diff options
Diffstat (limited to 'old/44142-h')
| -rw-r--r-- | old/44142-h/44142-h.htm | 9567 | ||||
| -rw-r--r-- | old/44142-h/images/cover.jpg | bin | 0 -> 40597 bytes | |||
| -rw-r--r-- | old/44142-h/images/lemerre.png | bin | 0 -> 13777 bytes |
3 files changed, 9567 insertions, 0 deletions
diff --git a/old/44142-h/44142-h.htm b/old/44142-h/44142-h.htm new file mode 100644 index 0000000..5064b18 --- /dev/null +++ b/old/44142-h/44142-h.htm @@ -0,0 +1,9567 @@ +<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD XHTML 1.0 Strict//EN" + "http://www.w3.org/TR/xhtml1/DTD/xhtml1-strict.dtd"> + +<html xmlns="http://www.w3.org/1999/xhtml" lang="fr" xml:lang="fr"> +<head> +<meta http-equiv="Content-Type" content="text/html;charset=iso-8859-1" /> +<title> + The Project Gutenberg eBook of Le Diable boiteux, by Le Sage. +</title> +<link rel="coverpage" href="images/cover.jpg" /> +<style type="text/css"> +body { margin-left: 10%; margin-right: 10% } +h1, h2, h3, h4, .c { text-align: center; line-height: 1.5em; } +h1, h2, h3 { margin-top: 2em; } +.titre { margin-top: 3em; text-align: center; font-size: 150%; } +p { text-align: justify; line-height: 1.2em; } +.sc { font-variant: small-caps; } +.small {font-size: smaller; } +.large {font-size: larger; letter-spacing: .2em; } +.item { margin-top: 1.5em; } +.r { text-align: right; margin-right: 10% } +i cite { font-style: normal; } + +hr { width: 16%; margin: 1.5em 42% } +.fnanchor { font-size: 80%; vertical-align: 0.35em; padding: 0 .15em; + text-decoration: none; +} +.footnote { margin-left: 5%; font-size: 95%; } +.footnote .label { float: left; text-align: left; width: 2em; } +.footnote a { text-decoration: none; } +td { margin-top: .2em; margin-right: 1em; text-align: left; vertical-align: bottom; } +td.drap { padding-left: 1em; text-indent: -1em; } +td.topr { text-align: right; vertical-align: top; } +td.num { text-align: right; vertical-align: bottom; } + +.poem { text-align: left; margin-left: 5%; width: 90%; position: relative; } +.stanza { margin-top: 1em; } +.stanza br { display: none; } +.i0 { display: block; margin: 0 0 0 2em; text-indent: -2em; } +.i1 { display: block; margin: 0 0 0 3em; text-indent: -2em; } + +.break { margin-top: 3em; } + +@media handheld { + .break, .titre { page-break-before: always; margin-top: 0; padding-top: 1em; } + .nobreak { page-break-before: avoid; } +} + +</style> +</head> +<body> + + +<pre> + +Project Gutenberg's Le diable boiteux, tome II, by Alain René Le Sage + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org/license + + +Title: Le diable boiteux, tome II + +Author: Alain René Le Sage + +Editor: Pierre Jannet + +Release Date: November 10, 2013 [EBook #44142] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE DIABLE BOITEUX, TOME II *** + + + + +Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed +Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This book was +produced from scanned images of public domain material +from the Google Print project.) + + + + + + +</pre> + +<h1><span class="small">LE</span><br/> +<span class="large">DIABLE BOITEUX</span></h1> + +<p class="c"><span class="large">PAR LE SAGE</span></p> + +<p class="c"><span class="small">SUIVI DE L'ENTRETIEN DES CHEMINÉES DE MADRID<br/> +ET D'UNE JOURNÉE DES PARQUES</span><br/> +PAR LE MÊME AUTEUR</p> + +<p class="c">ET PRÉCÉDÉ D'UNE NOTICE<br/> +PAR M. PIERRE JANNET</p> + +<p class="c">TOME II</p> + +<div class="c"><img src="images/lemerre.png" alt="" /></div> +<p class="c"><span class="large">PARIS</span><br/> +ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR<br/> +27, <span class="small">PASSAGE CHOISEUL</span>, 27</p> + +<p class="c"><span class="small">M DCCC LXXVI</span></p> + + + + +<p class="break"><i>Tous droits réservés.</i></p> +<p class="r"><span class="sc">E. PICARD.</span></p> +<p class="c"><span class="small">IMP. EUGÈNE HEUTTE ET C<sup>e</sup>, A SAINT-GERMAIN.</span></p> + + + +<p class="titre">LE<br/> +<b class="large">DIABLE BOITEUX</b></p> + + +<h2 class="nobreak"><a name="c13" id="c13"></a>CHAPITRE XIII<br/> +<i>La force de l'amitié.</i></h2> + +<p class="c">HISTOIRE.</p> + + +<p>Un jeune cavalier de Tolède, suivi de son +valet de chambre, s'éloignait à grandes +journées du lieu de sa naissance, pour éviter +les suites d'une tragique aventure. Il était +à deux petites lieues de la ville de Valence, +lorsqu'à l'entrée d'un bois il rencontra une +dame qui descendait d'un carrosse avec précipitation: +aucun voile ne couvrait son visage, +qui était d'une éclatante beauté, et cette +charmante personne paraissait si troublée, +que le cavalier, jugeant qu'elle avait besoin +de secours, ne manqua pas de lui offrir celui +de sa valeur.</p> + +<p>«Généreux inconnu, lui dit la dame, je +ne refuserai point l'offre que vous me +faites: il semble que le ciel vous ait envoyé +ici pour détourner le malheur que +je crains. Deux cavaliers se sont donné +rendez-vous dans ce bois; je viens de les +y voir entrer tout à l'heure; ils vont se +battre; suivez-moi, s'il vous plaît: venez +m'aider à les séparer.» En achevant ces +mots, elle s'avança dans le bois, et le Tolédan, +après avoir laissé son cheval à son +valet, se hâta de la joindre.</p> + +<p>«A peine eurent-ils fait cent pas, qu'ils +entendirent un bruit d'épées, et bientôt ils +découvrirent entre les arbres deux hommes +qui se battaient avec fureur. Le Tolédan +courut à eux pour les séparer, et, en étant +venu à bout par ses prières et par ses +efforts, il leur demanda le sujet de leur +différend.</p> + +<p>«Brave inconnu, lui dit un des deux +cavaliers, je m'appelle don Fadrique de +Mendoce, et mon ennemi se nomme don +Alvaro Ponce. Nous aimons dona Théodora, +cette dame que vous accompagnez; +elle a toujours fait peu d'attention à nos +soins, et quelques galanteries que nous +ayons pu imaginer pour lui plaire, la +cruelle ne nous en a pas mieux traités. +Pour moi, j'avais dessein de continuer à +la servir malgré son indifférence; mais +mon rival, au lieu de prendre le même +parti, s'est avisé de me faire un appel.</p> + +<p>«—Il est vrai, interrompit don Alvar, +que j'ai jugé à propos d'en user ainsi: je +crois que si je n'avais point de rival, dona +Théodora pourrait m'écouter: je veux +donc tâcher d'ôter la vie à don Fadrique, +pour me défaire d'un homme qui s'oppose +à mon bonheur.</p> + +<p>«—Seigneurs cavaliers, dit alors le Tolédan, +je n'approuve point votre combat; il +offense dona Théodora: on saura bientôt +dans le royaume de Valence que vous vous +serez battus pour elle: l'honneur de votre +dame vous doit être plus cher que votre +repos et que vos vies. D'ailleurs, quel +fruit le vainqueur peut-il attendre de sa +victoire? Après avoir exposé la réputation +de sa maîtresse, pense-t-il qu'elle le verra +d'un œil plus favorable? Quel aveuglement! +Croyez-moi, faites plutôt sur vous, +l'un et l'autre, un effort plus digne des +noms que vous portez: rendez-vous maîtres +de vos transports furieux, et, par un +serment inviolable, engagez-vous tous +deux à souscrire à l'accommodement que +j'ai à vous proposer; votre querelle peut +se terminer sans qu'il en coûte du sang.</p> + +<p>«—Eh! de quelle manière? s'écria don +Alvar.—Il faut que cette dame se déclare, +répliqua le Tolédan; qu'elle fasse +choix de don Fadrique ou de vous, et que +l'amant sacrifié, loin de s'armer contre +son rival, lui laisse le champ libre.—J'y +consens, dit don Alvar, et j'en jure par +tout ce qu'il y a de plus sacré; que dona +Théodora se détermine: qu'elle me préfère, +si elle veut, mon rival; cette préférence +me sera moins insupportable que +l'affreuse incertitude où je suis.—Et +moi, dit à son tour don Fadrique, j'en +atteste le ciel: si ce divin objet que j'adore +ne prononce point en ma faveur, je vais +m'éloigner de ses charmes; et si je ne +puis les oublier, du moins je ne les verrai +plus.»</p> + +<p>«Alors le Tolédan, se tournant vers dona +Théodora: «Madame, lui dit-il, c'est à +vous de parler: vous pouvez d'un seul +mot désarmer ces deux rivaux; vous +n'avez qu'à nommer celui dont vous voulez +récompenser la constance.—Seigneur +cavalier, répondit la dame, cherchez un +autre tempérament pour les accorder. +Pourquoi me rendre la victime de leur +accommodement? J'estime, à la vérité, +don Fadrique et don Alvar, mais je ne +les aime point; et il n'est pas juste que, +pour prévenir l'atteinte que leur combat +pourrait porter à ma gloire, je donne des +espérances que mon cœur ne saurait +avouer.</p> + +<p>«—La feinte n'est plus de saison, Madame, +reprit le Tolédan; il faut, s'il vous +plaît, vous déclarer. Quoique ces cavaliers +soient également bien faits, je suis +assuré que vous avez plus d'inclination +pour l'un que pour l'autre: je m'en fie à +la frayeur mortelle dont je vous ai vue +agitée.</p> + +<p>«—Vous expliquez mal cette frayeur, +répartit dona Théodora: la perte de l'un +ou de l'autre de ces cavaliers me toucherait +sans doute, et je me la reprocherais +sans cesse, quoique je n'en fusse que la +cause innocente; mais si je vous ai paru +alarmée, sachez que le péril qui menace +ma réputation a fait toute ma crainte.»</p> + +<p>«Don Alvaro Ponce, qui était naturellement +brutal, perdit enfin patience. «C'en est +trop, dit-il d'un ton brusque; puisque Madame +refuse de terminer la chose à l'amiable, +le sort des armes en va donc décider.» +En parlant de cette sorte, il se mit en devoir +de pousser don Fadrique, qui, de son côté, +se disposa à le bien recevoir.</p> + +<p>«Alors la dame, plus effrayée par cette +action que déterminée par son penchant, +s'écria toute éperdue: «Arrêtez, seigneurs +cavaliers; je vais vous satisfaire. S'il n'y +a pas d'autre moyen d'empêcher un +combat qui intéresse mon honneur, je +déclare que c'est à don Fadrique de +Mendoce que je donne la préférence.»</p> + +<p>«Elle n'eut pas achevé ces paroles, que +le disgracié Ponce, sans dire un seul mot, +courut délier son cheval, qu'il avait attaché +à un arbre, et disparut en jetant des regards +furieux sur son rival et sur sa maîtresse. +L'heureux Mendoce, au contraire, +était au comble de sa joie: tantôt il se mettait +à genoux devant dona Théodora, tantôt +il embrassait le Tolédan, et ne pouvait +trouver d'expressions assez vives pour leur +marquer toute la reconnaissance dont il se +sentait pénétré.</p> + +<p>«Cependant la dame, devenue plus tranquille +après l'éloignement de don Alvar, +songeait avec quelque douleur qu'elle +venait de s'engager à souffrir les soins d'un +amant dont à la vérité elle estimait le +mérite, mais pour qui son cœur n'était point +prévenu.</p> + +<p>«Seigneur don Fadrique, lui dit-elle, +j'espère que vous n'abuserez pas de la +préférence que je vous ai donnée; vous +la devez à la nécessité où je me suis trouvée +de prononcer entre vous et don +Alvar; ce n'est pas que je n'aie toujours +fait beaucoup plus de cas de vous que de +lui: je sais bien qu'il n'a pas toutes les +bonnes qualités que vous avez: vous +êtes le cavalier de Valence le plus parfait, +c'est une justice que je vous rends; +je dirai même que la recherche d'un +homme tel que vous peut flatter la vanité +d'une femme; mais, quelque glorieuse +qu'elle soit pour moi, je vous +avouerai que je la vois avec si peu de +goût, que vous êtes à plaindre de m'aimer +aussi tendrement que vous le faites +paraître. Je ne veux pourtant pas vous +ôter toute espérance de toucher mon +cœur: mon indifférence n'est peut-être +qu'un effet de la douleur qui me reste +encore de la perte que j'ai faite depuis un +an de don André de Cifuentes, mon +mari. Quoique nous n'ayons pas été +longtemps ensemble, et qu'il fût dans un +âge avancé lorsque mes parents, éblouis +de ses richesses, m'obligèrent à l'épouser, +j'ai été fort affligée de sa mort: je le regrette +encore tous les jours.</p> + +<p>«Eh! n'est-il pas digne de mes regrets? +ajouta-t-elle; il ne ressemblait nullement +à ces vieillards chagrins et jaloux qui, +ne pouvant se persuader qu'une jeune +femme soit assez sage pour leur pardonner +leur faiblesse, sont eux-mêmes des +témoins assidus de tous ses pas, ou la +font observer par une duègne dévouée à +leur tyrannie. Hélas! il avait en ma vertu +une confiance dont un jeune mari +adoré serait à peine capable. D'ailleurs, +sa complaisance était infinie, et j'ose +dire qu'il faisait son unique étude d'aller +au-devant de tout ce que je paraissais +souhaiter. Tel était don André de Cifuentes. +Vous jugez bien, Mendoce, que +l'on n'oublie pas aisément un homme +d'un caractère si aimable: il est toujours +présent à ma pensée, et cela ne contribue +pas peu, sans doute, à détourner +mon attention de tout ce que l'on fait +pour me plaire.»</p> + +<p>«Don Fadrique ne put s'empêcher d'interrompre +en cet endroit dona Théodora: +«Ah! Madame, s'écria-t-il, que j'ai de joie +d'apprendre de votre propre bouche que +ce n'est pas par aversion pour ma personne +que vous avez méprisé mes soins: +j'espère que vous vous rendrez un jour +à ma constance.—Il ne tiendra point à +moi que cela n'arrive, reprit la dame, +puisque je vous permets de me venir voir +et de me parler quelquefois de votre +amour: tâchez de me donner du goût +pour vos galanteries; faites en sorte que +je vous aime: je ne vous cacherai point +les sentiments favorables que j'aurai pris +pour vous; mais si malgré tous vos efforts +vous n'en pouvez venir à bout, souvenez-vous, +Mendoce, que vous ne serez pas +en droit de me faire des reproches.»</p> + +<p>«Don Fadrique voulut répliquer; mais +il n'en eut pas le temps, parce que la dame +prit la main du Tolédan et tourna brusquement +ses pas du côté de son équipage. Il +alla détacher son cheval qui était attaché +à un arbre, et, le tirant après lui par la bride, +il suivit dona Théodora, qui monta dans +son carrosse avec autant d'agitation qu'elle +en était descendue; la cause toutefois en +était bien différente. Le Tolédan et lui +l'accompagnèrent à cheval jusqu'aux portes +de Valence, où ils se séparèrent. Elle prit le +chemin de sa maison, et don Fadrique emmena +dans la sienne le Tolédan.</p> + +<p>«Il le fit reposer, et, après l'avoir bien +régalé, il lui demanda en particulier ce qui +l'amenait à Valence, et s'il se proposait d'y +faire un long séjour. «J'y serai le moins +de temps qu'il me sera possible, lui répondit +le Tolédan: j'y passe seulement +pour aller gagner la mer, et m'embarquer +dans le premier vaisseau qui s'éloignera +des côtes d'Espagne; car je me mets peu +en peine dans quel lieu du monde j'acheverai +le cours d'une vie infortunée, pourvu +que ce soit loin de ces funestes climats.—Que +dites-vous? répliqua don Fadrique +avec surprise; qui peut vous révolter contre +votre patrie, et vous faire haïr ce que +tous les hommes aiment naturellement?—Après +ce qui m'est arrivé, répartit le +Tolédan, mon pays m'est odieux, et je +n'aspire qu'à le quitter pour jamais.—Ah! +seigneur cavalier, s'écria Mendoce +attendri de compassion, que j'ai d'impatience +de savoir vos malheurs! si je ne +puis soulager vos peines, je suis du moins +disposé à les partager. Votre physionomie +m'a d'abord prévenu pour vous; +vos manières me charment, et je sens que +je m'intéresse déjà vivement à votre sort.</p> + +<p>«—C'est la plus grande consolation que +je puisse recevoir, seigneur don Fadrique, +répondit le Tolédan; et pour reconnaître +en quelque sorte les bontés que vous me +témoignez, je vous dirai aussi qu'en vous +voyant tantôt avec Alvaro Ponce, j'ai +penché de votre côté. Un mouvement +d'inclination, que je n'ai jamais senti à +la première vue de personne, me fit +craindre que dona Théodora ne vous préférât +votre rival, et j'eus de la joie lorsqu'elle +se fut déterminée en votre faveur. +Vous avez depuis si bien fortifié cette +première impression, qu'au lieu de vouloir +vous cacher mes ennuis, je cherche +à m'épancher, et trouve une douceur +secrète à vous découvrir mon âme; apprenez +donc mes malheurs.</p> + +<p>«Tolède m'a vu naître, et don Juan de +Zarate est mon nom. J'ai perdu presque +dès mon enfance ceux qui m'ont donné +le jour, de manière que je commençai +de bonne heure à jouir de quatre mille +ducats de rente qu'ils m'ont laissés. +Comme je pouvais disposer de ma main, +et que je me croyais assez riche pour ne +devoir consulter que mon cœur dans le +choix que je ferais d'une femme, j'épousai +une fille d'une beauté parfaite, sans +m'arrêter au peu de bien qu'elle avait, +ni à l'inégalité de nos conditions. J'étais +charmé de mon bonheur, et, pour mieux +goûter le plaisir de posséder une personne +que j'aimais, je la menai, peu de +jours après mon mariage, à une terre que +j'ai à quelques lieues de Tolède.</p> + +<p>«Nous y vivions tous deux dans une +union charmante, lorsque le duc de +Naxera, dont le château est dans le voisinage +de ma terre, vint, un jour qu'il +chassait, se rafraîchir chez moi. Il vit ma +femme et en devint amoureux; je le crus +du moins, et ce qui acheva de me le persuader, +c'est qu'il rechercha bientôt mon +amitié avec empressement, ce qu'il avait +jusque-là fort négligé; il me mit de ses +parties de chasse, me fit force présents, +et encore plus d'offres de services.</p> + +<p>«Je fus d'abord alarmé de sa passion; +je pensai retourner à Tolède avec mon +épouse, et le ciel, sans doute, m'inspirait +cette pensée; effectivement, si j'eusse +ôté au duc toutes les occasions de voir +ma femme, j'aurais évité les malheurs +qui me sont arrivés; mais la confiance +que j'avais en elle me rassura. Il me +parut qu'il n'était pas possible qu'une +personne que j'avais épousée sans dot et +tirée d'un état obscur fût assez ingrate +pour oublier mes bontés. Hélas! je la +connaissais mal. L'ambition et la vanité, +qui sont deux choses si naturelles +aux femmes, étaient les plus grands défauts +de la mienne.</p> + +<p>«Dès que le duc eut trouvé moyen de +lui apprendre ses sentiments, elle se sut +bon gré d'avoir fait une conquête si importante. +L'attachement d'un homme +que l'on traitait d'<i>Excellence</i> chatouilla +son orgueil et remplit son esprit de fastueuses +chimères; elle s'en estima davantage +et m'en aima moins. Ce que j'avais +fait pour elle, au lieu d'exciter sa reconnaissance, +ne fit plus que m'attirer ses +mépris: elle me regarda comme un mari +indigne de sa beauté, et il lui sembla que, +si ce grand seigneur qui était épris de +ses charmes l'eût vue avant son mariage, +il n'aurait pas manqué de l'épouser. +Enivrée de ces folles idées, et séduite par +quelques présents qui la flattaient, elle +se rendit aux secrets empressements du +duc.</p> + +<p>«Ils s'écrivaient assez souvent, et je n'avais +pas le moindre soupçon de leur intelligence; +mais enfin je fus assez malheureux +pour sortir de mon aveuglement. +Un jour je revins de la chasse de meilleure +heure qu'à l'ordinaire: j'entrai dans l'appartement +de ma femme; elle ne m'attendait +pas sitôt: elle venait de recevoir +une lettre du duc, et se préparait à lui +faire réponse. Elle ne put cacher son +trouble à ma vue; j'en frémis, et, voyant +sur une table du papier et de l'encre, je +jugeai qu'elle me trahissait. Je la pressai +de me montrer ce qu'elle écrivait; mais +elle s'en défendit, de sorte que je fus +obligé d'employer jusqu'à la violence +pour satisfaire ma jalouse curiosité; je +tirai de son sein, malgré toute sa résistance, +une lettre qui contenait ces paroles:</p> + +<blockquote> +<p><i>Languirai-je toujours dans l'attente +d'une seconde entrevue? Que vous êtes +cruelle, de me donner les plus douces espérances +et de tant tarder à les remplir! +Don Juan va tous les jours à la chasse, ou +à Tolède: ne devrions-nous pas profiter +de ces occasions? Ayez plus d'égard à +la vive ardeur qui me consume. Plaignez-moi, +Madame: songez que si c'est un plaisir +d'obtenir ce qu'on désire, c'est un tourment +d'en attendre longtemps la possession.</i></p> +</blockquote> + +<p>«Je ne pus achever de lire ce billet sans +être transporté de rage; je mis la main +sur ma dague, et dans mon premier mouvement +je fus tenté d'ôter la vie à l'infidèle +épouse qui m'ôtait l'honneur; mais, +faisant réflexion que c'était me venger à +demi, et que mon ressentiment demandait +encore une autre victime, je me rendis +maître de ma fureur. Je dissimulai; +je dis à ma femme, avec le moins d'agitation +qu'il me fut possible: «Madame, +vous avez eu tort d'écouter le duc: l'éclat +de son rang ne devait point vous éblouir; +mais les jeunes personnes aiment le faste: +je veux croire que c'est là tout votre crime, +et que vous ne m'avez point fait le dernier +outrage: c'est pourquoi j'excuse votre +indiscrétion, pourvu que vous rentriez +dans votre devoir, et que désormais, sensible +à ma seule tendresse, vous ne songiez +qu'à la mériter.»</p> + +<p>«Après lui avoir tenu ce discours, je +sortis de son appartement, autant pour +la laisser se remettre du trouble où étaient +ses esprits, que pour chercher la solitude +dont j'avais besoin moi-même pour calmer +la colère qui m'enflammait. Si je +ne pus reprendre ma tranquillité, j'affectai +du moins un air tranquille pendant +deux jours; et le troisième, feignant d'avoir +à Tolède une affaire de la dernière +conséquence, je dis à ma femme que j'étais +obligé de la quitter pour quelque +temps, et que je la priais d'avoir soin de +sa gloire pendant mon absence.</p> + +<p>«Je partis; mais, au lieu de continuer +mon chemin vers Tolède, je revins secrètement +chez moi à l'entrée de la nuit, +et me cachai dans la chambre d'un domestique +fidèle, d'où je pouvais voir tout +ce qui entrait dans ma maison. Je ne +doutais point que le duc n'eût été informé +de mon départ, et je m'imaginais qu'il +ne manquerait pas de vouloir profiter de la +conjoncture: j'espérais les surprendre ensemble; +je me promettais une entière +vengeance.</p> + +<p>«Néanmoins je fus trompé dans mon attente: +loin de remarquer qu'on se disposât +au logis à recevoir un galant, je +m'aperçus au contraire que l'on fermait +les portes avec exactitude, et trois jours +s'étant écoulés sans que le duc eût paru, +ni même aucun de ses gens, je me persuadai +que mon épouse s'était repentie de +sa faute, et qu'elle avait enfin rompu tout +commerce avec son amant.</p> + +<p>«Prévenu de cette opinion, je perdis le +désir de me venger, et, me livrant aux +mouvements d'un amour que la colère +avait suspendu, je courus à l'appartement +de ma femme: je l'embrassai avec transport, +et lui dis: «Madame, je vous rends +mon estime et mon amitié. Je vous avoue +que je n'ai point été à Tolède: j'ai feint +ce voyage pour vous éprouver. Vous devez +pardonner ce piége à un mari dont +la jalousie n'était pas sans fondement: +je craignais que votre esprit, séduit par +de superbes illusions, ne fût pas capable +de se détromper; mais, grâces au ciel, +vous avez reconnu votre erreur, et j'espère +que rien ne troublera plus notre +union.»</p> + +<p>«Ma femme me parut touchée de ces paroles, +et, laissant couler quelques pleurs: +«Que je suis malheureuse, s'écria-t-elle, +de vous avoir donné sujet de soupçonner +ma fidélité! J'ai beau détester ce qui +vous a si justement irrité contre moi; +mes yeux depuis deux jours sont vainement +ouverts aux larmes, toute ma douleur, +tous mes remords seront inutiles: je +ne regagnerai jamais votre confiance.—Je +vous la redonne, Madame, interrompis-je +tout attendri de l'affliction qu'elle +faisait paraître, je ne veux plus me souvenir +du passé, puisque vous vous en +repentez.»</p> + +<p>«En effet, dès ce moment j'eus pour elle +les mêmes égards que j'avais eus auparavant, +et je recommençai à goûter des +plaisirs qui avaient été si cruellement +troublés: ils devinrent même plus piquants; +car ma femme, comme si elle +eût voulu effacer de mon esprit toutes +les traces de l'offense qu'elle m'avait +faite, prenait plus de soin de me plaire +qu'elle n'en avait jamais pris: je trouvais +plus de vivacité dans ses caresses, et peu +s'en fallait que je ne fusse bien aise du +chagrin qu'elle m'avait causé.</p> + +<p>«Je tombai malade en ce temps-là. Quoique +ma maladie ne fût point mortelle, il +n'est pas concevable combien ma femme +en parut alarmée: elle passait le jour +auprès de moi; et la nuit, comme j'étais +dans un appartement séparé, elle me +venait voir deux ou trois fois, pour apprendre +par elle-même de mes nouvelles: +enfin, elle montrait une extrême +attention à courir au-devant de tous les +secours dont j'avais besoin; il semblait +que sa vie fût attachée à la mienne. De +mon côté, j'étais si sensible à toutes les +marques de tendresse qu'elle me donnait, +que je ne pouvais me lasser de le lui +témoigner. Cependant, seigneur Mendoce, +elles n'étaient pas aussi sincères +que je me l'imaginais.</p> + +<p>«Une nuit, ma santé commençait alors +à se rétablir, mon valet de chambre vint +me réveiller: «Seigneur, me dit-il tout +ému, je suis fâché d'interrompre votre +repos; mais je vous suis trop fidèle pour +vouloir vous cacher ce qui se passe en +ce moment chez vous: le duc de Naxera +est avec madame.»</p> + +<p>«Je fus si étourdi de cette nouvelle, que +je regardai quelque temps mon valet +sans pouvoir lui parler: plus je pensais +au rapport qu'il me faisait, plus j'avais +de peine à le croire véritable. «Non, +Fabio, m'écriai-je, il n'est pas possible +que ma femme soit capable d'une si +grande perfidie! Tu n'es point assuré de +ce que tu dis.—Seigneur, reprit Fabio, +plût au ciel que j'en pusse encore douter; +mais de fausses apparences ne m'ont +point trompé. Depuis que vous êtes malade, +je soupçonne qu'on introduit presque +toutes les nuits le duc dans l'appartement +de madame: je me suis caché +pour éclaircir mes soupçons, et je ne +suis que trop persuadé qu'ils sont +justes.»</p> + +<p>«A ce discours, je me levai tout furieux; +je pris ma robe de chambre et mon épée, +et marchai vers l'appartement de ma +femme, accompagné de Fabio, qui portait +de la lumière. Au bruit que nous +fîmes en entrant, le duc, qui était assis +sur son lit, se leva, et, prenant un pistolet +qu'il avait à sa ceinture, il vint au-devant +de moi et me tira: mais ce fut avec tant +de trouble et de précipitation, qu'il me +manqua. Alors je m'avançai sur lui brusquement +et lui enfonçai mon épée dans +le cœur. Je m'adressai ensuite à ma +femme, qui était plus morte que vive: +«Et toi, lui dis-je, infâme, reçois le prix +de toutes tes perfidies.» En disant cela, je +lui plongeai dans le sein mon épée toute +fumante du sang de son amant.</p> + +<p>«Je condamne mon emportement, seigneur +don Fadrique, et j'avoue que j'aurais +pu assez punir une épouse infidèle +sans lui ôter la vie; mais quel homme +pourrait conserver sa raison dans une +pareille conjoncture? Peignez-vous cette +perfide femme attentive à ma maladie; +représentez-vous toutes ses démonstrations +d'amitié, toutes les circonstances, +toute l'énormité de sa trahison, et jugez +si l'on ne doit point pardonner sa mort à +un mari qu'une si juste fureur animait.</p> + +<p>«Pour achever cette tragique histoire +en deux mots: après avoir pleinement +assouvi ma vengeance, je m'habillai à la +hâte; je jugeai bien que je n'avais pas de +temps à perdre; que les parents du duc +me feraient chercher par toute l'Espagne, +et que, le crédit de ma famille ne pouvant +balancer le leur, je ne serais en sûreté +que dans un pays étranger: c'est pourquoi +je choisis deux de mes meilleurs +chevaux, et avec tout ce que j'avais d'argent +et de pierreries, je sortis de ma +maison avant le jour, suivi du valet qui +m'avait si bien prouvé sa fidélité: je pris +la route de Valence, dans le dessein de +me jeter dans le premier vaisseau qui +ferait voile vers l'Italie. Comme je passais +aujourd'hui près du bois où vous +étiez, j'ai rencontré dona Théodora, qui +m'a prié de la suivre et de l'aider à vous +séparer.»</p> + +<p>«Après que le Tolédan eût achevé de parler, +don Fadrique lui dit: «Seigneur don +Juan, vous vous êtes justement vengé du +duc de Naxera; soyez sans inquiétude sur +les poursuites que ses parents pourront +faire: vous demeurerez, s'il vous plaît, +chez moi, en attendant l'occasion de passer +en Italie. Mon oncle est gouverneur +de Valence; vous serez plus en sûreté ici +qu'ailleurs, et vous y serez avec un homme +qui veut être uni désormais avec vous +d'une étroite amitié.»</p> + +<p>«Zarate répondit à Mendoce dans des +termes pleins de reconnaissance, et accepta +l'asile qu'il lui présentait. Admirez la force +de la sympathie, seigneur don Cléofas, +poursuivit Asmodée: ces deux jeunes cavaliers +se sentirent tant d'inclination l'un +pour l'autre, qu'en peu de jours il se forma +entr'eux une amitié comparable à celle +d'Oreste et de Pylade. Avec un mérite égal, +ils avaient ensemble un tel rapport d'humeur, +que ce qui plaisait à don Fadrique +ne manquait pas de plaire à don Juan; +c'était le même caractère: enfin ils étaient +faits pour s'aimer. Don Fadrique, surtout, +était enchanté des manières de son ami: il +ne pouvait même s'empêcher de les vanter +à tout moment à dona Théodora.</p> + +<p>«Ils allaient souvent tous deux chez +cette dame, qui voyait toujours avec indifférence +les soins et les assiduités de Mendoce. +Il en était très-mortifié, et s'en plaignait +quelquefois à son ami, qui, pour le +consoler, lui disait que les femmes les +plus insensibles se laissaient enfin toucher; +qu'il ne manquait aux amants que la patience +d'attendre ce temps favorable; qu'il +ne perdît point courage; que sa dame, +tôt ou tard, récompenserait ses services. +Ce discours, quoique fondé sur l'expérience, +ne rassurait point le timide Mendoce, +qui craignait de ne pouvoir jamais +plaire à la veuve de Cifuentes. Cette crainte +le jeta dans une langueur qui faisait pitié +à don Juan; mais don Juan fut bientôt +plus à plaindre que lui.</p> + +<p>«Quelque sujet qu'eût ce Tolédan d'être +révolté contre les femmes, après l'horrible +trahison de la sienne, il ne put se défendre +d'aimer dona Théodora; cependant, loin +de s'abandonner à une passion qui offensait +son ami, il ne songea qu'à la combattre; +et, persuadé qu'il ne la pouvait vaincre +qu'en s'éloignant des yeux qui l'avaient fait +naître, il résolut de ne plus voir la veuve +de Cifuentes. Ainsi, lorsque Mendoce le +voulait mener chez elle, il trouvait toujours +quelque prétexte pour s'en excuser.</p> + +<p>«D'une autre part, don Fadrique n'allait +pas une fois chez la dame, qu'elle ne +lui demandât pourquoi don Juan ne la +venait plus voir. Un jour qu'elle lui faisait +cette question il lui répondit en souriant +que son ami avait ses raisons. «Et quelles +raisons peut-il avoir de me fuir? dit dona +Théodora.—Madame, répartit Mendoce, +comme je voulais aujourd'hui vous +l'amener, et que je lui marquais quelque +surprise sur ce qu'il refusait de m'accompagner, +il m'a fait une confidence qu'il +faut que je vous révèle pour le justifier. +Il m'a dit qu'il avait fait une maîtresse, +et que, n'ayant pas beaucoup de temps à +demeurer dans cette ville, les moments +lui étaient chers.</p> + +<p>«—Je ne suis point satisfaite de cette +excuse, reprit en rougissant la veuve de +Cifuentes: il n'est pas permis aux amants +d'abandonner leurs amis.» Don Fadrique +remarqua la rougeur de dona Théodora; +il crut que la vanité seule en était +la cause, et que ce qui faisait rougir la +dame n'était qu'un simple dépit de se voir +négligée. Il se trompait dans sa conjecture: +un mouvement plus vif que la vanité excitait +l'émotion qu'elle laissait paraître; mais +de peur qu'il ne démêlât ses sentiments, +elle changea de discours, et affecta, pendant +le reste de l'entretien, un enjouement qui +aurait mis en défaut la pénétration de +Mendoce, quand il n'aurait pas d'abord +pris le change.</p> + +<p>«Aussitôt que la veuve de Cifuentes se +trouva seule, elle tomba dans une profonde +rêverie: elle sentit alors toute la force +de l'inclination qu'elle avait conçue pour +don Juan, et, la croyant plus mal récompensée +qu'elle ne l'était: «Quelle injuste +et barbare puissance, dit-elle en soupirant, +se plaît à enflammer des cœurs qui ne +s'accordent pas? Je n'aime pas don Fadrique +qui m'adore, et je brûle pour don +Juan, dont une autre que moi occupe la +pensée! Ah! Mendoce, cesse de me reprocher +mon indifférence: ton ami t'en venge +assez.»</p> + +<p>«A ces mots, un vif sentiment de douleur +et de jalousie lui fit répandre quelques +larmes; mais l'espérance, qui sait adoucir +les peines des amants, vint bientôt présenter +à son esprit de flatteuses images. Elle +se représenta que sa rivale pouvait n'être +pas fort dangereuse: que don Juan était +peut-être moins arrêté par ses charmes +qu'amusé par ses bontés, et que de si faibles +liens n'étaient pas difficiles à rompre. Pour +juger elle-même de ce qu'elle en devait +croire, elle résolut d'entretenir en particulier +le Tolédan. Elle le fit avertir de se +trouver chez elle; il s'y rendit, et, quand +ils furent tous deux seuls, dona Théodora +prit ainsi la parole:</p> + +<p>«Je n'aurais jamais pensé que l'amour +pût faire oublier à un galant homme ce +qu'il doit aux dames; néanmoins, don +Juan, vous ne venez plus chez moi depuis +que vous êtes amoureux. J'ai sujet, ce +me semble, de me plaindre de vous. Je +veux croire toutefois que ce n'est point +de votre propre mouvement que vous +me fuyez: votre dame vous aura sans +doute défendu de me voir. Avouez-le-moi, +don Juan, et je vous excuse: je sais +que les amants ne sont pas libres dans +leurs actions, et qu'ils n'oseraient désobéir +à leurs maîtresses.</p> + +<p>«—Madame, répondit le Tolédan, je conviens +que ma conduite doit vous étonner; +mais, de grâce, ne souhaitez pas +que je me justifie: contentez-vous d'apprendre +que j'ai raison de vous éviter.—Quelle +que puisse être cette raison, +reprit dona Théodora toute émue, je +veux que vous me la disiez.—Hé bien, +Madame, répartit don Juan, il faut vous +obéir; mais ne vous plaignez pas si vous +en entendez plus que vous n'en voulez +savoir.</p> + +<p>«Don Fadrique, poursuivit-il, vous a +raconté l'aventure qui m'a fait quitter la +Castille. En m'éloignant de Tolède, le +cœur plein de ressentiment contre les +femmes, je les défiais toutes de me jamais +surprendre. Dans cette fière disposition, +je m'approchai de Valence; je vous rencontrai, +et, ce que personne encore n'a pu +faire peut-être, je soutins vos premiers +regards sans en être troublé: je vous ai +revue même depuis impunément; mais, +hélas! que j'ai payé cher quelques jours +de fierté! Vous avez enfin vaincu ma résistance; +votre beauté, votre esprit, tous +vos charmes se sont exercés sur un rebelle; +en un mot, j'ai pour vous tout +l'amour que vous êtes capable d'inspirer.</p> + +<p>«Voilà, Madame, ce qui m'écarte de +vous. La personne dont on vous a dit +que j'étais occupé n'est qu'une dame +imaginaire: c'est une fausse confidence +que j'ai faite à Mendoce, pour prévenir +les soupçons que j'aurais pu lui donner +en refusant toujours de vous venir voir +avec lui.»</p> + +<p>«Ce discours, à quoi dona Théodora ne +s'était point attendue, lui causa une si +grande joie, qu'elle ne put l'empêcher de +paraître. Il est vrai qu'elle ne se mit point +en peine de la cacher; et qu'au lieu d'armer +ses yeux de quelque rigueur, elle regarda +le Tolédan d'un air assez tendre, et +lui dit: «Vous m'avez appris votre secret, +don Juan; je veux aussi vous découvrir le +mien: écoutez-moi.</p> + +<p>«Insensible aux soupirs d'Alvaro Ponce, +peu touchée de l'attachement de Mendoce, +je menais une vie douce et tranquille, +lorsque le hasard vous fit passer +près du bois où nous nous rencontrâmes. +Malgré l'agitation où j'étais alors, je ne +laissai pas de remarquer que vous m'offriez +votre secours de très-bonne grâce, +et la manière avec laquelle vous sûtes +séparer deux rivaux furieux me fit concevoir +une opinion fort avantageuse de +votre adresse et de votre valeur. Le moyen +que vous proposâtes pour les accorder +me déplut: je ne pouvais sans beaucoup +de peine me résoudre à choisir l'un ou +l'autre; mais, pour ne vous rien déguiser, +je crois que vous aviez déjà un peu de part +à ma répugnance: car dans le même moment +que, forcée par la nécessité, ma bouche +nomma don Fadrique, je sentis que +mon cœur se déclarait pour l'inconnu. +Depuis ce jour, que je dois appeler heureux, +après l'aveu que vous m'avez fait, +votre mérite a augmenté l'estime que j'avais +pour vous.</p> + +<p>«Je ne vous fais pas, continua-t-elle, un +mystère de mes sentiments: je vous les +déclare avec la même franchise que j'ai +dit à Mendoce que je ne l'aimais point. +Une femme qui a le malheur de se sentir +du penchant pour un amant qui ne saurait +être à elle a raison de se contraindre, et +de se venger du moins de sa faiblesse par un +silence éternel; mais je crois que l'on peut +sans scrupule découvrir une tendresse +innocente à un homme qui n'a que des +vues légitimes. Oui, je suis ravie que vous +m'aimiez, et j'en rends grâces au ciel, qui +nous a sans doute destinés l'un pour +l'autre.»</p> + +<p>«Après ce discours, la dame se tut pour +laisser parler don Juan, et lui donner lieu +de faire éclater les transports de joie et de +reconnaissance qu'elle croyait lui avoir +inspirés; mais au lieu de paraître enchanté +des choses qu'il venait d'entendre, il demeura +triste et rêveur.</p> + +<p>«Que vois-je, don Juan! lui dit-elle; +quand, pour vous faire un sort qu'un autre +que vous pourrait trouver digne +d'envie, j'oublie la fierté de mon sexe, +et vous montre une âme charmée, vous +résistez à la joie que doit vous causer une +déclaration si obligeante! vous gardez un +silence glacé! je vois même de la douleur +dans vos yeux. Ah! don Juan, quel étrange +effet produisent en vous mes bontés!</p> + +<p>«—Eh! quel autre effet, Madame, répondit +tristement le Tolédan, peuvent-elles +faire sur un cœur comme le mien? Je +suis d'autant plus misérable que vous +me témoignez plus d'inclination. Vous +n'ignorez pas ce que Mendoce fait pour +moi: vous savez quelle tendre amitié nous +lie: pourrais-je établir mon bonheur sur +la ruine de ses plus douces espérances?—Vous +avez trop de délicatesse, dit dona +Théodora: je n'ai rien promis à don Fadrique; +je puis vous offrir ma foi sans +mériter ses reproches, et vous pouvez la +recevoir sans lui faire un larcin. J'avoue +que l'idée d'un ami malheureux doit +vous causer quelque peine; mais, don +Juan, est-elle capable de balancer l'heureux +destin qui vous attend?</p> + +<p>«—Oui, Madame, répliqua-t-il d'un ton +ferme: un ami tel que Mendoce a plus +de pouvoir sur moi que vous ne pensez. +S'il vous était possible de concevoir toute +la tendresse, toute la force de notre amitié, +que vous me trouveriez à plaindre! +Don Fadrique n'a rien de caché pour +moi; mes intérêts sont devenus les siens: +les moindres choses qui me regardent ne +sauraient échapper à son attention, ou, +pour tout dire en un mot, je partage son +âme avec vous.</p> + +<p>«Ah! si vous vouliez que je profitasse +de vos bontés, il fallait me les laisser +voir avant que j'eusse formé les nœuds +d'une amitié si forte. Charmé du bonheur +de vous plaire, je n'aurais alors regardé +Mendoce que comme un rival: +mon cœur, en garde contre l'affection +qu'il me marquait, n'y aurait pas répondu, +et je ne lui devrais pas aujourd'hui +tout ce que je lui dois; mais, Madame, il +n'est plus temps; j'ai reçu tous les services +qu'il a voulu me rendre; j'ai suivi +le penchant que j'avais pour lui: la reconnaissance +et l'inclination me lient et +me réduisent enfin à la cruelle nécessité +de renoncer au sort glorieux que vous +me présentez.»</p> + +<p>«En cet endroit, dona Théodora, qui +avait les yeux couverts de larmes, prit son +mouchoir pour s'essuyer. Cette action +troubla le Tolédan; il sentit chanceler sa +constance: il commençait à ne répondre +plus de rien. «Adieu, Madame, continua-t-il +d'une voix entrecoupée de soupirs, +adieu, il faut vous fuir pour sauver ma +vertu; je ne puis soutenir vos pleurs, +ils vous rendent trop redoutable. Je vais +m'éloigner de vous pour jamais, et pleurer +la perte de tant de charmes que mon +inexorable amitié veut que je lui sacrifie.» +En achevant ces paroles il se retira avec +un reste de fermeté qu'il n'avait pas peu de +peine à conserver.</p> + +<p>«Après son départ, la veuve de Cifuentes +fut agitée de mille mouvements confus: +elle eut honte de s'être déclarée à un homme +qu'elle n'avait pu retenir; mais, ne pouvant +douter qu'il ne fût fortement épris, +et que le seul intérêt d'un ami ne lui fît +refuser la main qu'elle lui offrait, elle fut +assez raisonnable pour admirer un si rare +effort d'amitié, au lieu de s'en offenser. +Néanmoins, comme on ne saurait s'empêcher +de s'affliger quand les choses n'ont +pas le succès que l'on désire, elle résolut +d'aller dès le lendemain à la campagne pour +dissiper ses chagrins, ou plutôt pour les +augmenter, car la solitude est plus propre +à fortifier l'amour qu'à l'affaiblir.</p> + +<p>«Don Juan, de son côté, n'ayant pas +trouvé Mendoce au logis, s'était enfermé +dans son appartement pour s'abandonner +en liberté à sa douleur. Après ce qu'il avait +fait en faveur d'un ami, il crut qu'il lui +était permis du moins d'en soupirer; mais +don Fadrique vint bientôt interrompre sa +rêverie, et, jugeant à son visage qu'il était indisposé, +il en témoigna tant d'inquiétude +que don Juan, pour le rassurer, fut obligé +de lui dire qu'il n'avait besoin que de repos. +Mendoce sortit aussitôt pour le laisser +reposer; mais il sortit d'un air si triste, +que le Tolédan en sentit plus vivement son +infortune. «O ciel, dit il en lui-même, +pourquoi faut-il que la plus tendre amitié +du monde fasse tout le malheur de +ma vie?»</p> + +<p>«Le jour suivant, don Fadrique n'était +pas encore levé qu'on le vint avertir que +dona Théodora était partie avec tout son +domestique pour son château de Villaréal, +et qu'il y avait apparence qu'elle n'en reviendrait +pas sitôt. Cette nouvelle le chagrina, +moins à cause des peines que fait +souffrir l'éloignement d'un objet aimé, que +parce qu'on lui avait fait mystère de ce départ. +Sans savoir ce qu'il en devait penser, +il en conçut un funeste présage.</p> + +<p>«Il se leva pour aller voir son ami, tant +pour l'entretenir là-dessus que pour apprendre +l'état de sa santé. Mais comme il +achevait de s'habiller, don Juan entra dans +sa chambre, en lui disant: «Je viens dissiper +l'inquiétude que je vous cause: je +me porte assez bien aujourd'hui.—Cette +bonne nouvelle, répondit Mendoce, me +console un peu de la mauvaise que j'ai +reçue.» Le Tolédan demanda quelle était +cette mauvaise nouvelle; et don Fadrique, +après avoir fait sortir ses gens, lui dit: +«Dona Théodora est partie ce matin pour +la campagne, où l'on croit qu'elle sera +longtemps. Ce départ m'étonne. Pourquoi +me l'a-t-on caché? Qu'en pensez-vous, +don Juan? N'ai-je pas raison d'être +alarmé?»</p> + +<p>«Zarate se garda bien de lui dire sur +cela sa pensée, et tâcha de lui persuader que +dona Théodora pouvait être allée à la campagne +sans qu'il eût sujet de s'en effrayer. +Mais Mendoce, peu content des raisons +que son ami employait pour le rassurer, +l'interrompit: «Tous ces discours, dit-il, +ne sauraient dissiper le soupçon que j'ai +conçu; j'aurai fait peut-être imprudemment +quelque chose qui aura déplu à +dona Théodora. Pour m'en punir, elle +me quitte, sans daigner seulement m'apprendre +mon crime.</p> + +<p>«Quoi qu'il en soit, je ne puis demeurer +plus longtemps dans l'incertitude. Allons, +don Juan, allons la trouver; je vais +faire préparer des chevaux.—Je vous +conseille, lui dit le Tolédan, de ne mener +personne avec vous: cet éclaircissement +se doit faire sans témoins.—Don Juan ne +saurait être de trop, reprit don Fadrique; +dona Théodora n'ignore point que vous +savez tout ce qui se passe dans mon +cœur: elle vous estime; et, loin de m'embarrasser, +vous m'aiderez à l'apaiser en +ma faveur.</p> + +<p>«—Non, don Fadrique, répliqua-t-il, ma +présence ne peut vous être utile. Partez +tout seul, je vous en conjure.—Non, +mon cher don Juan, répartit Mendoce, +nous irons ensemble: j'attends cette complaisance +de votre amitié.—Quelle tyrannie! +s'écria le Tolédan d'un air chagrin. +Pourquoi exigez-vous de mon amitié +ce qu'elle ne doit pas vous accorder?»</p> + +<p>«Ces paroles, que don Fadrique ne comprenait +pas, et le ton brusque dont elles +avaient été prononcées, le surprirent étrangement. +Il regarda son ami avec attention. +«Don Juan, lui dit-il, que signifie ce que +je viens d'entendre? Quel affreux soupçon +naît dans mon esprit! Ah! c'est trop +vous contraindre et me gêner; parlez. +Qui cause la répugnance que vous marquez +à m'accompagner?</p> + +<p>«—Je voulais vous la cacher, répondit le +Tolédan; mais puisque vous m'avez forcé +vous-même à la laisser paraître, il ne +faut plus que je dissimule: cessons, mon +cher don Fadrique, de nous applaudir +de la conformité de nos affections; elle +n'est que trop parfaite: les traits qui +vous ont blessé n'ont point épargné votre +ami. Dona Théodora...—Vous seriez +mon rival, interrompit Mendoce en pâlissant!—Dès +que j'ai connu mon amour, +répartit don Juan, je l'ai combattu. J'ai fui +constamment la veuve de Cifuentes; vous +le savez: vous m'en avez vous-même fait +des reproches; je triomphais du moins de +ma passion, si je ne pouvais la détruire.</p> + +<p>«Mais hier cette dame me fit dire qu'elle +souhaitait de me parler chez elle. Je m'y +rendis. Elle me demanda pourquoi je +semblais vouloir l'éviter. J'inventai des +excuses; elle les rejeta. Enfin je fus obligé +de lui en découvrir la véritable cause. Je +crus qu'après cette déclaration elle approuverait +le dessein que j'avais de la +fuir; mais, par un bizarre effet de mon +étoile, vous le dirai-je? Oui, Mendoce, +je dois vous le dire, je trouvai Théodora +prévenue pour moi.»</p> + +<p>«Quoique don Fadrique eût l'esprit du +monde le plus doux et le plus raisonnable, +il fut saisi d'un mouvement de fureur à ce +discours, et interrompant encore son ami +en cet endroit: «Arrêtez, don Juan, lui +dit-il, percez-moi plutôt le sein que de +poursuivre ce fatal récit. Vous ne vous +contentez pas de m'avouer que vous êtes +mon rival, vous m'apprenez encore qu'on +vous aime! Juste ciel! Quelle confidence +vous m'osez faire! Vous mettez notre +amitié à une épreuve trop rude. Mais +que dis-je, notre amitié? vous l'avez violée +en conservant les sentiments perfides +que vous me déclarez.</p> + +<p>«Quelle était mon erreur! Je vous croyais +généreux, magnanime, et vous n'êtes +qu'un faux ami, puisque vous avez été +capable de concevoir un amour qui m'outrage. +Je suis accablé de ce coup imprévu: +je le sens d'autant plus vivement, +qu'il m'est porté par une main...—Rendez-moi +plus de justice, interrompit +à son tour le Tolédan; donnez-vous +un moment de patience; je ne suis rien +moins qu'un faux ami. Ecoutez-moi, et +vous vous repentirez de m'avoir appelé +de ce nom odieux.»</p> + +<p>«Alors il lui raconta ce qui s'était passé +entre la veuve de Cifuentes et lui, le tendre +aveu qu'elle lui avait fait, et les discours +qu'elle lui avait tenus pour l'engager à se +livrer sans scrupule à sa passion. Il lui répéta +ce qu'il avait répondu à ce discours; +et à mesure qu'il parlait de la fermeté qu'il +avait fait paraître, don Fadrique sentait +évanouir sa fureur. «Enfin, ajouta don +Juan, l'amitié l'emporta sur l'amour; je +refusai la foi de dona Théodora. Elle en +pleura de dépit; mais, grand Dieu, que +ses pleurs excitèrent de trouble dans mon +âme! Je ne puis m'en ressouvenir sans +trembler encore du péril que j'ai couru. +Je commençais à me trouver barbare, et +pendant quelques instants, Mendoce, +mon cœur vous devint infidèle. Je ne +cédai pas pourtant à ma faiblesse, et je +me dérobai par une prompte fuite à +des larmes si dangereuses. Mais ce n'est +pas assez d'avoir évité ce danger; il faut +craindre pour l'avenir. Il faut hâter mon +départ: je ne veux plus m'exposer aux +regards de Théodora. Après cela, don +Fadrique m'accusera-t-il encore d'ingratitude +et de perfidie?</p> + +<p>«—Non, lui répondit Mendoce en l'embrassant, +je vous rends toute votre innocence. +J'ouvre les yeux; pardonnez un +injuste reproche au premier transport +d'un amant qui se voit ravir toutes ses +espérances. Hélas! devais-je croire que +dona Théodora pourrait vous voir longtemps +sans vous aimer, sans se rendre à +ces charmes dont j'ai moi-même éprouvé +le pouvoir? Vous êtes un véritable ami. +Je n'impute plus mon malheur qu'à la +Fortune, et, loin de vous haïr, je sens +augmenter pour vous ma tendresse. Hé! +quoi! vous renoncez pour moi à la possession +de dona Théodora, vous faites +à notre amitié un si grand sacrifice, et je +n'en serais pas touché! Vous pouvez +dompter votre amour, et je ne ferais pas +un effort pour vaincre le mien! Je dois +répondre à votre générosité, don Juan; +suivez le penchant qui vous entraîne: +épousez la veuve de Cifuentes; que mon +cœur, s'il veut, en gémisse, Mendoce +vous en presse.</p> + +<p>«—Vous m'en pressez en vain, répliqua +Zarate. J'ai pour elle, je le confesse, une +passion violente; mais votre repos m'est +plus cher que mon bonheur.—Et le +repos de Théodora, reprit don Fadrique, +vous doit-il être indifférent? Ne nous +flattons point: le penchant qu'elle a +pour vous décide de mon sort. Quand +vous vous éloigneriez d'elle, quand, pour +me la céder, vous iriez loin de ses yeux +traîner une vie déplorable, je n'en serais +pas mieux: puisque je n'ai pu lui plaire +jusqu'ici, je ne lui plairai jamais: le ciel +n'a réservé cette gloire qu'à vous seul. +Elle vous a aimé dès le premier moment +qu'elle vous a vu: elle a pour vous une +inclination naturelle; en un mot, elle ne +saurait être heureuse qu'avec vous. Recevez +donc la main qu'elle vous présente: +comblez ses désirs et les vôtres: abandonnez-moi +à mon infortune, et ne faites +pas trois misérables, lorsqu'un seul peut +épuiser toute la rigueur du destin.»</p> + +<p>Asmodée, en cet endroit, fut obligé d'interrompre +son récit pour écouter l'écolier, +qui lui dit: «Ce que vous me racontez est +surprenant. Y a-t-il en effet des gens d'un +si beau caractère? Je ne vois dans le monde +que des amis qui se brouillent, je ne dis +pas pour des maîtresses comme dona Théodora, +mais pour des coquettes fieffées. Un +amant peut-il renoncer à un objet qu'il +adore et dont il est aimé, de peur de rendre +un ami malheureux? Je ne croyais cela +possible que dans la nature du roman, où +l'on peint les hommes tels qu'ils devraient +être, plutôt que tels qu'ils sont.—Je demeure +d'accord, répondit le diable, que ce +n'est pas une chose fort ordinaire; mais +elle est non-seulement dans la nature du +roman, elle est aussi dans la belle nature +de l'homme. Cela est si vrai, que depuis le +déluge j'en ai vu deux exemples, y compris +celui-ci. Revenons à mon histoire.</p> + +<p>«Les deux amis continuèrent à se faire +un sacrifice de leur passion, et l'un ne voulant +point céder à la générosité de l'autre, +leurs sentiments amoureux demeurèrent +suspendus pendant quelques jours. Ils cessèrent +de s'entretenir de Théodora: ils n'osaient +plus même prononcer son nom. Mais +tandis que l'amitié triomphait ainsi de l'amour +dans la ville de Valence, l'amour, +comme pour s'en venger, régnait ailleurs +avec tyrannie, et se faisait obéir sans résistance.</p> + +<p>«Dona Théodora s'abandonnait à sa +tendresse dans son château de Villaréal, +situé près de la mer. Elle pensait sans cesse +à don Juan, et ne pouvait perdre l'espérance +de l'épouser, quoiqu'elle ne dût pas s'y attendre, +après les sentiments d'amitié qu'il +avait fait éclater pour don Fadrique.</p> + +<p>«Un jour, après le coucher du soleil, +comme elle prenait sur le bord de la mer le +plaisir de la promenade avec une de ses +femmes, elle aperçut une petite chaloupe +qui venait gagner le rivage. Il lui sembla +d'abord qu'il y avait dedans sept à huit +hommes de fort mauvaise mine; mais après +les avoir vus de plus près, et considérés +avec plus d'attention, elle jugea qu'elle +avait pris des masques pour des visages. En +effet, c'étaient des gens masqués, et tous +armés d'épées et de bayonnettes.</p> + +<p>«Elle frémit à leur aspect, et, ne tirant +pas bon augure de la descente qu'ils se préparaient +à faire, elle tourna brusquement +ses pas vers le château. Elle regardait de +temps en temps derrière elle pour les observer; +et remarquant qu'ils avaient pris +terre, et qu'ils commençaient à la poursuivre, +elle se mit à courir de toute sa force; +mais, comme elle ne courait pas si bien +qu'Atalante, et que les masques étaient légers +et vigoureux, ils la joignirent à la +porte du château et l'arrêtèrent.</p> + +<p>«La dame et la fille qui l'accompagnait +poussèrent de grands cris qui attirèrent +aussitôt quelques domestiques; et ceux-ci +donnant l'alarme au château, tous les valets +de dona Théodora accoururent bientôt +armés de fourches et de bâtons. Cependant +deux hommes des plus robustes de la troupe +masquée, après avoir pris entre leurs bras +la maîtresse et la suivante, les emportaient +vers la chaloupe, malgré leur résistance, +pendant que les autres faisaient tête aux +gens du château, qui commencèrent à les +presser vivement. Le combat fut long; mais +enfin les hommes masqués exécutèrent heureusement +leur entreprise, et regagnèrent +leur chaloupe en se battant en retraite. Il +était temps qu'ils se retirassent; car ils n'étaient +pas encore tous embarqués qu'ils +virent paraître du côté de Valence quatre +ou cinq cavaliers qui piquaient à outrance, +et semblaient vouloir venir au secours de +Théodora. A cette vue, les ravisseurs se +hâtèrent si bien de prendre le large, que +l'empressement des cavaliers fut inutile.</p> + +<p>«Ces cavaliers étaient don Fadrique et +don Juan. Le premier avait reçu ce jour-là +une lettre par laquelle on lui mandait que +l'on avait appris de bonne part qu'Alvaro +Ponce était dans l'île de Majorque, qu'il +avait équipé une espèce de tartane, et +qu'avec une vingtaine de gens qui n'avaient +rien à perdre, il se proposait d'enlever la +veuve de Cifuentes la première fois qu'elle +serait dans son château. Sur cet avis, le Tolédan +et lui, avec leurs valets de chambre, +étaient partis de Valence sur-le-champ, +pour venir apprendre cet attentat à dona +Théodora. Ils avaient découvert de loin, +sur le bord de la mer, un assez grand +nombre de personnes qui paraissaient combattre +les unes contre les autres, et soupçonnant +que ce pouvait être ce qu'ils craignaient, +ils poussaient leurs chevaux à toute +bride, pour s'opposer au projet de don Alvar. +Mais, quelque diligence qu'ils pussent +faire, ils n'arrivèrent que pour être témoins +de l'enlèvement qu'ils voulaient prévenir.</p> + +<p>«Pendant ce temps-là, Alvaro Ponce, +fier du succès de son audace, s'éloignait de +la côte avec sa proie, et sa chaloupe allait +joindre un petit vaisseau armé qui l'attendait +en pleine mer. Il n'est pas possible de +sentir une plus vive douleur que celle +qu'eurent Mendoce et don Juan. Ils firent +mille imprécations contre don Alvar, et +remplirent l'air de plaintes aussi pitoyables +que vaines. Tous les domestiques de Théodora, +animés par un si bel exemple, n'épargnèrent +point les lamentations: tout le +rivage retentissait de cris: la fureur, le +désespoir, la désolation régnaient sur ces +tristes bords. Le ravissement d'Hélène ne +causa point, dans la cour de Sparte, une si +grande consternation.»</p> + + + + +<h2><a name="c14" id="c14"></a>CHAPITRE XIV<br/> +<i>Du démêlé d'un poëte tragique avec un auteur +comique.</i></h2> + + +<p>L'écolier ne put s'empêcher d'interrompre +le diable en cet endroit: «Seigneur Asmodée, +lui dit-il, il n'y a pas moyen de +résister à la curiosité que j'ai de savoir ce que +signifie une chose qui attire mon attention, +malgré le plaisir que je prends à vous écouter. +Je remarque dans une chambre deux +hommes en chemise qui se tiennent à la +gorge et aux cheveux, et plusieurs personnes +en robe de chambre qui s'empressent à +les séparer. Apprenez-moi, je vous prie, ce +que cela veut dire.» Le démon, qui ne cherchait +qu'à le contenter, lui donna sur-le-champ +cette satisfaction de la manière suivante.</p> + +<p>«Les personnages que vous voyez en chemise +et qui se battent, lui dit-il, sont deux +auteurs Français; et les gens qui les séparent +sont deux Allemands, un Flamand et un +Italien. Ils demeurent tous dans la même +maison, qui est un hôtel garni où il ne loge +guère que des étrangers. L'un de ces auteurs +fait des tragédies, et l'autre des comédies. +Le premier, pour quelque désagrément +qu'il a essuyé en France, est venu en +Espagne; et le dernier, peu content de sa +condition à Paris, a fait le même voyage, +dans l'espérance de trouver à Madrid une +meilleure fortune.</p> + +<p>«Le poëte tragique est un esprit vain et +présomptueux, qui s'est fait, en dépit de +la plus saine partie du public, une assez +grande réputation dans son pays. Pour tenir +sa muse en haleine, il compose tous les +jours; ne pouvant dormir cette nuit, il a +commencé une pièce dont il a tiré le sujet +de l'Iliade. Il en a fait une scène; et comme +son moindre défaut est d'avoir, ainsi que ses +confrères, une démangeaison continuelle +d'assassiner les gens du récit de ses ouvrages, +il s'est levé, a pris sa chandelle, et, +tout en chemise, est venu frapper rudement +à la porte de l'auteur comique, qui, +faisant un meilleur usage de son temps, +dormait d'un profond sommeil.</p> + +<p>«Celui-ci s'est réveillé au bruit, et est allé +ouvrir à l'autre, qui, d'un air de possédé, lui +a dit en entrant: «Tombez, mon ami, tombez +à mes genoux: adorez un génie que +Melpomène favorise. Je viens d'enfanter +des vers... Mais, que dis-je, je viens? +c'est Apollon lui-même qui me les a dictés: +si j'étais à Paris, j'irais les lire aujourd'hui +de maison en maison; j'attends +qu'il soit jour pour en aller charmer monsieur +notre ambassadeur, aussi bien que +tous les Français qui sont à Madrid. Avant +que je les montre à personne, je veux +vous les réciter.</p> + +<p>«—Je vous remercie de la préférence, a +répondu l'auteur comique en baillant de +toute sa force: ce qu'il y a de fâcheux, c'est +que vous prenez un peu mal votre temps; +je me suis couché fort tard, le sommeil +m'accable, et je ne réponds pas que j'entende +sans me rendormir tous les vers +que vous avez à me dire.—Oh! j'en réponds +bien, moi, a repris le poëte tragique: +quand vous seriez mort, la scène que +je viens de composer serait capable de +vous rappeler à la vie. Ma versification +n'est point un assemblage de sentiments +communs et d'expressions triviales que +la rime seule soutienne; c'est une poésie +mâle qui émeut le cœur et frappe l'esprit. +Je ne suis pas de ces poëtreaux dont les +pitoyables nouveautés ne font que passer +sur la scène comme des ombres, et vont +à Utique divertir les Africains: mes pièces, +dignes d'être consacrées avec ma +statue dans la bibliothèque palatine, +ont encore la foule après trente représentations; +mais venons, ajouta ce poëte +modeste, venons aux vers dont je veux +vous donner l'étrenne.</p> + +<p>«Voici ma tragédie: <cite>La mort de Patrocle</cite>. +Scène première. Briseïde et les autres +captives d'Achille paraissent: elles s'arrachent +les cheveux et se frappent le sein, +pour témoigner la douleur qu'elles ont +de la perte de Patrocle. Elles ne peuvent +pas même se soutenir; abattues par leur +désespoir, elles se laissent tomber sur le +théâtre. Vous me direz que cela est un +peu hasardé: mais c'est ce que je cherche. +Que les petits génies se tiennent dans +les bornes étroites de l'imitation, sans +oser les franchir, à la bonne heure! Il y +a de la prudence dans leur timidité. Pour +moi, j'aime le nouveau, et je tiens que, +pour émouvoir et ravir les spectateurs, +il faut leur présenter des images auxquelles +ils ne s'attendent point.</p> + +<p>«Les captives sont donc couchées par +terre. Phœnix, gouverneur d'Achille, est +avec elles: il les aide à se relever l'une +après l'autre. Ensuite il commence la +protase par ces vers:</p> + +<div class="poem"> + <div class="stanza"> + <span class="i0">Priam va perdre Hector et sa superbe ville;<br/></span> + <span class="i0">Les Grecs veulent venger le compagnon d'Achille<br/></span> + <span class="i0">Le fier Agamemnon, le Divin Camelus,<br/></span> + <span class="i0">Nestor pareil aux dieux, le vaillant Eumelus,<br/></span> + <span class="i0">Léonte de la pique adroit à l'exercice,<br/></span> + <span class="i0">Le nerveux Diomède et l'éloquent Ulysse;<br/></span> + <span class="i0">Achille s'y prépare, et déjà ce héros<br/></span> + <span class="i0">Pousse vers Ilium ses immortels chevaux<a id="FNanchor_1" name="FNanchor_1"></a><a href="#Footnote_1" class="fnanchor">1</a>.<br/></span> + <span class="i0">Pour arriver plus tôt où sa fureur l'entraîne,<br/></span> + <span class="i0">Quoique l'œil qui les voit ne les suive qu'à peine,<br/></span> + <span class="i0">Il leur dit: Cher Xantus, Balius, avancez:<br/></span> + <span class="i0">Et lorsque vous serez de carnage lassés,<br/></span> + <span class="i0">Quand les Troyens fuyant rentreront dans leur ville,<br/></span> + <span class="i0">Regagnez notre camp, mais non pas sans Achille.<br/></span> + <span class="i0">Xantus baisse la tête et répond par ces mots:<br/></span> + <span class="i0">Achille, vous serez content de vos chevaux:<br/></span> + <span class="i0">Ils vont aller au gré de votre impatience;<br/></span> + <span class="i0">Mais de votre trépas l'instant fatal s'avance.<br/></span> + <span class="i0">Junon aux yeux de bœuf ainsi le fait parler,<br/></span> + <span class="i0">Et d'Achille aussitôt le char semble voler.<br/></span> + <span class="i0">Les Grecs, en le voyant, de mille cris de joie<br/></span> + <span class="i0">Soudain font retentir le rivage de Troie.<br/></span> + <span class="i0">Ce prince, revêtu des armes de Vulcain,<br/></span> + <span class="i0">Paraît plus éclatant que l'astre du matin,<br/></span> + <span class="i0">Ou tel que le soleil commençant sa carrière<br/></span> + <span class="i0">S'élève pour donner au monde la lumière,<br/></span> + <span class="i0">Ou brillant comme un feu que les villageois font<br/></span> + <span class="i0">Pendant l'obscure nuit sur le sommet du mont.<br/></span> + <br/> + </div> +</div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_1" id="Footnote_1"></a> +<a href="#FNanchor_1"> +<span class="label">[1]</span></a> <i lang="la" xml:lang="la">Hom. Lib. XIX.</i></p> +</div> +<p>«Je m'arrête, a poursuivi l'auteur tragique, +pour vous laisser respirer un moment; +car si je vous récitais toute ma +scène de suite, la beauté de ma versification +et le grand nombre de traits brillants +et de pensées sublimes qu'elle contient +vous suffoqueraient. Remarquez la +justesse de cette comparaison: <i>Plus éclatant +qu'un feu que les villageois font...</i> +Tout le monde ne sent point cela; mais +vous, qui avez de l'esprit, et du véritable, +vous en devez être enchanté.—Je le suis +sans doute, a répondu l'auteur comique +en souriant d'un air malin; rien n'est si +beau, et je suis persuadé que vous ne +manquerez pas de parler aussi dans votre +tragédie du soin que Thétis prenait de +chasser les mouches troyennes qui s'approchaient +du corps de Patrocle.—Ne +pensez pas vous en moquer, a répliqué +le tragique. Un poëte qui a de l'habileté +peut tout risquer: cet endroit-là est peut-être +celui de ma pièce le plus propre à +me fournir des vers pompeux: je ne le +raterai pas, sur ma parole.</p> + +<p>«Tous mes ouvrages, a-t-il continué +sans façon, sont marqués au bon coin; +aussi; quand je les lis, il faut voir comme +on les applaudit! je m'arrête à chaque +vers pour recevoir des louanges. Je me +souviens qu'un jour je lisais à Paris +une tragédie dans une maison où il va +tous les jours de beaux esprits à l'heure +du dîner, et dans laquelle, sans vanité, +je ne passe pas pour un Pradon: la grande +comtesse de Vieille-Brune y était; elle a +le goût fin et délicat; je suis son poëte +favori. Elle pleurait à chaudes larmes dès +la première scène; elle fut obligée de +changer de mouchoir au second acte; +elle ne fit que sanglotter au troisième; +elle se trouva mal au quatrième, et je +crus, à la catastrophe, qu'elle allait mourir +avec le héros de ma pièce.»</p> + +<p>«A ces mots, quelque envie qu'eût l'auteur +comique de garder son sérieux, il lui +est échappé un éclat de rire. «Ah! que je +reconnais bien, dit-il, cette bonne comtesse +à ce trait-là: c'est une femme qui +ne peut souffrir la comédie; elle a tant +d'aversion pour le comique, qu'elle sort +ordinairement de sa loge après la grande +pièce, pour emporter toute sa douleur. +La tragédie est sa belle passion: que +l'ouvrage soit bon ou mauvais, pourvu +que vous y fassiez parler des amants malheureux, +vous êtes sûr d'attendrir la +dame. Franchement, si je composais des +poëmes sérieux, je voudrais avoir d'autres +approbateurs qu'elle.</p> + +<p>«—Oh! j'en ai d'autres aussi, dit le poëte +tragique; j'ai l'approbation de mille personnes +de qualité, tant mâles que femelles...—Je +me défierais encore du suffrage +de ces personnes-là, interrompit +l'auteur comique: je serais en garde +contre leurs jugements. Savez-vous bien +pourquoi? C'est que ces sortes d'auditeurs +sont distraits, pour la plupart, pendant +une lecture, et qu'ils se laissent prendre +à la beauté d'un vers, ou à la délicatesse +d'un sentiment: cela suffit pour leur faire +louer tout un ouvrage, quelque imparfait +qu'il puisse être d'ailleurs. Tout au +contraire, entendent-ils quelques vers +dont la platitude ou la dureté leur blesse +l'oreille, il ne leur en faut pas davantage +pour décrier une bonne pièce.</p> + +<p>«—Hé bien! a repris l'auteur sérieux, +puisque vous voulez que ces juges-là me +soient suspects, je m'en fie donc aux applaudissements +du parterre.—Hé! ne +me vantez pas, s'il vous plaît, votre parterre, +a répliqué l'autre: il fait paraître +trop de caprice dans ses décisions. Il se +trompe quelquefois si lourdement aux +représentations des pièces nouvelles, qu'il +sera des deux mois entiers sottement +enchanté d'un mauvais ouvrage. Il est +vrai que dans la suite l'impression le +désabuse, et que l'auteur demeure déshonoré +après un heureux succès.</p> + +<p>«—C'est un malheur qui n'est pas à +craindre pour moi, a dit le tragique; on +réimprime mes pièces aussi souvent +qu'elles sont représentées. J'avoue qu'il +n'en est pas de même des comédies; l'impression +découvre leur faiblesse: les comédies +n'étant que des bagatelles, que de +petites productions d'esprit...—Tout +beau, monsieur l'auteur tragique, interrompit +l'autre, tout beau! vous ne songez +pas que vous vous échauffez; parlez, +de grâce, devant moi, de la comédie avec +un peu moins d'irrévérence. Pensez-vous +qu'une pièce comique soit moins difficile +à composer qu'une tragédie? Détrompez-vous: +il n'est pas plus aisé de faire rire +les honnêtes gens que de les faire pleurer. +Sachez qu'un sujet ingénieux dans les +mœurs de la vie ordinaire ne coûte pas +moins à traiter que le plus beau sujet +héroïque.</p> + +<p>«—Ah! parbleu, s'écrie le poëte sérieux +d'un ton railleur, je suis ravi de vous +entendre parler dans ces termes. Hé +bien, monsieur Calidas, pour éviter la +dispute, je veux désormais autant estimer +vos ouvrages que je les ai méprisés +jusqu'ici.—Je me soucie fort peu de vos +mépris, monsieur Giblet, reprend avec +précipitation l'auteur comique; et pour +répondre à vos airs insolents, je vais vous +dire nettement ce que je pense des vers +que vous venez de me réciter: ils sont +ridicules, et les pensées, quoique tirées +d'Homère, n'en sont pas moins plates. +Achille parle à ses chevaux; ses chevaux +lui répondent: il y a là-dedans une image +basse, de même que dans la comparaison +du feu que les villageois font sur une +montagne. Ce n'est pas faire honneur +aux anciens que de les piller de cette +sorte: ils sont, à la vérité, remplis de +choses admirables; mais il faut avoir plus +de goût que vous n'en avez, pour faire +un heureux choix de celles qu'on doit +emprunter d'eux.</p> + +<p>«—Puisque vous n'avez pas assez d'élévation +de génie, a répliqué Giblet, pour +apercevoir les beautés de ma poésie, et +pour vous punir d'avoir osé critiquer ma +scène, je ne vous en lirai pas la suite.—Je +ne suis que trop puni d'avoir entendu +le commencement, a réparti Calidas: il +vous sied bien, à vous, de mépriser mes +comédies! Apprenez que la plus mauvaise +que je puisse faire sera toujours +fort au-dessus de vos tragédies, et qu'il +est plus facile de prendre l'essor et de +se guinder sur de grands sentiments, que +d'attraper une plaisanterie fine et délicate.</p> + +<p>«—Grâce au ciel, dit le tragique d'un +air dédaigneux, si j'ai le malheur de +n'avoir pas votre estime, je crois devoir +m'en consoler. La cour juge plus favorablement +de moi que vous ne faites, et +la pension dont elle m'a bien voulu...—Eh! +ne croyez pas m'éblouir avec vos pensions +de cour, interrompt Calidas: je +sais trop de quelle manière on les obtient, +pour en faire plus de cas de vos +ouvrages. Encore une fois, ne vous imaginez +pas mieux valoir que les auteurs +comiques. Et pour vous prouver même +que je suis convaincu qu'il est plus aisé de +composer des poëmes dramatiques sérieux +que d'autres, c'est que si je retourne +en France, et que je n'y réussisse +pas dans le comique, je m'abaisserai à +faire des tragédies.</p> + +<p>«—Pour un composeur de farces, dit là +dessus le poëte tragique, vous avez bien +de la vanité.—Pour un versificateur qui +ne doit sa réputation qu'à de faux brillants, +dit l'auteur comique, vous vous en +faites bien accroire.—Vous êtes un insolent, +a répliqué l'autre. Si je n'étais pas +chez vous, mon petit monsieur Calidas, +la péripétie de cette aventure vous apprendrait +à respecter le cothurne.—Que +cette considération ne vous retienne +point, mon grand monsieur Giblet, a +répondu Calidas. Si vous avez envie de +vous faire battre, je vous battrai aussi +bien chez moi qu'ailleurs.»</p> + +<p>«En même temps ils se sont tous deux +pris à la gorge et aux cheveux, et les coups +de poing et de pied n'ont pas été épargnés +de part et d'autre. Un Italien, couché dans +la chambre voisine, a entendu tout ce dialogue, +et au bruit que les auteurs faisaient +en se battant, il a jugé qu'ils étaient aux +prises. Il s'est levé, et, par compassion pour +ces Français, quoiqu'Italien, il a appelé du +monde. Un Flamand et deux Allemands, +qui sont ces personnes que vous voyez en +robe de chambre, viennent avec l'Italien +séparer les combattants.</p> + +<p>—Ce démêlé me paraît plaisant, dit don +Cléofas. Mais, à ce que je vois, les auteurs +tragiques, en France, s'imaginent être des +personnages plus importants que ceux qui +ne font que des comédies.—Sans doute, +répondit Asmodée. Les premiers se croient +autant au-dessus des autres, que les héros +des tragédies sont au-dessus des valets des +pièces comiques.—Eh, sur quoi fondent-ils +leur orgueil? répliqua l'écolier; est-ce +qu'il serait en effet plus difficile de faire +une tragédie qu'une comédie?—La question +que vous me faites, répartit le diable, +a cent fois été agitée, et l'est encore tous +les jours. Pour moi, voici comme je la décide, +n'en déplaise aux hommes qui ne sont +pas de mon sentiment: je dis qu'il n'est +pas plus facile de composer une pièce comique +qu'une tragique; car si la dernière +était plus difficile que l'autre, il faudrait +conclure de là qu'un faiseur de tragédies +serait plus capable de faire une comédie +que le meilleur auteur comique, ce qui +ne s'accorderait pas avec l'expérience. Ces +deux sortes de poëmes demandent donc +deux génies d'un caractère différent, mais +d'une égale habileté.</p> + +<p>«Il est temps, ajouta le boiteux, de finir +la digression: je vais reprendre le fil de +l'histoire que vous avez interrompue.</p> + + + + +<h2><a name="c15" id="c15"></a>CHAPITRE XV<br/> +<i>Suite et conclusion de l'histoire de la force +de l'amitié.</i></h2> + + +<p>«Si les valets de dona Théodora n'avaient +pu empêcher son enlèvement, ils s'y étaient +du moins opposés avec courage, et leur résistance +avait été fatale à une partie des +gens d'Alvaro Ponce. Ils en avaient entre +autres blessé un si dangereusement, que, +ses blessures ne lui ayant pas permis de +suivre ses camarades, il était demeuré presque +sans vie étendu sur le sable.</p> + +<p>«On reconnut ce malheureux pour un +valet de don Alvar; et comme on s'aperçut +qu'il respirait encore, on le porta au +château, où l'on n'épargna rien pour lui +faire reprendre ses esprits: on en vint à +bout, quoique le sang qu'il avait perdu +l'eût laissé dans une extrême faiblesse. Pour +l'engager à parler, on lui promit d'avoir +soin de ses jours, et de ne le pas livrer à la +rigueur de la justice, pourvu qu'il voulût +dire où son maître emmenait dona Théodora.</p> + +<p>«Il fut flatté de cette promesse, bien +qu'en l'état où il était il dût avoir peu d'espérance +d'en profiter: il rappela le peu de +force qui lui restait, et, d'une voix faible, +confirma l'avis que don Fadrique avait +reçu. Il ajouta ensuite que don Alvar avait +dessein de conduire la veuve de Cifuentes +à Sassari, dans l'île de Sardaigne, où il avait +un parent dont la protection et l'autorité +lui promettaient un sûr asile.</p> + +<p>«Cette déposition soulagea le désespoir +de Mendoce et du Tolédan: ils laissèrent le +blessé dans le château, où il mourut quelques +heures après, et ils s'en retournèrent +à Valence, en songeant au parti qu'ils +avaient à prendre. Ils résolurent d'aller +chercher leur ennemi commun dans sa retraite: +ils s'embarquèrent bientôt tous deux, +sans suite, à Dénia, pour passer au Port-Mahon, +ne doutant pas qu'ils n'y trouvassent +une commodité pour aller à l'île de +Sardaigne. Effectivement, ils ne furent pas +plutôt arrivés au Port-Mahon, qu'ils apprirent +qu'un vaisseau freté pour Cagliari +devait incessamment mettre à la voile: ils +profitèrent de l'occasion.</p> + +<p>«Le vaisseau partit avec un vent tel +qu'ils le pouvaient souhaiter; mais cinq ou +six heures après leur départ, il survint un +calme; et la nuit, le vent étant devenu contraire, +ils furent obligés de louvoyer, dans +l'espérance qu'il changerait. Ils naviguèrent +de cette sorte pendant trois jours; +le quatrième, sur les deux heures après +midi, ils découvrirent un vaisseau qui venait +droit à eux les voiles tendues. Ils le +prirent d'abord pour un vaisseau marchand; +mais voyant qu'il s'avançait presque +sous leur canon sans arborer aucun +pavillon, ils ne doutèrent plus que ce ne +fût un corsaire.</p> + +<p>«Ils ne se trompaient pas: c'était un +pirate de Tunis, qui croyait que les chrétiens +allaient se rendre sans combattre; +mais lorsqu'il s'aperçut qu'ils brouillaient +les voiles et préparaient leur canon, il jugea +que l'affaire serait plus sérieuse qu'il +n'avait pensé: c'est pourquoi il s'arrêta, +brouilla aussi ses voiles et se disposa au +combat.</p> + +<p>«Ils commençaient de part et d'autre à +se canonner, et les chrétiens semblaient +avoir quelque avantage; mais un corsaire +d'Alger, avec un vaisseau plus grand et +mieux armé que les deux autres, arrivant +au milieu de l'action, prit le parti du pirate +de Tunis. Il s'approcha du bâtiment espagnol +à pleines voiles, et le mit entre deux +feux.</p> + +<p>«Les chrétiens perdirent courage à cette +vue, et, ne voulant pas continuer un combat +qui devenait trop inégal, ils cessèrent +de tirer. Alors il parut sur la poupe du +navire d'Alger un esclave qui se mit à +crier, en espagnol, aux gens du vaisseau +chrétien qu'ils eussent à se rendre pour +Alger, s'ils voulaient qu'on leur fît quartier. +Après ce cri, un Turc qui tenait une +banderole de taffetas vert parsemée de +demi-lunes d'argent entrelacées la fit flotter +dans l'air. Les chrétiens, considérant +que toute leur résistance ne pouvait être +qu'inutile, ne songèrent plus à se défendre: +ils se livrèrent à toute la douleur que l'idée +de l'esclavage peut causer à des hommes +libres, et le maître, craignant qu'un plus +long retardement n'irritât des vainqueurs +barbares, ôta la banderole de la poupe, se +jeta dans l'esquif avec quelques-uns de ses +matelots, et alla se rendre au corsaire +d'Alger.</p> + +<p>«Ce pirate envoya une partie de ses +soldats visiter le bâtiment espagnol, c'est-à-dire +piller tout ce qu'il y avait dedans. +Le corsaire de Tunis, de son côté, donna +le même ordre à quelques-uns de ses gens; +de sorte que tous les passagers de ce malheureux +navire furent en un instant désarmés +et fouillés, et on les fit passer ensuite +dans le vaisseau algérien, où les deux +pirates en firent un partage qui fut réglé +par le sort.</p> + +<p>«C'eût été du moins une consolation +pour Mendoce et pour son ami de tomber +tous deux au pouvoir du même corsaire: +ils auraient trouvé leurs chaînes +moins pesantes s'ils avaient pu les porter +ensemble; mais la Fortune, qui voulait leur +faire éprouver toute sa rigueur, soumit don +Fadrique au corsaire de Tunis, et don +Juan à celui d'Alger. Peignez-vous le désespoir +de ces amis, quand il leur fallut +se quitter: ils se jetèrent aux pieds des +pirates, pour les conjurer de ne les point +séparer. Mais ces corsaires, dont la barbarie +était à l'épreuve des spectacles les plus +touchants, ne se laissèrent point fléchir: +au contraire, jugeant que ces deux captifs +étaient des personnes considérables, et +qu'ils pourraient payer une grosse rançon, +ils résolurent de les partager.</p> + +<p>«Mendoce et Zarate, voyant qu'ils avaient +affaire à des cœurs impitoyables, se regardaient +l'un l'autre, et s'exprimaient par +leurs regards l'excès de leur affliction. +Mais lorsque l'on eut achevé le partage du +butin, et que le pirate de Tunis voulut +regagner son bord avec les esclaves qui lui +étaient échus, ces deux amis pensèrent +expirer de douleur. Mendoce s'approcha +du Tolédan, et le serrant entre ses bras: +«Il faut donc, lui dit-il, que nous nous +séparions? Quelle affreuse nécessité! Ce +n'est pas assez que l'audace d'un ravisseur +demeure impunie, on nous défend +même d'unir nos plaintes et nos regrets. +Ah! don Juan, qu'avons-nous fait au +ciel, pour éprouver si cruellement sa colère?—Ne +cherchez point ailleurs la cause +de nos disgrâces, répondit don Juan: il +ne les faut imputer qu'à moi. La mort +des deux personnes que je me suis immolées, +quoiqu'excusable aux yeux des +hommes, aura sans doute irrité le ciel, +qui vous punit aussi d'avoir pris de +l'amitié pour un misérable que poursuit +sa justice.»</p> + +<p>«En parlant ainsi, ils répandaient tous +deux des larmes si abondamment, et soupiraient +avec tant de violence, que les +autres esclaves n'en étaient pas moins touchés +que de leur propre infortune. Mais les +soldats de Tunis, encore plus barbares que +leur maître, remarquant que Mendoce tardait +à sortir du vaisseau, l'arrachèrent brutalement +des bras du Tolédan, et l'entraînèrent +avec eux en le chargeant de coups. +«Adieu, cher ami, s'écria-t-il, je ne vous +reverrai plus: dona Théodora n'est point +vengée; les maux que ces cruels m'apprêtent +feront les moindres peines de +mon esclavage.»</p> + +<p>«Don Juan ne put répondre à ces paroles: +le traitement qu'il voyait faire à son +ami lui causa un saisissement qui lui ôta +l'usage de la voix. Comme l'ordre de cette +histoire demande que nous suivions le Tolédan, +nous laisserons don Fabrique dans +le navire de Tunis.</p> + +<p>«Le corsaire d'Alger retourna vers son +port, où étant arrivé, il mena ses nouveaux +esclaves chez le Pacha, et de là au marché +où l'on a coutume de les vendre. Un officier +du dey Mezomorto acheta don Juan +pour son maître, chez qui l'on employa ce +nouvel esclave à travailler dans les jardins +du harem<a id="FNanchor_2" name="FNanchor_2"></a><a href="#Footnote_2" class="fnanchor">2</a>. Cette occupation, quoique pénible +pour un gentilhomme, ne laissa pas +de lui être agréable, à cause de la solitude +qu'elle demandait. Dans la situation où il +se trouvait, rien ne pouvait le flatter davantage +que la liberté de s'occuper de ses +malheurs. Il y pensait sans cesse, et son +esprit, loin de faire quelque effort pour se +détacher des images les plus affligeantes, +semblait prendre plaisir à se les retracer.</p> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_2" id="Footnote_2"></a> +<a href="#FNanchor_2"> +<span class="label">[2]</span></a> C'est le nom que l'on donne à tous les sérails +des particuliers; il n'y a que le sérail du grand seigneur +qui soit appelé sérail.</p> +</div> +<p>«Un jour que, sans apercevoir le dey qui +se promenait dans le jardin, il chantait +une chanson triste en travaillant, Mezomorto +s'arrêta pour l'écouter: il fut assez +content de sa voix, et, s'approchant de lui +par curiosité, il lui demanda comme il se +nommait: le Tolédan lui répondit qu'il +s'appelait Alvaro. En entrant chez le dey, +il avait jugé à propos de changer de nom, +suivant la coutume des esclaves, et il avait +pris celui-là parce qu'ayant continuellement +dans l'esprit l'enlèvement de Théodora +par Alvaro Ponce, il lui était venu à +la bouche plutôt qu'un autre. Mezomorto, +qui savait passablement l'espagnol, lui fit +plusieurs questions sur les coutumes d'Espagne, +et particulièrement sur la conduite +que les hommes y tiennent pour se rendre +agréables aux femmes, à quoi don Juan +répondit d'une manière dont le dey fut +très-satisfait.</p> + +<p>«Alvaro, lui dit-il, tu me parais avoir +de l'esprit, et je ne te crois pas un homme +du commun; mais, qui que tu puisses +être, tu as le bonheur de me plaire, et je +veux t'honorer de ma confiance.» Don +Juan, à ces mots, se prosterna aux pieds du +dey, et se leva après avoir porté le bas de +sa robe à sa bouche, à ses yeux, et ensuite +sur sa tête.</p> + +<p>«Pour commencer à t'en donner des +marques, reprit Mezomorto, je te dirai +que j'ai dans mon sérail les plus belles femmes +de l'Europe. J'en ai une entr'autres +à qui rien n'est comparable; je ne crois +pas que le grand seigneur même en possède +une si parfaite, quoique ses vaisseaux +lui en apportent tous les jours de tous les +endroits du monde. Il semble que son +visage soit le soleil réfléchi, et sa taille +paraît être la tige du rosier planté dans +le jardin d'Eram. Tu m'en vois enchanté.</p> + +<p>«Mais ce miracle de la nature, avec une +beauté si rare, conserve une tristesse +mortelle, que le temps et mon amour ne +sauraient dissiper. Bien que la fortune l'ait +soumise à mes désirs, je ne les ai point encore +satisfaits; je les ai toujours domptés, +et, contre l'usage ordinaire de mes pareils, +qui ne recherchent que le plaisir +des sens, je me suis attaché à gagner son +cœur par une complaisance et par des +respects que le dernier des Musulmans +aurait honte d'avoir pour une esclave +chrétienne.</p> + +<p>«Cependant tous mes soins ne font +qu'aigrir sa mélancolie, dont l'opiniâtreté +commence enfin à me lasser. L'idée +de l'esclavage n'est point gravée dans l'esprit +des autres avec des traits si profonds: +mes regards favorables l'ont bientôt effacée; +cette longue douleur fatigue ma +patience. Toutefois, avant que je cède à +mes transports, il faut que je fasse un +effort encore: je veux me servir de ton +entremise. Comme l'esclave est chrétienne, +et même de ta nation, elle pourra +prendre de la confiance en toi, et tu la +persuaderas mieux qu'un autre. Vante-lui +mon rang et mes richesses; représente-lui +que je la distinguerai de toutes mes +esclaves; fais-lui même envisager, s'il le +faut, qu'elle peut aspirer à l'honneur +d'être un jour la femme de Mezomorto, +et dis-lui que j'aurai pour elle plus de +considération que je n'en aurais pour une +sultane dont Sa Hautesse voudrait m'offrir +la main.»</p> + +<p>«Don Juan se prosterna une seconde fois +devant le dey, et, quoique peu satisfait de +cette commission, l'assura qu'il ferait tout +son possible pour s'en bien acquitter. +«C'est assez, répliqua Mezomorto; abandonne +ton ouvrage et me suis: je vais, +contre nos usages, te faire parler en particulier +à cette belle esclave. Mais crains +d'abuser de ma confiance: des supplices +inconnus aux Turcs mêmes puniraient ta +témérité. Tâche de vaincre sa tristesse, +et songe que ta liberté est attachée à la +fin de mes souffrances.» Don Juan quitta +son travail et suivit le dey, qui avait pris +les devants pour aller disposer la captive +affligée à recevoir son agent.</p> + +<p>«Elle était avec deux vieilles esclaves, +qui se retirèrent d'abord qu'elles virent paraître +Mezomorto. La belle esclave le salua +avec beaucoup de respect; mais elle ne put +s'empêcher de frémir, ce qui lui arrivait +toutes les fois qu'il s'offrait à sa vue. Il s'en +aperçut, et pour la rassurer: «Aimable +captive, lui dit-il, je ne viens ici que pour +vous avertir qu'il y a parmi mes esclaves +un Espagnol que vous serez peut-être bien +aise d'entretenir: si vous souhaitez de le +voir, je lui accorderai la permission de +vous parler, et même sans témoins.»</p> + +<p>«La belle esclave témoigna qu'elle le +voulait bien. «Je vais vous l'envoyer, reprit +le dey: puisse-t-il par ses discours +soulager vos ennuis!» En achevant ces +paroles, il sortit, et, rencontrant le Tolédan +qui arrivait, il lui dit tout bas: «Tu +peux entrer; et après que tu auras entretenu +la captive, tu viendras dans mon +appartement me rendre compte de cet +entretien.»</p> + +<p>«Zarate entra aussitôt dans la chambre, +poussa la porte, salua l'esclave sans attacher +ses yeux sur elle, et l'esclave reçut son +salut sans le regarder fixement; mais +venant tout à coup à s'envisager l'un +l'autre avec attention, ils firent un cri de +surprise et de joie. «O ciel! dit le Tolédan +en s'approchant d'elle, n'est-ce point une +image vaine qui me séduit? Est-ce en effet +dona Théodora que je vois?—Ah! don +Juan, s'écria la belle esclave, est-ce vous +qui me parlez?—Oui, Madame, répondit-il +en baisant tendrement une de ses +mains, c'est don Juan lui-même. Reconnaissez-moi +à ces pleurs que mes yeux, +charmés de vous revoir, ne sauraient +retenir, à ces transports que votre présence +seule est capable d'exciter; je ne +murmure plus contre la Fortune, puisqu'elle +vous rend à mes vœux... Mais où +m'emporte une joie immodérée? J'oublie +que vous êtes dans les fers. Par quel nouveau +caprice du sort y êtes-vous tombée? +Comment avez-vous pu vous sauver de la +téméraire ardeur de don Alvar? Ah! +qu'elle m'a causé d'alarmes, et que je +crains d'apprendre que le ciel n'ait pas +assez protégé la vertu!</p> + +<p>«—Le ciel, dit dona Théodora, m'a vengée +d'Alvaro Ponce. Si j'avais le temps +de vous raconter...—Vous en avez tout +le loisir, interrompit don Juan: le dey +me permet d'être avec vous, et, ce qui doit +vous surprendre, de vous entretenir sans +témoins. Profitons de ces heureux moments: +instruisez-moi de tout ce qui +vous est arrivé depuis votre enlèvement +jusqu'ici.—Eh! qui vous a dit, reprit-elle, +que c'est par don Alvar que j'ai été +enlevée?—Je ne le sais que trop bien, +répartit don Juan.» Alors il lui conta +succinctement de quelle manière il l'avait +appris, et comme, Mendoce et lui s'étant +embarqués pour aller chercher son ravisseur, +ils avaient été pris par des corsaires. +Dès qu'il eût achevé son récit, Théodora +commença le sien dans ces termes:</p> + +<p>«Il n'est pas besoin de vous dire que je +fus fort étonnée de me voir saisie par une +troupe de gens masqués: je m'évanouis +entre les bras de celui qui me portait, et +quand je revins de mon évanouissement, +qui fut sans doute très-long, je me trouvai +seule avec Inès, une de mes femmes, en +pleine mer, dans la chambre de poupe +d'un vaisseau qui avait les voiles au +vent.</p> + +<p>«La malheureuse Inès se mit à m'exhorter +à prendre patience, et j'eus lieu de +juger par ses discours qu'elle était d'intelligence +avec mon ravisseur. Il osa se +montrer devant moi, et, venant se jeter +à mes pieds: Madame, me dit-il, pardonnez +à don Alvar le moyen dont il se sert +pour vous posséder: vous savez quels +soins je vous ai rendus, et par quel attachement +j'ai disputé votre cœur à don +Fadrique jusqu'au jour que vous lui avez +donné la préférence. Si je n'avais eu pour +vous qu'une passion ordinaire, je l'aurais +vaincue, et je me serais consolé de mon +malheur; mais mon sort est d'adorer vos +charmes: tout méprisé que je suis, je ne +saurais m'affranchir de leur pouvoir. Ne +craignez rien pourtant de la violence de +mon amour: je n'ai point attenté à votre +liberté pour effrayer votre vertu par d'indignes +efforts, et je prétends que, dans la +retraite où je vous conduis, un nœud +éternel et sacré unisse nos cœurs.</p> + +<p>«Il me tint encore d'autres discours +dont je ne puis bien me ressouvenir; mais, +à l'entendre, il semblait qu'en me forçant +à l'épouser il ne me tyrannisait pas, et +que je devais moins le regarder comme +un ravisseur insolent que comme un +amant passionné. Pendant qu'il parla, je +ne fis que pleurer et me désespérer; c'est +pourquoi il me quitta sans perdre le temps +à me persuader; mais en se retirant il fit +un signe à Inès, et je compris que c'était +pour qu'elle appuyât adroitement les +raisons dont il avait voulu m'éblouir.</p> + +<p>«Elle n'y manqua point; elle me représenta +même qu'après l'éclat d'un enlèvement +je ne pourrais guère me dispenser +d'accepter la main d'Alvaro Ponce, quelque +aversion que j'eusse pour lui: que +ma réputation ordonnait ce sacrifice à +mon cœur. Ce n'était pas le moyen d'essuyer +mes larmes, que de me faire voir la +nécessité de ce mariage affreux: aussi +étais-je inconsolable. Inès ne savait plus +que me dire, lorsque tout à coup nous +entendîmes sur le tillac un grand bruit +qui attira toute notre attention.</p> + +<p>«Ce bruit que faisaient les gens de don +Alvar était causé par la vue d'un gros +vaisseau qui venait fondre sur nous à +voiles déployées: comme le nôtre n'était +pas si bon voilier que celui-là, il nous fut +impossible de l'éviter. Il s'approcha de +nous, et bientôt nous entendîmes crier: +<i>Arrive, arrive!</i> Mais Alvaro Ponce et +ses gens, aimant mieux mourir que de se +rendre, furent assez hardis pour vouloir +combattre. L'action fut très-vive: je ne +vous en ferai point le détail; je vous dirai +seulement que don Alvar et tous les siens +y périrent, après s'être battus comme des +désespérés. Pour nous, l'on nous fit +passer dans le gros vaisseau, qui appartenait +à Mezomorto, et que commandait +Aby Aly Osman, un de ses officiers.</p> + +<p>«Aby Aly me regarda longtemps avec +quelque surprise, et, connaissant à mes +habits que j'étais Espagnole, il me dit en +langue castillane: Modérez votre affliction; +consolez-vous d'être tombée dans +l'esclavage; ce malheur était inévitable +pour vous; mais, que dis-je, ce malheur! +C'est un avantage dont vous devez vous +applaudir. Vous êtes trop belle pour vous +borner aux hommages des chrétiens. Le +ciel ne vous a point fait naître pour ces +misérables mortels; vous méritez les vœux +des premiers hommes du monde: les seuls +Musulmans sont dignes de vous posséder. +Je vais, ajouta-t-il, reprendre la route +d'Alger: quoique je n'aie point fait d'autre +prise, je suis persuadé que le dey, +mon maître, sera satisfait de ma course. +Je ne crains pas qu'il condamne l'impatience +que j'aurai eue de remettre entre +ses mains une beauté qui va faire ses délices +et tout l'ornement de son sérail.</p> + +<p>«A ce discours qui me faisait connaître +ce que j'avais à redouter, je redoublai mes +pleurs. Aby Aly, qui voyait d'un autre +œil que moi le sujet de ma frayeur, n'en +fit que rire, et cingla vers Alger, tandis +que je m'affligeais sans modération. Tantôt +j'adressais mes soupirs au ciel, et +j'implorais son secours; tantôt je souhaitais +que quelques vaisseaux chrétiens +vinssent nous attaquer, ou que les flots +nous engloutissent. Après cela, je souhaitais +que mes larmes et ma douleur me +rendissent si effroyable, que ma vue pût +faire horreur au dey. Vains souhaits que +ma pudeur alarmée me faisait former! +Nous arrivâmes au port: on me conduisit +dans ce palais; je parus devant Mezomorto.</p> + +<p>«Je ne sais point ce que dit Aby Aly en +me présentant à son maître, ni ce que +son maître lui répondit, parce qu'ils se +parlèrent en turc; mais je crus m'apercevoir +aux gestes et aux regards du dey que +j'avais le malheur de lui plaire, et les +choses qu'il me dit ensuite en espagnol +achevèrent de me mettre au désespoir, +en me confirmant dans cette opinion.</p> + +<p>«Je me jetai vainement à ses pieds, et +lui promis tout ce qu'il voudrait pour +ma rançon; j'eus beau tenter son avarice +par l'offre de tous mes biens, il me +dit qu'il m'estimait plus que toutes les +richesses du monde. Il me fit préparer +cet appartement, qui est le plus magnifique +de son palais, et depuis ce temps-là +il n'a rien épargné pour bannir la tristesse +dont il me voit accablée. Il m'amène +tous les esclaves de l'un et de l'autre +sexe qui savent chanter ou jouer de quelque +instrument. Il m'a ôté Inès, dans la +pensée qu'elle ne faisait que nourrir mes +chagrins, et je suis servie par de vieilles +esclaves qui m'entretiennent sans cesse +de l'amour de leur maître et de tous les +différents plaisirs qui me sont réservés.</p> + +<p>«Mais tout ce qu'on met en usage pour +me divertir produit un effet tout contraire: +rien ne peut me consoler. Captive +dans ce détestable palais qui retentit +tous les jours des cris de l'innocence opprimée, +je souffre encore moins de la +perte de ma liberté que de la terreur que +m'inspire l'odieuse tendresse du dey. +Quoique je n'aie trouvé en lui, jusqu'à +ce jour, qu'un amant complaisant et +respectueux, je n'en ai pas moins d'effroi, +et je crains que, lassé d'un respect qui le +gêne déjà peut-être, il n'abuse enfin de +son pouvoir: je suis agitée sans relâche +de cette affreuse crainte, et chaque +instant de ma vie m'est un supplice nouveau.»</p> + +<p>«Dona Théodora ne put achever ces paroles +sans verser des pleurs. Don Juan en +fut pénétré. «Ce n'est pas sans raison, Madame, +lui dit-il, que vous vous faites de +l'avenir une si horrible image; j'en suis +autant épouvanté que vous. Le respect +du dey est plus prêt à se démentir que +vous ne pensez; cet amant soumis dépouillera +bientôt sa feinte douceur; je ne +le sais que trop, et je vois tout le danger +que vous courez.</p> + +<p>«Mais, continua-t-il, en changeant de +ton, je n'en serai point un témoin tranquille. +Tout esclave que je suis, mon +désespoir est à craindre: avant que Mezomorto +vous outrage, je veux enfoncer +dans son sein...—Ah! don Juan, interrompit +la veuve de Cifuentes, quel projet +osez-vous concevoir? Gardez-vous bien +de l'exécuter. De quelles cruautés cette +mort serait suivie! Les Turcs ne la vengeraient-ils +pas? Les tourments les plus +effroyables... Je ne puis y penser sans +frémir! D'ailleurs, n'est-ce pas vous exposer +à un péril superflu? En ôtant la vie +au dey, me rendriez-vous la liberté? Hélas! +je serais vendue à quelque scélérat, +peut-être, qui aurait moins de respect +pour moi que Mezomorto. C'est à toi, +ciel, à montrer ta justice! tu connais la +brutale envie du dey: tu me défends le +fer et le poison: c'est donc à toi de prévenir +un crime qui t'offense.</p> + +<p>«—Oui, Madame, reprit Zarate, le ciel +le préviendra; je sens déjà qu'il m'inspire: +ce qui me vient dans l'esprit en ce +moment est sans doute un avis secret +qu'il me donne. Le dey ne m'a permis de +vous voir que pour vous porter à répondre +à son amour. Je dois aller lui rendre +compte de notre conversation: il faut le +tromper. Je vais lui dire que vous n'êtes pas +inconsolable; que la conduite qu'il tient +avec vous commence à soulager vos peines, +et que s'il continue, il doit tout espérer; +secondez-moi de votre côté. Quand il +vous reverra, qu'il vous trouve moins +triste qu'à l'ordinaire: feignez de prendre +quelque sorte de plaisir à ses discours.</p> + +<p>«—Quelle contrainte! interrompit dona +Théodora; comment une âme franche +et sincère pourra-t-elle se trahir jusque-là, +et quel sera le fruit d'une feinte si +pénible?—Le dey, répondit-il, s'applaudira +de ce changement, et voudra, par +sa complaisance, achever de vous gagner: +pendant ce temps-là je travaillerai +à votre liberté. L'ouvrage, j'en conviens, +est difficile; mais je connais un esclave +adroit dont j'espère que l'industrie ne +nous sera pas inutile.</p> + +<p>«Je vous laisse, poursuivit-il: l'affaire +veut de la diligence; nous nous reverrons. +Je vais trouver le dey, et tâcher +d'amuser par des fables son impétueuse +ardeur. Vous, Madame, préparez-vous à +le recevoir: dissimulez, efforcez-vous: +que vos regards, que sa présence blesse, +soient désarmés de haine et de rigueur: +que votre bouche, qui ne s'ouvre tous les +jours que pour déplorer votre infortune, +tienne un langage qui le flatte: ne craignez +point de lui paraître trop favorable; +il faut tout promettre pour ne rien accorder.—C'est +assez, répartit Théodora, +je ferai tout ce que vous me dites, puisque +le malheur qui me menace m'impose +cette cruelle nécessité. Allez, don Juan, +employez tous vos soins à finir mon esclavage; +ce sera un surcroît de joie pour +moi si je tiens de vous ma liberté.»</p> + +<p>«Le Tolédan, suivant l'ordre de Mezomorto, +se rendit auprès de lui: «Hé bien, +Alvaro, lui dit ce dey avec beaucoup d'émotion, +quelles nouvelles m'apportes-tu +de la belle esclave? L'as-tu disposée à +m'écouter? Si tu m'apprends que je ne +dois pas me flatter de vaincre sa farouche +douleur, je jure par la tête du Grand Seigneur +mon maître que j'obtiendrai dès +aujourd'hui par la force ce que l'on refuse +à ma complaisance.—Seigneur, lui +répondit don Juan, il n'est pas besoin de +faire ce serment inviolable; vous ne serez +point obligé d'avoir recours à la violence +pour satisfaire votre amour. L'esclave +est une jeune dame qui n'a point +encore aimé; elle est si fière qu'elle a rejeté +les vœux des premiers seigneurs +d'Espagne: elle vivait en souveraine +dans son pays: elle se voit captive ici; +une âme orgueilleuse doit sentir longtemps +la différence de ces conditions. +Cependant cette superbe Espagnole s'accoutumera +comme les autres à l'esclavage; +j'ose même vous dire que déjà +ses fers commencent à lui moins peser: +ces déférences attentives que vous avez +pour elle, ces soins respectueux qu'elle +n'attendait pas de vous, adoucissent ses +déplaisirs et triomphent peu à peu de sa +fierté. Ménagez, seigneur, cette favorable +disposition; continuez, achevez de charmer +cette belle esclave par de nouveaux +respects, et vous la verrez bientôt, rendue +à vos désirs, perdre dans vos bras l'amour +de la liberté.</p> + +<p>«—Tu me ravis par ce discours, s'écria +le dey: l'espoir que tu me donnes peut +tout sur moi. Oui, je retiendrai mon impatiente +ardeur, pour mieux la satisfaire; +mais ne me trompes-tu point, ou ne t'es-tu +pas trompé toi-même? Je vais tout à +l'heure entretenir l'esclave: je veux voir +si je démêlerai dans ses yeux ces flatteuses +espérances que tu y as remarquées.» +En disant ces paroles, il alla +trouver Théodora, et le Tolédan retourna +dans le jardin, où il rencontra le jardinier, +qui était cet esclave adroit dont il prétendait +employer l'industrie pour tirer d'esclavage +la veuve de Cifuentes.</p> + +<p>«Le jardinier, nommé Francisque, était +Navarrais: il connaissait parfaitement Alger, +pour y avoir servi plusieurs patrons +avant que d'être au dey. «Francisque, mon +ami, lui dit don Juan, vous me voyez +très-affligé: il y a dans ce palais une +jeune dame des plus considérables de Valence: +elle a prié Mezomorto de taxer +lui-même sa rançon; mais il ne veut pas +qu'on la rachète, parce qu'il en est amoureux.—Et +pourquoi cela vous chagrine-t-il si fort? lui dit Francisque.—C'est +que je suis de la même ville, répartit le Tolédan: +ses parents et les miens sont intimes +amis: il n'est rien que je ne fusse +capable de faire pour contribuer à la +mettre en liberté.</p> + +<p>«—Quoique ce ne soit pas une chose aisée, +répliqua Francisque, j'ose vous assurer +que j'en viendrais à bout, si les parents +de la dame étaient d'humeur à bien payer +ce service.—N'en doutez pas, répartit +don Juan; je réponds de leur reconnaissance, +et surtout de la sienne. On la +nomme dona Théodora: elle est veuve +d'un homme qui lui a laissé de grands +biens, et elle est aussi généreuse que +riche: en un mot, je suis Espagnol et +noble, ma parole doit vous suffire.</p> + +<p>«—Hé bien, reprit le jardinier, sur la +foi de votre promesse, je vais chercher un +renégat catalan que je connais, et lui proposer...—Que +dites-vous! interrompit +le Tolédan tout surpris; vous pourriez +vous fier à un misérable qui n'a pas eu +honte d'abandonner sa religion pour...?—Quoique +renégat, interrompit à son +tour Francisque, il ne laisse pas d'être +honnête homme; il me paraît plus digne +de pitié que de haine, et je le trouverais +excusable si son crime pouvait +recevoir quelque excuse. Voici son histoire +en deux mots.</p> + +<p>«Il est natif de Barcelone, et chirurgien +de profession. Voyant qu'il ne faisait +pas trop bien ses affaires à Barcelone, +il résolut d'aller s'établir à Carthagène, +dans la pensée qu'en changeant de lieu +il deviendrait plus heureux qu'il n'était. +Il s'embarqua donc pour Carthagène +avec sa mère; mais ils rencontrèrent +un pirate d'Alger qui les prit et les +amena dans cette ville. Ils furent vendus, +sa mère à un More et lui à un +Turc, qui le maltraita si fort qu'il embrassa +le mahométisme pour finir son +cruel esclavage, comme aussi pour procurer +la liberté à sa mère, qu'il voyait +traitée avec beaucoup de rigueur chez le +More son patron. En effet, s'étant mis à +la solde du bacha, il alla plusieurs fois +en course, et amassa quatre cents patagons: +il en employa une partie au rachat +de sa mère; et pour faire valoir le reste, +il se mit en tête d'écumer la mer pour +son compte.</p> + +<p>«Il se fit capitaine. Il acheta un petit +vaisseau sans pont, et avec quelques +soldats turcs qui voulurent bien se joindre +à lui, il alla croiser entre Alicante et +Carthagène; il revint chargé de butin. +Il retourna encore, et ses courses lui +réussirent si bien, qu'il se vit enfin en +état d'armer un gros vaisseau, avec lequel +il fit des prises considérables; mais il +cessa d'être heureux. Un jour il attaqua +une frégate française, qui maltraita tellement +son vaisseau qu'il eut de la peine +à regagner le port d'Alger. Comme on +juge en ce pays-ci du mérite des pirates par +le succès de leurs entreprises, le renégat +tomba par ses disgrâces dans le mépris +des Turcs. Il en eut du dépit et du chagrin. +Il vendit son vaisseau et se retira +dans une maison hors de la ville, où, depuis +ce temps-là, il vit du bien qui lui +reste, avec sa mère et plusieurs esclaves +qui les servent.</p> + +<p>«Je le vais voir souvent: nous avons +demeuré ensemble chez le même patron: +nous sommes fort amis; il me découvre +ses plus secrètes pensées, et il n'y a pas +trois jours qu'il me disait, les larmes aux +yeux, qu'il ne pouvait être tranquille +depuis qu'il avait eu le malheur de renier +sa foi; que, pour apaiser les remords qui +le déchiraient sans relâche, il était quelquefois +tenté de fouler aux pieds le turban, +et, au hasard d'être brûlé tout vif, +de réparer, par un aveu public de son repentir, +le scandale qu'il avait causé aux +chrétiens.</p> + +<p>«Tel est le renégat à qui je veux m'adresser, +continua Francisque: un +homme de cette sorte ne vous doit pas +être suspect. Je vais sortir sous prétexte +d'aller au bagne<a id="FNanchor_3" name="FNanchor_3"></a><a href="#Footnote_3" class="fnanchor">3</a>: je me rendrai chez lui; +je lui représenterai qu'au lieu de se laisser +consumer de regret de s'être éloigné du +sein de l'Église, il doit songer aux moyens +d'y rentrer: qu'il n'a pour cet effet qu'à +équiper un vaisseau, comme si, ennuyé +de sa vie oisive, il voulait retourner en +course, et qu'avec ce bâtiment nous gagnerons +la côte de Valence, où dona +Théodora lui donnera de quoi passer +agréablement le reste de ses jours à Barcelone.</p> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_3" id="Footnote_3"></a> +<a href="#FNanchor_3"> +<span class="label">[3]</span></a> Lieu où s'assemblent les esclaves.</p> +</div> +<p>«—Oui, mon cher Francisque, s'écria +don Juan, transporté de l'espérance que +l'esclave Navarrais lui donnait, vous pouvez +tout promettre à ce renégat: vous et +lui, soyez sûrs d'être bien récompensés. +Mais croyez-vous que ce projet s'exécute +de la manière que vous le concevez?—Il +peut y avoir des difficultés qui ne s'offrent +point à mon esprit, répartit Francisque; +mais nous les lèverons, le renégat et moi, +Alvaro, ajouta-t-il en le quittant, j'augure +bien de notre entreprise, et j'espère +qu'à mon retour j'aurai de bonnes nouvelles +à vous annoncer.»</p> + +<p>«Ce ne fut pas sans inquiétude que le +Tolédan attendit Francisque, qui revint +trois ou quatre heures après, et qui lui dit: +«J'ai parlé au renégat: je lui ai proposé +notre dessein, et, après une longue délibération, +nous sommes convenus qu'il +achètera un petit vaisseau tout équipé; +que, comme il est permis de prendre pour +matelots des esclaves, il se servira de +tous les siens; que, de peur de se rendre +suspect, il engagera douze soldats Turcs, +de même que s'il avait effectivement +envie d'aller en course; mais que, deux +jours avant celui qu'il leur assignera pour +le départ, il s'embarquera la nuit avec +ses esclaves, lèvera l'ancre sans bruit, et +viendra nous prendre, avec son esquif, à +une petite porte de ce jardin, qui n'est +pas éloignée de la mer. Voilà le plan de +notre entreprise: vous pouvez en instruire +la dame esclave, et l'assurer que +dans quinze jours, au plus tard, elle sera +hors de captivité.»</p> + +<p>«Quelle joie pour Zarate d'avoir une si +agréable assurance à donner à dona Théodora! +Pour obtenir la permission de la voir, +il chercha le jour suivant Mezomorto, et +l'ayant rencontré: «Pardonnez-moi, seigneur, +lui dit-il, si j'ose vous demander +comment vous avez trouvé la belle esclave: +êtes-vous plus satisfait?...—J'en suis +charmé, interrompit le dey: ses yeux +n'ont point évité hier mes plus tendres +regards; ses discours, qui n'étaient auparavant +que des réflexions éternelles sur +son état, n'ont été mêlés d'aucune plainte, +et même elle a paru prêter aux miens +une attention obligeante.</p> + +<p>«C'est à tes soins, Alvaro, que je dois ce +changement: je vois que tu connais bien +les femmes de ton pays. Je veux que tu +l'entretiennes encore, pour achever ce que +tu as si heureusement commencé. Épuise +ton esprit et ton adresse pour hâter mon +bonheur; je romprai aussitôt tes chaînes, +et je jure par l'âme de notre grand +prophète que je te renverrai dans ta +patrie chargé de tant de bienfaits, que +les chrétiens, en te revoyant, ne pourront +croire que tu reviennes de l'esclavage.»</p> + +<p>«Le Tolédan ne manqua pas de flatter +l'erreur de Mezomorto: il feignit d'être +très-sensible à ses promesses, et, sous prétexte +d'en vouloir avancer l'accomplissement, +il s'empressa d'aller voir la belle esclave. +Il la trouva seule dans son appartement; +les vieilles qui la servaient étaient +occupées ailleurs. Il lui apprit ce que le +Navarrais et le renégat avaient comploté +ensemble, sur la foi des promesses qui leur +avaient été faites.</p> + +<p>«Ce fut une grande consolation pour la +dame d'entendre qu'on avait pris de si bonnes +mesures pour sa délivrance. «Est-il +possible, s'écria-t-elle dans l'excès de la +joie, qu'il me soit permis d'espérer de +revoir encore Valence, ma chère patrie? +Quel bonheur, après tant de périls et +d'alarmes, d'y vivre en repos avec vous! +Ah! don Juan, que cette pensée m'est +agréable! En partagez-vous le plaisir +avec moi? Songez-vous qu'en m'arrachant +au dey, c'est votre femme que vous +lui enlevez?</p> + +<p>«—Hélas! répondit Zarate en poussant +un profond soupir, que ces paroles flatteuses +auraient de charmes pour moi, si +le souvenir d'un amant malheureux n'y +venait point mêler une amertume qui en +corrompt toute la douceur! Pardonnez-moi, +Madame, cette délicatesse; avouez +même que Mendoce est digne de votre +pitié. C'est pour vous qu'il est sorti de +Valence, qu'il a perdu la liberté, et je ne +doute point qu'à Tunis il ne soit moins +accablé du poids de ses chaînes que du +désespoir de ne vous avoir pas vengée.</p> + +<p>«—Il méritait sans doute un meilleur +sort, dit dona Théodora: je prends le ciel +à témoin que je suis pénétrée de tout ce +qu'il a fait pour moi; je ressens vivement +les peines que je lui cause; mais, +par un cruel effet de la malignité des +astres, mon cœur ne saurait être le prix +de ses services.»</p> + +<p>«Cette conversation fut interrompue par +l'arrivée des deux vieilles qui servaient la +veuve de Cifuentes. Don Juan changea de +discours, et, faisant le personnage du confident +du dey: «Oui, charmante esclave, +dit-il à Théodora, vous avez enchaîné +celui qui vous retient dans les fers. Mezomorto, +votre maître et le mien, le plus +amoureux et le plus aimable de tous les +Turcs, est très-content de vous: continuez +à le traiter favorablement, et vous verrez +bientôt la fin de vos déplaisirs.» Il sortit +en prononçant ces derniers mots, dont le +vrai sens ne fut compris que par cette +dame.</p> + +<p>«Les choses demeurèrent huit jours dans +cette disposition au palais du dey. Cependant +le renégat catalan avait acheté un petit +vaisseau presque tout équipé, et il faisait +les préparatifs du départ; mais six jours +avant qu'il fût en état de se mettre en mer, +don Juan eut de nouvelles alarmes.</p> + +<p>«Mezomorto l'envoya chercher, et l'ayant +fait entrer dans son cabinet: «Alvaro, lui +dit-il, tu es libre; tu partiras quand tu +voudras pour t'en retourner en Espagne: +les présents que je t'ai promis sont prêts. +J'ai vu la belle esclave aujourd'hui: +qu'elle m'a paru différente de cette personne +dont la tristesse me faisait tant de +peine! Chaque jour le sentiment de sa +captivité s'affaiblit: je l'ai trouvée si +charmante, que je viens de prendre la +résolution de l'épouser: elle sera ma +femme dans deux jours.»</p> + +<p>«Don Juan changea de couleur à ces paroles, +et quelque effort qu'il fît pour se +contraindre, il ne put cacher son trouble +et sa surprise au dey, qui lui en demanda +la cause.</p> + +<p>«Seigneur, lui répondit le Tolédan dans +son embarras, je suis sans doute fort +étonné qu'un des plus considérables personnages +de l'empire ottoman veuille +s'abaisser jusqu'à épouser une esclave: +je sais bien que cela n'est pas sans exemple +parmi vous; mais, enfin, l'illustre +Mezomorto, qui peut prétendre aux filles +des premiers officiers de la Porte...—J'en +demeure d'accord, interrompit le +dey; je pourrais même aspirer à la fille +du grand-visir, et me flatter de succéder +à l'emploi de mon beau-père; mais j'ai +des richesses immenses et peu d'ambition. +Je préfère le repos et les plaisirs +dont je jouis ici au vizirat, à ce dangereux +honneur où nous ne sommes pas +plus tôt montés, que la crainte des sultans, +ou la jalousie des envieux qui les approchent, +nous en précipite. D'ailleurs, +j'aime mon esclave, et sa beauté la rend +assez digne du rang où ma tendresse +l'appelle.</p> + +<p>«Mais il faut, ajouta-t-il, qu'elle change +aujourd'hui de religion, pour mériter +l'honneur que je veux lui faire. Crois-tu +que des préjugés ridicules le lui fassent +mépriser?—Non, seigneur, répartit +don Juan; je suis persuadé qu'elle sacrifiera +tout à un rang si beau. Permettez-moi +pourtant de vous dire que vous ne +devez point l'épouser brusquement: ne +précipitez rien. Il ne faut pas douter que +l'idée de quitter une religion qu'elle a +sucée avec le lait ne la révolte d'abord: +donnez-lui le temps de faire des réflexions. +Quand elle se représentera qu'au lieu de +la déshonorer et de la laisser tristement +vieillir parmi le reste de vos captives, +vous l'attachez à vous par un mariage qui +la comble de gloire, sa reconnaissance et +sa vanité vaincront peu à peu ses scrupules. +Différez de huit jours seulement +l'exécution de votre dessein.»</p> + +<p>«Le dey demeura quelque temps rêveur: +le délai que son confident lui proposait +n'était guère de son goût; néanmoins le +conseil lui parut fort judicieux. «Je cède à +tes raisons, Alvaro, lui dit-il, quelque +impatience que j'aie de posséder l'esclave; +j'attendrai donc encore huit jours: va la +voir tout à l'heure, et la dispose à remplir +mes désirs après ce temps-là. Je veux +que ce même Alvaro qui m'a si bien servi +auprès d'elle ait l'honneur de lui offrir +ma main.»</p> + +<p>«Don Juan courut à l'appartement de +Théodora, et l'instruisit de ce qui venait de +se passer entre Mezomorto et lui, afin +qu'elle se réglât là-dessus. Il lui apprit +aussi que dans six jours le vaisseau du renégat +serait prêt; et comme elle témoignait +être fort en peine de savoir de quelle manière +elle pourrait sortir de son appartement, +attendu que toutes les portes des +chambres qu'il fallait traverser pour gagner +l'escalier étaient bien fermées: «C'est +ce qui doit peu vous embarrasser, Madame, +lui dit-il; une fenêtre de votre cabinet +donne sur le jardin; c'est par là que +vous descendrez, avec une échelle que +j'aurai soin de vous fournir.»</p> + +<p>«En effet, les six jours s'étant écoulés, +Francisque avertit le Tolédan que le renégat +se préparait à partir la nuit prochaine. +Vous jugez bien qu'elle fut attendue avec +beaucoup d'impatience. Elle arriva enfin, +et, pour comble de bonheur, elle devint +très-obscure. Dès que le moment d'exécuter +l'entreprise fut venu, don Juan alla poser +l'échelle sous la fenêtre du cabinet de la +belle esclave, qui l'observait, et qui descendit +aussitôt avec beaucoup d'empressement +et d'agitation: ensuite elle s'appuya +sur le Tolédan, qui la conduisit vers la petite +porte du jardin qui ouvrait sur la mer.</p> + +<p>«Ils marchaient tous deux à pas précipités, +et goûtaient déjà par avance le plaisir +de se voir hors d'esclavage: mais la Fortune, +avec qui ces amants n'étaient pas +encore bien réconciliés, leur suscita un +malheur plus cruel que tous ceux qu'ils +avaient éprouvés jusqu'alors, et celui qu'ils +auraient le moins prévu.</p> + +<p>«Ils étaient déjà hors du jardin, et ils +s'avançaient sur le rivage pour s'approcher +de l'esquif qui les attendait, lorsqu'un +homme qu'ils prirent pour un compagnon +de leur fuite, et dont ils n'avaient aucune +défiance, vint tout droit à don Juan +l'épée nue, et la lui enfonçant dans le sein: +«Perfide Alvaro Ponce, s'écria-t-il, c'est +ainsi que don Fadrique de Mendoce doit +punir un lâche ravisseur: tu ne mérites +point que je t'attaque en brave +homme.»</p> + +<p>«Le Tolédan ne put résister à la force +du coup, qui le porta par terre: et en même +temps, dona Théodora, qu'il soutenait, +saisie à la fois d'étonnement, de douleur et +d'effroi, tomba évanouie d'un autre côté. +«Ah! Mendoce, dit don Juan, qu'avez-vous +fait? C'est votre ami que vous venez de +percer.—Juste ciel, reprit don Fadrique, +serait-il bien possible que j'eusse assassiné!...—Je +vous pardonne ma mort, interrompit +Zarate; le destin seul en est +coupable, ou plutôt il a voulu par là finir +nos malheurs. Oui, mon cher Mendoce, +je meurs content, puisque je remets +entre vos mains dona Théodora, qui peut +vous assurer que mon amitié pour vous +ne s'est jamais démentie.</p> + +<p>«—Trop généreux ami, dit don Fadrique +emporté par un mouvement de +désespoir, vous ne mourrez point seul; +le même fer qui vous a frappé va punir +votre assassin: si mon erreur peut faire +excuser mon crime, elle ne saurait m'en +consoler.» A ces mots, il tourna la pointe +de son épée contre son estomac, la plongea +jusqu'à la garde, et tomba sur le corps de +don Juan, qui s'évanouit, moins affaibli +par le sang qu'il perdait que surpris de la +fureur de son ami.</p> + +<p>«Francisque et le renégat, qui étaient +à dix pas de là, et qui avaient eu leurs raisons +pour n'aller pas secourir l'esclave Alvaro, +furent fort étonnés d'entendre les +dernières paroles de don Fadrique, et de +voir sa dernière action. Ils connurent qu'il +s'était mépris, et que les blessés étaient +deux amis, et non de mortels ennemis, +comme ils l'avaient cru; alors ils s'empressèrent +à les secourir; mais, les trouvant +sans sentiment, aussi bien que Théodora, +qui était toujours évanouie, ils ne +savaient quel parti prendre. Francisque +était d'avis que l'on se contentât d'emporter +la dame, et qu'on laissât les cavaliers sur +le rivage, où, selon toutes les apparences, +ils mourraient bientôt, s'ils n'étaient déjà +morts. Le renégat ne fut pas de cette opinion: +il dit qu'il ne fallait point abandonner +les blessés, dont les blessures n'étaient peut-être +pas mortelles, et qu'il les panserait dans +son vaisseau, où il avait tous les instruments +de son premier métier, qu'il n'avait +point oublié. Francisque se rendit à ce sentiment.</p> + +<p>«Comme ils n'ignoraient pas de quelle +importance il était de se hâter, le renégat +et le Navarrais, à l'aide de quelques esclaves, +portèrent dans l'esquif la malheureuse +veuve de Cifuentes avec ses deux amants, +encore plus infortunés qu'elle. Ils joignirent +en peu de moments leur vaisseau, où, +d'abord qu'ils furent tous entrés, les uns +tendirent les voiles, pendant que les autres, +à genoux sur le tillac, imploraient la faveur +du ciel par les plus ferventes prières +que leur pouvait suggérer la crainte d'être +poursuivis par les navires de Mezomorto.</p> + +<p>«Pour le renégat, après avoir chargé du +soin de la manœuvre un esclave français, +qui l'entendait parfaitement, il donna sa +première attention à dona Théodora: il +lui rendit l'usage de ses sens, et fit si bien +par ses remèdes que don Fadrique et le +Tolédan reprirent aussi leurs esprits. La +veuve de Cifuentes, qui s'était évanouie +lorsqu'elle avait vu frapper don Juan, fut +fort étonnée de trouver là Mendoce; et +quoiqu'à le voir elle jugeât bien qu'il s'était +blessé lui-même de douleur d'avoir percé +son ami, elle ne pouvait le regarder que +comme l'assassin d'un homme qu'elle aimait.</p> + +<p>«C'était la chose du monde la plus touchante, +que de voir ces trois personnes revenues +à elles-mêmes: l'état d'où l'on venait +de les tirer, quoique semblable à la +mort, n'était pas si digne de pitié. Dona +Théodora envisageait don Juan avec des +yeux où étaient peints tous les mouvements +d'une âme que possèdent la douleur et le +désespoir, et les deux amis attachaient sur +elle leurs regards mourants, en poussant +de profonds soupirs.</p> + +<p>«Après avoir gardé quelque temps un +silence aussi tendre que funeste, don Fadrique +le rompit; il adressa la parole à la +veuve de Cifuentes: «Madame, lui dit-il, +avant que de mourir, j'ai la satisfaction de +vous voir hors d'esclavage: plût au ciel +que vous me dussiez la liberté; mais il a +voulu que vous eussiez cette obligation à +l'amant que vous chérissez. J'aime trop +ce rival pour en murmurer, et je souhaite +que le coup que j'ai eu le malheur de lui +porter ne l'empêche pas de jouir de votre +reconnaissance.» La dame ne répondit +rien à ce discours. Loin d'être sensible +en ce moment au triste sort de don Fadrique, +elle sentait pour lui des mouvements +d'aversion que lui inspirait l'état où +était le Tolédan.</p> + +<p>«Cependant le chirurgien se préparait +à visiter et à sonder les plaies. Il commença +par celle de Zarate; il ne la trouva pas dangereuse, +parce que le coup n'avait fait que +glisser au-dessous de la mamelle gauche, +et n'offensait aucune des parties nobles. Le +rapport du chirurgien diminua l'affliction +de Théodora, et causa beaucoup de joie à +don Fadrique, qui tourna la tête vers cette +dame: «Je suis content, lui dit-il; j'abandonne +sans regret la vie, puisque mon ami +est hors de péril: je ne mourrai point +chargé de votre haine.»</p> + +<p>«Il prononça ces paroles d'un air si touchant, +que la veuve de Cifuentes en fut pénétrée. +Comme elle cessa de craindre pour +don Juan, elle cessa de haïr don Fadrique; +et ne voyant plus en lui qu'un homme +qui méritait toute sa pitié: «Ah! Mendoce, +lui répondit-elle emportée par un transport +généreux, souffrez que l'on panse +votre blessure; elle n'est peut-être pas +plus considérable que celle de votre ami. +Prêtez-vous au soin que l'on veut avoir +de vos jours: vivez; si je ne puis vous +rendre heureux, du moins je ne ferai pas +le bonheur d'un autre. Par compassion +et par amitié pour vous, je retiendrai la +main que je voulais donner à don Juan; +je vous fais le même sacrifice qu'il vous a +fait.»</p> + +<p>«Don Fadrique allait répliquer; mais +le chirurgien, qui craignait qu'en parlant +il n'irritât son mal, l'obligea de se taire, et +visita sa plaie: elle lui parut mortelle, attendu +que l'épée avait pénétré dans la +partie supérieure du poumon, ce qu'il jugeait +par une hémorragie ou perte de sang +dont la suite était à craindre. D'abord qu'il +eût mis le premier appareil, il laissa reposer +les cavaliers dans la chambre de +poupe, sur deux petits lits l'un auprès de +l'autre, et emmena ailleurs dona Théodora, +dont il jugea que la présence leur pouvait +être nuisible.</p> + +<p>«Malgré toutes ces précautions, la fièvre +prit à Mendoce, et sur la fin de la journée +l'hémorragie augmenta. Le chirurgien lui +déclara alors que le mal était sans remède, +et l'avertit que s'il avait quelque chose à +dire à son ami ou à dona Théodora, il n'avait +point de temps à perdre. Cette nouvelle +causa une étrange émotion au Tolédan: +pour don Fadrique, il la reçut avec indifférence. +Il fit appeler la veuve de Cifuentes, +qui se rendit auprès de lui dans un état +plus aisé à concevoir qu'à représenter.</p> + +<p>«Elle avait le visage couvert de pleurs, +et elle sanglotait avec tant de violence, que +Mendoce en fut fort agité: «Madame, lui +dit-il, je ne vaux pas ces précieuses larmes +que vous répandez: arrêtez-les, de grâce, +pour m'écouter un moment. Je vous fais +la même prière, mon cher Zarate, ajouta-t-il +en remarquant la vive douleur que +son ami faisait éclater; je sais bien que +cette séparation vous doit être rude; votre +amitié m'est trop connue pour en douter: +mais attendez l'un et l'autre que ma mort +soit arrivée, pour l'honorer de tant de +marques de tendresse et de pitié.</p> + +<p>«Suspendez jusque-là votre affliction: +je la sens plus que la perte de ma vie. Apprenez +par quels chemins le sort qui +me poursuit a su cette nuit me conduire +sur le fatal rivage que j'ai teint du sang +de mon ami et du mien. Vous devez être +en peine de savoir comment j'ai pu +prendre don Juan pour don Alvar: je +vais vous en instruire, si le peu de temps +qui me reste encore à vivre me permet de +vous donner ce triste éclaircissement.</p> + +<p>«Quelques heures après que le vaisseau +où j'étais eût quitté celui où j'avais laissé +don Juan, nous rencontrâmes un corsaire +français qui nous attaqua: il se rendit +maître du vaisseau de Tunis, et nous mit +à terre auprès d'Alicante. Je ne fus pas +sitôt libre, que je songeai à racheter mon +ami. Pour cet effet, je me rendis à Valence, +où je fis de l'argent comptant; et sur l'avis +qu'on me donna qu'à Barcelone il y avait +des Pères de la Rédemption qui se préparaient +à faire voile vers Alger, je m'y +rendis; mais avant que de sortir de Valence, +je priai le gouverneur don Francisco +de Mendoce, mon oncle, d'employer +tout le crédit qu'il peut avoir à la cour +d'Espagne pour obtenir la grâce de Zarate, +que j'avais dessein de ramener avec +moi et de faire rentrer dans ses biens, +qui ont été confisqués depuis la mort du +duc de Naxera.</p> + +<p>«Sitôt que nous fûmes arrivés à Alger, +j'allai dans les lieux que fréquentent les +esclaves; mais j'avais beau les parcourir +tous, je n'y trouvais point ce que je cherchais. +Je rencontrai le renégat catalan à +qui ce navire appartient: je le reconnus +pour un homme qui avait autrefois servi +mon oncle. Je lui dis le motif de mon +voyage, et le priai de vouloir faire une +exacte recherche de mon ami. «Je suis +fâché, me répondit-il, de ne pouvoir vous +être utile: je dois partir d'Alger cette +nuit avec une dame de Valence qui est +l'esclave du dey.—Et comment appelez-vous +cette dame, lui dis-je?» Il répartit +qu'elle se nommait Théodora.</p> + +<p>«La surprise que je fis paraître à cette +nouvelle apprit par avance au renégat +que je m'intéressais pour cette dame. Il +me découvrit le dessein qu'il avait formé +pour la tirer d'esclavage; et comme en +son récit il fit mention de l'esclave Alvaro, +je ne doutai point que ce ne fût Alvaro +Ponce lui-même. «Servez mon ressentiment, +dis-je avec transport au renégat: +donnez-moi les moyens de me venger de +mon ennemi.—Vous serez bientôt satisfait, +me répondit-il; mais contez-moi +auparavant le sujet que vous avez de vous +plaindre de cet Alvaro.» Je lui appris +toute notre histoire, et lorsqu'il l'eût +entendue; «C'est assez, reprit-il; vous +n'aurez cette nuit qu'à m'accompagner: +on vous montrera votre rival, et après +que vous l'aurez puni, vous prendrez sa +place, et viendrez avec nous à Valence +conduire dona Théodora.»</p> + +<p>«Néanmoins mon impatience ne me fit +point oublier don Juan: je laissai de l'argent +pour sa rançon entre les mains d'un +marchand italien, nommé Francisco Capati, +qui réside à Alger, et qui me promit +de le racheter s'il venait à le découvrir. +Enfin la nuit arriva; je me rendis chez +le renégat, qui me mena sur le bord de +la mer. Nous nous arrêtâmes devant une +petite porte, d'où il sortit un homme qui +vint droit à nous, et qui nous dit, en nous +montrant du doigt un homme et une +femme qui marchaient sur ses pas: «Voilà +Alvaro et dona Théodora qui me suivent.»</p> + +<p>«A cette vue je deviens furieux; je mets +l'épée à la main, je cours au malheureux +Alvaro, et, persuadé que c'est un rival +odieux que je vais frapper, je perce cet +ami fidèle que j'étais venu chercher. Mais, +grâces au ciel, continua-t-il en s'attendrissant, +mon erreur ne lui coûtera point +la vie, ni d'éternelles larmes à dona +Théodora.</p> + +<p>«—Ah! Mendoce, interrompit la dame, +vous faites injure à mon affliction; je ne +me consolerai jamais de vous avoir perdu; +quand même j'épouserais votre ami, ce ne +serait que pour unir nos douleurs; votre +amour, votre amitié, vos infortunes, +feraient tout notre entretien.—C'en est +trop, Madame, répliqua don Fadrique; +je ne mérite pas que vous me regrettiez +si longtemps: souffrez, je vous en conjure, +que Zarate vous épouse, après qu'il +vous aura vengée d'Alvaro Ponce.—Don +Alvar n'est plus, dit la veuve de Cifuentes; +le même jour qu'il m'enleva, il +fut tué par le corsaire qui me prit.</p> + +<p>«—Madame, reprit Mendoce, cette nouvelle +me fait plaisir; mon ami en sera +plus tôt heureux: suivez sans contrainte +votre penchant l'un et l'autre. Je vois avec +joie approcher le moment qui va lever +l'obstacle que votre compassion et sa générosité +mettent à votre commun bonheur. +Puissent tous vos jours couler dans +un repos, dans une union que la jalousie +de la Fortune n'ose troubler! Adieu, Madame, +adieu, don Juan; souvenez-vous +quelquefois tous deux d'un homme qui +n'a rien tant aimé que vous.»</p> + +<p>«Comme la dame et le Tolédan, au lieu +de lui répondre, redoublaient leurs pleurs, +don Fadrique, qui s'en aperçut et qui se +sentait très-mal, poursuivit ainsi: «Je me +laisse trop attendrir: déjà la mort m'environne, +et je ne songe pas à supplier la bonté +divine de me pardonner d'avoir moi-même +borné le cours d'une vie dont elle +seule devait disposer.» Après avoir achevé +ces paroles, il leva les yeux au ciel avec +toutes les apparences d'un véritable repentir, +et bientôt l'hémorragie causa une suffocation +qui l'emporta.</p> + +<p>«Alors don Juan, possédé de son désespoir, +porte la main sur sa plaie: il arrache +l'appareil; il veut la rendre incurable; +mais Francisque et le renégat se jettent sur +lui et s'opposent à sa rage. Théodora est +effrayée de ce transport: elle se joint au renégat +et au Navarrais pour détourner don +Juan de son dessein. Elle lui parle d'un air +si touchant, qu'il rentre en lui-même; il +souffre que l'on rebande sa plaie, et enfin +l'intérêt de l'amant calme peu à peu la fureur +de l'ami. Mais s'il reprit sa raison, +il ne s'en servit que pour prévenir les effets +insensés de sa douleur, et non pour en +affaiblir le sentiment.</p> + +<p>«Le renégat, qui, parmi plusieurs choses +qu'il emportait en Espagne, avait d'excellent +baume d'Arabie et de précieux parfums, +embauma le corps de Mendoce, à la +prière de la dame et de don Juan, qui témoignèrent +qu'ils souhaitaient de lui rendre +à Valence les honneurs de la sépulture. +Ils ne cessèrent tous deux de gémir et de +soupirer pendant toute la navigation. Il +n'en fut pas de même du reste de l'équipage: +comme le vent était toujours favorable, +il ne tarda guère à découvrir les côtes +d'Espagne.</p> + +<p>«A cette vue, tous les esclaves se livrèrent +à la joie, et quand le vaisseau fut heureusement +arrivé au port de Dénia, chacun +prit son parti. La veuve de Cifuentes et le +Tolédan envoyèrent un courrier à Valence, +avec des lettres pour le gouverneur et pour +la famille de dona Théodora. La nouvelle +du retour de cette dame fut reçue de tous +ses parents avec beaucoup de joie. Pour +don Francisco de Mendoce, il sentit une +vive affliction quand il apprit la mort de +son neveu.</p> + +<p>«Il le fit bien paraître lorsque, accompagné +des parents de la veuve de Cifuentes, +il se rendit à Dénia, et qu'il voulut voir le +corps du malheureux don Fadrique: ce +bon vieillard le mouilla de ses pleurs, en +faisant des plaintes si pitoyables, que tous +les spectateurs en furent attendris. Il demanda +par quelle aventure son neveu se +trouvait dans cet état.</p> + +<p>«Je vais vous la conter, seigneur, lui dit +le Tolédan; loin de chercher à l'effacer +de ma mémoire, je prends un funeste +plaisir à me la rappeler sans cesse et à +nourrir ma douleur.» Il lui dit alors +comment était arrivé ce triste accident, et +ce récit, en lui arrachant de nouvelles larmes, +redoubla celles de don Francisco. A +l'égard de Théodora, ses parents lui marquèrent +la joie qu'ils avaient de la revoir, +et la félicitèrent sur la manière miraculeuse +dont elle avait été délivrée de la tyrannie +de Mezomorto.</p> + +<p>«Après un entier éclaircissement de +toutes choses, on mit le corps de don Fadrique +dans un carrosse, et on le conduisit +à Valence; mais il n'y fut point enterré, +parce que, le temps de la vice-royauté de +don Francisco étant près d'expirer, ce seigneur +se préparait à s'en retourner à +Madrid, où il résolut de faire transporter +son neveu.</p> + +<p>«Pendant que l'on faisait les préparatifs +du convoi, la veuve de Cifuentes combla +de biens Francisque et le renégat. Le Navarrais +se retira dans sa province, et le renégat +retourna avec sa mère à Barcelone, +où il rentra dans le christianisme, et où il +vit encore aujourd'hui fort commodément.</p> + +<p>«Dans ce temps-là, don Francisco reçut +un paquet de la cour, dans lequel était la +grâce de don Juan, que le roi, malgré la +considération qu'il avait pour la maison de +Naxera, n'avait pu refuser à tous les Mendoce +qui s'étaient joints pour la lui demander. +Cette nouvelle fut d'autant plus +agréable au Tolédan, qu'elle lui procurait +la liberté d'accompagner le corps de son +ami, ce qu'il n'aurait osé faire sans cela.</p> + +<p>«Enfin le convoi partit, suivi d'un grand +nombre de personnes de qualité; et sitôt +qu'il fut arrivé à Madrid, on enterra le +corps de don Fadrique dans une église, où +Zarate et dona Théodora, avec la permission +des Mendoce, lui firent élever un +magnifique tombeau. Ils n'en demeurèrent +point là; ils portèrent le deuil de leur ami +durant une année entière, pour éterniser +leur douleur et leur amitié.</p> + +<p>«Après avoir donné des marques si célèbres +de leur tendresse pour Mendoce, ils +se marièrent; mais, par un inconcevable +effet du pouvoir de l'amitié, don Juan ne +laissa pas de conserver longtemps une mélancolie +que rien ne pouvait bannir. Don +Fadrique, son cher don Fadrique, était toujours +présent à sa pensée: il le voyait toutes +les nuits en songe, et le plus souvent tel +qu'il l'avait vu rendant les derniers soupirs. +Son esprit pourtant commençait à se distraire +de ces tristes images: les charmes de +dona Théodora, dont il était toujours épris, +triomphaient peu à peu d'un souvenir funeste; +enfin don Juan allait vivre heureux +et content: mais ces jours passés il tomba +de cheval en chassant; il se blessa à la tête; +il s'y est formé un abcès. Les médecins ne +l'ont pu sauver; il vient de mourir, et +Théodora, qui est cette dame que vous +voyez entre les bras de deux femmes qui +veillent sur son désespoir, pourra le suivre +bientôt.»</p> + + + + +<h2><a name="c16" id="c16"></a>CHAPITRE XVI<br/> +<i>Des songes.</i></h2> + + +<p>Lorsque Asmodée eut fini le récit de cette +histoire, don Cléofas lui dit: «Voilà un +très-beau tableau de l'amitié; mais s'il est +rare de voir deux hommes s'aimer autant +que don Juan et don Fadrique, je crois que +l'on aurait encore plus de peine à trouver +deux amies rivales qui puissent se faire si +généreusement un sacrifice réciproque d'un +amant aimé.</p> + +<p>—Sans doute, répondit le diable, c'est +ce que l'on n'a point encore vu, et ce que +l'on ne verra peut-être jamais. Les femmes +ne s'aiment point. J'en suppose deux parfaitement +unies: je veux même qu'elles ne +disent pas le moindre mal l'une de l'autre +en leur absence, tant elles sont amies. Vous +les voyez toutes deux: vous penchez d'un +côté, la rage se met de l'autre; ce n'est pas +que l'enragée vous aime; mais elle voulait +la préférence. Tel est le caractère des +femmes: elles sont trop jalouses les unes +des autres pour être capables d'amitié.</p> + +<p>—L'histoire de ces deux amis sans pairs, +reprit Léandro Perez, est un peu romanesque +et nous a menés bien loin. La nuit est +fort avancée: nous allons voir dans un +moment paraître les premiers rayons du +jour: j'attends de vous un nouveau plaisir. +J'aperçois un grand nombre de personnes +endormies: je voudrais, par curiosité, que +vous me dissiez les divers songes qu'elles +peuvent faire.—Très volontiers, répartit +le démon: vous aimez les tableaux changeants; +je veux vous contenter.</p> + +<p>—Je crois, dit Zambullo, que je vais +entendre des songes bien ridicules.—Pourquoi? +répondit le boiteux; vous qui +possédez votre Ovide, ne savez-vous pas +que ce poëte dit que c'est vers la pointe du +jour que les songes sont plus vrais, parce +que dans ce temps-là l'âme est dégagée des +vapeurs des aliments?—Pour moi, répliqua +don Cléofas, quoi qu'en puisse dire +Ovide, je n'ajoute aucune foi aux songes.—Vous +avez tort, reprit Asmodée; il ne +faut ni les traiter de chimères, ni les croire +tous: ce sont des menteurs qui disent quelquefois +la vérité. L'empereur Auguste, dont +la tête valait bien celle d'un écolier, ne +méprisait pas les songes dans lesquels il +était intéressé; et bien lui en prit, à la +bataille de Philippe, de quitter sa tente, +sur le récit qu'on lui fit d'un rêve qui le +regardait. Je pourrais vous citer mille autres +exemples qui vous feraient connaître +votre témérité; mais je les passe sous silence +pour satisfaire le nouveau désir qui vous +presse.</p> + +<p>«Commençons par ce bel hôtel à main +droite. Le maître du logis, que vous voyez +couché dans ce riche appartement, est un +comte libéral et galant. Il rêve qu'il est à un +spectacle où il entend chanter une jeune +actrice, et qu'il se rend à la voix de cette +sirène.</p> + +<p>«Dans l'appartement parallèle repose +la comtesse sa femme, qui aime le jeu à la +fureur. Elle rêve qu'elle n'a point d'argent, +et qu'elle met en gage des pierreries chez +un joaillier qui lui prête trois cents pistoles, +moyennant un très-honnête profit.</p> + +<p>«Dans l'hôtel le plus proche, du même +côté, demeure un marquis, du même caractère +que le comte, et qui est amoureux +d'une fameuse coquette. Il rêve qu'il emprunte +une somme considérable pour lui en +faire présent; et son intendant, couché +tout au haut de l'hôtel, songe qu'il s'enrichit +à mesure que son maître se ruine. Hé +bien! que pensez-vous de ces songes-là? +Vous paraissent-ils extravagants?—Non, +ma foi, répondit don Cléofas; je vois bien +qu'Ovide a raison; mais je suis curieux de +savoir qui est cet homme que je remarque; +il a la moustache en papillottes, et conserve +en dormant un air de gravité qui me fait +juger que ce ne doit pas être un cavalier du +commun.—C'est un gentilhomme de province, +répondit le démon, un vicomte Aragonais, +un esprit vain et fier: son âme en +ce moment nage dans la joie. Il rêve qu'il +est avec un grand qui lui cède le pas dans +une cérémonie publique.</p> + +<p>«Mais je découvre dans la même maison +deux frères médecins qui font des songes +bien mortifiants. L'un rêve que l'on publie +une ordonnance qui défend de payer les +médecins quand ils n'auront pas guéri +leurs malades; et son frère songe qu'il est +ordonné que les médecins mèneront le +deuil à l'enterrement de tous les malades +qui mourront entre leurs mains.—Je souhaiterais, +dit Zambullo, que cette dernière +ordonnance fût réelle, et qu'un médecin se +trouvât aux funérailles de son malade, +comme un lieutenant criminel assiste en +France au supplice d'un coupable qu'il a +condamné.—J'aime la comparaison, dit le +diable: on pourrait dire, en ce cas-là, que +l'un va faire exécuter sa sentence, et que +l'autre a déjà fait exécuter la sienne.</p> + +<p>—Oh! oh! s'écria l'écolier, qui est ce +personnage qui se frotte les yeux en se +levant avec précipitation?—C'est un +homme de qualité qui sollicite un gouvernement +dans la Nouvelle-Espagne. Un +rêve effrayant vient de le réveiller: il songeait +que le premier ministre le regardait +de travers. Je vois aussi une jeune dame +qui se réveille, et qui n'est pas contente +d'un songe qu'elle vient d'avoir. C'est une +fille de condition, une personne aussi sage +que belle, qui a deux amants dont elle est +obsédée. Elle en chérit un tendrement, et +a pour l'autre une aversion qui va jusqu'à +l'horreur. Elle voyait tout à l'heure en +songe à ses genoux le galant qu'elle déteste; +il était si passionné, si pressant, que, si +elle ne se fût réveillée, elle allait le traiter +plus favorablement qu'elle n'a jamais fait +celui qu'elle aime. La nature pendant le +sommeil secoue le joug de la raison et de +la vertu.</p> + +<p>«Arrêtez les yeux sur la maison qui fait +le coin de cette rue; c'est le domicile d'un +procureur. Le voilà couché avec sa femme +dans la chambre où il y a une vieille tenture +de tapisserie à personnages et deux +lits jumeaux. Il rêve qu'il va visiter un de +ses clients à l'hôpital, pour l'assister de ses +propres deniers; et la procureuse songe +que son mari chasse un grand clerc dont +il est devenu jaloux.</p> + +<p>—J'entends ronfler autour de nous, dit +Léandro Perez, et je crois que c'est ce gros +homme que je démêle dans un petit corps +de logis attenant à la demeure du procureur.—Justement, +répondit Asmodée; +c'est un chanoine qui rêve qu'il dit son +<i lang="la" xml:lang="la">benedicite</i>.</p> + +<p>«Il a pour voisin un marchand d'étoffe +de soie, qui vend sa marchandise fort cher, +mais à crédit, aux personnes de qualité. Il +est dû à ce marchand plus de cent mille +ducats. Il rêve que tous ses débiteurs lui +apportent de l'argent; et ses correspondants, +de leur côté, songent qu'il est sur le +point de faire banqueroute.—Ces deux +songes, dit l'écolier, ne sont pas sortis du +temple du sommeil par la même porte.—Non, +je vous assure, répondit le démon; le +premier, à coup sûr, est sorti par la porte +d'ivoire, et le second par la porte de +corne.</p> + +<p>«La maison qui joint celle de ce marchand +est occupée par un fameux libraire. +Il a depuis peu imprimé un livre qui a eu +beaucoup de succès. En le mettant au jour, +il promit à l'auteur de lui donner cinquante +pistoles s'il réimprimait son ouvrage; +et il rêve actuellement qu'il en fait une +seconde édition sans l'en avertir.</p> + +<p>—Oh! pour ce songe-là, dit Zambullo, +il n'est pas besoin de demander par quelle +porte il est sorti; je ne doute pas qu'il +n'ait son plein et entier effet. Je connais +messieurs les libraires: ils ne se font pas un +scrupule de tromper les auteurs.—Rien +n'est plus véritable, reprit le boiteux; +mais apprenez à connaître aussi messieurs +les auteurs: ils ne sont pas plus scrupuleux +que les libraires. Une petite aventure arrivée +il n'y a pas cent ans à Madrid va vous +le prouver.</p> + +<p>«Trois libraires soupaient ensemble au +cabaret: la conversation tomba sur la rareté +des bons livres nouveaux. «Mes amis, dit +là-dessus un des convives, je vous dirai +confidemment que j'ai fait un beau coup +ces jours passés: j'ai acheté une copie qui +me coûte un peu cher, à la vérité, mais +elle est d'un auteur!... C'est de l'or en +barre.» Un autre libraire prit alors la +parole et se vanta pareillement d'avoir fait +une emplette excellente le jour précédent. +«Et moi, Messieurs, s'écria le troisième à +son tour, je ne veux pas demeurer en +reste de confiance avec vous: je vais vous +montrer la perle des manuscrits; j'en ai +fait aujourd'hui l'heureuse acquisition.» +En même temps, chacun tira de sa poche la +précieuse copie qu'il disait avoir achetée; et +comme il se trouva que c'était une nouvelle +pièce de théâtre intitulée <cite>le Juif errant</cite>, +ils furent fort étonnés quand ils virent que +c'était le même ouvrage qui leur avait été +vendu à tous trois séparément.</p> + +<p>«Je découvre dans une autre maison, +poursuivit le diable, un amant timide et +respectueux qui vient de se réveiller. Il +aime une veuve toute des plus vives; il +rêvait qu'il était avec elle au fond d'un +bois, où il lui tenait des discours tendres, +et qu'elle lui a répondu: «Ah! que vous +êtes séduisant! vous me persuaderiez, si +je n'étais pas en garde contre les hommes; +mais ce sont des trompeurs: je ne +me fie point à leurs paroles: je veux des +actions.—Hé! quelles actions, Madame, +exigez-vous de moi? a repris l'amant. +Faut-il, pour vous prouver la violence +de mon amour, entreprendre les +douze travaux d'Hercule?—Hé non! +don Nicaise, non, a réparti la dame, je +ne vous en demande pas tant.» Là-dessus +il s'est réveillé.</p> + +<p>—Apprenez-moi, de grâce, dit l'écolier, +pourquoi cet homme couché dans ce lit +brun se débat comme un possédé.—C'est, +répondit le boiteux, un habile licencié qui +fait un songe dont il est terriblement +agité! il rêve qu'il dispute et soutient +l'immortalité de l'âme contre un petit +docteur en médecine, qui est aussi bon catholique +qu'il est bon médecin. Au second +étage, chez le licencié, loge un gentilhomme +d'Estramadure, nommé don Baltazar +Fanfarronico, qui est venu en poste à la +cour demander une récompense pour avoir +tué un Portugais d'un coup d'escopette. +Savez-vous quel songe il fait? Il rêve qu'on +lui donne le gouvernement d'Antequere, +et encore n'est-il pas content: il croit mériter +une vice-royauté.</p> + +<p>«Je découvre dans un hôtel garni deux +personnes de conséquence qui rêvent bien +désagréablement. L'un, qui est gouverneur +d'une place forte, songe qu'il est assiégé +dans sa forteresse, et qu'après une +légère résistance il est obligé de se rendre +prisonnier de guerre avec la garnison. +L'autre est l'évêque de Murcie; la cour a +chargé ce prélat éloquent de faire l'éloge +funèbre d'une princesse, et il doit le prononcer +dans deux jours. Il rêve qu'il est +en chaire, et qu'il demeure court après +l'exorde de son discours.—Il n'est pas impossible, +dit don Cléofas, que ce malheur +lui arrive en effet.—Non vraiment, répondit +le diable, et il n'y a pas même +longtemps que cela est arrivé à Sa Grandeur +en pareille occasion.</p> + +<p>«Voulez-vous que je vous montre un +somnambule? vous n'avez qu'à regarder +dans les écuries de cet hôtel: qu'y voyez-vous?—J'aperçois, +dit Léandro Perez, +un homme en chemise qui marche, et +tient, ce me semble, une étrille à la main.—Hé +bien, reprit le démon, c'est un palefrenier +qui dort. Il a coutume toutes les +nuits de se lever de son lit, et, tout en dormant, +d'étriller ses chevaux; après quoi il +se recouche. On s'imagine dans l'hôtel que +c'est l'ouvrage d'un esprit follet, et le palefrenier +lui-même le croit comme les autres.</p> + +<p>«Dans une grande maison, vis-à-vis +l'hôtel garni, demeure un vieux chevalier +de la Toison, lequel a jadis été vice-roi du +Mexique. Il est tombé malade; et comme +il craint de mourir, sa vice-royauté commence +à l'inquiéter: il est vrai qu'il l'a +exercée d'une manière qui justifie son inquiétude. +Les chroniques de la Nouvelle-Espagne +ne font pas une mention honorable +de lui. Il vient de faire un songe dont +toute l'horreur n'est point encore dissipée, +et qui sera peut-être cause de sa +mort.—Il faut donc, dit Zambullo, que ce +songe soit bien extraordinaire.—Vous +allez l'entendre, reprit Asmodée; il a quelque +chose en effet de singulier. Ce seigneur +rêvait tout à l'heure qu'il était dans +la vallée des morts, où tous les Mexicains +qui ont été les victimes de son injustice et +de sa cruauté sont venus fondre sur lui, +en l'accablant de reproches et d'injures: +ils ont même voulu le mettre en pièces; +mais il a pris la fuite et s'est dérobé à leur +fureur. Après quoi, il s'est trouvé dans +une grande salle toute tendue de drap noir, +où il a vu son père et son aïeul assis à une +table sur laquelle il y avait trois couverts. +Ces deux tristes convives lui ont fait signe +de s'approcher d'eux, et son père lui a dit, +avec la gravité qu'ont tous les défunts: +«Il y a longtemps que nous t'attendons; +viens prendre ta place auprès de nous.»</p> + +<p>—Le vilain rêve! s'écria l'écolier; je +pardonne au malade d'en avoir l'imagination +blessée.—En récompense, dit le +boiteux, sa nièce, qui est couchée dans un +appartement au-dessus du sien, passe la +nuit délicieusement: le sommeil lui présente +les plus agréables idées. C'est une +fille de vingt-cinq à trente ans, laide et +mal faite. Elle rêve que son oncle, dont +elle est l'unique héritière, ne vit plus, et +qu'elle voit autour d'elle une foule d'aimables +seigneurs qui se disputent la gloire +de lui plaire.</p> + +<p>—Si je ne me trompe, dit don Cléofas, +j'entends rire derrière nous.—Vous ne vous +trompez point, reprit le diable; c'est une +femme qui rit en dormant à deux pas d'ici, +une veuve qui fait la prude et qui n'aime +rien tant que la médisance. Elle songe +qu'elle s'entretient avec une vieille dévote +dont la conversation lui fait beaucoup de +plaisir.</p> + +<p>«Je ris à mon tour en voyant dans une +chambre au-dessous de cette femme un +bourgeois qui a de la peine à vivre honnêtement +du peu de bien qu'il possède. Il +rêve qu'il ramasse des pièces d'or et d'argent, +et que plus il en ramasse, plus il en +trouve à ramasser; il en a déjà rempli un +grand coffre.—Le pauvre garçon! dit +Léandro; il ne jouira pas longtemps de +son trésor.—A son réveil, reprit le boiteux, +il sera comme un vrai riche qui se +meurt, il verra disparaître ses richesses.</p> + +<p>«Si vous êtes curieux de savoir les songes +de deux comédiennes qui sont voisines, +je vais vous les dire. L'une rêve qu'elle +prend des oiseaux à la pipée, qu'elle les +plume à mesure qu'elle les prend, mais +qu'elle les donne à dévorer à un beau matou +dont elle est folle, et qui en a tout le +profit. L'autre songe qu'elle chasse de sa +maison des lévriers et des chiens danois +dont elle a fait longtemps ses délices, et +qu'elle ne veut plus avoir qu'un petit roquet +des plus gentils qu'elle a pris en amitié.</p> + +<p>—Voilà deux songes bien fous, s'écria +l'écolier; je crois que s'il y avait à Madrid, +comme autrefois à Rome, des interprètes +des songes, ils seraient fort embarrassés à +expliquer ceux-là.—Pas trop, répondit le +diable: pour peu qu'ils fussent au fait de +ce qui se passe aujourd'hui chez la gent +comique, ils y trouveraient bientôt un sens +clair et net.</p> + +<p>—Pour moi, je n'y comprends rien, répliqua +don Cléofas, et je ne m'en soucie +guère; j'aime mieux apprendre qui est +cette dame endormie dans un superbe lit de +velours jaune, garni de franges d'argent, +et auprès de laquelle il y a, sur un guéridon, +un livre et un flambeau.—C'est une +femme titrée, répartit le démon; une +dame qui a un équipage très-galant, et qui +se plaît à faire porter sa livrée par des +jeunes hommes de bonne mine. Une de ses +habitudes est de lire en se couchant; sans +cela elle ne pourrait fermer l'œil de toute +la nuit. Hier au soir, elle lisait les Métamorphoses +d'Ovide, et cette lecture est +cause qu'elle fait en cet instant un songe +où il y a bien de l'extravagance: elle rêve +que Jupiter est devenu amoureux d'elle, et +qu'il se met à son service sous la forme +d'un grand page des mieux bâtis.</p> + +<p>«A propos de cette métamorphose, en +voici une autre qui me paraît plus plaisante. +J'aperçois un histrion qui goûte +dans un profond sommeil la douceur d'un +songe qui le flatte agréablement. Cet acteur +est si vieux, qu'il n'y a tête d'homme +à Madrid qui puisse dire l'avoir vu débuter. +Il y a si longtemps qu'il paraît sur le +théâtre, qu'il est, pour ainsi dire, théâtrifié. +Il a du talent, et il en est si fier et si +vain, qu'il s'imagine qu'un personnage +tel que lui est au-dessus d'un homme. Savez-vous +le songe que fait ce superbe héros +de coulisse? Il rêve qu'il se meurt, et +qu'il voit toutes les divinités de l'Olympe +assemblées pour décider de ce qu'elles +doivent faire d'un mortel de son importance. +Il entend Mercure qui expose au +conseil des dieux que ce fameux comédien, +après avoir eu l'honneur de représenter +si souvent sur la scène Jupiter et +les autres principaux immortels, ne doit +pas être assujetti au sort commun à tous +les humains, et qu'il mérite d'être reçu +dans la troupe céleste. Momus applaudit +au sentiment de Mercure; mais quelques +autres dieux et quelques déesses se révoltent +contre la proposition d'une apothéose +si nouvelle, et Jupiter, pour les mettre +d'accord, change le vieux comédien en une +figure de décoration.»</p> + +<p>Le diable allait continuer; mais Zambullo +l'interrompit, en lui disant: «Halte-là, +seigneur Asmodée; vous ne prenez pas +garde qu'il est jour: j'ai peur qu'on ne +nous aperçoive sur le haut de cette maison. +Si la populace vient une fois à remarquer +votre Seigneurie, nous entendrons +des huées qui ne finiront pas si tôt.</p> + +<p>—On ne nous verra point, lui répondit +le démon; j'ai le même pouvoir que ces +divinités fabuleuses dont je viens de parler, +et, tout ainsi que sur le mont Ida l'amoureux +fils de Saturne se couvrit d'un +nuage, pour cacher à l'univers les caresses +qu'il voulait faire à Junon, je vais former +autour de nous une épaisse vapeur que la +vue des hommes ne pourra percer, et qui +ne vous empêchera pas de voir les choses +que je voudrai vous faire observer.» En effet, +ils furent tout à coup environnés d'une +fumée qui, bien que des plus opaques, ne +dérobait rien aux yeux de l'écolier.</p> + +<p>«Retournons aux songes, poursuivit le +boiteux... Mais je ne fais pas réflexion, +ajouta-t-il, que la manière dont je vous ai +fait passer la nuit doit vous avoir fatigué. +Je suis d'avis de vous transporter chez +vous, et de vous y laisser reposer quelques +heures: pendant ce temps-là, je vais parcourir +les quatre parties du monde, et faire +quelques tours de mon métier: après +cela je vous rejoindrai, pour m'égayer +avec vous sur nouveaux frais.—Je n'ai +nulle envie de dormir et je ne suis point +las, répondit don Cléofas; au lieu de me +quitter, faites-moi le plaisir de m'apprendre +les divers desseins qu'ont ces personnes +que je vois déjà levées, et qui se disposent, +ce me semble, à sortir. Que vont-elles +faire de si grand matin?—Ce que vous +souhaitez de savoir, reprit le démon, est +une chose digne d'être observée. Vous +allez voir un tableau des soins, des mouvements, +des peines que les pauvres mortels +se donnent pendant cette vie, pour +remplir le plus agréablement qu'il leur +est possible ce petit espace qui est entre +leur naissance et leur mort.</p> + + + + +<h2><a name="c17" id="c17"></a>CHAPITRE XVII<br/> +<i>Où l'on verra plusieurs originaux qui ne sont +pas sans copies.</i></h2> + + +<p>Observons d'abord cette troupe de gueux +que vous voyez déjà dans la rue. Ce sont +des libertins, la plupart de bonne famille, +qui vivent en communauté comme des +moines, et passent presque toutes les +nuits à faire la débauche dans leur maison, +où il y a toujours une ample provision de +pain, de viande et de vin. Les voilà qui +vont se séparer pour aller jouer leurs rôles +dans les églises; et ce soir, ils se rassembleront +pour boire à la santé des personnes +charitables qui contribuent pieusement à +leur dépense. Admirez, je vous prie, +comme ces fripons savent se mettre et se +travestir pour inspirer de la pitié: les coquettes +ne savent pas mieux s'ajuster pour +donner de l'amour.</p> + +<p>«Regardez attentivement les trois qui +vont ensemble du même côté. Celui qui +s'appuie sur des béquilles, qui fait trembler +tout son corps, et semble marcher +avec tant de peine qu'à chaque pas vous +diriez qu'il va tomber sur le nez, quoiqu'il +ait une longue barbe blanche et un air +décrépit, est un jeune homme si alerte et +si léger, qu'il passerait un daim à la course. +L'autre, qui fait le teigneux, est un bel +adolescent, dont la tête est couverte d'une +peau qui cache une chevelure de page de +cour. Et l'autre, qui paraît en cul-de-jatte, +est un drôle qui a l'art de tirer de sa poitrine +des sons si lamentables, qu'à ses tristes +accents il n'y a point de vieille qui ne +descende d'un quatrième étage pour lui +apporter un maravedi.</p> + +<p>«Tandis que ces fainéants vont, sous le +masque de la pauvreté, attraper l'argent +du public, je remarque bien des artisans +laborieux, quoique Espagnols, qui s'apprêtent +à gagner leur vie à la sueur de +leur corps. J'aperçois de toutes parts des +hommes qui se lèvent et s'habillent pour +aller remplir leurs différents emplois. +Combien de projets formés cette nuit vont +s'exécuter ou s'évanouir en ce jour! Que +de démarches l'intérêt, l'amour et l'ambition +vont faire faire!</p> + +<p>—Que vois-je dans la rue? interrompit +don Cléofas. Qui est cette femme chargée +de médailles, que conduit un laquais, et +qui marche avec précipitation? Elle a sans +doute quelque affaire fort pressante.—Oui, +certainement, répondit le diable: c'est une +vénérable matrone qui court à une maison +où l'on a besoin de son ministère. Elle y +va trouver une comédienne qui pousse +des cris, et auprès d'elle deux cavaliers +bien embarrassés. L'un est le mari, et +l'autre un homme de condition qui s'intéresse +à ce qui va se passer; car les couches +des femmes de théâtre ressemblent à +celles d'Alcmène: il y a toujours un Jupiter +et un Amphitryon qui sont auteurs du +parti.</p> + +<p>«Ne dirait-on pas, à voir ce cavalier à +cheval avec sa carabine, que c'est un chasseur +qui va faire la guerre aux lièvres et +aux perdreaux des environs de Madrid? +Cependant il n'a aucune envie de prendre +le divertissement de la chasse: il est occupé +d'un autre dessein; il va gagner un +village où il se déguisera en paysan, pour +s'introduire sous cet habit dans une ferme +où est sa maîtresse sous la conduite d'une +mère sévère et vigilante.</p> + +<p>«Ce jeune bachelier qui passe et marche +à pas précipités a coutume d'aller tous les +matins faire sa cour à un vieux chanoine +qui est son oncle, et dont il couche en joue +la prébende. Regardez dans cette maison, +vis-à-vis de nous, un homme qui prend +son manteau et se dispose à sortir. C'est un +honnête et riche bourgeois qu'une affaire +assez sérieuse inquiète. Il a une fille unique +à marier; il ne sait s'il doit la donner à +un jeune procureur qui la recherche, ou +bien à un fier <i lang="es" xml:lang="es">hidalgo</i> qui la demande. Il +va consulter ses amis là-dessus; et dans le +fond, rien n'est plus embarrassant. Il craint, +en choisissant le gentilhomme, d'avoir un +gendre qui le méprise; et il a peur, s'il s'en +tient au procureur, de mettre dans sa +maison un ver qui en ronge tous les +meubles.</p> + +<p>«Considérez un voisin de ce père embarrassé, +et démêlez, dans ce corps de logis où +il y a de superbes ameublements, un +homme en robe de chambre de brocard +rouge à fleurs d'or: c'est un bel esprit qui +fait le seigneur en dépit de sa basse origine. +Il y a dix ans qu'il n'avait pas vingt maravedis, +et il jouit à présent de dix mille +ducats de rente. Il a un équipage très-joli; +mais il en rabat l'entretien sur sa table, +dont la frugalité est telle, qu'il mange +ordinairement le petit poulet en son particulier. +Il ne laisse pas pourtant de régaler +quelquefois, par ostentation, des personnes +de qualité. Il donne aujourd'hui à dîner à des +conseillers d'État; et pour cet effet, il +vient d'envoyer chercher un pâtissier et un +rôtisseur; il va marchander avec eux sou à +sou; après quoi il écrira sur des cartes les +services dont ils seront convenus.—Vous +me parlez d'un grand crasseux, dit Zambullo.—Hé +mais! répondit Asmodée, tous +les gueux que la fortune enrichit brusquement +deviennent avares ou prodigues: +c'est la règle.</p> + +<p>—Apprenez-moi, dit l'écolier, qui est +une belle dame que je vois à sa toilette, et +qui s'entretient avec un cavalier fort bien +fait.—Ah! vraiment, s'écria le boiteux, ce +que vous remarquez là mérite bien votre +attention. Cette femme est une veuve allemande +qui vit à Madrid de son douaire, et +voit très-bonne compagnie; et le jeune +homme qui est avec elle est un seigneur +nommé don Antoine de Monsalve.</p> + +<p>«Quoique ce cavalier soit d'une des premières +maisons d'Espagne, il a promis à la +veuve de l'épouser: il lui a même fait un +dédit de trois mille pistoles; mais il est +traversé dans ses amours par ses parents, +qui menacent de le faire enfermer s'il ne +rompt tout commerce avec l'Allemande, +qu'ils regardent comme une aventurière. +Le galant, mortifié de les voir tous révoltés +contre son penchant, vint hier au soir chez +sa maîtresse, qui, s'apercevant qu'il avait +quelque chagrin, lui en demanda la cause; +il la lui apprit, en l'assurant que toutes les +contradictions qu'il aurait à essuyer de la +part de sa famille ne pourraient jamais +ébranler sa constance. La veuve parut +charmée de sa fermeté, et ils se séparèrent +tous deux à minuit, très-contents l'un de +l'autre.</p> + +<p>«Monsalve est revenu ce matin: il a +trouvé la dame à sa toilette, et il s'est mis +sur nouveaux frais à l'entretenir de son +amour. Pendant la conversation, l'Allemande +a ôté ses papillotes: le cavalier en +a pris une sans réflexion, l'a dépliée, et, y +voyant de son écriture: «Comment donc, +Madame, a-t-il dit en riant, est-ce là +l'usage que vous faites des billets doux +qu'on vous envoie?—Oui, Monsalve, +a-t-elle répondu; vous voyez à quoi me +servent les promesses des amants qui veulent +m'épouser en dépit de leurs familles; +j'en fais des papillotes.» Quand le cavalier +a reconnu que c'était effectivement son +dédit que la dame avait déchiré, il n'a pu +s'empêcher d'admirer le désintéressement +de sa veuve, et il lui jure de nouveau une +éternelle fidélité.</p> + +<p>«Jetez les yeux, poursuivit le diable, +sur ce grand homme sec qui passe au-dessous +de nous: il a un grand registre +sous son bras, une écritoire pendue à sa +ceinture, et une guitare sur le dos.—Ce +personnage, dit l'écolier, a un air ridicule; +je gagerais que c'est un original.—Il est +certain, reprit le démon, que c'est un +mortel assez singulier. Il y a des philosophes +cyniques en Espagne: en voilà un. +Il va vers le Buen-Retiro se mettre dans +une prairie où il y a une claire fontaine +dont l'eau pure forme un ruisseau qui serpente +parmi les fleurs. Il demeurera là +toute la journée à contempler les richesses +de la nature, à jouer de la guitare, et à +faire des réflexions qu'il écrira sur son +registre. Il a dans ses poches sa nourriture +ordinaire, c'est-à-dire quelques oignons +avec un morceau de pain: telle est la vie +sobre qu'il mène depuis dix ans; et si quelque +Aristippe lui disait comme à Diogène: +«Si tu savais faire ta cour aux grands, tu +ne mangerais pas des oignons,» ce philosophe +moderne lui répondrait: «Je +ferais ma cour aux grands aussi bien que +toi, si je voulais abaisser un homme +jusqu'à le faire ramper sous un autre +homme.»</p> + +<p>«En effet, ce philosophe a autrefois été +attaché aux grands seigneurs; ils lui firent +même sa fortune: mais ayant senti que +leur amitié n'était pour lui qu'une honorable +servitude, il rompit tout commerce +avec eux. Il avait un carrosse qu'il quitta, +parce qu'il fit réflexion qu'il éclaboussait +des gens qui valaient mieux que lui: il a +même donné presque tous ses biens à ses +amis indigents; il s'est seulement réservé de +quoi vivre de la manière qu'il vit; car il ne +lui paraît pas moins honteux pour un philosophe +d'aller mendier son pain parmi le +peuple que chez les grands seigneurs.</p> + +<p>«Plaignez le cavalier qui suit ce philosophe, +et que vous voyez accompagné d'un +chien: il peut se vanter d'être d'une des +meilleures maisons de Castille. Il a été +riche; mais il s'est ruiné, comme le Timon +de Lucien, en régalant tous les jours ses +amis, et surtout en faisant des fêtes superbes +aux naissances, aux mariages des princes +et princesses, en un mot, à chaque occasion +qu'a eu l'Espagne de faire des réjouissances. +Dès que les parasites ont vu sa marmite +renversée, ils ont disparu de chez lui; +tous ses amis l'ont abandonné; un seul lui +est resté fidèle: c'est son chien.</p> + +<p>—Dites-moi, seigneur diable, s'écria +Léandro Perez, à qui appartient cet équipage +que je vois arrêté devant une maison.—C'est, +répondit le démon, le carrosse d'un +riche contador, qui va tous les matins dans +cette maison, où demeure une beauté galicienne +dont ce vieux pécheur de race more +a soin, et qu'il aime éperdument. Il apprit +hier au soir qu'elle lui avait fait une infidélité: +dans la fureur que lui causa cette +nouvelle, il lui écrivit une lettre pleine +de reproches et de menaces. Vous ne devineriez +pas quel parti la coquette s'est +avisée de prendre: au lieu d'avoir l'impudence +de nier le fait, elle a mandé ce +matin au trésorier qu'il est justement irrité +contre elle; qu'il ne doit plus la regarder +qu'avec mépris, puisqu'elle a été capable +de trahir un si galant homme; qu'elle +reconnaît sa faute, qu'elle la déteste, et que, +pour s'en punir, elle a déjà coupé ses beaux +cheveux, dont il sait bien qu'elle est idolâtre: +enfin, qu'elle est dans la résolution +d'aller dans une retraite consacrer le reste +de ses jours à la pénitence.</p> + +<p>«Le vieux soupirant n'a pu tenir contre +les prétendus remords de sa maîtresse; il +s'est levé aussitôt pour se rendre chez elle: +il l'a trouvée dans les pleurs, et cette bonne +comédienne a si bien joué son rôle, qu'il +vient de lui pardonner le passé; il fera +plus: pour la consoler du sacrifice de sa +chevelure, il lui promet, en ce moment, de +la faire dame de paroisse, en lui achetant +une belle maison de campagne, qui est +actuellement à vendre auprès de l'Escurial.</p> + +<p>—Toutes les boutiques sont ouvertes, +dit l'écolier, et j'aperçois déjà un cavalier +qui entre chez un traiteur.—Ce cavalier, +reprit Asmodée, est un garçon de famille +qui a la rage d'écrire et de vouloir absolument +passer pour auteur: il ne manque +pas d'esprit; il en a même assez pour critiquer +tous les ouvrages qui paraissent sur +la scène; mais il n'en a point assez pour +en composer un raisonnable. Il entre chez +le traiteur pour ordonner un grand repas; +il donne à dîner aujourd'hui à quatre +comédiens, qu'il veut engager à protéger +une mauvaise pièce de sa façon qu'il est +sur le point de présenter à leur compagnie.</p> + +<p>«A propos d'auteurs, continua-t-il, en +voilà deux qui se rencontrent dans la rue. +Remarquez qu'ils se saluent avec un ris +moqueur; ils se méprisent mutuellement, +et ils ont raison. L'un écrit aussi facilement +que le poëte Crispinus, qu'Horace +compare aux soufflets des forges; et l'autre +emploie bien du temps à faire des ouvrages +froids et insipides.</p> + +<p>—Qui est ce petit homme qui descend +de carrosse à la porte de cette église? dit +Zambullo.—C'est, répondit le boiteux, +un personnage digne d'être remarqué. Il +n'y a pas dix ans qu'il abandonna l'étude +d'un notaire où il était maître-clerc, pour +s'aller jeter dans la chartreuse de Saragosse. +Au bout de six mois de noviciat, il +sortit de son couvent, reparut à Madrid; +mais ceux qui le connaissaient furent étonnés +de le voir devenir tout à coup un des +principaux membres du conseil des Indes. +On parle encore aujourd'hui d'une fortune +si subite. Quelques-uns disent qu'il s'est +donné au diable; d'autres veulent qu'il ait +été aimé d'une riche douairière, et d'autres +enfin qu'il ait trouvé un trésor.—Vous +savez ce qui en est, interrompit don Cléofas.—Oh! +pour cela oui, répartit le démon, +et je vais vous révéler le mystère.</p> + +<p>«Pendant que notre moine était novice, +il arriva qu'un jour, en faisant dans son +jardin une profonde fosse pour y planter +un arbre, il aperçut une cassette de cuivre +qu'il ouvrit: il y avait dedans une boîte +d'or qui contenait une trentaine de diamants +d'une grande beauté. Quoique le +religieux ne se connût pas autrement en +pierreries, il ne laissa pas de juger qu'il +venait de faire un bon coup de filet; et +prenant aussitôt le parti que prend dans +une comédie de Plaute ce Gripus qui renonce +à la pêche après avoir trouvé un +trésor, il quitta le froc et revint à Madrid, +où, par l'entremise d'un joaillier de ses +amis, il changea ses pierres précieuses en +pièces d'or, et ses pièces d'or en une charge +qui lui donne un beau rang dans la société +civile.</p> + + + + +<h2><a name="c18" id="c18"></a>CHAPITRE XVIII<br/> +<i>Ce que le diable fit encore remarquer à don +Cléofas.</i></h2> + + +<p>Il faut, poursuivit Asmodée, que je vous +fasse rire en vous apprenant un trait de +cet homme qui entre chez un marchand +de liqueurs. C'est un médecin biscayen; il +va prendre une tasse de chocolat, après +quoi il passera toute la journée à jouer +aux échecs.</p> + +<p>«Pendant ce temps-là, ne craignez pas +pour ses malades; il n'en a point, et quand +il en aurait, les moments qu'il emploie à +jouer ne seraient pas les plus mauvais +pour eux. Il ne manque pas d'aller tous +les soirs chez une belle et riche veuve qu'il +voudrait épouser, et dont il fait semblant +d'être fort amoureux. Quand il est avec +elle, un fripon de valet qu'il a pour tout +domestique, et avec lequel il s'entend, lui +apporte une fausse liste qui contient les +noms de plusieurs personnes de qualité de +la part desquelles on est venu chercher ce +docteur. La veuve prend tout cela au +pied de la lettre, et notre joueur d'échecs +est sur le point de gagner la partie.</p> + +<p>«Arrêtons-nous devant cet hôtel auprès +duquel nous sommes; je ne veux point +passer outre sans vous faire remarquer les +personnes qui l'habitent. Parcourez des +yeux les appartements: qu'y découvrez-vous?—J'y +démêle des dames dont la +beauté m'éblouit, répondit l'écolier. J'en +vois quelques-unes qui se lèvent, et d'autres +qui sont déjà levées. Que de charmes +elles offrent à mes regards! je m'imagine +voir les nymphes de Diane, telles que les +poëtes nous les représentent.</p> + +<p>—Si ces femmes que vous admirez, reprit +le boiteux, ont les attraits des nymphes +de Diane, elles n'en ont assurément +pas la chasteté. Ce sont quatre ou cinq +aventurières qui vivent ensemble à frais +communs. Aussi dangereuses que ces belles +demoiselles de chevalerie qui arrêtaient +par leurs appas les chevaliers qui passaient +devant leurs châteaux, elles attirent +les jeunes gens chez elles. Malheur à ceux +qui s'en laissent charmer! Pour avertir du +péril que courent les passants, il faudrait +faire mettre devant cette maison des balises, +comme on en met dans les rivières +pour marquer les endroits dont il ne faut +pas s'approcher.</p> + +<p>—Je ne vous demande pas, dit Léandro +Perez, où vont ces seigneurs que je vois +dans leurs carrosses: ils vont sans doute au +lever du roi.—Vous l'avez dit, reprit le +diable; et si vous voulez y aller aussi, je +vous y conduirai; nous ferons là quelques +remarques réjouissantes.—Vous ne pouvez +rien me proposer qui me soit plus +agréable, répliqua Zambullo; je m'en fais +par avance un grand plaisir.»</p> + +<p>Alors le démon, prompt à satisfaire don +Cléofas, l'emporta vers le palais du roi; +mais avant que d'y arriver, l'écolier, apercevant +des manœuvres qui travaillaient à +une porte fort haute, demanda si c'était +un portail d'église qu'ils faisaient. «Non, +lui répondit Asmodée, c'est la porte d'un +nouveau marché; elle est magnifique, +comme vous voyez; cependant, quand ils +l'élèveraient jusqu'aux nues, jamais elle +ne sera digne des deux vers latins qu'on +doit mettre dessus.</p> + +<p>—Que me dites-vous? s'écria Léandro; +quelle idée vous me donnez de ces deux +vers! Je meurs d'envie de les savoir.—Les +voici, reprit le démon; préparez-vous à +les admirer.</p> + +<div class="poem"> +<div class="stanza" lang="la" xml:lang="la"> +<span class="i0">Quam bene Mercurius nunc merces vendit opimas,<br/></span> +<span class="i1">Momus ubi fatuos vendidit ante sales!<br/></span> +</div> +</div> +<p>«Il y a dans ces deux vers un jeu de +mots le plus joli du monde.—Je n'en sens +point encore toute la beauté, dit l'écolier; +je ne sais pas bien ce que signifient ces +<i lang="la" xml:lang="la">fatuos sales</i>.—Vous ignorez donc, répartit +le diable, que la place où l'on bâtit +ce marché pour y vendre des denrées fut +autrefois un collége de moines qui enseignaient +à la jeunesse les humanités? Les +régents de ce collége y faisaient représenter +par leur écoliers des drames, des +pièces de théâtre fades, et entremêlées de +ballets si extravagants, qu'on y voyait +danser jusqu'aux <i>prétérits</i> et aux <i>supins</i>.—Oh! +ne m'en dites pas davantage, interrompit +Zambullo; je sais bien quelle +drogue c'est que les pièces de collége. L'inscription +me paraît admirable.»</p> + +<p>A peine Asmodée et don Cléofas furent-ils +sur l'escalier du palais du roi, qu'ils +virent plusieurs courtisans qui montaient +les degrés. A mesure que ces seigneurs +passaient auprès d'eux, le diable faisait le +nomenclateur: «Voilà, disait-il à Léandro +Perez, en les lui montrant du doigt +l'un après l'autre, voilà le comte de Villalonso, +de la maison de la Puebla d'Ellerena; +voici le marquis de Castro Fueste; +celui-là c'est don Lopez de Los Rios, président +du conseil des finances; celui-ci, le +comte de Villa Hombrosa.» Il ne se contentait +pas de les nommer, il faisait leur +éloge; mais ce malin esprit y ajoutait toujours +quelque trait satirique: il leur donnait +à chacun son lardon.</p> + +<p>«Ce seigneur, disait-il de l'un, est affable +et obligeant; il vous écoute avec un air +de bonté. Implorez-vous sa protection, il +vous l'accorde généreusement et vous offre +son crédit. C'est dommage qu'un homme +qui aime tant à faire plaisir ait la mémoire +si courte, qu'un quart d'heure après que +vous lui avez parlé, il oublie ce que vous +lui avez dit.</p> + +<p>«Ce duc, disait-il en parlant d'un autre, +est un des seigneurs de la cour du +meilleur caractère: il n'est pas, comme la +plupart de ses pareils, différent de lui-même +d'un moment à un autre: il n'y a +point de caprice, point d'inégalité dans son +humeur. Ajoutez à cela qu'il ne paye pas +d'ingratitude l'attachement qu'on a pour +sa personne ni les services qu'on lui rend; +mais par malheur il est trop lent à les reconnaître. +Il laisse désirer si longtemps ce +qu'on attend de lui, qu'on croit l'avoir bien +acheté lorsqu'on l'a obtenu.»</p> + +<p>Après que le démon eût fait connaître à +l'écolier les bonnes et les mauvaises qualités +d'un grand nombre de seigneurs, il +l'emmena dans une salle où il y avait des +hommes de toute sorte de conditions, et +particulièrement tant de chevaliers, que don +Cléofas s'écria: «Que de chevaliers! parbleu! +il faut qu'il y en ait bien en Espagne!—Je +vous en réponds, dit le boiteux, +et cela n'est pas surprenant, puisque pour +être chevalier de saint-Jacques ou de Calatrave +il n'est pas nécessaire, comme autrefois +pour devenir chevalier romain, d'avoir +vingt-cinq mille écus de patrimoine: +aussi s'aperçoit-on que c'est une marchandise +bien mêlée.</p> + +<p>«Envisagez, continua-t-il, la mine plate +qui est derrière vous.—Parlez plus bas, +interrompit Zambullo, cet homme vous +entend.—Non, non, répondit le diable; +le même charme qui nous rend invisibles +ne permet pas qu'on nous entende. Regardez +cette figure-là: c'est un Catalan qui +revient des îles Philippines, où il était flibustier. +Diriez-vous à le voir que c'est un +foudre de guerre? Il a pourtant fait des +actions prodigieuses de valeur. Il va ce +matin présenter au roi un placet par lequel +il demande certain poste pour récompense +de ses services; mais je doute fort +qu'il l'obtienne, puisqu'il ne s'adresse pas +auparavant au premier ministre.</p> + +<p>—Je vois à la main droite de ce flibustier, +dit Léandro Perez, un gros et grand homme +qui paraît faire l'important: à juger de +sa condition par l'orgueil qu'il y a dans +son maintien, il faut que ce soit quelque +riche seigneur.—Ce n'est rien moins que +cela, répartit Asmodée: c'est un <i lang="es" xml:lang="es">hidalgo</i> +des plus pauvres, qui, pour subsister, +donne à jouer sous la protection d'un +grand.</p> + +<p>«Mais je remarque un licencié qui mérite +bien que je vous le fasse observer. +C'est celui que vous voyez qui s'entretient +auprès de la première fenêtre avec un cavalier +vêtu de velours gris-blanc. Ils parlent +tous deux d'une affaire qui fut hier jugée +par le roi: je vais vous en faire le détail.</p> + +<p>«Il y a deux mois que ce licencié, qui est +académicien de l'académie de Tolède, +donna au public un livre de morale qui +révolta tous les vieux auteurs castillans; +ils le trouvèrent plein d'expressions trop +hardies et de mots trop nouveaux. Les +voilà qui se liguent contre cette production +singulière: ils s'assemblent et dressent +un placet qu'ils présentent au roi, +pour le supplier de condamner ce livre +comme contraire à la pureté et à la netteté +de la langue espagnole.</p> + +<p>«Le placet parut digne d'attention à Sa +Majesté, qui nomma trois commissaires +pour examiner l'ouvrage. Ils estimèrent +que le style en était effectivement répréhensible, +et d'autant plus dangereux qu'il +était plus brillant. Sur leur rapport, voici +de quelle manière le roi a décidé: il a ordonné, +sous peine de désobéissance, que +ceux des académiciens de Tolède qui écrivent +dans le goût de ce licencié ne composeront +plus de livres à l'avenir; et que +même, pour mieux conserver la pureté de +la langue castillane, ces académiciens ne +pourront être remplacés, après leur mort, +que par des personnes de la première qualité.</p> + +<p>—Cette décision est merveilleuse, s'écria +Zambullo en riant: les partisans du +langage ordinaire n'ont plus rien à craindre.—Pardonnez-moi, +répartit le démon: +les auteurs ennemis de cette noble simplicité +qui fait le charme des lecteurs sensés +ne sont pas tous de l'académie de Tolède.»</p> + +<p>Don Cléofas fut curieux d'apprendre qui +était le cavalier habillé de velours gris-blanc +qu'il voyait en conversation avec le +licencié. «C'est, lui dit le boiteux, un cadet +catalan, officier de la garde espagnole: je +vous assure que c'est un garçon très-spirituel. +Je veux, pour vous faire juger de son +esprit, vous citer une répartie qu'il fit hier +à une dame en fort bonne compagnie; mais +pour l'intelligence de ce bon mot, il faut +savoir qu'il a un frère, nommé don André +de Prada, qui était il y a quelques années +officier comme lui dans le même corps.</p> + +<p>«Il arriva qu'un jour un gros fermier +des domaines du roi aborda ce don André, +et lui dit: «Seigneur de Prada, je porte +même nom que vous; mais nos familles +sont différentes. Je sais que vous êtes +d'une des meilleures maisons de Catalogne, +et en même temps que vous n'êtes +pas riche. Moi, je suis riche et d'une +naissance peu illustre. N'y aurait-il pas +moyen de nous faire part mutuellement +de ce que nous avons de bon l'un et +l'autre? Avez-vous vos titres de noblesse?» +Don André répondit qu'oui. +«Cela étant, répliqua le fermier, si vous +voulez me les communiquer, je les mettrai +entre les mains d'un habile généalogiste +qui travaillera là-dessus, et nous +rendra parents en dépit de nos aïeux. De +mon côté, par reconnaissance, je vous +ferai présent de trente mille pistoles. +Sommes-nous d'accord?» Don André fut +ébloui de la somme: il accepta la proposition, +confia ses pancartes au fermier, et, de +l'argent qu'il en reçut, acheta une terre considérable +en Catalogne, où il vit depuis ce +temps-là.</p> + +<p>«Or, son cadet, qui n'a rien gagné à ce +marché, était hier à une table où l'on parla +par hasard du seigneur de Prada, fermier +des domaines du roi; et là-dessus une dame +de la compagnie, adressant la parole à ce +jeune officier, lui demanda s'il n'était pas +parent de ce fermier? «Non, Madame, lui +répondit-il, je n'ai pas cet honneur-là: +c'est mon frère.»</p> + +<p>L'écolier fit un éclat de rire à cette répartie, +qui lui parut des plus plaisantes. +Puis apercevant tout à coup un petit +homme qui suivait un courtisan, il s'écria: +«Hé, bon Dieu! que ce petit homme qui +suit ce seigneur lui fait de révérences! il a +sans doute quelque grâce à lui demander.—Ce +que vous remarquez là, reprit le +diable, vaut bien la peine que je vous dise +la cause de ces civilités. Ce petit homme +est un honnête bourgeois qui a une assez +belle maison de campagne aux environs de +Madrid, dans un endroit où il y a des eaux +minérales qui sont en réputation. Il a prêté +sans intérêt cette maison pour trois mois à +ce seigneur, qui y a été prendre les eaux. Le +bourgeois en ce moment prie très-affectueusement +ledit seigneur de le servir dans +une occasion qui s'en présente, et le seigneur +refuse fort poliment de lui rendre +service.</p> + +<p>«Il ne faut pas que je laisse échapper ce +cavalier de race plébéienne, lequel fend la +presse en tranchant de l'homme de condition. +Il est devenu excessivement riche en +peu de temps par la science des nombres. +Il y a dans sa maison autant de domestiques +que dans l'hôtel d'un grand, et sa table +l'emporte sur celle d'un ministre pour la +délicatesse et l'abondance. Il a un équipage +pour lui, un autre pour sa femme et un +autre pour ses enfants. On voit dans ses +écuries les plus belles mules et les plus +beaux chevaux du monde. Il acheta même +ces jours passés, et paya argent comptant, +un superbe attelage que le prince d'Espagne +avait marchandé et trouvé trop cher.—Quelle +insolence! dit Léandro; un Turc +qui verrait ce drôle-là dans un état si florissant +ne manquerait pas de le croire à la +veille d'essuyer quelque fâcheux revers de +fortune.—J'ignore l'avenir, dit Asmodée, +mais je ne puis m'empêcher de penser +comme un Turc.</p> + +<p>«Ah! qu'est-ce que je vois? continua le +démon avec surprise; peu s'en faut que je +ne doute du rapport de mes yeux! je démêle +dans cette salle un poëte qui n'y devrait +pas être. Comment ose-t-il se montrer ici, +après avoir fait des vers qui offensent de +grands seigneurs espagnols? il faut qu'il +compte bien sur le mépris qu'ils ont pour +lui.</p> + +<p>«Considérez attentivement ce respectable +personnage qui entre appuyé sur +un écuyer. Remarquez comme, par considération, +tout le monde se range pour +lui faire place. C'est le seigneur don Joseph +de Reynaste et Ayala, grand juge +de police: il vient rendre compte au roi de +ce qui est arrivé cette nuit dans Madrid. +Regardez ce bon vieillard avec admiration.</p> + +<p>—Véritablement, dit Zambullo, il a l'air +d'être un homme de bien.—Il serait à +souhaiter, reprit le boiteux, que tous les +corrégidors le prissent pour modèle. Ce +n'est pas un de ces esprits violents qui +n'agissent que par humeur et par impétuosité; +il ne fera point arrêter un homme sur +le simple rapport d'un alguazil, d'un secrétaire +ou d'un commis. Il sait trop bien que +ces sortes de gens, pour la plupart, ont +l'âme vénale, et sont capables de faire un +honteux trafic de son autorité. C'est pourquoi, +lorsqu'il est question d'enfermer un +accusé, il approfondit l'accusation jusqu'à +ce qu'il ait démêlé la vérité; aussi n'envoie-t-il +jamais des innocents dans les prisons; +il n'y fait mettre que des coupables, encore +n'abandonne-t-il pas ceux-ci à la barbarie +qui règne dans les cachots. Il va voir lui-même +ces misérables, et a soin d'empêcher +qu'on n'ajoute l'inhumanité aux justes +rigueurs des lois.</p> + +<p>—Le beau caractère! s'écria Léandro; +l'aimable mortel! je serais curieux de l'entendre +parler au roi.—Je suis bien mortifié, +répondit le diable, d'être obligé de vous +dire que je ne puis contenter ce nouveau +désir sans m'exposer à recevoir une insulte. +Il ne m'est pas permis de m'introduire +auprès des souverains; ce serait empiéter +sur les droits de Léviatan, de Belfégor et +d'Astarot. Je vous l'ai déjà dit, ces trois +esprits sont en possession d'obséder les +princes. Il est défendu aux autres démons +de paraître dans les cours, et je ne sais à +quoi je pensais lorsque je me suis avisé de +vous amener ici: c'est avoir fait, je l'avoue, +une démarche bien téméraire. Si ces trois +diables m'apercevaient, ils viendraient +avec fureur fondre sur moi, et, entre nous, +je ne serais pas le plus fort.</p> + +<p>—Puisque cela est, répliqua l'écolier, +éloignons-nous promptement de ce palais: +j'aurais une mortelle douleur de vous voir +houspiller par vos confrères sans pouvoir +vous secourir; car si je me mettais de la +partie, je crois que vous n'en seriez guère +mieux.—Non, sans doute, répondit Asmodée; +ils ne sentiraient point vos coups, +et vous péririez sous les leurs.</p> + +<p>«Mais, ajouta-t-il, pour vous consoler +de ce que je ne vous fais pas entrer dans le +cabinet de votre grand monarque, je vais +vous procurer un plaisir qui vaudra bien +celui que vous perdez.» En achevant ces +paroles, il prit par la main don Cléofas, +et fendit avec lui les airs du côté de la +Merci.</p> + + + + +<h2><a name="c19" id="c19"></a>CHAPITRE XIX<br/> +<i>Des Captifs.</i></h2> + + +<p>Ils s'arrêtèrent tous deux sur une maison +voisine de ce monastère, à la porte duquel +il y avait un grand concours de personnes +de l'un et de l'autre sexe. «Que de monde! +dit Léandro Perez; quelle cérémonie +assemble ici tout ce peuple?—C'est, répondit +le démon, une cérémonie que vous +n'avez jamais vue, quoiqu'elle se fasse à +Madrid de temps en temps. Trois cents +esclaves, tous sujets du roi d'Espagne, vont +arriver dans un moment; ils reviennent +d'Alger, où les Pères de la Rédemption les +ont été racheter. Toutes les rues par où ils +doivent passer vont se remplir de spectateurs.</p> + +<p>—Il est vrai, répliqua Zambullo, que +je n'ai pas été jusqu'ici fort curieux de voir +un semblable spectacle, et si c'est là celui +que votre Seigneurie me réserve, je vous +dirai franchement que vous ne deviez pas +tant m'en faire fête.—Je vous connais +trop bien, répartit le diable, pour ignorer +que ce n'est pas pour vous un agréable +passe-temps que d'observer des misérables; +mais quand vous saurez qu'en vous les +faisant considérer j'ai dessein de vous révéler +les particularités remarquables qu'il +y a dans la captivité des uns, et les embarras +où vont se trouver quelques autres à +leur retour chez-eux, je suis persuadé que +vous ne serez pas fâché que je vous donne +ce divertissement.—Oh! pour cela non, +reprit l'écolier; ce que vous dites là change +la thèse, et vous me ferez un vrai plaisir +de tenir votre promesse.»</p> + +<p>Pendant qu'ils s'entretenaient de cette +sorte, ils entendirent tout à coup de grands +cris que poussa la populace à la vue des +captifs, qui marchaient en cet ordre: ils +allaient à pied deux à deux, sous leurs habits +d'esclaves, et chacun ayant sa chaîne +sur ses épaules. Un assez grand nombre de +religieux de la Merci qui avaient été au-devant +d'eux les précédaient, montés sur +des mules caparaçonnées d'étamine noire, +comme s'ils eussent mené un deuil, et un +de ces bons pères portait l'étendard de la +Rédemption. Les plus jeunes captifs étaient +à la tête; les vieux les suivaient, et derrière +ceux-ci paraissait, sur un petit cheval, +un religieux du même ordre que les +premiers, lequel avait tout l'air d'un prophète: +aussi était-ce le chef de la mission. +Il s'attirait les yeux des assistants par sa +gravité, ainsi que par une longue barbe +grise qui le rendait vénérable; et on lisait +sur le visage de ce Moïse espagnol la joie +inexprimable qu'il ressentait de ramener +tant de chrétiens dans leur patrie.</p> + +<p>«Ces captifs, dit le boiteux, ne sont pas +tous également ravis d'avoir recouvré la liberté. +S'il y en a qui se réjouissent d'être +sur le point de revoir leurs parents, il en +est d'autres qui craignent d'apprendre que, +pendant leur absence, il ne soit arrivé dans +leurs familles des événements plus cruels +pour eux que l'esclavage.</p> + +<p>«Par exemple, les deux qui marchent +les premiers sont dans le dernier cas. L'un, +natif de la petite ville de Velilla en Aragon, +après avoir été dix ans dans la servitude +des Turcs sans recevoir aucunes nouvelles +de sa femme, va la retrouver mariée +en secondes noces, et mère de cinq enfants +qui ne sont pas de son bail. L'autre, fils +d'un marchand de laine de Ségovie, fut enlevé +par un corsaire il y a près de quatre +lustres. Il appréhende que depuis tant +d'années sa famille n'ait changé de face, +et sa crainte n'est pas sans fondement: son +père et sa mère sont morts, et ses frères, +qui ont partagé tout le bien, l'ont dissipé +par leur mauvaise conduite.</p> + +<p>—J'envisage avec attention un esclave, +dit l'écolier, et je juge à son air qu'il est +charmé de n'être plus exposé à la bastonnade.—Le +captif que vous regardez, répondit +le diable, a grand sujet d'être joyeux +de sa délivrance; il sait qu'une tante dont +il est unique héritier vient de mourir, et +qu'il va jouir d'une fortune brillante: cela +l'occupe bien agréablement, et lui donne cet +air de satisfaction que vous lui remarquez.</p> + +<p>«Il n'en est pas de même du malheureux +cavalier qui marche à son côté: une +cruelle inquiétude l'agite sans relâche, et +en voici la cause. Lorsqu'il fut pris par un +pirate d'Alger, en voulant passer d'Espagne +en Italie, il aimait une dame et en était +aimé; il a peur que, pendant qu'il était +dans les fers, la fidélité de la belle n'ait pas +été inébranlable.—Et a-t-il été longtemps +esclave? dit Zambullo.—Dix-huit +mois, répondit Asmodée.—Oh! parbleu, +répliqua Léandro Perez, je crois que ce +galant se livre à une vaine terreur; il n'a +pas mis la constance de sa dame à une +assez forte épreuve pour devoir tant s'alarmer.—C'est +ce qui vous trompe, répartit +le boiteux; sa princesse n'a pas sitôt +su qu'il était captif en Barbarie, qu'elle +s'est pourvue d'un autre amant.</p> + +<p>«Diriez-vous, continua le démon, que +ce personnage qui suit immédiatement les +deux que nous venons d'observer, et qu'une +épaisse barbe rousse rend effroyable à voir, +fut un fort joli homme? Rien pourtant n'est +plus véritable, et vous voyez dans cette figure +hideuse le héros d'une histoire assez +singulière, que je vais vous conter.</p> + +<p>«Ce grand garçon se nomme Fabricio. +Il avait à peine quinze ans lorsque son +père, riche laboureur de Cinquello, gros +bourg du royaume de Léon, mourut, et il +perdit aussi sa mère peu de temps après; +de sorte qu'étant fils unique, il demeura +maître d'un bien considérable, dont l'administration +fut confiée à un de ses oncles +qui avait de la probité. Fabricio acheva +ses études, déjà commencées à Salamanque: +il y apprit ensuite à monter à cheval, +à faire des armes; en un mot, il ne +négligea rien de tout ce qui pouvait concourir +à le rendre digne d'être regardé favorablement +de dona Hipolita, sœur d'un +petit gentilhomme qui avait sa chaumière +à deux portées d'escopette de Cinquello.</p> + +<p>«Cette dame était parfaitement belle, et +à peu près de l'âge de Fabrice, qui, l'ayant +vue dès son enfance, avait sucé pour ainsi +dire avec le lait l'amour dont il brûlait +pour elle. Hipolite, de son côté, s'était +bien aperçue qu'il n'était pas mal fait; +mais, le connaissant pour le fils d'un laboureur, +elle ne daignait pas le considérer +avec beaucoup d'attention: elle était d'une +fierté insupportable, aussi bien que son +frère don Thomas de Xaral, qui n'avait +peut-être pas son pareil en Espagne pour +être gueux et entêté de sa noblesse.</p> + +<p>«Cet orgueilleux gentilhomme de campagne +habitait une maison qu'il appelait +son château, et qui n'était, à parler proprement, +qu'une masure, tant elle menaçait +ruine de toutes parts. Cependant, quoique +ses facultés ne lui permissent pas de la +faire réparer, quoiqu'il eût de la peine à +vivre, il ne laissait pas d'avoir un valet +pour le servir, et, de plus, il y avait une +femme maure auprès de sa sœur.</p> + +<p>«C'était une chose réjouissante que de +voir paraître don Thomas dans le bourg +les fêtes et les dimanches, avec un habit +de velours cramoisi tout pelé, et un petit +chapeau garni d'un vieux plumet jaune, +qu'il conservait chez lui comme des reliques +pendant les autres jours de la semaine. +Paré de ces guenilles, qui lui semblaient +autant de preuves de sa noble origine, +il tranchait du seigneur, et croyait +assez payer les profondes révérences qu'on +lui faisait lorsqu'il voulait bien y répondre +par un regard. Sa sœur n'était pas +moins folle que lui de l'antiquité de sa +race; et elle joignait à ce ridicule celui +d'être si vaine de sa beauté, qu'elle vivait +dans la glorieuse espérance que quelque +grand viendrait la demander en mariage.</p> + +<p>«Tels étaient les caractères de don Thomas +et d'Hipolite. Fabricio le savait bien; +et pour s'insinuer auprès de deux personnes +si altières, il prit le parti de flatter leur +vanité par de faux respects; ce qu'il fit avec +tant d'adresse, que le frère et la sœur enfin +trouvèrent bon qu'il eut l'honneur de leur +aller souvent rendre ses hommages. Comme +il ne connaissait pas moins leur misère que +leur orgueil, il avait envie tous les jours +de leur offrir sa bourse; mais la crainte de +révolter contre lui leur fierté l'en empêchait: +néanmoins son ingénieuse générosité +trouva moyen de les aider sans les exposer +à rougir. «Seigneur, dit-il un jour +en particulier au gentilhomme, j'ai deux +mille ducats à mettre en dépôt; ayez la +bonté de me les garder; que je vous aie +cette obligation-là.»</p> + +<p>«Il n'est pas besoin de demander si +Xaral y consentit: outre qu'il était mal +en argent, il avait la conscience d'un dépositaire. +Il se chargea volontiers de cette +somme, et il ne l'eut pas sitôt entre les mains +qu'il en employa sans façon une bonne +partie à faire réparer sa chaumière, et à se +donner toutes ses petites commodités: un +habit neuf d'un très-beau velours bleu fut +levé et fait à Salamanque, et une plume +verte qu'on y acheta vint ravir au vieux +plumet jaune la gloire dont il était en possession +immémoriale d'orner le noble chef +de don Thomas. La belle Hipolite eut +aussi sa paraguante, et fut parfaitement +bien nippée. C'est ainsi que Xaral dissipait +les ducats qui lui avaient été confiés, sans +penser qu'ils ne lui appartenaient point, et +que jamais il ne pourrait les restituer. Il +ne se fit pas le moindre scrupule d'en user +ainsi: il crut même qu'il était juste qu'un +roturier payât l'honneur d'être en commerce +avec un gentilhomme.</p> + +<p>«Fabricio avait bien prévu cela; mais +en même temps il s'était flatté qu'en faveur +de ses espèces don Thomas vivrait avec lui +familièrement, qu'Hipolite peu à peu +s'accoutumerait à souffrir ses soins, et lui +pardonnerait enfin l'audace d'avoir élevé +sa pensée jusqu'à elle. Véritablement, il en +eut auprès d'eux un accès plus libre; ils +lui firent plus d'amitiés qu'ils ne lui en +avaient fait auparavant. Un homme riche +est toujours gracieusé des grands, quand +il se rend leur vache à lait. Xaral et sa +sœur, qui jusqu'alors n'avaient connu les +richesses que de nom, n'eurent pas plus tôt +senti leur utilité, qu'ils jugèrent que Fabricio +méritait d'être ménagé: ils eurent +pour lui des égards et des attentions qui le +charmèrent. Il crut que sa personne ne leur +déplaisait pas, et qu'assurément ils avaient +fait réflexion que tous les jours des gentilshommes, +pour soutenir leur noblesse, +étaient obligés d'avoir recours à des alliances +roturières. Dans cette opinion qui flattait +son amour, il se résolut à demander +Hipolite en mariage.</p> + +<p>«Dès la première occasion favorable +qu'il put trouver de parler à don Thomas, +il lui dit qu'il souhaitait passionnément +d'être son beau-frère; et que pour avoir cet +honneur, non-seulement il lui abandonnerait +le dépôt, mais qu'il lui ferait encore +présent d'un millier de pistoles. Le superbe +Xaral rougit à cette proposition, qui réveilla +son orgueil; et dans son premier +mouvement, peu s'en fallut qu'il ne fît éclater +tout le mépris qu'il avait pour le fils +d'un laboureur. Néanmoins, quelque indigné +qu'il fût de la témérité de Fabrice, il +se contraignit, et, sans témoigner aucun +dédain, il lui répondit qu'il ne pouvait sur-le-champ +se déterminer dans une pareille +affaire; qu'il était à propos de consulter +là-dessus Hipolite, et de faire même une +assemblée de parents.</p> + +<p>«Il renvoya le galant avec cette réponse, +et convoqua effectivement une diète composée +de quelques <i lang="es" xml:lang="es">hidalgos</i> de son voisinage, +lesquels étaient de ses parents, et +qui tous avaient, comme lui, la rage de la +<i lang="es" xml:lang="es">Hidalguia</i>. Il tint conseil avec eux, non +pour leur demander s'ils étaient d'avis qu'il +accordât sa sœur à Fabricio, mais pour délibérer +de quelle façon il fallait punir ce +jeune insolent, qui, malgré la bassesse de sa +naissance, osait aspirer à la possession +d'une fille de la qualité d'Hipolite.</p> + +<p>«Dès qu'il eut exposé cette audace à +l'assemblée, au seul nom de Fabrice et de +fils de laboureur, vous eussiez vu les yeux +de tous ces nobles s'allumer de fureur: chacun +vomit feu et flammes contre l'audacieux: +les uns ainsi que les autres veulent +qu'il expire sous le bâton, pour expier +l'outrage qu'il a fait à leur famille par la +proposition d'un si honteux hyménée. Cependant, +après qu'on eût considéré la chose +plus mûrement, le résultat de la diète fut +qu'on laisserait vivre le coupable; mais +que, pour lui apprendre à ne se plus méconnaître, +on lui ferait un tour dont il +aurait sujet de se souvenir longtemps.</p> + +<p>«On proposa diverses fourberies, et +celle-ci prévalut. On décida qu'Hipolite +feindrait d'être sensible à l'attachement de +Fabricio, et que, sous prétexte de vouloir +consoler ce malheureux amant du refus que +don Thomas ferait de le prendre pour beau-frère, +elle lui donnerait une nuit rendez-vous +au château, où, dans le temps qu'il +serait introduit par la femme maure, des +gens apostés le surprendraient avec cette +soubrette, qu'on lui ferait épouser par force.</p> + +<p>«La sœur de Xaral se prêta d'abord sans +répugnance à cette supercherie; il lui sembla +qu'il y allait de sa gloire de regarder +comme une injure la recherche d'un homme +d'une condition si inférieure à la +sienne. Mais cette orgueilleuse disposition +fit bientôt place à des mouvements de pitié, +ou plutôt l'amour se rendit tout à coup +maître de la fière Hipolite.</p> + +<p>«Dès ce moment elle vit les choses d'un +autre œil; elle trouva l'obscure origine de +Fabricio compensée par les belles qualités +qu'il avait, et n'aperçut plus en lui qu'un +cavalier digne de toute son affection. +Admirez, seigneur écolier, admirez le prodigieux +changement que cette passion est +capable de produire: cette même fille qui +s'imaginait qu'un prince à peine méritait +de la posséder s'entête en un instant d'un +fils de laboureur, et s'applaudit de ses prétentions, +après les avoir envisagées comme +une ignominie.</p> + +<p>«Elle s'abandonna au penchant qui +l'entraînait, et, bien loin de servir le +ressentiment de son frère, elle entretint +avec Fabrice une secrète intelligence, par +l'entremise de la femme maure, qui le faisait +entrer quelquefois la nuit dans la chaumière. +Mais don Thomas eut quelque +soupçon de ce qui se passait: sa sœur lui +devint suspecte; il observa, et fut convaincu +par ses propres yeux qu'au lieu de répondre +aux intentions de la famille, elle +les trahissait. Il en avertit promptement +deux de ses cousins, qui, prenant feu à +cette nouvelle, commencèrent à crier: +<i>Vengeance, don Thomas! vengeance!</i> +Xaral, qui n'avait pas besoin d'être excité à +tirer raison d'une offense de cette nature, +leur dit, avec une modestie espagnole, +qu'ils verraient l'usage qu'il savait faire de +son épée, quand il s'agissait de l'employer +à venger son honneur; ensuite il les pria +de se rendre chez lui à l'entrée d'une nuit +qu'il leur marqua.</p> + +<p>«Ils furent très-exacts à s'y trouver. Il +les introduisit et les cacha dans une petite +chambre sans que personne de la maison +s'en aperçut; puis il les quitta en leur +disant qu'il reviendrait les joindre aussitôt +que le galant serait entré dans le château, +supposé qu'il s'avisât d'y venir cette nuit-là; +ce qui ne manqua pas d'arriver, la mauvaise +étoile de nos amants ayant voulu +qu'ils choisissent cette même nuit pour +s'entretenir.</p> + +<p>«Don Fabricio était avec sa chère Hipolite. +Ils commençaient à se tenir des discours +qu'ils s'étaient déjà tenus cent fois, +mais qui, bien que répétés sans cesse, ont +toujours le charme de la nouveauté, lorsqu'ils +furent désagréablement interrompus +par les cavaliers qui veillaient pour les +surprendre. Don Thomas et ses cousins +vinrent fondre tous trois courageusement +sur Fabrice, qui n'eut que le temps de se +mettre en défense, et qui, jugeant à leur +action qu'ils voulaient l'assassiner, se battit +en désespéré. Il les blessa tous les trois; +et, leur présentant toujours la pointe de son +épée, il eut le bonheur de gagner la porte +et de se sauver.</p> + +<p>«Alors Xaral, voyant que son ennemi lui +échappait après avoir impunément déshonoré +sa maison, tourna sa fureur contre la +malheureuse Hipolite, et lui plongea son +épée dans le cœur; et ses deux parents, +très-mortifiés du mauvais succès de leur +complot, se retirèrent chez eux avec leurs +blessures.</p> + +<p>«Demeurons-en là, poursuivit Asmodée; +quand nous aurons vu passer tous les +captifs, j'achèverai l'histoire de celui-ci. +Je vous raconterai de quelle sorte, après +que la justice se fût emparée de tous ses +biens à l'occasion de ce funeste événement, +il eut le malheur d'être fait esclave +en voyageant sur mer.</p> + +<p>—Pendant que vous me faisiez le récit +que vous avez fait, dit don Cléofas, j'ai remarqué +parmi ces infortunés un jeune +homme qui avait l'air si triste, si languissant, +qu'il s'en est peu fallu que je ne vous +aie interrompu pour vous en demander la +cause.—Vous n'y perdrez rien, répondit +le démon: je puis vous apprendre ce que +vous souhaitez de savoir. Ce captif dont +l'abattement vous a frappé est un enfant +de famille de Valladolid. Il était en esclavage +depuis deux ans chez un patron qui +a une femme très-jolie: elle aimait violemment +cet esclave, qui payait son amour +du plus vif attachement. Le patron, s'en +étant douté, s'est hâté de vendre le chrétien, +de peur qu'il ne travaillât chez lui à +la propagation des Turcs. Le tendre Castillan, +depuis ce temps-là, pleure sans cesse la +perte de sa patronne; la liberté ne peut l'en +consoler.</p> + +<p>—Un vieillard de bonne mine attire +mes regards, dit Léandro Perez. Qui est +cet homme-là?» Le diable répondit: +«C'est un barbier natif de Guipuscoa, qui +va s'en retourner en Biscaye après quarante +ans de captivité. Lorsqu'il tomba au pouvoir +d'un corsaire, en allant de Valence à +l'île de Sardaigne, il avait une femme, +deux garçons et une fille: il ne lui reste +plus de tout cela qu'un fils qui, plus heureux +que lui, a été au Pérou, d'où il est +revenu avec des biens immenses dans son +pays, où il a fait l'acquisition de deux belles +terres.—Quelle satisfaction! reprit l'écolier. +Quel ravissement pour ce fils de revoir +son père et d'être en état de rendre ses +derniers jours agréables et tranquilles!</p> + +<p>—Vous parlez, répartit le boiteux, en +enfant plein de tendresse et de sentiment: +le fils du barbier biscayen est d'un naturel +plus coriace. L'arrivée imprévue de son +père lui causera plus de chagrin que de +joie: au lieu de le retenir dans sa maison à +Guipuscoa, et de ne rien épargner pour lui +marquer qu'il est ravi de le posséder, il +pourra bien le faire concierge d'une de ses +terres.</p> + +<p>«Derrière ce captif qui vous paraît de si +bonne mine, il y en a un autre qui ressemble +comme deux gouttes d'eau à un +vieux singe: c'est un petit médecin aragonais; +il n'a pas été quinze jours à Alger. +Dès que les Turcs ont su de quelle profession +il était, ils n'ont pas voulu le garder +parmi eux: ils ont mieux aimé le remettre +sans rançon aux pères de la Merci, qui ne +l'auraient assurément pas racheté, et qui +ne l'ont ramené qu'à regret en Espagne.</p> + +<p>«Vous qui êtes si compatissant aux peines +d'autrui, ah! que vous plaindriez cet +autre esclave qui a sur sa tête chauve une +calotte de drap brun, si vous saviez tous +les maux qu'il a soufferts à Alger pendant +douze ans chez un renégat anglais son patron.—Et +qui est ce pauvre captif? dit +Zambullo.—C'est un cordelier de Navarre, +répondit le démon: je vous avoue que je +suis bien aise qu'il ait pâti comme un misérable, +puisqu'il a, par ses discours de +morale, empêché plus de cent esclaves +chrétiens de prendre le turban.</p> + +<p>—Je vous dirai avec la même franchise, +répliqua don Cléofas, que je suis fâché que +ce bon père ait été si longtemps à la merci +d'un barbare.—Vous avez tort de vous en +affliger, et moi de m'en réjouir, répartit +Asmodée: ce bon religieux a si bien mis +à profit ses douze années de souffrances, +qu'il est plus avantageux pour lui d'avoir +passé tout ce temps-là dans les tourments +que dans sa cellule, à combattre des tentations +qu'il n'aurait pas toujours vaincues.</p> + +<p>—Le premier captif après ce cordelier, +dit Léandro Perez, a l'air bien tranquille +pour un homme qui revient de l'esclavage: +il excite ma curiosité à vous demander ce +que c'est que ce personnage.—Vous me +prévenez, répondit le boiteux, j'allais vous +le faire remarquer. Vous voyez en lui un +bourgeois de Salamanque, un père infortuné, +un mortel devenu insensible aux malheurs +à force d'en avoir éprouvé. Je suis tenté +de vous apprendre sa pitoyable histoire, et +de laisser là le reste des captifs; aussi bien, +après celui-ci, il y en a peu dont les aventures +méritent de vous être racontées.»</p> + +<p>L'écolier, qui déjà commençait à s'ennuyer +de voir passer tant de tristes figures, +témoigna qu'il ne demandait pas mieux. +Aussitôt le diable lui fit le récit contenu +dans le chapitre suivant.</p> + + + + +<h2><a name="c20" id="c20"></a>CHAPITRE XX<br/> +<i>De la dernière histoire qu'Asmodée raconta: comment, +en la finissant, il fut tout à coup interrompu, +et de quelle manière désagréable pour ce +démon don Cléofas et lui furent séparés.</i></h2> + + +<p>Pablos de Bahabon, fils d'un alcalde de +village de la Castille Vieille, après avoir partagé +avec un frère et une sœur la modique +succession que leur père, quoique des plus +avares, leur avait laissée, partit pour Salamanque, +dans le dessein d'aller grossir le +nombre des écoliers de l'université. Il était +bien fait; il avait de l'esprit, et il entrait +alors dans sa vingt-troisième année.</p> + +<p>«Avec un millier de ducats qu'il possédait, +et une disposition prochaine à les +manger, il ne tarda guère à faire parler de +lui dans la ville. Tous les jeunes gens recherchèrent +à l'envi son amitié: c'était à +qui serait des parties de plaisir que don Pablos +faisait tous les jours. Je dis don Pablos, +parce qu'il avait pris le <i>Don</i>, pour être en +droit de vivre plus familièrement avec des +écoliers dont la noblesse aurait pu l'obliger +à se contraindre. Il aimait tant la joie et la +bonne chère, et il ménagea si peu sa bourse, +qu'au bout de quinze mois l'argent lui +manqua. Il ne laissa pas toutefois de rouler +encore, tant par le crédit qu'on lui fit que +par quelques pistoles qu'il emprunta; mais +cela ne put le mener loin, et il demeura +bientôt sans ressource.</p> + +<p>«Alors ses amis, le voyant hors d'état de +faire de la dépense, cessèrent de le voir, et +ses créanciers commencèrent à le tourmenter. +Quoiqu'il assurât ceux-ci qu'il +allait incessamment recevoir des lettres de +change de son pays, quelques-uns s'impatientèrent, +et le poursuivirent même si vivement +en justice, qu'ils étaient sur le point +de le faire emprisonner, lorsqu'en se promenant +sur les bords de la rivière de Tormés +il rencontra une personne de sa connaissance, +qui lui dit: «Seigneur don Pablos, +prenez garde à vous; je vous avertis +qu'il y a un alguazil et des archers à vos +trousses: ils prétendent vous mettre la +main sur le collet quand vous rentrerez +dans la ville.»</p> + +<p>«Bahabon, effrayé d'un avis qui ne s'accordait +que trop avec l'état de ses affaires, +prit sur-le-champ la fuite et le chemin de +Corita; mais il quitta la route de ce bourg +pour gagner un bois qu'il aperçut dans la +campagne, et dans lequel il s'enfonça, résolu +de s'y tenir caché jusqu'à ce que la nuit +vînt lui prêter ses ombres pour continuer +sa marche plus sûrement. C'était dans la +saison où les arbres sont parés de toutes +leurs feuilles: il choisit le plus touffu pour +y monter, et s'y assit sur des branches qui +l'enveloppaient de leur feuillage.</p> + +<p>«Se croyant en sûreté dans cet endroit, +il perdit peu à peu la crainte de l'alguazil; +et comme les hommes font ordinairement +les plus belles réflexions du monde quand +les fautes sont commises, il se représenta +toute sa mauvaise conduite, et se promit +bien à lui-même, si jamais il se revoyait +en fonds, de faire un meilleur usage de son +argent. Il jura surtout qu'il ne serait jamais +la dupe de ces faux amis qui entraînent un +jeune homme dans la débauche et dont l'amitié +se dissipe avec les fumées du vin.</p> + +<p>«Tandis qu'il s'occupait des différentes +pensées qui se succédaient les unes aux +autres dans son esprit, la nuit survint. +Alors, se démêlant d'entre les branches et +les feuilles qui le couvraient, il était prêt à +se couler en bas, lorsqu'à la faible clarté +d'une nouvelle lune il crut discerner une +figure d'homme. A cette vue, qui lui rendit +sa première peur, il s'imagina que c'était +l'alguazil qui, l'ayant suivi à la piste, le +cherchait dans ce bois, et sa frayeur redoubla +quand il vit qu'au pied du même arbre +sur lequel il était cet homme s'assit, après +en avoir fait le tour deux ou trois fois.»</p> + +<p>Le diable boiteux s'interrompit lui-même +en cet endroit de son récit: «Seigneur +Zambullo, dit-il à don Cléofas, permettez-moi +de jouir un peu de l'embarras +où je mets votre esprit en ce moment. Vous +êtes fort en peine de savoir qui pouvait être +ce mortel qui se trouvait là si mal à propos, +et ce qui l'y amenait; c'est ce que +vous apprendrez bientôt; je n'abuserai +point de votre patience.</p> + +<p>«Cet homme, après s'être assis au pied +de l'arbre dont l'épais feuillage dérobait +à ses yeux don Pablos, s'y reposa quelques +instants; puis il se mit à creuser la terre +avec un poignard, et fit une profonde fosse, +où il enterra un sac de buffle: ensuite il +combla la fosse, la recouvrit proprement +de gazon et se retira. Bahabon, qui avait +observé tout avec une extrême attention, +et dont les alarmes s'étaient changées en +transports de joie, attendit que l'homme se +fût éloigné pour descendre de son arbre et +aller déterrer le sac, où il ne doutait pas +qu'il n'y eut de l'or ou de l'argent. Il se +servit pour cela de son couteau; mais quand +il n'en aurait pas eu, il se sentait tant d'ardeur +pour ce travail, qu'avec ses seules +mains il aurait pénétré jusqu'aux entrailles +de la terre.</p> + +<p>«D'abord qu'il eut le sac en sa puissance, +il se mit à le tâter, et, persuadé qu'il +y avait dedans des espèces, il se hâta de +sortir du bois avec sa proie, craignant alors +beaucoup moins la rencontre de l'alguazil, +que celle de l'homme à qui le sac appartenait. +Dans le ravissement où cet écolier +était d'avoir fait un si bon coup, il marcha +légèrement toute la nuit sans tenir de +route assurée, sans se sentir fatigué ni incommodé +du fardeau qu'il portait. Mais à +la pointe du jour il s'arrêta sous des arbres, +assez près du bourg de Molorido, moins à +la vérité pour se reposer que pour satisfaire +enfin la curiosité qu'il avait de savoir +ce que son sac renfermait. Il le délia donc +avec ce frémissement agréable qui vous +saisit au moment que vous allez prendre un +grand plaisir: il y trouva de bonnes doubles +pistoles, et, pour comble de joie, il en +compta jusqu'à deux cent cinquante.</p> + +<p>«Après les avoir contemplées avec volupté, +il rêva fort sérieusement à ce qu'il +devait faire; et lorsqu'il eut formé sa résolution, +il serra ses doublons dans ses poches, +jeta le sac de buffle et se rendit à +Molorido. Il s'y fit enseigner une hôtellerie, +où, tandis qu'on lui préparait à déjeuner, +il loua une mule sur laquelle il +retourna, dès ce jour-là même, à Salamanque.</p> + +<p>«Il s'aperçut bien, à la surprise qu'on +y fit paraître en le revoyant, que l'on n'ignorait +pas pourquoi il s'était éclipsé; +mais il avait sa fable toute prête: il dit +qu'ayant besoin d'argent, et que n'en recevant +point de son pays, quoiqu'il y eût +écrit vingt fois pour qu'on lui en envoyât, +il s'était déterminé à y faire un tour; et que +le soir précédent, comme il arrivait à Molorido, +il avait rencontré son fermier qui +lui apportait des espèces, de manière qu'il +se trouvait dans une situation à détromper +tous ceux qui le croyaient un homme sans +bien. Il ajouta qu'il prétendait faire connaître +à ses créanciers qu'ils avaient eu +tort de pousser à bout un honnête homme, +qui les aurait depuis longtemps contentés +s'il eût eu des fermiers exacts à lui faire +toucher ses revenus.</p> + +<p>«Il ne manqua pas effectivement d'assembler +chez lui, dès le lendemain, tous +ses créanciers, et de les payer jusqu'au dernier +sou. Les mêmes amis qui l'avaient +abandonné dans sa misère ne surent pas +plus tôt qu'il avait de l'argent frais, qu'ils +revinrent à la charge; ils recommencèrent +à le flatter, dans l'espérance de se divertir +encore à ses dépens; mais il se moqua +d'eux à son tour. Fidèle au serment qu'il +avait fait dans le bois, il leur rompit en +visière: au lieu de reprendre son premier +train, il ne songea plus qu'à faire des progrès +dans la science des lois, et l'étude devint +son unique occupation.</p> + +<p>«Cependant, me direz-vous, il dépensait +toujours à bon compte des doubles +pistoles qui n'étaient point à lui. J'en demeure +d'accord; il faisait ce que les trois +quarts et demi des humains feraient aujourd'hui +en pareil cas. Il avait pourtant +dessein de les restituer quelque jour, si par +hasard il découvrait à qui elles appartenaient. +Mais, se reposant sur sa bonne intention, +il les dissipait sans scrupule, en +attendant patiemment cette découverte, +qu'il fit néanmoins une année après.</p> + +<p>«Le bruit courut dans Salamanque +qu'un bourgeois de cette ville, nommé Ambrosio +Piquillo, ayant été dans un bois +pour chercher un sac rempli de pièces d'or +qu'il y avait enterré, n'avait trouvé que la +fosse où il s'était avisé de le cacher, et que +ce malheur réduisait enfin ce pauvre +homme à la mendicité.</p> + +<p>«Je dirai à la louange de Bahabon que +les reproches secrets que sa conscience lui +fit à cette nouvelle ne furent pas inutiles. +Il s'informa où demeurait Ambrosio, et +l'alla voir dans une petite salle basse, où +il y avait pour tous meubles une chaise et +un grabat. «Mon ami, lui dit-il d'un air +hypocrite, j'ai appris par la voix publique +le fâcheux accident qui vous est arrivé, +et la charité nous obligeant à nous +aider les uns les autres à proportion de +notre pouvoir, je viens vous apporter un +petit secours; mais je voudrais savoir de +vous-même votre triste aventure.</p> + +<p>«—Seigneur cavalier, répondit Piquillo, +je vais vous la conter en deux mots. J'avais +un fils qui me volait; je m'en aperçus, +et, craignant qu'il ne mît la main +sur un sac de buffle dans lequel il y avait +deux cent cinquante doublons bien +comptés, je crus ne pouvoir mieux faire +que de les aller enterrer dans le bois, où +j'ai eu l'imprudence de les porter. Depuis +ce jour malheureux, mon fils m'a pris +tout ce que j'avais, et a disparu avec une +femme qu'il a enlevée. Me voyant dans +un déplorable état par le libertinage de +ce mauvais enfant, ou plutôt par ma sotte +bonté pour lui, j'ai voulu recourir à mon +sac de buffle; mais, hélas! cette seule ressource +qui me restait pour subsister m'a +cruellement été ravie.»</p> + +<p>«Cet homme ne put achever ces paroles +sans sentir renouveler son affliction, et il +répandit des pleurs en abondance. Don +Pablos en fut attendri, et lui dit: «Mon +cher Ambrosio, il faut se consoler de +toutes les traverses qui arrivent dans la +vie; vos larmes sont inutiles: elles ne +vous feront point retrouver vos doubles +pistoles, qui véritablement sont perdues +pour vous si quelque fripon les possède. +Mais que sait-on? Elles peuvent être tombées +entre les mains d'un homme de bien, +qui ne manquera pas de vous les rapporter +dès qu'il apprendra qu'elles sont à vous. +Elles vous seront donc peut-être rendues; +vivez dans cette espérance, et en +attendant une restitution si juste, ajouta-t-il +en lui donnant dix doublons de +ceux mêmes qui avaient été dans le sac +de buffle, prenez ceci et me venez voir +dans huit jours.» Après lui avoir parlé +de cette sorte, il lui dit son nom et sa demeure, +et sortit tout confus des remercîments +que lui faisait Ambroise, et des bénédictions +qu'il en recevait. Telles sont, +pour la plupart, les actions généreuses; +on se garderait bien de les admirer si l'on +en pénétrait les motifs.</p> + +<p>«Au bout de huit jours, Piquillo, qui n'avait +pas oublié ce que don Pablos lui avait +dit, alla chez lui. Bahabon lui fit un très-bon +accueil, et lui dit affectueusement: +«Mon ami, sur les bons témoignages qui +m'ont été rendus de vous, j'ai résolu de +contribuer autant qu'il me serait possible +à vous remettre sur pied: j'y veux +employer mon crédit et ma bourse.</p> + +<p>«Pour commencer à rétablir vos affaires, +continua-t-il, savez-vous ce que j'ai +déjà fait? Je connais quelques personnes +de distinction qui sont très-charitables; +j'ai été les trouver, et j'ai si bien su leur +inspirer de la compassion pour vous, +que j'en ai tiré deux cents écus que je +vais vous donner.» En même temps il +entra dans son cabinet, d'où il sortit un +moment après avec un sac de toile où il +avait mis cette somme en argent, et non en +doublons, de peur que le bourgeois, en recevant +de lui tant de doubles pistoles, ne +s'avisât de soupçonner la vérité; au lieu +que par cette adresse il parvenait plus sûrement +à son but, qui était de faire la restitution +d'une manière qui conciliât sa +réputation avec sa conscience.</p> + +<p>«Aussi Ambroise était-il bien éloigné +de penser que ces écus fussent de l'argent +restitué: il les prit de bonne foi pour le +produit d'une quête faite en sa faveur, et +après avoir remercié de nouveau don Pablos, +il regagna sa petite salle basse, en bénissant +le ciel d'avoir trouvé un cavalier +qui s'intéressait pour lui si vivement.</p> + +<p>«Il rencontra le lendemain dans la rue +un de ses amis, qui n'était guère mieux +que lui dans ses affaires, et qui lui dit: +«Je pars dans deux jours pour aller m'embarquer +à Cadix, où bientôt un vaisseau +doit mettre à la voile pour la nouvelle +Espagne: je ne suis pas content de ma +condition dans ce pays-ci, et le cœur me +dit que je serai plus heureux au Mexique. +Je vous conseillerais de m'accompagner, +si vous aviez devant vous cent écus +seulement.</p> + +<p>«—Je ne serais pas en peine d'en avoir +deux cents, répondit Piquillo; j'entreprendrais +volontiers ce voyage si j'étais +sûr de gagner ma vie aux Indes.» Là-dessus +son ami lui vanta la fertilité de la +nouvelle Espagne, et lui fit envisager tant +de moyens de s'y enrichir, qu'Ambrosio, +se laissant persuader, ne pensa plus qu'à +se préparer à partir avec lui pour Cadix. +Mais avant que de quitter Salamanque, il +eut soin de faire tenir une lettre à Bahabon, +par laquelle il lui mandait que, trouvant +une belle occasion de passer aux Indes, +il voulait en profiter, pour voir si la +fortune lui serait plus favorable ailleurs +que dans son pays; qu'il prenait la liberté +de lui donner cet avis, en l'assurant qu'il +conserverait éternellement le souvenir de +ses bontés.</p> + +<p>«Le départ d'Ambrosio causa quelque +chagrin à don Pablos, qui voyait par là déconcerter +le dessein qu'il avait de s'acquitter +peu à peu; mais, considérant que dans +quelques années ce bourgeois pourrait revenir +à Salamanque, il se consola insensiblement, +et s'attacha plus que jamais à +l'étude du droit civil et du droit canon. Il +y fit de si grands progrès, tant par son application +que par la vivacité de son esprit, +qu'il devint le plus brillant sujet de l'université, +qui le choisit enfin pour son recteur. +Il ne se contenta pas de soutenir cette +dignité par une profonde science: il travailla +si fort sur lui, qu'il acquit toutes les +vertus d'un homme de bien.</p> + +<p>«Pendant son rectorat, il apprit qu'il y +avait dans les prisons de Salamanque un +jeune garçon accusé de rapt et prêt à perdre +la vie. Alors, se ressouvenant que le fils +de Piquillo avait enlevé une femme, il s'informa +qui était le prisonnier, et, ayant découvert +que c'était le fils d'Ambrosio lui-même, +il entreprit sa défense. Ce qu'il y a +d'admirable dans la science des lois, c'est +qu'elle fournit des armes pour et contre; et +comme notre recteur la possédait à fond, +il s'en servit fort utilement pour l'accusé; il +est bien vrai qu'il joignit à cela le crédit de +ses amis et les plus fortes sollicitations, ce +qui opéra plus que tout le reste.</p> + +<p>«Le coupable sortit donc de cette affaire +plus blanc que neige. Il alla remercier son +libérateur, qui lui dit: «C'est à la considération +de votre père que je vous ai rendu +service. Je l'aime, et pour vous en donner +une nouvelle marque, si vous voulez +demeurer dans cette ville et y mener +une vie d'honnête homme, j'aurai soin +de votre fortune; si, à l'exemple d'Ambrosio, +vous souhaitez de faire le voyage +des Indes, vous pouvez compter sur cinquante +pistoles; je vous en fais don.» Le +jeune Piquillo lui répondit: «Puisque +j'ai le bonheur d'être protégé de votre Seigneurie, +j'aurais tort de m'éloigner d'un +séjour où je jouis d'un si grand avantage; +je ne sortirai point de Salamanque, et je +vous proteste d'y tenir une conduite +dont vous serez satisfait.» Sur cette assurance, +le recteur lui mit dans la main une +vingtaine de pistoles, en lui disant: «Tenez, +mon ami, attachez-vous à quelque +honnête profession; employez bien votre +temps, et soyez sûr que je ne vous abandonnerai +point.»</p> + +<p>«Deux mois après cette aventure, il +arriva que le jeune Piquillo, qui de temps +en temps venait faire sa cour à don Pablos, +parut un jour tout en pleurs devant +lui. «Qu'avez-vous? lui dit Bahabon.—«Seigneur, +répondit le fils d'Ambrosio, je +viens d'apprendre une nouvelle qui me +déchire le cœur. Mon père a été pris par +un corsaire algérien, et il est actuellement +dans les fers: un vieillard de Salamanque, +qui revient d'Alger où il a été +dix ans captif, et que les pères de la +Merci ont racheté depuis peu, m'a dit +tout à l'heure l'avoir laissé dans l'esclavage. +Hélas, ajouta-t-il en se frappant +la poitrine et s'arrachant les cheveux, +misérable que je suis! c'est moi dont le +libertinage a réduit mon père à cacher +son argent et à se bannir de sa patrie! +c'est moi qui l'ai livré au barbare qui +l'accable de chaînes! Ah! seigneur don +Pablos, pourquoi m'avez-vous tiré des +mains de la justice? Puisque vous aimez +mon père, il fallait être son vengeur, et +me laisser expier par ma mort le crime +d'avoir causé tous ses malheurs.»</p> + +<p>«A ce discours, qui marquait un fripon +de fils converti, le recteur fut touché de la +douleur que le jeune Piquillo faisait paraître. +«Mon enfant, lui dit-il, je vois avec +plaisir que vous vous repentez de vos +fautes passées: essuyez vos larmes; il +suffit que je sache ce qu'Ambrosio est +devenu, pour vous assurer que vous le +reverrez; sa délivrance ne dépend que +d'une rançon dont je me charge; quelques +maux qu'il puisse avoir soufferts, +je suis persuadé qu'à son retour, trouvant +en vous un fils sage et plein de tendresse +pour lui, il ne se plaindra plus de +son mauvais sort.»</p> + +<p>«Don Pablos, par cette promesse, renvoya +le fils d'Ambroise tout consolé, et +trois ou quatre jours après il partit pour +Madrid, où étant arrivé, il remit aux religieux +de la Merci une bourse où il y avait +cent pistoles, avec un petit papier sur +lequel ces paroles étaient écrites: <i>Cette +somme est donnée aux pères de la Rédemption +pour le rachat d'un pauvre +bourgeois de Salamanque, appelé Ambrosio +Piquillo, captif à Alger.</i> Ces bons +religieux, dans ce voyage qu'ils viennent +de faire à Alger, n'ont pas manqué de suivre +l'intention du recteur; ils ont racheté +Ambrosio, qui est cet esclave dont vous +avez admiré l'air tranquille.</p> + +<p>—Mais il me semble, dit don Cléofas, +que Bahabon n'en doit plus guère de reste à +ce bourgeois.—Don Pablos pense autrement +que vous, répondit Asmodée; il restituera +le principal et les intérêts: la délicatesse +de sa conscience va jusqu'à se faire +un scrupule de posséder le bien qu'il a +gagné depuis qu'il est recteur; et quand il +reverra Piquillo, il a dessein de lui dire: +«Ambrosio, mon ami, ne me regardez +plus comme votre bienfaiteur; vous ne +voyez en moi que le fripon qui a déterré +l'argent que vous aviez caché dans un +bois: ce n'est point assez que je vous +rende vos deux cent cinquante doublons: +puisque je m'en suis servi pour parvenir +au rang que je tiens dans le monde, tous +mes effets vous appartiennent; je n'en +veux retenir que ce qu'il vous plaira +que...» Le diable boiteux s'arrêta tout +court en cet endroit; il lui prit un frisson +et il changea de visage.</p> + +<p>«Qu'avez-vous? lui dit l'écolier. Quel +mouvement extraordinaire vous agite et +vous coupe subitement la parole?—Ah! +seigneur Léandro, s'écria le démon d'une +voix tremblante, quel malheur pour moi! +le magicien qui me tenait prisonnier dans +une bouteille vient de s'apercevoir que je +ne suis plus dans son laboratoire: il va me +rappeler par des conjurations si fortes, que +je n'y pourrai résister.—Que j'en suis +mortifié! dit don Cléofas tout attendri; +Quelle perte je vais faire! Hélas! nous allons +nous séparer pour jamais.—Je ne le crois +pas, répondit Asmodée: le magicien peut +avoir besoin de mon ministère, et si j'ai le +bonheur de lui rendre quelque service, +peut-être par reconnaissance me remettra-t-il +en liberté: si cela arrive, comme je l'espère, +comptez que je vous rejoindrai aussitôt, +à condition que vous ne révélerez à +personne ce qui s'est passé cette nuit entre +nous; car si vous aviez l'indiscrétion d'en +faire confidence à quelqu'un, je vous +avertis que vous ne me reverriez plus.</p> + +<p>«Ce qui me console un peu d'être +obligé de vous quitter, poursuivit-il, c'est +que du moins j'ai fait votre fortune. Vous +épouserez la belle Séraphine, que j'ai rendue +folle de vous: le seigneur don Pedro de +Escolano, son père, est dans la résolution +de vous la donner en mariage; ne laissez +point échapper un si bel établissement. +Mais, miséricorde! ajouta-t-il, j'entends +déjà le magicien qui me conjure: tout l'enfer +est effrayé des paroles terribles que prononce +ce redoutable cabaliste. Je ne puis +demeurer plus longtemps avec votre Seigneurie: +jusqu'au revoir, cher Zambullo.» +En achevant ces mots, il embrassa don +Cléofas, et disparut après l'avoir transporté +dans son appartement.</p> + + + + +<h2><a name="c21" id="c21"></a>CHAPITRE XXI ET DERNIER<br/> +<i>De ce que fit don Cléofas après que le diable boiteux +se fut éloigné de lui, et de quelle façon l'auteur +de cet ouvrage a jugé à propos de le finir.</i></h2> + + +<p>Un moment après la retraite d'Asmodée, +l'écolier, se sentant fatigué d'avoir été toute +la nuit sur ses jambes et de s'être donné +beaucoup de mouvement, se déshabilla et +se mit au lit pour prendre quelque repos. +Dans l'agitation où étaient ses esprits, il +eut bien de la peine à s'endormir; mais +enfin, payant avec usure à Morphée le tribut +que lui doivent tous les mortels, il tomba +dans un assoupissement léthargique où il +passa la journée et la nuit suivante.</p> + +<p>Il y avait déjà vingt-quatre heures +qu'il était dans cet état, quand don Luis +de Lujan, jeune cavalier de ses amis, entra +dans sa chambre en criant de toute sa +force: «Holà, ho! seigneur don Cléofas, debout!» +Au bruit, Zambullo se réveilla, +«Savez-vous, lui dit don Luis, que vous +êtes couché depuis hier matin?—Cela +n'est pas possible! répondit Léandro.—Rien +n'est plus vrai, répliqua son +ami; vous avez fait deux fois le tour du +cadran. Toutes les personnes de cette maison +me l'ont assuré.»</p> + +<p>L'écolier, étonné d'un si long sommeil, +craignit d'abord que son aventure avec le +diable boiteux ne fût qu'une illusion; mais +il ne pouvait le croire, et lorsqu'il se rappelait +certaines circonstances, il ne doutait +plus de la réalité de ce qu'il avait vu; cependant, +pour en être plus certain, il se +leva, s'habilla promptement, et sortit avec +don Luis, qu'il mena vers la porte du Soleil, +sans lui dire pourquoi. Quand ils furent +arrivés là, et que don Cléofas aperçut +l'hôtel de don Pèdre presque tout réduit en +cendre, il feignit d'en être surpris. «Que +vois-je? dit-il; quel ravage le feu a fait ici! +A qui appartient cette malheureuse maison? +Y a-t-il longtemps qu'elle est brûlée?»</p> + +<p>Don Luis de Lujan répondit à ses deux +questions, et lui dit ensuite: «Cet incendie +fait moins de bruit dans la ville par le +dommage considérable qu'il a causé, que +par une particularité que je vais vous apprendre. +Le seigneur don Pedro de Escolano +a une fille unique qui est belle comme +le jour; on dit qu'elle était dans une chambre +remplie de flammes et de fumée, où elle +devait périr nécessairement, et que néanmoins +elle a été sauvée par un jeune cavalier +dont je ne sais point encore le nom; +cela fait le sujet de tous les entretiens de +Madrid. On élève jusqu'aux nues la valeur +de ce cavalier, et l'on croit que, pour prix +d'une action si hardie, quoiqu'il ne soit +qu'un simple gentilhomme, il pourra bien +obtenir la fille du seigneur don Pèdre.»</p> + +<p>Léandro Perez écouta don Luis sans +faire semblant de prendre le moindre intérêt +à ce qu'il disait; puis, se débarrassant +bientôt de lui sous un prétexte spécieux, il +gagna le Prado, où s'étant assis sous des +arbres, il se plongea dans une profonde +rêverie. Le diable boiteux vint d'abord occuper +sa pensée. «Je ne puis, disait-il, trop +regretter mon cher Asmodée; il m'aurait +fait faire le tour du monde en peu de +temps, et j'aurais voyagé sans éprouver les +incommodités des voyages: je fais sans +doute une grande perte; mais, ajoutait-il +un moment après, elle n'est peut-être pas +irréparable: pourquoi désespérer de revoir +ce démon? Il peut arriver, comme il me +l'a dit lui-même, que le magicien lui rende +incessamment la liberté.» Pensant ensuite +à don Pèdre et à sa fille, il prit la résolution +d'aller chez eux, poussé par la seule +curiosité de voir la belle Séraphine.</p> + +<p>Dès qu'il parut devant don Pedro, ce seigneur +courut à lui les bras ouverts, en disant: +«Soyez le bien venu, généreux cavalier; +je commençais à me plaindre de vous. +Hé quoi! disais-je, don Cléofas, après les +instances que je lui ai faites de me venir +voir, est encore à s'offrir à mes yeux? Qu'il +répond mal à l'impatience que j'ai de lui +témoigner l'estime et l'amitié que je sens +pour lui!»</p> + +<p>Zambullo baissa respectueusement la +tête à ce reproche obligeant, et dit au +vieillard, pour s'excuser, qu'il avait craint +de l'incommoder dans l'embarras où il +avait jugé qu'il devait être le jour précédent. +«Je ne suis pas satisfait de cette excuse, +répliqua don Pedro; vous ne sauriez +être incommode dans une maison où l'on +serait, sans votre secours, dans une plus +grande tristesse. Mais, ajouta-t-il, suivez-moi, +s'il vous plaît: vous avez d'autres remercîments +que les miens à recevoir.» En +parlant de cette sorte, il le prit par la main +et le conduisit à l'appartement de Séraphine.</p> + +<p>Cette dame venait de faire la <i>sieste</i>: «Ma +fille, lui dit son père, je viens vous présenter +le gentilhomme qui vous a si courageusement +sauvé la vie: marquez-lui +jusqu'à quel point vous êtes pénétrée de ce +qu'il a fait pour vous, puisque l'état où +vous étiez avant-hier ne vous le permit +pas.» Alors la señora Séraphina, ouvrant +une bouche de rose, adressa la parole à +Léandro Perez, et lui fit un compliment +qui charmerait tous mes lecteurs, si je +pouvais le rapporter mot pour mot; mais +comme il ne m'a point été rendu fidèlement, +j'aime mieux le passer sous silence +que de le défigurer.</p> + +<p>Je dirai seulement que don Cléofas crut +voir et entendre une divinité; qu'il fut pris +en même temps par les yeux et par les +oreilles: il conçut aussitôt pour elle un +amour violent; mais, bien loin de la regarder +comme une personne qu'il ne pouvait +manquer d'épouser, il douta, malgré +tout ce que le démon lui avait dit, que +l'on voulût payer d'un si beau prix le service +qu'on s'imaginait qu'il avait rendu. +Plus il la trouvait charmante, moins il +osait se flatter de l'obtenir.</p> + +<p>Ce qui acheva de le rendre tout à fait +incertain d'un si grand avantage, c'est que +don Pedro, dans la longue conversation +qu'ils eurent ensemble, ne toucha point +cette corde-là, et ne fit que l'accabler d'honnêtetés, +sans lui laisser entrevoir qu'il eût +la moindre envie d'être son beau-père. De +son côté, Séraphine, aussi polie que le +papa, tint des discours pleins de reconnaissance, +sans se servir d'aucune expression +qui pût donner sujet à Zambullo de penser +qu'elle fût amoureuse de lui; de sorte qu'il +sortit de chez le seigneur Escolano avec +beaucoup d'amour et fort peu d'espérance.</p> + +<p>«Asmodée, mon ami! disait-il en s'en +retournant au logis, comme s'il eût été +encore avec ce diable, quand vous m'avez +assuré que don Pedro était dans la disposition +de me faire son gendre, et que Séraphine +brûlait d'une vive ardeur que vous +lui avez inspirée pour moi, il faut que +vous ayez voulu vous égayer à mes dépens, +ou bien vous m'avouerez que vous ne savez +pas mieux le présent que l'avenir.»</p> + +<p>Notre écolier fut fâché d'avoir été chez +cette dame; et regardant la passion qu'il +sentait pour elle comme un amour malheureux +qu'il fallait vaincre, il résolut de +ne rien épargner pour cela: il fit plus: il se +reprocha le désir qu'il avait eu de pousser +sa pointe, supposé qu'il eût trouvé le père +disposé à lui accorder sa fille, et il se représenta +qu'il était honteux de devoir son +bonheur à un artifice.</p> + +<p>Il était encore plein de ces réflexions +lorsque don Pedro, l'ayant envoyé chercher +le jour suivant, lui dit: «Seigneur Léandro +Perez, il est temps que je vous prouve +par des actions qu'en m'obligeant vous +n'avez pas fait plaisir à un de ces courtisans +qui se contenteraient, à ma place, de +vous donner de l'eau bénite de cour; je +veux que Séraphine soit elle-même la récompense +du péril que vous avez couru +pour elle; je l'ai consultée là-dessus, et je +la vois prête à m'obéir sans répugnance. +Je vous dirai même que j'ai reconnu mon +sang quand je lui ai proposé pour époux +son libérateur: elle en a marqué sa joie +par un transport qui m'a fait connaître +que sa générosité répondait à la mienne. +C'est donc une chose résolue, vous épouserez +ma fille.»</p> + +<p>Après avoir ainsi parlé, le bon seigneur +de Escolano, qui s'attendait avec raison +que don Cléofas lui rendrait de très-humbles +grâces d'une si grande faveur, fut assez +surpris de le trouver interdit et embarrassé. +«Parlez, Zambullo, lui dit-il: que faut-il +que je pense du désordre où vous met la +proposition que je vous fais? Qui peut vous +révolter contre elle? Un simple gentilhomme +doit-il se refuser à une alliance +dont un grand se tiendrait honoré? La noblesse +de ma maison a-t-elle quelque tache +que j'ignore?</p> + +<p>—Seigneur, répondit Léandro, je ne +sais que trop la distance que le ciel a mise +entre nous.—Pourquoi donc, reprit don +Pèdre, paraissez-vous si peu content d'un +mariage qui vous fait tant d'honneur? +Avouez-le-moi, don Cléofas, vous aimez +quelque dame qui a reçu votre foi, et son +intérêt s'oppose en ce moment à votre fortune.—Si +j'avais une maîtresse à qui je +fusse lié par des serments, répondit l'écolier, +rien sans doute ne serait capable de +me les faire trahir. Mais ce n'est point cette +raison qui m'empêche de profiter de vos +bontés: un sentiment de délicatesse veut +que je renonce au glorieux établissement +que vous me proposez; et, loin de vouloir +abuser de votre erreur, je vais vous détromper: +je ne suis point le libérateur de +Séraphine.</p> + +<p>—Qu'entends-je! s'écria le vieillard fort +étonné; ce n'est pas vous qui l'avez délivrée +des flammes qui l'allaient consumer? +Ce n'est point vous qui avez fait une action +si hardie?—Non, Seigneur, répondit +Zambullo: tout mortel l'aurait vainement +entrepris, et je veux bien vous apprendre +que c'est un diable qui a sauvé votre fille.»</p> + +<p>Ces paroles augmentèrent la surprise +de don Pedro, qui, ne croyant pas les devoir +prendre au pied de la lettre, pria l'écolier +de parler plus clairement. Alors +Léandro, sans se soucier de perdre l'amitié +d'Asmodée, raconta tout ce qui s'était +passé entre ce démon et lui. Après +quoi le vieillard reprit la parole, et dit à +don Cléofas: «La confidence que vous +venez de me faire me confirme dans le dessein +de vous donner ma fille: vous êtes son +premier libérateur. Si vous n'eussiez pas +prié le diable boiteux de l'arracher à la +mort qui la menaçait, il n'aurait pas manqué +de la laisser périr. C'est donc vous +qui avez conservé les jours de Séraphine; +en un mot, vous la méritez, et je vous +l'offre avec la moitié de mon bien.»</p> + +<p>Léandro Perez, à ces mots qui levaient +tous ses scrupules, se jeta aux pieds de don +Pèdre pour le remercier de ses bontés. +Peu de temps après, ce mariage se fit avec +une magnificence convenable à l'héritière +du seigneur de Escolano, et à la grande +satisfaction des parents de notre écolier, +lequel demeura par là bien payé de quelques +heures de liberté qu'il avait procurées +au diable boiteux.</p> + + +<p class="c"><span class="small">FIN DU DIABLE BOITEUX.</span></p> + + + + +<h2>APPENDICE AU DIABLE BOITEUX</h2> + + +<h3><a name="a1" id="a1"></a>I. PASSAGES DE LA PREMIÈRE ÉDITION +SUPPRIMÉS DANS CELLE DE 1726.</h3> + +<p class="item"><i>Chapitre III, après le récit de la querelle d'Asmodée +avec un autre démon:</i></p> +<p>Laissons là cette belle assemblée, dit D. Cléofas, +et continuons d'examiner ce qui se passe en cette +ville.—J'y consens, reprit le diable; rions un peu +de ce vieux musicien qui chante une chanson passionnée +à sa jeune femme. Il veut qu'elle en admire +l'air, qu'il vient de composer; mais elle en aime +mieux les paroles, parce qu'elles sont d'un beau +cavalier dont elle est aimée, et qui les a données +à son mari pour les mettre en chant.</p> + +<p class="item"><i>Même chapitre, après l'article du souffleur:</i></p> +<p>Et qui sont, reprit l'écolier, ces femmes que je +vois à table dans la maison voisine?—Ce sont deux +fameuses courtisanes, répartit le diable; et ces deux +cavaliers qui font la débauche avec elles sont deux +des plus grands seigneurs de la cour.—Ah! qu'elles +me paraissent jolies et amusantes! dit don Cléofas; +je ne m'étonne pas si les gens de qualité les +courent. (<i>La suite à peu près comme dans l'histoire +des trois Galiciennes, t. I, p. 33 de notre +édition.</i>)</p> + +<p class="item"><i>Chapitre VI, après l'histoire du palefrenier +somnambule (T. II, p. 117 de notre édition):</i></p> +<p>Qui sont ces dames, dit D. Cléofas, que je vois +prêtes à se coucher?—Ce sont deux sœurs coquettes +qui logent ensemble. Elles s'entretiennent +depuis sept heures du matin jusqu'à ce moment +d'habits et d'ameublements qu'elles ont envie d'acheter, +et elles ont pris tant de plaisir à cet entretien +que, pour n'être pas interrompues, elles n'ont +pas même voulu voir d'aujourd'hui leurs amants.</p> + +<p class="item"><i>Même chapitre, après l'histoire du charivari +(T. I, p. 32 de notre édition):</i></p> +<p>Malgré le bruit de cette sérénade, dit D. Cléofas, +j'en entends, ce me semble, un autre.—Oui, dit le +démon. Ce bruit part d'un café où il y a quelques +beaux-esprits qui disputent depuis cinq heures, et +que le maître ne saurait chasser. Ils parlent d'une +comédie qui a été représentée aujourd'hui pour la +première fois, et dont la représentation a été troublée +par des huées et des sifflets. Les uns disent +qu'elle est bonne, les autres soutiennent qu'elle +est mauvaise. Ils en vont venir tout à l'heure aux +gourmades, fin ordinaire de ces disputes.</p> + +<p class="item"><i>Chapitre VIII, après l'histoire du cabaretier +accusé d'avoir empoisonné un Allemand (T. I, +p. 110 de notre édition):</i></p> +<p>Le second est un bourgeois emprisonné pour +avoir servi de caution à un licencié qui voulait +emprunter deux cents pistoles pour marier brusquement +sa servante.</p> + +<p class="item"><i>Même chapitre, après l'histoire du maître à danser +(T. I, p. 111):</i></p> +<p>Le plus jeune a été découvert déguisé en fille +dans un couvent de religieuses.</p> + +<p class="item"><i>Même chapitre, après l'histoire de la sorcière +(T. I, p. 111):</i></p> +<p>Considérez dans la chambre prochaine ces deux +prisonniers qui s'entretiennent au lieu de se reposer. +Ils ne sauraient dormir. Leurs affaires les inquiètent, +et, franchement, elles sont assez délicates. +Le premier est un joaillier accusé d'avoir recélé des +pierreries dérobées. L'autre est un polygame. Il y +a six mois qu'il se maria par intérêt avec une vieille +veuve du royaume de Valence. Il a épousé par +inclination, peu de temps après, une jeune personne +de Madrid, et lui a donné tout le bien qu'il +a reçu de la Valencienne. Ses deux mariages se sont +déclarés. Ses deux femmes le poursuivent en justice. +Celle qu'il a épousée par inclination demande +sa mort par intérêt, et celle qu'il a épousée par +intérêt le poursuit par inclination.</p> + +<p class="item"><i>Chapitre IX, après l'histoire de la marquise qui +lit Hippocrate (T. I, p. 153):</i></p> +<p>Apprenez-moi, je vous prie, dit l'écolier, ce qu'a +fait aujourd'hui certain homme que je vois, ce grand +personnage sec et décharné qui se promène dans +une petite chambre, les bras croisés; je juge qu'il +a la tête embarrassée.—Vous n'en jugez point mal, +répondit le démon. C'est un auteur dramatique. +Comme il entend la langue française, il s'est donné +la peine de traduire le <cite>Misanthrope</cite>, l'une des meilleures +comédies de Molière, fameux auteur français. +Il l'a fait représenter aujourd'hui sur le théâtre +de Madrid, et elle a été très-mal reçue. Les Espagnols +l'ont trouvée plate et ennuyeuse. C'est cette +pièce qui fait dans le café le sujet de la dispute dont +vous avez entendu le bruit.</p> + +<p>—Eh pourquoi, reprit don Cléofas, cette comédie +a-t-elle eu en Espagne ce malheureux sort?—C'est, +répondit le diable, que les Espagnols n'aiment +que les pièces d'intrigues, de même que les +Français ne veulent que des comédies de caractère.—Sur +ce pied-là, répliqua l'écolier, si l'on jouait +présentement en France nos plus belles pièces, +elles n'y réussiraient pas.—Sans doute, dit Asmodée. +Comme les Espagnols sont capables d'une +extrême attention, ils sont bien aises qu'on les jette +dans un embarras agréable. Ils suivent sans peine +l'action la plus composée. Les Français, au contraire, +n'aiment pas qu'on les occupe. Leur esprit +se plaît à se détacher, et ils prennent plaisir à voir +tourner leur prochain en ridicule, parce que cela +flatte leur humeur satirique. Enfin, le goût des nations +est différent.—Mais quelle sorte de comédie +est la meilleure, répliqua don Cléofas, d'une pièce +d'intrigue ou de caractère?—C'est une chose fort +problématique, répartit le diable. Il n'en faut pas +croire là-dessus les Espagnols ni les Français. +Puisqu'ils sont parties en cette affaire, ils n'en +sauraient être juges. Je ne la dois pas juger +non plus, moi, parce qu'étant le démon de la +luxure, je protége également tous les théâtres.</p> + +<p class="item"><i>Même chapitre, le passage relatif aux deux +entremetteuses (T. I, p. 101) est plus long dans la +première édition, et se termine ainsi:</i></p> +<p>Bon! s'il y en a! répondit le diable; il y en a +partout, et principalement en France; mais il faut +avoir un mérite reconnu pour y en trouver, et je +vous dirai à ce sujet qu'à Paris, ces jours passez, +un chevalier d'industrie s'entretenant là-dessus +avec un de ses amis, lui disait: «Parbleu, mon +cher, il faut que je sois bien malheureux! Il y a +quinze jours entiers que je cherche une femme +tributaire. Je parcours tous les matins les églises. +L'après-dînée, j'épluche toutes les beautés des Tuileries. +Je me montre à l'Opéra. Je parais tout débraillé +à la Comédie, où tantôt je me couche sur +les bancs du théâtre, et tantôt je me tiens debout +derrière les acteurs. Cependant tout cela ne me +mène à rien. Je n'ai pas même encore trouvé une +bonne fortune sexagénaire, tandis que les plus +jeunes et les plus aimables personnes de Paris sont +en proie au chevalier de Tiremailles, qui n'a, sans +vanité, ni ma taille ni ma jeunesse.—Oh! ne t'y +trompe pas! interrompit son ami; le chevalier de +Tiremailles est un fameux libertin. Il a ruiné deux +femmes. Il a eu des affaires d'éclat. Il a la meilleure +réputation du monde.»</p> + +<p class="item"><i>Chapitre X, après l'histoire de Zanubio (T. I, +p. 162):</i></p> +<p>Immédiatement après Zanubio, continua le diable, +est un marchand que la nouvelle d'un naufrage a +rendu fou. Dans la loge suivante est renfermé un +soldat qui n'a pu résister à la douleur d'avoir perdu +sa grand'mère.—Et le jeune homme qui suit ce +bon soldat, dit don Cléofas, quel est le genre de sa +folie?—Oh! pour celui-là, répondit Asmodée, c'est +un pauvre garçon né imbécile. C'est le fils d'une +Hollandaise et d'un gros commis de la douane.</p> + +<p class="item"><i>Plus loin, dans le même chapitre, l'histoire des +folles commence ainsi:</i></p> +<p>La première, reprit Asmodée, est une vieille marquise +qui aimait un jeune officier qui servait en +Flandres. Elle lui avait donné une grosse somme +pour faire sa campagne. Elle s'avisa de consulter +une devineresse pour savoir ce qu'il faisait. La devineresse +le lui montra dans un verre. La marquise +le vit aux genoux d'une jeune Flamande, et +elle en a perdu l'esprit.</p> + +<p class="item"><i>Plus loin, même chapitre, après l'histoire de la +femme du corrégidor:</i></p> +<p>La troisième est une procureuse qui pressait son +mari de lui acheter une croix de diamants de dix +mille ducats. Il n'en a voulu rien faire. Elle en est +devenue folle. Après la procureuse est une coquette +à qui la tête a tourné de dépit d'avoir manqué un +grand seigneur dont elle avait médité la ruine.—Dans +ces deux petites loges au-dessous de ces dames, +il y a deux servantes qui ont perdu l'esprit, +l'une de douleur de n'être pas sur le testament d'un +vieux garçon qu'elle a servi, et l'autre de joie en +apprenant la mort d'un riche trésorier dont elle est +unique héritière.</p> + +<p class="item"><i>Chapitre XI, après l'histoire des deux femmes +qui se rajeunissent (T. I, p. 196):</i></p> +<p>Je remarque dans une même maison, poursuivit +Asmodée, deux hommes qui ne sont pas trop raisonnables. +L'un est un aventurier qui va tous les +jours aux audiences des grands seigneurs. Il est +assez fou pour croire qu'un quart d'heure après +qu'il leur a parlé ils se souviennent encore de ce +qu'il leur a dit.</p> + +<p class="item"><i>Même chapitre, après l'histoire du licencié qui +fait imprimer ses œuvres de jeunesse (T. I, +p. 200):</i></p> +<p>Je découvre dans le voisinage de ce licencié un +des meilleurs auteurs que vous ayez. C'est un excellent +esprit. Ses ouvrages sont pleins de sel attique. +Ils sont parsemés de pensées fines et brillantes. +Il a des tours neufs, des expressions hardies +et toujours heureuses. Passons à son voisin: c'est +un homme...—Eh! n'allez pas si vite! interrompit +avec précipitation don Cléofas; vous ne dites que +du bien de cet auteur, et vous me le montrez avec +des fous.—Ah! il est vrai, reprit le diable; j'oubliais +son défaut. Quand il lit ses pièces, il s'arrête +à tous les endroits qui lui paraissent mériter des +applaudissements, pour laisser à ses auditeurs +le temps de lui en donner, et pour en savourer lui-même +toute la douceur.</p> + +<p class="item"><i>Même chapitre, après l'histoire du bachelier +qui achète pour enrichir son inventaire (T. I, +p. 201):</i></p> +<p>Il demeure chez ce bachelier un auteur qui réussit +dans un genre d'écrire fort sérieux. Il n'est +propre qu'à ce qu'il fait. Cependant il se croit propre +à tout, et il ne veut point faire de comédies, parce +que son comique serait, dit-il, trop fin pour affecter +le parterre. S'il disait trop froid, je me garderais +bien de mettre parmi les fous un homme si +raisonnable.</p> + +<p class="item"><i>Et quelques lignes plus loin:</i></p> +<p>Mais avant que de quitter le lieu où nous sommes, +il faut que je vous parle encore d'un certain +auteur que je viens d'apercevoir. C'est un homme +qui possède les auteurs grecs et latins. Il emprunte +d'eux toutes les pensées qu'il met dans ses ouvrages. +Cependant il se croit original, et il ne traite +de plagiaires que les auteurs qui pillent Lope ou +Calderon.</p> + +<p class="item"><i>Le chapitre XII, <cite>Des Tombeaux</cite>, débute par +plusieurs histoires supprimées en 1726:</i></p> +<p>Le premier de ces huit tombeaux que vous apercevez +à main droite renferme le corps d'un jeune +amant mort de chagrin de n'avoir pas remporté le +prix d'une course de bagues. Dans le second est +un avare qui s'est laissé mourir de faim, et dans le +troisième son héritier, mort deux ans après lui +pour avoir fait trop bonne chère. Il y a dans le +quatrième un père qui n'a pu survivre à l'enlèvement +de sa fille unique. Dans le suivant est un +jeune homme emporté par une pleurésie pour avoir +pris des remèdes rafraîchissants.</p> + +<p class="item"><i>Puis vient l'histoire de l'officier que sa femme +trompait, et ensuite:</i></p> +<p>Le septième cache une vieille fille de qualité, +laide et peu riche, que la tristesse et l'ennui ont +consumée; et dans le dernier repose la femme d'un +trésorier, morte de dépit d'avoir été obligée, dans +une rue étroite, de faire reculer son carrosse pour +laisser passer celui d'une duchesse. (V. t. I, p. 175.)</p> + +<p class="item"><i>Ensuite viennent l'histoire du vieux mari et de +sa jeune femme (T. I, p. 223), et celle du chanoine +mort pour avoir fait son testament, après quoi +on lit:</i></p> +<p>Auprès de cet imprudent chanoine est une belle +dame immolée aux soupçons de son mari jaloux. +Dans le quatrième est un dévot qui a perdu la vie +pour s'être promené dans son jardin une demi-heure +sans parasol, et dans le dernier une dévote pour +s'être fait saigner trop souvent par précaution.</p> + +<p class="item"><i>Après l'histoire du Français assassiné pour avoir +donné de l'eau bénite à une dame:</i></p> +<p>Ici gît un comédien que le déplaisir d'aller à pied, +pendant qu'il voyait la plupart de ses camarades +en équipage, a consumé peu à peu.</p> + +<p class="item"><i>Après l'histoire de la vestale morte en couches:</i></p> +<p>Et près d'elle repose un auteur dramatique qui +mourut subitement d'envie au bruit des applaudissements +du parterre, à la première représentation +d'une pièce d'un de ses amis.</p> + +<p class="item"><i>Chapitre XVI, des Songes. Immédiatement +après les réflexions sur la jalousie des femmes, on +trouve:</i></p> +<p>A l'égard de dona Théodora, dit l'écolier, son +caractère me charme. Une femme mourir de regret +d'avoir perdu son mari! O merveille de nos jours!—Cela +est admirable, assurément, interrompit le +démon. L'on enterra, il y a deux mois, un avocat +dont la veuve ne ressemble point à celle-ci. L'avocat +étant à l'agonie, sa femme en pleurs céda aux +empressements de sa famille, qui, pour lui épargner +la vue d'un si triste spectacle, l'enleva de sa +maison. Mais avant que de sortir, l'avocate affligée +appelle sa femme de chambre: «Béatrix, lui dit-elle, +aussitôt que mon cher mari sera mort, va porter +cette fâcheuse nouvelle à don Carlos, et dis-lui +que j'en suis si touchée que je ne le veux voir de +deux jours.»</p> + +<p class="item"><i>L'histoire de la comtesse femme du comte galant +et libéral est racontée ainsi:</i></p> +<p>C'est une liseuse de romans, une tête pleine +d'idées de chevalerie. Elle fait un songe assez plaisant: +elle rêve qu'elle est impératrice de Trébisonde, +qu'on l'accuse d'adultère, et que tous les +chevaliers qui se présentent pour soutenir son innocence +sont vaincus par ses accusateurs.</p> + +<p class="item"><i>Après l'histoire du vicomte Aragonais:</i></p> +<p>Si je ne me trompe, dit don Cléofas, j'aperçois +dans la même maison un jeune homme qui rit en +dormant.—Vous ne vous trompez pas, répartit le +diable; c'est un bachelier qui fait un songe fort +agréable: il rêve qu'un vieillard de ses amis épouse +une belle et jeune personne; mais je remarque à +deux pas de là trois hommes qui font des songes +bien mortifiants.</p> + +<p>Le premier est un souffleur qui rêve qu'on donne +un curateur à un marquis dont il commence à souffler +le patrimoine.</p> + +<p class="item"><i>Puis viennent l'histoire des deux frères médecins +et celle d'un courtisan qui rêve que le ministre +le regarde de travers, et ensuite:</i></p> +<p>Je vois encore un courtisan qui vient de se réveiller +en sursaut. Il rêvait tout à l'heure qu'il était +sur le sommet d'une montagne, avec deux autres +personnes de la cour, qui l'ont poussé sans qu'il y +ait pris garde et l'ont fait tomber de haut en bas.</p> + +<p class="item"><i>Après l'histoire du licencié qui défend l'immortalité +de l'âme:</i></p> +<p>Auprès du licencié demeure un comédien qui +songe qu'il répond des duretés à un auteur qui lui +fait des compliments.</p> + +<p>Je remarque dans un hôtel garni deux hommes +qui font des songes que je ne veux point passer +sous silence. L'un est un Italien de l'Académie de +la Crusca. Il rêve qu'il lit à quelques-uns de ses +confrères un mauvais poëme de sa façon, qu'ils +applaudissent à charge d'autant.</p> + +<p class="item"><i>Suit l'histoire de Fanfarronico, après laquelle +on lit:</i></p> +<p>Vis-à-vis de l'hôtel garni, un notaire fait sa résidence. +Vous voyez sa femme et lui couchés dans +deux petits lits jumeaux. Ils font tous deux en ce +moment des songes bien différents: le mari rêve +qu'il rafraîchit une vieille écriture, et madame sa +femme songe qu'elle est chez un marchand, où elle +achète et paye argent comptant une riche étoffe, +au même prix qu'une duchesse l'a refusée à crédit.</p> + +<p class="item"><i>Cette histoire est la dernière de l'édition originale. +Immédiatement après vient le dénouement:</i></p> +<p>Asmodée allait continuer, mais il lui prit tout à +coup un frisson qui l'en empêcha. L'écolier lui demanda +pourquoi il tremblait: «Ah! seigneur don +Cléofas, répondit le démon, je suis perdu. Le magicien +qui me tenait en bouteille vient de s'apercevoir +de ma fuite. Il m'appelle; il me menace. Il +fait des conjurations si fortes que tout l'enfer en +retentit. Il faut que j'obéisse à sa voix. Je vais vous +porter dans votre appartement, et puis je vole au +galetas funeste d'où vous m'avez tiré.» En achevant +ces mots, il embrassa l'écolier, l'enleva et +disparut à ses yeux, après l'avoir transporté dans +sa chambre.</p> + + +<h3><a name="a2" id="a2"></a>II. <i>Dédicace de la première édition.</i></h3> + +<p class="c">AU TRÈS-ILLUSTRE AUTEUR LOUIS VELEZ DE GUEVARA.</p> + +<p>Souffrez, seigneur de <span class="sc">Guevara</span>, que je vous +adresse cet ouvrage. Il n'est pas moins de vous que +de moi. Votre <cite lang="es" xml:lang="es">Diablo Cojuelo</cite> m'en a fourni le titre +et l'idée. J'en fais un aveu public. Je vous cède la +gloire de l'invention, sans approfondir si quelque +auteur grec, latin ou italien ne pourrait pas justement +vous la disputer.</p> + +<p>Je dirai même qu'en y regardant de près, on reconnaîtra +dans le corps de ce livre quelques-unes +de vos pensées; car je vous ai copié autant que me +l'a pu permettre la nécessité de m'accommoder au +goût de ma nation.</p> + +<p>Cela ne m'empêche pas de rendre justice à votre +<cite lang="es" xml:lang="es">Cojuelo</cite>. Je le crois digne des applaudissements +qu'il a reçus en Espagne et du bruit qu'il a fait particulièrement +en Aragon, où vous l'avez mis en +lumière. Je conçois bien que vos façons de parler +figurées, vos images bizarres et vos pensées extraordinaires +ont pu trouver chez vous des approbateurs; +mais vous devez concevoir aussi que des +hommes nés sous un autre climat en peuvent juger +autrement. Les Français surtout, eux qui ont la +justesse et le naturel en partage, ne les goûteraient +pas. Je me suis donc souvent écarté du texte, ou, +pour mieux dire, j'ai fait un nouveau livre sur le +même fonds.</p> + +<p>C'est ainsi que j'ai traité le seigneur Alonso Fernandez +de Avellaneda. Je n'ai pas traduit plus fidèlement +son <cite>D. Quichotte</cite> que votre <cite lang="es" xml:lang="es">Cojuelo</cite>. Cependant +cet Avellaneda, qui avait déjà subi le sort +des écrivains abandonnés des lecteurs, est présentement +en quelque réputation parmi nous, au lieu +que si je l'avais suivi littéralement, on me saurait +mauvais gré de l'avoir tiré de l'oubli.</p> + +<p>J'espère que vous aurez la même destinée. Si je +n'ai pu prêter à votre <cite lang="es" xml:lang="es">Cojuelo</cite> tous les agréments dont +il a besoin pour plaire à nos Français, je crois du +moins ne lui avoir rien laissé qui doive le rebuter. +Après tout, vous ne risquez rien. Si le livre n'a +point de succès, vous êtes en droit de dire que je +l'ai tellement défiguré qu'il n'est pas reconnaissable. +Et s'il réussit, vous m'aurez obligation de +vous avoir procuré l'estime de gens dont peut-être +sans moi vous n'auriez jamais été connu.</p> + + +<h3><a name="a3" id="a3"></a>III. <i>Dédicace de 1726.</i></h3> + +<p class="c">AU TRÈS-ILLUSTRE AUTEUR LOUIS VELEZ DE GUEVARA.</p> + +<p>C'est à vous, <i>seigneur de Guevara</i>, que j'ai dédié +cet ouvrage dans sa nouveauté. Si je me fis un +devoir alors de vous rendre cet hommage, rien ne +doit me dispenser aujourd'hui de vous le renouveler. +J'ai déjà déclaré et je déclare encore publiquement +que votre <cite lang="es" xml:lang="es">Diablo Cojuelo</cite> m'en a fourni le +titre et l'idée. Ainsi je vous cède l'honneur de l'invention, +sans vouloir, comme je vous l'ai dit, approfondir +si quelque auteur grec, latin ou italien +ne pourrait pas justement vous le disputer.</p> + +<p>J'avouerai même encore qu'en y regardant de +près, on reconnaîtrait dans le corps de ce livre +quelques-unes de vos pensées. Plût au ciel qu'il y +en eût davantage, et que la nécessité de m'accommoder +au génie de ma nation m'eût permis de vous +copier exactement! J'aurais fait gloire d'être votre +traducteur; mais j'ai été obligé de m'écarter du +texte, ou, pour mieux dire, j'ai fait un ouvrage +nouveau sur le même plan.</p> + +<p>Sous la forme que je lui ai prêtée d'abord, il a +été réimprimé en France, je ne sais combien de +fois. Nous avons partagé tous deux l'honneur du +succès qu'il a eu; mais, que dis-je, partagé? J'ai +passé, à Paris, pour votre copiste, et je n'ai été +loué qu'en second. Il est vrai, en récompense, qu'à +Madrid la copie a été traduite en espagnol et qu'elle +y est devenue un ouvrage original.</p> + +<p>J'en donne aujourd'hui une nouvelle édition que +je vous adresse encore, <i>Seigneur Louis Velez</i>; mais, +pour la rendre plus digne de revoir le jour après +dix-neuf années, il a fallu le retoucher et le remettre, +pour ainsi dire, à la mode. Quoique le +monde soit toujours le même, il s'y fait une succession +continuelle d'originaux qui semble y apporter +quelque changement.</p> + +<p>Je n'ai pas seulement corrigé l'ouvrage; je l'ai +refondu et augmenté d'un volume, que les sottises +humaines m'ont aisément fourni. C'est une source +de tomes inépuisable; mais je n'ai point entrepris +de l'épuiser. J'abandonne ce travail immense à +quelqu'un de ces auteurs laborieux qui veulent +bien employer une longue vie à mériter d'occuper +une toise de place dans les bibliothèques. Pour +moi, qui borne mon ambition à égayer pendant +quelques heures mes lecteurs, je me contente de +leur offrir en petit un tableau des mœurs du siècle.</p> + +<p>Après avoir reconnu, <i>Seigneur de Guevara</i>, +que votre Diable a toujours hypothèque sur le +mien, il faut encore confesser, pour la décharge +de ma conscience, que j'ai emprunté des vers et +quelques images de Francisco Santos, auteur du +livre intitulé: <cite lang="es" xml:lang="es">Dia y noche de Madrid</cite>. Quoique +le larcin ne soit pas de grande importance, je déclare +que je l'ai fait, afin que quelque mauvais +plaisant ne vienne pas me comparer aux voleurs +qui, pour vendre impunément une vaisselle qu'ils +ont volée, en ôtent les armoiries.</p> + +<p>Puisse le public recevoir aussi favorablement +cette dernière édition qu'il a reçu la première. Je +n'oserais me flatter de ce bonheur, quoique l'ouvrage +soit plus nouveau qu'il n'était et que j'aie +fait de mon mieux pour engager ceux qui le liront +à y prendre un nouveau goût.</p> + + +<h3><a name="a4" id="a4"></a>IV. TABLE ANALYTIQUE.</h3> + +<p><i>La lettre A désigne l'ouvrage espagnol de Louis +Velez de Guevara, <cite lang="es" xml:lang="es">El Diablo cojuelo</cite>; la lettre B, +l'édition originale du <cite>Diable boiteux</cite>.</i></p> + +<p><i>L'astérisque (*) indique les passages ajoutés en +1726.</i></p> + + +<h4>TOME I</h4> + +<p class="item"><span class="sc">Chapitre I.</span> <i>Quel diable c'est que le Diable boiteux. +Où et par quel hasard Don Cléofas Léandro +Perez Zambullo fit connaissance avec lui (A, tranco +I; B, chap. I.)</i></p> +<p>On est à Madrid. Il est minuit. Léandro Perez, +surpris chez Dona Tomasa et poursuivi par quatre +spadassins, se sauve sur les toits. P. 1. (<i>Dans Guevara, +il est poursuivi par la justice, à l'instigation +de la dame, qui veut se faire épouser.</i>)—Guidé par +une lumière qu'il aperçoit, il se réfugie dans un +grenier qui sert de laboratoire à un magicien. P. 2.—Il +entend les soupirs du Diable boiteux, que le +magicien tient enfermé dans une bouteille. Ce que +c'est que le Diable boiteux. Quelles sont ses fonctions +et celles de Lucifer, Uriel, etc. P. 3.—Promesses +que fait le Diable boiteux. Cléofas le délivre. +Portrait du démon. P. 7.</p> + +<p class="item"><span class="sc">Chapitre II.</span> <i>Suite de la délivrance d'Asmodée +(A, tranco I; B, chap. II.), 11.</i></p> +<p>Pourquoi Asmodée est boiteux, 12 (<i>Ceci est autrement +expliqué dans Guevara</i>).—Terreur qu'inspire +le magicien au Diable boiteux. Comment celui-ci +s'est attiré sa haine, 13.</p> + +<p class="item"><span class="sc">Chapitre III</span>. <i>Dans quel endroit le Diable boiteux +transporta l'écolier, et des premières choses +qu'il lui fit voir, 16.</i></p> +<p>Asmodée emporte Léandro sur la tour de San Salvador. +Il lui propose de lui faire voir tout ce qui se +passe dans Madrid, en enlevant les toits des maisons +(A, tranco I, 16).—L'avare et ses héritiers, 18.—La +vieille coquette et ses charmes d'emprunt, 18.—Le +vieux galant, 19 (A, tr. II).—La vieille qui se rajeunit, +19 (B, chap. VI).—Le concert ridicule, 19 (B, +ch. XVI).—Le seigneur aux billets doux, 20.—Doña +Fabula en mal d'enfant, 20 (A, tr. II).—Le +vieux qui va au sabbat, 21 (A, tr. II).—Quel fut +le démêlé qu'eut Asmodée avec un de ses confrères, +21 (autrement raconté dans A, tr. II).—Le souffleur, +22 (A, II).—L'apothicaire, sa femme et son +garçon, 22.—Le prélat qui tousse, 23.—Le poëte +tragique, 23.—* L'épître dédicatoire, 25.—Les voleurs +chez le banquier, 25 (A, II).—Le marquis à +l'échelle de soie, 25 (A, II).—Le greffier et son +démon, 26.—Etrange pudeur d'une veuve (B, ch. +VI).—* Le bachelier Donoso, 27.—* L'amoureux +transi, 28.—Le contador qui veut fonder un monastère, +29 (B, ch. VI).—* La veuve et les deux +conseillers, 29.—* Les deux joueurs qui s'entretuent, +29.—Le chanoine frappé d'apoplexie, 31 (B, +ch. VI).—Les deux frères morts de la même maladie, +31, (B, ch. VI).—Le charivari, 32 (B, ch. +VI).—* Le trio ridicule, 32.—* Les trois Galiciennes, +33.</p> + +<p class="item"><span class="sc">Chapitre IV</span>. <i>Histoire des amours du comte de +Belflor et de Léonor de Cespedes, 34.</i></p> +<p>La femme, le jeune mari et le vieil amant, 69 (B, +ch. VI).</p> + +<p class="item"><span class="sc">Chapitre V</span>. <i>Suite et conclusion des amours du +comte de Belflor (B, chap. V), 70.</i></p> +<p class="item"><span class="sc">Chapitre VI</span>. <i>Des nouvelles choses que vit Don +Cléofas, et de quelle manière il fut vengé de +Dona Tomasa, 99.</i></p> +<p>Le grand seigneur endetté, 99.—* Le président +qui va chez l'Asturienne, 100.—Le compilateur, +100.—Les deux entremetteuses, 101 (B, chap. IX).—L'impression +clandestine, 103.—L'inquisiteur +malade, 104 (B, ch. IV).—Combat des rivaux de +Don Cléofas, 108 (B, chap. VII).</p> + +<p class="item"><span class="sc">Chapitre VII.</span> <i>Des prisonniers (B, chap. VIII), 109.</i></p> +<p>Le cabaretier empoisonneur, 110.—L'assassin +de profession, 110.—Le maître à danser, 111.—L'amoureux +arrêté comme voleur, 111.—La +feinte sorcière, 111. Le cabaretier et le sergent, 112.—Le +valet de chambre accusé de viol, 118.—L'écuyer +de la duchesse, 119.—Le chirurgien qui a +saigné sa femme, 120.—* Le gentilhomme qui a +tué son frère, 121.—* Domingo et le maître d'hôtel, +122.—* Le Castillan qui a souffleté son père, 137—* Les +voleurs de grand chemin qui s'évadent, 137.—Les +vingt ou trente filous, 138.</p> + +<p class="item"><span class="sc">Chapitre viii.</span> <i>Asmodée montre à Don Cléofas +plusieurs personnes, et lui révèle les actions qu'elles +ont faites dans la journée (B, chap. IX), 136.</i></p> +<p>Le capitaine et l'usurier, 139.—Les deux filles +qui ont perdu leur père, 142.—L'aventurière aragonaise, +143.—Le cavalier qui a écrit des lettres, +143.—* Le mari qui s'endort aux reproches de sa +femme, 145.—La comtesse qui lit Hippocrate, 153.—* Le +mendiant manchot, 154.—* Le poëte et le +peintre, 155.—Le banquier et son père le savetier, +156.</p> + +<p class="item"><span class="sc">Chapitre IX.</span> <i>Des fous enfermés (B, chap. X), 161.</i></p> +<p>Le nouvelliste castillan, 161.—* Le licencié qui se +croit archevêque, 161.—* Le pupille enfermé par +son tuteur, 162.—Le grammairien, 162 (A, tr. III).—Le +marchand ruiné, 162.—Le capitaine Zanubio, +162.—* Le mari fou de la mort de sa femme, +170.—Le portier enrichi, 171.—L'amoureux fou, +171.—Sa chanson, 172.—Chanson française, 172.—* L'envieux, +173.—* Le vieux secrétaire, 173.—Le +Mécène ruiné, 174.—La femme du corrégidor, +175.—La femme du conseiller, 175.—La +bourgeoise qui voulait épouser un grand seigneur, +175.—* Doña Béatrix et Doña Mencia, 175.—* L'ayeule +de l'avocat, 177.—* La vieille folle de +regret, 177.—* Doña Emerenciana, 178.</p> + +<p class="item"><span class="sc">Chapitre X.</span> <i>Dont la matière est inépuisable +(B, ch. XI), 195.</i></p> +<p>Le mari de l'aventurière, 195.—L'homme aisé +qui se fait domestique, 195 (A, tr. III).—La veuve +du jurisconsulte, 196.—Les deux filles de cinquante +ans, 196.—Les femmes qui se rajeunissent, 196.—* Prudent +emploi de l'argent, 199.—Le peintre +de portraits, 199.—La veuve et son testament, 200.—Le +vieux licencié qui imprime ses gaudrioles, 200.—La +coquette qui se croit aimée de tous les hommes, +201.—Le chanoine qui achète pour enrichir +son inventaire, 201.—* Le courtisan par vanité, 202.—* Ceux +qui font de la nuit le jour, 203.—* L'amoureux +de la pantoufle, 203.—* L'homme à équipage +qui rougit d'aller en carrosse de louage, 204.—* Celui +qui va toujours en carrosse de louage pour +ménager ses mules, 204.—* Le vieil amoureux qui +raconte ses prouesses d'autrefois, 205.—* Le comte +vêtu à l'ancienne mode, 205.—* La vieille veuve +qui a donné son bien à ses enfants, 205.—* Le +vieux garçon qui épouse sa blanchisseuse, 206.—Le +comte, son frère et le bel esprit, 207.—* L'amateur +de fleurs, 207.—* L'histrion modeste, 207.—* Le +chevalier aimé de la fille d'un grand, 207.—* Portraits +vivants de Bollanus, de Fufidius et de +Marsæus, 208.—* La sérénade, 208.</p> + +<p class="item">* <span class="sc">Chapitre XI.</span> <i>De l'incendie, et de ce que fit +Asmodée en cette occasion par amitié pour Don +Cléofas, 213.</i></p> +<p class="item"><span class="sc">Chapitre XII.</span> <i>Des tombeaux, des ombres et de +la mort, 218.</i></p> +<p>L'officier trompé par sa femme, 219.—Jeune cavalier +tué par un taureau, 219.—Le prélat mort +pour avoir fait son testament, 219.—* Le courtisan +assidu, 219.—* L'ambassadeur ruiné, 220.—* Le +négociant et son épitaphe, 220.—* Le grand sommelier, +221.—* La duchesse qui change de directeur, +221.—Le vieux mari et sa jeune femme. 223.—* Le +premier ministre, 224.—* La belle bourgeoise, +224.—* Le tombeau d'un auteur de comédies, +225.</p> + +<p>* Des ombres: Le bourgeois fier; les amis buveurs, +226.—L'Allemand qui mettait du tabac dans +son vin, 228.—Le Français qui offrait l'eau bénite +aux dames, 228.—* Les comédiennes mortes, l'une +d'envie et l'autre de débauche, 229.—La vestale +morte en couches, 229.</p> + +<p>* De la mort: le bourgeois regretté des siens; le +conseiller et ses trois neveux; le jeune seigneur +qui a la petite vérole; le vieux religieux; l'évêque +d'Albarazin; la vieille courtisane malade de dépit, +229 à 234.</p> + + +<h4>TOME II</h4> + +<p class="item"><a href="#c13"><span class="sc">Chapitre XIII.</span></a> <i>La force de l'amitié, histoire, 5.</i></p> +<p class="item"><a href="#c14"><span class="sc">Chapitre XIV.</span></a> <i>Le démêlé d'un auteur tragique +avec un auteur comique, 47.</i></p> +<p class="item"><a href="#c15"><span class="sc">Chapitre XV.</span></a> <i>Suite et conclusion de l'Histoire +de l'amitié, 59.</i></p> +<p class="item"><a href="#c16"><span class="sc">Chapitre XVI.</span></a> <i>Des songes, 109.</i></p> +<p>Le comte galant et libéral, 111.—La comtesse +joueuse, 111.—Le marquis et son intendant, 111.—Le +vicomte aragonais, 111 (A, tr. II).—Les deux +frères médecins, 112.—Le courtisan regardé de +travers, 112.—La jeune dame qui allait succomber, +113.—Le procureur et sa femme, 113.—Le gros +chanoine, 114.—Le marchand de soie et ses créanciers, +114.—Le libraire qui rêve, 114.—* Les libraires +dupés, 115.—L'amant trop respectueux, +116.—Le licencié qui défend l'immortalité de l'âme, +116.—Don Baltazar Fanfarronico, 117.—* Le gouverneur +qui se rend, 117.—* L'orateur qui reste +court, 117.—Le palefrenier somnambule (B, chap. +VI), 117.—* Le vice-roi du Mexique et sa nièce, +118.—* La médisante, 119.—* Le bourgeois qui +ramasse de l'or, 120.—* Les deux comédiennes, +120.—* La métamorphose, 121.—* Le comédien +dans l'Olympe, 122.</p> + +<p class="item">* <a href="#c17"><span class="sc">Chapitre XVII</span></a>, <i>où l'on verra plusieurs originaux +qui ne sont pas sans copies, 124.</i></p> +<p>Les gueux: le boiteux; le teigneux; le cul-de-jatte, +124.—La comédienne en couches, 126.—Le +chasseur amoureux, 126.—Le jeune bachelier et +son oncle, 127.—Le bourgeois qui veut marier sa +fille, 127.—L'auteur avare et vaniteux, 128.—La +veuve allemande et son amoureux, 128.—Le +philosophe cynique, 130.—Le gentilhomme ruiné +et son dernier ami, 131.—Le Contador et la Galicienne, +132.—Le gentilhomme auteur, 133.—Les +deux auteurs, 134.—Le novice qui a trouvé un +trésor, 134.</p> + +<p class="item">* <a href="#c18"><span class="sc">Chapitre XVIII.</span></a> <i>Ce que le diable fit encore +remarquer à don Cléofas, 135.</i></p> +<p>Le médecin qui joue aux échecs, 135.—Les aventurières +qui vivent à frais communs, 136.—La +porte du marché, 138.—Le lever du roi; les éloges +satiriques; les chevaliers; l'ancien flibustier; le +hidalgo pauvre, 139.—Le livre censuré, 142.—Le +cadet catalan, 143.—Le bourgeois obligeant et le +seigneur ingrat, 145.—Le bourgeois parvenu, 145.—Le +poëte satirique, 146.—Le grand juge de police, +146.</p> + +<p class="item">* <a href="#c19"><span class="sc">Chapitre XIX.</span></a> <i>Des Captifs, 149</i></p> +<p>Le captif dont la femme est remariée, 151.—Celui +dont le bien a été dissipé par ses frères, 151.—Celui +qui trouve un riche héritage à recueillir, +151.—Le captif amoureux et son infidèle, 152.—Le +paysan et la sœur du gentillâtre, 152.—Le captif +aimé de la femme de son maître, 162.—Le barbier +et son fils enrichi, 162.—Le médecin aragonais, +163.—Le cordelier, 164.</p> + +<p class="item">* <a href="#c20"><span class="sc">Chapitre XX.</span></a> <i>De la dernière histoire qu'Asmodée +raconta; comment, en la finissant, il fut +tout à coup interrompu, et de quelle manière désagréable +pour ce démon don Cléofas et lui furent +séparés, 165.</i></p> +<p>Histoire d'un trésor, de celui qui le trouva et de +celui qui l'avait caché, 163.—Asmodée est contraint +de retourner auprès du magicien, 181.</p> + +<p class="item">* <a href="#c21"><span class="sc">Chapitre XXI.</span></a> <i>De ce que fit don Cléofas après +que le diable boiteux se fut éloigné de lui, et de +quelle façon l'auteur de cet ouvrage a jugé à propos +de le finir, 182.</i></p> +<p>Cléofas épouse doña Séraphina, que le Diable +boiteux, sous les traits de l'écolier, avait sauvée de +l'incendie, 190.</p> + + +<h4>APPENDICE.</h4> + +<p>Le vieux musicien et sa jeune femme, 193.—Les +deux courtisanes, 193.—Les deux sœurs coquettes, +193.—Dispute littéraire dans un café, 194.—Le +bourgeois caution d'un licencié, 194.—Le jeune +homme déguisé en fille, 194.—Le joaillier accusé +de recel, 194.—Le polygame, 194.—Le traducteur +du <cite>Misanthrope</cite>, 195.—L'amoureux à gages sans +emploi, 196.—Le marchand devenu fou (<i>V.</i> t. I, 162), +196.—Le soldat qui a perdu sa grand'mère, 196.—L'imbécile, +196.—La vieille marquise et le jeune +officier, 197.—La procureuse, 197.—La coquette +qui a manqué un grand seigneur, 197.—Les deux +servantes, 197.—Le courtisan, 197.—L'auteur de +mérite, 197.—L'auteur sérieux, 198.—L'auteur qui +copie les anciens et se croit original, 198.—L'amant +mort de chagrin, 198.—L'avare mort de faim et +son héritier mort d'excès, 198.—Le père dont la +fille a été enlevée, 198.—Le jeune homme mort de +pleurésie, 199.—La vieille fille morte d'ennui, 199.—La +femme du trésorier, 199.—La femme du +mari jaloux, 199.—Mort d'un dévot et d'une dévote, +199.—Le comédien qui allait à pied, 199.—L'auteur +dramatique mort d'envie, 199.—La veuve +inconsolable... pendant deux jours, 199.—La comtesse +qui lit des romans, 200.—Le jeune homme +qui rit en dormant, 200.—Le souffleur désappointé, +200.—Le courtisan qui rêve, 200.—Le comédien +qui rudoie un auteur, 200.—L'académicien de la +Crusca, 201.—Le notaire et sa femme, 201.—Séparation +de l'écolier et du Diable boiteux, 201.</p> + + + + +<h2><a name="entretiens" id="entretiens"></a>ENTRETIENS SÉRIEUX ET COMIQUES DES CHEMINÉES DE MADRID</h2> + + +<h3>ENTRETIEN I<br/> +LA CHEMINÉE <i>A</i> ET LA CHEMINÉE <i>B</i>.</h3> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE A</span>. C'en est fait, ma chère +voisine, tout est perdu; les dieux Lares se +glacent à mon foyer, et je sens le même +froid me saisir depuis les pieds jusqu'à la +tête.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE B</span>. Vous m'alarmez; d'où +vient cette affreuse maladie? Comment +pouvez-vous passer subitement du chaud +au froid? Je vous ai toujours vue toute en +feu.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE A</span>. Hélas! il faut bien que +je suive la bonne et la mauvaise fortune de +mon savant, et le pauvre homme...</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE B</span>. Que lui est-il donc +arrivé?</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE A</span>. Le plus grand des malheurs. +Ses revenus, c'est-à-dire ceux de +sa plume (car il n'en a pas d'autres), sont +arrêtés.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE B</span>. Je ne vous entends point +encore.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE A</span>. Hé bien, écoutez-moi +donc; je vous parle d'un auteur; son revenu +était établi sur le produit certain des +brochures amusantes qu'il composait, et +l'on a proscrit ce genre.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE B</span>. Comment! ses brochures +le faisaient vivre?</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE A</span>. Et même fort à son aise; +il ne perdait pas son temps à limer un volume, +il en donnait sept ou huit au moins +par an.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE B</span>. C'est grand dommage de +lier les mains à un si bon ouvrier: et comment +peut-on défendre l'amusement, qui +est la meilleure chose du monde? Le public +aime à être amusé, et il doit avoir la liberté +d'acheter ce qui l'amuse.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE A</span>. Vous avez raison, et ce +goût du public fait les intérêts des auteurs +et le profit des libraires; mais voilà ce qui +excite l'envie: on crie qu'on ne s'occupe +aujourd'hui qu'à écrire des folies, des riens, +et qu'on appellera notre siècle le <i>siècle des +romans et de la futilité</i>. On dit que le bon +goût se corrompt, que les brochures à parties +sont une vraie exaction; qu'on allonge +un roman à l'infini; enfin, qu'actuellement +un homme projette d'en composer un à +trois cent soixante et cinq parties, pour +tous les jours de l'année.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE B</span>. Après les Mille et une +nuits, les Mille et un jours, les Mille et un +quarts d'heure, et tant de mille et une autres +choses, un roman à trois cent soixante-cinq +parties ne devrait pas révolter les esprits.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE A</span>. Jugez donc si on devrait +chicaner mon auteur, qui n'est jamais allé, +dans ses ouvrages, au delà de la huitième +partie.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE B</span>. Je vous plains, ma chère +amie, et toutes les cheminées des auteurs +et des libraires qui vont se glacer comme +vous.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE A</span>. C'est une faible consolation +pour les malheureux, que d'avoir des +compagnons de leur misère.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE B</span>. Vous êtes à plaindre, je +vous plains. Que puis-je faire autre chose? +D'ailleurs, je vous parle franchement: j'ai +ouï dire, il y a longtemps, qu'on devrait +réformer le goût du siècle pour la bagatelle, +et arrêter le progrès du genre romancier.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE A</span>. Que me dites-vous?</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE B</span>. Oui: et des gens d'esprit, +et sans partialité, disent à présent que cette +réforme est un grand bien pour la littérature. +Qu'on écrive utilement, ou qu'on +n'écrive point: voilà la décision; tout le +monde l'approuve.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE A</span>. Mais ce qui plaît n'est-il +pas utile?</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE B</span>. Oui, ce qui plaît est nécessairement +utile; mais outre cette utilité +de plaisir, on veut quelque solidité, de +l'instruction, des mœurs, du vrai. Par +exemple, le Diable boiteux est un roman; +mais il vaut mieux qu'un traité de morale. +Voilà un roman agréable et utile; c'est-à-dire, +utile par l'agréable et le solide. Que +votre savant en fasse autant, et on lui donnera +la permission de le faire imprimer, +pourvu cependant qu'il ne le donne pas en +huit parties; car vous sentez bien que ce +serait voler le public pour enrichir l'imprimeur.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE A</span>. Finissons notre conversation; +on voit bien que vous êtes la cheminée +d'un homme de finances; vous êtes +ignorante et ignorantissime sur les choses +de littérature, et votre petit génie ne passe +pas le calcul. Je suis au désespoir de vous +avoir confié mes douleurs.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE B</span>. Vous m'insultez, tandis +que je compatis sincèrement à votre malheur.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE A</span>. Est-ce y compatir que de +louer ceux qui en sont cause? Allez, encore +une fois, vous êtes aussi insolente que celui +à qui vous appartenez.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE B</span>. Pour être glacée, la fumée +vous monte bien vivement à la tête. Laissez +là, je vous prie, mon financier: un +billet de sa main vaut mieux que tous les +volumes du Parnasse; tout ce qu'il écrit +est solide, admirable et d'un goût universel. +Tant que ses livres seront en règle, je +ne crains pas le froid; mon feu sera mieux +entretenu que celui des vestales, et votre +pauvre auteur sera fort heureux de s'y +venir chauffer. Pour vous, malgré vos +injures, je vous souhaite, pour vous réchauffer, +un financier comme le mien.</p> + + +<h3>ENTRETIEN II<br/> +LA CHEMINÉE <i>C</i> ET LA CHEMINÉE <i>D</i>.</h3> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE C</span>. Quel prodige! quel miracle! +savez-vous, ma bonne amie, ce qui +vient de m'arriver?</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE D</span>. Y a-t-il longtemps?</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE C</span>. Environ une heure.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE D</span>. Non, ma chère voisine; +j'assistais à un mariage qui se faisait sous +mon manteau.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE C</span>. Un mariage!</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE D</span>. Oui, et le mieux assorti +qu'il soit possible. Lisandre et Célimène +m'ont pris pour témoin de leurs serments, +et mes dieux pénates seuls sont garants de +la foi qu'ils se sont donnée; aucun mortel +n'a été admis à cette cérémonie que Lisette, +suivante fidèle de Célimène. Ils goûtent à +présent les douceurs de cette union mystérieuse.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE C</span>. Voilà un mariage bien +solide.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE D</span>. Je sais qu'il y manque +certaines petites formalités, mais l'amour y +suppléera; ils s'aiment, et je suis sûre que, +malgré leurs parents, ils s'aimeront toujours. +Trouve-t-on cela dans les mariages +les plus réguliers?</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE C</span>. Non sans doute: le mariage +est communément un contrat politique, +qui lie éternellement deux personnes +qui ne s'aiment point, et qui se haïront +toute leur vie.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE D</span>. Hé bien, je vous réponds +que les nœuds qui viennent d'unir Lisandre +à Célimène sont plus respectables; ce +sont les chaînes mêmes de l'amour.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE C</span>. Je vous félicite, ma chère +voisine; je vous sais bon gré de vous intéresser +au bonheur des amants: nous leur +devons cela, comme leurs confidentes; +pour moi, je ferais tout au monde pour +eux. Ecoutez donc ce qui m'est arrivé: +mon aventure ressemble assez à la vôtre: +vous savez que la chambre à laquelle j'appartiens +est une vraie cellule.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE D</span>. Et que c'est la cellule +d'une petite personne charmante, de Julie.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE C</span>. Julie était aimée d'un +jeune officier fort aimable, nommé Trason, +et Trason n'aimait point une ingrate.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE D</span>. Voilà ce que je ne savais +pas.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE C</span>. Il ne manquait à leur +bonheur que l'occasion d'être heureux; +mais la mère de Julie avait plus d'yeux +qu'Argus, et la chambre de cette fille malheureuse +était plus inaccessible que la tour +de Danaé.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE D</span>. Que vous êtes savante! +vous possédez à merveille la fable; je crois +qu'avant Julie vous aviez eu un poëte à +votre foyer; mais la tour de Danaé, puisque +vous me la citez, ne fut pas impénétrable +à une pluie d'or.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE C</span>. Cela est vrai; vous savez +aussi que Danaé avait pour amant un +dieu, et un dieu qui pouvait convertir +la pluie et les pierres en or; au lieu que +Trason, après trois campagnes, ne doit pas +être bien en espèces; ainsi il n'était pas +question de recourir à la pluie d'or.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE D</span>. De quel autre expédient +s'est-il donc servi?</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE C</span>. Du plus simple qu'il fût +possible. Trason demeure fort près d'ici; +sans autre magie que celle de l'amour, il +a monté par la cheminée, il est venu sur +les toits jusqu'à mon chapiteau, qu'il a enlevé +sans peine (car je n'avais pas la moindre +envie de lui résister); ensuite il est +descendu par mon tuyau dans la chambre +de Julie, en se soutenant avec le dos et les +genoux.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE D</span>. L'attendait-elle?</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE C</span>. Non: elle le souhaitait seulement; +et loin de recevoir entre ses bras +son amant, elle en a eu une frayeur étonnante, +en le voyant descendre.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE D</span>. Je gage qu'elle s'est évanouie.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE C</span>. On s'évanouirait à moins. +Point de plaisanterie, s'il vous plaît! Le +beau ramoneur s'est jeté aux pieds de Julie, +et s'est bientôt fait reconnaître pour +Trason. Jamais on n'a vu de situation si +tendre. Voilà l'avantage que nous avons, +nous autres cheminées; nous sommes témoins +de mille jolies choses, que les hommes +voudraient voir à quelque prix que ce +fût. La peur de Julie est dissipée à présent, +et son cœur est animé de sentiments +bien différents.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE D</span>. Voilà, ma chère voisine, +dans la même nuit deux mariages assez +ressemblants.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE C</span>. A peu près: cependant +mes amoureux n'ont pas seulement prononcé +le vœu vénérable; mais les événements +obligeront peut-être la mère de Julie +à recevoir Trason pour gendre. Je me +réjouis d'avance de la déconsolation de cette +pauvre femme.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE D</span>. Et moi des plaisirs que +goûte à présent sa chère fille.</p> + + +<h3>ENTRETIEN III<br/> +LA CHEMINÉE <i>E</i> ET LA CHEMINÉE <i>F</i>.</h3> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE E</span>. Dites-moi, s'il vous plaît, +comment faites-vous pour ne pas vous ennuyer +avec vos vieilles filles? Du matin +jusqu'au soir il n'y a qu'elles à votre foyer; +toujours mêmes visages, mêmes discours. +Je gage que vous en êtes bien lasse.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE F</span>. Je vous avoue que je souhaite +souvent de les voir déloger; cependant +je risquerais peut-être de ne pas respirer, +lorsqu'elles n'y seraient plus, une si +bonne fumée: elles sont dévotes, par conséquent +n'ont pas moins de soin de leur +corps que de leur âme: surtout quand certain +grand chapeau vient les visiter, elles +n'épargnent rien; leur cuisine vaut celle +d'un fermier général, et la fumée que +j'exhale alors est un vrai parfum.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE E</span>. Vous aimez la fumée, à +ce que je vois; chacun a son goût, et le +mien est uniquement pour la variété. Les +visages nouveaux et les aventures me plaisent; +c'est ma folie. Je suis, comme vous +savez, cheminée de chambre garnie.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE F</span>. Et comme telle, il faut +bien vous faire à la nouveauté.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE E</span>. J'y suis si bien faite, que je +serais fâchée d'y voir six mois de suite les +mêmes personnes. Aussi cela ne m'est-il +guère arrivé depuis que j'existe.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE F</span>. C'est que vous n'êtes pas +des anciennes du quartier.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE E</span>. Il s'en faut de beaucoup; +mais je suis peut-être des plus instruites.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE F</span>. Racontez-moi donc quelques-unes +de vos aventures, je vous en prie +par notre voisinage.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE E</span>. Très-volontiers, si cela +ne vous ennuie pas. Commençons dès mon +existence, dont la date est encore nouvelle. +Le premier humain qui s'est chauffé à +mon feu était un cadet d'une province où +les cadets n'ont d'autre patrimoine que leur +épée et l'heureuse effronterie de vanter +sans cesse leur noblesse. A ce talent, qu'il +possédait au premier degré, mon chevalier +de Mondonis en joignait un autre beaucoup +plus lucratif; il jouait le plus heureusement +du monde, et son bonheur était la +force d'une étude très-assidue: tout le +jour, à mon foyer, il s'occupait à chercher +des combinaisons avantageuses dans les +cartes, et il passait les nuits à les mettre +en pratique.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE F</span>. Ainsi il ne manquait pas +d'argent.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE E</span>. Vous vous trompez; il +dissipait à proportion de son gain, de sorte +qu'il était toujours au même point: il brillait; +c'était sa manie, ou plutôt celle de sa +nation; mais son fracas ne dura pas longtemps. +Sa bonne fortune révolta contre +lui toutes les académies de jeu, on lui fit +de mauvaises affaires, et je le perdis au +bout de quatre mois. Il était joli homme; +je le regrette encore.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE F</span>. Par qui fut-il remplacé?</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE E</span>. Par le plus singulier personnage +qu'on puisse voir. C'était un mari +fidèle au-delà du tombeau, inconsolable de +la perte de sa chère moitié, insensible à +tout autre plaisir qu'à celui des larmes; +enfin un mari unique. Il fit d'abord tendre +en noir toute la chambre, et fermer les +fenêtres à la lumière du soleil; il ne conserva +que la sombre lueur d'une lampe. +Dans cette affreuse obscurité, il ne faisait +que sangloter et verser des larmes: souvent +il parlait tout haut, comme un fou, +à une boîte qu'il semblait adorer, sur un +tapis noir; il s'entretenait avec cette précieuse +relique, et lui parlait comme si elle +eût répondu à ses discours passionnés.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE F</span>. Il y avait peut-être un +esprit enfermé dans cette boîte.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE E</span>. Un esprit enfermé! +Quelle simplicité! Non, elle contenait le +cœur de son épouse: c'était là l'objet de +ses hommages et de son idolâtrie.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE F</span>. Quel excès de tendresse! +Ce que vous me dites me paraît incroyable.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE E</span>. Je ne le croirais pas moi-même +si je ne l'avais vu. J'ai entendu +lire, il y a quelque temps, un livre qui rapporte +un trait de fidélité ou de folie pareille +dans un philosophe anglais, et je n'ose y +ajouter foi, malgré ce que je viens de vous +dire. Un exemple de cette nature doit être +unique.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE F</span>. Mais combien de temps +ce bon mari demeura-t-il dans sa folie?</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE E</span>. Trois grands mois. Il est +vrai que ses yeux commençaient à lui refuser +ses larmes délicieuses, et il ne pouvait +plus retrouver ses premières douleurs. Il +ne continuait presque plus sa pénitence +que par honneur. Heureusement pour lui, +ses amis le découvrirent et le tirèrent d'affaire. +Je crois qu'il leur sut bon gré de lui +faire violence. Ils l'emmenèrent, et je perdis +ainsi ce lugubre personnage.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE F</span>. Vous n'en fûtes pas, je +crois, bien fâchée.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE E</span>. Nullement. La chambre, +après lui, fut donnée à une femme; j'en +fus charmée, parce que je n'avais encore +connu que des hommes. Une parure, et +quarante ans écrits sur son front, lui donnaient +un air de gravité qui me frappa d'abord, +et sur le portrait qu'on m'avait fait +des dévotes, je crus que c'en était une.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE F</span>. Vous vous trompiez peut-être.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE E</span>. Je fus bientôt détrompée. +C'était une femme prudente qui aimait son +plaisir et chérissait sa réputation; et pour +les concilier ensemble, elle venait du fond +de sa province chercher à Madrid un asile +contre la médisance: elle fut bientôt suivie +de celui en faveur de qui elle faisait le +voyage. Que je fus étonnée à la première +visite que lui rendit son amant! Elle vola +entre ses bras: sa gravité se changea en +une folle vivacité, et le feu de son visage +en effaça sur-le-champ la trace des années.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE F</span>. La plaisante dévote!</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE E</span>. Elle aimait avec tout +l'emportement imaginable; aussi ne négligeait-elle +rien pour conserver sa conquête; +elle savait parfaitement qu'à son +âge il est permis d'orner la nature et d'employer +quelques artifices.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE F</span>. De quels artifices pouvait-elle +se servir?</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE E</span>. Je veux dire qu'avec du +blanc et du rouge elle se donnait la couleur +qu'elle souhaitait; que les parfums, les +bains, l'ajustement, tout était employé: sa +toilette durait ordinairement jusqu'à ce +que son amant fût venu, et recommençait +dès qu'il était sorti: elle étudiait sans +cesse devant son miroir les différents airs +de langueur et de vivacité qu'elle devait +prendre avec son amant; pour les caresses +et les complaisances, elle en possédait l'art +à merveille.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE F</span>. Avec tout cela il n'était +pas possible qu'elle ne se fît point aimer.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE E</span>. Elle avait encore d'autres +charmes infiniment plus puissants sur le +cœur d'un jeune homme: elle était riche +et donnait largement. Or il faudrait avoir +l'âme bien dure pour ne pas aimer une +femme généreuse; mais les jours de +l'homme sont comptés. Lorsque ces deux +amants étaient au comble de leurs plaisir, +le cavalier tomba malade, et mourut en +peu de temps, malgré tous les secours que +les plus expérimentés médecins purent apporter.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE F</span>. Son amante en fut extrêmement +touchée, sans doute?</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE E</span>. Oui, elle pleura, reprit un +air composé, et retourna édifier sa province +par ses exemples. Ma chambre ne fut pas +vide longtemps; elle fut aussitôt habitée +par une autre femme, dont la profession +était de faire des mariages.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE F</span>. Voilà un plaisant métier.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE E</span>. C'est un métier très-commun. +Ces sortes de négociations demandent +de l'adresse, et la bonne dame +n'en manquait pas; elle faisait les propositions, +facilitait les entrevues, et souvent +menait à fin l'aventure. Combien de contrats +se sont fabriqués sous mon manteau! +Elle avait le talent de faire passer pour +très-riche le plus mince gascon, et donnait +du lustre à la vertu la plus équivoque.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE F</span>. L'admirable femme!</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE E</span>. Tout cela n'était pour +elle qu'un jeu: elle aurait trompé toutes +les expertes. Aussi fit-elle fortune dans +cette adroite profession; mais elle s'avisa +d'avoir des scrupules, et les poussa si loin, +qu'elle crut devoir aller cacher dans un +cloître la honte de sa vie passée; c'est ainsi +que la dévotion me fit perdre cette habile +négociatrice.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE F</span>. Heureusement votre indifférence +naturelle vous empêcha de la +regretter.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE E</span>. Cela est vrai: cependant, +après elle, j'eus longtemps des personnages +très-communs, comme des plaideurs, des +plaideuses, gens fort ennuyeux, ou des +provinciaux que la curiosité seule amenait +à Madrid, et qui s'en retournaient +chez eux sans avoir rien vu qu'en perspective. +Mais il est tard, ma voisine; je vous +souhaite le bon soir; je vous achèverai une +autre fois les portraits des originaux que +j'ai vus à mon foyer.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE F</span>. Adieu, ma chère voisine; +je vous ferai souvenir de la parole que vous +me donnez.</p> + + +<p class="c"><span class="small">FIN DES CHEMINÉES DE MADRID.</span></p> + + + + +<h2><a name="parques" id="parques"></a>UNE JOURNÉE DES PARQUES</h2> + +<p class="c">SONGE.</p> + + +<h3>AVANT-PROPOS</h3> + +<p>Un après souper, je m'amusai à lire les remarques +de monsieur Dacier sur les odes d'Horace, et je lus +surtout avec attention un endroit où ce savant +commentateur parle ainsi des Parques: «Suivant +l'opinion des anciens, Clotho, Lachesis et Atropos +étaient trois sœurs, filles de Jupiter et de Thémis. +Hésiode les fait filles de la Nuit, et Platon, de la +Nécessité. Clotho tient la quenouille et tire le fil; +Lachesis tourne le fuseau et Atropos coupe. Elles +sont maîtresses de la vie des hommes, depuis qu'ils +sont nés jusqu'à ce qu'ils meurent: elles n'épargnent +personne, et le fil tranché par Atropos est +l'heure fatale de la mort.»</p> + +<p>Dans un autre endroit, monsieur Dacier dit: «Les +Parques se servaient de deux sortes de laines, +de blanche et de noire. Elles employaient la blanche +pour filer une vie longue et heureuse, et l'autre +pour filer des jours malheureux et de peu de durée: +ou plutôt (ajoute-t-il) elles filaient des laines +qu'elles tiraient des paniers qui étaient à leurs +pieds, et dans lesquels il y avait des fusées noires +et des fusées blanches. Elles mêlaient ces laines +en filant lorsque la vie des hommes était mêlée, +c'est-à-dire que, pour marquer un malheur qui +devoit arriver, elles prenaient de la laine noire, +qu'elles quittaient pour se servir de la blanche +lorsque ce malheur devait finir. Enfin, quand un +mortel touchait à son dernier moment, et qu'Atropos +se préparait à donner le coup de ciseau, le +fil devenait tout noir.»</p> + +<p>En lisant ce que je viens de rapporter, je m'arrêtais +de moment en moment, et tâchais de me +faire une image du travail des Parques; mais la +confusion des idées qui s'offraient là-dessus à mon +esprit m'assoupit peu à peu, et donna la nuit occasion +à un songe fort singulier. Je rêvai que j'étais +au haut des cieux, dans une salle qui ressemblait +au magasin d'un marchand de draps: j'y voyais +tout autour des rayons sur lesquels il y avait une +infinité de paquets de filasse et d'écheveaux de fils +et au bas une grande quantité de vases de différentes +grandeurs et qui me paraissaient d'une matière +transparente, et semblable à celle de ces +boules de savon que les enfans font pour s'amuser. +La salle était vaste et bien éclairée; les étoiles du +firmament lui servaient de plafond.</p> + +<p>Tandis que je regardais de tous mes yeux cette +salle céleste, les trois Parques y parurent subitement, +sans que je visse par où elles y étaient entrées. +Elles avaient la forme de trois petites vieilles, +sèches et laides à faire peur. Elles ne firent pas +semblant de m'apercevoir, et commencèrent à s'entretenir, +sans prendre garde à moi, qui entendis +leur conversation.</p> + +<p>A mon réveil, trouvant mon songe assez plaisant, +j'entrepris de l'écrire pendant que les images en +étaient récentes. Voici à peu près quel fut l'entretien +des Parques.</p> + + + + +<p class="titre">UNE JOURNÉE DES PARQUES<br/> +DIVISÉE EN DEUX SÉANCES</p> + +<h3>SÉANCE PREMIÈRE</h3> + +<p class="c">CLOTHO, LACHESIS, ATROPOS.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Holà! filles de Jupiter et de +Thémis, Atropos, Clotho, venez, mes +sœurs; mettons-nous à l'ouvrage: il est +temps, ce me semble, de commencer la +journée.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Oh, pour cela, oui! Le nectar que +nous venons de boire à la table des immortels +nous a un peu amusées; mais nous en +reprendrons notre travail avec plus d'ardeur.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Vous avez raison. Ça, Clotho, +préparez la quenouille; mes doigts ne demandent +qu'à tourner le fuseau. Filons, +filons!</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Coupons, coupons! Vulcain m'a +fait un ciseau neuf, je veux l'essayer: +voyons qui en aura l'étrenne.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Faisons d'abord descendre aux +royaumes sombres quelques milliers +d'hommes; nous filerons et réglerons ensuite +les destinées des humains qui naîtront +aujourd'hui.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. C'est bien dit. Que nous allons +passer agréablement la journée!</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>à Atropos, en lui présentant un +paquet de fils</i>. Tenez, Atropos, je ne puis +offrir un plus beau coup d'essai à votre ciseau, +qu'en lui donnant à couper une partie +de ce gros paquet de fils: ce sont les +vies de deux cent mille combattants qui +vont en découdre sur les frontières de +Perse.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Que j'en vais coucher par terre! +(<i>Elle coupe.</i>)</p> + +<p>En voilà pour le moins trente mille à +bas.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Laissons vivre le reste, jusqu'à +ce qu'il nous prenne envie d'en faire un +nouveau carnage. Il faut avouer que depuis +quelques années nous avons envoyé +bien des Turcs et bien des Persans aux enfers.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Nous n'avons pas moins expédié +de Maures, tant blancs que noirs. Quel +plaisir pour nous d'avoir une autorité despotique +sur tous les mortels, et de faire +sentir, quand il nous plaît, à ces petites +créatures qu'il dépend de nous d'abréger ou +de prolonger leurs jours! Allons, mes +sœurs, secondez-moi; je suis en train de +faire de la besogne. Je vous vois toutes +deux dans la même disposition.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Vous auriez tort d'en douter.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Que de gens vont passer le pas +après ces mahométans!</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>apportant un autre paquet de +fils</i>. Autre paquet de guerriers que je vous livre. +Ce sont deux autres armées qui s'observent +sur les bords du Pô avec une vigilance +infatigable, qu'une fureur égale +anime, et qui brûlent d'impatience d'en +venir aux mains.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Il faut qu'elles se satisfassent.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>coupant</i>. J'en vais exterminer +un grand nombre de part et d'autre.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Vous venez d'abattre bien des +Français et des Piémontais.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Et encore plus d'Allemands.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>présentant deux écheveaux</i>. +On assiége en Allemagne une place importante: +outre une nombreuse garnison +qui la défend, le Rhin, pour la rendre inaccessible, +enfle ses eaux, et par des débordements +affreux semble vouloir noyer +les assiégeants: mais plus ceux-ci trouvent +d'obstacles, plus ils s'opiniâtrent à les surmonter: +ils vont attaquer l'ouvrage-à-corne, +et les assiégés se préparent à les repousser.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>coupant une partie des deux +écheveaux</i>. Détruisons plus d'assiégeants +que d'assiégés; mais cela n'empêchera pas +que la place ne se rende au premier jour: +c'est un de nos arrêts.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Oui, mais ajoutons, s'il vous +plaît, que les assiégeants perdront une tête +dont la perte sera plus grande pour eux +que celle de la ville pour les assiégés.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>montrant un autre écheveau</i>. +Tranchez cet écheveau, vous ferez périr +d'un seul coup cent cinquante tant matelots +que soldats et passagers qui sont dans +un vaisseau vénitien, sur la mer Adriatique. +Une horrible tempête vient de s'élever: les +vents qui sifflent et les flots qui mugissent +font trembler les rivages voisins. Le +bâtiment est déjà démâté, fracassé; il va +couler à fond, si nous n'en ordonnons autrement.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Qu'il s'abîme, qu'il s'abîme! +aussi bien les hommes qu'il porte ne sont +bons qu'à noyer.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Je demande grâce pour un +jeune bel esprit Français qui se trouve parmi +les passagers: qu'il se sauve sur une +planche, et gagne les côtes d'Albanie.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Soit.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Hé bien, il se sauvera, puisque +vous le souhaitez; il ira se faire circoncire +à Constantinople, où six mois après il sera +empalé, pour avoir parlé avec irrévérence +du grand prophète des musulmans.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Je n'ai voulu le sauver du naufrage +que pour le faire traiter ainsi par les +Turcs.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Puisque vous êtes si bien intentionnée +pour ce bel esprit, qu'il échappe +donc à la fureur des eaux, et que tous les +autres deviennent la pâture du poisson. +Nous régalons si souvent de semblables +mets les habitants aquatiques, que je ne +sais si les hommes mangent plus de poissons +que les poissons ne mangent d'hommes.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>coupant tout l'écheveau à un fil +près</i>. Les monstres marins vont faire bonne +chère.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>apportant un autre écheveau</i>. +Nouveau paquet de fils à couper. Un effroyable +tremblement de terre se fait sentir +dans ce moment dans une ville d'Italie; +toutes les maisons s'ébranlent, et la terre +s'ouvre pour les engloutir avec les malheureux +mortels qui les habitent. Combien ferons-nous +périr de citoyens?</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Deux mille seulement. Quelque +plaisir que nous prenions à massacrer les +hommes, nous devons mettre des bornes à +notre fureur; autrement le genre humain +finirait bientôt.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Vous ne pensez pas à ce que +vous dites, Clotho. Quand nous donnerions +aujourd'hui la mort à deux cent +mille personnes, ce ne serait pas une nuit +de Londres, de Paris et de Pékin.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Atropos dit la vérité. Exerçons +hardiment la puissance que nous avons sur +les humains. Malgré la vaste étendue des +mers et les espaces immenses de terre qui +séparent les peuples, nous allons des uns +aux autres en un clin-d'œil: en un mot, +nous avons l'univers sous nos yeux; nous +voyons tout ce qui s'y passe; immolons +sans miséricorde ceux que nous voudrons +ôter du monde.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>apportant un gros paquet de fils</i>. +Voici les fils des habitants de la ville de +Mexique, où règne une maladie contagieuse: +nous retranchâmes hier du nombre +des vivants mille de ces malheureux; faisons-en +mourir aujourd'hui quinze cents, +non compris quelques Espagnols qui, par +nécessité, ont épousé des Mexicaines, et +qui aiment mieux vivre misérablement +dans la nouvelle Espagne, que de s'en retourner +dans l'ancienne sans avoir fait +fortune.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>coupant une partie des fils</i>. +Que ces Espagnols sont glorieux!</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>présentant un nouvel écheveau</i>. +Ce petit écheveau contient les fils +de cinquante Indiens du Pérou qui se +sont assemblés sur une montagne haute +et pointue, pour y célébrer la mémoire de +leur Inca le bon Atabalippa. Ne nous +opposons point à leur courageuse résolution: +ils ont pour témoins de l'action immortelle +qu'ils vont faire plus de dix mille +spectateurs qui sont accourus là pour les +voir et les admirer. Ces cinquante victimes +ont déjà chanté des vers à la louange de +leur Inca: ils ont fait entendre les tristes +sons de leurs flûtes; les voilà qui tombent +dans une humeur noire; ils vont se dévouer +à la mort, et se précipiter du haut +en bas, pour aller dans l'autre monde +rendre service à leur prince.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>après avoir coupé l'écheveau</i>. +Ces Indiens du Pérou sont de bonnes gens; +en vérité, ils méritaient bien que les Espagnols, +en faisant la conquête de leur pays, +les traitassent un peu plus humainement +qu'ils n'ont fait.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>donnant un petit paquet de fils</i>. +Jupiter va lancer sa foudre auprès de +Saint-Domingue sur le vaisseau d'un corsaire +anglais. Tout l'équipage, par des +actions impies et barbares, s'est attiré la +colère des dieux: le tonnerre tombe en +cet instant sur l'endroit du navire où sont +les poudres; le bâtiment saute en l'air +avec tous les hommes qui sont dessus.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>coupant</i>. Qu'ils aillent joindre +Ajax dans les enfers.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>présentant un écheveau</i>. Vous +voyez soixante-quinze religieux mendiants +assemblés dans un chapitre général qui se +tient actuellement dans un coin de la Basse-Bretagne: +ceux qui sont nobles d'origine +disent que les premières dignités de leur +ordre appartiennent de droit aux moines +gentilshommes: les roturiers prétendent +y avoir part, et proposent qu'on rende les +dignités alternatives. C'est la querelle des +patriciens et des plébéiens. Les révérends +pères, de part et d'autre, s'échauffent là-dessus, +et vont finir leurs débats à coups de +bâton: ils tirent de dessous leurs robes +des gourdins dont ils sont armés, et les +voilà qui s'assomment. Combien souhaitez-vous +qu'il en demeure sur le carreau?</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Quinze: savoir, dix simples religieux, +trois gardiens, un provincial et un +définiteur.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>après avoir coupé</i>. L'affaire en +est faite; il y a quinze morts et vingt blessés.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Ce n'est pas trop pour un combat +capitulaire de moines bas-bretons.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>tenant plusieurs fils</i>. Nouvelle +opération pour nous.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. De qui sont ces fils que vous +tenez?</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. De quatre Allemands qui font la +débauche à Strasbourg avec deux comédiennes +françaises; depuis vingt-quatre heures +qu'ils sont à table, ils ont bu deux cents +bouteilles de vin; ils ne peuvent plus se +soutenir sur leurs chaises. Les ferons-nous +crever tous?</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Non pas, s'il vous plaît: passe +pour les hommes: à l'égard des femmes, +qu'elles n'en soient pas même incommodées, +car elles doivent recommencer demain +sur nouveaux frais, avec deux officiers +de la garnison qui leur donnent à souper; +je suis bien aise que cette partie se fasse. +Vous souvient-il, mes sœurs, que nous +avons filé à ces deux demoiselles des jours +bien agréables.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Oh qu'oui, je m'en souviens.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Et moi pareillement: à telle enseigne +que nous avons décidé qu'elles iront +toutes deux à Paris, où elles feront différemment +leur fortune: l'une abandonnera +sa profession, pour se rendre esclave d'un +riche galant qui la traitera à la turque, la +tiendra prisonnière dans un appartement +magnifique, où elle ne verra que son geôlier +et ses guichetiers.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Effectivement, tel a été notre +décret.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. J'ai oublié ce que nous avons +ordonné de sa compagne.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Sa compagne, plus heureuse, +jouira d'une entière liberté, brillera sur la +scène, se nippera suivant le goût de quelques +seigneurs généreux, et amassera beaucoup +d'espèces; mais une vie si délicieuse +ne sera pas de longue durée. Cette actrice, +à la fleur de son âge, disparaîtra subitement: +nous la déroberons d'un coup de ciseau +aux applaudissements du public; et +malgré tout son bien, ses funérailles seront +aussi modestes que celles d'une de ses pareilles +seront superbes, presque dans le +même temps, chez un peuple voisin.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Ce peuple-là fait trop d'honneur +au talent dramatique, et les Français +n'en font point assez. Les génies des nations +sont différents, comme vous voyez.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>apportant un écheveau</i>. Cette +petite botte de fils parisiens va nous amuser +quelques moments.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Que vous me faites du plaisir, +ma chère Clotho, en m'apportant ces fils! +Je suis charmée quand j'expédie des habitants +de Paris.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Et c'est ce qui nous arrive tous +les jours.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Je vous livre d'abord ce philosophe +chimiste, qui, se voyant parvenu à +son quatorzième lustre, a rompu tout commerce +avec ses amis, et s'est renfermé dans +son laboratoire pour n'en plus sortir: il ne +veut plus voir personne qu'une gouvernante +qui a soin de lui depuis trente ans: +il s'ennuie, dit-il, de vivre; et quoiqu'il se +porte à merveille, il se tient toujours au lit +comme un malade qui se croit près de sa +fin.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Ce pauvre philosophe s'est +brûlé le cerveau en faisant ses opérations +chimiques.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>coupant le fil</i>. Puisque la vie +n'est plus qu'un fardeau pour lui, je veux +bien par pitié l'en délivrer.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>tirant un autre fil de l'écheveau</i>. +Tandis que vous êtes si pitoyable, tirez de +peine ce malheureux bourgeois, qui, s'étant +toujours trouvé dans l'indigence, a depuis +peu enterré son frère qui lui a laissé deux +cent mille francs en bonnes espèces. Peu +s'en est fallu que la joie de recueillir une +si riche succession ne lui ait troublé l'esprit, +et il serait moins à plaindre qu'il n'est +si ce malheur lui était arrivé.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. D'où vient donc...?</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. C'est qu'il ne sait ce qu'il doit +faire de son argent: la crainte de le mal placer +l'agite sans cesse; il n'a pas un moment +de repos, rien ne lui paraît sûr: c'est un +garçon bien embarrassé.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>coupant</i>. Je vais par charité +mettre fin à son embarras.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>souriant et tirant un fil du +même écheveau</i>. Quelle bonté! il faut que je +vous fournisse encore une occasion de faire +une action charitable.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Je ne la laisserai pas échapper.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. C'est trop laisser languir ce bon +chanoine octogénaire qui, sans compter +l'asthme qui l'étouffe, a une ankylose au +genou droit, et une sciatique à la cuisse +gauche. Guérissons-le radicalement de tous +ces maux; aussi bien n'est-il plus d'aucune +utilité sur la terre. Il y a au moins dix ans +que nous aurions dû faire vaquer sa prébende.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Véritablement, on voit comme +cela dans le monde d'antiques figures dont +on n'a pas tort de nous reprocher la trop +longue existence. C'est un défaut d'attention +dont nous devons nous corriger.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Corrigeons-nous-en donc, ne +faisons point de quartier à la décrépitude.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>montrant un autre fil</i>. Faites +donc main-basse sur ce vieux professeur de +l'université qui, depuis plus de soixante +ans, ne fait point nettoyer ses habits de peur +de les user. C'est un pédant entêté des anciens. +Il est tombé malade; et comme il +croit qu'il ne reviendra pas de sa maladie, +il disait ce matin à un de ses amis: Ce qui +me console en mourant, c'est de n'avoir jamais +lu aucun auteur moderne.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>riant</i>. La plaisante consolation.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>coupant</i>. Qu'il meure donc content, +ce fidèle partisan de l'antiquité.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>présentant trois fils à la fois</i>. +Voici encore trois mortels qui sont cause +qu'on crie après nous tous les jours, et que +nous semblons en effet avoir entièrement +mis en oubli. Ce sont trois vieillards qui +ne sauraient plus s'acquitter de leurs fonctions +ordinaires: un avocat qui ne peut +plus employer son éloquence à soutenir +l'injustice; un médecin célèbre qui ne tue +plus de malades; et un bon père capucin +qui ne peut plus sortir de son couvent pour +aller dîner en ville.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Faisons promptement disparaître +ces vénérables personnages.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>tranchant les trois fils</i>. C'est +leur faire plaisir que d'abréger une vie +triste.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>montrant un autre fil</i>. Ce fil délié +attend de nous la même grâce: c'est le +tissu des jours d'une belle et vertueuse comtesse, +fort avancée dans sa carrière. Nous lui +avons filé une vie longue et sans traverses; +mais la bonne dame est une dévote qui s'aime +et qui vieillit de mauvaise grâce. Au lieu +de laisser tranquillement ses charmes tomber +en ruine, elle en pleure tous les matins +la perte à sa toilette, en se regardant dans +son miroir. Je suis d'avis que nous terminions +le cours de sa vie, pour prévenir le +désespoir où elle serait bientôt de se voir +décrépite.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>coupant</i>. J'y consens; épargnons-lui +ce chagrin.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>, J'opine aussi pour qu'on lui +rende ce service. Il faut avouer qu'il y a +des moments où nous sommes tout à fait +obligeantes.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>présentant deux fils</i>. Ces deux +fils féminins méritent aussi un coup de ciseau. +Ce sont deux vieilles extravagantes; +l'une est veuve, et l'autre fille. La première +a fait la folie de se dépouiller de tous ses +biens pour établir avantageusement ses +enfants, qui, par reconnaissance, la laissent +manquer de tout. La dernière, née tendre +et généreuse, se trouve sans biens et sans +adorateurs, après avoir pendant cinquante +ans soudoyé des cadets.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>d'un air railleur</i>. Je plains ces +deux pauvres créatures.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>coupant les deux fils</i>. Cessez +de les plaindre, elles ne vivent plus.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>donnant un autre fil</i>. Donnez +promptement un passe-port pour les enfers +à ce vieux goutteux de banquier en cour +de Rome: vous comblerez par-là les vœux +de sa jeune épouse, qui brûle d'impatience +de se voir en état de faire remplir sa place +par un gros chantre dont elle apprend la +musique.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>coupant</i>. Il faut la satisfaire; +mais je crois qu'elle aurait un peu moins +d'empressement à convoler en secondes +noces, si elle savait que son maître à chanter +doit changer de note dès qu'il sera devenu +son mari.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>apportant un fil</i>. Purgeons la +terre de ce vieux prêtre qui a passé les deux +tiers de sa vie dans la pauvreté, et qui possède +à présent vingt bonnes mille livres de +rente en bénéfices, qu'il doit moins à sa +vertu qu'à l'esprit intrigant dont nous +l'avons doué le jour de sa naissance. Bien +loin de faire part de ses richesses aux pauvres, +il se plaît à thésauriser. Il est si attaché +à ses louis d'or, qu'il se fait un plaisir +de les compter tous les soirs et de les baiser +l'un après l'autre en les remettant dans +son coffre. Enfin il ne vit plus, comme autrefois, +du produit de ses messes; et il est +si las d'en avoir dit, qu'il ne veut plus même +en entendre.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>coupant</i>. Voilà qui est fini, +il ne baisera plus ses louis d'or, qui vont +être partagés entre deux ou trois héritiers +que, par avarice et par orgueil, il n'a pas +voulu voir pendant sa vie.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span> <i>va prendre un nouveau fil +qu'elle apporte</i>. Parmi les vieillards qui +vivent encore par notre négligence, j'en +aperçois un qui s'attire ma compassion. +C'est un religieux que ses confrères tiennent +depuis trente années enfermé dans +un cachot noir, où ils le nourrissent si +sobrement, qu'il n'a plus que la peau et +les os.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Une pénitence si rude suppose +qu'il a commis quelque grand crime.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Quelque grande que soit sa +faute, il l'a bien expiée par les maux qu'il +a soufferts. Il y a plus de vingt-cinq ans +qu'il s'efforce en vain tous les jours de +fléchir sa communauté par des prières et +par des larmes. Il n'implore plus que +notre secours: faisons voir que nous +avons moins de dureté que les moines.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span> <i>coupe le fil</i>. Prêtons-lui donc +notre assistance.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>présentant un autre fil</i>. +Payons en même temps les dettes d'un +vieil évêque obsédé, tourmenté, persécuté +par une foule importune de créanciers. +Comme sa grandeur n'a point d'autres +revenus que ceux de son évêché, qui ne lui +rapporte que cinquante mille livres par +an, elle a été obligée d'emprunter de +toutes parts pour mieux soutenir la +dignité de prince de l'Église. On veut +aujourd'hui qu'il fasse à ses créanciers des +délégations qui le réduiraient à vivre +bourgeoisement.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Bourgeoisement! ah, quel +affront on veut faire à un prélat! Il faut +le lui épargner. Envoyons monseigneur +dans les champs qu'habitent les ombres +heureuses. (<i>Elle coupe le fil.</i>)</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Bon; qu'il aille dans ce +charmant séjour, pourvu que messieurs +les juges ne lui fassent pas prendre la +route du Tartare pour venger ses créanciers.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>apportant un nouveau fil</i>. +Il me vient une maligne envie que je veux +satisfaire. Un vieux et riche bourgeois a +deux enfants mâles. Il a revêtu l'aîné, dont +il est idolâtre, d'une charge fort honorable; +et pour faire tomber sur lui tout son +bien, il a forcé son second fils, qu'il n'aime +point, à se jeter dans un couvent. Ce +cadet, pour obéir à son père, a pris le +froc sans vocation; et après avoir fait des +vœux qui le lient, il vient d'apostasier. +Pour punir le vieillard d'avoir fait un +mauvais moine, tranchons les jours de son +fils aîné, qui n'a point d'enfants.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>coupant</i>. Cela n'est pas mal +imaginé: c'est en effet le moyen de +mortifier le père; il aura le chagrin +d'avoir, pour enrichir un de ses fils, +causé inutilement le malheur de l'autre.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Et de penser que ses collatéraux, +qu'il hait et ne voit point, vont +devenir ses héritiers. <i>Lachesis et Clotho +prennent chacune plusieurs fils qu'Atropos +coupe à mesure qu'ils lui sont présentés.</i></p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. J'ai aussi mes fantaisies, moi.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Qui vous empêche de les +contenter?</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>présentant trois fils à la fois</i>. +Point de miséricorde pour ces trois fils retors +que j'abandonne à votre ciseau. Ce +sont deux Normands et une aventurière de +Gascogne: ils ont quitté leur pays pour +aller chercher fortune à la bonne ville de +Paris, mère nourrice des cadets de ces deux +nations. Un de ces Normands, après avoir +pris la livrée d'un fermier général, et passé +par les emplois qui y sont attachés, est +devenu le seigneur du village où il est né. +L'autre, qui a fait ses études dans la ville +de Caen, a mis son latin à profit, en se +glissant chez un gros collateur, dont il a +trouvé le moyen de gagner l'amitié, et d'attraper +deux bénéfices considérables; et la +Gasconne, aussi prudente que jolie, s'est +fait un petit fonds de cinquante mille écus +des deniers des trois états.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>tranchant les trois fils</i>. Puisque +vous le voulez, le seigneur de village, +l'aventurière et le bénéficier vont se rendre +dans un instant à la redoutable prairie<a id="FNanchor_4" name="FNanchor_4"></a><a href="#Footnote_4" class="fnanchor">4</a> +où Æacus les attend pour les interroger. +Je crois que ce juge n'aura pas besoin de +Minos pour savoir s'il doit les condamner +à prendre le chemin du Tartare.</p> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_4" id="Footnote_4"></a> +<a href="#FNanchor_4"> +<span class="label">[4]</span></a> Platon, dans le <cite>Gorgias</cite>, dit qu'Æacus et Rhadamante +rendaient leurs arrêts dans une prairie +où il y avait deux routes, qui conduisaient, l'une au +Tartare, et l'autre aux Champs Elysées; que la juridiction +d'Æacus s'étendait sur l'Europe, celle de +Rhadamante sur l'Asie, et que quand il se trouvait +des difficultés que ces deux juges ne pouvaient +résoudre, ils avaient recours à Minos, qui, le sceptre +d'or à la main, se tenait assis et prononçait souverainement.</p> + +<p>Du temps de Platon, la terre n'était divisée qu'en +deux parties.</p> +</div> +<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>donnant un fil à couper</i>. Délivrons +le genre humain de cet abbé prodigue +qui ne peut vivre avec soixante +mille livres de rente, qui s'endette de tous +côtés, qui friponne le tiers et le quart, et +qu'enfin la nécessité d'avoir de l'argent +rend capable de tout. Sa bourse, comme +le tonneau des Danaïdes, se vide sitôt +qu'elle est remplie. Si tous les rois de la +terre lui voulaient envoyer leurs revenus, +il viendrait à bout de les dépenser.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>se hâtant de couper</i>. Ah, quel +bourreau d'argent! il ne mérite pas de +voir le jour.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>présentant un nouveau fil</i>. +Point de pardon pour ce plaideur extravagant. +Sa partie est une femme qui a été +sa maîtresse pendant vingt années pour +le moins; il l'a depuis peu épousée, et il +plaide en séparation.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>coupant</i>. Quel fou!</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>donnant un autre fil</i>. Finissons +les divisions qui règnent dans la famille +d'un marchand injuste et capricieux; +quoiqu'il ait soixante-quinze ans passés, il +ne veut pas que ses deux fils se mêlent de +ses affaires, qu'ils conduiraient pourtant +bien mieux que lui.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>tranchant le fil du père</i>. +Je vais mettre d'accord le père et les +enfants.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>offrant un autre fil</i>. Coupez +ce fil; c'est celui d'un ecclésiastique des +plus patelins qu'il y ait dans le séminaire: +l'hypocrite a si bien fait qu'on l'a nommé +à une abbaye considérable; il a déjà +envoyé son argent à Rome pour payer ses +bulles; elles sont en chemin; faisons disparaître +monsieur l'abbé avant qu'elles +arrivent.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>tranchant le fil</i>. Il n'aura pas +le plaisir de les voir.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>donnant un autre fil et riant</i>. +Un gros cochon d'homme gourmand rêve +qu'il est à table, et se réveille en sursaut; +il sonne une clochette pour appeler son +cuisinier, et lui ordonner de lui préparer +pour son dîner les mets qu'il vient de voir +en dormant: ayons la malice de priver ce +gourmand du plaisir de faire ce repas.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>coupant</i>. Vous voilà satisfaite.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>apportant un écheveau</i>. Ces +fils sont ceux de vingt voleurs et d'autres +pareils honnêtes gens, qui sortent des +prisons de Londres pour aller subir le +châtiment auquel ils ont été condamnés +par la justice. L'étonnante nation! Ces +criminels se rendent d'un air tranquille au +lieu de leur supplice.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>coupant l'écheveau</i>. Oh! les +Anglais sont des hommes bien résolus; ils +quittent pour la plupart sans regrets la +vie, et ne craignent pas la maison de +Pluton, soit qu'ils croient qu'il n'y en a +point, soit que, persuadés qu'il faut tôt ou +tard cesser de vivre, il leur soit indifférent +de mourir aujourd'hui ou demain.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Attendez, mes chères sœurs: +je fais une réflexion. Nous sommes trop +bonnes aujourd'hui; nous ne détruisons +que des sujets insensés, inutiles ou incommodes +dans la société civile: à quoi pensons-nous +donc? Est-ce ainsi que les +Parques, qui ne sont pas moins cruelles +que les Euménides, doivent s'occuper? +On dirait, à voir le choix que nous faisons +de nos victimes, que nous cherchons à paraître +équitables aux yeux des hommes; il +semble que nous ayons peur qu'ils désapprouvent +nos actions, comme si nous +nous mettions en peine de leurs plaintes +et de leurs murmures.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Le reproche est juste. Nous +faisons des destinées une espèce de chambre +de justice; nous n'y songeons pas +effectivement: frappons des coups moins +mesurés; baignons-nous dans le sang +humain; que l'on nous reconnaisse à la +malice et à la barbarie de nos opérations.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Ces sentiments me charment. +Apportez-moi, mes mignonnes, les fils des +mortels les plus respectés sur la terre, et +soyons insensibles à la douleur que nous +allons causer.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Vous pouvez compter sur notre +fermeté.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>tirant un fil d'un nouvel écheveau</i>. +Le beau coup à faire, ma chère Atropos! +remplissons d'étonnement l'Europe et +l'Asie. Tranchez ce fil; c'est un meurtre +digne de nous: ôtons la vie et la couronne +à ce jeune Empereur, qui fait concevoir à +ses peuples de si belles espérances: il a jeté +les yeux sur une princesse de sa cour, et il +se dispose à la faire monter sur le trône: +tout est prêt pour son mariage, dont la cérémonie +se fera demain si nous l'avons pour +agréable; mais prenons plaisir à tromper +l'attente de ce jeune monarque: changeons +l'appareil de ses noces en funérailles; répandons +la consternation dans son palais, +et divertissons-nous de la tristesse de ses +plus chers courtisans.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>coupant</i>. L'affaire en sera bientôt +faite: le fil de la vie d'un souverain n'est +pas plus difficile à couper qu'un autre.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>apportant un fil</i>. Une jeune +et charmante princesse, qui fait l'ornement +d'une des plus belles cours de l'univers, est +malade: elle est environnée de médecins +qui se flattent qu'ils la guériront; mais +rendons leurs espérances vaines, comme +nous faisons le plus souvent dans les maladies +aiguës.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>coupant</i>. Je vais lui porter le +coup mortel, sans être touchée des larmes +du prince son époux, qui se désespère au +pied de son lit, ni des lamentations des +femmes qui sont autour d'elle.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. A cette inhumaine et noble fermeté, +je reconnais ma sœur. Courage, +Atropos; après les deux expéditions que +vous venez de faire, je ne crains pas que +vous refusiez de prêter la main à celle-ci. +(<i>Elle lui présente un fil.</i>)</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Qu'est-ce que ce fil?</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. C'est celui d'un général d'armée, +d'un grand capitaine, qui réunit en lui toutes +les qualités des héros: faites-lui sentir +votre ciseau au milieu de ses troupes; vous +trancherez une vie que le fer et le feu respectent +depuis soixante-dix ans.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>coupant</i>. Nous lui avons filé +tant de jours glorieux, qu'il doit mourir +content.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>donnant un autre fil</i>. Main +basse, main basse sur cet illustre magistrat, +qui aime l'éclat et la dépense, juge fort aimé, +fort estimé et des plus éclairés.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>d'un air étonné</i>. Vous n'y faites +pas réflexion, Lachesis?</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Pardonnez-moi.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Nous ferons mal notre cour à +ma mère, en ôtant sitôt du nombre des vivants +un de ses plus zélés sacrificateurs.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Coupez, coupez toujours à bon +compte. Thémis nous grondera d'abord; +ensuite elle s'apaisera quand nous lui représenterons +que les Parques n'épargnent +personne, et que d'ailleurs ce magistrat +qu'elle affectionne sera fort bien remplacé.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Oh! Thémis se contentera de +ces raisons... (<i>Elle coupe le fil.</i>)... Voilà +notre magistrat dépouillé du pouvoir de +juger les autres: il va paraître lui-même +devant les juges des enfers, et entendre prononcer +son arrêt.</p> + + +<h3>SÉANCE DEUXIÈME</h3> + +<p class="c">CLOTHO, LACHESIS, ATROPOS.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Sauf votre meilleur avis, mes +sœurs, je juge à propos que nous nous reposions +un peu.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Que dites-vous, Clotho? Est-ce +que nous sommes faites pour le repos?</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Non; mais nous nous délassons +en changeant de travail. Ainsi, pour +quelques moments, cessons de couper des +fils; commençons à nous servir de la quenouille. +Le plaisir de filer les aventures +des enfants qui naissent est celui qui a le +plus de charmes pour moi.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Je vous dirai la même chose, +quoique je me divertisse fort à jouer des ciseaux.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Nous sommes donc d'accord +toutes trois: filer est mon occupation favorite; +aussi suis-je chargée de tourner le +fuseau. Allons, mes petites, apportez vite +les paniers où sont nos filasses blanches et +nos filasses noires; arrangez autour de moi +tous les vases où je trempe ordinairement +le bout de mes doigts quand je file, et qui +contiennent diverses liqueurs, dont les +unes communiquent aux hommes les vices, +et les autres les vertus.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>apportant un vase</i>. Voici déjà +un des vases où vous mettez le plus souvent +la main; c'est celui de la volupté.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>apportant deux vases</i>. Et voilà +les vases du jeu et de l'ivrognerie: vous n'y +trempez pas moins souvent les doigts.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>apportant un autre vase</i>. Vous +voyez celui dont la liqueur a été puisée +dans le Styx, et qui fait les tyrans, les assassins +et les autres mauvais hommes.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>apportant deux nouveaux vases</i>. +Ces vases sont ceux du mensonge et de la +trahison. (<i>Atropos et Clotho apportent tous +les vases des passions, des vices et des +vertus, et les arrangent autour de Lachesis.</i>)</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>regardant de tous côtés</i>. Je ne +vois point ici les vases de la douceur et de +la beauté.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Ils sont l'un et l'autre à votre +main gauche.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Ah! oui, oui, je les démêle... +(<i>Elle s'aperçoit que Clotho cherche quelque +chose</i>)... Que cherchez-vous, Clotho?</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Je cherche un vase que je ne +trouve point; on dirait que nous ne l'avons +plus.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Quel vase est-ce donc?</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Celui de la chasteté.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Je sais où il est; mais nous +n'en aurons pas besoin peut-être aujourd'hui: +il ne faut pas nous en servir tous les +jours; nous ne pouvons assez le ménager: +nous avons dans les premiers temps du +monde fait une si grande consommation +de la liqueur qu'il y avait dedans, qu'à +peine nous en reste-t-il pour faire des filles +religieuses.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Passons-nous-en donc, ainsi +que du vase de l'humanité: il est encore +bien précieux, celui-là; aussi le conservons-nous +fort soigneusement; nous ne nous +en servons presque plus, même quand +nous faisons des moines.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Ça, filons... mais attendez: il +nous manque encore quelque chose.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Quoi?</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Le petit panier où il y a des +fils d'or et des fils de soie. La fantaisie +peut nous prendre aujourd'hui de rendre +quelque mortel heureux.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. C'est une fantaisie que nous +avons bien rarement.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>apportant un petit panier de +fils d'or et de soie</i>. Si par hasard cette +envie nous vient, voici de quoi la satisfaire.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Filons donc présentement +les destinées des enfants qui vont naître.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Il en est déjà né plusieurs +depuis que nous sommes à l'ouvrage. Il +vient d'éclore entr'autres, dans le sérail du +grand-seigneur, un prince dont la sultane +favorite est accouchée; commençons par-là. +(<i>Elle tire la filasse pour filer.</i>)</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>filant</i>. Arrêtons, statuons et +ordonnons que la vie de ce prince naissant +soit longue; qu'il passe sa plus tendre enfance +dans le sein de son père et de sa mère, +et qu'il augmente en eux, par ses gentillesses, +l'amour dont il est le doux fruit.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Marquez, Lachesis, marquez +par quelques nuances noires l'affreux +péril dont je veux qu'il soit menacé avant +qu'il ait atteint sa sixième année. Les +janissaires, si redoutables à leur maître, +se révolteront contre le gouvernement, +déposeront le père du jeune prince, et +mettront sur le trône le frère du sultan +déposé. Le nouvel empereur d'abord sera +tenté de suivre les maximes sanguinaires +de ses prédécesseurs, et de faire étrangler +son neveu; mais il ne succombera point +à une si cruelle tentation; au contraire, +il concevra pour lui l'amitié la plus forte, +et prendra autant de soin de son éducation +que s'il était son propre fils.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Ajoutons à cela, je vous prie, +que le jeune prince demeurera pendant un +grand nombre d'années dans le sérail; +après quoi, par une nouvelle révolution, +qui coûtera la vie à plus de soixante mille +musulmans, son oncle sera déposé à son +tour, et lui élevé à l'empire: il reprendra +donc la place de son père, qui sera mort; +et, usant aussi d'humanité, il épargnera +le sang de sa famille.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Je souscris à ces décisions. +Qu'elles soient des arrêts irrévocables des +Parques. Passons à un autre enfant.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Doucement, ma sœur. D'où +vient qu'en filant la vie de ce prince +nouveau-né, vous n'avez fait aucun usage +de nos vases? C'est pour en faire sans +doute un prince sans vices et sans vertus.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Hé bien, ce ne sera pas le +premier que nous aurons fait de ce caractère-là.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. J'en demeure d'accord; mais +donnez-lui du moins une dose raisonnable +de volupté; voulez-vous qu'il vive dans +son sérail comme un chartreux dans sa +cellule?</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>souriant, et trempant ses +doigts dans le vase de la volupté</i>. Non, +vraiment; je n'y pensais pas. J'allais faire +là un pauvre sultan.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Passons de Constantinople à +Pékin. Nous venons de régler les principaux +événements de la vie d'un prince +turc, filons présentement le sort d'une +princesse née depuis un quart-d'heure au +palais de l'empereur de la Chine; c'est la +cinquième fille de ce grand monarque. La +mère de cette princesse est une des trois +concubines de la seconde classe<a id="FNanchor_5" name="FNanchor_5"></a><a href="#Footnote_5" class="fnanchor">5</a>, et la +même qui, l'année dernière, accoucha +d'un prince que Sa Majesté chinoise doit +un jour choisir pour son successeur. Nous +avons, comme vous savez, doué l'enfant +mâle de toutes les inclinations de son père, +surtout d'un grand attachement aux cérémonies +de la secte des bonzes, avec une +extrême curiosité d'apprendre des choses +qu'il ne convient guère aux rois de savoir: +quelles qualités jugez-vous à propos +de donner à la femelle?</p> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_5" id="Footnote_5"></a> +<a href="#FNanchor_5"> +<span class="label">[5]</span></a> Les femmes de l'empereur de la Chine sont +divisées en six classes. La première n'est que de la +reine son unique épouse. Il y a dans la seconde +classe trois concubines; dans la troisième, neuf; +dans la quatrième, vingt-sept; dans la cinquième, +dix-huit; et le nombre de la sixième n'est pas fixé.</p> + +<p>M. Le Gentil, dans son <cite>Voyage autour du monde</cite>.</p> +</div> +<p><span class="small">CLOTHO</span>. De bonnes et de mauvaises. +Qu'elle ait de l'esprit, de la beauté, avec +des pieds si petits<a id="FNanchor_6" name="FNanchor_6"></a><a href="#Footnote_6" class="fnanchor">6</a> qu'elle ne puisse se +soutenir dessus; mais qu'elle ait des +moments de caprice et d'humeur noire +qui fassent enrager les femmes qui sont +auprès d'elle.</p> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_6" id="Footnote_6"></a> +<a href="#FNanchor_6"> +<span class="label">[6]</span></a> Les Chinoises s'estropient le plus souvent à +force de vouloir avoir les pieds petits.</p> +</div> +<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>après avoir mis la main dans +les vases du caprice et dans les vases +de l'esprit et de la beauté</i>. Cette princesse, +je vous assure, sera bien difficile à +servir.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. De la fille d'un empereur, daignerez-vous +descendre à deux enfants du +commun?</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Hé pourquoi non? Est-ce que +tous les hommes ne sont pas égaux pour +nous?</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Sans doute. A mesure qu'ils +naissent, nous devons sans distinction +filer leurs aventures.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Nous sommes encore à la +Chine. Une brodeuse de l'île d'Emouy +vient d'enfanter deux garçons à la fois. +Leur père, qui vit dans l'indigence, se +voyant hors d'état de les bien élever, +s'attendrit sur leur misère, et, poussé par +une cruelle compassion, il est tenté de les +aller noyer dans la mer.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. C'est qu'il croit à la métempsychose, +et qu'il espère qu'à la première transmigration +les âmes de ses enfants animeront +des corps plus heureux.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Arrachons ces jumeaux à la +barbare pitié de leur père.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Volontiers; faisons-les adopter, +l'un, par un officier du mandarin qui +connaît des affaires civiles dans la province; +l'autre, par un marchand de soie +crue, lequel, ne pouvant avoir d'enfants +ni de sa femme, ni de ses concubines, aura +recours à cette adoption, dans la vue +d'avoir, après sa mort, un fils qui vaque +aux sacrifices domestiques, et brûle de +petits morceaux de papier doré devant les +âmes de leurs aïeux.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. J'admire la pieuse tendresse de +ces bons Chinois pour leurs ancêtres: ils +ont beau croire la mortalité de l'âme ou la +métempsychose, cela ne les empêche pas +d'aller toujours leur train, et de s'imaginer +que les esprits de leurs défunts parents voltigent +autour des tablettes où leurs noms +sont gravés en lettres d'or.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Rien ne prouve mieux le +pouvoir que la coutume a sur les hommes.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Que deviendront nos jumeaux +adoptés?</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Celui que l'officier du mandarin +aura fait son héritier s'adonnera de tout +son cœur aux sciences, et son père adoptif +aura la satisfaction de le voir parvenir au +degré glorieux de licencié.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>après avoir trempé les doigts +dans les vases des sciences</i>. Trois ans +après, notre petit brodeur obtiendra une +place honorable dans le collége des docteurs +qui écrivent les annales de l'empire chinois, +et sont chargés du soin de recueillir +les lois, tant anciennes que modernes.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Dans la suite il sera tiré de ce +collége: il deviendra précepteur du prince +aîné de la Chine, et le reste de sa vie ne +sera qu'un enchaînement d'honneurs et de +plaisirs.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Comme il nous a pris fantaisie +de faire un sujet vertueux et fortuné de cet +enfant, faisons aussi par caprice un fripon +et un malheureux de son frère. C'est +ce que nous faisons tous les jours.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Vous me prévenez.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. C'est ce que j'allais vous proposer.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>souriant</i>. Dans la disposition +où nous sommes toutes trois, nous allons +faire un aimable garçon... Allons, Lachesis, +mettez d'abord la main dans tous +les vases des vices. Il s'agit ici de former +un mortel qui soit capable de tout.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>après avoir trempé les doigts +dans plusieurs vases</i>. Vous pouvez, mes +sœurs, ordonner présentement de ce garçon +tout ce qu'il vous plaira: je vous proteste +que je viens de lui donner les dispositions +nécessaires à bien jouer dans le +monde les personnages que vous voudrez.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Ces bonnes semences qu'il reçoit +de votre main bienfaisante vont germer +à vue d'œil: il fera mille espiégleries +dans son enfance. Le marchand de soie +crue, après avoir en vain mis en usage tous +les châtiments pour le corriger, l'abandonnera. +Le jeune homme, suivant ses mauvaises +inclinations, tombera bientôt entre +les mains de la justice, qui se contentera de +le punir, pour la première fois, en lui faisant +appliquer sur les fesses cinquante +coups de canne de bois de bambou, ce +qui ne le rendra pas plus sage. Il se fera +condamner aux galères pour trois ans; +après quoi il ira se présenter aux bonzes +de la pagode qui est auprès de la ville de +Fo-cheu. Ils le recevront gracieusement, et +lui permettront d'aspirer à l'honneur d'être +de leur secte.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Oh! puisqu'il doit devenir +bonze, il faut que je lui donne l'esprit de +son état. Je n'ai pas trempé les doigts dans +le vase de l'hypocrisie... (<i>Elle met la main +dans le vase de l'hypocrisie.</i>)... Il ne lui +manque à présent aucune des vertus qu'ont +ces vénérables solitaires.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Avant que les bonzes l'initient +à leurs mystères, ils lui laisseront croître +la barbe et les cheveux pendant l'espace +d'une année entière, lui feront porter une +robe déchirée, et l'obligeront d'aller de +porte en porte chanter les louanges de +Foë, l'idole de cette pagode. De plus, il ne +mangera rien que des herbes et des fruits. +Il faudra qu'il combatte sans cesse le sommeil; +et quand il n'y pourra résister, un de +ses confrères, chargé du soin de le réveiller +à coups de bâton, s'en acquittera fort +exactement. Après un si doux noviciat, il +endossera une longue robe grise: on lui +mettra sur la tête un bonnet de carton sans +bords et doublé d'une toile noire; ensuite +tous les bonzes entonneront des hymnes +dont personne n'entendra le sens, et +leur chant, accompagné de petites clochettes, +fera une espèce de charivari assez réjouissant. +Enfin la cérémonie de la réception +de ce nouveau bonze finira par un +repas où il y aura plus d'abondance que de +délicatesse, et où tous les confrères boiront +à l'envi, jusqu'à ce qu'ils soient ivres-morts.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>à Clotho</i>. Est-ce là tout ce que +vous voulez ordonner qu'il arrive à ce +pieux Chinois?</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Ajoutez-y ce qu'il vous plaira.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. C'est ce que je vais faire. Quinze +ans après avoir été reçu bonze de la façon +que vous venez de dire, il se verra supérieur +de la pagode. Alors il édifiera le public +par l'éclat d'une aventure dont il sera le +héros, et qui fera beaucoup de bruit dans +toutes les provinces de la Chine.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Je suis curieuse de savoir quel +doit être ce grand événement dont vous +prétendez embellir l'histoire de ce bonze.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Et moi tout de même.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Le voici. La fille d'un docteur +chinois, suivie de deux jeunes servantes, +passera un jour devant la pagode, dont la +porte sera ouverte; elle y entrera pour +faire sa prière; n'apercevant personne, +elle s'avancera jusqu'à l'autel de l'idole, +où elle se mettra dévotement à genoux. +Notre supérieur, caché dans un endroit +d'où il pourra tout voir sans être vu, la +regardera; et la trouvant fort à son gré, +il ira promptement chercher ses compagnons, +auxquels il ordonnera d'enlever ces +trois femmes.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Et cet ordre apparemment +n'aura pas plus tôt été donné, qu'il sera +brusquement exécuté?</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Assurément. Le docteur, étonné +de ne plus voir sa fille, et fort en peine de +savoir ce qu'elle est devenue, fera tant de +perquisitions qu'il apprendra que les bonzes +l'auront en leur pouvoir. Il s'adressera +aussitôt au général des Tartares de la province, +et se plaindra du ravissement de sa +fille. Le général, prompt à rendre justice, +se transportera d'abord à la pagode avec le +docteur, et demandera les personnes enlevées. +Les bonzes répondront que Foë est +devenu amoureux de la maîtresse, et l'a +fait enlever avec ses deux suivantes. Le +supérieur, payant d'effronterie, ajoutera que +Foë, en voulant bien honorer de ses embrassements +la fille du docteur, le comble +de gloire, lui et toute sa famille; mais le +général tartare, sans s'arrêter aux fables +des bonzes, visitera lui-même tous les réduits +de sa maison et du jardin. Il entendra +des voix confuses qui sortiront d'une +grotte percée dans un rocher; il fera abattre +une porte de fer qui fermera l'entrée, et +trouvera dans ce lieu souterrain la fille du +docteur avec plusieurs autres compagnes de +son infortune. Elles seront toutes rendues à +leurs familles, et l'on mettra, par ordre du +général, le feu aux quatre coins de la pagode, +qui sera réduite en cendres avec ses +infâmes ministres<a id="FNanchor_7" name="FNanchor_7"></a><a href="#Footnote_7" class="fnanchor">7</a>.</p> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_7" id="Footnote_7"></a> +<a href="#FNanchor_7"> +<span class="label">[7]</span></a> M. Le Gentil dit dans son <cite>Voyage autour du +monde</cite> que les missionnaires qui étaient de son +temps à la Chine l'assurèrent que pareille aventure +était arrivée dans une pagode.</p> +</div> +<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>à Lachesis</i>. Que vos doigts se +préparent à filer les jours d'une fille qui +prend naissance en ce moment dans l'Amérique +méridionale. Une Portugaise naturelle +du Brésil donne une héritière à son +époux, qui est un des plus riches maîtres +de plantations qu'il y ait dans la ville de +San Salvador. Prodiguons les vertus à l'enfant, +faisons-en une petite Lucrèce.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Fi donc, Clotho, vous plaisantez +apparemment; ce serait bien déplacer +la chasteté. Non, non, ce n'est pas la peine +d'aller chercher le vase qui donne cette +vertu, et dont il ne faut nous servir qu'à la +prière de Minerve ou de Junon. Une fille +sage en Guinée y paraîtrait un phénomène +nouveau... (<i>Elle trempe le bout de ses +doigts dans les vases de la beauté et de la +volupté</i>)... Contentons-nous de rendre celle-ci +parfaitement belle. Pour cet effet, je +veux qu'elle ait un teint noir et luisant, le +nez fort écrasé, une très-grande bouche et +de très-petits yeux. Quand elle aura quinze +ans, elle sera l'idole des Portugais du +Brésil.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>riant</i>. Ah! ah! ah! je ne puis +m'empêcher de rire, en voyant Lachesis +mettre la main dans le vase de la beauté +pour faire une pareille créature, qui serait +un monstre pour les Européens.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Oui, comme un teint de lis et +de roses, une petite bouche vermeille et +deux grands yeux bien fendus paraîtraient +bien effroyables aux Ethiopiens brûlés.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Véritablement, la beauté est locale: +c'est pourquoi la liqueur de ce vase, +s'accommodant aux lieux, forme la beauté +sur le goût, ou, si vous voulez, sur le caprice +des nations.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Je sais bien cela; mais je ne +suis point du goût des Portugais du +Brésil.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Ni moi non plus. Il faut qu'une +femme, pour me paraître belle, ressemble +à Vénus, à Junon ou à Pallas.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Sur les bords du Danube, la +femme d'un pauvre baron allemand vient +d'accoucher d'un enfant mâle dans sa +chaumière. De quelles qualités jugez-vous +à propos de douer ce petit Allobroge?</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Pour compenser sa pauvreté, +j'en vais faire un garçon plus beau que le +plus beau jour, et qui aura la taille d'un +héros de roman.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Donnez-lui avec cela de la +prudence, de l'esprit et du courage.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>filant après avoir mis les doigts +dans plusieurs vases</i>. Il aura les bonnes +qualités que vous lui souhaitez; mais il +aimera le vin, le jeu et les femmes.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Je vais sur cela composer un +tissu des aventures qui doivent lui arriver. +Il deviendra orphelin à douze ans, et, se +voyant sans bien, il se fera page de l'envoyé +d'un prince de l'Empire, et ira en +France avec lui. Il ne sera pas sitôt à Paris +qu'il se déniaisera. Il aura le bonheur de +plaire à une princesse qui, voulant l'avoir +pour page, priera l'envoyé de le lui donner. +Elle l'obtiendra, et le gardera jusqu'à +ce qu'il ait vingt-cinq ans. Alors notre +baron témoignera à sa maîtresse qu'il +voudrait bien s'en retourner à son pays; +elle ne s'y opposera point, et lui fera une +gratification de mille écus; mais au lieu +d'aller en Allemagne, il partira pour l'Angleterre, +qu'il lui prendra fantaisie de +voir, sur le rapport qu'on lui aura fait +des merveilles de la ville de Londres.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Je suis curieuse d'apprendre ce +qui lui doit arriver là; car vous ne l'y faites +point aller pour rien.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Non, sans doute: je lui prépare +un événement assez singulier, et qui ne lui +sera pas infructueux. Il passera près d'un +mois à parcourir la ville de Londres, sans +qu'il lui arrive la moindre aventure; mais +un soir, entre neuf et dix heures, il entrera +dans l'hôtel garni où il sera logé un +homme qui, le tirant en particulier, lui dira +en allemand: Une telle dame qui vous a +vu à la promenade souhaite de vous entretenir +cette nuit, pourvu que vous vous +laissiez conduire les yeux bandés. Au reste, +vous ne courrez aucun péril que celui de +prendre trop d'amour.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Notre jeune baron, malgré sa +prudence, acceptera la proposition.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Sans balancer.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Il montera sur-le-champ en +carrosse avec son guide, qui lui bandera les +yeux, et le mènera fort honnêtement à +une grande maison où, l'introduisant dans +un appartement superbe, il lui fera voir la +dame en question.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Elle sera masquée, et n'ôtera +point son masque pendant une conversation +de deux heures qu'ils auront ensemble, +quelques instances que lui fasse le cavalier +pour l'obliger à se découvrir. Après +quoi le guide, le remenant à son hôtel de +la même manière qu'il l'aura amené, lui +dira: Monsieur, je viendrai vous reprendre +si l'on a besoin de vous. Le baron jugera, +par ces paroles, que l'héroïne de l'aventure +sera une jeune dame mariée à +quelque vieux seigneur anglais qui voudra +avoir d'elle un héritier. Et ce qui le confirmera +dans cette opinion, c'est qu'un +mois après son guide le reviendra voir +pour lui apporter trois cents guinées, +qu'il lui comptera en lui disant: Dans +quelque endroit du monde que vous soyez, +vous toucherez tous les ans la même +somme. Effectivement, il la recevra pendant +vingt années consécutives, sans savoir +à la vérité de quelle part, mais bien persuadé +que ce sera pour avoir fait un +mylord.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Après vingt ans, pourquoi ne +jouira-t-il plus de sa pension?</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. C'est que le jeune seigneur anglais +son fils prendra le parti des armes, +et périra dès sa première campagne.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. La femme d'un acteur de l'opéra +de Bruxelles vient d'enfanter deux +jumelles dans les coulisses. Regardons ces +enfants d'un œil favorable; faisons-en deux +sujets fameux.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Volontiers. Que l'une ait la +voix d'une syrène, et que l'autre danse +aussi bien que Terpsichore.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Elles entreront dans leur puberté +à l'opéra de Paris, d'où elles ne sortiront +que chargées d'or et de pierreries.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Oui, mais j'ajoute à cela qu'elles +trouveront ensuite de jolis hommes dont +le commerce n'augmentera pas leurs effets.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Ecoutez, mes sœurs: entendez-vous +les cris que pousse une femme en travail +dans un fort bel hôtel au milieu de +Paris? C'est l'épouse d'un des plus riches +particuliers de France, d'un homme que +Plutus chérit, et qui voudrait avoir un +héritier. Elle nous invoque sous nos trois +noms mystérieux.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Pour l'amour du dieu des richesses, +sauvons-la de la mort, et finissons +ses douleurs.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Nous le devons.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Elle est délivrée. Elle met au +monde un garçon dans cet instant.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Que nous ferons plaisir à Plutus, +si nous filons à cet enfant des jours +d'or et de soie!</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Il n'y faut pas manquer.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Non. Faisons-lui une destinée +digne d'envie.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Donnons-lui toutes les qualités +d'un galant homme. (<i>A Lachesis.</i>) Trempez +vos doigts dans les vases du bon goût, +du bon esprit et de la probité.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Que surtout il soit bienfaisant +et libéral; car un homme riche qui n'est +pas généreux est un monstre.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Avec les vertus dont nous voulons +bien le douer, qu'il ait quelque vice +léger. Il ne serait pas juste qu'il y eût des +mortels plus parfaits que les dieux.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>filant, après avoir mis la main +dans plusieurs vases</i>. Laissez-moi faire... +Il sera bien partagé, sur ma parole. Sa vie +sera longue, exempte de chagrin, ou plutôt +égayée par une succession continuelle +de plaisirs. Il aura des passions; mais elles +ne troubleront point son repos. Moins leur +esclave que leur maître, il saura goûter +leurs douceurs sans éprouver leur tyrannie. +Il sera bon, galant, généreux, et, ce +que nous n'avons encore accordé à personne, +quoique payeur il possédera le +cœur de ses maîtresses.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Passons d'une extrémité à +l'autre. Une bourgeoise de Paris vient de +mettre au jour un enfant mâle: faisons-en +un auteur; aussi bien nous n'en avons pas +encore fait d'aujourd'hui, nous qui ne passons +point de jour que nous n'en fassions +pour le moins une centaine.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. C'est fort bien dit; faisons-en un +auteur universel, un écrivain qui compose +tantôt en vers, tantôt en prose, pour tous +les théâtres de Paris: et que ce soit un de +nos irrévocables décrets, qu'il fera pendant +sa vie cinquante-cinq pièces dramatiques, +dont quatre auront un heureux succès.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Encore ces quatre heureuses +productions seront assez mal reçues du +public, lorsque dix ans après leur nouveauté +on s'avisera de les remettre au théâtre.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Je vois une vieille femme de +chambre qui met un gros paquet de linge +dans une allée, au pied d'un escalier: ce +paquet est un enfant nouveau-né qu'on +expose.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Oui, c'est le fruit des honteuses +amours d'une fille de condition.</p> + +<p><i>Dans cet endroit de l'entretien des +Parques, je me réveillai...</i></p> + + +<p class="c"><span class="small">FIN.</span></p> + + + + +<h2>TABLE DES MATIÈRES DU TOME SECOND.</h2> + + +<table summary="table des matières"> +<tr> +<td colspan="2"> </td> +<td class="num">Pages.</td> +</tr> +<tr> +<td colspan="2" class="drap"><a href="#c13"><span class="sc">Chapitre XIII.</span></a> +La force de l'amitié, histoire</td> +<td class="num"><a href="#c13">5</a></td> +</tr> +<tr> +<td colspan="2" class="drap"><a href="#c14"><span class="sc">Chapitre XIV.</span></a> +Le démêlé d'un auteur tragique +avec un auteur comique</td> +<td class="num"><a href="#c14">47</a></td> +</tr> +<tr> +<td colspan="2" class="drap"><a href="#c15"><span class="sc">Chapitre XV.</span></a> +Suite et conclusion de l'histoire +de la force de l'amitié</td> +<td class="num"><a href="#c15">59</a></td> +</tr> +<tr> +<td colspan="2" class="drap"><a href="#c16"><span class="sc">Chapitre XVI.</span></a> +Des songes</td> +<td class="num"><a href="#c16">109</a></td> +</tr> +<tr> +<td colspan="2" class="drap"><a href="#c17"><span class="sc">Chapitre XVII.</span></a> +Où l'on verra plusieurs originaux +qui ne sont pas sans copies</td> +<td class="num"><a href="#c17">124</a></td> +</tr> +<tr> +<td colspan="2" class="drap"><a href="#c18"><span class="sc">Chapitre XVIII.</span></a> +Ce que le diable fit encore +remarquer à Don Cléofas</td> +<td class="num"><a href="#c18">135</a></td> +</tr> +<tr> +<td colspan="2" class="drap"><a href="#c19"><span class="sc">Chapitre XIX.</span></a> +Des captifs</td> +<td class="num"><a href="#c19">149</a></td> +</tr> +<tr> +<td colspan="2" class="drap"><a href="#c20"><span class="sc">Chapitre XX.</span></a> +De la dernière histoire qu'Asmodée +raconta; comment, en la finissant, il +fut tout à coup interrompu, et de quelle manière +désagréable pour ce démon Don Cléofas +et lui furent séparés</td> +<td class="num"><a href="#c20">165</a></td> +</tr> +<tr> +<td colspan="2" class="drap"><a href="#c21"><span class="sc">Chapitre XXI.</span></a> +De ce que fit Don Cléofas +après que le Diable boiteux se fut éloigné de +lui, et de quelle façon l'auteur de cet ouvrage +a jugé à propos de le finir</td> +<td class="num"><a href="#c21">182</a></td> +</tr> +<tr> +<td colspan="3"><span class="sc">Appendice.</span></td> +</tr> +<tr> +<td class="topr">I.</td> +<td class="drap">Passages de la première édition supprimés dans celle de 1726</td> +<td class="num"><a href="#a1">193</a></td> +</tr> +<tr> +<td class="topr">II.</td> +<td class="drap">Dédicace de la première édition</td> +<td class="num"><a href="#a2">201</a></td> +</tr> +<tr> +<td class="topr">III.</td> +<td class="drap">Dédicace de 1726</td> +<td class="num"><a href="#a3">203</a></td> +</tr> +<tr> +<td class="topr">IV.</td> +<td class="drap">Table analytique</td> +<td class="num"><a href="#a4">205</a></td> +</tr> +<tr> +<td colspan="2" class="drap"><span class="sc">Entretiens des cheminées de Madrid</span></td> +<td class="num"><a href="#entretiens">213</a></td> +</tr> +<tr> +<td colspan="2" class="drap"><span class="sc">Une journée des Parques</span></td> +<td class="num"><a href="#parques">233</a></td> +</tr> +</table> + + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of Project Gutenberg's Le diable boiteux, tome II, by Alain René Le Sage + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE DIABLE BOITEUX, TOME II *** + +***** This file should be named 44142-h.htm or 44142-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/4/4/1/4/44142/ + +Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed +Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This book was +produced from scanned images of public domain material +from the Google Print project.) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. Special rules, +set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to +copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to +protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project +Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you +charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you +do not charge anything for copies of this eBook, complying with the +rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose +such as creation of derivative works, reports, performances and +research. They may be modified and printed and given away--you may do +practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is +subject to the trademark license, especially commercial +redistribution. + + + +*** START: FULL LICENSE *** + +THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE +PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK + +To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free +distribution of electronic works, by using or distributing this work +(or any other work associated in any way with the phrase "Project +Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project +Gutenberg-tm License (available with this file or online at +http://gutenberg.org/license). + + +Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm +electronic works + +1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm +electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to +and accept all the terms of this license and intellectual property +(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all +the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy +all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession. +If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project +Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the +terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or +entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. + +1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be +used on or associated in any way with an electronic work by people who +agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few +things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works +even without complying with the full terms of this agreement. See +paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project +Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement +and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic +works. See paragraph 1.E below. + +1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation" +or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project +Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the +collection are in the public domain in the United States. If an +individual work is in the public domain in the United States and you are +located in the United States, we do not claim a right to prevent you from +copying, distributing, performing, displaying or creating derivative +works based on the work as long as all references to Project Gutenberg +are removed. Of course, we hope that you will support the Project +Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by +freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of +this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with +the work. You can easily comply with the terms of this agreement by +keeping this work in the same format with its attached full Project +Gutenberg-tm License when you share it without charge with others. + +1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern +what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in +a constant state of change. If you are outside the United States, check +the laws of your country in addition to the terms of this agreement +before downloading, copying, displaying, performing, distributing or +creating derivative works based on this work or any other Project +Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning +the copyright status of any work in any country outside the United +States. + +1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg: + +1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate +access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently +whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the +phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project +Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed, +copied or distributed: + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org/license + +1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived +from the public domain (does not contain a notice indicating that it is +posted with permission of the copyright holder), the work can be copied +and distributed to anyone in the United States without paying any fees +or charges. If you are redistributing or providing access to a work +with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the +work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1 +through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the +Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or +1.E.9. + +1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted +with the permission of the copyright holder, your use and distribution +must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional +terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked +to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the +permission of the copyright holder found at the beginning of this work. + +1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm +License terms from this work, or any files containing a part of this +work or any other work associated with Project Gutenberg-tm. + +1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this +electronic work, or any part of this electronic work, without +prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with +active links or immediate access to the full terms of the Project +Gutenberg-tm License. + +1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, +compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any +word processing or hypertext form. However, if you provide access to or +distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than +"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version +posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org), +you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a +copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon +request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other +form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm +License as specified in paragraph 1.E.1. + +1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, +performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works +unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. + +1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing +access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided +that + +- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from + the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method + you already use to calculate your applicable taxes. The fee is + owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he + has agreed to donate royalties under this paragraph to the + Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments + must be paid within 60 days following each date on which you + prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax + returns. Royalty payments should be clearly marked as such and + sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the + address specified in Section 4, "Information about donations to + the Project Gutenberg Literary Archive Foundation." + +- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies + you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he + does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm + License. You must require such a user to return or + destroy all copies of the works possessed in a physical medium + and discontinue all use of and all access to other copies of + Project Gutenberg-tm works. + +- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any + money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the + electronic work is discovered and reported to you within 90 days + of receipt of the work. + +- You comply with all other terms of this agreement for free + distribution of Project Gutenberg-tm works. + +1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm +electronic work or group of works on different terms than are set +forth in this agreement, you must obtain permission in writing from +both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael +Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the +Foundation as set forth in Section 3 below. + +1.F. + +1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable +effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread +public domain works in creating the Project Gutenberg-tm +collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic +works, and the medium on which they may be stored, may contain +"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or +corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual +property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a +computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by +your equipment. + +1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right +of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project +Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project +Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all +liability to you for damages, costs and expenses, including legal +fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT +LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE +PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE +TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE +LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR +INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH +DAMAGE. + +1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a +defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can +receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a +written explanation to the person you received the work from. If you +received the work on a physical medium, you must return the medium with +your written explanation. The person or entity that provided you with +the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a +refund. If you received the work electronically, the person or entity +providing it to you may choose to give you a second opportunity to +receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy +is also defective, you may demand a refund in writing without further +opportunities to fix the problem. + +1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth +in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER +WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO +WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. + +1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied +warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. +If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the +law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be +interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by +the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any +provision of this agreement shall not void the remaining provisions. + +1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the +trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone +providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance +with this agreement, and any volunteers associated with the production, +promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, +harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, +that arise directly or indirectly from any of the following which you do +or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm +work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any +Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. + + +Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm + +Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of +electronic works in formats readable by the widest variety of computers +including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact +information can be found at the Foundation's web site and official +page at http://pglaf.org + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. Compliance requirements are not uniform and it takes a +considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up +with these requirements. We do not solicit donations in locations +where we have not received written confirmation of compliance. To +SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any +particular state visit http://pglaf.org + +While we cannot and do not solicit contributions from states where we +have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition +against accepting unsolicited donations from donors in such states who +approach us with offers to donate. + +International donations are gratefully accepted, but we cannot make +any statements concerning tax treatment of donations received from +outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. + +Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation +methods and addresses. Donations are accepted in a number of other +ways including checks, online payments and credit card donations. +To donate, please visit: http://pglaf.org/donate + + +Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic +works. + +Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm +concept of a library of electronic works that could be freely shared +with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project +Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. + + +Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. +unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + http://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. + + +</pre> + +</body> +</html> diff --git a/old/44142-h/images/cover.jpg b/old/44142-h/images/cover.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..d0029f6 --- /dev/null +++ b/old/44142-h/images/cover.jpg diff --git a/old/44142-h/images/lemerre.png b/old/44142-h/images/lemerre.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..69b35a6 --- /dev/null +++ b/old/44142-h/images/lemerre.png |
