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+*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 43632 ***
+
+ L'ILLUSTRATION,
+ JOURNAL UNIVERSEL
+
+ Ab. pour Paris--3 mois, 8 fr.--6 mois, 15 fr.--Un an, 30 fr.
+ Prix de chaque Nº, 75 c.--La collection mensuelle br., 2 fr. 75.
+
+ Ab. pour les Dép.--3 mois, 9 fr.--6 mois, 17 fr.--Un an, 32 fr.
+ pour l'Étranger. -- 10 -- 20 -- 40
+
+ N° 53. Vol. III.--SAMEDI 2 MARS 1844.
+ Bureaux, rue de Seine, 33.
+
+
+
+SOMMAIRE.
+
+Histoire de la Semaine, _Vue de la ville d'Alicante; Portrait du
+contre-amiral Dupetit-Thouars._--Courrier de Paris.--Salon de 1844.
+Visite dans les Ateliers. _Portraits de MM. Ingres, Delaroche, Eugène
+Delacroix, Horace Vernet, Decamps et Charlet; le Jury de l'Exposition,
+par Decamps; trois Caricatures._--Fragments d'un Voyage en Afrique.
+(Suite.)--Les Mystères de l'Administration. _Atelier des Graveurs de
+l'Illustration le jour; Atelier des Graveurs la nuit; Bureau de
+Rédaction l'Illustration._--Don Graviel l'Alferez. Fantaisie maritime.
+(Suite.) _Une Gravure._--Épisodes de la Vie d'une pièce d'or, racontés
+par elle-même.--Armée. Recrutement, Tirage. _Trois Gravures._ Théâtres.
+Académie royale de Musique. _Une Scène de Lady Henriette.--Bureau
+d'abonnement de la rue de Seine._--Bulletin bibliographique--Figure
+allégorique de Mars.--Modes. _Une Gravure._--Correspondance.--Rébus.
+
+
+
+Histoire de la Semaine.
+
+[Illustration: Vue d'Alicante.]
+
+Jamais peut-être, depuis la grande lutte parlementaire de la coalition,
+la Chambre des Députés n'a été en proie à des émotions plus vives que
+celles qui l'agitent depuis quelques semaines. Nous mentionnions il y a
+huit jours le rejet de la proposition de M. de Rémusat après une
+discussion qui avait surexcité la Chambre. La déclaration par le bureau
+d'une majorité contre cette proposition a causé des réclamations et des
+protestations qui se sont traduites en une demande de modification du
+règlement. M. Combarel de Leyval a proposé que, tout en maintenant le
+scrutin secret pour le vote sur l'ensemble des lois et pour les autres
+cas où vingt députés le demanderaient, on procédât au vote par division
+toutes les fois que dix membres de la Chambre le réclameraient. Admise à
+la lecture par trois bureaux, cette proposition sera développée et sa
+prise en considération discutée dans la séance du 9 mars.--Vendredi de
+la semaine dernière, a été lu le rapport de M. Allard sur des pétitions
+adressées à la Chambre contre les fortifications de Paris. La discussion
+sur les conclusions de la commission qui propose l'ordre du jour, a été
+fixée au jour où paraîtra ce numéro.--La discussion sur le projet de loi
+présenté par M. le maréchal Soult pour qu'une pension viagère de 3,000
+fr. fût inscrite sur le grand-livre de l'État au profit de mademoiselle
+Dronet d'Erlon, comme un hommage rendu aux glorieux services et au pur
+désintéressement du maréchal son père, cette discussion, qui en tout
+autre temps eût passé inaperçue, a eu, elle aussi, son retentissement
+politique. Un député de l'opposition, M. Lherbette, a rappelé combien
+l'exposé des motifs de ce projet de loi qu'il appuyait contrastait avec
+certains ordres du jour et certaines proclamations publiées en 1815 par
+l'auteur de ce même exposé, contre le maréchal à la mémoire duquel on
+rendait aujourd'hui un si digne hommage. De ce contraste si frappant M.
+Lherbette a fait sortir cette moralité, recommandée par lui aux hommes
+et aux corps politiques, qu'il ne faut jamais flétrir ses
+adversaires.--On comprend que cette disposition générale, cette
+animation des esprits à la Chambre la prépare assez mal à la discussion
+des lois. Nous avons dit ce qui était advenu pour la loi de la chasse.
+La loi des patentes a profité un peu de la lassitude que la précédente,
+avait fait éprouver et du désir qu'on avait d'en finir pour arriver à
+des discussions politiques auxquelles les partis en présence s'étaient
+donne rendez-vous. Les votes des premiers articles se sont donc succédé
+avec quelque, rapidité, mais il est plus que probable que la Chambre des
+Pairs leur fera subir d'utiles amendements et que plus d'un d'entre eux
+reviendra de nouveau, modifié, à la Chambre des Députés. Dans la
+discussion générale, quelques orateurs se sont exercés à démontrer que
+l'impôt de la patente est un reste de la féodalité, une sorte de servage
+qui pèse encore sur le commerce et l'industrie. L'impôt est aujourd'hui
+un esclavage assez général pour que l'industrie et le commerce n'aient
+point à rougir d'y être soumis comme tout le monde; nous ne voyons guère
+que les rentiers sur l'État qui en soient dispensés. Cette réclamation,
+ou plutôt cette déclamation, avait donc peu de chances de succès, et
+mieux valait s'attacher uniquement, et sans diversion mal entendue, au
+point véritable du débat, à la question qui domine toutes les autres,
+celle de savoir si la patente continuera de former un impôt de
+_qualité_, ou bien si on la fera rentrer dans la catégorie des autres
+contributions, en l'établissant comme impôt de _répartition_. Avec le
+mode actuel, l'impôt pris en masse aurait beau n'être pas trop élevé,
+qu'il pourrait encore, outre mesure et inévitablement, écraser les uns
+et ménager les autres. Des tarifs inflexibles imposent aveuglément les
+mêmes charges, à peu de différence près, aux individus qui exercent la
+même profession, sans tenir un compte suffisant l'étendue de leur
+industrie. Avec le mode de répartition, au contraire, demandé par la
+plupart des patentés de Paris dans une pétition qu'ils ont fait
+distribuer à la Chambre, la loi annuelle de finances fixerait le chiffre
+d'impôt que doit supporter l'industrie, et le répartirait entre les
+départements comme elle le fait pour les autres impôts directs; le
+trésor demeurerait en dehors de la répartition, qui serait opérée entre
+les arrondissements par les conseils généraux, entre les communes par
+les conseils d'arrondissements, et entre les contribuables par les
+commissaires répartiteurs, c'est-à-dire par leurs pairs. Le ministre et
+le rapporteur de la commission ont combattu ce système, le plus logique
+et celui qui mettrait le plus sûrement l'administration à l'abri de
+toute réclamation particulière. Leurs raisons ne nous ont paru que
+spécieuses. Il n'y avait jusqu'ici que des patentes de marchands en gros
+et de marchands en détail; on a imaginé la patente intermédiaire de
+marchand en demi-gros. Quelques députés ont voulu voir dans cette
+création un moyen politique mis aux mains d'un ministère pour favoriser
+certains patentés de la première classe, et tenir en respect certains
+autres de la dernière. Sans vouloir croire à ce calcul, nous entrevoyons
+dans cette subdivision peu tranchée une source inévitable d'abus même
+involontaires. Quant aux classifications d'industries, ou plutôt à leur
+nomenclature, elle présente de singulières professions patentables.
+Croirait-on que l'opérateur, c'est-à-dire le charlatan qui exerce dans
+les foires et sur les places des marchés, et que la police
+correctionnelle condamne comme exerçant la médecine et la chirurgie sans
+diplôme, est amnistié, mais, il est vrai, patenté par M. le ministre des
+finances! Cela rappelle trop l'innocence, aux yeux de la régie des
+droits réunis, du vin frelaté, pourvu que le mélange eût payé le droit.
+L'opérateur sera-t-il soumis à une patente de gros, de demi-gros ou de
+détail? Quand il saura n'arracher qu'une dent à la fois, il sera sans
+doute de troisième classe; mais quand d'un coup il vous arrachera la
+mâchoire tout, entière, il devra être rangé dans la première, ou le fisc
+n'entendrait bien ni l'équité ni ses intérêts, ce qui nous étonnerait à
+des degrés différents. Il faut savoir faire respecter les lois, mais un
+des moyens les plus sûrs, c'est de les faire respectables. Du reste,
+nous le répétons, la Chambre avait hâte d'en finir avec cette
+discussion, si importante pourtant, car des interpellations de M. de
+Carné, à M. le ministre des affaires étrangères sur les mesures prises
+par le cabinet au sujet de Taïti avaient été annoncées et fixées à
+jeudi. Elle n'y est pas parvenue, et la discussion de la loi des
+patentes a dû être interrompue.
+
+[Illustration: Le contre amiral Dupetit-Thouars.]
+
+Nous rendions compte, il y a huit jours, de la déchéance, prononcée par
+l'amiral Dupetit-Thouars, de la reine Pomaré, qui s'était obstinément
+refusée à exécuter le traité, et de la prise de possession de l'île de
+Taïti au nom du roi des Français. Nous disions que le silence du
+gouvernement au sujet de cet événement était diversement, mais peu
+favorablement interprété. Les Chambres anglaises et le cabinet de
+Saint-James avaient, au contraire, fait entendre les protestations les
+plus vives. Le Moniteur a enfin parlé. Voici la note officielle qui y a
+été insérée le 26 février: «Le gouvernement a reçu des nouvelles de
+l'île de Taïti, en date du 1er au 9 novembre 1842. M. le contre-amiral
+Dupetit-Thouars, arrivé dans la baie de Papéiti le 1er novembre pour
+exécuter le traité du 9 septembre 1842, que le roi avait ratifié, a cru
+devoir ne pas s'en tenir aux stipulations de ce traité, et prendre
+possession de la souveraineté entière de l'île. La reine Pomaré a écrit
+au roi pour réclamer les dispositions du traité qui lui assurent la
+souveraineté intérieure de son pays, et le supplier de la maintenir dans
+ses droits. Le roi, de l'avis de sou conseil, ne trouvant pas, dans les
+faits rapportés, de motifs suffisants pour déroger au traité du 9
+septembre 1812, a ordonné l'exécution pure et simple de ce traité, et
+l'établissement du protectorat français dans l'île de Taïti.» En même
+temps que ces lignes étaient envoyées au Moniteur, une dépêche était
+expédiée pour faire partir une corvette portant à M. Dupetit-Thouars un
+ordre de rappel. Jeudi, une discussion très-vive s'est engagée à ce
+sujet. Les interpellations de M. de Carné l'ont ouverte. M. le ministre
+des affaires étrangères y a répondu. A M. Guizot a succédé M. Billaut.
+L'un et l'autre ont captivé toute l'attention de la Chambre. M. le
+ministre de la marine a peut-être été moins heureux, et a laissé un trop
+beau jeu à M. Dufaure, qui est venu taxer le parti pris par le cabinet
+d'inconsidération, et son désaveu de la conduite de MM. Dupetit-Thouars
+et Bruat d'imprudence. M. le ministre de l'instruction publique a cru
+devoir prendre part au débat. La Chambre s'est montrée distraite pendant
+son discours, et l'attention n'a été réveillée que par la proposition de
+M. Ducos de motiver ainsi l'ordre du jour: «La Chambre, sans approuver
+la conduite du ministère, passe à l'ordre du jour.» M. Guizot a vivement
+demandé le renvoi de la discussion au lendemain, pour qu'il lui fût
+possible d'apporter à la tribune des preuves nouvelles. La Chambre,
+malgré son impatience de voter, a consenti au renvoi. Le lendemain la
+discussion a été traînante. Pendant la plus grande partie de la séance,
+la tribune n'a été occupée que par des comparses. MM. Guizot, Ducos et
+Thiers ont bien, à la fin, rendu quelque vivacité au débat. Mais les
+disposions de la Chambré étaient évidemment changées, et le ministère a
+obtenu 233 voix sur 420 votants. L'opposition ne s'est, plus trouvée en
+avoir que 187.
+
+D'autres discussions non moins vives que celles que nous avons
+rapportées et annoncées se laissent encore entrevoir dans un
+très-prochain avenir. M. Charles Laffitte, dont l'élection à Louviers a
+été une première fois annulée par la Chambre sur la proposition même du
+ministère, comme offrant des faits de corruption trop évidents pour que
+leur constatation eût besoin d'une enquête, M. Charles Laffitte vient
+d'être réélu de nouveau par le même collège. L'annulation de l'élection
+sera-t-elle prononcée avec la même unanimité? sera-t-elle au contraire
+combattue, et une enquête sera-t-elle ordonnée? Que la Chambre se montre
+conséquente ou inconséquente avec elle-même, il y aura là encore à coup
+sûr une séance curieuse pour les spectateurs qui recherchent les luttes
+animées. La demande prochaine d'un crédit pour les fonds secrets en
+amènera de nouvelles.--On remarque à la Chambre, avec un étonnement mêlé
+de curiosité, le silence de M. de Lamartine, qui avait si souvent et
+avec tant de retentissement occupé des tribunes diverses entre les deux
+sessions, et qui n'a prononcé qu'un très-court discours depuis que la
+tribune parlementaire est ouverte. Son journal, _le Bien public_, imite
+sa réserve, et n'en est guère sorti qu'une fois pour attaquer
+l'opposition.
+
+Des lettres particulières de Beyrouth, du 10 janvier, mentionnent le
+fait suivant, qui mérite d'être cité. Vers la fin de décembre et
+quelques jours après l'arrivée du nouveau pacha Haider, un juif
+algérien, ignorant qu'il était défendu aux juifs de passer devant
+l'église du Saint-Sépulcre, s'approcha de cet édifice. Il fut aussitôt
+assailli par une bande de lunatiques chrétiens qui le maltraitèrent
+cruellement et le laissèrent pour mort sur la place. Lorsque le pauvre
+juif eut recouvré ses sens et qu'il put marcher, il se rendit chez le
+consul français, M. de Lantivy, et l'informa de ce qui lui était arrivé.
+Le consul envoya aussitôt une plainte au pacha, lequel fit arrêter
+immédiatement les coupables. Cette mesure causa une sensation
+extraordinaire dans la population chrétienne; on invoqua comme excuse
+l'usage qui défendait aux juifs de fréquenter le voisinage de l'église.
+Les prieurs des couvents latins et grecs intervinrent en faveur de leurs
+coreligionnaires; mais M. de Lantivy ne voulut rien entendre, et soutint
+que le commandement; _Tu ne te tueras point_, devait bien plutôt être
+observé qu'un usage barbare, même consacré par la tradition.
+Haider-Pacha était tout à fait de l'opinion du consul français; mais les
+prieurs des couvents ayant engagé leur parole qu'aucun outrage de ce
+genre n'arriverait plus, M. de Lantivy consentit à ce qu'on relâchât les
+prisonniers après quelques heures d'emprisonnement, à condition qu'ils
+paieraient les dépenses que nécessiterait la guérison de leur victime.
+En outre, le pacha publia un ordre défendant aux chrétiens, sous les
+peines les plus sévères, de maltraiter désormais les juifs qui
+passeraient devant l'église du Saint-Sépulcre. On ne saurait assez
+hautement approuver la conduite de notre consul dans cette circonstance.
+Ce serait ravaler l'influence que la conformité de croyance peut assurer
+à la France parmi ces populations, que de n'en pas user pour faire
+prévaloir avant tout les intérêts sacrés de l'humanité.
+
+Notre envoyé extraordinaire à Haïti, M. Adolphe Barrot, qui s'y était
+embarqué le 8 janvier sur la corvette _l'Aube_, est entré dans le port
+de Brest le 21 février. Il n'a consenti aucune remise sur les arrérages
+échus de l'indemnité due aux colons français, et rapporte 300,000
+piastres fortes (1,800,000 f.). Des commissaires haïtiens seront
+expédiés à Paris pour s'entendre sur le paiement des intérêts de
+l'emprunt. Avant son départ, M. Barrot avait assisté à l'installation du
+nouveau président de la république, le général Hérard; la France était
+également représentée à cette solennité par le contre-amiral de Moges et
+l'état-major de la _Néréide_, et des bricks _Génie_ et _Papillon_, qui
+sont demeurés dans ce port. La nouvelle constitution proclamée à Haïti
+déclare que les Africains et les Indiens, et leurs descendants par le
+père ou par la mère, pourront devenir citoyens. Aucun blanc ne pourra
+obtenir ce titre. La deuxième partie pourvoit aux droits civils et
+politiques. Dans la troisième est déclarée l'égalité des citoyens; la
+liberté de la presse est garantie. Des écoles seront ouvertes pour les
+deux sexes, et l'enseignement y sera libre et gratuit. Le peuple a le
+droit de s'assembler, mais sans armes. Les pouvoirs législatif, exécutif
+et judiciaire sont définis. Le pouvoir exécutif est aux mains du
+président; le pouvoir législatif est composé d'un Sénat et d'une Chambre
+des Communes. Un tiers du Sénat se renouvelle tous les deux ans. Le jury
+est établi. Les couleurs de la république sont bleu et rouge, placés
+horizontalement; les armes: une palme surmontée du bonnet de la liberté
+et ornée d'un trophée d'armes avec la légende; l'union fait la force.
+Port-au-Prince est le siège du gouvernement, et prend le nom de
+Port-Républicain. Une amnistie a été prononcée; mais l'exil du président
+Boyer est maintenu.
+
+Il nous faudrait détourner les yeux de l'Espagne s'il n'était pas du
+devoir de la presse tout entière de mettre au ban des nations les hommes
+de sang qui la déciment aujourd'hui. Nous avons rapporté la dépêche
+atroce du ministre de la guerre. Le général Roncali, celui-là même qui
+accusait avec justice Espartero de manquer de générosité, d'humanité à
+l'occasion de l'exécution de Diégo Léon, ne se l'est pas fait dire à
+deux fois et a immédiatement procédé à l'assassinat sur la plus large
+échelle. Sept officiers supérieurs et subalternes ont été fusillés sur
+son commandement, et les soldats tombés en même temps que ces malheureux
+aux mains du brigadier Pardo ont été également décimés par ordre, de
+Roncali. On comprend qu'avec de pareils monstres et à côté de crimes
+semblables la mesure suivante n'est plus qu'une gentillesse. Les
+rédacteurs du journal _el Mundo_ ont reçu l'ordre que voici:
+
+«GOUVERNEMENT POLITIQUE DE LA PROVINCE DE MADRID.
+A dater de ce jour, vous cesserez de publier le journal intitulé _el Mundo_.
+Dieu vous garde!
+
+Madrid, 18 février 1844.
+ANTONIO BENAVIDES.»
+
+La ville d'Alicante, où l'insurrection est maîtresse, se trouve bloquée.
+Peut-être qu'à l'heure où nous écrivons, la ruine et la mort règnent
+seules dans ses murs.
+
+Les nouvelles de Lisbonne nous font peu connaître la situation
+respective des partis armés en Portugal. Tout ce qu'elles nous
+apprennent clairement, c'est que là aussi, comme à Madrid, la
+constitution est mise hors la loi.
+
+L'attention et les ovations ont suivi O'Connell à Londres. Les whigs,
+qu'il a si souvent maltraités dans ses harangues populaires d'Irlande,
+se sont montrés généreusement oublieux, et lui ont témoigné une
+sympathie qui a été, en plusieurs circonstances, portée à
+l'enthousiasme. On a annoncé qu'il devait assister à une réunion que la
+ligue contre les céréales avait convoquée à Covent-Garden. Une longue
+file d'équipages, des flots serrés et ardents de population, se sont
+dirigés vers ce théâtre. La salle n'a pu contenir qu'un bien petit
+nombre de ces curieux. La plupart des membres de l'association ont en
+vain exhibé leurs cartes, tout était occupé, et les femmes les plus
+brillantes se montraient aux premiers rangs. Des affiches ont été
+placardées au dehors pour annoncer que la salle était comble, et que
+toute tentative pour y pénétrer serait inutile. La foule extérieure
+s'est résignée, mais sans se disperser, et bientôt les acclamations
+annoncent aux spectateurs privilégiés qu'ils vont voir entrer O'Connell.
+
+La salle entière se lève. Les applaudissements éclatent avec
+enthousiasme, avec, fureur, Covent-Garden en semble ébranlé jusque dans
+ses fondements. Enfin O'Connell a pu prendre place; il se dispose à
+prendre la parole; les transports se renouvellent, puis font place à un
+religieux silence.
+
+«En venant ici ce soir, dit-il, j'avais l'intention de faire un éloquent
+discours; heureusement je dois débuter par ce qu'on peut appeler la
+partie solide de l'art oratoire, de la part d'une personne, qui mérite,
+ainsi qu'un de mes amis, d'être nommée un ami de la justice, et qui m'a
+prié de commencer mon discours en vous remettant 100 livres. En tout
+cas, il y a là une éloquence sterling, et si vous trouviez
+quatre-vingt-dix-neuf imitateurs de son exemple, vous auriez vos 100,000
+livres (la ligue a fait un appel de cette somme pour son budget de
+l'année); maintenant je dois avouer que, l'argent donné, je suis à bout
+de ma rhétorique.» Ce n'était là qu'un piquant exorde, et l'orateur, qui
+se disait à bout d'éloquence, a ensuite prononcé un discours où il s'est
+montré aussi plein de mouvement, aussi habile, et plus touchant que dans
+aucune de ses précédentes harangues. Les applaudissements frénétiques
+qui l'avaient plus d'une fois interrompu ont éclaté de nouveau quand il
+a eu fini de parler, et sa sortie, comme son entrée, a été un triomphe.
+Le ministère est évidemment mal à l'aise de ces manifestations. La
+tranquillité de l'Irlande paraît également mal servir ses projets, et il
+s'en console en faisant chaque jour courir le bruit de complots éventés
+et de trames découvertes. Du reste, la Chambre des Communes a voté sur
+la motion de lord Russell, contre laquelle M. Peel a prononcé un
+discours où il s'est montré mesuré, mais fort peu sensible pour
+l'Irlande, et très-vif contre O'Connell. Celui-ci, dans la même
+discussion, a été très-serré d'arguments, beaucoup plus sobre d'images
+que d'ordinaire, ne cherchant plus à émouvoir, mais à convaincre. Lord
+Russell, de son côté, a répliqué au ministre, et a fait ressortir le
+danger pour l'Angleterre du _statu quo_ en Irlande. Néanmoins sa motion
+a été écartée par 324 voix contre 225. Il semblerait aujourd'hui que le
+ministère anglais serait arrivé à se persuader que pourvu qu'il ne
+maltraite pas O'Connell, l'Irlande demeurera paisible. Nous lisons en
+effet dans le _Times_ la très-curieuse note que voici: «Nous apprenons
+de bonne source que le duc de Wellington a décidé que M. O'Connell ne
+serait pas mis en prison; il pense que la déclaration de culpabilité
+suffit, et qu'un emprisonnement serait inutile; si M. O'Connell veut
+être modéré, nous pensons bien qu'il ne sera pas privé de sa liberté.
+Quant à nous, nous serons heureux qu'il en soit ainsi.» A Dublin, le
+docteur Gray et le docteur Atkinson, propriétaires du _Freeman's
+Journal_ (journal de _l'Homme libre_); M. Barrett, propriétaire du
+_Pilote_; M. Staunton, propriétaire de la feuille hebdomadaire le
+_Weekly-Registre_, et M. Duffy, propriétaire de _la Nation_, ont envoyé
+leur démission de membres de l'association du rappel. Cette démarche est
+motivée sur la déclaration faite par l'attorney général que tout membre
+de l'association était responsable des publications des écrits
+périodiques dont les propriétaires se trouvaient affiliés à
+l'association.
+
+La plus vive fermentation règne toujours dans les légations papales, et
+elle en est arrivée à se manifester par des assassinats. A Ravenne, un
+coup de feu a été tiré sur la personne de M. Claveri, directeur de la
+police; mais le garde qui l'escortait a été seul atteint, et, le
+lendemain, on a vu affiché dans les rues un avis anonyme portant que si
+M. Claveri ne quittait pas Ravenne, on ne le manquerait pas une autre
+fois. A Saint-Albert, à Fusignano, petites villes de la même légation,
+des factionnaires suisses ont été désarmés, des carabiniers ont été
+tués. A Bologne, un douanier ayant voulu arrêter un homme qui passait
+pour avoir fait partie des bandes d'août dernier, a été étendu mort d'un
+coup de pistolet tiré par celui-ci. Enfin, un des membres de la
+commission spéciale instituée à Ancône pour juger les accusés politiques
+de cette ville, M. Alessandrini, passant dans une rue d'Ancône,
+accompagné de deux gendarmes, a été frappé d'un coup de poignard par un
+homme masqué qui s'est élancé sur lui, et auquel la foule ouvrit
+immédiatement après ses rangs, pour lui permettre de se confondre avec
+les autres masques. L'état de la victime est désespéré. La suspension
+des plaisirs du carnaval a été immédiatement prononcée.
+
+Plusieurs journaux avaient annoncé, dès le 15 février, que le musée des
+Thermes et de l'Hôtel de Cluny était ouvert. Cette, nouvelle était
+prématurée: ce musée ne sera livré au public que vers le 15 de ce mois.
+En attendant, les travaux d'installation se poursuivent avec activité.
+La collection qui y a été réunie comprend non-seulement quelques-uns des
+objets les plus précieux des arts du moyen âge, et de l'art français
+spécialement, mais d'autres objets très-précieux inconnus des
+antiquaires et des artistes.
+
+M. le baron Reynaud, ancien examinateur des écoles royales Polytechnique
+et de la Marine, vient de mourir à Paris.
+
+
+
+Courrier de Paris.
+
+Enfin le vacarme est apaisé: après le bruit, le silence; le jeûne après
+l'orgie; les temples sacrés se sont rouverts, et le bal de l'Opéra s'est
+fermé; la pieuse voix des prédicateurs a remplacé les cris mondains et
+les joies effrénées. Nous vivions comme des damnés, nous allons vivre
+comme des saints; du péché, nous passons à la pénitence, et du gras au
+maigre. L'abbé de Ravignan règne et Musard abdique; du moins n'est-il
+pas descendu du trône sans honneur: son dernier coup d'archet a été un
+coup de maître. C'était le dernier samedi de sa royauté; il était cinq
+heures du matin, les lustres pâlissaient, et ne jetaient plus aux voûtes
+de la salle qu'une lumière affaiblie; les plus intrépides débardeurs
+étaient harassés et haletants; tout s'éteignait à la fois, le gaz et les
+danseurs; Musard seul restait debout et flamboyant. Tout à coup, élevant
+la voix au milieu du sourd bruissement de cette foule abattue: «Non!
+s'écria-t-il, il ne sera pas dit que nous nous quitterons ainsi!
+Êtes-vous donc les compagnons de Musard?» A ces mots, il agite son
+archet, et entonne à plein orchestre le _Quadrille des Etudiants_. Or,
+c'est tout dire: le _Quadrille des Etudiants_ est pour le bal de l'Opéra
+ce que le soleil d'Austerlitz était pour la grande armée: «Soldats!
+voilà le soleil d'Austerlitz!» et ils s'élançaient à une nouvelle
+victoire. «Débardeurs! voici le _Quadrille des Etudiants!_» et ils se
+précipitent dans les fureurs d'une contredanse nouvelle. Ce quadrille
+magique rend la force aux énervés, la santé aux malades et la vie aux
+morts. Vous eussiez vu alors toute cette multitude se ranimer en
+poussant des _vivat_ joyeux; et puis enfin, dans le paroxysme de sa
+fièvre dansante, entourer Musard, l'enlever du milieu de son orchestre
+et défiler bruyamment, Musard en tête. L'Empereur avait dit: «Avec des
+braves tels que vous, je conquerrais le monde!»--«Avec des débardeurs de
+votre force, s'écriait Musard, je ferais galoper l'univers!» Ainsi
+Musard copie Napoléon jusqu'au bout; il ne lui reste plus qu'à importer
+_le Quadrille des Étudiants_ à Sainte-Hélène; mais Hudson Lowe n'est
+plus là pour le danser.
+
+Les campagnes de Musard ne finissent jamais sans un grand nombre de
+mourants ou de morts. Il n'y a ni tête ni jambes enlevées par un boulet
+ou par un éclat d'obus; mais que de fièvres, de pleurésies, d'apoplexies
+et de pulmonies! La statistique constate un accroissement très-sensible
+dans la mortalité, après les jours gras. Savez-vous qui tire du carnaval
+le bénéfice le plus clair? les pompes funèbres:
+
+Amusez-vous, trémoussez-vous!
+
+Amusez-vous, amusez-vous, belles!
+
+Amusez-vous, amusez-vous bien!
+
+Depuis que le bal est clos, nous avons le concert:--de Charybde en
+Scylla.--Le concert est le fruit naturel de la saison qui commence; il
+pousse en mars pour fleurir dans la semaine sainte avec profusion. Le
+concert convient en effet aux temps d'abstinence; on peut le ranger sans
+inconvénient dans la classe des mets innocents que Mgr l'archevêque
+autorise, et qui ne compromettent nullement la sainteté du carême: il y
+a des talents, des voix et des instruments si maigres!--Lisez, les
+feuilles musicales, arrêtez-vous devant les affiches suspendues aux
+vitres des magasins de musique, et vous serez effrayé de l'inondation
+vocale et instrumentale dont mars et avril vous menacent. Ici tout le
+monde a la prétention d'être artiste, comme ailleurs le premier venu vise
+à la députation et au ministère: et, comme le concert est le baptême de
+l'artiste, les concerts pleuvent de tous les côtés. C'est M. Pancrace,
+c'est M. Pacome, c'est M. Babylas ou Barnabé qui vous invitent à un air
+de leur basson, de leur flûte, de leur hautbois, de leur violon et de
+leur clarinette: c'est mademoiselle Eulalie, Eugénie, Emphrosine,
+Euphémie, Anasthasie, Epiphanie qui vous proposent l'agrément de leur
+piano ou de leur gosier, de huit heures du soir à minuit; et tous ces
+pauvres gens dont les noms sont enfouis dans les coins les plus obscurs
+du calendrier, sortent de la salle enfumée et déserte où ils ont traîné
+de force leur portier, ses enfants et les enfants de ses petits-enfants,
+pour se former un public; ils sortent, dis-je, de cette caverne où ils
+ont estropié Haydn et Beethoven, ou gargouillé de l'Auber et du Rossini,
+intimement convaincus qu'ils sont des merveilles, et que l'univers n'a
+rien de mieux à faire que de leur dresser une statue séance tenante.--Il
+y a quelque chose de pis que l'amour-propre des grands artistes, c'est
+l'orgueil des petits, et voici les petits qui nous dévorent.--Je connais
+un homme de beaucoup de goût, très-fin connaisseur en musique et gourmet
+délicat, qui ne sort jamais pendant la présente saison et reste enfermé
+chez lui jusqu'au commencement de mai. L'autre jour je lui en demandais
+la raison: «Eh! mon Dieu, me répondit-il, Paris n'est par sûr à l'heure
+qu'il est; si je sortais, je serais inévitablement rencontré et
+assassiné par un concert!»
+
+Tout n'est pas harmonie dans le monde musical; et si de temps en temps
+les voix y sont d'accord, les gens s'y montrent d'humeur assez
+discordante: le Théâtre-Italien en donne, depuis quelques jours, une
+preuve flagrante. Sur la scène tout va bien: l'Harmonie et sa douce
+soeur la Mélodie y règnent dans une union parfaite; on se croirait dans
+le paradis terrestre. Mais dans les coulisses, c'est autre chose, la
+dissonance est complète: le premier ténor ne s'entend plus avec la
+prima-donna, la basse avec le soprano, et le baryton avec l'impresario.
+Le bruit de cette discorde éclaté au dehors: les parties belligérantes
+ont sonné, des deux parts, le boute-selle, et donné le signal des
+hostilités.--Un beau matin, M. Vatel, le directeur, s'est éveillé avec
+la nouvelle que deux ou trois de ses principaux chanteurs refusaient de
+chanter: figurez-vous des soldats qui désertent au moment de la
+bataille. Pour prétexte à cet abandon, nos fuyards donnaient, celui-ci
+un mal de gorge, celui-là un rhume de cerveau. M. Vatel s'est adressé
+immédiatement à la justice, afin qu'elle voulût bien guérir, par un bon
+arrêt bien juste, des voix qu'il ne paie pas cinquante et soixante mille
+francs pour qu'elles s'amusent à se dire enrhumées pour le moindre
+caprice. M. Vatel avait d'autant plus raison de maintenir son droit avec
+cette sévérité, qu'une des voix récalcitrantes avait été vue la veille
+dans un salon célèbre, se portant admirablement bien, chantant, riant,
+et menant joyeuse vie, jusqu'à cinq heures du matin.--On a écrit des
+lettres aux journaux, on a lancé des _factum_ pour édifier le public sur
+cette grave affaire; le public s'est rangé cependant du parti de
+l'infortuné directeur, et quand la voix coupable s'est enfin décidée à
+chanter mardi dernier, le parterre, juge équitable, lui a honnêtement
+administré le châtiment de quelques coups de sifflets. Les sifflets
+voulaient dire que la loyauté dans les engagements et la fidélité au
+devoir doivent compléter le talent de l'artiste, et qu'on compromet
+gravement sa réputation et son nom en jouant si légèrement avec les
+intérêts d'une sérieuse entreprise et les engagements de sa propre
+conscience. Les directions de théâtre paient les acteurs et les
+chanteurs à un prix monstrueux; il y a tel débitant de prose, de
+couplets, d'entrechats et de roulades qui est coté à la bourse
+dramatique dix fois au-dessus de sa valeur réelle; les directions se
+ruinent pour les comédiens; et quelques comédiens, au lien de donner du
+zèle, du dévouement et du talent en proportion de ces efforts inouïs, se
+montrent plus égoïstes, plus exigeants que jamais, et plus légers de
+scrupules.--Un honnête et pauvre soldat qui reçoit une paie de cinq sous
+par jour, se bat encore et va à l'assaut, tout mutilé et tout sanglant;
+un monsieur bien dorloté et bien frais, qui touche des billets de banque
+à la douzaine, sous prétexte qu'il fait une roulade agréable, un point
+d'orgue et un trille, s'inquiète fort peu de compromettre une entreprise
+qui le dote si richement et l'engraisse, et de la ruiner au besoin, à
+propos d'un rhume de cerveau qu'il n'a même pas.
+
+Nous parlions de la hausse de la roulade et de l'entrechat; précisément
+en voici un exemple tout récent et qui prouvera jusqu'à quel degré de
+folie, on peut le dire, le prix de cette denrée est poussé. Mademoiselle
+Carlotta Grisi, notre aimable Péri, vient de contracter un engagement
+avec un des théâtres de Londres; il s'agit de l'emploi d'un congé que M.
+Léon Pillet accorde à la Wili; ce congé est de six semaines, et
+l'engagement de Carlotta à Londres aura la même durée. Eh bien!
+savez-vous ce que ces six semaines de ronds de jambes et de jetés-battus
+coûteront au pauvre directeur anglais? 36,000 fr.! Autrement, pour le
+français, 6,000 fr. par semaine, où 3,000 fr. par représentation. Je ne
+sais plus quel moraliste a dit que le plus grand signe de la décadence
+des nations était la cherté des athlètes, des conducteurs de chars et
+des danseurs.
+
+Duprez va aussi passer le détroit; il chantera, pour les menus plaisirs
+de Londres, _Guillaume Tell, les Huguenots_ et le reste de son
+répertoire; on ne dit pas à quelles conditions, et si c'est à 1 fr. ou 1
+fr. 50 cent. la note. Duprez gagne 80,000 fr. à l'Académie royale de
+Musique; ses congés annuels complètent les 100,000 livres; on avouera
+qu'il y a là de quoi payer amplement les leçons d'anglais que le célèbre
+ténor a prises récemment pour chanter: _Asile héréditaire_, dans la
+langue de Joint Bull.
+
+Au théâtre, tout tourne au Bohémien; nous avons déjà _les Bohémiens de
+Paris_, de l'Ambigu-Comique, et _les Mystères de Paris_, de la
+Porte-Saint-Martin, qui ne sont que des bohémiens sous un autre nom. Le
+théâtre de la Gaieté vient de compléter la collection de ces enfants de
+Bohème, par _la Bohémienne de Paris_, drame en cinq actes mêlés de lazzi
+par M. Paul de Kock, et de scélératesses, par M. Gustave Lemoine; l'un
+est pour la partie gaillarde et burlesque, l'autre pour les noirceurs.
+
+Cette bohémienne de Paris est fille d'une marchande de vieilles
+friperies; son premier soin a été d'abandonner sa mère; de là à tomber
+dans toutes les fautes et dans tous les vices, il n'y a pas loin: la
+Bohémienne n'y manque pas; si bien que du vice elle arrive jusqu'au
+crime: la pente est naturelle et inévitable: cette malheureuse vit dans
+ce monde perdu avec une effronterie repoussante; sous les apparences de
+l'élégance et du bon ton, elle cache les plus infâmes entreprises; ici
+c'est un enfant qu'elle dérobe et qu'elle élève comme sa propre fille
+pour s'emparer d'une fortune considérable; là, ce sont des diamants de
+riches parures qu'elle soustrait par vol ou par violente. Avec le
+produit de sa corruption et de ses actions criminelles, cette femme,--si
+on peut l'appeler de ce nom,--tient un état de maison brillant; elle
+reçoit des honnêtes gens dupes de l'apparence; mais le fond de cet
+intérieur si magnifique se compose d'escrocs et de bohémiennes, agents
+secrets et exécuteurs des basses oeuvres de la Bohémienne en chef.
+
+C'est au milieu de ce mensonge de bonne réputation et de cette vie
+éclatante et honorée, que la Bohémienne commet un nouveau vol de quatre
+cent mille francs; longtemps elle échappe à l'impunité, à travers une
+complication d'événements mélodramatiques que nous n'entreprendrons pas
+de raconter, Dieu nous en garde! mais enfin la Providence du boulevard
+intervient; la prétendue grande dame est reconnue pour la fille de la
+fripière, la femme vertueuse pour une intrigante ignoble, la mère pour
+une voleuse d'enfants; la pauvre fille qu'elle avait associée à la honte
+de sa vie lui échappe heureusement avec toute sa pureté. Quant au reste
+des crimes commis par la Bohémienne, le gendarme qui l'arrête au
+dénoûment en fera bonne justice.--Voilà cependant les spectacles à la
+mode! La dégradation morale, le vice effronté, la cour d'assises et les
+bagnes! Si M. Etienne dit vrai dans son discours de réception à
+l'Académie française, et si en effet l'histoire des moeurs
+contemporaines peut se faire par le théâtre, que penseront nos futurs
+historiographes? En consultant le théâtre actuel comme étant un miroir
+fidèle de ce temps-ci, ne concluront-ils pas que notre siècle était un
+siècle de prostituées et de bandits?--Heureusement que nous sommes
+encore plus indifférents au mal que réellement mauvais, et que nous
+souffrons ces représentations violentes et honteuses plutôt par
+négligence que par extrême corruption, peut-être cependant est-il temps
+que les honnêtes gens ferment l'écluse et repousse le flot
+empoisonné!--Cette littérature de bagnes est comme la Seine depuis
+quelques jours; elle a grossi tout à coup, et menace de déborder et de
+causer des ravages, si on ne l'arrête.
+
+Le Gymnase nous a donné, pour compensation, _la Tante Bazu_. Cette
+vieille tante est une excellente femme, un peu quinteuse,
+très-susceptible et passablement emportée; d'abord elle se fâche et vous
+querelle; mais il n'y a rien de meilleur au monde que ses
+raccommodements; ses plus grandes colères ont toujours pour dénoûment un
+bienfait ou une bonne action; ainsi, dans un premier mouvement de
+rancune, la tante Bazu est sur le point de ruiner son neveu et de lui
+enlever une charmante femme qu'il aime; mais cette boutade ne dure pas
+longtemps; l'honnête Bazu répare bientôt tout le mal, marie son neveu,
+fait son bonheur et lui ouvre son coffre-fort tout plein d'adorables
+billets de banque. Si vous rencontrez par hasard une tante Bazu
+disponible, pourvue d'un tel coeur et d'un tel coffre-fort, veuillez me
+donner son adresse, je serais bien aise d'en faire ma tante et de
+devenir son neveu.
+
+--Le projet d'élever une statue à Rossini, au foyer de l'Opéra, est en
+pleine voie d'exécution; la commission est constituée et vient de lancer
+son appel aux souscripteurs; cette espèce d'ordre du jour se recommande
+par la signature des noms les plus distingués ou les plus illustres;
+Auber est à leur tête: il est rare de voir un homme prendre
+l'initiative, dans une entreprise qui a pour but de glorifier un
+confrère vivant; cette démarche honore le caractère du gracieux et
+savant compositeur auquel l'att français doit de si charmantes et de si
+nombreuses couronnes. Quant à Rossini, on ne dit pas si on lui a demandé
+ce qu'il pensait de cette statue qu'on veut lui dresser à sa
+barbe.--D'après l'insouciance où il vit depuis dix ans, et l'espèce
+d'oubli qu'il semble faire de sa personne, de son génie et de sa gloire,
+on peut croire que s'il ne fallait que son consentement pour poser la
+première pierre de la statue, il refuserait sa signature.
+
+M. de Balzac est bien positivement revenu de Russie; nous l'avons
+rencontré hier en chair et en os, très-gros, très-frais, très-bien
+portant, avec ce sourire jovial et cet oeil étincelant qui le
+distinguent de nos pâles et lugubres écrivains à la mode. Déjà la
+présence de M. de Balzac à Paris se manifeste: un libraire va publier
+une nouvelle production de cet infatigable et ingénieux écrivain; de son
+côté, le _Journal des Débats_ tient de lui un roman en trois volumes,
+qui naîtra en feuilletons aussitôt que nos honorables, rengainant la
+politique et sonnant la retraite, laisseront le champ libre à la poésie
+et à l'imagination.--Nous verrons si Balzac fera oublier Sue, et si _les
+Mystères de Paris_ trouveront un rival redoutable dans ce roman de
+l'auteur d'Eugénie Grandet, qui cache encore le titre et les armes de
+son nouveau-né pour étonner davantage et frapper à l'improviste.
+
+--Le gendre de Charles Nodier a demandé l'autorisation d'ajouter à son
+nom celui du spirituel, ingénieux, regrettable défunt, et de s'appeler
+Menissier-Nodier: hommage pieux que tout le monde approuve.--On annonce
+la mort de madame Rossi-Caccia, cantatrice distinguée; raison évidente
+pour qu'elle se porte à merveille, et que nous apprenions demain sa
+résurrection.
+
+--La reine dona Maria vient d'envoyer à Donizetti l'ordre de la
+Conception; on sait qu'en fait de conception S. M. est prodigue.
+
+
+
+Salon de 1844.
+
+VISITE DANS LES ATELIERS.
+
+Mars, ce premier mois du printemps, nous amène deux phénomènes
+périodiques, les giboulées et l'exposition annuelle des tableaux. Et il
+y a plus d'analogie qu'on ne pense dans ces deux choses. Soit dit sans
+mauvaise intention, cette multitude de tableaux qui s'élaborent
+péniblement dans les ateliers les plus inconnus comme dans les ateliers
+les plus renommés, s'en viennent un jour fondre sur les préjugés à
+l'administration des musées. Quelle terrible avalanche! En mars,--pour
+continuer notre comparaison,--les jours se suivent et ne se ressemblent
+pas; eh bien! s'il vous arrive de passer devant la petite porte par
+laquelle les peintres entrent avec leurs oeuvres, vous verrez que les
+toiles aussi se suivent et ne se ressemblent pas. Il y a un rude triage
+à faire; et quand les juges, ces excellents académiciens qui ne sont pas
+infaillibles ont donné leur approbation ou apposé leur veto, la critique
+a encore son choix à faire. Sa tâche est aride, ingrate, difficile.
+
+Aride: les comptes rendus du Salon donnent peu d'essor à l'imagination.
+
+Ingrate: c'est surtout en pareille matière qu'il faut chercher à être un
+peu amusant, s'il est possible.
+
+Difficile: car on doit juger plus de douze cents oeuvres en quelques
+jours. Pour les juger consciencieusement, il faut les bien voir; et,
+malgré leurs bons yeux, les critiques ne peuvent pas toujours examiner
+des tableaux vraiment _malheureux,_--des tableaux sombres de couleur,
+placés dans les travées sombres, dans l'ombre, et touchant presque le
+plafond.
+
+Aussi, pour avoir des notions plus certaines, dès que les bruits de
+l'exposition circulent parmi les artistes, nous nous armons de courage,
+nous gravissons les hauteurs de Montmartre, nous parcourons les
+solitudes du quartier de l'Observatoire, et en moins d'une semaine, nous
+avons rendu visite aux plus célèbres peintres, demeurant depuis l'avenue
+de Frochot jusqu'à la rue de l'Ouest, depuis la rue de la Ville-l'Évêque
+jusqu'aux alentours de l'Arsenal.
+
+Notre impatience est pardonnable. Il est si doux de connaître quelque
+chose de la comédie avant le lever du rideau! On aime tant à commettre
+des indiscrétions de coulisses! C'est à qui saura le premier certains
+détails que le public ignore, mais veut apprendre. De nos jours,
+l'actualité, c'est presque l'anticipation sur l'avenir; et
+l'_Illustration_, la prêtresse des actualités,--qu'on nous pardonne
+cette petite et innocente gloriole,--ne peut jamais parler trop tôt des
+choses qui préoccupent l'attention générale.
+
+Nous ne vous dirons pas les noms de tous ceux qui n'exposent pas cette
+année. Les maréchaux de la peinture, comme écrirait M. de Balzac, font
+presque tous de l'art en amateurs aujourd'hui, et quelques-uns
+transforment leur atelier en exposition permanente.
+
+[Illustration: M. Ingres.]
+
+Depuis _Saint Symphorien_, de terrible mémoire, on peut le dire, M.
+Ingres ne juge pas à propos d'exposer. C'est son droit, et nous ne lui
+contestons pas; il est libre. Sa _Stratonice_ et sa _Vierge à l'Hostie_,
+ses travaux pour M. de Luynes, sont ses dernières productions, et
+peut-être ses plus importantes. On le sait, M. Ingres n'exposera plus;
+M. Ingres ni veut à la critique. C'est son droit; mais a-t-il raison? Et
+le public, lui, est-il coupable si M. Ingres a été traité avec
+irrévérence par plusieurs feuilletonistes?
+
+Le mauvais exemple a été suivi. M. Paul Delaroche transforma, lui aussi,
+son atelier en salle d'exposition ouverte seulement à quelques amis
+privilégiés. Pourquoi donc M. Delaroche est-il sorti du champ clos? S'il
+eut à se plaindre d'injustices de la part de la presse, la foule n'en
+demeura pas moins toujours avide de ses oeuvres, et resta en
+contemplation devant elles. Qui l'a forcé à prendre une résolution aussi
+inébranlable que le fut celle de M. Ingres? Il vous souvient des
+_Enfants d'Edouard_, de _la Mort du connétable d'Armagnac_, de _Jane
+Gray_, de _lord Stafford_ et de _Charles 1er_?
+
+[Illustration: M. Paul Delaroche]
+
+Quel succès! quelle foule! M. Delaroche s'est ému parce que plusieurs
+critiques ont méconnu son talent; mais on n'avait pas encore été jusqu'à
+_faire le coup de poing_ devant sa _Sainte Cécile_, comme on l'avait
+fait devant le _Saint Symphorien_ de M. Ingres. Cependant, récemment,
+deux oeuvres nouvelles de M. Delaroche ne furent exposées que dans son
+atelier; peu d'artistes, presque point de critiques, ont été admis.
+
+M. Ingres et M. Paul Delaroche ne paraîtront plus aux expositions
+publiques du Louvre. Pour les Salons de 1844 et des années suivantes,
+ces deux grands artistes ne doivent pas être, comptés comme absents: ils
+sont morts, morts, en vérité!
+
+Donc, les regrets sont superflus; les espérances de les admirer encore
+sont illusoires, il ne nous reste plus, à leur égard, qu'à chercher tous
+les moyens possibles de consolation.
+
+Un peintre, plus qu'eux, a été contesté, nié, tour à tour admiré et
+méconnu, refusé par les membres du jury, mis à l'index par l'Académie:
+c'est M. Eugène Delacroix. On sait la vigueur de coloris, la puissance
+de composition qui le caractérisent; on n'a pas oublié son _Massacre de
+Scio_ ni sa _Médée_. De vives polémiques s'élevèrent à l'endroit de son
+talent, et les hommes exclusifs se déclarent hautement pour ou contre.
+Lorsque M. Delacroix exposa sa _Médée_, je me souviens d'avoir
+rencontré, dans le salon Carré, un artiste fort recommandable, qui me
+dit, en examinant ce tableau: «_Médée!_ l'exposition est là pour moi! Je
+ne vais pas dans les autres travées. Quel incomparable chef-d'oeuvre!»
+Quelques pas plus loin, je rencontrai un graveur; il sortait avec
+précipitation.--«Comme vous vous hâtez, mon cher! lui dis-je en essayant
+de le retenir.--Oui, je me hâte, répondit-il en continuant sa course;
+j'évite de regarder cette vile croûte.» Il désignait la _Médée_. Après
+cela, jugez si M. Delacroix est admiré et mis en pièces; il n'a
+cependant pas renoncé aux expositions, et il faut l'en féliciter.
+
+Quant à M. Horace Vernet, dont la fécondité est proverbiale, nous
+verrons, cette année, plusieurs toiles dues à son pinceau, parmi
+lesquelles le _Portrait en pied de M. le chancelier Pasquier_, que nos
+lecteurs connaissent déjà, et une _Course en Traîneau_, souvenir de son
+récent voyage en Russie.
+
+[Illustration: M. Eugène Delacroix]
+
+M. Decamps, on l'espère, ne fera pas faute, et c'est une bonne fortune
+pour le public qu'un tableau, même un seul, de l'auteur du _Supplice des
+Crochets_. Où trouver ailleurs, plus de lumière, plus de couleur, plus
+d'animation, que dans les toiles de cet artiste au talent exceptionnel?
+
+M. Ary Scheffer ne nous a pas permis de mettre sous vos yeux son
+portrait, bien qu'il l'ait peint lui-même avec cette supériorité qu'on
+lui connaît. M. Ary Scheffer est une des gloires artistiques de
+l'époque. Hélas! il n'a pas encore fini sa _Marguerite_!
+
+Et M. Charlet, le Napoléon des peintres de Napoléon! rien n'égale sa
+popularité. Il prend les enfants à l'école, puis les habille en enfants
+de troupe, et les conduit, tambour battant, jusqu'aux Invalides. Jamais
+on n'a dessiné avec plus d'esprit, de vérité et d'intelligence; cet
+artiste expose chaque jour chez les marchands de gravures de toute
+l'Europe: qu'est-ce, pour lui, que le Salon annuel?
+
+[Illustration: M. Horace Vernet.]
+
+Maintenant, notre visite aux maréchaux de la peinture est faite; nous
+avons donné leurs portraits; pénétrons dans les ateliers des lieutenants
+généraux, des généraux, etc.; divulguons les _mystères_ du Salon,--les
+_mystères_ sont à l'ordre du jour.
+
+[Illustration: M. Decamps.]
+
+_Luther_ et _l'Atelier de Rembrandt_, de M. Robert-Fleury, sont
+terminés; il travaille à une grande, page historique, _Marino Faliero
+descendant l'escalier des Géants pour aller à la mort_. Mais M.
+Robert-Fleury, lors de notre visite, était encore indécis, il ne savait
+s'il exposerait; espérons que sa résolution a été pour l'affirmative. M.
+Henri Scheffer, depuis longtemps souffrant, n'a peut-être pas encore
+achevé son _Arrestation de madame Roland_, pendant tout naturel de sa
+_Charlotte Corday_. M. Couture expose _l'Amour de l'or, un conte de La
+Fontaine_, et de beaux portraits. M. Chassériau envoie un grand tableau
+religieux; M. Hippolyte Flandrin, tout entier à ses travaux de
+Saint-Germain-des-Prés, se repose en travaillant pour la postérité; M.
+Henri Lehmann est dans les mêmes conditions, pour ses travaux à
+Saint-Merry: il a peint néanmoins le portrait de madame la princesse de
+Belgiojoso; M. Louis Boulanger verra peut-être recevoir par le jury, qui
+lui refusa l'année dernière sa Mort de _Messaline_, une belle _Mère de
+douleur_; M. Gigoux a achevé une immense toile historique, le _Baptême
+du Christ_; M. Couder en a achevé une plus grande encore où se
+remarquent, dit-on, des milliers de personnages, plus qu'il ne s'en
+trouvait dans ses _États Généraux_; M. Maux, en proie à une douleur
+paternelle, n'a pu mettre la dernière main à sa _Lecture du Testament de
+Louis XIV_: rien ne nous est connu de l'exposition de M. Léon Cogniet,
+dont le _Tintoret_ eut un succès si durable l'année dernière; M. Hesse
+envoie _la Lutte de Jacob avec l'Ange_; MM. Papety, Deraisne, Guichard,
+Granet, etc., etc., ne manqueront pas à l'appel, et marcheront à la tête
+de la peinture historique.
+
+[Illustration: M. Charlet.]
+
+Le genre aura aussi de glorieux représentants. M. Tony Johannot expose
+une _Geneviève_, la plus délicieuse création de George Sand: M. Fortin a
+d'admirables Bretons: M. Eugène Lepoittevin a de charmantes petite
+toiles; M. Adolphe Leleux envoie des _Cantonniers navarrais_ et des
+_Paysans picards_: son exposition serait plus complète s'il avait eu le
+temps de parachever son _Marché béarnais_ et ses _Faneuses bretonnes_,
+que nous verrons en 1845, sans perdre pour attendre. Son frère, M.
+Armand Leleux, expose des _Laveuses à la fontaine_ M Guillemin a trois
+tableaux, parmi lesquels _Dieu et le Roi_ et _la Consultation du
+Médecin_. Cette fois, on ne dira pas le _joyeux_, mais bien le
+_sentimental_ Guillemin.
+
+Nous en passons, et des meilleurs.
+
+Nous étions essoufflé à monter le grand nombre d'escaliers qui
+conduisent aux ateliers de ces messieurs. Le lecteur ne voudrait certes
+pas nous suivre, même à la simple lecture, si nous écrivions ainsi
+longtemps les noms des exposants. Qu'il nous pardonne, cependant, le
+chapitre des _mystères_ n'en est pas encore à sa fin.
+
+Il y a un certain _Incendie de Sodome_, de M. Corot, qui fut refusé en
+1843 par le jury, et qui sera sans doute reçu en 1844.--Il est vrai,
+diront les juges, que M. Corot a travaillé de nouveau pour mériter cette
+insigne faveur.
+
+M. Cabat fera sans doute faute: mais M. Marilhat possède une série de
+tableaux tous plus ravissants les uns que les autres, et M. Aligny a
+rapporté de son voyage en Grèce plusieurs vues qui escorteront son
+_Samaritain_; mais M. Gaspard Lacroix a un admirable paysage; M. Paul
+Flandrin a peint les _Bords du Rhône. Tiroli_ et des _femmes à la
+fontaine_: M. Achard est encore en progrès sur sa dernière exposition,
+déjà si remarquable; M. Français a terminé son tableau de Bougival; M.
+Desgoffes ne manquera pas de produire de l'effet, et M. Marandon de
+Montiel a envoyé trois paysages.
+
+Parmi les toiles que nous mettons au nombre des actualités, quelle que
+soit la variété des sujets, quel que soit le mérite de l'exécution, nous
+citerons un magnifique portrait équestre du duc d'Orléans, par M. Alfred
+Dedreux, qui envoie d'autres tableaux encore; _la Mort du duc
+d'Orléans_, par M. Jacquand; la _Vue du Château de Pau_, par M. Justin
+Ouvrié, et l'_Inauguration de la statue de Henri IV à Pau_, par M.
+Guiaut; l'_Arrivée de la reine d'Angleterre_, par M. Isabey; la Vue du
+canal de la Villette, par M. Testard, etc.
+
+Gué, que la mort nous enleva pendant l'année 1843, a laissé plusieurs
+tableaux qu'on dit charmants; nous ne savons s'il sera exposé quelque
+oeuvre posthume de Perlet.
+
+[Illustration: C'est demain le dernier jour.]
+
+M. Jadin a exécuté d'importantes peintures destinées à orner les
+appartements de M. le comte Henri de Greffuthe; il exposera trois ou
+quatre tableaux d'une suite de panneaux, _la Chasse au Sanglier, le
+Départ de la Meute, le Rendez-vous,_ etc. Nous leur prédisons un
+véritable succès. M. Dauzatz expose une mosquée et une bataille; M.
+Auguste Charpentier a comprise une belle _Adoration des Bergers_: M.
+Diaz envoie plusieurs charmantes toiles; M. Adrien Guignet envoie _la
+Mêlée_ et _Salvator Rosa chez les Brigands_: M. de Lemud, le lithographe
+hors ligne, aborde, cette année, la peinture; qu'il soit heureux pour
+son début, comme le fut M. Alophe, dont nous verrons aussi quelques
+productions.
+
+[Illustration: Le Jury d'Exposition, par Decamps.]
+
+L'amiral Gudin nous donne une partie de l'Océan, comme toujours, et le
+caboteur Mozin a navigué de Trouville à Honfleur sans préjudice des
+travaux de MM. Morel-Fatio, Mayer et Coweley.
+
+[Illustration: Un peintre universel.]
+
+Nous avons omis ou passé sous silence bien des noms; nous n'avons rien
+dit de la sculpture ni de la gravure, mais attendons l'ouverture du
+salon. Il est nécessaire d'ailleurs de s'appesantir un peu sur le fait
+même de l'exposition.
+
+Le jury, nous le savons de bonne source, ne sera pas sévère: cela
+veut-il dire qu'il sera juste? C'est de stricte justice plutôt que de
+l'indulgence que nous lui demandons. Quand tous les tableaux auront
+passé sous ses yeux; quand, d'autre part, les fameux _experts_ de M.
+Decamps auront donné leur avis, nous formulerons notre jugement avec
+conscience.
+
+Disons-le, c'est une époque fort mémorable que celle de l'ouverture du
+Salon. Bien des espérances s'y rattachent, et de cruels désespoirs la
+suivent.
+
+Dans les ateliers, lorsque le 15 février arrive, les pauvres artistes ne
+savent où donner de la tête. Ici, c'est un peintre qui contemple son
+oeuvre avec ce ravissement que l'on remarque chez le père de famille
+examinant son héritier. «Mon ami, ton tableau sera peut-être
+refusé!--Bah! répond le peintre, regardant avec assurance sa timide
+moitié; j'en suis content, il est bien terminé; ils n'oseraient pas me
+refuser cela.» Et souvent, quelle déception!
+
+Autre malheur, que l'on s'empresse de réparer. Le peintre est en retard,
+son tableau n'est pas achevé, et voilà que deux de ses amis _abattent_
+de la besogne. «Vite! cette tête n'est qu'ébauchée; cette draperie rouge
+n'est pas assez foncée en couleur. Allons! allons! Ah! mon Dieu! et le
+ciel, le ciel que j'avais en partie oublié!» Les trois peintres se
+mettent à l'ouvrage; à jour dit, à heure dite, le tableau est prêt.
+
+Je sais un artiste que son ami osa mettre en charte privée le 19
+février; il lui plaça dans les mains une brosse et une palette, et
+sembla lui dire: «Aide-moi, ou la mort!»
+
+D'autres peintres, au contraire, sont en avance. Pour eux, l'Exposition
+est un point de mire; ils travaillent le jour où elle ouvre, pour
+arriver l'année suivante, à pareille époque.
+
+Enfin, il est des spéculateurs en peinture qui regardent l'Exposition
+comme un marché ou à peu près. Il leur importe d'offrir aux acheteurs le
+plus de choix possible, pour faire une bonne saison. Ils travaillent sur
+tout et partout. Ils entreprennent «tout ce qui concerne leur état.»
+Vous voulez un portrait, ces messieurs sont très-bons portraitistes.
+--Vous voulez un tableau religieux, ces messieurs en font leur
+spécialité.--Vous voulez un tableau de genre, ces messieurs entendent
+parfaitement le genre. Bref, ils exposent concurremment une marine, un
+paysage, un tableau d'histoire, une petite toile de genre, une _Descente
+de Croix_;--qui n'a pas fait une _Descente de Croix?_--et surtout une
+bataille,--qui n'a pas peint une petite bataille? Il faudrait être bien
+maladroit: Versailles a tant de petits coins! Entrez dans leurs
+ateliers, vous les voyez, palette en main, suffire à l'immense variété
+des travaux qu'ils ont entrepris.
+
+Nous prenons la chose en riant, et pourtant elle a son mauvais côté.
+Toutes ces toiles terminées avec précipitation se présentent plus
+faibles que si elles étaient restées inachevées. On ne veut pas attendre
+une année, et, pour arriver, on risque sa réputation. Les artistes ne
+savent pas comprendre qu'il vaudrait mieux n'exposer que tous les trois
+ans, et produire de l'effet, que de paraître à tous les Salons, avec des
+tableaux _lâchés_, faibles ou mauvais même.
+
+Cela dit, nous attendons impatiemment que les portes du Musée s'ouvrent,
+afin de pouvoir juger au Salon les toiles que nous avons vues dans les
+ateliers, ou réparer les oublis que nous avons pu faire, en annonçant
+ici les tableaux principaux.
+
+[Illustration: Il ne sera pas refusé.]
+
+
+
+Fragments d'un Voyage en Afrique (1).
+
+(Suite.--Voir t. II, p. 358, 374, 390 et 410.)
+
+ [Note 1: La reproduction de ces fragments est interdite.]
+
+Durant les quatre heures que nous passâmes dans la plaine, El-Krarouby
+fut pour moi d'une prévenance presque obséquieuse. Il ne me quitta pas
+une minute. Les détails qui suivent me viennent de ce ministre lui-même.
+
+Les soldats sont divisés en corps réguliers et irréguliers, comme je
+l'ai dit plus haut. En temps de paix, ou dans l'intervalle des
+campagnes, les réguliers font souvent des exercices militaires. Le
+maniement des armes leur est montré par des instructeurs qui ont servi à
+Alger sous nos drapeaux, et qui ont déserté avant de savoir eux-mêmes
+manier un fusil. Il est curieux de voir les bédouins exécuter une
+manoeuvre: les mouvements d'ensemble et l'alignement surtout sont des
+choses impossibles pour eux; mais les chefs se contentent de faire
+marcher leurs soldats pendant, deux heures, l'arme au bras ou sur
+l'épaule. Dans les compagnies, on voit un géant à côté d'un mirmidon, le
+bossu à côté d'un boiteux, le vieillard près de l'enfant qui a besoin de
+ses deux bras pour soutenir son arme. Le service des réguliers est
+illimité. Ils font partie de l'armée active tant qu'il plaît à l'émir de
+ne pas les congédier.
+
+Les grades sont calqués sur ceux des Européens. Il y a des caporaux, des
+sergents, des officiers, des chefs de bataillon et des colonels. Les
+marques distinctives diffèrent selon les grades.
+
+Les caporaux portent une bande de drap rouge terminée par un croissant,
+et attachée sur la manche gauche. La bande est en argent pour les
+sergents. Des caractères tracés sur la bande indiquent la dignité de
+celui qui en est revêtu.
+
+Les Arabes désignent un officier par le mot de _fissian_. Le fissian
+porte une petite épée en argent, cousue sur la manche gauche. Le chef de
+bataillon a l'épée en or avec une inscription. Le colonel est
+reconnaissable à son beau costume de drap rouge; sa tête est entourée
+d'une corde noire en poils de chameau; le colonel est tenu d'avoir la
+barbe blanche. Les officiers supérieurs vont seuls à cheval.
+
+Un ordre militaire, le _nicham_, a été institué pour les militaires qui
+se distinguent. Il tient un peu du _nicham-iftikar_ de la Porte.
+
+La paie des simples soldats est de dix francs par mois; on y ajoute
+chaque jour un pain et une demi-livre de _tchicha_ (blé pilé), qu'ils
+font cuire dans de l'eau avec quelques onces de mauvais beurre. Tous les
+jeudis on distribue en outre un mouton, un bouc ou une chèvre, par
+trente-deux hommes; ces bêtes sont, en général, fort maigres. Les
+sergents touchent dix-huit francs, deux pains, du tchicha à volonté,
+trois onces de beurre ou d'huile, et un mouton pour quinze toutes les
+semaines. L'officier et le chef de bataillon reçoivent, l'un,
+trente-six, l'autre, cinquante francs par mois, le quart d'un mouton par
+semaine, et, chaque jour, deux pains, du tchicha à volonté, et deux
+livres de beurre. Les appointements du colonel s'élèvent à
+quatre-vingt-six francs; il a droit à quatre livres de pain et à un
+mouton. Voilà pour la paix. En temps de guerre, les troupes se
+contentent de biscuit; elles ont rarement du tchicha et de la viande. Le
+pain qu'on leur donne est détestable; le biscuit ne vaut guère mieux. Le
+colonel reçoit, lors de sa nomination, un cheval que lui envoie l'émir;
+mais il faut qu'il l'entretienne à ses frais et se fournisse d'un
+équipement complet. Le gouvernement, ne lui passe, ainsi qu'au chef de
+bataillon, qu'une ration d'orge par jour.
+
+L'uniforme des réguliers consiste dans une large culotte de laine bleue
+grossièrement tissée, une veste surmontée d'un capuchon gris, un gilet
+blanc en laine, une chemise en escamile, un _chachia_ (petit bonnet
+rouge); ils portent des souliers à l'algérienne, et se procurent à leurs
+frais des bernous. Le gouvernement remplace les effets usés, et on
+prélève le prix sur la solde; c'est un bénéfice net pour le trésor. Les
+caporaux ont le même uniforme avec une ceinture de peau et une giberne.
+Les sergents, officiers et chefs de bataillon portent des culottes de
+drap, une veste sans capuchon, un gilet rouge et un turban blanc.
+L'uniforme du colonel ne se distingue de celui des officiers que par la
+finesse du drap et quelques galons d'or. Le premier costume lui est
+fourni par l'émir; le dignitaire achète les suivants.
+
+Chaque compagnie est forte de soixante hommes; elle compte un caporal,
+un sergent et un officier. Le chef de bataillon et le colonel commandent
+toutes les troupes de la ville où ils se trouvent, car l'infanterie
+n'est divisée ni en bataillons ni en régiments. L'armée est répartie en
+divisions. Les hommes défilent deux par deux, les tambours en tête.
+Chaque compagnie a son drapeau particulier; le signe de ralliement de
+l'armée est l'étendard de quelque illustre marabout; et comme il ne
+manque pas de marabouts chez les Arabes, on n'a que j'embarras du choix.
+Le porte-drapeau est un officier. Le rappel est battu, tous les jours, à
+sept, heures du matin, dans les villes ou au camp. Dès que les troupes
+sont réunies, on procède à l'appel; à dix heures, les tambours
+convoquent les soldats à l'exercice; la retraite sonne à six heures du
+soir en hiver, et à huit heures en été; mais la consigne qui défend aux
+soldats de sortir après la retraite n'est pas rigoureusement observée.
+Le colonel passe une fois par semaine la revue, des troupes. Les villes
+ne contenant pas de casernes, les soldats sont envoyés chez les
+habitants, à moins qu'on ne mette à leur disposition les maisons des
+proscrits dont s'est emparé le gouvernement. Là où était mie famille, on
+entasse une compagnie. Le lit des soldats est une natte dégoûtante;
+quelques-uns obtiennent de leurs chefs la permission de découcher, et
+vont demander l'hospitalité à leurs amis. Pendant la guerre, chacun est
+sous la tente, et n'a d'autre couche que le sol humide.
+
+Quand les Arabes entrent en campagne, ils demandent au Prophète de leur
+faire la grâce d'être tués plutôt que blessés. Cela peut donner une idée
+des souffrances qu'endurent ces derniers; ils n'ont pour se guérir
+d'autre médecin que la nature, d'autres aliments que la ration, d'autres
+spécifiques que l'huile et le beurre. Ils font de la charpie avec de la
+laine et du coton. Les blessés succombent presque tous après d'horribles
+agonies, et l'on s'inquiète à peine de leur état; ainsi j'ai vu, dans le
+camp de l'émir, un blessé mourir de faim et de froid, et l'on ne
+s'aperçut qu'il était mort que lorsque, depuis quatre jours, son cadavre
+était en putréfaction.
+
+La cavalerie régulière est enrégimentée et subdivisée en compagnies, qui
+ont chacune un officier, lequel remplit en même temps les fonctions de
+maréchal des logis. Le chef d'escadron est appelé colonel des cavaliers.
+Pour être admis dans ce corps, il faut fournir un cheval. Un simple
+cavalier touche quatorze francs par mois et autant de rations qu'un
+fantassin. La solde du chef d'escadron est de cent francs; celle de
+l'officier de vingt-six. L'escadron comprend tous les cavaliers d'un
+aghalick. Chaque kalifat commande un régiment.
+
+Le costume des cavaliers réguliers se compose d'une culotte, d'un gilet
+et d'une veste sans capuchon, le tout un drap rouge grossier. Le drap
+que portent les chefs est d'une qualité supérieure. Les grades y sont
+indiqués par les mêmes signes que dans l'infanterie. Chaque compagnie a
+aussi son drapeau. L'officier de cavalerie se nomme _siaff-el-chriala_.
+Les cavaliers ne vont pas à l'exercice et sont rarement passés en revue.
+On les emploie aux transports des lettres et à diverses missions dans
+l'intérieur, où ils escortent les collecteurs d'impôts. Le sabre dont
+ils se servent leur appartient; ils professent la plus haute estime pour
+les armes de fabrique française.
+
+Les compagnies d'infanterie ont à leur tête un tambour; celles de
+cavalerie un trompette.
+
+L'armée arabe compte aussi dans ses rangs un grand nombre d'Européens,
+qui ont déserté nos drapeaux, croyant trouver la fortune et la gloire
+auprès de l'émir. Presque tous appartiennent à la légion étrangère. On y
+voit beaucoup d'Allemands et d'Espagnols, et peu de Français. Les
+déserteurs ne sont pas plutôt arrivés chez les Arabes qu'ils déplorent
+leur folle démarche, et, s'il ne s'agissait que de cinq ans de fers, ils
+rallieraient immédiatement leurs compagnons. Le plus souvent ils
+emportent avec eux armes et bagages, afin d'obtenir un meilleur accueil;
+mais l'avidité des Arabes s'éveille à la vue de ces objets. On dépouille
+ces malheureux; on leur rase la tête, on les force à embrasser
+l'islamisme, puis on les incorpore dans les bataillons réguliers;
+quelques-uns deviennent artilleurs et ne combattent point; les autres
+sont placés au premier rang dans toutes les rencontres; aussi
+meurent-ils presque tous. Il est fort rare de les voir monter en grade.
+Il en est qui, accablés de dégoûts et de mauvais traitements, se
+réfugient chez les Kabyles; d'autres parcourent les campagnes, où ils
+font des dupes et se donnent pour médecins. Tous finissent par être
+assassinés ou dévorés par les bêtes féroces. Ceux qui ont un état
+l'exercent librement; mais quoique moins malheureux que les premiers,
+ils n'acquièrent aucune influence dans les tribus, et ont sans cesse à
+redouter la colère des indigènes, qui cherchent à se débarrasser d'eux.
+
+Abd-el-Kader a environ huit mille fantassins et deux mille cavaliers à
+sa solde. Il pourrait au besoin les réunir tous sur un seul point, A
+l'exception des garnisons du Ziben et de Ghronat, qui sont sédentaires
+et maintiennent ces tribus dans l'obéissance. Les armes proviennent des
+fabriques françaises et anglaise? L'émir compterait deux mille hommes de
+plus dans son armée, s'il n'avait perdu six cents réguliers dans une
+révolte de Ziben et douze ou treize cents hommes au téniah de Monzaïa,
+pendant la campagne de juin. Quant aux irréguliers, leur nombre est plus
+ou moins considérable, selon que la presse ou levée est plus ou moins
+bien faite dans l'intérieur, il m'est impossible de préciser le chiffre
+des contingents pendant la dernière campagne; mais je suppose que leur
+maximum peut être porté à vingt mille auxiliaires pris dans les
+aghalicks soumis. Les auxiliaires font la guerre sainte à leurs frais.
+Le gouvernement ne leur fournit ni armes, ni vivres, ni fourrages, ni
+solde. Abd-el-Kader leur avait promis, à titre de prime d'encouragement,
+de remplacer les chevaux tués au combat; il leur avait même donné une
+livre de poudre et une pierre à fusil; mais, après la campagne, ceux qui
+se présentèrent pour le prier de tenir sa promesse, furent fort mal
+reçus. L'émir leur donna, au lieu d'un cheval, un chameau du prix de dix
+à quinze boudjoux (à peu près vingt francs). Les quinze mille
+auxiliaires que peut réunir le sultan forment dix mille cavaliers et
+cinq mille fantassins. Il ne nous reste qu'à dire quelques mots de
+l'artillerie, et nous aurons passé en revue toutes les forces arabes.
+
+Le nombre des pièces de campagne ne va pas au delà de douze. Les pièces,
+toutes en assez bon état, sont partagées entre les kalifats. La plupart
+sortent de la fonderie de Tlemcen, que dirige un officier espagnol;
+quatre d'entre elles ont été envoyées en cadeau à l'émir par l'empereur
+du Maroc.
+
+L'époque fixée pour mon retour en France approchait, lorsque je fus
+subitement atteint de fièvres tierces et forcé de me soumettre au repos
+le plus absolu. Pendant ma convalescence, les hostilités éclatèrent,
+cent vingt-cinq têtes de Français furent apportées à Médéah, exposées
+aux marchés, puis jetées à la voirie; six milles chargés de fusils y
+arrivèrent bientôt. Ces trophées enorgueillirent les Arabes. Lorsque la
+nouvelle en arriva à Tekedempt, la population se livra à une joie
+féroce; de toutes parts des imprécations s'élevèrent contre ce qui
+portait le nom de Français. Ma position devint d'autant plus pénible que
+mon jeune compatriote s'était enfui: son départ excita le courroux
+d'Abd-el-kader contre les Européens; ceux qui entouraient l'émir, me
+sachant l'ami du fugitif, et ayant perdu l'espoir de le prendre,
+conseillèrent à leur maître de me faire décapiter. «C'est un espion, lui
+dirent-ils, et, un jour, il donnera à tes ennemis d'utiles
+renseignements sur ton gouvernement.--Vous avez peut-être raison, leur
+répondit-il; mais je n'ai pas de preuves certaines, et ma religion me
+défend de lui ôter la vie. Sa mort n'ajouterait pas un rayon à ma
+gloire; il vivra donc. Qu'on se contente de lui enlever ce qu'il
+possède. Privé des moyens qui pourraient faciliter sa fuite, il ne
+tentera pas de s'échapper.»
+
+Les ordres du sultan furent exécutés de point en point: cheval, argent,
+marchandises, on me dépouilla de tout; il ne me resta que les vêtements
+que j'avais sur moi. Ainsi gardé à vue, en proie à la plus horrible
+misère, malade, n'ayant que le sol pour étendre mon corps exténué et une
+pierre pour oreiller, j'attendais la mort avec impatience. J'aurais
+infailliblement succombé à la langueur et à la faim, sans la générosité
+des ouvriers français; sans eux, je n'aurais jamais revu mon pays.
+Cependant, j'allais m'affaiblissant de jour en jour; j'avais déjà dit
+adieu à ma mère, à mes amis, à tout ce que j'aimais ici-bas, lorsque, au
+moment où je m'y attendais le moins, l'émir me fit appeler pour traduire
+quelques lettres. Mon dénûment et ma pâleur le frappèrent. Depuis que
+les chefs m'avaient accusé, il m'avait reçu avec tant de froideur que
+j'étais tout découragé; cette fois, le sourire qui passa sur sa bouche
+me rendit l'espérance, et je m'enhardis à lui parler de moi.
+
+«Considère, lui dis-je, l'état où je suis réduit. J'étais venu à toi
+pour opérer des échanges et augmenter ton trésor; tu me retiens captif,
+et tu m'as dépouillé de tout. Je souffre, et je n'ai aucune ressource
+pour alléger mes maux. Ou fais tomber ma tête, ou donne-moi les moyens
+de vivre. J'ai quelques fonds à Médéah, je te demande l'autorisation
+d'aller les toucher.»
+
+L'émir m'écouta avec attention. Après avoir réfléchi quelques instants:
+«Je le permets, me dit-il, de te rendre à Médéah; mais tu n'iras pas
+plus loin, car j'ai fait publier que quiconque serait pris se dirigeant
+vers les possessions françaises aurait la tête tranchée. Pars, et
+reviens dès que tes affaires seront terminées.»
+
+En l'entendant prononcer ces paroles, je faillis m'évanouir de bonheur.
+Me sentant trop faible pour entreprendre à pied une aussi longue route,
+je me procurai un âne, et je partis pour Médéah avec Ben-Oulil. Ce
+voyage fut pénible et dangereux: je manquai deux fois d'être assassiné;
+le froid raviva mes fièvres mal éteintes, et je ne pus, en arrivant,
+descendre de ma monture sans l'aide de mon compagnon.
+
+Je trouvai la ville de Médéah dans la consternation; les habitants
+hurlaient de douleur. Ce jour-là, les Français avaient remporté sur les
+Arabes une victoire signalée, sous les murs mêmes de Blidah: cinq cents
+hommes étaient tombés sous les coups des chasseurs d'Afrique; presque
+tous appartenaient aux familles les plus puissantes. Cette fois, ce
+n'étaient pas les réguliers qui avaient souffert, mais bien des fils de
+cadis, de cheiks et de commerçants qui, pour obéir au prince des
+croyants, avaient mérité le ciel en se faisant glorieusement tuer dans
+la lutte sainte. La désolation était générale: pendant trois jours, la
+route qui mène de Blidah à Médéah ne fut fréquentée que par des veuves
+et des orphelins inconsolables. Les cadavres jonchaient la terre, et les
+bières ne pouvant suffire à les transporter, on les enlevait par couples
+sur des tapis et des couvertures.
+
+Mes débiteurs abusèrent de ma pauvreté et nièrent leurs dettes. Un
+respectable marabout, croyant que j'avais embrassé l'islamisme, m'offrit
+l'hospitalité. On apprit bientôt que les Français se disposaient à
+ouvrir la campagne. Abd-el-Kader résolut de leur opposer une vigoureuse
+résistance; quatre redoutes furent établies au téniah de Mouzaïa, sous
+la direction d'un sergent du génie, déserteur; deux pièces de canon les
+armèrent. L'émir vint lui-même à Médéah, afin d'entraîner les tribus à
+la guerre. Ses ordres portaient que les enfants et les vieillards
+resteraient seuls dans les douairs. Tous les Arabes répondirent à son
+appel; ceux qui n'avaient pas d'armes s'armèrent de bâtons. L'évacuation
+de la ville fut ensuite ordonnée.
+
+Je ne puis reproduire ici le spectacle qu'offrit la fuite des habitants;
+ils partirent, n'emportant que leurs effets les plus précieux, sans
+savoir où ils trouveraient un abri. L'émir ne leur avait donné que
+vingt-quatre heures pour évacuer la ville; il supposait que les colonnes
+françaises se dirigeraient de ce côté en sortant de, Blidah. Il se
+trompait; nos troupes marchèrent sur Cherchell. Les rencontres qui
+eurent lieu entre elles et les Hadjoules furent fatales à ces derniers;
+cinq cents morts restèrent sur le champ de bataille. Les habitants de
+Médéah profitèrent de ce temps pour rentrer dans la ville et en enlever
+leurs trésors. Ce fut alors une confusion étrange: tout commerce avait
+cessé; les Arabes de l'intérieur ne fournissaient plus les marchés, et
+le blé y était tarifé à un prix exorbitant. Pendant quinze jours, deux
+cents mulets furent affectés au déménagement; enfin, au moment où en
+croyait que les Français se dirigeaient vers Milianah, on les vit, à la
+faveur des brouillards et par une manoeuvre habile, couvrir le téniah de
+leurs colonnes. Ils l'auraient passé sans coup férir, car l'émir n'y
+avait laissé que quelques compagnies de réguliers, ayant réuni ses
+forces sur l'Oued-Djer, mais il eut le temps d'y envoyer quatre mille
+soldats et une nuée d'auxiliaires. Les premiers gardaient les redoutes,
+tandis que les autres, perchés sur les hauteurs, faisaient rouler du
+haut des monts d'énormes blocs de granit. L'affaire, s'engagea vers deux
+heures du soir; deux fois repoussés, les Français, électrisés par tant
+de résistance, tournèrent l'ennemi et l'écrasèrent au troisième choc.
+L'arme blanche fit un carnage horrible des Arabes, qui laissèrent sur la
+place douze cents combattants.
+
+De Médéah nous entendions la canonnade. Les autorités avertirent les
+habitants que ceux qui seraient trouvés le lendemain dans la ville
+seraient mis à mort. La fuite et le désordre recommencèrent une seconde
+fois. Les chaouchs se mirent à chasser les indigènes à coups de bâton.
+Le soir Médéah était vide. J'espérais que les Français viendraient s'en
+emparer et que je me retrouverais au milieu de mes compatriotes... vain
+espoir! Un orage arrêta leur marche, la ville s'emplit de déserteurs et
+fut traversée, pendant la nuit, par les blessés qu'on conduisait à
+Boural.
+
+Le lendemain matin, il n'y avait plus à Médéah que le kaïd, le cadi,
+quelques chaouchs et moi. L'armée française avait assis son camp au bois
+des oliviers. On me réitéra l'ordre de partir; j'obéis à regret, mais
+demeurer plus longtemps eût été me compromettre. Je pris la route de
+Milianah; la fusillade sifflait sans cesse à mes oreilles, des nuages de
+fumée et de poussière s'élevaient dans les airs. Les Français étaient à
+quelques pas de moi, et il fallait les fuir! Le jour d'après, ils
+entraient dans la ville, qu'ils quittèrent bientôt pour aller à Blidah.
+Cette retraite permit à l'émir de licencier les auxiliaires et de
+disséminer ses réguliers, auxquels il accorda quinze jours de congé.
+El-Berkani resta seul avec quelques milliers d'hommes aux environs de
+Médéah.
+
+Un spectacle non moins étrange que celui dont je venais d'être témoin me
+frappa dès mon arrivée à Milianah. La ville était déserte; un ordre de
+l'émir avait enjoint à ses habitants de se réfugier dans la vallée du
+Chélif et sur les montagnes. Les réguliers avaient profilé du désordre
+pour livrer la ville au pillage; des quartiers même avaient été la proie
+des flammes.
+
+Le camp des Arabes s'adossait au bas de la vallée du Chélif, à
+Al-Cantara, pont des Romains. Un soir que l'émir, après avoir payé ses
+troupes, prenait son repas, composé d'une orange et d'un peu de farine
+de blé rôti, un courrier, arrivant de Médéah, lui apprit que l'ennemi
+s'avançait vers Milianah.
+
+Il avait en ce moment peu de troupes disponibles, et cette nouvelle le
+surprit beaucoup; mais il expédia des courriers dans toutes les
+directions pour rappeler ses soldats; et, s'élançant sur son cheval, il
+partit au galop, accompagné du bey de Milianah et de cinq cents
+cavaliers. Le soir, une fumée épaisse et rougeâtre entoura la ville, les
+Français étaient en vue; ils brûlaient tout ce qui se trouvait sur leur
+passage. Abd-el-Kader, de son côté, mettait le feu aux habitations; le
+pays entier se tordait dans les étreintes d'un vaste incendie. A la
+faveur de la lune, notre armée se divisa en deux corps; l'un marcha sur
+Milianah, l'autre vers le Chélif, d'où il revint se joindre bientôt au
+premier corps. La consternation ne tarda pas à se répandre dans le camp
+de l'émir; des chameaux furent requis pour le transport des bagages; on
+affecta des mules à celui des blessés. Les Arabes, fuyant en désordre
+devant nos bataillons, franchirent le Chélif, et se replièrent sur
+Tazza, où je fus forcé de les suivre. Abd-el-Kader avait pris les
+devants. Je voyageai en compagnie du kalifat de Tlemcen, Bou-Hamidy, qui
+portait à son maître le montant des impôts perçus sur les tribus de son
+gouvernement.
+
+L'émir vint à notre rencontre, monté sur un magnifique cheval gris,
+qu'il tenait de l'empereur du Maroc; sa musique marchait devant le
+cortège, et une nombreuse escorte caracolait à ses côtés. Arrivé à
+quelques pas de nous, tout le monde mit pied à terre, et Abd-el-Kader
+embrassa Bou-Hamidy avec une cordialité qui ne me laissa aucun doute sur
+l'affection qui les unissait. Des jeux, auxquels les notables prirent
+part, célébrèrent l'arrivée du plus vaillant des kalifats. Les
+réjouissances une fois terminées, nous nous dirigeâmes vers la ville.
+
+Je comptais retrouver la place de Tazza telle que je l'avais laissée,
+avec ses misérables huttes et sa tour inachevée; mais quelle fut ma
+surprise en voyant, à la place de ce désert, un fort bien construit et
+décoré avec art, des maisons avec des boutiques, semblables à des
+édifices. Les terres étaient cultivées; on se livrait, autour de nous, à
+la récolte du riz. La ville était animée par la présence de plusieurs
+chefs; des tentes nombreuses s'éparpillaient dans la plaine; et, sous
+ces tentes, la population oubliait dans les fêtes ses derniers malheurs.
+Tout y respirait la joie, l'abondance, le mouvement; et ce séjour, sans
+être à envier, me parut alors l'un des plus agréables de l'Afrique.
+
+Le lendemain, je m'acheminai vers le fort où se trouvait l'émir,
+lorsque, arrivé à la batterie, j'aperçus une foule nombreuse qui
+semblait garder la porte; des cris affreux sortaient du sein de cette
+multitude. Les gestes expressifs des Arabes, leurs regards, le sourire
+horrible qui grimaçait sur leurs lèvres, me remplirent d'effroi, et je
+fus tenté de rebrousser chemin; mais j'eus honte de moi-même et je
+continuai d'avancer.
+
+Mon instinct ne m'avait pas trompé: ces cris étaient des cris de mort;
+un drame sanglant allait se jouer en ce lieu, et la foule n'était
+assemblée que pour jouir de ses péripéties. Je pris des informations;
+mille voix me crièrent qu'on allait décapiter un Français. Ne pouvant
+croire ce témoignage unanime, je m'adressai à un vieillard qui était
+près de moi, en lui demandant si c'était la vérité.
+
+«On ne te trompe pas, dit-il en me lançant un regard farouche; c'est à
+un infidèle qu'on va trancher la tête. Avec l'aide de Dieu et du
+Prophète, on en fera bientôt autant à tous ceux qui ont envahi notre
+pays.
+
+--Quel est son crime? demandai-je en balbutiant.
+
+--Son crime? Il s'est fait musulman, puis il a renié la sainte religion
+du Prophète; non content de cela, il a pratiqué l'espionnage; on a
+trouvé sur lui certains papiers qui ont mis au jour ses desseins. Il a
+mérité de perdre la vie, et, _in cha allah_! il la perdra.»
+
+L'indignation, la stupeur et l'effroi me clouaient à ma place; les
+regards de la foule s'étaient fixés sur moi avec une férocité
+inexprimable. Un Français allait périr sous mes yeux sans qu'il me fût
+possible de le sauver; une parole imprudente aurait sans doute fait
+tomber ma tête avec la sienne! Un abîme de haine me séparait de ces
+tigres; et, dans la crainte de se voir arracher leur victime si je
+parvenais jusqu'à l'émir, ils me fermèrent l'entrée de son habitation.
+Un raffinement de vengeance les porta à m'entraîner vers la tente où le
+malheureux condamné attendait que le yatagan mit fin à ses jours.
+
+Je m'avançai, traîné par cette populace hideuse et que l'appât du sang
+enivrait. En jetant les yeux sur le sol recouvert d'une mauvaise natte,
+je sentis mes genoux prêts à fléchir, le coeur me manqua, et je me
+serais évanoui sans le secours des deux Arabes qui me soutenaient. Dans
+celui que le supplice attendait, je reconnus un de mes amis!
+
+(_La fin à un prochain numéro._)
+
+
+
+Les Mystères de l'Illustration.
+
+A NOS ABONNÉS.
+
+Que ce titre n'effarouche pas la pudeur la plus craintive;
+rassurez-vous, chers abonnés, je veux simplement vous apprendre
+aujourd'hui comment _l'Illustration_ parvient à résoudre chaque semaine
+le problème de son existence. Après vous avoir montré deux des trois
+grands centres d'action où les idées qui lui donnent naissance s
+conçoivent et se réalisent,--le bureau de rédaction, l'atelier des
+graveurs et l'imprimerie,--j'ai le désir de vous donner en très-peu de
+mots quelques détails peu connus sur les diverses opérations
+intellectuelles ou matérielles auxquelles doivent nécessairement se
+livrer à tour de rôle, les rédacteurs, les dessinateurs, les graveurs et
+les imprimeurs de votre journal. Si ce sujet ne vous offre aucun
+intérêt, ne lisez pas ce qui va suivre.
+
+Ce fut (jour à jamais mémorable) le 4 mars de l'année 1843, à trois
+heures quarante-sept minutes, que le premier exemplaire du premier
+numéro de la première année de _l'Illustration_ sortit enfin du sein de
+sa mère... (voir 1er numéro, l'année) la mécanique de MM. Lacrampe et
+compagnie.
+
+--L'enfantement avait été long et laborieux; malgré quelques symptômes
+de faiblesse apparente, le nouveau-né annonçait une constitution
+vigoureuse; aussi les bons observateurs ne s'y trompèrent-ils point; ils
+lui prédirent un long et glorieux avenir! Quelle prédiction fut plus
+promptement accomplie?
+
+A peine eut-elle vu le jour, la jeune _Illustration_ sut se montrer
+digne du beau nom que sa famille lui avait donné. Avant la fin de son
+premier mois elle étonnait monde par ses prodiges. Jamais aucun journal
+n'avait fait en aussi peu de temps de pareils progrès. La grande
+nouvelle se répandit avec la rapidité de la foudre d'une extrémité de la
+terre à l'autre extrémité. En moins d'une année, _l'Illustration_ devint
+réellement un journal universel. Ce qu'elle a fait pour mériter son
+succès, est-il nécessaire de vous le rappeler?... Si toutes ses
+tentatives n'ont pas été également heureuses, vous devez du moins lui
+rendre cette justice, quelle n'a reculé devant aucun obstacle, qu'aucun
+sacrifice ne lui a coûté. D'ailleurs ne faut-il pas pardonner quelques
+erreurs à l'inexpérience du jeune âge?
+
+Étonnez-vous plutôt qu'elle ait pu vous offrir cinquante-deux numéros
+aussi variés et aussi complets que ceux dont elle vous a gratifiés
+durant le cours de sa première année, et demandez-vous à l'aide de quels
+moyens elle est parvenue à obtenir un résultat aussi incroyable, car
+c'est à cette question que je vais essayer de répondre.
+
+Comme toutes les puissances de ce bas monde, _l'Illustration_ a des
+courtisans; la capitale de son vaste royaume est Paris; elle a établi le
+siège de son gouvernement rue de Seine, 33; des ministres qu'elle a
+choisis avec un rare discernement _gouvernent_ en son nom; mais outre
+ces hauts dignitaires assermentés et responsables, elle compte dans
+toutes les villes de France et de l'étranger un certain nombre de sujets
+volontaires qui, avides de ses faveurs, soupirent après l'heureux moment
+où il leur sera permis de lui donner, à la plume ou au crayon, un
+éclatant témoignage de leur affectueux dévouement. Elle reçoit chaque
+jour, avec des adresses de félicitations, des relations détaillées et
+des dessins originaux de tous les événements importants arrivés pendant
+la semaine sur notre planète. Le conseil des ministres s'assemble
+régulièrement de midi à six heures; il examine les communications qu'il
+reçoit, déchire et brûle celles qui lui semblent insignifiantes, et
+soumet à une discussion approfondie celles dont il espère tirer parti.
+La séance levée, des estafettes partent dans tous les sens; les unes
+courent chez les artistes pour leur demander des dessins; les autres se
+dirigent en toute hâte vers les demeures des écrivains chargés de
+rédiger le jour même un texte explicatif.--Depuis la fondation de
+_l'Illustration_, la circulation a presque doublé dans Paris.
+N'avez-vous jamais rencontré ce cabriolet fameux qui parcourt la ville
+en tous sens avec une si effrayante vitesse? vous l'avez à peine aperçu
+quand il a passé devant vous, plus rapide que le cheval fantastique de
+la ballade de Lénore. C'est le coursier favori de _l'Illustration_! Il
+emporte avec son conducteur l'intelligent exécuteur des hautes décisions
+du conseil suprême, dont le nom célèbre a plus d'une fois sans doute
+frappé vos oreilles.
+
+Il ne suffit pas à l'_Illustration_ d'être instruite à l'instant même de
+tout ce qui arrive, il lui faut encore savoir ce qui doit arriver. Le
+mystère, il m'est interdit de vous le révéler. Je ne vous dirai donc pas
+comment les prophètes de votre journal parviennent à connaître
+l'avenir! Ne m'en demandez pas davantage et suivez-moi maintenant place
+Saint-André-des-Arts.
+
+Pénétrons ensemble dans cette rue étroite, sombre et humide qui unit la
+place Saint-André-des-Arts à la rue de La Harpe, et qui porte le nom de
+rue _Pouper_. Parvenus au milieu de cette rue, nous nous arrêterons
+devant une vieille maison nouvellement badigeonnée, et même peinte à
+l'huile, nº 7. Elle est un peu penchée par l'âge: mais n'ayez aucune
+crainte, ses fondations sont solides. Elle a été construite à une époque
+où les architectes se croyaient encore obligés de travailler pour
+plusieurs générations. Avouons le cependant; si nos aïeux avaient le bon
+esprit de ne pas s'asphyxier dans des espèces de bonbonnières, ils ne se
+faisaient aucune idée de ce que nous appelons le confortable.--Ces
+appartements sont vastes et bien aérés; mais comme l'escalier qui y
+conduit est roide et dangereux! Madame la présidente appuyait donc sa
+jolie petite main sur cette grossière rampe de fer, ses pieds mignons
+foulaient sans hésitation et sans crainte ces carreaux humides. Aussi
+nos présidentes actuelles ne se décideraient-elles plus à habiter une
+semblable maison. Partout la bourgeoisie abandonne aux prolétaires ses
+anciennes demeures; les finances, la magistrature et le barreau cèdent
+la place à l'industrie.
+
+L'industrie, en effet, a besoin d'espace; à peine même si elle se trouve
+à l'aise dans ces immenses salons d'autrefois. Jetez un regard sur
+l'atelier des graveurs de _l'Illustration_: toutes les places sont
+occupées: partout où la lumière pénètre, elle est avidement interceptée
+au passage par un groupe d'artistes sur lesquels veille sans cesse
+l'oeil du maître.
+
+Le soir venu, les tables qui avoisinent les fenêtres sont abandonnées;
+tous les graveurs chargés, à tour de rôle, de passer la nuit, se
+réunissent autour des tables circulaires rangées de distance en
+distance. C'est un spectacle des plus curieux. Les rayons de la grosse
+lampe qui s'élève au centre de chaque table, traversant des globes ne
+verre remplis d'eau, répandent une lumière tellement éclatante sur les
+mains, les figures, les burins et les bois de chaque graveur, que tout
+le reste du salon paraît plongé dans une obscurité profonde. Les yeux
+éblouis, on se dirige à tâtons vers ces phares lumineux. On croirait
+voir un des tableaux les plus colorés de Rembrandt.
+
+Je ne raconterai point ici l'histoire de la gravure sur bois; un autre,
+plus compétent que moi en pareille matière, entreprendra un jour cet
+intéressant travail; je résumerai seulement quelques renseignements
+généraux sur cet art d'origine moderne, sans lequel _l'Illustration_
+n'aurait pas le bonheur de faire le vôtre.
+
+L'artiste dessine avec un crayon ordinaire de mine de plomb, sur un
+morceau de bois bien sec, bien uni, légèrement blanchi, comme sur une
+feuille de papier. Le dessin, jugé et accepté, est immédiatement porté à
+l'atelier général des graveurs, dont le dessin ci-joint vous offre
+l'image fidèle. Des qu'il arrive, on le grave, sans trêve ni repos, jour
+et nuit; car souvent il doit être achevé en moins de quarante-huit
+heures. Le procédé est fort simple, mais la mise en application exige
+une grande adresse. Il s'agit, en effet, d'enlever, à l'aide de butins
+de différentes grosseurs, toutes les parties du dessin qui doivent être
+blanches. La gravure sur bois diffère du tout au tout de la gravure en
+taille-douce.--Le graveur sur cuivre ou sur acier creuse sur la planche
+les mêmes traits que le graveur sur bois a le soin de laisser en relief;
+en d'autres termes, le graveur sur cuivre ne touche pas tout ce qui
+doit, dans la gravure, être blanc: le graveur sur bois, au contraire,
+laisse parfaitement intact tout ce qui doit être noir.--Non-seulement on
+travaille jour et nuit dans cet atelier, mais, quand la nécessité
+l'exige, on coupe un dessin en deux ou en quatre morceaux, qui sont
+gravés séparément, et qui, après avoir été soigneusement recollés, sont
+retouchés et terminés par un maître habile.
+
+Les gravures terminées, on les envoie aussitôt dans un quartier éloigné
+où elles sont toujours impatiemment attendues.--Traversons donc la
+Seine, et transportons-nous au milieu même de la cour des Miracles, non
+loin du passage du Caire. Une autre fois nous vous montrerons la plus
+belle imprimerie qui existe actuellement à Paris; cette cour célèbre, où
+des écoles primaires ont remplacé les refuges des ribauds et des
+mendiants du moyen âge; ces vastes ateliers où plusieurs centaines
+d'ouvriers sont constamment occupés à composer, à corriger ou à imprimer
+les chefs-d'oeuvre de la typographie française contemporaine.
+Aujourd'hui nous nous contenterons de vous apprendre comment le journal
+s'imprime.
+
+Nous sommes au vendredi: depuis la veille au soir le journal est
+complètement achevé; il ne reste plus que quelques corrections
+insignifiantes à faire. Qui d'entre vous n'a vu une imprimerie? Vous
+savez tous, je le suppose, que chaque compositeur a devant lui un
+certain nombre de cases de différentes grandeurs remplies de lettres de
+plomb: ses yeux sont presque constamment fixés sur le manuscrit, et ses
+mains connaissent si bien les places où se trouvent placées toutes les
+lettres de l'alphabet, les points, les Virgules, les _espaces_, etc.,
+etc., qu'elles vont les prendre machinalement d'elles-mêmes sans jamais
+se tromper. Un composteur, instrument d'acier, sert à recevoir les
+lettres et donne la mesure des lignes. Les lignes réunies en certain
+nombre forment un paquet; on passe alors sur ces paquets un rouleau de
+colle imbibé d'encre, on y applique un papier légèrement mouillé, puis,
+à l'aide d'une brosse, on fait une épreuve, sur laquelle les correcteurs
+et l'auteur de l'article relèvent tour à tour les fautes grammaticales
+ou typographiques. Les corrections faites, le jeudi, le metteur en pages
+rassemble tous les paquets et en forme des pages d'après un ordre adopté
+et indiqué d'avance; cet ordre est parfois qualifié de désordre, mais,
+qu'on le sache bien, nous sommes obligés, pour avoir un tirage
+convenable, de mettre toutes les gravures d'un numéro sur les pages 1,
+4, 5, 8, 9, 12, 13 et 16; par conséquent les articles à gravures
+n'occupent pas toujours la place que leur assignerait l'ordre logique.
+Des morceaux de plomb remplacent provisoirement les bois qui ne sont pas
+encore achevés, et qui ne doivent être livrés que le lendemain dans la
+matinée. Deux pages forment ce qu'on appelle une forme et les huit
+formes réunies composent seize pages, ou un numéro.
+
+Jusque-là rien que de fort ordinaire; mais le vendredi matin, les
+gravures arrivent, et alors commence un nouveau travail assez difficile
+à expliquer, que les gens du métier appellent la _mise en train_.
+
+[Illustration: Atelier des Graveurs de _l'Illustration_ pendant le jour.]
+
+La gravure en relief a sur la gravure en taille-douce l'immense avantage
+de pouvoir se tirer en même temps et de la même manière que des
+caractères d'imprimerie, mais, pour en obtenir un pareil résultat, il
+est nécessaire de lui faire subir préalablement une assez longue
+préparation: d'abord, on met à un niveau parfait les gravures et les
+caractères, puis on procède à la mise en train proprement dite. Cette
+opération préliminaire est plus importante qu'on ne le croit en général,
+car de sa mise en train dépend entièrement l'effet d'une gravure: le
+chef-d'oeuvre de MM. Andrew, Best et Leloir, mal tiré, serait regardé,
+même par les connaisseurs, comme l'ébauche grossière d'un inhabile
+apprenti.
+
+Le graveur sur bois n'a pas les mêmes ressources que le graveur sur
+cuivre; il ne produit, à l'aide de son burin, que des blancs et des
+noirs uniformes; des demi-teintes, il n'en peut pas faire. Pour donner
+une certaine couleur à une gravure sur bois, il faut absolument teinter
+à divers degrés les parties noires, c'est le travail du metteur en
+train, travail long et difficile. Le metteur en train tire, sur un
+carton léger, une épreuve de la gravure qu'il s'agit d'imprimer: puis, à
+l'aide d'un instrument tranchant, il enlève sur ce carton les parties de
+la gravure qui ne doivent pas être complètement noires; plus des teintes
+vont s'affaiblissant, plus il creuse profondément. Cette espèce de
+découpage ou de gravure achevée, le carton est collé solidement à la
+partie de la mécanique qui presse la feuille de papier sur les formes
+composées des gravures et des caractères d'imprimerie. Dès lors on
+conçoit aisément qu'une gravure correspondant exactement à son carton
+découpé recevra une pression plus ou moins forte, et par conséquent se
+colorera de teintes plus ou moins vives, selon que le carton a été plus
+ou moins profondément entaillé. Souvent ce premier travail ne suffit
+pas; il faut, pendant plusieurs heures, coller des morceaux de papier
+sur les parties du carton qui ne sont pas assez saillantes, et creuser
+encore celles qui le sont trop.
+
+[Illustration: Atelier des Graveurs de _l'Illustration_ pendant la nuit.]
+
+Cependant la mise en train est terminée, les dernières corrections sont
+faites: à un signal donné, la mécanique se met en mouvement, et à chaque
+tour de roue un numéro de _l'Illustration_ vient de lui-même se placer
+tout imprimé entre les deux cylindres. Cette belle et curieuse machine,
+dont nous vous donnerons un jour un portrait ressemblant, fait à elle
+seule plus de besogne que vingt hommes. Sans elle, tous les abonnés
+actuels de _l'Illustration_ ne pourraient pas être servis dans la même
+journée, et que deviendrions-nous dans quelques mois? Elle imprime 600
+numéros par heure, et huit ouvriers ne pourraient, dans le même espace
+de temps, en imprimer, à la presse à la main, que 200.
+
+Au fur et à mesure qu'ils sont imprimés, les numéros (le samedi matin)
+sont transportés dans l'atelier des brocheurs, ou plus de cinquante
+personnes sont occupées à les plier, à les mettre sous bande. De là les
+uns partent pour la poste, les autres sont immédiatement enlevés par les
+porteurs chargés de les remettre dans Paris à leurs souscripteurs. Un
+certain nombre revient rue de Seine, nº 33, au bureau d'abonnement, où
+ils se vendent séparément, par collections mensuelles ou en volumes.
+Puis, imprimeurs, brocheurs, porteurs, etc., se reposent pendant
+quelques jours de leurs fatigues ou passent à d'autres exercices en
+attendant que le numéro suivant réclame l'emploi de leur temps.
+
+Seuls, le comité de rédaction et les graveurs ne se reposent jamais. On
+n'a plus à s'occuper du présent, il faut songer à l'avenir. Je ne vous
+révélerai pas le mystère des projets que vous devez voir se réaliser
+pendant l'année qui commence: ce serait vous ôter votre plus grand
+plaisir, celui de la surprise, et je vous aime trop, ô mes chers
+abonnés! pour vous jouer un si vilain tour. Soyez sûrs cependant que
+vous serez encore plus émerveillés et plus heureux en 1844 que vous
+n'avez dû l'être en 1843.
+
+[Illustration: Bureau de Rédaction de _l'Illustration._]
+
+Se tenir au courant de tout ce qui arrive dans le monde, chercher à
+prévoir tout ce qui doit arriver, faire concourir au but commun, pour la
+plus grande satisfaction des lecteurs, des activités diverses
+éparpillées aux quatre coins de la grande ville, telle est la tâche des
+membres du comité de rédaction, sorte d'aréopage qui siège en
+permanence, et devant lequel viennent se faire juger des articles sur
+toutes sortes de sujets, des nouvelles, des romans, des dessins, des
+gravures, des romances, etc.; ne me demandez pas leurs noms, ils
+persistent à rester cachés, comme on dit, sous le voile de l'anonyme.
+Dans les journaux politiques, dans les revues, ils ont le droit d'être
+des illustrations, mais ici ils sont _l'Illustration._.
+
+
+
+Don Graviel l'Alferez.--Fantaisie maritime
+
+(Suite.--Voir t. II, p. 393 et 406.)
+
+
+III.
+
+Cinquante déserteurs de la _Santa-Fé_, vingt négriers, restant de
+l'équipage du _Caprichoso_; le contre-maître Brimbollio, maître de
+manoeuvre; le garde-marine Fernando Riballosa, lieutenant, et l'enseigne
+de frégate don Graviel Badajoz, capitaine; en tout soixante-treize
+combattants, plus un cuisinier noir et quelques mousses, telle était la
+composition du personnel du brick-goélette contre lequel le gouverneur
+de la Havane déployait maintenant toutes ses forces de terre et de mer.
+L'on trouvera naturel que nous omettions dona Juanita de las Ermaduras,
+toujours renfermée dans la chambre d'honneur, tremblante, éplorée, en
+proie aux plus cruelles appréhensions.
+
+La canonnière que Fernando maintenait au bout de sa ligne de mire
+coupait la route au _Caprichoso_.
+
+«Capitaine, faut-il faire feu? demanda le pointeur.
+
+--Garde-t'en bien, malheureux! répondit Graviel; s'il est nécessaire
+d'en venir là, ce qu'à Dieu ne plaise! au moins laissons-les commencer.
+
+--Décidément, murmura le lieutenant, il veut nous voir une corde en
+cravate! Il serait si facile, avec une bonne décharge à mitraille, de
+balayer le pont de cette barque du diable!»
+
+[Illustration: Illustration.]
+
+Attendu ses desseins ultérieurs, l'enseigne désirait vivement de ne pas
+livrer combat à ses compatriotes. Mais la canonnière rapprochait le
+brick acculé contre terre; elle se trouva bientôt à demi-portée de
+pistolet par bâbord devant. Déjà l'on distinguait les voix du capitaine
+Bertuzzi et de don Antonio Barzon, tous deux au comble de
+l'exaspération: l'un courait après son navire, l'autre après sa fille.
+Le premier avait été trouvé dans la chaloupe, on l'avait démarré,
+dégarrotté et débâillonné, ce qui lui permettait de gesticuler et de
+crier à son aise; il abusait de la permission. Le second, qui ne
+tempêtait pas moins, s'était jeté à bord de la canonnière avec sa garde
+et ses aides de camp. Tous les négriers débarqués du _Caprichoso_ se
+trouvaient sur le même bâtiment; les bandits brûlaient de se venger,
+c'était à qui armerait les avirons, ils faisaient rage.
+
+«Misérable voleur de Badajoz! hurla le gouverneur, qui nécessairement
+n'ignorait plus rien; ah! larron fieffé tu paieras cher ton audace!
+Rends moi ma fille, scélérat! Je me contenterai de te faire pendre!
+Sinon, par le sang de...»
+
+Ce flux d'injures et de menaces rendit à don Graviel tout son
+sang-froid.
+
+«Bien sensible, assurément! illustrissime seigneur, répondit-il au
+porte-voix. Je vous préviens seulement que votre fille est sur le pont,
+et que si vous me faites tirer dessus, elle sera aussi exposée que
+moi-même.
+
+--Camarades! criait Bertuzzi à ceux de ses gens qui étaient encore sur
+le _Caprichoso_, c'est à cause de vous que nous ne tirons pas; mais tout
+â l'heure, aidez-nous!...»
+
+On se mentait réciproquement avec un touchant accord.
+
+«Holà! Brimbollio! interrompit Graviel, que si, pour son malheur, un des
+anciens du brick ne rame pas de toutes ses forces, on lui fasse sauter
+la tête pour premier avertissement!
+
+--Soyez tranquille, capitaine, dit le contre-maître, ces choses-là vont
+sans dire. Nous sommes armés et ils ne le sont pas. Vous entendez, les
+mignons?» ajouta le rude marin en s'adressant aux négriers.
+
+La lutte se réduisait à une joute de vitesse et de manoeuvres. Les forts
+attendaient que le gouverneur commençât le feu; le gouverneur n'osait
+faire canonner le navire où se trouvait sa fille; Bertuzzi ne voulait
+pas non plus endommager la coque de son cher brigantin, qu'il comptait
+enlever à l'abordage. Il ne doutait pas du concours de ceux de ses gens
+que don Graviel et Brimbollio venaient d'inviter à ramer en termes si
+persuasifs. On a vu que l'enseigne s'obstinait à ne point mitrailler des
+compatriotes; le père de dona Juana était à bord de la canonnière,
+c'était un motif de plus pour s'abstenir des moyens violents.
+
+Après ce rapide examen des pensées et des espérances secrètes de nos
+principaux acteurs, jetons un coup d'oeil militaire sur leurs attitudes
+respectives.
+
+Bertuzzi tient la barre du bâtiment chasseur; don Graviel celle du
+brick-goélette. Ce dernier rase les bas-fonds de tribord et les
+murailles du Morro avec un art merveilleux, en évitant, autant que
+possible, l'abordage de l'autre; mais le ci-devant capitaine négrier est
+sûr de réussir à s'accrocher dans trois minutes environ, si toutefois
+aucun incident ne contrarie l'habile impulsion imprimée à la canonnière.
+Don Graviel et ses compagnons voient cela clairement; le garde-marine
+caresse son boute-feu et tousse; le contre-maître brandit sa hache et
+jure; les déserteurs font voler leurs avirons comme des plumes.
+
+«Fernando! Fernando! cria tout à coup l'alferez, à moi, viens vite.»
+
+Le garde-marine obéit; le jeune capitaine lui dit alors à voix basse:
+
+«Il s'agit de leur enlever d'un coup de canon tous les avirons de
+bâbord; ne blesse personne, j'ai mes raisons pour cela, et je réponds du
+reste.
+
+--Bien! J'aurais autant aimé les couler une bonne fois, mais enfin tu le
+veux ainsi; tu vas voir!»
+
+A ces mots, le flegmatique lieutenant reprit son poste et repointa son
+canon de 24.
+
+«Y sommes-nous? demanda Graviel.
+
+--Parfaitement!» répliqua le pointeur.
+
+La canonnière se présentait alors obliquement, son boute-hors de foc
+touchait le brick, et ses premières rames étaient sur le point de
+s'engager dans celles du _Caprichoso_.
+
+«Feu!» commanda l'enseigne.
+
+Une éclatante détonation couvrit tous les autres bruits de la rade.
+Fernando avait fait merveille; sa décharge à bout portant avait raflé
+tous les avirons de bâbord de la canonnière, qui pivota sur elle-même
+comme un oiseau dont une aile est coupée dans son vol. Don Graviel
+profita de ce mouvement, un étroit espace se trouvait libre. Avant que
+Bertuzzi eût repris la route convenable et remplacé ses avirons brisés,
+le _Caprichoso_ avait gagné en bonne direction trois bonnes longueurs de
+navire; mais de nouveaux dangers l'entouraient: la première explosion
+fut suivie de vingt autres, les forts répondaient à la pièce à pivot.
+
+«Ah! ils vont tuer ma pauvre fille! s'écria don Barzon, qui, tout brutal
+qu'il était, aimait tendrement dona Juana.
+
+--Ciel! ils couleront mon joli navire, disait avec douleur le capitaine.
+Bertuzzi... Et ils nous empêchent de continuer la chasse! Si nous avions
+pu sauter à l'abordage, mon pauvre _Caprichoso_ eût été repris sans
+avaries!»
+
+Par une singulière coïncidence, les deux plus acharnés ennemis de don
+Graviel faisaient ainsi des voeux pour que l'artillerie des forts
+n'atteignît pas le but. Cependant, les boulets tombaient comme grêle
+autour du léger bâtiment; quelques rames furent emportées; les flèches
+des mâts et nombre de manoeuvres coupées, la plupart des voiles percées
+à jour; par bonheur, la coque et la mature ne furent pas atteintes. A
+l'ouvert du port, le _Caprichoso_ sentit la brise. La canonnière fut
+laissée bien loin derrière; et comme le vent fraîchissait, l'on se
+trouva bientôt hors de la portée des forts.
+
+«Il y a dans tout ceci plus de bonheur que de bien joué,» dit le
+contre-maître, qui continuait à pester contre les femmes en général, et
+plus particulièrement contre dona Juana.
+
+Fernando, après avoir fait écouvillonner et recharger la fameuse pièce
+de 24, se rendit auprès de don Graviel, qui se hâta de lui remettre le
+commandement de la manoeuvre, et descendit enfin dans la cabine.
+
+L'on avait trouvé à bord de vastes caisses de cigares royaux; maître
+Brimbollio y puisa largement; le méthodique garde-marine prit un
+_régalia_, l'alluma dans les principes, s'occupa ensuite de pourvoir au
+remplacement des voiles criblées, à la réparation des avaries, à
+l'installation du service; il se fit apporter un grog, ordonna au
+cuisinier de distribuer les rations à l'équipage, et braqua sa
+longue-vue sur l'entrée du port, qu'on relevait au sud-sud-est. Les
+premières clartés du soleil blanchissaient les remparts du formidable
+Morro, ont il était permis de se moquer maintenant; mais elles se
+reflétaient aussi sur un objet moins inoffensif, c'est-à-dire sur la
+voilure de la frégate la _Santa-Fé_, chargée de toile haut-et-bas,
+tribord et bâbord, saillant de l'avant, menaçante et d'autant plus à
+craindre que la brise de terre augmentait graduellement. La mer devenait
+clapoteuse. Fernando hocha la tête en toussant.
+
+[Illustration.]
+
+Avant d'ouvrir la porte de la cabine, don Graviel répara son mieux le
+désordre de sa toilette, passa les doigts dans ses cheveux, rabattit son
+grand collet de chemise, raffermit ses pistolets dans sa ceinture, frisa
+ses moustaches, et jura deux fois pour se remonter le moral; puis il
+entra.
+
+Nous ne décrirons pas, selon l'usage de nos devanciers, la chambre du
+capitaine, vrai boudoir maritime. On sait de reste que l'ameublement
+d'un pirate coûte trop peu pour n'être point magnifique: c'est de la
+soie dans de l'or, des tapis de cachemire, des bois précieux, des
+saphirs et des émeraudes, un palais des _Mille et une Nuits_ au
+daguerréotype.
+
+Doua Juana était assise sur une ottomane incomparable; elle tenait à la
+main une charmante _navajilla_ de Séville à la lame d'acier poli, à la
+poignée d'écaille incrustée d'ivoire et d'argent. Au bruit que fit la
+porte en tournant, elle se redressa, courut se retrancher dans un angle,
+et fière comme une digne Castillane, se mit en devoir de défendre
+chèrement son honneur et sa vie.
+
+«Bravissimo! sénorita, dit don Graviel, j'aime à vous voir prendre cette
+pose martiale. Caramba! elle vous sied à ravir! Mais d'abord permettez à
+votre esclave soumis de demander grâce pour sa témérité. Vous
+conviendrez seulement que j'ai ponctuellement tenu parole.
+
+--Si vous faites un pas de plus, seigneur cavalier...
+
+--Dites seigneur capitaine, je vous en supplie, interrompit l'alferez,
+qui avançait toujours: comme je l'avais juré, je suis capitaine-corsaire
+aujourd'hui, jour de Noël.»
+
+A ces mots don Graviel ouvrit les rideaux damassés de la claire-voie; un
+rayon de lumière pénétra dans la cabine.
+
+«Vous voyez, ma reine chérie, que votre appartement n'est pas mal; rien
+ne vous manquera, et vous avez tout mon amour par-dessus le marché.
+
+--Silence, méchant pirate! répliqua la tremblante jeune fille; de ma vie
+je ne vous pardonnerai votre indigne conduite.
+
+--Foi de corsaire! vous êtes aussi adorable qu'adorée! Votre colère est
+éblouissante, et, pour un empire, je ne voudrais pas en avoir été privé.
+Je vous connaissais dans vos bouderies, Juanita, mais la navaja au
+poing, c'est tout nouveau pour moi; c'est piquant! Si jamais vous aviez
+eu quelque rivale dans mon coeur, elle serait oubliée à jamais. Vos yeux
+en courroux brillent d'un feu divin, ils me percent de part en part, je
+vous jure. Souffrez que j'examine de plus près ce délicieux
+_cuchillitito_.»
+
+En parlant ainsi, don Graviel s'était mis à genoux aux pieds de la jeune
+fille, non sans avoir adroitement saisi la main dans laquelle étincelait
+le gracieux poignard, si bien que dona Juana n'en pouvait faire usage;
+alors, de ce ton semi-railleur qu'il avait accoutumé de prendre pour
+faire des déclarations à la jeune fille.
+
+«Dans l'espoir de vous plaire, dit-il, afin de satisfaire un de vos
+caprices, chère âme, je m'expose à être pendu; mais s'il peut vous être
+agréable de me couper la gorge, faites, ne vous gênez pas, il me serait
+doux de trépasser par les soins de celle...
+
+--Lâchez-moi donc, alors! interrompit Juanita exaspérée.
+
+--Doucement, mon ange, continua don Graviel, je tiens d'abord à terminer
+mon discours, uniquement dans votre intérêt: sachez donc qu'après moi
+vous ne trouverez plus de protecteurs la-haut; Fernando, mon second,
+n'est pas du tout galant; maître Brimbollio, qui vous gardait dans la
+yole, est un bandit très-bourru; et pourtant, c'est là ce qu'il y a de
+mieux à mon bord. Si vous m'accordez la vie, chérubin de mes rêves, je
+les tiendrai en respect, ils ramperont tous devant vous; mais si vous en
+décidez autrement, je vous déclare que ma responsabilité sera tout à
+fait à couvert, ces coquins-là, d'ailleurs, seraient capables de vous en
+vouloir de ma mort... Ne vous impatientez pas, ma souveraine, encore, un
+petit mot de justification. Ecoutez bien: ceci est sérieux: je ne suis
+pas pirate, mais corsaire, distinguons! Je ne ferai la guerre qu'aux
+Anglais, nos ennemis. J'ai délivré la mer d'un véritable forban en
+m'emparant du _Caprichoso_, qui capturait les Espagnols tout comme les
+autres, avec l'autorisation tacite de votre respectable père... D'autre
+part, je vous aime, je vous adore, je veux vous épouser: je n'avais pas
+un triste _maravedi_ de fortune, on m'aurait honteusement chassé de
+votre présence, si j'avais eu le malheur de montrer mes prétentions;
+vous m'avez inspiré mon projet, je vous ai obéi à point nommé, suis-je
+donc si coupable?... Dans un mois, mes exploits m'auront rendu riche,
+renommé, redoutable, digne de vous en un mot, et vous serez la Grâce qui
+embellira ma vie, à moins que vous ne préfériez être tout de suite la
+Parque qui en tranchera le fil.»
+
+A mesure qu'il parlait, don Graviel serrait moins fort la main de
+Juanita, qui devenait plus attentive; à la fin, cette main blanche et
+potelée reposait mollement dans la sienne; la jeune fille ne la retira
+pas, le hardi cavalier y porta les lèvres avec transport.
+
+Juana s'était assise sur l'ottomane:
+
+«Sur votre honneur, fit-elle en oubliant toujours sa main, ce que vous
+venez de dire est l'exacte vérité?
+
+--Sur mon honneur! sur ma foi! sur mon amour pour vous! Je ne sais pas
+de serment plus fort.
+
+--Et vous vous conduirez à mon égard en honnête et galant homme?
+
+--Juana, poignardez-moi, mais ne me faites pas injure.»
+
+On frappa à la porte; la jeune fille venait de remettre la navajilla
+dans sa gaine; don Graviel était assis à côté d'elle:
+
+«Capitaine, dit un mousse qui n'était pas entré sans autorisation, le
+lieutenant vous fait prévenir que la frégate la Santa-Fé nous appuie la
+chasse et qu'elle nous gagne.
+
+--Chère amie, dit l'heureux enseigne en se levant, priez Dieu qu'elle ne
+nous attrape point. Je cherche les Anglais, et non les Espagnols.»
+
+G. DE LA LANDELLE.
+
+(_La fin à un prochain numéro._)
+
+
+
+Épisodes de la Vie d'une pièce d'or,
+
+RACONTÉS PAR ELLE-MÊME.
+
+Je naquis grande dame et plus belle mille fois que le jour. Je commençai
+d'être admirée en commençant de vivre. A peine eus-je revêtu ma robe
+éclatante, que tous les yeux se fixèrent sur moi avec une expression de
+convoitise qui, à l'époque de mon début, troubla mon innocence et
+effaroucha ma pudeur. Depuis, j'ai acquis cette heureuse assurance que
+procurent les grands succès dans le monde; je sais l'art de ne plus
+rougir devant mes courtisans. D'ailleurs, aujourd'hui, je connais le
+prix que je vaux, et j'accepte sans embarras les hommages qui me sont en
+tous lieux adressés, parce que j'ai la confiance de les mériter partout.
+
+Je ne veux pas raconter toutes mes aventures; ce serait une oeuvre trop
+longue et trop fatigante pour moi qui ai contracté les goûts des
+personnages avec lesquels j'ai l'habitude de vivre et qui, en
+conséquence, aime la mollesse et l'oisiveté. Je désire seulement vous
+confier le principal épisode de ma brillante existence; vous verrez, par
+les échantillons qu'il me plaît de mettre sous vos yeux, que ma
+naissance aristocratique ne m'a pas toujours préservé des humiliations;
+que comme les grands de ce siècle, j'ai éprouvé des fortunes diverses
+qui m'auraient sans doute instruite, si, je consens à vous en faire
+l'aveu, je n'étais pas née orgueilleuse.
+
+Je fis ma première entrée dans le monde à une époque bien dure pour les
+personnes de condition; mais j'eus ce bonheur singulier d'échapper tout
+d'abord à un contact grossier, et de tomber au pouvoir d'un gentilhomme
+corse qui commençait, en ce temps-là, à faire une assez belle figure à
+la tête de la république française. Jamais je ne jouai un plus beau
+rôle, jamais je n'exerçai sur les destinées de la terre une influence
+plus grande qu'à cette époque de ma vie.
+
+C'était au château des Tuileries, en 1804; je dormais paisiblement, avec
+un grand nombre de mes soeurs, dans le tiroir d'une table chargée de
+cartes géographiques, lorsqu'un jour mon tombeau s'ouvrit brusquement à
+la lumière. En même temps une main blanche et fine, une vraie main de
+dictateur, se glissa un silence auprès de moi, me saisit avec une
+vivacité brutale, et me jeta, toute frémissante de dépit, sur une
+immense carte d'Europe; M. de Buonaparte, mon maître,--je lui donne, ce
+titre par exception, car mes autres possesseurs ne sont que mes
+valets,--M. de Buonaparte était, ce jour-là, un petit homme en habit
+militaire, à figure humorique, avec un grand front sillonné de plis
+dédaigneux. Je l'ai revu plus tard gras, frais, et, je le suppose,
+enchanté de vivre; mais, au temps dont je parle, il n'en était pas
+ainsi; il ressemblait beaucoup à un homme sans appétit et sans sommeil.
+C'était un visage bilieux de conspirateur; j'en ai rencontré d'autres
+qui lui ressemblaient à quelques égards, mais ils n'avaient pas la mine
+si fière.
+
+Le premier consul, tel était alors son titre, me prit avec distraction
+entre ses doigts, me tourna et me retourna en tous sens, regarda la
+pique surmontée d'un bonnet ronge qui se dressait sur mon dos, contempla
+la Liberté debout sur ma face, puis, souriant d'un sourire moqueur, me
+laissa une seconde fois retomber sur la table.
+
+Il se leva, se promena à grands pas dans la salle comme le lion dans sa
+cage, s'arrêta longtemps à une fenêtre devant laquelle passait la foule,
+frappa son vaste front de sa petite main blanche, croisa ses bras
+derrière le dos, toussa d'une toux fiévreuse, leva les yeux en l'air,
+regarda le parquet qui claquait sous ses pieds agités, les tableaux
+suspendus aux murailles, le lustre qui étincelait sur sa tête, murmura à
+voix basse des paroles confuses, inintelligibles, puis revint tout à
+coup, par un brusque détour, l'air résolu quoique tout pâle, se rasseoir
+sur son fauteuil doré devant la table où je l'observais. Il était si
+ému, le héros, que j'en tressaillis sous ma robe de métal. Cet homme en
+proie à une pensée secrète et grandiose me faisait peur. Je comprenais
+que j'allais être témoin d'un spectacle solennel; mais je ne m'attendais
+guère à ce que ce jeune conquérant, le seul homme peut-être des temps
+modernes qui ait eu le courage de me mépriser, me rendit l'arbitre de sa
+merveilleuse destinée.
+
+Il chuchotait toujours quelque chose entre ses dents, et faisait des
+gestes comme un fou qui se querelle avec des fantômes. Attentive aux
+moindres sons, je lui entendis plusieurs fois prononcer le nom d'empire
+et d'empereur. Il parla de la France, de l'Europe, du monde; il nomma le
+peuple, l'armée.--Je n'ai pas beaucoup d'esprit, quoique en définitive
+personne n'en ait plus que moi, mais je ne tardai pas à comprendre qu'il
+ne s'agissait de rien moins que de me débarrasser de ma pique, pour me
+confier un sceptre, et que de substituer une couronne d'empereur à mon
+vilain bonnet phrygien.
+
+Mes instincts aristocratiques se réveillaient en foule, lorsque M. de
+Buonaparte se leva une dernière fois, oppressé et frissonnant comme un
+homme qui va interroger le destin. Il me prit, me souleva en l'air, et
+me laissa aussitôt retomber en criant: «Face!» Heureusement je
+connaissais ce jeu familier aux enfants et aux superstitieux; je
+n'hésitai pas à complaire aux désirs du premier consul; je me jetai
+lourdement sur le dos, étalant au soleil ma face resplendissante.
+
+Le premier consul se pencha sur moi avec une expression de joie
+profonde, tomba dans une courte rêverie, puis se releva soudainement, la
+figure radieuse, le front rajeuni, en criant: «C'en est fait! A moi
+l'empire! Vive l'empereur!»
+
+Un mois après ce grand événement, je quittai l'appartement de celui à
+qui j'avais donné la couronne de Charlemagne pour entrer dans le
+secrétaire d'un négociant. Cet heureux mortel avait eu l'honneur de
+fournir les milliers de lampions qui éclairèrent les fêtes du
+couronnement de l'empereur Napoléon.
+
+A vrai dire, je ne fus pas heureuse dans cette demeure bourgeoise. J'y
+rencontrai pour la première fois des petites gens dont je n'avais pas
+soupçonné l'existence. Ainsi je fus à tout moment coudoyée par des
+créatures de bas étage qui salissaient ma robe splendide du contact de
+leur robe d'argent ou de leur robe de cuivre. Je ne vous raconterai pas
+ce que je souffris alors, parce qu'aujourd'hui je sais que c'est le bon
+ton de ne pas respecter les personnes de qualité.
+
+Donc j'épiais le moment favorable pour sortir de ma prison d'acajou,
+lorsqu'un matin je m'éveillai entre les mains d'un enfant aux belles
+joues rosées, aux yeux bleus, aux longs cheveux qui retombaient en
+boucles blondes sur une collerette bien plissée. «A la bonne heure!
+pensai-je, j'aime mieux vivre en société avec ce marmot; c'est moins
+avilissant, et d'ailleurs il est à croire que nous ne resterons pas
+longtemps ensemble.»
+
+Le lendemain même de mon nouveau début je fus conduite chez un fameux
+marchand de joujoux, qui, comme de raison, me trouva belle et désira me
+posséder.
+
+Hélas! le petit traître me livra sans regret à l'avidité du marchand,
+qui me mit dans sa poche en riant tout bas d'un air sournois; il me
+livra avec joie même et reçut en échange, savez-vous quoi? j'ai honte de
+le dire: il reçut un affreux polichinelle avec deux énormes bosse»
+rehaussées de brocart, une sur le ventre, l'autre sur le dos, un chapeau
+chargé de clinquant et un épouvantable nez rouge.
+
+Après avoir éprouvé une humiliation aussi cruelle, j'aurais pu perdre
+quelque chose de ma foi en mon mérite, si je n'avais éprouvé ensuite,
+dans mille, autres circonstances, que l'autorité de ma race est immense,
+et qu'avec l'aide de mes soeurs je puis forcer les regards les plus
+fiers et les yeux les plus beaux à se baisser devant l'éclat de ma
+puissance. Qu'il me suffise de dire, pour faire comprendre en un mot le
+pouvoir dont nous disposons, que nos favoris, généralement choisis avec
+intention parmi les sots, sont placés, grâce à nous, dans l'estime des
+hommes plus haut que les princes, plus haut que tous les génies de la
+terre.
+
+Après mille aventures bizarres, après avoir fait les guerres d'Allemagne
+dans la poche d'un colonel, et la campagne de Russie dans un fourgon du
+roi Murat, je tombai entre les mains d'un Cosaque qui m'emporta dans son
+pays.
+
+Pour finir ce récit incomplet, qui n'est qu'un rapide coup d'oeil jeté
+sur mon existence passée, je vous dirai qu'aujourd'hui je vis fort
+tristement dans le coffre-fort d'un vieux prince allemand. Privée d'air
+et de lumière, je vois avec regret mes traits se flétrir et mon
+incomparable beauté s'altérer chaque jour. Quand l'avare petit potentat
+qui s'est voué à mon culte juge à propos de m'adresser ses hommages, il
+le fait dans une langue qui n'est pas celle du pays où j'ai pris
+naissance et où j'ai régné avec tant d'éclat. Aussi suis-je atteinte
+d'une profonde mélancolie dans ma brillante retraite; je soupire après
+le soleil et le bruit; je rêve tantôt que je pétille entre les mains de
+joueurs à l'oeil ardent, tantôt que je luis, comme une étincelle de feu,
+dans ces coupes où les orfèvres nous exposent toutes nues, mes soeurs et
+moi, aux regards cyniques de la foule;--ou bien, songeant aux jours
+écoulés, je passe pu revue mes victoires et mes revers; je songe à cet
+enfant naïf qui me préféra un polichinelle; à ce petit homme jaune qui
+me confia le soin de lui livrer l'empire du monde. Je me demande, en
+riant d'un rire de prisonnière, ce qui serait advenu dans l'univers si,
+au lien de répondre au voeu secret du premier consul, je m'étais laissée
+tomber la face contre terre!
+
+Je me demande tout cela et beaucoup d'autres choses encore, en attendant
+que la mort de mon geôlier ou l'invasion de quelque hardi voleur du Rhin
+vienne me tirer de ma captivité, et me rendre à l'amour de mes sujets.
+
+
+
+Armée.
+
+RECRUTEMENT, TIRAGE.
+
+La loi du 21 mars 1832, sur le recrutement de l'armée, s'exécute partout
+avec facilité; elle donne à la France une armée brave et disciplinée,
+dévouée à la patrie et à ses institutions, et sur qui reposent les plus
+chers intérêts de la nation, son indépendance et sa sûreté. Cependant
+l'expérience a révélé des imperfections qu'il importe de corriger: le
+remplacement, condition obligée de nos habitudes sociales, est la source
+d'abus graves, aussi nuisibles aux familles qu'à l'État; les nécessités
+de l'institution militaire ne sont point satisfaites; certaines
+dispositions secondaires réclament des améliorations importantes. C'est
+pour répondre à ces besoins qu'un projet de loi a été présenté, en 1841,
+à la Chambre des Députés. Adopté par cette Chambre, il n'a pu être
+immédiatement discuté par la Chambre des Pairs. Dans l'intervalle des
+sessions, soumis à une commission mixte de pairs et de députés, il a
+été de nouveau étudié, discuté et modifié. La Chambre des Pairs, appelée
+à l'examiner au commencement de 1843, y a introduit à son tour plusieurs
+changements, et l'a adopté le 26 avril 1843. Après cette longue
+élaboration, il a été présenté, le 4 mai de la même année, à la Chambre
+des Députés; le rapport de la commission chargée de son examen a été
+fait le 29 juin suivant, et, par une récente décision, la Chambre a
+arrêté qu'il serait soumis à ses délibérations pendant le cours du la
+session actuelle.
+
+La loi du recrutement de l'armée touche à toute l'organisation sociale:
+il faut qu'elle ne soit ni un danger pour les libertés publiques, ni un
+fardeau trop lourd pour le Trésor. Elle pourvoit au premier besoin de
+l'État; car elle constitue sa force, et détermine ainsi tout le poids de
+son influence; mais comme elle est en même temps pour les familles la
+charge la plus pesante, elle ne doit leur imposer aucun sacrifice
+inutile. La durée du service, l'incorporation du contingent et le
+remplacement militaire sont les trois principales questions qui dominent
+dans la loi sur le recrutement.
+
+L'appel obligé, c'est-à-dire le service personnel, tel est le principe
+de force qu'elle doit constituer. Dans son application, toutefois, ce
+principe a subi des modifications nombreuses pendant les trente années
+qui se sont écoulées depuis 1789 jusqu'en 1818. En 1789, l'Assemblée
+constituante rend le service personnel commun à tous les citoyens, et
+n'en exempte que le monarque et l'héritier présomptif de la couronne. En
+1793, nul ne peut se faire remplacer. En l'an VI, tout citoyen français
+est défenseur de la patrie par droit et par devoir: les défenseurs
+conscrits sont attachés aux divers corps, ils y sont nominativement
+enrôlés, et ne peuvent pas se faire remplacer. En l'an VIII, les hommes
+impropres à supporter les fatigues de la guerre, et ceux reconnus plus
+utiles à l'État en continuant leurs travaux ou leurs études, sont seuls
+admis à se faire remplacer par un suppléant. La substitution n'est
+autorisée, en l'an X, qu'entre conscrits d'une même classe; tandis que
+le remplacement l'est également, en l'an XI, entre conscrits nés et
+domiciliés dans l'étendue de l'arrondissement, puis, en 1804, dans
+l'étendue du canton, et en 1805, dans celle du même département. Plus
+tard, en 1815, les conscrits sont autorisés à prendre des remplaçants
+dans tous les départements de l'empire indistinctement. Cette faculté a
+été, comme on le voit, l'objet de contraintes et de facilités fort
+capricieuses, suivant les vicissitudes des événements militaires,
+jusqu'à ce qu'elle fût législativement consacrée par la loi du 10 mars
+1818, comme par les lois suivantes. Aussi, en 1806, sur un effectif de
+plus de 500,000 hommes, il n'y avait pas un huitième de remplaçants;
+1826, cette proportion était d'un cinquième; en 1835, presque d'un
+quart; enfin, au 11 septembre 1842, sur un effectif de 357, 598
+sous-officiers et soldats des corps qui se recrutent par la voie des
+appels, il y avait 85,644 remplaçants, c'est-à-dire plus du quart de cet
+effectif.
+
+Le remplacement est consacré maintenant en France par une longue
+habitude. Dans une société livrée aux soins de l'industrie, où les
+propriétés sont divisées et les fortunes médiocres, où chacun doit, par
+un labeur sans relâche, un zèle infatigable et des veilles incessantes,
+préparer son état et se faire à soi-même sa place dans le monde, imposer
+indistinctement à tous l'obligation de passer dans une caserne plusieurs
+années, les plus fécondes de la vie, ce serait causer au plus grand
+nombre un irréparable dommage, et leur fermer la carrière, objet des
+veilles de leur jeunesse entière, et espoir de leur avenir. Aucun des
+intérêts généraux de la société n'y trouverait profit: les progrès des
+arts, de la science, de l'industrie, seraient arrêtés par cette loi
+aveugle. Le remplacement est-il donc onéreux aux classes laborieuses?
+Chaque année, il verse plus de 50 millions dans les familles les moins
+aisées. Il appelle sous les drapeaux et soumet à une discipline
+nécessaire des hommes que ce joug assouplit et façonne; il substitue en
+eux la politesse à la grossièreté, l'amour de l'ordre à l'esprit
+d'insubordination, et l'instruction à l'ignorance.
+
+Le chiffre des remplaçants augmente dans une progression toujours
+croissante; ils sont devenus une partie essentielle et considérable de
+notre force publique; un grand nombre accomplissent honorablement leurs
+devoirs, obtiennent de l'avancement, arrivent aux grades élevés, et font
+oublier qu'un contrat vénal les a appelés sous le drapeau. Il est juste,
+toutefois, de reconnaître que, dans l'échelle des qualités morales, les
+remplaçants sont généralement au-dessous des jeunes soldats qui servent
+pour eux-mêmes. Aussi les remplacements que les chefs de corps préfèrent
+et acceptent le plus volontiers, sont-ils les remplacements au corps,
+c'est-à-dire ceux des militaires qui ont accompli leur temps de service.
+Ces sortes de remplacements offrent, en effet, de grands avantages. Ceux
+qui les contractent sont connus des chefs de corps qui peuvent toujours
+refuser d'admettre les hommes dont l'armée aurait à se plaindre et
+qu'elle n'aurait pas intérêt à conserver. Le drapeau ne garde donc que
+les soldats éprouvés. Un relevé des peines disciplinaires, fait sur les
+livres de punitions de 24 régiments, 12 d'infanterie et 12 de cavalerie,
+a donné les résultats suivants. Tandis que 100 remplaçants non
+militaires ont passé 201 jours en prison et 630 jours à la salle de
+police, les remplaçants au corps n'ont subi, pour 100 hommes, que 66
+jours de prison et 515 de salle de police. D'ailleurs, les remplaçants
+pris sous les drapeaux possèdent à la fois la vigueur que donnent les
+armées, et la pratique des armes que donne un long service. En 1841, sur
+98,000 remplaçants, près de 28,000 avaient déjà servi.
+
+Le contingent annuel et la durée du service sont les éléments primitifs
+de l'institution militaire. C'est par eux qu'est résolu cet important
+problème de lier l'armée à la nation, et de l'organiser de telle sorte
+que, citoyenne sans cesser d'être militaire, elle puisse passer
+rapidement de l'état de paix à l'état de guerre, et de l'état de guerre
+à l'état de paix, en ménageant les intérêts de nos finances et ceux de
+la population, mais en assurant toujours à l'indépendance nationale
+toute la force dont elle pourrait avoir besoin. Cette force est depuis
+longtemps déterminée, et l'on a reconnu que notre armée sur le pied de
+guerre devait présenter un effectif de 500,000 hommes au moins. Un
+effectif aussi considérable ne saurait être maintenu sous le drapeau,
+quand les éventualités de l'avenir ne le rendent pas nécessaire. Les
+besoins du pays et les limites de l'impôt ne permettent pas de
+l'entretenir en temps de paix. L'armée doit, par conséquent, être
+divisée en deux fractions inégales: la première, active et soldée, dont
+l'effectif est déterminé annuellement par la loi de finances; la seconde
+qui, ne coûtant rien à l'État, attend dans le repos le moment d'être
+utile à la patrie. Telle est formule de la réserve.
+
+Au premier aspect, il paraîtrait tout naturel de penser que, d'après
+l'incorporation successive des contingents annuels, les militaires ayant
+passé sous le drapeau devaient constituer le principal effectif de cette
+réserve, et que les jeunes soldats ne pouvaient y compter que comme
+complément. En effet, au 1er septembre 1834, il y avait déjà dans la
+réserve 79,926 sous-officiers et soldats instruits, prêts au premier
+appel, et seulement 3,155 jeunes soldats laissés dans leurs foyers; mais
+telle est l'élasticité des dispositions de l'article 29 de la loi,
+aujourd'hui encore en vigueur, du 21 mars 1832, qu'au 1er avril 1810,
+sur 135,000 hommes dont se composait la réserve, il y avait seulement
+297 hommes qui eussent activement figuré dans les rangs. La gravité d'un
+tel état de choses devait se manifester plus tard. Quand, en 1810,
+l'effectif de l'armée dut être porté de 317,826 hommes à plus de
+500,000, la réserve fut appelée; et, dans l'espace de peu de mois,
+l'armée reçut 185,786 hommes, dont une partie comptait déjà plusieurs
+années de service, et qui, cependant, voyaient le drapeau pour la
+première fois. Il n'y a donc, dans ce système de réserve mixte, aucune
+garantie pour l'institution militaire. Pour entrer dans une voie plus
+assurée, le nouveau projet de loi, adopté par la Chambre des Pairs le 26
+avril 1843, et soumis actuellement aux délibérations de la Chambre des
+Députés, propose d'incorporer en entier le contingent, et de porter à 8
+ans la durée du service, en déterminant la libération au 30 juin de
+chaque année. La durée du service actif resterait d'ailleurs toujours
+soumise aux éventualités politiques et financières.
+
+La loi du 10 mars 1818 avait fixé à 12 années la durée du service, dont
+6 passées dans la réserve; celle du 9 juin 1821 l'avait réduite à 8
+années, et celle du 21 mars 1832 à 7 années.
+
+Dans les États étrangers, la durée du service est fort variable, comme
+l'attestent les chiffres suivants:
+
+Autriche: soldats d'Italie et du Tyrol, 8 ans; soldats des États
+héréditaires et de la Gallicie, qui servaient autrefois 11 ans
+aujourd'hui 10 ans; soldats de la Hongrie, 10 ans.
+
+Bavière: armée permanente, 6 ans; armée éventuelle, composée de la
+landwehr partagée en deux bans qui comprennent, le premier, les hommes
+de 21 à 40 ans non incorporés dans l'armée active; et, le second, les
+hommes de 40 à 60 ans.
+
+États-Unis: 5 ans; l'armée ne doit se recruter que par engagements
+volontaires; tou» les blancs, de 18 à 35 ans, peuvent être enrôlés au
+prix de 60 francs l'engagement.
+
+Prusse: en temps de paix, 2 ou 3 ans; puis 2 ans sur les contrôles de la
+réserve; les soldats qui cessent d'appartenir à l'armée active font
+partie, jusqu'à 32 ans, de la landwehr du premier ban; et, de 32 ans à
+40, de la landwehr du second ban; de 40 à 50 ans, ils sont encore tenus
+de marcher, en cas d'invasion: c'est ce qu'on nomme le landsturm.
+
+Russie: 25 ans dont 15 ans dans l'armée active, 5 ans dans les
+bataillons ou escadrons de réserve, et 5 ans dans la réserve générale de
+l'armée.
+
+Saxe: armée permanente, 6 ans dans l'armée active et 5 ans dans la
+réserve de guerre; l'armée éventuelle est composée des individus non
+appelés au service actif; il y a, en outre, pour le contingent de la
+Confédération, une réserve de guerre comprenant les hommes de l'armée
+active qui ont quitté les drapeaux avant d'avoir achevé leur temps légal
+de service, et ceux qui, après l'avoir complété, sont astreints à la
+réserve pendant trois autres années.
+
+Jusqu'à ce moment le point de départ pour le service a été fixé au 1er
+janvier; le projet de loi propose de le fixer au 1er juillet de chaque
+année, qui est la vraie date du commencement du service. Ce n'est en
+effet qu'au 1er juillet au plus tôt que peut être formé le contingent:
+c'est seulement alors que les hommes deviennent jeunes soldats et sont à
+la disposition du gouvernement. Jusque-là ils sont entièrement libres et
+maîtres de leurs actions. Ainsi ils ne sont point forcés de se présenter
+au tirage, ni devant le conseil de révision; ils peuvent même se marier,
+voyager selon leur bon plaisir. Il semble donc peu rationnel de
+continuer à faire compter pour service militaire six mois pendant
+lesquels le contingent n'existe pas, six mois pendant lesquels tous les
+jeunes gens qui doivent concourir à la formation de ce contingent (et
+ils sont 300,000) ont une position parfaitement identique à celle de
+tous les autres citoyens.
+
+Tous les jeunes Français sont soumis au recrutement. Chaque année une
+loi détermine le nombre d'hommes dont se compose le contingent. Une
+ordonnance royale les répartit entre les départements et les cantons,
+proportionnellement au nombre des jeunes gens inscrits sur les listes du
+tirage de la classe appelée. Le contingent assigné à chaque canton est
+fourni par un tirage au sort entre les jeunes Français qui ont leur
+domicile légal dans le canton, et qui ont atteint l'âge de 20 ans
+révolus dans le courant de l'année précédente. Les tableaux de
+recensement des jeunes gens soumis au tirage sont dressés par les
+maires, publiés et affichés dans chaque commune. Les tableaux dressés,
+un tirage au sort désigne les jeunes gens qui seront appelés à faire
+partie du l'armée. Ceux qui auraient été condamnés pour fraudes ou
+manoeuvres ayant pour but d'échapper à la loi sont inscrits en tête des
+listes de tirage, comme si les premiers numéros leur étaient échus. Les
+jeunes gens de la classe appelée sont inscrits sur les tableaux de
+recensement dans l'ordre alphabétique de leur nom de famille.
+
+Parmi les jeunes gens qui concourent au tirage, les uns sont exemptés du
+service, les autres dispensés. Les causes d'exemption et de dispense
+sont énumérées dans la loi, et elles ne doivent pas être étendue sans
+raisons graves. Considérés comme s'ils avaient satisfait à l'appel, les
+dispensés comptent numériquement dans le contingent, mais ils ne
+comptent pas dans l'armée; l'exempté au contraire, est remplacé par
+numéro subséquent, et dès lors toute exemption a pour effet de détruire
+l'arrêt du sort, et de reporter le fardeau du service sur ceux qu'il en
+avait affranchis.
+
+Le jugement des exemptions et des dispenses est attribué au conseil de
+révision. Dans les mains de cette juridiction spéciale repose
+l'exécution de la loi, et l'on pourrait dire la composition de l'armée.
+Pour les cas rigoureusement définis, les termes de la loi règlent la
+conduite du conseil et lui dictent ses résolutions. Mais la catégorie
+d'exemptions la plus nombreuse, celle qui se rapporte aux infirmités,
+reste entièrement abandonnée à son appréciation discrétionnaire. Chaque
+année, sur environ 300,000 conscrits, plus de 50,000 obtiennent leur
+exemption à ce titre. Le conseil de révision est un jury suprême qui
+prononce sans appel.
+
+Dans sa composition actuelle, l'armée est représentée par un officier
+général; l'État, par le préfet et un conseiller de préfecture qu'il
+désigne; les familles, par un membre du conseil général du département
+et par un membre du conseil de l'arrondissement, tous deux aussi à la
+désignation du préfet. Un membre de l'intendance militaire, assiste aux
+opérations du conseil et est entendu toutes les fois qu'il le demande.
+
+[Illustration: Tirage des Conscrits.]
+
+Une loi du 12 juin 1843 a fixé à 80,000 hommes le contingent de la
+classe de 1843. Ce contingent, qui a été le même pour toutes les années
+depuis 1830, ne fournit que 65,000 hommes à l'armée de terre; 15,000
+doivent être déduits pour le service de la flotte, les insoumissions,
+etc.
+
+En vertu d'une ordonnance royale du 5 décembre dernier, les tableaux de
+recensement, ouverts à partir du 1er janvier 1844, ont été publiés et
+affichés les dimanches 21 et 28 du même mois, ainsi que l'exige
+l'article 8 de la loi du 12 mars 1832. L'examen de ces tableaux et les
+tirages au sort, prescrits par l'article 10 de la même loi, devaient
+commencer le 19 février; mais comme le 19 tombait le mardi gras, des
+instructions du ministre de la guerre ont autorisé le renvoi des
+opérations à un autre jour pour les cantons où il aurait pu être à
+craindre que les saturnales du carnaval ne vinssent troubler l'ordre et
+la régularité du tirage. C'est ce qui a eu lieu notamment à Paris, où le
+tirage des jeunes gens du 1er arrondissement, fixé d'abord au 19
+février, a été renvoyé au 6 mars, et où les opérations ont commencé, le
+22 février, par le 2e arrondissement, pour être continuées sans
+interruption jusqu'au 6 mars inclusivement.
+
+Les numéros de tirage sont écrits ou imprimés sur des bulletins
+uniformes. Chaque bulletin porte un numéro différent, de manière que la
+totalité des bulletins forme une série continue de numéros, depuis le
+numéro 1, égale au nombre des jeunes gens appelés à tirer. Le
+sous-préfet (à Paris, le maire de chaque arrondissement remplace le
+sous-préfet), après avoir reconnu publiquement que le nombre des
+bulletins est le même que celui des jeunes gens qui doivent prendre part
+au tirage, les paraphe, les mêle et les jette dans l'urne. Les communes
+du canton sont appelées pour le tirage suivant l'ordre alphabétique de
+leurs noms, et les jeunes gens de chaque commune suivant l'ordre de leur
+inscription sur les tableaux de recensement. Au fur et à mesure que les
+jeunes gens sont appelés, ils tirent de l'urne un numéro. Les parents
+des absents, ou, à leur défaut, le maire de leur commune, tirent à leur
+place. A mesure que les bulletins sont tirés de l'urne, le sous-préfet
+inscrit sur la liste du tirage, en regard du numéro sorti, les nom,
+prénoms et surnoms de celui auquel le numéro appartient, ainsi que les
+noms et prénoms de ses père et mère. Le numéro sorti est inscrit en
+outre sur le tableau du recensement, en regard du nom de celui auquel il
+appartient. L'ordre des numéros tirés par les jeunes gens détermine
+toujours celui de leur appel pour la formation du contingent. A mesure
+que les jeunes gens se présentent, le sous-préfet leur demande s'ils ont
+des motifs d'exemption ou de dispense à faire valoir, et il en fait
+mention tant sur la liste du tirage que sur le tableau de recensement.
+Si des jeunes gens réclament l'exemption comme n'ayant pas la taille
+fixée par la loi, le sous-préfet, avant d'inscrire ses observations,
+fait toiser les réclamants, lesquels, à cet effet, sont placés sur le
+marchepied d'un double mètre poinçonné et étalonné, dont la traverse est
+élevée à un mètre 560 millimètres.
+
+Immédiatement après le tirage de chaque canton, le sous-préfet envoie au
+préfet du département une expédition authentique de la liste du tirage.
+Le, préfet, de son côté, forme un état indiquant, par canton, le nombre
+des jeunes gens inscrits sur les listes du tirage de la classe. Cet état
+est adressé au ministre de la guerre. Tous ceux de la classe de 1843
+devront lui parvenir le 20 mars 1844 au plus tard. La répartition du
+contingent de cette classe, entre les départements, sera faite
+ultérieurement par une ordonnance royale, qui réglera en même temps les
+autres opérations relatives à l'appel de ladite classe.
+
+[Illustration: Promenade des Conscrits après le tirage.]
+
+De nombreuses demandes sont formées chaque année à l'effet d'obtenir,
+par exception, le maintien dans leurs foyers de jeunes soldats qui, bien
+que méritant par leur position une faveur toute particulière, à titre de
+soutiens de famille, n'ont pas pu être classés en ordre utile sur les
+listes des hommes de cette catégorie dressées par les conseils de
+révision dans la proportion habituelle de dix sur mille hommes du
+contingent. En 1843 cependant il a été satisfait plus largement, sous ce
+rapport, aux besoins des populations, et M. le ministre de la guerre a
+décidé que la proportion précédemment établie serait portée au double
+pour la classe de 1842, c'est-à-dire à vingt sur mille hommes (ou deux
+sur cent) du contingent de cette classe.
+
+Après le tirage, les jeunes gens ont en général l'habitude de placer sur
+le devant de leur chapeau le numéro qui leur est échu au sort, et de
+l'attacher avec des rubans de diverses couleurs, le plus souvent
+tricolores. Puis ceux de la même commune se réunissent et retournent
+ensemble chez eux, bras dessus bras dessous, chantant, criant, marchant
+au pas, tambour en tête. Tout le long de la route ils font de fréquentes
+stations, arrosées de libations nombreuses, ceux-ci en l'honneur de la
+chance qui les a favorisés, ceux-là pour s'étourdir et noyer dans le vin
+le chagrin d'avoir attrapé un mauvais numéro. Les uns et les autres,
+partis fièrement au pas du chef-lieu de canton, ne rentrent guère dans
+la commune que d'un pas plus que chancelant: ce qui a fait plaisamment
+donner à ces sortes de détachements d'apprentis militaires le nom trop
+bien mérité de _compagnies des litres_.
+
+[Illustration: Toisage des Conscrits.]
+
+Depuis 1830, de nombreuses améliorations ont attaché l'armée au pays par
+des liens étroits. L'état des officiers a été garanti, l'avancement
+soumis à des règles de justice, la solde des officiers, sous-officiers
+et soldats améliorée, les pensions de retraite étendues; deux écoles
+ouvertes dans chaque régiment d'infanterie ou de cavalerie, l'une, du
+premier degré, destinée aux soldats et aux caporaux ou brigadiers;
+l'autre, de deuxième degré, pour les sous-officiers; 50 à 60,000 hommes
+admis annuellement dans ces écoles; un certain nombre d'emplois réservés
+dans les forêts et dans les douanes aux militaires qui auraient, comme
+sous-officiers, contracté et terminé au moins un réengagement; les
+carrières civiles ouvertes ainsi à ceux qui n'obtiennent point
+l'épaulette; enfin les troupes appliquées en France et en Algérie aux
+grands travaux d'utilité publique.
+
+
+
+Académie Royale de Musique.
+
+_Lady Henriette, ou la servante de Greenwich._
+
+Tel est le titre peu gracieux du ballet pantomime que l'Opéra a mis au
+jour le mercredi 21 février 1844.
+
+Lady Henriette est première dame d'honneur de la reine Anne; elle habite
+un riche appartement dans le château royal de Windsor; elle a un
+_futur_, comme dit le livret. Ce _futur_ s'appelle sir Tristan
+Crackfort, et il joint au malheur de porter un pareil nom l'inconvénient
+d'être le seigneur le plus sot des Trois-Royaumes. De tout cela il
+résulte que lady Henriette est, de son côté, la femme du monde qui
+s'ennuie le plus et qui bâille le mieux.
+
+Bien bâiller est un talent; mais à force d'exercer les talents qu'on a,
+on se fatigue: témoin Rossini, qui, pour avoir trop fait d'opéras, n'en
+veut plus faire. Lady Henriette voudrait bien ne plus bâiller; elle
+consulte sur ce point délicat Nancy, sa fille, suivante, qui lui répond
+ce que toute fille suivante répond en pareil cas: «Madame, il faut
+prendre un amant.» Mais ce remède-là n'est point du goût de milady: il
+lui faut quelque chose de moins trivial, de plus neuf, de plus
+inattendu, quelque chose qui n'ait jamais été imaginé par personne. Un
+amant! fi donc! toutes les dames de la cour en ont. Mais prendre le
+costume d'une paysanne, attacher à son corsage un bouchon de paille, et
+se rendre, en cet équipage, à la foire du Greenwich, voilà ce qu'aucune
+d'elles n'a jamais imaginé.
+
+Or, il faut que vous connaissiez l'usage anglais et le sens de ce
+bouchon de paille.
+
+Toute fille des champs qui veut entrer en service, et qui cherche une
+condition, n'a qu'à se présenter à la foire de Greenwich ainsi
+accommodée. C'est là que se rendent, de toutes les contrées voisines,
+les fermiers qui cherchent des servantes. De chaque côté on est sûr d'y
+trouver son affaire, et l'on n'y a que l'embarras du choix.
+
+Lady Henriette, donc, ira se mettre incognito au service de quelque
+manant du pays: elle fera son lit, balaiera sa chambre, écumera son pot.
+Ce divertissement lui paraît délicieux.--Que vous en semble?
+
+Elle échoit à un fermier du pays de Galles appelé Lyonnel. Lyonnel est
+jeune et fort joli garçon; il a l'imagination vive et le coeur tendre.
+Pauvre Lyonnel! il ne tarde guère à devenir le jouet de sa nouvelle
+acquisition, et le valet de sa servante. Lady Henriette, toujours grande
+dame, en dépit de son déguisement, abuse cruellement de ses avantages,
+et traite le fermier à peu près aussi mal que sir Crackfort; puis tout à
+coup elle s'échappe par une fenêtre, monte en voiture et s'enfuit au
+galop, laissant Lyonnel fou d'amour et de désespoir.
+
+Tout amoureux qui a perdu sa maîtresse doit immédiatement s'engager:
+c'est la règle à l'Opéra, et Lyonnel n'a garde d'y manquer. Le voilà à
+Windsor, habillé de rouge, coiffé d'un chapeau à plumet et armé d'un
+fusil; il est soldat dans le régiment des gardes de la reine.
+
+Vraie souveraine constitutionnelle, la reine ne gouverne pas, et s'amuse
+de son mieux. Mais lady Henriette s'ennuie de plus belle. Sir Tristan la
+suit partout et ne perd pas un occasion de recommencer l'éternel aveu de
+son amour. Ces la seule ressource qui reste à l'infortunée. Les tendres
+protestations du courtisan ont pour résultat certain de l'endormir
+immédiatement; il ne manque jamais son effet; mais, après l'avoir
+produit, il s'éloigne, et en cela je crois qu'il a tort. Un plus avisé
+resterait. A peine il a disparu que Lyonnel arrive. «Ciel!... grand
+Dieu!... est-ce bien elle? Est-ce vous?... Est-ce toi?...» Milady
+s'éveille: «Que me voulez-vous, non cher? Vous extravaguez, sans doute.
+Je ne comprends rien, je vous le jure, ni à vos hochements de tête, ni à
+vos roulements d'yeux, ni à vos gestes frénétiques, ni à vos discours
+dépourvus de sens.» Et milady s'éloigne d'un air superbe. Mais il y a un
+dieu pour les amants.
+
+Par _l'opération_ de ce dieu, le cheval de la reine s'emporte, et voilà
+_sa très-gracieuse majesté_ errant à travers champs, au gré de cette
+bête furieuse, et exposée à une foule d'accidents désagréables, sur
+lesquels mon imagination n'ose s'arrêter, tant est grand mon respect
+pour le principe monarchique. Qui sauvera sa très-gracieuse majesté?
+Lyonnel s'élance et se dévoue, et bientôt on le voit ramener la reine à
+demi pâmée, qu'il soutient dans ses bras. Heureux Lyonnel! la reine,
+reconnaissante, le fait officier.
+
+Bientôt son nouveau grade l'introduit au château royal.
+
+Il y a spectacle à la cour, et ballet mythologique. Sir Tristan
+Crackfort y représente le puissant Jupiter, et la reine d'Angleterre
+l'auguste Junon. Tous deux descendant de leur gloire, et viennent danser
+un menuet avec Mars, Apollon, Cybèle, etc. Vénus paraît à son tour,
+poursuivie par un berger. Elle résiste à l'audacieux, elle fuit en se
+jouant, et, dans sa fuite, elle décrit les figures les plus gracieuses,
+elle prend mille poses pleines de volupté, elle charme les dieux, elle
+enivre les humains, et surtout Lyonnel, qui reconnaît dans la déesse son
+inconnue mystérieuse, Hors de lui, il s'avance, il tombe aux pieds de
+Vénus... Jugez du trouble et de la stupeur générale! Le ballet
+s'interrompt; le ciel et la terre se, rapprochent, les mortels et les
+dieux errent pêle-mêle; l'imprudent trouble-fête est entraîné hors de la
+salle, et Vénus s'évanouit.
+
+On mène Lyonnel en prison; mais il s'échappe, s'enfuit au hasard au
+travers du palais, et arrive enfin dans l'appartement de lady Henriette,
+qui n'est pas encore tout à fait remise de l'émotion que lui a causée
+son étrange aventure. «Grâce, madame! un mot de vous suffit pour me
+sauver: dites ce mot...» Ah bien oui! La comtesse, irritée, le repousse
+et lui ordonne de sortir. Il insiste, elle appelle, et livre le
+malheureux aux soldats qui le poursuivent. Les dames d'honneur ont-elles
+donc le coeur si dur? Lyonnel succombe à ce dernier coup, ses idées se
+troublent, ses yeux deviennent fixes, il fait des gestes bizarres, il
+rit, il pleure: le voilà fou! On le mène à Bedlam.
+
+Là il trouve nombreuse compagnie et des fous de toute espèce, un
+mélomane, un dansomane, une femme qui se croit reine, un homme qui se
+croit le Destin, etc., etc. Tous se mêlent bientôt et exécutent un
+ballet curieux et bizarre. Puis le tambour bat: c'est la reine Anne qui
+vient visiter Bedlam; lady Henriette l'accompagne. Elle voit Lyonnel et
+comprend enfin tout le mal qu'elle a fait. «N'y a-t-il donc aucun moven
+de le réparer?
+
+[Illustration: Ballet mythologique de _Lady Henriette_.]
+
+--Un seul,» dit le médecin.
+
+--Eh bien! ne le devinez-vous pas? Ne savez-vous pas depuis longtemps
+comment on guérit les fous à l'Opéra, et comment finissent toutes les
+nièces de théâtre?
+
+Le sifflet du machiniste retentit: la scène change. Voilà Lyonnel
+installé de nouveau dans sa ferme, auprès de son ami Plumket. Bientôt la
+porte s'ouvre; il regarde: il revoit la comtesse telle qu'il l'a vue
+jadis, en habits de servante, et qui attend ses ordres. A cet aspect la
+raison lui revient subitement, et le mariage de rigueur termine le cours
+de ses aventures.
+
+Vous avez vu, probablement, _la Fête du village voisin_ et _la Comtesse
+d'Egmont_, lecteur, et vous me dites que vous saviez d'avance, ou à peu
+près, toute cette histoire. Hélas! j'en conviens. Mais ce que vous
+n'avez point vu, ce sont les décorations de M. Cicéri.
+
+Jamais peut-être M. Cicéri n'avait mis au service de l'Opéra un art plus
+savant, plus délicat, plus fin, une imagination plus riche et plus
+jeune, un goût plus parfait. La place du marché de Greenwich et la forêt
+de Windsor sont deux paysages composés avec une habileté remarquable, où
+tous les détails ont une intention et une valeur savamment calculées, et
+dont l'ensemble est ravissant. Le salon en boiseries sculptées de la
+comtesse, et la salle d'attente où se passent les scènes qui précèdent
+le spectacle de la cour, sont, dans un genre opposé, deux
+chefs-d'oeuvre. La décoration du ballet mythologique, en style rococo et
+selon la mode du temps, est conçue avec un esprit infini, et exécutée de
+main de maître.
+
+Trois compositeurs se sont cotisés pour la musique du ballet nouveau. M.
+de Flotow a fait le premier acte, M. Burgmuller le second, et M.
+Deldevèze le troisième. C'est de la musique bien faite, en général, et
+tort proprement ajustée; mais on regrette que les auteurs n'y aient pas
+déployé plus de chaleur et de verve, et se soient montrés aussi avares
+de motifs saillants et d'idées nouvelles. M. Burgmuller est resté fort
+au-dessous de l'auteur de la Péri.
+
+Les costumes y sont très-brillants, et si les tableaux chorégraphiques
+n'y ont rien de bien nouveau, du moins sont-ils agréables. Il faut,
+cependant, faire une mention particulière du ballet des fous, où M.
+Mazilier a montré quelque originalité; d'ailleurs il a trouvé là, en M.
+Coraly, un interprète d'une prestesse et d'une verve incomparables.
+Mademoiselle Adèle Dumilâtre, chargée du rôle de lady Henriette, s'en
+acquitte avec beaucoup de grâce et d'élégance. En somme, le ballet
+nouveau offre un spectacle agréable, varié, et quelquefois très-piquant.
+
+
+
+[Illustration: Bureau d'abonnement de l'_Illustration_.]
+
+Mais peut-il y avoir un spectacle plus piquant que celui dont nous
+donnons ici même la représentation fidèle? Quoi de plus agréable que
+l'aspect de cette foule pressée, compacte, impatiente, haletante, qui
+assiège les bureaux d'abonnement de l'Illustration? Quoi de plus
+richement varié que cette collection de visages où chacun de vous,
+lecteurs aimables, a le droit de chercher le sien?...
+
+
+
+Bulletin bibliographique.
+
+_Histoire des comtes de Flandre_ jusqu'à l'avènement de la maison de
+Bourgogne; par Edward le Glay, ancien élève de l'École royale des
+Chartes, conservateur adjoint des archives de Flandre à Lille. 1 vol.
+in-8.--Paris, 1844 (tome IIe). _Imprimeurs-Unis_. 7 fr. 50 c.
+
+
+L'an 863, Baudoin Bras de Fer, fils du Forestier Ingelran, qui avait
+épousé secrètement une fille de Charles le Chauve, fut nommé par son
+beau-père comte du royaume, et reçut pour la dot de sa femme toute la
+région comprise entre l'Escaut, la Somme et l'Océan, c'est-à-dire la
+seconde Belgique.. Ayant fixé sa résidence à Bruges, capitale du petit
+canton connu depuis le sixième siècle sous le nom de Flandre, il fonda
+la dynastie des comtes de Flandre. C'est l'histoire de cette dynastie,
+commencée par Baudoin Bras de Fer, en 863, et terminée par Louis de
+Male, en 1383, histoire peu connue jusqu'à ce jour, qu'a entrepris
+d'écrire M. Edward le Glay, conservateur adjoint des archives de Flandre
+à Lille. Le premier volume, dont nous avons rendu compte à l'époque de
+sa publication, s'arrêtait a l'année 1214. Le second et dernier, qui
+vient de paraître, contient l'histoire des règnes de Jeanne de
+Constantinople et de Fernand de Portugal (1214-1233), de Jeanne de
+Constantinople et de Thomas de Savoie (1233-1244), de Marguerite de
+Constantinople (1244-1279), de Gui de Dampierre (1280-1304), de Robert
+de Béthune (1304-1322), de Louis de Nevers ou de Creci (1322-1346), et
+enfin de Louis de Male (1346-1383). En 1583 Louis de Maie mourut, dit M.
+Edward le Glay, et le comté de Flandre fut dévolu à Philippe le Hardi et
+à la duchesse, sa femme, chef de cette illustre maison de Bourgogne dont
+les destinées se confondirent plus tard avec celles du monde entier.
+
+Ces deux volumes, fruit de longues et patientes études, sont remplis de
+faits puisés, avec une remarquable sagacité, aux sources les moins
+connues et les plus authentiques. Toutefois, nous nous permettrons
+d'adresser à M. Edward le Glay un reproche que du reste il s'est déjà
+fait à lui-même en terminant son second volume: on éprouve souvent, en
+lisant cet ouvrage, un vif désir de voir s'interrompre temporairement le
+récit trop monotone de ces guerres, révoltes et négociations
+interminables qui suffisaient bien, dit-il, pour occuper l'historien
+tout entier. «Parfois, ajoute-t-il, nous regrettions de ne pouvoir faire
+une pause, afin de contempler à l'aise, les autres mouvements qui
+s'opéraient autour de nous; mais nous ne pouvions suspendre notre
+marche, sous peine de disparaître dans le torrent qui débordait
+toujours.» Que M. Edward le Glay cesse donc d'avoir de pareilles
+craintes, s'il publie jamais un autre ouvrage historique. Il l'avoue
+lui-même: «La Flandre n'a pas été seulement un théâtre de guerres, de
+dissensions intestines, de soulèvements populaires; sa prospérité
+matérielle, ses progrès intellectuels et moraux pourraient fournir à une
+plume moins inhabile le sujet d'un tableau magnifique.» Le tableau, il
+ne devait pas se contenter de l'esquisser en quelques pages, ci nous lui
+pardonnons d'autant moins d'avoir omis, par une fausse modestie, de le
+peindre dans tous ses détails, que ses efforts eussent certainement été
+couronnés d'un plein succès.
+
+
+_Essai historique, sur l'origine des Hongrois_; par A. de Gérando. 1
+vol. in-8 de 164 pages.--Paris, 1844. Imprimeurs-Unis.
+
+La question de l'origine des Hongrois a été diversement résolue.
+Jornandès fait descendre les Hons des femmes que Filimer, roi des Goths,
+chassa de son armée, parce qu'elles entretenaient un commerce avec les
+démons. Cette origine diabolique, qui s'est étendue aux Hongrois, a eu
+plus de défenseurs qu'on ne serait tenté de le croire; et, bien après
+Jornandès, un écrivain ne trouvait pas d'autre moyen d'expliquer le mot
+_magyar_ qu'en le faisant dériver de _magus_, magicien. Les uns disent
+que les Hongrois sont des Lapons, les autres soutiennent qu'ils sont
+Kalmoucks, et pensent donner plus de force à leur opinion en invoquant
+une ressemblance de physionomie imaginaire. Les Hongrois sont d'origine
+turque, dit-on encore; leur langue le prouve; les Turcs les appellent
+toujours «mauvais frères,» parce qu'ils leur ont ferme l'entrée de
+l'Europe. Un autre les confond avec les Huns et les fait venir du
+Caucase sous le nom de Zawar. D'autres, enfin, les nomment Philistéens
+ou Parthes, et leur donnent la Juhrie ou Géorgie pour patrie.
+
+«Les quinze ou vingt noms différents que, dans diverses langues, les
+chroniqueurs ont donnés aux Hongrois, augmentent encore, dit M. A. de
+Gérando, les difficultés qui entourent nécessairement une question de ce
+genre, quand on veut rechercher leurs traces dans l'histoire.»
+
+Lorsque M. de Gérando alla, il y a peu de temps, visiter la Hongrie,
+il ne se proposait pas de rechercher les origines des Hongrois; mais il
+lui fut impossible de faire un long séjour dans le pays sans étudier
+cette question historique, l'une de celles qui intéressent au plus haut
+point les voyageurs. Il était arrivé avec des idées toutes faites; il
+publie aujourd'hui celles qu'il a rapportées. Il espère qu'elles
+obtiendront la confiance du lecteur, car ce ne sont pas les siennes,
+elles appartiennent aux Hongrois eux-mêmes.
+
+M. A. de Gérando se pose d'abord cette question: les Hongrois sont-ils
+Finnois? Puis il passe successivement en revue les traditions
+hongroises, les relations des historiens nationaux et celles des
+historiens étrangers; il établit ensuite un parallèle entre les Huns,
+les Avars et les Hongrois. Enfin il montre la marche suivie par les
+Hongrois, et le résumé général de cette dissertation se termine ainsi:
+«Nous nous sommes donc convaincu que la nation hunnique se rattache à ce
+groupe nombreux de peuples nomades que les historiens orientaux
+appellent indistinctement Turcs, c'est-à-dire émigrants, et qui errèrent
+longtemps dans l'Asie centrale; peuples qui furent refoulés par la race
+mongolique, se jetèrent en partie sur l'Europe, en partie sur l'Asie
+occidentale, et dont les plus fameux sont aujourd'hui les Afghans, les
+Persans, les Tcherkesses et les Ottomans.»
+
+Dans le préambule, M. V. de Gérando s'est attaché à faire ressortir
+_l'importance politique_ que l'on peut donner à une question en
+apparence purement spéculative. S'il était prouvé, en effet, comme
+l'affirme Schluzer, que les Hongrois sont ou Finnois ou Slaves, les
+empereurs de Russie pourraient, dans un avenir qui peut-être n'est pas
+éloigné, élever des prétentions sur le royaume de Hongrie, ou au moins
+le comprendre entre les pays sur lesquels, comme chefs de la grande
+famille slave, et de la grande famille finnoise, ils ont l'ambition
+d'exercer leur influence.
+
+
+_Wilhelm Meister de Goethe_, traduction complète et nouvelle; par madame
+la baronne A. de Carlowitz.--Paris, 1843. _Charpentier_. 2 vol. in-18. 3
+fr. 50 c. le volume.
+
+_Poésies de Goethe_, traduites par Henri Blaze, avec une Introduction du
+traducteur.--Paris, 1843. _Charpentier_. 1 vol. in-18. 3 fr. 50 c.
+
+_Mémoires de Benvenuto Cellini_, orfèvre et sculpteur florentin, écrits
+par lui-même et traduits par Léopold Laclanche, traducteur de
+Vasari.--Paris 1844. _Jules Lafitte_. 1 vol. in-18. 3 fr. 50 c.
+
+Deux de ces ouvrages datent de l'année dernière; mais le Bulletin
+bibliographique de _l'Illustration_ de 1843 a oublié de leur accorder la
+mention honorable dont ils sont dignes. C'est une dette qu'il lui
+tardait d'acquitter. Le troisième n'a pas le droit de se plaindre d'un
+trop long retard, car il existe depuis deux mois à peine.
+
+De Goethe, de son _roman_ et de ses _poésies_, de Benvenuto Cellini et
+de ses _Mémoires_, nous n'avons pas à nous en occuper ici; parlons
+seulement des traducteurs, ou plutôt des traductions.
+
+Madame la baronne A. de Carlowitz est déjà connue dans le monde
+littéraire par sa traduction de la _Messiade de Klopstock_, qui lui
+avait valu un prix de l'Académie française. Si madame la baronne A. de
+Carlowitz avait envoyé au concours l'ouvrage que nous avons sous les
+yeux, aurait-elle obtenu la même récompense? Nous en doutons. Bien qu'il
+ait écrit _Wilhelm Meister_ en prose, Goethe méritait plus d'égards de
+la part de son traducteur. C'est un de ces hommes de génie dont un peut
+ne pas aimer le caractère et ne pas admirer le talent, mais dont on doit
+respecter religieusement les ouvrages. Or, madame la baronne de
+Carlowitz se permet trop souvent d'altérer la pensée ou de corriger le
+style du grand poète allemand. De pareilles prétentions ne sont que
+ridicules. Du reste, si nous oublions cette déplorable manie, nous
+n'avons que des éloges à donner à madame la baronne de Carlowitz.
+Lorsqu'on ne la compare pas au texte original, sa traduction,
+suffisamment élégante et correcte, se fait lire avec plaisir. En outre,
+elle a l'avantage d'être la plus complète qui existe. La deuxième partie
+de _Wilhelm Meister_, les _Années de voyage_, formant le deuxième
+volume, n'avait jamais de traduite en français.
+
+Les _Poésies_ de Goethe sont également traduites pour la première fois
+en français. Leur traducteur est M. Henri Blaze (sur la couverture), qui
+devient dans le titre de l'ouvrage le baron Henri Blaze, et dans la
+dédicace le baron Blaze de Bury. Elles se composent de _lieds_, de
+_ballades_, d'_odes_, d'_élégies_, d'_épîtres_, de _poésies diverses_,
+du premier chant de l'_Achilléide_, de _Prométhée_, de la cantate
+intitulée _la Première Nuit de Walpurgis_, et du _Divan
+oriental-occidental_. M. le baron Henri Blaze termine ainsi
+l'introduction qu'il a mise en tête de sa traduction: «Nous venons de le
+voir, la lyre de Goethe a toutes les cordes: l'antiquité, le moyen âge,
+l'ère moderne, tout lui est bon; de chaque sujet, de chaque genre et de
+chaque forme, il ne veut que le miel... Après cela, nous reconnaissons
+aussi bien que personne les inconvénients de cette universalité dans la
+création; le dilettantisme se donne trop souvent carrière aux dépens du
+sentiment, et l'alliage de convention remplace l'or de bon aloi. Puis, à
+force d'avoir excellé ainsi dans tous les genres, on finit par ne plus
+pouvoir être classé dans aucun. Ainsi Goethe n'est ni un poète épique,
+dramatique ou didactique, il est tout cela; mieux encore, il est poète
+dans le sens absolu au mot.»
+
+M. le baron Henri Blaze n'appartient pas à cette école de traducteurs
+dans laquelle madame la baronne A. de Carlowitz s'est si maladroitement
+rangée. Ce n'est pas lui qui, comme Rivarol, rendrait ce vers si beau
+et si connu de la Divine Comédie:
+
+ Et ce jour-là nous ne lûmes pas davantage,
+
+par cette périphrase absurde: «Et nous laissâmes échapper le livre qui
+nous apprit le mystère de l'amour,» ou qui, désirant nous apprendre que
+Bidon «se tua par amour,» selon l'expression de Dante, s'écrierait avec
+emphase: «Elle coupa la trame amoureuse de sa vie.» Rendons-lui cette
+justice: non-seulement il a toujours compris les poésies de Goethe, mais
+il les a bien traduites. Sa prose ne dit ni plus ni moins que ce que
+disent les vers; les expressions difficiles à trouver sont heureusement
+choisies; en un mot, on sent, en comparant la copie à l'original, que
+cet ingrat et difficile travail a été fait avec conscience et avec
+esprit.
+
+Benvenuto Cellini a eu le même bonheur pour ses _Mémoires_ que Goethe
+pour ses _Poésies_. L'élégant et fidèle traducteur de Vasari, M. Leopold
+Laclanche, était plus capable qu'aucun autre écrivain de traduire cette
+curieuse autographie, qui ne manquera jamais de lecteurs tant que la
+langue italienne et maintenant la langue française continueront
+d'exister.
+
+
+_Un Courroux de Poète_; par Constant Hilbey, ouvrier. 1 vol.
+in-18.--Paris, 1844, _Martinon_.
+
+C'est avec une joie sincère que nous voyons la poésie pénétrer chaque
+jour plus avant dans le coeur du peuple: en y développant de légitimés
+espérances, elle y maintiendra, nous en sommes sûr, elle y exaltera
+l'amour du travail. Mais nous n'accordons cette pleine sympathie à la
+poésie des classes laborieuses que lorsqu'elle ne se dépouille pas
+volontairement de son austère simplicité pour revêtir nous ne savons
+quelles formes banales, quelles couleurs vulgaires empruntées aux albums
+ou aux almanachs. Ainsi nous avouons franchement à M. Hilbey que nous
+n'aimons guère à voir un ouvrier se mettre en coquetterie déclarée avec
+sa muse, l'appeler traîtresse, et jouer avec elle une des scènes du
+_Mariage enfantin_. Ces choses-là ne sont pas de celles qui pourraient
+nous émouvoir; les ouvriers-poètes ont d'autres secrets à nous révéler.
+Que M. Hilbey lise le dernier volume de M Poney, la belle ode adressée
+aux maçons, ses camarades, et il comprendra peut-être quelles cordes il
+faut faire vibrer pour nous rendre attentifs.
+
+Nous pourrions encore reprocher à l'auteur d'_Un Courroux de Poète_ le
+titre du son livre, titre qui a le double but d'afficher une prétention
+et un défaut de caractère. Mais nous préférons rendre justice au mérite
+de quelques-unes des pièces de son Recueil. Ainsi nous citons volontiers
+l'_Adieu au village natal_, la _Pièce à Gilbert_, celle intitulée
+_Fécamp_, parce qu'elles nous paraissent inspirées par des sentiments
+vrais.
+
+
+_Plan détaillé de La Rochelle et de ses environs_, accompagné d'une
+Notice historique; par M. Guy, capitaine au 13e de ligne, à
+Rochefort.--Chez madame _Theze_, imprimeur-libraire.
+
+_Le Plan de La Rochelle_ a surtout un intérêt local; la Notice qui
+l'accompagne et qui est, dans des limites trop resserrées, l'histoire
+même de la ville, a un intérêt général d'autant plus grand, que le nom
+de La Rochelle est lié à des événements considérables de l'histoire de
+France. M. Guy fait une revue rapide de ces événements parmi lesquels
+figure en première ligne, par sa durée et son importance, la lutte que
+cette ville soutint dans l'intérêt de la reforme protestante de 1568 à
+1628, époque de sa soumission au roi Louis XIII, après le siège
+mémorable dont la gloire, comme les cruautés qui l'accompagnèrent,
+reviennent au cardinal de Richelieu. Cette publication, faite avec
+beaucoup de luxe, a reçu les encouragements du conseil municipal de La
+Rochelle et des plus notables habitants de cette ville.
+
+
+_Notice sur le monument érigé à Paris par souscription à la gloire de
+Molière_, suivie de pièces justificatives et de la liste générale des
+souscripteurs; publiée par la commission de souscription.--Paris.
+_Perrolin_, 1844. In-8º.
+
+Il faut en vérité plus que du courage à la commission du monument du
+Molière pour venir encore affronter la critique. Combien l'oeuvre
+qu'elle a entreprise et menée à fin ne lui a-t-elle pas attiré de
+mordantes épigrammes et de méchancetés attiques! Quel succès a eu le
+malin farceur qui, le premier, a trouvé et dit que M. Regnier avait
+inventé Molière! Qu'il y a donc, dans une certaine presse, et surtout
+dans de certains feuilletons des loustics aimables et de satanés
+critiques! Si vous survivez aux traits de ces espiègles, vous avez la
+vie dure ou la peau bien cuirassée. M. Regnier fait semblant de n'être
+pas mort, et d'être applaudi tous les soirs; la commission fait semblant
+de vivre et d'avoir accompli la tâche qu'elle avait entreprise, et que
+tant d'autres avant elle avaient laissée inachevée; mais tout cela n'est
+qu'un jeu joué. Il n'y a de vivant que le feuilleton, né malin, et malin
+bien redoutable.
+
+La commission, ou son ombre, a eu la bizarrerie de penser que tout ce
+qui s'est imprimé dans les journaux, à l'occasion de l'érection de la
+statue de Molière, ne devait pas l'empêcher de publier un recueil
+officiel des actes qui avaient précédé et marqué cette cérémonie. C'est
+encore un ridicule de sa part, car elle ne pouvait se flatter de trouver
+jamais d'aussi jolies choses que celles que ses critiques ont imprimées
+et lues eux-mêmes.
+
+Est-ce elle qui aurait jamais trouvé, par exemple, qu'en 1673, Louis
+XIV, quoique vieilli, et tombé sous l'influence de madame de Maintenon,
+donna ordre qu'on conduisit les restes de l'auteur de Tartuffe au
+cimetière Saint-Joseph?» Cette pauvre commission aurait cru, comme
+beaucoup d'autres, qu'en 1673, Louis XIV, _quoique vieilli_, n'avait que
+trente-quatre ans, et que, _quoique tombé sous l'influence de madame de
+Maintenon_, il n'était encore que l'amant de madame de Montespan, avant
+de passer à mademoiselle de Fontanges, qui n'avait encore alors que
+douze ans. Mais le feuilleton a changé tout cela.
+
+Est-ce elle qui aurait jamais songé à écrire la _Vie de Molière après sa
+mort_, ouvrage curieux, si nous en croyons son auteur qui nous
+l'annonce, et qui, pour nous donner un avant-goût du son exactitude
+historique, nous montre Boileau, Chapelle, Bernier et _Ménage_, vivant
+intimement entre eux et avec Molière, et suivant seuls son cercueil. La
+commission aurait à coup sûr pensé que si Ménage, le Vadius des _Femmes
+savantes_ le détracteur acharné du _Misanthrope_, avait suivi le convoi
+de Molière, ce n'eût été que pour chercher à précipiter Boileau dans la
+même fosse. Mais les revues ont change tout cela.
+
+On a dit à la pauvre commission qu'au lieu de s'amuser à écrire, elle
+aurait dû s'exercer à mieux lire, et, s'apercevoir, avant que la statue
+fût découverte, que dans la nomenclature gravée des pièces de Molière,
+le praticien de M. Pradier avait mis deux _r_ à l'avare. Le critique a
+eu les yeux attirés sur la lettre coupable par le travail de l'ouvrier
+occupe à la faire disparaître le lendemain de l'inauguration. «Ce n'est
+cependant pas faute de lunettes,» a-t-il dit à la commission, avec plus
+de bon goût que d'exactitude. Les lunettes, il le sait bien, ne font pas
+toujours bien voir; et cela est si vrai que nous avons eu beau en
+mettre, nous n'avons pu trouver, dans la liste de souscription, le nom
+de tel auteur, connu, dit-on, au théâtre par des chefs-d'oeuvre,
+très-zélé, comme on le voit, pour la gloire de Molière, et qui,
+certainement, n'aura pas cru qu'il était injuste d'élever une statue à
+l'auteur du _Misanthrope_ avant de songer à lui. Le pays est excusable:
+il a suivi l'ordre chronologique.
+
+Nous imiterons l'exemple général, et nous adresserons, nous ausi, notre
+reproche à la commission, ou du moins à son secrétaire: pourquoi, dans
+sa Notice, a-t-on imprimé le mot Tartuffe avec un seul _f!_ Nous savons
+bien que l'Académie, dont nous ignorons les raisons, l'orthographie
+ainsi; mais Molière ayant créé le mot, et lui en ayant toujours donné
+deux, il est naturel de penser que ses raisons valaient bien celles de
+l'Académie. Le besoin du vers a seul déterminé La Fontaine à écrire,
+dans sa fable du _Chat et le Renard_:
+
+ C'étaient deux vrais tartufs, deux archi-patelins.
+
+Mais la poésie a des licences que ne comportent ni un dictionnaire ni
+une notice.
+
+
+
+Le Roi et LL. AA. RR. madame la princesse Adelaide et madame la duchesse
+d'Orléans viennent de souscrire au _Dictionnaire historique et
+administratif des Rues et Monuments de Paris_, par MM. Félix et Louis,
+Lazare.
+
+
+
+En publiant dans le dernier numéro de _l'Illustration_, un article sur
+le Vésuve, extrait du Voyage des docteurs Magendie et Constantin James,
+nous avons omis d'indiquer que cet article était dû à la plume de M.
+James, qui avait bien voulu nous faire cette obligeante communication.
+
+
+
+[Illustration: Allégorie de Mars.--Le Bélier.]
+
+
+
+Modes.
+
+[Illustration.]
+
+Le deuil répand, sur les représentations de l'Opéra et des Italiens,
+ordinairement si brillantes, une teinte sombre et triste. En cette
+circonstance, le jais noir, déjà fort à la mode, a repris une nouvelle
+faveur, et nous voyons les plus jolies têtes parées de résilles, de
+bandeaux, ou bien encore d'épingles en jais. Une toilette de deuil
+très-élégante, pour soirée ou spectacle, se compose d'une robe de crêpe
+couverte de deux hauts volants de dentelle posés à plat; un velours,
+large de deux doigts, doit se placer à la tête d'un dessous en pou de
+soie, et grande berthe de dentelle; attaches de corsage en jais, au
+nombre de trois ou cinq; et pour coiffure, une résille en jais.
+
+Dans les bals à la Chaussée-d'Antin, nous retrouvons les costumes roses,
+blancs ou bleus; mais la mode de cette année adopte le blanc pour les
+robes légères à deux ou trois jupes, qui ne varient que par les
+différentes fleurs dont elles sont ornées.
+
+Les robes de soie, telles que damas, pékins satinés ou brochés, sont
+plus diverses de couleurs et de formes, quoique la dentelle en soit
+toujours le principal ornement. Ainsi, au bal du Château, les robes
+couvertes de deux volants de dentelle étaient en majorité; d'autres
+avaient des barbes de dentelle arrangées comme on peut le voir sur le
+modèle qu'en donne _l'Illustration_.
+
+Les robes de l'hiver vont bientôt paraître fanées: déjà on fait les
+corsages moins montant, afin de laisser voir la broderie qui orne les
+devants du fichu; le col, très-petit, est bordé d'une malines qui se
+continue sur le devant.
+
+Les chapeaux de velours sont remplacés par les capotes de satin, et le
+cachemire, ce luxe aimé ou envié de toutes les femmes, remplace plus
+souvent le manteau de velours.
+
+Le matin, une robe de pékin à raies de satin garnie de passementeries,
+une capote de satin blanc ornée de blondes, un cachemire noir, est un
+costume simple et de bon goût.
+
+Le soir, pour concert ou théâtre: robe de velours ouverte des côtés sur
+un revers de satin pareil, sur lequel sont posés des noeuds de rubans
+diminuant de grosseur en montant vers la taille; petit bord orné de
+plumes. Pour bal: robe de tulle à deux jupes, la seconde relevée par une
+agrafe de trois marguerites variées de couleurs; couronne de
+marguerites; éventail ancien. Ou bien encore: robe à trois jupes en
+crêpe blanc, superposées et bordées de trois franges de jais blanc, de
+hauteurs différentes, la plus petite au jupon de dessus; corsage drapé;
+couronne de roses et de raisins.
+
+
+
+Correspondance.
+
+_A M. L. P., à Lyon_.--Votre lettre est envoyée au dessinateur.
+
+_A M. H. B., à Ely (Angleterre)_.--Nous ne pouvons insérer votre lettre;
+mais nous profiterons de vos bons conseils.
+
+_A M. Z., à Saint-Diè_.--La _Table des Matières_ ne peut être envoyée
+par la poste; vous devez la faire demander par le libraire de votre
+ville. Nous croyons en effet qu'il y a quelque chose à faire dans le
+sens de vos observations; nous y aviserons.
+
+_A M. G., de V_.--Nous l'avons déjà dit: les goûts sont très-divers, et
+pourtant il faut tâcher de plaire à tout le monde.
+
+_A M. L. D. C. à Rouen_.--Donnez-nous plus de détails. Cela dépend de la
+nature de l'affaire.
+
+_A M. L. P., à Alger._--Nous avons profité de votre communication; nous
+acceptons vos offres.
+
+_A M. M., à Paris_.--C'est elle ou vous; mais si ce n'est pas elle?
+
+_A M., à la Rochelle_.--Nous avons reçu hier seulement votre envoi. Nous
+tâcherons de répondre à vos intentions.
+
+
+
+Rébus.
+
+EXPLICATION DU DERNIER RÉBUS:
+
+Un bâtiment marchand battu par un gros temps.
+
+[Illustration: Nouveau rébus.]
+
+
+
+
+
+
+
+
+End of Project Gutenberg's L'Illustration, No. 0053, 2 Mars 1844, by Various
+
+*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 43632 ***