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diff --git a/43632-0.txt b/43632-0.txt new file mode 100644 index 0000000..1c31f2a --- /dev/null +++ b/43632-0.txt @@ -0,0 +1,3083 @@ +*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 43632 *** + + L'ILLUSTRATION, + JOURNAL UNIVERSEL + + Ab. pour Paris--3 mois, 8 fr.--6 mois, 15 fr.--Un an, 30 fr. + Prix de chaque Nº, 75 c.--La collection mensuelle br., 2 fr. 75. + + Ab. pour les Dép.--3 mois, 9 fr.--6 mois, 17 fr.--Un an, 32 fr. + pour l'Étranger. -- 10 -- 20 -- 40 + + N° 53. Vol. III.--SAMEDI 2 MARS 1844. + Bureaux, rue de Seine, 33. + + + +SOMMAIRE. + +Histoire de la Semaine, _Vue de la ville d'Alicante; Portrait du +contre-amiral Dupetit-Thouars._--Courrier de Paris.--Salon de 1844. +Visite dans les Ateliers. _Portraits de MM. Ingres, Delaroche, Eugène +Delacroix, Horace Vernet, Decamps et Charlet; le Jury de l'Exposition, +par Decamps; trois Caricatures._--Fragments d'un Voyage en Afrique. +(Suite.)--Les Mystères de l'Administration. _Atelier des Graveurs de +l'Illustration le jour; Atelier des Graveurs la nuit; Bureau de +Rédaction l'Illustration._--Don Graviel l'Alferez. Fantaisie maritime. +(Suite.) _Une Gravure._--Épisodes de la Vie d'une pièce d'or, racontés +par elle-même.--Armée. Recrutement, Tirage. _Trois Gravures._ Théâtres. +Académie royale de Musique. _Une Scène de Lady Henriette.--Bureau +d'abonnement de la rue de Seine._--Bulletin bibliographique--Figure +allégorique de Mars.--Modes. _Une Gravure._--Correspondance.--Rébus. + + + +Histoire de la Semaine. + +[Illustration: Vue d'Alicante.] + +Jamais peut-être, depuis la grande lutte parlementaire de la coalition, +la Chambre des Députés n'a été en proie à des émotions plus vives que +celles qui l'agitent depuis quelques semaines. Nous mentionnions il y a +huit jours le rejet de la proposition de M. de Rémusat après une +discussion qui avait surexcité la Chambre. La déclaration par le bureau +d'une majorité contre cette proposition a causé des réclamations et des +protestations qui se sont traduites en une demande de modification du +règlement. M. Combarel de Leyval a proposé que, tout en maintenant le +scrutin secret pour le vote sur l'ensemble des lois et pour les autres +cas où vingt députés le demanderaient, on procédât au vote par division +toutes les fois que dix membres de la Chambre le réclameraient. Admise à +la lecture par trois bureaux, cette proposition sera développée et sa +prise en considération discutée dans la séance du 9 mars.--Vendredi de +la semaine dernière, a été lu le rapport de M. Allard sur des pétitions +adressées à la Chambre contre les fortifications de Paris. La discussion +sur les conclusions de la commission qui propose l'ordre du jour, a été +fixée au jour où paraîtra ce numéro.--La discussion sur le projet de loi +présenté par M. le maréchal Soult pour qu'une pension viagère de 3,000 +fr. fût inscrite sur le grand-livre de l'État au profit de mademoiselle +Dronet d'Erlon, comme un hommage rendu aux glorieux services et au pur +désintéressement du maréchal son père, cette discussion, qui en tout +autre temps eût passé inaperçue, a eu, elle aussi, son retentissement +politique. Un député de l'opposition, M. Lherbette, a rappelé combien +l'exposé des motifs de ce projet de loi qu'il appuyait contrastait avec +certains ordres du jour et certaines proclamations publiées en 1815 par +l'auteur de ce même exposé, contre le maréchal à la mémoire duquel on +rendait aujourd'hui un si digne hommage. De ce contraste si frappant M. +Lherbette a fait sortir cette moralité, recommandée par lui aux hommes +et aux corps politiques, qu'il ne faut jamais flétrir ses +adversaires.--On comprend que cette disposition générale, cette +animation des esprits à la Chambre la prépare assez mal à la discussion +des lois. Nous avons dit ce qui était advenu pour la loi de la chasse. +La loi des patentes a profité un peu de la lassitude que la précédente, +avait fait éprouver et du désir qu'on avait d'en finir pour arriver à +des discussions politiques auxquelles les partis en présence s'étaient +donne rendez-vous. Les votes des premiers articles se sont donc succédé +avec quelque, rapidité, mais il est plus que probable que la Chambre des +Pairs leur fera subir d'utiles amendements et que plus d'un d'entre eux +reviendra de nouveau, modifié, à la Chambre des Députés. Dans la +discussion générale, quelques orateurs se sont exercés à démontrer que +l'impôt de la patente est un reste de la féodalité, une sorte de servage +qui pèse encore sur le commerce et l'industrie. L'impôt est aujourd'hui +un esclavage assez général pour que l'industrie et le commerce n'aient +point à rougir d'y être soumis comme tout le monde; nous ne voyons guère +que les rentiers sur l'État qui en soient dispensés. Cette réclamation, +ou plutôt cette déclamation, avait donc peu de chances de succès, et +mieux valait s'attacher uniquement, et sans diversion mal entendue, au +point véritable du débat, à la question qui domine toutes les autres, +celle de savoir si la patente continuera de former un impôt de +_qualité_, ou bien si on la fera rentrer dans la catégorie des autres +contributions, en l'établissant comme impôt de _répartition_. Avec le +mode actuel, l'impôt pris en masse aurait beau n'être pas trop élevé, +qu'il pourrait encore, outre mesure et inévitablement, écraser les uns +et ménager les autres. Des tarifs inflexibles imposent aveuglément les +mêmes charges, à peu de différence près, aux individus qui exercent la +même profession, sans tenir un compte suffisant l'étendue de leur +industrie. Avec le mode de répartition, au contraire, demandé par la +plupart des patentés de Paris dans une pétition qu'ils ont fait +distribuer à la Chambre, la loi annuelle de finances fixerait le chiffre +d'impôt que doit supporter l'industrie, et le répartirait entre les +départements comme elle le fait pour les autres impôts directs; le +trésor demeurerait en dehors de la répartition, qui serait opérée entre +les arrondissements par les conseils généraux, entre les communes par +les conseils d'arrondissements, et entre les contribuables par les +commissaires répartiteurs, c'est-à-dire par leurs pairs. Le ministre et +le rapporteur de la commission ont combattu ce système, le plus logique +et celui qui mettrait le plus sûrement l'administration à l'abri de +toute réclamation particulière. Leurs raisons ne nous ont paru que +spécieuses. Il n'y avait jusqu'ici que des patentes de marchands en gros +et de marchands en détail; on a imaginé la patente intermédiaire de +marchand en demi-gros. Quelques députés ont voulu voir dans cette +création un moyen politique mis aux mains d'un ministère pour favoriser +certains patentés de la première classe, et tenir en respect certains +autres de la dernière. Sans vouloir croire à ce calcul, nous entrevoyons +dans cette subdivision peu tranchée une source inévitable d'abus même +involontaires. Quant aux classifications d'industries, ou plutôt à leur +nomenclature, elle présente de singulières professions patentables. +Croirait-on que l'opérateur, c'est-à-dire le charlatan qui exerce dans +les foires et sur les places des marchés, et que la police +correctionnelle condamne comme exerçant la médecine et la chirurgie sans +diplôme, est amnistié, mais, il est vrai, patenté par M. le ministre des +finances! Cela rappelle trop l'innocence, aux yeux de la régie des +droits réunis, du vin frelaté, pourvu que le mélange eût payé le droit. +L'opérateur sera-t-il soumis à une patente de gros, de demi-gros ou de +détail? Quand il saura n'arracher qu'une dent à la fois, il sera sans +doute de troisième classe; mais quand d'un coup il vous arrachera la +mâchoire tout, entière, il devra être rangé dans la première, ou le fisc +n'entendrait bien ni l'équité ni ses intérêts, ce qui nous étonnerait à +des degrés différents. Il faut savoir faire respecter les lois, mais un +des moyens les plus sûrs, c'est de les faire respectables. Du reste, +nous le répétons, la Chambre avait hâte d'en finir avec cette +discussion, si importante pourtant, car des interpellations de M. de +Carné, à M. le ministre des affaires étrangères sur les mesures prises +par le cabinet au sujet de Taïti avaient été annoncées et fixées à +jeudi. Elle n'y est pas parvenue, et la discussion de la loi des +patentes a dû être interrompue. + +[Illustration: Le contre amiral Dupetit-Thouars.] + +Nous rendions compte, il y a huit jours, de la déchéance, prononcée par +l'amiral Dupetit-Thouars, de la reine Pomaré, qui s'était obstinément +refusée à exécuter le traité, et de la prise de possession de l'île de +Taïti au nom du roi des Français. Nous disions que le silence du +gouvernement au sujet de cet événement était diversement, mais peu +favorablement interprété. Les Chambres anglaises et le cabinet de +Saint-James avaient, au contraire, fait entendre les protestations les +plus vives. Le Moniteur a enfin parlé. Voici la note officielle qui y a +été insérée le 26 février: «Le gouvernement a reçu des nouvelles de +l'île de Taïti, en date du 1er au 9 novembre 1842. M. le contre-amiral +Dupetit-Thouars, arrivé dans la baie de Papéiti le 1er novembre pour +exécuter le traité du 9 septembre 1842, que le roi avait ratifié, a cru +devoir ne pas s'en tenir aux stipulations de ce traité, et prendre +possession de la souveraineté entière de l'île. La reine Pomaré a écrit +au roi pour réclamer les dispositions du traité qui lui assurent la +souveraineté intérieure de son pays, et le supplier de la maintenir dans +ses droits. Le roi, de l'avis de sou conseil, ne trouvant pas, dans les +faits rapportés, de motifs suffisants pour déroger au traité du 9 +septembre 1812, a ordonné l'exécution pure et simple de ce traité, et +l'établissement du protectorat français dans l'île de Taïti.» En même +temps que ces lignes étaient envoyées au Moniteur, une dépêche était +expédiée pour faire partir une corvette portant à M. Dupetit-Thouars un +ordre de rappel. Jeudi, une discussion très-vive s'est engagée à ce +sujet. Les interpellations de M. de Carné l'ont ouverte. M. le ministre +des affaires étrangères y a répondu. A M. Guizot a succédé M. Billaut. +L'un et l'autre ont captivé toute l'attention de la Chambre. M. le +ministre de la marine a peut-être été moins heureux, et a laissé un trop +beau jeu à M. Dufaure, qui est venu taxer le parti pris par le cabinet +d'inconsidération, et son désaveu de la conduite de MM. Dupetit-Thouars +et Bruat d'imprudence. M. le ministre de l'instruction publique a cru +devoir prendre part au débat. La Chambre s'est montrée distraite pendant +son discours, et l'attention n'a été réveillée que par la proposition de +M. Ducos de motiver ainsi l'ordre du jour: «La Chambre, sans approuver +la conduite du ministère, passe à l'ordre du jour.» M. Guizot a vivement +demandé le renvoi de la discussion au lendemain, pour qu'il lui fût +possible d'apporter à la tribune des preuves nouvelles. La Chambre, +malgré son impatience de voter, a consenti au renvoi. Le lendemain la +discussion a été traînante. Pendant la plus grande partie de la séance, +la tribune n'a été occupée que par des comparses. MM. Guizot, Ducos et +Thiers ont bien, à la fin, rendu quelque vivacité au débat. Mais les +disposions de la Chambré étaient évidemment changées, et le ministère a +obtenu 233 voix sur 420 votants. L'opposition ne s'est, plus trouvée en +avoir que 187. + +D'autres discussions non moins vives que celles que nous avons +rapportées et annoncées se laissent encore entrevoir dans un +très-prochain avenir. M. Charles Laffitte, dont l'élection à Louviers a +été une première fois annulée par la Chambre sur la proposition même du +ministère, comme offrant des faits de corruption trop évidents pour que +leur constatation eût besoin d'une enquête, M. Charles Laffitte vient +d'être réélu de nouveau par le même collège. L'annulation de l'élection +sera-t-elle prononcée avec la même unanimité? sera-t-elle au contraire +combattue, et une enquête sera-t-elle ordonnée? Que la Chambre se montre +conséquente ou inconséquente avec elle-même, il y aura là encore à coup +sûr une séance curieuse pour les spectateurs qui recherchent les luttes +animées. La demande prochaine d'un crédit pour les fonds secrets en +amènera de nouvelles.--On remarque à la Chambre, avec un étonnement mêlé +de curiosité, le silence de M. de Lamartine, qui avait si souvent et +avec tant de retentissement occupé des tribunes diverses entre les deux +sessions, et qui n'a prononcé qu'un très-court discours depuis que la +tribune parlementaire est ouverte. Son journal, _le Bien public_, imite +sa réserve, et n'en est guère sorti qu'une fois pour attaquer +l'opposition. + +Des lettres particulières de Beyrouth, du 10 janvier, mentionnent le +fait suivant, qui mérite d'être cité. Vers la fin de décembre et +quelques jours après l'arrivée du nouveau pacha Haider, un juif +algérien, ignorant qu'il était défendu aux juifs de passer devant +l'église du Saint-Sépulcre, s'approcha de cet édifice. Il fut aussitôt +assailli par une bande de lunatiques chrétiens qui le maltraitèrent +cruellement et le laissèrent pour mort sur la place. Lorsque le pauvre +juif eut recouvré ses sens et qu'il put marcher, il se rendit chez le +consul français, M. de Lantivy, et l'informa de ce qui lui était arrivé. +Le consul envoya aussitôt une plainte au pacha, lequel fit arrêter +immédiatement les coupables. Cette mesure causa une sensation +extraordinaire dans la population chrétienne; on invoqua comme excuse +l'usage qui défendait aux juifs de fréquenter le voisinage de l'église. +Les prieurs des couvents latins et grecs intervinrent en faveur de leurs +coreligionnaires; mais M. de Lantivy ne voulut rien entendre, et soutint +que le commandement; _Tu ne te tueras point_, devait bien plutôt être +observé qu'un usage barbare, même consacré par la tradition. +Haider-Pacha était tout à fait de l'opinion du consul français; mais les +prieurs des couvents ayant engagé leur parole qu'aucun outrage de ce +genre n'arriverait plus, M. de Lantivy consentit à ce qu'on relâchât les +prisonniers après quelques heures d'emprisonnement, à condition qu'ils +paieraient les dépenses que nécessiterait la guérison de leur victime. +En outre, le pacha publia un ordre défendant aux chrétiens, sous les +peines les plus sévères, de maltraiter désormais les juifs qui +passeraient devant l'église du Saint-Sépulcre. On ne saurait assez +hautement approuver la conduite de notre consul dans cette circonstance. +Ce serait ravaler l'influence que la conformité de croyance peut assurer +à la France parmi ces populations, que de n'en pas user pour faire +prévaloir avant tout les intérêts sacrés de l'humanité. + +Notre envoyé extraordinaire à Haïti, M. Adolphe Barrot, qui s'y était +embarqué le 8 janvier sur la corvette _l'Aube_, est entré dans le port +de Brest le 21 février. Il n'a consenti aucune remise sur les arrérages +échus de l'indemnité due aux colons français, et rapporte 300,000 +piastres fortes (1,800,000 f.). Des commissaires haïtiens seront +expédiés à Paris pour s'entendre sur le paiement des intérêts de +l'emprunt. Avant son départ, M. Barrot avait assisté à l'installation du +nouveau président de la république, le général Hérard; la France était +également représentée à cette solennité par le contre-amiral de Moges et +l'état-major de la _Néréide_, et des bricks _Génie_ et _Papillon_, qui +sont demeurés dans ce port. La nouvelle constitution proclamée à Haïti +déclare que les Africains et les Indiens, et leurs descendants par le +père ou par la mère, pourront devenir citoyens. Aucun blanc ne pourra +obtenir ce titre. La deuxième partie pourvoit aux droits civils et +politiques. Dans la troisième est déclarée l'égalité des citoyens; la +liberté de la presse est garantie. Des écoles seront ouvertes pour les +deux sexes, et l'enseignement y sera libre et gratuit. Le peuple a le +droit de s'assembler, mais sans armes. Les pouvoirs législatif, exécutif +et judiciaire sont définis. Le pouvoir exécutif est aux mains du +président; le pouvoir législatif est composé d'un Sénat et d'une Chambre +des Communes. Un tiers du Sénat se renouvelle tous les deux ans. Le jury +est établi. Les couleurs de la république sont bleu et rouge, placés +horizontalement; les armes: une palme surmontée du bonnet de la liberté +et ornée d'un trophée d'armes avec la légende; l'union fait la force. +Port-au-Prince est le siège du gouvernement, et prend le nom de +Port-Républicain. Une amnistie a été prononcée; mais l'exil du président +Boyer est maintenu. + +Il nous faudrait détourner les yeux de l'Espagne s'il n'était pas du +devoir de la presse tout entière de mettre au ban des nations les hommes +de sang qui la déciment aujourd'hui. Nous avons rapporté la dépêche +atroce du ministre de la guerre. Le général Roncali, celui-là même qui +accusait avec justice Espartero de manquer de générosité, d'humanité à +l'occasion de l'exécution de Diégo Léon, ne se l'est pas fait dire à +deux fois et a immédiatement procédé à l'assassinat sur la plus large +échelle. Sept officiers supérieurs et subalternes ont été fusillés sur +son commandement, et les soldats tombés en même temps que ces malheureux +aux mains du brigadier Pardo ont été également décimés par ordre, de +Roncali. On comprend qu'avec de pareils monstres et à côté de crimes +semblables la mesure suivante n'est plus qu'une gentillesse. Les +rédacteurs du journal _el Mundo_ ont reçu l'ordre que voici: + +«GOUVERNEMENT POLITIQUE DE LA PROVINCE DE MADRID. +A dater de ce jour, vous cesserez de publier le journal intitulé _el Mundo_. +Dieu vous garde! + +Madrid, 18 février 1844. +ANTONIO BENAVIDES.» + +La ville d'Alicante, où l'insurrection est maîtresse, se trouve bloquée. +Peut-être qu'à l'heure où nous écrivons, la ruine et la mort règnent +seules dans ses murs. + +Les nouvelles de Lisbonne nous font peu connaître la situation +respective des partis armés en Portugal. Tout ce qu'elles nous +apprennent clairement, c'est que là aussi, comme à Madrid, la +constitution est mise hors la loi. + +L'attention et les ovations ont suivi O'Connell à Londres. Les whigs, +qu'il a si souvent maltraités dans ses harangues populaires d'Irlande, +se sont montrés généreusement oublieux, et lui ont témoigné une +sympathie qui a été, en plusieurs circonstances, portée à +l'enthousiasme. On a annoncé qu'il devait assister à une réunion que la +ligue contre les céréales avait convoquée à Covent-Garden. Une longue +file d'équipages, des flots serrés et ardents de population, se sont +dirigés vers ce théâtre. La salle n'a pu contenir qu'un bien petit +nombre de ces curieux. La plupart des membres de l'association ont en +vain exhibé leurs cartes, tout était occupé, et les femmes les plus +brillantes se montraient aux premiers rangs. Des affiches ont été +placardées au dehors pour annoncer que la salle était comble, et que +toute tentative pour y pénétrer serait inutile. La foule extérieure +s'est résignée, mais sans se disperser, et bientôt les acclamations +annoncent aux spectateurs privilégiés qu'ils vont voir entrer O'Connell. + +La salle entière se lève. Les applaudissements éclatent avec +enthousiasme, avec, fureur, Covent-Garden en semble ébranlé jusque dans +ses fondements. Enfin O'Connell a pu prendre place; il se dispose à +prendre la parole; les transports se renouvellent, puis font place à un +religieux silence. + +«En venant ici ce soir, dit-il, j'avais l'intention de faire un éloquent +discours; heureusement je dois débuter par ce qu'on peut appeler la +partie solide de l'art oratoire, de la part d'une personne, qui mérite, +ainsi qu'un de mes amis, d'être nommée un ami de la justice, et qui m'a +prié de commencer mon discours en vous remettant 100 livres. En tout +cas, il y a là une éloquence sterling, et si vous trouviez +quatre-vingt-dix-neuf imitateurs de son exemple, vous auriez vos 100,000 +livres (la ligue a fait un appel de cette somme pour son budget de +l'année); maintenant je dois avouer que, l'argent donné, je suis à bout +de ma rhétorique.» Ce n'était là qu'un piquant exorde, et l'orateur, qui +se disait à bout d'éloquence, a ensuite prononcé un discours où il s'est +montré aussi plein de mouvement, aussi habile, et plus touchant que dans +aucune de ses précédentes harangues. Les applaudissements frénétiques +qui l'avaient plus d'une fois interrompu ont éclaté de nouveau quand il +a eu fini de parler, et sa sortie, comme son entrée, a été un triomphe. +Le ministère est évidemment mal à l'aise de ces manifestations. La +tranquillité de l'Irlande paraît également mal servir ses projets, et il +s'en console en faisant chaque jour courir le bruit de complots éventés +et de trames découvertes. Du reste, la Chambre des Communes a voté sur +la motion de lord Russell, contre laquelle M. Peel a prononcé un +discours où il s'est montré mesuré, mais fort peu sensible pour +l'Irlande, et très-vif contre O'Connell. Celui-ci, dans la même +discussion, a été très-serré d'arguments, beaucoup plus sobre d'images +que d'ordinaire, ne cherchant plus à émouvoir, mais à convaincre. Lord +Russell, de son côté, a répliqué au ministre, et a fait ressortir le +danger pour l'Angleterre du _statu quo_ en Irlande. Néanmoins sa motion +a été écartée par 324 voix contre 225. Il semblerait aujourd'hui que le +ministère anglais serait arrivé à se persuader que pourvu qu'il ne +maltraite pas O'Connell, l'Irlande demeurera paisible. Nous lisons en +effet dans le _Times_ la très-curieuse note que voici: «Nous apprenons +de bonne source que le duc de Wellington a décidé que M. O'Connell ne +serait pas mis en prison; il pense que la déclaration de culpabilité +suffit, et qu'un emprisonnement serait inutile; si M. O'Connell veut +être modéré, nous pensons bien qu'il ne sera pas privé de sa liberté. +Quant à nous, nous serons heureux qu'il en soit ainsi.» A Dublin, le +docteur Gray et le docteur Atkinson, propriétaires du _Freeman's +Journal_ (journal de _l'Homme libre_); M. Barrett, propriétaire du +_Pilote_; M. Staunton, propriétaire de la feuille hebdomadaire le +_Weekly-Registre_, et M. Duffy, propriétaire de _la Nation_, ont envoyé +leur démission de membres de l'association du rappel. Cette démarche est +motivée sur la déclaration faite par l'attorney général que tout membre +de l'association était responsable des publications des écrits +périodiques dont les propriétaires se trouvaient affiliés à +l'association. + +La plus vive fermentation règne toujours dans les légations papales, et +elle en est arrivée à se manifester par des assassinats. A Ravenne, un +coup de feu a été tiré sur la personne de M. Claveri, directeur de la +police; mais le garde qui l'escortait a été seul atteint, et, le +lendemain, on a vu affiché dans les rues un avis anonyme portant que si +M. Claveri ne quittait pas Ravenne, on ne le manquerait pas une autre +fois. A Saint-Albert, à Fusignano, petites villes de la même légation, +des factionnaires suisses ont été désarmés, des carabiniers ont été +tués. A Bologne, un douanier ayant voulu arrêter un homme qui passait +pour avoir fait partie des bandes d'août dernier, a été étendu mort d'un +coup de pistolet tiré par celui-ci. Enfin, un des membres de la +commission spéciale instituée à Ancône pour juger les accusés politiques +de cette ville, M. Alessandrini, passant dans une rue d'Ancône, +accompagné de deux gendarmes, a été frappé d'un coup de poignard par un +homme masqué qui s'est élancé sur lui, et auquel la foule ouvrit +immédiatement après ses rangs, pour lui permettre de se confondre avec +les autres masques. L'état de la victime est désespéré. La suspension +des plaisirs du carnaval a été immédiatement prononcée. + +Plusieurs journaux avaient annoncé, dès le 15 février, que le musée des +Thermes et de l'Hôtel de Cluny était ouvert. Cette, nouvelle était +prématurée: ce musée ne sera livré au public que vers le 15 de ce mois. +En attendant, les travaux d'installation se poursuivent avec activité. +La collection qui y a été réunie comprend non-seulement quelques-uns des +objets les plus précieux des arts du moyen âge, et de l'art français +spécialement, mais d'autres objets très-précieux inconnus des +antiquaires et des artistes. + +M. le baron Reynaud, ancien examinateur des écoles royales Polytechnique +et de la Marine, vient de mourir à Paris. + + + +Courrier de Paris. + +Enfin le vacarme est apaisé: après le bruit, le silence; le jeûne après +l'orgie; les temples sacrés se sont rouverts, et le bal de l'Opéra s'est +fermé; la pieuse voix des prédicateurs a remplacé les cris mondains et +les joies effrénées. Nous vivions comme des damnés, nous allons vivre +comme des saints; du péché, nous passons à la pénitence, et du gras au +maigre. L'abbé de Ravignan règne et Musard abdique; du moins n'est-il +pas descendu du trône sans honneur: son dernier coup d'archet a été un +coup de maître. C'était le dernier samedi de sa royauté; il était cinq +heures du matin, les lustres pâlissaient, et ne jetaient plus aux voûtes +de la salle qu'une lumière affaiblie; les plus intrépides débardeurs +étaient harassés et haletants; tout s'éteignait à la fois, le gaz et les +danseurs; Musard seul restait debout et flamboyant. Tout à coup, élevant +la voix au milieu du sourd bruissement de cette foule abattue: «Non! +s'écria-t-il, il ne sera pas dit que nous nous quitterons ainsi! +Êtes-vous donc les compagnons de Musard?» A ces mots, il agite son +archet, et entonne à plein orchestre le _Quadrille des Etudiants_. Or, +c'est tout dire: le _Quadrille des Etudiants_ est pour le bal de l'Opéra +ce que le soleil d'Austerlitz était pour la grande armée: «Soldats! +voilà le soleil d'Austerlitz!» et ils s'élançaient à une nouvelle +victoire. «Débardeurs! voici le _Quadrille des Etudiants!_» et ils se +précipitent dans les fureurs d'une contredanse nouvelle. Ce quadrille +magique rend la force aux énervés, la santé aux malades et la vie aux +morts. Vous eussiez vu alors toute cette multitude se ranimer en +poussant des _vivat_ joyeux; et puis enfin, dans le paroxysme de sa +fièvre dansante, entourer Musard, l'enlever du milieu de son orchestre +et défiler bruyamment, Musard en tête. L'Empereur avait dit: «Avec des +braves tels que vous, je conquerrais le monde!»--«Avec des débardeurs de +votre force, s'écriait Musard, je ferais galoper l'univers!» Ainsi +Musard copie Napoléon jusqu'au bout; il ne lui reste plus qu'à importer +_le Quadrille des Étudiants_ à Sainte-Hélène; mais Hudson Lowe n'est +plus là pour le danser. + +Les campagnes de Musard ne finissent jamais sans un grand nombre de +mourants ou de morts. Il n'y a ni tête ni jambes enlevées par un boulet +ou par un éclat d'obus; mais que de fièvres, de pleurésies, d'apoplexies +et de pulmonies! La statistique constate un accroissement très-sensible +dans la mortalité, après les jours gras. Savez-vous qui tire du carnaval +le bénéfice le plus clair? les pompes funèbres: + +Amusez-vous, trémoussez-vous! + +Amusez-vous, amusez-vous, belles! + +Amusez-vous, amusez-vous bien! + +Depuis que le bal est clos, nous avons le concert:--de Charybde en +Scylla.--Le concert est le fruit naturel de la saison qui commence; il +pousse en mars pour fleurir dans la semaine sainte avec profusion. Le +concert convient en effet aux temps d'abstinence; on peut le ranger sans +inconvénient dans la classe des mets innocents que Mgr l'archevêque +autorise, et qui ne compromettent nullement la sainteté du carême: il y +a des talents, des voix et des instruments si maigres!--Lisez, les +feuilles musicales, arrêtez-vous devant les affiches suspendues aux +vitres des magasins de musique, et vous serez effrayé de l'inondation +vocale et instrumentale dont mars et avril vous menacent. Ici tout le +monde a la prétention d'être artiste, comme ailleurs le premier venu vise +à la députation et au ministère: et, comme le concert est le baptême de +l'artiste, les concerts pleuvent de tous les côtés. C'est M. Pancrace, +c'est M. Pacome, c'est M. Babylas ou Barnabé qui vous invitent à un air +de leur basson, de leur flûte, de leur hautbois, de leur violon et de +leur clarinette: c'est mademoiselle Eulalie, Eugénie, Emphrosine, +Euphémie, Anasthasie, Epiphanie qui vous proposent l'agrément de leur +piano ou de leur gosier, de huit heures du soir à minuit; et tous ces +pauvres gens dont les noms sont enfouis dans les coins les plus obscurs +du calendrier, sortent de la salle enfumée et déserte où ils ont traîné +de force leur portier, ses enfants et les enfants de ses petits-enfants, +pour se former un public; ils sortent, dis-je, de cette caverne où ils +ont estropié Haydn et Beethoven, ou gargouillé de l'Auber et du Rossini, +intimement convaincus qu'ils sont des merveilles, et que l'univers n'a +rien de mieux à faire que de leur dresser une statue séance tenante.--Il +y a quelque chose de pis que l'amour-propre des grands artistes, c'est +l'orgueil des petits, et voici les petits qui nous dévorent.--Je connais +un homme de beaucoup de goût, très-fin connaisseur en musique et gourmet +délicat, qui ne sort jamais pendant la présente saison et reste enfermé +chez lui jusqu'au commencement de mai. L'autre jour je lui en demandais +la raison: «Eh! mon Dieu, me répondit-il, Paris n'est par sûr à l'heure +qu'il est; si je sortais, je serais inévitablement rencontré et +assassiné par un concert!» + +Tout n'est pas harmonie dans le monde musical; et si de temps en temps +les voix y sont d'accord, les gens s'y montrent d'humeur assez +discordante: le Théâtre-Italien en donne, depuis quelques jours, une +preuve flagrante. Sur la scène tout va bien: l'Harmonie et sa douce +soeur la Mélodie y règnent dans une union parfaite; on se croirait dans +le paradis terrestre. Mais dans les coulisses, c'est autre chose, la +dissonance est complète: le premier ténor ne s'entend plus avec la +prima-donna, la basse avec le soprano, et le baryton avec l'impresario. +Le bruit de cette discorde éclaté au dehors: les parties belligérantes +ont sonné, des deux parts, le boute-selle, et donné le signal des +hostilités.--Un beau matin, M. Vatel, le directeur, s'est éveillé avec +la nouvelle que deux ou trois de ses principaux chanteurs refusaient de +chanter: figurez-vous des soldats qui désertent au moment de la +bataille. Pour prétexte à cet abandon, nos fuyards donnaient, celui-ci +un mal de gorge, celui-là un rhume de cerveau. M. Vatel s'est adressé +immédiatement à la justice, afin qu'elle voulût bien guérir, par un bon +arrêt bien juste, des voix qu'il ne paie pas cinquante et soixante mille +francs pour qu'elles s'amusent à se dire enrhumées pour le moindre +caprice. M. Vatel avait d'autant plus raison de maintenir son droit avec +cette sévérité, qu'une des voix récalcitrantes avait été vue la veille +dans un salon célèbre, se portant admirablement bien, chantant, riant, +et menant joyeuse vie, jusqu'à cinq heures du matin.--On a écrit des +lettres aux journaux, on a lancé des _factum_ pour édifier le public sur +cette grave affaire; le public s'est rangé cependant du parti de +l'infortuné directeur, et quand la voix coupable s'est enfin décidée à +chanter mardi dernier, le parterre, juge équitable, lui a honnêtement +administré le châtiment de quelques coups de sifflets. Les sifflets +voulaient dire que la loyauté dans les engagements et la fidélité au +devoir doivent compléter le talent de l'artiste, et qu'on compromet +gravement sa réputation et son nom en jouant si légèrement avec les +intérêts d'une sérieuse entreprise et les engagements de sa propre +conscience. Les directions de théâtre paient les acteurs et les +chanteurs à un prix monstrueux; il y a tel débitant de prose, de +couplets, d'entrechats et de roulades qui est coté à la bourse +dramatique dix fois au-dessus de sa valeur réelle; les directions se +ruinent pour les comédiens; et quelques comédiens, au lien de donner du +zèle, du dévouement et du talent en proportion de ces efforts inouïs, se +montrent plus égoïstes, plus exigeants que jamais, et plus légers de +scrupules.--Un honnête et pauvre soldat qui reçoit une paie de cinq sous +par jour, se bat encore et va à l'assaut, tout mutilé et tout sanglant; +un monsieur bien dorloté et bien frais, qui touche des billets de banque +à la douzaine, sous prétexte qu'il fait une roulade agréable, un point +d'orgue et un trille, s'inquiète fort peu de compromettre une entreprise +qui le dote si richement et l'engraisse, et de la ruiner au besoin, à +propos d'un rhume de cerveau qu'il n'a même pas. + +Nous parlions de la hausse de la roulade et de l'entrechat; précisément +en voici un exemple tout récent et qui prouvera jusqu'à quel degré de +folie, on peut le dire, le prix de cette denrée est poussé. Mademoiselle +Carlotta Grisi, notre aimable Péri, vient de contracter un engagement +avec un des théâtres de Londres; il s'agit de l'emploi d'un congé que M. +Léon Pillet accorde à la Wili; ce congé est de six semaines, et +l'engagement de Carlotta à Londres aura la même durée. Eh bien! +savez-vous ce que ces six semaines de ronds de jambes et de jetés-battus +coûteront au pauvre directeur anglais? 36,000 fr.! Autrement, pour le +français, 6,000 fr. par semaine, où 3,000 fr. par représentation. Je ne +sais plus quel moraliste a dit que le plus grand signe de la décadence +des nations était la cherté des athlètes, des conducteurs de chars et +des danseurs. + +Duprez va aussi passer le détroit; il chantera, pour les menus plaisirs +de Londres, _Guillaume Tell, les Huguenots_ et le reste de son +répertoire; on ne dit pas à quelles conditions, et si c'est à 1 fr. ou 1 +fr. 50 cent. la note. Duprez gagne 80,000 fr. à l'Académie royale de +Musique; ses congés annuels complètent les 100,000 livres; on avouera +qu'il y a là de quoi payer amplement les leçons d'anglais que le célèbre +ténor a prises récemment pour chanter: _Asile héréditaire_, dans la +langue de Joint Bull. + +Au théâtre, tout tourne au Bohémien; nous avons déjà _les Bohémiens de +Paris_, de l'Ambigu-Comique, et _les Mystères de Paris_, de la +Porte-Saint-Martin, qui ne sont que des bohémiens sous un autre nom. Le +théâtre de la Gaieté vient de compléter la collection de ces enfants de +Bohème, par _la Bohémienne de Paris_, drame en cinq actes mêlés de lazzi +par M. Paul de Kock, et de scélératesses, par M. Gustave Lemoine; l'un +est pour la partie gaillarde et burlesque, l'autre pour les noirceurs. + +Cette bohémienne de Paris est fille d'une marchande de vieilles +friperies; son premier soin a été d'abandonner sa mère; de là à tomber +dans toutes les fautes et dans tous les vices, il n'y a pas loin: la +Bohémienne n'y manque pas; si bien que du vice elle arrive jusqu'au +crime: la pente est naturelle et inévitable: cette malheureuse vit dans +ce monde perdu avec une effronterie repoussante; sous les apparences de +l'élégance et du bon ton, elle cache les plus infâmes entreprises; ici +c'est un enfant qu'elle dérobe et qu'elle élève comme sa propre fille +pour s'emparer d'une fortune considérable; là, ce sont des diamants de +riches parures qu'elle soustrait par vol ou par violente. Avec le +produit de sa corruption et de ses actions criminelles, cette femme,--si +on peut l'appeler de ce nom,--tient un état de maison brillant; elle +reçoit des honnêtes gens dupes de l'apparence; mais le fond de cet +intérieur si magnifique se compose d'escrocs et de bohémiennes, agents +secrets et exécuteurs des basses oeuvres de la Bohémienne en chef. + +C'est au milieu de ce mensonge de bonne réputation et de cette vie +éclatante et honorée, que la Bohémienne commet un nouveau vol de quatre +cent mille francs; longtemps elle échappe à l'impunité, à travers une +complication d'événements mélodramatiques que nous n'entreprendrons pas +de raconter, Dieu nous en garde! mais enfin la Providence du boulevard +intervient; la prétendue grande dame est reconnue pour la fille de la +fripière, la femme vertueuse pour une intrigante ignoble, la mère pour +une voleuse d'enfants; la pauvre fille qu'elle avait associée à la honte +de sa vie lui échappe heureusement avec toute sa pureté. Quant au reste +des crimes commis par la Bohémienne, le gendarme qui l'arrête au +dénoûment en fera bonne justice.--Voilà cependant les spectacles à la +mode! La dégradation morale, le vice effronté, la cour d'assises et les +bagnes! Si M. Etienne dit vrai dans son discours de réception à +l'Académie française, et si en effet l'histoire des moeurs +contemporaines peut se faire par le théâtre, que penseront nos futurs +historiographes? En consultant le théâtre actuel comme étant un miroir +fidèle de ce temps-ci, ne concluront-ils pas que notre siècle était un +siècle de prostituées et de bandits?--Heureusement que nous sommes +encore plus indifférents au mal que réellement mauvais, et que nous +souffrons ces représentations violentes et honteuses plutôt par +négligence que par extrême corruption, peut-être cependant est-il temps +que les honnêtes gens ferment l'écluse et repousse le flot +empoisonné!--Cette littérature de bagnes est comme la Seine depuis +quelques jours; elle a grossi tout à coup, et menace de déborder et de +causer des ravages, si on ne l'arrête. + +Le Gymnase nous a donné, pour compensation, _la Tante Bazu_. Cette +vieille tante est une excellente femme, un peu quinteuse, +très-susceptible et passablement emportée; d'abord elle se fâche et vous +querelle; mais il n'y a rien de meilleur au monde que ses +raccommodements; ses plus grandes colères ont toujours pour dénoûment un +bienfait ou une bonne action; ainsi, dans un premier mouvement de +rancune, la tante Bazu est sur le point de ruiner son neveu et de lui +enlever une charmante femme qu'il aime; mais cette boutade ne dure pas +longtemps; l'honnête Bazu répare bientôt tout le mal, marie son neveu, +fait son bonheur et lui ouvre son coffre-fort tout plein d'adorables +billets de banque. Si vous rencontrez par hasard une tante Bazu +disponible, pourvue d'un tel coeur et d'un tel coffre-fort, veuillez me +donner son adresse, je serais bien aise d'en faire ma tante et de +devenir son neveu. + +--Le projet d'élever une statue à Rossini, au foyer de l'Opéra, est en +pleine voie d'exécution; la commission est constituée et vient de lancer +son appel aux souscripteurs; cette espèce d'ordre du jour se recommande +par la signature des noms les plus distingués ou les plus illustres; +Auber est à leur tête: il est rare de voir un homme prendre +l'initiative, dans une entreprise qui a pour but de glorifier un +confrère vivant; cette démarche honore le caractère du gracieux et +savant compositeur auquel l'att français doit de si charmantes et de si +nombreuses couronnes. Quant à Rossini, on ne dit pas si on lui a demandé +ce qu'il pensait de cette statue qu'on veut lui dresser à sa +barbe.--D'après l'insouciance où il vit depuis dix ans, et l'espèce +d'oubli qu'il semble faire de sa personne, de son génie et de sa gloire, +on peut croire que s'il ne fallait que son consentement pour poser la +première pierre de la statue, il refuserait sa signature. + +M. de Balzac est bien positivement revenu de Russie; nous l'avons +rencontré hier en chair et en os, très-gros, très-frais, très-bien +portant, avec ce sourire jovial et cet oeil étincelant qui le +distinguent de nos pâles et lugubres écrivains à la mode. Déjà la +présence de M. de Balzac à Paris se manifeste: un libraire va publier +une nouvelle production de cet infatigable et ingénieux écrivain; de son +côté, le _Journal des Débats_ tient de lui un roman en trois volumes, +qui naîtra en feuilletons aussitôt que nos honorables, rengainant la +politique et sonnant la retraite, laisseront le champ libre à la poésie +et à l'imagination.--Nous verrons si Balzac fera oublier Sue, et si _les +Mystères de Paris_ trouveront un rival redoutable dans ce roman de +l'auteur d'Eugénie Grandet, qui cache encore le titre et les armes de +son nouveau-né pour étonner davantage et frapper à l'improviste. + +--Le gendre de Charles Nodier a demandé l'autorisation d'ajouter à son +nom celui du spirituel, ingénieux, regrettable défunt, et de s'appeler +Menissier-Nodier: hommage pieux que tout le monde approuve.--On annonce +la mort de madame Rossi-Caccia, cantatrice distinguée; raison évidente +pour qu'elle se porte à merveille, et que nous apprenions demain sa +résurrection. + +--La reine dona Maria vient d'envoyer à Donizetti l'ordre de la +Conception; on sait qu'en fait de conception S. M. est prodigue. + + + +Salon de 1844. + +VISITE DANS LES ATELIERS. + +Mars, ce premier mois du printemps, nous amène deux phénomènes +périodiques, les giboulées et l'exposition annuelle des tableaux. Et il +y a plus d'analogie qu'on ne pense dans ces deux choses. Soit dit sans +mauvaise intention, cette multitude de tableaux qui s'élaborent +péniblement dans les ateliers les plus inconnus comme dans les ateliers +les plus renommés, s'en viennent un jour fondre sur les préjugés à +l'administration des musées. Quelle terrible avalanche! En mars,--pour +continuer notre comparaison,--les jours se suivent et ne se ressemblent +pas; eh bien! s'il vous arrive de passer devant la petite porte par +laquelle les peintres entrent avec leurs oeuvres, vous verrez que les +toiles aussi se suivent et ne se ressemblent pas. Il y a un rude triage +à faire; et quand les juges, ces excellents académiciens qui ne sont pas +infaillibles ont donné leur approbation ou apposé leur veto, la critique +a encore son choix à faire. Sa tâche est aride, ingrate, difficile. + +Aride: les comptes rendus du Salon donnent peu d'essor à l'imagination. + +Ingrate: c'est surtout en pareille matière qu'il faut chercher à être un +peu amusant, s'il est possible. + +Difficile: car on doit juger plus de douze cents oeuvres en quelques +jours. Pour les juger consciencieusement, il faut les bien voir; et, +malgré leurs bons yeux, les critiques ne peuvent pas toujours examiner +des tableaux vraiment _malheureux,_--des tableaux sombres de couleur, +placés dans les travées sombres, dans l'ombre, et touchant presque le +plafond. + +Aussi, pour avoir des notions plus certaines, dès que les bruits de +l'exposition circulent parmi les artistes, nous nous armons de courage, +nous gravissons les hauteurs de Montmartre, nous parcourons les +solitudes du quartier de l'Observatoire, et en moins d'une semaine, nous +avons rendu visite aux plus célèbres peintres, demeurant depuis l'avenue +de Frochot jusqu'à la rue de l'Ouest, depuis la rue de la Ville-l'Évêque +jusqu'aux alentours de l'Arsenal. + +Notre impatience est pardonnable. Il est si doux de connaître quelque +chose de la comédie avant le lever du rideau! On aime tant à commettre +des indiscrétions de coulisses! C'est à qui saura le premier certains +détails que le public ignore, mais veut apprendre. De nos jours, +l'actualité, c'est presque l'anticipation sur l'avenir; et +l'_Illustration_, la prêtresse des actualités,--qu'on nous pardonne +cette petite et innocente gloriole,--ne peut jamais parler trop tôt des +choses qui préoccupent l'attention générale. + +Nous ne vous dirons pas les noms de tous ceux qui n'exposent pas cette +année. Les maréchaux de la peinture, comme écrirait M. de Balzac, font +presque tous de l'art en amateurs aujourd'hui, et quelques-uns +transforment leur atelier en exposition permanente. + +[Illustration: M. Ingres.] + +Depuis _Saint Symphorien_, de terrible mémoire, on peut le dire, M. +Ingres ne juge pas à propos d'exposer. C'est son droit, et nous ne lui +contestons pas; il est libre. Sa _Stratonice_ et sa _Vierge à l'Hostie_, +ses travaux pour M. de Luynes, sont ses dernières productions, et +peut-être ses plus importantes. On le sait, M. Ingres n'exposera plus; +M. Ingres ni veut à la critique. C'est son droit; mais a-t-il raison? Et +le public, lui, est-il coupable si M. Ingres a été traité avec +irrévérence par plusieurs feuilletonistes? + +Le mauvais exemple a été suivi. M. Paul Delaroche transforma, lui aussi, +son atelier en salle d'exposition ouverte seulement à quelques amis +privilégiés. Pourquoi donc M. Delaroche est-il sorti du champ clos? S'il +eut à se plaindre d'injustices de la part de la presse, la foule n'en +demeura pas moins toujours avide de ses oeuvres, et resta en +contemplation devant elles. Qui l'a forcé à prendre une résolution aussi +inébranlable que le fut celle de M. Ingres? Il vous souvient des +_Enfants d'Edouard_, de _la Mort du connétable d'Armagnac_, de _Jane +Gray_, de _lord Stafford_ et de _Charles 1er_? + +[Illustration: M. Paul Delaroche] + +Quel succès! quelle foule! M. Delaroche s'est ému parce que plusieurs +critiques ont méconnu son talent; mais on n'avait pas encore été jusqu'à +_faire le coup de poing_ devant sa _Sainte Cécile_, comme on l'avait +fait devant le _Saint Symphorien_ de M. Ingres. Cependant, récemment, +deux oeuvres nouvelles de M. Delaroche ne furent exposées que dans son +atelier; peu d'artistes, presque point de critiques, ont été admis. + +M. Ingres et M. Paul Delaroche ne paraîtront plus aux expositions +publiques du Louvre. Pour les Salons de 1844 et des années suivantes, +ces deux grands artistes ne doivent pas être, comptés comme absents: ils +sont morts, morts, en vérité! + +Donc, les regrets sont superflus; les espérances de les admirer encore +sont illusoires, il ne nous reste plus, à leur égard, qu'à chercher tous +les moyens possibles de consolation. + +Un peintre, plus qu'eux, a été contesté, nié, tour à tour admiré et +méconnu, refusé par les membres du jury, mis à l'index par l'Académie: +c'est M. Eugène Delacroix. On sait la vigueur de coloris, la puissance +de composition qui le caractérisent; on n'a pas oublié son _Massacre de +Scio_ ni sa _Médée_. De vives polémiques s'élevèrent à l'endroit de son +talent, et les hommes exclusifs se déclarent hautement pour ou contre. +Lorsque M. Delacroix exposa sa _Médée_, je me souviens d'avoir +rencontré, dans le salon Carré, un artiste fort recommandable, qui me +dit, en examinant ce tableau: «_Médée!_ l'exposition est là pour moi! Je +ne vais pas dans les autres travées. Quel incomparable chef-d'oeuvre!» +Quelques pas plus loin, je rencontrai un graveur; il sortait avec +précipitation.--«Comme vous vous hâtez, mon cher! lui dis-je en essayant +de le retenir.--Oui, je me hâte, répondit-il en continuant sa course; +j'évite de regarder cette vile croûte.» Il désignait la _Médée_. Après +cela, jugez si M. Delacroix est admiré et mis en pièces; il n'a +cependant pas renoncé aux expositions, et il faut l'en féliciter. + +Quant à M. Horace Vernet, dont la fécondité est proverbiale, nous +verrons, cette année, plusieurs toiles dues à son pinceau, parmi +lesquelles le _Portrait en pied de M. le chancelier Pasquier_, que nos +lecteurs connaissent déjà, et une _Course en Traîneau_, souvenir de son +récent voyage en Russie. + +[Illustration: M. Eugène Delacroix] + +M. Decamps, on l'espère, ne fera pas faute, et c'est une bonne fortune +pour le public qu'un tableau, même un seul, de l'auteur du _Supplice des +Crochets_. Où trouver ailleurs, plus de lumière, plus de couleur, plus +d'animation, que dans les toiles de cet artiste au talent exceptionnel? + +M. Ary Scheffer ne nous a pas permis de mettre sous vos yeux son +portrait, bien qu'il l'ait peint lui-même avec cette supériorité qu'on +lui connaît. M. Ary Scheffer est une des gloires artistiques de +l'époque. Hélas! il n'a pas encore fini sa _Marguerite_! + +Et M. Charlet, le Napoléon des peintres de Napoléon! rien n'égale sa +popularité. Il prend les enfants à l'école, puis les habille en enfants +de troupe, et les conduit, tambour battant, jusqu'aux Invalides. Jamais +on n'a dessiné avec plus d'esprit, de vérité et d'intelligence; cet +artiste expose chaque jour chez les marchands de gravures de toute +l'Europe: qu'est-ce, pour lui, que le Salon annuel? + +[Illustration: M. Horace Vernet.] + +Maintenant, notre visite aux maréchaux de la peinture est faite; nous +avons donné leurs portraits; pénétrons dans les ateliers des lieutenants +généraux, des généraux, etc.; divulguons les _mystères_ du Salon,--les +_mystères_ sont à l'ordre du jour. + +[Illustration: M. Decamps.] + +_Luther_ et _l'Atelier de Rembrandt_, de M. Robert-Fleury, sont +terminés; il travaille à une grande, page historique, _Marino Faliero +descendant l'escalier des Géants pour aller à la mort_. Mais M. +Robert-Fleury, lors de notre visite, était encore indécis, il ne savait +s'il exposerait; espérons que sa résolution a été pour l'affirmative. M. +Henri Scheffer, depuis longtemps souffrant, n'a peut-être pas encore +achevé son _Arrestation de madame Roland_, pendant tout naturel de sa +_Charlotte Corday_. M. Couture expose _l'Amour de l'or, un conte de La +Fontaine_, et de beaux portraits. M. Chassériau envoie un grand tableau +religieux; M. Hippolyte Flandrin, tout entier à ses travaux de +Saint-Germain-des-Prés, se repose en travaillant pour la postérité; M. +Henri Lehmann est dans les mêmes conditions, pour ses travaux à +Saint-Merry: il a peint néanmoins le portrait de madame la princesse de +Belgiojoso; M. Louis Boulanger verra peut-être recevoir par le jury, qui +lui refusa l'année dernière sa Mort de _Messaline_, une belle _Mère de +douleur_; M. Gigoux a achevé une immense toile historique, le _Baptême +du Christ_; M. Couder en a achevé une plus grande encore où se +remarquent, dit-on, des milliers de personnages, plus qu'il ne s'en +trouvait dans ses _États Généraux_; M. Maux, en proie à une douleur +paternelle, n'a pu mettre la dernière main à sa _Lecture du Testament de +Louis XIV_: rien ne nous est connu de l'exposition de M. Léon Cogniet, +dont le _Tintoret_ eut un succès si durable l'année dernière; M. Hesse +envoie _la Lutte de Jacob avec l'Ange_; MM. Papety, Deraisne, Guichard, +Granet, etc., etc., ne manqueront pas à l'appel, et marcheront à la tête +de la peinture historique. + +[Illustration: M. Charlet.] + +Le genre aura aussi de glorieux représentants. M. Tony Johannot expose +une _Geneviève_, la plus délicieuse création de George Sand: M. Fortin a +d'admirables Bretons: M. Eugène Lepoittevin a de charmantes petite +toiles; M. Adolphe Leleux envoie des _Cantonniers navarrais_ et des +_Paysans picards_: son exposition serait plus complète s'il avait eu le +temps de parachever son _Marché béarnais_ et ses _Faneuses bretonnes_, +que nous verrons en 1845, sans perdre pour attendre. Son frère, M. +Armand Leleux, expose des _Laveuses à la fontaine_ M Guillemin a trois +tableaux, parmi lesquels _Dieu et le Roi_ et _la Consultation du +Médecin_. Cette fois, on ne dira pas le _joyeux_, mais bien le +_sentimental_ Guillemin. + +Nous en passons, et des meilleurs. + +Nous étions essoufflé à monter le grand nombre d'escaliers qui +conduisent aux ateliers de ces messieurs. Le lecteur ne voudrait certes +pas nous suivre, même à la simple lecture, si nous écrivions ainsi +longtemps les noms des exposants. Qu'il nous pardonne, cependant, le +chapitre des _mystères_ n'en est pas encore à sa fin. + +Il y a un certain _Incendie de Sodome_, de M. Corot, qui fut refusé en +1843 par le jury, et qui sera sans doute reçu en 1844.--Il est vrai, +diront les juges, que M. Corot a travaillé de nouveau pour mériter cette +insigne faveur. + +M. Cabat fera sans doute faute: mais M. Marilhat possède une série de +tableaux tous plus ravissants les uns que les autres, et M. Aligny a +rapporté de son voyage en Grèce plusieurs vues qui escorteront son +_Samaritain_; mais M. Gaspard Lacroix a un admirable paysage; M. Paul +Flandrin a peint les _Bords du Rhône. Tiroli_ et des _femmes à la +fontaine_: M. Achard est encore en progrès sur sa dernière exposition, +déjà si remarquable; M. Français a terminé son tableau de Bougival; M. +Desgoffes ne manquera pas de produire de l'effet, et M. Marandon de +Montiel a envoyé trois paysages. + +Parmi les toiles que nous mettons au nombre des actualités, quelle que +soit la variété des sujets, quel que soit le mérite de l'exécution, nous +citerons un magnifique portrait équestre du duc d'Orléans, par M. Alfred +Dedreux, qui envoie d'autres tableaux encore; _la Mort du duc +d'Orléans_, par M. Jacquand; la _Vue du Château de Pau_, par M. Justin +Ouvrié, et l'_Inauguration de la statue de Henri IV à Pau_, par M. +Guiaut; l'_Arrivée de la reine d'Angleterre_, par M. Isabey; la Vue du +canal de la Villette, par M. Testard, etc. + +Gué, que la mort nous enleva pendant l'année 1843, a laissé plusieurs +tableaux qu'on dit charmants; nous ne savons s'il sera exposé quelque +oeuvre posthume de Perlet. + +[Illustration: C'est demain le dernier jour.] + +M. Jadin a exécuté d'importantes peintures destinées à orner les +appartements de M. le comte Henri de Greffuthe; il exposera trois ou +quatre tableaux d'une suite de panneaux, _la Chasse au Sanglier, le +Départ de la Meute, le Rendez-vous,_ etc. Nous leur prédisons un +véritable succès. M. Dauzatz expose une mosquée et une bataille; M. +Auguste Charpentier a comprise une belle _Adoration des Bergers_: M. +Diaz envoie plusieurs charmantes toiles; M. Adrien Guignet envoie _la +Mêlée_ et _Salvator Rosa chez les Brigands_: M. de Lemud, le lithographe +hors ligne, aborde, cette année, la peinture; qu'il soit heureux pour +son début, comme le fut M. Alophe, dont nous verrons aussi quelques +productions. + +[Illustration: Le Jury d'Exposition, par Decamps.] + +L'amiral Gudin nous donne une partie de l'Océan, comme toujours, et le +caboteur Mozin a navigué de Trouville à Honfleur sans préjudice des +travaux de MM. Morel-Fatio, Mayer et Coweley. + +[Illustration: Un peintre universel.] + +Nous avons omis ou passé sous silence bien des noms; nous n'avons rien +dit de la sculpture ni de la gravure, mais attendons l'ouverture du +salon. Il est nécessaire d'ailleurs de s'appesantir un peu sur le fait +même de l'exposition. + +Le jury, nous le savons de bonne source, ne sera pas sévère: cela +veut-il dire qu'il sera juste? C'est de stricte justice plutôt que de +l'indulgence que nous lui demandons. Quand tous les tableaux auront +passé sous ses yeux; quand, d'autre part, les fameux _experts_ de M. +Decamps auront donné leur avis, nous formulerons notre jugement avec +conscience. + +Disons-le, c'est une époque fort mémorable que celle de l'ouverture du +Salon. Bien des espérances s'y rattachent, et de cruels désespoirs la +suivent. + +Dans les ateliers, lorsque le 15 février arrive, les pauvres artistes ne +savent où donner de la tête. Ici, c'est un peintre qui contemple son +oeuvre avec ce ravissement que l'on remarque chez le père de famille +examinant son héritier. «Mon ami, ton tableau sera peut-être +refusé!--Bah! répond le peintre, regardant avec assurance sa timide +moitié; j'en suis content, il est bien terminé; ils n'oseraient pas me +refuser cela.» Et souvent, quelle déception! + +Autre malheur, que l'on s'empresse de réparer. Le peintre est en retard, +son tableau n'est pas achevé, et voilà que deux de ses amis _abattent_ +de la besogne. «Vite! cette tête n'est qu'ébauchée; cette draperie rouge +n'est pas assez foncée en couleur. Allons! allons! Ah! mon Dieu! et le +ciel, le ciel que j'avais en partie oublié!» Les trois peintres se +mettent à l'ouvrage; à jour dit, à heure dite, le tableau est prêt. + +Je sais un artiste que son ami osa mettre en charte privée le 19 +février; il lui plaça dans les mains une brosse et une palette, et +sembla lui dire: «Aide-moi, ou la mort!» + +D'autres peintres, au contraire, sont en avance. Pour eux, l'Exposition +est un point de mire; ils travaillent le jour où elle ouvre, pour +arriver l'année suivante, à pareille époque. + +Enfin, il est des spéculateurs en peinture qui regardent l'Exposition +comme un marché ou à peu près. Il leur importe d'offrir aux acheteurs le +plus de choix possible, pour faire une bonne saison. Ils travaillent sur +tout et partout. Ils entreprennent «tout ce qui concerne leur état.» +Vous voulez un portrait, ces messieurs sont très-bons portraitistes. +--Vous voulez un tableau religieux, ces messieurs en font leur +spécialité.--Vous voulez un tableau de genre, ces messieurs entendent +parfaitement le genre. Bref, ils exposent concurremment une marine, un +paysage, un tableau d'histoire, une petite toile de genre, une _Descente +de Croix_;--qui n'a pas fait une _Descente de Croix?_--et surtout une +bataille,--qui n'a pas peint une petite bataille? Il faudrait être bien +maladroit: Versailles a tant de petits coins! Entrez dans leurs +ateliers, vous les voyez, palette en main, suffire à l'immense variété +des travaux qu'ils ont entrepris. + +Nous prenons la chose en riant, et pourtant elle a son mauvais côté. +Toutes ces toiles terminées avec précipitation se présentent plus +faibles que si elles étaient restées inachevées. On ne veut pas attendre +une année, et, pour arriver, on risque sa réputation. Les artistes ne +savent pas comprendre qu'il vaudrait mieux n'exposer que tous les trois +ans, et produire de l'effet, que de paraître à tous les Salons, avec des +tableaux _lâchés_, faibles ou mauvais même. + +Cela dit, nous attendons impatiemment que les portes du Musée s'ouvrent, +afin de pouvoir juger au Salon les toiles que nous avons vues dans les +ateliers, ou réparer les oublis que nous avons pu faire, en annonçant +ici les tableaux principaux. + +[Illustration: Il ne sera pas refusé.] + + + +Fragments d'un Voyage en Afrique (1). + +(Suite.--Voir t. II, p. 358, 374, 390 et 410.) + + [Note 1: La reproduction de ces fragments est interdite.] + +Durant les quatre heures que nous passâmes dans la plaine, El-Krarouby +fut pour moi d'une prévenance presque obséquieuse. Il ne me quitta pas +une minute. Les détails qui suivent me viennent de ce ministre lui-même. + +Les soldats sont divisés en corps réguliers et irréguliers, comme je +l'ai dit plus haut. En temps de paix, ou dans l'intervalle des +campagnes, les réguliers font souvent des exercices militaires. Le +maniement des armes leur est montré par des instructeurs qui ont servi à +Alger sous nos drapeaux, et qui ont déserté avant de savoir eux-mêmes +manier un fusil. Il est curieux de voir les bédouins exécuter une +manoeuvre: les mouvements d'ensemble et l'alignement surtout sont des +choses impossibles pour eux; mais les chefs se contentent de faire +marcher leurs soldats pendant, deux heures, l'arme au bras ou sur +l'épaule. Dans les compagnies, on voit un géant à côté d'un mirmidon, le +bossu à côté d'un boiteux, le vieillard près de l'enfant qui a besoin de +ses deux bras pour soutenir son arme. Le service des réguliers est +illimité. Ils font partie de l'armée active tant qu'il plaît à l'émir de +ne pas les congédier. + +Les grades sont calqués sur ceux des Européens. Il y a des caporaux, des +sergents, des officiers, des chefs de bataillon et des colonels. Les +marques distinctives diffèrent selon les grades. + +Les caporaux portent une bande de drap rouge terminée par un croissant, +et attachée sur la manche gauche. La bande est en argent pour les +sergents. Des caractères tracés sur la bande indiquent la dignité de +celui qui en est revêtu. + +Les Arabes désignent un officier par le mot de _fissian_. Le fissian +porte une petite épée en argent, cousue sur la manche gauche. Le chef de +bataillon a l'épée en or avec une inscription. Le colonel est +reconnaissable à son beau costume de drap rouge; sa tête est entourée +d'une corde noire en poils de chameau; le colonel est tenu d'avoir la +barbe blanche. Les officiers supérieurs vont seuls à cheval. + +Un ordre militaire, le _nicham_, a été institué pour les militaires qui +se distinguent. Il tient un peu du _nicham-iftikar_ de la Porte. + +La paie des simples soldats est de dix francs par mois; on y ajoute +chaque jour un pain et une demi-livre de _tchicha_ (blé pilé), qu'ils +font cuire dans de l'eau avec quelques onces de mauvais beurre. Tous les +jeudis on distribue en outre un mouton, un bouc ou une chèvre, par +trente-deux hommes; ces bêtes sont, en général, fort maigres. Les +sergents touchent dix-huit francs, deux pains, du tchicha à volonté, +trois onces de beurre ou d'huile, et un mouton pour quinze toutes les +semaines. L'officier et le chef de bataillon reçoivent, l'un, +trente-six, l'autre, cinquante francs par mois, le quart d'un mouton par +semaine, et, chaque jour, deux pains, du tchicha à volonté, et deux +livres de beurre. Les appointements du colonel s'élèvent à +quatre-vingt-six francs; il a droit à quatre livres de pain et à un +mouton. Voilà pour la paix. En temps de guerre, les troupes se +contentent de biscuit; elles ont rarement du tchicha et de la viande. Le +pain qu'on leur donne est détestable; le biscuit ne vaut guère mieux. Le +colonel reçoit, lors de sa nomination, un cheval que lui envoie l'émir; +mais il faut qu'il l'entretienne à ses frais et se fournisse d'un +équipement complet. Le gouvernement, ne lui passe, ainsi qu'au chef de +bataillon, qu'une ration d'orge par jour. + +L'uniforme des réguliers consiste dans une large culotte de laine bleue +grossièrement tissée, une veste surmontée d'un capuchon gris, un gilet +blanc en laine, une chemise en escamile, un _chachia_ (petit bonnet +rouge); ils portent des souliers à l'algérienne, et se procurent à leurs +frais des bernous. Le gouvernement remplace les effets usés, et on +prélève le prix sur la solde; c'est un bénéfice net pour le trésor. Les +caporaux ont le même uniforme avec une ceinture de peau et une giberne. +Les sergents, officiers et chefs de bataillon portent des culottes de +drap, une veste sans capuchon, un gilet rouge et un turban blanc. +L'uniforme du colonel ne se distingue de celui des officiers que par la +finesse du drap et quelques galons d'or. Le premier costume lui est +fourni par l'émir; le dignitaire achète les suivants. + +Chaque compagnie est forte de soixante hommes; elle compte un caporal, +un sergent et un officier. Le chef de bataillon et le colonel commandent +toutes les troupes de la ville où ils se trouvent, car l'infanterie +n'est divisée ni en bataillons ni en régiments. L'armée est répartie en +divisions. Les hommes défilent deux par deux, les tambours en tête. +Chaque compagnie a son drapeau particulier; le signe de ralliement de +l'armée est l'étendard de quelque illustre marabout; et comme il ne +manque pas de marabouts chez les Arabes, on n'a que j'embarras du choix. +Le porte-drapeau est un officier. Le rappel est battu, tous les jours, à +sept, heures du matin, dans les villes ou au camp. Dès que les troupes +sont réunies, on procède à l'appel; à dix heures, les tambours +convoquent les soldats à l'exercice; la retraite sonne à six heures du +soir en hiver, et à huit heures en été; mais la consigne qui défend aux +soldats de sortir après la retraite n'est pas rigoureusement observée. +Le colonel passe une fois par semaine la revue, des troupes. Les villes +ne contenant pas de casernes, les soldats sont envoyés chez les +habitants, à moins qu'on ne mette à leur disposition les maisons des +proscrits dont s'est emparé le gouvernement. Là où était mie famille, on +entasse une compagnie. Le lit des soldats est une natte dégoûtante; +quelques-uns obtiennent de leurs chefs la permission de découcher, et +vont demander l'hospitalité à leurs amis. Pendant la guerre, chacun est +sous la tente, et n'a d'autre couche que le sol humide. + +Quand les Arabes entrent en campagne, ils demandent au Prophète de leur +faire la grâce d'être tués plutôt que blessés. Cela peut donner une idée +des souffrances qu'endurent ces derniers; ils n'ont pour se guérir +d'autre médecin que la nature, d'autres aliments que la ration, d'autres +spécifiques que l'huile et le beurre. Ils font de la charpie avec de la +laine et du coton. Les blessés succombent presque tous après d'horribles +agonies, et l'on s'inquiète à peine de leur état; ainsi j'ai vu, dans le +camp de l'émir, un blessé mourir de faim et de froid, et l'on ne +s'aperçut qu'il était mort que lorsque, depuis quatre jours, son cadavre +était en putréfaction. + +La cavalerie régulière est enrégimentée et subdivisée en compagnies, qui +ont chacune un officier, lequel remplit en même temps les fonctions de +maréchal des logis. Le chef d'escadron est appelé colonel des cavaliers. +Pour être admis dans ce corps, il faut fournir un cheval. Un simple +cavalier touche quatorze francs par mois et autant de rations qu'un +fantassin. La solde du chef d'escadron est de cent francs; celle de +l'officier de vingt-six. L'escadron comprend tous les cavaliers d'un +aghalick. Chaque kalifat commande un régiment. + +Le costume des cavaliers réguliers se compose d'une culotte, d'un gilet +et d'une veste sans capuchon, le tout un drap rouge grossier. Le drap +que portent les chefs est d'une qualité supérieure. Les grades y sont +indiqués par les mêmes signes que dans l'infanterie. Chaque compagnie a +aussi son drapeau. L'officier de cavalerie se nomme _siaff-el-chriala_. +Les cavaliers ne vont pas à l'exercice et sont rarement passés en revue. +On les emploie aux transports des lettres et à diverses missions dans +l'intérieur, où ils escortent les collecteurs d'impôts. Le sabre dont +ils se servent leur appartient; ils professent la plus haute estime pour +les armes de fabrique française. + +Les compagnies d'infanterie ont à leur tête un tambour; celles de +cavalerie un trompette. + +L'armée arabe compte aussi dans ses rangs un grand nombre d'Européens, +qui ont déserté nos drapeaux, croyant trouver la fortune et la gloire +auprès de l'émir. Presque tous appartiennent à la légion étrangère. On y +voit beaucoup d'Allemands et d'Espagnols, et peu de Français. Les +déserteurs ne sont pas plutôt arrivés chez les Arabes qu'ils déplorent +leur folle démarche, et, s'il ne s'agissait que de cinq ans de fers, ils +rallieraient immédiatement leurs compagnons. Le plus souvent ils +emportent avec eux armes et bagages, afin d'obtenir un meilleur accueil; +mais l'avidité des Arabes s'éveille à la vue de ces objets. On dépouille +ces malheureux; on leur rase la tête, on les force à embrasser +l'islamisme, puis on les incorpore dans les bataillons réguliers; +quelques-uns deviennent artilleurs et ne combattent point; les autres +sont placés au premier rang dans toutes les rencontres; aussi +meurent-ils presque tous. Il est fort rare de les voir monter en grade. +Il en est qui, accablés de dégoûts et de mauvais traitements, se +réfugient chez les Kabyles; d'autres parcourent les campagnes, où ils +font des dupes et se donnent pour médecins. Tous finissent par être +assassinés ou dévorés par les bêtes féroces. Ceux qui ont un état +l'exercent librement; mais quoique moins malheureux que les premiers, +ils n'acquièrent aucune influence dans les tribus, et ont sans cesse à +redouter la colère des indigènes, qui cherchent à se débarrasser d'eux. + +Abd-el-Kader a environ huit mille fantassins et deux mille cavaliers à +sa solde. Il pourrait au besoin les réunir tous sur un seul point, A +l'exception des garnisons du Ziben et de Ghronat, qui sont sédentaires +et maintiennent ces tribus dans l'obéissance. Les armes proviennent des +fabriques françaises et anglaise? L'émir compterait deux mille hommes de +plus dans son armée, s'il n'avait perdu six cents réguliers dans une +révolte de Ziben et douze ou treize cents hommes au téniah de Monzaïa, +pendant la campagne de juin. Quant aux irréguliers, leur nombre est plus +ou moins considérable, selon que la presse ou levée est plus ou moins +bien faite dans l'intérieur, il m'est impossible de préciser le chiffre +des contingents pendant la dernière campagne; mais je suppose que leur +maximum peut être porté à vingt mille auxiliaires pris dans les +aghalicks soumis. Les auxiliaires font la guerre sainte à leurs frais. +Le gouvernement ne leur fournit ni armes, ni vivres, ni fourrages, ni +solde. Abd-el-Kader leur avait promis, à titre de prime d'encouragement, +de remplacer les chevaux tués au combat; il leur avait même donné une +livre de poudre et une pierre à fusil; mais, après la campagne, ceux qui +se présentèrent pour le prier de tenir sa promesse, furent fort mal +reçus. L'émir leur donna, au lieu d'un cheval, un chameau du prix de dix +à quinze boudjoux (à peu près vingt francs). Les quinze mille +auxiliaires que peut réunir le sultan forment dix mille cavaliers et +cinq mille fantassins. Il ne nous reste qu'à dire quelques mots de +l'artillerie, et nous aurons passé en revue toutes les forces arabes. + +Le nombre des pièces de campagne ne va pas au delà de douze. Les pièces, +toutes en assez bon état, sont partagées entre les kalifats. La plupart +sortent de la fonderie de Tlemcen, que dirige un officier espagnol; +quatre d'entre elles ont été envoyées en cadeau à l'émir par l'empereur +du Maroc. + +L'époque fixée pour mon retour en France approchait, lorsque je fus +subitement atteint de fièvres tierces et forcé de me soumettre au repos +le plus absolu. Pendant ma convalescence, les hostilités éclatèrent, +cent vingt-cinq têtes de Français furent apportées à Médéah, exposées +aux marchés, puis jetées à la voirie; six milles chargés de fusils y +arrivèrent bientôt. Ces trophées enorgueillirent les Arabes. Lorsque la +nouvelle en arriva à Tekedempt, la population se livra à une joie +féroce; de toutes parts des imprécations s'élevèrent contre ce qui +portait le nom de Français. Ma position devint d'autant plus pénible que +mon jeune compatriote s'était enfui: son départ excita le courroux +d'Abd-el-kader contre les Européens; ceux qui entouraient l'émir, me +sachant l'ami du fugitif, et ayant perdu l'espoir de le prendre, +conseillèrent à leur maître de me faire décapiter. «C'est un espion, lui +dirent-ils, et, un jour, il donnera à tes ennemis d'utiles +renseignements sur ton gouvernement.--Vous avez peut-être raison, leur +répondit-il; mais je n'ai pas de preuves certaines, et ma religion me +défend de lui ôter la vie. Sa mort n'ajouterait pas un rayon à ma +gloire; il vivra donc. Qu'on se contente de lui enlever ce qu'il +possède. Privé des moyens qui pourraient faciliter sa fuite, il ne +tentera pas de s'échapper.» + +Les ordres du sultan furent exécutés de point en point: cheval, argent, +marchandises, on me dépouilla de tout; il ne me resta que les vêtements +que j'avais sur moi. Ainsi gardé à vue, en proie à la plus horrible +misère, malade, n'ayant que le sol pour étendre mon corps exténué et une +pierre pour oreiller, j'attendais la mort avec impatience. J'aurais +infailliblement succombé à la langueur et à la faim, sans la générosité +des ouvriers français; sans eux, je n'aurais jamais revu mon pays. +Cependant, j'allais m'affaiblissant de jour en jour; j'avais déjà dit +adieu à ma mère, à mes amis, à tout ce que j'aimais ici-bas, lorsque, au +moment où je m'y attendais le moins, l'émir me fit appeler pour traduire +quelques lettres. Mon dénûment et ma pâleur le frappèrent. Depuis que +les chefs m'avaient accusé, il m'avait reçu avec tant de froideur que +j'étais tout découragé; cette fois, le sourire qui passa sur sa bouche +me rendit l'espérance, et je m'enhardis à lui parler de moi. + +«Considère, lui dis-je, l'état où je suis réduit. J'étais venu à toi +pour opérer des échanges et augmenter ton trésor; tu me retiens captif, +et tu m'as dépouillé de tout. Je souffre, et je n'ai aucune ressource +pour alléger mes maux. Ou fais tomber ma tête, ou donne-moi les moyens +de vivre. J'ai quelques fonds à Médéah, je te demande l'autorisation +d'aller les toucher.» + +L'émir m'écouta avec attention. Après avoir réfléchi quelques instants: +«Je le permets, me dit-il, de te rendre à Médéah; mais tu n'iras pas +plus loin, car j'ai fait publier que quiconque serait pris se dirigeant +vers les possessions françaises aurait la tête tranchée. Pars, et +reviens dès que tes affaires seront terminées.» + +En l'entendant prononcer ces paroles, je faillis m'évanouir de bonheur. +Me sentant trop faible pour entreprendre à pied une aussi longue route, +je me procurai un âne, et je partis pour Médéah avec Ben-Oulil. Ce +voyage fut pénible et dangereux: je manquai deux fois d'être assassiné; +le froid raviva mes fièvres mal éteintes, et je ne pus, en arrivant, +descendre de ma monture sans l'aide de mon compagnon. + +Je trouvai la ville de Médéah dans la consternation; les habitants +hurlaient de douleur. Ce jour-là, les Français avaient remporté sur les +Arabes une victoire signalée, sous les murs mêmes de Blidah: cinq cents +hommes étaient tombés sous les coups des chasseurs d'Afrique; presque +tous appartenaient aux familles les plus puissantes. Cette fois, ce +n'étaient pas les réguliers qui avaient souffert, mais bien des fils de +cadis, de cheiks et de commerçants qui, pour obéir au prince des +croyants, avaient mérité le ciel en se faisant glorieusement tuer dans +la lutte sainte. La désolation était générale: pendant trois jours, la +route qui mène de Blidah à Médéah ne fut fréquentée que par des veuves +et des orphelins inconsolables. Les cadavres jonchaient la terre, et les +bières ne pouvant suffire à les transporter, on les enlevait par couples +sur des tapis et des couvertures. + +Mes débiteurs abusèrent de ma pauvreté et nièrent leurs dettes. Un +respectable marabout, croyant que j'avais embrassé l'islamisme, m'offrit +l'hospitalité. On apprit bientôt que les Français se disposaient à +ouvrir la campagne. Abd-el-Kader résolut de leur opposer une vigoureuse +résistance; quatre redoutes furent établies au téniah de Mouzaïa, sous +la direction d'un sergent du génie, déserteur; deux pièces de canon les +armèrent. L'émir vint lui-même à Médéah, afin d'entraîner les tribus à +la guerre. Ses ordres portaient que les enfants et les vieillards +resteraient seuls dans les douairs. Tous les Arabes répondirent à son +appel; ceux qui n'avaient pas d'armes s'armèrent de bâtons. L'évacuation +de la ville fut ensuite ordonnée. + +Je ne puis reproduire ici le spectacle qu'offrit la fuite des habitants; +ils partirent, n'emportant que leurs effets les plus précieux, sans +savoir où ils trouveraient un abri. L'émir ne leur avait donné que +vingt-quatre heures pour évacuer la ville; il supposait que les colonnes +françaises se dirigeraient de ce côté en sortant de, Blidah. Il se +trompait; nos troupes marchèrent sur Cherchell. Les rencontres qui +eurent lieu entre elles et les Hadjoules furent fatales à ces derniers; +cinq cents morts restèrent sur le champ de bataille. Les habitants de +Médéah profitèrent de ce temps pour rentrer dans la ville et en enlever +leurs trésors. Ce fut alors une confusion étrange: tout commerce avait +cessé; les Arabes de l'intérieur ne fournissaient plus les marchés, et +le blé y était tarifé à un prix exorbitant. Pendant quinze jours, deux +cents mulets furent affectés au déménagement; enfin, au moment où en +croyait que les Français se dirigeaient vers Milianah, on les vit, à la +faveur des brouillards et par une manoeuvre habile, couvrir le téniah de +leurs colonnes. Ils l'auraient passé sans coup férir, car l'émir n'y +avait laissé que quelques compagnies de réguliers, ayant réuni ses +forces sur l'Oued-Djer, mais il eut le temps d'y envoyer quatre mille +soldats et une nuée d'auxiliaires. Les premiers gardaient les redoutes, +tandis que les autres, perchés sur les hauteurs, faisaient rouler du +haut des monts d'énormes blocs de granit. L'affaire, s'engagea vers deux +heures du soir; deux fois repoussés, les Français, électrisés par tant +de résistance, tournèrent l'ennemi et l'écrasèrent au troisième choc. +L'arme blanche fit un carnage horrible des Arabes, qui laissèrent sur la +place douze cents combattants. + +De Médéah nous entendions la canonnade. Les autorités avertirent les +habitants que ceux qui seraient trouvés le lendemain dans la ville +seraient mis à mort. La fuite et le désordre recommencèrent une seconde +fois. Les chaouchs se mirent à chasser les indigènes à coups de bâton. +Le soir Médéah était vide. J'espérais que les Français viendraient s'en +emparer et que je me retrouverais au milieu de mes compatriotes... vain +espoir! Un orage arrêta leur marche, la ville s'emplit de déserteurs et +fut traversée, pendant la nuit, par les blessés qu'on conduisait à +Boural. + +Le lendemain matin, il n'y avait plus à Médéah que le kaïd, le cadi, +quelques chaouchs et moi. L'armée française avait assis son camp au bois +des oliviers. On me réitéra l'ordre de partir; j'obéis à regret, mais +demeurer plus longtemps eût été me compromettre. Je pris la route de +Milianah; la fusillade sifflait sans cesse à mes oreilles, des nuages de +fumée et de poussière s'élevaient dans les airs. Les Français étaient à +quelques pas de moi, et il fallait les fuir! Le jour d'après, ils +entraient dans la ville, qu'ils quittèrent bientôt pour aller à Blidah. +Cette retraite permit à l'émir de licencier les auxiliaires et de +disséminer ses réguliers, auxquels il accorda quinze jours de congé. +El-Berkani resta seul avec quelques milliers d'hommes aux environs de +Médéah. + +Un spectacle non moins étrange que celui dont je venais d'être témoin me +frappa dès mon arrivée à Milianah. La ville était déserte; un ordre de +l'émir avait enjoint à ses habitants de se réfugier dans la vallée du +Chélif et sur les montagnes. Les réguliers avaient profilé du désordre +pour livrer la ville au pillage; des quartiers même avaient été la proie +des flammes. + +Le camp des Arabes s'adossait au bas de la vallée du Chélif, à +Al-Cantara, pont des Romains. Un soir que l'émir, après avoir payé ses +troupes, prenait son repas, composé d'une orange et d'un peu de farine +de blé rôti, un courrier, arrivant de Médéah, lui apprit que l'ennemi +s'avançait vers Milianah. + +Il avait en ce moment peu de troupes disponibles, et cette nouvelle le +surprit beaucoup; mais il expédia des courriers dans toutes les +directions pour rappeler ses soldats; et, s'élançant sur son cheval, il +partit au galop, accompagné du bey de Milianah et de cinq cents +cavaliers. Le soir, une fumée épaisse et rougeâtre entoura la ville, les +Français étaient en vue; ils brûlaient tout ce qui se trouvait sur leur +passage. Abd-el-Kader, de son côté, mettait le feu aux habitations; le +pays entier se tordait dans les étreintes d'un vaste incendie. A la +faveur de la lune, notre armée se divisa en deux corps; l'un marcha sur +Milianah, l'autre vers le Chélif, d'où il revint se joindre bientôt au +premier corps. La consternation ne tarda pas à se répandre dans le camp +de l'émir; des chameaux furent requis pour le transport des bagages; on +affecta des mules à celui des blessés. Les Arabes, fuyant en désordre +devant nos bataillons, franchirent le Chélif, et se replièrent sur +Tazza, où je fus forcé de les suivre. Abd-el-Kader avait pris les +devants. Je voyageai en compagnie du kalifat de Tlemcen, Bou-Hamidy, qui +portait à son maître le montant des impôts perçus sur les tribus de son +gouvernement. + +L'émir vint à notre rencontre, monté sur un magnifique cheval gris, +qu'il tenait de l'empereur du Maroc; sa musique marchait devant le +cortège, et une nombreuse escorte caracolait à ses côtés. Arrivé à +quelques pas de nous, tout le monde mit pied à terre, et Abd-el-Kader +embrassa Bou-Hamidy avec une cordialité qui ne me laissa aucun doute sur +l'affection qui les unissait. Des jeux, auxquels les notables prirent +part, célébrèrent l'arrivée du plus vaillant des kalifats. Les +réjouissances une fois terminées, nous nous dirigeâmes vers la ville. + +Je comptais retrouver la place de Tazza telle que je l'avais laissée, +avec ses misérables huttes et sa tour inachevée; mais quelle fut ma +surprise en voyant, à la place de ce désert, un fort bien construit et +décoré avec art, des maisons avec des boutiques, semblables à des +édifices. Les terres étaient cultivées; on se livrait, autour de nous, à +la récolte du riz. La ville était animée par la présence de plusieurs +chefs; des tentes nombreuses s'éparpillaient dans la plaine; et, sous +ces tentes, la population oubliait dans les fêtes ses derniers malheurs. +Tout y respirait la joie, l'abondance, le mouvement; et ce séjour, sans +être à envier, me parut alors l'un des plus agréables de l'Afrique. + +Le lendemain, je m'acheminai vers le fort où se trouvait l'émir, +lorsque, arrivé à la batterie, j'aperçus une foule nombreuse qui +semblait garder la porte; des cris affreux sortaient du sein de cette +multitude. Les gestes expressifs des Arabes, leurs regards, le sourire +horrible qui grimaçait sur leurs lèvres, me remplirent d'effroi, et je +fus tenté de rebrousser chemin; mais j'eus honte de moi-même et je +continuai d'avancer. + +Mon instinct ne m'avait pas trompé: ces cris étaient des cris de mort; +un drame sanglant allait se jouer en ce lieu, et la foule n'était +assemblée que pour jouir de ses péripéties. Je pris des informations; +mille voix me crièrent qu'on allait décapiter un Français. Ne pouvant +croire ce témoignage unanime, je m'adressai à un vieillard qui était +près de moi, en lui demandant si c'était la vérité. + +«On ne te trompe pas, dit-il en me lançant un regard farouche; c'est à +un infidèle qu'on va trancher la tête. Avec l'aide de Dieu et du +Prophète, on en fera bientôt autant à tous ceux qui ont envahi notre +pays. + +--Quel est son crime? demandai-je en balbutiant. + +--Son crime? Il s'est fait musulman, puis il a renié la sainte religion +du Prophète; non content de cela, il a pratiqué l'espionnage; on a +trouvé sur lui certains papiers qui ont mis au jour ses desseins. Il a +mérité de perdre la vie, et, _in cha allah_! il la perdra.» + +L'indignation, la stupeur et l'effroi me clouaient à ma place; les +regards de la foule s'étaient fixés sur moi avec une férocité +inexprimable. Un Français allait périr sous mes yeux sans qu'il me fût +possible de le sauver; une parole imprudente aurait sans doute fait +tomber ma tête avec la sienne! Un abîme de haine me séparait de ces +tigres; et, dans la crainte de se voir arracher leur victime si je +parvenais jusqu'à l'émir, ils me fermèrent l'entrée de son habitation. +Un raffinement de vengeance les porta à m'entraîner vers la tente où le +malheureux condamné attendait que le yatagan mit fin à ses jours. + +Je m'avançai, traîné par cette populace hideuse et que l'appât du sang +enivrait. En jetant les yeux sur le sol recouvert d'une mauvaise natte, +je sentis mes genoux prêts à fléchir, le coeur me manqua, et je me +serais évanoui sans le secours des deux Arabes qui me soutenaient. Dans +celui que le supplice attendait, je reconnus un de mes amis! + +(_La fin à un prochain numéro._) + + + +Les Mystères de l'Illustration. + +A NOS ABONNÉS. + +Que ce titre n'effarouche pas la pudeur la plus craintive; +rassurez-vous, chers abonnés, je veux simplement vous apprendre +aujourd'hui comment _l'Illustration_ parvient à résoudre chaque semaine +le problème de son existence. Après vous avoir montré deux des trois +grands centres d'action où les idées qui lui donnent naissance s +conçoivent et se réalisent,--le bureau de rédaction, l'atelier des +graveurs et l'imprimerie,--j'ai le désir de vous donner en très-peu de +mots quelques détails peu connus sur les diverses opérations +intellectuelles ou matérielles auxquelles doivent nécessairement se +livrer à tour de rôle, les rédacteurs, les dessinateurs, les graveurs et +les imprimeurs de votre journal. Si ce sujet ne vous offre aucun +intérêt, ne lisez pas ce qui va suivre. + +Ce fut (jour à jamais mémorable) le 4 mars de l'année 1843, à trois +heures quarante-sept minutes, que le premier exemplaire du premier +numéro de la première année de _l'Illustration_ sortit enfin du sein de +sa mère... (voir 1er numéro, l'année) la mécanique de MM. Lacrampe et +compagnie. + +--L'enfantement avait été long et laborieux; malgré quelques symptômes +de faiblesse apparente, le nouveau-né annonçait une constitution +vigoureuse; aussi les bons observateurs ne s'y trompèrent-ils point; ils +lui prédirent un long et glorieux avenir! Quelle prédiction fut plus +promptement accomplie? + +A peine eut-elle vu le jour, la jeune _Illustration_ sut se montrer +digne du beau nom que sa famille lui avait donné. Avant la fin de son +premier mois elle étonnait monde par ses prodiges. Jamais aucun journal +n'avait fait en aussi peu de temps de pareils progrès. La grande +nouvelle se répandit avec la rapidité de la foudre d'une extrémité de la +terre à l'autre extrémité. En moins d'une année, _l'Illustration_ devint +réellement un journal universel. Ce qu'elle a fait pour mériter son +succès, est-il nécessaire de vous le rappeler?... Si toutes ses +tentatives n'ont pas été également heureuses, vous devez du moins lui +rendre cette justice, quelle n'a reculé devant aucun obstacle, qu'aucun +sacrifice ne lui a coûté. D'ailleurs ne faut-il pas pardonner quelques +erreurs à l'inexpérience du jeune âge? + +Étonnez-vous plutôt qu'elle ait pu vous offrir cinquante-deux numéros +aussi variés et aussi complets que ceux dont elle vous a gratifiés +durant le cours de sa première année, et demandez-vous à l'aide de quels +moyens elle est parvenue à obtenir un résultat aussi incroyable, car +c'est à cette question que je vais essayer de répondre. + +Comme toutes les puissances de ce bas monde, _l'Illustration_ a des +courtisans; la capitale de son vaste royaume est Paris; elle a établi le +siège de son gouvernement rue de Seine, 33; des ministres qu'elle a +choisis avec un rare discernement _gouvernent_ en son nom; mais outre +ces hauts dignitaires assermentés et responsables, elle compte dans +toutes les villes de France et de l'étranger un certain nombre de sujets +volontaires qui, avides de ses faveurs, soupirent après l'heureux moment +où il leur sera permis de lui donner, à la plume ou au crayon, un +éclatant témoignage de leur affectueux dévouement. Elle reçoit chaque +jour, avec des adresses de félicitations, des relations détaillées et +des dessins originaux de tous les événements importants arrivés pendant +la semaine sur notre planète. Le conseil des ministres s'assemble +régulièrement de midi à six heures; il examine les communications qu'il +reçoit, déchire et brûle celles qui lui semblent insignifiantes, et +soumet à une discussion approfondie celles dont il espère tirer parti. +La séance levée, des estafettes partent dans tous les sens; les unes +courent chez les artistes pour leur demander des dessins; les autres se +dirigent en toute hâte vers les demeures des écrivains chargés de +rédiger le jour même un texte explicatif.--Depuis la fondation de +_l'Illustration_, la circulation a presque doublé dans Paris. +N'avez-vous jamais rencontré ce cabriolet fameux qui parcourt la ville +en tous sens avec une si effrayante vitesse? vous l'avez à peine aperçu +quand il a passé devant vous, plus rapide que le cheval fantastique de +la ballade de Lénore. C'est le coursier favori de _l'Illustration_! Il +emporte avec son conducteur l'intelligent exécuteur des hautes décisions +du conseil suprême, dont le nom célèbre a plus d'une fois sans doute +frappé vos oreilles. + +Il ne suffit pas à l'_Illustration_ d'être instruite à l'instant même de +tout ce qui arrive, il lui faut encore savoir ce qui doit arriver. Le +mystère, il m'est interdit de vous le révéler. Je ne vous dirai donc pas +comment les prophètes de votre journal parviennent à connaître +l'avenir! Ne m'en demandez pas davantage et suivez-moi maintenant place +Saint-André-des-Arts. + +Pénétrons ensemble dans cette rue étroite, sombre et humide qui unit la +place Saint-André-des-Arts à la rue de La Harpe, et qui porte le nom de +rue _Pouper_. Parvenus au milieu de cette rue, nous nous arrêterons +devant une vieille maison nouvellement badigeonnée, et même peinte à +l'huile, nº 7. Elle est un peu penchée par l'âge: mais n'ayez aucune +crainte, ses fondations sont solides. Elle a été construite à une époque +où les architectes se croyaient encore obligés de travailler pour +plusieurs générations. Avouons le cependant; si nos aïeux avaient le bon +esprit de ne pas s'asphyxier dans des espèces de bonbonnières, ils ne se +faisaient aucune idée de ce que nous appelons le confortable.--Ces +appartements sont vastes et bien aérés; mais comme l'escalier qui y +conduit est roide et dangereux! Madame la présidente appuyait donc sa +jolie petite main sur cette grossière rampe de fer, ses pieds mignons +foulaient sans hésitation et sans crainte ces carreaux humides. Aussi +nos présidentes actuelles ne se décideraient-elles plus à habiter une +semblable maison. Partout la bourgeoisie abandonne aux prolétaires ses +anciennes demeures; les finances, la magistrature et le barreau cèdent +la place à l'industrie. + +L'industrie, en effet, a besoin d'espace; à peine même si elle se trouve +à l'aise dans ces immenses salons d'autrefois. Jetez un regard sur +l'atelier des graveurs de _l'Illustration_: toutes les places sont +occupées: partout où la lumière pénètre, elle est avidement interceptée +au passage par un groupe d'artistes sur lesquels veille sans cesse +l'oeil du maître. + +Le soir venu, les tables qui avoisinent les fenêtres sont abandonnées; +tous les graveurs chargés, à tour de rôle, de passer la nuit, se +réunissent autour des tables circulaires rangées de distance en +distance. C'est un spectacle des plus curieux. Les rayons de la grosse +lampe qui s'élève au centre de chaque table, traversant des globes ne +verre remplis d'eau, répandent une lumière tellement éclatante sur les +mains, les figures, les burins et les bois de chaque graveur, que tout +le reste du salon paraît plongé dans une obscurité profonde. Les yeux +éblouis, on se dirige à tâtons vers ces phares lumineux. On croirait +voir un des tableaux les plus colorés de Rembrandt. + +Je ne raconterai point ici l'histoire de la gravure sur bois; un autre, +plus compétent que moi en pareille matière, entreprendra un jour cet +intéressant travail; je résumerai seulement quelques renseignements +généraux sur cet art d'origine moderne, sans lequel _l'Illustration_ +n'aurait pas le bonheur de faire le vôtre. + +L'artiste dessine avec un crayon ordinaire de mine de plomb, sur un +morceau de bois bien sec, bien uni, légèrement blanchi, comme sur une +feuille de papier. Le dessin, jugé et accepté, est immédiatement porté à +l'atelier général des graveurs, dont le dessin ci-joint vous offre +l'image fidèle. Des qu'il arrive, on le grave, sans trêve ni repos, jour +et nuit; car souvent il doit être achevé en moins de quarante-huit +heures. Le procédé est fort simple, mais la mise en application exige +une grande adresse. Il s'agit, en effet, d'enlever, à l'aide de butins +de différentes grosseurs, toutes les parties du dessin qui doivent être +blanches. La gravure sur bois diffère du tout au tout de la gravure en +taille-douce.--Le graveur sur cuivre ou sur acier creuse sur la planche +les mêmes traits que le graveur sur bois a le soin de laisser en relief; +en d'autres termes, le graveur sur cuivre ne touche pas tout ce qui +doit, dans la gravure, être blanc: le graveur sur bois, au contraire, +laisse parfaitement intact tout ce qui doit être noir.--Non-seulement on +travaille jour et nuit dans cet atelier, mais, quand la nécessité +l'exige, on coupe un dessin en deux ou en quatre morceaux, qui sont +gravés séparément, et qui, après avoir été soigneusement recollés, sont +retouchés et terminés par un maître habile. + +Les gravures terminées, on les envoie aussitôt dans un quartier éloigné +où elles sont toujours impatiemment attendues.--Traversons donc la +Seine, et transportons-nous au milieu même de la cour des Miracles, non +loin du passage du Caire. Une autre fois nous vous montrerons la plus +belle imprimerie qui existe actuellement à Paris; cette cour célèbre, où +des écoles primaires ont remplacé les refuges des ribauds et des +mendiants du moyen âge; ces vastes ateliers où plusieurs centaines +d'ouvriers sont constamment occupés à composer, à corriger ou à imprimer +les chefs-d'oeuvre de la typographie française contemporaine. +Aujourd'hui nous nous contenterons de vous apprendre comment le journal +s'imprime. + +Nous sommes au vendredi: depuis la veille au soir le journal est +complètement achevé; il ne reste plus que quelques corrections +insignifiantes à faire. Qui d'entre vous n'a vu une imprimerie? Vous +savez tous, je le suppose, que chaque compositeur a devant lui un +certain nombre de cases de différentes grandeurs remplies de lettres de +plomb: ses yeux sont presque constamment fixés sur le manuscrit, et ses +mains connaissent si bien les places où se trouvent placées toutes les +lettres de l'alphabet, les points, les Virgules, les _espaces_, etc., +etc., qu'elles vont les prendre machinalement d'elles-mêmes sans jamais +se tromper. Un composteur, instrument d'acier, sert à recevoir les +lettres et donne la mesure des lignes. Les lignes réunies en certain +nombre forment un paquet; on passe alors sur ces paquets un rouleau de +colle imbibé d'encre, on y applique un papier légèrement mouillé, puis, +à l'aide d'une brosse, on fait une épreuve, sur laquelle les correcteurs +et l'auteur de l'article relèvent tour à tour les fautes grammaticales +ou typographiques. Les corrections faites, le jeudi, le metteur en pages +rassemble tous les paquets et en forme des pages d'après un ordre adopté +et indiqué d'avance; cet ordre est parfois qualifié de désordre, mais, +qu'on le sache bien, nous sommes obligés, pour avoir un tirage +convenable, de mettre toutes les gravures d'un numéro sur les pages 1, +4, 5, 8, 9, 12, 13 et 16; par conséquent les articles à gravures +n'occupent pas toujours la place que leur assignerait l'ordre logique. +Des morceaux de plomb remplacent provisoirement les bois qui ne sont pas +encore achevés, et qui ne doivent être livrés que le lendemain dans la +matinée. Deux pages forment ce qu'on appelle une forme et les huit +formes réunies composent seize pages, ou un numéro. + +Jusque-là rien que de fort ordinaire; mais le vendredi matin, les +gravures arrivent, et alors commence un nouveau travail assez difficile +à expliquer, que les gens du métier appellent la _mise en train_. + +[Illustration: Atelier des Graveurs de _l'Illustration_ pendant le jour.] + +La gravure en relief a sur la gravure en taille-douce l'immense avantage +de pouvoir se tirer en même temps et de la même manière que des +caractères d'imprimerie, mais, pour en obtenir un pareil résultat, il +est nécessaire de lui faire subir préalablement une assez longue +préparation: d'abord, on met à un niveau parfait les gravures et les +caractères, puis on procède à la mise en train proprement dite. Cette +opération préliminaire est plus importante qu'on ne le croit en général, +car de sa mise en train dépend entièrement l'effet d'une gravure: le +chef-d'oeuvre de MM. Andrew, Best et Leloir, mal tiré, serait regardé, +même par les connaisseurs, comme l'ébauche grossière d'un inhabile +apprenti. + +Le graveur sur bois n'a pas les mêmes ressources que le graveur sur +cuivre; il ne produit, à l'aide de son burin, que des blancs et des +noirs uniformes; des demi-teintes, il n'en peut pas faire. Pour donner +une certaine couleur à une gravure sur bois, il faut absolument teinter +à divers degrés les parties noires, c'est le travail du metteur en +train, travail long et difficile. Le metteur en train tire, sur un +carton léger, une épreuve de la gravure qu'il s'agit d'imprimer: puis, à +l'aide d'un instrument tranchant, il enlève sur ce carton les parties de +la gravure qui ne doivent pas être complètement noires; plus des teintes +vont s'affaiblissant, plus il creuse profondément. Cette espèce de +découpage ou de gravure achevée, le carton est collé solidement à la +partie de la mécanique qui presse la feuille de papier sur les formes +composées des gravures et des caractères d'imprimerie. Dès lors on +conçoit aisément qu'une gravure correspondant exactement à son carton +découpé recevra une pression plus ou moins forte, et par conséquent se +colorera de teintes plus ou moins vives, selon que le carton a été plus +ou moins profondément entaillé. Souvent ce premier travail ne suffit +pas; il faut, pendant plusieurs heures, coller des morceaux de papier +sur les parties du carton qui ne sont pas assez saillantes, et creuser +encore celles qui le sont trop. + +[Illustration: Atelier des Graveurs de _l'Illustration_ pendant la nuit.] + +Cependant la mise en train est terminée, les dernières corrections sont +faites: à un signal donné, la mécanique se met en mouvement, et à chaque +tour de roue un numéro de _l'Illustration_ vient de lui-même se placer +tout imprimé entre les deux cylindres. Cette belle et curieuse machine, +dont nous vous donnerons un jour un portrait ressemblant, fait à elle +seule plus de besogne que vingt hommes. Sans elle, tous les abonnés +actuels de _l'Illustration_ ne pourraient pas être servis dans la même +journée, et que deviendrions-nous dans quelques mois? Elle imprime 600 +numéros par heure, et huit ouvriers ne pourraient, dans le même espace +de temps, en imprimer, à la presse à la main, que 200. + +Au fur et à mesure qu'ils sont imprimés, les numéros (le samedi matin) +sont transportés dans l'atelier des brocheurs, ou plus de cinquante +personnes sont occupées à les plier, à les mettre sous bande. De là les +uns partent pour la poste, les autres sont immédiatement enlevés par les +porteurs chargés de les remettre dans Paris à leurs souscripteurs. Un +certain nombre revient rue de Seine, nº 33, au bureau d'abonnement, où +ils se vendent séparément, par collections mensuelles ou en volumes. +Puis, imprimeurs, brocheurs, porteurs, etc., se reposent pendant +quelques jours de leurs fatigues ou passent à d'autres exercices en +attendant que le numéro suivant réclame l'emploi de leur temps. + +Seuls, le comité de rédaction et les graveurs ne se reposent jamais. On +n'a plus à s'occuper du présent, il faut songer à l'avenir. Je ne vous +révélerai pas le mystère des projets que vous devez voir se réaliser +pendant l'année qui commence: ce serait vous ôter votre plus grand +plaisir, celui de la surprise, et je vous aime trop, ô mes chers +abonnés! pour vous jouer un si vilain tour. Soyez sûrs cependant que +vous serez encore plus émerveillés et plus heureux en 1844 que vous +n'avez dû l'être en 1843. + +[Illustration: Bureau de Rédaction de _l'Illustration._] + +Se tenir au courant de tout ce qui arrive dans le monde, chercher à +prévoir tout ce qui doit arriver, faire concourir au but commun, pour la +plus grande satisfaction des lecteurs, des activités diverses +éparpillées aux quatre coins de la grande ville, telle est la tâche des +membres du comité de rédaction, sorte d'aréopage qui siège en +permanence, et devant lequel viennent se faire juger des articles sur +toutes sortes de sujets, des nouvelles, des romans, des dessins, des +gravures, des romances, etc.; ne me demandez pas leurs noms, ils +persistent à rester cachés, comme on dit, sous le voile de l'anonyme. +Dans les journaux politiques, dans les revues, ils ont le droit d'être +des illustrations, mais ici ils sont _l'Illustration._. + + + +Don Graviel l'Alferez.--Fantaisie maritime + +(Suite.--Voir t. II, p. 393 et 406.) + + +III. + +Cinquante déserteurs de la _Santa-Fé_, vingt négriers, restant de +l'équipage du _Caprichoso_; le contre-maître Brimbollio, maître de +manoeuvre; le garde-marine Fernando Riballosa, lieutenant, et l'enseigne +de frégate don Graviel Badajoz, capitaine; en tout soixante-treize +combattants, plus un cuisinier noir et quelques mousses, telle était la +composition du personnel du brick-goélette contre lequel le gouverneur +de la Havane déployait maintenant toutes ses forces de terre et de mer. +L'on trouvera naturel que nous omettions dona Juanita de las Ermaduras, +toujours renfermée dans la chambre d'honneur, tremblante, éplorée, en +proie aux plus cruelles appréhensions. + +La canonnière que Fernando maintenait au bout de sa ligne de mire +coupait la route au _Caprichoso_. + +«Capitaine, faut-il faire feu? demanda le pointeur. + +--Garde-t'en bien, malheureux! répondit Graviel; s'il est nécessaire +d'en venir là, ce qu'à Dieu ne plaise! au moins laissons-les commencer. + +--Décidément, murmura le lieutenant, il veut nous voir une corde en +cravate! Il serait si facile, avec une bonne décharge à mitraille, de +balayer le pont de cette barque du diable!» + +[Illustration: Illustration.] + +Attendu ses desseins ultérieurs, l'enseigne désirait vivement de ne pas +livrer combat à ses compatriotes. Mais la canonnière rapprochait le +brick acculé contre terre; elle se trouva bientôt à demi-portée de +pistolet par bâbord devant. Déjà l'on distinguait les voix du capitaine +Bertuzzi et de don Antonio Barzon, tous deux au comble de +l'exaspération: l'un courait après son navire, l'autre après sa fille. +Le premier avait été trouvé dans la chaloupe, on l'avait démarré, +dégarrotté et débâillonné, ce qui lui permettait de gesticuler et de +crier à son aise; il abusait de la permission. Le second, qui ne +tempêtait pas moins, s'était jeté à bord de la canonnière avec sa garde +et ses aides de camp. Tous les négriers débarqués du _Caprichoso_ se +trouvaient sur le même bâtiment; les bandits brûlaient de se venger, +c'était à qui armerait les avirons, ils faisaient rage. + +«Misérable voleur de Badajoz! hurla le gouverneur, qui nécessairement +n'ignorait plus rien; ah! larron fieffé tu paieras cher ton audace! +Rends moi ma fille, scélérat! Je me contenterai de te faire pendre! +Sinon, par le sang de...» + +Ce flux d'injures et de menaces rendit à don Graviel tout son +sang-froid. + +«Bien sensible, assurément! illustrissime seigneur, répondit-il au +porte-voix. Je vous préviens seulement que votre fille est sur le pont, +et que si vous me faites tirer dessus, elle sera aussi exposée que +moi-même. + +--Camarades! criait Bertuzzi à ceux de ses gens qui étaient encore sur +le _Caprichoso_, c'est à cause de vous que nous ne tirons pas; mais tout +â l'heure, aidez-nous!...» + +On se mentait réciproquement avec un touchant accord. + +«Holà! Brimbollio! interrompit Graviel, que si, pour son malheur, un des +anciens du brick ne rame pas de toutes ses forces, on lui fasse sauter +la tête pour premier avertissement! + +--Soyez tranquille, capitaine, dit le contre-maître, ces choses-là vont +sans dire. Nous sommes armés et ils ne le sont pas. Vous entendez, les +mignons?» ajouta le rude marin en s'adressant aux négriers. + +La lutte se réduisait à une joute de vitesse et de manoeuvres. Les forts +attendaient que le gouverneur commençât le feu; le gouverneur n'osait +faire canonner le navire où se trouvait sa fille; Bertuzzi ne voulait +pas non plus endommager la coque de son cher brigantin, qu'il comptait +enlever à l'abordage. Il ne doutait pas du concours de ceux de ses gens +que don Graviel et Brimbollio venaient d'inviter à ramer en termes si +persuasifs. On a vu que l'enseigne s'obstinait à ne point mitrailler des +compatriotes; le père de dona Juana était à bord de la canonnière, +c'était un motif de plus pour s'abstenir des moyens violents. + +Après ce rapide examen des pensées et des espérances secrètes de nos +principaux acteurs, jetons un coup d'oeil militaire sur leurs attitudes +respectives. + +Bertuzzi tient la barre du bâtiment chasseur; don Graviel celle du +brick-goélette. Ce dernier rase les bas-fonds de tribord et les +murailles du Morro avec un art merveilleux, en évitant, autant que +possible, l'abordage de l'autre; mais le ci-devant capitaine négrier est +sûr de réussir à s'accrocher dans trois minutes environ, si toutefois +aucun incident ne contrarie l'habile impulsion imprimée à la canonnière. +Don Graviel et ses compagnons voient cela clairement; le garde-marine +caresse son boute-feu et tousse; le contre-maître brandit sa hache et +jure; les déserteurs font voler leurs avirons comme des plumes. + +«Fernando! Fernando! cria tout à coup l'alferez, à moi, viens vite.» + +Le garde-marine obéit; le jeune capitaine lui dit alors à voix basse: + +«Il s'agit de leur enlever d'un coup de canon tous les avirons de +bâbord; ne blesse personne, j'ai mes raisons pour cela, et je réponds du +reste. + +--Bien! J'aurais autant aimé les couler une bonne fois, mais enfin tu le +veux ainsi; tu vas voir!» + +A ces mots, le flegmatique lieutenant reprit son poste et repointa son +canon de 24. + +«Y sommes-nous? demanda Graviel. + +--Parfaitement!» répliqua le pointeur. + +La canonnière se présentait alors obliquement, son boute-hors de foc +touchait le brick, et ses premières rames étaient sur le point de +s'engager dans celles du _Caprichoso_. + +«Feu!» commanda l'enseigne. + +Une éclatante détonation couvrit tous les autres bruits de la rade. +Fernando avait fait merveille; sa décharge à bout portant avait raflé +tous les avirons de bâbord de la canonnière, qui pivota sur elle-même +comme un oiseau dont une aile est coupée dans son vol. Don Graviel +profita de ce mouvement, un étroit espace se trouvait libre. Avant que +Bertuzzi eût repris la route convenable et remplacé ses avirons brisés, +le _Caprichoso_ avait gagné en bonne direction trois bonnes longueurs de +navire; mais de nouveaux dangers l'entouraient: la première explosion +fut suivie de vingt autres, les forts répondaient à la pièce à pivot. + +«Ah! ils vont tuer ma pauvre fille! s'écria don Barzon, qui, tout brutal +qu'il était, aimait tendrement dona Juana. + +--Ciel! ils couleront mon joli navire, disait avec douleur le capitaine. +Bertuzzi... Et ils nous empêchent de continuer la chasse! Si nous avions +pu sauter à l'abordage, mon pauvre _Caprichoso_ eût été repris sans +avaries!» + +Par une singulière coïncidence, les deux plus acharnés ennemis de don +Graviel faisaient ainsi des voeux pour que l'artillerie des forts +n'atteignît pas le but. Cependant, les boulets tombaient comme grêle +autour du léger bâtiment; quelques rames furent emportées; les flèches +des mâts et nombre de manoeuvres coupées, la plupart des voiles percées +à jour; par bonheur, la coque et la mature ne furent pas atteintes. A +l'ouvert du port, le _Caprichoso_ sentit la brise. La canonnière fut +laissée bien loin derrière; et comme le vent fraîchissait, l'on se +trouva bientôt hors de la portée des forts. + +«Il y a dans tout ceci plus de bonheur que de bien joué,» dit le +contre-maître, qui continuait à pester contre les femmes en général, et +plus particulièrement contre dona Juana. + +Fernando, après avoir fait écouvillonner et recharger la fameuse pièce +de 24, se rendit auprès de don Graviel, qui se hâta de lui remettre le +commandement de la manoeuvre, et descendit enfin dans la cabine. + +L'on avait trouvé à bord de vastes caisses de cigares royaux; maître +Brimbollio y puisa largement; le méthodique garde-marine prit un +_régalia_, l'alluma dans les principes, s'occupa ensuite de pourvoir au +remplacement des voiles criblées, à la réparation des avaries, à +l'installation du service; il se fit apporter un grog, ordonna au +cuisinier de distribuer les rations à l'équipage, et braqua sa +longue-vue sur l'entrée du port, qu'on relevait au sud-sud-est. Les +premières clartés du soleil blanchissaient les remparts du formidable +Morro, ont il était permis de se moquer maintenant; mais elles se +reflétaient aussi sur un objet moins inoffensif, c'est-à-dire sur la +voilure de la frégate la _Santa-Fé_, chargée de toile haut-et-bas, +tribord et bâbord, saillant de l'avant, menaçante et d'autant plus à +craindre que la brise de terre augmentait graduellement. La mer devenait +clapoteuse. Fernando hocha la tête en toussant. + +[Illustration.] + +Avant d'ouvrir la porte de la cabine, don Graviel répara son mieux le +désordre de sa toilette, passa les doigts dans ses cheveux, rabattit son +grand collet de chemise, raffermit ses pistolets dans sa ceinture, frisa +ses moustaches, et jura deux fois pour se remonter le moral; puis il +entra. + +Nous ne décrirons pas, selon l'usage de nos devanciers, la chambre du +capitaine, vrai boudoir maritime. On sait de reste que l'ameublement +d'un pirate coûte trop peu pour n'être point magnifique: c'est de la +soie dans de l'or, des tapis de cachemire, des bois précieux, des +saphirs et des émeraudes, un palais des _Mille et une Nuits_ au +daguerréotype. + +Doua Juana était assise sur une ottomane incomparable; elle tenait à la +main une charmante _navajilla_ de Séville à la lame d'acier poli, à la +poignée d'écaille incrustée d'ivoire et d'argent. Au bruit que fit la +porte en tournant, elle se redressa, courut se retrancher dans un angle, +et fière comme une digne Castillane, se mit en devoir de défendre +chèrement son honneur et sa vie. + +«Bravissimo! sénorita, dit don Graviel, j'aime à vous voir prendre cette +pose martiale. Caramba! elle vous sied à ravir! Mais d'abord permettez à +votre esclave soumis de demander grâce pour sa témérité. Vous +conviendrez seulement que j'ai ponctuellement tenu parole. + +--Si vous faites un pas de plus, seigneur cavalier... + +--Dites seigneur capitaine, je vous en supplie, interrompit l'alferez, +qui avançait toujours: comme je l'avais juré, je suis capitaine-corsaire +aujourd'hui, jour de Noël.» + +A ces mots don Graviel ouvrit les rideaux damassés de la claire-voie; un +rayon de lumière pénétra dans la cabine. + +«Vous voyez, ma reine chérie, que votre appartement n'est pas mal; rien +ne vous manquera, et vous avez tout mon amour par-dessus le marché. + +--Silence, méchant pirate! répliqua la tremblante jeune fille; de ma vie +je ne vous pardonnerai votre indigne conduite. + +--Foi de corsaire! vous êtes aussi adorable qu'adorée! Votre colère est +éblouissante, et, pour un empire, je ne voudrais pas en avoir été privé. +Je vous connaissais dans vos bouderies, Juanita, mais la navaja au +poing, c'est tout nouveau pour moi; c'est piquant! Si jamais vous aviez +eu quelque rivale dans mon coeur, elle serait oubliée à jamais. Vos yeux +en courroux brillent d'un feu divin, ils me percent de part en part, je +vous jure. Souffrez que j'examine de plus près ce délicieux +_cuchillitito_.» + +En parlant ainsi, don Graviel s'était mis à genoux aux pieds de la jeune +fille, non sans avoir adroitement saisi la main dans laquelle étincelait +le gracieux poignard, si bien que dona Juana n'en pouvait faire usage; +alors, de ce ton semi-railleur qu'il avait accoutumé de prendre pour +faire des déclarations à la jeune fille. + +«Dans l'espoir de vous plaire, dit-il, afin de satisfaire un de vos +caprices, chère âme, je m'expose à être pendu; mais s'il peut vous être +agréable de me couper la gorge, faites, ne vous gênez pas, il me serait +doux de trépasser par les soins de celle... + +--Lâchez-moi donc, alors! interrompit Juanita exaspérée. + +--Doucement, mon ange, continua don Graviel, je tiens d'abord à terminer +mon discours, uniquement dans votre intérêt: sachez donc qu'après moi +vous ne trouverez plus de protecteurs la-haut; Fernando, mon second, +n'est pas du tout galant; maître Brimbollio, qui vous gardait dans la +yole, est un bandit très-bourru; et pourtant, c'est là ce qu'il y a de +mieux à mon bord. Si vous m'accordez la vie, chérubin de mes rêves, je +les tiendrai en respect, ils ramperont tous devant vous; mais si vous en +décidez autrement, je vous déclare que ma responsabilité sera tout à +fait à couvert, ces coquins-là, d'ailleurs, seraient capables de vous en +vouloir de ma mort... Ne vous impatientez pas, ma souveraine, encore, un +petit mot de justification. Ecoutez bien: ceci est sérieux: je ne suis +pas pirate, mais corsaire, distinguons! Je ne ferai la guerre qu'aux +Anglais, nos ennemis. J'ai délivré la mer d'un véritable forban en +m'emparant du _Caprichoso_, qui capturait les Espagnols tout comme les +autres, avec l'autorisation tacite de votre respectable père... D'autre +part, je vous aime, je vous adore, je veux vous épouser: je n'avais pas +un triste _maravedi_ de fortune, on m'aurait honteusement chassé de +votre présence, si j'avais eu le malheur de montrer mes prétentions; +vous m'avez inspiré mon projet, je vous ai obéi à point nommé, suis-je +donc si coupable?... Dans un mois, mes exploits m'auront rendu riche, +renommé, redoutable, digne de vous en un mot, et vous serez la Grâce qui +embellira ma vie, à moins que vous ne préfériez être tout de suite la +Parque qui en tranchera le fil.» + +A mesure qu'il parlait, don Graviel serrait moins fort la main de +Juanita, qui devenait plus attentive; à la fin, cette main blanche et +potelée reposait mollement dans la sienne; la jeune fille ne la retira +pas, le hardi cavalier y porta les lèvres avec transport. + +Juana s'était assise sur l'ottomane: + +«Sur votre honneur, fit-elle en oubliant toujours sa main, ce que vous +venez de dire est l'exacte vérité? + +--Sur mon honneur! sur ma foi! sur mon amour pour vous! Je ne sais pas +de serment plus fort. + +--Et vous vous conduirez à mon égard en honnête et galant homme? + +--Juana, poignardez-moi, mais ne me faites pas injure.» + +On frappa à la porte; la jeune fille venait de remettre la navajilla +dans sa gaine; don Graviel était assis à côté d'elle: + +«Capitaine, dit un mousse qui n'était pas entré sans autorisation, le +lieutenant vous fait prévenir que la frégate la Santa-Fé nous appuie la +chasse et qu'elle nous gagne. + +--Chère amie, dit l'heureux enseigne en se levant, priez Dieu qu'elle ne +nous attrape point. Je cherche les Anglais, et non les Espagnols.» + +G. DE LA LANDELLE. + +(_La fin à un prochain numéro._) + + + +Épisodes de la Vie d'une pièce d'or, + +RACONTÉS PAR ELLE-MÊME. + +Je naquis grande dame et plus belle mille fois que le jour. Je commençai +d'être admirée en commençant de vivre. A peine eus-je revêtu ma robe +éclatante, que tous les yeux se fixèrent sur moi avec une expression de +convoitise qui, à l'époque de mon début, troubla mon innocence et +effaroucha ma pudeur. Depuis, j'ai acquis cette heureuse assurance que +procurent les grands succès dans le monde; je sais l'art de ne plus +rougir devant mes courtisans. D'ailleurs, aujourd'hui, je connais le +prix que je vaux, et j'accepte sans embarras les hommages qui me sont en +tous lieux adressés, parce que j'ai la confiance de les mériter partout. + +Je ne veux pas raconter toutes mes aventures; ce serait une oeuvre trop +longue et trop fatigante pour moi qui ai contracté les goûts des +personnages avec lesquels j'ai l'habitude de vivre et qui, en +conséquence, aime la mollesse et l'oisiveté. Je désire seulement vous +confier le principal épisode de ma brillante existence; vous verrez, par +les échantillons qu'il me plaît de mettre sous vos yeux, que ma +naissance aristocratique ne m'a pas toujours préservé des humiliations; +que comme les grands de ce siècle, j'ai éprouvé des fortunes diverses +qui m'auraient sans doute instruite, si, je consens à vous en faire +l'aveu, je n'étais pas née orgueilleuse. + +Je fis ma première entrée dans le monde à une époque bien dure pour les +personnes de condition; mais j'eus ce bonheur singulier d'échapper tout +d'abord à un contact grossier, et de tomber au pouvoir d'un gentilhomme +corse qui commençait, en ce temps-là, à faire une assez belle figure à +la tête de la république française. Jamais je ne jouai un plus beau +rôle, jamais je n'exerçai sur les destinées de la terre une influence +plus grande qu'à cette époque de ma vie. + +C'était au château des Tuileries, en 1804; je dormais paisiblement, avec +un grand nombre de mes soeurs, dans le tiroir d'une table chargée de +cartes géographiques, lorsqu'un jour mon tombeau s'ouvrit brusquement à +la lumière. En même temps une main blanche et fine, une vraie main de +dictateur, se glissa un silence auprès de moi, me saisit avec une +vivacité brutale, et me jeta, toute frémissante de dépit, sur une +immense carte d'Europe; M. de Buonaparte, mon maître,--je lui donne, ce +titre par exception, car mes autres possesseurs ne sont que mes +valets,--M. de Buonaparte était, ce jour-là, un petit homme en habit +militaire, à figure humorique, avec un grand front sillonné de plis +dédaigneux. Je l'ai revu plus tard gras, frais, et, je le suppose, +enchanté de vivre; mais, au temps dont je parle, il n'en était pas +ainsi; il ressemblait beaucoup à un homme sans appétit et sans sommeil. +C'était un visage bilieux de conspirateur; j'en ai rencontré d'autres +qui lui ressemblaient à quelques égards, mais ils n'avaient pas la mine +si fière. + +Le premier consul, tel était alors son titre, me prit avec distraction +entre ses doigts, me tourna et me retourna en tous sens, regarda la +pique surmontée d'un bonnet ronge qui se dressait sur mon dos, contempla +la Liberté debout sur ma face, puis, souriant d'un sourire moqueur, me +laissa une seconde fois retomber sur la table. + +Il se leva, se promena à grands pas dans la salle comme le lion dans sa +cage, s'arrêta longtemps à une fenêtre devant laquelle passait la foule, +frappa son vaste front de sa petite main blanche, croisa ses bras +derrière le dos, toussa d'une toux fiévreuse, leva les yeux en l'air, +regarda le parquet qui claquait sous ses pieds agités, les tableaux +suspendus aux murailles, le lustre qui étincelait sur sa tête, murmura à +voix basse des paroles confuses, inintelligibles, puis revint tout à +coup, par un brusque détour, l'air résolu quoique tout pâle, se rasseoir +sur son fauteuil doré devant la table où je l'observais. Il était si +ému, le héros, que j'en tressaillis sous ma robe de métal. Cet homme en +proie à une pensée secrète et grandiose me faisait peur. Je comprenais +que j'allais être témoin d'un spectacle solennel; mais je ne m'attendais +guère à ce que ce jeune conquérant, le seul homme peut-être des temps +modernes qui ait eu le courage de me mépriser, me rendit l'arbitre de sa +merveilleuse destinée. + +Il chuchotait toujours quelque chose entre ses dents, et faisait des +gestes comme un fou qui se querelle avec des fantômes. Attentive aux +moindres sons, je lui entendis plusieurs fois prononcer le nom d'empire +et d'empereur. Il parla de la France, de l'Europe, du monde; il nomma le +peuple, l'armée.--Je n'ai pas beaucoup d'esprit, quoique en définitive +personne n'en ait plus que moi, mais je ne tardai pas à comprendre qu'il +ne s'agissait de rien moins que de me débarrasser de ma pique, pour me +confier un sceptre, et que de substituer une couronne d'empereur à mon +vilain bonnet phrygien. + +Mes instincts aristocratiques se réveillaient en foule, lorsque M. de +Buonaparte se leva une dernière fois, oppressé et frissonnant comme un +homme qui va interroger le destin. Il me prit, me souleva en l'air, et +me laissa aussitôt retomber en criant: «Face!» Heureusement je +connaissais ce jeu familier aux enfants et aux superstitieux; je +n'hésitai pas à complaire aux désirs du premier consul; je me jetai +lourdement sur le dos, étalant au soleil ma face resplendissante. + +Le premier consul se pencha sur moi avec une expression de joie +profonde, tomba dans une courte rêverie, puis se releva soudainement, la +figure radieuse, le front rajeuni, en criant: «C'en est fait! A moi +l'empire! Vive l'empereur!» + +Un mois après ce grand événement, je quittai l'appartement de celui à +qui j'avais donné la couronne de Charlemagne pour entrer dans le +secrétaire d'un négociant. Cet heureux mortel avait eu l'honneur de +fournir les milliers de lampions qui éclairèrent les fêtes du +couronnement de l'empereur Napoléon. + +A vrai dire, je ne fus pas heureuse dans cette demeure bourgeoise. J'y +rencontrai pour la première fois des petites gens dont je n'avais pas +soupçonné l'existence. Ainsi je fus à tout moment coudoyée par des +créatures de bas étage qui salissaient ma robe splendide du contact de +leur robe d'argent ou de leur robe de cuivre. Je ne vous raconterai pas +ce que je souffris alors, parce qu'aujourd'hui je sais que c'est le bon +ton de ne pas respecter les personnes de qualité. + +Donc j'épiais le moment favorable pour sortir de ma prison d'acajou, +lorsqu'un matin je m'éveillai entre les mains d'un enfant aux belles +joues rosées, aux yeux bleus, aux longs cheveux qui retombaient en +boucles blondes sur une collerette bien plissée. «A la bonne heure! +pensai-je, j'aime mieux vivre en société avec ce marmot; c'est moins +avilissant, et d'ailleurs il est à croire que nous ne resterons pas +longtemps ensemble.» + +Le lendemain même de mon nouveau début je fus conduite chez un fameux +marchand de joujoux, qui, comme de raison, me trouva belle et désira me +posséder. + +Hélas! le petit traître me livra sans regret à l'avidité du marchand, +qui me mit dans sa poche en riant tout bas d'un air sournois; il me +livra avec joie même et reçut en échange, savez-vous quoi? j'ai honte de +le dire: il reçut un affreux polichinelle avec deux énormes bosse» +rehaussées de brocart, une sur le ventre, l'autre sur le dos, un chapeau +chargé de clinquant et un épouvantable nez rouge. + +Après avoir éprouvé une humiliation aussi cruelle, j'aurais pu perdre +quelque chose de ma foi en mon mérite, si je n'avais éprouvé ensuite, +dans mille, autres circonstances, que l'autorité de ma race est immense, +et qu'avec l'aide de mes soeurs je puis forcer les regards les plus +fiers et les yeux les plus beaux à se baisser devant l'éclat de ma +puissance. Qu'il me suffise de dire, pour faire comprendre en un mot le +pouvoir dont nous disposons, que nos favoris, généralement choisis avec +intention parmi les sots, sont placés, grâce à nous, dans l'estime des +hommes plus haut que les princes, plus haut que tous les génies de la +terre. + +Après mille aventures bizarres, après avoir fait les guerres d'Allemagne +dans la poche d'un colonel, et la campagne de Russie dans un fourgon du +roi Murat, je tombai entre les mains d'un Cosaque qui m'emporta dans son +pays. + +Pour finir ce récit incomplet, qui n'est qu'un rapide coup d'oeil jeté +sur mon existence passée, je vous dirai qu'aujourd'hui je vis fort +tristement dans le coffre-fort d'un vieux prince allemand. Privée d'air +et de lumière, je vois avec regret mes traits se flétrir et mon +incomparable beauté s'altérer chaque jour. Quand l'avare petit potentat +qui s'est voué à mon culte juge à propos de m'adresser ses hommages, il +le fait dans une langue qui n'est pas celle du pays où j'ai pris +naissance et où j'ai régné avec tant d'éclat. Aussi suis-je atteinte +d'une profonde mélancolie dans ma brillante retraite; je soupire après +le soleil et le bruit; je rêve tantôt que je pétille entre les mains de +joueurs à l'oeil ardent, tantôt que je luis, comme une étincelle de feu, +dans ces coupes où les orfèvres nous exposent toutes nues, mes soeurs et +moi, aux regards cyniques de la foule;--ou bien, songeant aux jours +écoulés, je passe pu revue mes victoires et mes revers; je songe à cet +enfant naïf qui me préféra un polichinelle; à ce petit homme jaune qui +me confia le soin de lui livrer l'empire du monde. Je me demande, en +riant d'un rire de prisonnière, ce qui serait advenu dans l'univers si, +au lien de répondre au voeu secret du premier consul, je m'étais laissée +tomber la face contre terre! + +Je me demande tout cela et beaucoup d'autres choses encore, en attendant +que la mort de mon geôlier ou l'invasion de quelque hardi voleur du Rhin +vienne me tirer de ma captivité, et me rendre à l'amour de mes sujets. + + + +Armée. + +RECRUTEMENT, TIRAGE. + +La loi du 21 mars 1832, sur le recrutement de l'armée, s'exécute partout +avec facilité; elle donne à la France une armée brave et disciplinée, +dévouée à la patrie et à ses institutions, et sur qui reposent les plus +chers intérêts de la nation, son indépendance et sa sûreté. Cependant +l'expérience a révélé des imperfections qu'il importe de corriger: le +remplacement, condition obligée de nos habitudes sociales, est la source +d'abus graves, aussi nuisibles aux familles qu'à l'État; les nécessités +de l'institution militaire ne sont point satisfaites; certaines +dispositions secondaires réclament des améliorations importantes. C'est +pour répondre à ces besoins qu'un projet de loi a été présenté, en 1841, +à la Chambre des Députés. Adopté par cette Chambre, il n'a pu être +immédiatement discuté par la Chambre des Pairs. Dans l'intervalle des +sessions, soumis à une commission mixte de pairs et de députés, il a +été de nouveau étudié, discuté et modifié. La Chambre des Pairs, appelée +à l'examiner au commencement de 1843, y a introduit à son tour plusieurs +changements, et l'a adopté le 26 avril 1843. Après cette longue +élaboration, il a été présenté, le 4 mai de la même année, à la Chambre +des Députés; le rapport de la commission chargée de son examen a été +fait le 29 juin suivant, et, par une récente décision, la Chambre a +arrêté qu'il serait soumis à ses délibérations pendant le cours du la +session actuelle. + +La loi du recrutement de l'armée touche à toute l'organisation sociale: +il faut qu'elle ne soit ni un danger pour les libertés publiques, ni un +fardeau trop lourd pour le Trésor. Elle pourvoit au premier besoin de +l'État; car elle constitue sa force, et détermine ainsi tout le poids de +son influence; mais comme elle est en même temps pour les familles la +charge la plus pesante, elle ne doit leur imposer aucun sacrifice +inutile. La durée du service, l'incorporation du contingent et le +remplacement militaire sont les trois principales questions qui dominent +dans la loi sur le recrutement. + +L'appel obligé, c'est-à-dire le service personnel, tel est le principe +de force qu'elle doit constituer. Dans son application, toutefois, ce +principe a subi des modifications nombreuses pendant les trente années +qui se sont écoulées depuis 1789 jusqu'en 1818. En 1789, l'Assemblée +constituante rend le service personnel commun à tous les citoyens, et +n'en exempte que le monarque et l'héritier présomptif de la couronne. En +1793, nul ne peut se faire remplacer. En l'an VI, tout citoyen français +est défenseur de la patrie par droit et par devoir: les défenseurs +conscrits sont attachés aux divers corps, ils y sont nominativement +enrôlés, et ne peuvent pas se faire remplacer. En l'an VIII, les hommes +impropres à supporter les fatigues de la guerre, et ceux reconnus plus +utiles à l'État en continuant leurs travaux ou leurs études, sont seuls +admis à se faire remplacer par un suppléant. La substitution n'est +autorisée, en l'an X, qu'entre conscrits d'une même classe; tandis que +le remplacement l'est également, en l'an XI, entre conscrits nés et +domiciliés dans l'étendue de l'arrondissement, puis, en 1804, dans +l'étendue du canton, et en 1805, dans celle du même département. Plus +tard, en 1815, les conscrits sont autorisés à prendre des remplaçants +dans tous les départements de l'empire indistinctement. Cette faculté a +été, comme on le voit, l'objet de contraintes et de facilités fort +capricieuses, suivant les vicissitudes des événements militaires, +jusqu'à ce qu'elle fût législativement consacrée par la loi du 10 mars +1818, comme par les lois suivantes. Aussi, en 1806, sur un effectif de +plus de 500,000 hommes, il n'y avait pas un huitième de remplaçants; +1826, cette proportion était d'un cinquième; en 1835, presque d'un +quart; enfin, au 11 septembre 1842, sur un effectif de 357, 598 +sous-officiers et soldats des corps qui se recrutent par la voie des +appels, il y avait 85,644 remplaçants, c'est-à-dire plus du quart de cet +effectif. + +Le remplacement est consacré maintenant en France par une longue +habitude. Dans une société livrée aux soins de l'industrie, où les +propriétés sont divisées et les fortunes médiocres, où chacun doit, par +un labeur sans relâche, un zèle infatigable et des veilles incessantes, +préparer son état et se faire à soi-même sa place dans le monde, imposer +indistinctement à tous l'obligation de passer dans une caserne plusieurs +années, les plus fécondes de la vie, ce serait causer au plus grand +nombre un irréparable dommage, et leur fermer la carrière, objet des +veilles de leur jeunesse entière, et espoir de leur avenir. Aucun des +intérêts généraux de la société n'y trouverait profit: les progrès des +arts, de la science, de l'industrie, seraient arrêtés par cette loi +aveugle. Le remplacement est-il donc onéreux aux classes laborieuses? +Chaque année, il verse plus de 50 millions dans les familles les moins +aisées. Il appelle sous les drapeaux et soumet à une discipline +nécessaire des hommes que ce joug assouplit et façonne; il substitue en +eux la politesse à la grossièreté, l'amour de l'ordre à l'esprit +d'insubordination, et l'instruction à l'ignorance. + +Le chiffre des remplaçants augmente dans une progression toujours +croissante; ils sont devenus une partie essentielle et considérable de +notre force publique; un grand nombre accomplissent honorablement leurs +devoirs, obtiennent de l'avancement, arrivent aux grades élevés, et font +oublier qu'un contrat vénal les a appelés sous le drapeau. Il est juste, +toutefois, de reconnaître que, dans l'échelle des qualités morales, les +remplaçants sont généralement au-dessous des jeunes soldats qui servent +pour eux-mêmes. Aussi les remplacements que les chefs de corps préfèrent +et acceptent le plus volontiers, sont-ils les remplacements au corps, +c'est-à-dire ceux des militaires qui ont accompli leur temps de service. +Ces sortes de remplacements offrent, en effet, de grands avantages. Ceux +qui les contractent sont connus des chefs de corps qui peuvent toujours +refuser d'admettre les hommes dont l'armée aurait à se plaindre et +qu'elle n'aurait pas intérêt à conserver. Le drapeau ne garde donc que +les soldats éprouvés. Un relevé des peines disciplinaires, fait sur les +livres de punitions de 24 régiments, 12 d'infanterie et 12 de cavalerie, +a donné les résultats suivants. Tandis que 100 remplaçants non +militaires ont passé 201 jours en prison et 630 jours à la salle de +police, les remplaçants au corps n'ont subi, pour 100 hommes, que 66 +jours de prison et 515 de salle de police. D'ailleurs, les remplaçants +pris sous les drapeaux possèdent à la fois la vigueur que donnent les +armées, et la pratique des armes que donne un long service. En 1841, sur +98,000 remplaçants, près de 28,000 avaient déjà servi. + +Le contingent annuel et la durée du service sont les éléments primitifs +de l'institution militaire. C'est par eux qu'est résolu cet important +problème de lier l'armée à la nation, et de l'organiser de telle sorte +que, citoyenne sans cesser d'être militaire, elle puisse passer +rapidement de l'état de paix à l'état de guerre, et de l'état de guerre +à l'état de paix, en ménageant les intérêts de nos finances et ceux de +la population, mais en assurant toujours à l'indépendance nationale +toute la force dont elle pourrait avoir besoin. Cette force est depuis +longtemps déterminée, et l'on a reconnu que notre armée sur le pied de +guerre devait présenter un effectif de 500,000 hommes au moins. Un +effectif aussi considérable ne saurait être maintenu sous le drapeau, +quand les éventualités de l'avenir ne le rendent pas nécessaire. Les +besoins du pays et les limites de l'impôt ne permettent pas de +l'entretenir en temps de paix. L'armée doit, par conséquent, être +divisée en deux fractions inégales: la première, active et soldée, dont +l'effectif est déterminé annuellement par la loi de finances; la seconde +qui, ne coûtant rien à l'État, attend dans le repos le moment d'être +utile à la patrie. Telle est formule de la réserve. + +Au premier aspect, il paraîtrait tout naturel de penser que, d'après +l'incorporation successive des contingents annuels, les militaires ayant +passé sous le drapeau devaient constituer le principal effectif de cette +réserve, et que les jeunes soldats ne pouvaient y compter que comme +complément. En effet, au 1er septembre 1834, il y avait déjà dans la +réserve 79,926 sous-officiers et soldats instruits, prêts au premier +appel, et seulement 3,155 jeunes soldats laissés dans leurs foyers; mais +telle est l'élasticité des dispositions de l'article 29 de la loi, +aujourd'hui encore en vigueur, du 21 mars 1832, qu'au 1er avril 1810, +sur 135,000 hommes dont se composait la réserve, il y avait seulement +297 hommes qui eussent activement figuré dans les rangs. La gravité d'un +tel état de choses devait se manifester plus tard. Quand, en 1810, +l'effectif de l'armée dut être porté de 317,826 hommes à plus de +500,000, la réserve fut appelée; et, dans l'espace de peu de mois, +l'armée reçut 185,786 hommes, dont une partie comptait déjà plusieurs +années de service, et qui, cependant, voyaient le drapeau pour la +première fois. Il n'y a donc, dans ce système de réserve mixte, aucune +garantie pour l'institution militaire. Pour entrer dans une voie plus +assurée, le nouveau projet de loi, adopté par la Chambre des Pairs le 26 +avril 1843, et soumis actuellement aux délibérations de la Chambre des +Députés, propose d'incorporer en entier le contingent, et de porter à 8 +ans la durée du service, en déterminant la libération au 30 juin de +chaque année. La durée du service actif resterait d'ailleurs toujours +soumise aux éventualités politiques et financières. + +La loi du 10 mars 1818 avait fixé à 12 années la durée du service, dont +6 passées dans la réserve; celle du 9 juin 1821 l'avait réduite à 8 +années, et celle du 21 mars 1832 à 7 années. + +Dans les États étrangers, la durée du service est fort variable, comme +l'attestent les chiffres suivants: + +Autriche: soldats d'Italie et du Tyrol, 8 ans; soldats des États +héréditaires et de la Gallicie, qui servaient autrefois 11 ans +aujourd'hui 10 ans; soldats de la Hongrie, 10 ans. + +Bavière: armée permanente, 6 ans; armée éventuelle, composée de la +landwehr partagée en deux bans qui comprennent, le premier, les hommes +de 21 à 40 ans non incorporés dans l'armée active; et, le second, les +hommes de 40 à 60 ans. + +États-Unis: 5 ans; l'armée ne doit se recruter que par engagements +volontaires; tou» les blancs, de 18 à 35 ans, peuvent être enrôlés au +prix de 60 francs l'engagement. + +Prusse: en temps de paix, 2 ou 3 ans; puis 2 ans sur les contrôles de la +réserve; les soldats qui cessent d'appartenir à l'armée active font +partie, jusqu'à 32 ans, de la landwehr du premier ban; et, de 32 ans à +40, de la landwehr du second ban; de 40 à 50 ans, ils sont encore tenus +de marcher, en cas d'invasion: c'est ce qu'on nomme le landsturm. + +Russie: 25 ans dont 15 ans dans l'armée active, 5 ans dans les +bataillons ou escadrons de réserve, et 5 ans dans la réserve générale de +l'armée. + +Saxe: armée permanente, 6 ans dans l'armée active et 5 ans dans la +réserve de guerre; l'armée éventuelle est composée des individus non +appelés au service actif; il y a, en outre, pour le contingent de la +Confédération, une réserve de guerre comprenant les hommes de l'armée +active qui ont quitté les drapeaux avant d'avoir achevé leur temps légal +de service, et ceux qui, après l'avoir complété, sont astreints à la +réserve pendant trois autres années. + +Jusqu'à ce moment le point de départ pour le service a été fixé au 1er +janvier; le projet de loi propose de le fixer au 1er juillet de chaque +année, qui est la vraie date du commencement du service. Ce n'est en +effet qu'au 1er juillet au plus tôt que peut être formé le contingent: +c'est seulement alors que les hommes deviennent jeunes soldats et sont à +la disposition du gouvernement. Jusque-là ils sont entièrement libres et +maîtres de leurs actions. Ainsi ils ne sont point forcés de se présenter +au tirage, ni devant le conseil de révision; ils peuvent même se marier, +voyager selon leur bon plaisir. Il semble donc peu rationnel de +continuer à faire compter pour service militaire six mois pendant +lesquels le contingent n'existe pas, six mois pendant lesquels tous les +jeunes gens qui doivent concourir à la formation de ce contingent (et +ils sont 300,000) ont une position parfaitement identique à celle de +tous les autres citoyens. + +Tous les jeunes Français sont soumis au recrutement. Chaque année une +loi détermine le nombre d'hommes dont se compose le contingent. Une +ordonnance royale les répartit entre les départements et les cantons, +proportionnellement au nombre des jeunes gens inscrits sur les listes du +tirage de la classe appelée. Le contingent assigné à chaque canton est +fourni par un tirage au sort entre les jeunes Français qui ont leur +domicile légal dans le canton, et qui ont atteint l'âge de 20 ans +révolus dans le courant de l'année précédente. Les tableaux de +recensement des jeunes gens soumis au tirage sont dressés par les +maires, publiés et affichés dans chaque commune. Les tableaux dressés, +un tirage au sort désigne les jeunes gens qui seront appelés à faire +partie du l'armée. Ceux qui auraient été condamnés pour fraudes ou +manoeuvres ayant pour but d'échapper à la loi sont inscrits en tête des +listes de tirage, comme si les premiers numéros leur étaient échus. Les +jeunes gens de la classe appelée sont inscrits sur les tableaux de +recensement dans l'ordre alphabétique de leur nom de famille. + +Parmi les jeunes gens qui concourent au tirage, les uns sont exemptés du +service, les autres dispensés. Les causes d'exemption et de dispense +sont énumérées dans la loi, et elles ne doivent pas être étendue sans +raisons graves. Considérés comme s'ils avaient satisfait à l'appel, les +dispensés comptent numériquement dans le contingent, mais ils ne +comptent pas dans l'armée; l'exempté au contraire, est remplacé par +numéro subséquent, et dès lors toute exemption a pour effet de détruire +l'arrêt du sort, et de reporter le fardeau du service sur ceux qu'il en +avait affranchis. + +Le jugement des exemptions et des dispenses est attribué au conseil de +révision. Dans les mains de cette juridiction spéciale repose +l'exécution de la loi, et l'on pourrait dire la composition de l'armée. +Pour les cas rigoureusement définis, les termes de la loi règlent la +conduite du conseil et lui dictent ses résolutions. Mais la catégorie +d'exemptions la plus nombreuse, celle qui se rapporte aux infirmités, +reste entièrement abandonnée à son appréciation discrétionnaire. Chaque +année, sur environ 300,000 conscrits, plus de 50,000 obtiennent leur +exemption à ce titre. Le conseil de révision est un jury suprême qui +prononce sans appel. + +Dans sa composition actuelle, l'armée est représentée par un officier +général; l'État, par le préfet et un conseiller de préfecture qu'il +désigne; les familles, par un membre du conseil général du département +et par un membre du conseil de l'arrondissement, tous deux aussi à la +désignation du préfet. Un membre de l'intendance militaire, assiste aux +opérations du conseil et est entendu toutes les fois qu'il le demande. + +[Illustration: Tirage des Conscrits.] + +Une loi du 12 juin 1843 a fixé à 80,000 hommes le contingent de la +classe de 1843. Ce contingent, qui a été le même pour toutes les années +depuis 1830, ne fournit que 65,000 hommes à l'armée de terre; 15,000 +doivent être déduits pour le service de la flotte, les insoumissions, +etc. + +En vertu d'une ordonnance royale du 5 décembre dernier, les tableaux de +recensement, ouverts à partir du 1er janvier 1844, ont été publiés et +affichés les dimanches 21 et 28 du même mois, ainsi que l'exige +l'article 8 de la loi du 12 mars 1832. L'examen de ces tableaux et les +tirages au sort, prescrits par l'article 10 de la même loi, devaient +commencer le 19 février; mais comme le 19 tombait le mardi gras, des +instructions du ministre de la guerre ont autorisé le renvoi des +opérations à un autre jour pour les cantons où il aurait pu être à +craindre que les saturnales du carnaval ne vinssent troubler l'ordre et +la régularité du tirage. C'est ce qui a eu lieu notamment à Paris, où le +tirage des jeunes gens du 1er arrondissement, fixé d'abord au 19 +février, a été renvoyé au 6 mars, et où les opérations ont commencé, le +22 février, par le 2e arrondissement, pour être continuées sans +interruption jusqu'au 6 mars inclusivement. + +Les numéros de tirage sont écrits ou imprimés sur des bulletins +uniformes. Chaque bulletin porte un numéro différent, de manière que la +totalité des bulletins forme une série continue de numéros, depuis le +numéro 1, égale au nombre des jeunes gens appelés à tirer. Le +sous-préfet (à Paris, le maire de chaque arrondissement remplace le +sous-préfet), après avoir reconnu publiquement que le nombre des +bulletins est le même que celui des jeunes gens qui doivent prendre part +au tirage, les paraphe, les mêle et les jette dans l'urne. Les communes +du canton sont appelées pour le tirage suivant l'ordre alphabétique de +leurs noms, et les jeunes gens de chaque commune suivant l'ordre de leur +inscription sur les tableaux de recensement. Au fur et à mesure que les +jeunes gens sont appelés, ils tirent de l'urne un numéro. Les parents +des absents, ou, à leur défaut, le maire de leur commune, tirent à leur +place. A mesure que les bulletins sont tirés de l'urne, le sous-préfet +inscrit sur la liste du tirage, en regard du numéro sorti, les nom, +prénoms et surnoms de celui auquel le numéro appartient, ainsi que les +noms et prénoms de ses père et mère. Le numéro sorti est inscrit en +outre sur le tableau du recensement, en regard du nom de celui auquel il +appartient. L'ordre des numéros tirés par les jeunes gens détermine +toujours celui de leur appel pour la formation du contingent. A mesure +que les jeunes gens se présentent, le sous-préfet leur demande s'ils ont +des motifs d'exemption ou de dispense à faire valoir, et il en fait +mention tant sur la liste du tirage que sur le tableau de recensement. +Si des jeunes gens réclament l'exemption comme n'ayant pas la taille +fixée par la loi, le sous-préfet, avant d'inscrire ses observations, +fait toiser les réclamants, lesquels, à cet effet, sont placés sur le +marchepied d'un double mètre poinçonné et étalonné, dont la traverse est +élevée à un mètre 560 millimètres. + +Immédiatement après le tirage de chaque canton, le sous-préfet envoie au +préfet du département une expédition authentique de la liste du tirage. +Le, préfet, de son côté, forme un état indiquant, par canton, le nombre +des jeunes gens inscrits sur les listes du tirage de la classe. Cet état +est adressé au ministre de la guerre. Tous ceux de la classe de 1843 +devront lui parvenir le 20 mars 1844 au plus tard. La répartition du +contingent de cette classe, entre les départements, sera faite +ultérieurement par une ordonnance royale, qui réglera en même temps les +autres opérations relatives à l'appel de ladite classe. + +[Illustration: Promenade des Conscrits après le tirage.] + +De nombreuses demandes sont formées chaque année à l'effet d'obtenir, +par exception, le maintien dans leurs foyers de jeunes soldats qui, bien +que méritant par leur position une faveur toute particulière, à titre de +soutiens de famille, n'ont pas pu être classés en ordre utile sur les +listes des hommes de cette catégorie dressées par les conseils de +révision dans la proportion habituelle de dix sur mille hommes du +contingent. En 1843 cependant il a été satisfait plus largement, sous ce +rapport, aux besoins des populations, et M. le ministre de la guerre a +décidé que la proportion précédemment établie serait portée au double +pour la classe de 1842, c'est-à-dire à vingt sur mille hommes (ou deux +sur cent) du contingent de cette classe. + +Après le tirage, les jeunes gens ont en général l'habitude de placer sur +le devant de leur chapeau le numéro qui leur est échu au sort, et de +l'attacher avec des rubans de diverses couleurs, le plus souvent +tricolores. Puis ceux de la même commune se réunissent et retournent +ensemble chez eux, bras dessus bras dessous, chantant, criant, marchant +au pas, tambour en tête. Tout le long de la route ils font de fréquentes +stations, arrosées de libations nombreuses, ceux-ci en l'honneur de la +chance qui les a favorisés, ceux-là pour s'étourdir et noyer dans le vin +le chagrin d'avoir attrapé un mauvais numéro. Les uns et les autres, +partis fièrement au pas du chef-lieu de canton, ne rentrent guère dans +la commune que d'un pas plus que chancelant: ce qui a fait plaisamment +donner à ces sortes de détachements d'apprentis militaires le nom trop +bien mérité de _compagnies des litres_. + +[Illustration: Toisage des Conscrits.] + +Depuis 1830, de nombreuses améliorations ont attaché l'armée au pays par +des liens étroits. L'état des officiers a été garanti, l'avancement +soumis à des règles de justice, la solde des officiers, sous-officiers +et soldats améliorée, les pensions de retraite étendues; deux écoles +ouvertes dans chaque régiment d'infanterie ou de cavalerie, l'une, du +premier degré, destinée aux soldats et aux caporaux ou brigadiers; +l'autre, de deuxième degré, pour les sous-officiers; 50 à 60,000 hommes +admis annuellement dans ces écoles; un certain nombre d'emplois réservés +dans les forêts et dans les douanes aux militaires qui auraient, comme +sous-officiers, contracté et terminé au moins un réengagement; les +carrières civiles ouvertes ainsi à ceux qui n'obtiennent point +l'épaulette; enfin les troupes appliquées en France et en Algérie aux +grands travaux d'utilité publique. + + + +Académie Royale de Musique. + +_Lady Henriette, ou la servante de Greenwich._ + +Tel est le titre peu gracieux du ballet pantomime que l'Opéra a mis au +jour le mercredi 21 février 1844. + +Lady Henriette est première dame d'honneur de la reine Anne; elle habite +un riche appartement dans le château royal de Windsor; elle a un +_futur_, comme dit le livret. Ce _futur_ s'appelle sir Tristan +Crackfort, et il joint au malheur de porter un pareil nom l'inconvénient +d'être le seigneur le plus sot des Trois-Royaumes. De tout cela il +résulte que lady Henriette est, de son côté, la femme du monde qui +s'ennuie le plus et qui bâille le mieux. + +Bien bâiller est un talent; mais à force d'exercer les talents qu'on a, +on se fatigue: témoin Rossini, qui, pour avoir trop fait d'opéras, n'en +veut plus faire. Lady Henriette voudrait bien ne plus bâiller; elle +consulte sur ce point délicat Nancy, sa fille, suivante, qui lui répond +ce que toute fille suivante répond en pareil cas: «Madame, il faut +prendre un amant.» Mais ce remède-là n'est point du goût de milady: il +lui faut quelque chose de moins trivial, de plus neuf, de plus +inattendu, quelque chose qui n'ait jamais été imaginé par personne. Un +amant! fi donc! toutes les dames de la cour en ont. Mais prendre le +costume d'une paysanne, attacher à son corsage un bouchon de paille, et +se rendre, en cet équipage, à la foire du Greenwich, voilà ce qu'aucune +d'elles n'a jamais imaginé. + +Or, il faut que vous connaissiez l'usage anglais et le sens de ce +bouchon de paille. + +Toute fille des champs qui veut entrer en service, et qui cherche une +condition, n'a qu'à se présenter à la foire de Greenwich ainsi +accommodée. C'est là que se rendent, de toutes les contrées voisines, +les fermiers qui cherchent des servantes. De chaque côté on est sûr d'y +trouver son affaire, et l'on n'y a que l'embarras du choix. + +Lady Henriette, donc, ira se mettre incognito au service de quelque +manant du pays: elle fera son lit, balaiera sa chambre, écumera son pot. +Ce divertissement lui paraît délicieux.--Que vous en semble? + +Elle échoit à un fermier du pays de Galles appelé Lyonnel. Lyonnel est +jeune et fort joli garçon; il a l'imagination vive et le coeur tendre. +Pauvre Lyonnel! il ne tarde guère à devenir le jouet de sa nouvelle +acquisition, et le valet de sa servante. Lady Henriette, toujours grande +dame, en dépit de son déguisement, abuse cruellement de ses avantages, +et traite le fermier à peu près aussi mal que sir Crackfort; puis tout à +coup elle s'échappe par une fenêtre, monte en voiture et s'enfuit au +galop, laissant Lyonnel fou d'amour et de désespoir. + +Tout amoureux qui a perdu sa maîtresse doit immédiatement s'engager: +c'est la règle à l'Opéra, et Lyonnel n'a garde d'y manquer. Le voilà à +Windsor, habillé de rouge, coiffé d'un chapeau à plumet et armé d'un +fusil; il est soldat dans le régiment des gardes de la reine. + +Vraie souveraine constitutionnelle, la reine ne gouverne pas, et s'amuse +de son mieux. Mais lady Henriette s'ennuie de plus belle. Sir Tristan la +suit partout et ne perd pas un occasion de recommencer l'éternel aveu de +son amour. Ces la seule ressource qui reste à l'infortunée. Les tendres +protestations du courtisan ont pour résultat certain de l'endormir +immédiatement; il ne manque jamais son effet; mais, après l'avoir +produit, il s'éloigne, et en cela je crois qu'il a tort. Un plus avisé +resterait. A peine il a disparu que Lyonnel arrive. «Ciel!... grand +Dieu!... est-ce bien elle? Est-ce vous?... Est-ce toi?...» Milady +s'éveille: «Que me voulez-vous, non cher? Vous extravaguez, sans doute. +Je ne comprends rien, je vous le jure, ni à vos hochements de tête, ni à +vos roulements d'yeux, ni à vos gestes frénétiques, ni à vos discours +dépourvus de sens.» Et milady s'éloigne d'un air superbe. Mais il y a un +dieu pour les amants. + +Par _l'opération_ de ce dieu, le cheval de la reine s'emporte, et voilà +_sa très-gracieuse majesté_ errant à travers champs, au gré de cette +bête furieuse, et exposée à une foule d'accidents désagréables, sur +lesquels mon imagination n'ose s'arrêter, tant est grand mon respect +pour le principe monarchique. Qui sauvera sa très-gracieuse majesté? +Lyonnel s'élance et se dévoue, et bientôt on le voit ramener la reine à +demi pâmée, qu'il soutient dans ses bras. Heureux Lyonnel! la reine, +reconnaissante, le fait officier. + +Bientôt son nouveau grade l'introduit au château royal. + +Il y a spectacle à la cour, et ballet mythologique. Sir Tristan +Crackfort y représente le puissant Jupiter, et la reine d'Angleterre +l'auguste Junon. Tous deux descendant de leur gloire, et viennent danser +un menuet avec Mars, Apollon, Cybèle, etc. Vénus paraît à son tour, +poursuivie par un berger. Elle résiste à l'audacieux, elle fuit en se +jouant, et, dans sa fuite, elle décrit les figures les plus gracieuses, +elle prend mille poses pleines de volupté, elle charme les dieux, elle +enivre les humains, et surtout Lyonnel, qui reconnaît dans la déesse son +inconnue mystérieuse, Hors de lui, il s'avance, il tombe aux pieds de +Vénus... Jugez du trouble et de la stupeur générale! Le ballet +s'interrompt; le ciel et la terre se, rapprochent, les mortels et les +dieux errent pêle-mêle; l'imprudent trouble-fête est entraîné hors de la +salle, et Vénus s'évanouit. + +On mène Lyonnel en prison; mais il s'échappe, s'enfuit au hasard au +travers du palais, et arrive enfin dans l'appartement de lady Henriette, +qui n'est pas encore tout à fait remise de l'émotion que lui a causée +son étrange aventure. «Grâce, madame! un mot de vous suffit pour me +sauver: dites ce mot...» Ah bien oui! La comtesse, irritée, le repousse +et lui ordonne de sortir. Il insiste, elle appelle, et livre le +malheureux aux soldats qui le poursuivent. Les dames d'honneur ont-elles +donc le coeur si dur? Lyonnel succombe à ce dernier coup, ses idées se +troublent, ses yeux deviennent fixes, il fait des gestes bizarres, il +rit, il pleure: le voilà fou! On le mène à Bedlam. + +Là il trouve nombreuse compagnie et des fous de toute espèce, un +mélomane, un dansomane, une femme qui se croit reine, un homme qui se +croit le Destin, etc., etc. Tous se mêlent bientôt et exécutent un +ballet curieux et bizarre. Puis le tambour bat: c'est la reine Anne qui +vient visiter Bedlam; lady Henriette l'accompagne. Elle voit Lyonnel et +comprend enfin tout le mal qu'elle a fait. «N'y a-t-il donc aucun moven +de le réparer? + +[Illustration: Ballet mythologique de _Lady Henriette_.] + +--Un seul,» dit le médecin. + +--Eh bien! ne le devinez-vous pas? Ne savez-vous pas depuis longtemps +comment on guérit les fous à l'Opéra, et comment finissent toutes les +nièces de théâtre? + +Le sifflet du machiniste retentit: la scène change. Voilà Lyonnel +installé de nouveau dans sa ferme, auprès de son ami Plumket. Bientôt la +porte s'ouvre; il regarde: il revoit la comtesse telle qu'il l'a vue +jadis, en habits de servante, et qui attend ses ordres. A cet aspect la +raison lui revient subitement, et le mariage de rigueur termine le cours +de ses aventures. + +Vous avez vu, probablement, _la Fête du village voisin_ et _la Comtesse +d'Egmont_, lecteur, et vous me dites que vous saviez d'avance, ou à peu +près, toute cette histoire. Hélas! j'en conviens. Mais ce que vous +n'avez point vu, ce sont les décorations de M. Cicéri. + +Jamais peut-être M. Cicéri n'avait mis au service de l'Opéra un art plus +savant, plus délicat, plus fin, une imagination plus riche et plus +jeune, un goût plus parfait. La place du marché de Greenwich et la forêt +de Windsor sont deux paysages composés avec une habileté remarquable, où +tous les détails ont une intention et une valeur savamment calculées, et +dont l'ensemble est ravissant. Le salon en boiseries sculptées de la +comtesse, et la salle d'attente où se passent les scènes qui précèdent +le spectacle de la cour, sont, dans un genre opposé, deux +chefs-d'oeuvre. La décoration du ballet mythologique, en style rococo et +selon la mode du temps, est conçue avec un esprit infini, et exécutée de +main de maître. + +Trois compositeurs se sont cotisés pour la musique du ballet nouveau. M. +de Flotow a fait le premier acte, M. Burgmuller le second, et M. +Deldevèze le troisième. C'est de la musique bien faite, en général, et +tort proprement ajustée; mais on regrette que les auteurs n'y aient pas +déployé plus de chaleur et de verve, et se soient montrés aussi avares +de motifs saillants et d'idées nouvelles. M. Burgmuller est resté fort +au-dessous de l'auteur de la Péri. + +Les costumes y sont très-brillants, et si les tableaux chorégraphiques +n'y ont rien de bien nouveau, du moins sont-ils agréables. Il faut, +cependant, faire une mention particulière du ballet des fous, où M. +Mazilier a montré quelque originalité; d'ailleurs il a trouvé là, en M. +Coraly, un interprète d'une prestesse et d'une verve incomparables. +Mademoiselle Adèle Dumilâtre, chargée du rôle de lady Henriette, s'en +acquitte avec beaucoup de grâce et d'élégance. En somme, le ballet +nouveau offre un spectacle agréable, varié, et quelquefois très-piquant. + + + +[Illustration: Bureau d'abonnement de l'_Illustration_.] + +Mais peut-il y avoir un spectacle plus piquant que celui dont nous +donnons ici même la représentation fidèle? Quoi de plus agréable que +l'aspect de cette foule pressée, compacte, impatiente, haletante, qui +assiège les bureaux d'abonnement de l'Illustration? Quoi de plus +richement varié que cette collection de visages où chacun de vous, +lecteurs aimables, a le droit de chercher le sien?... + + + +Bulletin bibliographique. + +_Histoire des comtes de Flandre_ jusqu'à l'avènement de la maison de +Bourgogne; par Edward le Glay, ancien élève de l'École royale des +Chartes, conservateur adjoint des archives de Flandre à Lille. 1 vol. +in-8.--Paris, 1844 (tome IIe). _Imprimeurs-Unis_. 7 fr. 50 c. + + +L'an 863, Baudoin Bras de Fer, fils du Forestier Ingelran, qui avait +épousé secrètement une fille de Charles le Chauve, fut nommé par son +beau-père comte du royaume, et reçut pour la dot de sa femme toute la +région comprise entre l'Escaut, la Somme et l'Océan, c'est-à-dire la +seconde Belgique.. Ayant fixé sa résidence à Bruges, capitale du petit +canton connu depuis le sixième siècle sous le nom de Flandre, il fonda +la dynastie des comtes de Flandre. C'est l'histoire de cette dynastie, +commencée par Baudoin Bras de Fer, en 863, et terminée par Louis de +Male, en 1383, histoire peu connue jusqu'à ce jour, qu'a entrepris +d'écrire M. Edward le Glay, conservateur adjoint des archives de Flandre +à Lille. Le premier volume, dont nous avons rendu compte à l'époque de +sa publication, s'arrêtait a l'année 1214. Le second et dernier, qui +vient de paraître, contient l'histoire des règnes de Jeanne de +Constantinople et de Fernand de Portugal (1214-1233), de Jeanne de +Constantinople et de Thomas de Savoie (1233-1244), de Marguerite de +Constantinople (1244-1279), de Gui de Dampierre (1280-1304), de Robert +de Béthune (1304-1322), de Louis de Nevers ou de Creci (1322-1346), et +enfin de Louis de Male (1346-1383). En 1583 Louis de Maie mourut, dit M. +Edward le Glay, et le comté de Flandre fut dévolu à Philippe le Hardi et +à la duchesse, sa femme, chef de cette illustre maison de Bourgogne dont +les destinées se confondirent plus tard avec celles du monde entier. + +Ces deux volumes, fruit de longues et patientes études, sont remplis de +faits puisés, avec une remarquable sagacité, aux sources les moins +connues et les plus authentiques. Toutefois, nous nous permettrons +d'adresser à M. Edward le Glay un reproche que du reste il s'est déjà +fait à lui-même en terminant son second volume: on éprouve souvent, en +lisant cet ouvrage, un vif désir de voir s'interrompre temporairement le +récit trop monotone de ces guerres, révoltes et négociations +interminables qui suffisaient bien, dit-il, pour occuper l'historien +tout entier. «Parfois, ajoute-t-il, nous regrettions de ne pouvoir faire +une pause, afin de contempler à l'aise, les autres mouvements qui +s'opéraient autour de nous; mais nous ne pouvions suspendre notre +marche, sous peine de disparaître dans le torrent qui débordait +toujours.» Que M. Edward le Glay cesse donc d'avoir de pareilles +craintes, s'il publie jamais un autre ouvrage historique. Il l'avoue +lui-même: «La Flandre n'a pas été seulement un théâtre de guerres, de +dissensions intestines, de soulèvements populaires; sa prospérité +matérielle, ses progrès intellectuels et moraux pourraient fournir à une +plume moins inhabile le sujet d'un tableau magnifique.» Le tableau, il +ne devait pas se contenter de l'esquisser en quelques pages, ci nous lui +pardonnons d'autant moins d'avoir omis, par une fausse modestie, de le +peindre dans tous ses détails, que ses efforts eussent certainement été +couronnés d'un plein succès. + + +_Essai historique, sur l'origine des Hongrois_; par A. de Gérando. 1 +vol. in-8 de 164 pages.--Paris, 1844. Imprimeurs-Unis. + +La question de l'origine des Hongrois a été diversement résolue. +Jornandès fait descendre les Hons des femmes que Filimer, roi des Goths, +chassa de son armée, parce qu'elles entretenaient un commerce avec les +démons. Cette origine diabolique, qui s'est étendue aux Hongrois, a eu +plus de défenseurs qu'on ne serait tenté de le croire; et, bien après +Jornandès, un écrivain ne trouvait pas d'autre moyen d'expliquer le mot +_magyar_ qu'en le faisant dériver de _magus_, magicien. Les uns disent +que les Hongrois sont des Lapons, les autres soutiennent qu'ils sont +Kalmoucks, et pensent donner plus de force à leur opinion en invoquant +une ressemblance de physionomie imaginaire. Les Hongrois sont d'origine +turque, dit-on encore; leur langue le prouve; les Turcs les appellent +toujours «mauvais frères,» parce qu'ils leur ont ferme l'entrée de +l'Europe. Un autre les confond avec les Huns et les fait venir du +Caucase sous le nom de Zawar. D'autres, enfin, les nomment Philistéens +ou Parthes, et leur donnent la Juhrie ou Géorgie pour patrie. + +«Les quinze ou vingt noms différents que, dans diverses langues, les +chroniqueurs ont donnés aux Hongrois, augmentent encore, dit M. A. de +Gérando, les difficultés qui entourent nécessairement une question de ce +genre, quand on veut rechercher leurs traces dans l'histoire.» + +Lorsque M. de Gérando alla, il y a peu de temps, visiter la Hongrie, +il ne se proposait pas de rechercher les origines des Hongrois; mais il +lui fut impossible de faire un long séjour dans le pays sans étudier +cette question historique, l'une de celles qui intéressent au plus haut +point les voyageurs. Il était arrivé avec des idées toutes faites; il +publie aujourd'hui celles qu'il a rapportées. Il espère qu'elles +obtiendront la confiance du lecteur, car ce ne sont pas les siennes, +elles appartiennent aux Hongrois eux-mêmes. + +M. A. de Gérando se pose d'abord cette question: les Hongrois sont-ils +Finnois? Puis il passe successivement en revue les traditions +hongroises, les relations des historiens nationaux et celles des +historiens étrangers; il établit ensuite un parallèle entre les Huns, +les Avars et les Hongrois. Enfin il montre la marche suivie par les +Hongrois, et le résumé général de cette dissertation se termine ainsi: +«Nous nous sommes donc convaincu que la nation hunnique se rattache à ce +groupe nombreux de peuples nomades que les historiens orientaux +appellent indistinctement Turcs, c'est-à-dire émigrants, et qui errèrent +longtemps dans l'Asie centrale; peuples qui furent refoulés par la race +mongolique, se jetèrent en partie sur l'Europe, en partie sur l'Asie +occidentale, et dont les plus fameux sont aujourd'hui les Afghans, les +Persans, les Tcherkesses et les Ottomans.» + +Dans le préambule, M. V. de Gérando s'est attaché à faire ressortir +_l'importance politique_ que l'on peut donner à une question en +apparence purement spéculative. S'il était prouvé, en effet, comme +l'affirme Schluzer, que les Hongrois sont ou Finnois ou Slaves, les +empereurs de Russie pourraient, dans un avenir qui peut-être n'est pas +éloigné, élever des prétentions sur le royaume de Hongrie, ou au moins +le comprendre entre les pays sur lesquels, comme chefs de la grande +famille slave, et de la grande famille finnoise, ils ont l'ambition +d'exercer leur influence. + + +_Wilhelm Meister de Goethe_, traduction complète et nouvelle; par madame +la baronne A. de Carlowitz.--Paris, 1843. _Charpentier_. 2 vol. in-18. 3 +fr. 50 c. le volume. + +_Poésies de Goethe_, traduites par Henri Blaze, avec une Introduction du +traducteur.--Paris, 1843. _Charpentier_. 1 vol. in-18. 3 fr. 50 c. + +_Mémoires de Benvenuto Cellini_, orfèvre et sculpteur florentin, écrits +par lui-même et traduits par Léopold Laclanche, traducteur de +Vasari.--Paris 1844. _Jules Lafitte_. 1 vol. in-18. 3 fr. 50 c. + +Deux de ces ouvrages datent de l'année dernière; mais le Bulletin +bibliographique de _l'Illustration_ de 1843 a oublié de leur accorder la +mention honorable dont ils sont dignes. C'est une dette qu'il lui +tardait d'acquitter. Le troisième n'a pas le droit de se plaindre d'un +trop long retard, car il existe depuis deux mois à peine. + +De Goethe, de son _roman_ et de ses _poésies_, de Benvenuto Cellini et +de ses _Mémoires_, nous n'avons pas à nous en occuper ici; parlons +seulement des traducteurs, ou plutôt des traductions. + +Madame la baronne A. de Carlowitz est déjà connue dans le monde +littéraire par sa traduction de la _Messiade de Klopstock_, qui lui +avait valu un prix de l'Académie française. Si madame la baronne A. de +Carlowitz avait envoyé au concours l'ouvrage que nous avons sous les +yeux, aurait-elle obtenu la même récompense? Nous en doutons. Bien qu'il +ait écrit _Wilhelm Meister_ en prose, Goethe méritait plus d'égards de +la part de son traducteur. C'est un de ces hommes de génie dont un peut +ne pas aimer le caractère et ne pas admirer le talent, mais dont on doit +respecter religieusement les ouvrages. Or, madame la baronne de +Carlowitz se permet trop souvent d'altérer la pensée ou de corriger le +style du grand poète allemand. De pareilles prétentions ne sont que +ridicules. Du reste, si nous oublions cette déplorable manie, nous +n'avons que des éloges à donner à madame la baronne de Carlowitz. +Lorsqu'on ne la compare pas au texte original, sa traduction, +suffisamment élégante et correcte, se fait lire avec plaisir. En outre, +elle a l'avantage d'être la plus complète qui existe. La deuxième partie +de _Wilhelm Meister_, les _Années de voyage_, formant le deuxième +volume, n'avait jamais de traduite en français. + +Les _Poésies_ de Goethe sont également traduites pour la première fois +en français. Leur traducteur est M. Henri Blaze (sur la couverture), qui +devient dans le titre de l'ouvrage le baron Henri Blaze, et dans la +dédicace le baron Blaze de Bury. Elles se composent de _lieds_, de +_ballades_, d'_odes_, d'_élégies_, d'_épîtres_, de _poésies diverses_, +du premier chant de l'_Achilléide_, de _Prométhée_, de la cantate +intitulée _la Première Nuit de Walpurgis_, et du _Divan +oriental-occidental_. M. le baron Henri Blaze termine ainsi +l'introduction qu'il a mise en tête de sa traduction: «Nous venons de le +voir, la lyre de Goethe a toutes les cordes: l'antiquité, le moyen âge, +l'ère moderne, tout lui est bon; de chaque sujet, de chaque genre et de +chaque forme, il ne veut que le miel... Après cela, nous reconnaissons +aussi bien que personne les inconvénients de cette universalité dans la +création; le dilettantisme se donne trop souvent carrière aux dépens du +sentiment, et l'alliage de convention remplace l'or de bon aloi. Puis, à +force d'avoir excellé ainsi dans tous les genres, on finit par ne plus +pouvoir être classé dans aucun. Ainsi Goethe n'est ni un poète épique, +dramatique ou didactique, il est tout cela; mieux encore, il est poète +dans le sens absolu au mot.» + +M. le baron Henri Blaze n'appartient pas à cette école de traducteurs +dans laquelle madame la baronne A. de Carlowitz s'est si maladroitement +rangée. Ce n'est pas lui qui, comme Rivarol, rendrait ce vers si beau +et si connu de la Divine Comédie: + + Et ce jour-là nous ne lûmes pas davantage, + +par cette périphrase absurde: «Et nous laissâmes échapper le livre qui +nous apprit le mystère de l'amour,» ou qui, désirant nous apprendre que +Bidon «se tua par amour,» selon l'expression de Dante, s'écrierait avec +emphase: «Elle coupa la trame amoureuse de sa vie.» Rendons-lui cette +justice: non-seulement il a toujours compris les poésies de Goethe, mais +il les a bien traduites. Sa prose ne dit ni plus ni moins que ce que +disent les vers; les expressions difficiles à trouver sont heureusement +choisies; en un mot, on sent, en comparant la copie à l'original, que +cet ingrat et difficile travail a été fait avec conscience et avec +esprit. + +Benvenuto Cellini a eu le même bonheur pour ses _Mémoires_ que Goethe +pour ses _Poésies_. L'élégant et fidèle traducteur de Vasari, M. Leopold +Laclanche, était plus capable qu'aucun autre écrivain de traduire cette +curieuse autographie, qui ne manquera jamais de lecteurs tant que la +langue italienne et maintenant la langue française continueront +d'exister. + + +_Un Courroux de Poète_; par Constant Hilbey, ouvrier. 1 vol. +in-18.--Paris, 1844, _Martinon_. + +C'est avec une joie sincère que nous voyons la poésie pénétrer chaque +jour plus avant dans le coeur du peuple: en y développant de légitimés +espérances, elle y maintiendra, nous en sommes sûr, elle y exaltera +l'amour du travail. Mais nous n'accordons cette pleine sympathie à la +poésie des classes laborieuses que lorsqu'elle ne se dépouille pas +volontairement de son austère simplicité pour revêtir nous ne savons +quelles formes banales, quelles couleurs vulgaires empruntées aux albums +ou aux almanachs. Ainsi nous avouons franchement à M. Hilbey que nous +n'aimons guère à voir un ouvrier se mettre en coquetterie déclarée avec +sa muse, l'appeler traîtresse, et jouer avec elle une des scènes du +_Mariage enfantin_. Ces choses-là ne sont pas de celles qui pourraient +nous émouvoir; les ouvriers-poètes ont d'autres secrets à nous révéler. +Que M. Hilbey lise le dernier volume de M Poney, la belle ode adressée +aux maçons, ses camarades, et il comprendra peut-être quelles cordes il +faut faire vibrer pour nous rendre attentifs. + +Nous pourrions encore reprocher à l'auteur d'_Un Courroux de Poète_ le +titre du son livre, titre qui a le double but d'afficher une prétention +et un défaut de caractère. Mais nous préférons rendre justice au mérite +de quelques-unes des pièces de son Recueil. Ainsi nous citons volontiers +l'_Adieu au village natal_, la _Pièce à Gilbert_, celle intitulée +_Fécamp_, parce qu'elles nous paraissent inspirées par des sentiments +vrais. + + +_Plan détaillé de La Rochelle et de ses environs_, accompagné d'une +Notice historique; par M. Guy, capitaine au 13e de ligne, à +Rochefort.--Chez madame _Theze_, imprimeur-libraire. + +_Le Plan de La Rochelle_ a surtout un intérêt local; la Notice qui +l'accompagne et qui est, dans des limites trop resserrées, l'histoire +même de la ville, a un intérêt général d'autant plus grand, que le nom +de La Rochelle est lié à des événements considérables de l'histoire de +France. M. Guy fait une revue rapide de ces événements parmi lesquels +figure en première ligne, par sa durée et son importance, la lutte que +cette ville soutint dans l'intérêt de la reforme protestante de 1568 à +1628, époque de sa soumission au roi Louis XIII, après le siège +mémorable dont la gloire, comme les cruautés qui l'accompagnèrent, +reviennent au cardinal de Richelieu. Cette publication, faite avec +beaucoup de luxe, a reçu les encouragements du conseil municipal de La +Rochelle et des plus notables habitants de cette ville. + + +_Notice sur le monument érigé à Paris par souscription à la gloire de +Molière_, suivie de pièces justificatives et de la liste générale des +souscripteurs; publiée par la commission de souscription.--Paris. +_Perrolin_, 1844. In-8º. + +Il faut en vérité plus que du courage à la commission du monument du +Molière pour venir encore affronter la critique. Combien l'oeuvre +qu'elle a entreprise et menée à fin ne lui a-t-elle pas attiré de +mordantes épigrammes et de méchancetés attiques! Quel succès a eu le +malin farceur qui, le premier, a trouvé et dit que M. Regnier avait +inventé Molière! Qu'il y a donc, dans une certaine presse, et surtout +dans de certains feuilletons des loustics aimables et de satanés +critiques! Si vous survivez aux traits de ces espiègles, vous avez la +vie dure ou la peau bien cuirassée. M. Regnier fait semblant de n'être +pas mort, et d'être applaudi tous les soirs; la commission fait semblant +de vivre et d'avoir accompli la tâche qu'elle avait entreprise, et que +tant d'autres avant elle avaient laissée inachevée; mais tout cela n'est +qu'un jeu joué. Il n'y a de vivant que le feuilleton, né malin, et malin +bien redoutable. + +La commission, ou son ombre, a eu la bizarrerie de penser que tout ce +qui s'est imprimé dans les journaux, à l'occasion de l'érection de la +statue de Molière, ne devait pas l'empêcher de publier un recueil +officiel des actes qui avaient précédé et marqué cette cérémonie. C'est +encore un ridicule de sa part, car elle ne pouvait se flatter de trouver +jamais d'aussi jolies choses que celles que ses critiques ont imprimées +et lues eux-mêmes. + +Est-ce elle qui aurait jamais trouvé, par exemple, qu'en 1673, Louis +XIV, quoique vieilli, et tombé sous l'influence de madame de Maintenon, +donna ordre qu'on conduisit les restes de l'auteur de Tartuffe au +cimetière Saint-Joseph?» Cette pauvre commission aurait cru, comme +beaucoup d'autres, qu'en 1673, Louis XIV, _quoique vieilli_, n'avait que +trente-quatre ans, et que, _quoique tombé sous l'influence de madame de +Maintenon_, il n'était encore que l'amant de madame de Montespan, avant +de passer à mademoiselle de Fontanges, qui n'avait encore alors que +douze ans. Mais le feuilleton a changé tout cela. + +Est-ce elle qui aurait jamais songé à écrire la _Vie de Molière après sa +mort_, ouvrage curieux, si nous en croyons son auteur qui nous +l'annonce, et qui, pour nous donner un avant-goût du son exactitude +historique, nous montre Boileau, Chapelle, Bernier et _Ménage_, vivant +intimement entre eux et avec Molière, et suivant seuls son cercueil. La +commission aurait à coup sûr pensé que si Ménage, le Vadius des _Femmes +savantes_ le détracteur acharné du _Misanthrope_, avait suivi le convoi +de Molière, ce n'eût été que pour chercher à précipiter Boileau dans la +même fosse. Mais les revues ont change tout cela. + +On a dit à la pauvre commission qu'au lieu de s'amuser à écrire, elle +aurait dû s'exercer à mieux lire, et, s'apercevoir, avant que la statue +fût découverte, que dans la nomenclature gravée des pièces de Molière, +le praticien de M. Pradier avait mis deux _r_ à l'avare. Le critique a +eu les yeux attirés sur la lettre coupable par le travail de l'ouvrier +occupe à la faire disparaître le lendemain de l'inauguration. «Ce n'est +cependant pas faute de lunettes,» a-t-il dit à la commission, avec plus +de bon goût que d'exactitude. Les lunettes, il le sait bien, ne font pas +toujours bien voir; et cela est si vrai que nous avons eu beau en +mettre, nous n'avons pu trouver, dans la liste de souscription, le nom +de tel auteur, connu, dit-on, au théâtre par des chefs-d'oeuvre, +très-zélé, comme on le voit, pour la gloire de Molière, et qui, +certainement, n'aura pas cru qu'il était injuste d'élever une statue à +l'auteur du _Misanthrope_ avant de songer à lui. Le pays est excusable: +il a suivi l'ordre chronologique. + +Nous imiterons l'exemple général, et nous adresserons, nous ausi, notre +reproche à la commission, ou du moins à son secrétaire: pourquoi, dans +sa Notice, a-t-on imprimé le mot Tartuffe avec un seul _f!_ Nous savons +bien que l'Académie, dont nous ignorons les raisons, l'orthographie +ainsi; mais Molière ayant créé le mot, et lui en ayant toujours donné +deux, il est naturel de penser que ses raisons valaient bien celles de +l'Académie. Le besoin du vers a seul déterminé La Fontaine à écrire, +dans sa fable du _Chat et le Renard_: + + C'étaient deux vrais tartufs, deux archi-patelins. + +Mais la poésie a des licences que ne comportent ni un dictionnaire ni +une notice. + + + +Le Roi et LL. AA. RR. madame la princesse Adelaide et madame la duchesse +d'Orléans viennent de souscrire au _Dictionnaire historique et +administratif des Rues et Monuments de Paris_, par MM. Félix et Louis, +Lazare. + + + +En publiant dans le dernier numéro de _l'Illustration_, un article sur +le Vésuve, extrait du Voyage des docteurs Magendie et Constantin James, +nous avons omis d'indiquer que cet article était dû à la plume de M. +James, qui avait bien voulu nous faire cette obligeante communication. + + + +[Illustration: Allégorie de Mars.--Le Bélier.] + + + +Modes. + +[Illustration.] + +Le deuil répand, sur les représentations de l'Opéra et des Italiens, +ordinairement si brillantes, une teinte sombre et triste. En cette +circonstance, le jais noir, déjà fort à la mode, a repris une nouvelle +faveur, et nous voyons les plus jolies têtes parées de résilles, de +bandeaux, ou bien encore d'épingles en jais. Une toilette de deuil +très-élégante, pour soirée ou spectacle, se compose d'une robe de crêpe +couverte de deux hauts volants de dentelle posés à plat; un velours, +large de deux doigts, doit se placer à la tête d'un dessous en pou de +soie, et grande berthe de dentelle; attaches de corsage en jais, au +nombre de trois ou cinq; et pour coiffure, une résille en jais. + +Dans les bals à la Chaussée-d'Antin, nous retrouvons les costumes roses, +blancs ou bleus; mais la mode de cette année adopte le blanc pour les +robes légères à deux ou trois jupes, qui ne varient que par les +différentes fleurs dont elles sont ornées. + +Les robes de soie, telles que damas, pékins satinés ou brochés, sont +plus diverses de couleurs et de formes, quoique la dentelle en soit +toujours le principal ornement. Ainsi, au bal du Château, les robes +couvertes de deux volants de dentelle étaient en majorité; d'autres +avaient des barbes de dentelle arrangées comme on peut le voir sur le +modèle qu'en donne _l'Illustration_. + +Les robes de l'hiver vont bientôt paraître fanées: déjà on fait les +corsages moins montant, afin de laisser voir la broderie qui orne les +devants du fichu; le col, très-petit, est bordé d'une malines qui se +continue sur le devant. + +Les chapeaux de velours sont remplacés par les capotes de satin, et le +cachemire, ce luxe aimé ou envié de toutes les femmes, remplace plus +souvent le manteau de velours. + +Le matin, une robe de pékin à raies de satin garnie de passementeries, +une capote de satin blanc ornée de blondes, un cachemire noir, est un +costume simple et de bon goût. + +Le soir, pour concert ou théâtre: robe de velours ouverte des côtés sur +un revers de satin pareil, sur lequel sont posés des noeuds de rubans +diminuant de grosseur en montant vers la taille; petit bord orné de +plumes. Pour bal: robe de tulle à deux jupes, la seconde relevée par une +agrafe de trois marguerites variées de couleurs; couronne de +marguerites; éventail ancien. Ou bien encore: robe à trois jupes en +crêpe blanc, superposées et bordées de trois franges de jais blanc, de +hauteurs différentes, la plus petite au jupon de dessus; corsage drapé; +couronne de roses et de raisins. + + + +Correspondance. + +_A M. L. P., à Lyon_.--Votre lettre est envoyée au dessinateur. + +_A M. H. B., à Ely (Angleterre)_.--Nous ne pouvons insérer votre lettre; +mais nous profiterons de vos bons conseils. + +_A M. Z., à Saint-Diè_.--La _Table des Matières_ ne peut être envoyée +par la poste; vous devez la faire demander par le libraire de votre +ville. Nous croyons en effet qu'il y a quelque chose à faire dans le +sens de vos observations; nous y aviserons. + +_A M. G., de V_.--Nous l'avons déjà dit: les goûts sont très-divers, et +pourtant il faut tâcher de plaire à tout le monde. + +_A M. L. D. C. à Rouen_.--Donnez-nous plus de détails. Cela dépend de la +nature de l'affaire. + +_A M. L. P., à Alger._--Nous avons profité de votre communication; nous +acceptons vos offres. + +_A M. M., à Paris_.--C'est elle ou vous; mais si ce n'est pas elle? + +_A M., à la Rochelle_.--Nous avons reçu hier seulement votre envoi. Nous +tâcherons de répondre à vos intentions. + + + +Rébus. + +EXPLICATION DU DERNIER RÉBUS: + +Un bâtiment marchand battu par un gros temps. + +[Illustration: Nouveau rébus.] + + + + + + + + +End of Project Gutenberg's L'Illustration, No. 0053, 2 Mars 1844, by Various + +*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 43632 *** |
