'aime, je les aime bien.
+
+Sa main pendait le long de sa jupe,
+
+Claude la prit. La petite main ne se retira pas. Mais elle tremblait.
+Thérèse se sentit attirée vers lui, et elle s'abandonna un peu, et
+elle entendit une voix qui disait tout près d'elle, si près que le
+souffle des mots passait comme une caresse dans ses cheveux:
+
+--Eh bien! moi, je vous aime!... Voulez-vous m'aimer aussi?
+
+Elle le regarda. Elle lut, sur le visage de Claude, l'ardent et fort
+amour qu'elle avait souhaité.
+
+--Oui, dit-elle faiblement, je veux bien!
+
+Et ainsi ils engagèrent leurs âmes.
+
+Derrière eux, des pas se rapprochèrent. C'était M. Maldonne qui les
+rejoignait.
+
+Alors ils se séparèrent un peu l'un de l'autre, et se remirent à
+marcher, côte à côte, sans rien se dire...
+
+Thérèse ne se trompait pas. Robert la voyait. Il était là, derrière la
+fenêtre aux rideaux baissés, en proie à des sentiments de révolte, de
+colère contre lui-même et contre la vie, que la solitude excitait
+encore. Depuis qu'il était sorti du salon, il arpentait sa chambre à
+grands pas, s'arrêtant et se courbant parfois devant les vitres pour
+suivre, à travers les fleurs de mousseline du rideau, la promenade de
+Thérèse et de Claude, qui lui semblait d'une longueur indéfinie. Il
+devinait les mots échangés, il éprouvait le supplice des sourires qui
+vont à d'autres. Et de son cœur, gros d'amertume, des plaintes
+s'échappaient, les unes proférées à haute voix, les autres murmurées
+ou inintelligibles:
+
+«Comment me traite-t-on ici? Comme un étranger, comme ceux dont on se
+défie! M'a-t-on fait l'honneur de me consulter, de m'apprendre ce qui
+se tramait ici? Car, c'est un coup monté, une trahison d'amitié
+manifeste. Guillaume l'a introduit ici, ce jeune homme, avec la
+légèreté qu'il met en toutes choses; il l'a défendu contre moi; il m'a
+donné tort, par deux fois, à moi qui voulais protéger la maison,
+notre bonheur à tous, contre un entraînement insensé. Lofficial est
+complice, et Geneviève elle-même. Oui, ma propre sœur! Ils se sont
+ligués pour me tenir à l'écart. Voilà ce que m'a valu l'absurde,
+l'inepte dévouement que je leur ai montré! A quoi bon se gêner, avec
+ceux qui aiment trop? On est bien sûr qu'ils ne quitteront pas la
+maison. On leur dira plus tard, quand ils ne pourront plus s'opposer à
+rien... O pauvre existence que la mienne! Je n'ai fait que ramasser
+les miettes de toutes les tendresses que j'ai approchées. Et à présent
+même on me les refuse... J'avais cru avoir gagné au moins le cœur de
+l'enfant, sa pitié... C'était si doux, autour de moi, cette petite que
+j'avais formée, cette jeunesse. Et cela m'appelait de noms si tendres
+que je me croyais aimé. Eh bien! regarde, regarde-la, ta Thérèse...
+Es-tu oublié?... O Thérèse, comme je te voudrais encore telle qu'il y
+a trois mois, quand aucune autre pensée que la mienne, celle de ton
+père et de ta mère n'occupait ton esprit... Ou bien plus petite, oui,
+à l'âge de ta première communion, lorsque la jeune fille n'avait point
+paru, et qu'il n'y avait ici qu'une enfant dont nous partagions
+fraternellement la chère présence... Tiens, je te voudrais encore plus
+petite pour t'avoir plus longtemps, je te voudrais à peine parlante,
+avec tes robes longues comme le bras, et des yeux qui remerciaient si
+bien, quand tu trouvais mes bonbons et mes jouets dans tes souliers de
+Noël! A présent, voir cela!»
+
+Il s'était arrêté. Son regard fixait le fond du jardin, là-bas, où les
+deux jeunes gens, à demi cachés par la touffe de roseaux, se tenaient
+immobiles. Robert se retira brusquement de la fenêtre.
+
+--Je ne l'embrasserai plus jamais! dit-il tout haut. Elle est à un
+autre!
+
+Il s'était reculé jusqu'à la glace qui surmontait sa cheminée. Alors
+il aperçut son visage si défait, le désordre et la violence de ses
+idées si manifestement empreints sur ses traits, qu'il en fut saisi.
+Une lumière rapide se fit en lui. «Oh! dit-il en se prenant le front,
+est-ce que...?» Et cette question, qu'il n'osa achever, le rendit tout
+pâle.
+
+Quelqu'un frappait à la porte. Il n'entendit qu'à la seconde fois.
+
+--Entrez! dit-il en se détournant.
+
+C'était Geneviève Maldonne. Elle entra. Sa physionomie avait une
+dignité plus grave, une sorte d'assurance et de tristesse à la fois,
+qui ne lui étaient pas habituelles. Elle ressemblait, sa tête
+régulière un peu raidie par l'émotion et calme avec effort, à la
+statue de la pitié qui, pour une fois, serait chargée de faire
+justice.
+
+--Vous me surprenez bien accablé, dit Robert, qui essayait de se
+ressaisir et de faire bonne contenance devant elle. Venez, je vous
+prie... Tenez, voici le fauteuil... Désirez-vous...?
+
+Il la conduisait, ne sachant trop ce qu'il disait, près de la fenêtre.
+Elle fit signe qu'elle voulait demeurer debout. Elle était en pleine
+lumière. Il la regarda de nouveau. Et il comprit si bien, qu'il baissa
+les yeux, et s'assit à contre-jour, sur le bras du fauteuil.
+
+--J'ai à vous parler de choses sérieuses, Robert, dit madame Maldonne,
+d'une voix nette, à peine tremblante.
+
+Il affecta de le prendre légèrement.
+
+--Oui, dit-il, je m'y attendais. Vous venez me gronder de la scène que
+j'ai faite en bas. En votre qualité de maîtresse de maison
+impeccable...
+
+--Vous vous trompez, reprit-elle, du même air sûr d'elle-même et du
+devoir qui l'amenait. Il s'agit d'un sujet si délicat, qu'il faut
+toute la confiance que j'ai en votre honneur, Robert, pour oser
+l'aborder avec vous.
+
+Robert leva les yeux sur cette robe grise à plis droits, immobile à
+trois pas de lui, sans oser les lever plus haut.
+
+--Nous causons ici de femme noble à gentilhomme, et de frère à sœur,
+répondit-il, vous pouvez tout dire. De quoi s'agit-il?
+
+--De Thérèse.
+
+--En effet, fit-il en se détournant d'un mouvement de colère et
+désignant la fenêtre du doigt, je puis vous apprendre ce qu'elle
+devient. Regardez-la. Elle se promène seule avec M. Claude Revel, son
+fiancé, je suppose... ils sont touchants... Mais, regardez donc!
+
+Madame Maldonne ne bougea pas.
+
+--Je n'ai pas à épier ma fille, dit-elle, je suis sûre d'elle. Si elle
+a choisi ce jeune homme...
+
+--Pardon, si vous avez choisi pour elle...
+
+--Je dis que si elle a choisi ce jeune homme, je connais assez la
+droiture de Thérèse, pour savoir qu'il est digne d'elle.
+
+--Oui, oui, faites des phrases, vous ne me tromperez pas. Vous êtes
+tous d'accord! Thérèse est fiancée. Elle se marie, c'est convenu. Et
+moi, je ne dois pas m'en douter, n'est-ce pas? Je suis le gêneur,
+l'étranger qu'on écarte...
+
+--Robert! dit sévèrement madame Maldonne, vous savez qu'il n'y a pas
+un mot de vrai là-dedans! Que Thérèse se soit éprise de M. Claude
+Revel, c'est possible. Je n'ai rien fait pour cela, son père non plus.
+Et la question n'est pas là, entre nous.
+
+Devant l'obstination tranquille de Geneviève, l'emportement à demi
+simulé de M. de Kérédol tomba.
+
+--Soit! dit-il. Alors où est la question?
+
+--Mon pauvre ami, reprit la voix devenue compatissante de madame
+Maldonne, l'étroite intimité où vous avez vécu, de longues années,
+avec nous, avec Thérèse, n'était pas sans danger pour vous. Thérèse
+est très enfant, très affectueuse... trop peut-être, et je crois...
+
+Elle hésitait. Les mots tremblaient sur ses lèvres.
+
+--Vous croyez?...
+
+Le regard de Robert rencontra tout à coup celui de Geneviève.
+
+Elle baissa les yeux.
+
+--Je crois que vous l'aimez! dit-elle.
+
+Quand elle releva la tête, il était courbé vers le parquet, le front
+appuyé dans ses mains. Il se taisait.
+
+--J'aurais dû le voir plus tôt, reprit-elle. Cela eût mieux valu pour
+nous tous. Depuis le premier jour où M. Revel est entré dans la
+maison, vous avez beaucoup changé. Vous avez eu des tristesses et des
+découragements qui n'étaient pas dans votre caractère. Et même,
+longtemps avant cela, il y avait des signes... quelque chose de
+trop exclusif, de trop personnel dans votre dévouement... Oh!
+pardonnez-moi, Robert, si je suis obligée de vous parler de la
+sorte... Je sais que vous étiez de bonne foi, que c'est notre faute
+autant que la vôtre... J'en ai causé tout à l'heure avec Lofficial...
+Vous connaissez l'estime qu'il a pour vous... Et il a été de mon
+avis... Alors, mon pauvre ami, je suis montée, quoique cela me
+coûtât... Vous voyez bien, Robert, vous souffrez... vous êtes jaloux
+d'elle... avouez-le!
+
+Et lui si fier, qui se faisait un point d'honneur de se dominer, de
+rester maître de ses nerfs, il fondit en larmes.
+
+--C'est vrai, murmura-t-il sans se redresser, d'une voix que les
+sanglots coupaient... Je vous jure que je ne m'en doutais pas tout à
+l'heure... Je ne savais pas... Il me semblait l'aimer d'une autre
+sorte... Et cependant oui, Geneviève... vous avez raison... c'est
+trop.
+
+Il était si malheureux que madame Maldonne s'approcha, écarta les
+mains dont il se couvrait le visage.
+
+--Je ne vous accuse pas, dit-elle doucement, je vous plains. Vous
+n'avez été que faible... ç'a été une surprise de votre âme.
+Regardez-moi.
+
+Il se redressa, et, comme épuisé, appuya sa tête sur le dossier du
+fauteuil. Il ne feignait plus, il ne cherchait plus à échapper à
+l'aveu de sa faiblesse.
+
+--Oh! Geneviève, dit-il en tenant les mains de sa sœur étroitement
+serrées dans les siennes, et le regard fixé sur les lames fuyantes du
+parquet, je suis bien à plaindre, vous dites vrai. Tous les autres,
+vous, Guillaume, Thérèse, vous aviez de grandes affections qui
+veillaient sur vous, qui vous protégeaient contre la vie... mais moi!
+Ma mère était morte, et, depuis lors, tout seul, sans fiancée, sans
+femme...
+
+--Il y avait nous, Robert!
+
+--Oui, reprit-il amèrement, il y avait vous! Mais vous vous aimiez, et
+ce partage-là, voyez-vous, ne suffit pas à nourrir les autres âmes,
+comme la mienne, très tendres, exclusives, si vous voulez... Et,
+alors, cette enfant qui était libre, elle, et jeune, et souriante,
+j'ai cru pouvoir m'attacher à elle uniquement... beaucoup trop... sans
+le dire jamais... sans avoir d'autre idée que de ne pas la quitter...
+Et maintenant, c'est pourtant bien cela... il faut...
+
+Il se leva, reprit quelque chose de la tenue fière et correcte qu'il
+avait d'habitude.
+
+--Eh bien! dit-il avec décision, je partirai!
+
+A ce mot, qu'elle attendait pourtant, Madame Maldonne tressaillit, et
+se recula un peu.
+
+--Mon Dieu oui, répéta-t-il en observant qu'elle avait pâli, et comme
+s'il posait une question... Je partirai d'ici.
+
+Elle pâlissait, mais elle ne faiblissait pas.
+
+--Vous êtes juge, dit-elle.
+
+--Vous m'approuvez?
+
+Elle s'arrêta un instant, avant de prononcer ce qu'elle savait être
+l'arrêt de séparation définitive, et prononça avec effort:
+
+--Oui, Robert.
+
+La résolution qu'il venait de prendre grandissait Robert à ses propres
+yeux. Il devinait qu'il avait reconquis toute l'estime de Geneviève.
+
+--Je crois vraiment, dit-il, que je me suis assis devant vous!
+Excusez-moi.
+
+Il s'essuya les yeux, cilla les paupières, comme pour chasser un rêve
+pénible, et dit, plus posément:
+
+--Tout à fait entre nous deux, l'entretien que nous venons d'avoir?
+
+--Je vous le promets.
+
+--Rien à Guillaume?
+
+--Non.
+
+--J'inventerai quelque chose, n'est-ce pas? une affaire, une lettre
+reçue... Surtout... rien à Thérèse!
+
+--Non. Elle ne saura rien de vous, Robert, que ce qu'elle connaît de
+bien et de beau.
+
+Il réfléchit un peu, regarda autour de lui, comme pour chercher
+quelque chose, quelqu'un qui retardât le sacrifice, et, ne trouvant
+rien, il ouvrit les bras. Sa sœur s'y jeta. Il l'embrassa longuement,
+et, tandis qu'elle répétait, de sa douce voix maternelle: «Mon pauvre
+cher ami, mon pauvre enfant!» il fit un effort sur lui-même, et dit
+tout bas:
+
+--Demain!
+
+Madame Maldonne s'échappa, pour ne pas éclater en sanglots. Mais elle
+n'avait pas entendu la porte se refermer derrière elle, qu'elle
+perdait courage à son tour, et fondait en larmes.
+
+
+
+
+X
+
+
+Robert ne déjeuna, pas aux Pépinières. Peu d'instants après son
+entrevue avec sa sœur, il sortit, et gagna la ville. Il avait
+quelques notes à régler et plusieurs objets à acheter, dont une
+valise, meuble depuis longtemps inutile dans la vieille maison. Il
+avait surtout besoin de réfléchir, de reprendre possession de
+lui-même. Les affaires terminées, il entra chez une pauvre femme du
+faubourg, qu'il secourait, et, au lieu de l'aumône ordinaire, lui
+remit tout un mois de sa retraite d'officier. «Ce sera pour le temps
+que durera mon voyage, dit-il, car je pars.» La femme comprit qu'il ne
+reviendrait pas, et le suivit du regard, tant qu'il fut en vue de la
+maison, avec cet air de commisération et d'effroi qu'elles prennent
+devant un mystère de souffrance qui passe.
+
+L'après-midi était très avancée lorsque M. de Kérédol rentra aux
+Pépinières, fit avertir M. Maldonne, et s'enferma avec lui dans le
+laboratoire. Une heure plus tard, le dîner réunissait, comme
+d'habitude, les quatre hôtes du logis. Ils entrèrent dans la salle à
+manger, les deux hommes encore animés par la discussion à peine
+interrompue, Thérèse et madame Maldonne par l'autre porte,
+silencieuses, pâles et gênées. Thérèse avait appris la nouvelle, d'un
+mot de sa mère, il y avait peu de temps, et ses yeux, rougis par les
+larmes, disaient assez son chagrin. Robert partait!
+
+Pour expliquer ce coup de théâtre, M. de Kérédol avait inventé un
+prétexte quelconque, le plus invraisemblable peut-être qu'il eût pu
+trouver: un héritage à recueillir, une parente lointaine, qui l'avait
+institué légataire. Le temps et la présence d'esprit lui manquaient,
+pour donner une apparence ingénieuse à cette fable. Il ne l'avait
+guère défendue qu'en la répétant. M. Maldonne, après avoir d'abord
+refusé de croire à la possibilité d'un départ, puis à la réalité du
+motif, ne doutait plus de son malheur à présent, et n'avait guère le
+cœur à discuter le reste. Il apercevait les Pépinières désertées,
+l'intimité brisée, tant de projets abandonnés. Oh! dans cette surprise
+du chagrin, comme sa vieille amitié avait bien sonné sous le coup!
+Comme Robert avait reconnu l'accent vrai, la tendresse naïve et
+dévouée qui l'avaient conquis, bien des années auparavant, pendant ses
+campagnes d'Afrique! S'il s'était injustement exprimé, sur le compte
+de cette loyale nature, maintenant, il reconnaissait son erreur. Il
+réapprenait, dans l'épreuve mutuelle de l'adieu, ce que valait son
+ami.
+
+Autour de la table, les quatre convives se taisaient. A peine des mots
+échangés avec cérémonie, comme entre étrangers. Aucun n'osait ouvrir
+son âme. Ils veillaient même sur leurs yeux, pour que toute leur
+douleur n'y fût pas.
+
+M. de Kérédol, par excès de précaution, par un enfantillage d'esprit
+qui avait son côté touchant, avait ouvert près de lui un carnet. De
+temps en temps, il y inscrivait un chiffre, puis il semblait réfléchir
+et se plonger dans des calculs difficiles.
+
+--Qu'est-ce que tu comptes ainsi? demanda M. Maldonne.
+
+--Oh! rien, répondit négligemment Robert, en fermant le carnet. Ce
+sont des chiffres en l'air, des hypothèses.
+
+--Et elle vivait à Clamart, cette dame?
+
+--Oui, à Clamart.
+
+--Alors, c'est là que tu habiteras?
+
+--Probablement... je ne puis pas savoir encore... je verrai.
+
+M. Maldonne leva les épaules. Dans son chagrin même, lui, nature
+optimiste et sans cesse remontante, il conservait quelque espérance,
+celle au moins de retarder le départ de plusieurs jours, de plusieurs
+semaines. Qui sait? En s'y prenant adroitement? Il laissa donc un peu
+d'intervalle, pour retrouver,--autant que cela était possible en un
+pareil moment,--un peu de sa manière ordinaire, qui était engageante
+et bonne.
+
+--Je pense là, dit-il, à notre collection de tulipes. Nous pourrions,
+si tu voulais, la partager demain ou après-demain?
+
+--La partager? Pourquoi?
+
+--Mais nous l'avons faite à frais communs, à peines communes. Tu
+serais peut-être bien heureux, à Clamart...
+
+--Non, mon ami, répondit M. de Kérédol, en se penchant sur son
+assiette, je n'emporterai rien... Tu ne peux te figurer combien je
+tiens peu à tout cela maintenant.
+
+--Il y a aussi le catalogue, reprit M. Maldonne, le catalogue qui
+n'est pas achevé. Nous l'avions commencé ensemble. Te rappelles-tu les
+premières séances?
+
+--Oui.
+
+--Comme c'était bon! Deux heures par jour, au musée, tout seuls au
+milieu des oiseaux, de notre œuvre presque vivante encore, levant les
+ailes, dressant le cou, marchant autour de nous! Tu les aimais, ces
+séances-là!
+
+--C'est vrai!
+
+--Eh bien! je crois qu'en deux petites semaines de collaboration,
+trois tout au plus, nous aurions terminé.
+
+--Impossible, Guillaume, je t'assure.
+
+Le naturaliste eut un geste d'impatience
+
+--Tu ne peux pourtant pas nous quitter demain?
+
+--Pardon, demain, dit Robert faiblement.
+
+--Matin?
+
+--Je ne sais pas encore, mon ami.
+
+M. Maldonne aurait peut-être insisté. Sa femme, jusque-là silencieuse,
+l'interrompit.
+
+--Il faut le laisser libre, dit-elle. Tu vois que mon frère a autant
+de chagrin que nous. S'il en a décidé ainsi, ce doit être mieux, j'en
+suis convaincue.
+
+Robert la remercia d'un coup d'œil. Et la conversation s'arrêta. Mais
+la même pensée continuait à les occuper tous quatre.
+
+Thérèse n'avait pas dit un mot. Elle avait remarqué que M. de Kérédol
+évitait de la regarder, et qu'il baissait les yeux, quand elle levait
+les siens vers lui. Le dîner achevé, il annonça qu'il sortait pour une
+heure ou deux, s'enveloppa de son manteau à pèlerine, et prit la
+porte. Thérèse le suivit. Elle le rejoignit sous les arbres de
+l'entrée. M. de Kérédol ne l'avait pas entendue marcher derrière lui.
+
+--Parrain?
+
+Il se détourna, et, sous la lune voilée de cette nuit d'hiver, il
+aperçut, tout près, le visage triste et les yeux suppliants de
+Thérèse.
+
+--Parrain, reprit-elle, vous ne partez pas tout de suite?
+
+--Non, mon enfant, mais rentrez vite, vous n'avez pas de châle,
+rentrez...
+
+--Peu importe le froid. Il faut bien que je vous parle, répondit-elle,
+en s'abritant derrière une touffe d'arbustes verts, contre le vent qui
+soufflait du fond du jardin. Et je veux vous dire...
+
+--Quoi donc, Thérèse?
+
+--Vous savez bien ce que je vous promis là-bas, sous la tonnelle? Vous
+vous rappelez?
+
+--Oh oui! répondit-il, enveloppant de son regard l'enfant presque
+confondue avec les ramures enchevêtrées du bosquet, et dont il ne
+voyait guère que la petite tête inquiète sortant de l'ombre et tendue
+vers lui... Oh oui! je me souviens...
+
+--C'est que, voyez-vous, mon parrain, M. Claude Revel paraît vouloir
+m'aimer...
+
+--Il vous l'a dit?
+
+--J'en suis sûre, reprit-elle en rougissant. Vous vous en doutiez?
+
+--Moi?
+
+--Oui, vous l'avez deviné, je le sais. J'ai même pensé que cela
+pouvait entrer pour quelque chose,--oh! pardonnez-moi de vous dire
+tout ainsi,--dans vos projets, dans votre départ...
+
+--Comment pouvez-vous supposer? dit-il vivement...
+
+Elle sourit, parce qu'elle avait une idée aimable dans le cœur.
+
+--J'aurais dû dire: «dans votre retour», fit-elle. Je me trompe parce
+que je suis un peu émue, mais vous allez voir que j'ai songé à vous.
+Voici ce que j'ai décidé. Si M. Revel me demande, je répondrai: «A une
+condition!»
+
+M. de Kérédol branla lentement la tête.
+
+--Attendez donc! «A une condition, c'est que rien ne sera changé aux
+Pépinières, et que Thérèse continuera d'habiter avec son père, sa mère
+et son cher parrain, le colonel.» Alors, puisque rien ne sera changé
+aux Pépinières, une fois vos affaires terminées, vous serez bien tenté
+de revenir?
+
+Elle souriait tout à fait.
+
+--Et vous savez, ajouta-t-elle, je crois qu'il acceptera... entre
+nous, je le crois bien!
+
+Elle tendit les deux mains vers M. de Kérédol. Elle s'attendait à le
+voir sourire aussi, l'attirer dans ses bras, la serrer sur son cœur,
+mais non: il pressa à peine les doigts de sa nièce, et les laissa
+retomber dans l'ombre. Ses traits se ridèrent au passage d'une émotion
+douloureuse.
+
+--Ma petite Thérèse, dit-il, vous avez le meilleur cœur que j'aie
+connu... mais cela ne se pourra pas... j'aurai trop... d'intérêts,
+là-bas, pour ne pas rester...
+
+Et il s'éloigna, épouvanté d'avoir répondu par cette raison, brutale
+autant que fausse, à cette innocente petite qui demeurait là,
+stupéfaite, blessée au fond de l'âme que son oncle pût préférer un
+intérêt quelconque à la vie des Pépinières.
+
+Comme il allait passer le seuil, il se détourna, et vit Thérèse
+immobile dans la lumière vague, au milieu de l'allée.
+
+--Rentrez, ma Thérèse chérie! dit-il.
+
+Et sa voix avait toute la pure tendresse des jours lointains.
+
+ * * * * *
+
+M. de Kérédol fit encore plusieurs courses en ville, et, sur le tard,
+passa devant l'hôtel de Claude Revel. Il s'arrêta, sonna, et remit
+entre les mains de Justine un billet ainsi conçu:
+
+ «Monsieur, des affaires importantes et urgentes m'obligent à
+ partir demain matin. Je ne sais combien durera mon absence,
+ peut-être sera-t-elle longue. Je serais heureux de vous voir, et
+ de vous faire, avec mes adieux, des recommandations auxquelles je
+ tiens beaucoup. Je sortirai de la maison à sept heures précises.
+ Ayez la bonne grâce de vous trouver sur la route. Ne sonnez pas,
+ et montrez-vous le moins possible. Je vous en serai, monsieur,
+ sincèrement obligé.
+
+ »R. comte de KÉRÉDOL.»
+
+Puis il revint très lentement aux Pépinières.
+
+
+
+
+XI
+
+
+Robert voulait éviter, pour les autres et pour lui-même, la scène
+inutile de la séparation. Il n'avait averti ni sa sœur, ni M.
+Maldonne, ni Thérèse.
+
+Levé avant l'aube, le lendemain, il avait, sans bruit, fait ses
+préparatifs de départ. Il n'emportait qu'un peu de linge et quelques
+livres, deux ou trois de ces pauvres manuels fatigués qui lui
+rappelaient les premières années de l'enfance. «Le reste, disait-il,
+dans une lettre laissée sur la commode, mes amies, ma bibliothèque,
+me sera envoyé plus tard, si je le demande.»
+
+A tâtons, pour qu'on remarquât moins sa fuite, il descendit
+l'escalier, sa valise à la main, traversa le couloir, et se trouva
+dehors, dans la brume d'où l'ombre de la nuit commençait à se retirer.
+Si maître qu'il fût de lui-même, ou plutôt si décidé à ne pas montrer
+de faiblesse, il ne put s'empêcher de se détourner, et de regarder une
+dernière fois la chère maison. Elle était close, terne, comme
+affaissée dans le sommeil et dans la nuit. Les feuilles des lierres et
+quelques rames sanglantes de vigne vierge pendaient, lourdes de
+brouillard. Des gouttes d'eau s'en échappaient, et tombaient à terre,
+une à une, comme des larmes. Personne n'assistait à ce suprême adieu.
+Pas un regard pour répondre à celui qui embrassait douloureusement
+toutes ces choses familières. «Cela vaut mieux ainsi», murmura M. de
+Kérédol. Et, redressant sa tête énergique de vieil officier,
+retroussant la pointe de ses moustaches pour se donner un air de
+bravoure, il continua rapidement son chemin. La petite porte découpée
+dans le grand portail s'ouvrit, et se referma discrètement. L'exil
+était commencé.
+
+Devant lui, Robert aperçut une forme humaine, et, supposant bien que
+c'était Claude, il s'efforça de se raidir encore, pour ne pas trop
+révéler sa souffrance. Mais sa pâleur, l'espèce d'égarement et
+d'effarement de son visage le trahissaient si bien, que le jeune
+homme, en le voyant s'approcher, lui dit:
+
+--Êtes-vous malade, monsieur?
+
+--Si ce n'était que cela! répondit M. de Kérédol. Mais je pars,
+monsieur, je pars!
+
+--Votre billet d'hier soir me l'apprenait. Vous me demandiez de venir.
+Me voici.
+
+--Oui, répondit M. Robert en lui tendant la main, je vous remercie...
+Ayez la bonté de m'accompagner. Je vous expliquerai... mais, pas
+ici...
+
+--Volontiers, monsieur. Vous n'avez personne pour porter votre valise?
+
+--Plus bas, je vous prie, je ne veux pas qu'on se doute... non,
+monsieur, je n'ai personne.
+
+--Alors, permettez-moi de vous aider, dit Claude.
+
+Il prit une des poignées de la valise, et tous deux, s'écartant un peu
+l'un de l'autre pour partager le poids, se mirent en route. M. de
+Kérédol marchait d'un pas mal assuré, du côté que longeait le mur, la
+tête à demi tournée vers les branches, qui appuyaient leurs dentelures
+mouillées parmi les mousses poilues et les pariétaires. Après quelques
+mètres, il s'arrêta.
+
+--Écoutez! dit-il.
+
+Dans la langueur froide du matin, un petit sifflement très doux
+s'élevait près d'eux.
+
+--C'est un rouge-gorge, dit Claude.
+
+--Vous le voyez?
+
+--Il est là, sur l'arête du mur.
+
+--Je le connais, répondit M. Robert; il nous suivait souvent...
+
+Il y avait, dans ce pluriel, une pensée si triste, que M. de Kérédol
+continua sa route, les yeux baissés.
+
+Un peu plus loin, il demanda:
+
+--Suit-il encore?
+
+--Oui, le voilà qui sautille de branche en branche.
+
+--C'est le seul qui soit venu! murmura M. de Kérédol.
+
+Quand il eut dépassé la limite du domaine, son pas devint plus ferme
+et plus rapide. Robert se hâtait, poussé, sur ce chemin de l'exil, par
+ses engagements de la veille, et par sa propre faiblesse, qu'il ne
+sentait que trop disposée à une défaite. Il y avait encore une lutte
+dans son âme. Claude en devinait quelque chose, et respectait le
+silence de son compagnon. La brume, chassée par le vent, laissait
+tomber maintenant des rayées de soleil, çà et là. Devant eux, les
+cabarets de la banlieue s'ouvraient, guettant les maraîchers. Des voix
+d'enfants, s'échappant par les fenêtres, se mêlaient au roulement des
+carrioles. Entre les deux voyageurs, la valise se balançait d'un
+mouvement régulier.
+
+Au moment où ils allaient entrer dans la ville:
+
+--Monsieur Claude, dit M. de Kérédol en se détournant pour regarder
+par-dessus son épaule, j'ai les yeux si mauvais, ce matin, que je
+distingue à peine ma route... voyez-vous encore la maison?
+
+--Grosse comme une fève blanche.
+
+Robert soupira profondément.
+
+--Toute la joie de ma vie est derrière moi! dit-il.
+
+Et il ajouta, sans transition apparente:
+
+--Voulez-vous bien oublier ma vivacité d'hier, monsieur?
+
+--C'est déjà fait, répondit Claude.
+
+--Vous avez pu voir en moi un adversaire, reprit M. de Kérédol...
+J'aurai du moins le bonheur de ne vous avoir pas nui... je
+m'éloigne...
+
+--Je suis convaincu, dit le jeune homme, qu'en tout cas votre
+opposition n'eût pas duré!
+
+--Vous avez raison, répondit gravement M. de Kérédol.
+
+Ils s'engagèrent dans les rues, de plus en plus peuplées, où les
+boutiques, les fenêtres, les cours d'auberges s'éveillaient. Le vieil
+officier ne faisait nulle attention à cette vie renaissante du
+faubourg qui, tant de fois, avait amusé son oisiveté. Des vendeuses de
+lait qu'il connaissait, belles filles aux joues fraîches des bords de
+la Loire, penchant leurs pots de fer-blanc d'où coulait un flot
+mousseux dans les plats des ménagères, lui faisaient un signe d'amitié
+qu'il ne remarquait point. Derrière leur étal, des marchands
+auxquels il causait volontiers, en flânant, le considéraient avec
+étonnement, et le suivaient des yeux. Plusieurs saluèrent, auxquels il
+ne répondit pas. Le sifflet des locomotives en manœuvre, dans les
+tranchées, là-bas, parut seul le tirer de la torpeur où il était
+plongé. M. Robert tressaillit, et retomba dans son rêve. Il semblait
+avoir tout oublié du monde réel qu'il traversait, tout, jusqu'à la
+présence de ce jeune homme un peu intimidé, hésitant devant cette
+douleur muette, et qui se demandait: «Quelles recommandations avait-il
+donc à me faire? Il ne me dit plus rien.»
+
+Tous deux arrivèrent à la gare, et déposèrent la valise à terre, au
+milieu de la salle d'entrée, presque déserte. Jusque-là, M. de Kérédol
+s'était fait violence pour ne pas pleurer; mais, voyant que tout était
+fini, que la dernière minute allait sonner, que, désormais, rien
+n'arrêterait son départ, tout à coup, il attira Claude contre sa
+poitrine, et, sanglotant, penché sur l'épaule du jeune homme et le
+serrant à l'étouffer:
+
+--Mon enfant! mon enfant! aimez-la bien... aimez-la follement.... moi
+aussi, je vous la donne!
+
+Puis, avant que Claude, stupéfait, eût pu répondre, il s'écarta de
+lui. Son visage avait une expression de prière et de tendresse
+inquiète.
+
+--Je vous en supplie, dit-il en joignant les mains, faites attention,
+le soir... qu'elle soit bien couverte... elle est délicate... moi,
+j'avais souvent un châle pour elle... oh! dites, quand elle sort
+aussi, le matin, de bonne heure... elle est imprudente... chère, chère
+petite Thérèse!...
+
+Il regarda, par la haute baie vitrée, du côté où se trouvaient les
+Pépinières.
+
+--Je vous remercie d'être venu, ajouta-t-il plus posément...
+Dites-leur adieu pour moi... Allez... je n'en puis plus guère,
+voyez-vous!... allez, mon ami; merci!...
+
+Claude, très ému, sachant bien que les mots n'ont plus de sens devant
+certaines douleurs, ne répondit rien, et le quitta. Plusieurs fois il
+se détourna, et l'aperçut, immobile à la même place, le front caché
+dans les mains, tandis que les hommes d'équipe enlevaient la valise,
+et interrogeaient inutilement: «Où allez-vous?»
+
+Quand Claude eut disparu, M. de Kérédol reprit sur lui-même le plein
+empire qu'il avait d'habitude, et, entendant pour la première fois la
+question que l'employé lui posait pour la dixième peut-être, dit, de
+son air de commandement:
+
+--Où je vais? mais je n'en sais rien encore. Attendez-moi!
+
+Il s'approcha de la bibliothèque, au fond de la salle, et chercha un
+annuaire militaire.
+
+Il en découvrit un, l'ouvrit, parcourut rapidement une première page.
+
+--Mon ancien régiment, murmura-t-il à demi-voix, sans s'occuper des
+passants qui l'observaient... 2e chasseurs... colonel? inconnu de
+moi... lieutenant-colonel? commandants? tous inconnus... plus
+personne, plus de famille du tout, mon pauvre Robert!...
+
+Il tourna la page.
+
+--1er chasseurs... ah! commandant de Bernier, en voilà un... nous nous
+sommes connus... beaucoup même, c'était presque un ami... autant là
+qu'ailleurs!
+
+Il ferma rapidement le livre, le replaça dans le rayon, traversa la
+salle, et, se baissant vers le guichet:
+
+--Première, Alger.
+
+--Nous ne délivrons pas de billet direct pour Alger, monsieur.
+
+--Province! dit M. de Kérédol, comme si, déjà, les dix-huit années de
+séjour dans cette ville s'étaient effacées pour lui.
+
+Et, se penchant de nouveau:
+
+--Alors, première Paris. J'irai en deux étapes.
+. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
+
+
+
+
+XII
+
+
+Quelques mois plus tard, au commencement du printemps, Claude et
+Thérèse étaient fiancés. Ce fut, pour les hôtes des Pépinières,
+éprouvés par le brusque départ de M. de Kérédol, comme une
+résurrection. Toutes les tendresses auxquelles Robert avait dû se
+dérober se renouèrent autour de Claude, et plus encore. M. Maldonne
+déclara qu'il retrouvait dans le jeune homme beaucoup des qualités
+artistes de son ancien ami; madame Maldonne l'adopta comme un fils;
+Thérèse l'aima. Les allées, au-dessus desquelles commençait à
+s'étendre la verdure étoilée des premières feuilles, revirent bien des
+fois la scène qu'elles avaient déjà vue. Les deux fiancés s'y
+promenèrent, éprouvant à s'interroger, à se connaître de mieux en
+mieux, une joie qui se renouvelait, une série de surprises heureuses.
+Le moindre goût commun, une idée pareille, une petite joie partagée
+leur semblaient des trésors. Ils ne se disaient que des choses très
+simples, avec des mots qui n'étaient pas différents de ceux dont ils
+usaient avec tout le monde: et cependant, il leur venait un
+ravissement de s'écouter l'un l'autre. Quand ils parlaient
+d'avenir,--et c'était bien souvent,--Thérèse se sentait remuée,
+tremblante d'une crainte exquise. Elle aurait voulu marcher les yeux
+clos, mais marcher encore plus vite vers ce lendemain inconnu.
+
+Ils s'aimaient.
+
+Une après-midi d'avril, ils causaient dans le salon des Pépinières,
+près de la fenêtre. Claude avait repris ce sujet, qu'ils n'arrivaient
+pas à épuiser, de leur première entrevue, de l'impression qu'il en
+avait emportée, des songeries ensuite. Dans le fond de l'appartement,
+madame Maldonne travaillait, distraite. Thérèse écoutait. Ses yeux
+erraient sur la verdure pâle du jardin, que le soleil échauffait et
+déroulait de toutes parts. Un moment, elle laissa tomber la causerie.
+Puis elle dit, regardant Claude:
+
+--Voulez-vous venir avec moi?
+
+--N'importe où.
+
+--Une promenade un peu triste?
+
+--Si vous en êtes, elle ne le sera pas.
+
+--Nous la devons, oui, nous la lui devons bien.
+
+--De qui parlez-vous, Thérèse?
+
+--Vous verrez! Mère, vous acceptez?
+
+Pour toute réponse, madame Maldonne se leva, et alla prendre son
+chapeau. Où allait-elle? Peu lui importait. Elle accueillait comme
+une grâce toute occasion de suivre et de sentir encore à ses côtés
+l'enfant qu'elle allait perdre. L'adieu pleurait en elle, goutte à
+goutte et toujours. Mais elle n'en disait rien: ce sont là de ces
+chagrins qu'on doit taire, parce qu'ils viennent du bonheur des
+autres. Elle se leva donc, et tous trois sortirent de l'enclos, dans
+la direction de la ville.
+
+A mi-chemin, ils s'enfoncèrent dans un sentier de banlieue
+qu'emplissait la senteur chaude des primevères. Thérèse avait son but,
+qu'elle n'avouait pas encore. Elle était moins expansive et moins
+rayonnante que de coutume. Madame Maldonne enveloppait ses deux
+enfants d'un regard attendri, contente d'avoir sa place et de jeter
+son mot dans la conversation tranquille et lente qui s'échangeait
+entre eux.
+
+Brusquement, à un détour, de longs murs se dressèrent, avec des sapins
+et des ifs pointant par-dessus.
+
+--Je comprends, dit Claude en remerciant
+
+Thérèse du regard, c'est une jolie pensée.
+
+Ils se turent en pénétrant dans le cimetière. Le même songe sans doute
+de la fragilité de leur joie, le même frisson tomba pour elle et pour
+lui, qui s'aimaient, des arbres noirs témoins de tant de larmes.
+Thérèse et Claude se séparèrent l'un de l'autre, et Thérèse, par un
+dernier instinct d'enfant effrayée, pour traverser l'avenue encore
+molle et marquée de traces de roues, chercha le bras de sa mère.
+
+Où est la tombe du petit Jean? Là, assurément, dans ce massif immense
+de croix blanches ou noires, presque toutes égales, pressées les unes
+contre les autres. Il y a, sur les tertres verts, plus ou moins
+affaissés selon la date, tout le naïf étalage des tendresses
+misérables, poignées de fleurs, rosiers, lierre taillé, clématites
+piquées dans un vase de verre bleu apporté des mansardes, couronnes
+grosses comme le poing et qui durent peu. A quoi bon durer? Les
+pauvres, sous la terre comme dessus, logent au mois. Tout cela sera
+bouleversé, détruit, remplacé bientôt. Où donc est la tombe du petit
+Jean?
+
+La voici. Thérèse l'a découverte. «A Jean Malestroit, onze ans, trois
+mois, huit jours, ses parents inconsolables.» Au pied de la latte de
+bois peinte, sont trois jacinthes en ligne et un brin de chrysanthème,
+qui doit venir de l'unique gerbe arrosée par la mère, là-bas, près du
+pigeonnier. La jeune fille s'est agenouillée dans l'étroite allée,
+Claude à côté d'elle, madame Maldonne un peu plus loin. Il leur semble
+à tous revoir la figure éveillée de l'écolier, et ses cheveux roux que
+le soleil, à cette heure, eût fait étincelants. Et Thérèse, après
+avoir prié tout bas, s'est mise à dire à demi-voix, tournée vers
+Claude, tout émue et sérieuse: «O notre petit Jean, enfant qui nous a
+réunis, je t'aimais bien quand j'étais seulement ta marraine. A
+présent, je ne pourrai plus penser au début de cette vie nouvelle où
+j'entre, sans me souvenir que tu en as été l'occasion douloureuse. O
+petit Jean, maintenant dans la puissance et dans la joie, parmi les
+anges de Dieu, veille sur nous, protège-nous!»
+
+--Amen! répondit Claude.
+
+Ils se relevèrent ensemble, et ils se sourirent. Étrange succession
+que nous sommes d'impressions qui se heurtent et se chassent comme des
+nuées! Déjà ils ne pensaient plus au petit marchand d'ombre. Un
+souffle avait passé. L'enchantement de la vie les avait ressaisis. Ils
+s'éloignèrent, sans même jeter un dernier coup d'œil derrière eux, et
+regagnèrent côte à côte, pressant le pas, uniquement occupés de leur
+amour, la campagne ouverte et pleine de soleil.
+
+Étaient-ce bien les mêmes sentiers? En quelques minutes, tout avait
+changé d'aspect. Le jour s'était fait plus pur et plus beau.
+Par-dessus les haies d'aubépine qu'ils longeaient, le front levé, les
+yeux en joie, ils regardaient l'azur pâle, ils se regardaient
+ensuite, et trouvaient de quoi se sourire encore. Une même chanson
+divine leur chantait dans l'âme. Ils l'entendaient en eux-mêmes, ils
+la devinaient dans le cœur de l'autre. Les alouettes dans les blés
+clairs, les alouettes toutes folles aussi, s'envolaient en secouant
+leurs ailes, et saluaient l'heure unique, l'heure où toutes les
+espérances se lèvent, pour garder le nid qu'on va bâtir. Des paysans,
+çà et là, s'arrêtaient de bêcher. Quelque chose leur disait que le
+bonheur passait. Puis, après une pause, égayés ou jaloux, ils se
+courbaient de nouveau. Et les fiancés continuaient leur route,
+triomphants, enviés, rois du chemin, et le sachant.
+
+Derrière eux, la mère venait, oubliée. Mais elle jouissait d'avoir
+donné le jour à cette créature heureuse qui marchait devant elle. Elle
+se souvenait. A voir l'expression de son visage, on pensait à ces
+premières fleurs d'une grappe, à demi fermées, penchées, comme une
+image prophétique, au-dessus des jeunes qui éclatent.
+
+Les Pépinières s'ouvrirent bientôt devant eux. Ils entrèrent.
+Quelqu'un les attendait avec impatience. C'était M. Maldonne, qui
+faisait, pour la vingtième fois, le trajet du portail à la maison.
+
+--Vite! vite! cria-t-il: il est arrivé une surprise pendant votre
+absence!
+
+Thérèse, Claude et madame Maldonne se hâtèrent, moins curieux de la
+nouvelle que désireux de plaire au vieux maître des Pépinières.
+Celui-ci les emmena près de la serre, où, sur une table de jardin, il
+avait fait poser un mannequin d'osier.
+
+--Voici l'objet, dit-il. Il est adressé à M. Claude Revel, aux
+Pépinières.
+
+--Est-ce possible? fit Thérèse en riant. Vous voyez, Claude, on nous
+croit mariés. C'est peut-être un présent?
+
+--D'où vient-il? demanda Claude.
+
+--Ma foi, dit M. Maldonne, bien fin qui le devinera: toutes les
+étiquettes sont tombées dans le voyage.
+
+Thérèse, qui s'était penchée, saisit quelques brins d'herbes, entre
+deux mailles de l'osier, et dit, en devenant toute rose d'émotion:
+
+--Cela vient d'Afrique. Voici de l'alfa.
+
+Une même pensée, à ce nom qui évoquait tant de souvenirs, assombrit le
+petit cercle rangé autour de la table.
+
+--Puisque cela m'est adressé, dit Claude, c'est à vous d'ouvrir,
+Thérèse.
+
+Légèrement, en trois coups de canif, Thérèse brisa les liens qui
+attachaient le couvercle, et le souleva. Elle écarta de la main une
+jonchée d'herbes sèches. Des plumes apparurent, des plumes couleur de
+ciel.
+
+--La sarcelle bleue! s'écria M. Maldonne. Et splendide! Et intacte!
+
+Il tenait déjà l'oiseau par le bec, et le considérait en le retournant
+au soleil. De dessous l'aile, un papier plié tomba.
+
+--Un billet! dit Claude, en se baissant.
+
+Il n'y avait qu'une seule ligne. Claude la parcourut, et puis, tandis
+qu'ils l'observaient tous, bien émus, il lut à haute voix:
+
+ «Tuée par le comte de Kérédol, au bord du Chot-el-Beïda.»
+
+
+FIN
+
+
+ÉMILE COLIN--IMPRIMERIE DE LAGNY
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of La Sarcelle Bleue, by René Bazin
+
+*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 44236 ***
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+<div>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 44236 ***</div>
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+<div class="tnote">
+<p>Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées.
+L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée.
+Les numéros des pages blanches n'ont pas été repris.</p></div>
+
+<p><span class="pagenumh"><a id="Page_I"> I</a></span></p>
+
+<h1><span class="large">LA</span><br />
+SARCELLE BLEUE</h1>
+
+<p><span class="pagenumh"><a id="Page_II"> II</a></span></p>
+
+<div class="pub">
+<p>CALMANN LÉVY, ÉDITEUR</p>
+<hr class="deco" />
+<p><span class="small">DU MÊME AUTEUR</span><br />
+<span class="xs">Format grand in-18</span></p>
+</div>
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+</tr>
+<tr>
+ <td class="tdl">MA TANTE GIRON</td>
+ <td class="tdr">1&nbsp;vol.</td>
+</tr>
+<tr>
+ <td class="tdl">SICILE (<em>Ouvrage couronné par l'Académie française</em>)</td>
+ <td class="tdr">1&nbsp;vol.</td>
+</tr>
+<tr>
+ <td class="tdl">UNE TACHE D'ENCRE (<em>Ouvrage couronné par l'Académie française</em>)</td>
+ <td class="tdr">1&nbsp;vol.</td>
+</tr>
+</table>
+
+<div class="frontmatter">
+<p class="small"> Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays
+y compris la Suède et la Norvège.</p>
+
+<hr class="deco" />
+<p class="small">ÉMILE COLIN&mdash;IMPRIMERIE DE LAGNY</p>
+</div>
+
+<p><span class="pagenumh"><a id="Page_III"> III</a></span></p>
+
+
+<div class="titlepage">
+<p>RENÉ BAZIN</p>
+<hr class="deco" />
+
+<p><span class="large">LA</span><br />
+<span class="xlarge">SARCELLE BLEUE</span></p>
+
+<p class="small">CINQUIÈME ÉDITION</p>
+
+<div class="figcenter">
+<img src="images/colophon.jpg" width="267" height="182" alt="" />
+</div>
+
+<p><span class="large">PARIS</span><br />
+<span class="medium">CALMANN LÉVY, ÉDITEUR</span><br />
+<span class="small">ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES</span><br />
+3, RUE AUBER, 3</p>
+<hr class="deco" />
+
+<p class="small">1895</p>
+</div>
+
+<p><span class="pagenumh"><a id="Page_IV"> IV</a></span>
+<span class="pagenum"><a id="Page_1"> 1</a></span></p>
+
+<div class="header">
+<p><span class="medium">LA</span><br />
+<span class="large">SARCELLE BLEUE</span></p>
+</div>
+
+<h2>I</h2>
+
+<p>&mdash;Comment s'appelle-t-elle, votre histoire?</p>
+
+<p>&mdash;L'histoire de la marquise Gisèle.</p>
+
+<p>&mdash;Un joli nom, observa Thérèse. Savez-vous,
+mon parrain, que vous ne m'avez pas
+encore fait compliment de mon dessus de
+clavier? Regardez: tout au passé, vieux rose
+et vieil or sur fond blanc. Est-ce joli?</p>
+
+<p>&mdash;Ce sera surtout inutile.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! inutile! dit Thérèse, en penchant sa
+tête blonde sous le rayon de la lampe, pour
+<span class="pagenum"><a id="Page_2"> 2</a></span>
+nouer un brin de soie derrière la bande de
+drap. Et quand ce serait? Je fais assez de
+choses utiles, ici, monsieur mon oncle et
+parrain, pour avoir le droit de broder le soir
+un tapis de piano.</p>
+
+<p>&mdash;On dirait une robe de cour!</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien?</p>
+
+<p>&mdash;Pour un logis comme les Pépinières,
+Thérèse!</p>
+
+<p>&mdash;Justement, c'est ce qui me plaît, à
+moi: des dessins qui courent bien, des couleurs,
+de la soie, de la laine fine. Riez, si
+vous voulez: cela repose les doigts, les yeux,
+le c&oelig;ur. N'est-ce pas, mère?</p>
+
+<p>En face, de l'autre côté du guéridon, une
+femme encore jeune, vêtue d'une robe foncée
+à gilet mauve, leva la tête, en laissant
+retomber posément ses deux mains qui
+tenaient une dentelle au crochet. Ses yeux
+bruns très calmes, l'ovale plein de ses joues,
+la bouche mince et un peu longue, la ligne
+noble des épaules, attestaient en elle une race
+<span class="pagenum"><a id="Page_3"> 3</a></span>
+affinée. A droite, un petit homme tout blanc
+et tout nerveux, ridé, l'&oelig;il gris, les cheveux
+foisonnants autour d'une calotte de velours,
+la barbe divisée en deux pointes, comme
+une queue d'hirondelle, se redressa à demi
+dans le fauteuil où il sommeillait.</p>
+
+<p>Elle et lui sourirent du même air de ravissement,
+en regardant Thérèse, et la mère
+dit:</p>
+
+<p>&mdash;Oui, ma mignonne.</p>
+
+<p>&mdash;Ce sera charmant, ajouta le père;
+surtout l'oiseau de paradis. Mais il faudra
+un peu arrondir les ailes.</p>
+
+<p>&mdash;Comme ceci, n'est-ce pas? demanda
+Thérèse, en dessinant, du bout de son petit
+doigt, une ligne idéale sur la bande brodée.</p>
+
+<p>M. Maldonne ferma les paupières, en signe
+d'assentiment, et se renversa doucement en
+arrière, sans cesser de sourire.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, Thérèse, vous ne m'écoutez pas?
+dit Robert. Vous ne voulez pas que je raconte...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_4"> 4</a></span>
+&mdash;Mais si! mais si! répondit la jeune fille,
+en se posant bien droite sur sa chaise et saisissant
+son aiguille. Je vous écoute avec
+recueillement. Mais dites-moi d'abord quel
+âge elle avait, votre marquise Gisèle? Seize
+ans? Dix-sept ans comme moi?</p>
+
+<p>&mdash;Elle était mariée.</p>
+
+<p>Thérèse eut une petite moue qui seyait
+bien à son visage très jeune.</p>
+
+<p>&mdash;C'est moins intéressant, fit-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Vous trouvez? reprit Robert. Il y avait
+si peu de temps qu'elle était mariée, deux
+ans à peine, et elle aimait son mari. C'était
+autrefois, Thérèse, quand il existait beaucoup
+de grandes forêts avec peu de routes
+au travers. Le marquis fut obligé de partir
+pour la guerre, et, en partant, il dit à
+sa femme: «Vous aurez sans doute à
+repousser les attaques de nos ennemis. Je
+sais qu'ils ont juré de vous enlever par la
+force. Mais les murailles sont solides. Je vous
+laisse de bons hommes d'armes, et j'ai confiance
+<span class="pagenum"><a id="Page_5"> 5</a></span>
+en vous. Au revoir, ma petite Gisèle!»
+«Au revoir!» répondit la dame, et le seigneur
+s'éloigna.</p>
+
+<p>&mdash;Les seigneurs de ce temps-là, interrompit
+Thérèse, c'était comme les officiers
+de marine, toujours en route. Mon amie
+Henriette, qui a épousé un lieutenant de
+vaisseau...</p>
+
+<p>Elle s'arrêta devant le mouvement d'impatience
+de Robert.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous fâche, murmura-t-elle. Tenez,
+je ne dirai plus rien, absolument rien. Je
+vous le promets!</p>
+
+<p>&mdash;Vous saurez donc, Thérèse, que le marquis
+ne s'était pas trompé. Le château fut
+assiégé. Tout le monde fit son devoir. Mais,
+avec le temps, la famine arriva. Bientôt, il
+n'y eut plus qu'un peu de farine de seigle
+pour la garnison et un peu de froment,
+dont on faisait chaque jour un pain pour la
+châtelaine. Les b&oelig;ufs, les moutons, les chevaux
+même avaient été mangés. Un seul
+<span class="pagenum"><a id="Page_6"> 6</a></span>
+vivait encore, la jument de la marquise
+Gisèle, une haquenée grise, rapide et pommelée
+comme un nuage. Pour la nourrir,
+l'écuyer, qui savait combien sa maîtresse la
+chérissait, trompait la surveillance de l'ennemi,
+et descendait la nuit dans les fossés,
+cueillant lui-même des herbes, des roseaux,
+des feuilles d'arbres qu'il rapportait sur ses
+bras couverts de peau de daim, ou bien il
+faisait couper les plantes parasites qui
+poussent aux fentes des pierres, les mousses,
+les pariétaires, le fumeterre à fleur rose,
+dont le donjon avait une couronne, en temps
+de paix. Malgré tant de prévenances, la
+pauvre bête maigrissait à vue d'&oelig;il. «Sire
+écuyer, disait la marquise, mieux vaudrait
+la tuer comme les autres et la partager
+entre mes hommes d'armes? Car je sens bien
+que je n'irai plus avec elle, mon oiseau sur
+le poing, chasser les hérons et les perdrix
+de mon seigneur. Lui et moi, plus jamais
+nous ne sortirons ensemble par la porte qui
+<span class="pagenum"><a id="Page_7"> 7</a></span>
+ouvre sur la forêt.» Mais l'écuyer la rassurait,
+et refusait de tuer la haquenée..</p>
+
+<p>Robert, qui levait volontiers les yeux au
+plafond, lorsqu'il racontait, les abaissa en
+ce moment vers Thérèse. L'immobilité et le
+silence de sa filleule l'étonnaient. Il remarqua
+que la bande de drap était à moitié échappée
+aux mains de la jeune fille. Une des extrémités
+avait roulé à terre. L'autre n'était
+maintenue sur les genoux de Thérèse que
+par trois doigts roses qui n'avaient plus
+guère conscience de leur rôle. La jolie tête
+blonde commençait à fléchir vers l'épaule,
+et rencontrait déjà le rayon d'or de la
+lampe.</p>
+
+<p>Robert était susceptible. Mais il y avait
+une créature au monde qu'il aimait mieux
+que lui-même. C'était l'enfant qui ne l'écoutait
+plus. Après une pause, si légère, que
+ni le père ni la mère, dont la pelote de fil
+en se déroulant faisait un bruit de souris,
+ne s'en aperçurent, il reprit, d'une voix
+<span class="pagenum"><a id="Page_8"> 8</a></span>
+plus basse, un peu chantante et berceuse à
+dessein:</p>
+
+<p>&mdash;Un jour enfin, triste, l'écuyer se présenta
+devant la châtelaine, et lui annonça
+qu'il n'y avait plus de vivres, que les plus
+vaillants de la garnison étaient morts ou
+blessés, et qu'il fallait se rendre. Alors...</p>
+
+<p>Un petit soupir, le soulèvement léger
+d'un c&oelig;ur que le songe habite, avertit Robert
+du succès de son histoire. La tête de la
+jeune fille, tout inclinée à gauche, était à
+moitié dans la lumière et à moitié dans
+l'ombre.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, dit Robert en haussant la voix,
+il arriva que Thérèse Maldonne s'endormit,
+en écoutant l'histoire de son parrain!</p>
+
+<p>Elle se redressa vivement, et, souriante,
+avant même de pouvoir ouvrir les yeux:</p>
+
+<p>&mdash;Oh! pardon, fit-elle. Je crois que
+je dormais! C'était pourtant bien joli, les
+pariétaires, les mousses, le fumeterre du
+donjon!</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_9"> 9</a></span>
+&mdash;Il y a longtemps que nous n'en étions
+plus là, ma pauvre Thérèse!</p>
+
+<p>&mdash;Tu meurs de sommeil, dit madame
+Maldonne, sur le visage de laquelle, à
+la moindre alerte, une ombre d'inquiétude
+maternelle passait.&mdash;J'ai peur que
+tu ne te sois fatiguée, tantôt, avec cette
+treille...</p>
+
+<p>Thérèse fixa les yeux sur ceux de Robert
+pour y lire son pardon, qui s'y trouvait,
+d'ailleurs.</p>
+
+<p>&mdash;C'est fini, dit-elle en passant la main
+sur ses paupières.</p>
+
+<p>&mdash;Non, répondit Robert. Allez recommencer
+là-haut. Les enfants doivent se coucher
+de bonne heure.</p>
+
+<p>&mdash;Et l'histoire de Gisèle, nous la finirons
+demain, alors?</p>
+
+<p>&mdash;Ou jamais, murmura-t-il avec un peu
+d'amertume.</p>
+
+<p>&mdash;A propos, reprit Thérèse, sans l'avoir
+entendu, que faisons-nous demain?
+<span class="pagenum"><a id="Page_10"> 10</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Comme tous les jours: ce que vous
+voudrez.</p>
+
+<p>&mdash;Non, dit-elle gentiment, ce que vous
+désirez, vous.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, une promenade au bois de
+Laurette? Il y a si longtemps que nous n'y
+sommes allés!</p>
+
+<p>&mdash;Je veux bien. Tenez, je mettrai le chapeau
+à coquelicots que vous aimez.</p>
+
+<p>&mdash;C'est cela.</p>
+
+<p>&mdash;Pour vous, parrain, rien que pour
+vous! Car il n'y a que des loriots, là-bas.</p>
+
+<p>Robert sourit un peu tristement. Elle
+s'était baissée pour ramasser la bande
+tombée sur le parquet, puis elle s'était
+redressée, debout, épanouie, retenant de ses
+deux bras allongés l'étoffe qui barrait sa
+jupe. Ses doigts se mêlaient aux lames luisantes
+de la broderie.</p>
+
+<p>&mdash;Savez-vous, Thérèse, dit-il, que le
+jeune rose ne fait pas mal du tout sur le
+vieux rose?</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_11"> 11</a></span>
+&mdash;Toujours complimenteur! répondit la
+jeune fille.</p>
+
+<p>Elle lui tendit la main, embrassa son
+père, sa mère, et, glissant vers la porte
+avec un bruissement de bottines qui craquent
+et de rubans qui volent, elle disparut.</p>
+
+<p>Tous trois la suivirent des yeux. Elle
+était toute leur joie. Mais déjà M. et madame
+Maldonne s'étaient retournés vers
+la lampe, et remuaient leurs fauteuils en
+les rapprochant l'un de l'autre, comme il
+arrive, par instinct, dès qu'une réunion
+s'émiette, et Robert fixait encore la porte
+par où Thérèse s'en était allée. Devant son
+regard immobile une vision passait, de
+celles qui troublent le c&oelig;ur. Et cependant
+il n'était pas, à proprement parler, un
+rêveur, et sa physionomie révélait plutôt
+une nature énergique, douée pour l'action.
+Il avait toute l'apparence, le geste, l'allure
+d'un officier de cavalerie qui commence à
+<span class="pagenum"><a id="Page_12"> 12</a></span>
+perdre de sa sveltesse première: sur ses
+épaules un peu épaisses, la tête fine et bien
+plantée, faite pour le casque; les cheveux
+bruns, coupés en brosse, à peine grisonnants
+aux tempes; le nez droit, les joues
+plates, la moustache courte et la barbiche
+en pointe. L'&oelig;il était bleu sombre, ferme,
+intelligent, le sourire discret et nuancé. Ses
+vêtements indiquaient un goût d'élégance
+légèrement trahi par la fortune: une
+jaquette luisante çà et là, un gilet blanc, et,
+sous un pantalon large, des bottes vernies
+qui faisaient valoir le pied nerveux d'un
+marcheur.</p>
+
+<p>L'élégance relative de Robert ressortait
+d'autant mieux que rien autour de lui, ni la
+robe très simple de madame Maldonne, ni le
+complet de toile blanche de son mari, ni
+dans l'ameublement du salon qui servait
+aussi de salle à manger, ne prêtait à la
+même remarque. Le papier, à grands
+ramages, datait des premiers temps de l'invention;
+<span class="pagenum"><a id="Page_13"> 13</a></span>
+les fauteuils de cuir brun, montés
+sur bois d'acajou, ne relevaient d'aucun
+style, et l'unique ornementation, assez singulière,
+il est vrai, consistait en oiseaux empaillés,
+disposés le long des murs et sur la
+cheminée.</p>
+
+<p>M. Maldonne, dont le départ de Thérèse
+avait secoué l'esprit, se pencha vers sa
+femme, et, prenant le peloton où elle venait
+de piquer le crochet d'ivoire, le posa sur le
+guéridon. Madame Maldonne frotta l'une
+contre l'autre ses mains effilées et lasses
+d'avoir travaillé.</p>
+
+<p>&mdash;Elle est un peu rouge, ce soir, dit-elle
+à demi-voix.</p>
+
+<p>&mdash;Je trouve aussi, répondit M. Maldonne:
+qu'a-t-elle donc fait?</p>
+
+<p>&mdash;Des folies. Figure-toi qu'elle s'est mise
+en plein midi à épamprer une treille de
+chasselas!</p>
+
+<p>&mdash;En juillet! Et par cette chaleur!</p>
+
+<p>&mdash;Prétendant qu'elle connaissait le pied
+<span class="pagenum"><a id="Page_14"> 14</a></span>
+de vigne, qu'elle aurait ainsi des primeurs...
+Et elle n'avait pas de chapeau!</p>
+
+<p>&mdash;Pas de chapeau! répéta M. Maldonne
+en levant les yeux d'un air de stupéfaction
+et de mécontentement.</p>
+
+<p>Puis, sur son visage mobile, éclairé par
+la lampe, cette première impression s'effaça.
+Quelque chose d'attendri, une joie inopinément
+éclose, presque une larme heureuse
+y parut. Il regarda sa femme, et dit:</p>
+
+<p>&mdash;Est-elle enfant encore, notre Thérèse!</p>
+
+<p>Madame Maldonne, les cils baissés, cambrant
+sa taille mince, savourait à sa manière,
+plus froide, plus retenue, la même impression
+secrètement égoïste. Un sourire infiniment
+léger, très doux aussi, relevait le coin
+de sa bouche.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oui, répondit-elle, bien enfant,
+Dieu merci! Tout à l'heure elle dormait
+pour tout de bon, la tête sur l'épaule, comme
+aux premières veillées, quand elle avait
+douze ans. Chère petite! Elle a bien le temps
+<span class="pagenum"><a id="Page_15"> 15</a></span>
+de grandir et de devenir jeune fille. N'est-ce
+pas, Robert?</p>
+
+<p>Tiré du songe qui le tenait, Robert détourna
+vers ses hôtes son regard où de
+tout autres pensées, assurément, flottaient
+encore.</p>
+
+<p>&mdash;Es-tu silencieux! reprit M. Maldonne.
+Nous disions que Thérèse était une vraie
+enfant. Est-ce ton avis?</p>
+
+<p>&mdash;Hélas!</p>
+
+<p>&mdash;Tu trouves?</p>
+
+<p>&mdash;Je trouve tout le contraire, mon pauvre
+ami. C'est une jeune fille. Et je le déplore!</p>
+
+<p>&mdash;Allons donc! Ni Geneviève, ni moi...</p>
+
+<p>&mdash;Non, vous ne le voyez pas, vous autres,
+mais je vous le dis, moi, elle se transforme,
+elle grandit, elle est déjà toute grande!</p>
+
+<p>&mdash;Et la preuve?</p>
+
+<p>&mdash;Elle dort à mes histoires!</p>
+
+<p>&mdash;C'est qu'elle était lasse.</p>
+
+<p>&mdash;Du tout, car elle ne faisait que bavarder
+et rire tout à l'heure.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_16"> 16</a></span>
+&mdash;Alors, c'est que tes histoires sont ennuyeuses.</p>
+
+<p>&mdash;Non, puisqu'elles l'ont amusée, quand
+elle était enfant. Mes histoires sont restées
+les mêmes, Guillaume, et c'est Thérèse qui
+a changé.</p>
+
+<p>M. Maldonne leva les épaules, en signe
+d'incrédulité.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous prie de m'excuser, Geneviève,
+ajouta Robert, si je me retire un peu tôt. Je
+ne sais pas si c'est le soleil, mais je me sens
+la tête un peu lourde.</p>
+
+<p>&mdash;Comme vous voudrez, mon cher.</p>
+
+<p>&mdash;Je l'aurais parié! s'écria M. Maldonne
+en riant. Quand Thérèse n'est plus là, sous
+un prétexte ou sous un autre, Robert trouve
+moyen de nous fausser compagnie.</p>
+
+<p>&mdash;Je t'assure, Guillaume...</p>
+
+<p>&mdash;Va! va! mon ami, le premier article
+de notre règlement de vie, aux Pépinières,
+c'est la liberté, n'est-ce pas? Uses-en comme
+il te conviendra. Seulement, dis-moi, quand
+<span class="pagenum"><a id="Page_17"> 17</a></span>
+reprendrons-nous le catalogue? Demain?</p>
+
+<p>Robert fit un geste évasif, indiquant l'absolu
+détachement.</p>
+
+<p>&mdash;Après la promenade, dit-il, peut-être...</p>
+
+<p>&mdash;Peut-être! Jamais d'engagements précis
+avec toi. Voilà pourtant un beau travail,
+toute notre expérience, toutes nos recherches
+et si près d'être achevé! Tiens, moi, dix fois
+le jour, je le vois, ce volume imprimé:
+«Catalogue raisonné des oiseaux du département,
+contenant l'énumération de toutes
+les espèces et variétés, par Guillaume Maldonne,
+conservateur du musée d'histoire
+naturelle, avec...» Voyons, Robert, faudra-t-il
+ajouter la ligne qui t'associera à la gloire
+de l'&oelig;uvre: «Avec la collaboration de Robert
+de Kérédol?» Est-ce pour demain?</p>
+
+<p>&mdash;Pas probable... Je n'y suis plus.</p>
+
+<p>&mdash;Sais-tu que tu es affreusement paresseux?</p>
+
+<p>Robert se leva.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_18"> 18</a></span>
+&mdash;Il y a si longtemps! dit-il négligemment.</p>
+
+<p>Il s'approcha de madame Maldonne,
+l'embrassa au front: «Bonsoir, petite s&oelig;ur!»
+serra la main de Guillaume, qui répétait,
+moitié riant, moitié sérieux: «L'amour de
+l'oiseau faiblit en toi, décidément!» et prit
+la porte par où Thérèse était sortie.</p>
+
+<p>Non, il ne pouvait rester: ni son affection
+pour les Maldonne, ni son habitude de
+correction mondaine ne suffisaient, en ce moment,
+à lui faire vaincre l'impression qu'il
+éprouvait. Sa nature, éminemment tendre,
+d'une susceptibilité qu'il cachait, le plus souvent,
+sous les dehors d'une indifférence volontiers
+railleuse et un peu brusque, s'était
+sentie atteinte, surprise et blessée à la fois
+par ce petit fait: Thérèse endormie.</p>
+
+<p>Dans ce mince détail, dont le père avait
+souri, il avait, lui, reconnu le signe d'un
+changement profond. «Je me trompais,
+murmurait-t-il en montant les marches de
+<span class="pagenum"><a id="Page_19"> 19</a></span>
+l'escalier de bois brun, aux rampes carrées
+et lourdes. Je la croyais encore enfant parce
+qu'elle est très gaie. Je m'y suis laissé
+prendre, et elle a fermé ses chers yeux à
+mon histoire de la marquise Gisèle! Bien
+fait, Robert, bien fait! Cela t'apprendra
+qu'elle aura dix-sept ans dans un mois!»</p>
+
+<p>Il entra dans sa chambre, vaguement
+éclairée par les lueurs traînantes des soirs
+d'été, alluma une bougie, qui jeta des étincelles
+sur les panoplies d'épées, de sabres,
+d'épaulettes, de fusils de chasse et de guerre,
+qui tapissaient les murs, et se dirigea vers
+une commode noire que surmontait, à un
+pied de hauteur, une petite bibliothèque vitrée
+en ébène. Sur la commode étaient rangés,
+pressés les uns contre les autres, des
+livres de classe aux coins brisés, aux pages
+recroquevillées et chiffonneuses, des cahiers
+par liasses et, des deux côtés, en serre-files, des
+volumes de collections enfantines, bleus ou
+roses, et d'autres plus gros où l'on devinait
+<span class="pagenum"><a id="Page_20"> 20</a></span>
+des images. C'étaient les reliques de ses années
+d'enseignement, quand il s'était improvisé,&mdash;avec
+quelle joie et quelle application
+de tout son esprit!&mdash;le professeur de Thérèse,
+humbles témoins des heures de travail
+ou de récréation, inutiles depuis longtemps
+déjà, mais qu'il gardait là, comme un bon
+souvenir qu'on aime à revoir. Il se disait
+bien que Thérèse n'ouvrirait plus, pour y
+apprendre ses leçons, la grammaire française,
+ni, pour y faire une lecture, l'histoire
+de la poupée modèle. Mais où sont-elles les
+mères qui n'ont pas conservé le petit bonnet
+ruché du baptême, le premier jouet, la pelisse
+ample et brodée, pendant des mois et
+des mois, alors que l'enfant courait déjà
+tout seul devant elles? Robert les avait imitées.
+A présent, c'était bien fini.</p>
+
+<p>Il avança le bras, et prit un des plus vieux
+volumes, long comme un doigt, maculé de
+taches, le dos tailladé en lanières par l'usure,
+et l'ouvrit à la première page. C'était
+<span class="pagenum"><a id="Page_21"> 21</a></span>
+une histoire sainte. Là, d'une grosse écriture
+de débutante, il y avait trois lignes
+bien connues de lui: «A mon bon parrain
+Robert, fleur de rosier de Bengale, offerte
+par son élève Thérèse.» Un peu plus bas,
+l'empreinte d'une fleur qui avait séché, puis
+disparu.</p>
+
+<p>Il relut plusieurs fois ce texte naïf, sécha,
+du revers de la main, une larme involontaire
+qui s'apprêtait à couler, et, saisissant
+par paquets les livres et les cahiers, il les
+enfouit rapidement dans un des tiroirs de
+la commode.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, dit-il en fermant le meuble,
+tout cela est mort. Maintenant, puisque mes
+histoires n'ont plus le pouvoir de l'amuser,
+il faudrait trouver des lectures de son
+âge...</p>
+
+<p>Ses yeux se levèrent sur la bibliothèque
+vitrée, si coquette, avec ses glaces à biseaux
+et ses colonnettes torses. Depuis qu'il professait,
+M. de Kérédol n'avait pas eu le temps
+<span class="pagenum"><a id="Page_22"> 22</a></span>
+ni le goût de lire pour lui-même. Il possédait
+seulement et renfermait là une quarantaine
+de volumes, éditions de poche artistement
+reliées, qui l'avaient suivi à travers le
+monde. Sous le feu de la bougie, les titres,
+les dos de basane et de maroquin luisaient
+doucement.</p>
+
+<p>«Quelque chose pour une jeune fille de
+dix-sept ans, disait Robert, voilà qui est
+difficile! Voyons!... <cite>Discours sur l'Histoire
+universelle?</cite> trop grave... <cite>Voyage du jeune
+Anacharsis?</cite> d'un vieillot!... <cite>Dominique</cite>,
+oh! <cite>Dominique</cite>, de Fromentin? non, ce n'est
+pas pour son âge... <cite>Guide de l'Apiculteur?</cite>
+non!... Brizeux, deux volumes? peuh! la
+poésie? Des extraits, peut-être... Molière,
+<cite>Theâtre complet</cite>; Michelet, <cite>l'Oiseau</cite>; marquis
+de Foudras, <cite>les Gentilshommes chasseurs</cite>;
+<cite>Corinne</cite>... Décidément, mon pauvre Robert,
+pas de chance: tes histoires ne conviennent
+plus, ta bibliothèque ne convient pas encore.
+Et si peu d'&oelig;uvres! Je suis presque
+<span class="pagenum"><a id="Page_23"> 23</a></span>
+au bout... <cite>Pensées</cite>, de Joubert; Rabelais;
+<cite>Service en campagne 1866</cite>; <cite>Contes choisis</cite>, de
+Daudet... Voilà! voilà mon affaire! Les
+<cite>Contes choisis</cite>! En choisissant encore parmi
+eux,&mdash;une jeune fille tout à fait jeune
+fille, qui n'a rien lu!&mdash;oui, elle aimera
+cela. Ce Daudet, <cite>la Chèvre de M. Seguin</cite>, <cite>les
+Étoiles</cite>, oh! <cite>les Étoiles!</cite> Comment n'avais-je
+pas pensé?... Elle sera contente, Thérèse...»</p>
+
+<p>Et il souriait en cherchant dans sa poche
+la clef du petit meuble. Quand il l'eut
+saisie, il fit jouer le ressort, qui rendit un
+son de neuf, et le parfum du vieux cuir se
+répandit dans la chambre.</p>
+
+<p>&mdash;Voilà bien l'affaire, ajouta-t-il en faisant
+basculer le volume qu'il posa à plat près du
+bougeoir: Daudet, un moderne, celui-là!
+Avec lui, je suis sûr de ne pas l'endormir.
+Ah! elle sera étonnée, demain, quand je lui
+annoncerai: «Mademoiselle Thérèse, désormais
+les contes choisis de Daudet remplacent
+les contes usés de votre oncle». Je
+<span class="pagenum"><a id="Page_24"> 24</a></span>
+gage, la pauvre petite, qu'elle sera touchée,
+reconnaissante. Vive comme elle est, par
+exemple, il faudra tout de suite ouvrir le
+volume!</p>
+
+<p>En se parlant ainsi, Robert fit quelques
+pas jusqu'à la fenêtre demeurée ouverte à
+deux battants, à cause de la grande chaleur,
+et s'appuya sur l'accoudoir. Vraiment,
+il était satisfait de sa trouvaille. Il se sentait
+en possession d'un moyen assuré de réparer
+l'échec de tout à l'heure. Ses yeux,
+errant sur le grand jardin noyé d'ombres
+tièdes, ne virent rien d'abord que l'image
+présente à sa pensée: Thérèse tout à fait
+heureuse et bien éveillée, qui le remerciait
+avec des mots jeunes comme elle, tandis
+que lui, assis près d'elle, lisait, en y mettant
+le ton, <cite>la Chèvre de M. Seguin</cite>. Il voyait cela
+très nettement. Puis, les rayons de lumière
+vive dont ses yeux étaient pénétrés se dissipant
+peu à peu, il commença à distinguer
+les teintes variées de la nuit: ici le sable
+<span class="pagenum"><a id="Page_25"> 25</a></span>
+pâle de la grande allée, là l'ovale d'une corbeille
+de pétunias, les rayures brunes des
+plates-bandes du potager, des boules sombres
+qui étaient des buis taillés, et, des deux côtés
+du domaine, le vallonnement argenté des
+cimes d'arbres qui diminuaient, prenaient
+des mouvements de nuages, et s'allaient
+réunir tout au fond, dans la brume. La vision
+de ces choses réelles et familières effaça
+l'image où s'était complu Robert, et ramena
+dans son esprit la question un moment
+écartée.</p>
+
+<p>«Dix-sept ans! pensait-il. Déjà! Un âge
+effrayant. C'est si délicieux! Tous les rêves
+qui éclosent à la fois, et trouvent le nid trop
+petit pour eux, et s'en vont. Oh! si elle s'en
+allait! Dire que nous sommes trois ici, qui
+ne vivons que d'elle et pour elle, et que,
+cependant, au premier appel du dehors,
+elle nous quitterait peut-être, elle nous laisserait!
+Maldonne n'a pas compris!... Je sais
+bien qu'elle est merveilleusement pure, ignorante
+<span class="pagenum"><a id="Page_26"> 26</a></span>
+de la vie. Cela peut nous la garder
+quelque temps. Nous voyons si peu de
+monde! Les Pépinières sont loin de la ville.
+Et puis, elle nous aime. Comment n'aimerait-elle
+pas ceux qui ont enveloppé sa jeunesse
+d'une tendresse pareille? C'est égal, je
+ne conçois plus la paix profonde où j'étais
+hier, ce matin encore. Il me semble que je
+ne pourrai plus la regarder sans avoir peur
+de la perdre... Voyons, voyons, il faut découvrir
+des moyens nouveaux pour l'intéresser,
+lui rendre le séjour au milieu de
+nous si agréable, si pleinement doux, que
+cela lui suffise, trois amis à aimer. Daudet
+m'aidera un peu, un tout petit peu. Et le
+reste? Mon Dieu! que c'est dur de prévoir!...»</p>
+
+<p>Il avait étendu le bras, sans trop songer
+à ce qu'il faisait, vers une tige de bignonia
+grimpante, qui jaillissait, au-dessous de la
+fenêtre, du bourrelet enchevêtré des clématites
+et des vignes vierges. Au bout de la
+tige, droite et ferme, une fleur s'ouvrait,
+<span class="pagenum"><a id="Page_27"> 27</a></span>
+son calice brun tendu au souffle errant de la
+nuit. Robert la saisit, et l'attira. Mais la
+liane était si bien mêlée aux autres que
+toute une masse de feuilles en fut remuée;
+deux ou trois passereaux, gîtés sous ce couvert,
+s'envolèrent effarés, et une voix venue
+d'en haut, une voix fraîche et nette éclata,
+comme un chant de merle fuyard:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! mon oncle, c'est vous!</p>
+
+<p>Il lâcha la branche, et se renversa légèrement,
+un seul coude appuyé à la barre de
+la fenêtre, pour regarder en l'air. Juste au-dessus
+de lui, à l'étage supérieur, Thérèse,
+penchée en avant, les deux bras étendus, les
+doigts engagés entre les lames des contrevents,
+riait de la peur qu'elle avait eue, et
+de la surprise de son oncle, et de se sentir
+jeune, et d'avoir la liberté d'être elle-même
+devant cette campagne voilée d'ombre, où son
+rire se perdait.</p>
+
+<p>&mdash;Dieu! que vous m'avez fait peur! dit-elle.
+Je ne sais pas ce que je me suis figuré.
+<span class="pagenum"><a id="Page_28"> 28</a></span>
+Rien du tout, je n'ai pas eu le temps. Mais
+j'ai eu une peur! Vous avez agité toute cette
+muraille verte. A qui en vouliez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Moi? je cueillais une fleur de bignonia.
+J'ai peut-être tiré un peu fort?</p>
+
+<p>&mdash;Je le crois!</p>
+
+<p>Ses lèvres se détendirent, les fossettes de
+ses joues disparurent, et un sourire qui se
+faisait humble, très innocent, où toute une
+âme d'enfant parlait, descendit d'une fenêtre
+à l'autre.</p>
+
+<p>&mdash;J'espère que vous m'avez pardonné? dit-elle...
+Vous vous souvenez: tout à l'heure...</p>
+
+<p>&mdash;Complètement pardonné, Thérèse!</p>
+
+<p>&mdash;Oh! je vous remercie. Je ne sais pas ce
+que j'avais, car, vous voyez, je suis tout à
+fait éveillée maintenant, gaie comme un
+pinson, et je n'ai pas plus envie de dormir!...
+Bonsoir, parrain!</p>
+
+<p>&mdash;Bonsoir, mignonne!</p>
+
+<p>Robert la regardait, et, sur sa figure fatiguée,
+une expression de contentement se
+<span class="pagenum"><a id="Page_29"> 29</a></span>
+peignait. Il vit le visage de Thérèse s'effacer,
+les deux bras ramener les contrevents, la
+grande baie à demi éclairée devenir subitement
+sombre, et il demeura cependant plusieurs
+minutes immobile. Puis il se retourna,
+et se remit à songer.</p>
+
+<p>Il était plus rassuré. Ces mots, ce sourire
+si jeune avaient chassé les pensées troublantes.
+Et c'était le passé qui s'ouvrait à
+lui maintenant, les dix-huit années de paix
+profonde écoulées aux Pépinières, et que
+pas un orage n'avait traversées. Robert s'y
+enfonçait, il y courait d'instinct, demandant
+à ces jours heureux l'espérance dont il avait
+besoin. Et, comme il n'abusait point de ces
+retours sur lui-même, comme tous ces souvenirs
+intacts lui versaient leur douceur et
+comme leur premier miel, Robert s'étonnait
+de la beauté de la nuit, de l'éclat des étoiles
+baignées au fond des lacs que formaient les
+nuages, et surtout du bien-être singulier, de
+la plénitude de vie dont chaque respiration
+<span class="pagenum"><a id="Page_30"> 30</a></span>
+emplissait sa poitrine. Bien souvent, dans les
+grands souffles qui remontent la vallée de
+la Loire, poussant devant eux les goélands,
+il avait senti l'humidité saline et l'emportement
+des marées, d'autres fois l'effluve rare,
+fugitif, des végétations tropicales, apporté de
+très loin, sur des nuées qui le sèment. Mais,
+ce soir-là, c'était autre chose: une caresse
+faite pour l'âme, une joie que les lèvres buvaient
+pour elle. Du moins Robert le croyait.
+Il lui semblait même entendre des musiques
+lointaines, des mots avec l'accent qu'ils
+avaient eu, des sons de trompette et des
+bruissements de foule, les premiers cris et
+les premiers pas de Thérèse. Et tout cela
+venait de l'horizon, avec la brise sans force
+et sans hâte, vers la fenêtre ouverte.</p>
+
+<p>C'est que, pour lui, cette période du
+milieu de la vie avait été la plus heureuse.
+Sa jeunesse ne lui offrait rien de semblable,
+mais une enfance austère et contrainte dans
+un château des marches de Bretagne, parmi
+<span class="pagenum"><a id="Page_31"> 31</a></span>
+des horizons de landes trempées de longues
+pluies, entre son père vieux et rude et la
+seconde femme de celui-ci, créature faible
+et douce, opprimée, maladive, dont Robert
+voyait encore dans ses rêves l'éternel sourire
+triste; aucune gaieté pour répondre à celle de
+l'enfant, pas d'écho à ses jeux,&mdash;si ce
+n'est une petite fille née de ce second mariage,
+très gâtée, elle, très adulée, à peine
+connue de son aîné,&mdash;une instruction
+écourtée, puis le départ, une sorte de fuite
+hâtive, désirée de part et d'autre, pour
+l'armée, et alors, sans transition, l'Afrique,
+le régiment, la discipline avec ses rigueurs
+et ses relâches brusques, des mois de cruelle
+monotonie et des mois d'aventure à la suite
+des tribus arabes. Robert s'accoutuma vite.
+Il était né soldat. Il se retrouvait chez lui
+parmi les gens de guerre. Rien qu'à le voir
+passer, huit jours après son entrée au corps,
+cambré dans son dolman bleu de chasseur
+d'Afrique, on devinait le futur officier; on
+<span class="pagenum"><a id="Page_32"> 32</a></span>
+sentait dans ses yeux clairs, dans le pli relevé
+de sa bouche, toute l'ardeur superbe
+de la vie mêlée à l'insouciance du danger.
+Il n'avait, semblait-il, qu'à laisser faire au
+temps. Et certes, il y eut pour lui d'heureuses
+fortunes: les jours où l'on se battait
+d'abord, où l'on rentrait mourant de soif
+avec des fusils incrustés d'ivoire en travers
+de sa selle; la rencontre de Guillaume Maldonne,
+plus âgé que lui, engagé à la suite
+d'un coup de tête, leur amitié bientôt liée
+sous la tente, rapidement mûrie par le péril
+qui les pressait et les relâchait ensemble,
+et des actions d'éclat, et l'avancement rapide,
+et presque de la gloire. Ni les hasards,
+ni la misère, ni l'affection qui font les années
+inoubliables n'avaient manqué à celles-là.
+Cependant un voile d'ombre encore avait
+pesé sur elles. A peine Robert venait-il de
+gagner ses galons de brigadier, qu'il apprit
+la mort de son père. M. de Kérédol laissait
+de grosses dettes. Sans hésiter, sans recourir
+<span class="pagenum"><a id="Page_33"> 33</a></span>
+aux expédients commodes de la loi, son fils
+accepta la succession, résolu à tout vendre,
+le château, les terres, les meubles, à s'endetter
+lui-même, à se réduire au strict nécessaire
+tout le temps qu'il faudrait pour
+maintenir intact l'honneur de son vieux
+nom. Il y parvint, et paya tout. Mais au prix
+de quels sacrifices et de quelles humiliations!
+Lui, si fier, si hautain même, traqué
+par les créanciers, il dut se débattre au milieu
+d'affaires et de procédures devant lesquelles
+il était aussi neuf, aussi désarmé
+qu'un enfant.</p>
+
+<p>L'épreuve dura des années. Il en sortait à
+peine, quand la guerre de 1870 éclata. Et la
+guerre, ce fut la fin de ses rêves de gloire
+et de sa carrière de soldat. Blessé d'un coup
+de feu à l'épaule, presque au début de la
+campagne, le lieutenant de Kérédol souffrit
+de longs jours, guérit à moitié, retomba,
+et, désespérant de pouvoir reprendre du service,
+donna sa démission.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_34"> 34</a></span>
+Il venait d'avoir vingt-sept ans, et il se
+trouvait comme abandonné à mi-chemin de
+la vie. Où aller? Que faire, malade encore,
+sans carrière, sans métier, sans plus de ressources
+qu'une modique pension de blessé?
+Maldonne, qui aurait pu le conseiller, l'aider
+peut-être, sorti du régiment avant 1870 et
+retiré en Anjou, semblait avoir oublié son
+ancien ami. Le temps avait fait son &oelig;uvre.
+Pas une main ne se tendait vers Kérédol,
+pas un foyer ne s'ouvrait à lui.</p>
+
+<p>Il voulut cependant faire un essai et se
+rapprocher de l'unique parente qui lui
+restât, de sa demi-s&oelig;ur, qu'il avait à peine
+connue et aussi à peine aimée. Il la revit
+jeune fille, douce et affectueuse. La mère
+était morte. Geneviève de Kérédol vivait
+chez son grand-père maternel. Elle accueillit
+son frère avec des transports de joie. Mais
+celui-ci comprit vite qu'il ne pouvait se fixer
+près d'elle, chez un étranger, dans un domaine
+qui n'avait jamais appartenu aux
+<span class="pagenum"><a id="Page_35"> 35</a></span>
+siens. Et il ne savait que résoudre, quand
+une lettre arriva, qui le sauvait.</p>
+
+<p>Oh! la bienheureuse lettre! Comme elle
+était venue inopinément greffer l'idylle sur
+ce drame brisé de la vie de soldat! Comme
+Robert la revoyait nettement et jusque
+dans les moindres détails de la forme
+matérielle qu'elle avait, longue, avec son
+enveloppe maculée de timbres, renvoyée de
+bureaux en bureaux, ses lignes serrées et
+bien ordonnées, que terminait un paraphe
+compliqué, déjà célèbre au régiment! Elle
+disait:</p>
+
+<div class="blockquote">
+<p>«Viens, mon ami! Ma maison est assez
+grande pour deux et de même la tâche
+que j'ai entreprise. Où peux-tu être? Comment
+se fait-il que tu n'aies pas pensé
+à ton vieux camarade, et que tu ne sois
+pas encore venu te soigner, te consoler et
+prendre chez lui ta retraite? Accours vite.
+J'ai le plus joli des métiers à t'offrir dès
+<span class="pagenum"><a id="Page_36"> 36</a></span>
+que tu seras guéri. Tu te souviens de ma
+passion pour l'histoire naturelle? Elle a
+décidé de mon sort. J'ai demandé, j'ai
+obtenu sans lutte un emploi peu envié,
+peu payé, mais qui me ravit. Me voici
+conservateur adjoint du musée d'ornithologie
+de la ville, à la tête d'une collection
+lamentable, fanée, honteuse, de quelques
+douzaines de pies et de passereaux
+auxquels la paille sort par le ventre. Tout
+est à faire. J'ai résolu de tuer moi-même,
+de préparer, de monter, d'étiqueter la collection
+complète de tous les oiseaux du
+département, de ceux qui passent et de ceux
+qui demeurent, de ceux qu'on rencontre
+tous les jours et de ceux qui ne se montrent
+qu'à de rares intervalles, comme des princes
+en visite. Déjà je suis à l'&oelig;uvre.</p>
+
+<p>»Le préfet m'a délivré un permis de
+chasse permanent. J'en aurai un second
+pour toi. Songe, mon ami, quelle belle
+fin de carrière: la chasse toute l'année, le
+<span class="pagenum"><a id="Page_37"> 37</a></span>
+grand air, la liberté, les bois et l'amitié
+fidèle de ton compagnon d'armes,</p>
+
+<p class="signature">»GUILLAUME MALDONNE,<br />
+»Ancien marchef au 2<sup>e</sup> chasseurs d'Afrique.»</p>
+</div>
+
+<p>Robert partit. Il guérit de sa blessure. Il
+fut bientôt en état de suivre son ami. Et
+alors commença pour tous deux l'odyssée
+la plus étonnante et la plus passionnante. Ils
+y retrouvaient chacun quelque chose de leur
+ancienne vie: l'aventure, l'émotion des poursuites,
+des alertes, des coups heureux ou
+manqués, les courses lointaines, les nuits à
+la belle étoile. Toutes les propriétés privées,
+les domaines princiers, les parcs enfermés
+de murs s'ouvraient devant ces chasseurs
+d'une nouvelle sorte. Qu'importait, au propriétaire
+le plus jaloux de ses droits, le
+meurtre d'un épeiche ou d'une pie-grièche
+rose? Partout accueillis, partout fêtés, ils
+couraient d'un bout à l'autre du département,
+parmi les taillis, les prés, les vignes,
+<span class="pagenum"><a id="Page_38"> 38</a></span>
+les marais. Robert ne chassait pas. Mais il
+avait un flair extraordinaire pour deviner le
+passage d'un oiseau, pour découvrir la trace
+ou le nid du gibier, pour dire, par exemple:
+«Guillaume, je sens qu'il y a des bécasses
+dans les marouillers mêlés de bouleaux; la
+brume est violette; elle embaume la feuille
+morte.» Ou bien, quand le printemps argenté,
+au bord de la Loire, met en éveil
+tout le petit monde des luisettes, il était
+merveilleux pour apercevoir, immobile à la
+pointe d'une grève, un combattant aux
+plumes hérissées, ou encore, posée entre
+deux chatons de saule, comme une perle
+enchâssée, l'insaisissable fauvette bleue.</p>
+
+<p>Son compagnon était adroit, et manquait
+rarement un coup de fusil. Au retour, ils
+travaillaient tous deux, soit au laboratoire
+du musée, soit à la maison des Pépinières,
+triant et classifiant leurs prises, disséquant
+les plus belles, préparant les peaux avec
+l'arsenic et la poudre de chaux. Mais Guillaume
+<span class="pagenum"><a id="Page_39"> 39</a></span>
+s'était réservé la pose. Lui seul, il
+bâtissait la carcasse de fil de fer ténu, la
+modelait à sa guise, et, avec une adresse,
+une science, une sincérité d'artiste indéniables,
+rendait à ces paquets de plumes la
+vie et le mouvement, la grâce et le lustre
+des ailes, et le trait, si fugitif, qui marque
+une humeur d'oiseau.</p>
+
+<p>Presque au début de cette existence nouvelle,
+un événement s'était produit qui l'avait
+consacrée, assurée, embellie. Robert, très
+communicatif en apparence, causeur plein de
+verve et souvent plein d'esprit, s'était toujours
+montré d'une extrême réserve sur tout ce qui
+concernait sa famille. Il n'admettait personne
+dans les souvenirs, bons ou tristes,
+du passé, et se bornait à partager le présent,
+mais le plus volontiers du monde, avec ses
+amis. Le plus intime de ceux-ci ne savait pas
+où vivait Geneviève de Kérédol, ni quel parent
+l'avait recueillie, dans un château ou
+dans une ville, en France ou même ailleurs.
+<span class="pagenum"><a id="Page_40"> 40</a></span>
+Or, un jour de l'automne finissant de 1871,
+comme il s'agissait, entre les deux amis, de
+se procurer une espèce de grimpereau assez
+peu commun, le tichodrôme échelette, un
+oiseau charmant, à manteau gris perle avec
+des crevés rouges au fouet de l'aile, Robert
+assura qu'il connaissait le rendez-vous de
+tous les pics du département, qu'il se chargeait
+de la direction de l'entreprise et de
+trouver le gîte et le souper.</p>
+
+<p>Ils arrivèrent, le lendemain soir, dans la
+cour d'un très vieux logis, en plein bois. Les
+murs et le toit jusqu'à la moitié disparaissaient
+sous les plantes grimpantes à peine
+taillées. Au-dessus des arêtes d'ardoises moussues,
+la futaie, en demi-cercle, étendait ses
+branches, et enveloppait, enserrait d'ombre
+l'habitation. En avant seulement, une nappe
+d'eau de dix hectares, dont les roseaux venaient
+frôler la grille de la cour, faisait
+dans ce rideau sombre une trouée de
+lumière.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_41"> 41</a></span>
+Celui qui demeurait là, le grand-père maternel
+de Geneviève de Kérédol, n'était pas
+le propriétaire de la forêt. Il n'en possédait,
+selon son expression, qu'une motte verte.
+Mais il était hospitalier, veneur comme un
+roi de France, et mit aussitôt à la disposition
+des deux amis ses chiens, ses bateaux,
+ses cabanes d'affût et son garde aussi vieux
+que lui. Guillaume en profita largement,
+tandis que Robert demeurait au château. Il
+chassait du matin au soir, et quelquefois du
+soir au matin. Le tichodrôme échelette ne
+se montra nulle part. Mais il y avait toutes
+les variétés d'oiseaux de proie dans les
+hautes ramures des futaies et, sur l'étang,
+des sarcelles, des canards, des hérons, quelques-uns
+rares et presque introuvables ailleurs.</p>
+
+<p>Et ce fut, pendant une semaine, pour
+Guillaume Maldonne, une succession de captures
+heureuses, un ravissement que contribuait
+à entretenir, au retour, la présence
+<span class="pagenum"><a id="Page_42"> 42</a></span>
+de la jeune fille, assez jolie, avenante et
+gracieuse surtout, souveraine maîtresse et
+joie unique du vieux logis. Guillaume l'aima
+sans l'avouer. Il était timide, il approchait
+de la quarantaine. Jamais il n'eût osé demander
+Geneviève, si peu riche et si simple
+qu'elle fût. Il hâta lui-même le départ. Le
+soir arrivé, il allait s'éloigner, très malheureux,
+emportant son secret; déjà, debout
+derrière le groupe que formaient ses hôtes
+et son ami causant ensemble à voix basse,
+autour de la cheminée, il regardait une dernière
+fois la jeune fille, avec cette douleur
+muette qui fixe nos regrets, quand Robert
+se leva, prit la main de Geneviève, et la mit
+dans celle de Guillaume, en disant: «Eh
+bien! mon cher ami, on attelle les chevaux:
+si tu te déclarais?»</p>
+
+<p>Avec Geneviève Maldonne, avec Thérèse
+bientôt, le bonheur était entré au logis des
+Pépinières. Madame Maldonne y avait apporté
+sa gravité douce, son humeur égale,
+<span class="pagenum"><a id="Page_43"> 43</a></span>
+ce charme que certaines femmes possèdent
+au point que leur seule présence, un mot
+indifférent tombé de leurs lèvres, éveille
+comme de la reconnaissance. Thérèse avait
+été la vie, le mouvement, la gaieté. A peine
+elle était née, Robert l'avait incroyablement
+aimée. Il l'avait bercée bien souvent et promenée
+sur ses bras. Il lui avait appris à
+marcher et à s'amuser. Pour elle, il avait
+donné l'essor à son génie d'invention, trouvé
+des jouets, construit des moulins qu'on
+allait planter à la cime des vieilles souches,
+des bateaux avec des roues, des cerfs-volants
+et des poupées. Pour elle, surtout, il avait
+fait ce qu'il eût refusé de faire pour lui-même:
+il s'était remis à étudier. Et, pendant
+que son beau-frère, retenu au musée, continuait
+à préparer la plus belle collection
+ornithologique des provinces de l'ouest,
+M. de Kérédol apprenait à lire à Thérèse,
+lui expliquait le catéchisme, la grammaire,
+l'histoire qu'il avait relue l'instant d'avant,
+<span class="pagenum"><a id="Page_44"> 44</a></span>
+et puis ils jouaient tous deux, pour se reposer
+de la leçon, leurs deux rires se mêlaient,
+l'un par l'autre attiré, et l'on eût dit que
+Robert, parfois, redevenait tout jeune, à
+force d'aimer l'enfant.</p>
+
+<p>Les moindres détails de ce temps-là lui
+demeuraient présents. Il se rappelait certaines
+robes qu'elle avait portées, une
+blanche toute brodée par la mère, une autre
+bleue, vers trois ans, et, un peu plus tard,
+une rose où il y avait un semis de pâquerettes,
+mais surtout des regards, des sourires
+pleins de ciel, des mots profonds qui n'en
+savent rien, des questions si fraîches qu'on
+les goûte avant d'y répondre. Car, entre elle
+et lui, c'était l'absolue confiance, la permission,
+conquise au prix d'un grand amour,
+de se pencher au-dessus d'une petite âme,
+et d'y lire. Robert lisait à livre ouvert dans
+celle de Thérèse, notait tout, gardait tout en
+lui-même, et, le soir, quand Thérèse dormait
+là-haut, dans son lit à rideaux blancs, la
+<span class="pagenum"><a id="Page_45"> 45</a></span>
+porte de l'escalier entre-bâillée pour que le
+moindre cri donnât l'éveil, il partageait son
+trésor: il racontait à la mère et au père
+l'histoire de la journée. Aux Pépinières,
+c'était le sujet habituel des conversations,
+sujet toujours cher, jamais épuisé, et qui
+se renouvelait à mesure que grandissait
+Thérèse. Les oiseaux mêmes ne venaient
+qu'au second plan.</p>
+
+<p>Le plus extraordinaire, c'est que Thérèse
+ne fut pas gâtée. Elle demeurait soumise,
+prévenante, nature délicate qu'un reproche
+confondait, qu'on ne menait qu'avec de la
+bonté et de la raison, et qui comprenait à
+merveille son rôle, faisant sans compter
+autour d'elle, aux trois amis qui l'entouraient,
+l'aumône de sa jeunesse en fleur.</p>
+
+<p>O heures délicieuses, heures sans nombre
+du passé, comme il était doux de vous revivre,
+et quelle consolation vous apportiez
+avec vous!</p>
+
+<p>Le vent fraîchissait. Les bignonias, les
+<span class="pagenum"><a id="Page_46"> 46</a></span>
+rames de vigne ou de clématite, fouettés en
+tous sens, venaient toucher la main de Robert,
+comme pour dire: «Il est temps,
+voici la nuit noire et froide, rentrez, vous
+qui rêvez: vous avez reçu du soir ce que
+vous attendiez de lui!» Robert ferma la
+fenêtre, et quand il se retrouva dans le silence
+de cette chambre tiède, sentant la paix
+qui régnait au dedans de lui et autour de
+lui, il poussa un soupir de contentement.
+Toute impression pénible s'était effacée. Il
+revoyait Thérèse, sa Thérèse d'autrefois,
+toute naïve, toute rose, toute petite.</p>
+
+<p>Et cela lui redonnait confiance, grande
+confiance dans la vie.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_47"> 47</a></span></p>
+
+<h2>II</h2>
+
+<p>Le lendemain, quand Robert sortit de sa
+chambre, le soleil déjà haut chauffait les
+touffes de réséda semées en cordon le long
+de la façade, au midi. Par-devant, dans
+l'allée toute bourdonnante et traversée de
+rayons d'or par le vol des abeilles, Thérèse
+se promenait, prête à partir.</p>
+
+<p>Elle avait mis une robe grise de voyage,
+une voilette blanche, un chapeau rond orné
+d'un piquet de coquelicots. Elle allait à pas
+relevés, et, au-dessus de sa tête, l'ombrelle
+<span class="pagenum"><a id="Page_48"> 48</a></span>
+qu'elle tenait ouverte, inclinée, rasant l'épaule,
+tournait comme un petit moulin.
+Quand Thérèse entendit M. de Kérédol descendre
+en se hâtant l'escalier:</p>
+
+<p>&mdash;En retard, mon parrain! cria-t-elle.
+Huit heures et demie! Mon père est déjà
+rendu au musée. Moi, j'ai eu le temps de
+cueillir deux corbeilles de roses, que je vais
+envoyer pour l'adoration. Comment avez-vous
+dormi?</p>
+
+<p>&mdash;Trop bien, comme vous voyez, répondit
+Robert, en paraissant sur le seuil de la
+porte.</p>
+
+<p>&mdash;Moi, divinement! dit Thérèse.</p>
+
+<p>Mais, presque aussitôt elle poussa un petit
+cri de surprise.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! mon parrain, je ne m'étonne plus
+que vous soyez en retard. Êtes-vous beau!</p>
+
+<p>&mdash;Bah! bah! dit en riant M. de Kérédol,
+immobile sur la margelle d'ardoise étincelante
+de soleil. Que me trouvez-vous d'extraordinaire?</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_49"> 49</a></span>
+&mdash;Ceci d'abord, fit Thérèse en désignant
+du doigt l'épingle de cravate, un minuscule
+cheval arabe, en or ciselé. Elle est très jolie,
+d'ailleurs. Mais vous ne l'avez jamais portée
+ici. On ne me trompe pas, vous savez. Et
+puis ce chapeau neuf! Tout cela pour les loriots
+du bois de Laurette?</p>
+
+<p>Robert, content d'être si vite découvert,
+prit la main que Thérèse lui tendait, et, la
+serrant entre les siennes:</p>
+
+<p>&mdash;Non, mon enfant, pas pour les loriots:
+pour vous!</p>
+
+<p>&mdash;Oh!</p>
+
+<p>&mdash;Pour vos dix-sept ans, à qui je veux
+faire honneur! Que dirait-on, si, à côté
+d'une grande jeune fille comme vous,&mdash;car
+vous voilà grande, ma filleule,&mdash;on apercevait
+un parrain négligé?</p>
+
+<p>Quelque chose d'ému, un frisson de plaisir
+et de reconnaissance passa sur le visage
+de Thérèse.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! vous voyez, dit-elle, c'est
+<span class="pagenum"><a id="Page_50"> 50</a></span>
+absolument comme mon dessus de clavier
+dont vous vous moquiez hier soir, ce que
+vous venez de faire là: c'est très inutile, car
+nous ne rencontrerons personne, mais je
+trouve ça charmant.</p>
+
+<p>Elle se recula de deux pas, considéra un
+instant M. de Kérédol, son chapeau rond
+luisant, sa veste à larges boutons de nacre,
+ses gants, sa canne à pomme d'or, et,
+avec un petit geste, comme un salut de la
+main:</p>
+
+<p>&mdash;Tout à fait votre air de colonel!</p>
+
+<p>Rien ne flattait davantage l'ancien officier
+de chasseurs que cette appellation dont le
+qualifiaient quelquefois les passants ou les
+conducteurs d'omnibus. Un mot qu'il voulut
+dire, une exclamation d'amitié, ou l'ordre
+du départ, resta dans sa moustache. Elle savait
+trop bien le chemin de son c&oelig;ur, cette
+Thérèse! Et Robert était comme beaucoup
+de soldats: quand le c&oelig;ur lui battait, il
+n'avait plus que des gestes. Il leva donc sa
+<span class="pagenum"><a id="Page_51"> 51</a></span>
+canne, et se mit à marcher. La boîte verte
+lui pendait dans le dos.</p>
+
+<p>&mdash;Si vous voulez, dit Thérèse en réglant
+son pas sur le sien, nous rentrerons par le
+faubourg?</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi faire, mignonne?</p>
+
+<p>&mdash;Pour prévenir mon petit commissionnaire
+habituel. Je vous ai dit que j'avais
+cueilli...</p>
+
+<p>&mdash;Ah oui! Jean Malestroit. Il a grandi,
+le mioche: je l'ai vu, l'autre jour, sur le
+seuil de sa porte.</p>
+
+<p>&mdash;Si gentil! fit Thérèse.</p>
+
+<p>Tous deux furent bientôt dans la route
+qui montait à droite, et s'enfonçait dans la
+campagne. A peine deux ou trois fermes, au
+milieu des champs d'artichauts ou des plantations
+de pépinières. Les grillons, toutes sortes
+d'insectes invisibles, qui chantent à l'entrée
+de leurs trous, commençaient la longue
+complainte des jours chauds. On voyait, au
+bord des fossés, le luisant de l'herbe qui
+<span class="pagenum"><a id="Page_52"> 52</a></span>
+remue. Thérèse causait des détails de la vie
+quotidienne, de mille petites choses indifférentes
+pour tous autres qu'elle et Robert.
+Un passant qui l'aurait entendue se serait
+demandé pourquoi l'autre riait, pourquoi il
+s'animait et s'épanouissait, sans raison apparente,
+sans qu'elle eût rien dit que d'ordinaire,
+même sans qu'elle parlât, lorsqu'aux
+barrières des champs elle s'arrêtait un peu,
+et, toute droite, l'&oelig;il aux horizons, les lèvres
+entr'ouvertes, aspirait à pleine poitrine
+l'odeur de moisson mûre, qui venait, rasant
+le sol. Et cependant, que c'était bon, cette
+promenade avec l'enfant qu'il avait élevée,
+que c'était doux, ce bavardage sans suite et
+sans fin, où l'on ne quittait le présent que
+pour parler du passé, leurs deux domaines
+communs! Pas un mot inquiétant, pas une
+note nouvelle dont il pût s'alarmer.</p>
+
+<p>&mdash;Vous n'avez pas fini votre légende
+d'hier? lui dit-elle. J'ai laissé la marquise
+Gisèle assiégée, et la jument grise bien
+<span class="pagenum"><a id="Page_53"> 53</a></span>
+maigre. Vous disiez: «Alors il arriva...»
+Je voudrais savoir ce qui est arrivé.</p>
+
+<p>&mdash;Non, ma mignonne, répondit gaiement
+Robert, le temps de mes histoires est
+passé.</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne m'en raconterez plus?</p>
+
+<p>&mdash;Non, je vous en lirai, des contes des
+grands auteurs, écrits pour les grandes
+jeunes filles.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! que c'est aimable! Je n'aurais pas
+osé vous le dire...</p>
+
+<p>&mdash;Vous le désiriez?</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute, un peu. Mais comment
+faites-vous pour deviner ce que je désire?</p>
+
+<p>&mdash;Je pense à vous.</p>
+
+<p>&mdash;Et moi aussi, mon parrain, je pense à
+vous, et j'ai le c&oelig;ur touché de vos attentions,
+bien touché, je vous assure!</p>
+
+<p>«Comme je la retrouve! songeait Robert,
+Comme la voilà reconquise! Est-elle charmante,
+ce matin! Et jeune! Voyez-la!»</p>
+
+<p>Et ils allaient tous deux légèrement.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_54"> 54</a></span>
+Bientôt on prit les chemins de traverse.
+Ils étaient pleins de fleurs, pleins de vie,
+pleins de fuites d'ailes effarouchées. On se
+baissait à chaque instant, pour une étoile
+blanche ou jaune devinée sous le couvert
+des ronces. La boîte s'emplissait d'herbes.
+Celles qui n'étaient pas rares étaient au
+moins jolies. Thérèse avait des goûts qu'il
+fallait contenter. Ainsi l'avait résolu M. de
+Kérédol. Il cueillait tout ce qu'elle voulait:
+«Je n'herborise pas pour moi, songeait-il,
+je fauche pour elle.» Et, les pieds dans la
+boue traîtresse des creux des fossés, ou la
+tête dans les épines, il se mouillait, se piquait,
+et s'échauffait avec allégresse.</p>
+
+<p>&mdash;Je regrette la tenue de colonel, disait
+Thérèse.</p>
+
+<p>&mdash;Moi, je ne regrette rien, si vous êtes
+contente.</p>
+
+<p>&mdash;Ravie!</p>
+
+<p>&mdash;Et savez-vous, disait-il, que nous voici
+tout à l'heure en pleine famille d'orchidées:
+<span class="pagenum"><a id="Page_55"> 55</a></span>
+orchis abeille, orchis mouche, orchis araignée?...</p>
+
+<p>&mdash;Où donc, parrain?</p>
+
+<p>&mdash;Dans le bois, parbleu!</p>
+
+<p>Chose curieuse, quand ils furent rendus
+sous la futaie, large et longue tout au plus
+comme un champ de moyenne taille, vestige
+d'ancienne forêt, ni l'un ni l'autre ne songeaient
+plus aux orchidées. Ils étaient las
+d'avoir tant marché, tant ri, et du soleil
+qui faisait danser l'air à la hauteur des yeux.
+Le dôme des feuilles gardait un reste de
+rosée évaporée, avec le lourd parfum qui
+monte du sol des bois. A peine eut-il foulé
+la mousse, et senti sur ses épaules la caresse
+des premières ombres, M. de Kérédol perdit
+sa belle ardeur, chercha la place la plus
+fraîche, sans une moucheture d'or, la trouva
+au bord d'un fossé d'eau courante, et s'assit
+en s'épongeant le front. Thérèse tourna un
+peu, pour ne pas avoir l'air aussi fatiguée
+que son parrain, affecta de s'intéresser à des
+<span class="pagenum"><a id="Page_56"> 56</a></span>
+fougères, eut une phrase banale sur la douceur
+de l'ombre, et finalement s'assit à trois
+pas de lui. Elle arrangea les plis de sa robe,
+à petits coups songeurs, et se mit à regarder
+devant elle. Il en faisait autant de son côté,
+mais, tandis qu'il était seulement silencieux,
+elle se sentait peu à peu envahie par une
+mélancolie, un malaise d'âme grandissant,
+le revers de l'excessive gaieté qu'elle avait
+eue. Cela vient ainsi, tout jeune qu'on soit.
+Et Thérèse eut un soupir qui fit se retourner
+Robert. Il la considéra un instant, et
+remarqua le changement qui s'était produit
+en si peu de temps dans la physionomie de
+sa filleule. Sous la voilette relevée, les yeux
+de Thérèse grands ouverts, sérieux et comme
+voilés d'une pensée qu'il ne pouvait lire,
+fixaient un point de l'horizon. Était-ce le
+moulin, là-bas, de l'autre côté de la Loire,
+gros comme un hanneton qui secoue ses
+élytres, ou les traînées pâles des champs de
+colza rayant les pentes, ou le nuage roulé,
+<span class="pagenum"><a id="Page_57"> 57</a></span>
+immobile dans l'océan de lumière où pas
+un souffle ne courait? Non, sans doute. La
+bouche avait un pli léger, et tout le visage
+cette lueur égale et comme cette transparence
+qu'il prend lorsqu'aucun objet du dehors
+ne l'impressionne plus, et qu'il reflète
+seulement un songe intime du c&oelig;ur.</p>
+
+<p>&mdash;A quoi rêvez-vous? demanda M. de
+Kérédol.</p>
+
+<p>&mdash;Moi? à rien, répondit-elle sans bouger.</p>
+
+<p>Robert jugea politique d'opérer une diversion,
+se pencha en avant, au-dessus du courant
+qui filait, rapide et bleu d'acier, parmi
+les cressons, les acanthes, toute une végétation
+réfugiée là contre l'ardeur de l'été,
+et cueillit une tige couronnée d'un corymbe
+de fleurs blanches.</p>
+
+<p>&mdash;Reine des prés, dit-il, <i lang="la" xml:lang="la">spiræa ulmaria</i>,
+famille des Rosacées. Voyez, Thérèse, est-elle
+élégante!</p>
+
+<p>Thérèse fit à la plante l'aumône d'un regard
+distrait.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_58"> 58</a></span>
+&mdash;Dites-moi, demanda-t-elle en rabaissant
+sa voilette, maman s'est bien mariée à dix-huit
+ans, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, dix-huit ans, répondit rapidement
+Robert... Je crois, Thérèse, que vous n'avez
+jamais étudié la reine des prés. Tenez, la
+feuille est ailée, duvetée en dessous, à folioles
+ovales. J'ai lu quelque part qu'en
+infusant les fleurs dans du vin, on obtient
+le bouquet du fameux Malvoisie!</p>
+
+<p>Et il observait, sur le visage de la jeune
+fille, maintenant tournée vers lui, l'effet de
+cette pointe habile. Elle n'en parut pas
+touchée.</p>
+
+<p>&mdash;Vraiment? dit-elle... Mais, dix-huit
+ans... mon parrain, savez-vous que je les
+aurai l'année prochaine? Ce serait très
+drôle si...</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce qui serait drôle, mon enfant?</p>
+
+<p>&mdash;Non, pas drôle précisément. Je veux
+dire, reprit-elle,&mdash;et son sourire éclatant,
+<span class="pagenum"><a id="Page_59"> 59</a></span>
+toute sa jeunesse enjouée reparut sur ses
+joues, sur ses lèvres, dans ses yeux qu'animait
+un éclair de soleil venu on ne sait
+d'où,&mdash;je veux dire que peut-être, vous
+comprenez bien, peut-être quelqu'un pourrait
+penser à moi aussi... Eh bien! cela me
+fait rire malgré moi.</p>
+
+<p>Pour le coup, Robert laissa échapper la
+reine des prés, qui roula, comme une ombrelle,
+sur la mousse, et tomba dans le
+courant.</p>
+
+<p>&mdash;C'est à cela que vous pensiez? dit-il
+en se reculant, pour s'appuyer au tronc d'un
+arbre, et la voix un peu sourde.</p>
+
+<p>Elle répondit, en montrant ses dents
+blanches, et en le fixant de ses yeux bleus
+étonnés:</p>
+
+<p>&mdash;Mais oui!</p>
+
+<p>&mdash;A propos de rien, comme ça?</p>
+
+<p>&mdash;De rien du tout. Cela me vient surtout
+quand je regarde devant moi, très
+loin.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_60"> 60</a></span>
+&mdash;Ah! très loin, devant vous?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, n'est-ce pas que c'est curieux?</p>
+
+<p>Elle prit un air grave, appuya un coude
+sur un de ses genoux, et, remuant sa jolie
+tête:</p>
+
+<p>&mdash;Voyez-vous, parrain, je songe quelquefois
+au mari que j'épouserai...</p>
+
+<p>&mdash;Alors, vous avez fait votre choix?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! d'une façon très générale! Je voudrais
+épouser quelqu'un qui aurait été malheureux!</p>
+
+<p>&mdash;Ça se rencontre aisément, Thérèse.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, quelqu'un de jeune, qui aurait
+souffert.</p>
+
+<p>&mdash;Même jeune, cela peut se trouver, mon
+enfant: seulement, je ne comprends pas.</p>
+
+<p>Elle hésita un instant, leva les yeux vers
+les chênes.</p>
+
+<p>&mdash;Pour le consoler, dit-elle.</p>
+
+<p>Et cela fut dit avec tant de naïveté, tant
+de tendresse voilée, que le pauvre Robert
+sentit la morsure d'une larme au coin de
+<span class="pagenum"><a id="Page_61"> 61</a></span>
+ses paupières. Il eut envie de s'écrier: «Si
+vous avez soif de consoler, Thérèse, ne cherchez
+pas au loin, comprenez, restez pour
+nous trois, chassez les rêves qui, déjà, si
+petite, vous éloignent! Ayez pitié de nous,
+ne songez plus!» Mais il eut peur de paraître
+égoïste, peur aussi de l'inconnu qui
+se révélait à lui. O mystère d'une âme!
+N'allait-il point la froisser, la repousser,
+lorsqu'elle s'ouvrait si ingénument? Fallait-il
+lui laisser voir toute l'appréhension
+qu'un mot pareil jetait en lui? Non pas
+cela, surtout pas cela. L'esprit de Thérèse
+eût travaillé sur cette crainte. Mieux valait
+prendre la chose légèrement, comme une
+boutade sans conséquence, essayer de rire.
+Et il essaya, et rien ne lui vint aux lèvres
+que ce mot qu'il ne voulait pas dire: «Restez,
+restez!» Alors il se baissa, faisant
+mine de ramasser sa canne devant lui, et
+resta courbé un peu plus de temps qu'il
+n'était nécessaire, le temps de composer ses
+<span class="pagenum"><a id="Page_62"> 62</a></span>
+traits. Quand il sentit s'effacer les deux sillons
+qui s'étaient tout à coup creusés aux
+coins de sa bouche:</p>
+
+<p>&mdash;Ma petite Thérèse, dit-il, nous ferions
+bien de partir. Je crois que vous voulez
+rentrer par le faubourg?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, répondit-elle distraitement, pour
+mes roses.</p>
+
+<p>Il s'était levé en parlant, et, à demi
+détourné, tirait ses manchettes avec un soin
+qui devait cacher un reste d'émotion. Thérèse
+ne le remarqua pas. Elle se redressa
+paresseusement, et fixa une fois encore l'horizon
+là-bas, où le nuage immobile dormait,
+tout fulgurant de lumière, au-dessus des
+collines mauves. Il fallut que Robert répétât:</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, Thérèse, venez-vous?</p>
+
+<p>Ils sortirent de la futaie, côte à côte, et
+prirent un autre chemin, qui ramenait en
+demi-cercle à la ville, et aboutissait bien au
+delà des Pépinières, vers le milieu du faubourg.
+Thérèse, déjà reposée, rieuse comme
+<span class="pagenum"><a id="Page_63"> 63</a></span>
+auparavant, multipliait et variait les questions,
+tentait les mêmes sujets qui, tout à
+l'heure, avaient intéressé Robert: lui ne répondait
+pas toujours, et, quand il le faisait,
+c'était d'un mot, avec effort.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'avez-vous donc? demanda-t-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Un peu de fatigue, mignonne, cela
+passera.</p>
+
+<p>Hélas! il avait bien autre chose qu'un peu
+de lassitude: son ciel intérieur troublé,
+l'inquiétude de la veille maintenant fixée
+dans l'âme, il avait peur de la vie. Et celle
+qui avait causé le mal ne s'en doutait pas.
+Elle tâchait d'être aimable et vivante pour
+deux. Aucune autre idée ne semblait plus
+l'occuper. Son rôle de consolatrice, son rêve
+sentimental de tout à l'heure, elle n'y pensait
+plus. C'était Robert qui songeait à cela,
+maintenant, et qui se disait: «Il y a là des
+signes manifestes... J'espère qu'il n'est pas
+trop tard, non, mais il est grand temps,
+grand temps!»</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_64"> 64</a></span>
+Ce qui le tourmentait le plus, c'est qu'il
+commençait à douter de l'efficacité des
+moyens qu'il emploierait: attentions, lectures,
+tendresses d'ami, qu'était-ce à côté
+des visions qui passent au-dessus de l'horizon
+bleu, quand on regarde devant soi, bien
+loin?</p>
+
+<p>Quand ils furent arrivés au point culminant
+du chemin, avant de descendre la dernière
+pente qui, à cent mètres de là, entrait
+dans la banlieue, Thérèse ralentit le pas, et
+releva son ombrelle pour mieux voir. C'était
+un paysage assez médiocre et banal, aux
+jours d'hiver, mais transfiguré à cette heure
+dans la gloire du grand soleil: une campagne
+coupée de jardins, plate et cultivée,
+sans une rivière, sans un arbre, et autour
+la ville, comme une découpure sans profondeur,
+comme une dentelle inégale, d'un
+blanc bleuâtre, avec des fumées d'usines
+traînantes, et tellement criblée de lumière
+que le sommet des tours, des clochers, les
+<span class="pagenum"><a id="Page_65"> 65</a></span>
+parties hautes des toits, semblaient à demi
+fondus dans l'air.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce étincelant! dit Thérèse.</p>
+
+<p>M. de Kérédol prit son lorgnon, et jeta
+un regard rapide, lui aussi, de ce côté. Mais
+avec quelle disposition différente d'esprit!
+Sous ses paupières, bridées par l'éclat du
+jour, ce fut une sorte de défi qui passa, une
+pensée de colère contre cette ville d'où sortirait
+peut-être le danger qui menacerait son
+bonheur, qui détruirait le repos du logis
+couché là-bas derrière eux, dans la verdure
+de ses grands arbres.</p>
+
+<p>Thérèse et lui continuèrent à marcher,
+presque sans rien se dire, jusqu'à une maison
+du faubourg, pauvre et basse, où l'on
+accédait par un corridor voûté, commun avec
+la maison voisine. Robert s'arrêta.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous attends, fit-il.</p>
+
+<p>La jeune fille était déjà entrée dans le
+couloir, et frappait à la porte d'une chambre
+à gauche. Là demeurait M. Malestroit, charpentier
+<span class="pagenum"><a id="Page_66"> 66</a></span>
+en bateaux, tandis qu'en face, ainsi
+que l'indiquait un écriteau de bois blanc
+fleuri d'osier tressé, habitait M. Colibry,
+vannier. Ne recevant pas de réponse, car la
+mère était sans doute en course dans le
+quartier, Thérèse traversa le corridor dans
+toute sa longueur, et déboucha au grand
+soleil, dans le jardin où elle entendait des
+voix.</p>
+
+<p>C'étaient les cinq enfants du charpentier
+qui jouaient, assis en rond, têtes nues,
+sur un tas de sable: Jean, Yvonnette,
+Germain, Gustave et Pascal. Elle les connaissait
+bien; l'aîné même, un gamin de
+douze ans, était son filleul. Et comme elle
+aimait les enfants, Thérèse, une minute,
+observa ceux-là. Ils ne la voyaient pas.</p>
+
+<p>&mdash;Je propose de jouer à Adam et Ève,
+dit l'aîné, en levant sa figure espiègle et
+rousselée. Moi, je ferai Adam. Toi, Yvonnette,
+tu seras Ève. L'ange pour les chasser
+du Paradis, c'est Gustave.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_67"> 67</a></span>
+&mdash;Non, non, dit Germain, je suis plus
+fort! C'est moi!</p>
+
+<p>Mais la petite secouait ses boucles blondes.</p>
+
+<p>&mdash;Tu ne veux pas, Yvonnette?</p>
+
+<p>&mdash;Non.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi donc, mademoiselle?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, pourquoi, pourquoi?</p>
+
+<p>Tous les frères étaient de l'avis du chef.
+Mais Yvonnette continuait à secouer la tête.
+Elle était près de pleurer. Jean devina
+qu'elle devait avoir une raison grave pour
+ne pas faire Ève.</p>
+
+<p>&mdash;Autre chose, alors, dit-il.</p>
+
+<p>Et, sans plus d'explication, saisissant un
+rameau encore orné de deux ou trois feuilles,
+il le posa au-dessus de la tête de Pascal, qui
+riait déjà d'être regardé par ses frères, et l'y
+maintint une seconde.</p>
+
+<p>&mdash;Deux sous? demanda-t-il.</p>
+
+<p>Et ils se mirent à rire tous ensemble, de
+si bon c&oelig;ur que leur gaieté gagna Thérèse;
+ils riaient, les mains trempées dans le sable
+<span class="pagenum"><a id="Page_68"> 68</a></span>
+qu'ils jetaient en l'air pour mieux marquer
+l'exubérance de leur joie. Et le rameau passa
+sur la tête de Gustave, puis sur celle d'Yvonnette,
+et ce furent de nouvelles demandes
+d'argent, et des fusées de notes claires qui
+n'avaient de sens que pour ces petits.</p>
+
+<p>&mdash;Que peut-il bien leur vendre? se dit
+Thérèse.</p>
+
+<p>Elle avança de deux ou trois pas dans le
+pauvre terrain, tout resserré entre ses palissades
+noires.</p>
+
+<p>&mdash;Que vends-tu là? demanda-t-elle.</p>
+
+<p>Cinq paires d'yeux flambants, effarés, se
+retournèrent vers elle, et aussitôt se baissèrent
+ensemble vers le tas de sable qui crépitait
+sous le soleil. Les cinq petits Malestroit
+se poussaient le coude, pour s'engager
+à répondre. Ce fut Jean, naturellement, qui
+prit la parole, et, encore confus, glissant les
+yeux jusqu'au bas de la robe de Thérèse,
+très drôle, dit à demi-voix:</p>
+
+<p>&mdash;Je vends de l'ombre!</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_69"> 69</a></span>
+Puis, il se leva, et, tandis que les quatre
+autres, décontenancés, privés de leur chef,
+s'enfuyaient jusqu'à la palissade, il s'approcha
+de Thérèse, tenant encore son rameau,
+et penchant sa petite tête ronde, aux
+cheveux ras, que le soleil dorait par places.</p>
+
+<p>&mdash;Tu veux bien me faire une commission,
+mon filleul? dit Thérèse en se baissant
+pour l'embrasser.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mademoiselle, dit Jean qui tendit
+un peu le front.</p>
+
+<p>&mdash;Tu vas venir à la maison, tout à
+l'heure.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mademoiselle.</p>
+
+<p>&mdash;Tu prendras deux grands paniers de
+roses qu'on te donnera, un dans chaque
+main. Tu ne les renverseras pas?</p>
+
+<p>&mdash;Non, mademoiselle.</p>
+
+<p>&mdash;Et tu les apporteras à l'église, dans la
+chapelle de la sainte Vierge, où tu sers la
+messe.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mademoiselle.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_70"> 70</a></span>
+Elle passa la main sur la joue de l'enfant.</p>
+
+<p>&mdash;Au revoir, mon Jean!</p>
+
+<p>Lui, la voyant s'en aller, se redressa tout
+à fait. Et quand Thérèse fut sur le point de
+disparaître, tout rassuré, l'&oelig;il vivant, bien
+ouvert, se disant qu'après tout cette jeune
+fille était une amie, il cria, de sa voix
+claire:</p>
+
+<p>&mdash;Bonsoir, mademoiselle!</p>
+
+<p>Thérèse se retourna, et vit qu'il était debout,
+la main levée, fier de lui, et que, dans
+le fond, là-bas, quatre petits sarraux bleus
+faisaient la révérence.</p>
+
+<p>Dix minutes plus tard, la jeune fille ouvrait
+la porte du logis des Pépinières, et
+s'élançait vers sa mère qui la guettait, inquiète
+déjà, au coin de la maison, et Robert
+qui la suivait, la main droite à demi gantée,
+retrouvant sa belle humeur pour que madame
+Maldonne ne pût se douter de rien,
+refoulant en lui-même ce qui lui restait
+d'inquiétude et d'ennui, disait:</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_71"> 71</a></span>
+&mdash;Une promenade charmante, Geneviève,
+charmante!</p>
+
+<p>&mdash;Je viens de voir le petit Malestroit,
+reprit Thérèse en enlevant l'épingle de son
+chapeau, il avait peur de moi: un amour.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_72"> 72</a></span></p>
+
+<h2>III</h2>
+
+<p>Le déjeuner fut gai, comme de coutume.
+M. Maldonne était satisfait d'un envoi de
+corneilles à pattes rouges, qu'il venait de
+recevoir de Belle-Isle-en-Mer; sa femme
+s'épanouissait au récit que Thérèse faisait
+de l'excursion du matin, et Thérèse, en effet,
+mise en verve, racontait les plus petits incidents
+de la route, taquinait son oncle qui,
+pour un vieil Africain, disait-elle, ne s'était
+pas bravement comporté sous le soleil de
+juillet, et n'omettait qu'un seul détail: la
+<span class="pagenum"><a id="Page_73"> 73</a></span>
+conversation de cinq minutes, dans le bois,
+quand elle regardait l'horizon, et que lui
+cueillait des reines des prés. Robert le
+remarqua.</p>
+
+<p>Quand il se leva de table, M. Maldonne,
+par habitude, donna un coup de brosse à
+son panama, fit le tour du jardin, inspecta
+ses tombes à melons, entra dans le réduit
+où, sur des planches torréfiées par la chaleur,
+des graines séchaient, mêlées à des papillons
+morts, et perdit, en récréations
+utiles du même genre, le commencement de
+l'après-midi. Vers deux heures, il annonça
+l'intention de retourner au musée.</p>
+
+<p>&mdash;Si vous le permettez, dit Thérèse, je
+vous accompagnerai. J'ai promis d'aller faire
+des guirlandes pour l'adoration, qui a lieu
+demain. Vous me laisserez à l'église.</p>
+
+<p>Le père et la fille partirent donc ensemble.
+Au pas nerveux de Maldonne, la distance
+fut vite franchie. Thérèse monta les marches
+du perron de l'église.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_74"> 74</a></span>
+&mdash;A bientôt, ma chérie! Ne te fatigue
+pas trop!</p>
+
+<p>&mdash;Ni vous?</p>
+
+<p>&mdash;Toi surtout!</p>
+
+<p>Il se retournait en marchant, pour la regarder.
+Thérèse entra dans la vaste nef qui
+retentissait du bruit des marteaux, des scies
+rognant les planches et des commandements
+du vicaire alignant par tailles, aux deux
+côtés de l'autel majeur, des pots de lauriers-roses
+et des branches de pin.</p>
+
+<p>Elle fit une courte prière devant la statue
+de la sainte Vierge, constata d'un coup
+d'&oelig;il que les roses avaient bien été apportées
+à l'endroit convenu, et s'apprêtait à
+sortir de son banc, pour aller rejoindre une
+autre jeune fille occupée à ranger dans un
+coin des banderoles de gaze, quand le geste
+d'une femme l'arrêta. C'était une vieille
+domestique retirée dans le faubourg, aux
+environs des Malestroit, et que Thérèse connaissait.
+Elle se hâtait, grosse et courte,
+<span class="pagenum"><a id="Page_75"> 75</a></span>
+bousculant les chaises, son bonnet de travers,
+la bouche à demi ouverte, avec la nouvelle
+d'un malheur dans les yeux.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! mademoiselle, dit-elle en se penchant,
+avant même d'arriver jusqu'à Thérèse,
+vous ne savez donc pas?</p>
+
+<p>&mdash;Quoi donc?</p>
+
+<p>&mdash;Le petit Malestroit!</p>
+
+<p>&mdash;Lequel?</p>
+
+<p>&mdash;Jean, mademoiselle, un enfant si mignon!</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! qu'y a-t-il?</p>
+
+<p>&mdash;Tombé dans le faubourg... Il jouait à
+la toupie... tombé sous les roues d'un camion...
+écrasé!...</p>
+
+<p>&mdash;Ah! dit, Thérèse en portant la main à
+ses yeux pour en chasser l'affreuse vision,
+ce n'est pas possible!... non, il n'est pas
+possible que ce soit lui... il n'y a pas plus
+de deux heures qu'il est venu ici!</p>
+
+<p>&mdash;Hélas! si, mademoiselle, dit la femme
+fondant en larmes, il est mort, le pauvre
+<span class="pagenum"><a id="Page_76"> 76</a></span>
+petit! Je l'ai vu quand on l'a rapporté... sa
+tête saignait là, mademoiselle, à la tempe...
+Il est maintenant sur son lit... Je suis venue
+vous le dire... vous pouvez bien y aller.
+Tout le monde y va dans le quartier...
+C'est joli déjà comme un paradis, chez les
+Malestroit!</p>
+
+<p>Thérèse sortit, sans rien répondre, mais si
+pâle, si haletante, que la vieille femme,
+venue là en messagère, tout émue devant
+cette douleur d'enfant, inquiète même, cherchait
+à rejoindre la jeune fille sur les dalles
+de la nef et répétait:</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, mademoiselle, faut pas se
+tourner le sang comme ça, faut se faire une
+raison... attendez-moi donc!...</p>
+
+<p>Thérèse n'écoutait pas. Elle traversa la
+rue. Les Malestroit demeuraient à cinquante
+pas plus loin. Et elle entra dans la grande
+salle pauvre, à gauche, ouverte à tout venant
+par le deuil.</p>
+
+<p>Il était là, le petit marchand d'ombre. On
+<span class="pagenum"><a id="Page_77"> 77</a></span>
+l'avait couché au milieu de la pièce, sur un
+lit qui devait être celui des parents, la tête
+touchant le mur du fond, soulevée et tournée
+vers l'unique fenêtre en face. Toute la lumière
+semblait se concentrer et se poser sur
+ce visage décoloré, mais charmant encore:
+le front à demi couvert par le bandeau qui
+cachait la blessure, et les mèches d'or inégales
+au-dessus, luisant comme au grand soleil
+du jardin. On eût dit d'un convalescent
+affaibli par un long mal, et qui dort, et qui
+va s'éveiller. Les deux mains de l'innocent,
+les deux mains courtes auxquelles la toupie
+venait d'échapper, pieusement jointes, retenaient
+le chapelet de première communion.
+Le drap tombait jusqu'à terre, un drap blanc
+très fin qui avait dû être prêté, et, à droite
+et à gauche, sur le linge sans pli, ô tendresse
+de l'âme du peuple, ô inspiration
+charmante des pauvres qui s'entr'aiment!
+les frères, les s&oelig;urs, les petits amis du faubourg
+avaient, avec une épingle, attaché des
+<span class="pagenum"><a id="Page_78"> 78</a></span>
+images. De chaque côté, en rangs irréguliers,
+on voyait un saint Jean-Baptiste avec
+son agneau, des anges, de jolies vierges
+bleues et blanches aux yeux levés, un enfant
+Jésus bénissant le monde avec son doigt
+rose et jusqu'à un soldat dont un coup de
+ciseau avait coupé le sabre, un soldat
+d'Epinal qu'on avait dû lui acheter pour sa
+dernière croix. Elle était là aussi, la croix
+d'argent, ornée d'un ruban rouge, sur une
+pelote blanche, au pied du lit, attestant que
+la mort avait pris un des plus sages, un de
+ceux qui promettaient et qu'on citait pour
+modèle à l'école. Pauvre petit! comme tout
+cela, naïvement, racontait sa vie, ses humbles
+journées d'écolier qui ne savait que
+lire, jouer au soldat et prier Dieu!</p>
+
+<p>Thérèse, un instant immobile sur le seuil,
+dans la muette contemplation du chagrin,
+s'avança toute droite vers le lit, sans un regard
+pour les gens assemblés là, et qui l'observaient.
+Elle ne voyait que le petit Jean.
+<span class="pagenum"><a id="Page_79"> 79</a></span>
+Elle vint à lui, elle se pencha doucement, et
+embrassa les pauvres yeux morts de l'enfant
+comme elle n'avait jamais fait, avec
+toute sa pitié, avec toute sa foi, avec toute
+son âme, qui se fondit dans ce baiser. Et
+Thérèse se laissa glisser à genoux, la tête
+sur le drap orné d'images.</p>
+
+<p>Elle demeura ainsi quelque temps, secouée
+par les sanglots auxquels répondaient,
+dans le coin d'ombre de la chambre, là-bas,
+les soupirs étouffés de plusieurs femmes,
+moins jeunes qu'elle, et qui pleuraient depuis
+plus longtemps. Puis elle se leva, et,
+à travers le voile de ses larmes, chercha la
+mère. Elle l'aperçut de l'autre côté du lit,
+près de la muraille. Madame Malestroit,
+toute menue et fanée, était assise sur une
+chaise basse, les mains sur les genoux, serrant
+un mouchoir qu'elle ne portait plus à
+ses yeux taris. Autour d'elle, trois ou quatre
+femmes se tenaient debout, des voisines, qui
+avaient épuisé les courtes consolations des
+<span class="pagenum"><a id="Page_80"> 80</a></span>
+mots, et ne l'assistaient plus que de leur
+présence, tournant seulement la tête, de
+temps en temps, ou murmurant une exclamation
+douloureuse, la même depuis deux
+heures, pour bien montrer qu'elles pensaient
+toujours à la même chose, comme la pauvre
+Malestroit. Une seule personne parlait à demi-voix,
+un vieux monsieur, épais dans sa redingote,
+la face large et rase, et qui disait,
+avec une compassion vraie, retenant sa voix
+pour que sa parole entrât mieux dans cette
+âme meurtrie:</p>
+
+<p>&mdash;Allons, ma petite mère, c'est une
+épreuve... bien rude, oui, bien rude... mais
+n'est-il pas plus heureux là-haut?... Il
+échappe à bien des misères!... Un vrai ange
+qui n'a pas besoin qu'on prie pour lui!...
+Tout le monde l'aimait... moi je l'aimais...
+je l'aimerai toujours, voyez-vous!...</p>
+
+<p>Et ses phrases espacées, prononcées lentement,
+tombaient une à une, comme un
+refrain pour endormir les peines, sur la
+<span class="pagenum"><a id="Page_81"> 81</a></span>
+mère muette et accablée. Thérèse passant
+près de lui, il s'inclina en souriant.</p>
+
+<p>&mdash;Bonjour, monsieur Lofficial, répondit-elle.</p>
+
+<p>Et, passant la main sur les mains de
+madame Malestroit, pour appeler son attention:</p>
+
+<p>&mdash;Ma pauvre femme, dit-elle, puisque
+j'étais sa marraine, j'ai là-bas des fleurs.
+Voulez-vous bien que je les lui donne?</p>
+
+<p>Au son de cette voix connue, la femme du
+charpentier ne bougea pas. Elle murmura
+seulement:</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oui! pour lui, tout ce qu'on
+pourra pour lui!</p>
+
+<p>Thérèse dit quelques mots à l'oreille d'une
+des femmes, qui partit aussitôt. Elle avait eu
+une de ces douces idées de jeune fille dont
+elle était coutumière. Dans le tiroir d'une
+table, elle trouva du fil et des aiguilles, se
+mit à genoux près du lit, et, quand la
+femme fut de retour, apportant les deux
+<span class="pagenum"><a id="Page_82"> 82</a></span>
+paniers de roses, merveilleusement belles et
+variées, destinées à l'église, on vit bien ce
+que Thérèse avait voulu dire. Elle prenait
+les fleurs, les assortissait, les encadrait d'un
+peu de feuillage, et, d'un point de couture,
+les assujettissait au drap. En moins d'un
+quart d'heure, car elle travaillait vite, tout
+un côté du lit fut fleuri de la sorte. La
+couche funèbre du petit Jean prenait un air
+de chapelle en fête. Et Thérèse se réjouissait,
+à chaque feston, d'avoir eu cette pensée.
+Pauvre petit Jean, joueur de toupie, elle ne
+l'avait jamais tant aimé!</p>
+
+<p>Comme elle allait commencer à orner le
+deuxième côté du drap, un jeune homme entra
+dans la chambre. Bien qu'il fût le plus proche
+voisin des Malestroit, le propriétaire du vieil
+hôtel qui couvrait de son ombre leur logis,
+il semblait n'être jamais entré chez eux.
+Debout sur le seuil, un peu courbé à cause
+de sa haute taille, il hésita, cherchant à
+s'orienter parmi les gens qui se trouvaient
+<span class="pagenum"><a id="Page_83"> 83</a></span>
+là. Il aperçut enfin M. Lofficial, traversa la
+salle, et le cercle des femmes s'ouvrit pour
+lui faire place. Le nouvel arrivant se trouva
+en face de madame Malestroit. Il était déjà
+très ému. Quand il vit, au-dessous de lui, la
+mère abîmée dans la douleur, il se sentit vraiment
+malheureux, non pas d'être venu, mais
+de n'avoir aucune consolation à apporter, de
+ne pas savoir comment exprimer sa sympathie
+à ce pauvre être misérable, gêné aussi
+par le silence des gens qui se tenaient autour
+de lui, et qu'il croyait motivé par cette
+visite inattendue. Il mit la main à sa poche,
+se courba, et dit assez bas, intimidé:</p>
+
+<p>&mdash;Madame Malestroit, je suis venu aussi
+quand j'ai su l'affreux malheur. Nous sommes
+voisins si proches...</p>
+
+<p>Et, entre les mains de la femme, il
+glissa une grosse pièce d'argent.</p>
+
+<p>Au contact du métal froid, la mère
+releva la tête. Elle fixa un instant les yeux
+sur le jeune homme, et celui-ci, à travers le
+<span class="pagenum"><a id="Page_84"> 84</a></span>
+feu sombre dont ils étaient pleins, crut discerner
+beaucoup de surprise et un peu de
+fierté blessée. Cependant elle ne le témoigna
+pas, et, par un instinct délicat de son âme
+populaire, elle accepta.</p>
+
+<p>&mdash;Venez-vous, monsieur Claude? dit
+M. Lofficial en se penchant, moi, je sors.</p>
+
+<p>Le jeune homme, content d'être ainsi tiré
+d'embarras, suivit M. Lofficial. Il fallait
+passer devant le lit de l'enfant. M. Lofficial
+s'arrêta au pied, et s'inclina. Ses lèvres remuèrent.
+Thérèse, agenouillée, se redressa,
+et cambra sa taille. Et Claude, qui n'avait
+pas aperçu la jeune fille en entrant, la découvrit
+tout à coup.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur Lofficial, dit-elle, je n'aurai
+pas assez de roses. Pourriez-vous faire prévenir
+mon parrain?</p>
+
+<p>&mdash;Très bien, chère demoiselle, j'y vais!
+repartit le bonhomme en dodelinant sa tête
+blanche.</p>
+
+<p>&mdash;Pas vous-même, je suppose?</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_85"> 85</a></span>
+&mdash;Au contraire, moi-même... C'est bien,
+ce que vous faites là.</p>
+
+<p>Elle ne répondit pas directement.</p>
+
+<p>&mdash;Je les avais cueillies pour l'adoration,
+fit-elle, et vous voyez!...</p>
+
+<p>Elle tourna vers le petit mort, d'un mouvement
+plein de grâce, son visage rose où
+errait un souvenir navré. Et ce sourire mêlait
+je ne sais quoi de maternel à son doux air
+de vierge.</p>
+
+<p>&mdash;Pauvre petit ami! dit-elle.</p>
+
+<p>Son âme était dans ces trois mots. Claude
+remarqua que Thérèse était jeune, jolie,
+vêtue de gris, et que la pitié la faisait
+exquise.</p>
+
+<p>Il passa outre. Thérèse ne sembla pas le
+voir.</p>
+
+<p>A peine dans la rue, M. Lofficial se détourna.
+Sa face, pleine et ronde, n'offrait
+plus qu'une trace légère d'émotion.</p>
+
+<p>&mdash;Mon jeune ami, dit-il, l'aumône était
+peut-être inutile. Mais, pour la visite, vous
+<span class="pagenum"><a id="Page_86"> 86</a></span>
+avez eu raison de la faire. Si proche voisin!
+Des gens si éprouvés!</p>
+
+<p>Il prit Claude par un bouton de la
+jaquette.</p>
+
+<p>&mdash;Et comme c'est touchant! ajouta-t-il. Ils
+se sont mis vingt familles de pauvres peut-être,
+pour orner le lit de ce petit de douze
+ans! Le drap est à l'un, la taie d'oreiller à
+l'autre, les images sont à tout le monde. Ah!
+la générosité, monsieur Claude, vertu des
+pauvres!</p>
+
+<p>&mdash;Cependant, balbutia Claude, encore très
+troublé de ce qu'il avait vu, il me semble
+que vous avez donné l'exemple...</p>
+
+<p>&mdash;Mais non, mais non. Ils étaient là
+avant moi. Et vous n'avez pas tout observé!
+Venez... doucement, je vous prie, doucement...</p>
+
+<p>Il attira Claude jusqu'à la fenêtre voisine,
+celle des Colibry. Madame Colibry, qui n'avait
+plus d'enfants chez elle, depuis plusieurs
+années, avait offert l'hospitalité aux trois
+<span class="pagenum"><a id="Page_87"> 87</a></span>
+derniers des Malestroit, qui jouaient bruyamment
+autour d'elle, sans souci du frère
+mort. La chambre de la vieille, si proprette
+d'ordinaire, était mise au pillage. Et plus
+loin, dans le jardin qu'on apercevait par
+une seconde fenêtre en face, Yvonnette devenue
+l'aînée, immobile et courbée sur elle-même,
+comme une enfant qui a beaucoup
+pleuré, causait avec le vannier.</p>
+
+<p>&mdash;Ne trouvez-vous pas cela admirable?
+demanda M. Lofficial, en ramenant Claude
+sur ses pas. Allez! allez! jeune homme, le
+peuple est notre maître en charité.</p>
+
+<p>Il s'arrêta bientôt, devant l'hôtel de Claude.</p>
+
+<p>&mdash;Enchanté, mon voisin, dit-il, d'avoir
+eu le plaisir de causer avec vous! Cela ne
+m'arrive pas bien souvent.</p>
+
+<p>&mdash;En effet, murmura Claude, les occasions...</p>
+
+<p>&mdash;Penser que nous demeurons porte à
+porte, et que je suis presque un inconnu
+pour vous! J'avais l'honneur de voir souvent
+<span class="pagenum"><a id="Page_88"> 88</a></span>
+madame votre mère, autrefois. Mais
+voilà: c'était une autre génération. Je suis
+trop vieux.</p>
+
+<p>&mdash;Par exemple! Je vous assure, monsieur,
+que j'ai eu plus d'un regret à votre
+endroit.</p>
+
+<p>&mdash;Vraiment? dit M. Lofficial en lui
+tendant la main. Eh bien! un autre jour,
+quand l'idée vous viendra d'entrer chez moi,
+j'en serai ravi. Si vieux qu'on soit, on a
+toujours un coin de jeunesse dans le c&oelig;ur,
+voyez-vous. Pour le moment, j'ai à m'acquitter
+de la commission de mademoiselle
+Thérèse, c'est sacré... A l'honneur!</p>
+
+<p>Il souleva prestement le bord de son chapeau,
+et s'éloigna, dans la direction de la
+banlieue.</p>
+
+<p>Claude examina un instant, avec la curiosité
+de l'explorateur qui vient de faire
+une découverte, la brosse rude et fournie
+qui cernait d'un tour blanc la coiffe du
+haute forme, et le col trop large de la redingote,
+<span class="pagenum"><a id="Page_89"> 89</a></span>
+montant et descendant en mesure
+sur le cou sanguin du bonhomme.</p>
+
+<p>Puis il rentra chez lui.</p>
+
+<p>Il habitait dans le faubourg, entre la maison
+blanche de M. Lofficial, à gauche, et
+les deux réduits très humbles des Malestroit
+et des Colibry, à droite, un vieil hôtel isolé
+sans doute autrefois, retraite de quelque
+magistrat pacifique, lentement rejointe et
+enveloppée par les constructions nouvelles.
+Habiter n'est pas cependant tout à fait exact.
+Claude Revel passait huit mois sur douze à
+la campagne, dans le domaine dont la mort
+prématurée de ses parents l'avait laissé
+maître, et, sauf en hiver, ne faisait à la ville
+que de rares apparitions. C'était un grand
+jeune homme de vingt-sept ans, brun de
+cheveux et brun de visage, qui eût ressemblé
+à plusieurs de ses aïeux, propriétaires,
+avant lui, de la terre de la Coudraie, s'il
+n'avait eu dans toute sa personne, dans sa
+tenue un peu sanglée, dans le froncement
+<span class="pagenum"><a id="Page_90"> 90</a></span>
+fréquent de ses sourcils, dans ses moustaches
+retombantes à la gauloise, un léger
+accent ou un souvenir, si l'on veut, d'officier
+de réserve. La note est assez fréquente aujourd'hui.
+Mais s'il venait à sourire, à parler,
+ou seulement à saluer un ami, tout ce
+masque tombait: les sourcils détendus laissaient
+mieux voir deux yeux verts, bons et
+lumineux, et, sous les moustaches farouches,
+la bouche apparaissait, nullement railleuse
+et nullement dure. On devinait alors, sous
+l'écorce empruntée, ce qu'il était en réalité:
+un c&oelig;ur excellent et une imagination ordinaire,
+auxquels s'ajoutait, par un effet de
+nature ou bien de solitude, une petite pointe
+d'humour et d'observation.</p>
+
+<p>En ce moment, tout occupé de ce qui venait
+de lui arriver,&mdash;car la moindre émotion
+faisait événement dans sa vie calme,&mdash;il
+ne songea pas même à monter dans ses
+appartements, et, accrochant son chapeau à
+un bois de cerf, il s'assit sur le divan du vestibule,
+<span class="pagenum"><a id="Page_91"> 91</a></span>
+au fond de la cage de l'escalier, en
+face du poêle en faïence, croisa les jambes,
+et alluma un cigare.</p>
+
+<p>Sa pensée suivit d'abord M. Lofficial. Depuis
+sa petite enfance, Claude se rappelait à
+peine avoir causé deux ou trois fois avec
+lui. Le peu qu'il en savait datait des années
+déjà lointaines où, dans son imagination
+épeurée, ce voisin jouait des rôles
+d'ogre. On prétendait que M. Lofficial avait
+été pharmacien. Mais le bonhomme était le
+seul à en être bien sûr, car, au temps même
+de son commerce, on le rencontrait toujours,
+paraît-il, sous les arbres de la promenade,
+heureux, placide, étonnamment renseigné
+sur toutes les histoires locales et causeur de
+carrière. Sa plus grosse affaire, en tout cas,
+ne durait plus que trois semaines à présent,
+et c'étaient ses vendanges, qu'il conduisait
+lui-même, qu'il surveillait avec une volupté
+de propriétaire et de gourmet, levé dès
+quatre heures, haut et droit tout le jour
+<span class="pagenum"><a id="Page_92"> 92</a></span>
+parmi les vignerons courbés, et, le soir,
+assis au milieu des ouvriers qui «tournaient
+la mariée», grisé par les effluves
+du moût, donnant le ton des devis joyeux
+et des chansons, qui ne cessaient pas plus
+que le ruissellement clairet du pressoir. Les
+quarante-neuf autres semaines de l'année, il
+menait une existence assez mystérieuse. Sa
+maison, presque toujours close du côté de la
+rue, était silencieuse comme un couvent. Le
+matin, il y venait quelques personnes,
+hommes et femmes, pauvres gens pour la
+plupart. L'après-midi, M. Lofficial sortait.
+Claude n'en savait pas davantage.</p>
+
+<p>Il songea donc à son voisin, mais pas
+longtemps. Une autre image vint l'en distraire,
+celle de la jolie inconnue agenouillée
+près du lit de l'enfant. Elle lui apparaissait
+très nette et très plaisante. Insensiblement
+même, elle se dégagea de l'appareil de deuil
+qui l'enveloppait. Ce ne fut plus qu'une
+jeune fille très jeune, avec un panier de
+<span class="pagenum"><a id="Page_93"> 93</a></span>
+roses près d'elle, et des yeux levés pleins de
+pitié. Mademoiselle Thérèse? Comment ne
+l'avait-il jamais vue, lui qui connaissait,&mdash;comme
+on connaît l'armorial,&mdash;à la couleur
+de leur chapeau, de leur robe, ou de
+leurs rubans, toutes les héritières de la ville?</p>
+
+<p>Il en était si bien occupé, que le signal du
+dîner,&mdash;un coup de timbre qui résonnait
+à l'infini le long des rampes de bois de l'escalier,&mdash;ni
+l'entrée dans la salle à manger
+glaciale, ni la silhouette immobile de Justine
+attendant, au même endroit traditionnel
+de l'appartement, que son maître eût
+achevé le premier service, ne modifièrent le
+cours de ses pensées. Il eut de vagues sourires,
+qu'on eût pu croire adressés aux éclats
+d'un bouchon de carafe traversé d'un rayon
+de jour, ou à la fumée qui montait en spirale
+de la soupière pour se perdre dans la
+mousseline de la suspension. Et quand Justine
+s'approcha, maigre et digne, une assiette
+à la main:</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_94"> 94</a></span>
+&mdash;Justine, demanda-t-il, est-ce que les
+Malestroit ont des parents riches?</p>
+
+<p>&mdash;Tout ce qu'ils sont de Malestroit, répondit-elle,
+c'est riche à peu près comme
+moi, qui n'ai rien... M. Claude y a donc
+été?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, Justine, et j'ai remarqué là une
+jeune fille. Tu ne sais pas son nom?</p>
+
+<p>La vieille servante, qui avait toujours eu,
+pour la vertu de son jeune maître, une sollicitude
+un peu farouche, le regarda d'un
+air défiant.</p>
+
+<p>&mdash;Blonde, continua-t-il avec du rouge à
+son chapeau. Tu ne sais pas?</p>
+
+<p>&mdash;S'il fallait connaître à présent toutes
+les jeunesses qui courent les rues! fit-elle,
+avec un mouvement d'humeur, en changeant
+l'assiette de Claude.</p>
+
+<p>&mdash;Mais elle ne courait pas, celle-là, Justine:
+elle attachait des piquets de roses et de
+feuillage aux draps du petit Jean. M. Lofficial
+lui a parlé!...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_95"> 95</a></span>
+&mdash;Ça sera peut-être une demoiselle du
+bureau de bienfaisance! grommela Justine.</p>
+
+<p>Elle emporta la soupière, leva les yeux
+vers le portrait de son ancienne maîtresse, ce
+qui était sa façon de les lever au ciel, et s'en
+alla, d'un pas glissant, vers son royaume.</p>
+
+<p>«Ma pauvre Justine, songea Claude, je n'ai
+jamais si bien saisi ton complet défaut de
+poésie et de sentimentalité. Tu es fermée à
+l'idéal, bien que tu aies le c&oelig;ur tendre.
+Non, cette jeune fille n'est pas venue là au
+nom d'une administration! Elle a été conduite
+par sa piété et par sa pitié, peut-être
+aussi par le souvenir de quelque ancienne
+charité faite aux parents. Rien n'attache
+comme d'avoir donné. Elle était aimable,
+cette enfant. La douceur de ces yeux qui
+ne m'ont pas regardé, et de cette voix qui
+ne m'a pas parlé, m'est demeurée présente.
+Je demanderai à M. Lofficial...»</p>
+
+<p>Comme il achevait ce monologue, Justine
+rentra. Elle avait deux mouvements, en
+<span class="pagenum"><a id="Page_96"> 96</a></span>
+toute occasion, dont le premier était hargneux,
+et le second repentant et attendri.
+Elle revint donc, posa quelque chose sur
+la table, et dit:</p>
+
+<p>&mdash;Après ça, votre demoiselle, cela pourrait
+bien être mademoiselle Thérèse Maldonne,
+une petite dont le père empaille
+pour le musée. Je me rappelle qu'elle a
+été marraine chez les Malestroit, après que
+M. Lofficial a eu passé par là. Car, vous
+savez, ça n'a pas toujours été droit dans
+la maison. Enfin, suffit. Il ne faut pas
+dire du mal des gens.</p>
+
+<p>Claude n'insista pas, malgré le mystère
+qui enveloppait les révélations de Justine.
+En poussant plus loin ses questions, il eût
+éveillé les soupçons de la vieille servante,
+dont il avait, en bon célibataire, une certaine
+crainte révérencielle.</p>
+
+<p>Après le dîner, au lieu de sortir, comme
+il avait coutume de le faire, il monta dans
+sa chambre, qui ouvrait sur les jardins. Il
+<span class="pagenum"><a id="Page_97"> 97</a></span>
+n'éprouvait aucun besoin de marche ou de
+distraction. Quelque chose d'ému subsistait
+en lui, et l'attrait aussi de ce monde des
+petites gens, de la misère, de la mort même,
+qu'il avait côtoyé longtemps sans le voir, et
+qui s'était révélé à lui, tout à coup, il ne
+savait comment. Quelle force l'avait conduit
+là, chez ces voisins en deuil?</p>
+
+<p>Il se mit à regarder par la fenêtre, vers
+la droite, les deux bandes de terre bien
+étroites, accolées à sa large cour pavée. La
+plus proche était celle des Malestroit, pillée,
+pelée par le pied des enfants, sauf un angle,
+tout au fond, où poussait une gerbe de chrysanthèmes
+autour d'un pigeonnier. La mère
+avait le goût de cette verdure pâle, qui s'étoilait,
+en automne, de grandes fleurs brunes.
+On la voyait souvent, à pareille heure,
+traverser le jardin, menue et encore un peu
+jolie, avec un pichet d'eau qu'elle portait à
+ses chrysanthèmes, tandis que son mari se
+promenait, athlétique et rude, en fumant.
+<span class="pagenum"><a id="Page_98"> 98</a></span>
+Ils s'étaient aimés, paraît-il. On racontait que
+Malestroit l'avait enlevée, quand il revint de
+son tour de France, bronzé comme un Catalan,
+et superbe comme un jeune dieu. Et
+c'était cela sans doute qu'avait voulu dire
+Justine. Pauvres gens! Ce soir, ils ne sont
+pas sortis. La maison est close. Une lame
+mince de lumière, glissant par la fente de
+leur porte, se mêle à la lueur de la lune
+montante. Au delà, personne non plus, derrière
+la palissade. C'est le domaine du vannier,
+tout vert et frais, celui-là, ombragé
+d'un peuplier à larges feuilles et rempli de
+bottes d'osier, debout et serrées les unes
+contre les autres, la pointe encore duvetée,
+et qui lui donnent un certain air de forêt.
+Tout le jour, hiver comme été, c'est là que
+travaille Colibry, un vieux très maigre, assis
+au pied de l'arbre, près de la cuve où trempent
+des baguettes blanches. Quant aux maisons,
+elles sont toutes deux pareilles, bien
+basses, ouvrant sur le faubourg, avec un toit
+<span class="pagenum"><a id="Page_99"> 99</a></span>
+long du côté du jardin, un de ces toits sur
+lesquels la pluie s'égoutte des demi-journées,
+et qu'affectionnent les pigeons, dont il
+y a des volées de part et d'autre... Les pigeons
+sont même la cause de querelles fréquentes
+entre le vannier et le charpentier en
+bateaux. Comment voulez-vous que les pigeons
+de Malestroit n'aillent pas quelquefois
+manger le grain avec ceux de Colibry? Ils
+vivent sans cesse vis-à-vis les uns des autres.
+Le pigeonnier des uns, posé sur une perche,
+au bout du jardin de Malestroit, regarde
+précisément les deux boîtes pendues au-dessus
+de la porte de Colibry. Entre eux,
+compterait-on dix coups d'aile? Ce ne sont
+pas les reproches de leurs maîtres qui empêcheront
+les affinités naturelles de se manifester,
+ni le superbe culbutant du charpentier
+de courtiser la fine pigeonne bizet
+du tresseur d'osier. Et, parfois, on entend
+des phrases terribles: «C'est encore vous qui
+attirez mon culbutant, monsieur Colibry?
+<span class="pagenum"><a id="Page_100"> 100</a></span>
+Je lui tordrai le cou, à votre bizette!» Dieu
+sait que le pauvre Colibry est absolument
+innocent dans l'affaire, mais il a peur de
+son ombre. Il ne se défend pas, et, quand il
+voit que les choses se gâtent, il disparaît
+derrière son taillis... Pas de dispute, ce soir.
+Le deuil a mis entre eux sa paix profonde.
+La petite Yvonnette doit dormir auprès de
+la mère Colibry. Il fait tout nuit.</p>
+
+<p>Claude regardait. Il se rappelait ces détails
+et d'autres qui, lentement, dans sa
+pensée, chantaient un refrain triste. Cela
+ressemblait aux sons de flûte, sortis on ne
+sait d'où, qui suivent le voyageur dans les
+nuits tièdes. Et, la curiosité aidant, il voulut
+retourner un instant chez les Malestroit.</p>
+
+<p>Il s'arrêta, sans entrer, sur le seuil de la
+porte que le continuel pélerinage des gens
+du quartier avait tenue ouverte. Deux flambeaux,
+sur deux chaises de jonc, brûlaient à
+gauche et à droite du petit Jean. Le visage
+de l'enfant, plus pâle encore, demeurait
+<span class="pagenum"><a id="Page_101"> 101</a></span>
+doux et calme. Dans l'ombre, un berceau
+où dormait, sans souci de la mort, le dernier
+né de la famille. Dans l'ombre aussi,
+formant des groupes à peine distincts, cernés
+de lumière douteuse, des parents, des amis,
+accourus après la journée de travail, la mère
+abîmée sur l'épaule de madame Colibry, et
+puis, dans la lumière des cierges, près du
+lit, le père, colossal, debout, les yeux fixés
+sur ce drap blanc d'où sortait la tête menue
+de son fils. De vagues étincelles d'or et
+d'argent bruni s'échappaient de la croix et
+des images piquées sur le linge. Les guirlandes
+de fleurs luisaient plus vaguement
+encore, et mêlaient leur parfum à l'odeur
+de la cire brûlée. Un recueillement sacré, le
+respect effrayé du mystère, la fascination de
+ce visage de douze ans, que tous ils contemplaient,
+les témoignages multipliés d'attentions
+populaires et naïves emplissaient cette
+chambre d'une atmosphère pénétrante.</p>
+
+<p>Mais Thérèse n'était plus là.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_102"> 102</a></span></p>
+
+<h2>IV</h2>
+
+<p>Claude habitait de nouveau la Coudraie
+depuis trois semaines. Les affaires lentes et
+absorbantes de la campagne, la rentrée des
+blés et des avoines, la promenade, quelques
+visites aux voisins, l'occupaient suffisamment.
+Il n'avait pas le temps de rêver. Si l'image
+de Thérèse lui était apparue, c'était rapidement,
+sans qu'il eût le loisir d'y arrêter son
+esprit. Elle ne lui avait pas semblé d'un autre
+ordre que le souvenir d'un coin de forêt,
+de la frondaison retombante d'un groupe
+<span class="pagenum"><a id="Page_103"> 103</a></span>
+d'arbres ou d'une pente verte au bord d'une
+source. Il n'en avait retenu qu'une impression
+fugitive d'ombre et de fraîcheur. Rien
+de plus. Mais il faut compter avec les heures
+d'inaction.</p>
+
+<p>Une après-midi que tout se taisait, et faisait
+la sieste autour de lui, les gens des
+fermes, les b&oelig;ufs essoufflés de chaleur cherchant
+l'abri des haies, les oiseaux dont aucun
+ne se risquait à travers l'espace, les
+feuilles même, ternies par le grand soleil
+qui buvait la sève, il lisait devant sa fenêtre
+ouverte. S'il ne somnolait pas, il se sentait
+cependant l'âme plus molle que de coutume.
+Tout à coup, sur l'acacia, en face, un écureuil
+surgit. Accroupi sur une maîtresse
+branche, les oreilles droites et terminées par
+une flamme de poils roux, il regardait.
+Claude fit de même, et, presque en même
+temps, la pensée de Thérèse s'offrit à lui.</p>
+
+<p>«Si je tuais l'écureuil, se dit-il, j'aurais
+un prétexte pour entrer chez M. Maldonne.
+<span class="pagenum"><a id="Page_104"> 104</a></span>
+Avec un peu de bonheur, je rencontrerais
+mademoiselle Thérèse. Je verrais au moins
+la maison qu'elle habite, le milieu où elle
+vit, quelque chose de plus que ce que je
+connais d'elle. Pourquoi pas?»</p>
+
+<p>La tentation devint si forte que le jeune
+homme étendit la main, et saisit au crochet
+d'un portemanteau une carabine, avec laquelle,
+au temps des vendanges, il abattait
+des grives de vigne. Il appuya l'arme sur
+l'assise de la fenêtre. L'écureuil tourna sa
+tête fûtée, comme pour fuir. Claude pressa la
+détente, et se redressa aussitôt. De la jolie
+bête de tout à l'heure, il ne restait qu'un
+paquet de poils, pendu par les pattes de
+derrière à la branche de l'acacia. En trois
+bonds, poussé par l'ivresse d'un coup heureux,
+comme un chasseur de quinze ans, le
+jeune homme fut au pied de l'arbre. Le sang
+coulait de la blessure, à gouttes rouges et
+lentes, roulait sur le cou, perlait au bout
+de l'oreille, agitée à chaque fois d'un frisson,
+<span class="pagenum"><a id="Page_105"> 105</a></span>
+et tombait sur l'herbe en taches que buvait
+la terre. Claude se trouvait affreusement
+cruel. Une pitié, comme une souffrance humaine
+aurait pu la faire naître, s'emparait
+de son esprit. Les pattes qui retenaient l'animal,
+tremblantes d'un spasme de mort,
+se desserraient par degrés, et, tout à coup,
+ressaisissaient la branche. Et les petits ongles
+blancs criaient sur l'écorce. Ils lâchèrent
+enfin.</p>
+
+<p>La bête enveloppée dans un journal,
+Claude eut bientôt fait d'oublier le meurtre.
+Il pressentait une aventure. Laquelle? Comment
+la nouer? Parlerait-il à M. Maldonne?
+Quelle sorte d'homme découvrirait-il en
+lui? Arriverait-il jusqu'à Thérèse? S'il parvenait
+à la revoir, quelle impression lui
+ferait cette jeune fille, dans un cadre tout
+différent de celui où elle lui était apparue?
+Son imagination n'allait pas au delà de ce
+point. Il lui suffisait, pour secouer la monotonie
+de l'heure présente, de ce très simple
+<span class="pagenum"><a id="Page_106"> 106</a></span>
+et très innocent projet: se faire présenter à
+une enfant encore mystérieuse et qui lui
+avait plu.</p>
+
+<p>Vite, il monta dans une chambre voisine
+de la sienne, pour feuilleter un vieux Buffon
+relié en veau, avec des aquarelles pâles,
+délices de sa jeunesse. Il se remit en mémoire
+des noms de tribus, de familles et
+d'espèces, relut des passages dont la sonorité
+lui était encore familière, et, préparé
+de la sorte à son entrevue avec l'ornithologiste,
+partit pour la ville, dans sa carriole
+anglaise.</p>
+
+<p>Vers quatre heures, il se présentait, son
+paquet sous le bras, dans la cour du musée,
+vieil édifice du <span class="smcap">XV</span><sup>e</sup> siècle, en pierre toute
+dentelée par l'homme et toute brunie par le
+temps. Le concierge eut l'air étonné de voir
+quelqu'un.</p>
+
+<p>&mdash;M. Maldonne?</p>
+
+<p>&mdash;Dans la tourelle, au deuxième.</p>
+
+<p>Claude se mit donc à grimper dans l'escalier
+<span class="pagenum"><a id="Page_107"> 107</a></span>
+tournant. Il courait presque, enjambant
+deux ou trois de ces marches basses, d'un
+grain si blanc et d'une pente si douce,
+faites pour un pied de châtelaine. Le bruit
+de ses pas, répercuté par l'écho à tous les
+étages de cette cage légère, avait une sonorité
+à réveiller M. Maldonne, si le bonhomme
+avait dormi. Mais M. Maldonne
+dormir! Quelle idée! A peine Claude eut-il
+ouvert la porte cintrée, au-dessus de laquelle
+pendait un écriteau: «Cabinet du
+conservateur», il aperçut le naturaliste,
+devant une table logée dans l'épaisseur du
+mur, près de la fenêtre. M. Maldonne, assis,
+un scalpel à la main, était penché au-dessus
+d'une masse de plumes roussâtres. Autour
+de lui, dans la salle ronde voûtée en ogive,
+des tortues de mer, des scies de squales, un
+crocodile, deux ou trois singes, pièces fatiguées,
+attachées aux murs, et, en belle
+lumière, près du vitrail, le seul objet élégant
+et brillant qui fût là: une aquarelle.
+<span class="pagenum"><a id="Page_108"> 108</a></span>
+Il se leva vivement, et, les paumes appuyées
+au bord aigu de la planche, sa tête maigre
+tournée vers l'étranger, la barbiche dardée
+en avant par le pincement des lèvres, parut
+demander: «Que voulez-vous?»</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, dit Claude, je crois que vous
+vous chargez de préparer,&mdash;il n'osa pas dire
+«d'empailler»,&mdash;même les animaux qui
+ne sont pas destinés au musée?</p>
+
+<p>&mdash;Certainement, monsieur.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai, cette après-midi, tiré un coup de
+carabine.</p>
+
+<p>&mdash;En temps prohibé! dit M. Maldonne,
+en se rasseyant.</p>
+
+<p>&mdash;Et j'ai tué ceci.</p>
+
+<p>Claude développa le papier, et se sentit
+rougir en constatant l'état lamentable du
+contenu, comprimé, bossué, maculé de sang,
+méconnaissable. Il tendit quand même l'objet
+à M. Maldonne, qui partit d'un éclat de rire
+sonore, pareil au cri des geais qui se poursuivent
+dans les bois de chênes.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_109"> 109</a></span>
+&mdash;Encore un! s'écria-t-il. Je l'aurais
+parié! l'écureuil commun, <i lang="la" xml:lang="la">sciurus vulgaris</i>,
+et avec des avaries!</p>
+
+<p>Il s'arrêta de rire, de peur de blesser son
+visiteur, et ajouta, avec un accent ironique
+dont la gaieté faillit gagner Claude:</p>
+
+<p>&mdash;Dites-moi, monsieur, le voulez-vous
+monté sur un cylindre percé, qui représente
+son nid, ou bien debout, l'épée à la main,
+dans l'attitude d'un duelliste, ou encore
+accroupi, la trompe de chasse en sautoir?
+Ce sont les trois positions préférées des amateurs
+de la ville.</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu! fit Claude en hésitant,&mdash;car
+l'idée du nid lui était venue,&mdash;comment
+le poseriez-vous donc, vous,
+monsieur?</p>
+
+<p>Les yeux de M. Maldonne lancèrent une
+flamme.</p>
+
+<p>&mdash;D'abord, dit-il, ni lui ni ses pareils
+ne valent la peine d'être montés; mais si
+j'entreprenais de le faire, je camperais la
+<span class="pagenum"><a id="Page_110"> 110</a></span>
+bête comme elle est à l'état sauvage, monsieur:
+je la saisirais, par exemple, au
+moment où elle vient de bondir sur un
+arbre, et se sauve... passez-la-moi... tenez,
+comme ceci, la tête tournée de côté,
+l'&oelig;il grand ouvert, le corps aplati contre
+le tronc, une cuisse allongée; ou bien
+quand elle saute à terre pour y ramasser
+une faîne, le museau baissé alors, le corps
+en arc, la queue en arc, un petit pont
+rouge à deux arches, et, si vous la préfériez
+au repos, je l'endormirais sur la
+fourche d'un frêne, les yeux mi-clos, mais
+l'oreille droite! Voilà, monsieur, ce qui serait
+de l'art!</p>
+
+<p>&mdash;Je sais, répondit Claude timidement,
+que vous êtes un artiste, monsieur, et je suis
+confus de vous confier une besogne aussi peu
+digne de vous.</p>
+
+<p>M. Maldonne jeta l'écureuil sur la table.</p>
+
+<p>&mdash;Bah! dit-il avec un soupir, il le faut
+bien! La pie, le geai, la huppe et le martin-pêcheur
+<span class="pagenum"><a id="Page_111"> 111</a></span>
+des familles, la hure de sanglier et
+le bois de chevreuil des chasseurs, c'est, avec
+l'écureuil, le menu quotidien. Je me dédommage
+avec les pièces rares.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez, en effet, une fort belle collection.</p>
+
+<p>&mdash;Tous les oiseaux du département.</p>
+
+<p>&mdash;Sans exception?</p>
+
+<p>L'ornithologiste eut un mouvement de
+surprise, quelque chose d'inquiet passa dans
+son regard.</p>
+
+<p>&mdash;En connaîtriez-vous une, par hasard?</p>
+
+
+<p>&mdash;Mon Dieu, monsieur...</p>
+
+<p>&mdash;Mais citez-la, je vous prie, citez-moi
+un oiseau du pays qu'on ne trouve pas, soit
+au musée, soit chez moi!</p>
+
+<p>Claude tressauta. Il se sentait en plein sur
+la voie qu'il cherchait. S'il parvenait à tomber
+juste sur un de ces spécimens que
+M. Maldonne gardait jalousement chez lui!
+Tout arrive. Qui sait? Il fouilla les profondeurs
+<span class="pagenum"><a id="Page_112"> 112</a></span>
+de sa mémoire, et jeta ce nom d'un
+air de doute:</p>
+
+<p>&mdash;Le faucon pèlerin?</p>
+
+<p>M. Maldonne, rassuré, indiqua du doigt
+la porte, derrière lui.</p>
+
+<p>&mdash;Dix exemplaires au musée, répondit-il.</p>
+
+<p>&mdash;La mouette rieuse?</p>
+
+<p>&mdash;Commune!</p>
+
+<p>&mdash;Le butor?</p>
+
+<p>&mdash;Je refuse ceux qu'on m'apporte.</p>
+
+<p>Claude, par un dernier effort, trouva dans
+ses souvenirs un nom retentissant, et, le
+lançant à M. Maldonne qui attendait le coup,
+l'&oelig;il clair, la mine légèrement railleuse et
+flattée:</p>
+
+<p>&mdash;L'aigle pygargue? dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;Eh! eh! repartit M. Maldonne, avec
+une moue de gourmet, la bête est rarissime
+en effet: c'est à peine si, de temps à autre,
+il s'en égare une à la poursuite des oies
+sauvages qui remontent la Loire.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien?</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_113"> 113</a></span>
+&mdash;Je l'ai, monsieur!</p>
+
+<p>&mdash;Pas possible?</p>
+
+<p>&mdash;Chez moi!</p>
+
+<p>&mdash;Chez vous, monsieur?</p>
+
+<p>&mdash;Tué de ma main.</p>
+
+<p>&mdash;Un vrai pygargue?</p>
+
+<p>&mdash;Il n'y en a pas de faux.</p>
+
+<p>&mdash;Non, monsieur, dit Claude, je n'aurais
+pas cru qu'un simple particulier pût posséder...</p>
+
+<p>&mdash;Par exemple! Je vous le prouverai!
+dit M. Maldonne en se levant, tout rouge de
+l'émotion du collectionneur animé par le défi
+et sûr de son triomphe. Avez-vous une demi-heure
+à perdre?</p>
+
+<p>&mdash;Je suis libre, monsieur.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, venez, accompagnez-moi jusqu'à
+la maison, et vous le verrez!</p>
+
+<p>«Je la verrai», pensa Claude, dissimulant
+sa joie sous l'apparence d'un scepticisme
+poli.</p>
+
+<p>C'était l'heure où, sur toute la surface de
+<span class="pagenum"><a id="Page_114"> 114</a></span>
+la France, le fonctionnaire s'évanouit, et
+l'homme s'épanouit. Le déclin du soleil brise
+des milliers de chaînes, qui se renouent au
+matin. Le conservateur du musée se retira
+dans un coin de la salle, pour changer sa
+veste de travail contre une redingote noire
+qui dessinait son torse maigre, se coiffa d'un
+chapeau de paille à bords plats, et prit une
+canne de buis à gros n&oelig;uds.</p>
+
+<p>Pendant ces préparatifs, Claude s'était
+approché de l'aquarelle pendue près de la
+fenêtre. Elle représentait, à demi caché dans
+les roseaux d'un étang, un chasseur qui
+rabattait son arme après avoir tiré. Le
+canon fumait encore. Un oiseau fuyait,
+déjà très loin, rasant la nappe claire de
+l'eau.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens! dit Claude, quel est cet oiseau
+bleu que le chasseur vient de manquer?</p>
+
+<p>M. Maldonne se détourna vivement, sans
+prendre le temps de passer la dernière
+manche de sa redingote.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_115"> 115</a></span>
+&mdash;Bah! répondit-il, peu importe! Des
+oiseaux bleus, il y en a de beaucoup d'espèces,
+des perruches, par exemple, des colibris...</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'en est pas un, assurément. On
+dirait plutôt un canard? Ne trouvez-vous
+pas?</p>
+
+<p>&mdash;Venez, monsieur! dit M. Maldonne
+en s'avançant et, légèrement embarrassé:
+la peinture ne doit pas avoir grand intérêt
+pour vous, c'est un souvenir, un cadeau
+d'ami... venez.</p>
+
+<p>Claude jeta un dernier coup d'&oelig;il sur le
+chasseur malheureux, qui lui parut, en ce
+moment, ressembler au conservateur du
+musée, et, traversant le laboratoire, descendit
+l'escalier. Son compagnon avait un
+jarret d'acier et des yeux sans cesse en
+mouvement. Il longea d'abord, au pas accéléré,
+presque sans rien dire, ces files de
+maisons devant lesquelles il passait quatre
+fois le jour, tout occupé à saluer de la
+<span class="pagenum"><a id="Page_116"> 116</a></span>
+main les gens qui lui souriaient ou se
+découvraient devant lui. Puis, le faubourg
+franchi, des bouts de haie commencèrent
+à rompre la ligne des murs, et la campagne
+apparut: cultures de maraîchers et
+vastes pépinières, où la ville enfonçait encore,
+çà et là, le coin d'une bâtisse neuve.
+Presque partout, des deux côtés de la route,
+des forêts minuscules d'arbres verts, des
+taillis, drus comme les poils d'une brosse, de
+noisetiers, de hêtres, d'érables, des groupes
+de jeunes marronniers levant leur bouquet
+de feuilles, comme des palmiers d'oasis, au-dessus
+des files naines de poiriers ou de
+fusains, tout cela coupé en carré par des
+fossés sans herbe. M. Maldonne, dès qu'il se
+sentit enveloppé de ce paysage familier, ralentit
+sa marche, et donna libre carrière à
+son esprit. Tout l'intéressait, à présent, le
+moindre détail du chemin, les vols d'oiseaux
+surtout, que le soir attirait vers les nids,
+et qui s'éparpillaient, balles de plumes
+<span class="pagenum"><a id="Page_117"> 117</a></span>
+bondissantes, dans l'air tiède et doré. Il
+les nommait les uns après les autres:
+bruants, verdiers, linots, alouettes, pinsons,
+fauvettes. C'était son monde qu'il
+présentait à Claude. Sa conversation abondait
+en choses vues et fines. Il s'animait.
+Il était quelqu'un.</p>
+
+<p>Sous les pieds des promeneurs, de la terre
+aux ombres courtes où elle était blottie, une
+alouette se leva, monta dans la lumière, agitant
+toutes ses plumes, plana, et redescendit
+sans avoir interrompu son chant. M. Maldonne
+l'avait suivie, avec une expression de
+tendresse qui ne s'adressait point à l'oiseau,
+avec un de ces sourires qui vont droit à une
+joie prochaine. L'alouette chanteuse n'était
+pour lui qu'un symbole. Et en effet, quand
+elle se fut assise dans les mottes, Claude
+remarqua que le regard de M. Maldonne se
+posait en avant, sur un parc entouré de
+murs. «C'est là!» se dit-il.</p>
+
+<p>On ne distinguait encore que des arbres
+<span class="pagenum"><a id="Page_118"> 118</a></span>
+de venue superbe, aux cimes arrondies, retombantes
+ou découpées en fuseaux légers
+sur le ciel, mais point de maison. Bientôt,
+le vieux mur d'ardoise crevassé, auquel la
+mousse servait de ciment, et que couronnaient
+des giroflées défleuries, étendit son
+ombre sur la route. Vers le milieu, deux
+piliers de tuffeaux, surmontés de chapiteaux,
+encadraient un portail massif, hérissé de
+clous formant des arabesques et décoré
+d'un pied de sanglier. De toutes parts les
+branches débordaient en ourlets verts l'arête
+de la pierre. Même à ceux qui passaient, le
+domaine donnait l'impression fugitive de la
+paix. «Faut-il avoir de l'esprit pour se
+loger-là! songeait Claude. Quel parfum ce
+doit être au printemps! Comme c'est doux
+l'été! En hiver même on est abrité du vent.
+Et voilà où vous demeurez, mademoiselle?
+Cela ne m'étonne point; cela même me confirme
+dans l'idée que je me suis faite de
+vous.»</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_119"> 119</a></span>
+M. Maldonne poussa une petite porte qui
+fit, en s'ouvrant, comme une déchirure dans
+le vaste panneau de bois.</p>
+
+<p>&mdash;Entrez! dit-il.</p>
+
+<p>Oh! ce premier pas dans la terre promise!
+Derrière la porte, les lilas, les ébéniers, les
+acacias, cent arbres d'essences choisies et
+mêlées se rejoignaient au-dessus du sable
+encore humide de la dernière pluie. Des
+fleurs fanées à demi jonchaient le sol, et,
+chauffées par les traînées de soleil qui tombaient
+de la voûte, répandaient une odeur
+sucrée. A vingt pas, en face, deux grandes
+fenêtres ouvertes buvaient l'air divin. Les
+deux hommes suivirent l'avenue. Il y eut
+quelques bruissements d'ailes dans les cimes.
+La maison se découvrit tout entière, plus
+large que haute, enveloppée par les deux
+branches de l'allée, qui devaient se rejoindre
+au delà. M. Maldonne traversa un vestibule,
+poussa une porte à gauche, et, s'effaçant le
+long du mur:</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_120"> 120</a></span>
+&mdash;Mon cher monsieur, dit-il, vous ai-je
+trompé?</p>
+
+<p>Sur la cheminée, au fond de l'appartement,
+un aigle, le cou tendu, déployait ses
+ailes immenses.</p>
+
+<p>&mdash;Deux mètres vingt d'envergure, reprit
+le naturaliste, et regardez-moi ces moustaches,
+les pennes blanches de la cuisse, les
+écailles de la patte, est-ce un pygargue, oui
+ou non? En est-ce un?</p>
+
+<p>Claude s'était déjà détourné de l'oiseau,
+et saluait, un peu confus, une femme qu'il
+n'avait point aperçue tout d'abord, assise
+près de la fenêtre. Madame Maldonne écrivait,
+sur des ronds de papier d'égal rayon:
+«Groseilles 1889.»</p>
+
+<p>&mdash;Qu'y-a-t-il? demanda le naturaliste
+en entrant après Claude... Ah! ma chère,
+pardon... un client d'aujourd'hui, monsieur
+Claude Revel, peut-être un disciple
+futur, qui ne voulait pas croire à mon
+pygargue. Je l'ai amené.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_121"> 121</a></span>
+Claude s'inclina, et madame Maldonne lui
+rendit son salut, d'un léger mouvement de
+la tête, avec cette gravité inquiète qui caractérise
+les personnes timides.</p>
+
+<p>&mdash;Vous aimez l'histoire naturelle, monsieur?
+demanda-t-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne suis qu'un débutant, madame,
+répondit Claude.</p>
+
+<p>&mdash;Mais non, puisque vous discutez avec
+mon mari sur les espèces rares. Êtes-vous
+convaincu?</p>
+
+<p>&mdash;Absolument, madame.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur irait très loin en ornithologie,
+s'il le voulait, dit sentencieusement
+M. Maldonne.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! monsieur!</p>
+
+<p>&mdash;Très loin, je le répète. Nous en avons
+causé en chemin, et vous aviez tout l'air
+de vous intéresser à la chose, monsieur!</p>
+
+<p>&mdash;Avec un pareil guide! fit Claude.</p>
+
+<p>Il disait cela par politesse. Mais madame
+Maldonne le prit autrement. Une lueur,
+<span class="pagenum"><a id="Page_122"> 122</a></span>
+comme un reste de jeunesse, éclaira son
+visage. Elle regarda son mari d'un air de
+ravissement. Quelqu'un lui rendait donc
+justice, à lui, devant elle! Quel rare
+plaisir!</p>
+
+<p>Elle fut un instant jolie de l'émotion délicate
+de son c&oelig;ur.</p>
+
+<p>&mdash;Pauvre ami! fit-elle. Si vous saviez,
+monsieur, tout ce qu'il a eu à souffrir de la
+part de directeurs inintelligents, incapables
+de le comprendre! Heureusement qu'il s'est
+imposé par son talent. Pour organiser cette
+collection, la plus belle de toute la province,
+il lui a fallu plus de travail...</p>
+
+<p>&mdash;Geneviève! interrompit M. Maldonne,
+aussi désireux qu'elle d'entendre achever la
+phrase.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, plus de travail, d'adresse, de
+science et d'observation, qu'à des artistes
+célèbres, enrichis, fêtés.</p>
+
+<p>&mdash;Fêté! Est-ce que je ne le suis pas ici,
+Geneviève? Tout le monde me gâte, au contraire...
+<span class="pagenum"><a id="Page_123"> 123</a></span>
+Voyons, voyons, au lieu de nous
+attendrir inutilement sur mon sort, si tu
+nous offrais un peu de sirop? La soirée est
+étouffante, et monsieur doit avoir aussi
+chaud que moi... Thérèse?</p>
+
+<p>Madame Maldonne fit un geste d'avertissement
+désespéré, comme pour dire: «A
+quoi penses-tu, mon ami? Tu sais bien que
+c'est impossible. Elle ne peut pas venir!»
+Mais il était trop tard, mademoiselle Thérèse
+avait entendu. Elle était déjà là, dans l'encadrement
+de la porte opposée à celle de
+l'entrée: toute rose, la lèvre supérieure légèrement
+relevée laissant voir quatre dents
+blanches, le nez petit, les yeux grands, les
+sourcils un peu étonnés, un vrai modèle de
+Greuze. Et, pour parfaire la ressemblance
+avec les types préférés de ce maître des
+scènes intimes, elle avait un petit tablier,
+les manches retroussées, et, sur ses mains
+mignonnes, sur ses bras, la plus belle couleur
+rouge qu'on puisse imaginer. Mademoiselle
+<span class="pagenum"><a id="Page_124"> 124</a></span>
+Thérèse devait faire des confitures. En
+apercevant un étranger, son premier mouvement
+fut de rire. Elle se trouvait drôle
+ainsi. Une seule chose paraissait la gêner:
+son petit tablier à bretelles. Aussi, de la
+main droite, elle cherchait discrètement
+l'agrafe de la ceinture, tandis qu'elle regardait
+tour à tour son père, sa mère et
+Claude, avec les mêmes yeux pleins de fou
+rire contenu.</p>
+
+<p>&mdash;Folle que tu es! dit M. Maldonne en
+lui tendant ses deux bras, qu'il retira aussitôt,
+par respect des convenances; apporte-nous
+de ce sirop de framboises que ta mère
+fait si bien!</p>
+
+<p>Elle voulut répondre. Mais les mots
+n'obéissent pas toujours. On entendit d'abord
+un éclat de rire étouffé, puis une fusée de
+notes claires, débordantes, épanouies comme
+une chanson de printemps, qui diminua,
+s'assourdit, et s'éteignit dans le lointain:
+mademoiselle Thérèse s'était enfuie...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_125"> 125</a></span>
+Elle revint, cinq minutes après, sans tablier,
+les manches baissées et la mine sérieuse,
+portant sur un plateau deux verres,
+une carafe d'eau fraîche et un carafon de
+sirop, le tout si propre, si net que, quand
+elle entra dans le rayonnement de la fenêtre,
+tous les massifs du jardin se mirèrent aux
+facettes du cristal.</p>
+
+<p>Claude la regarda poser le plateau sur la
+table à ouvrage, se redresser, et se retirer
+derrière une chaise, les mains appuyées au
+dossier.</p>
+
+<p>&mdash;Je vois, mademoiselle, dit-il, que vous
+êtes déjà initiée aux recettes du ménage.</p>
+
+<p>&mdash;Il n'y a rien d'étonnant à cela, répondit
+madame Maldonne. Nous vivons ici
+assez loin de la ville pour nous considérer
+comme des campagnards. Nous en avons
+les goûts, et même quelquefois les défauts,
+ajouta-t-elle, en enveloppant sa fille d'un
+regard très doux, où il y avait une ombre
+de reproche.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_126"> 126</a></span>
+&mdash;Voyons, mère chérie, est-ce bien grave?
+reprit vivement Thérèse. Je vous croyais
+seuls. Je suis venue comme j'étais. Monsieur
+a bien deviné, allez? N'est-ce pas, monsieur,
+vous avez deviné que je faisais des confitures?</p>
+
+<p>&mdash;Du premier coup d'&oelig;il, mademoiselle.</p>
+
+<p>&mdash;A mes mains? reprit-elle en étendant
+ses doigts, qui jouaient sur le dossier de sa
+chaise.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mademoiselle. Et peut-on savoir
+quelle sorte de confitures?</p>
+
+<p>Elle eut un hochement de tête de commisération,
+pour une ignorance pareille, et
+dit:</p>
+
+<p>&mdash;Mais de groseilles, monsieur! En cette
+saison-ci, que voulez-vous que ce soit autre
+chose?</p>
+
+<p>Puis, subitement, ses yeux s'animèrent;
+leur gravité d'emprunt tomba comme un
+voile, et la jeunesse, qui était derrière, la
+belle jeunesse limpide et hardie réapparut.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_127"> 127</a></span>
+&mdash;Les groseilles, s'écria-t-elle, voilà un
+fruit que j'aime!</p>
+
+<p>&mdash;Vraiment, mademoiselle?</p>
+
+<p>&mdash;Cela vous étonne, monsieur?</p>
+
+<p>&mdash;Un peu, je l'ai toujours trouvé médiocre.</p>
+
+<p>&mdash;Et moi aussi, monsieur! Mais ce n'est
+pas pour leur goût que j'aime les groseilles.</p>
+
+<p>&mdash;Et peut-on vous demander pourquoi?</p>
+
+<p>&mdash;Parce qu'elles ont l'humeur égale. Avec
+elles on sait sur quoi compter. Tous les ans,
+cela donne, tandis que les abricots, les
+pêches, les cerises même, pour un coup de
+vent, pour une gelée, s'en vont en feuilles...
+Eh bien! moi, j'ai une préférence pour tout
+ce qui ne trompe pas!</p>
+
+<p>Elle était charmante, disant avec conviction
+ces choses fraîches.</p>
+
+<p>&mdash;A la mode antique, et à votre santé!
+dit M. Maldonne, qui avait rempli les deux
+verres, et en levant le sien.</p>
+
+<p>Claude s'inclina très légèrement, du côté de
+<span class="pagenum"><a id="Page_128"> 128</a></span>
+la maîtresse du logis. Et c'était un spectacle
+assez rare, ces quatre personnes contentes à
+la fois: madame Maldonne d'avoir loué son
+mari, le mari d'avoir un disciple, Thérèse
+de deviner l'hommage discret rendu à sa jeunesse,
+Claude de se trouver en pleine réussite
+de ses projets, au milieu d'aussi braves gens,
+groupés sous les ailes du pygargue qui lui
+avait servi d'introducteur.</p>
+
+<p>Le naturaliste, beaucoup moins oublieux
+que son hôte du prétexte sous lequel celui-ci
+était venu, détourna la conversation vers
+son sujet préféré. Il raconta,&mdash;ce ne devait
+être ni la première, ni la seconde fois,&mdash;l'histoire
+du coup de fusil qui lui avait
+valu ce trophée de chasse, principal ornement
+du salon. On fit tous ensemble, et
+sous sa direction, une station devant la cheminée.
+Là, sous une cloche de verre, il y
+avait un chef-d'&oelig;uvre de patience et de
+goût: une collection d'oiseaux des îles, ou
+du pays, au plumage éclatant, posés dans
+<span class="pagenum"><a id="Page_129"> 129</a></span>
+toutes les attitudes de la vie, les ailes
+éployées ou croisées, mangeant, buvant,
+dormant la tête enfoncée sous les plumes,
+abritant leurs &oelig;ufs menacés, ou marchant
+inquiets au milieu de poussins vêtus, comme
+des graines de souci, d'un duvet plus long
+qu'ils n'étaient gros. M. Maldonne, mis en
+verve, ne tarissait pas. Il possédait une mémoire
+prodigieuse des circonstances, des
+lieux, des dates. L'auditoire suffisait à l'animer.
+Claude, souvent distrait, regardait à
+la dérobée ses voisines, penchées, Thérèse
+un peu moins que sa mère, écoutant toutes
+les deux avec l'attention de la tendresse que
+rien ne lasse. «Et cette alouette blanche?»
+disait l'une. «Et ce guêpier doré?» disait
+l'autre.</p>
+
+<p>Cependant, deux fois déjà, le bonnet d'une
+fille de charge, apparu dans l'entre-bâillement
+de la porte, s'était retiré devant un
+signe discret de la maîtresse du logis. La
+troisième fois, le bonnet entra. Il était précédé
+<span class="pagenum"><a id="Page_130"> 130</a></span>
+d'une assiette. Le dîner attendait.
+Claude battit en retraite, et personne ne le
+retint, bien que tous eussent du regret de
+le quitter. Mais la coutume, l'heure sacrée.
+O servitude naïve et forte!</p>
+
+<p>&mdash;Nous nous reverrons? demanda M. Maldonne.</p>
+
+<p>Claude, avant de répondre, suivit des yeux
+Thérèse qui traversait l'appartement, pour aller
+pousser un battant de la fenêtre, flamboyant
+sous la lumière du couchant. Elle marchait
+sans bruit, la tête droite, son cou délicat ombré
+de mèches folles. Sans paraître y prendre
+garde, elle écoutait. Claude eut cette impression
+très nette qu'elle n'était pas indifférente
+à ce qu'il allait répondre. Peut-être eût-il
+éludé l'invitation et brisé l'aventure, n'emportant
+que le souvenir agréable de l'accueil
+qu'il avait reçu et l'image renouvelée, embellie,
+de cette enfant. La nuance d'attention
+qu'il crut saisir chez Thérèse, la grâce aussi
+de cette tête un peu fière, qui se dessinait sur
+<span class="pagenum"><a id="Page_131"> 131</a></span>
+la baie lumineuse, en décidèrent autrement.</p>
+
+<p>&mdash;Je crains, répondit-il, d'être un élève
+médiocre, mais je reviendrai volontiers.</p>
+
+<p>&mdash;Convenu! repartit le naturaliste. Vous
+me trouverez presque toujours, le soir, au
+jardin, où j'ai mon laboratoire, là-bas, vous
+voyez?</p>
+
+<p>&mdash;Le jardin, dit Thérèse à demi détournée,
+c'est ce qu'il y a de plus joli ici.</p>
+
+<p>Claude fut sur le point de répondre:
+«Oh! non!» Il le pensa. Et elle le devina.
+Il se sentit rougir. M. et madame Maldonne
+se demandèrent pourquoi. Ils n'étaient plus
+jeunes.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! dit-il, je reviendrai, un soir,
+après dîner.</p>
+
+<p>Il salua les deux femmes, serra la main
+de M. Maldonne, traversa de nouveau, cette
+fois les yeux à terre, le bosquet qu'il avait
+tant admiré une demi-heure plus tôt, et se
+retrouva sur la route. Il s'étonnait de l'émotion
+vague qu'il éprouvait, et de ce qu'il
+<span class="pagenum"><a id="Page_132"> 132</a></span>
+avait été, timide en somme et un peu
+gauche. Ces gens très simples, par leur simplicité
+même, leur cordialité vraie, l'avaient
+jeté en dehors des phrases convenues. Il
+avait promis de revenir. Se proposait-il de
+devenir l'élève de M. Maldonne? Non, ce
+n'était pas sérieux. Alors? D'ordinaire ses
+actes étaient plus réfléchis. «Puisque je l'ai
+promis, se dit-il, je reviendrai. Mais je mettrai
+un intervalle entre cette première visite
+et ma seconde.» Il se rendait compte qu'il
+avait obéi, et c'était une récidive, à l'attrait
+de cette jeune fille, la fille d'un simple
+conservateur de musée de province. Mais
+il n'insista pas, et chercha, sur la route,
+quelque chose qui pût lui éviter, vis-à-vis de
+lui-même, l'aveu complet de sa faiblesse.</p>
+
+<p>A trente pas, un homme venait, vêtu de
+telle façon qu'il ne pouvait passer inaperçu,
+à cette heure et à cette place: jaquette claire
+ouvrant sur un gilet blanc, chapeau gris,
+cravate ornée d'une épingle.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_133"> 133</a></span>
+Au moment où il croisa Claude, il le
+considéra attentivement, et reporta les yeux
+vers l'enclos des Maldonne. Il se demandait
+sûrement: «D'où vient-il?» Claude pensa
+de même: «Où peut-il bien aller?» Et quand
+il se fut éloigné de quelques cents mètres,
+à l'endroit où les premières masures s'élevaient
+au bord du chemin, il se détourna.
+Là-bas, devant le portail vert, l'inconnu s'était
+arrêté. Il avait le bras levé vers la sonnette,
+et, par-dessus son épaule, il regardait
+Claude.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_134"> 134</a></span></p>
+
+<h2>V</h2>
+
+<p>Les semaines s'en vont vite, tant que le
+c&oelig;ur de l'homme ne s'intéresse point à leur
+fuite. L'impression que la visite au logis des
+Pépinières avait faite sur l'esprit de Claude
+s'était effacée, ou plutôt elle avait disparu
+de la surface, comme les graines des fleurs
+fragiles dont se couvrent un matin les
+étangs. Elles tombent, invisibles, mêlées à
+mille débris de poussière que rien ne ramènera
+jamais du fond obscur où ils s'amassent.
+Elles sont confondues avec eux.
+<span class="pagenum"><a id="Page_135"> 135</a></span>
+Mais en elles un germe de vie est demeuré.
+Rien ne l'annonce, sur lui pèse la masse
+des eaux, agitée ou dormante, sans une
+tige, sans une feuille qui rappelle les végétations
+mortes. Il sommeille. Puis, un jour,
+de cet atome enseveli, un fil ténu s'élance.
+Il grandit, mystérieux encore, inaperçu. Nul
+ne reconnaîtrait en lui le passé qui revient.
+Et tout à coup, sans que rien l'ait révélée,
+une pointe d'or perce la surface, s'y
+épanouit en étoile, et dit aux rives: «Me
+voilà!»</p>
+
+<p>Claude, à la fin d'août, fut rappelé à la
+ville par ses obligations d'officier de réserve.
+Pendant trois semaines, il se rendit à la
+caserne, à cinq heures du matin, sanglé dans
+son dolman, admiré des ménagères qui ouvraient
+les contrevents, salué par les hommes
+de garde, commanda le maniement d'armes
+et quelques mouvements d'ensemble, savoura
+la douceur de l'autorité indiscutée, parla de
+la France avec plus de fierté, de la guerre
+<span class="pagenum"><a id="Page_136"> 136</a></span>
+avec des frissons d'espérance, et fut pris
+deux ou trois fois, tant il portait bien l'uniforme,
+pour un sous-lieutenant de «l'active».
+Vinrent les man&oelig;uvres. Ce fut un
+jeu pour un chasseur comme lui, rompu à
+la marche. Et certes, tant qu'elles durèrent,
+les cantonnements chez l'habitant, les réceptions
+dans les châteaux, les longues étapes
+où l'on cause, les batailles pour rire où le
+c&oelig;ur saute pourtant de la même émotion
+que si les balles sifflaient, ne laissèrent pas
+à Claude un moment d'ennui. La veille au
+soir du désarmement, il éprouva, pour la
+première fois, un peu de lassitude, mêlée
+à un regret vague d'une carrière trop tard
+connue, trop tard aimée. La journée était
+finie, les hommes regagneraient le lendemain
+leurs foyers, lui-même il quitterait le
+galon d'or et les camaraderies bruyantes du
+régiment. Il se promenait, après le dîner,
+triste de retomber dans l'habitude et le
+connu de la vie, quand le souvenir lui
+<span class="pagenum"><a id="Page_137"> 137</a></span>
+revint des Pépinières et du rendez-vous de
+M. Maldonne. Claude regarda, avec une
+complaisance involontaire, la tenue qu'il
+avait encore le droit de porter, leva les yeux
+pour s'assurer de l'humeur du temps, se
+sentit tout joyeux de constater qu'il faisait
+beau, et partit.</p>
+
+<p>C'était un de ces soirs de septembre, où
+la lueur dorée qui traîne au couchant prolonge
+presque indéfiniment le crépuscule.
+Elle rayonne dans tout le ciel. Et si la lune
+monte alors au-dessus de l'horizon, il n'y a
+pas de nuit, mais un jour lunaire qui continue
+l'autre, et pose sa lumière bleue sur
+le sol tiède encore du soleil disparu. Claude
+allait, un peu ému, porté par une sorte
+d'espérance sans objet, et douce cependant.
+Il aspirait à pleins poumons l'haleine des
+crépuscules, qui grise les merles, et les fait
+chanter, certains soirs, même après les premières
+étoiles. Des choses rimées, des débuts
+de romances fredonnaient dans sa mémoire.
+<span class="pagenum"><a id="Page_138"> 138</a></span>
+Quand il aperçut le bosquet des Maldonne,
+immobile au milieu de la campagne rase,
+les cimes des arbres encore touchées par la
+lumière et comme évanouies en elle: «Sous
+ces ombrages, murmura-t-il, à pas lents et
+rêveuse...»</p>
+
+<p>Thérèse Maldonne se trouvait tout simplement
+au salon, quand Claude y entra, pas
+rêveuse du tout, assise près de la table
+qu'entouraient, avec elle, son père, sa mère
+et Robert. Celui-ci lisait à haute voix. En
+entendant la domestique ouvrir la porte et
+le cliquetis d'un sabre, il ferma le livre sur
+un de ses doigts. Les deux femmes s'étaient
+levées. M. Maldonne venait au-devant
+de Claude, l'air épanoui et les mains
+tendues.</p>
+
+<p>&mdash;Cher monsieur, dit-il, vous nous surprenez
+agréablement. Je pensais que vous
+nous aviez oubliés... Permettez d'abord que
+je vous présente... Il se tourna vers Robert,
+assis de l'autre côté de la table: «Monsieur
+<span class="pagenum"><a id="Page_139"> 139</a></span>
+Claude Revel, un naturaliste amateur, un
+futur élève,» puis, vers Claude: «Mon
+beau-frère, Robert de Kérédol.»</p>
+
+<p>&mdash;Je crois avoir eu l'honneur de rencontrer
+monsieur sur la route, lors de ma première
+visite, dit Claude, très aimable et
+s'inclinant.</p>
+
+<p>M. de Kérédol se souleva, les mains appuyées
+aux bras du fauteuil.</p>
+
+<p>&mdash;En effet, dit-il poliment, c'est bien la
+seconde fois que nous nous rencontrons.</p>
+
+<p>Cependant, au ton dont il disait cela, il
+était facile de deviner que la première lui
+eût suffi. Sans rien ajouter, il considéra
+Claude de la tête aux pieds, comme autrefois
+il examinait un soldat, aux revues du
+dimanche, sourit faiblement, et roula un
+peu son fauteuil en arrière.</p>
+
+<p>Thérèse lui jeta un coup d'&oelig;il qui demandait:
+«Pourquoi vous retirer?» Il ne parut
+pas s'en apercevoir.</p>
+
+<p>Le cercle se reforma, sans qu'il y fût
+<span class="pagenum"><a id="Page_140"> 140</a></span>
+compris, près de la fenêtre par où venait le
+parfum violent des géraniums.</p>
+
+<p>&mdash;Madame, dit Claude, debout et la
+main gauche retenant son sabre, je suis désolé
+d'interrompre votre lecture. Si je suis
+entré, c'est qu'on m'a prévenu que M. Maldonne
+ne se trouvait pas au jardin.</p>
+
+<p>&mdash;Mais vous ne troublez rien, monsieur,
+je vous assure, dit madame Maldonne, en
+retouchant les plis du fichu de tulle noué
+autour de son cou. La lecture pourra se
+reprendre bien facilement... Désarmez-vous,
+je vous prie.</p>
+
+<p>&mdash;Et asseyez-vous, dit M. Maldonne, que
+nous nous voyons un peu. Après quoi, nous
+irons tous deux causer histoire naturelle.</p>
+
+<p>Claude sortit pour accrocher son sabre au
+porte manteau, puis revint s'asseoir à droite
+de Thérèse, en face de madame Maldonne.</p>
+
+<p>&mdash;Croiriez-vous, monsieur, dit celle-ci,
+que nous lisions un conte!</p>
+
+<p>&mdash;Il y en a de si sérieux, madame!</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_141"> 141</a></span>
+&mdash;Un conte de Daudet.</p>
+
+<p>&mdash;Un chef-d'&oelig;uvre, alors. On n'a rien
+écrit de pareil en prose du midi.</p>
+
+<p>&mdash;N'est-ce pas, monsieur? dit Thérèse,
+en considérant, d'un air d'admiration, ce
+bel officier qui parlait littérature. Je n'ai
+rien lu qui me plût autant. Il y en a un,
+surtout...</p>
+
+<p>&mdash;C'est que nous avons chacun nos préférences,
+interrompit madame Maldonne,
+avec une certaine vivacité, résultat sans doute
+de discussions antérieures. Moi, j'aime par-dessus
+tout le conte des <cite>Vieux</cite>. L'aimez-vous,
+monsieur?</p>
+
+<p>&mdash;Beaucoup, madame.</p>
+
+<p>&mdash;C'est si touchant!</p>
+
+<p>&mdash;Moi, fit M. Maldonne: <cite>Les Aventures
+d'un perdreau rouge</cite>. Exact, mon cher monsieur,
+écrit par un chasseur. Vous l'aimez
+aussi, celui-là?</p>
+
+<p>&mdash;Je le crois bien! Et vous, mademoiselle?</p>
+
+<p>&mdash;<cite>Les Étoiles!</cite> répondit-elle en relevant
+<span class="pagenum"><a id="Page_142"> 142</a></span>
+la tête, d'un mouvement souple et fier, vers
+la bande de ciel de la fenêtre.</p>
+
+<p>Aucune étoile n'apparaissait encore. Mais
+on eût dit qu'elle les voyait toutes, tant il y
+avait de clarté dans le regard qu'elle détourna
+ensuite vers Claude. Elle ne posait
+pas. Elle ne simulait rien. Un des mots
+qu'elle aimait, un de ceux qui ont de l'infini,
+lui était monté aux lèvres. Et cela
+suffisait pour qu'elle fût émue.</p>
+
+<p>Claude reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Et pourquoi ce conte mieux qu'un
+autre, mademoiselle?</p>
+
+<p>&mdash;Ah! voilà! dit-elle. C'est que je comprends
+si bien le pâtre de Daudet, d'avoir
+une étoile préférée à laquelle on parle! Nous
+en avions une, mon parrain et moi, quand
+j'étais plus petite.</p>
+
+<p>Et les jolis yeux clairs cherchèrent de
+nouveau dans l'espace, et une main de
+jeune fille, transparente et voilée d'ombres
+blondes, s'étendit vers la lumière.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_143"> 143</a></span>
+&mdash;Tenez, monsieur, là-bas, au-dessus des
+sorbiers. C'est là qu'elle se lève. Souvent
+nous l'attendions, et, quand elle paraissait,
+nous en ressentions une joie. Et, de son
+côté, elle semblait nous reconnaître. Il y
+avait chez elle, je vous assure, de l'amitié
+pour nous, comme dans les yeux d'une
+personne chérie.</p>
+
+<p>&mdash;Thérèse! fit une voix, au fond de
+l'appartement.</p>
+
+<p>Les quatre personnes groupées auprès de
+la fenêtre se détournèrent en même temps
+vers M. de Kérédol.</p>
+
+<p>Il était penché en avant, et tenait, fermé
+sur un de ses doigts, le petit in-dix-huit à
+couverture crème. Ses lèvres, un peu railleuses,
+le pli plus accentué de son front
+entre les sourcils, indiquaient seuls une
+lutte intime, une colère ou une souffrance
+dont il voulait demeurer maître, et qui se
+trahissait pourtant.</p>
+
+<p>&mdash;Vous oubliez, Thérèse, dit-il, que nous
+<span class="pagenum"><a id="Page_144"> 144</a></span>
+ne sommes pas seuls ici. De pareils enfantillages
+ne sauraient intéresser un étranger.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, je vous demande pardon, répondit
+Claude en se levant. Ce que dit mademoiselle
+est charmant!</p>
+
+<p>&mdash;Peut-être, repartit M. de Kérédol avec
+le même flegme impertinent, mais je vous
+croyais passionné pour l'histoire naturelle,
+monsieur, et c'est de l'astronomie.</p>
+
+<p>Claude, que sa belle humeur de jeune
+homme ne quittait pas volontiers, se prit à
+rire.</p>
+
+<p>&mdash;De l'astronomie, monsieur? Croyez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Ce qu'il y a de sûr, interrompit
+M. Maldonne, en se levant à son tour, c'est
+que mon cher beau-frère ne serait pas fâché
+de reprendre sa lecture.</p>
+
+<p>&mdash;Moi? mais je n'ai pas dit cela.</p>
+
+<p>&mdash;Non, tu le penses seulement. Eh bien!
+achève, mon ami, replonge-toi dans l'histoire
+de l'<cite>Élixir du Père Gaucher</cite>. Nous
+<span class="pagenum"><a id="Page_145"> 145</a></span>
+autres, nous sortons, et nous n'aurons rien
+à vous envier, car il fait une soirée admirable!</p>
+
+<p>Il répéta, en désignant l'horizon: «Oui,
+admirable!» Et le mot tomba au milieu du
+silence embarrassé de tout le monde.</p>
+
+<p>&mdash;C'est bientôt nous quitter, monsieur,
+dit enfin madame Maldonne, et j'insisterais,
+si mon mari n'était pas très heureux de
+vous avoir pour lui seul.</p>
+
+<p>Les yeux de mademoiselle Thérèse, grands
+ouverts et tournés vers Claude, exprimaient
+le même regret.</p>
+
+<p>Mais elle n'en dit rien. Elle se contenta
+de sourire aimablement, quand Claude s'inclina
+devant elle, et de suivre du regard,
+jusqu'au moment où la porte se referma sur
+lui, ce jeune lieutenant de réserve, qui partageait
+toutes ses prédilections pour les
+<cite>Étoiles</cite> de Daudet.</p>
+
+<p>Claude, qui avait salué très froidement
+M. de Kérédol, se trouva seul dans le corridor,
+<span class="pagenum"><a id="Page_146"> 146</a></span>
+et bientôt dans le jardin avec M. Maldonne.</p>
+
+<p>&mdash;Un peu étrange, mon beau-frère, n'est-ce
+pas? dit celui-ci timidement.</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu, répondit Claude, il y a tant
+de gens qui n'admettent pas qu'on trouble
+une de leurs habitudes!</p>
+
+<p>&mdash;C'est précisément cela, repartit le naturaliste.
+Il a la passion des récits, des histoires,
+des lectures, et tout ce qui l'interrompt
+l'émeut incroyablement... Un homme
+excellent, au fond, je vous assure, et si dévoué
+pour nous tous, un si bon ami!</p>
+
+<p>Tous deux ils avaient pris, côte à côte, la
+grande allée qui coupait le jardin par le
+milieu. Il restait encore un peu de jour. Des
+souffles frais commençaient à descendre avec
+l'ombre. En même temps, la terre, qui avait
+bu le soleil, exhalait des bouffées chaudes
+et imprégnées du parfum des résédas, des
+pétunias, des géraniums, dont il y avait
+une profusion autour des massifs de légumes.
+<span class="pagenum"><a id="Page_147"> 147</a></span>
+Entre ses quatre murs flanqués d'un
+rempart d'arbres, il embaumait comme une
+cassolette, le potager de M. Maldonne. Le
+brave homme eut bien vite fait d'oublier
+Robert, et l'incident de tout à l'heure, pour
+ne plus penser qu'au monde familier du
+jardin. On a toujours le c&oelig;ur pris aux
+choses qu'on a semées. Rien qu'à passer auprès
+de ses plates-bandes, il se sentait
+joyeux. Il s'épanchait en exclamations, en
+observations courtes, tantôt faisant remarquer
+à Claude les touffes crêpelées de ses
+asperges, une ligne de fraisiers, une poignée
+de glaïeuls autour d'un vieux cerisier, tantôt
+secouant un limaçon grimpé dans un rosier,
+ou, du bout de sa canne, étêtant un séneçon
+épanoui sur sa route. A mesure qu'il avançait,
+les diversions se multipliaient. Il
+s'arrêtait devant ses laitues en graine, et
+parlait à ses passe-roses, droites comme des
+flèches d'église, et comme elles tout du long
+fleuries.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_148"> 148</a></span>
+Les deux promeneurs s'entendaient d'ailleurs
+à merveille. Chacun découvrait avec
+bonheur chez l'autre le même amour profond
+et la science de la campagne. «Avez-vous
+observé, mon jeune ami?» disait
+l'un. «Assurément, cher monsieur», disait
+l'autre. «Alors vous comprenez que nous
+aimions les Pépinières?»&mdash;«Autant que
+j'aime la Coudraie». Quelque chose d'intime
+s'insinuait dans leurs phrases. Ils
+éprouvaient le même désir de prolonger
+l'entretien. Et, le premier tour d'allée
+achevé, ils en commencèrent un second, et
+d'autres encore.</p>
+
+<p>A chaque fois qu'il se détournait ainsi,
+tout au fond du jardin, et apercevait au
+loin la maison voilée d'ombre, Claude éprouvait
+la même émotion à regarder une petite
+lumière, feu tremblant d'une bougie veillant
+derrière les vitres. Était-ce la fenêtre
+de Thérèse, et l'aimable jeune fille se penchait-elle
+quelquefois entre les plantes grimpantes
+<span class="pagenum"><a id="Page_149"> 149</a></span>
+qui s'enlevaient, là, sur la muraille,
+comme des fumées brunes?</p>
+
+<p>Il y avait de quoi passer une heure avec
+cette simple question. Et M. Maldonne se
+mit à causer d'ornithologie. Il y revenait,
+non pour remplir une promesse, mais d'instinct,
+emporté par la vieille passion, ouvrant
+ses souvenirs aux pages préférées. Il s'amusait.
+Il racontait, beaucoup pour lui-même,
+un peu pour Claude. C'était déjà sa coutume
+avec M. de Kérédol. Et les histoires
+de chasse, lestement enlevées, s'en allaient,
+l'une après l'autre, à travers les buis et les
+passe-roses endormies.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur Claude, disait le naturaliste,
+voyez comme la nuit tombe vite, à présent!
+Quelle heure admirable et que bien peu
+connaissent! Le coucher des oiseaux, leur
+dernier mouvement, leur dernier chant, qui
+donc l'observe? Et pourtant!... Figurez-vous
+qu'il m'arrive encore de passer des
+moitiés de nuit à l'affût, ici même. J'emmène
+<span class="pagenum"><a id="Page_150"> 150</a></span>
+quelquefois ma fille. Elle aime cela comme
+moi. Nous nous cachons derrière un arbre,
+et j'attends. Ce n'est pas pour tuer, vous
+comprenez, mais pour le plaisir de revivre
+le passé, de retrouver quelques-unes de mes
+impressions d'autrefois, quand j'allais, à la
+lisière d'une taille, guetter les oiseaux nocturnes,
+ou les blaireaux qui roulent en grognant
+vers les vignes... Tenez, maintenant
+que la dernière frange d'or s'est effacée là-bas,
+où sont les martinets? Tous disparus,
+couchés, et de même les pinsons, les verdiers,
+les linots, tous ceux qui vivent du
+grain tombé... Quelques mangeurs d'insectes
+travaillent encore... Apercevez-vous cette
+mésange, qui tourne autour d'une branche
+d'abricotier? Elle va donner encore un ou
+deux coups de bec, puis renfoncer sa tête
+dans ses plumes soulevées, et vous ne la
+distinguerez plus d'avec l'écorce... Les merles
+se chargent de la sérénade... Écoutez celui-ci!...
+Tout à l'heure, il était à la pointe
+<span class="pagenum"><a id="Page_151"> 151</a></span>
+des sorbiers; le voilà qui galope dans les
+fouillis de ronces, inquiet du gîte de la nuit
+et chantant pour le dire... Quand il se sera
+tu, aucun oiseau du jour ne parlera plus...
+Ce sera le tour des hulottes, des orfraies,
+des rôdeurs nocturnes... Ah! les calomniés,
+ceux-là, cher monsieur! On les trouve laids!
+Mais rien n'est joli comme une orfraie au
+clair de lune! Nous en avons quelques-unes
+ici. Elles sortent de mes arbres, en arrière
+de la maison, ou du bois de Laurette. Aucun
+bruit ne dénonce leur vol. Leurs plumes
+sont fines comme des poils, blanches sur le
+ventre, jaunes sur les ailes. Et le vent coule
+au travers. Moi je reconnais les orfraies au
+passage de leur ombre, qui fait rentrer les
+mulots... Et que de drames, alors, dont nous
+sommes témoins!</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur Maldonne, disait Claude,
+vous êtes plus jeune que moi!</p>
+
+<p>Ils causèrent ainsi, longtemps encore, sans
+sortir de la même allée. Puis, comme ils
+<span class="pagenum"><a id="Page_152"> 152</a></span>
+arrivaient à l'extrémité du jardin où, vingt
+fois déjà, ils s'étaient retournés, Claude
+chercha devant lui la petite lumière, et ne
+la vit plus. Aussitôt l'histoire qu'il écoutait
+perdit tout intérêt. Le froid de la nuit le
+saisit. Le jardin lui parut comme un grand
+désert morne. Rien ne trahit au dehors cette
+impression subite. Et cependant, par une
+mystérieuse divination de l'esprit, M. Maldonne,
+presque en même temps, s'arrêta de
+parler. Il avait senti se briser le lien léger
+qui tient une âme attentive.</p>
+
+<p>&mdash;Voulez-vous que nous rentrions? dit-il.</p>
+
+<p>Tous les deux s'en revinrent en silence,
+vers le logis qui grandissait dans la brume
+à chacun de leurs pas. Le toit était argenté
+par la lune, le reste plongeait dans l'ombre,
+masse indécise, terne jusqu'à la base, où
+pas une lueur ne veillait.</p>
+
+<p>M. Maldonne entra le premier dans le vestibule,
+et ouvrit la porte du salon.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, dit-il en se détournant vers
+<span class="pagenum"><a id="Page_153"> 153</a></span>
+Claude, tout mon monde envolé! Plus personne!</p>
+
+<p>L'appartement était désert, mais les meubles
+conservaient le souvenir de la dernière
+scène qui s'y était passée. Au pied du fauteuil
+de M. de Kérédol, qui tendait les bras
+vers la porte, le livre gisait sur le parquet.
+Il avait dû couler le long du siège de cuir
+où on l'avait posé, et, tout meurtri, abandonné,
+il soulevait quelques-unes de ses
+pages blanches comme le fouet d'une aile
+blessée. Plus près de la fenêtre, quatre
+chaises formaient un demi-cercle, ouvert du
+côté du fauteuil. L'éclat qui les avait troublées,
+écartées les unes des autres, on le devinait,
+était venu de là. Sur le guéridon, un
+dé d'argent, oublié, faisait songer à une
+main fine de toute jeune fille.</p>
+
+<p>&mdash;Plus personne! répéta M. Maldonne,
+c'est étonnant, il n'est pas très tard...</p>
+
+<p>Il tira sa montre, et l'exposa au jour douteux
+de la lune, qui éclairait le vestibule.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_154"> 154</a></span>
+&mdash;Dix heures et demie seulement...
+Mais voilà, quand Robert s'avise d'être fantasque,
+il ne l'est pas à demi... Je suis sûr
+qu'il a prétendu que nous ne reviendrions
+pas ici... Il est singulier... vraiment, c'en
+est drôle.</p>
+
+<p>Il riait un peu, pour ne pas souligner la
+faute, mais, au fond, il se sentait humilié.</p>
+
+<p>Suivi de Claude, il traversa le vestibule,
+puis le bosquet, et tourna la clef dans
+l'énorme serrure du portail.</p>
+
+<p>&mdash;Bonsoir, monsieur Claude, dit-il. J'espère
+bien que nous n'en resterons pas là?</p>
+
+<p>&mdash;Mais, dit le jeune homme, à condition
+de ne rien troubler...</p>
+
+<p>&mdash;Venez au musée, repartit le naturaliste,
+nous y serons entre nous: vous, moi
+et les oiseaux. Est-ce accepté?</p>
+
+<p>Claude répondit, avec moins d'ardeur:</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute, monsieur.</p>
+
+<p>&mdash;J'y compte tout à fait, dit M. Maldonne.</p>
+
+<p>Il tendit la main à Claude, et celui-ci,
+<span class="pagenum"><a id="Page_155"> 155</a></span>
+franchissant le seuil, put encore apercevoir
+un instant, dans l'entre-bâillement de la
+porte, les yeux doux et plissés et la barbiche
+blanche de M. Maldonne, qui, du regard,
+suivait «son jeune ami», et le mettait
+en route.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_156"> 156</a></span></p>
+
+<h2>VI</h2>
+
+<p>Il se passa plusieurs semaines pendant
+lesquelles Claude, retiré dans sa terre de la
+Coudraie, mesura son blé, vendit son foin,
+fit ses vendanges, chassa les perdreaux et les
+grives, et constata, dans les rares moments
+où sa pensée prenait forme de méditation,
+qu'il était l'homme le plus heureux du
+monde. A diverses reprises, suivant les sentiers
+des bois humides et chauds des premières
+pluies, les mains dans les poches de
+son gilet de chasse, son chien quêtant au
+<span class="pagenum"><a id="Page_157"> 157</a></span>
+bord des touffes de fougères et d'ajoncs, il
+s'arrêta, comme grisé par la vie, par la paix,
+par la plénitude de joie qu'il sentait en lui
+et autour de lui. D'autres fois, il est vrai,
+l'idée lui vint, surtout aux heures lentes de
+l'après-dîner, quand la bourrasque soufflait
+dehors et l'empêchait de sortir, quand il
+n'entendait d'autre bruit, dans la vaste salle
+où il se promenait, que celui de son propre
+pas renvoyé par les murs, l'idée lui vint
+qu'une jeune femme embellirait encore cette
+agréable Coudraie. Une image se présentait
+à lui, sans en avoir été priée: celle de
+Thérèse, les mains tachées de groseilles et
+confuse de son tablier à bretelles, ou disant,
+les yeux levés: «Le conte des étoiles, monsieur.
+Nous en avions une, mon parrain et
+moi...» Mais il ne s'arrêtait pas longtemps
+à de pareilles rêveries. Elles lui paraissaient
+indignes d'un homme heureux, qui commande
+à vingt vignerons, jouit d'une indépendance
+parfaite et d'un revenu plus que
+<span class="pagenum"><a id="Page_158"> 158</a></span>
+suffisant. Il se contentait donc, en ces occasions,
+de tirer une forte bouffée de sa pipe,
+s'approchait de son épagneul étendu devant
+le feu, l'assurait que, de longtemps, personne
+ne troublerait leur ménage à tous
+deux, et sortait, malgré le mauvais temps,
+pour inspecter le cellier où fermentait
+son vin.</p>
+
+<p>Quand il fut de retour à la ville, vers la
+fin d'octobre, seul dans son hôtel du faubourg
+avec sa vieille Justine, l'image revint
+plus fréquente, et, soit que les distractions
+fussent moins nombreuses autour de lui,
+soit paresse d'une âme longuement tentée,
+il y prit un plaisir croissant. La plupart de
+ses amis n'étaient pas rentrés de la campagne.
+Dans les rues, des files de maisons
+toutes closes avaient sur leurs contrevents la
+poussière de six mois; la chaussée appartenait
+aux moineaux, et, même les jours ouvrables,
+quand il faisait du soleil, un monde
+de petites gens, rendus à la liberté par l'absence
+<span class="pagenum"><a id="Page_159"> 159</a></span>
+des grands, s'en allait vers les prés
+voisins avec la ligne sur l'épaule. Comment
+ne pas songer un peu? Et Claude se rappelait
+l'invitation de M. Maldonne: «Revenez
+au musée.» Fallait-il y retourner?
+Ne devait-il pas plutôt obéir à des scrupules
+qui, par moments, le prenaient? M. de
+Kérédol avait manifesté, par toute son attitude,
+un désir très peu vif de voir s'établir
+des relations entre les Pépinières et la Coudraie.
+La proposition même de M. Maldonne
+contenait une réserve.</p>
+
+<p>Un jour que ces questions s'offraient de
+nouveau à son esprit, il entra, pour y réfléchir,
+au Jardin des Plantes. Il savait
+qu'un des plus sûrs moyens de rencontrer
+un peu de solitude et de recueillement c'est
+encore de choisir une promenade publique,
+la foule ayant plutôt le goût des endroits
+lassants où il y a de la poussière: les boulevards,
+les grandes rues, les remparts des
+places fortes et le tour des fontaines.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_160"> 160</a></span>
+Il entra donc, et descendit l'avenue en
+pente bordée de platanes, admirant la limpidité
+de l'air et la profusion d'or que l'automne
+jette sur le monde. Au bout de l'allée,
+il y avait plusieurs serres à la file, dont les
+vitres peintes en blanc, cintrées sur les arceaux
+de fer, rayonnaient autour d'elles une
+vraie chaleur d'été. Là, quelques bonnes gens,
+des habitués, se chauffaient en faisant la
+sieste. Et, devant eux, marchant d'un pas
+relevé, Claude aperçut deux promeneurs
+qu'il reconnut tout de suite, bien qu'ils se
+présentassent de dos. L'un, gros, court, le
+geste rond, la voix chaude, était M. Lofficial;
+l'autre, plus sobre de mouvements,
+droit et sanglé dans sa redingote, ne pouvait
+être que le parrain de Thérèse. Ils causaient
+avec animation, à demi tournés l'un vers
+l'autre, et l'on devinait, à leur attitude
+même, au peu d'attention qu'ils accordaient
+aux rangées d'invalides à gauche, et aux
+massifs de dahlias à droite, qu'ils arpentaient
+<span class="pagenum"><a id="Page_161"> 161</a></span>
+depuis longtemps ce coin découvert et
+tiède du jardin.</p>
+
+<p>Claude ne voulut pas reculer, et continua
+sa route vers eux. Comme ils parlaient
+à voix haute, bientôt il put saisir des
+mots.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! non, mon cher monsieur,
+disait M. de Kérédol, je ne crois plus
+qu'elle nous quitte, à présent. Elle a l'air
+tout à fait heureuse au milieu de nous.
+Si vous l'aviez vue parler de ce concert de
+demain!...</p>
+
+<p>A ce moment, les deux promeneurs, qui
+s'étaient arrêtés à l'extrémité de la serre, se
+retournèrent ensemble, et aperçurent Claude
+Revel qui allait les dépasser.</p>
+
+<p>M. Lofficial étendit la main.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous arrête au passage, dit-il. Depuis
+le temps que je ne vous ai vu!... Vous connaissez
+mon jeune voisin? ajouta-t-il en
+s'adressant à M. de Kérédol.</p>
+
+<p>Celui-ci, probablement rassuré par la fuite
+<span class="pagenum"><a id="Page_162"> 162</a></span>
+du temps, qui n'avait amené aucun incident
+nouveau, répondit:</p>
+
+<p>&mdash;J'ai eu le plaisir de rencontrer monsieur,
+il y a un mois.</p>
+
+<p>&mdash;Trente-cinq jours, dit Claude étourdiment.</p>
+
+<p>M. de Kérédol eut l'air surpris de la
+promptitude du calcul, et se demanda
+d'où venaient ces mathématiques. Il n'en
+demeura pas moins parfaitement correct,
+aimable même, fit deux fois encore le
+trajet d'un bout de la serre à l'autre,
+questionnant Claude sur la Coudraie, sur
+les dernières man&oelig;uvres, et sur de communes
+relations qu'ils avaient dans la
+ville. Puis il voulut prendre congé. M. Lofficial
+l'entraîna à deux ou trois pas, et,
+d'une voix qu'il s'efforçait de rendre confidentielle,
+mais qui arrivait bien nettement
+à Claude:</p>
+
+<p>&mdash;Quant à votre projet pour demain,
+monsieur de Kérédol, je suis d'avis...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_163"> 163</a></span>
+&mdash;Bien, bien, dit ce dernier, en essayant
+de dégager sa main...</p>
+
+<p>Mais M. Lofficial le retint.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis entièrement de votre avis:
+distraction saine, excellente! Dites-le à Maldonne
+de ma part. Dites-lui que cette chère
+enfant ne peut pas toujours demeurer enfermée
+aux Pépinières...</p>
+
+<p>&mdash;Je n'y manquerai pas... Au revoir!
+dit M. de Kérédol, en se dérobant rapidement
+à l'étreinte de M. Lofficial.</p>
+
+<p>Il était devenu tout rouge et visiblement
+gêné.</p>
+
+<p>Claude le vit saluer et s'éloigner en hâte,
+très nerveux, faisant avec sa canne un moulinet
+d'impatience.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que c'est que ce concert?
+demanda-t-il en s'approchant de M. Lofficial.</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne saviez pas?</p>
+
+<p>&mdash;Non.</p>
+
+<p>&mdash;Le premier de la saison, au Cirque-Théâtre.
+<span class="pagenum"><a id="Page_164"> 164</a></span>
+M. de Kérédol doit y conduire sa
+s&oelig;ur et mademoiselle Thérèse...</p>
+
+<p>M. Lofficial continuait de suivre du
+regard l'ancien officier de chasseurs, qui
+montait l'avenue de platanes au pas de
+charge.</p>
+
+<p>&mdash;Pauvre M. de Kérédol! ajouta-t-il
+d'une voix plus basse. Il ne l'aime que trop.
+Ce doit être bien peu reposant d'aimer ainsi.
+De quel air enthousiaste il me disait tout à
+l'heure: «Nous sommes tous ravis d'aller
+à ce concert. Thérèse surtout. Et c'est moi
+qui ai eu la première pensée, monsieur Lofficial,
+moi qui ai lutté et obtenu la permission!
+Elle ne l'aurait pas demandée, la
+chère mignonne. Car, voyez-vous, ce qu'elle
+a par-dessus tout, c'est une idée délicate du
+devoir, du mieux. Par nature, autant que
+par piété, elle se porte vers ce qu'elle croit
+être le plus parfait. Pour plaire aux autres,
+il n'y a rien qu'elle ne sacrifie, et sans pose,
+vous savez, sans qu'on puisse se douter
+<span class="pagenum"><a id="Page_165"> 165</a></span>
+qu'elle y met un peu d'effort. Quel trésor
+de joie pour nous trois!»</p>
+
+<p>&mdash;Vraiment, il disait cela? demanda
+Claude.</p>
+
+<p>&mdash;Mais... oui, mon ami...</p>
+
+<p>Emporté par sa nature expansive et naïve,
+M. Lofficial, le regard fixé sur les derniers
+arbres derrière lesquels M. de Kérédol venait
+de disparaître, avait tout l'air de se
+parler à lui-même et d'oublier la présence
+de son voisin. Il se détourna, et s'aperçut
+que Claude l'écoutait avidement.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que je vous conte là, monsieur
+Claude! Excusez-moi. J'aurais dû être
+à vous. Mais, plus je vais, plus je me sens
+dans le c&oelig;ur un écho qui me répète les
+choses, et que je ne puis faire taire.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, dit Claude, il commence déjà
+chez moi, cet écho-là. Il y a des jours...
+Restez-vous au jardin, monsieur Lofficial?</p>
+
+<p>&mdash;Hélas, non! J'aurais dû partir avec
+M. de Kérédol... mais le plaisir de vous
+<span class="pagenum"><a id="Page_166"> 166</a></span>
+serrer la main... Il faut que je coure à la
+gare.</p>
+
+<p>&mdash;Un voyage?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! pas bien long: jusqu'aux Luisettes,
+une petite commission à faire, un coup d'&oelig;il
+à donner. Je serai de retour demain. Au revoir,
+monsieur Claude!</p>
+
+<p>Et le bonhomme s'éloigna à son tour,
+mais posément, distribuant, à des anciens
+qui le reconnaissaient, un salut de la main,
+se retournant même une ou deux fois, pour
+bien montrer à Claude que ce départ n'était
+point un prétexte, et qu'on avait toujours la
+pensée occupée de son jeune ami.</p>
+
+<p>Claude, immobile devant la serre, éprouvait
+une joie puissante, une joie qui grandissait
+d'instant en instant. Libre de penser!
+Libre d'écouter les mots qui bourdonnaient
+si joliment autour de lui! Il avait bien fallu
+les chasser tout à l'heure, pour répondre à
+M. Lofficial. Mais maintenant ils revenaient
+tous: «La chère mignonne... une idée délicate
+<span class="pagenum"><a id="Page_167"> 167</a></span>
+du mieux... pour plaire aux autres, il
+n'y a rien qu'elle ne sacrifie... quel trésor
+de joie!...» C'était comme une chanson que
+chantaient les rayons pâles du jour, les
+feuilles remuées par une brise insensible, les
+toits égayés de lumière. «Trésor de joie!»
+tout répétait l'aveu échappé à M. de Kérédol
+et redit par Lofficial. Claude s'enivrait
+lentement, avec ces mots qui grisent les
+âmes. Debout à la même place, abandonné
+au rêve, il avait l'air de contempler la cime
+des arbres. Les vieux qui, sur les bancs
+éparpillés çà et là, chauffaient leurs jambes
+allongées, le virent avec étonnement sourire
+dans le vague, à quelque chose de mystérieux
+qu'ils ne purent saisir, puis rougir
+d'avoir été vu, puis se dérober, par les allées
+tournantes, aux regards des promeneurs.</p>
+
+<p>La chanson continua toute l'après-midi.
+«C'est vrai qu'elle est charmante! songeait
+Claude; aucune contrainte n'a pesé sur elle,
+aucune pression, aucun moule. On ne l'a
+<span class="pagenum"><a id="Page_168"> 168</a></span>
+point forcée de fleurir: elle est éclose.
+Comme elle s'est montrée simple avec moi,
+différente de tant d'autres dont le sourire
+même est une chose apprise et effarouchante!
+Moi aussi, je suis simple, même un
+peu loup. Peut-être est-ce mademoiselle
+Thérèse que, depuis mes vingt ans, sans le
+savoir, j'ai attendue.»</p>
+
+<p>Il aurait voulu un conseil à qui ouvrir
+son âme, à qui demander: «Est-ce bien
+elle? Que faut-il faire?» Mais il n'y avait
+personne. Non, il n'y avait personne, puisque
+sa mère était morte, puisque ses amis étaient
+absents, ou trop jeunes, ou trop ignorants
+de Thérèse et de lui-même pour le guider.</p>
+
+<p>Mais la main maternelle qui gouverne le
+monde a des secrets merveilleux. Aux carrefours
+où l'homme n'a pas mis de poteau
+indicateur, elle pose un arbre avec un nid,
+une pierre moussue, une simple branche de
+ronces en fleurs: ces pauvres témoins de la
+route ne savent pas ce qu'ils font, mais celui
+<span class="pagenum"><a id="Page_169"> 169</a></span>
+qui cherche y reconnaît un signe, et
+s'en va.</p>
+
+<p>Claude, après le dîner, monta dans sa
+chambre. Il n'y venait pas pour épier ses
+voisins. Oh! non. Mais comment ne pas regarder
+un jeune ménage prenant le frais du
+soir, en face de la fenêtre? Depuis une semaine,
+les Colibry hébergent leur fille et
+leur gendre. Chômage, vacances, on ne sait
+pas bien. Le gendre, qui est ferblantier, a
+entrepris de planter, au bout du terrain du
+vannier, un jardin d'agrément à son idée.
+Il y travaille six heures par jour, pour se
+reposer. Il est joli homme, ce jeune marié:
+élancé, la tête intelligente et maigre, de petites
+moustaches noires. Dans sa jaquette
+brune, il a presque l'air d'un monsieur, et
+ses travaux prouvent qu'il a déjà le goût du
+luxe et du rococo. Adieu les carottes sauvages,
+dont les ombelles égayaient le feuillage
+sombre des acanthes; adieu les orties et les
+arums aux cornets percés d'une lance d'or.
+<span class="pagenum"><a id="Page_170"> 170</a></span>
+Il pique des fusains en boules, des houx panachés,
+des arbustes taillés et étiquetés par
+un «paysagiste rustiqueur» des environs.</p>
+
+<p>Il est moderne, assurément; il veut que
+son beau-père soigne davantage les dehors.
+La jeune femme admire cette transformation.
+Elle est assise près du peuplier, sur
+une chaise qu'elle a renversée un peu en
+arrière; ses lourds cheveux bruns, piqués
+d'épingles ornées, s'appuient au tronc de
+l'arbre; à demi étendue, les pieds soulevés
+de terre, elle rit d'un rire muet, très naïf,
+le même, soit qu'elle regarde son mari défoncer
+le massif, soit qu'elle se détourne, à
+sa gauche, vers le berceau d'osier que la
+grand'mère agite, tout absorbée, elle, la
+bonne vieille, par le nouveau-né qu'elle endort.
+Le vannier est à cheval sur un billot,
+le long du mur, un peu loin, pour voir tout
+son bonheur ensemble. Il fume. Il n'entend
+rien des bavardages à demi-voix qu'échangent
+les deux femmes. L'heure indécise, un
+<span class="pagenum"><a id="Page_171"> 171</a></span>
+dernier rayon de soleil qui change en auréole
+la ramure jaune du peuplier, la rumeur décroissante
+de la rue, les pigeons qui se becquètent
+sur l'arête du toit, et se laissent, un
+à un, d'une aile paresseuse, glisser au colombier,
+encadrent cette scène. Bientôt la grand'mère
+se lève; un coup de vent frais a secoué
+les brides de son bonnet; elle enveloppe de
+ses deux bras la corbeille et le trésor qu'elle
+enferme. La jeune femme la suit des yeux
+jusqu'à la porte, en se penchant. Elle est
+toute charmante ainsi, la voisine. Elle a le
+charme des petites gens qui n'ont pas honte
+d'être heureux. Le père, qui a fini sa pipe,
+rentre aussi sans rien dire. Les deux vieux
+sont attirés par le berceau. Les deux jeunes
+sont demeurés, elle, appuyée à l'arbre, lui,
+plantant ses arbustes nains. Mais cela n'a
+pas duré. Il a compris qu'elle était seule, il
+a tourné la tête vers elle, la fine moustache
+relevée montrant ses dents blanches. Leurs
+yeux se sont rencontrés. Il a jeté tout de
+<span class="pagenum"><a id="Page_172"> 172</a></span>
+suite sa bêche. Sa femme est venue à lui, et
+les voilà qui se promènent l'un près de l'autre.
+Ils s'arrêtent près des fusains, ils repartent.
+Ils causent bien bas pour ne parler que des
+innovations faites au jardin du père Colibry.
+L'ombre croît autour d'eux. La jeune femme
+s'appuie au bras de son mari, le front levé,
+les yeux câlins. Petit à petit, en épiant
+s'ils n'étaient pas vus, ils se sont mis dans
+l'axe du gros peuplier, et se sont embrassés.</p>
+
+<p>Claude s'est éloigné de la fenêtre, troublé
+par ce conseil muet. Quand il est revenu,
+la jeune femme et son mari avaient disparu.</p>
+
+<p>De la maison close du vannier, un cri
+montait par intervalles, et une voix, frêle
+comme le son d'une flûte lointaine, chantait:</p>
+
+<div class="poetry"><div class="stanza">
+<p>Dodo minette,</p>
+<p>Dodo poulette,</p>
+<p>Dormez donc si vous voulez,</p>
+<p>Je suis bien lasse de vous bercer.</p>
+</div></div>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_173"> 173</a></span>
+Alors Claude a appuyé son front sur la
+vitre, et il a dit en lui-même:</p>
+
+<p>«Demain, j'irai au concert, et j'y verrai
+Thérèse, parce que je l'aime!»</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_174"> 174</a></span></p>
+
+<h2>VII</h2>
+
+<p>Vers deux heures, Claude entra au cirque,
+et prit place dans une des loges au fond de
+la salle. L'énorme chef d'orchestre, courbé
+vers ses seconds violons, leur conseillait des
+ténuités de sons infinies. On ne percevait
+qu'un faible murmure, sur lequel évoluait
+un cor. Le public varié qui se pressait sur
+les gradins, les auditeurs des fauteuils de
+parquet, écoutaient dans le même silence la
+<cite>Marche des Pèlerins</cite>, et le balancement des
+nuques sortant des cols de fourrures, la chute
+<span class="pagenum"><a id="Page_175"> 175</a></span>
+progressive des mains qui tenaient le programme,
+le regard circulaire des gens venus
+là par hasard et que le silence d'une foule
+étonne toujours, les violoncellistes pinçant
+leurs lèvres aux trémolos, indiquaient un
+beau passage. Claude chercha Thérèse, parmi
+ces gens immobiles et vus de dos. Au troisième
+rang du parquet, il aperçut, sous un
+feutre noir orné d'une aile rose, un cou svelte,
+couronné de cheveux blonds, et qui se perdait
+un peu plus bas dans l'ombre d'un tour
+de plumes. C'était Thérèse Maldonne. Nulle
+autre qu'elle n'avait cette grâce parfaite. Elle
+se tenait bien droite, entre sa mère en toilette
+sombre, la tête inclinée vers l'épaule, et
+Robert, penché en avant, tout pelotonné dans
+son plaisir de dilettante. Et les seconds violons
+semblaient prêts à rentrer dans le néant.
+Et le cor en profitait pour se plaindre amoureusement.</p>
+
+<p>Hélas! rien n'est fragile comme l'émotion
+d'une salle. Il y avait, aux secondes, un auditeur
+<span class="pagenum"><a id="Page_176"> 176</a></span>
+de race noire. Nul ne s'occupait de lui.
+L'innocente fantaisie lui prit d'enlever son
+pardessus. Il y mit un peu de solennité. Quelqu'un
+près de lui le remarqua, et dit à demi-voix:
+«Tiens, il va reprendre son costume
+national!» Presque personne n'avait entendu.
+Mais une fusée de rire était partie. Elle fila
+le long des banquettes des secondes, passa
+aux premières, gagna le pourtour, envahit
+le parquet. Tout le monde se détournait, et
+se dissipait, même les abonnés, même les
+passionnés. Tous paraissaient reconnaissants
+d'avoir été distraits, de reprendre pied dans
+la vie. Cela ressemblait à un réveil général.
+Thérèse, elle aussi, avait tourné la tête. Elle
+souriait à peine, d'un sourire d'envie, comme
+pour dire: «Que je voudrais bien savoir!
+Comme ce doit être drôle! Ce serait si bon
+de rire tout à fait!» Son regard, pur et
+vivant, errait sur la foule. Il arriva jusqu'à
+Claude. Elle le reconnut. Ses lèvres s'allongèrent
+un peu, et la frange de ses cils blonds
+<span class="pagenum"><a id="Page_177"> 177</a></span>
+s'abaissa légèrement, en signe d'amitié. Cela
+ne dura qu'un éclair. Elle ramena les yeux,
+par degrés, vers sa mère qui n'avait pas
+changé d'attitude,&mdash;pas plus que Robert,&mdash;lui
+dit un mot à l'oreille, et l'aile rose
+reprit sa silhouette primitive au-dessus du
+chapeau noir, tandis que le chef d'orchestre,
+avec des gestes agrandis pour ressaisir le
+public, continuait à diriger la <cite>Marche</cite> de
+Berlioz.</p>
+
+<p>Claude, retiré au deuxième rang de la
+loge, appuyé aux cloisons fumeuses, entre
+lesquelles peu de songes d'amour pareils au
+sien avaient dû éclore, ne pensait plus qu'à
+Thérèse, et ne voyait plus qu'elle. Oh! le
+merveilleux concert, et comme, à certaines
+heures, la puissance créatrice de nos âmes
+transforme et fond en un seul hymne toutes
+les sensations diverses qui nous viennent du
+monde! Comme tout parle une même langue
+pour nous traduire nous-mêmes! Que jouait-on
+maintenant? de quels maîtres étaient
+<span class="pagenum"><a id="Page_178"> 178</a></span>
+les symphonies qui se succédaient? quels
+numéros portaient-elles sur le programme
+tombé à terre? Questions vaines. Il n'y avait
+dans la salle qu'une enfant blonde, là-bas,
+et la foule, sans le savoir, et l'harmonie
+joyeuse ou plaintive de l'orchestre, et toute
+la lumière tombant des vitrages, tout cela
+n'était que pour cette petite tête fière, pour
+l'ovale aminci de ce visage de vierge. Et un
+seul homme comprenait et goûtait le sens
+mystérieux qui s'échappait de toutes choses:
+Claude Revel, immobile, au fond d'une loge
+de cirque.</p>
+
+<p>Il remarqua enfin que la foule s'écoulait
+autour de lui, et se leva. M. de Kérédol,
+jusqu'alors, l'avait plusieurs fois cherché du
+regard dans la salle, et ne l'avait pas rencontré.
+Mais, en sortant du rang de fauteuils
+où il avait pris place, il se trouva tourner
+le dos à la scène, et aperçut Claude Revel,
+tout en haut, encadré dans l'étroite ouverture
+de la loge, les yeux fixés sur Thérèse
+<span class="pagenum"><a id="Page_179"> 179</a></span>
+qui commençait à monter vers lui. Soit
+qu'elle eût deviné derrière elle la surveillance
+anxieuse de Robert, soit timidité de
+jeune fille, Thérèse passa près de Claude,
+sans détourner la tête. Sa mère la suivit,
+causant avec elle. Mais M. de Kérédol s'arrêta
+un instant, au milieu de l'étroite coupure
+des gradins. Il n'eut pas un mot, ne fit pas
+un geste: seulement, de ses prunelles bleues,
+dures comme un reflet d'acier, jaillit un
+éclair de colère à l'adresse de Claude debout
+à trois pas de lui, un défi d'homme à homme,
+prouvant bien que désormais la certitude
+était acquise et la lutte résolue.</p>
+
+<p>La lutte! Hélas! elle était bien dans la
+volonté de Robert, dans son c&oelig;ur atteint
+au plus profond de ses tendresses. Mais lui-même,
+en ce moment où il éprouvait une
+irritation violente, comme s'il en eût senti
+la faiblesse secrète, il se hâtait de fuir. A
+peine avait-il descendu les marches du perron
+qu'il offrait le bras à madame Maldonne,
+<span class="pagenum"><a id="Page_180"> 180</a></span>
+et remontait le faubourg, d'un pas plus pressé
+que d'ordinaire, tournant et dépassant les
+groupes noirs qui dentelaient la rue en pente.
+Thérèse marchait à côté de sa mère. Elle semblait
+indifférente, nonchalante, comme ceux
+qu'une pensée, même indécise et faible, isole
+de la foule. Aucun des trois ne parlait, si
+ce n'est à mots rompus, rarement.</p>
+
+<p>De loin, Claude regardait diminuer l'aile
+rose. Bientôt, parvenu à la route qui filait
+droit sur les Pépinières, parmi les bandes
+d'ouvriers et de boutiquiers, Robert ralentit
+le pas. Il se trouvait dans l'horizon du domaine,
+il atteignait la sauve. Mais aucune
+embellie ne se manifesta dans son
+humeur.</p>
+
+<p>Quand le portail du logis se fut enfin refermé
+derrière eux, il poussa un soupir de
+soulagement; puis, laissant les deux femmes
+entrer dans la maison, traversa tout le jardin,
+pour aller s'asseoir, au fond, sous la tonnelle
+de lauriers.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_181"> 181</a></span>
+&mdash;Joli succès! dit-il en accrochant son
+chapeau à une branche et en s'épongeant le
+front. Tout ce que j'essaye tourne de la
+même façon... Depuis hier je redoutais cette
+rencontre-là. Elle était fatale... Et dire qu'il
+est peut-être venu, averti par moi, par l'imprudence
+que j'ai eue de bavarder avec
+Lofficial! On a toutes les chances à son
+âge, et toutes les malechances au mien!</p>
+
+<p>Ses réflexions furent interrompues par
+Thérèse. Elle avait quitté son feutre noir,
+pris un chapeau de paille fanée, et elle venait,
+de son allure vive et décidée, nullement
+troublée, bien qu'elle eût des choses graves
+à demander.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, c'est vous? dit Robert, que l'arrivée
+de sa nièce prenait à court de résolution,
+dans le trouble des premières méditations.</p>
+
+<p>&mdash;Mais oui, moi, répondit-elle. Nous
+avons à causer tous deux.</p>
+
+<p>Elle ouvrit un pliant, appuyé le long des
+<span class="pagenum"><a id="Page_182"> 182</a></span>
+treillages qu'enveloppaient les touffes de laurier,
+et s'assit en face de M. de Kérédol, un
+peu plus bas que lui.</p>
+
+<p>&mdash;Mon parrain, dit-elle en arrangeant
+les plis de sa robe, je suis venue pour vous
+demander une preuve de grande affection.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous en ai tant donné, ma pauvre
+chérie! Vous devez bien savoir que je ne
+vous refuserai pas.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! reprit-elle sans lever les yeux,
+celle-là est d'une autre sorte. Je veux savoir
+de vous un secret.</p>
+
+<p>&mdash;Un secret, Thérèse?</p>
+
+<p>&mdash;Oui. Depuis plusieurs semaines, depuis
+deux jours surtout, je vous trouve...</p>
+
+<p>Elle semblait hésiter entre les mots.</p>
+
+<p>&mdash;Comment me trouvez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Triste, inquiet, je ne sais pas bien
+exprimer cela. Mais je vous trouve changé,
+comme si la maison n'avait plus le même
+charme pour vous.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! si! interrompit vivement Robert.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_183"> 183</a></span>
+Thérèse releva la tête, et vit qu'il était un
+peu pâle.</p>
+
+<p>&mdash;Comme si, poursuivit-elle, vous portiez
+en vous-même une peine?</p>
+
+<p>&mdash;Quand ce serait, ma pauvre enfant!
+Pouvez-vous comprendre ce qui passe quelquefois
+de sombre et d'ennuyé dans l'esprit
+d'un vieux comme moi?</p>
+
+<p>Elle le pressait, et l'interrogeait de ses
+yeux clairs fixés sur lui.</p>
+
+<p>&mdash;Mon père et ma mère, continua-t-elle,
+ne sont-ils pas les meilleurs amis du monde
+pour vous?</p>
+
+<p>&mdash;Les meilleurs, oui, Thérèse.</p>
+
+<p>&mdash;Ai-je été moins prévenante à votre
+égard, moins obéissante?</p>
+
+<p>&mdash;Non, mon enfant, je n'ai rien à vous
+reprocher.</p>
+
+<p>&mdash;Alors?</p>
+
+<p>Il ne put supporter l'interrogation prolongée
+de ces grands yeux d'enfant qui plongeaient
+au fond de lui-même, et se détourna
+<span class="pagenum"><a id="Page_184"> 184</a></span>
+vers les lauriers à droite. Une de ses mains
+pendait le long du banc. Thérèse la prit
+entre les siennes, et, la caressant comme
+elle avait fait souvent, pour obtenir une
+gâterie:</p>
+
+<p>&mdash;Vous voyez bien, vous n'avez pas assez
+de confiance en moi pour me dire un secret,
+et cela me peine, allez, plus que vous ne
+pouvez croire!</p>
+
+<p>Elle laissa échapper la main, qui retomba
+le long du banc. Robert se retourna. Son
+regard, quand il rencontra celui de Thérèse,
+exprimait une souffrance si profonde et si
+vraie, que la jeune fille en fut toute saisie.
+Elle sentit les larmes lui monter aux yeux.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'avez-vous? demanda-t-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Thérèse, fit Robert, qui se contenait
+pour ne pas montrer toute sa faiblesse devant
+elle, Thérèse, répondez-moi franchement!</p>
+
+<p>&mdash;Oh! bien sûr.</p>
+
+<p>&mdash;Thérèse, m'aimez-vous?</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_185"> 185</a></span>
+&mdash;Mais oui, je vous aime!</p>
+
+<p>&mdash;Beaucoup?</p>
+
+<p>&mdash;De tout mon c&oelig;ur! Pourquoi en doutez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Thérèse, si quelqu'un venait pour vous
+enlever à nous, est-ce que vous nous abandonneriez?</p>
+
+<p>&mdash;Quelqu'un?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, est-ce qu'au premier mot d'amour
+vous nous laisseriez là, votre père, votre mère,
+moi, comme celles qui n'ont pas eu au foyer
+tout le bonheur, toute la tendresse que vous
+avez eus?</p>
+
+<p>Elle chercha dans sa poche un petit mouchoir
+de batiste, le passa sur ses yeux, et dit:</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce qu'il est venu quelqu'un?</p>
+
+<p>&mdash;Non, Thérèse, dit rapidement Robert,
+mais s'il venait?</p>
+
+<p>&mdash;S'il venait?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, un jour lointain, plus tard?</p>
+
+<p>La jeune fille se leva, et lui la suivit du
+regard qui se dressait, souple, non plus
+<span class="pagenum"><a id="Page_186"> 186</a></span>
+émue, mais affectueuse, filiale comme il la
+trouvait chaque jour.</p>
+
+<p>&mdash;S'il venait, reprit-elle, un jour, plus
+tard, je lui dirais que j'appartiens d'abord à
+ceux qui m'ont toujours aimée.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! Thérèse!</p>
+
+<p>&mdash;Je lui dirais encore autre chose!</p>
+
+<p>Elle se pencha vers lui.</p>
+
+<p>&mdash;Je lui dirais: «Adressez-vous à mon
+parrain, à mon meilleur ami!»</p>
+
+<p>Puis elle se recula jusqu'à l'entrée de la
+tonnelle.</p>
+
+<p>&mdash;Était-ce bien la peine de faire tant de
+mystères? dit-elle. Vous voyez, nous nous
+sommes expliqués. Et il n'y a rien du tout
+entre nous, qu'un «plus tard», un jour
+lointain, et qui dépendra de vous. Voilà
+pourquoi vous vous faites du chagrin? Rappelez-vous
+donc ce que vous m'avez si souvent
+répété: «La tristesse sans raison est
+la grande ennemie de la jeunesse.» Est-ce
+ainsi que vous disiez?</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_187"> 187</a></span>
+&mdash;Oui, quand vous étiez mon élève.</p>
+
+<p>&mdash;Mais je le suis, je le serai toujours.</p>
+
+<p>Elle sortit de la tonnelle, et s'éloigna par
+l'allée en face. Après une vingtaine de pas,
+une gentille pensée lui vint. Thérèse se retourna,
+fit une révérence de pensionnaire, et
+redit, avec la plus jolie mine, futée et tendre
+à la fois:</p>
+
+<p>&mdash;Toujours!</p>
+
+<p>Robert essaya de lui répondre par un
+sourire. De loin elle put s'y tromper. Mais
+quand elle eut disparu, il se sentit en proie
+à une tristesse noire. Tant que Thérèse avait
+été là, Robert s'était contenu, pour ne pas
+pleurer devant elle. Oh! non, il ne fallait
+pas! C'était indigne d'un homme. A présent
+il était seul. Il mit sa tête dans ses mains,
+et se laissa emporter par ses pensées. Pour
+la première fois peut-être de sa vie, dans cet
+élan désordonné de son âme, il tutoya l'enfant,
+dont l'image était encore là, présente
+devant lui. «Pauvre chère petite, disait-il à
+<span class="pagenum"><a id="Page_188"> 188</a></span>
+demi-voix, c'est ta jeunesse que je pleure,
+parce qu'elle est exquise et que nous allons
+la perdre. Je le pressens, je le devine à ton
+charme même. Tu dis que tu resteras mon
+élève! Oui, tu le voudrais peut-être. Mais
+tu ne sais pas, pauvre enfant, le changement
+profond que l'amour fait dans nos amitiés.
+En peu de semaines, quand tu aimeras, ton
+père et ta mère deviendront une affection
+pâle, plus effacée chaque jour. Moi, je ne
+serai plus rien, tu entends, rien! Et voilà
+le prix de dix-huit ans de tendresse! Ne
+plus te voir qu'avec l'assentiment d'un
+étranger, par intervalles, par faveur, découvrir
+en toi des pensées que je n'y aurai
+pas vu naître, y reconnaître la main d'un
+autre, moi qui t'ai formée, moi qui n'ai
+guère que toi au monde! O Thérèse, Thérèse!»</p>
+
+<p>Dans ce moment d'angoisse, Robert se
+sentait seul. Il avait vécu dans l'intimité de
+Guillaume et de Geneviève, et cependant ni
+<span class="pagenum"><a id="Page_189"> 189</a></span>
+l'un ni l'autre ne paraissait éprouver la
+moindre alarme. Rien n'était changé dans
+la quiétude de leur vie quotidienne. Leurs
+conversations à table témoignaient de la
+même confiance dans la perpétuité de ce
+bonheur menacé! Comment ne souffraient-ils
+pas à la pensée que, d'une heure à
+l'autre, l'enfant pouvait leur être ravie?
+Etrange aveuglement! Ils ne devaient rien
+soupçonner. Ne valait-il pas mieux les avertir,
+leur dire: «Allons-nous-en! Partons
+pour un voyage, n'importe où, loin s'il se
+peut. Maldonne demandera un congé. Nous
+emmènerons Thérèse, et nous éviterons
+qu'elle nous quitte. Il n'y a rien de perdu
+puisqu'elle n'aime pas encore. Allons-nous-en!
+Ou bien, aidez-moi. Écartez doucement
+les occasions, veillez, ayez pitié de vous-mêmes
+et de moi. Car je sens que la branche
+plie sous l'oiseau.»</p>
+
+<p>A qui parler ainsi? A Geneviève? Une
+timidité singulière lui fit repousser cette idée.
+<span class="pagenum"><a id="Page_190"> 190</a></span>
+Il se sentit rougir un peu. «Non, pas elle,
+se dit-il. Les femmes ne peuvent juger cela
+comme nous. Ma s&oelig;ur ne comprendrait pas.
+Si léger qu'il soit, Guillaume a beaucoup
+de c&oelig;ur. J'irai le trouver.»</p>
+
+<p>Robert se leva, suivit la grande allée, aux
+deux tiers tourna à gauche, et se dirigea
+vers une petite construction en tuffeaux
+couverte d'un toit de zinc. Le laboratoire de
+Guillaume Maldonne, une sorte d'étouffoir
+aux murs mansardés, se trouvait au-dessus
+d'un réduit de jardinage. On y accédait par
+un escalier raide en bois blanc. M. de Kérédol
+en monta les marches avec une lenteur
+involontaire. Cela lui coûtait, la confidence
+qu'il allait faire, et cela l'effrayait
+presque. Il y avait longtemps qu'ils ne s'étaient
+entretenus d'un sujet aussi grave et
+intime. Pourtant, il ne voulut pas reculer,
+poussa la porte, légère comme de l'amadou
+à force d'être sèche, et entra.</p>
+
+<p>Guillaume Maldonne, en veste blanche,
+<span class="pagenum"><a id="Page_191"> 191</a></span>
+écrivait, juste au-dessous de la fenêtre à
+tabatière.</p>
+
+<p>&mdash;Attends! attends! dit-il en faisant
+signe de la main gauche, tandis que, de la
+droite, il se hâtait d'achever la phrase commencée.
+Tu vas voir! tu vas juger!</p>
+
+<p>Il avait l'air si heureux, si naïvement
+content de lui, que Robert l'enveloppa d'un
+regard d'envie.</p>
+
+<p>La plume d'oie cria quelques secondes, et
+M. Maldonne radieux, ébouriffé, se retournant
+sur sa chaise:</p>
+
+<p>&mdash;Dame! dit-il, puisque tu ne veux rien
+faire, il faut bien que je travaille seul!</p>
+
+<p>&mdash;Au catalogue?</p>
+
+<p>&mdash;Non, mon ami: un mémoire! je le
+destine à la Société linnéenne. Écoute-moi
+ça: «<cite>Mémoire sur les rapports qui existent
+entre la coloration de l'&oelig;uf et celle du jeune
+oiseau en duvet.</cite>» Est-ce une trouvaille?
+Est-ce une assez jolie question?</p>
+
+<p>&mdash;J'en ai une aussi, moi, dont je veux
+<span class="pagenum"><a id="Page_192"> 192</a></span>
+te parler, dit Robert, qui s'était appuyé au
+montant de la porte. Elle est également
+importante, bien qu'il ne s'agisse pas d'histoire
+naturelle.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! dit Guillaume avec un désappointement
+visible, et laissant retomber sur la
+table le papier qu'il avait saisi. De quoi s'agit-il?</p>
+
+<p>&mdash;De Thérèse. J'ai peur que son imagination
+ne commence à travailler. Je crois avoir
+des preuves qu'elle n'est pas insensible,&mdash;sans
+trop le savoir, la pauvre petite!&mdash;à
+l'attention qu'elle éveille, dès qu'elle paraît.
+Des nuances encore, tu comprends bien,
+mais, en pareil cas, tout est grave.</p>
+
+<p>&mdash;Eh! mon ami, c'est l'âge! c'est son
+droit! Depuis que le monde est monde, les
+jeunes filles sont contentes de plaire. Pourquoi
+veux-tu que Thérèse fasse exception?</p>
+
+<p>&mdash;Guillaume, reprit gravement Robert,
+il y a plus que cela, et tu as tort de prendre
+légèrement mon avis. Suppose que, par
+<span class="pagenum"><a id="Page_193"> 193</a></span>
+notre faute, parce que nous n'aurions pas
+assez veillé...</p>
+
+<p>&mdash;Ah! par exemple! s'il y a une fille
+bien gardée, c'est la mienne!</p>
+
+<p>&mdash;Soit! je ne discute pas pour l'instant.
+Plus tard, si tu es de mon avis, je t'indiquerai
+les moyens...</p>
+
+<p>&mdash;Les moyens? dit Guillaume, dont les
+yeux devinrent tout grands de surprise.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, j'y arriverai, mais pas encore. Je
+suppose, Guillaume, que ta fille ait été remarquée
+par un jeune homme.</p>
+
+<p>&mdash;Après? demanda tranquillement M. Maldonne.</p>
+
+<p>&mdash;Cela ne t'émeut pas?</p>
+
+<p>&mdash;Mais si, Robert, cela me toucherait,
+certainement.</p>
+
+<p>&mdash;Je suppose donc que ta fille, libre, sans
+conseil, en vienne à aimer à son tour...</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien?</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! mon cher, si nous n'y veillons
+pas, cette supposition-là peut être une
+<span class="pagenum"><a id="Page_194"> 194</a></span>
+réalité demain, oui, demain, entends-tu,
+nous pouvons la voir demandée en mariage,
+épousée, emmenée, si jeune encore! As-tu
+pensé à cela, Guillaume, emmenée?</p>
+
+<p>&mdash;Quelquefois.</p>
+
+<p>&mdash;Et tu peux admettre cette idée, que
+demain nous ne l'aurons plus?</p>
+
+<p>&mdash;Que veux-tu, Robert...</p>
+
+<p>&mdash;Que nous nous trouverons face à face
+tous trois, aux Pépinières?</p>
+
+<p>&mdash;Comme autrefois, mon bon ami.</p>
+
+<p>&mdash;Non, pas comme autrefois: vieillis,
+usés!</p>
+
+<p>&mdash;C'est un peu vrai.</p>
+
+<p>&mdash;Et sans Thérèse! Tu peux supporter
+cela, toi, sans Thérèse?</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu, mon ami, si je la savais
+heureuse! Les enfants, on les élève pour
+d'autres, en somme, et il faut savoir être
+heureux quand ils le sont, par ricochet..</p>
+
+<p>M. Maldonne disait cela d'un ton tranquille,
+levant par instants les épaules, en
+<span class="pagenum"><a id="Page_195"> 195</a></span>
+signe de résignation et de passivité. Robert
+le considérait, sans rien répondre. Il ne s'attendait
+pas à rencontrer si peu de sensibilité,
+une imagination si froide et si bornée. Ah!
+certes, il se sentait d'une autre espèce, lui,
+de l'espèce qui souffre et se révolte! Il ne
+comprenait pas la vie de cette façon moutonnière.
+Quelque chose d'orgueilleux et de
+méprisant se soulevait en lui, à la vue de cet
+homme souriant, vêtu de clair, occupé d'oiseaux,
+que le sort de Thérèse, l'abandon
+possible des Pépinières, ne parvenaient pas
+à émouvoir. Celui-ci regardait aussi Robert
+avec étonnement.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, mon vieil ami, dit-il en l'attirant
+par la main, tu te bats contre des
+moulins à vent. Laissons là toutes ces billevesées.
+Thérèse ne court aucun danger, je
+t'assure. Apaise-toi. Tiens, assieds-toi là, je
+vais te lire le passage que je terminais, quand
+tu es entré. Veux-tu?</p>
+
+<p>Robert s'assit, du même air offensé, près
+<span class="pagenum"><a id="Page_196"> 196</a></span>
+de la table. Déjà Guillaume avait saisi le
+cahier de papier qui contenait son mémoire.
+Il passa la main sur sa barbiche, ses yeux
+s'animèrent d'une flamme vive.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis rendu, dit-il, à la famille des
+Longirostres. Je viens de traiter du <em>chevalier
+Gambette</em>, et j'arrive au <em>bécasseau combattant</em>.</p>
+
+<p>Et il lut, scandant la phrase avec amour:
+«Bécasseau combattant, <i lang="la" xml:lang="la">Tringa pugnax</i>.
+Quand le petit bécasseau, avec son bec et le
+secours de sa mère, vient à briser la coque
+qui le tenait captif, la couleur de l'&oelig;uf,
+jaune gris parsemé de taches bistres, tantôt
+disséminées, tantôt groupées, se trouve reproduite
+avec une exactitude telle sur la tête,
+le corps, les ailes de l'oiseau, que le petit
+ressemble à un &oelig;uf animé.» A la lettre,
+mon cher! regarde! Est-ce une découverte?</p>
+
+<p>Il désignait, sur la table, à côté d'une
+coquille, un poussin vêtu de poils, monté
+sur de hautes pattes.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'en penses-tu? demanda-t-il.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_197"> 197</a></span>
+Robert sourit amèrement.</p>
+
+<p>&mdash;Je te félicite, dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;N'est-ce pas?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, je te félicite d'être à ce point absent
+de la vie!</p>
+
+<p>Robert se leva, rouvrit d'un coup d'épaules
+la porte à demi retombée, et descendit
+l'escalier.</p>
+
+<p>«A quoi bon lui expliquer? murmura-t-il.
+Il ne comprendrait pas. Est-il résigné à
+tout! Quelle sécheresse de c&oelig;ur! Et moi
+qui le croyais capable d'énergie! Sommes-nous
+différents l'un de l'autre!»</p>
+
+<p>Et, comme il se demandait: «Quand
+donc a commencé notre divergence de vues?»
+Robert s'aperçut qu'elle datait de plusieurs
+années, de l'époque où Thérèse avait commencé
+à grandir; que, depuis lors, malgré
+la communauté de vie, il avait eu bien peu
+de réelle intimité avec Maldonne, et que
+toute sa puissance d'aimer s'était concentrée
+sur Thérèse. Et maintenant Robert ne retrouvait
+<span class="pagenum"><a id="Page_198"> 198</a></span>
+plus son ami... Ils ne se comprenaient
+plus.</p>
+
+<p>Cette pensée se transforma bientôt, et se
+fondit en un élan de tendresse pour l'enfant.
+M. de Kérédol songea que cette situation
+même lui imposait des devoirs. Puisque lui
+seul apercevait le danger, ne devenait-il pas,
+de plein droit, le défenseur de tous? N'était-il
+pas obligé de protéger Thérèse, de la garder
+pour ceux mêmes qui ne voyaient pas comme
+lui? Il sentait, avec une sorte d'amertume
+fière, qu'il n'avait plus que Thérèse au monde,
+et il ne se dit pas, mais il fut tenté de croire
+qu'elle aussi n'avait plus que lui.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_199"> 199</a></span></p>
+
+<h2>VIII</h2>
+
+<p>Au moment où l'aile rose, longtemps
+suivie, disparaissait à l'angle d'une rue,
+Claude se trouvait près de chez lui. Il se
+sentait plein d'audace pour la conquête de
+Thérèse. Mais, de plan d'attaque, il n'en
+avait pas. Dix projets s'étaient levés déjà de
+son esprit, comme un vol de linots sort
+d'un buisson battu. Aucun d'eux ne valait
+qu'on s'y arrêtât.</p>
+
+<p>Peut-être allait-il en surgir un onzième,
+quand le jeune homme, passant devant la
+<span class="pagenum"><a id="Page_200"> 200</a></span>
+maison voisine de la sienne, entendit une
+voix forte crier:</p>
+
+<p>&mdash;Gothon! où as-tu acheté ces maudits
+sacs de papier? C'est du papier de journal,
+et ça craque dans la main!</p>
+
+<p>&mdash;Parbleu! se dit-il, c'est M. Lofficial. On
+n'a pas des voisins pour ne pas s'en servir.
+Il connaît les Maldonne, il est bien disposé
+pour moi; si j'allais lui demander conseil?</p>
+
+<p>Claude s'arrêta, se décida en deux secondes,
+et tira la sonnette.</p>
+
+<p>Gothon Lofficial,&mdash;pour employer l'expression
+qui la désignait dans tout le faubourg,&mdash;une
+forte vieille à visage sévère, vint
+ouvrir, regarda Claude du même air soupçonneux
+dont elle eût reçu un mendiant.</p>
+
+<p>&mdash;M. Lofficial?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais pas s'il est là.</p>
+
+<p>&mdash;Je viens de l'entendre.</p>
+
+<p>&mdash;Ça ne fait rien.</p>
+
+<p>Elle tenait à la main un paquet de sacs
+fortement collés et aplatis, avec lesquels elle
+<span class="pagenum"><a id="Page_201"> 201</a></span>
+s'éloigna, traînant la jambe, vers le jardin
+dont on voyait un coin encore feuillu et
+doré de soleil, dans l'enfilade du porche blanc.</p>
+
+<p>Claude perçut le bruit d'un colloque
+échangé entre le fifre aigu de Gothon et le
+tonnerre contenu de M. Lofficial. Le dernier
+mot seul lui parvint distinctement:
+«C'est d'un joli exemple, allez, le dimanche,
+pour un monsieur dans les &oelig;uvres!» Et,
+comme la vieille fille, achevant sa phrase,
+rentrait dans sa cuisine en sous-sol, le visiteur
+apparut sur le seuil du jardin.</p>
+
+<p>&mdash;Entrez donc, monsieur Claude! Par
+ici! Non, pas par là, ici, ici! disait la voix
+de M. Lofficial.</p>
+
+<p>Le jardin n'était pas grand. M. Lofficial
+n'était pas mince, mais on ne pouvait le
+découvrir de la porte, à cause d'un gros
+massif de rhododendrons poussé comme une
+futaie. Il se trouvait à cheval sur le dernier
+barreau d'une échelle double, au-dessous
+d'une treille à l'italienne, vrai plafond de
+<span class="pagenum"><a id="Page_202"> 202</a></span>
+vigne, dont les pampres lui chatouillaient le
+visage. Devant lui, accroché à l'échelle, un
+panier se balançait, plein de papiers et de
+bouts de fil cirés. Et tout autour, à portée
+de son bras, s'échappant des feuilles à demi
+jaunes, semées de gouttes de sang par l'automne,
+des grappes de raisin pendaient,
+mûres à point, transparentes, rousselées par
+endroits, quelques-unes enveloppées déjà et
+ficelées dans la robe de papier qui devait les
+conserver fraîches.</p>
+
+<p>Le bonhomme, en voyant Claude s'approcher,
+dodelina la tête d'un air moitié content,
+moitié dépité.</p>
+
+<p>&mdash;Vous me surprenez, dit-il, me livrant
+à un travail servile, le dimanche. Gothon
+m'en a fait des reproches.</p>
+
+<p>&mdash;Cela un travail servile! répondit Claude.</p>
+
+<p>&mdash;On pourrait discuter. Mais je n'ai que
+dix grappes à emmailloter de la sorte, celles
+qui pressent le plus. Et vous savez l'adage:
+<i lang="la" xml:lang="la">Parum pro nihilo reputatur</i>.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_203"> 203</a></span>
+&mdash;Je sais surtout, mon voisin, que vous
+êtes incapable de désobéir même à une virgule
+du Décalogue. Ne craignez point de
+m'avoir scandalisé. Je ne le suis pas.</p>
+
+<p>Réjoui par la réponse, qui calmait chez
+lui un scrupule réel, M. Lofficial s'épanouit.
+Il se pencha, et son ventre s'arrondit un
+peu sur le barreau, prit un sac, l'entr'ouvrit,
+et souffla fortement entre les deux feuilles
+blanches, qui se gonflèrent comme une
+outre.</p>
+
+<p>&mdash;C'est d'autant plus urgent, continua-t-il,
+que nous sommes dans une année de
+guêpes...</p>
+
+<p>Il s'était mis entre les lèvres, pour le
+tenir, un fil qui descendait de chaque côté
+de la bouche. Et, prenant le sac par le fond,
+il enfermait avec précaution une grappe
+jaune comme une muscade, sans cesser le
+monologue, très attentif seulement à bien
+plisser l'enveloppe raide autour de la queue
+du raisin.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_204"> 204</a></span>
+&mdash;Une année de guêpes, répétait-il, positivement,
+jeune homme. Avez-vous remarqué
+que ces bêtes de malheur sont en abondance
+tous les neuf ans?</p>
+
+<p>Claude, au pied de l'échelle, répondit en
+souriant:</p>
+
+<p>&mdash;Je n'aurais pu faire encore que deux
+observations de ce genre, monsieur Lofficial,
+et je vous avoue que, les deux fois, cela m'a
+échappé.</p>
+
+<p>Maintenant, la grappe était empaquetée,
+ficelée, et tremblait au-dessus du front de
+son propriétaire satisfait. M. Lofficial regarda
+son interlocuteur, se trouva lui-même légèrement
+ridicule d'avoir posé la question.</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai, dit-il, une jeunesse pareille!
+Qu'est-ce qui me vaut l'honneur de votre
+visite, monsieur Claude?</p>
+
+<p>Le jeune homme jeta les yeux du côté de
+la cuisine, et répondit à demi-voix:</p>
+
+<p>&mdash;Une question de mariage.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! ne vous gênez pas, dit en riant
+<span class="pagenum"><a id="Page_205"> 205</a></span>
+M. Lofficial: elle y est habituée. Je ne fais
+que ça, des mariages!</p>
+
+<p>&mdash;Vous?</p>
+
+<p>&mdash;Du matin au soir.</p>
+
+<p>&mdash;Ici?</p>
+
+<p>&mdash;La plupart du temps au bureau, là-bas.
+Mais il vient des gens me trouver jusqu'ici.
+Je suis quelquefois dans mon échelle,
+comme vous me voyez là. Ah! je ne leur
+en dis pas long, un petit discours, toujours
+le même: «Mes bons amis, vous offensez le
+bon Dieu... il ne faut pas que ça continue...
+il faut réparer, réparer, réparer.»</p>
+
+<p>&mdash;Comment, réparer?</p>
+
+<p>&mdash;Mais je le crois, des dix ans, des vingt
+ans quelquefois! Eh bien! presque toujours
+ils répondent oui. C'est si braves gens, le
+peuple, monsieur Claude!</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes donc adjoint, monsieur Lofficial?</p>
+
+<p>&mdash;Eh non! président de la société de
+Saint-François-Régis! Ce que j'en ai mis
+<span class="pagenum"><a id="Page_206"> 206</a></span>
+d'alliances, aux doigts de ces fiancés tardifs!
+Ça fait plaisir et ça fait pitié. Enfin, mon
+voisin, si vous avez besoin de moi, pour un
+de vos protégés, tout à vos ordres. Seulement,
+il faut les papiers. Les avez-vous?</p>
+
+<p>Il s'apprêtait à prendre un second sac
+dans le panier, et déjà sa main se tendait en
+avant.</p>
+
+<p>&mdash;Mon cher monsieur, il n'y a rien à
+réparer dans mon affaire, répondit Claude.
+Il s'agit de moi, qui me suis mis en tête
+d'aimer une jeune fille.</p>
+
+<p>M. Lofficial s'arrêta court. Un bon sourire
+illumina sa face ronde.</p>
+
+<p>&mdash;Ça change mes habitudes, dit-il, voyons
+quand même. Mais d'abord, puisqu'il s'agit
+de vous, je m'en vais descendre.</p>
+
+<p>Avec plus d'agilité qu'on n'eût pu lui en
+supposer, il passa sa grosse jambe par-dessus
+le pignon des montants, descendit,
+saisit l'échelle, et la porta le long du mur.</p>
+
+<p>&mdash;Tout à vous, maintenant, dit-il en revenant,
+<span class="pagenum"><a id="Page_207"> 207</a></span>
+les mains tendues vers le jeune
+homme. Allons au fond du jardin. Nous y
+serons mieux. Vous avez donc une amourette?</p>
+
+<p>&mdash;Mieux que cela, mon voisin, un grand
+amour.</p>
+
+<p>&mdash;J'entends, mais au début, je pensais
+qu'on pouvait employer le diminutif. Comme
+vous y allez! Et elle se nomme?</p>
+
+<p>Ils s'assirent côte à côte, sur un banc à
+dos renversé, derrière une touffe d'arbousiers.</p>
+
+<p>&mdash;Thérèse Maldonne.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! cher ami! s'écria M. Lofficial en
+reprenant les mains de Claude, qu'il serra et
+secoua dans les siennes, tandis que ses fortes
+lèvres s'arrondissaient de surprise et d'admiration,
+cher ami, quelle perle! Comment
+l'avez-vous découverte, elle qui sort si peu?</p>
+
+<p>&mdash;Chez les Malestroit, quand le petit Jean
+est mort. Vous y étiez.</p>
+
+<p>&mdash;Pauvre innocent! reprit le bonhomme,
+sur la figure duquel passa une expression
+<span class="pagenum"><a id="Page_208"> 208</a></span>
+de pitié. C'était notre filleul, à elle et à moi.
+Mais ce n'est pas là que vous avez pu parler
+à Thérèse?</p>
+
+<p>&mdash;Non, mais je l'ai revue chez elle, où
+je suis allé deux fois, sous couleur d'histoire
+naturelle. M. de Kérédol y a fait allusion,
+hier, vous vous souvenez?</p>
+
+<p>&mdash;Jeunesse, jeunesse! abuser ainsi de nos
+manies! Vous avez tout de même bien fait,
+vous savez. Sapristi, vous avez bien fait. Je
+n'en connais pas deux qui la vaillent!</p>
+
+<p>Il riait largement, heureux de louer, et
+sur leurs deux visages, avec des reflets différents,
+la même pensée de Thérèse mettait la
+joie. Le contentement débordait des yeux de
+M. Lofficial, pétillants de bonté sans malice.
+Tout à coup, il retira ses mains, dans lesquelles
+il avait gardé celles de Claude. Sur
+sa figure, d'une mobilité, d'une intensité de
+physionomie qui lui venait en droite ligne
+du peuple, dont il était à peine sorti, une
+sorte d'inquiétude se peignit.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_209"> 209</a></span>
+&mdash;Et M. de Kérédol, précisément? dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien?</p>
+
+<p>&mdash;Comment prend-il la chose?</p>
+
+<p>&mdash;Assez mal. Il soupçonne que je ne suis
+pas venu chez M. Maldonne pour l'amour
+seulement des oiseaux.</p>
+
+<p>&mdash;Il vous bat froid. Je l'ai bien vu.</p>
+
+<p>&mdash;Autant qu'il le peut.</p>
+
+<p>Claude leva les épaules.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'importe ce monsieur? ajouta-t-il
+vivement. Je puis me passer de son consentement!
+Et sa mauvaise humeur, si elle est
+tout l'obstacle...</p>
+
+<p>&mdash;Il importe beaucoup, au contraire, interrompit
+M. Lofficial, les yeux levés vers la
+maison en face, comptant les fenêtres l'une
+après l'autre. Si M. de Kérédol se jette
+à la traverse, vous comprenez, un ami
+de vingt-cinq ans, logeant sous le même
+toit...</p>
+
+<p>&mdash;Mais enfin, monsieur, de quoi m'en
+voudrait-il?</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_210"> 210</a></span>
+Visiblement embarrassé, M. Lofficial baissa
+la tête vers la terre, et se mit à pousser, du
+bout du pied, le sable qu'il entassait par
+petits monticules. Enfin, écrasant son &oelig;uvre
+sous son large brodequin:</p>
+
+<p>&mdash;De rien, en effet, mon cher enfant,
+dit-il; c'est un homme d'honneur et, dès
+lors, incapable d'une opposition déloyale.
+Laissons-le, occupons-nous des moyens de
+vous rendre agréable aux parents de Thérèse
+et à Thérèse elle-même. C'est le premier
+point. Y avez-vous songé?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, sans rien découvrir. J'ai pensé
+que vous seriez plus heureux que moi. Vous
+connaissez de longue date les Maldonne.</p>
+
+<p>&mdash;Assez pour bien savoir, mon ami, que
+si vous agissez avec Maldonne comme vous
+agiriez avec un autre, vous ne réussirez pas.
+Sa fille est encore très jeune. Il ne se laissera
+pas tenter par la fortune. Il faut que
+vous lui plaisiez, qu'il ait pour vous une
+sympathie prononcée.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_211"> 211</a></span>
+&mdash;Comment faire? Il ne reçoit pas chez
+lui. M. de Kérédol l'en empêche.</p>
+
+<p>&mdash;Oui.</p>
+
+<p>&mdash;Au musée, je le troublerais dans ses
+travaux.</p>
+
+<p>&mdash;Oui.</p>
+
+<p>&mdash;Alors?</p>
+
+<p>&mdash;Il y aurait bien un moyen, dit M. Lofficial
+en souriant, même un très bon...
+Chassez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;De père en fils, répondit Claude.</p>
+
+<p>&mdash;Vous tirez bien?</p>
+
+<p>&mdash;Passablement.</p>
+
+<p>&mdash;C'est qu'il ne faudra pas manquer! Si
+vous manquez votre coup, vous n'aurez pas
+l'occasion d'en tirer un second.</p>
+
+<p>Ici la voix de M. Lofficial diminua de
+sonorité, et ce fut tout bas qu'il continua:</p>
+
+<p>&mdash;Je vais vous révéler un secret. N'ayez
+jamais l'air de le savoir: Maldonne ne vous
+le pardonnerait pas! Il a réuni la plus merveilleuse
+<span class="pagenum"><a id="Page_212"> 212</a></span>
+collection d'oiseaux qui soit peut-être
+en province.</p>
+
+<p>&mdash;Je le sais.</p>
+
+<p>&mdash;Pourtant il en manque un.</p>
+
+<p>&mdash;Lequel?</p>
+
+<p>&mdash;Un seul, d'une espèce évidemment
+rare, difficile à se procurer, puisque Maldonne,
+en vingt ans de chasse, n'a pas réussi
+à le tuer.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! dites, monsieur Lofficial, demanda
+Claude, l'&oelig;il brillant, déjà prêt à se mettre
+en route, dites son nom! Où la trouve-t-on?
+Est-ce très loin?...</p>
+
+<p>&mdash;Attendez, répartit doucement le bonhomme.
+Je ne vous aurais pas lancé sur
+une proie impossible. Je possède, sur le
+bord de la Loire, un petit bien, les Luisettes.</p>
+
+<p>&mdash;Et c'est là?</p>
+
+<p>&mdash;Attendez donc! Devant, il y a un marais
+couvert de saules et de roseaux. Même
+en été, il y reste un peu d'eau. Moi, je ne
+suis pas chasseur du tout. Mais j'ai si bien
+<span class="pagenum"><a id="Page_213"> 213</a></span>
+le temps de me promener! Eh bien! ce
+que je n'avais pas dit à Maldonne, parce que
+le seul amour de l'art ne me déciderait pas
+à faire tuer une jolie bête, je vous le confie
+à vous, pour l'amour de Thérèse. Mon cher
+ami, dans mon marais, je sais positivement
+qu'il existe un couple de...</p>
+
+<p>Il se pencha, mit ses mains en tuyaux:</p>
+
+<p>&mdash;De sarcelles bleues!</p>
+
+<p>&mdash;Ah! cher monsieur! cher monsieur
+Lofficial!</p>
+
+<p>&mdash;Chut! n'ébruitez rien. C'est sauvage à
+nous entendre d'ici. Et puis, le moindre mot
+rapporté à Maldonne gâterait tout. Commencez
+par vous aboucher avec le père Malestroit.
+Il a le maniement des bateaux.
+Colibry pourrait vous accompagner aussi, et
+lancer les mâlons.</p>
+
+<p>&mdash;Colibry, je ne dis pas, mais Malestroit?
+Il est rude.</p>
+
+<p>&mdash;Dites que c'est pour moi. J'ai eu l'occasion
+de leur rendre un petit service, autrefois,
+<span class="pagenum"><a id="Page_214"> 214</a></span>
+quand je commençais à m'occuper de
+la Régis, comme dit Gothon. Il revenait du
+tour de France. Dieu! le beau compagnon!
+Enfin, c'est devenu tout à fait rangé! Demandez-lui
+ça en mon nom.</p>
+
+<p>&mdash;Que je vous remercie! s'écria Claude,
+en serrant la main du bonhomme, qui s'était
+levé.</p>
+
+<p>&mdash;Vous me remercierez plus tard. Le
+tour n'est pas joué. Prenez du plomb un
+peu fort.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, monsieur Lofficial.</p>
+
+<p>&mdash;Pas trop gros, pour ne pas abîmer la
+bête.</p>
+
+<p>&mdash;Non, monsieur.</p>
+
+<p>&mdash;Choisissez une petite brume.</p>
+
+<p>Ils s'en allèrent, causant de la sorte, jusqu'au
+bout du porche. Là, M. Lofficial, qui
+n'était pas en tenue, s'effaça le long de la
+porte. Claude sortit, et, sur une poignée de
+main rapide, ils se quittèrent, l'un tout
+plein de sa propre joie, le second heureux
+<span class="pagenum"><a id="Page_215"> 215</a></span>
+de la joie de l'autre, comme il convenait à
+leurs deux âges.</p>
+
+<p>Claude se rendit, sans plus tarder, chez
+M. Malestroit, lui exposa l'affaire, et reçut
+cette réponse:</p>
+
+<p>&mdash;Une bonne partie, monsieur Claude,
+bien nourri, bien payé, pas grand'chose à
+faire, ça me va toujours, comptez sur moi.</p>
+
+<p>Il alla ensuite chez Colibry, qui hésitait
+un peu, et finit par dire, de sa voix flûtée:</p>
+
+<p>&mdash;Ça ne me convient guère, mais pour
+vous obliger, monsieur Claude, on ne demande
+pas mieux.</p>
+
+<p>Le soir, dans sa bibliothèque, il feuilleta
+des livres d'histoire naturelle, pour y trouver
+la description de la sarcelle, la découvrit, la
+relut pour s'en mieux pénétrer. Puis il
+s'endormit, rêvant que la petite brume était
+venue, et qu'il tuait l'oiseau bleu, destiné à
+gagner le c&oelig;ur du vieux père Maldonne.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_216"> 216</a></span></p>
+
+<h2>IX</h2>
+
+<p>Vers le milieu de novembre, le temps se
+refroidit brusquement. Comme il passait
+devant la boutique du vannier, Claude s'entendit
+appeler.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, souffla bien bas Colibry,
+Malestroit dit que ça sera pour demain matin.
+Il a vu la cane bleue.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas possible!</p>
+
+<p>&mdash;Comme je vous vois.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous êtes prêt?</p>
+
+<p>&mdash;Demain, si vous voulez.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_217"> 217</a></span>
+&mdash;Alors, je prends cette nuit le train de
+trois heures. A quatre heures et demie, je
+serai là-bas. Et vous?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! nous, monsieur, nous irons coucher
+au bord de l'eau, pour être plus tôt
+parés. Malestroit dit qu'il le faut. Alors,
+moi, je le veux bien.</p>
+
+<p>&mdash;Où vous trouverai-je?</p>
+
+<p>&mdash;Juste au bas du bien de M. Lofficial,
+tout proche le vieux pont.</p>
+
+<p>Le lendemain, en pleine nuit, Claude, le
+fusil en bandoulière, enveloppé d'un plaid
+et d'un cache-nez, des gants fourrés aux
+mains, descendait du train, à l'une des stations
+voisines de la ville. A de pareilles
+heures, les voyageurs sont rares. Il se trouva
+seul sur le quai et bientôt dans la campagne.
+Pendant la première partie de la
+nuit, le temps était demeuré clair, avec une
+forte gelée. A présent, il faisait une brume
+intense. Claude marchait à grands pas sur
+la route. A droite et à gauche, il devinait la
+<span class="pagenum"><a id="Page_218"> 218</a></span>
+vallée, sans rien voir que de hautes branches
+de peupliers, qui sortaient tout à coup du
+brouillard, au-dessus de lui, comme pendues
+en l'air. De rares buissons, des coups
+d'estompe dans le gris universel indiquant
+une ferme ou un bois, on ne savait trop. La
+terre, sablonneuse sous le pied, annonçait le
+voisinage de la Loire. Cependant, des idées
+singulières venaient à Claude, une crainte
+très particulière à ces temps-là, celle d'errer
+à l'aventure sans avancer, sorte de vertige
+du silence de toutes choses, de ne pas entendre
+même l'écho de son pas, de ne pas
+voir à dix mètres devant soi, et de se sentir
+comme dans une petite île de quelques
+mètres de rayon, dans l'immensité trouble
+qui pèse, qui tourne, toute moite et glacée
+ensemble. Enfin, des voix lui arrivèrent de
+l'inconnu profond où il s'enfonçait. Il les
+reconnut. C'étaient celles des deux hommes.
+Il se mit à courir, pour achever de dissiper
+l'engourdissement qui le saisissait. Bientôt
+<span class="pagenum"><a id="Page_219"> 219</a></span>
+il arriva au pont, descendit le talus de la
+levée qu'il avait suivie, et aperçut Malestroit
+et Colibry, assis l'un en face de l'autre,
+sur le bord du bateau plat qui portait à
+l'avant une cage pleine de canards entassés.</p>
+
+<p>&mdash;Il est grand temps, dit le maître charpentier.
+Embarquons, monsieur Claude, les
+vanneaux commencent à mouver!</p>
+
+<p>Tous trois prêtèrent l'oreille. On entendait,
+en effet, du côté des prairies inondées,
+quelque part au-dessus de la vaste nappe
+d'eau, dont le bord seul apparaissait, terne
+et froid comme une lame de faux, des cris
+très doux, clairsemés: le premier appel du
+matin sur les eaux. Claude prit place à
+l'arrière, les deux hommes plongèrent les
+rames dans le courant presque insensible
+qui venait, à travers le pont, des rives de la
+Loire, et le bateau s'éloigna, glissant au-dessus
+des prés, des talus, des bornes, des
+barrières, dans le vaste damier des saules
+plantés autour des champs. La rive avait
+<span class="pagenum"><a id="Page_220"> 220</a></span>
+tout de suite disparu. La brume s'épaississait
+de plus en plus. Malestroit et Colibry,
+suivant une ligne diagonale, pointèrent droit
+sur la hutte, construction des plus primitives,
+tout simplement la chevelure d'un
+saule, ramenée en cône au-dessus du tronc
+et garnie à l'intérieur d'une palissade de
+roseaux. Claude grimpa dans l'abri. Par devant,
+en demi-cercle, le maître charpentier
+disposa les canes. Il les retirait de la cage,
+une à une, leur attachait à la patte une
+corde munie d'une pierre, et jetait le tout
+par-dessus bord. La pierre tombait au fond,
+la bête nageait en se secouant, mais la corde
+l'empêchait de s'écarter, si ce n'est d'un
+mètre ou deux. Quand il eut fini, il rejoignit
+Claude dans la hutte.</p>
+
+<p>&mdash;Toi, dit-il, en se penchant et le plus
+doucement qu'il put à son compagnon demeuré
+en bas, va où nous avons dit, et lâche
+tes mâlons au bon moment. Si tu vois de la
+sarcelle, surtout, lâches-en plutôt deux!</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_221"> 221</a></span>
+Colibry, transi de froid et ému de l'importance
+de son rôle, répondit un «oui» qui
+se confondit avec le soupir du vent, et, poussant
+à la godille le bateau, emmenant avec
+lui les mâlons, disparut derrière les cépées.</p>
+
+<p>Claude, immobile, accroupi dans la hutte,
+le fusil entre les jambes, éprouvait l'anxiété
+délicieuse de la première heure d'affût. Les
+brins d'osier, de saule, de jonc dont il était
+enveloppé, recouverts d'une couche mince
+de glace, avaient des éclairs de diamant, et,
+malgré la brume, il voyait luire aussi des
+étincelles partout, dans les ramures des
+souches fuyant en lignes pressées à droite et
+à gauche, le long des troncs que cernait le
+courant, sur la pointe des herbes mortes
+entraînées en îles minuscules à la dérive.
+La brume continuait de passer, en grandes
+ondes courbées comme des voiles, comme
+des outres d'un cristal dépoli, transparentes
+comme si chacune d'elles portait une lumière
+diffuse, un flambeau dont on n'apercevait
+<span class="pagenum"><a id="Page_222"> 222</a></span>
+que le rayonnement pâle. Partout, à
+la surface des prés inondés et bien au-dessus
+des arbres, c'était la même procession lente
+de ouates blanches, impalpables, qui venaient
+du nord, poussées par le vent. Tout
+en haut, cette blancheur s'atténuait, il s'y
+mêlait une nuance légère d'azur, et l'on devinait
+qu'au delà de cette muraille de vapeurs,
+le jour naissait dans le ciel clair. Les
+cris d'appel se multipliaient, apportés de très
+loin par la brise et par l'eau. Sur les langues
+de terre émergées, dans le cercle mystérieux
+qui entourait les chasseurs, évidemment des
+bandes d'oiseaux de toutes sortes étiraient
+leurs ailes, et se préparaient à partir.</p>
+
+<p>Un cri strident d'une cane près de la
+hutte, puis le ch&oelig;ur de toutes les autres,
+levant le bec du même côté, firent tressaillir
+Claude. En l'air, à une demi-portée
+de fusil, un coup de vent subit claqua juste
+au-dessus de sa tête. Une trombe d'ailes de
+neige, affolées, désordonnées, avec des sifflements
+<span class="pagenum"><a id="Page_223"> 223</a></span>
+aigus, passa comme un éclair. Puis,
+ce ne furent plus que des points noirs, en
+avant, un chapelet de balles s'enfonçant
+dans les brumes, puis, plus rien.</p>
+
+<p>&mdash;Des vanneaux, murmura Malestroit.
+Attention! Les canards vont venir.</p>
+
+<p>En effet, les canes qui s'étaient remises
+à nager, tirant sur leurs pierres, s'agitèrent
+et chantèrent de nouveau. Un mâle, lâché
+par Colibry, s'abattit parmi elles. Claude
+chercha des yeux, dans le désert triste du
+ciel, la bande d'émigrants qu'annonçait cette
+entrée en scène des appeaux. Il l'aperçut à
+sa gauche, venant du sud. Elle remontait le
+vent en triangle, d'une allure égale, pareille
+à une fine découpure d'ombres. Elle passa,
+dédaigneuse de cette troupe d'apprivoisés
+qui la saluaient, et se perdit au loin. Un
+second canard, quelques minutes après,
+partit du pré voisin où Colibry veillait, et
+monta jusqu'au-dessus des brouillards. Cette
+fois, quand il redescendit, il ramenait avec
+<span class="pagenum"><a id="Page_224"> 224</a></span>
+lui tout un vol de grands voyageurs aux
+plumes grises. Claude les vit tournoyer en
+spirales, dont les cercles se resserraient de
+plus en plus autour de la hutte. Courbé,
+immobile, retenant son souffle, il entendit
+tout près, par trois reprises, le battement
+de leurs ailes, leurs cris mêlés à ceux des
+canes prisonnières; il aperçut, par les
+fentes du treillage, des dos luisants, striés
+de barres blanches, des cous tendus, des
+pattes pendantes; puis, faisant jaillir l'eau
+sous le choc de leurs poitrines, une vingtaine
+de sauvages s'abattirent en dehors du
+cercle formé autour de la hutte: Malestroit
+les étudia un moment, et, se penchant:</p>
+
+<p>&mdash;Rien que des tadornes, dit-il. Mais je
+crois qu'il y a une sarcelle plus loin.</p>
+
+<p>Très loin, en effet, à peinte distincte dans
+la buée qui roulait sur l'eau, un oiseau plus
+petit approchait avec précaution, en faisant
+des bordées, s'arrêtait, reprenait sa marche
+oblique. Était-il tombé avec les autres? Partait-il
+<span class="pagenum"><a id="Page_225"> 225</a></span>
+des prés voisins? Bientôt il fut possible
+de distinguer ses formes plus sveltes,
+son cou qui s'allongeait et se courbait au ras
+de l'eau, avec une coquetterie et une grâce
+que n'avaient pas les autres.</p>
+
+<p>&mdash;C'est sûr une sarcelle, dit Malestroit.
+Seulement, est-elle bleue? Voilà!</p>
+
+<p>Elle s'avançait toujours, très lentement,
+nageant d'une seule patte. Claude sentait son
+c&oelig;ur battre si fort qu'il se demandait s'il
+pourrait ajuster. La pensée de Thérèse, de
+la maison des Pépinières couchée sous les
+arbres, de l'accueil qui lui serait fait s'il
+rentrait avec ce gibier rarissime, l'idée qu'il
+le manquerait peut-être, et que le stratagème
+de M. Lofficial échouerait misérablement par
+sa faute, achevèrent de le troubler.</p>
+
+<p>&mdash;Je l'ai vue reluire, dit à ce moment
+Malestroit, c'est une bleue, monsieur Claude!</p>
+
+<p>Claude, perdant la tête, se souleva un
+peu. Toute la bande de canards s'enleva en
+criant.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_226"> 226</a></span>
+&mdash;Elle y est encore! souffla le charpentier.
+Mais ce n'est pas votre faute. Elle s'en
+va. Tirez!</p>
+
+<p>A travers les brins de jonc, Claude passa
+le canon de son arme. Une détonation formidable
+retentit sur le lac.</p>
+
+<p>&mdash;Touchée! Je l'ai! je l'ai! cria le jeune
+homme en se levant tout debout.</p>
+
+<p>Mais Malestroit s'était levé aussi. Il était
+extrêmement lourd. Sous ce double ébranlement
+et sous le poids du charpentier, le fond
+de la hutte avait cédé, et, passant au travers,
+les deux chasseurs, avant de s'être
+rendu compte de rien, se trouvèrent dans
+l'eau jusqu'à la ceinture, accrochés au tronc
+du saule.</p>
+
+<p>&mdash;A nous, Colibry! cria la grosse voix
+de Malestroit.</p>
+
+<p>Quand ils eurent entendu le bonhomme
+répondre de loin, et que, tâtant le sol du
+pied, ils se furent assurés qu'ils ne couraient
+aucun danger, Claude et Malestroit se prirent
+<span class="pagenum"><a id="Page_227"> 227</a></span>
+à rire de l'accident. Ce fut même pour
+Claude, malgré le froid qui le pénétrait,
+un moment agréable. Il regarda le charpentier,
+couvert des débris de la hutte, les
+cheveux mêlés d'herbes et de roseaux,
+comme un dieu marin, qui soutenait d'une
+main l'édifice effondré, la surface des eaux,
+qui lui parut d'argent, des plaques de soleil
+luisant çà et là sur des presqu'îles vertes,
+une côte à droite, à demi dégagée des
+brumes, et Colibry, qui semblait un géant,
+sur l'arrière du bateau qu'il poussait à la
+perche de toute la vigueur de ses bras. Il
+eut, par-dessus tout, un sentiment de victoire,
+une émotion de chasseur heureux. Et
+quand Colibry, accostant au plus près, lui
+tendit la main pour le retirer:</p>
+
+<p>&mdash;Elle y est! cria-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Vous y êtes encore plus sûrement, répondit
+le vannier.</p>
+
+<p>&mdash;Eh! qu'importe, père Colibry? reprit
+le jeune homme, en passant la jambe par-dessus
+<span class="pagenum"><a id="Page_228"> 228</a></span>
+le bordage. Qu'importe un demi-bain
+froid, si nous avons la sarcelle? Allons, Malestroit,
+à votre tour! Donnez-moi la main.
+Bon! Un effort! Vous y voilà!</p>
+
+<p>Soulevé par le poignet de Claude et celui
+de Colibry, le charpentier monta, lui aussi,
+dans le bateau. A peine y était-il entré, son
+large pantalon ruisselant comme une source,
+que Claude s'écria:</p>
+
+<p>&mdash;Au large, maintenant!</p>
+
+<p>&mdash;A terre! vous voulez dire, répartit Malestroit,
+qui se baissait déjà pour saisir la
+perche.</p>
+
+<p>&mdash;Non pas! à retrouver la sarcelle!</p>
+
+<p>&mdash;Pour une méchante bête risquer la
+mort! Je ne suis pas douillet, mais vrai...</p>
+
+<p>&mdash;Je double ce que j'ai promis, dit
+Claude: en avant!</p>
+
+<p>Vaincu par l'argument, le charpentier,
+tandis que son camarade attrapait au passage
+quelques canes d'appel par la patte ou
+par le cou, poussa la barque vers un buisson,
+<span class="pagenum"><a id="Page_229"> 229</a></span>
+tout au bout du pré, où le courant
+portait. La sarcelle était là, flottant, la tête
+renversée et posée entre les ailes, comme si,
+pour dormir, elle l'eût voulu cacher dans
+ses plumes. Claude la prit avec précaution,
+examina la nuque marquée d'une aigrette
+sombre, le pinceau de duvet blanc formant
+sourcils au-dessus des yeux, le manteau dont
+le reflet azuré n'était pas douteux, tira les
+cuisses, pour s'assurer qu'elles n'étaient pas
+rompues, et, la posant sur ses genoux,
+comme il eût fait d'un coffret de perles,
+d'un chien favori, d'un enfant sauvé:</p>
+
+<p>&mdash;Bleue! dit-il se parlant à lui-même,
+bleue et pas gâtée!</p>
+
+<p>Les deux hommes levèrent les épaules,
+Malestroit ouvertement, Colibry simulant
+un effort vigoureux pour ramener en arrière
+le bateau enlizé. Puis, laissant Claude à
+l'avant, muet dans la contemplation de l'oiseau
+bleu, ils lui tournèrent le dos, s'assirent
+côte à côte, et, dans le vent qui cinglait,
+<span class="pagenum"><a id="Page_230"> 230</a></span>
+ramèrent de toutes leurs forces vers la terre.
+Mais la rive était loin. Il fallut près d'un
+quart d'heure pour l'atteindre. Quand ils
+arrivèrent, Claude était pâle de froid, ses
+dents claquaient, la glace avait raidi sur lui
+les plis de ses vêtements, et Malestroit, la
+figure congestionnée, semblait avoir du mal
+à se lever.</p>
+
+<p>&mdash;Trois kilomètres avant de trouver du
+feu! grommela celui-ci.</p>
+
+<p>Il débarqua le premier, regarda derrière
+lui le jeune homme qui tremblait, portant la
+sarcelle pressée contre sa poitrine, et ajouta,
+car il avait la rudesse tendre du peuple:</p>
+
+<p>&mdash;Si encore il n'y avait que moi! Mais ce
+pauvre monsieur, qui n'a pas l'habitude de
+la misère! Voyons, monsieur Claude, essayons
+de nous réchauffer en marchant! Colibry va
+retourner aux canes. Donnez-moi le bras.</p>
+
+<p>Claude étourdi, et comme enivré par le
+froid, passa le bras sous celui du charpentier,
+qui secouait la tête, d'un air de doute.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_231"> 231</a></span>
+&mdash;Trois kilomètres! reprenait-il.</p>
+
+<p>A ce moment, une voix sortie du brouillard,
+en face, leur parvint, toute diminuée
+par la distance.</p>
+
+<p>&mdash;Ohé! par ici! par ici!</p>
+
+<p>Tous trois levèrent la tête. A mi-coteau,
+dans un clos de vigne que ceignait de brun
+une haie d'épines, une forme humaine se
+démenait. Un peu au delà, une maison carrée
+aux contrevents ouverts. C'était M. Lofficial;
+c'étaient les Luisettes qu'ils croyaient désertes,
+et qui s'offraient à eux.</p>
+
+<p>Ranimé par l'idée de ce secours inattendu,
+Claude monta plus rapidement la pente. Malestroit
+le soutenait, sans en avoir l'air, et
+grognait des mots de réconfort:</p>
+
+<p>&mdash;Nous y voilà, nous y voilà... encore
+cent pas... plus que trente... Bonjour, monsieur
+Lofficial!</p>
+
+<p>&mdash;Bonjour, mes enfants! dit le bonhomme,
+en poussant le clan de sa vigne. Eh!
+eh! ai-je bien fait de venir? Comme vous
+<span class="pagenum"><a id="Page_232"> 232</a></span>
+êtes trempés! Six degrés au-dessous de zéro!</p>
+
+<p>Et, remarquant la mine souffrante et la
+pâleur de Claude:</p>
+
+<p>&mdash;Mon pauvre garçon, reprit-il, vous avez
+l'air d'un noyé! Mais j'ai de quoi vous ranimer
+là-haut. Et de quoi vous changer.
+Hâtons-nous seulement.</p>
+
+<p>En deux minutes, ils furent dans la cuisine
+où flambait un feu de sarments. M. Lofficial
+assit Claude sur une chaise basse, entre
+les chenets, à la distance précisément d'une
+broche de rôtissoire. Puis, courant d'une
+chambre à l'autre, ouvrant placards, tiroirs,
+cachettes, il parvint à découvrir, dans cette
+maison de célibataire, à peu près inhabitée,
+mais montée avec une prévoyance de père
+de famille, une foule de choses qu'on ne
+s'attendait pas à y rencontrer: deux paires
+de feutres et deux paires de sabots neufs
+pour Claude et Malestroit, de l'eau-de-vie
+blonde à force d'être vieille, une bouilloire
+dont le réchaud n'était pas vide, et une boîte
+<span class="pagenum"><a id="Page_233"> 233</a></span>
+de thé qui laissa s'échapper l'arome de mille
+fleurs.</p>
+
+<p>Toujours trottant, M. Lofficial continuait
+son monologue, et sa voix arrivait, tantôt
+par une porte et tantôt par une autre, tandis
+qu'un nuage de vapeur d'eau enveloppait
+Claude et Malestroit.</p>
+
+<p>&mdash;J'avais des pressentiments, disait-il, et
+j'ai voulu venir dès hier soir... malgré
+Gothon... Et c'est vraiment heureux... Toute
+la matinée, j'ai essayé de vous apercevoir
+avec mes jumelles... Mais, bast! un brouillard
+du diable... Et puis, tout à coup, sur la
+berge... Ah! quand je vous ai vus, j'ai bien
+deviné l'accident... j'ai mis une allumette
+sous le fagot... N'es-tu pas trop lourd, aussi,
+Malestroit, pour chasser à la hutte!</p>
+
+<p>Il parlait d'un air réjoui, faisant sonner
+parfois ses lèvres l'une contre l'autre, avec
+des impatiences de gros écureuil rebondi,
+quand il ne trouvait pas, à l'instant même,
+ce qu'il cherchait.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_234"> 234</a></span>
+Lorsqu'il se fut enfin arrêté, debout, appuyé
+sur l'auvent de la cheminée, Claude,
+qu'il observait, Claude restauré et réchauffé,
+lui prit la main.</p>
+
+<p>&mdash;Vous savez que je l'ai tuée! dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;Parbleu, mon ami, vous l'avez bien
+gagnée!</p>
+
+<p>&mdash;Je recommencerais vingt plongeons
+comme celui-là, répondit le jeune homme
+avec conviction, pour voir seulement l'accueil
+qu'ils me feront là-bas!</p>
+
+<p>«Ils», c'était la seule Thérèse. Pour remercier
+son vieux voisin, Claude n'avait
+rencontré que cette naïveté: parler d'elle.
+Il ne savait rien de meilleur. Si elle daignait
+se montrer satisfaite, tout le monde ne serait-il
+pas payé? Pour Thérèse souriante, est-ce
+qu'on n'irait pas chercher la sarcelle au bout
+du monde? Est-ce que M. Lofficial ne passerait
+pas, sans se plaindre, vingt nuits de
+novembre aux Luisettes?</p>
+
+<p>Quelque chose répondit oui, au fond du
+<span class="pagenum"><a id="Page_235"> 235</a></span>
+c&oelig;ur de M. Lofficial. Devant ce mot d'amour
+jeune, le bonhomme se sentit ému, disposé
+à des complaisances paternelles. Il passa la
+main, deux ou trois fois, délicatement, sur
+les cheveux bruns de son protégé, comme
+s'il eût caressé son propre fils.</p>
+
+<p>&mdash;Je veux le voir aussi, dit-il, et je vous
+conduirai aux Pépinières.</p>
+
+<p>Une demi-heure plus tard, comme Colibry
+rentrait, les chaussures étant sèches, les vêtements
+brossés, toute trace de l'accident
+disparue, Claude s'entendit appeler par
+M. Lofficial, qui était allé présider lui-même
+à l'enrènement du cheval, un bien vieux
+cheval, pourtant, et facile. Il sortit, et jeta
+un coup d'&oelig;il du côté de la vallée: à la
+place du lac immense sur lequel il avait cru
+naviguer le matin, il n'aperçut, sous le clair
+soleil, qu'un marais de taille médiocre,
+découpé en petits carrés par les saules,
+rayé, çà et là, par les bandes vertes des
+talus, et où pas un vol d'oiseaux, pas un
+<span class="pagenum"><a id="Page_236"> 236</a></span>
+cri, ne révélait plus la présence du gibier.</p>
+
+<p>&mdash;Montez dans la calèche, dit M. Lofficial
+en s'avançant, vous n'aurez pas froid là-dedans!</p>
+
+<p>Un carrossier aurait protesté contre cette
+dénomination donnée au plus singulier véhicule:
+une caisse écourtée, divisée, aux
+deux tiers environ, par une cloison de glaces,
+et dont la capote, prolongée en abat-jour,
+abritait abondamment Colibry et Malestroit,
+déjà montés sur le siège. Il y avait bien
+quarante ans que la calèche venait aux vendanges.
+Claude prit place à l'intérieur, avec
+M. Lofficial, s'enfonça dans la plume des
+coussins, sentit monter jusqu'à ses genoux
+la laine des peaux de mouton, haute et
+souple comme une flamme, qui tapissait
+le fond de la voiture; Malestroit se hissa
+près de Colibry, et les quatre voyageurs
+commencèrent à rouler vers la banlieue où
+Thérèse, sans se douter de la visite qui trottinait
+pour elle sur la route, jouissait probablement
+<span class="pagenum"><a id="Page_237"> 237</a></span>
+de l'embellie tardive du matin.</p>
+
+<p>Le voyage parut délicieux à Claude, parce
+que M. Lofficial, bon comme les anciens qui
+se rappellent avoir été jeunes, parla tout le
+temps de Thérèse.</p>
+
+<p>&mdash;C'est par elle, disait-il, que j'ai gagné,
+jadis, l'amitié de Maldonne et de M. de Kérédol,
+par un petit compliment que j'avais
+su faire d'elle, en la rencontrant. Vous le
+voyez, mon cher monsieur, elle m'a valu
+deux amis. J'espère bien qu'elle m'en vaudra
+un troisième d'ici peu. J'ai rarement vu une
+enfant si mignonne. Elle avait les doigts fins
+comme des pendants de corail. Et je les ai
+tenus dans mes mains, ces petits doigts. J'ai
+eu ses bonnes grâces avant vous. Eh! eh!
+Elle portait une robe blanche, elle était marraine,
+et moi j'étais parrain. Nous conduisions
+au baptême le fils de Malestroit. Il y
+a de quoi être jaloux, monsieur Claude!</p>
+
+<p>Il contait posément, avec une certaine
+saveur rustique et enjouée, des traits qui
+<span class="pagenum"><a id="Page_238"> 238</a></span>
+eussent été sans intérêt pour tous autres
+qu'un vieillard qui se souvenait et un jeune
+homme qui aimait. De temps en temps,
+Claude se détournait à demi, pour voir si le
+cornet de papier, où il avait roulé le produit
+de sa chasse, se tenait toujours bien droit,
+dans la poche au fond de la capote. Une
+émotion grandissante l'envahissait, à mesure
+que la distance diminuait jusqu'au logis des
+Maldonne. Quand la voiture s'arrêta, devant
+le portail orné de clous, il était pâle comme
+en sortant de l'eau, le matin.</p>
+
+<p>&mdash;Mon lieutenant, dit M. Lofficial, c'est
+le moment de vous montrer brave!</p>
+
+<p>Il tira la sonnette.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur travaille dans la serre, répondit
+la fille de charge.</p>
+
+<p>En effet, près du réduit qui lui servait de
+laboratoire, sous la voûte de verre peint qui
+l'enveloppait d'une chaleur douce, M. Maldonne
+triait des oignons de tulipes. Il vit
+venir les visiteurs à travers une vitre claire,
+<span class="pagenum"><a id="Page_239"> 239</a></span>
+sourit sans se déranger, et, les laissant
+arriver jusqu'à lui:</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! fit-il en se détournant et en
+tendant les deux mains, vous me surprenez
+comptant mes trésors.</p>
+
+<p>&mdash;Et nous vous en apportons un autre!
+répondit M. Lofficial.</p>
+
+<p>&mdash;Une tulipe?</p>
+
+<p>&mdash;Non, un oiseau rare.</p>
+
+<p>M. Maldonne hocha la tête, d'un air d'incrédulité,
+en regardant le cornet de papier
+que Claude portait sous le bras, et saisit
+un bulbe transparent, côtelé, barbelé de
+racines.</p>
+
+<p>&mdash;Sans l'avoir vu, dit-il, je ne l'échangerais
+pas contre une seule de ces <i lang="la" xml:lang="la">proserpines
+roses</i>.</p>
+
+<p>&mdash;Vous auriez peut-être tort, dit Claude,
+qui lui tendit le paquet.</p>
+
+<p>Le naturaliste tira la sarcelle bleue par
+les pattes. A peine l'eut-il aperçue que, le
+visage altéré par l'émotion, sans un mot, il
+<span class="pagenum"><a id="Page_240"> 240</a></span>
+bouscula ses deux hôtes, pour sortir plus
+vite et porter la bête au grand jour.</p>
+
+<p>Dehors, il s'appuya aux tapis de paille qui
+pendaient du haut de la serre, tourna et
+retourna la sarcelle, fit jouer les reflets du
+plumage.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas possible! murmurait-il,
+non, ce n'est pas elle!...</p>
+
+<p>Enfin il leva les yeux sur Claude, qui
+l'avait suivi. Sa physionomie exprimait, avec
+beaucoup de surprise, un peu d'inquiétude,
+de jalousie. Il était sérieux, presque froissé,
+comme un homme qu'on veut duper.</p>
+
+<p>&mdash;D'où l'avez-vous fait venir? demanda-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, je l'ai tuée, monsieur! dit Claude.</p>
+
+<p>&mdash;Allons donc!</p>
+
+<p>&mdash;Moi-même, ce matin!</p>
+
+<p>&mdash;Pas dans le département?</p>
+
+<p>&mdash;A deux lieues d'ici.</p>
+
+<p>M. Maldonne fronça le sourcil.</p>
+
+<p>&mdash;Vous saurez, monsieur, dit-il avec dignité,
+que cette variété n'habite pas dans le
+<span class="pagenum"><a id="Page_241"> 241</a></span>
+département. Elle y passe, et si rarement
+que des hommes comme moi n'ont jamais
+eu le bonheur...</p>
+
+<p>&mdash;C'est cependant vrai, mon bon ami,
+interrompit M. Lofficial, qui sortait de la
+serre, en voyant les affaires de Claude se
+gâter, et arrivait en se dandinant. Rien n'est
+plus vrai. Monsieur, qui est bien moins
+savant que toi, a été plus heureux, voilà tout.</p>
+
+<p>Et il se mit à raconter la chasse du matin,
+comment il l'avait conseillée, préparée,
+comment il savait aussi, depuis des années,
+qu'un couple de ces oiseaux habitait les
+marais des Luisettes. Il apportait à la justification
+de son client l'énergie de la conviction,
+levait les bras, mimait les scènes qu'il
+contait.</p>
+
+<p>Pendant ce temps, M. Maldonne passait
+d'émotion en émotion. Le scepticisme un
+peu hautain du début faisait place à un
+éclair d'admiration joyeuse, et celle-ci, à son
+tour, s'effaçait devant le sentiment pénible
+<span class="pagenum"><a id="Page_242"> 242</a></span>
+du collectionneur qui voit une pièce introuvable
+lui échapper. Il maniait la sarcelle,
+la caressait du doigt, lui ouvrait l'&oelig;il, redressait
+une plume endommagée. Enfin, il
+la tendit à Claude avec une lenteur qui révélait
+toute la cruauté de la lutte.</p>
+
+<p>&mdash;Reprenez-la, monsieur, dit-il. Je vous
+remercie de me l'avoir montrée.</p>
+
+<p>Il poussa un soupir, et ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;Surtout, gardez-la bien: c'est un commencement
+précieux pour votre collection,
+puisque, je dois vous l'avouer, c'eût été le
+couronnement de la mienne!</p>
+
+<p>&mdash;Mais, elle est à vous! s'écria Claude.</p>
+
+<p>&mdash;A moi? dit M. Maldonne, rougissant
+sous le coup de cette brusque fortune qui
+lui venait. Vous ne vous doutez pas de la
+rareté, jeune homme... vous ne savez pas
+ce que vous faites?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! si, monsieur, je sais très bien
+répondit Claude, riant malgré lui.</p>
+
+<p>&mdash;Vraiment, elle est...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_243"> 243</a></span>
+&mdash;Elle est à vous, oui, monsieur!</p>
+
+<p>Alors, sans prendre le temps de remercier,
+dans l'exubérance de sa joie, M. Maldonne
+courut vers la maison, tenant la sarcelle
+élevée au bout de son bras droit et
+criant:</p>
+
+<p>&mdash;Robert! Geneviève! Thérèse! venez
+voir!</p>
+
+<p>Il se précipita dans le salon, arrangea sur
+la table du milieu l'oiseau qui ressemblait,
+sous le jour glissant, à un émail azur et or,
+et, comme Robert arrivait par la porte opposée:</p>
+
+<p>&mdash;Regarde! dit-il.</p>
+
+<p>Robert s'approcha, considéra l'oiseau, puis
+Maldonne.</p>
+
+<p>&mdash;Ah çà! dit-il, d'où vient-elle, celle-là?
+qui te l'envoie?</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur que voici! répondit le naturaliste
+avec orgueil, en désignant Claude qui
+entrait. Il est assez bon, assez généreux pour
+me l'offrir.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_244"> 244</a></span>
+Robert, en apercevant Claude, changea de
+visage, et sourit ironiquement, de manière à
+bien faire comprendre qu'il n'était pas dupe
+de cette générosité. Il rendit à peine le salut
+que lui adressait le jeune homme, et, devant
+madame Maldonne et Geneviève qui accouraient,
+étonnées, ne sachant rien:</p>
+
+<p>&mdash;Es-tu bien sûr qu'elle soit authentique?
+demanda-t-il d'un ton méprisant.</p>
+
+<p>&mdash;Tu n'as qu'à examiner, répondit le
+naturaliste. Elle a toutes les signatures...
+Oui, Geneviève, oui, Thérèse, continua-t-il,
+notre jeune ami nous apporte un trésor,
+celui que j'ai cherché vingt ans: la sarcelle
+bleue!</p>
+
+<p>&mdash;Ah! monsieur! dit madame Maldonne
+en tendant la main à Claude,&mdash;comme si
+vraiment le cadeau lui eût fait un plaisir
+extrême,&mdash;est-ce aimable à vous!</p>
+
+<p>&mdash;Et notez qu'il l'a tuée, lui, en personne,
+à deux lieues d'ici, chez ce cachottier
+de Lofficial.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_245"> 245</a></span>
+Il continua, reprenant pour son compte
+le récit qu'on venait de lui faire à lui-même,
+et conta l'aventure avec autant d'animation
+que s'il y avait assisté. Sa femme, en le
+voyant si joyeux, s'épanouissait discrètement.
+Elle avait l'air heureux des mères qui
+regardent s'ébattre un enfant. Parfois son
+regard se posait sur Claude resté près de l'entrée
+du salon, et s'aiguisait alors d'une pensée
+différente, un peu malicieuse, qui la rajeunissait.
+Thérèse, demeurée derrière sa mère,
+à l'autre extrémité de l'appartement, était
+devenue tout de suite sérieuse et comme
+intimidée. Son instinct de jeune fille l'avertissait
+qu'il s'agissait d'elle et d'elle seule,
+bien que son nom ne fût pas prononcé et
+que personne ne voulût paraître occupé
+d'elle. Elle entendait l'obscure destinée lui
+parler dans la confusion des voix, elle la
+lisait dans la physionomie de ceux qui l'entouraient,
+elle savait, elle était sûre,&mdash;et
+son c&oelig;ur en était troublé,&mdash;que, de cette
+<span class="pagenum"><a id="Page_246"> 246</a></span>
+conversation légère, quelque chose de grave
+allait sortir, qui déciderait de sa vie. Les
+mots ne lui arrivaient qu'au travers de ce
+rêve. Ses yeux erraient, sans se fixer, sur
+ses parents, Robert, Lofficial, et n'osaient
+rencontrer ceux de Claude.</p>
+
+<p>&mdash;Vous oubliez, dit M. Lofficial interrompant
+son ami, que M. Claude, pour vous
+faire cette surprise, a failli se noyer. Il ne
+s'en vanterait pas, et je le dénonce. La hutte
+a défoncé sous le poids des chasseurs. Il est
+tombé dans l'eau glacée du marais et m'est
+arrivé à moitié défailli.</p>
+
+<p>&mdash;Bah! dit Claude prenant de la hardiesse
+et regardant Thérèse, ce sera un bon
+souvenir de plus.</p>
+
+<p>&mdash;Bien dit! repartit M. Maldonne.</p>
+
+<p>&mdash;Pour un oiseau! fit M. Lofficial d'un
+ton vainqueur, pour un oiseau risquer sa
+vie, faut-il aimer la chasse!</p>
+
+<p>Madame Maldonne baissait les yeux, avec
+un sourire indulgent.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_247"> 247</a></span>
+Thérèse leva les siens. Elle osa, un peu
+rouge, un peu confuse, dans le demi-jour
+là-bas, regarder Claude, et son regard disait:
+«Je sais pourquoi vous avez commis
+cette imprudence, et j'en ai le c&oelig;ur touché,
+monsieur Claude.»</p>
+
+<p>Une émotion les gagnait tous. On la sentait
+grandir entre eux.</p>
+
+<p>Tout à coup Robert, qui, depuis le début,
+maniait la sarcelle avec une curiosité
+fiévreuse, éclata de rire, d'un rire de colère
+et de triomphe.</p>
+
+<p>&mdash;Pas possible de l'empailler, cria-t-il:
+elle a la panse crevée!</p>
+
+<p>Et, prenant la jolie bête entre ses doigts,
+il la jeta contre le mur, d'où elle retomba
+sur le parquet.</p>
+
+<p>&mdash;Pas possible de l'empailler! répéta-t-il.</p>
+
+<p>Quatre exclamations répondirent à cet acte
+brutal:</p>
+
+<p>&mdash;Robert, que fais-tu? Monsieur! Oh!
+mon parrain! Quel dommage!</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_248"> 248</a></span>
+En même temps, M. Maldonne se précipita
+pour ramasser l'oiseau. Robert s'était retourné
+en face de Claude, et se tenait très
+droit, une main appuyée à la table, l'autre
+passée entre les boutons de sa redingote,
+pâle, méprisant et correct.</p>
+
+<p>Claude fit un mouvement pour s'avancer
+sur lui. M. Lofficial le retint par le bras,
+et, se penchant:</p>
+
+<p>&mdash;Ne bougez pas, surtout, monsieur
+Claude, laissez-moi faire.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur de Kérédol, continua-t-il tout
+haut, d'une voix sonnante qui attira sur lui
+le regard de Robert et des deux femmes,
+ce que vous venez de faire là est très mal.</p>
+
+<p>&mdash;Vous dites?</p>
+
+<p>&mdash;Je dis: «très mal et indigne de vous!»</p>
+
+<p>M. Lofficial s'était avancé. Ses petits yeux
+flambaient d'une colère d'honnête homme,
+et commentaient sa pensée. Robert y lut
+sans doute un mot qui le troubla. Très froid,
+sans cesser de sourire du même air provocant
+<span class="pagenum"><a id="Page_249"> 249</a></span>
+et hautain, il leva les épaules, ne
+répondit rien, passa devant madame Maldonne,
+et prit la porte qui conduisait aux
+appartements.</p>
+
+<p>M. Maldonne se relevait, après avoir ramassé
+l'informe paquet de plumes, tout à
+l'heure si luisantes et si bien rangées.</p>
+
+<p>Il le laissa retomber.</p>
+
+<p>&mdash;Il n'est que trop vrai, dit-il, d'un air
+désolé, l'oiseau est perdu, tout déchiré!</p>
+
+<p>Il ne s'était point aperçu du départ de
+Robert, et chercha un instant, en regardant
+tout autour les témoins muets de cette
+scène. Des larmes mouillaient le bord de sa
+paupière, larmes de dépit et d'humiliation.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne l'ai jamais vu ainsi, reprit-il, ni
+vous non plus, n'est-ce pas, Lofficial, n'est-ce
+pas, Geneviève?</p>
+
+<p>Personne ne répondit. Ils étaient tous
+affligés et gênés de cette sortie étrange de
+M. de Kérédol.</p>
+
+<p>M. Maldonne, par une inspiration délicate,
+<span class="pagenum"><a id="Page_250"> 250</a></span>
+remarquant la physionomie contrainte et
+offensée de Claude, s'avança vers le jeune
+homme, lui prit la main, et, tâchant de
+surmonter l'impression pénible qu'il éprouvait
+lui-même:</p>
+
+<p>&mdash;Vous, monsieur Claude, dit-il, venez
+au jardin. Je ne veux pas que vous me
+quittiez sur cette offense. Je vous suis aussi
+reconnaissant...</p>
+
+<p>&mdash;Non, adieu, monsieur! La surprise que
+je voulais vous faire a tristement tourné.
+Adieu!</p>
+
+<p>Il essaya de dégager sa main, que M. Maldonne
+retenait dans les siennes. Madame
+Maldonne intervint, et, avec une autorité,
+un charme de voix et de physionomie qui
+faisaient d'elle comme un arbitre souverain:</p>
+
+<p>&mdash;Je vous en prie! dit-elle.</p>
+
+<p>Claude s'inclina. Alors elle se tourna du
+côté de M. Lofficial, et lui dit à demi-voix:</p>
+
+<p>&mdash;Restez, vous, j'ai à vous parler.</p>
+
+<p>M. Maldonne et Claude se dirigèrent vers
+<span class="pagenum"><a id="Page_251"> 251</a></span>
+la porte. Thérèse hésitait. Elle allait sans
+doute remonter dans sa chambre. Sa mère
+l'arrêta du regard, et dit:</p>
+
+<p>&mdash;Non, ma mignonne, va aussi, cela vaut
+mieux.</p>
+
+<p>Thérèse sortit donc, et retrouva dehors, sur
+le sable, son père et Claude qui causaient.</p>
+
+<p>&mdash;La sotte affaire! disait M. Maldonne.
+Je vous dois de vraies excuses de la conduite
+de Robert.</p>
+
+<p>&mdash;Vous les faites si bien, répondit Claude
+en apercevant Thérèse, que j'oublierai tout
+à cause de vous. Ce n'était pas, d'ailleurs, à
+M. de Kérédol que j'entendais plaire, et
+l'attitude qu'il a prise importe peu, vraiment.</p>
+
+<p>&mdash;Incompréhensible! reprit le naturaliste,
+arrêté au bord d'une allée qui longeait les
+murs du domaine.</p>
+
+<p>Il releva la tête, croisa ses mains derrière
+sa grosse jaquette pointillée.</p>
+
+<p>&mdash;C'est à se demander, ajouta-t-il avec
+<span class="pagenum"><a id="Page_252"> 252</a></span>
+humeur, si ce n'est pas lui qui a gâté la
+sarcelle!</p>
+
+<p>&mdash;Oh! père! dit doucement Thérèse, en
+se mettant à sa gauche.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, ma petite, et je sais ce que je dis.
+Il est très capable d'avoir fait cela par
+orgueil!</p>
+
+<p>&mdash;Je vous assure...</p>
+
+<p>&mdash;Par vanité insensée d'amateur. Ah!
+je l'ai vu d'autres fois, va, quand un marchand
+ou un ami nous offrait une pièce rare
+qui nous manquait, je l'ai vu répondre brutalement:
+«Remportez-la! Nous la tuerons!»
+Il est intraitable, par moments, d'une intolérance
+là-dessus que je n'ai jamais eue au
+même degré!... Je suppose au moins que
+c'est cela? Que veux-tu que ce soit autre
+chose?</p>
+
+<p>Il s'engagea dans l'allée, marchant à petits
+pas, entre Claude et Thérèse, la tête de
+nouveau baissée, visiblement préoccupé de
+l'incident qui troublait la vie des Pépinières.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_253"> 253</a></span>
+La jeune fille eut un sourire très doux.
+Elle leva les yeux droit devant elle, vers la
+voûte fuyante des hêtres, qui gardaient encore
+quelques feuilles jaunes, tourmentées par le
+vent. Mais ce regard n'était pas de ceux que
+nous donnons aux choses. Il allait à quelqu'un.
+Il était lumineux, plein de compassion
+et de tendresse. Et, au lieu de
+répondre directement, voyant son père
+irrité:</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne pouvez vous figurer, monsieur,
+dit-elle à Claude, combien il a été excellent
+pour moi.</p>
+
+<p>&mdash;Il s'agit bien du passé! grommela le
+bonhomme.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne puis pas l'oublier, reprit Thérèse
+sans s'émouvoir.</p>
+
+<p>Et elle se mit à rappeler le dévouement,
+les attentions innombrables qu'il avait eus
+pour elle, autrefois. Elle lui prêtait ingénûment
+des talents qu'il n'avait pas. Elle
+exagérait à plaisir son mérite, cherchait
+<span class="pagenum"><a id="Page_254"> 254</a></span>
+obtenir, par cette voie indirecte, le pardon
+du présent, dont elle ne parlait pas. Insensiblement,
+avec des mots heureux, des histoires
+qu'elle disait avec une nuance de
+pitié ou d'enfantillage, elle couvrait de souvenirs,
+et cachait derrière eux la faute de
+son ami. Quand son père se récriait, elle
+s'adressait à Claude, qui ne protestait jamais.
+Bien au contraire, il écoutait, ravi, touché
+de cette bonté adroite de la jeune fille.
+M. Maldonne s'apaisait aussi par degrés. Ils
+n'avaient pas fait ensemble le tour du grand
+domaine, qu'ils avaient à peu près oublié,
+M. Maldonne et Claude au moins, la raison
+première de cette promenade à trois. Et
+Thérèse, sentant vivre à ses côtés deux âmes
+toutes pleines d'elle, laissait la sienne s'ouvrir:
+jeunesse, fraîcheur, indulgence, confiance
+dans la bonté des autres et dans la
+vie, elle se donnait tout entière, sans l'ombre
+de coquetterie, presque à son insu, parce
+que l'heure était venue, parce <em>qu'il</em> était là.
+<span class="pagenum"><a id="Page_255"> 255</a></span>
+Le tour du jardin achevé, ils prirent une seconde
+fois la longue allée tournante. Quelque
+chose d'intime et d'heureux les retenait
+ensemble, sans qu'ils y songeassent même.
+Les mots se faisaient plus rares entre eux,
+et cependant l'intérêt, l'attrait de cette causerie
+plus lente semblaient grandir encore,
+parce que le rêve, à présent, un rêve différent
+pour chacun, emplissait les silences. La
+matinée s'était faite plus douce. Un soleil
+d'hiver, pâle et sans chaleur, donnait l'illusion
+de la vie aux derniers rameaux vêtus
+de feuilles, aux dernières roses impuissantes
+à s'ouvrir, qui pendaient sur l'allée.</p>
+
+<p>Bientôt, M. Maldonne fut distrait par la
+vue d'un massif d'alkékenges, dont on n'avait
+pas récolté les fruits. Ils pendaient, comme
+des oranges minuscules, luisant à travers
+l'enveloppe flétrie, usée, découpée à jour,
+qui leur vaut, parmi le peuple, le joli nom
+d'«amour en cage». M. Maldonne les aimait
+beaucoup.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_256"> 256</a></span>
+&mdash;Des coquerets, dit-il, et on ne les a pas
+cueillis!</p>
+
+<p>Il se pencha aussitôt, et se laissa distancer.
+Les deux jeunes gens continuèrent seuls. Et
+Claude vit que les souvenirs de Thérèse
+n'iraient pas loin désormais. Elle dit encore
+deux ou trois phrases, distraites, sans
+accent, destinées peut-être à la tromper
+elle-même sur cette situation nouvelle: être
+seule avec lui. Puis elle se tut. Elle regardait
+en avant, loin, comme le jour où, dans
+le bois de Laurette, elle avait eu de si
+étranges idées. Un oiseau menu, les plumes
+relevées en collerette, vint se poser devant
+elle, sur l'allée, jeta une petite note triste,
+et disparut. Thérèse le reconnut, tressaillit,
+et tourna la tête vers la maison là-bas,
+vers une fenêtre qui était close, au premier.</p>
+
+<p>&mdash;C'est le rouge-gorge de mon oncle, dit-elle.</p>
+
+<p>Et elle se mit à marcher de son pas
+<span class="pagenum"><a id="Page_257"> 257</a></span>
+souple, la joue un peu pâle, les yeux graves
+et profonds dans le vague.</p>
+
+<p>Thérèse avait achevé sa partie dans le duo
+d'amour, qu'elle avait commencé et qu'elle
+interrompait sous la même impulsion mystérieuse.
+C'était à Claude de parler maintenant.
+Oh! ce fut bien simple. Ils étaient
+parvenus à l'un des angles du jardin. L'allée
+se coudait autour d'une touffe de bambous.
+Quand il fut à l'abri de la haute gerbe, à
+demi dégarnie par le froid, Claude s'arrêta,
+et dit:</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes infiniment bonne.</p>
+
+<p>&mdash;Croyez vous? répondit-elle en tournant
+vers lui son regard très sérieux et très doux.</p>
+
+<p>&mdash;Oui: tout le temps que vous parliez,
+j'enviais celui que vous défendiez.</p>
+
+<p>La lueur d'un sourire léger éclaira le visage
+de Thérèse.</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai, dit-elle, ceux que j'aime, je
+les aime bien.</p>
+
+<p>Sa main pendait le long de sa jupe,
+<span class="pagenum"><a id="Page_258"> 258</a></span>
+Claude la prit. La petite main ne se retira
+pas. Mais elle tremblait. Thérèse se sentit
+attirée vers lui, et elle s'abandonna un peu,
+et elle entendit une voix qui disait tout
+près d'elle, si près que le souffle des mots
+passait comme une caresse dans ses cheveux:</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! moi, je vous aime!... Voulez-vous
+m'aimer aussi?</p>
+
+<p>Elle le regarda. Elle lut, sur le visage de
+Claude, l'ardent et fort amour qu'elle avait
+souhaité.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, dit-elle faiblement, je veux bien!</p>
+
+<p>Et ainsi ils engagèrent leurs âmes.</p>
+
+<p>Derrière eux, des pas se rapprochèrent.
+C'était M. Maldonne qui les rejoignait.</p>
+
+<p>Alors ils se séparèrent un peu l'un de
+l'autre, et se remirent à marcher, côte à côte,
+sans rien se dire...</p>
+
+<p>Thérèse ne se trompait pas. Robert la
+voyait. Il était là, derrière la fenêtre aux
+rideaux baissés, en proie à des sentiments
+<span class="pagenum"><a id="Page_259"> 259</a></span>
+de révolte, de colère contre lui-même et
+contre la vie, que la solitude excitait encore.
+Depuis qu'il était sorti du salon, il arpentait
+sa chambre à grands pas, s'arrêtant et se
+courbant parfois devant les vitres pour
+suivre, à travers les fleurs de mousseline
+du rideau, la promenade de Thérèse et de
+Claude, qui lui semblait d'une longueur indéfinie.
+Il devinait les mots échangés, il
+éprouvait le supplice des sourires qui vont
+à d'autres. Et de son c&oelig;ur, gros d'amertume,
+des plaintes s'échappaient, les unes
+proférées à haute voix, les autres murmurées
+ou inintelligibles:</p>
+
+<p>«Comment me traite-t-on ici? Comme un
+étranger, comme ceux dont on se défie! M'a-t-on
+fait l'honneur de me consulter, de m'apprendre
+ce qui se tramait ici? Car, c'est un
+coup monté, une trahison d'amitié manifeste.
+Guillaume l'a introduit ici, ce jeune homme,
+avec la légèreté qu'il met en toutes choses;
+il l'a défendu contre moi; il m'a donné tort,
+<span class="pagenum"><a id="Page_260"> 260</a></span>
+par deux fois, à moi qui voulais protéger la
+maison, notre bonheur à tous, contre un
+entraînement insensé. Lofficial est complice,
+et Geneviève elle-même. Oui, ma propre
+s&oelig;ur! Ils se sont ligués pour me tenir à
+l'écart. Voilà ce que m'a valu l'absurde,
+l'inepte dévouement que je leur ai montré!
+A quoi bon se gêner, avec ceux qui aiment
+trop? On est bien sûr qu'ils ne quitteront
+pas la maison. On leur dira plus tard,
+quand ils ne pourront plus s'opposer à
+rien... O pauvre existence que la mienne!
+Je n'ai fait que ramasser les miettes de
+toutes les tendresses que j'ai approchées. Et
+à présent même on me les refuse... J'avais
+cru avoir gagné au moins le c&oelig;ur de l'enfant,
+sa pitié... C'était si doux, autour de
+moi, cette petite que j'avais formée, cette
+jeunesse. Et cela m'appelait de noms si
+tendres que je me croyais aimé. Eh bien!
+regarde, regarde-la, ta Thérèse... Es-tu oublié?...
+O Thérèse, comme je te voudrais
+<span class="pagenum"><a id="Page_261"> 261</a></span>
+encore telle qu'il y a trois mois, quand
+aucune autre pensée que la mienne, celle de
+ton père et de ta mère n'occupait ton
+esprit... Ou bien plus petite, oui, à l'âge
+de ta première communion, lorsque la jeune
+fille n'avait point paru, et qu'il n'y avait
+ici qu'une enfant dont nous partagions fraternellement
+la chère présence... Tiens, je
+te voudrais encore plus petite pour t'avoir
+plus longtemps, je te voudrais à peine parlante,
+avec tes robes longues comme le
+bras, et des yeux qui remerciaient si bien,
+quand tu trouvais mes bonbons et mes
+jouets dans tes souliers de Noël! A présent,
+voir cela!»</p>
+
+<p>Il s'était arrêté. Son regard fixait le fond
+du jardin, là-bas, où les deux jeunes gens,
+à demi cachés par la touffe de roseaux, se
+tenaient immobiles. Robert se retira brusquement
+de la fenêtre.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne l'embrasserai plus jamais! dit-il
+tout haut. Elle est à un autre!</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_262"> 262</a></span>
+Il s'était reculé jusqu'à la glace qui surmontait
+sa cheminée. Alors il aperçut son
+visage si défait, le désordre et la violence de
+ses idées si manifestement empreints sur ses
+traits, qu'il en fut saisi. Une lumière rapide
+se fit en lui. «Oh! dit-il en se prenant le
+front, est-ce que...?» Et cette question, qu'il
+n'osa achever, le rendit tout pâle.</p>
+
+<p>Quelqu'un frappait à la porte. Il n'entendit
+qu'à la seconde fois.</p>
+
+<p>&mdash;Entrez! dit-il en se détournant.</p>
+
+<p>C'était Geneviève Maldonne. Elle entra.
+Sa physionomie avait une dignité plus
+grave, une sorte d'assurance et de tristesse
+à la fois, qui ne lui étaient pas habituelles.
+Elle ressemblait, sa tête régulière un peu
+raidie par l'émotion et calme avec effort,
+à la statue de la pitié qui, pour une fois,
+serait chargée de faire justice.</p>
+
+<p>&mdash;Vous me surprenez bien accablé, dit
+Robert, qui essayait de se ressaisir et de faire
+bonne contenance devant elle. Venez, je vous
+<span class="pagenum"><a id="Page_263"> 263</a></span>
+prie... Tenez, voici le fauteuil... Désirez-vous...?</p>
+
+<p>Il la conduisait, ne sachant trop ce qu'il
+disait, près de la fenêtre. Elle fit signe
+qu'elle voulait demeurer debout. Elle était
+en pleine lumière. Il la regarda de nouveau.
+Et il comprit si bien, qu'il baissa les
+yeux, et s'assit à contre-jour, sur le bras du
+fauteuil.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai à vous parler de choses sérieuses,
+Robert, dit madame Maldonne, d'une voix
+nette, à peine tremblante.</p>
+
+<p>Il affecta de le prendre légèrement.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, dit-il, je m'y attendais. Vous venez
+me gronder de la scène que j'ai faite en
+bas. En votre qualité de maîtresse de maison
+impeccable...</p>
+
+<p>&mdash;Vous vous trompez, reprit-elle, du
+même air sûr d'elle-même et du devoir qui
+l'amenait. Il s'agit d'un sujet si délicat, qu'il
+faut toute la confiance que j'ai en votre honneur,
+Robert, pour oser l'aborder avec vous.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_264"> 264</a></span>
+Robert leva les yeux sur cette robe grise
+à plis droits, immobile à trois pas de lui,
+sans oser les lever plus haut.</p>
+
+<p>&mdash;Nous causons ici de femme noble à
+gentilhomme, et de frère à s&oelig;ur, répondit-il,
+vous pouvez tout dire. De quoi s'agit-il?</p>
+
+<p>&mdash;De Thérèse.</p>
+
+<p>&mdash;En effet, fit-il en se détournant d'un
+mouvement de colère et désignant la fenêtre
+du doigt, je puis vous apprendre ce qu'elle
+devient. Regardez-la. Elle se promène seule
+avec M. Claude Revel, son fiancé, je suppose...
+ils sont touchants... Mais, regardez
+donc!</p>
+
+<p>Madame Maldonne ne bougea pas.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai pas à épier ma fille, dit-elle,
+je suis sûre d'elle. Si elle a choisi ce jeune
+homme...</p>
+
+<p>&mdash;Pardon, si vous avez choisi pour elle...</p>
+
+<p>&mdash;Je dis que si elle a choisi ce jeune
+homme, je connais assez la droiture de Thérèse,
+pour savoir qu'il est digne d'elle.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_265"> 265</a></span>
+&mdash;Oui, oui, faites des phrases, vous ne
+me tromperez pas. Vous êtes tous d'accord!
+Thérèse est fiancée. Elle se marie, c'est convenu.
+Et moi, je ne dois pas m'en douter,
+n'est-ce pas? Je suis le gêneur, l'étranger
+qu'on écarte...</p>
+
+<p>&mdash;Robert! dit sévèrement madame Maldonne,
+vous savez qu'il n'y a pas un mot
+de vrai là-dedans! Que Thérèse se soit éprise
+de M. Claude Revel, c'est possible. Je n'ai
+rien fait pour cela, son père non plus. Et la
+question n'est pas là, entre nous.</p>
+
+<p>Devant l'obstination tranquille de Geneviève,
+l'emportement à demi simulé de
+M. de Kérédol tomba.</p>
+
+<p>&mdash;Soit! dit-il. Alors où est la question?</p>
+
+<p>&mdash;Mon pauvre ami, reprit la voix devenue
+compatissante de madame Maldonne,
+l'étroite intimité où vous avez vécu, de
+longues années, avec nous, avec Thérèse,
+n'était pas sans danger pour vous. Thérèse
+<span class="pagenum"><a id="Page_266"> 266</a></span>
+est très enfant, très affectueuse... trop
+peut-être, et je crois...</p>
+
+<p>Elle hésitait. Les mots tremblaient sur ses
+lèvres.</p>
+
+<p>&mdash;Vous croyez?...</p>
+
+<p>Le regard de Robert rencontra tout à coup
+celui de Geneviève.</p>
+
+<p>Elle baissa les yeux.</p>
+
+<p>&mdash;Je crois que vous l'aimez! dit-elle.</p>
+
+<p>Quand elle releva la tête, il était courbé
+vers le parquet, le front appuyé dans ses
+mains. Il se taisait.</p>
+
+<p>&mdash;J'aurais dû le voir plus tôt, reprit-elle.
+Cela eût mieux valu pour nous tous. Depuis
+le premier jour où M. Revel est entré dans
+la maison, vous avez beaucoup changé. Vous
+avez eu des tristesses et des découragements
+qui n'étaient pas dans votre caractère. Et
+même, longtemps avant cela, il y avait des
+signes... quelque chose de trop exclusif, de
+trop personnel dans votre dévouement... Oh!
+pardonnez-moi, Robert, si je suis obligée de
+<span class="pagenum"><a id="Page_267"> 267</a></span>
+vous parler de la sorte... Je sais que vous
+étiez de bonne foi, que c'est notre faute autant
+que la vôtre... J'en ai causé tout à
+l'heure avec Lofficial... Vous connaissez l'estime
+qu'il a pour vous... Et il a été de mon
+avis... Alors, mon pauvre ami, je suis
+montée, quoique cela me coûtât... Vous
+voyez bien, Robert, vous souffrez... vous
+êtes jaloux d'elle... avouez-le!</p>
+
+<p>Et lui si fier, qui se faisait un point
+d'honneur de se dominer, de rester maître
+de ses nerfs, il fondit en larmes.</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai, murmura-t-il sans se redresser,
+d'une voix que les sanglots coupaient...
+Je vous jure que je ne m'en doutais
+pas tout à l'heure... Je ne savais pas...
+Il me semblait l'aimer d'une autre sorte...
+Et cependant oui, Geneviève... vous avez
+raison... c'est trop.</p>
+
+<p>Il était si malheureux que madame Maldonne
+s'approcha, écarta les mains dont il
+se couvrait le visage.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_268"> 268</a></span>
+&mdash;Je ne vous accuse pas, dit-elle doucement,
+je vous plains. Vous n'avez été que
+faible... ç'a été une surprise de votre âme.
+Regardez-moi.</p>
+
+<p>Il se redressa, et, comme épuisé, appuya
+sa tête sur le dossier du fauteuil. Il ne feignait
+plus, il ne cherchait plus à échapper
+à l'aveu de sa faiblesse.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! Geneviève, dit-il en tenant les
+mains de sa s&oelig;ur étroitement serrées dans
+les siennes, et le regard fixé sur les lames
+fuyantes du parquet, je suis bien à plaindre,
+vous dites vrai. Tous les autres, vous, Guillaume,
+Thérèse, vous aviez de grandes affections
+qui veillaient sur vous, qui vous protégeaient
+contre la vie... mais moi! Ma mère
+était morte, et, depuis lors, tout seul, sans
+fiancée, sans femme...</p>
+
+<p>&mdash;Il y avait nous, Robert!</p>
+
+<p>&mdash;Oui, reprit-il amèrement, il y avait vous!
+Mais vous vous aimiez, et ce partage-là,
+voyez-vous, ne suffit pas à nourrir les autres
+<span class="pagenum"><a id="Page_269"> 269</a></span>
+âmes, comme la mienne, très tendres, exclusives,
+si vous voulez... Et, alors, cette enfant
+qui était libre, elle, et jeune, et souriante,
+j'ai cru pouvoir m'attacher à elle uniquement...
+beaucoup trop... sans le dire jamais...
+sans avoir d'autre idée que de ne pas la
+quitter... Et maintenant, c'est pourtant bien
+cela... il faut...</p>
+
+<p>Il se leva, reprit quelque chose de la tenue
+fière et correcte qu'il avait d'habitude.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! dit-il avec décision, je partirai!</p>
+
+<p>A ce mot, qu'elle attendait pourtant,
+Madame Maldonne tressaillit, et se recula un
+peu.</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu oui, répéta-t-il en observant
+qu'elle avait pâli, et comme s'il posait une
+question... Je partirai d'ici.</p>
+
+<p>Elle pâlissait, mais elle ne faiblissait pas.</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes juge, dit-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Vous m'approuvez?</p>
+
+<p>Elle s'arrêta un instant, avant de prononcer
+ce qu'elle savait être l'arrêt de séparation
+<span class="pagenum"><a id="Page_270"> 270</a></span>
+définitive, et prononça avec effort:</p>
+
+<p>&mdash;Oui, Robert.</p>
+
+<p>La résolution qu'il venait de prendre grandissait
+Robert à ses propres yeux. Il devinait
+qu'il avait reconquis toute l'estime de Geneviève.</p>
+
+<p>&mdash;Je crois vraiment, dit-il, que je me
+suis assis devant vous! Excusez-moi.</p>
+
+<p>Il s'essuya les yeux, cilla les paupières,
+comme pour chasser un rêve pénible, et dit,
+plus posément:</p>
+
+<p>&mdash;Tout à fait entre nous deux, l'entretien
+que nous venons d'avoir?</p>
+
+<p>&mdash;Je vous le promets.</p>
+
+<p>&mdash;Rien à Guillaume?</p>
+
+<p>&mdash;Non.</p>
+
+<p>&mdash;J'inventerai quelque chose, n'est-ce pas?
+une affaire, une lettre reçue... Surtout... rien
+à Thérèse!</p>
+
+<p>&mdash;Non. Elle ne saura rien de vous,
+Robert, que ce qu'elle connaît de bien et de
+beau.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_271"> 271</a></span>
+Il réfléchit un peu, regarda autour de lui,
+comme pour chercher quelque chose, quelqu'un
+qui retardât le sacrifice, et, ne trouvant
+rien, il ouvrit les bras. Sa s&oelig;ur s'y
+jeta. Il l'embrassa longuement, et, tandis
+qu'elle répétait, de sa douce voix maternelle:
+«Mon pauvre cher ami, mon pauvre enfant!»
+il fit un effort sur lui-même, et dit
+tout bas:</p>
+
+<p>&mdash;Demain!</p>
+
+<p>Madame Maldonne s'échappa, pour ne pas
+éclater en sanglots. Mais elle n'avait pas
+entendu la porte se refermer derrière elle,
+qu'elle perdait courage à son tour, et fondait
+en larmes.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_272"> 272</a></span></p>
+
+<h2>X</h2>
+
+<p>Robert ne déjeuna, pas aux Pépinières.
+Peu d'instants après son entrevue avec sa
+s&oelig;ur, il sortit, et gagna la ville. Il avait
+quelques notes à régler et plusieurs objets
+à acheter, dont une valise, meuble depuis
+longtemps inutile dans la vieille maison. Il
+avait surtout besoin de réfléchir, de reprendre
+possession de lui-même. Les affaires terminées,
+il entra chez une pauvre femme du
+faubourg, qu'il secourait, et, au lieu de l'aumône
+ordinaire, lui remit tout un mois de
+<span class="pagenum"><a id="Page_273"> 273</a></span>
+sa retraite d'officier. «Ce sera pour le temps
+que durera mon voyage, dit-il, car je pars.»
+La femme comprit qu'il ne reviendrait pas,
+et le suivit du regard, tant qu'il fut en vue de
+la maison, avec cet air de commisération et
+d'effroi qu'elles prennent devant un mystère
+de souffrance qui passe.</p>
+
+<p>L'après-midi était très avancée lorsque
+M. de Kérédol rentra aux Pépinières, fit
+avertir M. Maldonne, et s'enferma avec lui
+dans le laboratoire. Une heure plus tard,
+le dîner réunissait, comme d'habitude, les
+quatre hôtes du logis. Ils entrèrent dans la
+salle à manger, les deux hommes encore
+animés par la discussion à peine interrompue,
+Thérèse et madame Maldonne par
+l'autre porte, silencieuses, pâles et gênées.
+Thérèse avait appris la nouvelle, d'un mot
+de sa mère, il y avait peu de temps, et ses
+yeux, rougis par les larmes, disaient assez
+son chagrin. Robert partait!</p>
+
+<p>Pour expliquer ce coup de théâtre, M. de
+<span class="pagenum"><a id="Page_274"> 274</a></span>
+Kérédol avait inventé un prétexte quelconque,
+le plus invraisemblable peut-être
+qu'il eût pu trouver: un héritage à recueillir,
+une parente lointaine, qui l'avait institué
+légataire. Le temps et la présence d'esprit lui
+manquaient, pour donner une apparence
+ingénieuse à cette fable. Il ne l'avait guère
+défendue qu'en la répétant. M. Maldonne,
+après avoir d'abord refusé de croire à la
+possibilité d'un départ, puis à la réalité du
+motif, ne doutait plus de son malheur à
+présent, et n'avait guère le c&oelig;ur à discuter
+le reste. Il apercevait les Pépinières désertées,
+l'intimité brisée, tant de projets
+abandonnés. Oh! dans cette surprise du
+chagrin, comme sa vieille amitié avait bien
+sonné sous le coup! Comme Robert avait reconnu
+l'accent vrai, la tendresse naïve et
+dévouée qui l'avaient conquis, bien des années
+auparavant, pendant ses campagnes
+d'Afrique! S'il s'était injustement exprimé,
+sur le compte de cette loyale nature, maintenant,
+<span class="pagenum"><a id="Page_275"> 275</a></span>
+il reconnaissait son erreur. Il réapprenait,
+dans l'épreuve mutuelle de l'adieu,
+ce que valait son ami.</p>
+
+<p>Autour de la table, les quatre convives
+se taisaient. A peine des mots échangés avec
+cérémonie, comme entre étrangers. Aucun
+n'osait ouvrir son âme. Ils veillaient même
+sur leurs yeux, pour que toute leur douleur
+n'y fût pas.</p>
+
+<p>M. de Kérédol, par excès de précaution,
+par un enfantillage d'esprit qui avait son
+côté touchant, avait ouvert près de lui un
+carnet. De temps en temps, il y inscrivait
+un chiffre, puis il semblait réfléchir et se
+plonger dans des calculs difficiles.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que tu comptes ainsi? demanda
+M. Maldonne.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! rien, répondit négligemment Robert,
+en fermant le carnet. Ce sont des
+chiffres en l'air, des hypothèses.</p>
+
+<p>&mdash;Et elle vivait à Clamart, cette dame?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, à Clamart.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_276"> 276</a></span>
+&mdash;Alors, c'est là que tu habiteras?</p>
+
+<p>&mdash;Probablement... je ne puis pas savoir
+encore... je verrai.</p>
+
+<p>M. Maldonne leva les épaules. Dans son
+chagrin même, lui, nature optimiste et
+sans cesse remontante, il conservait quelque
+espérance, celle au moins de retarder le départ
+de plusieurs jours, de plusieurs semaines.
+Qui sait? En s'y prenant adroitement?
+Il laissa donc un peu d'intervalle,
+pour retrouver,&mdash;autant que cela était possible
+en un pareil moment,&mdash;un peu de
+sa manière ordinaire, qui était engageante
+et bonne.</p>
+
+<p>&mdash;Je pense là, dit-il, à notre collection
+de tulipes. Nous pourrions, si tu voulais,
+la partager demain ou après-demain?</p>
+
+<p>&mdash;La partager? Pourquoi?</p>
+
+<p>&mdash;Mais nous l'avons faite à frais communs,
+à peines communes. Tu serais peut-être
+bien heureux, à Clamart...</p>
+
+<p>&mdash;Non, mon ami, répondit M. de Kérédol,
+<span class="pagenum"><a id="Page_277"> 277</a></span>
+en se penchant sur son assiette, je
+n'emporterai rien... Tu ne peux te figurer
+combien je tiens peu à tout cela maintenant.</p>
+
+<p>&mdash;Il y a aussi le catalogue, reprit M. Maldonne,
+le catalogue qui n'est pas achevé.
+Nous l'avions commencé ensemble. Te rappelles-tu
+les premières séances?</p>
+
+<p>&mdash;Oui.</p>
+
+<p>&mdash;Comme c'était bon! Deux heures par
+jour, au musée, tout seuls au milieu des
+oiseaux, de notre &oelig;uvre presque vivante encore,
+levant les ailes, dressant le cou, marchant
+autour de nous! Tu les aimais, ces
+séances-là!</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai!</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! je crois qu'en deux petites
+semaines de collaboration, trois tout au plus,
+nous aurions terminé.</p>
+
+<p>&mdash;Impossible, Guillaume, je t'assure.</p>
+
+<p>Le naturaliste eut un geste d'impatience</p>
+
+<p>&mdash;Tu ne peux pourtant pas nous quitter
+demain?</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_278"> 278</a></span>
+&mdash;Pardon, demain, dit Robert faiblement.</p>
+
+<p>&mdash;Matin?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais pas encore, mon ami.</p>
+
+<p>M. Maldonne aurait peut-être insisté. Sa
+femme, jusque-là silencieuse, l'interrompit.</p>
+
+<p>&mdash;Il faut le laisser libre, dit-elle. Tu vois
+que mon frère a autant de chagrin que nous.
+S'il en a décidé ainsi, ce doit être mieux,
+j'en suis convaincue.</p>
+
+<p>Robert la remercia d'un coup d'&oelig;il. Et la
+conversation s'arrêta. Mais la même pensée
+continuait à les occuper tous quatre.</p>
+
+<p>Thérèse n'avait pas dit un mot. Elle avait
+remarqué que M. de Kérédol évitait de la
+regarder, et qu'il baissait les yeux, quand
+elle levait les siens vers lui. Le dîner achevé,
+il annonça qu'il sortait pour une heure ou
+deux, s'enveloppa de son manteau à pèlerine,
+et prit la porte. Thérèse le suivit. Elle
+le rejoignit sous les arbres de l'entrée. M. de
+Kérédol ne l'avait pas entendue marcher
+derrière lui.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_279"> 279</a></span>
+&mdash;Parrain?</p>
+
+<p>Il se détourna, et, sous la lune voilée de
+cette nuit d'hiver, il aperçut, tout près, le
+visage triste et les yeux suppliants de Thérèse.</p>
+
+<p>&mdash;Parrain, reprit-elle, vous ne partez pas
+tout de suite?</p>
+
+<p>&mdash;Non, mon enfant, mais rentrez vite,
+vous n'avez pas de châle, rentrez...</p>
+
+<p>&mdash;Peu importe le froid. Il faut bien que
+je vous parle, répondit-elle, en s'abritant
+derrière une touffe d'arbustes verts, contre
+le vent qui soufflait du fond du jardin. Et
+je veux vous dire...</p>
+
+<p>&mdash;Quoi donc, Thérèse?</p>
+
+<p>&mdash;Vous savez bien ce que je vous promis
+là-bas, sous la tonnelle? Vous vous rappelez?</p>
+
+<p>&mdash;Oh oui! répondit-il, enveloppant de
+son regard l'enfant presque confondue avec
+les ramures enchevêtrées du bosquet, et
+dont il ne voyait guère que la petite tête
+inquiète sortant de l'ombre et tendue vers
+lui... Oh oui! je me souviens...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_280"> 280</a></span>
+&mdash;C'est que, voyez-vous, mon parrain,
+M. Claude Revel paraît vouloir m'aimer...</p>
+
+<p>&mdash;Il vous l'a dit?</p>
+
+<p>&mdash;J'en suis sûre, reprit-elle en rougissant.
+Vous vous en doutiez?</p>
+
+<p>&mdash;Moi?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, vous l'avez deviné, je le sais. J'ai
+même pensé que cela pouvait entrer pour
+quelque chose,&mdash;oh! pardonnez-moi de
+vous dire tout ainsi,&mdash;dans vos projets,
+dans votre départ...</p>
+
+<p>&mdash;Comment pouvez-vous supposer? dit-il
+vivement...</p>
+
+<p>Elle sourit, parce qu'elle avait une idée
+aimable dans le c&oelig;ur.</p>
+
+<p>&mdash;J'aurais dû dire: «dans votre retour»,
+fit-elle. Je me trompe parce que je
+suis un peu émue, mais vous allez voir que
+j'ai songé à vous. Voici ce que j'ai décidé.
+Si M. Revel me demande, je répondrai:
+«A une condition!»</p>
+
+<p>M. de Kérédol branla lentement la tête.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_281"> 281</a></span>
+&mdash;Attendez donc! «A une condition, c'est
+que rien ne sera changé aux Pépinières, et
+que Thérèse continuera d'habiter avec son
+père, sa mère et son cher parrain, le colonel.»
+Alors, puisque rien ne sera changé
+aux Pépinières, une fois vos affaires terminées,
+vous serez bien tenté de revenir?</p>
+
+<p>Elle souriait tout à fait.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous savez, ajouta-t-elle, je crois
+qu'il acceptera... entre nous, je le crois bien!</p>
+
+<p>Elle tendit les deux mains vers M. de
+Kérédol. Elle s'attendait à le voir sourire
+aussi, l'attirer dans ses bras, la serrer sur
+son c&oelig;ur, mais non: il pressa à peine les
+doigts de sa nièce, et les laissa retomber
+dans l'ombre. Ses traits se ridèrent au passage
+d'une émotion douloureuse.</p>
+
+<p>&mdash;Ma petite Thérèse, dit-il, vous avez le
+meilleur c&oelig;ur que j'aie connu... mais cela
+ne se pourra pas... j'aurai trop... d'intérêts,
+là-bas, pour ne pas rester...</p>
+
+<p>Et il s'éloigna, épouvanté d'avoir répondu
+<span class="pagenum"><a id="Page_282"> 282</a></span>
+par cette raison, brutale autant que fausse,
+à cette innocente petite qui demeurait là,
+stupéfaite, blessée au fond de l'âme que son
+oncle pût préférer un intérêt quelconque à
+la vie des Pépinières.</p>
+
+<p>Comme il allait passer le seuil, il se détourna,
+et vit Thérèse immobile dans la
+lumière vague, au milieu de l'allée.</p>
+
+<p>&mdash;Rentrez, ma Thérèse chérie! dit-il.</p>
+
+<p>Et sa voix avait toute la pure tendresse
+des jours lointains.</p>
+
+<hr class="tb" />
+
+<p>M. de Kérédol fit encore plusieurs courses
+en ville, et, sur le tard, passa devant l'hôtel
+de Claude Revel. Il s'arrêta, sonna, et remit
+entre les mains de Justine un billet ainsi
+conçu:</p>
+
+<div class="blockquote">
+<p>«Monsieur, des affaires importantes et
+urgentes m'obligent à partir demain matin.
+Je ne sais combien durera mon absence,
+peut-être sera-t-elle longue. Je serais heureux
+<span class="pagenum"><a id="Page_283"> 283</a></span>
+de vous voir, et de vous faire, avec
+mes adieux, des recommandations auxquelles
+je tiens beaucoup. Je sortirai de la maison
+à sept heures précises. Ayez la bonne
+grâce de vous trouver sur la route. Ne
+sonnez pas, et montrez-vous le moins possible.
+Je vous en serai, monsieur, sincèrement
+obligé.</p>
+
+<p class="signature"><span class="smcap">R.</span> »comte de <span class="smcap">KÉRÉDOL</span>.»</p>
+</div>
+
+<p>Puis il revint très lentement aux Pépinières.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_284"> 284</a></span></p>
+
+<h2>XI</h2>
+
+<p>Robert voulait éviter, pour les autres et
+pour lui-même, la scène inutile de la séparation.
+Il n'avait averti ni sa s&oelig;ur, ni
+M. Maldonne, ni Thérèse.</p>
+
+<p>Levé avant l'aube, le lendemain, il avait,
+sans bruit, fait ses préparatifs de départ. Il
+n'emportait qu'un peu de linge et quelques
+livres, deux ou trois de ces pauvres manuels
+fatigués qui lui rappelaient les premières
+années de l'enfance. «Le reste, disait-il,
+dans une lettre laissée sur la commode, mes
+<span class="pagenum"><a id="Page_285"> 285</a></span>
+amies, ma bibliothèque, me sera envoyé
+plus tard, si je le demande.»</p>
+
+<p>A tâtons, pour qu'on remarquât moins sa
+fuite, il descendit l'escalier, sa valise à la
+main, traversa le couloir, et se trouva dehors,
+dans la brume d'où l'ombre de la nuit
+commençait à se retirer. Si maître qu'il fût
+de lui-même, ou plutôt si décidé à ne pas
+montrer de faiblesse, il ne put s'empêcher
+de se détourner, et de regarder une dernière
+fois la chère maison. Elle était close, terne,
+comme affaissée dans le sommeil et dans la
+nuit. Les feuilles des lierres et quelques
+rames sanglantes de vigne vierge pendaient,
+lourdes de brouillard. Des gouttes d'eau s'en
+échappaient, et tombaient à terre, une à
+une, comme des larmes. Personne n'assistait
+à ce suprême adieu. Pas un regard pour répondre
+à celui qui embrassait douloureusement
+toutes ces choses familières. «Cela
+vaut mieux ainsi», murmura M. de Kérédol.
+Et, redressant sa tête énergique de vieil
+<span class="pagenum"><a id="Page_286"> 286</a></span>
+officier, retroussant la pointe de ses moustaches
+pour se donner un air de bravoure,
+il continua rapidement son chemin. La
+petite porte découpée dans le grand portail
+s'ouvrit, et se referma discrètement. L'exil
+était commencé.</p>
+
+<p>Devant lui, Robert aperçut une forme
+humaine, et, supposant bien que c'était
+Claude, il s'efforça de se raidir encore, pour
+ne pas trop révéler sa souffrance. Mais sa
+pâleur, l'espèce d'égarement et d'effarement
+de son visage le trahissaient si bien, que le
+jeune homme, en le voyant s'approcher, lui
+dit:</p>
+
+<p>&mdash;Êtes-vous malade, monsieur?</p>
+
+<p>&mdash;Si ce n'était que cela! répondit M. de
+Kérédol. Mais je pars, monsieur, je pars!</p>
+
+<p>&mdash;Votre billet d'hier soir me l'apprenait.
+Vous me demandiez de venir. Me
+voici.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, répondit M. Robert en lui tendant
+la main, je vous remercie... Ayez la bonté
+<span class="pagenum"><a id="Page_287"> 287</a></span>
+de m'accompagner. Je vous expliquerai...
+mais, pas ici...</p>
+
+<p>&mdash;Volontiers, monsieur. Vous n'avez personne
+pour porter votre valise?</p>
+
+<p>&mdash;Plus bas, je vous prie, je ne veux pas
+qu'on se doute... non, monsieur, je n'ai
+personne.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, permettez-moi de vous aider, dit
+Claude.</p>
+
+<p>Il prit une des poignées de la valise, et
+tous deux, s'écartant un peu l'un de l'autre
+pour partager le poids, se mirent en route.
+M. de Kérédol marchait d'un pas mal assuré,
+du côté que longeait le mur, la tête à demi
+tournée vers les branches, qui appuyaient
+leurs dentelures mouillées parmi les mousses
+poilues et les pariétaires. Après quelques
+mètres, il s'arrêta.</p>
+
+<p>&mdash;Écoutez! dit-il.</p>
+
+<p>Dans la langueur froide du matin, un
+petit sifflement très doux s'élevait près d'eux.</p>
+
+<p>&mdash;C'est un rouge-gorge, dit Claude.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_288"> 288</a></span>
+&mdash;Vous le voyez?</p>
+
+<p>&mdash;Il est là, sur l'arête du mur.</p>
+
+<p>&mdash;Je le connais, répondit M. Robert; il
+nous suivait souvent...</p>
+
+<p>Il y avait, dans ce pluriel, une pensée si
+triste, que M. de Kérédol continua sa route,
+les yeux baissés.</p>
+
+<p>Un peu plus loin, il demanda:</p>
+
+<p>&mdash;Suit-il encore?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, le voilà qui sautille de branche
+en branche.</p>
+
+<p>&mdash;C'est le seul qui soit venu! murmura
+M. de Kérédol.</p>
+
+<p>Quand il eut dépassé la limite du domaine,
+son pas devint plus ferme et plus
+rapide. Robert se hâtait, poussé, sur ce
+chemin de l'exil, par ses engagements de la
+veille, et par sa propre faiblesse, qu'il ne
+sentait que trop disposée à une défaite. Il y
+avait encore une lutte dans son âme. Claude
+en devinait quelque chose, et respectait le
+silence de son compagnon. La brume,
+<span class="pagenum"><a id="Page_289"> 289</a></span>
+chassée par le vent, laissait tomber maintenant
+des rayées de soleil, çà et là. Devant
+eux, les cabarets de la banlieue s'ouvraient,
+guettant les maraîchers. Des voix d'enfants,
+s'échappant par les fenêtres, se mêlaient au
+roulement des carrioles. Entre les deux
+voyageurs, la valise se balançait d'un mouvement
+régulier.</p>
+
+<p>Au moment où ils allaient entrer dans la
+ville:</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur Claude, dit M. de Kérédol
+en se détournant pour regarder par-dessus
+son épaule, j'ai les yeux si mauvais, ce matin,
+que je distingue à peine ma route... voyez-vous
+encore la maison?</p>
+
+<p>&mdash;Grosse comme une fève blanche.</p>
+
+<p>Robert soupira profondément.</p>
+
+<p>&mdash;Toute la joie de ma vie est derrière
+moi! dit-il.</p>
+
+<p>Et il ajouta, sans transition apparente:</p>
+
+<p>&mdash;Voulez-vous bien oublier ma vivacité
+d'hier, monsieur?</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_290"> 290</a></span>
+&mdash;C'est déjà fait, répondit Claude.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez pu voir en moi un adversaire,
+reprit M. de Kérédol... J'aurai du
+moins le bonheur de ne vous avoir pas nui...
+je m'éloigne...</p>
+
+<p>&mdash;Je suis convaincu, dit le jeune homme,
+qu'en tout cas votre opposition n'eût pas
+duré!</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez raison, répondit gravement
+M. de Kérédol.</p>
+
+<p>Ils s'engagèrent dans les rues, de plus en
+plus peuplées, où les boutiques, les fenêtres,
+les cours d'auberges s'éveillaient. Le vieil
+officier ne faisait nulle attention à cette vie
+renaissante du faubourg qui, tant de fois,
+avait amusé son oisiveté. Des vendeuses de
+lait qu'il connaissait, belles filles aux joues
+fraîches des bords de la Loire, penchant
+leurs pots de fer-blanc d'où coulait un flot
+mousseux dans les plats des ménagères, lui
+faisaient un signe d'amitié qu'il ne remarquait
+point. Derrière leur étal, des marchands
+<span class="pagenum"><a id="Page_291"> 291</a></span>
+auxquels il causait volontiers, en
+flânant, le considéraient avec étonnement, et
+le suivaient des yeux. Plusieurs saluèrent,
+auxquels il ne répondit pas. Le sifflet des
+locomotives en man&oelig;uvre, dans les tranchées,
+là-bas, parut seul le tirer de la torpeur
+où il était plongé. M. Robert tressaillit,
+et retomba dans son rêve. Il semblait avoir
+tout oublié du monde réel qu'il traversait,
+tout, jusqu'à la présence de ce jeune homme
+un peu intimidé, hésitant devant cette douleur
+muette, et qui se demandait: «Quelles
+recommandations avait-il donc à me faire?
+Il ne me dit plus rien.»</p>
+
+<p>Tous deux arrivèrent à la gare, et déposèrent
+la valise à terre, au milieu de la salle
+d'entrée, presque déserte. Jusque-là, M. de
+Kérédol s'était fait violence pour ne pas
+pleurer; mais, voyant que tout était fini,
+que la dernière minute allait sonner, que,
+désormais, rien n'arrêterait son départ, tout
+à coup, il attira Claude contre sa poitrine,
+<span class="pagenum"><a id="Page_292"> 292</a></span>
+et, sanglotant, penché sur l'épaule du jeune
+homme et le serrant à l'étouffer:</p>
+
+<p>&mdash;Mon enfant! mon enfant! aimez-la
+bien... aimez-la follement.... moi aussi, je
+vous la donne!</p>
+
+<p>Puis, avant que Claude, stupéfait, eût pu
+répondre, il s'écarta de lui. Son visage avait
+une expression de prière et de tendresse inquiète.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous en supplie, dit-il en joignant
+les mains, faites attention, le soir... qu'elle
+soit bien couverte... elle est délicate... moi,
+j'avais souvent un châle pour elle... oh! dites,
+quand elle sort aussi, le matin, de bonne
+heure... elle est imprudente... chère, chère
+petite Thérèse!...</p>
+
+<p>Il regarda, par la haute baie vitrée, du
+côté où se trouvaient les Pépinières.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous remercie d'être venu, ajouta-t-il
+plus posément... Dites-leur adieu pour
+moi... Allez... je n'en puis plus guère, voyez-vous!...
+allez, mon ami; merci!...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_293"> 293</a></span>
+Claude, très ému, sachant bien que les
+mots n'ont plus de sens devant certaines
+douleurs, ne répondit rien, et le quitta.
+Plusieurs fois il se détourna, et l'aperçut, immobile
+à la même place, le front caché dans
+les mains, tandis que les hommes d'équipe
+enlevaient la valise, et interrogeaient inutilement:
+«Où allez-vous?»</p>
+
+<p>Quand Claude eut disparu, M. de Kérédol
+reprit sur lui-même le plein empire qu'il
+avait d'habitude, et, entendant pour la première
+fois la question que l'employé lui posait
+pour la dixième peut-être, dit, de son
+air de commandement:</p>
+
+<p>&mdash;Où je vais? mais je n'en sais rien encore.
+Attendez-moi!</p>
+
+<p>Il s'approcha de la bibliothèque, au fond
+de la salle, et chercha un annuaire militaire.</p>
+
+<p>Il en découvrit un, l'ouvrit, parcourut
+rapidement une première page.</p>
+
+<p>&mdash;Mon ancien régiment, murmura-t-il à
+demi-voix, sans s'occuper des passants qui
+<span class="pagenum"><a id="Page_294"> 294</a></span>
+l'observaient... 2<sup>e</sup> chasseurs... colonel? inconnu
+de moi... lieutenant-colonel? commandants?
+tous inconnus... plus personne, plus
+de famille du tout, mon pauvre Robert!...</p>
+
+<p>Il tourna la page.</p>
+
+<p>&mdash;1<sup>er</sup> chasseurs... ah! commandant de
+Bernier, en voilà un... nous nous sommes
+connus... beaucoup même, c'était presque
+un ami... autant là qu'ailleurs!</p>
+
+<p>Il ferma rapidement le livre, le replaça
+dans le rayon, traversa la salle, et, se baissant
+vers le guichet:</p>
+
+<p>&mdash;Première, Alger.</p>
+
+<p>&mdash;Nous ne délivrons pas de billet direct
+pour Alger, monsieur.</p>
+
+<p>&mdash;Province! dit M. de Kérédol, comme
+si, déjà, les dix-huit années de séjour dans
+cette ville s'étaient effacées pour lui.</p>
+
+<p>Et, se penchant de nouveau:</p>
+
+<p>&mdash;Alors, première Paris. J'irai en deux
+étapes.</p>
+
+<hr class="tb" />
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_295"> 295</a></span></p>
+
+<h2>XII</h2>
+
+<p>Quelques mois plus tard, au commencement
+du printemps, Claude et Thérèse
+étaient fiancés. Ce fut, pour les hôtes des
+Pépinières, éprouvés par le brusque départ
+de M. de Kérédol, comme une résurrection.
+Toutes les tendresses auxquelles Robert
+avait dû se dérober se renouèrent autour de
+Claude, et plus encore. M. Maldonne déclara
+qu'il retrouvait dans le jeune homme beaucoup
+des qualités artistes de son ancien
+ami; madame Maldonne l'adopta comme un
+<span class="pagenum"><a id="Page_296"> 296</a></span>
+fils; Thérèse l'aima. Les allées, au-dessus
+desquelles commençait à s'étendre la verdure
+étoilée des premières feuilles, revirent
+bien des fois la scène qu'elles avaient déjà
+vue. Les deux fiancés s'y promenèrent,
+éprouvant à s'interroger, à se connaître de
+mieux en mieux, une joie qui se renouvelait,
+une série de surprises heureuses. Le
+moindre goût commun, une idée pareille,
+une petite joie partagée leur semblaient des
+trésors. Ils ne se disaient que des choses
+très simples, avec des mots qui n'étaient pas
+différents de ceux dont ils usaient avec tout
+le monde: et cependant, il leur venait un
+ravissement de s'écouter l'un l'autre. Quand
+ils parlaient d'avenir,&mdash;et c'était bien souvent,&mdash;Thérèse
+se sentait remuée, tremblante
+d'une crainte exquise. Elle aurait
+voulu marcher les yeux clos, mais marcher
+encore plus vite vers ce lendemain inconnu.</p>
+
+<p>Ils s'aimaient.</p>
+
+<p>Une après-midi d'avril, ils causaient dans
+<span class="pagenum"><a id="Page_297"> 297</a></span>
+le salon des Pépinières, près de la fenêtre.
+Claude avait repris ce sujet, qu'ils n'arrivaient
+pas à épuiser, de leur première entrevue,
+de l'impression qu'il en avait emportée,
+des songeries ensuite. Dans le fond
+de l'appartement, madame Maldonne travaillait,
+distraite. Thérèse écoutait. Ses yeux
+erraient sur la verdure pâle du jardin, que
+le soleil échauffait et déroulait de toutes parts.
+Un moment, elle laissa tomber la causerie.
+Puis elle dit, regardant Claude:</p>
+
+<p>&mdash;Voulez-vous venir avec moi?</p>
+
+<p>&mdash;N'importe où.</p>
+
+<p>&mdash;Une promenade un peu triste?</p>
+
+<p>&mdash;Si vous en êtes, elle ne le sera pas.</p>
+
+<p>&mdash;Nous la devons, oui, nous la lui devons
+bien.</p>
+
+<p>&mdash;De qui parlez-vous, Thérèse?</p>
+
+<p>&mdash;Vous verrez! Mère, vous acceptez?</p>
+
+<p>Pour toute réponse, madame Maldonne se
+leva, et alla prendre son chapeau. Où allait-elle?
+Peu lui importait. Elle accueillait
+<span class="pagenum"><a id="Page_298"> 298</a></span>
+comme une grâce toute occasion de suivre
+et de sentir encore à ses côtés l'enfant qu'elle
+allait perdre. L'adieu pleurait en elle, goutte
+à goutte et toujours. Mais elle n'en disait
+rien: ce sont là de ces chagrins qu'on doit
+taire, parce qu'ils viennent du bonheur des
+autres. Elle se leva donc, et tous trois sortirent
+de l'enclos, dans la direction de la ville.</p>
+
+<p>A mi-chemin, ils s'enfoncèrent dans un
+sentier de banlieue qu'emplissait la senteur
+chaude des primevères. Thérèse avait son
+but, qu'elle n'avouait pas encore. Elle était
+moins expansive et moins rayonnante que
+de coutume. Madame Maldonne enveloppait
+ses deux enfants d'un regard attendri, contente
+d'avoir sa place et de jeter son mot
+dans la conversation tranquille et lente qui
+s'échangeait entre eux.</p>
+
+<p>Brusquement, à un détour, de longs murs
+se dressèrent, avec des sapins et des ifs pointant
+par-dessus.</p>
+
+<p>&mdash;Je comprends, dit Claude en remerciant
+<span class="pagenum"><a id="Page_299"> 299</a></span>
+Thérèse du regard, c'est une jolie
+pensée.</p>
+
+<p>Ils se turent en pénétrant dans le cimetière.
+Le même songe sans doute de la fragilité
+de leur joie, le même frisson tomba
+pour elle et pour lui, qui s'aimaient, des
+arbres noirs témoins de tant de larmes.
+Thérèse et Claude se séparèrent l'un de
+l'autre, et Thérèse, par un dernier instinct
+d'enfant effrayée, pour traverser l'avenue
+encore molle et marquée de traces de roues,
+chercha le bras de sa mère.</p>
+
+<p>Où est la tombe du petit Jean? Là, assurément,
+dans ce massif immense de croix
+blanches ou noires, presque toutes égales,
+pressées les unes contre les autres. Il y a,
+sur les tertres verts, plus ou moins affaissés
+selon la date, tout le naïf étalage des tendresses
+misérables, poignées de fleurs, rosiers,
+lierre taillé, clématites piquées dans un
+vase de verre bleu apporté des mansardes,
+couronnes grosses comme le poing et qui
+<span class="pagenum"><a id="Page_300"> 300</a></span>
+durent peu. A quoi bon durer? Les pauvres,
+sous la terre comme dessus, logent au mois.
+Tout cela sera bouleversé, détruit, remplacé
+bientôt. Où donc est la tombe du petit Jean?</p>
+
+<p>La voici. Thérèse l'a découverte. «A Jean
+Malestroit, onze ans, trois mois, huit jours,
+ses parents inconsolables.» Au pied de la
+latte de bois peinte, sont trois jacinthes en
+ligne et un brin de chrysanthème, qui doit
+venir de l'unique gerbe arrosée par la mère,
+là-bas, près du pigeonnier. La jeune fille
+s'est agenouillée dans l'étroite allée, Claude
+à côté d'elle, madame Maldonne un peu plus
+loin. Il leur semble à tous revoir la figure
+éveillée de l'écolier, et ses cheveux roux que
+le soleil, à cette heure, eût fait étincelants.
+Et Thérèse, après avoir prié tout bas, s'est
+mise à dire à demi-voix, tournée vers Claude,
+tout émue et sérieuse: «O notre petit Jean,
+enfant qui nous a réunis, je t'aimais bien
+quand j'étais seulement ta marraine. A présent,
+je ne pourrai plus penser au début de
+<span class="pagenum"><a id="Page_301"> 301</a></span>
+cette vie nouvelle où j'entre, sans me souvenir
+que tu en as été l'occasion douloureuse.
+O petit Jean, maintenant dans la
+puissance et dans la joie, parmi les anges
+de Dieu, veille sur nous, protège-nous!»</p>
+
+<p>&mdash;Amen! répondit Claude.</p>
+
+<p>Ils se relevèrent ensemble, et ils se sourirent.
+Étrange succession que nous sommes
+d'impressions qui se heurtent et se chassent
+comme des nuées! Déjà ils ne pensaient plus
+au petit marchand d'ombre. Un souffle avait
+passé. L'enchantement de la vie les avait
+ressaisis. Ils s'éloignèrent, sans même jeter
+un dernier coup d'&oelig;il derrière eux, et regagnèrent
+côte à côte, pressant le pas, uniquement
+occupés de leur amour, la campagne
+ouverte et pleine de soleil.</p>
+
+<p>Étaient-ce bien les mêmes sentiers? En
+quelques minutes, tout avait changé d'aspect.
+Le jour s'était fait plus pur et plus
+beau. Par-dessus les haies d'aubépine qu'ils
+longeaient, le front levé, les yeux en joie,
+<span class="pagenum"><a id="Page_302"> 302</a></span>
+ils regardaient l'azur pâle, ils se regardaient
+ensuite, et trouvaient de quoi se sourire
+encore. Une même chanson divine leur
+chantait dans l'âme. Ils l'entendaient en
+eux-mêmes, ils la devinaient dans le c&oelig;ur
+de l'autre. Les alouettes dans les blés clairs,
+les alouettes toutes folles aussi, s'envolaient
+en secouant leurs ailes, et saluaient l'heure
+unique, l'heure où toutes les espérances se
+lèvent, pour garder le nid qu'on va bâtir.
+Des paysans, çà et là, s'arrêtaient de bêcher.
+Quelque chose leur disait que le bonheur
+passait. Puis, après une pause, égayés ou
+jaloux, ils se courbaient de nouveau. Et les
+fiancés continuaient leur route, triomphants,
+enviés, rois du chemin, et le sachant.</p>
+
+<p>Derrière eux, la mère venait, oubliée.
+Mais elle jouissait d'avoir donné le jour à
+cette créature heureuse qui marchait devant
+elle. Elle se souvenait. A voir l'expression
+de son visage, on pensait à ces premières
+fleurs d'une grappe, à demi fermées, penchées,
+<span class="pagenum"><a id="Page_303"> 303</a></span>
+comme une image prophétique, au-dessus
+des jeunes qui éclatent.</p>
+
+<p>Les Pépinières s'ouvrirent bientôt devant
+eux. Ils entrèrent. Quelqu'un les attendait
+avec impatience. C'était M. Maldonne, qui
+faisait, pour la vingtième fois, le trajet du
+portail à la maison.</p>
+
+<p>&mdash;Vite! vite! cria-t-il: il est arrivé une
+surprise pendant votre absence!</p>
+
+<p>Thérèse, Claude et madame Maldonne se
+hâtèrent, moins curieux de la nouvelle que
+désireux de plaire au vieux maître des
+Pépinières. Celui-ci les emmena près de la
+serre, où, sur une table de jardin, il avait
+fait poser un mannequin d'osier.</p>
+
+<p>&mdash;Voici l'objet, dit-il. Il est adressé à
+M. Claude Revel, aux Pépinières.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce possible? fit Thérèse en riant.
+Vous voyez, Claude, on nous croit mariés.
+C'est peut-être un présent?</p>
+
+<p>&mdash;D'où vient-il? demanda Claude.</p>
+
+<p>&mdash;Ma foi, dit M. Maldonne, bien fin qui
+<span class="pagenum"><a id="Page_304"> 304</a></span>
+le devinera: toutes les étiquettes sont tombées
+dans le voyage.</p>
+
+<p>Thérèse, qui s'était penchée, saisit quelques
+brins d'herbes, entre deux mailles de
+l'osier, et dit, en devenant toute rose d'émotion:</p>
+
+<p>&mdash;Cela vient d'Afrique. Voici de l'alfa.</p>
+
+<p>Une même pensée, à ce nom qui évoquait
+tant de souvenirs, assombrit le petit cercle
+rangé autour de la table.</p>
+
+<p>&mdash;Puisque cela m'est adressé, dit Claude,
+c'est à vous d'ouvrir, Thérèse.</p>
+
+<p>Légèrement, en trois coups de canif, Thérèse
+brisa les liens qui attachaient le couvercle,
+et le souleva. Elle écarta de la main
+une jonchée d'herbes sèches. Des plumes
+apparurent, des plumes couleur de ciel.</p>
+
+<p>&mdash;La sarcelle bleue! s'écria M. Maldonne.
+Et splendide! Et intacte!</p>
+
+<p>Il tenait déjà l'oiseau par le bec, et le
+considérait en le retournant au soleil. De
+dessous l'aile, un papier plié tomba.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_305"> 305</a></span>
+&mdash;Un billet! dit Claude, en se baissant.</p>
+
+<p>Il n'y avait qu'une seule ligne. Claude la
+parcourut, et puis, tandis qu'ils l'observaient
+tous, bien émus, il lut à haute voix:</p>
+
+<p class="blockquote">«Tuée par le comte de Kérédol, au bord
+du Chot-el-Beïda.»</p>
+
+<p class="end">FIN</p>
+
+<p class="end">ÉMILE COLIN&mdash;IMPRIMERIE DE LAGNY</p>
+
+<div>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 44236 ***</div>
+</body>
+</html>
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+The Project Gutenberg EBook of La Sarcelle Bleue, by René Bazin
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: La Sarcelle Bleue
+
+Author: René Bazin
+
+Release Date: November 20, 2013 [EBook #44236]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: UTF-8
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA SARCELLE BLEUE ***
+
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+
+
+Produced by Clarity, Hélène de Mink, and the Online
+Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
+file was produced from images generously made available
+by The Internet Archive/Canadian Libraries)
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+Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le
+typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée
+et n'a pas été harmonisée.
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+
+
+
+ LA
+ SARCELLE BLEUE
+
+
+
+
+ CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
+ DU MÊME AUTEUR
+ Format grand in-18
+
+
+ A L'AVENTURE (croquis italiens) 1 vol.
+ HUMBLE AMOUR 1 --
+ LES ITALIENS D'AUJOURD'HUI 1 --
+ MADAME CORENTINE 1 --
+ LES NOELLET 1 --
+ MA TANTE GIRON 1 --
+ SICILE (_Ouvrage couronné par l'Académie
+ française_) 1 --
+ UNE TACHE D'ENCRE (_Ouvrage couronné par l'Académie
+ française_) 1 --
+
+
+Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays y
+compris la Suède et la Norvège.
+
+
+ÉMILE COLIN--IMPRIMERIE DE LAGNY
+
+
+
+
+ RENÉ BAZIN
+
+ LA
+
+ SARCELLE BLEUE
+
+ CINQUIÈME ÉDITION
+
+ [Illustration]
+
+ PARIS
+
+ CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
+
+ ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES
+
+ 3, RUE AUBER, 3
+
+ 1895
+
+
+
+
+LA
+
+SARCELLE BLEUE
+
+
+
+
+I
+
+
+--Comment s'appelle-t-elle, votre histoire?
+
+--L'histoire de la marquise Gisèle.
+
+--Un joli nom, observa Thérèse. Savez-vous, mon parrain, que vous ne
+m'avez pas encore fait compliment de mon dessus de clavier? Regardez:
+tout au passé, vieux rose et vieil or sur fond blanc. Est-ce joli?
+
+--Ce sera surtout inutile.
+
+--Oh! inutile! dit Thérèse, en penchant sa tête blonde sous le rayon
+de la lampe, pour nouer un brin de soie derrière la bande de drap. Et
+quand ce serait? Je fais assez de choses utiles, ici, monsieur mon
+oncle et parrain, pour avoir le droit de broder le soir un tapis de
+piano.
+
+--On dirait une robe de cour!
+
+--Eh bien?
+
+--Pour un logis comme les Pépinières, Thérèse!
+
+--Justement, c'est ce qui me plaît, à moi: des dessins qui courent
+bien, des couleurs, de la soie, de la laine fine. Riez, si vous
+voulez: cela repose les doigts, les yeux, le cœur. N'est-ce pas,
+mère?
+
+En face, de l'autre côté du guéridon, une femme encore jeune, vêtue
+d'une robe foncée à gilet mauve, leva la tête, en laissant retomber
+posément ses deux mains qui tenaient une dentelle au crochet. Ses yeux
+bruns très calmes, l'ovale plein de ses joues, la bouche mince et un
+peu longue, la ligne noble des épaules, attestaient en elle une race
+affinée. A droite, un petit homme tout blanc et tout nerveux, ridé,
+l'œil gris, les cheveux foisonnants autour d'une calotte de velours,
+la barbe divisée en deux pointes, comme une queue d'hirondelle, se
+redressa à demi dans le fauteuil où il sommeillait.
+
+Elle et lui sourirent du même air de ravissement, en regardant
+Thérèse, et la mère dit:
+
+--Oui, ma mignonne.
+
+--Ce sera charmant, ajouta le père; surtout l'oiseau de paradis. Mais
+il faudra un peu arrondir les ailes.
+
+--Comme ceci, n'est-ce pas? demanda Thérèse, en dessinant, du bout de
+son petit doigt, une ligne idéale sur la bande brodée.
+
+M. Maldonne ferma les paupières, en signe d'assentiment, et se
+renversa doucement en arrière, sans cesser de sourire.
+
+--Alors, Thérèse, vous ne m'écoutez pas? dit Robert. Vous ne voulez
+pas que je raconte...
+
+--Mais si! mais si! répondit la jeune fille, en se posant bien droite
+sur sa chaise et saisissant son aiguille. Je vous écoute avec
+recueillement. Mais dites-moi d'abord quel âge elle avait, votre
+marquise Gisèle? Seize ans? Dix-sept ans comme moi?
+
+--Elle était mariée.
+
+Thérèse eut une petite moue qui seyait bien à son visage très jeune.
+
+--C'est moins intéressant, fit-elle.
+
+--Vous trouvez? reprit Robert. Il y avait si peu de temps qu'elle
+était mariée, deux ans à peine, et elle aimait son mari. C'était
+autrefois, Thérèse, quand il existait beaucoup de grandes forêts avec
+peu de routes au travers. Le marquis fut obligé de partir pour la
+guerre, et, en partant, il dit à sa femme: «Vous aurez sans doute à
+repousser les attaques de nos ennemis. Je sais qu'ils ont juré de vous
+enlever par la force. Mais les murailles sont solides. Je vous laisse
+de bons hommes d'armes, et j'ai confiance en vous. Au revoir, ma
+petite Gisèle!» «Au revoir!» répondit la dame, et le seigneur
+s'éloigna.
+
+--Les seigneurs de ce temps-là, interrompit Thérèse, c'était comme les
+officiers de marine, toujours en route. Mon amie Henriette, qui a
+épousé un lieutenant de vaisseau...
+
+Elle s'arrêta devant le mouvement d'impatience de Robert.
+
+--Je vous fâche, murmura-t-elle. Tenez, je ne dirai plus rien,
+absolument rien. Je vous le promets!
+
+--Vous saurez donc, Thérèse, que le marquis ne s'était pas trompé. Le
+château fut assiégé. Tout le monde fit son devoir. Mais, avec le
+temps, la famine arriva. Bientôt, il n'y eut plus qu'un peu de farine
+de seigle pour la garnison et un peu de froment, dont on faisait
+chaque jour un pain pour la châtelaine. Les bœufs, les moutons, les
+chevaux même avaient été mangés. Un seul vivait encore, la jument de
+la marquise Gisèle, une haquenée grise, rapide et pommelée comme un
+nuage. Pour la nourrir, l'écuyer, qui savait combien sa maîtresse la
+chérissait, trompait la surveillance de l'ennemi, et descendait la
+nuit dans les fossés, cueillant lui-même des herbes, des roseaux, des
+feuilles d'arbres qu'il rapportait sur ses bras couverts de peau de
+daim, ou bien il faisait couper les plantes parasites qui poussent aux
+fentes des pierres, les mousses, les pariétaires, le fumeterre à fleur
+rose, dont le donjon avait une couronne, en temps de paix. Malgré tant
+de prévenances, la pauvre bête maigrissait à vue d'œil. «Sire écuyer,
+disait la marquise, mieux vaudrait la tuer comme les autres et la
+partager entre mes hommes d'armes? Car je sens bien que je n'irai plus
+avec elle, mon oiseau sur le poing, chasser les hérons et les perdrix
+de mon seigneur. Lui et moi, plus jamais nous ne sortirons ensemble
+par la porte qui ouvre sur la forêt.» Mais l'écuyer la rassurait, et
+refusait de tuer la haquenée..
+
+Robert, qui levait volontiers les yeux au plafond, lorsqu'il
+racontait, les abaissa en ce moment vers Thérèse. L'immobilité et le
+silence de sa filleule l'étonnaient. Il remarqua que la bande de drap
+était à moitié échappée aux mains de la jeune fille. Une des
+extrémités avait roulé à terre. L'autre n'était maintenue sur les
+genoux de Thérèse que par trois doigts roses qui n'avaient plus guère
+conscience de leur rôle. La jolie tête blonde commençait à fléchir
+vers l'épaule, et rencontrait déjà le rayon d'or de la lampe.
+
+Robert était susceptible. Mais il y avait une créature au monde qu'il
+aimait mieux que lui-même. C'était l'enfant qui ne l'écoutait plus.
+Après une pause, si légère, que ni le père ni la mère, dont la pelote
+de fil en se déroulant faisait un bruit de souris, ne s'en aperçurent,
+il reprit, d'une voix plus basse, un peu chantante et berceuse à
+dessein:
+
+--Un jour enfin, triste, l'écuyer se présenta devant la châtelaine, et
+lui annonça qu'il n'y avait plus de vivres, que les plus vaillants de
+la garnison étaient morts ou blessés, et qu'il fallait se rendre.
+Alors...
+
+Un petit soupir, le soulèvement léger d'un cœur que le songe habite,
+avertit Robert du succès de son histoire. La tête de la jeune fille,
+tout inclinée à gauche, était à moitié dans la lumière et à moitié
+dans l'ombre.
+
+--Alors, dit Robert en haussant la voix, il arriva que Thérèse
+Maldonne s'endormit, en écoutant l'histoire de son parrain!
+
+Elle se redressa vivement, et, souriante, avant même de pouvoir ouvrir
+les yeux:
+
+--Oh! pardon, fit-elle. Je crois que je dormais! C'était pourtant bien
+joli, les pariétaires, les mousses, le fumeterre du donjon!
+
+--Il y a longtemps que nous n'en étions plus là, ma pauvre Thérèse!
+
+--Tu meurs de sommeil, dit madame Maldonne, sur le visage de laquelle,
+à la moindre alerte, une ombre d'inquiétude maternelle passait.--J'ai
+peur que tu ne te sois fatiguée, tantôt, avec cette treille...
+
+Thérèse fixa les yeux sur ceux de Robert pour y lire son pardon, qui
+s'y trouvait, d'ailleurs.
+
+--C'est fini, dit-elle en passant la main sur ses paupières.
+
+--Non, répondit Robert. Allez recommencer là-haut. Les enfants doivent
+se coucher de bonne heure.
+
+--Et l'histoire de Gisèle, nous la finirons demain, alors?
+
+--Ou jamais, murmura-t-il avec un peu d'amertume.
+
+--A propos, reprit Thérèse, sans l'avoir entendu, que faisons-nous
+demain?
+
+--Comme tous les jours: ce que vous voudrez.
+
+--Non, dit-elle gentiment, ce que vous désirez, vous.
+
+--Eh bien, une promenade au bois de Laurette? Il y a si longtemps que
+nous n'y sommes allés!
+
+--Je veux bien. Tenez, je mettrai le chapeau à coquelicots que vous
+aimez.
+
+--C'est cela.
+
+--Pour vous, parrain, rien que pour vous! Car il n'y a que des
+loriots, là-bas.
+
+Robert sourit un peu tristement. Elle s'était baissée pour ramasser la
+bande tombée sur le parquet, puis elle s'était redressée, debout,
+épanouie, retenant de ses deux bras allongés l'étoffe qui barrait sa
+jupe. Ses doigts se mêlaient aux lames luisantes de la broderie.
+
+--Savez-vous, Thérèse, dit-il, que le jeune rose ne fait pas mal du
+tout sur le vieux rose?
+
+--Toujours complimenteur! répondit la jeune fille.
+
+Elle lui tendit la main, embrassa son père, sa mère, et, glissant vers
+la porte avec un bruissement de bottines qui craquent et de rubans qui
+volent, elle disparut.
+
+Tous trois la suivirent des yeux. Elle était toute leur joie. Mais
+déjà M. et madame Maldonne s'étaient retournés vers la lampe, et
+remuaient leurs fauteuils en les rapprochant l'un de l'autre, comme il
+arrive, par instinct, dès qu'une réunion s'émiette, et Robert fixait
+encore la porte par où Thérèse s'en était allée. Devant son regard
+immobile une vision passait, de celles qui troublent le cœur. Et
+cependant il n'était pas, à proprement parler, un rêveur, et sa
+physionomie révélait plutôt une nature énergique, douée pour l'action.
+Il avait toute l'apparence, le geste, l'allure d'un officier de
+cavalerie qui commence à perdre de sa sveltesse première: sur ses
+épaules un peu épaisses, la tête fine et bien plantée, faite pour le
+casque; les cheveux bruns, coupés en brosse, à peine grisonnants aux
+tempes; le nez droit, les joues plates, la moustache courte et la
+barbiche en pointe. L'œil était bleu sombre, ferme, intelligent, le
+sourire discret et nuancé. Ses vêtements indiquaient un goût
+d'élégance légèrement trahi par la fortune: une jaquette luisante çà
+et là, un gilet blanc, et, sous un pantalon large, des bottes vernies
+qui faisaient valoir le pied nerveux d'un marcheur.
+
+L'élégance relative de Robert ressortait d'autant mieux que rien
+autour de lui, ni la robe très simple de madame Maldonne, ni le
+complet de toile blanche de son mari, ni dans l'ameublement du salon
+qui servait aussi de salle à manger, ne prêtait à la même remarque. Le
+papier, à grands ramages, datait des premiers temps de l'invention;
+les fauteuils de cuir brun, montés sur bois d'acajou, ne relevaient
+d'aucun style, et l'unique ornementation, assez singulière, il est
+vrai, consistait en oiseaux empaillés, disposés le long des murs et
+sur la cheminée.
+
+M. Maldonne, dont le départ de Thérèse avait secoué l'esprit, se
+pencha vers sa femme, et, prenant le peloton où elle venait de piquer
+le crochet d'ivoire, le posa sur le guéridon. Madame Maldonne frotta
+l'une contre l'autre ses mains effilées et lasses d'avoir travaillé.
+
+--Elle est un peu rouge, ce soir, dit-elle à demi-voix.
+
+--Je trouve aussi, répondit M. Maldonne: qu'a-t-elle donc fait?
+
+--Des folies. Figure-toi qu'elle s'est mise en plein midi à épamprer
+une treille de chasselas!
+
+--En juillet! Et par cette chaleur!
+
+--Prétendant qu'elle connaissait le pied de vigne, qu'elle aurait
+ainsi des primeurs... Et elle n'avait pas de chapeau!
+
+--Pas de chapeau! répéta M. Maldonne en levant les yeux d'un air de
+stupéfaction et de mécontentement.
+
+Puis, sur son visage mobile, éclairé par la lampe, cette première
+impression s'effaça. Quelque chose d'attendri, une joie inopinément
+éclose, presque une larme heureuse y parut. Il regarda sa femme, et
+dit:
+
+--Est-elle enfant encore, notre Thérèse!
+
+Madame Maldonne, les cils baissés, cambrant sa taille mince, savourait
+à sa manière, plus froide, plus retenue, la même impression
+secrètement égoïste. Un sourire infiniment léger, très doux aussi,
+relevait le coin de sa bouche.
+
+--Oh! oui, répondit-elle, bien enfant, Dieu merci! Tout à l'heure elle
+dormait pour tout de bon, la tête sur l'épaule, comme aux premières
+veillées, quand elle avait douze ans. Chère petite! Elle a bien le
+temps de grandir et de devenir jeune fille. N'est-ce pas, Robert?
+
+Tiré du songe qui le tenait, Robert détourna vers ses hôtes son regard
+où de tout autres pensées, assurément, flottaient encore.
+
+--Es-tu silencieux! reprit M. Maldonne. Nous disions que Thérèse était
+une vraie enfant. Est-ce ton avis?
+
+--Hélas!
+
+--Tu trouves?
+
+--Je trouve tout le contraire, mon pauvre ami. C'est une jeune fille.
+Et je le déplore!
+
+--Allons donc! Ni Geneviève, ni moi...
+
+--Non, vous ne le voyez pas, vous autres, mais je vous le dis, moi,
+elle se transforme, elle grandit, elle est déjà toute grande!
+
+--Et la preuve?
+
+--Elle dort à mes histoires!
+
+--C'est qu'elle était lasse.
+
+--Du tout, car elle ne faisait que bavarder et rire tout à l'heure.
+
+--Alors, c'est que tes histoires sont ennuyeuses.
+
+--Non, puisqu'elles l'ont amusée, quand elle était enfant. Mes
+histoires sont restées les mêmes, Guillaume, et c'est Thérèse qui a
+changé.
+
+M. Maldonne leva les épaules, en signe d'incrédulité.
+
+--Je vous prie de m'excuser, Geneviève, ajouta Robert, si je me retire
+un peu tôt. Je ne sais pas si c'est le soleil, mais je me sens la tête
+un peu lourde.
+
+--Comme vous voudrez, mon cher.
+
+--Je l'aurais parié! s'écria M. Maldonne en riant. Quand Thérèse n'est
+plus là, sous un prétexte ou sous un autre, Robert trouve moyen de
+nous fausser compagnie.
+
+--Je t'assure, Guillaume...
+
+--Va! va! mon ami, le premier article de notre règlement de vie, aux
+Pépinières, c'est la liberté, n'est-ce pas? Uses-en comme il te
+conviendra. Seulement, dis-moi, quand reprendrons-nous le catalogue?
+Demain?
+
+Robert fit un geste évasif, indiquant l'absolu détachement.
+
+--Après la promenade, dit-il, peut-être...
+
+--Peut-être! Jamais d'engagements précis avec toi. Voilà pourtant un
+beau travail, toute notre expérience, toutes nos recherches et si près
+d'être achevé! Tiens, moi, dix fois le jour, je le vois, ce volume
+imprimé: «Catalogue raisonné des oiseaux du département, contenant
+l'énumération de toutes les espèces et variétés, par Guillaume
+Maldonne, conservateur du musée d'histoire naturelle, avec...» Voyons,
+Robert, faudra-t-il ajouter la ligne qui t'associera à la gloire de
+l'œuvre: «Avec la collaboration de Robert de Kérédol?» Est-ce pour
+demain?
+
+--Pas probable... Je n'y suis plus.
+
+--Sais-tu que tu es affreusement paresseux?
+
+Robert se leva.
+
+--Il y a si longtemps! dit-il négligemment.
+
+Il s'approcha de madame Maldonne, l'embrassa au front: «Bonsoir,
+petite sœur!» serra la main de Guillaume, qui répétait, moitié riant,
+moitié sérieux: «L'amour de l'oiseau faiblit en toi, décidément!» et
+prit la porte par où Thérèse était sortie.
+
+Non, il ne pouvait rester: ni son affection pour les Maldonne, ni son
+habitude de correction mondaine ne suffisaient, en ce moment, à lui
+faire vaincre l'impression qu'il éprouvait. Sa nature, éminemment
+tendre, d'une susceptibilité qu'il cachait, le plus souvent, sous les
+dehors d'une indifférence volontiers railleuse et un peu brusque,
+s'était sentie atteinte, surprise et blessée à la fois par ce petit
+fait: Thérèse endormie.
+
+Dans ce mince détail, dont le père avait souri, il avait, lui, reconnu
+le signe d'un changement profond. «Je me trompais, murmurait-t-il en
+montant les marches de l'escalier de bois brun, aux rampes carrées et
+lourdes. Je la croyais encore enfant parce qu'elle est très gaie. Je
+m'y suis laissé prendre, et elle a fermé ses chers yeux à mon histoire
+de la marquise Gisèle! Bien fait, Robert, bien fait! Cela t'apprendra
+qu'elle aura dix-sept ans dans un mois!»
+
+Il entra dans sa chambre, vaguement éclairée par les lueurs traînantes
+des soirs d'été, alluma une bougie, qui jeta des étincelles sur les
+panoplies d'épées, de sabres, d'épaulettes, de fusils de chasse et de
+guerre, qui tapissaient les murs, et se dirigea vers une commode noire
+que surmontait, à un pied de hauteur, une petite bibliothèque vitrée
+en ébène. Sur la commode étaient rangés, pressés les uns contre les
+autres, des livres de classe aux coins brisés, aux pages
+recroquevillées et chiffonneuses, des cahiers par liasses et, des deux
+côtés, en serre-files, des volumes de collections enfantines, bleus ou
+roses, et d'autres plus gros où l'on devinait des images. C'étaient
+les reliques de ses années d'enseignement, quand il s'était
+improvisé,--avec quelle joie et quelle application de tout son
+esprit!--le professeur de Thérèse, humbles témoins des heures de
+travail ou de récréation, inutiles depuis longtemps déjà, mais qu'il
+gardait là, comme un bon souvenir qu'on aime à revoir. Il se disait
+bien que Thérèse n'ouvrirait plus, pour y apprendre ses leçons, la
+grammaire française, ni, pour y faire une lecture, l'histoire de la
+poupée modèle. Mais où sont-elles les mères qui n'ont pas conservé le
+petit bonnet ruché du baptême, le premier jouet, la pelisse ample et
+brodée, pendant des mois et des mois, alors que l'enfant courait déjà
+tout seul devant elles? Robert les avait imitées. A présent, c'était
+bien fini.
+
+Il avança le bras, et prit un des plus vieux volumes, long comme un
+doigt, maculé de taches, le dos tailladé en lanières par l'usure, et
+l'ouvrit à la première page. C'était une histoire sainte. Là, d'une
+grosse écriture de débutante, il y avait trois lignes bien connues de
+lui: «A mon bon parrain Robert, fleur de rosier de Bengale, offerte
+par son élève Thérèse.» Un peu plus bas, l'empreinte d'une fleur qui
+avait séché, puis disparu.
+
+Il relut plusieurs fois ce texte naïf, sécha, du revers de la main,
+une larme involontaire qui s'apprêtait à couler, et, saisissant par
+paquets les livres et les cahiers, il les enfouit rapidement dans un
+des tiroirs de la commode.
+
+--Allons, dit-il en fermant le meuble, tout cela est mort. Maintenant,
+puisque mes histoires n'ont plus le pouvoir de l'amuser, il faudrait
+trouver des lectures de son âge...
+
+Ses yeux se levèrent sur la bibliothèque vitrée, si coquette, avec ses
+glaces à biseaux et ses colonnettes torses. Depuis qu'il professait,
+M. de Kérédol n'avait pas eu le temps ni le goût de lire pour
+lui-même. Il possédait seulement et renfermait là une quarantaine de
+volumes, éditions de poche artistement reliées, qui l'avaient suivi à
+travers le monde. Sous le feu de la bougie, les titres, les dos de
+basane et de maroquin luisaient doucement.
+
+«Quelque chose pour une jeune fille de dix-sept ans, disait Robert,
+voilà qui est difficile! Voyons!... _Discours sur l'Histoire
+universelle?_ trop grave... _Voyage du jeune Anacharsis?_ d'un
+vieillot!... _Dominique_, oh! _Dominique_, de Fromentin? non, ce n'est
+pas pour son âge... _Guide de l'Apiculteur?_ non!... Brizeux, deux
+volumes? peuh! la poésie? Des extraits, peut-être... Molière, _Theâtre
+complet_; Michelet, _l'Oiseau_; marquis de Foudras, _les Gentilshommes
+chasseurs_; _Corinne_... Décidément, mon pauvre Robert, pas de chance:
+tes histoires ne conviennent plus, ta bibliothèque ne convient pas
+encore. Et si peu d'œuvres! Je suis presque au bout... _Pensées_,
+de Joubert; Rabelais; _Service en campagne 1866_; _Contes choisis_, de
+Daudet... Voilà! voilà mon affaire! Les _Contes choisis_! En
+choisissant encore parmi eux,--une jeune fille tout à fait jeune
+fille, qui n'a rien lu!--oui, elle aimera cela. Ce Daudet, _la Chèvre
+de M. Seguin_, _les Étoiles_, oh! _les Étoiles!_ Comment n'avais-je
+pas pensé?... Elle sera contente, Thérèse...»
+
+Et il souriait en cherchant dans sa poche la clef du petit meuble.
+Quand il l'eut saisie, il fit jouer le ressort, qui rendit un son de
+neuf, et le parfum du vieux cuir se répandit dans la chambre.
+
+--Voilà bien l'affaire, ajouta-t-il en faisant basculer le volume
+qu'il posa à plat près du bougeoir: Daudet, un moderne, celui-là! Avec
+lui, je suis sûr de ne pas l'endormir. Ah! elle sera étonnée, demain,
+quand je lui annoncerai: «Mademoiselle Thérèse, désormais les contes
+choisis de Daudet remplacent les contes usés de votre oncle». Je
+gage, la pauvre petite, qu'elle sera touchée, reconnaissante. Vive
+comme elle est, par exemple, il faudra tout de suite ouvrir le volume!
+
+En se parlant ainsi, Robert fit quelques pas jusqu'à la fenêtre
+demeurée ouverte à deux battants, à cause de la grande chaleur, et
+s'appuya sur l'accoudoir. Vraiment, il était satisfait de sa
+trouvaille. Il se sentait en possession d'un moyen assuré de réparer
+l'échec de tout à l'heure. Ses yeux, errant sur le grand jardin noyé
+d'ombres tièdes, ne virent rien d'abord que l'image présente à sa
+pensée: Thérèse tout à fait heureuse et bien éveillée, qui le
+remerciait avec des mots jeunes comme elle, tandis que lui, assis près
+d'elle, lisait, en y mettant le ton, _la Chèvre de M. Seguin_. Il
+voyait cela très nettement. Puis, les rayons de lumière vive dont ses
+yeux étaient pénétrés se dissipant peu à peu, il commença à distinguer
+les teintes variées de la nuit: ici le sable pâle de la grande allée,
+là l'ovale d'une corbeille de pétunias, les rayures brunes des
+plates-bandes du potager, des boules sombres qui étaient des buis
+taillés, et, des deux côtés du domaine, le vallonnement argenté des
+cimes d'arbres qui diminuaient, prenaient des mouvements de nuages, et
+s'allaient réunir tout au fond, dans la brume. La vision de ces choses
+réelles et familières effaça l'image où s'était complu Robert, et
+ramena dans son esprit la question un moment écartée.
+
+«Dix-sept ans! pensait-il. Déjà! Un âge effrayant. C'est si délicieux!
+Tous les rêves qui éclosent à la fois, et trouvent le nid trop petit
+pour eux, et s'en vont. Oh! si elle s'en allait! Dire que nous sommes
+trois ici, qui ne vivons que d'elle et pour elle, et que, cependant,
+au premier appel du dehors, elle nous quitterait peut-être, elle nous
+laisserait! Maldonne n'a pas compris!... Je sais bien qu'elle est
+merveilleusement pure, ignorante de la vie. Cela peut nous la garder
+quelque temps. Nous voyons si peu de monde! Les Pépinières sont loin
+de la ville. Et puis, elle nous aime. Comment n'aimerait-elle pas ceux
+qui ont enveloppé sa jeunesse d'une tendresse pareille? C'est égal, je
+ne conçois plus la paix profonde où j'étais hier, ce matin encore. Il
+me semble que je ne pourrai plus la regarder sans avoir peur de la
+perdre... Voyons, voyons, il faut découvrir des moyens nouveaux pour
+l'intéresser, lui rendre le séjour au milieu de nous si agréable, si
+pleinement doux, que cela lui suffise, trois amis à aimer. Daudet
+m'aidera un peu, un tout petit peu. Et le reste? Mon Dieu! que c'est
+dur de prévoir!...»
+
+Il avait étendu le bras, sans trop songer à ce qu'il faisait, vers une
+tige de bignonia grimpante, qui jaillissait, au-dessous de la fenêtre,
+du bourrelet enchevêtré des clématites et des vignes vierges. Au bout
+de la tige, droite et ferme, une fleur s'ouvrait, son calice brun
+tendu au souffle errant de la nuit. Robert la saisit, et l'attira.
+Mais la liane était si bien mêlée aux autres que toute une masse de
+feuilles en fut remuée; deux ou trois passereaux, gîtés sous ce
+couvert, s'envolèrent effarés, et une voix venue d'en haut, une voix
+fraîche et nette éclata, comme un chant de merle fuyard:
+
+--Ah! mon oncle, c'est vous!
+
+Il lâcha la branche, et se renversa légèrement, un seul coude appuyé à
+la barre de la fenêtre, pour regarder en l'air. Juste au-dessus de
+lui, à l'étage supérieur, Thérèse, penchée en avant, les deux bras
+étendus, les doigts engagés entre les lames des contrevents, riait de
+la peur qu'elle avait eue, et de la surprise de son oncle, et de se
+sentir jeune, et d'avoir la liberté d'être elle-même devant cette
+campagne voilée d'ombre, où son rire se perdait.
+
+--Dieu! que vous m'avez fait peur! dit-elle. Je ne sais pas ce que je
+me suis figuré. Rien du tout, je n'ai pas eu le temps. Mais j'ai eu
+une peur! Vous avez agité toute cette muraille verte. A qui en
+vouliez-vous?
+
+--Moi? je cueillais une fleur de bignonia. J'ai peut-être tiré un peu
+fort?
+
+--Je le crois!
+
+Ses lèvres se détendirent, les fossettes de ses joues disparurent, et
+un sourire qui se faisait humble, très innocent, où toute une âme
+d'enfant parlait, descendit d'une fenêtre à l'autre.
+
+--J'espère que vous m'avez pardonné? dit-elle... Vous vous souvenez:
+tout à l'heure...
+
+--Complètement pardonné, Thérèse!
+
+--Oh! je vous remercie. Je ne sais pas ce que j'avais, car, vous
+voyez, je suis tout à fait éveillée maintenant, gaie comme un pinson,
+et je n'ai pas plus envie de dormir!... Bonsoir, parrain!
+
+--Bonsoir, mignonne!
+
+Robert la regardait, et, sur sa figure fatiguée, une expression de
+contentement se peignait. Il vit le visage de Thérèse s'effacer, les
+deux bras ramener les contrevents, la grande baie à demi éclairée
+devenir subitement sombre, et il demeura cependant plusieurs minutes
+immobile. Puis il se retourna, et se remit à songer.
+
+Il était plus rassuré. Ces mots, ce sourire si jeune avaient chassé
+les pensées troublantes. Et c'était le passé qui s'ouvrait à lui
+maintenant, les dix-huit années de paix profonde écoulées aux
+Pépinières, et que pas un orage n'avait traversées. Robert s'y
+enfonçait, il y courait d'instinct, demandant à ces jours heureux
+l'espérance dont il avait besoin. Et, comme il n'abusait point de ces
+retours sur lui-même, comme tous ces souvenirs intacts lui versaient
+leur douceur et comme leur premier miel, Robert s'étonnait de la
+beauté de la nuit, de l'éclat des étoiles baignées au fond des lacs
+que formaient les nuages, et surtout du bien-être singulier, de la
+plénitude de vie dont chaque respiration emplissait sa poitrine. Bien
+souvent, dans les grands souffles qui remontent la vallée de la Loire,
+poussant devant eux les goélands, il avait senti l'humidité saline et
+l'emportement des marées, d'autres fois l'effluve rare, fugitif, des
+végétations tropicales, apporté de très loin, sur des nuées qui le
+sèment. Mais, ce soir-là, c'était autre chose: une caresse faite pour
+l'âme, une joie que les lèvres buvaient pour elle. Du moins Robert le
+croyait. Il lui semblait même entendre des musiques lointaines, des
+mots avec l'accent qu'ils avaient eu, des sons de trompette et des
+bruissements de foule, les premiers cris et les premiers pas de
+Thérèse. Et tout cela venait de l'horizon, avec la brise sans force et
+sans hâte, vers la fenêtre ouverte.
+
+C'est que, pour lui, cette période du milieu de la vie avait été la
+plus heureuse. Sa jeunesse ne lui offrait rien de semblable, mais une
+enfance austère et contrainte dans un château des marches de Bretagne,
+parmi des horizons de landes trempées de longues pluies, entre son
+père vieux et rude et la seconde femme de celui-ci, créature faible et
+douce, opprimée, maladive, dont Robert voyait encore dans ses rêves
+l'éternel sourire triste; aucune gaieté pour répondre à celle de
+l'enfant, pas d'écho à ses jeux,--si ce n'est une petite fille née de
+ce second mariage, très gâtée, elle, très adulée, à peine connue de
+son aîné,--une instruction écourtée, puis le départ, une sorte de
+fuite hâtive, désirée de part et d'autre, pour l'armée, et alors, sans
+transition, l'Afrique, le régiment, la discipline avec ses rigueurs et
+ses relâches brusques, des mois de cruelle monotonie et des mois
+d'aventure à la suite des tribus arabes. Robert s'accoutuma vite. Il
+était né soldat. Il se retrouvait chez lui parmi les gens de guerre.
+Rien qu'à le voir passer, huit jours après son entrée au corps, cambré
+dans son dolman bleu de chasseur d'Afrique, on devinait le futur
+officier; on sentait dans ses yeux clairs, dans le pli relevé de sa
+bouche, toute l'ardeur superbe de la vie mêlée à l'insouciance du
+danger. Il n'avait, semblait-il, qu'à laisser faire au temps. Et
+certes, il y eut pour lui d'heureuses fortunes: les jours où l'on se
+battait d'abord, où l'on rentrait mourant de soif avec des fusils
+incrustés d'ivoire en travers de sa selle; la rencontre de Guillaume
+Maldonne, plus âgé que lui, engagé à la suite d'un coup de tête, leur
+amitié bientôt liée sous la tente, rapidement mûrie par le péril qui
+les pressait et les relâchait ensemble, et des actions d'éclat, et
+l'avancement rapide, et presque de la gloire. Ni les hasards, ni la
+misère, ni l'affection qui font les années inoubliables n'avaient
+manqué à celles-là. Cependant un voile d'ombre encore avait pesé sur
+elles. A peine Robert venait-il de gagner ses galons de brigadier,
+qu'il apprit la mort de son père. M. de Kérédol laissait de grosses
+dettes. Sans hésiter, sans recourir aux expédients commodes de la
+loi, son fils accepta la succession, résolu à tout vendre, le château,
+les terres, les meubles, à s'endetter lui-même, à se réduire au strict
+nécessaire tout le temps qu'il faudrait pour maintenir intact
+l'honneur de son vieux nom. Il y parvint, et paya tout. Mais au prix
+de quels sacrifices et de quelles humiliations! Lui, si fier, si
+hautain même, traqué par les créanciers, il dut se débattre au milieu
+d'affaires et de procédures devant lesquelles il était aussi neuf,
+aussi désarmé qu'un enfant.
+
+L'épreuve dura des années. Il en sortait à peine, quand la guerre de
+1870 éclata. Et la guerre, ce fut la fin de ses rêves de gloire et de
+sa carrière de soldat. Blessé d'un coup de feu à l'épaule, presque au
+début de la campagne, le lieutenant de Kérédol souffrit de longs
+jours, guérit à moitié, retomba, et, désespérant de pouvoir reprendre
+du service, donna sa démission.
+
+Il venait d'avoir vingt-sept ans, et il se trouvait comme abandonné à
+mi-chemin de la vie. Où aller? Que faire, malade encore, sans
+carrière, sans métier, sans plus de ressources qu'une modique pension
+de blessé? Maldonne, qui aurait pu le conseiller, l'aider peut-être,
+sorti du régiment avant 1870 et retiré en Anjou, semblait avoir oublié
+son ancien ami. Le temps avait fait son œuvre. Pas une main ne se
+tendait vers Kérédol, pas un foyer ne s'ouvrait à lui.
+
+Il voulut cependant faire un essai et se rapprocher de l'unique
+parente qui lui restât, de sa demi-sœur, qu'il avait à peine connue
+et aussi à peine aimée. Il la revit jeune fille, douce et affectueuse.
+La mère était morte. Geneviève de Kérédol vivait chez son grand-père
+maternel. Elle accueillit son frère avec des transports de joie. Mais
+celui-ci comprit vite qu'il ne pouvait se fixer près d'elle, chez un
+étranger, dans un domaine qui n'avait jamais appartenu aux siens. Et
+il ne savait que résoudre, quand une lettre arriva, qui le sauvait.
+
+Oh! la bienheureuse lettre! Comme elle était venue inopinément greffer
+l'idylle sur ce drame brisé de la vie de soldat! Comme Robert la
+revoyait nettement et jusque dans les moindres détails de la forme
+matérielle qu'elle avait, longue, avec son enveloppe maculée de
+timbres, renvoyée de bureaux en bureaux, ses lignes serrées et bien
+ordonnées, que terminait un paraphe compliqué, déjà célèbre au
+régiment! Elle disait:
+
+ «Viens, mon ami! Ma maison est assez grande pour deux et de même
+ la tâche que j'ai entreprise. Où peux-tu être? Comment se fait-il
+ que tu n'aies pas pensé à ton vieux camarade, et que tu ne sois
+ pas encore venu te soigner, te consoler et prendre chez lui ta
+ retraite? Accours vite. J'ai le plus joli des métiers à t'offrir
+ dès que tu seras guéri. Tu te souviens de ma passion pour
+ l'histoire naturelle? Elle a décidé de mon sort. J'ai demandé,
+ j'ai obtenu sans lutte un emploi peu envié, peu payé, mais qui me
+ ravit. Me voici conservateur adjoint du musée d'ornithologie de la
+ ville, à la tête d'une collection lamentable, fanée, honteuse, de
+ quelques douzaines de pies et de passereaux auxquels la paille
+ sort par le ventre. Tout est à faire. J'ai résolu de tuer
+ moi-même, de préparer, de monter, d'étiqueter la collection
+ complète de tous les oiseaux du département, de ceux qui passent
+ et de ceux qui demeurent, de ceux qu'on rencontre tous les jours
+ et de ceux qui ne se montrent qu'à de rares intervalles, comme des
+ princes en visite. Déjà je suis à l'œuvre.
+
+ »Le préfet m'a délivré un permis de chasse permanent. J'en aurai
+ un second pour toi. Songe, mon ami, quelle belle fin de carrière:
+ la chasse toute l'année, le grand air, la liberté, les bois et
+ l'amitié fidèle de ton compagnon d'armes,
+
+ »GUILLAUME MALDONNE,
+
+ »Ancien marchef au 2e chasseurs d'Afrique.»
+
+Robert partit. Il guérit de sa blessure. Il fut bientôt en état de
+suivre son ami. Et alors commença pour tous deux l'odyssée la plus
+étonnante et la plus passionnante. Ils y retrouvaient chacun quelque
+chose de leur ancienne vie: l'aventure, l'émotion des poursuites, des
+alertes, des coups heureux ou manqués, les courses lointaines, les
+nuits à la belle étoile. Toutes les propriétés privées, les domaines
+princiers, les parcs enfermés de murs s'ouvraient devant ces chasseurs
+d'une nouvelle sorte. Qu'importait, au propriétaire le plus jaloux de
+ses droits, le meurtre d'un épeiche ou d'une pie-grièche rose? Partout
+accueillis, partout fêtés, ils couraient d'un bout à l'autre du
+département, parmi les taillis, les prés, les vignes, les marais.
+Robert ne chassait pas. Mais il avait un flair extraordinaire pour
+deviner le passage d'un oiseau, pour découvrir la trace ou le nid du
+gibier, pour dire, par exemple: «Guillaume, je sens qu'il y a des
+bécasses dans les marouillers mêlés de bouleaux; la brume est
+violette; elle embaume la feuille morte.» Ou bien, quand le printemps
+argenté, au bord de la Loire, met en éveil tout le petit monde des
+luisettes, il était merveilleux pour apercevoir, immobile à la pointe
+d'une grève, un combattant aux plumes hérissées, ou encore, posée
+entre deux chatons de saule, comme une perle enchâssée,
+l'insaisissable fauvette bleue.
+
+Son compagnon était adroit, et manquait rarement un coup de fusil. Au
+retour, ils travaillaient tous deux, soit au laboratoire du musée,
+soit à la maison des Pépinières, triant et classifiant leurs prises,
+disséquant les plus belles, préparant les peaux avec l'arsenic et la
+poudre de chaux. Mais Guillaume s'était réservé la pose. Lui seul, il
+bâtissait la carcasse de fil de fer ténu, la modelait à sa guise, et,
+avec une adresse, une science, une sincérité d'artiste indéniables,
+rendait à ces paquets de plumes la vie et le mouvement, la grâce et le
+lustre des ailes, et le trait, si fugitif, qui marque une humeur
+d'oiseau.
+
+Presque au début de cette existence nouvelle, un événement s'était
+produit qui l'avait consacrée, assurée, embellie. Robert, très
+communicatif en apparence, causeur plein de verve et souvent plein
+d'esprit, s'était toujours montré d'une extrême réserve sur tout ce
+qui concernait sa famille. Il n'admettait personne dans les souvenirs,
+bons ou tristes, du passé, et se bornait à partager le présent, mais
+le plus volontiers du monde, avec ses amis. Le plus intime de ceux-ci
+ne savait pas où vivait Geneviève de Kérédol, ni quel parent l'avait
+recueillie, dans un château ou dans une ville, en France ou même
+ailleurs. Or, un jour de l'automne finissant de 1871, comme il
+s'agissait, entre les deux amis, de se procurer une espèce de
+grimpereau assez peu commun, le tichodrôme échelette, un oiseau
+charmant, à manteau gris perle avec des crevés rouges au fouet de
+l'aile, Robert assura qu'il connaissait le rendez-vous de tous les
+pics du département, qu'il se chargeait de la direction de
+l'entreprise et de trouver le gîte et le souper.
+
+Ils arrivèrent, le lendemain soir, dans la cour d'un très vieux logis,
+en plein bois. Les murs et le toit jusqu'à la moitié disparaissaient
+sous les plantes grimpantes à peine taillées. Au-dessus des arêtes
+d'ardoises moussues, la futaie, en demi-cercle, étendait ses branches,
+et enveloppait, enserrait d'ombre l'habitation. En avant seulement,
+une nappe d'eau de dix hectares, dont les roseaux venaient frôler la
+grille de la cour, faisait dans ce rideau sombre une trouée de
+lumière.
+
+Celui qui demeurait là, le grand-père maternel de Geneviève de
+Kérédol, n'était pas le propriétaire de la forêt. Il n'en possédait,
+selon son expression, qu'une motte verte. Mais il était hospitalier,
+veneur comme un roi de France, et mit aussitôt à la disposition des
+deux amis ses chiens, ses bateaux, ses cabanes d'affût et son garde
+aussi vieux que lui. Guillaume en profita largement, tandis que Robert
+demeurait au château. Il chassait du matin au soir, et quelquefois du
+soir au matin. Le tichodrôme échelette ne se montra nulle part. Mais
+il y avait toutes les variétés d'oiseaux de proie dans les hautes
+ramures des futaies et, sur l'étang, des sarcelles, des canards, des
+hérons, quelques-uns rares et presque introuvables ailleurs.
+
+Et ce fut, pendant une semaine, pour Guillaume Maldonne, une
+succession de captures heureuses, un ravissement que contribuait à
+entretenir, au retour, la présence de la jeune fille, assez jolie,
+avenante et gracieuse surtout, souveraine maîtresse et joie unique du
+vieux logis. Guillaume l'aima sans l'avouer. Il était timide, il
+approchait de la quarantaine. Jamais il n'eût osé demander Geneviève,
+si peu riche et si simple qu'elle fût. Il hâta lui-même le départ. Le
+soir arrivé, il allait s'éloigner, très malheureux, emportant son
+secret; déjà, debout derrière le groupe que formaient ses hôtes et son
+ami causant ensemble à voix basse, autour de la cheminée, il regardait
+une dernière fois la jeune fille, avec cette douleur muette qui fixe
+nos regrets, quand Robert se leva, prit la main de Geneviève, et la
+mit dans celle de Guillaume, en disant: «Eh bien! mon cher ami, on
+attelle les chevaux: si tu te déclarais?»
+
+Avec Geneviève Maldonne, avec Thérèse bientôt, le bonheur était entré
+au logis des Pépinières. Madame Maldonne y avait apporté sa gravité
+douce, son humeur égale, ce charme que certaines femmes possèdent au
+point que leur seule présence, un mot indifférent tombé de leurs
+lèvres, éveille comme de la reconnaissance. Thérèse avait été la vie,
+le mouvement, la gaieté. A peine elle était née, Robert l'avait
+incroyablement aimée. Il l'avait bercée bien souvent et promenée sur
+ses bras. Il lui avait appris à marcher et à s'amuser. Pour elle, il
+avait donné l'essor à son génie d'invention, trouvé des jouets,
+construit des moulins qu'on allait planter à la cime des vieilles
+souches, des bateaux avec des roues, des cerfs-volants et des poupées.
+Pour elle, surtout, il avait fait ce qu'il eût refusé de faire pour
+lui-même: il s'était remis à étudier. Et, pendant que son beau-frère,
+retenu au musée, continuait à préparer la plus belle collection
+ornithologique des provinces de l'ouest, M. de Kérédol apprenait à
+lire à Thérèse, lui expliquait le catéchisme, la grammaire, l'histoire
+qu'il avait relue l'instant d'avant, et puis ils jouaient tous deux,
+pour se reposer de la leçon, leurs deux rires se mêlaient, l'un par
+l'autre attiré, et l'on eût dit que Robert, parfois, redevenait tout
+jeune, à force d'aimer l'enfant.
+
+Les moindres détails de ce temps-là lui demeuraient présents. Il se
+rappelait certaines robes qu'elle avait portées, une blanche toute
+brodée par la mère, une autre bleue, vers trois ans, et, un peu plus
+tard, une rose où il y avait un semis de pâquerettes, mais surtout des
+regards, des sourires pleins de ciel, des mots profonds qui n'en
+savent rien, des questions si fraîches qu'on les goûte avant d'y
+répondre. Car, entre elle et lui, c'était l'absolue confiance, la
+permission, conquise au prix d'un grand amour, de se pencher au-dessus
+d'une petite âme, et d'y lire. Robert lisait à livre ouvert dans celle
+de Thérèse, notait tout, gardait tout en lui-même, et, le soir, quand
+Thérèse dormait là-haut, dans son lit à rideaux blancs, la porte de
+l'escalier entre-bâillée pour que le moindre cri donnât l'éveil, il
+partageait son trésor: il racontait à la mère et au père l'histoire de
+la journée. Aux Pépinières, c'était le sujet habituel des
+conversations, sujet toujours cher, jamais épuisé, et qui se
+renouvelait à mesure que grandissait Thérèse. Les oiseaux mêmes ne
+venaient qu'au second plan.
+
+Le plus extraordinaire, c'est que Thérèse ne fut pas gâtée. Elle
+demeurait soumise, prévenante, nature délicate qu'un reproche
+confondait, qu'on ne menait qu'avec de la bonté et de la raison, et
+qui comprenait à merveille son rôle, faisant sans compter autour
+d'elle, aux trois amis qui l'entouraient, l'aumône de sa jeunesse en
+fleur.
+
+O heures délicieuses, heures sans nombre du passé, comme il était doux
+de vous revivre, et quelle consolation vous apportiez avec vous!
+
+Le vent fraîchissait. Les bignonias, les rames de vigne ou de
+clématite, fouettés en tous sens, venaient toucher la main de Robert,
+comme pour dire: «Il est temps, voici la nuit noire et froide,
+rentrez, vous qui rêvez: vous avez reçu du soir ce que vous attendiez
+de lui!» Robert ferma la fenêtre, et quand il se retrouva dans le
+silence de cette chambre tiède, sentant la paix qui régnait au dedans
+de lui et autour de lui, il poussa un soupir de contentement. Toute
+impression pénible s'était effacée. Il revoyait Thérèse, sa Thérèse
+d'autrefois, toute naïve, toute rose, toute petite.
+
+Et cela lui redonnait confiance, grande confiance dans la vie.
+
+
+
+
+II
+
+
+Le lendemain, quand Robert sortit de sa chambre, le soleil déjà haut
+chauffait les touffes de réséda semées en cordon le long de la façade,
+au midi. Par-devant, dans l'allée toute bourdonnante et traversée de
+rayons d'or par le vol des abeilles, Thérèse se promenait, prête à
+partir.
+
+Elle avait mis une robe grise de voyage, une voilette blanche, un
+chapeau rond orné d'un piquet de coquelicots. Elle allait à pas
+relevés, et, au-dessus de sa tête, l'ombrelle qu'elle tenait ouverte,
+inclinée, rasant l'épaule, tournait comme un petit moulin. Quand
+Thérèse entendit M. de Kérédol descendre en se hâtant l'escalier:
+
+--En retard, mon parrain! cria-t-elle. Huit heures et demie! Mon père
+est déjà rendu au musée. Moi, j'ai eu le temps de cueillir deux
+corbeilles de roses, que je vais envoyer pour l'adoration. Comment
+avez-vous dormi?
+
+--Trop bien, comme vous voyez, répondit Robert, en paraissant sur le
+seuil de la porte.
+
+--Moi, divinement! dit Thérèse.
+
+Mais, presque aussitôt elle poussa un petit cri de surprise.
+
+--Ah! mon parrain, je ne m'étonne plus que vous soyez en retard.
+Êtes-vous beau!
+
+--Bah! bah! dit en riant M. de Kérédol, immobile sur la margelle
+d'ardoise étincelante de soleil. Que me trouvez-vous d'extraordinaire?
+
+--Ceci d'abord, fit Thérèse en désignant du doigt l'épingle de
+cravate, un minuscule cheval arabe, en or ciselé. Elle est très jolie,
+d'ailleurs. Mais vous ne l'avez jamais portée ici. On ne me trompe
+pas, vous savez. Et puis ce chapeau neuf! Tout cela pour les loriots
+du bois de Laurette?
+
+Robert, content d'être si vite découvert, prit la main que Thérèse lui
+tendait, et, la serrant entre les siennes:
+
+--Non, mon enfant, pas pour les loriots: pour vous!
+
+--Oh!
+
+--Pour vos dix-sept ans, à qui je veux faire honneur! Que dirait-on,
+si, à côté d'une grande jeune fille comme vous,--car vous voilà
+grande, ma filleule,--on apercevait un parrain négligé?
+
+Quelque chose d'ému, un frisson de plaisir et de reconnaissance passa
+sur le visage de Thérèse.
+
+--Eh bien! vous voyez, dit-elle, c'est absolument comme mon dessus de
+clavier dont vous vous moquiez hier soir, ce que vous venez de faire
+là: c'est très inutile, car nous ne rencontrerons personne, mais je
+trouve ça charmant.
+
+Elle se recula de deux pas, considéra un instant M. de Kérédol, son
+chapeau rond luisant, sa veste à larges boutons de nacre, ses gants,
+sa canne à pomme d'or, et, avec un petit geste, comme un salut de la
+main:
+
+--Tout à fait votre air de colonel!
+
+Rien ne flattait davantage l'ancien officier de chasseurs que cette
+appellation dont le qualifiaient quelquefois les passants ou les
+conducteurs d'omnibus. Un mot qu'il voulut dire, une exclamation
+d'amitié, ou l'ordre du départ, resta dans sa moustache. Elle savait
+trop bien le chemin de son cœur, cette Thérèse! Et Robert était comme
+beaucoup de soldats: quand le cœur lui battait, il n'avait plus que
+des gestes. Il leva donc sa canne, et se mit à marcher. La boîte
+verte lui pendait dans le dos.
+
+--Si vous voulez, dit Thérèse en réglant son pas sur le sien, nous
+rentrerons par le faubourg?
+
+--Pourquoi faire, mignonne?
+
+--Pour prévenir mon petit commissionnaire habituel. Je vous ai dit que
+j'avais cueilli...
+
+--Ah oui! Jean Malestroit. Il a grandi, le mioche: je l'ai vu, l'autre
+jour, sur le seuil de sa porte.
+
+--Si gentil! fit Thérèse.
+
+Tous deux furent bientôt dans la route qui montait à droite, et
+s'enfonçait dans la campagne. A peine deux ou trois fermes, au milieu
+des champs d'artichauts ou des plantations de pépinières. Les
+grillons, toutes sortes d'insectes invisibles, qui chantent à l'entrée
+de leurs trous, commençaient la longue complainte des jours chauds. On
+voyait, au bord des fossés, le luisant de l'herbe qui remue. Thérèse
+causait des détails de la vie quotidienne, de mille petites choses
+indifférentes pour tous autres qu'elle et Robert. Un passant qui
+l'aurait entendue se serait demandé pourquoi l'autre riait, pourquoi
+il s'animait et s'épanouissait, sans raison apparente, sans qu'elle
+eût rien dit que d'ordinaire, même sans qu'elle parlât, lorsqu'aux
+barrières des champs elle s'arrêtait un peu, et, toute droite, l'œil
+aux horizons, les lèvres entr'ouvertes, aspirait à pleine poitrine
+l'odeur de moisson mûre, qui venait, rasant le sol. Et cependant, que
+c'était bon, cette promenade avec l'enfant qu'il avait élevée, que
+c'était doux, ce bavardage sans suite et sans fin, où l'on ne quittait
+le présent que pour parler du passé, leurs deux domaines communs! Pas
+un mot inquiétant, pas une note nouvelle dont il pût s'alarmer.
+
+--Vous n'avez pas fini votre légende d'hier? lui dit-elle. J'ai laissé
+la marquise Gisèle assiégée, et la jument grise bien maigre. Vous
+disiez: «Alors il arriva...» Je voudrais savoir ce qui est arrivé.
+
+--Non, ma mignonne, répondit gaiement Robert, le temps de mes
+histoires est passé.
+
+--Vous ne m'en raconterez plus?
+
+--Non, je vous en lirai, des contes des grands auteurs, écrits pour
+les grandes jeunes filles.
+
+--Oh! que c'est aimable! Je n'aurais pas osé vous le dire...
+
+--Vous le désiriez?
+
+--Sans doute, un peu. Mais comment faites-vous pour deviner ce que je
+désire?
+
+--Je pense à vous.
+
+--Et moi aussi, mon parrain, je pense à vous, et j'ai le cœur touché
+de vos attentions, bien touché, je vous assure!
+
+«Comme je la retrouve! songeait Robert, Comme la voilà reconquise!
+Est-elle charmante, ce matin! Et jeune! Voyez-la!»
+
+Et ils allaient tous deux légèrement.
+
+Bientôt on prit les chemins de traverse. Ils étaient pleins de fleurs,
+pleins de vie, pleins de fuites d'ailes effarouchées. On se baissait à
+chaque instant, pour une étoile blanche ou jaune devinée sous le
+couvert des ronces. La boîte s'emplissait d'herbes. Celles qui
+n'étaient pas rares étaient au moins jolies. Thérèse avait des goûts
+qu'il fallait contenter. Ainsi l'avait résolu M. de Kérédol. Il
+cueillait tout ce qu'elle voulait: «Je n'herborise pas pour moi,
+songeait-il, je fauche pour elle.» Et, les pieds dans la boue
+traîtresse des creux des fossés, ou la tête dans les épines, il se
+mouillait, se piquait, et s'échauffait avec allégresse.
+
+--Je regrette la tenue de colonel, disait Thérèse.
+
+--Moi, je ne regrette rien, si vous êtes contente.
+
+--Ravie!
+
+--Et savez-vous, disait-il, que nous voici tout à l'heure en pleine
+famille d'orchidées: orchis abeille, orchis mouche, orchis
+araignée?...
+
+--Où donc, parrain?
+
+--Dans le bois, parbleu!
+
+Chose curieuse, quand ils furent rendus sous la futaie, large et
+longue tout au plus comme un champ de moyenne taille, vestige
+d'ancienne forêt, ni l'un ni l'autre ne songeaient plus aux orchidées.
+Ils étaient las d'avoir tant marché, tant ri, et du soleil qui faisait
+danser l'air à la hauteur des yeux. Le dôme des feuilles gardait un
+reste de rosée évaporée, avec le lourd parfum qui monte du sol des
+bois. A peine eut-il foulé la mousse, et senti sur ses épaules la
+caresse des premières ombres, M. de Kérédol perdit sa belle ardeur,
+chercha la place la plus fraîche, sans une moucheture d'or, la trouva
+au bord d'un fossé d'eau courante, et s'assit en s'épongeant le front.
+Thérèse tourna un peu, pour ne pas avoir l'air aussi fatiguée que son
+parrain, affecta de s'intéresser à des fougères, eut une phrase
+banale sur la douceur de l'ombre, et finalement s'assit à trois pas de
+lui. Elle arrangea les plis de sa robe, à petits coups songeurs, et se
+mit à regarder devant elle. Il en faisait autant de son côté, mais,
+tandis qu'il était seulement silencieux, elle se sentait peu à peu
+envahie par une mélancolie, un malaise d'âme grandissant, le revers de
+l'excessive gaieté qu'elle avait eue. Cela vient ainsi, tout jeune
+qu'on soit. Et Thérèse eut un soupir qui fit se retourner Robert. Il
+la considéra un instant, et remarqua le changement qui s'était produit
+en si peu de temps dans la physionomie de sa filleule. Sous la
+voilette relevée, les yeux de Thérèse grands ouverts, sérieux et comme
+voilés d'une pensée qu'il ne pouvait lire, fixaient un point de
+l'horizon. Était-ce le moulin, là-bas, de l'autre côté de la Loire,
+gros comme un hanneton qui secoue ses élytres, ou les traînées pâles
+des champs de colza rayant les pentes, ou le nuage roulé, immobile
+dans l'océan de lumière où pas un souffle ne courait? Non, sans doute.
+La bouche avait un pli léger, et tout le visage cette lueur égale et
+comme cette transparence qu'il prend lorsqu'aucun objet du dehors ne
+l'impressionne plus, et qu'il reflète seulement un songe intime du
+cœur.
+
+--A quoi rêvez-vous? demanda M. de Kérédol.
+
+--Moi? à rien, répondit-elle sans bouger.
+
+Robert jugea politique d'opérer une diversion, se pencha en avant,
+au-dessus du courant qui filait, rapide et bleu d'acier, parmi les
+cressons, les acanthes, toute une végétation réfugiée là contre
+l'ardeur de l'été, et cueillit une tige couronnée d'un corymbe de
+fleurs blanches.
+
+--Reine des prés, dit-il, _spiræa ulmaria_, famille des Rosacées.
+Voyez, Thérèse, est-elle élégante!
+
+Thérèse fit à la plante l'aumône d'un regard distrait.
+
+--Dites-moi, demanda-t-elle en rabaissant sa voilette, maman s'est
+bien mariée à dix-huit ans, n'est-ce pas?
+
+--Oui, dix-huit ans, répondit rapidement Robert... Je crois, Thérèse,
+que vous n'avez jamais étudié la reine des prés. Tenez, la feuille est
+ailée, duvetée en dessous, à folioles ovales. J'ai lu quelque part
+qu'en infusant les fleurs dans du vin, on obtient le bouquet du fameux
+Malvoisie!
+
+Et il observait, sur le visage de la jeune fille, maintenant tournée
+vers lui, l'effet de cette pointe habile. Elle n'en parut pas touchée.
+
+--Vraiment? dit-elle... Mais, dix-huit ans... mon parrain, savez-vous
+que je les aurai l'année prochaine? Ce serait très drôle si...
+
+--Qu'est-ce qui serait drôle, mon enfant?
+
+--Non, pas drôle précisément. Je veux dire, reprit-elle,--et son
+sourire éclatant, toute sa jeunesse enjouée reparut sur ses joues,
+sur ses lèvres, dans ses yeux qu'animait un éclair de soleil venu on
+ne sait d'où,--je veux dire que peut-être, vous comprenez bien,
+peut-être quelqu'un pourrait penser à moi aussi... Eh bien! cela me
+fait rire malgré moi.
+
+Pour le coup, Robert laissa échapper la reine des prés, qui roula,
+comme une ombrelle, sur la mousse, et tomba dans le courant.
+
+--C'est à cela que vous pensiez? dit-il en se reculant, pour s'appuyer
+au tronc d'un arbre, et la voix un peu sourde.
+
+Elle répondit, en montrant ses dents blanches, et en le fixant de ses
+yeux bleus étonnés:
+
+--Mais oui!
+
+--A propos de rien, comme ça?
+
+--De rien du tout. Cela me vient surtout quand je regarde devant moi,
+très loin.
+
+--Ah! très loin, devant vous?
+
+--Oui, n'est-ce pas que c'est curieux?
+
+Elle prit un air grave, appuya un coude sur un de ses genoux, et,
+remuant sa jolie tête:
+
+--Voyez-vous, parrain, je songe quelquefois au mari que j'épouserai...
+
+--Alors, vous avez fait votre choix?
+
+--Oh! d'une façon très générale! Je voudrais épouser quelqu'un qui
+aurait été malheureux!
+
+--Ça se rencontre aisément, Thérèse.
+
+--Oui, quelqu'un de jeune, qui aurait souffert.
+
+--Même jeune, cela peut se trouver, mon enfant: seulement, je ne
+comprends pas.
+
+Elle hésita un instant, leva les yeux vers les chênes.
+
+--Pour le consoler, dit-elle.
+
+Et cela fut dit avec tant de naïveté, tant de tendresse voilée, que le
+pauvre Robert sentit la morsure d'une larme au coin de ses paupières.
+Il eut envie de s'écrier: «Si vous avez soif de consoler, Thérèse, ne
+cherchez pas au loin, comprenez, restez pour nous trois, chassez les
+rêves qui, déjà, si petite, vous éloignent! Ayez pitié de nous, ne
+songez plus!» Mais il eut peur de paraître égoïste, peur aussi de
+l'inconnu qui se révélait à lui. O mystère d'une âme! N'allait-il
+point la froisser, la repousser, lorsqu'elle s'ouvrait si ingénument?
+Fallait-il lui laisser voir toute l'appréhension qu'un mot pareil
+jetait en lui? Non pas cela, surtout pas cela. L'esprit de Thérèse eût
+travaillé sur cette crainte. Mieux valait prendre la chose légèrement,
+comme une boutade sans conséquence, essayer de rire. Et il essaya, et
+rien ne lui vint aux lèvres que ce mot qu'il ne voulait pas dire:
+«Restez, restez!» Alors il se baissa, faisant mine de ramasser sa
+canne devant lui, et resta courbé un peu plus de temps qu'il n'était
+nécessaire, le temps de composer ses traits. Quand il sentit
+s'effacer les deux sillons qui s'étaient tout à coup creusés aux coins
+de sa bouche:
+
+--Ma petite Thérèse, dit-il, nous ferions bien de partir. Je crois que
+vous voulez rentrer par le faubourg?
+
+--Oui, répondit-elle distraitement, pour mes roses.
+
+Il s'était levé en parlant, et, à demi détourné, tirait ses manchettes
+avec un soin qui devait cacher un reste d'émotion. Thérèse ne le
+remarqua pas. Elle se redressa paresseusement, et fixa une fois encore
+l'horizon là-bas, où le nuage immobile dormait, tout fulgurant de
+lumière, au-dessus des collines mauves. Il fallut que Robert répétât:
+
+--Eh bien, Thérèse, venez-vous?
+
+Ils sortirent de la futaie, côte à côte, et prirent un autre chemin,
+qui ramenait en demi-cercle à la ville, et aboutissait bien au delà
+des Pépinières, vers le milieu du faubourg. Thérèse, déjà reposée,
+rieuse comme auparavant, multipliait et variait les questions,
+tentait les mêmes sujets qui, tout à l'heure, avaient intéressé
+Robert: lui ne répondait pas toujours, et, quand il le faisait,
+c'était d'un mot, avec effort.
+
+--Qu'avez-vous donc? demanda-t-elle.
+
+--Un peu de fatigue, mignonne, cela passera.
+
+Hélas! il avait bien autre chose qu'un peu de lassitude: son ciel
+intérieur troublé, l'inquiétude de la veille maintenant fixée dans
+l'âme, il avait peur de la vie. Et celle qui avait causé le mal ne
+s'en doutait pas. Elle tâchait d'être aimable et vivante pour deux.
+Aucune autre idée ne semblait plus l'occuper. Son rôle de
+consolatrice, son rêve sentimental de tout à l'heure, elle n'y pensait
+plus. C'était Robert qui songeait à cela, maintenant, et qui se
+disait: «Il y a là des signes manifestes... J'espère qu'il n'est pas
+trop tard, non, mais il est grand temps, grand temps!»
+
+Ce qui le tourmentait le plus, c'est qu'il commençait à douter de
+l'efficacité des moyens qu'il emploierait: attentions, lectures,
+tendresses d'ami, qu'était-ce à côté des visions qui passent au-dessus
+de l'horizon bleu, quand on regarde devant soi, bien loin?
+
+Quand ils furent arrivés au point culminant du chemin, avant de
+descendre la dernière pente qui, à cent mètres de là, entrait dans la
+banlieue, Thérèse ralentit le pas, et releva son ombrelle pour mieux
+voir. C'était un paysage assez médiocre et banal, aux jours d'hiver,
+mais transfiguré à cette heure dans la gloire du grand soleil: une
+campagne coupée de jardins, plate et cultivée, sans une rivière, sans
+un arbre, et autour la ville, comme une découpure sans profondeur,
+comme une dentelle inégale, d'un blanc bleuâtre, avec des fumées
+d'usines traînantes, et tellement criblée de lumière que le sommet des
+tours, des clochers, les parties hautes des toits, semblaient à demi
+fondus dans l'air.
+
+--Est-ce étincelant! dit Thérèse.
+
+M. de Kérédol prit son lorgnon, et jeta un regard rapide, lui aussi,
+de ce côté. Mais avec quelle disposition différente d'esprit! Sous ses
+paupières, bridées par l'éclat du jour, ce fut une sorte de défi qui
+passa, une pensée de colère contre cette ville d'où sortirait
+peut-être le danger qui menacerait son bonheur, qui détruirait le
+repos du logis couché là-bas derrière eux, dans la verdure de ses
+grands arbres.
+
+Thérèse et lui continuèrent à marcher, presque sans rien se dire,
+jusqu'à une maison du faubourg, pauvre et basse, où l'on accédait par
+un corridor voûté, commun avec la maison voisine. Robert s'arrêta.
+
+--Je vous attends, fit-il.
+
+La jeune fille était déjà entrée dans le couloir, et frappait à la
+porte d'une chambre à gauche. Là demeurait M. Malestroit, charpentier
+en bateaux, tandis qu'en face, ainsi que l'indiquait un écriteau de
+bois blanc fleuri d'osier tressé, habitait M. Colibry, vannier. Ne
+recevant pas de réponse, car la mère était sans doute en course dans
+le quartier, Thérèse traversa le corridor dans toute sa longueur, et
+déboucha au grand soleil, dans le jardin où elle entendait des voix.
+
+C'étaient les cinq enfants du charpentier qui jouaient, assis en rond,
+têtes nues, sur un tas de sable: Jean, Yvonnette, Germain, Gustave et
+Pascal. Elle les connaissait bien; l'aîné même, un gamin de douze ans,
+était son filleul. Et comme elle aimait les enfants, Thérèse, une
+minute, observa ceux-là. Ils ne la voyaient pas.
+
+--Je propose de jouer à Adam et Ève, dit l'aîné, en levant sa figure
+espiègle et rousselée. Moi, je ferai Adam. Toi, Yvonnette, tu seras
+Ève. L'ange pour les chasser du Paradis, c'est Gustave.
+
+--Non, non, dit Germain, je suis plus fort! C'est moi!
+
+Mais la petite secouait ses boucles blondes.
+
+--Tu ne veux pas, Yvonnette?
+
+--Non.
+
+--Pourquoi donc, mademoiselle?
+
+--Oui, pourquoi, pourquoi?
+
+Tous les frères étaient de l'avis du chef. Mais Yvonnette continuait à
+secouer la tête. Elle était près de pleurer. Jean devina qu'elle
+devait avoir une raison grave pour ne pas faire Ève.
+
+--Autre chose, alors, dit-il.
+
+Et, sans plus d'explication, saisissant un rameau encore orné de deux
+ou trois feuilles, il le posa au-dessus de la tête de Pascal, qui
+riait déjà d'être regardé par ses frères, et l'y maintint une seconde.
+
+--Deux sous? demanda-t-il.
+
+Et ils se mirent à rire tous ensemble, de si bon cœur que leur gaieté
+gagna Thérèse; ils riaient, les mains trempées dans le sable qu'ils
+jetaient en l'air pour mieux marquer l'exubérance de leur joie. Et le
+rameau passa sur la tête de Gustave, puis sur celle d'Yvonnette, et ce
+furent de nouvelles demandes d'argent, et des fusées de notes claires
+qui n'avaient de sens que pour ces petits.
+
+--Que peut-il bien leur vendre? se dit Thérèse.
+
+Elle avança de deux ou trois pas dans le pauvre terrain, tout resserré
+entre ses palissades noires.
+
+--Que vends-tu là? demanda-t-elle.
+
+Cinq paires d'yeux flambants, effarés, se retournèrent vers elle, et
+aussitôt se baissèrent ensemble vers le tas de sable qui crépitait
+sous le soleil. Les cinq petits Malestroit se poussaient le coude,
+pour s'engager à répondre. Ce fut Jean, naturellement, qui prit la
+parole, et, encore confus, glissant les yeux jusqu'au bas de la robe
+de Thérèse, très drôle, dit à demi-voix:
+
+--Je vends de l'ombre!
+
+Puis, il se leva, et, tandis que les quatre autres, décontenancés,
+privés de leur chef, s'enfuyaient jusqu'à la palissade, il s'approcha
+de Thérèse, tenant encore son rameau, et penchant sa petite tête
+ronde, aux cheveux ras, que le soleil dorait par places.
+
+--Tu veux bien me faire une commission, mon filleul? dit Thérèse en se
+baissant pour l'embrasser.
+
+--Oui, mademoiselle, dit Jean qui tendit un peu le front.
+
+--Tu vas venir à la maison, tout à l'heure.
+
+--Oui, mademoiselle.
+
+--Tu prendras deux grands paniers de roses qu'on te donnera, un dans
+chaque main. Tu ne les renverseras pas?
+
+--Non, mademoiselle.
+
+--Et tu les apporteras à l'église, dans la chapelle de la sainte
+Vierge, où tu sers la messe.
+
+--Oui, mademoiselle.
+
+Elle passa la main sur la joue de l'enfant.
+
+--Au revoir, mon Jean!
+
+Lui, la voyant s'en aller, se redressa tout à fait. Et quand Thérèse
+fut sur le point de disparaître, tout rassuré, l'œil vivant, bien
+ouvert, se disant qu'après tout cette jeune fille était une amie, il
+cria, de sa voix claire:
+
+--Bonsoir, mademoiselle!
+
+Thérèse se retourna, et vit qu'il était debout, la main levée, fier de
+lui, et que, dans le fond, là-bas, quatre petits sarraux bleus
+faisaient la révérence.
+
+Dix minutes plus tard, la jeune fille ouvrait la porte du logis des
+Pépinières, et s'élançait vers sa mère qui la guettait, inquiète déjà,
+au coin de la maison, et Robert qui la suivait, la main droite à demi
+gantée, retrouvant sa belle humeur pour que madame Maldonne ne pût se
+douter de rien, refoulant en lui-même ce qui lui restait d'inquiétude
+et d'ennui, disait:
+
+--Une promenade charmante, Geneviève, charmante!
+
+--Je viens de voir le petit Malestroit, reprit Thérèse en enlevant
+l'épingle de son chapeau, il avait peur de moi: un amour.
+
+
+
+
+III
+
+
+Le déjeuner fut gai, comme de coutume. M. Maldonne était satisfait
+d'un envoi de corneilles à pattes rouges, qu'il venait de recevoir de
+Belle-Isle-en-Mer; sa femme s'épanouissait au récit que Thérèse
+faisait de l'excursion du matin, et Thérèse, en effet, mise en verve,
+racontait les plus petits incidents de la route, taquinait son oncle
+qui, pour un vieil Africain, disait-elle, ne s'était pas bravement
+comporté sous le soleil de juillet, et n'omettait qu'un seul détail:
+la conversation de cinq minutes, dans le bois, quand elle regardait
+l'horizon, et que lui cueillait des reines des prés. Robert le
+remarqua.
+
+Quand il se leva de table, M. Maldonne, par habitude, donna un coup de
+brosse à son panama, fit le tour du jardin, inspecta ses tombes à
+melons, entra dans le réduit où, sur des planches torréfiées par la
+chaleur, des graines séchaient, mêlées à des papillons morts, et
+perdit, en récréations utiles du même genre, le commencement de
+l'après-midi. Vers deux heures, il annonça l'intention de retourner au
+musée.
+
+--Si vous le permettez, dit Thérèse, je vous accompagnerai. J'ai
+promis d'aller faire des guirlandes pour l'adoration, qui a lieu
+demain. Vous me laisserez à l'église.
+
+Le père et la fille partirent donc ensemble. Au pas nerveux de
+Maldonne, la distance fut vite franchie. Thérèse monta les marches du
+perron de l'église.
+
+--A bientôt, ma chérie! Ne te fatigue pas trop!
+
+--Ni vous?
+
+--Toi surtout!
+
+Il se retournait en marchant, pour la regarder. Thérèse entra dans la
+vaste nef qui retentissait du bruit des marteaux, des scies rognant
+les planches et des commandements du vicaire alignant par tailles, aux
+deux côtés de l'autel majeur, des pots de lauriers-roses et des
+branches de pin.
+
+Elle fit une courte prière devant la statue de la sainte Vierge,
+constata d'un coup d'œil que les roses avaient bien été apportées à
+l'endroit convenu, et s'apprêtait à sortir de son banc, pour aller
+rejoindre une autre jeune fille occupée à ranger dans un coin des
+banderoles de gaze, quand le geste d'une femme l'arrêta. C'était une
+vieille domestique retirée dans le faubourg, aux environs des
+Malestroit, et que Thérèse connaissait. Elle se hâtait, grosse et
+courte, bousculant les chaises, son bonnet de travers, la bouche à
+demi ouverte, avec la nouvelle d'un malheur dans les yeux.
+
+--Ah! mademoiselle, dit-elle en se penchant, avant même d'arriver
+jusqu'à Thérèse, vous ne savez donc pas?
+
+--Quoi donc?
+
+--Le petit Malestroit!
+
+--Lequel?
+
+--Jean, mademoiselle, un enfant si mignon!
+
+--Eh bien! qu'y a-t-il?
+
+--Tombé dans le faubourg... Il jouait à la toupie... tombé sous les
+roues d'un camion... écrasé!...
+
+--Ah! dit, Thérèse en portant la main à ses yeux pour en chasser
+l'affreuse vision, ce n'est pas possible!... non, il n'est pas
+possible que ce soit lui... il n'y a pas plus de deux heures qu'il est
+venu ici!
+
+--Hélas! si, mademoiselle, dit la femme fondant en larmes, il est
+mort, le pauvre petit! Je l'ai vu quand on l'a rapporté... sa tête
+saignait là, mademoiselle, à la tempe... Il est maintenant sur son
+lit... Je suis venue vous le dire... vous pouvez bien y aller. Tout le
+monde y va dans le quartier... C'est joli déjà comme un paradis, chez
+les Malestroit!
+
+Thérèse sortit, sans rien répondre, mais si pâle, si haletante, que la
+vieille femme, venue là en messagère, tout émue devant cette douleur
+d'enfant, inquiète même, cherchait à rejoindre la jeune fille sur les
+dalles de la nef et répétait:
+
+--Voyons, mademoiselle, faut pas se tourner le sang comme ça, faut se
+faire une raison... attendez-moi donc!...
+
+Thérèse n'écoutait pas. Elle traversa la rue. Les Malestroit
+demeuraient à cinquante pas plus loin. Et elle entra dans la grande
+salle pauvre, à gauche, ouverte à tout venant par le deuil.
+
+Il était là, le petit marchand d'ombre. On l'avait couché au milieu
+de la pièce, sur un lit qui devait être celui des parents, la tête
+touchant le mur du fond, soulevée et tournée vers l'unique fenêtre en
+face. Toute la lumière semblait se concentrer et se poser sur ce
+visage décoloré, mais charmant encore: le front à demi couvert par le
+bandeau qui cachait la blessure, et les mèches d'or inégales
+au-dessus, luisant comme au grand soleil du jardin. On eût dit d'un
+convalescent affaibli par un long mal, et qui dort, et qui va
+s'éveiller. Les deux mains de l'innocent, les deux mains courtes
+auxquelles la toupie venait d'échapper, pieusement jointes, retenaient
+le chapelet de première communion. Le drap tombait jusqu'à terre, un
+drap blanc très fin qui avait dû être prêté, et, à droite et à gauche,
+sur le linge sans pli, ô tendresse de l'âme du peuple, ô inspiration
+charmante des pauvres qui s'entr'aiment! les frères, les sœurs, les
+petits amis du faubourg avaient, avec une épingle, attaché des
+images. De chaque côté, en rangs irréguliers, on voyait un saint
+Jean-Baptiste avec son agneau, des anges, de jolies vierges bleues et
+blanches aux yeux levés, un enfant Jésus bénissant le monde avec son
+doigt rose et jusqu'à un soldat dont un coup de ciseau avait coupé le
+sabre, un soldat d'Epinal qu'on avait dû lui acheter pour sa dernière
+croix. Elle était là aussi, la croix d'argent, ornée d'un ruban rouge,
+sur une pelote blanche, au pied du lit, attestant que la mort avait
+pris un des plus sages, un de ceux qui promettaient et qu'on citait
+pour modèle à l'école. Pauvre petit! comme tout cela, naïvement,
+racontait sa vie, ses humbles journées d'écolier qui ne savait que
+lire, jouer au soldat et prier Dieu!
+
+Thérèse, un instant immobile sur le seuil, dans la muette
+contemplation du chagrin, s'avança toute droite vers le lit, sans un
+regard pour les gens assemblés là, et qui l'observaient. Elle ne
+voyait que le petit Jean.
+
+Elle vint à lui, elle se pencha doucement, et embrassa les pauvres
+yeux morts de l'enfant comme elle n'avait jamais fait, avec toute sa
+pitié, avec toute sa foi, avec toute son âme, qui se fondit dans ce
+baiser. Et Thérèse se laissa glisser à genoux, la tête sur le drap
+orné d'images.
+
+Elle demeura ainsi quelque temps, secouée par les sanglots auxquels
+répondaient, dans le coin d'ombre de la chambre, là-bas, les soupirs
+étouffés de plusieurs femmes, moins jeunes qu'elle, et qui pleuraient
+depuis plus longtemps. Puis elle se leva, et, à travers le voile de
+ses larmes, chercha la mère. Elle l'aperçut de l'autre côté du lit,
+près de la muraille. Madame Malestroit, toute menue et fanée, était
+assise sur une chaise basse, les mains sur les genoux, serrant un
+mouchoir qu'elle ne portait plus à ses yeux taris. Autour d'elle,
+trois ou quatre femmes se tenaient debout, des voisines, qui avaient
+épuisé les courtes consolations des mots, et ne l'assistaient plus
+que de leur présence, tournant seulement la tête, de temps en temps,
+ou murmurant une exclamation douloureuse, la même depuis deux heures,
+pour bien montrer qu'elles pensaient toujours à la même chose, comme
+la pauvre Malestroit. Une seule personne parlait à demi-voix, un vieux
+monsieur, épais dans sa redingote, la face large et rase, et qui
+disait, avec une compassion vraie, retenant sa voix pour que sa parole
+entrât mieux dans cette âme meurtrie:
+
+--Allons, ma petite mère, c'est une épreuve... bien rude, oui, bien
+rude... mais n'est-il pas plus heureux là-haut?... Il échappe à bien
+des misères!... Un vrai ange qui n'a pas besoin qu'on prie pour
+lui!... Tout le monde l'aimait... moi je l'aimais... je l'aimerai
+toujours, voyez-vous!...
+
+Et ses phrases espacées, prononcées lentement, tombaient une à une,
+comme un refrain pour endormir les peines, sur la mère muette et
+accablée. Thérèse passant près de lui, il s'inclina en souriant.
+
+--Bonjour, monsieur Lofficial, répondit-elle.
+
+Et, passant la main sur les mains de madame Malestroit, pour appeler
+son attention:
+
+--Ma pauvre femme, dit-elle, puisque j'étais sa marraine, j'ai là-bas
+des fleurs. Voulez-vous bien que je les lui donne?
+
+Au son de cette voix connue, la femme du charpentier ne bougea pas.
+Elle murmura seulement:
+
+--Oh! oui! pour lui, tout ce qu'on pourra pour lui!
+
+Thérèse dit quelques mots à l'oreille d'une des femmes, qui partit
+aussitôt. Elle avait eu une de ces douces idées de jeune fille dont
+elle était coutumière. Dans le tiroir d'une table, elle trouva du fil
+et des aiguilles, se mit à genoux près du lit, et, quand la femme fut
+de retour, apportant les deux paniers de roses, merveilleusement
+belles et variées, destinées à l'église, on vit bien ce que Thérèse
+avait voulu dire. Elle prenait les fleurs, les assortissait, les
+encadrait d'un peu de feuillage, et, d'un point de couture, les
+assujettissait au drap. En moins d'un quart d'heure, car elle
+travaillait vite, tout un côté du lit fut fleuri de la sorte. La
+couche funèbre du petit Jean prenait un air de chapelle en fête. Et
+Thérèse se réjouissait, à chaque feston, d'avoir eu cette pensée.
+Pauvre petit Jean, joueur de toupie, elle ne l'avait jamais tant aimé!
+
+Comme elle allait commencer à orner le deuxième côté du drap, un jeune
+homme entra dans la chambre. Bien qu'il fût le plus proche voisin des
+Malestroit, le propriétaire du vieil hôtel qui couvrait de son ombre
+leur logis, il semblait n'être jamais entré chez eux. Debout sur le
+seuil, un peu courbé à cause de sa haute taille, il hésita, cherchant
+à s'orienter parmi les gens qui se trouvaient là. Il aperçut enfin M.
+Lofficial, traversa la salle, et le cercle des femmes s'ouvrit pour
+lui faire place. Le nouvel arrivant se trouva en face de madame
+Malestroit. Il était déjà très ému. Quand il vit, au-dessous de lui,
+la mère abîmée dans la douleur, il se sentit vraiment malheureux, non
+pas d'être venu, mais de n'avoir aucune consolation à apporter, de ne
+pas savoir comment exprimer sa sympathie à ce pauvre être misérable,
+gêné aussi par le silence des gens qui se tenaient autour de lui, et
+qu'il croyait motivé par cette visite inattendue. Il mit la main à sa
+poche, se courba, et dit assez bas, intimidé:
+
+--Madame Malestroit, je suis venu aussi quand j'ai su l'affreux
+malheur. Nous sommes voisins si proches...
+
+Et, entre les mains de la femme, il glissa une grosse pièce d'argent.
+
+Au contact du métal froid, la mère releva la tête. Elle fixa un
+instant les yeux sur le jeune homme, et celui-ci, à travers le feu
+sombre dont ils étaient pleins, crut discerner beaucoup de surprise et
+un peu de fierté blessée. Cependant elle ne le témoigna pas, et, par
+un instinct délicat de son âme populaire, elle accepta.
+
+--Venez-vous, monsieur Claude? dit M. Lofficial en se penchant, moi,
+je sors.
+
+Le jeune homme, content d'être ainsi tiré d'embarras, suivit M.
+Lofficial. Il fallait passer devant le lit de l'enfant. M. Lofficial
+s'arrêta au pied, et s'inclina. Ses lèvres remuèrent. Thérèse,
+agenouillée, se redressa, et cambra sa taille. Et Claude, qui n'avait
+pas aperçu la jeune fille en entrant, la découvrit tout à coup.
+
+--Monsieur Lofficial, dit-elle, je n'aurai pas assez de roses.
+Pourriez-vous faire prévenir mon parrain?
+
+--Très bien, chère demoiselle, j'y vais! repartit le bonhomme en
+dodelinant sa tête blanche.
+
+--Pas vous-même, je suppose?
+
+--Au contraire, moi-même... C'est bien, ce que vous faites là.
+
+Elle ne répondit pas directement.
+
+--Je les avais cueillies pour l'adoration, fit-elle, et vous voyez!...
+
+Elle tourna vers le petit mort, d'un mouvement plein de grâce, son
+visage rose où errait un souvenir navré. Et ce sourire mêlait je ne
+sais quoi de maternel à son doux air de vierge.
+
+--Pauvre petit ami! dit-elle.
+
+Son âme était dans ces trois mots. Claude remarqua que Thérèse était
+jeune, jolie, vêtue de gris, et que la pitié la faisait exquise.
+
+Il passa outre. Thérèse ne sembla pas le voir.
+
+A peine dans la rue, M. Lofficial se détourna. Sa face, pleine et
+ronde, n'offrait plus qu'une trace légère d'émotion.
+
+--Mon jeune ami, dit-il, l'aumône était peut-être inutile. Mais, pour
+la visite, vous avez eu raison de la faire. Si proche voisin! Des
+gens si éprouvés!
+
+Il prit Claude par un bouton de la jaquette.
+
+--Et comme c'est touchant! ajouta-t-il. Ils se sont mis vingt familles
+de pauvres peut-être, pour orner le lit de ce petit de douze ans! Le
+drap est à l'un, la taie d'oreiller à l'autre, les images sont à tout
+le monde. Ah! la générosité, monsieur Claude, vertu des pauvres!
+
+--Cependant, balbutia Claude, encore très troublé de ce qu'il avait
+vu, il me semble que vous avez donné l'exemple...
+
+--Mais non, mais non. Ils étaient là avant moi. Et vous n'avez pas
+tout observé! Venez... doucement, je vous prie, doucement...
+
+Il attira Claude jusqu'à la fenêtre voisine, celle des Colibry. Madame
+Colibry, qui n'avait plus d'enfants chez elle, depuis plusieurs
+années, avait offert l'hospitalité aux trois derniers des Malestroit,
+qui jouaient bruyamment autour d'elle, sans souci du frère mort. La
+chambre de la vieille, si proprette d'ordinaire, était mise au
+pillage. Et plus loin, dans le jardin qu'on apercevait par une seconde
+fenêtre en face, Yvonnette devenue l'aînée, immobile et courbée sur
+elle-même, comme une enfant qui a beaucoup pleuré, causait avec le
+vannier.
+
+--Ne trouvez-vous pas cela admirable? demanda M. Lofficial, en
+ramenant Claude sur ses pas. Allez! allez! jeune homme, le peuple est
+notre maître en charité.
+
+Il s'arrêta bientôt, devant l'hôtel de Claude.
+
+--Enchanté, mon voisin, dit-il, d'avoir eu le plaisir de causer avec
+vous! Cela ne m'arrive pas bien souvent.
+
+--En effet, murmura Claude, les occasions...
+
+--Penser que nous demeurons porte à porte, et que je suis presque un
+inconnu pour vous! J'avais l'honneur de voir souvent madame votre
+mère, autrefois. Mais voilà: c'était une autre génération. Je suis
+trop vieux.
+
+--Par exemple! Je vous assure, monsieur, que j'ai eu plus d'un regret
+à votre endroit.
+
+--Vraiment? dit M. Lofficial en lui tendant la main. Eh bien! un autre
+jour, quand l'idée vous viendra d'entrer chez moi, j'en serai ravi. Si
+vieux qu'on soit, on a toujours un coin de jeunesse dans le cœur,
+voyez-vous. Pour le moment, j'ai à m'acquitter de la commission de
+mademoiselle Thérèse, c'est sacré... A l'honneur!
+
+Il souleva prestement le bord de son chapeau, et s'éloigna, dans la
+direction de la banlieue.
+
+Claude examina un instant, avec la curiosité de l'explorateur qui
+vient de faire une découverte, la brosse rude et fournie qui cernait
+d'un tour blanc la coiffe du haute forme, et le col trop large de la
+redingote, montant et descendant en mesure sur le cou sanguin du
+bonhomme.
+
+Puis il rentra chez lui.
+
+Il habitait dans le faubourg, entre la maison blanche de M. Lofficial,
+à gauche, et les deux réduits très humbles des Malestroit et des
+Colibry, à droite, un vieil hôtel isolé sans doute autrefois, retraite
+de quelque magistrat pacifique, lentement rejointe et enveloppée par
+les constructions nouvelles. Habiter n'est pas cependant tout à fait
+exact. Claude Revel passait huit mois sur douze à la campagne, dans le
+domaine dont la mort prématurée de ses parents l'avait laissé maître,
+et, sauf en hiver, ne faisait à la ville que de rares apparitions.
+C'était un grand jeune homme de vingt-sept ans, brun de cheveux et
+brun de visage, qui eût ressemblé à plusieurs de ses aïeux,
+propriétaires, avant lui, de la terre de la Coudraie, s'il n'avait eu
+dans toute sa personne, dans sa tenue un peu sanglée, dans le
+froncement fréquent de ses sourcils, dans ses moustaches retombantes
+à la gauloise, un léger accent ou un souvenir, si l'on veut,
+d'officier de réserve. La note est assez fréquente aujourd'hui. Mais
+s'il venait à sourire, à parler, ou seulement à saluer un ami, tout ce
+masque tombait: les sourcils détendus laissaient mieux voir deux yeux
+verts, bons et lumineux, et, sous les moustaches farouches, la bouche
+apparaissait, nullement railleuse et nullement dure. On devinait
+alors, sous l'écorce empruntée, ce qu'il était en réalité: un cœur
+excellent et une imagination ordinaire, auxquels s'ajoutait, par un
+effet de nature ou bien de solitude, une petite pointe d'humour et
+d'observation.
+
+En ce moment, tout occupé de ce qui venait de lui arriver,--car la
+moindre émotion faisait événement dans sa vie calme,--il ne songea pas
+même à monter dans ses appartements, et, accrochant son chapeau à un
+bois de cerf, il s'assit sur le divan du vestibule, au fond de la
+cage de l'escalier, en face du poêle en faïence, croisa les jambes, et
+alluma un cigare.
+
+Sa pensée suivit d'abord M. Lofficial. Depuis sa petite enfance,
+Claude se rappelait à peine avoir causé deux ou trois fois avec lui.
+Le peu qu'il en savait datait des années déjà lointaines où, dans son
+imagination épeurée, ce voisin jouait des rôles d'ogre. On prétendait
+que M. Lofficial avait été pharmacien. Mais le bonhomme était le seul
+à en être bien sûr, car, au temps même de son commerce, on le
+rencontrait toujours, paraît-il, sous les arbres de la promenade,
+heureux, placide, étonnamment renseigné sur toutes les histoires
+locales et causeur de carrière. Sa plus grosse affaire, en tout cas,
+ne durait plus que trois semaines à présent, et c'étaient ses
+vendanges, qu'il conduisait lui-même, qu'il surveillait avec une
+volupté de propriétaire et de gourmet, levé dès quatre heures, haut et
+droit tout le jour parmi les vignerons courbés, et, le soir, assis au
+milieu des ouvriers qui «tournaient la mariée», grisé par les effluves
+du moût, donnant le ton des devis joyeux et des chansons, qui ne
+cessaient pas plus que le ruissellement clairet du pressoir. Les
+quarante-neuf autres semaines de l'année, il menait une existence
+assez mystérieuse. Sa maison, presque toujours close du côté de la
+rue, était silencieuse comme un couvent. Le matin, il y venait
+quelques personnes, hommes et femmes, pauvres gens pour la plupart.
+L'après-midi, M. Lofficial sortait. Claude n'en savait pas davantage.
+
+Il songea donc à son voisin, mais pas longtemps. Une autre image vint
+l'en distraire, celle de la jolie inconnue agenouillée près du lit de
+l'enfant. Elle lui apparaissait très nette et très plaisante.
+Insensiblement même, elle se dégagea de l'appareil de deuil qui
+l'enveloppait. Ce ne fut plus qu'une jeune fille très jeune, avec un
+panier de roses près d'elle, et des yeux levés pleins de pitié.
+Mademoiselle Thérèse? Comment ne l'avait-il jamais vue, lui qui
+connaissait,--comme on connaît l'armorial,--à la couleur de leur
+chapeau, de leur robe, ou de leurs rubans, toutes les héritières de la
+ville?
+
+Il en était si bien occupé, que le signal du dîner,--un coup de timbre
+qui résonnait à l'infini le long des rampes de bois de l'escalier,--ni
+l'entrée dans la salle à manger glaciale, ni la silhouette immobile de
+Justine attendant, au même endroit traditionnel de l'appartement, que
+son maître eût achevé le premier service, ne modifièrent le cours de
+ses pensées. Il eut de vagues sourires, qu'on eût pu croire adressés
+aux éclats d'un bouchon de carafe traversé d'un rayon de jour, ou à la
+fumée qui montait en spirale de la soupière pour se perdre dans la
+mousseline de la suspension. Et quand Justine s'approcha, maigre et
+digne, une assiette à la main:
+
+--Justine, demanda-t-il, est-ce que les Malestroit ont des parents
+riches?
+
+--Tout ce qu'ils sont de Malestroit, répondit-elle, c'est riche à peu
+près comme moi, qui n'ai rien... M. Claude y a donc été?
+
+--Oui, Justine, et j'ai remarqué là une jeune fille. Tu ne sais pas
+son nom?
+
+La vieille servante, qui avait toujours eu, pour la vertu de son jeune
+maître, une sollicitude un peu farouche, le regarda d'un air défiant.
+
+--Blonde, continua-t-il avec du rouge à son chapeau. Tu ne sais pas?
+
+--S'il fallait connaître à présent toutes les jeunesses qui courent
+les rues! fit-elle, avec un mouvement d'humeur, en changeant
+l'assiette de Claude.
+
+--Mais elle ne courait pas, celle-là, Justine: elle attachait des
+piquets de roses et de feuillage aux draps du petit Jean. M. Lofficial
+lui a parlé!...
+
+--Ça sera peut-être une demoiselle du bureau de bienfaisance! grommela
+Justine.
+
+Elle emporta la soupière, leva les yeux vers le portrait de son
+ancienne maîtresse, ce qui était sa façon de les lever au ciel, et
+s'en alla, d'un pas glissant, vers son royaume.
+
+«Ma pauvre Justine, songea Claude, je n'ai jamais si bien saisi ton
+complet défaut de poésie et de sentimentalité. Tu es fermée à l'idéal,
+bien que tu aies le cœur tendre. Non, cette jeune fille n'est pas
+venue là au nom d'une administration! Elle a été conduite par sa piété
+et par sa pitié, peut-être aussi par le souvenir de quelque ancienne
+charité faite aux parents. Rien n'attache comme d'avoir donné. Elle
+était aimable, cette enfant. La douceur de ces yeux qui ne m'ont pas
+regardé, et de cette voix qui ne m'a pas parlé, m'est demeurée
+présente. Je demanderai à M. Lofficial...»
+
+Comme il achevait ce monologue, Justine rentra. Elle avait deux
+mouvements, en toute occasion, dont le premier était hargneux, et le
+second repentant et attendri. Elle revint donc, posa quelque chose sur
+la table, et dit:
+
+--Après ça, votre demoiselle, cela pourrait bien être mademoiselle
+Thérèse Maldonne, une petite dont le père empaille pour le musée. Je
+me rappelle qu'elle a été marraine chez les Malestroit, après que M.
+Lofficial a eu passé par là. Car, vous savez, ça n'a pas toujours été
+droit dans la maison. Enfin, suffit. Il ne faut pas dire du mal des
+gens.
+
+Claude n'insista pas, malgré le mystère qui enveloppait les
+révélations de Justine. En poussant plus loin ses questions, il eût
+éveillé les soupçons de la vieille servante, dont il avait, en bon
+célibataire, une certaine crainte révérencielle.
+
+Après le dîner, au lieu de sortir, comme il avait coutume de le faire,
+il monta dans sa chambre, qui ouvrait sur les jardins. Il n'éprouvait
+aucun besoin de marche ou de distraction. Quelque chose d'ému
+subsistait en lui, et l'attrait aussi de ce monde des petites gens, de
+la misère, de la mort même, qu'il avait côtoyé longtemps sans le voir,
+et qui s'était révélé à lui, tout à coup, il ne savait comment. Quelle
+force l'avait conduit là, chez ces voisins en deuil?
+
+Il se mit à regarder par la fenêtre, vers la droite, les deux bandes
+de terre bien étroites, accolées à sa large cour pavée. La plus proche
+était celle des Malestroit, pillée, pelée par le pied des enfants,
+sauf un angle, tout au fond, où poussait une gerbe de chrysanthèmes
+autour d'un pigeonnier. La mère avait le goût de cette verdure pâle,
+qui s'étoilait, en automne, de grandes fleurs brunes. On la voyait
+souvent, à pareille heure, traverser le jardin, menue et encore un peu
+jolie, avec un pichet d'eau qu'elle portait à ses chrysanthèmes,
+tandis que son mari se promenait, athlétique et rude, en fumant.
+Ils s'étaient aimés, paraît-il. On racontait que Malestroit l'avait
+enlevée, quand il revint de son tour de France, bronzé comme un
+Catalan, et superbe comme un jeune dieu. Et c'était cela sans doute
+qu'avait voulu dire Justine. Pauvres gens! Ce soir, ils ne sont pas
+sortis. La maison est close. Une lame mince de lumière, glissant par
+la fente de leur porte, se mêle à la lueur de la lune montante. Au
+delà, personne non plus, derrière la palissade. C'est le domaine du
+vannier, tout vert et frais, celui-là, ombragé d'un peuplier à larges
+feuilles et rempli de bottes d'osier, debout et serrées les unes
+contre les autres, la pointe encore duvetée, et qui lui donnent un
+certain air de forêt. Tout le jour, hiver comme été, c'est là que
+travaille Colibry, un vieux très maigre, assis au pied de l'arbre,
+près de la cuve où trempent des baguettes blanches. Quant aux maisons,
+elles sont toutes deux pareilles, bien basses, ouvrant sur le
+faubourg, avec un toit long du côté du jardin, un de ces toits sur
+lesquels la pluie s'égoutte des demi-journées, et qu'affectionnent les
+pigeons, dont il y a des volées de part et d'autre... Les pigeons sont
+même la cause de querelles fréquentes entre le vannier et le
+charpentier en bateaux. Comment voulez-vous que les pigeons de
+Malestroit n'aillent pas quelquefois manger le grain avec ceux de
+Colibry? Ils vivent sans cesse vis-à-vis les uns des autres. Le
+pigeonnier des uns, posé sur une perche, au bout du jardin de
+Malestroit, regarde précisément les deux boîtes pendues au-dessus de
+la porte de Colibry. Entre eux, compterait-on dix coups d'aile? Ce ne
+sont pas les reproches de leurs maîtres qui empêcheront les affinités
+naturelles de se manifester, ni le superbe culbutant du charpentier de
+courtiser la fine pigeonne bizet du tresseur d'osier. Et, parfois, on
+entend des phrases terribles: «C'est encore vous qui attirez mon
+culbutant, monsieur Colibry? Je lui tordrai le cou, à votre bizette!»
+Dieu sait que le pauvre Colibry est absolument innocent dans
+l'affaire, mais il a peur de son ombre. Il ne se défend pas, et, quand
+il voit que les choses se gâtent, il disparaît derrière son taillis...
+Pas de dispute, ce soir. Le deuil a mis entre eux sa paix profonde. La
+petite Yvonnette doit dormir auprès de la mère Colibry. Il fait tout
+nuit.
+
+Claude regardait. Il se rappelait ces détails et d'autres qui,
+lentement, dans sa pensée, chantaient un refrain triste. Cela
+ressemblait aux sons de flûte, sortis on ne sait d'où, qui suivent le
+voyageur dans les nuits tièdes. Et, la curiosité aidant, il voulut
+retourner un instant chez les Malestroit.
+
+Il s'arrêta, sans entrer, sur le seuil de la porte que le continuel
+pélerinage des gens du quartier avait tenue ouverte. Deux flambeaux,
+sur deux chaises de jonc, brûlaient à gauche et à droite du petit
+Jean. Le visage de l'enfant, plus pâle encore, demeurait doux et
+calme. Dans l'ombre, un berceau où dormait, sans souci de la mort, le
+dernier né de la famille. Dans l'ombre aussi, formant des groupes à
+peine distincts, cernés de lumière douteuse, des parents, des amis,
+accourus après la journée de travail, la mère abîmée sur l'épaule de
+madame Colibry, et puis, dans la lumière des cierges, près du lit, le
+père, colossal, debout, les yeux fixés sur ce drap blanc d'où sortait
+la tête menue de son fils. De vagues étincelles d'or et d'argent bruni
+s'échappaient de la croix et des images piquées sur le linge. Les
+guirlandes de fleurs luisaient plus vaguement encore, et mêlaient leur
+parfum à l'odeur de la cire brûlée. Un recueillement sacré, le respect
+effrayé du mystère, la fascination de ce visage de douze ans, que tous
+ils contemplaient, les témoignages multipliés d'attentions populaires
+et naïves emplissaient cette chambre d'une atmosphère pénétrante.
+
+Mais Thérèse n'était plus là.
+
+
+
+
+IV
+
+
+Claude habitait de nouveau la Coudraie depuis trois semaines. Les
+affaires lentes et absorbantes de la campagne, la rentrée des blés et
+des avoines, la promenade, quelques visites aux voisins, l'occupaient
+suffisamment. Il n'avait pas le temps de rêver. Si l'image de Thérèse
+lui était apparue, c'était rapidement, sans qu'il eût le loisir d'y
+arrêter son esprit. Elle ne lui avait pas semblé d'un autre ordre que
+le souvenir d'un coin de forêt, de la frondaison retombante d'un
+groupe d'arbres ou d'une pente verte au bord d'une source. Il n'en
+avait retenu qu'une impression fugitive d'ombre et de fraîcheur. Rien
+de plus. Mais il faut compter avec les heures d'inaction.
+
+Une après-midi que tout se taisait, et faisait la sieste autour de
+lui, les gens des fermes, les bœufs essoufflés de chaleur cherchant
+l'abri des haies, les oiseaux dont aucun ne se risquait à travers
+l'espace, les feuilles même, ternies par le grand soleil qui buvait la
+sève, il lisait devant sa fenêtre ouverte. S'il ne somnolait pas, il
+se sentait cependant l'âme plus molle que de coutume. Tout à coup, sur
+l'acacia, en face, un écureuil surgit. Accroupi sur une maîtresse
+branche, les oreilles droites et terminées par une flamme de poils
+roux, il regardait. Claude fit de même, et, presque en même temps, la
+pensée de Thérèse s'offrit à lui.
+
+«Si je tuais l'écureuil, se dit-il, j'aurais un prétexte pour entrer
+chez M. Maldonne. Avec un peu de bonheur, je rencontrerais
+mademoiselle Thérèse. Je verrais au moins la maison qu'elle habite, le
+milieu où elle vit, quelque chose de plus que ce que je connais
+d'elle. Pourquoi pas?»
+
+La tentation devint si forte que le jeune homme étendit la main, et
+saisit au crochet d'un portemanteau une carabine, avec laquelle, au
+temps des vendanges, il abattait des grives de vigne. Il appuya l'arme
+sur l'assise de la fenêtre. L'écureuil tourna sa tête fûtée, comme
+pour fuir. Claude pressa la détente, et se redressa aussitôt. De la
+jolie bête de tout à l'heure, il ne restait qu'un paquet de poils,
+pendu par les pattes de derrière à la branche de l'acacia. En trois
+bonds, poussé par l'ivresse d'un coup heureux, comme un chasseur de
+quinze ans, le jeune homme fut au pied de l'arbre. Le sang coulait de
+la blessure, à gouttes rouges et lentes, roulait sur le cou, perlait
+au bout de l'oreille, agitée à chaque fois d'un frisson, et tombait
+sur l'herbe en taches que buvait la terre. Claude se trouvait
+affreusement cruel. Une pitié, comme une souffrance humaine aurait pu
+la faire naître, s'emparait de son esprit. Les pattes qui retenaient
+l'animal, tremblantes d'un spasme de mort, se desserraient par degrés,
+et, tout à coup, ressaisissaient la branche. Et les petits ongles
+blancs criaient sur l'écorce. Ils lâchèrent enfin.
+
+La bête enveloppée dans un journal, Claude eut bientôt fait d'oublier
+le meurtre. Il pressentait une aventure. Laquelle? Comment la nouer?
+Parlerait-il à M. Maldonne? Quelle sorte d'homme découvrirait-il en
+lui? Arriverait-il jusqu'à Thérèse? S'il parvenait à la revoir, quelle
+impression lui ferait cette jeune fille, dans un cadre tout différent
+de celui où elle lui était apparue? Son imagination n'allait pas au
+delà de ce point. Il lui suffisait, pour secouer la monotonie de
+l'heure présente, de ce très simple et très innocent projet: se faire
+présenter à une enfant encore mystérieuse et qui lui avait plu.
+
+Vite, il monta dans une chambre voisine de la sienne, pour feuilleter
+un vieux Buffon relié en veau, avec des aquarelles pâles, délices
+de sa jeunesse. Il se remit en mémoire des noms de tribus, de
+familles et d'espèces, relut des passages dont la sonorité lui
+était encore familière, et, préparé de la sorte à son entrevue avec
+l'ornithologiste, partit pour la ville, dans sa carriole anglaise.
+
+Vers quatre heures, il se présentait, son paquet sous le bras, dans la
+cour du musée, vieil édifice du XVe siècle, en pierre toute dentelée
+par l'homme et toute brunie par le temps. Le concierge eut l'air
+étonné de voir quelqu'un.
+
+--M. Maldonne?
+
+--Dans la tourelle, au deuxième.
+
+Claude se mit donc à grimper dans l'escalier tournant. Il courait
+presque, enjambant deux ou trois de ces marches basses, d'un grain si
+blanc et d'une pente si douce, faites pour un pied de châtelaine. Le
+bruit de ses pas, répercuté par l'écho à tous les étages de cette cage
+légère, avait une sonorité à réveiller M. Maldonne, si le bonhomme
+avait dormi. Mais M. Maldonne dormir! Quelle idée! A peine Claude
+eut-il ouvert la porte cintrée, au-dessus de laquelle pendait un
+écriteau: «Cabinet du conservateur», il aperçut le naturaliste, devant
+une table logée dans l'épaisseur du mur, près de la fenêtre. M.
+Maldonne, assis, un scalpel à la main, était penché au-dessus d'une
+masse de plumes roussâtres. Autour de lui, dans la salle ronde voûtée
+en ogive, des tortues de mer, des scies de squales, un crocodile, deux
+ou trois singes, pièces fatiguées, attachées aux murs, et, en belle
+lumière, près du vitrail, le seul objet élégant et brillant qui fût
+là: une aquarelle. Il se leva vivement, et, les paumes appuyées au
+bord aigu de la planche, sa tête maigre tournée vers l'étranger, la
+barbiche dardée en avant par le pincement des lèvres, parut demander:
+«Que voulez-vous?»
+
+--Monsieur, dit Claude, je crois que vous vous chargez de
+préparer,--il n'osa pas dire «d'empailler»,--même les animaux qui ne
+sont pas destinés au musée?
+
+--Certainement, monsieur.
+
+--J'ai, cette après-midi, tiré un coup de carabine.
+
+--En temps prohibé! dit M. Maldonne, en se rasseyant.
+
+--Et j'ai tué ceci.
+
+Claude développa le papier, et se sentit rougir en constatant l'état
+lamentable du contenu, comprimé, bossué, maculé de sang,
+méconnaissable. Il tendit quand même l'objet à M. Maldonne, qui partit
+d'un éclat de rire sonore, pareil au cri des geais qui se poursuivent
+dans les bois de chênes.
+
+--Encore un! s'écria-t-il. Je l'aurais parié! l'écureuil commun,
+_sciurus vulgaris_, et avec des avaries!
+
+Il s'arrêta de rire, de peur de blesser son visiteur, et ajouta, avec
+un accent ironique dont la gaieté faillit gagner Claude:
+
+--Dites-moi, monsieur, le voulez-vous monté sur un cylindre percé, qui
+représente son nid, ou bien debout, l'épée à la main, dans l'attitude
+d'un duelliste, ou encore accroupi, la trompe de chasse en sautoir? Ce
+sont les trois positions préférées des amateurs de la ville.
+
+--Mon Dieu! fit Claude en hésitant,--car l'idée du nid lui était
+venue,--comment le poseriez-vous donc, vous, monsieur?
+
+Les yeux de M. Maldonne lancèrent une flamme.
+
+--D'abord, dit-il, ni lui ni ses pareils ne valent la peine d'être
+montés; mais si j'entreprenais de le faire, je camperais la bête
+comme elle est à l'état sauvage, monsieur: je la saisirais, par
+exemple, au moment où elle vient de bondir sur un arbre, et se
+sauve... passez-la-moi... tenez, comme ceci, la tête tournée de côté,
+l'œil grand ouvert, le corps aplati contre le tronc, une cuisse
+allongée; ou bien quand elle saute à terre pour y ramasser une faîne,
+le museau baissé alors, le corps en arc, la queue en arc, un petit
+pont rouge à deux arches, et, si vous la préfériez au repos, je
+l'endormirais sur la fourche d'un frêne, les yeux mi-clos, mais
+l'oreille droite! Voilà, monsieur, ce qui serait de l'art!
+
+--Je sais, répondit Claude timidement, que vous êtes un artiste,
+monsieur, et je suis confus de vous confier une besogne aussi peu
+digne de vous.
+
+M. Maldonne jeta l'écureuil sur la table.
+
+--Bah! dit-il avec un soupir, il le faut bien! La pie, le geai, la
+huppe et le martin-pêcheur des familles, la hure de sanglier et le
+bois de chevreuil des chasseurs, c'est, avec l'écureuil, le menu
+quotidien. Je me dédommage avec les pièces rares.
+
+--Vous avez, en effet, une fort belle collection.
+
+--Tous les oiseaux du département.
+
+--Sans exception?
+
+L'ornithologiste eut un mouvement de surprise, quelque chose d'inquiet
+passa dans son regard.
+
+--En connaîtriez-vous une, par hasard?
+
+--Mon Dieu, monsieur...
+
+--Mais citez-la, je vous prie, citez-moi un oiseau du pays qu'on ne
+trouve pas, soit au musée, soit chez moi!
+
+Claude tressauta. Il se sentait en plein sur la voie qu'il cherchait.
+S'il parvenait à tomber juste sur un de ces spécimens que M. Maldonne
+gardait jalousement chez lui! Tout arrive. Qui sait? Il fouilla les
+profondeurs de sa mémoire, et jeta ce nom d'un air de doute:
+
+--Le faucon pèlerin?
+
+M. Maldonne, rassuré, indiqua du doigt la porte, derrière lui.
+
+--Dix exemplaires au musée, répondit-il.
+
+--La mouette rieuse?
+
+--Commune!
+
+--Le butor?
+
+--Je refuse ceux qu'on m'apporte.
+
+Claude, par un dernier effort, trouva dans ses souvenirs un nom
+retentissant, et, le lançant à M. Maldonne qui attendait le coup,
+l'œil clair, la mine légèrement railleuse et flattée:
+
+--L'aigle pygargue? dit-il.
+
+--Eh! eh! repartit M. Maldonne, avec une moue de gourmet, la bête est
+rarissime en effet: c'est à peine si, de temps à autre, il s'en égare
+une à la poursuite des oies sauvages qui remontent la Loire.
+
+--Eh bien?
+
+--Je l'ai, monsieur!
+
+--Pas possible?
+
+--Chez moi!
+
+--Chez vous, monsieur?
+
+--Tué de ma main.
+
+--Un vrai pygargue?
+
+--Il n'y en a pas de faux.
+
+--Non, monsieur, dit Claude, je n'aurais pas cru qu'un simple
+particulier pût posséder...
+
+--Par exemple! Je vous le prouverai! dit M. Maldonne en se levant,
+tout rouge de l'émotion du collectionneur animé par le défi et sûr de
+son triomphe. Avez-vous une demi-heure à perdre?
+
+--Je suis libre, monsieur.
+
+--Alors, venez, accompagnez-moi jusqu'à la maison, et vous le verrez!
+
+«Je la verrai», pensa Claude, dissimulant sa joie sous l'apparence
+d'un scepticisme poli.
+
+C'était l'heure où, sur toute la surface de la France, le
+fonctionnaire s'évanouit, et l'homme s'épanouit. Le déclin du soleil
+brise des milliers de chaînes, qui se renouent au matin. Le
+conservateur du musée se retira dans un coin de la salle, pour changer
+sa veste de travail contre une redingote noire qui dessinait son torse
+maigre, se coiffa d'un chapeau de paille à bords plats, et prit une
+canne de buis à gros nœuds.
+
+Pendant ces préparatifs, Claude s'était approché de l'aquarelle pendue
+près de la fenêtre. Elle représentait, à demi caché dans les roseaux
+d'un étang, un chasseur qui rabattait son arme après avoir tiré. Le
+canon fumait encore. Un oiseau fuyait, déjà très loin, rasant la nappe
+claire de l'eau.
+
+--Tiens! dit Claude, quel est cet oiseau bleu que le chasseur vient de
+manquer?
+
+M. Maldonne se détourna vivement, sans prendre le temps de passer la
+dernière manche de sa redingote.
+
+--Bah! répondit-il, peu importe! Des oiseaux bleus, il y en a de
+beaucoup d'espèces, des perruches, par exemple, des colibris...
+
+--Ce n'en est pas un, assurément. On dirait plutôt un canard? Ne
+trouvez-vous pas?
+
+--Venez, monsieur! dit M. Maldonne en s'avançant et, légèrement
+embarrassé: la peinture ne doit pas avoir grand intérêt pour vous,
+c'est un souvenir, un cadeau d'ami... venez.
+
+Claude jeta un dernier coup d'œil sur le chasseur malheureux, qui lui
+parut, en ce moment, ressembler au conservateur du musée, et,
+traversant le laboratoire, descendit l'escalier. Son compagnon avait
+un jarret d'acier et des yeux sans cesse en mouvement. Il longea
+d'abord, au pas accéléré, presque sans rien dire, ces files de maisons
+devant lesquelles il passait quatre fois le jour, tout occupé à saluer
+de la main les gens qui lui souriaient ou se découvraient devant lui.
+Puis, le faubourg franchi, des bouts de haie commencèrent à rompre la
+ligne des murs, et la campagne apparut: cultures de maraîchers et
+vastes pépinières, où la ville enfonçait encore, çà et là, le coin
+d'une bâtisse neuve. Presque partout, des deux côtés de la route, des
+forêts minuscules d'arbres verts, des taillis, drus comme les poils
+d'une brosse, de noisetiers, de hêtres, d'érables, des groupes de
+jeunes marronniers levant leur bouquet de feuilles, comme des palmiers
+d'oasis, au-dessus des files naines de poiriers ou de fusains, tout
+cela coupé en carré par des fossés sans herbe. M. Maldonne, dès qu'il
+se sentit enveloppé de ce paysage familier, ralentit sa marche, et
+donna libre carrière à son esprit. Tout l'intéressait, à présent, le
+moindre détail du chemin, les vols d'oiseaux surtout, que le soir
+attirait vers les nids, et qui s'éparpillaient, balles de plumes
+bondissantes, dans l'air tiède et doré. Il les nommait les uns après
+les autres: bruants, verdiers, linots, alouettes, pinsons, fauvettes.
+C'était son monde qu'il présentait à Claude. Sa conversation abondait
+en choses vues et fines. Il s'animait. Il était quelqu'un.
+
+Sous les pieds des promeneurs, de la terre aux ombres courtes où elle
+était blottie, une alouette se leva, monta dans la lumière, agitant
+toutes ses plumes, plana, et redescendit sans avoir interrompu son
+chant. M. Maldonne l'avait suivie, avec une expression de tendresse
+qui ne s'adressait point à l'oiseau, avec un de ces sourires qui vont
+droit à une joie prochaine. L'alouette chanteuse n'était pour lui
+qu'un symbole. Et en effet, quand elle se fut assise dans les mottes,
+Claude remarqua que le regard de M. Maldonne se posait en avant, sur
+un parc entouré de murs. «C'est là!» se dit-il.
+
+On ne distinguait encore que des arbres de venue superbe, aux cimes
+arrondies, retombantes ou découpées en fuseaux légers sur le ciel,
+mais point de maison. Bientôt, le vieux mur d'ardoise crevassé, auquel
+la mousse servait de ciment, et que couronnaient des giroflées
+défleuries, étendit son ombre sur la route. Vers le milieu, deux
+piliers de tuffeaux, surmontés de chapiteaux, encadraient un portail
+massif, hérissé de clous formant des arabesques et décoré d'un pied de
+sanglier. De toutes parts les branches débordaient en ourlets verts
+l'arête de la pierre. Même à ceux qui passaient, le domaine donnait
+l'impression fugitive de la paix. «Faut-il avoir de l'esprit pour se
+loger-là! songeait Claude. Quel parfum ce doit être au printemps!
+Comme c'est doux l'été! En hiver même on est abrité du vent. Et voilà
+où vous demeurez, mademoiselle? Cela ne m'étonne point; cela même me
+confirme dans l'idée que je me suis faite de vous.»
+
+M. Maldonne poussa une petite porte qui fit, en s'ouvrant, comme une
+déchirure dans le vaste panneau de bois.
+
+--Entrez! dit-il.
+
+Oh! ce premier pas dans la terre promise! Derrière la porte, les
+lilas, les ébéniers, les acacias, cent arbres d'essences choisies et
+mêlées se rejoignaient au-dessus du sable encore humide de la dernière
+pluie. Des fleurs fanées à demi jonchaient le sol, et, chauffées par
+les traînées de soleil qui tombaient de la voûte, répandaient une
+odeur sucrée. A vingt pas, en face, deux grandes fenêtres ouvertes
+buvaient l'air divin. Les deux hommes suivirent l'avenue. Il y eut
+quelques bruissements d'ailes dans les cimes. La maison se découvrit
+tout entière, plus large que haute, enveloppée par les deux branches
+de l'allée, qui devaient se rejoindre au delà. M. Maldonne traversa un
+vestibule, poussa une porte à gauche, et, s'effaçant le long du mur:
+
+--Mon cher monsieur, dit-il, vous ai-je trompé?
+
+Sur la cheminée, au fond de l'appartement, un aigle, le cou tendu,
+déployait ses ailes immenses.
+
+--Deux mètres vingt d'envergure, reprit le naturaliste, et
+regardez-moi ces moustaches, les pennes blanches de la cuisse, les
+écailles de la patte, est-ce un pygargue, oui ou non? En est-ce un?
+
+Claude s'était déjà détourné de l'oiseau, et saluait, un peu confus,
+une femme qu'il n'avait point aperçue tout d'abord, assise près de la
+fenêtre. Madame Maldonne écrivait, sur des ronds de papier d'égal
+rayon: «Groseilles 1889.»
+
+--Qu'y-a-t-il? demanda le naturaliste en entrant après Claude... Ah!
+ma chère, pardon... un client d'aujourd'hui, monsieur Claude Revel,
+peut-être un disciple futur, qui ne voulait pas croire à mon pygargue.
+Je l'ai amené.
+
+Claude s'inclina, et madame Maldonne lui rendit son salut, d'un léger
+mouvement de la tête, avec cette gravité inquiète qui caractérise les
+personnes timides.
+
+--Vous aimez l'histoire naturelle, monsieur? demanda-t-elle.
+
+--Je ne suis qu'un débutant, madame, répondit Claude.
+
+--Mais non, puisque vous discutez avec mon mari sur les espèces rares.
+Êtes-vous convaincu?
+
+--Absolument, madame.
+
+--Monsieur irait très loin en ornithologie, s'il le voulait, dit
+sentencieusement M. Maldonne.
+
+--Oh! monsieur!
+
+--Très loin, je le répète. Nous en avons causé en chemin, et vous
+aviez tout l'air de vous intéresser à la chose, monsieur!
+
+--Avec un pareil guide! fit Claude.
+
+Il disait cela par politesse. Mais madame Maldonne le prit autrement.
+Une lueur, comme un reste de jeunesse, éclaira son visage. Elle
+regarda son mari d'un air de ravissement. Quelqu'un lui rendait donc
+justice, à lui, devant elle! Quel rare plaisir!
+
+Elle fut un instant jolie de l'émotion délicate de son cœur.
+
+--Pauvre ami! fit-elle. Si vous saviez, monsieur, tout ce qu'il a eu à
+souffrir de la part de directeurs inintelligents, incapables de le
+comprendre! Heureusement qu'il s'est imposé par son talent. Pour
+organiser cette collection, la plus belle de toute la province, il lui
+a fallu plus de travail...
+
+--Geneviève! interrompit M. Maldonne, aussi désireux qu'elle
+d'entendre achever la phrase.
+
+--Oui, plus de travail, d'adresse, de science et d'observation, qu'à
+des artistes célèbres, enrichis, fêtés.
+
+--Fêté! Est-ce que je ne le suis pas ici, Geneviève? Tout le monde me
+gâte, au contraire... Voyons, voyons, au lieu de nous attendrir
+inutilement sur mon sort, si tu nous offrais un peu de sirop? La
+soirée est étouffante, et monsieur doit avoir aussi chaud que moi...
+Thérèse?
+
+Madame Maldonne fit un geste d'avertissement désespéré, comme pour
+dire: «A quoi penses-tu, mon ami? Tu sais bien que c'est impossible.
+Elle ne peut pas venir!» Mais il était trop tard, mademoiselle Thérèse
+avait entendu. Elle était déjà là, dans l'encadrement de la porte
+opposée à celle de l'entrée: toute rose, la lèvre supérieure
+légèrement relevée laissant voir quatre dents blanches, le nez petit,
+les yeux grands, les sourcils un peu étonnés, un vrai modèle de
+Greuze. Et, pour parfaire la ressemblance avec les types préférés de
+ce maître des scènes intimes, elle avait un petit tablier, les manches
+retroussées, et, sur ses mains mignonnes, sur ses bras, la plus belle
+couleur rouge qu'on puisse imaginer. Mademoiselle Thérèse devait
+faire des confitures. En apercevant un étranger, son premier mouvement
+fut de rire. Elle se trouvait drôle ainsi. Une seule chose paraissait
+la gêner: son petit tablier à bretelles. Aussi, de la main droite,
+elle cherchait discrètement l'agrafe de la ceinture, tandis qu'elle
+regardait tour à tour son père, sa mère et Claude, avec les mêmes yeux
+pleins de fou rire contenu.
+
+--Folle que tu es! dit M. Maldonne en lui tendant ses deux bras, qu'il
+retira aussitôt, par respect des convenances; apporte-nous de ce sirop
+de framboises que ta mère fait si bien!
+
+Elle voulut répondre. Mais les mots n'obéissent pas toujours. On
+entendit d'abord un éclat de rire étouffé, puis une fusée de notes
+claires, débordantes, épanouies comme une chanson de printemps, qui
+diminua, s'assourdit, et s'éteignit dans le lointain: mademoiselle
+Thérèse s'était enfuie...
+
+Elle revint, cinq minutes après, sans tablier, les manches baissées et
+la mine sérieuse, portant sur un plateau deux verres, une carafe d'eau
+fraîche et un carafon de sirop, le tout si propre, si net que, quand
+elle entra dans le rayonnement de la fenêtre, tous les massifs du
+jardin se mirèrent aux facettes du cristal.
+
+Claude la regarda poser le plateau sur la table à ouvrage, se
+redresser, et se retirer derrière une chaise, les mains appuyées au
+dossier.
+
+--Je vois, mademoiselle, dit-il, que vous êtes déjà initiée aux
+recettes du ménage.
+
+--Il n'y a rien d'étonnant à cela, répondit madame Maldonne. Nous
+vivons ici assez loin de la ville pour nous considérer comme des
+campagnards. Nous en avons les goûts, et même quelquefois les défauts,
+ajouta-t-elle, en enveloppant sa fille d'un regard très doux, où il y
+avait une ombre de reproche.
+
+--Voyons, mère chérie, est-ce bien grave? reprit vivement Thérèse. Je
+vous croyais seuls. Je suis venue comme j'étais. Monsieur a bien
+deviné, allez? N'est-ce pas, monsieur, vous avez deviné que je faisais
+des confitures?
+
+--Du premier coup d'œil, mademoiselle.
+
+--A mes mains? reprit-elle en étendant ses doigts, qui jouaient sur le
+dossier de sa chaise.
+
+--Oui, mademoiselle. Et peut-on savoir quelle sorte de confitures?
+
+Elle eut un hochement de tête de commisération, pour une ignorance
+pareille, et dit:
+
+--Mais de groseilles, monsieur! En cette saison-ci, que voulez-vous
+que ce soit autre chose?
+
+Puis, subitement, ses yeux s'animèrent; leur gravité d'emprunt tomba
+comme un voile, et la jeunesse, qui était derrière, la belle jeunesse
+limpide et hardie réapparut.
+
+--Les groseilles, s'écria-t-elle, voilà un fruit que j'aime!
+
+--Vraiment, mademoiselle?
+
+--Cela vous étonne, monsieur?
+
+--Un peu, je l'ai toujours trouvé médiocre.
+
+--Et moi aussi, monsieur! Mais ce n'est pas pour leur goût que j'aime
+les groseilles.
+
+--Et peut-on vous demander pourquoi?
+
+--Parce qu'elles ont l'humeur égale. Avec elles on sait sur quoi
+compter. Tous les ans, cela donne, tandis que les abricots, les
+pêches, les cerises même, pour un coup de vent, pour une gelée, s'en
+vont en feuilles... Eh bien! moi, j'ai une préférence pour tout ce qui
+ne trompe pas!
+
+Elle était charmante, disant avec conviction ces choses fraîches.
+
+--A la mode antique, et à votre santé! dit M. Maldonne, qui avait
+rempli les deux verres, et en levant le sien.
+
+Claude s'inclina très légèrement, du côté de la maîtresse du logis.
+Et c'était un spectacle assez rare, ces quatre personnes contentes à
+la fois: madame Maldonne d'avoir loué son mari, le mari d'avoir un
+disciple, Thérèse de deviner l'hommage discret rendu à sa jeunesse,
+Claude de se trouver en pleine réussite de ses projets, au milieu
+d'aussi braves gens, groupés sous les ailes du pygargue qui lui avait
+servi d'introducteur.
+
+Le naturaliste, beaucoup moins oublieux que son hôte du prétexte sous
+lequel celui-ci était venu, détourna la conversation vers son sujet
+préféré. Il raconta,--ce ne devait être ni la première, ni la seconde
+fois,--l'histoire du coup de fusil qui lui avait valu ce trophée de
+chasse, principal ornement du salon. On fit tous ensemble, et sous sa
+direction, une station devant la cheminée. Là, sous une cloche de
+verre, il y avait un chef-d'œuvre de patience et de goût: une
+collection d'oiseaux des îles, ou du pays, au plumage éclatant, posés
+dans toutes les attitudes de la vie, les ailes éployées ou croisées,
+mangeant, buvant, dormant la tête enfoncée sous les plumes, abritant
+leurs œufs menacés, ou marchant inquiets au milieu de poussins vêtus,
+comme des graines de souci, d'un duvet plus long qu'ils n'étaient
+gros. M. Maldonne, mis en verve, ne tarissait pas. Il possédait une
+mémoire prodigieuse des circonstances, des lieux, des dates.
+L'auditoire suffisait à l'animer. Claude, souvent distrait, regardait
+à la dérobée ses voisines, penchées, Thérèse un peu moins que sa mère,
+écoutant toutes les deux avec l'attention de la tendresse que rien ne
+lasse. «Et cette alouette blanche?» disait l'une. «Et ce guêpier
+doré?» disait l'autre.
+
+Cependant, deux fois déjà, le bonnet d'une fille de charge, apparu
+dans l'entre-bâillement de la porte, s'était retiré devant un signe
+discret de la maîtresse du logis. La troisième fois, le bonnet entra.
+Il était précédé d'une assiette. Le dîner attendait. Claude battit en
+retraite, et personne ne le retint, bien que tous eussent du regret de
+le quitter. Mais la coutume, l'heure sacrée. O servitude naïve et
+forte!
+
+--Nous nous reverrons? demanda M. Maldonne.
+
+Claude, avant de répondre, suivit des yeux Thérèse qui traversait
+l'appartement, pour aller pousser un battant de la fenêtre, flamboyant
+sous la lumière du couchant. Elle marchait sans bruit, la tête droite,
+son cou délicat ombré de mèches folles. Sans paraître y prendre garde,
+elle écoutait. Claude eut cette impression très nette qu'elle n'était
+pas indifférente à ce qu'il allait répondre. Peut-être eût-il éludé
+l'invitation et brisé l'aventure, n'emportant que le souvenir agréable
+de l'accueil qu'il avait reçu et l'image renouvelée, embellie, de
+cette enfant. La nuance d'attention qu'il crut saisir chez Thérèse, la
+grâce aussi de cette tête un peu fière, qui se dessinait sur la baie
+lumineuse, en décidèrent autrement.
+
+--Je crains, répondit-il, d'être un élève médiocre, mais je reviendrai
+volontiers.
+
+--Convenu! repartit le naturaliste. Vous me trouverez presque
+toujours, le soir, au jardin, où j'ai mon laboratoire, là-bas, vous
+voyez?
+
+--Le jardin, dit Thérèse à demi détournée, c'est ce qu'il y a de plus
+joli ici.
+
+Claude fut sur le point de répondre: «Oh! non!» Il le pensa. Et elle
+le devina. Il se sentit rougir. M. et madame Maldonne se demandèrent
+pourquoi. Ils n'étaient plus jeunes.
+
+--Eh bien! dit-il, je reviendrai, un soir, après dîner.
+
+Il salua les deux femmes, serra la main de M. Maldonne, traversa de
+nouveau, cette fois les yeux à terre, le bosquet qu'il avait tant
+admiré une demi-heure plus tôt, et se retrouva sur la route. Il
+s'étonnait de l'émotion vague qu'il éprouvait, et de ce qu'il avait
+été, timide en somme et un peu gauche. Ces gens très simples, par leur
+simplicité même, leur cordialité vraie, l'avaient jeté en dehors des
+phrases convenues. Il avait promis de revenir. Se proposait-il de
+devenir l'élève de M. Maldonne? Non, ce n'était pas sérieux. Alors?
+D'ordinaire ses actes étaient plus réfléchis. «Puisque je l'ai promis,
+se dit-il, je reviendrai. Mais je mettrai un intervalle entre cette
+première visite et ma seconde.» Il se rendait compte qu'il avait obéi,
+et c'était une récidive, à l'attrait de cette jeune fille, la fille
+d'un simple conservateur de musée de province. Mais il n'insista pas,
+et chercha, sur la route, quelque chose qui pût lui éviter, vis-à-vis
+de lui-même, l'aveu complet de sa faiblesse.
+
+A trente pas, un homme venait, vêtu de telle façon qu'il ne pouvait
+passer inaperçu, à cette heure et à cette place: jaquette claire
+ouvrant sur un gilet blanc, chapeau gris, cravate ornée d'une épingle.
+
+Au moment où il croisa Claude, il le considéra attentivement, et
+reporta les yeux vers l'enclos des Maldonne. Il se demandait sûrement:
+«D'où vient-il?» Claude pensa de même: «Où peut-il bien aller?» Et
+quand il se fut éloigné de quelques cents mètres, à l'endroit où les
+premières masures s'élevaient au bord du chemin, il se détourna.
+Là-bas, devant le portail vert, l'inconnu s'était arrêté. Il avait le
+bras levé vers la sonnette, et, par-dessus son épaule, il regardait
+Claude.
+
+
+
+
+V
+
+
+Les semaines s'en vont vite, tant que le cœur de l'homme ne
+s'intéresse point à leur fuite. L'impression que la visite au logis
+des Pépinières avait faite sur l'esprit de Claude s'était effacée, ou
+plutôt elle avait disparu de la surface, comme les graines des fleurs
+fragiles dont se couvrent un matin les étangs. Elles tombent,
+invisibles, mêlées à mille débris de poussière que rien ne ramènera
+jamais du fond obscur où ils s'amassent. Elles sont confondues avec
+eux. Mais en elles un germe de vie est demeuré. Rien ne l'annonce,
+sur lui pèse la masse des eaux, agitée ou dormante, sans une tige,
+sans une feuille qui rappelle les végétations mortes. Il sommeille.
+Puis, un jour, de cet atome enseveli, un fil ténu s'élance. Il
+grandit, mystérieux encore, inaperçu. Nul ne reconnaîtrait en lui le
+passé qui revient. Et tout à coup, sans que rien l'ait révélée, une
+pointe d'or perce la surface, s'y épanouit en étoile, et dit aux
+rives: «Me voilà!»
+
+Claude, à la fin d'août, fut rappelé à la ville par ses obligations
+d'officier de réserve. Pendant trois semaines, il se rendit à la
+caserne, à cinq heures du matin, sanglé dans son dolman, admiré des
+ménagères qui ouvraient les contrevents, salué par les hommes de
+garde, commanda le maniement d'armes et quelques mouvements
+d'ensemble, savoura la douceur de l'autorité indiscutée, parla de la
+France avec plus de fierté, de la guerre avec des frissons
+d'espérance, et fut pris deux ou trois fois, tant il portait bien
+l'uniforme, pour un sous-lieutenant de «l'active». Vinrent les
+manœuvres. Ce fut un jeu pour un chasseur comme lui, rompu à la
+marche. Et certes, tant qu'elles durèrent, les cantonnements chez
+l'habitant, les réceptions dans les châteaux, les longues étapes où
+l'on cause, les batailles pour rire où le cœur saute pourtant de la
+même émotion que si les balles sifflaient, ne laissèrent pas à Claude
+un moment d'ennui. La veille au soir du désarmement, il éprouva, pour
+la première fois, un peu de lassitude, mêlée à un regret vague d'une
+carrière trop tard connue, trop tard aimée. La journée était finie,
+les hommes regagneraient le lendemain leurs foyers, lui-même il
+quitterait le galon d'or et les camaraderies bruyantes du régiment. Il
+se promenait, après le dîner, triste de retomber dans l'habitude et le
+connu de la vie, quand le souvenir lui revint des Pépinières et du
+rendez-vous de M. Maldonne. Claude regarda, avec une complaisance
+involontaire, la tenue qu'il avait encore le droit de porter, leva les
+yeux pour s'assurer de l'humeur du temps, se sentit tout joyeux de
+constater qu'il faisait beau, et partit.
+
+C'était un de ces soirs de septembre, où la lueur dorée qui traîne au
+couchant prolonge presque indéfiniment le crépuscule. Elle rayonne
+dans tout le ciel. Et si la lune monte alors au-dessus de l'horizon,
+il n'y a pas de nuit, mais un jour lunaire qui continue l'autre, et
+pose sa lumière bleue sur le sol tiède encore du soleil disparu.
+Claude allait, un peu ému, porté par une sorte d'espérance sans objet,
+et douce cependant. Il aspirait à pleins poumons l'haleine des
+crépuscules, qui grise les merles, et les fait chanter, certains
+soirs, même après les premières étoiles. Des choses rimées, des débuts
+de romances fredonnaient dans sa mémoire. Quand il aperçut le bosquet
+des Maldonne, immobile au milieu de la campagne rase, les cimes des
+arbres encore touchées par la lumière et comme évanouies en elle:
+«Sous ces ombrages, murmura-t-il, à pas lents et rêveuse...»
+
+Thérèse Maldonne se trouvait tout simplement au salon, quand Claude y
+entra, pas rêveuse du tout, assise près de la table qu'entouraient,
+avec elle, son père, sa mère et Robert. Celui-ci lisait à haute voix.
+En entendant la domestique ouvrir la porte et le cliquetis d'un sabre,
+il ferma le livre sur un de ses doigts. Les deux femmes s'étaient
+levées. M. Maldonne venait au-devant de Claude, l'air épanoui et les
+mains tendues.
+
+--Cher monsieur, dit-il, vous nous surprenez agréablement. Je pensais
+que vous nous aviez oubliés... Permettez d'abord que je vous
+présente... Il se tourna vers Robert, assis de l'autre côté de la
+table: «Monsieur Claude Revel, un naturaliste amateur, un futur
+élève,» puis, vers Claude: «Mon beau-frère, Robert de Kérédol.»
+
+--Je crois avoir eu l'honneur de rencontrer monsieur sur la route,
+lors de ma première visite, dit Claude, très aimable et s'inclinant.
+
+M. de Kérédol se souleva, les mains appuyées aux bras du fauteuil.
+
+--En effet, dit-il poliment, c'est bien la seconde fois que nous nous
+rencontrons.
+
+Cependant, au ton dont il disait cela, il était facile de deviner que
+la première lui eût suffi. Sans rien ajouter, il considéra Claude de
+la tête aux pieds, comme autrefois il examinait un soldat, aux revues
+du dimanche, sourit faiblement, et roula un peu son fauteuil en
+arrière.
+
+Thérèse lui jeta un coup d'œil qui demandait: «Pourquoi vous
+retirer?» Il ne parut pas s'en apercevoir.
+
+Le cercle se reforma, sans qu'il y fût compris, près de la fenêtre
+par où venait le parfum violent des géraniums.
+
+--Madame, dit Claude, debout et la main gauche retenant son sabre, je
+suis désolé d'interrompre votre lecture. Si je suis entré, c'est qu'on
+m'a prévenu que M. Maldonne ne se trouvait pas au jardin.
+
+--Mais vous ne troublez rien, monsieur, je vous assure, dit madame
+Maldonne, en retouchant les plis du fichu de tulle noué autour de son
+cou. La lecture pourra se reprendre bien facilement... Désarmez-vous,
+je vous prie.
+
+--Et asseyez-vous, dit M. Maldonne, que nous nous voyons un peu. Après
+quoi, nous irons tous deux causer histoire naturelle.
+
+Claude sortit pour accrocher son sabre au porte manteau, puis revint
+s'asseoir à droite de Thérèse, en face de madame Maldonne.
+
+--Croiriez-vous, monsieur, dit celle-ci, que nous lisions un conte!
+
+--Il y en a de si sérieux, madame!
+
+--Un conte de Daudet.
+
+--Un chef-d'œuvre, alors. On n'a rien écrit de pareil en prose du
+midi.
+
+--N'est-ce pas, monsieur? dit Thérèse, en considérant, d'un air
+d'admiration, ce bel officier qui parlait littérature. Je n'ai rien lu
+qui me plût autant. Il y en a un, surtout...
+
+--C'est que nous avons chacun nos préférences, interrompit madame
+Maldonne, avec une certaine vivacité, résultat sans doute de
+discussions antérieures. Moi, j'aime par-dessus tout le conte des
+_Vieux_. L'aimez-vous, monsieur?
+
+--Beaucoup, madame.
+
+--C'est si touchant!
+
+--Moi, fit M. Maldonne: _Les Aventures d'un perdreau rouge_. Exact,
+mon cher monsieur, écrit par un chasseur. Vous l'aimez aussi,
+celui-là?
+
+--Je le crois bien! Et vous, mademoiselle?
+
+--_Les Étoiles!_ répondit-elle en relevant la tête, d'un mouvement
+souple et fier, vers la bande de ciel de la fenêtre.
+
+Aucune étoile n'apparaissait encore. Mais on eût dit qu'elle les
+voyait toutes, tant il y avait de clarté dans le regard qu'elle
+détourna ensuite vers Claude. Elle ne posait pas. Elle ne simulait
+rien. Un des mots qu'elle aimait, un de ceux qui ont de l'infini, lui
+était monté aux lèvres. Et cela suffisait pour qu'elle fût émue.
+
+Claude reprit:
+
+--Et pourquoi ce conte mieux qu'un autre, mademoiselle?
+
+--Ah! voilà! dit-elle. C'est que je comprends si bien le pâtre de
+Daudet, d'avoir une étoile préférée à laquelle on parle! Nous en
+avions une, mon parrain et moi, quand j'étais plus petite.
+
+Et les jolis yeux clairs cherchèrent de nouveau dans l'espace, et une
+main de jeune fille, transparente et voilée d'ombres blondes,
+s'étendit vers la lumière.
+
+--Tenez, monsieur, là-bas, au-dessus des sorbiers. C'est là qu'elle se
+lève. Souvent nous l'attendions, et, quand elle paraissait, nous en
+ressentions une joie. Et, de son côté, elle semblait nous reconnaître.
+Il y avait chez elle, je vous assure, de l'amitié pour nous, comme
+dans les yeux d'une personne chérie.
+
+--Thérèse! fit une voix, au fond de l'appartement.
+
+Les quatre personnes groupées auprès de la fenêtre se détournèrent en
+même temps vers M. de Kérédol.
+
+Il était penché en avant, et tenait, fermé sur un de ses doigts, le
+petit in-dix-huit à couverture crème. Ses lèvres, un peu railleuses,
+le pli plus accentué de son front entre les sourcils, indiquaient
+seuls une lutte intime, une colère ou une souffrance dont il voulait
+demeurer maître, et qui se trahissait pourtant.
+
+--Vous oubliez, Thérèse, dit-il, que nous ne sommes pas seuls ici. De
+pareils enfantillages ne sauraient intéresser un étranger.
+
+--Mais, je vous demande pardon, répondit Claude en se levant. Ce que
+dit mademoiselle est charmant!
+
+--Peut-être, repartit M. de Kérédol avec le même flegme impertinent,
+mais je vous croyais passionné pour l'histoire naturelle, monsieur, et
+c'est de l'astronomie.
+
+Claude, que sa belle humeur de jeune homme ne quittait pas volontiers,
+se prit à rire.
+
+--De l'astronomie, monsieur? Croyez-vous?
+
+--Ce qu'il y a de sûr, interrompit M. Maldonne, en se levant à son
+tour, c'est que mon cher beau-frère ne serait pas fâché de reprendre
+sa lecture.
+
+--Moi? mais je n'ai pas dit cela.
+
+--Non, tu le penses seulement. Eh bien! achève, mon ami, replonge-toi
+dans l'histoire de l'_Élixir du Père Gaucher_. Nous autres, nous
+sortons, et nous n'aurons rien à vous envier, car il fait une soirée
+admirable!
+
+Il répéta, en désignant l'horizon: «Oui, admirable!» Et le mot tomba
+au milieu du silence embarrassé de tout le monde.
+
+--C'est bientôt nous quitter, monsieur, dit enfin madame Maldonne, et
+j'insisterais, si mon mari n'était pas très heureux de vous avoir pour
+lui seul.
+
+Les yeux de mademoiselle Thérèse, grands ouverts et tournés vers
+Claude, exprimaient le même regret.
+
+Mais elle n'en dit rien. Elle se contenta de sourire aimablement,
+quand Claude s'inclina devant elle, et de suivre du regard, jusqu'au
+moment où la porte se referma sur lui, ce jeune lieutenant de réserve,
+qui partageait toutes ses prédilections pour les _Étoiles_ de Daudet.
+
+Claude, qui avait salué très froidement M. de Kérédol, se trouva seul
+dans le corridor, et bientôt dans le jardin avec M. Maldonne.
+
+--Un peu étrange, mon beau-frère, n'est-ce pas? dit celui-ci
+timidement.
+
+--Mon Dieu, répondit Claude, il y a tant de gens qui n'admettent pas
+qu'on trouble une de leurs habitudes!
+
+--C'est précisément cela, repartit le naturaliste. Il a la passion des
+récits, des histoires, des lectures, et tout ce qui l'interrompt
+l'émeut incroyablement... Un homme excellent, au fond, je vous assure,
+et si dévoué pour nous tous, un si bon ami!
+
+Tous deux ils avaient pris, côte à côte, la grande allée qui coupait
+le jardin par le milieu. Il restait encore un peu de jour. Des
+souffles frais commençaient à descendre avec l'ombre. En même temps,
+la terre, qui avait bu le soleil, exhalait des bouffées chaudes et
+imprégnées du parfum des résédas, des pétunias, des géraniums, dont il
+y avait une profusion autour des massifs de légumes. Entre ses quatre
+murs flanqués d'un rempart d'arbres, il embaumait comme une
+cassolette, le potager de M. Maldonne. Le brave homme eut bien vite
+fait d'oublier Robert, et l'incident de tout à l'heure, pour ne plus
+penser qu'au monde familier du jardin. On a toujours le cœur pris aux
+choses qu'on a semées. Rien qu'à passer auprès de ses plates-bandes,
+il se sentait joyeux. Il s'épanchait en exclamations, en observations
+courtes, tantôt faisant remarquer à Claude les touffes crêpelées de
+ses asperges, une ligne de fraisiers, une poignée de glaïeuls autour
+d'un vieux cerisier, tantôt secouant un limaçon grimpé dans un rosier,
+ou, du bout de sa canne, étêtant un séneçon épanoui sur sa route. A
+mesure qu'il avançait, les diversions se multipliaient. Il s'arrêtait
+devant ses laitues en graine, et parlait à ses passe-roses, droites
+comme des flèches d'église, et comme elles tout du long fleuries.
+
+Les deux promeneurs s'entendaient d'ailleurs à merveille. Chacun
+découvrait avec bonheur chez l'autre le même amour profond et la
+science de la campagne. «Avez-vous observé, mon jeune ami?» disait
+l'un. «Assurément, cher monsieur», disait l'autre. «Alors vous
+comprenez que nous aimions les Pépinières?»--«Autant que j'aime la
+Coudraie». Quelque chose d'intime s'insinuait dans leurs phrases. Ils
+éprouvaient le même désir de prolonger l'entretien. Et, le premier
+tour d'allée achevé, ils en commencèrent un second, et d'autres
+encore.
+
+A chaque fois qu'il se détournait ainsi, tout au fond du jardin, et
+apercevait au loin la maison voilée d'ombre, Claude éprouvait la même
+émotion à regarder une petite lumière, feu tremblant d'une bougie
+veillant derrière les vitres. Était-ce la fenêtre de Thérèse, et
+l'aimable jeune fille se penchait-elle quelquefois entre les plantes
+grimpantes qui s'enlevaient, là, sur la muraille, comme des fumées
+brunes?
+
+Il y avait de quoi passer une heure avec cette simple question. Et M.
+Maldonne se mit à causer d'ornithologie. Il y revenait, non pour
+remplir une promesse, mais d'instinct, emporté par la vieille passion,
+ouvrant ses souvenirs aux pages préférées. Il s'amusait. Il racontait,
+beaucoup pour lui-même, un peu pour Claude. C'était déjà sa coutume
+avec M. de Kérédol. Et les histoires de chasse, lestement enlevées,
+s'en allaient, l'une après l'autre, à travers les buis et les
+passe-roses endormies.
+
+--Monsieur Claude, disait le naturaliste, voyez comme la nuit tombe
+vite, à présent! Quelle heure admirable et que bien peu connaissent!
+Le coucher des oiseaux, leur dernier mouvement, leur dernier chant,
+qui donc l'observe? Et pourtant!... Figurez-vous qu'il m'arrive encore
+de passer des moitiés de nuit à l'affût, ici même. J'emmène
+quelquefois ma fille. Elle aime cela comme moi. Nous nous cachons
+derrière un arbre, et j'attends. Ce n'est pas pour tuer, vous
+comprenez, mais pour le plaisir de revivre le passé, de retrouver
+quelques-unes de mes impressions d'autrefois, quand j'allais, à la
+lisière d'une taille, guetter les oiseaux nocturnes, ou les blaireaux
+qui roulent en grognant vers les vignes... Tenez, maintenant que la
+dernière frange d'or s'est effacée là-bas, où sont les martinets? Tous
+disparus, couchés, et de même les pinsons, les verdiers, les linots,
+tous ceux qui vivent du grain tombé... Quelques mangeurs d'insectes
+travaillent encore... Apercevez-vous cette mésange, qui tourne autour
+d'une branche d'abricotier? Elle va donner encore un ou deux coups de
+bec, puis renfoncer sa tête dans ses plumes soulevées, et vous ne la
+distinguerez plus d'avec l'écorce... Les merles se chargent de la
+sérénade... Écoutez celui-ci!... Tout à l'heure, il était à la pointe
+des sorbiers; le voilà qui galope dans les fouillis de ronces,
+inquiet du gîte de la nuit et chantant pour le dire... Quand il se
+sera tu, aucun oiseau du jour ne parlera plus... Ce sera le tour des
+hulottes, des orfraies, des rôdeurs nocturnes... Ah! les calomniés,
+ceux-là, cher monsieur! On les trouve laids! Mais rien n'est joli
+comme une orfraie au clair de lune! Nous en avons quelques-unes ici.
+Elles sortent de mes arbres, en arrière de la maison, ou du bois de
+Laurette. Aucun bruit ne dénonce leur vol. Leurs plumes sont fines
+comme des poils, blanches sur le ventre, jaunes sur les ailes. Et le
+vent coule au travers. Moi je reconnais les orfraies au passage de
+leur ombre, qui fait rentrer les mulots... Et que de drames, alors,
+dont nous sommes témoins!
+
+--Monsieur Maldonne, disait Claude, vous êtes plus jeune que moi!
+
+Ils causèrent ainsi, longtemps encore, sans sortir de la même allée.
+Puis, comme ils arrivaient à l'extrémité du jardin où, vingt fois
+déjà, ils s'étaient retournés, Claude chercha devant lui la petite
+lumière, et ne la vit plus. Aussitôt l'histoire qu'il écoutait perdit
+tout intérêt. Le froid de la nuit le saisit. Le jardin lui parut comme
+un grand désert morne. Rien ne trahit au dehors cette impression
+subite. Et cependant, par une mystérieuse divination de l'esprit, M.
+Maldonne, presque en même temps, s'arrêta de parler. Il avait senti se
+briser le lien léger qui tient une âme attentive.
+
+--Voulez-vous que nous rentrions? dit-il.
+
+Tous les deux s'en revinrent en silence, vers le logis qui grandissait
+dans la brume à chacun de leurs pas. Le toit était argenté par la
+lune, le reste plongeait dans l'ombre, masse indécise, terne jusqu'à
+la base, où pas une lueur ne veillait.
+
+M. Maldonne entra le premier dans le vestibule, et ouvrit la porte du
+salon.
+
+--Tiens, dit-il en se détournant vers Claude, tout mon monde envolé!
+Plus personne!
+
+L'appartement était désert, mais les meubles conservaient le souvenir
+de la dernière scène qui s'y était passée. Au pied du fauteuil de M.
+de Kérédol, qui tendait les bras vers la porte, le livre gisait sur le
+parquet. Il avait dû couler le long du siège de cuir où on l'avait
+posé, et, tout meurtri, abandonné, il soulevait quelques-unes de ses
+pages blanches comme le fouet d'une aile blessée. Plus près de la
+fenêtre, quatre chaises formaient un demi-cercle, ouvert du côté du
+fauteuil. L'éclat qui les avait troublées, écartées les unes des
+autres, on le devinait, était venu de là. Sur le guéridon, un dé
+d'argent, oublié, faisait songer à une main fine de toute jeune fille.
+
+--Plus personne! répéta M. Maldonne, c'est étonnant, il n'est pas très
+tard...
+
+Il tira sa montre, et l'exposa au jour douteux de la lune, qui
+éclairait le vestibule.
+
+--Dix heures et demie seulement... Mais voilà, quand Robert s'avise
+d'être fantasque, il ne l'est pas à demi... Je suis sûr qu'il a
+prétendu que nous ne reviendrions pas ici... Il est singulier...
+vraiment, c'en est drôle.
+
+Il riait un peu, pour ne pas souligner la faute, mais, au fond, il se
+sentait humilié.
+
+Suivi de Claude, il traversa le vestibule, puis le bosquet, et tourna
+la clef dans l'énorme serrure du portail.
+
+--Bonsoir, monsieur Claude, dit-il. J'espère bien que nous n'en
+resterons pas là?
+
+--Mais, dit le jeune homme, à condition de ne rien troubler...
+
+--Venez au musée, repartit le naturaliste, nous y serons entre nous:
+vous, moi et les oiseaux. Est-ce accepté?
+
+Claude répondit, avec moins d'ardeur:
+
+--Sans doute, monsieur.
+
+--J'y compte tout à fait, dit M. Maldonne.
+Il tendit la main à Claude, et celui-ci, franchissant le seuil, put
+encore apercevoir un instant, dans l'entre-bâillement de la porte, les
+yeux doux et plissés et la barbiche blanche de M. Maldonne, qui, du
+regard, suivait «son jeune ami», et le mettait en route.
+
+
+
+
+VI
+
+
+Il se passa plusieurs semaines pendant lesquelles Claude, retiré dans
+sa terre de la Coudraie, mesura son blé, vendit son foin, fit ses
+vendanges, chassa les perdreaux et les grives, et constata, dans les
+rares moments où sa pensée prenait forme de méditation, qu'il était
+l'homme le plus heureux du monde. A diverses reprises, suivant les
+sentiers des bois humides et chauds des premières pluies, les mains
+dans les poches de son gilet de chasse, son chien quêtant au bord
+des touffes de fougères et d'ajoncs, il s'arrêta, comme grisé par la
+vie, par la paix, par la plénitude de joie qu'il sentait en lui et
+autour de lui. D'autres fois, il est vrai, l'idée lui vint, surtout
+aux heures lentes de l'après-dîner, quand la bourrasque soufflait
+dehors et l'empêchait de sortir, quand il n'entendait d'autre bruit,
+dans la vaste salle où il se promenait, que celui de son propre pas
+renvoyé par les murs, l'idée lui vint qu'une jeune femme embellirait
+encore cette agréable Coudraie. Une image se présentait à lui, sans en
+avoir été priée: celle de Thérèse, les mains tachées de groseilles et
+confuse de son tablier à bretelles, ou disant, les yeux levés: «Le
+conte des étoiles, monsieur. Nous en avions une, mon parrain et
+moi...» Mais il ne s'arrêtait pas longtemps à de pareilles rêveries.
+Elles lui paraissaient indignes d'un homme heureux, qui commande à
+vingt vignerons, jouit d'une indépendance parfaite et d'un revenu plus
+que suffisant. Il se contentait donc, en ces occasions, de tirer une
+forte bouffée de sa pipe, s'approchait de son épagneul étendu devant
+le feu, l'assurait que, de longtemps, personne ne troublerait leur
+ménage à tous deux, et sortait, malgré le mauvais temps, pour
+inspecter le cellier où fermentait son vin.
+
+Quand il fut de retour à la ville, vers la fin d'octobre, seul dans
+son hôtel du faubourg avec sa vieille Justine, l'image revint plus
+fréquente, et, soit que les distractions fussent moins nombreuses
+autour de lui, soit paresse d'une âme longuement tentée, il y prit un
+plaisir croissant. La plupart de ses amis n'étaient pas rentrés de la
+campagne. Dans les rues, des files de maisons toutes closes avaient
+sur leurs contrevents la poussière de six mois; la chaussée
+appartenait aux moineaux, et, même les jours ouvrables, quand il
+faisait du soleil, un monde de petites gens, rendus à la liberté par
+l'absence des grands, s'en allait vers les prés voisins avec la ligne
+sur l'épaule. Comment ne pas songer un peu? Et Claude se rappelait
+l'invitation de M. Maldonne: «Revenez au musée.» Fallait-il y
+retourner? Ne devait-il pas plutôt obéir à des scrupules qui, par
+moments, le prenaient? M. de Kérédol avait manifesté, par toute son
+attitude, un désir très peu vif de voir s'établir des relations entre
+les Pépinières et la Coudraie. La proposition même de M. Maldonne
+contenait une réserve.
+
+Un jour que ces questions s'offraient de nouveau à son esprit, il
+entra, pour y réfléchir, au Jardin des Plantes. Il savait qu'un des
+plus sûrs moyens de rencontrer un peu de solitude et de recueillement
+c'est encore de choisir une promenade publique, la foule ayant plutôt
+le goût des endroits lassants où il y a de la poussière: les
+boulevards, les grandes rues, les remparts des places fortes et le
+tour des fontaines.
+
+Il entra donc, et descendit l'avenue en pente bordée de platanes,
+admirant la limpidité de l'air et la profusion d'or que l'automne
+jette sur le monde. Au bout de l'allée, il y avait plusieurs serres à
+la file, dont les vitres peintes en blanc, cintrées sur les arceaux de
+fer, rayonnaient autour d'elles une vraie chaleur d'été. Là, quelques
+bonnes gens, des habitués, se chauffaient en faisant la sieste. Et,
+devant eux, marchant d'un pas relevé, Claude aperçut deux promeneurs
+qu'il reconnut tout de suite, bien qu'ils se présentassent de dos.
+L'un, gros, court, le geste rond, la voix chaude, était M. Lofficial;
+l'autre, plus sobre de mouvements, droit et sanglé dans sa redingote,
+ne pouvait être que le parrain de Thérèse. Ils causaient avec
+animation, à demi tournés l'un vers l'autre, et l'on devinait, à leur
+attitude même, au peu d'attention qu'ils accordaient aux rangées
+d'invalides à gauche, et aux massifs de dahlias à droite, qu'ils
+arpentaient depuis longtemps ce coin découvert et tiède du jardin.
+
+Claude ne voulut pas reculer, et continua sa route vers eux. Comme ils
+parlaient à voix haute, bientôt il put saisir des mots.
+
+--Eh bien! non, mon cher monsieur, disait M. de Kérédol, je ne crois
+plus qu'elle nous quitte, à présent. Elle a l'air tout à fait heureuse
+au milieu de nous. Si vous l'aviez vue parler de ce concert de
+demain!...
+
+A ce moment, les deux promeneurs, qui s'étaient arrêtés à l'extrémité
+de la serre, se retournèrent ensemble, et aperçurent Claude Revel qui
+allait les dépasser.
+
+M. Lofficial étendit la main.
+
+--Je vous arrête au passage, dit-il. Depuis le temps que je ne vous ai
+vu!... Vous connaissez mon jeune voisin? ajouta-t-il en s'adressant à
+M. de Kérédol.
+
+Celui-ci, probablement rassuré par la fuite du temps, qui n'avait
+amené aucun incident nouveau, répondit:
+
+--J'ai eu le plaisir de rencontrer monsieur, il y a un mois.
+
+--Trente-cinq jours, dit Claude étourdiment.
+
+M. de Kérédol eut l'air surpris de la promptitude du calcul, et se
+demanda d'où venaient ces mathématiques. Il n'en demeura pas moins
+parfaitement correct, aimable même, fit deux fois encore le trajet
+d'un bout de la serre à l'autre, questionnant Claude sur la Coudraie,
+sur les dernières manœuvres, et sur de communes relations qu'ils
+avaient dans la ville. Puis il voulut prendre congé. M. Lofficial
+l'entraîna à deux ou trois pas, et, d'une voix qu'il s'efforçait de
+rendre confidentielle, mais qui arrivait bien nettement à Claude:
+
+--Quant à votre projet pour demain, monsieur de Kérédol, je suis
+d'avis...
+
+--Bien, bien, dit ce dernier, en essayant de dégager sa main...
+
+Mais M. Lofficial le retint.
+
+--Je suis entièrement de votre avis: distraction saine, excellente!
+Dites-le à Maldonne de ma part. Dites-lui que cette chère enfant ne
+peut pas toujours demeurer enfermée aux Pépinières...
+
+--Je n'y manquerai pas... Au revoir! dit M. de Kérédol, en se dérobant
+rapidement à l'étreinte de M. Lofficial.
+
+Il était devenu tout rouge et visiblement gêné.
+
+Claude le vit saluer et s'éloigner en hâte, très nerveux, faisant avec
+sa canne un moulinet d'impatience.
+
+--Qu'est-ce que c'est que ce concert? demanda-t-il en s'approchant de
+M. Lofficial.
+
+--Vous ne saviez pas?
+
+--Non.
+
+--Le premier de la saison, au Cirque-Théâtre. M. de Kérédol doit y
+conduire sa sœur et mademoiselle Thérèse...
+
+M. Lofficial continuait de suivre du regard l'ancien officier de
+chasseurs, qui montait l'avenue de platanes au pas de charge.
+
+--Pauvre M. de Kérédol! ajouta-t-il d'une voix plus basse. Il ne
+l'aime que trop. Ce doit être bien peu reposant d'aimer ainsi. De quel
+air enthousiaste il me disait tout à l'heure: «Nous sommes tous ravis
+d'aller à ce concert. Thérèse surtout. Et c'est moi qui ai eu la
+première pensée, monsieur Lofficial, moi qui ai lutté et obtenu la
+permission! Elle ne l'aurait pas demandée, la chère mignonne. Car,
+voyez-vous, ce qu'elle a par-dessus tout, c'est une idée délicate du
+devoir, du mieux. Par nature, autant que par piété, elle se porte vers
+ce qu'elle croit être le plus parfait. Pour plaire aux autres, il n'y
+a rien qu'elle ne sacrifie, et sans pose, vous savez, sans qu'on
+puisse se douter qu'elle y met un peu d'effort. Quel trésor de joie
+pour nous trois!»
+
+--Vraiment, il disait cela? demanda Claude.
+
+--Mais... oui, mon ami...
+
+Emporté par sa nature expansive et naïve, M. Lofficial, le regard fixé
+sur les derniers arbres derrière lesquels M. de Kérédol venait de
+disparaître, avait tout l'air de se parler à lui-même et d'oublier la
+présence de son voisin. Il se détourna, et s'aperçut que Claude
+l'écoutait avidement.
+
+--Qu'est-ce que je vous conte là, monsieur Claude! Excusez-moi.
+J'aurais dû être à vous. Mais, plus je vais, plus je me sens dans le
+cœur un écho qui me répète les choses, et que je ne puis faire taire.
+
+--Tiens, dit Claude, il commence déjà chez moi, cet écho-là. Il y a
+des jours... Restez-vous au jardin, monsieur Lofficial?
+
+--Hélas, non! J'aurais dû partir avec M. de Kérédol... mais le plaisir
+de vous serrer la main... Il faut que je coure à la gare.
+
+--Un voyage?
+
+--Oh! pas bien long: jusqu'aux Luisettes, une petite commission à
+faire, un coup d'œil à donner. Je serai de retour demain. Au revoir,
+monsieur Claude!
+
+Et le bonhomme s'éloigna à son tour, mais posément, distribuant, à des
+anciens qui le reconnaissaient, un salut de la main, se retournant
+même une ou deux fois, pour bien montrer à Claude que ce départ
+n'était point un prétexte, et qu'on avait toujours la pensée occupée
+de son jeune ami.
+
+Claude, immobile devant la serre, éprouvait une joie puissante, une
+joie qui grandissait d'instant en instant. Libre de penser! Libre
+d'écouter les mots qui bourdonnaient si joliment autour de lui! Il
+avait bien fallu les chasser tout à l'heure, pour répondre à M.
+Lofficial. Mais maintenant ils revenaient tous: «La chère mignonne...
+une idée délicate du mieux... pour plaire aux autres, il n'y a rien
+qu'elle ne sacrifie... quel trésor de joie!...» C'était comme une
+chanson que chantaient les rayons pâles du jour, les feuilles remuées
+par une brise insensible, les toits égayés de lumière. «Trésor de
+joie!» tout répétait l'aveu échappé à M. de Kérédol et redit par
+Lofficial. Claude s'enivrait lentement, avec ces mots qui grisent les
+âmes. Debout à la même place, abandonné au rêve, il avait l'air de
+contempler la cime des arbres. Les vieux qui, sur les bancs éparpillés
+çà et là, chauffaient leurs jambes allongées, le virent avec
+étonnement sourire dans le vague, à quelque chose de mystérieux qu'ils
+ne purent saisir, puis rougir d'avoir été vu, puis se dérober, par les
+allées tournantes, aux regards des promeneurs.
+
+La chanson continua toute l'après-midi. «C'est vrai qu'elle est
+charmante! songeait Claude; aucune contrainte n'a pesé sur elle,
+aucune pression, aucun moule. On ne l'a point forcée de fleurir: elle
+est éclose. Comme elle s'est montrée simple avec moi, différente de
+tant d'autres dont le sourire même est une chose apprise et
+effarouchante! Moi aussi, je suis simple, même un peu loup. Peut-être
+est-ce mademoiselle Thérèse que, depuis mes vingt ans, sans le savoir,
+j'ai attendue.»
+
+Il aurait voulu un conseil à qui ouvrir son âme, à qui demander:
+«Est-ce bien elle? Que faut-il faire?» Mais il n'y avait personne.
+Non, il n'y avait personne, puisque sa mère était morte, puisque ses
+amis étaient absents, ou trop jeunes, ou trop ignorants de Thérèse et
+de lui-même pour le guider.
+
+Mais la main maternelle qui gouverne le monde a des secrets
+merveilleux. Aux carrefours où l'homme n'a pas mis de poteau
+indicateur, elle pose un arbre avec un nid, une pierre moussue, une
+simple branche de ronces en fleurs: ces pauvres témoins de la route ne
+savent pas ce qu'ils font, mais celui qui cherche y reconnaît un
+signe, et s'en va.
+
+Claude, après le dîner, monta dans sa chambre. Il n'y venait pas pour
+épier ses voisins. Oh! non. Mais comment ne pas regarder un jeune
+ménage prenant le frais du soir, en face de la fenêtre? Depuis une
+semaine, les Colibry hébergent leur fille et leur gendre. Chômage,
+vacances, on ne sait pas bien. Le gendre, qui est ferblantier, a
+entrepris de planter, au bout du terrain du vannier, un jardin
+d'agrément à son idée. Il y travaille six heures par jour, pour se
+reposer. Il est joli homme, ce jeune marié: élancé, la tête
+intelligente et maigre, de petites moustaches noires. Dans sa jaquette
+brune, il a presque l'air d'un monsieur, et ses travaux prouvent qu'il
+a déjà le goût du luxe et du rococo. Adieu les carottes sauvages, dont
+les ombelles égayaient le feuillage sombre des acanthes; adieu les
+orties et les arums aux cornets percés d'une lance d'or. Il pique des
+fusains en boules, des houx panachés, des arbustes taillés et
+étiquetés par un «paysagiste rustiqueur» des environs.
+
+Il est moderne, assurément; il veut que son beau-père soigne davantage
+les dehors. La jeune femme admire cette transformation. Elle est
+assise près du peuplier, sur une chaise qu'elle a renversée un peu en
+arrière; ses lourds cheveux bruns, piqués d'épingles ornées,
+s'appuient au tronc de l'arbre; à demi étendue, les pieds soulevés de
+terre, elle rit d'un rire muet, très naïf, le même, soit qu'elle
+regarde son mari défoncer le massif, soit qu'elle se détourne, à sa
+gauche, vers le berceau d'osier que la grand'mère agite, tout
+absorbée, elle, la bonne vieille, par le nouveau-né qu'elle endort. Le
+vannier est à cheval sur un billot, le long du mur, un peu loin, pour
+voir tout son bonheur ensemble. Il fume. Il n'entend rien des
+bavardages à demi-voix qu'échangent les deux femmes. L'heure indécise,
+un dernier rayon de soleil qui change en auréole la ramure jaune du
+peuplier, la rumeur décroissante de la rue, les pigeons qui se
+becquètent sur l'arête du toit, et se laissent, un à un, d'une aile
+paresseuse, glisser au colombier, encadrent cette scène. Bientôt la
+grand'mère se lève; un coup de vent frais a secoué les brides de son
+bonnet; elle enveloppe de ses deux bras la corbeille et le trésor
+qu'elle enferme. La jeune femme la suit des yeux jusqu'à la porte, en
+se penchant. Elle est toute charmante ainsi, la voisine. Elle a le
+charme des petites gens qui n'ont pas honte d'être heureux. Le père,
+qui a fini sa pipe, rentre aussi sans rien dire. Les deux vieux sont
+attirés par le berceau. Les deux jeunes sont demeurés, elle, appuyée à
+l'arbre, lui, plantant ses arbustes nains. Mais cela n'a pas duré. Il
+a compris qu'elle était seule, il a tourné la tête vers elle, la fine
+moustache relevée montrant ses dents blanches. Leurs yeux se sont
+rencontrés. Il a jeté tout de suite sa bêche. Sa femme est venue à
+lui, et les voilà qui se promènent l'un près de l'autre. Ils
+s'arrêtent près des fusains, ils repartent. Ils causent bien bas pour
+ne parler que des innovations faites au jardin du père Colibry.
+L'ombre croît autour d'eux. La jeune femme s'appuie au bras de son
+mari, le front levé, les yeux câlins. Petit à petit, en épiant s'ils
+n'étaient pas vus, ils se sont mis dans l'axe du gros peuplier, et se
+sont embrassés.
+
+Claude s'est éloigné de la fenêtre, troublé par ce conseil muet. Quand
+il est revenu, la jeune femme et son mari avaient disparu.
+
+De la maison close du vannier, un cri montait par intervalles, et une
+voix, frêle comme le son d'une flûte lointaine, chantait:
+
+ Dodo minette,
+ Dodo poulette,
+ Dormez donc si vous voulez,
+ Je suis bien lasse de vous bercer.
+
+Alors Claude a appuyé son front sur la vitre, et il a dit en lui-même:
+
+«Demain, j'irai au concert, et j'y verrai Thérèse, parce que je
+l'aime!»
+
+
+
+
+VII
+
+
+Vers deux heures, Claude entra au cirque, et prit place dans une des
+loges au fond de la salle. L'énorme chef d'orchestre, courbé vers ses
+seconds violons, leur conseillait des ténuités de sons infinies. On ne
+percevait qu'un faible murmure, sur lequel évoluait un cor. Le public
+varié qui se pressait sur les gradins, les auditeurs des fauteuils de
+parquet, écoutaient dans le même silence la _Marche des Pèlerins_, et
+le balancement des nuques sortant des cols de fourrures, la chute
+progressive des mains qui tenaient le programme, le regard circulaire
+des gens venus là par hasard et que le silence d'une foule étonne
+toujours, les violoncellistes pinçant leurs lèvres aux trémolos,
+indiquaient un beau passage. Claude chercha Thérèse, parmi ces gens
+immobiles et vus de dos. Au troisième rang du parquet, il aperçut,
+sous un feutre noir orné d'une aile rose, un cou svelte, couronné de
+cheveux blonds, et qui se perdait un peu plus bas dans l'ombre d'un
+tour de plumes. C'était Thérèse Maldonne. Nulle autre qu'elle n'avait
+cette grâce parfaite. Elle se tenait bien droite, entre sa mère en
+toilette sombre, la tête inclinée vers l'épaule, et Robert, penché en
+avant, tout pelotonné dans son plaisir de dilettante. Et les seconds
+violons semblaient prêts à rentrer dans le néant. Et le cor en
+profitait pour se plaindre amoureusement.
+
+Hélas! rien n'est fragile comme l'émotion d'une salle. Il y avait, aux
+secondes, un auditeur de race noire. Nul ne s'occupait de lui.
+L'innocente fantaisie lui prit d'enlever son pardessus. Il y mit un
+peu de solennité. Quelqu'un près de lui le remarqua, et dit à
+demi-voix: «Tiens, il va reprendre son costume national!» Presque
+personne n'avait entendu. Mais une fusée de rire était partie. Elle
+fila le long des banquettes des secondes, passa aux premières, gagna
+le pourtour, envahit le parquet. Tout le monde se détournait, et se
+dissipait, même les abonnés, même les passionnés. Tous paraissaient
+reconnaissants d'avoir été distraits, de reprendre pied dans la vie.
+Cela ressemblait à un réveil général. Thérèse, elle aussi, avait
+tourné la tête. Elle souriait à peine, d'un sourire d'envie, comme
+pour dire: «Que je voudrais bien savoir! Comme ce doit être drôle! Ce
+serait si bon de rire tout à fait!» Son regard, pur et vivant, errait
+sur la foule. Il arriva jusqu'à Claude. Elle le reconnut. Ses lèvres
+s'allongèrent un peu, et la frange de ses cils blonds s'abaissa
+légèrement, en signe d'amitié. Cela ne dura qu'un éclair. Elle ramena
+les yeux, par degrés, vers sa mère qui n'avait pas changé
+d'attitude,--pas plus que Robert,--lui dit un mot à l'oreille, et
+l'aile rose reprit sa silhouette primitive au-dessus du chapeau noir,
+tandis que le chef d'orchestre, avec des gestes agrandis pour
+ressaisir le public, continuait à diriger la _Marche_ de Berlioz.
+
+Claude, retiré au deuxième rang de la loge, appuyé aux cloisons
+fumeuses, entre lesquelles peu de songes d'amour pareils au sien
+avaient dû éclore, ne pensait plus qu'à Thérèse, et ne voyait plus
+qu'elle. Oh! le merveilleux concert, et comme, à certaines heures, la
+puissance créatrice de nos âmes transforme et fond en un seul hymne
+toutes les sensations diverses qui nous viennent du monde! Comme tout
+parle une même langue pour nous traduire nous-mêmes! Que jouait-on
+maintenant? de quels maîtres étaient les symphonies qui se
+succédaient? quels numéros portaient-elles sur le programme tombé à
+terre? Questions vaines. Il n'y avait dans la salle qu'une enfant
+blonde, là-bas, et la foule, sans le savoir, et l'harmonie joyeuse ou
+plaintive de l'orchestre, et toute la lumière tombant des vitrages,
+tout cela n'était que pour cette petite tête fière, pour l'ovale
+aminci de ce visage de vierge. Et un seul homme comprenait et goûtait
+le sens mystérieux qui s'échappait de toutes choses: Claude Revel,
+immobile, au fond d'une loge de cirque.
+
+Il remarqua enfin que la foule s'écoulait autour de lui, et se leva.
+M. de Kérédol, jusqu'alors, l'avait plusieurs fois cherché du regard
+dans la salle, et ne l'avait pas rencontré. Mais, en sortant du rang
+de fauteuils où il avait pris place, il se trouva tourner le dos à la
+scène, et aperçut Claude Revel, tout en haut, encadré dans l'étroite
+ouverture de la loge, les yeux fixés sur Thérèse qui commençait à
+monter vers lui. Soit qu'elle eût deviné derrière elle la surveillance
+anxieuse de Robert, soit timidité de jeune fille, Thérèse passa près
+de Claude, sans détourner la tête. Sa mère la suivit, causant avec
+elle. Mais M. de Kérédol s'arrêta un instant, au milieu de l'étroite
+coupure des gradins. Il n'eut pas un mot, ne fit pas un geste:
+seulement, de ses prunelles bleues, dures comme un reflet d'acier,
+jaillit un éclair de colère à l'adresse de Claude debout à trois pas
+de lui, un défi d'homme à homme, prouvant bien que désormais la
+certitude était acquise et la lutte résolue.
+
+La lutte! Hélas! elle était bien dans la volonté de Robert, dans son
+cœur atteint au plus profond de ses tendresses. Mais lui-même, en ce
+moment où il éprouvait une irritation violente, comme s'il en eût
+senti la faiblesse secrète, il se hâtait de fuir. A peine avait-il
+descendu les marches du perron qu'il offrait le bras à madame
+Maldonne, et remontait le faubourg, d'un pas plus pressé que
+d'ordinaire, tournant et dépassant les groupes noirs qui dentelaient
+la rue en pente. Thérèse marchait à côté de sa mère. Elle semblait
+indifférente, nonchalante, comme ceux qu'une pensée, même indécise et
+faible, isole de la foule. Aucun des trois ne parlait, si ce n'est à
+mots rompus, rarement.
+
+De loin, Claude regardait diminuer l'aile rose. Bientôt, parvenu à la
+route qui filait droit sur les Pépinières, parmi les bandes d'ouvriers
+et de boutiquiers, Robert ralentit le pas. Il se trouvait dans
+l'horizon du domaine, il atteignait la sauve. Mais aucune embellie ne
+se manifesta dans son humeur.
+
+Quand le portail du logis se fut enfin refermé derrière eux, il poussa
+un soupir de soulagement; puis, laissant les deux femmes entrer dans
+la maison, traversa tout le jardin, pour aller s'asseoir, au fond,
+sous la tonnelle de lauriers.
+
+--Joli succès! dit-il en accrochant son chapeau à une branche et en
+s'épongeant le front. Tout ce que j'essaye tourne de la même façon...
+Depuis hier je redoutais cette rencontre-là. Elle était fatale... Et
+dire qu'il est peut-être venu, averti par moi, par l'imprudence que
+j'ai eue de bavarder avec Lofficial! On a toutes les chances à son
+âge, et toutes les malechances au mien!
+
+Ses réflexions furent interrompues par Thérèse. Elle avait quitté son
+feutre noir, pris un chapeau de paille fanée, et elle venait, de son
+allure vive et décidée, nullement troublée, bien qu'elle eût des
+choses graves à demander.
+
+--Tiens, c'est vous? dit Robert, que l'arrivée de sa nièce prenait à
+court de résolution, dans le trouble des premières méditations.
+
+--Mais oui, moi, répondit-elle. Nous avons à causer tous deux.
+
+Elle ouvrit un pliant, appuyé le long des treillages qu'enveloppaient
+les touffes de laurier, et s'assit en face de M. de Kérédol, un peu
+plus bas que lui.
+
+--Mon parrain, dit-elle en arrangeant les plis de sa robe, je suis
+venue pour vous demander une preuve de grande affection.
+
+--Je vous en ai tant donné, ma pauvre chérie! Vous devez bien savoir
+que je ne vous refuserai pas.
+
+--Oh! reprit-elle sans lever les yeux, celle-là est d'une autre sorte.
+Je veux savoir de vous un secret.
+
+--Un secret, Thérèse?
+
+--Oui. Depuis plusieurs semaines, depuis deux jours surtout, je vous
+trouve...
+
+Elle semblait hésiter entre les mots.
+
+--Comment me trouvez-vous?
+
+--Triste, inquiet, je ne sais pas bien exprimer cela. Mais je vous
+trouve changé, comme si la maison n'avait plus le même charme pour
+vous.
+
+--Oh! si! interrompit vivement Robert.
+
+Thérèse releva la tête, et vit qu'il était un peu pâle.
+
+--Comme si, poursuivit-elle, vous portiez en vous-même une peine?
+
+--Quand ce serait, ma pauvre enfant! Pouvez-vous comprendre ce qui
+passe quelquefois de sombre et d'ennuyé dans l'esprit d'un vieux comme
+moi?
+
+Elle le pressait, et l'interrogeait de ses yeux clairs fixés sur lui.
+
+--Mon père et ma mère, continua-t-elle, ne sont-ils pas les meilleurs
+amis du monde pour vous?
+
+--Les meilleurs, oui, Thérèse.
+
+--Ai-je été moins prévenante à votre égard, moins obéissante?
+
+--Non, mon enfant, je n'ai rien à vous reprocher.
+
+--Alors?
+
+Il ne put supporter l'interrogation prolongée de ces grands yeux
+d'enfant qui plongeaient au fond de lui-même, et se détourna vers les
+lauriers à droite. Une de ses mains pendait le long du banc. Thérèse
+la prit entre les siennes, et, la caressant comme elle avait fait
+souvent, pour obtenir une gâterie:
+
+--Vous voyez bien, vous n'avez pas assez de confiance en moi pour me
+dire un secret, et cela me peine, allez, plus que vous ne pouvez
+croire!
+
+Elle laissa échapper la main, qui retomba le long du banc. Robert se
+retourna. Son regard, quand il rencontra celui de Thérèse, exprimait
+une souffrance si profonde et si vraie, que la jeune fille en fut
+toute saisie. Elle sentit les larmes lui monter aux yeux.
+
+--Qu'avez-vous? demanda-t-elle.
+
+--Thérèse, fit Robert, qui se contenait pour ne pas montrer toute sa
+faiblesse devant elle, Thérèse, répondez-moi franchement!
+
+--Oh! bien sûr.
+
+--Thérèse, m'aimez-vous?
+
+--Mais oui, je vous aime!
+
+--Beaucoup?
+
+--De tout mon cœur! Pourquoi en doutez-vous?
+
+--Thérèse, si quelqu'un venait pour vous enlever à nous, est-ce que
+vous nous abandonneriez?
+
+--Quelqu'un?
+
+--Oui, est-ce qu'au premier mot d'amour vous nous laisseriez là, votre
+père, votre mère, moi, comme celles qui n'ont pas eu au foyer tout le
+bonheur, toute la tendresse que vous avez eus?
+
+Elle chercha dans sa poche un petit mouchoir de batiste, le passa sur
+ses yeux, et dit:
+
+--Est-ce qu'il est venu quelqu'un?
+
+--Non, Thérèse, dit rapidement Robert, mais s'il venait?
+
+--S'il venait?
+
+--Oui, un jour lointain, plus tard?
+
+La jeune fille se leva, et lui la suivit du regard qui se dressait,
+souple, non plus émue, mais affectueuse, filiale comme il la trouvait
+chaque jour.
+
+--S'il venait, reprit-elle, un jour, plus tard, je lui dirais que
+j'appartiens d'abord à ceux qui m'ont toujours aimée.
+
+--Oh! Thérèse!
+
+--Je lui dirais encore autre chose!
+
+Elle se pencha vers lui.
+
+--Je lui dirais: «Adressez-vous à mon parrain, à mon meilleur ami!»
+
+Puis elle se recula jusqu'à l'entrée de la tonnelle.
+
+--Était-ce bien la peine de faire tant de mystères? dit-elle. Vous
+voyez, nous nous sommes expliqués. Et il n'y a rien du tout entre
+nous, qu'un «plus tard», un jour lointain, et qui dépendra de vous.
+Voilà pourquoi vous vous faites du chagrin? Rappelez-vous donc ce que
+vous m'avez si souvent répété: «La tristesse sans raison est la grande
+ennemie de la jeunesse.» Est-ce ainsi que vous disiez?
+
+--Oui, quand vous étiez mon élève.
+
+--Mais je le suis, je le serai toujours.
+
+Elle sortit de la tonnelle, et s'éloigna par l'allée en face. Après
+une vingtaine de pas, une gentille pensée lui vint. Thérèse se
+retourna, fit une révérence de pensionnaire, et redit, avec la plus
+jolie mine, futée et tendre à la fois:
+
+--Toujours!
+
+Robert essaya de lui répondre par un sourire. De loin elle put s'y
+tromper. Mais quand elle eut disparu, il se sentit en proie à une
+tristesse noire. Tant que Thérèse avait été là, Robert s'était
+contenu, pour ne pas pleurer devant elle. Oh! non, il ne fallait pas!
+C'était indigne d'un homme. A présent il était seul. Il mit sa tête
+dans ses mains, et se laissa emporter par ses pensées. Pour la
+première fois peut-être de sa vie, dans cet élan désordonné de son
+âme, il tutoya l'enfant, dont l'image était encore là, présente devant
+lui. «Pauvre chère petite, disait-il à demi-voix, c'est ta jeunesse
+que je pleure, parce qu'elle est exquise et que nous allons la perdre.
+Je le pressens, je le devine à ton charme même. Tu dis que tu resteras
+mon élève! Oui, tu le voudrais peut-être. Mais tu ne sais pas, pauvre
+enfant, le changement profond que l'amour fait dans nos amitiés. En
+peu de semaines, quand tu aimeras, ton père et ta mère deviendront une
+affection pâle, plus effacée chaque jour. Moi, je ne serai plus rien,
+tu entends, rien! Et voilà le prix de dix-huit ans de tendresse! Ne
+plus te voir qu'avec l'assentiment d'un étranger, par intervalles, par
+faveur, découvrir en toi des pensées que je n'y aurai pas vu naître, y
+reconnaître la main d'un autre, moi qui t'ai formée, moi qui n'ai
+guère que toi au monde! O Thérèse, Thérèse!»
+
+Dans ce moment d'angoisse, Robert se sentait seul. Il avait vécu dans
+l'intimité de Guillaume et de Geneviève, et cependant ni l'un ni
+l'autre ne paraissait éprouver la moindre alarme. Rien n'était changé
+dans la quiétude de leur vie quotidienne. Leurs conversations à table
+témoignaient de la même confiance dans la perpétuité de ce bonheur
+menacé! Comment ne souffraient-ils pas à la pensée que, d'une heure à
+l'autre, l'enfant pouvait leur être ravie? Etrange aveuglement! Ils ne
+devaient rien soupçonner. Ne valait-il pas mieux les avertir, leur
+dire: «Allons-nous-en! Partons pour un voyage, n'importe où, loin s'il
+se peut. Maldonne demandera un congé. Nous emmènerons Thérèse, et nous
+éviterons qu'elle nous quitte. Il n'y a rien de perdu puisqu'elle
+n'aime pas encore. Allons-nous-en! Ou bien, aidez-moi. Écartez
+doucement les occasions, veillez, ayez pitié de vous-mêmes et de moi.
+Car je sens que la branche plie sous l'oiseau.»
+
+A qui parler ainsi? A Geneviève? Une timidité singulière lui fit
+repousser cette idée. Il se sentit rougir un peu. «Non, pas elle, se
+dit-il. Les femmes ne peuvent juger cela comme nous. Ma sœur ne
+comprendrait pas. Si léger qu'il soit, Guillaume a beaucoup de cœur.
+J'irai le trouver.»
+
+Robert se leva, suivit la grande allée, aux deux tiers tourna à
+gauche, et se dirigea vers une petite construction en tuffeaux
+couverte d'un toit de zinc. Le laboratoire de Guillaume Maldonne, une
+sorte d'étouffoir aux murs mansardés, se trouvait au-dessus d'un
+réduit de jardinage. On y accédait par un escalier raide en bois
+blanc. M. de Kérédol en monta les marches avec une lenteur
+involontaire. Cela lui coûtait, la confidence qu'il allait faire, et
+cela l'effrayait presque. Il y avait longtemps qu'ils ne s'étaient
+entretenus d'un sujet aussi grave et intime. Pourtant, il ne voulut
+pas reculer, poussa la porte, légère comme de l'amadou à force d'être
+sèche, et entra.
+
+Guillaume Maldonne, en veste blanche,
+
+écrivait, juste au-dessous de la fenêtre à tabatière.
+
+--Attends! attends! dit-il en faisant signe de la main gauche, tandis
+que, de la droite, il se hâtait d'achever la phrase commencée. Tu vas
+voir! tu vas juger!
+
+Il avait l'air si heureux, si naïvement content de lui, que Robert
+l'enveloppa d'un regard d'envie.
+
+La plume d'oie cria quelques secondes, et M. Maldonne radieux,
+ébouriffé, se retournant sur sa chaise:
+
+--Dame! dit-il, puisque tu ne veux rien faire, il faut bien que je
+travaille seul!
+
+--Au catalogue?
+
+--Non, mon ami: un mémoire! je le destine à la Société linnéenne.
+Écoute-moi ça: «_Mémoire sur les rapports qui existent entre la
+coloration de l'œuf et celle du jeune oiseau en duvet._» Est-ce une
+trouvaille? Est-ce une assez jolie question?
+
+--J'en ai une aussi, moi, dont je veux te parler, dit Robert, qui
+s'était appuyé au montant de la porte. Elle est également importante,
+bien qu'il ne s'agisse pas d'histoire naturelle.
+
+--Ah! dit Guillaume avec un désappointement visible, et laissant
+retomber sur la table le papier qu'il avait saisi. De quoi s'agit-il?
+
+--De Thérèse. J'ai peur que son imagination ne commence à travailler.
+Je crois avoir des preuves qu'elle n'est pas insensible,--sans trop le
+savoir, la pauvre petite!--à l'attention qu'elle éveille, dès qu'elle
+paraît. Des nuances encore, tu comprends bien, mais, en pareil cas,
+tout est grave.
+
+--Eh! mon ami, c'est l'âge! c'est son droit! Depuis que le monde est
+monde, les jeunes filles sont contentes de plaire. Pourquoi veux-tu
+que Thérèse fasse exception?
+
+--Guillaume, reprit gravement Robert, il y a plus que cela, et tu as
+tort de prendre légèrement mon avis. Suppose que, par notre faute,
+parce que nous n'aurions pas assez veillé...
+
+--Ah! par exemple! s'il y a une fille bien gardée, c'est la mienne!
+
+--Soit! je ne discute pas pour l'instant. Plus tard, si tu es de mon
+avis, je t'indiquerai les moyens...
+
+--Les moyens? dit Guillaume, dont les yeux devinrent tout grands de
+surprise.
+
+--Oui, j'y arriverai, mais pas encore. Je suppose, Guillaume, que ta
+fille ait été remarquée par un jeune homme.
+
+--Après? demanda tranquillement M. Maldonne.
+
+--Cela ne t'émeut pas?
+
+--Mais si, Robert, cela me toucherait, certainement.
+
+--Je suppose donc que ta fille, libre, sans conseil, en vienne à aimer
+à son tour...
+
+--Eh bien?
+
+--Eh bien! mon cher, si nous n'y veillons pas, cette supposition-là
+peut être une réalité demain, oui, demain, entends-tu, nous pouvons
+la voir demandée en mariage, épousée, emmenée, si jeune encore! As-tu
+pensé à cela, Guillaume, emmenée?
+
+--Quelquefois.
+
+--Et tu peux admettre cette idée, que demain nous ne l'aurons plus?
+
+--Que veux-tu, Robert...
+
+--Que nous nous trouverons face à face tous trois, aux Pépinières?
+
+--Comme autrefois, mon bon ami.
+
+--Non, pas comme autrefois: vieillis, usés!
+
+--C'est un peu vrai.
+
+--Et sans Thérèse! Tu peux supporter cela, toi, sans Thérèse?
+
+--Mon Dieu, mon ami, si je la savais heureuse! Les enfants, on les
+élève pour d'autres, en somme, et il faut savoir être heureux quand
+ils le sont, par ricochet..
+
+M. Maldonne disait cela d'un ton tranquille, levant par instants les
+épaules, en signe de résignation et de passivité. Robert le
+considérait, sans rien répondre. Il ne s'attendait pas à rencontrer si
+peu de sensibilité, une imagination si froide et si bornée. Ah!
+certes, il se sentait d'une autre espèce, lui, de l'espèce qui souffre
+et se révolte! Il ne comprenait pas la vie de cette façon moutonnière.
+Quelque chose d'orgueilleux et de méprisant se soulevait en lui, à la
+vue de cet homme souriant, vêtu de clair, occupé d'oiseaux, que le
+sort de Thérèse, l'abandon possible des Pépinières, ne parvenaient pas
+à émouvoir. Celui-ci regardait aussi Robert avec étonnement.
+
+--Allons, mon vieil ami, dit-il en l'attirant par la main, tu te bats
+contre des moulins à vent. Laissons là toutes ces billevesées. Thérèse
+ne court aucun danger, je t'assure. Apaise-toi. Tiens, assieds-toi là,
+je vais te lire le passage que je terminais, quand tu es entré.
+Veux-tu?
+
+Robert s'assit, du même air offensé, près de la table. Déjà Guillaume
+avait saisi le cahier de papier qui contenait son mémoire. Il passa la
+main sur sa barbiche, ses yeux s'animèrent d'une flamme vive.
+
+--Je suis rendu, dit-il, à la famille des Longirostres. Je viens de
+traiter du _chevalier Gambette_, et j'arrive au _bécasseau
+combattant_.
+
+Et il lut, scandant la phrase avec amour: «Bécasseau combattant,
+_Tringa pugnax_. Quand le petit bécasseau, avec son bec et le secours
+de sa mère, vient à briser la coque qui le tenait captif, la couleur
+de l'œuf, jaune gris parsemé de taches bistres, tantôt disséminées,
+tantôt groupées, se trouve reproduite avec une exactitude telle sur la
+tête, le corps, les ailes de l'oiseau, que le petit ressemble à un
+œuf animé.» A la lettre, mon cher! regarde! Est-ce une découverte?
+
+Il désignait, sur la table, à côté d'une coquille, un poussin vêtu de
+poils, monté sur de hautes pattes.
+
+--Qu'en penses-tu? demanda-t-il.
+
+Robert sourit amèrement.
+
+--Je te félicite, dit-il.
+
+--N'est-ce pas?
+
+--Oui, je te félicite d'être à ce point absent de la vie!
+
+Robert se leva, rouvrit d'un coup d'épaules la porte à demi retombée,
+et descendit l'escalier.
+
+«A quoi bon lui expliquer? murmura-t-il. Il ne comprendrait pas.
+Est-il résigné à tout! Quelle sécheresse de cœur! Et moi qui le
+croyais capable d'énergie! Sommes-nous différents l'un de l'autre!»
+
+Et, comme il se demandait: «Quand donc a commencé notre divergence de
+vues?» Robert s'aperçut qu'elle datait de plusieurs années, de
+l'époque où Thérèse avait commencé à grandir; que, depuis lors, malgré
+la communauté de vie, il avait eu bien peu de réelle intimité avec
+Maldonne, et que toute sa puissance d'aimer s'était concentrée sur
+Thérèse. Et maintenant Robert ne retrouvait plus son ami... Ils ne se
+comprenaient plus.
+
+Cette pensée se transforma bientôt, et se fondit en un élan de
+tendresse pour l'enfant. M. de Kérédol songea que cette situation même
+lui imposait des devoirs. Puisque lui seul apercevait le danger, ne
+devenait-il pas, de plein droit, le défenseur de tous? N'était-il pas
+obligé de protéger Thérèse, de la garder pour ceux mêmes qui ne
+voyaient pas comme lui? Il sentait, avec une sorte d'amertume fière,
+qu'il n'avait plus que Thérèse au monde, et il ne se dit pas, mais il
+fut tenté de croire qu'elle aussi n'avait plus que lui.
+
+
+
+
+VIII
+
+
+Au moment où l'aile rose, longtemps suivie, disparaissait à l'angle
+d'une rue, Claude se trouvait près de chez lui. Il se sentait plein
+d'audace pour la conquête de Thérèse. Mais, de plan d'attaque, il n'en
+avait pas. Dix projets s'étaient levés déjà de son esprit, comme un
+vol de linots sort d'un buisson battu. Aucun d'eux ne valait qu'on s'y
+arrêtât.
+
+Peut-être allait-il en surgir un onzième, quand le jeune homme,
+passant devant la maison voisine de la sienne, entendit une voix
+forte crier:
+
+--Gothon! où as-tu acheté ces maudits sacs de papier? C'est du papier
+de journal, et ça craque dans la main!
+
+--Parbleu! se dit-il, c'est M. Lofficial. On n'a pas des voisins pour
+ne pas s'en servir. Il connaît les Maldonne, il est bien disposé pour
+moi; si j'allais lui demander conseil?
+
+Claude s'arrêta, se décida en deux secondes, et tira la sonnette.
+
+Gothon Lofficial,--pour employer l'expression qui la désignait dans
+tout le faubourg,--une forte vieille à visage sévère, vint ouvrir,
+regarda Claude du même air soupçonneux dont elle eût reçu un mendiant.
+
+--M. Lofficial?
+
+--Je ne sais pas s'il est là.
+
+--Je viens de l'entendre.
+
+--Ça ne fait rien.
+
+Elle tenait à la main un paquet de sacs fortement collés et aplatis,
+avec lesquels elle s'éloigna, traînant la jambe, vers le jardin dont
+on voyait un coin encore feuillu et doré de soleil, dans l'enfilade du
+porche blanc.
+
+Claude perçut le bruit d'un colloque échangé entre le fifre aigu de
+Gothon et le tonnerre contenu de M. Lofficial. Le dernier mot seul lui
+parvint distinctement: «C'est d'un joli exemple, allez, le dimanche,
+pour un monsieur dans les œuvres!» Et, comme la vieille fille,
+achevant sa phrase, rentrait dans sa cuisine en sous-sol, le visiteur
+apparut sur le seuil du jardin.
+
+--Entrez donc, monsieur Claude! Par ici! Non, pas par là, ici, ici!
+disait la voix de M. Lofficial.
+
+Le jardin n'était pas grand. M. Lofficial n'était pas mince, mais on
+ne pouvait le découvrir de la porte, à cause d'un gros massif de
+rhododendrons poussé comme une futaie. Il se trouvait à cheval sur le
+dernier barreau d'une échelle double, au-dessous d'une treille à
+l'italienne, vrai plafond de vigne, dont les pampres lui
+chatouillaient le visage. Devant lui, accroché à l'échelle, un panier
+se balançait, plein de papiers et de bouts de fil cirés. Et tout
+autour, à portée de son bras, s'échappant des feuilles à demi jaunes,
+semées de gouttes de sang par l'automne, des grappes de raisin
+pendaient, mûres à point, transparentes, rousselées par endroits,
+quelques-unes enveloppées déjà et ficelées dans la robe de papier qui
+devait les conserver fraîches.
+
+Le bonhomme, en voyant Claude s'approcher, dodelina la tête d'un air
+moitié content, moitié dépité.
+
+--Vous me surprenez, dit-il, me livrant à un travail servile, le
+dimanche. Gothon m'en a fait des reproches.
+
+--Cela un travail servile! répondit Claude.
+
+--On pourrait discuter. Mais je n'ai que dix grappes à emmailloter de
+la sorte, celles qui pressent le plus. Et vous savez l'adage: _Parum
+pro nihilo reputatur_.
+
+--Je sais surtout, mon voisin, que vous êtes incapable de désobéir
+même à une virgule du Décalogue. Ne craignez point de m'avoir
+scandalisé. Je ne le suis pas.
+
+Réjoui par la réponse, qui calmait chez lui un scrupule réel, M.
+Lofficial s'épanouit. Il se pencha, et son ventre s'arrondit un peu
+sur le barreau, prit un sac, l'entr'ouvrit, et souffla fortement entre
+les deux feuilles blanches, qui se gonflèrent comme une outre.
+
+--C'est d'autant plus urgent, continua-t-il, que nous sommes dans une
+année de guêpes...
+
+Il s'était mis entre les lèvres, pour le tenir, un fil qui descendait
+de chaque côté de la bouche. Et, prenant le sac par le fond, il
+enfermait avec précaution une grappe jaune comme une muscade, sans
+cesser le monologue, très attentif seulement à bien plisser
+l'enveloppe raide autour de la queue du raisin.
+
+--Une année de guêpes, répétait-il, positivement, jeune homme.
+Avez-vous remarqué que ces bêtes de malheur sont en abondance tous les
+neuf ans?
+
+Claude, au pied de l'échelle, répondit en souriant:
+
+--Je n'aurais pu faire encore que deux observations de ce genre,
+monsieur Lofficial, et je vous avoue que, les deux fois, cela m'a
+échappé.
+
+Maintenant, la grappe était empaquetée, ficelée, et tremblait
+au-dessus du front de son propriétaire satisfait. M. Lofficial regarda
+son interlocuteur, se trouva lui-même légèrement ridicule d'avoir posé
+la question.
+
+--C'est vrai, dit-il, une jeunesse pareille! Qu'est-ce qui me vaut
+l'honneur de votre visite, monsieur Claude?
+
+Le jeune homme jeta les yeux du côté de la cuisine, et répondit à
+demi-voix:
+
+--Une question de mariage.
+
+--Oh! ne vous gênez pas, dit en riant M. Lofficial: elle y est
+habituée. Je ne fais que ça, des mariages!
+
+--Vous?
+
+--Du matin au soir.
+
+--Ici?
+
+--La plupart du temps au bureau, là-bas. Mais il vient des gens me
+trouver jusqu'ici. Je suis quelquefois dans mon échelle, comme vous me
+voyez là. Ah! je ne leur en dis pas long, un petit discours, toujours
+le même: «Mes bons amis, vous offensez le bon Dieu... il ne faut pas
+que ça continue... il faut réparer, réparer, réparer.»
+
+--Comment, réparer?
+
+--Mais je le crois, des dix ans, des vingt ans quelquefois! Eh bien!
+presque toujours ils répondent oui. C'est si braves gens, le peuple,
+monsieur Claude!
+
+--Vous êtes donc adjoint, monsieur Lofficial?
+
+--Eh non! président de la société de Saint-François-Régis! Ce que j'en
+ai mis d'alliances, aux doigts de ces fiancés tardifs! Ça fait
+plaisir et ça fait pitié. Enfin, mon voisin, si vous avez besoin de
+moi, pour un de vos protégés, tout à vos ordres. Seulement, il faut
+les papiers. Les avez-vous?
+
+Il s'apprêtait à prendre un second sac dans le panier, et déjà sa main
+se tendait en avant.
+
+--Mon cher monsieur, il n'y a rien à réparer dans mon affaire,
+répondit Claude. Il s'agit de moi, qui me suis mis en tête d'aimer une
+jeune fille.
+
+M. Lofficial s'arrêta court. Un bon sourire illumina sa face ronde.
+
+--Ça change mes habitudes, dit-il, voyons quand même. Mais d'abord,
+puisqu'il s'agit de vous, je m'en vais descendre.
+
+Avec plus d'agilité qu'on n'eût pu lui en supposer, il passa sa grosse
+jambe par-dessus le pignon des montants, descendit, saisit l'échelle,
+et la porta le long du mur.
+
+--Tout à vous, maintenant, dit-il en revenant, les mains tendues vers
+le jeune homme. Allons au fond du jardin. Nous y serons mieux. Vous
+avez donc une amourette?
+
+--Mieux que cela, mon voisin, un grand amour.
+
+--J'entends, mais au début, je pensais qu'on pouvait employer le
+diminutif. Comme vous y allez! Et elle se nomme?
+
+Ils s'assirent côte à côte, sur un banc à dos renversé, derrière une
+touffe d'arbousiers.
+
+--Thérèse Maldonne.
+
+--Ah! cher ami! s'écria M. Lofficial en reprenant les mains de Claude,
+qu'il serra et secoua dans les siennes, tandis que ses fortes lèvres
+s'arrondissaient de surprise et d'admiration, cher ami, quelle perle!
+Comment l'avez-vous découverte, elle qui sort si peu?
+
+--Chez les Malestroit, quand le petit Jean est mort. Vous y étiez.
+
+--Pauvre innocent! reprit le bonhomme, sur la figure duquel passa une
+expression de pitié. C'était notre filleul, à elle et à moi. Mais ce
+n'est pas là que vous avez pu parler à Thérèse?
+
+--Non, mais je l'ai revue chez elle, où je suis allé deux fois, sous
+couleur d'histoire naturelle. M. de Kérédol y a fait allusion, hier,
+vous vous souvenez?
+
+--Jeunesse, jeunesse! abuser ainsi de nos manies! Vous avez tout de
+même bien fait, vous savez. Sapristi, vous avez bien fait. Je n'en
+connais pas deux qui la vaillent!
+
+Il riait largement, heureux de louer, et sur leurs deux visages, avec
+des reflets différents, la même pensée de Thérèse mettait la joie. Le
+contentement débordait des yeux de M. Lofficial, pétillants de bonté
+sans malice. Tout à coup, il retira ses mains, dans lesquelles il
+avait gardé celles de Claude. Sur sa figure, d'une mobilité, d'une
+intensité de physionomie qui lui venait en droite ligne du peuple,
+dont il était à peine sorti, une sorte d'inquiétude se peignit.
+
+--Et M. de Kérédol, précisément? dit-il.
+
+--Eh bien?
+
+--Comment prend-il la chose?
+
+--Assez mal. Il soupçonne que je ne suis pas venu chez M. Maldonne
+pour l'amour seulement des oiseaux.
+
+--Il vous bat froid. Je l'ai bien vu.
+
+--Autant qu'il le peut.
+
+Claude leva les épaules.
+
+--Qu'importe ce monsieur? ajouta-t-il vivement. Je puis me passer de
+son consentement! Et sa mauvaise humeur, si elle est tout
+l'obstacle...
+
+--Il importe beaucoup, au contraire, interrompit M. Lofficial, les
+yeux levés vers la maison en face, comptant les fenêtres l'une après
+l'autre. Si M. de Kérédol se jette à la traverse, vous comprenez, un
+ami de vingt-cinq ans, logeant sous le même toit...
+
+--Mais enfin, monsieur, de quoi m'en voudrait-il?
+
+Visiblement embarrassé, M. Lofficial baissa la tête vers la terre, et
+se mit à pousser, du bout du pied, le sable qu'il entassait par petits
+monticules. Enfin, écrasant son œuvre sous son large brodequin:
+
+--De rien, en effet, mon cher enfant, dit-il; c'est un homme d'honneur
+et, dès lors, incapable d'une opposition déloyale. Laissons-le,
+occupons-nous des moyens de vous rendre agréable aux parents de
+Thérèse et à Thérèse elle-même. C'est le premier point. Y avez-vous
+songé?
+
+--Oui, sans rien découvrir. J'ai pensé que vous seriez plus heureux
+que moi. Vous connaissez de longue date les Maldonne.
+
+--Assez pour bien savoir, mon ami, que si vous agissez avec Maldonne
+comme vous agiriez avec un autre, vous ne réussirez pas. Sa fille est
+encore très jeune. Il ne se laissera pas tenter par la fortune. Il
+faut que vous lui plaisiez, qu'il ait pour vous une sympathie
+prononcée.
+
+--Comment faire? Il ne reçoit pas chez lui. M. de Kérédol l'en
+empêche.
+
+--Oui.
+
+--Au musée, je le troublerais dans ses travaux.
+
+--Oui.
+
+--Alors?
+
+--Il y aurait bien un moyen, dit M. Lofficial en souriant, même un
+très bon... Chassez-vous?
+
+--De père en fils, répondit Claude.
+
+--Vous tirez bien?
+
+--Passablement.
+
+--C'est qu'il ne faudra pas manquer! Si vous manquez votre coup, vous
+n'aurez pas l'occasion d'en tirer un second.
+
+Ici la voix de M. Lofficial diminua de sonorité, et ce fut tout bas
+qu'il continua:
+
+--Je vais vous révéler un secret. N'ayez jamais l'air de le savoir:
+Maldonne ne vous le pardonnerait pas! Il a réuni la plus merveilleuse
+collection d'oiseaux qui soit peut-être en province.
+
+--Je le sais.
+
+--Pourtant il en manque un.
+
+--Lequel?
+
+--Un seul, d'une espèce évidemment rare, difficile à se procurer,
+puisque Maldonne, en vingt ans de chasse, n'a pas réussi à le tuer.
+
+--Oh! dites, monsieur Lofficial, demanda Claude, l'œil brillant, déjà
+prêt à se mettre en route, dites son nom! Où la trouve-t-on? Est-ce
+très loin?...
+
+--Attendez, répartit doucement le bonhomme. Je ne vous aurais pas
+lancé sur une proie impossible. Je possède, sur le bord de la Loire,
+un petit bien, les Luisettes.
+
+--Et c'est là?
+
+--Attendez donc! Devant, il y a un marais couvert de saules et de
+roseaux. Même en été, il y reste un peu d'eau. Moi, je ne suis pas
+chasseur du tout. Mais j'ai si bien le temps de me promener! Eh bien!
+ce que je n'avais pas dit à Maldonne, parce que le seul amour de l'art
+ne me déciderait pas à faire tuer une jolie bête, je vous le confie à
+vous, pour l'amour de Thérèse. Mon cher ami, dans mon marais, je sais
+positivement qu'il existe un couple de...
+
+Il se pencha, mit ses mains en tuyaux:
+
+--De sarcelles bleues!
+
+--Ah! cher monsieur! cher monsieur Lofficial!
+
+--Chut! n'ébruitez rien. C'est sauvage à nous entendre d'ici. Et puis,
+le moindre mot rapporté à Maldonne gâterait tout. Commencez par vous
+aboucher avec le père Malestroit. Il a le maniement des bateaux.
+Colibry pourrait vous accompagner aussi, et lancer les mâlons.
+
+--Colibry, je ne dis pas, mais Malestroit? Il est rude.
+
+--Dites que c'est pour moi. J'ai eu l'occasion de leur rendre un petit
+service, autrefois, quand je commençais à m'occuper de la Régis,
+comme dit Gothon. Il revenait du tour de France. Dieu! le beau
+compagnon! Enfin, c'est devenu tout à fait rangé! Demandez-lui ça en
+mon nom.
+
+--Que je vous remercie! s'écria Claude, en serrant la main du
+bonhomme, qui s'était levé.
+
+--Vous me remercierez plus tard. Le tour n'est pas joué. Prenez du
+plomb un peu fort.
+
+--Oui, monsieur Lofficial.
+
+--Pas trop gros, pour ne pas abîmer la bête.
+
+--Non, monsieur.
+
+--Choisissez une petite brume.
+
+Ils s'en allèrent, causant de la sorte, jusqu'au bout du porche. Là,
+M. Lofficial, qui n'était pas en tenue, s'effaça le long de la porte.
+Claude sortit, et, sur une poignée de main rapide, ils se quittèrent,
+l'un tout plein de sa propre joie, le second heureux de la joie de
+l'autre, comme il convenait à leurs deux âges.
+
+Claude se rendit, sans plus tarder, chez M. Malestroit, lui exposa
+l'affaire, et reçut cette réponse:
+
+--Une bonne partie, monsieur Claude, bien nourri, bien payé, pas
+grand'chose à faire, ça me va toujours, comptez sur moi.
+
+Il alla ensuite chez Colibry, qui hésitait un peu, et finit par dire,
+de sa voix flûtée:
+
+--Ça ne me convient guère, mais pour vous obliger, monsieur Claude, on
+ne demande pas mieux.
+
+Le soir, dans sa bibliothèque, il feuilleta des livres d'histoire
+naturelle, pour y trouver la description de la sarcelle, la découvrit,
+la relut pour s'en mieux pénétrer. Puis il s'endormit, rêvant que la
+petite brume était venue, et qu'il tuait l'oiseau bleu, destiné à
+gagner le cœur du vieux père Maldonne.
+
+
+
+
+IX
+
+
+Vers le milieu de novembre, le temps se refroidit brusquement. Comme
+il passait devant la boutique du vannier, Claude s'entendit appeler.
+
+--Monsieur, souffla bien bas Colibry, Malestroit dit que ça sera pour
+demain matin. Il a vu la cane bleue.
+
+--Ce n'est pas possible!
+
+--Comme je vous vois.
+
+--Et vous êtes prêt?
+
+--Demain, si vous voulez.
+
+--Alors, je prends cette nuit le train de trois heures. A quatre
+heures et demie, je serai là-bas. Et vous?
+
+--Oh! nous, monsieur, nous irons coucher au bord de l'eau, pour être
+plus tôt parés. Malestroit dit qu'il le faut. Alors, moi, je le veux
+bien.
+
+--Où vous trouverai-je?
+
+--Juste au bas du bien de M. Lofficial, tout proche le vieux pont.
+
+Le lendemain, en pleine nuit, Claude, le fusil en bandoulière,
+enveloppé d'un plaid et d'un cache-nez, des gants fourrés aux mains,
+descendait du train, à l'une des stations voisines de la ville. A de
+pareilles heures, les voyageurs sont rares. Il se trouva seul sur le
+quai et bientôt dans la campagne. Pendant la première partie de la
+nuit, le temps était demeuré clair, avec une forte gelée. A présent,
+il faisait une brume intense. Claude marchait à grands pas sur la
+route. A droite et à gauche, il devinait la vallée, sans rien voir
+que de hautes branches de peupliers, qui sortaient tout à coup du
+brouillard, au-dessus de lui, comme pendues en l'air. De rares
+buissons, des coups d'estompe dans le gris universel indiquant une
+ferme ou un bois, on ne savait trop. La terre, sablonneuse sous le
+pied, annonçait le voisinage de la Loire. Cependant, des idées
+singulières venaient à Claude, une crainte très particulière à ces
+temps-là, celle d'errer à l'aventure sans avancer, sorte de vertige du
+silence de toutes choses, de ne pas entendre même l'écho de son pas,
+de ne pas voir à dix mètres devant soi, et de se sentir comme dans une
+petite île de quelques mètres de rayon, dans l'immensité trouble qui
+pèse, qui tourne, toute moite et glacée ensemble. Enfin, des voix lui
+arrivèrent de l'inconnu profond où il s'enfonçait. Il les reconnut.
+C'étaient celles des deux hommes. Il se mit à courir, pour achever de
+dissiper l'engourdissement qui le saisissait. Bientôt il arriva au
+pont, descendit le talus de la levée qu'il avait suivie, et aperçut
+Malestroit et Colibry, assis l'un en face de l'autre, sur le bord du
+bateau plat qui portait à l'avant une cage pleine de canards entassés.
+
+--Il est grand temps, dit le maître charpentier. Embarquons, monsieur
+Claude, les vanneaux commencent à mouver!
+
+Tous trois prêtèrent l'oreille. On entendait, en effet, du côté des
+prairies inondées, quelque part au-dessus de la vaste nappe d'eau,
+dont le bord seul apparaissait, terne et froid comme une lame de faux,
+des cris très doux, clairsemés: le premier appel du matin sur les
+eaux. Claude prit place à l'arrière, les deux hommes plongèrent les
+rames dans le courant presque insensible qui venait, à travers le
+pont, des rives de la Loire, et le bateau s'éloigna, glissant
+au-dessus des prés, des talus, des bornes, des barrières, dans le
+vaste damier des saules plantés autour des champs. La rive avait
+tout de suite disparu. La brume s'épaississait de plus en plus.
+Malestroit et Colibry, suivant une ligne diagonale, pointèrent droit
+sur la hutte, construction des plus primitives, tout simplement la
+chevelure d'un saule, ramenée en cône au-dessus du tronc et garnie à
+l'intérieur d'une palissade de roseaux. Claude grimpa dans l'abri. Par
+devant, en demi-cercle, le maître charpentier disposa les canes. Il
+les retirait de la cage, une à une, leur attachait à la patte une
+corde munie d'une pierre, et jetait le tout par-dessus bord. La pierre
+tombait au fond, la bête nageait en se secouant, mais la corde
+l'empêchait de s'écarter, si ce n'est d'un mètre ou deux. Quand il eut
+fini, il rejoignit Claude dans la hutte.
+
+--Toi, dit-il, en se penchant et le plus doucement qu'il put à son
+compagnon demeuré en bas, va où nous avons dit, et lâche tes mâlons au
+bon moment. Si tu vois de la sarcelle, surtout, lâches-en plutôt deux!
+Colibry, transi de froid et ému de l'importance de son rôle, répondit
+un «oui» qui se confondit avec le soupir du vent, et, poussant à la
+godille le bateau, emmenant avec lui les mâlons, disparut derrière les
+cépées.
+
+Claude, immobile, accroupi dans la hutte, le fusil entre les jambes,
+éprouvait l'anxiété délicieuse de la première heure d'affût. Les brins
+d'osier, de saule, de jonc dont il était enveloppé, recouverts d'une
+couche mince de glace, avaient des éclairs de diamant, et, malgré la
+brume, il voyait luire aussi des étincelles partout, dans les ramures
+des souches fuyant en lignes pressées à droite et à gauche, le long
+des troncs que cernait le courant, sur la pointe des herbes mortes
+entraînées en îles minuscules à la dérive. La brume continuait de
+passer, en grandes ondes courbées comme des voiles, comme des outres
+d'un cristal dépoli, transparentes comme si chacune d'elles portait
+une lumière diffuse, un flambeau dont on n'apercevait que le
+rayonnement pâle. Partout, à la surface des prés inondés et bien
+au-dessus des arbres, c'était la même procession lente de ouates
+blanches, impalpables, qui venaient du nord, poussées par le vent.
+Tout en haut, cette blancheur s'atténuait, il s'y mêlait une nuance
+légère d'azur, et l'on devinait qu'au delà de cette muraille de
+vapeurs, le jour naissait dans le ciel clair. Les cris d'appel se
+multipliaient, apportés de très loin par la brise et par l'eau. Sur
+les langues de terre émergées, dans le cercle mystérieux qui entourait
+les chasseurs, évidemment des bandes d'oiseaux de toutes sortes
+étiraient leurs ailes, et se préparaient à partir.
+
+Un cri strident d'une cane près de la hutte, puis le chœur de toutes
+les autres, levant le bec du même côté, firent tressaillir Claude. En
+l'air, à une demi-portée de fusil, un coup de vent subit claqua juste
+au-dessus de sa tête. Une trombe d'ailes de neige, affolées,
+désordonnées, avec des sifflements aigus, passa comme un éclair.
+Puis, ce ne furent plus que des points noirs, en avant, un chapelet de
+balles s'enfonçant dans les brumes, puis, plus rien.
+
+--Des vanneaux, murmura Malestroit. Attention! Les canards vont venir.
+
+En effet, les canes qui s'étaient remises à nager, tirant sur leurs
+pierres, s'agitèrent et chantèrent de nouveau. Un mâle, lâché par
+Colibry, s'abattit parmi elles. Claude chercha des yeux, dans le
+désert triste du ciel, la bande d'émigrants qu'annonçait cette entrée
+en scène des appeaux. Il l'aperçut à sa gauche, venant du sud. Elle
+remontait le vent en triangle, d'une allure égale, pareille à une fine
+découpure d'ombres. Elle passa, dédaigneuse de cette troupe
+d'apprivoisés qui la saluaient, et se perdit au loin. Un second
+canard, quelques minutes après, partit du pré voisin où Colibry
+veillait, et monta jusqu'au-dessus des brouillards. Cette fois, quand
+il redescendit, il ramenait avec lui tout un vol de grands voyageurs
+aux plumes grises. Claude les vit tournoyer en spirales, dont les
+cercles se resserraient de plus en plus autour de la hutte. Courbé,
+immobile, retenant son souffle, il entendit tout près, par trois
+reprises, le battement de leurs ailes, leurs cris mêlés à ceux des
+canes prisonnières; il aperçut, par les fentes du treillage, des dos
+luisants, striés de barres blanches, des cous tendus, des pattes
+pendantes; puis, faisant jaillir l'eau sous le choc de leurs
+poitrines, une vingtaine de sauvages s'abattirent en dehors du cercle
+formé autour de la hutte: Malestroit les étudia un moment, et, se
+penchant:
+
+--Rien que des tadornes, dit-il. Mais je crois qu'il y a une sarcelle
+plus loin.
+
+Très loin, en effet, à peinte distincte dans la buée qui roulait sur
+l'eau, un oiseau plus petit approchait avec précaution, en faisant des
+bordées, s'arrêtait, reprenait sa marche oblique. Était-il tombé avec
+les autres? Partait-il des prés voisins? Bientôt il fut possible de
+distinguer ses formes plus sveltes, son cou qui s'allongeait et se
+courbait au ras de l'eau, avec une coquetterie et une grâce que
+n'avaient pas les autres.
+
+--C'est sûr une sarcelle, dit Malestroit. Seulement, est-elle bleue?
+Voilà!
+
+Elle s'avançait toujours, très lentement, nageant d'une seule patte.
+Claude sentait son cœur battre si fort qu'il se demandait s'il
+pourrait ajuster. La pensée de Thérèse, de la maison des Pépinières
+couchée sous les arbres, de l'accueil qui lui serait fait s'il
+rentrait avec ce gibier rarissime, l'idée qu'il le manquerait
+peut-être, et que le stratagème de M. Lofficial échouerait
+misérablement par sa faute, achevèrent de le troubler.
+
+--Je l'ai vue reluire, dit à ce moment Malestroit, c'est une bleue,
+monsieur Claude!
+
+Claude, perdant la tête, se souleva un peu. Toute la bande de canards
+s'enleva en criant.
+
+--Elle y est encore! souffla le charpentier. Mais ce n'est pas votre
+faute. Elle s'en va. Tirez!
+
+A travers les brins de jonc, Claude passa le canon de son arme. Une
+détonation formidable retentit sur le lac.
+
+--Touchée! Je l'ai! je l'ai! cria le jeune homme en se levant tout
+debout.
+
+Mais Malestroit s'était levé aussi. Il était extrêmement lourd. Sous
+ce double ébranlement et sous le poids du charpentier, le fond de la
+hutte avait cédé, et, passant au travers, les deux chasseurs, avant de
+s'être rendu compte de rien, se trouvèrent dans l'eau jusqu'à la
+ceinture, accrochés au tronc du saule.
+
+--A nous, Colibry! cria la grosse voix de Malestroit.
+
+Quand ils eurent entendu le bonhomme répondre de loin, et que, tâtant
+le sol du pied, ils se furent assurés qu'ils ne couraient aucun
+danger, Claude et Malestroit se prirent à rire de l'accident. Ce fut
+même pour Claude, malgré le froid qui le pénétrait, un moment
+agréable. Il regarda le charpentier, couvert des débris de la hutte,
+les cheveux mêlés d'herbes et de roseaux, comme un dieu marin, qui
+soutenait d'une main l'édifice effondré, la surface des eaux, qui lui
+parut d'argent, des plaques de soleil luisant çà et là sur des
+presqu'îles vertes, une côte à droite, à demi dégagée des brumes, et
+Colibry, qui semblait un géant, sur l'arrière du bateau qu'il poussait
+à la perche de toute la vigueur de ses bras. Il eut, par-dessus tout,
+un sentiment de victoire, une émotion de chasseur heureux. Et quand
+Colibry, accostant au plus près, lui tendit la main pour le retirer:
+
+--Elle y est! cria-t-il.
+
+--Vous y êtes encore plus sûrement, répondit le vannier.
+
+--Eh! qu'importe, père Colibry? reprit le jeune homme, en passant la
+jambe par-dessus le bordage. Qu'importe un demi-bain froid, si nous
+avons la sarcelle? Allons, Malestroit, à votre tour! Donnez-moi la
+main. Bon! Un effort! Vous y voilà!
+
+Soulevé par le poignet de Claude et celui de Colibry, le charpentier
+monta, lui aussi, dans le bateau. A peine y était-il entré, son large
+pantalon ruisselant comme une source, que Claude s'écria:
+
+--Au large, maintenant!
+
+--A terre! vous voulez dire, répartit Malestroit, qui se baissait déjà
+pour saisir la perche.
+
+--Non pas! à retrouver la sarcelle!
+
+--Pour une méchante bête risquer la mort! Je ne suis pas douillet,
+mais vrai...
+
+--Je double ce que j'ai promis, dit Claude: en avant!
+
+Vaincu par l'argument, le charpentier, tandis que son camarade
+attrapait au passage quelques canes d'appel par la patte ou par le
+cou, poussa la barque vers un buisson, tout au bout du pré, où le
+courant portait. La sarcelle était là, flottant, la tête renversée et
+posée entre les ailes, comme si, pour dormir, elle l'eût voulu cacher
+dans ses plumes. Claude la prit avec précaution, examina la nuque
+marquée d'une aigrette sombre, le pinceau de duvet blanc formant
+sourcils au-dessus des yeux, le manteau dont le reflet azuré n'était
+pas douteux, tira les cuisses, pour s'assurer qu'elles n'étaient pas
+rompues, et, la posant sur ses genoux, comme il eût fait d'un coffret
+de perles, d'un chien favori, d'un enfant sauvé:
+
+--Bleue! dit-il se parlant à lui-même, bleue et pas gâtée!
+
+Les deux hommes levèrent les épaules, Malestroit ouvertement, Colibry
+simulant un effort vigoureux pour ramener en arrière le bateau enlizé.
+Puis, laissant Claude à l'avant, muet dans la contemplation de
+l'oiseau bleu, ils lui tournèrent le dos, s'assirent côte à côte, et,
+dans le vent qui cinglait, ramèrent de toutes leurs forces vers la
+terre. Mais la rive était loin. Il fallut près d'un quart d'heure pour
+l'atteindre. Quand ils arrivèrent, Claude était pâle de froid, ses
+dents claquaient, la glace avait raidi sur lui les plis de ses
+vêtements, et Malestroit, la figure congestionnée, semblait avoir du
+mal à se lever.
+
+--Trois kilomètres avant de trouver du feu! grommela celui-ci.
+
+Il débarqua le premier, regarda derrière lui le jeune homme qui
+tremblait, portant la sarcelle pressée contre sa poitrine, et ajouta,
+car il avait la rudesse tendre du peuple:
+
+--Si encore il n'y avait que moi! Mais ce pauvre monsieur, qui n'a pas
+l'habitude de la misère! Voyons, monsieur Claude, essayons de nous
+réchauffer en marchant! Colibry va retourner aux canes. Donnez-moi le
+bras.
+
+Claude étourdi, et comme enivré par le froid, passa le bras sous celui
+du charpentier, qui secouait la tête, d'un air de doute.
+
+--Trois kilomètres! reprenait-il.
+
+A ce moment, une voix sortie du brouillard, en face, leur parvint,
+toute diminuée par la distance.
+
+--Ohé! par ici! par ici!
+
+Tous trois levèrent la tête. A mi-coteau, dans un clos de vigne que
+ceignait de brun une haie d'épines, une forme humaine se démenait. Un
+peu au delà, une maison carrée aux contrevents ouverts. C'était M.
+Lofficial; c'étaient les Luisettes qu'ils croyaient désertes, et qui
+s'offraient à eux.
+
+Ranimé par l'idée de ce secours inattendu, Claude monta plus
+rapidement la pente. Malestroit le soutenait, sans en avoir l'air, et
+grognait des mots de réconfort:
+
+--Nous y voilà, nous y voilà... encore cent pas... plus que trente...
+Bonjour, monsieur Lofficial!
+
+--Bonjour, mes enfants! dit le bonhomme, en poussant le clan de sa
+vigne. Eh! eh! ai-je bien fait de venir? Comme vous êtes trempés! Six
+degrés au-dessous de zéro!
+
+Et, remarquant la mine souffrante et la pâleur de Claude:
+
+--Mon pauvre garçon, reprit-il, vous avez l'air d'un noyé! Mais j'ai
+de quoi vous ranimer là-haut. Et de quoi vous changer. Hâtons-nous
+seulement.
+
+En deux minutes, ils furent dans la cuisine où flambait un feu de
+sarments. M. Lofficial assit Claude sur une chaise basse, entre les
+chenets, à la distance précisément d'une broche de rôtissoire. Puis,
+courant d'une chambre à l'autre, ouvrant placards, tiroirs, cachettes,
+il parvint à découvrir, dans cette maison de célibataire, à peu près
+inhabitée, mais montée avec une prévoyance de père de famille, une
+foule de choses qu'on ne s'attendait pas à y rencontrer: deux paires
+de feutres et deux paires de sabots neufs pour Claude et Malestroit,
+de l'eau-de-vie blonde à force d'être vieille, une bouilloire dont le
+réchaud n'était pas vide, et une boîte de thé qui laissa s'échapper
+l'arome de mille fleurs.
+
+Toujours trottant, M. Lofficial continuait son monologue, et sa voix
+arrivait, tantôt par une porte et tantôt par une autre, tandis qu'un
+nuage de vapeur d'eau enveloppait Claude et Malestroit.
+
+--J'avais des pressentiments, disait-il, et j'ai voulu venir dès hier
+soir... malgré Gothon... Et c'est vraiment heureux... Toute la
+matinée, j'ai essayé de vous apercevoir avec mes jumelles... Mais,
+bast! un brouillard du diable... Et puis, tout à coup, sur la berge...
+Ah! quand je vous ai vus, j'ai bien deviné l'accident... j'ai mis une
+allumette sous le fagot... N'es-tu pas trop lourd, aussi, Malestroit,
+pour chasser à la hutte!
+
+Il parlait d'un air réjoui, faisant sonner parfois ses lèvres l'une
+contre l'autre, avec des impatiences de gros écureuil rebondi, quand
+il ne trouvait pas, à l'instant même, ce qu'il cherchait.
+
+Lorsqu'il se fut enfin arrêté, debout, appuyé sur l'auvent de la
+cheminée, Claude, qu'il observait, Claude restauré et réchauffé, lui
+prit la main.
+
+--Vous savez que je l'ai tuée! dit-il.
+
+--Parbleu, mon ami, vous l'avez bien gagnée!
+
+--Je recommencerais vingt plongeons comme celui-là, répondit le jeune
+homme avec conviction, pour voir seulement l'accueil qu'ils me feront
+là-bas!
+
+«Ils», c'était la seule Thérèse. Pour remercier son vieux voisin,
+Claude n'avait rencontré que cette naïveté: parler d'elle. Il ne
+savait rien de meilleur. Si elle daignait se montrer satisfaite, tout
+le monde ne serait-il pas payé? Pour Thérèse souriante, est-ce qu'on
+n'irait pas chercher la sarcelle au bout du monde? Est-ce que M.
+Lofficial ne passerait pas, sans se plaindre, vingt nuits de novembre
+aux Luisettes?
+
+Quelque chose répondit oui, au fond du cœur de M. Lofficial. Devant
+ce mot d'amour jeune, le bonhomme se sentit ému, disposé à des
+complaisances paternelles. Il passa la main, deux ou trois fois,
+délicatement, sur les cheveux bruns de son protégé, comme s'il eût
+caressé son propre fils.
+
+--Je veux le voir aussi, dit-il, et je vous conduirai aux Pépinières.
+
+Une demi-heure plus tard, comme Colibry rentrait, les chaussures étant
+sèches, les vêtements brossés, toute trace de l'accident disparue,
+Claude s'entendit appeler par M. Lofficial, qui était allé présider
+lui-même à l'enrènement du cheval, un bien vieux cheval, pourtant, et
+facile. Il sortit, et jeta un coup d'œil du côté de la vallée: à la
+place du lac immense sur lequel il avait cru naviguer le matin, il
+n'aperçut, sous le clair soleil, qu'un marais de taille médiocre,
+découpé en petits carrés par les saules, rayé, çà et là, par les
+bandes vertes des talus, et où pas un vol d'oiseaux, pas un cri, ne
+révélait plus la présence du gibier.
+
+--Montez dans la calèche, dit M. Lofficial en s'avançant, vous n'aurez
+pas froid là-dedans!
+
+Un carrossier aurait protesté contre cette dénomination donnée au plus
+singulier véhicule: une caisse écourtée, divisée, aux deux tiers
+environ, par une cloison de glaces, et dont la capote, prolongée en
+abat-jour, abritait abondamment Colibry et Malestroit, déjà montés sur
+le siège. Il y avait bien quarante ans que la calèche venait aux
+vendanges. Claude prit place à l'intérieur, avec M. Lofficial,
+s'enfonça dans la plume des coussins, sentit monter jusqu'à ses genoux
+la laine des peaux de mouton, haute et souple comme une flamme, qui
+tapissait le fond de la voiture; Malestroit se hissa près de Colibry,
+et les quatre voyageurs commencèrent à rouler vers la banlieue où
+Thérèse, sans se douter de la visite qui trottinait pour elle sur la
+route, jouissait probablement de l'embellie tardive du matin.
+
+Le voyage parut délicieux à Claude, parce que M. Lofficial, bon comme
+les anciens qui se rappellent avoir été jeunes, parla tout le temps de
+Thérèse.
+
+--C'est par elle, disait-il, que j'ai gagné, jadis, l'amitié de
+Maldonne et de M. de Kérédol, par un petit compliment que j'avais su
+faire d'elle, en la rencontrant. Vous le voyez, mon cher monsieur,
+elle m'a valu deux amis. J'espère bien qu'elle m'en vaudra un
+troisième d'ici peu. J'ai rarement vu une enfant si mignonne. Elle
+avait les doigts fins comme des pendants de corail. Et je les ai tenus
+dans mes mains, ces petits doigts. J'ai eu ses bonnes grâces avant
+vous. Eh! eh! Elle portait une robe blanche, elle était marraine, et
+moi j'étais parrain. Nous conduisions au baptême le fils de
+Malestroit. Il y a de quoi être jaloux, monsieur Claude!
+
+Il contait posément, avec une certaine saveur rustique et enjouée, des
+traits qui eussent été sans intérêt pour tous autres qu'un vieillard
+qui se souvenait et un jeune homme qui aimait. De temps en temps,
+Claude se détournait à demi, pour voir si le cornet de papier, où il
+avait roulé le produit de sa chasse, se tenait toujours bien droit,
+dans la poche au fond de la capote. Une émotion grandissante
+l'envahissait, à mesure que la distance diminuait jusqu'au logis des
+Maldonne. Quand la voiture s'arrêta, devant le portail orné de clous,
+il était pâle comme en sortant de l'eau, le matin.
+
+--Mon lieutenant, dit M. Lofficial, c'est le moment de vous montrer
+brave!
+
+Il tira la sonnette.
+
+--Monsieur travaille dans la serre, répondit la fille de charge.
+
+En effet, près du réduit qui lui servait de laboratoire, sous la voûte
+de verre peint qui l'enveloppait d'une chaleur douce, M. Maldonne
+triait des oignons de tulipes. Il vit venir les visiteurs à travers
+une vitre claire, sourit sans se déranger, et, les laissant arriver
+jusqu'à lui:
+
+--Eh bien! fit-il en se détournant et en tendant les deux mains, vous
+me surprenez comptant mes trésors.
+
+--Et nous vous en apportons un autre! répondit M. Lofficial.
+
+--Une tulipe?
+
+--Non, un oiseau rare.
+
+M. Maldonne hocha la tête, d'un air d'incrédulité, en regardant le
+cornet de papier que Claude portait sous le bras, et saisit un bulbe
+transparent, côtelé, barbelé de racines.
+
+--Sans l'avoir vu, dit-il, je ne l'échangerais pas contre une seule de
+ces _proserpines roses_.
+
+--Vous auriez peut-être tort, dit Claude, qui lui tendit le paquet.
+
+Le naturaliste tira la sarcelle bleue par les pattes. A peine l'eut-il
+aperçue que, le visage altéré par l'émotion, sans un mot, il
+bouscula ses deux hôtes, pour sortir plus vite et porter la bête au
+grand jour.
+
+Dehors, il s'appuya aux tapis de paille qui pendaient du haut de la
+serre, tourna et retourna la sarcelle, fit jouer les reflets du
+plumage.
+
+--Ce n'est pas possible! murmurait-il, non, ce n'est pas elle!...
+
+Enfin il leva les yeux sur Claude, qui l'avait suivi. Sa physionomie
+exprimait, avec beaucoup de surprise, un peu d'inquiétude, de
+jalousie. Il était sérieux, presque froissé, comme un homme qu'on veut
+duper.
+
+--D'où l'avez-vous fait venir? demanda-t-il.
+
+--Mais, je l'ai tuée, monsieur! dit Claude.
+
+--Allons donc!
+
+--Moi-même, ce matin!
+
+--Pas dans le département?
+
+--A deux lieues d'ici.
+
+M. Maldonne fronça le sourcil.
+
+--Vous saurez, monsieur, dit-il avec dignité, que cette variété
+n'habite pas dans le département. Elle y passe, et si rarement que
+des hommes comme moi n'ont jamais eu le bonheur...
+
+--C'est cependant vrai, mon bon ami, interrompit M. Lofficial, qui
+sortait de la serre, en voyant les affaires de Claude se gâter, et
+arrivait en se dandinant. Rien n'est plus vrai. Monsieur, qui est bien
+moins savant que toi, a été plus heureux, voilà tout.
+
+Et il se mit à raconter la chasse du matin, comment il l'avait
+conseillée, préparée, comment il savait aussi, depuis des années,
+qu'un couple de ces oiseaux habitait les marais des Luisettes. Il
+apportait à la justification de son client l'énergie de la conviction,
+levait les bras, mimait les scènes qu'il contait.
+
+Pendant ce temps, M. Maldonne passait d'émotion en émotion. Le
+scepticisme un peu hautain du début faisait place à un éclair
+d'admiration joyeuse, et celle-ci, à son tour, s'effaçait devant le
+sentiment pénible du collectionneur qui voit une pièce introuvable
+lui échapper. Il maniait la sarcelle, la caressait du doigt, lui
+ouvrait l'œil, redressait une plume endommagée. Enfin, il la tendit à
+Claude avec une lenteur qui révélait toute la cruauté de la lutte.
+
+--Reprenez-la, monsieur, dit-il. Je vous remercie de me l'avoir
+montrée.
+
+Il poussa un soupir, et ajouta:
+
+--Surtout, gardez-la bien: c'est un commencement précieux pour votre
+collection, puisque, je dois vous l'avouer, c'eût été le couronnement
+de la mienne!
+
+--Mais, elle est à vous! s'écria Claude.
+
+--A moi? dit M. Maldonne, rougissant sous le coup de cette brusque
+fortune qui lui venait. Vous ne vous doutez pas de la rareté, jeune
+homme... vous ne savez pas ce que vous faites?
+
+--Oh! si, monsieur, je sais très bien répondit Claude, riant malgré
+lui.
+
+--Vraiment, elle est...
+
+--Elle est à vous, oui, monsieur!
+
+Alors, sans prendre le temps de remercier, dans l'exubérance de sa
+joie, M. Maldonne courut vers la maison, tenant la sarcelle élevée au
+bout de son bras droit et criant:
+
+--Robert! Geneviève! Thérèse! venez voir!
+
+Il se précipita dans le salon, arrangea sur la table du milieu
+l'oiseau qui ressemblait, sous le jour glissant, à un émail azur et
+or, et, comme Robert arrivait par la porte opposée:
+
+--Regarde! dit-il.
+
+Robert s'approcha, considéra l'oiseau, puis Maldonne.
+
+--Ah çà! dit-il, d'où vient-elle, celle-là? qui te l'envoie?
+
+--Monsieur que voici! répondit le naturaliste avec orgueil, en
+désignant Claude qui entrait. Il est assez bon, assez généreux pour me
+l'offrir.
+
+Robert, en apercevant Claude, changea de visage, et sourit
+ironiquement, de manière à bien faire comprendre qu'il n'était pas
+dupe de cette générosité. Il rendit à peine le salut que lui adressait
+le jeune homme, et, devant madame Maldonne et Geneviève qui
+accouraient, étonnées, ne sachant rien:
+
+--Es-tu bien sûr qu'elle soit authentique? demanda-t-il d'un ton
+méprisant.
+
+--Tu n'as qu'à examiner, répondit le naturaliste. Elle a toutes les
+signatures... Oui, Geneviève, oui, Thérèse, continua-t-il, notre jeune
+ami nous apporte un trésor, celui que j'ai cherché vingt ans: la
+sarcelle bleue!
+
+--Ah! monsieur! dit madame Maldonne en tendant la main à
+Claude,--comme si vraiment le cadeau lui eût fait un plaisir
+extrême,--est-ce aimable à vous!
+
+--Et notez qu'il l'a tuée, lui, en personne, à deux lieues d'ici, chez
+ce cachottier de Lofficial.
+
+Il continua, reprenant pour son compte le récit qu'on venait de lui
+faire à lui-même, et conta l'aventure avec autant d'animation que s'il
+y avait assisté. Sa femme, en le voyant si joyeux, s'épanouissait
+discrètement. Elle avait l'air heureux des mères qui regardent
+s'ébattre un enfant. Parfois son regard se posait sur Claude resté
+près de l'entrée du salon, et s'aiguisait alors d'une pensée
+différente, un peu malicieuse, qui la rajeunissait. Thérèse, demeurée
+derrière sa mère, à l'autre extrémité de l'appartement, était devenue
+tout de suite sérieuse et comme intimidée. Son instinct de jeune fille
+l'avertissait qu'il s'agissait d'elle et d'elle seule, bien que son
+nom ne fût pas prononcé et que personne ne voulût paraître occupé
+d'elle. Elle entendait l'obscure destinée lui parler dans la confusion
+des voix, elle la lisait dans la physionomie de ceux qui
+l'entouraient, elle savait, elle était sûre,--et son cœur en était
+troublé,--que, de cette conversation légère, quelque chose de grave
+allait sortir, qui déciderait de sa vie. Les mots ne lui arrivaient
+qu'au travers de ce rêve. Ses yeux erraient, sans se fixer, sur ses
+parents, Robert, Lofficial, et n'osaient rencontrer ceux de Claude.
+
+--Vous oubliez, dit M. Lofficial interrompant son ami, que M. Claude,
+pour vous faire cette surprise, a failli se noyer. Il ne s'en
+vanterait pas, et je le dénonce. La hutte a défoncé sous le poids des
+chasseurs. Il est tombé dans l'eau glacée du marais et m'est arrivé à
+moitié défailli.
+
+--Bah! dit Claude prenant de la hardiesse et regardant Thérèse, ce
+sera un bon souvenir de plus.
+
+--Bien dit! repartit M. Maldonne.
+
+--Pour un oiseau! fit M. Lofficial d'un ton vainqueur, pour un oiseau
+risquer sa vie, faut-il aimer la chasse!
+
+Madame Maldonne baissait les yeux, avec un sourire indulgent.
+
+Thérèse leva les siens. Elle osa, un peu rouge, un peu confuse, dans
+le demi-jour là-bas, regarder Claude, et son regard disait: «Je sais
+pourquoi vous avez commis cette imprudence, et j'en ai le cœur
+touché, monsieur Claude.»
+
+Une émotion les gagnait tous. On la sentait grandir entre eux.
+
+Tout à coup Robert, qui, depuis le début, maniait la sarcelle avec une
+curiosité fiévreuse, éclata de rire, d'un rire de colère et de
+triomphe.
+
+--Pas possible de l'empailler, cria-t-il: elle a la panse crevée!
+
+Et, prenant la jolie bête entre ses doigts, il la jeta contre le mur,
+d'où elle retomba sur le parquet.
+
+--Pas possible de l'empailler! répéta-t-il.
+
+Quatre exclamations répondirent à cet acte brutal:
+
+--Robert, que fais-tu? Monsieur! Oh! mon parrain! Quel dommage!
+
+En même temps, M. Maldonne se précipita pour ramasser l'oiseau. Robert
+s'était retourné en face de Claude, et se tenait très droit, une main
+appuyée à la table, l'autre passée entre les boutons de sa redingote,
+pâle, méprisant et correct.
+
+Claude fit un mouvement pour s'avancer sur lui. M. Lofficial le retint
+par le bras, et, se penchant:
+
+--Ne bougez pas, surtout, monsieur Claude, laissez-moi faire.
+
+--Monsieur de Kérédol, continua-t-il tout haut, d'une voix sonnante
+qui attira sur lui le regard de Robert et des deux femmes, ce que vous
+venez de faire là est très mal.
+
+--Vous dites?
+
+--Je dis: «très mal et indigne de vous!»
+
+M. Lofficial s'était avancé. Ses petits yeux flambaient d'une colère
+d'honnête homme, et commentaient sa pensée. Robert y lut sans doute un
+mot qui le troubla. Très froid, sans cesser de sourire du même air
+provocant et hautain, il leva les épaules, ne répondit rien, passa
+devant madame Maldonne, et prit la porte qui conduisait aux
+appartements.
+
+M. Maldonne se relevait, après avoir ramassé l'informe paquet de
+plumes, tout à l'heure si luisantes et si bien rangées.
+
+Il le laissa retomber.
+
+--Il n'est que trop vrai, dit-il, d'un air désolé, l'oiseau est perdu,
+tout déchiré!
+
+Il ne s'était point aperçu du départ de Robert, et chercha un instant,
+en regardant tout autour les témoins muets de cette scène. Des larmes
+mouillaient le bord de sa paupière, larmes de dépit et d'humiliation.
+
+--Je ne l'ai jamais vu ainsi, reprit-il, ni vous non plus, n'est-ce
+pas, Lofficial, n'est-ce pas, Geneviève?
+
+Personne ne répondit. Ils étaient tous affligés et gênés de cette
+sortie étrange de M. de Kérédol.
+
+M. Maldonne, par une inspiration délicate, remarquant la physionomie
+contrainte et offensée de Claude, s'avança vers le jeune homme, lui
+prit la main, et, tâchant de surmonter l'impression pénible qu'il
+éprouvait lui-même:
+
+--Vous, monsieur Claude, dit-il, venez au jardin. Je ne veux pas
+que vous me quittiez sur cette offense. Je vous suis aussi
+reconnaissant...
+
+--Non, adieu, monsieur! La surprise que je voulais vous faire a
+tristement tourné. Adieu!
+
+Il essaya de dégager sa main, que M. Maldonne retenait dans les
+siennes. Madame Maldonne intervint, et, avec une autorité, un charme
+de voix et de physionomie qui faisaient d'elle comme un arbitre
+souverain:
+
+--Je vous en prie! dit-elle.
+
+Claude s'inclina. Alors elle se tourna du côté de M. Lofficial, et lui
+dit à demi-voix:
+
+--Restez, vous, j'ai à vous parler.
+
+M. Maldonne et Claude se dirigèrent vers la porte. Thérèse hésitait.
+Elle allait sans doute remonter dans sa chambre. Sa mère l'arrêta du
+regard, et dit:
+
+--Non, ma mignonne, va aussi, cela vaut mieux.
+
+Thérèse sortit donc, et retrouva dehors, sur le sable, son père et
+Claude qui causaient.
+
+--La sotte affaire! disait M. Maldonne. Je vous dois de vraies excuses
+de la conduite de Robert.
+
+--Vous les faites si bien, répondit Claude en apercevant Thérèse, que
+j'oublierai tout à cause de vous. Ce n'était pas, d'ailleurs, à M. de
+Kérédol que j'entendais plaire, et l'attitude qu'il a prise importe
+peu, vraiment.
+
+--Incompréhensible! reprit le naturaliste, arrêté au bord d'une allée
+qui longeait les murs du domaine.
+
+Il releva la tête, croisa ses mains derrière sa grosse jaquette
+pointillée.
+
+--C'est à se demander, ajouta-t-il avec humeur, si ce n'est pas lui
+qui a gâté la sarcelle!
+
+--Oh! père! dit doucement Thérèse, en se mettant à sa gauche.
+
+--Oui, ma petite, et je sais ce que je dis. Il est très capable
+d'avoir fait cela par orgueil!
+
+--Je vous assure...
+
+--Par vanité insensée d'amateur. Ah! je l'ai vu d'autres fois, va,
+quand un marchand ou un ami nous offrait une pièce rare qui nous
+manquait, je l'ai vu répondre brutalement: «Remportez-la! Nous la
+tuerons!» Il est intraitable, par moments, d'une intolérance là-dessus
+que je n'ai jamais eue au même degré!... Je suppose au moins que c'est
+cela? Que veux-tu que ce soit autre chose?
+
+Il s'engagea dans l'allée, marchant à petits pas, entre Claude et
+Thérèse, la tête de nouveau baissée, visiblement préoccupé de
+l'incident qui troublait la vie des Pépinières.
+
+La jeune fille eut un sourire très doux. Elle leva les yeux droit
+devant elle, vers la voûte fuyante des hêtres, qui gardaient encore
+quelques feuilles jaunes, tourmentées par le vent. Mais ce regard
+n'était pas de ceux que nous donnons aux choses. Il allait à
+quelqu'un. Il était lumineux, plein de compassion et de tendresse. Et,
+au lieu de répondre directement, voyant son père irrité:
+
+--Vous ne pouvez vous figurer, monsieur, dit-elle à Claude, combien il
+a été excellent pour moi.
+
+--Il s'agit bien du passé! grommela le bonhomme.
+
+--Je ne puis pas l'oublier, reprit Thérèse sans s'émouvoir.
+
+Et elle se mit à rappeler le dévouement, les attentions innombrables
+qu'il avait eus pour elle, autrefois. Elle lui prêtait ingénûment des
+talents qu'il n'avait pas. Elle exagérait à plaisir son mérite,
+cherchait obtenir, par cette voie indirecte, le pardon du présent,
+dont elle ne parlait pas. Insensiblement, avec des mots heureux, des
+histoires qu'elle disait avec une nuance de pitié ou d'enfantillage,
+elle couvrait de souvenirs, et cachait derrière eux la faute de son
+ami. Quand son père se récriait, elle s'adressait à Claude, qui ne
+protestait jamais. Bien au contraire, il écoutait, ravi, touché de
+cette bonté adroite de la jeune fille. M. Maldonne s'apaisait aussi
+par degrés. Ils n'avaient pas fait ensemble le tour du grand domaine,
+qu'ils avaient à peu près oublié, M. Maldonne et Claude au moins, la
+raison première de cette promenade à trois. Et Thérèse, sentant vivre
+à ses côtés deux âmes toutes pleines d'elle, laissait la sienne
+s'ouvrir: jeunesse, fraîcheur, indulgence, confiance dans la bonté des
+autres et dans la vie, elle se donnait tout entière, sans l'ombre de
+coquetterie, presque à son insu, parce que l'heure était venue, parce
+_qu'il_ était là. Le tour du jardin achevé, ils prirent une seconde
+fois la longue allée tournante. Quelque chose d'intime et d'heureux
+les retenait ensemble, sans qu'ils y songeassent même. Les mots se
+faisaient plus rares entre eux, et cependant l'intérêt, l'attrait de
+cette causerie plus lente semblaient grandir encore, parce que le
+rêve, à présent, un rêve différent pour chacun, emplissait les
+silences. La matinée s'était faite plus douce. Un soleil d'hiver, pâle
+et sans chaleur, donnait l'illusion de la vie aux derniers rameaux
+vêtus de feuilles, aux dernières roses impuissantes à s'ouvrir, qui
+pendaient sur l'allée.
+
+Bientôt, M. Maldonne fut distrait par la vue d'un massif d'alkékenges,
+dont on n'avait pas récolté les fruits. Ils pendaient, comme des
+oranges minuscules, luisant à travers l'enveloppe flétrie, usée,
+découpée à jour, qui leur vaut, parmi le peuple, le joli nom d'«amour
+en cage». M. Maldonne les aimait beaucoup.
+
+--Des coquerets, dit-il, et on ne les a pas cueillis!
+
+Il se pencha aussitôt, et se laissa distancer. Les deux jeunes gens
+continuèrent seuls. Et Claude vit que les souvenirs de Thérèse
+n'iraient pas loin désormais. Elle dit encore deux ou trois phrases,
+distraites, sans accent, destinées peut-être à la tromper elle-même
+sur cette situation nouvelle: être seule avec lui. Puis elle se tut.
+Elle regardait en avant, loin, comme le jour où, dans le bois de
+Laurette, elle avait eu de si étranges idées. Un oiseau menu, les
+plumes relevées en collerette, vint se poser devant elle, sur l'allée,
+jeta une petite note triste, et disparut. Thérèse le reconnut,
+tressaillit, et tourna la tête vers la maison là-bas, vers une fenêtre
+qui était close, au premier.
+
+--C'est le rouge-gorge de mon oncle, dit-elle.
+
+Et elle se mit à marcher de son pas souple, la joue un peu pâle, les
+yeux graves et profonds dans le vague.
+
+Thérèse avait achevé sa partie dans le duo d'amour, qu'elle avait
+commencé et qu'elle interrompait sous la même impulsion mystérieuse.
+C'était à Claude de parler maintenant. Oh! ce fut bien simple. Ils
+étaient parvenus à l'un des angles du jardin. L'allée se coudait
+autour d'une touffe de bambous. Quand il fut à l'abri de la haute
+gerbe, à demi dégarnie par le froid, Claude s'arrêta, et dit:
+
+--Vous êtes infiniment bonne.
+
+--Croyez vous? répondit-elle en tournant vers lui son regard très
+sérieux et très doux.
+
+--Oui: tout le temps que vous parliez, j'enviais celui que vous
+défendiez.
+
+La lueur d'un sourire léger éclaira le visage de Thérèse.
+
+--C'est vrai, dit-elle, ceux que j'aime, je les aime bien.
+
+Sa main pendait le long de sa jupe,
+
+Claude la prit. La petite main ne se retira pas. Mais elle tremblait.
+Thérèse se sentit attirée vers lui, et elle s'abandonna un peu, et
+elle entendit une voix qui disait tout près d'elle, si près que le
+souffle des mots passait comme une caresse dans ses cheveux:
+
+--Eh bien! moi, je vous aime!... Voulez-vous m'aimer aussi?
+
+Elle le regarda. Elle lut, sur le visage de Claude, l'ardent et fort
+amour qu'elle avait souhaité.
+
+--Oui, dit-elle faiblement, je veux bien!
+
+Et ainsi ils engagèrent leurs âmes.
+
+Derrière eux, des pas se rapprochèrent. C'était M. Maldonne qui les
+rejoignait.
+
+Alors ils se séparèrent un peu l'un de l'autre, et se remirent à
+marcher, côte à côte, sans rien se dire...
+
+Thérèse ne se trompait pas. Robert la voyait. Il était là, derrière la
+fenêtre aux rideaux baissés, en proie à des sentiments de révolte, de
+colère contre lui-même et contre la vie, que la solitude excitait
+encore. Depuis qu'il était sorti du salon, il arpentait sa chambre à
+grands pas, s'arrêtant et se courbant parfois devant les vitres pour
+suivre, à travers les fleurs de mousseline du rideau, la promenade de
+Thérèse et de Claude, qui lui semblait d'une longueur indéfinie. Il
+devinait les mots échangés, il éprouvait le supplice des sourires qui
+vont à d'autres. Et de son cœur, gros d'amertume, des plaintes
+s'échappaient, les unes proférées à haute voix, les autres murmurées
+ou inintelligibles:
+
+«Comment me traite-t-on ici? Comme un étranger, comme ceux dont on se
+défie! M'a-t-on fait l'honneur de me consulter, de m'apprendre ce qui
+se tramait ici? Car, c'est un coup monté, une trahison d'amitié
+manifeste. Guillaume l'a introduit ici, ce jeune homme, avec la
+légèreté qu'il met en toutes choses; il l'a défendu contre moi; il m'a
+donné tort, par deux fois, à moi qui voulais protéger la maison,
+notre bonheur à tous, contre un entraînement insensé. Lofficial est
+complice, et Geneviève elle-même. Oui, ma propre sœur! Ils se sont
+ligués pour me tenir à l'écart. Voilà ce que m'a valu l'absurde,
+l'inepte dévouement que je leur ai montré! A quoi bon se gêner, avec
+ceux qui aiment trop? On est bien sûr qu'ils ne quitteront pas la
+maison. On leur dira plus tard, quand ils ne pourront plus s'opposer à
+rien... O pauvre existence que la mienne! Je n'ai fait que ramasser
+les miettes de toutes les tendresses que j'ai approchées. Et à présent
+même on me les refuse... J'avais cru avoir gagné au moins le cœur de
+l'enfant, sa pitié... C'était si doux, autour de moi, cette petite que
+j'avais formée, cette jeunesse. Et cela m'appelait de noms si tendres
+que je me croyais aimé. Eh bien! regarde, regarde-la, ta Thérèse...
+Es-tu oublié?... O Thérèse, comme je te voudrais encore telle qu'il y
+a trois mois, quand aucune autre pensée que la mienne, celle de ton
+père et de ta mère n'occupait ton esprit... Ou bien plus petite, oui,
+à l'âge de ta première communion, lorsque la jeune fille n'avait point
+paru, et qu'il n'y avait ici qu'une enfant dont nous partagions
+fraternellement la chère présence... Tiens, je te voudrais encore plus
+petite pour t'avoir plus longtemps, je te voudrais à peine parlante,
+avec tes robes longues comme le bras, et des yeux qui remerciaient si
+bien, quand tu trouvais mes bonbons et mes jouets dans tes souliers de
+Noël! A présent, voir cela!»
+
+Il s'était arrêté. Son regard fixait le fond du jardin, là-bas, où les
+deux jeunes gens, à demi cachés par la touffe de roseaux, se tenaient
+immobiles. Robert se retira brusquement de la fenêtre.
+
+--Je ne l'embrasserai plus jamais! dit-il tout haut. Elle est à un
+autre!
+
+Il s'était reculé jusqu'à la glace qui surmontait sa cheminée. Alors
+il aperçut son visage si défait, le désordre et la violence de ses
+idées si manifestement empreints sur ses traits, qu'il en fut saisi.
+Une lumière rapide se fit en lui. «Oh! dit-il en se prenant le front,
+est-ce que...?» Et cette question, qu'il n'osa achever, le rendit tout
+pâle.
+
+Quelqu'un frappait à la porte. Il n'entendit qu'à la seconde fois.
+
+--Entrez! dit-il en se détournant.
+
+C'était Geneviève Maldonne. Elle entra. Sa physionomie avait une
+dignité plus grave, une sorte d'assurance et de tristesse à la fois,
+qui ne lui étaient pas habituelles. Elle ressemblait, sa tête
+régulière un peu raidie par l'émotion et calme avec effort, à la
+statue de la pitié qui, pour une fois, serait chargée de faire
+justice.
+
+--Vous me surprenez bien accablé, dit Robert, qui essayait de se
+ressaisir et de faire bonne contenance devant elle. Venez, je vous
+prie... Tenez, voici le fauteuil... Désirez-vous...?
+
+Il la conduisait, ne sachant trop ce qu'il disait, près de la fenêtre.
+Elle fit signe qu'elle voulait demeurer debout. Elle était en pleine
+lumière. Il la regarda de nouveau. Et il comprit si bien, qu'il baissa
+les yeux, et s'assit à contre-jour, sur le bras du fauteuil.
+
+--J'ai à vous parler de choses sérieuses, Robert, dit madame Maldonne,
+d'une voix nette, à peine tremblante.
+
+Il affecta de le prendre légèrement.
+
+--Oui, dit-il, je m'y attendais. Vous venez me gronder de la scène que
+j'ai faite en bas. En votre qualité de maîtresse de maison
+impeccable...
+
+--Vous vous trompez, reprit-elle, du même air sûr d'elle-même et du
+devoir qui l'amenait. Il s'agit d'un sujet si délicat, qu'il faut
+toute la confiance que j'ai en votre honneur, Robert, pour oser
+l'aborder avec vous.
+
+Robert leva les yeux sur cette robe grise à plis droits, immobile à
+trois pas de lui, sans oser les lever plus haut.
+
+--Nous causons ici de femme noble à gentilhomme, et de frère à sœur,
+répondit-il, vous pouvez tout dire. De quoi s'agit-il?
+
+--De Thérèse.
+
+--En effet, fit-il en se détournant d'un mouvement de colère et
+désignant la fenêtre du doigt, je puis vous apprendre ce qu'elle
+devient. Regardez-la. Elle se promène seule avec M. Claude Revel, son
+fiancé, je suppose... ils sont touchants... Mais, regardez donc!
+
+Madame Maldonne ne bougea pas.
+
+--Je n'ai pas à épier ma fille, dit-elle, je suis sûre d'elle. Si elle
+a choisi ce jeune homme...
+
+--Pardon, si vous avez choisi pour elle...
+
+--Je dis que si elle a choisi ce jeune homme, je connais assez la
+droiture de Thérèse, pour savoir qu'il est digne d'elle.
+
+--Oui, oui, faites des phrases, vous ne me tromperez pas. Vous êtes
+tous d'accord! Thérèse est fiancée. Elle se marie, c'est convenu. Et
+moi, je ne dois pas m'en douter, n'est-ce pas? Je suis le gêneur,
+l'étranger qu'on écarte...
+
+--Robert! dit sévèrement madame Maldonne, vous savez qu'il n'y a pas
+un mot de vrai là-dedans! Que Thérèse se soit éprise de M. Claude
+Revel, c'est possible. Je n'ai rien fait pour cela, son père non plus.
+Et la question n'est pas là, entre nous.
+
+Devant l'obstination tranquille de Geneviève, l'emportement à demi
+simulé de M. de Kérédol tomba.
+
+--Soit! dit-il. Alors où est la question?
+
+--Mon pauvre ami, reprit la voix devenue compatissante de madame
+Maldonne, l'étroite intimité où vous avez vécu, de longues années,
+avec nous, avec Thérèse, n'était pas sans danger pour vous. Thérèse
+est très enfant, très affectueuse... trop peut-être, et je crois...
+
+Elle hésitait. Les mots tremblaient sur ses lèvres.
+
+--Vous croyez?...
+
+Le regard de Robert rencontra tout à coup celui de Geneviève.
+
+Elle baissa les yeux.
+
+--Je crois que vous l'aimez! dit-elle.
+
+Quand elle releva la tête, il était courbé vers le parquet, le front
+appuyé dans ses mains. Il se taisait.
+
+--J'aurais dû le voir plus tôt, reprit-elle. Cela eût mieux valu pour
+nous tous. Depuis le premier jour où M. Revel est entré dans la
+maison, vous avez beaucoup changé. Vous avez eu des tristesses et des
+découragements qui n'étaient pas dans votre caractère. Et même,
+longtemps avant cela, il y avait des signes... quelque chose de
+trop exclusif, de trop personnel dans votre dévouement... Oh!
+pardonnez-moi, Robert, si je suis obligée de vous parler de la
+sorte... Je sais que vous étiez de bonne foi, que c'est notre faute
+autant que la vôtre... J'en ai causé tout à l'heure avec Lofficial...
+Vous connaissez l'estime qu'il a pour vous... Et il a été de mon
+avis... Alors, mon pauvre ami, je suis montée, quoique cela me
+coûtât... Vous voyez bien, Robert, vous souffrez... vous êtes jaloux
+d'elle... avouez-le!
+
+Et lui si fier, qui se faisait un point d'honneur de se dominer, de
+rester maître de ses nerfs, il fondit en larmes.
+
+--C'est vrai, murmura-t-il sans se redresser, d'une voix que les
+sanglots coupaient... Je vous jure que je ne m'en doutais pas tout à
+l'heure... Je ne savais pas... Il me semblait l'aimer d'une autre
+sorte... Et cependant oui, Geneviève... vous avez raison... c'est
+trop.
+
+Il était si malheureux que madame Maldonne s'approcha, écarta les
+mains dont il se couvrait le visage.
+
+--Je ne vous accuse pas, dit-elle doucement, je vous plains. Vous
+n'avez été que faible... ç'a été une surprise de votre âme.
+Regardez-moi.
+
+Il se redressa, et, comme épuisé, appuya sa tête sur le dossier du
+fauteuil. Il ne feignait plus, il ne cherchait plus à échapper à
+l'aveu de sa faiblesse.
+
+--Oh! Geneviève, dit-il en tenant les mains de sa sœur étroitement
+serrées dans les siennes, et le regard fixé sur les lames fuyantes du
+parquet, je suis bien à plaindre, vous dites vrai. Tous les autres,
+vous, Guillaume, Thérèse, vous aviez de grandes affections qui
+veillaient sur vous, qui vous protégeaient contre la vie... mais moi!
+Ma mère était morte, et, depuis lors, tout seul, sans fiancée, sans
+femme...
+
+--Il y avait nous, Robert!
+
+--Oui, reprit-il amèrement, il y avait vous! Mais vous vous aimiez, et
+ce partage-là, voyez-vous, ne suffit pas à nourrir les autres âmes,
+comme la mienne, très tendres, exclusives, si vous voulez... Et,
+alors, cette enfant qui était libre, elle, et jeune, et souriante,
+j'ai cru pouvoir m'attacher à elle uniquement... beaucoup trop... sans
+le dire jamais... sans avoir d'autre idée que de ne pas la quitter...
+Et maintenant, c'est pourtant bien cela... il faut...
+
+Il se leva, reprit quelque chose de la tenue fière et correcte qu'il
+avait d'habitude.
+
+--Eh bien! dit-il avec décision, je partirai!
+
+A ce mot, qu'elle attendait pourtant, Madame Maldonne tressaillit, et
+se recula un peu.
+
+--Mon Dieu oui, répéta-t-il en observant qu'elle avait pâli, et comme
+s'il posait une question... Je partirai d'ici.
+
+Elle pâlissait, mais elle ne faiblissait pas.
+
+--Vous êtes juge, dit-elle.
+
+--Vous m'approuvez?
+
+Elle s'arrêta un instant, avant de prononcer ce qu'elle savait être
+l'arrêt de séparation définitive, et prononça avec effort:
+
+--Oui, Robert.
+
+La résolution qu'il venait de prendre grandissait Robert à ses propres
+yeux. Il devinait qu'il avait reconquis toute l'estime de Geneviève.
+
+--Je crois vraiment, dit-il, que je me suis assis devant vous!
+Excusez-moi.
+
+Il s'essuya les yeux, cilla les paupières, comme pour chasser un rêve
+pénible, et dit, plus posément:
+
+--Tout à fait entre nous deux, l'entretien que nous venons d'avoir?
+
+--Je vous le promets.
+
+--Rien à Guillaume?
+
+--Non.
+
+--J'inventerai quelque chose, n'est-ce pas? une affaire, une lettre
+reçue... Surtout... rien à Thérèse!
+
+--Non. Elle ne saura rien de vous, Robert, que ce qu'elle connaît de
+bien et de beau.
+
+Il réfléchit un peu, regarda autour de lui, comme pour chercher
+quelque chose, quelqu'un qui retardât le sacrifice, et, ne trouvant
+rien, il ouvrit les bras. Sa sœur s'y jeta. Il l'embrassa longuement,
+et, tandis qu'elle répétait, de sa douce voix maternelle: «Mon pauvre
+cher ami, mon pauvre enfant!» il fit un effort sur lui-même, et dit
+tout bas:
+
+--Demain!
+
+Madame Maldonne s'échappa, pour ne pas éclater en sanglots. Mais elle
+n'avait pas entendu la porte se refermer derrière elle, qu'elle
+perdait courage à son tour, et fondait en larmes.
+
+
+
+
+X
+
+
+Robert ne déjeuna, pas aux Pépinières. Peu d'instants après son
+entrevue avec sa sœur, il sortit, et gagna la ville. Il avait
+quelques notes à régler et plusieurs objets à acheter, dont une
+valise, meuble depuis longtemps inutile dans la vieille maison. Il
+avait surtout besoin de réfléchir, de reprendre possession de
+lui-même. Les affaires terminées, il entra chez une pauvre femme du
+faubourg, qu'il secourait, et, au lieu de l'aumône ordinaire, lui
+remit tout un mois de sa retraite d'officier. «Ce sera pour le temps
+que durera mon voyage, dit-il, car je pars.» La femme comprit qu'il ne
+reviendrait pas, et le suivit du regard, tant qu'il fut en vue de la
+maison, avec cet air de commisération et d'effroi qu'elles prennent
+devant un mystère de souffrance qui passe.
+
+L'après-midi était très avancée lorsque M. de Kérédol rentra aux
+Pépinières, fit avertir M. Maldonne, et s'enferma avec lui dans le
+laboratoire. Une heure plus tard, le dîner réunissait, comme
+d'habitude, les quatre hôtes du logis. Ils entrèrent dans la salle à
+manger, les deux hommes encore animés par la discussion à peine
+interrompue, Thérèse et madame Maldonne par l'autre porte,
+silencieuses, pâles et gênées. Thérèse avait appris la nouvelle, d'un
+mot de sa mère, il y avait peu de temps, et ses yeux, rougis par les
+larmes, disaient assez son chagrin. Robert partait!
+
+Pour expliquer ce coup de théâtre, M. de Kérédol avait inventé un
+prétexte quelconque, le plus invraisemblable peut-être qu'il eût pu
+trouver: un héritage à recueillir, une parente lointaine, qui l'avait
+institué légataire. Le temps et la présence d'esprit lui manquaient,
+pour donner une apparence ingénieuse à cette fable. Il ne l'avait
+guère défendue qu'en la répétant. M. Maldonne, après avoir d'abord
+refusé de croire à la possibilité d'un départ, puis à la réalité du
+motif, ne doutait plus de son malheur à présent, et n'avait guère le
+cœur à discuter le reste. Il apercevait les Pépinières désertées,
+l'intimité brisée, tant de projets abandonnés. Oh! dans cette surprise
+du chagrin, comme sa vieille amitié avait bien sonné sous le coup!
+Comme Robert avait reconnu l'accent vrai, la tendresse naïve et
+dévouée qui l'avaient conquis, bien des années auparavant, pendant ses
+campagnes d'Afrique! S'il s'était injustement exprimé, sur le compte
+de cette loyale nature, maintenant, il reconnaissait son erreur. Il
+réapprenait, dans l'épreuve mutuelle de l'adieu, ce que valait son
+ami.
+
+Autour de la table, les quatre convives se taisaient. A peine des mots
+échangés avec cérémonie, comme entre étrangers. Aucun n'osait ouvrir
+son âme. Ils veillaient même sur leurs yeux, pour que toute leur
+douleur n'y fût pas.
+
+M. de Kérédol, par excès de précaution, par un enfantillage d'esprit
+qui avait son côté touchant, avait ouvert près de lui un carnet. De
+temps en temps, il y inscrivait un chiffre, puis il semblait réfléchir
+et se plonger dans des calculs difficiles.
+
+--Qu'est-ce que tu comptes ainsi? demanda M. Maldonne.
+
+--Oh! rien, répondit négligemment Robert, en fermant le carnet. Ce
+sont des chiffres en l'air, des hypothèses.
+
+--Et elle vivait à Clamart, cette dame?
+
+--Oui, à Clamart.
+
+--Alors, c'est là que tu habiteras?
+
+--Probablement... je ne puis pas savoir encore... je verrai.
+
+M. Maldonne leva les épaules. Dans son chagrin même, lui, nature
+optimiste et sans cesse remontante, il conservait quelque espérance,
+celle au moins de retarder le départ de plusieurs jours, de plusieurs
+semaines. Qui sait? En s'y prenant adroitement? Il laissa donc un peu
+d'intervalle, pour retrouver,--autant que cela était possible en un
+pareil moment,--un peu de sa manière ordinaire, qui était engageante
+et bonne.
+
+--Je pense là, dit-il, à notre collection de tulipes. Nous pourrions,
+si tu voulais, la partager demain ou après-demain?
+
+--La partager? Pourquoi?
+
+--Mais nous l'avons faite à frais communs, à peines communes. Tu
+serais peut-être bien heureux, à Clamart...
+
+--Non, mon ami, répondit M. de Kérédol, en se penchant sur son
+assiette, je n'emporterai rien... Tu ne peux te figurer combien je
+tiens peu à tout cela maintenant.
+
+--Il y a aussi le catalogue, reprit M. Maldonne, le catalogue qui
+n'est pas achevé. Nous l'avions commencé ensemble. Te rappelles-tu les
+premières séances?
+
+--Oui.
+
+--Comme c'était bon! Deux heures par jour, au musée, tout seuls au
+milieu des oiseaux, de notre œuvre presque vivante encore, levant les
+ailes, dressant le cou, marchant autour de nous! Tu les aimais, ces
+séances-là!
+
+--C'est vrai!
+
+--Eh bien! je crois qu'en deux petites semaines de collaboration,
+trois tout au plus, nous aurions terminé.
+
+--Impossible, Guillaume, je t'assure.
+
+Le naturaliste eut un geste d'impatience
+
+--Tu ne peux pourtant pas nous quitter demain?
+
+--Pardon, demain, dit Robert faiblement.
+
+--Matin?
+
+--Je ne sais pas encore, mon ami.
+
+M. Maldonne aurait peut-être insisté. Sa femme, jusque-là silencieuse,
+l'interrompit.
+
+--Il faut le laisser libre, dit-elle. Tu vois que mon frère a autant
+de chagrin que nous. S'il en a décidé ainsi, ce doit être mieux, j'en
+suis convaincue.
+
+Robert la remercia d'un coup d'œil. Et la conversation s'arrêta. Mais
+la même pensée continuait à les occuper tous quatre.
+
+Thérèse n'avait pas dit un mot. Elle avait remarqué que M. de Kérédol
+évitait de la regarder, et qu'il baissait les yeux, quand elle levait
+les siens vers lui. Le dîner achevé, il annonça qu'il sortait pour une
+heure ou deux, s'enveloppa de son manteau à pèlerine, et prit la
+porte. Thérèse le suivit. Elle le rejoignit sous les arbres de
+l'entrée. M. de Kérédol ne l'avait pas entendue marcher derrière lui.
+
+--Parrain?
+
+Il se détourna, et, sous la lune voilée de cette nuit d'hiver, il
+aperçut, tout près, le visage triste et les yeux suppliants de
+Thérèse.
+
+--Parrain, reprit-elle, vous ne partez pas tout de suite?
+
+--Non, mon enfant, mais rentrez vite, vous n'avez pas de châle,
+rentrez...
+
+--Peu importe le froid. Il faut bien que je vous parle, répondit-elle,
+en s'abritant derrière une touffe d'arbustes verts, contre le vent qui
+soufflait du fond du jardin. Et je veux vous dire...
+
+--Quoi donc, Thérèse?
+
+--Vous savez bien ce que je vous promis là-bas, sous la tonnelle? Vous
+vous rappelez?
+
+--Oh oui! répondit-il, enveloppant de son regard l'enfant presque
+confondue avec les ramures enchevêtrées du bosquet, et dont il ne
+voyait guère que la petite tête inquiète sortant de l'ombre et tendue
+vers lui... Oh oui! je me souviens...
+
+--C'est que, voyez-vous, mon parrain, M. Claude Revel paraît vouloir
+m'aimer...
+
+--Il vous l'a dit?
+
+--J'en suis sûre, reprit-elle en rougissant. Vous vous en doutiez?
+
+--Moi?
+
+--Oui, vous l'avez deviné, je le sais. J'ai même pensé que cela
+pouvait entrer pour quelque chose,--oh! pardonnez-moi de vous dire
+tout ainsi,--dans vos projets, dans votre départ...
+
+--Comment pouvez-vous supposer? dit-il vivement...
+
+Elle sourit, parce qu'elle avait une idée aimable dans le cœur.
+
+--J'aurais dû dire: «dans votre retour», fit-elle. Je me trompe parce
+que je suis un peu émue, mais vous allez voir que j'ai songé à vous.
+Voici ce que j'ai décidé. Si M. Revel me demande, je répondrai: «A une
+condition!»
+
+M. de Kérédol branla lentement la tête.
+
+--Attendez donc! «A une condition, c'est que rien ne sera changé aux
+Pépinières, et que Thérèse continuera d'habiter avec son père, sa mère
+et son cher parrain, le colonel.» Alors, puisque rien ne sera changé
+aux Pépinières, une fois vos affaires terminées, vous serez bien tenté
+de revenir?
+
+Elle souriait tout à fait.
+
+--Et vous savez, ajouta-t-elle, je crois qu'il acceptera... entre
+nous, je le crois bien!
+
+Elle tendit les deux mains vers M. de Kérédol. Elle s'attendait à le
+voir sourire aussi, l'attirer dans ses bras, la serrer sur son cœur,
+mais non: il pressa à peine les doigts de sa nièce, et les laissa
+retomber dans l'ombre. Ses traits se ridèrent au passage d'une émotion
+douloureuse.
+
+--Ma petite Thérèse, dit-il, vous avez le meilleur cœur que j'aie
+connu... mais cela ne se pourra pas... j'aurai trop... d'intérêts,
+là-bas, pour ne pas rester...
+
+Et il s'éloigna, épouvanté d'avoir répondu par cette raison, brutale
+autant que fausse, à cette innocente petite qui demeurait là,
+stupéfaite, blessée au fond de l'âme que son oncle pût préférer un
+intérêt quelconque à la vie des Pépinières.
+
+Comme il allait passer le seuil, il se détourna, et vit Thérèse
+immobile dans la lumière vague, au milieu de l'allée.
+
+--Rentrez, ma Thérèse chérie! dit-il.
+
+Et sa voix avait toute la pure tendresse des jours lointains.
+
+ * * * * *
+
+M. de Kérédol fit encore plusieurs courses en ville, et, sur le tard,
+passa devant l'hôtel de Claude Revel. Il s'arrêta, sonna, et remit
+entre les mains de Justine un billet ainsi conçu:
+
+ «Monsieur, des affaires importantes et urgentes m'obligent à
+ partir demain matin. Je ne sais combien durera mon absence,
+ peut-être sera-t-elle longue. Je serais heureux de vous voir, et
+ de vous faire, avec mes adieux, des recommandations auxquelles je
+ tiens beaucoup. Je sortirai de la maison à sept heures précises.
+ Ayez la bonne grâce de vous trouver sur la route. Ne sonnez pas,
+ et montrez-vous le moins possible. Je vous en serai, monsieur,
+ sincèrement obligé.
+
+ »R. comte de KÉRÉDOL.»
+
+Puis il revint très lentement aux Pépinières.
+
+
+
+
+XI
+
+
+Robert voulait éviter, pour les autres et pour lui-même, la scène
+inutile de la séparation. Il n'avait averti ni sa sœur, ni M.
+Maldonne, ni Thérèse.
+
+Levé avant l'aube, le lendemain, il avait, sans bruit, fait ses
+préparatifs de départ. Il n'emportait qu'un peu de linge et quelques
+livres, deux ou trois de ces pauvres manuels fatigués qui lui
+rappelaient les premières années de l'enfance. «Le reste, disait-il,
+dans une lettre laissée sur la commode, mes amies, ma bibliothèque,
+me sera envoyé plus tard, si je le demande.»
+
+A tâtons, pour qu'on remarquât moins sa fuite, il descendit
+l'escalier, sa valise à la main, traversa le couloir, et se trouva
+dehors, dans la brume d'où l'ombre de la nuit commençait à se retirer.
+Si maître qu'il fût de lui-même, ou plutôt si décidé à ne pas montrer
+de faiblesse, il ne put s'empêcher de se détourner, et de regarder une
+dernière fois la chère maison. Elle était close, terne, comme
+affaissée dans le sommeil et dans la nuit. Les feuilles des lierres et
+quelques rames sanglantes de vigne vierge pendaient, lourdes de
+brouillard. Des gouttes d'eau s'en échappaient, et tombaient à terre,
+une à une, comme des larmes. Personne n'assistait à ce suprême adieu.
+Pas un regard pour répondre à celui qui embrassait douloureusement
+toutes ces choses familières. «Cela vaut mieux ainsi», murmura M. de
+Kérédol. Et, redressant sa tête énergique de vieil officier,
+retroussant la pointe de ses moustaches pour se donner un air de
+bravoure, il continua rapidement son chemin. La petite porte découpée
+dans le grand portail s'ouvrit, et se referma discrètement. L'exil
+était commencé.
+
+Devant lui, Robert aperçut une forme humaine, et, supposant bien que
+c'était Claude, il s'efforça de se raidir encore, pour ne pas trop
+révéler sa souffrance. Mais sa pâleur, l'espèce d'égarement et
+d'effarement de son visage le trahissaient si bien, que le jeune
+homme, en le voyant s'approcher, lui dit:
+
+--Êtes-vous malade, monsieur?
+
+--Si ce n'était que cela! répondit M. de Kérédol. Mais je pars,
+monsieur, je pars!
+
+--Votre billet d'hier soir me l'apprenait. Vous me demandiez de venir.
+Me voici.
+
+--Oui, répondit M. Robert en lui tendant la main, je vous remercie...
+Ayez la bonté de m'accompagner. Je vous expliquerai... mais, pas
+ici...
+
+--Volontiers, monsieur. Vous n'avez personne pour porter votre valise?
+
+--Plus bas, je vous prie, je ne veux pas qu'on se doute... non,
+monsieur, je n'ai personne.
+
+--Alors, permettez-moi de vous aider, dit Claude.
+
+Il prit une des poignées de la valise, et tous deux, s'écartant un peu
+l'un de l'autre pour partager le poids, se mirent en route. M. de
+Kérédol marchait d'un pas mal assuré, du côté que longeait le mur, la
+tête à demi tournée vers les branches, qui appuyaient leurs dentelures
+mouillées parmi les mousses poilues et les pariétaires. Après quelques
+mètres, il s'arrêta.
+
+--Écoutez! dit-il.
+
+Dans la langueur froide du matin, un petit sifflement très doux
+s'élevait près d'eux.
+
+--C'est un rouge-gorge, dit Claude.
+
+--Vous le voyez?
+
+--Il est là, sur l'arête du mur.
+
+--Je le connais, répondit M. Robert; il nous suivait souvent...
+
+Il y avait, dans ce pluriel, une pensée si triste, que M. de Kérédol
+continua sa route, les yeux baissés.
+
+Un peu plus loin, il demanda:
+
+--Suit-il encore?
+
+--Oui, le voilà qui sautille de branche en branche.
+
+--C'est le seul qui soit venu! murmura M. de Kérédol.
+
+Quand il eut dépassé la limite du domaine, son pas devint plus ferme
+et plus rapide. Robert se hâtait, poussé, sur ce chemin de l'exil, par
+ses engagements de la veille, et par sa propre faiblesse, qu'il ne
+sentait que trop disposée à une défaite. Il y avait encore une lutte
+dans son âme. Claude en devinait quelque chose, et respectait le
+silence de son compagnon. La brume, chassée par le vent, laissait
+tomber maintenant des rayées de soleil, çà et là. Devant eux, les
+cabarets de la banlieue s'ouvraient, guettant les maraîchers. Des voix
+d'enfants, s'échappant par les fenêtres, se mêlaient au roulement des
+carrioles. Entre les deux voyageurs, la valise se balançait d'un
+mouvement régulier.
+
+Au moment où ils allaient entrer dans la ville:
+
+--Monsieur Claude, dit M. de Kérédol en se détournant pour regarder
+par-dessus son épaule, j'ai les yeux si mauvais, ce matin, que je
+distingue à peine ma route... voyez-vous encore la maison?
+
+--Grosse comme une fève blanche.
+
+Robert soupira profondément.
+
+--Toute la joie de ma vie est derrière moi! dit-il.
+
+Et il ajouta, sans transition apparente:
+
+--Voulez-vous bien oublier ma vivacité d'hier, monsieur?
+
+--C'est déjà fait, répondit Claude.
+
+--Vous avez pu voir en moi un adversaire, reprit M. de Kérédol...
+J'aurai du moins le bonheur de ne vous avoir pas nui... je
+m'éloigne...
+
+--Je suis convaincu, dit le jeune homme, qu'en tout cas votre
+opposition n'eût pas duré!
+
+--Vous avez raison, répondit gravement M. de Kérédol.
+
+Ils s'engagèrent dans les rues, de plus en plus peuplées, où les
+boutiques, les fenêtres, les cours d'auberges s'éveillaient. Le vieil
+officier ne faisait nulle attention à cette vie renaissante du
+faubourg qui, tant de fois, avait amusé son oisiveté. Des vendeuses de
+lait qu'il connaissait, belles filles aux joues fraîches des bords de
+la Loire, penchant leurs pots de fer-blanc d'où coulait un flot
+mousseux dans les plats des ménagères, lui faisaient un signe d'amitié
+qu'il ne remarquait point. Derrière leur étal, des marchands
+auxquels il causait volontiers, en flânant, le considéraient avec
+étonnement, et le suivaient des yeux. Plusieurs saluèrent, auxquels il
+ne répondit pas. Le sifflet des locomotives en manœuvre, dans les
+tranchées, là-bas, parut seul le tirer de la torpeur où il était
+plongé. M. Robert tressaillit, et retomba dans son rêve. Il semblait
+avoir tout oublié du monde réel qu'il traversait, tout, jusqu'à la
+présence de ce jeune homme un peu intimidé, hésitant devant cette
+douleur muette, et qui se demandait: «Quelles recommandations avait-il
+donc à me faire? Il ne me dit plus rien.»
+
+Tous deux arrivèrent à la gare, et déposèrent la valise à terre, au
+milieu de la salle d'entrée, presque déserte. Jusque-là, M. de Kérédol
+s'était fait violence pour ne pas pleurer; mais, voyant que tout était
+fini, que la dernière minute allait sonner, que, désormais, rien
+n'arrêterait son départ, tout à coup, il attira Claude contre sa
+poitrine, et, sanglotant, penché sur l'épaule du jeune homme et le
+serrant à l'étouffer:
+
+--Mon enfant! mon enfant! aimez-la bien... aimez-la follement.... moi
+aussi, je vous la donne!
+
+Puis, avant que Claude, stupéfait, eût pu répondre, il s'écarta de
+lui. Son visage avait une expression de prière et de tendresse
+inquiète.
+
+--Je vous en supplie, dit-il en joignant les mains, faites attention,
+le soir... qu'elle soit bien couverte... elle est délicate... moi,
+j'avais souvent un châle pour elle... oh! dites, quand elle sort
+aussi, le matin, de bonne heure... elle est imprudente... chère, chère
+petite Thérèse!...
+
+Il regarda, par la haute baie vitrée, du côté où se trouvaient les
+Pépinières.
+
+--Je vous remercie d'être venu, ajouta-t-il plus posément...
+Dites-leur adieu pour moi... Allez... je n'en puis plus guère,
+voyez-vous!... allez, mon ami; merci!...
+
+Claude, très ému, sachant bien que les mots n'ont plus de sens devant
+certaines douleurs, ne répondit rien, et le quitta. Plusieurs fois il
+se détourna, et l'aperçut, immobile à la même place, le front caché
+dans les mains, tandis que les hommes d'équipe enlevaient la valise,
+et interrogeaient inutilement: «Où allez-vous?»
+
+Quand Claude eut disparu, M. de Kérédol reprit sur lui-même le plein
+empire qu'il avait d'habitude, et, entendant pour la première fois la
+question que l'employé lui posait pour la dixième peut-être, dit, de
+son air de commandement:
+
+--Où je vais? mais je n'en sais rien encore. Attendez-moi!
+
+Il s'approcha de la bibliothèque, au fond de la salle, et chercha un
+annuaire militaire.
+
+Il en découvrit un, l'ouvrit, parcourut rapidement une première page.
+
+--Mon ancien régiment, murmura-t-il à demi-voix, sans s'occuper des
+passants qui l'observaient... 2e chasseurs... colonel? inconnu de
+moi... lieutenant-colonel? commandants? tous inconnus... plus
+personne, plus de famille du tout, mon pauvre Robert!...
+
+Il tourna la page.
+
+--1er chasseurs... ah! commandant de Bernier, en voilà un... nous nous
+sommes connus... beaucoup même, c'était presque un ami... autant là
+qu'ailleurs!
+
+Il ferma rapidement le livre, le replaça dans le rayon, traversa la
+salle, et, se baissant vers le guichet:
+
+--Première, Alger.
+
+--Nous ne délivrons pas de billet direct pour Alger, monsieur.
+
+--Province! dit M. de Kérédol, comme si, déjà, les dix-huit années de
+séjour dans cette ville s'étaient effacées pour lui.
+
+Et, se penchant de nouveau:
+
+--Alors, première Paris. J'irai en deux étapes.
+. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
+
+
+
+
+XII
+
+
+Quelques mois plus tard, au commencement du printemps, Claude et
+Thérèse étaient fiancés. Ce fut, pour les hôtes des Pépinières,
+éprouvés par le brusque départ de M. de Kérédol, comme une
+résurrection. Toutes les tendresses auxquelles Robert avait dû se
+dérober se renouèrent autour de Claude, et plus encore. M. Maldonne
+déclara qu'il retrouvait dans le jeune homme beaucoup des qualités
+artistes de son ancien ami; madame Maldonne l'adopta comme un fils;
+Thérèse l'aima. Les allées, au-dessus desquelles commençait à
+s'étendre la verdure étoilée des premières feuilles, revirent bien des
+fois la scène qu'elles avaient déjà vue. Les deux fiancés s'y
+promenèrent, éprouvant à s'interroger, à se connaître de mieux en
+mieux, une joie qui se renouvelait, une série de surprises heureuses.
+Le moindre goût commun, une idée pareille, une petite joie partagée
+leur semblaient des trésors. Ils ne se disaient que des choses très
+simples, avec des mots qui n'étaient pas différents de ceux dont ils
+usaient avec tout le monde: et cependant, il leur venait un
+ravissement de s'écouter l'un l'autre. Quand ils parlaient
+d'avenir,--et c'était bien souvent,--Thérèse se sentait remuée,
+tremblante d'une crainte exquise. Elle aurait voulu marcher les yeux
+clos, mais marcher encore plus vite vers ce lendemain inconnu.
+
+Ils s'aimaient.
+
+Une après-midi d'avril, ils causaient dans le salon des Pépinières,
+près de la fenêtre. Claude avait repris ce sujet, qu'ils n'arrivaient
+pas à épuiser, de leur première entrevue, de l'impression qu'il en
+avait emportée, des songeries ensuite. Dans le fond de l'appartement,
+madame Maldonne travaillait, distraite. Thérèse écoutait. Ses yeux
+erraient sur la verdure pâle du jardin, que le soleil échauffait et
+déroulait de toutes parts. Un moment, elle laissa tomber la causerie.
+Puis elle dit, regardant Claude:
+
+--Voulez-vous venir avec moi?
+
+--N'importe où.
+
+--Une promenade un peu triste?
+
+--Si vous en êtes, elle ne le sera pas.
+
+--Nous la devons, oui, nous la lui devons bien.
+
+--De qui parlez-vous, Thérèse?
+
+--Vous verrez! Mère, vous acceptez?
+
+Pour toute réponse, madame Maldonne se leva, et alla prendre son
+chapeau. Où allait-elle? Peu lui importait. Elle accueillait comme
+une grâce toute occasion de suivre et de sentir encore à ses côtés
+l'enfant qu'elle allait perdre. L'adieu pleurait en elle, goutte à
+goutte et toujours. Mais elle n'en disait rien: ce sont là de ces
+chagrins qu'on doit taire, parce qu'ils viennent du bonheur des
+autres. Elle se leva donc, et tous trois sortirent de l'enclos, dans
+la direction de la ville.
+
+A mi-chemin, ils s'enfoncèrent dans un sentier de banlieue
+qu'emplissait la senteur chaude des primevères. Thérèse avait son but,
+qu'elle n'avouait pas encore. Elle était moins expansive et moins
+rayonnante que de coutume. Madame Maldonne enveloppait ses deux
+enfants d'un regard attendri, contente d'avoir sa place et de jeter
+son mot dans la conversation tranquille et lente qui s'échangeait
+entre eux.
+
+Brusquement, à un détour, de longs murs se dressèrent, avec des sapins
+et des ifs pointant par-dessus.
+
+--Je comprends, dit Claude en remerciant
+
+Thérèse du regard, c'est une jolie pensée.
+
+Ils se turent en pénétrant dans le cimetière. Le même songe sans doute
+de la fragilité de leur joie, le même frisson tomba pour elle et pour
+lui, qui s'aimaient, des arbres noirs témoins de tant de larmes.
+Thérèse et Claude se séparèrent l'un de l'autre, et Thérèse, par un
+dernier instinct d'enfant effrayée, pour traverser l'avenue encore
+molle et marquée de traces de roues, chercha le bras de sa mère.
+
+Où est la tombe du petit Jean? Là, assurément, dans ce massif immense
+de croix blanches ou noires, presque toutes égales, pressées les unes
+contre les autres. Il y a, sur les tertres verts, plus ou moins
+affaissés selon la date, tout le naïf étalage des tendresses
+misérables, poignées de fleurs, rosiers, lierre taillé, clématites
+piquées dans un vase de verre bleu apporté des mansardes, couronnes
+grosses comme le poing et qui durent peu. A quoi bon durer? Les
+pauvres, sous la terre comme dessus, logent au mois. Tout cela sera
+bouleversé, détruit, remplacé bientôt. Où donc est la tombe du petit
+Jean?
+
+La voici. Thérèse l'a découverte. «A Jean Malestroit, onze ans, trois
+mois, huit jours, ses parents inconsolables.» Au pied de la latte de
+bois peinte, sont trois jacinthes en ligne et un brin de chrysanthème,
+qui doit venir de l'unique gerbe arrosée par la mère, là-bas, près du
+pigeonnier. La jeune fille s'est agenouillée dans l'étroite allée,
+Claude à côté d'elle, madame Maldonne un peu plus loin. Il leur semble
+à tous revoir la figure éveillée de l'écolier, et ses cheveux roux que
+le soleil, à cette heure, eût fait étincelants. Et Thérèse, après
+avoir prié tout bas, s'est mise à dire à demi-voix, tournée vers
+Claude, tout émue et sérieuse: «O notre petit Jean, enfant qui nous a
+réunis, je t'aimais bien quand j'étais seulement ta marraine. A
+présent, je ne pourrai plus penser au début de cette vie nouvelle où
+j'entre, sans me souvenir que tu en as été l'occasion douloureuse. O
+petit Jean, maintenant dans la puissance et dans la joie, parmi les
+anges de Dieu, veille sur nous, protège-nous!»
+
+--Amen! répondit Claude.
+
+Ils se relevèrent ensemble, et ils se sourirent. Étrange succession
+que nous sommes d'impressions qui se heurtent et se chassent comme des
+nuées! Déjà ils ne pensaient plus au petit marchand d'ombre. Un
+souffle avait passé. L'enchantement de la vie les avait ressaisis. Ils
+s'éloignèrent, sans même jeter un dernier coup d'œil derrière eux, et
+regagnèrent côte à côte, pressant le pas, uniquement occupés de leur
+amour, la campagne ouverte et pleine de soleil.
+
+Étaient-ce bien les mêmes sentiers? En quelques minutes, tout avait
+changé d'aspect. Le jour s'était fait plus pur et plus beau.
+Par-dessus les haies d'aubépine qu'ils longeaient, le front levé, les
+yeux en joie, ils regardaient l'azur pâle, ils se regardaient
+ensuite, et trouvaient de quoi se sourire encore. Une même chanson
+divine leur chantait dans l'âme. Ils l'entendaient en eux-mêmes, ils
+la devinaient dans le cœur de l'autre. Les alouettes dans les blés
+clairs, les alouettes toutes folles aussi, s'envolaient en secouant
+leurs ailes, et saluaient l'heure unique, l'heure où toutes les
+espérances se lèvent, pour garder le nid qu'on va bâtir. Des paysans,
+çà et là, s'arrêtaient de bêcher. Quelque chose leur disait que le
+bonheur passait. Puis, après une pause, égayés ou jaloux, ils se
+courbaient de nouveau. Et les fiancés continuaient leur route,
+triomphants, enviés, rois du chemin, et le sachant.
+
+Derrière eux, la mère venait, oubliée. Mais elle jouissait d'avoir
+donné le jour à cette créature heureuse qui marchait devant elle. Elle
+se souvenait. A voir l'expression de son visage, on pensait à ces
+premières fleurs d'une grappe, à demi fermées, penchées, comme une
+image prophétique, au-dessus des jeunes qui éclatent.
+
+Les Pépinières s'ouvrirent bientôt devant eux. Ils entrèrent.
+Quelqu'un les attendait avec impatience. C'était M. Maldonne, qui
+faisait, pour la vingtième fois, le trajet du portail à la maison.
+
+--Vite! vite! cria-t-il: il est arrivé une surprise pendant votre
+absence!
+
+Thérèse, Claude et madame Maldonne se hâtèrent, moins curieux de la
+nouvelle que désireux de plaire au vieux maître des Pépinières.
+Celui-ci les emmena près de la serre, où, sur une table de jardin, il
+avait fait poser un mannequin d'osier.
+
+--Voici l'objet, dit-il. Il est adressé à M. Claude Revel, aux
+Pépinières.
+
+--Est-ce possible? fit Thérèse en riant. Vous voyez, Claude, on nous
+croit mariés. C'est peut-être un présent?
+
+--D'où vient-il? demanda Claude.
+
+--Ma foi, dit M. Maldonne, bien fin qui le devinera: toutes les
+étiquettes sont tombées dans le voyage.
+
+Thérèse, qui s'était penchée, saisit quelques brins d'herbes, entre
+deux mailles de l'osier, et dit, en devenant toute rose d'émotion:
+
+--Cela vient d'Afrique. Voici de l'alfa.
+
+Une même pensée, à ce nom qui évoquait tant de souvenirs, assombrit le
+petit cercle rangé autour de la table.
+
+--Puisque cela m'est adressé, dit Claude, c'est à vous d'ouvrir,
+Thérèse.
+
+Légèrement, en trois coups de canif, Thérèse brisa les liens qui
+attachaient le couvercle, et le souleva. Elle écarta de la main une
+jonchée d'herbes sèches. Des plumes apparurent, des plumes couleur de
+ciel.
+
+--La sarcelle bleue! s'écria M. Maldonne. Et splendide! Et intacte!
+
+Il tenait déjà l'oiseau par le bec, et le considérait en le retournant
+au soleil. De dessous l'aile, un papier plié tomba.
+
+--Un billet! dit Claude, en se baissant.
+
+Il n'y avait qu'une seule ligne. Claude la parcourut, et puis, tandis
+qu'ils l'observaient tous, bien émus, il lut à haute voix:
+
+ «Tuée par le comte de Kérédol, au bord du Chot-el-Beïda.»
+
+
+FIN
+
+
+ÉMILE COLIN--IMPRIMERIE DE LAGNY
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of La Sarcelle Bleue, by René Bazin
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA SARCELLE BLEUE ***
+
+***** This file should be named 44236-0.txt or 44236-0.zip *****
+This and all associated files of various formats will be found in:
+ http://www.gutenberg.org/4/4/2/3/44236/
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+Produced by Clarity, Hélène de Mink, and the Online
+Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
+file was produced from images generously made available
+by The Internet Archive/Canadian Libraries)
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+will be renamed.
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+(and you!) can copy and distribute it in the United States without
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+set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
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+Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
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+such as creation of derivative works, reports, performances and
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+subject to the trademark license, especially commercial
+redistribution.
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+things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
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+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
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+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation information page at www.gutenberg.org
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+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
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+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
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+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at 809
+North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email
+contact links and up to date contact information can be found at the
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+Literary Archive Foundation
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+increasing the number of public domain and licensed works that can be
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+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
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+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
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+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
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+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
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+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: www.gutenberg.org/donate
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+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For forty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
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+ www.gutenberg.org
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+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
+
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+The Project Gutenberg EBook of La Sarcelle Bleue, by René Bazin
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: La Sarcelle Bleue
+
+Author: René Bazin
+
+Release Date: November 20, 2013 [EBook #44236]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA SARCELLE BLEUE ***
+
+
+
+
+Produced by Clarity, Hélène de Mink, and the Online
+Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
+file was produced from images generously made available
+by The Internet Archive/Canadian Libraries)
+
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+
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+
+Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le
+typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée
+et n'a pas été harmonisée.
+
+
+
+
+ LA
+ SARCELLE BLEUE
+
+
+
+
+ CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
+ DU MÊME AUTEUR
+ Format grand in-18
+
+
+ A L'AVENTURE (croquis italiens) 1 vol.
+ HUMBLE AMOUR 1 --
+ LES ITALIENS D'AUJOURD'HUI 1 --
+ MADAME CORENTINE 1 --
+ LES NOELLET 1 --
+ MA TANTE GIRON 1 --
+ SICILE (_Ouvrage couronné par l'Académie
+ française_) 1 --
+ UNE TACHE D'ENCRE (_Ouvrage couronné par l'Académie
+ française_) 1 --
+
+
+Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays y
+compris la Suède et la Norvège.
+
+
+ÉMILE COLIN--IMPRIMERIE DE LAGNY
+
+
+
+
+ RENÉ BAZIN
+
+ LA
+
+ SARCELLE BLEUE
+
+ CINQUIÈME ÉDITION
+
+ [Illustration]
+
+ PARIS
+
+ CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
+
+ ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES
+
+ 3, RUE AUBER, 3
+
+ 1895
+
+
+
+
+LA
+
+SARCELLE BLEUE
+
+
+
+
+I
+
+
+--Comment s'appelle-t-elle, votre histoire?
+
+--L'histoire de la marquise Gisèle.
+
+--Un joli nom, observa Thérèse. Savez-vous, mon parrain, que vous ne
+m'avez pas encore fait compliment de mon dessus de clavier? Regardez:
+tout au passé, vieux rose et vieil or sur fond blanc. Est-ce joli?
+
+--Ce sera surtout inutile.
+
+--Oh! inutile! dit Thérèse, en penchant sa tête blonde sous le rayon
+de la lampe, pour nouer un brin de soie derrière la bande de drap. Et
+quand ce serait? Je fais assez de choses utiles, ici, monsieur mon
+oncle et parrain, pour avoir le droit de broder le soir un tapis de
+piano.
+
+--On dirait une robe de cour!
+
+--Eh bien?
+
+--Pour un logis comme les Pépinières, Thérèse!
+
+--Justement, c'est ce qui me plaît, à moi: des dessins qui courent
+bien, des couleurs, de la soie, de la laine fine. Riez, si vous
+voulez: cela repose les doigts, les yeux, le coeur. N'est-ce pas,
+mère?
+
+En face, de l'autre côté du guéridon, une femme encore jeune, vêtue
+d'une robe foncée à gilet mauve, leva la tête, en laissant retomber
+posément ses deux mains qui tenaient une dentelle au crochet. Ses yeux
+bruns très calmes, l'ovale plein de ses joues, la bouche mince et un
+peu longue, la ligne noble des épaules, attestaient en elle une race
+affinée. A droite, un petit homme tout blanc et tout nerveux, ridé,
+l'oeil gris, les cheveux foisonnants autour d'une calotte de velours,
+la barbe divisée en deux pointes, comme une queue d'hirondelle, se
+redressa à demi dans le fauteuil où il sommeillait.
+
+Elle et lui sourirent du même air de ravissement, en regardant
+Thérèse, et la mère dit:
+
+--Oui, ma mignonne.
+
+--Ce sera charmant, ajouta le père; surtout l'oiseau de paradis. Mais
+il faudra un peu arrondir les ailes.
+
+--Comme ceci, n'est-ce pas? demanda Thérèse, en dessinant, du bout de
+son petit doigt, une ligne idéale sur la bande brodée.
+
+M. Maldonne ferma les paupières, en signe d'assentiment, et se
+renversa doucement en arrière, sans cesser de sourire.
+
+--Alors, Thérèse, vous ne m'écoutez pas? dit Robert. Vous ne voulez
+pas que je raconte...
+
+--Mais si! mais si! répondit la jeune fille, en se posant bien droite
+sur sa chaise et saisissant son aiguille. Je vous écoute avec
+recueillement. Mais dites-moi d'abord quel âge elle avait, votre
+marquise Gisèle? Seize ans? Dix-sept ans comme moi?
+
+--Elle était mariée.
+
+Thérèse eut une petite moue qui seyait bien à son visage très jeune.
+
+--C'est moins intéressant, fit-elle.
+
+--Vous trouvez? reprit Robert. Il y avait si peu de temps qu'elle
+était mariée, deux ans à peine, et elle aimait son mari. C'était
+autrefois, Thérèse, quand il existait beaucoup de grandes forêts avec
+peu de routes au travers. Le marquis fut obligé de partir pour la
+guerre, et, en partant, il dit à sa femme: «Vous aurez sans doute à
+repousser les attaques de nos ennemis. Je sais qu'ils ont juré de vous
+enlever par la force. Mais les murailles sont solides. Je vous laisse
+de bons hommes d'armes, et j'ai confiance en vous. Au revoir, ma
+petite Gisèle!» «Au revoir!» répondit la dame, et le seigneur
+s'éloigna.
+
+--Les seigneurs de ce temps-là, interrompit Thérèse, c'était comme les
+officiers de marine, toujours en route. Mon amie Henriette, qui a
+épousé un lieutenant de vaisseau...
+
+Elle s'arrêta devant le mouvement d'impatience de Robert.
+
+--Je vous fâche, murmura-t-elle. Tenez, je ne dirai plus rien,
+absolument rien. Je vous le promets!
+
+--Vous saurez donc, Thérèse, que le marquis ne s'était pas trompé. Le
+château fut assiégé. Tout le monde fit son devoir. Mais, avec le
+temps, la famine arriva. Bientôt, il n'y eut plus qu'un peu de farine
+de seigle pour la garnison et un peu de froment, dont on faisait
+chaque jour un pain pour la châtelaine. Les boeufs, les moutons, les
+chevaux même avaient été mangés. Un seul vivait encore, la jument de
+la marquise Gisèle, une haquenée grise, rapide et pommelée comme un
+nuage. Pour la nourrir, l'écuyer, qui savait combien sa maîtresse la
+chérissait, trompait la surveillance de l'ennemi, et descendait la
+nuit dans les fossés, cueillant lui-même des herbes, des roseaux, des
+feuilles d'arbres qu'il rapportait sur ses bras couverts de peau de
+daim, ou bien il faisait couper les plantes parasites qui poussent aux
+fentes des pierres, les mousses, les pariétaires, le fumeterre à fleur
+rose, dont le donjon avait une couronne, en temps de paix. Malgré tant
+de prévenances, la pauvre bête maigrissait à vue d'oeil. «Sire écuyer,
+disait la marquise, mieux vaudrait la tuer comme les autres et la
+partager entre mes hommes d'armes? Car je sens bien que je n'irai plus
+avec elle, mon oiseau sur le poing, chasser les hérons et les perdrix
+de mon seigneur. Lui et moi, plus jamais nous ne sortirons ensemble
+par la porte qui ouvre sur la forêt.» Mais l'écuyer la rassurait, et
+refusait de tuer la haquenée..
+
+Robert, qui levait volontiers les yeux au plafond, lorsqu'il
+racontait, les abaissa en ce moment vers Thérèse. L'immobilité et le
+silence de sa filleule l'étonnaient. Il remarqua que la bande de drap
+était à moitié échappée aux mains de la jeune fille. Une des
+extrémités avait roulé à terre. L'autre n'était maintenue sur les
+genoux de Thérèse que par trois doigts roses qui n'avaient plus guère
+conscience de leur rôle. La jolie tête blonde commençait à fléchir
+vers l'épaule, et rencontrait déjà le rayon d'or de la lampe.
+
+Robert était susceptible. Mais il y avait une créature au monde qu'il
+aimait mieux que lui-même. C'était l'enfant qui ne l'écoutait plus.
+Après une pause, si légère, que ni le père ni la mère, dont la pelote
+de fil en se déroulant faisait un bruit de souris, ne s'en aperçurent,
+il reprit, d'une voix plus basse, un peu chantante et berceuse à
+dessein:
+
+--Un jour enfin, triste, l'écuyer se présenta devant la châtelaine, et
+lui annonça qu'il n'y avait plus de vivres, que les plus vaillants de
+la garnison étaient morts ou blessés, et qu'il fallait se rendre.
+Alors...
+
+Un petit soupir, le soulèvement léger d'un coeur que le songe habite,
+avertit Robert du succès de son histoire. La tête de la jeune fille,
+tout inclinée à gauche, était à moitié dans la lumière et à moitié
+dans l'ombre.
+
+--Alors, dit Robert en haussant la voix, il arriva que Thérèse
+Maldonne s'endormit, en écoutant l'histoire de son parrain!
+
+Elle se redressa vivement, et, souriante, avant même de pouvoir ouvrir
+les yeux:
+
+--Oh! pardon, fit-elle. Je crois que je dormais! C'était pourtant bien
+joli, les pariétaires, les mousses, le fumeterre du donjon!
+
+--Il y a longtemps que nous n'en étions plus là, ma pauvre Thérèse!
+
+--Tu meurs de sommeil, dit madame Maldonne, sur le visage de laquelle,
+à la moindre alerte, une ombre d'inquiétude maternelle passait.--J'ai
+peur que tu ne te sois fatiguée, tantôt, avec cette treille...
+
+Thérèse fixa les yeux sur ceux de Robert pour y lire son pardon, qui
+s'y trouvait, d'ailleurs.
+
+--C'est fini, dit-elle en passant la main sur ses paupières.
+
+--Non, répondit Robert. Allez recommencer là-haut. Les enfants doivent
+se coucher de bonne heure.
+
+--Et l'histoire de Gisèle, nous la finirons demain, alors?
+
+--Ou jamais, murmura-t-il avec un peu d'amertume.
+
+--A propos, reprit Thérèse, sans l'avoir entendu, que faisons-nous
+demain?
+
+--Comme tous les jours: ce que vous voudrez.
+
+--Non, dit-elle gentiment, ce que vous désirez, vous.
+
+--Eh bien, une promenade au bois de Laurette? Il y a si longtemps que
+nous n'y sommes allés!
+
+--Je veux bien. Tenez, je mettrai le chapeau à coquelicots que vous
+aimez.
+
+--C'est cela.
+
+--Pour vous, parrain, rien que pour vous! Car il n'y a que des
+loriots, là-bas.
+
+Robert sourit un peu tristement. Elle s'était baissée pour ramasser la
+bande tombée sur le parquet, puis elle s'était redressée, debout,
+épanouie, retenant de ses deux bras allongés l'étoffe qui barrait sa
+jupe. Ses doigts se mêlaient aux lames luisantes de la broderie.
+
+--Savez-vous, Thérèse, dit-il, que le jeune rose ne fait pas mal du
+tout sur le vieux rose?
+
+--Toujours complimenteur! répondit la jeune fille.
+
+Elle lui tendit la main, embrassa son père, sa mère, et, glissant vers
+la porte avec un bruissement de bottines qui craquent et de rubans qui
+volent, elle disparut.
+
+Tous trois la suivirent des yeux. Elle était toute leur joie. Mais
+déjà M. et madame Maldonne s'étaient retournés vers la lampe, et
+remuaient leurs fauteuils en les rapprochant l'un de l'autre, comme il
+arrive, par instinct, dès qu'une réunion s'émiette, et Robert fixait
+encore la porte par où Thérèse s'en était allée. Devant son regard
+immobile une vision passait, de celles qui troublent le coeur. Et
+cependant il n'était pas, à proprement parler, un rêveur, et sa
+physionomie révélait plutôt une nature énergique, douée pour l'action.
+Il avait toute l'apparence, le geste, l'allure d'un officier de
+cavalerie qui commence à perdre de sa sveltesse première: sur ses
+épaules un peu épaisses, la tête fine et bien plantée, faite pour le
+casque; les cheveux bruns, coupés en brosse, à peine grisonnants aux
+tempes; le nez droit, les joues plates, la moustache courte et la
+barbiche en pointe. L'oeil était bleu sombre, ferme, intelligent, le
+sourire discret et nuancé. Ses vêtements indiquaient un goût
+d'élégance légèrement trahi par la fortune: une jaquette luisante çà
+et là, un gilet blanc, et, sous un pantalon large, des bottes vernies
+qui faisaient valoir le pied nerveux d'un marcheur.
+
+L'élégance relative de Robert ressortait d'autant mieux que rien
+autour de lui, ni la robe très simple de madame Maldonne, ni le
+complet de toile blanche de son mari, ni dans l'ameublement du salon
+qui servait aussi de salle à manger, ne prêtait à la même remarque. Le
+papier, à grands ramages, datait des premiers temps de l'invention;
+les fauteuils de cuir brun, montés sur bois d'acajou, ne relevaient
+d'aucun style, et l'unique ornementation, assez singulière, il est
+vrai, consistait en oiseaux empaillés, disposés le long des murs et
+sur la cheminée.
+
+M. Maldonne, dont le départ de Thérèse avait secoué l'esprit, se
+pencha vers sa femme, et, prenant le peloton où elle venait de piquer
+le crochet d'ivoire, le posa sur le guéridon. Madame Maldonne frotta
+l'une contre l'autre ses mains effilées et lasses d'avoir travaillé.
+
+--Elle est un peu rouge, ce soir, dit-elle à demi-voix.
+
+--Je trouve aussi, répondit M. Maldonne: qu'a-t-elle donc fait?
+
+--Des folies. Figure-toi qu'elle s'est mise en plein midi à épamprer
+une treille de chasselas!
+
+--En juillet! Et par cette chaleur!
+
+--Prétendant qu'elle connaissait le pied de vigne, qu'elle aurait
+ainsi des primeurs... Et elle n'avait pas de chapeau!
+
+--Pas de chapeau! répéta M. Maldonne en levant les yeux d'un air de
+stupéfaction et de mécontentement.
+
+Puis, sur son visage mobile, éclairé par la lampe, cette première
+impression s'effaça. Quelque chose d'attendri, une joie inopinément
+éclose, presque une larme heureuse y parut. Il regarda sa femme, et
+dit:
+
+--Est-elle enfant encore, notre Thérèse!
+
+Madame Maldonne, les cils baissés, cambrant sa taille mince, savourait
+à sa manière, plus froide, plus retenue, la même impression
+secrètement égoïste. Un sourire infiniment léger, très doux aussi,
+relevait le coin de sa bouche.
+
+--Oh! oui, répondit-elle, bien enfant, Dieu merci! Tout à l'heure elle
+dormait pour tout de bon, la tête sur l'épaule, comme aux premières
+veillées, quand elle avait douze ans. Chère petite! Elle a bien le
+temps de grandir et de devenir jeune fille. N'est-ce pas, Robert?
+
+Tiré du songe qui le tenait, Robert détourna vers ses hôtes son regard
+où de tout autres pensées, assurément, flottaient encore.
+
+--Es-tu silencieux! reprit M. Maldonne. Nous disions que Thérèse était
+une vraie enfant. Est-ce ton avis?
+
+--Hélas!
+
+--Tu trouves?
+
+--Je trouve tout le contraire, mon pauvre ami. C'est une jeune fille.
+Et je le déplore!
+
+--Allons donc! Ni Geneviève, ni moi...
+
+--Non, vous ne le voyez pas, vous autres, mais je vous le dis, moi,
+elle se transforme, elle grandit, elle est déjà toute grande!
+
+--Et la preuve?
+
+--Elle dort à mes histoires!
+
+--C'est qu'elle était lasse.
+
+--Du tout, car elle ne faisait que bavarder et rire tout à l'heure.
+
+--Alors, c'est que tes histoires sont ennuyeuses.
+
+--Non, puisqu'elles l'ont amusée, quand elle était enfant. Mes
+histoires sont restées les mêmes, Guillaume, et c'est Thérèse qui a
+changé.
+
+M. Maldonne leva les épaules, en signe d'incrédulité.
+
+--Je vous prie de m'excuser, Geneviève, ajouta Robert, si je me retire
+un peu tôt. Je ne sais pas si c'est le soleil, mais je me sens la tête
+un peu lourde.
+
+--Comme vous voudrez, mon cher.
+
+--Je l'aurais parié! s'écria M. Maldonne en riant. Quand Thérèse n'est
+plus là, sous un prétexte ou sous un autre, Robert trouve moyen de
+nous fausser compagnie.
+
+--Je t'assure, Guillaume...
+
+--Va! va! mon ami, le premier article de notre règlement de vie, aux
+Pépinières, c'est la liberté, n'est-ce pas? Uses-en comme il te
+conviendra. Seulement, dis-moi, quand reprendrons-nous le catalogue?
+Demain?
+
+Robert fit un geste évasif, indiquant l'absolu détachement.
+
+--Après la promenade, dit-il, peut-être...
+
+--Peut-être! Jamais d'engagements précis avec toi. Voilà pourtant un
+beau travail, toute notre expérience, toutes nos recherches et si près
+d'être achevé! Tiens, moi, dix fois le jour, je le vois, ce volume
+imprimé: «Catalogue raisonné des oiseaux du département, contenant
+l'énumération de toutes les espèces et variétés, par Guillaume
+Maldonne, conservateur du musée d'histoire naturelle, avec...» Voyons,
+Robert, faudra-t-il ajouter la ligne qui t'associera à la gloire de
+l'oeuvre: «Avec la collaboration de Robert de Kérédol?» Est-ce pour
+demain?
+
+--Pas probable... Je n'y suis plus.
+
+--Sais-tu que tu es affreusement paresseux?
+
+Robert se leva.
+
+--Il y a si longtemps! dit-il négligemment.
+
+Il s'approcha de madame Maldonne, l'embrassa au front: «Bonsoir,
+petite soeur!» serra la main de Guillaume, qui répétait, moitié riant,
+moitié sérieux: «L'amour de l'oiseau faiblit en toi, décidément!» et
+prit la porte par où Thérèse était sortie.
+
+Non, il ne pouvait rester: ni son affection pour les Maldonne, ni son
+habitude de correction mondaine ne suffisaient, en ce moment, à lui
+faire vaincre l'impression qu'il éprouvait. Sa nature, éminemment
+tendre, d'une susceptibilité qu'il cachait, le plus souvent, sous les
+dehors d'une indifférence volontiers railleuse et un peu brusque,
+s'était sentie atteinte, surprise et blessée à la fois par ce petit
+fait: Thérèse endormie.
+
+Dans ce mince détail, dont le père avait souri, il avait, lui, reconnu
+le signe d'un changement profond. «Je me trompais, murmurait-t-il en
+montant les marches de l'escalier de bois brun, aux rampes carrées et
+lourdes. Je la croyais encore enfant parce qu'elle est très gaie. Je
+m'y suis laissé prendre, et elle a fermé ses chers yeux à mon histoire
+de la marquise Gisèle! Bien fait, Robert, bien fait! Cela t'apprendra
+qu'elle aura dix-sept ans dans un mois!»
+
+Il entra dans sa chambre, vaguement éclairée par les lueurs traînantes
+des soirs d'été, alluma une bougie, qui jeta des étincelles sur les
+panoplies d'épées, de sabres, d'épaulettes, de fusils de chasse et de
+guerre, qui tapissaient les murs, et se dirigea vers une commode noire
+que surmontait, à un pied de hauteur, une petite bibliothèque vitrée
+en ébène. Sur la commode étaient rangés, pressés les uns contre les
+autres, des livres de classe aux coins brisés, aux pages
+recroquevillées et chiffonneuses, des cahiers par liasses et, des deux
+côtés, en serre-files, des volumes de collections enfantines, bleus ou
+roses, et d'autres plus gros où l'on devinait des images. C'étaient
+les reliques de ses années d'enseignement, quand il s'était
+improvisé,--avec quelle joie et quelle application de tout son
+esprit!--le professeur de Thérèse, humbles témoins des heures de
+travail ou de récréation, inutiles depuis longtemps déjà, mais qu'il
+gardait là, comme un bon souvenir qu'on aime à revoir. Il se disait
+bien que Thérèse n'ouvrirait plus, pour y apprendre ses leçons, la
+grammaire française, ni, pour y faire une lecture, l'histoire de la
+poupée modèle. Mais où sont-elles les mères qui n'ont pas conservé le
+petit bonnet ruché du baptême, le premier jouet, la pelisse ample et
+brodée, pendant des mois et des mois, alors que l'enfant courait déjà
+tout seul devant elles? Robert les avait imitées. A présent, c'était
+bien fini.
+
+Il avança le bras, et prit un des plus vieux volumes, long comme un
+doigt, maculé de taches, le dos tailladé en lanières par l'usure, et
+l'ouvrit à la première page. C'était une histoire sainte. Là, d'une
+grosse écriture de débutante, il y avait trois lignes bien connues de
+lui: «A mon bon parrain Robert, fleur de rosier de Bengale, offerte
+par son élève Thérèse.» Un peu plus bas, l'empreinte d'une fleur qui
+avait séché, puis disparu.
+
+Il relut plusieurs fois ce texte naïf, sécha, du revers de la main,
+une larme involontaire qui s'apprêtait à couler, et, saisissant par
+paquets les livres et les cahiers, il les enfouit rapidement dans un
+des tiroirs de la commode.
+
+--Allons, dit-il en fermant le meuble, tout cela est mort. Maintenant,
+puisque mes histoires n'ont plus le pouvoir de l'amuser, il faudrait
+trouver des lectures de son âge...
+
+Ses yeux se levèrent sur la bibliothèque vitrée, si coquette, avec ses
+glaces à biseaux et ses colonnettes torses. Depuis qu'il professait,
+M. de Kérédol n'avait pas eu le temps ni le goût de lire pour
+lui-même. Il possédait seulement et renfermait là une quarantaine de
+volumes, éditions de poche artistement reliées, qui l'avaient suivi à
+travers le monde. Sous le feu de la bougie, les titres, les dos de
+basane et de maroquin luisaient doucement.
+
+«Quelque chose pour une jeune fille de dix-sept ans, disait Robert,
+voilà qui est difficile! Voyons!... _Discours sur l'Histoire
+universelle?_ trop grave... _Voyage du jeune Anacharsis?_ d'un
+vieillot!... _Dominique_, oh! _Dominique_, de Fromentin? non, ce n'est
+pas pour son âge... _Guide de l'Apiculteur?_ non!... Brizeux, deux
+volumes? peuh! la poésie? Des extraits, peut-être... Molière, _Theâtre
+complet_; Michelet, _l'Oiseau_; marquis de Foudras, _les Gentilshommes
+chasseurs_; _Corinne_... Décidément, mon pauvre Robert, pas de chance:
+tes histoires ne conviennent plus, ta bibliothèque ne convient pas
+encore. Et si peu d'oeuvres! Je suis presque au bout... _Pensées_,
+de Joubert; Rabelais; _Service en campagne 1866_; _Contes choisis_, de
+Daudet... Voilà! voilà mon affaire! Les _Contes choisis_! En
+choisissant encore parmi eux,--une jeune fille tout à fait jeune
+fille, qui n'a rien lu!--oui, elle aimera cela. Ce Daudet, _la Chèvre
+de M. Seguin_, _les Étoiles_, oh! _les Étoiles!_ Comment n'avais-je
+pas pensé?... Elle sera contente, Thérèse...»
+
+Et il souriait en cherchant dans sa poche la clef du petit meuble.
+Quand il l'eut saisie, il fit jouer le ressort, qui rendit un son de
+neuf, et le parfum du vieux cuir se répandit dans la chambre.
+
+--Voilà bien l'affaire, ajouta-t-il en faisant basculer le volume
+qu'il posa à plat près du bougeoir: Daudet, un moderne, celui-là! Avec
+lui, je suis sûr de ne pas l'endormir. Ah! elle sera étonnée, demain,
+quand je lui annoncerai: «Mademoiselle Thérèse, désormais les contes
+choisis de Daudet remplacent les contes usés de votre oncle». Je
+gage, la pauvre petite, qu'elle sera touchée, reconnaissante. Vive
+comme elle est, par exemple, il faudra tout de suite ouvrir le volume!
+
+En se parlant ainsi, Robert fit quelques pas jusqu'à la fenêtre
+demeurée ouverte à deux battants, à cause de la grande chaleur, et
+s'appuya sur l'accoudoir. Vraiment, il était satisfait de sa
+trouvaille. Il se sentait en possession d'un moyen assuré de réparer
+l'échec de tout à l'heure. Ses yeux, errant sur le grand jardin noyé
+d'ombres tièdes, ne virent rien d'abord que l'image présente à sa
+pensée: Thérèse tout à fait heureuse et bien éveillée, qui le
+remerciait avec des mots jeunes comme elle, tandis que lui, assis près
+d'elle, lisait, en y mettant le ton, _la Chèvre de M. Seguin_. Il
+voyait cela très nettement. Puis, les rayons de lumière vive dont ses
+yeux étaient pénétrés se dissipant peu à peu, il commença à distinguer
+les teintes variées de la nuit: ici le sable pâle de la grande allée,
+là l'ovale d'une corbeille de pétunias, les rayures brunes des
+plates-bandes du potager, des boules sombres qui étaient des buis
+taillés, et, des deux côtés du domaine, le vallonnement argenté des
+cimes d'arbres qui diminuaient, prenaient des mouvements de nuages, et
+s'allaient réunir tout au fond, dans la brume. La vision de ces choses
+réelles et familières effaça l'image où s'était complu Robert, et
+ramena dans son esprit la question un moment écartée.
+
+«Dix-sept ans! pensait-il. Déjà! Un âge effrayant. C'est si délicieux!
+Tous les rêves qui éclosent à la fois, et trouvent le nid trop petit
+pour eux, et s'en vont. Oh! si elle s'en allait! Dire que nous sommes
+trois ici, qui ne vivons que d'elle et pour elle, et que, cependant,
+au premier appel du dehors, elle nous quitterait peut-être, elle nous
+laisserait! Maldonne n'a pas compris!... Je sais bien qu'elle est
+merveilleusement pure, ignorante de la vie. Cela peut nous la garder
+quelque temps. Nous voyons si peu de monde! Les Pépinières sont loin
+de la ville. Et puis, elle nous aime. Comment n'aimerait-elle pas ceux
+qui ont enveloppé sa jeunesse d'une tendresse pareille? C'est égal, je
+ne conçois plus la paix profonde où j'étais hier, ce matin encore. Il
+me semble que je ne pourrai plus la regarder sans avoir peur de la
+perdre... Voyons, voyons, il faut découvrir des moyens nouveaux pour
+l'intéresser, lui rendre le séjour au milieu de nous si agréable, si
+pleinement doux, que cela lui suffise, trois amis à aimer. Daudet
+m'aidera un peu, un tout petit peu. Et le reste? Mon Dieu! que c'est
+dur de prévoir!...»
+
+Il avait étendu le bras, sans trop songer à ce qu'il faisait, vers une
+tige de bignonia grimpante, qui jaillissait, au-dessous de la fenêtre,
+du bourrelet enchevêtré des clématites et des vignes vierges. Au bout
+de la tige, droite et ferme, une fleur s'ouvrait, son calice brun
+tendu au souffle errant de la nuit. Robert la saisit, et l'attira.
+Mais la liane était si bien mêlée aux autres que toute une masse de
+feuilles en fut remuée; deux ou trois passereaux, gîtés sous ce
+couvert, s'envolèrent effarés, et une voix venue d'en haut, une voix
+fraîche et nette éclata, comme un chant de merle fuyard:
+
+--Ah! mon oncle, c'est vous!
+
+Il lâcha la branche, et se renversa légèrement, un seul coude appuyé à
+la barre de la fenêtre, pour regarder en l'air. Juste au-dessus de
+lui, à l'étage supérieur, Thérèse, penchée en avant, les deux bras
+étendus, les doigts engagés entre les lames des contrevents, riait de
+la peur qu'elle avait eue, et de la surprise de son oncle, et de se
+sentir jeune, et d'avoir la liberté d'être elle-même devant cette
+campagne voilée d'ombre, où son rire se perdait.
+
+--Dieu! que vous m'avez fait peur! dit-elle. Je ne sais pas ce que je
+me suis figuré. Rien du tout, je n'ai pas eu le temps. Mais j'ai eu
+une peur! Vous avez agité toute cette muraille verte. A qui en
+vouliez-vous?
+
+--Moi? je cueillais une fleur de bignonia. J'ai peut-être tiré un peu
+fort?
+
+--Je le crois!
+
+Ses lèvres se détendirent, les fossettes de ses joues disparurent, et
+un sourire qui se faisait humble, très innocent, où toute une âme
+d'enfant parlait, descendit d'une fenêtre à l'autre.
+
+--J'espère que vous m'avez pardonné? dit-elle... Vous vous souvenez:
+tout à l'heure...
+
+--Complètement pardonné, Thérèse!
+
+--Oh! je vous remercie. Je ne sais pas ce que j'avais, car, vous
+voyez, je suis tout à fait éveillée maintenant, gaie comme un pinson,
+et je n'ai pas plus envie de dormir!... Bonsoir, parrain!
+
+--Bonsoir, mignonne!
+
+Robert la regardait, et, sur sa figure fatiguée, une expression de
+contentement se peignait. Il vit le visage de Thérèse s'effacer, les
+deux bras ramener les contrevents, la grande baie à demi éclairée
+devenir subitement sombre, et il demeura cependant plusieurs minutes
+immobile. Puis il se retourna, et se remit à songer.
+
+Il était plus rassuré. Ces mots, ce sourire si jeune avaient chassé
+les pensées troublantes. Et c'était le passé qui s'ouvrait à lui
+maintenant, les dix-huit années de paix profonde écoulées aux
+Pépinières, et que pas un orage n'avait traversées. Robert s'y
+enfonçait, il y courait d'instinct, demandant à ces jours heureux
+l'espérance dont il avait besoin. Et, comme il n'abusait point de ces
+retours sur lui-même, comme tous ces souvenirs intacts lui versaient
+leur douceur et comme leur premier miel, Robert s'étonnait de la
+beauté de la nuit, de l'éclat des étoiles baignées au fond des lacs
+que formaient les nuages, et surtout du bien-être singulier, de la
+plénitude de vie dont chaque respiration emplissait sa poitrine. Bien
+souvent, dans les grands souffles qui remontent la vallée de la Loire,
+poussant devant eux les goélands, il avait senti l'humidité saline et
+l'emportement des marées, d'autres fois l'effluve rare, fugitif, des
+végétations tropicales, apporté de très loin, sur des nuées qui le
+sèment. Mais, ce soir-là, c'était autre chose: une caresse faite pour
+l'âme, une joie que les lèvres buvaient pour elle. Du moins Robert le
+croyait. Il lui semblait même entendre des musiques lointaines, des
+mots avec l'accent qu'ils avaient eu, des sons de trompette et des
+bruissements de foule, les premiers cris et les premiers pas de
+Thérèse. Et tout cela venait de l'horizon, avec la brise sans force et
+sans hâte, vers la fenêtre ouverte.
+
+C'est que, pour lui, cette période du milieu de la vie avait été la
+plus heureuse. Sa jeunesse ne lui offrait rien de semblable, mais une
+enfance austère et contrainte dans un château des marches de Bretagne,
+parmi des horizons de landes trempées de longues pluies, entre son
+père vieux et rude et la seconde femme de celui-ci, créature faible et
+douce, opprimée, maladive, dont Robert voyait encore dans ses rêves
+l'éternel sourire triste; aucune gaieté pour répondre à celle de
+l'enfant, pas d'écho à ses jeux,--si ce n'est une petite fille née de
+ce second mariage, très gâtée, elle, très adulée, à peine connue de
+son aîné,--une instruction écourtée, puis le départ, une sorte de
+fuite hâtive, désirée de part et d'autre, pour l'armée, et alors, sans
+transition, l'Afrique, le régiment, la discipline avec ses rigueurs et
+ses relâches brusques, des mois de cruelle monotonie et des mois
+d'aventure à la suite des tribus arabes. Robert s'accoutuma vite. Il
+était né soldat. Il se retrouvait chez lui parmi les gens de guerre.
+Rien qu'à le voir passer, huit jours après son entrée au corps, cambré
+dans son dolman bleu de chasseur d'Afrique, on devinait le futur
+officier; on sentait dans ses yeux clairs, dans le pli relevé de sa
+bouche, toute l'ardeur superbe de la vie mêlée à l'insouciance du
+danger. Il n'avait, semblait-il, qu'à laisser faire au temps. Et
+certes, il y eut pour lui d'heureuses fortunes: les jours où l'on se
+battait d'abord, où l'on rentrait mourant de soif avec des fusils
+incrustés d'ivoire en travers de sa selle; la rencontre de Guillaume
+Maldonne, plus âgé que lui, engagé à la suite d'un coup de tête, leur
+amitié bientôt liée sous la tente, rapidement mûrie par le péril qui
+les pressait et les relâchait ensemble, et des actions d'éclat, et
+l'avancement rapide, et presque de la gloire. Ni les hasards, ni la
+misère, ni l'affection qui font les années inoubliables n'avaient
+manqué à celles-là. Cependant un voile d'ombre encore avait pesé sur
+elles. A peine Robert venait-il de gagner ses galons de brigadier,
+qu'il apprit la mort de son père. M. de Kérédol laissait de grosses
+dettes. Sans hésiter, sans recourir aux expédients commodes de la
+loi, son fils accepta la succession, résolu à tout vendre, le château,
+les terres, les meubles, à s'endetter lui-même, à se réduire au strict
+nécessaire tout le temps qu'il faudrait pour maintenir intact
+l'honneur de son vieux nom. Il y parvint, et paya tout. Mais au prix
+de quels sacrifices et de quelles humiliations! Lui, si fier, si
+hautain même, traqué par les créanciers, il dut se débattre au milieu
+d'affaires et de procédures devant lesquelles il était aussi neuf,
+aussi désarmé qu'un enfant.
+
+L'épreuve dura des années. Il en sortait à peine, quand la guerre de
+1870 éclata. Et la guerre, ce fut la fin de ses rêves de gloire et de
+sa carrière de soldat. Blessé d'un coup de feu à l'épaule, presque au
+début de la campagne, le lieutenant de Kérédol souffrit de longs
+jours, guérit à moitié, retomba, et, désespérant de pouvoir reprendre
+du service, donna sa démission.
+
+Il venait d'avoir vingt-sept ans, et il se trouvait comme abandonné à
+mi-chemin de la vie. Où aller? Que faire, malade encore, sans
+carrière, sans métier, sans plus de ressources qu'une modique pension
+de blessé? Maldonne, qui aurait pu le conseiller, l'aider peut-être,
+sorti du régiment avant 1870 et retiré en Anjou, semblait avoir oublié
+son ancien ami. Le temps avait fait son oeuvre. Pas une main ne se
+tendait vers Kérédol, pas un foyer ne s'ouvrait à lui.
+
+Il voulut cependant faire un essai et se rapprocher de l'unique
+parente qui lui restât, de sa demi-soeur, qu'il avait à peine connue
+et aussi à peine aimée. Il la revit jeune fille, douce et affectueuse.
+La mère était morte. Geneviève de Kérédol vivait chez son grand-père
+maternel. Elle accueillit son frère avec des transports de joie. Mais
+celui-ci comprit vite qu'il ne pouvait se fixer près d'elle, chez un
+étranger, dans un domaine qui n'avait jamais appartenu aux siens. Et
+il ne savait que résoudre, quand une lettre arriva, qui le sauvait.
+
+Oh! la bienheureuse lettre! Comme elle était venue inopinément greffer
+l'idylle sur ce drame brisé de la vie de soldat! Comme Robert la
+revoyait nettement et jusque dans les moindres détails de la forme
+matérielle qu'elle avait, longue, avec son enveloppe maculée de
+timbres, renvoyée de bureaux en bureaux, ses lignes serrées et bien
+ordonnées, que terminait un paraphe compliqué, déjà célèbre au
+régiment! Elle disait:
+
+ «Viens, mon ami! Ma maison est assez grande pour deux et de même
+ la tâche que j'ai entreprise. Où peux-tu être? Comment se fait-il
+ que tu n'aies pas pensé à ton vieux camarade, et que tu ne sois
+ pas encore venu te soigner, te consoler et prendre chez lui ta
+ retraite? Accours vite. J'ai le plus joli des métiers à t'offrir
+ dès que tu seras guéri. Tu te souviens de ma passion pour
+ l'histoire naturelle? Elle a décidé de mon sort. J'ai demandé,
+ j'ai obtenu sans lutte un emploi peu envié, peu payé, mais qui me
+ ravit. Me voici conservateur adjoint du musée d'ornithologie de la
+ ville, à la tête d'une collection lamentable, fanée, honteuse, de
+ quelques douzaines de pies et de passereaux auxquels la paille
+ sort par le ventre. Tout est à faire. J'ai résolu de tuer
+ moi-même, de préparer, de monter, d'étiqueter la collection
+ complète de tous les oiseaux du département, de ceux qui passent
+ et de ceux qui demeurent, de ceux qu'on rencontre tous les jours
+ et de ceux qui ne se montrent qu'à de rares intervalles, comme des
+ princes en visite. Déjà je suis à l'oeuvre.
+
+ »Le préfet m'a délivré un permis de chasse permanent. J'en aurai
+ un second pour toi. Songe, mon ami, quelle belle fin de carrière:
+ la chasse toute l'année, le grand air, la liberté, les bois et
+ l'amitié fidèle de ton compagnon d'armes,
+
+ »GUILLAUME MALDONNE,
+
+ »Ancien marchef au 2e chasseurs d'Afrique.»
+
+Robert partit. Il guérit de sa blessure. Il fut bientôt en état de
+suivre son ami. Et alors commença pour tous deux l'odyssée la plus
+étonnante et la plus passionnante. Ils y retrouvaient chacun quelque
+chose de leur ancienne vie: l'aventure, l'émotion des poursuites, des
+alertes, des coups heureux ou manqués, les courses lointaines, les
+nuits à la belle étoile. Toutes les propriétés privées, les domaines
+princiers, les parcs enfermés de murs s'ouvraient devant ces chasseurs
+d'une nouvelle sorte. Qu'importait, au propriétaire le plus jaloux de
+ses droits, le meurtre d'un épeiche ou d'une pie-grièche rose? Partout
+accueillis, partout fêtés, ils couraient d'un bout à l'autre du
+département, parmi les taillis, les prés, les vignes, les marais.
+Robert ne chassait pas. Mais il avait un flair extraordinaire pour
+deviner le passage d'un oiseau, pour découvrir la trace ou le nid du
+gibier, pour dire, par exemple: «Guillaume, je sens qu'il y a des
+bécasses dans les marouillers mêlés de bouleaux; la brume est
+violette; elle embaume la feuille morte.» Ou bien, quand le printemps
+argenté, au bord de la Loire, met en éveil tout le petit monde des
+luisettes, il était merveilleux pour apercevoir, immobile à la pointe
+d'une grève, un combattant aux plumes hérissées, ou encore, posée
+entre deux chatons de saule, comme une perle enchâssée,
+l'insaisissable fauvette bleue.
+
+Son compagnon était adroit, et manquait rarement un coup de fusil. Au
+retour, ils travaillaient tous deux, soit au laboratoire du musée,
+soit à la maison des Pépinières, triant et classifiant leurs prises,
+disséquant les plus belles, préparant les peaux avec l'arsenic et la
+poudre de chaux. Mais Guillaume s'était réservé la pose. Lui seul, il
+bâtissait la carcasse de fil de fer ténu, la modelait à sa guise, et,
+avec une adresse, une science, une sincérité d'artiste indéniables,
+rendait à ces paquets de plumes la vie et le mouvement, la grâce et le
+lustre des ailes, et le trait, si fugitif, qui marque une humeur
+d'oiseau.
+
+Presque au début de cette existence nouvelle, un événement s'était
+produit qui l'avait consacrée, assurée, embellie. Robert, très
+communicatif en apparence, causeur plein de verve et souvent plein
+d'esprit, s'était toujours montré d'une extrême réserve sur tout ce
+qui concernait sa famille. Il n'admettait personne dans les souvenirs,
+bons ou tristes, du passé, et se bornait à partager le présent, mais
+le plus volontiers du monde, avec ses amis. Le plus intime de ceux-ci
+ne savait pas où vivait Geneviève de Kérédol, ni quel parent l'avait
+recueillie, dans un château ou dans une ville, en France ou même
+ailleurs. Or, un jour de l'automne finissant de 1871, comme il
+s'agissait, entre les deux amis, de se procurer une espèce de
+grimpereau assez peu commun, le tichodrôme échelette, un oiseau
+charmant, à manteau gris perle avec des crevés rouges au fouet de
+l'aile, Robert assura qu'il connaissait le rendez-vous de tous les
+pics du département, qu'il se chargeait de la direction de
+l'entreprise et de trouver le gîte et le souper.
+
+Ils arrivèrent, le lendemain soir, dans la cour d'un très vieux logis,
+en plein bois. Les murs et le toit jusqu'à la moitié disparaissaient
+sous les plantes grimpantes à peine taillées. Au-dessus des arêtes
+d'ardoises moussues, la futaie, en demi-cercle, étendait ses branches,
+et enveloppait, enserrait d'ombre l'habitation. En avant seulement,
+une nappe d'eau de dix hectares, dont les roseaux venaient frôler la
+grille de la cour, faisait dans ce rideau sombre une trouée de
+lumière.
+
+Celui qui demeurait là, le grand-père maternel de Geneviève de
+Kérédol, n'était pas le propriétaire de la forêt. Il n'en possédait,
+selon son expression, qu'une motte verte. Mais il était hospitalier,
+veneur comme un roi de France, et mit aussitôt à la disposition des
+deux amis ses chiens, ses bateaux, ses cabanes d'affût et son garde
+aussi vieux que lui. Guillaume en profita largement, tandis que Robert
+demeurait au château. Il chassait du matin au soir, et quelquefois du
+soir au matin. Le tichodrôme échelette ne se montra nulle part. Mais
+il y avait toutes les variétés d'oiseaux de proie dans les hautes
+ramures des futaies et, sur l'étang, des sarcelles, des canards, des
+hérons, quelques-uns rares et presque introuvables ailleurs.
+
+Et ce fut, pendant une semaine, pour Guillaume Maldonne, une
+succession de captures heureuses, un ravissement que contribuait à
+entretenir, au retour, la présence de la jeune fille, assez jolie,
+avenante et gracieuse surtout, souveraine maîtresse et joie unique du
+vieux logis. Guillaume l'aima sans l'avouer. Il était timide, il
+approchait de la quarantaine. Jamais il n'eût osé demander Geneviève,
+si peu riche et si simple qu'elle fût. Il hâta lui-même le départ. Le
+soir arrivé, il allait s'éloigner, très malheureux, emportant son
+secret; déjà, debout derrière le groupe que formaient ses hôtes et son
+ami causant ensemble à voix basse, autour de la cheminée, il regardait
+une dernière fois la jeune fille, avec cette douleur muette qui fixe
+nos regrets, quand Robert se leva, prit la main de Geneviève, et la
+mit dans celle de Guillaume, en disant: «Eh bien! mon cher ami, on
+attelle les chevaux: si tu te déclarais?»
+
+Avec Geneviève Maldonne, avec Thérèse bientôt, le bonheur était entré
+au logis des Pépinières. Madame Maldonne y avait apporté sa gravité
+douce, son humeur égale, ce charme que certaines femmes possèdent au
+point que leur seule présence, un mot indifférent tombé de leurs
+lèvres, éveille comme de la reconnaissance. Thérèse avait été la vie,
+le mouvement, la gaieté. A peine elle était née, Robert l'avait
+incroyablement aimée. Il l'avait bercée bien souvent et promenée sur
+ses bras. Il lui avait appris à marcher et à s'amuser. Pour elle, il
+avait donné l'essor à son génie d'invention, trouvé des jouets,
+construit des moulins qu'on allait planter à la cime des vieilles
+souches, des bateaux avec des roues, des cerfs-volants et des poupées.
+Pour elle, surtout, il avait fait ce qu'il eût refusé de faire pour
+lui-même: il s'était remis à étudier. Et, pendant que son beau-frère,
+retenu au musée, continuait à préparer la plus belle collection
+ornithologique des provinces de l'ouest, M. de Kérédol apprenait à
+lire à Thérèse, lui expliquait le catéchisme, la grammaire, l'histoire
+qu'il avait relue l'instant d'avant, et puis ils jouaient tous deux,
+pour se reposer de la leçon, leurs deux rires se mêlaient, l'un par
+l'autre attiré, et l'on eût dit que Robert, parfois, redevenait tout
+jeune, à force d'aimer l'enfant.
+
+Les moindres détails de ce temps-là lui demeuraient présents. Il se
+rappelait certaines robes qu'elle avait portées, une blanche toute
+brodée par la mère, une autre bleue, vers trois ans, et, un peu plus
+tard, une rose où il y avait un semis de pâquerettes, mais surtout des
+regards, des sourires pleins de ciel, des mots profonds qui n'en
+savent rien, des questions si fraîches qu'on les goûte avant d'y
+répondre. Car, entre elle et lui, c'était l'absolue confiance, la
+permission, conquise au prix d'un grand amour, de se pencher au-dessus
+d'une petite âme, et d'y lire. Robert lisait à livre ouvert dans celle
+de Thérèse, notait tout, gardait tout en lui-même, et, le soir, quand
+Thérèse dormait là-haut, dans son lit à rideaux blancs, la porte de
+l'escalier entre-bâillée pour que le moindre cri donnât l'éveil, il
+partageait son trésor: il racontait à la mère et au père l'histoire de
+la journée. Aux Pépinières, c'était le sujet habituel des
+conversations, sujet toujours cher, jamais épuisé, et qui se
+renouvelait à mesure que grandissait Thérèse. Les oiseaux mêmes ne
+venaient qu'au second plan.
+
+Le plus extraordinaire, c'est que Thérèse ne fut pas gâtée. Elle
+demeurait soumise, prévenante, nature délicate qu'un reproche
+confondait, qu'on ne menait qu'avec de la bonté et de la raison, et
+qui comprenait à merveille son rôle, faisant sans compter autour
+d'elle, aux trois amis qui l'entouraient, l'aumône de sa jeunesse en
+fleur.
+
+O heures délicieuses, heures sans nombre du passé, comme il était doux
+de vous revivre, et quelle consolation vous apportiez avec vous!
+
+Le vent fraîchissait. Les bignonias, les rames de vigne ou de
+clématite, fouettés en tous sens, venaient toucher la main de Robert,
+comme pour dire: «Il est temps, voici la nuit noire et froide,
+rentrez, vous qui rêvez: vous avez reçu du soir ce que vous attendiez
+de lui!» Robert ferma la fenêtre, et quand il se retrouva dans le
+silence de cette chambre tiède, sentant la paix qui régnait au dedans
+de lui et autour de lui, il poussa un soupir de contentement. Toute
+impression pénible s'était effacée. Il revoyait Thérèse, sa Thérèse
+d'autrefois, toute naïve, toute rose, toute petite.
+
+Et cela lui redonnait confiance, grande confiance dans la vie.
+
+
+
+
+II
+
+
+Le lendemain, quand Robert sortit de sa chambre, le soleil déjà haut
+chauffait les touffes de réséda semées en cordon le long de la façade,
+au midi. Par-devant, dans l'allée toute bourdonnante et traversée de
+rayons d'or par le vol des abeilles, Thérèse se promenait, prête à
+partir.
+
+Elle avait mis une robe grise de voyage, une voilette blanche, un
+chapeau rond orné d'un piquet de coquelicots. Elle allait à pas
+relevés, et, au-dessus de sa tête, l'ombrelle qu'elle tenait ouverte,
+inclinée, rasant l'épaule, tournait comme un petit moulin. Quand
+Thérèse entendit M. de Kérédol descendre en se hâtant l'escalier:
+
+--En retard, mon parrain! cria-t-elle. Huit heures et demie! Mon père
+est déjà rendu au musée. Moi, j'ai eu le temps de cueillir deux
+corbeilles de roses, que je vais envoyer pour l'adoration. Comment
+avez-vous dormi?
+
+--Trop bien, comme vous voyez, répondit Robert, en paraissant sur le
+seuil de la porte.
+
+--Moi, divinement! dit Thérèse.
+
+Mais, presque aussitôt elle poussa un petit cri de surprise.
+
+--Ah! mon parrain, je ne m'étonne plus que vous soyez en retard.
+Êtes-vous beau!
+
+--Bah! bah! dit en riant M. de Kérédol, immobile sur la margelle
+d'ardoise étincelante de soleil. Que me trouvez-vous d'extraordinaire?
+
+--Ceci d'abord, fit Thérèse en désignant du doigt l'épingle de
+cravate, un minuscule cheval arabe, en or ciselé. Elle est très jolie,
+d'ailleurs. Mais vous ne l'avez jamais portée ici. On ne me trompe
+pas, vous savez. Et puis ce chapeau neuf! Tout cela pour les loriots
+du bois de Laurette?
+
+Robert, content d'être si vite découvert, prit la main que Thérèse lui
+tendait, et, la serrant entre les siennes:
+
+--Non, mon enfant, pas pour les loriots: pour vous!
+
+--Oh!
+
+--Pour vos dix-sept ans, à qui je veux faire honneur! Que dirait-on,
+si, à côté d'une grande jeune fille comme vous,--car vous voilà
+grande, ma filleule,--on apercevait un parrain négligé?
+
+Quelque chose d'ému, un frisson de plaisir et de reconnaissance passa
+sur le visage de Thérèse.
+
+--Eh bien! vous voyez, dit-elle, c'est absolument comme mon dessus de
+clavier dont vous vous moquiez hier soir, ce que vous venez de faire
+là: c'est très inutile, car nous ne rencontrerons personne, mais je
+trouve ça charmant.
+
+Elle se recula de deux pas, considéra un instant M. de Kérédol, son
+chapeau rond luisant, sa veste à larges boutons de nacre, ses gants,
+sa canne à pomme d'or, et, avec un petit geste, comme un salut de la
+main:
+
+--Tout à fait votre air de colonel!
+
+Rien ne flattait davantage l'ancien officier de chasseurs que cette
+appellation dont le qualifiaient quelquefois les passants ou les
+conducteurs d'omnibus. Un mot qu'il voulut dire, une exclamation
+d'amitié, ou l'ordre du départ, resta dans sa moustache. Elle savait
+trop bien le chemin de son coeur, cette Thérèse! Et Robert était comme
+beaucoup de soldats: quand le coeur lui battait, il n'avait plus que
+des gestes. Il leva donc sa canne, et se mit à marcher. La boîte
+verte lui pendait dans le dos.
+
+--Si vous voulez, dit Thérèse en réglant son pas sur le sien, nous
+rentrerons par le faubourg?
+
+--Pourquoi faire, mignonne?
+
+--Pour prévenir mon petit commissionnaire habituel. Je vous ai dit que
+j'avais cueilli...
+
+--Ah oui! Jean Malestroit. Il a grandi, le mioche: je l'ai vu, l'autre
+jour, sur le seuil de sa porte.
+
+--Si gentil! fit Thérèse.
+
+Tous deux furent bientôt dans la route qui montait à droite, et
+s'enfonçait dans la campagne. A peine deux ou trois fermes, au milieu
+des champs d'artichauts ou des plantations de pépinières. Les
+grillons, toutes sortes d'insectes invisibles, qui chantent à l'entrée
+de leurs trous, commençaient la longue complainte des jours chauds. On
+voyait, au bord des fossés, le luisant de l'herbe qui remue. Thérèse
+causait des détails de la vie quotidienne, de mille petites choses
+indifférentes pour tous autres qu'elle et Robert. Un passant qui
+l'aurait entendue se serait demandé pourquoi l'autre riait, pourquoi
+il s'animait et s'épanouissait, sans raison apparente, sans qu'elle
+eût rien dit que d'ordinaire, même sans qu'elle parlât, lorsqu'aux
+barrières des champs elle s'arrêtait un peu, et, toute droite, l'oeil
+aux horizons, les lèvres entr'ouvertes, aspirait à pleine poitrine
+l'odeur de moisson mûre, qui venait, rasant le sol. Et cependant, que
+c'était bon, cette promenade avec l'enfant qu'il avait élevée, que
+c'était doux, ce bavardage sans suite et sans fin, où l'on ne quittait
+le présent que pour parler du passé, leurs deux domaines communs! Pas
+un mot inquiétant, pas une note nouvelle dont il pût s'alarmer.
+
+--Vous n'avez pas fini votre légende d'hier? lui dit-elle. J'ai laissé
+la marquise Gisèle assiégée, et la jument grise bien maigre. Vous
+disiez: «Alors il arriva...» Je voudrais savoir ce qui est arrivé.
+
+--Non, ma mignonne, répondit gaiement Robert, le temps de mes
+histoires est passé.
+
+--Vous ne m'en raconterez plus?
+
+--Non, je vous en lirai, des contes des grands auteurs, écrits pour
+les grandes jeunes filles.
+
+--Oh! que c'est aimable! Je n'aurais pas osé vous le dire...
+
+--Vous le désiriez?
+
+--Sans doute, un peu. Mais comment faites-vous pour deviner ce que je
+désire?
+
+--Je pense à vous.
+
+--Et moi aussi, mon parrain, je pense à vous, et j'ai le coeur touché
+de vos attentions, bien touché, je vous assure!
+
+«Comme je la retrouve! songeait Robert, Comme la voilà reconquise!
+Est-elle charmante, ce matin! Et jeune! Voyez-la!»
+
+Et ils allaient tous deux légèrement.
+
+Bientôt on prit les chemins de traverse. Ils étaient pleins de fleurs,
+pleins de vie, pleins de fuites d'ailes effarouchées. On se baissait à
+chaque instant, pour une étoile blanche ou jaune devinée sous le
+couvert des ronces. La boîte s'emplissait d'herbes. Celles qui
+n'étaient pas rares étaient au moins jolies. Thérèse avait des goûts
+qu'il fallait contenter. Ainsi l'avait résolu M. de Kérédol. Il
+cueillait tout ce qu'elle voulait: «Je n'herborise pas pour moi,
+songeait-il, je fauche pour elle.» Et, les pieds dans la boue
+traîtresse des creux des fossés, ou la tête dans les épines, il se
+mouillait, se piquait, et s'échauffait avec allégresse.
+
+--Je regrette la tenue de colonel, disait Thérèse.
+
+--Moi, je ne regrette rien, si vous êtes contente.
+
+--Ravie!
+
+--Et savez-vous, disait-il, que nous voici tout à l'heure en pleine
+famille d'orchidées: orchis abeille, orchis mouche, orchis
+araignée?...
+
+--Où donc, parrain?
+
+--Dans le bois, parbleu!
+
+Chose curieuse, quand ils furent rendus sous la futaie, large et
+longue tout au plus comme un champ de moyenne taille, vestige
+d'ancienne forêt, ni l'un ni l'autre ne songeaient plus aux orchidées.
+Ils étaient las d'avoir tant marché, tant ri, et du soleil qui faisait
+danser l'air à la hauteur des yeux. Le dôme des feuilles gardait un
+reste de rosée évaporée, avec le lourd parfum qui monte du sol des
+bois. A peine eut-il foulé la mousse, et senti sur ses épaules la
+caresse des premières ombres, M. de Kérédol perdit sa belle ardeur,
+chercha la place la plus fraîche, sans une moucheture d'or, la trouva
+au bord d'un fossé d'eau courante, et s'assit en s'épongeant le front.
+Thérèse tourna un peu, pour ne pas avoir l'air aussi fatiguée que son
+parrain, affecta de s'intéresser à des fougères, eut une phrase
+banale sur la douceur de l'ombre, et finalement s'assit à trois pas de
+lui. Elle arrangea les plis de sa robe, à petits coups songeurs, et se
+mit à regarder devant elle. Il en faisait autant de son côté, mais,
+tandis qu'il était seulement silencieux, elle se sentait peu à peu
+envahie par une mélancolie, un malaise d'âme grandissant, le revers de
+l'excessive gaieté qu'elle avait eue. Cela vient ainsi, tout jeune
+qu'on soit. Et Thérèse eut un soupir qui fit se retourner Robert. Il
+la considéra un instant, et remarqua le changement qui s'était produit
+en si peu de temps dans la physionomie de sa filleule. Sous la
+voilette relevée, les yeux de Thérèse grands ouverts, sérieux et comme
+voilés d'une pensée qu'il ne pouvait lire, fixaient un point de
+l'horizon. Était-ce le moulin, là-bas, de l'autre côté de la Loire,
+gros comme un hanneton qui secoue ses élytres, ou les traînées pâles
+des champs de colza rayant les pentes, ou le nuage roulé, immobile
+dans l'océan de lumière où pas un souffle ne courait? Non, sans doute.
+La bouche avait un pli léger, et tout le visage cette lueur égale et
+comme cette transparence qu'il prend lorsqu'aucun objet du dehors ne
+l'impressionne plus, et qu'il reflète seulement un songe intime du
+coeur.
+
+--A quoi rêvez-vous? demanda M. de Kérédol.
+
+--Moi? à rien, répondit-elle sans bouger.
+
+Robert jugea politique d'opérer une diversion, se pencha en avant,
+au-dessus du courant qui filait, rapide et bleu d'acier, parmi les
+cressons, les acanthes, toute une végétation réfugiée là contre
+l'ardeur de l'été, et cueillit une tige couronnée d'un corymbe de
+fleurs blanches.
+
+--Reine des prés, dit-il, _spiræa ulmaria_, famille des Rosacées.
+Voyez, Thérèse, est-elle élégante!
+
+Thérèse fit à la plante l'aumône d'un regard distrait.
+
+--Dites-moi, demanda-t-elle en rabaissant sa voilette, maman s'est
+bien mariée à dix-huit ans, n'est-ce pas?
+
+--Oui, dix-huit ans, répondit rapidement Robert... Je crois, Thérèse,
+que vous n'avez jamais étudié la reine des prés. Tenez, la feuille est
+ailée, duvetée en dessous, à folioles ovales. J'ai lu quelque part
+qu'en infusant les fleurs dans du vin, on obtient le bouquet du fameux
+Malvoisie!
+
+Et il observait, sur le visage de la jeune fille, maintenant tournée
+vers lui, l'effet de cette pointe habile. Elle n'en parut pas touchée.
+
+--Vraiment? dit-elle... Mais, dix-huit ans... mon parrain, savez-vous
+que je les aurai l'année prochaine? Ce serait très drôle si...
+
+--Qu'est-ce qui serait drôle, mon enfant?
+
+--Non, pas drôle précisément. Je veux dire, reprit-elle,--et son
+sourire éclatant, toute sa jeunesse enjouée reparut sur ses joues,
+sur ses lèvres, dans ses yeux qu'animait un éclair de soleil venu on
+ne sait d'où,--je veux dire que peut-être, vous comprenez bien,
+peut-être quelqu'un pourrait penser à moi aussi... Eh bien! cela me
+fait rire malgré moi.
+
+Pour le coup, Robert laissa échapper la reine des prés, qui roula,
+comme une ombrelle, sur la mousse, et tomba dans le courant.
+
+--C'est à cela que vous pensiez? dit-il en se reculant, pour s'appuyer
+au tronc d'un arbre, et la voix un peu sourde.
+
+Elle répondit, en montrant ses dents blanches, et en le fixant de ses
+yeux bleus étonnés:
+
+--Mais oui!
+
+--A propos de rien, comme ça?
+
+--De rien du tout. Cela me vient surtout quand je regarde devant moi,
+très loin.
+
+--Ah! très loin, devant vous?
+
+--Oui, n'est-ce pas que c'est curieux?
+
+Elle prit un air grave, appuya un coude sur un de ses genoux, et,
+remuant sa jolie tête:
+
+--Voyez-vous, parrain, je songe quelquefois au mari que j'épouserai...
+
+--Alors, vous avez fait votre choix?
+
+--Oh! d'une façon très générale! Je voudrais épouser quelqu'un qui
+aurait été malheureux!
+
+--Ça se rencontre aisément, Thérèse.
+
+--Oui, quelqu'un de jeune, qui aurait souffert.
+
+--Même jeune, cela peut se trouver, mon enfant: seulement, je ne
+comprends pas.
+
+Elle hésita un instant, leva les yeux vers les chênes.
+
+--Pour le consoler, dit-elle.
+
+Et cela fut dit avec tant de naïveté, tant de tendresse voilée, que le
+pauvre Robert sentit la morsure d'une larme au coin de ses paupières.
+Il eut envie de s'écrier: «Si vous avez soif de consoler, Thérèse, ne
+cherchez pas au loin, comprenez, restez pour nous trois, chassez les
+rêves qui, déjà, si petite, vous éloignent! Ayez pitié de nous, ne
+songez plus!» Mais il eut peur de paraître égoïste, peur aussi de
+l'inconnu qui se révélait à lui. O mystère d'une âme! N'allait-il
+point la froisser, la repousser, lorsqu'elle s'ouvrait si ingénument?
+Fallait-il lui laisser voir toute l'appréhension qu'un mot pareil
+jetait en lui? Non pas cela, surtout pas cela. L'esprit de Thérèse eût
+travaillé sur cette crainte. Mieux valait prendre la chose légèrement,
+comme une boutade sans conséquence, essayer de rire. Et il essaya, et
+rien ne lui vint aux lèvres que ce mot qu'il ne voulait pas dire:
+«Restez, restez!» Alors il se baissa, faisant mine de ramasser sa
+canne devant lui, et resta courbé un peu plus de temps qu'il n'était
+nécessaire, le temps de composer ses traits. Quand il sentit
+s'effacer les deux sillons qui s'étaient tout à coup creusés aux coins
+de sa bouche:
+
+--Ma petite Thérèse, dit-il, nous ferions bien de partir. Je crois que
+vous voulez rentrer par le faubourg?
+
+--Oui, répondit-elle distraitement, pour mes roses.
+
+Il s'était levé en parlant, et, à demi détourné, tirait ses manchettes
+avec un soin qui devait cacher un reste d'émotion. Thérèse ne le
+remarqua pas. Elle se redressa paresseusement, et fixa une fois encore
+l'horizon là-bas, où le nuage immobile dormait, tout fulgurant de
+lumière, au-dessus des collines mauves. Il fallut que Robert répétât:
+
+--Eh bien, Thérèse, venez-vous?
+
+Ils sortirent de la futaie, côte à côte, et prirent un autre chemin,
+qui ramenait en demi-cercle à la ville, et aboutissait bien au delà
+des Pépinières, vers le milieu du faubourg. Thérèse, déjà reposée,
+rieuse comme auparavant, multipliait et variait les questions,
+tentait les mêmes sujets qui, tout à l'heure, avaient intéressé
+Robert: lui ne répondait pas toujours, et, quand il le faisait,
+c'était d'un mot, avec effort.
+
+--Qu'avez-vous donc? demanda-t-elle.
+
+--Un peu de fatigue, mignonne, cela passera.
+
+Hélas! il avait bien autre chose qu'un peu de lassitude: son ciel
+intérieur troublé, l'inquiétude de la veille maintenant fixée dans
+l'âme, il avait peur de la vie. Et celle qui avait causé le mal ne
+s'en doutait pas. Elle tâchait d'être aimable et vivante pour deux.
+Aucune autre idée ne semblait plus l'occuper. Son rôle de
+consolatrice, son rêve sentimental de tout à l'heure, elle n'y pensait
+plus. C'était Robert qui songeait à cela, maintenant, et qui se
+disait: «Il y a là des signes manifestes... J'espère qu'il n'est pas
+trop tard, non, mais il est grand temps, grand temps!»
+
+Ce qui le tourmentait le plus, c'est qu'il commençait à douter de
+l'efficacité des moyens qu'il emploierait: attentions, lectures,
+tendresses d'ami, qu'était-ce à côté des visions qui passent au-dessus
+de l'horizon bleu, quand on regarde devant soi, bien loin?
+
+Quand ils furent arrivés au point culminant du chemin, avant de
+descendre la dernière pente qui, à cent mètres de là, entrait dans la
+banlieue, Thérèse ralentit le pas, et releva son ombrelle pour mieux
+voir. C'était un paysage assez médiocre et banal, aux jours d'hiver,
+mais transfiguré à cette heure dans la gloire du grand soleil: une
+campagne coupée de jardins, plate et cultivée, sans une rivière, sans
+un arbre, et autour la ville, comme une découpure sans profondeur,
+comme une dentelle inégale, d'un blanc bleuâtre, avec des fumées
+d'usines traînantes, et tellement criblée de lumière que le sommet des
+tours, des clochers, les parties hautes des toits, semblaient à demi
+fondus dans l'air.
+
+--Est-ce étincelant! dit Thérèse.
+
+M. de Kérédol prit son lorgnon, et jeta un regard rapide, lui aussi,
+de ce côté. Mais avec quelle disposition différente d'esprit! Sous ses
+paupières, bridées par l'éclat du jour, ce fut une sorte de défi qui
+passa, une pensée de colère contre cette ville d'où sortirait
+peut-être le danger qui menacerait son bonheur, qui détruirait le
+repos du logis couché là-bas derrière eux, dans la verdure de ses
+grands arbres.
+
+Thérèse et lui continuèrent à marcher, presque sans rien se dire,
+jusqu'à une maison du faubourg, pauvre et basse, où l'on accédait par
+un corridor voûté, commun avec la maison voisine. Robert s'arrêta.
+
+--Je vous attends, fit-il.
+
+La jeune fille était déjà entrée dans le couloir, et frappait à la
+porte d'une chambre à gauche. Là demeurait M. Malestroit, charpentier
+en bateaux, tandis qu'en face, ainsi que l'indiquait un écriteau de
+bois blanc fleuri d'osier tressé, habitait M. Colibry, vannier. Ne
+recevant pas de réponse, car la mère était sans doute en course dans
+le quartier, Thérèse traversa le corridor dans toute sa longueur, et
+déboucha au grand soleil, dans le jardin où elle entendait des voix.
+
+C'étaient les cinq enfants du charpentier qui jouaient, assis en rond,
+têtes nues, sur un tas de sable: Jean, Yvonnette, Germain, Gustave et
+Pascal. Elle les connaissait bien; l'aîné même, un gamin de douze ans,
+était son filleul. Et comme elle aimait les enfants, Thérèse, une
+minute, observa ceux-là. Ils ne la voyaient pas.
+
+--Je propose de jouer à Adam et Ève, dit l'aîné, en levant sa figure
+espiègle et rousselée. Moi, je ferai Adam. Toi, Yvonnette, tu seras
+Ève. L'ange pour les chasser du Paradis, c'est Gustave.
+
+--Non, non, dit Germain, je suis plus fort! C'est moi!
+
+Mais la petite secouait ses boucles blondes.
+
+--Tu ne veux pas, Yvonnette?
+
+--Non.
+
+--Pourquoi donc, mademoiselle?
+
+--Oui, pourquoi, pourquoi?
+
+Tous les frères étaient de l'avis du chef. Mais Yvonnette continuait à
+secouer la tête. Elle était près de pleurer. Jean devina qu'elle
+devait avoir une raison grave pour ne pas faire Ève.
+
+--Autre chose, alors, dit-il.
+
+Et, sans plus d'explication, saisissant un rameau encore orné de deux
+ou trois feuilles, il le posa au-dessus de la tête de Pascal, qui
+riait déjà d'être regardé par ses frères, et l'y maintint une seconde.
+
+--Deux sous? demanda-t-il.
+
+Et ils se mirent à rire tous ensemble, de si bon coeur que leur gaieté
+gagna Thérèse; ils riaient, les mains trempées dans le sable qu'ils
+jetaient en l'air pour mieux marquer l'exubérance de leur joie. Et le
+rameau passa sur la tête de Gustave, puis sur celle d'Yvonnette, et ce
+furent de nouvelles demandes d'argent, et des fusées de notes claires
+qui n'avaient de sens que pour ces petits.
+
+--Que peut-il bien leur vendre? se dit Thérèse.
+
+Elle avança de deux ou trois pas dans le pauvre terrain, tout resserré
+entre ses palissades noires.
+
+--Que vends-tu là? demanda-t-elle.
+
+Cinq paires d'yeux flambants, effarés, se retournèrent vers elle, et
+aussitôt se baissèrent ensemble vers le tas de sable qui crépitait
+sous le soleil. Les cinq petits Malestroit se poussaient le coude,
+pour s'engager à répondre. Ce fut Jean, naturellement, qui prit la
+parole, et, encore confus, glissant les yeux jusqu'au bas de la robe
+de Thérèse, très drôle, dit à demi-voix:
+
+--Je vends de l'ombre!
+
+Puis, il se leva, et, tandis que les quatre autres, décontenancés,
+privés de leur chef, s'enfuyaient jusqu'à la palissade, il s'approcha
+de Thérèse, tenant encore son rameau, et penchant sa petite tête
+ronde, aux cheveux ras, que le soleil dorait par places.
+
+--Tu veux bien me faire une commission, mon filleul? dit Thérèse en se
+baissant pour l'embrasser.
+
+--Oui, mademoiselle, dit Jean qui tendit un peu le front.
+
+--Tu vas venir à la maison, tout à l'heure.
+
+--Oui, mademoiselle.
+
+--Tu prendras deux grands paniers de roses qu'on te donnera, un dans
+chaque main. Tu ne les renverseras pas?
+
+--Non, mademoiselle.
+
+--Et tu les apporteras à l'église, dans la chapelle de la sainte
+Vierge, où tu sers la messe.
+
+--Oui, mademoiselle.
+
+Elle passa la main sur la joue de l'enfant.
+
+--Au revoir, mon Jean!
+
+Lui, la voyant s'en aller, se redressa tout à fait. Et quand Thérèse
+fut sur le point de disparaître, tout rassuré, l'oeil vivant, bien
+ouvert, se disant qu'après tout cette jeune fille était une amie, il
+cria, de sa voix claire:
+
+--Bonsoir, mademoiselle!
+
+Thérèse se retourna, et vit qu'il était debout, la main levée, fier de
+lui, et que, dans le fond, là-bas, quatre petits sarraux bleus
+faisaient la révérence.
+
+Dix minutes plus tard, la jeune fille ouvrait la porte du logis des
+Pépinières, et s'élançait vers sa mère qui la guettait, inquiète déjà,
+au coin de la maison, et Robert qui la suivait, la main droite à demi
+gantée, retrouvant sa belle humeur pour que madame Maldonne ne pût se
+douter de rien, refoulant en lui-même ce qui lui restait d'inquiétude
+et d'ennui, disait:
+
+--Une promenade charmante, Geneviève, charmante!
+
+--Je viens de voir le petit Malestroit, reprit Thérèse en enlevant
+l'épingle de son chapeau, il avait peur de moi: un amour.
+
+
+
+
+III
+
+
+Le déjeuner fut gai, comme de coutume. M. Maldonne était satisfait
+d'un envoi de corneilles à pattes rouges, qu'il venait de recevoir de
+Belle-Isle-en-Mer; sa femme s'épanouissait au récit que Thérèse
+faisait de l'excursion du matin, et Thérèse, en effet, mise en verve,
+racontait les plus petits incidents de la route, taquinait son oncle
+qui, pour un vieil Africain, disait-elle, ne s'était pas bravement
+comporté sous le soleil de juillet, et n'omettait qu'un seul détail:
+la conversation de cinq minutes, dans le bois, quand elle regardait
+l'horizon, et que lui cueillait des reines des prés. Robert le
+remarqua.
+
+Quand il se leva de table, M. Maldonne, par habitude, donna un coup de
+brosse à son panama, fit le tour du jardin, inspecta ses tombes à
+melons, entra dans le réduit où, sur des planches torréfiées par la
+chaleur, des graines séchaient, mêlées à des papillons morts, et
+perdit, en récréations utiles du même genre, le commencement de
+l'après-midi. Vers deux heures, il annonça l'intention de retourner au
+musée.
+
+--Si vous le permettez, dit Thérèse, je vous accompagnerai. J'ai
+promis d'aller faire des guirlandes pour l'adoration, qui a lieu
+demain. Vous me laisserez à l'église.
+
+Le père et la fille partirent donc ensemble. Au pas nerveux de
+Maldonne, la distance fut vite franchie. Thérèse monta les marches du
+perron de l'église.
+
+--A bientôt, ma chérie! Ne te fatigue pas trop!
+
+--Ni vous?
+
+--Toi surtout!
+
+Il se retournait en marchant, pour la regarder. Thérèse entra dans la
+vaste nef qui retentissait du bruit des marteaux, des scies rognant
+les planches et des commandements du vicaire alignant par tailles, aux
+deux côtés de l'autel majeur, des pots de lauriers-roses et des
+branches de pin.
+
+Elle fit une courte prière devant la statue de la sainte Vierge,
+constata d'un coup d'oeil que les roses avaient bien été apportées à
+l'endroit convenu, et s'apprêtait à sortir de son banc, pour aller
+rejoindre une autre jeune fille occupée à ranger dans un coin des
+banderoles de gaze, quand le geste d'une femme l'arrêta. C'était une
+vieille domestique retirée dans le faubourg, aux environs des
+Malestroit, et que Thérèse connaissait. Elle se hâtait, grosse et
+courte, bousculant les chaises, son bonnet de travers, la bouche à
+demi ouverte, avec la nouvelle d'un malheur dans les yeux.
+
+--Ah! mademoiselle, dit-elle en se penchant, avant même d'arriver
+jusqu'à Thérèse, vous ne savez donc pas?
+
+--Quoi donc?
+
+--Le petit Malestroit!
+
+--Lequel?
+
+--Jean, mademoiselle, un enfant si mignon!
+
+--Eh bien! qu'y a-t-il?
+
+--Tombé dans le faubourg... Il jouait à la toupie... tombé sous les
+roues d'un camion... écrasé!...
+
+--Ah! dit, Thérèse en portant la main à ses yeux pour en chasser
+l'affreuse vision, ce n'est pas possible!... non, il n'est pas
+possible que ce soit lui... il n'y a pas plus de deux heures qu'il est
+venu ici!
+
+--Hélas! si, mademoiselle, dit la femme fondant en larmes, il est
+mort, le pauvre petit! Je l'ai vu quand on l'a rapporté... sa tête
+saignait là, mademoiselle, à la tempe... Il est maintenant sur son
+lit... Je suis venue vous le dire... vous pouvez bien y aller. Tout le
+monde y va dans le quartier... C'est joli déjà comme un paradis, chez
+les Malestroit!
+
+Thérèse sortit, sans rien répondre, mais si pâle, si haletante, que la
+vieille femme, venue là en messagère, tout émue devant cette douleur
+d'enfant, inquiète même, cherchait à rejoindre la jeune fille sur les
+dalles de la nef et répétait:
+
+--Voyons, mademoiselle, faut pas se tourner le sang comme ça, faut se
+faire une raison... attendez-moi donc!...
+
+Thérèse n'écoutait pas. Elle traversa la rue. Les Malestroit
+demeuraient à cinquante pas plus loin. Et elle entra dans la grande
+salle pauvre, à gauche, ouverte à tout venant par le deuil.
+
+Il était là, le petit marchand d'ombre. On l'avait couché au milieu
+de la pièce, sur un lit qui devait être celui des parents, la tête
+touchant le mur du fond, soulevée et tournée vers l'unique fenêtre en
+face. Toute la lumière semblait se concentrer et se poser sur ce
+visage décoloré, mais charmant encore: le front à demi couvert par le
+bandeau qui cachait la blessure, et les mèches d'or inégales
+au-dessus, luisant comme au grand soleil du jardin. On eût dit d'un
+convalescent affaibli par un long mal, et qui dort, et qui va
+s'éveiller. Les deux mains de l'innocent, les deux mains courtes
+auxquelles la toupie venait d'échapper, pieusement jointes, retenaient
+le chapelet de première communion. Le drap tombait jusqu'à terre, un
+drap blanc très fin qui avait dû être prêté, et, à droite et à gauche,
+sur le linge sans pli, ô tendresse de l'âme du peuple, ô inspiration
+charmante des pauvres qui s'entr'aiment! les frères, les soeurs, les
+petits amis du faubourg avaient, avec une épingle, attaché des
+images. De chaque côté, en rangs irréguliers, on voyait un saint
+Jean-Baptiste avec son agneau, des anges, de jolies vierges bleues et
+blanches aux yeux levés, un enfant Jésus bénissant le monde avec son
+doigt rose et jusqu'à un soldat dont un coup de ciseau avait coupé le
+sabre, un soldat d'Epinal qu'on avait dû lui acheter pour sa dernière
+croix. Elle était là aussi, la croix d'argent, ornée d'un ruban rouge,
+sur une pelote blanche, au pied du lit, attestant que la mort avait
+pris un des plus sages, un de ceux qui promettaient et qu'on citait
+pour modèle à l'école. Pauvre petit! comme tout cela, naïvement,
+racontait sa vie, ses humbles journées d'écolier qui ne savait que
+lire, jouer au soldat et prier Dieu!
+
+Thérèse, un instant immobile sur le seuil, dans la muette
+contemplation du chagrin, s'avança toute droite vers le lit, sans un
+regard pour les gens assemblés là, et qui l'observaient. Elle ne
+voyait que le petit Jean.
+
+Elle vint à lui, elle se pencha doucement, et embrassa les pauvres
+yeux morts de l'enfant comme elle n'avait jamais fait, avec toute sa
+pitié, avec toute sa foi, avec toute son âme, qui se fondit dans ce
+baiser. Et Thérèse se laissa glisser à genoux, la tête sur le drap
+orné d'images.
+
+Elle demeura ainsi quelque temps, secouée par les sanglots auxquels
+répondaient, dans le coin d'ombre de la chambre, là-bas, les soupirs
+étouffés de plusieurs femmes, moins jeunes qu'elle, et qui pleuraient
+depuis plus longtemps. Puis elle se leva, et, à travers le voile de
+ses larmes, chercha la mère. Elle l'aperçut de l'autre côté du lit,
+près de la muraille. Madame Malestroit, toute menue et fanée, était
+assise sur une chaise basse, les mains sur les genoux, serrant un
+mouchoir qu'elle ne portait plus à ses yeux taris. Autour d'elle,
+trois ou quatre femmes se tenaient debout, des voisines, qui avaient
+épuisé les courtes consolations des mots, et ne l'assistaient plus
+que de leur présence, tournant seulement la tête, de temps en temps,
+ou murmurant une exclamation douloureuse, la même depuis deux heures,
+pour bien montrer qu'elles pensaient toujours à la même chose, comme
+la pauvre Malestroit. Une seule personne parlait à demi-voix, un vieux
+monsieur, épais dans sa redingote, la face large et rase, et qui
+disait, avec une compassion vraie, retenant sa voix pour que sa parole
+entrât mieux dans cette âme meurtrie:
+
+--Allons, ma petite mère, c'est une épreuve... bien rude, oui, bien
+rude... mais n'est-il pas plus heureux là-haut?... Il échappe à bien
+des misères!... Un vrai ange qui n'a pas besoin qu'on prie pour
+lui!... Tout le monde l'aimait... moi je l'aimais... je l'aimerai
+toujours, voyez-vous!...
+
+Et ses phrases espacées, prononcées lentement, tombaient une à une,
+comme un refrain pour endormir les peines, sur la mère muette et
+accablée. Thérèse passant près de lui, il s'inclina en souriant.
+
+--Bonjour, monsieur Lofficial, répondit-elle.
+
+Et, passant la main sur les mains de madame Malestroit, pour appeler
+son attention:
+
+--Ma pauvre femme, dit-elle, puisque j'étais sa marraine, j'ai là-bas
+des fleurs. Voulez-vous bien que je les lui donne?
+
+Au son de cette voix connue, la femme du charpentier ne bougea pas.
+Elle murmura seulement:
+
+--Oh! oui! pour lui, tout ce qu'on pourra pour lui!
+
+Thérèse dit quelques mots à l'oreille d'une des femmes, qui partit
+aussitôt. Elle avait eu une de ces douces idées de jeune fille dont
+elle était coutumière. Dans le tiroir d'une table, elle trouva du fil
+et des aiguilles, se mit à genoux près du lit, et, quand la femme fut
+de retour, apportant les deux paniers de roses, merveilleusement
+belles et variées, destinées à l'église, on vit bien ce que Thérèse
+avait voulu dire. Elle prenait les fleurs, les assortissait, les
+encadrait d'un peu de feuillage, et, d'un point de couture, les
+assujettissait au drap. En moins d'un quart d'heure, car elle
+travaillait vite, tout un côté du lit fut fleuri de la sorte. La
+couche funèbre du petit Jean prenait un air de chapelle en fête. Et
+Thérèse se réjouissait, à chaque feston, d'avoir eu cette pensée.
+Pauvre petit Jean, joueur de toupie, elle ne l'avait jamais tant aimé!
+
+Comme elle allait commencer à orner le deuxième côté du drap, un jeune
+homme entra dans la chambre. Bien qu'il fût le plus proche voisin des
+Malestroit, le propriétaire du vieil hôtel qui couvrait de son ombre
+leur logis, il semblait n'être jamais entré chez eux. Debout sur le
+seuil, un peu courbé à cause de sa haute taille, il hésita, cherchant
+à s'orienter parmi les gens qui se trouvaient là. Il aperçut enfin M.
+Lofficial, traversa la salle, et le cercle des femmes s'ouvrit pour
+lui faire place. Le nouvel arrivant se trouva en face de madame
+Malestroit. Il était déjà très ému. Quand il vit, au-dessous de lui,
+la mère abîmée dans la douleur, il se sentit vraiment malheureux, non
+pas d'être venu, mais de n'avoir aucune consolation à apporter, de ne
+pas savoir comment exprimer sa sympathie à ce pauvre être misérable,
+gêné aussi par le silence des gens qui se tenaient autour de lui, et
+qu'il croyait motivé par cette visite inattendue. Il mit la main à sa
+poche, se courba, et dit assez bas, intimidé:
+
+--Madame Malestroit, je suis venu aussi quand j'ai su l'affreux
+malheur. Nous sommes voisins si proches...
+
+Et, entre les mains de la femme, il glissa une grosse pièce d'argent.
+
+Au contact du métal froid, la mère releva la tête. Elle fixa un
+instant les yeux sur le jeune homme, et celui-ci, à travers le feu
+sombre dont ils étaient pleins, crut discerner beaucoup de surprise et
+un peu de fierté blessée. Cependant elle ne le témoigna pas, et, par
+un instinct délicat de son âme populaire, elle accepta.
+
+--Venez-vous, monsieur Claude? dit M. Lofficial en se penchant, moi,
+je sors.
+
+Le jeune homme, content d'être ainsi tiré d'embarras, suivit M.
+Lofficial. Il fallait passer devant le lit de l'enfant. M. Lofficial
+s'arrêta au pied, et s'inclina. Ses lèvres remuèrent. Thérèse,
+agenouillée, se redressa, et cambra sa taille. Et Claude, qui n'avait
+pas aperçu la jeune fille en entrant, la découvrit tout à coup.
+
+--Monsieur Lofficial, dit-elle, je n'aurai pas assez de roses.
+Pourriez-vous faire prévenir mon parrain?
+
+--Très bien, chère demoiselle, j'y vais! repartit le bonhomme en
+dodelinant sa tête blanche.
+
+--Pas vous-même, je suppose?
+
+--Au contraire, moi-même... C'est bien, ce que vous faites là.
+
+Elle ne répondit pas directement.
+
+--Je les avais cueillies pour l'adoration, fit-elle, et vous voyez!...
+
+Elle tourna vers le petit mort, d'un mouvement plein de grâce, son
+visage rose où errait un souvenir navré. Et ce sourire mêlait je ne
+sais quoi de maternel à son doux air de vierge.
+
+--Pauvre petit ami! dit-elle.
+
+Son âme était dans ces trois mots. Claude remarqua que Thérèse était
+jeune, jolie, vêtue de gris, et que la pitié la faisait exquise.
+
+Il passa outre. Thérèse ne sembla pas le voir.
+
+A peine dans la rue, M. Lofficial se détourna. Sa face, pleine et
+ronde, n'offrait plus qu'une trace légère d'émotion.
+
+--Mon jeune ami, dit-il, l'aumône était peut-être inutile. Mais, pour
+la visite, vous avez eu raison de la faire. Si proche voisin! Des
+gens si éprouvés!
+
+Il prit Claude par un bouton de la jaquette.
+
+--Et comme c'est touchant! ajouta-t-il. Ils se sont mis vingt familles
+de pauvres peut-être, pour orner le lit de ce petit de douze ans! Le
+drap est à l'un, la taie d'oreiller à l'autre, les images sont à tout
+le monde. Ah! la générosité, monsieur Claude, vertu des pauvres!
+
+--Cependant, balbutia Claude, encore très troublé de ce qu'il avait
+vu, il me semble que vous avez donné l'exemple...
+
+--Mais non, mais non. Ils étaient là avant moi. Et vous n'avez pas
+tout observé! Venez... doucement, je vous prie, doucement...
+
+Il attira Claude jusqu'à la fenêtre voisine, celle des Colibry. Madame
+Colibry, qui n'avait plus d'enfants chez elle, depuis plusieurs
+années, avait offert l'hospitalité aux trois derniers des Malestroit,
+qui jouaient bruyamment autour d'elle, sans souci du frère mort. La
+chambre de la vieille, si proprette d'ordinaire, était mise au
+pillage. Et plus loin, dans le jardin qu'on apercevait par une seconde
+fenêtre en face, Yvonnette devenue l'aînée, immobile et courbée sur
+elle-même, comme une enfant qui a beaucoup pleuré, causait avec le
+vannier.
+
+--Ne trouvez-vous pas cela admirable? demanda M. Lofficial, en
+ramenant Claude sur ses pas. Allez! allez! jeune homme, le peuple est
+notre maître en charité.
+
+Il s'arrêta bientôt, devant l'hôtel de Claude.
+
+--Enchanté, mon voisin, dit-il, d'avoir eu le plaisir de causer avec
+vous! Cela ne m'arrive pas bien souvent.
+
+--En effet, murmura Claude, les occasions...
+
+--Penser que nous demeurons porte à porte, et que je suis presque un
+inconnu pour vous! J'avais l'honneur de voir souvent madame votre
+mère, autrefois. Mais voilà: c'était une autre génération. Je suis
+trop vieux.
+
+--Par exemple! Je vous assure, monsieur, que j'ai eu plus d'un regret
+à votre endroit.
+
+--Vraiment? dit M. Lofficial en lui tendant la main. Eh bien! un autre
+jour, quand l'idée vous viendra d'entrer chez moi, j'en serai ravi. Si
+vieux qu'on soit, on a toujours un coin de jeunesse dans le coeur,
+voyez-vous. Pour le moment, j'ai à m'acquitter de la commission de
+mademoiselle Thérèse, c'est sacré... A l'honneur!
+
+Il souleva prestement le bord de son chapeau, et s'éloigna, dans la
+direction de la banlieue.
+
+Claude examina un instant, avec la curiosité de l'explorateur qui
+vient de faire une découverte, la brosse rude et fournie qui cernait
+d'un tour blanc la coiffe du haute forme, et le col trop large de la
+redingote, montant et descendant en mesure sur le cou sanguin du
+bonhomme.
+
+Puis il rentra chez lui.
+
+Il habitait dans le faubourg, entre la maison blanche de M. Lofficial,
+à gauche, et les deux réduits très humbles des Malestroit et des
+Colibry, à droite, un vieil hôtel isolé sans doute autrefois, retraite
+de quelque magistrat pacifique, lentement rejointe et enveloppée par
+les constructions nouvelles. Habiter n'est pas cependant tout à fait
+exact. Claude Revel passait huit mois sur douze à la campagne, dans le
+domaine dont la mort prématurée de ses parents l'avait laissé maître,
+et, sauf en hiver, ne faisait à la ville que de rares apparitions.
+C'était un grand jeune homme de vingt-sept ans, brun de cheveux et
+brun de visage, qui eût ressemblé à plusieurs de ses aïeux,
+propriétaires, avant lui, de la terre de la Coudraie, s'il n'avait eu
+dans toute sa personne, dans sa tenue un peu sanglée, dans le
+froncement fréquent de ses sourcils, dans ses moustaches retombantes
+à la gauloise, un léger accent ou un souvenir, si l'on veut,
+d'officier de réserve. La note est assez fréquente aujourd'hui. Mais
+s'il venait à sourire, à parler, ou seulement à saluer un ami, tout ce
+masque tombait: les sourcils détendus laissaient mieux voir deux yeux
+verts, bons et lumineux, et, sous les moustaches farouches, la bouche
+apparaissait, nullement railleuse et nullement dure. On devinait
+alors, sous l'écorce empruntée, ce qu'il était en réalité: un coeur
+excellent et une imagination ordinaire, auxquels s'ajoutait, par un
+effet de nature ou bien de solitude, une petite pointe d'humour et
+d'observation.
+
+En ce moment, tout occupé de ce qui venait de lui arriver,--car la
+moindre émotion faisait événement dans sa vie calme,--il ne songea pas
+même à monter dans ses appartements, et, accrochant son chapeau à un
+bois de cerf, il s'assit sur le divan du vestibule, au fond de la
+cage de l'escalier, en face du poêle en faïence, croisa les jambes, et
+alluma un cigare.
+
+Sa pensée suivit d'abord M. Lofficial. Depuis sa petite enfance,
+Claude se rappelait à peine avoir causé deux ou trois fois avec lui.
+Le peu qu'il en savait datait des années déjà lointaines où, dans son
+imagination épeurée, ce voisin jouait des rôles d'ogre. On prétendait
+que M. Lofficial avait été pharmacien. Mais le bonhomme était le seul
+à en être bien sûr, car, au temps même de son commerce, on le
+rencontrait toujours, paraît-il, sous les arbres de la promenade,
+heureux, placide, étonnamment renseigné sur toutes les histoires
+locales et causeur de carrière. Sa plus grosse affaire, en tout cas,
+ne durait plus que trois semaines à présent, et c'étaient ses
+vendanges, qu'il conduisait lui-même, qu'il surveillait avec une
+volupté de propriétaire et de gourmet, levé dès quatre heures, haut et
+droit tout le jour parmi les vignerons courbés, et, le soir, assis au
+milieu des ouvriers qui «tournaient la mariée», grisé par les effluves
+du moût, donnant le ton des devis joyeux et des chansons, qui ne
+cessaient pas plus que le ruissellement clairet du pressoir. Les
+quarante-neuf autres semaines de l'année, il menait une existence
+assez mystérieuse. Sa maison, presque toujours close du côté de la
+rue, était silencieuse comme un couvent. Le matin, il y venait
+quelques personnes, hommes et femmes, pauvres gens pour la plupart.
+L'après-midi, M. Lofficial sortait. Claude n'en savait pas davantage.
+
+Il songea donc à son voisin, mais pas longtemps. Une autre image vint
+l'en distraire, celle de la jolie inconnue agenouillée près du lit de
+l'enfant. Elle lui apparaissait très nette et très plaisante.
+Insensiblement même, elle se dégagea de l'appareil de deuil qui
+l'enveloppait. Ce ne fut plus qu'une jeune fille très jeune, avec un
+panier de roses près d'elle, et des yeux levés pleins de pitié.
+Mademoiselle Thérèse? Comment ne l'avait-il jamais vue, lui qui
+connaissait,--comme on connaît l'armorial,--à la couleur de leur
+chapeau, de leur robe, ou de leurs rubans, toutes les héritières de la
+ville?
+
+Il en était si bien occupé, que le signal du dîner,--un coup de timbre
+qui résonnait à l'infini le long des rampes de bois de l'escalier,--ni
+l'entrée dans la salle à manger glaciale, ni la silhouette immobile de
+Justine attendant, au même endroit traditionnel de l'appartement, que
+son maître eût achevé le premier service, ne modifièrent le cours de
+ses pensées. Il eut de vagues sourires, qu'on eût pu croire adressés
+aux éclats d'un bouchon de carafe traversé d'un rayon de jour, ou à la
+fumée qui montait en spirale de la soupière pour se perdre dans la
+mousseline de la suspension. Et quand Justine s'approcha, maigre et
+digne, une assiette à la main:
+
+--Justine, demanda-t-il, est-ce que les Malestroit ont des parents
+riches?
+
+--Tout ce qu'ils sont de Malestroit, répondit-elle, c'est riche à peu
+près comme moi, qui n'ai rien... M. Claude y a donc été?
+
+--Oui, Justine, et j'ai remarqué là une jeune fille. Tu ne sais pas
+son nom?
+
+La vieille servante, qui avait toujours eu, pour la vertu de son jeune
+maître, une sollicitude un peu farouche, le regarda d'un air défiant.
+
+--Blonde, continua-t-il avec du rouge à son chapeau. Tu ne sais pas?
+
+--S'il fallait connaître à présent toutes les jeunesses qui courent
+les rues! fit-elle, avec un mouvement d'humeur, en changeant
+l'assiette de Claude.
+
+--Mais elle ne courait pas, celle-là, Justine: elle attachait des
+piquets de roses et de feuillage aux draps du petit Jean. M. Lofficial
+lui a parlé!...
+
+--Ça sera peut-être une demoiselle du bureau de bienfaisance! grommela
+Justine.
+
+Elle emporta la soupière, leva les yeux vers le portrait de son
+ancienne maîtresse, ce qui était sa façon de les lever au ciel, et
+s'en alla, d'un pas glissant, vers son royaume.
+
+«Ma pauvre Justine, songea Claude, je n'ai jamais si bien saisi ton
+complet défaut de poésie et de sentimentalité. Tu es fermée à l'idéal,
+bien que tu aies le coeur tendre. Non, cette jeune fille n'est pas
+venue là au nom d'une administration! Elle a été conduite par sa piété
+et par sa pitié, peut-être aussi par le souvenir de quelque ancienne
+charité faite aux parents. Rien n'attache comme d'avoir donné. Elle
+était aimable, cette enfant. La douceur de ces yeux qui ne m'ont pas
+regardé, et de cette voix qui ne m'a pas parlé, m'est demeurée
+présente. Je demanderai à M. Lofficial...»
+
+Comme il achevait ce monologue, Justine rentra. Elle avait deux
+mouvements, en toute occasion, dont le premier était hargneux, et le
+second repentant et attendri. Elle revint donc, posa quelque chose sur
+la table, et dit:
+
+--Après ça, votre demoiselle, cela pourrait bien être mademoiselle
+Thérèse Maldonne, une petite dont le père empaille pour le musée. Je
+me rappelle qu'elle a été marraine chez les Malestroit, après que M.
+Lofficial a eu passé par là. Car, vous savez, ça n'a pas toujours été
+droit dans la maison. Enfin, suffit. Il ne faut pas dire du mal des
+gens.
+
+Claude n'insista pas, malgré le mystère qui enveloppait les
+révélations de Justine. En poussant plus loin ses questions, il eût
+éveillé les soupçons de la vieille servante, dont il avait, en bon
+célibataire, une certaine crainte révérencielle.
+
+Après le dîner, au lieu de sortir, comme il avait coutume de le faire,
+il monta dans sa chambre, qui ouvrait sur les jardins. Il n'éprouvait
+aucun besoin de marche ou de distraction. Quelque chose d'ému
+subsistait en lui, et l'attrait aussi de ce monde des petites gens, de
+la misère, de la mort même, qu'il avait côtoyé longtemps sans le voir,
+et qui s'était révélé à lui, tout à coup, il ne savait comment. Quelle
+force l'avait conduit là, chez ces voisins en deuil?
+
+Il se mit à regarder par la fenêtre, vers la droite, les deux bandes
+de terre bien étroites, accolées à sa large cour pavée. La plus proche
+était celle des Malestroit, pillée, pelée par le pied des enfants,
+sauf un angle, tout au fond, où poussait une gerbe de chrysanthèmes
+autour d'un pigeonnier. La mère avait le goût de cette verdure pâle,
+qui s'étoilait, en automne, de grandes fleurs brunes. On la voyait
+souvent, à pareille heure, traverser le jardin, menue et encore un peu
+jolie, avec un pichet d'eau qu'elle portait à ses chrysanthèmes,
+tandis que son mari se promenait, athlétique et rude, en fumant.
+Ils s'étaient aimés, paraît-il. On racontait que Malestroit l'avait
+enlevée, quand il revint de son tour de France, bronzé comme un
+Catalan, et superbe comme un jeune dieu. Et c'était cela sans doute
+qu'avait voulu dire Justine. Pauvres gens! Ce soir, ils ne sont pas
+sortis. La maison est close. Une lame mince de lumière, glissant par
+la fente de leur porte, se mêle à la lueur de la lune montante. Au
+delà, personne non plus, derrière la palissade. C'est le domaine du
+vannier, tout vert et frais, celui-là, ombragé d'un peuplier à larges
+feuilles et rempli de bottes d'osier, debout et serrées les unes
+contre les autres, la pointe encore duvetée, et qui lui donnent un
+certain air de forêt. Tout le jour, hiver comme été, c'est là que
+travaille Colibry, un vieux très maigre, assis au pied de l'arbre,
+près de la cuve où trempent des baguettes blanches. Quant aux maisons,
+elles sont toutes deux pareilles, bien basses, ouvrant sur le
+faubourg, avec un toit long du côté du jardin, un de ces toits sur
+lesquels la pluie s'égoutte des demi-journées, et qu'affectionnent les
+pigeons, dont il y a des volées de part et d'autre... Les pigeons sont
+même la cause de querelles fréquentes entre le vannier et le
+charpentier en bateaux. Comment voulez-vous que les pigeons de
+Malestroit n'aillent pas quelquefois manger le grain avec ceux de
+Colibry? Ils vivent sans cesse vis-à-vis les uns des autres. Le
+pigeonnier des uns, posé sur une perche, au bout du jardin de
+Malestroit, regarde précisément les deux boîtes pendues au-dessus de
+la porte de Colibry. Entre eux, compterait-on dix coups d'aile? Ce ne
+sont pas les reproches de leurs maîtres qui empêcheront les affinités
+naturelles de se manifester, ni le superbe culbutant du charpentier de
+courtiser la fine pigeonne bizet du tresseur d'osier. Et, parfois, on
+entend des phrases terribles: «C'est encore vous qui attirez mon
+culbutant, monsieur Colibry? Je lui tordrai le cou, à votre bizette!»
+Dieu sait que le pauvre Colibry est absolument innocent dans
+l'affaire, mais il a peur de son ombre. Il ne se défend pas, et, quand
+il voit que les choses se gâtent, il disparaît derrière son taillis...
+Pas de dispute, ce soir. Le deuil a mis entre eux sa paix profonde. La
+petite Yvonnette doit dormir auprès de la mère Colibry. Il fait tout
+nuit.
+
+Claude regardait. Il se rappelait ces détails et d'autres qui,
+lentement, dans sa pensée, chantaient un refrain triste. Cela
+ressemblait aux sons de flûte, sortis on ne sait d'où, qui suivent le
+voyageur dans les nuits tièdes. Et, la curiosité aidant, il voulut
+retourner un instant chez les Malestroit.
+
+Il s'arrêta, sans entrer, sur le seuil de la porte que le continuel
+pélerinage des gens du quartier avait tenue ouverte. Deux flambeaux,
+sur deux chaises de jonc, brûlaient à gauche et à droite du petit
+Jean. Le visage de l'enfant, plus pâle encore, demeurait doux et
+calme. Dans l'ombre, un berceau où dormait, sans souci de la mort, le
+dernier né de la famille. Dans l'ombre aussi, formant des groupes à
+peine distincts, cernés de lumière douteuse, des parents, des amis,
+accourus après la journée de travail, la mère abîmée sur l'épaule de
+madame Colibry, et puis, dans la lumière des cierges, près du lit, le
+père, colossal, debout, les yeux fixés sur ce drap blanc d'où sortait
+la tête menue de son fils. De vagues étincelles d'or et d'argent bruni
+s'échappaient de la croix et des images piquées sur le linge. Les
+guirlandes de fleurs luisaient plus vaguement encore, et mêlaient leur
+parfum à l'odeur de la cire brûlée. Un recueillement sacré, le respect
+effrayé du mystère, la fascination de ce visage de douze ans, que tous
+ils contemplaient, les témoignages multipliés d'attentions populaires
+et naïves emplissaient cette chambre d'une atmosphère pénétrante.
+
+Mais Thérèse n'était plus là.
+
+
+
+
+IV
+
+
+Claude habitait de nouveau la Coudraie depuis trois semaines. Les
+affaires lentes et absorbantes de la campagne, la rentrée des blés et
+des avoines, la promenade, quelques visites aux voisins, l'occupaient
+suffisamment. Il n'avait pas le temps de rêver. Si l'image de Thérèse
+lui était apparue, c'était rapidement, sans qu'il eût le loisir d'y
+arrêter son esprit. Elle ne lui avait pas semblé d'un autre ordre que
+le souvenir d'un coin de forêt, de la frondaison retombante d'un
+groupe d'arbres ou d'une pente verte au bord d'une source. Il n'en
+avait retenu qu'une impression fugitive d'ombre et de fraîcheur. Rien
+de plus. Mais il faut compter avec les heures d'inaction.
+
+Une après-midi que tout se taisait, et faisait la sieste autour de
+lui, les gens des fermes, les boeufs essoufflés de chaleur cherchant
+l'abri des haies, les oiseaux dont aucun ne se risquait à travers
+l'espace, les feuilles même, ternies par le grand soleil qui buvait la
+sève, il lisait devant sa fenêtre ouverte. S'il ne somnolait pas, il
+se sentait cependant l'âme plus molle que de coutume. Tout à coup, sur
+l'acacia, en face, un écureuil surgit. Accroupi sur une maîtresse
+branche, les oreilles droites et terminées par une flamme de poils
+roux, il regardait. Claude fit de même, et, presque en même temps, la
+pensée de Thérèse s'offrit à lui.
+
+«Si je tuais l'écureuil, se dit-il, j'aurais un prétexte pour entrer
+chez M. Maldonne. Avec un peu de bonheur, je rencontrerais
+mademoiselle Thérèse. Je verrais au moins la maison qu'elle habite, le
+milieu où elle vit, quelque chose de plus que ce que je connais
+d'elle. Pourquoi pas?»
+
+La tentation devint si forte que le jeune homme étendit la main, et
+saisit au crochet d'un portemanteau une carabine, avec laquelle, au
+temps des vendanges, il abattait des grives de vigne. Il appuya l'arme
+sur l'assise de la fenêtre. L'écureuil tourna sa tête fûtée, comme
+pour fuir. Claude pressa la détente, et se redressa aussitôt. De la
+jolie bête de tout à l'heure, il ne restait qu'un paquet de poils,
+pendu par les pattes de derrière à la branche de l'acacia. En trois
+bonds, poussé par l'ivresse d'un coup heureux, comme un chasseur de
+quinze ans, le jeune homme fut au pied de l'arbre. Le sang coulait de
+la blessure, à gouttes rouges et lentes, roulait sur le cou, perlait
+au bout de l'oreille, agitée à chaque fois d'un frisson, et tombait
+sur l'herbe en taches que buvait la terre. Claude se trouvait
+affreusement cruel. Une pitié, comme une souffrance humaine aurait pu
+la faire naître, s'emparait de son esprit. Les pattes qui retenaient
+l'animal, tremblantes d'un spasme de mort, se desserraient par degrés,
+et, tout à coup, ressaisissaient la branche. Et les petits ongles
+blancs criaient sur l'écorce. Ils lâchèrent enfin.
+
+La bête enveloppée dans un journal, Claude eut bientôt fait d'oublier
+le meurtre. Il pressentait une aventure. Laquelle? Comment la nouer?
+Parlerait-il à M. Maldonne? Quelle sorte d'homme découvrirait-il en
+lui? Arriverait-il jusqu'à Thérèse? S'il parvenait à la revoir, quelle
+impression lui ferait cette jeune fille, dans un cadre tout différent
+de celui où elle lui était apparue? Son imagination n'allait pas au
+delà de ce point. Il lui suffisait, pour secouer la monotonie de
+l'heure présente, de ce très simple et très innocent projet: se faire
+présenter à une enfant encore mystérieuse et qui lui avait plu.
+
+Vite, il monta dans une chambre voisine de la sienne, pour feuilleter
+un vieux Buffon relié en veau, avec des aquarelles pâles, délices
+de sa jeunesse. Il se remit en mémoire des noms de tribus, de
+familles et d'espèces, relut des passages dont la sonorité lui
+était encore familière, et, préparé de la sorte à son entrevue avec
+l'ornithologiste, partit pour la ville, dans sa carriole anglaise.
+
+Vers quatre heures, il se présentait, son paquet sous le bras, dans la
+cour du musée, vieil édifice du XVe siècle, en pierre toute dentelée
+par l'homme et toute brunie par le temps. Le concierge eut l'air
+étonné de voir quelqu'un.
+
+--M. Maldonne?
+
+--Dans la tourelle, au deuxième.
+
+Claude se mit donc à grimper dans l'escalier tournant. Il courait
+presque, enjambant deux ou trois de ces marches basses, d'un grain si
+blanc et d'une pente si douce, faites pour un pied de châtelaine. Le
+bruit de ses pas, répercuté par l'écho à tous les étages de cette cage
+légère, avait une sonorité à réveiller M. Maldonne, si le bonhomme
+avait dormi. Mais M. Maldonne dormir! Quelle idée! A peine Claude
+eut-il ouvert la porte cintrée, au-dessus de laquelle pendait un
+écriteau: «Cabinet du conservateur», il aperçut le naturaliste, devant
+une table logée dans l'épaisseur du mur, près de la fenêtre. M.
+Maldonne, assis, un scalpel à la main, était penché au-dessus d'une
+masse de plumes roussâtres. Autour de lui, dans la salle ronde voûtée
+en ogive, des tortues de mer, des scies de squales, un crocodile, deux
+ou trois singes, pièces fatiguées, attachées aux murs, et, en belle
+lumière, près du vitrail, le seul objet élégant et brillant qui fût
+là: une aquarelle. Il se leva vivement, et, les paumes appuyées au
+bord aigu de la planche, sa tête maigre tournée vers l'étranger, la
+barbiche dardée en avant par le pincement des lèvres, parut demander:
+«Que voulez-vous?»
+
+--Monsieur, dit Claude, je crois que vous vous chargez de
+préparer,--il n'osa pas dire «d'empailler»,--même les animaux qui ne
+sont pas destinés au musée?
+
+--Certainement, monsieur.
+
+--J'ai, cette après-midi, tiré un coup de carabine.
+
+--En temps prohibé! dit M. Maldonne, en se rasseyant.
+
+--Et j'ai tué ceci.
+
+Claude développa le papier, et se sentit rougir en constatant l'état
+lamentable du contenu, comprimé, bossué, maculé de sang,
+méconnaissable. Il tendit quand même l'objet à M. Maldonne, qui partit
+d'un éclat de rire sonore, pareil au cri des geais qui se poursuivent
+dans les bois de chênes.
+
+--Encore un! s'écria-t-il. Je l'aurais parié! l'écureuil commun,
+_sciurus vulgaris_, et avec des avaries!
+
+Il s'arrêta de rire, de peur de blesser son visiteur, et ajouta, avec
+un accent ironique dont la gaieté faillit gagner Claude:
+
+--Dites-moi, monsieur, le voulez-vous monté sur un cylindre percé, qui
+représente son nid, ou bien debout, l'épée à la main, dans l'attitude
+d'un duelliste, ou encore accroupi, la trompe de chasse en sautoir? Ce
+sont les trois positions préférées des amateurs de la ville.
+
+--Mon Dieu! fit Claude en hésitant,--car l'idée du nid lui était
+venue,--comment le poseriez-vous donc, vous, monsieur?
+
+Les yeux de M. Maldonne lancèrent une flamme.
+
+--D'abord, dit-il, ni lui ni ses pareils ne valent la peine d'être
+montés; mais si j'entreprenais de le faire, je camperais la bête
+comme elle est à l'état sauvage, monsieur: je la saisirais, par
+exemple, au moment où elle vient de bondir sur un arbre, et se
+sauve... passez-la-moi... tenez, comme ceci, la tête tournée de côté,
+l'oeil grand ouvert, le corps aplati contre le tronc, une cuisse
+allongée; ou bien quand elle saute à terre pour y ramasser une faîne,
+le museau baissé alors, le corps en arc, la queue en arc, un petit
+pont rouge à deux arches, et, si vous la préfériez au repos, je
+l'endormirais sur la fourche d'un frêne, les yeux mi-clos, mais
+l'oreille droite! Voilà, monsieur, ce qui serait de l'art!
+
+--Je sais, répondit Claude timidement, que vous êtes un artiste,
+monsieur, et je suis confus de vous confier une besogne aussi peu
+digne de vous.
+
+M. Maldonne jeta l'écureuil sur la table.
+
+--Bah! dit-il avec un soupir, il le faut bien! La pie, le geai, la
+huppe et le martin-pêcheur des familles, la hure de sanglier et le
+bois de chevreuil des chasseurs, c'est, avec l'écureuil, le menu
+quotidien. Je me dédommage avec les pièces rares.
+
+--Vous avez, en effet, une fort belle collection.
+
+--Tous les oiseaux du département.
+
+--Sans exception?
+
+L'ornithologiste eut un mouvement de surprise, quelque chose d'inquiet
+passa dans son regard.
+
+--En connaîtriez-vous une, par hasard?
+
+--Mon Dieu, monsieur...
+
+--Mais citez-la, je vous prie, citez-moi un oiseau du pays qu'on ne
+trouve pas, soit au musée, soit chez moi!
+
+Claude tressauta. Il se sentait en plein sur la voie qu'il cherchait.
+S'il parvenait à tomber juste sur un de ces spécimens que M. Maldonne
+gardait jalousement chez lui! Tout arrive. Qui sait? Il fouilla les
+profondeurs de sa mémoire, et jeta ce nom d'un air de doute:
+
+--Le faucon pèlerin?
+
+M. Maldonne, rassuré, indiqua du doigt la porte, derrière lui.
+
+--Dix exemplaires au musée, répondit-il.
+
+--La mouette rieuse?
+
+--Commune!
+
+--Le butor?
+
+--Je refuse ceux qu'on m'apporte.
+
+Claude, par un dernier effort, trouva dans ses souvenirs un nom
+retentissant, et, le lançant à M. Maldonne qui attendait le coup,
+l'oeil clair, la mine légèrement railleuse et flattée:
+
+--L'aigle pygargue? dit-il.
+
+--Eh! eh! repartit M. Maldonne, avec une moue de gourmet, la bête est
+rarissime en effet: c'est à peine si, de temps à autre, il s'en égare
+une à la poursuite des oies sauvages qui remontent la Loire.
+
+--Eh bien?
+
+--Je l'ai, monsieur!
+
+--Pas possible?
+
+--Chez moi!
+
+--Chez vous, monsieur?
+
+--Tué de ma main.
+
+--Un vrai pygargue?
+
+--Il n'y en a pas de faux.
+
+--Non, monsieur, dit Claude, je n'aurais pas cru qu'un simple
+particulier pût posséder...
+
+--Par exemple! Je vous le prouverai! dit M. Maldonne en se levant,
+tout rouge de l'émotion du collectionneur animé par le défi et sûr de
+son triomphe. Avez-vous une demi-heure à perdre?
+
+--Je suis libre, monsieur.
+
+--Alors, venez, accompagnez-moi jusqu'à la maison, et vous le verrez!
+
+«Je la verrai», pensa Claude, dissimulant sa joie sous l'apparence
+d'un scepticisme poli.
+
+C'était l'heure où, sur toute la surface de la France, le
+fonctionnaire s'évanouit, et l'homme s'épanouit. Le déclin du soleil
+brise des milliers de chaînes, qui se renouent au matin. Le
+conservateur du musée se retira dans un coin de la salle, pour changer
+sa veste de travail contre une redingote noire qui dessinait son torse
+maigre, se coiffa d'un chapeau de paille à bords plats, et prit une
+canne de buis à gros noeuds.
+
+Pendant ces préparatifs, Claude s'était approché de l'aquarelle pendue
+près de la fenêtre. Elle représentait, à demi caché dans les roseaux
+d'un étang, un chasseur qui rabattait son arme après avoir tiré. Le
+canon fumait encore. Un oiseau fuyait, déjà très loin, rasant la nappe
+claire de l'eau.
+
+--Tiens! dit Claude, quel est cet oiseau bleu que le chasseur vient de
+manquer?
+
+M. Maldonne se détourna vivement, sans prendre le temps de passer la
+dernière manche de sa redingote.
+
+--Bah! répondit-il, peu importe! Des oiseaux bleus, il y en a de
+beaucoup d'espèces, des perruches, par exemple, des colibris...
+
+--Ce n'en est pas un, assurément. On dirait plutôt un canard? Ne
+trouvez-vous pas?
+
+--Venez, monsieur! dit M. Maldonne en s'avançant et, légèrement
+embarrassé: la peinture ne doit pas avoir grand intérêt pour vous,
+c'est un souvenir, un cadeau d'ami... venez.
+
+Claude jeta un dernier coup d'oeil sur le chasseur malheureux, qui lui
+parut, en ce moment, ressembler au conservateur du musée, et,
+traversant le laboratoire, descendit l'escalier. Son compagnon avait
+un jarret d'acier et des yeux sans cesse en mouvement. Il longea
+d'abord, au pas accéléré, presque sans rien dire, ces files de maisons
+devant lesquelles il passait quatre fois le jour, tout occupé à saluer
+de la main les gens qui lui souriaient ou se découvraient devant lui.
+Puis, le faubourg franchi, des bouts de haie commencèrent à rompre la
+ligne des murs, et la campagne apparut: cultures de maraîchers et
+vastes pépinières, où la ville enfonçait encore, çà et là, le coin
+d'une bâtisse neuve. Presque partout, des deux côtés de la route, des
+forêts minuscules d'arbres verts, des taillis, drus comme les poils
+d'une brosse, de noisetiers, de hêtres, d'érables, des groupes de
+jeunes marronniers levant leur bouquet de feuilles, comme des palmiers
+d'oasis, au-dessus des files naines de poiriers ou de fusains, tout
+cela coupé en carré par des fossés sans herbe. M. Maldonne, dès qu'il
+se sentit enveloppé de ce paysage familier, ralentit sa marche, et
+donna libre carrière à son esprit. Tout l'intéressait, à présent, le
+moindre détail du chemin, les vols d'oiseaux surtout, que le soir
+attirait vers les nids, et qui s'éparpillaient, balles de plumes
+bondissantes, dans l'air tiède et doré. Il les nommait les uns après
+les autres: bruants, verdiers, linots, alouettes, pinsons, fauvettes.
+C'était son monde qu'il présentait à Claude. Sa conversation abondait
+en choses vues et fines. Il s'animait. Il était quelqu'un.
+
+Sous les pieds des promeneurs, de la terre aux ombres courtes où elle
+était blottie, une alouette se leva, monta dans la lumière, agitant
+toutes ses plumes, plana, et redescendit sans avoir interrompu son
+chant. M. Maldonne l'avait suivie, avec une expression de tendresse
+qui ne s'adressait point à l'oiseau, avec un de ces sourires qui vont
+droit à une joie prochaine. L'alouette chanteuse n'était pour lui
+qu'un symbole. Et en effet, quand elle se fut assise dans les mottes,
+Claude remarqua que le regard de M. Maldonne se posait en avant, sur
+un parc entouré de murs. «C'est là!» se dit-il.
+
+On ne distinguait encore que des arbres de venue superbe, aux cimes
+arrondies, retombantes ou découpées en fuseaux légers sur le ciel,
+mais point de maison. Bientôt, le vieux mur d'ardoise crevassé, auquel
+la mousse servait de ciment, et que couronnaient des giroflées
+défleuries, étendit son ombre sur la route. Vers le milieu, deux
+piliers de tuffeaux, surmontés de chapiteaux, encadraient un portail
+massif, hérissé de clous formant des arabesques et décoré d'un pied de
+sanglier. De toutes parts les branches débordaient en ourlets verts
+l'arête de la pierre. Même à ceux qui passaient, le domaine donnait
+l'impression fugitive de la paix. «Faut-il avoir de l'esprit pour se
+loger-là! songeait Claude. Quel parfum ce doit être au printemps!
+Comme c'est doux l'été! En hiver même on est abrité du vent. Et voilà
+où vous demeurez, mademoiselle? Cela ne m'étonne point; cela même me
+confirme dans l'idée que je me suis faite de vous.»
+
+M. Maldonne poussa une petite porte qui fit, en s'ouvrant, comme une
+déchirure dans le vaste panneau de bois.
+
+--Entrez! dit-il.
+
+Oh! ce premier pas dans la terre promise! Derrière la porte, les
+lilas, les ébéniers, les acacias, cent arbres d'essences choisies et
+mêlées se rejoignaient au-dessus du sable encore humide de la dernière
+pluie. Des fleurs fanées à demi jonchaient le sol, et, chauffées par
+les traînées de soleil qui tombaient de la voûte, répandaient une
+odeur sucrée. A vingt pas, en face, deux grandes fenêtres ouvertes
+buvaient l'air divin. Les deux hommes suivirent l'avenue. Il y eut
+quelques bruissements d'ailes dans les cimes. La maison se découvrit
+tout entière, plus large que haute, enveloppée par les deux branches
+de l'allée, qui devaient se rejoindre au delà. M. Maldonne traversa un
+vestibule, poussa une porte à gauche, et, s'effaçant le long du mur:
+
+--Mon cher monsieur, dit-il, vous ai-je trompé?
+
+Sur la cheminée, au fond de l'appartement, un aigle, le cou tendu,
+déployait ses ailes immenses.
+
+--Deux mètres vingt d'envergure, reprit le naturaliste, et
+regardez-moi ces moustaches, les pennes blanches de la cuisse, les
+écailles de la patte, est-ce un pygargue, oui ou non? En est-ce un?
+
+Claude s'était déjà détourné de l'oiseau, et saluait, un peu confus,
+une femme qu'il n'avait point aperçue tout d'abord, assise près de la
+fenêtre. Madame Maldonne écrivait, sur des ronds de papier d'égal
+rayon: «Groseilles 1889.»
+
+--Qu'y-a-t-il? demanda le naturaliste en entrant après Claude... Ah!
+ma chère, pardon... un client d'aujourd'hui, monsieur Claude Revel,
+peut-être un disciple futur, qui ne voulait pas croire à mon pygargue.
+Je l'ai amené.
+
+Claude s'inclina, et madame Maldonne lui rendit son salut, d'un léger
+mouvement de la tête, avec cette gravité inquiète qui caractérise les
+personnes timides.
+
+--Vous aimez l'histoire naturelle, monsieur? demanda-t-elle.
+
+--Je ne suis qu'un débutant, madame, répondit Claude.
+
+--Mais non, puisque vous discutez avec mon mari sur les espèces rares.
+Êtes-vous convaincu?
+
+--Absolument, madame.
+
+--Monsieur irait très loin en ornithologie, s'il le voulait, dit
+sentencieusement M. Maldonne.
+
+--Oh! monsieur!
+
+--Très loin, je le répète. Nous en avons causé en chemin, et vous
+aviez tout l'air de vous intéresser à la chose, monsieur!
+
+--Avec un pareil guide! fit Claude.
+
+Il disait cela par politesse. Mais madame Maldonne le prit autrement.
+Une lueur, comme un reste de jeunesse, éclaira son visage. Elle
+regarda son mari d'un air de ravissement. Quelqu'un lui rendait donc
+justice, à lui, devant elle! Quel rare plaisir!
+
+Elle fut un instant jolie de l'émotion délicate de son coeur.
+
+--Pauvre ami! fit-elle. Si vous saviez, monsieur, tout ce qu'il a eu à
+souffrir de la part de directeurs inintelligents, incapables de le
+comprendre! Heureusement qu'il s'est imposé par son talent. Pour
+organiser cette collection, la plus belle de toute la province, il lui
+a fallu plus de travail...
+
+--Geneviève! interrompit M. Maldonne, aussi désireux qu'elle
+d'entendre achever la phrase.
+
+--Oui, plus de travail, d'adresse, de science et d'observation, qu'à
+des artistes célèbres, enrichis, fêtés.
+
+--Fêté! Est-ce que je ne le suis pas ici, Geneviève? Tout le monde me
+gâte, au contraire... Voyons, voyons, au lieu de nous attendrir
+inutilement sur mon sort, si tu nous offrais un peu de sirop? La
+soirée est étouffante, et monsieur doit avoir aussi chaud que moi...
+Thérèse?
+
+Madame Maldonne fit un geste d'avertissement désespéré, comme pour
+dire: «A quoi penses-tu, mon ami? Tu sais bien que c'est impossible.
+Elle ne peut pas venir!» Mais il était trop tard, mademoiselle Thérèse
+avait entendu. Elle était déjà là, dans l'encadrement de la porte
+opposée à celle de l'entrée: toute rose, la lèvre supérieure
+légèrement relevée laissant voir quatre dents blanches, le nez petit,
+les yeux grands, les sourcils un peu étonnés, un vrai modèle de
+Greuze. Et, pour parfaire la ressemblance avec les types préférés de
+ce maître des scènes intimes, elle avait un petit tablier, les manches
+retroussées, et, sur ses mains mignonnes, sur ses bras, la plus belle
+couleur rouge qu'on puisse imaginer. Mademoiselle Thérèse devait
+faire des confitures. En apercevant un étranger, son premier mouvement
+fut de rire. Elle se trouvait drôle ainsi. Une seule chose paraissait
+la gêner: son petit tablier à bretelles. Aussi, de la main droite,
+elle cherchait discrètement l'agrafe de la ceinture, tandis qu'elle
+regardait tour à tour son père, sa mère et Claude, avec les mêmes yeux
+pleins de fou rire contenu.
+
+--Folle que tu es! dit M. Maldonne en lui tendant ses deux bras, qu'il
+retira aussitôt, par respect des convenances; apporte-nous de ce sirop
+de framboises que ta mère fait si bien!
+
+Elle voulut répondre. Mais les mots n'obéissent pas toujours. On
+entendit d'abord un éclat de rire étouffé, puis une fusée de notes
+claires, débordantes, épanouies comme une chanson de printemps, qui
+diminua, s'assourdit, et s'éteignit dans le lointain: mademoiselle
+Thérèse s'était enfuie...
+
+Elle revint, cinq minutes après, sans tablier, les manches baissées et
+la mine sérieuse, portant sur un plateau deux verres, une carafe d'eau
+fraîche et un carafon de sirop, le tout si propre, si net que, quand
+elle entra dans le rayonnement de la fenêtre, tous les massifs du
+jardin se mirèrent aux facettes du cristal.
+
+Claude la regarda poser le plateau sur la table à ouvrage, se
+redresser, et se retirer derrière une chaise, les mains appuyées au
+dossier.
+
+--Je vois, mademoiselle, dit-il, que vous êtes déjà initiée aux
+recettes du ménage.
+
+--Il n'y a rien d'étonnant à cela, répondit madame Maldonne. Nous
+vivons ici assez loin de la ville pour nous considérer comme des
+campagnards. Nous en avons les goûts, et même quelquefois les défauts,
+ajouta-t-elle, en enveloppant sa fille d'un regard très doux, où il y
+avait une ombre de reproche.
+
+--Voyons, mère chérie, est-ce bien grave? reprit vivement Thérèse. Je
+vous croyais seuls. Je suis venue comme j'étais. Monsieur a bien
+deviné, allez? N'est-ce pas, monsieur, vous avez deviné que je faisais
+des confitures?
+
+--Du premier coup d'oeil, mademoiselle.
+
+--A mes mains? reprit-elle en étendant ses doigts, qui jouaient sur le
+dossier de sa chaise.
+
+--Oui, mademoiselle. Et peut-on savoir quelle sorte de confitures?
+
+Elle eut un hochement de tête de commisération, pour une ignorance
+pareille, et dit:
+
+--Mais de groseilles, monsieur! En cette saison-ci, que voulez-vous
+que ce soit autre chose?
+
+Puis, subitement, ses yeux s'animèrent; leur gravité d'emprunt tomba
+comme un voile, et la jeunesse, qui était derrière, la belle jeunesse
+limpide et hardie réapparut.
+
+--Les groseilles, s'écria-t-elle, voilà un fruit que j'aime!
+
+--Vraiment, mademoiselle?
+
+--Cela vous étonne, monsieur?
+
+--Un peu, je l'ai toujours trouvé médiocre.
+
+--Et moi aussi, monsieur! Mais ce n'est pas pour leur goût que j'aime
+les groseilles.
+
+--Et peut-on vous demander pourquoi?
+
+--Parce qu'elles ont l'humeur égale. Avec elles on sait sur quoi
+compter. Tous les ans, cela donne, tandis que les abricots, les
+pêches, les cerises même, pour un coup de vent, pour une gelée, s'en
+vont en feuilles... Eh bien! moi, j'ai une préférence pour tout ce qui
+ne trompe pas!
+
+Elle était charmante, disant avec conviction ces choses fraîches.
+
+--A la mode antique, et à votre santé! dit M. Maldonne, qui avait
+rempli les deux verres, et en levant le sien.
+
+Claude s'inclina très légèrement, du côté de la maîtresse du logis.
+Et c'était un spectacle assez rare, ces quatre personnes contentes à
+la fois: madame Maldonne d'avoir loué son mari, le mari d'avoir un
+disciple, Thérèse de deviner l'hommage discret rendu à sa jeunesse,
+Claude de se trouver en pleine réussite de ses projets, au milieu
+d'aussi braves gens, groupés sous les ailes du pygargue qui lui avait
+servi d'introducteur.
+
+Le naturaliste, beaucoup moins oublieux que son hôte du prétexte sous
+lequel celui-ci était venu, détourna la conversation vers son sujet
+préféré. Il raconta,--ce ne devait être ni la première, ni la seconde
+fois,--l'histoire du coup de fusil qui lui avait valu ce trophée de
+chasse, principal ornement du salon. On fit tous ensemble, et sous sa
+direction, une station devant la cheminée. Là, sous une cloche de
+verre, il y avait un chef-d'oeuvre de patience et de goût: une
+collection d'oiseaux des îles, ou du pays, au plumage éclatant, posés
+dans toutes les attitudes de la vie, les ailes éployées ou croisées,
+mangeant, buvant, dormant la tête enfoncée sous les plumes, abritant
+leurs oeufs menacés, ou marchant inquiets au milieu de poussins vêtus,
+comme des graines de souci, d'un duvet plus long qu'ils n'étaient
+gros. M. Maldonne, mis en verve, ne tarissait pas. Il possédait une
+mémoire prodigieuse des circonstances, des lieux, des dates.
+L'auditoire suffisait à l'animer. Claude, souvent distrait, regardait
+à la dérobée ses voisines, penchées, Thérèse un peu moins que sa mère,
+écoutant toutes les deux avec l'attention de la tendresse que rien ne
+lasse. «Et cette alouette blanche?» disait l'une. «Et ce guêpier
+doré?» disait l'autre.
+
+Cependant, deux fois déjà, le bonnet d'une fille de charge, apparu
+dans l'entre-bâillement de la porte, s'était retiré devant un signe
+discret de la maîtresse du logis. La troisième fois, le bonnet entra.
+Il était précédé d'une assiette. Le dîner attendait. Claude battit en
+retraite, et personne ne le retint, bien que tous eussent du regret de
+le quitter. Mais la coutume, l'heure sacrée. O servitude naïve et
+forte!
+
+--Nous nous reverrons? demanda M. Maldonne.
+
+Claude, avant de répondre, suivit des yeux Thérèse qui traversait
+l'appartement, pour aller pousser un battant de la fenêtre, flamboyant
+sous la lumière du couchant. Elle marchait sans bruit, la tête droite,
+son cou délicat ombré de mèches folles. Sans paraître y prendre garde,
+elle écoutait. Claude eut cette impression très nette qu'elle n'était
+pas indifférente à ce qu'il allait répondre. Peut-être eût-il éludé
+l'invitation et brisé l'aventure, n'emportant que le souvenir agréable
+de l'accueil qu'il avait reçu et l'image renouvelée, embellie, de
+cette enfant. La nuance d'attention qu'il crut saisir chez Thérèse, la
+grâce aussi de cette tête un peu fière, qui se dessinait sur la baie
+lumineuse, en décidèrent autrement.
+
+--Je crains, répondit-il, d'être un élève médiocre, mais je reviendrai
+volontiers.
+
+--Convenu! repartit le naturaliste. Vous me trouverez presque
+toujours, le soir, au jardin, où j'ai mon laboratoire, là-bas, vous
+voyez?
+
+--Le jardin, dit Thérèse à demi détournée, c'est ce qu'il y a de plus
+joli ici.
+
+Claude fut sur le point de répondre: «Oh! non!» Il le pensa. Et elle
+le devina. Il se sentit rougir. M. et madame Maldonne se demandèrent
+pourquoi. Ils n'étaient plus jeunes.
+
+--Eh bien! dit-il, je reviendrai, un soir, après dîner.
+
+Il salua les deux femmes, serra la main de M. Maldonne, traversa de
+nouveau, cette fois les yeux à terre, le bosquet qu'il avait tant
+admiré une demi-heure plus tôt, et se retrouva sur la route. Il
+s'étonnait de l'émotion vague qu'il éprouvait, et de ce qu'il avait
+été, timide en somme et un peu gauche. Ces gens très simples, par leur
+simplicité même, leur cordialité vraie, l'avaient jeté en dehors des
+phrases convenues. Il avait promis de revenir. Se proposait-il de
+devenir l'élève de M. Maldonne? Non, ce n'était pas sérieux. Alors?
+D'ordinaire ses actes étaient plus réfléchis. «Puisque je l'ai promis,
+se dit-il, je reviendrai. Mais je mettrai un intervalle entre cette
+première visite et ma seconde.» Il se rendait compte qu'il avait obéi,
+et c'était une récidive, à l'attrait de cette jeune fille, la fille
+d'un simple conservateur de musée de province. Mais il n'insista pas,
+et chercha, sur la route, quelque chose qui pût lui éviter, vis-à-vis
+de lui-même, l'aveu complet de sa faiblesse.
+
+A trente pas, un homme venait, vêtu de telle façon qu'il ne pouvait
+passer inaperçu, à cette heure et à cette place: jaquette claire
+ouvrant sur un gilet blanc, chapeau gris, cravate ornée d'une épingle.
+
+Au moment où il croisa Claude, il le considéra attentivement, et
+reporta les yeux vers l'enclos des Maldonne. Il se demandait sûrement:
+«D'où vient-il?» Claude pensa de même: «Où peut-il bien aller?» Et
+quand il se fut éloigné de quelques cents mètres, à l'endroit où les
+premières masures s'élevaient au bord du chemin, il se détourna.
+Là-bas, devant le portail vert, l'inconnu s'était arrêté. Il avait le
+bras levé vers la sonnette, et, par-dessus son épaule, il regardait
+Claude.
+
+
+
+
+V
+
+
+Les semaines s'en vont vite, tant que le coeur de l'homme ne
+s'intéresse point à leur fuite. L'impression que la visite au logis
+des Pépinières avait faite sur l'esprit de Claude s'était effacée, ou
+plutôt elle avait disparu de la surface, comme les graines des fleurs
+fragiles dont se couvrent un matin les étangs. Elles tombent,
+invisibles, mêlées à mille débris de poussière que rien ne ramènera
+jamais du fond obscur où ils s'amassent. Elles sont confondues avec
+eux. Mais en elles un germe de vie est demeuré. Rien ne l'annonce,
+sur lui pèse la masse des eaux, agitée ou dormante, sans une tige,
+sans une feuille qui rappelle les végétations mortes. Il sommeille.
+Puis, un jour, de cet atome enseveli, un fil ténu s'élance. Il
+grandit, mystérieux encore, inaperçu. Nul ne reconnaîtrait en lui le
+passé qui revient. Et tout à coup, sans que rien l'ait révélée, une
+pointe d'or perce la surface, s'y épanouit en étoile, et dit aux
+rives: «Me voilà!»
+
+Claude, à la fin d'août, fut rappelé à la ville par ses obligations
+d'officier de réserve. Pendant trois semaines, il se rendit à la
+caserne, à cinq heures du matin, sanglé dans son dolman, admiré des
+ménagères qui ouvraient les contrevents, salué par les hommes de
+garde, commanda le maniement d'armes et quelques mouvements
+d'ensemble, savoura la douceur de l'autorité indiscutée, parla de la
+France avec plus de fierté, de la guerre avec des frissons
+d'espérance, et fut pris deux ou trois fois, tant il portait bien
+l'uniforme, pour un sous-lieutenant de «l'active». Vinrent les
+manoeuvres. Ce fut un jeu pour un chasseur comme lui, rompu à la
+marche. Et certes, tant qu'elles durèrent, les cantonnements chez
+l'habitant, les réceptions dans les châteaux, les longues étapes où
+l'on cause, les batailles pour rire où le coeur saute pourtant de la
+même émotion que si les balles sifflaient, ne laissèrent pas à Claude
+un moment d'ennui. La veille au soir du désarmement, il éprouva, pour
+la première fois, un peu de lassitude, mêlée à un regret vague d'une
+carrière trop tard connue, trop tard aimée. La journée était finie,
+les hommes regagneraient le lendemain leurs foyers, lui-même il
+quitterait le galon d'or et les camaraderies bruyantes du régiment. Il
+se promenait, après le dîner, triste de retomber dans l'habitude et le
+connu de la vie, quand le souvenir lui revint des Pépinières et du
+rendez-vous de M. Maldonne. Claude regarda, avec une complaisance
+involontaire, la tenue qu'il avait encore le droit de porter, leva les
+yeux pour s'assurer de l'humeur du temps, se sentit tout joyeux de
+constater qu'il faisait beau, et partit.
+
+C'était un de ces soirs de septembre, où la lueur dorée qui traîne au
+couchant prolonge presque indéfiniment le crépuscule. Elle rayonne
+dans tout le ciel. Et si la lune monte alors au-dessus de l'horizon,
+il n'y a pas de nuit, mais un jour lunaire qui continue l'autre, et
+pose sa lumière bleue sur le sol tiède encore du soleil disparu.
+Claude allait, un peu ému, porté par une sorte d'espérance sans objet,
+et douce cependant. Il aspirait à pleins poumons l'haleine des
+crépuscules, qui grise les merles, et les fait chanter, certains
+soirs, même après les premières étoiles. Des choses rimées, des débuts
+de romances fredonnaient dans sa mémoire. Quand il aperçut le bosquet
+des Maldonne, immobile au milieu de la campagne rase, les cimes des
+arbres encore touchées par la lumière et comme évanouies en elle:
+«Sous ces ombrages, murmura-t-il, à pas lents et rêveuse...»
+
+Thérèse Maldonne se trouvait tout simplement au salon, quand Claude y
+entra, pas rêveuse du tout, assise près de la table qu'entouraient,
+avec elle, son père, sa mère et Robert. Celui-ci lisait à haute voix.
+En entendant la domestique ouvrir la porte et le cliquetis d'un sabre,
+il ferma le livre sur un de ses doigts. Les deux femmes s'étaient
+levées. M. Maldonne venait au-devant de Claude, l'air épanoui et les
+mains tendues.
+
+--Cher monsieur, dit-il, vous nous surprenez agréablement. Je pensais
+que vous nous aviez oubliés... Permettez d'abord que je vous
+présente... Il se tourna vers Robert, assis de l'autre côté de la
+table: «Monsieur Claude Revel, un naturaliste amateur, un futur
+élève,» puis, vers Claude: «Mon beau-frère, Robert de Kérédol.»
+
+--Je crois avoir eu l'honneur de rencontrer monsieur sur la route,
+lors de ma première visite, dit Claude, très aimable et s'inclinant.
+
+M. de Kérédol se souleva, les mains appuyées aux bras du fauteuil.
+
+--En effet, dit-il poliment, c'est bien la seconde fois que nous nous
+rencontrons.
+
+Cependant, au ton dont il disait cela, il était facile de deviner que
+la première lui eût suffi. Sans rien ajouter, il considéra Claude de
+la tête aux pieds, comme autrefois il examinait un soldat, aux revues
+du dimanche, sourit faiblement, et roula un peu son fauteuil en
+arrière.
+
+Thérèse lui jeta un coup d'oeil qui demandait: «Pourquoi vous
+retirer?» Il ne parut pas s'en apercevoir.
+
+Le cercle se reforma, sans qu'il y fût compris, près de la fenêtre
+par où venait le parfum violent des géraniums.
+
+--Madame, dit Claude, debout et la main gauche retenant son sabre, je
+suis désolé d'interrompre votre lecture. Si je suis entré, c'est qu'on
+m'a prévenu que M. Maldonne ne se trouvait pas au jardin.
+
+--Mais vous ne troublez rien, monsieur, je vous assure, dit madame
+Maldonne, en retouchant les plis du fichu de tulle noué autour de son
+cou. La lecture pourra se reprendre bien facilement... Désarmez-vous,
+je vous prie.
+
+--Et asseyez-vous, dit M. Maldonne, que nous nous voyons un peu. Après
+quoi, nous irons tous deux causer histoire naturelle.
+
+Claude sortit pour accrocher son sabre au porte manteau, puis revint
+s'asseoir à droite de Thérèse, en face de madame Maldonne.
+
+--Croiriez-vous, monsieur, dit celle-ci, que nous lisions un conte!
+
+--Il y en a de si sérieux, madame!
+
+--Un conte de Daudet.
+
+--Un chef-d'oeuvre, alors. On n'a rien écrit de pareil en prose du
+midi.
+
+--N'est-ce pas, monsieur? dit Thérèse, en considérant, d'un air
+d'admiration, ce bel officier qui parlait littérature. Je n'ai rien lu
+qui me plût autant. Il y en a un, surtout...
+
+--C'est que nous avons chacun nos préférences, interrompit madame
+Maldonne, avec une certaine vivacité, résultat sans doute de
+discussions antérieures. Moi, j'aime par-dessus tout le conte des
+_Vieux_. L'aimez-vous, monsieur?
+
+--Beaucoup, madame.
+
+--C'est si touchant!
+
+--Moi, fit M. Maldonne: _Les Aventures d'un perdreau rouge_. Exact,
+mon cher monsieur, écrit par un chasseur. Vous l'aimez aussi,
+celui-là?
+
+--Je le crois bien! Et vous, mademoiselle?
+
+--_Les Étoiles!_ répondit-elle en relevant la tête, d'un mouvement
+souple et fier, vers la bande de ciel de la fenêtre.
+
+Aucune étoile n'apparaissait encore. Mais on eût dit qu'elle les
+voyait toutes, tant il y avait de clarté dans le regard qu'elle
+détourna ensuite vers Claude. Elle ne posait pas. Elle ne simulait
+rien. Un des mots qu'elle aimait, un de ceux qui ont de l'infini, lui
+était monté aux lèvres. Et cela suffisait pour qu'elle fût émue.
+
+Claude reprit:
+
+--Et pourquoi ce conte mieux qu'un autre, mademoiselle?
+
+--Ah! voilà! dit-elle. C'est que je comprends si bien le pâtre de
+Daudet, d'avoir une étoile préférée à laquelle on parle! Nous en
+avions une, mon parrain et moi, quand j'étais plus petite.
+
+Et les jolis yeux clairs cherchèrent de nouveau dans l'espace, et une
+main de jeune fille, transparente et voilée d'ombres blondes,
+s'étendit vers la lumière.
+
+--Tenez, monsieur, là-bas, au-dessus des sorbiers. C'est là qu'elle se
+lève. Souvent nous l'attendions, et, quand elle paraissait, nous en
+ressentions une joie. Et, de son côté, elle semblait nous reconnaître.
+Il y avait chez elle, je vous assure, de l'amitié pour nous, comme
+dans les yeux d'une personne chérie.
+
+--Thérèse! fit une voix, au fond de l'appartement.
+
+Les quatre personnes groupées auprès de la fenêtre se détournèrent en
+même temps vers M. de Kérédol.
+
+Il était penché en avant, et tenait, fermé sur un de ses doigts, le
+petit in-dix-huit à couverture crème. Ses lèvres, un peu railleuses,
+le pli plus accentué de son front entre les sourcils, indiquaient
+seuls une lutte intime, une colère ou une souffrance dont il voulait
+demeurer maître, et qui se trahissait pourtant.
+
+--Vous oubliez, Thérèse, dit-il, que nous ne sommes pas seuls ici. De
+pareils enfantillages ne sauraient intéresser un étranger.
+
+--Mais, je vous demande pardon, répondit Claude en se levant. Ce que
+dit mademoiselle est charmant!
+
+--Peut-être, repartit M. de Kérédol avec le même flegme impertinent,
+mais je vous croyais passionné pour l'histoire naturelle, monsieur, et
+c'est de l'astronomie.
+
+Claude, que sa belle humeur de jeune homme ne quittait pas volontiers,
+se prit à rire.
+
+--De l'astronomie, monsieur? Croyez-vous?
+
+--Ce qu'il y a de sûr, interrompit M. Maldonne, en se levant à son
+tour, c'est que mon cher beau-frère ne serait pas fâché de reprendre
+sa lecture.
+
+--Moi? mais je n'ai pas dit cela.
+
+--Non, tu le penses seulement. Eh bien! achève, mon ami, replonge-toi
+dans l'histoire de l'_Élixir du Père Gaucher_. Nous autres, nous
+sortons, et nous n'aurons rien à vous envier, car il fait une soirée
+admirable!
+
+Il répéta, en désignant l'horizon: «Oui, admirable!» Et le mot tomba
+au milieu du silence embarrassé de tout le monde.
+
+--C'est bientôt nous quitter, monsieur, dit enfin madame Maldonne, et
+j'insisterais, si mon mari n'était pas très heureux de vous avoir pour
+lui seul.
+
+Les yeux de mademoiselle Thérèse, grands ouverts et tournés vers
+Claude, exprimaient le même regret.
+
+Mais elle n'en dit rien. Elle se contenta de sourire aimablement,
+quand Claude s'inclina devant elle, et de suivre du regard, jusqu'au
+moment où la porte se referma sur lui, ce jeune lieutenant de réserve,
+qui partageait toutes ses prédilections pour les _Étoiles_ de Daudet.
+
+Claude, qui avait salué très froidement M. de Kérédol, se trouva seul
+dans le corridor, et bientôt dans le jardin avec M. Maldonne.
+
+--Un peu étrange, mon beau-frère, n'est-ce pas? dit celui-ci
+timidement.
+
+--Mon Dieu, répondit Claude, il y a tant de gens qui n'admettent pas
+qu'on trouble une de leurs habitudes!
+
+--C'est précisément cela, repartit le naturaliste. Il a la passion des
+récits, des histoires, des lectures, et tout ce qui l'interrompt
+l'émeut incroyablement... Un homme excellent, au fond, je vous assure,
+et si dévoué pour nous tous, un si bon ami!
+
+Tous deux ils avaient pris, côte à côte, la grande allée qui coupait
+le jardin par le milieu. Il restait encore un peu de jour. Des
+souffles frais commençaient à descendre avec l'ombre. En même temps,
+la terre, qui avait bu le soleil, exhalait des bouffées chaudes et
+imprégnées du parfum des résédas, des pétunias, des géraniums, dont il
+y avait une profusion autour des massifs de légumes. Entre ses quatre
+murs flanqués d'un rempart d'arbres, il embaumait comme une
+cassolette, le potager de M. Maldonne. Le brave homme eut bien vite
+fait d'oublier Robert, et l'incident de tout à l'heure, pour ne plus
+penser qu'au monde familier du jardin. On a toujours le coeur pris aux
+choses qu'on a semées. Rien qu'à passer auprès de ses plates-bandes,
+il se sentait joyeux. Il s'épanchait en exclamations, en observations
+courtes, tantôt faisant remarquer à Claude les touffes crêpelées de
+ses asperges, une ligne de fraisiers, une poignée de glaïeuls autour
+d'un vieux cerisier, tantôt secouant un limaçon grimpé dans un rosier,
+ou, du bout de sa canne, étêtant un séneçon épanoui sur sa route. A
+mesure qu'il avançait, les diversions se multipliaient. Il s'arrêtait
+devant ses laitues en graine, et parlait à ses passe-roses, droites
+comme des flèches d'église, et comme elles tout du long fleuries.
+
+Les deux promeneurs s'entendaient d'ailleurs à merveille. Chacun
+découvrait avec bonheur chez l'autre le même amour profond et la
+science de la campagne. «Avez-vous observé, mon jeune ami?» disait
+l'un. «Assurément, cher monsieur», disait l'autre. «Alors vous
+comprenez que nous aimions les Pépinières?»--«Autant que j'aime la
+Coudraie». Quelque chose d'intime s'insinuait dans leurs phrases. Ils
+éprouvaient le même désir de prolonger l'entretien. Et, le premier
+tour d'allée achevé, ils en commencèrent un second, et d'autres
+encore.
+
+A chaque fois qu'il se détournait ainsi, tout au fond du jardin, et
+apercevait au loin la maison voilée d'ombre, Claude éprouvait la même
+émotion à regarder une petite lumière, feu tremblant d'une bougie
+veillant derrière les vitres. Était-ce la fenêtre de Thérèse, et
+l'aimable jeune fille se penchait-elle quelquefois entre les plantes
+grimpantes qui s'enlevaient, là, sur la muraille, comme des fumées
+brunes?
+
+Il y avait de quoi passer une heure avec cette simple question. Et M.
+Maldonne se mit à causer d'ornithologie. Il y revenait, non pour
+remplir une promesse, mais d'instinct, emporté par la vieille passion,
+ouvrant ses souvenirs aux pages préférées. Il s'amusait. Il racontait,
+beaucoup pour lui-même, un peu pour Claude. C'était déjà sa coutume
+avec M. de Kérédol. Et les histoires de chasse, lestement enlevées,
+s'en allaient, l'une après l'autre, à travers les buis et les
+passe-roses endormies.
+
+--Monsieur Claude, disait le naturaliste, voyez comme la nuit tombe
+vite, à présent! Quelle heure admirable et que bien peu connaissent!
+Le coucher des oiseaux, leur dernier mouvement, leur dernier chant,
+qui donc l'observe? Et pourtant!... Figurez-vous qu'il m'arrive encore
+de passer des moitiés de nuit à l'affût, ici même. J'emmène
+quelquefois ma fille. Elle aime cela comme moi. Nous nous cachons
+derrière un arbre, et j'attends. Ce n'est pas pour tuer, vous
+comprenez, mais pour le plaisir de revivre le passé, de retrouver
+quelques-unes de mes impressions d'autrefois, quand j'allais, à la
+lisière d'une taille, guetter les oiseaux nocturnes, ou les blaireaux
+qui roulent en grognant vers les vignes... Tenez, maintenant que la
+dernière frange d'or s'est effacée là-bas, où sont les martinets? Tous
+disparus, couchés, et de même les pinsons, les verdiers, les linots,
+tous ceux qui vivent du grain tombé... Quelques mangeurs d'insectes
+travaillent encore... Apercevez-vous cette mésange, qui tourne autour
+d'une branche d'abricotier? Elle va donner encore un ou deux coups de
+bec, puis renfoncer sa tête dans ses plumes soulevées, et vous ne la
+distinguerez plus d'avec l'écorce... Les merles se chargent de la
+sérénade... Écoutez celui-ci!... Tout à l'heure, il était à la pointe
+des sorbiers; le voilà qui galope dans les fouillis de ronces,
+inquiet du gîte de la nuit et chantant pour le dire... Quand il se
+sera tu, aucun oiseau du jour ne parlera plus... Ce sera le tour des
+hulottes, des orfraies, des rôdeurs nocturnes... Ah! les calomniés,
+ceux-là, cher monsieur! On les trouve laids! Mais rien n'est joli
+comme une orfraie au clair de lune! Nous en avons quelques-unes ici.
+Elles sortent de mes arbres, en arrière de la maison, ou du bois de
+Laurette. Aucun bruit ne dénonce leur vol. Leurs plumes sont fines
+comme des poils, blanches sur le ventre, jaunes sur les ailes. Et le
+vent coule au travers. Moi je reconnais les orfraies au passage de
+leur ombre, qui fait rentrer les mulots... Et que de drames, alors,
+dont nous sommes témoins!
+
+--Monsieur Maldonne, disait Claude, vous êtes plus jeune que moi!
+
+Ils causèrent ainsi, longtemps encore, sans sortir de la même allée.
+Puis, comme ils arrivaient à l'extrémité du jardin où, vingt fois
+déjà, ils s'étaient retournés, Claude chercha devant lui la petite
+lumière, et ne la vit plus. Aussitôt l'histoire qu'il écoutait perdit
+tout intérêt. Le froid de la nuit le saisit. Le jardin lui parut comme
+un grand désert morne. Rien ne trahit au dehors cette impression
+subite. Et cependant, par une mystérieuse divination de l'esprit, M.
+Maldonne, presque en même temps, s'arrêta de parler. Il avait senti se
+briser le lien léger qui tient une âme attentive.
+
+--Voulez-vous que nous rentrions? dit-il.
+
+Tous les deux s'en revinrent en silence, vers le logis qui grandissait
+dans la brume à chacun de leurs pas. Le toit était argenté par la
+lune, le reste plongeait dans l'ombre, masse indécise, terne jusqu'à
+la base, où pas une lueur ne veillait.
+
+M. Maldonne entra le premier dans le vestibule, et ouvrit la porte du
+salon.
+
+--Tiens, dit-il en se détournant vers Claude, tout mon monde envolé!
+Plus personne!
+
+L'appartement était désert, mais les meubles conservaient le souvenir
+de la dernière scène qui s'y était passée. Au pied du fauteuil de M.
+de Kérédol, qui tendait les bras vers la porte, le livre gisait sur le
+parquet. Il avait dû couler le long du siège de cuir où on l'avait
+posé, et, tout meurtri, abandonné, il soulevait quelques-unes de ses
+pages blanches comme le fouet d'une aile blessée. Plus près de la
+fenêtre, quatre chaises formaient un demi-cercle, ouvert du côté du
+fauteuil. L'éclat qui les avait troublées, écartées les unes des
+autres, on le devinait, était venu de là. Sur le guéridon, un dé
+d'argent, oublié, faisait songer à une main fine de toute jeune fille.
+
+--Plus personne! répéta M. Maldonne, c'est étonnant, il n'est pas très
+tard...
+
+Il tira sa montre, et l'exposa au jour douteux de la lune, qui
+éclairait le vestibule.
+
+--Dix heures et demie seulement... Mais voilà, quand Robert s'avise
+d'être fantasque, il ne l'est pas à demi... Je suis sûr qu'il a
+prétendu que nous ne reviendrions pas ici... Il est singulier...
+vraiment, c'en est drôle.
+
+Il riait un peu, pour ne pas souligner la faute, mais, au fond, il se
+sentait humilié.
+
+Suivi de Claude, il traversa le vestibule, puis le bosquet, et tourna
+la clef dans l'énorme serrure du portail.
+
+--Bonsoir, monsieur Claude, dit-il. J'espère bien que nous n'en
+resterons pas là?
+
+--Mais, dit le jeune homme, à condition de ne rien troubler...
+
+--Venez au musée, repartit le naturaliste, nous y serons entre nous:
+vous, moi et les oiseaux. Est-ce accepté?
+
+Claude répondit, avec moins d'ardeur:
+
+--Sans doute, monsieur.
+
+--J'y compte tout à fait, dit M. Maldonne.
+Il tendit la main à Claude, et celui-ci, franchissant le seuil, put
+encore apercevoir un instant, dans l'entre-bâillement de la porte, les
+yeux doux et plissés et la barbiche blanche de M. Maldonne, qui, du
+regard, suivait «son jeune ami», et le mettait en route.
+
+
+
+
+VI
+
+
+Il se passa plusieurs semaines pendant lesquelles Claude, retiré dans
+sa terre de la Coudraie, mesura son blé, vendit son foin, fit ses
+vendanges, chassa les perdreaux et les grives, et constata, dans les
+rares moments où sa pensée prenait forme de méditation, qu'il était
+l'homme le plus heureux du monde. A diverses reprises, suivant les
+sentiers des bois humides et chauds des premières pluies, les mains
+dans les poches de son gilet de chasse, son chien quêtant au bord
+des touffes de fougères et d'ajoncs, il s'arrêta, comme grisé par la
+vie, par la paix, par la plénitude de joie qu'il sentait en lui et
+autour de lui. D'autres fois, il est vrai, l'idée lui vint, surtout
+aux heures lentes de l'après-dîner, quand la bourrasque soufflait
+dehors et l'empêchait de sortir, quand il n'entendait d'autre bruit,
+dans la vaste salle où il se promenait, que celui de son propre pas
+renvoyé par les murs, l'idée lui vint qu'une jeune femme embellirait
+encore cette agréable Coudraie. Une image se présentait à lui, sans en
+avoir été priée: celle de Thérèse, les mains tachées de groseilles et
+confuse de son tablier à bretelles, ou disant, les yeux levés: «Le
+conte des étoiles, monsieur. Nous en avions une, mon parrain et
+moi...» Mais il ne s'arrêtait pas longtemps à de pareilles rêveries.
+Elles lui paraissaient indignes d'un homme heureux, qui commande à
+vingt vignerons, jouit d'une indépendance parfaite et d'un revenu plus
+que suffisant. Il se contentait donc, en ces occasions, de tirer une
+forte bouffée de sa pipe, s'approchait de son épagneul étendu devant
+le feu, l'assurait que, de longtemps, personne ne troublerait leur
+ménage à tous deux, et sortait, malgré le mauvais temps, pour
+inspecter le cellier où fermentait son vin.
+
+Quand il fut de retour à la ville, vers la fin d'octobre, seul dans
+son hôtel du faubourg avec sa vieille Justine, l'image revint plus
+fréquente, et, soit que les distractions fussent moins nombreuses
+autour de lui, soit paresse d'une âme longuement tentée, il y prit un
+plaisir croissant. La plupart de ses amis n'étaient pas rentrés de la
+campagne. Dans les rues, des files de maisons toutes closes avaient
+sur leurs contrevents la poussière de six mois; la chaussée
+appartenait aux moineaux, et, même les jours ouvrables, quand il
+faisait du soleil, un monde de petites gens, rendus à la liberté par
+l'absence des grands, s'en allait vers les prés voisins avec la ligne
+sur l'épaule. Comment ne pas songer un peu? Et Claude se rappelait
+l'invitation de M. Maldonne: «Revenez au musée.» Fallait-il y
+retourner? Ne devait-il pas plutôt obéir à des scrupules qui, par
+moments, le prenaient? M. de Kérédol avait manifesté, par toute son
+attitude, un désir très peu vif de voir s'établir des relations entre
+les Pépinières et la Coudraie. La proposition même de M. Maldonne
+contenait une réserve.
+
+Un jour que ces questions s'offraient de nouveau à son esprit, il
+entra, pour y réfléchir, au Jardin des Plantes. Il savait qu'un des
+plus sûrs moyens de rencontrer un peu de solitude et de recueillement
+c'est encore de choisir une promenade publique, la foule ayant plutôt
+le goût des endroits lassants où il y a de la poussière: les
+boulevards, les grandes rues, les remparts des places fortes et le
+tour des fontaines.
+
+Il entra donc, et descendit l'avenue en pente bordée de platanes,
+admirant la limpidité de l'air et la profusion d'or que l'automne
+jette sur le monde. Au bout de l'allée, il y avait plusieurs serres à
+la file, dont les vitres peintes en blanc, cintrées sur les arceaux de
+fer, rayonnaient autour d'elles une vraie chaleur d'été. Là, quelques
+bonnes gens, des habitués, se chauffaient en faisant la sieste. Et,
+devant eux, marchant d'un pas relevé, Claude aperçut deux promeneurs
+qu'il reconnut tout de suite, bien qu'ils se présentassent de dos.
+L'un, gros, court, le geste rond, la voix chaude, était M. Lofficial;
+l'autre, plus sobre de mouvements, droit et sanglé dans sa redingote,
+ne pouvait être que le parrain de Thérèse. Ils causaient avec
+animation, à demi tournés l'un vers l'autre, et l'on devinait, à leur
+attitude même, au peu d'attention qu'ils accordaient aux rangées
+d'invalides à gauche, et aux massifs de dahlias à droite, qu'ils
+arpentaient depuis longtemps ce coin découvert et tiède du jardin.
+
+Claude ne voulut pas reculer, et continua sa route vers eux. Comme ils
+parlaient à voix haute, bientôt il put saisir des mots.
+
+--Eh bien! non, mon cher monsieur, disait M. de Kérédol, je ne crois
+plus qu'elle nous quitte, à présent. Elle a l'air tout à fait heureuse
+au milieu de nous. Si vous l'aviez vue parler de ce concert de
+demain!...
+
+A ce moment, les deux promeneurs, qui s'étaient arrêtés à l'extrémité
+de la serre, se retournèrent ensemble, et aperçurent Claude Revel qui
+allait les dépasser.
+
+M. Lofficial étendit la main.
+
+--Je vous arrête au passage, dit-il. Depuis le temps que je ne vous ai
+vu!... Vous connaissez mon jeune voisin? ajouta-t-il en s'adressant à
+M. de Kérédol.
+
+Celui-ci, probablement rassuré par la fuite du temps, qui n'avait
+amené aucun incident nouveau, répondit:
+
+--J'ai eu le plaisir de rencontrer monsieur, il y a un mois.
+
+--Trente-cinq jours, dit Claude étourdiment.
+
+M. de Kérédol eut l'air surpris de la promptitude du calcul, et se
+demanda d'où venaient ces mathématiques. Il n'en demeura pas moins
+parfaitement correct, aimable même, fit deux fois encore le trajet
+d'un bout de la serre à l'autre, questionnant Claude sur la Coudraie,
+sur les dernières manoeuvres, et sur de communes relations qu'ils
+avaient dans la ville. Puis il voulut prendre congé. M. Lofficial
+l'entraîna à deux ou trois pas, et, d'une voix qu'il s'efforçait de
+rendre confidentielle, mais qui arrivait bien nettement à Claude:
+
+--Quant à votre projet pour demain, monsieur de Kérédol, je suis
+d'avis...
+
+--Bien, bien, dit ce dernier, en essayant de dégager sa main...
+
+Mais M. Lofficial le retint.
+
+--Je suis entièrement de votre avis: distraction saine, excellente!
+Dites-le à Maldonne de ma part. Dites-lui que cette chère enfant ne
+peut pas toujours demeurer enfermée aux Pépinières...
+
+--Je n'y manquerai pas... Au revoir! dit M. de Kérédol, en se dérobant
+rapidement à l'étreinte de M. Lofficial.
+
+Il était devenu tout rouge et visiblement gêné.
+
+Claude le vit saluer et s'éloigner en hâte, très nerveux, faisant avec
+sa canne un moulinet d'impatience.
+
+--Qu'est-ce que c'est que ce concert? demanda-t-il en s'approchant de
+M. Lofficial.
+
+--Vous ne saviez pas?
+
+--Non.
+
+--Le premier de la saison, au Cirque-Théâtre. M. de Kérédol doit y
+conduire sa soeur et mademoiselle Thérèse...
+
+M. Lofficial continuait de suivre du regard l'ancien officier de
+chasseurs, qui montait l'avenue de platanes au pas de charge.
+
+--Pauvre M. de Kérédol! ajouta-t-il d'une voix plus basse. Il ne
+l'aime que trop. Ce doit être bien peu reposant d'aimer ainsi. De quel
+air enthousiaste il me disait tout à l'heure: «Nous sommes tous ravis
+d'aller à ce concert. Thérèse surtout. Et c'est moi qui ai eu la
+première pensée, monsieur Lofficial, moi qui ai lutté et obtenu la
+permission! Elle ne l'aurait pas demandée, la chère mignonne. Car,
+voyez-vous, ce qu'elle a par-dessus tout, c'est une idée délicate du
+devoir, du mieux. Par nature, autant que par piété, elle se porte vers
+ce qu'elle croit être le plus parfait. Pour plaire aux autres, il n'y
+a rien qu'elle ne sacrifie, et sans pose, vous savez, sans qu'on
+puisse se douter qu'elle y met un peu d'effort. Quel trésor de joie
+pour nous trois!»
+
+--Vraiment, il disait cela? demanda Claude.
+
+--Mais... oui, mon ami...
+
+Emporté par sa nature expansive et naïve, M. Lofficial, le regard fixé
+sur les derniers arbres derrière lesquels M. de Kérédol venait de
+disparaître, avait tout l'air de se parler à lui-même et d'oublier la
+présence de son voisin. Il se détourna, et s'aperçut que Claude
+l'écoutait avidement.
+
+--Qu'est-ce que je vous conte là, monsieur Claude! Excusez-moi.
+J'aurais dû être à vous. Mais, plus je vais, plus je me sens dans le
+coeur un écho qui me répète les choses, et que je ne puis faire taire.
+
+--Tiens, dit Claude, il commence déjà chez moi, cet écho-là. Il y a
+des jours... Restez-vous au jardin, monsieur Lofficial?
+
+--Hélas, non! J'aurais dû partir avec M. de Kérédol... mais le plaisir
+de vous serrer la main... Il faut que je coure à la gare.
+
+--Un voyage?
+
+--Oh! pas bien long: jusqu'aux Luisettes, une petite commission à
+faire, un coup d'oeil à donner. Je serai de retour demain. Au revoir,
+monsieur Claude!
+
+Et le bonhomme s'éloigna à son tour, mais posément, distribuant, à des
+anciens qui le reconnaissaient, un salut de la main, se retournant
+même une ou deux fois, pour bien montrer à Claude que ce départ
+n'était point un prétexte, et qu'on avait toujours la pensée occupée
+de son jeune ami.
+
+Claude, immobile devant la serre, éprouvait une joie puissante, une
+joie qui grandissait d'instant en instant. Libre de penser! Libre
+d'écouter les mots qui bourdonnaient si joliment autour de lui! Il
+avait bien fallu les chasser tout à l'heure, pour répondre à M.
+Lofficial. Mais maintenant ils revenaient tous: «La chère mignonne...
+une idée délicate du mieux... pour plaire aux autres, il n'y a rien
+qu'elle ne sacrifie... quel trésor de joie!...» C'était comme une
+chanson que chantaient les rayons pâles du jour, les feuilles remuées
+par une brise insensible, les toits égayés de lumière. «Trésor de
+joie!» tout répétait l'aveu échappé à M. de Kérédol et redit par
+Lofficial. Claude s'enivrait lentement, avec ces mots qui grisent les
+âmes. Debout à la même place, abandonné au rêve, il avait l'air de
+contempler la cime des arbres. Les vieux qui, sur les bancs éparpillés
+çà et là, chauffaient leurs jambes allongées, le virent avec
+étonnement sourire dans le vague, à quelque chose de mystérieux qu'ils
+ne purent saisir, puis rougir d'avoir été vu, puis se dérober, par les
+allées tournantes, aux regards des promeneurs.
+
+La chanson continua toute l'après-midi. «C'est vrai qu'elle est
+charmante! songeait Claude; aucune contrainte n'a pesé sur elle,
+aucune pression, aucun moule. On ne l'a point forcée de fleurir: elle
+est éclose. Comme elle s'est montrée simple avec moi, différente de
+tant d'autres dont le sourire même est une chose apprise et
+effarouchante! Moi aussi, je suis simple, même un peu loup. Peut-être
+est-ce mademoiselle Thérèse que, depuis mes vingt ans, sans le savoir,
+j'ai attendue.»
+
+Il aurait voulu un conseil à qui ouvrir son âme, à qui demander:
+«Est-ce bien elle? Que faut-il faire?» Mais il n'y avait personne.
+Non, il n'y avait personne, puisque sa mère était morte, puisque ses
+amis étaient absents, ou trop jeunes, ou trop ignorants de Thérèse et
+de lui-même pour le guider.
+
+Mais la main maternelle qui gouverne le monde a des secrets
+merveilleux. Aux carrefours où l'homme n'a pas mis de poteau
+indicateur, elle pose un arbre avec un nid, une pierre moussue, une
+simple branche de ronces en fleurs: ces pauvres témoins de la route ne
+savent pas ce qu'ils font, mais celui qui cherche y reconnaît un
+signe, et s'en va.
+
+Claude, après le dîner, monta dans sa chambre. Il n'y venait pas pour
+épier ses voisins. Oh! non. Mais comment ne pas regarder un jeune
+ménage prenant le frais du soir, en face de la fenêtre? Depuis une
+semaine, les Colibry hébergent leur fille et leur gendre. Chômage,
+vacances, on ne sait pas bien. Le gendre, qui est ferblantier, a
+entrepris de planter, au bout du terrain du vannier, un jardin
+d'agrément à son idée. Il y travaille six heures par jour, pour se
+reposer. Il est joli homme, ce jeune marié: élancé, la tête
+intelligente et maigre, de petites moustaches noires. Dans sa jaquette
+brune, il a presque l'air d'un monsieur, et ses travaux prouvent qu'il
+a déjà le goût du luxe et du rococo. Adieu les carottes sauvages, dont
+les ombelles égayaient le feuillage sombre des acanthes; adieu les
+orties et les arums aux cornets percés d'une lance d'or. Il pique des
+fusains en boules, des houx panachés, des arbustes taillés et
+étiquetés par un «paysagiste rustiqueur» des environs.
+
+Il est moderne, assurément; il veut que son beau-père soigne davantage
+les dehors. La jeune femme admire cette transformation. Elle est
+assise près du peuplier, sur une chaise qu'elle a renversée un peu en
+arrière; ses lourds cheveux bruns, piqués d'épingles ornées,
+s'appuient au tronc de l'arbre; à demi étendue, les pieds soulevés de
+terre, elle rit d'un rire muet, très naïf, le même, soit qu'elle
+regarde son mari défoncer le massif, soit qu'elle se détourne, à sa
+gauche, vers le berceau d'osier que la grand'mère agite, tout
+absorbée, elle, la bonne vieille, par le nouveau-né qu'elle endort. Le
+vannier est à cheval sur un billot, le long du mur, un peu loin, pour
+voir tout son bonheur ensemble. Il fume. Il n'entend rien des
+bavardages à demi-voix qu'échangent les deux femmes. L'heure indécise,
+un dernier rayon de soleil qui change en auréole la ramure jaune du
+peuplier, la rumeur décroissante de la rue, les pigeons qui se
+becquètent sur l'arête du toit, et se laissent, un à un, d'une aile
+paresseuse, glisser au colombier, encadrent cette scène. Bientôt la
+grand'mère se lève; un coup de vent frais a secoué les brides de son
+bonnet; elle enveloppe de ses deux bras la corbeille et le trésor
+qu'elle enferme. La jeune femme la suit des yeux jusqu'à la porte, en
+se penchant. Elle est toute charmante ainsi, la voisine. Elle a le
+charme des petites gens qui n'ont pas honte d'être heureux. Le père,
+qui a fini sa pipe, rentre aussi sans rien dire. Les deux vieux sont
+attirés par le berceau. Les deux jeunes sont demeurés, elle, appuyée à
+l'arbre, lui, plantant ses arbustes nains. Mais cela n'a pas duré. Il
+a compris qu'elle était seule, il a tourné la tête vers elle, la fine
+moustache relevée montrant ses dents blanches. Leurs yeux se sont
+rencontrés. Il a jeté tout de suite sa bêche. Sa femme est venue à
+lui, et les voilà qui se promènent l'un près de l'autre. Ils
+s'arrêtent près des fusains, ils repartent. Ils causent bien bas pour
+ne parler que des innovations faites au jardin du père Colibry.
+L'ombre croît autour d'eux. La jeune femme s'appuie au bras de son
+mari, le front levé, les yeux câlins. Petit à petit, en épiant s'ils
+n'étaient pas vus, ils se sont mis dans l'axe du gros peuplier, et se
+sont embrassés.
+
+Claude s'est éloigné de la fenêtre, troublé par ce conseil muet. Quand
+il est revenu, la jeune femme et son mari avaient disparu.
+
+De la maison close du vannier, un cri montait par intervalles, et une
+voix, frêle comme le son d'une flûte lointaine, chantait:
+
+ Dodo minette,
+ Dodo poulette,
+ Dormez donc si vous voulez,
+ Je suis bien lasse de vous bercer.
+
+Alors Claude a appuyé son front sur la vitre, et il a dit en lui-même:
+
+«Demain, j'irai au concert, et j'y verrai Thérèse, parce que je
+l'aime!»
+
+
+
+
+VII
+
+
+Vers deux heures, Claude entra au cirque, et prit place dans une des
+loges au fond de la salle. L'énorme chef d'orchestre, courbé vers ses
+seconds violons, leur conseillait des ténuités de sons infinies. On ne
+percevait qu'un faible murmure, sur lequel évoluait un cor. Le public
+varié qui se pressait sur les gradins, les auditeurs des fauteuils de
+parquet, écoutaient dans le même silence la _Marche des Pèlerins_, et
+le balancement des nuques sortant des cols de fourrures, la chute
+progressive des mains qui tenaient le programme, le regard circulaire
+des gens venus là par hasard et que le silence d'une foule étonne
+toujours, les violoncellistes pinçant leurs lèvres aux trémolos,
+indiquaient un beau passage. Claude chercha Thérèse, parmi ces gens
+immobiles et vus de dos. Au troisième rang du parquet, il aperçut,
+sous un feutre noir orné d'une aile rose, un cou svelte, couronné de
+cheveux blonds, et qui se perdait un peu plus bas dans l'ombre d'un
+tour de plumes. C'était Thérèse Maldonne. Nulle autre qu'elle n'avait
+cette grâce parfaite. Elle se tenait bien droite, entre sa mère en
+toilette sombre, la tête inclinée vers l'épaule, et Robert, penché en
+avant, tout pelotonné dans son plaisir de dilettante. Et les seconds
+violons semblaient prêts à rentrer dans le néant. Et le cor en
+profitait pour se plaindre amoureusement.
+
+Hélas! rien n'est fragile comme l'émotion d'une salle. Il y avait, aux
+secondes, un auditeur de race noire. Nul ne s'occupait de lui.
+L'innocente fantaisie lui prit d'enlever son pardessus. Il y mit un
+peu de solennité. Quelqu'un près de lui le remarqua, et dit à
+demi-voix: «Tiens, il va reprendre son costume national!» Presque
+personne n'avait entendu. Mais une fusée de rire était partie. Elle
+fila le long des banquettes des secondes, passa aux premières, gagna
+le pourtour, envahit le parquet. Tout le monde se détournait, et se
+dissipait, même les abonnés, même les passionnés. Tous paraissaient
+reconnaissants d'avoir été distraits, de reprendre pied dans la vie.
+Cela ressemblait à un réveil général. Thérèse, elle aussi, avait
+tourné la tête. Elle souriait à peine, d'un sourire d'envie, comme
+pour dire: «Que je voudrais bien savoir! Comme ce doit être drôle! Ce
+serait si bon de rire tout à fait!» Son regard, pur et vivant, errait
+sur la foule. Il arriva jusqu'à Claude. Elle le reconnut. Ses lèvres
+s'allongèrent un peu, et la frange de ses cils blonds s'abaissa
+légèrement, en signe d'amitié. Cela ne dura qu'un éclair. Elle ramena
+les yeux, par degrés, vers sa mère qui n'avait pas changé
+d'attitude,--pas plus que Robert,--lui dit un mot à l'oreille, et
+l'aile rose reprit sa silhouette primitive au-dessus du chapeau noir,
+tandis que le chef d'orchestre, avec des gestes agrandis pour
+ressaisir le public, continuait à diriger la _Marche_ de Berlioz.
+
+Claude, retiré au deuxième rang de la loge, appuyé aux cloisons
+fumeuses, entre lesquelles peu de songes d'amour pareils au sien
+avaient dû éclore, ne pensait plus qu'à Thérèse, et ne voyait plus
+qu'elle. Oh! le merveilleux concert, et comme, à certaines heures, la
+puissance créatrice de nos âmes transforme et fond en un seul hymne
+toutes les sensations diverses qui nous viennent du monde! Comme tout
+parle une même langue pour nous traduire nous-mêmes! Que jouait-on
+maintenant? de quels maîtres étaient les symphonies qui se
+succédaient? quels numéros portaient-elles sur le programme tombé à
+terre? Questions vaines. Il n'y avait dans la salle qu'une enfant
+blonde, là-bas, et la foule, sans le savoir, et l'harmonie joyeuse ou
+plaintive de l'orchestre, et toute la lumière tombant des vitrages,
+tout cela n'était que pour cette petite tête fière, pour l'ovale
+aminci de ce visage de vierge. Et un seul homme comprenait et goûtait
+le sens mystérieux qui s'échappait de toutes choses: Claude Revel,
+immobile, au fond d'une loge de cirque.
+
+Il remarqua enfin que la foule s'écoulait autour de lui, et se leva.
+M. de Kérédol, jusqu'alors, l'avait plusieurs fois cherché du regard
+dans la salle, et ne l'avait pas rencontré. Mais, en sortant du rang
+de fauteuils où il avait pris place, il se trouva tourner le dos à la
+scène, et aperçut Claude Revel, tout en haut, encadré dans l'étroite
+ouverture de la loge, les yeux fixés sur Thérèse qui commençait à
+monter vers lui. Soit qu'elle eût deviné derrière elle la surveillance
+anxieuse de Robert, soit timidité de jeune fille, Thérèse passa près
+de Claude, sans détourner la tête. Sa mère la suivit, causant avec
+elle. Mais M. de Kérédol s'arrêta un instant, au milieu de l'étroite
+coupure des gradins. Il n'eut pas un mot, ne fit pas un geste:
+seulement, de ses prunelles bleues, dures comme un reflet d'acier,
+jaillit un éclair de colère à l'adresse de Claude debout à trois pas
+de lui, un défi d'homme à homme, prouvant bien que désormais la
+certitude était acquise et la lutte résolue.
+
+La lutte! Hélas! elle était bien dans la volonté de Robert, dans son
+coeur atteint au plus profond de ses tendresses. Mais lui-même, en ce
+moment où il éprouvait une irritation violente, comme s'il en eût
+senti la faiblesse secrète, il se hâtait de fuir. A peine avait-il
+descendu les marches du perron qu'il offrait le bras à madame
+Maldonne, et remontait le faubourg, d'un pas plus pressé que
+d'ordinaire, tournant et dépassant les groupes noirs qui dentelaient
+la rue en pente. Thérèse marchait à côté de sa mère. Elle semblait
+indifférente, nonchalante, comme ceux qu'une pensée, même indécise et
+faible, isole de la foule. Aucun des trois ne parlait, si ce n'est à
+mots rompus, rarement.
+
+De loin, Claude regardait diminuer l'aile rose. Bientôt, parvenu à la
+route qui filait droit sur les Pépinières, parmi les bandes d'ouvriers
+et de boutiquiers, Robert ralentit le pas. Il se trouvait dans
+l'horizon du domaine, il atteignait la sauve. Mais aucune embellie ne
+se manifesta dans son humeur.
+
+Quand le portail du logis se fut enfin refermé derrière eux, il poussa
+un soupir de soulagement; puis, laissant les deux femmes entrer dans
+la maison, traversa tout le jardin, pour aller s'asseoir, au fond,
+sous la tonnelle de lauriers.
+
+--Joli succès! dit-il en accrochant son chapeau à une branche et en
+s'épongeant le front. Tout ce que j'essaye tourne de la même façon...
+Depuis hier je redoutais cette rencontre-là. Elle était fatale... Et
+dire qu'il est peut-être venu, averti par moi, par l'imprudence que
+j'ai eue de bavarder avec Lofficial! On a toutes les chances à son
+âge, et toutes les malechances au mien!
+
+Ses réflexions furent interrompues par Thérèse. Elle avait quitté son
+feutre noir, pris un chapeau de paille fanée, et elle venait, de son
+allure vive et décidée, nullement troublée, bien qu'elle eût des
+choses graves à demander.
+
+--Tiens, c'est vous? dit Robert, que l'arrivée de sa nièce prenait à
+court de résolution, dans le trouble des premières méditations.
+
+--Mais oui, moi, répondit-elle. Nous avons à causer tous deux.
+
+Elle ouvrit un pliant, appuyé le long des treillages qu'enveloppaient
+les touffes de laurier, et s'assit en face de M. de Kérédol, un peu
+plus bas que lui.
+
+--Mon parrain, dit-elle en arrangeant les plis de sa robe, je suis
+venue pour vous demander une preuve de grande affection.
+
+--Je vous en ai tant donné, ma pauvre chérie! Vous devez bien savoir
+que je ne vous refuserai pas.
+
+--Oh! reprit-elle sans lever les yeux, celle-là est d'une autre sorte.
+Je veux savoir de vous un secret.
+
+--Un secret, Thérèse?
+
+--Oui. Depuis plusieurs semaines, depuis deux jours surtout, je vous
+trouve...
+
+Elle semblait hésiter entre les mots.
+
+--Comment me trouvez-vous?
+
+--Triste, inquiet, je ne sais pas bien exprimer cela. Mais je vous
+trouve changé, comme si la maison n'avait plus le même charme pour
+vous.
+
+--Oh! si! interrompit vivement Robert.
+
+Thérèse releva la tête, et vit qu'il était un peu pâle.
+
+--Comme si, poursuivit-elle, vous portiez en vous-même une peine?
+
+--Quand ce serait, ma pauvre enfant! Pouvez-vous comprendre ce qui
+passe quelquefois de sombre et d'ennuyé dans l'esprit d'un vieux comme
+moi?
+
+Elle le pressait, et l'interrogeait de ses yeux clairs fixés sur lui.
+
+--Mon père et ma mère, continua-t-elle, ne sont-ils pas les meilleurs
+amis du monde pour vous?
+
+--Les meilleurs, oui, Thérèse.
+
+--Ai-je été moins prévenante à votre égard, moins obéissante?
+
+--Non, mon enfant, je n'ai rien à vous reprocher.
+
+--Alors?
+
+Il ne put supporter l'interrogation prolongée de ces grands yeux
+d'enfant qui plongeaient au fond de lui-même, et se détourna vers les
+lauriers à droite. Une de ses mains pendait le long du banc. Thérèse
+la prit entre les siennes, et, la caressant comme elle avait fait
+souvent, pour obtenir une gâterie:
+
+--Vous voyez bien, vous n'avez pas assez de confiance en moi pour me
+dire un secret, et cela me peine, allez, plus que vous ne pouvez
+croire!
+
+Elle laissa échapper la main, qui retomba le long du banc. Robert se
+retourna. Son regard, quand il rencontra celui de Thérèse, exprimait
+une souffrance si profonde et si vraie, que la jeune fille en fut
+toute saisie. Elle sentit les larmes lui monter aux yeux.
+
+--Qu'avez-vous? demanda-t-elle.
+
+--Thérèse, fit Robert, qui se contenait pour ne pas montrer toute sa
+faiblesse devant elle, Thérèse, répondez-moi franchement!
+
+--Oh! bien sûr.
+
+--Thérèse, m'aimez-vous?
+
+--Mais oui, je vous aime!
+
+--Beaucoup?
+
+--De tout mon coeur! Pourquoi en doutez-vous?
+
+--Thérèse, si quelqu'un venait pour vous enlever à nous, est-ce que
+vous nous abandonneriez?
+
+--Quelqu'un?
+
+--Oui, est-ce qu'au premier mot d'amour vous nous laisseriez là, votre
+père, votre mère, moi, comme celles qui n'ont pas eu au foyer tout le
+bonheur, toute la tendresse que vous avez eus?
+
+Elle chercha dans sa poche un petit mouchoir de batiste, le passa sur
+ses yeux, et dit:
+
+--Est-ce qu'il est venu quelqu'un?
+
+--Non, Thérèse, dit rapidement Robert, mais s'il venait?
+
+--S'il venait?
+
+--Oui, un jour lointain, plus tard?
+
+La jeune fille se leva, et lui la suivit du regard qui se dressait,
+souple, non plus émue, mais affectueuse, filiale comme il la trouvait
+chaque jour.
+
+--S'il venait, reprit-elle, un jour, plus tard, je lui dirais que
+j'appartiens d'abord à ceux qui m'ont toujours aimée.
+
+--Oh! Thérèse!
+
+--Je lui dirais encore autre chose!
+
+Elle se pencha vers lui.
+
+--Je lui dirais: «Adressez-vous à mon parrain, à mon meilleur ami!»
+
+Puis elle se recula jusqu'à l'entrée de la tonnelle.
+
+--Était-ce bien la peine de faire tant de mystères? dit-elle. Vous
+voyez, nous nous sommes expliqués. Et il n'y a rien du tout entre
+nous, qu'un «plus tard», un jour lointain, et qui dépendra de vous.
+Voilà pourquoi vous vous faites du chagrin? Rappelez-vous donc ce que
+vous m'avez si souvent répété: «La tristesse sans raison est la grande
+ennemie de la jeunesse.» Est-ce ainsi que vous disiez?
+
+--Oui, quand vous étiez mon élève.
+
+--Mais je le suis, je le serai toujours.
+
+Elle sortit de la tonnelle, et s'éloigna par l'allée en face. Après
+une vingtaine de pas, une gentille pensée lui vint. Thérèse se
+retourna, fit une révérence de pensionnaire, et redit, avec la plus
+jolie mine, futée et tendre à la fois:
+
+--Toujours!
+
+Robert essaya de lui répondre par un sourire. De loin elle put s'y
+tromper. Mais quand elle eut disparu, il se sentit en proie à une
+tristesse noire. Tant que Thérèse avait été là, Robert s'était
+contenu, pour ne pas pleurer devant elle. Oh! non, il ne fallait pas!
+C'était indigne d'un homme. A présent il était seul. Il mit sa tête
+dans ses mains, et se laissa emporter par ses pensées. Pour la
+première fois peut-être de sa vie, dans cet élan désordonné de son
+âme, il tutoya l'enfant, dont l'image était encore là, présente devant
+lui. «Pauvre chère petite, disait-il à demi-voix, c'est ta jeunesse
+que je pleure, parce qu'elle est exquise et que nous allons la perdre.
+Je le pressens, je le devine à ton charme même. Tu dis que tu resteras
+mon élève! Oui, tu le voudrais peut-être. Mais tu ne sais pas, pauvre
+enfant, le changement profond que l'amour fait dans nos amitiés. En
+peu de semaines, quand tu aimeras, ton père et ta mère deviendront une
+affection pâle, plus effacée chaque jour. Moi, je ne serai plus rien,
+tu entends, rien! Et voilà le prix de dix-huit ans de tendresse! Ne
+plus te voir qu'avec l'assentiment d'un étranger, par intervalles, par
+faveur, découvrir en toi des pensées que je n'y aurai pas vu naître, y
+reconnaître la main d'un autre, moi qui t'ai formée, moi qui n'ai
+guère que toi au monde! O Thérèse, Thérèse!»
+
+Dans ce moment d'angoisse, Robert se sentait seul. Il avait vécu dans
+l'intimité de Guillaume et de Geneviève, et cependant ni l'un ni
+l'autre ne paraissait éprouver la moindre alarme. Rien n'était changé
+dans la quiétude de leur vie quotidienne. Leurs conversations à table
+témoignaient de la même confiance dans la perpétuité de ce bonheur
+menacé! Comment ne souffraient-ils pas à la pensée que, d'une heure à
+l'autre, l'enfant pouvait leur être ravie? Etrange aveuglement! Ils ne
+devaient rien soupçonner. Ne valait-il pas mieux les avertir, leur
+dire: «Allons-nous-en! Partons pour un voyage, n'importe où, loin s'il
+se peut. Maldonne demandera un congé. Nous emmènerons Thérèse, et nous
+éviterons qu'elle nous quitte. Il n'y a rien de perdu puisqu'elle
+n'aime pas encore. Allons-nous-en! Ou bien, aidez-moi. Écartez
+doucement les occasions, veillez, ayez pitié de vous-mêmes et de moi.
+Car je sens que la branche plie sous l'oiseau.»
+
+A qui parler ainsi? A Geneviève? Une timidité singulière lui fit
+repousser cette idée. Il se sentit rougir un peu. «Non, pas elle, se
+dit-il. Les femmes ne peuvent juger cela comme nous. Ma soeur ne
+comprendrait pas. Si léger qu'il soit, Guillaume a beaucoup de coeur.
+J'irai le trouver.»
+
+Robert se leva, suivit la grande allée, aux deux tiers tourna à
+gauche, et se dirigea vers une petite construction en tuffeaux
+couverte d'un toit de zinc. Le laboratoire de Guillaume Maldonne, une
+sorte d'étouffoir aux murs mansardés, se trouvait au-dessus d'un
+réduit de jardinage. On y accédait par un escalier raide en bois
+blanc. M. de Kérédol en monta les marches avec une lenteur
+involontaire. Cela lui coûtait, la confidence qu'il allait faire, et
+cela l'effrayait presque. Il y avait longtemps qu'ils ne s'étaient
+entretenus d'un sujet aussi grave et intime. Pourtant, il ne voulut
+pas reculer, poussa la porte, légère comme de l'amadou à force d'être
+sèche, et entra.
+
+Guillaume Maldonne, en veste blanche,
+
+écrivait, juste au-dessous de la fenêtre à tabatière.
+
+--Attends! attends! dit-il en faisant signe de la main gauche, tandis
+que, de la droite, il se hâtait d'achever la phrase commencée. Tu vas
+voir! tu vas juger!
+
+Il avait l'air si heureux, si naïvement content de lui, que Robert
+l'enveloppa d'un regard d'envie.
+
+La plume d'oie cria quelques secondes, et M. Maldonne radieux,
+ébouriffé, se retournant sur sa chaise:
+
+--Dame! dit-il, puisque tu ne veux rien faire, il faut bien que je
+travaille seul!
+
+--Au catalogue?
+
+--Non, mon ami: un mémoire! je le destine à la Société linnéenne.
+Écoute-moi ça: «_Mémoire sur les rapports qui existent entre la
+coloration de l'oeuf et celle du jeune oiseau en duvet._» Est-ce une
+trouvaille? Est-ce une assez jolie question?
+
+--J'en ai une aussi, moi, dont je veux te parler, dit Robert, qui
+s'était appuyé au montant de la porte. Elle est également importante,
+bien qu'il ne s'agisse pas d'histoire naturelle.
+
+--Ah! dit Guillaume avec un désappointement visible, et laissant
+retomber sur la table le papier qu'il avait saisi. De quoi s'agit-il?
+
+--De Thérèse. J'ai peur que son imagination ne commence à travailler.
+Je crois avoir des preuves qu'elle n'est pas insensible,--sans trop le
+savoir, la pauvre petite!--à l'attention qu'elle éveille, dès qu'elle
+paraît. Des nuances encore, tu comprends bien, mais, en pareil cas,
+tout est grave.
+
+--Eh! mon ami, c'est l'âge! c'est son droit! Depuis que le monde est
+monde, les jeunes filles sont contentes de plaire. Pourquoi veux-tu
+que Thérèse fasse exception?
+
+--Guillaume, reprit gravement Robert, il y a plus que cela, et tu as
+tort de prendre légèrement mon avis. Suppose que, par notre faute,
+parce que nous n'aurions pas assez veillé...
+
+--Ah! par exemple! s'il y a une fille bien gardée, c'est la mienne!
+
+--Soit! je ne discute pas pour l'instant. Plus tard, si tu es de mon
+avis, je t'indiquerai les moyens...
+
+--Les moyens? dit Guillaume, dont les yeux devinrent tout grands de
+surprise.
+
+--Oui, j'y arriverai, mais pas encore. Je suppose, Guillaume, que ta
+fille ait été remarquée par un jeune homme.
+
+--Après? demanda tranquillement M. Maldonne.
+
+--Cela ne t'émeut pas?
+
+--Mais si, Robert, cela me toucherait, certainement.
+
+--Je suppose donc que ta fille, libre, sans conseil, en vienne à aimer
+à son tour...
+
+--Eh bien?
+
+--Eh bien! mon cher, si nous n'y veillons pas, cette supposition-là
+peut être une réalité demain, oui, demain, entends-tu, nous pouvons
+la voir demandée en mariage, épousée, emmenée, si jeune encore! As-tu
+pensé à cela, Guillaume, emmenée?
+
+--Quelquefois.
+
+--Et tu peux admettre cette idée, que demain nous ne l'aurons plus?
+
+--Que veux-tu, Robert...
+
+--Que nous nous trouverons face à face tous trois, aux Pépinières?
+
+--Comme autrefois, mon bon ami.
+
+--Non, pas comme autrefois: vieillis, usés!
+
+--C'est un peu vrai.
+
+--Et sans Thérèse! Tu peux supporter cela, toi, sans Thérèse?
+
+--Mon Dieu, mon ami, si je la savais heureuse! Les enfants, on les
+élève pour d'autres, en somme, et il faut savoir être heureux quand
+ils le sont, par ricochet..
+
+M. Maldonne disait cela d'un ton tranquille, levant par instants les
+épaules, en signe de résignation et de passivité. Robert le
+considérait, sans rien répondre. Il ne s'attendait pas à rencontrer si
+peu de sensibilité, une imagination si froide et si bornée. Ah!
+certes, il se sentait d'une autre espèce, lui, de l'espèce qui souffre
+et se révolte! Il ne comprenait pas la vie de cette façon moutonnière.
+Quelque chose d'orgueilleux et de méprisant se soulevait en lui, à la
+vue de cet homme souriant, vêtu de clair, occupé d'oiseaux, que le
+sort de Thérèse, l'abandon possible des Pépinières, ne parvenaient pas
+à émouvoir. Celui-ci regardait aussi Robert avec étonnement.
+
+--Allons, mon vieil ami, dit-il en l'attirant par la main, tu te bats
+contre des moulins à vent. Laissons là toutes ces billevesées. Thérèse
+ne court aucun danger, je t'assure. Apaise-toi. Tiens, assieds-toi là,
+je vais te lire le passage que je terminais, quand tu es entré.
+Veux-tu?
+
+Robert s'assit, du même air offensé, près de la table. Déjà Guillaume
+avait saisi le cahier de papier qui contenait son mémoire. Il passa la
+main sur sa barbiche, ses yeux s'animèrent d'une flamme vive.
+
+--Je suis rendu, dit-il, à la famille des Longirostres. Je viens de
+traiter du _chevalier Gambette_, et j'arrive au _bécasseau
+combattant_.
+
+Et il lut, scandant la phrase avec amour: «Bécasseau combattant,
+_Tringa pugnax_. Quand le petit bécasseau, avec son bec et le secours
+de sa mère, vient à briser la coque qui le tenait captif, la couleur
+de l'oeuf, jaune gris parsemé de taches bistres, tantôt disséminées,
+tantôt groupées, se trouve reproduite avec une exactitude telle sur la
+tête, le corps, les ailes de l'oiseau, que le petit ressemble à un
+oeuf animé.» A la lettre, mon cher! regarde! Est-ce une découverte?
+
+Il désignait, sur la table, à côté d'une coquille, un poussin vêtu de
+poils, monté sur de hautes pattes.
+
+--Qu'en penses-tu? demanda-t-il.
+
+Robert sourit amèrement.
+
+--Je te félicite, dit-il.
+
+--N'est-ce pas?
+
+--Oui, je te félicite d'être à ce point absent de la vie!
+
+Robert se leva, rouvrit d'un coup d'épaules la porte à demi retombée,
+et descendit l'escalier.
+
+«A quoi bon lui expliquer? murmura-t-il. Il ne comprendrait pas.
+Est-il résigné à tout! Quelle sécheresse de coeur! Et moi qui le
+croyais capable d'énergie! Sommes-nous différents l'un de l'autre!»
+
+Et, comme il se demandait: «Quand donc a commencé notre divergence de
+vues?» Robert s'aperçut qu'elle datait de plusieurs années, de
+l'époque où Thérèse avait commencé à grandir; que, depuis lors, malgré
+la communauté de vie, il avait eu bien peu de réelle intimité avec
+Maldonne, et que toute sa puissance d'aimer s'était concentrée sur
+Thérèse. Et maintenant Robert ne retrouvait plus son ami... Ils ne se
+comprenaient plus.
+
+Cette pensée se transforma bientôt, et se fondit en un élan de
+tendresse pour l'enfant. M. de Kérédol songea que cette situation même
+lui imposait des devoirs. Puisque lui seul apercevait le danger, ne
+devenait-il pas, de plein droit, le défenseur de tous? N'était-il pas
+obligé de protéger Thérèse, de la garder pour ceux mêmes qui ne
+voyaient pas comme lui? Il sentait, avec une sorte d'amertume fière,
+qu'il n'avait plus que Thérèse au monde, et il ne se dit pas, mais il
+fut tenté de croire qu'elle aussi n'avait plus que lui.
+
+
+
+
+VIII
+
+
+Au moment où l'aile rose, longtemps suivie, disparaissait à l'angle
+d'une rue, Claude se trouvait près de chez lui. Il se sentait plein
+d'audace pour la conquête de Thérèse. Mais, de plan d'attaque, il n'en
+avait pas. Dix projets s'étaient levés déjà de son esprit, comme un
+vol de linots sort d'un buisson battu. Aucun d'eux ne valait qu'on s'y
+arrêtât.
+
+Peut-être allait-il en surgir un onzième, quand le jeune homme,
+passant devant la maison voisine de la sienne, entendit une voix
+forte crier:
+
+--Gothon! où as-tu acheté ces maudits sacs de papier? C'est du papier
+de journal, et ça craque dans la main!
+
+--Parbleu! se dit-il, c'est M. Lofficial. On n'a pas des voisins pour
+ne pas s'en servir. Il connaît les Maldonne, il est bien disposé pour
+moi; si j'allais lui demander conseil?
+
+Claude s'arrêta, se décida en deux secondes, et tira la sonnette.
+
+Gothon Lofficial,--pour employer l'expression qui la désignait dans
+tout le faubourg,--une forte vieille à visage sévère, vint ouvrir,
+regarda Claude du même air soupçonneux dont elle eût reçu un mendiant.
+
+--M. Lofficial?
+
+--Je ne sais pas s'il est là.
+
+--Je viens de l'entendre.
+
+--Ça ne fait rien.
+
+Elle tenait à la main un paquet de sacs fortement collés et aplatis,
+avec lesquels elle s'éloigna, traînant la jambe, vers le jardin dont
+on voyait un coin encore feuillu et doré de soleil, dans l'enfilade du
+porche blanc.
+
+Claude perçut le bruit d'un colloque échangé entre le fifre aigu de
+Gothon et le tonnerre contenu de M. Lofficial. Le dernier mot seul lui
+parvint distinctement: «C'est d'un joli exemple, allez, le dimanche,
+pour un monsieur dans les oeuvres!» Et, comme la vieille fille,
+achevant sa phrase, rentrait dans sa cuisine en sous-sol, le visiteur
+apparut sur le seuil du jardin.
+
+--Entrez donc, monsieur Claude! Par ici! Non, pas par là, ici, ici!
+disait la voix de M. Lofficial.
+
+Le jardin n'était pas grand. M. Lofficial n'était pas mince, mais on
+ne pouvait le découvrir de la porte, à cause d'un gros massif de
+rhododendrons poussé comme une futaie. Il se trouvait à cheval sur le
+dernier barreau d'une échelle double, au-dessous d'une treille à
+l'italienne, vrai plafond de vigne, dont les pampres lui
+chatouillaient le visage. Devant lui, accroché à l'échelle, un panier
+se balançait, plein de papiers et de bouts de fil cirés. Et tout
+autour, à portée de son bras, s'échappant des feuilles à demi jaunes,
+semées de gouttes de sang par l'automne, des grappes de raisin
+pendaient, mûres à point, transparentes, rousselées par endroits,
+quelques-unes enveloppées déjà et ficelées dans la robe de papier qui
+devait les conserver fraîches.
+
+Le bonhomme, en voyant Claude s'approcher, dodelina la tête d'un air
+moitié content, moitié dépité.
+
+--Vous me surprenez, dit-il, me livrant à un travail servile, le
+dimanche. Gothon m'en a fait des reproches.
+
+--Cela un travail servile! répondit Claude.
+
+--On pourrait discuter. Mais je n'ai que dix grappes à emmailloter de
+la sorte, celles qui pressent le plus. Et vous savez l'adage: _Parum
+pro nihilo reputatur_.
+
+--Je sais surtout, mon voisin, que vous êtes incapable de désobéir
+même à une virgule du Décalogue. Ne craignez point de m'avoir
+scandalisé. Je ne le suis pas.
+
+Réjoui par la réponse, qui calmait chez lui un scrupule réel, M.
+Lofficial s'épanouit. Il se pencha, et son ventre s'arrondit un peu
+sur le barreau, prit un sac, l'entr'ouvrit, et souffla fortement entre
+les deux feuilles blanches, qui se gonflèrent comme une outre.
+
+--C'est d'autant plus urgent, continua-t-il, que nous sommes dans une
+année de guêpes...
+
+Il s'était mis entre les lèvres, pour le tenir, un fil qui descendait
+de chaque côté de la bouche. Et, prenant le sac par le fond, il
+enfermait avec précaution une grappe jaune comme une muscade, sans
+cesser le monologue, très attentif seulement à bien plisser
+l'enveloppe raide autour de la queue du raisin.
+
+--Une année de guêpes, répétait-il, positivement, jeune homme.
+Avez-vous remarqué que ces bêtes de malheur sont en abondance tous les
+neuf ans?
+
+Claude, au pied de l'échelle, répondit en souriant:
+
+--Je n'aurais pu faire encore que deux observations de ce genre,
+monsieur Lofficial, et je vous avoue que, les deux fois, cela m'a
+échappé.
+
+Maintenant, la grappe était empaquetée, ficelée, et tremblait
+au-dessus du front de son propriétaire satisfait. M. Lofficial regarda
+son interlocuteur, se trouva lui-même légèrement ridicule d'avoir posé
+la question.
+
+--C'est vrai, dit-il, une jeunesse pareille! Qu'est-ce qui me vaut
+l'honneur de votre visite, monsieur Claude?
+
+Le jeune homme jeta les yeux du côté de la cuisine, et répondit à
+demi-voix:
+
+--Une question de mariage.
+
+--Oh! ne vous gênez pas, dit en riant M. Lofficial: elle y est
+habituée. Je ne fais que ça, des mariages!
+
+--Vous?
+
+--Du matin au soir.
+
+--Ici?
+
+--La plupart du temps au bureau, là-bas. Mais il vient des gens me
+trouver jusqu'ici. Je suis quelquefois dans mon échelle, comme vous me
+voyez là. Ah! je ne leur en dis pas long, un petit discours, toujours
+le même: «Mes bons amis, vous offensez le bon Dieu... il ne faut pas
+que ça continue... il faut réparer, réparer, réparer.»
+
+--Comment, réparer?
+
+--Mais je le crois, des dix ans, des vingt ans quelquefois! Eh bien!
+presque toujours ils répondent oui. C'est si braves gens, le peuple,
+monsieur Claude!
+
+--Vous êtes donc adjoint, monsieur Lofficial?
+
+--Eh non! président de la société de Saint-François-Régis! Ce que j'en
+ai mis d'alliances, aux doigts de ces fiancés tardifs! Ça fait
+plaisir et ça fait pitié. Enfin, mon voisin, si vous avez besoin de
+moi, pour un de vos protégés, tout à vos ordres. Seulement, il faut
+les papiers. Les avez-vous?
+
+Il s'apprêtait à prendre un second sac dans le panier, et déjà sa main
+se tendait en avant.
+
+--Mon cher monsieur, il n'y a rien à réparer dans mon affaire,
+répondit Claude. Il s'agit de moi, qui me suis mis en tête d'aimer une
+jeune fille.
+
+M. Lofficial s'arrêta court. Un bon sourire illumina sa face ronde.
+
+--Ça change mes habitudes, dit-il, voyons quand même. Mais d'abord,
+puisqu'il s'agit de vous, je m'en vais descendre.
+
+Avec plus d'agilité qu'on n'eût pu lui en supposer, il passa sa grosse
+jambe par-dessus le pignon des montants, descendit, saisit l'échelle,
+et la porta le long du mur.
+
+--Tout à vous, maintenant, dit-il en revenant, les mains tendues vers
+le jeune homme. Allons au fond du jardin. Nous y serons mieux. Vous
+avez donc une amourette?
+
+--Mieux que cela, mon voisin, un grand amour.
+
+--J'entends, mais au début, je pensais qu'on pouvait employer le
+diminutif. Comme vous y allez! Et elle se nomme?
+
+Ils s'assirent côte à côte, sur un banc à dos renversé, derrière une
+touffe d'arbousiers.
+
+--Thérèse Maldonne.
+
+--Ah! cher ami! s'écria M. Lofficial en reprenant les mains de Claude,
+qu'il serra et secoua dans les siennes, tandis que ses fortes lèvres
+s'arrondissaient de surprise et d'admiration, cher ami, quelle perle!
+Comment l'avez-vous découverte, elle qui sort si peu?
+
+--Chez les Malestroit, quand le petit Jean est mort. Vous y étiez.
+
+--Pauvre innocent! reprit le bonhomme, sur la figure duquel passa une
+expression de pitié. C'était notre filleul, à elle et à moi. Mais ce
+n'est pas là que vous avez pu parler à Thérèse?
+
+--Non, mais je l'ai revue chez elle, où je suis allé deux fois, sous
+couleur d'histoire naturelle. M. de Kérédol y a fait allusion, hier,
+vous vous souvenez?
+
+--Jeunesse, jeunesse! abuser ainsi de nos manies! Vous avez tout de
+même bien fait, vous savez. Sapristi, vous avez bien fait. Je n'en
+connais pas deux qui la vaillent!
+
+Il riait largement, heureux de louer, et sur leurs deux visages, avec
+des reflets différents, la même pensée de Thérèse mettait la joie. Le
+contentement débordait des yeux de M. Lofficial, pétillants de bonté
+sans malice. Tout à coup, il retira ses mains, dans lesquelles il
+avait gardé celles de Claude. Sur sa figure, d'une mobilité, d'une
+intensité de physionomie qui lui venait en droite ligne du peuple,
+dont il était à peine sorti, une sorte d'inquiétude se peignit.
+
+--Et M. de Kérédol, précisément? dit-il.
+
+--Eh bien?
+
+--Comment prend-il la chose?
+
+--Assez mal. Il soupçonne que je ne suis pas venu chez M. Maldonne
+pour l'amour seulement des oiseaux.
+
+--Il vous bat froid. Je l'ai bien vu.
+
+--Autant qu'il le peut.
+
+Claude leva les épaules.
+
+--Qu'importe ce monsieur? ajouta-t-il vivement. Je puis me passer de
+son consentement! Et sa mauvaise humeur, si elle est tout
+l'obstacle...
+
+--Il importe beaucoup, au contraire, interrompit M. Lofficial, les
+yeux levés vers la maison en face, comptant les fenêtres l'une après
+l'autre. Si M. de Kérédol se jette à la traverse, vous comprenez, un
+ami de vingt-cinq ans, logeant sous le même toit...
+
+--Mais enfin, monsieur, de quoi m'en voudrait-il?
+
+Visiblement embarrassé, M. Lofficial baissa la tête vers la terre, et
+se mit à pousser, du bout du pied, le sable qu'il entassait par petits
+monticules. Enfin, écrasant son oeuvre sous son large brodequin:
+
+--De rien, en effet, mon cher enfant, dit-il; c'est un homme d'honneur
+et, dès lors, incapable d'une opposition déloyale. Laissons-le,
+occupons-nous des moyens de vous rendre agréable aux parents de
+Thérèse et à Thérèse elle-même. C'est le premier point. Y avez-vous
+songé?
+
+--Oui, sans rien découvrir. J'ai pensé que vous seriez plus heureux
+que moi. Vous connaissez de longue date les Maldonne.
+
+--Assez pour bien savoir, mon ami, que si vous agissez avec Maldonne
+comme vous agiriez avec un autre, vous ne réussirez pas. Sa fille est
+encore très jeune. Il ne se laissera pas tenter par la fortune. Il
+faut que vous lui plaisiez, qu'il ait pour vous une sympathie
+prononcée.
+
+--Comment faire? Il ne reçoit pas chez lui. M. de Kérédol l'en
+empêche.
+
+--Oui.
+
+--Au musée, je le troublerais dans ses travaux.
+
+--Oui.
+
+--Alors?
+
+--Il y aurait bien un moyen, dit M. Lofficial en souriant, même un
+très bon... Chassez-vous?
+
+--De père en fils, répondit Claude.
+
+--Vous tirez bien?
+
+--Passablement.
+
+--C'est qu'il ne faudra pas manquer! Si vous manquez votre coup, vous
+n'aurez pas l'occasion d'en tirer un second.
+
+Ici la voix de M. Lofficial diminua de sonorité, et ce fut tout bas
+qu'il continua:
+
+--Je vais vous révéler un secret. N'ayez jamais l'air de le savoir:
+Maldonne ne vous le pardonnerait pas! Il a réuni la plus merveilleuse
+collection d'oiseaux qui soit peut-être en province.
+
+--Je le sais.
+
+--Pourtant il en manque un.
+
+--Lequel?
+
+--Un seul, d'une espèce évidemment rare, difficile à se procurer,
+puisque Maldonne, en vingt ans de chasse, n'a pas réussi à le tuer.
+
+--Oh! dites, monsieur Lofficial, demanda Claude, l'oeil brillant, déjà
+prêt à se mettre en route, dites son nom! Où la trouve-t-on? Est-ce
+très loin?...
+
+--Attendez, répartit doucement le bonhomme. Je ne vous aurais pas
+lancé sur une proie impossible. Je possède, sur le bord de la Loire,
+un petit bien, les Luisettes.
+
+--Et c'est là?
+
+--Attendez donc! Devant, il y a un marais couvert de saules et de
+roseaux. Même en été, il y reste un peu d'eau. Moi, je ne suis pas
+chasseur du tout. Mais j'ai si bien le temps de me promener! Eh bien!
+ce que je n'avais pas dit à Maldonne, parce que le seul amour de l'art
+ne me déciderait pas à faire tuer une jolie bête, je vous le confie à
+vous, pour l'amour de Thérèse. Mon cher ami, dans mon marais, je sais
+positivement qu'il existe un couple de...
+
+Il se pencha, mit ses mains en tuyaux:
+
+--De sarcelles bleues!
+
+--Ah! cher monsieur! cher monsieur Lofficial!
+
+--Chut! n'ébruitez rien. C'est sauvage à nous entendre d'ici. Et puis,
+le moindre mot rapporté à Maldonne gâterait tout. Commencez par vous
+aboucher avec le père Malestroit. Il a le maniement des bateaux.
+Colibry pourrait vous accompagner aussi, et lancer les mâlons.
+
+--Colibry, je ne dis pas, mais Malestroit? Il est rude.
+
+--Dites que c'est pour moi. J'ai eu l'occasion de leur rendre un petit
+service, autrefois, quand je commençais à m'occuper de la Régis,
+comme dit Gothon. Il revenait du tour de France. Dieu! le beau
+compagnon! Enfin, c'est devenu tout à fait rangé! Demandez-lui ça en
+mon nom.
+
+--Que je vous remercie! s'écria Claude, en serrant la main du
+bonhomme, qui s'était levé.
+
+--Vous me remercierez plus tard. Le tour n'est pas joué. Prenez du
+plomb un peu fort.
+
+--Oui, monsieur Lofficial.
+
+--Pas trop gros, pour ne pas abîmer la bête.
+
+--Non, monsieur.
+
+--Choisissez une petite brume.
+
+Ils s'en allèrent, causant de la sorte, jusqu'au bout du porche. Là,
+M. Lofficial, qui n'était pas en tenue, s'effaça le long de la porte.
+Claude sortit, et, sur une poignée de main rapide, ils se quittèrent,
+l'un tout plein de sa propre joie, le second heureux de la joie de
+l'autre, comme il convenait à leurs deux âges.
+
+Claude se rendit, sans plus tarder, chez M. Malestroit, lui exposa
+l'affaire, et reçut cette réponse:
+
+--Une bonne partie, monsieur Claude, bien nourri, bien payé, pas
+grand'chose à faire, ça me va toujours, comptez sur moi.
+
+Il alla ensuite chez Colibry, qui hésitait un peu, et finit par dire,
+de sa voix flûtée:
+
+--Ça ne me convient guère, mais pour vous obliger, monsieur Claude, on
+ne demande pas mieux.
+
+Le soir, dans sa bibliothèque, il feuilleta des livres d'histoire
+naturelle, pour y trouver la description de la sarcelle, la découvrit,
+la relut pour s'en mieux pénétrer. Puis il s'endormit, rêvant que la
+petite brume était venue, et qu'il tuait l'oiseau bleu, destiné à
+gagner le coeur du vieux père Maldonne.
+
+
+
+
+IX
+
+
+Vers le milieu de novembre, le temps se refroidit brusquement. Comme
+il passait devant la boutique du vannier, Claude s'entendit appeler.
+
+--Monsieur, souffla bien bas Colibry, Malestroit dit que ça sera pour
+demain matin. Il a vu la cane bleue.
+
+--Ce n'est pas possible!
+
+--Comme je vous vois.
+
+--Et vous êtes prêt?
+
+--Demain, si vous voulez.
+
+--Alors, je prends cette nuit le train de trois heures. A quatre
+heures et demie, je serai là-bas. Et vous?
+
+--Oh! nous, monsieur, nous irons coucher au bord de l'eau, pour être
+plus tôt parés. Malestroit dit qu'il le faut. Alors, moi, je le veux
+bien.
+
+--Où vous trouverai-je?
+
+--Juste au bas du bien de M. Lofficial, tout proche le vieux pont.
+
+Le lendemain, en pleine nuit, Claude, le fusil en bandoulière,
+enveloppé d'un plaid et d'un cache-nez, des gants fourrés aux mains,
+descendait du train, à l'une des stations voisines de la ville. A de
+pareilles heures, les voyageurs sont rares. Il se trouva seul sur le
+quai et bientôt dans la campagne. Pendant la première partie de la
+nuit, le temps était demeuré clair, avec une forte gelée. A présent,
+il faisait une brume intense. Claude marchait à grands pas sur la
+route. A droite et à gauche, il devinait la vallée, sans rien voir
+que de hautes branches de peupliers, qui sortaient tout à coup du
+brouillard, au-dessus de lui, comme pendues en l'air. De rares
+buissons, des coups d'estompe dans le gris universel indiquant une
+ferme ou un bois, on ne savait trop. La terre, sablonneuse sous le
+pied, annonçait le voisinage de la Loire. Cependant, des idées
+singulières venaient à Claude, une crainte très particulière à ces
+temps-là, celle d'errer à l'aventure sans avancer, sorte de vertige du
+silence de toutes choses, de ne pas entendre même l'écho de son pas,
+de ne pas voir à dix mètres devant soi, et de se sentir comme dans une
+petite île de quelques mètres de rayon, dans l'immensité trouble qui
+pèse, qui tourne, toute moite et glacée ensemble. Enfin, des voix lui
+arrivèrent de l'inconnu profond où il s'enfonçait. Il les reconnut.
+C'étaient celles des deux hommes. Il se mit à courir, pour achever de
+dissiper l'engourdissement qui le saisissait. Bientôt il arriva au
+pont, descendit le talus de la levée qu'il avait suivie, et aperçut
+Malestroit et Colibry, assis l'un en face de l'autre, sur le bord du
+bateau plat qui portait à l'avant une cage pleine de canards entassés.
+
+--Il est grand temps, dit le maître charpentier. Embarquons, monsieur
+Claude, les vanneaux commencent à mouver!
+
+Tous trois prêtèrent l'oreille. On entendait, en effet, du côté des
+prairies inondées, quelque part au-dessus de la vaste nappe d'eau,
+dont le bord seul apparaissait, terne et froid comme une lame de faux,
+des cris très doux, clairsemés: le premier appel du matin sur les
+eaux. Claude prit place à l'arrière, les deux hommes plongèrent les
+rames dans le courant presque insensible qui venait, à travers le
+pont, des rives de la Loire, et le bateau s'éloigna, glissant
+au-dessus des prés, des talus, des bornes, des barrières, dans le
+vaste damier des saules plantés autour des champs. La rive avait
+tout de suite disparu. La brume s'épaississait de plus en plus.
+Malestroit et Colibry, suivant une ligne diagonale, pointèrent droit
+sur la hutte, construction des plus primitives, tout simplement la
+chevelure d'un saule, ramenée en cône au-dessus du tronc et garnie à
+l'intérieur d'une palissade de roseaux. Claude grimpa dans l'abri. Par
+devant, en demi-cercle, le maître charpentier disposa les canes. Il
+les retirait de la cage, une à une, leur attachait à la patte une
+corde munie d'une pierre, et jetait le tout par-dessus bord. La pierre
+tombait au fond, la bête nageait en se secouant, mais la corde
+l'empêchait de s'écarter, si ce n'est d'un mètre ou deux. Quand il eut
+fini, il rejoignit Claude dans la hutte.
+
+--Toi, dit-il, en se penchant et le plus doucement qu'il put à son
+compagnon demeuré en bas, va où nous avons dit, et lâche tes mâlons au
+bon moment. Si tu vois de la sarcelle, surtout, lâches-en plutôt deux!
+Colibry, transi de froid et ému de l'importance de son rôle, répondit
+un «oui» qui se confondit avec le soupir du vent, et, poussant à la
+godille le bateau, emmenant avec lui les mâlons, disparut derrière les
+cépées.
+
+Claude, immobile, accroupi dans la hutte, le fusil entre les jambes,
+éprouvait l'anxiété délicieuse de la première heure d'affût. Les brins
+d'osier, de saule, de jonc dont il était enveloppé, recouverts d'une
+couche mince de glace, avaient des éclairs de diamant, et, malgré la
+brume, il voyait luire aussi des étincelles partout, dans les ramures
+des souches fuyant en lignes pressées à droite et à gauche, le long
+des troncs que cernait le courant, sur la pointe des herbes mortes
+entraînées en îles minuscules à la dérive. La brume continuait de
+passer, en grandes ondes courbées comme des voiles, comme des outres
+d'un cristal dépoli, transparentes comme si chacune d'elles portait
+une lumière diffuse, un flambeau dont on n'apercevait que le
+rayonnement pâle. Partout, à la surface des prés inondés et bien
+au-dessus des arbres, c'était la même procession lente de ouates
+blanches, impalpables, qui venaient du nord, poussées par le vent.
+Tout en haut, cette blancheur s'atténuait, il s'y mêlait une nuance
+légère d'azur, et l'on devinait qu'au delà de cette muraille de
+vapeurs, le jour naissait dans le ciel clair. Les cris d'appel se
+multipliaient, apportés de très loin par la brise et par l'eau. Sur
+les langues de terre émergées, dans le cercle mystérieux qui entourait
+les chasseurs, évidemment des bandes d'oiseaux de toutes sortes
+étiraient leurs ailes, et se préparaient à partir.
+
+Un cri strident d'une cane près de la hutte, puis le choeur de toutes
+les autres, levant le bec du même côté, firent tressaillir Claude. En
+l'air, à une demi-portée de fusil, un coup de vent subit claqua juste
+au-dessus de sa tête. Une trombe d'ailes de neige, affolées,
+désordonnées, avec des sifflements aigus, passa comme un éclair.
+Puis, ce ne furent plus que des points noirs, en avant, un chapelet de
+balles s'enfonçant dans les brumes, puis, plus rien.
+
+--Des vanneaux, murmura Malestroit. Attention! Les canards vont venir.
+
+En effet, les canes qui s'étaient remises à nager, tirant sur leurs
+pierres, s'agitèrent et chantèrent de nouveau. Un mâle, lâché par
+Colibry, s'abattit parmi elles. Claude chercha des yeux, dans le
+désert triste du ciel, la bande d'émigrants qu'annonçait cette entrée
+en scène des appeaux. Il l'aperçut à sa gauche, venant du sud. Elle
+remontait le vent en triangle, d'une allure égale, pareille à une fine
+découpure d'ombres. Elle passa, dédaigneuse de cette troupe
+d'apprivoisés qui la saluaient, et se perdit au loin. Un second
+canard, quelques minutes après, partit du pré voisin où Colibry
+veillait, et monta jusqu'au-dessus des brouillards. Cette fois, quand
+il redescendit, il ramenait avec lui tout un vol de grands voyageurs
+aux plumes grises. Claude les vit tournoyer en spirales, dont les
+cercles se resserraient de plus en plus autour de la hutte. Courbé,
+immobile, retenant son souffle, il entendit tout près, par trois
+reprises, le battement de leurs ailes, leurs cris mêlés à ceux des
+canes prisonnières; il aperçut, par les fentes du treillage, des dos
+luisants, striés de barres blanches, des cous tendus, des pattes
+pendantes; puis, faisant jaillir l'eau sous le choc de leurs
+poitrines, une vingtaine de sauvages s'abattirent en dehors du cercle
+formé autour de la hutte: Malestroit les étudia un moment, et, se
+penchant:
+
+--Rien que des tadornes, dit-il. Mais je crois qu'il y a une sarcelle
+plus loin.
+
+Très loin, en effet, à peinte distincte dans la buée qui roulait sur
+l'eau, un oiseau plus petit approchait avec précaution, en faisant des
+bordées, s'arrêtait, reprenait sa marche oblique. Était-il tombé avec
+les autres? Partait-il des prés voisins? Bientôt il fut possible de
+distinguer ses formes plus sveltes, son cou qui s'allongeait et se
+courbait au ras de l'eau, avec une coquetterie et une grâce que
+n'avaient pas les autres.
+
+--C'est sûr une sarcelle, dit Malestroit. Seulement, est-elle bleue?
+Voilà!
+
+Elle s'avançait toujours, très lentement, nageant d'une seule patte.
+Claude sentait son coeur battre si fort qu'il se demandait s'il
+pourrait ajuster. La pensée de Thérèse, de la maison des Pépinières
+couchée sous les arbres, de l'accueil qui lui serait fait s'il
+rentrait avec ce gibier rarissime, l'idée qu'il le manquerait
+peut-être, et que le stratagème de M. Lofficial échouerait
+misérablement par sa faute, achevèrent de le troubler.
+
+--Je l'ai vue reluire, dit à ce moment Malestroit, c'est une bleue,
+monsieur Claude!
+
+Claude, perdant la tête, se souleva un peu. Toute la bande de canards
+s'enleva en criant.
+
+--Elle y est encore! souffla le charpentier. Mais ce n'est pas votre
+faute. Elle s'en va. Tirez!
+
+A travers les brins de jonc, Claude passa le canon de son arme. Une
+détonation formidable retentit sur le lac.
+
+--Touchée! Je l'ai! je l'ai! cria le jeune homme en se levant tout
+debout.
+
+Mais Malestroit s'était levé aussi. Il était extrêmement lourd. Sous
+ce double ébranlement et sous le poids du charpentier, le fond de la
+hutte avait cédé, et, passant au travers, les deux chasseurs, avant de
+s'être rendu compte de rien, se trouvèrent dans l'eau jusqu'à la
+ceinture, accrochés au tronc du saule.
+
+--A nous, Colibry! cria la grosse voix de Malestroit.
+
+Quand ils eurent entendu le bonhomme répondre de loin, et que, tâtant
+le sol du pied, ils se furent assurés qu'ils ne couraient aucun
+danger, Claude et Malestroit se prirent à rire de l'accident. Ce fut
+même pour Claude, malgré le froid qui le pénétrait, un moment
+agréable. Il regarda le charpentier, couvert des débris de la hutte,
+les cheveux mêlés d'herbes et de roseaux, comme un dieu marin, qui
+soutenait d'une main l'édifice effondré, la surface des eaux, qui lui
+parut d'argent, des plaques de soleil luisant çà et là sur des
+presqu'îles vertes, une côte à droite, à demi dégagée des brumes, et
+Colibry, qui semblait un géant, sur l'arrière du bateau qu'il poussait
+à la perche de toute la vigueur de ses bras. Il eut, par-dessus tout,
+un sentiment de victoire, une émotion de chasseur heureux. Et quand
+Colibry, accostant au plus près, lui tendit la main pour le retirer:
+
+--Elle y est! cria-t-il.
+
+--Vous y êtes encore plus sûrement, répondit le vannier.
+
+--Eh! qu'importe, père Colibry? reprit le jeune homme, en passant la
+jambe par-dessus le bordage. Qu'importe un demi-bain froid, si nous
+avons la sarcelle? Allons, Malestroit, à votre tour! Donnez-moi la
+main. Bon! Un effort! Vous y voilà!
+
+Soulevé par le poignet de Claude et celui de Colibry, le charpentier
+monta, lui aussi, dans le bateau. A peine y était-il entré, son large
+pantalon ruisselant comme une source, que Claude s'écria:
+
+--Au large, maintenant!
+
+--A terre! vous voulez dire, répartit Malestroit, qui se baissait déjà
+pour saisir la perche.
+
+--Non pas! à retrouver la sarcelle!
+
+--Pour une méchante bête risquer la mort! Je ne suis pas douillet,
+mais vrai...
+
+--Je double ce que j'ai promis, dit Claude: en avant!
+
+Vaincu par l'argument, le charpentier, tandis que son camarade
+attrapait au passage quelques canes d'appel par la patte ou par le
+cou, poussa la barque vers un buisson, tout au bout du pré, où le
+courant portait. La sarcelle était là, flottant, la tête renversée et
+posée entre les ailes, comme si, pour dormir, elle l'eût voulu cacher
+dans ses plumes. Claude la prit avec précaution, examina la nuque
+marquée d'une aigrette sombre, le pinceau de duvet blanc formant
+sourcils au-dessus des yeux, le manteau dont le reflet azuré n'était
+pas douteux, tira les cuisses, pour s'assurer qu'elles n'étaient pas
+rompues, et, la posant sur ses genoux, comme il eût fait d'un coffret
+de perles, d'un chien favori, d'un enfant sauvé:
+
+--Bleue! dit-il se parlant à lui-même, bleue et pas gâtée!
+
+Les deux hommes levèrent les épaules, Malestroit ouvertement, Colibry
+simulant un effort vigoureux pour ramener en arrière le bateau enlizé.
+Puis, laissant Claude à l'avant, muet dans la contemplation de
+l'oiseau bleu, ils lui tournèrent le dos, s'assirent côte à côte, et,
+dans le vent qui cinglait, ramèrent de toutes leurs forces vers la
+terre. Mais la rive était loin. Il fallut près d'un quart d'heure pour
+l'atteindre. Quand ils arrivèrent, Claude était pâle de froid, ses
+dents claquaient, la glace avait raidi sur lui les plis de ses
+vêtements, et Malestroit, la figure congestionnée, semblait avoir du
+mal à se lever.
+
+--Trois kilomètres avant de trouver du feu! grommela celui-ci.
+
+Il débarqua le premier, regarda derrière lui le jeune homme qui
+tremblait, portant la sarcelle pressée contre sa poitrine, et ajouta,
+car il avait la rudesse tendre du peuple:
+
+--Si encore il n'y avait que moi! Mais ce pauvre monsieur, qui n'a pas
+l'habitude de la misère! Voyons, monsieur Claude, essayons de nous
+réchauffer en marchant! Colibry va retourner aux canes. Donnez-moi le
+bras.
+
+Claude étourdi, et comme enivré par le froid, passa le bras sous celui
+du charpentier, qui secouait la tête, d'un air de doute.
+
+--Trois kilomètres! reprenait-il.
+
+A ce moment, une voix sortie du brouillard, en face, leur parvint,
+toute diminuée par la distance.
+
+--Ohé! par ici! par ici!
+
+Tous trois levèrent la tête. A mi-coteau, dans un clos de vigne que
+ceignait de brun une haie d'épines, une forme humaine se démenait. Un
+peu au delà, une maison carrée aux contrevents ouverts. C'était M.
+Lofficial; c'étaient les Luisettes qu'ils croyaient désertes, et qui
+s'offraient à eux.
+
+Ranimé par l'idée de ce secours inattendu, Claude monta plus
+rapidement la pente. Malestroit le soutenait, sans en avoir l'air, et
+grognait des mots de réconfort:
+
+--Nous y voilà, nous y voilà... encore cent pas... plus que trente...
+Bonjour, monsieur Lofficial!
+
+--Bonjour, mes enfants! dit le bonhomme, en poussant le clan de sa
+vigne. Eh! eh! ai-je bien fait de venir? Comme vous êtes trempés! Six
+degrés au-dessous de zéro!
+
+Et, remarquant la mine souffrante et la pâleur de Claude:
+
+--Mon pauvre garçon, reprit-il, vous avez l'air d'un noyé! Mais j'ai
+de quoi vous ranimer là-haut. Et de quoi vous changer. Hâtons-nous
+seulement.
+
+En deux minutes, ils furent dans la cuisine où flambait un feu de
+sarments. M. Lofficial assit Claude sur une chaise basse, entre les
+chenets, à la distance précisément d'une broche de rôtissoire. Puis,
+courant d'une chambre à l'autre, ouvrant placards, tiroirs, cachettes,
+il parvint à découvrir, dans cette maison de célibataire, à peu près
+inhabitée, mais montée avec une prévoyance de père de famille, une
+foule de choses qu'on ne s'attendait pas à y rencontrer: deux paires
+de feutres et deux paires de sabots neufs pour Claude et Malestroit,
+de l'eau-de-vie blonde à force d'être vieille, une bouilloire dont le
+réchaud n'était pas vide, et une boîte de thé qui laissa s'échapper
+l'arome de mille fleurs.
+
+Toujours trottant, M. Lofficial continuait son monologue, et sa voix
+arrivait, tantôt par une porte et tantôt par une autre, tandis qu'un
+nuage de vapeur d'eau enveloppait Claude et Malestroit.
+
+--J'avais des pressentiments, disait-il, et j'ai voulu venir dès hier
+soir... malgré Gothon... Et c'est vraiment heureux... Toute la
+matinée, j'ai essayé de vous apercevoir avec mes jumelles... Mais,
+bast! un brouillard du diable... Et puis, tout à coup, sur la berge...
+Ah! quand je vous ai vus, j'ai bien deviné l'accident... j'ai mis une
+allumette sous le fagot... N'es-tu pas trop lourd, aussi, Malestroit,
+pour chasser à la hutte!
+
+Il parlait d'un air réjoui, faisant sonner parfois ses lèvres l'une
+contre l'autre, avec des impatiences de gros écureuil rebondi, quand
+il ne trouvait pas, à l'instant même, ce qu'il cherchait.
+
+Lorsqu'il se fut enfin arrêté, debout, appuyé sur l'auvent de la
+cheminée, Claude, qu'il observait, Claude restauré et réchauffé, lui
+prit la main.
+
+--Vous savez que je l'ai tuée! dit-il.
+
+--Parbleu, mon ami, vous l'avez bien gagnée!
+
+--Je recommencerais vingt plongeons comme celui-là, répondit le jeune
+homme avec conviction, pour voir seulement l'accueil qu'ils me feront
+là-bas!
+
+«Ils», c'était la seule Thérèse. Pour remercier son vieux voisin,
+Claude n'avait rencontré que cette naïveté: parler d'elle. Il ne
+savait rien de meilleur. Si elle daignait se montrer satisfaite, tout
+le monde ne serait-il pas payé? Pour Thérèse souriante, est-ce qu'on
+n'irait pas chercher la sarcelle au bout du monde? Est-ce que M.
+Lofficial ne passerait pas, sans se plaindre, vingt nuits de novembre
+aux Luisettes?
+
+Quelque chose répondit oui, au fond du coeur de M. Lofficial. Devant
+ce mot d'amour jeune, le bonhomme se sentit ému, disposé à des
+complaisances paternelles. Il passa la main, deux ou trois fois,
+délicatement, sur les cheveux bruns de son protégé, comme s'il eût
+caressé son propre fils.
+
+--Je veux le voir aussi, dit-il, et je vous conduirai aux Pépinières.
+
+Une demi-heure plus tard, comme Colibry rentrait, les chaussures étant
+sèches, les vêtements brossés, toute trace de l'accident disparue,
+Claude s'entendit appeler par M. Lofficial, qui était allé présider
+lui-même à l'enrènement du cheval, un bien vieux cheval, pourtant, et
+facile. Il sortit, et jeta un coup d'oeil du côté de la vallée: à la
+place du lac immense sur lequel il avait cru naviguer le matin, il
+n'aperçut, sous le clair soleil, qu'un marais de taille médiocre,
+découpé en petits carrés par les saules, rayé, çà et là, par les
+bandes vertes des talus, et où pas un vol d'oiseaux, pas un cri, ne
+révélait plus la présence du gibier.
+
+--Montez dans la calèche, dit M. Lofficial en s'avançant, vous n'aurez
+pas froid là-dedans!
+
+Un carrossier aurait protesté contre cette dénomination donnée au plus
+singulier véhicule: une caisse écourtée, divisée, aux deux tiers
+environ, par une cloison de glaces, et dont la capote, prolongée en
+abat-jour, abritait abondamment Colibry et Malestroit, déjà montés sur
+le siège. Il y avait bien quarante ans que la calèche venait aux
+vendanges. Claude prit place à l'intérieur, avec M. Lofficial,
+s'enfonça dans la plume des coussins, sentit monter jusqu'à ses genoux
+la laine des peaux de mouton, haute et souple comme une flamme, qui
+tapissait le fond de la voiture; Malestroit se hissa près de Colibry,
+et les quatre voyageurs commencèrent à rouler vers la banlieue où
+Thérèse, sans se douter de la visite qui trottinait pour elle sur la
+route, jouissait probablement de l'embellie tardive du matin.
+
+Le voyage parut délicieux à Claude, parce que M. Lofficial, bon comme
+les anciens qui se rappellent avoir été jeunes, parla tout le temps de
+Thérèse.
+
+--C'est par elle, disait-il, que j'ai gagné, jadis, l'amitié de
+Maldonne et de M. de Kérédol, par un petit compliment que j'avais su
+faire d'elle, en la rencontrant. Vous le voyez, mon cher monsieur,
+elle m'a valu deux amis. J'espère bien qu'elle m'en vaudra un
+troisième d'ici peu. J'ai rarement vu une enfant si mignonne. Elle
+avait les doigts fins comme des pendants de corail. Et je les ai tenus
+dans mes mains, ces petits doigts. J'ai eu ses bonnes grâces avant
+vous. Eh! eh! Elle portait une robe blanche, elle était marraine, et
+moi j'étais parrain. Nous conduisions au baptême le fils de
+Malestroit. Il y a de quoi être jaloux, monsieur Claude!
+
+Il contait posément, avec une certaine saveur rustique et enjouée, des
+traits qui eussent été sans intérêt pour tous autres qu'un vieillard
+qui se souvenait et un jeune homme qui aimait. De temps en temps,
+Claude se détournait à demi, pour voir si le cornet de papier, où il
+avait roulé le produit de sa chasse, se tenait toujours bien droit,
+dans la poche au fond de la capote. Une émotion grandissante
+l'envahissait, à mesure que la distance diminuait jusqu'au logis des
+Maldonne. Quand la voiture s'arrêta, devant le portail orné de clous,
+il était pâle comme en sortant de l'eau, le matin.
+
+--Mon lieutenant, dit M. Lofficial, c'est le moment de vous montrer
+brave!
+
+Il tira la sonnette.
+
+--Monsieur travaille dans la serre, répondit la fille de charge.
+
+En effet, près du réduit qui lui servait de laboratoire, sous la voûte
+de verre peint qui l'enveloppait d'une chaleur douce, M. Maldonne
+triait des oignons de tulipes. Il vit venir les visiteurs à travers
+une vitre claire, sourit sans se déranger, et, les laissant arriver
+jusqu'à lui:
+
+--Eh bien! fit-il en se détournant et en tendant les deux mains, vous
+me surprenez comptant mes trésors.
+
+--Et nous vous en apportons un autre! répondit M. Lofficial.
+
+--Une tulipe?
+
+--Non, un oiseau rare.
+
+M. Maldonne hocha la tête, d'un air d'incrédulité, en regardant le
+cornet de papier que Claude portait sous le bras, et saisit un bulbe
+transparent, côtelé, barbelé de racines.
+
+--Sans l'avoir vu, dit-il, je ne l'échangerais pas contre une seule de
+ces _proserpines roses_.
+
+--Vous auriez peut-être tort, dit Claude, qui lui tendit le paquet.
+
+Le naturaliste tira la sarcelle bleue par les pattes. A peine l'eut-il
+aperçue que, le visage altéré par l'émotion, sans un mot, il
+bouscula ses deux hôtes, pour sortir plus vite et porter la bête au
+grand jour.
+
+Dehors, il s'appuya aux tapis de paille qui pendaient du haut de la
+serre, tourna et retourna la sarcelle, fit jouer les reflets du
+plumage.
+
+--Ce n'est pas possible! murmurait-il, non, ce n'est pas elle!...
+
+Enfin il leva les yeux sur Claude, qui l'avait suivi. Sa physionomie
+exprimait, avec beaucoup de surprise, un peu d'inquiétude, de
+jalousie. Il était sérieux, presque froissé, comme un homme qu'on veut
+duper.
+
+--D'où l'avez-vous fait venir? demanda-t-il.
+
+--Mais, je l'ai tuée, monsieur! dit Claude.
+
+--Allons donc!
+
+--Moi-même, ce matin!
+
+--Pas dans le département?
+
+--A deux lieues d'ici.
+
+M. Maldonne fronça le sourcil.
+
+--Vous saurez, monsieur, dit-il avec dignité, que cette variété
+n'habite pas dans le département. Elle y passe, et si rarement que
+des hommes comme moi n'ont jamais eu le bonheur...
+
+--C'est cependant vrai, mon bon ami, interrompit M. Lofficial, qui
+sortait de la serre, en voyant les affaires de Claude se gâter, et
+arrivait en se dandinant. Rien n'est plus vrai. Monsieur, qui est bien
+moins savant que toi, a été plus heureux, voilà tout.
+
+Et il se mit à raconter la chasse du matin, comment il l'avait
+conseillée, préparée, comment il savait aussi, depuis des années,
+qu'un couple de ces oiseaux habitait les marais des Luisettes. Il
+apportait à la justification de son client l'énergie de la conviction,
+levait les bras, mimait les scènes qu'il contait.
+
+Pendant ce temps, M. Maldonne passait d'émotion en émotion. Le
+scepticisme un peu hautain du début faisait place à un éclair
+d'admiration joyeuse, et celle-ci, à son tour, s'effaçait devant le
+sentiment pénible du collectionneur qui voit une pièce introuvable
+lui échapper. Il maniait la sarcelle, la caressait du doigt, lui
+ouvrait l'oeil, redressait une plume endommagée. Enfin, il la tendit à
+Claude avec une lenteur qui révélait toute la cruauté de la lutte.
+
+--Reprenez-la, monsieur, dit-il. Je vous remercie de me l'avoir
+montrée.
+
+Il poussa un soupir, et ajouta:
+
+--Surtout, gardez-la bien: c'est un commencement précieux pour votre
+collection, puisque, je dois vous l'avouer, c'eût été le couronnement
+de la mienne!
+
+--Mais, elle est à vous! s'écria Claude.
+
+--A moi? dit M. Maldonne, rougissant sous le coup de cette brusque
+fortune qui lui venait. Vous ne vous doutez pas de la rareté, jeune
+homme... vous ne savez pas ce que vous faites?
+
+--Oh! si, monsieur, je sais très bien répondit Claude, riant malgré
+lui.
+
+--Vraiment, elle est...
+
+--Elle est à vous, oui, monsieur!
+
+Alors, sans prendre le temps de remercier, dans l'exubérance de sa
+joie, M. Maldonne courut vers la maison, tenant la sarcelle élevée au
+bout de son bras droit et criant:
+
+--Robert! Geneviève! Thérèse! venez voir!
+
+Il se précipita dans le salon, arrangea sur la table du milieu
+l'oiseau qui ressemblait, sous le jour glissant, à un émail azur et
+or, et, comme Robert arrivait par la porte opposée:
+
+--Regarde! dit-il.
+
+Robert s'approcha, considéra l'oiseau, puis Maldonne.
+
+--Ah çà! dit-il, d'où vient-elle, celle-là? qui te l'envoie?
+
+--Monsieur que voici! répondit le naturaliste avec orgueil, en
+désignant Claude qui entrait. Il est assez bon, assez généreux pour me
+l'offrir.
+
+Robert, en apercevant Claude, changea de visage, et sourit
+ironiquement, de manière à bien faire comprendre qu'il n'était pas
+dupe de cette générosité. Il rendit à peine le salut que lui adressait
+le jeune homme, et, devant madame Maldonne et Geneviève qui
+accouraient, étonnées, ne sachant rien:
+
+--Es-tu bien sûr qu'elle soit authentique? demanda-t-il d'un ton
+méprisant.
+
+--Tu n'as qu'à examiner, répondit le naturaliste. Elle a toutes les
+signatures... Oui, Geneviève, oui, Thérèse, continua-t-il, notre jeune
+ami nous apporte un trésor, celui que j'ai cherché vingt ans: la
+sarcelle bleue!
+
+--Ah! monsieur! dit madame Maldonne en tendant la main à
+Claude,--comme si vraiment le cadeau lui eût fait un plaisir
+extrême,--est-ce aimable à vous!
+
+--Et notez qu'il l'a tuée, lui, en personne, à deux lieues d'ici, chez
+ce cachottier de Lofficial.
+
+Il continua, reprenant pour son compte le récit qu'on venait de lui
+faire à lui-même, et conta l'aventure avec autant d'animation que s'il
+y avait assisté. Sa femme, en le voyant si joyeux, s'épanouissait
+discrètement. Elle avait l'air heureux des mères qui regardent
+s'ébattre un enfant. Parfois son regard se posait sur Claude resté
+près de l'entrée du salon, et s'aiguisait alors d'une pensée
+différente, un peu malicieuse, qui la rajeunissait. Thérèse, demeurée
+derrière sa mère, à l'autre extrémité de l'appartement, était devenue
+tout de suite sérieuse et comme intimidée. Son instinct de jeune fille
+l'avertissait qu'il s'agissait d'elle et d'elle seule, bien que son
+nom ne fût pas prononcé et que personne ne voulût paraître occupé
+d'elle. Elle entendait l'obscure destinée lui parler dans la confusion
+des voix, elle la lisait dans la physionomie de ceux qui
+l'entouraient, elle savait, elle était sûre,--et son coeur en était
+troublé,--que, de cette conversation légère, quelque chose de grave
+allait sortir, qui déciderait de sa vie. Les mots ne lui arrivaient
+qu'au travers de ce rêve. Ses yeux erraient, sans se fixer, sur ses
+parents, Robert, Lofficial, et n'osaient rencontrer ceux de Claude.
+
+--Vous oubliez, dit M. Lofficial interrompant son ami, que M. Claude,
+pour vous faire cette surprise, a failli se noyer. Il ne s'en
+vanterait pas, et je le dénonce. La hutte a défoncé sous le poids des
+chasseurs. Il est tombé dans l'eau glacée du marais et m'est arrivé à
+moitié défailli.
+
+--Bah! dit Claude prenant de la hardiesse et regardant Thérèse, ce
+sera un bon souvenir de plus.
+
+--Bien dit! repartit M. Maldonne.
+
+--Pour un oiseau! fit M. Lofficial d'un ton vainqueur, pour un oiseau
+risquer sa vie, faut-il aimer la chasse!
+
+Madame Maldonne baissait les yeux, avec un sourire indulgent.
+
+Thérèse leva les siens. Elle osa, un peu rouge, un peu confuse, dans
+le demi-jour là-bas, regarder Claude, et son regard disait: «Je sais
+pourquoi vous avez commis cette imprudence, et j'en ai le coeur
+touché, monsieur Claude.»
+
+Une émotion les gagnait tous. On la sentait grandir entre eux.
+
+Tout à coup Robert, qui, depuis le début, maniait la sarcelle avec une
+curiosité fiévreuse, éclata de rire, d'un rire de colère et de
+triomphe.
+
+--Pas possible de l'empailler, cria-t-il: elle a la panse crevée!
+
+Et, prenant la jolie bête entre ses doigts, il la jeta contre le mur,
+d'où elle retomba sur le parquet.
+
+--Pas possible de l'empailler! répéta-t-il.
+
+Quatre exclamations répondirent à cet acte brutal:
+
+--Robert, que fais-tu? Monsieur! Oh! mon parrain! Quel dommage!
+
+En même temps, M. Maldonne se précipita pour ramasser l'oiseau. Robert
+s'était retourné en face de Claude, et se tenait très droit, une main
+appuyée à la table, l'autre passée entre les boutons de sa redingote,
+pâle, méprisant et correct.
+
+Claude fit un mouvement pour s'avancer sur lui. M. Lofficial le retint
+par le bras, et, se penchant:
+
+--Ne bougez pas, surtout, monsieur Claude, laissez-moi faire.
+
+--Monsieur de Kérédol, continua-t-il tout haut, d'une voix sonnante
+qui attira sur lui le regard de Robert et des deux femmes, ce que vous
+venez de faire là est très mal.
+
+--Vous dites?
+
+--Je dis: «très mal et indigne de vous!»
+
+M. Lofficial s'était avancé. Ses petits yeux flambaient d'une colère
+d'honnête homme, et commentaient sa pensée. Robert y lut sans doute un
+mot qui le troubla. Très froid, sans cesser de sourire du même air
+provocant et hautain, il leva les épaules, ne répondit rien, passa
+devant madame Maldonne, et prit la porte qui conduisait aux
+appartements.
+
+M. Maldonne se relevait, après avoir ramassé l'informe paquet de
+plumes, tout à l'heure si luisantes et si bien rangées.
+
+Il le laissa retomber.
+
+--Il n'est que trop vrai, dit-il, d'un air désolé, l'oiseau est perdu,
+tout déchiré!
+
+Il ne s'était point aperçu du départ de Robert, et chercha un instant,
+en regardant tout autour les témoins muets de cette scène. Des larmes
+mouillaient le bord de sa paupière, larmes de dépit et d'humiliation.
+
+--Je ne l'ai jamais vu ainsi, reprit-il, ni vous non plus, n'est-ce
+pas, Lofficial, n'est-ce pas, Geneviève?
+
+Personne ne répondit. Ils étaient tous affligés et gênés de cette
+sortie étrange de M. de Kérédol.
+
+M. Maldonne, par une inspiration délicate, remarquant la physionomie
+contrainte et offensée de Claude, s'avança vers le jeune homme, lui
+prit la main, et, tâchant de surmonter l'impression pénible qu'il
+éprouvait lui-même:
+
+--Vous, monsieur Claude, dit-il, venez au jardin. Je ne veux pas
+que vous me quittiez sur cette offense. Je vous suis aussi
+reconnaissant...
+
+--Non, adieu, monsieur! La surprise que je voulais vous faire a
+tristement tourné. Adieu!
+
+Il essaya de dégager sa main, que M. Maldonne retenait dans les
+siennes. Madame Maldonne intervint, et, avec une autorité, un charme
+de voix et de physionomie qui faisaient d'elle comme un arbitre
+souverain:
+
+--Je vous en prie! dit-elle.
+
+Claude s'inclina. Alors elle se tourna du côté de M. Lofficial, et lui
+dit à demi-voix:
+
+--Restez, vous, j'ai à vous parler.
+
+M. Maldonne et Claude se dirigèrent vers la porte. Thérèse hésitait.
+Elle allait sans doute remonter dans sa chambre. Sa mère l'arrêta du
+regard, et dit:
+
+--Non, ma mignonne, va aussi, cela vaut mieux.
+
+Thérèse sortit donc, et retrouva dehors, sur le sable, son père et
+Claude qui causaient.
+
+--La sotte affaire! disait M. Maldonne. Je vous dois de vraies excuses
+de la conduite de Robert.
+
+--Vous les faites si bien, répondit Claude en apercevant Thérèse, que
+j'oublierai tout à cause de vous. Ce n'était pas, d'ailleurs, à M. de
+Kérédol que j'entendais plaire, et l'attitude qu'il a prise importe
+peu, vraiment.
+
+--Incompréhensible! reprit le naturaliste, arrêté au bord d'une allée
+qui longeait les murs du domaine.
+
+Il releva la tête, croisa ses mains derrière sa grosse jaquette
+pointillée.
+
+--C'est à se demander, ajouta-t-il avec humeur, si ce n'est pas lui
+qui a gâté la sarcelle!
+
+--Oh! père! dit doucement Thérèse, en se mettant à sa gauche.
+
+--Oui, ma petite, et je sais ce que je dis. Il est très capable
+d'avoir fait cela par orgueil!
+
+--Je vous assure...
+
+--Par vanité insensée d'amateur. Ah! je l'ai vu d'autres fois, va,
+quand un marchand ou un ami nous offrait une pièce rare qui nous
+manquait, je l'ai vu répondre brutalement: «Remportez-la! Nous la
+tuerons!» Il est intraitable, par moments, d'une intolérance là-dessus
+que je n'ai jamais eue au même degré!... Je suppose au moins que c'est
+cela? Que veux-tu que ce soit autre chose?
+
+Il s'engagea dans l'allée, marchant à petits pas, entre Claude et
+Thérèse, la tête de nouveau baissée, visiblement préoccupé de
+l'incident qui troublait la vie des Pépinières.
+
+La jeune fille eut un sourire très doux. Elle leva les yeux droit
+devant elle, vers la voûte fuyante des hêtres, qui gardaient encore
+quelques feuilles jaunes, tourmentées par le vent. Mais ce regard
+n'était pas de ceux que nous donnons aux choses. Il allait à
+quelqu'un. Il était lumineux, plein de compassion et de tendresse. Et,
+au lieu de répondre directement, voyant son père irrité:
+
+--Vous ne pouvez vous figurer, monsieur, dit-elle à Claude, combien il
+a été excellent pour moi.
+
+--Il s'agit bien du passé! grommela le bonhomme.
+
+--Je ne puis pas l'oublier, reprit Thérèse sans s'émouvoir.
+
+Et elle se mit à rappeler le dévouement, les attentions innombrables
+qu'il avait eus pour elle, autrefois. Elle lui prêtait ingénûment des
+talents qu'il n'avait pas. Elle exagérait à plaisir son mérite,
+cherchait obtenir, par cette voie indirecte, le pardon du présent,
+dont elle ne parlait pas. Insensiblement, avec des mots heureux, des
+histoires qu'elle disait avec une nuance de pitié ou d'enfantillage,
+elle couvrait de souvenirs, et cachait derrière eux la faute de son
+ami. Quand son père se récriait, elle s'adressait à Claude, qui ne
+protestait jamais. Bien au contraire, il écoutait, ravi, touché de
+cette bonté adroite de la jeune fille. M. Maldonne s'apaisait aussi
+par degrés. Ils n'avaient pas fait ensemble le tour du grand domaine,
+qu'ils avaient à peu près oublié, M. Maldonne et Claude au moins, la
+raison première de cette promenade à trois. Et Thérèse, sentant vivre
+à ses côtés deux âmes toutes pleines d'elle, laissait la sienne
+s'ouvrir: jeunesse, fraîcheur, indulgence, confiance dans la bonté des
+autres et dans la vie, elle se donnait tout entière, sans l'ombre de
+coquetterie, presque à son insu, parce que l'heure était venue, parce
+_qu'il_ était là. Le tour du jardin achevé, ils prirent une seconde
+fois la longue allée tournante. Quelque chose d'intime et d'heureux
+les retenait ensemble, sans qu'ils y songeassent même. Les mots se
+faisaient plus rares entre eux, et cependant l'intérêt, l'attrait de
+cette causerie plus lente semblaient grandir encore, parce que le
+rêve, à présent, un rêve différent pour chacun, emplissait les
+silences. La matinée s'était faite plus douce. Un soleil d'hiver, pâle
+et sans chaleur, donnait l'illusion de la vie aux derniers rameaux
+vêtus de feuilles, aux dernières roses impuissantes à s'ouvrir, qui
+pendaient sur l'allée.
+
+Bientôt, M. Maldonne fut distrait par la vue d'un massif d'alkékenges,
+dont on n'avait pas récolté les fruits. Ils pendaient, comme des
+oranges minuscules, luisant à travers l'enveloppe flétrie, usée,
+découpée à jour, qui leur vaut, parmi le peuple, le joli nom d'«amour
+en cage». M. Maldonne les aimait beaucoup.
+
+--Des coquerets, dit-il, et on ne les a pas cueillis!
+
+Il se pencha aussitôt, et se laissa distancer. Les deux jeunes gens
+continuèrent seuls. Et Claude vit que les souvenirs de Thérèse
+n'iraient pas loin désormais. Elle dit encore deux ou trois phrases,
+distraites, sans accent, destinées peut-être à la tromper elle-même
+sur cette situation nouvelle: être seule avec lui. Puis elle se tut.
+Elle regardait en avant, loin, comme le jour où, dans le bois de
+Laurette, elle avait eu de si étranges idées. Un oiseau menu, les
+plumes relevées en collerette, vint se poser devant elle, sur l'allée,
+jeta une petite note triste, et disparut. Thérèse le reconnut,
+tressaillit, et tourna la tête vers la maison là-bas, vers une fenêtre
+qui était close, au premier.
+
+--C'est le rouge-gorge de mon oncle, dit-elle.
+
+Et elle se mit à marcher de son pas souple, la joue un peu pâle, les
+yeux graves et profonds dans le vague.
+
+Thérèse avait achevé sa partie dans le duo d'amour, qu'elle avait
+commencé et qu'elle interrompait sous la même impulsion mystérieuse.
+C'était à Claude de parler maintenant. Oh! ce fut bien simple. Ils
+étaient parvenus à l'un des angles du jardin. L'allée se coudait
+autour d'une touffe de bambous. Quand il fut à l'abri de la haute
+gerbe, à demi dégarnie par le froid, Claude s'arrêta, et dit:
+
+--Vous êtes infiniment bonne.
+
+--Croyez vous? répondit-elle en tournant vers lui son regard très
+sérieux et très doux.
+
+--Oui: tout le temps que vous parliez, j'enviais celui que vous
+défendiez.
+
+La lueur d'un sourire léger éclaira le visage de Thérèse.
+
+--C'est vrai, dit-elle, ceux que j'aime, je les aime bien.
+
+Sa main pendait le long de sa jupe,
+
+Claude la prit. La petite main ne se retira pas. Mais elle tremblait.
+Thérèse se sentit attirée vers lui, et elle s'abandonna un peu, et
+elle entendit une voix qui disait tout près d'elle, si près que le
+souffle des mots passait comme une caresse dans ses cheveux:
+
+--Eh bien! moi, je vous aime!... Voulez-vous m'aimer aussi?
+
+Elle le regarda. Elle lut, sur le visage de Claude, l'ardent et fort
+amour qu'elle avait souhaité.
+
+--Oui, dit-elle faiblement, je veux bien!
+
+Et ainsi ils engagèrent leurs âmes.
+
+Derrière eux, des pas se rapprochèrent. C'était M. Maldonne qui les
+rejoignait.
+
+Alors ils se séparèrent un peu l'un de l'autre, et se remirent à
+marcher, côte à côte, sans rien se dire...
+
+Thérèse ne se trompait pas. Robert la voyait. Il était là, derrière la
+fenêtre aux rideaux baissés, en proie à des sentiments de révolte, de
+colère contre lui-même et contre la vie, que la solitude excitait
+encore. Depuis qu'il était sorti du salon, il arpentait sa chambre à
+grands pas, s'arrêtant et se courbant parfois devant les vitres pour
+suivre, à travers les fleurs de mousseline du rideau, la promenade de
+Thérèse et de Claude, qui lui semblait d'une longueur indéfinie. Il
+devinait les mots échangés, il éprouvait le supplice des sourires qui
+vont à d'autres. Et de son coeur, gros d'amertume, des plaintes
+s'échappaient, les unes proférées à haute voix, les autres murmurées
+ou inintelligibles:
+
+«Comment me traite-t-on ici? Comme un étranger, comme ceux dont on se
+défie! M'a-t-on fait l'honneur de me consulter, de m'apprendre ce qui
+se tramait ici? Car, c'est un coup monté, une trahison d'amitié
+manifeste. Guillaume l'a introduit ici, ce jeune homme, avec la
+légèreté qu'il met en toutes choses; il l'a défendu contre moi; il m'a
+donné tort, par deux fois, à moi qui voulais protéger la maison,
+notre bonheur à tous, contre un entraînement insensé. Lofficial est
+complice, et Geneviève elle-même. Oui, ma propre soeur! Ils se sont
+ligués pour me tenir à l'écart. Voilà ce que m'a valu l'absurde,
+l'inepte dévouement que je leur ai montré! A quoi bon se gêner, avec
+ceux qui aiment trop? On est bien sûr qu'ils ne quitteront pas la
+maison. On leur dira plus tard, quand ils ne pourront plus s'opposer à
+rien... O pauvre existence que la mienne! Je n'ai fait que ramasser
+les miettes de toutes les tendresses que j'ai approchées. Et à présent
+même on me les refuse... J'avais cru avoir gagné au moins le coeur de
+l'enfant, sa pitié... C'était si doux, autour de moi, cette petite que
+j'avais formée, cette jeunesse. Et cela m'appelait de noms si tendres
+que je me croyais aimé. Eh bien! regarde, regarde-la, ta Thérèse...
+Es-tu oublié?... O Thérèse, comme je te voudrais encore telle qu'il y
+a trois mois, quand aucune autre pensée que la mienne, celle de ton
+père et de ta mère n'occupait ton esprit... Ou bien plus petite, oui,
+à l'âge de ta première communion, lorsque la jeune fille n'avait point
+paru, et qu'il n'y avait ici qu'une enfant dont nous partagions
+fraternellement la chère présence... Tiens, je te voudrais encore plus
+petite pour t'avoir plus longtemps, je te voudrais à peine parlante,
+avec tes robes longues comme le bras, et des yeux qui remerciaient si
+bien, quand tu trouvais mes bonbons et mes jouets dans tes souliers de
+Noël! A présent, voir cela!»
+
+Il s'était arrêté. Son regard fixait le fond du jardin, là-bas, où les
+deux jeunes gens, à demi cachés par la touffe de roseaux, se tenaient
+immobiles. Robert se retira brusquement de la fenêtre.
+
+--Je ne l'embrasserai plus jamais! dit-il tout haut. Elle est à un
+autre!
+
+Il s'était reculé jusqu'à la glace qui surmontait sa cheminée. Alors
+il aperçut son visage si défait, le désordre et la violence de ses
+idées si manifestement empreints sur ses traits, qu'il en fut saisi.
+Une lumière rapide se fit en lui. «Oh! dit-il en se prenant le front,
+est-ce que...?» Et cette question, qu'il n'osa achever, le rendit tout
+pâle.
+
+Quelqu'un frappait à la porte. Il n'entendit qu'à la seconde fois.
+
+--Entrez! dit-il en se détournant.
+
+C'était Geneviève Maldonne. Elle entra. Sa physionomie avait une
+dignité plus grave, une sorte d'assurance et de tristesse à la fois,
+qui ne lui étaient pas habituelles. Elle ressemblait, sa tête
+régulière un peu raidie par l'émotion et calme avec effort, à la
+statue de la pitié qui, pour une fois, serait chargée de faire
+justice.
+
+--Vous me surprenez bien accablé, dit Robert, qui essayait de se
+ressaisir et de faire bonne contenance devant elle. Venez, je vous
+prie... Tenez, voici le fauteuil... Désirez-vous...?
+
+Il la conduisait, ne sachant trop ce qu'il disait, près de la fenêtre.
+Elle fit signe qu'elle voulait demeurer debout. Elle était en pleine
+lumière. Il la regarda de nouveau. Et il comprit si bien, qu'il baissa
+les yeux, et s'assit à contre-jour, sur le bras du fauteuil.
+
+--J'ai à vous parler de choses sérieuses, Robert, dit madame Maldonne,
+d'une voix nette, à peine tremblante.
+
+Il affecta de le prendre légèrement.
+
+--Oui, dit-il, je m'y attendais. Vous venez me gronder de la scène que
+j'ai faite en bas. En votre qualité de maîtresse de maison
+impeccable...
+
+--Vous vous trompez, reprit-elle, du même air sûr d'elle-même et du
+devoir qui l'amenait. Il s'agit d'un sujet si délicat, qu'il faut
+toute la confiance que j'ai en votre honneur, Robert, pour oser
+l'aborder avec vous.
+
+Robert leva les yeux sur cette robe grise à plis droits, immobile à
+trois pas de lui, sans oser les lever plus haut.
+
+--Nous causons ici de femme noble à gentilhomme, et de frère à soeur,
+répondit-il, vous pouvez tout dire. De quoi s'agit-il?
+
+--De Thérèse.
+
+--En effet, fit-il en se détournant d'un mouvement de colère et
+désignant la fenêtre du doigt, je puis vous apprendre ce qu'elle
+devient. Regardez-la. Elle se promène seule avec M. Claude Revel, son
+fiancé, je suppose... ils sont touchants... Mais, regardez donc!
+
+Madame Maldonne ne bougea pas.
+
+--Je n'ai pas à épier ma fille, dit-elle, je suis sûre d'elle. Si elle
+a choisi ce jeune homme...
+
+--Pardon, si vous avez choisi pour elle...
+
+--Je dis que si elle a choisi ce jeune homme, je connais assez la
+droiture de Thérèse, pour savoir qu'il est digne d'elle.
+
+--Oui, oui, faites des phrases, vous ne me tromperez pas. Vous êtes
+tous d'accord! Thérèse est fiancée. Elle se marie, c'est convenu. Et
+moi, je ne dois pas m'en douter, n'est-ce pas? Je suis le gêneur,
+l'étranger qu'on écarte...
+
+--Robert! dit sévèrement madame Maldonne, vous savez qu'il n'y a pas
+un mot de vrai là-dedans! Que Thérèse se soit éprise de M. Claude
+Revel, c'est possible. Je n'ai rien fait pour cela, son père non plus.
+Et la question n'est pas là, entre nous.
+
+Devant l'obstination tranquille de Geneviève, l'emportement à demi
+simulé de M. de Kérédol tomba.
+
+--Soit! dit-il. Alors où est la question?
+
+--Mon pauvre ami, reprit la voix devenue compatissante de madame
+Maldonne, l'étroite intimité où vous avez vécu, de longues années,
+avec nous, avec Thérèse, n'était pas sans danger pour vous. Thérèse
+est très enfant, très affectueuse... trop peut-être, et je crois...
+
+Elle hésitait. Les mots tremblaient sur ses lèvres.
+
+--Vous croyez?...
+
+Le regard de Robert rencontra tout à coup celui de Geneviève.
+
+Elle baissa les yeux.
+
+--Je crois que vous l'aimez! dit-elle.
+
+Quand elle releva la tête, il était courbé vers le parquet, le front
+appuyé dans ses mains. Il se taisait.
+
+--J'aurais dû le voir plus tôt, reprit-elle. Cela eût mieux valu pour
+nous tous. Depuis le premier jour où M. Revel est entré dans la
+maison, vous avez beaucoup changé. Vous avez eu des tristesses et des
+découragements qui n'étaient pas dans votre caractère. Et même,
+longtemps avant cela, il y avait des signes... quelque chose de
+trop exclusif, de trop personnel dans votre dévouement... Oh!
+pardonnez-moi, Robert, si je suis obligée de vous parler de la
+sorte... Je sais que vous étiez de bonne foi, que c'est notre faute
+autant que la vôtre... J'en ai causé tout à l'heure avec Lofficial...
+Vous connaissez l'estime qu'il a pour vous... Et il a été de mon
+avis... Alors, mon pauvre ami, je suis montée, quoique cela me
+coûtât... Vous voyez bien, Robert, vous souffrez... vous êtes jaloux
+d'elle... avouez-le!
+
+Et lui si fier, qui se faisait un point d'honneur de se dominer, de
+rester maître de ses nerfs, il fondit en larmes.
+
+--C'est vrai, murmura-t-il sans se redresser, d'une voix que les
+sanglots coupaient... Je vous jure que je ne m'en doutais pas tout à
+l'heure... Je ne savais pas... Il me semblait l'aimer d'une autre
+sorte... Et cependant oui, Geneviève... vous avez raison... c'est
+trop.
+
+Il était si malheureux que madame Maldonne s'approcha, écarta les
+mains dont il se couvrait le visage.
+
+--Je ne vous accuse pas, dit-elle doucement, je vous plains. Vous
+n'avez été que faible... ç'a été une surprise de votre âme.
+Regardez-moi.
+
+Il se redressa, et, comme épuisé, appuya sa tête sur le dossier du
+fauteuil. Il ne feignait plus, il ne cherchait plus à échapper à
+l'aveu de sa faiblesse.
+
+--Oh! Geneviève, dit-il en tenant les mains de sa soeur étroitement
+serrées dans les siennes, et le regard fixé sur les lames fuyantes du
+parquet, je suis bien à plaindre, vous dites vrai. Tous les autres,
+vous, Guillaume, Thérèse, vous aviez de grandes affections qui
+veillaient sur vous, qui vous protégeaient contre la vie... mais moi!
+Ma mère était morte, et, depuis lors, tout seul, sans fiancée, sans
+femme...
+
+--Il y avait nous, Robert!
+
+--Oui, reprit-il amèrement, il y avait vous! Mais vous vous aimiez, et
+ce partage-là, voyez-vous, ne suffit pas à nourrir les autres âmes,
+comme la mienne, très tendres, exclusives, si vous voulez... Et,
+alors, cette enfant qui était libre, elle, et jeune, et souriante,
+j'ai cru pouvoir m'attacher à elle uniquement... beaucoup trop... sans
+le dire jamais... sans avoir d'autre idée que de ne pas la quitter...
+Et maintenant, c'est pourtant bien cela... il faut...
+
+Il se leva, reprit quelque chose de la tenue fière et correcte qu'il
+avait d'habitude.
+
+--Eh bien! dit-il avec décision, je partirai!
+
+A ce mot, qu'elle attendait pourtant, Madame Maldonne tressaillit, et
+se recula un peu.
+
+--Mon Dieu oui, répéta-t-il en observant qu'elle avait pâli, et comme
+s'il posait une question... Je partirai d'ici.
+
+Elle pâlissait, mais elle ne faiblissait pas.
+
+--Vous êtes juge, dit-elle.
+
+--Vous m'approuvez?
+
+Elle s'arrêta un instant, avant de prononcer ce qu'elle savait être
+l'arrêt de séparation définitive, et prononça avec effort:
+
+--Oui, Robert.
+
+La résolution qu'il venait de prendre grandissait Robert à ses propres
+yeux. Il devinait qu'il avait reconquis toute l'estime de Geneviève.
+
+--Je crois vraiment, dit-il, que je me suis assis devant vous!
+Excusez-moi.
+
+Il s'essuya les yeux, cilla les paupières, comme pour chasser un rêve
+pénible, et dit, plus posément:
+
+--Tout à fait entre nous deux, l'entretien que nous venons d'avoir?
+
+--Je vous le promets.
+
+--Rien à Guillaume?
+
+--Non.
+
+--J'inventerai quelque chose, n'est-ce pas? une affaire, une lettre
+reçue... Surtout... rien à Thérèse!
+
+--Non. Elle ne saura rien de vous, Robert, que ce qu'elle connaît de
+bien et de beau.
+
+Il réfléchit un peu, regarda autour de lui, comme pour chercher
+quelque chose, quelqu'un qui retardât le sacrifice, et, ne trouvant
+rien, il ouvrit les bras. Sa soeur s'y jeta. Il l'embrassa longuement,
+et, tandis qu'elle répétait, de sa douce voix maternelle: «Mon pauvre
+cher ami, mon pauvre enfant!» il fit un effort sur lui-même, et dit
+tout bas:
+
+--Demain!
+
+Madame Maldonne s'échappa, pour ne pas éclater en sanglots. Mais elle
+n'avait pas entendu la porte se refermer derrière elle, qu'elle
+perdait courage à son tour, et fondait en larmes.
+
+
+
+
+X
+
+
+Robert ne déjeuna, pas aux Pépinières. Peu d'instants après son
+entrevue avec sa soeur, il sortit, et gagna la ville. Il avait
+quelques notes à régler et plusieurs objets à acheter, dont une
+valise, meuble depuis longtemps inutile dans la vieille maison. Il
+avait surtout besoin de réfléchir, de reprendre possession de
+lui-même. Les affaires terminées, il entra chez une pauvre femme du
+faubourg, qu'il secourait, et, au lieu de l'aumône ordinaire, lui
+remit tout un mois de sa retraite d'officier. «Ce sera pour le temps
+que durera mon voyage, dit-il, car je pars.» La femme comprit qu'il ne
+reviendrait pas, et le suivit du regard, tant qu'il fut en vue de la
+maison, avec cet air de commisération et d'effroi qu'elles prennent
+devant un mystère de souffrance qui passe.
+
+L'après-midi était très avancée lorsque M. de Kérédol rentra aux
+Pépinières, fit avertir M. Maldonne, et s'enferma avec lui dans le
+laboratoire. Une heure plus tard, le dîner réunissait, comme
+d'habitude, les quatre hôtes du logis. Ils entrèrent dans la salle à
+manger, les deux hommes encore animés par la discussion à peine
+interrompue, Thérèse et madame Maldonne par l'autre porte,
+silencieuses, pâles et gênées. Thérèse avait appris la nouvelle, d'un
+mot de sa mère, il y avait peu de temps, et ses yeux, rougis par les
+larmes, disaient assez son chagrin. Robert partait!
+
+Pour expliquer ce coup de théâtre, M. de Kérédol avait inventé un
+prétexte quelconque, le plus invraisemblable peut-être qu'il eût pu
+trouver: un héritage à recueillir, une parente lointaine, qui l'avait
+institué légataire. Le temps et la présence d'esprit lui manquaient,
+pour donner une apparence ingénieuse à cette fable. Il ne l'avait
+guère défendue qu'en la répétant. M. Maldonne, après avoir d'abord
+refusé de croire à la possibilité d'un départ, puis à la réalité du
+motif, ne doutait plus de son malheur à présent, et n'avait guère le
+coeur à discuter le reste. Il apercevait les Pépinières désertées,
+l'intimité brisée, tant de projets abandonnés. Oh! dans cette surprise
+du chagrin, comme sa vieille amitié avait bien sonné sous le coup!
+Comme Robert avait reconnu l'accent vrai, la tendresse naïve et
+dévouée qui l'avaient conquis, bien des années auparavant, pendant ses
+campagnes d'Afrique! S'il s'était injustement exprimé, sur le compte
+de cette loyale nature, maintenant, il reconnaissait son erreur. Il
+réapprenait, dans l'épreuve mutuelle de l'adieu, ce que valait son
+ami.
+
+Autour de la table, les quatre convives se taisaient. A peine des mots
+échangés avec cérémonie, comme entre étrangers. Aucun n'osait ouvrir
+son âme. Ils veillaient même sur leurs yeux, pour que toute leur
+douleur n'y fût pas.
+
+M. de Kérédol, par excès de précaution, par un enfantillage d'esprit
+qui avait son côté touchant, avait ouvert près de lui un carnet. De
+temps en temps, il y inscrivait un chiffre, puis il semblait réfléchir
+et se plonger dans des calculs difficiles.
+
+--Qu'est-ce que tu comptes ainsi? demanda M. Maldonne.
+
+--Oh! rien, répondit négligemment Robert, en fermant le carnet. Ce
+sont des chiffres en l'air, des hypothèses.
+
+--Et elle vivait à Clamart, cette dame?
+
+--Oui, à Clamart.
+
+--Alors, c'est là que tu habiteras?
+
+--Probablement... je ne puis pas savoir encore... je verrai.
+
+M. Maldonne leva les épaules. Dans son chagrin même, lui, nature
+optimiste et sans cesse remontante, il conservait quelque espérance,
+celle au moins de retarder le départ de plusieurs jours, de plusieurs
+semaines. Qui sait? En s'y prenant adroitement? Il laissa donc un peu
+d'intervalle, pour retrouver,--autant que cela était possible en un
+pareil moment,--un peu de sa manière ordinaire, qui était engageante
+et bonne.
+
+--Je pense là, dit-il, à notre collection de tulipes. Nous pourrions,
+si tu voulais, la partager demain ou après-demain?
+
+--La partager? Pourquoi?
+
+--Mais nous l'avons faite à frais communs, à peines communes. Tu
+serais peut-être bien heureux, à Clamart...
+
+--Non, mon ami, répondit M. de Kérédol, en se penchant sur son
+assiette, je n'emporterai rien... Tu ne peux te figurer combien je
+tiens peu à tout cela maintenant.
+
+--Il y a aussi le catalogue, reprit M. Maldonne, le catalogue qui
+n'est pas achevé. Nous l'avions commencé ensemble. Te rappelles-tu les
+premières séances?
+
+--Oui.
+
+--Comme c'était bon! Deux heures par jour, au musée, tout seuls au
+milieu des oiseaux, de notre oeuvre presque vivante encore, levant les
+ailes, dressant le cou, marchant autour de nous! Tu les aimais, ces
+séances-là!
+
+--C'est vrai!
+
+--Eh bien! je crois qu'en deux petites semaines de collaboration,
+trois tout au plus, nous aurions terminé.
+
+--Impossible, Guillaume, je t'assure.
+
+Le naturaliste eut un geste d'impatience
+
+--Tu ne peux pourtant pas nous quitter demain?
+
+--Pardon, demain, dit Robert faiblement.
+
+--Matin?
+
+--Je ne sais pas encore, mon ami.
+
+M. Maldonne aurait peut-être insisté. Sa femme, jusque-là silencieuse,
+l'interrompit.
+
+--Il faut le laisser libre, dit-elle. Tu vois que mon frère a autant
+de chagrin que nous. S'il en a décidé ainsi, ce doit être mieux, j'en
+suis convaincue.
+
+Robert la remercia d'un coup d'oeil. Et la conversation s'arrêta. Mais
+la même pensée continuait à les occuper tous quatre.
+
+Thérèse n'avait pas dit un mot. Elle avait remarqué que M. de Kérédol
+évitait de la regarder, et qu'il baissait les yeux, quand elle levait
+les siens vers lui. Le dîner achevé, il annonça qu'il sortait pour une
+heure ou deux, s'enveloppa de son manteau à pèlerine, et prit la
+porte. Thérèse le suivit. Elle le rejoignit sous les arbres de
+l'entrée. M. de Kérédol ne l'avait pas entendue marcher derrière lui.
+
+--Parrain?
+
+Il se détourna, et, sous la lune voilée de cette nuit d'hiver, il
+aperçut, tout près, le visage triste et les yeux suppliants de
+Thérèse.
+
+--Parrain, reprit-elle, vous ne partez pas tout de suite?
+
+--Non, mon enfant, mais rentrez vite, vous n'avez pas de châle,
+rentrez...
+
+--Peu importe le froid. Il faut bien que je vous parle, répondit-elle,
+en s'abritant derrière une touffe d'arbustes verts, contre le vent qui
+soufflait du fond du jardin. Et je veux vous dire...
+
+--Quoi donc, Thérèse?
+
+--Vous savez bien ce que je vous promis là-bas, sous la tonnelle? Vous
+vous rappelez?
+
+--Oh oui! répondit-il, enveloppant de son regard l'enfant presque
+confondue avec les ramures enchevêtrées du bosquet, et dont il ne
+voyait guère que la petite tête inquiète sortant de l'ombre et tendue
+vers lui... Oh oui! je me souviens...
+
+--C'est que, voyez-vous, mon parrain, M. Claude Revel paraît vouloir
+m'aimer...
+
+--Il vous l'a dit?
+
+--J'en suis sûre, reprit-elle en rougissant. Vous vous en doutiez?
+
+--Moi?
+
+--Oui, vous l'avez deviné, je le sais. J'ai même pensé que cela
+pouvait entrer pour quelque chose,--oh! pardonnez-moi de vous dire
+tout ainsi,--dans vos projets, dans votre départ...
+
+--Comment pouvez-vous supposer? dit-il vivement...
+
+Elle sourit, parce qu'elle avait une idée aimable dans le coeur.
+
+--J'aurais dû dire: «dans votre retour», fit-elle. Je me trompe parce
+que je suis un peu émue, mais vous allez voir que j'ai songé à vous.
+Voici ce que j'ai décidé. Si M. Revel me demande, je répondrai: «A une
+condition!»
+
+M. de Kérédol branla lentement la tête.
+
+--Attendez donc! «A une condition, c'est que rien ne sera changé aux
+Pépinières, et que Thérèse continuera d'habiter avec son père, sa mère
+et son cher parrain, le colonel.» Alors, puisque rien ne sera changé
+aux Pépinières, une fois vos affaires terminées, vous serez bien tenté
+de revenir?
+
+Elle souriait tout à fait.
+
+--Et vous savez, ajouta-t-elle, je crois qu'il acceptera... entre
+nous, je le crois bien!
+
+Elle tendit les deux mains vers M. de Kérédol. Elle s'attendait à le
+voir sourire aussi, l'attirer dans ses bras, la serrer sur son coeur,
+mais non: il pressa à peine les doigts de sa nièce, et les laissa
+retomber dans l'ombre. Ses traits se ridèrent au passage d'une émotion
+douloureuse.
+
+--Ma petite Thérèse, dit-il, vous avez le meilleur coeur que j'aie
+connu... mais cela ne se pourra pas... j'aurai trop... d'intérêts,
+là-bas, pour ne pas rester...
+
+Et il s'éloigna, épouvanté d'avoir répondu par cette raison, brutale
+autant que fausse, à cette innocente petite qui demeurait là,
+stupéfaite, blessée au fond de l'âme que son oncle pût préférer un
+intérêt quelconque à la vie des Pépinières.
+
+Comme il allait passer le seuil, il se détourna, et vit Thérèse
+immobile dans la lumière vague, au milieu de l'allée.
+
+--Rentrez, ma Thérèse chérie! dit-il.
+
+Et sa voix avait toute la pure tendresse des jours lointains.
+
+ * * * * *
+
+M. de Kérédol fit encore plusieurs courses en ville, et, sur le tard,
+passa devant l'hôtel de Claude Revel. Il s'arrêta, sonna, et remit
+entre les mains de Justine un billet ainsi conçu:
+
+ «Monsieur, des affaires importantes et urgentes m'obligent à
+ partir demain matin. Je ne sais combien durera mon absence,
+ peut-être sera-t-elle longue. Je serais heureux de vous voir, et
+ de vous faire, avec mes adieux, des recommandations auxquelles je
+ tiens beaucoup. Je sortirai de la maison à sept heures précises.
+ Ayez la bonne grâce de vous trouver sur la route. Ne sonnez pas,
+ et montrez-vous le moins possible. Je vous en serai, monsieur,
+ sincèrement obligé.
+
+ »R. comte de KÉRÉDOL.»
+
+Puis il revint très lentement aux Pépinières.
+
+
+
+
+XI
+
+
+Robert voulait éviter, pour les autres et pour lui-même, la scène
+inutile de la séparation. Il n'avait averti ni sa soeur, ni M.
+Maldonne, ni Thérèse.
+
+Levé avant l'aube, le lendemain, il avait, sans bruit, fait ses
+préparatifs de départ. Il n'emportait qu'un peu de linge et quelques
+livres, deux ou trois de ces pauvres manuels fatigués qui lui
+rappelaient les premières années de l'enfance. «Le reste, disait-il,
+dans une lettre laissée sur la commode, mes amies, ma bibliothèque,
+me sera envoyé plus tard, si je le demande.»
+
+A tâtons, pour qu'on remarquât moins sa fuite, il descendit
+l'escalier, sa valise à la main, traversa le couloir, et se trouva
+dehors, dans la brume d'où l'ombre de la nuit commençait à se retirer.
+Si maître qu'il fût de lui-même, ou plutôt si décidé à ne pas montrer
+de faiblesse, il ne put s'empêcher de se détourner, et de regarder une
+dernière fois la chère maison. Elle était close, terne, comme
+affaissée dans le sommeil et dans la nuit. Les feuilles des lierres et
+quelques rames sanglantes de vigne vierge pendaient, lourdes de
+brouillard. Des gouttes d'eau s'en échappaient, et tombaient à terre,
+une à une, comme des larmes. Personne n'assistait à ce suprême adieu.
+Pas un regard pour répondre à celui qui embrassait douloureusement
+toutes ces choses familières. «Cela vaut mieux ainsi», murmura M. de
+Kérédol. Et, redressant sa tête énergique de vieil officier,
+retroussant la pointe de ses moustaches pour se donner un air de
+bravoure, il continua rapidement son chemin. La petite porte découpée
+dans le grand portail s'ouvrit, et se referma discrètement. L'exil
+était commencé.
+
+Devant lui, Robert aperçut une forme humaine, et, supposant bien que
+c'était Claude, il s'efforça de se raidir encore, pour ne pas trop
+révéler sa souffrance. Mais sa pâleur, l'espèce d'égarement et
+d'effarement de son visage le trahissaient si bien, que le jeune
+homme, en le voyant s'approcher, lui dit:
+
+--Êtes-vous malade, monsieur?
+
+--Si ce n'était que cela! répondit M. de Kérédol. Mais je pars,
+monsieur, je pars!
+
+--Votre billet d'hier soir me l'apprenait. Vous me demandiez de venir.
+Me voici.
+
+--Oui, répondit M. Robert en lui tendant la main, je vous remercie...
+Ayez la bonté de m'accompagner. Je vous expliquerai... mais, pas
+ici...
+
+--Volontiers, monsieur. Vous n'avez personne pour porter votre valise?
+
+--Plus bas, je vous prie, je ne veux pas qu'on se doute... non,
+monsieur, je n'ai personne.
+
+--Alors, permettez-moi de vous aider, dit Claude.
+
+Il prit une des poignées de la valise, et tous deux, s'écartant un peu
+l'un de l'autre pour partager le poids, se mirent en route. M. de
+Kérédol marchait d'un pas mal assuré, du côté que longeait le mur, la
+tête à demi tournée vers les branches, qui appuyaient leurs dentelures
+mouillées parmi les mousses poilues et les pariétaires. Après quelques
+mètres, il s'arrêta.
+
+--Écoutez! dit-il.
+
+Dans la langueur froide du matin, un petit sifflement très doux
+s'élevait près d'eux.
+
+--C'est un rouge-gorge, dit Claude.
+
+--Vous le voyez?
+
+--Il est là, sur l'arête du mur.
+
+--Je le connais, répondit M. Robert; il nous suivait souvent...
+
+Il y avait, dans ce pluriel, une pensée si triste, que M. de Kérédol
+continua sa route, les yeux baissés.
+
+Un peu plus loin, il demanda:
+
+--Suit-il encore?
+
+--Oui, le voilà qui sautille de branche en branche.
+
+--C'est le seul qui soit venu! murmura M. de Kérédol.
+
+Quand il eut dépassé la limite du domaine, son pas devint plus ferme
+et plus rapide. Robert se hâtait, poussé, sur ce chemin de l'exil, par
+ses engagements de la veille, et par sa propre faiblesse, qu'il ne
+sentait que trop disposée à une défaite. Il y avait encore une lutte
+dans son âme. Claude en devinait quelque chose, et respectait le
+silence de son compagnon. La brume, chassée par le vent, laissait
+tomber maintenant des rayées de soleil, çà et là. Devant eux, les
+cabarets de la banlieue s'ouvraient, guettant les maraîchers. Des voix
+d'enfants, s'échappant par les fenêtres, se mêlaient au roulement des
+carrioles. Entre les deux voyageurs, la valise se balançait d'un
+mouvement régulier.
+
+Au moment où ils allaient entrer dans la ville:
+
+--Monsieur Claude, dit M. de Kérédol en se détournant pour regarder
+par-dessus son épaule, j'ai les yeux si mauvais, ce matin, que je
+distingue à peine ma route... voyez-vous encore la maison?
+
+--Grosse comme une fève blanche.
+
+Robert soupira profondément.
+
+--Toute la joie de ma vie est derrière moi! dit-il.
+
+Et il ajouta, sans transition apparente:
+
+--Voulez-vous bien oublier ma vivacité d'hier, monsieur?
+
+--C'est déjà fait, répondit Claude.
+
+--Vous avez pu voir en moi un adversaire, reprit M. de Kérédol...
+J'aurai du moins le bonheur de ne vous avoir pas nui... je
+m'éloigne...
+
+--Je suis convaincu, dit le jeune homme, qu'en tout cas votre
+opposition n'eût pas duré!
+
+--Vous avez raison, répondit gravement M. de Kérédol.
+
+Ils s'engagèrent dans les rues, de plus en plus peuplées, où les
+boutiques, les fenêtres, les cours d'auberges s'éveillaient. Le vieil
+officier ne faisait nulle attention à cette vie renaissante du
+faubourg qui, tant de fois, avait amusé son oisiveté. Des vendeuses de
+lait qu'il connaissait, belles filles aux joues fraîches des bords de
+la Loire, penchant leurs pots de fer-blanc d'où coulait un flot
+mousseux dans les plats des ménagères, lui faisaient un signe d'amitié
+qu'il ne remarquait point. Derrière leur étal, des marchands
+auxquels il causait volontiers, en flânant, le considéraient avec
+étonnement, et le suivaient des yeux. Plusieurs saluèrent, auxquels il
+ne répondit pas. Le sifflet des locomotives en manoeuvre, dans les
+tranchées, là-bas, parut seul le tirer de la torpeur où il était
+plongé. M. Robert tressaillit, et retomba dans son rêve. Il semblait
+avoir tout oublié du monde réel qu'il traversait, tout, jusqu'à la
+présence de ce jeune homme un peu intimidé, hésitant devant cette
+douleur muette, et qui se demandait: «Quelles recommandations avait-il
+donc à me faire? Il ne me dit plus rien.»
+
+Tous deux arrivèrent à la gare, et déposèrent la valise à terre, au
+milieu de la salle d'entrée, presque déserte. Jusque-là, M. de Kérédol
+s'était fait violence pour ne pas pleurer; mais, voyant que tout était
+fini, que la dernière minute allait sonner, que, désormais, rien
+n'arrêterait son départ, tout à coup, il attira Claude contre sa
+poitrine, et, sanglotant, penché sur l'épaule du jeune homme et le
+serrant à l'étouffer:
+
+--Mon enfant! mon enfant! aimez-la bien... aimez-la follement.... moi
+aussi, je vous la donne!
+
+Puis, avant que Claude, stupéfait, eût pu répondre, il s'écarta de
+lui. Son visage avait une expression de prière et de tendresse
+inquiète.
+
+--Je vous en supplie, dit-il en joignant les mains, faites attention,
+le soir... qu'elle soit bien couverte... elle est délicate... moi,
+j'avais souvent un châle pour elle... oh! dites, quand elle sort
+aussi, le matin, de bonne heure... elle est imprudente... chère, chère
+petite Thérèse!...
+
+Il regarda, par la haute baie vitrée, du côté où se trouvaient les
+Pépinières.
+
+--Je vous remercie d'être venu, ajouta-t-il plus posément...
+Dites-leur adieu pour moi... Allez... je n'en puis plus guère,
+voyez-vous!... allez, mon ami; merci!...
+
+Claude, très ému, sachant bien que les mots n'ont plus de sens devant
+certaines douleurs, ne répondit rien, et le quitta. Plusieurs fois il
+se détourna, et l'aperçut, immobile à la même place, le front caché
+dans les mains, tandis que les hommes d'équipe enlevaient la valise,
+et interrogeaient inutilement: «Où allez-vous?»
+
+Quand Claude eut disparu, M. de Kérédol reprit sur lui-même le plein
+empire qu'il avait d'habitude, et, entendant pour la première fois la
+question que l'employé lui posait pour la dixième peut-être, dit, de
+son air de commandement:
+
+--Où je vais? mais je n'en sais rien encore. Attendez-moi!
+
+Il s'approcha de la bibliothèque, au fond de la salle, et chercha un
+annuaire militaire.
+
+Il en découvrit un, l'ouvrit, parcourut rapidement une première page.
+
+--Mon ancien régiment, murmura-t-il à demi-voix, sans s'occuper des
+passants qui l'observaient... 2e chasseurs... colonel? inconnu de
+moi... lieutenant-colonel? commandants? tous inconnus... plus
+personne, plus de famille du tout, mon pauvre Robert!...
+
+Il tourna la page.
+
+--1er chasseurs... ah! commandant de Bernier, en voilà un... nous nous
+sommes connus... beaucoup même, c'était presque un ami... autant là
+qu'ailleurs!
+
+Il ferma rapidement le livre, le replaça dans le rayon, traversa la
+salle, et, se baissant vers le guichet:
+
+--Première, Alger.
+
+--Nous ne délivrons pas de billet direct pour Alger, monsieur.
+
+--Province! dit M. de Kérédol, comme si, déjà, les dix-huit années de
+séjour dans cette ville s'étaient effacées pour lui.
+
+Et, se penchant de nouveau:
+
+--Alors, première Paris. J'irai en deux étapes.
+. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
+
+
+
+
+XII
+
+
+Quelques mois plus tard, au commencement du printemps, Claude et
+Thérèse étaient fiancés. Ce fut, pour les hôtes des Pépinières,
+éprouvés par le brusque départ de M. de Kérédol, comme une
+résurrection. Toutes les tendresses auxquelles Robert avait dû se
+dérober se renouèrent autour de Claude, et plus encore. M. Maldonne
+déclara qu'il retrouvait dans le jeune homme beaucoup des qualités
+artistes de son ancien ami; madame Maldonne l'adopta comme un fils;
+Thérèse l'aima. Les allées, au-dessus desquelles commençait à
+s'étendre la verdure étoilée des premières feuilles, revirent bien des
+fois la scène qu'elles avaient déjà vue. Les deux fiancés s'y
+promenèrent, éprouvant à s'interroger, à se connaître de mieux en
+mieux, une joie qui se renouvelait, une série de surprises heureuses.
+Le moindre goût commun, une idée pareille, une petite joie partagée
+leur semblaient des trésors. Ils ne se disaient que des choses très
+simples, avec des mots qui n'étaient pas différents de ceux dont ils
+usaient avec tout le monde: et cependant, il leur venait un
+ravissement de s'écouter l'un l'autre. Quand ils parlaient
+d'avenir,--et c'était bien souvent,--Thérèse se sentait remuée,
+tremblante d'une crainte exquise. Elle aurait voulu marcher les yeux
+clos, mais marcher encore plus vite vers ce lendemain inconnu.
+
+Ils s'aimaient.
+
+Une après-midi d'avril, ils causaient dans le salon des Pépinières,
+près de la fenêtre. Claude avait repris ce sujet, qu'ils n'arrivaient
+pas à épuiser, de leur première entrevue, de l'impression qu'il en
+avait emportée, des songeries ensuite. Dans le fond de l'appartement,
+madame Maldonne travaillait, distraite. Thérèse écoutait. Ses yeux
+erraient sur la verdure pâle du jardin, que le soleil échauffait et
+déroulait de toutes parts. Un moment, elle laissa tomber la causerie.
+Puis elle dit, regardant Claude:
+
+--Voulez-vous venir avec moi?
+
+--N'importe où.
+
+--Une promenade un peu triste?
+
+--Si vous en êtes, elle ne le sera pas.
+
+--Nous la devons, oui, nous la lui devons bien.
+
+--De qui parlez-vous, Thérèse?
+
+--Vous verrez! Mère, vous acceptez?
+
+Pour toute réponse, madame Maldonne se leva, et alla prendre son
+chapeau. Où allait-elle? Peu lui importait. Elle accueillait comme
+une grâce toute occasion de suivre et de sentir encore à ses côtés
+l'enfant qu'elle allait perdre. L'adieu pleurait en elle, goutte à
+goutte et toujours. Mais elle n'en disait rien: ce sont là de ces
+chagrins qu'on doit taire, parce qu'ils viennent du bonheur des
+autres. Elle se leva donc, et tous trois sortirent de l'enclos, dans
+la direction de la ville.
+
+A mi-chemin, ils s'enfoncèrent dans un sentier de banlieue
+qu'emplissait la senteur chaude des primevères. Thérèse avait son but,
+qu'elle n'avouait pas encore. Elle était moins expansive et moins
+rayonnante que de coutume. Madame Maldonne enveloppait ses deux
+enfants d'un regard attendri, contente d'avoir sa place et de jeter
+son mot dans la conversation tranquille et lente qui s'échangeait
+entre eux.
+
+Brusquement, à un détour, de longs murs se dressèrent, avec des sapins
+et des ifs pointant par-dessus.
+
+--Je comprends, dit Claude en remerciant
+
+Thérèse du regard, c'est une jolie pensée.
+
+Ils se turent en pénétrant dans le cimetière. Le même songe sans doute
+de la fragilité de leur joie, le même frisson tomba pour elle et pour
+lui, qui s'aimaient, des arbres noirs témoins de tant de larmes.
+Thérèse et Claude se séparèrent l'un de l'autre, et Thérèse, par un
+dernier instinct d'enfant effrayée, pour traverser l'avenue encore
+molle et marquée de traces de roues, chercha le bras de sa mère.
+
+Où est la tombe du petit Jean? Là, assurément, dans ce massif immense
+de croix blanches ou noires, presque toutes égales, pressées les unes
+contre les autres. Il y a, sur les tertres verts, plus ou moins
+affaissés selon la date, tout le naïf étalage des tendresses
+misérables, poignées de fleurs, rosiers, lierre taillé, clématites
+piquées dans un vase de verre bleu apporté des mansardes, couronnes
+grosses comme le poing et qui durent peu. A quoi bon durer? Les
+pauvres, sous la terre comme dessus, logent au mois. Tout cela sera
+bouleversé, détruit, remplacé bientôt. Où donc est la tombe du petit
+Jean?
+
+La voici. Thérèse l'a découverte. «A Jean Malestroit, onze ans, trois
+mois, huit jours, ses parents inconsolables.» Au pied de la latte de
+bois peinte, sont trois jacinthes en ligne et un brin de chrysanthème,
+qui doit venir de l'unique gerbe arrosée par la mère, là-bas, près du
+pigeonnier. La jeune fille s'est agenouillée dans l'étroite allée,
+Claude à côté d'elle, madame Maldonne un peu plus loin. Il leur semble
+à tous revoir la figure éveillée de l'écolier, et ses cheveux roux que
+le soleil, à cette heure, eût fait étincelants. Et Thérèse, après
+avoir prié tout bas, s'est mise à dire à demi-voix, tournée vers
+Claude, tout émue et sérieuse: «O notre petit Jean, enfant qui nous a
+réunis, je t'aimais bien quand j'étais seulement ta marraine. A
+présent, je ne pourrai plus penser au début de cette vie nouvelle où
+j'entre, sans me souvenir que tu en as été l'occasion douloureuse. O
+petit Jean, maintenant dans la puissance et dans la joie, parmi les
+anges de Dieu, veille sur nous, protège-nous!»
+
+--Amen! répondit Claude.
+
+Ils se relevèrent ensemble, et ils se sourirent. Étrange succession
+que nous sommes d'impressions qui se heurtent et se chassent comme des
+nuées! Déjà ils ne pensaient plus au petit marchand d'ombre. Un
+souffle avait passé. L'enchantement de la vie les avait ressaisis. Ils
+s'éloignèrent, sans même jeter un dernier coup d'oeil derrière eux, et
+regagnèrent côte à côte, pressant le pas, uniquement occupés de leur
+amour, la campagne ouverte et pleine de soleil.
+
+Étaient-ce bien les mêmes sentiers? En quelques minutes, tout avait
+changé d'aspect. Le jour s'était fait plus pur et plus beau.
+Par-dessus les haies d'aubépine qu'ils longeaient, le front levé, les
+yeux en joie, ils regardaient l'azur pâle, ils se regardaient
+ensuite, et trouvaient de quoi se sourire encore. Une même chanson
+divine leur chantait dans l'âme. Ils l'entendaient en eux-mêmes, ils
+la devinaient dans le coeur de l'autre. Les alouettes dans les blés
+clairs, les alouettes toutes folles aussi, s'envolaient en secouant
+leurs ailes, et saluaient l'heure unique, l'heure où toutes les
+espérances se lèvent, pour garder le nid qu'on va bâtir. Des paysans,
+çà et là, s'arrêtaient de bêcher. Quelque chose leur disait que le
+bonheur passait. Puis, après une pause, égayés ou jaloux, ils se
+courbaient de nouveau. Et les fiancés continuaient leur route,
+triomphants, enviés, rois du chemin, et le sachant.
+
+Derrière eux, la mère venait, oubliée. Mais elle jouissait d'avoir
+donné le jour à cette créature heureuse qui marchait devant elle. Elle
+se souvenait. A voir l'expression de son visage, on pensait à ces
+premières fleurs d'une grappe, à demi fermées, penchées, comme une
+image prophétique, au-dessus des jeunes qui éclatent.
+
+Les Pépinières s'ouvrirent bientôt devant eux. Ils entrèrent.
+Quelqu'un les attendait avec impatience. C'était M. Maldonne, qui
+faisait, pour la vingtième fois, le trajet du portail à la maison.
+
+--Vite! vite! cria-t-il: il est arrivé une surprise pendant votre
+absence!
+
+Thérèse, Claude et madame Maldonne se hâtèrent, moins curieux de la
+nouvelle que désireux de plaire au vieux maître des Pépinières.
+Celui-ci les emmena près de la serre, où, sur une table de jardin, il
+avait fait poser un mannequin d'osier.
+
+--Voici l'objet, dit-il. Il est adressé à M. Claude Revel, aux
+Pépinières.
+
+--Est-ce possible? fit Thérèse en riant. Vous voyez, Claude, on nous
+croit mariés. C'est peut-être un présent?
+
+--D'où vient-il? demanda Claude.
+
+--Ma foi, dit M. Maldonne, bien fin qui le devinera: toutes les
+étiquettes sont tombées dans le voyage.
+
+Thérèse, qui s'était penchée, saisit quelques brins d'herbes, entre
+deux mailles de l'osier, et dit, en devenant toute rose d'émotion:
+
+--Cela vient d'Afrique. Voici de l'alfa.
+
+Une même pensée, à ce nom qui évoquait tant de souvenirs, assombrit le
+petit cercle rangé autour de la table.
+
+--Puisque cela m'est adressé, dit Claude, c'est à vous d'ouvrir,
+Thérèse.
+
+Légèrement, en trois coups de canif, Thérèse brisa les liens qui
+attachaient le couvercle, et le souleva. Elle écarta de la main une
+jonchée d'herbes sèches. Des plumes apparurent, des plumes couleur de
+ciel.
+
+--La sarcelle bleue! s'écria M. Maldonne. Et splendide! Et intacte!
+
+Il tenait déjà l'oiseau par le bec, et le considérait en le retournant
+au soleil. De dessous l'aile, un papier plié tomba.
+
+--Un billet! dit Claude, en se baissant.
+
+Il n'y avait qu'une seule ligne. Claude la parcourut, et puis, tandis
+qu'ils l'observaient tous, bien émus, il lut à haute voix:
+
+ «Tuée par le comte de Kérédol, au bord du Chot-el-Beïda.»
+
+
+FIN
+
+
+ÉMILE COLIN--IMPRIMERIE DE LAGNY
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of La Sarcelle Bleue, by René Bazin
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA SARCELLE BLEUE ***
+
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+ money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
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+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO OTHER
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+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
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+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
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+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
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+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
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+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
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+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation information page at www.gutenberg.org
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+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
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+Foundation's web site and official page at www.gutenberg.org/contact
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+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
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+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
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+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
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+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
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+approach us with offers to donate.
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+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
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+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: www.gutenberg.org/donate
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+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For forty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
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+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
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+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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+ </head>
+<body>
+
+
+<pre>
+
+The Project Gutenberg EBook of La Sarcelle Bleue, by René Bazin
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: La Sarcelle Bleue
+
+Author: René Bazin
+
+Release Date: November 20, 2013 [EBook #44236]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA SARCELLE BLEUE ***
+
+
+
+
+Produced by Clarity, Hélène de Mink, and the Online
+Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
+file was produced from images generously made available
+by The Internet Archive/Canadian Libraries)
+
+
+
+
+
+
+</pre>
+
+
+<div class="tnote">
+<p>Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées.
+L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée.
+Les numéros des pages blanches n'ont pas été repris.</p></div>
+
+<p><span class="pagenumh"><a id="Page_I"> I</a></span></p>
+
+<h1><span class="large">LA</span><br />
+SARCELLE BLEUE</h1>
+
+<p><span class="pagenumh"><a id="Page_II"> II</a></span></p>
+
+<div class="pub">
+<p>CALMANN LÉVY, ÉDITEUR</p>
+<hr class="deco" />
+<p><span class="small">DU MÊME AUTEUR</span><br />
+<span class="xs">Format grand in-18</span></p>
+</div>
+
+<table id="ads" summary="books">
+<tr>
+ <td class="tdl">A L'AVENTURE (croquis italiens)</td>
+ <td class="tdr">1&nbsp;vol.</td>
+</tr>
+<tr>
+ <td class="tdl">HUMBLE AMOUR</td>
+ <td class="tdr">1&nbsp;vol.</td>
+</tr>
+<tr>
+ <td class="tdl">LES ITALIENS D'AUJOURD'HUI</td>
+ <td class="tdr">1&nbsp;vol.</td>
+</tr>
+<tr>
+ <td class="tdl">MADAME CORENTINE</td>
+ <td class="tdr">1&nbsp;vol.</td>
+</tr>
+<tr>
+ <td class="tdl">LES NOELLET</td>
+ <td class="tdr">1&nbsp;vol.</td>
+</tr>
+<tr>
+ <td class="tdl">MA TANTE GIRON</td>
+ <td class="tdr">1&nbsp;vol.</td>
+</tr>
+<tr>
+ <td class="tdl">SICILE (<em>Ouvrage couronné par l'Académie française</em>)</td>
+ <td class="tdr">1&nbsp;vol.</td>
+</tr>
+<tr>
+ <td class="tdl">UNE TACHE D'ENCRE (<em>Ouvrage couronné par l'Académie française</em>)</td>
+ <td class="tdr">1&nbsp;vol.</td>
+</tr>
+</table>
+
+<div class="frontmatter">
+<p class="small"> Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays
+y compris la Suède et la Norvège.</p>
+
+<hr class="deco" />
+<p class="small">ÉMILE COLIN&mdash;IMPRIMERIE DE LAGNY</p>
+</div>
+
+<p><span class="pagenumh"><a id="Page_III"> III</a></span></p>
+
+
+<div class="titlepage">
+<p>RENÉ BAZIN</p>
+<hr class="deco" />
+
+<p><span class="large">LA</span><br />
+<span class="xlarge">SARCELLE BLEUE</span></p>
+
+<p class="small">CINQUIÈME ÉDITION</p>
+
+<div class="figcenter">
+<img src="images/colophon.jpg" width="267" height="182" alt="" />
+</div>
+
+<p><span class="large">PARIS</span><br />
+<span class="medium">CALMANN LÉVY, ÉDITEUR</span><br />
+<span class="small">ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES</span><br />
+3, RUE AUBER, 3</p>
+<hr class="deco" />
+
+<p class="small">1895</p>
+</div>
+
+<p><span class="pagenumh"><a id="Page_IV"> IV</a></span>
+<span class="pagenum"><a id="Page_1"> 1</a></span></p>
+
+<div class="header">
+<p><span class="medium">LA</span><br />
+<span class="large">SARCELLE BLEUE</span></p>
+</div>
+
+<h2>I</h2>
+
+<p>&mdash;Comment s'appelle-t-elle, votre histoire?</p>
+
+<p>&mdash;L'histoire de la marquise Gisèle.</p>
+
+<p>&mdash;Un joli nom, observa Thérèse. Savez-vous,
+mon parrain, que vous ne m'avez pas
+encore fait compliment de mon dessus de
+clavier? Regardez: tout au passé, vieux rose
+et vieil or sur fond blanc. Est-ce joli?</p>
+
+<p>&mdash;Ce sera surtout inutile.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! inutile! dit Thérèse, en penchant sa
+tête blonde sous le rayon de la lampe, pour
+<span class="pagenum"><a id="Page_2"> 2</a></span>
+nouer un brin de soie derrière la bande de
+drap. Et quand ce serait? Je fais assez de
+choses utiles, ici, monsieur mon oncle et
+parrain, pour avoir le droit de broder le soir
+un tapis de piano.</p>
+
+<p>&mdash;On dirait une robe de cour!</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien?</p>
+
+<p>&mdash;Pour un logis comme les Pépinières,
+Thérèse!</p>
+
+<p>&mdash;Justement, c'est ce qui me plaît, à
+moi: des dessins qui courent bien, des couleurs,
+de la soie, de la laine fine. Riez, si
+vous voulez: cela repose les doigts, les yeux,
+le c&oelig;ur. N'est-ce pas, mère?</p>
+
+<p>En face, de l'autre côté du guéridon, une
+femme encore jeune, vêtue d'une robe foncée
+à gilet mauve, leva la tête, en laissant
+retomber posément ses deux mains qui
+tenaient une dentelle au crochet. Ses yeux
+bruns très calmes, l'ovale plein de ses joues,
+la bouche mince et un peu longue, la ligne
+noble des épaules, attestaient en elle une race
+<span class="pagenum"><a id="Page_3"> 3</a></span>
+affinée. A droite, un petit homme tout blanc
+et tout nerveux, ridé, l'&oelig;il gris, les cheveux
+foisonnants autour d'une calotte de velours,
+la barbe divisée en deux pointes, comme
+une queue d'hirondelle, se redressa à demi
+dans le fauteuil où il sommeillait.</p>
+
+<p>Elle et lui sourirent du même air de ravissement,
+en regardant Thérèse, et la mère
+dit:</p>
+
+<p>&mdash;Oui, ma mignonne.</p>
+
+<p>&mdash;Ce sera charmant, ajouta le père;
+surtout l'oiseau de paradis. Mais il faudra
+un peu arrondir les ailes.</p>
+
+<p>&mdash;Comme ceci, n'est-ce pas? demanda
+Thérèse, en dessinant, du bout de son petit
+doigt, une ligne idéale sur la bande brodée.</p>
+
+<p>M. Maldonne ferma les paupières, en signe
+d'assentiment, et se renversa doucement en
+arrière, sans cesser de sourire.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, Thérèse, vous ne m'écoutez pas?
+dit Robert. Vous ne voulez pas que je raconte...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_4"> 4</a></span>
+&mdash;Mais si! mais si! répondit la jeune fille,
+en se posant bien droite sur sa chaise et saisissant
+son aiguille. Je vous écoute avec
+recueillement. Mais dites-moi d'abord quel
+âge elle avait, votre marquise Gisèle? Seize
+ans? Dix-sept ans comme moi?</p>
+
+<p>&mdash;Elle était mariée.</p>
+
+<p>Thérèse eut une petite moue qui seyait
+bien à son visage très jeune.</p>
+
+<p>&mdash;C'est moins intéressant, fit-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Vous trouvez? reprit Robert. Il y avait
+si peu de temps qu'elle était mariée, deux
+ans à peine, et elle aimait son mari. C'était
+autrefois, Thérèse, quand il existait beaucoup
+de grandes forêts avec peu de routes
+au travers. Le marquis fut obligé de partir
+pour la guerre, et, en partant, il dit à
+sa femme: «Vous aurez sans doute à
+repousser les attaques de nos ennemis. Je
+sais qu'ils ont juré de vous enlever par la
+force. Mais les murailles sont solides. Je vous
+laisse de bons hommes d'armes, et j'ai confiance
+<span class="pagenum"><a id="Page_5"> 5</a></span>
+en vous. Au revoir, ma petite Gisèle!»
+«Au revoir!» répondit la dame, et le seigneur
+s'éloigna.</p>
+
+<p>&mdash;Les seigneurs de ce temps-là, interrompit
+Thérèse, c'était comme les officiers
+de marine, toujours en route. Mon amie
+Henriette, qui a épousé un lieutenant de
+vaisseau...</p>
+
+<p>Elle s'arrêta devant le mouvement d'impatience
+de Robert.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous fâche, murmura-t-elle. Tenez,
+je ne dirai plus rien, absolument rien. Je
+vous le promets!</p>
+
+<p>&mdash;Vous saurez donc, Thérèse, que le marquis
+ne s'était pas trompé. Le château fut
+assiégé. Tout le monde fit son devoir. Mais,
+avec le temps, la famine arriva. Bientôt, il
+n'y eut plus qu'un peu de farine de seigle
+pour la garnison et un peu de froment,
+dont on faisait chaque jour un pain pour la
+châtelaine. Les b&oelig;ufs, les moutons, les chevaux
+même avaient été mangés. Un seul
+<span class="pagenum"><a id="Page_6"> 6</a></span>
+vivait encore, la jument de la marquise
+Gisèle, une haquenée grise, rapide et pommelée
+comme un nuage. Pour la nourrir,
+l'écuyer, qui savait combien sa maîtresse la
+chérissait, trompait la surveillance de l'ennemi,
+et descendait la nuit dans les fossés,
+cueillant lui-même des herbes, des roseaux,
+des feuilles d'arbres qu'il rapportait sur ses
+bras couverts de peau de daim, ou bien il
+faisait couper les plantes parasites qui
+poussent aux fentes des pierres, les mousses,
+les pariétaires, le fumeterre à fleur rose,
+dont le donjon avait une couronne, en temps
+de paix. Malgré tant de prévenances, la
+pauvre bête maigrissait à vue d'&oelig;il. «Sire
+écuyer, disait la marquise, mieux vaudrait
+la tuer comme les autres et la partager
+entre mes hommes d'armes? Car je sens bien
+que je n'irai plus avec elle, mon oiseau sur
+le poing, chasser les hérons et les perdrix
+de mon seigneur. Lui et moi, plus jamais
+nous ne sortirons ensemble par la porte qui
+<span class="pagenum"><a id="Page_7"> 7</a></span>
+ouvre sur la forêt.» Mais l'écuyer la rassurait,
+et refusait de tuer la haquenée..</p>
+
+<p>Robert, qui levait volontiers les yeux au
+plafond, lorsqu'il racontait, les abaissa en
+ce moment vers Thérèse. L'immobilité et le
+silence de sa filleule l'étonnaient. Il remarqua
+que la bande de drap était à moitié échappée
+aux mains de la jeune fille. Une des extrémités
+avait roulé à terre. L'autre n'était
+maintenue sur les genoux de Thérèse que
+par trois doigts roses qui n'avaient plus
+guère conscience de leur rôle. La jolie tête
+blonde commençait à fléchir vers l'épaule,
+et rencontrait déjà le rayon d'or de la
+lampe.</p>
+
+<p>Robert était susceptible. Mais il y avait
+une créature au monde qu'il aimait mieux
+que lui-même. C'était l'enfant qui ne l'écoutait
+plus. Après une pause, si légère, que
+ni le père ni la mère, dont la pelote de fil
+en se déroulant faisait un bruit de souris,
+ne s'en aperçurent, il reprit, d'une voix
+<span class="pagenum"><a id="Page_8"> 8</a></span>
+plus basse, un peu chantante et berceuse à
+dessein:</p>
+
+<p>&mdash;Un jour enfin, triste, l'écuyer se présenta
+devant la châtelaine, et lui annonça
+qu'il n'y avait plus de vivres, que les plus
+vaillants de la garnison étaient morts ou
+blessés, et qu'il fallait se rendre. Alors...</p>
+
+<p>Un petit soupir, le soulèvement léger
+d'un c&oelig;ur que le songe habite, avertit Robert
+du succès de son histoire. La tête de la
+jeune fille, tout inclinée à gauche, était à
+moitié dans la lumière et à moitié dans
+l'ombre.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, dit Robert en haussant la voix,
+il arriva que Thérèse Maldonne s'endormit,
+en écoutant l'histoire de son parrain!</p>
+
+<p>Elle se redressa vivement, et, souriante,
+avant même de pouvoir ouvrir les yeux:</p>
+
+<p>&mdash;Oh! pardon, fit-elle. Je crois que
+je dormais! C'était pourtant bien joli, les
+pariétaires, les mousses, le fumeterre du
+donjon!</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_9"> 9</a></span>
+&mdash;Il y a longtemps que nous n'en étions
+plus là, ma pauvre Thérèse!</p>
+
+<p>&mdash;Tu meurs de sommeil, dit madame
+Maldonne, sur le visage de laquelle, à
+la moindre alerte, une ombre d'inquiétude
+maternelle passait.&mdash;J'ai peur que
+tu ne te sois fatiguée, tantôt, avec cette
+treille...</p>
+
+<p>Thérèse fixa les yeux sur ceux de Robert
+pour y lire son pardon, qui s'y trouvait,
+d'ailleurs.</p>
+
+<p>&mdash;C'est fini, dit-elle en passant la main
+sur ses paupières.</p>
+
+<p>&mdash;Non, répondit Robert. Allez recommencer
+là-haut. Les enfants doivent se coucher
+de bonne heure.</p>
+
+<p>&mdash;Et l'histoire de Gisèle, nous la finirons
+demain, alors?</p>
+
+<p>&mdash;Ou jamais, murmura-t-il avec un peu
+d'amertume.</p>
+
+<p>&mdash;A propos, reprit Thérèse, sans l'avoir
+entendu, que faisons-nous demain?
+<span class="pagenum"><a id="Page_10"> 10</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Comme tous les jours: ce que vous
+voudrez.</p>
+
+<p>&mdash;Non, dit-elle gentiment, ce que vous
+désirez, vous.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, une promenade au bois de
+Laurette? Il y a si longtemps que nous n'y
+sommes allés!</p>
+
+<p>&mdash;Je veux bien. Tenez, je mettrai le chapeau
+à coquelicots que vous aimez.</p>
+
+<p>&mdash;C'est cela.</p>
+
+<p>&mdash;Pour vous, parrain, rien que pour
+vous! Car il n'y a que des loriots, là-bas.</p>
+
+<p>Robert sourit un peu tristement. Elle
+s'était baissée pour ramasser la bande
+tombée sur le parquet, puis elle s'était
+redressée, debout, épanouie, retenant de ses
+deux bras allongés l'étoffe qui barrait sa
+jupe. Ses doigts se mêlaient aux lames luisantes
+de la broderie.</p>
+
+<p>&mdash;Savez-vous, Thérèse, dit-il, que le
+jeune rose ne fait pas mal du tout sur le
+vieux rose?</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_11"> 11</a></span>
+&mdash;Toujours complimenteur! répondit la
+jeune fille.</p>
+
+<p>Elle lui tendit la main, embrassa son
+père, sa mère, et, glissant vers la porte
+avec un bruissement de bottines qui craquent
+et de rubans qui volent, elle disparut.</p>
+
+<p>Tous trois la suivirent des yeux. Elle
+était toute leur joie. Mais déjà M. et madame
+Maldonne s'étaient retournés vers
+la lampe, et remuaient leurs fauteuils en
+les rapprochant l'un de l'autre, comme il
+arrive, par instinct, dès qu'une réunion
+s'émiette, et Robert fixait encore la porte
+par où Thérèse s'en était allée. Devant son
+regard immobile une vision passait, de
+celles qui troublent le c&oelig;ur. Et cependant
+il n'était pas, à proprement parler, un
+rêveur, et sa physionomie révélait plutôt
+une nature énergique, douée pour l'action.
+Il avait toute l'apparence, le geste, l'allure
+d'un officier de cavalerie qui commence à
+<span class="pagenum"><a id="Page_12"> 12</a></span>
+perdre de sa sveltesse première: sur ses
+épaules un peu épaisses, la tête fine et bien
+plantée, faite pour le casque; les cheveux
+bruns, coupés en brosse, à peine grisonnants
+aux tempes; le nez droit, les joues
+plates, la moustache courte et la barbiche
+en pointe. L'&oelig;il était bleu sombre, ferme,
+intelligent, le sourire discret et nuancé. Ses
+vêtements indiquaient un goût d'élégance
+légèrement trahi par la fortune: une
+jaquette luisante çà et là, un gilet blanc, et,
+sous un pantalon large, des bottes vernies
+qui faisaient valoir le pied nerveux d'un
+marcheur.</p>
+
+<p>L'élégance relative de Robert ressortait
+d'autant mieux que rien autour de lui, ni la
+robe très simple de madame Maldonne, ni le
+complet de toile blanche de son mari, ni
+dans l'ameublement du salon qui servait
+aussi de salle à manger, ne prêtait à la
+même remarque. Le papier, à grands
+ramages, datait des premiers temps de l'invention;
+<span class="pagenum"><a id="Page_13"> 13</a></span>
+les fauteuils de cuir brun, montés
+sur bois d'acajou, ne relevaient d'aucun
+style, et l'unique ornementation, assez singulière,
+il est vrai, consistait en oiseaux empaillés,
+disposés le long des murs et sur la
+cheminée.</p>
+
+<p>M. Maldonne, dont le départ de Thérèse
+avait secoué l'esprit, se pencha vers sa
+femme, et, prenant le peloton où elle venait
+de piquer le crochet d'ivoire, le posa sur le
+guéridon. Madame Maldonne frotta l'une
+contre l'autre ses mains effilées et lasses
+d'avoir travaillé.</p>
+
+<p>&mdash;Elle est un peu rouge, ce soir, dit-elle
+à demi-voix.</p>
+
+<p>&mdash;Je trouve aussi, répondit M. Maldonne:
+qu'a-t-elle donc fait?</p>
+
+<p>&mdash;Des folies. Figure-toi qu'elle s'est mise
+en plein midi à épamprer une treille de
+chasselas!</p>
+
+<p>&mdash;En juillet! Et par cette chaleur!</p>
+
+<p>&mdash;Prétendant qu'elle connaissait le pied
+<span class="pagenum"><a id="Page_14"> 14</a></span>
+de vigne, qu'elle aurait ainsi des primeurs...
+Et elle n'avait pas de chapeau!</p>
+
+<p>&mdash;Pas de chapeau! répéta M. Maldonne
+en levant les yeux d'un air de stupéfaction
+et de mécontentement.</p>
+
+<p>Puis, sur son visage mobile, éclairé par
+la lampe, cette première impression s'effaça.
+Quelque chose d'attendri, une joie inopinément
+éclose, presque une larme heureuse
+y parut. Il regarda sa femme, et dit:</p>
+
+<p>&mdash;Est-elle enfant encore, notre Thérèse!</p>
+
+<p>Madame Maldonne, les cils baissés, cambrant
+sa taille mince, savourait à sa manière,
+plus froide, plus retenue, la même impression
+secrètement égoïste. Un sourire infiniment
+léger, très doux aussi, relevait le coin
+de sa bouche.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oui, répondit-elle, bien enfant,
+Dieu merci! Tout à l'heure elle dormait
+pour tout de bon, la tête sur l'épaule, comme
+aux premières veillées, quand elle avait
+douze ans. Chère petite! Elle a bien le temps
+<span class="pagenum"><a id="Page_15"> 15</a></span>
+de grandir et de devenir jeune fille. N'est-ce
+pas, Robert?</p>
+
+<p>Tiré du songe qui le tenait, Robert détourna
+vers ses hôtes son regard où de
+tout autres pensées, assurément, flottaient
+encore.</p>
+
+<p>&mdash;Es-tu silencieux! reprit M. Maldonne.
+Nous disions que Thérèse était une vraie
+enfant. Est-ce ton avis?</p>
+
+<p>&mdash;Hélas!</p>
+
+<p>&mdash;Tu trouves?</p>
+
+<p>&mdash;Je trouve tout le contraire, mon pauvre
+ami. C'est une jeune fille. Et je le déplore!</p>
+
+<p>&mdash;Allons donc! Ni Geneviève, ni moi...</p>
+
+<p>&mdash;Non, vous ne le voyez pas, vous autres,
+mais je vous le dis, moi, elle se transforme,
+elle grandit, elle est déjà toute grande!</p>
+
+<p>&mdash;Et la preuve?</p>
+
+<p>&mdash;Elle dort à mes histoires!</p>
+
+<p>&mdash;C'est qu'elle était lasse.</p>
+
+<p>&mdash;Du tout, car elle ne faisait que bavarder
+et rire tout à l'heure.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_16"> 16</a></span>
+&mdash;Alors, c'est que tes histoires sont ennuyeuses.</p>
+
+<p>&mdash;Non, puisqu'elles l'ont amusée, quand
+elle était enfant. Mes histoires sont restées
+les mêmes, Guillaume, et c'est Thérèse qui
+a changé.</p>
+
+<p>M. Maldonne leva les épaules, en signe
+d'incrédulité.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous prie de m'excuser, Geneviève,
+ajouta Robert, si je me retire un peu tôt. Je
+ne sais pas si c'est le soleil, mais je me sens
+la tête un peu lourde.</p>
+
+<p>&mdash;Comme vous voudrez, mon cher.</p>
+
+<p>&mdash;Je l'aurais parié! s'écria M. Maldonne
+en riant. Quand Thérèse n'est plus là, sous
+un prétexte ou sous un autre, Robert trouve
+moyen de nous fausser compagnie.</p>
+
+<p>&mdash;Je t'assure, Guillaume...</p>
+
+<p>&mdash;Va! va! mon ami, le premier article
+de notre règlement de vie, aux Pépinières,
+c'est la liberté, n'est-ce pas? Uses-en comme
+il te conviendra. Seulement, dis-moi, quand
+<span class="pagenum"><a id="Page_17"> 17</a></span>
+reprendrons-nous le catalogue? Demain?</p>
+
+<p>Robert fit un geste évasif, indiquant l'absolu
+détachement.</p>
+
+<p>&mdash;Après la promenade, dit-il, peut-être...</p>
+
+<p>&mdash;Peut-être! Jamais d'engagements précis
+avec toi. Voilà pourtant un beau travail,
+toute notre expérience, toutes nos recherches
+et si près d'être achevé! Tiens, moi, dix fois
+le jour, je le vois, ce volume imprimé:
+«Catalogue raisonné des oiseaux du département,
+contenant l'énumération de toutes
+les espèces et variétés, par Guillaume Maldonne,
+conservateur du musée d'histoire
+naturelle, avec...» Voyons, Robert, faudra-t-il
+ajouter la ligne qui t'associera à la gloire
+de l'&oelig;uvre: «Avec la collaboration de Robert
+de Kérédol?» Est-ce pour demain?</p>
+
+<p>&mdash;Pas probable... Je n'y suis plus.</p>
+
+<p>&mdash;Sais-tu que tu es affreusement paresseux?</p>
+
+<p>Robert se leva.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_18"> 18</a></span>
+&mdash;Il y a si longtemps! dit-il négligemment.</p>
+
+<p>Il s'approcha de madame Maldonne,
+l'embrassa au front: «Bonsoir, petite s&oelig;ur!»
+serra la main de Guillaume, qui répétait,
+moitié riant, moitié sérieux: «L'amour de
+l'oiseau faiblit en toi, décidément!» et prit
+la porte par où Thérèse était sortie.</p>
+
+<p>Non, il ne pouvait rester: ni son affection
+pour les Maldonne, ni son habitude de
+correction mondaine ne suffisaient, en ce moment,
+à lui faire vaincre l'impression qu'il
+éprouvait. Sa nature, éminemment tendre,
+d'une susceptibilité qu'il cachait, le plus souvent,
+sous les dehors d'une indifférence volontiers
+railleuse et un peu brusque, s'était
+sentie atteinte, surprise et blessée à la fois
+par ce petit fait: Thérèse endormie.</p>
+
+<p>Dans ce mince détail, dont le père avait
+souri, il avait, lui, reconnu le signe d'un
+changement profond. «Je me trompais,
+murmurait-t-il en montant les marches de
+<span class="pagenum"><a id="Page_19"> 19</a></span>
+l'escalier de bois brun, aux rampes carrées
+et lourdes. Je la croyais encore enfant parce
+qu'elle est très gaie. Je m'y suis laissé
+prendre, et elle a fermé ses chers yeux à
+mon histoire de la marquise Gisèle! Bien
+fait, Robert, bien fait! Cela t'apprendra
+qu'elle aura dix-sept ans dans un mois!»</p>
+
+<p>Il entra dans sa chambre, vaguement
+éclairée par les lueurs traînantes des soirs
+d'été, alluma une bougie, qui jeta des étincelles
+sur les panoplies d'épées, de sabres,
+d'épaulettes, de fusils de chasse et de guerre,
+qui tapissaient les murs, et se dirigea vers
+une commode noire que surmontait, à un
+pied de hauteur, une petite bibliothèque vitrée
+en ébène. Sur la commode étaient rangés,
+pressés les uns contre les autres, des
+livres de classe aux coins brisés, aux pages
+recroquevillées et chiffonneuses, des cahiers
+par liasses et, des deux côtés, en serre-files, des
+volumes de collections enfantines, bleus ou
+roses, et d'autres plus gros où l'on devinait
+<span class="pagenum"><a id="Page_20"> 20</a></span>
+des images. C'étaient les reliques de ses années
+d'enseignement, quand il s'était improvisé,&mdash;avec
+quelle joie et quelle application
+de tout son esprit!&mdash;le professeur de Thérèse,
+humbles témoins des heures de travail
+ou de récréation, inutiles depuis longtemps
+déjà, mais qu'il gardait là, comme un bon
+souvenir qu'on aime à revoir. Il se disait
+bien que Thérèse n'ouvrirait plus, pour y
+apprendre ses leçons, la grammaire française,
+ni, pour y faire une lecture, l'histoire
+de la poupée modèle. Mais où sont-elles les
+mères qui n'ont pas conservé le petit bonnet
+ruché du baptême, le premier jouet, la pelisse
+ample et brodée, pendant des mois et
+des mois, alors que l'enfant courait déjà
+tout seul devant elles? Robert les avait imitées.
+A présent, c'était bien fini.</p>
+
+<p>Il avança le bras, et prit un des plus vieux
+volumes, long comme un doigt, maculé de
+taches, le dos tailladé en lanières par l'usure,
+et l'ouvrit à la première page. C'était
+<span class="pagenum"><a id="Page_21"> 21</a></span>
+une histoire sainte. Là, d'une grosse écriture
+de débutante, il y avait trois lignes
+bien connues de lui: «A mon bon parrain
+Robert, fleur de rosier de Bengale, offerte
+par son élève Thérèse.» Un peu plus bas,
+l'empreinte d'une fleur qui avait séché, puis
+disparu.</p>
+
+<p>Il relut plusieurs fois ce texte naïf, sécha,
+du revers de la main, une larme involontaire
+qui s'apprêtait à couler, et, saisissant
+par paquets les livres et les cahiers, il les
+enfouit rapidement dans un des tiroirs de
+la commode.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, dit-il en fermant le meuble,
+tout cela est mort. Maintenant, puisque mes
+histoires n'ont plus le pouvoir de l'amuser,
+il faudrait trouver des lectures de son
+âge...</p>
+
+<p>Ses yeux se levèrent sur la bibliothèque
+vitrée, si coquette, avec ses glaces à biseaux
+et ses colonnettes torses. Depuis qu'il professait,
+M. de Kérédol n'avait pas eu le temps
+<span class="pagenum"><a id="Page_22"> 22</a></span>
+ni le goût de lire pour lui-même. Il possédait
+seulement et renfermait là une quarantaine
+de volumes, éditions de poche artistement
+reliées, qui l'avaient suivi à travers le
+monde. Sous le feu de la bougie, les titres,
+les dos de basane et de maroquin luisaient
+doucement.</p>
+
+<p>«Quelque chose pour une jeune fille de
+dix-sept ans, disait Robert, voilà qui est
+difficile! Voyons!... <cite>Discours sur l'Histoire
+universelle?</cite> trop grave... <cite>Voyage du jeune
+Anacharsis?</cite> d'un vieillot!... <cite>Dominique</cite>,
+oh! <cite>Dominique</cite>, de Fromentin? non, ce n'est
+pas pour son âge... <cite>Guide de l'Apiculteur?</cite>
+non!... Brizeux, deux volumes? peuh! la
+poésie? Des extraits, peut-être... Molière,
+<cite>Theâtre complet</cite>; Michelet, <cite>l'Oiseau</cite>; marquis
+de Foudras, <cite>les Gentilshommes chasseurs</cite>;
+<cite>Corinne</cite>... Décidément, mon pauvre Robert,
+pas de chance: tes histoires ne conviennent
+plus, ta bibliothèque ne convient pas encore.
+Et si peu d'&oelig;uvres! Je suis presque
+<span class="pagenum"><a id="Page_23"> 23</a></span>
+au bout... <cite>Pensées</cite>, de Joubert; Rabelais;
+<cite>Service en campagne 1866</cite>; <cite>Contes choisis</cite>, de
+Daudet... Voilà! voilà mon affaire! Les
+<cite>Contes choisis</cite>! En choisissant encore parmi
+eux,&mdash;une jeune fille tout à fait jeune
+fille, qui n'a rien lu!&mdash;oui, elle aimera
+cela. Ce Daudet, <cite>la Chèvre de M. Seguin</cite>, <cite>les
+Étoiles</cite>, oh! <cite>les Étoiles!</cite> Comment n'avais-je
+pas pensé?... Elle sera contente, Thérèse...»</p>
+
+<p>Et il souriait en cherchant dans sa poche
+la clef du petit meuble. Quand il l'eut
+saisie, il fit jouer le ressort, qui rendit un
+son de neuf, et le parfum du vieux cuir se
+répandit dans la chambre.</p>
+
+<p>&mdash;Voilà bien l'affaire, ajouta-t-il en faisant
+basculer le volume qu'il posa à plat près du
+bougeoir: Daudet, un moderne, celui-là!
+Avec lui, je suis sûr de ne pas l'endormir.
+Ah! elle sera étonnée, demain, quand je lui
+annoncerai: «Mademoiselle Thérèse, désormais
+les contes choisis de Daudet remplacent
+les contes usés de votre oncle». Je
+<span class="pagenum"><a id="Page_24"> 24</a></span>
+gage, la pauvre petite, qu'elle sera touchée,
+reconnaissante. Vive comme elle est, par
+exemple, il faudra tout de suite ouvrir le
+volume!</p>
+
+<p>En se parlant ainsi, Robert fit quelques
+pas jusqu'à la fenêtre demeurée ouverte à
+deux battants, à cause de la grande chaleur,
+et s'appuya sur l'accoudoir. Vraiment,
+il était satisfait de sa trouvaille. Il se sentait
+en possession d'un moyen assuré de réparer
+l'échec de tout à l'heure. Ses yeux,
+errant sur le grand jardin noyé d'ombres
+tièdes, ne virent rien d'abord que l'image
+présente à sa pensée: Thérèse tout à fait
+heureuse et bien éveillée, qui le remerciait
+avec des mots jeunes comme elle, tandis
+que lui, assis près d'elle, lisait, en y mettant
+le ton, <cite>la Chèvre de M. Seguin</cite>. Il voyait cela
+très nettement. Puis, les rayons de lumière
+vive dont ses yeux étaient pénétrés se dissipant
+peu à peu, il commença à distinguer
+les teintes variées de la nuit: ici le sable
+<span class="pagenum"><a id="Page_25"> 25</a></span>
+pâle de la grande allée, là l'ovale d'une corbeille
+de pétunias, les rayures brunes des
+plates-bandes du potager, des boules sombres
+qui étaient des buis taillés, et, des deux côtés
+du domaine, le vallonnement argenté des
+cimes d'arbres qui diminuaient, prenaient
+des mouvements de nuages, et s'allaient
+réunir tout au fond, dans la brume. La vision
+de ces choses réelles et familières effaça
+l'image où s'était complu Robert, et ramena
+dans son esprit la question un moment
+écartée.</p>
+
+<p>«Dix-sept ans! pensait-il. Déjà! Un âge
+effrayant. C'est si délicieux! Tous les rêves
+qui éclosent à la fois, et trouvent le nid trop
+petit pour eux, et s'en vont. Oh! si elle s'en
+allait! Dire que nous sommes trois ici, qui
+ne vivons que d'elle et pour elle, et que,
+cependant, au premier appel du dehors,
+elle nous quitterait peut-être, elle nous laisserait!
+Maldonne n'a pas compris!... Je sais
+bien qu'elle est merveilleusement pure, ignorante
+<span class="pagenum"><a id="Page_26"> 26</a></span>
+de la vie. Cela peut nous la garder
+quelque temps. Nous voyons si peu de
+monde! Les Pépinières sont loin de la ville.
+Et puis, elle nous aime. Comment n'aimerait-elle
+pas ceux qui ont enveloppé sa jeunesse
+d'une tendresse pareille? C'est égal, je
+ne conçois plus la paix profonde où j'étais
+hier, ce matin encore. Il me semble que je
+ne pourrai plus la regarder sans avoir peur
+de la perdre... Voyons, voyons, il faut découvrir
+des moyens nouveaux pour l'intéresser,
+lui rendre le séjour au milieu de
+nous si agréable, si pleinement doux, que
+cela lui suffise, trois amis à aimer. Daudet
+m'aidera un peu, un tout petit peu. Et le
+reste? Mon Dieu! que c'est dur de prévoir!...»</p>
+
+<p>Il avait étendu le bras, sans trop songer
+à ce qu'il faisait, vers une tige de bignonia
+grimpante, qui jaillissait, au-dessous de la
+fenêtre, du bourrelet enchevêtré des clématites
+et des vignes vierges. Au bout de la
+tige, droite et ferme, une fleur s'ouvrait,
+<span class="pagenum"><a id="Page_27"> 27</a></span>
+son calice brun tendu au souffle errant de la
+nuit. Robert la saisit, et l'attira. Mais la
+liane était si bien mêlée aux autres que
+toute une masse de feuilles en fut remuée;
+deux ou trois passereaux, gîtés sous ce couvert,
+s'envolèrent effarés, et une voix venue
+d'en haut, une voix fraîche et nette éclata,
+comme un chant de merle fuyard:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! mon oncle, c'est vous!</p>
+
+<p>Il lâcha la branche, et se renversa légèrement,
+un seul coude appuyé à la barre de
+la fenêtre, pour regarder en l'air. Juste au-dessus
+de lui, à l'étage supérieur, Thérèse,
+penchée en avant, les deux bras étendus, les
+doigts engagés entre les lames des contrevents,
+riait de la peur qu'elle avait eue, et
+de la surprise de son oncle, et de se sentir
+jeune, et d'avoir la liberté d'être elle-même
+devant cette campagne voilée d'ombre, où son
+rire se perdait.</p>
+
+<p>&mdash;Dieu! que vous m'avez fait peur! dit-elle.
+Je ne sais pas ce que je me suis figuré.
+<span class="pagenum"><a id="Page_28"> 28</a></span>
+Rien du tout, je n'ai pas eu le temps. Mais
+j'ai eu une peur! Vous avez agité toute cette
+muraille verte. A qui en vouliez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Moi? je cueillais une fleur de bignonia.
+J'ai peut-être tiré un peu fort?</p>
+
+<p>&mdash;Je le crois!</p>
+
+<p>Ses lèvres se détendirent, les fossettes de
+ses joues disparurent, et un sourire qui se
+faisait humble, très innocent, où toute une
+âme d'enfant parlait, descendit d'une fenêtre
+à l'autre.</p>
+
+<p>&mdash;J'espère que vous m'avez pardonné? dit-elle...
+Vous vous souvenez: tout à l'heure...</p>
+
+<p>&mdash;Complètement pardonné, Thérèse!</p>
+
+<p>&mdash;Oh! je vous remercie. Je ne sais pas ce
+que j'avais, car, vous voyez, je suis tout à
+fait éveillée maintenant, gaie comme un
+pinson, et je n'ai pas plus envie de dormir!...
+Bonsoir, parrain!</p>
+
+<p>&mdash;Bonsoir, mignonne!</p>
+
+<p>Robert la regardait, et, sur sa figure fatiguée,
+une expression de contentement se
+<span class="pagenum"><a id="Page_29"> 29</a></span>
+peignait. Il vit le visage de Thérèse s'effacer,
+les deux bras ramener les contrevents, la
+grande baie à demi éclairée devenir subitement
+sombre, et il demeura cependant plusieurs
+minutes immobile. Puis il se retourna,
+et se remit à songer.</p>
+
+<p>Il était plus rassuré. Ces mots, ce sourire
+si jeune avaient chassé les pensées troublantes.
+Et c'était le passé qui s'ouvrait à
+lui maintenant, les dix-huit années de paix
+profonde écoulées aux Pépinières, et que
+pas un orage n'avait traversées. Robert s'y
+enfonçait, il y courait d'instinct, demandant
+à ces jours heureux l'espérance dont il avait
+besoin. Et, comme il n'abusait point de ces
+retours sur lui-même, comme tous ces souvenirs
+intacts lui versaient leur douceur et
+comme leur premier miel, Robert s'étonnait
+de la beauté de la nuit, de l'éclat des étoiles
+baignées au fond des lacs que formaient les
+nuages, et surtout du bien-être singulier, de
+la plénitude de vie dont chaque respiration
+<span class="pagenum"><a id="Page_30"> 30</a></span>
+emplissait sa poitrine. Bien souvent, dans les
+grands souffles qui remontent la vallée de
+la Loire, poussant devant eux les goélands,
+il avait senti l'humidité saline et l'emportement
+des marées, d'autres fois l'effluve rare,
+fugitif, des végétations tropicales, apporté de
+très loin, sur des nuées qui le sèment. Mais,
+ce soir-là, c'était autre chose: une caresse
+faite pour l'âme, une joie que les lèvres buvaient
+pour elle. Du moins Robert le croyait.
+Il lui semblait même entendre des musiques
+lointaines, des mots avec l'accent qu'ils
+avaient eu, des sons de trompette et des
+bruissements de foule, les premiers cris et
+les premiers pas de Thérèse. Et tout cela
+venait de l'horizon, avec la brise sans force
+et sans hâte, vers la fenêtre ouverte.</p>
+
+<p>C'est que, pour lui, cette période du
+milieu de la vie avait été la plus heureuse.
+Sa jeunesse ne lui offrait rien de semblable,
+mais une enfance austère et contrainte dans
+un château des marches de Bretagne, parmi
+<span class="pagenum"><a id="Page_31"> 31</a></span>
+des horizons de landes trempées de longues
+pluies, entre son père vieux et rude et la
+seconde femme de celui-ci, créature faible
+et douce, opprimée, maladive, dont Robert
+voyait encore dans ses rêves l'éternel sourire
+triste; aucune gaieté pour répondre à celle de
+l'enfant, pas d'écho à ses jeux,&mdash;si ce
+n'est une petite fille née de ce second mariage,
+très gâtée, elle, très adulée, à peine
+connue de son aîné,&mdash;une instruction
+écourtée, puis le départ, une sorte de fuite
+hâtive, désirée de part et d'autre, pour
+l'armée, et alors, sans transition, l'Afrique,
+le régiment, la discipline avec ses rigueurs
+et ses relâches brusques, des mois de cruelle
+monotonie et des mois d'aventure à la suite
+des tribus arabes. Robert s'accoutuma vite.
+Il était né soldat. Il se retrouvait chez lui
+parmi les gens de guerre. Rien qu'à le voir
+passer, huit jours après son entrée au corps,
+cambré dans son dolman bleu de chasseur
+d'Afrique, on devinait le futur officier; on
+<span class="pagenum"><a id="Page_32"> 32</a></span>
+sentait dans ses yeux clairs, dans le pli relevé
+de sa bouche, toute l'ardeur superbe
+de la vie mêlée à l'insouciance du danger.
+Il n'avait, semblait-il, qu'à laisser faire au
+temps. Et certes, il y eut pour lui d'heureuses
+fortunes: les jours où l'on se battait
+d'abord, où l'on rentrait mourant de soif
+avec des fusils incrustés d'ivoire en travers
+de sa selle; la rencontre de Guillaume Maldonne,
+plus âgé que lui, engagé à la suite
+d'un coup de tête, leur amitié bientôt liée
+sous la tente, rapidement mûrie par le péril
+qui les pressait et les relâchait ensemble,
+et des actions d'éclat, et l'avancement rapide,
+et presque de la gloire. Ni les hasards,
+ni la misère, ni l'affection qui font les années
+inoubliables n'avaient manqué à celles-là.
+Cependant un voile d'ombre encore avait
+pesé sur elles. A peine Robert venait-il de
+gagner ses galons de brigadier, qu'il apprit
+la mort de son père. M. de Kérédol laissait
+de grosses dettes. Sans hésiter, sans recourir
+<span class="pagenum"><a id="Page_33"> 33</a></span>
+aux expédients commodes de la loi, son fils
+accepta la succession, résolu à tout vendre,
+le château, les terres, les meubles, à s'endetter
+lui-même, à se réduire au strict nécessaire
+tout le temps qu'il faudrait pour
+maintenir intact l'honneur de son vieux
+nom. Il y parvint, et paya tout. Mais au prix
+de quels sacrifices et de quelles humiliations!
+Lui, si fier, si hautain même, traqué
+par les créanciers, il dut se débattre au milieu
+d'affaires et de procédures devant lesquelles
+il était aussi neuf, aussi désarmé
+qu'un enfant.</p>
+
+<p>L'épreuve dura des années. Il en sortait à
+peine, quand la guerre de 1870 éclata. Et la
+guerre, ce fut la fin de ses rêves de gloire
+et de sa carrière de soldat. Blessé d'un coup
+de feu à l'épaule, presque au début de la
+campagne, le lieutenant de Kérédol souffrit
+de longs jours, guérit à moitié, retomba,
+et, désespérant de pouvoir reprendre du service,
+donna sa démission.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_34"> 34</a></span>
+Il venait d'avoir vingt-sept ans, et il se
+trouvait comme abandonné à mi-chemin de
+la vie. Où aller? Que faire, malade encore,
+sans carrière, sans métier, sans plus de ressources
+qu'une modique pension de blessé?
+Maldonne, qui aurait pu le conseiller, l'aider
+peut-être, sorti du régiment avant 1870 et
+retiré en Anjou, semblait avoir oublié son
+ancien ami. Le temps avait fait son &oelig;uvre.
+Pas une main ne se tendait vers Kérédol,
+pas un foyer ne s'ouvrait à lui.</p>
+
+<p>Il voulut cependant faire un essai et se
+rapprocher de l'unique parente qui lui
+restât, de sa demi-s&oelig;ur, qu'il avait à peine
+connue et aussi à peine aimée. Il la revit
+jeune fille, douce et affectueuse. La mère
+était morte. Geneviève de Kérédol vivait
+chez son grand-père maternel. Elle accueillit
+son frère avec des transports de joie. Mais
+celui-ci comprit vite qu'il ne pouvait se fixer
+près d'elle, chez un étranger, dans un domaine
+qui n'avait jamais appartenu aux
+<span class="pagenum"><a id="Page_35"> 35</a></span>
+siens. Et il ne savait que résoudre, quand
+une lettre arriva, qui le sauvait.</p>
+
+<p>Oh! la bienheureuse lettre! Comme elle
+était venue inopinément greffer l'idylle sur
+ce drame brisé de la vie de soldat! Comme
+Robert la revoyait nettement et jusque
+dans les moindres détails de la forme
+matérielle qu'elle avait, longue, avec son
+enveloppe maculée de timbres, renvoyée de
+bureaux en bureaux, ses lignes serrées et
+bien ordonnées, que terminait un paraphe
+compliqué, déjà célèbre au régiment! Elle
+disait:</p>
+
+<div class="blockquote">
+<p>«Viens, mon ami! Ma maison est assez
+grande pour deux et de même la tâche
+que j'ai entreprise. Où peux-tu être? Comment
+se fait-il que tu n'aies pas pensé
+à ton vieux camarade, et que tu ne sois
+pas encore venu te soigner, te consoler et
+prendre chez lui ta retraite? Accours vite.
+J'ai le plus joli des métiers à t'offrir dès
+<span class="pagenum"><a id="Page_36"> 36</a></span>
+que tu seras guéri. Tu te souviens de ma
+passion pour l'histoire naturelle? Elle a
+décidé de mon sort. J'ai demandé, j'ai
+obtenu sans lutte un emploi peu envié,
+peu payé, mais qui me ravit. Me voici
+conservateur adjoint du musée d'ornithologie
+de la ville, à la tête d'une collection
+lamentable, fanée, honteuse, de quelques
+douzaines de pies et de passereaux
+auxquels la paille sort par le ventre. Tout
+est à faire. J'ai résolu de tuer moi-même,
+de préparer, de monter, d'étiqueter la collection
+complète de tous les oiseaux du
+département, de ceux qui passent et de ceux
+qui demeurent, de ceux qu'on rencontre
+tous les jours et de ceux qui ne se montrent
+qu'à de rares intervalles, comme des princes
+en visite. Déjà je suis à l'&oelig;uvre.</p>
+
+<p>»Le préfet m'a délivré un permis de
+chasse permanent. J'en aurai un second
+pour toi. Songe, mon ami, quelle belle
+fin de carrière: la chasse toute l'année, le
+<span class="pagenum"><a id="Page_37"> 37</a></span>
+grand air, la liberté, les bois et l'amitié
+fidèle de ton compagnon d'armes,</p>
+
+<p class="signature">»GUILLAUME MALDONNE,<br />
+»Ancien marchef au 2<sup>e</sup> chasseurs d'Afrique.»</p>
+</div>
+
+<p>Robert partit. Il guérit de sa blessure. Il
+fut bientôt en état de suivre son ami. Et
+alors commença pour tous deux l'odyssée
+la plus étonnante et la plus passionnante. Ils
+y retrouvaient chacun quelque chose de leur
+ancienne vie: l'aventure, l'émotion des poursuites,
+des alertes, des coups heureux ou
+manqués, les courses lointaines, les nuits à
+la belle étoile. Toutes les propriétés privées,
+les domaines princiers, les parcs enfermés
+de murs s'ouvraient devant ces chasseurs
+d'une nouvelle sorte. Qu'importait, au propriétaire
+le plus jaloux de ses droits, le
+meurtre d'un épeiche ou d'une pie-grièche
+rose? Partout accueillis, partout fêtés, ils
+couraient d'un bout à l'autre du département,
+parmi les taillis, les prés, les vignes,
+<span class="pagenum"><a id="Page_38"> 38</a></span>
+les marais. Robert ne chassait pas. Mais il
+avait un flair extraordinaire pour deviner le
+passage d'un oiseau, pour découvrir la trace
+ou le nid du gibier, pour dire, par exemple:
+«Guillaume, je sens qu'il y a des bécasses
+dans les marouillers mêlés de bouleaux; la
+brume est violette; elle embaume la feuille
+morte.» Ou bien, quand le printemps argenté,
+au bord de la Loire, met en éveil
+tout le petit monde des luisettes, il était
+merveilleux pour apercevoir, immobile à la
+pointe d'une grève, un combattant aux
+plumes hérissées, ou encore, posée entre
+deux chatons de saule, comme une perle
+enchâssée, l'insaisissable fauvette bleue.</p>
+
+<p>Son compagnon était adroit, et manquait
+rarement un coup de fusil. Au retour, ils
+travaillaient tous deux, soit au laboratoire
+du musée, soit à la maison des Pépinières,
+triant et classifiant leurs prises, disséquant
+les plus belles, préparant les peaux avec
+l'arsenic et la poudre de chaux. Mais Guillaume
+<span class="pagenum"><a id="Page_39"> 39</a></span>
+s'était réservé la pose. Lui seul, il
+bâtissait la carcasse de fil de fer ténu, la
+modelait à sa guise, et, avec une adresse,
+une science, une sincérité d'artiste indéniables,
+rendait à ces paquets de plumes la
+vie et le mouvement, la grâce et le lustre
+des ailes, et le trait, si fugitif, qui marque
+une humeur d'oiseau.</p>
+
+<p>Presque au début de cette existence nouvelle,
+un événement s'était produit qui l'avait
+consacrée, assurée, embellie. Robert, très
+communicatif en apparence, causeur plein de
+verve et souvent plein d'esprit, s'était toujours
+montré d'une extrême réserve sur tout ce qui
+concernait sa famille. Il n'admettait personne
+dans les souvenirs, bons ou tristes,
+du passé, et se bornait à partager le présent,
+mais le plus volontiers du monde, avec ses
+amis. Le plus intime de ceux-ci ne savait pas
+où vivait Geneviève de Kérédol, ni quel parent
+l'avait recueillie, dans un château ou
+dans une ville, en France ou même ailleurs.
+<span class="pagenum"><a id="Page_40"> 40</a></span>
+Or, un jour de l'automne finissant de 1871,
+comme il s'agissait, entre les deux amis, de
+se procurer une espèce de grimpereau assez
+peu commun, le tichodrôme échelette, un
+oiseau charmant, à manteau gris perle avec
+des crevés rouges au fouet de l'aile, Robert
+assura qu'il connaissait le rendez-vous de
+tous les pics du département, qu'il se chargeait
+de la direction de l'entreprise et de
+trouver le gîte et le souper.</p>
+
+<p>Ils arrivèrent, le lendemain soir, dans la
+cour d'un très vieux logis, en plein bois. Les
+murs et le toit jusqu'à la moitié disparaissaient
+sous les plantes grimpantes à peine
+taillées. Au-dessus des arêtes d'ardoises moussues,
+la futaie, en demi-cercle, étendait ses
+branches, et enveloppait, enserrait d'ombre
+l'habitation. En avant seulement, une nappe
+d'eau de dix hectares, dont les roseaux venaient
+frôler la grille de la cour, faisait
+dans ce rideau sombre une trouée de
+lumière.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_41"> 41</a></span>
+Celui qui demeurait là, le grand-père maternel
+de Geneviève de Kérédol, n'était pas
+le propriétaire de la forêt. Il n'en possédait,
+selon son expression, qu'une motte verte.
+Mais il était hospitalier, veneur comme un
+roi de France, et mit aussitôt à la disposition
+des deux amis ses chiens, ses bateaux,
+ses cabanes d'affût et son garde aussi vieux
+que lui. Guillaume en profita largement,
+tandis que Robert demeurait au château. Il
+chassait du matin au soir, et quelquefois du
+soir au matin. Le tichodrôme échelette ne
+se montra nulle part. Mais il y avait toutes
+les variétés d'oiseaux de proie dans les
+hautes ramures des futaies et, sur l'étang,
+des sarcelles, des canards, des hérons, quelques-uns
+rares et presque introuvables ailleurs.</p>
+
+<p>Et ce fut, pendant une semaine, pour
+Guillaume Maldonne, une succession de captures
+heureuses, un ravissement que contribuait
+à entretenir, au retour, la présence
+<span class="pagenum"><a id="Page_42"> 42</a></span>
+de la jeune fille, assez jolie, avenante et
+gracieuse surtout, souveraine maîtresse et
+joie unique du vieux logis. Guillaume l'aima
+sans l'avouer. Il était timide, il approchait
+de la quarantaine. Jamais il n'eût osé demander
+Geneviève, si peu riche et si simple
+qu'elle fût. Il hâta lui-même le départ. Le
+soir arrivé, il allait s'éloigner, très malheureux,
+emportant son secret; déjà, debout
+derrière le groupe que formaient ses hôtes
+et son ami causant ensemble à voix basse,
+autour de la cheminée, il regardait une dernière
+fois la jeune fille, avec cette douleur
+muette qui fixe nos regrets, quand Robert
+se leva, prit la main de Geneviève, et la mit
+dans celle de Guillaume, en disant: «Eh
+bien! mon cher ami, on attelle les chevaux:
+si tu te déclarais?»</p>
+
+<p>Avec Geneviève Maldonne, avec Thérèse
+bientôt, le bonheur était entré au logis des
+Pépinières. Madame Maldonne y avait apporté
+sa gravité douce, son humeur égale,
+<span class="pagenum"><a id="Page_43"> 43</a></span>
+ce charme que certaines femmes possèdent
+au point que leur seule présence, un mot
+indifférent tombé de leurs lèvres, éveille
+comme de la reconnaissance. Thérèse avait
+été la vie, le mouvement, la gaieté. A peine
+elle était née, Robert l'avait incroyablement
+aimée. Il l'avait bercée bien souvent et promenée
+sur ses bras. Il lui avait appris à
+marcher et à s'amuser. Pour elle, il avait
+donné l'essor à son génie d'invention, trouvé
+des jouets, construit des moulins qu'on
+allait planter à la cime des vieilles souches,
+des bateaux avec des roues, des cerfs-volants
+et des poupées. Pour elle, surtout, il avait
+fait ce qu'il eût refusé de faire pour lui-même:
+il s'était remis à étudier. Et, pendant
+que son beau-frère, retenu au musée, continuait
+à préparer la plus belle collection
+ornithologique des provinces de l'ouest,
+M. de Kérédol apprenait à lire à Thérèse,
+lui expliquait le catéchisme, la grammaire,
+l'histoire qu'il avait relue l'instant d'avant,
+<span class="pagenum"><a id="Page_44"> 44</a></span>
+et puis ils jouaient tous deux, pour se reposer
+de la leçon, leurs deux rires se mêlaient,
+l'un par l'autre attiré, et l'on eût dit que
+Robert, parfois, redevenait tout jeune, à
+force d'aimer l'enfant.</p>
+
+<p>Les moindres détails de ce temps-là lui
+demeuraient présents. Il se rappelait certaines
+robes qu'elle avait portées, une
+blanche toute brodée par la mère, une autre
+bleue, vers trois ans, et, un peu plus tard,
+une rose où il y avait un semis de pâquerettes,
+mais surtout des regards, des sourires
+pleins de ciel, des mots profonds qui n'en
+savent rien, des questions si fraîches qu'on
+les goûte avant d'y répondre. Car, entre elle
+et lui, c'était l'absolue confiance, la permission,
+conquise au prix d'un grand amour,
+de se pencher au-dessus d'une petite âme,
+et d'y lire. Robert lisait à livre ouvert dans
+celle de Thérèse, notait tout, gardait tout en
+lui-même, et, le soir, quand Thérèse dormait
+là-haut, dans son lit à rideaux blancs, la
+<span class="pagenum"><a id="Page_45"> 45</a></span>
+porte de l'escalier entre-bâillée pour que le
+moindre cri donnât l'éveil, il partageait son
+trésor: il racontait à la mère et au père
+l'histoire de la journée. Aux Pépinières,
+c'était le sujet habituel des conversations,
+sujet toujours cher, jamais épuisé, et qui
+se renouvelait à mesure que grandissait
+Thérèse. Les oiseaux mêmes ne venaient
+qu'au second plan.</p>
+
+<p>Le plus extraordinaire, c'est que Thérèse
+ne fut pas gâtée. Elle demeurait soumise,
+prévenante, nature délicate qu'un reproche
+confondait, qu'on ne menait qu'avec de la
+bonté et de la raison, et qui comprenait à
+merveille son rôle, faisant sans compter
+autour d'elle, aux trois amis qui l'entouraient,
+l'aumône de sa jeunesse en fleur.</p>
+
+<p>O heures délicieuses, heures sans nombre
+du passé, comme il était doux de vous revivre,
+et quelle consolation vous apportiez
+avec vous!</p>
+
+<p>Le vent fraîchissait. Les bignonias, les
+<span class="pagenum"><a id="Page_46"> 46</a></span>
+rames de vigne ou de clématite, fouettés en
+tous sens, venaient toucher la main de Robert,
+comme pour dire: «Il est temps,
+voici la nuit noire et froide, rentrez, vous
+qui rêvez: vous avez reçu du soir ce que
+vous attendiez de lui!» Robert ferma la
+fenêtre, et quand il se retrouva dans le silence
+de cette chambre tiède, sentant la paix
+qui régnait au dedans de lui et autour de
+lui, il poussa un soupir de contentement.
+Toute impression pénible s'était effacée. Il
+revoyait Thérèse, sa Thérèse d'autrefois,
+toute naïve, toute rose, toute petite.</p>
+
+<p>Et cela lui redonnait confiance, grande
+confiance dans la vie.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_47"> 47</a></span></p>
+
+<h2>II</h2>
+
+<p>Le lendemain, quand Robert sortit de sa
+chambre, le soleil déjà haut chauffait les
+touffes de réséda semées en cordon le long
+de la façade, au midi. Par-devant, dans
+l'allée toute bourdonnante et traversée de
+rayons d'or par le vol des abeilles, Thérèse
+se promenait, prête à partir.</p>
+
+<p>Elle avait mis une robe grise de voyage,
+une voilette blanche, un chapeau rond orné
+d'un piquet de coquelicots. Elle allait à pas
+relevés, et, au-dessus de sa tête, l'ombrelle
+<span class="pagenum"><a id="Page_48"> 48</a></span>
+qu'elle tenait ouverte, inclinée, rasant l'épaule,
+tournait comme un petit moulin.
+Quand Thérèse entendit M. de Kérédol descendre
+en se hâtant l'escalier:</p>
+
+<p>&mdash;En retard, mon parrain! cria-t-elle.
+Huit heures et demie! Mon père est déjà
+rendu au musée. Moi, j'ai eu le temps de
+cueillir deux corbeilles de roses, que je vais
+envoyer pour l'adoration. Comment avez-vous
+dormi?</p>
+
+<p>&mdash;Trop bien, comme vous voyez, répondit
+Robert, en paraissant sur le seuil de la
+porte.</p>
+
+<p>&mdash;Moi, divinement! dit Thérèse.</p>
+
+<p>Mais, presque aussitôt elle poussa un petit
+cri de surprise.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! mon parrain, je ne m'étonne plus
+que vous soyez en retard. Êtes-vous beau!</p>
+
+<p>&mdash;Bah! bah! dit en riant M. de Kérédol,
+immobile sur la margelle d'ardoise étincelante
+de soleil. Que me trouvez-vous d'extraordinaire?</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_49"> 49</a></span>
+&mdash;Ceci d'abord, fit Thérèse en désignant
+du doigt l'épingle de cravate, un minuscule
+cheval arabe, en or ciselé. Elle est très jolie,
+d'ailleurs. Mais vous ne l'avez jamais portée
+ici. On ne me trompe pas, vous savez. Et
+puis ce chapeau neuf! Tout cela pour les loriots
+du bois de Laurette?</p>
+
+<p>Robert, content d'être si vite découvert,
+prit la main que Thérèse lui tendait, et, la
+serrant entre les siennes:</p>
+
+<p>&mdash;Non, mon enfant, pas pour les loriots:
+pour vous!</p>
+
+<p>&mdash;Oh!</p>
+
+<p>&mdash;Pour vos dix-sept ans, à qui je veux
+faire honneur! Que dirait-on, si, à côté
+d'une grande jeune fille comme vous,&mdash;car
+vous voilà grande, ma filleule,&mdash;on apercevait
+un parrain négligé?</p>
+
+<p>Quelque chose d'ému, un frisson de plaisir
+et de reconnaissance passa sur le visage
+de Thérèse.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! vous voyez, dit-elle, c'est
+<span class="pagenum"><a id="Page_50"> 50</a></span>
+absolument comme mon dessus de clavier
+dont vous vous moquiez hier soir, ce que
+vous venez de faire là: c'est très inutile, car
+nous ne rencontrerons personne, mais je
+trouve ça charmant.</p>
+
+<p>Elle se recula de deux pas, considéra un
+instant M. de Kérédol, son chapeau rond
+luisant, sa veste à larges boutons de nacre,
+ses gants, sa canne à pomme d'or, et,
+avec un petit geste, comme un salut de la
+main:</p>
+
+<p>&mdash;Tout à fait votre air de colonel!</p>
+
+<p>Rien ne flattait davantage l'ancien officier
+de chasseurs que cette appellation dont le
+qualifiaient quelquefois les passants ou les
+conducteurs d'omnibus. Un mot qu'il voulut
+dire, une exclamation d'amitié, ou l'ordre
+du départ, resta dans sa moustache. Elle savait
+trop bien le chemin de son c&oelig;ur, cette
+Thérèse! Et Robert était comme beaucoup
+de soldats: quand le c&oelig;ur lui battait, il
+n'avait plus que des gestes. Il leva donc sa
+<span class="pagenum"><a id="Page_51"> 51</a></span>
+canne, et se mit à marcher. La boîte verte
+lui pendait dans le dos.</p>
+
+<p>&mdash;Si vous voulez, dit Thérèse en réglant
+son pas sur le sien, nous rentrerons par le
+faubourg?</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi faire, mignonne?</p>
+
+<p>&mdash;Pour prévenir mon petit commissionnaire
+habituel. Je vous ai dit que j'avais
+cueilli...</p>
+
+<p>&mdash;Ah oui! Jean Malestroit. Il a grandi,
+le mioche: je l'ai vu, l'autre jour, sur le
+seuil de sa porte.</p>
+
+<p>&mdash;Si gentil! fit Thérèse.</p>
+
+<p>Tous deux furent bientôt dans la route
+qui montait à droite, et s'enfonçait dans la
+campagne. A peine deux ou trois fermes, au
+milieu des champs d'artichauts ou des plantations
+de pépinières. Les grillons, toutes sortes
+d'insectes invisibles, qui chantent à l'entrée
+de leurs trous, commençaient la longue
+complainte des jours chauds. On voyait, au
+bord des fossés, le luisant de l'herbe qui
+<span class="pagenum"><a id="Page_52"> 52</a></span>
+remue. Thérèse causait des détails de la vie
+quotidienne, de mille petites choses indifférentes
+pour tous autres qu'elle et Robert.
+Un passant qui l'aurait entendue se serait
+demandé pourquoi l'autre riait, pourquoi il
+s'animait et s'épanouissait, sans raison apparente,
+sans qu'elle eût rien dit que d'ordinaire,
+même sans qu'elle parlât, lorsqu'aux
+barrières des champs elle s'arrêtait un peu,
+et, toute droite, l'&oelig;il aux horizons, les lèvres
+entr'ouvertes, aspirait à pleine poitrine
+l'odeur de moisson mûre, qui venait, rasant
+le sol. Et cependant, que c'était bon, cette
+promenade avec l'enfant qu'il avait élevée,
+que c'était doux, ce bavardage sans suite et
+sans fin, où l'on ne quittait le présent que
+pour parler du passé, leurs deux domaines
+communs! Pas un mot inquiétant, pas une
+note nouvelle dont il pût s'alarmer.</p>
+
+<p>&mdash;Vous n'avez pas fini votre légende
+d'hier? lui dit-elle. J'ai laissé la marquise
+Gisèle assiégée, et la jument grise bien
+<span class="pagenum"><a id="Page_53"> 53</a></span>
+maigre. Vous disiez: «Alors il arriva...»
+Je voudrais savoir ce qui est arrivé.</p>
+
+<p>&mdash;Non, ma mignonne, répondit gaiement
+Robert, le temps de mes histoires est
+passé.</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne m'en raconterez plus?</p>
+
+<p>&mdash;Non, je vous en lirai, des contes des
+grands auteurs, écrits pour les grandes
+jeunes filles.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! que c'est aimable! Je n'aurais pas
+osé vous le dire...</p>
+
+<p>&mdash;Vous le désiriez?</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute, un peu. Mais comment
+faites-vous pour deviner ce que je désire?</p>
+
+<p>&mdash;Je pense à vous.</p>
+
+<p>&mdash;Et moi aussi, mon parrain, je pense à
+vous, et j'ai le c&oelig;ur touché de vos attentions,
+bien touché, je vous assure!</p>
+
+<p>«Comme je la retrouve! songeait Robert,
+Comme la voilà reconquise! Est-elle charmante,
+ce matin! Et jeune! Voyez-la!»</p>
+
+<p>Et ils allaient tous deux légèrement.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_54"> 54</a></span>
+Bientôt on prit les chemins de traverse.
+Ils étaient pleins de fleurs, pleins de vie,
+pleins de fuites d'ailes effarouchées. On se
+baissait à chaque instant, pour une étoile
+blanche ou jaune devinée sous le couvert
+des ronces. La boîte s'emplissait d'herbes.
+Celles qui n'étaient pas rares étaient au
+moins jolies. Thérèse avait des goûts qu'il
+fallait contenter. Ainsi l'avait résolu M. de
+Kérédol. Il cueillait tout ce qu'elle voulait:
+«Je n'herborise pas pour moi, songeait-il,
+je fauche pour elle.» Et, les pieds dans la
+boue traîtresse des creux des fossés, ou la
+tête dans les épines, il se mouillait, se piquait,
+et s'échauffait avec allégresse.</p>
+
+<p>&mdash;Je regrette la tenue de colonel, disait
+Thérèse.</p>
+
+<p>&mdash;Moi, je ne regrette rien, si vous êtes
+contente.</p>
+
+<p>&mdash;Ravie!</p>
+
+<p>&mdash;Et savez-vous, disait-il, que nous voici
+tout à l'heure en pleine famille d'orchidées:
+<span class="pagenum"><a id="Page_55"> 55</a></span>
+orchis abeille, orchis mouche, orchis araignée?...</p>
+
+<p>&mdash;Où donc, parrain?</p>
+
+<p>&mdash;Dans le bois, parbleu!</p>
+
+<p>Chose curieuse, quand ils furent rendus
+sous la futaie, large et longue tout au plus
+comme un champ de moyenne taille, vestige
+d'ancienne forêt, ni l'un ni l'autre ne songeaient
+plus aux orchidées. Ils étaient las
+d'avoir tant marché, tant ri, et du soleil
+qui faisait danser l'air à la hauteur des yeux.
+Le dôme des feuilles gardait un reste de
+rosée évaporée, avec le lourd parfum qui
+monte du sol des bois. A peine eut-il foulé
+la mousse, et senti sur ses épaules la caresse
+des premières ombres, M. de Kérédol perdit
+sa belle ardeur, chercha la place la plus
+fraîche, sans une moucheture d'or, la trouva
+au bord d'un fossé d'eau courante, et s'assit
+en s'épongeant le front. Thérèse tourna un
+peu, pour ne pas avoir l'air aussi fatiguée
+que son parrain, affecta de s'intéresser à des
+<span class="pagenum"><a id="Page_56"> 56</a></span>
+fougères, eut une phrase banale sur la douceur
+de l'ombre, et finalement s'assit à trois
+pas de lui. Elle arrangea les plis de sa robe,
+à petits coups songeurs, et se mit à regarder
+devant elle. Il en faisait autant de son côté,
+mais, tandis qu'il était seulement silencieux,
+elle se sentait peu à peu envahie par une
+mélancolie, un malaise d'âme grandissant,
+le revers de l'excessive gaieté qu'elle avait
+eue. Cela vient ainsi, tout jeune qu'on soit.
+Et Thérèse eut un soupir qui fit se retourner
+Robert. Il la considéra un instant, et
+remarqua le changement qui s'était produit
+en si peu de temps dans la physionomie de
+sa filleule. Sous la voilette relevée, les yeux
+de Thérèse grands ouverts, sérieux et comme
+voilés d'une pensée qu'il ne pouvait lire,
+fixaient un point de l'horizon. Était-ce le
+moulin, là-bas, de l'autre côté de la Loire,
+gros comme un hanneton qui secoue ses
+élytres, ou les traînées pâles des champs de
+colza rayant les pentes, ou le nuage roulé,
+<span class="pagenum"><a id="Page_57"> 57</a></span>
+immobile dans l'océan de lumière où pas
+un souffle ne courait? Non, sans doute. La
+bouche avait un pli léger, et tout le visage
+cette lueur égale et comme cette transparence
+qu'il prend lorsqu'aucun objet du dehors
+ne l'impressionne plus, et qu'il reflète
+seulement un songe intime du c&oelig;ur.</p>
+
+<p>&mdash;A quoi rêvez-vous? demanda M. de
+Kérédol.</p>
+
+<p>&mdash;Moi? à rien, répondit-elle sans bouger.</p>
+
+<p>Robert jugea politique d'opérer une diversion,
+se pencha en avant, au-dessus du courant
+qui filait, rapide et bleu d'acier, parmi
+les cressons, les acanthes, toute une végétation
+réfugiée là contre l'ardeur de l'été,
+et cueillit une tige couronnée d'un corymbe
+de fleurs blanches.</p>
+
+<p>&mdash;Reine des prés, dit-il, <i lang="la" xml:lang="la">spiræa ulmaria</i>,
+famille des Rosacées. Voyez, Thérèse, est-elle
+élégante!</p>
+
+<p>Thérèse fit à la plante l'aumône d'un regard
+distrait.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_58"> 58</a></span>
+&mdash;Dites-moi, demanda-t-elle en rabaissant
+sa voilette, maman s'est bien mariée à dix-huit
+ans, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, dix-huit ans, répondit rapidement
+Robert... Je crois, Thérèse, que vous n'avez
+jamais étudié la reine des prés. Tenez, la
+feuille est ailée, duvetée en dessous, à folioles
+ovales. J'ai lu quelque part qu'en
+infusant les fleurs dans du vin, on obtient
+le bouquet du fameux Malvoisie!</p>
+
+<p>Et il observait, sur le visage de la jeune
+fille, maintenant tournée vers lui, l'effet de
+cette pointe habile. Elle n'en parut pas
+touchée.</p>
+
+<p>&mdash;Vraiment? dit-elle... Mais, dix-huit
+ans... mon parrain, savez-vous que je les
+aurai l'année prochaine? Ce serait très
+drôle si...</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce qui serait drôle, mon enfant?</p>
+
+<p>&mdash;Non, pas drôle précisément. Je veux
+dire, reprit-elle,&mdash;et son sourire éclatant,
+<span class="pagenum"><a id="Page_59"> 59</a></span>
+toute sa jeunesse enjouée reparut sur ses
+joues, sur ses lèvres, dans ses yeux qu'animait
+un éclair de soleil venu on ne sait
+d'où,&mdash;je veux dire que peut-être, vous
+comprenez bien, peut-être quelqu'un pourrait
+penser à moi aussi... Eh bien! cela me
+fait rire malgré moi.</p>
+
+<p>Pour le coup, Robert laissa échapper la
+reine des prés, qui roula, comme une ombrelle,
+sur la mousse, et tomba dans le
+courant.</p>
+
+<p>&mdash;C'est à cela que vous pensiez? dit-il
+en se reculant, pour s'appuyer au tronc d'un
+arbre, et la voix un peu sourde.</p>
+
+<p>Elle répondit, en montrant ses dents
+blanches, et en le fixant de ses yeux bleus
+étonnés:</p>
+
+<p>&mdash;Mais oui!</p>
+
+<p>&mdash;A propos de rien, comme ça?</p>
+
+<p>&mdash;De rien du tout. Cela me vient surtout
+quand je regarde devant moi, très
+loin.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_60"> 60</a></span>
+&mdash;Ah! très loin, devant vous?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, n'est-ce pas que c'est curieux?</p>
+
+<p>Elle prit un air grave, appuya un coude
+sur un de ses genoux, et, remuant sa jolie
+tête:</p>
+
+<p>&mdash;Voyez-vous, parrain, je songe quelquefois
+au mari que j'épouserai...</p>
+
+<p>&mdash;Alors, vous avez fait votre choix?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! d'une façon très générale! Je voudrais
+épouser quelqu'un qui aurait été malheureux!</p>
+
+<p>&mdash;Ça se rencontre aisément, Thérèse.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, quelqu'un de jeune, qui aurait
+souffert.</p>
+
+<p>&mdash;Même jeune, cela peut se trouver, mon
+enfant: seulement, je ne comprends pas.</p>
+
+<p>Elle hésita un instant, leva les yeux vers
+les chênes.</p>
+
+<p>&mdash;Pour le consoler, dit-elle.</p>
+
+<p>Et cela fut dit avec tant de naïveté, tant
+de tendresse voilée, que le pauvre Robert
+sentit la morsure d'une larme au coin de
+<span class="pagenum"><a id="Page_61"> 61</a></span>
+ses paupières. Il eut envie de s'écrier: «Si
+vous avez soif de consoler, Thérèse, ne cherchez
+pas au loin, comprenez, restez pour
+nous trois, chassez les rêves qui, déjà, si
+petite, vous éloignent! Ayez pitié de nous,
+ne songez plus!» Mais il eut peur de paraître
+égoïste, peur aussi de l'inconnu qui
+se révélait à lui. O mystère d'une âme!
+N'allait-il point la froisser, la repousser,
+lorsqu'elle s'ouvrait si ingénument? Fallait-il
+lui laisser voir toute l'appréhension
+qu'un mot pareil jetait en lui? Non pas
+cela, surtout pas cela. L'esprit de Thérèse
+eût travaillé sur cette crainte. Mieux valait
+prendre la chose légèrement, comme une
+boutade sans conséquence, essayer de rire.
+Et il essaya, et rien ne lui vint aux lèvres
+que ce mot qu'il ne voulait pas dire: «Restez,
+restez!» Alors il se baissa, faisant
+mine de ramasser sa canne devant lui, et
+resta courbé un peu plus de temps qu'il
+n'était nécessaire, le temps de composer ses
+<span class="pagenum"><a id="Page_62"> 62</a></span>
+traits. Quand il sentit s'effacer les deux sillons
+qui s'étaient tout à coup creusés aux
+coins de sa bouche:</p>
+
+<p>&mdash;Ma petite Thérèse, dit-il, nous ferions
+bien de partir. Je crois que vous voulez
+rentrer par le faubourg?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, répondit-elle distraitement, pour
+mes roses.</p>
+
+<p>Il s'était levé en parlant, et, à demi
+détourné, tirait ses manchettes avec un soin
+qui devait cacher un reste d'émotion. Thérèse
+ne le remarqua pas. Elle se redressa
+paresseusement, et fixa une fois encore l'horizon
+là-bas, où le nuage immobile dormait,
+tout fulgurant de lumière, au-dessus des
+collines mauves. Il fallut que Robert répétât:</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, Thérèse, venez-vous?</p>
+
+<p>Ils sortirent de la futaie, côte à côte, et
+prirent un autre chemin, qui ramenait en
+demi-cercle à la ville, et aboutissait bien au
+delà des Pépinières, vers le milieu du faubourg.
+Thérèse, déjà reposée, rieuse comme
+<span class="pagenum"><a id="Page_63"> 63</a></span>
+auparavant, multipliait et variait les questions,
+tentait les mêmes sujets qui, tout à
+l'heure, avaient intéressé Robert: lui ne répondait
+pas toujours, et, quand il le faisait,
+c'était d'un mot, avec effort.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'avez-vous donc? demanda-t-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Un peu de fatigue, mignonne, cela
+passera.</p>
+
+<p>Hélas! il avait bien autre chose qu'un peu
+de lassitude: son ciel intérieur troublé,
+l'inquiétude de la veille maintenant fixée
+dans l'âme, il avait peur de la vie. Et celle
+qui avait causé le mal ne s'en doutait pas.
+Elle tâchait d'être aimable et vivante pour
+deux. Aucune autre idée ne semblait plus
+l'occuper. Son rôle de consolatrice, son rêve
+sentimental de tout à l'heure, elle n'y pensait
+plus. C'était Robert qui songeait à cela,
+maintenant, et qui se disait: «Il y a là des
+signes manifestes... J'espère qu'il n'est pas
+trop tard, non, mais il est grand temps,
+grand temps!»</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_64"> 64</a></span>
+Ce qui le tourmentait le plus, c'est qu'il
+commençait à douter de l'efficacité des
+moyens qu'il emploierait: attentions, lectures,
+tendresses d'ami, qu'était-ce à côté
+des visions qui passent au-dessus de l'horizon
+bleu, quand on regarde devant soi, bien
+loin?</p>
+
+<p>Quand ils furent arrivés au point culminant
+du chemin, avant de descendre la dernière
+pente qui, à cent mètres de là, entrait
+dans la banlieue, Thérèse ralentit le pas, et
+releva son ombrelle pour mieux voir. C'était
+un paysage assez médiocre et banal, aux
+jours d'hiver, mais transfiguré à cette heure
+dans la gloire du grand soleil: une campagne
+coupée de jardins, plate et cultivée,
+sans une rivière, sans un arbre, et autour
+la ville, comme une découpure sans profondeur,
+comme une dentelle inégale, d'un
+blanc bleuâtre, avec des fumées d'usines
+traînantes, et tellement criblée de lumière
+que le sommet des tours, des clochers, les
+<span class="pagenum"><a id="Page_65"> 65</a></span>
+parties hautes des toits, semblaient à demi
+fondus dans l'air.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce étincelant! dit Thérèse.</p>
+
+<p>M. de Kérédol prit son lorgnon, et jeta
+un regard rapide, lui aussi, de ce côté. Mais
+avec quelle disposition différente d'esprit!
+Sous ses paupières, bridées par l'éclat du
+jour, ce fut une sorte de défi qui passa, une
+pensée de colère contre cette ville d'où sortirait
+peut-être le danger qui menacerait son
+bonheur, qui détruirait le repos du logis
+couché là-bas derrière eux, dans la verdure
+de ses grands arbres.</p>
+
+<p>Thérèse et lui continuèrent à marcher,
+presque sans rien se dire, jusqu'à une maison
+du faubourg, pauvre et basse, où l'on
+accédait par un corridor voûté, commun avec
+la maison voisine. Robert s'arrêta.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous attends, fit-il.</p>
+
+<p>La jeune fille était déjà entrée dans le
+couloir, et frappait à la porte d'une chambre
+à gauche. Là demeurait M. Malestroit, charpentier
+<span class="pagenum"><a id="Page_66"> 66</a></span>
+en bateaux, tandis qu'en face, ainsi
+que l'indiquait un écriteau de bois blanc
+fleuri d'osier tressé, habitait M. Colibry,
+vannier. Ne recevant pas de réponse, car la
+mère était sans doute en course dans le
+quartier, Thérèse traversa le corridor dans
+toute sa longueur, et déboucha au grand
+soleil, dans le jardin où elle entendait des
+voix.</p>
+
+<p>C'étaient les cinq enfants du charpentier
+qui jouaient, assis en rond, têtes nues,
+sur un tas de sable: Jean, Yvonnette,
+Germain, Gustave et Pascal. Elle les connaissait
+bien; l'aîné même, un gamin de
+douze ans, était son filleul. Et comme elle
+aimait les enfants, Thérèse, une minute,
+observa ceux-là. Ils ne la voyaient pas.</p>
+
+<p>&mdash;Je propose de jouer à Adam et Ève,
+dit l'aîné, en levant sa figure espiègle et
+rousselée. Moi, je ferai Adam. Toi, Yvonnette,
+tu seras Ève. L'ange pour les chasser
+du Paradis, c'est Gustave.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_67"> 67</a></span>
+&mdash;Non, non, dit Germain, je suis plus
+fort! C'est moi!</p>
+
+<p>Mais la petite secouait ses boucles blondes.</p>
+
+<p>&mdash;Tu ne veux pas, Yvonnette?</p>
+
+<p>&mdash;Non.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi donc, mademoiselle?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, pourquoi, pourquoi?</p>
+
+<p>Tous les frères étaient de l'avis du chef.
+Mais Yvonnette continuait à secouer la tête.
+Elle était près de pleurer. Jean devina
+qu'elle devait avoir une raison grave pour
+ne pas faire Ève.</p>
+
+<p>&mdash;Autre chose, alors, dit-il.</p>
+
+<p>Et, sans plus d'explication, saisissant un
+rameau encore orné de deux ou trois feuilles,
+il le posa au-dessus de la tête de Pascal, qui
+riait déjà d'être regardé par ses frères, et l'y
+maintint une seconde.</p>
+
+<p>&mdash;Deux sous? demanda-t-il.</p>
+
+<p>Et ils se mirent à rire tous ensemble, de
+si bon c&oelig;ur que leur gaieté gagna Thérèse;
+ils riaient, les mains trempées dans le sable
+<span class="pagenum"><a id="Page_68"> 68</a></span>
+qu'ils jetaient en l'air pour mieux marquer
+l'exubérance de leur joie. Et le rameau passa
+sur la tête de Gustave, puis sur celle d'Yvonnette,
+et ce furent de nouvelles demandes
+d'argent, et des fusées de notes claires qui
+n'avaient de sens que pour ces petits.</p>
+
+<p>&mdash;Que peut-il bien leur vendre? se dit
+Thérèse.</p>
+
+<p>Elle avança de deux ou trois pas dans le
+pauvre terrain, tout resserré entre ses palissades
+noires.</p>
+
+<p>&mdash;Que vends-tu là? demanda-t-elle.</p>
+
+<p>Cinq paires d'yeux flambants, effarés, se
+retournèrent vers elle, et aussitôt se baissèrent
+ensemble vers le tas de sable qui crépitait
+sous le soleil. Les cinq petits Malestroit
+se poussaient le coude, pour s'engager
+à répondre. Ce fut Jean, naturellement, qui
+prit la parole, et, encore confus, glissant les
+yeux jusqu'au bas de la robe de Thérèse,
+très drôle, dit à demi-voix:</p>
+
+<p>&mdash;Je vends de l'ombre!</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_69"> 69</a></span>
+Puis, il se leva, et, tandis que les quatre
+autres, décontenancés, privés de leur chef,
+s'enfuyaient jusqu'à la palissade, il s'approcha
+de Thérèse, tenant encore son rameau,
+et penchant sa petite tête ronde, aux
+cheveux ras, que le soleil dorait par places.</p>
+
+<p>&mdash;Tu veux bien me faire une commission,
+mon filleul? dit Thérèse en se baissant
+pour l'embrasser.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mademoiselle, dit Jean qui tendit
+un peu le front.</p>
+
+<p>&mdash;Tu vas venir à la maison, tout à
+l'heure.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mademoiselle.</p>
+
+<p>&mdash;Tu prendras deux grands paniers de
+roses qu'on te donnera, un dans chaque
+main. Tu ne les renverseras pas?</p>
+
+<p>&mdash;Non, mademoiselle.</p>
+
+<p>&mdash;Et tu les apporteras à l'église, dans la
+chapelle de la sainte Vierge, où tu sers la
+messe.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mademoiselle.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_70"> 70</a></span>
+Elle passa la main sur la joue de l'enfant.</p>
+
+<p>&mdash;Au revoir, mon Jean!</p>
+
+<p>Lui, la voyant s'en aller, se redressa tout
+à fait. Et quand Thérèse fut sur le point de
+disparaître, tout rassuré, l'&oelig;il vivant, bien
+ouvert, se disant qu'après tout cette jeune
+fille était une amie, il cria, de sa voix
+claire:</p>
+
+<p>&mdash;Bonsoir, mademoiselle!</p>
+
+<p>Thérèse se retourna, et vit qu'il était debout,
+la main levée, fier de lui, et que, dans
+le fond, là-bas, quatre petits sarraux bleus
+faisaient la révérence.</p>
+
+<p>Dix minutes plus tard, la jeune fille ouvrait
+la porte du logis des Pépinières, et
+s'élançait vers sa mère qui la guettait, inquiète
+déjà, au coin de la maison, et Robert
+qui la suivait, la main droite à demi gantée,
+retrouvant sa belle humeur pour que madame
+Maldonne ne pût se douter de rien,
+refoulant en lui-même ce qui lui restait
+d'inquiétude et d'ennui, disait:</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_71"> 71</a></span>
+&mdash;Une promenade charmante, Geneviève,
+charmante!</p>
+
+<p>&mdash;Je viens de voir le petit Malestroit,
+reprit Thérèse en enlevant l'épingle de son
+chapeau, il avait peur de moi: un amour.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_72"> 72</a></span></p>
+
+<h2>III</h2>
+
+<p>Le déjeuner fut gai, comme de coutume.
+M. Maldonne était satisfait d'un envoi de
+corneilles à pattes rouges, qu'il venait de
+recevoir de Belle-Isle-en-Mer; sa femme
+s'épanouissait au récit que Thérèse faisait
+de l'excursion du matin, et Thérèse, en effet,
+mise en verve, racontait les plus petits incidents
+de la route, taquinait son oncle qui,
+pour un vieil Africain, disait-elle, ne s'était
+pas bravement comporté sous le soleil de
+juillet, et n'omettait qu'un seul détail: la
+<span class="pagenum"><a id="Page_73"> 73</a></span>
+conversation de cinq minutes, dans le bois,
+quand elle regardait l'horizon, et que lui
+cueillait des reines des prés. Robert le
+remarqua.</p>
+
+<p>Quand il se leva de table, M. Maldonne,
+par habitude, donna un coup de brosse à
+son panama, fit le tour du jardin, inspecta
+ses tombes à melons, entra dans le réduit
+où, sur des planches torréfiées par la chaleur,
+des graines séchaient, mêlées à des papillons
+morts, et perdit, en récréations
+utiles du même genre, le commencement de
+l'après-midi. Vers deux heures, il annonça
+l'intention de retourner au musée.</p>
+
+<p>&mdash;Si vous le permettez, dit Thérèse, je
+vous accompagnerai. J'ai promis d'aller faire
+des guirlandes pour l'adoration, qui a lieu
+demain. Vous me laisserez à l'église.</p>
+
+<p>Le père et la fille partirent donc ensemble.
+Au pas nerveux de Maldonne, la distance
+fut vite franchie. Thérèse monta les marches
+du perron de l'église.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_74"> 74</a></span>
+&mdash;A bientôt, ma chérie! Ne te fatigue
+pas trop!</p>
+
+<p>&mdash;Ni vous?</p>
+
+<p>&mdash;Toi surtout!</p>
+
+<p>Il se retournait en marchant, pour la regarder.
+Thérèse entra dans la vaste nef qui
+retentissait du bruit des marteaux, des scies
+rognant les planches et des commandements
+du vicaire alignant par tailles, aux deux
+côtés de l'autel majeur, des pots de lauriers-roses
+et des branches de pin.</p>
+
+<p>Elle fit une courte prière devant la statue
+de la sainte Vierge, constata d'un coup
+d'&oelig;il que les roses avaient bien été apportées
+à l'endroit convenu, et s'apprêtait à
+sortir de son banc, pour aller rejoindre une
+autre jeune fille occupée à ranger dans un
+coin des banderoles de gaze, quand le geste
+d'une femme l'arrêta. C'était une vieille
+domestique retirée dans le faubourg, aux
+environs des Malestroit, et que Thérèse connaissait.
+Elle se hâtait, grosse et courte,
+<span class="pagenum"><a id="Page_75"> 75</a></span>
+bousculant les chaises, son bonnet de travers,
+la bouche à demi ouverte, avec la nouvelle
+d'un malheur dans les yeux.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! mademoiselle, dit-elle en se penchant,
+avant même d'arriver jusqu'à Thérèse,
+vous ne savez donc pas?</p>
+
+<p>&mdash;Quoi donc?</p>
+
+<p>&mdash;Le petit Malestroit!</p>
+
+<p>&mdash;Lequel?</p>
+
+<p>&mdash;Jean, mademoiselle, un enfant si mignon!</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! qu'y a-t-il?</p>
+
+<p>&mdash;Tombé dans le faubourg... Il jouait à
+la toupie... tombé sous les roues d'un camion...
+écrasé!...</p>
+
+<p>&mdash;Ah! dit, Thérèse en portant la main à
+ses yeux pour en chasser l'affreuse vision,
+ce n'est pas possible!... non, il n'est pas
+possible que ce soit lui... il n'y a pas plus
+de deux heures qu'il est venu ici!</p>
+
+<p>&mdash;Hélas! si, mademoiselle, dit la femme
+fondant en larmes, il est mort, le pauvre
+<span class="pagenum"><a id="Page_76"> 76</a></span>
+petit! Je l'ai vu quand on l'a rapporté... sa
+tête saignait là, mademoiselle, à la tempe...
+Il est maintenant sur son lit... Je suis venue
+vous le dire... vous pouvez bien y aller.
+Tout le monde y va dans le quartier...
+C'est joli déjà comme un paradis, chez les
+Malestroit!</p>
+
+<p>Thérèse sortit, sans rien répondre, mais si
+pâle, si haletante, que la vieille femme,
+venue là en messagère, tout émue devant
+cette douleur d'enfant, inquiète même, cherchait
+à rejoindre la jeune fille sur les dalles
+de la nef et répétait:</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, mademoiselle, faut pas se
+tourner le sang comme ça, faut se faire une
+raison... attendez-moi donc!...</p>
+
+<p>Thérèse n'écoutait pas. Elle traversa la
+rue. Les Malestroit demeuraient à cinquante
+pas plus loin. Et elle entra dans la grande
+salle pauvre, à gauche, ouverte à tout venant
+par le deuil.</p>
+
+<p>Il était là, le petit marchand d'ombre. On
+<span class="pagenum"><a id="Page_77"> 77</a></span>
+l'avait couché au milieu de la pièce, sur un
+lit qui devait être celui des parents, la tête
+touchant le mur du fond, soulevée et tournée
+vers l'unique fenêtre en face. Toute la lumière
+semblait se concentrer et se poser sur
+ce visage décoloré, mais charmant encore:
+le front à demi couvert par le bandeau qui
+cachait la blessure, et les mèches d'or inégales
+au-dessus, luisant comme au grand soleil
+du jardin. On eût dit d'un convalescent
+affaibli par un long mal, et qui dort, et qui
+va s'éveiller. Les deux mains de l'innocent,
+les deux mains courtes auxquelles la toupie
+venait d'échapper, pieusement jointes, retenaient
+le chapelet de première communion.
+Le drap tombait jusqu'à terre, un drap blanc
+très fin qui avait dû être prêté, et, à droite
+et à gauche, sur le linge sans pli, ô tendresse
+de l'âme du peuple, ô inspiration
+charmante des pauvres qui s'entr'aiment!
+les frères, les s&oelig;urs, les petits amis du faubourg
+avaient, avec une épingle, attaché des
+<span class="pagenum"><a id="Page_78"> 78</a></span>
+images. De chaque côté, en rangs irréguliers,
+on voyait un saint Jean-Baptiste avec
+son agneau, des anges, de jolies vierges
+bleues et blanches aux yeux levés, un enfant
+Jésus bénissant le monde avec son doigt
+rose et jusqu'à un soldat dont un coup de
+ciseau avait coupé le sabre, un soldat
+d'Epinal qu'on avait dû lui acheter pour sa
+dernière croix. Elle était là aussi, la croix
+d'argent, ornée d'un ruban rouge, sur une
+pelote blanche, au pied du lit, attestant que
+la mort avait pris un des plus sages, un de
+ceux qui promettaient et qu'on citait pour
+modèle à l'école. Pauvre petit! comme tout
+cela, naïvement, racontait sa vie, ses humbles
+journées d'écolier qui ne savait que
+lire, jouer au soldat et prier Dieu!</p>
+
+<p>Thérèse, un instant immobile sur le seuil,
+dans la muette contemplation du chagrin,
+s'avança toute droite vers le lit, sans un regard
+pour les gens assemblés là, et qui l'observaient.
+Elle ne voyait que le petit Jean.
+<span class="pagenum"><a id="Page_79"> 79</a></span>
+Elle vint à lui, elle se pencha doucement, et
+embrassa les pauvres yeux morts de l'enfant
+comme elle n'avait jamais fait, avec
+toute sa pitié, avec toute sa foi, avec toute
+son âme, qui se fondit dans ce baiser. Et
+Thérèse se laissa glisser à genoux, la tête
+sur le drap orné d'images.</p>
+
+<p>Elle demeura ainsi quelque temps, secouée
+par les sanglots auxquels répondaient,
+dans le coin d'ombre de la chambre, là-bas,
+les soupirs étouffés de plusieurs femmes,
+moins jeunes qu'elle, et qui pleuraient depuis
+plus longtemps. Puis elle se leva, et,
+à travers le voile de ses larmes, chercha la
+mère. Elle l'aperçut de l'autre côté du lit,
+près de la muraille. Madame Malestroit,
+toute menue et fanée, était assise sur une
+chaise basse, les mains sur les genoux, serrant
+un mouchoir qu'elle ne portait plus à
+ses yeux taris. Autour d'elle, trois ou quatre
+femmes se tenaient debout, des voisines, qui
+avaient épuisé les courtes consolations des
+<span class="pagenum"><a id="Page_80"> 80</a></span>
+mots, et ne l'assistaient plus que de leur
+présence, tournant seulement la tête, de
+temps en temps, ou murmurant une exclamation
+douloureuse, la même depuis deux
+heures, pour bien montrer qu'elles pensaient
+toujours à la même chose, comme la pauvre
+Malestroit. Une seule personne parlait à demi-voix,
+un vieux monsieur, épais dans sa redingote,
+la face large et rase, et qui disait,
+avec une compassion vraie, retenant sa voix
+pour que sa parole entrât mieux dans cette
+âme meurtrie:</p>
+
+<p>&mdash;Allons, ma petite mère, c'est une
+épreuve... bien rude, oui, bien rude... mais
+n'est-il pas plus heureux là-haut?... Il
+échappe à bien des misères!... Un vrai ange
+qui n'a pas besoin qu'on prie pour lui!...
+Tout le monde l'aimait... moi je l'aimais...
+je l'aimerai toujours, voyez-vous!...</p>
+
+<p>Et ses phrases espacées, prononcées lentement,
+tombaient une à une, comme un
+refrain pour endormir les peines, sur la
+<span class="pagenum"><a id="Page_81"> 81</a></span>
+mère muette et accablée. Thérèse passant
+près de lui, il s'inclina en souriant.</p>
+
+<p>&mdash;Bonjour, monsieur Lofficial, répondit-elle.</p>
+
+<p>Et, passant la main sur les mains de
+madame Malestroit, pour appeler son attention:</p>
+
+<p>&mdash;Ma pauvre femme, dit-elle, puisque
+j'étais sa marraine, j'ai là-bas des fleurs.
+Voulez-vous bien que je les lui donne?</p>
+
+<p>Au son de cette voix connue, la femme du
+charpentier ne bougea pas. Elle murmura
+seulement:</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oui! pour lui, tout ce qu'on
+pourra pour lui!</p>
+
+<p>Thérèse dit quelques mots à l'oreille d'une
+des femmes, qui partit aussitôt. Elle avait eu
+une de ces douces idées de jeune fille dont
+elle était coutumière. Dans le tiroir d'une
+table, elle trouva du fil et des aiguilles, se
+mit à genoux près du lit, et, quand la
+femme fut de retour, apportant les deux
+<span class="pagenum"><a id="Page_82"> 82</a></span>
+paniers de roses, merveilleusement belles et
+variées, destinées à l'église, on vit bien ce
+que Thérèse avait voulu dire. Elle prenait
+les fleurs, les assortissait, les encadrait d'un
+peu de feuillage, et, d'un point de couture,
+les assujettissait au drap. En moins d'un
+quart d'heure, car elle travaillait vite, tout
+un côté du lit fut fleuri de la sorte. La
+couche funèbre du petit Jean prenait un air
+de chapelle en fête. Et Thérèse se réjouissait,
+à chaque feston, d'avoir eu cette pensée.
+Pauvre petit Jean, joueur de toupie, elle ne
+l'avait jamais tant aimé!</p>
+
+<p>Comme elle allait commencer à orner le
+deuxième côté du drap, un jeune homme entra
+dans la chambre. Bien qu'il fût le plus proche
+voisin des Malestroit, le propriétaire du vieil
+hôtel qui couvrait de son ombre leur logis,
+il semblait n'être jamais entré chez eux.
+Debout sur le seuil, un peu courbé à cause
+de sa haute taille, il hésita, cherchant à
+s'orienter parmi les gens qui se trouvaient
+<span class="pagenum"><a id="Page_83"> 83</a></span>
+là. Il aperçut enfin M. Lofficial, traversa la
+salle, et le cercle des femmes s'ouvrit pour
+lui faire place. Le nouvel arrivant se trouva
+en face de madame Malestroit. Il était déjà
+très ému. Quand il vit, au-dessous de lui, la
+mère abîmée dans la douleur, il se sentit vraiment
+malheureux, non pas d'être venu, mais
+de n'avoir aucune consolation à apporter, de
+ne pas savoir comment exprimer sa sympathie
+à ce pauvre être misérable, gêné aussi
+par le silence des gens qui se tenaient autour
+de lui, et qu'il croyait motivé par cette
+visite inattendue. Il mit la main à sa poche,
+se courba, et dit assez bas, intimidé:</p>
+
+<p>&mdash;Madame Malestroit, je suis venu aussi
+quand j'ai su l'affreux malheur. Nous sommes
+voisins si proches...</p>
+
+<p>Et, entre les mains de la femme, il
+glissa une grosse pièce d'argent.</p>
+
+<p>Au contact du métal froid, la mère
+releva la tête. Elle fixa un instant les yeux
+sur le jeune homme, et celui-ci, à travers le
+<span class="pagenum"><a id="Page_84"> 84</a></span>
+feu sombre dont ils étaient pleins, crut discerner
+beaucoup de surprise et un peu de
+fierté blessée. Cependant elle ne le témoigna
+pas, et, par un instinct délicat de son âme
+populaire, elle accepta.</p>
+
+<p>&mdash;Venez-vous, monsieur Claude? dit
+M. Lofficial en se penchant, moi, je sors.</p>
+
+<p>Le jeune homme, content d'être ainsi tiré
+d'embarras, suivit M. Lofficial. Il fallait
+passer devant le lit de l'enfant. M. Lofficial
+s'arrêta au pied, et s'inclina. Ses lèvres remuèrent.
+Thérèse, agenouillée, se redressa,
+et cambra sa taille. Et Claude, qui n'avait
+pas aperçu la jeune fille en entrant, la découvrit
+tout à coup.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur Lofficial, dit-elle, je n'aurai
+pas assez de roses. Pourriez-vous faire prévenir
+mon parrain?</p>
+
+<p>&mdash;Très bien, chère demoiselle, j'y vais!
+repartit le bonhomme en dodelinant sa tête
+blanche.</p>
+
+<p>&mdash;Pas vous-même, je suppose?</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_85"> 85</a></span>
+&mdash;Au contraire, moi-même... C'est bien,
+ce que vous faites là.</p>
+
+<p>Elle ne répondit pas directement.</p>
+
+<p>&mdash;Je les avais cueillies pour l'adoration,
+fit-elle, et vous voyez!...</p>
+
+<p>Elle tourna vers le petit mort, d'un mouvement
+plein de grâce, son visage rose où
+errait un souvenir navré. Et ce sourire mêlait
+je ne sais quoi de maternel à son doux air
+de vierge.</p>
+
+<p>&mdash;Pauvre petit ami! dit-elle.</p>
+
+<p>Son âme était dans ces trois mots. Claude
+remarqua que Thérèse était jeune, jolie,
+vêtue de gris, et que la pitié la faisait
+exquise.</p>
+
+<p>Il passa outre. Thérèse ne sembla pas le
+voir.</p>
+
+<p>A peine dans la rue, M. Lofficial se détourna.
+Sa face, pleine et ronde, n'offrait
+plus qu'une trace légère d'émotion.</p>
+
+<p>&mdash;Mon jeune ami, dit-il, l'aumône était
+peut-être inutile. Mais, pour la visite, vous
+<span class="pagenum"><a id="Page_86"> 86</a></span>
+avez eu raison de la faire. Si proche voisin!
+Des gens si éprouvés!</p>
+
+<p>Il prit Claude par un bouton de la
+jaquette.</p>
+
+<p>&mdash;Et comme c'est touchant! ajouta-t-il. Ils
+se sont mis vingt familles de pauvres peut-être,
+pour orner le lit de ce petit de douze
+ans! Le drap est à l'un, la taie d'oreiller à
+l'autre, les images sont à tout le monde. Ah!
+la générosité, monsieur Claude, vertu des
+pauvres!</p>
+
+<p>&mdash;Cependant, balbutia Claude, encore très
+troublé de ce qu'il avait vu, il me semble
+que vous avez donné l'exemple...</p>
+
+<p>&mdash;Mais non, mais non. Ils étaient là
+avant moi. Et vous n'avez pas tout observé!
+Venez... doucement, je vous prie, doucement...</p>
+
+<p>Il attira Claude jusqu'à la fenêtre voisine,
+celle des Colibry. Madame Colibry, qui n'avait
+plus d'enfants chez elle, depuis plusieurs
+années, avait offert l'hospitalité aux trois
+<span class="pagenum"><a id="Page_87"> 87</a></span>
+derniers des Malestroit, qui jouaient bruyamment
+autour d'elle, sans souci du frère
+mort. La chambre de la vieille, si proprette
+d'ordinaire, était mise au pillage. Et plus
+loin, dans le jardin qu'on apercevait par
+une seconde fenêtre en face, Yvonnette devenue
+l'aînée, immobile et courbée sur elle-même,
+comme une enfant qui a beaucoup
+pleuré, causait avec le vannier.</p>
+
+<p>&mdash;Ne trouvez-vous pas cela admirable?
+demanda M. Lofficial, en ramenant Claude
+sur ses pas. Allez! allez! jeune homme, le
+peuple est notre maître en charité.</p>
+
+<p>Il s'arrêta bientôt, devant l'hôtel de Claude.</p>
+
+<p>&mdash;Enchanté, mon voisin, dit-il, d'avoir
+eu le plaisir de causer avec vous! Cela ne
+m'arrive pas bien souvent.</p>
+
+<p>&mdash;En effet, murmura Claude, les occasions...</p>
+
+<p>&mdash;Penser que nous demeurons porte à
+porte, et que je suis presque un inconnu
+pour vous! J'avais l'honneur de voir souvent
+<span class="pagenum"><a id="Page_88"> 88</a></span>
+madame votre mère, autrefois. Mais
+voilà: c'était une autre génération. Je suis
+trop vieux.</p>
+
+<p>&mdash;Par exemple! Je vous assure, monsieur,
+que j'ai eu plus d'un regret à votre
+endroit.</p>
+
+<p>&mdash;Vraiment? dit M. Lofficial en lui
+tendant la main. Eh bien! un autre jour,
+quand l'idée vous viendra d'entrer chez moi,
+j'en serai ravi. Si vieux qu'on soit, on a
+toujours un coin de jeunesse dans le c&oelig;ur,
+voyez-vous. Pour le moment, j'ai à m'acquitter
+de la commission de mademoiselle
+Thérèse, c'est sacré... A l'honneur!</p>
+
+<p>Il souleva prestement le bord de son chapeau,
+et s'éloigna, dans la direction de la
+banlieue.</p>
+
+<p>Claude examina un instant, avec la curiosité
+de l'explorateur qui vient de faire
+une découverte, la brosse rude et fournie
+qui cernait d'un tour blanc la coiffe du
+haute forme, et le col trop large de la redingote,
+<span class="pagenum"><a id="Page_89"> 89</a></span>
+montant et descendant en mesure
+sur le cou sanguin du bonhomme.</p>
+
+<p>Puis il rentra chez lui.</p>
+
+<p>Il habitait dans le faubourg, entre la maison
+blanche de M. Lofficial, à gauche, et
+les deux réduits très humbles des Malestroit
+et des Colibry, à droite, un vieil hôtel isolé
+sans doute autrefois, retraite de quelque
+magistrat pacifique, lentement rejointe et
+enveloppée par les constructions nouvelles.
+Habiter n'est pas cependant tout à fait exact.
+Claude Revel passait huit mois sur douze à
+la campagne, dans le domaine dont la mort
+prématurée de ses parents l'avait laissé
+maître, et, sauf en hiver, ne faisait à la ville
+que de rares apparitions. C'était un grand
+jeune homme de vingt-sept ans, brun de
+cheveux et brun de visage, qui eût ressemblé
+à plusieurs de ses aïeux, propriétaires,
+avant lui, de la terre de la Coudraie, s'il
+n'avait eu dans toute sa personne, dans sa
+tenue un peu sanglée, dans le froncement
+<span class="pagenum"><a id="Page_90"> 90</a></span>
+fréquent de ses sourcils, dans ses moustaches
+retombantes à la gauloise, un léger
+accent ou un souvenir, si l'on veut, d'officier
+de réserve. La note est assez fréquente aujourd'hui.
+Mais s'il venait à sourire, à parler,
+ou seulement à saluer un ami, tout ce
+masque tombait: les sourcils détendus laissaient
+mieux voir deux yeux verts, bons et
+lumineux, et, sous les moustaches farouches,
+la bouche apparaissait, nullement railleuse
+et nullement dure. On devinait alors, sous
+l'écorce empruntée, ce qu'il était en réalité:
+un c&oelig;ur excellent et une imagination ordinaire,
+auxquels s'ajoutait, par un effet de
+nature ou bien de solitude, une petite pointe
+d'humour et d'observation.</p>
+
+<p>En ce moment, tout occupé de ce qui venait
+de lui arriver,&mdash;car la moindre émotion
+faisait événement dans sa vie calme,&mdash;il
+ne songea pas même à monter dans ses
+appartements, et, accrochant son chapeau à
+un bois de cerf, il s'assit sur le divan du vestibule,
+<span class="pagenum"><a id="Page_91"> 91</a></span>
+au fond de la cage de l'escalier, en
+face du poêle en faïence, croisa les jambes,
+et alluma un cigare.</p>
+
+<p>Sa pensée suivit d'abord M. Lofficial. Depuis
+sa petite enfance, Claude se rappelait à
+peine avoir causé deux ou trois fois avec
+lui. Le peu qu'il en savait datait des années
+déjà lointaines où, dans son imagination
+épeurée, ce voisin jouait des rôles
+d'ogre. On prétendait que M. Lofficial avait
+été pharmacien. Mais le bonhomme était le
+seul à en être bien sûr, car, au temps même
+de son commerce, on le rencontrait toujours,
+paraît-il, sous les arbres de la promenade,
+heureux, placide, étonnamment renseigné
+sur toutes les histoires locales et causeur de
+carrière. Sa plus grosse affaire, en tout cas,
+ne durait plus que trois semaines à présent,
+et c'étaient ses vendanges, qu'il conduisait
+lui-même, qu'il surveillait avec une volupté
+de propriétaire et de gourmet, levé dès
+quatre heures, haut et droit tout le jour
+<span class="pagenum"><a id="Page_92"> 92</a></span>
+parmi les vignerons courbés, et, le soir,
+assis au milieu des ouvriers qui «tournaient
+la mariée», grisé par les effluves
+du moût, donnant le ton des devis joyeux
+et des chansons, qui ne cessaient pas plus
+que le ruissellement clairet du pressoir. Les
+quarante-neuf autres semaines de l'année, il
+menait une existence assez mystérieuse. Sa
+maison, presque toujours close du côté de la
+rue, était silencieuse comme un couvent. Le
+matin, il y venait quelques personnes,
+hommes et femmes, pauvres gens pour la
+plupart. L'après-midi, M. Lofficial sortait.
+Claude n'en savait pas davantage.</p>
+
+<p>Il songea donc à son voisin, mais pas
+longtemps. Une autre image vint l'en distraire,
+celle de la jolie inconnue agenouillée
+près du lit de l'enfant. Elle lui apparaissait
+très nette et très plaisante. Insensiblement
+même, elle se dégagea de l'appareil de deuil
+qui l'enveloppait. Ce ne fut plus qu'une
+jeune fille très jeune, avec un panier de
+<span class="pagenum"><a id="Page_93"> 93</a></span>
+roses près d'elle, et des yeux levés pleins de
+pitié. Mademoiselle Thérèse? Comment ne
+l'avait-il jamais vue, lui qui connaissait,&mdash;comme
+on connaît l'armorial,&mdash;à la couleur
+de leur chapeau, de leur robe, ou de
+leurs rubans, toutes les héritières de la ville?</p>
+
+<p>Il en était si bien occupé, que le signal du
+dîner,&mdash;un coup de timbre qui résonnait
+à l'infini le long des rampes de bois de l'escalier,&mdash;ni
+l'entrée dans la salle à manger
+glaciale, ni la silhouette immobile de Justine
+attendant, au même endroit traditionnel
+de l'appartement, que son maître eût
+achevé le premier service, ne modifièrent le
+cours de ses pensées. Il eut de vagues sourires,
+qu'on eût pu croire adressés aux éclats
+d'un bouchon de carafe traversé d'un rayon
+de jour, ou à la fumée qui montait en spirale
+de la soupière pour se perdre dans la
+mousseline de la suspension. Et quand Justine
+s'approcha, maigre et digne, une assiette
+à la main:</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_94"> 94</a></span>
+&mdash;Justine, demanda-t-il, est-ce que les
+Malestroit ont des parents riches?</p>
+
+<p>&mdash;Tout ce qu'ils sont de Malestroit, répondit-elle,
+c'est riche à peu près comme
+moi, qui n'ai rien... M. Claude y a donc
+été?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, Justine, et j'ai remarqué là une
+jeune fille. Tu ne sais pas son nom?</p>
+
+<p>La vieille servante, qui avait toujours eu,
+pour la vertu de son jeune maître, une sollicitude
+un peu farouche, le regarda d'un
+air défiant.</p>
+
+<p>&mdash;Blonde, continua-t-il avec du rouge à
+son chapeau. Tu ne sais pas?</p>
+
+<p>&mdash;S'il fallait connaître à présent toutes
+les jeunesses qui courent les rues! fit-elle,
+avec un mouvement d'humeur, en changeant
+l'assiette de Claude.</p>
+
+<p>&mdash;Mais elle ne courait pas, celle-là, Justine:
+elle attachait des piquets de roses et de
+feuillage aux draps du petit Jean. M. Lofficial
+lui a parlé!...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_95"> 95</a></span>
+&mdash;Ça sera peut-être une demoiselle du
+bureau de bienfaisance! grommela Justine.</p>
+
+<p>Elle emporta la soupière, leva les yeux
+vers le portrait de son ancienne maîtresse, ce
+qui était sa façon de les lever au ciel, et s'en
+alla, d'un pas glissant, vers son royaume.</p>
+
+<p>«Ma pauvre Justine, songea Claude, je n'ai
+jamais si bien saisi ton complet défaut de
+poésie et de sentimentalité. Tu es fermée à
+l'idéal, bien que tu aies le c&oelig;ur tendre.
+Non, cette jeune fille n'est pas venue là au
+nom d'une administration! Elle a été conduite
+par sa piété et par sa pitié, peut-être
+aussi par le souvenir de quelque ancienne
+charité faite aux parents. Rien n'attache
+comme d'avoir donné. Elle était aimable,
+cette enfant. La douceur de ces yeux qui
+ne m'ont pas regardé, et de cette voix qui
+ne m'a pas parlé, m'est demeurée présente.
+Je demanderai à M. Lofficial...»</p>
+
+<p>Comme il achevait ce monologue, Justine
+rentra. Elle avait deux mouvements, en
+<span class="pagenum"><a id="Page_96"> 96</a></span>
+toute occasion, dont le premier était hargneux,
+et le second repentant et attendri.
+Elle revint donc, posa quelque chose sur
+la table, et dit:</p>
+
+<p>&mdash;Après ça, votre demoiselle, cela pourrait
+bien être mademoiselle Thérèse Maldonne,
+une petite dont le père empaille
+pour le musée. Je me rappelle qu'elle a
+été marraine chez les Malestroit, après que
+M. Lofficial a eu passé par là. Car, vous
+savez, ça n'a pas toujours été droit dans
+la maison. Enfin, suffit. Il ne faut pas
+dire du mal des gens.</p>
+
+<p>Claude n'insista pas, malgré le mystère
+qui enveloppait les révélations de Justine.
+En poussant plus loin ses questions, il eût
+éveillé les soupçons de la vieille servante,
+dont il avait, en bon célibataire, une certaine
+crainte révérencielle.</p>
+
+<p>Après le dîner, au lieu de sortir, comme
+il avait coutume de le faire, il monta dans
+sa chambre, qui ouvrait sur les jardins. Il
+<span class="pagenum"><a id="Page_97"> 97</a></span>
+n'éprouvait aucun besoin de marche ou de
+distraction. Quelque chose d'ému subsistait
+en lui, et l'attrait aussi de ce monde des
+petites gens, de la misère, de la mort même,
+qu'il avait côtoyé longtemps sans le voir, et
+qui s'était révélé à lui, tout à coup, il ne
+savait comment. Quelle force l'avait conduit
+là, chez ces voisins en deuil?</p>
+
+<p>Il se mit à regarder par la fenêtre, vers
+la droite, les deux bandes de terre bien
+étroites, accolées à sa large cour pavée. La
+plus proche était celle des Malestroit, pillée,
+pelée par le pied des enfants, sauf un angle,
+tout au fond, où poussait une gerbe de chrysanthèmes
+autour d'un pigeonnier. La mère
+avait le goût de cette verdure pâle, qui s'étoilait,
+en automne, de grandes fleurs brunes.
+On la voyait souvent, à pareille heure,
+traverser le jardin, menue et encore un peu
+jolie, avec un pichet d'eau qu'elle portait à
+ses chrysanthèmes, tandis que son mari se
+promenait, athlétique et rude, en fumant.
+<span class="pagenum"><a id="Page_98"> 98</a></span>
+Ils s'étaient aimés, paraît-il. On racontait que
+Malestroit l'avait enlevée, quand il revint de
+son tour de France, bronzé comme un Catalan,
+et superbe comme un jeune dieu. Et
+c'était cela sans doute qu'avait voulu dire
+Justine. Pauvres gens! Ce soir, ils ne sont
+pas sortis. La maison est close. Une lame
+mince de lumière, glissant par la fente de
+leur porte, se mêle à la lueur de la lune
+montante. Au delà, personne non plus, derrière
+la palissade. C'est le domaine du vannier,
+tout vert et frais, celui-là, ombragé
+d'un peuplier à larges feuilles et rempli de
+bottes d'osier, debout et serrées les unes
+contre les autres, la pointe encore duvetée,
+et qui lui donnent un certain air de forêt.
+Tout le jour, hiver comme été, c'est là que
+travaille Colibry, un vieux très maigre, assis
+au pied de l'arbre, près de la cuve où trempent
+des baguettes blanches. Quant aux maisons,
+elles sont toutes deux pareilles, bien
+basses, ouvrant sur le faubourg, avec un toit
+<span class="pagenum"><a id="Page_99"> 99</a></span>
+long du côté du jardin, un de ces toits sur
+lesquels la pluie s'égoutte des demi-journées,
+et qu'affectionnent les pigeons, dont il
+y a des volées de part et d'autre... Les pigeons
+sont même la cause de querelles fréquentes
+entre le vannier et le charpentier en
+bateaux. Comment voulez-vous que les pigeons
+de Malestroit n'aillent pas quelquefois
+manger le grain avec ceux de Colibry? Ils
+vivent sans cesse vis-à-vis les uns des autres.
+Le pigeonnier des uns, posé sur une perche,
+au bout du jardin de Malestroit, regarde
+précisément les deux boîtes pendues au-dessus
+de la porte de Colibry. Entre eux,
+compterait-on dix coups d'aile? Ce ne sont
+pas les reproches de leurs maîtres qui empêcheront
+les affinités naturelles de se manifester,
+ni le superbe culbutant du charpentier
+de courtiser la fine pigeonne bizet
+du tresseur d'osier. Et, parfois, on entend
+des phrases terribles: «C'est encore vous qui
+attirez mon culbutant, monsieur Colibry?
+<span class="pagenum"><a id="Page_100"> 100</a></span>
+Je lui tordrai le cou, à votre bizette!» Dieu
+sait que le pauvre Colibry est absolument
+innocent dans l'affaire, mais il a peur de
+son ombre. Il ne se défend pas, et, quand il
+voit que les choses se gâtent, il disparaît
+derrière son taillis... Pas de dispute, ce soir.
+Le deuil a mis entre eux sa paix profonde.
+La petite Yvonnette doit dormir auprès de
+la mère Colibry. Il fait tout nuit.</p>
+
+<p>Claude regardait. Il se rappelait ces détails
+et d'autres qui, lentement, dans sa
+pensée, chantaient un refrain triste. Cela
+ressemblait aux sons de flûte, sortis on ne
+sait d'où, qui suivent le voyageur dans les
+nuits tièdes. Et, la curiosité aidant, il voulut
+retourner un instant chez les Malestroit.</p>
+
+<p>Il s'arrêta, sans entrer, sur le seuil de la
+porte que le continuel pélerinage des gens
+du quartier avait tenue ouverte. Deux flambeaux,
+sur deux chaises de jonc, brûlaient à
+gauche et à droite du petit Jean. Le visage
+de l'enfant, plus pâle encore, demeurait
+<span class="pagenum"><a id="Page_101"> 101</a></span>
+doux et calme. Dans l'ombre, un berceau
+où dormait, sans souci de la mort, le dernier
+né de la famille. Dans l'ombre aussi,
+formant des groupes à peine distincts, cernés
+de lumière douteuse, des parents, des amis,
+accourus après la journée de travail, la mère
+abîmée sur l'épaule de madame Colibry, et
+puis, dans la lumière des cierges, près du
+lit, le père, colossal, debout, les yeux fixés
+sur ce drap blanc d'où sortait la tête menue
+de son fils. De vagues étincelles d'or et
+d'argent bruni s'échappaient de la croix et
+des images piquées sur le linge. Les guirlandes
+de fleurs luisaient plus vaguement
+encore, et mêlaient leur parfum à l'odeur
+de la cire brûlée. Un recueillement sacré, le
+respect effrayé du mystère, la fascination de
+ce visage de douze ans, que tous ils contemplaient,
+les témoignages multipliés d'attentions
+populaires et naïves emplissaient cette
+chambre d'une atmosphère pénétrante.</p>
+
+<p>Mais Thérèse n'était plus là.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_102"> 102</a></span></p>
+
+<h2>IV</h2>
+
+<p>Claude habitait de nouveau la Coudraie
+depuis trois semaines. Les affaires lentes et
+absorbantes de la campagne, la rentrée des
+blés et des avoines, la promenade, quelques
+visites aux voisins, l'occupaient suffisamment.
+Il n'avait pas le temps de rêver. Si l'image
+de Thérèse lui était apparue, c'était rapidement,
+sans qu'il eût le loisir d'y arrêter son
+esprit. Elle ne lui avait pas semblé d'un autre
+ordre que le souvenir d'un coin de forêt,
+de la frondaison retombante d'un groupe
+<span class="pagenum"><a id="Page_103"> 103</a></span>
+d'arbres ou d'une pente verte au bord d'une
+source. Il n'en avait retenu qu'une impression
+fugitive d'ombre et de fraîcheur. Rien
+de plus. Mais il faut compter avec les heures
+d'inaction.</p>
+
+<p>Une après-midi que tout se taisait, et faisait
+la sieste autour de lui, les gens des
+fermes, les b&oelig;ufs essoufflés de chaleur cherchant
+l'abri des haies, les oiseaux dont aucun
+ne se risquait à travers l'espace, les
+feuilles même, ternies par le grand soleil
+qui buvait la sève, il lisait devant sa fenêtre
+ouverte. S'il ne somnolait pas, il se sentait
+cependant l'âme plus molle que de coutume.
+Tout à coup, sur l'acacia, en face, un écureuil
+surgit. Accroupi sur une maîtresse
+branche, les oreilles droites et terminées par
+une flamme de poils roux, il regardait.
+Claude fit de même, et, presque en même
+temps, la pensée de Thérèse s'offrit à lui.</p>
+
+<p>«Si je tuais l'écureuil, se dit-il, j'aurais
+un prétexte pour entrer chez M. Maldonne.
+<span class="pagenum"><a id="Page_104"> 104</a></span>
+Avec un peu de bonheur, je rencontrerais
+mademoiselle Thérèse. Je verrais au moins
+la maison qu'elle habite, le milieu où elle
+vit, quelque chose de plus que ce que je
+connais d'elle. Pourquoi pas?»</p>
+
+<p>La tentation devint si forte que le jeune
+homme étendit la main, et saisit au crochet
+d'un portemanteau une carabine, avec laquelle,
+au temps des vendanges, il abattait
+des grives de vigne. Il appuya l'arme sur
+l'assise de la fenêtre. L'écureuil tourna sa
+tête fûtée, comme pour fuir. Claude pressa la
+détente, et se redressa aussitôt. De la jolie
+bête de tout à l'heure, il ne restait qu'un
+paquet de poils, pendu par les pattes de
+derrière à la branche de l'acacia. En trois
+bonds, poussé par l'ivresse d'un coup heureux,
+comme un chasseur de quinze ans, le
+jeune homme fut au pied de l'arbre. Le sang
+coulait de la blessure, à gouttes rouges et
+lentes, roulait sur le cou, perlait au bout
+de l'oreille, agitée à chaque fois d'un frisson,
+<span class="pagenum"><a id="Page_105"> 105</a></span>
+et tombait sur l'herbe en taches que buvait
+la terre. Claude se trouvait affreusement
+cruel. Une pitié, comme une souffrance humaine
+aurait pu la faire naître, s'emparait
+de son esprit. Les pattes qui retenaient l'animal,
+tremblantes d'un spasme de mort,
+se desserraient par degrés, et, tout à coup,
+ressaisissaient la branche. Et les petits ongles
+blancs criaient sur l'écorce. Ils lâchèrent
+enfin.</p>
+
+<p>La bête enveloppée dans un journal,
+Claude eut bientôt fait d'oublier le meurtre.
+Il pressentait une aventure. Laquelle? Comment
+la nouer? Parlerait-il à M. Maldonne?
+Quelle sorte d'homme découvrirait-il en
+lui? Arriverait-il jusqu'à Thérèse? S'il parvenait
+à la revoir, quelle impression lui
+ferait cette jeune fille, dans un cadre tout
+différent de celui où elle lui était apparue?
+Son imagination n'allait pas au delà de ce
+point. Il lui suffisait, pour secouer la monotonie
+de l'heure présente, de ce très simple
+<span class="pagenum"><a id="Page_106"> 106</a></span>
+et très innocent projet: se faire présenter à
+une enfant encore mystérieuse et qui lui
+avait plu.</p>
+
+<p>Vite, il monta dans une chambre voisine
+de la sienne, pour feuilleter un vieux Buffon
+relié en veau, avec des aquarelles pâles,
+délices de sa jeunesse. Il se remit en mémoire
+des noms de tribus, de familles et
+d'espèces, relut des passages dont la sonorité
+lui était encore familière, et, préparé
+de la sorte à son entrevue avec l'ornithologiste,
+partit pour la ville, dans sa carriole
+anglaise.</p>
+
+<p>Vers quatre heures, il se présentait, son
+paquet sous le bras, dans la cour du musée,
+vieil édifice du <span class="smcap">XV</span><sup>e</sup> siècle, en pierre toute
+dentelée par l'homme et toute brunie par le
+temps. Le concierge eut l'air étonné de voir
+quelqu'un.</p>
+
+<p>&mdash;M. Maldonne?</p>
+
+<p>&mdash;Dans la tourelle, au deuxième.</p>
+
+<p>Claude se mit donc à grimper dans l'escalier
+<span class="pagenum"><a id="Page_107"> 107</a></span>
+tournant. Il courait presque, enjambant
+deux ou trois de ces marches basses, d'un
+grain si blanc et d'une pente si douce,
+faites pour un pied de châtelaine. Le bruit
+de ses pas, répercuté par l'écho à tous les
+étages de cette cage légère, avait une sonorité
+à réveiller M. Maldonne, si le bonhomme
+avait dormi. Mais M. Maldonne
+dormir! Quelle idée! A peine Claude eut-il
+ouvert la porte cintrée, au-dessus de laquelle
+pendait un écriteau: «Cabinet du
+conservateur», il aperçut le naturaliste,
+devant une table logée dans l'épaisseur du
+mur, près de la fenêtre. M. Maldonne, assis,
+un scalpel à la main, était penché au-dessus
+d'une masse de plumes roussâtres. Autour
+de lui, dans la salle ronde voûtée en ogive,
+des tortues de mer, des scies de squales, un
+crocodile, deux ou trois singes, pièces fatiguées,
+attachées aux murs, et, en belle
+lumière, près du vitrail, le seul objet élégant
+et brillant qui fût là: une aquarelle.
+<span class="pagenum"><a id="Page_108"> 108</a></span>
+Il se leva vivement, et, les paumes appuyées
+au bord aigu de la planche, sa tête maigre
+tournée vers l'étranger, la barbiche dardée
+en avant par le pincement des lèvres, parut
+demander: «Que voulez-vous?»</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, dit Claude, je crois que vous
+vous chargez de préparer,&mdash;il n'osa pas dire
+«d'empailler»,&mdash;même les animaux qui
+ne sont pas destinés au musée?</p>
+
+<p>&mdash;Certainement, monsieur.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai, cette après-midi, tiré un coup de
+carabine.</p>
+
+<p>&mdash;En temps prohibé! dit M. Maldonne,
+en se rasseyant.</p>
+
+<p>&mdash;Et j'ai tué ceci.</p>
+
+<p>Claude développa le papier, et se sentit
+rougir en constatant l'état lamentable du
+contenu, comprimé, bossué, maculé de sang,
+méconnaissable. Il tendit quand même l'objet
+à M. Maldonne, qui partit d'un éclat de rire
+sonore, pareil au cri des geais qui se poursuivent
+dans les bois de chênes.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_109"> 109</a></span>
+&mdash;Encore un! s'écria-t-il. Je l'aurais
+parié! l'écureuil commun, <i lang="la" xml:lang="la">sciurus vulgaris</i>,
+et avec des avaries!</p>
+
+<p>Il s'arrêta de rire, de peur de blesser son
+visiteur, et ajouta, avec un accent ironique
+dont la gaieté faillit gagner Claude:</p>
+
+<p>&mdash;Dites-moi, monsieur, le voulez-vous
+monté sur un cylindre percé, qui représente
+son nid, ou bien debout, l'épée à la main,
+dans l'attitude d'un duelliste, ou encore
+accroupi, la trompe de chasse en sautoir?
+Ce sont les trois positions préférées des amateurs
+de la ville.</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu! fit Claude en hésitant,&mdash;car
+l'idée du nid lui était venue,&mdash;comment
+le poseriez-vous donc, vous,
+monsieur?</p>
+
+<p>Les yeux de M. Maldonne lancèrent une
+flamme.</p>
+
+<p>&mdash;D'abord, dit-il, ni lui ni ses pareils
+ne valent la peine d'être montés; mais si
+j'entreprenais de le faire, je camperais la
+<span class="pagenum"><a id="Page_110"> 110</a></span>
+bête comme elle est à l'état sauvage, monsieur:
+je la saisirais, par exemple, au
+moment où elle vient de bondir sur un
+arbre, et se sauve... passez-la-moi... tenez,
+comme ceci, la tête tournée de côté,
+l'&oelig;il grand ouvert, le corps aplati contre
+le tronc, une cuisse allongée; ou bien
+quand elle saute à terre pour y ramasser
+une faîne, le museau baissé alors, le corps
+en arc, la queue en arc, un petit pont
+rouge à deux arches, et, si vous la préfériez
+au repos, je l'endormirais sur la
+fourche d'un frêne, les yeux mi-clos, mais
+l'oreille droite! Voilà, monsieur, ce qui serait
+de l'art!</p>
+
+<p>&mdash;Je sais, répondit Claude timidement,
+que vous êtes un artiste, monsieur, et je suis
+confus de vous confier une besogne aussi peu
+digne de vous.</p>
+
+<p>M. Maldonne jeta l'écureuil sur la table.</p>
+
+<p>&mdash;Bah! dit-il avec un soupir, il le faut
+bien! La pie, le geai, la huppe et le martin-pêcheur
+<span class="pagenum"><a id="Page_111"> 111</a></span>
+des familles, la hure de sanglier et
+le bois de chevreuil des chasseurs, c'est, avec
+l'écureuil, le menu quotidien. Je me dédommage
+avec les pièces rares.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez, en effet, une fort belle collection.</p>
+
+<p>&mdash;Tous les oiseaux du département.</p>
+
+<p>&mdash;Sans exception?</p>
+
+<p>L'ornithologiste eut un mouvement de
+surprise, quelque chose d'inquiet passa dans
+son regard.</p>
+
+<p>&mdash;En connaîtriez-vous une, par hasard?</p>
+
+
+<p>&mdash;Mon Dieu, monsieur...</p>
+
+<p>&mdash;Mais citez-la, je vous prie, citez-moi
+un oiseau du pays qu'on ne trouve pas, soit
+au musée, soit chez moi!</p>
+
+<p>Claude tressauta. Il se sentait en plein sur
+la voie qu'il cherchait. S'il parvenait à tomber
+juste sur un de ces spécimens que
+M. Maldonne gardait jalousement chez lui!
+Tout arrive. Qui sait? Il fouilla les profondeurs
+<span class="pagenum"><a id="Page_112"> 112</a></span>
+de sa mémoire, et jeta ce nom d'un
+air de doute:</p>
+
+<p>&mdash;Le faucon pèlerin?</p>
+
+<p>M. Maldonne, rassuré, indiqua du doigt
+la porte, derrière lui.</p>
+
+<p>&mdash;Dix exemplaires au musée, répondit-il.</p>
+
+<p>&mdash;La mouette rieuse?</p>
+
+<p>&mdash;Commune!</p>
+
+<p>&mdash;Le butor?</p>
+
+<p>&mdash;Je refuse ceux qu'on m'apporte.</p>
+
+<p>Claude, par un dernier effort, trouva dans
+ses souvenirs un nom retentissant, et, le
+lançant à M. Maldonne qui attendait le coup,
+l'&oelig;il clair, la mine légèrement railleuse et
+flattée:</p>
+
+<p>&mdash;L'aigle pygargue? dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;Eh! eh! repartit M. Maldonne, avec
+une moue de gourmet, la bête est rarissime
+en effet: c'est à peine si, de temps à autre,
+il s'en égare une à la poursuite des oies
+sauvages qui remontent la Loire.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien?</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_113"> 113</a></span>
+&mdash;Je l'ai, monsieur!</p>
+
+<p>&mdash;Pas possible?</p>
+
+<p>&mdash;Chez moi!</p>
+
+<p>&mdash;Chez vous, monsieur?</p>
+
+<p>&mdash;Tué de ma main.</p>
+
+<p>&mdash;Un vrai pygargue?</p>
+
+<p>&mdash;Il n'y en a pas de faux.</p>
+
+<p>&mdash;Non, monsieur, dit Claude, je n'aurais
+pas cru qu'un simple particulier pût posséder...</p>
+
+<p>&mdash;Par exemple! Je vous le prouverai!
+dit M. Maldonne en se levant, tout rouge de
+l'émotion du collectionneur animé par le défi
+et sûr de son triomphe. Avez-vous une demi-heure
+à perdre?</p>
+
+<p>&mdash;Je suis libre, monsieur.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, venez, accompagnez-moi jusqu'à
+la maison, et vous le verrez!</p>
+
+<p>«Je la verrai», pensa Claude, dissimulant
+sa joie sous l'apparence d'un scepticisme
+poli.</p>
+
+<p>C'était l'heure où, sur toute la surface de
+<span class="pagenum"><a id="Page_114"> 114</a></span>
+la France, le fonctionnaire s'évanouit, et
+l'homme s'épanouit. Le déclin du soleil brise
+des milliers de chaînes, qui se renouent au
+matin. Le conservateur du musée se retira
+dans un coin de la salle, pour changer sa
+veste de travail contre une redingote noire
+qui dessinait son torse maigre, se coiffa d'un
+chapeau de paille à bords plats, et prit une
+canne de buis à gros n&oelig;uds.</p>
+
+<p>Pendant ces préparatifs, Claude s'était
+approché de l'aquarelle pendue près de la
+fenêtre. Elle représentait, à demi caché dans
+les roseaux d'un étang, un chasseur qui
+rabattait son arme après avoir tiré. Le
+canon fumait encore. Un oiseau fuyait,
+déjà très loin, rasant la nappe claire de
+l'eau.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens! dit Claude, quel est cet oiseau
+bleu que le chasseur vient de manquer?</p>
+
+<p>M. Maldonne se détourna vivement, sans
+prendre le temps de passer la dernière
+manche de sa redingote.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_115"> 115</a></span>
+&mdash;Bah! répondit-il, peu importe! Des
+oiseaux bleus, il y en a de beaucoup d'espèces,
+des perruches, par exemple, des colibris...</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'en est pas un, assurément. On
+dirait plutôt un canard? Ne trouvez-vous
+pas?</p>
+
+<p>&mdash;Venez, monsieur! dit M. Maldonne
+en s'avançant et, légèrement embarrassé:
+la peinture ne doit pas avoir grand intérêt
+pour vous, c'est un souvenir, un cadeau
+d'ami... venez.</p>
+
+<p>Claude jeta un dernier coup d'&oelig;il sur le
+chasseur malheureux, qui lui parut, en ce
+moment, ressembler au conservateur du
+musée, et, traversant le laboratoire, descendit
+l'escalier. Son compagnon avait un
+jarret d'acier et des yeux sans cesse en
+mouvement. Il longea d'abord, au pas accéléré,
+presque sans rien dire, ces files de
+maisons devant lesquelles il passait quatre
+fois le jour, tout occupé à saluer de la
+<span class="pagenum"><a id="Page_116"> 116</a></span>
+main les gens qui lui souriaient ou se
+découvraient devant lui. Puis, le faubourg
+franchi, des bouts de haie commencèrent
+à rompre la ligne des murs, et la campagne
+apparut: cultures de maraîchers et
+vastes pépinières, où la ville enfonçait encore,
+çà et là, le coin d'une bâtisse neuve.
+Presque partout, des deux côtés de la route,
+des forêts minuscules d'arbres verts, des
+taillis, drus comme les poils d'une brosse, de
+noisetiers, de hêtres, d'érables, des groupes
+de jeunes marronniers levant leur bouquet
+de feuilles, comme des palmiers d'oasis, au-dessus
+des files naines de poiriers ou de
+fusains, tout cela coupé en carré par des
+fossés sans herbe. M. Maldonne, dès qu'il se
+sentit enveloppé de ce paysage familier, ralentit
+sa marche, et donna libre carrière à
+son esprit. Tout l'intéressait, à présent, le
+moindre détail du chemin, les vols d'oiseaux
+surtout, que le soir attirait vers les nids,
+et qui s'éparpillaient, balles de plumes
+<span class="pagenum"><a id="Page_117"> 117</a></span>
+bondissantes, dans l'air tiède et doré. Il
+les nommait les uns après les autres:
+bruants, verdiers, linots, alouettes, pinsons,
+fauvettes. C'était son monde qu'il
+présentait à Claude. Sa conversation abondait
+en choses vues et fines. Il s'animait.
+Il était quelqu'un.</p>
+
+<p>Sous les pieds des promeneurs, de la terre
+aux ombres courtes où elle était blottie, une
+alouette se leva, monta dans la lumière, agitant
+toutes ses plumes, plana, et redescendit
+sans avoir interrompu son chant. M. Maldonne
+l'avait suivie, avec une expression de
+tendresse qui ne s'adressait point à l'oiseau,
+avec un de ces sourires qui vont droit à une
+joie prochaine. L'alouette chanteuse n'était
+pour lui qu'un symbole. Et en effet, quand
+elle se fut assise dans les mottes, Claude
+remarqua que le regard de M. Maldonne se
+posait en avant, sur un parc entouré de
+murs. «C'est là!» se dit-il.</p>
+
+<p>On ne distinguait encore que des arbres
+<span class="pagenum"><a id="Page_118"> 118</a></span>
+de venue superbe, aux cimes arrondies, retombantes
+ou découpées en fuseaux légers
+sur le ciel, mais point de maison. Bientôt,
+le vieux mur d'ardoise crevassé, auquel la
+mousse servait de ciment, et que couronnaient
+des giroflées défleuries, étendit son
+ombre sur la route. Vers le milieu, deux
+piliers de tuffeaux, surmontés de chapiteaux,
+encadraient un portail massif, hérissé de
+clous formant des arabesques et décoré
+d'un pied de sanglier. De toutes parts les
+branches débordaient en ourlets verts l'arête
+de la pierre. Même à ceux qui passaient, le
+domaine donnait l'impression fugitive de la
+paix. «Faut-il avoir de l'esprit pour se
+loger-là! songeait Claude. Quel parfum ce
+doit être au printemps! Comme c'est doux
+l'été! En hiver même on est abrité du vent.
+Et voilà où vous demeurez, mademoiselle?
+Cela ne m'étonne point; cela même me confirme
+dans l'idée que je me suis faite de
+vous.»</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_119"> 119</a></span>
+M. Maldonne poussa une petite porte qui
+fit, en s'ouvrant, comme une déchirure dans
+le vaste panneau de bois.</p>
+
+<p>&mdash;Entrez! dit-il.</p>
+
+<p>Oh! ce premier pas dans la terre promise!
+Derrière la porte, les lilas, les ébéniers, les
+acacias, cent arbres d'essences choisies et
+mêlées se rejoignaient au-dessus du sable
+encore humide de la dernière pluie. Des
+fleurs fanées à demi jonchaient le sol, et,
+chauffées par les traînées de soleil qui tombaient
+de la voûte, répandaient une odeur
+sucrée. A vingt pas, en face, deux grandes
+fenêtres ouvertes buvaient l'air divin. Les
+deux hommes suivirent l'avenue. Il y eut
+quelques bruissements d'ailes dans les cimes.
+La maison se découvrit tout entière, plus
+large que haute, enveloppée par les deux
+branches de l'allée, qui devaient se rejoindre
+au delà. M. Maldonne traversa un vestibule,
+poussa une porte à gauche, et, s'effaçant le
+long du mur:</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_120"> 120</a></span>
+&mdash;Mon cher monsieur, dit-il, vous ai-je
+trompé?</p>
+
+<p>Sur la cheminée, au fond de l'appartement,
+un aigle, le cou tendu, déployait ses
+ailes immenses.</p>
+
+<p>&mdash;Deux mètres vingt d'envergure, reprit
+le naturaliste, et regardez-moi ces moustaches,
+les pennes blanches de la cuisse, les
+écailles de la patte, est-ce un pygargue, oui
+ou non? En est-ce un?</p>
+
+<p>Claude s'était déjà détourné de l'oiseau,
+et saluait, un peu confus, une femme qu'il
+n'avait point aperçue tout d'abord, assise
+près de la fenêtre. Madame Maldonne écrivait,
+sur des ronds de papier d'égal rayon:
+«Groseilles 1889.»</p>
+
+<p>&mdash;Qu'y-a-t-il? demanda le naturaliste
+en entrant après Claude... Ah! ma chère,
+pardon... un client d'aujourd'hui, monsieur
+Claude Revel, peut-être un disciple
+futur, qui ne voulait pas croire à mon
+pygargue. Je l'ai amené.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_121"> 121</a></span>
+Claude s'inclina, et madame Maldonne lui
+rendit son salut, d'un léger mouvement de
+la tête, avec cette gravité inquiète qui caractérise
+les personnes timides.</p>
+
+<p>&mdash;Vous aimez l'histoire naturelle, monsieur?
+demanda-t-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne suis qu'un débutant, madame,
+répondit Claude.</p>
+
+<p>&mdash;Mais non, puisque vous discutez avec
+mon mari sur les espèces rares. Êtes-vous
+convaincu?</p>
+
+<p>&mdash;Absolument, madame.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur irait très loin en ornithologie,
+s'il le voulait, dit sentencieusement
+M. Maldonne.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! monsieur!</p>
+
+<p>&mdash;Très loin, je le répète. Nous en avons
+causé en chemin, et vous aviez tout l'air
+de vous intéresser à la chose, monsieur!</p>
+
+<p>&mdash;Avec un pareil guide! fit Claude.</p>
+
+<p>Il disait cela par politesse. Mais madame
+Maldonne le prit autrement. Une lueur,
+<span class="pagenum"><a id="Page_122"> 122</a></span>
+comme un reste de jeunesse, éclaira son
+visage. Elle regarda son mari d'un air de
+ravissement. Quelqu'un lui rendait donc
+justice, à lui, devant elle! Quel rare
+plaisir!</p>
+
+<p>Elle fut un instant jolie de l'émotion délicate
+de son c&oelig;ur.</p>
+
+<p>&mdash;Pauvre ami! fit-elle. Si vous saviez,
+monsieur, tout ce qu'il a eu à souffrir de la
+part de directeurs inintelligents, incapables
+de le comprendre! Heureusement qu'il s'est
+imposé par son talent. Pour organiser cette
+collection, la plus belle de toute la province,
+il lui a fallu plus de travail...</p>
+
+<p>&mdash;Geneviève! interrompit M. Maldonne,
+aussi désireux qu'elle d'entendre achever la
+phrase.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, plus de travail, d'adresse, de
+science et d'observation, qu'à des artistes
+célèbres, enrichis, fêtés.</p>
+
+<p>&mdash;Fêté! Est-ce que je ne le suis pas ici,
+Geneviève? Tout le monde me gâte, au contraire...
+<span class="pagenum"><a id="Page_123"> 123</a></span>
+Voyons, voyons, au lieu de nous
+attendrir inutilement sur mon sort, si tu
+nous offrais un peu de sirop? La soirée est
+étouffante, et monsieur doit avoir aussi
+chaud que moi... Thérèse?</p>
+
+<p>Madame Maldonne fit un geste d'avertissement
+désespéré, comme pour dire: «A
+quoi penses-tu, mon ami? Tu sais bien que
+c'est impossible. Elle ne peut pas venir!»
+Mais il était trop tard, mademoiselle Thérèse
+avait entendu. Elle était déjà là, dans l'encadrement
+de la porte opposée à celle de
+l'entrée: toute rose, la lèvre supérieure légèrement
+relevée laissant voir quatre dents
+blanches, le nez petit, les yeux grands, les
+sourcils un peu étonnés, un vrai modèle de
+Greuze. Et, pour parfaire la ressemblance
+avec les types préférés de ce maître des
+scènes intimes, elle avait un petit tablier,
+les manches retroussées, et, sur ses mains
+mignonnes, sur ses bras, la plus belle couleur
+rouge qu'on puisse imaginer. Mademoiselle
+<span class="pagenum"><a id="Page_124"> 124</a></span>
+Thérèse devait faire des confitures. En
+apercevant un étranger, son premier mouvement
+fut de rire. Elle se trouvait drôle
+ainsi. Une seule chose paraissait la gêner:
+son petit tablier à bretelles. Aussi, de la
+main droite, elle cherchait discrètement
+l'agrafe de la ceinture, tandis qu'elle regardait
+tour à tour son père, sa mère et
+Claude, avec les mêmes yeux pleins de fou
+rire contenu.</p>
+
+<p>&mdash;Folle que tu es! dit M. Maldonne en
+lui tendant ses deux bras, qu'il retira aussitôt,
+par respect des convenances; apporte-nous
+de ce sirop de framboises que ta mère
+fait si bien!</p>
+
+<p>Elle voulut répondre. Mais les mots
+n'obéissent pas toujours. On entendit d'abord
+un éclat de rire étouffé, puis une fusée de
+notes claires, débordantes, épanouies comme
+une chanson de printemps, qui diminua,
+s'assourdit, et s'éteignit dans le lointain:
+mademoiselle Thérèse s'était enfuie...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_125"> 125</a></span>
+Elle revint, cinq minutes après, sans tablier,
+les manches baissées et la mine sérieuse,
+portant sur un plateau deux verres,
+une carafe d'eau fraîche et un carafon de
+sirop, le tout si propre, si net que, quand
+elle entra dans le rayonnement de la fenêtre,
+tous les massifs du jardin se mirèrent aux
+facettes du cristal.</p>
+
+<p>Claude la regarda poser le plateau sur la
+table à ouvrage, se redresser, et se retirer
+derrière une chaise, les mains appuyées au
+dossier.</p>
+
+<p>&mdash;Je vois, mademoiselle, dit-il, que vous
+êtes déjà initiée aux recettes du ménage.</p>
+
+<p>&mdash;Il n'y a rien d'étonnant à cela, répondit
+madame Maldonne. Nous vivons ici
+assez loin de la ville pour nous considérer
+comme des campagnards. Nous en avons
+les goûts, et même quelquefois les défauts,
+ajouta-t-elle, en enveloppant sa fille d'un
+regard très doux, où il y avait une ombre
+de reproche.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_126"> 126</a></span>
+&mdash;Voyons, mère chérie, est-ce bien grave?
+reprit vivement Thérèse. Je vous croyais
+seuls. Je suis venue comme j'étais. Monsieur
+a bien deviné, allez? N'est-ce pas, monsieur,
+vous avez deviné que je faisais des confitures?</p>
+
+<p>&mdash;Du premier coup d'&oelig;il, mademoiselle.</p>
+
+<p>&mdash;A mes mains? reprit-elle en étendant
+ses doigts, qui jouaient sur le dossier de sa
+chaise.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mademoiselle. Et peut-on savoir
+quelle sorte de confitures?</p>
+
+<p>Elle eut un hochement de tête de commisération,
+pour une ignorance pareille, et
+dit:</p>
+
+<p>&mdash;Mais de groseilles, monsieur! En cette
+saison-ci, que voulez-vous que ce soit autre
+chose?</p>
+
+<p>Puis, subitement, ses yeux s'animèrent;
+leur gravité d'emprunt tomba comme un
+voile, et la jeunesse, qui était derrière, la
+belle jeunesse limpide et hardie réapparut.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_127"> 127</a></span>
+&mdash;Les groseilles, s'écria-t-elle, voilà un
+fruit que j'aime!</p>
+
+<p>&mdash;Vraiment, mademoiselle?</p>
+
+<p>&mdash;Cela vous étonne, monsieur?</p>
+
+<p>&mdash;Un peu, je l'ai toujours trouvé médiocre.</p>
+
+<p>&mdash;Et moi aussi, monsieur! Mais ce n'est
+pas pour leur goût que j'aime les groseilles.</p>
+
+<p>&mdash;Et peut-on vous demander pourquoi?</p>
+
+<p>&mdash;Parce qu'elles ont l'humeur égale. Avec
+elles on sait sur quoi compter. Tous les ans,
+cela donne, tandis que les abricots, les
+pêches, les cerises même, pour un coup de
+vent, pour une gelée, s'en vont en feuilles...
+Eh bien! moi, j'ai une préférence pour tout
+ce qui ne trompe pas!</p>
+
+<p>Elle était charmante, disant avec conviction
+ces choses fraîches.</p>
+
+<p>&mdash;A la mode antique, et à votre santé!
+dit M. Maldonne, qui avait rempli les deux
+verres, et en levant le sien.</p>
+
+<p>Claude s'inclina très légèrement, du côté de
+<span class="pagenum"><a id="Page_128"> 128</a></span>
+la maîtresse du logis. Et c'était un spectacle
+assez rare, ces quatre personnes contentes à
+la fois: madame Maldonne d'avoir loué son
+mari, le mari d'avoir un disciple, Thérèse
+de deviner l'hommage discret rendu à sa jeunesse,
+Claude de se trouver en pleine réussite
+de ses projets, au milieu d'aussi braves gens,
+groupés sous les ailes du pygargue qui lui
+avait servi d'introducteur.</p>
+
+<p>Le naturaliste, beaucoup moins oublieux
+que son hôte du prétexte sous lequel celui-ci
+était venu, détourna la conversation vers
+son sujet préféré. Il raconta,&mdash;ce ne devait
+être ni la première, ni la seconde fois,&mdash;l'histoire
+du coup de fusil qui lui avait
+valu ce trophée de chasse, principal ornement
+du salon. On fit tous ensemble, et
+sous sa direction, une station devant la cheminée.
+Là, sous une cloche de verre, il y
+avait un chef-d'&oelig;uvre de patience et de
+goût: une collection d'oiseaux des îles, ou
+du pays, au plumage éclatant, posés dans
+<span class="pagenum"><a id="Page_129"> 129</a></span>
+toutes les attitudes de la vie, les ailes
+éployées ou croisées, mangeant, buvant,
+dormant la tête enfoncée sous les plumes,
+abritant leurs &oelig;ufs menacés, ou marchant
+inquiets au milieu de poussins vêtus, comme
+des graines de souci, d'un duvet plus long
+qu'ils n'étaient gros. M. Maldonne, mis en
+verve, ne tarissait pas. Il possédait une mémoire
+prodigieuse des circonstances, des
+lieux, des dates. L'auditoire suffisait à l'animer.
+Claude, souvent distrait, regardait à
+la dérobée ses voisines, penchées, Thérèse
+un peu moins que sa mère, écoutant toutes
+les deux avec l'attention de la tendresse que
+rien ne lasse. «Et cette alouette blanche?»
+disait l'une. «Et ce guêpier doré?» disait
+l'autre.</p>
+
+<p>Cependant, deux fois déjà, le bonnet d'une
+fille de charge, apparu dans l'entre-bâillement
+de la porte, s'était retiré devant un
+signe discret de la maîtresse du logis. La
+troisième fois, le bonnet entra. Il était précédé
+<span class="pagenum"><a id="Page_130"> 130</a></span>
+d'une assiette. Le dîner attendait.
+Claude battit en retraite, et personne ne le
+retint, bien que tous eussent du regret de
+le quitter. Mais la coutume, l'heure sacrée.
+O servitude naïve et forte!</p>
+
+<p>&mdash;Nous nous reverrons? demanda M. Maldonne.</p>
+
+<p>Claude, avant de répondre, suivit des yeux
+Thérèse qui traversait l'appartement, pour aller
+pousser un battant de la fenêtre, flamboyant
+sous la lumière du couchant. Elle marchait
+sans bruit, la tête droite, son cou délicat ombré
+de mèches folles. Sans paraître y prendre
+garde, elle écoutait. Claude eut cette impression
+très nette qu'elle n'était pas indifférente
+à ce qu'il allait répondre. Peut-être eût-il
+éludé l'invitation et brisé l'aventure, n'emportant
+que le souvenir agréable de l'accueil
+qu'il avait reçu et l'image renouvelée, embellie,
+de cette enfant. La nuance d'attention
+qu'il crut saisir chez Thérèse, la grâce aussi
+de cette tête un peu fière, qui se dessinait sur
+<span class="pagenum"><a id="Page_131"> 131</a></span>
+la baie lumineuse, en décidèrent autrement.</p>
+
+<p>&mdash;Je crains, répondit-il, d'être un élève
+médiocre, mais je reviendrai volontiers.</p>
+
+<p>&mdash;Convenu! repartit le naturaliste. Vous
+me trouverez presque toujours, le soir, au
+jardin, où j'ai mon laboratoire, là-bas, vous
+voyez?</p>
+
+<p>&mdash;Le jardin, dit Thérèse à demi détournée,
+c'est ce qu'il y a de plus joli ici.</p>
+
+<p>Claude fut sur le point de répondre:
+«Oh! non!» Il le pensa. Et elle le devina.
+Il se sentit rougir. M. et madame Maldonne
+se demandèrent pourquoi. Ils n'étaient plus
+jeunes.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! dit-il, je reviendrai, un soir,
+après dîner.</p>
+
+<p>Il salua les deux femmes, serra la main
+de M. Maldonne, traversa de nouveau, cette
+fois les yeux à terre, le bosquet qu'il avait
+tant admiré une demi-heure plus tôt, et se
+retrouva sur la route. Il s'étonnait de l'émotion
+vague qu'il éprouvait, et de ce qu'il
+<span class="pagenum"><a id="Page_132"> 132</a></span>
+avait été, timide en somme et un peu
+gauche. Ces gens très simples, par leur simplicité
+même, leur cordialité vraie, l'avaient
+jeté en dehors des phrases convenues. Il
+avait promis de revenir. Se proposait-il de
+devenir l'élève de M. Maldonne? Non, ce
+n'était pas sérieux. Alors? D'ordinaire ses
+actes étaient plus réfléchis. «Puisque je l'ai
+promis, se dit-il, je reviendrai. Mais je mettrai
+un intervalle entre cette première visite
+et ma seconde.» Il se rendait compte qu'il
+avait obéi, et c'était une récidive, à l'attrait
+de cette jeune fille, la fille d'un simple
+conservateur de musée de province. Mais
+il n'insista pas, et chercha, sur la route,
+quelque chose qui pût lui éviter, vis-à-vis de
+lui-même, l'aveu complet de sa faiblesse.</p>
+
+<p>A trente pas, un homme venait, vêtu de
+telle façon qu'il ne pouvait passer inaperçu,
+à cette heure et à cette place: jaquette claire
+ouvrant sur un gilet blanc, chapeau gris,
+cravate ornée d'une épingle.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_133"> 133</a></span>
+Au moment où il croisa Claude, il le
+considéra attentivement, et reporta les yeux
+vers l'enclos des Maldonne. Il se demandait
+sûrement: «D'où vient-il?» Claude pensa
+de même: «Où peut-il bien aller?» Et quand
+il se fut éloigné de quelques cents mètres,
+à l'endroit où les premières masures s'élevaient
+au bord du chemin, il se détourna.
+Là-bas, devant le portail vert, l'inconnu s'était
+arrêté. Il avait le bras levé vers la sonnette,
+et, par-dessus son épaule, il regardait
+Claude.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_134"> 134</a></span></p>
+
+<h2>V</h2>
+
+<p>Les semaines s'en vont vite, tant que le
+c&oelig;ur de l'homme ne s'intéresse point à leur
+fuite. L'impression que la visite au logis des
+Pépinières avait faite sur l'esprit de Claude
+s'était effacée, ou plutôt elle avait disparu
+de la surface, comme les graines des fleurs
+fragiles dont se couvrent un matin les
+étangs. Elles tombent, invisibles, mêlées à
+mille débris de poussière que rien ne ramènera
+jamais du fond obscur où ils s'amassent.
+Elles sont confondues avec eux.
+<span class="pagenum"><a id="Page_135"> 135</a></span>
+Mais en elles un germe de vie est demeuré.
+Rien ne l'annonce, sur lui pèse la masse
+des eaux, agitée ou dormante, sans une
+tige, sans une feuille qui rappelle les végétations
+mortes. Il sommeille. Puis, un jour,
+de cet atome enseveli, un fil ténu s'élance.
+Il grandit, mystérieux encore, inaperçu. Nul
+ne reconnaîtrait en lui le passé qui revient.
+Et tout à coup, sans que rien l'ait révélée,
+une pointe d'or perce la surface, s'y
+épanouit en étoile, et dit aux rives: «Me
+voilà!»</p>
+
+<p>Claude, à la fin d'août, fut rappelé à la
+ville par ses obligations d'officier de réserve.
+Pendant trois semaines, il se rendit à la
+caserne, à cinq heures du matin, sanglé dans
+son dolman, admiré des ménagères qui ouvraient
+les contrevents, salué par les hommes
+de garde, commanda le maniement d'armes
+et quelques mouvements d'ensemble, savoura
+la douceur de l'autorité indiscutée, parla de
+la France avec plus de fierté, de la guerre
+<span class="pagenum"><a id="Page_136"> 136</a></span>
+avec des frissons d'espérance, et fut pris
+deux ou trois fois, tant il portait bien l'uniforme,
+pour un sous-lieutenant de «l'active».
+Vinrent les man&oelig;uvres. Ce fut un
+jeu pour un chasseur comme lui, rompu à
+la marche. Et certes, tant qu'elles durèrent,
+les cantonnements chez l'habitant, les réceptions
+dans les châteaux, les longues étapes
+où l'on cause, les batailles pour rire où le
+c&oelig;ur saute pourtant de la même émotion
+que si les balles sifflaient, ne laissèrent pas
+à Claude un moment d'ennui. La veille au
+soir du désarmement, il éprouva, pour la
+première fois, un peu de lassitude, mêlée
+à un regret vague d'une carrière trop tard
+connue, trop tard aimée. La journée était
+finie, les hommes regagneraient le lendemain
+leurs foyers, lui-même il quitterait le
+galon d'or et les camaraderies bruyantes du
+régiment. Il se promenait, après le dîner,
+triste de retomber dans l'habitude et le
+connu de la vie, quand le souvenir lui
+<span class="pagenum"><a id="Page_137"> 137</a></span>
+revint des Pépinières et du rendez-vous de
+M. Maldonne. Claude regarda, avec une
+complaisance involontaire, la tenue qu'il
+avait encore le droit de porter, leva les yeux
+pour s'assurer de l'humeur du temps, se
+sentit tout joyeux de constater qu'il faisait
+beau, et partit.</p>
+
+<p>C'était un de ces soirs de septembre, où
+la lueur dorée qui traîne au couchant prolonge
+presque indéfiniment le crépuscule.
+Elle rayonne dans tout le ciel. Et si la lune
+monte alors au-dessus de l'horizon, il n'y a
+pas de nuit, mais un jour lunaire qui continue
+l'autre, et pose sa lumière bleue sur
+le sol tiède encore du soleil disparu. Claude
+allait, un peu ému, porté par une sorte
+d'espérance sans objet, et douce cependant.
+Il aspirait à pleins poumons l'haleine des
+crépuscules, qui grise les merles, et les fait
+chanter, certains soirs, même après les premières
+étoiles. Des choses rimées, des débuts
+de romances fredonnaient dans sa mémoire.
+<span class="pagenum"><a id="Page_138"> 138</a></span>
+Quand il aperçut le bosquet des Maldonne,
+immobile au milieu de la campagne rase,
+les cimes des arbres encore touchées par la
+lumière et comme évanouies en elle: «Sous
+ces ombrages, murmura-t-il, à pas lents et
+rêveuse...»</p>
+
+<p>Thérèse Maldonne se trouvait tout simplement
+au salon, quand Claude y entra, pas
+rêveuse du tout, assise près de la table
+qu'entouraient, avec elle, son père, sa mère
+et Robert. Celui-ci lisait à haute voix. En
+entendant la domestique ouvrir la porte et
+le cliquetis d'un sabre, il ferma le livre sur
+un de ses doigts. Les deux femmes s'étaient
+levées. M. Maldonne venait au-devant
+de Claude, l'air épanoui et les mains
+tendues.</p>
+
+<p>&mdash;Cher monsieur, dit-il, vous nous surprenez
+agréablement. Je pensais que vous
+nous aviez oubliés... Permettez d'abord que
+je vous présente... Il se tourna vers Robert,
+assis de l'autre côté de la table: «Monsieur
+<span class="pagenum"><a id="Page_139"> 139</a></span>
+Claude Revel, un naturaliste amateur, un
+futur élève,» puis, vers Claude: «Mon
+beau-frère, Robert de Kérédol.»</p>
+
+<p>&mdash;Je crois avoir eu l'honneur de rencontrer
+monsieur sur la route, lors de ma première
+visite, dit Claude, très aimable et
+s'inclinant.</p>
+
+<p>M. de Kérédol se souleva, les mains appuyées
+aux bras du fauteuil.</p>
+
+<p>&mdash;En effet, dit-il poliment, c'est bien la
+seconde fois que nous nous rencontrons.</p>
+
+<p>Cependant, au ton dont il disait cela, il
+était facile de deviner que la première lui
+eût suffi. Sans rien ajouter, il considéra
+Claude de la tête aux pieds, comme autrefois
+il examinait un soldat, aux revues du
+dimanche, sourit faiblement, et roula un
+peu son fauteuil en arrière.</p>
+
+<p>Thérèse lui jeta un coup d'&oelig;il qui demandait:
+«Pourquoi vous retirer?» Il ne parut
+pas s'en apercevoir.</p>
+
+<p>Le cercle se reforma, sans qu'il y fût
+<span class="pagenum"><a id="Page_140"> 140</a></span>
+compris, près de la fenêtre par où venait le
+parfum violent des géraniums.</p>
+
+<p>&mdash;Madame, dit Claude, debout et la
+main gauche retenant son sabre, je suis désolé
+d'interrompre votre lecture. Si je suis
+entré, c'est qu'on m'a prévenu que M. Maldonne
+ne se trouvait pas au jardin.</p>
+
+<p>&mdash;Mais vous ne troublez rien, monsieur,
+je vous assure, dit madame Maldonne, en
+retouchant les plis du fichu de tulle noué
+autour de son cou. La lecture pourra se
+reprendre bien facilement... Désarmez-vous,
+je vous prie.</p>
+
+<p>&mdash;Et asseyez-vous, dit M. Maldonne, que
+nous nous voyons un peu. Après quoi, nous
+irons tous deux causer histoire naturelle.</p>
+
+<p>Claude sortit pour accrocher son sabre au
+porte manteau, puis revint s'asseoir à droite
+de Thérèse, en face de madame Maldonne.</p>
+
+<p>&mdash;Croiriez-vous, monsieur, dit celle-ci,
+que nous lisions un conte!</p>
+
+<p>&mdash;Il y en a de si sérieux, madame!</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_141"> 141</a></span>
+&mdash;Un conte de Daudet.</p>
+
+<p>&mdash;Un chef-d'&oelig;uvre, alors. On n'a rien
+écrit de pareil en prose du midi.</p>
+
+<p>&mdash;N'est-ce pas, monsieur? dit Thérèse,
+en considérant, d'un air d'admiration, ce
+bel officier qui parlait littérature. Je n'ai
+rien lu qui me plût autant. Il y en a un,
+surtout...</p>
+
+<p>&mdash;C'est que nous avons chacun nos préférences,
+interrompit madame Maldonne,
+avec une certaine vivacité, résultat sans doute
+de discussions antérieures. Moi, j'aime par-dessus
+tout le conte des <cite>Vieux</cite>. L'aimez-vous,
+monsieur?</p>
+
+<p>&mdash;Beaucoup, madame.</p>
+
+<p>&mdash;C'est si touchant!</p>
+
+<p>&mdash;Moi, fit M. Maldonne: <cite>Les Aventures
+d'un perdreau rouge</cite>. Exact, mon cher monsieur,
+écrit par un chasseur. Vous l'aimez
+aussi, celui-là?</p>
+
+<p>&mdash;Je le crois bien! Et vous, mademoiselle?</p>
+
+<p>&mdash;<cite>Les Étoiles!</cite> répondit-elle en relevant
+<span class="pagenum"><a id="Page_142"> 142</a></span>
+la tête, d'un mouvement souple et fier, vers
+la bande de ciel de la fenêtre.</p>
+
+<p>Aucune étoile n'apparaissait encore. Mais
+on eût dit qu'elle les voyait toutes, tant il y
+avait de clarté dans le regard qu'elle détourna
+ensuite vers Claude. Elle ne posait
+pas. Elle ne simulait rien. Un des mots
+qu'elle aimait, un de ceux qui ont de l'infini,
+lui était monté aux lèvres. Et cela
+suffisait pour qu'elle fût émue.</p>
+
+<p>Claude reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Et pourquoi ce conte mieux qu'un
+autre, mademoiselle?</p>
+
+<p>&mdash;Ah! voilà! dit-elle. C'est que je comprends
+si bien le pâtre de Daudet, d'avoir
+une étoile préférée à laquelle on parle! Nous
+en avions une, mon parrain et moi, quand
+j'étais plus petite.</p>
+
+<p>Et les jolis yeux clairs cherchèrent de
+nouveau dans l'espace, et une main de
+jeune fille, transparente et voilée d'ombres
+blondes, s'étendit vers la lumière.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_143"> 143</a></span>
+&mdash;Tenez, monsieur, là-bas, au-dessus des
+sorbiers. C'est là qu'elle se lève. Souvent
+nous l'attendions, et, quand elle paraissait,
+nous en ressentions une joie. Et, de son
+côté, elle semblait nous reconnaître. Il y
+avait chez elle, je vous assure, de l'amitié
+pour nous, comme dans les yeux d'une
+personne chérie.</p>
+
+<p>&mdash;Thérèse! fit une voix, au fond de
+l'appartement.</p>
+
+<p>Les quatre personnes groupées auprès de
+la fenêtre se détournèrent en même temps
+vers M. de Kérédol.</p>
+
+<p>Il était penché en avant, et tenait, fermé
+sur un de ses doigts, le petit in-dix-huit à
+couverture crème. Ses lèvres, un peu railleuses,
+le pli plus accentué de son front
+entre les sourcils, indiquaient seuls une
+lutte intime, une colère ou une souffrance
+dont il voulait demeurer maître, et qui se
+trahissait pourtant.</p>
+
+<p>&mdash;Vous oubliez, Thérèse, dit-il, que nous
+<span class="pagenum"><a id="Page_144"> 144</a></span>
+ne sommes pas seuls ici. De pareils enfantillages
+ne sauraient intéresser un étranger.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, je vous demande pardon, répondit
+Claude en se levant. Ce que dit mademoiselle
+est charmant!</p>
+
+<p>&mdash;Peut-être, repartit M. de Kérédol avec
+le même flegme impertinent, mais je vous
+croyais passionné pour l'histoire naturelle,
+monsieur, et c'est de l'astronomie.</p>
+
+<p>Claude, que sa belle humeur de jeune
+homme ne quittait pas volontiers, se prit à
+rire.</p>
+
+<p>&mdash;De l'astronomie, monsieur? Croyez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Ce qu'il y a de sûr, interrompit
+M. Maldonne, en se levant à son tour, c'est
+que mon cher beau-frère ne serait pas fâché
+de reprendre sa lecture.</p>
+
+<p>&mdash;Moi? mais je n'ai pas dit cela.</p>
+
+<p>&mdash;Non, tu le penses seulement. Eh bien!
+achève, mon ami, replonge-toi dans l'histoire
+de l'<cite>Élixir du Père Gaucher</cite>. Nous
+<span class="pagenum"><a id="Page_145"> 145</a></span>
+autres, nous sortons, et nous n'aurons rien
+à vous envier, car il fait une soirée admirable!</p>
+
+<p>Il répéta, en désignant l'horizon: «Oui,
+admirable!» Et le mot tomba au milieu du
+silence embarrassé de tout le monde.</p>
+
+<p>&mdash;C'est bientôt nous quitter, monsieur,
+dit enfin madame Maldonne, et j'insisterais,
+si mon mari n'était pas très heureux de
+vous avoir pour lui seul.</p>
+
+<p>Les yeux de mademoiselle Thérèse, grands
+ouverts et tournés vers Claude, exprimaient
+le même regret.</p>
+
+<p>Mais elle n'en dit rien. Elle se contenta
+de sourire aimablement, quand Claude s'inclina
+devant elle, et de suivre du regard,
+jusqu'au moment où la porte se referma sur
+lui, ce jeune lieutenant de réserve, qui partageait
+toutes ses prédilections pour les
+<cite>Étoiles</cite> de Daudet.</p>
+
+<p>Claude, qui avait salué très froidement
+M. de Kérédol, se trouva seul dans le corridor,
+<span class="pagenum"><a id="Page_146"> 146</a></span>
+et bientôt dans le jardin avec M. Maldonne.</p>
+
+<p>&mdash;Un peu étrange, mon beau-frère, n'est-ce
+pas? dit celui-ci timidement.</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu, répondit Claude, il y a tant
+de gens qui n'admettent pas qu'on trouble
+une de leurs habitudes!</p>
+
+<p>&mdash;C'est précisément cela, repartit le naturaliste.
+Il a la passion des récits, des histoires,
+des lectures, et tout ce qui l'interrompt
+l'émeut incroyablement... Un homme
+excellent, au fond, je vous assure, et si dévoué
+pour nous tous, un si bon ami!</p>
+
+<p>Tous deux ils avaient pris, côte à côte, la
+grande allée qui coupait le jardin par le
+milieu. Il restait encore un peu de jour. Des
+souffles frais commençaient à descendre avec
+l'ombre. En même temps, la terre, qui avait
+bu le soleil, exhalait des bouffées chaudes
+et imprégnées du parfum des résédas, des
+pétunias, des géraniums, dont il y avait
+une profusion autour des massifs de légumes.
+<span class="pagenum"><a id="Page_147"> 147</a></span>
+Entre ses quatre murs flanqués d'un
+rempart d'arbres, il embaumait comme une
+cassolette, le potager de M. Maldonne. Le
+brave homme eut bien vite fait d'oublier
+Robert, et l'incident de tout à l'heure, pour
+ne plus penser qu'au monde familier du
+jardin. On a toujours le c&oelig;ur pris aux
+choses qu'on a semées. Rien qu'à passer auprès
+de ses plates-bandes, il se sentait
+joyeux. Il s'épanchait en exclamations, en
+observations courtes, tantôt faisant remarquer
+à Claude les touffes crêpelées de ses
+asperges, une ligne de fraisiers, une poignée
+de glaïeuls autour d'un vieux cerisier, tantôt
+secouant un limaçon grimpé dans un rosier,
+ou, du bout de sa canne, étêtant un séneçon
+épanoui sur sa route. A mesure qu'il avançait,
+les diversions se multipliaient. Il
+s'arrêtait devant ses laitues en graine, et
+parlait à ses passe-roses, droites comme des
+flèches d'église, et comme elles tout du long
+fleuries.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_148"> 148</a></span>
+Les deux promeneurs s'entendaient d'ailleurs
+à merveille. Chacun découvrait avec
+bonheur chez l'autre le même amour profond
+et la science de la campagne. «Avez-vous
+observé, mon jeune ami?» disait
+l'un. «Assurément, cher monsieur», disait
+l'autre. «Alors vous comprenez que nous
+aimions les Pépinières?»&mdash;«Autant que
+j'aime la Coudraie». Quelque chose d'intime
+s'insinuait dans leurs phrases. Ils
+éprouvaient le même désir de prolonger
+l'entretien. Et, le premier tour d'allée
+achevé, ils en commencèrent un second, et
+d'autres encore.</p>
+
+<p>A chaque fois qu'il se détournait ainsi,
+tout au fond du jardin, et apercevait au
+loin la maison voilée d'ombre, Claude éprouvait
+la même émotion à regarder une petite
+lumière, feu tremblant d'une bougie veillant
+derrière les vitres. Était-ce la fenêtre
+de Thérèse, et l'aimable jeune fille se penchait-elle
+quelquefois entre les plantes grimpantes
+<span class="pagenum"><a id="Page_149"> 149</a></span>
+qui s'enlevaient, là, sur la muraille,
+comme des fumées brunes?</p>
+
+<p>Il y avait de quoi passer une heure avec
+cette simple question. Et M. Maldonne se
+mit à causer d'ornithologie. Il y revenait,
+non pour remplir une promesse, mais d'instinct,
+emporté par la vieille passion, ouvrant
+ses souvenirs aux pages préférées. Il s'amusait.
+Il racontait, beaucoup pour lui-même,
+un peu pour Claude. C'était déjà sa coutume
+avec M. de Kérédol. Et les histoires
+de chasse, lestement enlevées, s'en allaient,
+l'une après l'autre, à travers les buis et les
+passe-roses endormies.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur Claude, disait le naturaliste,
+voyez comme la nuit tombe vite, à présent!
+Quelle heure admirable et que bien peu
+connaissent! Le coucher des oiseaux, leur
+dernier mouvement, leur dernier chant, qui
+donc l'observe? Et pourtant!... Figurez-vous
+qu'il m'arrive encore de passer des
+moitiés de nuit à l'affût, ici même. J'emmène
+<span class="pagenum"><a id="Page_150"> 150</a></span>
+quelquefois ma fille. Elle aime cela comme
+moi. Nous nous cachons derrière un arbre,
+et j'attends. Ce n'est pas pour tuer, vous
+comprenez, mais pour le plaisir de revivre
+le passé, de retrouver quelques-unes de mes
+impressions d'autrefois, quand j'allais, à la
+lisière d'une taille, guetter les oiseaux nocturnes,
+ou les blaireaux qui roulent en grognant
+vers les vignes... Tenez, maintenant
+que la dernière frange d'or s'est effacée là-bas,
+où sont les martinets? Tous disparus,
+couchés, et de même les pinsons, les verdiers,
+les linots, tous ceux qui vivent du
+grain tombé... Quelques mangeurs d'insectes
+travaillent encore... Apercevez-vous cette
+mésange, qui tourne autour d'une branche
+d'abricotier? Elle va donner encore un ou
+deux coups de bec, puis renfoncer sa tête
+dans ses plumes soulevées, et vous ne la
+distinguerez plus d'avec l'écorce... Les merles
+se chargent de la sérénade... Écoutez celui-ci!...
+Tout à l'heure, il était à la pointe
+<span class="pagenum"><a id="Page_151"> 151</a></span>
+des sorbiers; le voilà qui galope dans les
+fouillis de ronces, inquiet du gîte de la nuit
+et chantant pour le dire... Quand il se sera
+tu, aucun oiseau du jour ne parlera plus...
+Ce sera le tour des hulottes, des orfraies,
+des rôdeurs nocturnes... Ah! les calomniés,
+ceux-là, cher monsieur! On les trouve laids!
+Mais rien n'est joli comme une orfraie au
+clair de lune! Nous en avons quelques-unes
+ici. Elles sortent de mes arbres, en arrière
+de la maison, ou du bois de Laurette. Aucun
+bruit ne dénonce leur vol. Leurs plumes
+sont fines comme des poils, blanches sur le
+ventre, jaunes sur les ailes. Et le vent coule
+au travers. Moi je reconnais les orfraies au
+passage de leur ombre, qui fait rentrer les
+mulots... Et que de drames, alors, dont nous
+sommes témoins!</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur Maldonne, disait Claude,
+vous êtes plus jeune que moi!</p>
+
+<p>Ils causèrent ainsi, longtemps encore, sans
+sortir de la même allée. Puis, comme ils
+<span class="pagenum"><a id="Page_152"> 152</a></span>
+arrivaient à l'extrémité du jardin où, vingt
+fois déjà, ils s'étaient retournés, Claude
+chercha devant lui la petite lumière, et ne
+la vit plus. Aussitôt l'histoire qu'il écoutait
+perdit tout intérêt. Le froid de la nuit le
+saisit. Le jardin lui parut comme un grand
+désert morne. Rien ne trahit au dehors cette
+impression subite. Et cependant, par une
+mystérieuse divination de l'esprit, M. Maldonne,
+presque en même temps, s'arrêta de
+parler. Il avait senti se briser le lien léger
+qui tient une âme attentive.</p>
+
+<p>&mdash;Voulez-vous que nous rentrions? dit-il.</p>
+
+<p>Tous les deux s'en revinrent en silence,
+vers le logis qui grandissait dans la brume
+à chacun de leurs pas. Le toit était argenté
+par la lune, le reste plongeait dans l'ombre,
+masse indécise, terne jusqu'à la base, où
+pas une lueur ne veillait.</p>
+
+<p>M. Maldonne entra le premier dans le vestibule,
+et ouvrit la porte du salon.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, dit-il en se détournant vers
+<span class="pagenum"><a id="Page_153"> 153</a></span>
+Claude, tout mon monde envolé! Plus personne!</p>
+
+<p>L'appartement était désert, mais les meubles
+conservaient le souvenir de la dernière
+scène qui s'y était passée. Au pied du fauteuil
+de M. de Kérédol, qui tendait les bras
+vers la porte, le livre gisait sur le parquet.
+Il avait dû couler le long du siège de cuir
+où on l'avait posé, et, tout meurtri, abandonné,
+il soulevait quelques-unes de ses
+pages blanches comme le fouet d'une aile
+blessée. Plus près de la fenêtre, quatre
+chaises formaient un demi-cercle, ouvert du
+côté du fauteuil. L'éclat qui les avait troublées,
+écartées les unes des autres, on le devinait,
+était venu de là. Sur le guéridon, un
+dé d'argent, oublié, faisait songer à une
+main fine de toute jeune fille.</p>
+
+<p>&mdash;Plus personne! répéta M. Maldonne,
+c'est étonnant, il n'est pas très tard...</p>
+
+<p>Il tira sa montre, et l'exposa au jour douteux
+de la lune, qui éclairait le vestibule.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_154"> 154</a></span>
+&mdash;Dix heures et demie seulement...
+Mais voilà, quand Robert s'avise d'être fantasque,
+il ne l'est pas à demi... Je suis sûr
+qu'il a prétendu que nous ne reviendrions
+pas ici... Il est singulier... vraiment, c'en
+est drôle.</p>
+
+<p>Il riait un peu, pour ne pas souligner la
+faute, mais, au fond, il se sentait humilié.</p>
+
+<p>Suivi de Claude, il traversa le vestibule,
+puis le bosquet, et tourna la clef dans
+l'énorme serrure du portail.</p>
+
+<p>&mdash;Bonsoir, monsieur Claude, dit-il. J'espère
+bien que nous n'en resterons pas là?</p>
+
+<p>&mdash;Mais, dit le jeune homme, à condition
+de ne rien troubler...</p>
+
+<p>&mdash;Venez au musée, repartit le naturaliste,
+nous y serons entre nous: vous, moi
+et les oiseaux. Est-ce accepté?</p>
+
+<p>Claude répondit, avec moins d'ardeur:</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute, monsieur.</p>
+
+<p>&mdash;J'y compte tout à fait, dit M. Maldonne.</p>
+
+<p>Il tendit la main à Claude, et celui-ci,
+<span class="pagenum"><a id="Page_155"> 155</a></span>
+franchissant le seuil, put encore apercevoir
+un instant, dans l'entre-bâillement de la
+porte, les yeux doux et plissés et la barbiche
+blanche de M. Maldonne, qui, du regard,
+suivait «son jeune ami», et le mettait
+en route.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_156"> 156</a></span></p>
+
+<h2>VI</h2>
+
+<p>Il se passa plusieurs semaines pendant
+lesquelles Claude, retiré dans sa terre de la
+Coudraie, mesura son blé, vendit son foin,
+fit ses vendanges, chassa les perdreaux et les
+grives, et constata, dans les rares moments
+où sa pensée prenait forme de méditation,
+qu'il était l'homme le plus heureux du
+monde. A diverses reprises, suivant les sentiers
+des bois humides et chauds des premières
+pluies, les mains dans les poches de
+son gilet de chasse, son chien quêtant au
+<span class="pagenum"><a id="Page_157"> 157</a></span>
+bord des touffes de fougères et d'ajoncs, il
+s'arrêta, comme grisé par la vie, par la paix,
+par la plénitude de joie qu'il sentait en lui
+et autour de lui. D'autres fois, il est vrai,
+l'idée lui vint, surtout aux heures lentes de
+l'après-dîner, quand la bourrasque soufflait
+dehors et l'empêchait de sortir, quand il
+n'entendait d'autre bruit, dans la vaste salle
+où il se promenait, que celui de son propre
+pas renvoyé par les murs, l'idée lui vint
+qu'une jeune femme embellirait encore cette
+agréable Coudraie. Une image se présentait
+à lui, sans en avoir été priée: celle de
+Thérèse, les mains tachées de groseilles et
+confuse de son tablier à bretelles, ou disant,
+les yeux levés: «Le conte des étoiles, monsieur.
+Nous en avions une, mon parrain et
+moi...» Mais il ne s'arrêtait pas longtemps
+à de pareilles rêveries. Elles lui paraissaient
+indignes d'un homme heureux, qui commande
+à vingt vignerons, jouit d'une indépendance
+parfaite et d'un revenu plus que
+<span class="pagenum"><a id="Page_158"> 158</a></span>
+suffisant. Il se contentait donc, en ces occasions,
+de tirer une forte bouffée de sa pipe,
+s'approchait de son épagneul étendu devant
+le feu, l'assurait que, de longtemps, personne
+ne troublerait leur ménage à tous
+deux, et sortait, malgré le mauvais temps,
+pour inspecter le cellier où fermentait
+son vin.</p>
+
+<p>Quand il fut de retour à la ville, vers la
+fin d'octobre, seul dans son hôtel du faubourg
+avec sa vieille Justine, l'image revint
+plus fréquente, et, soit que les distractions
+fussent moins nombreuses autour de lui,
+soit paresse d'une âme longuement tentée,
+il y prit un plaisir croissant. La plupart de
+ses amis n'étaient pas rentrés de la campagne.
+Dans les rues, des files de maisons
+toutes closes avaient sur leurs contrevents la
+poussière de six mois; la chaussée appartenait
+aux moineaux, et, même les jours ouvrables,
+quand il faisait du soleil, un monde
+de petites gens, rendus à la liberté par l'absence
+<span class="pagenum"><a id="Page_159"> 159</a></span>
+des grands, s'en allait vers les prés
+voisins avec la ligne sur l'épaule. Comment
+ne pas songer un peu? Et Claude se rappelait
+l'invitation de M. Maldonne: «Revenez
+au musée.» Fallait-il y retourner?
+Ne devait-il pas plutôt obéir à des scrupules
+qui, par moments, le prenaient? M. de
+Kérédol avait manifesté, par toute son attitude,
+un désir très peu vif de voir s'établir
+des relations entre les Pépinières et la Coudraie.
+La proposition même de M. Maldonne
+contenait une réserve.</p>
+
+<p>Un jour que ces questions s'offraient de
+nouveau à son esprit, il entra, pour y réfléchir,
+au Jardin des Plantes. Il savait
+qu'un des plus sûrs moyens de rencontrer
+un peu de solitude et de recueillement c'est
+encore de choisir une promenade publique,
+la foule ayant plutôt le goût des endroits
+lassants où il y a de la poussière: les boulevards,
+les grandes rues, les remparts des
+places fortes et le tour des fontaines.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_160"> 160</a></span>
+Il entra donc, et descendit l'avenue en
+pente bordée de platanes, admirant la limpidité
+de l'air et la profusion d'or que l'automne
+jette sur le monde. Au bout de l'allée,
+il y avait plusieurs serres à la file, dont les
+vitres peintes en blanc, cintrées sur les arceaux
+de fer, rayonnaient autour d'elles une
+vraie chaleur d'été. Là, quelques bonnes gens,
+des habitués, se chauffaient en faisant la
+sieste. Et, devant eux, marchant d'un pas
+relevé, Claude aperçut deux promeneurs
+qu'il reconnut tout de suite, bien qu'ils se
+présentassent de dos. L'un, gros, court, le
+geste rond, la voix chaude, était M. Lofficial;
+l'autre, plus sobre de mouvements,
+droit et sanglé dans sa redingote, ne pouvait
+être que le parrain de Thérèse. Ils causaient
+avec animation, à demi tournés l'un vers
+l'autre, et l'on devinait, à leur attitude
+même, au peu d'attention qu'ils accordaient
+aux rangées d'invalides à gauche, et aux
+massifs de dahlias à droite, qu'ils arpentaient
+<span class="pagenum"><a id="Page_161"> 161</a></span>
+depuis longtemps ce coin découvert et
+tiède du jardin.</p>
+
+<p>Claude ne voulut pas reculer, et continua
+sa route vers eux. Comme ils parlaient
+à voix haute, bientôt il put saisir des
+mots.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! non, mon cher monsieur,
+disait M. de Kérédol, je ne crois plus
+qu'elle nous quitte, à présent. Elle a l'air
+tout à fait heureuse au milieu de nous.
+Si vous l'aviez vue parler de ce concert de
+demain!...</p>
+
+<p>A ce moment, les deux promeneurs, qui
+s'étaient arrêtés à l'extrémité de la serre, se
+retournèrent ensemble, et aperçurent Claude
+Revel qui allait les dépasser.</p>
+
+<p>M. Lofficial étendit la main.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous arrête au passage, dit-il. Depuis
+le temps que je ne vous ai vu!... Vous connaissez
+mon jeune voisin? ajouta-t-il en
+s'adressant à M. de Kérédol.</p>
+
+<p>Celui-ci, probablement rassuré par la fuite
+<span class="pagenum"><a id="Page_162"> 162</a></span>
+du temps, qui n'avait amené aucun incident
+nouveau, répondit:</p>
+
+<p>&mdash;J'ai eu le plaisir de rencontrer monsieur,
+il y a un mois.</p>
+
+<p>&mdash;Trente-cinq jours, dit Claude étourdiment.</p>
+
+<p>M. de Kérédol eut l'air surpris de la
+promptitude du calcul, et se demanda
+d'où venaient ces mathématiques. Il n'en
+demeura pas moins parfaitement correct,
+aimable même, fit deux fois encore le
+trajet d'un bout de la serre à l'autre,
+questionnant Claude sur la Coudraie, sur
+les dernières man&oelig;uvres, et sur de communes
+relations qu'ils avaient dans la
+ville. Puis il voulut prendre congé. M. Lofficial
+l'entraîna à deux ou trois pas, et,
+d'une voix qu'il s'efforçait de rendre confidentielle,
+mais qui arrivait bien nettement
+à Claude:</p>
+
+<p>&mdash;Quant à votre projet pour demain,
+monsieur de Kérédol, je suis d'avis...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_163"> 163</a></span>
+&mdash;Bien, bien, dit ce dernier, en essayant
+de dégager sa main...</p>
+
+<p>Mais M. Lofficial le retint.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis entièrement de votre avis:
+distraction saine, excellente! Dites-le à Maldonne
+de ma part. Dites-lui que cette chère
+enfant ne peut pas toujours demeurer enfermée
+aux Pépinières...</p>
+
+<p>&mdash;Je n'y manquerai pas... Au revoir!
+dit M. de Kérédol, en se dérobant rapidement
+à l'étreinte de M. Lofficial.</p>
+
+<p>Il était devenu tout rouge et visiblement
+gêné.</p>
+
+<p>Claude le vit saluer et s'éloigner en hâte,
+très nerveux, faisant avec sa canne un moulinet
+d'impatience.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que c'est que ce concert?
+demanda-t-il en s'approchant de M. Lofficial.</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne saviez pas?</p>
+
+<p>&mdash;Non.</p>
+
+<p>&mdash;Le premier de la saison, au Cirque-Théâtre.
+<span class="pagenum"><a id="Page_164"> 164</a></span>
+M. de Kérédol doit y conduire sa
+s&oelig;ur et mademoiselle Thérèse...</p>
+
+<p>M. Lofficial continuait de suivre du
+regard l'ancien officier de chasseurs, qui
+montait l'avenue de platanes au pas de
+charge.</p>
+
+<p>&mdash;Pauvre M. de Kérédol! ajouta-t-il
+d'une voix plus basse. Il ne l'aime que trop.
+Ce doit être bien peu reposant d'aimer ainsi.
+De quel air enthousiaste il me disait tout à
+l'heure: «Nous sommes tous ravis d'aller
+à ce concert. Thérèse surtout. Et c'est moi
+qui ai eu la première pensée, monsieur Lofficial,
+moi qui ai lutté et obtenu la permission!
+Elle ne l'aurait pas demandée, la
+chère mignonne. Car, voyez-vous, ce qu'elle
+a par-dessus tout, c'est une idée délicate du
+devoir, du mieux. Par nature, autant que
+par piété, elle se porte vers ce qu'elle croit
+être le plus parfait. Pour plaire aux autres,
+il n'y a rien qu'elle ne sacrifie, et sans pose,
+vous savez, sans qu'on puisse se douter
+<span class="pagenum"><a id="Page_165"> 165</a></span>
+qu'elle y met un peu d'effort. Quel trésor
+de joie pour nous trois!»</p>
+
+<p>&mdash;Vraiment, il disait cela? demanda
+Claude.</p>
+
+<p>&mdash;Mais... oui, mon ami...</p>
+
+<p>Emporté par sa nature expansive et naïve,
+M. Lofficial, le regard fixé sur les derniers
+arbres derrière lesquels M. de Kérédol venait
+de disparaître, avait tout l'air de se
+parler à lui-même et d'oublier la présence
+de son voisin. Il se détourna, et s'aperçut
+que Claude l'écoutait avidement.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que je vous conte là, monsieur
+Claude! Excusez-moi. J'aurais dû être
+à vous. Mais, plus je vais, plus je me sens
+dans le c&oelig;ur un écho qui me répète les
+choses, et que je ne puis faire taire.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, dit Claude, il commence déjà
+chez moi, cet écho-là. Il y a des jours...
+Restez-vous au jardin, monsieur Lofficial?</p>
+
+<p>&mdash;Hélas, non! J'aurais dû partir avec
+M. de Kérédol... mais le plaisir de vous
+<span class="pagenum"><a id="Page_166"> 166</a></span>
+serrer la main... Il faut que je coure à la
+gare.</p>
+
+<p>&mdash;Un voyage?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! pas bien long: jusqu'aux Luisettes,
+une petite commission à faire, un coup d'&oelig;il
+à donner. Je serai de retour demain. Au revoir,
+monsieur Claude!</p>
+
+<p>Et le bonhomme s'éloigna à son tour,
+mais posément, distribuant, à des anciens
+qui le reconnaissaient, un salut de la main,
+se retournant même une ou deux fois, pour
+bien montrer à Claude que ce départ n'était
+point un prétexte, et qu'on avait toujours la
+pensée occupée de son jeune ami.</p>
+
+<p>Claude, immobile devant la serre, éprouvait
+une joie puissante, une joie qui grandissait
+d'instant en instant. Libre de penser!
+Libre d'écouter les mots qui bourdonnaient
+si joliment autour de lui! Il avait bien fallu
+les chasser tout à l'heure, pour répondre à
+M. Lofficial. Mais maintenant ils revenaient
+tous: «La chère mignonne... une idée délicate
+<span class="pagenum"><a id="Page_167"> 167</a></span>
+du mieux... pour plaire aux autres, il
+n'y a rien qu'elle ne sacrifie... quel trésor
+de joie!...» C'était comme une chanson que
+chantaient les rayons pâles du jour, les
+feuilles remuées par une brise insensible, les
+toits égayés de lumière. «Trésor de joie!»
+tout répétait l'aveu échappé à M. de Kérédol
+et redit par Lofficial. Claude s'enivrait
+lentement, avec ces mots qui grisent les
+âmes. Debout à la même place, abandonné
+au rêve, il avait l'air de contempler la cime
+des arbres. Les vieux qui, sur les bancs
+éparpillés çà et là, chauffaient leurs jambes
+allongées, le virent avec étonnement sourire
+dans le vague, à quelque chose de mystérieux
+qu'ils ne purent saisir, puis rougir
+d'avoir été vu, puis se dérober, par les allées
+tournantes, aux regards des promeneurs.</p>
+
+<p>La chanson continua toute l'après-midi.
+«C'est vrai qu'elle est charmante! songeait
+Claude; aucune contrainte n'a pesé sur elle,
+aucune pression, aucun moule. On ne l'a
+<span class="pagenum"><a id="Page_168"> 168</a></span>
+point forcée de fleurir: elle est éclose.
+Comme elle s'est montrée simple avec moi,
+différente de tant d'autres dont le sourire
+même est une chose apprise et effarouchante!
+Moi aussi, je suis simple, même un
+peu loup. Peut-être est-ce mademoiselle
+Thérèse que, depuis mes vingt ans, sans le
+savoir, j'ai attendue.»</p>
+
+<p>Il aurait voulu un conseil à qui ouvrir
+son âme, à qui demander: «Est-ce bien
+elle? Que faut-il faire?» Mais il n'y avait
+personne. Non, il n'y avait personne, puisque
+sa mère était morte, puisque ses amis étaient
+absents, ou trop jeunes, ou trop ignorants
+de Thérèse et de lui-même pour le guider.</p>
+
+<p>Mais la main maternelle qui gouverne le
+monde a des secrets merveilleux. Aux carrefours
+où l'homme n'a pas mis de poteau
+indicateur, elle pose un arbre avec un nid,
+une pierre moussue, une simple branche de
+ronces en fleurs: ces pauvres témoins de la
+route ne savent pas ce qu'ils font, mais celui
+<span class="pagenum"><a id="Page_169"> 169</a></span>
+qui cherche y reconnaît un signe, et
+s'en va.</p>
+
+<p>Claude, après le dîner, monta dans sa
+chambre. Il n'y venait pas pour épier ses
+voisins. Oh! non. Mais comment ne pas regarder
+un jeune ménage prenant le frais du
+soir, en face de la fenêtre? Depuis une semaine,
+les Colibry hébergent leur fille et
+leur gendre. Chômage, vacances, on ne sait
+pas bien. Le gendre, qui est ferblantier, a
+entrepris de planter, au bout du terrain du
+vannier, un jardin d'agrément à son idée.
+Il y travaille six heures par jour, pour se
+reposer. Il est joli homme, ce jeune marié:
+élancé, la tête intelligente et maigre, de petites
+moustaches noires. Dans sa jaquette
+brune, il a presque l'air d'un monsieur, et
+ses travaux prouvent qu'il a déjà le goût du
+luxe et du rococo. Adieu les carottes sauvages,
+dont les ombelles égayaient le feuillage
+sombre des acanthes; adieu les orties et les
+arums aux cornets percés d'une lance d'or.
+<span class="pagenum"><a id="Page_170"> 170</a></span>
+Il pique des fusains en boules, des houx panachés,
+des arbustes taillés et étiquetés par
+un «paysagiste rustiqueur» des environs.</p>
+
+<p>Il est moderne, assurément; il veut que
+son beau-père soigne davantage les dehors.
+La jeune femme admire cette transformation.
+Elle est assise près du peuplier, sur
+une chaise qu'elle a renversée un peu en
+arrière; ses lourds cheveux bruns, piqués
+d'épingles ornées, s'appuient au tronc de
+l'arbre; à demi étendue, les pieds soulevés
+de terre, elle rit d'un rire muet, très naïf,
+le même, soit qu'elle regarde son mari défoncer
+le massif, soit qu'elle se détourne, à
+sa gauche, vers le berceau d'osier que la
+grand'mère agite, tout absorbée, elle, la
+bonne vieille, par le nouveau-né qu'elle endort.
+Le vannier est à cheval sur un billot,
+le long du mur, un peu loin, pour voir tout
+son bonheur ensemble. Il fume. Il n'entend
+rien des bavardages à demi-voix qu'échangent
+les deux femmes. L'heure indécise, un
+<span class="pagenum"><a id="Page_171"> 171</a></span>
+dernier rayon de soleil qui change en auréole
+la ramure jaune du peuplier, la rumeur décroissante
+de la rue, les pigeons qui se becquètent
+sur l'arête du toit, et se laissent, un
+à un, d'une aile paresseuse, glisser au colombier,
+encadrent cette scène. Bientôt la grand'mère
+se lève; un coup de vent frais a secoué
+les brides de son bonnet; elle enveloppe de
+ses deux bras la corbeille et le trésor qu'elle
+enferme. La jeune femme la suit des yeux
+jusqu'à la porte, en se penchant. Elle est
+toute charmante ainsi, la voisine. Elle a le
+charme des petites gens qui n'ont pas honte
+d'être heureux. Le père, qui a fini sa pipe,
+rentre aussi sans rien dire. Les deux vieux
+sont attirés par le berceau. Les deux jeunes
+sont demeurés, elle, appuyée à l'arbre, lui,
+plantant ses arbustes nains. Mais cela n'a
+pas duré. Il a compris qu'elle était seule, il
+a tourné la tête vers elle, la fine moustache
+relevée montrant ses dents blanches. Leurs
+yeux se sont rencontrés. Il a jeté tout de
+<span class="pagenum"><a id="Page_172"> 172</a></span>
+suite sa bêche. Sa femme est venue à lui, et
+les voilà qui se promènent l'un près de l'autre.
+Ils s'arrêtent près des fusains, ils repartent.
+Ils causent bien bas pour ne parler que des
+innovations faites au jardin du père Colibry.
+L'ombre croît autour d'eux. La jeune femme
+s'appuie au bras de son mari, le front levé,
+les yeux câlins. Petit à petit, en épiant
+s'ils n'étaient pas vus, ils se sont mis dans
+l'axe du gros peuplier, et se sont embrassés.</p>
+
+<p>Claude s'est éloigné de la fenêtre, troublé
+par ce conseil muet. Quand il est revenu,
+la jeune femme et son mari avaient disparu.</p>
+
+<p>De la maison close du vannier, un cri
+montait par intervalles, et une voix, frêle
+comme le son d'une flûte lointaine, chantait:</p>
+
+<div class="poetry"><div class="stanza">
+<p>Dodo minette,</p>
+<p>Dodo poulette,</p>
+<p>Dormez donc si vous voulez,</p>
+<p>Je suis bien lasse de vous bercer.</p>
+</div></div>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_173"> 173</a></span>
+Alors Claude a appuyé son front sur la
+vitre, et il a dit en lui-même:</p>
+
+<p>«Demain, j'irai au concert, et j'y verrai
+Thérèse, parce que je l'aime!»</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_174"> 174</a></span></p>
+
+<h2>VII</h2>
+
+<p>Vers deux heures, Claude entra au cirque,
+et prit place dans une des loges au fond de
+la salle. L'énorme chef d'orchestre, courbé
+vers ses seconds violons, leur conseillait des
+ténuités de sons infinies. On ne percevait
+qu'un faible murmure, sur lequel évoluait
+un cor. Le public varié qui se pressait sur
+les gradins, les auditeurs des fauteuils de
+parquet, écoutaient dans le même silence la
+<cite>Marche des Pèlerins</cite>, et le balancement des
+nuques sortant des cols de fourrures, la chute
+<span class="pagenum"><a id="Page_175"> 175</a></span>
+progressive des mains qui tenaient le programme,
+le regard circulaire des gens venus
+là par hasard et que le silence d'une foule
+étonne toujours, les violoncellistes pinçant
+leurs lèvres aux trémolos, indiquaient un
+beau passage. Claude chercha Thérèse, parmi
+ces gens immobiles et vus de dos. Au troisième
+rang du parquet, il aperçut, sous un
+feutre noir orné d'une aile rose, un cou svelte,
+couronné de cheveux blonds, et qui se perdait
+un peu plus bas dans l'ombre d'un tour
+de plumes. C'était Thérèse Maldonne. Nulle
+autre qu'elle n'avait cette grâce parfaite. Elle
+se tenait bien droite, entre sa mère en toilette
+sombre, la tête inclinée vers l'épaule, et
+Robert, penché en avant, tout pelotonné dans
+son plaisir de dilettante. Et les seconds violons
+semblaient prêts à rentrer dans le néant.
+Et le cor en profitait pour se plaindre amoureusement.</p>
+
+<p>Hélas! rien n'est fragile comme l'émotion
+d'une salle. Il y avait, aux secondes, un auditeur
+<span class="pagenum"><a id="Page_176"> 176</a></span>
+de race noire. Nul ne s'occupait de lui.
+L'innocente fantaisie lui prit d'enlever son
+pardessus. Il y mit un peu de solennité. Quelqu'un
+près de lui le remarqua, et dit à demi-voix:
+«Tiens, il va reprendre son costume
+national!» Presque personne n'avait entendu.
+Mais une fusée de rire était partie. Elle fila
+le long des banquettes des secondes, passa
+aux premières, gagna le pourtour, envahit
+le parquet. Tout le monde se détournait, et
+se dissipait, même les abonnés, même les
+passionnés. Tous paraissaient reconnaissants
+d'avoir été distraits, de reprendre pied dans
+la vie. Cela ressemblait à un réveil général.
+Thérèse, elle aussi, avait tourné la tête. Elle
+souriait à peine, d'un sourire d'envie, comme
+pour dire: «Que je voudrais bien savoir!
+Comme ce doit être drôle! Ce serait si bon
+de rire tout à fait!» Son regard, pur et
+vivant, errait sur la foule. Il arriva jusqu'à
+Claude. Elle le reconnut. Ses lèvres s'allongèrent
+un peu, et la frange de ses cils blonds
+<span class="pagenum"><a id="Page_177"> 177</a></span>
+s'abaissa légèrement, en signe d'amitié. Cela
+ne dura qu'un éclair. Elle ramena les yeux,
+par degrés, vers sa mère qui n'avait pas
+changé d'attitude,&mdash;pas plus que Robert,&mdash;lui
+dit un mot à l'oreille, et l'aile rose
+reprit sa silhouette primitive au-dessus du
+chapeau noir, tandis que le chef d'orchestre,
+avec des gestes agrandis pour ressaisir le
+public, continuait à diriger la <cite>Marche</cite> de
+Berlioz.</p>
+
+<p>Claude, retiré au deuxième rang de la
+loge, appuyé aux cloisons fumeuses, entre
+lesquelles peu de songes d'amour pareils au
+sien avaient dû éclore, ne pensait plus qu'à
+Thérèse, et ne voyait plus qu'elle. Oh! le
+merveilleux concert, et comme, à certaines
+heures, la puissance créatrice de nos âmes
+transforme et fond en un seul hymne toutes
+les sensations diverses qui nous viennent du
+monde! Comme tout parle une même langue
+pour nous traduire nous-mêmes! Que jouait-on
+maintenant? de quels maîtres étaient
+<span class="pagenum"><a id="Page_178"> 178</a></span>
+les symphonies qui se succédaient? quels
+numéros portaient-elles sur le programme
+tombé à terre? Questions vaines. Il n'y avait
+dans la salle qu'une enfant blonde, là-bas,
+et la foule, sans le savoir, et l'harmonie
+joyeuse ou plaintive de l'orchestre, et toute
+la lumière tombant des vitrages, tout cela
+n'était que pour cette petite tête fière, pour
+l'ovale aminci de ce visage de vierge. Et un
+seul homme comprenait et goûtait le sens
+mystérieux qui s'échappait de toutes choses:
+Claude Revel, immobile, au fond d'une loge
+de cirque.</p>
+
+<p>Il remarqua enfin que la foule s'écoulait
+autour de lui, et se leva. M. de Kérédol,
+jusqu'alors, l'avait plusieurs fois cherché du
+regard dans la salle, et ne l'avait pas rencontré.
+Mais, en sortant du rang de fauteuils
+où il avait pris place, il se trouva tourner
+le dos à la scène, et aperçut Claude Revel,
+tout en haut, encadré dans l'étroite ouverture
+de la loge, les yeux fixés sur Thérèse
+<span class="pagenum"><a id="Page_179"> 179</a></span>
+qui commençait à monter vers lui. Soit
+qu'elle eût deviné derrière elle la surveillance
+anxieuse de Robert, soit timidité de
+jeune fille, Thérèse passa près de Claude,
+sans détourner la tête. Sa mère la suivit,
+causant avec elle. Mais M. de Kérédol s'arrêta
+un instant, au milieu de l'étroite coupure
+des gradins. Il n'eut pas un mot, ne fit pas
+un geste: seulement, de ses prunelles bleues,
+dures comme un reflet d'acier, jaillit un
+éclair de colère à l'adresse de Claude debout
+à trois pas de lui, un défi d'homme à homme,
+prouvant bien que désormais la certitude
+était acquise et la lutte résolue.</p>
+
+<p>La lutte! Hélas! elle était bien dans la
+volonté de Robert, dans son c&oelig;ur atteint
+au plus profond de ses tendresses. Mais lui-même,
+en ce moment où il éprouvait une
+irritation violente, comme s'il en eût senti
+la faiblesse secrète, il se hâtait de fuir. A
+peine avait-il descendu les marches du perron
+qu'il offrait le bras à madame Maldonne,
+<span class="pagenum"><a id="Page_180"> 180</a></span>
+et remontait le faubourg, d'un pas plus pressé
+que d'ordinaire, tournant et dépassant les
+groupes noirs qui dentelaient la rue en pente.
+Thérèse marchait à côté de sa mère. Elle semblait
+indifférente, nonchalante, comme ceux
+qu'une pensée, même indécise et faible, isole
+de la foule. Aucun des trois ne parlait, si
+ce n'est à mots rompus, rarement.</p>
+
+<p>De loin, Claude regardait diminuer l'aile
+rose. Bientôt, parvenu à la route qui filait
+droit sur les Pépinières, parmi les bandes
+d'ouvriers et de boutiquiers, Robert ralentit
+le pas. Il se trouvait dans l'horizon du domaine,
+il atteignait la sauve. Mais aucune
+embellie ne se manifesta dans son
+humeur.</p>
+
+<p>Quand le portail du logis se fut enfin refermé
+derrière eux, il poussa un soupir de
+soulagement; puis, laissant les deux femmes
+entrer dans la maison, traversa tout le jardin,
+pour aller s'asseoir, au fond, sous la tonnelle
+de lauriers.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_181"> 181</a></span>
+&mdash;Joli succès! dit-il en accrochant son
+chapeau à une branche et en s'épongeant le
+front. Tout ce que j'essaye tourne de la
+même façon... Depuis hier je redoutais cette
+rencontre-là. Elle était fatale... Et dire qu'il
+est peut-être venu, averti par moi, par l'imprudence
+que j'ai eue de bavarder avec
+Lofficial! On a toutes les chances à son
+âge, et toutes les malechances au mien!</p>
+
+<p>Ses réflexions furent interrompues par
+Thérèse. Elle avait quitté son feutre noir,
+pris un chapeau de paille fanée, et elle venait,
+de son allure vive et décidée, nullement
+troublée, bien qu'elle eût des choses graves
+à demander.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, c'est vous? dit Robert, que l'arrivée
+de sa nièce prenait à court de résolution,
+dans le trouble des premières méditations.</p>
+
+<p>&mdash;Mais oui, moi, répondit-elle. Nous
+avons à causer tous deux.</p>
+
+<p>Elle ouvrit un pliant, appuyé le long des
+<span class="pagenum"><a id="Page_182"> 182</a></span>
+treillages qu'enveloppaient les touffes de laurier,
+et s'assit en face de M. de Kérédol, un
+peu plus bas que lui.</p>
+
+<p>&mdash;Mon parrain, dit-elle en arrangeant
+les plis de sa robe, je suis venue pour vous
+demander une preuve de grande affection.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous en ai tant donné, ma pauvre
+chérie! Vous devez bien savoir que je ne
+vous refuserai pas.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! reprit-elle sans lever les yeux,
+celle-là est d'une autre sorte. Je veux savoir
+de vous un secret.</p>
+
+<p>&mdash;Un secret, Thérèse?</p>
+
+<p>&mdash;Oui. Depuis plusieurs semaines, depuis
+deux jours surtout, je vous trouve...</p>
+
+<p>Elle semblait hésiter entre les mots.</p>
+
+<p>&mdash;Comment me trouvez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Triste, inquiet, je ne sais pas bien
+exprimer cela. Mais je vous trouve changé,
+comme si la maison n'avait plus le même
+charme pour vous.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! si! interrompit vivement Robert.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_183"> 183</a></span>
+Thérèse releva la tête, et vit qu'il était un
+peu pâle.</p>
+
+<p>&mdash;Comme si, poursuivit-elle, vous portiez
+en vous-même une peine?</p>
+
+<p>&mdash;Quand ce serait, ma pauvre enfant!
+Pouvez-vous comprendre ce qui passe quelquefois
+de sombre et d'ennuyé dans l'esprit
+d'un vieux comme moi?</p>
+
+<p>Elle le pressait, et l'interrogeait de ses
+yeux clairs fixés sur lui.</p>
+
+<p>&mdash;Mon père et ma mère, continua-t-elle,
+ne sont-ils pas les meilleurs amis du monde
+pour vous?</p>
+
+<p>&mdash;Les meilleurs, oui, Thérèse.</p>
+
+<p>&mdash;Ai-je été moins prévenante à votre
+égard, moins obéissante?</p>
+
+<p>&mdash;Non, mon enfant, je n'ai rien à vous
+reprocher.</p>
+
+<p>&mdash;Alors?</p>
+
+<p>Il ne put supporter l'interrogation prolongée
+de ces grands yeux d'enfant qui plongeaient
+au fond de lui-même, et se détourna
+<span class="pagenum"><a id="Page_184"> 184</a></span>
+vers les lauriers à droite. Une de ses mains
+pendait le long du banc. Thérèse la prit
+entre les siennes, et, la caressant comme
+elle avait fait souvent, pour obtenir une
+gâterie:</p>
+
+<p>&mdash;Vous voyez bien, vous n'avez pas assez
+de confiance en moi pour me dire un secret,
+et cela me peine, allez, plus que vous ne
+pouvez croire!</p>
+
+<p>Elle laissa échapper la main, qui retomba
+le long du banc. Robert se retourna. Son
+regard, quand il rencontra celui de Thérèse,
+exprimait une souffrance si profonde et si
+vraie, que la jeune fille en fut toute saisie.
+Elle sentit les larmes lui monter aux yeux.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'avez-vous? demanda-t-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Thérèse, fit Robert, qui se contenait
+pour ne pas montrer toute sa faiblesse devant
+elle, Thérèse, répondez-moi franchement!</p>
+
+<p>&mdash;Oh! bien sûr.</p>
+
+<p>&mdash;Thérèse, m'aimez-vous?</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_185"> 185</a></span>
+&mdash;Mais oui, je vous aime!</p>
+
+<p>&mdash;Beaucoup?</p>
+
+<p>&mdash;De tout mon c&oelig;ur! Pourquoi en doutez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Thérèse, si quelqu'un venait pour vous
+enlever à nous, est-ce que vous nous abandonneriez?</p>
+
+<p>&mdash;Quelqu'un?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, est-ce qu'au premier mot d'amour
+vous nous laisseriez là, votre père, votre mère,
+moi, comme celles qui n'ont pas eu au foyer
+tout le bonheur, toute la tendresse que vous
+avez eus?</p>
+
+<p>Elle chercha dans sa poche un petit mouchoir
+de batiste, le passa sur ses yeux, et dit:</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce qu'il est venu quelqu'un?</p>
+
+<p>&mdash;Non, Thérèse, dit rapidement Robert,
+mais s'il venait?</p>
+
+<p>&mdash;S'il venait?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, un jour lointain, plus tard?</p>
+
+<p>La jeune fille se leva, et lui la suivit du
+regard qui se dressait, souple, non plus
+<span class="pagenum"><a id="Page_186"> 186</a></span>
+émue, mais affectueuse, filiale comme il la
+trouvait chaque jour.</p>
+
+<p>&mdash;S'il venait, reprit-elle, un jour, plus
+tard, je lui dirais que j'appartiens d'abord à
+ceux qui m'ont toujours aimée.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! Thérèse!</p>
+
+<p>&mdash;Je lui dirais encore autre chose!</p>
+
+<p>Elle se pencha vers lui.</p>
+
+<p>&mdash;Je lui dirais: «Adressez-vous à mon
+parrain, à mon meilleur ami!»</p>
+
+<p>Puis elle se recula jusqu'à l'entrée de la
+tonnelle.</p>
+
+<p>&mdash;Était-ce bien la peine de faire tant de
+mystères? dit-elle. Vous voyez, nous nous
+sommes expliqués. Et il n'y a rien du tout
+entre nous, qu'un «plus tard», un jour
+lointain, et qui dépendra de vous. Voilà
+pourquoi vous vous faites du chagrin? Rappelez-vous
+donc ce que vous m'avez si souvent
+répété: «La tristesse sans raison est
+la grande ennemie de la jeunesse.» Est-ce
+ainsi que vous disiez?</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_187"> 187</a></span>
+&mdash;Oui, quand vous étiez mon élève.</p>
+
+<p>&mdash;Mais je le suis, je le serai toujours.</p>
+
+<p>Elle sortit de la tonnelle, et s'éloigna par
+l'allée en face. Après une vingtaine de pas,
+une gentille pensée lui vint. Thérèse se retourna,
+fit une révérence de pensionnaire, et
+redit, avec la plus jolie mine, futée et tendre
+à la fois:</p>
+
+<p>&mdash;Toujours!</p>
+
+<p>Robert essaya de lui répondre par un
+sourire. De loin elle put s'y tromper. Mais
+quand elle eut disparu, il se sentit en proie
+à une tristesse noire. Tant que Thérèse avait
+été là, Robert s'était contenu, pour ne pas
+pleurer devant elle. Oh! non, il ne fallait
+pas! C'était indigne d'un homme. A présent
+il était seul. Il mit sa tête dans ses mains,
+et se laissa emporter par ses pensées. Pour
+la première fois peut-être de sa vie, dans cet
+élan désordonné de son âme, il tutoya l'enfant,
+dont l'image était encore là, présente
+devant lui. «Pauvre chère petite, disait-il à
+<span class="pagenum"><a id="Page_188"> 188</a></span>
+demi-voix, c'est ta jeunesse que je pleure,
+parce qu'elle est exquise et que nous allons
+la perdre. Je le pressens, je le devine à ton
+charme même. Tu dis que tu resteras mon
+élève! Oui, tu le voudrais peut-être. Mais
+tu ne sais pas, pauvre enfant, le changement
+profond que l'amour fait dans nos amitiés.
+En peu de semaines, quand tu aimeras, ton
+père et ta mère deviendront une affection
+pâle, plus effacée chaque jour. Moi, je ne
+serai plus rien, tu entends, rien! Et voilà
+le prix de dix-huit ans de tendresse! Ne
+plus te voir qu'avec l'assentiment d'un
+étranger, par intervalles, par faveur, découvrir
+en toi des pensées que je n'y aurai
+pas vu naître, y reconnaître la main d'un
+autre, moi qui t'ai formée, moi qui n'ai
+guère que toi au monde! O Thérèse, Thérèse!»</p>
+
+<p>Dans ce moment d'angoisse, Robert se
+sentait seul. Il avait vécu dans l'intimité de
+Guillaume et de Geneviève, et cependant ni
+<span class="pagenum"><a id="Page_189"> 189</a></span>
+l'un ni l'autre ne paraissait éprouver la
+moindre alarme. Rien n'était changé dans
+la quiétude de leur vie quotidienne. Leurs
+conversations à table témoignaient de la
+même confiance dans la perpétuité de ce
+bonheur menacé! Comment ne souffraient-ils
+pas à la pensée que, d'une heure à
+l'autre, l'enfant pouvait leur être ravie?
+Etrange aveuglement! Ils ne devaient rien
+soupçonner. Ne valait-il pas mieux les avertir,
+leur dire: «Allons-nous-en! Partons
+pour un voyage, n'importe où, loin s'il se
+peut. Maldonne demandera un congé. Nous
+emmènerons Thérèse, et nous éviterons
+qu'elle nous quitte. Il n'y a rien de perdu
+puisqu'elle n'aime pas encore. Allons-nous-en!
+Ou bien, aidez-moi. Écartez doucement
+les occasions, veillez, ayez pitié de vous-mêmes
+et de moi. Car je sens que la branche
+plie sous l'oiseau.»</p>
+
+<p>A qui parler ainsi? A Geneviève? Une
+timidité singulière lui fit repousser cette idée.
+<span class="pagenum"><a id="Page_190"> 190</a></span>
+Il se sentit rougir un peu. «Non, pas elle,
+se dit-il. Les femmes ne peuvent juger cela
+comme nous. Ma s&oelig;ur ne comprendrait pas.
+Si léger qu'il soit, Guillaume a beaucoup
+de c&oelig;ur. J'irai le trouver.»</p>
+
+<p>Robert se leva, suivit la grande allée, aux
+deux tiers tourna à gauche, et se dirigea
+vers une petite construction en tuffeaux
+couverte d'un toit de zinc. Le laboratoire de
+Guillaume Maldonne, une sorte d'étouffoir
+aux murs mansardés, se trouvait au-dessus
+d'un réduit de jardinage. On y accédait par
+un escalier raide en bois blanc. M. de Kérédol
+en monta les marches avec une lenteur
+involontaire. Cela lui coûtait, la confidence
+qu'il allait faire, et cela l'effrayait
+presque. Il y avait longtemps qu'ils ne s'étaient
+entretenus d'un sujet aussi grave et
+intime. Pourtant, il ne voulut pas reculer,
+poussa la porte, légère comme de l'amadou
+à force d'être sèche, et entra.</p>
+
+<p>Guillaume Maldonne, en veste blanche,
+<span class="pagenum"><a id="Page_191"> 191</a></span>
+écrivait, juste au-dessous de la fenêtre à
+tabatière.</p>
+
+<p>&mdash;Attends! attends! dit-il en faisant
+signe de la main gauche, tandis que, de la
+droite, il se hâtait d'achever la phrase commencée.
+Tu vas voir! tu vas juger!</p>
+
+<p>Il avait l'air si heureux, si naïvement
+content de lui, que Robert l'enveloppa d'un
+regard d'envie.</p>
+
+<p>La plume d'oie cria quelques secondes, et
+M. Maldonne radieux, ébouriffé, se retournant
+sur sa chaise:</p>
+
+<p>&mdash;Dame! dit-il, puisque tu ne veux rien
+faire, il faut bien que je travaille seul!</p>
+
+<p>&mdash;Au catalogue?</p>
+
+<p>&mdash;Non, mon ami: un mémoire! je le
+destine à la Société linnéenne. Écoute-moi
+ça: «<cite>Mémoire sur les rapports qui existent
+entre la coloration de l'&oelig;uf et celle du jeune
+oiseau en duvet.</cite>» Est-ce une trouvaille?
+Est-ce une assez jolie question?</p>
+
+<p>&mdash;J'en ai une aussi, moi, dont je veux
+<span class="pagenum"><a id="Page_192"> 192</a></span>
+te parler, dit Robert, qui s'était appuyé au
+montant de la porte. Elle est également
+importante, bien qu'il ne s'agisse pas d'histoire
+naturelle.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! dit Guillaume avec un désappointement
+visible, et laissant retomber sur la
+table le papier qu'il avait saisi. De quoi s'agit-il?</p>
+
+<p>&mdash;De Thérèse. J'ai peur que son imagination
+ne commence à travailler. Je crois avoir
+des preuves qu'elle n'est pas insensible,&mdash;sans
+trop le savoir, la pauvre petite!&mdash;à
+l'attention qu'elle éveille, dès qu'elle paraît.
+Des nuances encore, tu comprends bien,
+mais, en pareil cas, tout est grave.</p>
+
+<p>&mdash;Eh! mon ami, c'est l'âge! c'est son
+droit! Depuis que le monde est monde, les
+jeunes filles sont contentes de plaire. Pourquoi
+veux-tu que Thérèse fasse exception?</p>
+
+<p>&mdash;Guillaume, reprit gravement Robert,
+il y a plus que cela, et tu as tort de prendre
+légèrement mon avis. Suppose que, par
+<span class="pagenum"><a id="Page_193"> 193</a></span>
+notre faute, parce que nous n'aurions pas
+assez veillé...</p>
+
+<p>&mdash;Ah! par exemple! s'il y a une fille
+bien gardée, c'est la mienne!</p>
+
+<p>&mdash;Soit! je ne discute pas pour l'instant.
+Plus tard, si tu es de mon avis, je t'indiquerai
+les moyens...</p>
+
+<p>&mdash;Les moyens? dit Guillaume, dont les
+yeux devinrent tout grands de surprise.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, j'y arriverai, mais pas encore. Je
+suppose, Guillaume, que ta fille ait été remarquée
+par un jeune homme.</p>
+
+<p>&mdash;Après? demanda tranquillement M. Maldonne.</p>
+
+<p>&mdash;Cela ne t'émeut pas?</p>
+
+<p>&mdash;Mais si, Robert, cela me toucherait,
+certainement.</p>
+
+<p>&mdash;Je suppose donc que ta fille, libre, sans
+conseil, en vienne à aimer à son tour...</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien?</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! mon cher, si nous n'y veillons
+pas, cette supposition-là peut être une
+<span class="pagenum"><a id="Page_194"> 194</a></span>
+réalité demain, oui, demain, entends-tu,
+nous pouvons la voir demandée en mariage,
+épousée, emmenée, si jeune encore! As-tu
+pensé à cela, Guillaume, emmenée?</p>
+
+<p>&mdash;Quelquefois.</p>
+
+<p>&mdash;Et tu peux admettre cette idée, que
+demain nous ne l'aurons plus?</p>
+
+<p>&mdash;Que veux-tu, Robert...</p>
+
+<p>&mdash;Que nous nous trouverons face à face
+tous trois, aux Pépinières?</p>
+
+<p>&mdash;Comme autrefois, mon bon ami.</p>
+
+<p>&mdash;Non, pas comme autrefois: vieillis,
+usés!</p>
+
+<p>&mdash;C'est un peu vrai.</p>
+
+<p>&mdash;Et sans Thérèse! Tu peux supporter
+cela, toi, sans Thérèse?</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu, mon ami, si je la savais
+heureuse! Les enfants, on les élève pour
+d'autres, en somme, et il faut savoir être
+heureux quand ils le sont, par ricochet..</p>
+
+<p>M. Maldonne disait cela d'un ton tranquille,
+levant par instants les épaules, en
+<span class="pagenum"><a id="Page_195"> 195</a></span>
+signe de résignation et de passivité. Robert
+le considérait, sans rien répondre. Il ne s'attendait
+pas à rencontrer si peu de sensibilité,
+une imagination si froide et si bornée. Ah!
+certes, il se sentait d'une autre espèce, lui,
+de l'espèce qui souffre et se révolte! Il ne
+comprenait pas la vie de cette façon moutonnière.
+Quelque chose d'orgueilleux et de
+méprisant se soulevait en lui, à la vue de cet
+homme souriant, vêtu de clair, occupé d'oiseaux,
+que le sort de Thérèse, l'abandon
+possible des Pépinières, ne parvenaient pas
+à émouvoir. Celui-ci regardait aussi Robert
+avec étonnement.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, mon vieil ami, dit-il en l'attirant
+par la main, tu te bats contre des
+moulins à vent. Laissons là toutes ces billevesées.
+Thérèse ne court aucun danger, je
+t'assure. Apaise-toi. Tiens, assieds-toi là, je
+vais te lire le passage que je terminais, quand
+tu es entré. Veux-tu?</p>
+
+<p>Robert s'assit, du même air offensé, près
+<span class="pagenum"><a id="Page_196"> 196</a></span>
+de la table. Déjà Guillaume avait saisi le
+cahier de papier qui contenait son mémoire.
+Il passa la main sur sa barbiche, ses yeux
+s'animèrent d'une flamme vive.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis rendu, dit-il, à la famille des
+Longirostres. Je viens de traiter du <em>chevalier
+Gambette</em>, et j'arrive au <em>bécasseau combattant</em>.</p>
+
+<p>Et il lut, scandant la phrase avec amour:
+«Bécasseau combattant, <i lang="la" xml:lang="la">Tringa pugnax</i>.
+Quand le petit bécasseau, avec son bec et le
+secours de sa mère, vient à briser la coque
+qui le tenait captif, la couleur de l'&oelig;uf,
+jaune gris parsemé de taches bistres, tantôt
+disséminées, tantôt groupées, se trouve reproduite
+avec une exactitude telle sur la tête,
+le corps, les ailes de l'oiseau, que le petit
+ressemble à un &oelig;uf animé.» A la lettre,
+mon cher! regarde! Est-ce une découverte?</p>
+
+<p>Il désignait, sur la table, à côté d'une
+coquille, un poussin vêtu de poils, monté
+sur de hautes pattes.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'en penses-tu? demanda-t-il.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_197"> 197</a></span>
+Robert sourit amèrement.</p>
+
+<p>&mdash;Je te félicite, dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;N'est-ce pas?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, je te félicite d'être à ce point absent
+de la vie!</p>
+
+<p>Robert se leva, rouvrit d'un coup d'épaules
+la porte à demi retombée, et descendit
+l'escalier.</p>
+
+<p>«A quoi bon lui expliquer? murmura-t-il.
+Il ne comprendrait pas. Est-il résigné à
+tout! Quelle sécheresse de c&oelig;ur! Et moi
+qui le croyais capable d'énergie! Sommes-nous
+différents l'un de l'autre!»</p>
+
+<p>Et, comme il se demandait: «Quand
+donc a commencé notre divergence de vues?»
+Robert s'aperçut qu'elle datait de plusieurs
+années, de l'époque où Thérèse avait commencé
+à grandir; que, depuis lors, malgré
+la communauté de vie, il avait eu bien peu
+de réelle intimité avec Maldonne, et que
+toute sa puissance d'aimer s'était concentrée
+sur Thérèse. Et maintenant Robert ne retrouvait
+<span class="pagenum"><a id="Page_198"> 198</a></span>
+plus son ami... Ils ne se comprenaient
+plus.</p>
+
+<p>Cette pensée se transforma bientôt, et se
+fondit en un élan de tendresse pour l'enfant.
+M. de Kérédol songea que cette situation
+même lui imposait des devoirs. Puisque lui
+seul apercevait le danger, ne devenait-il pas,
+de plein droit, le défenseur de tous? N'était-il
+pas obligé de protéger Thérèse, de la garder
+pour ceux mêmes qui ne voyaient pas comme
+lui? Il sentait, avec une sorte d'amertume
+fière, qu'il n'avait plus que Thérèse au monde,
+et il ne se dit pas, mais il fut tenté de croire
+qu'elle aussi n'avait plus que lui.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_199"> 199</a></span></p>
+
+<h2>VIII</h2>
+
+<p>Au moment où l'aile rose, longtemps
+suivie, disparaissait à l'angle d'une rue,
+Claude se trouvait près de chez lui. Il se
+sentait plein d'audace pour la conquête de
+Thérèse. Mais, de plan d'attaque, il n'en
+avait pas. Dix projets s'étaient levés déjà de
+son esprit, comme un vol de linots sort
+d'un buisson battu. Aucun d'eux ne valait
+qu'on s'y arrêtât.</p>
+
+<p>Peut-être allait-il en surgir un onzième,
+quand le jeune homme, passant devant la
+<span class="pagenum"><a id="Page_200"> 200</a></span>
+maison voisine de la sienne, entendit une
+voix forte crier:</p>
+
+<p>&mdash;Gothon! où as-tu acheté ces maudits
+sacs de papier? C'est du papier de journal,
+et ça craque dans la main!</p>
+
+<p>&mdash;Parbleu! se dit-il, c'est M. Lofficial. On
+n'a pas des voisins pour ne pas s'en servir.
+Il connaît les Maldonne, il est bien disposé
+pour moi; si j'allais lui demander conseil?</p>
+
+<p>Claude s'arrêta, se décida en deux secondes,
+et tira la sonnette.</p>
+
+<p>Gothon Lofficial,&mdash;pour employer l'expression
+qui la désignait dans tout le faubourg,&mdash;une
+forte vieille à visage sévère, vint
+ouvrir, regarda Claude du même air soupçonneux
+dont elle eût reçu un mendiant.</p>
+
+<p>&mdash;M. Lofficial?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais pas s'il est là.</p>
+
+<p>&mdash;Je viens de l'entendre.</p>
+
+<p>&mdash;Ça ne fait rien.</p>
+
+<p>Elle tenait à la main un paquet de sacs
+fortement collés et aplatis, avec lesquels elle
+<span class="pagenum"><a id="Page_201"> 201</a></span>
+s'éloigna, traînant la jambe, vers le jardin
+dont on voyait un coin encore feuillu et
+doré de soleil, dans l'enfilade du porche blanc.</p>
+
+<p>Claude perçut le bruit d'un colloque
+échangé entre le fifre aigu de Gothon et le
+tonnerre contenu de M. Lofficial. Le dernier
+mot seul lui parvint distinctement:
+«C'est d'un joli exemple, allez, le dimanche,
+pour un monsieur dans les &oelig;uvres!» Et,
+comme la vieille fille, achevant sa phrase,
+rentrait dans sa cuisine en sous-sol, le visiteur
+apparut sur le seuil du jardin.</p>
+
+<p>&mdash;Entrez donc, monsieur Claude! Par
+ici! Non, pas par là, ici, ici! disait la voix
+de M. Lofficial.</p>
+
+<p>Le jardin n'était pas grand. M. Lofficial
+n'était pas mince, mais on ne pouvait le
+découvrir de la porte, à cause d'un gros
+massif de rhododendrons poussé comme une
+futaie. Il se trouvait à cheval sur le dernier
+barreau d'une échelle double, au-dessous
+d'une treille à l'italienne, vrai plafond de
+<span class="pagenum"><a id="Page_202"> 202</a></span>
+vigne, dont les pampres lui chatouillaient le
+visage. Devant lui, accroché à l'échelle, un
+panier se balançait, plein de papiers et de
+bouts de fil cirés. Et tout autour, à portée
+de son bras, s'échappant des feuilles à demi
+jaunes, semées de gouttes de sang par l'automne,
+des grappes de raisin pendaient,
+mûres à point, transparentes, rousselées par
+endroits, quelques-unes enveloppées déjà et
+ficelées dans la robe de papier qui devait les
+conserver fraîches.</p>
+
+<p>Le bonhomme, en voyant Claude s'approcher,
+dodelina la tête d'un air moitié content,
+moitié dépité.</p>
+
+<p>&mdash;Vous me surprenez, dit-il, me livrant
+à un travail servile, le dimanche. Gothon
+m'en a fait des reproches.</p>
+
+<p>&mdash;Cela un travail servile! répondit Claude.</p>
+
+<p>&mdash;On pourrait discuter. Mais je n'ai que
+dix grappes à emmailloter de la sorte, celles
+qui pressent le plus. Et vous savez l'adage:
+<i lang="la" xml:lang="la">Parum pro nihilo reputatur</i>.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_203"> 203</a></span>
+&mdash;Je sais surtout, mon voisin, que vous
+êtes incapable de désobéir même à une virgule
+du Décalogue. Ne craignez point de
+m'avoir scandalisé. Je ne le suis pas.</p>
+
+<p>Réjoui par la réponse, qui calmait chez
+lui un scrupule réel, M. Lofficial s'épanouit.
+Il se pencha, et son ventre s'arrondit un
+peu sur le barreau, prit un sac, l'entr'ouvrit,
+et souffla fortement entre les deux feuilles
+blanches, qui se gonflèrent comme une
+outre.</p>
+
+<p>&mdash;C'est d'autant plus urgent, continua-t-il,
+que nous sommes dans une année de
+guêpes...</p>
+
+<p>Il s'était mis entre les lèvres, pour le
+tenir, un fil qui descendait de chaque côté
+de la bouche. Et, prenant le sac par le fond,
+il enfermait avec précaution une grappe
+jaune comme une muscade, sans cesser le
+monologue, très attentif seulement à bien
+plisser l'enveloppe raide autour de la queue
+du raisin.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_204"> 204</a></span>
+&mdash;Une année de guêpes, répétait-il, positivement,
+jeune homme. Avez-vous remarqué
+que ces bêtes de malheur sont en abondance
+tous les neuf ans?</p>
+
+<p>Claude, au pied de l'échelle, répondit en
+souriant:</p>
+
+<p>&mdash;Je n'aurais pu faire encore que deux
+observations de ce genre, monsieur Lofficial,
+et je vous avoue que, les deux fois, cela m'a
+échappé.</p>
+
+<p>Maintenant, la grappe était empaquetée,
+ficelée, et tremblait au-dessus du front de
+son propriétaire satisfait. M. Lofficial regarda
+son interlocuteur, se trouva lui-même légèrement
+ridicule d'avoir posé la question.</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai, dit-il, une jeunesse pareille!
+Qu'est-ce qui me vaut l'honneur de votre
+visite, monsieur Claude?</p>
+
+<p>Le jeune homme jeta les yeux du côté de
+la cuisine, et répondit à demi-voix:</p>
+
+<p>&mdash;Une question de mariage.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! ne vous gênez pas, dit en riant
+<span class="pagenum"><a id="Page_205"> 205</a></span>
+M. Lofficial: elle y est habituée. Je ne fais
+que ça, des mariages!</p>
+
+<p>&mdash;Vous?</p>
+
+<p>&mdash;Du matin au soir.</p>
+
+<p>&mdash;Ici?</p>
+
+<p>&mdash;La plupart du temps au bureau, là-bas.
+Mais il vient des gens me trouver jusqu'ici.
+Je suis quelquefois dans mon échelle,
+comme vous me voyez là. Ah! je ne leur
+en dis pas long, un petit discours, toujours
+le même: «Mes bons amis, vous offensez le
+bon Dieu... il ne faut pas que ça continue...
+il faut réparer, réparer, réparer.»</p>
+
+<p>&mdash;Comment, réparer?</p>
+
+<p>&mdash;Mais je le crois, des dix ans, des vingt
+ans quelquefois! Eh bien! presque toujours
+ils répondent oui. C'est si braves gens, le
+peuple, monsieur Claude!</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes donc adjoint, monsieur Lofficial?</p>
+
+<p>&mdash;Eh non! président de la société de
+Saint-François-Régis! Ce que j'en ai mis
+<span class="pagenum"><a id="Page_206"> 206</a></span>
+d'alliances, aux doigts de ces fiancés tardifs!
+Ça fait plaisir et ça fait pitié. Enfin, mon
+voisin, si vous avez besoin de moi, pour un
+de vos protégés, tout à vos ordres. Seulement,
+il faut les papiers. Les avez-vous?</p>
+
+<p>Il s'apprêtait à prendre un second sac
+dans le panier, et déjà sa main se tendait en
+avant.</p>
+
+<p>&mdash;Mon cher monsieur, il n'y a rien à
+réparer dans mon affaire, répondit Claude.
+Il s'agit de moi, qui me suis mis en tête
+d'aimer une jeune fille.</p>
+
+<p>M. Lofficial s'arrêta court. Un bon sourire
+illumina sa face ronde.</p>
+
+<p>&mdash;Ça change mes habitudes, dit-il, voyons
+quand même. Mais d'abord, puisqu'il s'agit
+de vous, je m'en vais descendre.</p>
+
+<p>Avec plus d'agilité qu'on n'eût pu lui en
+supposer, il passa sa grosse jambe par-dessus
+le pignon des montants, descendit,
+saisit l'échelle, et la porta le long du mur.</p>
+
+<p>&mdash;Tout à vous, maintenant, dit-il en revenant,
+<span class="pagenum"><a id="Page_207"> 207</a></span>
+les mains tendues vers le jeune
+homme. Allons au fond du jardin. Nous y
+serons mieux. Vous avez donc une amourette?</p>
+
+<p>&mdash;Mieux que cela, mon voisin, un grand
+amour.</p>
+
+<p>&mdash;J'entends, mais au début, je pensais
+qu'on pouvait employer le diminutif. Comme
+vous y allez! Et elle se nomme?</p>
+
+<p>Ils s'assirent côte à côte, sur un banc à
+dos renversé, derrière une touffe d'arbousiers.</p>
+
+<p>&mdash;Thérèse Maldonne.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! cher ami! s'écria M. Lofficial en
+reprenant les mains de Claude, qu'il serra et
+secoua dans les siennes, tandis que ses fortes
+lèvres s'arrondissaient de surprise et d'admiration,
+cher ami, quelle perle! Comment
+l'avez-vous découverte, elle qui sort si peu?</p>
+
+<p>&mdash;Chez les Malestroit, quand le petit Jean
+est mort. Vous y étiez.</p>
+
+<p>&mdash;Pauvre innocent! reprit le bonhomme,
+sur la figure duquel passa une expression
+<span class="pagenum"><a id="Page_208"> 208</a></span>
+de pitié. C'était notre filleul, à elle et à moi.
+Mais ce n'est pas là que vous avez pu parler
+à Thérèse?</p>
+
+<p>&mdash;Non, mais je l'ai revue chez elle, où
+je suis allé deux fois, sous couleur d'histoire
+naturelle. M. de Kérédol y a fait allusion,
+hier, vous vous souvenez?</p>
+
+<p>&mdash;Jeunesse, jeunesse! abuser ainsi de nos
+manies! Vous avez tout de même bien fait,
+vous savez. Sapristi, vous avez bien fait. Je
+n'en connais pas deux qui la vaillent!</p>
+
+<p>Il riait largement, heureux de louer, et
+sur leurs deux visages, avec des reflets différents,
+la même pensée de Thérèse mettait la
+joie. Le contentement débordait des yeux de
+M. Lofficial, pétillants de bonté sans malice.
+Tout à coup, il retira ses mains, dans lesquelles
+il avait gardé celles de Claude. Sur
+sa figure, d'une mobilité, d'une intensité de
+physionomie qui lui venait en droite ligne
+du peuple, dont il était à peine sorti, une
+sorte d'inquiétude se peignit.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_209"> 209</a></span>
+&mdash;Et M. de Kérédol, précisément? dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien?</p>
+
+<p>&mdash;Comment prend-il la chose?</p>
+
+<p>&mdash;Assez mal. Il soupçonne que je ne suis
+pas venu chez M. Maldonne pour l'amour
+seulement des oiseaux.</p>
+
+<p>&mdash;Il vous bat froid. Je l'ai bien vu.</p>
+
+<p>&mdash;Autant qu'il le peut.</p>
+
+<p>Claude leva les épaules.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'importe ce monsieur? ajouta-t-il
+vivement. Je puis me passer de son consentement!
+Et sa mauvaise humeur, si elle est
+tout l'obstacle...</p>
+
+<p>&mdash;Il importe beaucoup, au contraire, interrompit
+M. Lofficial, les yeux levés vers la
+maison en face, comptant les fenêtres l'une
+après l'autre. Si M. de Kérédol se jette
+à la traverse, vous comprenez, un ami
+de vingt-cinq ans, logeant sous le même
+toit...</p>
+
+<p>&mdash;Mais enfin, monsieur, de quoi m'en
+voudrait-il?</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_210"> 210</a></span>
+Visiblement embarrassé, M. Lofficial baissa
+la tête vers la terre, et se mit à pousser, du
+bout du pied, le sable qu'il entassait par
+petits monticules. Enfin, écrasant son &oelig;uvre
+sous son large brodequin:</p>
+
+<p>&mdash;De rien, en effet, mon cher enfant,
+dit-il; c'est un homme d'honneur et, dès
+lors, incapable d'une opposition déloyale.
+Laissons-le, occupons-nous des moyens de
+vous rendre agréable aux parents de Thérèse
+et à Thérèse elle-même. C'est le premier
+point. Y avez-vous songé?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, sans rien découvrir. J'ai pensé
+que vous seriez plus heureux que moi. Vous
+connaissez de longue date les Maldonne.</p>
+
+<p>&mdash;Assez pour bien savoir, mon ami, que
+si vous agissez avec Maldonne comme vous
+agiriez avec un autre, vous ne réussirez pas.
+Sa fille est encore très jeune. Il ne se laissera
+pas tenter par la fortune. Il faut que
+vous lui plaisiez, qu'il ait pour vous une
+sympathie prononcée.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_211"> 211</a></span>
+&mdash;Comment faire? Il ne reçoit pas chez
+lui. M. de Kérédol l'en empêche.</p>
+
+<p>&mdash;Oui.</p>
+
+<p>&mdash;Au musée, je le troublerais dans ses
+travaux.</p>
+
+<p>&mdash;Oui.</p>
+
+<p>&mdash;Alors?</p>
+
+<p>&mdash;Il y aurait bien un moyen, dit M. Lofficial
+en souriant, même un très bon...
+Chassez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;De père en fils, répondit Claude.</p>
+
+<p>&mdash;Vous tirez bien?</p>
+
+<p>&mdash;Passablement.</p>
+
+<p>&mdash;C'est qu'il ne faudra pas manquer! Si
+vous manquez votre coup, vous n'aurez pas
+l'occasion d'en tirer un second.</p>
+
+<p>Ici la voix de M. Lofficial diminua de
+sonorité, et ce fut tout bas qu'il continua:</p>
+
+<p>&mdash;Je vais vous révéler un secret. N'ayez
+jamais l'air de le savoir: Maldonne ne vous
+le pardonnerait pas! Il a réuni la plus merveilleuse
+<span class="pagenum"><a id="Page_212"> 212</a></span>
+collection d'oiseaux qui soit peut-être
+en province.</p>
+
+<p>&mdash;Je le sais.</p>
+
+<p>&mdash;Pourtant il en manque un.</p>
+
+<p>&mdash;Lequel?</p>
+
+<p>&mdash;Un seul, d'une espèce évidemment
+rare, difficile à se procurer, puisque Maldonne,
+en vingt ans de chasse, n'a pas réussi
+à le tuer.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! dites, monsieur Lofficial, demanda
+Claude, l'&oelig;il brillant, déjà prêt à se mettre
+en route, dites son nom! Où la trouve-t-on?
+Est-ce très loin?...</p>
+
+<p>&mdash;Attendez, répartit doucement le bonhomme.
+Je ne vous aurais pas lancé sur
+une proie impossible. Je possède, sur le
+bord de la Loire, un petit bien, les Luisettes.</p>
+
+<p>&mdash;Et c'est là?</p>
+
+<p>&mdash;Attendez donc! Devant, il y a un marais
+couvert de saules et de roseaux. Même
+en été, il y reste un peu d'eau. Moi, je ne
+suis pas chasseur du tout. Mais j'ai si bien
+<span class="pagenum"><a id="Page_213"> 213</a></span>
+le temps de me promener! Eh bien! ce
+que je n'avais pas dit à Maldonne, parce que
+le seul amour de l'art ne me déciderait pas
+à faire tuer une jolie bête, je vous le confie
+à vous, pour l'amour de Thérèse. Mon cher
+ami, dans mon marais, je sais positivement
+qu'il existe un couple de...</p>
+
+<p>Il se pencha, mit ses mains en tuyaux:</p>
+
+<p>&mdash;De sarcelles bleues!</p>
+
+<p>&mdash;Ah! cher monsieur! cher monsieur
+Lofficial!</p>
+
+<p>&mdash;Chut! n'ébruitez rien. C'est sauvage à
+nous entendre d'ici. Et puis, le moindre mot
+rapporté à Maldonne gâterait tout. Commencez
+par vous aboucher avec le père Malestroit.
+Il a le maniement des bateaux.
+Colibry pourrait vous accompagner aussi, et
+lancer les mâlons.</p>
+
+<p>&mdash;Colibry, je ne dis pas, mais Malestroit?
+Il est rude.</p>
+
+<p>&mdash;Dites que c'est pour moi. J'ai eu l'occasion
+de leur rendre un petit service, autrefois,
+<span class="pagenum"><a id="Page_214"> 214</a></span>
+quand je commençais à m'occuper de
+la Régis, comme dit Gothon. Il revenait du
+tour de France. Dieu! le beau compagnon!
+Enfin, c'est devenu tout à fait rangé! Demandez-lui
+ça en mon nom.</p>
+
+<p>&mdash;Que je vous remercie! s'écria Claude,
+en serrant la main du bonhomme, qui s'était
+levé.</p>
+
+<p>&mdash;Vous me remercierez plus tard. Le
+tour n'est pas joué. Prenez du plomb un
+peu fort.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, monsieur Lofficial.</p>
+
+<p>&mdash;Pas trop gros, pour ne pas abîmer la
+bête.</p>
+
+<p>&mdash;Non, monsieur.</p>
+
+<p>&mdash;Choisissez une petite brume.</p>
+
+<p>Ils s'en allèrent, causant de la sorte, jusqu'au
+bout du porche. Là, M. Lofficial, qui
+n'était pas en tenue, s'effaça le long de la
+porte. Claude sortit, et, sur une poignée de
+main rapide, ils se quittèrent, l'un tout
+plein de sa propre joie, le second heureux
+<span class="pagenum"><a id="Page_215"> 215</a></span>
+de la joie de l'autre, comme il convenait à
+leurs deux âges.</p>
+
+<p>Claude se rendit, sans plus tarder, chez
+M. Malestroit, lui exposa l'affaire, et reçut
+cette réponse:</p>
+
+<p>&mdash;Une bonne partie, monsieur Claude,
+bien nourri, bien payé, pas grand'chose à
+faire, ça me va toujours, comptez sur moi.</p>
+
+<p>Il alla ensuite chez Colibry, qui hésitait
+un peu, et finit par dire, de sa voix flûtée:</p>
+
+<p>&mdash;Ça ne me convient guère, mais pour
+vous obliger, monsieur Claude, on ne demande
+pas mieux.</p>
+
+<p>Le soir, dans sa bibliothèque, il feuilleta
+des livres d'histoire naturelle, pour y trouver
+la description de la sarcelle, la découvrit, la
+relut pour s'en mieux pénétrer. Puis il
+s'endormit, rêvant que la petite brume était
+venue, et qu'il tuait l'oiseau bleu, destiné à
+gagner le c&oelig;ur du vieux père Maldonne.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_216"> 216</a></span></p>
+
+<h2>IX</h2>
+
+<p>Vers le milieu de novembre, le temps se
+refroidit brusquement. Comme il passait
+devant la boutique du vannier, Claude s'entendit
+appeler.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, souffla bien bas Colibry,
+Malestroit dit que ça sera pour demain matin.
+Il a vu la cane bleue.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas possible!</p>
+
+<p>&mdash;Comme je vous vois.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous êtes prêt?</p>
+
+<p>&mdash;Demain, si vous voulez.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_217"> 217</a></span>
+&mdash;Alors, je prends cette nuit le train de
+trois heures. A quatre heures et demie, je
+serai là-bas. Et vous?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! nous, monsieur, nous irons coucher
+au bord de l'eau, pour être plus tôt
+parés. Malestroit dit qu'il le faut. Alors,
+moi, je le veux bien.</p>
+
+<p>&mdash;Où vous trouverai-je?</p>
+
+<p>&mdash;Juste au bas du bien de M. Lofficial,
+tout proche le vieux pont.</p>
+
+<p>Le lendemain, en pleine nuit, Claude, le
+fusil en bandoulière, enveloppé d'un plaid
+et d'un cache-nez, des gants fourrés aux
+mains, descendait du train, à l'une des stations
+voisines de la ville. A de pareilles
+heures, les voyageurs sont rares. Il se trouva
+seul sur le quai et bientôt dans la campagne.
+Pendant la première partie de la
+nuit, le temps était demeuré clair, avec une
+forte gelée. A présent, il faisait une brume
+intense. Claude marchait à grands pas sur
+la route. A droite et à gauche, il devinait la
+<span class="pagenum"><a id="Page_218"> 218</a></span>
+vallée, sans rien voir que de hautes branches
+de peupliers, qui sortaient tout à coup du
+brouillard, au-dessus de lui, comme pendues
+en l'air. De rares buissons, des coups
+d'estompe dans le gris universel indiquant
+une ferme ou un bois, on ne savait trop. La
+terre, sablonneuse sous le pied, annonçait le
+voisinage de la Loire. Cependant, des idées
+singulières venaient à Claude, une crainte
+très particulière à ces temps-là, celle d'errer
+à l'aventure sans avancer, sorte de vertige
+du silence de toutes choses, de ne pas entendre
+même l'écho de son pas, de ne pas
+voir à dix mètres devant soi, et de se sentir
+comme dans une petite île de quelques
+mètres de rayon, dans l'immensité trouble
+qui pèse, qui tourne, toute moite et glacée
+ensemble. Enfin, des voix lui arrivèrent de
+l'inconnu profond où il s'enfonçait. Il les
+reconnut. C'étaient celles des deux hommes.
+Il se mit à courir, pour achever de dissiper
+l'engourdissement qui le saisissait. Bientôt
+<span class="pagenum"><a id="Page_219"> 219</a></span>
+il arriva au pont, descendit le talus de la
+levée qu'il avait suivie, et aperçut Malestroit
+et Colibry, assis l'un en face de l'autre,
+sur le bord du bateau plat qui portait à
+l'avant une cage pleine de canards entassés.</p>
+
+<p>&mdash;Il est grand temps, dit le maître charpentier.
+Embarquons, monsieur Claude, les
+vanneaux commencent à mouver!</p>
+
+<p>Tous trois prêtèrent l'oreille. On entendait,
+en effet, du côté des prairies inondées,
+quelque part au-dessus de la vaste nappe
+d'eau, dont le bord seul apparaissait, terne
+et froid comme une lame de faux, des cris
+très doux, clairsemés: le premier appel du
+matin sur les eaux. Claude prit place à
+l'arrière, les deux hommes plongèrent les
+rames dans le courant presque insensible
+qui venait, à travers le pont, des rives de la
+Loire, et le bateau s'éloigna, glissant au-dessus
+des prés, des talus, des bornes, des
+barrières, dans le vaste damier des saules
+plantés autour des champs. La rive avait
+<span class="pagenum"><a id="Page_220"> 220</a></span>
+tout de suite disparu. La brume s'épaississait
+de plus en plus. Malestroit et Colibry,
+suivant une ligne diagonale, pointèrent droit
+sur la hutte, construction des plus primitives,
+tout simplement la chevelure d'un
+saule, ramenée en cône au-dessus du tronc
+et garnie à l'intérieur d'une palissade de
+roseaux. Claude grimpa dans l'abri. Par devant,
+en demi-cercle, le maître charpentier
+disposa les canes. Il les retirait de la cage,
+une à une, leur attachait à la patte une
+corde munie d'une pierre, et jetait le tout
+par-dessus bord. La pierre tombait au fond,
+la bête nageait en se secouant, mais la corde
+l'empêchait de s'écarter, si ce n'est d'un
+mètre ou deux. Quand il eut fini, il rejoignit
+Claude dans la hutte.</p>
+
+<p>&mdash;Toi, dit-il, en se penchant et le plus
+doucement qu'il put à son compagnon demeuré
+en bas, va où nous avons dit, et lâche
+tes mâlons au bon moment. Si tu vois de la
+sarcelle, surtout, lâches-en plutôt deux!</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_221"> 221</a></span>
+Colibry, transi de froid et ému de l'importance
+de son rôle, répondit un «oui» qui
+se confondit avec le soupir du vent, et, poussant
+à la godille le bateau, emmenant avec
+lui les mâlons, disparut derrière les cépées.</p>
+
+<p>Claude, immobile, accroupi dans la hutte,
+le fusil entre les jambes, éprouvait l'anxiété
+délicieuse de la première heure d'affût. Les
+brins d'osier, de saule, de jonc dont il était
+enveloppé, recouverts d'une couche mince
+de glace, avaient des éclairs de diamant, et,
+malgré la brume, il voyait luire aussi des
+étincelles partout, dans les ramures des
+souches fuyant en lignes pressées à droite et
+à gauche, le long des troncs que cernait le
+courant, sur la pointe des herbes mortes
+entraînées en îles minuscules à la dérive.
+La brume continuait de passer, en grandes
+ondes courbées comme des voiles, comme
+des outres d'un cristal dépoli, transparentes
+comme si chacune d'elles portait une lumière
+diffuse, un flambeau dont on n'apercevait
+<span class="pagenum"><a id="Page_222"> 222</a></span>
+que le rayonnement pâle. Partout, à
+la surface des prés inondés et bien au-dessus
+des arbres, c'était la même procession lente
+de ouates blanches, impalpables, qui venaient
+du nord, poussées par le vent. Tout
+en haut, cette blancheur s'atténuait, il s'y
+mêlait une nuance légère d'azur, et l'on devinait
+qu'au delà de cette muraille de vapeurs,
+le jour naissait dans le ciel clair. Les
+cris d'appel se multipliaient, apportés de très
+loin par la brise et par l'eau. Sur les langues
+de terre émergées, dans le cercle mystérieux
+qui entourait les chasseurs, évidemment des
+bandes d'oiseaux de toutes sortes étiraient
+leurs ailes, et se préparaient à partir.</p>
+
+<p>Un cri strident d'une cane près de la
+hutte, puis le ch&oelig;ur de toutes les autres,
+levant le bec du même côté, firent tressaillir
+Claude. En l'air, à une demi-portée
+de fusil, un coup de vent subit claqua juste
+au-dessus de sa tête. Une trombe d'ailes de
+neige, affolées, désordonnées, avec des sifflements
+<span class="pagenum"><a id="Page_223"> 223</a></span>
+aigus, passa comme un éclair. Puis,
+ce ne furent plus que des points noirs, en
+avant, un chapelet de balles s'enfonçant
+dans les brumes, puis, plus rien.</p>
+
+<p>&mdash;Des vanneaux, murmura Malestroit.
+Attention! Les canards vont venir.</p>
+
+<p>En effet, les canes qui s'étaient remises
+à nager, tirant sur leurs pierres, s'agitèrent
+et chantèrent de nouveau. Un mâle, lâché
+par Colibry, s'abattit parmi elles. Claude
+chercha des yeux, dans le désert triste du
+ciel, la bande d'émigrants qu'annonçait cette
+entrée en scène des appeaux. Il l'aperçut à
+sa gauche, venant du sud. Elle remontait le
+vent en triangle, d'une allure égale, pareille
+à une fine découpure d'ombres. Elle passa,
+dédaigneuse de cette troupe d'apprivoisés
+qui la saluaient, et se perdit au loin. Un
+second canard, quelques minutes après,
+partit du pré voisin où Colibry veillait, et
+monta jusqu'au-dessus des brouillards. Cette
+fois, quand il redescendit, il ramenait avec
+<span class="pagenum"><a id="Page_224"> 224</a></span>
+lui tout un vol de grands voyageurs aux
+plumes grises. Claude les vit tournoyer en
+spirales, dont les cercles se resserraient de
+plus en plus autour de la hutte. Courbé,
+immobile, retenant son souffle, il entendit
+tout près, par trois reprises, le battement
+de leurs ailes, leurs cris mêlés à ceux des
+canes prisonnières; il aperçut, par les
+fentes du treillage, des dos luisants, striés
+de barres blanches, des cous tendus, des
+pattes pendantes; puis, faisant jaillir l'eau
+sous le choc de leurs poitrines, une vingtaine
+de sauvages s'abattirent en dehors du
+cercle formé autour de la hutte: Malestroit
+les étudia un moment, et, se penchant:</p>
+
+<p>&mdash;Rien que des tadornes, dit-il. Mais je
+crois qu'il y a une sarcelle plus loin.</p>
+
+<p>Très loin, en effet, à peinte distincte dans
+la buée qui roulait sur l'eau, un oiseau plus
+petit approchait avec précaution, en faisant
+des bordées, s'arrêtait, reprenait sa marche
+oblique. Était-il tombé avec les autres? Partait-il
+<span class="pagenum"><a id="Page_225"> 225</a></span>
+des prés voisins? Bientôt il fut possible
+de distinguer ses formes plus sveltes,
+son cou qui s'allongeait et se courbait au ras
+de l'eau, avec une coquetterie et une grâce
+que n'avaient pas les autres.</p>
+
+<p>&mdash;C'est sûr une sarcelle, dit Malestroit.
+Seulement, est-elle bleue? Voilà!</p>
+
+<p>Elle s'avançait toujours, très lentement,
+nageant d'une seule patte. Claude sentait son
+c&oelig;ur battre si fort qu'il se demandait s'il
+pourrait ajuster. La pensée de Thérèse, de
+la maison des Pépinières couchée sous les
+arbres, de l'accueil qui lui serait fait s'il
+rentrait avec ce gibier rarissime, l'idée qu'il
+le manquerait peut-être, et que le stratagème
+de M. Lofficial échouerait misérablement par
+sa faute, achevèrent de le troubler.</p>
+
+<p>&mdash;Je l'ai vue reluire, dit à ce moment
+Malestroit, c'est une bleue, monsieur Claude!</p>
+
+<p>Claude, perdant la tête, se souleva un
+peu. Toute la bande de canards s'enleva en
+criant.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_226"> 226</a></span>
+&mdash;Elle y est encore! souffla le charpentier.
+Mais ce n'est pas votre faute. Elle s'en
+va. Tirez!</p>
+
+<p>A travers les brins de jonc, Claude passa
+le canon de son arme. Une détonation formidable
+retentit sur le lac.</p>
+
+<p>&mdash;Touchée! Je l'ai! je l'ai! cria le jeune
+homme en se levant tout debout.</p>
+
+<p>Mais Malestroit s'était levé aussi. Il était
+extrêmement lourd. Sous ce double ébranlement
+et sous le poids du charpentier, le fond
+de la hutte avait cédé, et, passant au travers,
+les deux chasseurs, avant de s'être
+rendu compte de rien, se trouvèrent dans
+l'eau jusqu'à la ceinture, accrochés au tronc
+du saule.</p>
+
+<p>&mdash;A nous, Colibry! cria la grosse voix
+de Malestroit.</p>
+
+<p>Quand ils eurent entendu le bonhomme
+répondre de loin, et que, tâtant le sol du
+pied, ils se furent assurés qu'ils ne couraient
+aucun danger, Claude et Malestroit se prirent
+<span class="pagenum"><a id="Page_227"> 227</a></span>
+à rire de l'accident. Ce fut même pour
+Claude, malgré le froid qui le pénétrait,
+un moment agréable. Il regarda le charpentier,
+couvert des débris de la hutte, les
+cheveux mêlés d'herbes et de roseaux,
+comme un dieu marin, qui soutenait d'une
+main l'édifice effondré, la surface des eaux,
+qui lui parut d'argent, des plaques de soleil
+luisant çà et là sur des presqu'îles vertes,
+une côte à droite, à demi dégagée des
+brumes, et Colibry, qui semblait un géant,
+sur l'arrière du bateau qu'il poussait à la
+perche de toute la vigueur de ses bras. Il
+eut, par-dessus tout, un sentiment de victoire,
+une émotion de chasseur heureux. Et
+quand Colibry, accostant au plus près, lui
+tendit la main pour le retirer:</p>
+
+<p>&mdash;Elle y est! cria-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Vous y êtes encore plus sûrement, répondit
+le vannier.</p>
+
+<p>&mdash;Eh! qu'importe, père Colibry? reprit
+le jeune homme, en passant la jambe par-dessus
+<span class="pagenum"><a id="Page_228"> 228</a></span>
+le bordage. Qu'importe un demi-bain
+froid, si nous avons la sarcelle? Allons, Malestroit,
+à votre tour! Donnez-moi la main.
+Bon! Un effort! Vous y voilà!</p>
+
+<p>Soulevé par le poignet de Claude et celui
+de Colibry, le charpentier monta, lui aussi,
+dans le bateau. A peine y était-il entré, son
+large pantalon ruisselant comme une source,
+que Claude s'écria:</p>
+
+<p>&mdash;Au large, maintenant!</p>
+
+<p>&mdash;A terre! vous voulez dire, répartit Malestroit,
+qui se baissait déjà pour saisir la
+perche.</p>
+
+<p>&mdash;Non pas! à retrouver la sarcelle!</p>
+
+<p>&mdash;Pour une méchante bête risquer la
+mort! Je ne suis pas douillet, mais vrai...</p>
+
+<p>&mdash;Je double ce que j'ai promis, dit
+Claude: en avant!</p>
+
+<p>Vaincu par l'argument, le charpentier,
+tandis que son camarade attrapait au passage
+quelques canes d'appel par la patte ou
+par le cou, poussa la barque vers un buisson,
+<span class="pagenum"><a id="Page_229"> 229</a></span>
+tout au bout du pré, où le courant
+portait. La sarcelle était là, flottant, la tête
+renversée et posée entre les ailes, comme si,
+pour dormir, elle l'eût voulu cacher dans
+ses plumes. Claude la prit avec précaution,
+examina la nuque marquée d'une aigrette
+sombre, le pinceau de duvet blanc formant
+sourcils au-dessus des yeux, le manteau dont
+le reflet azuré n'était pas douteux, tira les
+cuisses, pour s'assurer qu'elles n'étaient pas
+rompues, et, la posant sur ses genoux,
+comme il eût fait d'un coffret de perles,
+d'un chien favori, d'un enfant sauvé:</p>
+
+<p>&mdash;Bleue! dit-il se parlant à lui-même,
+bleue et pas gâtée!</p>
+
+<p>Les deux hommes levèrent les épaules,
+Malestroit ouvertement, Colibry simulant
+un effort vigoureux pour ramener en arrière
+le bateau enlizé. Puis, laissant Claude à
+l'avant, muet dans la contemplation de l'oiseau
+bleu, ils lui tournèrent le dos, s'assirent
+côte à côte, et, dans le vent qui cinglait,
+<span class="pagenum"><a id="Page_230"> 230</a></span>
+ramèrent de toutes leurs forces vers la terre.
+Mais la rive était loin. Il fallut près d'un
+quart d'heure pour l'atteindre. Quand ils
+arrivèrent, Claude était pâle de froid, ses
+dents claquaient, la glace avait raidi sur lui
+les plis de ses vêtements, et Malestroit, la
+figure congestionnée, semblait avoir du mal
+à se lever.</p>
+
+<p>&mdash;Trois kilomètres avant de trouver du
+feu! grommela celui-ci.</p>
+
+<p>Il débarqua le premier, regarda derrière
+lui le jeune homme qui tremblait, portant la
+sarcelle pressée contre sa poitrine, et ajouta,
+car il avait la rudesse tendre du peuple:</p>
+
+<p>&mdash;Si encore il n'y avait que moi! Mais ce
+pauvre monsieur, qui n'a pas l'habitude de
+la misère! Voyons, monsieur Claude, essayons
+de nous réchauffer en marchant! Colibry va
+retourner aux canes. Donnez-moi le bras.</p>
+
+<p>Claude étourdi, et comme enivré par le
+froid, passa le bras sous celui du charpentier,
+qui secouait la tête, d'un air de doute.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_231"> 231</a></span>
+&mdash;Trois kilomètres! reprenait-il.</p>
+
+<p>A ce moment, une voix sortie du brouillard,
+en face, leur parvint, toute diminuée
+par la distance.</p>
+
+<p>&mdash;Ohé! par ici! par ici!</p>
+
+<p>Tous trois levèrent la tête. A mi-coteau,
+dans un clos de vigne que ceignait de brun
+une haie d'épines, une forme humaine se
+démenait. Un peu au delà, une maison carrée
+aux contrevents ouverts. C'était M. Lofficial;
+c'étaient les Luisettes qu'ils croyaient désertes,
+et qui s'offraient à eux.</p>
+
+<p>Ranimé par l'idée de ce secours inattendu,
+Claude monta plus rapidement la pente. Malestroit
+le soutenait, sans en avoir l'air, et
+grognait des mots de réconfort:</p>
+
+<p>&mdash;Nous y voilà, nous y voilà... encore
+cent pas... plus que trente... Bonjour, monsieur
+Lofficial!</p>
+
+<p>&mdash;Bonjour, mes enfants! dit le bonhomme,
+en poussant le clan de sa vigne. Eh!
+eh! ai-je bien fait de venir? Comme vous
+<span class="pagenum"><a id="Page_232"> 232</a></span>
+êtes trempés! Six degrés au-dessous de zéro!</p>
+
+<p>Et, remarquant la mine souffrante et la
+pâleur de Claude:</p>
+
+<p>&mdash;Mon pauvre garçon, reprit-il, vous avez
+l'air d'un noyé! Mais j'ai de quoi vous ranimer
+là-haut. Et de quoi vous changer.
+Hâtons-nous seulement.</p>
+
+<p>En deux minutes, ils furent dans la cuisine
+où flambait un feu de sarments. M. Lofficial
+assit Claude sur une chaise basse, entre
+les chenets, à la distance précisément d'une
+broche de rôtissoire. Puis, courant d'une
+chambre à l'autre, ouvrant placards, tiroirs,
+cachettes, il parvint à découvrir, dans cette
+maison de célibataire, à peu près inhabitée,
+mais montée avec une prévoyance de père
+de famille, une foule de choses qu'on ne
+s'attendait pas à y rencontrer: deux paires
+de feutres et deux paires de sabots neufs
+pour Claude et Malestroit, de l'eau-de-vie
+blonde à force d'être vieille, une bouilloire
+dont le réchaud n'était pas vide, et une boîte
+<span class="pagenum"><a id="Page_233"> 233</a></span>
+de thé qui laissa s'échapper l'arome de mille
+fleurs.</p>
+
+<p>Toujours trottant, M. Lofficial continuait
+son monologue, et sa voix arrivait, tantôt
+par une porte et tantôt par une autre, tandis
+qu'un nuage de vapeur d'eau enveloppait
+Claude et Malestroit.</p>
+
+<p>&mdash;J'avais des pressentiments, disait-il, et
+j'ai voulu venir dès hier soir... malgré
+Gothon... Et c'est vraiment heureux... Toute
+la matinée, j'ai essayé de vous apercevoir
+avec mes jumelles... Mais, bast! un brouillard
+du diable... Et puis, tout à coup, sur la
+berge... Ah! quand je vous ai vus, j'ai bien
+deviné l'accident... j'ai mis une allumette
+sous le fagot... N'es-tu pas trop lourd, aussi,
+Malestroit, pour chasser à la hutte!</p>
+
+<p>Il parlait d'un air réjoui, faisant sonner
+parfois ses lèvres l'une contre l'autre, avec
+des impatiences de gros écureuil rebondi,
+quand il ne trouvait pas, à l'instant même,
+ce qu'il cherchait.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_234"> 234</a></span>
+Lorsqu'il se fut enfin arrêté, debout, appuyé
+sur l'auvent de la cheminée, Claude,
+qu'il observait, Claude restauré et réchauffé,
+lui prit la main.</p>
+
+<p>&mdash;Vous savez que je l'ai tuée! dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;Parbleu, mon ami, vous l'avez bien
+gagnée!</p>
+
+<p>&mdash;Je recommencerais vingt plongeons
+comme celui-là, répondit le jeune homme
+avec conviction, pour voir seulement l'accueil
+qu'ils me feront là-bas!</p>
+
+<p>«Ils», c'était la seule Thérèse. Pour remercier
+son vieux voisin, Claude n'avait
+rencontré que cette naïveté: parler d'elle.
+Il ne savait rien de meilleur. Si elle daignait
+se montrer satisfaite, tout le monde ne serait-il
+pas payé? Pour Thérèse souriante, est-ce
+qu'on n'irait pas chercher la sarcelle au bout
+du monde? Est-ce que M. Lofficial ne passerait
+pas, sans se plaindre, vingt nuits de
+novembre aux Luisettes?</p>
+
+<p>Quelque chose répondit oui, au fond du
+<span class="pagenum"><a id="Page_235"> 235</a></span>
+c&oelig;ur de M. Lofficial. Devant ce mot d'amour
+jeune, le bonhomme se sentit ému, disposé
+à des complaisances paternelles. Il passa la
+main, deux ou trois fois, délicatement, sur
+les cheveux bruns de son protégé, comme
+s'il eût caressé son propre fils.</p>
+
+<p>&mdash;Je veux le voir aussi, dit-il, et je vous
+conduirai aux Pépinières.</p>
+
+<p>Une demi-heure plus tard, comme Colibry
+rentrait, les chaussures étant sèches, les vêtements
+brossés, toute trace de l'accident
+disparue, Claude s'entendit appeler par
+M. Lofficial, qui était allé présider lui-même
+à l'enrènement du cheval, un bien vieux
+cheval, pourtant, et facile. Il sortit, et jeta
+un coup d'&oelig;il du côté de la vallée: à la
+place du lac immense sur lequel il avait cru
+naviguer le matin, il n'aperçut, sous le clair
+soleil, qu'un marais de taille médiocre,
+découpé en petits carrés par les saules,
+rayé, çà et là, par les bandes vertes des
+talus, et où pas un vol d'oiseaux, pas un
+<span class="pagenum"><a id="Page_236"> 236</a></span>
+cri, ne révélait plus la présence du gibier.</p>
+
+<p>&mdash;Montez dans la calèche, dit M. Lofficial
+en s'avançant, vous n'aurez pas froid là-dedans!</p>
+
+<p>Un carrossier aurait protesté contre cette
+dénomination donnée au plus singulier véhicule:
+une caisse écourtée, divisée, aux
+deux tiers environ, par une cloison de glaces,
+et dont la capote, prolongée en abat-jour,
+abritait abondamment Colibry et Malestroit,
+déjà montés sur le siège. Il y avait bien
+quarante ans que la calèche venait aux vendanges.
+Claude prit place à l'intérieur, avec
+M. Lofficial, s'enfonça dans la plume des
+coussins, sentit monter jusqu'à ses genoux
+la laine des peaux de mouton, haute et
+souple comme une flamme, qui tapissait
+le fond de la voiture; Malestroit se hissa
+près de Colibry, et les quatre voyageurs
+commencèrent à rouler vers la banlieue où
+Thérèse, sans se douter de la visite qui trottinait
+pour elle sur la route, jouissait probablement
+<span class="pagenum"><a id="Page_237"> 237</a></span>
+de l'embellie tardive du matin.</p>
+
+<p>Le voyage parut délicieux à Claude, parce
+que M. Lofficial, bon comme les anciens qui
+se rappellent avoir été jeunes, parla tout le
+temps de Thérèse.</p>
+
+<p>&mdash;C'est par elle, disait-il, que j'ai gagné,
+jadis, l'amitié de Maldonne et de M. de Kérédol,
+par un petit compliment que j'avais
+su faire d'elle, en la rencontrant. Vous le
+voyez, mon cher monsieur, elle m'a valu
+deux amis. J'espère bien qu'elle m'en vaudra
+un troisième d'ici peu. J'ai rarement vu une
+enfant si mignonne. Elle avait les doigts fins
+comme des pendants de corail. Et je les ai
+tenus dans mes mains, ces petits doigts. J'ai
+eu ses bonnes grâces avant vous. Eh! eh!
+Elle portait une robe blanche, elle était marraine,
+et moi j'étais parrain. Nous conduisions
+au baptême le fils de Malestroit. Il y
+a de quoi être jaloux, monsieur Claude!</p>
+
+<p>Il contait posément, avec une certaine
+saveur rustique et enjouée, des traits qui
+<span class="pagenum"><a id="Page_238"> 238</a></span>
+eussent été sans intérêt pour tous autres
+qu'un vieillard qui se souvenait et un jeune
+homme qui aimait. De temps en temps,
+Claude se détournait à demi, pour voir si le
+cornet de papier, où il avait roulé le produit
+de sa chasse, se tenait toujours bien droit,
+dans la poche au fond de la capote. Une
+émotion grandissante l'envahissait, à mesure
+que la distance diminuait jusqu'au logis des
+Maldonne. Quand la voiture s'arrêta, devant
+le portail orné de clous, il était pâle comme
+en sortant de l'eau, le matin.</p>
+
+<p>&mdash;Mon lieutenant, dit M. Lofficial, c'est
+le moment de vous montrer brave!</p>
+
+<p>Il tira la sonnette.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur travaille dans la serre, répondit
+la fille de charge.</p>
+
+<p>En effet, près du réduit qui lui servait de
+laboratoire, sous la voûte de verre peint qui
+l'enveloppait d'une chaleur douce, M. Maldonne
+triait des oignons de tulipes. Il vit
+venir les visiteurs à travers une vitre claire,
+<span class="pagenum"><a id="Page_239"> 239</a></span>
+sourit sans se déranger, et, les laissant
+arriver jusqu'à lui:</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! fit-il en se détournant et en
+tendant les deux mains, vous me surprenez
+comptant mes trésors.</p>
+
+<p>&mdash;Et nous vous en apportons un autre!
+répondit M. Lofficial.</p>
+
+<p>&mdash;Une tulipe?</p>
+
+<p>&mdash;Non, un oiseau rare.</p>
+
+<p>M. Maldonne hocha la tête, d'un air d'incrédulité,
+en regardant le cornet de papier
+que Claude portait sous le bras, et saisit
+un bulbe transparent, côtelé, barbelé de
+racines.</p>
+
+<p>&mdash;Sans l'avoir vu, dit-il, je ne l'échangerais
+pas contre une seule de ces <i lang="la" xml:lang="la">proserpines
+roses</i>.</p>
+
+<p>&mdash;Vous auriez peut-être tort, dit Claude,
+qui lui tendit le paquet.</p>
+
+<p>Le naturaliste tira la sarcelle bleue par
+les pattes. A peine l'eut-il aperçue que, le
+visage altéré par l'émotion, sans un mot, il
+<span class="pagenum"><a id="Page_240"> 240</a></span>
+bouscula ses deux hôtes, pour sortir plus
+vite et porter la bête au grand jour.</p>
+
+<p>Dehors, il s'appuya aux tapis de paille qui
+pendaient du haut de la serre, tourna et
+retourna la sarcelle, fit jouer les reflets du
+plumage.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas possible! murmurait-il,
+non, ce n'est pas elle!...</p>
+
+<p>Enfin il leva les yeux sur Claude, qui
+l'avait suivi. Sa physionomie exprimait, avec
+beaucoup de surprise, un peu d'inquiétude,
+de jalousie. Il était sérieux, presque froissé,
+comme un homme qu'on veut duper.</p>
+
+<p>&mdash;D'où l'avez-vous fait venir? demanda-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, je l'ai tuée, monsieur! dit Claude.</p>
+
+<p>&mdash;Allons donc!</p>
+
+<p>&mdash;Moi-même, ce matin!</p>
+
+<p>&mdash;Pas dans le département?</p>
+
+<p>&mdash;A deux lieues d'ici.</p>
+
+<p>M. Maldonne fronça le sourcil.</p>
+
+<p>&mdash;Vous saurez, monsieur, dit-il avec dignité,
+que cette variété n'habite pas dans le
+<span class="pagenum"><a id="Page_241"> 241</a></span>
+département. Elle y passe, et si rarement
+que des hommes comme moi n'ont jamais
+eu le bonheur...</p>
+
+<p>&mdash;C'est cependant vrai, mon bon ami,
+interrompit M. Lofficial, qui sortait de la
+serre, en voyant les affaires de Claude se
+gâter, et arrivait en se dandinant. Rien n'est
+plus vrai. Monsieur, qui est bien moins
+savant que toi, a été plus heureux, voilà tout.</p>
+
+<p>Et il se mit à raconter la chasse du matin,
+comment il l'avait conseillée, préparée,
+comment il savait aussi, depuis des années,
+qu'un couple de ces oiseaux habitait les
+marais des Luisettes. Il apportait à la justification
+de son client l'énergie de la conviction,
+levait les bras, mimait les scènes qu'il
+contait.</p>
+
+<p>Pendant ce temps, M. Maldonne passait
+d'émotion en émotion. Le scepticisme un
+peu hautain du début faisait place à un
+éclair d'admiration joyeuse, et celle-ci, à son
+tour, s'effaçait devant le sentiment pénible
+<span class="pagenum"><a id="Page_242"> 242</a></span>
+du collectionneur qui voit une pièce introuvable
+lui échapper. Il maniait la sarcelle,
+la caressait du doigt, lui ouvrait l'&oelig;il, redressait
+une plume endommagée. Enfin, il
+la tendit à Claude avec une lenteur qui révélait
+toute la cruauté de la lutte.</p>
+
+<p>&mdash;Reprenez-la, monsieur, dit-il. Je vous
+remercie de me l'avoir montrée.</p>
+
+<p>Il poussa un soupir, et ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;Surtout, gardez-la bien: c'est un commencement
+précieux pour votre collection,
+puisque, je dois vous l'avouer, c'eût été le
+couronnement de la mienne!</p>
+
+<p>&mdash;Mais, elle est à vous! s'écria Claude.</p>
+
+<p>&mdash;A moi? dit M. Maldonne, rougissant
+sous le coup de cette brusque fortune qui
+lui venait. Vous ne vous doutez pas de la
+rareté, jeune homme... vous ne savez pas
+ce que vous faites?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! si, monsieur, je sais très bien
+répondit Claude, riant malgré lui.</p>
+
+<p>&mdash;Vraiment, elle est...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_243"> 243</a></span>
+&mdash;Elle est à vous, oui, monsieur!</p>
+
+<p>Alors, sans prendre le temps de remercier,
+dans l'exubérance de sa joie, M. Maldonne
+courut vers la maison, tenant la sarcelle
+élevée au bout de son bras droit et
+criant:</p>
+
+<p>&mdash;Robert! Geneviève! Thérèse! venez
+voir!</p>
+
+<p>Il se précipita dans le salon, arrangea sur
+la table du milieu l'oiseau qui ressemblait,
+sous le jour glissant, à un émail azur et or,
+et, comme Robert arrivait par la porte opposée:</p>
+
+<p>&mdash;Regarde! dit-il.</p>
+
+<p>Robert s'approcha, considéra l'oiseau, puis
+Maldonne.</p>
+
+<p>&mdash;Ah çà! dit-il, d'où vient-elle, celle-là?
+qui te l'envoie?</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur que voici! répondit le naturaliste
+avec orgueil, en désignant Claude qui
+entrait. Il est assez bon, assez généreux pour
+me l'offrir.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_244"> 244</a></span>
+Robert, en apercevant Claude, changea de
+visage, et sourit ironiquement, de manière à
+bien faire comprendre qu'il n'était pas dupe
+de cette générosité. Il rendit à peine le salut
+que lui adressait le jeune homme, et, devant
+madame Maldonne et Geneviève qui accouraient,
+étonnées, ne sachant rien:</p>
+
+<p>&mdash;Es-tu bien sûr qu'elle soit authentique?
+demanda-t-il d'un ton méprisant.</p>
+
+<p>&mdash;Tu n'as qu'à examiner, répondit le
+naturaliste. Elle a toutes les signatures...
+Oui, Geneviève, oui, Thérèse, continua-t-il,
+notre jeune ami nous apporte un trésor,
+celui que j'ai cherché vingt ans: la sarcelle
+bleue!</p>
+
+<p>&mdash;Ah! monsieur! dit madame Maldonne
+en tendant la main à Claude,&mdash;comme si
+vraiment le cadeau lui eût fait un plaisir
+extrême,&mdash;est-ce aimable à vous!</p>
+
+<p>&mdash;Et notez qu'il l'a tuée, lui, en personne,
+à deux lieues d'ici, chez ce cachottier
+de Lofficial.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_245"> 245</a></span>
+Il continua, reprenant pour son compte
+le récit qu'on venait de lui faire à lui-même,
+et conta l'aventure avec autant d'animation
+que s'il y avait assisté. Sa femme, en le
+voyant si joyeux, s'épanouissait discrètement.
+Elle avait l'air heureux des mères qui
+regardent s'ébattre un enfant. Parfois son
+regard se posait sur Claude resté près de l'entrée
+du salon, et s'aiguisait alors d'une pensée
+différente, un peu malicieuse, qui la rajeunissait.
+Thérèse, demeurée derrière sa mère,
+à l'autre extrémité de l'appartement, était
+devenue tout de suite sérieuse et comme
+intimidée. Son instinct de jeune fille l'avertissait
+qu'il s'agissait d'elle et d'elle seule,
+bien que son nom ne fût pas prononcé et
+que personne ne voulût paraître occupé
+d'elle. Elle entendait l'obscure destinée lui
+parler dans la confusion des voix, elle la
+lisait dans la physionomie de ceux qui l'entouraient,
+elle savait, elle était sûre,&mdash;et
+son c&oelig;ur en était troublé,&mdash;que, de cette
+<span class="pagenum"><a id="Page_246"> 246</a></span>
+conversation légère, quelque chose de grave
+allait sortir, qui déciderait de sa vie. Les
+mots ne lui arrivaient qu'au travers de ce
+rêve. Ses yeux erraient, sans se fixer, sur
+ses parents, Robert, Lofficial, et n'osaient
+rencontrer ceux de Claude.</p>
+
+<p>&mdash;Vous oubliez, dit M. Lofficial interrompant
+son ami, que M. Claude, pour vous
+faire cette surprise, a failli se noyer. Il ne
+s'en vanterait pas, et je le dénonce. La hutte
+a défoncé sous le poids des chasseurs. Il est
+tombé dans l'eau glacée du marais et m'est
+arrivé à moitié défailli.</p>
+
+<p>&mdash;Bah! dit Claude prenant de la hardiesse
+et regardant Thérèse, ce sera un bon
+souvenir de plus.</p>
+
+<p>&mdash;Bien dit! repartit M. Maldonne.</p>
+
+<p>&mdash;Pour un oiseau! fit M. Lofficial d'un
+ton vainqueur, pour un oiseau risquer sa
+vie, faut-il aimer la chasse!</p>
+
+<p>Madame Maldonne baissait les yeux, avec
+un sourire indulgent.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_247"> 247</a></span>
+Thérèse leva les siens. Elle osa, un peu
+rouge, un peu confuse, dans le demi-jour
+là-bas, regarder Claude, et son regard disait:
+«Je sais pourquoi vous avez commis
+cette imprudence, et j'en ai le c&oelig;ur touché,
+monsieur Claude.»</p>
+
+<p>Une émotion les gagnait tous. On la sentait
+grandir entre eux.</p>
+
+<p>Tout à coup Robert, qui, depuis le début,
+maniait la sarcelle avec une curiosité
+fiévreuse, éclata de rire, d'un rire de colère
+et de triomphe.</p>
+
+<p>&mdash;Pas possible de l'empailler, cria-t-il:
+elle a la panse crevée!</p>
+
+<p>Et, prenant la jolie bête entre ses doigts,
+il la jeta contre le mur, d'où elle retomba
+sur le parquet.</p>
+
+<p>&mdash;Pas possible de l'empailler! répéta-t-il.</p>
+
+<p>Quatre exclamations répondirent à cet acte
+brutal:</p>
+
+<p>&mdash;Robert, que fais-tu? Monsieur! Oh!
+mon parrain! Quel dommage!</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_248"> 248</a></span>
+En même temps, M. Maldonne se précipita
+pour ramasser l'oiseau. Robert s'était retourné
+en face de Claude, et se tenait très
+droit, une main appuyée à la table, l'autre
+passée entre les boutons de sa redingote,
+pâle, méprisant et correct.</p>
+
+<p>Claude fit un mouvement pour s'avancer
+sur lui. M. Lofficial le retint par le bras,
+et, se penchant:</p>
+
+<p>&mdash;Ne bougez pas, surtout, monsieur
+Claude, laissez-moi faire.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur de Kérédol, continua-t-il tout
+haut, d'une voix sonnante qui attira sur lui
+le regard de Robert et des deux femmes,
+ce que vous venez de faire là est très mal.</p>
+
+<p>&mdash;Vous dites?</p>
+
+<p>&mdash;Je dis: «très mal et indigne de vous!»</p>
+
+<p>M. Lofficial s'était avancé. Ses petits yeux
+flambaient d'une colère d'honnête homme,
+et commentaient sa pensée. Robert y lut
+sans doute un mot qui le troubla. Très froid,
+sans cesser de sourire du même air provocant
+<span class="pagenum"><a id="Page_249"> 249</a></span>
+et hautain, il leva les épaules, ne
+répondit rien, passa devant madame Maldonne,
+et prit la porte qui conduisait aux
+appartements.</p>
+
+<p>M. Maldonne se relevait, après avoir ramassé
+l'informe paquet de plumes, tout à
+l'heure si luisantes et si bien rangées.</p>
+
+<p>Il le laissa retomber.</p>
+
+<p>&mdash;Il n'est que trop vrai, dit-il, d'un air
+désolé, l'oiseau est perdu, tout déchiré!</p>
+
+<p>Il ne s'était point aperçu du départ de
+Robert, et chercha un instant, en regardant
+tout autour les témoins muets de cette
+scène. Des larmes mouillaient le bord de sa
+paupière, larmes de dépit et d'humiliation.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne l'ai jamais vu ainsi, reprit-il, ni
+vous non plus, n'est-ce pas, Lofficial, n'est-ce
+pas, Geneviève?</p>
+
+<p>Personne ne répondit. Ils étaient tous
+affligés et gênés de cette sortie étrange de
+M. de Kérédol.</p>
+
+<p>M. Maldonne, par une inspiration délicate,
+<span class="pagenum"><a id="Page_250"> 250</a></span>
+remarquant la physionomie contrainte et
+offensée de Claude, s'avança vers le jeune
+homme, lui prit la main, et, tâchant de
+surmonter l'impression pénible qu'il éprouvait
+lui-même:</p>
+
+<p>&mdash;Vous, monsieur Claude, dit-il, venez
+au jardin. Je ne veux pas que vous me
+quittiez sur cette offense. Je vous suis aussi
+reconnaissant...</p>
+
+<p>&mdash;Non, adieu, monsieur! La surprise que
+je voulais vous faire a tristement tourné.
+Adieu!</p>
+
+<p>Il essaya de dégager sa main, que M. Maldonne
+retenait dans les siennes. Madame
+Maldonne intervint, et, avec une autorité,
+un charme de voix et de physionomie qui
+faisaient d'elle comme un arbitre souverain:</p>
+
+<p>&mdash;Je vous en prie! dit-elle.</p>
+
+<p>Claude s'inclina. Alors elle se tourna du
+côté de M. Lofficial, et lui dit à demi-voix:</p>
+
+<p>&mdash;Restez, vous, j'ai à vous parler.</p>
+
+<p>M. Maldonne et Claude se dirigèrent vers
+<span class="pagenum"><a id="Page_251"> 251</a></span>
+la porte. Thérèse hésitait. Elle allait sans
+doute remonter dans sa chambre. Sa mère
+l'arrêta du regard, et dit:</p>
+
+<p>&mdash;Non, ma mignonne, va aussi, cela vaut
+mieux.</p>
+
+<p>Thérèse sortit donc, et retrouva dehors, sur
+le sable, son père et Claude qui causaient.</p>
+
+<p>&mdash;La sotte affaire! disait M. Maldonne.
+Je vous dois de vraies excuses de la conduite
+de Robert.</p>
+
+<p>&mdash;Vous les faites si bien, répondit Claude
+en apercevant Thérèse, que j'oublierai tout
+à cause de vous. Ce n'était pas, d'ailleurs, à
+M. de Kérédol que j'entendais plaire, et
+l'attitude qu'il a prise importe peu, vraiment.</p>
+
+<p>&mdash;Incompréhensible! reprit le naturaliste,
+arrêté au bord d'une allée qui longeait les
+murs du domaine.</p>
+
+<p>Il releva la tête, croisa ses mains derrière
+sa grosse jaquette pointillée.</p>
+
+<p>&mdash;C'est à se demander, ajouta-t-il avec
+<span class="pagenum"><a id="Page_252"> 252</a></span>
+humeur, si ce n'est pas lui qui a gâté la
+sarcelle!</p>
+
+<p>&mdash;Oh! père! dit doucement Thérèse, en
+se mettant à sa gauche.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, ma petite, et je sais ce que je dis.
+Il est très capable d'avoir fait cela par
+orgueil!</p>
+
+<p>&mdash;Je vous assure...</p>
+
+<p>&mdash;Par vanité insensée d'amateur. Ah!
+je l'ai vu d'autres fois, va, quand un marchand
+ou un ami nous offrait une pièce rare
+qui nous manquait, je l'ai vu répondre brutalement:
+«Remportez-la! Nous la tuerons!»
+Il est intraitable, par moments, d'une intolérance
+là-dessus que je n'ai jamais eue au
+même degré!... Je suppose au moins que
+c'est cela? Que veux-tu que ce soit autre
+chose?</p>
+
+<p>Il s'engagea dans l'allée, marchant à petits
+pas, entre Claude et Thérèse, la tête de
+nouveau baissée, visiblement préoccupé de
+l'incident qui troublait la vie des Pépinières.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_253"> 253</a></span>
+La jeune fille eut un sourire très doux.
+Elle leva les yeux droit devant elle, vers la
+voûte fuyante des hêtres, qui gardaient encore
+quelques feuilles jaunes, tourmentées par le
+vent. Mais ce regard n'était pas de ceux que
+nous donnons aux choses. Il allait à quelqu'un.
+Il était lumineux, plein de compassion
+et de tendresse. Et, au lieu de
+répondre directement, voyant son père
+irrité:</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne pouvez vous figurer, monsieur,
+dit-elle à Claude, combien il a été excellent
+pour moi.</p>
+
+<p>&mdash;Il s'agit bien du passé! grommela le
+bonhomme.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne puis pas l'oublier, reprit Thérèse
+sans s'émouvoir.</p>
+
+<p>Et elle se mit à rappeler le dévouement,
+les attentions innombrables qu'il avait eus
+pour elle, autrefois. Elle lui prêtait ingénûment
+des talents qu'il n'avait pas. Elle
+exagérait à plaisir son mérite, cherchait
+<span class="pagenum"><a id="Page_254"> 254</a></span>
+obtenir, par cette voie indirecte, le pardon
+du présent, dont elle ne parlait pas. Insensiblement,
+avec des mots heureux, des histoires
+qu'elle disait avec une nuance de
+pitié ou d'enfantillage, elle couvrait de souvenirs,
+et cachait derrière eux la faute de
+son ami. Quand son père se récriait, elle
+s'adressait à Claude, qui ne protestait jamais.
+Bien au contraire, il écoutait, ravi, touché
+de cette bonté adroite de la jeune fille.
+M. Maldonne s'apaisait aussi par degrés. Ils
+n'avaient pas fait ensemble le tour du grand
+domaine, qu'ils avaient à peu près oublié,
+M. Maldonne et Claude au moins, la raison
+première de cette promenade à trois. Et
+Thérèse, sentant vivre à ses côtés deux âmes
+toutes pleines d'elle, laissait la sienne s'ouvrir:
+jeunesse, fraîcheur, indulgence, confiance
+dans la bonté des autres et dans la
+vie, elle se donnait tout entière, sans l'ombre
+de coquetterie, presque à son insu, parce
+que l'heure était venue, parce <em>qu'il</em> était là.
+<span class="pagenum"><a id="Page_255"> 255</a></span>
+Le tour du jardin achevé, ils prirent une seconde
+fois la longue allée tournante. Quelque
+chose d'intime et d'heureux les retenait
+ensemble, sans qu'ils y songeassent même.
+Les mots se faisaient plus rares entre eux,
+et cependant l'intérêt, l'attrait de cette causerie
+plus lente semblaient grandir encore,
+parce que le rêve, à présent, un rêve différent
+pour chacun, emplissait les silences. La
+matinée s'était faite plus douce. Un soleil
+d'hiver, pâle et sans chaleur, donnait l'illusion
+de la vie aux derniers rameaux vêtus
+de feuilles, aux dernières roses impuissantes
+à s'ouvrir, qui pendaient sur l'allée.</p>
+
+<p>Bientôt, M. Maldonne fut distrait par la
+vue d'un massif d'alkékenges, dont on n'avait
+pas récolté les fruits. Ils pendaient, comme
+des oranges minuscules, luisant à travers
+l'enveloppe flétrie, usée, découpée à jour,
+qui leur vaut, parmi le peuple, le joli nom
+d'«amour en cage». M. Maldonne les aimait
+beaucoup.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_256"> 256</a></span>
+&mdash;Des coquerets, dit-il, et on ne les a pas
+cueillis!</p>
+
+<p>Il se pencha aussitôt, et se laissa distancer.
+Les deux jeunes gens continuèrent seuls. Et
+Claude vit que les souvenirs de Thérèse
+n'iraient pas loin désormais. Elle dit encore
+deux ou trois phrases, distraites, sans
+accent, destinées peut-être à la tromper
+elle-même sur cette situation nouvelle: être
+seule avec lui. Puis elle se tut. Elle regardait
+en avant, loin, comme le jour où, dans
+le bois de Laurette, elle avait eu de si
+étranges idées. Un oiseau menu, les plumes
+relevées en collerette, vint se poser devant
+elle, sur l'allée, jeta une petite note triste,
+et disparut. Thérèse le reconnut, tressaillit,
+et tourna la tête vers la maison là-bas,
+vers une fenêtre qui était close, au premier.</p>
+
+<p>&mdash;C'est le rouge-gorge de mon oncle, dit-elle.</p>
+
+<p>Et elle se mit à marcher de son pas
+<span class="pagenum"><a id="Page_257"> 257</a></span>
+souple, la joue un peu pâle, les yeux graves
+et profonds dans le vague.</p>
+
+<p>Thérèse avait achevé sa partie dans le duo
+d'amour, qu'elle avait commencé et qu'elle
+interrompait sous la même impulsion mystérieuse.
+C'était à Claude de parler maintenant.
+Oh! ce fut bien simple. Ils étaient
+parvenus à l'un des angles du jardin. L'allée
+se coudait autour d'une touffe de bambous.
+Quand il fut à l'abri de la haute gerbe, à
+demi dégarnie par le froid, Claude s'arrêta,
+et dit:</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes infiniment bonne.</p>
+
+<p>&mdash;Croyez vous? répondit-elle en tournant
+vers lui son regard très sérieux et très doux.</p>
+
+<p>&mdash;Oui: tout le temps que vous parliez,
+j'enviais celui que vous défendiez.</p>
+
+<p>La lueur d'un sourire léger éclaira le visage
+de Thérèse.</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai, dit-elle, ceux que j'aime, je
+les aime bien.</p>
+
+<p>Sa main pendait le long de sa jupe,
+<span class="pagenum"><a id="Page_258"> 258</a></span>
+Claude la prit. La petite main ne se retira
+pas. Mais elle tremblait. Thérèse se sentit
+attirée vers lui, et elle s'abandonna un peu,
+et elle entendit une voix qui disait tout
+près d'elle, si près que le souffle des mots
+passait comme une caresse dans ses cheveux:</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! moi, je vous aime!... Voulez-vous
+m'aimer aussi?</p>
+
+<p>Elle le regarda. Elle lut, sur le visage de
+Claude, l'ardent et fort amour qu'elle avait
+souhaité.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, dit-elle faiblement, je veux bien!</p>
+
+<p>Et ainsi ils engagèrent leurs âmes.</p>
+
+<p>Derrière eux, des pas se rapprochèrent.
+C'était M. Maldonne qui les rejoignait.</p>
+
+<p>Alors ils se séparèrent un peu l'un de
+l'autre, et se remirent à marcher, côte à côte,
+sans rien se dire...</p>
+
+<p>Thérèse ne se trompait pas. Robert la
+voyait. Il était là, derrière la fenêtre aux
+rideaux baissés, en proie à des sentiments
+<span class="pagenum"><a id="Page_259"> 259</a></span>
+de révolte, de colère contre lui-même et
+contre la vie, que la solitude excitait encore.
+Depuis qu'il était sorti du salon, il arpentait
+sa chambre à grands pas, s'arrêtant et se
+courbant parfois devant les vitres pour
+suivre, à travers les fleurs de mousseline
+du rideau, la promenade de Thérèse et de
+Claude, qui lui semblait d'une longueur indéfinie.
+Il devinait les mots échangés, il
+éprouvait le supplice des sourires qui vont
+à d'autres. Et de son c&oelig;ur, gros d'amertume,
+des plaintes s'échappaient, les unes
+proférées à haute voix, les autres murmurées
+ou inintelligibles:</p>
+
+<p>«Comment me traite-t-on ici? Comme un
+étranger, comme ceux dont on se défie! M'a-t-on
+fait l'honneur de me consulter, de m'apprendre
+ce qui se tramait ici? Car, c'est un
+coup monté, une trahison d'amitié manifeste.
+Guillaume l'a introduit ici, ce jeune homme,
+avec la légèreté qu'il met en toutes choses;
+il l'a défendu contre moi; il m'a donné tort,
+<span class="pagenum"><a id="Page_260"> 260</a></span>
+par deux fois, à moi qui voulais protéger la
+maison, notre bonheur à tous, contre un
+entraînement insensé. Lofficial est complice,
+et Geneviève elle-même. Oui, ma propre
+s&oelig;ur! Ils se sont ligués pour me tenir à
+l'écart. Voilà ce que m'a valu l'absurde,
+l'inepte dévouement que je leur ai montré!
+A quoi bon se gêner, avec ceux qui aiment
+trop? On est bien sûr qu'ils ne quitteront
+pas la maison. On leur dira plus tard,
+quand ils ne pourront plus s'opposer à
+rien... O pauvre existence que la mienne!
+Je n'ai fait que ramasser les miettes de
+toutes les tendresses que j'ai approchées. Et
+à présent même on me les refuse... J'avais
+cru avoir gagné au moins le c&oelig;ur de l'enfant,
+sa pitié... C'était si doux, autour de
+moi, cette petite que j'avais formée, cette
+jeunesse. Et cela m'appelait de noms si
+tendres que je me croyais aimé. Eh bien!
+regarde, regarde-la, ta Thérèse... Es-tu oublié?...
+O Thérèse, comme je te voudrais
+<span class="pagenum"><a id="Page_261"> 261</a></span>
+encore telle qu'il y a trois mois, quand
+aucune autre pensée que la mienne, celle de
+ton père et de ta mère n'occupait ton
+esprit... Ou bien plus petite, oui, à l'âge
+de ta première communion, lorsque la jeune
+fille n'avait point paru, et qu'il n'y avait
+ici qu'une enfant dont nous partagions fraternellement
+la chère présence... Tiens, je
+te voudrais encore plus petite pour t'avoir
+plus longtemps, je te voudrais à peine parlante,
+avec tes robes longues comme le
+bras, et des yeux qui remerciaient si bien,
+quand tu trouvais mes bonbons et mes
+jouets dans tes souliers de Noël! A présent,
+voir cela!»</p>
+
+<p>Il s'était arrêté. Son regard fixait le fond
+du jardin, là-bas, où les deux jeunes gens,
+à demi cachés par la touffe de roseaux, se
+tenaient immobiles. Robert se retira brusquement
+de la fenêtre.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne l'embrasserai plus jamais! dit-il
+tout haut. Elle est à un autre!</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_262"> 262</a></span>
+Il s'était reculé jusqu'à la glace qui surmontait
+sa cheminée. Alors il aperçut son
+visage si défait, le désordre et la violence de
+ses idées si manifestement empreints sur ses
+traits, qu'il en fut saisi. Une lumière rapide
+se fit en lui. «Oh! dit-il en se prenant le
+front, est-ce que...?» Et cette question, qu'il
+n'osa achever, le rendit tout pâle.</p>
+
+<p>Quelqu'un frappait à la porte. Il n'entendit
+qu'à la seconde fois.</p>
+
+<p>&mdash;Entrez! dit-il en se détournant.</p>
+
+<p>C'était Geneviève Maldonne. Elle entra.
+Sa physionomie avait une dignité plus
+grave, une sorte d'assurance et de tristesse
+à la fois, qui ne lui étaient pas habituelles.
+Elle ressemblait, sa tête régulière un peu
+raidie par l'émotion et calme avec effort,
+à la statue de la pitié qui, pour une fois,
+serait chargée de faire justice.</p>
+
+<p>&mdash;Vous me surprenez bien accablé, dit
+Robert, qui essayait de se ressaisir et de faire
+bonne contenance devant elle. Venez, je vous
+<span class="pagenum"><a id="Page_263"> 263</a></span>
+prie... Tenez, voici le fauteuil... Désirez-vous...?</p>
+
+<p>Il la conduisait, ne sachant trop ce qu'il
+disait, près de la fenêtre. Elle fit signe
+qu'elle voulait demeurer debout. Elle était
+en pleine lumière. Il la regarda de nouveau.
+Et il comprit si bien, qu'il baissa les
+yeux, et s'assit à contre-jour, sur le bras du
+fauteuil.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai à vous parler de choses sérieuses,
+Robert, dit madame Maldonne, d'une voix
+nette, à peine tremblante.</p>
+
+<p>Il affecta de le prendre légèrement.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, dit-il, je m'y attendais. Vous venez
+me gronder de la scène que j'ai faite en
+bas. En votre qualité de maîtresse de maison
+impeccable...</p>
+
+<p>&mdash;Vous vous trompez, reprit-elle, du
+même air sûr d'elle-même et du devoir qui
+l'amenait. Il s'agit d'un sujet si délicat, qu'il
+faut toute la confiance que j'ai en votre honneur,
+Robert, pour oser l'aborder avec vous.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_264"> 264</a></span>
+Robert leva les yeux sur cette robe grise
+à plis droits, immobile à trois pas de lui,
+sans oser les lever plus haut.</p>
+
+<p>&mdash;Nous causons ici de femme noble à
+gentilhomme, et de frère à s&oelig;ur, répondit-il,
+vous pouvez tout dire. De quoi s'agit-il?</p>
+
+<p>&mdash;De Thérèse.</p>
+
+<p>&mdash;En effet, fit-il en se détournant d'un
+mouvement de colère et désignant la fenêtre
+du doigt, je puis vous apprendre ce qu'elle
+devient. Regardez-la. Elle se promène seule
+avec M. Claude Revel, son fiancé, je suppose...
+ils sont touchants... Mais, regardez
+donc!</p>
+
+<p>Madame Maldonne ne bougea pas.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai pas à épier ma fille, dit-elle,
+je suis sûre d'elle. Si elle a choisi ce jeune
+homme...</p>
+
+<p>&mdash;Pardon, si vous avez choisi pour elle...</p>
+
+<p>&mdash;Je dis que si elle a choisi ce jeune
+homme, je connais assez la droiture de Thérèse,
+pour savoir qu'il est digne d'elle.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_265"> 265</a></span>
+&mdash;Oui, oui, faites des phrases, vous ne
+me tromperez pas. Vous êtes tous d'accord!
+Thérèse est fiancée. Elle se marie, c'est convenu.
+Et moi, je ne dois pas m'en douter,
+n'est-ce pas? Je suis le gêneur, l'étranger
+qu'on écarte...</p>
+
+<p>&mdash;Robert! dit sévèrement madame Maldonne,
+vous savez qu'il n'y a pas un mot
+de vrai là-dedans! Que Thérèse se soit éprise
+de M. Claude Revel, c'est possible. Je n'ai
+rien fait pour cela, son père non plus. Et la
+question n'est pas là, entre nous.</p>
+
+<p>Devant l'obstination tranquille de Geneviève,
+l'emportement à demi simulé de
+M. de Kérédol tomba.</p>
+
+<p>&mdash;Soit! dit-il. Alors où est la question?</p>
+
+<p>&mdash;Mon pauvre ami, reprit la voix devenue
+compatissante de madame Maldonne,
+l'étroite intimité où vous avez vécu, de
+longues années, avec nous, avec Thérèse,
+n'était pas sans danger pour vous. Thérèse
+<span class="pagenum"><a id="Page_266"> 266</a></span>
+est très enfant, très affectueuse... trop
+peut-être, et je crois...</p>
+
+<p>Elle hésitait. Les mots tremblaient sur ses
+lèvres.</p>
+
+<p>&mdash;Vous croyez?...</p>
+
+<p>Le regard de Robert rencontra tout à coup
+celui de Geneviève.</p>
+
+<p>Elle baissa les yeux.</p>
+
+<p>&mdash;Je crois que vous l'aimez! dit-elle.</p>
+
+<p>Quand elle releva la tête, il était courbé
+vers le parquet, le front appuyé dans ses
+mains. Il se taisait.</p>
+
+<p>&mdash;J'aurais dû le voir plus tôt, reprit-elle.
+Cela eût mieux valu pour nous tous. Depuis
+le premier jour où M. Revel est entré dans
+la maison, vous avez beaucoup changé. Vous
+avez eu des tristesses et des découragements
+qui n'étaient pas dans votre caractère. Et
+même, longtemps avant cela, il y avait des
+signes... quelque chose de trop exclusif, de
+trop personnel dans votre dévouement... Oh!
+pardonnez-moi, Robert, si je suis obligée de
+<span class="pagenum"><a id="Page_267"> 267</a></span>
+vous parler de la sorte... Je sais que vous
+étiez de bonne foi, que c'est notre faute autant
+que la vôtre... J'en ai causé tout à
+l'heure avec Lofficial... Vous connaissez l'estime
+qu'il a pour vous... Et il a été de mon
+avis... Alors, mon pauvre ami, je suis
+montée, quoique cela me coûtât... Vous
+voyez bien, Robert, vous souffrez... vous
+êtes jaloux d'elle... avouez-le!</p>
+
+<p>Et lui si fier, qui se faisait un point
+d'honneur de se dominer, de rester maître
+de ses nerfs, il fondit en larmes.</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai, murmura-t-il sans se redresser,
+d'une voix que les sanglots coupaient...
+Je vous jure que je ne m'en doutais
+pas tout à l'heure... Je ne savais pas...
+Il me semblait l'aimer d'une autre sorte...
+Et cependant oui, Geneviève... vous avez
+raison... c'est trop.</p>
+
+<p>Il était si malheureux que madame Maldonne
+s'approcha, écarta les mains dont il
+se couvrait le visage.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_268"> 268</a></span>
+&mdash;Je ne vous accuse pas, dit-elle doucement,
+je vous plains. Vous n'avez été que
+faible... ç'a été une surprise de votre âme.
+Regardez-moi.</p>
+
+<p>Il se redressa, et, comme épuisé, appuya
+sa tête sur le dossier du fauteuil. Il ne feignait
+plus, il ne cherchait plus à échapper
+à l'aveu de sa faiblesse.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! Geneviève, dit-il en tenant les
+mains de sa s&oelig;ur étroitement serrées dans
+les siennes, et le regard fixé sur les lames
+fuyantes du parquet, je suis bien à plaindre,
+vous dites vrai. Tous les autres, vous, Guillaume,
+Thérèse, vous aviez de grandes affections
+qui veillaient sur vous, qui vous protégeaient
+contre la vie... mais moi! Ma mère
+était morte, et, depuis lors, tout seul, sans
+fiancée, sans femme...</p>
+
+<p>&mdash;Il y avait nous, Robert!</p>
+
+<p>&mdash;Oui, reprit-il amèrement, il y avait vous!
+Mais vous vous aimiez, et ce partage-là,
+voyez-vous, ne suffit pas à nourrir les autres
+<span class="pagenum"><a id="Page_269"> 269</a></span>
+âmes, comme la mienne, très tendres, exclusives,
+si vous voulez... Et, alors, cette enfant
+qui était libre, elle, et jeune, et souriante,
+j'ai cru pouvoir m'attacher à elle uniquement...
+beaucoup trop... sans le dire jamais...
+sans avoir d'autre idée que de ne pas la
+quitter... Et maintenant, c'est pourtant bien
+cela... il faut...</p>
+
+<p>Il se leva, reprit quelque chose de la tenue
+fière et correcte qu'il avait d'habitude.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! dit-il avec décision, je partirai!</p>
+
+<p>A ce mot, qu'elle attendait pourtant,
+Madame Maldonne tressaillit, et se recula un
+peu.</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu oui, répéta-t-il en observant
+qu'elle avait pâli, et comme s'il posait une
+question... Je partirai d'ici.</p>
+
+<p>Elle pâlissait, mais elle ne faiblissait pas.</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes juge, dit-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Vous m'approuvez?</p>
+
+<p>Elle s'arrêta un instant, avant de prononcer
+ce qu'elle savait être l'arrêt de séparation
+<span class="pagenum"><a id="Page_270"> 270</a></span>
+définitive, et prononça avec effort:</p>
+
+<p>&mdash;Oui, Robert.</p>
+
+<p>La résolution qu'il venait de prendre grandissait
+Robert à ses propres yeux. Il devinait
+qu'il avait reconquis toute l'estime de Geneviève.</p>
+
+<p>&mdash;Je crois vraiment, dit-il, que je me
+suis assis devant vous! Excusez-moi.</p>
+
+<p>Il s'essuya les yeux, cilla les paupières,
+comme pour chasser un rêve pénible, et dit,
+plus posément:</p>
+
+<p>&mdash;Tout à fait entre nous deux, l'entretien
+que nous venons d'avoir?</p>
+
+<p>&mdash;Je vous le promets.</p>
+
+<p>&mdash;Rien à Guillaume?</p>
+
+<p>&mdash;Non.</p>
+
+<p>&mdash;J'inventerai quelque chose, n'est-ce pas?
+une affaire, une lettre reçue... Surtout... rien
+à Thérèse!</p>
+
+<p>&mdash;Non. Elle ne saura rien de vous,
+Robert, que ce qu'elle connaît de bien et de
+beau.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_271"> 271</a></span>
+Il réfléchit un peu, regarda autour de lui,
+comme pour chercher quelque chose, quelqu'un
+qui retardât le sacrifice, et, ne trouvant
+rien, il ouvrit les bras. Sa s&oelig;ur s'y
+jeta. Il l'embrassa longuement, et, tandis
+qu'elle répétait, de sa douce voix maternelle:
+«Mon pauvre cher ami, mon pauvre enfant!»
+il fit un effort sur lui-même, et dit
+tout bas:</p>
+
+<p>&mdash;Demain!</p>
+
+<p>Madame Maldonne s'échappa, pour ne pas
+éclater en sanglots. Mais elle n'avait pas
+entendu la porte se refermer derrière elle,
+qu'elle perdait courage à son tour, et fondait
+en larmes.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_272"> 272</a></span></p>
+
+<h2>X</h2>
+
+<p>Robert ne déjeuna, pas aux Pépinières.
+Peu d'instants après son entrevue avec sa
+s&oelig;ur, il sortit, et gagna la ville. Il avait
+quelques notes à régler et plusieurs objets
+à acheter, dont une valise, meuble depuis
+longtemps inutile dans la vieille maison. Il
+avait surtout besoin de réfléchir, de reprendre
+possession de lui-même. Les affaires terminées,
+il entra chez une pauvre femme du
+faubourg, qu'il secourait, et, au lieu de l'aumône
+ordinaire, lui remit tout un mois de
+<span class="pagenum"><a id="Page_273"> 273</a></span>
+sa retraite d'officier. «Ce sera pour le temps
+que durera mon voyage, dit-il, car je pars.»
+La femme comprit qu'il ne reviendrait pas,
+et le suivit du regard, tant qu'il fut en vue de
+la maison, avec cet air de commisération et
+d'effroi qu'elles prennent devant un mystère
+de souffrance qui passe.</p>
+
+<p>L'après-midi était très avancée lorsque
+M. de Kérédol rentra aux Pépinières, fit
+avertir M. Maldonne, et s'enferma avec lui
+dans le laboratoire. Une heure plus tard,
+le dîner réunissait, comme d'habitude, les
+quatre hôtes du logis. Ils entrèrent dans la
+salle à manger, les deux hommes encore
+animés par la discussion à peine interrompue,
+Thérèse et madame Maldonne par
+l'autre porte, silencieuses, pâles et gênées.
+Thérèse avait appris la nouvelle, d'un mot
+de sa mère, il y avait peu de temps, et ses
+yeux, rougis par les larmes, disaient assez
+son chagrin. Robert partait!</p>
+
+<p>Pour expliquer ce coup de théâtre, M. de
+<span class="pagenum"><a id="Page_274"> 274</a></span>
+Kérédol avait inventé un prétexte quelconque,
+le plus invraisemblable peut-être
+qu'il eût pu trouver: un héritage à recueillir,
+une parente lointaine, qui l'avait institué
+légataire. Le temps et la présence d'esprit lui
+manquaient, pour donner une apparence
+ingénieuse à cette fable. Il ne l'avait guère
+défendue qu'en la répétant. M. Maldonne,
+après avoir d'abord refusé de croire à la
+possibilité d'un départ, puis à la réalité du
+motif, ne doutait plus de son malheur à
+présent, et n'avait guère le c&oelig;ur à discuter
+le reste. Il apercevait les Pépinières désertées,
+l'intimité brisée, tant de projets
+abandonnés. Oh! dans cette surprise du
+chagrin, comme sa vieille amitié avait bien
+sonné sous le coup! Comme Robert avait reconnu
+l'accent vrai, la tendresse naïve et
+dévouée qui l'avaient conquis, bien des années
+auparavant, pendant ses campagnes
+d'Afrique! S'il s'était injustement exprimé,
+sur le compte de cette loyale nature, maintenant,
+<span class="pagenum"><a id="Page_275"> 275</a></span>
+il reconnaissait son erreur. Il réapprenait,
+dans l'épreuve mutuelle de l'adieu,
+ce que valait son ami.</p>
+
+<p>Autour de la table, les quatre convives
+se taisaient. A peine des mots échangés avec
+cérémonie, comme entre étrangers. Aucun
+n'osait ouvrir son âme. Ils veillaient même
+sur leurs yeux, pour que toute leur douleur
+n'y fût pas.</p>
+
+<p>M. de Kérédol, par excès de précaution,
+par un enfantillage d'esprit qui avait son
+côté touchant, avait ouvert près de lui un
+carnet. De temps en temps, il y inscrivait
+un chiffre, puis il semblait réfléchir et se
+plonger dans des calculs difficiles.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que tu comptes ainsi? demanda
+M. Maldonne.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! rien, répondit négligemment Robert,
+en fermant le carnet. Ce sont des
+chiffres en l'air, des hypothèses.</p>
+
+<p>&mdash;Et elle vivait à Clamart, cette dame?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, à Clamart.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_276"> 276</a></span>
+&mdash;Alors, c'est là que tu habiteras?</p>
+
+<p>&mdash;Probablement... je ne puis pas savoir
+encore... je verrai.</p>
+
+<p>M. Maldonne leva les épaules. Dans son
+chagrin même, lui, nature optimiste et
+sans cesse remontante, il conservait quelque
+espérance, celle au moins de retarder le départ
+de plusieurs jours, de plusieurs semaines.
+Qui sait? En s'y prenant adroitement?
+Il laissa donc un peu d'intervalle,
+pour retrouver,&mdash;autant que cela était possible
+en un pareil moment,&mdash;un peu de
+sa manière ordinaire, qui était engageante
+et bonne.</p>
+
+<p>&mdash;Je pense là, dit-il, à notre collection
+de tulipes. Nous pourrions, si tu voulais,
+la partager demain ou après-demain?</p>
+
+<p>&mdash;La partager? Pourquoi?</p>
+
+<p>&mdash;Mais nous l'avons faite à frais communs,
+à peines communes. Tu serais peut-être
+bien heureux, à Clamart...</p>
+
+<p>&mdash;Non, mon ami, répondit M. de Kérédol,
+<span class="pagenum"><a id="Page_277"> 277</a></span>
+en se penchant sur son assiette, je
+n'emporterai rien... Tu ne peux te figurer
+combien je tiens peu à tout cela maintenant.</p>
+
+<p>&mdash;Il y a aussi le catalogue, reprit M. Maldonne,
+le catalogue qui n'est pas achevé.
+Nous l'avions commencé ensemble. Te rappelles-tu
+les premières séances?</p>
+
+<p>&mdash;Oui.</p>
+
+<p>&mdash;Comme c'était bon! Deux heures par
+jour, au musée, tout seuls au milieu des
+oiseaux, de notre &oelig;uvre presque vivante encore,
+levant les ailes, dressant le cou, marchant
+autour de nous! Tu les aimais, ces
+séances-là!</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai!</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! je crois qu'en deux petites
+semaines de collaboration, trois tout au plus,
+nous aurions terminé.</p>
+
+<p>&mdash;Impossible, Guillaume, je t'assure.</p>
+
+<p>Le naturaliste eut un geste d'impatience</p>
+
+<p>&mdash;Tu ne peux pourtant pas nous quitter
+demain?</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_278"> 278</a></span>
+&mdash;Pardon, demain, dit Robert faiblement.</p>
+
+<p>&mdash;Matin?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais pas encore, mon ami.</p>
+
+<p>M. Maldonne aurait peut-être insisté. Sa
+femme, jusque-là silencieuse, l'interrompit.</p>
+
+<p>&mdash;Il faut le laisser libre, dit-elle. Tu vois
+que mon frère a autant de chagrin que nous.
+S'il en a décidé ainsi, ce doit être mieux,
+j'en suis convaincue.</p>
+
+<p>Robert la remercia d'un coup d'&oelig;il. Et la
+conversation s'arrêta. Mais la même pensée
+continuait à les occuper tous quatre.</p>
+
+<p>Thérèse n'avait pas dit un mot. Elle avait
+remarqué que M. de Kérédol évitait de la
+regarder, et qu'il baissait les yeux, quand
+elle levait les siens vers lui. Le dîner achevé,
+il annonça qu'il sortait pour une heure ou
+deux, s'enveloppa de son manteau à pèlerine,
+et prit la porte. Thérèse le suivit. Elle
+le rejoignit sous les arbres de l'entrée. M. de
+Kérédol ne l'avait pas entendue marcher
+derrière lui.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_279"> 279</a></span>
+&mdash;Parrain?</p>
+
+<p>Il se détourna, et, sous la lune voilée de
+cette nuit d'hiver, il aperçut, tout près, le
+visage triste et les yeux suppliants de Thérèse.</p>
+
+<p>&mdash;Parrain, reprit-elle, vous ne partez pas
+tout de suite?</p>
+
+<p>&mdash;Non, mon enfant, mais rentrez vite,
+vous n'avez pas de châle, rentrez...</p>
+
+<p>&mdash;Peu importe le froid. Il faut bien que
+je vous parle, répondit-elle, en s'abritant
+derrière une touffe d'arbustes verts, contre
+le vent qui soufflait du fond du jardin. Et
+je veux vous dire...</p>
+
+<p>&mdash;Quoi donc, Thérèse?</p>
+
+<p>&mdash;Vous savez bien ce que je vous promis
+là-bas, sous la tonnelle? Vous vous rappelez?</p>
+
+<p>&mdash;Oh oui! répondit-il, enveloppant de
+son regard l'enfant presque confondue avec
+les ramures enchevêtrées du bosquet, et
+dont il ne voyait guère que la petite tête
+inquiète sortant de l'ombre et tendue vers
+lui... Oh oui! je me souviens...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_280"> 280</a></span>
+&mdash;C'est que, voyez-vous, mon parrain,
+M. Claude Revel paraît vouloir m'aimer...</p>
+
+<p>&mdash;Il vous l'a dit?</p>
+
+<p>&mdash;J'en suis sûre, reprit-elle en rougissant.
+Vous vous en doutiez?</p>
+
+<p>&mdash;Moi?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, vous l'avez deviné, je le sais. J'ai
+même pensé que cela pouvait entrer pour
+quelque chose,&mdash;oh! pardonnez-moi de
+vous dire tout ainsi,&mdash;dans vos projets,
+dans votre départ...</p>
+
+<p>&mdash;Comment pouvez-vous supposer? dit-il
+vivement...</p>
+
+<p>Elle sourit, parce qu'elle avait une idée
+aimable dans le c&oelig;ur.</p>
+
+<p>&mdash;J'aurais dû dire: «dans votre retour»,
+fit-elle. Je me trompe parce que je
+suis un peu émue, mais vous allez voir que
+j'ai songé à vous. Voici ce que j'ai décidé.
+Si M. Revel me demande, je répondrai:
+«A une condition!»</p>
+
+<p>M. de Kérédol branla lentement la tête.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_281"> 281</a></span>
+&mdash;Attendez donc! «A une condition, c'est
+que rien ne sera changé aux Pépinières, et
+que Thérèse continuera d'habiter avec son
+père, sa mère et son cher parrain, le colonel.»
+Alors, puisque rien ne sera changé
+aux Pépinières, une fois vos affaires terminées,
+vous serez bien tenté de revenir?</p>
+
+<p>Elle souriait tout à fait.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous savez, ajouta-t-elle, je crois
+qu'il acceptera... entre nous, je le crois bien!</p>
+
+<p>Elle tendit les deux mains vers M. de
+Kérédol. Elle s'attendait à le voir sourire
+aussi, l'attirer dans ses bras, la serrer sur
+son c&oelig;ur, mais non: il pressa à peine les
+doigts de sa nièce, et les laissa retomber
+dans l'ombre. Ses traits se ridèrent au passage
+d'une émotion douloureuse.</p>
+
+<p>&mdash;Ma petite Thérèse, dit-il, vous avez le
+meilleur c&oelig;ur que j'aie connu... mais cela
+ne se pourra pas... j'aurai trop... d'intérêts,
+là-bas, pour ne pas rester...</p>
+
+<p>Et il s'éloigna, épouvanté d'avoir répondu
+<span class="pagenum"><a id="Page_282"> 282</a></span>
+par cette raison, brutale autant que fausse,
+à cette innocente petite qui demeurait là,
+stupéfaite, blessée au fond de l'âme que son
+oncle pût préférer un intérêt quelconque à
+la vie des Pépinières.</p>
+
+<p>Comme il allait passer le seuil, il se détourna,
+et vit Thérèse immobile dans la
+lumière vague, au milieu de l'allée.</p>
+
+<p>&mdash;Rentrez, ma Thérèse chérie! dit-il.</p>
+
+<p>Et sa voix avait toute la pure tendresse
+des jours lointains.</p>
+
+<hr class="tb" />
+
+<p>M. de Kérédol fit encore plusieurs courses
+en ville, et, sur le tard, passa devant l'hôtel
+de Claude Revel. Il s'arrêta, sonna, et remit
+entre les mains de Justine un billet ainsi
+conçu:</p>
+
+<div class="blockquote">
+<p>«Monsieur, des affaires importantes et
+urgentes m'obligent à partir demain matin.
+Je ne sais combien durera mon absence,
+peut-être sera-t-elle longue. Je serais heureux
+<span class="pagenum"><a id="Page_283"> 283</a></span>
+de vous voir, et de vous faire, avec
+mes adieux, des recommandations auxquelles
+je tiens beaucoup. Je sortirai de la maison
+à sept heures précises. Ayez la bonne
+grâce de vous trouver sur la route. Ne
+sonnez pas, et montrez-vous le moins possible.
+Je vous en serai, monsieur, sincèrement
+obligé.</p>
+
+<p class="signature"><span class="smcap">R.</span> »comte de <span class="smcap">KÉRÉDOL</span>.»</p>
+</div>
+
+<p>Puis il revint très lentement aux Pépinières.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_284"> 284</a></span></p>
+
+<h2>XI</h2>
+
+<p>Robert voulait éviter, pour les autres et
+pour lui-même, la scène inutile de la séparation.
+Il n'avait averti ni sa s&oelig;ur, ni
+M. Maldonne, ni Thérèse.</p>
+
+<p>Levé avant l'aube, le lendemain, il avait,
+sans bruit, fait ses préparatifs de départ. Il
+n'emportait qu'un peu de linge et quelques
+livres, deux ou trois de ces pauvres manuels
+fatigués qui lui rappelaient les premières
+années de l'enfance. «Le reste, disait-il,
+dans une lettre laissée sur la commode, mes
+<span class="pagenum"><a id="Page_285"> 285</a></span>
+amies, ma bibliothèque, me sera envoyé
+plus tard, si je le demande.»</p>
+
+<p>A tâtons, pour qu'on remarquât moins sa
+fuite, il descendit l'escalier, sa valise à la
+main, traversa le couloir, et se trouva dehors,
+dans la brume d'où l'ombre de la nuit
+commençait à se retirer. Si maître qu'il fût
+de lui-même, ou plutôt si décidé à ne pas
+montrer de faiblesse, il ne put s'empêcher
+de se détourner, et de regarder une dernière
+fois la chère maison. Elle était close, terne,
+comme affaissée dans le sommeil et dans la
+nuit. Les feuilles des lierres et quelques
+rames sanglantes de vigne vierge pendaient,
+lourdes de brouillard. Des gouttes d'eau s'en
+échappaient, et tombaient à terre, une à
+une, comme des larmes. Personne n'assistait
+à ce suprême adieu. Pas un regard pour répondre
+à celui qui embrassait douloureusement
+toutes ces choses familières. «Cela
+vaut mieux ainsi», murmura M. de Kérédol.
+Et, redressant sa tête énergique de vieil
+<span class="pagenum"><a id="Page_286"> 286</a></span>
+officier, retroussant la pointe de ses moustaches
+pour se donner un air de bravoure,
+il continua rapidement son chemin. La
+petite porte découpée dans le grand portail
+s'ouvrit, et se referma discrètement. L'exil
+était commencé.</p>
+
+<p>Devant lui, Robert aperçut une forme
+humaine, et, supposant bien que c'était
+Claude, il s'efforça de se raidir encore, pour
+ne pas trop révéler sa souffrance. Mais sa
+pâleur, l'espèce d'égarement et d'effarement
+de son visage le trahissaient si bien, que le
+jeune homme, en le voyant s'approcher, lui
+dit:</p>
+
+<p>&mdash;Êtes-vous malade, monsieur?</p>
+
+<p>&mdash;Si ce n'était que cela! répondit M. de
+Kérédol. Mais je pars, monsieur, je pars!</p>
+
+<p>&mdash;Votre billet d'hier soir me l'apprenait.
+Vous me demandiez de venir. Me
+voici.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, répondit M. Robert en lui tendant
+la main, je vous remercie... Ayez la bonté
+<span class="pagenum"><a id="Page_287"> 287</a></span>
+de m'accompagner. Je vous expliquerai...
+mais, pas ici...</p>
+
+<p>&mdash;Volontiers, monsieur. Vous n'avez personne
+pour porter votre valise?</p>
+
+<p>&mdash;Plus bas, je vous prie, je ne veux pas
+qu'on se doute... non, monsieur, je n'ai
+personne.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, permettez-moi de vous aider, dit
+Claude.</p>
+
+<p>Il prit une des poignées de la valise, et
+tous deux, s'écartant un peu l'un de l'autre
+pour partager le poids, se mirent en route.
+M. de Kérédol marchait d'un pas mal assuré,
+du côté que longeait le mur, la tête à demi
+tournée vers les branches, qui appuyaient
+leurs dentelures mouillées parmi les mousses
+poilues et les pariétaires. Après quelques
+mètres, il s'arrêta.</p>
+
+<p>&mdash;Écoutez! dit-il.</p>
+
+<p>Dans la langueur froide du matin, un
+petit sifflement très doux s'élevait près d'eux.</p>
+
+<p>&mdash;C'est un rouge-gorge, dit Claude.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_288"> 288</a></span>
+&mdash;Vous le voyez?</p>
+
+<p>&mdash;Il est là, sur l'arête du mur.</p>
+
+<p>&mdash;Je le connais, répondit M. Robert; il
+nous suivait souvent...</p>
+
+<p>Il y avait, dans ce pluriel, une pensée si
+triste, que M. de Kérédol continua sa route,
+les yeux baissés.</p>
+
+<p>Un peu plus loin, il demanda:</p>
+
+<p>&mdash;Suit-il encore?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, le voilà qui sautille de branche
+en branche.</p>
+
+<p>&mdash;C'est le seul qui soit venu! murmura
+M. de Kérédol.</p>
+
+<p>Quand il eut dépassé la limite du domaine,
+son pas devint plus ferme et plus
+rapide. Robert se hâtait, poussé, sur ce
+chemin de l'exil, par ses engagements de la
+veille, et par sa propre faiblesse, qu'il ne
+sentait que trop disposée à une défaite. Il y
+avait encore une lutte dans son âme. Claude
+en devinait quelque chose, et respectait le
+silence de son compagnon. La brume,
+<span class="pagenum"><a id="Page_289"> 289</a></span>
+chassée par le vent, laissait tomber maintenant
+des rayées de soleil, çà et là. Devant
+eux, les cabarets de la banlieue s'ouvraient,
+guettant les maraîchers. Des voix d'enfants,
+s'échappant par les fenêtres, se mêlaient au
+roulement des carrioles. Entre les deux
+voyageurs, la valise se balançait d'un mouvement
+régulier.</p>
+
+<p>Au moment où ils allaient entrer dans la
+ville:</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur Claude, dit M. de Kérédol
+en se détournant pour regarder par-dessus
+son épaule, j'ai les yeux si mauvais, ce matin,
+que je distingue à peine ma route... voyez-vous
+encore la maison?</p>
+
+<p>&mdash;Grosse comme une fève blanche.</p>
+
+<p>Robert soupira profondément.</p>
+
+<p>&mdash;Toute la joie de ma vie est derrière
+moi! dit-il.</p>
+
+<p>Et il ajouta, sans transition apparente:</p>
+
+<p>&mdash;Voulez-vous bien oublier ma vivacité
+d'hier, monsieur?</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_290"> 290</a></span>
+&mdash;C'est déjà fait, répondit Claude.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez pu voir en moi un adversaire,
+reprit M. de Kérédol... J'aurai du
+moins le bonheur de ne vous avoir pas nui...
+je m'éloigne...</p>
+
+<p>&mdash;Je suis convaincu, dit le jeune homme,
+qu'en tout cas votre opposition n'eût pas
+duré!</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez raison, répondit gravement
+M. de Kérédol.</p>
+
+<p>Ils s'engagèrent dans les rues, de plus en
+plus peuplées, où les boutiques, les fenêtres,
+les cours d'auberges s'éveillaient. Le vieil
+officier ne faisait nulle attention à cette vie
+renaissante du faubourg qui, tant de fois,
+avait amusé son oisiveté. Des vendeuses de
+lait qu'il connaissait, belles filles aux joues
+fraîches des bords de la Loire, penchant
+leurs pots de fer-blanc d'où coulait un flot
+mousseux dans les plats des ménagères, lui
+faisaient un signe d'amitié qu'il ne remarquait
+point. Derrière leur étal, des marchands
+<span class="pagenum"><a id="Page_291"> 291</a></span>
+auxquels il causait volontiers, en
+flânant, le considéraient avec étonnement, et
+le suivaient des yeux. Plusieurs saluèrent,
+auxquels il ne répondit pas. Le sifflet des
+locomotives en man&oelig;uvre, dans les tranchées,
+là-bas, parut seul le tirer de la torpeur
+où il était plongé. M. Robert tressaillit,
+et retomba dans son rêve. Il semblait avoir
+tout oublié du monde réel qu'il traversait,
+tout, jusqu'à la présence de ce jeune homme
+un peu intimidé, hésitant devant cette douleur
+muette, et qui se demandait: «Quelles
+recommandations avait-il donc à me faire?
+Il ne me dit plus rien.»</p>
+
+<p>Tous deux arrivèrent à la gare, et déposèrent
+la valise à terre, au milieu de la salle
+d'entrée, presque déserte. Jusque-là, M. de
+Kérédol s'était fait violence pour ne pas
+pleurer; mais, voyant que tout était fini,
+que la dernière minute allait sonner, que,
+désormais, rien n'arrêterait son départ, tout
+à coup, il attira Claude contre sa poitrine,
+<span class="pagenum"><a id="Page_292"> 292</a></span>
+et, sanglotant, penché sur l'épaule du jeune
+homme et le serrant à l'étouffer:</p>
+
+<p>&mdash;Mon enfant! mon enfant! aimez-la
+bien... aimez-la follement.... moi aussi, je
+vous la donne!</p>
+
+<p>Puis, avant que Claude, stupéfait, eût pu
+répondre, il s'écarta de lui. Son visage avait
+une expression de prière et de tendresse inquiète.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous en supplie, dit-il en joignant
+les mains, faites attention, le soir... qu'elle
+soit bien couverte... elle est délicate... moi,
+j'avais souvent un châle pour elle... oh! dites,
+quand elle sort aussi, le matin, de bonne
+heure... elle est imprudente... chère, chère
+petite Thérèse!...</p>
+
+<p>Il regarda, par la haute baie vitrée, du
+côté où se trouvaient les Pépinières.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous remercie d'être venu, ajouta-t-il
+plus posément... Dites-leur adieu pour
+moi... Allez... je n'en puis plus guère, voyez-vous!...
+allez, mon ami; merci!...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_293"> 293</a></span>
+Claude, très ému, sachant bien que les
+mots n'ont plus de sens devant certaines
+douleurs, ne répondit rien, et le quitta.
+Plusieurs fois il se détourna, et l'aperçut, immobile
+à la même place, le front caché dans
+les mains, tandis que les hommes d'équipe
+enlevaient la valise, et interrogeaient inutilement:
+«Où allez-vous?»</p>
+
+<p>Quand Claude eut disparu, M. de Kérédol
+reprit sur lui-même le plein empire qu'il
+avait d'habitude, et, entendant pour la première
+fois la question que l'employé lui posait
+pour la dixième peut-être, dit, de son
+air de commandement:</p>
+
+<p>&mdash;Où je vais? mais je n'en sais rien encore.
+Attendez-moi!</p>
+
+<p>Il s'approcha de la bibliothèque, au fond
+de la salle, et chercha un annuaire militaire.</p>
+
+<p>Il en découvrit un, l'ouvrit, parcourut
+rapidement une première page.</p>
+
+<p>&mdash;Mon ancien régiment, murmura-t-il à
+demi-voix, sans s'occuper des passants qui
+<span class="pagenum"><a id="Page_294"> 294</a></span>
+l'observaient... 2<sup>e</sup> chasseurs... colonel? inconnu
+de moi... lieutenant-colonel? commandants?
+tous inconnus... plus personne, plus
+de famille du tout, mon pauvre Robert!...</p>
+
+<p>Il tourna la page.</p>
+
+<p>&mdash;1<sup>er</sup> chasseurs... ah! commandant de
+Bernier, en voilà un... nous nous sommes
+connus... beaucoup même, c'était presque
+un ami... autant là qu'ailleurs!</p>
+
+<p>Il ferma rapidement le livre, le replaça
+dans le rayon, traversa la salle, et, se baissant
+vers le guichet:</p>
+
+<p>&mdash;Première, Alger.</p>
+
+<p>&mdash;Nous ne délivrons pas de billet direct
+pour Alger, monsieur.</p>
+
+<p>&mdash;Province! dit M. de Kérédol, comme
+si, déjà, les dix-huit années de séjour dans
+cette ville s'étaient effacées pour lui.</p>
+
+<p>Et, se penchant de nouveau:</p>
+
+<p>&mdash;Alors, première Paris. J'irai en deux
+étapes.</p>
+
+<hr class="tb" />
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_295"> 295</a></span></p>
+
+<h2>XII</h2>
+
+<p>Quelques mois plus tard, au commencement
+du printemps, Claude et Thérèse
+étaient fiancés. Ce fut, pour les hôtes des
+Pépinières, éprouvés par le brusque départ
+de M. de Kérédol, comme une résurrection.
+Toutes les tendresses auxquelles Robert
+avait dû se dérober se renouèrent autour de
+Claude, et plus encore. M. Maldonne déclara
+qu'il retrouvait dans le jeune homme beaucoup
+des qualités artistes de son ancien
+ami; madame Maldonne l'adopta comme un
+<span class="pagenum"><a id="Page_296"> 296</a></span>
+fils; Thérèse l'aima. Les allées, au-dessus
+desquelles commençait à s'étendre la verdure
+étoilée des premières feuilles, revirent
+bien des fois la scène qu'elles avaient déjà
+vue. Les deux fiancés s'y promenèrent,
+éprouvant à s'interroger, à se connaître de
+mieux en mieux, une joie qui se renouvelait,
+une série de surprises heureuses. Le
+moindre goût commun, une idée pareille,
+une petite joie partagée leur semblaient des
+trésors. Ils ne se disaient que des choses
+très simples, avec des mots qui n'étaient pas
+différents de ceux dont ils usaient avec tout
+le monde: et cependant, il leur venait un
+ravissement de s'écouter l'un l'autre. Quand
+ils parlaient d'avenir,&mdash;et c'était bien souvent,&mdash;Thérèse
+se sentait remuée, tremblante
+d'une crainte exquise. Elle aurait
+voulu marcher les yeux clos, mais marcher
+encore plus vite vers ce lendemain inconnu.</p>
+
+<p>Ils s'aimaient.</p>
+
+<p>Une après-midi d'avril, ils causaient dans
+<span class="pagenum"><a id="Page_297"> 297</a></span>
+le salon des Pépinières, près de la fenêtre.
+Claude avait repris ce sujet, qu'ils n'arrivaient
+pas à épuiser, de leur première entrevue,
+de l'impression qu'il en avait emportée,
+des songeries ensuite. Dans le fond
+de l'appartement, madame Maldonne travaillait,
+distraite. Thérèse écoutait. Ses yeux
+erraient sur la verdure pâle du jardin, que
+le soleil échauffait et déroulait de toutes parts.
+Un moment, elle laissa tomber la causerie.
+Puis elle dit, regardant Claude:</p>
+
+<p>&mdash;Voulez-vous venir avec moi?</p>
+
+<p>&mdash;N'importe où.</p>
+
+<p>&mdash;Une promenade un peu triste?</p>
+
+<p>&mdash;Si vous en êtes, elle ne le sera pas.</p>
+
+<p>&mdash;Nous la devons, oui, nous la lui devons
+bien.</p>
+
+<p>&mdash;De qui parlez-vous, Thérèse?</p>
+
+<p>&mdash;Vous verrez! Mère, vous acceptez?</p>
+
+<p>Pour toute réponse, madame Maldonne se
+leva, et alla prendre son chapeau. Où allait-elle?
+Peu lui importait. Elle accueillait
+<span class="pagenum"><a id="Page_298"> 298</a></span>
+comme une grâce toute occasion de suivre
+et de sentir encore à ses côtés l'enfant qu'elle
+allait perdre. L'adieu pleurait en elle, goutte
+à goutte et toujours. Mais elle n'en disait
+rien: ce sont là de ces chagrins qu'on doit
+taire, parce qu'ils viennent du bonheur des
+autres. Elle se leva donc, et tous trois sortirent
+de l'enclos, dans la direction de la ville.</p>
+
+<p>A mi-chemin, ils s'enfoncèrent dans un
+sentier de banlieue qu'emplissait la senteur
+chaude des primevères. Thérèse avait son
+but, qu'elle n'avouait pas encore. Elle était
+moins expansive et moins rayonnante que
+de coutume. Madame Maldonne enveloppait
+ses deux enfants d'un regard attendri, contente
+d'avoir sa place et de jeter son mot
+dans la conversation tranquille et lente qui
+s'échangeait entre eux.</p>
+
+<p>Brusquement, à un détour, de longs murs
+se dressèrent, avec des sapins et des ifs pointant
+par-dessus.</p>
+
+<p>&mdash;Je comprends, dit Claude en remerciant
+<span class="pagenum"><a id="Page_299"> 299</a></span>
+Thérèse du regard, c'est une jolie
+pensée.</p>
+
+<p>Ils se turent en pénétrant dans le cimetière.
+Le même songe sans doute de la fragilité
+de leur joie, le même frisson tomba
+pour elle et pour lui, qui s'aimaient, des
+arbres noirs témoins de tant de larmes.
+Thérèse et Claude se séparèrent l'un de
+l'autre, et Thérèse, par un dernier instinct
+d'enfant effrayée, pour traverser l'avenue
+encore molle et marquée de traces de roues,
+chercha le bras de sa mère.</p>
+
+<p>Où est la tombe du petit Jean? Là, assurément,
+dans ce massif immense de croix
+blanches ou noires, presque toutes égales,
+pressées les unes contre les autres. Il y a,
+sur les tertres verts, plus ou moins affaissés
+selon la date, tout le naïf étalage des tendresses
+misérables, poignées de fleurs, rosiers,
+lierre taillé, clématites piquées dans un
+vase de verre bleu apporté des mansardes,
+couronnes grosses comme le poing et qui
+<span class="pagenum"><a id="Page_300"> 300</a></span>
+durent peu. A quoi bon durer? Les pauvres,
+sous la terre comme dessus, logent au mois.
+Tout cela sera bouleversé, détruit, remplacé
+bientôt. Où donc est la tombe du petit Jean?</p>
+
+<p>La voici. Thérèse l'a découverte. «A Jean
+Malestroit, onze ans, trois mois, huit jours,
+ses parents inconsolables.» Au pied de la
+latte de bois peinte, sont trois jacinthes en
+ligne et un brin de chrysanthème, qui doit
+venir de l'unique gerbe arrosée par la mère,
+là-bas, près du pigeonnier. La jeune fille
+s'est agenouillée dans l'étroite allée, Claude
+à côté d'elle, madame Maldonne un peu plus
+loin. Il leur semble à tous revoir la figure
+éveillée de l'écolier, et ses cheveux roux que
+le soleil, à cette heure, eût fait étincelants.
+Et Thérèse, après avoir prié tout bas, s'est
+mise à dire à demi-voix, tournée vers Claude,
+tout émue et sérieuse: «O notre petit Jean,
+enfant qui nous a réunis, je t'aimais bien
+quand j'étais seulement ta marraine. A présent,
+je ne pourrai plus penser au début de
+<span class="pagenum"><a id="Page_301"> 301</a></span>
+cette vie nouvelle où j'entre, sans me souvenir
+que tu en as été l'occasion douloureuse.
+O petit Jean, maintenant dans la
+puissance et dans la joie, parmi les anges
+de Dieu, veille sur nous, protège-nous!»</p>
+
+<p>&mdash;Amen! répondit Claude.</p>
+
+<p>Ils se relevèrent ensemble, et ils se sourirent.
+Étrange succession que nous sommes
+d'impressions qui se heurtent et se chassent
+comme des nuées! Déjà ils ne pensaient plus
+au petit marchand d'ombre. Un souffle avait
+passé. L'enchantement de la vie les avait
+ressaisis. Ils s'éloignèrent, sans même jeter
+un dernier coup d'&oelig;il derrière eux, et regagnèrent
+côte à côte, pressant le pas, uniquement
+occupés de leur amour, la campagne
+ouverte et pleine de soleil.</p>
+
+<p>Étaient-ce bien les mêmes sentiers? En
+quelques minutes, tout avait changé d'aspect.
+Le jour s'était fait plus pur et plus
+beau. Par-dessus les haies d'aubépine qu'ils
+longeaient, le front levé, les yeux en joie,
+<span class="pagenum"><a id="Page_302"> 302</a></span>
+ils regardaient l'azur pâle, ils se regardaient
+ensuite, et trouvaient de quoi se sourire
+encore. Une même chanson divine leur
+chantait dans l'âme. Ils l'entendaient en
+eux-mêmes, ils la devinaient dans le c&oelig;ur
+de l'autre. Les alouettes dans les blés clairs,
+les alouettes toutes folles aussi, s'envolaient
+en secouant leurs ailes, et saluaient l'heure
+unique, l'heure où toutes les espérances se
+lèvent, pour garder le nid qu'on va bâtir.
+Des paysans, çà et là, s'arrêtaient de bêcher.
+Quelque chose leur disait que le bonheur
+passait. Puis, après une pause, égayés ou
+jaloux, ils se courbaient de nouveau. Et les
+fiancés continuaient leur route, triomphants,
+enviés, rois du chemin, et le sachant.</p>
+
+<p>Derrière eux, la mère venait, oubliée.
+Mais elle jouissait d'avoir donné le jour à
+cette créature heureuse qui marchait devant
+elle. Elle se souvenait. A voir l'expression
+de son visage, on pensait à ces premières
+fleurs d'une grappe, à demi fermées, penchées,
+<span class="pagenum"><a id="Page_303"> 303</a></span>
+comme une image prophétique, au-dessus
+des jeunes qui éclatent.</p>
+
+<p>Les Pépinières s'ouvrirent bientôt devant
+eux. Ils entrèrent. Quelqu'un les attendait
+avec impatience. C'était M. Maldonne, qui
+faisait, pour la vingtième fois, le trajet du
+portail à la maison.</p>
+
+<p>&mdash;Vite! vite! cria-t-il: il est arrivé une
+surprise pendant votre absence!</p>
+
+<p>Thérèse, Claude et madame Maldonne se
+hâtèrent, moins curieux de la nouvelle que
+désireux de plaire au vieux maître des
+Pépinières. Celui-ci les emmena près de la
+serre, où, sur une table de jardin, il avait
+fait poser un mannequin d'osier.</p>
+
+<p>&mdash;Voici l'objet, dit-il. Il est adressé à
+M. Claude Revel, aux Pépinières.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce possible? fit Thérèse en riant.
+Vous voyez, Claude, on nous croit mariés.
+C'est peut-être un présent?</p>
+
+<p>&mdash;D'où vient-il? demanda Claude.</p>
+
+<p>&mdash;Ma foi, dit M. Maldonne, bien fin qui
+<span class="pagenum"><a id="Page_304"> 304</a></span>
+le devinera: toutes les étiquettes sont tombées
+dans le voyage.</p>
+
+<p>Thérèse, qui s'était penchée, saisit quelques
+brins d'herbes, entre deux mailles de
+l'osier, et dit, en devenant toute rose d'émotion:</p>
+
+<p>&mdash;Cela vient d'Afrique. Voici de l'alfa.</p>
+
+<p>Une même pensée, à ce nom qui évoquait
+tant de souvenirs, assombrit le petit cercle
+rangé autour de la table.</p>
+
+<p>&mdash;Puisque cela m'est adressé, dit Claude,
+c'est à vous d'ouvrir, Thérèse.</p>
+
+<p>Légèrement, en trois coups de canif, Thérèse
+brisa les liens qui attachaient le couvercle,
+et le souleva. Elle écarta de la main
+une jonchée d'herbes sèches. Des plumes
+apparurent, des plumes couleur de ciel.</p>
+
+<p>&mdash;La sarcelle bleue! s'écria M. Maldonne.
+Et splendide! Et intacte!</p>
+
+<p>Il tenait déjà l'oiseau par le bec, et le
+considérait en le retournant au soleil. De
+dessous l'aile, un papier plié tomba.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_305"> 305</a></span>
+&mdash;Un billet! dit Claude, en se baissant.</p>
+
+<p>Il n'y avait qu'une seule ligne. Claude la
+parcourut, et puis, tandis qu'ils l'observaient
+tous, bien émus, il lut à haute voix:</p>
+
+<p class="blockquote">«Tuée par le comte de Kérédol, au bord
+du Chot-el-Beïda.»</p>
+
+<p class="end">FIN</p>
+
+<p class="end">ÉMILE COLIN&mdash;IMPRIMERIE DE LAGNY</p>
+
+
+
+
+
+
+
+
+<pre>
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of La Sarcelle Bleue, by René Bazin
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA SARCELLE BLEUE ***
+
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+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
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+Literary Archive Foundation
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+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
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+status with the IRS.
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+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
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+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
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+
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