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diff --git a/43196-h/43196-h.htm b/43196-h/43196-h.htm
index bfbd073..e7c8b16 100644
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+++ b/43196-h/43196-h.htm
@@ -3,10 +3,10 @@
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<title>
- The Project Gutenberg's eBook of La Renaissance Italienne et la Philosophie de l'Histoire, by Émile Gebhart</title>
+ The Project Gutenberg's eBook of La Renaissance Italienne et la Philosophie de l'Histoire, by Émile Gebhart</title>
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@@ -209,55 +209,16 @@
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</head>
<body>
-
-
-<pre>
-
-The Project Gutenberg EBook of La Renaissance Italienne et la Philosophie
-de l'Histoire, by Émile Gebhart
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
-almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
-re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
-with this eBook or online at www.gutenberg.org/license
-
-
-Title: La Renaissance Italienne et la Philosophie de l'Histoire
-
-Author: Émile Gebhart
-
-Release Date: July 11, 2013 [EBook #43196]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: ISO-8859-1
-
-*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA RENAISSANCE ITALIENNE ***
-
-
-
-
-Produced by Clarity, Hélène de Mink, and the Online
-Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
-file was produced from images generously made available
-by The Internet Archive/American Libraries.)
-
-
-
-
-
-
-</pre>
-
+<div>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 43196 ***</div>
<div class="tnote">
-<p>Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées.
-L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée.
-Les numéros des pages blanches n'ont pas été repris.</p></div>
+<p>Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées.
+L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée.
+Les numéros des pages blanches n'ont pas été repris.</p></div>
<p><a id="Page_I"></a></p>
-<h1><span class="medium">ÉTUDES MÉRIDIONALES</span><br />
+<h1><span class="medium">ÉTUDES MÉRIDIONALES</span><br />
<span class="small">LA</span><br />
RENAISSANCE ITALIENNE</h1>
@@ -272,7 +233,7 @@ CERF ET FILS, IMPRIMEURS<br />
<p><a id="Page_III"></a></p>
<div class="frontmatter">
-<p class="small">ÉTUDES MÉRIDIONALES</p>
+<p class="small">ÉTUDES MÉRIDIONALES</p>
<hr class="c5" />
@@ -286,7 +247,7 @@ LE ROMAN DE DON QUICHOTTE&mdash;LA FONTAINE<br />
LE PALAIS PONTIFICAL&mdash;LES CENCI</p>
<p><span class="xs">PAR</span><br />
-ÉMILE GEBHART<br /><br />
+ÉMILE GEBHART<br /><br />
<span class="xs">PROFESSEUR A LA SORBONNE</span></p>
<div class="figcenter">
@@ -294,8 +255,8 @@ LE PALAIS PONTIFICAL&mdash;LES CENCI</p>
</div>
<p class="large">PARIS<br />
-LIBRAIRIE LÉOPOLD CERF<br />
-<span class="small">13, RUE DE MÉDICIS, 13</span></p>
+LIBRAIRIE LÉOPOLD CERF<br />
+<span class="small">13, RUE DE MÉDICIS, 13</span></p>
<hr class="c5" />
<p>1887</p>
</div>
@@ -308,122 +269,122 @@ LIBRAIRIE LÉOPOLD CERF<br />
<p>Les lecteurs qui voudront bien feuilleter ce
-recueil, selon l'ancienne méthode, en commençant
-par les premières pages, comprendront
+recueil, selon l'ancienne méthode, en commençant
+par les premières pages, comprendront
pourquoi deux figures aussi peu semblables
-l'une à l'autre, Machiavel et Frà Salimbene, s'y
-rencontrent tout d'abord, à la suite de la théorie
-de Burckhardt sur la «Civilisation de la Renaissance
-en Italie». Le trait dominant, pour
+l'une à l'autre, Machiavel et Frà Salimbene, s'y
+rencontrent tout d'abord, à la suite de la théorie
+de Burckhardt sur la «Civilisation de la Renaissance
+en Italie». Le trait dominant, pour
ne pas dire la cause principale de la Renaissance
-italienne étant la personnalité individuelle
-développée parfois à l'excès, mais d'autant
-plus forte que les circonstances extérieures
-semblaient plus propres à l'opprimer ou à l'altérer,
+italienne étant la personnalité individuelle
+développée parfois à l'excès, mais d'autant
+plus forte que les circonstances extérieures
+semblaient plus propres à l'opprimer ou à l'altérer,
on verra comment le grand historien,
-aux heures les plus tristes de sa vie, est demeuré
-obstinément attaché à la vérité politique
+aux heures les plus tristes de sa vie, est demeuré
+obstinément attaché à la vérité politique
<span class="pagenum"><a id="Page_VI"> VI</a></span>
-qu'il avait embrassée pour le bien de l'Italie, et
+qu'il avait embrassée pour le bien de l'Italie, et
comment l'inflexible conscience du diplomate a
-sauvé en lui l'honnêteté de l'homme que la
-ruine de sa fortune pouvait pousser à se démentir
-et à mentir. L'admirable liberté d'esprit qui est
-à l'origine de ce développement de la personnalité
-préexistait à la Renaissance; elle rend
-compte du mouvement religieux de la Péninsule
-dès le <span class="smcap">XIII</span><sup>e</sup> siècle, car c'est dans la chrétienté
+sauvé en lui l'honnêteté de l'homme que la
+ruine de sa fortune pouvait pousser à se démentir
+et à mentir. L'admirable liberté d'esprit qui est
+à l'origine de ce développement de la personnalité
+préexistait à la Renaissance; elle rend
+compte du mouvement religieux de la Péninsule
+dès le <span class="smcap">XIII</span><sup>e</sup> siècle, car c'est dans la chrétienté
italienne plus encore que dans la commune
-italienne qu'elle s'est surtout manifestée
-au moyen âge; le bon frère Salimbene, un
-joyeux représentant de la seconde génération
-franciscaine, exprime cet état original de l'esprit
-de sa race d'une façon si vive, qu'il est
-véritablement comme un précurseur de la Renaissance;
-je n'ai donc point hésité à le présenter
-de nouveau, dans la familiarité de son
+italienne qu'elle s'est surtout manifestée
+au moyen âge; le bon frère Salimbene, un
+joyeux représentant de la seconde génération
+franciscaine, exprime cet état original de l'esprit
+de sa race d'une façon si vive, qu'il est
+véritablement comme un précurseur de la Renaissance;
+je n'ai donc point hésité à le présenter
+de nouveau, dans la familiarité de son
personnage, tel que je l'ai produit, il y a quelques
-années, devant un cercle intime d'amis indulgents.</p>
+années, devant un cercle intime d'amis indulgents.</p>
-<p>Les morceaux historiques qui sont à la fin
+<p>Les morceaux historiques qui sont à la fin
du volume sont comme une application des
-conséquences morales et sociales de la Renaissance,
-que j'ai tenté de déduire des vues philosophiques
+conséquences morales et sociales de la Renaissance,
+que j'ai tenté de déduire des vues philosophiques
<span class="pagenum"><a id="Page_VII"> VII</a></span>
-de Burckhardt. L'esprit d'individualité,
+de Burckhardt. L'esprit d'individualité,
qui fut longtemps la vie de la civilisation
italienne, n'avait point adouci les m&oelig;urs, soit
-publiques, soit privées. Le tyran italien du
-<span class="smcap">XV</span><sup>e</sup> siècle, dont la valeur personnelle fut portée
-au suprême degré, garda toute la brutalité féodale,
-aggravée encore par la méfiance, la peur
+publiques, soit privées. Le tyran italien du
+<span class="smcap">XV</span><sup>e</sup> siècle, dont la valeur personnelle fut portée
+au suprême degré, garda toute la brutalité féodale,
+aggravée encore par la méfiance, la peur
incessante, la pratique de la fourberie, l'insolence
-d'un pouvoir sans contrôle. La Renaissance
-s'arrêta en même temps que tomba la liberté;
+d'un pouvoir sans contrôle. La Renaissance
+s'arrêta en même temps que tomba la liberté;
il n'y eut plus de tyrans, quand les provinces
-autonomes disparurent; mais il resta une société
-habituée à la violence, à la dureté des m&oelig;urs
-domestiques, au jeu des passions dépourvues
+autonomes disparurent; mais il resta une société
+habituée à la violence, à la dureté des m&oelig;urs
+domestiques, au jeu des passions dépourvues
de tout scrupule. La famille des Cenci n'est pas
-belle à voir de près; mais le tableau en est restitué
-d'après des textes sûrs, notamment d'après
-les pièces de l'horrible procès, et je demande
-d'avance pardon pour cette tragique réalité aux
+belle à voir de près; mais le tableau en est restitué
+d'après des textes sûrs, notamment d'après
+les pièces de l'horrible procès, et je demande
+d'avance pardon pour cette tragique réalité aux
personnes sensibles qui aimaient tendrement
-Béatrice Cenci. Quant au chapitre où les juifs,
+Béatrice Cenci. Quant au chapitre où les juifs,
les musulmans esclaves et les bonnes gens de
-Rome apparaissent dans la vérité lamentable de
-leur condition, du <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup> au <span class="smcap">XVIII</span><sup>e</sup> siècle, je n'ai
+Rome apparaissent dans la vérité lamentable de
+leur condition, du <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup> au <span class="smcap">XVIII</span><sup>e</sup> siècle, je n'ai
fait qu'y traduire, sans y ajouter un seul trait,
<span class="pagenum"><a id="Page_VIII"> VIII</a></span>
les documents qui abondent sur ce curieux sujet,
-à l'<em>Archivio</em> de la province de Rome, au
-<em>Fanfulla della domenica</em>, à la <em>Rassegna Settimanale</em>,
+à l'<em>Archivio</em> de la province de Rome, au
+<em>Fanfulla della domenica</em>, à la <em>Rassegna Settimanale</em>,
dans l'ouvrage de M. Silvagni, <cite>La Corte
-e la società romana</cite>, qui est écrit en partie
-d'après les mémoires de l'abbé Benedetti.</p>
+e la società romana</cite>, qui est écrit en partie
+d'après les mémoires de l'abbé Benedetti.</p>
-<p>Restent deux études, l'une sur Cervantes et
+<p>Restent deux études, l'une sur Cervantes et
le Don Quichotte, l'autre sur notre La Fontaine.
-Cervantes et La Fontaine ne s'expliquent complètement
-que par le génie de la Renaissance,
+Cervantes et La Fontaine ne s'expliquent complètement
+que par le génie de la Renaissance,
telle que l'Italie l'avait entendue. L'ironie transcendante
-de Cervantes procède de l'ironie de
-Pulci et de l'Arioste, qu'elle dépasse, il est vrai,
-par l'invention symbolique et l'âpreté du réalisme
-espagnol. Cervantes s'est dégagé, comme
-l'avaient fait l'Arioste et tous les poètes chevaleresques
+de Cervantes procède de l'ironie de
+Pulci et de l'Arioste, qu'elle dépasse, il est vrai,
+par l'invention symbolique et l'âpreté du réalisme
+espagnol. Cervantes s'est dégagé, comme
+l'avaient fait l'Arioste et tous les poètes chevaleresques
de l'Italie, de la fascination du
-moyen âge héroïque; mais, dans toutes les digressions
-critiques de son roman, il montre à
-quel point il est toujours attaché à l'inspiration
-poétique des vieux siècles. J'en dirai autant de
-La Fontaine. Il était facile d'indiquer la filiation
-qui l'unit à Boccace et à l'Arioste, et comment il
+moyen âge héroïque; mais, dans toutes les digressions
+critiques de son roman, il montre à
+quel point il est toujours attaché à l'inspiration
+poétique des vieux siècles. J'en dirai autant de
+La Fontaine. Il était facile d'indiquer la filiation
+qui l'unit à Boccace et à l'Arioste, et comment il
fut aussi un Attique et un libre platonicien;
-mais c'est surtout dans ce qu'il a gardé de notre
+mais c'est surtout dans ce qu'il a gardé de notre
<span class="pagenum"><a id="Page_IX"> IX</a></span>
-moyen âge gaulois, que le fabuliste paraît le
+moyen âge gaulois, que le fabuliste paraît le
continuateur des Italiens. Sans doute, ce ne
sont point les grands souvenirs des chansons de
-Geste qui revivent en lui; mais nos pères avaient
-chanté un héros qui ne fut ni chevalier de Charlemagne
+Geste qui revivent en lui; mais nos pères avaient
+chanté un héros qui ne fut ni chevalier de Charlemagne
ni compagnon de la Table Ronde,
-Renart, dont la légende avait été la contrepartie
-ironique de l'épopée glorieuse, la satire
-du monde féodal. La Fontaine reprend Renart
-comme l'Arioste a repris Roland, il l'invente à
+Renart, dont la légende avait été la contrepartie
+ironique de l'épopée glorieuse, la satire
+du monde féodal. La Fontaine reprend Renart
+comme l'Arioste a repris Roland, il l'invente à
nouveau, il s'en divertit, il le transforme en le
-plaçant au point juste de l'esprit de critique et
-du goût littéraire de son siècle. La conciliation
-du passé et du présent fut non seulement dans
-la littérature, mais encore dans les arts du
+plaçant au point juste de l'esprit de critique et
+du goût littéraire de son siècle. La conciliation
+du passé et du présent fut non seulement dans
+la littérature, mais encore dans les arts du
dessin, la tradition constante de la Renaissance;
-c'est en vertu de ce trait d'originalité que Cervantes
-et La Fontaine sont entrés dans ce petit
+c'est en vertu de ce trait d'originalité que Cervantes
+et La Fontaine sont entrés dans ce petit
volume.</p>
-<p class="date">Paris, 7 février 1887.</p>
+<p class="date">Paris, 7 février 1887.</p>
<p><a id="Page_X"></a>
<span class="pagenum"><a id="Page_1"> 1</a></span></p>
@@ -437,2214 +398,2214 @@ volume.</p>
<hr class="c5" />
-<h2>LA THÉORIE DE JACOB BURCKHARDT<a name="FNanchor_1" id="FNanchor_1" href="#Footnote_1" class="fnanchor">&nbsp;[1]</a></h2>
+<h2>LA THÉORIE DE JACOB BURCKHARDT<a name="FNanchor_1" id="FNanchor_1" href="#Footnote_1" class="fnanchor">&nbsp;[1]</a></h2>
<p>Le titre du grand ouvrage de Jacob Burckhardt,&mdash;<cite>Die
Cultur der Renaissance in Italien</cite>,&mdash;ne me
semble pas rendu rigoureusement par ces mots:
<em>la Civilisation en Italie au temps de la renaissance</em>.
-Un récent traducteur du <cite>Cicerone</cite> de Burckhardt
-écrit simplement, dans sa préface: <em>la Culture
+Un récent traducteur du <cite>Cicerone</cite> de Burckhardt
+écrit simplement, dans sa préface: <em>la Culture
de la renaissance</em>. Il demeure ainsi beaucoup
-plus fidèle à la pensée de l'auteur, qui répète souvent:
-«En Italie, la <em>culture</em> que révélaient les
+plus fidèle à la pensée de l'auteur, qui répète souvent:
+«En Italie, la <em>culture</em> que révélaient les
<span class="pagenum"><a id="Page_2"> 2</a></span>
-&oelig;uvres de la parole écrite a précédé <em>l'art</em>, qui est
-une partie considérable de la civilisation. Dans le
+&oelig;uvres de la parole écrite a précédé <em>l'art</em>, qui est
+une partie considérable de la civilisation. Dans le
Nord, au contraire, par exemple dans les Flandres,
-l'art apparaît longtemps avant la <em>culture</em>, les portraits
-de l'école de Van Eyck avant les descriptions
-des écrivains moralistes.» Mais il faut s'entendre
+l'art apparaît longtemps avant la <em>culture</em>, les portraits
+de l'école de Van Eyck avant les descriptions
+des écrivains moralistes.» Mais il faut s'entendre
sur cette expression, la <em>culture</em>, et ne point l'appliquer
seulement au mouvement intellectuel de
-l'Italie vers l'antiquité et le paganisme littéraire.
-Le retour aux anciens s'appelle lui-même, en Allemagne
+l'Italie vers l'antiquité et le paganisme littéraire.
+Le retour aux anciens s'appelle lui-même, en Allemagne
et en France, <em>l'humanisme</em>. Burckhardt
-donne à l'humanisme, dans sa théorie de la renaissance,
-la place qui lui convient, mais il ne le considère
+donne à l'humanisme, dans sa théorie de la renaissance,
+la place qui lui convient, mais il ne le considère
que comme l'effet ou le signe de la <em>culture</em>,
-de même que l'état social, les m&oelig;urs, la religion,
-la poésie, les arts. Le plus sûr moyen d'entendre
-ce titre est encore de lire le livre même, mais
-comme il mérite d'être lu. Ici, la curiosité d'un
-esprit cultivé ne suffirait point. L'étonnante diversité
-des questions traitées par Burckhardt peut
+de même que l'état social, les m&oelig;urs, la religion,
+la poésie, les arts. Le plus sûr moyen d'entendre
+ce titre est encore de lire le livre même, mais
+comme il mérite d'être lu. Ici, la curiosité d'un
+esprit cultivé ne suffirait point. L'étonnante diversité
+des questions traitées par Burckhardt peut
faire d'abord illusion sur l'objet de l'ouvrage. A
travers les six divisions qui le constituent, jetez
au hasard les yeux sur quelques chapitres: <em>la Tyrannie
-au XV<sup>e</sup> siècle, la Papauté et ses Dangers,
-l'État italien et l'Individu, Rome, la Ville des
-ruines, Découverte de la beauté et de la campagne,
-les Fêtes</em>, vous vous croyez en présence d'une série
+au XV<sup>e</sup> siècle, la Papauté et ses Dangers,
+l'État italien et l'Individu, Rome, la Ville des
+ruines, Découverte de la beauté et de la campagne,
+les Fêtes</em>, vous vous croyez en présence d'une série
<span class="pagenum"><a id="Page_3"> 3</a></span>
de tableaux historiques et d'analyses morales. En
-réalité, c'est une explication scientifique, un problème
+réalité, c'est une explication scientifique, un problème
de psychologie historique que Burckhardt
-expose et résout. Il faut, pour ne point s'égarer
-dans la multiplicité des points de vue ou se laisser
-distraire par le charme d'une érudition immense,
-se rappeler à chaque page que l'on étudie un chapitre
+expose et résout. Il faut, pour ne point s'égarer
+dans la multiplicité des points de vue ou se laisser
+distraire par le charme d'une érudition immense,
+se rappeler à chaque page que l'on étudie un chapitre
capital de la philosophie de l'histoire et s'orienter
sans cesse sur la doctrine de l'auteur. On
-aperçoit vite ce qu'il s'est proposé de mettre en
-lumière. Il n'écrit ni l'histoire générale de la renaissance,
-ni celle de la littérature, ni celle des arts;
-quant à celle-ci, il l'a entreprise dans un autre livre,
+aperçoit vite ce qu'il s'est proposé de mettre en
+lumière. Il n'écrit ni l'histoire générale de la renaissance,
+ni celle de la littérature, ni celle des arts;
+quant à celle-ci, il l'a entreprise dans un autre livre,
dont une partie seulement, la classification et la
description des monuments de l'architecture italienne,
-a paru<a name="FNanchor_2" id="FNanchor_2" href="#Footnote_2" class="fnanchor">&nbsp;[2]</a>. Il dégage de l'observation des faits
-la cause qui les a produits, la direction et les caractères
-qu'elle leur a imposés; il nous fait saisir
-la loi d'un développement intellectuel, ou, si l'on
-veut, d'une civilisation qui a duré près de trois
-siècles et a renouvelé la civilisation de toute l'Europe.
+a paru<a name="FNanchor_2" id="FNanchor_2" href="#Footnote_2" class="fnanchor">&nbsp;[2]</a>. Il dégage de l'observation des faits
+la cause qui les a produits, la direction et les caractères
+qu'elle leur a imposés; il nous fait saisir
+la loi d'un développement intellectuel, ou, si l'on
+veut, d'une civilisation qui a duré près de trois
+siècles et a renouvelé la civilisation de toute l'Europe.
<span class="pagenum"><a id="Page_4"> 4</a></span>
-C'est à l'âme italienne qu'il demande le secret
+C'est à l'âme italienne qu'il demande le secret
de la renaissance, et, par le mot de <em>culture</em>, il a
-voulu exprimer l'état intime de la conscience d'un
+voulu exprimer l'état intime de la conscience d'un
peuple. Pour lui, tous les grands faits de cette histoire:
-la politique, l'érudition, l'art, la morale, le
+la politique, l'érudition, l'art, la morale, le
plaisir, la religion, la superstition, manifestent
-l'action de quelques forces vives, l'indépendance de
-l'esprit, le jeu constant du sens critique, l'élan de
-la passion, l'énergie de l'orgueil. Mais ces forces,
-bien coordonnées, forment une harmonie où les
+l'action de quelques forces vives, l'indépendance de
+l'esprit, le jeu constant du sens critique, l'élan de
+la passion, l'énergie de l'orgueil. Mais ces forces,
+bien coordonnées, forment une harmonie où les
convoitises du c&oelig;ur acceptent la discipline de l'esprit,
-où les violences de l'instinct concourent à la
-maîtrise de la raison. Jamais l'homme n'a été plus
-libre en face du monde extérieur, de la société, de
-l'église; jamais il ne s'est possédé plus pleinement
-lui-même. Les Italiens ont appelé <i lang="it" xml:lang="it">virtù</i> cet achèvement
-de la personnalité. La <i lang="it" xml:lang="it">virtù</i> n'a, il est vrai,
-rien de commun avec la vertu. Les <em>virtuoses</em> mènent
+où les violences de l'instinct concourent à la
+maîtrise de la raison. Jamais l'homme n'a été plus
+libre en face du monde extérieur, de la société, de
+l'église; jamais il ne s'est possédé plus pleinement
+lui-même. Les Italiens ont appelé <i lang="it" xml:lang="it">virtù</i> cet achèvement
+de la personnalité. La <i lang="it" xml:lang="it">virtù</i> n'a, il est vrai,
+rien de commun avec la vertu. Les <em>virtuoses</em> mènent
le ch&oelig;ur de cette civilisation. Pour Burckhardt,
-le réveil de l'âme personnelle, le sentiment
+le réveil de l'âme personnelle, le sentiment
que l'individu a repris de sa valeur propre, sont
non seulement le trait distinctif de la renaissance
italienne, mais la cause profonde de cette renaissance.</p>
-<p>Il fallait indiquer tout d'abord l'idée supérieure
-qui vivifie l'&oelig;uvre de l'illustre professeur de Bâle.
-Le livre est de premier ordre: il est comme le bréviaire
+<p>Il fallait indiquer tout d'abord l'idée supérieure
+qui vivifie l'&oelig;uvre de l'illustre professeur de Bâle.
+Le livre est de premier ordre: il est comme le bréviaire
<span class="pagenum"><a id="Page_5"> 5</a></span>
-historique de quiconque écrit ou parle sur
-la civilisation italienne durant la période que limitent,
-d'une part, le temps de Pétrarque, de l'autre,
-le concile de Trente. Toutefois, pour le bien posséder,
-on doit y revenir souvent et se former à la
-logique et à la méthode du maître. On doit aussi,
-par la réflexion, élucider plusieurs questions graves
-que Burckhardt considère comme résolues déjà,
-et sur lesquelles il n'a donné que de trop rapides
-aperçus. Les différents groupes de faits qui lui servent
-à établir sa théorie sont très riches en exemples
-pour le <span class="smcap">XV</span><sup>e</sup> siècle et le premier quart du <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup>,
-plus clairsemés pour le <span class="smcap">XIV</span><sup>e</sup> et les années qui suivent
-Léon X, très rares pour le <span class="smcap">XIII</span><sup>e</sup> et l'âge de
-décadence contemporain du concile de Trente.
+historique de quiconque écrit ou parle sur
+la civilisation italienne durant la période que limitent,
+d'une part, le temps de Pétrarque, de l'autre,
+le concile de Trente. Toutefois, pour le bien posséder,
+on doit y revenir souvent et se former à la
+logique et à la méthode du maître. On doit aussi,
+par la réflexion, élucider plusieurs questions graves
+que Burckhardt considère comme résolues déjà,
+et sur lesquelles il n'a donné que de trop rapides
+aperçus. Les différents groupes de faits qui lui servent
+à établir sa théorie sont très riches en exemples
+pour le <span class="smcap">XV</span><sup>e</sup> siècle et le premier quart du <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup>,
+plus clairsemés pour le <span class="smcap">XIV</span><sup>e</sup> et les années qui suivent
+Léon X, très rares pour le <span class="smcap">XIII</span><sup>e</sup> et l'âge de
+décadence contemporain du concile de Trente.
Ainsi, les points d'attache de la renaissance, soit
-avec le moyen âge, soit avec le milieu du <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup> siècle,
-sont à peine visibles. Les personnes auxquelles
-la <em>culture</em> du moyen âge n'est point familière seront
-déconcertées par l'apparition un peu brusque du
-génie nouveau de l'Italie; elles ne saisiront que
-d'une façon confuse l'originalité de cette révolution
-intellectuelle et verront peut-être en elle une création
-spontanée de l'histoire, absolument indépendante
-du passé italien. Puis, parvenu à la dernière
+avec le moyen âge, soit avec le milieu du <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup> siècle,
+sont à peine visibles. Les personnes auxquelles
+la <em>culture</em> du moyen âge n'est point familière seront
+déconcertées par l'apparition un peu brusque du
+génie nouveau de l'Italie; elles ne saisiront que
+d'une façon confuse l'originalité de cette révolution
+intellectuelle et verront peut-être en elle une création
+spontanée de l'histoire, absolument indépendante
+du passé italien. Puis, parvenu à la dernière
division, qui montre l'affaiblissement de la foi religieuse
-et de la morale dans la Péninsule, le lecteur
+et de la morale dans la Péninsule, le lecteur
<span class="pagenum"><a id="Page_6"> 6</a></span>
cherchera sans doute la conclusion de l'ouvrage
entier; il se demandera si la fin des vieilles
-croyances n'a point une relation étroite avec le
-dépérissement général de la civilisation, avec la
-ruine politique de l'Italie. Il pourra même se poser
+croyances n'a point une relation étroite avec le
+dépérissement général de la civilisation, avec la
+ruine politique de l'Italie. Il pourra même se poser
une question que je ne crois point paradoxale: ce
-développement magnifique de l'individualité qui
-fut, pour la renaissance, le principe même de la
-vie, n'a-t-il pas été, par ses propres excès, la loi
-mortelle du déclin? Il est donc utile d'éclairer à
-ses deux extrémités le livre de Burckhardt, afin
-d'en montrer plus sûrement l'ordonnance et le détail.</p>
+développement magnifique de l'individualité qui
+fut, pour la renaissance, le principe même de la
+vie, n'a-t-il pas été, par ses propres excès, la loi
+mortelle du déclin? Il est donc utile d'éclairer à
+ses deux extrémités le livre de Burckhardt, afin
+d'en montrer plus sûrement l'ordonnance et le détail.</p>
<h3>I</h3>
-<p>Le moyen âge, qui fut si violemment troublé par
-l'explosion fréquente de la passion individuelle, a
-tenté un effort singulier pour discipliner les âmes.
-Quelques notions très hautes, quelques institutions
-très fortes, le prestige de certaines traditions, l'ascendant
-mystique de l'autorité ont, à partir de
-l'époque carolingienne, organisé la société et réglé
-les intérêts et les consciences. L'idée de chrétienté
-fut la première et la plus générale de ces notions;
-puis vint la théorie, à la fois religieuse et politique,
+<p>Le moyen âge, qui fut si violemment troublé par
+l'explosion fréquente de la passion individuelle, a
+tenté un effort singulier pour discipliner les âmes.
+Quelques notions très hautes, quelques institutions
+très fortes, le prestige de certaines traditions, l'ascendant
+mystique de l'autorité ont, à partir de
+l'époque carolingienne, organisé la société et réglé
+les intérêts et les consciences. L'idée de chrétienté
+fut la première et la plus générale de ces notions;
+puis vint la théorie, à la fois religieuse et politique,
<span class="pagenum"><a id="Page_7"> 7</a></span>
-de l'empire et de la papauté; puis le régime féodal,
+de l'empire et de la papauté; puis le régime féodal,
groupant les faibles autour des forts et les unissant
-entre eux par le serment de fidélité et le devoir de
-la protection, fonda la hiérarchie sociale; puis les
-communes créèrent l'indépendance des cités ordonnées
-en corporations. Au sein de l'église, le monachisme
-réunit les plus purs parmi les chrétiens
-sous une loi plus austère de renoncement et d'obéissance.
-Enfin, la scolastique établit dans la science
-la tutelle de la théologie et fit concourir les esprits,
-même les plus fiers, à une &oelig;uvre commune de dialectique.
-En tout ceci, le moyen âge a mis à la fois
-son profond idéalisme, le sentiment qu'il avait des
-droits de Dieu sur l'humanité, la pitié que lui inspirait
-l'homme isolé, perdu dans sa faiblesse, l'angoisse
-que lui donnait le rêve des âmes solitaires. Dans
+entre eux par le serment de fidélité et le devoir de
+la protection, fonda la hiérarchie sociale; puis les
+communes créèrent l'indépendance des cités ordonnées
+en corporations. Au sein de l'église, le monachisme
+réunit les plus purs parmi les chrétiens
+sous une loi plus austère de renoncement et d'obéissance.
+Enfin, la scolastique établit dans la science
+la tutelle de la théologie et fit concourir les esprits,
+même les plus fiers, à une &oelig;uvre commune de dialectique.
+En tout ceci, le moyen âge a mis à la fois
+son profond idéalisme, le sentiment qu'il avait des
+droits de Dieu sur l'humanité, la pitié que lui inspirait
+l'homme isolé, perdu dans sa faiblesse, l'angoisse
+que lui donnait le rêve des âmes solitaires. Dans
ces moules rigoureux de la vie sociale ou religieuse,
-dans cette enceinte étroite de l'école sur laquelle
-veille l'église, la raison de l'individu, comme sa
-volonté, est enchaînée. Quelque mouvement qu'il
-fasse, il rencontre un maître: le pape, l'empereur,
-le comte, l'évêque, le texte des livres saints, la
+dans cette enceinte étroite de l'école sur laquelle
+veille l'église, la raison de l'individu, comme sa
+volonté, est enchaînée. Quelque mouvement qu'il
+fasse, il rencontre un maître: le pape, l'empereur,
+le comte, l'évêque, le texte des livres saints, la
charte de sa commune; il se sent d'autant plus
-fragile que, sous ces formes visibles de l'autorité,
-il aperçoit la puissance de Dieu. Dieu est le suzerain
-universel. Le siège idéal de sa royauté est à
-Rome, sur le tombeau des apôtres, dans la ville
+fragile que, sous ces formes visibles de l'autorité,
+il aperçoit la puissance de Dieu. Dieu est le suzerain
+universel. Le siège idéal de sa royauté est à
+Rome, sur le tombeau des apôtres, dans la ville
<span class="pagenum"><a id="Page_8"> 8</a></span>
-sainte vers laquelle l'Occident gravite; là commandent
+sainte vers laquelle l'Occident gravite; là commandent
les deux vicaires infaillibles de Dieu: le
-pape, dont le droit remonte à Jésus-Christ; l'empereur,
-qui descend de César. Tout désordre politique
-est donc un attentat contre la paix de la chrétienté:
-<i lang="la" xml:lang="la">Recordemini Dei et vestræ christianitatis</i>,
-écrit Charles le Chauve aux barons révoltés d'Aquitaine.
-Plus tard, même quand l'empire parut représenter
-d'une façon moins grande la notion de chrétienté,
-la primauté de Dieu domina toujours le
-pacte social. Le roi, les comtes, les évêques décrètent
-toujours au nom de la sainte Trinité. Mais
-la communauté parfaite, selon le c&oelig;ur du moyen
-âge, est encore le monachisme, qui maintient
-l'homme dans la vision perpétuelle des choses
-divines. «Que le moine, écrit au <span class="smcap">XI</span><sup>e</sup> siècle Arnoulf
-de Beauvais, soit, comme Melchisédech, sans
-père, sans mère et sans parents. Qu'il n'appelle sur
-la terre ni son père ni sa mère. Qu'il se regarde
-comme seul et Dieu comme son père. <em>Amen.</em>»</p>
-
-<p>On le voit, le trait original de cet âge est la
-soumission absolue de la conscience personnelle à
-une discipline inflexible. L'individu disparaît dans
-le cadre politique que l'église et le dogme de la
-monarchie &oelig;cuménique ont établi pour le repos du
-monde et l'exaltation du royaume de Dieu. Il disparaît
-dans l'ordre féodal, où le suzerain est vassal
+pape, dont le droit remonte à Jésus-Christ; l'empereur,
+qui descend de César. Tout désordre politique
+est donc un attentat contre la paix de la chrétienté:
+<i lang="la" xml:lang="la">Recordemini Dei et vestræ christianitatis</i>,
+écrit Charles le Chauve aux barons révoltés d'Aquitaine.
+Plus tard, même quand l'empire parut représenter
+d'une façon moins grande la notion de chrétienté,
+la primauté de Dieu domina toujours le
+pacte social. Le roi, les comtes, les évêques décrètent
+toujours au nom de la sainte Trinité. Mais
+la communauté parfaite, selon le c&oelig;ur du moyen
+âge, est encore le monachisme, qui maintient
+l'homme dans la vision perpétuelle des choses
+divines. «Que le moine, écrit au <span class="smcap">XI</span><sup>e</sup> siècle Arnoulf
+de Beauvais, soit, comme Melchisédech, sans
+père, sans mère et sans parents. Qu'il n'appelle sur
+la terre ni son père ni sa mère. Qu'il se regarde
+comme seul et Dieu comme son père. <em>Amen.</em>»</p>
+
+<p>On le voit, le trait original de cet âge est la
+soumission absolue de la conscience personnelle à
+une discipline inflexible. L'individu disparaît dans
+le cadre politique que l'église et le dogme de la
+monarchie &oelig;cuménique ont établi pour le repos du
+monde et l'exaltation du royaume de Dieu. Il disparaît
+dans l'ordre féodal, où le suzerain est vassal
<span class="pagenum"><a id="Page_9"> 9</a></span>
-d'un seigneur plus grand, où le sujet est serf, attaché
-de sa personne à la terre de son maître.
+d'un seigneur plus grand, où le sujet est serf, attaché
+de sa personne à la terre de son maître.
L'&oelig;uvre collective de la croisade appartient bien
-au temps où l'intérêt des particuliers, comme celui
-des plus grands royaumes, s'effaçait devant l'intérêt
-supérieur de la chrétienté. La révolution sociale
-des cités fut aussi une &oelig;uvre collective où
-l'individu acceptait le joug parfois très lourd de la
-loi communale. En France, ces petites républiques
-furent vite absorbées par la royauté. En Italie,
-quand elles se furent dévorées les unes les autres,
-elles firent sortir de leurs ruines le régime nouveau
-de la tyrannie: mais la tyrannie du <span class="smcap">XIV</span><sup>e</sup> siècle est
-déjà un des premiers signes de la renaissance. La
-scolastique a duré plus longtemps que l'empire universel,
-la féodalité et les communes, et c'est d'elle
-peut-être que les âmes ont reçu, dans les pays où
-elle a dominé, la plus forte empreinte. Elle avait
-été, en un certain sens, à ses débuts, une tentative
-de liberté, et la première opposition de l'esprit de
-critique à l'autorité. Mais elle perdit tout, dès le
-principe, par l'excès de sa méthode. Elle crut que
-l'interprétation est le fondement de la philosophie,
-que l'art de raisonner est la science même, et
-qu'un syllogisme régulier est l'instrument unique
+au temps où l'intérêt des particuliers, comme celui
+des plus grands royaumes, s'effaçait devant l'intérêt
+supérieur de la chrétienté. La révolution sociale
+des cités fut aussi une &oelig;uvre collective où
+l'individu acceptait le joug parfois très lourd de la
+loi communale. En France, ces petites républiques
+furent vite absorbées par la royauté. En Italie,
+quand elles se furent dévorées les unes les autres,
+elles firent sortir de leurs ruines le régime nouveau
+de la tyrannie: mais la tyrannie du <span class="smcap">XIV</span><sup>e</sup> siècle est
+déjà un des premiers signes de la renaissance. La
+scolastique a duré plus longtemps que l'empire universel,
+la féodalité et les communes, et c'est d'elle
+peut-être que les âmes ont reçu, dans les pays où
+elle a dominé, la plus forte empreinte. Elle avait
+été, en un certain sens, à ses débuts, une tentative
+de liberté, et la première opposition de l'esprit de
+critique à l'autorité. Mais elle perdit tout, dès le
+principe, par l'excès de sa méthode. Elle crut que
+l'interprétation est le fondement de la philosophie,
+que l'art de raisonner est la science même, et
+qu'un syllogisme régulier est l'instrument unique
de la certitude. Elle mit donc dans la logique la
-philosophie tout entière. Et, comme elle avait déterminé
+philosophie tout entière. Et, comme elle avait déterminé
<span class="pagenum"><a id="Page_10"> 10</a></span>
-la méthode, elle fixa les problèmes qu'elle
+la méthode, elle fixa les problèmes qu'elle
jugeait les plus propres au jeu de l'<em>a priori</em>, proclama
-Aristote le maître par excellence, fit passer
-tout le cortège des sciences expérimentales sous la
-règle du faux péripatétisme des Arabes. L'école
-était condamnée au régime mortel de l'abstraction.
-L'église, toujours inquiète pour le dogme de la Trinité,
-la ramena sans cesse à l'idéalisme de Scot
-Erigène et de Guillaume de Champeaux. Les plus
-grands docteurs, Abélard, Pierre Lombard, Albert
-le Grand furent impuissants à rendre à la scolastique
-le sentiment de la réalité et de la vie, l'art de
-l'analyse, la liberté de l'expérience. Au commencement
-du <span class="smcap">XIV</span><sup>e</sup> siècle, Okam montra la vanité de la
-sagesse gothique; il rappela, par une évolution
-dernière, la doctrine au point où Abélard l'avait
-placée, à cette simple notion que les idées ne sont
-pas des êtres. L'école avait vécu, mais la routine
-scolastique, la superstition du syllogisme, abritées
-par l'Université de Paris comme en une forteresse,
-persistèrent jusqu'au jour où la France de Rabelais
+Aristote le maître par excellence, fit passer
+tout le cortège des sciences expérimentales sous la
+règle du faux péripatétisme des Arabes. L'école
+était condamnée au régime mortel de l'abstraction.
+L'église, toujours inquiète pour le dogme de la Trinité,
+la ramena sans cesse à l'idéalisme de Scot
+Erigène et de Guillaume de Champeaux. Les plus
+grands docteurs, Abélard, Pierre Lombard, Albert
+le Grand furent impuissants à rendre à la scolastique
+le sentiment de la réalité et de la vie, l'art de
+l'analyse, la liberté de l'expérience. Au commencement
+du <span class="smcap">XIV</span><sup>e</sup> siècle, Okam montra la vanité de la
+sagesse gothique; il rappela, par une évolution
+dernière, la doctrine au point où Abélard l'avait
+placée, à cette simple notion que les idées ne sont
+pas des êtres. L'école avait vécu, mais la routine
+scolastique, la superstition du syllogisme, abritées
+par l'Université de Paris comme en une forteresse,
+persistèrent jusqu'au jour où la France de Rabelais
et de Ramus accueillit la tradition platonicienne de
Florence et le rationalisme de l'Italie.</p>
<p>Le concert de trois pays, l'Italie, l'Allemagne, la
-France du nord et celle du midi, a formé la civilisation
-du moyen âge. Tous les trois ont accepté le
-régime féodal. L'Italie a créé la primauté spirituelle
+France du nord et celle du midi, a formé la civilisation
+du moyen âge. Tous les trois ont accepté le
+régime féodal. L'Italie a créé la primauté spirituelle
<span class="pagenum"><a id="Page_11"> 11</a></span>
-du saint-siège, l'Allemagne, la suzeraineté
-suprême de l'empire. L'Italie et la France ont fondé
-des communes. C'est à la France qu'appartient en
+du saint-siège, l'Allemagne, la suzeraineté
+suprême de l'empire. L'Italie et la France ont fondé
+des communes. C'est à la France qu'appartient en
propre la scolastique. Toutes les nations envoyaient
-à la montagne de Sainte-Geneviève leurs maîtres et
-leurs écoliers. On peut dire, d'une façon générale,
-que, dans ces trois contrées, les crises les plus
-graves ont marqué toute tentative pour élargir ou
-briser les liens rigides du moyen âge. Qu'un docteur,
-Abélard, essaie d'asseoir la science sur la raison;
-qu'une province, le Languedoc, se détache du
-christianisme; qu'un pape, Grégoire VII, veuille
-arracher son église à l'étreinte de l'empire; qu'un
-empereur, Frédéric II, s'attaque à l'action politique
-de l'église; qu'un tribun, Arnault de Brescia, entreprenne
-de réduire le pape à n'être dans Rome que
-le premier des évêques, toutes ces révoltes provoquent
-sur-le-champ un éclat terrible. Quiconque
-ose toucher à quelque partie de l'édifice sacré est
-un brigand, un apostat, un hérétique, une figure de
-l'Antéchrist. Presque toujours, c'est d'un concile
+à la montagne de Sainte-Geneviève leurs maîtres et
+leurs écoliers. On peut dire, d'une façon générale,
+que, dans ces trois contrées, les crises les plus
+graves ont marqué toute tentative pour élargir ou
+briser les liens rigides du moyen âge. Qu'un docteur,
+Abélard, essaie d'asseoir la science sur la raison;
+qu'une province, le Languedoc, se détache du
+christianisme; qu'un pape, Grégoire VII, veuille
+arracher son église à l'étreinte de l'empire; qu'un
+empereur, Frédéric II, s'attaque à l'action politique
+de l'église; qu'un tribun, Arnault de Brescia, entreprenne
+de réduire le pape à n'être dans Rome que
+le premier des évêques, toutes ces révoltes provoquent
+sur-le-champ un éclat terrible. Quiconque
+ose toucher à quelque partie de l'édifice sacré est
+un brigand, un apostat, un hérétique, une figure de
+l'Antéchrist. Presque toujours, c'est d'un concile
que part le coup de foudre qui le terrasse. Presque
-tous ces martyrs peuvent, à leur dernière heure,
-répéter les paroles de Grégoire VII expirant, car
-ils ont cherché la justice et ils meurent pour la liberté.</p>
+tous ces martyrs peuvent, à leur dernière heure,
+répéter les paroles de Grégoire VII expirant, car
+ils ont cherché la justice et ils meurent pour la liberté.</p>
-<p>Ainsi, au moyen âge, la tradition a primé l'invention
+<p>Ainsi, au moyen âge, la tradition a primé l'invention
<span class="pagenum"><a id="Page_12"> 12</a></span>
-personnelle. La vie morale tout entière s'est
-trouvée atteinte par cette rigueur de discipline dont
+personnelle. La vie morale tout entière s'est
+trouvée atteinte par cette rigueur de discipline dont
l'effet s'est fait sentir dans les ouvrages de l'esprit.
-La France, dont le moyen âge s'est prolongé
-jusqu'au <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup> siècle, a vu, dès le <span class="smcap">XIV</span><sup>e</sup>, le déclin de
-son génie: sa civilisation antérieure, si pleine de
-promesses, a tout à coup langui, comme frappée
-d'un mal secret. Cependant, dès le <span class="smcap">XII</span><sup>e</sup> siècle, l'Italie
-avait rejeté peu à peu de ses épaules la chape
-pesante du passé, et déjà une aurore de renaissance
-l'éclairait, quand le crépuscule des vieux âges
-semblait s'épaissir de plus en plus sur la France.
+La France, dont le moyen âge s'est prolongé
+jusqu'au <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup> siècle, a vu, dès le <span class="smcap">XIV</span><sup>e</sup>, le déclin de
+son génie: sa civilisation antérieure, si pleine de
+promesses, a tout à coup langui, comme frappée
+d'un mal secret. Cependant, dès le <span class="smcap">XII</span><sup>e</sup> siècle, l'Italie
+avait rejeté peu à peu de ses épaules la chape
+pesante du passé, et déjà une aurore de renaissance
+l'éclairait, quand le crépuscule des vieux âges
+semblait s'épaissir de plus en plus sur la France.
Ici, nous touchons le point essentiel de la question
-préliminaire à la théorie de Burckhardt sur la renaissance.</p>
+préliminaire à la théorie de Burckhardt sur la renaissance.</p>
-<p>On sait que les créations originales de la France
-du nord, entre le <span class="smcap">XI</span><sup>e</sup> et le <span class="smcap">XIII</span><sup>e</sup> siècles, la chanson
+<p>On sait que les créations originales de la France
+du nord, entre le <span class="smcap">XI</span><sup>e</sup> et le <span class="smcap">XIII</span><sup>e</sup> siècles, la chanson
du geste, le roman chevaleresque et l'architecture
-ogivale, ont fait, dans toute la chrétienté, une fortune
-prodigieuse. C'est de nos trouvères que le
-monde civilisé a reçu Charlemagne et les héros de
-la Table-Ronde. La poésie lyrique des Provençaux
-eut à peu près un pareil rayonnement dans toute
-l'Europe latine. Nos troubadours ont promené leur
+ogivale, ont fait, dans toute la chrétienté, une fortune
+prodigieuse. C'est de nos trouvères que le
+monde civilisé a reçu Charlemagne et les héros de
+la Table-Ronde. La poésie lyrique des Provençaux
+eut à peu près un pareil rayonnement dans toute
+l'Europe latine. Nos troubadours ont promené leur
lyre en Sicile, en Toscane, en Catalogne, en Portugal.
L'Italie laisse entrevoir, dans ses plus anciennes
-&oelig;uvres lyriques, l'influence provençale.
+&oelig;uvres lyriques, l'influence provençale.
<span class="pagenum"><a id="Page_13"> 13</a></span>
-Vers l'an 1200, la première littérature de la Péninsule,
-dans la région du Pô et de l'Adige, est réellement
+Vers l'an 1200, la première littérature de la Péninsule,
+dans la région du Pô et de l'Adige, est réellement
franco-italienne. Le troubadour lombard Sordello
-écrivit en langue d'oïl. Jusqu'au <span class="smcap">XV</span><sup>e</sup> siècle,
-l'Italie a traduit, refondu, compilé les <i lang="it" xml:lang="it">romanzi
-franceschi</i> que Dante lisait; elle mélangeait les
-<em>matières</em> de France et de Bretagne en des livres
+écrivit en langue d'oïl. Jusqu'au <span class="smcap">XV</span><sup>e</sup> siècle,
+l'Italie a traduit, refondu, compilé les <i lang="it" xml:lang="it">romanzi
+franceschi</i> que Dante lisait; elle mélangeait les
+<em>matières</em> de France et de Bretagne en des livres
populaires qui inspireront plus tard Pulci et l'Arioste.
-Un si étonnant succès peut s'expliquer par
-plusieurs causes. La figure de Charlemagne était
+Un si étonnant succès peut s'expliquer par
+plusieurs causes. La figure de Charlemagne était
toujours le plus auguste souvenir de l'histoire.
L'empereur avait accompli trois choses qui le rendaient
-sacré pour le moyen âge: il avait fondé la
-justice, élevé l'église et repoussé les païens. Il avait
-ranimé l'image de l'empire romain; il faisait trembler
+sacré pour le moyen âge: il avait fondé la
+justice, élevé l'église et repoussé les païens. Il avait
+ranimé l'image de l'empire romain; il faisait trembler
la terre sous les pas de son cheval. Avec
-Charlemagne commence vraiment la chrétienté.
-Derrière lui marchaient ses pairs, Roland, Turpin,
-Renauld, transfigurés par la gloire de Charles et
-qui se prêtaient encore mieux que lui aux fantaisies
-de l'imagination poétique. La réalité historique
-des personnages de la Table-Ronde était bien plus
-indécise: mais le moyen âge retrouvait en eux tous
-ses rêves et toutes ses larmes, l'amour mystique, le
-culte de la femme, le sentiment résigné de la vie, la
-voix maternelle de la nature et des fées, la vision
+Charlemagne commence vraiment la chrétienté.
+Derrière lui marchaient ses pairs, Roland, Turpin,
+Renauld, transfigurés par la gloire de Charles et
+qui se prêtaient encore mieux que lui aux fantaisies
+de l'imagination poétique. La réalité historique
+des personnages de la Table-Ronde était bien plus
+indécise: mais le moyen âge retrouvait en eux tous
+ses rêves et toutes ses larmes, l'amour mystique, le
+culte de la femme, le sentiment résigné de la vie, la
+voix maternelle de la nature et des fées, la vision
du Paradis terrestre. Artus, Merlin, Lancelot, Perceval,
<span class="pagenum"><a id="Page_14"> 14</a></span>
-Tristan, chevaliers, prophètes et justiciers,
-berçaient d'espérance les peuples courbés sous
-l'oppression féodale, les croisés allant à la terre-sainte,
-les âmes délicates que le charme d'un amour
-plus fort que la mort consolait des misères du
-siècle. Aux poètes de notre Midi, l'Europe demandait
-les mêmes émotions, des chants d'amour et des
+Tristan, chevaliers, prophètes et justiciers,
+berçaient d'espérance les peuples courbés sous
+l'oppression féodale, les croisés allant à la terre-sainte,
+les âmes délicates que le charme d'un amour
+plus fort que la mort consolait des misères du
+siècle. Aux poètes de notre Midi, l'Europe demandait
+les mêmes émotions, des chants d'amour et des
cris de guerre. La France eut encore le temps,
-avant l'heure de son déclin, de donner à plusieurs
-de nos voisins la vieille épopée moqueuse de <cite>Renart</cite>,
-c'est-à-dire la parodie du monde féodal, la revanche
+avant l'heure de son déclin, de donner à plusieurs
+de nos voisins la vieille épopée moqueuse de <cite>Renart</cite>,
+c'est-à-dire la parodie du monde féodal, la revanche
des vilains contre les seigneurs, des c&oelig;urs
-médiocres contre les preux, des laïques contre
-l'église.</p>
-
-<p>La littérature française des hauts siècles exprimait
-à merveille ce que tout l'Occident pensait, regrettait
-ou souhaitait. Mais cette littérature, avec
-sa grâce d'adolescence, n'avait rien encore qui pût
-déconcerter les nations pour lesquelles, dans l'ordre
+médiocres contre les preux, des laïques contre
+l'église.</p>
+
+<p>La littérature française des hauts siècles exprimait
+à merveille ce que tout l'Occident pensait, regrettait
+ou souhaitait. Mais cette littérature, avec
+sa grâce d'adolescence, n'avait rien encore qui pût
+déconcerter les nations pour lesquelles, dans l'ordre
de la civilisation, la France semblait une s&oelig;ur
-aînée. Elle était d'une candeur exquise, très intelligible
-à des esprits jeunes. Elle put, sans peine,
-devenir populaire à l'étranger. Plus parfaite, elle
-fût demeurée plus étroitement nationale. Sa naïveté
-même l'a faite européenne. Il serait injuste de
-lui reprocher comme un défaut ce trait de caractère,
-car il était de son âge. La conscience de nos
+aînée. Elle était d'une candeur exquise, très intelligible
+à des esprits jeunes. Elle put, sans peine,
+devenir populaire à l'étranger. Plus parfaite, elle
+fût demeurée plus étroitement nationale. Sa naïveté
+même l'a faite européenne. Il serait injuste de
+lui reprocher comme un défaut ce trait de caractère,
+car il était de son âge. La conscience de nos
<span class="pagenum"><a id="Page_15"> 15</a></span>
-vieux poètes est une fleur encore à demi-close; les
-dons de la maturité morale, les retours de la réflexion,
-la curiosité des mystères du c&oelig;ur, l'art
-d'inventer, à l'aide de ses émotions personnelles, la
-passion d'autrui, l'art, plus difficile, de créer le récit
-en vue de l'émotion d'autrui, et de toucher le
-lecteur par les nuances de la composition, n'était
-point à la portée des trouvères. C'est l'imagination
-impersonnelle du moyen âge qui vit en eux. Ils
-rendent à leur siècle et au monde les légendes d'amour
-ou de batailles qui peuplaient la mémoire des
-foules. Leur expérience est bien courte encore et
-ils se soucient peu de dégager l'histoire des traditions
-confuses qui viennent à eux. M. Pio Raina,
-dans son livre sur les <cite>Origines de l'épopée française</cite>,
-vient de montrer que les souvenirs de l'époque
-mérovingienne se retrouvent dans nos chansons
+vieux poètes est une fleur encore à demi-close; les
+dons de la maturité morale, les retours de la réflexion,
+la curiosité des mystères du c&oelig;ur, l'art
+d'inventer, à l'aide de ses émotions personnelles, la
+passion d'autrui, l'art, plus difficile, de créer le récit
+en vue de l'émotion d'autrui, et de toucher le
+lecteur par les nuances de la composition, n'était
+point à la portée des trouvères. C'est l'imagination
+impersonnelle du moyen âge qui vit en eux. Ils
+rendent à leur siècle et au monde les légendes d'amour
+ou de batailles qui peuplaient la mémoire des
+foules. Leur expérience est bien courte encore et
+ils se soucient peu de dégager l'histoire des traditions
+confuses qui viennent à eux. M. Pio Raina,
+dans son livre sur les <cite>Origines de l'épopée française</cite>,
+vient de montrer que les souvenirs de l'époque
+mérovingienne se retrouvent dans nos chansons
de geste carolingiennes. Prenez maintenant
-les troubadours. Leur forme est très variée, savante
-même; leur inspiration est toute juvénile:
-sensualité timide, tendresse spirituelle plutôt que
-touchante, larmes vite essuyées, colères d'enfant
-aussitôt dissipées ou qui s'émoussent en se portant
-à la fois contre tous ceux que hait le poète, tel est
-le génie des Provençaux. Ils chantent la passion
-comme les poètes du moyen âge occidental, français
+les troubadours. Leur forme est très variée, savante
+même; leur inspiration est toute juvénile:
+sensualité timide, tendresse spirituelle plutôt que
+touchante, larmes vite essuyées, colères d'enfant
+aussitôt dissipées ou qui s'émoussent en se portant
+à la fois contre tous ceux que hait le poète, tel est
+le génie des Provençaux. Ils chantent la passion
+comme les poètes du moyen âge occidental, français
ou allemands, chantent la nature; ceux-ci
<span class="pagenum"><a id="Page_16"> 16</a></span>
-s'intéressent aux fleurs, à la bruyère, au rayon
+s'intéressent aux fleurs, à la bruyère, au rayon
de soleil; il n'y a chez eux qu'un premier plan et
-pas de lointain: ils peignent avec d'éclatantes
+pas de lointain: ils peignent avec d'éclatantes
couleurs l'objet qui est sous leurs yeux, la sensation
fugitive qui les aiguillonne; personne
-ne sait encore voir et ne peut mesurer les dernières
+ne sait encore voir et ne peut mesurer les dernières
profondeurs de la nature ou du c&oelig;ur
humain.</p>
-<p>Était-il réservé à la France du nord de produire
-un Dante ou un Arioste, à la France méridionale
-d'avoir un Guido Cavalcanti ou un Pétrarque? La
-croisade des Albigeois n'a pas laissé à notre Midi
+<p>Était-il réservé à la France du nord de produire
+un Dante ou un Arioste, à la France méridionale
+d'avoir un Guido Cavalcanti ou un Pétrarque? La
+croisade des Albigeois n'a pas laissé à notre Midi
le loisir de donner tous ses fruits; une civilisation
-noble, brusquement disparue, a emporté le secret
-de son propre avenir. La littérature d'oïl a poursuivi
-sans trouble le cours de sa destinée. Aux
-<span class="smcap">XII</span><sup>e</sup> et <span class="smcap">XIII</span><sup>e</sup> siècles, la France lisait et paraissait
-comprendre les écrivains latins; la culture classique
-aidait lentement aux progrès de la conscience
-littéraire. Toutefois, au temps de saint
-Louis, quand déjà la nationalité française se reconnaissait
-clairement, tout effort pour créer une littérature
-réfléchie était encore prématuré. Comparez
-la débilité gracieuse de l'esprit de Joinville à la
-santé intellectuelle de son contemporain italien
-Marco Polo. Déjà, cependant, la veine chevaleresque
-s'épuisait: les compilateurs refondaient,
+noble, brusquement disparue, a emporté le secret
+de son propre avenir. La littérature d'oïl a poursuivi
+sans trouble le cours de sa destinée. Aux
+<span class="smcap">XII</span><sup>e</sup> et <span class="smcap">XIII</span><sup>e</sup> siècles, la France lisait et paraissait
+comprendre les écrivains latins; la culture classique
+aidait lentement aux progrès de la conscience
+littéraire. Toutefois, au temps de saint
+Louis, quand déjà la nationalité française se reconnaissait
+clairement, tout effort pour créer une littérature
+réfléchie était encore prématuré. Comparez
+la débilité gracieuse de l'esprit de Joinville à la
+santé intellectuelle de son contemporain italien
+Marco Polo. Déjà, cependant, la veine chevaleresque
+s'épuisait: les compilateurs refondaient,
<span class="pagenum"><a id="Page_17"> 17</a></span>
-abrégeaient, traduisaient en prose ou grossissaient
-démesurément les anciens ouvrages. La bibliothèque
-de don Quichotte était commencée. Impuissants
-à rajeunir la tradition littéraire, les écrivains
-en cherchèrent une nouvelle. On vit alors à quel
-point trois siècles de scolastique avaient usé les
-ressorts de l'esprit français. Comme on ne savait
-plus raisonner sur des choses réelles, on ne fut
-plus capable de créer des figures vivantes. L'École,
-après avoir arrêté la science, dessécha la poésie.
-On entra dans l'âge des abstractions et des chimères
-versifiées. Charlemagne, Roland, Merlin, ne
-sont plus que de purs accidents, des <em>quiddités</em> littéraires
-que l'on rejette; désormais, les universaux
+abrégeaient, traduisaient en prose ou grossissaient
+démesurément les anciens ouvrages. La bibliothèque
+de don Quichotte était commencée. Impuissants
+à rajeunir la tradition littéraire, les écrivains
+en cherchèrent une nouvelle. On vit alors à quel
+point trois siècles de scolastique avaient usé les
+ressorts de l'esprit français. Comme on ne savait
+plus raisonner sur des choses réelles, on ne fut
+plus capable de créer des figures vivantes. L'École,
+après avoir arrêté la science, dessécha la poésie.
+On entra dans l'âge des abstractions et des chimères
+versifiées. Charlemagne, Roland, Merlin, ne
+sont plus que de purs accidents, des <em>quiddités</em> littéraires
+que l'on rejette; désormais, les universaux
seuls ont le droit de se mouvoir et de parler, je ne
-dis pas d'agir: les vices et les vertus, les espèces
-et les genres qui peuplaient déjà la première partie
+dis pas d'agir: les vices et les vertus, les espèces
+et les genres qui peuplaient déjà la première partie
du <cite>Roman de la Rose</cite>, sont rejoints, dans la seconde,
par les deux hautes quintessences, <em>Raison</em>
et <em>Nature</em>, que n'embarrassent point des dissertations
-de trois mille vers. La prédication subtile
-envahit tout le champ poétique. L'allégorie théologique
+de trois mille vers. La prédication subtile
+envahit tout le champ poétique. L'allégorie théologique
se glisse dans le <cite>Roman de Renart</cite> et en
-éteint la gaîté. Le symbolisme enveloppe d'un
-brouillard cette littérature doctorale; seules, les
+éteint la gaîté. Le symbolisme enveloppe d'un
+brouillard cette littérature doctorale; seules, les
formes toutes bourgeoises, moqueuses, le fabliau,
-le mystère, le conte, la sottie, se maintiennent en
+le mystère, le conte, la sottie, se maintiennent en
<span class="pagenum"><a id="Page_18"> 18</a></span>
joie. Mais que nous sommes loin de la <cite>Chanson de
Roland</cite>!</p>
-<p>L'art français, par excellence, l'architecture ogivale,
-dépérit du même mal que la poésie. Longtemps
-elle avait gardé les traditions graves du
+<p>L'art français, par excellence, l'architecture ogivale,
+dépérit du même mal que la poésie. Longtemps
+elle avait gardé les traditions graves du
roman, les solides piliers, les grandes lignes, les
proportions qui rassurent l'&oelig;il. Elle respectait
-alors les lois de la matière. Mais voici qu'elle se
-passionne pour la légèreté jusqu'à la folie. Elle
-exagère les hauteurs et les vides, raréfie la pierre,
-réduit les murs au dernier degré de maigreur, se
-joue des piliers et des voûtes comme si ces masses
-n'étaient que des formes géométriques; la pesanteur
-et l'équilibre, la loi ne compte plus pour elle.
-Il s'agit d'élever dans la nue le rêve ciselé des
-flèches et des tours; le détail, raffiné à outrance,
-multiplié en triangles aigus, afin de supporter l'ensemble
-aérien, monte toujours et absorbe non seulement
+alors les lois de la matière. Mais voici qu'elle se
+passionne pour la légèreté jusqu'à la folie. Elle
+exagère les hauteurs et les vides, raréfie la pierre,
+réduit les murs au dernier degré de maigreur, se
+joue des piliers et des voûtes comme si ces masses
+n'étaient que des formes géométriques; la pesanteur
+et l'équilibre, la loi ne compte plus pour elle.
+Il s'agit d'élever dans la nue le rêve ciselé des
+flèches et des tours; le détail, raffiné à outrance,
+multiplié en triangles aigus, afin de supporter l'ensemble
+aérien, monte toujours et absorbe non seulement
les lignes horizontales, mais toutes les
-grandes lignes. La cathédrale, maintenue contre
-toute vraisemblance, étagée par mille contreforts,
-véritable sophisme de pierre, fait penser aux syllogismes
-de l'école, où le raisonnement, privé de
-raison dans les prémisses, vacille et s'affaisserait
-s'il n'était soutenu par le sophisme voisin. Cet art
-tourmenté et malade tuait les autres arts: l'austère
-statue du <span class="smcap">XII</span><sup>e</sup> siècle n'aurait plus de place pour se
+grandes lignes. La cathédrale, maintenue contre
+toute vraisemblance, étagée par mille contreforts,
+véritable sophisme de pierre, fait penser aux syllogismes
+de l'école, où le raisonnement, privé de
+raison dans les prémisses, vacille et s'affaisserait
+s'il n'était soutenu par le sophisme voisin. Cet art
+tourmenté et malade tuait les autres arts: l'austère
+statue du <span class="smcap">XII</span><sup>e</sup> siècle n'aurait plus de place pour se
<span class="pagenum"><a id="Page_19"> 19</a></span>
-tenir debout; la statuette délicate du <span class="smcap">XIII</span><sup>e</sup> est réduite
-au rôle de broderie; la sculpture finit par
-l'imagerie, la laideur se mêle au pathétique dans
+tenir debout; la statuette délicate du <span class="smcap">XIII</span><sup>e</sup> est réduite
+au rôle de broderie; la sculpture finit par
+l'imagerie, la laideur se mêle au pathétique dans
les <i lang="la" xml:lang="la">Ecce Homo</i> et les <em>Christ de douleur</em>; la Madone,
l'Enfant ont perdu toute noblesse; l'Enfant
-n'est plus «que le fils d'un bourgeois qu'on amuse»;
+n'est plus «que le fils d'un bourgeois qu'on amuse»;
la gargouille impudente, la fleur bizarre, le diablotin
-grotesque, altèrent de plus en plus la figure
-mystique de l'église; la peinture sur verre se corrompt
-par la recherche du détail et l'ambition de
+grotesque, altèrent de plus en plus la figure
+mystique de l'église; la peinture sur verre se corrompt
+par la recherche du détail et l'ambition de
l'effet.</p>
-<p>L'expérience historique du moyen âge a donc
-été complète pour la France. Notre civilisation n'a
-point su prolonger ou rajeunir son originalité. La
-<em>culture</em> première de l'Occident a produit chez nous
-ses dernières conséquences. L'Italie, rebelle de
-bonne heure à cette culture, a fait manquer chez
-elle l'expérience. Son moyen âge portait les germes
-les plus féconds de sa renaissance.</p>
-
-<p>Toujours elle eut dans le concert de la chrétienté,
-une physionomie très particulière. Envahie
-tour à tour par les Goths, les Lombards, les Arabes,
-les Normands, dominée par les Byzantins, les
+<p>L'expérience historique du moyen âge a donc
+été complète pour la France. Notre civilisation n'a
+point su prolonger ou rajeunir son originalité. La
+<em>culture</em> première de l'Occident a produit chez nous
+ses dernières conséquences. L'Italie, rebelle de
+bonne heure à cette culture, a fait manquer chez
+elle l'expérience. Son moyen âge portait les germes
+les plus féconds de sa renaissance.</p>
+
+<p>Toujours elle eut dans le concert de la chrétienté,
+une physionomie très particulière. Envahie
+tour à tour par les Goths, les Lombards, les Arabes,
+les Normands, dominée par les Byzantins, les
Francs, les Hohenstaufen, les Angevins, elle ne
-prit de ses maîtres que ce qui lui plut et arrangea
-à son gré sa civilisation, sa vie publique et sa foi.
+prit de ses maîtres que ce qui lui plut et arrangea
+à son gré sa civilisation, sa vie publique et sa foi.
De l'histoire de Rome elle n'avait voulu conserver
<span class="pagenum"><a id="Page_20"> 20</a></span>
-que des traditions de liberté, entretenues par la
+que des traditions de liberté, entretenues par la
persistance de ses corporations d'artisans, et une
-image idéale qui lui servait de modèle pour bien
-juger le régime de la double monarchie universelle
-et l'ordre féodal. Elle porta plus légèrement que
+image idéale qui lui servait de modèle pour bien
+juger le régime de la double monarchie universelle
+et l'ordre féodal. Elle porta plus légèrement que
personne ce triple joug, parce qu'elle rencontra
-vite l'art d'opposer l'un à l'autre et d'affaiblir l'un
+vite l'art d'opposer l'un à l'autre et d'affaiblir l'un
par l'autre les deux souverains de l'Occident, l'empereur
-et le pape. Elle sut empêcher, par la résistance
-de l'église, l'absolue primauté de l'empire;
-elle arrêta sans cesse, par l'appui qu'elle prêtait
-aux empereurs et les prétentions obstinées de la
-commune de Rome, les progrès de la primauté temporelle
-de l'église; elle employa très habilement
-tantôt le pape, tantôt l'empereur, à l'affaiblissement
-des comtes et à la protection des républiques
-municipales. Quand elle se fut délivrée du despotisme
+et le pape. Elle sut empêcher, par la résistance
+de l'église, l'absolue primauté de l'empire;
+elle arrêta sans cesse, par l'appui qu'elle prêtait
+aux empereurs et les prétentions obstinées de la
+commune de Rome, les progrès de la primauté temporelle
+de l'église; elle employa très habilement
+tantôt le pape, tantôt l'empereur, à l'affaiblissement
+des comtes et à la protection des républiques
+municipales. Quand elle se fut délivrée du despotisme
des seigneurs, il se trouva qu'elle avait du
-même coup diminué le saint-siège et l'empire en
-détruisant la hiérarchie qui les soutenait; elle
-avait les mains plus libres du côté de l'un et de
-l'autre; tous les deux devaient désormais composer
-avec une Italie communale, tantôt gibeline et tantôt
+même coup diminué le saint-siège et l'empire en
+détruisant la hiérarchie qui les soutenait; elle
+avait les mains plus libres du côté de l'un et de
+l'autre; tous les deux devaient désormais composer
+avec une Italie communale, tantôt gibeline et tantôt
guelfe qui, par ses ligues militaires, savait manifester
les vues d'une politique vraiment nationale.
Elle eut alors une histoire plus tragique
-qu'aucun autre peuple, parce qu'à Rome était le
+qu'aucun autre peuple, parce qu'à Rome était le
<span class="pagenum"><a id="Page_21"> 21</a></span>
-n&oelig;ud de tous les problèmes qui agitaient la chrétienté,
-mais, au fond, cette histoire est tout à fait
+n&oelig;ud de tous les problèmes qui agitaient la chrétienté,
+mais, au fond, cette histoire est tout à fait
consciente. En dehors des Deux-Siciles qui subissaient
-toujours quelque domination étrangère,
-l'Italie a cherché un ordre social nouveau, fondé
-sur l'autonomie des villes, et bientôt sur celle des
-provinces, un régime où la suzeraineté de l'empereur
-et celle du pape n'étaient plus que fictives, où
-le saint-siège, jusqu'au <span class="smcap">XV</span><sup>e</sup> siècle, se vit sans cesse
-dépossédé de sa royauté temporelle par la commune
-de Rome, mais où l'église romaine gardait
-toujours son prestige en tant qu'&oelig;uvre maîtresse
-du génie italien. L'Italie a tourmenté les papes;
-elle les a vus sans remords, pendant trois siècles,
-fuir, proscrits et outragés, sur tous ses chemins;
-jamais elle n'a consenti à se rallier aux antipapes,
+toujours quelque domination étrangère,
+l'Italie a cherché un ordre social nouveau, fondé
+sur l'autonomie des villes, et bientôt sur celle des
+provinces, un régime où la suzeraineté de l'empereur
+et celle du pape n'étaient plus que fictives, où
+le saint-siège, jusqu'au <span class="smcap">XV</span><sup>e</sup> siècle, se vit sans cesse
+dépossédé de sa royauté temporelle par la commune
+de Rome, mais où l'église romaine gardait
+toujours son prestige en tant qu'&oelig;uvre maîtresse
+du génie italien. L'Italie a tourmenté les papes;
+elle les a vus sans remords, pendant trois siècles,
+fuir, proscrits et outragés, sur tous ses chemins;
+jamais elle n'a consenti à se rallier aux antipapes,
presque tous Allemands, que lui donnaient les empereurs.
Au temps des papes d'Avignon, elle a
-résisté aux séductions d'un schisme; au temps du
-grand schisme, elle a su réserver à ses pontifes
-propres la légitimité apostolique.</p>
-
-<p>Il était naturel, en effet, que le plus grand effort
-des Italiens fût dirigé du côté de l'indépendance
-religieuse. Ils n'eussent rien gagné à se soustraire
-à l'empire et à la féodalité s'ils s'étaient d'ailleurs
-résignés à la domination du saint-siège. Entre
-l'église et l'Italie s'établit une sorte de concordat
+résisté aux séductions d'un schisme; au temps du
+grand schisme, elle a su réserver à ses pontifes
+propres la légitimité apostolique.</p>
+
+<p>Il était naturel, en effet, que le plus grand effort
+des Italiens fût dirigé du côté de l'indépendance
+religieuse. Ils n'eussent rien gagné à se soustraire
+à l'empire et à la féodalité s'ils s'étaient d'ailleurs
+résignés à la domination du saint-siège. Entre
+l'église et l'Italie s'établit une sorte de concordat
<span class="pagenum"><a id="Page_22"> 22</a></span>
-tacite où l'indulgence réciproque eut la meilleure
-part. L'église permit aux Italiens de passer sans
-austérité ni tristesse à travers cette vallée de
-larmes. Les papes accordèrent à la Péninsule des
-libertés ecclésiastiques qu'ils eussent refusées à
-l'étranger; à l'église de Milan, dont l'archevêque
-était une sorte de souverain pontife, l'autonomie
-liturgique; à Venise, un patriarcat presque indépendant
-de Rome; à la Sicile, au midi napolitain,
-une familiarité étonnante avec la communion
+tacite où l'indulgence réciproque eut la meilleure
+part. L'église permit aux Italiens de passer sans
+austérité ni tristesse à travers cette vallée de
+larmes. Les papes accordèrent à la Péninsule des
+libertés ecclésiastiques qu'ils eussent refusées à
+l'étranger; à l'église de Milan, dont l'archevêque
+était une sorte de souverain pontife, l'autonomie
+liturgique; à Venise, un patriarcat presque indépendant
+de Rome; à la Sicile, au midi napolitain,
+une familiarité étonnante avec la communion
grecque et l'usage de la langue grecque pour le
-culte. Les meilleurs chrétiens de l'Italie, les moines,
-les anachorètes élèvent sans cesse la voix contre
+culte. Les meilleurs chrétiens de l'Italie, les moines,
+les anachorètes élèvent sans cesse la voix contre
les abus du pontificat romain, que corrompt la
-puissance séculière. Pierre Damien, l'ami de Grégoire
-VII, déplore que l'église ait en main le glaive
-temporel. On connaît les invectives furieuses de
+puissance séculière. Pierre Damien, l'ami de Grégoire
+VII, déplore que l'église ait en main le glaive
+temporel. On connaît les invectives furieuses de
Dante contre Rome, l'insolence du moine Jacopone
-à l'égard de Boniface VIII. Mais, en tout ceci, il
-faut voir la passion politique plutôt que l'émotion
-religieuse. Le christianisme italien est une création
-singulière. Il tient beaucoup de la foi primitive; le
-dogme étroit, la morale rigide, la pratique sévère, la
-hiérarchie gênent fort peu son indépendance: l'inspiration
+à l'égard de Boniface VIII. Mais, en tout ceci, il
+faut voir la passion politique plutôt que l'émotion
+religieuse. Le christianisme italien est une création
+singulière. Il tient beaucoup de la foi primitive; le
+dogme étroit, la morale rigide, la pratique sévère, la
+hiérarchie gênent fort peu son indépendance: l'inspiration
individuelle, la communion directe du
-fidèle avec Dieu, qui forment le fond de la religion
-franciscaine, sont peut-être les plus essentielles
+fidèle avec Dieu, qui forment le fond de la religion
+franciscaine, sont peut-être les plus essentielles
<span class="pagenum"><a id="Page_23"> 23</a></span>
-traditions de l'âme italienne. Une pensée paraît
-souvent chez leurs premiers écrivains, tels que
+traditions de l'âme italienne. Une pensée paraît
+souvent chez leurs premiers écrivains, tels que
Dante et Francesco da Barberino: c'est dans le
c&oelig;ur qu'est la religion vraie. Dante met en purgatoire
-le roi Manfred que l'église a maudit, que
-Clément IV a fait arracher à sa sépulture et jeter,&mdash;<i lang="it" xml:lang="it">a
-lume spento</i>, les cierges étant éteints,&mdash;au
-bord du Garigliano. Non, s'écrie le fils de Frédéric
-II, leur malédiction ne peut nous damner.</p>
+le roi Manfred que l'église a maudit, que
+Clément IV a fait arracher à sa sépulture et jeter,&mdash;<i lang="it" xml:lang="it">a
+lume spento</i>, les cierges étant éteints,&mdash;au
+bord du Garigliano. Non, s'écrie le fils de Frédéric
+II, leur malédiction ne peut nous damner.</p>
<p class="blockquote">
Per lor maledizion si non si perde.</p>
-<p>L'Italie n'est pas éloignée de penser que toutes
-les religions mènent au royaume de Dieu. Le voisinage
+<p>L'Italie n'est pas éloignée de penser que toutes
+les religions mènent au royaume de Dieu. Le voisinage
des croyances les plus diverses, l'islamisme
-et la foi grecque, l'avait préservée de l'égoïsme
-religieux. La tolérance la conduisit à une notion
-libérale de l'orthodoxie: le conte des <cite>Trois Anneaux</cite>
-était au <cite>Novellino</cite> longtemps avant Boccace.
-C'est pourquoi les Italiens, très libres dans
-l'enceinte de leur église, n'ont jamais songé sérieusement
-à en sortir. Ils n'ont point eu d'hérésie
+et la foi grecque, l'avait préservée de l'égoïsme
+religieux. La tolérance la conduisit à une notion
+libérale de l'orthodoxie: le conte des <cite>Trois Anneaux</cite>
+était au <cite>Novellino</cite> longtemps avant Boccace.
+C'est pourquoi les Italiens, très libres dans
+l'enceinte de leur église, n'ont jamais songé sérieusement
+à en sortir. Ils n'ont point eu d'hérésie
nationale: la <em>pataria</em> lombarde, le catharisme
-oriental, l'affiliation à la secte vaudoise ne furent,
-entre le <span class="smcap">XI</span><sup>e</sup> et le <span class="smcap">XIII</span><sup>e</sup> siècles, que de courtes
-tentatives de révolte plus sociale encore que religieuse.
-La doctrine issue des prédictions de Joachim,
-abbé de Flore, parut un instant plus menaçante;
+oriental, l'affiliation à la secte vaudoise ne furent,
+entre le <span class="smcap">XI</span><sup>e</sup> et le <span class="smcap">XIII</span><sup>e</sup> siècles, que de courtes
+tentatives de révolte plus sociale encore que religieuse.
+La doctrine issue des prédictions de Joachim,
+abbé de Flore, parut un instant plus menaçante;
<span class="pagenum"><a id="Page_24"> 24</a></span>
elle troubla le monde franciscain par
-l'attente d'une troisième révélation, l'Évangile
-éternel du Saint-Esprit. Le saint-siège traita avec
-douceur ces excès du mysticisme italien; il autorisa
+l'attente d'une troisième révélation, l'Évangile
+éternel du Saint-Esprit. Le saint-siège traita avec
+douceur ces excès du mysticisme italien; il autorisa
la liturgie et le culte de Joachim dans les
-diocèses de Calabre; il condamna Jean de Parme,
-le général des frères mineurs, puis lui offrit le
-chapeau de cardinal, enfin, le béatifia; il laissa
+diocèses de Calabre; il condamna Jean de Parme,
+le général des frères mineurs, puis lui offrit le
+chapeau de cardinal, enfin, le béatifia; il laissa
pulluler les petites sectes des <em>fraticelles</em> et des
-<em>spirituels</em>, qui continuaient le joachimisme; il béatifia
-à son tour Jacopone, le plus bruyant de tous
-ces sectaires. Il était bien entendu, entre l'église
-et l'Italie, que selon la parole empruntée à saint
-Paul par Joachim, «là où est l'esprit du Seigneur,
-là est la liberté». La conscience libre, dans la cité
+<em>spirituels</em>, qui continuaient le joachimisme; il béatifia
+à son tour Jacopone, le plus bruyant de tous
+ces sectaires. Il était bien entendu, entre l'église
+et l'Italie, que selon la parole empruntée à saint
+Paul par Joachim, «là où est l'esprit du Seigneur,
+là est la liberté». La conscience libre, dans la cité
libre, telle fut alors la loi de la civilisation italienne.</p>
<p>Dans le domaine rationnel, l'Italien du moyen
-âge n'est pas moins maître de soi-même. Il pense
-librement et d'une façon très saine. C'est un
-fait grave que la scolastique ne s'est jamais implantée
-solidement dans la Péninsule. L'Italie a
-donné à l'école de Paris plusieurs de ses plus
+âge n'est pas moins maître de soi-même. Il pense
+librement et d'une façon très saine. C'est un
+fait grave que la scolastique ne s'est jamais implantée
+solidement dans la Péninsule. L'Italie a
+donné à l'école de Paris plusieurs de ses plus
grands docteurs, Pierre Lombard, saint Thomas,
saint Bonaventure, Gilles de Rome, Jacques de
-Viterbe; ceux d'entre eux qui ont repassé les
-Alpes étonnèrent plutôt qu'ils ne séduisirent leurs
+Viterbe; ceux d'entre eux qui ont repassé les
+Alpes étonnèrent plutôt qu'ils ne séduisirent leurs
<span class="pagenum"><a id="Page_25"> 25</a></span>
compatriotes. Saint Thomas professa devant Urbain
-IV ses doctrines «par une méthode singulière
-et nouvelle», écrit Tolomeo de Lucques. La scolastique
-ne fut docilement acceptée en Italie que
-par les théologiens et les moines. Au <span class="smcap">XIV</span><sup>e</sup> siècle,
-Pétrarque et Cino da Rinuccini, dans son <cite>Paradis
+IV ses doctrines «par une méthode singulière
+et nouvelle», écrit Tolomeo de Lucques. La scolastique
+ne fut docilement acceptée en Italie que
+par les théologiens et les moines. Au <span class="smcap">XIV</span><sup>e</sup> siècle,
+Pétrarque et Cino da Rinuccini, dans son <cite>Paradis
des Alberti</cite>, se moquent du <em>trivium</em> et du <em>quadrivium</em>.
Les premiers moralistes, Brunetto Latini et
Dante, peuvent conserver les divisions et l'apparence
-logique de l'École: en réalité, ils procèdent
-par expérience dans leurs descriptions de la nature
+logique de l'École: en réalité, ils procèdent
+par expérience dans leurs descriptions de la nature
et du c&oelig;ur humain. La science nationale de
-l'Italie, à Bologne, à Rome, à Padoue, n'est point
-la dialectique, mais le droit écrit, c'est-à-dire la
-raison appliquée aux choses de la vie réelle; c'est
-aussi le péripatétisme de la tradition arabe, mais
-absolument dégagé de la théologie, l'averroïsme,
-auquel se rattache la rénovation des sciences naturelles
-et de la médecine. Cette grande école, dont
-Padoue fut le centre, a beaucoup inquiété l'église:
+l'Italie, à Bologne, à Rome, à Padoue, n'est point
+la dialectique, mais le droit écrit, c'est-à-dire la
+raison appliquée aux choses de la vie réelle; c'est
+aussi le péripatétisme de la tradition arabe, mais
+absolument dégagé de la théologie, l'averroïsme,
+auquel se rattache la rénovation des sciences naturelles
+et de la médecine. Cette grande école, dont
+Padoue fut le centre, a beaucoup inquiété l'église:
les peintres religieux, tels que Benozzo Gozzoli,
-montrent volontiers Averroès terrassé, véritable
-Antéchrist, sous les pieds de saint Thomas. Les
-averroïstes ont tenté, dans l'Italie du moyen âge,
+montrent volontiers Averroès terrassé, véritable
+Antéchrist, sous les pieds de saint Thomas. Les
+averroïstes ont tenté, dans l'Italie du moyen âge,
une reconnaissance de l'ordre purement rationnel
que Descartes reprendra pour la France. Leurs
-adhérents plus ou moins déclarés allèrent très vite
+adhérents plus ou moins déclarés allèrent très vite
<span class="pagenum"><a id="Page_26"> 26</a></span>
-jusqu'au terme dernier de l'incrédulité: ils niaient
-l'immortalité de l'âme et l'âme elle-même. Les
+jusqu'au terme dernier de l'incrédulité: ils niaient
+l'immortalité de l'âme et l'âme elle-même. Les
<em>bonnes gens</em>, la <i lang="it" xml:lang="it">gente volgare</i>, voyant Guido Cavalcanti
-passer rêveur dans les rues de Florence,
-prétendaient qu'il cherchait des raisons de ne pas
-croire en Dieu. Déjà, au commencement du <span class="smcap">XII</span><sup>e</sup> siècle,
-on avait signalé à Florence des <em>épicuriens</em> qui
+passer rêveur dans les rues de Florence,
+prétendaient qu'il cherchait des raisons de ne pas
+croire en Dieu. Déjà, au commencement du <span class="smcap">XII</span><sup>e</sup> siècle,
+on avait signalé à Florence des <em>épicuriens</em> qui
se riaient de Dieu et des saints et vivaient selon la
chair, dit Villani. Comme tous ces libres esprits
-appartiennent au parti gibelin, il est peut-être bon
-de n'accueillir qu'avec réserve les accusations lancées
+appartiennent au parti gibelin, il est peut-être bon
+de n'accueillir qu'avec réserve les accusations lancées
contre eux par les guelfes et les moines. On
-ne peut sans doute mesurer l'étendue de leur scepticisme,
+ne peut sans doute mesurer l'étendue de leur scepticisme,
mais il faut bien signaler en eux ce trait
-caractéristique de l'homme moderne. Ils ont eu,
-dans leur incrédulité, l'orgueil naturel aux consciences
-qui dédaignent la foi ou les illusions de
-leur siècle. Dante les condamne, comme hérétiques,
+caractéristique de l'homme moderne. Ils ont eu,
+dans leur incrédulité, l'orgueil naturel aux consciences
+qui dédaignent la foi ou les illusions de
+leur siècle. Dante les condamne, comme hérétiques,
mais on sent qu'il les admire, car ils sont de
sa race. Le plus hautain de tous, Farinata degli
-Uberti, tout droit dans son sépulcre embrâsé, le
+Uberti, tout droit dans son sépulcre embrâsé, le
front altier, semble, dit-il, avoir l'enfer en grand
-mépris. Mais n'avons-nous pas déjà perdu de vue
-le moyen âge occidental? Tandis que la France
-s'arrête dans l'&oelig;uvre de la civilisation, l'Italie,
-ouvrière plus tardive, est toute prête à inventer
+mépris. Mais n'avons-nous pas déjà perdu de vue
+le moyen âge occidental? Tandis que la France
+s'arrête dans l'&oelig;uvre de la civilisation, l'Italie,
+ouvrière plus tardive, est toute prête à inventer
une civilisation nouvelle. Elle tient en ses mains
<span class="pagenum"><a id="Page_27"> 27</a></span>
-l'instrument de tout progrès, l'art de penser clairement;
-elle sait opposer à l'autorité de la tradition
-la valeur rationnelle et l'énergie de l'individu.
-Elle passe d'une façon presque insensible du moyen
-âge à la renaissance.</p>
+l'instrument de tout progrès, l'art de penser clairement;
+elle sait opposer à l'autorité de la tradition
+la valeur rationnelle et l'énergie de l'individu.
+Elle passe d'une façon presque insensible du moyen
+âge à la renaissance.</p>
<h3>II</h3>
<p>Elle y passe d'abord par une vaste crise politique
-et sociale qui a transformé chez elle la notion de
-l'état, le caractère du pouvoir, les rapports du
+et sociale qui a transformé chez elle la notion de
+l'état, le caractère du pouvoir, les rapports du
citoyen avec le gouvernement de sa patrie, les relations
-des différentes parties de l'Italie entre elles,
-les relations de l'Italie avec la chrétienté. Il s'agit
-de la <em>tyrannie</em>, ou du principat absolu, qui s'établit
-avec ensemble sur les débris de l'ordre féodal
-et des communes républicaines. Burckhardt étudie
+des différentes parties de l'Italie entre elles,
+les relations de l'Italie avec la chrétienté. Il s'agit
+de la <em>tyrannie</em>, ou du principat absolu, qui s'établit
+avec ensemble sur les débris de l'ordre féodal
+et des communes républicaines. Burckhardt étudie
ce grand fait avant tous les autres, parce qu'il est
non point la seule cause, mais la cause initiale de
presque tous. La tyrannie, en brisant les anciens
-cadres politiques, n'a pas seulement donné aux
-Italiens un exemple d'action; elle leur a imposé
-l'action même par la nécessité où ils se trouvèrent
-de respirer et de vivre dans l'atmosphère d'un
-régime nouveau.</p>
+cadres politiques, n'a pas seulement donné aux
+Italiens un exemple d'action; elle leur a imposé
+l'action même par la nécessité où ils se trouvèrent
+de respirer et de vivre dans l'atmosphère d'un
+régime nouveau.</p>
-<p>Le type premier de l'état moderne remonte à
+<p>Le type premier de l'état moderne remonte à
<span class="pagenum"><a id="Page_28"> 28</a></span>
-l'empereur Frédéric II. Avant lui, les princes normands
-avaient régné sur l'Italie inférieure et la
-Sicile en modifiant le système féodal, qu'ils changèrent
-en baronnies indépendantes: Frédéric
-substitue à leur &oelig;uvre une remarquable imitation
+l'empereur Frédéric II. Avant lui, les princes normands
+avaient régné sur l'Italie inférieure et la
+Sicile en modifiant le système féodal, qu'ils changèrent
+en baronnies indépendantes: Frédéric
+substitue à leur &oelig;uvre une remarquable imitation
des gouvernements musulmans. Il est, lui, le seul
-baron, le maître absolu; partout où il domine, le
-droit politique des comtes est anéanti, les élections
-populaires sont défendues; entre lui et la multitude
-des sujets ne subsiste plus une ombre de hiérarchie;
-il gouverne par son bon plaisir, loi suprême qu'exécutent
-sans pitié ses vicaires, tels qu'Ezzelino da
-Romano; il gouverne en dehors de l'église et contre
-elle; s'il ne fonde pas une religion d'état, s'il ne
-prétend pas à la suprématie religieuse du monde,
-tout au moins est-il le chef véritable des religions
+baron, le maître absolu; partout où il domine, le
+droit politique des comtes est anéanti, les élections
+populaires sont défendues; entre lui et la multitude
+des sujets ne subsiste plus une ombre de hiérarchie;
+il gouverne par son bon plaisir, loi suprême qu'exécutent
+sans pitié ses vicaires, tels qu'Ezzelino da
+Romano; il gouverne en dehors de l'église et contre
+elle; s'il ne fonde pas une religion d'état, s'il ne
+prétend pas à la suprématie religieuse du monde,
+tout au moins est-il le chef véritable des religions
diverses qui vivent en paix sous son sceptre. Il s'est
-réservé le pouvoir judiciaire; il enveloppe son
-royaume du réseau d'une administration dont sa
+réservé le pouvoir judiciaire; il enveloppe son
+royaume du réseau d'une administration dont sa
chancellerie trilingue est le centre, fixe, par le cadastre,
-l'impôt foncier, règle les impôts de consommation,
-surveille la science, fait des universités de
-Naples et de Salerne une école impériale où toute
-la jeunesse de l'Italie méridionale est obligée d'étudier;
-il est lui-même l'armateur privilégié de l'empire
-pour tous les ports de la Méditerranée, il
-s'octroie le monopole du sel et des métaux. Son
+l'impôt foncier, règle les impôts de consommation,
+surveille la science, fait des universités de
+Naples et de Salerne une école impériale où toute
+la jeunesse de l'Italie méridionale est obligée d'étudier;
+il est lui-même l'armateur privilégié de l'empire
+pour tous les ports de la Méditerranée, il
+s'octroie le monopole du sel et des métaux. Son
<span class="pagenum"><a id="Page_29"> 29</a></span>
-égoïsme, ses passions, son génie, où la tolérance se
-rencontre avec la cruauté, sont la règle unique de
-sa politique. Il brûle les hérétiques, tout en réconciliant
-l'Europe chrétienne avec l'Asie musulmane.
-Il appelle à sa cour les poètes et les médecins grecs
+égoïsme, ses passions, son génie, où la tolérance se
+rencontre avec la cruauté, sont la règle unique de
+sa politique. Il brûle les hérétiques, tout en réconciliant
+l'Europe chrétienne avec l'Asie musulmane.
+Il appelle à sa cour les poètes et les médecins grecs
ou arabes, les troubadours, les rabbins juifs, les
-géomètres et les chanteurs. Ce khalife souabe qui
-écrit des vers d'amour et s'entoure de bourreaux
+géomètres et les chanteurs. Ce khalife souabe qui
+écrit des vers d'amour et s'entoure de bourreaux
sarrasins est la terreur de l'Occident et de Rome.
-Mais l'Italie, qui bientôt permettra tout à ses
-maîtres, à la condition qu'ils fassent de grandes
-choses, voit en Frédéric le premier de ses princes,
+Mais l'Italie, qui bientôt permettra tout à ses
+maîtres, à la condition qu'ils fassent de grandes
+choses, voit en Frédéric le premier de ses princes,
<i lang="it" xml:lang="it">specchio del mondo</i>, miroir du monde, dit le <cite>Novellino</cite>;
-longtemps après la chute de sa maison, il
+longtemps après la chute de sa maison, il
occupera l'imagination populaire et passera dans
les songes des Visconti, des Malatesta, des Sforza
et des Borgia.</p>
-<p>La tyrannie italienne a mis plus d'un siècle à
-trouver son expression définitive dans les grandes
+<p>La tyrannie italienne a mis plus d'un siècle à
+trouver son expression définitive dans les grandes
familles despotiques des derniers Visconti et des
Sforza de Milan, des Este de Ferrare, des Gonzague
de Mantoue, des Montefeltri d'Urbin, dans le principat
-des premiers Médicis, le pontificat des papes
-tels que Pie II ou Paul II. Au <span class="smcap">XIV</span><sup>e</sup> siècle, le désordre
-inouï où est tombée l'Italie, abandonnée par
+des premiers Médicis, le pontificat des papes
+tels que Pie II ou Paul II. Au <span class="smcap">XIV</span><sup>e</sup> siècle, le désordre
+inouï où est tombée l'Italie, abandonnée par
le pape et l'empereur, permet aux audacieux de
-s'imposer violemment soit à leur propre cité, soit
+s'imposer violemment soit à leur propre cité, soit
<span class="pagenum"><a id="Page_30"> 30</a></span>
aux barons de leur voisinage. Les petites dominations
-qui ont commencé par un exploit de brigandage
-sont alors très nombreuses et d'un caractère
-farouche. La résistance des communes ou celle des
-seigneurs, l'indiscipline de ses fils, de ses bâtards
+qui ont commencé par un exploit de brigandage
+sont alors très nombreuses et d'un caractère
+farouche. La résistance des communes ou celle des
+seigneurs, l'indiscipline de ses fils, de ses bâtards
et de ses proches qui se rient d'un droit dynastique
-fondé par le guet-apens, maintiennent le maître
-illégitime dans la méfiance, le forcent à régner par
-l'épouvante. Le tyran s'isole dans son palais où
-aboutissent toutes les forces vives de l'état, la police,
-les impôts, la justice; la garde du tyran est la
-seule armée nationale; son trésor bâtit les églises,
-dessèche les marais. Son peuple lui appartient au
-même titre que ses meutes de chasse. Jean-Marie
-Visconti lâchait ses dogues sur les bourgeois de
+fondé par le guet-apens, maintiennent le maître
+illégitime dans la méfiance, le forcent à régner par
+l'épouvante. Le tyran s'isole dans son palais où
+aboutissent toutes les forces vives de l'état, la police,
+les impôts, la justice; la garde du tyran est la
+seule armée nationale; son trésor bâtit les églises,
+dessèche les marais. Son peuple lui appartient au
+même titre que ses meutes de chasse. Jean-Marie
+Visconti lâchait ses dogues sur les bourgeois de
Milan, Urbain VI jetait des cardinaux dans une citerne
pleine de reptiles. Cette tyrannie ne pouvait
-durer; elle s'usa vite par sa violence même. Le
-<span class="smcap">XV</span><sup>e</sup> siècle nous la montre s'améliorant par le progrès
-de l'esprit politique, par un développement
-plus humain de la personnalité des princes. Les
-petites seigneuries sont absorbées par les plus
+durer; elle s'usa vite par sa violence même. Le
+<span class="smcap">XV</span><sup>e</sup> siècle nous la montre s'améliorant par le progrès
+de l'esprit politique, par un développement
+plus humain de la personnalité des princes. Les
+petites seigneuries sont absorbées par les plus
grandes. Celles qui subsistent encore, les Malatesta
-de Rimini, les Baglioni de Pérouse, les Manfreddi
-de Faenza, semblent désormais de véritables fosses
-aux lions où princes et sujets se dévorent sans
-merci. Mais, ailleurs, l'ordre a commencé. Un nouveau
+de Rimini, les Baglioni de Pérouse, les Manfreddi
+de Faenza, semblent désormais de véritables fosses
+aux lions où princes et sujets se dévorent sans
+merci. Mais, ailleurs, l'ordre a commencé. Un nouveau
<span class="pagenum"><a id="Page_31"> 31</a></span>
-personnage est entré en scène, le condottière,
-qui est parfois un tyran à la solde d'un autre, capitaine
-d'aventures, vénal, brave, dénué de scrupules,
-mais qui sait commander, rompu à toutes les ruses,
-étonnamment maître de sa passion du moment. Tel
+personnage est entré en scène, le condottière,
+qui est parfois un tyran à la solde d'un autre, capitaine
+d'aventures, vénal, brave, dénué de scrupules,
+mais qui sait commander, rompu à toutes les ruses,
+étonnamment maître de sa passion du moment. Tel
fut le paysan Jacques Sforza, qui fonda la plus
-grande des maisons italiennes. Il disait à son fils
-François: «Ne touche jamais à la femme d'autrui;
+grande des maisons italiennes. Il disait à son fils
+François: «Ne touche jamais à la femme d'autrui;
ne frappe aucun de tes gens, ou, si cela t'arrive,
envoie-le bien loin; ne monte jamais un cheval
-ayant la bouche dure ou sujet à perdre ses fers...»
-Le condottière a créé l'armée moderne, où la valeur
-personnelle et l'expérience du général sont un ressort
+ayant la bouche dure ou sujet à perdre ses fers...»
+Le condottière a créé l'armée moderne, où la valeur
+personnelle et l'expérience du général sont un ressort
d'autant plus puissant que l'invention des
-armes à feu modifie davantage la vieille tactique
-féodale et contraint le soldat à une man&oelig;uvre d'ensemble;
-il achèvera dans la tyrannie italienne, où
-il s'installe souvent par usurpation, l'état moderne
-absolu. Ici, la fortune de l'état, entourée de puissances
-rivales, repose à la fois sur les ressources
-militaires et sur l'habileté diplomatique du tyran.
-Et toute la sécurité de celui-ci est dans son propre
-caractère. Il n'a pas, aux yeux des sujets, comme
+armes à feu modifie davantage la vieille tactique
+féodale et contraint le soldat à une man&oelig;uvre d'ensemble;
+il achèvera dans la tyrannie italienne, où
+il s'installe souvent par usurpation, l'état moderne
+absolu. Ici, la fortune de l'état, entourée de puissances
+rivales, repose à la fois sur les ressources
+militaires et sur l'habileté diplomatique du tyran.
+Et toute la sécurité de celui-ci est dans son propre
+caractère. Il n'a pas, aux yeux des sujets, comme
le roi de France ou l'empereur, une sorte de prestige
-mystique; sa race n'est point séculaire; le parchemin
-que lui ont délivré l'empereur ou le pape
+mystique; sa race n'est point séculaire; le parchemin
+que lui ont délivré l'empereur ou le pape
ne compte point pour son peuple; la seule garantie
<span class="pagenum"><a id="Page_32"> 32</a></span>
-qu'il ait de son pouvoir est la façon dont il
+qu'il ait de son pouvoir est la façon dont il
l'exerce. Et, comme il est le fils de ses &oelig;uvres, il
groupe naturellement autour de sa personne ceux
dont la noblesse est tout intellectuelle, les artistes,
-les savants, les poètes, les érudits. Le mécénat devient
+les savants, les poètes, les érudits. Le mécénat devient
la parure de la tyrannie italienne. Il en est
-aussi la force, car il console les villes de leurs libertés
+aussi la force, car il console les villes de leurs libertés
communales perdues, et il enveloppe le
-prince d'une clientèle dévouée, toujours prête pour
+prince d'une clientèle dévouée, toujours prête pour
la louange et qui a toute l'apparence de l'opinion
-publique. Ainsi l'une des plus sûres raisons d'être
-des princes est la part considérable qu'ils ont dans
+publique. Ainsi l'une des plus sûres raisons d'être
+des princes est la part considérable qu'ils ont dans
la civilisation de la renaissance.</p>
-<p>Les formes de cette souveraineté furent très diverses.
-Ferrare, Urbin, Mantoue, toujours menacées
+<p>Les formes de cette souveraineté furent très diverses.
+Ferrare, Urbin, Mantoue, toujours menacées
par quelque voisin, le pape, Milan ou Venise, se
-résignèrent à une politique effacée, mais, pour l'élégance
+résignèrent à une politique effacée, mais, pour l'élégance
de la civilisation, elles se tinrent au premier
-rang. La tyrannie par excellence fut le duché de
+rang. La tyrannie par excellence fut le duché de
Milan, surtout au temps de Ludovic le More. Milan
-pouvait fermer ou ouvrir à l'étranger les routes des
-Alpes; elle était comme la clé de voûte de la Péninsule:
-ses maîtres osaient aspirer à la couronne
+pouvait fermer ou ouvrir à l'étranger les routes des
+Alpes; elle était comme la clé de voûte de la Péninsule:
+ses maîtres osaient aspirer à la couronne
d'Italie. Au midi, Naples avec sa famille vraiment
-royale, mais étrangère, les Aragons, sa noblesse
-héréditaire et le tempérament monarchique qu'elle
-tenait des Normands et des Angevins, fut plutôt
+royale, mais étrangère, les Aragons, sa noblesse
+héréditaire et le tempérament monarchique qu'elle
+tenait des Normands et des Angevins, fut plutôt
<span class="pagenum"><a id="Page_33"> 33</a></span>
-une royauté au sens européen qu'un principat italien.
-D'ailleurs, elle ne compta guère dans la renaissance:
-sa civilisation, très brillante au <span class="smcap">XII</span><sup>e</sup> siècle
-et dans la première moitié du <span class="smcap">XIII</span><sup>e</sup>, vint du dehors;
+une royauté au sens européen qu'un principat italien.
+D'ailleurs, elle ne compta guère dans la renaissance:
+sa civilisation, très brillante au <span class="smcap">XII</span><sup>e</sup> siècle
+et dans la première moitié du <span class="smcap">XIII</span><sup>e</sup>, vint du dehors;
la dynastie espagnole reprit, avec Alphonse le Grand,
-la tradition libérale de Robert d'Anjou; néanmoins,
-les Deux-Siciles furent toujours inférieures, pour la
-culture de l'esprit, même aux petites principautés
+la tradition libérale de Robert d'Anjou; néanmoins,
+les Deux-Siciles furent toujours inférieures, pour la
+culture de l'esprit, même aux petites principautés
des Este et des Gonzague.</p>
-<p>C'est à Rome que le régime tyrannique apparut
-de la façon la plus originale et la plus complexe.
-Le saint-siège était, en Italie, la plus ancienne image
-de l'autorité. Mais, depuis plus de deux cents ans,
-son pouvoir s'était lentement modifié sous l'empire
-de circonstances presque fatales. Peu à peu, le pape
-du moyen âge, le pape faible dans Rome, sans cesse
-violenté par sa noblesse ou son peuple, mais très
-fort en face de la chrétienté, avait fait place à un
-prince ecclésiastique, de plus en plus maître de
-Rome et de ses états, de plus en plus redoutable
-aux factions féodales, mais qui, chaque jour, perdait
-quelque chose de sa primauté religieuse. Les
-luttes des papes avec Frédéric II, Manfred et les
-Gibelins, la rébellion permanente des fraticelles et
+<p>C'est à Rome que le régime tyrannique apparut
+de la façon la plus originale et la plus complexe.
+Le saint-siège était, en Italie, la plus ancienne image
+de l'autorité. Mais, depuis plus de deux cents ans,
+son pouvoir s'était lentement modifié sous l'empire
+de circonstances presque fatales. Peu à peu, le pape
+du moyen âge, le pape faible dans Rome, sans cesse
+violenté par sa noblesse ou son peuple, mais très
+fort en face de la chrétienté, avait fait place à un
+prince ecclésiastique, de plus en plus maître de
+Rome et de ses états, de plus en plus redoutable
+aux factions féodales, mais qui, chaque jour, perdait
+quelque chose de sa primauté religieuse. Les
+luttes des papes avec Frédéric II, Manfred et les
+Gibelins, la rébellion permanente des fraticelles et
des mystiques, Philippe le Bel, l'exil d'Avignon, le
-schisme, l'hérésie hussite, les conciles du <span class="smcap">XV</span><sup>e</sup> siècle,
-précipitèrent la déchéance du pontificat romain.
+schisme, l'hérésie hussite, les conciles du <span class="smcap">XV</span><sup>e</sup> siècle,
+précipitèrent la déchéance du pontificat romain.
<span class="pagenum"><a id="Page_34"> 34</a></span>
-L'église elle-même avait dû, à Constance et à Bâle,
-dépouiller son premier évêque de la toute-puissance
+L'église elle-même avait dû, à Constance et à Bâle,
+dépouiller son premier évêque de la toute-puissance
dogmatique. Les papes voyaient toutes leurs entreprises
-religieuses condamnées d'avance. Eugène IV,
-Nicolas V essayèrent vainement la réconciliation de
-la chrétienté grecque avec Rome. Pie II mourut en
-bénissant à Ancône les galères qui ne devaient point
-faire voile vers Jérusalem. Mais Sixte IV refusa
-obstinément aux princes chrétiens de prêcher la
+religieuses condamnées d'avance. Eugène IV,
+Nicolas V essayèrent vainement la réconciliation de
+la chrétienté grecque avec Rome. Pie II mourut en
+bénissant à Ancône les galères qui ne devaient point
+faire voile vers Jérusalem. Mais Sixte IV refusa
+obstinément aux princes chrétiens de prêcher la
croisade contre les Turcs, et Alexandre VI noua
-avec Bajazet des relations diplomatiques. La papauté,
+avec Bajazet des relations diplomatiques. La papauté,
se repliant dans sa puissance territoriale,
-passa très résolument à l'état de tyrannie italienne.
-Elle eut ses condottières, ses ambassadeurs, ses
-espions, ses sbires, son trésor, ses droits de douane,
-son tarif d'indulgences. Mais sa condition de royauté
-élective lui imposait un rôle difficile dans le concert
-de la péninsule. Le pape, vieux, privé de la garantie
-dynastique, était condamné à une perpétuelle
-défensive. Les cardinaux des précédentes familles
+passa très résolument à l'état de tyrannie italienne.
+Elle eut ses condottières, ses ambassadeurs, ses
+espions, ses sbires, son trésor, ses droits de douane,
+son tarif d'indulgences. Mais sa condition de royauté
+élective lui imposait un rôle difficile dans le concert
+de la péninsule. Le pape, vieux, privé de la garantie
+dynastique, était condamné à une perpétuelle
+défensive. Les cardinaux des précédentes familles
pontificales, les nobles romains, les princes italiens
-enlaçaient de mille intrigues le chef de l'église,
+enlaçaient de mille intrigues le chef de l'église,
dont la succession semblait toujours ouverte. Le
-pape, obligé par sa situation temporelle de suivre
-une politique sans cesse changeante, grâce à la
-mobilité des intérêts italiens auxquels elle se mêlait,
-dut, afin d'être le maître dans sa maison, exercer
+pape, obligé par sa situation temporelle de suivre
+une politique sans cesse changeante, grâce à la
+mobilité des intérêts italiens auxquels elle se mêlait,
+dut, afin d'être le maître dans sa maison, exercer
<span class="pagenum"><a id="Page_35"> 35</a></span>
-sur le sacré-collège une police terrible, écraser
+sur le sacré-collège une police terrible, écraser
dans le sang le parti des Colonna, abattre ce qui
restait de petits tyrans dans les Romagnes, nouer
-et dénouer des ligues, s'appuyer tour à tour sur
+et dénouer des ligues, s'appuyer tour à tour sur
Naples, Milan, Venise, Florence, trahir le lendemain
-l'allié de la veille, acheter une infanterie
-suisse, enfin appeler sur la Péninsule l'étranger, la
-France, l'Espagne ou l'empire. Le saint-siège a
-tourné dans ce cercle depuis la fin du grand schisme
-jusqu'à Clément VII, entraînant dans son tourbillon
-la politique de l'Italie entière. Le seul point auquel
-ces papes (Jules II excepté) s'attachèrent avec constance,
-fut le népotisme. C'était l'inévitable nécessité
-du principat ecclésiastique. Par leurs neveux
-ou leurs fils, dotés de fiefs considérables et mariés
-dans les familles princières, les pontifes créaient
-l'apparence d'une dynastie, agrandissaient la suzeraineté
-de l'église du côté de Naples, de Florence,
-de Venise. Le népotisme a bouleversé l'Italie sous
-Sixte IV, Alexandre VI et Léon X; il faillit être
-mortel à l'église elle-même. Le fils de Sixte IV,
-Pietro Riario, conçut l'idée de prendre la tiare, à
-titre d'héritier, sans élection et du vivant même de
-son père. César Borgia reprit ce projet extraordinaire
-en vue duquel Alexandre ménageait à son fils
-l'appui de Venise. Qu'il se fût ou non proclamé
+l'allié de la veille, acheter une infanterie
+suisse, enfin appeler sur la Péninsule l'étranger, la
+France, l'Espagne ou l'empire. Le saint-siège a
+tourné dans ce cercle depuis la fin du grand schisme
+jusqu'à Clément VII, entraînant dans son tourbillon
+la politique de l'Italie entière. Le seul point auquel
+ces papes (Jules II excepté) s'attachèrent avec constance,
+fut le népotisme. C'était l'inévitable nécessité
+du principat ecclésiastique. Par leurs neveux
+ou leurs fils, dotés de fiefs considérables et mariés
+dans les familles princières, les pontifes créaient
+l'apparence d'une dynastie, agrandissaient la suzeraineté
+de l'église du côté de Naples, de Florence,
+de Venise. Le népotisme a bouleversé l'Italie sous
+Sixte IV, Alexandre VI et Léon X; il faillit être
+mortel à l'église elle-même. Le fils de Sixte IV,
+Pietro Riario, conçut l'idée de prendre la tiare, à
+titre d'héritier, sans élection et du vivant même de
+son père. César Borgia reprit ce projet extraordinaire
+en vue duquel Alexandre ménageait à son fils
+l'appui de Venise. Qu'il se fût ou non proclamé
pape, il mettait la main sur le royaume de saint
<span class="pagenum"><a id="Page_36"> 36</a></span>
-Pierre et le fondait, avec son duché des Romagnes,
-en une souveraineté de l'Italie centrale: «J'avais
-pensé à tout ce qui suivrait la mort du pape et
-trouvé remède à tout, dit César à Machiavel, quelques
-jours après la fin foudroyante d'Alexandre;
-seulement, j'avais oublié que, lui mort, je pouvais
-être moi-même moribond.»</p>
-
-<p>Burckhardt étudie à part deux cités: Venise, qui
-demeurait une république patricienne, immobile
-dans sa constitution sociale, et Florence, qui, démocratique
-de génie, goûta de tous les régimes, de
-la tyrannie militaire du duc d'Athènes, de la démagogie
-incendiaire des <em>ciompi</em>, de la tyrannie théocratique
+Pierre et le fondait, avec son duché des Romagnes,
+en une souveraineté de l'Italie centrale: «J'avais
+pensé à tout ce qui suivrait la mort du pape et
+trouvé remède à tout, dit César à Machiavel, quelques
+jours après la fin foudroyante d'Alexandre;
+seulement, j'avais oublié que, lui mort, je pouvais
+être moi-même moribond.»</p>
+
+<p>Burckhardt étudie à part deux cités: Venise, qui
+demeurait une république patricienne, immobile
+dans sa constitution sociale, et Florence, qui, démocratique
+de génie, goûta de tous les régimes, de
+la tyrannie militaire du duc d'Athènes, de la démagogie
+incendiaire des <em>ciompi</em>, de la tyrannie théocratique
de Savonarole, du principat intermittent
-des Médicis, de la république bourgeoise de Soderini.
+des Médicis, de la république bourgeoise de Soderini.
Venise fut longtemps comme en dehors de l'Italie,
-tournée vers l'Orient, indifférente aux agitations
-de la Péninsule, où elle n'entrait jamais que pour
+tournée vers l'Orient, indifférente aux agitations
+de la Péninsule, où elle n'entrait jamais que pour
quelques instants, en faisant payer son alliance le
plus cher possible. Tout son esprit d'invention
-allait vers les régions lointaines où cheminaient ses
-caravanes. Le moyen âge se prolongeait sur les
+allait vers les régions lointaines où cheminaient ses
+caravanes. Le moyen âge se prolongeait sur les
lagunes, maintenu par un gouvernement inquisitorial,
-la dévotion d'état, l'étroite solidarité des
-citoyens, que fortifiait la haine du reste de la Péninsule.
-Le soupçon incessant, la terreur de la
-délation, pesaient sur toutes les âmes. Venise, très
+la dévotion d'état, l'étroite solidarité des
+citoyens, que fortifiait la haine du reste de la Péninsule.
+Le soupçon incessant, la terreur de la
+délation, pesaient sur toutes les âmes. Venise, très
<span class="pagenum"><a id="Page_37"> 37</a></span>
-ingénieuse de bonne heure pour le calcul des intérêts
-économiques, ne devait s'éveiller que tard à la
-vie de l'esprit. Sa renaissance fut d'arrière-saison,
-le dernier rayon de l'Italie. Elle n'eut pas, antérieurement
-à Alde Manuce, l'amour désintéressé des
-lettres; elle décourageait les érudits que l'Orient
-grec lui envoyait; Paul II, un Vénitien, traitait
-d'hérétiques tous les philologues. Venise laissa se
-perdre les manuscrits de Pétrarque et dépérir la
-bibliothèque de Bessarion. Ses premiers poètes
-datent du <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup> siècle, sa peinture originale de la
-fin du <span class="smcap">XV</span><sup>e</sup>. Sa littérature propre est dans <em>les Relations</em>
+ingénieuse de bonne heure pour le calcul des intérêts
+économiques, ne devait s'éveiller que tard à la
+vie de l'esprit. Sa renaissance fut d'arrière-saison,
+le dernier rayon de l'Italie. Elle n'eut pas, antérieurement
+à Alde Manuce, l'amour désintéressé des
+lettres; elle décourageait les érudits que l'Orient
+grec lui envoyait; Paul II, un Vénitien, traitait
+d'hérétiques tous les philologues. Venise laissa se
+perdre les manuscrits de Pétrarque et dépérir la
+bibliothèque de Bessarion. Ses premiers poètes
+datent du <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup> siècle, sa peinture originale de la
+fin du <span class="smcap">XV</span><sup>e</sup>. Sa littérature propre est dans <em>les Relations</em>
de ses orateurs, qui, par leur art national de
-l'espionnage, ont été peut-être les plus fins diplomates
+l'espionnage, ont été peut-être les plus fins diplomates
du monde.</p>
<p>Tout autre fut la physionomie de Florence. Ce
-peuple mobile peut renverser dix fois par siècle
-son gouvernement: on sent qu'il est le maître de sa
-destinée et de ses actes. Machiavel en expose l'histoire
-comme celle d'un être vivant et personnel:
-«Florence, dit Burckhardt, était alors occupée du
-plus riche développement des individualités, tandis
-que les tyrans n'admettaient pas d'autre individualité
-que la leur et celle de leurs plus proches serviteurs.»
-Cette vie féconde de la conscience à
+peuple mobile peut renverser dix fois par siècle
+son gouvernement: on sent qu'il est le maître de sa
+destinée et de ses actes. Machiavel en expose l'histoire
+comme celle d'un être vivant et personnel:
+«Florence, dit Burckhardt, était alors occupée du
+plus riche développement des individualités, tandis
+que les tyrans n'admettaient pas d'autre individualité
+que la leur et celle de leurs plus proches serviteurs.»
+Cette vie féconde de la conscience à
laquelle les tyrans doivent tout ce qu'ils sont, et
-qu'ils communiquent aux artistes et aux écrivains
+qu'ils communiquent aux artistes et aux écrivains
<span class="pagenum"><a id="Page_38"> 38</a></span>
-de leur cour, Florence l'avait donnée elle-même à
+de leur cour, Florence l'avait donnée elle-même à
tous ses citoyens. Le Florentin ne se laisse point
-opprimer par l'histoire tumultueuse de sa république.
-Il cherche toujours, entre les partis extrêmes,
-quelque point de conciliation. Il veut bien être
-guelfe, mais à la condition que le pape ne touchera
-point aux libertés florentines. Il étudie sérieusement
-les causes de la prospérité ou du malaise de
-la cité. Avec Dante et Machiavel, il juge les défauts
-de son génie, la légèreté, la jalousie, la calomnie,
-l'hérédité de la vengeance; avec les Villani, Guichardin
+opprimer par l'histoire tumultueuse de sa république.
+Il cherche toujours, entre les partis extrêmes,
+quelque point de conciliation. Il veut bien être
+guelfe, mais à la condition que le pape ne touchera
+point aux libertés florentines. Il étudie sérieusement
+les causes de la prospérité ou du malaise de
+la cité. Avec Dante et Machiavel, il juge les défauts
+de son génie, la légèreté, la jalousie, la calomnie,
+l'hérédité de la vengeance; avec les Villani, Guichardin
et Varchi, il recherche et mesure toutes les
sources de la fortune de Florence, il passe sans
-effort de la statistique à l'économie politique; il
-aime sa ville; exilé, il la pleure, même en la maudissant,
-et, jusqu'au dernier jour de l'indépendance
+effort de la statistique à l'économie politique; il
+aime sa ville; exilé, il la pleure, même en la maudissant,
+et, jusqu'au dernier jour de l'indépendance
nationale, il la glorifie comme le chef-d'&oelig;uvre de
-l'histoire. Dans une telle cité, le régime politique
-repose sur l'opinion et chancelle au moindre frémissement
+l'histoire. Dans une telle cité, le régime politique
+repose sur l'opinion et chancelle au moindre frémissement
du sentiment public. Florence n'a jamais
-été plus véritablement elle-même qu'aux jours où
-le crédit seul de Cosme l'Ancien gouvernait les
-affaires; la seule tyrannie qu'elle accepta avec sérénité
-fut, après la conspiration des Pazzi, celle de
-Laurent le Magnifique. C'est à ces années de la vie
-florentine que s'applique le mieux la dénomination
-donnée par Burckhardt à la première partie de son
+été plus véritablement elle-même qu'aux jours où
+le crédit seul de Cosme l'Ancien gouvernait les
+affaires; la seule tyrannie qu'elle accepta avec sérénité
+fut, après la conspiration des Pazzi, celle de
+Laurent le Magnifique. C'est à ces années de la vie
+florentine que s'applique le mieux la dénomination
+donnée par Burckhardt à la première partie de son
<span class="pagenum"><a id="Page_39"> 39</a></span>
-livre: <cite>l'État considéré comme &oelig;uvre d'art</cite>. Vers
-ce poète et ce sage gravite harmonieusement une
-civilisation où tout un peuple épris de liberté et de
-beauté a mis son âme.</p>
+livre: <cite>l'État considéré comme &oelig;uvre d'art</cite>. Vers
+ce poète et ce sage gravite harmonieusement une
+civilisation où tout un peuple épris de liberté et de
+beauté a mis son âme.</p>
<h3>III</h3>
-<p>La renaissance a renouvelé d'abord la condition
-sociale de l'Italien. A l'état moderne répond désormais
+<p>La renaissance a renouvelé d'abord la condition
+sociale de l'Italien. A l'état moderne répond désormais
l'homme moderne, citoyen ou sujet. Affranchi
-des anciennes communautés politiques, il ne compte
+des anciennes communautés politiques, il ne compte
plus que sur soi et l'exemple de ses tyrans et de
-ses condottières l'engage à y compter sans réserve.
-Il se sent plus isolé qu'autrefois; l'isolement même
-fortifie son caractère. Le traité du <cite>Gouvernement
-de la famille</cite> d'Alberti énumère les devoirs que
+ses condottières l'engage à y compter sans réserve.
+Il se sent plus isolé qu'autrefois; l'isolement même
+fortifie son caractère. Le traité du <cite>Gouvernement
+de la famille</cite> d'Alberti énumère les devoirs que
l'incertitude de la vie publique impose au particulier.
-Mais cette incertitude ne le trouble guère. Il
-fait face à la tyrannie résolûment. Il frappe ses
-princes avec joie, même à l'église, même étant
-prêtre. Proscrit, il ne se croit pas diminué. «Ma
-patrie, disait Dante, est le monde entier.»&mdash;«Celui
-qui a tout appris, dit Ghiberti, n'est étranger
-nulle part; même sans fortune, même sans amis,
-il est citoyen de toutes les villes; il peut dédaigner
-les vicissitudes du sort.» Être seul contre tous,
+Mais cette incertitude ne le trouble guère. Il
+fait face à la tyrannie résolûment. Il frappe ses
+princes avec joie, même à l'église, même étant
+prêtre. Proscrit, il ne se croit pas diminué. «Ma
+patrie, disait Dante, est le monde entier.»&mdash;«Celui
+qui a tout appris, dit Ghiberti, n'est étranger
+nulle part; même sans fortune, même sans amis,
+il est citoyen de toutes les villes; il peut dédaigner
+les vicissitudes du sort.» Être seul contre tous,
<span class="pagenum"><a id="Page_40"> 40</a></span>
-<i lang="it" xml:lang="it">uomo unico, uomo singolare</i>, émouvoir par quelque
-grand acte de vertu ou de scélératesse l'imagination
-de son siècle, tel est le rêve de l'italien.
+<i lang="it" xml:lang="it">uomo unico, uomo singolare</i>, émouvoir par quelque
+grand acte de vertu ou de scélératesse l'imagination
+de son siècle, tel est le rêve de l'italien.
L'image de la gloire le tourmente, une branche de
-laurier donnée au Capitole, un tombeau à Santa-Croce,
-une inscription sur un mur d'église. Les
-damnés de Dante n'ont qu'un souci: la mémoire de
-leur nom chez les vivants. Les régicides vont au
-supplice le regard fixé sur l'immortalité. A vingt-trois
-ans, Olgiato, l'assassin de Galéas-Marie
-Sforza, «montra à mourir le plus grand c&oelig;ur, dit
-Machiavel. Comme il allait nu et précédé du bourreau
+laurier donnée au Capitole, un tombeau à Santa-Croce,
+une inscription sur un mur d'église. Les
+damnés de Dante n'ont qu'un souci: la mémoire de
+leur nom chez les vivants. Les régicides vont au
+supplice le regard fixé sur l'immortalité. A vingt-trois
+ans, Olgiato, l'assassin de Galéas-Marie
+Sforza, «montra à mourir le plus grand c&oelig;ur, dit
+Machiavel. Comme il allait nu et précédé du bourreau
portant le couteau, il dit ces paroles en langue
-latine, car il était lettré: <i lang="la" xml:lang="la">Mors acerba, fama
-perpetua, stabit vetus memoria facti.</i>»</p>
+latine, car il était lettré: <i lang="la" xml:lang="la">Mors acerba, fama
+perpetua, stabit vetus memoria facti.</i>»</p>
-<p>Les c&oelig;urs s'ouvrent donc à toutes les passions,
-les volontés à toutes les résolutions; entraînés par
-la même loi, les esprits recherchent avidement
+<p>Les c&oelig;urs s'ouvrent donc à toutes les passions,
+les volontés à toutes les résolutions; entraînés par
+la même loi, les esprits recherchent avidement
toutes les connaissances. L'<i lang="it" xml:lang="it">uomo universale</i>,
-l'homme qui sait tout et porte en sa pensée la
-culture entière de son siècle, non point à la manière
-des compilateurs arides du moyen âge, mais
-comme un artiste toujours prêt à l'invention personnelle,
+l'homme qui sait tout et porte en sa pensée la
+culture entière de son siècle, non point à la manière
+des compilateurs arides du moyen âge, mais
+comme un artiste toujours prêt à l'invention personnelle,
ce virtuose intellectuel est encore une
-création singulière de la renaissance. Au <span class="smcap">XV</span><sup>e</sup> siècle,
+création singulière de la renaissance. Au <span class="smcap">XV</span><sup>e</sup> siècle,
les marchands florentins lisent les auteurs grecs
-que leur dédient les humanistes; le diplomate Collenuccio,
+que leur dédient les humanistes; le diplomate Collenuccio,
<span class="pagenum"><a id="Page_41"> 41</a></span>
qui traduit Plaute et imite Lucien, forme
-un musée d'histoire naturelle, explique la géographie
+un musée d'histoire naturelle, explique la géographie
des anciens et fait avancer la cosmographie.
-Brunelleschi connaît toutes les sciences relatives à
-l'architecture; il édifie sa coupole sur une donnée
-mathématique; il est architecte et sculpteur, comme
+Brunelleschi connaît toutes les sciences relatives à
+l'architecture; il édifie sa coupole sur une donnée
+mathématique; il est architecte et sculpteur, comme
plus tard Michel-Ange sera peintre, sculpteur, architecte
-et poète. Le père de Cellini, architecte,
-musicien, dessinateur, entend le latin et écrit en
+et poète. Le père de Cellini, architecte,
+musicien, dessinateur, entend le latin et écrit en
vers. Laurent le Magnifique converse avec Pic de
-la Mirandole; il semble que toute l'expérience de
-l'esprit humain soit entrée en Léonard de Vinci.
-L'architecte Leo Battista Alberti, qui a laissé une
-&oelig;uvre moins splendide que le maître de l'école de
-Milan, n'était pas moins savant; il pratiqua tous
-les arts, écrivit dans tous les genres, en latin et en
-italien; à vingt-quatre ans, voyant que sa mémoire
+la Mirandole; il semble que toute l'expérience de
+l'esprit humain soit entrée en Léonard de Vinci.
+L'architecte Leo Battista Alberti, qui a laissé une
+&oelig;uvre moins splendide que le maître de l'école de
+Milan, n'était pas moins savant; il pratiqua tous
+les arts, écrivit dans tous les genres, en latin et en
+italien; à vingt-quatre ans, voyant que sa mémoire
baissait, tandis que ses aptitudes pour les
sciences exactes demeuraient intactes, il quitta
-la jurisprudence pour la physique et la géométrie.
-Il se répétait souvent cette fière maxime:
-«L'homme peut tirer de soi-même tout ce qu'il
-veut.»</p>
+la jurisprudence pour la physique et la géométrie.
+Il se répétait souvent cette fière maxime:
+«L'homme peut tirer de soi-même tout ce qu'il
+veut.»</p>
<p>Le sentiment que l'Italien a de sa valeur individuelle,
-le retour égoïste qu'il fait sur lui-même,
-quand il rencontre la personnalité d'autrui, provoquent
-la raillerie «sous la forme triomphante de
+le retour égoïste qu'il fait sur lui-même,
+quand il rencontre la personnalité d'autrui, provoquent
+la raillerie «sous la forme triomphante de
<span class="pagenum"><a id="Page_42"> 42</a></span>
-l'esprit». Ceci est encore une nouveauté. Il ne
-s'agit plus des injures qui, au moyen âge, accablaient
-les vaincus et éclataient même dans les
-querelles des théologiens, ni des défis familiers aux
-poètes provençaux, ni des satires didactiques, dont
-le <cite>Roman de Renart</cite> est le modèle et qui atteignaient,
+l'esprit». Ceci est encore une nouveauté. Il ne
+s'agit plus des injures qui, au moyen âge, accablaient
+les vaincus et éclataient même dans les
+querelles des théologiens, ni des défis familiers aux
+poètes provençaux, ni des satires didactiques, dont
+le <cite>Roman de Renart</cite> est le modèle et qui atteignaient,
sous le masque de personnages collectifs,
-certaines classes de la société. La victime de l'ironie
-moderne est l'individu isolé dont le moqueur
-blesse les prétentions personnelles, à qui il lance
+certaines classes de la société. La victime de l'ironie
+moderne est l'individu isolé dont le moqueur
+blesse les prétentions personnelles, à qui il lance
parfois un mot terrible. Le <cite>Novellino</cite> manquait
encore d'esprit; il ignorait l'art du contraste spirituel;
-déjà, quelque temps après la rédaction de
-ce recueil, Dante égalait Aristophane pour la verve
-ironique. Dès lors la raillerie est un élément constant
-de la pensée italienne. Elle passe d'une façon
-continue à travers la haute littérature comme dans
-le conte populaire. Pétrarque se moque des médecins,
+déjà, quelque temps après la rédaction de
+ce recueil, Dante égalait Aristophane pour la verve
+ironique. Dès lors la raillerie est un élément constant
+de la pensée italienne. Elle passe d'une façon
+continue à travers la haute littérature comme dans
+le conte populaire. Pétrarque se moque des médecins,
des philosophes et des sots. Sacchetti rappelle
-les mots piquants échangés à Florence de son
+les mots piquants échangés à Florence de son
temps. Vasari raconte toute sorte d'histoires plaisantes,
-bons tours d'ateliers, vives réparties, à
-propos des artistes du <span class="smcap">XIV</span><sup>e</sup> et du <span class="smcap">XV</span><sup>e</sup> siècles.
+bons tours d'ateliers, vives réparties, à
+propos des artistes du <span class="smcap">XIV</span><sup>e</sup> et du <span class="smcap">XV</span><sup>e</sup> siècles.
L'<i lang="it" xml:lang="it">uomo piacevole</i>, l'homme qui a toujours les
-rieurs de son côté, est un personnage bien vu,
-que l'on souhaite en tous lieux; le Florentin réussit
-mieux qu'aucun autre dans ce caractère. Vers
+rieurs de son côté, est un personnage bien vu,
+que l'on souhaite en tous lieux; le Florentin réussit
+mieux qu'aucun autre dans ce caractère. Vers
<span class="pagenum"><a id="Page_43"> 43</a></span>
-la fin du <span class="smcap">XV</span><sup>e</sup> siècle, le grand maître de l'art était
-un curé du <i lang="it" xml:lang="it">contado</i> de Florence. Le bouffon est
-d'une espèce inférieure, car il doit se plier aux
+la fin du <span class="smcap">XV</span><sup>e</sup> siècle, le grand maître de l'art était
+un curé du <i lang="it" xml:lang="it">contado</i> de Florence. Le bouffon est
+d'une espèce inférieure, car il doit se plier aux
fantaisies de ses patrons; tels, les moines, le cul-de-jatte,
-et les parasites à qui Léon X fait manger
-des singes et des corbeaux rôtis. Ce pape organisa
+et les parasites à qui Léon X fait manger
+des singes et des corbeaux rôtis. Ce pape organisa
un jour, pour un malheureux que la manie de la
-gloire littéraire possédait, un triomphe grotesque
+gloire littéraire possédait, un triomphe grotesque
au Capitole; la parodie manqua par le refus de
-l'éléphant sur lequel était monté le poète, de passer
-sur le pont Saint-Ange. Déjà la poésie elle-même
-faisait une grande place à la raillerie des plus augustes
-souvenirs. Laurent de Médicis avait travesti
-l'Enfer de Dante, Pulci, Boiardo se jouèrent
+l'éléphant sur lequel était monté le poète, de passer
+sur le pont Saint-Ange. Déjà la poésie elle-même
+faisait une grande place à la raillerie des plus augustes
+souvenirs. Laurent de Médicis avait travesti
+l'Enfer de Dante, Pulci, Boiardo se jouèrent
plaisamment des traditions chevaleresques. On sent
-bien que l'Arioste s'amuse du moyen âge, tout en
-gardant aux traditions héroïques leur grâce idéale.
-Mais tout cela était encore inoffensif. Les m&oelig;urs
-violentes de la renaissance produisirent le véritable
+bien que l'Arioste s'amuse du moyen âge, tout en
+gardant aux traditions héroïques leur grâce idéale.
+Mais tout cela était encore inoffensif. Les m&oelig;urs
+violentes de la renaissance produisirent le véritable
pamphlet satirique, trait mortel qui frappe
-l'ennemi au c&oelig;ur. Les philologues qui se déchiraient
-l'un l'autre établirent dans Rome, au temps
-de Paul Jove, une officine occulte de médisances,
-de <em>pasquinade</em>, contre les gens d'église. L'austère
-Adrien VI, pape étranger, fut une de leurs plus
+l'ennemi au c&oelig;ur. Les philologues qui se déchiraient
+l'un l'autre établirent dans Rome, au temps
+de Paul Jove, une officine occulte de médisances,
+de <em>pasquinade</em>, contre les gens d'église. L'austère
+Adrien VI, pape étranger, fut une de leurs plus
lamentables victimes. La raillerie de l'Italien touchait
-traîtreusement, comme le stylet du spadassin.
+traîtreusement, comme le stylet du spadassin.
<span class="pagenum"><a id="Page_44"> 44</a></span>
-Elle fut, entre les mains de l'Arétin, une des
-terreurs du <span class="smcap">XV</span><sup>e</sup> siècle.</p>
-
-<p>Burckhardt arrive ici à un point capital de son
-livre: <cite>la Résurrection de l'antiquité</cite>. On comprend
-pourquoi cette série de chapitres n'est point
-venue plus tôt. Abstraction faite de l'antiquité, les
-forces vives de l'Italie se développaient spontanément,
-la renaissance était assurée dans ses lignes
-principales. Mais la culture antique apporta à
-l'Italie une condition intellectuelle particulière.
-Elle l'a fait vivre dans la familiarité d'une civilisation
+Elle fut, entre les mains de l'Arétin, une des
+terreurs du <span class="smcap">XV</span><sup>e</sup> siècle.</p>
+
+<p>Burckhardt arrive ici à un point capital de son
+livre: <cite>la Résurrection de l'antiquité</cite>. On comprend
+pourquoi cette série de chapitres n'est point
+venue plus tôt. Abstraction faite de l'antiquité, les
+forces vives de l'Italie se développaient spontanément,
+la renaissance était assurée dans ses lignes
+principales. Mais la culture antique apporta à
+l'Italie une condition intellectuelle particulière.
+Elle l'a fait vivre dans la familiarité d'une civilisation
toute rationnelle, avec la vue constante de
-modèles de beauté; elle a rendu plus rapide et plus
-harmonieuse l'éducation des Italiens. Elle leur
-montrait de quelle façon, dans un milieu social
-très semblable au leur, affranchis comme eux de
-toute croyance impérieuse, les hommes avaient
-jadis su penser, raisonner et agir. L'expérience
+modèles de beauté; elle a rendu plus rapide et plus
+harmonieuse l'éducation des Italiens. Elle leur
+montrait de quelle façon, dans un milieu social
+très semblable au leur, affranchis comme eux de
+toute croyance impérieuse, les hommes avaient
+jadis su penser, raisonner et agir. L'expérience
que l'Italie poursuivait dans l'ordre nouveau de la
-société politique et les formes nouvelles de l'art,
-se présentait à elle justifiée par l'histoire, la littérature
-et les ruines du monde antique. En réalité,
-jamais elle n'avait perdu de vue l'antiquité. Les
-vestiges du passé couvraient ses campagnes, étaient
-debout dans ses cités. Les écrivains latins, les Grecs
-eux-mêmes, dont la langue se parlait toujours en
-Sicile, étaient pour elle autrement intelligibles que
+société politique et les formes nouvelles de l'art,
+se présentait à elle justifiée par l'histoire, la littérature
+et les ruines du monde antique. En réalité,
+jamais elle n'avait perdu de vue l'antiquité. Les
+vestiges du passé couvraient ses campagnes, étaient
+debout dans ses cités. Les écrivains latins, les Grecs
+eux-mêmes, dont la langue se parlait toujours en
+Sicile, étaient pour elle autrement intelligibles que
<span class="pagenum"><a id="Page_45"> 45</a></span>
-pour les Français ou les Allemands du moyen âge,
-non point des étrangers, mais des ancêtres. Dante,
-sans faire aucune violence à sa foi chrétienne, leur
-réserve en dehors des régions dolentes de l'enfer,
-une fraîche retraite où ils vivent en conversant
+pour les Français ou les Allemands du moyen âge,
+non point des étrangers, mais des ancêtres. Dante,
+sans faire aucune violence à sa foi chrétienne, leur
+réserve en dehors des régions dolentes de l'enfer,
+une fraîche retraite où ils vivent en conversant
dans une paix solennelle. Il remercie Brunetto Latini,
-qui fut son maître pour la lecture des anciens,
-de lui avoir appris «comme l'homme s'éternise».
+qui fut son maître pour la lecture des anciens,
+de lui avoir appris «comme l'homme s'éternise».
Il appelle toujours langue latine, langue royale, le
-toscan qui devenait l'idiome littéraire de la Péninsule.
-La grande image de Rome, que l'église la
-première vénérait, semblait unir l'Italie moderne
-à l'Italie virgilienne. «Les pierres des murs de
-Rome, écrit Dante, méritent le respect de tous.»
-C'est à la vue de Rome que Villani sent naître sa
-vocation d'historien. Pétrarque, Fazio degli Uberti,
-le Pogge ont pour Rome, pour son passé et ses
-ruines grandioses, l'émotion poétique, la tendresse
+toscan qui devenait l'idiome littéraire de la Péninsule.
+La grande image de Rome, que l'église la
+première vénérait, semblait unir l'Italie moderne
+à l'Italie virgilienne. «Les pierres des murs de
+Rome, écrit Dante, méritent le respect de tous.»
+C'est à la vue de Rome que Villani sent naître sa
+vocation d'historien. Pétrarque, Fazio degli Uberti,
+le Pogge ont pour Rome, pour son passé et ses
+ruines grandioses, l'émotion poétique, la tendresse
filiale de quelques-uns de nos modernes. Un chroniqueur
-obscur du <span class="smcap">XV</span><sup>e</sup> siècle s'écrie: «Ce que
-Rome a de beau, ce sont les ruines.» Pie II mourant
-sourit à Bessarion qui lui promet un tombeau
-dans l'enceinte de Rome. La Rome chrétienne, consacrée
-par les souvenirs de saint Pierre et de Grégoire
+obscur du <span class="smcap">XV</span><sup>e</sup> siècle s'écrie: «Ce que
+Rome a de beau, ce sont les ruines.» Pie II mourant
+sourit à Bessarion qui lui promet un tombeau
+dans l'enceinte de Rome. La Rome chrétienne, consacrée
+par les souvenirs de saint Pierre et de Grégoire
le Grand, frappe moins les imaginations que
la Rome des Gracques et des Scipions: la Rome
-impériale, à laquelle se rapportent toutes les
+impériale, à laquelle se rapportent toutes les
<span class="pagenum"><a id="Page_46"> 46</a></span>
-grandes ruines, disparaît presque dans le fantôme
-glorieux de la vieille métropole républicaine. Les
+grandes ruines, disparaît presque dans le fantôme
+glorieux de la vieille métropole républicaine. Les
tribuns, Crescentius, Arnauld de Brescia, Rienzi,
-les écrivains tels que Pétrarque et Boccace, semblent
+les écrivains tels que Pétrarque et Boccace, semblent
vivre dans la commune de Tite-Live. Pour
-eux, l'archéologie n'est point une simple curiosité
-d'érudition: elle leur rend les titres de la famille
-italienne. Les papes du <span class="smcap">XV</span><sup>e</sup> siècle encouragèrent
-ces études. Blondus de Forli dédia à Eugène IV sa
-<cite>Roma instaurata</cite>. De Nicolas V à Clément VII, le
-saint-siège a présidé à cette exhumation des &oelig;uvres
-d'art, comme à la propagation des livres. L'antiquité
-retrouvée est une lumière qui permet aux
-Italiens de voir plus clair dans les détours même
+eux, l'archéologie n'est point une simple curiosité
+d'érudition: elle leur rend les titres de la famille
+italienne. Les papes du <span class="smcap">XV</span><sup>e</sup> siècle encouragèrent
+ces études. Blondus de Forli dédia à Eugène IV sa
+<cite>Roma instaurata</cite>. De Nicolas V à Clément VII, le
+saint-siège a présidé à cette exhumation des &oelig;uvres
+d'art, comme à la propagation des livres. L'antiquité
+retrouvée est une lumière qui permet aux
+Italiens de voir plus clair dans les détours même
les plus tortueux de leur propre conscience. Les
-conspirateurs, les régicides s'inspirent de Salluste;
-les meurtriers du duc de Milan, en 1476, étaient
-des jeunes gens que la mémoire de Catilina et de
-Brutus avait enflammés; il y avait des humanistes
+conspirateurs, les régicides s'inspirent de Salluste;
+les meurtriers du duc de Milan, en 1476, étaient
+des jeunes gens que la mémoire de Catilina et de
+Brutus avait enflammés; il y avait des humanistes
dans le complot des Pazzi.</p>
-<p>La renaissance italienne est, en effet, éminemment
-latine, et d'autant plus vivante. La dévotion
-pour les écrivains grecs était certes déjà très vive
-au <span class="smcap">XIV</span><sup>e</sup> siècle. Pétrarque expira, dit-on, le front
-penché sur un manuscrit d'Homère qu'il pouvait à
-peine épeler. Au siècle suivant, l'enthousiasme
-pour la Grèce classique, encore accru par l'émotion
+<p>La renaissance italienne est, en effet, éminemment
+latine, et d'autant plus vivante. La dévotion
+pour les écrivains grecs était certes déjà très vive
+au <span class="smcap">XIV</span><sup>e</sup> siècle. Pétrarque expira, dit-on, le front
+penché sur un manuscrit d'Homère qu'il pouvait à
+peine épeler. Au siècle suivant, l'enthousiasme
+pour la Grèce classique, encore accru par l'émotion
<span class="pagenum"><a id="Page_47"> 47</a></span>
-qu'éveilla en Occident la chute de Constantinople,
-toucha par moments à la superstition. Les
-grandes bibliothèques des Montefeltri, à Urbin, des
-Médicis, du Vatican, s'enrichissaient méthodiquement
+qu'éveilla en Occident la chute de Constantinople,
+toucha par moments à la superstition. Les
+grandes bibliothèques des Montefeltri, à Urbin, des
+Médicis, du Vatican, s'enrichissaient méthodiquement
de manuscrits grecs. Les princes, les particuliers
-même pensionnaient les réfugiés byzantins,
-leur donnaient à corriger le texte des manuscrits,
+même pensionnaient les réfugiés byzantins,
+leur donnaient à corriger le texte des manuscrits,
entretenaient des copistes, des traducteurs, des calligraphes,
des relieurs, faisaient fouiller les greniers
des couvents. Florence, Rome, Padoue avaient
-leurs professeurs publics de grec; l'hellénisme,
-après s'être établi d'abord à Rome, au temps de
-Nicolas V et de Bessarion, se fixait à Florence dans
-l'académie platonicienne des Médicis. Mais l'Italie,
-poussée par l'instinct national, s'attacha toujours
-plus étroitement à l'antiquité latine. <i lang="la" xml:lang="la">Gravior Romanus
-homo quam Græcus</i>, disait le pape Pie II.
-La renaissance demandait à la Grèce des modèles
-littéraires, des doctrines philosophiques; ce qu'elle
-recherchait dans les écrivains romains, c'était
-l'homme lui-même. La littérature grecque a un caractère
-impersonnel qu'elle doit à son haut idéalisme,
-à son indifférence pour le détail biographique,
-le trait individuel. Les Latins ont vécu et
-pensé dans une sphère moins sublime; ils ont eu
-plus de curiosité pour leur propre vie morale, un
-sentiment plus intime des choses de l'âme, un goût
+leurs professeurs publics de grec; l'hellénisme,
+après s'être établi d'abord à Rome, au temps de
+Nicolas V et de Bessarion, se fixait à Florence dans
+l'académie platonicienne des Médicis. Mais l'Italie,
+poussée par l'instinct national, s'attacha toujours
+plus étroitement à l'antiquité latine. <i lang="la" xml:lang="la">Gravior Romanus
+homo quam Græcus</i>, disait le pape Pie II.
+La renaissance demandait à la Grèce des modèles
+littéraires, des doctrines philosophiques; ce qu'elle
+recherchait dans les écrivains romains, c'était
+l'homme lui-même. La littérature grecque a un caractère
+impersonnel qu'elle doit à son haut idéalisme,
+à son indifférence pour le détail biographique,
+le trait individuel. Les Latins ont vécu et
+pensé dans une sphère moins sublime; ils ont eu
+plus de curiosité pour leur propre vie morale, un
+sentiment plus intime des choses de l'âme, un goût
<span class="pagenum"><a id="Page_48"> 48</a></span>
-décidé pour l'observation de conscience. Ils aiment
-à se révéler à autrui, même par l'aveu de leurs
-faiblesses; ils font, pour ainsi dire, déjà des confessions.
+décidé pour l'observation de conscience. Ils aiment
+à se révéler à autrui, même par l'aveu de leurs
+faiblesses; ils font, pour ainsi dire, déjà des confessions.
Leur &oelig;uvre fut ainsi plus humaine que
-celle des Grecs, et c'est à la pratique de leurs livres
-que se rapporte le plus justement la notion d'<em>humanités</em>.
-L'Italie se rangea donc à cette tutelle littéraire
+celle des Grecs, et c'est à la pratique de leurs livres
+que se rapporte le plus justement la notion d'<em>humanités</em>.
+L'Italie se rangea donc à cette tutelle littéraire
de Rome que Dante, disciple de Virgile,
-avait reconnue avec une piété filiale. Pétrarque
-fut, par excellence, le lettré italien de la renaissance,
-formé à l'école des Latins; il est aussi le
-premier en date et peut-être le plus grand des humanistes
-de l'Occident. Quoi qu'il écrive, c'est en
-réalité sur Pétrarque qu'il écrit. Ainsi avaient fait
-jadis Cicéron et Horace. Il mêle à merveille ensemble
-l'enthousiasme et le scepticisme, la poésie
-et l'ironie; n'oublions pas l'égoïsme. Pour les lettrés
+avait reconnue avec une piété filiale. Pétrarque
+fut, par excellence, le lettré italien de la renaissance,
+formé à l'école des Latins; il est aussi le
+premier en date et peut-être le plus grand des humanistes
+de l'Occident. Quoi qu'il écrive, c'est en
+réalité sur Pétrarque qu'il écrit. Ainsi avaient fait
+jadis Cicéron et Horace. Il mêle à merveille ensemble
+l'enthousiasme et le scepticisme, la poésie
+et l'ironie; n'oublions pas l'égoïsme. Pour les lettrés
tels que lui, la fortune de leur esprit est l'affaire
importante de la vie; mais il leur reste encore
du loisir pour leur fortune temporelle. Nous les
admirons, et nous serions des ingrats si nous ne
-les aimions. Car ils vivent familièrement avec nous
-et ne nous déconcertent point par leur grandeur
-d'âme; ils nous donnent les plaisirs les plus délicats,
+les aimions. Car ils vivent familièrement avec nous
+et ne nous déconcertent point par leur grandeur
+d'âme; ils nous donnent les plaisirs les plus délicats,
celui-ci, entre autres, de nous entretenir de
-nous-mêmes, tout en nous parlant sans cesse de
-leur gloire, de leurs amours, de leurs rêves, de
+nous-mêmes, tout en nous parlant sans cesse de
+leur gloire, de leurs amours, de leurs rêves, de
<span class="pagenum"><a id="Page_49"> 49</a></span>
-leurs chagrins et de leur santé. De Cicéron à Pétrarque,
-de Pétrarque à Montaigne, ils ont été les
+leurs chagrins et de leur santé. De Cicéron à Pétrarque,
+de Pétrarque à Montaigne, ils ont été les
dieux domestiques de tous ceux qui pensent, qui
-lisent ou écrivent, et ne désespèrent point de leur
+lisent ou écrivent, et ne désespèrent point de leur
ressembler par quelque endroit.</p>
-<p>Le génie italien n'a point été faussé par l'influence
+<p>Le génie italien n'a point été faussé par l'influence
constante des lettres latines. Le latin avait
-toujours été la langue de l'église en même temps
-que celle de la science pour la chrétienté entière;
-sans effort ni raideur pédantesque, il reparut avec
-toute sa valeur littéraire dans la littérature épistolaire
-qui renaissait sous la plume de Pétrarque: au
-<span class="smcap">XV</span><sup>e</sup> siècle, dans les encycliques et les bulles du
-saint-siège, les chroniques de Platina et de Jacques
+toujours été la langue de l'église en même temps
+que celle de la science pour la chrétienté entière;
+sans effort ni raideur pédantesque, il reparut avec
+toute sa valeur littéraire dans la littérature épistolaire
+qui renaissait sous la plume de Pétrarque: au
+<span class="smcap">XV</span><sup>e</sup> siècle, dans les encycliques et les bulles du
+saint-siège, les chroniques de Platina et de Jacques
de Volterra, les biographies de Vespasiano Fiorentino,
-les <cite>Commentaires</cite> d'Æneas Sylvius; enfin,
-dans une foule d'&oelig;uvres poétiques, dont l'<cite>Africa</cite>
-marqua le début, épopées, bucoliques, élégies, épigrammes.
-Cicéron, Catulle et Virgile revivent dans
-la littérature néo-latine de l'Italie. Les grands historiens,
+les <cite>Commentaires</cite> d'Æneas Sylvius; enfin,
+dans une foule d'&oelig;uvres poétiques, dont l'<cite>Africa</cite>
+marqua le début, épopées, bucoliques, élégies, épigrammes.
+Cicéron, Catulle et Virgile revivent dans
+la littérature néo-latine de l'Italie. Les grands historiens,
Machiavel, Guichardin, s'inspirent des descriptions
et des harangues de Salluste et de Tite-Live,
-des réflexions morales de Tacite. L'entrée des
-comédies de Plaute sur le théâtre de Léon X n'étonna
-personne; à Rome, comme à Naples, à Brescia,
-à Bergame, à Padoue, à Florence, la <i lang="it" xml:lang="it">Commedia
+des réflexions morales de Tacite. L'entrée des
+comédies de Plaute sur le théâtre de Léon X n'étonna
+personne; à Rome, comme à Naples, à Brescia,
+à Bergame, à Padoue, à Florence, la <i lang="it" xml:lang="it">Commedia
dell'arte</i> et la farce populaire n'avaient-elles point
<span class="pagenum"><a id="Page_50"> 50</a></span>
-conservé, dans le jeu de l'intrigue et le masque des
+conservé, dans le jeu de l'intrigue et le masque des
personnages, les traditions dramatiques de l'Italie
-latine? Chrémès était l'aïeul de Cassandre, Davus
-fut l'un des maîtres de Polichinelle.</p>
+latine? Chrémès était l'aïeul de Cassandre, Davus
+fut l'un des maîtres de Polichinelle.</p>
<h3>IV</h3>
-<p>Nous venons de considérer l'une des deux faces
-de la renaissance italienne, l'Italien lui-même, étudié
-d'une manière toute subjective, l'homme moderne,
-affiné par l'antiquité, armé de critique,
-libre d'esprit, dont la volonté propre ou la force inflexible
+<p>Nous venons de considérer l'une des deux faces
+de la renaissance italienne, l'Italien lui-même, étudié
+d'une manière toute subjective, l'homme moderne,
+affiné par l'antiquité, armé de critique,
+libre d'esprit, dont la volonté propre ou la force inflexible
des choses limitent seules l'action. Passons
-maintenant à une série de vues parallèles qui
-achèvent la théorie de Burckhardt, à la rencontre
-de la conscience italienne avec les réalités du
-dehors, du monde extérieur, avec la nature, la
-société; en d'autres termes, observons l'aspect original
-de la science, de la poésie, de l'art, de la moralité
+maintenant à une série de vues parallèles qui
+achèvent la théorie de Burckhardt, à la rencontre
+de la conscience italienne avec les réalités du
+dehors, du monde extérieur, avec la nature, la
+société; en d'autres termes, observons l'aspect original
+de la science, de la poésie, de l'art, de la moralité
dans l'Italie de la renaissance.</p>
-<p>En plein moyen âge, les Italiens eurent sur le
-monde des notions supérieures à celles des autres
-peuples chrétiens. Leur situation méditerranéenne,
+<p>En plein moyen âge, les Italiens eurent sur le
+monde des notions supérieures à celles des autres
+peuples chrétiens. Leur situation méditerranéenne,
le souvenir de l'<em>orbis Romanus</em>, la lecture des
-géographes anciens, les intérêts de leur commerce
-maritime les portèrent à regarder fort loin, à chasser
+géographes anciens, les intérêts de leur commerce
+maritime les portèrent à regarder fort loin, à chasser
<span class="pagenum"><a id="Page_51"> 51</a></span>
de leur esprit la terreur de l'inconnu. Au temps
-des croisades, ils se préoccupaient beaucoup moins
+des croisades, ils se préoccupaient beaucoup moins
du saint tombeau que de leurs comptoirs et de la
-sûreté de leurs caravanes; au <span class="smcap">XIII</span><sup>e</sup> siècle, Plano
+sûreté de leurs caravanes; au <span class="smcap">XIII</span><sup>e</sup> siècle, Plano
Carpini et les trois Polo se souciaient fort peu du
-prêtre Jean, du paradis terrestre ou de la porte du
-purgatoire; ils allaient, pendant des années, du côté
+prêtre Jean, du paradis terrestre ou de la porte du
+purgatoire; ils allaient, pendant des années, du côté
du soleil levant, cherchant les meilleures routes
-vers le pays de l'or, des épices, des pierres précieuses.
-Quand Christophe Colomb dit: «<em>Il mondo
-è poco.</em> La terre n'est pas si grande qu'on le croit»,
+vers le pays de l'or, des épices, des pierres précieuses.
+Quand Christophe Colomb dit: «<em>Il mondo
+è poco.</em> La terre n'est pas si grande qu'on le croit»,
il exprimait un sentiment tout italien. La terre est
-certes une belle demeure, dont l'immensité ne doit
-pas effrayer l'homme; il peut s'y mouvoir à son aise,
-en pénétrer les détours sans angoisse, l'étudier et
-la décrire comme une &oelig;uvre d'art que Dieu a mise
-à sa portée. Pétrarque qui traça, dit-on, la première
+certes une belle demeure, dont l'immensité ne doit
+pas effrayer l'homme; il peut s'y mouvoir à son aise,
+en pénétrer les détours sans angoisse, l'étudier et
+la décrire comme une &oelig;uvre d'art que Dieu a mise
+à sa portée. Pétrarque qui traça, dit-on, la première
carte d'Italie, mentionne les choses remarquables
qu'il a vues dans ses longs voyages en Europe.
-Æneas Sylvius explique le monde par la cosmographie,
-la géographie, la statistique, il dépeint les
+Æneas Sylvius explique le monde par la cosmographie,
+la géographie, la statistique, il dépeint les
paysages, note l'aspect des villes, leurs m&oelig;urs,
-leurs métiers, leurs produits. La science de la nature,
-ébauchée naguère par de grands esprits solitaires,
+leurs métiers, leurs produits. La science de la nature,
+ébauchée naguère par de grands esprits solitaires,
Gerbert, Roger Bacon, Vincent de Beauvais,
-entrait dans la sphère intellectuelle de toute une
-race. Les idées astronomiques, qui sont si subtiles
+entrait dans la sphère intellectuelle de toute une
+race. Les idées astronomiques, qui sont si subtiles
<span class="pagenum"><a id="Page_52"> 52</a></span>
-dans la <cite>Divine Comédie</cite>, étaient certainement comprises
+dans la <cite>Divine Comédie</cite>, étaient certainement comprises
de tous les Italiens instruits. Les collections
-de plantes et d'animaux, les jardins botaniques, où
-la plante est cultivée non seulement pour ses vertus
-médicales, mais pour sa beauté, apparurent en
-Italie au <span class="smcap">XIV</span><sup>e</sup> siècle; le goût des bêtes fauves, venues
-à grands frais d'Asie ou d'Afrique, remontait à
-Frédéric II; il devint un luxe favori des cités, des
+de plantes et d'animaux, les jardins botaniques, où
+la plante est cultivée non seulement pour ses vertus
+médicales, mais pour sa beauté, apparurent en
+Italie au <span class="smcap">XIV</span><sup>e</sup> siècle; le goût des bêtes fauves, venues
+à grands frais d'Asie ou d'Afrique, remontait à
+Frédéric II; il devint un luxe favori des cités, des
papes et des princes. Les lions de Florence avaient
-leur chapitre au budget de la république. Léonard
+leur chapitre au budget de la république. Léonard
de Vinci, qui, enfant, amassait des scorpions et des
-lézards, quand il fut grand seigneur, entretint des
+lézards, quand il fut grand seigneur, entretint des
lions et des tigres. Gonzague de Mantoue nourrissait
dans ses haras des chevaux d'Espagne, d'Irlande,
d'Afrique, de Thrace et de Cilicie. Le cardinal
-de Médicis forma même une ménagerie
-d'hommes barbares, Maures, Turcs, nègres, Indiens,
-qui parlaient plus de vingt langues différentes.</p>
+de Médicis forma même une ménagerie
+d'hommes barbares, Maures, Turcs, nègres, Indiens,
+qui parlaient plus de vingt langues différentes.</p>
-<p>On trouve en ceci, à côté de la curiosité scientifique
-et de l'utilité pratique, le sentiment de l'art.
-Mais la vie profonde de la nature, embrassée par
+<p>On trouve en ceci, à côté de la curiosité scientifique
+et de l'utilité pratique, le sentiment de l'art.
+Mais la vie profonde de la nature, embrassée par
une vue d'ensemble, ne touche pas moins l'imagination
-italienne que le détail singulier; le paysage
-a pour elle, comme la plante ou la bête rare, une
-valeur très haute. Dans son <cite>Cantique au soleil</cite>,
-saint François avait exalté par un même chant d'amour
+italienne que le détail singulier; le paysage
+a pour elle, comme la plante ou la bête rare, une
+valeur très haute. Dans son <cite>Cantique au soleil</cite>,
+saint François avait exalté par un même chant d'amour
<span class="pagenum"><a id="Page_53"> 53</a></span>
-la lumière céleste et toutes les choses vivantes.
+la lumière céleste et toutes les choses vivantes.
Personne n'a fait sentir par des couleurs
-plus éclatantes que Dante la poésie des horizons
-sans bornes, des abîmes où tourbillonne la tempête,
-à la lueur vermeille des éclairs, de la mer qui
+plus éclatantes que Dante la poésie des horizons
+sans bornes, des abîmes où tourbillonne la tempête,
+à la lueur vermeille des éclairs, de la mer qui
tremble sous les feux de l'aurore; et quel peintre
-primitif a imaginé une plus fraîche prairie, avec
+primitif a imaginé une plus fraîche prairie, avec
ses grands arbres et son ruisseau, un tableau plus
-émaillé de fleurs mystiques que la retraite des
-sages et des poètes païens à l'entrée de l'enfer?
-Pétrarque, Boccace, Æneas Sylvius se répandirent
+émaillé de fleurs mystiques que la retraite des
+sages et des poètes païens à l'entrée de l'enfer?
+Pétrarque, Boccace, Æneas Sylvius se répandirent
en descriptions plus abondantes; ils furent,
avant le Poussin et le Lorrain, les inventeurs du
-paysage classique, avec sa riche lumière, la construction
+paysage classique, avec sa riche lumière, la construction
large de ses horizons, la noblesse des
-arbres, la vie des eaux courantes, la grâce des
+arbres, la vie des eaux courantes, la grâce des
ruines et des souvenirs mythologiques; les premiers
-poètes aussi du paysage moderne, par l'attrait
+poètes aussi du paysage moderne, par l'attrait
attendri ou finement sensuel qui les rappelle sans
-cesse à la jouissance de la nature. Plus tard, il
-semble que les poètes et les conteurs, plus préoccupés
+cesse à la jouissance de la nature. Plus tard, il
+semble que les poètes et les conteurs, plus préoccupés
de l'action humaine, aient eu moins le loisir
-de goûter le monde extérieur; ils laissèrent aux
-peintres, à Raphaël, à Léonard, au Corrège, la séduction
-azurée des lointains; Boiardo et l'Arioste
-ne tracèrent plus que des premiers plans nets et
-rapides; la renaissance, après avoir fait le tour de
+de goûter le monde extérieur; ils laissèrent aux
+peintres, à Raphaël, à Léonard, au Corrège, la séduction
+azurée des lointains; Boiardo et l'Arioste
+ne tracèrent plus que des premiers plans nets et
+rapides; la renaissance, après avoir fait le tour de
<span class="pagenum"><a id="Page_54"> 54</a></span>
-la nature, s'arrêtait à l'homme, le plus digne objet
-de sa poésie, de ses beaux-arts, des progrès de sa
+la nature, s'arrêtait à l'homme, le plus digne objet
+de sa poésie, de ses beaux-arts, des progrès de sa
vie sociale.</p>
-<p>Il faut encore ici remonter aux maîtres poétiques
-de l'Italie, à Dante et à Pétrarque. Toutes les passions,
-toutes les douleurs éclatent dans <cite>la Divine
-Comédie</cite>, mais par des traits d'une brièveté tragique,
-qui peignent à la fois, en trois paroles, l'attitude
-ou la convulsion du damné, le cri qu'il jette,
-la haine aiguë qui le torture, le deuil infini de son
+<p>Il faut encore ici remonter aux maîtres poétiques
+de l'Italie, à Dante et à Pétrarque. Toutes les passions,
+toutes les douleurs éclatent dans <cite>la Divine
+Comédie</cite>, mais par des traits d'une brièveté tragique,
+qui peignent à la fois, en trois paroles, l'attitude
+ou la convulsion du damné, le cri qu'il jette,
+la haine aiguë qui le torture, le deuil infini de son
c&oelig;ur. Autant de visions qui passent et fuient
-comme en un crépuscule, mais qu'on n'oubliera
+comme en un crépuscule, mais qu'on n'oubliera
plus, parce qu'on a saisi tout ensemble le geste terrible
-de ces fantômes, leur sanglot désespéré, et le
-dernier fond éternel de l'âme humaine. Cette aptitude
-à exprimer l'une par l'autre la figure visible
+de ces fantômes, leur sanglot désespéré, et le
+dernier fond éternel de l'âme humaine. Cette aptitude
+à exprimer l'une par l'autre la figure visible
de l'homme et sa physionomie morale, rendues
l'une et l'autre par le signe le plus individuel,
-reçut, selon Burckhardt, son achèvement de la discipline
-que Pétrarque imposa à l'esprit italien par
-les lois rigoureuses du sonnet. Le sonnet, régularisé
+reçut, selon Burckhardt, son achèvement de la discipline
+que Pétrarque imposa à l'esprit italien par
+les lois rigoureuses du sonnet. Le sonnet, régularisé
pour toujours dans le nombre de ses vers, la disposition
-de ses parties, l'ordre de ses rimes, obligé de
+de ses parties, l'ordre de ses rimes, obligé de
relever et d'animer le mouvement de sa seconde
-partie, devint «une sorte de condensateur poétique
-de la pensée et du sentiment comme n'en possède
-aucun peuple». Étendons la remarque au tercet
+partie, devint «une sorte de condensateur poétique
+de la pensée et du sentiment comme n'en possède
+aucun peuple». Étendons la remarque au tercet
<span class="pagenum"><a id="Page_55"> 55</a></span>
-dantesque, à l'octave des poésies épiques ou héroï-comiques.
-A la structure plastique de la forme répondirent,
-dans la poésie de la renaissance, l'allure
-vive et mesurée de la pensée, qui ne doit pas s'alanguir,
-la netteté de l'émotion, qui n'a pas le temps
-de se fondre dans la mollesse du rêve, la pureté de
+dantesque, à l'octave des poésies épiques ou héroï-comiques.
+A la structure plastique de la forme répondirent,
+dans la poésie de la renaissance, l'allure
+vive et mesurée de la pensée, qui ne doit pas s'alanguir,
+la netteté de l'émotion, qui n'a pas le temps
+de se fondre dans la mollesse du rêve, la pureté de
la couleur, dont le dessin un peu sec de l'image limite
-l'éclat.</p>
+l'éclat.</p>
-<p>Mais cette perfection même des formes rétrécit
-le domaine de l'invention, qui s'arrête en face des
-genres dont la forme est, de sa nature, indécise.
-L'Italie, où la vie quotidienne était si dramatique,
+<p>Mais cette perfection même des formes rétrécit
+le domaine de l'invention, qui s'arrête en face des
+genres dont la forme est, de sa nature, indécise.
+L'Italie, où la vie quotidienne était si dramatique,
n'a point eu de drame national. Plus d'une raison
-explique d'ailleurs ce phénomène singulier: la persistance
-des mystères, des farces et de la <i lang="la" xml:lang="la">Commedia
-dell'arte</i>, le luxe des décors et des costumes, l'importance
+explique d'ailleurs ce phénomène singulier: la persistance
+des mystères, des farces et de la <i lang="la" xml:lang="la">Commedia
+dell'arte</i>, le luxe des décors et des costumes, l'importance
excessive des ballets, des pantomimes,
-des danses aux flambeaux: la scène, trop brillante,
-était funeste au drame. Le sens dramatique ne
+des danses aux flambeaux: la scène, trop brillante,
+était funeste au drame. Le sens dramatique ne
manque cependant point aux Italiens; <cite>la Fiammetta</cite>,
-<cite>Griselidis</cite>, toute la littérature des <em>Nouvelles</em>, ont
-montré de la façon la plus touchante les plus douloureuses
-passions. Mais ici le drame est un récit.
-Que le récit soit en prose ou en vers, l'écrivain demeure
-toujours le maître de ses personnages; il
-n'est point obligé de s'identifier avec eux, de vivre
-dans leur c&oelig;ur; sa main les porte, et, s'il est doué
+<cite>Griselidis</cite>, toute la littérature des <em>Nouvelles</em>, ont
+montré de la façon la plus touchante les plus douloureuses
+passions. Mais ici le drame est un récit.
+Que le récit soit en prose ou en vers, l'écrivain demeure
+toujours le maître de ses personnages; il
+n'est point obligé de s'identifier avec eux, de vivre
+dans leur c&oelig;ur; sa main les porte, et, s'il est doué
<span class="pagenum"><a id="Page_56"> 56</a></span>
-d'ironie, il peut s'en jouer librement. Le récit en
-octaves est, avec le sonnet, le poème italien par
-excellence. On doit, pour en goûter toute la saveur,
+d'ironie, il peut s'en jouer librement. Le récit en
+octaves est, avec le sonnet, le poème italien par
+excellence. On doit, pour en goûter toute la saveur,
ne point oublier la civilisation au sein de laquelle
il a fleuri; il est encore aujourd'hui populaire au
-plus haut degré, au môle de Naples comme parmi
-les pêcheurs de Venise, mais c'est pour la société
-de cour, pour les familiers des Médicis et des Este
+plus haut degré, au môle de Naples comme parmi
+les pêcheurs de Venise, mais c'est pour la société
+de cour, pour les familiers des Médicis et des Este
que Pulci, Boiardo et l'Arioste avaient d'abord
-écrit. Le poème n'est point fait pour être lu des
-yeux, mais pour être déclamé, devant des courtisans
-et des dames, au cours d'un festin, d'une fête
-princière, parmi les danses, les accords de musique
+écrit. Le poème n'est point fait pour être lu des
+yeux, mais pour être déclamé, devant des courtisans
+et des dames, au cours d'un festin, d'une fête
+princière, parmi les danses, les accords de musique
et les conversations. La suite lente et savante
-des caractères, qui s'expriment surtout par le dialogue
-et le monologue, échapperait vite à ce monde
+des caractères, qui s'expriment surtout par le dialogue
+et le monologue, échapperait vite à ce monde
spirituel et distrait, car il n'a point le loisir de
-méditer sur les causes et les effets des passions;
-ce qui le charme, c'est «le fait vivant», l'action
+méditer sur les causes et les effets des passions;
+ce qui le charme, c'est «le fait vivant», l'action
rapide, brusquement suspendue, suivie d'une autre
-action plus prodigieuse encore, et qui reparaît au
-bout d'un détour capricieux du récit, quand le
-poète renoue les fils qui semblaient brisés et perdus.
+action plus prodigieuse encore, et qui reparaît au
+bout d'un détour capricieux du récit, quand le
+poète renoue les fils qui semblaient brisés et perdus.
L'octave sonore, qui finit sur deux rimes, sur
-deux notes semblables, marque d'une mesure précise
-un geste du héros, un accident de l'aventure,
-un coin de paysage; l'attention s'y arrête sans s'y
+deux notes semblables, marque d'une mesure précise
+un geste du héros, un accident de l'aventure,
+un coin de paysage; l'attention s'y arrête sans s'y
<span class="pagenum"><a id="Page_57"> 57</a></span>
-lasser, car elle est aiguillonnée par la rime nouvelle
+lasser, car elle est aiguillonnée par la rime nouvelle
de l'octave qui suit. Un chant, qui dure une
-heure, suffit pour embellir la fête, pour promener
-les paladins d'un bout de la planète à l'autre, ou
-de la terre à la lune; il a diverti la curiosité des
-auditeurs et la laisse en éveil, avide d'écouter le
-chant qui vient après. C'est encore par l'action
-plutôt que par le discours qu'éclate le pathétique
-et la passion portée à son comble, comme chez
+heure, suffit pour embellir la fête, pour promener
+les paladins d'un bout de la planète à l'autre, ou
+de la terre à la lune; il a diverti la curiosité des
+auditeurs et la laisse en éveil, avide d'écouter le
+chant qui vient après. C'est encore par l'action
+plutôt que par le discours qu'éclate le pathétique
+et la passion portée à son comble, comme chez
Roland, par des merveilles d'extravagance qui
-bouleversent la nature entière. La tendresse, la
-volupté sont toujours égayées d'un rayon d'ironie.
-Angélique, la vierge altière qui a dédaigné les rois
-et les guerriers chrétiens, se donne à un enfant
-«aux yeux de jais, aux cheveux d'or», à un page
-sarrasin. Tous les hasards de la vie héroïque sont
-disposés pour la joie moqueuse du poète et de son
-cercle. Le vieux moyen âge est inventé de nouveau
-pour l'amusement d'un monde lettré qui ne
-prend plus au sérieux que les temps antiques; ses
-prouesses les plus hautes tournent à la comédie.
+bouleversent la nature entière. La tendresse, la
+volupté sont toujours égayées d'un rayon d'ironie.
+Angélique, la vierge altière qui a dédaigné les rois
+et les guerriers chrétiens, se donne à un enfant
+«aux yeux de jais, aux cheveux d'or», à un page
+sarrasin. Tous les hasards de la vie héroïque sont
+disposés pour la joie moqueuse du poète et de son
+cercle. Le vieux moyen âge est inventé de nouveau
+pour l'amusement d'un monde lettré qui ne
+prend plus au sérieux que les temps antiques; ses
+prouesses les plus hautes tournent à la comédie.
Morgante, d'un coup de son battant de cloche,
-écrase des armées. Le bon sens de Roland a passé
+écrase des armées. Le bon sens de Roland a passé
dans une fiole de cristal aux mains de saint Jean.
Mais plus est fou le neveu de Charlemagne, plus il
-vit d'une façon grandiose. Et plus les légendes
+vit d'une façon grandiose. Et plus les légendes
chevaleresques s'embrouillent dans une plaisante
<span class="pagenum"><a id="Page_58"> 58</a></span>
confusion, plus magnifique est le spectacle de ces
-traditions rajeunies, grand fleuve de poésie dont
-les eaux miroitantes réfléchissent la terre entière,
-citées bourdonnantes couronnées de campaniles ou
+traditions rajeunies, grand fleuve de poésie dont
+les eaux miroitantes réfléchissent la terre entière,
+citées bourdonnantes couronnées de campaniles ou
de minarets, champs de bataille, plaines mornes
-du désert, îles enchantées tout empourprées d'aurore,
-profondes forêts aux clairières lumineuses,
-embaumées d'aubépine et de verveine.</p>
+du désert, îles enchantées tout empourprées d'aurore,
+profondes forêts aux clairières lumineuses,
+embaumées d'aubépine et de verveine.</p>
-<p>La littérature historique de l'Italie s'est portée
-vers l'observation pénétrante de l'homme individuel,
-du grand homme revêtu de gloire, étudié non
+<p>La littérature historique de l'Italie s'est portée
+vers l'observation pénétrante de l'homme individuel,
+du grand homme revêtu de gloire, étudié non
seulement dans les actes de sa vie politique, mais
-dans les traits de son caractère intime. Notre
-moyen âge ne nous avait laissé qu'un caractère
+dans les traits de son caractère intime. Notre
+moyen âge ne nous avait laissé qu'un caractère
bien individuel, le saint Louis de Joinville. Les
-historiens et les biographes italiens, dès le quatorzième
-siècle, ont tracé des portraits d'une grande
-valeur à la fois pittoresque et psychologique. Voyez,
-en Dino Compagni, Dino Pecora, le boucher démagogue
-de Florence, «grand de corps, hardi, effronté
-et grand charlatan», qui persuadait «aux
-seigneurs élus qu'ils l'étaient grâce à lui et promettait
-des places à beaucoup de citoyens». Voici trois
+historiens et les biographes italiens, dès le quatorzième
+siècle, ont tracé des portraits d'une grande
+valeur à la fois pittoresque et psychologique. Voyez,
+en Dino Compagni, Dino Pecora, le boucher démagogue
+de Florence, «grand de corps, hardi, effronté
+et grand charlatan», qui persuadait «aux
+seigneurs élus qu'ils l'étaient grâce à lui et promettait
+des places à beaucoup de citoyens». Voici trois
figures de Dante plus vigoureuses que la fresque
-même de Giotto: «philosophe hautain et dédaigneux»,
-dit Jean Villani; «d'âme altière et dédaigneuse»,
-dit Boccace; «il était, écrit Philippe Villani,
+même de Giotto: «philosophe hautain et dédaigneux»,
+dit Jean Villani; «d'âme altière et dédaigneuse»,
+dit Boccace; «il était, écrit Philippe Villani,
<span class="pagenum"><a id="Page_59"> 59</a></span>
-d'une âme très haute et inflexible et haïssait
-les lâches.» Ce dernier écrivain a composé toute
+d'une âme très haute et inflexible et haïssait
+les lâches.» Ce dernier écrivain a composé toute
une galerie des hommes les plus marquants de
-Florence, théologiens, juristes, capitaines, astrologues,
-artistes. Jusqu'à Vasari, le portrait historique
-et la biographie privée persisteront chez les
+Florence, théologiens, juristes, capitaines, astrologues,
+artistes. Jusqu'à Vasari, le portrait historique
+et la biographie privée persisteront chez les
Florentins; les grands historiens, Machiavel, Guichardin,
Varchi, les ambassadeurs mettront toujours
-en lumière les m&oelig;urs, les passions, les faiblesses
-des hommes qui ont été les artisans de
-l'histoire, des princes dont ils scrutent la pensée
-dans l'intérêt de leur république. Les ambassadeurs
-vénitiens, Æneas Silvius, dans ses <cite>Commentaires</cite> et
+en lumière les m&oelig;urs, les passions, les faiblesses
+des hommes qui ont été les artisans de
+l'histoire, des princes dont ils scrutent la pensée
+dans l'intérêt de leur république. Les ambassadeurs
+vénitiens, Æneas Silvius, dans ses <cite>Commentaires</cite> et
son <cite>de Viris illustribus</cite>, les biographes des papes,
tels que Jacques de Volterra, Corio, l'historien de
-Milan, Paul Jove, dans ses <cite>Vies</cite> et ses <cite>Éloges</cite>, rendront
-de même la physionomie mobile de leurs
+Milan, Paul Jove, dans ses <cite>Vies</cite> et ses <cite>Éloges</cite>, rendront
+de même la physionomie mobile de leurs
contemporains. En deux lignes, Antonio Giustinian
-explique à la seigneurie de Venise le caractère
-et la légèreté d'Alexandre VI: «Il est trop
-sensuel dans ses appétits et ne peut s'empêcher
-de dire quelque parole qui trahit l'état présent
-de son esprit.» L'autobiographie, qui débute par
-la <cite>Vita nuova</cite>, aboutit aux <cite>Mémoires</cite> de Cellini:
+explique à la seigneurie de Venise le caractère
+et la légèreté d'Alexandre VI: «Il est trop
+sensuel dans ses appétits et ne peut s'empêcher
+de dire quelque parole qui trahit l'état présent
+de son esprit.» L'autobiographie, qui débute par
+la <cite>Vita nuova</cite>, aboutit aux <cite>Mémoires</cite> de Cellini:
le premier de ces livres est la confession d'une
-souffrance sans pareille, le second est le récit de
+souffrance sans pareille, le second est le récit de
tout ce qu'un homme a pu oser et de l'enivrement
<span class="pagenum"><a id="Page_60"> 60</a></span>
-qu'il a trouvé dans l'insolence même de sa vie.</p>
+qu'il a trouvé dans l'insolence même de sa vie.</p>
<p>Les peintres et les sculpteurs eurent une conception
-de la personne humaine conforme au génie de
-la renaissance, analogue à celle des poètes et des
+de la personne humaine conforme au génie de
+la renaissance, analogue à celle des poètes et des
historiens. Pour eux, l'homme a toute sa valeur en
-tant qu'individu le plus réel et le plus vivant possible.
+tant qu'individu le plus réel et le plus vivant possible.
On sait comment l'art s'est affranchi,&mdash;par
l'influence antique, avec Nicolas de Pise, par le retour
-à la nature, avec Giotto,&mdash;des formes immobiles
-de l'art byzantin, «de la manière grecque».
-Mais Nicolas et son école, mais Orcagna, Donatello,
+à la nature, avec Giotto,&mdash;des formes immobiles
+de l'art byzantin, «de la manière grecque».
+Mais Nicolas et son école, mais Orcagna, Donatello,
Ghiberti, Luca della Robbia ne se sont pas
-attachés avec moins d'amour à la nature réelle que
-tous les maîtres de la peinture florentine. Et Florence
-a fait l'éducation de l'art italien tout entier.
-Ces figures, peintes ou sculptées, vivent, respirent,
-vont parler; ces têtes bourgeoises des bronzes de
+attachés avec moins d'amour à la nature réelle que
+tous les maîtres de la peinture florentine. Et Florence
+a fait l'éducation de l'art italien tout entier.
+Ces figures, peintes ou sculptées, vivent, respirent,
+vont parler; ces têtes bourgeoises des bronzes de
Ghiberti ou des fresques de Ghirlandajo sont, par
-leur gravité et leur finesse d'expression, d'une race
-aussi haute que les condottières de Donatello, les
-apôtres de Masaccio. L'idéal descend, comme une
-lumière égale, sur tous ces visages, non point un
-idéal convenu d'école ou d'église, mais une grâce
+leur gravité et leur finesse d'expression, d'une race
+aussi haute que les condottières de Donatello, les
+apôtres de Masaccio. L'idéal descend, comme une
+lumière égale, sur tous ces visages, non point un
+idéal convenu d'école ou d'église, mais une grâce
riante ou une noblesse dont l'artiste est bien l'inventeur,
-qualités qu'un critique du <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup> siècle, Firenzuola,
-dans son <cite>Traité de la beauté féminine</cite>,
-exprime par ces mots, qu'il ne réussit pas à bien
+qualités qu'un critique du <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup> siècle, Firenzuola,
+dans son <cite>Traité de la beauté féminine</cite>,
+exprime par ces mots, qu'il ne réussit pas à bien
<span class="pagenum"><a id="Page_61"> 61</a></span>
-définir: <em>leggiadria</em>, <i>vaghezza</i>, <em>venustà</em>, <em>aria</em>.
-Ajoutons, pour Léonard, Raphaël et le Corrège,
-pour Donatello lui-même, la <em>morbidezza</em>. Ce
-charme, tantôt voluptueux, tantôt passionné ou
-majestueux, parfois maladif ou étrange, est, selon
-nous, dans l'esthétique inconsciente des maîtres
+définir: <em>leggiadria</em>, <i>vaghezza</i>, <em>venustà</em>, <em>aria</em>.
+Ajoutons, pour Léonard, Raphaël et le Corrège,
+pour Donatello lui-même, la <em>morbidezza</em>. Ce
+charme, tantôt voluptueux, tantôt passionné ou
+majestueux, parfois maladif ou étrange, est, selon
+nous, dans l'esthétique inconsciente des maîtres
italiens, le don essentiel. Par lui, l'&oelig;uvre a son
-plus vif attrait, qu'elle doit non pas à la tradition
-sainte que l'artiste a traitée, à la richesse ou au
-mouvement de la mise en scène, mais à la séduction
+plus vif attrait, qu'elle doit non pas à la tradition
+sainte que l'artiste a traitée, à la richesse ou au
+mouvement de la mise en scène, mais à la séduction
des figures, des regards et des attitudes. La
renaissance, qui excelle dans le portrait, la statue
-équestre, la statue funéraire, rend à la peinture religieuse
-le caractère individuel des personnages et
-l'interprétation libre des sujets. Une vierge de Raphaël
-diffère autant d'une madone de Léonard que
+équestre, la statue funéraire, rend à la peinture religieuse
+le caractère individuel des personnages et
+l'interprétation libre des sujets. Une vierge de Raphaël
+diffère autant d'une madone de Léonard que
d'une madone d'Andrea del Sarto. L'ange de Botticelli,
-aux longs cheveux bouclés, ne se retrouve
+aux longs cheveux bouclés, ne se retrouve
alors sous le pinceau de personne. Un ange, un
-saint, un docteur, un capitaine, un page apparaît
-dans un tableau, non que la légende ou l'édification
+saint, un docteur, un capitaine, un page apparaît
+dans un tableau, non que la légende ou l'édification
pieuse l'y appelle, mais parce que son visage, son
-geste, la beauté de son vêtement complètent la vie
+geste, la beauté de son vêtement complètent la vie
harmonieuse de l'&oelig;uvre. On peut diviser en cinq
ou six groupes <cite>la Dispute du saint-sacrement</cite> ou
-<cite>l'École d'Athènes</cite>, on peut en isoler chacune des
+<cite>l'École d'Athènes</cite>, on peut en isoler chacune des
figures; ce qui demeurera sous nos yeux sera toujours
<span class="pagenum"><a id="Page_62"> 62</a></span>
-un ouvrage achevé, une personne humaine
-qui, dans son cadre étroit, s'impose à nous par sa
+un ouvrage achevé, une personne humaine
+qui, dans son cadre étroit, s'impose à nous par sa
valeur propre.</p>
-<p>Le rôle éminent de l'individu dans la poésie,
+<p>Le rôle éminent de l'individu dans la poésie,
l'histoire et l'art persiste dans la vie sociale. La
-société de la renaissance s'est formée autour de lui
-et à son image; elle est le théâtre de sa fortune.
-L'ancienne hiérarchie a disparu de presque toute
-l'Italie. Les communes ont réduit les seigneurs à
-l'état de citoyens; l'Eglise donne des mitres et parfois
-la tiare aux plus humbles des chrétiens; les
-nobles de Florence, de Venise, de Gênes, s'enrichissent
-par le commerce. Les classes sont nivelées
-partout, excepté dans le royaume de Naples, où la
-culture intellectuelle sera toujours médiocre. Le
-préjugé de la naissance s'est dissipé. Dante l'abolit
-dans son <cite>Convito</cite>; Pétrarque écrit: <cite>Verus nobilis
+société de la renaissance s'est formée autour de lui
+et à son image; elle est le théâtre de sa fortune.
+L'ancienne hiérarchie a disparu de presque toute
+l'Italie. Les communes ont réduit les seigneurs à
+l'état de citoyens; l'Eglise donne des mitres et parfois
+la tiare aux plus humbles des chrétiens; les
+nobles de Florence, de Venise, de Gênes, s'enrichissent
+par le commerce. Les classes sont nivelées
+partout, excepté dans le royaume de Naples, où la
+culture intellectuelle sera toujours médiocre. Le
+préjugé de la naissance s'est dissipé. Dante l'abolit
+dans son <cite>Convito</cite>; Pétrarque écrit: <cite>Verus nobilis
non nascitur, sed fit</cite>. Les humanistes affirment
-tous que le mérite de l'homme est non dans sa race,
-mais dans son esprit. «La chevalerie est morte»,
+tous que le mérite de l'homme est non dans sa race,
+mais dans son esprit. «La chevalerie est morte»,
dit Sacchetti. L'Arioste le croyait aussi. Ce qui
reste de <i lang="it" xml:lang="it">cavalieri</i>, de nobles, vit dans les villes,
-entre dans les magistratures, se mêle intimement
-au peuple. L'Italie princière voit s'élever une noblesse
-nouvelle: lettrés, artistes, courtisans,
-hommes de guerre, d'esprit ou d'argent. Ceux-ci, à
-leurs qualités personnelles ajoutent une recherche
+entre dans les magistratures, se mêle intimement
+au peuple. L'Italie princière voit s'élever une noblesse
+nouvelle: lettrés, artistes, courtisans,
+hommes de guerre, d'esprit ou d'argent. Ceux-ci, à
+leurs qualités personnelles ajoutent une recherche
<span class="pagenum"><a id="Page_63"> 63</a></span>
-d'élégance, une politesse de m&oelig;urs sans lesquelles
+d'élégance, une politesse de m&oelig;urs sans lesquelles
la vie commune perdrait de son charme. Une physionomie
-intéressante se dessine de plus en plus:
-celle de l'homme bien élevé, accompli en toutes
-choses, le <i lang="it" xml:lang="it">cortigiano</i>, qui, selon Castiglione, s'inquiète
+intéressante se dessine de plus en plus:
+celle de l'homme bien élevé, accompli en toutes
+choses, le <i lang="it" xml:lang="it">cortigiano</i>, qui, selon Castiglione, s'inquiète
moins du service de son prince que de la
-perfection de sa propre personne, et, à la guerre,
+perfection de sa propre personne, et, à la guerre,
se bat moins par devoir que pour <i lang="it" xml:lang="it">l'onore</i>, pour se
faire honneur. Ce virtuose parle une langue choisie,
-le pur toscan florentin; il écrit le latin, est familier
+le pur toscan florentin; il écrit le latin, est familier
avec tous les jeux nobles: l'escrime, la
-danse, l'équitation, la musique, la paume; il sait
-causer, sourire et se taire à propos dans le cercle
-des dames. Une société si polie devait, en effet,
+danse, l'équitation, la musique, la paume; il sait
+causer, sourire et se taire à propos dans le cercle
+des dames. Une société si polie devait, en effet,
donner aux femmes le premier rang. Les femmes
-recevaient alors une éducation savante qui ne le
-cédait guère à celle des jeunes gens. Elles eurent
-souvent un esprit supérieur, relevé par la hauteur
-de l'âme. Telle fut Vittoria Colonna. La renaissance
-a salué du nom de <i lang="it" xml:lang="it">virago</i> des femmes telles
+recevaient alors une éducation savante qui ne le
+cédait guère à celle des jeunes gens. Elles eurent
+souvent un esprit supérieur, relevé par la hauteur
+de l'âme. Telle fut Vittoria Colonna. La renaissance
+a salué du nom de <i lang="it" xml:lang="it">virago</i> des femmes telles
que Catarina Sforza, la <i lang="it" xml:lang="it">prima donna d'Italia</i>, qui,
-par l'énergie parfois féroce de la passion, ont égalé
-les plus rudes condottières. Ici, dans les salles des
+par l'énergie parfois féroce de la passion, ont égalé
+les plus rudes condottières. Ici, dans les salles des
palais, sur le gazon des villas, c'est de conversations
et d'aimables disputes qu'il s'agit. La <i lang="it" xml:lang="it">donna
di palazzo</i> peut converser sur tout sujet, et le
-<i lang="it" xml:lang="it">cortigiano</i> peut lui conter toute histoire. C'était
+<i lang="it" xml:lang="it">cortigiano</i> peut lui conter toute histoire. C'était
<span class="pagenum"><a id="Page_64"> 64</a></span>
-ainsi déjà au temps du <cite>Décaméron</cite>; Boccace, alors,
-jetait comme un voile léger de périphrases sur ses
+ainsi déjà au temps du <cite>Décaméron</cite>; Boccace, alors,
+jetait comme un voile léger de périphrases sur ses
tableaux les plus libres; les conteurs du <span class="smcap">XV</span><sup>e</sup> et du
-<span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup> siècles ont très souvent écarté le voile. Mais
-les jeunes filles étaient au couvent ou dans un appartement
-écarté, et les dames, dit Castiglione,
+<span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup> siècles ont très souvent écarté le voile. Mais
+les jeunes filles étaient au couvent ou dans un appartement
+écarté, et les dames, dit Castiglione,
devaient prendre simplement, en ces minutes difficiles,
-«un air réservé».</p>
-
-<p>Il fallait un décor magnifique pour encadrer l'élégance
-de cette vie polie, un déploiement extérieur
-et populaire qui montrât dans toute sa beauté la
-civilisation de la renaissance. Le tournoi féodal
-n'avait plus de valeur pour une société où le cavalier
-remplaçait le chevalier; le vieux mystère ecclésiastique
-tournait à la représentation brillante, où
-la gaîté dominait de plus en plus; les saturnales
-bourgeoises, les messes des fous, les joyeusetés
-d'écoliers ou d'artisans étaient bonnes pour les pays
-arriérés en culture, où les belles-lettres et les
+«un air réservé».</p>
+
+<p>Il fallait un décor magnifique pour encadrer l'élégance
+de cette vie polie, un déploiement extérieur
+et populaire qui montrât dans toute sa beauté la
+civilisation de la renaissance. Le tournoi féodal
+n'avait plus de valeur pour une société où le cavalier
+remplaçait le chevalier; le vieux mystère ecclésiastique
+tournait à la représentation brillante, où
+la gaîté dominait de plus en plus; les saturnales
+bourgeoises, les messes des fous, les joyeusetés
+d'écoliers ou d'artisans étaient bonnes pour les pays
+arriérés en culture, où les belles-lettres et les
beaux-arts ne formaient point encore l'ornement
-de la vie sociale. Durant près d'un siècle, l'Italie a
-célébré une fête merveilleuse dans laquelle les érudits,
+de la vie sociale. Durant près d'un siècle, l'Italie a
+célébré une fête merveilleuse dans laquelle les érudits,
les artistes, les courtisans, les princes, les
papes ont mis tout leur esprit et dont le spectacle
-s'est offert libéralement aux regards de la foule.
-La pantomime, le drame, l'intermède comique, l'allégorie
-mythologique, les scènes tirées des romans
+s'est offert libéralement aux regards de la foule.
+La pantomime, le drame, l'intermède comique, l'allégorie
+mythologique, les scènes tirées des romans
<span class="pagenum"><a id="Page_65"> 65</a></span>
-de la Table-Ronde, le cortège des chars et des cavaliers,
+de la Table-Ronde, le cortège des chars et des cavaliers,
les fantaisies du carnaval occupaient les
-rues et les places des grandes cités italiennes.
-Pie II passa à travers Viterbe, le saint sacrement
-dans les mains, ayant à droite et à gauche des tableaux
-vivants: la Cène, le Combat de saint Michel
-contre Satan, la Résurrection, la Vierge enlevée
-par les anges. Charles VIII, à peine entré en Italie,
+rues et les places des grandes cités italiennes.
+Pie II passa à travers Viterbe, le saint sacrement
+dans les mains, ayant à droite et à gauche des tableaux
+vivants: la Cène, le Combat de saint Michel
+contre Satan, la Résurrection, la Vierge enlevée
+par les anges. Charles VIII, à peine entré en Italie,
vit jouer les aventures de Lancelot du Lac et
-l'histoire d'Athènes. Le cardinal Riario, neveu de
-Sixte IV, fit défiler devant Léonore d'Aragon Orphée,
-Bacchus et Ariadne, traînés par des panthères,
-l'éducation d'Achille, des nymphes que tourmentaient
+l'histoire d'Athènes. Le cardinal Riario, neveu de
+Sixte IV, fit défiler devant Léonore d'Aragon Orphée,
+Bacchus et Ariadne, traînés par des panthères,
+l'éducation d'Achille, des nymphes que tourmentaient
des centaures. Le tyran de la renaissance
-reconnaît dans ces splendeurs l'image de sa
-royauté; il les présente à son peuple comme une
-leçon pittoresque de politique séduisante pour des
-âmes méridionales et légères. Lorsque César Borgia
+reconnaît dans ces splendeurs l'image de sa
+royauté; il les présente à son peuple comme une
+leçon pittoresque de politique séduisante pour des
+âmes méridionales et légères. Lorsque César Borgia
revint d'Imola et de Forli, qu'il avait conquises,
-le sacré-collège l'attendait à la place du Peuple:
-précédé de l'armée, des pages, des gentilshommes,
-entouré des cardinaux en robes rouges, à cheval,
-vêtu de velours noir, il marcha au milieu d'une
+le sacré-collège l'attendait à la place du Peuple:
+précédé de l'armée, des pages, des gentilshommes,
+entouré des cardinaux en robes rouges, à cheval,
+vêtu de velours noir, il marcha au milieu d'une
foule immense qui applaudissait. Les femmes
riaient en voyant passer le fils du pape, si charmant
-«avec ses cheveux blonds». Quand il arriva
+«avec ses cheveux blonds». Quand il arriva
au Saint-Ange, le canon tonna. Alexandre, fort
<span class="pagenum"><a id="Page_66"> 66</a></span>
-ému, se tenait, avec ses prélats, dans la salle du
-trône; à la vue de son fils qui s'avançait, porté
-vers lui dans les bras de l'église, <i lang="la" xml:lang="la">lacrimavit et risit</i>,
-dit l'ambassadeur vénitien: il rit et pleura à la fois.
-C'était de joie seulement et d'orgueil qu'il pleurait.
-Un seul homme alors, Laurent de Médicis, eut,
-dans ses <cite>Poésies carnavalesques</cite>, le sentiment
-mélancolique d'une fin prochaine de la fête et d'un
-retour de la fortune: «Réjouissez-vous, aujourd'hui,
-dit-il, car demain est un grand mystère.»</p>
+ému, se tenait, avec ses prélats, dans la salle du
+trône; à la vue de son fils qui s'avançait, porté
+vers lui dans les bras de l'église, <i lang="la" xml:lang="la">lacrimavit et risit</i>,
+dit l'ambassadeur vénitien: il rit et pleura à la fois.
+C'était de joie seulement et d'orgueil qu'il pleurait.
+Un seul homme alors, Laurent de Médicis, eut,
+dans ses <cite>Poésies carnavalesques</cite>, le sentiment
+mélancolique d'une fin prochaine de la fête et d'un
+retour de la fortune: «Réjouissez-vous, aujourd'hui,
+dit-il, car demain est un grand mystère.»</p>
<h3>V</h3>
-<p>Une civilisation complète, véritable &oelig;uvre d'art,
-avait ainsi été créée par la conscience d'une race
-affranchie des entraves séculaires de l'âme humaine.
-Mais une multitude d'efforts individuels dirigés
+<p>Une civilisation complète, véritable &oelig;uvre d'art,
+avait ainsi été créée par la conscience d'une race
+affranchie des entraves séculaires de l'âme humaine.
+Mais une multitude d'efforts individuels dirigés
contre un ensemble de traditions trouvent difficilement
-en eux-mêmes leur mesure. La renaissance,
-comme tant d'autres révolutions, devait périr par
-l'excès de son propre principe. Les derniers chapitres
-de Burckhardt sur la moralité, la religion et
-la superstition, font comprendre la décadence rapide
+en eux-mêmes leur mesure. La renaissance,
+comme tant d'autres révolutions, devait périr par
+l'excès de son propre principe. Les derniers chapitres
+de Burckhardt sur la moralité, la religion et
+la superstition, font comprendre la décadence rapide
de l'Italie, mais ne donnent pas assez clairement
-la théorie de cette décadence. Le docte écrivain
-avait fermé définitivement le chapitre d'histoire
+la théorie de cette décadence. Le docte écrivain
+avait fermé définitivement le chapitre d'histoire
<span class="pagenum"><a id="Page_67"> 67</a></span>
politique et sociale: ici encore, il laisse
-deviner une conclusion qu'il n'a point exprimée;
+deviner une conclusion qu'il n'a point exprimée;
mais sa doctrine est si forte qu'il suffit, pour la
-compléter, de lui demeurer fidèle.</p>
+compléter, de lui demeurer fidèle.</p>
-<p>Les destinées de la poésie et de la peinture ont
-été diverses: la première s'est arrêtée brusquement,
+<p>Les destinées de la poésie et de la peinture ont
+été diverses: la première s'est arrêtée brusquement,
la seconde, toujours religieuse en apparence,
-et conservée par l'église, a passé par toutes les
-phases d'un lent déclin. C'est l'ironie qui a tué la
-poésie. L'ironie, employée par de grands poètes,
-avait transformé la matière chevaleresque, mais
-ne l'avait point détruite; le goût des grandes choses,
-le respect littéraire du passé, un sentiment
-exquis de l'idéal avaient sauvé les souvenirs de
+et conservée par l'église, a passé par toutes les
+phases d'un lent déclin. C'est l'ironie qui a tué la
+poésie. L'ironie, employée par de grands poètes,
+avait transformé la matière chevaleresque, mais
+ne l'avait point détruite; le goût des grandes choses,
+le respect littéraire du passé, un sentiment
+exquis de l'idéal avaient sauvé les souvenirs de
Charlemagne; Roland et les douze pairs pouvaient
-être fous, ils ne furent jamais petits ni ridicules.
-Tout à coup, du vivant de l'Arioste, en 1526, la
+être fous, ils ne furent jamais petits ni ridicules.
+Tout à coup, du vivant de l'Arioste, en 1526, la
parodie de Teofilo Folengo, l'<cite>Orlandino</cite>, fit une
-blessure mortelle à l'épopée héroï-comique. Roland
+blessure mortelle à l'épopée héroï-comique. Roland
et, avec lui, tout le monde des <cite>Reali di Francia</cite>,
-toutes les légendes de la Table-Ronde finissaient
+toutes les légendes de la Table-Ronde finissaient
dans la caricature. Les paladins que l'Europe
-avait si longtemps vénérés, se battaient, montés sur
-des ânes, en un tournoi de village. Roland ne cherchait
-plus Angélique, ne croisait plus le fer contre
-les païens: il bornait sa prouesse à disputer à un
-prélat glouton, avec mille injures, une sacoche de
+avait si longtemps vénérés, se battaient, montés sur
+des ânes, en un tournoi de village. Roland ne cherchait
+plus Angélique, ne croisait plus le fer contre
+les païens: il bornait sa prouesse à disputer à un
+prélat glouton, avec mille injures, une sacoche de
<span class="pagenum"><a id="Page_68"> 68</a></span>
-gibier, de charcuterie et de poisson. La satire littéraire,
-dirigée contre l'Arioste, la satire religieuse,
-qui fait penser aux invectives luthériennes d'Ulrich
+gibier, de charcuterie et de poisson. La satire littéraire,
+dirigée contre l'Arioste, la satire religieuse,
+qui fait penser aux invectives luthériennes d'Ulrich
de Hutten, marquent, dans l'<cite>Orlandino</cite>, une rupture
-définitive avec l'art du <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup> siècle. La poésie
-tournait au pamphlet. La haute inspiration reparaîtra
+définitive avec l'art du <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup> siècle. La poésie
+tournait au pamphlet. La haute inspiration reparaîtra
plus tard avec le Tasse; mais celui-ci fut le
-poète convaincu de la contre-réformation catholique,
-et il n'appartient plus à la renaissance.</p>
-
-<p>La recherche de l'<em>effet</em> a été funeste à la peinture;
-elle a pareillement nui à la statuaire des successeurs
-de Michel-Ange. Tandis que, dans la grande école
-de Venise et le Véronèse, la mise en scène, le décor
-d'architecture, l'ampleur éclatante des costumes,
-la richesse des accessoires, parfois aussi la familiarité
-de l'invention, altéraient de plus en plus la
+poète convaincu de la contre-réformation catholique,
+et il n'appartient plus à la renaissance.</p>
+
+<p>La recherche de l'<em>effet</em> a été funeste à la peinture;
+elle a pareillement nui à la statuaire des successeurs
+de Michel-Ange. Tandis que, dans la grande école
+de Venise et le Véronèse, la mise en scène, le décor
+d'architecture, l'ampleur éclatante des costumes,
+la richesse des accessoires, parfois aussi la familiarité
+de l'invention, altéraient de plus en plus la
valeur religieuse des ouvrages de peinture, les
-peintres des écoles de Florence et de Rome gâtaient
-leurs tableaux par le parti-pris d'étonner le regard.
+peintres des écoles de Florence et de Rome gâtaient
+leurs tableaux par le parti-pris d'étonner le regard.
On fit longtemps encore de beaux portraits, mais
le secret des grandes compositions se perdit. Les
-anciens maîtres avaient toujours subordonné les
-personnages à l'ensemble; chez les élèves de Raphaël
+anciens maîtres avaient toujours subordonné les
+personnages à l'ensemble; chez les élèves de Raphaël
et de Michel-Ange, plus tard encore, dans
-l'école de Bologne, la figure individuelle, lors même
-qu'elle n'occupe qu'une place secondaire, se détache
-vivement de l'ensemble, les yeux fixés sur le
+l'école de Bologne, la figure individuelle, lors même
+qu'elle n'occupe qu'une place secondaire, se détache
+vivement de l'ensemble, les yeux fixés sur le
<span class="pagenum"><a id="Page_69"> 69</a></span>
-spectateur, afin d'en retenir plus sûrement la curiosité.
+spectateur, afin d'en retenir plus sûrement la curiosité.
L'effort des mouvements, l'intention dramatique
des gestes que prolonge le jeu trop savant
des draperies, l'abus des moyens pittoresques et
-bientôt du clair-obscur, les fausses grâces et les
-sourires affectés, tous ces défauts d'une peinture
-qui veut avoir trop d'esprit, rappellent singulièrement
-la poésie de cour, le sonnet maniéré et le
-fade madrigal où aboutissait dans le même temps
-l'art de Pétrarque.</p>
-
-<p>Le mal était, d'ailleurs, irréparable, car les parties
-vitales du génie italien étaient atteintes. La
-catastrophe politique du <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup> siècle, l'asservissement
-de la Péninsule, ne rend point à elle seule
-compte du naufrage d'une civilisation et d'une littérature,
-comme le fait, pour la France méridionale,
-la croisade des Albigeois, car les excès et les folies
-du principat, qui décidèrent de l'Italie, n'étaient
-eux-mêmes que l'effet d'une cause invincible qu'il
-importe de considérer.</p>
+bientôt du clair-obscur, les fausses grâces et les
+sourires affectés, tous ces défauts d'une peinture
+qui veut avoir trop d'esprit, rappellent singulièrement
+la poésie de cour, le sonnet maniéré et le
+fade madrigal où aboutissait dans le même temps
+l'art de Pétrarque.</p>
+
+<p>Le mal était, d'ailleurs, irréparable, car les parties
+vitales du génie italien étaient atteintes. La
+catastrophe politique du <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup> siècle, l'asservissement
+de la Péninsule, ne rend point à elle seule
+compte du naufrage d'une civilisation et d'une littérature,
+comme le fait, pour la France méridionale,
+la croisade des Albigeois, car les excès et les folies
+du principat, qui décidèrent de l'Italie, n'étaient
+eux-mêmes que l'effet d'une cause invincible qu'il
+importe de considérer.</p>
<p>Dans un chapitre de ses discours sur Tite-Live,
-Machiavel dit: «Nous autres Italiens avons à
-l'église et aux prêtres cette première obligation
-d'être sans religion et corrompus; nous en avons
+Machiavel dit: «Nous autres Italiens avons à
+l'église et aux prêtres cette première obligation
+d'être sans religion et corrompus; nous en avons
une plus grande encore qui est la cause de notre
-ruine,» à savoir l'état de division, de discorde et
-de faiblesse où l'église, depuis le temps des Lombards
+ruine,» à savoir l'état de division, de discorde et
+de faiblesse où l'église, depuis le temps des Lombards
<span class="pagenum"><a id="Page_70"> 70</a></span>
-et des Francs, a maintenu, par son égoïsme,
+et des Francs, a maintenu, par son égoïsme,
l'Italie. Cette explication d'une chute que Machiavel
-prévoyait comme très prochaine, est très incomplète,
-excessive pour l'église, mais elle contient
-cependant les éléments essentiels du problème. Afin
-de bien élucider celui-ci, commençons par observer
-l'état religieux des Italiens en changeant l'ordre des
-analyses de Burckhardt, qui étudie la moralité
+prévoyait comme très prochaine, est très incomplète,
+excessive pour l'église, mais elle contient
+cependant les éléments essentiels du problème. Afin
+de bien élucider celui-ci, commençons par observer
+l'état religieux des Italiens en changeant l'ordre des
+analyses de Burckhardt, qui étudie la moralité
avant la religion.</p>
<p>Je l'ai dit plus haut: l'Italie avait toujours eu,
-du consentement même de l'église, une grande
-liberté religieuse. Elle s'était attachée à la foi plus
-qu'aux &oelig;uvres, avait tenu peu de compte de l'austérité
-et de la pénitence. Le prodigieux succès de
-saint François résulta de la façon tout italienne
-dont le rêveur d'Assise avait compris l'originalité
+du consentement même de l'église, une grande
+liberté religieuse. Elle s'était attachée à la foi plus
+qu'aux &oelig;uvres, avait tenu peu de compte de l'austérité
+et de la pénitence. Le prodigieux succès de
+saint François résulta de la façon tout italienne
+dont le rêveur d'Assise avait compris l'originalité
du christianisme, une religion faite de tendresse et
-d'enthousiasme plus que d'obéissance et de terreur,
-une religion d'amour, par conséquent livrée à l'imagination
-personnelle du chrétien, très individuelle
-sans doute, mais non point à la manière du
-protestantisme. Car l'église est toujours là, image
-visible de Dieu, corps de doctrine plutôt que hiérarchie
+d'enthousiasme plus que d'obéissance et de terreur,
+une religion d'amour, par conséquent livrée à l'imagination
+personnelle du chrétien, très individuelle
+sans doute, mais non point à la manière du
+protestantisme. Car l'église est toujours là, image
+visible de Dieu, corps de doctrine plutôt que hiérarchie
sacerdotale; l'Italie demeure volontiers
-sous le manteau de l'église, à qui elle demande
-des sacrements et des prières, dont jamais elle ne
-songe à discuter les dogmes, précisément parce que
+sous le manteau de l'église, à qui elle demande
+des sacrements et des prières, dont jamais elle ne
+songe à discuter les dogmes, précisément parce que
<span class="pagenum"><a id="Page_71"> 71</a></span>
-ces dogmes la préoccupent assez peu. Un tel état
-ne pouvait durer qu'à deux conditions: la première,
-que la simplicité religieuse et le mysticisme
-de l'âge franciscain fussent toujours dans les consciences;
-la seconde, que l'église méritât de garder,
-par l'autorité morale, la règle souveraine de la foi.
-A la fin du <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup> siècle encore, la peinture d'un Pérugin
-ne s'éloigne pas beaucoup de l'inspiration
-naïve d'un Frà Angelico, et, cependant, le Pérugin
-était un chrétien médiocre. Ici donc, les &oelig;uvres
-d'art ne peuvent donner aucune indication sérieuse
-sur les âmes. A la même époque, à entendre Savonarole,
+ces dogmes la préoccupent assez peu. Un tel état
+ne pouvait durer qu'à deux conditions: la première,
+que la simplicité religieuse et le mysticisme
+de l'âge franciscain fussent toujours dans les consciences;
+la seconde, que l'église méritât de garder,
+par l'autorité morale, la règle souveraine de la foi.
+A la fin du <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup> siècle encore, la peinture d'un Pérugin
+ne s'éloigne pas beaucoup de l'inspiration
+naïve d'un Frà Angelico, et, cependant, le Pérugin
+était un chrétien médiocre. Ici donc, les &oelig;uvres
+d'art ne peuvent donner aucune indication sérieuse
+sur les âmes. A la même époque, à entendre Savonarole,
il n'y avait plus dix justes dans Florence.
-Cent ans plus tôt, je trouve encore dans les lettres
+Cent ans plus tôt, je trouve encore dans les lettres
du notaire ser Lapo Mazzei le christianisme le plus
-grave et le plus candide, sans direction étroite, la
-pensée constante de Dieu, celle du salut, sans aucune
-angoisse, la charité pour les humbles, l'amour
-de saint François, dont il fait lire les <cite>Fioretti</cite>, le
-soir, à ses «petits garçons». Cet excellent homme,
+grave et le plus candide, sans direction étroite, la
+pensée constante de Dieu, celle du salut, sans aucune
+angoisse, la charité pour les humbles, l'amour
+de saint François, dont il fait lire les <cite>Fioretti</cite>, le
+soir, à ses «petits garçons». Cet excellent homme,
vieux bourgeois florentin, est d'une souche religieuse
-plus ancienne que celle de Pétrarque, qui
-est cependant son aîné de près d'un demi-siècle.
-Mais Pétrarque est un lettré, il est homme d'église,
-il a déjà en lui le demi-scepticisme des premiers
-humanistes, la demi-indifférence d'un chanoine italien
-vivant à la cour d'Avignon. Au <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup> siècle,
+plus ancienne que celle de Pétrarque, qui
+est cependant son aîné de près d'un demi-siècle.
+Mais Pétrarque est un lettré, il est homme d'église,
+il a déjà en lui le demi-scepticisme des premiers
+humanistes, la demi-indifférence d'un chanoine italien
+vivant à la cour d'Avignon. Au <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup> siècle,
<span class="pagenum"><a id="Page_72"> 72</a></span>
-Gelli écrivait: «Ceux qui étudient ne croient plus
-à rien.» Lentement, d'année en année, la culture
-savante fit baisser la foi dans les âmes. Le paganisme
-littéraire des humanistes du <span class="smcap">XV</span><sup>e</sup> siècle, les
-railleries déjà voltairiennes de Pulci, montrent le
-progrès du scepticisme chez les hommes instruits.
-La foi individuelle n'avait pu résister à l'action de
-la raison individuelle. Les lettrés, malgré leurs
-propos impies, ne professent point réellement l'athéisme,
-mais une philosophie vague, très tolérante,
-empreinte de fatalisme, qui se résume en ces paroles
+Gelli écrivait: «Ceux qui étudient ne croient plus
+à rien.» Lentement, d'année en année, la culture
+savante fit baisser la foi dans les âmes. Le paganisme
+littéraire des humanistes du <span class="smcap">XV</span><sup>e</sup> siècle, les
+railleries déjà voltairiennes de Pulci, montrent le
+progrès du scepticisme chez les hommes instruits.
+La foi individuelle n'avait pu résister à l'action de
+la raison individuelle. Les lettrés, malgré leurs
+propos impies, ne professent point réellement l'athéisme,
+mais une philosophie vague, très tolérante,
+empreinte de fatalisme, qui se résume en ces paroles
du professeur de Sixte IV, Galeotto Marzio:
-«Celui qui se conduit bien et qui agit d'après la
-loi naturelle entrera au ciel, à quelque peuple qu'il
-appartienne.»</p>
+«Celui qui se conduit bien et qui agit d'après la
+loi naturelle entrera au ciel, à quelque peuple qu'il
+appartienne.»</p>
-<p>L'incrédulité des humanistes trouvait sa justification
-dans le spectacle que donnait l'église, l'excès
+<p>L'incrédulité des humanistes trouvait sa justification
+dans le spectacle que donnait l'église, l'excès
de ses ambitions temporelles, le trafic de la tiare,
-le scandale de la simonie et du népotisme, la
-cruauté d'un Sixte IV, l'avidité d'un Alexandre VI,
+le scandale de la simonie et du népotisme, la
+cruauté d'un Sixte IV, l'avidité d'un Alexandre VI,
la violence d'un Jules II; quant au peuple, il voyait
-ou devinait le reste et les conteurs ne lui ménageaient
-guère sur la vie des clercs et des moines
-les plus piquantes révélations. Il comprenait que le
+ou devinait le reste et les conteurs ne lui ménageaient
+guère sur la vie des clercs et des moines
+les plus piquantes révélations. Il comprenait que le
charlatanisme occupait le sanctuaire, qu'on lui
montrait, comme un divertissement de foire, de
faux miracles et de faux exorcismes. Nous pouvons,
<span class="pagenum"><a id="Page_73"> 73</a></span>
sur ce point, en croire les nouvelles de Boccace
et de Massuccio, quand nous avons lu le pieux
-Salimbene. D'ailleurs, les écrivains qui se jouaient
-le plus librement des choses saintes, n'étaient-ils
-point eux-mêmes gens d'église: Boccace, le Pogge,
+Salimbene. D'ailleurs, les écrivains qui se jouaient
+le plus librement des choses saintes, n'étaient-ils
+point eux-mêmes gens d'église: Boccace, le Pogge,
Berni, Teofilo Folengo, Bandello? Tandis qu'on
-voyait, au sommet de la hiérarchie, le pape Alexandre
-livrer à sa fille la régence du saint-siège, Savonarole
-criait à toute l'Italie la vie honteuse du
-clergé séculier. Les moines étalaient librement leur
-grossièreté. Aux funérailles du cardinal d'Estouteville,
+voyait, au sommet de la hiérarchie, le pape Alexandre
+livrer à sa fille la régence du saint-siège, Savonarole
+criait à toute l'Italie la vie honteuse du
+clergé séculier. Les moines étalaient librement leur
+grossièreté. Aux funérailles du cardinal d'Estouteville,
sous Sixte IV, mineurs et augustins se battirent,
-à Sant-Agostino, à coups de torches autour
-du cadavre, qu'il s'agissait de dépouiller de son
-anneau et de sa chasuble. Si l'Italie, gagnée par la
-libre pensée dont l'église n'était point responsable,
-s'était éloignée de l'évangile, l'église n'avait plus
+à Sant-Agostino, à coups de torches autour
+du cadavre, qu'il s'agissait de dépouiller de son
+anneau et de sa chasuble. Si l'Italie, gagnée par la
+libre pensée dont l'église n'était point responsable,
+s'était éloignée de l'évangile, l'église n'avait plus
aucun droit pour l'y rappeler. Savonarole put provoquer
-à Florence une explosion de fanatisme; on
-voyait encore çà et là des bandes de flagellants; des
-ermites visionnaires prophétisaient de tous côtés;
-de Léon X à Paul III, se formait à Rome une chapelle
-de chrétiens lettrés tels que Bembo, Sadolet,
-Vittoria Colonna, Contarini, qui essayèrent de revenir
-au christianisme très pur du <span class="smcap">XIII</span><sup>e</sup> siècle: ces
-réveils accidentels de la foi montrent mieux encore
-le vide religieux de la Péninsule. Les âmes, désenchantées
+à Florence une explosion de fanatisme; on
+voyait encore çà et là des bandes de flagellants; des
+ermites visionnaires prophétisaient de tous côtés;
+de Léon X à Paul III, se formait à Rome une chapelle
+de chrétiens lettrés tels que Bembo, Sadolet,
+Vittoria Colonna, Contarini, qui essayèrent de revenir
+au christianisme très pur du <span class="smcap">XIII</span><sup>e</sup> siècle: ces
+réveils accidentels de la foi montrent mieux encore
+le vide religieux de la Péninsule. Les âmes, désenchantées
<span class="pagenum"><a id="Page_74"> 74</a></span>
des vieilles croyances, et qui ne sont point
-mûres pour la négation absolue du surnaturel, se
+mûres pour la négation absolue du surnaturel, se
tournent vers la superstition, vers l'astrologie et la
-sorcellerie. Jadis Pétrarque, Jean et Matthieu Villani,
-Sacchetti, avaient nié l'influence des astres
-sur la vie humaine et s'étaient moqués des astrologues;
-à la fin du <span class="smcap">XV</span><sup>e</sup> siècle et malgré les efforts de
+sorcellerie. Jadis Pétrarque, Jean et Matthieu Villani,
+Sacchetti, avaient nié l'influence des astres
+sur la vie humaine et s'étaient moqués des astrologues;
+à la fin du <span class="smcap">XV</span><sup>e</sup> siècle et malgré les efforts de
Pic de la Mirandole, tout le monde, philosophes,
-humanistes, hommes d'État, les papes eux-mêmes,
-croient aux conjonctions d'étoiles et aux prophéties
-qui s'en tirent. Jules II, Léon X, Paul III, font
-lire dans les profondeurs du ciel les destinées de
-l'église. Toutes les superstitions classiques, toutes
-les terreurs du moyen âge reparaissent. On croit
-aux présages puérils, aux revenants, aux courses
-nocturnes de fantômes sans têtes, au chasseur noir,
-à la descente des esprits malins sur la terre, à l'évocation
-des démons. Des dominicains allemands
+humanistes, hommes d'État, les papes eux-mêmes,
+croient aux conjonctions d'étoiles et aux prophéties
+qui s'en tirent. Jules II, Léon X, Paul III, font
+lire dans les profondeurs du ciel les destinées de
+l'église. Toutes les superstitions classiques, toutes
+les terreurs du moyen âge reparaissent. On croit
+aux présages puérils, aux revenants, aux courses
+nocturnes de fantômes sans têtes, au chasseur noir,
+à la descente des esprits malins sur la terre, à l'évocation
+des démons. Des dominicains allemands
apportent, en Italie, les pratiques des sorciers; un
-prêtre sicilien fait voir à Cellini des milliers de
-diables dans le Colisée; Marcello Palingenio s'entretient
+prêtre sicilien fait voir à Cellini des milliers de
+diables dans le Colisée; Marcello Palingenio s'entretient
la nuit, dans la campagne de Rome, avec
des esprits, <em>divi</em>, qui viennent de la lune et lui donnent
-des nouvelles de Clément VII.</p>
+des nouvelles de Clément VII.</p>
-<p>Nous pouvons apprécier maintenant l'état moral
+<p>Nous pouvons apprécier maintenant l'état moral
de l'Italie. Les consciences ne reconnaissaient plus
-de règle supérieure; toute haute discipline était
+de règle supérieure; toute haute discipline était
<span class="pagenum"><a id="Page_75"> 75</a></span>
-abolie, les notions chrétiennes de charité, de pudeur,
-de justice divine, étaient détruites; l'église
-trahissait la cause de Dieu et avait perdu toute autorité
+abolie, les notions chrétiennes de charité, de pudeur,
+de justice divine, étaient détruites; l'église
+trahissait la cause de Dieu et avait perdu toute autorité
apostolique; la superstition inclinait les
-esprits vers le fatalisme païen. D'autre part, du
-spectacle de la vie publique, où primait seul le
-droit de la force ou de la fourberie, les âmes recevaient
-une perpétuelle leçon d'égoïsme et de
-licence. Il était bien permis à chacun d'être, dans
-le cercle où la fortune l'avait placé, à la fois renard
-et lion, puisque ceux-là seuls étaient heureux et
-enviés qui atteignaient, par tous les moyens, à la
+esprits vers le fatalisme païen. D'autre part, du
+spectacle de la vie publique, où primait seul le
+droit de la force ou de la fourberie, les âmes recevaient
+une perpétuelle leçon d'égoïsme et de
+licence. Il était bien permis à chacun d'être, dans
+le cercle où la fortune l'avait placé, à la fois renard
+et lion, puisque ceux-là seuls étaient heureux et
+enviés qui atteignaient, par tous les moyens, à la
plus grande mesure possible de puissance, de richesse
et de plaisirs. L'individu qui se rit de la loi
-humaine et se réserve de faire sa paix, à la dernière
+humaine et se réserve de faire sa paix, à la dernière
heure, avec la loi divine, est donc libre absolument
-pour la poursuite de son intérêt et de sa
-passion. Il l'est d'autant plus qu'il se sent encouragé
-par deux préjugés profondément italiens. L'un
-d'eux a été exprimé par le pape Paul III disant de
-Benvenuto: «Les hommes uniques dans leur art,
-comme Cellini, ne doivent pas être soumis à la
-loi.» Et l'<i lang="it" xml:lang="it">uomo unico</i> peut invoquer encore en
-faveur de ce rare privilège l'idée que son temps se
-fait de l'honneur. Guichardin écrit dans ses <cite>Aphorismes</cite>:
-«Celui qui fait grand cas de l'honneur
-réussit en tout, parce qu'il ne craint ni la peine, ni
+pour la poursuite de son intérêt et de sa
+passion. Il l'est d'autant plus qu'il se sent encouragé
+par deux préjugés profondément italiens. L'un
+d'eux a été exprimé par le pape Paul III disant de
+Benvenuto: «Les hommes uniques dans leur art,
+comme Cellini, ne doivent pas être soumis à la
+loi.» Et l'<i lang="it" xml:lang="it">uomo unico</i> peut invoquer encore en
+faveur de ce rare privilège l'idée que son temps se
+fait de l'honneur. Guichardin écrit dans ses <cite>Aphorismes</cite>:
+«Celui qui fait grand cas de l'honneur
+réussit en tout, parce qu'il ne craint ni la peine, ni
<span class="pagenum"><a id="Page_76"> 76</a></span>
-le danger, ni la dépense; les actions des hommes qui
+le danger, ni la dépense; les actions des hommes qui
n'ont point pour principe ce puissant mobile sont
-stériles.» Mais on sait ce que l'Italie entendait alors
+stériles.» Mais on sait ce que l'Italie entendait alors
par <i lang="it" xml:lang="it">onore</i>. Ce n'est pas plus l'honneur vrai que la
-<i lang="it" xml:lang="it">virtù</i> n'est la vertu. L'<i>onore</i> est le prestige que
+<i lang="it" xml:lang="it">virtù</i> n'est la vertu. L'<i>onore</i> est le prestige que
donne l'accomplissement d'une action difficile obtenue
-d'une façon éclatante. Le respect du droit d'autrui,
-les scrupules de la délicatesse morale n'ont
-rien à y voir. Il n'est pas nécessaire de marcher à
+d'une façon éclatante. Le respect du droit d'autrui,
+les scrupules de la délicatesse morale n'ont
+rien à y voir. Il n'est pas nécessaire de marcher à
l'ennemi au grand jour et de le combattre loyalement.
-César Borgia juge plus sage de l'étrangler à
+César Borgia juge plus sage de l'étrangler à
la suite d'un repas cordial. Il est imprudent d'agir
-sur-le-champ, surtout si l'on a un outrage à venger.
-«Ce qui ne se fait point à midi, disait César,
-peut s'ajourner au soir.» La <i lang="it" xml:lang="it">bella vendetta</i> demande,
-en effet, de la patience, une réelle sérénité
+sur-le-champ, surtout si l'on a un outrage à venger.
+«Ce qui ne se fait point à midi, disait César,
+peut s'ajourner au soir.» La <i lang="it" xml:lang="it">bella vendetta</i> demande,
+en effet, de la patience, une réelle sérénité
d'esprit. Le poison subtil et lent, le <i lang="la" xml:lang="la">venenum atterminatum</i>
qui se dissimule entre les pages d'un
missel, dans les plis d'un mouchoir, est, pour une
affaire d'<i lang="it" xml:lang="it">onore</i>, une arme exquise. Enfin, le bravo,
le spadassin qui vend son coup de poignard pour
-quelques ducats, est aussi un artisan précieux de
+quelques ducats, est aussi un artisan précieux de
l'honneur d'autrui. D'ailleurs, nulle hypocrisie;
c'est avec une franchise admirable, une bonne foi
-parfaite que l'Italien, tranquille du côté de l'opinion
-et du remords, assouvit sa passion. Je n'ai rien à
+parfaite que l'Italien, tranquille du côté de l'opinion
+et du remords, assouvit sa passion. Je n'ai rien à
dire ici de la corruption des m&oelig;urs. Je crois d'une
<span class="pagenum"><a id="Page_77"> 77</a></span>
-bonne critique de se fier, sur ce chapitre, aux comédies
+bonne critique de se fier, sur ce chapitre, aux comédies
de Machiavel et de Bibbiena, aux nouvelles
de Bandello; on peut, si l'on recherche une preuve
historique d'apparence plus solide, s'en tenir aux
-chroniqueurs réunis par Muratori, au <cite>Journal</cite> de
+chroniqueurs réunis par Muratori, au <cite>Journal</cite> de
Burchard, le chapelain d'Alexandre VI, ou, plus
-simplement encore, aux lettres familières de Machiavel.</p>
+simplement encore, aux lettres familières de Machiavel.</p>
-<p>Comme l'indifférence ironique éloignait l'Italie
-des croyances qui avaient jadis formé la communauté
-chrétienne, l'égoïsme transcendant la détachait
+<p>Comme l'indifférence ironique éloignait l'Italie
+des croyances qui avaient jadis formé la communauté
+chrétienne, l'égoïsme transcendant la détachait
des notions morales qui sont le lien de la
-communauté humaine. La Péninsule était peuplée
-de virtuoses; elle n'était plus une société au sens
-étroit du mot. Les âmes, possédées par l'intérêt
-personnel, perdaient peu à peu tout enthousiasme,
+communauté humaine. La Péninsule était peuplée
+de virtuoses; elle n'était plus une société au sens
+étroit du mot. Les âmes, possédées par l'intérêt
+personnel, perdaient peu à peu tout enthousiasme,
toute douceur et tout amour. Un jour, le plus
grand des Florentins jeta un cri d'alarme: il comprit
-que l'Italie était sur le point de payer de sa
-liberté les complaisances de sa morale. Il essaya,
-mais trop tard, de donner à Florence une armée
-nationale. L'idée même de communauté nationale
-était sortie des esprits. Machiavel est le dernier qui
+que l'Italie était sur le point de payer de sa
+liberté les complaisances de sa morale. Il essaya,
+mais trop tard, de donner à Florence une armée
+nationale. L'idée même de communauté nationale
+était sortie des esprits. Machiavel est le dernier qui
conserve la notion de patrie italienne, si claire
-autrefois chez Dante et Pétrarque. Le temps n'était
+autrefois chez Dante et Pétrarque. Le temps n'était
plus aux ligues des villes contre l'ennemi commun.
-La ligue qui avait attendu les Français à Fornoue
+La ligue qui avait attendu les Français à Fornoue
<span class="pagenum"><a id="Page_78"> 78</a></span>
-fut une tentative princière inutile et rien de plus.
+fut une tentative princière inutile et rien de plus.
Les princes, et le pape plus souvent que les autres,
-dans leur fureur d'écraser leurs voisins, allaient
-désormais appeler sans cesse les barbares. On vit
-alors les conséquences dernières de la tyrannie. La
-société politique du moyen âge s'était soutenue par
-des institutions qui suppléaient à la valeur et au
-génie de l'individu: la tyrannie avait fait table
-rase de toutes les institutions et mis à la place le
-prince. Celui-ci tombé, qu'une révolution ou une
-invasion l'ait chassé, il ne reste plus rien dans
-l'état, rien qu'un trône vide où le roi étranger peut
+dans leur fureur d'écraser leurs voisins, allaient
+désormais appeler sans cesse les barbares. On vit
+alors les conséquences dernières de la tyrannie. La
+société politique du moyen âge s'était soutenue par
+des institutions qui suppléaient à la valeur et au
+génie de l'individu: la tyrannie avait fait table
+rase de toutes les institutions et mis à la place le
+prince. Celui-ci tombé, qu'une révolution ou une
+invasion l'ait chassé, il ne reste plus rien dans
+l'état, rien qu'un trône vide où le roi étranger peut
s'asseoir. L'asservissement d'une province voisine
-devient chose indifférente. L'étranger franchit-il la
-frontière, entre-t-il en Toscane, le Florentin ne
-s'émeut point encore. Mais que Charles VIII, une
-fois l'hôte de Florence, fasse mine d'imposer à la
-seigneurie un traité inquiétant, Florence criera par
-la bouche de Capponi: «Sonnez vos trompettes,
-nous sonnerons nos cloches.» C'était trop peu, en
-vérité! Si, quand les premières compagnies du roi
-très chrétien parurent sur les Alpes, toutes les
-cloches d'Italie s'étaient mises en branle, les cloches
-de Palerme, qui sonnèrent les vêpres tragiques de
+devient chose indifférente. L'étranger franchit-il la
+frontière, entre-t-il en Toscane, le Florentin ne
+s'émeut point encore. Mais que Charles VIII, une
+fois l'hôte de Florence, fasse mine d'imposer à la
+seigneurie un traité inquiétant, Florence criera par
+la bouche de Capponi: «Sonnez vos trompettes,
+nous sonnerons nos cloches.» C'était trop peu, en
+vérité! Si, quand les premières compagnies du roi
+très chrétien parurent sur les Alpes, toutes les
+cloches d'Italie s'étaient mises en branle, les cloches
+de Palerme, qui sonnèrent les vêpres tragiques de
1282, la cloche du Capitole, qui donna si souvent
-le signal de l'émeute communale contre le pape et
-les empereurs, les cloches de Milan, qui fêtèrent la
+le signal de l'émeute communale contre le pape et
+les empereurs, les cloches de Milan, qui fêtèrent la
<span class="pagenum"><a id="Page_79"> 79</a></span>
victoire nationale de Legnano, toutes, jusqu'au
bourdon de Saint-Marc, qui avait tant de fois
-grondé sur les lagunes contre les Turcs, si elles
-avaient éclaté en un tocsin unanime, la première
-invasion s'arrêtait en Lombardie, celle qui, à travers
-Florence, Rome et Naples, fraya le chemin à
+grondé sur les lagunes contre les Turcs, si elles
+avaient éclaté en un tocsin unanime, la première
+invasion s'arrêtait en Lombardie, celle qui, à travers
+Florence, Rome et Naples, fraya le chemin à
toutes les autres. L'histoire accomplit donc son
-&oelig;uvre, avec la logique inflexible qui déplace la
-fortune des peuples et suspend ou détourne le cours
+&oelig;uvre, avec la logique inflexible qui déplace la
+fortune des peuples et suspend ou détourne le cours
des civilisations. L'Italie, vassale de l'Espagne et
-de l'empire, allait s'assoupir sous la main de l'église
+de l'empire, allait s'assoupir sous la main de l'église
et la garde de l'inquisition, tandis que la renaissance
entrait en France.
<span class="pagenum"><a id="Page_80"> 80</a></span></p>
@@ -2654,586 +2615,586 @@ entrait en France.
-<h2><span class="large">L'HONNÊTETÉ DIPLOMATIQUE</span><br />
+<h2><span class="large">L'HONNÊTETÉ DIPLOMATIQUE</span><br />
<span class="small">DE</span><br />
MACHIAVEL</h2>
-<p>Machiavel était-il un honnête homme? Telle est
+<p>Machiavel était-il un honnête homme? Telle est
la question qui sollicite sans cesse l'esprit du critique
-occupé à l'analyse de l'écrivain et de l'homme
-d'État le plus équivoque et le plus séduisant de la
-Renaissance italienne. Il semble en vérité qu'on ne
-puisse écrire froidement, sans colère ou sans admiration,
-de ce philosophe politique qui a tracé, avec
-une sérénité parfaite, dans ses <cite>Discours</cite> sur Tite-Live,
-la théorie du coup d'État, de la conspiration
-et de l'émeute, et dans le <cite>Prince</cite>, la théorie d'un
-despotisme dont rougirait peut-être tel sultan asiatique
-du <span class="smcap">XIX</span><sup>e</sup> siècle. Longtemps, on le sait, dans
+occupé à l'analyse de l'écrivain et de l'homme
+d'État le plus équivoque et le plus séduisant de la
+Renaissance italienne. Il semble en vérité qu'on ne
+puisse écrire froidement, sans colère ou sans admiration,
+de ce philosophe politique qui a tracé, avec
+une sérénité parfaite, dans ses <cite>Discours</cite> sur Tite-Live,
+la théorie du coup d'État, de la conspiration
+et de l'émeute, et dans le <cite>Prince</cite>, la théorie d'un
+despotisme dont rougirait peut-être tel sultan asiatique
+du <span class="smcap">XIX</span><sup>e</sup> siècle. Longtemps, on le sait, dans
l'Italie autrichienne et bourbonnienne, comme dans
<span class="pagenum"><a id="Page_82"> 82</a></span>
-l'Allemagne de Frédéric II, comme aussi en France,
-le machiavélisme a pesé lourdement sur la mémoire
-de Machiavel: on n'était pas loin de penser qu'il
-avait inventé la traîtrise en matière de gouvernement,
-absolument comme Aristote avait inventé
-les <em>quatre causes</em> en métaphysique. On est revenu
-maintenant de cet état premier de la critique. La
-balance a commencé de pencher de son côté le
-jour où l'on comprit qu'il avait été l'un des plus
-grands citoyens de l'Italie, qu'il avait écrit, qu'il
-avait lutté et même pâti pour la paix, l'unité morale
-et la liberté de la Péninsule. La première voix
-autorisée qui s'éleva en France en faveur du secrétaire
-d'État florentin fut celle de M. Franck,
-dans son livre sur les <cite>Réformateurs et Publicistes
+l'Allemagne de Frédéric II, comme aussi en France,
+le machiavélisme a pesé lourdement sur la mémoire
+de Machiavel: on n'était pas loin de penser qu'il
+avait inventé la traîtrise en matière de gouvernement,
+absolument comme Aristote avait inventé
+les <em>quatre causes</em> en métaphysique. On est revenu
+maintenant de cet état premier de la critique. La
+balance a commencé de pencher de son côté le
+jour où l'on comprit qu'il avait été l'un des plus
+grands citoyens de l'Italie, qu'il avait écrit, qu'il
+avait lutté et même pâti pour la paix, l'unité morale
+et la liberté de la Péninsule. La première voix
+autorisée qui s'éleva en France en faveur du secrétaire
+d'État florentin fut celle de M. Franck,
+dans son livre sur les <cite>Réformateurs et Publicistes
de l'Europe</cite> (1864). Notre compatriote signalait un
acte honorable de la vie de Machiavel, son discours
-sur la <cite>Réforme de l'État de Florence</cite>, composé
-à la demande de Léon X, et qui concluait
-pour la forme républicaine contre le principat médicéen.
-«L'occasion était belle, dit M. Franck,
+sur la <cite>Réforme de l'État de Florence</cite>, composé
+à la demande de Léon X, et qui concluait
+pour la forme républicaine contre le principat médicéen.
+«L'occasion était belle, dit M. Franck,
pour relever sa fortune, en flattant l'ambition du
-Souverain-Pontife.» En Angleterre, lord Macaulay,
-dans son <cite>Essai</cite> sur Machiavel, démontra que
-les maximes de cet écrivain avaient seulement
-exprimé, avec une précision et une franchise incomparables,
-les règles mêmes du gouvernement,
+Souverain-Pontife.» En Angleterre, lord Macaulay,
+dans son <cite>Essai</cite> sur Machiavel, démontra que
+les maximes de cet écrivain avaient seulement
+exprimé, avec une précision et une franchise incomparables,
+les règles mêmes du gouvernement,
<span class="pagenum"><a id="Page_83"> 83</a></span>
-telles que les avaient entendues les hommes d'État
-de la Renaissance. Ces règles, il les flétrit hautement,
-parce qu'en elles-mêmes elles sont détestables:
+telles que les avaient entendues les hommes d'État
+de la Renaissance. Ces règles, il les flétrit hautement,
+parce qu'en elles-mêmes elles sont détestables:
mais l'illustre whig voit bien que de telles
doctrines laissent encore intactes des parties importantes
-du caractère de Machiavel. Sans doute,
-celui-ci a présenté à son pays toutes sortes de
+du caractère de Machiavel. Sans doute,
+celui-ci a présenté à son pays toutes sortes de
poisons dont il vantait l'excellence: mais l'Italie
-des derniers Médicis, l'Italie qui bientôt verra
-le sac de Rome, était fort malade, et ce médecin,
+des derniers Médicis, l'Italie qui bientôt verra
+le sac de Rome, était fort malade, et ce médecin,
qui l'aima d'un si grand amour, put bien
-lui proposer des remèdes inouïs, héroïques, très
-propres à la sauver ou à la tuer d'une façon foudroyante.
-Macaulay notait particulièrement l'effort
+lui proposer des remèdes inouïs, héroïques, très
+propres à la sauver ou à la tuer d'une façon foudroyante.
+Macaulay notait particulièrement l'effort
de cet ambassadeur, homme de cabinet, de
-conversation diplomatique, pour donner une armée
-nationale à Florence. Il fallait en finir avec les
-mercenaires qui se battaient mal, étaient des étrangers,
-et coûtaient fort cher: l'historien se fit général,
-ingénieur, intendant: il étudia la stratégie,
-médita sur l'artillerie, sur la gymnastique, sur
+conversation diplomatique, pour donner une armée
+nationale à Florence. Il fallait en finir avec les
+mercenaires qui se battaient mal, étaient des étrangers,
+et coûtaient fort cher: l'historien se fit général,
+ingénieur, intendant: il étudia la stratégie,
+médita sur l'artillerie, sur la gymnastique, sur
l'art de fortifier ou d'attaquer une place. Il mourut
au milieu des ruines non de son &oelig;uvre, mais de
-ses espérances: mais il avait eu le pressentiment
-de l'avenir, et l'écrivain anglais annonçait éloquemment,
-dès l'année 1827, que le nom de Machiavel
-se relèverait avec éclat le jour où l'Italie
+ses espérances: mais il avait eu le pressentiment
+de l'avenir, et l'écrivain anglais annonçait éloquemment,
+dès l'année 1827, que le nom de Machiavel
+se relèverait avec éclat le jour où l'Italie
<span class="pagenum"><a id="Page_84"> 84</a></span>
-connaîtrait la liberté si longtemps attendue, «quand
-un second Procida aura vengé Naples, quand un
-Rienzi plus heureux aura rétabli le <em>Bon État</em> de
+connaîtrait la liberté si longtemps attendue, «quand
+un second Procida aura vengé Naples, quand un
+Rienzi plus heureux aura rétabli le <em>Bon État</em> de
Rome, quand les rues de Florence et de Bologne
-auront résonné de nouveau de leur vieux cri de
-guerre: <i lang="it" xml:lang="it">Popolo, Popolo, muoiano i tiranni!</i>»&mdash;La
-critique allemande, à son tour, a pénétré les
-problèmes moraux qui se rattachent au nom de
+auront résonné de nouveau de leur vieux cri de
+guerre: <i lang="it" xml:lang="it">Popolo, Popolo, muoiano i tiranni!</i>»&mdash;La
+critique allemande, à son tour, a pénétré les
+problèmes moraux qui se rattachent au nom de
Machiavel. Gervinus, dans son <cite>Histoire de l'Historiographie
florentine</cite> (<cite>Historische Schriften</cite>,
-Wien, 1871), a cherché, avec sagacité, dans les
-écrits du secrétaire d'État, la clef de son caractère.
-Le moment délicat de la vie de Machiavel est évidemment
-celui de sa disgrâce. Gervinus relève ses
-lettres suppliantes à Vettori. Le malheureux s'efforce
-de faire entendre aux Médicis son cri de détresse:
-pour ses enfants et pour lui-même, il tend
-la main, comme un mendiant. «Et cependant, écrit
+Wien, 1871), a cherché, avec sagacité, dans les
+écrits du secrétaire d'État, la clef de son caractère.
+Le moment délicat de la vie de Machiavel est évidemment
+celui de sa disgrâce. Gervinus relève ses
+lettres suppliantes à Vettori. Le malheureux s'efforce
+de faire entendre aux Médicis son cri de détresse:
+pour ses enfants et pour lui-même, il tend
+la main, comme un mendiant. «Et cependant, écrit
l'historien allemand, dans cette effroyable situation
-il était encore d'une si rigoureuse moralité, qu'invité
-à plusieurs reprises par Vettori de venir le rejoindre
-à Rome et de vivre sous son toit, il refusa
-toujours (p. 120).» Le mémoire à Léon X est pareillement
-signalé par Gervinus, comme il l'a été
-par M. Franck. «Je voudrais que tous ceux qui
+il était encore d'une si rigoureuse moralité, qu'invité
+à plusieurs reprises par Vettori de venir le rejoindre
+à Rome et de vivre sous son toit, il refusa
+toujours (p. 120).» Le mémoire à Léon X est pareillement
+signalé par Gervinus, comme il l'a été
+par M. Franck. «Je voudrais que tous ceux qui
tiennent Machiavel pour un flatteur rampant pussent
-étudier à fond ce Discours (p. 144).» Cependant
+étudier à fond ce Discours (p. 144).» Cependant
<span class="pagenum"><a id="Page_85"> 85</a></span>
-ce Discours même ne forcerait pas encore la
-conviction d'un esprit prévenu. Il prouve surtout
-que Machiavel était demeuré républicain après la
-chute de la République. Mais il avait été au pouvoir
-dans l'interrègne des Médicis, et, sous le faible Soderini,
-avait gouverné l'un des États les plus florissants
-de l'Europe. Il regrettait, dira-t-on, le régime
-qui lui avait donné l'honneur de sa vie. Et puis, il
-est plus facile de se convertir à la liberté que de
+ce Discours même ne forcerait pas encore la
+conviction d'un esprit prévenu. Il prouve surtout
+que Machiavel était demeuré républicain après la
+chute de la République. Mais il avait été au pouvoir
+dans l'interrègne des Médicis, et, sous le faible Soderini,
+avait gouverné l'un des États les plus florissants
+de l'Europe. Il regrettait, dira-t-on, le régime
+qui lui avait donné l'honneur de sa vie. Et puis, il
+est plus facile de se convertir à la liberté que de
trahir celle-ci pour passer au parti de l'absolutisme.
-Nous ne parlons pas sans doute des âmes
-médiocres qu'aucune apostasie n'embarrasse. Les
-Médicis étant exécrés par la bourgeoisie, Machiavel
+Nous ne parlons pas sans doute des âmes
+médiocres qu'aucune apostasie n'embarrasse. Les
+Médicis étant exécrés par la bourgeoisie, Machiavel
dut croire d'ailleurs que la restauration ne pouvait
-durer, à moins que le tempérament de la société
-florentine ne fût d'abord altéré par de grandes catastrophes.
-Ainsi tout concourait à le rendre fidèle
-à la constitution démocratique, les traditions de sa
-carrière politique, ses regrets de ministre tombé,
-tout son passé, et l'avenir que, du fond de sa misère,
-il attendait encore pour lui-même et pour sa
+durer, à moins que le tempérament de la société
+florentine ne fût d'abord altéré par de grandes catastrophes.
+Ainsi tout concourait à le rendre fidèle
+à la constitution démocratique, les traditions de sa
+carrière politique, ses regrets de ministre tombé,
+tout son passé, et l'avenir que, du fond de sa misère,
+il attendait encore pour lui-même et pour sa
patrie.</p>
<p>Nous voudrions faire valoir un document plus
-décisif, la correspondance échangée en 1513 et 1514
+décisif, la correspondance échangée en 1513 et 1514
entre Machiavel et Vettori. Les critiques les plus
-favorables, M. Villari lui-même, dans son grand
+favorables, M. Villari lui-même, dans son grand
ouvrage sur <cite>Nicolas Machiavel et son temps</cite>
<span class="pagenum"><a id="Page_86"> 86</a></span>
(Florence, Lemonnier, 1877-1882), ne se sont point
-arrêtés à la partie politique de ces lettres. Elles
-nous semblent cependant essentielles pour déterminer
-la physionomie morale d'un personnage à
-l'égard duquel la postérité s'est montrée certainement
-trop sévère.</p>
+arrêtés à la partie politique de ces lettres. Elles
+nous semblent cependant essentielles pour déterminer
+la physionomie morale d'un personnage à
+l'égard duquel la postérité s'est montrée certainement
+trop sévère.</p>
<p>Il convient d'abord de rappeler l'une des plus
-funestes négociations de Machiavel, la plus grande
+funestes négociations de Machiavel, la plus grande
et la pire action de toute sa vie, la part qu'il prit
aux origines lointaines de la <em>Ligue de Cambrai</em>.
-Quel qu'ait été son crédit dans les conseils de
-Jules II, comme il y représentait Florence, l'ennemie
-acharnée de Venise, il est évidemment responsable,
+Quel qu'ait été son crédit dans les conseils de
+Jules II, comme il y représentait Florence, l'ennemie
+acharnée de Venise, il est évidemment responsable,
dans une assez large mesure, de la politique
-qui fut si désastreuse pour l'Italie et pour
-l'Église. Venise, tournée vers le dehors, vers l'Orient,
+qui fut si désastreuse pour l'Italie et pour
+l'Église. Venise, tournée vers le dehors, vers l'Orient,
plus libre que Milan, Rome, Florence et
-Naples, avait eu jusque-là une destinée particulière
-comme son génie. Gênes et Pise n'aimaient point
-en elle une rivale puissante dans la Méditerranée.
-Rome se défiait d'une cité d'esprit fort indépendant,
-très capable de s'entendre amicalement avec
+Naples, avait eu jusque-là une destinée particulière
+comme son génie. Gênes et Pise n'aimaient point
+en elle une rivale puissante dans la Méditerranée.
+Rome se défiait d'une cité d'esprit fort indépendant,
+très capable de s'entendre amicalement avec
l'islamisme, et qui jamais, ni dans sa vie intime, ni
dans ses beaux-arts, ne se laissa charmer par le
-mysticisme. Florence enfin détestait en elle un
-État dédaigneux de la démocratie, une puissance
-marchande, industrielle et financière qui gênait ses
+mysticisme. Florence enfin détestait en elle un
+État dédaigneux de la démocratie, une puissance
+marchande, industrielle et financière qui gênait ses
<span class="pagenum"><a id="Page_87"> 87</a></span>
comptoirs et ses banques. On ne tenait pas compte
-du don éminent de Venise, qui pouvait être employé
+du don éminent de Venise, qui pouvait être employé
pour le bien de toute l'Italie, le grand art de
-la diplomatie, la science consommée de la politique
-extérieure. Or, c'était là le côté faible de Milan, de
+la diplomatie, la science consommée de la politique
+extérieure. Or, c'était là le côté faible de Milan, de
Florence et de Rome. Le gouvernement d'un Sforza,
-d'un Alexandre VI, d'un Léon X, d'un Savonarole,
-d'un Soderini ou d'un Médicis y était à la fois trop
-personnel et trop incertain, dépourvu de suite,
-dominé par les caprices du chef de l'État, par les
-intérêts de l'heure présente, par la fatalité du népotisme,
-les rivalités et les ambitions de familles.
-C'est à Rome surtout qu'éclata cette infirmité de la
-politique italienne. Au temps même de Machiavel,
-quatre papes, qui n'étaient point des hommes médiocres,
-par une diplomatie indécise et brouillonne,
-à force de nouer et de rompre des alliances contradictoires
-qui ramenaient sans cesse l'étranger au-delà
-des Alpes, poussèrent le Saint-Siège à la catastrophe
-très logique de 1527. Seule, dans ce grave
-désordre des affaires italiennes, Venise s'appuyait
-sur des traditions de gouvernement intérieur et de
-diplomatie assez fermes pour sauvegarder les intérêts
-non des chefs de l'État, mais de l'État lui-même.
-Elle connaissait à merveille les ressorts de
-la politique européenne. Les <cite>Rittratti</cite> de Machiavel
-sur les institutions et le caractère de la France et
+d'un Alexandre VI, d'un Léon X, d'un Savonarole,
+d'un Soderini ou d'un Médicis y était à la fois trop
+personnel et trop incertain, dépourvu de suite,
+dominé par les caprices du chef de l'État, par les
+intérêts de l'heure présente, par la fatalité du népotisme,
+les rivalités et les ambitions de familles.
+C'est à Rome surtout qu'éclata cette infirmité de la
+politique italienne. Au temps même de Machiavel,
+quatre papes, qui n'étaient point des hommes médiocres,
+par une diplomatie indécise et brouillonne,
+à force de nouer et de rompre des alliances contradictoires
+qui ramenaient sans cesse l'étranger au-delà
+des Alpes, poussèrent le Saint-Siège à la catastrophe
+très logique de 1527. Seule, dans ce grave
+désordre des affaires italiennes, Venise s'appuyait
+sur des traditions de gouvernement intérieur et de
+diplomatie assez fermes pour sauvegarder les intérêts
+non des chefs de l'État, mais de l'État lui-même.
+Elle connaissait à merveille les ressorts de
+la politique européenne. Les <cite>Rittratti</cite> de Machiavel
+sur les institutions et le caractère de la France et
<span class="pagenum"><a id="Page_88"> 88</a></span>
-de l'Allemagne sont curieux à lire: mais ils témoignent
+de l'Allemagne sont curieux à lire: mais ils témoignent
en quelque sorte de notions nouvelles, et
-comme de la découverte d'un nouveau monde par
+comme de la découverte d'un nouveau monde par
Florence et son ambassadeur. Il y avait longtemps
-que la patrie de Marco Polo avait abordé des nations
-encore plus lointaines, et en avait pénétré le
-génie. Elle pouvait donc rendre les plus grands
-services à l'Italie chaque fois que la paix de
-celle-ci était de nouveau troublée par les prétentions
-ou les entreprises de l'étranger. Il suffit de
-relire Commines pour apprécier l'action décisive de
+que la patrie de Marco Polo avait abordé des nations
+encore plus lointaines, et en avait pénétré le
+génie. Elle pouvait donc rendre les plus grands
+services à l'Italie chaque fois que la paix de
+celle-ci était de nouveau troublée par les prétentions
+ou les entreprises de l'étranger. Il suffit de
+relire Commines pour apprécier l'action décisive de
Venise avant Fornoue. Mais l'Italie de la Renaissance
-ne s'embarrassait point d'un excès de gratitude,
-et Charles VIII avait à peine repassé les
-Alpes qu'elle songea à l'abaissement définitif de
+ne s'embarrassait point d'un excès de gratitude,
+et Charles VIII avait à peine repassé les
+Alpes qu'elle songea à l'abaissement définitif de
Venise.</p>
-<p>L'heure sembla propice au moment de l'élection
-de Jules II qui, par sa famille, se rattachait à
-Gênes. Les Vénitiens, qui convoitaient alors Faënza
-et Rimini, sur les frontières pontificales, donnaient
-eux-mêmes un prétexte plausible aux accusations
-de leurs ennemis. Jules II hésita longtemps, et
+<p>L'heure sembla propice au moment de l'élection
+de Jules II qui, par sa famille, se rattachait à
+Gênes. Les Vénitiens, qui convoitaient alors Faënza
+et Rimini, sur les frontières pontificales, donnaient
+eux-mêmes un prétexte plausible aux accusations
+de leurs ennemis. Jules II hésita longtemps, et
Machiavel fut quelques jours inquiet des incertitudes
du vieux pontife. Il mena donc l'intrigue rapidement
-et de main de maître. Le Pape avait été
-élu le 1<sup>er</sup> novembre 1503. Le 6, Machiavel lui rend
-hommage, et visite les cardinaux influents. «Je
+et de main de maître. Le Pape avait été
+élu le 1<sup>er</sup> novembre 1503. Le 6, Machiavel lui rend
+hommage, et visite les cardinaux influents. «Je
<span class="pagenum"><a id="Page_89"> 89</a></span>
-leur dis qu'il s'agissait de la liberté de l'Église, non
+leur dis qu'il s'agissait de la liberté de l'Église, non
de la Toscane, que le Pape deviendrait un simple
-chapelain des Vénitiens s'ils accroissaient encore
-leur puissance, que c'était à eux à défendre le
-Saint-Siège dont ils pourraient devenir les héritiers.»
-Le cardinal Soderini, qui dînait souvent
+chapelain des Vénitiens s'ils accroissaient encore
+leur puissance, que c'était à eux à défendre le
+Saint-Siège dont ils pourraient devenir les héritiers.»
+Le cardinal Soderini, qui dînait souvent
avec Jules II, aidait adroitement l'ambassadeur
-Florentin. Le 10 novembre, le pape disait à Soderini:
-«Si les Vénitiens veulent s'emparer des possessions
-dépendantes du Saint-Siège, je m'y opposerai
+Florentin. Le 10 novembre, le pape disait à Soderini:
+«Si les Vénitiens veulent s'emparer des possessions
+dépendantes du Saint-Siège, je m'y opposerai
de tout mon pouvoir, et j'armerai contre eux
-tous les princes de la chrétienté.» Le 11, il répète
-à Machiavel les mêmes menaces: celui-ci insinue
-que Florence est trop faible pour mettre à elle
-seule un frein à l'ambition de Venise. Le 12, Soderini
+tous les princes de la chrétienté.» Le 11, il répète
+à Machiavel les mêmes menaces: celui-ci insinue
+que Florence est trop faible pour mettre à elle
+seule un frein à l'ambition de Venise. Le 12, Soderini
effraie les cardinaux sur les dangers que court
-leur liberté personnelle. Le 20, Machiavel soumet
-à Jules II une dépêche pressante du gouvernement
-de Florence. «Il en a paru vivement affecté...
-L'insolence des Vénitiens l'obligeait à convoquer
-sur-le-champ tous les ambassadeurs étrangers<a name="FNanchor_3" id="FNanchor_3" href="#Footnote_3" class="fnanchor">&nbsp;[3]</a>.»</p>
+leur liberté personnelle. Le 20, Machiavel soumet
+à Jules II une dépêche pressante du gouvernement
+de Florence. «Il en a paru vivement affecté...
+L'insolence des Vénitiens l'obligeait à convoquer
+sur-le-champ tous les ambassadeurs étrangers<a name="FNanchor_3" id="FNanchor_3" href="#Footnote_3" class="fnanchor">&nbsp;[3]</a>.»</p>
<p><span class="pagenum"><a id="Page_90"> 90</a></span>
-Le 24, les affaires sont déjà assez avancées pour
-qu'il puisse écrire: «Tout respire ici la haine
-contre eux, aussi y a-t-il lieu d'espérer que, si l'occasion
-s'en présente, on leur fera éprouver plus
+Le 24, les affaires sont déjà assez avancées pour
+qu'il puisse écrire: «Tout respire ici la haine
+contre eux, aussi y a-t-il lieu d'espérer que, si l'occasion
+s'en présente, on leur fera éprouver plus
d'une humiliation. Ils sont l'objet des plaintes de
-chacun.» Soderini ne négligeait point d'agir sur
+chacun.» Soderini ne négligeait point d'agir sur
l'esprit du cardinal d'Amboise. Le projet d'une ligue
-se précisait, et l'ambassadeur florentin rapporte ces
-mots du pape: «Si les Vénitiens ne renoncent pas
-à leur entreprise, et ne lui restituent pas les places
-qu'ils lui ont enlevées, il se liguera avec le roi de
-France et l'Empereur, et ne s'occupera que de détruire
-une puissance dont tous les États désirent
-l'abaissement.» Le 26, Machiavel rassure la Seigneurie
-sur la sincérité des emportements de
-Jules II. «Il me témoigna la plus vive indignation
-contre les Vénitiens.» Le 1<sup>er</sup> décembre, le pape retombe
-dans ses incertitudes. Mais Soderini dîne
-avec lui, et le détermine. Le 16, Machiavel offre
-l'alliance de Florence pour rétablir les neveux à
-Forli et à Imola, c'est-à-dire pour commencer les
-approches contre les terres vénitiennes. Il finit
-ainsi sa dernière dépêche: Le pape tiendra bon,
-car «il ne manque point ici de gens bien disposés à
-traverser les Vénitiens et à dévoiler toutes leurs
-intrigues».</p>
+se précisait, et l'ambassadeur florentin rapporte ces
+mots du pape: «Si les Vénitiens ne renoncent pas
+à leur entreprise, et ne lui restituent pas les places
+qu'ils lui ont enlevées, il se liguera avec le roi de
+France et l'Empereur, et ne s'occupera que de détruire
+une puissance dont tous les États désirent
+l'abaissement.» Le 26, Machiavel rassure la Seigneurie
+sur la sincérité des emportements de
+Jules II. «Il me témoigna la plus vive indignation
+contre les Vénitiens.» Le 1<sup>er</sup> décembre, le pape retombe
+dans ses incertitudes. Mais Soderini dîne
+avec lui, et le détermine. Le 16, Machiavel offre
+l'alliance de Florence pour rétablir les neveux à
+Forli et à Imola, c'est-à-dire pour commencer les
+approches contre les terres vénitiennes. Il finit
+ainsi sa dernière dépêche: Le pape tiendra bon,
+car «il ne manque point ici de gens bien disposés à
+traverser les Vénitiens et à dévoiler toutes leurs
+intrigues».</p>
<p>En moins de six semaines, l'ambassadeur florentin
<span class="pagenum"><a id="Page_91"> 91</a></span>
-avait gagné Jules à la politique de la <em>Ligue de
-Cambrai</em>. Venise fut écrasée au moment même où
-Alde Manuce donnait Platon à la Renaissance. Puis
-les <em>ultramontains</em> déchirèrent l'Italie, où le souverain
-pontife les avait attirés. Quand il poussa
-son cri: <i lang="it" xml:lang="it">Fuori i barbari!</i> il était trop tard. Le
-Jules II morose du portrait de Raphaël contemple
-évidemment des ruines que ses successeurs ne relèveront
+avait gagné Jules à la politique de la <em>Ligue de
+Cambrai</em>. Venise fut écrasée au moment même où
+Alde Manuce donnait Platon à la Renaissance. Puis
+les <em>ultramontains</em> déchirèrent l'Italie, où le souverain
+pontife les avait attirés. Quand il poussa
+son cri: <i lang="it" xml:lang="it">Fuori i barbari!</i> il était trop tard. Le
+Jules II morose du portrait de Raphaël contemple
+évidemment des ruines que ses successeurs ne relèveront
pas.</p>
-<p>Machiavel, qui rêva toute sa vie l'expulsion des
+<p>Machiavel, qui rêva toute sa vie l'expulsion des
<em>Barbares</em>, comprit la faute du pape et sa propre
-erreur. Une occasion singulière s'offrit à lui de
-proposer au Vatican une politique bien différente
-qui, appliquée avec suite, eût été, peut-être, le salut
+erreur. Une occasion singulière s'offrit à lui de
+proposer au Vatican une politique bien différente
+qui, appliquée avec suite, eût été, peut-être, le salut
de l'Italie.</p>
-<p>Dix années s'étaient écoulées. On était en mars
-1513, aux premiers jours du pontificat de Léon X.
-Machiavel qui avait étourdiment conspiré contre
-les Médicis, sortait de prison, encore tout meurtri
-par la torture. Il écrivait le 18 à Vettori, ambassadeur
-de Florence auprès du Saint-Siège: «Il me
+<p>Dix années s'étaient écoulées. On était en mars
+1513, aux premiers jours du pontificat de Léon X.
+Machiavel qui avait étourdiment conspiré contre
+les Médicis, sortait de prison, encore tout meurtri
+par la torture. Il écrivait le 18 à Vettori, ambassadeur
+de Florence auprès du Saint-Siège: «Il me
semble que je vaux mieux que je ne l'aurais cru.
-Si nos nouveaux maîtres ne veulent point me laisser
-de côté, j'en ressentirai la plus vive satisfaction,
-et je crois que je me conduirai de manière à leur
+Si nos nouveaux maîtres ne veulent point me laisser
+de côté, j'en ressentirai la plus vive satisfaction,
+et je crois que je me conduirai de manière à leur
donner l'occasion de s'en applaudir. S'ils croient
devoir me refuser cette faveur, je vivrai comme
<span class="pagenum"><a id="Page_92"> 92</a></span>
-lorsque je vins au monde. Je suis né pauvre, et j'ai
-appris à souffrir bien plus qu'à jouir.» Il offrait
-donc timidement ses services aux Médicis. Or la
-cour de Rome eut tout aussitôt besoin de ses conseils.
+lorsque je vins au monde. Je suis né pauvre, et j'ai
+appris à souffrir bien plus qu'à jouir.» Il offrait
+donc timidement ses services aux Médicis. Or la
+cour de Rome eut tout aussitôt besoin de ses conseils.
Il s'agissait pour le nouveau pape d'adopter
-une politique personnelle, favorable au Saint-Siège
-et à sa propre famille. Le duché de Milan, gouverné
-par le faible héritier de Ludovic le More, était
+une politique personnelle, favorable au Saint-Siège
+et à sa propre famille. Le duché de Milan, gouverné
+par le faible héritier de Ludovic le More, était
toujours le point de mire de Louis XII et de Ferdinand
le Catholique. Il fallait d'abord prendre parti
pour l'un de ces deux princes. A ce moment, ils
-conclurent une trève d'une année, pour la frontière
-seule des Pyrénées, réservant les champs de bataille
+conclurent une trève d'une année, pour la frontière
+seule des Pyrénées, réservant les champs de bataille
de l'Italie. Grand embarras au Vatican. Le
-roi d'Espagne était-il donc un politique médiocre?
+roi d'Espagne était-il donc un politique médiocre?
Quelle intrigue se tramait? Le 9 avril, Vettori
-écrit à Machiavel. L'Espagne, dit-il, l'Empire et
+écrit à Machiavel. L'Espagne, dit-il, l'Empire et
la France s'entendent-ils pour partager notre malheureuse
Italie? Ce n'est pas encore au diplomate,
-c'est à l'ami qu'il s'adresse. Il passe rapidement
-sur cette affaire, et finit par une page de condoléance
-sur la situation de l'ancien secrétaire d'État.
-Celui-ci répond le 16 avril. De politique, pas un
-mot: il tend doucement l'hameçon, attendant qu'on
-y morde franchement. Il se peint fort ennuyé,
-très misérable. Peut-être serait-il opportun pour
-lui de <em>passer au pape</em> plutôt qu'à Julien: «J'ai
+c'est à l'ami qu'il s'adresse. Il passe rapidement
+sur cette affaire, et finit par une page de condoléance
+sur la situation de l'ancien secrétaire d'État.
+Celui-ci répond le 16 avril. De politique, pas un
+mot: il tend doucement l'hameçon, attendant qu'on
+y morde franchement. Il se peint fort ennuyé,
+très misérable. Peut-être serait-il opportun pour
+lui de <em>passer au pape</em> plutôt qu'à Julien: «J'ai
<span class="pagenum"><a id="Page_93"> 93</a></span>
-l'intime conviction que, que si Sa Sainteté commence
-une fois à se servir de moi, outre le bien que
+l'intime conviction que, que si Sa Sainteté commence
+une fois à se servir de moi, outre le bien que
j'y trouverai, je pourrai faire honneur et me rendre
-utile à tous ceux qui ont de l'amitié pour moi.»
+utile à tous ceux qui ont de l'amitié pour moi.»
Aussi, le 21 avril, Vettori est-il plus explicite. A la
-trève des deux rois, il ajoute une donnée nouvelle
-du problème, le traité conclu entre Venise et la
-France, Venise devant recevoir Brescia, Crême,
+trève des deux rois, il ajoute une donnée nouvelle
+du problème, le traité conclu entre Venise et la
+France, Venise devant recevoir Brescia, Crême,
Bergame et Mantoue. Ceci dit, commence une consultation
en forme qui durera plusieurs mois. Vettori
retourne la question sur toutes ses faces. Venise
-a tout à gagner. Si Louis XII lui tient parole,
-il est possible «qu'elle parvienne à recouvrer, outre
-les États qu'elle a perdus, son honneur et sa réputation.»
-Le roi d'Espagne joue un jeu périlleux.
-Par la trève sur les Pyrénées, il rend au roi de
-France sa liberté d'action en Italie. Le Milanais reconquis,
+a tout à gagner. Si Louis XII lui tient parole,
+il est possible «qu'elle parvienne à recouvrer, outre
+les États qu'elle a perdus, son honneur et sa réputation.»
+Le roi d'Espagne joue un jeu périlleux.
+Par la trève sur les Pyrénées, il rend au roi de
+France sa liberté d'action en Italie. Le Milanais reconquis,
Louis XII ne convoitera-t-il pas le royaume
-de Naples et même la Castille? Ferdinand, d'autre
+de Naples et même la Castille? Ferdinand, d'autre
part, peut, lui aussi, reporter en Lombardie toutes
ses forces: le duc de Milan, les Suisses et le pape
-se joindront à lui, «de sorte que les Français ne
-recueilleront que la honte de cette entreprise.»
-Faux calcul, se réplique à lui-même Vettori. L'armée
-espagnole ne peut tenir tête aux Français renforcés
+se joindront à lui, «de sorte que les Français ne
+recueilleront que la honte de cette entreprise.»
+Faux calcul, se réplique à lui-même Vettori. L'armée
+espagnole ne peut tenir tête aux Français renforcés
d'un corps d'Allemands. Les populations du
Milanais, qui ont en haine les Espagnols et les
<span class="pagenum"><a id="Page_94"> 94</a></span>
-Suisses, se jetteront dans les bras des Français.
-«Il y a, conclut l'ambassadeur, quelque chose sous
-jeu que nous ne savons pas...» Qu'en pense donc
+Suisses, se jetteront dans les bras des Français.
+«Il y a, conclut l'ambassadeur, quelque chose sous
+jeu que nous ne savons pas...» Qu'en pense donc
Machiavel?</p>
-<p>Jusqu'ici Vettori n'a parlé qu'en son propre nom.
-Mais son correspondant a compris que c'est Léon X
-lui-même qui l'interroge. Florence, en effet, n'avait
-aucun intérêt direct en cette affaire. Un pape Médicis
-pouvait même instituer une politique fausse
-sans que la Toscane fût réellement compromise. La
+<p>Jusqu'ici Vettori n'a parlé qu'en son propre nom.
+Mais son correspondant a compris que c'est Léon X
+lui-même qui l'interroge. Florence, en effet, n'avait
+aucun intérêt direct en cette affaire. Un pape Médicis
+pouvait même instituer une politique fausse
+sans que la Toscane fût réellement compromise. La
suite de la correspondance nous montrera encore
-plus clairement le Souverain Pontife derrière l'envoyé
+plus clairement le Souverain Pontife derrière l'envoyé
Florentin.</p>
-<p>La réponse à la lettre du 21 avril n'est point datée.
-Machiavel devine que le Vatican, qui s'inquiète
+<p>La réponse à la lettre du 21 avril n'est point datée.
+Machiavel devine que le Vatican, qui s'inquiète
si fort d'une faute apparente de l'Espagne, penche
-pour le roi catholique. Il va donc pénétrer la politique
-de Ferdinand, et en découvrir les rapports
-avec la politique générale de l'Europe. Il sait qu'il
-contrariera les vues de Léon X, il s'excuse donc
+pour le roi catholique. Il va donc pénétrer la politique
+de Ferdinand, et en découvrir les rapports
+avec la politique générale de l'Europe. Il sait qu'il
+contrariera les vues de Léon X, il s'excuse donc
d'abord de son <em>radotage</em>. Depuis qu'il n'est plus
-aux affaires, il s'est, dit-il, terriblement rouillé.
+aux affaires, il s'est, dit-il, terriblement rouillé.
Non, poursuit-il, le roi d'Espagne n'est pas un
-prince habile: il est plutôt rusé et heureux. Cette
-trève, si elle a été conclue sous Jules II, lui a été
-imposée par la force des choses. Abandonné par le
-pape, mal secondé par Henri VIII, avec une armée
+prince habile: il est plutôt rusé et heureux. Cette
+trève, si elle a été conclue sous Jules II, lui a été
+imposée par la force des choses. Abandonné par le
+pape, mal secondé par Henri VIII, avec une armée
<span class="pagenum"><a id="Page_95"> 95</a></span>
et des finances en ruines, il se trouvait en face
-d'une France grandissante, fortifiée par l'alliance
-de Venise. Mais s'il avait étendu la trève au Milanais
-même, et conclu une paix complète, ses confédérés,
+d'une France grandissante, fortifiée par l'alliance
+de Venise. Mais s'il avait étendu la trève au Milanais
+même, et conclu une paix complète, ses confédérés,
l'empereur et le pape n'y eussent point consenti.
L'Europe et les princes italiens se seraient
-émus. Par la trève partielle, il inquiète ses alliés. Il
+émus. Par la trève partielle, il inquiète ses alliés. Il
brouille de nouveau les affaires de l'Italie, et jette la
-Péninsule à ses ennemis, <em>comme un os à ronger</em>.
-Il pense enfin que le Saint-Siège, l'Empire et les
+Péninsule à ses ennemis, <em>comme un os à ronger</em>.
+Il pense enfin que le Saint-Siège, l'Empire et les
Suisses sont jaloux de la grandeur de la France et
-de la renaissance de Venise. Il oblige le pape, effrayé
-des prétentions françaises, à s'attacher aveuglément
-à l'Espagne. Il a donné l'éveil à toute la
-chrétienté contre la France et contre Venise. Même
-politique d'ailleurs, si l'on suppose la trève conclue
-sous Léon X qui, plus résolu que Jules II vieillissant,
+de la renaissance de Venise. Il oblige le pape, effrayé
+des prétentions françaises, à s'attacher aveuglément
+à l'Espagne. Il a donné l'éveil à toute la
+chrétienté contre la France et contre Venise. Même
+politique d'ailleurs, si l'on suppose la trève conclue
+sous Léon X qui, plus résolu que Jules II vieillissant,
<em>joue pour son propre compte</em>, et qu'il importe
de ramener au respect de l'Espagne. Ici Machiavel
-s'arrête, il a prouvé à Vettori qu'il s'agit
+s'arrête, il a prouvé à Vettori qu'il s'agit
non seulement de prendre une attitude en face d'un
-acte diplomatique isolé et équivoque, mais d'organiser
+acte diplomatique isolé et équivoque, mais d'organiser
un plan de conduite, et de commencer une
tradition politique capable de soutenir tout un pontificat.</p>
-<p>Cette fois Vettori ne répondit pas. Machiavel
-n'était pas entré dans les vues du pape, et celui-ci
+<p>Cette fois Vettori ne répondit pas. Machiavel
+n'était pas entré dans les vues du pape, et celui-ci
<span class="pagenum"><a id="Page_96"> 96</a></span>
recherchait moins ses conseils. Le 20 juin, l'historien
-renoue lui-même la consultation: «Je me suis
-mis à la place du Saint-Père, et j'ai examiné tout
-ce que j'aurais à craindre, et les expédients que je
-pourrais employer.» Il se méfierait donc de l'Espagne,
+renoue lui-même la consultation: «Je me suis
+mis à la place du Saint-Père, et j'ai examiné tout
+ce que j'aurais à craindre, et les expédients que je
+pourrais employer.» Il se méfierait donc de l'Espagne,
des Suisses et de toute autre puissance
-prépondérante en Italie, la France exceptée, si le
-Saint-Siège consentait au retour de Louis XII en
+prépondérante en Italie, la France exceptée, si le
+Saint-Siège consentait au retour de Louis XII en
Lombardie. Il juge que l'Espagne redoute le pape
-soutenu par les Suisses, et prévoit que les nécessités
-du népotisme pourront compromettre la possession
+soutenu par les Suisses, et prévoit que les nécessités
+du népotisme pourront compromettre la possession
du royaume de Naples. C'est pourquoi elle s'accommode
-avec les Français et leur abandonnera le
-Milanais, afin de placer l'étranger, comme une barrière,
-entre Léon X et les Suisses ses alliés. Il faut
+avec les Français et leur abandonnera le
+Milanais, afin de placer l'étranger, comme une barrière,
+entre Léon X et les Suisses ses alliés. Il faut
donc traverser cet arrangement, le retourner en
-faveur du Saint-Siège et le diriger. Le secrétaire
-d'État propose alors <em>une alliance latine</em> entre
+faveur du Saint-Siège et le diriger. Le secrétaire
+d'État propose alors <em>une alliance latine</em> entre
Rome, la France, l'Espagne et Venise, laissant en
dehors les Suisses, l'Empereur et l'Angleterre. Pour
-prix de leur concours, il attribue aux Vénitiens
-Vérone, Vicence, Padoue et Trévise, la Lombardie
-aux Français, à l'Espagne, il garantit le Napolitain:
-«Il n'y aurait, dit-il, de blessé par cet arrangement
+prix de leur concours, il attribue aux Vénitiens
+Vérone, Vicence, Padoue et Trévise, la Lombardie
+aux Français, à l'Espagne, il garantit le Napolitain:
+«Il n'y aurait, dit-il, de blessé par cet arrangement
qu'un duc postiche, les Suisses et l'Empereur,
-qui seraient tous laissés sur les bras de la
-France, de sorte que, pour se défendre de leurs attaques,
+qui seraient tous laissés sur les bras de la
+France, de sorte que, pour se défendre de leurs attaques,
<span class="pagenum"><a id="Page_97"> 97</a></span>
-elle serait obligée d'avoir sans cesse la cuirasse
-sur le dos»; mais cette cuirasse protégerait
-en même temps le Souverain-Pontife. De plus, la
-crainte commune de l'Allemagne semble à Machiavel
+elle serait obligée d'avoir sans cesse la cuirasse
+sur le dos»; mais cette cuirasse protégerait
+en même temps le Souverain-Pontife. De plus, la
+crainte commune de l'Allemagne semble à Machiavel
le lien durable de cette quadruple alliance. Sa
conclusion est qu'aucune autre politique n'offre de
-sécurité.</p>
+sécurité.</p>
-<p>27 juin. Vettori répond nettement qu'une pareille
+<p>27 juin. Vettori répond nettement qu'une pareille
union est impossible. Le 12 juillet, il renouvelle
-ses objections, et fait un pas de plus, et très
-considérable, en avant. Il dévoile à Machiavel les
-projets de Léon en faveur de sa famille. Il faudra
+ses objections, et fait un pas de plus, et très
+considérable, en avant. Il dévoile à Machiavel les
+projets de Léon en faveur de sa famille. Il faudra
pourvoir largement Julien et Laurent, puis reprendre
-les terres et les villes usurpées par Jules II,
-telles que Parme et Plaisance. C'était toujours la
-politique guerroyante qui avait coûté si cher au
-Saint-Siège depuis Alexandre VI. Vettori en apercevait
-les dangers. «Je lui ai dit plusieurs fois
-qu'il s'exposait à perdre.» Il a montré au pape
-que le maître définitif du Milanais, Louis XII ou
+les terres et les villes usurpées par Jules II,
+telles que Parme et Plaisance. C'était toujours la
+politique guerroyante qui avait coûté si cher au
+Saint-Siège depuis Alexandre VI. Vettori en apercevait
+les dangers. «Je lui ai dit plusieurs fois
+qu'il s'exposait à perdre.» Il a montré au pape
+que le maître définitif du Milanais, Louis XII ou
Ferdinand, cherchera dans cette reprise de Parme
-et de Plaisance un prétexte pour se brouiller avec
-le Saint-Siège. «Le pape écoutait mes raisons,
-mais n'en suivait pas moins son idée.» D'ailleurs
-l'envoyé florentin ignore, ou feint d'ignorer
-quelles provinces seront octroyées aux neveux.
-Peut-être est-ce cette Lombardie où Léon X ne
+et de Plaisance un prétexte pour se brouiller avec
+le Saint-Siège. «Le pape écoutait mes raisons,
+mais n'en suivait pas moins son idée.» D'ailleurs
+l'envoyé florentin ignore, ou feint d'ignorer
+quelles provinces seront octroyées aux neveux.
+Peut-être est-ce cette Lombardie où Léon X ne
<span class="pagenum"><a id="Page_98"> 98</a></span>
veut pas que rentre la France. Vettori prie son
ami de lui tracer le dessein d'une paix solide,
-en grand détail, en plusieurs lettres s'il le faut.
+en grand détail, en plusieurs lettres s'il le faut.
Les loisirs ne manquent pas maintenant aux
-ambassadeurs auprès du Saint-Siège, car les
+ambassadeurs auprès du Saint-Siège, car les
affaires se traitent directement avec le pape, et
-non plus par l'intermédiaire de plusieurs cardinaux.</p>
+non plus par l'intermédiaire de plusieurs cardinaux.</p>
-<p>Ainsi, Machiavel était averti une fois de plus
+<p>Ainsi, Machiavel était averti une fois de plus
que ses avis allaient droit au Souverain-Pontife.
-Nous ne possédons pas sa réponse: mais la réplique
-de Vettori, datée du 5 août, nous apprend
-qu'il avait encore recommandé la quadruple alliance,
-que l'on persiste à rejeter. Vettori ne croit
+Nous ne possédons pas sa réponse: mais la réplique
+de Vettori, datée du 5 août, nous apprend
+qu'il avait encore recommandé la quadruple alliance,
+que l'on persiste à rejeter. Vettori ne croit
pas que l'Angleterre, qui a besoin de l'Espagne
-pour contre-balancer la France, permette à Ferdinand
-de s'unir à Louis XII. Il ne consent à abandonner
-à Venise que Brescia et Bergame. Mais
-surtout il refuse absolument le Milanais à la
-France. Sur ce point la cour de Rome était inflexible.</p>
-
-<p>10 août. Machiavel affirme avec une obstination
-égale à celle de Léon X, qu'il faut céder sur le
-duché de Milan. La France, avec un vieux roi,
-surveillée de près par l'Angleterre et l'Allemagne,
-gênée par le voisinage des Suisses, deviendra pour
-l'Italie conciliante et pacifique. Si on la mécontente,
+pour contre-balancer la France, permette à Ferdinand
+de s'unir à Louis XII. Il ne consent à abandonner
+à Venise que Brescia et Bergame. Mais
+surtout il refuse absolument le Milanais à la
+France. Sur ce point la cour de Rome était inflexible.</p>
+
+<p>10 août. Machiavel affirme avec une obstination
+égale à celle de Léon X, qu'il faut céder sur le
+duché de Milan. La France, avec un vieux roi,
+surveillée de près par l'Angleterre et l'Allemagne,
+gênée par le voisinage des Suisses, deviendra pour
+l'Italie conciliante et pacifique. Si on la mécontente,
<span class="pagenum"><a id="Page_99"> 99</a></span>
-au lieu de former le rempart de la Péninsule
+au lieu de former le rempart de la Péninsule
contre le reste de l'Europe, elle sera le
centre de toutes les intrigues contre l'Italie. Quant
-à l'entente des princes italiens, le diplomate de
-Florence la traite avec un suprême dédain.
-«Leurs troupes, dit-il, ne valent pas un liard,»
+à l'entente des princes italiens, le diplomate de
+Florence la traite avec un suprême dédain.
+«Leurs troupes, dit-il, ne valent pas un liard,»
et les Suisses les battront toujours quand il leur
plaira.</p>
-<p>20 août. Le secrétaire de Léon X déclare à son
-correspondant que décidément il a la vue trouble.
+<p>20 août. Le secrétaire de Léon X déclare à son
+correspondant que décidément il a la vue trouble.
La France, dont il vantait l'alliance, est en fort
-mauvais point. 40,000 Anglais assiègent Térouenne,
+mauvais point. 40,000 Anglais assiègent Térouenne,
les Suisses vont marcher sur la Bourgogne,
-les Espagnols sont rentrés en Lombardie.
-Le Vatican serait bien mal avisé s'il se souciait
-davantage de Louis XII. Sa résolution est
-désormais fixée: il se donnera aux plus forts,
+les Espagnols sont rentrés en Lombardie.
+Le Vatican serait bien mal avisé s'il se souciait
+davantage de Louis XII. Sa résolution est
+désormais fixée: il se donnera aux plus forts,
aux Anglais, aux Espagnols et aux Suisses
-coalisés.</p>
+coalisés.</p>
-<p>26 août. Machiavel est tout déconcerté. Il mesure
-le péril où le Saint-Siège précipite l'Italie
+<p>26 août. Machiavel est tout déconcerté. Il mesure
+le péril où le Saint-Siège précipite l'Italie
pauvre et avilie, objet de la convoitise des princes
-ultramontains. Il s'écrie, comme le moine des vieux
-temps: <i lang="la" xml:lang="la">Pax! Pax! et non erit Pax!</i> «Non, répond-il,
+ultramontains. Il s'écrie, comme le moine des vieux
+temps: <i lang="la" xml:lang="la">Pax! Pax! et non erit Pax!</i> «Non, répond-il,
la France n'est pas si faible en face de
-l'Angleterre qui ne parvient pas à prendre Térouenne,
-et qui, fatiguée des longueurs d'un siège
+l'Angleterre qui ne parvient pas à prendre Térouenne,
+et qui, fatiguée des longueurs d'un siège
<span class="pagenum"><a id="Page_100"> 100</a></span>
-d'hiver, lâchera prise. Vous vous livrez aux Suisses
-dont la rapacité nous épuisera jusqu'au dernier
-écu. Vos mercenaires aujourd'hui, ils seront vos
-maîtres demain, et s'établiront les arbitres de l'Italie
-déchirée et corrompue. La France seule peut
-les mettre à l'ordre. Si la France n'y suffit pas,
+d'hiver, lâchera prise. Vous vous livrez aux Suisses
+dont la rapacité nous épuisera jusqu'au dernier
+écu. Vos mercenaires aujourd'hui, ils seront vos
+maîtres demain, et s'établiront les arbitres de l'Italie
+déchirée et corrompue. La France seule peut
+les mettre à l'ordre. Si la France n'y suffit pas,
je n'y vois point de ressource, et je commencerai
-dès à présent à pleurer avec vous la servitude
+dès à présent à pleurer avec vous la servitude
de notre patrie et les ruines que nous devrons
-soit au pape Jules II, soit à ceux qui n'aident
-point à nous sauver, si toutefois il en est temps
-encore.»</p>
+soit au pape Jules II, soit à ceux qui n'aident
+point à nous sauver, si toutefois il en est temps
+encore.»</p>
<p>La correspondance des deux amis, interrompue,
-paraît-il, pendant six mois, est reprise par Machiavel
-le 25 février 1514. Cette lettre et la réponse de
-Vettori développent seulement certains points des
-discussions précédentes. L'ancien secrétaire d'État
-apparaît de plus en plus hostile à l'Espagne qu'il
-considère comme la cause première des troubles de
-la chrétienté. Sa rentrée dans le Milanais provoquerait
-de nouveaux déchirements. Ferdinand ne
-cédera le duché ni au pape ni aux Vénitiens; il ne
-peut le garder pour lui-même, car sa part en Italie
-est déjà trop forte; s'il le donne à son petit-fils, il
-le livre en même temps à l'empereur. Le roi de
+paraît-il, pendant six mois, est reprise par Machiavel
+le 25 février 1514. Cette lettre et la réponse de
+Vettori développent seulement certains points des
+discussions précédentes. L'ancien secrétaire d'État
+apparaît de plus en plus hostile à l'Espagne qu'il
+considère comme la cause première des troubles de
+la chrétienté. Sa rentrée dans le Milanais provoquerait
+de nouveaux déchirements. Ferdinand ne
+cédera le duché ni au pape ni aux Vénitiens; il ne
+peut le garder pour lui-même, car sa part en Italie
+est déjà trop forte; s'il le donne à son petit-fils, il
+le livre en même temps à l'empereur. Le roi de
France seul peut reprendre et garder la Lombardie.</p>
<p><span class="pagenum"><a id="Page_101"> 101</a></span>
-Le 3 décembre 1514, Vettori fit un dernier appel
-à la sagesse diplomatique de Machiavel: «Je désirerais
-que vous traitassiez cela <em>de manière que je
+Le 3 décembre 1514, Vettori fit un dernier appel
+à la sagesse diplomatique de Machiavel: «Je désirerais
+que vous traitassiez cela <em>de manière que je
pusse mettre votre lettre sous les yeux du pape.
-Je vous promets de la lui montrer comme étant
-de vous.</em>» L'ambassadeur florentin suppose que le
-roi de France, aidé des Vénitiens, veut reprendre
-le Milanais contre le gré de l'empereur, de l'Espagne
+Je vous promets de la lui montrer comme étant
+de vous.</em>» L'ambassadeur florentin suppose que le
+roi de France, aidé des Vénitiens, veut reprendre
+le Milanais contre le gré de l'empereur, de l'Espagne
et des Suisses. Que devra faire le pape?
-Que doit-il craindre et espérer de l'un et de l'autre
-côté? Et si les Vénitiens abandonnent le parti
-français pour passer aux autres princes, le Saint-Siège
+Que doit-il craindre et espérer de l'un et de l'autre
+côté? Et si les Vénitiens abandonnent le parti
+français pour passer aux autres princes, le Saint-Siège
doit-il entrer dans cette coalition? La question
-est des plus nettes. La politique de Léon X
-sera-t-elle espagnole ou franco-vénitienne? Machiavel
-sait à quel auguste personnage son avis
-sera présenté. Il sait de plus, par les informations
-précédentes, de quel côté penche depuis trop longtemps
+est des plus nettes. La politique de Léon X
+sera-t-elle espagnole ou franco-vénitienne? Machiavel
+sait à quel auguste personnage son avis
+sera présenté. Il sait de plus, par les informations
+précédentes, de quel côté penche depuis trop longtemps
le pape, et quel conseil lui serait le plus
-agréable. «Je ne crois pas, écrit-il d'abord, que
-depuis vingt ans on ait agité une affaire plus
-grave.» Il passe alors en revue les forces et les
+agréable. «Je ne crois pas, écrit-il d'abord, que
+depuis vingt ans on ait agité une affaire plus
+grave.» Il passe alors en revue les forces et les
relations des grandes puissances de l'Europe. L'Angleterre
fait sa paix avec la France, et ses rancunes
la tourneront contre l'Espagne. L'Angleterre
@@ -3241,240 +3202,240 @@ et la France sont riches, et tiendront longtemps
campagne. Tous les autres, l'Espagne, l'Empire,
<span class="pagenum"><a id="Page_102"> 102</a></span>
le duc de Milan, les Suisses, sont pauvres. Une
-guerre prolongée donnera la victoire aux Français.
-Les Suisses, race de mercenaires, sont peu sûrs:
+guerre prolongée donnera la victoire aux Français.
+Les Suisses, race de mercenaires, sont peu sûrs:
le roi de France pourrait les acheter. Le parti de
-l'Espagne est donc dangereux. Le pape aurait à
+l'Espagne est donc dangereux. Le pape aurait à
garder, contre les flottes de Venise et de la France,
-des côtes étendues. Si les Suisses sont vainqueurs,
-ils feront sentir au Saint-Siège toute leur insolence.
+des côtes étendues. Si les Suisses sont vainqueurs,
+ils feront sentir au Saint-Siège toute leur insolence.
Ils le ruineront en contributions. Ferrare,
-Lucques, les petits États se mettront sous leur protectorat,
-et alors <i lang="la" xml:lang="la">actum erit de libertate Italiæ</i>.
+Lucques, les petits États se mettront sous leur protectorat,
+et alors <i lang="la" xml:lang="la">actum erit de libertate Italiæ</i>.
Toute l'Italie deviendra leur vassale. Aucune ligue
-ne pourra plus se former contre eux: ils l'empêcheront
-toujours en se donnant à quelqu'un des
-souverains de l'Europe. L'Italie tombée paraîtra
-désormais <i lang="la" xml:lang="la">sine spe redemptionis</i>. Mais si Léon
-s'allie à la France, et que celle-ci l'emporte, il a
-toutes chances que le traité soit observé en sa faveur.
+ne pourra plus se former contre eux: ils l'empêcheront
+toujours en se donnant à quelqu'un des
+souverains de l'Europe. L'Italie tombée paraîtra
+désormais <i lang="la" xml:lang="la">sine spe redemptionis</i>. Mais si Léon
+s'allie à la France, et que celle-ci l'emporte, il a
+toutes chances que le traité soit observé en sa faveur.
La mauvaise fortune serait encore meilleure
avec la France qu'avec toute autre nation. Le pape
-aurait du moins ses terres d'Avignon pour s'y réfugier.
-La France, qui ne tarderait pas à se relever
-d'un échec, le soutiendrait fidèlement. «S'il s'attache
+aurait du moins ses terres d'Avignon pour s'y réfugier.
+La France, qui ne tarderait pas à se relever
+d'un échec, le soutiendrait fidèlement. «S'il s'attache
au parti espagnol, et qu'il succombe, il faut
qu'il aille en Suisse pour y mourir de faim, ou en
-Allemagne pour y être un objet de dérision, ou en
-Espagne pour être écorché.»</p>
+Allemagne pour y être un objet de dérision, ou en
+Espagne pour être écorché.»</p>
<p><span class="pagenum"><a id="Page_103"> 103</a></span>
-Resterait un troisième parti à prendre, la neutralité.
-Mais la neutralité est funeste pour un prince
-dont les États sont placés entre deux belligérants
+Resterait un troisième parti à prendre, la neutralité.
+Mais la neutralité est funeste pour un prince
+dont les États sont placés entre deux belligérants
plus puissants que lui. Le vaincu le hait, le vainqueur
-le méprise. Il faut traiter sans cesse avec
+le méprise. Il faut traiter sans cesse avec
l'un ou l'autre adversaire, accorder le passage, des
-logements et des vivres: on est également soupçonné
-par les deux partis: mille incidents périlleux
-peuvent éclater chaque jour, qui sont pour l'État
+logements et des vivres: on est également soupçonné
+par les deux partis: mille incidents périlleux
+peuvent éclater chaque jour, qui sont pour l'État
neutre une cause d'angoisses incessantes.</p>
<p>Quant au rapprochement de la France et de l'Espagne,
-que le pape n'y compte point, à moins que,
-contre toute probabilité, l'Angleterre elle-même ne
-l'ait préparé. Qu'il ne se tourne pas non plus vers
-l'empereur toujours indécis et <em>qui ne s'est jamais
-nourri que de changements</em>. En somme, le Saint-Siège
-ne doit hésiter sur l'alliance française que si
-Venise passait à l'Espagne et à l'Empire. Il faudrait
-alors réfléchir, à cause des difficultés que la République
-opposerait à la descente d'une armée française
-en Italie. «Mais je ne puis croire que les
-Vénitiens se conduisent ainsi. Je suis convaincu
-qu'ils ont obtenu des Français des conditions bien
-plus avantageuses que celles qu'ils pourraient espérer
-des ennemis du roi très chrétien; et puisqu'ils
-sont restés fidèles à la fortune de la France, lorsqu'elle
-était expirante, il n'est pas raisonnable de
+que le pape n'y compte point, à moins que,
+contre toute probabilité, l'Angleterre elle-même ne
+l'ait préparé. Qu'il ne se tourne pas non plus vers
+l'empereur toujours indécis et <em>qui ne s'est jamais
+nourri que de changements</em>. En somme, le Saint-Siège
+ne doit hésiter sur l'alliance française que si
+Venise passait à l'Espagne et à l'Empire. Il faudrait
+alors réfléchir, à cause des difficultés que la République
+opposerait à la descente d'une armée française
+en Italie. «Mais je ne puis croire que les
+Vénitiens se conduisent ainsi. Je suis convaincu
+qu'ils ont obtenu des Français des conditions bien
+plus avantageuses que celles qu'ils pourraient espérer
+des ennemis du roi très chrétien; et puisqu'ils
+sont restés fidèles à la fortune de la France, lorsqu'elle
+était expirante, il n'est pas raisonnable de
<span class="pagenum"><a id="Page_104"> 104</a></span>
supposer qu'ils l'abandonnent maintenant qu'elle
-reprend son antique vigueur.» La conclusion de
-Machiavel est que le Saint-Siège doit s'allier à la
+reprend son antique vigueur.» La conclusion de
+Machiavel est que le Saint-Siège doit s'allier à la
France, et n'embrasser le parti contraire que si
-Venise elle-même s'y attache. Nous sommes loin
+Venise elle-même s'y attache. Nous sommes loin
des conversations de 1503 avec Jules II. L'alliance
-vénitienne semble à Machiavel la dernière ancre de
-salut de la papauté.</p>
+vénitienne semble à Machiavel la dernière ancre de
+salut de la papauté.</p>
-<p>Le 20 décembre 1514, l'écrivain florentin fit un
-appel suprême à la prudence de la cour de Rome.
-«Je ne suis pas, dit-il, l'ami des Français. Un
-pareil soupçon m'affligerait beaucoup; car, dans les
+<p>Le 20 décembre 1514, l'écrivain florentin fit un
+appel suprême à la prudence de la cour de Rome.
+«Je ne suis pas, dit-il, l'ami des Français. Un
+pareil soupçon m'affligerait beaucoup; car, dans les
choses de cette importance, je me suis toujours
-efforcé de tenir mon jugement sain, et de ne point
-me laisser entraîner par de vaines affections. Si j'ai
-penché du côté de la France, je crois avoir eu raison.»
-Dans cette lettre, il touche pour la dernière
-fois de sa vie aux grandes affaires; et, de même
-que dans les dépêches antérieures il a entrevu les
-effets déplorables de la politique qui fut vaincue à
+efforcé de tenir mon jugement sain, et de ne point
+me laisser entraîner par de vaines affections. Si j'ai
+penché du côté de la France, je crois avoir eu raison.»
+Dans cette lettre, il touche pour la dernière
+fois de sa vie aux grandes affaires; et, de même
+que dans les dépêches antérieures il a entrevu les
+effets déplorables de la politique qui fut vaincue à
Marignan, il pressent et annonce la catastrophe
-d'un pontificat à venir, la chute inouïe d'un autre
-pape Médicis, de Clément VII. «N'en a-t-on pas vus
-mis en fuite, exilés, persécutés, <i lang="it" xml:lang="it">extrema pati</i>, tout
+d'un pontificat à venir, la chute inouïe d'un autre
+pape Médicis, de Clément VII. «N'en a-t-on pas vus
+mis en fuite, exilés, persécutés, <i lang="it" xml:lang="it">extrema pati</i>, tout
comme les princes temporels, et dans un temps
-encore où l'Église exerçait sur le spirituel une autorité
-bien plus révérée que de nos jours?» Mais les
+encore où l'Église exerçait sur le spirituel une autorité
+bien plus révérée que de nos jours?» Mais les
<span class="pagenum"><a id="Page_105"> 105</a></span>
-princes n'écoutent point volontiers les prophètes
-de malheur, et le pontife d'esprit si léger, qui plaisanta
-sur la révolution religieuse de l'Allemagne,
-ne s'inquiétait guère, ni pour lui-même ni pour
-ses successeurs, des souvenirs tragiques de Grégoire
+princes n'écoutent point volontiers les prophètes
+de malheur, et le pontife d'esprit si léger, qui plaisanta
+sur la révolution religieuse de l'Allemagne,
+ne s'inquiétait guère, ni pour lui-même ni pour
+ses successeurs, des souvenirs tragiques de Grégoire
VII et de Boniface VIII.</p>
-<p>Quant à Machiavel, il demeura en disgrâce, victime
-de sa franchise et de sa probité diplomatique.
-Certes, ce malheureux grand homme d'État
-avait été visité par une tentation terrible. Ses
-intérêts, son ambition le poussaient à se faire
-le complaisant collaborateur de Léon X. La tentation
-dura près de deux années, en un temps
-où, dînant avec ses amis, il ne trouvait dans
-sa bourse que dix sous, pour payer un écot de
-quatorze. S'il avait persisté à poursuivre Venise,
+<p>Quant à Machiavel, il demeura en disgrâce, victime
+de sa franchise et de sa probité diplomatique.
+Certes, ce malheureux grand homme d'État
+avait été visité par une tentation terrible. Ses
+intérêts, son ambition le poussaient à se faire
+le complaisant collaborateur de Léon X. La tentation
+dura près de deux années, en un temps
+où, dînant avec ses amis, il ne trouvait dans
+sa bourse que dix sous, pour payer un écot de
+quatorze. S'il avait persisté à poursuivre Venise,
comme aux jours de Jules II, il pouvait, sans
-contredire son passé, écarter du même coup le
-Saint-Siège de l'alliance française. La politique
+contredire son passé, écarter du même coup le
+Saint-Siège de l'alliance française. La politique
souffre de plus faciles accommodements que la
-science. Quand un savant a découvert quelqu'une
+science. Quand un savant a découvert quelqu'une
des lois absolues de la nature, il ne saurait, s'il
-n'est un lâche, la renier ouvertement, pour relever
-sa fortune. Le cri de Galilée, <i lang="it" xml:lang="it">e pur si muove</i>,
-ne perd rien de sa beauté pour éclater dans une
-conscience où la notion du droit public a été trop
-souvent pervertie. Ce dangereux théoricien était
+n'est un lâche, la renier ouvertement, pour relever
+sa fortune. Le cri de Galilée, <i lang="it" xml:lang="it">e pur si muove</i>,
+ne perd rien de sa beauté pour éclater dans une
+conscience où la notion du droit public a été trop
+souvent pervertie. Ce dangereux théoricien était
<span class="pagenum"><a id="Page_106"> 106</a></span>
-homme d'honneur, malgré ses doctrines, malgré
-sa misère et la contagion de son temps. La probité
-du diplomate était demeurée en lui inflexible,
+homme d'honneur, malgré ses doctrines, malgré
+sa misère et la contagion de son temps. La probité
+du diplomate était demeurée en lui inflexible,
comme l'amour de la patrie: deux vertus assez
-belles dans un âge de corruption et à l'entrée d'un
-siècle de servitude.</p>
+belles dans un âge de corruption et à l'entrée d'un
+siècle de servitude.</p>
<p><span class="pagenum"><a id="Page_107"> 107</a></span></p>
<h2>FRA SALIMBENE<br />
-<span class="medium">FRANCISCAIN DU TREIZIÈME SIÈCLE</span><a name="FNanchor_4" id="FNanchor_4" href="#Footnote_4" class="fnanchor">&nbsp;[4]</a></h2>
+<span class="medium">FRANCISCAIN DU TREIZIÈME SIÈCLE</span><a name="FNanchor_4" id="FNanchor_4" href="#Footnote_4" class="fnanchor">&nbsp;[4]</a></h2>
<h3>I</h3>
-<p>Vous me pardonnerez d'avoir invité une compagnie
-de personnes lettrées à l'histoire d'un pauvre
-religieux du <span class="smcap">XIII</span><sup>e</sup> siècle. Cette conférence a presque
-l'air d'un entretien sur l'archéologie ou la paléontologie
-sacrée: les frères de Saint-François n'occupent
-plus en Occident leur ancien rôle, qui fut
-parfois éclatant, et c'est une chose remarquable à
-quel point, depuis quelques années, ils sont devenus
+<p>Vous me pardonnerez d'avoir invité une compagnie
+de personnes lettrées à l'histoire d'un pauvre
+religieux du <span class="smcap">XIII</span><sup>e</sup> siècle. Cette conférence a presque
+l'air d'un entretien sur l'archéologie ou la paléontologie
+sacrée: les frères de Saint-François n'occupent
+plus en Occident leur ancien rôle, qui fut
+parfois éclatant, et c'est une chose remarquable à
+quel point, depuis quelques années, ils sont devenus
rares en France, aussi bien qu'en Italie. Celui-ci,
-très bon chrétien d'ailleurs, n'a pas été canonisé;
+très bon chrétien d'ailleurs, n'a pas été canonisé;
<span class="pagenum"><a id="Page_108"> 108</a></span>
-il n'a pas été brûlé non plus; on n'a guère brûlé des
-franciscains qu'à partir du <span class="smcap">XIV</span><sup>e</sup> siècle, lorsque la
-doctrine de la pauvreté absolue eût jeté dans l'hérésie
-les plus exaltés d'entre eux. Ce n'était point
-un grand clerc; il s'obstine à prendre Henri III
-pour Henri IV et à conduire à Canossa un empereur
-qui n'eût jamais consenti à s'y rendre. Il nous conte
+il n'a pas été brûlé non plus; on n'a guère brûlé des
+franciscains qu'à partir du <span class="smcap">XIV</span><sup>e</sup> siècle, lorsque la
+doctrine de la pauvreté absolue eût jeté dans l'hérésie
+les plus exaltés d'entre eux. Ce n'était point
+un grand clerc; il s'obstine à prendre Henri III
+pour Henri IV et à conduire à Canossa un empereur
+qui n'eût jamais consenti à s'y rendre. Il nous conte
des histoires de nourrices: le dragon du mont
Canigou, qui sort d'un lac quand on y jette des
pierres et obscurcit le ciel de l'ombre de ses ailes;
-l'aventure d'un fou que le diable étrangla nuitamment
-au milieu des pains entassés par lui en prévision
-de la famine. Ce n'était point un poète passionné,
-comme Jacopone de Todi, et très capable
+l'aventure d'un fou que le diable étrangla nuitamment
+au milieu des pains entassés par lui en prévision
+de la famine. Ce n'était point un poète passionné,
+comme Jacopone de Todi, et très capable
de tourmenter le pape en langue vulgaire. Salimbene
-a rédigé sa chronique en latin, et je vous
-assure qu'il est moins bon latiniste que Cicéron.
+a rédigé sa chronique en latin, et je vous
+assure qu'il est moins bon latiniste que Cicéron.
Mais quel joli latin! tout plein de barbarismes sans
-être barbare, souple, vivant, tel qu'on le prêchait
-alors dans l'intérieur des couvents, pour l'édification
-plus dévote que grammaticale des moinillons.
+être barbare, souple, vivant, tel qu'on le prêchait
+alors dans l'intérieur des couvents, pour l'édification
+plus dévote que grammaticale des moinillons.
On y trouve tout le vocabulaire de la plus basse
-latinité. Le potage s'y appelle bonnement <em>potagium</em>;
-on y voit un évêque qui, craignant une émeute de
-ses ouailles, s'enferme dans sa tour, <i lang="la" xml:lang="la">quod pelli suæ
+latinité. Le potage s'y appelle bonnement <em>potagium</em>;
+on y voit un évêque qui, craignant une émeute de
+ses ouailles, s'enferme dans sa tour, <i lang="la" xml:lang="la">quod pelli suæ
timebat</i>. La critique de Salimbene est nulle. Il
-n'envisage l'histoire qu'au point de vue des intérêts
+n'envisage l'histoire qu'au point de vue des intérêts
<span class="pagenum"><a id="Page_109"> 109</a></span>
-de son ordre et juge les rois, les papes et les républiques
+de son ordre et juge les rois, les papes et les républiques
selon le bien ou le mal qu'ils font aux franciscains.
Pour lui la maison d'Assise est le c&oelig;ur du
monde. Comme la plupart des vieux chroniqueurs,
-il met au même plan les plus graves événements de
-son siècle et les plus minces accidents naturels.
+il met au même plan les plus graves événements de
+son siècle et les plus minces accidents naturels.
Nous apprenons par lui qu'en 1285, au mois de
-mars, il y eut une étonnante abondance de puces
-précoces; en 1285, une mortalité sur les poules:
-une femme de Crémone en perdit 48 dans son poulailler.
-En 1282, il signale un tel excès de chenilles
+mars, il y eut une étonnante abondance de puces
+précoces; en 1285, une mortalité sur les poules:
+une femme de Crémone en perdit 48 dans son poulailler.
+En 1282, il signale un tel excès de chenilles
que les arbres en perdirent toutes leurs feuilles;
-mais, pour la même année, les Vêpres sanglantes
-de Sicile ne lui prennent que trois lignes. L'âme, en
-lui, fut médiocre. Tout petit, il était dans son berceau,
+mais, pour la même année, les Vêpres sanglantes
+de Sicile ne lui prennent que trois lignes. L'âme, en
+lui, fut médiocre. Tout petit, il était dans son berceau,
lorsqu'un ouragan terrible passa sur Parme;
-sa mère, craignant que le baptistère ne tombât sur
+sa mère, craignant que le baptistère ne tombât sur
la maison, prit dans ses bras ses deux fillettes et se
-sauva, abandonnant à la grâce de Dieu le futur
-franciscain. «Aussi, dit-il, je ne l'ai jamais beaucoup
-aimée, car c'est moi, le garçon, qu'elle aurait
-dû emporter.» Il entra au couvent, malgré ses parents
-et l'empereur Frédéric II auquel le père eut
-recours. L'empereur ordonna aux frères de rendre
-leur novice; le père vint supplier son fils au nom
-de sa mère; Salimbene répondit tranquillement:
-«<i lang="la" xml:lang="la">Qui amat patrem aut matrem plus quam me,</i>
+sauva, abandonnant à la grâce de Dieu le futur
+franciscain. «Aussi, dit-il, je ne l'ai jamais beaucoup
+aimée, car c'est moi, le garçon, qu'elle aurait
+dû emporter.» Il entra au couvent, malgré ses parents
+et l'empereur Frédéric II auquel le père eut
+recours. L'empereur ordonna aux frères de rendre
+leur novice; le père vint supplier son fils au nom
+de sa mère; Salimbene répondit tranquillement:
+«<i lang="la" xml:lang="la">Qui amat patrem aut matrem plus quam me,</i>
<span class="pagenum"><a id="Page_110"> 110</a></span>
-<i lang="la" xml:lang="la">non est me dignus</i>». Plus tard, il se réjouissait de
-n'avoir point, lui et son frère, continué le nom et la
+<i lang="la" xml:lang="la">non est me dignus</i>». Plus tard, il se réjouissait de
+n'avoir point, lui et son frère, continué le nom et la
race paternelle. Et cependant, il ne fut qu'un religieux
-assez calme, d'un zèle raisonnable. Il parle
-des choses liturgiques avec un sans-façon qui
-étonne. «C'est bien long, dit-il, de lire les psaumes
-à l'office de nuit du dimanche, avant le chant du
-<i lang="la" xml:lang="la">Te Deum</i>. Et c'est bien ennuyeux, autant en été
-qu'en hiver; car, en été, avec les nuits courtes et
-la grande chaleur, on est trop tourmenté des puces.»
-Et il ajoute: «Il y a encore dans l'office ecclésiastique
-beaucoup de choses qui pourraient être changées
-en mieux.» Il aime les grands couvents où
-«les frères ont des délectations et des consolations
-plus grandes que dans les petits». Il ne fait pas
-mystère de ces <em>consolations</em>, poissons, gibier, poulardes
+assez calme, d'un zèle raisonnable. Il parle
+des choses liturgiques avec un sans-façon qui
+étonne. «C'est bien long, dit-il, de lire les psaumes
+à l'office de nuit du dimanche, avant le chant du
+<i lang="la" xml:lang="la">Te Deum</i>. Et c'est bien ennuyeux, autant en été
+qu'en hiver; car, en été, avec les nuits courtes et
+la grande chaleur, on est trop tourmenté des puces.»
+Et il ajoute: «Il y a encore dans l'office ecclésiastique
+beaucoup de choses qui pourraient être changées
+en mieux.» Il aime les grands couvents où
+«les frères ont des délectations et des consolations
+plus grandes que dans les petits». Il ne fait pas
+mystère de ces <em>consolations</em>, poissons, gibier, poulardes
et tourtes, douceurs temporelles que Dieu
-prodigue à ceux qui font v&oelig;u d'être siens. Vous
-trouverez, dans la chronique, quatre ou cinq dîners
-de petits frères de saint François, tous très succulents.
-Une pieuse gourmandise porte à la gaîté,
-et Salimbene est un joyeux compère: les histoires
-de couvent, dignes de frère Jean des Entommeures,
+prodigue à ceux qui font v&oelig;u d'être siens. Vous
+trouverez, dans la chronique, quatre ou cinq dîners
+de petits frères de saint François, tous très succulents.
+Une pieuse gourmandise porte à la gaîté,
+et Salimbene est un joyeux compère: les histoires
+de couvent, dignes de frère Jean des Entommeures,
abondent dans son livre. Il en est deux, d'une saveur
et d'une couleur toute rabelaisienne, que je
-conte volontiers dans l'intimité; mais, ici, <i lang="la" xml:lang="la">ex
+conte volontiers dans l'intimité; mais, ici, <i lang="la" xml:lang="la">ex
cathedra</i>, entre deux lampes, je ne puis vous les
<span class="pagenum"><a id="Page_111"> 111</a></span>
-dire. Acceptez, en échange, ces quelques vers d'une
-chanson à boire qu'il dut chanter plus d'une fois,
-sur quelque air d'église, aux après-dîner des fêtes
-carillonnées: «Le vin doux, le vin glorieux rend
+dire. Acceptez, en échange, ces quelques vers d'une
+chanson à boire qu'il dut chanter plus d'une fois,
+sur quelque air d'église, aux après-dîner des fêtes
+carillonnées: «Le vin doux, le vin glorieux rend
gras et bien dodu, et ouvre le c&oelig;ur. Le vin fort,
le vin pur rend l'homme tranquille et chasse le
-froid. Le vin âpre, mord la langue,»</p>
+froid. Le vin âpre, mord la langue,»</p>
<div class="poetry"><div class="stanza">
<p class="i1"><i lang="la" xml:lang="la"> Intestina cuncta sordet,</i></p>
@@ -3484,550 +3445,550 @@ froid. Le vin âpre, mord la langue,»</p>
<p class="i2"><i lang="la" xml:lang="la"> Et frequenter mingere.</i></p>
</div></div>
-<p>Mais tout ceci n'est que le petit côté de Frà
-Salimbene. Il ne serait pas juste de s'y arrêter. Il
-n'a pas été un saint, soit; qui donc, parmi nous,
-lui jettera la première pierre? Retournez-le et vous
-apercevrez l'un des écrivains&mdash;je dis des écrivains
-ecclésiastiques&mdash;les plus précieux du moyen âge,
-l'un des témoins les plus édifiants du <span class="smcap">XIII</span><sup>e</sup> siècle
+<p>Mais tout ceci n'est que le petit côté de Frà
+Salimbene. Il ne serait pas juste de s'y arrêter. Il
+n'a pas été un saint, soit; qui donc, parmi nous,
+lui jettera la première pierre? Retournez-le et vous
+apercevrez l'un des écrivains&mdash;je dis des écrivains
+ecclésiastiques&mdash;les plus précieux du moyen âge,
+l'un des témoins les plus édifiants du <span class="smcap">XIII</span><sup>e</sup> siècle
italien.</p>
<h3>II</h3>
-<p>Il était né à Parme en 1221. A dix-sept ans, il
-prit l'habit. Il rédigea sa chronique entre 1283 et
-1288. Il mourut sans doute en 1289. Enfant, il eût
+<p>Il était né à Parme en 1221. A dix-sept ans, il
+prit l'habit. Il rédigea sa chronique entre 1283 et
+1288. Il mourut sans doute en 1289. Enfant, il eût
<span class="pagenum"><a id="Page_112"> 112</a></span>
-pu contempler saint François d'Assise; il vit s'épanouir,
-dans leur suavité printanière, les fleurs de
-la légende séraphique. Pendant quarante années il
+pu contempler saint François d'Assise; il vit s'épanouir,
+dans leur suavité printanière, les fleurs de
+la légende séraphique. Pendant quarante années il
se promena en Italie et en France, de couvent en
couvent. Il conversa avec les personnages les plus
-grands de son siècle, il vit face à face Frédéric II,
-<i lang="la" xml:lang="la">vidi eum, et aliquando dilexi</i>; il connut familièrement
+grands de son siècle, il vit face à face Frédéric II,
+<i lang="la" xml:lang="la">vidi eum, et aliquando dilexi</i>; il connut familièrement
Jean de Parme et Hugues de Digne. A Sens,
-il entendit Plano Carpi, le précurseur de Marco
-Polo, expliquer son livre «sur les Tartares». Il
-aborda, à Lyon, Innocent IV, le pape terrible qui
-avait juré d'écraser la maison de Souabe et de poser
-son talon sur «ce nid de vipères». Enfin, en 1248,
-à Sens, au moment de la Pentecôte, il a vu saint
-Louis. Le roi se rendait à la croisade, cheminant à
-pied, en dehors du cortège de sa chevalerie, priant
-et visitant les pauvres, «moine plutôt que soldat»,
-écrit Salimbene. Le portrait qu'il nous en donne
-est charmant: «<i lang="la" xml:lang="la">Erat autem Rex subtilis et gracilis,
+il entendit Plano Carpi, le précurseur de Marco
+Polo, expliquer son livre «sur les Tartares». Il
+aborda, à Lyon, Innocent IV, le pape terrible qui
+avait juré d'écraser la maison de Souabe et de poser
+son talon sur «ce nid de vipères». Enfin, en 1248,
+à Sens, au moment de la Pentecôte, il a vu saint
+Louis. Le roi se rendait à la croisade, cheminant à
+pied, en dehors du cortège de sa chevalerie, priant
+et visitant les pauvres, «moine plutôt que soldat»,
+écrit Salimbene. Le portrait qu'il nous en donne
+est charmant: «<i lang="la" xml:lang="la">Erat autem Rex subtilis et gracilis,
macilentus convenienter et longus, habens
-vultum angelicum et faciem gratiosam.</i>» Et quel
+vultum angelicum et faciem gratiosam.</i>» Et quel
fin repas il fit servir aux mineurs de Sens! D'abord,
-le vin noble, le vin du Roi, <i lang="la" xml:lang="la">vinum præcipuum</i>;
-puis, des cerises, des fèves fraîches cuites dans du
-lait, des poissons, des écrevisses, des pâtés d'anguilles,
-du riz au lait d'amandes saupoudré de cynamome,
-des anguilles assaisonnées d'une sauce
+le vin noble, le vin du Roi, <i lang="la" xml:lang="la">vinum præcipuum</i>;
+puis, des cerises, des fèves fraîches cuites dans du
+lait, des poissons, des écrevisses, des pâtés d'anguilles,
+du riz au lait d'amandes saupoudré de cynamome,
+des anguilles assaisonnées d'une sauce
<span class="pagenum"><a id="Page_113"> 113</a></span>
excellente (<i lang="la" xml:lang="la">cum optimo salsamento</i>), des tourtes,
des fruits. Remarquez que le menu est rigoureusement
maigre, mais d'un maigre canonical qui permet
-d'attendre avec résignation le gras du lendemain.
-C'était, peut-être, la Vigile de la Pentecôte,
+d'attendre avec résignation le gras du lendemain.
+C'était, peut-être, la Vigile de la Pentecôte,
jour d'abstinence, jour de lentilles et de racines;
-mais François avait dit dans sa <cite>Règle</cite>: mangez de
+mais François avait dit dans sa <cite>Règle</cite>: mangez de
tous les mets qu'on vous servira: <i lang="la" xml:lang="la">necessitas non
habet legem</i>. Salimbene accompagna le Roi jusqu'au
-Rhône. Un matin, il entra avec lui dans une église
-de campagne qui n'était point pavée; saint Louis,
-par humilité, voulut s'asseoir dans la poussière,
-et dit aux frères: <i lang="la" xml:lang="la">Venite ad me, fratres mei dulcissimi
+Rhône. Un matin, il entra avec lui dans une église
+de campagne qui n'était point pavée; saint Louis,
+par humilité, voulut s'asseoir dans la poussière,
+et dit aux frères: <i lang="la" xml:lang="la">Venite ad me, fratres mei dulcissimi
et audite verba mea.</i> Et les petits moines
s'assirent en rond autour du Roi de France.</p>
-<p>Certes voilà, pour un obscur religieux, une vie
+<p>Certes voilà, pour un obscur religieux, une vie
et des souvenirs qui n'ont rien de vulgaire. Mais la
-singularité originale de Salimbene est surtout dans
-sa vocation au Joachimisme, à la religion de l'Évangile
-Éternel. Comme beaucoup d'âmes excellentes,
-il se laissa entraîner par le mouvement de mysticisme
-qui, à côté du franciscanisme pur, et au sein
-même de l'institut de saint François, agita, vers le
-milieu du <span class="smcap">XIII</span><sup>e</sup> siècle, l'Italie, et effraya l'Église;
-contradiction curieuse du christianisme, embrassé
-par des hommes qui se croyaient sincèrement les
-plus réguliers des chrétiens et qui se préparaient,
+singularité originale de Salimbene est surtout dans
+sa vocation au Joachimisme, à la religion de l'Évangile
+Éternel. Comme beaucoup d'âmes excellentes,
+il se laissa entraîner par le mouvement de mysticisme
+qui, à côté du franciscanisme pur, et au sein
+même de l'institut de saint François, agita, vers le
+milieu du <span class="smcap">XIII</span><sup>e</sup> siècle, l'Italie, et effraya l'Église;
+contradiction curieuse du christianisme, embrassé
+par des hommes qui se croyaient sincèrement les
+plus réguliers des chrétiens et qui se préparaient,
<span class="pagenum"><a id="Page_114"> 114</a></span>
-par la plus audacieuse des hérésies, à la réalisation
-des promesses suprêmes de Jésus.</p>
+par la plus audacieuse des hérésies, à la réalisation
+des promesses suprêmes de Jésus.</p>
<p>Je ne puis vous rappeler que les principaux traits
-de cette crise religieuse dont le <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup> siècle a vu les
-derniers incidents. En réalité, elle existait à l'état
-latent depuis le premier âge du christianisme. L'évangile
-de saint Jean et l'Apocalypse avaient laissé
+de cette crise religieuse dont le <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup> siècle a vu les
+derniers incidents. En réalité, elle existait à l'état
+latent depuis le premier âge du christianisme. L'évangile
+de saint Jean et l'Apocalypse avaient laissé
entendre que la situation religieuse du monde ne
-tarderait pas à changer profondément, et qu'une
-ère meilleure et définitive était proche. Le règne
-futur du Saint-Esprit, du Paraclet, précédé par le
-règne temporel du Christ pendant mille ans, la
-venue de la Jérusalem céleste, le triomphe momentané,
+tarderait pas à changer profondément, et qu'une
+ère meilleure et définitive était proche. Le règne
+futur du Saint-Esprit, du Paraclet, précédé par le
+règne temporel du Christ pendant mille ans, la
+venue de la Jérusalem céleste, le triomphe momentané,
puis la chute horrible de l'Antechrist, la
-fin des choses terrestres, toutes ces idées avaient,
-dès l'époque apostolique, préoccupé les consciences
-nobles. La dure expérience de l'histoire, la misère
-du moyen âge, les scandales de l'Eglise romaine les
-avaient confirmées davantage. Saint Augustin les
-avait reçues de saint Jean; Scot Erigène les reçut
-de saint Augustin. Les hérésiarques scolastiques les
-possèdent tous, si je puis ainsi dire, en puissance.
-Elles reparaissent, au commencement du <span class="smcap">XIII</span><sup>e</sup> siècle,
-dans l'école d'Amaury de Chartres, qui ne doit rien
-certainement à Joachim de Flore. Celui-ci, un poète,
+fin des choses terrestres, toutes ces idées avaient,
+dès l'époque apostolique, préoccupé les consciences
+nobles. La dure expérience de l'histoire, la misère
+du moyen âge, les scandales de l'Eglise romaine les
+avaient confirmées davantage. Saint Augustin les
+avait reçues de saint Jean; Scot Erigène les reçut
+de saint Augustin. Les hérésiarques scolastiques les
+possèdent tous, si je puis ainsi dire, en puissance.
+Elles reparaissent, au commencement du <span class="smcap">XIII</span><sup>e</sup> siècle,
+dans l'école d'Amaury de Chartres, qui ne doit rien
+certainement à Joachim de Flore. Celui-ci, un poète,
un visionnaire, perdu dans ses montagnes de Calabre,
-mais habitué, par le contact de la chrétienté
+mais habitué, par le contact de la chrétienté
<span class="pagenum"><a id="Page_115"> 115</a></span>
-grecque, à une exégèse très libre, avait rendu à
-l'Italie, vers la fin du <span class="smcap">XII</span><sup>e</sup> siècle, ces vieilles terreurs
-et ces vieilles espérances. Un jour, dans le
-jardin de son couvent, un jeune homme d'une beauté
-rayonnante lui était apparu, portant un calice qu'il
-tendit à Joachim. Celui-ci but quelques gouttes et
-écarta le calice. «Oh! Joachim, dit l'ange, si tu
-avais bu toute la coupe, aucune science ne t'échapperait!»
-Mais l'abbé de Flore avait assez goûté de
+grecque, à une exégèse très libre, avait rendu à
+l'Italie, vers la fin du <span class="smcap">XII</span><sup>e</sup> siècle, ces vieilles terreurs
+et ces vieilles espérances. Un jour, dans le
+jardin de son couvent, un jeune homme d'une beauté
+rayonnante lui était apparu, portant un calice qu'il
+tendit à Joachim. Celui-ci but quelques gouttes et
+écarta le calice. «Oh! Joachim, dit l'ange, si tu
+avais bu toute la coupe, aucune science ne t'échapperait!»
+Mais l'abbé de Flore avait assez goûté de
la liqueur mystique pour annoncer, dans sa <i lang="la" xml:lang="la">Concordia
-novi et veteris Testamenti</i>, une troisième
-révélation religieuse, celle de l'Esprit, supérieure
-à celle du Fils, comme celle-ci l'avait été à celle
-du Père. Il faut citer tout ce passage où court un
-grand souffle. Joachim caractérise les trois âges
-religieux du monde, dont le dernier lui semble près
+novi et veteris Testamenti</i>, une troisième
+révélation religieuse, celle de l'Esprit, supérieure
+à celle du Fils, comme celle-ci l'avait été à celle
+du Père. Il faut citer tout ce passage où court un
+grand souffle. Joachim caractérise les trois âges
+religieux du monde, dont le dernier lui semble près
de se lever:</p>
-<p>«Le premier a été celui de la connaissance, le
-second celui de la sagesse, le troisième sera celui
-de la pleine intelligence. Le premier a été l'obéissance
-servile, le second la servitude filiale, le troisième
-sera la liberté. Le premier a été l'épreuve,
-le second l'action, le troisième sera la contemplation.
-Le premier a été la crainte, le second la foi,
-le troisième sera l'amour. Le premier a été l'âge des
-esclaves, le second celui des fils, le troisième sera
-celui des amis. Le premier a été l'âge des vieillards,
+<p>«Le premier a été celui de la connaissance, le
+second celui de la sagesse, le troisième sera celui
+de la pleine intelligence. Le premier a été l'obéissance
+servile, le second la servitude filiale, le troisième
+sera la liberté. Le premier a été l'épreuve,
+le second l'action, le troisième sera la contemplation.
+Le premier a été la crainte, le second la foi,
+le troisième sera l'amour. Le premier a été l'âge des
+esclaves, le second celui des fils, le troisième sera
+celui des amis. Le premier a été l'âge des vieillards,
<span class="pagenum"><a id="Page_116"> 116</a></span>
-le second celui des jeunes gens, le troisième sera
-celui des enfants. Le premier s'est passé à la lueur
-des étoiles, le second a été l'aurore, le troisième
-sera le plein jour. Le premier a été l'hiver, le second
-le commencement du printemps, le troisième
-sera l'été. Le premier a porté les orties, le second
-les roses, le troisième portera les lis. Le premier a
-donné l'herbe, le second les épis, le troisième donnera
-le froment. Le premier a donné l'eau, le second
-le vin, le troisième donnera l'huile. Le premier se
-rapporte à la Septuagésime, le second à la Quadragésime,
-le troisième sera la fête de Pâques. Le premier
-âge se rapporte donc au Père, qui est l'auteur
-de toutes choses; le second au Fils, qui a daigné
-revêtir notre limon; le troisième sera l'âge du Saint-Esprit,
-dont l'apôtre dit: là où est l'Esprit du Seigneur,
-là est la Liberté, <i lang="la" xml:lang="la">ubi Spiritus Domini, ibi
-Libertas</i>.»</p>
-
-<p>Mais c'est bien sur cette terre et dès cette vie et
-non plus seulement dans la Jérusalem paradisiaque
-de l'Apocalypse, de saint Augustin et de Scot Erigène,
-que devait se manifester la révélation joachimite.
-Le rêveur de Flore y réservait aux moines,
-aux contemplatifs, aux <i lang="la" xml:lang="la">spirituales viri</i> le ministère
-dévolu jusqu'alors aux clercs, à l'Église séculière.
-De quelles catastrophes serait précédée la
-grande évolution religieuse? Joachim pressentait
+le second celui des jeunes gens, le troisième sera
+celui des enfants. Le premier s'est passé à la lueur
+des étoiles, le second a été l'aurore, le troisième
+sera le plein jour. Le premier a été l'hiver, le second
+le commencement du printemps, le troisième
+sera l'été. Le premier a porté les orties, le second
+les roses, le troisième portera les lis. Le premier a
+donné l'herbe, le second les épis, le troisième donnera
+le froment. Le premier a donné l'eau, le second
+le vin, le troisième donnera l'huile. Le premier se
+rapporte à la Septuagésime, le second à la Quadragésime,
+le troisième sera la fête de Pâques. Le premier
+âge se rapporte donc au Père, qui est l'auteur
+de toutes choses; le second au Fils, qui a daigné
+revêtir notre limon; le troisième sera l'âge du Saint-Esprit,
+dont l'apôtre dit: là où est l'Esprit du Seigneur,
+là est la Liberté, <i lang="la" xml:lang="la">ubi Spiritus Domini, ibi
+Libertas</i>.»</p>
+
+<p>Mais c'est bien sur cette terre et dès cette vie et
+non plus seulement dans la Jérusalem paradisiaque
+de l'Apocalypse, de saint Augustin et de Scot Erigène,
+que devait se manifester la révélation joachimite.
+Le rêveur de Flore y réservait aux moines,
+aux contemplatifs, aux <i lang="la" xml:lang="la">spirituales viri</i> le ministère
+dévolu jusqu'alors aux clercs, à l'Église séculière.
+De quelles catastrophes serait précédée la
+grande évolution religieuse? Joachim pressentait
<span class="pagenum"><a id="Page_117"> 117</a></span>
-des années tragiques, et, dans les derniers jours du
-<span class="smcap">XII</span><sup>e</sup> siècle, il calculait en tremblant que les deux
-prochaines générations humaines de trente années
-verraient cette crise extraordinaire, que peut-être
-elle allait commencer, qu'au plus tard elle éclaterait
+des années tragiques, et, dans les derniers jours du
+<span class="smcap">XII</span><sup>e</sup> siècle, il calculait en tremblant que les deux
+prochaines générations humaines de trente années
+verraient cette crise extraordinaire, que peut-être
+elle allait commencer, qu'au plus tard elle éclaterait
en l'an 1260.</p>
-<p>Il mourut avec le renom d'un prophète, en odeur
-de sainteté. Henri VI, Richard C&oelig;ur-de-Lion, l'avaient
-consulté sur la venue de l'Antechrist. L'Église
-le béatifia, et Dante l'a mis en son <cite>Paradis</cite>, dans le
-ch&oelig;ur des mystiques. Mais ses visions lui survécurent.
-Les Franciscains, dans les vingt années qui
-suivirent la mort de saint François, s'attachèrent
-à lui comme au précurseur de la religion nouvelle
-dont l'enfant d'Assise aurait été le Messie. On annonça,
-pour 1260, la fin de l'Église de Rome. On
+<p>Il mourut avec le renom d'un prophète, en odeur
+de sainteté. Henri VI, Richard C&oelig;ur-de-Lion, l'avaient
+consulté sur la venue de l'Antechrist. L'Église
+le béatifia, et Dante l'a mis en son <cite>Paradis</cite>, dans le
+ch&oelig;ur des mystiques. Mais ses visions lui survécurent.
+Les Franciscains, dans les vingt années qui
+suivirent la mort de saint François, s'attachèrent
+à lui comme au précurseur de la religion nouvelle
+dont l'enfant d'Assise aurait été le Messie. On annonça,
+pour 1260, la fin de l'Église de Rome. On
ajouta aux ouvrages vrais de Joachim toutes sortes
-de livres apocryphes et de prophéties où Frédéric II
-et sa descendance, le pape Innocent IV, saint François
-et saint Dominique et le vêtement même des
-ordres mendiants étaient clairement annoncés. Autour
-de Jean de Parme, général des Franciscains,
-se groupaient les plus ardents apôtres joachimites.
-L'un d'eux, Gérard de San-Donnino, en son <cite>Liber
-introductorius ad Evangelium Æternum</cite>, résuma
-toute la doctrine de Joachim. L'Évangile Éternel,
+de livres apocryphes et de prophéties où Frédéric II
+et sa descendance, le pape Innocent IV, saint François
+et saint Dominique et le vêtement même des
+ordres mendiants étaient clairement annoncés. Autour
+de Jean de Parme, général des Franciscains,
+se groupaient les plus ardents apôtres joachimites.
+L'un d'eux, Gérard de San-Donnino, en son <cite>Liber
+introductorius ad Evangelium Æternum</cite>, résuma
+toute la doctrine de Joachim. L'Évangile Éternel,
qui fut, en effet, une doctrine et non un livre, avait
<span class="pagenum"><a id="Page_118"> 118</a></span>
-été jusque-là comme un texte idéal, la Bonne Nouvelle
+été jusque-là comme un texte idéal, la Bonne Nouvelle
du Saint-Esprit, que chaque adepte portait
-secrètement en son c&oelig;ur. Le jour où il devint un
-manifeste d'hérésie et un étendard révolutionnaire,
-l'Église et l'Université de Paris s'émurent et s'entendirent
-pour frapper la secte. L'opération fut
-très simple, tous les sectaires étant, au fond, de
-pieux catholiques. Jean de Parme abdiqua le généralat.
-Gérard de San-Donnino dut s'exiler en Sicile
+secrètement en son c&oelig;ur. Le jour où il devint un
+manifeste d'hérésie et un étendard révolutionnaire,
+l'Église et l'Université de Paris s'émurent et s'entendirent
+pour frapper la secte. L'opération fut
+très simple, tous les sectaires étant, au fond, de
+pieux catholiques. Jean de Parme abdiqua le généralat.
+Gérard de San-Donnino dut s'exiler en Sicile
et renoncer aux fonctions sacerdotales<a name="FNanchor_5" id="FNanchor_5" href="#Footnote_5" class="fnanchor">&nbsp;[5]</a>.</p>
<p>Tout ceci se passait entre 1250 et 1255. Salimbene,
-tout novice, s'était fait joachimite, comme
-les autres. A Hyères, il avait reçu de Hugues de
-Digne, le chef de la secte pour la France, un précieux
-commentaire de Joachim sur les quatre évangélistes,
-et l'avait copié à Aix. Après le jugement
-de condamnation, prononcé en 1255, par Alexandre
-IV, il était encore demeuré fidèle à la doctrine
-mystérieuse. Longtemps après, quand, vieux et
-désenchanté, il écrit sa chronique, il rappelle à dix
-reprises et très bravement, qu'il a été jadis «grand
-joachimite, <i lang="la" xml:lang="la">magnus joachita</i>». Mais après 1260,
-l'année fatale étant écoulée, et l'Église du Fils
-n'ayant pas cédé la place à celle de l'Esprit, il se
-détacha tout à fait de la secte. Bartolomeo de Mantoue
+tout novice, s'était fait joachimite, comme
+les autres. A Hyères, il avait reçu de Hugues de
+Digne, le chef de la secte pour la France, un précieux
+commentaire de Joachim sur les quatre évangélistes,
+et l'avait copié à Aix. Après le jugement
+de condamnation, prononcé en 1255, par Alexandre
+IV, il était encore demeuré fidèle à la doctrine
+mystérieuse. Longtemps après, quand, vieux et
+désenchanté, il écrit sa chronique, il rappelle à dix
+reprises et très bravement, qu'il a été jadis «grand
+joachimite, <i lang="la" xml:lang="la">magnus joachita</i>». Mais après 1260,
+l'année fatale étant écoulée, et l'Église du Fils
+n'ayant pas cédé la place à celle de l'Esprit, il se
+détacha tout à fait de la secte. Bartolomeo de Mantoue
<span class="pagenum"><a id="Page_119"> 119</a></span>
-lui dit un jour, à propos de Jean de Parme: «Il
-avait suivi les prophéties de véritables fous. Cela me
-fait bien du chagrin, répondit Salimbene, car je
+lui dit un jour, à propos de Jean de Parme: «Il
+avait suivi les prophéties de véritables fous. Cela me
+fait bien du chagrin, répondit Salimbene, car je
l'aimais tendrement. Et Bartolomeo: mais toi aussi,
-tu as été joachimite. C'est vrai, réplique naïvement
-notre moine; mais après la mort de l'empereur
-Frédéric II et la fin de l'année 1260, j'ai tout à fait
-abandonné cette doctrine, et je suis résolu à ne
-plus croire qu'aux choses que j'aurai vues.»</p>
+tu as été joachimite. C'est vrai, réplique naïvement
+notre moine; mais après la mort de l'empereur
+Frédéric II et la fin de l'année 1260, j'ai tout à fait
+abandonné cette doctrine, et je suis résolu à ne
+plus croire qu'aux choses que j'aurai vues.»</p>
<p>Cependant, il garda toujours une tendresse pour
-les rêves de sa jeunesse. Son orgueil fut d'avoir été
-l'un des initiés à la révélation de l'Évangile Éternel,
-et il aime à nous conter tout ce qu'il a vu et
-connu de ce grand mystère. Par lui nous pénétrons
+les rêves de sa jeunesse. Son orgueil fut d'avoir été
+l'un des initiés à la révélation de l'Évangile Éternel,
+et il aime à nous conter tout ce qu'il a vu et
+connu de ce grand mystère. Par lui nous pénétrons
dans ce monde singulier qui eut toujours l'allure
-d'une société secrète. A Pise, il voit apporter furtivement,
-par un vieil abbé de l'ordre de Flore, les
+d'une société secrète. A Pise, il voit apporter furtivement,
+par un vieil abbé de l'ordre de Flore, les
livres de Joachim, que l'on voulait soustraire aux
-violences de Frédéric II, ou plutôt aux recherches
-des inquisiteurs pontificaux. A Hyères, il assiste,
+violences de Frédéric II, ou plutôt aux recherches
+des inquisiteurs pontificaux. A Hyères, il assiste,
dans la chambre de Hugues de Digne, aux colloques
-à voix basse des joachimites: il y avait là des notaires,
-des juges, des médecins, <i lang="la" xml:lang="la">et alii litterati</i>. Des
+à voix basse des joachimites: il y avait là des notaires,
+des juges, des médecins, <i lang="la" xml:lang="la">et alii litterati</i>. Des
franciscains venus les uns de Naples, les autres de
-Paris, s'interrogeaient anxieusement. «Que pensez-vous,
-disait l'un, Jean de Naples, à Pierre de
+Paris, s'interrogeaient anxieusement. «Que pensez-vous,
+disait l'un, Jean de Naples, à Pierre de
Pouille, de la doctrine de Joachim? Je m'en soucie,
<span class="pagenum"><a id="Page_120"> 120</a></span>
-disait l'autre, comme de la cinquième roue d'un
-carrosse, <i lang="la" xml:lang="la">quantum de quinta rota plaustri</i>.» A
+disait l'autre, comme de la cinquième roue d'un
+carrosse, <i lang="la" xml:lang="la">quantum de quinta rota plaustri</i>.» A
Provins, il se fait expliquer un livre apocryphe de
-Joachim, l'<cite>Expositio super Jeremiam</cite>. A Modène,
-il rencontre Gérard de San-Donnino revenant de
-Paris. Leur entretien est curieux, et se découpe
+Joachim, l'<cite>Expositio super Jeremiam</cite>. A Modène,
+il rencontre Gérard de San-Donnino revenant de
+Paris. Leur entretien est curieux, et se découpe
facilement en dialogue:</p>
<p><i>Salimb.</i>&mdash;Si nous disputions de Joachim?</p>
-<p><i>Gér.</i>&mdash;Disputer, non, mais causons, et dans un
-lieu secret. (Ils s'en vont derrière le dortoir et s'assoient
-à l'ombre d'une treille.)</p>
+<p><i>Gér.</i>&mdash;Disputer, non, mais causons, et dans un
+lieu secret. (Ils s'en vont derrière le dortoir et s'assoient
+à l'ombre d'une treille.)</p>
-<p><i>Salimb.</i>&mdash;Dis-moi quand et où naîtra l'Antechrist.</p>
+<p><i>Salimb.</i>&mdash;Dis-moi quand et où naîtra l'Antechrist.</p>
-<p><i>Gér.</i>&mdash;Il est déjà né et grand, et bientôt le mystère
-d'iniquité s'accomplira.</p>
+<p><i>Gér.</i>&mdash;Il est déjà né et grand, et bientôt le mystère
+d'iniquité s'accomplira.</p>
<p><i>Salimb.</i>&mdash;Tu le connais?</p>
-<p><i>Gér.</i>&mdash;Je ne l'ai pas vu en face, mais je le connais
-bien par l'Écriture.</p>
+<p><i>Gér.</i>&mdash;Je ne l'ai pas vu en face, mais je le connais
+bien par l'Écriture.</p>
-<p><i>Salimb.</i>&mdash;Quelle Écriture?</p>
+<p><i>Salimb.</i>&mdash;Quelle Écriture?</p>
-<p><i>Gér.</i>&mdash;La Bible.</p>
+<p><i>Gér.</i>&mdash;La Bible.</p>
<p><i>Salimb.</i>&mdash;Eh bien! dis tout, car je connais
bien la Bible.</p>
-<p><i>Gér.</i>&mdash;Non, il nous faut une Bible. (Salimbene
-court chercher sa Bible. Ils étudient le 18<sup>e</sup> chapitre
-d'Isaïe, que Gérard applique à un roi d'Espagne ou
+<p><i>Gér.</i>&mdash;Non, il nous faut une Bible. (Salimbene
+court chercher sa Bible. Ils étudient le 18<sup>e</sup> chapitre
+d'Isaïe, que Gérard applique à un roi d'Espagne ou
de Castille.)</p>
<p><i>Salimb.</i>&mdash;Et ce roi est l'Antechrist?</p>
<p><span class="pagenum"><a id="Page_121"> 121</a></span>
-<i>Gér.</i>&mdash;Tout à fait. Les docteurs et les saints
-l'ont tous prédit.</p>
+<i>Gér.</i>&mdash;Tout à fait. Les docteurs et les saints
+l'ont tous prédit.</p>
-<p><i>Salimb.</i> (riant).&mdash;J'espère que tu verras que
-tu t'es trompé.</p>
+<p><i>Salimb.</i> (riant).&mdash;J'espère que tu verras que
+tu t'es trompé.</p>
-<p>(En ce moment les frères, avec des séculiers, apparaissent
-dans la prairie, la mine allongée, causant
+<p>(En ce moment les frères, avec des séculiers, apparaissent
+dans la prairie, la mine allongée, causant
avec des signes de tristesse.)</p>
-<p><i>Gér.</i>&mdash;Va, et écoute ce qu'ils disent. On dirait
-qu'ils ont reçu de mauvaises nouvelles.</p>
+<p><i>Gér.</i>&mdash;Va, et écoute ce qu'ils disent. On dirait
+qu'ils ont reçu de mauvaises nouvelles.</p>
<p>(Salimbene court, interroge et revient. Mauvaises
-nouvelles, en effet: l'archevêque de Ravenne a été
+nouvelles, en effet: l'archevêque de Ravenne a été
fait prisonnier par Ezzelino de Padoue.)</p>
-<p><i>Gér.</i>&mdash;Tu vois bien, voilà le mystère qui commence.</p>
-
-<p>Longtemps après, <i lang="la" xml:lang="la">post annos multos</i>, au couvent
-d'Imola, on lui présenta un livre de son ami
-Gérard, peut-être le <i lang="la" xml:lang="la">Liber introductorius</i>. Mais
-Gérard avait été condamné, ses écrits étaient frappés
-d'infamie. Salimbene eut peur et dit: «Jetez-le
-au feu.»</p>
-
-<p>L'appréhension de l'Antechrist fut, en dehors
-même de la société joachimite, un sentiment essentiel
-de la religion italienne au <span class="smcap">XIII</span><sup>e</sup> siècle. On s'en
-inquiétait déjà au temps de Grégoire VII. Les prédictions
-de Joachim attirèrent l'attention des mystiques
-sur Frédéric II: évidemment, le monstre,
-c'était lui. Toutes les calomnies, toutes les médisances
+<p><i>Gér.</i>&mdash;Tu vois bien, voilà le mystère qui commence.</p>
+
+<p>Longtemps après, <i lang="la" xml:lang="la">post annos multos</i>, au couvent
+d'Imola, on lui présenta un livre de son ami
+Gérard, peut-être le <i lang="la" xml:lang="la">Liber introductorius</i>. Mais
+Gérard avait été condamné, ses écrits étaient frappés
+d'infamie. Salimbene eut peur et dit: «Jetez-le
+au feu.»</p>
+
+<p>L'appréhension de l'Antechrist fut, en dehors
+même de la société joachimite, un sentiment essentiel
+de la religion italienne au <span class="smcap">XIII</span><sup>e</sup> siècle. On s'en
+inquiétait déjà au temps de Grégoire VII. Les prédictions
+de Joachim attirèrent l'attention des mystiques
+sur Frédéric II: évidemment, le monstre,
+c'était lui. Toutes les calomnies, toutes les médisances
<span class="pagenum"><a id="Page_122"> 122</a></span>
-propagées par les moines se retrouvent en
-Salimbene, qui voit dans les malheurs des dernières
-années de l'empereur, le signe très clair de la colère
-divine. Aussi les a-t-il énumérés tous, l'un
-après l'autre, jusqu'à la mort misérable de Frédéric,
-dans un château de la Pouille. Il invoque,
-comme témoins de la vengeance céleste, tout à
-tour les Prophètes, les Sibylles, Merlin, l'abbé Joachim.
-Frédéric, c'est l'ennemi satanique de l'Église
-et de Dieu, l'impie, l'athée, le fourbe, le libertin,
+propagées par les moines se retrouvent en
+Salimbene, qui voit dans les malheurs des dernières
+années de l'empereur, le signe très clair de la colère
+divine. Aussi les a-t-il énumérés tous, l'un
+après l'autre, jusqu'à la mort misérable de Frédéric,
+dans un château de la Pouille. Il invoque,
+comme témoins de la vengeance céleste, tout à
+tour les Prophètes, les Sibylles, Merlin, l'abbé Joachim.
+Frédéric, c'est l'ennemi satanique de l'Église
+et de Dieu, l'impie, l'athée, le fourbe, le libertin,
<i lang="la" xml:lang="la">callidus</i>, <i lang="la" xml:lang="la">versutus</i>, <i lang="la" xml:lang="la">avarus</i>, <i lang="la" xml:lang="la">luxuriosus</i>, <i lang="la" xml:lang="la">malitiosus</i>,
<i lang="la" xml:lang="la">iracundus</i>, <i lang="la" xml:lang="la">jocundus</i>, <i lang="la" xml:lang="la">delitiosus</i>, <i lang="la" xml:lang="la">industriosus</i>,
-<i lang="la" xml:lang="la">épicureus</i>; poète cependant, spirituel, séduisant,
-<i lang="la" xml:lang="la">pulcher homo</i>. Cet homme charmant était
-d'ailleurs féroce: il fit couper le pouce à un notaire
-qui, dans un acte, avait écrit de travers une lettre
-du nom impérial; il donna à deux malheureux un
+<i lang="la" xml:lang="la">épicureus</i>; poète cependant, spirituel, séduisant,
+<i lang="la" xml:lang="la">pulcher homo</i>. Cet homme charmant était
+d'ailleurs féroce: il fit couper le pouce à un notaire
+qui, dans un acte, avait écrit de travers une lettre
+du nom impérial; il donna à deux malheureux un
excellent repas, puis fit courir l'un et laissa s'endormir
l'autre; on les ouvrit alors, sous les yeux
-de l'empereur, curieux d'étudier le problème de la
+de l'empereur, curieux d'étudier le problème de la
digestion.</p>
<h3>III</h3>
<p>La parole de saint Paul et de Joachim de Flore:
-<i lang="la" xml:lang="la">ubi Spiritus Domini</i>, <i lang="la" xml:lang="la">ibi libertas</i>, s'était réalisée à
+<i lang="la" xml:lang="la">ubi Spiritus Domini</i>, <i lang="la" xml:lang="la">ibi libertas</i>, s'était réalisée à
<span class="pagenum"><a id="Page_123"> 123</a></span>
-la lettre. L'Italie, animée par l'attente d'une rénovation
-religieuse, porta tout d'un coup une étonnante
+la lettre. L'Italie, animée par l'attente d'une rénovation
+religieuse, porta tout d'un coup une étonnante
floraison de doctrines, de sectes, de miracles et de
-prodiges de toutes sortes. Le premier, saint François,
-avec la puissance d'un créateur, avait rajeuni
-le christianisme; cette fécondité d'invention ne s'était
+prodiges de toutes sortes. Le premier, saint François,
+avec la puissance d'un créateur, avait rajeuni
+le christianisme; cette fécondité d'invention ne s'était
pas ralentie au temps de Salimbene, et, par lui,
-nous pouvons pénétrer dans la chrétienté la plus vivante
-qui fût jamais. Et, je le répète, si nous mettons
-à part les vues aventureuses du joachimisme,
-ici, nous n'avons pas affaire à des hérésies. Même
-les plus scandaleux de ces chrétiens d'Italie se
-croient en règle avec le bon Dieu. Ils édifient librement,
+nous pouvons pénétrer dans la chrétienté la plus vivante
+qui fût jamais. Et, je le répète, si nous mettons
+à part les vues aventureuses du joachimisme,
+ici, nous n'avons pas affaire à des hérésies. Même
+les plus scandaleux de ces chrétiens d'Italie se
+croient en règle avec le bon Dieu. Ils édifient librement,
joyeusement, leurs petites chapelles, leurs
communions bizarres dans l'enceinte de la grande
-Église, qui les laisse faire quelque temps, puis ramène
-vivement à la ligne droite ceux qui s'en éloignent
-avec une belle humeur trop inquiétante.</p>
+Église, qui les laisse faire quelque temps, puis ramène
+vivement à la ligne droite ceux qui s'en éloignent
+avec une belle humeur trop inquiétante.</p>
<p>Le groupe de Jean de Parme semble au complet
-dans la <cite>Chronique</cite>. La personne la plus singulière
-de ce groupe est assurément la s&oelig;ur de Hugues de
+dans la <cite>Chronique</cite>. La personne la plus singulière
+de ce groupe est assurément la s&oelig;ur de Hugues de
Digne&mdash;<i lang="la" xml:lang="la">unius de majoribus clericis de mundo</i>&mdash;sainte
Douceline, dont la vie est dans un manuscrit
-provençal de la Bibliothèque, publié, en 1879, par
-M. l'abbé Aubanés. Elle avait le don de guérir ou
-même de ressusciter les petits enfants. Elle n'était
-pas entrée en religion, mais portait le cordon de
+provençal de la Bibliothèque, publié, en 1879, par
+M. l'abbé Aubanés. Elle avait le don de guérir ou
+même de ressusciter les petits enfants. Elle n'était
+pas entrée en religion, mais portait le cordon de
<span class="pagenum"><a id="Page_124"> 124</a></span>
-saint François, et parcourait la Provence, suivie de
+saint François, et parcourait la Provence, suivie de
quatre-vingts dames de Marseille. Elle entrait dans
-toutes les églises des frères mineurs, où elle avait
+toutes les églises des frères mineurs, où elle avait
des extases. Elle y demeurait facilement, les bras en
-l'air, depuis la première messe du matin jusqu'aux
-complies. «On n'en a jamais dit de choses fâcheuses<a name="FNanchor_6" id="FNanchor_6" href="#Footnote_6" class="fnanchor">&nbsp;[6]</a>»,
-écrit Salimbene. Tête politique, d'ailleurs,
+l'air, depuis la première messe du matin jusqu'aux
+complies. «On n'en a jamais dit de choses fâcheuses<a name="FNanchor_6" id="FNanchor_6" href="#Footnote_6" class="fnanchor">&nbsp;[6]</a>»,
+écrit Salimbene. Tête politique, d'ailleurs,
dans le genre de sainte Catherine de Sienne.
Charles d'Anjou, comte de Provence, la respectait;
-il en avait peut-être un peu peur.</p>
+il en avait peut-être un peu peur.</p>
-<p>Dans ce monde étrange, le miracle, le petit miracle
-familier, était une douce habitude. Les miracles
-de Salimbene tournent, en général, à la
+<p>Dans ce monde étrange, le miracle, le petit miracle
+familier, était une douce habitude. Les miracles
+de Salimbene tournent, en général, à la
gloire des Franciscains. Il ne dissimule point qu'une
-pieuse industrie peut y aider. En 1238, dit-il, à
-Parme, vers le temps de Pâques, les mineurs et les
-prêcheurs s'entendirent sur les miracles qu'il convenait
+pieuse industrie peut y aider. En 1238, dit-il, à
+Parme, vers le temps de Pâques, les mineurs et les
+prêcheurs s'entendirent sur les miracles qu'il convenait
<span class="pagenum"><a id="Page_125"> 125</a></span>
-de faire cette année-là, <i lang="la" xml:lang="la">intromittebant se
-de miraculis faciundis</i>. Il a connu un Frère Nicolas,
-à qui le miracle ne coûtait pas plus que la récitation
-du <i lang="la" xml:lang="la">Pater</i>. Un moinillon, tout en écumant
-la soupe conventuelle, avait laissé tomber dans le
-chaudron un bréviaire enluminé, qu'on venait de
-lui prêter. Le saint livre s'imprégnait de bouillon
-<i lang="it" xml:lang="it">miro modo</i>. Frà Nicolo, appelé, dit une prière sur
-la soupe, et retira le bréviaire intact et tout neuf.
+de faire cette année-là, <i lang="la" xml:lang="la">intromittebant se
+de miraculis faciundis</i>. Il a connu un Frère Nicolas,
+à qui le miracle ne coûtait pas plus que la récitation
+du <i lang="la" xml:lang="la">Pater</i>. Un moinillon, tout en écumant
+la soupe conventuelle, avait laissé tomber dans le
+chaudron un bréviaire enluminé, qu'on venait de
+lui prêter. Le saint livre s'imprégnait de bouillon
+<i lang="it" xml:lang="it">miro modo</i>. Frà Nicolo, appelé, dit une prière sur
+la soupe, et retira le bréviaire intact et tout neuf.
Salimbene ne nous apprend point si la soupe en fut
plus grasse. A Bologne, un novice ronflait si fort
que personne ne pouvait plus dormir au couvent.
On l'exila du dortoir au grenier, du grenier au hangar:
-rien n'y fit; c'était une trompette d'Apocalypse.
-On tint chapitre sous la présidence de Jean
-de Parme, en personne. Quelques-uns demandèrent
-l'expulsion du petit frère «<i lang="la" xml:lang="la">propter enormem defectum</i>».
-On résolut de le rendre à sa mère, pour
-fraude sur la chose livrée, <i lang="la" xml:lang="la">eo quod ordinem decepisset</i>.
-Frà Nicolo intervint et promit un miracle.
+rien n'y fit; c'était une trompette d'Apocalypse.
+On tint chapitre sous la présidence de Jean
+de Parme, en personne. Quelques-uns demandèrent
+l'expulsion du petit frère «<i lang="la" xml:lang="la">propter enormem defectum</i>».
+On résolut de le rendre à sa mère, pour
+fraude sur la chose livrée, <i lang="la" xml:lang="la">eo quod ordinem decepisset</i>.
+Frà Nicolo intervint et promit un miracle.
Le lendemain, l'enfant servit sa messe; puis, il le
-fit passer derrière l'autel et là, il lui tira vivement
-le nez. Dès lors, le novice dormit «<i lang="la" xml:lang="la">quiete et pacifice</i>»,
-comme un loir, «<i lang="la" xml:lang="la">sicut ghirus</i>».</p>
+fit passer derrière l'autel et là, il lui tira vivement
+le nez. Dès lors, le novice dormit «<i lang="la" xml:lang="la">quiete et pacifice</i>»,
+comme un loir, «<i lang="la" xml:lang="la">sicut ghirus</i>».</p>
<p>Mais aussi, que de faux miracles de la part des
reliques qui ne sont pas franciscaines! La ville de
Parme vit entrer un matin, processionnellement et
<span class="pagenum"><a id="Page_126"> 126</a></span>
-suivie d'une foule de dévots, la châsse d'un prétendu
-saint Albert de Crémone. La relique&mdash;le petit
-doigt d'un pied&mdash;fit merveille. Les curés de paroisses
-commandaient pour leurs églises des fresques
-en l'honneur de saint Albert «<i lang="la" xml:lang="la">ut melius oblationes
-a populo obtinerent</i>». Mais un chanoine
-doué de flair s'approcha de très près de la châsse,
-et sentit une odeur qui n'était point de sainteté. Il
-prit la relique: c'était une simple gousse d'ail!</p>
-
-<p>Evidemment, la notion d'orthodoxie était alors
-très particulière. Il était entendu que les fidèles,
-individuellement, ou formés en communautés libres,
-pouvaient chercher où il leur plairait la voie
-du salut. Et chacun de tirer de son côté, selon son
-humeur: celui-ci, un laïque de Parme, s'enferme
-en un couvent de cisterciens pour écrire des prophéties;
+suivie d'une foule de dévots, la châsse d'un prétendu
+saint Albert de Crémone. La relique&mdash;le petit
+doigt d'un pied&mdash;fit merveille. Les curés de paroisses
+commandaient pour leurs églises des fresques
+en l'honneur de saint Albert «<i lang="la" xml:lang="la">ut melius oblationes
+a populo obtinerent</i>». Mais un chanoine
+doué de flair s'approcha de très près de la châsse,
+et sentit une odeur qui n'était point de sainteté. Il
+prit la relique: c'était une simple gousse d'ail!</p>
+
+<p>Evidemment, la notion d'orthodoxie était alors
+très particulière. Il était entendu que les fidèles,
+individuellement, ou formés en communautés libres,
+pouvaient chercher où il leur plairait la voie
+du salut. Et chacun de tirer de son côté, selon son
+humeur: celui-ci, un laïque de Parme, s'enferme
+en un couvent de cisterciens pour écrire des prophéties;
cet autre, un ami des mineurs, fonde quelque
chose pour lui tout seul (<i lang="la" xml:lang="la">sibi ipsi vivebat</i>). C'est le
Don Quichotte de saint Jean-Baptiste: longue
-barbe, cape arménienne, tunique de peau de bête,
-une sorte de chasuble sur les épaules avec la croix
-devant et derrière, et tenant une trompette de
-cuivre (<i lang="la" xml:lang="la">terribiliter reboabat tuba sua</i>), il prêche
-dans les églises et sur les places, suivi d'une foule
+barbe, cape arménienne, tunique de peau de bête,
+une sorte de chasuble sur les épaules avec la croix
+devant et derrière, et tenant une trompette de
+cuivre (<i lang="la" xml:lang="la">terribiliter reboabat tuba sua</i>), il prêche
+dans les églises et sur les places, suivi d'une foule
d'enfants qui portent des branches d'arbres et des
cierges. Voici les <i lang="it" xml:lang="it">Saccati</i> ou <i lang="it" xml:lang="it">Boscarioli</i>, hommes
-vêtus de sacs, hommes des bois. C'est une secte de
+vêtus de sacs, hommes des bois. C'est une secte de
<span class="pagenum"><a id="Page_127"> 127</a></span>
faux mineurs sortie du groupe de Hugues de Digne,
-et qui ont pris un costume pareil à celui des franciscains.
-Ils semblent de furieux quêteurs, plus
+et qui ont pris un costume pareil à celui des franciscains.
+Ils semblent de furieux quêteurs, plus
alertes que les vrais, et qui ne leur laissent que des
-miettes. Salimbene les méprise. Voici les <i lang="it" xml:lang="it">Apostoli</i>,
+miettes. Salimbene les méprise. Voici les <i lang="it" xml:lang="it">Apostoli</i>,
des vagabonds, <i lang="it" xml:lang="it">tota die ociosi</i> (<em>ocieux</em>), <i lang="la" xml:lang="la">qui volunt
vivere de labore et sudore aliorum</i>. Cette bande
-va et vient, attirant à elle les enfants qu'ils font
-prêcher, suivie d'une troupe de femmes (<i lang="la" xml:lang="la">mulierculæ</i>),
-vêtues de longs manteaux, qui se disent leurs
-s&oelig;urs; ils doivent pratiquer le communisme à outrance.
+va et vient, attirant à elle les enfants qu'ils font
+prêcher, suivie d'une troupe de femmes (<i lang="la" xml:lang="la">mulierculæ</i>),
+vêtues de longs manteaux, qui se disent leurs
+s&oelig;urs; ils doivent pratiquer le communisme à outrance.
Leur chef, Gherardino, a des aventures galantes
-qui révoltent la pudeur de Salimbene. Une
-pieuse veuve, bien digne des honneurs du <cite>Décaméron</cite>,
-lui a confié sa fille avec laquelle il dormit:
-«<i lang="la" xml:lang="la">in eodem lecto, ut probaret si castitatem servare
-posset</i>». L'expérience n'était pas neuve: elle
-remontait à Robert d'Arbrissel, c'est-à-dire à la
-première croisade. Mais Gherardino la jugeait curieuse
+qui révoltent la pudeur de Salimbene. Une
+pieuse veuve, bien digne des honneurs du <cite>Décaméron</cite>,
+lui a confié sa fille avec laquelle il dormit:
+«<i lang="la" xml:lang="la">in eodem lecto, ut probaret si castitatem servare
+posset</i>». L'expérience n'était pas neuve: elle
+remontait à Robert d'Arbrissel, c'est-à-dire à la
+première croisade. Mais Gherardino la jugeait curieuse
et la renouvela souvent. Le scandale des
-<i lang="it" xml:lang="it">Apostoli</i> émut l'évêque de Parme, qui fit emprisonner
-ceux qu'il put prendre. Puis Grégoire X condamna
+<i lang="it" xml:lang="it">Apostoli</i> émut l'évêque de Parme, qui fit emprisonner
+ceux qu'il put prendre. Puis Grégoire X condamna
la secte qui refusa de se soumettre. Les
-<i lang="it" xml:lang="it">Saccati</i>, plus humbles s'étaient soumis.</p>
+<i lang="it" xml:lang="it">Saccati</i>, plus humbles s'étaient soumis.</p>
-<p>Deux sociétés religieuses, orthodoxes, mais très
-différentes l'une de l'autre, ont attiré l'attention de
+<p>Deux sociétés religieuses, orthodoxes, mais très
+différentes l'une de l'autre, ont attiré l'attention de
Salimbene: les Flagellants et les <i lang="la" xml:lang="la">Gaudentes</i>, ou
<span class="pagenum"><a id="Page_128"> 128</a></span>
-les <em>joyeux compères</em>. Les Flagellants apparurent
-dans l'Italie du Nord en 1260, l'année fatale des
-joachimites: «Tous, petits et grands, nobles, soldats,
-gens du peuple, nus jusqu'à la ceinture, allaient
-en procession à travers les villes et se fouettaient,
-précédés des évêques et des religieux.» La
+les <em>joyeux compères</em>. Les Flagellants apparurent
+dans l'Italie du Nord en 1260, l'année fatale des
+joachimites: «Tous, petits et grands, nobles, soldats,
+gens du peuple, nus jusqu'à la ceinture, allaient
+en procession à travers les villes et se fouettaient,
+précédés des évêques et des religieux.» La
panique mystique fit de grands ravages: tout le
-monde perdait la tête, on se confessait, on restituait
-le bien volé, on se réconciliait avec ses ennemis.
+monde perdait la tête, on se confessait, on restituait
+le bien volé, on se réconciliait avec ses ennemis.
La fin de toutes choses semblait prochaine. Le
-jour de la Toussaint, les énergumènes vinrent de
-Modène à Reggio, puis ils marchèrent sur Parme.
-Celui qui ne se fouettait point était «réputé pire
-que le diable», on le montrait au doigt, on lui faisait
-violence. Ils se dirigèrent enfin sur Crémone.
+jour de la Toussaint, les énergumènes vinrent de
+Modène à Reggio, puis ils marchèrent sur Parme.
+Celui qui ne se fouettait point était «réputé pire
+que le diable», on le montrait au doigt, on lui faisait
+violence. Ils se dirigèrent enfin sur Crémone.
Mais le podestat de cette ville, Palavicini, refusa
-l'entrée des portes: il fit dresser des fourches le
-long du Pô à l'usage des flagellants qui essaieraient
-de passer: aucun ne se présenta. Avec les <i lang="la" xml:lang="la">Gaudentes</i>,
+l'entrée des portes: il fit dresser des fourches le
+long du Pô à l'usage des flagellants qui essaieraient
+de passer: aucun ne se présenta. Avec les <i lang="la" xml:lang="la">Gaudentes</i>,
autre tableau. Ceux-ci ne se frappaient
-point, mais vivaient gaiement en confrérie chevaleresque.
-Ils avaient été inventés par Bartolomeo
-de Vicence, qui fut évêque. Petite confrérie,
-d'ailleurs. Ils mangent leurs richesses «<i lang="la" xml:lang="la">cum hystrionibus</i>»,
-écrit Salimbene. Ils ne faisaient point
-l'aumône, ne contribuaient à aucune &oelig;uvre: monastères,
-hospices, ponts, églises. Ils enlevaient
+point, mais vivaient gaiement en confrérie chevaleresque.
+Ils avaient été inventés par Bartolomeo
+de Vicence, qui fut évêque. Petite confrérie,
+d'ailleurs. Ils mangent leurs richesses «<i lang="la" xml:lang="la">cum hystrionibus</i>»,
+écrit Salimbene. Ils ne faisaient point
+l'aumône, ne contribuaient à aucune &oelig;uvre: monastères,
+hospices, ponts, églises. Ils enlevaient
<span class="pagenum"><a id="Page_129"> 129</a></span>
-par rapine le plus qu'ils pouvaient. Une fois ruinés,
+par rapine le plus qu'ils pouvaient. Une fois ruinés,
ils avaient l'audace de demander au pape de
leur assigner, pour y habiter, les plus riches couvents
d'Italie. Dante les rencontre dans la procession
-des hypocrites aux chapes de plomb doré, et
-converse avec Loderingo, l'un des fondateurs désignés
+des hypocrites aux chapes de plomb doré, et
+converse avec Loderingo, l'un des fondateurs désignés
par Salimbene.</p>
-<p>Ces chrétiens aimables continuaient la tradition
-des <i lang="la" xml:lang="la">clerici vagantes</i> du <span class="smcap">XII</span><sup>e</sup> siècle. Et même, à côté
-d'eux, certains <i lang="la" xml:lang="la">Gaudentes</i> isolés, les plus avisés
+<p>Ces chrétiens aimables continuaient la tradition
+des <i lang="la" xml:lang="la">clerici vagantes</i> du <span class="smcap">XII</span><sup>e</sup> siècle. Et même, à côté
+d'eux, certains <i lang="la" xml:lang="la">Gaudentes</i> isolés, les plus avisés
sans doute, et les plus voluptueux de l'ordre, annoncent
-déjà les prélats peu édifiants du <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup> siècle
-romain. Tel ce chanoine Primas, poète assez spirituel,
+déjà les prélats peu édifiants du <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup> siècle
+romain. Tel ce chanoine Primas, poète assez spirituel,
qui parodie les textes liturgiques, compose
-une apocalypse bouffonne, «grand truand, grand
-mauvais sujet, <i lang="la" xml:lang="la">magnus trutannus magnus, trufator</i>».
-Accusé près de son évêque de trois vices
-capitaux: la luxure, le jeu et le vin, il se défendit
+une apocalypse bouffonne, «grand truand, grand
+mauvais sujet, <i lang="la" xml:lang="la">magnus trutannus magnus, trufator</i>».
+Accusé près de son évêque de trois vices
+capitaux: la luxure, le jeu et le vin, il se défendit
par une confession grotesque que notre chroniqueur
-se plaît à rapporter tout entière. En voici
+se plaît à rapporter tout entière. En voici
quelques vers en l'honneur de l'ivrognerie:</p>
<div class="poetry"><div class="stanza">
<p><i lang="la" xml:lang="la">Tertio capitulo, memoro tabernam;</i></p>
<p><i lang="la" xml:lang="la">Illam nullo tempore sprevi neque spernam,</i></p>
<p><i lang="la" xml:lang="la">Donec sanctos Angelos venientes cernam</i></p>
-<p><i lang="la" xml:lang="la">Cantantes pro mortuis Requiem æternam.</i></p>
+<p><i lang="la" xml:lang="la">Cantantes pro mortuis Requiem æternam.</i></p>
</div>
<div class="stanza">
<p><i lang="la" xml:lang="la">Poculis accenditur animi lucerna,</i></p>
<p><i lang="la" xml:lang="la">Cor imbutum nectare volat ad superna;</i></p>
<span class="pagenum"><a id="Page_130"> 130</a></span>
<p><i lang="la" xml:lang="la">Mihi sapit dulcius vinum de taberna</i></p>
-<i lang="la" xml:lang="la">Quam quod aqua miscuit præsulis pincerna.</i>
+<i lang="la" xml:lang="la">Quam quod aqua miscuit præsulis pincerna.</i>
</div>
<div class="stanza">
<p><i lang="la" xml:lang="la">Meum est propositum in taberna mori,</i></p>
@@ -4040,22 +4001,22 @@ quelques vers en l'honneur de l'ivrognerie:</p>
<h3>IV</h3>
<p>Vous le voyez, Salimbene et sa chronique sont
-une relique bien vénérable du passé. Ils n'engendrent
-point la mélancolie, ce qui est bon; mais, ce
-qui vaut mieux encore, ils inspirent de sérieuses
-réflexions ou confirment de graves idées historiques.
+une relique bien vénérable du passé. Ils n'engendrent
+point la mélancolie, ce qui est bon; mais, ce
+qui vaut mieux encore, ils inspirent de sérieuses
+réflexions ou confirment de graves idées historiques.
Chacune des pages de ce livre montre que la
-liberté d'invention déployée par les Italiens du
-<span class="smcap">XIII</span><sup>e</sup> siècle dans l'&oelig;uvre de la Commune, dans l'organisation
+liberté d'invention déployée par les Italiens du
+<span class="smcap">XIII</span><sup>e</sup> siècle dans l'&oelig;uvre de la Commune, dans l'organisation
des franchises politiques et sociales, fut
-tout aussi grande, aussi féconde, à la même époque,
+tout aussi grande, aussi féconde, à la même époque,
dans l'ordre des faits religieux. La conscience
-libre dans la cité libre, telle fut alors la formule de
-la civilisation italienne. Certes, l'apostolat même
-de saint François et ses résultats immédiats témoignaient
-déjà, d'une façon éclatante, de cette vérité.
-Mais ici, de l'exquise poésie de la légende
-sortait peut-être un sentiment trop idéal de la réalité
+libre dans la cité libre, telle fut alors la formule de
+la civilisation italienne. Certes, l'apostolat même
+de saint François et ses résultats immédiats témoignaient
+déjà, d'une façon éclatante, de cette vérité.
+Mais ici, de l'exquise poésie de la légende
+sortait peut-être un sentiment trop idéal de la réalité
historique. L'odeur suave des <i lang="it" xml:lang="it">Fioretti</i>, telle
<span class="pagenum"><a id="Page_131"> 131</a></span>
qu'une vapeur d'encens, nous trouble les sens et
@@ -4063,54 +4024,54 @@ nous donne une illusion paradisiaque. Le moinillon
de Parme, si familier, qui raconte avec candeur
tout ce qu'il a entendu, tout ce qu'il a vu,
dissipe quelque peu l'enchantement et nous apprend
-que, dans l'ordre séraphique, tous n'étaient pas des
-séraphins. On ne connaît pas assez une société
+que, dans l'ordre séraphique, tous n'étaient pas des
+séraphins. On ne connaît pas assez une société
religieuse si l'on n'en visite que les sanctuaires, si
l'on n'en contemple que les fondateurs; il importe
aussi de fouiller les grands et les petits recoins, la
-sacristie, le cloître, le réfectoire et les cellules, et
-de prêter l'oreille aux pieux propos, aux confidences,
-aux joyeusetés des plus humbles moines.
+sacristie, le cloître, le réfectoire et les cellules, et
+de prêter l'oreille aux pieux propos, aux confidences,
+aux joyeusetés des plus humbles moines.
Pour cet office, Salimbene est un guide incomparable;
-on ne fait pas de meilleure grâce aux étrangers
+on ne fait pas de meilleure grâce aux étrangers
les honneurs de son couvent.</p>
-<p>Ce livre a un mérite encore: il confirme une vue
-qui est absolument nécessaire si l'on veut bien
-comprendre le génie religieux de l'Italie entre les
-temps de Joachim et de saint François et le concile
+<p>Ce livre a un mérite encore: il confirme une vue
+qui est absolument nécessaire si l'on veut bien
+comprendre le génie religieux de l'Italie entre les
+temps de Joachim et de saint François et le concile
de Trente. Dans cette vieille religion italienne,
-fondée sur la liberté et vivifiée par l'amour, une
-notion a manqué, celle de la Vallée de larmes, l'idée
-que cette vie est un pèlerinage douloureux,
-que l'on poursuit en pleurant, où il convient de
-déchirer ses mains et ses genoux à toutes les ronces
+fondée sur la liberté et vivifiée par l'amour, une
+notion a manqué, celle de la Vallée de larmes, l'idée
+que cette vie est un pèlerinage douloureux,
+que l'on poursuit en pleurant, où il convient de
+déchirer ses mains et ses genoux à toutes les ronces
du sentier. Ils crurent, au contraire, que cette vie
<span class="pagenum"><a id="Page_132"> 132</a></span>
est bonne, que la nature est bienfaisante, que la
-joie est permise, que le plaisir n'est pas défendu.
-Saint François, dans sa Règle, prescrit comme vertus
-excellentes la bonne humeur et l'allégresse:
-«<i lang="la" xml:lang="la">Ostendant se gaudentes in Domino, hilares, et
-convenienter gratiosos</i>.» Une telle disposition,
-favorable déjà à la santé morale du fidèle, est en
-outre une grande force pour l'&oelig;uvre générale de la
-civilisation. Elle attache le chrétien aux réalités et
-aux charmes de la vie, lui fait aimer la cité terrestre,
-le détourne de l'isolement mystique. Il ne faut
-pas juger du christianisme italien d'après des visionnaires
+joie est permise, que le plaisir n'est pas défendu.
+Saint François, dans sa Règle, prescrit comme vertus
+excellentes la bonne humeur et l'allégresse:
+«<i lang="la" xml:lang="la">Ostendant se gaudentes in Domino, hilares, et
+convenienter gratiosos</i>.» Une telle disposition,
+favorable déjà à la santé morale du fidèle, est en
+outre une grande force pour l'&oelig;uvre générale de la
+civilisation. Elle attache le chrétien aux réalités et
+aux charmes de la vie, lui fait aimer la cité terrestre,
+le détourne de l'isolement mystique. Il ne faut
+pas juger du christianisme italien d'après des visionnaires
lugubres, tels que Dante et Savonarole,
-qui ont été des exceptions. L'Italie vraie, celle de
-Frà Angelico comme celle de Pétrarque, l'Italie de
-sainte Catherine de Sienne, du pape Pie II, de Raphaël,
-a vécu de sérénité, a fui la tristesse. Elle
-semble avoir ajouté une béatitude au Sermon sur
-la montagne: <i lang="it" xml:lang="it">Beati qui rident</i>. Mais le jour où
-l'Église menacée, chancelante, s'est repliée sur
-elle-même, s'est défendue pour ne point périr et a
-fait revenir impérieusement la chrétienté à la discipline
-austère et à la rigueur dogmatique, ce jour-là
-l'Italie a perdu la moitié de son âme.</p>
+qui ont été des exceptions. L'Italie vraie, celle de
+Frà Angelico comme celle de Pétrarque, l'Italie de
+sainte Catherine de Sienne, du pape Pie II, de Raphaël,
+a vécu de sérénité, a fui la tristesse. Elle
+semble avoir ajouté une béatitude au Sermon sur
+la montagne: <i lang="it" xml:lang="it">Beati qui rident</i>. Mais le jour où
+l'Église menacée, chancelante, s'est repliée sur
+elle-même, s'est défendue pour ne point périr et a
+fait revenir impérieusement la chrétienté à la discipline
+austère et à la rigueur dogmatique, ce jour-là
+l'Italie a perdu la moitié de son âme.</p>
<p><span class="pagenum"><a id="Page_133"> 133</a></span></p>
@@ -4121,708 +4082,708 @@ l'Italie a perdu la moitié de son âme.</p>
DON QUICHOTTE</h2>
-<p>Le <cite>Don Quichotte</cite> est peut-être, de tous les ouvrages
-étrangers, le plus populaire parmi nous. Il
-l'a été dès la fin de la vie de Cervantes. La première
-partie de la traduction, rééditée par la librairie
-Jouaust, est de 1614. Le grand écrivain languissait
+<p>Le <cite>Don Quichotte</cite> est peut-être, de tous les ouvrages
+étrangers, le plus populaire parmi nous. Il
+l'a été dès la fin de la vie de Cervantes. La première
+partie de la traduction, rééditée par la librairie
+Jouaust, est de 1614. Le grand écrivain languissait
alors tristement dans une petite ferme,
-près de Madrid. La seconde est de 1618, deux années
-après sa mort. La France du <span class="smcap">XVII</span><sup>e</sup> siècle a
-donc lu ce texte qui rappelle singulièrement par sa
-souplesse sinueuse, sa grâce naïve et son tour latin,
+près de Madrid. La seconde est de 1618, deux années
+après sa mort. La France du <span class="smcap">XVII</span><sup>e</sup> siècle a
+donc lu ce texte qui rappelle singulièrement par sa
+souplesse sinueuse, sa grâce naïve et son tour latin,
la langue de Descartes. Et c'est justement parce
-que le français de cette époque était comme une
-transposition fidèle de la langue latine, que notre
+que le français de cette époque était comme une
+transposition fidèle de la langue latine, que notre
<span class="pagenum"><a id="Page_134"> 134</a></span>
-traduction se moule avec une étonnante facilité
+traduction se moule avec une étonnante facilité
sur le castillan de Cervantes. On sait que, de tous
-les idiomes romans, l'espagnol est demeuré le plus
+les idiomes romans, l'espagnol est demeuré le plus
proche de la source latine. Je ne crois pas que ni la
-version, très scrupuleuse mais un peu dure, de
+version, très scrupuleuse mais un peu dure, de
M. Viardot, ni celle de M. Biart, si spirituelle et
-d'allure si française, serrent d'aussi près l'original.
+d'allure si française, serrent d'aussi près l'original.
L'ouvrage espagnol nous est ainsi rendu avec une
-bonne foi exquise, en un texte où l'on croirait lire
+bonne foi exquise, en un texte où l'on croirait lire
quelque roman d'aventure du temps de Louis XIII.</p>
-<p>Les grandes &oelig;uvres des littératures étrangères,
-la <cite>Divine Comédie</cite>, le <cite>Roland furieux</cite>, les drames
-de Shakespeare, n'entrent guère que dans les bibliothèques
-des purs lettrés. Mais l'histoire du bon
+<p>Les grandes &oelig;uvres des littératures étrangères,
+la <cite>Divine Comédie</cite>, le <cite>Roland furieux</cite>, les drames
+de Shakespeare, n'entrent guère que dans les bibliothèques
+des purs lettrés. Mais l'histoire du bon
chevalier de la Manche fait la joie de tous les lecteurs,
des jeunes et des vieux, des simples et des
doctes. Plus encore que les romans de Walter
-Scott, elle est le livre de la quinzième année; puis,
-après avoir égayé les plus belles heures de l'adolescence,
-elle charme encore la maturité et l'automne
+Scott, elle est le livre de la quinzième année; puis,
+après avoir égayé les plus belles heures de l'adolescence,
+elle charme encore la maturité et l'automne
de la vie; il est toujours doux d'y revenir,
d'y ranimer la flamme de l'enthousiasme, d'y chercher,
-pour les mécomptes de l'espérance, de riantes
+pour les mécomptes de l'espérance, de riantes
consolations. C'est un livre de chevet, comme Horace,
-comme Montaigne, plus cher même que ces
-deux écrivains aux âmes généreuses. Car enfin,
-il donne le spectacle du devoir, même chimérique,
+comme Montaigne, plus cher même que ces
+deux écrivains aux âmes généreuses. Car enfin,
+il donne le spectacle du devoir, même chimérique,
<span class="pagenum"><a id="Page_135"> 135</a></span>
-embrassé et accompli, à travers les risées des
-sages, jusqu'au sacrifice; le tableau d'un rêve sublime
-que ne dissipent point les leçons de la réalité,
-et qui ne s'évanouit qu'à l'heure de la mort.</p>
+embrassé et accompli, à travers les risées des
+sages, jusqu'au sacrifice; le tableau d'un rêve sublime
+que ne dissipent point les leçons de la réalité,
+et qui ne s'évanouit qu'à l'heure de la mort.</p>
<p>Il y a donc, dans le <cite>Don Quichotte</cite>, comme une
philosophie du c&oelig;ur humain qui fait de ce roman
-le patrimoine de tous les peuples civilisés. Mais
+le patrimoine de tous les peuples civilisés. Mais
c'est aussi une &oelig;uvre nationale, qui marque, dans
-la littérature espagnole, une date plus importante,
-un pamphlet de haute critique, écrit à l'heure où
-l'Espagne, tardivement sortie du moyen âge, se
-livrait enfin à la Renaissance, à l'Italie. Il convient
-d'abord d'élucider ce point d'histoire littéraire;
+la littérature espagnole, une date plus importante,
+un pamphlet de haute critique, écrit à l'heure où
+l'Espagne, tardivement sortie du moyen âge, se
+livrait enfin à la Renaissance, à l'Italie. Il convient
+d'abord d'élucider ce point d'histoire littéraire;
nous estimerons mieux ensuite ce que Cervantes a
su ajouter au roman satirique qui semblait seulement
-conçu pour l'intérêt de l'heure présente, à
-savoir une tragédie et une comédie éternelles.</p>
+conçu pour l'intérêt de l'heure présente, à
+savoir une tragédie et une comédie éternelles.</p>
<h3>I</h3>
-<p>L'Espagne avait été, au moyen âge, la plus naturellement
-chevaleresque des nations chrétiennes.
+<p>L'Espagne avait été, au moyen âge, la plus naturellement
+chevaleresque des nations chrétiennes.
Tandis que les autres peuples de l'Occident portaient
la croix en Terre Sainte, sur le Bosphore,
-ou en Égypte, elle poursuivait sur son propre sol
-une croisade de sept cents ans, et, délaissée du
+ou en Égypte, elle poursuivait sur son propre sol
+une croisade de sept cents ans, et, délaissée du
<span class="pagenum"><a id="Page_136"> 136</a></span>
-reste de l'Europe, privée de ses plus riches provinces,
+reste de l'Europe, privée de ses plus riches provinces,
luttait contre une race fanatique et savante,
-fière de sa noblesse religieuse et de sa civilisation
-raffinée. Les docteurs arabes de Tolède et de Cordoue,
-les continuateurs d'Averroès, dont les doctrines
-troublaient toute la chrétienté, devaient mépriser
+fière de sa noblesse religieuse et de sa civilisation
+raffinée. Les docteurs arabes de Tolède et de Cordoue,
+les continuateurs d'Averroès, dont les doctrines
+troublaient toute la chrétienté, devaient mépriser
souverainement ces bandes de montagnards
-qui se ruaient sur la <em>Huerta</em> de Valence, brûlaient
-les bois de citronniers et dérangeaient avec brutalité
+qui se ruaient sur la <em>Huerta</em> de Valence, brûlaient
+les bois de citronniers et dérangeaient avec brutalité
les commentateurs d'Aristote. Mais ces barbares
croyaient que le Ciel combattait pour leur
cause. Saint Jacques le Tueur de Maures, qui avait
-apporté l'Évangile à l'Espagne, apparaissait souvent
-à la tête de leur cavalerie, et la mort chevauchait
-à la droite de l'apôtre. Le Cid Campéador,
+apporté l'Évangile à l'Espagne, apparaissait souvent
+à la tête de leur cavalerie, et la mort chevauchait
+à la droite de l'apôtre. Le Cid Campéador,
mort depuis plusieurs jours, soutenu par ses compagnons
sur son coursier, gagnait encore une bataille.
Saint Jacques et le Cid furent les premiers
-chevaliers populaires de l'Espagne. Mais leur légende
+chevaliers populaires de l'Espagne. Mais leur légende
ne rassasiait pas l'imagination de ce peuple
-qui se débattait dans une guerre sans merci. Ils se
+qui se débattait dans une guerre sans merci. Ils se
souvinrent de Charlemagne, le roi des Francs,
-l'Empereur miraculeux, «à la barbe fleurie»,
+l'Empereur miraculeux, «à la barbe fleurie»,
vieux de deux cents ans, dont les chevaliers avaient
-accompli, aux défilés des Pyrénées, des merveilles
-de bravoure. Par la brèche de Roncevaux, les épopées
-de France entrèrent en Espagne. Au <span class="smcap">XIII</span><sup>e</sup> siècle,
+accompli, aux défilés des Pyrénées, des merveilles
+de bravoure. Par la brèche de Roncevaux, les épopées
+de France entrèrent en Espagne. Au <span class="smcap">XIII</span><sup>e</sup> siècle,
<span class="pagenum"><a id="Page_137"> 137</a></span>
dans la <cite>Cronica general</cite> d'Alphonse X et la
-<cite>Chronica Hispaniæ</cite> de Rodrigue de Tolède, notre
-Roland reparaissait, avec sa grande histoire retouchée,
-altérée par l'invention castillane. L'<cite>Historia
+<cite>Chronica Hispaniæ</cite> de Rodrigue de Tolède, notre
+Roland reparaissait, avec sa grande histoire retouchée,
+altérée par l'invention castillane. L'<cite>Historia
de l'Emperador Carlomagno</cite> enchantait les
-esprits au même titre que le roman du Cid. Les
-chansons de geste françaises, et le cycle d'Artus,
-le magicien Merlin, les Douze Pairs, l'archevêque
-Turpin, Lancelot, le saint Graal, enrichirent à
-l'envi la littérature chevaleresque de l'Espagne:
-les pèlerins de Saint-Jacques de Compostelle apportaient
-sous leur manteau nos récits épiques et les
-fables de la Table-Ronde, que les croisés faisaient
-connaître à la même heure en Orient et à Athènes,
+esprits au même titre que le roman du Cid. Les
+chansons de geste françaises, et le cycle d'Artus,
+le magicien Merlin, les Douze Pairs, l'archevêque
+Turpin, Lancelot, le saint Graal, enrichirent à
+l'envi la littérature chevaleresque de l'Espagne:
+les pèlerins de Saint-Jacques de Compostelle apportaient
+sous leur manteau nos récits épiques et les
+fables de la Table-Ronde, que les croisés faisaient
+connaître à la même heure en Orient et à Athènes,
et que copiaient l'Angleterre de Richard C&oelig;ur-de-Lion,
l'Allemagne de Barberousse, l'Italie des
<i lang="it" xml:lang="it">Reali di Francia</i>. En Espagne, comme ailleurs,
-les premières chansons françaises, remplies par la
-légende carolingienne, d'une trame si simple, et
-qui laissaient peu de place à la peinture des passions
+les premières chansons françaises, remplies par la
+légende carolingienne, d'une trame si simple, et
+qui laissaient peu de place à la peinture des passions
tendres, durent partager de bonne heure leur
fortune avec le roman d'aventures, le roman fantastique
et amoureux sorti du mythe de la Table-Ronde.
-L'héroïque <cite>Chanson de Roland</cite> et les
-&oelig;uvres de la même famille parurent vite monotones
+L'héroïque <cite>Chanson de Roland</cite> et les
+&oelig;uvres de la même famille parurent vite monotones
en face de la nouvelle tradition romanesque,
-d'origine bretonne, plus favorable à la passion, à la
+d'origine bretonne, plus favorable à la passion, à la
<span class="pagenum"><a id="Page_138"> 138</a></span>
-volupté et au rêve. Cette race délicate des Celtes
-bretons qui, sur les bords d'une mer mélancolique,
-aspirait aux régions lointaines, indéfinies, aux
-terres idéales, accessibles seulement aux saints,
-aux enchanteurs et aux preux, avait donné à
+volupté et au rêve. Cette race délicate des Celtes
+bretons qui, sur les bords d'une mer mélancolique,
+aspirait aux régions lointaines, indéfinies, aux
+terres idéales, accessibles seulement aux saints,
+aux enchanteurs et aux preux, avait donné à
l'Europe mille touchantes imaginations, que l'Europe
-n'entendit qu'à moitié, où elle chercha peu à
-peu un divertissement plutôt qu'un motif d'édification
-et d'enthousiasme, et que bientôt elle modifia
-profondément. Les Français du Nord, d'esprit si
-alerte, les Provençaux, les Italiens, les Espagnols,
-afin de contenter leur curiosité enfantine, demandèrent
-beaucoup à ces vieux contes bretons: des
-miracles, des coups d'épée, des tournois, des géants
-et des nains, des sorciers et des fées, surtout des
-scènes d'amour. L'amour, pour le moyen âge, était
+n'entendit qu'à moitié, où elle chercha peu à
+peu un divertissement plutôt qu'un motif d'édification
+et d'enthousiasme, et que bientôt elle modifia
+profondément. Les Français du Nord, d'esprit si
+alerte, les Provençaux, les Italiens, les Espagnols,
+afin de contenter leur curiosité enfantine, demandèrent
+beaucoup à ces vieux contes bretons: des
+miracles, des coups d'épée, des tournois, des géants
+et des nains, des sorciers et des fées, surtout des
+scènes d'amour. L'amour, pour le moyen âge, était
presque une vertu cardinale. Quelques-uns, comme
-Amadis, en pâtissaient longuement, en silence,
+Amadis, en pâtissaient longuement, en silence,
puis en mouraient. Tristan et la blonde Iseult,
-brûlés par un philtre d'amour, languissaient et
-mouraient. Mais vivre était aussi chose excellente;
+brûlés par un philtre d'amour, languissaient et
+mouraient. Mais vivre était aussi chose excellente;
la jouissance et la joie avaient leurs bons moments
-après la mysticité. La veine sensuelle des
-fabliaux, la veine gauloise passa largement à travers
+après la mysticité. La veine sensuelle des
+fabliaux, la veine gauloise passa largement à travers
les romans d'aventures. On finit par s'amuser
-fort à la cour du roi Artus. Des vivacités dignes du
-Décaméron se multipliaient dans les histoires chevaleresques.
+fort à la cour du roi Artus. Des vivacités dignes du
+Décaméron se multipliaient dans les histoires chevaleresques.
<span class="pagenum"><a id="Page_139"> 139</a></span>
-En vain l'Église protestait et recommandait
-l'austère chanson de geste: les héros
-carolingiens eux-mêmes, Roland par exemple, entraient
-gaiement dans le cycle de la féerie et de la
-galanterie. Et la galanterie l'emportait bientôt sur
-la pure chevalerie. Roland, peu soucieux du péril
-de Charlemagne et de la détresse de Paris qu'assiègent
-les païens, court le monde, cherchant sa
-maîtresse; mais Angélique s'était abandonnée au
-beau Médor, le page sarrasin. La poésie des vieux
-âges se fondait dans le songe voluptueux qui berça
+En vain l'Église protestait et recommandait
+l'austère chanson de geste: les héros
+carolingiens eux-mêmes, Roland par exemple, entraient
+gaiement dans le cycle de la féerie et de la
+galanterie. Et la galanterie l'emportait bientôt sur
+la pure chevalerie. Roland, peu soucieux du péril
+de Charlemagne et de la détresse de Paris qu'assiègent
+les païens, court le monde, cherchant sa
+maîtresse; mais Angélique s'était abandonnée au
+beau Médor, le page sarrasin. La poésie des vieux
+âges se fondait dans le songe voluptueux qui berça
la Renaissance italienne.</p>
-<p>Revenons à l'Espagne. Ce fut seulement à la fin
-du <span class="smcap">XV</span><sup>e</sup> siècle et dans le cours du <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup> que s'épanouit
+<p>Revenons à l'Espagne. Ce fut seulement à la fin
+du <span class="smcap">XV</span><sup>e</sup> siècle et dans le cours du <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup> que s'épanouit
chez elle la plus riche floraison du roman
-chevaleresque. Jusque-là, elle avait eu trop peu de
-loisir pour goûter les plaisirs de l'imagination: elle
-avait imité et traduit plutôt qu'inventé. Mais, les
-Arabes une fois chassés, elle renouvela pour elle-même
-la fête poétique dont les autres nations commençaient
-à se lasser et qui allait finir en Italie par
-la grâce ironique de l'Arioste et les bouffonneries
+chevaleresque. Jusque-là, elle avait eu trop peu de
+loisir pour goûter les plaisirs de l'imagination: elle
+avait imité et traduit plutôt qu'inventé. Mais, les
+Arabes une fois chassés, elle renouvela pour elle-même
+la fête poétique dont les autres nations commençaient
+à se lasser et qui allait finir en Italie par
+la grâce ironique de l'Arioste et les bouffonneries
de l'<cite>Orlandino</cite>. Un peu plus tard encore, la veine
-romanesque est si complètement épuisée chez les
-Italiens que le Tasse revient sans hésiter aux traditions
+romanesque est si complètement épuisée chez les
+Italiens que le Tasse revient sans hésiter aux traditions
historiques de la croisade. Mais, en Espagne,
entre Ferdinand le Catholique et Philippe II,
<span class="pagenum"><a id="Page_140"> 140</a></span>
-et jusqu'à la veille même du <cite>Don Quichotte</cite>, l'invention
+et jusqu'à la veille même du <cite>Don Quichotte</cite>, l'invention
chevaleresque est dans son plein. Toute
-une littérature éclate au soleil, médiocrement nationale,
+une littérature éclate au soleil, médiocrement nationale,
presque tous les personnages venant du
-dehors et de loin, la fée Mélusine, le prophète Merlin,
-la légende du saint Graal; puis Josué, David,
-Hector, Alexandre, Jules César, confondus dans les
-mêmes chroniques, pêle-même avec Artus, Charlemagne
+dehors et de loin, la fée Mélusine, le prophète Merlin,
+la légende du saint Graal; puis Josué, David,
+Hector, Alexandre, Jules César, confondus dans les
+mêmes chroniques, pêle-même avec Artus, Charlemagne
et Godefroy de Bouillon, Vespasien, Du
Guesclin, Robert le Diable, Lancelot du Lac, Flore
-et Blanchefleur; enfin, se détachant de cette foule,
-les deux lignées, prolongées jusqu'à la fin du
-<span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup> siècle, d'Amadis de Gaule et de son frère Florestan,
-d'une part, de don Palmérin d'Oliva, de
-l'autre. Mais Amadis était Français d'origine. Nous
-avons l'<cite>Amadas</cite> français qui faisait partie, en 1265,
-des livres d'un chanoine de Langres et qui développait
-peut-être un très vieux roman maintenant
+et Blanchefleur; enfin, se détachant de cette foule,
+les deux lignées, prolongées jusqu'à la fin du
+<span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup> siècle, d'Amadis de Gaule et de son frère Florestan,
+d'une part, de don Palmérin d'Oliva, de
+l'autre. Mais Amadis était Français d'origine. Nous
+avons l'<cite>Amadas</cite> français qui faisait partie, en 1265,
+des livres d'un chanoine de Langres et qui développait
+peut-être un très vieux roman maintenant
perdu: le traducteur de l'<cite>Amadis</cite> espagnol, Herberay
-des Essarts, prétend qu'il en avait trouvé
-«quelques restes écrits à la main en langage picard».</p>
+des Essarts, prétend qu'il en avait trouvé
+«quelques restes écrits à la main en langage picard».</p>
<p>Malheureusement, plus d'un grain d'extravagance
-se mêlait à cette littérature chevaleresque.
-Les antiquités juive, grecque et romaine, l'Orient,
-l'Occident, Jérusalem, Constantinople et Rome s'y
-rapprochaient par trop naïvement; l'histoire, la géographie,
+se mêlait à cette littérature chevaleresque.
+Les antiquités juive, grecque et romaine, l'Orient,
+l'Occident, Jérusalem, Constantinople et Rome s'y
+rapprochaient par trop naïvement; l'histoire, la géographie,
<span class="pagenum"><a id="Page_141"> 141</a></span>
-la raison y étaient trop violentées. Dans
+la raison y étaient trop violentées. Dans
le roman du <cite>Chevalier Marsindo</cite>, on voyait le chevalier
-de l'Épine défier, à la tête d'un pont, près de
-Constantinople, en l'honneur de sa maîtresse, tous
-les paladins de Grèce et de mille autres lieux, démonter
+de l'Épine défier, à la tête d'un pont, près de
+Constantinople, en l'honneur de sa maîtresse, tous
+les paladins de Grèce et de mille autres lieux, démonter
et vaincre Garfir, roi de Thessalie, et Pirio,
-roi d'Argos. Les romans de <cite>Montésinos</cite> et le
+roi d'Argos. Les romans de <cite>Montésinos</cite> et le
<cite>Fierabras</cite> brouillent ensemble sans aucun discernement,
-plusieurs chansons françaises, tout cela,
+plusieurs chansons françaises, tout cela,
dans un temps de critique, de raisonnement et de
politique, le temps de Christophe Colomb et de
-Charles-Quint. Ces excès d'invention avaient convenu
-au moyen âge, qui vécut de merveilleux, et,
-sans cesse déçu par la réalité, se consola par le
-miracle. Mais la Renaissance, qui rendit à l'Europe
-le sens de la critique, fut funeste aux légendes.
-Tout éprise d'antiquité classique et de paganisme,
+Charles-Quint. Ces excès d'invention avaient convenu
+au moyen âge, qui vécut de merveilleux, et,
+sans cesse déçu par la réalité, se consola par le
+miracle. Mais la Renaissance, qui rendit à l'Europe
+le sens de la critique, fut funeste aux légendes.
+Tout éprise d'antiquité classique et de paganisme,
elle ne retint plus les traditions chevaleresques que
-pour s'en égayer: Pulci, Boiardo et l'Arioste accumulèrent,
-avec un esprit infini, d'amusantes absurdités,
-puisées à pleines mains, de droite de gauche,
-dans la littérature antérieure. Mais leurs &oelig;uvres
-élégantes ne s'adressaient qu'aux lecteurs délicats;
+pour s'en égayer: Pulci, Boiardo et l'Arioste accumulèrent,
+avec un esprit infini, d'amusantes absurdités,
+puisées à pleines mains, de droite de gauche,
+dans la littérature antérieure. Mais leurs &oelig;uvres
+élégantes ne s'adressaient qu'aux lecteurs délicats;
en Espagne, elles ne pouvaient supplanter le vieux
-roman. Les nobles castillans, qui avaient reçu en
-Lombardie et dans la vice-royauté de Naples la
-culture italienne, et les premiers lettrés de la Renaissance
+roman. Les nobles castillans, qui avaient reçu en
+Lombardie et dans la vice-royauté de Naples la
+culture italienne, et les premiers lettrés de la Renaissance
<span class="pagenum"><a id="Page_142"> 142</a></span>
-espagnole qui se formaient à l'école des
+espagnole qui se formaient à l'école des
humanistes de l'Occident, accueillirent avec ardeur
-cette interprétation sceptique des fables chevaleresques.
+cette interprétation sceptique des fables chevaleresques.
Mais le peuple ne pouvait en savourer
l'ironie. C'est ainsi qu'entre les lecteurs ignorants
-et crédules des contes de nourrices et les beaux
+et crédules des contes de nourrices et les beaux
esprits de Madrid et de Salamanque se posa, au
temps de Philippe II, comme une question des romantiques
-et des classiques, du moyen âge et du
-goût moderne.</p>
+et des classiques, du moyen âge et du
+goût moderne.</p>
-<p>Alors apparut le manifeste littéraire de la première
-partie du <cite>Don Quichotte</cite>. Dès le premier
-chapitre, la portée de l'ouvrage se montre d'une
-façon générale. Il ne s'agit plus seulement ici,
+<p>Alors apparut le manifeste littéraire de la première
+partie du <cite>Don Quichotte</cite>. Dès le premier
+chapitre, la portée de l'ouvrage se montre d'une
+façon générale. Il ne s'agit plus seulement ici,
comme dans l'<cite>Orlando Furioso</cite>, de divertir le lecteur
-par des merveilles poussées jusqu'à la folie,
+par des merveilles poussées jusqu'à la folie,
mais de faire toucher du doigt la folie du malheureux
-que ces merveilles ont troublé, et, par la trivialité
-des aventures, de tuer le rêve de l'aventurier.
-Deux épisodes fort importants, l'exécution
-sommaire de la bibliothèque du chevalier et la conversation
-du chanoine et du curé escortant la cage
-du héros enchanté; plus loin enfin, dans la seconde
-partie, la conversation dans l'hôtellerie interrompue
+que ces merveilles ont troublé, et, par la trivialité
+des aventures, de tuer le rêve de l'aventurier.
+Deux épisodes fort importants, l'exécution
+sommaire de la bibliothèque du chevalier et la conversation
+du chanoine et du curé escortant la cage
+du héros enchanté; plus loin enfin, dans la seconde
+partie, la conversation dans l'hôtellerie interrompue
par le massacre des outres de vin, permettent
-de dégager du roman la critique de Cervantes sur
-la littérature populaire de son pays. A la dernière
+de dégager du roman la critique de Cervantes sur
+la littérature populaire de son pays. A la dernière
<span class="pagenum"><a id="Page_143"> 143</a></span>
-page du livre, l'écrivain fait dire à bon droit à sa
-propre plume, au moment où il la dépose pour
-toujours: «Les extravagantes histoires de chevalerie,
-frappées à mort par celle de mon <cite>Don Quichotte</cite>,
-trébuchent déjà et vont tomber tout à fait
-sans aucun doute.» Il pouvait montrer la grande
-foule des romans chevaleresques se heurtant à la
-tombe de don Quichotte et s'écroulant comme une
+page du livre, l'écrivain fait dire à bon droit à sa
+propre plume, au moment où il la dépose pour
+toujours: «Les extravagantes histoires de chevalerie,
+frappées à mort par celle de mon <cite>Don Quichotte</cite>,
+trébuchent déjà et vont tomber tout à fait
+sans aucun doute.» Il pouvait montrer la grande
+foule des romans chevaleresques se heurtant à la
+tombe de don Quichotte et s'écroulant comme une
ruine. Mais on jugerait mal Cervantes si on lui
-imputait, à l'égard du moyen âge tout entier, des
-légendes, des poèmes et des récits de jadis, un mépris
+imputait, à l'égard du moyen âge tout entier, des
+légendes, des poèmes et des récits de jadis, un mépris
sans mesure. Dans tout conflit entre la foi et
-les idées du passé et celles de l'avenir, les esprits
-de second ordre prennent seuls un parti extrême:
-les intelligences très hautes, qui voient la suite et
-la raison d'être des traditions, s'attachent à une
-pensée plus libérale. Rappelez-vous notre Rabelais
-et son rôle à l'heure même où le génie français
+les idées du passé et celles de l'avenir, les esprits
+de second ordre prennent seuls un parti extrême:
+les intelligences très hautes, qui voient la suite et
+la raison d'être des traditions, s'attachent à une
+pensée plus libérale. Rappelez-vous notre Rabelais
+et son rôle à l'heure même où le génie français
traversa la crise de la Renaissance. Vers 1550, la
-Pléiade, par la voix de Joachim du Bellay, renverra
-superbement aux «Jeux floraux de Toulouse»,
-c'est-à-dire aux lecteurs de province, les
+Pléiade, par la voix de Joachim du Bellay, renverra
+superbement aux «Jeux floraux de Toulouse»,
+c'est-à-dire aux lecteurs de province, les
romans de la Table-Ronde. Mais, dans ce renouvellement
-profond et un peu hâtif du <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup> siècle,
+profond et un peu hâtif du <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup> siècle,
par son livre et par sa langue, Rabelais osait alors
-rattacher notre passé gaulois aux temps qui venaient
-de s'ouvrir. Il jeta un pont sur l'abîme qui
+rattacher notre passé gaulois aux temps qui venaient
+de s'ouvrir. Il jeta un pont sur l'abîme qui
<span class="pagenum"><a id="Page_144"> 144</a></span>
-s'était creusé tout d'un coup entre les deux grandes
-époques de notre histoire intellectuelle. Malheureusement,
-il fut presque le seul à y passer. Il me
+s'était creusé tout d'un coup entre les deux grandes
+époques de notre histoire intellectuelle. Malheureusement,
+il fut presque le seul à y passer. Il me
semble que cette tentative de conciliation fut reprise
-en Espagne par Cervantes, à l'occasion du
-dénombrement critique des livres de don Quichotte.
+en Espagne par Cervantes, à l'occasion du
+dénombrement critique des livres de don Quichotte.
Dans ce chapitre, qu'il faut lire avec une
-sérieuse attention, il a voulu séparer le bon grain
-de l'ivraie. Et, si le bon grain s'est trouvé rare,
-la faute n'en est ni à Charlemagne ni à Merlin,
-mais au goût particulier d'un gentilhomme de
+sérieuse attention, il a voulu séparer le bon grain
+de l'ivraie. Et, si le bon grain s'est trouvé rare,
+la faute n'en est ni à Charlemagne ni à Merlin,
+mais au goût particulier d'un gentilhomme de
village.</p>
-<p>Or, donc, ce matin-là, don Quichotte, vaincu la
-veille, roué de coups par un muletier, dormait à
-poings fermés dans son lit: il voyait en songe les
-Douze Pairs, la fée Mélusine et le marquis de Mantoue.
-Le curé, le barbier, sa nièce et la gouvernante
-entrèrent tout doucement dans la bibliothèque.
-Il y avait là plus de cent gros volumes
-et autant de petits, bien reliés, toute la littérature
+<p>Or, donc, ce matin-là, don Quichotte, vaincu la
+veille, roué de coups par un muletier, dormait à
+poings fermés dans son lit: il voyait en songe les
+Douze Pairs, la fée Mélusine et le marquis de Mantoue.
+Le curé, le barbier, sa nièce et la gouvernante
+entrèrent tout doucement dans la bibliothèque.
+Il y avait là plus de cent gros volumes
+et autant de petits, bien reliés, toute la littérature
chevaleresque et bucolique de l'Espagne.
-Ces quatre personnages n'aimaient point l'idéal et
-n'entendaient rien aux rêves grandioses du cher
-oncle: ils avaient décidé que, les livres ayant gâté
-la cervelle de don Quichotte, il fallait les brûler.
-La gouvernante courut chercher un pot d'eau bénite
-et un goupillon; le curé sourit de la simplicité
+Ces quatre personnages n'aimaient point l'idéal et
+n'entendaient rien aux rêves grandioses du cher
+oncle: ils avaient décidé que, les livres ayant gâté
+la cervelle de don Quichotte, il fallait les brûler.
+La gouvernante courut chercher un pot d'eau bénite
+et un goupillon; le curé sourit de la simplicité
<span class="pagenum"><a id="Page_145"> 145</a></span>
-de cette bonne âme; il ne voulut point qu'on jetât
+de cette bonne âme; il ne voulut point qu'on jetât
au hasard et sans jugement les coupables dans la
-basse-cour, et, comme il était lettré et bon théologien,
-il épargna les plus distingués et sauva
-même du feu ceux dont les fautes lui parurent vénielles.</p>
-
-<p>Le premier qu'on arrache de son rayon, le père
-d'une longue postérité, <cite>Amadis de Gaule</cite>, docteur
-et «dogmatiseur d'une si pernicieuse secte», le
-«meilleur de tous les livres qui ont été composés
-de ce genre», commence la série des élus, «comme
-premier livre de chevalerie qui s'est imprimé en
+basse-cour, et, comme il était lettré et bon théologien,
+il épargna les plus distingués et sauva
+même du feu ceux dont les fautes lui parurent vénielles.</p>
+
+<p>Le premier qu'on arrache de son rayon, le père
+d'une longue postérité, <cite>Amadis de Gaule</cite>, docteur
+et «dogmatiseur d'une si pernicieuse secte», le
+«meilleur de tous les livres qui ont été composés
+de ce genre», commence la série des élus, «comme
+premier livre de chevalerie qui s'est imprimé en
Espagne, et duquel tous les autres ont pris leur
-origine». Mais ses fils et petits-fils, <cite>Esplandian</cite>,
-<cite>Amadis de Grèce</cite>, descendent lestement par la fenêtre,
+origine». Mais ses fils et petits-fils, <cite>Esplandian</cite>,
+<cite>Amadis de Grèce</cite>, descendent lestement par la fenêtre,
et, sur leurs talons, <cite>Don Olivante de Laura</cite>,
le plat <cite>Florismart d'Hyrcanie</cite>, le <cite>Chevalier Platir</cite>,
le <cite>Chevalier de la Croix</cite>. Mais voici le <cite>Miroir
-de Chevalerie</cite>, c'est-à-dire, à la fois, la bonne tradition
-française, Turpin, Renault de Montauban, et
-la traduction «du fameux Mathieu Boiardo» et
-aussi de quelques autres poèmes italiens; c'est, par
-conséquent, de l'avis du curé, comme un cousin
-espagnol du «chrétien poète Louis Arioste, lequel
+de Chevalerie</cite>, c'est-à-dire, à la fois, la bonne tradition
+française, Turpin, Renault de Montauban, et
+la traduction «du fameux Mathieu Boiardo» et
+aussi de quelques autres poèmes italiens; c'est, par
+conséquent, de l'avis du curé, comme un cousin
+espagnol du «chrétien poète Louis Arioste, lequel
si je trouve ici et qu'il parle une autre langue que
la sienne, je ne lui garderai aucun respect; mais,
s'il parle son idiome, je l'embrasserai de tout
<span class="pagenum"><a id="Page_146"> 146</a></span>
-mon c&oelig;ur». Quant au <cite>Miroir</cite> et à tous ceux qui
-«se trouveront traitant des choses de France»,
-ils seront réservés avec soin, jusqu'à plus ample
-information, excepté, toutefois, le <cite>Bernardo del
+mon c&oelig;ur». Quant au <cite>Miroir</cite> et à tous ceux qui
+«se trouveront traitant des choses de France»,
+ils seront réservés avec soin, jusqu'à plus ample
+information, excepté, toutefois, le <cite>Bernardo del
Carpio</cite> et le <cite>Roncevaux</cite>. Il s'agit ici de deux romans
-tirés de la <cite>Chronica Hispania</cite> et de la
+tirés de la <cite>Chronica Hispania</cite> et de la
<cite>Chronique</cite> d'Alphonse X, deux fausses chansons
-de Roland, où Bernard del Carpio, allié des
-païens, taillait en pièces la chevalerie française.
-<cite>Palmerin d'Oliva</cite> est condamné aux flammes, mais
+de Roland, où Bernard del Carpio, allié des
+païens, taillait en pièces la chevalerie française.
+<cite>Palmerin d'Oliva</cite> est condamné aux flammes, mais
<cite>Palmerin d'Angleterre</cite> est recueilli avec une
-rare bienveillance. Le curé l'attribue à «un savant
-roi de Portugal». C'était une imitation du vieil
-<cite>Amadis de Gaule</cite>, modifié en ses éditions successives
-sous différents noms d'auteurs, et remarquable
-par l'art de la composition, la vérité des
-caractères, le bon goût de l'invention. <cite>Don Bélianis</cite>
-est donné au barbier, à condition qu'il ne le
-laissera lire à personne, et le curé mettrait volontiers
-dans sa poche <cite>Tiran le Blanc</cite>, «trésor de
-contentement et mine de passe-temps». Les aventures
+rare bienveillance. Le curé l'attribue à «un savant
+roi de Portugal». C'était une imitation du vieil
+<cite>Amadis de Gaule</cite>, modifié en ses éditions successives
+sous différents noms d'auteurs, et remarquable
+par l'art de la composition, la vérité des
+caractères, le bon goût de l'invention. <cite>Don Bélianis</cite>
+est donné au barbier, à condition qu'il ne le
+laissera lire à personne, et le curé mettrait volontiers
+dans sa poche <cite>Tiran le Blanc</cite>, «trésor de
+contentement et mine de passe-temps». Les aventures
en sont aussi amusantes qu'absurdes. Le
-même jour, Tiran bat en duel les ducs de Bourgogne
-et de Bavière, les rois de Pologne et de
+même jour, Tiran bat en duel les ducs de Bourgogne
+et de Bavière, les rois de Pologne et de
Frise: il prend Rhodes au sultan du Caire et Constantinople
au Grand-Turc; l'empereur grec reconnaissant
lui accorde la main de sa fille Carmesina,
<span class="pagenum"><a id="Page_147"> 147</a></span>
-près de laquelle le chevalier, grâce à la complaisante
-duègne Placerdemivida, avait déjà passé
-quelques instants agréables. Entre temps il avait
-fait cadeau à la bonne dame d'un royaume quelque
-part en Afrique. Néanmoins, ajoute le curé, dans
+près de laquelle le chevalier, grâce à la complaisante
+duègne Placerdemivida, avait déjà passé
+quelques instants agréables. Entre temps il avait
+fait cadeau à la bonne dame d'un royaume quelque
+part en Afrique. Néanmoins, ajoute le curé, dans
ce roman la vraisemblance se concilie encore avec
-le merveilleux; «les chevaliers mangent et dorment,
+le merveilleux; «les chevaliers mangent et dorment,
et meurent en leurs lits, font testament
-avant leur mort.»</p>
+avant leur mort.»</p>
<p>Ainsi, pour ne rien dire des bucoliques et des
bergeries, qui eurent aussi leur tour, trois groupes
-d'&oelig;uvres romanesques méritaient, selon Cervantes,
-de demeurer entre les mains des lecteurs cultivés:
-celles qui dérivaient directement des sources
-mêmes de la légende chevaleresque, de la <cite>matière
-de France</cite> et de la <cite>matière de Bretagne</cite>; les romans
-et poèmes illustres des peuples étrangers,
+d'&oelig;uvres romanesques méritaient, selon Cervantes,
+de demeurer entre les mains des lecteurs cultivés:
+celles qui dérivaient directement des sources
+mêmes de la légende chevaleresque, de la <cite>matière
+de France</cite> et de la <cite>matière de Bretagne</cite>; les romans
+et poèmes illustres des peuples étrangers,
mais en leur langue originale, enfin les &oelig;uvres divertissantes
-à la fois par la fantaisie de l'invention
-et la réalité des m&oelig;urs et de la vie. Tout le reste
-fut condamné au feu pour hérésie envers le bon
-sens, la tradition historique et le bon goût. Ils brûlèrent
-parfaitement et bientôt l'odeur inquiétante
-de l'auto-da-fé se répandit dans le logis. Mais don
+à la fois par la fantaisie de l'invention
+et la réalité des m&oelig;urs et de la vie. Tout le reste
+fut condamné au feu pour hérésie envers le bon
+sens, la tradition historique et le bon goût. Ils brûlèrent
+parfaitement et bientôt l'odeur inquiétante
+de l'auto-da-fé se répandit dans le logis. Mais don
Quichotte demeura fou, car il savait par c&oelig;ur
-toute sa bibliothèque. Que lui importait que ces
-romans ridicules, dont le populaire illettré faisait
+toute sa bibliothèque. Que lui importait que ces
+romans ridicules, dont le populaire illettré faisait
<span class="pagenum"><a id="Page_148"> 148</a></span>
-ses délices, ne fussent plus qu'une poignée de cendres
-légères? L'idéal qu'ils portaient en eux était
-entré dans l'âme du héros de la Manche. La servante
-avait perdu son eau bénite et ses <i lang="la" xml:lang="la">oremus</i>, et
-le curé allait s'apercevoir bientôt, par la très prochaine
-escapade du chevalier, qu'on ne guérit pas
-les esprits en brûlant les livres.</p>
+ses délices, ne fussent plus qu'une poignée de cendres
+légères? L'idéal qu'ils portaient en eux était
+entré dans l'âme du héros de la Manche. La servante
+avait perdu son eau bénite et ses <i lang="la" xml:lang="la">oremus</i>, et
+le curé allait s'apercevoir bientôt, par la très prochaine
+escapade du chevalier, qu'on ne guérit pas
+les esprits en brûlant les livres.</p>
<h3>II</h3>
-<p>D'ailleurs, des livres nouveaux, des idées nouvelles
-n'étaient pas le remède propre de la folie de
-don Quichotte. En lui, ce n'est pas la raison même
-qui est atteinte le plus profondément. Elle n'est
+<p>D'ailleurs, des livres nouveaux, des idées nouvelles
+n'étaient pas le remède propre de la folie de
+don Quichotte. En lui, ce n'est pas la raison même
+qui est atteinte le plus profondément. Elle n'est
malade que par contre-coup. Ni le sophisme, ni
-l'ironie, ni le mensonge ne l'ont gâtée. Jamais il n'a
-essayé de justifier une action vile par un raisonnement
+l'ironie, ni le mensonge ne l'ont gâtée. Jamais il n'a
+essayé de justifier une action vile par un raisonnement
faux. C'est pourquoi le c&oelig;ur est intact en ses
-parties les meilleures. Le chevalier est demeuré
-bon, courtois, loyal, héroïque. Sa conscience était
-droite, sa parole fut, jusqu'à la fin, comme son
-épée, d'un vrai gentilhomme. Et cependant, c'est
-bien au c&oelig;ur qu'est le siège du mal. C'est par
-l'excès de l'enthousiasme et l'essor immodéré des
-passions généreuses que don Quichotte s'est perdu.
-Quelques siècles plus tôt, au temps des preux, il
+parties les meilleures. Le chevalier est demeuré
+bon, courtois, loyal, héroïque. Sa conscience était
+droite, sa parole fut, jusqu'à la fin, comme son
+épée, d'un vrai gentilhomme. Et cependant, c'est
+bien au c&oelig;ur qu'est le siège du mal. C'est par
+l'excès de l'enthousiasme et l'essor immodéré des
+passions généreuses que don Quichotte s'est perdu.
+Quelques siècles plus tôt, au temps des preux, il
<span class="pagenum"><a id="Page_149"> 149</a></span>
-eût paru à sa place, parmi les pairs de Roland,
-sous la bannière du Cid; mais il est venu trop
-tard, en un âge vieilli, paladin suranné que les
-sages tournent en dérision. Si les empereurs légendaires
+eût paru à sa place, parmi les pairs de Roland,
+sous la bannière du Cid; mais il est venu trop
+tard, en un âge vieilli, paladin suranné que les
+sages tournent en dérision. Si les empereurs légendaires
qui dorment au fond des cavernes, sur les
hautes montagnes, si Charlemagne et Barberousse,
-se redressant tout à coup, descendaient, avec leurs
-armures rongées par la rouille, dans les plaines et
+se redressant tout à coup, descendaient, avec leurs
+armures rongées par la rouille, dans les plaines et
dans les villes, ils ne donneraient pas un spectacle
-plus étrange. Quand les dieux sont morts,
-les gens avisés soufflent gaiement sur la dernière
-lampe du sanctuaire, et il faut avoir l'âme
+plus étrange. Quand les dieux sont morts,
+les gens avisés soufflent gaiement sur la dernière
+lampe du sanctuaire, et il faut avoir l'âme
bien enfantine et bien grande pour essayer de la
rallumer.</p>
-<p>Tel avait été, pour son malheur, Michel Cervantes,
+<p>Tel avait été, pour son malheur, Michel Cervantes,
et, dans le personnage de don Quichotte, il
-a mis le sentiment mélancolique de sa propre vie.
-Son roman, commencé dans une prison, terminé
+a mis le sentiment mélancolique de sa propre vie.
+Son roman, commencé dans une prison, terminé
dans un logis d'aventure, a le charme triste d'une
-confession: un lien douloureux y unit les rêves et
-les déboires du héros aux espérances et aux désillusions
-de l'auteur. Cervantes traîna toute sa vie
-le fardeau d'une longue misère. Aucune des choses
-qu'il entreprit ne réussit, et les entreprises de l'Espagne
-ou de la chrétienté auxquelles il prit part
-allègrement tournèrent pour lui d'une façon plus
-ou moins lamentable. Véritable chevalier errant,
+confession: un lien douloureux y unit les rêves et
+les déboires du héros aux espérances et aux désillusions
+de l'auteur. Cervantes traîna toute sa vie
+le fardeau d'une longue misère. Aucune des choses
+qu'il entreprit ne réussit, et les entreprises de l'Espagne
+ou de la chrétienté auxquelles il prit part
+allègrement tournèrent pour lui d'une façon plus
+ou moins lamentable. Véritable chevalier errant,
<span class="pagenum"><a id="Page_150"> 150</a></span>
il servit son pays sur terre et sur mer en Italie,
-à Tunis, en Portugal, aux Açores; il assista, dans
-les eaux de Lépante, au suprême effort de l'Europe
+à Tunis, en Portugal, aux Açores; il assista, dans
+les eaux de Lépante, au suprême effort de l'Europe
contre l'islamisme. Deux coups de feu dans la poitrine,
-la main gauche brisée, sept mois de fièvre
-dans les hôpitaux de Sicile, quatre années de captivité
-aux bagnes d'Alger, des procès, un peu de
-prison de temps en temps, la pauvreté toujours, la
-demi-domesticité de l'homme de lettres attaché à la
-clientèle des grands personnages, la course haletante
-du poète dramatique en quête d'un théâtre et
-du petit fonctionnaire au service du fisc; enfin l'effronté
+la main gauche brisée, sept mois de fièvre
+dans les hôpitaux de Sicile, quatre années de captivité
+aux bagnes d'Alger, des procès, un peu de
+prison de temps en temps, la pauvreté toujours, la
+demi-domesticité de l'homme de lettres attaché à la
+clientèle des grands personnages, la course haletante
+du poète dramatique en quête d'un théâtre et
+du petit fonctionnaire au service du fisc; enfin l'effronté
plagiat et les injures d'Avellaneda qui osa
continuer le <cite>Don Quichotte</cite>, tel fut ici-bas le lot de
-Cervantes. Certes, il eût eu le droit d'imaginer un
-Hamlet espagnol dont l'histoire eût témoigné d'une
-façon amère de la vanité du génie, du courage et
-de la bonté, toujours trahis par la malice des
-hommes, l'insolence de la fortune et la médiocrité
-de la vie. Mais il y avait, dans cette âme méridionale,
-trop de bonne grâce et de douceur, et peut-être
-aussi cette idée qu'après tout, l'idéal étant
-une joie très noble, les fous ont dès ce monde une
+Cervantes. Certes, il eût eu le droit d'imaginer un
+Hamlet espagnol dont l'histoire eût témoigné d'une
+façon amère de la vanité du génie, du courage et
+de la bonté, toujours trahis par la malice des
+hommes, l'insolence de la fortune et la médiocrité
+de la vie. Mais il y avait, dans cette âme méridionale,
+trop de bonne grâce et de douceur, et peut-être
+aussi cette idée qu'après tout, l'idéal étant
+une joie très noble, les fous ont dès ce monde une
part au royaume de Dieu. C'est pourquoi il faut
-avoir l'oreille assez fine pour reconnaître, à travers
-le franc éclat de rire du <cite>Don Quichotte</cite>, le cri
-tragique du malheureux grand écrivain.</p>
+avoir l'oreille assez fine pour reconnaître, à travers
+le franc éclat de rire du <cite>Don Quichotte</cite>, le cri
+tragique du malheureux grand écrivain.</p>
<p><span class="pagenum"><a id="Page_151"> 151</a></span>
-Ici, en effet, domine la comédie, parce que la
-passion touchante du chevalier pour l'héroïsme ne
-se peut manifester que par des chimères ou des
-actes ridicules. Il plane à une telle hauteur au-dessus
-des réalités de la vie qu'il ne les aperçoit
-plus, sinon transfigurées par un mirage éblouissant.
+Ici, en effet, domine la comédie, parce que la
+passion touchante du chevalier pour l'héroïsme ne
+se peut manifester que par des chimères ou des
+actes ridicules. Il plane à une telle hauteur au-dessus
+des réalités de la vie qu'il ne les aperçoit
+plus, sinon transfigurées par un mirage éblouissant.
S'il aborde de front les choses, il s'y heurte
avec une telle maladresse que, du choc, il tombe
piteusement, et nous rions de la culbute; s'il se
-mêle à la vie des autres hommes, à leurs plaisirs
-ou à leurs peines, c'est toujours à contre-temps, et
-nous rions encore. Lui seul est profondément sérieux
+mêle à la vie des autres hommes, à leurs plaisirs
+ou à leurs peines, c'est toujours à contre-temps, et
+nous rions encore. Lui seul est profondément sérieux
et convaincu. Il marche, avec une allure
magnifique, le front perdu dans les nuages: moulins
-à vent et moulins à foulons, troupeaux de moutons
-ou de flagellants, hôtelleries campagnardes,
-châteaux de grands seigneurs, muletiers égrillards,
-vénérables duègnes, espiègles caméristes, relaveuses
-de vaisselle, renouvellent ou exaspèrent
-l'idée fixe du chevalier: au violent soleil d'Espagne,
-dans le désert poussiéreux, dans la campagne
+à vent et moulins à foulons, troupeaux de moutons
+ou de flagellants, hôtelleries campagnardes,
+châteaux de grands seigneurs, muletiers égrillards,
+vénérables duègnes, espiègles caméristes, relaveuses
+de vaisselle, renouvellent ou exaspèrent
+l'idée fixe du chevalier: au violent soleil d'Espagne,
+dans le désert poussiéreux, dans la campagne
blanche et morne, au fond des gorges horribles
-de la Sierra Moréna, il passe tout droit, avec
-la sérénité d'un poète: la nuit, toujours debout et
-chargé de ses vieilles armes, il veille et songe
+de la Sierra Moréna, il passe tout droit, avec
+la sérénité d'un poète: la nuit, toujours debout et
+chargé de ses vieilles armes, il veille et songe
encore, et, tandis que Sancho ronfle entre Rossinante
-et le grison immobiles, pensif et tout pâle
+et le grison immobiles, pensif et tout pâle
<span class="pagenum"><a id="Page_152"> 152</a></span>
-sous un rayon de lune, il écoute comme en extase
+sous un rayon de lune, il écoute comme en extase
le bruissement infini de la nature. S'il rencontre
sur sa route les amours violentes ou les passions
-naïves de Cardénio et de Lucinde, de don Fernand
-et de Dorothée, de Claire et de don Louis, l'émotion
-qu'il en reçoit rallume encore les fantaisies de son
-cerveau. Il ne s'éveille qu'à la suite de la plus humiliante
+naïves de Cardénio et de Lucinde, de don Fernand
+et de Dorothée, de Claire et de don Louis, l'émotion
+qu'il en reçoit rallume encore les fantaisies de son
+cerveau. Il ne s'éveille qu'à la suite de la plus humiliante
de ses aventures: battu en combat singulier,
-condamné par son serment chevaleresque à
-une longue inaction, il ouvre enfin les yeux, reconnaît
+condamné par son serment chevaleresque à
+une longue inaction, il ouvre enfin les yeux, reconnaît
sa folie et retombe d'une chute si lourde du
ciel sur la terre que ce jour est le dernier de sa
-vie. Il meurt le c&oelig;ur brisé, car il a perdu tout à
-coup les deux plus grandes forces de l'âme, la foi
+vie. Il meurt le c&oelig;ur brisé, car il a perdu tout à
+coup les deux plus grandes forces de l'âme, la foi
et l'amour. Il n'a pas le courage de recommencer
une vie nouvelle. Il ne saurait survivre aux glorieux
-fantômes qui l'ont consolé de tant de misères.
+fantômes qui l'ont consolé de tant de misères.
Tant qu'il a cru en eux, il a accueilli les coups de
-bâton avec la résignation d'un amant ou d'un martyr;
+bâton avec la résignation d'un amant ou d'un martyr;
maintenant qu'il sait que peiner et lutter pour
-le relèvement du droit et l'exaltation de la justice,
-c'est ferrailler contre de simples moulins à vent, il
-n'a plus qu'à faire sa dernière sortie du côté de
-l'autre monde. Paix à votre mémoire, chevalier de
-la Triste-Figure! Vous avez été vaincu. C'est la
-destinée des grandes âmes et des grandes causes.
-Mais vous nous avez bien amusés, et, pour le bon
+le relèvement du droit et l'exaltation de la justice,
+c'est ferrailler contre de simples moulins à vent, il
+n'a plus qu'à faire sa dernière sortie du côté de
+l'autre monde. Paix à votre mémoire, chevalier de
+la Triste-Figure! Vous avez été vaincu. C'est la
+destinée des grandes âmes et des grandes causes.
+Mais vous nous avez bien amusés, et, pour le bon
<span class="pagenum"><a id="Page_153"> 153</a></span>
sang que nous vous devons, nous vous pleurerons
-éternellement!</p>
+éternellement!</p>
<h3>III</h3>
-<p>Les lecteurs qui ne sont pas doués du tempérament
+<p>Les lecteurs qui ne sont pas doués du tempérament
chevaleresque ont parfois un faible pour
-Sancho Pança, et le préfèrent à don Quichotte lui-même.
-Plus d'un moraliste affirme que Sancho représente
-le sens commun en face de la pure déraison,
-la prose opposée à la poésie. Sans doute,
-l'écuyer distingue clairement entre un troupeau de
-moutons et une armée en marche; il aime mieux
-être arrêté sur son chemin par une valise pleine
-d'écus que par une volée de bois vert; enfin, quand
-il se donne le fouet, afin de désenchanter le cher
-maître, ce n'est point le cuir même des Pança,
-mais l'écorce d'un robuste chêne qu'il frappe avec
+Sancho Pança, et le préfèrent à don Quichotte lui-même.
+Plus d'un moraliste affirme que Sancho représente
+le sens commun en face de la pure déraison,
+la prose opposée à la poésie. Sans doute,
+l'écuyer distingue clairement entre un troupeau de
+moutons et une armée en marche; il aime mieux
+être arrêté sur son chemin par une valise pleine
+d'écus que par une volée de bois vert; enfin, quand
+il se donne le fouet, afin de désenchanter le cher
+maître, ce n'est point le cuir même des Pança,
+mais l'écorce d'un robuste chêne qu'il frappe avec
l'entrain d'un franc casuiste, compatriote de saint
-Ignace. J'accorde qu'il ne prend pas en général la
-vie par son côté héroïque, très semblable en cela
-aux gens raisonnables à l'excès: il est poltron,
-égoïste, paresseux, menteur et gourmand. Brave
-c&oelig;ur toutefois, patient, résigné, fidèle et aimant
-à la manière d'un vieux chien de berger. Mais,
+Ignace. J'accorde qu'il ne prend pas en général la
+vie par son côté héroïque, très semblable en cela
+aux gens raisonnables à l'excès: il est poltron,
+égoïste, paresseux, menteur et gourmand. Brave
+c&oelig;ur toutefois, patient, résigné, fidèle et aimant
+à la manière d'un vieux chien de berger. Mais,
avouons-le, il est fou, lui aussi, par contagion, fou
<span class="pagenum"><a id="Page_154"> 154</a></span>
-à lier quelquefois, car certaines extravagances de
-l'écuyer ne sont pas moins fortes que celles de son
+à lier quelquefois, car certaines extravagances de
+l'écuyer ne sont pas moins fortes que celles de son
seigneur. Il a beau voir et toucher chaque jour les
folies de don Quichotte et en recevoir le contre-coup
-fâcheux sur les épaules ou ailleurs, il s'entête
-dans sa chimère aussi obstinément que l'hidalgo
+fâcheux sur les épaules ou ailleurs, il s'entête
+dans sa chimère aussi obstinément que l'hidalgo
dans la sienne. Ce rustre a la maladie des grandeurs;
-par ambition, afin d'obtenir l'île qui lui a
-été promise, il accepte toutes les mésaventures,
+par ambition, afin d'obtenir l'île qui lui a
+été promise, il accepte toutes les mésaventures,
comme fait don Quichotte, par amour de la gloire;
-qu'on le berne sur une couverture, qu'on le bâtonne,
-qu'on lui vole son âne, il fera bon visage à
-la fortune, tout en caressant son propre rêve. Et,
-s'il n'était pas encore plus fou que sensé, le roman
-de Cervantes eût tourné court. D'abord, un écuyer,
-c'est-à-dire un interlocuteur, était nécessaire au
+qu'on le berne sur une couverture, qu'on le bâtonne,
+qu'on lui vole son âne, il fera bon visage à
+la fortune, tout en caressant son propre rêve. Et,
+s'il n'était pas encore plus fou que sensé, le roman
+de Cervantes eût tourné court. D'abord, un écuyer,
+c'est-à-dire un interlocuteur, était nécessaire au
chevalier. Seul, et s'abandonnant au lyrisme de ses
-longs monologues, don Quichotte fût devenu assez
-vite ennuyeux. Remarquez que la première sortie
-est bientôt terminée. C'est un lever de rideau où le
-héros n'a presque rien à nous dire. Il s'y montre
-dans toute son originalité maladive; mais l'isolement
-même où il se meut l'oblige à une perpétuelle
+longs monologues, don Quichotte fût devenu assez
+vite ennuyeux. Remarquez que la première sortie
+est bientôt terminée. C'est un lever de rideau où le
+héros n'a presque rien à nous dire. Il s'y montre
+dans toute son originalité maladive; mais l'isolement
+même où il se meut l'oblige à une perpétuelle
et monotone divagation. L'attention du lecteur serait
lasse au bout de quelques chapitres. La vraie
-comédie ne commence donc que par l'entrée en
-scène de Sancho. En effet, le caractère de chacun
+comédie ne commence donc que par l'entrée en
+scène de Sancho. En effet, le caractère de chacun
<span class="pagenum"><a id="Page_155"> 155</a></span>
des deux personnages n'a toute sa valeur et sa
-complexité qu'opposé à celui de son compère.
+complexité qu'opposé à celui de son compère.
Chaque fois que don Quichotte bat la campagne,
-Sancho, tout à coup dégrisé, parle et prêche comme
-l'un des sept Sages, et, quand l'écuyer ne dit ou
+Sancho, tout à coup dégrisé, parle et prêche comme
+l'un des sept Sages, et, quand l'écuyer ne dit ou
ne fait plus que des sottises, le chevalier raisonne
-d'une façon parfaite. La démence de l'un se mesure
-toujours à l'aide du bon sens ou de l'esprit de
+d'une façon parfaite. La démence de l'un se mesure
+toujours à l'aide du bon sens ou de l'esprit de
l'autre. C'est pourquoi ces deux visionnaires sont
-comiques au plus haut degré. L'un, qui est la dupe
-naïve de l'autre, lui fait sans cesse la morale des
-pères de famille, et le galant homme qui le premier
-a embrouillé la cervelle de son valet s'efforce de
+comiques au plus haut degré. L'un, qui est la dupe
+naïve de l'autre, lui fait sans cesse la morale des
+pères de famille, et le galant homme qui le premier
+a embrouillé la cervelle de son valet s'efforce de
lui redresser l'entendement et de lui ennoblir le
-c&oelig;ur. Ironie excellente, qui n'a rien de forcé, car
-elle répond aux contradictions intimes de la vie
-humaine; conflit toujours et partout renouvelé, et
-plus apparent peut-être que réel, de l'ange et de la
-bête. Seulement, comme nous avons la prétention
-de n'être ni celle-ci ni celui-là, nous rions tout
-aussi volontiers des déconvenues de l'ange que des
-misères de la bête.</p>
-
-<p>Certes Sancho méritait bien de jouer un instant
-le premier rôle dans le drame héroï-comique de
-Cervantes. Chose curieuse! c'est au moment même
-où le rêve se réalise pour lui qu'il s'en dégoûte à
-tout jamais, comme si le bonheur n'était qu'affaire
+c&oelig;ur. Ironie excellente, qui n'a rien de forcé, car
+elle répond aux contradictions intimes de la vie
+humaine; conflit toujours et partout renouvelé, et
+plus apparent peut-être que réel, de l'ange et de la
+bête. Seulement, comme nous avons la prétention
+de n'être ni celle-ci ni celui-là, nous rions tout
+aussi volontiers des déconvenues de l'ange que des
+misères de la bête.</p>
+
+<p>Certes Sancho méritait bien de jouer un instant
+le premier rôle dans le drame héroï-comique de
+Cervantes. Chose curieuse! c'est au moment même
+où le rêve se réalise pour lui qu'il s'en dégoûte à
+tout jamais, comme si le bonheur n'était qu'affaire
<span class="pagenum"><a id="Page_156"> 156</a></span>
-d'imagination et s'évanouissait dès qu'on croit en
+d'imagination et s'évanouissait dès qu'on croit en
jouir. On sait qu'il fut pendant sept grands jours
-chef d'État, président d'une république qui n'était
+chef d'État, président d'une république qui n'était
que provisoire, une petite ville de terre ferme qu'il
-prenait pour une île et où il fut abreuvé d'amertumes.
+prenait pour une île et où il fut abreuvé d'amertumes.
Il y fit tout le bien possible, ne pendit personne,
rendit la justice aussi paternellement que
saint Louis, aussi finement que Salomon, et faillit
-mourir de faim dans le palais même de sa seigneurie.
+mourir de faim dans le palais même de sa seigneurie.
Il entre dans sa capitale au son des fanfares:
-les magistrats lui présentent les clefs de la ville et
-le populaire crie vivat sur son passage. Dès le premier
-jour, un homme néfaste, son médecin, empoisonne
-toutes ses joies, l'empêche de boire et de
-manger à sa guise, et voilà l'île en proie au dangereux
-régime d'un gouvernement de mauvaise humeur.
-Sancho s'assombrit: il veut tout réformer à
+les magistrats lui présentent les clefs de la ville et
+le populaire crie vivat sur son passage. Dès le premier
+jour, un homme néfaste, son médecin, empoisonne
+toutes ses joies, l'empêche de boire et de
+manger à sa guise, et voilà l'île en proie au dangereux
+régime d'un gouvernement de mauvaise humeur.
+Sancho s'assombrit: il veut tout réformer à
la fois, il promulgue des statuts et des pragmatiques,
il glisse sur la pente du pouvoir personnel.
-Évidemment, il tombera bientôt. Il fait des rondes
-de nuit qui inquiètent les amoureux: entouré de
-son conseil de cabinet, y compris le maudit médecin,
-à la lueur d'une lanterne, il dévisage de
-trop près une fillette déguisée en page. Cette police
-excessive mécontente la jeunesse qui passe tout
-entière au parti de l'opposition. Or, la septième
-nuit de son gouvernement, Sancho fut réveillé par
+Évidemment, il tombera bientôt. Il fait des rondes
+de nuit qui inquiètent les amoureux: entouré de
+son conseil de cabinet, y compris le maudit médecin,
+à la lueur d'une lanterne, il dévisage de
+trop près une fillette déguisée en page. Cette police
+excessive mécontente la jeunesse qui passe tout
+entière au parti de l'opposition. Or, la septième
+nuit de son gouvernement, Sancho fut réveillé par
<span class="pagenum"><a id="Page_157"> 157</a></span>
le tocsin, les tambours et les clameurs de la foule:
-c'était une révolte, pour ne point dire une révolution.
+c'était une révolte, pour ne point dire une révolution.
On lui crie aux armes. Il invite ses partisans
-à quérir très vite don Quichotte, pour qui les armes
-n'ont pas de secret. Ses gens lui répondent qu'étant
-gouverneur il commande l'armée et doit marcher
-à l'ennemi. On l'incruste donc entre deux
-gros boucliers reliés par une corde, où il se trouve
-plus empêché qu'une tortue couchée sur le dos. Il
-tombe et passe une nuit horrible: l'île entière piétine
-sur le chef de l'État. Jamais l'autorité politique
+à quérir très vite don Quichotte, pour qui les armes
+n'ont pas de secret. Ses gens lui répondent qu'étant
+gouverneur il commande l'armée et doit marcher
+à l'ennemi. On l'incruste donc entre deux
+gros boucliers reliés par une corde, où il se trouve
+plus empêché qu'une tortue couchée sur le dos. Il
+tombe et passe une nuit horrible: l'île entière piétine
+sur le chef de l'État. Jamais l'autorité politique
ne fut plus cruellement avilie. Le matin
-venu, il s'évanouit entre les bras de ses serviteurs,
+venu, il s'évanouit entre les bras de ses serviteurs,
puis, tranquillement, magnanimement, quoique
-vainqueur de la sédition, il abdique. Il descend à
-l'écurie, embrasse en pleurant son âne, le cher
-grison des heureux et des mauvais jours, le bâte et
+vainqueur de la sédition, il abdique. Il descend à
+l'écurie, embrasse en pleurant son âne, le cher
+grison des heureux et des mauvais jours, le bâte et
le bride de ses propres mains, monte en selle, dit
-adieu à ses derniers fidèles, prononce quelques paroles
-profondes sur le néant de l'ambition et de la
+adieu à ses derniers fidèles, prononce quelques paroles
+profondes sur le néant de l'ambition et de la
puissance, puis s'en va au petit pas, tout seul,
-n'emportant de ses grandeurs qu'une poignée
-d'orge, un morceau de fromage et une croûte de
+n'emportant de ses grandeurs qu'une poignée
+d'orge, un morceau de fromage et une croûte de
pain. <i lang="la" xml:lang="la">Et nunc, reges, intelligite!</i></p>
-<p>Tel est le livre le plus universellement aimé, le
-plus européen de tous les romans, que Cervantes a
-pu inventer, malgré ses ennuis. Nos pères ont fêté
+<p>Tel est le livre le plus universellement aimé, le
+plus européen de tous les romans, que Cervantes a
+pu inventer, malgré ses ennuis. Nos pères ont fêté
<span class="pagenum"><a id="Page_158"> 158</a></span>
le <cite>Don Quichotte</cite>, vingt ans avant le <cite>Cid</cite>, dans
-cette même traduction qui, longtemps oubliée,
-reparaît à la lumière. On estimera peut-être que
-la langue en laquelle elle est écrite justifiait la
-réimpression qui nous rend en quelque sorte une
-intéressante relique de la vieille littérature française.</p>
+cette même traduction qui, longtemps oubliée,
+reparaît à la lumière. On estimera peut-être que
+la langue en laquelle elle est écrite justifiait la
+réimpression qui nous rend en quelque sorte une
+intéressante relique de la vieille littérature française.</p>
<p><span class="pagenum"><a id="Page_159"> 159</a></span></p>
@@ -4833,315 +4794,315 @@ intéressante relique de la vieille littérature française.</p>
<h3>I</h3>
-<p>Il n'est point de bibliothèque d'honnête homme
-où l'on ne rencontre un La Fontaine. Les uns, plus
-attachés aux naïfs souvenirs d'enfance, gardent un
-vieux fabuliste fané; les autres, amis des histoires
+<p>Il n'est point de bibliothèque d'honnête homme
+où l'on ne rencontre un La Fontaine. Les uns, plus
+attachés aux naïfs souvenirs d'enfance, gardent un
+vieux fabuliste fané; les autres, amis des histoires
de plus longue haleine et de leurs portraits en gravure,
-ont placé, sur les rayons d'en haut, que n'atteint
-point le bras des écoliers, un précieux exemplaire
-des Contes, en deux volumes, dorés sur
+ont placé, sur les rayons d'en haut, que n'atteint
+point le bras des écoliers, un précieux exemplaire
+des Contes, en deux volumes, dorés sur
tranches. Mais c'est toujours La Fontaine; conteur
ou fabuliste, il est toujours bien venu comme un
-hôte familier. Beaucoup de personnes cultivées le
-placent à côté de Molière, au premier rang de leurs
-prédilections. Et cependant il n'a guère représenté
+hôte familier. Beaucoup de personnes cultivées le
+placent à côté de Molière, au premier rang de leurs
+prédilections. Et cependant il n'a guère représenté
<span class="pagenum"><a id="Page_160"> 160</a></span>
-l'esprit de son époque. Il était bien plutôt la contradiction
-même du goût classique. La grande
-estime où nous le tenons est surtout l'&oelig;uvre de la
-postérité. Ses contemporains le regardaient comme
-un personnage assez étrange, une façon de rêveur
+l'esprit de son époque. Il était bien plutôt la contradiction
+même du goût classique. La grande
+estime où nous le tenons est surtout l'&oelig;uvre de la
+postérité. Ses contemporains le regardaient comme
+un personnage assez étrange, une façon de rêveur
qui suivait, disait-on, le convoi mortuaire d'une
fourmi, comme un parent, et qu'on ne voyait point
aux antichambres de Versailles. Louis XIV ne l'aimait
pas et faisait de ses <cite>Fables</cite> autant de cas que
-des <cite>magots</cite> de Téniers. Boileau, qui l'aimait, eut
-soin de l'oublier dans son <cite>Art poétique</cite>. C'était,
-dit durement Louis Racine, «un homme fort malpropre
-et fort ennuyeux». On riait beaucoup de sa
-simplicité en toutes choses. N'avait-il pas trouvé
-éloquentes les prophéties de Baruch? N'avait-il
-pas pleuré courageusement, avec les <cite>Nymphes de
-Vaux</cite>, sur la disgrâce de Fouquet? Pendant vingt
+des <cite>magots</cite> de Téniers. Boileau, qui l'aimait, eut
+soin de l'oublier dans son <cite>Art poétique</cite>. C'était,
+dit durement Louis Racine, «un homme fort malpropre
+et fort ennuyeux». On riait beaucoup de sa
+simplicité en toutes choses. N'avait-il pas trouvé
+éloquentes les prophéties de Baruch? N'avait-il
+pas pleuré courageusement, avec les <cite>Nymphes de
+Vaux</cite>, sur la disgrâce de Fouquet? Pendant vingt
ans il perdit de vue son fils: il aurait voulu perdre
pareillement de vue sa femme qui, du reste, ne
-l'embarrassait guère. Au Temple, dans la société
-libertine des Vendôme, on l'enivrait, on le gorgeait
-de bonne chère. Il mettait ses bas à l'envers et
-égarait son haut-de-chausses après souper. Il vieillit
+l'embarrassait guère. Au Temple, dans la société
+libertine des Vendôme, on l'enivrait, on le gorgeait
+de bonne chère. Il mettait ses bas à l'envers et
+égarait son haut-de-chausses après souper. Il vieillit
assez tristement, sans famille, au foyer de quelques
amis; son esprit s'affaiblit; il fut pris d'une grande
-peur de la mort; son amusement était d'assister
-aux réunions de l'Académie, où il allait fidèlement,
+peur de la mort; son amusement était d'assister
+aux réunions de l'Académie, où il allait fidèlement,
<span class="pagenum"><a id="Page_161"> 161</a></span>
par le chemin le plus long. Un jour, en revenant de
-la séance, il s'évanouit dans la rue du Chantre. Ce
-fut sa dernière promenade. Deux mois après, on enterrait
-l'ami des bêtes, le dernier des poètes gaulois,
-l'incomparable écrivain qui avait retrouvé, en ce
-siècle solennel de Port-Royal et de Bossuet, avec
+la séance, il s'évanouit dans la rue du Chantre. Ce
+fut sa dernière promenade. Deux mois après, on enterrait
+l'ami des bêtes, le dernier des poètes gaulois,
+l'incomparable écrivain qui avait retrouvé, en ce
+siècle solennel de Port-Royal et de Bossuet, avec
l'inspiration voluptueuse de la Renaissance italienne,
-la grâce aimable et fine de l'esprit grec.
+la grâce aimable et fine de l'esprit grec.
Gaulois, Italien, Attique, tel fut, en effet, La Fontaine,
-au temps où le <cite>Pantagruel</cite> passait pour une
-&oelig;uvre monstrueuse et incompréhensible, où Boileau
-ne voyait que <em>clinquant</em> dans la poésie du Tasse,
-où les dieux grecs étaient méconnus, où l'art d'Euripide
-paraissait sur la scène tragique raffiné et altéré
-par la politesse des salons et de la cour. Mais, grâce
-à la naïveté de son génie, ces traits singuliers et si
-divers se rencontrèrent en lui sans artifice ni dissonance,
-avec une sincérité et une liberté pures
+au temps où le <cite>Pantagruel</cite> passait pour une
+&oelig;uvre monstrueuse et incompréhensible, où Boileau
+ne voyait que <em>clinquant</em> dans la poésie du Tasse,
+où les dieux grecs étaient méconnus, où l'art d'Euripide
+paraissait sur la scène tragique raffiné et altéré
+par la politesse des salons et de la cour. Mais, grâce
+à la naïveté de son génie, ces traits singuliers et si
+divers se rencontrèrent en lui sans artifice ni dissonance,
+avec une sincérité et une liberté pures
de toute affectation:</p>
<div class="poetry"><div class="stanza">
<p>Papillon du Parnasse, et semblable aux abeilles</p>
<p>A qui le bon Platon compara nos merveilles,</p>
-<p>Je suis chose légère et vole à tout sujet:</p>
+<p>Je suis chose légère et vole à tout sujet:</p>
<p>Je vais de fleur en fleur et d'objet en objet.</p>
</div></div>
<p>Et, dans ce miel d'une saveur si franche, et qu'il
-faut goûter d'un palais délicat, on distingue sans
+faut goûter d'un palais délicat, on distingue sans
peine la bonne odeur bourgeoise des petits jardins
<span class="pagenum"><a id="Page_162"> 162</a></span>
-champenois, l'âpre senteur des roses du <cite>Décaméron</cite>,
-et le parfum subtil des asphodèles d'Athènes.</p>
+champenois, l'âpre senteur des roses du <cite>Décaméron</cite>,
+et le parfum subtil des asphodèles d'Athènes.</p>
<h3>II</h3>
-<p>On sait que la Renaissance détacha tout d'un
-coup les écrivains très lettrés du seizième siècle
-français de la langue, des traditions et du goût de
-notre première littérature: la langue, les idées et
+<p>On sait que la Renaissance détacha tout d'un
+coup les écrivains très lettrés du seizième siècle
+français de la langue, des traditions et du goût de
+notre première littérature: la langue, les idées et
le ton des contemporains de Ronsard et de Montaigne
furent, pour employer le mot de du Bellay,
-<em>illustres et auliques</em>. En même temps, la Pléiade
-renvoyait avec dédain «aux jeux floraux de Toulouse
-et au Puy de Rouen» toute la poésie chevaleresque
-et satirique du moyen âge. Le dix-septième
-siècle se sentait déjà si loin des origines
-littéraires de la France, qu'au-delà de Villon il
+<em>illustres et auliques</em>. En même temps, la Pléiade
+renvoyait avec dédain «aux jeux floraux de Toulouse
+et au Puy de Rouen» toute la poésie chevaleresque
+et satirique du moyen âge. Le dix-septième
+siècle se sentait déjà si loin des origines
+littéraires de la France, qu'au-delà de Villon il
n'entrevoyait plus que des formes confuses, des
-&oelig;uvres barbares et un art grossier tout à fait indigne
-de l'attention des beaux esprits. Ceux-ci, renfermés
-dans la culture classique, charmés par la
-conversation polie, la tragédie et l'oraison funèbre,
+&oelig;uvres barbares et un art grossier tout à fait indigne
+de l'attention des beaux esprits. Ceux-ci, renfermés
+dans la culture classique, charmés par la
+conversation polie, la tragédie et l'oraison funèbre,
oublient toutes les vieilles choses, l'histoire, les
mythes et les contes, comme l'idiome et les m&oelig;urs
-de nos pères. Versailles, cité toute neuve, vers
-laquelle l'Europe entière regarde, est comme le
+de nos pères. Versailles, cité toute neuve, vers
+laquelle l'Europe entière regarde, est comme le
<span class="pagenum"><a id="Page_163"> 163</a></span>
-symbole du goût nouveau: on y jouit d'un si magnifique
+symbole du goût nouveau: on y jouit d'un si magnifique
spectacle que personne n'y pense plus
-guère à Paris, la <em>grand'ville</em> du roi Henry, à la
-place Maubert, aux rues tortueuses peuplées de si
-grands souvenirs. Quant à la pauvre province, si
+guère à Paris, la <em>grand'ville</em> du roi Henry, à la
+place Maubert, aux rues tortueuses peuplées de si
+grands souvenirs. Quant à la pauvre province, si
vivante chez les vieux auteurs, on n'y va plus qu'en
-exil, on l'abandonne à ses dialectes locaux, à ses
-patois campagnards, à ses légendes héroïques et à
+exil, on l'abandonne à ses dialectes locaux, à ses
+patois campagnards, à ses légendes héroïques et à
ses fables de nourrices.</p>
<p>Il y eut du provincial en La Fontaine, dont la muse
-familière avait ses vallons sacrés quelque part entre
-Reims et Château-Thierry: les scènes de ses fables
+familière avait ses vallons sacrés quelque part entre
+Reims et Château-Thierry: les scènes de ses fables
s'encadrent, non point entre les charmilles architecturales
de Versailles, mais dans les paysages
modestes de Champagne ou de Brie, dans les rues
de village, les carrefours des petites villes. Ici, le
-long des haies, il a rencontré, et peut-être attendu,
-<em>légère</em> et <em>court vêtue</em>, la bonne Perrette portant
-son pot au lait; là, dans cet enclos, il a vu passer,
+long des haies, il a rencontré, et peut-être attendu,
+<em>légère</em> et <em>court vêtue</em>, la bonne Perrette portant
+son pot au lait; là, dans cet enclos, il a vu passer,
au son des trompes, la meute du seigneur du village
-chassant le lièvre, et Monsieur le Baron, qui
+chassant le lièvre, et Monsieur le Baron, qui
vient de manger les poulets et de lorgner la fille du
-manant, écraser sans pitié chicorée et poireaux,
-oseille et laitue, orgueil du pauvre hère. C'est au
-bord d'une rivière villageoise, peu profonde, où
-l'eau rit au soleil, que se promène solennellement
-son héron, et <em>certaine fille un peu trop fière</em>, qui
+manant, écraser sans pitié chicorée et poireaux,
+oseille et laitue, orgueil du pauvre hère. C'est au
+bord d'une rivière villageoise, peu profonde, où
+l'eau rit au soleil, que se promène solennellement
+son héron, et <em>certaine fille un peu trop fière</em>, qui
<span class="pagenum"><a id="Page_164"> 164</a></span>
fait fi des bons partis, comme celui-ci des brochets
-et des carpes, a certainement son logis tout près
-de cette rivière.</p>
-
-<p>Voici, dans son échoppe qui coudoie l'hôtel d'un
-financier, le savetier Grégoire, toujours en belle
-humeur; sur la place, le charlatan et la ménagerie
-où maître Gille, <em>singe du pape en son vivant</em>, arrivé
-de la veille <em>en trois bateaux</em>, émerveille la
-foule. Là-haut, sur la colline, en plein midi, dans
-la poussière crayeuse, au fond des ornières, chemine
-sur quatre roues grinçantes le coche de Paris,
-escorté de ses voyageurs à pied, chantant, jurant
-ou priant. Tout à l'heure, à la lisière de ce bois,
-les voleurs les détrousseront. Sur ce point, une
+et des carpes, a certainement son logis tout près
+de cette rivière.</p>
+
+<p>Voici, dans son échoppe qui coudoie l'hôtel d'un
+financier, le savetier Grégoire, toujours en belle
+humeur; sur la place, le charlatan et la ménagerie
+où maître Gille, <em>singe du pape en son vivant</em>, arrivé
+de la veille <em>en trois bateaux</em>, émerveille la
+foule. Là-haut, sur la colline, en plein midi, dans
+la poussière crayeuse, au fond des ornières, chemine
+sur quatre roues grinçantes le coche de Paris,
+escorté de ses voyageurs à pied, chantant, jurant
+ou priant. Tout à l'heure, à la lisière de ce bois,
+les voleurs les détrousseront. Sur ce point, une
lettre du fabuliste montre, sous la fable, une impression
personnelle. Il se rendait en Limousin:
-dans son carrosse, «point de moines, mais, en récompense,
+dans son carrosse, «point de moines, mais, en récompense,
trois femmes, un marchand qui ne disait
mot, et un notaire qui chantait toujours et qui
-chantait très mal». Le chemin devient détestable:
-«Tout ce que nous étions d'hommes dans le carrosse,
-nous descendîmes, afin de soulager les chevaux.
+chantait très mal». Le chemin devient détestable:
+«Tout ce que nous étions d'hommes dans le carrosse,
+nous descendîmes, afin de soulager les chevaux.
Tant que le chemin dura, je ne parlai d'autre
-chose que des commodités de la guerre: en effet,
+chose que des commodités de la guerre: en effet,
si elle produit des voleurs, elle les occupe, ce qui
-est un grand bien pour tout le monde, et particulièrement
+est un grand bien pour tout le monde, et particulièrement
pour moi, qui crains naturellement de
<span class="pagenum"><a id="Page_165"> 165</a></span>
-les rencontrer. On dit que ce bois que nous cotoyâmes
-en fourmille: cela n'est pas bien, il mériterait
-qu'on le brûlât.» Mais dans la vie de
+les rencontrer. On dit que ce bois que nous cotoyâmes
+en fourmille: cela n'est pas bien, il mériterait
+qu'on le brûlât.» Mais dans la vie de
province, insoucieuse et grasse, une pointe de
-sensualité chatouille et réveille souvent les esprits
-qu'endormirait mortellement la médiocrité monotone
+sensualité chatouille et réveille souvent les esprits
+qu'endormirait mortellement la médiocrité monotone
des choses. La Fontaine ne touchait point ce
chapitre avec le chanoine Maucroix: mais, pour sa
femme, il n'avait pas de ces secrets. C'est pour elle
-qu'il écrit sincèrement son voyage. «Parmi les
+qu'il écrit sincèrement son voyage. «Parmi les
trois femmes il y avait une Poitevine qui se qualifiait
comtesse; elle paraissait jeune et de taille
-raisonnable, témoignait avoir de l'esprit, déguisait
-son nom, et venait de plaider en séparation contre
-son mari: toutes qualités de bon augure, et j'y
-eusse trouvé matière de cajolerie si la beauté s'y
-fût rencontrée; mais sans elle rien ne me touche.»
+raisonnable, témoignait avoir de l'esprit, déguisait
+son nom, et venait de plaider en séparation contre
+son mari: toutes qualités de bon augure, et j'y
+eusse trouvé matière de cajolerie si la beauté s'y
+fût rencontrée; mais sans elle rien ne me touche.»
Suivent alors toutes sortes de confidences sur les
-filles de Châtellerault, de Poitiers et de Bellac, et
-ce naïf aveu de ses rêves d'avenir: «Il y a d'heureuses
-vieillesses à qui les plaisirs, l'amour et les
-grâces tiennent compagnie jusqu'au bout: il n'y
-en a guère, mais il y en a.» Le contemplateur curieux
-des aspects pittoresques et du ménage de la
+filles de Châtellerault, de Poitiers et de Bellac, et
+ce naïf aveu de ses rêves d'avenir: «Il y a d'heureuses
+vieillesses à qui les plaisirs, l'amour et les
+grâces tiennent compagnie jusqu'au bout: il n'y
+en a guère, mais il y en a.» Le contemplateur curieux
+des aspects pittoresques et du ménage de la
province, cet amateur des petites aventures de
l'amour et du hasard ne serait point complet, s'il
-n'était paresseux. «Ce serait, dit-il avec un gros
+n'était paresseux. «Ce serait, dit-il avec un gros
<span class="pagenum"><a id="Page_166"> 166</a></span>
soupir, une belle chose que de voyager, s'il ne se
-fallait point lever si matin.»</p>
+fallait point lever si matin.»</p>
-<p>On le voit, bien des habitudes d'esprit et de goût
-rattachent La Fontaine à la vieille France: mais
-ce ne sont encore là que les traits extérieurs d'une
-physionomie morale, et comme les conditions préliminaires
-de ce qu'il y eut en lui de profondément
+<p>On le voit, bien des habitudes d'esprit et de goût
+rattachent La Fontaine à la vieille France: mais
+ce ne sont encore là que les traits extérieurs d'une
+physionomie morale, et comme les conditions préliminaires
+de ce qu'il y eut en lui de profondément
gaulois. C'est par les <cite>Fables</cite> beaucoup plus que par
-les <cite>Contes</cite> eux-mêmes que se manifeste sa parenté
-avec nos ancêtres littéraires. Le sel qu'il a répandu
-à poignée dans ses <cite>Contes</cite> est passablement gaulois,
-je l'avoue; les moines fort éveillés qu'il y a dépeints
+les <cite>Contes</cite> eux-mêmes que se manifeste sa parenté
+avec nos ancêtres littéraires. Le sel qu'il a répandu
+à poignée dans ses <cite>Contes</cite> est passablement gaulois,
+je l'avoue; les moines fort éveillés qu'il y a dépeints
sortent tout gaillards des <cite>Cent nouvelles nouvelles</cite>
et du <cite>Pantagruel</cite>. Mais les <cite>Fables</cite>, qu'il feint
-de traduire d'Esope ou de Phèdre, leurs principaux
-personnages et leur moralité intime nous ramènent
-bien plus près encore des sentiments, des
-jugements et des rêves du temps jadis. Nous y
-retrouvons, condensée en de merveilleuses réductions,
-toute la littérature des <em>fabliaux</em>, et l'&oelig;uvre
-maîtresse de cette littérature, le grand <cite>Roman de
-Renart</cite>, et cette notion mille fois proclamée par la
-satire française du moyen âge: «Petites gens et
-pauvres gens, qui n'avez pas la force, ni peut-être
-le c&oelig;ur, mais qui peinez et pâtissez beaucoup tout
-le long de votre vie chétive, bourgeois et manants,
+de traduire d'Esope ou de Phèdre, leurs principaux
+personnages et leur moralité intime nous ramènent
+bien plus près encore des sentiments, des
+jugements et des rêves du temps jadis. Nous y
+retrouvons, condensée en de merveilleuses réductions,
+toute la littérature des <em>fabliaux</em>, et l'&oelig;uvre
+maîtresse de cette littérature, le grand <cite>Roman de
+Renart</cite>, et cette notion mille fois proclamée par la
+satire française du moyen âge: «Petites gens et
+pauvres gens, qui n'avez pas la force, ni peut-être
+le c&oelig;ur, mais qui peinez et pâtissez beaucoup tout
+le long de votre vie chétive, bourgeois et manants,
artisans et serfs, vous tous que l'on tourmente et
<span class="pagenum"><a id="Page_167"> 167</a></span>
dont on se raille, vous qui demeurez tapis, l'&oelig;il au
guet, au fond du sillon, et que l'ombre de vos
-oreilles effraie quelquefois, réjouissez-vous, mes
-amis, et entendez la <em>bonne nouvelle</em>. Vous n'êtes ni
-des héros, ni des ascètes, ni de hauts seigneurs, ni
+oreilles effraie quelquefois, réjouissez-vous, mes
+amis, et entendez la <em>bonne nouvelle</em>. Vous n'êtes ni
+des héros, ni des ascètes, ni de hauts seigneurs, ni
des saints. Toutes les grandes forces de ce monde
vous manquent: la puissance, la sagesse, l'audace,
la richesse. Mais vous avez la ruse, la patience, la
-prévoyance et la bonne humeur; vous savez attendre
+prévoyance et la bonne humeur; vous savez attendre
et souffrir, vous pliez comme le roseau, sous la
-tempête; votre égoïsme prudent tient en réserve
+tempête; votre égoïsme prudent tient en réserve
mille artifices subtils pour ne rien compromettre,
pour dissimuler, mentir au besoin. Votre langue
-est dorée, elle enchante vos maîtres, et vous savez
+est dorée, elle enchante vos maîtres, et vous savez
l'art d'accuser le voisin s'il est un sot, de faire
crier <em>haro</em> sur le baudet, de sauver votre peau aux
-dépens de celle du loup. Vous n'êtes point de fiers
-barons, mais de malins légistes, et vous humez
-l'huître au nez des plaideurs. Dans ce grand combat
-pour la vie auquel la destinée vous oblige, vous
-êtes incomparables pour éventer les stratagèmes
+dépens de celle du loup. Vous n'êtes point de fiers
+barons, mais de malins légistes, et vous humez
+l'huître au nez des plaideurs. Dans ce grand combat
+pour la vie auquel la destinée vous oblige, vous
+êtes incomparables pour éventer les stratagèmes
de l'ennemi et flairer le chat qui ne souffle mot
sous son masque de farine. Vous pouvez, il est
-vrai, perdre votre queue à la bataille, mais qu'importe
+vrai, perdre votre queue à la bataille, mais qu'importe
un ornement superflu? Le tout, ici-bas, est
-d'être alerte, avisé, riche en ressources, d'échapper
+d'être alerte, avisé, riche en ressources, d'échapper
au chasseur; si l'on est renard, de croquer les
<span class="pagenum"><a id="Page_168"> 168</a></span>
poules; si l'on est loup, pauvre gueux, au fond des
-bois, dans la neige, d'être libre; si l'on est rat,
+bois, dans la neige, d'être libre; si l'on est rat,
dans un bon fromage, de s'y engraisser, mais tout
-seul; si l'on est âne, avec des reliques sur le dos,
+seul; si l'on est âne, avec des reliques sur le dos,
de respirer largement l'encens et de se croire un
-dieu. Bienheureux les petits, armés de malice et
-légers de scrupules: ils sont, en vérité, plus forts
+dieu. Bienheureux les petits, armés de malice et
+légers de scrupules: ils sont, en vérité, plus forts
que les grands, que l'orgueil aveugle: il n'est pas
-bien sûr qu'ils entrent tous au royaume des cieux,
+bien sûr qu'ils entrent tous au royaume des cieux,
mais, en attendant, ils font leur chemin en ce
-monde, où la primauté revient toujours aux gens
-d'esprit. Telle est la révélation que Renart, le héros
-de nos pères, manifesta par son exemple, et dont
-Panurge fut le dernier prophète.»</p>
-
-<p>C'est ainsi que la morale du moyen âge et l'éclat
-de rire gaulois passèrent de l'antique fabliau
-aux fables du bonhomme. Ici, de même que dans
-notre vieille satire, dominent l'ironie et la gaieté.
-La note douloureuse est plus rare, mais elle y résonne
+monde, où la primauté revient toujours aux gens
+d'esprit. Telle est la révélation que Renart, le héros
+de nos pères, manifesta par son exemple, et dont
+Panurge fut le dernier prophète.»</p>
+
+<p>C'est ainsi que la morale du moyen âge et l'éclat
+de rire gaulois passèrent de l'antique fabliau
+aux fables du bonhomme. Ici, de même que dans
+notre vieille satire, dominent l'ironie et la gaieté.
+La note douloureuse est plus rare, mais elle y résonne
parfois, et, dans ce malheureux qui chemine,
-courbé sous son fagot, lentement, le long des
+courbé sous son fagot, lentement, le long des
grands bois en deuil, puis qui tombe au bord du
-sentier, et repasse dans sa pensée les amertumes
+sentier, et repasse dans sa pensée les amertumes
de la vie:</p>
<div class="poetry"><div class="stanza">
<p>Point de pain quelquefois, et jamais de repos:</p>
-<p>Sa femme, ses enfants, les soldats, les impôts,</p>
-<p class="i4"> Le créancier et la corvée,</p>
+<p>Sa femme, ses enfants, les soldats, les impôts,</p>
+<p class="i4"> Le créancier et la corvée,</p>
</div></div>
<p><span class="pagenum"><a id="Page_169"> 169</a></span>
-apparaît un instant la misère des vieux âges, de
-tous les temps, l'éternelle misère humaine.</p>
+apparaît un instant la misère des vieux âges, de
+tous les temps, l'éternelle misère humaine.</p>
<h3>III</h3>
-<p>Le <cite>Roman de Renart</cite>, l'épopée de la bête astucieuse
-qui se dérobe lestement à la prise des puissants,
-la satire piquante du monde féodal, n'appartiennent
-qu'à l'Europe occidentale: le Midi, l'Italie,
-où la vie fut moins dure et plus noble, les m&oelig;urs
-plus élégantes, l'âme plus sereine, eurent de bonne
-heure un art plus délicat, formé de poésie et de
-volupté. Un sentiment qui a trop souvent manqué
-à notre moyen âge, du moins dans les pays de
-langue d'<em>oil</em>, le culte de la femme avait, dès l'origine,
-donné à l'inspiration littéraire des Provençaux
-et des Italiens une grâce inconnue aux écrivains
-des fabliaux. Boccace, dont la mère était
-Française et qui recueillit à Paris même bon nombre
-des histoires du <cite>Décaméron</cite>, n'est pas moins
-supérieur à tous nos conteurs par l'enthousiasme
-et le goût de la beauté que par les qualités d'une
-langue déjà parfaite. Les sept dames qui, fuyant la
-peste de Florence, écoutent, sous les ombrages d'une
-villa de Toscane, le récit de si plaisantes aventures,
-n'entendent que des paroles discrètement choisies,
+<p>Le <cite>Roman de Renart</cite>, l'épopée de la bête astucieuse
+qui se dérobe lestement à la prise des puissants,
+la satire piquante du monde féodal, n'appartiennent
+qu'à l'Europe occidentale: le Midi, l'Italie,
+où la vie fut moins dure et plus noble, les m&oelig;urs
+plus élégantes, l'âme plus sereine, eurent de bonne
+heure un art plus délicat, formé de poésie et de
+volupté. Un sentiment qui a trop souvent manqué
+à notre moyen âge, du moins dans les pays de
+langue d'<em>oil</em>, le culte de la femme avait, dès l'origine,
+donné à l'inspiration littéraire des Provençaux
+et des Italiens une grâce inconnue aux écrivains
+des fabliaux. Boccace, dont la mère était
+Française et qui recueillit à Paris même bon nombre
+des histoires du <cite>Décaméron</cite>, n'est pas moins
+supérieur à tous nos conteurs par l'enthousiasme
+et le goût de la beauté que par les qualités d'une
+langue déjà parfaite. Les sept dames qui, fuyant la
+peste de Florence, écoutent, sous les ombrages d'une
+villa de Toscane, le récit de si plaisantes aventures,
+n'entendent que des paroles discrètement choisies,
<span class="pagenum"><a id="Page_170"> 170</a></span>
-dont le charme couvre d'un voile léger des images
-voluptueuses; mais le voile y est, et tout est là:
+dont le charme couvre d'un voile léger des images
+voluptueuses; mais le voile y est, et tout est là:
l'art du conteur n'est point chaste, mais le conteur
-est artiste consommé. Il fut le maître de La Fontaine,
+est artiste consommé. Il fut le maître de La Fontaine,
et, avec lui, l'Arioste, Machiavel et le Tasse,
non moins que Rabelais et la reine de Navarre:</p>
@@ -5153,166 +5114,166 @@ non moins que Rabelais et la reine de Navarre:</p>
</div></div>
<p>Le disciple, il est vrai, fut, dans ses peintures,
-moins réservé que ses modèles italiens: il transpose,
+moins réservé que ses modèles italiens: il transpose,
en quelque sorte, la musique de ceux-ci; il
-chante les mêmes airs, mais sur le ton gaulois;
-c'est encore <em>maître François</em> qui lui bat la mesure
+chante les mêmes airs, mais sur le ton gaulois;
+c'est encore <em>maître François</em> qui lui bat la mesure
de ses <cite>Contes</cite>. Et cependant, on sent bien passer
-dans ses ouvrages le souffle méridional. Boileau
-lui-même a reconnu dans le <cite>Joconde</cite> de La Fontaine,
-qu'il met au-dessus du récit de l'Arioste, «ce
-<em>molle</em> et ce <em>facetum</em> qu'Horace a attribué à Virgile,
-et qu'Apollon ne donne qu'à ses favoris». C'est à
-l'Italie et à Boccace qu'il dut de peindre une fois,
-parmi tant de récits légers ou licencieux, le véritable
-amour, très profond et très simple. Il s'agit du
-<cite>Faucon</cite>, où l'auteur du quatorzième siècle avait mis
-l'abnégation touchante de la passion, comme il en
-avait montré, dans son beau roman de <cite>Fiammetta</cite>,
+dans ses ouvrages le souffle méridional. Boileau
+lui-même a reconnu dans le <cite>Joconde</cite> de La Fontaine,
+qu'il met au-dessus du récit de l'Arioste, «ce
+<em>molle</em> et ce <em>facetum</em> qu'Horace a attribué à Virgile,
+et qu'Apollon ne donne qu'à ses favoris». C'est à
+l'Italie et à Boccace qu'il dut de peindre une fois,
+parmi tant de récits légers ou licencieux, le véritable
+amour, très profond et très simple. Il s'agit du
+<cite>Faucon</cite>, où l'auteur du quatorzième siècle avait mis
+l'abnégation touchante de la passion, comme il en
+avait montré, dans son beau roman de <cite>Fiammetta</cite>,
<span class="pagenum"><a id="Page_171"> 171</a></span>
les fureurs jalouses. Un cavalier de Florence aimait
une dame qui se rit de ses soins et prit un
-autre pour mari. L'amoureux s'était ruiné en fêtes,
-cadeaux et tournois; il ne lui restait plus, tout près
-du château de la belle, qu'une pauvre métairie,
+autre pour mari. L'amoureux s'était ruiné en fêtes,
+cadeaux et tournois; il ne lui restait plus, tout près
+du château de la belle, qu'une pauvre métairie,
avec un jardinet qu'il cultivait de ses mains, et un
faucon merveilleux, son dernier ami, compagnon
de ses chasses et pourvoyeur de son garde-manger.
La dame devint veuve. Elle avait un fils, enfant
-maladif qui, caressé et gâté par Frédéric, s'éprit
-d'amour pour le faucon, tomba malade, et, déjà
-mourant, demanda l'oiseau à sa mère. Celle-ci,
-oubliant ses dédains, se rend à la métairie où elle
-s'invite à déjeuner. Hélas! il ne restait rien au logis,
-pas un gâteau, pas un fruit. Frédéric met stoïquement
-à la broche le faucon. Le repas fini, la veuve
-présente sa requête:</p>
+maladif qui, caressé et gâté par Frédéric, s'éprit
+d'amour pour le faucon, tomba malade, et, déjà
+mourant, demanda l'oiseau à sa mère. Celle-ci,
+oubliant ses dédains, se rend à la métairie où elle
+s'invite à déjeuner. Hélas! il ne restait rien au logis,
+pas un gâteau, pas un fruit. Frédéric met stoïquement
+à la broche le faucon. Le repas fini, la veuve
+présente sa requête:</p>
<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p>Souffrez sans plus que cette triste mère,</p>
-<p>Aimant d'amour la chose la plus chère</p>
+<p>Souffrez sans plus que cette triste mère,</p>
+<p>Aimant d'amour la chose la plus chère</p>
<p>Que jamais femme au monde puisse avoir,</p>
-<p>Son fils unique, son unique espérance,</p>
+<p>Son fils unique, son unique espérance,</p>
<p>S'en vienne au moins acquitter du devoir</p>
<p>De la nature..........</p>
</div>
<div class="stanza">
-<p>Hélas! reprit l'amant infortuné,</p>
-<p>L'oiseau n'est plus: vous en avez dîné!</p>
+<p>Hélas! reprit l'amant infortuné,</p>
+<p>L'oiseau n'est plus: vous en avez dîné!</p>
<p>L'oiseau n'est plus! dit la veuve confuse.</p>
-<p>Non! reprit-il, plût au ciel vous avoir</p>
-<p>Servi mon c&oelig;ur, et qu'il eût pris la place</p>
+<p>Non! reprit-il, plût au ciel vous avoir</p>
+<p>Servi mon c&oelig;ur, et qu'il eût pris la place</p>
<p>De ce faucon!</p>
</div></div>
<p><span class="pagenum"><a id="Page_172"> 172</a></span>
-Les personnages chantés par les grands poètes
-de l'Italie reparaissent çà et là dans les vers de La
-Fontaine: Armide, Angélique, Renaud, Alcine; et
-parfois un cri passionné ou plaintif, ou quelque
-aveu mélancolique rappelle la sentimentalité profonde
-des méridionaux:</p>
+Les personnages chantés par les grands poètes
+de l'Italie reparaissent çà et là dans les vers de La
+Fontaine: Armide, Angélique, Renaud, Alcine; et
+parfois un cri passionné ou plaintif, ou quelque
+aveu mélancolique rappelle la sentimentalité profonde
+des méridionaux:</p>
<div class="poetry"><div class="stanza">
<p>Ah! si mon c&oelig;ur encor osait se renflammer!</p>
-<p>Ne sentirai-je plus de charme qui m'arrête?</p>
-<p class="i5"> Ai-je passé le temps d'aimer?</p>
+<p>Ne sentirai-je plus de charme qui m'arrête?</p>
+<p class="i5"> Ai-je passé le temps d'aimer?</p>
<p><b>. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .</b></p>
<p class="i2"> Aimez, aimez, tout le reste n'est rien.</p>
</div></div>
<p>Ou bien encore, telle peinture d'un charme exquis
-nous donne comme la vision d'une fresque aérienne
-du Corrège, endormie au plafond de quelque vieux
+nous donne comme la vision d'une fresque aérienne
+du Corrège, endormie au plafond de quelque vieux
palais de Parme ou de Mantoue:</p>
<div class="poetry"><div class="stanza">
<p>Par de calmes vapeurs mollement soutenue,</p>
-<p>La tête sur son bras, et son bras sur la nue,</p>
+<p>La tête sur son bras, et son bras sur la nue,</p>
<p>Laissant tomber des fleurs et ne les semant pas.</p>
</div></div>
<h3>IV</h3>
-<p>La Fontaine, dit en ses <cite>Mémoires</cite> Louis Racine,
-«ne parlait jamais, ou ne voulait parler que de
-Platon». Il en avait annoté les dialogues à chaque
+<p>La Fontaine, dit en ses <cite>Mémoires</cite> Louis Racine,
+«ne parlait jamais, ou ne voulait parler que de
+Platon». Il en avait annoté les dialogues à chaque
page; il en gardait chez lui le buste de terre cuite.
-Un jour, selon le président Bouhier, il louait Platon
+Un jour, selon le président Bouhier, il louait Platon
<span class="pagenum"><a id="Page_173"> 173</a></span>
-devant une personne qui demanda si c'était un
-bon raisonneur.&mdash;«Oh! vraiment non, répondit
-le fabuliste, mais il s'exprime d'une manière si
-agréable, il fait des descriptions si merveilleuses
-qu'on ne peut le lire sans être enchanté.» C'était
-donc le poète qu'il aimait en Platon. C'est grand
-dommage qu'au lieu du <i lang="la" xml:lang="la">Dies iræ</i>, il n'ait point traduit,
-en prose, seulement le <cite>Banquet</cite> et le <cite>Phédon</cite>.
-Bien qu'il ne fût ni philosophe, ni platonique, il
-était de ces écrivains qui, suivant le mot de Sainte-Beuve,
-<em>ont fait le voyage de Grèce</em>. On les reconnaît
-toujours, à je ne sais quel tour noble, à je ne
-sais quelle forme délicate de l'imagination, à la
-pureté de la langue, à la finesse de l'ironie. On
+devant une personne qui demanda si c'était un
+bon raisonneur.&mdash;«Oh! vraiment non, répondit
+le fabuliste, mais il s'exprime d'une manière si
+agréable, il fait des descriptions si merveilleuses
+qu'on ne peut le lire sans être enchanté.» C'était
+donc le poète qu'il aimait en Platon. C'est grand
+dommage qu'au lieu du <i lang="la" xml:lang="la">Dies iræ</i>, il n'ait point traduit,
+en prose, seulement le <cite>Banquet</cite> et le <cite>Phédon</cite>.
+Bien qu'il ne fût ni philosophe, ni platonique, il
+était de ces écrivains qui, suivant le mot de Sainte-Beuve,
+<em>ont fait le voyage de Grèce</em>. On les reconnaît
+toujours, à je ne sais quel tour noble, à je ne
+sais quelle forme délicate de l'imagination, à la
+pureté de la langue, à la finesse de l'ironie. On
cherche sur leur front la couronne de violettes et
les bandelettes des convives d'Agathon. Certes, si
-l'on soupe chez les morts, La Fontaine doit être
-admis, dans cette compagnie de sages aimables, à
-des entretiens qu'il ne comprend qu'à demi quand
-parle Socrate, mais dont il goûte la grâce quand
+l'on soupe chez les morts, La Fontaine doit être
+admis, dans cette compagnie de sages aimables, à
+des entretiens qu'il ne comprend qu'à demi quand
+parle Socrate, mais dont il goûte la grâce quand
Aristophane ou Alcibiade a repris la parole. Car il
-n'a pas les ailes assez fortes pour s'élever aux sublimes
+n'a pas les ailes assez fortes pour s'élever aux sublimes
hauteurs de la sagesse grecque: s'il est
-attique, c'est par toutes sortes de qualités tempérées,
-par l'éveil et la sérénité de l'esprit, par le
-sourire. Il n'a point l'âme assez chaste pour être
-un véritable fidèle de Platon, ni assez héroïque
+attique, c'est par toutes sortes de qualités tempérées,
+par l'éveil et la sérénité de l'esprit, par le
+sourire. Il n'a point l'âme assez chaste pour être
+un véritable fidèle de Platon, ni assez héroïque
<span class="pagenum"><a id="Page_174"> 174</a></span>
-pour entrer dans la famille stoïcienne. Il est mieux
-à sa place sous les oliviers du jardin d'Épicure
-qu'à l'ombre des platanes de l'Académie. C'est un
-épicurien qui a écrit ces vers:</p>
+pour entrer dans la famille stoïcienne. Il est mieux
+à sa place sous les oliviers du jardin d'Épicure
+qu'à l'ombre des platanes de l'Académie. C'est un
+épicurien qui a écrit ces vers:</p>
<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p>Volupté! volupté! toi qui fus la maîtresse</p>
-<p class="i3"> Du plus bel esprit de la Grèce,</p>
-<p>Ne me dédaigne pas: viens-t'en loger chez moi;</p>
+<p>Volupté! volupté! toi qui fus la maîtresse</p>
+<p class="i3"> Du plus bel esprit de la Grèce,</p>
+<p>Ne me dédaigne pas: viens-t'en loger chez moi;</p>
<p class="i3"> Tu n'y seras point sans emploi.</p>
<p>J'aime le jeu, les vers, les livres, la musique,</p>
<p class="i3"> La ville, la campagne.....</p>
</div></div>
-<p>C'est Lucrèce encore qui inspira cette maxime:</p>
+<p>C'est Lucrèce encore qui inspira cette maxime:</p>
<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p>La mort avait raison! je voudrais qu'à cet âge</p>
-<p>On sortît de la vie ainsi que d'un banquet,</p>
-<p>Remerciant son hôte, et qu'on fît son paquet;</p>
+<p>La mort avait raison! je voudrais qu'à cet âge</p>
+<p>On sortît de la vie ainsi que d'un banquet,</p>
+<p>Remerciant son hôte, et qu'on fît son paquet;</p>
<p>Car de combien peut-on retarder le voyage?</p>
</div></div>
<p>Il faut toujours, quand on parle des Grecs, revenir
-à leur sculpture, leur art par excellence. La
+à leur sculpture, leur art par excellence. La
Fontaine confesse, dans ses <cite>Contes</cite>, que ce n'est
-pas la grande Vénus céleste de Phidias qu'il eût
-adorée, mais une autre beaucoup moins sévère,
-que l'on voit encore au musée des antiques de
+pas la grande Vénus céleste de Phidias qu'il eût
+adorée, mais une autre beaucoup moins sévère,
+que l'on voit encore au musée des antiques de
Naples:</p>
<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p>... C'eût été le temple de la Grèce</p>
-<p>Pour qui j'eusse eu plus de dévotion.</p>
+<p>... C'eût été le temple de la Grèce</p>
+<p>Pour qui j'eusse eu plus de dévotion.</p>
</div></div>
-<p>Il détache donc d'Athénée ou d'Anacréon des
+<p>Il détache donc d'Athénée ou d'Anacréon des
bas-reliefs spirituels, d'une fantaisie riante, d'un
-trait simple comme celui des pierres gravées;
+trait simple comme celui des pierres gravées;
<span class="pagenum"><a id="Page_175"> 175</a></span>
-il prend à Pétrone le sujet grec de la <cite>Matrone
-d'Ephèse</cite>; il interprète d'une façon familière la
-belle histoire de Psyché. Son chef-d'&oelig;uvre, en ce
-genre, fut l'<cite>Amour mouillé</cite>:</p>
+il prend à Pétrone le sujet grec de la <cite>Matrone
+d'Ephèse</cite>; il interprète d'une façon familière la
+belle histoire de Psyché. Son chef-d'&oelig;uvre, en ce
+genre, fut l'<cite>Amour mouillé</cite>:</p>
<div class="poetry"><div class="stanza">
<p>Il pleuvait fort cette nuit:</p>
@@ -5321,23 +5282,23 @@ genre, fut l'<cite>Amour mouillé</cite>:</p>
<p>Ouvrez, dit-il, je suis nu.</p>
</div></div>
-<p>La Fontaine ouvrit sa porte à l'enfant, et fit bien.
-Ce passant de nuit, battu par la tempête, qui s'arrêtait
-au seuil du poète, n'était plus l'Amour éternel,
-l'aîné des dieux, contemporain du Chaos, que
-chantaient Hésiode et Parménide: il n'était pas
+<p>La Fontaine ouvrit sa porte à l'enfant, et fit bien.
+Ce passant de nuit, battu par la tempête, qui s'arrêtait
+au seuil du poète, n'était plus l'Amour éternel,
+l'aîné des dieux, contemporain du Chaos, que
+chantaient Hésiode et Parménide: il n'était pas
davantage le symbole de l'art auguste que la France
-du dix-septième siècle s'efforçait de reproduire.
-Ce petit, trempé de pluie, malin et moqueur, et si
-curieux du plaisir, pouvait se réchauffer au foyer
-du fabuliste et appuyer sa tête blonde et rieuse sur
-l'épaule du bonhomme: ce Benjamin de l'Olympe
-apportait à son hôte, pour le payer de ses soins,
-l'inspiration aimable d'une Grèce moins sublime,
-mais plus séduisante que celle de Racine; il pouvait,
-et sans étonnement, s'endormir dans ses bras,
-bercé, comme par une légende maternelle, du récit
-des vieilles fables françaises, des contes de Boccace
+du dix-septième siècle s'efforçait de reproduire.
+Ce petit, trempé de pluie, malin et moqueur, et si
+curieux du plaisir, pouvait se réchauffer au foyer
+du fabuliste et appuyer sa tête blonde et rieuse sur
+l'épaule du bonhomme: ce Benjamin de l'Olympe
+apportait à son hôte, pour le payer de ses soins,
+l'inspiration aimable d'une Grèce moins sublime,
+mais plus séduisante que celle de Racine; il pouvait,
+et sans étonnement, s'endormir dans ses bras,
+bercé, comme par une légende maternelle, du récit
+des vieilles fables françaises, des contes de Boccace
et des romans de l'Arioste.
<span class="pagenum"><a id="Page_176"> 176</a></span></p>
@@ -5349,777 +5310,777 @@ et des romans de l'Arioste.
<h2><span class="small">LE</span><br />
PALAIS PONTIFICAL<br />
<span class="xs">ET LE</span><br />
-<span class="medium">GOUVERNEMENT INTÉRIEUR DE ROME</span></h2>
+<span class="medium">GOUVERNEMENT INTÉRIEUR DE ROME</span></h2>
-<p>M. Bertolotti et ses confrères de l'<em>Archivio
-Storico</em> de Rome ont fait de bien curieuses découvertes
-dans les documents, si longtemps inédits, où
-était ensevelie l'histoire intime du Saint-Siège et
-de la ville Éternelle. Ils nous permettent ainsi de
-pénétrer avec eux dans les coulisses de la grande
-histoire, délassement si fort goûté par les esprits
-du temps présent. Ils nous dévoilent l'envers des
+<p>M. Bertolotti et ses confrères de l'<em>Archivio
+Storico</em> de Rome ont fait de bien curieuses découvertes
+dans les documents, si longtemps inédits, où
+était ensevelie l'histoire intime du Saint-Siège et
+de la ville Éternelle. Ils nous permettent ainsi de
+pénétrer avec eux dans les coulisses de la grande
+histoire, délassement si fort goûté par les esprits
+du temps présent. Ils nous dévoilent l'envers des
splendeurs pontificales. Ce n'est point une &oelig;uvre
-voltairienne ou de polémique passionnée qu'ils accomplissent,
-mais d'érudits et d'historiens consciencieux:
-les résultats de leurs travaux ne modifieront
+voltairienne ou de polémique passionnée qu'ils accomplissent,
+mais d'érudits et d'historiens consciencieux:
+les résultats de leurs travaux ne modifieront
<span class="pagenum"><a id="Page_178"> 178</a></span>
-pas d'une façon sensible les jugements
-généraux portés sur les papes des derniers siècles
-par Léopold de Ranke et Gregorovius; ils en confirment
-singulièrement les vues dominantes par de
-précieux détails sur la vie privée ou l'administration
-intérieure des pontifes. Non, l'Église romaine
-n'a été ni en dehors ni au-dessus de l'humanité.
-Rome ne fut point une arche mystique élevée sur
-la chrétienté. Écartez le voile de pourpre de ce tabernacle:
+pas d'une façon sensible les jugements
+généraux portés sur les papes des derniers siècles
+par Léopold de Ranke et Gregorovius; ils en confirment
+singulièrement les vues dominantes par de
+précieux détails sur la vie privée ou l'administration
+intérieure des pontifes. Non, l'Église romaine
+n'a été ni en dehors ni au-dessus de l'humanité.
+Rome ne fut point une arche mystique élevée sur
+la chrétienté. Écartez le voile de pourpre de ce tabernacle:
vous y trouverez des faiblesses innocentes,
des passions dangereuses, l'orgueil et les
-dures pratiques des anciens régimes, du temps où
-l'opinion publique était méprisée, où l'autorité
-n'était point généreuse, où le privilège outrageait
+dures pratiques des anciens régimes, du temps où
+l'opinion publique était méprisée, où l'autorité
+n'était point généreuse, où le privilège outrageait
le droit.</p>
<h3>I</h3>
-<p><em>I Papi e le Bestie. Les Papes et les Bêtes
+<p><em>I Papi e le Bestie. Les Papes et les Bêtes
rares</em>, chapitre piquant extrait par M. Bertolotti
-des registres de dépenses du Vatican. Au <span class="smcap">XV</span><sup>e</sup> siècle,
+des registres de dépenses du Vatican. Au <span class="smcap">XV</span><sup>e</sup> siècle,
ce sont les perroquets et les oiseaux extraordinaires
-qui amusent les loisirs du saint Père. Quand
-Martin V Colonna voyageait, il confiait à deux officiers
-la garde de son favori: «15 mars 1418. Payez
-un florin d'or à Pietro Stoyss et à Giovanni Holzengot,
+qui amusent les loisirs du saint Père. Quand
+Martin V Colonna voyageait, il confiait à deux officiers
+la garde de son favori: «15 mars 1418. Payez
+un florin d'or à Pietro Stoyss et à Giovanni Holzengot,
<span class="pagenum"><a id="Page_179"> 179</a></span>
qui portent le Perroquet de Notre-Seigneur
-avec sa cage.» L'aimable Pie II Piccolomini,
-le lettré délicat, devait apprendre à son
-perroquet des vers latins. «20 avril 1462. Cinq
-ducats payés par ordre de Sa Sainteté à maître
-Giachetto, gouverneur du Perroquet.» «4 décembre
-1462. Cinq gros, donnés à Gabazzo, pour l'achat
-d'une étoffe destinée à couvrir le Perroquet.»
-«17 décembre 1462. Trois écus et demi à Domenico,
-de Florence, maître menuisier, pour acheter
-des planches et des clous destinés à réparer la cage
-des oiseaux, qui est à Saint-Pierre.» Ce <em>Papagallo</em>
-pontifical aurait-il inspiré à Rabelais le nom
+avec sa cage.» L'aimable Pie II Piccolomini,
+le lettré délicat, devait apprendre à son
+perroquet des vers latins. «20 avril 1462. Cinq
+ducats payés par ordre de Sa Sainteté à maître
+Giachetto, gouverneur du Perroquet.» «4 décembre
+1462. Cinq gros, donnés à Gabazzo, pour l'achat
+d'une étoffe destinée à couvrir le Perroquet.»
+«17 décembre 1462. Trois écus et demi à Domenico,
+de Florence, maître menuisier, pour acheter
+des planches et des clous destinés à réparer la cage
+des oiseaux, qui est à Saint-Pierre.» Ce <em>Papagallo</em>
+pontifical aurait-il inspiré à Rabelais le nom
et le mythe du <em>Papegaut</em>, qui, tout somnolent dans
-sa cage, «accompagné de deux petits Cardingaux
-et de six gros et gras Evesgaux», fait tomber Panurge
-«en contemplation véhémente?» «Mais,
+sa cage, «accompagné de deux petits Cardingaux
+et de six gros et gras Evesgaux», fait tomber Panurge
+«en contemplation véhémente?» «Mais,
dit Pantagruel, faictes nous icy quelque peu Papegaut
-chanter, afin qu'oyons son harmonie.»&mdash;«Il
-ne chante, respondit Æditue, qu'à ses jours, et
-ne mange qu'à ses heures.»&mdash;«Non fay-je, dit
+chanter, afin qu'oyons son harmonie.»&mdash;«Il
+ne chante, respondit Æditue, qu'à ses jours, et
+ne mange qu'à ses heures.»&mdash;«Non fay-je, dit
Panurge; mais toutes les heures sont miennes.
-Allons doncques boire d'autant.»</p>
+Allons doncques boire d'autant.»</p>
<p>Pie II entretenait aussi des cerfs, Sixte IV un
perroquet et un aigle qui mangeait chaque jour
-pour deux baïoques de viande. Léon X, pape très
-magnifique, avait des lions et un léopard.</p>
+pour deux baïoques de viande. Léon X, pape très
+magnifique, avait des lions et un léopard.</p>
<p><span class="pagenum"><a id="Page_180"> 180</a></span>
-«26 octobre 1513. Payez à Francesco de Ferrare,
-gardien du léopard de Notre Très-Saint-Seigneur,
-dix ducats d'or, à savoir six pour les dépenses du
-léopard, et quatre pour un mois de traitement au
-gardien.» «2 octobre 1516, la Sainteté de Notre-Seigneur
-donne dix grands ducats d'or à l'homme
-qui a mené les lions de Florence à Rome.» «29 juin
-1517, aux Hongrois des ours, dix-huit ducats.»
-Après les ours, les beaux-arts: «Plus, ce 1<sup>er</sup> juillet,
-vingt ducats aux élèves de Raphaël d'Urbin, qui
-ont peint la chambre voisine de la garde-robe.»
-Autres comptes relatifs à la Magliana, villa et pavillon
-de chasse du pape: «17 avril 1517, quatre
-ducats à celui qui a retrouvé le chien Setino.»
-«15 mai 1517, neuf jules pour une cage du rossignol.»
-«7 août 1517, quarante ducats à l'oiseleur
-florentin qui a apporté les ortolans de Florence.»
-«30 mai 1518, au Révérend cardinal d'Ursin, pour
-envoyer prendre des faucons à Candie, deux cents
-ducats.» «1<sup>er</sup> juin 1518, à l'homme qui a présenté
-les gerfauts, quarante ducats.» «2 octobre 1518,
-deux ducats et quatre jules pour seize perdrix vivantes.»
-«13 octobre 1518, à deux estafiers qui
-ont pris un cerf, quatre ducats.»</p>
-
-<p>Sous Paul III Farnèse, le terrible pape du portrait
-de Titien: «26 mai 1541, au jardinier Lucerta,
-pour l'achat d'une chèvre qui allaitera les
+«26 octobre 1513. Payez à Francesco de Ferrare,
+gardien du léopard de Notre Très-Saint-Seigneur,
+dix ducats d'or, à savoir six pour les dépenses du
+léopard, et quatre pour un mois de traitement au
+gardien.» «2 octobre 1516, la Sainteté de Notre-Seigneur
+donne dix grands ducats d'or à l'homme
+qui a mené les lions de Florence à Rome.» «29 juin
+1517, aux Hongrois des ours, dix-huit ducats.»
+Après les ours, les beaux-arts: «Plus, ce 1<sup>er</sup> juillet,
+vingt ducats aux élèves de Raphaël d'Urbin, qui
+ont peint la chambre voisine de la garde-robe.»
+Autres comptes relatifs à la Magliana, villa et pavillon
+de chasse du pape: «17 avril 1517, quatre
+ducats à celui qui a retrouvé le chien Setino.»
+«15 mai 1517, neuf jules pour une cage du rossignol.»
+«7 août 1517, quarante ducats à l'oiseleur
+florentin qui a apporté les ortolans de Florence.»
+«30 mai 1518, au Révérend cardinal d'Ursin, pour
+envoyer prendre des faucons à Candie, deux cents
+ducats.» «1<sup>er</sup> juin 1518, à l'homme qui a présenté
+les gerfauts, quarante ducats.» «2 octobre 1518,
+deux ducats et quatre jules pour seize perdrix vivantes.»
+«13 octobre 1518, à deux estafiers qui
+ont pris un cerf, quatre ducats.»</p>
+
+<p>Sous Paul III Farnèse, le terrible pape du portrait
+de Titien: «26 mai 1541, au jardinier Lucerta,
+pour l'achat d'une chèvre qui allaitera les
<span class="pagenum"><a id="Page_181"> 181</a></span>
-faons donnés à Sa Sainteté, un écu cinq baïoques.»</p>
+faons donnés à Sa Sainteté, un écu cinq baïoques.»</p>
-<p>Puis ce sont les autours, les faucons, les éperviers
-pour la chasse aux cailles, les clous dorés
+<p>Puis ce sont les autours, les faucons, les éperviers
+pour la chasse aux cailles, les clous dorés
pour ferrer Falbetta, mule de Notre-Seigneur, des
cailles vivantes, les fournitures de chasse. Les
-«pêcheurs d'hommes» étaient devenus de grands
-chasseurs devant l'Éternel; mais, tandis qu'ils
-couraient le cerf ou le renard dans l'âpre désert de
-Corneto, la chrétienté chancelait éperdue et la tunique
-sans couture se déchirait lamentablement.</p>
-
-<p>L'Église ne traversait pas alors une période d'ascétisme,
-et Quaresmeprenant n'était point le grand
-maître de la salle pontificale. Les registres des
+«pêcheurs d'hommes» étaient devenus de grands
+chasseurs devant l'Éternel; mais, tandis qu'ils
+couraient le cerf ou le renard dans l'âpre désert de
+Corneto, la chrétienté chancelait éperdue et la tunique
+sans couture se déchirait lamentablement.</p>
+
+<p>L'Église ne traversait pas alors une période d'ascétisme,
+et Quaresmeprenant n'était point le grand
+maître de la salle pontificale. Les registres des
saintes cuisines eussent fait pleurer de tendresse
-frère Jean des Entommeures. Pie II fut gourmand
-comme le sont en général les lettrés, et dépensa
-pour sa table plus qu'aucun pape du <span class="smcap">XV</span><sup>e</sup> siècle, plus
+frère Jean des Entommeures. Pie II fut gourmand
+comme le sont en général les lettrés, et dépensa
+pour sa table plus qu'aucun pape du <span class="smcap">XV</span><sup>e</sup> siècle, plus
de deux mille ducats, plus de huit mille francs par
-mois. Le chapon était son rôt favori; les pauvres
-bêtes entraient par troupe au Vatican. Nous lisons
-la note suivante: «Pour un chapon gros et gras
-destiné à Notre-Seigneur, trente-six bolonais (baïoques).»
+mois. Le chapon était son rôt favori; les pauvres
+bêtes entraient par troupe au Vatican. Nous lisons
+la note suivante: «Pour un chapon gros et gras
+destiné à Notre-Seigneur, trente-six bolonais (baïoques).»
Presque chaque jour on lui servait un fromage
-de buffle, mais il goûtait fort aussi le parmesan.
+de buffle, mais il goûtait fort aussi le parmesan.
Le faisan, la perdrix, le pigeon, le sanglier,
-les pâtés succulents charmaient son appétit; «trois
-pâtés pour Notre-Seigneur», dit le registre. On
+les pâtés succulents charmaient son appétit; «trois
+pâtés pour Notre-Seigneur», dit le registre. On
<span class="pagenum"><a id="Page_182"> 182</a></span>
-achetait pour lui des quantités abondantes de vins
-des différents crus d'Italie; mais il les dégustait
-lui-même avant de conclure le marché. Le 18 octobre
-1460, il fulmina, lui si doux, l'anathème
-contre Grégoire d'Hembourg, l'un des plus grands
-esprits de l'Allemagne, précurseur de Luther. La
-veille, il avait dîné d'une poularde à la moutarde
+achetait pour lui des quantités abondantes de vins
+des différents crus d'Italie; mais il les dégustait
+lui-même avant de conclure le marché. Le 18 octobre
+1460, il fulmina, lui si doux, l'anathème
+contre Grégoire d'Hembourg, l'un des plus grands
+esprits de l'Allemagne, précurseur de Luther. La
+veille, il avait dîné d'une poularde à la moutarde
et au poivre; le jour de l'excommunication,&mdash;qui
-n'était point jour de jeûne,&mdash;il avait dîné de deux
-paires de tourterelles et de deux chapons accompagnés
+n'était point jour de jeûne,&mdash;il avait dîné de deux
+paires de tourterelles et de deux chapons accompagnés
de jambon. Le lendemain on lui servit
-quatre grives grasses. L'hérésie naissante ne lui
+quatre grives grasses. L'hérésie naissante ne lui
troublait pas la digestion.</p>
-<p>Paul II, pape vénitien, ne dépensait guère que
+<p>Paul II, pape vénitien, ne dépensait guère que
500 ducats par mois pour sa table. Il se nourrissait
surtout de foie de porc (pro fegato de porcho per
nostro Signore), de saucisses, de boudins et de
-tripes; le chapon semble en disgrâce sous ce pontificat;
+tripes; le chapon semble en disgrâce sous ce pontificat;
les alouettes, les grives et les cailles sont
-plus en faveur; pour les jours maigres, on prépare
+plus en faveur; pour les jours maigres, on prépare
au pape des monceaux de poissons de mer.
-En novembre 1464, la dépense ne monta qu'à
-397 ducats, y compris le festin servi à Saint-Jean
-de Latran, «à tous les seigneurs cardinaux, à tous
-les ambassadeurs et seigneurs nobles qui étaient à
-la Cour». Ce banquet ne coûta que 126 ducats. Ce
-pape était économe. Il se contentait d'un petit vin
+En novembre 1464, la dépense ne monta qu'à
+397 ducats, y compris le festin servi à Saint-Jean
+de Latran, «à tous les seigneurs cardinaux, à tous
+les ambassadeurs et seigneurs nobles qui étaient à
+la Cour». Ce banquet ne coûta que 126 ducats. Ce
+pape était économe. Il se contentait d'un petit vin
<span class="pagenum"><a id="Page_183"> 183</a></span>
-moscatello qui coûtait sept sous la cruche. Mais il
+moscatello qui coûtait sept sous la cruche. Mais il
tourmentait les platoniciens et j'aime mieux Pie II.</p>
<p>Sixte IV, fils d'un batelier de Savone et ancien
-moine mendiant, n'est point un raffiné. Viande de
+moine mendiant, n'est point un raffiné. Viande de
veau, de vache, de mouton, de chevreau et poules,
tel est son ordinaire; le luxe est pour les vins.
-Aidé par les bons moines de son ordre, qui devaient
-fourmiller autour de lui, il dépense jusqu'à 900 ducats
-par mois. A la Noël de 1482, il fait à chacun
-des ambassadeurs d'Espagne, de Gênes, de Milan,
-de Sienne, de Venise et de Naples, le rare présent
+Aidé par les bons moines de son ordre, qui devaient
+fourmiller autour de lui, il dépense jusqu'à 900 ducats
+par mois. A la Noël de 1482, il fait à chacun
+des ambassadeurs d'Espagne, de Gênes, de Milan,
+de Sienne, de Venise et de Naples, le rare présent
d'un veau du prix de 10 francs.</p>
<p>Le vieil Alexandre VI, l'Espagnol dont Giulia
-Farnèse adolescente exaspère les sens, recherche
-les épices brûlantes: poivre, gingembre, cannelle,
+Farnèse adolescente exaspère les sens, recherche
+les épices brûlantes: poivre, gingembre, cannelle,
noix muscade, safran, cumin, anis, raisin sec,
sauces aromatiques, moutarde; ajoutez les salaisons
-âcres: sardines, anchois, saucisses bien pimentées;
-pour éteindre l'incendie du gosier pontifical,
-douze ou quinze vins de crus précieux: vins
-de Corse, de Grèce, de Sicile, d'Espagne. La dépense
-monte en certains mois à quatre mille ducats.
-A la Saint-Antoine, le pape envoyait des quantités
-de cire à l'église du Thaumaturge, pour la santé de
-ses chevaux, haquenées et mules; à Noël et à Pâques,
-il envoyait à chaque cardinal un veau et deux
-chevreaux, sans compter les agneaux bénits de sa
+âcres: sardines, anchois, saucisses bien pimentées;
+pour éteindre l'incendie du gosier pontifical,
+douze ou quinze vins de crus précieux: vins
+de Corse, de Grèce, de Sicile, d'Espagne. La dépense
+monte en certains mois à quatre mille ducats.
+A la Saint-Antoine, le pape envoyait des quantités
+de cire à l'église du Thaumaturge, pour la santé de
+ses chevaux, haquenées et mules; à Noël et à Pâques,
+il envoyait à chaque cardinal un veau et deux
+chevreaux, sans compter les agneaux bénits de sa
<span class="pagenum"><a id="Page_184"> 184</a></span>
main apostolique et des paniers d'&oelig;ufs. En 1501, il
-donna à dîner aux cardinaux qui l'avaient assisté
+donna à dîner aux cardinaux qui l'avaient assisté
dans les fonctions pascales, et leur fit servir une
-tourte monstrueuse, toute dorée. C'était le temps
+tourte monstrueuse, toute dorée. C'était le temps
des dorures. Dans une mascarade de Laurent le
-Magnifique, on dora des pieds à la tête un petit garçon
+Magnifique, on dora des pieds à la tête un petit garçon
qui parut une merveille, et qui en mourut. La
veille de sa mort foudroyante, un vendredi, Alexandre
mangea des &oelig;ufs, des langoustes, des citrouilles
au poivre, des confitures, des prunes, une tourte
-enveloppée de feuilles d'or. M. Bertolotti ajoute:
-<i lang="la" xml:lang="la">et cætera</i>. Sans doute, il ne but pas, ce jour-là, de
-l'eau claire. Et l'on était au mois d'août, si énervant
-à Rome. La fortune, qui le réservait au poison,
-le préserva de l'indigestion. S'il était mort sur sa
-tourte dorée, frappé d'apoplexie, César qui, le lendemain,
-devait si malheureusement goûter au vin
-réservé, eût mis sur l'Église sa main de condottière
-impudent, et la chrétienté eût assisté à une incomparable
-aventure. Cependant le peuple romain jeûnait
-bien à son aise, tout le long de l'année, en
-rêvant au paradis. On lui jetait un pain horrible,
+enveloppée de feuilles d'or. M. Bertolotti ajoute:
+<i lang="la" xml:lang="la">et cætera</i>. Sans doute, il ne but pas, ce jour-là, de
+l'eau claire. Et l'on était au mois d'août, si énervant
+à Rome. La fortune, qui le réservait au poison,
+le préserva de l'indigestion. S'il était mort sur sa
+tourte dorée, frappé d'apoplexie, César qui, le lendemain,
+devait si malheureusement goûter au vin
+réservé, eût mis sur l'Église sa main de condottière
+impudent, et la chrétienté eût assisté à une incomparable
+aventure. Cependant le peuple romain jeûnait
+bien à son aise, tout le long de l'année, en
+rêvant au paradis. On lui jetait un pain horrible,
noir, sans substance, tel que celui dont se nourrissent
-encore aujourd'hui les misérables paysans
+encore aujourd'hui les misérables paysans
de la Basilicate et de la Pouille. Au moins, s'il avait
-pu présenter sa pagnotta aux bonnes odeurs qui
+pu présenter sa pagnotta aux bonnes odeurs qui
montaient des profondeurs des cuisines papales et
<span class="pagenum"><a id="Page_185"> 185</a></span>
-se perdaient du côté du ciel! Mais la supplique suivante,
-adressée en 1607 à Paul V, montre à quel
-point il était dangereux d'étaler cette misère aux
-yeux du vicaire de Jésus-Christ:</p>
+se perdaient du côté du ciel! Mais la supplique suivante,
+adressée en 1607 à Paul V, montre à quel
+point il était dangereux d'étaler cette misère aux
+yeux du vicaire de Jésus-Christ:</p>
<div class="blockquote">
-<p class="intro">Très bienheureux Père,</p>
-
-<p>Le pauvre et malheureux Andréa Negri, Florentin,
-indigne de la grâce de Votre Sainteté, le jour de
-Saint-Pierre, comme Votre Sainteté passait près de
-la Rotonde, lui a montré deux pains, sans penser
-à lui faire injure, mais aveuglé par le démon. Il
-croyait que Votre Béatitude ne savait pas de quelle
-façon on vit à Rome. Sur-le-champ, par ordre de
-Monseigneur le Gouverneur de Rome, il a été arrêté,
-soumis au supplice de la corde, puis exilé de l'État
-ecclésiastique, selon le bon plaisir de Votre Sainteté.
-Aujourd'hui, le pauvre misérable se trouve infirme,
-hors de ce royaume, ayant à Rome un enfant, et sa
+<p class="intro">Très bienheureux Père,</p>
+
+<p>Le pauvre et malheureux Andréa Negri, Florentin,
+indigne de la grâce de Votre Sainteté, le jour de
+Saint-Pierre, comme Votre Sainteté passait près de
+la Rotonde, lui a montré deux pains, sans penser
+à lui faire injure, mais aveuglé par le démon. Il
+croyait que Votre Béatitude ne savait pas de quelle
+façon on vit à Rome. Sur-le-champ, par ordre de
+Monseigneur le Gouverneur de Rome, il a été arrêté,
+soumis au supplice de la corde, puis exilé de l'État
+ecclésiastique, selon le bon plaisir de Votre Sainteté.
+Aujourd'hui, le pauvre misérable se trouve infirme,
+hors de ce royaume, ayant à Rome un enfant, et sa
femme enceinte; la malheureuse endure bien des
-misères, n'ayant pas de quoi vivre. Il supplie donc
-Votre Béatitude, par les entrailles de N.-S. Jésus-Christ,
-qu'elle ait pitié de cette famille en détresse
-et de sa grande pauvreté, qu'elle lui pardonne son
-égarement, et le relève de son long exil, ce qui sera
-une &oelig;uvre de miséricorde; en outre, il ne manquera
+misères, n'ayant pas de quoi vivre. Il supplie donc
+Votre Béatitude, par les entrailles de N.-S. Jésus-Christ,
+qu'elle ait pitié de cette famille en détresse
+et de sa grande pauvreté, qu'elle lui pardonne son
+égarement, et le relève de son long exil, ce qui sera
+une &oelig;uvre de miséricorde; en outre, il ne manquera
pas de prier sans cesse le Seigneur Dieu pour la
-longue et heureuse vie de Votre Sainteté: <i lang="la" xml:lang="la">Quam
+longue et heureuse vie de Votre Sainteté: <i lang="la" xml:lang="la">Quam
Deus...</i></p>
<p>(A Monseigneur le Gouverneur, afin qu'il en parle
-à Notre-Seigneur.)</p>
+à Notre-Seigneur.)</p>
</div>
<p><span class="pagenum"><a id="Page_186"> 186</a></span>
-Mais Paul V Borghèse édifiait la façade pompeuse
-de Saint-Pierre, et la famine pouvait servir à son
-architecture. «Pontife sévère, très rigoureux et
-inexorable en fait de justice», écrit un ambassadeur
-vénitien. Je crains fort qu'Andrea Negri
-n'ait langui dans l'exil jusqu'au pontificat de Grégoire
-XV. Une anecdote rapportée par Ranke sur
-ce pape, rappelle la dureté des empereurs romains.
-Un pauvre diable d'écrivain, Piccinardi, avait
-composé dans sa solitude une biographie sur Clément
-VIII, prédécesseur de Paul, et l'avait comparé
-à Tibère. Puis, il avait caché dans sa maison l'innocent
-manuscrit. Une servante déroba celui-ci et
+Mais Paul V Borghèse édifiait la façade pompeuse
+de Saint-Pierre, et la famine pouvait servir à son
+architecture. «Pontife sévère, très rigoureux et
+inexorable en fait de justice», écrit un ambassadeur
+vénitien. Je crains fort qu'Andrea Negri
+n'ait langui dans l'exil jusqu'au pontificat de Grégoire
+XV. Une anecdote rapportée par Ranke sur
+ce pape, rappelle la dureté des empereurs romains.
+Un pauvre diable d'écrivain, Piccinardi, avait
+composé dans sa solitude une biographie sur Clément
+VIII, prédécesseur de Paul, et l'avait comparé
+à Tibère. Puis, il avait caché dans sa maison l'innocent
+manuscrit. Une servante déroba celui-ci et
le fit livrer au pape. Quelques personnes influentes,
-des ambassadeurs même, répondaient de Piccinardi.
-Paul V les rassura par la bonhomie indifférente
+des ambassadeurs même, répondaient de Piccinardi.
+Paul V les rassura par la bonhomie indifférente
avec laquelle il parlait de l'ouvrage. Un beau matin,
-on mena l'historien de Clément VIII au pont Saint-Ange
-et on lui coupa la tête, sans jugement.</p>
+on mena l'historien de Clément VIII au pont Saint-Ange
+et on lui coupa la tête, sans jugement.</p>
<p>Cette populace qui meurt de faim et que l'on
-repaît de spectacles sanglants, effraye par sa brutalité
+repaît de spectacles sanglants, effraye par sa brutalité
farouche les bonnes gens qui aiment la paix.
-La <i lang="it" xml:lang="it">sassaiola</i>, la lutte à coups de pierres, rendait
-certains quartiers de Rome extrêmement dangereux.
-Un dénonciateur, prudemment couvert du
-masque de l'anonyme, informe, en 1601, Sa Béatitude,
-que les jours de fête, c'est-à-dire tous les dimanches
+La <i lang="it" xml:lang="it">sassaiola</i>, la lutte à coups de pierres, rendait
+certains quartiers de Rome extrêmement dangereux.
+Un dénonciateur, prudemment couvert du
+masque de l'anonyme, informe, en 1601, Sa Béatitude,
+que les jours de fête, c'est-à-dire tous les dimanches
<span class="pagenum"><a id="Page_187"> 187</a></span>
au moins, quatre ou cinq cents jeunes
-gens partagés en deux camps, au lieu d'aller à
-l'office divin, ou même d'entendre la messe, se
-battent à coups de pierres dans le Campo-Vaccino
+gens partagés en deux camps, au lieu d'aller à
+l'office divin, ou même d'entendre la messe, se
+battent à coups de pierres dans le Campo-Vaccino
et aux environs. Ils se qualifient Espagnols ou
-Français, habitants des Monti ou du Transtévère,
+Français, habitants des Monti ou du Transtévère,
se font des prisonniers pour le rachat desquels ils
-exigent une rançon qu'ils vont ensuite jouer et
-boire à l'<i lang="it" xml:lang="it">osteria</i>, mais bien des blessés restent sur
-le champ de bataille, la tête fendue; les sbires n'y
-prennent point garde et disent qu'ils n'ont rien à y
-gagner que des pierres évidemment, et ce scandale
-va croissant. Les étrangers en sont indignés
-et aussi les hérétiques, et bientôt on ne pourra plus
+exigent une rançon qu'ils vont ensuite jouer et
+boire à l'<i lang="it" xml:lang="it">osteria</i>, mais bien des blessés restent sur
+le champ de bataille, la tête fendue; les sbires n'y
+prennent point garde et disent qu'ils n'ont rien à y
+gagner que des pierres évidemment, et ce scandale
+va croissant. Les étrangers en sont indignés
+et aussi les hérétiques, et bientôt on ne pourra plus
passer ni dans les rues ni sur les places les jours
-de fête; les églises seront inaccessibles; que Sa
-Sainteté prenne donc la résolution qui paraîtra la
-plus convenable à son «très profond jugement».
-C'était la Rome de Callot et de Piranesi, pittoresque
-et sauvage. Jusqu'à l'époque de Chateaubriand,
-le Colisée était un repaire où les voleurs
-faisaient bon ménage avec les chiens vagabonds.
-J'ai souvent observé, jadis, au crépuscule, entre
+de fête; les églises seront inaccessibles; que Sa
+Sainteté prenne donc la résolution qui paraîtra la
+plus convenable à son «très profond jugement».
+C'était la Rome de Callot et de Piranesi, pittoresque
+et sauvage. Jusqu'à l'époque de Chateaubriand,
+le Colisée était un repaire où les voleurs
+faisaient bon ménage avec les chiens vagabonds.
+J'ai souvent observé, jadis, au crépuscule, entre
l'arc de Titus et l'arc de Constantin, des personnages
-patibulaires qui, munis chacun d'une poignée
-de paille ou d'un sac, se glissaient furtivement, à
-la faveur des premières ombres, comme des reptiles,
+patibulaires qui, munis chacun d'une poignée
+de paille ou d'un sac, se glissaient furtivement, à
+la faveur des premières ombres, comme des reptiles,
<span class="pagenum"><a id="Page_188"> 188</a></span>
dans les trous des ruines. Les recherches
-archéologiques et une police plus régulière ont
-quelque peu dérangé ces carrières d'Amérique. Les
-gueux reculent devant l'ordre de cette ville étrange
-dont le charme s'évanouit à mesure que la civilisation
-moderne s'y établit. Quelques cailloux lancés
-ça et là par deux ou trois <i lang="it" xml:lang="it">monelli</i> rappellent
-faiblement la <i lang="it" xml:lang="it">sassaiola</i> grandiose du <span class="smcap">XVII</span><sup>e</sup> siècle.
-C'était le bon temps pour les artistes. Quelques-uns
+archéologiques et une police plus régulière ont
+quelque peu dérangé ces carrières d'Amérique. Les
+gueux reculent devant l'ordre de cette ville étrange
+dont le charme s'évanouit à mesure que la civilisation
+moderne s'y établit. Quelques cailloux lancés
+ça et là par deux ou trois <i lang="it" xml:lang="it">monelli</i> rappellent
+faiblement la <i lang="it" xml:lang="it">sassaiola</i> grandiose du <span class="smcap">XVII</span><sup>e</sup> siècle.
+C'était le bon temps pour les artistes. Quelques-uns
le regrettent, et je n'affirme pas qu'ils aient
tort.</p>
<h3>II</h3>
-<p>Mais voici bien d'autres misères. Les juifs et
-les musulmans étaient-ils des hommes semblables
-aux autres fils d'Adam? Le Saint-Siège n'en était
-pas très sûr et il les mettait sans pitié en dehors
-de la loi civile et de l'humanité. Naguère cependant,
-en Avignon, «les povres juifs, écrivait Froissard,
-ars et escacés (chassés) par tout le monde,
-excepté en terre d'Eglise, dessous les clefs du
-pape», s'étaient vus protégés contre l'Inquisition
-par nos graves et doux pontifes français. Le Comtat-Venaissin
+<p>Mais voici bien d'autres misères. Les juifs et
+les musulmans étaient-ils des hommes semblables
+aux autres fils d'Adam? Le Saint-Siège n'en était
+pas très sûr et il les mettait sans pitié en dehors
+de la loi civile et de l'humanité. Naguère cependant,
+en Avignon, «les povres juifs, écrivait Froissard,
+ars et escacés (chassés) par tout le monde,
+excepté en terre d'Eglise, dessous les clefs du
+pape», s'étaient vus protégés contre l'Inquisition
+par nos graves et doux pontifes français. Le Comtat-Venaissin
fut, pendant soixante ans, pour les
-fils d'Israël une terre promise trop tôt perdue. Les
+fils d'Israël une terre promise trop tôt perdue. Les
<span class="pagenum"><a id="Page_189"> 189</a></span>
-saintes clefs, qui les avaient abrités sur les bords
-du Rhône, leur donneront désormais, à Rome, des
+saintes clefs, qui les avaient abrités sur les bords
+du Rhône, leur donneront désormais, à Rome, des
coups bien rudes. L'histoire de la juiverie romaine
-est encore à écrire: ce sera un triste chapitre dans
-l'histoire de l'Occident chrétien. Gregorovius, en
-finissant son livre sur <cite>le Ghetto et les Juifs à Rome</cite>,
-disait: «Une histoire du Ghetto romain pourrait
-éclairer pleinement le développement successif du
-christianisme à Rome, et contribuerait singulièrement
-à compléter l'histoire générale de la civilisation.»
-Il faudrait remonter au temps même de
-saint Paul, à l'arrivée furtive de ces familles vagabondes
+est encore à écrire: ce sera un triste chapitre dans
+l'histoire de l'Occident chrétien. Gregorovius, en
+finissant son livre sur <cite>le Ghetto et les Juifs à Rome</cite>,
+disait: «Une histoire du Ghetto romain pourrait
+éclairer pleinement le développement successif du
+christianisme à Rome, et contribuerait singulièrement
+à compléter l'histoire générale de la civilisation.»
+Il faudrait remonter au temps même de
+saint Paul, à l'arrivée furtive de ces familles vagabondes
venues de Palestine, et accueillies avec
-tendresse dans les plus misérables quartiers de la
-Rome impériale, par leurs frères si timides et si
-rapaces, dont Horace s'était moqué. La paix ne
-dura guère, dans le sein de la famille d'Abraham:
+tendresse dans les plus misérables quartiers de la
+Rome impériale, par leurs frères si timides et si
+rapaces, dont Horace s'était moqué. La paix ne
+dura guère, dans le sein de la famille d'Abraham:
une question baroque, celle de la circoncision, divisa
-bientôt la synagogue en deux partis irréconciliables.
-Vers la fin du premier siècle, quand la
+bientôt la synagogue en deux partis irréconciliables.
+Vers la fin du premier siècle, quand la
police des empereurs ne distinguait pas encore
-clairement les juifs des chrétiens, ces deux groupes
-religieux étaient déjà séparés l'un de l'autre par un
-abîme. Le jour où les chrétiens entrèrent en maîtres
-dans l'État, le vieil Israël dut courber la tête sous
+clairement les juifs des chrétiens, ces deux groupes
+religieux étaient déjà séparés l'un de l'autre par un
+abîme. Le jour où les chrétiens entrèrent en maîtres
+dans l'État, le vieil Israël dut courber la tête sous
un joug terrible. On ne saura jamais de quelles
-humiliations il fut abreuvé, à quel dur servage il
+humiliations il fut abreuvé, à quel dur servage il
<span class="pagenum"><a id="Page_190"> 190</a></span>
-fut condamné. M. Bertolotti a publié, dans l'<cite>Archivio</cite>
-de Rome, quelques textes fort curieux, destinés
-à être comme un fondement premier de l'histoire
+fut condamné. M. Bertolotti a publié, dans l'<cite>Archivio</cite>
+de Rome, quelques textes fort curieux, destinés
+à être comme un fondement premier de l'histoire
que souhaitait Gregorovius. Ils se rapportent
-aux seizième, dix-septième et dix-huitième siècles.
-Si ces documents peuvent consoler là-bas, aux
-bords du «Danube bleu», <i lang="la" xml:lang="la">super flumina Babylonis</i>,
-la postérité mélancolique de Jacob, je n'aurai
-point perdu mon temps en traduisant les découvertes
+aux seizième, dix-septième et dix-huitième siècles.
+Si ces documents peuvent consoler là-bas, aux
+bords du «Danube bleu», <i lang="la" xml:lang="la">super flumina Babylonis</i>,
+la postérité mélancolique de Jacob, je n'aurai
+point perdu mon temps en traduisant les découvertes
de M. Bertolotti.</p>
<h3>III</h3>
<p>Nous sommes au 23 mars 1573, un an et cinq
-mois avant la Saint-Barthélemy. La Renaissance
-païenne a gâté le troupeau romain du <i lang="la" xml:lang="la">Pastor æternus</i>;
-dans la moitié de l'Europe, la réforme protestante
-a dispersé les brebis. L'Église, au concile de
-Trente, a fait un immense effort pour rétablir sa
-primauté spirituelle: les livres, la science, toutes
-les libertés de la pensée la tourmentent. Mais dans
-ce Ghetto empesté que noient les brouillards du
+mois avant la Saint-Barthélemy. La Renaissance
+païenne a gâté le troupeau romain du <i lang="la" xml:lang="la">Pastor æternus</i>;
+dans la moitié de l'Europe, la réforme protestante
+a dispersé les brebis. L'Église, au concile de
+Trente, a fait un immense effort pour rétablir sa
+primauté spirituelle: les livres, la science, toutes
+les libertés de la pensée la tourmentent. Mais dans
+ce Ghetto empesté que noient les brouillards du
Tibre, il y a des rabbins, des docteurs qui expliquent
la Bible, devenue, depuis Luther, la grande
-angoisse de Rome. Il faut à tout prix empêcher
-que les chrétiens ne touchent à cette corruption.
+angoisse de Rome. Il faut à tout prix empêcher
+que les chrétiens ne touchent à cette corruption.
<span class="pagenum"><a id="Page_191"> 191</a></span>
-Et l'on publie dans la ville l'édit suivant:</p>
+Et l'on publie dans la ville l'édit suivant:</p>
<div class="blockquote">
-<p>Le révérendissime Mgr Monti Valenzi, protonotaire
-apostolique et gouverneur général, camerlingue de
-cette noble cité et de son district, <em>par ordre exprès
-de Notre-Seigneur</em>, fait savoir à toute personne quelconque,
-de tout état, classe et condition, qui n'a rien
-à faire à la place des juifs, ni autour du Ghetto des
+<p>Le révérendissime Mgr Monti Valenzi, protonotaire
+apostolique et gouverneur général, camerlingue de
+cette noble cité et de son district, <em>par ordre exprès
+de Notre-Seigneur</em>, fait savoir à toute personne quelconque,
+de tout état, classe et condition, qui n'a rien
+à faire à la place des juifs, ni autour du Ghetto des
juifs, qu'elle doit sur-le-champ et sans aucun retard
se retirer, <em>sous peine de la pendaison</em> (<i lang="it" xml:lang="it">sotto pena della
-forca</i>), à laquelle on procédera sans rémission.</p>
+forca</i>), à laquelle on procédera sans rémission.</p>
-<p>Donné au palais de la résidence ordinaire dudit
-Monseigneur révérendissime gouverneur, cejourd'hui
+<p>Donné au palais de la résidence ordinaire dudit
+Monseigneur révérendissime gouverneur, cejourd'hui
23 mars 1573.</p>
<p class="signature">M. <span class="smcap">Valen.</span>, gouvern.</p>
-<p>Moi, Vincent, trompette, j'ai proclamé ledit ban
-autour de l'enceinte et du quartier fermé (<i lang="it" xml:lang="it">Seraglio</i>)
+<p>Moi, Vincent, trompette, j'ai proclamé ledit ban
+autour de l'enceinte et du quartier fermé (<i lang="it" xml:lang="it">Seraglio</i>)
des juifs cejourd'hui 23 mars 1573.</p>
</div>
<p>En 1592, le pape, afin d'entraver les relations
-entre juifs et chrétiens, décrète les prohibitions
+entre juifs et chrétiens, décrète les prohibitions
suivantes:</p>
-<p>Défense aux hébreux de laisser entrer des étrangers
-dans leurs synagogues, sous peine de 50 écus
+<p>Défense aux hébreux de laisser entrer des étrangers
+dans leurs synagogues, sous peine de 50 écus
d'amende;</p>
-<p>D'entrer dans les maisons privées des chrétiens,
-excepté des juges, avocats, procureurs, notaires,
-sous peine de 50 écus, et du fouet pour les femmes;</p>
+<p>D'entrer dans les maisons privées des chrétiens,
+excepté des juges, avocats, procureurs, notaires,
+sous peine de 50 écus, et du fouet pour les femmes;</p>
-<p>De recevoir des chrétiens après les vingt-quatre
-heures (à la nuit);</p>
+<p>De recevoir des chrétiens après les vingt-quatre
+heures (à la nuit);</p>
<p><span class="pagenum"><a id="Page_192"> 192</a></span>
-De boire et de manger avec les chrétiens, sinon
+De boire et de manger avec les chrétiens, sinon
en voyage;</p>
<p>De vendre de la viande et du pain azyme aux
-chrétiens;</p>
+chrétiens;</p>
-<p>De faire tuer les bêtes de boucherie par des chrétiens;</p>
+<p>De faire tuer les bêtes de boucherie par des chrétiens;</p>
-<p>D'enseigner aux chrétiens l'hébreu, à chanter, à
-danser, à faire de la musique, ou quelque art que
-ce soit, ou de recevoir des leçons des chrétiens,
-sous peine de 10 écus pour chacune des deux
+<p>D'enseigner aux chrétiens l'hébreu, à chanter, à
+danser, à faire de la musique, ou quelque art que
+ce soit, ou de recevoir des leçons des chrétiens,
+sous peine de 10 écus pour chacune des deux
parties.</p>
<p>S'ils enseignent des enchantements, des superstitions,
la divination, ils encourront <i lang="la" xml:lang="la">ipso facto</i> la
-peine du fouet, des galères et autres châtiments
+peine du fouet, des galères et autres châtiments
<em>arbitraires</em>.</p>
-<p>Défense aux juifs d'exercer la divination, ou de
-prédire, soit pour le passé, soit pour l'avenir, par
-exemple à l'occasion de vols commis ou d'autres
-choses semblables. Peine: le fouet, les galères et
-autres châtiments légaux, tant pour le devin que
-pour celui qui l'a consulté.</p>
+<p>Défense aux juifs d'exercer la divination, ou de
+prédire, soit pour le passé, soit pour l'avenir, par
+exemple à l'occasion de vols commis ou d'autres
+choses semblables. Peine: le fouet, les galères et
+autres châtiments légaux, tant pour le devin que
+pour celui qui l'a consulté.</p>
-<p>Défense d'employer des domestiques chrétiens,
-d'aller aux étuves et chez les barbiers des chrétiens;
+<p>Défense d'employer des domestiques chrétiens,
+d'aller aux étuves et chez les barbiers des chrétiens;
de laver dans le Tibre, sinon le long du Ghetto; de
-se servir de sages-femmes et de nourrices chrétiennes;
-de soigner ou de médicamenter les chrétiens;
-d'avoir des chrétiens pour tuteurs, exécuteurs
+se servir de sages-femmes et de nourrices chrétiennes;
+de soigner ou de médicamenter les chrétiens;
+d'avoir des chrétiens pour tuteurs, exécuteurs
<span class="pagenum"><a id="Page_193"> 193</a></span>
-testamentaires ou curateurs; de prêter de
-l'argent ou d'en promettre aux chrétiens, hommes
-ou femmes; enfin, de jouer avec les chrétiens.</p>
+testamentaires ou curateurs; de prêter de
+l'argent ou d'en promettre aux chrétiens, hommes
+ou femmes; enfin, de jouer avec les chrétiens.</p>
<p>Ils doivent porter bien apparent un signe jaune
au chapeau, et les femmes ne doivent pas cacher
ce signe sous un mouchoir. Il leur est interdit de
-trafiquer des <i lang="la" xml:lang="la">Agnus Dei</i>, des reliques, des bréviaires,
-des missels, des ornements d'église. Le
-soir, à la tombée de la nuit, ils sont astreints à
-rentrer tous au Ghetto, d'où ils ne pourront sortir
-avant le plein jour, sous peine de 50 écus et de
-trois tournées de corde pour les hommes et du fouet
+trafiquer des <i lang="la" xml:lang="la">Agnus Dei</i>, des reliques, des bréviaires,
+des missels, des ornements d'église. Le
+soir, à la tombée de la nuit, ils sont astreints à
+rentrer tous au Ghetto, d'où ils ne pourront sortir
+avant le plein jour, sous peine de 50 écus et de
+trois tournées de corde pour les hommes et du fouet
pour les femmes.</p>
-<p>En 1603, nouveau règlement pour la clôture du
+<p>En 1603, nouveau règlement pour la clôture du
Ghetto. Le portier commis par le cardinal-vicaire
-fermera les cinq portes à la première heure de nuit,
-de Pâques à la Toussaint, à deux heures, le reste
-de l'année (sept heures du soir, en hiver). Les portes
-une fois closes, le portier ne les ouvrira, jusqu'à
-trois heures de nuit en été, et jusqu'à cinq en hiver,
-qu'aux juifs restés dehors pour cause juste et
-nécessaire, et munis d'une police délivrée par un
+fermera les cinq portes à la première heure de nuit,
+de Pâques à la Toussaint, à deux heures, le reste
+de l'année (sept heures du soir, en hiver). Les portes
+une fois closes, le portier ne les ouvrira, jusqu'à
+trois heures de nuit en été, et jusqu'à cinq en hiver,
+qu'aux juifs restés dehors pour cause juste et
+nécessaire, et munis d'une police délivrée par un
juge ordinaire ou toute autre personne connue,
honorable et digne de foi; ces polices seront prises
par le portier et remises par lui au notaire pontifical.
-Au delà du délai légal, le portier ne laissera
-plus entrer que les juifs étrangers arrivant à Rome
+Au delà du délai légal, le portier ne laissera
+plus entrer que les juifs étrangers arrivant à Rome
<span class="pagenum"><a id="Page_194"> 194</a></span>
-la nuit; il prendra leurs noms. En cas de nécessité,
+la nuit; il prendra leurs noms. En cas de nécessité,
rixes, enterrements, le portier laisse sortir,
-mais accompagne au dehors les juifs, après les
-avoir comptés au départ; il les compte de nouveau
-au retour, et dès le matin il dénonce au notaire
-pontifical les noms et prénoms. Les juifs qui tenteront
-de rentrer en fraude, par quelque porte particulière
-ou quelque fenêtre, recevront trois tournées
-de corde. Quiconque, juif ou chrétien, offrira
-de l'argent au portier pour enfreindre le règlement,
-sera flagellé et paiera 10 écus, dont la moitié pour
-le dénonciateur.</p>
-
-<p>Fouetter les femmes et les enfants, écharper les
+mais accompagne au dehors les juifs, après les
+avoir comptés au départ; il les compte de nouveau
+au retour, et dès le matin il dénonce au notaire
+pontifical les noms et prénoms. Les juifs qui tenteront
+de rentrer en fraude, par quelque porte particulière
+ou quelque fenêtre, recevront trois tournées
+de corde. Quiconque, juif ou chrétien, offrira
+de l'argent au portier pour enfreindre le règlement,
+sera flagellé et paiera 10 écus, dont la moitié pour
+le dénonciateur.</p>
+
+<p>Fouetter les femmes et les enfants, écharper les
hommes, c'est bien; convertir, par la force ou par
-la séduction, une race maudite, c'est mieux encore.
-Le petit Mortara n'a été que la fin d'une longue tradition
-apostolique. Le Ghetto vit jadis des scènes
-extraordinaires, dont témoigne la supplique d'un
-malheureux, Sabato d'Alatri, emprisonné à la suite
-d'une émeute religieuse: les juifs, voyant un jour
-entraîner à travers leurs rues une jeune fille que
-les sbires menaient en prison «sous prétexte qu'elle
-voulait se faire chrétienne», avaient jeté des pierres
-de leurs fenêtres à la police pontificale; trente d'entre
-eux avaient été arrêtés, interrogés, puis remis
-en liberté; Sabato seul a été retenu; il se prétend
-innocent, ajoute que l'affaire est très ancienne, et
+la séduction, une race maudite, c'est mieux encore.
+Le petit Mortara n'a été que la fin d'une longue tradition
+apostolique. Le Ghetto vit jadis des scènes
+extraordinaires, dont témoigne la supplique d'un
+malheureux, Sabato d'Alatri, emprisonné à la suite
+d'une émeute religieuse: les juifs, voyant un jour
+entraîner à travers leurs rues une jeune fille que
+les sbires menaient en prison «sous prétexte qu'elle
+voulait se faire chrétienne», avaient jeté des pierres
+de leurs fenêtres à la police pontificale; trente d'entre
+eux avaient été arrêtés, interrogés, puis remis
+en liberté; Sabato seul a été retenu; il se prétend
+innocent, ajoute que l'affaire est très ancienne, et
<span class="pagenum"><a id="Page_195"> 195</a></span>
-qu'il est chargé de famille (1645). Rubino de Cavi
-réclame son fils Israël, un enfant de quinze ans,
-qui, après avoir été persécuté «pendant six semaines»
-par des chrétiens pour qu'il embrassât la
-religion catholique, après avoir paru consentir,
-refusa tout d'un coup, et, le jour même, fut emmené
-par les sbires, malgré ses cris, aux catéchumènes,
-puis à la prison; la loi voulait que, pour un cas
-pareil, le juif fût détenu quarante jours sous les
+qu'il est chargé de famille (1645). Rubino de Cavi
+réclame son fils Israël, un enfant de quinze ans,
+qui, après avoir été persécuté «pendant six semaines»
+par des chrétiens pour qu'il embrassât la
+religion catholique, après avoir paru consentir,
+refusa tout d'un coup, et, le jour même, fut emmené
+par les sbires, malgré ses cris, aux catéchumènes,
+puis à la prison; la loi voulait que, pour un cas
+pareil, le juif fût détenu quarante jours sous les
saints verrous. Le pauvre Rubino fait observer que
-le délai est expiré, et prie que l'enfant lui soit
-rendu (1662). Mais ceux-ci, des juifs au c&oelig;ur léger,
-que le bagne ennuie, écrivent en ces termes
+le délai est expiré, et prie que l'enfant lui soit
+rendu (1662). Mais ceux-ci, des juifs au c&oelig;ur léger,
+que le bagne ennuie, écrivent en ces termes
au pape:</p>
<div class="blockquote">
-<p class="intro">Bienheureux Père,</p>
-
-<p>Dans les galères de Votre Béatitude se trouvent
-quatre hébreux condamnés pour différents délits à
-ramer à temps sur lesdites galères; tous les quatre
-ils se sont convertis à la foi chrétienne, ils supplient
-votre Sainteté de daigner leur enlever une
-année de leur condamnation sur deux, afin que, par
-cette grâce, ils puissent plus tôt et avec plus de ferveur
+<p class="intro">Bienheureux Père,</p>
+
+<p>Dans les galères de Votre Béatitude se trouvent
+quatre hébreux condamnés pour différents délits à
+ramer à temps sur lesdites galères; tous les quatre
+ils se sont convertis à la foi chrétienne, ils supplient
+votre Sainteté de daigner leur enlever une
+année de leur condamnation sur deux, afin que, par
+cette grâce, ils puissent plus tôt et avec plus de ferveur
servir Notre-Seigneur Dieu; outre que beaucoup
-d'hébreux, voyant s'accomplir une telle grâce,
-se feront eux aussi chrétiens (1607).</p>
+d'hébreux, voyant s'accomplir une telle grâce,
+se feront eux aussi chrétiens (1607).</p>
</div>
-<p>Quatre galériens étaient une maigre aubaine. Ces
-néophytes en bonnet jaune promettaient bien étourdiment
+<p>Quatre galériens étaient une maigre aubaine. Ces
+néophytes en bonnet jaune promettaient bien étourdiment
<span class="pagenum"><a id="Page_196"> 196</a></span>
-la conversion de leurs frères. Je suppose
-qu'à leur retour dans la ville éternelle, ils ne se
-sont pas empressés de prêcher la bonne nouvelle
-au Ghetto. Évidemment, le martyre de saint
-Étienne ne les a point tentés.</p>
-
-<p>Les juifs détenus pour dettes dans la prison du
-Saint-Siège n'étaient point sur un lit de roses. Certains
-dignitaires ecclésiastiques, dont la charge
-était de veiller au régime des prisonniers, les laissaient
+la conversion de leurs frères. Je suppose
+qu'à leur retour dans la ville éternelle, ils ne se
+sont pas empressés de prêcher la bonne nouvelle
+au Ghetto. Évidemment, le martyre de saint
+Étienne ne les a point tentés.</p>
+
+<p>Les juifs détenus pour dettes dans la prison du
+Saint-Siège n'étaient point sur un lit de roses. Certains
+dignitaires ecclésiastiques, dont la charge
+était de veiller au régime des prisonniers, les laissaient
mourir de faim; d'autres, plus humains, les
-nourrissaient. La communauté hébraïque sur laquelle
+nourrissaient. La communauté hébraïque sur laquelle
retombait, dans le premier cas, le soin d'entretenir
-les malheureux, réclama en 1620, au nom
-du droit naturel, afin que l'on donnât aux prisonniers
-les aliments «que les hébreux accordent aux chrétiens
-et accorderaient aux barbares et aux infidèles».
-Une congrégation fut tenue à propos de
-cette requête. Neuf voix repoussèrent la prière des
+les malheureux, réclama en 1620, au nom
+du droit naturel, afin que l'on donnât aux prisonniers
+les aliments «que les hébreux accordent aux chrétiens
+et accorderaient aux barbares et aux infidèles».
+Une congrégation fut tenue à propos de
+cette requête. Neuf voix repoussèrent la prière des
juifs; trois seulement lui furent favorables. Dans
-un second mémoire du même temps, adressé au
-pape, la synagogue dévoile les fraudes de ses enfants
-perdus: «ils contractent des dettes avec plusieurs
-marchands, à l'insu l'un de l'autre, puis ils
-revendent les marchandises frauduleusement achetées,
-et en retirent des centaines d'écus; avec cet
+un second mémoire du même temps, adressé au
+pape, la synagogue dévoile les fraudes de ses enfants
+perdus: «ils contractent des dettes avec plusieurs
+marchands, à l'insu l'un de l'autre, puis ils
+revendent les marchandises frauduleusement achetées,
+et en retirent des centaines d'écus; avec cet
argent, les uns marient leurs filles, paient leurs
-dettes antérieures, acquièrent leurs droits de propriété
+dettes antérieures, acquièrent leurs droits de propriété
<span class="pagenum"><a id="Page_197"> 197</a></span>
sur leurs maisons, jouent aux cartes ou aux
-dés; les autres, s'étant fait une bonne bourse, s'enfuient
-à Florence, à Venise, à Mantoue, à Salonique,
-à Constantinople; d'autres suspendent malicieusement
+dés; les autres, s'étant fait une bonne bourse, s'enfuient
+à Florence, à Venise, à Mantoue, à Salonique,
+à Constantinople; d'autres suspendent malicieusement
leurs petits paiements et se font mettre
-en prison; au bout d'un mois ou plus de détention,
-ils ont toute chance d'effacer leur dette, leurs créanciers
-juifs se lassant de subvenir à leur nourriture;
-remis dès lors en liberté, ils recommencent aussitôt
-à duper de nouveaux marchands qui ignorent
-leurs intentions frauduleuses.» Les créanciers
-chrétiens, qui goûtaient tout aussi peu de contentement
-à nourrir, dans le Clichy de Rome, ces israélites
-trop habiles, sollicitent la même réforme, «bien
-que la sainte commission ait déclaré maintes fois
-que les chrétiens ne doivent pas d'aliments aux
+en prison; au bout d'un mois ou plus de détention,
+ils ont toute chance d'effacer leur dette, leurs créanciers
+juifs se lassant de subvenir à leur nourriture;
+remis dès lors en liberté, ils recommencent aussitôt
+à duper de nouveaux marchands qui ignorent
+leurs intentions frauduleuses.» Les créanciers
+chrétiens, qui goûtaient tout aussi peu de contentement
+à nourrir, dans le Clichy de Rome, ces israélites
+trop habiles, sollicitent la même réforme, «bien
+que la sainte commission ait déclaré maintes fois
+que les chrétiens ne doivent pas d'aliments aux
juifs prisonniers, selon la parole de Notre-Seigneur
-Jésus-Christ: <i lang="la" xml:lang="la">Non est bonum sumere panem filiorum
-et mittere canibus.</i>» Mais le pape ordonna
-que l'on fît à l'avenir comme pour le passé, et la
-question demeura en suspens jusqu'au <span class="smcap">XVIII</span><sup>e</sup> siècle.
-La communauté du Ghetto fut même condamnée,
-par Clément XI, à nourrir ses coreligionnaires
-enfermés pour crimes.</p>
-
-<p>Il serait intéressant de faire le compte des vexations
-dont les juifs romains furent alors accablés.
-Les documents édités par M. Bertolotti nous en révèlent
+Jésus-Christ: <i lang="la" xml:lang="la">Non est bonum sumere panem filiorum
+et mittere canibus.</i>» Mais le pape ordonna
+que l'on fît à l'avenir comme pour le passé, et la
+question demeura en suspens jusqu'au <span class="smcap">XVIII</span><sup>e</sup> siècle.
+La communauté du Ghetto fut même condamnée,
+par Clément XI, à nourrir ses coreligionnaires
+enfermés pour crimes.</p>
+
+<p>Il serait intéressant de faire le compte des vexations
+dont les juifs romains furent alors accablés.
+Les documents édités par M. Bertolotti nous en révèlent
<span class="pagenum"><a id="Page_198"> 198</a></span>
-un certain nombre. Ainsi, il était défendu,
-d'une façon générale, à tout habitant de la ville,
-d'acheter quoi que ce fût aux personnes «inconnues
-et suspectes». La mesure n'était point mauvaise:
-elle entravait la vente clandestine des objets volés.
+un certain nombre. Ainsi, il était défendu,
+d'une façon générale, à tout habitant de la ville,
+d'acheter quoi que ce fût aux personnes «inconnues
+et suspectes». La mesure n'était point mauvaise:
+elle entravait la vente clandestine des objets volés.
Mais on en profitait pour mettre en prison les acheteurs
-juifs qui, de bonne foi, avaient trafiqué avec
+juifs qui, de bonne foi, avaient trafiqué avec
des artisans de leur connaissance, nullement suspects,
mais voleurs dans le fond, et qui refusaient
-net, avec force injures, de dénoncer leur petite
-opération au bureau de police. En 1622, le Ghetto
-demande un règlement protecteur, d'autant plus
-«que, en cette année présente, tous les étrangers
-sont inconnus et peuvent être considérés comme
-suspects».</p>
-
-<p>Si quelque rixe éclatait dans le quartier hébraïque,
-les sbires, en quête de témoins, arrêtaient
-tout le voisinage, «même à l'occasion de toute petite
-chute des enfants, qui tombent toute la journée
-et se font au front ou à la tête quelque blessure
-très légère, sans que personne en soit la cause»;
-on emprisonnait, dans cette occurrence, le père, les
+net, avec force injures, de dénoncer leur petite
+opération au bureau de police. En 1622, le Ghetto
+demande un règlement protecteur, d'autant plus
+«que, en cette année présente, tous les étrangers
+sont inconnus et peuvent être considérés comme
+suspects».</p>
+
+<p>Si quelque rixe éclatait dans le quartier hébraïque,
+les sbires, en quête de témoins, arrêtaient
+tout le voisinage, «même à l'occasion de toute petite
+chute des enfants, qui tombent toute la journée
+et se font au front ou à la tête quelque blessure
+très légère, sans que personne en soit la cause»;
+on emprisonnait, dans cette occurrence, le père, les
voisins et les voisines, puis on les interrogeait et
-on les relâchait «gratis», mais la tête bien lavée.
-La communauté observe «que c'est chose ordinaire
-aux petits garçons de tomber dans la rue, et qu'il
-serait juste de défendre aux espions et aux sbires
+on les relâchait «gratis», mais la tête bien lavée.
+La communauté observe «que c'est chose ordinaire
+aux petits garçons de tomber dans la rue, et qu'il
+serait juste de défendre aux espions et aux sbires
<span class="pagenum"><a id="Page_199"> 199</a></span>
-de capturer qui il leur plaît, mais seulement ceux
-qui résistent à l'invitation de témoigner.»</p>
+de capturer qui il leur plaît, mais seulement ceux
+qui résistent à l'invitation de témoigner.»</p>
<p>Le signe distinctif que les juifs devaient porter
-au chapeau était une occasion d'avanies fréquentes.
+au chapeau était une occasion d'avanies fréquentes.
Les plus timides mettaient volontiers le chapeau
-par dessus le signe. Précaution d'autruche candide
-qui croit se rendre invisible en cachant sa tête sous
+par dessus le signe. Précaution d'autruche candide
+qui croit se rendre invisible en cachant sa tête sous
son aile. Le visage du fils d'Abraham et son allure
-fuyante trahissaient le délit. Écoutez ce placet:</p>
+fuyante trahissaient le délit. Écoutez ce placet:</p>
<div class="blockquote">
-<p>A l'illustrissime et révérendissime seigneur Monseigneur
+<p>A l'illustrissime et révérendissime seigneur Monseigneur
le gouverneur de Rome.</p>
-<p>Israël de Bologne, hébreu, très dévoué plaignant
+<p>Israël de Bologne, hébreu, très dévoué plaignant
de votre illustrissime Seigneurie, expose humblement
-que ces jours passés, à l'Ave Maria, il revenait
-des Pères de Saint-Barthélemy-en-l'Ile, à qui il avait
-porté un peu de foin pour gagner le pain de sa famille;
-rencontré par la police, il fut emprisonné sous
-prétexte qu'il n'avait pas le signe habituel. Le dit
-plaignant fut condamné à cinquante écus d'amende;
+que ces jours passés, à l'Ave Maria, il revenait
+des Pères de Saint-Barthélemy-en-l'Ile, à qui il avait
+porté un peu de foin pour gagner le pain de sa famille;
+rencontré par la police, il fut emprisonné sous
+prétexte qu'il n'avait pas le signe habituel. Le dit
+plaignant fut condamné à cinquante écus d'amende;
mais il est si pauvre qu'il ne pourrait payer un
-<i lang="it" xml:lang="it">quattrino</i>, et puis il est innocent. (Le signe qu'il prétend
-avoir porté en ce moment était sans doute dissimulé
-avec une dangereuse habileté.) Il a recours à
+<i lang="it" xml:lang="it">quattrino</i>, et puis il est innocent. (Le signe qu'il prétend
+avoir porté en ce moment était sans doute dissimulé
+avec une dangereuse habileté.) Il a recours à
la droite justice de Votre Seigneurie illustrissime,
-la suppliant qu'elle daigne ordonner à qui de droit
-sa libération.</p>
+la suppliant qu'elle daigne ordonner à qui de droit
+sa libération.</p>
</div>
-<p>Le gouverneur fut touché des prières d'Israël. Il
-écrivit au bas de la requête: <i lang="it" xml:lang="it">Rescritto; Publice</i>
+<p>Le gouverneur fut touché des prières d'Israël. Il
+écrivit au bas de la requête: <i lang="it" xml:lang="it">Rescritto; Publice</i>
<span class="pagenum"><a id="Page_200"> 200</a></span>
-<i lang="la" xml:lang="la">torsus, fiat gratia de pena.</i> En bon français:
-l'amende est levée et commuée en torture sur la
+<i lang="la" xml:lang="la">torsus, fiat gratia de pena.</i> En bon français:
+l'amende est levée et commuée en torture sur la
place publique (1647).</p>
<p>En 1671, le cardinal-vicaire interdit aux juifs et
aux juives d'aller en voiture, et renouvelle l'ordonnance
-relative au signe jaune sur la tête: châtiment,
-trois tournées de corde et cent écus d'or d'amende;
-pour les femmes et les mineurs, outre les cent écus,
-le fouet ou l'exil. Songez que cet édit féroce est
-contemporain de Fénelon et de Racine. Ces prélats,
-fouetteurs de femmes, écrivaient agréablement
-en vers latins; mais ils ne lisaient plus l'Évangile.</p>
+relative au signe jaune sur la tête: châtiment,
+trois tournées de corde et cent écus d'or d'amende;
+pour les femmes et les mineurs, outre les cent écus,
+le fouet ou l'exil. Songez que cet édit féroce est
+contemporain de Fénelon et de Racine. Ces prélats,
+fouetteurs de femmes, écrivaient agréablement
+en vers latins; mais ils ne lisaient plus l'Évangile.</p>
<p>Les bruits les plus absurdes trouvaient toujours
-créance à Rome dès que les juifs en étaient les victimes
-expiatoires: enfants chrétiens assassinés,
-hosties saintes lapidées, images de la madone outragées.
-Voici un mauvais frère qui accuse les gens
-du Ghetto d'avoir enlevé les fleurs entourant la
-vierge de quelque coin de rue, et d'avoir lapidé et
-brisé le tableau; on arrête d'abord toute une foule
-et le plus d'enfants possible: ceux-ci, mis à la torture,
+créance à Rome dès que les juifs en étaient les victimes
+expiatoires: enfants chrétiens assassinés,
+hosties saintes lapidées, images de la madone outragées.
+Voici un mauvais frère qui accuse les gens
+du Ghetto d'avoir enlevé les fleurs entourant la
+vierge de quelque coin de rue, et d'avoir lapidé et
+brisé le tableau; on arrête d'abord toute une foule
+et le plus d'enfants possible: ceux-ci, mis à la torture,
confessent la profanation. A les entendre, ils
-auraient à moitié démoli la niche sacrée; la vérité
-était que rien ne s'était passé; le pape, intercédé,
-fit justice de la calomnie; mais l'avanie avait porté
-ses fruits, et les pierres dévotes pleuvaient dans les
-rues de Rome sur les épaules d'Israël. Contre ces
+auraient à moitié démoli la niche sacrée; la vérité
+était que rien ne s'était passé; le pape, intercédé,
+fit justice de la calomnie; mais l'avanie avait porté
+ses fruits, et les pierres dévotes pleuvaient dans les
+rues de Rome sur les épaules d'Israël. Contre ces
<span class="pagenum"><a id="Page_201"> 201</a></span>
-réprouvés, toutes les méchancetés semblaient
+réprouvés, toutes les méchancetés semblaient
bonnes. Vitale de Segni et sa femme Troher, qui
-sont chargés de filles et de nièces, avertissent le
+sont chargés de filles et de nièces, avertissent le
gouverneur qu'au prochain carnaval une compagnie
-de marchands de fruits et de poissons prépare
+de marchands de fruits et de poissons prépare
un char du haut duquel on criera des infamies
contre la pauvre famille (1659). Salomon de Tivoli
-a fait arrêter un chrétien masqué en hébreu, et
-portant des ornements sacrés décrits dans la Bible;
-le chrétien a été assez vite relâché; mais Salomon
+a fait arrêter un chrétien masqué en hébreu, et
+portant des ornements sacrés décrits dans la Bible;
+le chrétien a été assez vite relâché; mais Salomon
est en prison, trouve le temps long, et sollicite sa
-liberté. Elle lui fut rendue (1780). Un juif, blessé
-par un chrétien, meurt sur le chemin de l'hôpital.
-Le père réclame le cadavre, mais le prieur de la
-Consolation exige cent écus de rachat, puis traite
-pour cinquante, que la synagogue paya afin d'éviter
-une émeute. Le pape fit restituer l'argent (1783).
-Quand un juif était assassiné, le cadavre était examiné
+liberté. Elle lui fut rendue (1780). Un juif, blessé
+par un chrétien, meurt sur le chemin de l'hôpital.
+Le père réclame le cadavre, mais le prieur de la
+Consolation exige cent écus de rachat, puis traite
+pour cinquante, que la synagogue paya afin d'éviter
+une émeute. Le pape fit restituer l'argent (1783).
+Quand un juif était assassiné, le cadavre était examiné
par le tribunal du gouverneur. Si l'autopsie
-était jugée nécessaire, le prix en était fixé à l'écu
-et cinquante baïoques pour le chirurgien, son aide
-et le notaire, plus vingt baïoques pour les sbires;
+était jugée nécessaire, le prix en était fixé à l'écu
+et cinquante baïoques pour le chirurgien, son aide
+et le notaire, plus vingt baïoques pour les sbires;
en tout, moins de neuf francs, prix vraiment fort
doux. Aussi, en 1784 et 1786, le chirurgien et ses
-compères exigent-ils tout à coup six écus. Les
-juifs, tondus de près, crient miséricorde. Le chirurgien
-répond que le cas était extraordinaire. Cependant
+compères exigent-ils tout à coup six écus. Les
+juifs, tondus de près, crient miséricorde. Le chirurgien
+répond que le cas était extraordinaire. Cependant
<span class="pagenum"><a id="Page_202"> 202</a></span>
le gouverneur donne, dans les deux circonstances,
raison aux plaignants.</p>
<p>Certes, les m&oelig;urs sont aujourd'hui bien adoucies;
le Ghetto est ouvert, et les juifs ne sont plus poursuivis
-dans Rome comme des bêtes de pestilence.
-Ne croyez pas cependant que le préjugé populaire
-leur concède déjà le droit commun. Il y a quelques
-années, en pleine nuit, un enterrement parti du
-Ghetto cheminait, à la lueur de quelques torches,
-à travers les rues les plus farouches de la ville; on
-portait le mort hors de la porte Saint-Paul, à ce
-misérable champ où ceux qui furent le peuple de
-Dieu attendent le grand jour de justice et rêvent
-de la vallée de Josaphat. Au coin de la place Bocca
-della Verita, des buveurs chrétiens sifflèrent
-l'humble cortège qui hâta le pas, après quelques
-horions échangés entre les deux Lois, et disparut,
-comme un troupeau effarouché, dans cette nuit
-terrible du désert de Rome. Mais au retour l'affaire
+dans Rome comme des bêtes de pestilence.
+Ne croyez pas cependant que le préjugé populaire
+leur concède déjà le droit commun. Il y a quelques
+années, en pleine nuit, un enterrement parti du
+Ghetto cheminait, à la lueur de quelques torches,
+à travers les rues les plus farouches de la ville; on
+portait le mort hors de la porte Saint-Paul, à ce
+misérable champ où ceux qui furent le peuple de
+Dieu attendent le grand jour de justice et rêvent
+de la vallée de Josaphat. Au coin de la place Bocca
+della Verita, des buveurs chrétiens sifflèrent
+l'humble cortège qui hâta le pas, après quelques
+horions échangés entre les deux Lois, et disparut,
+comme un troupeau effarouché, dans cette nuit
+terrible du désert de Rome. Mais au retour l'affaire
fut plus vive: on se battit solidement, et l'ancien
Testament allongea quelques bons coups au nouveau.
Le cardinal-vicaire, le saint Office et la
-sainte Rote n'avaient plus rien à dire sur l'aventure.
-Mais je crains bien que les «povres juifs»
-ne paient encore longtemps d'assez durs intérêts
-pour les trente deniers touchés par Judas: le
-traître a coûté cher à sa race.</p>
+sainte Rote n'avaient plus rien à dire sur l'aventure.
+Mais je crains bien que les «povres juifs»
+ne paient encore longtemps d'assez durs intérêts
+pour les trente deniers touchés par Judas: le
+traître a coûté cher à sa race.</p>
<p><span class="pagenum"><a id="Page_203"> 203</a></span></p>
@@ -6127,234 +6088,234 @@ traître a coûté cher à sa race.</p>
<p>Quant aux musulmans, que les vieux documents
qualifient indistinctement de Turcs, leur condition
-était encore plus triste. L'esclavage leur était réservé,
-l'esclavage à la façon antique.</p>
+était encore plus triste. L'esclavage leur était réservé,
+l'esclavage à la façon antique.</p>
-<p>Il s'agit d'abord ici des malheureux capturés en
-mer, soit par les galères pontificales, soit par les
+<p>Il s'agit d'abord ici des malheureux capturés en
+mer, soit par les galères pontificales, soit par les
flottes de l'Espagne ou des chevaliers de Malte. Le
pape, afin d'armer ses navires, achetait les captifs
-au Roi catholique ou à «la Religion de Malte»; il
-payait argent comptant, ou donnait en échange
-ceux de ses galériens que quelque infirmité rendait
-impropres à la pénible man&oelig;uvre de la chiourme.
-Cet usage n'était pas, d'ailleurs, particulier au
-Saint-Père: la correspondance de Louis XIV et
-de Louvois a montré que les choses se passaient de
-même pour la marine française. Mais Louis XIV
-n'était pas obligé de gouverner l'Évangile à la
+au Roi catholique ou à «la Religion de Malte»; il
+payait argent comptant, ou donnait en échange
+ceux de ses galériens que quelque infirmité rendait
+impropres à la pénible man&oelig;uvre de la chiourme.
+Cet usage n'était pas, d'ailleurs, particulier au
+Saint-Père: la correspondance de Louis XIV et
+de Louvois a montré que les choses se passaient de
+même pour la marine française. Mais Louis XIV
+n'était pas obligé de gouverner l'Évangile à la
main.</p>
-<p>En 1604, un galérien, d'origine calabraise, condamné,
+<p>En 1604, un galérien, d'origine calabraise, condamné,
en 1595, <em>pour le temps qu'il plairait</em> (<i lang="la" xml:lang="la">a
-beneplacito</i>) à Son Excellence Francesco Aldobrandino,
-et livré à l'ordre de Malte, contre un Turc,
-réclame sa liberté. L'Excellence était morte, et son
+beneplacito</i>) à Son Excellence Francesco Aldobrandino,
+et livré à l'ordre de Malte, contre un Turc,
+réclame sa liberté. L'Excellence était morte, et son
<span class="pagenum"><a id="Page_204"> 204</a></span>
-bon plaisir avait disparu; mais on avait écrit, par
-mégarde, sur les registres des chevaliers: «Au bon
-plaisir du gouverneur de Rome», magistrat perpétuel,
-quel que fût son nom; notre homme, grâce à
-ce détail de comptabilité, pouvait attendre dans les
+bon plaisir avait disparu; mais on avait écrit, par
+mégarde, sur les registres des chevaliers: «Au bon
+plaisir du gouverneur de Rome», magistrat perpétuel,
+quel que fût son nom; notre homme, grâce à
+ce détail de comptabilité, pouvait attendre dans les
fers jusqu'au jugement dernier. Le gouverneur fit
rechercher le registre pontifical pour y trouver le
-texte premier de la sentence. Autre mésaventure:
-le Tibre l'avait emporté dans l'inondation de 1598.
-«La cause de la permutation, écrit ce magistrat,
-fut que la galère de Malte a consigné un Turc par
-chrétien.» Le plaignant ne fut rendu à la liberté
+texte premier de la sentence. Autre mésaventure:
+le Tibre l'avait emporté dans l'inondation de 1598.
+«La cause de la permutation, écrit ce magistrat,
+fut que la galère de Malte a consigné un Turc par
+chrétien.» Le plaignant ne fut rendu à la liberté
qu'en 1608.</p>
<p>Voici un billet autographe d'Innocent X, du 8
-juillet 1645, qui constate le détail de cette barbare
-opération: «A M<sup>gr</sup> Lorenzo Raggi, notre trésorier-général.
-Nous avons ordonné au prince Nicolo
-Ludovisio, général de nos galères, de les pourvoir
+juillet 1645, qui constate le détail de cette barbare
+opération: «A M<sup>gr</sup> Lorenzo Raggi, notre trésorier-général.
+Nous avons ordonné au prince Nicolo
+Ludovisio, général de nos galères, de les pourvoir
de cent esclaves turcs. Nous vous adjoignons, pour
-les frais d'achat de ces esclaves, d'obéir à la volonté
-et aux ordres dudit prince, même purement verbaux,
+les frais d'achat de ces esclaves, d'obéir à la volonté
+et aux ordres dudit prince, même purement verbaux,
et de faire un ou plusieurs mandats qui seront
-acceptés par notre Trésor et portés comme bons à
-son compte après paiement.»</p>
+acceptés par notre Trésor et portés comme bons à
+son compte après paiement.»</p>
<p>Il y avait bien un moyen, pour ces Turcs qui ramaient
-sur la barque de l'Église, de recouvrer la
-liberté: c'était le baptême, moyen garanti par des
+sur la barque de l'Église, de recouvrer la
+liberté: c'était le baptême, moyen garanti par des
<span class="pagenum"><a id="Page_205"> 205</a></span>
-décrets de Paul III et de Pie V. Mais ils avaient
+décrets de Paul III et de Pie V. Mais ils avaient
beau crier qu'ils voulaient embrasser la religion
catholique; tant qu'ils pouvaient man&oelig;uvrer sous
le fouet de leurs chefs, on se riait de leur conversion.
-Je laisse, à la supplique douloureuse qui
+Je laisse, à la supplique douloureuse qui
suit, sa forme et sa ponctuation enfantines; le
lecteur en imaginera, s'il le peut, l'orthographe
italienne:</p>
<div class="blockquote">
-<p class="intro">Très bienheureux Père,</p>
-
-<p>Amor de Viman, d'Anatolie, esclave déjà depuis
-vingt ans de Sa Sainteté, il y a longtemps qu'il désire
-se faire chrétien et venir à la très fidèle (Église).
-Et en elle persévérer et mourir pour sauver son
-âme. Et pour cela étant vieux. Et infirme. Et vingt
-années de souffrances sur la galère. Qu'il n'en peut
-plus. Il recourt à Votre Sainteté. Et pour l'amour de
-Dieu. Il la supplie en grâce d'ordonner précisément
-qu'il soit conduit aux catéchumènes de Rome. Afin
-qu'il y soit enseigné. Et instruit parvenir à la connaissance
-de tout ce qui est nécessaire pour vivre.
-Et recevoir la Très Sainte foi qui sera cause de son
-salut, et puis il priera Dieu pour Sa Sainteté.</p>
+<p class="intro">Très bienheureux Père,</p>
+
+<p>Amor de Viman, d'Anatolie, esclave déjà depuis
+vingt ans de Sa Sainteté, il y a longtemps qu'il désire
+se faire chrétien et venir à la très fidèle (Église).
+Et en elle persévérer et mourir pour sauver son
+âme. Et pour cela étant vieux. Et infirme. Et vingt
+années de souffrances sur la galère. Qu'il n'en peut
+plus. Il recourt à Votre Sainteté. Et pour l'amour de
+Dieu. Il la supplie en grâce d'ordonner précisément
+qu'il soit conduit aux catéchumènes de Rome. Afin
+qu'il y soit enseigné. Et instruit parvenir à la connaissance
+de tout ce qui est nécessaire pour vivre.
+Et recevoir la Très Sainte foi qui sera cause de son
+salut, et puis il priera Dieu pour Sa Sainteté.</p>
<p><i lang="la" xml:lang="la">Quam Deus</i>, etc. (1608).</p>
<p>Amor Viman, d'Anatolie, esclave depuis vingt ans
-sur la galère <em>Sainte-Catherine</em> de Votre Béatitude.</p>
+sur la galère <em>Sainte-Catherine</em> de Votre Béatitude.</p>
</div>
<p>Le pape fit passer la demande au Gouverneur,
-mais elle demeura sans résultat. Amor, l'esclave
+mais elle demeura sans résultat. Amor, l'esclave
de Smyrne ou de l'Archipel, mourut sur son banc,
<span class="pagenum"><a id="Page_206"> 206</a></span>
-à bord de la <em>Sainte-Catherine</em>, désespéré et païen.</p>
+à bord de la <em>Sainte-Catherine</em>, désespéré et païen.</p>
-<p>Cependant, trois documents signés d'Alexandre
-VII, un demi-siècle plus tard, nous apprennent
-que, de loin en loin, les galères abandonnaient leur
+<p>Cependant, trois documents signés d'Alexandre
+VII, un demi-siècle plus tard, nous apprennent
+que, de loin en loin, les galères abandonnaient leur
proie, mais dans quelles conditions! Ceux-ci sont
-trop inhabiles à la rame, trop faibles de santé: ils
-se rachèteront pour le prix qu'ils ont coûté; on
-vendra jusqu'à leurs haillons au profit du trésor
-pontifical; et, de cet argent, écrit le pape à son
-trésorier-général, «nous voulons et ordonnons que
-vous fassiez acheter d'autres esclaves, soit à Livourne,
-soit dans le Levant». Cet autre, enlevé dans
+trop inhabiles à la rame, trop faibles de santé: ils
+se rachèteront pour le prix qu'ils ont coûté; on
+vendra jusqu'à leurs haillons au profit du trésor
+pontifical; et, de cet argent, écrit le pape à son
+trésorier-général, «nous voulons et ordonnons que
+vous fassiez acheter d'autres esclaves, soit à Livourne,
+soit dans le Levant». Cet autre, enlevé dans
les mers de Candie, affirme, depuis treize ans de
-chiourme, qu'il est chrétien, mais il ne peut donner
-la preuve certaine de son baptême. Alexandre VII
-finit par céder à ses prières; il sera libre, dès qu'il
-aura livré, en échange de sa personne, «<em>deux</em> esclaves
-turcs, jeunes et de bonne santé, très bons
-pour le service des galères». En 1638, le pape est
-moins âpre pour le remplacement de Romadad, de
-Jérusalem, et de Sciaba, de Nauplie; il ne leur demande
-à tous les deux ensemble qu'un seul esclave,
+chiourme, qu'il est chrétien, mais il ne peut donner
+la preuve certaine de son baptême. Alexandre VII
+finit par céder à ses prières; il sera libre, dès qu'il
+aura livré, en échange de sa personne, «<em>deux</em> esclaves
+turcs, jeunes et de bonne santé, très bons
+pour le service des galères». En 1638, le pape est
+moins âpre pour le remplacement de Romadad, de
+Jérusalem, et de Sciaba, de Nauplie; il ne leur demande
+à tous les deux ensemble qu'un seul esclave,
jeune et habile marin. Il est vrai que les deux Turcs
ont l'un, soixante-dix, l'autre soixante-quinze ans
-et qu'ils sont à bout de forces. Plutôt que d'attendre
-leur mort, le Saint-Siège faisait réellement une
-bonne affaire. Le 1<sup>er</sup> février 1687, Innocent XI, le
+et qu'ils sont à bout de forces. Plutôt que d'attendre
+leur mort, le Saint-Siège faisait réellement une
+bonne affaire. Le 1<sup>er</sup> février 1687, Innocent XI, le
<span class="pagenum"><a id="Page_207"> 207</a></span>
-pape humaniste à qui Bossuet écrivait des lettres
-en latin, pèse d'un seul coup, dans les saintes balances,
+pape humaniste à qui Bossuet écrivait des lettres
+en latin, pèse d'un seul coup, dans les saintes balances,
comme un tas de vieilles ferrailles, tous les
esclaves caduques ou infirmes, et, de la main qui
-bénit la ville et le monde, marque le prix qu'ils
-paieront pour leur liberté: Ali Grosso, 350 écus;
-Ameth di Salé, 250; Aggi Braim, 250; Fascilino,
-120; Ramadà, 300; Aggi Regeppe, 225; Asaime,
+bénit la ville et le monde, marque le prix qu'ils
+paieront pour leur liberté: Ali Grosso, 350 écus;
+Ameth di Salé, 250; Aggi Braim, 250; Fascilino,
+120; Ramadà, 300; Aggi Regeppe, 225; Asaime,
120; Mustafa, 120; Ameth Constantino, 170; Salemme,
-120. Le Saint-Père ajoute que des gens si
+120. Le Saint-Père ajoute que des gens si
malades sont bien encombrants; toutefois, on ne
-brisera leurs chaînes qu'après avoir reçu le dernier
-baïoque de la rançon de chacun. Il dut toucher
-ainsi environ douze mille francs, et j'aime à croire
-que, ce jour-là, il ne relut point le Sermon sur la
+brisera leurs chaînes qu'après avoir reçu le dernier
+baïoque de la rançon de chacun. Il dut toucher
+ainsi environ douze mille francs, et j'aime à croire
+que, ce jour-là, il ne relut point le Sermon sur la
montagne.</p>
-<p>D'où venait donc l'argent du rachat? d'une longue
-mendicité dans les ports pontificaux ou italiens,
+<p>D'où venait donc l'argent du rachat? d'une longue
+mendicité dans les ports pontificaux ou italiens,
de travaux pour le compte de particuliers. Mais il
-est certain que les misérables amassaient sou à
-sou le prix de leur délivrance, comme le prouve un
-rapport officiel du <span class="smcap">XVII</span><sup>e</sup> siècle:</p>
+est certain que les misérables amassaient sou à
+sou le prix de leur délivrance, comme le prouve un
+rapport officiel du <span class="smcap">XVII</span><sup>e</sup> siècle:</p>
<div class="blockquote">
-<p>Note sur les esclaves des galères de Notre-Seigneur,
+<p>Note sur les esclaves des galères de Notre-Seigneur,
impropres au service de mer; plusieurs offrent
-une somme d'argent pour leur liberté; ils ont
-été reconnus par le médecin et le chirurgien mauvais
-pour les galères.</p>
+une somme d'argent pour leur liberté; ils ont
+été reconnus par le médecin et le chirurgien mauvais
+pour les galères.</p>
<p><span class="pagenum"><a id="Page_208"> 208</a></span>
-Salem d'Ali, d'Alexandrie, esclave sur la galère
+Salem d'Ali, d'Alexandrie, esclave sur la galère
capitane, souffre des yeux; treize ans de service
-sur les galères; âgé de cinquante-cinq ans; il
-offre deux cents écus; il ne peut presque plus man&oelig;uvrer.</p>
+sur les galères; âgé de cinquante-cinq ans; il
+offre deux cents écus; il ne peut presque plus man&oelig;uvrer.</p>
<p>Ali di Mustapha, de Constantinople, esclave sur la
-capitane, vendu cinquante écus par les galères de
-Malte à celles de Notre-Seigneur; a servi dix ans;
+capitane, vendu cinquante écus par les galères de
+Malte à celles de Notre-Seigneur; a servi dix ans;
souffre de rhumatismes et de sciatique; incapable
-de servir; il offre trois cents écus. (C'était un gain
-de deux cent cinquante écus. Le placement avait été
+de servir; il offre trois cents écus. (C'était un gain
+de deux cent cinquante écus. Le placement avait été
bon.)</p>
<p>Ibrahim d'Amur, de Constantinople, esclave sur
la capitane; soixante ans environ; douze ans de
-services; impropre à la man&oelig;uvre, il offre deux
-cents écus. Un marchand de Venise est prêt à payer
-jusqu'à la fin de mai prochain.</p>
+services; impropre à la man&oelig;uvre, il offre deux
+cents écus. Un marchand de Venise est prêt à payer
+jusqu'à la fin de mai prochain.</p>
<p>Mahmoud d'Abdi, esclave sur la capitane, vingt-deux
-ans de services, âgé de soixante ans; mauvais
-rameur, offre cent écus.</p>
+ans de services, âgé de soixante ans; mauvais
+rameur, offre cent écus.</p>
</div>
-<p>La note est longue et j'abrège. Celui-ci, venu de
+<p>La note est longue et j'abrège. Celui-ci, venu de
la mer Noire, a trente ans de services et soixante-cinq
-ans d'âge; il présente timidement 80 écus; cet
-autre, 30 seulement. Les estropiés, les rachitiques,
-les décrépits n'ont pas un baïoque; ainsi, Iousouf,
-d'Alger, qui a soixante-dix ans d'âge et vingt-sept
-de services à la mer. Voici enfin les <em>néophytes</em> qui
-demandent le saint baptême, tous sexagénaires;
+ans d'âge; il présente timidement 80 écus; cet
+autre, 30 seulement. Les estropiés, les rachitiques,
+les décrépits n'ont pas un baïoque; ainsi, Iousouf,
+d'Alger, qui a soixante-dix ans d'âge et vingt-sept
+de services à la mer. Voici enfin les <em>néophytes</em> qui
+demandent le saint baptême, tous sexagénaires;
l'un d'eux, Giorgio Greco, de Salonique, pris jadis
<span class="pagenum"><a id="Page_209"> 209</a></span>
sur une barque grecque, crie merci; il rame pour
le pape depuis trente-six ans; et depuis trente-six
-ans on ne veut pas reconnaître qu'il est chrétien de
-naissance, malgré les témoignages des aumôniers
-et des officiers de sa galère.</p>
+ans on ne veut pas reconnaître qu'il est chrétien de
+naissance, malgré les témoignages des aumôniers
+et des officiers de sa galère.</p>
-<p>A la fin du <span class="smcap">XVIII</span><sup>e</sup> siècle, après les papes spirituels
-qui ont lu Voltaire et plaisanté avec de Brosses,
+<p>A la fin du <span class="smcap">XVIII</span><sup>e</sup> siècle, après les papes spirituels
+qui ont lu Voltaire et plaisanté avec de Brosses,
les documents sur l'esclavage pontifical sont, dans
-leur précision administrative, tout aussi tristes. Un
-capitaine de galère a reçu une provision fraîche
-d'esclaves. D'après le rapport de l'officier qui a
-surveillé la mise à la chaîne, et comme le mauvais
+leur précision administrative, tout aussi tristes. Un
+capitaine de galère a reçu une provision fraîche
+d'esclaves. D'après le rapport de l'officier qui a
+surveillé la mise à la chaîne, et comme le mauvais
temps bouleversait quelque peu le navire, il
-a d'abord dénoncé à Rome le chiffre de vingt-sept
-nouveaux-venus. Le lendemain, il compte lui-même
+a d'abord dénoncé à Rome le chiffre de vingt-sept
+nouveaux-venus. Le lendemain, il compte lui-même
et n'en trouve que vingt-six. Il s'empresse
-alors de demander pardon au cardinal-secrétaire
-de l'État et à Son Excellence Mgr le Trésorier
-«de cette équivoque involontaire». Le document
+alors de demander pardon au cardinal-secrétaire
+de l'État et à Son Excellence Mgr le Trésorier
+«de cette équivoque involontaire». Le document
est de 1788.</p>
-<p>Le 17 décembre 1794, le commandant Clarelli
-réclame, à propos de l'esclave qui lui sert d'<em>ordonnance</em>,
-certaines pièces à la chambre apostolique.
-Il donne en même temps l'état civil et sanitaire de
+<p>Le 17 décembre 1794, le commandant Clarelli
+réclame, à propos de l'esclave qui lui sert d'<em>ordonnance</em>,
+certaines pièces à la chambre apostolique.
+Il donne en même temps l'état civil et sanitaire de
ses Turcs:</p>
<p><span class="pagenum"><a id="Page_210"> 210</a></span></p>
<table id="galere" summary="esclaves">
<tr>
-<th colspan="5" class="wo">ESCLAVES PRÉSENTS A CIVITA VECCHIA.</th>
+<th colspan="5" class="wo">ESCLAVES PRÉSENTS A CIVITA VECCHIA.</th>
</tr>
<tr>
<th>NOMS<br />
<span class="smcap">BARBARESQUES.</span></th>
<th>NOMS<br />
<span class="smcap">SUR LA<br />
- GALÈRE.</span></th>
+ GALÈRE.</span></th>
<th>PATRIE.</th>
<th>AGE.</th>
- <th>SANTÉ.</th>
+ <th>SANTÉ.</th>
</tr>
<tr>
<td class="tdl">Papass.</td>
@@ -6376,8 +6337,8 @@ ses Turcs:</p>
<td class="tdl">Marzocco.</td>
<td class="tdl">Tripoli.</td>
<td class="tdl">40 ans.</td>
- <td class="tdl">Estropié<br />
- à la mer.</td>
+ <td class="tdl">Estropié<br />
+ à la mer.</td>
</tr>
<tr>
<td class="tdl">Mesaud.</td>
@@ -6433,7 +6394,7 @@ ses Turcs:</p>
<td class="tdl">Nettuno.</td>
<td class="tdl">Tunis.</td>
<td class="tdl">40 ans.</td>
- <td class="tdl">Médiocre.</td>
+ <td class="tdl">Médiocre.</td>
</tr>
<tr>
<td class="tdl">Aamor.</td>
@@ -6444,376 +6405,376 @@ ses Turcs:</p>
</tr>
</table>
-<p>Un an plus tard, le même capitaine Clarelli écrit
-une note sur l'inconvénient qu'il y aurait à relâcher
-Papass et Ali, sans compter l'estropié Marzocco, en
-échange d'un renégat chrétien. Papass, qui a longtemps
-navigué sur les navires pontificaux, est un
-garçon sérieux; il connaît certainement les côtes
-de l'État ecclésiastique et pourrait «servir de lumière
-aux corsaires». Ali serait moins dangereux;
-c'est une brute, toujours «appesanti par le vin».
-Si l'on retient le pauvre Papass, que l'on rende à
+<p>Un an plus tard, le même capitaine Clarelli écrit
+une note sur l'inconvénient qu'il y aurait à relâcher
+Papass et Ali, sans compter l'estropié Marzocco, en
+échange d'un renégat chrétien. Papass, qui a longtemps
+navigué sur les navires pontificaux, est un
+garçon sérieux; il connaît certainement les côtes
+de l'État ecclésiastique et pourrait «servir de lumière
+aux corsaires». Ali serait moins dangereux;
+c'est une brute, toujours «appesanti par le vin».
+Si l'on retient le pauvre Papass, que l'on rende à
sa place Mezza Luna, un butor aussi, et, de plus,
<span class="pagenum"><a id="Page_211"> 211</a></span>
-un fieffé voleur. Le mieux serait de relâcher Gizenn
-et Salem, deux Algériens, qui n'ont point navigué,
-et dont le premier est au service privé de
-Clarelli. L'estropié serait rendu par dessus le marché.
+un fieffé voleur. Le mieux serait de relâcher Gizenn
+et Salem, deux Algériens, qui n'ont point navigué,
+et dont le premier est au service privé de
+Clarelli. L'estropié serait rendu par dessus le marché.
Il s'agissait de tirer des griffes barbaresques
-un Italien de l'île d'Elbe, Giovanni Nuti, qui, depuis
-quatre ans, suppliait les cardinaux, les négociants
-riches et le pape de pourvoir à son rachat. Ceci se
-débattait à la fin de 1795. Il y a vingt ans, quelque
-très vieux bourgeois de Civita-Vecchia pouvait
-encore se souvenir d'avoir donné, tout enfant, un
-baïoque à Papass ou à Mezza Luna. N'était-il pas
-bon que le grand coup de vent de la Révolution
-française passât par là?</p>
+un Italien de l'île d'Elbe, Giovanni Nuti, qui, depuis
+quatre ans, suppliait les cardinaux, les négociants
+riches et le pape de pourvoir à son rachat. Ceci se
+débattait à la fin de 1795. Il y a vingt ans, quelque
+très vieux bourgeois de Civita-Vecchia pouvait
+encore se souvenir d'avoir donné, tout enfant, un
+baïoque à Papass ou à Mezza Luna. N'était-il pas
+bon que le grand coup de vent de la Révolution
+française passât par là?</p>
<h3>V</h3>
<p>Les papes qui jugeaient utile d'acheter des
-esclaves pour le service de leurs galères ne pouvaient
-trouver mauvais l'esclavage privé; le droit
-des particuliers à posséder des êtres humains au
-même titre qu'un b&oelig;uf de labour leur paraissait
-sacré. Ils n'y mettaient obstacle que dans le cas où
+esclaves pour le service de leurs galères ne pouvaient
+trouver mauvais l'esclavage privé; le droit
+des particuliers à posséder des êtres humains au
+même titre qu'un b&oelig;uf de labour leur paraissait
+sacré. Ils n'y mettaient obstacle que dans le cas où
l'esclave fugitif pouvait gagner, comme un lieu d'asile,
-le Capitole, et témoigner devant les conservateurs,
-par preuves sûres, de sa conversion et de
+le Capitole, et témoigner devant les conservateurs,
+par preuves sûres, de sa conversion et de
<span class="pagenum"><a id="Page_212"> 212</a></span>
-son baptême. Une supplique du <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup> siècle, de Jean-Baptiste,
-originaire de Bône, esclave qui s'est enfui
-de Gênes à Rome, nous fait connaître un malheureux
-qui, dépourvu de certificat de baptême, n'a
-que le choix entre deux extrémités: être rendu à
-son maître ou mourir de faim. Il écrit au pape
-pour lui exposer sa détresse et lui demander l'aumône.
+son baptême. Une supplique du <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup> siècle, de Jean-Baptiste,
+originaire de Bône, esclave qui s'est enfui
+de Gênes à Rome, nous fait connaître un malheureux
+qui, dépourvu de certificat de baptême, n'a
+que le choix entre deux extrémités: être rendu à
+son maître ou mourir de faim. Il écrit au pape
+pour lui exposer sa détresse et lui demander l'aumône.
Celui-ci fait passer le placet au Gouverneur
de Rome et non aux conservateurs du Capitole; il
-le livre ainsi à la police criminelle qui le rendra
-à son tour à son maître gênois.</p>
+le livre ainsi à la police criminelle qui le rendra
+à son tour à son maître gênois.</p>
-<p>Le 24 mai 1608, l'archevêque d'Otrante, Marcello
-Acquaviva, réclame, par son agent Polidoro
+<p>Le 24 mai 1608, l'archevêque d'Otrante, Marcello
+Acquaviva, réclame, par son agent Polidoro
Baldassino, aux magistrats pontificaux, un jeune
-esclave donné à Monseigneur par les Vénitiens et
-baptisé depuis deux ans. Il s'est échappé, dans un
-voyage où il accompagnait son maître et s'est
-sauvé jusqu'à Rome où il est en prison, par ordre
+esclave donné à Monseigneur par les Vénitiens et
+baptisé depuis deux ans. Il s'est échappé, dans un
+voyage où il accompagnait son maître et s'est
+sauvé jusqu'à Rome où il est en prison, par ordre
de l'illustrissime Gouverneur. Le 26 mai, la police
-du Saint-Siège interroge dans les <i lang="it" xml:lang="it">Carceri Salvelli</i>
-Teodoro, que l'on qualifie de <em>néophyte</em>, c'est-à-dire
-de chrétien, et à qui l'on défère le serment. Voici
-sa déposition:</p>
-
-<p>«Je suis prisonnier ici depuis trois jours. Quand
-j'étais très petit, en Grèce, on m'a livré comme
-esclave aux Turcs, la Grèce étant forcée de payer
-un tribut de ses enfants au Grand-Turc. J'étais du
+du Saint-Siège interroge dans les <i lang="it" xml:lang="it">Carceri Salvelli</i>
+Teodoro, que l'on qualifie de <em>néophyte</em>, c'est-à-dire
+de chrétien, et à qui l'on défère le serment. Voici
+sa déposition:</p>
+
+<p>«Je suis prisonnier ici depuis trois jours. Quand
+j'étais très petit, en Grèce, on m'a livré comme
+esclave aux Turcs, la Grèce étant forcée de payer
+un tribut de ses enfants au Grand-Turc. J'étais du
<span class="pagenum"><a id="Page_213"> 213</a></span>
nombre: on m'a fait Turc et musulman. Comme
-j'allais sur les galères de mes maîtres, nous avons
-rencontré les galères des Vénitiens qui nous ont
-pris; ils ont taillé en pièces tous les Turcs, et parce
-que j'ai dit que j'étais Grec de naissance, ils m'ont
-laissé la vie; quand nous sommes passés près des
-Abruzzes avec les vaisseaux vénitiens, on m'a
-donné comme esclave à Mgr l'archevêque d'Otrante,
-avec qui je suis resté six ans; à la dernière Pâque,
-il y a deux ans que je me suis fait chrétien. Comme
-j'ai entendu dire à la maison que l'archevêque voulait
-me vendre, je me suis enfui et je suis venu à
-Rome <em>où l'on ne fait pas de ces choses</em>; Monseigneur
-l'a su, il m'a fait arrêter et enfermer ici dans
-la prison Savelli.» Le magistrat lui demande si
+j'allais sur les galères de mes maîtres, nous avons
+rencontré les galères des Vénitiens qui nous ont
+pris; ils ont taillé en pièces tous les Turcs, et parce
+que j'ai dit que j'étais Grec de naissance, ils m'ont
+laissé la vie; quand nous sommes passés près des
+Abruzzes avec les vaisseaux vénitiens, on m'a
+donné comme esclave à Mgr l'archevêque d'Otrante,
+avec qui je suis resté six ans; à la dernière Pâque,
+il y a deux ans que je me suis fait chrétien. Comme
+j'ai entendu dire à la maison que l'archevêque voulait
+me vendre, je me suis enfui et je suis venu à
+Rome <em>où l'on ne fait pas de ces choses</em>; Monseigneur
+l'a su, il m'a fait arrêter et enfermer ici dans
+la prison Savelli.» Le magistrat lui demande si
vraiment Monseigneur avait l'intention de le vendre:
-«Tous les serviteurs m'ont assuré que Monseigneur
-voulait me donner à un de ses neveux en
-me vendant, et pour cela je me suis enfui.» Au
-procès-verbal de l'interrogatoire sont jointes les
-pièces relatives à l'état civil du jeune Grec et l'acte
-de son baptême, signé par l'archevêque lui-même,
-contre-signé et scellé par le juge royal et les officiers
-de l'Université d'Otrante. Et cependant Rome
-le rendit au prélat, à qui il était permis d'en user
-à son gré, la violence exceptée, «parce qu'il était
-chrétien».</p>
+«Tous les serviteurs m'ont assuré que Monseigneur
+voulait me donner à un de ses neveux en
+me vendant, et pour cela je me suis enfui.» Au
+procès-verbal de l'interrogatoire sont jointes les
+pièces relatives à l'état civil du jeune Grec et l'acte
+de son baptême, signé par l'archevêque lui-même,
+contre-signé et scellé par le juge royal et les officiers
+de l'Université d'Otrante. Et cependant Rome
+le rendit au prélat, à qui il était permis d'en user
+à son gré, la violence exceptée, «parce qu'il était
+chrétien».</p>
<p><span class="pagenum"><a id="Page_214"> 214</a></span>
-En 1609, Vincenzo David, Turc, pris à l'âge de
-six ans par les chrétiens, en Hongrie, puis vendu
-cent ducats à Naples, au duc della Castelluccia, a
-reçu le baptême, en échange duquel son maître lui
-promettait la liberté. La liberté n'est pas venue,
+En 1609, Vincenzo David, Turc, pris à l'âge de
+six ans par les chrétiens, en Hongrie, puis vendu
+cent ducats à Naples, au duc della Castelluccia, a
+reçu le baptême, en échange duquel son maître lui
+promettait la liberté. La liberté n'est pas venue,
mais le duc a voulu revendre l'enfant, qui s'est
-sauvé jusqu'à Rome. On l'y emprisonna, sur la requête
+sauvé jusqu'à Rome. On l'y emprisonna, sur la requête
de Castelluccia, et on le vendit, quoique
-chrétien, comme le jeune Grec d'Otrante. En 1668,
-un conseiller royal de Naples court après son esclave
-Ali, toujours jusqu'à Rome. «Il supplie, écrit-il
-dans son mémoire, la <em>souveraine bonté</em> de Votre
-Sainteté, d'ordonner qu'il soit emprisonné <i lang="la" xml:lang="la">ad correctionem</i>,
-et puis remis à son service.» En 1670,
-le docteur Antonio Bolino, Napolitain, a recours à
-la même bonté souveraine; celui-ci a perdu deux
-esclaves qu'il avait achetés depuis sept ans et qui
-l'ont quitté «pour s'en retourner à leurs maisons en
-Turquie, mais l'état mauvais de la mer les ayant
-arrêtés, ils ont été forcés de se réfugier dans l'état
-ecclésiastique». Les pauvres gens eussent été plus
-avisés s'ils s'étaient confiés à une mer furieuse, sur
-une planche; fugitifs chez le pape, ils étaient perdus
-sans espérance. En effet, <i lang="la" xml:lang="la">Sanctissimus annuit</i>,
-le <em>Très-Saint a consenti</em>, est-il écrit en marge du
+chrétien, comme le jeune Grec d'Otrante. En 1668,
+un conseiller royal de Naples court après son esclave
+Ali, toujours jusqu'à Rome. «Il supplie, écrit-il
+dans son mémoire, la <em>souveraine bonté</em> de Votre
+Sainteté, d'ordonner qu'il soit emprisonné <i lang="la" xml:lang="la">ad correctionem</i>,
+et puis remis à son service.» En 1670,
+le docteur Antonio Bolino, Napolitain, a recours à
+la même bonté souveraine; celui-ci a perdu deux
+esclaves qu'il avait achetés depuis sept ans et qui
+l'ont quitté «pour s'en retourner à leurs maisons en
+Turquie, mais l'état mauvais de la mer les ayant
+arrêtés, ils ont été forcés de se réfugier dans l'état
+ecclésiastique». Les pauvres gens eussent été plus
+avisés s'ils s'étaient confiés à une mer furieuse, sur
+une planche; fugitifs chez le pape, ils étaient perdus
+sans espérance. En effet, <i lang="la" xml:lang="la">Sanctissimus annuit</i>,
+le <em>Très-Saint a consenti</em>, est-il écrit en marge du
document. Ils furent donc rendus au docteur.</p>
<p>Je termine ce long martyrologe par les aventures
<span class="pagenum"><a id="Page_215"> 215</a></span>
de trois esclaves, Jean Baptiste, Salvatore Giacinto
-et Antonio Maria, trois esclaves baptisés, d'après
-le témoignage même de leurs maîtres, des Gênois,
+et Antonio Maria, trois esclaves baptisés, d'après
+le témoignage même de leurs maîtres, des Gênois,
qui semblent leur avoir servi de parrains, et leur
-ont donné leurs propres noms, Orero, Savignone
-et Grimaldi. Le trio «après de longues années
-d'une âpre et très sévère servitude», est parvenu
-jusqu'à Rome, mais avant d'avoir touché à l'asile
-du Capitole, il a été arrêté par le Gouverneur qui
-a décidé, avec l'approbation du pape, de le renvoyer
-à Gênes. Les suppliants font observer que
-leur châtiment sera effroyable «pour détourner
-par l'exemple les autres esclaves de la fuite»; peut-être
-même seront-ils mis à mort. Ils sont chrétiens,
-et offrent à leurs maîtres le prix de leur rançon,
-conformément aux lois pontificales. Ils furent néanmoins
-livrés par l'Église, à la condition «qu'on ne
+ont donné leurs propres noms, Orero, Savignone
+et Grimaldi. Le trio «après de longues années
+d'une âpre et très sévère servitude», est parvenu
+jusqu'à Rome, mais avant d'avoir touché à l'asile
+du Capitole, il a été arrêté par le Gouverneur qui
+a décidé, avec l'approbation du pape, de le renvoyer
+à Gênes. Les suppliants font observer que
+leur châtiment sera effroyable «pour détourner
+par l'exemple les autres esclaves de la fuite»; peut-être
+même seront-ils mis à mort. Ils sont chrétiens,
+et offrent à leurs maîtres le prix de leur rançon,
+conformément aux lois pontificales. Ils furent néanmoins
+livrés par l'Église, à la condition «qu'on ne
les maltraiterait pas et qu'on ne les vendrait pas
-aux galères, sous peine de deux cents écus
-d'amende». Quelque temps après, le pape reçut
-un mémoire signé de Grimaldi, maître d'Antonio
+aux galères, sous peine de deux cents écus
+d'amende». Quelque temps après, le pape reçut
+un mémoire signé de Grimaldi, maître d'Antonio
Maria. Grimaldi se plaignait de l'insolence des
-esclaves qui, confiants dans la condition imposée
-par le Saint-Siège, ont d'abord refusé de travailler
-et n'ont cessé de préparer une nouvelle évasion. Il
+esclaves qui, confiants dans la condition imposée
+par le Saint-Siège, ont d'abord refusé de travailler
+et n'ont cessé de préparer une nouvelle évasion. Il
a fallu mettre Giacinto en prison, aux <i lang="it" xml:lang="it">Carbonari</i>
-«où l'on enferme un grand nombre de personnes
+«où l'on enferme un grand nombre de personnes
<span class="pagenum"><a id="Page_216"> 216</a></span>
-pauvres». Mais le frère du captif, Jean Baptiste,
-l'excitant du dehors à la fuite, sans que son maître
-Nicolo Orero consentît à punir le provocateur,
-deux patrons sur trois se querellèrent, se battirent,
-et Orero fut tué. Savignone, le meurtrier, est en
-prison, accusé d'homicide, quoique innocent, assure
+pauvres». Mais le frère du captif, Jean Baptiste,
+l'excitant du dehors à la fuite, sans que son maître
+Nicolo Orero consentît à punir le provocateur,
+deux patrons sur trois se querellèrent, se battirent,
+et Orero fut tué. Savignone, le meurtrier, est en
+prison, accusé d'homicide, quoique innocent, assure
Grimaldi. Celui-ci qui, outre Antonio Maria, a <em>sept</em>
esclaves dans sa maison, craignant que l'esprit de
-révolte ne soufflât sur ce bétail humain, a donc
-pris la résolution d'envoyer au marché de Cadix le
-turbulent Antonio. Mais le rusé compère, sachant
-que son maître ne pouvait, grâce à la défense du
-pape, le vendre aux galères, a si bien joué son rôle
+révolte ne soufflât sur ce bétail humain, a donc
+pris la résolution d'envoyer au marché de Cadix le
+turbulent Antonio. Mais le rusé compère, sachant
+que son maître ne pouvait, grâce à la défense du
+pape, le vendre aux galères, a si bien joué son rôle
d'esclave indocile et paresseux, que personne n'a
-consenti à l'acheter. Notre Gênois s'est donc vu
-forcer de recevoir, de nouveau, à Gênes, l'incommode
-personnage, dont l'impertinence, encore excitée
+consenti à l'acheter. Notre Gênois s'est donc vu
+forcer de recevoir, de nouveau, à Gênes, l'incommode
+personnage, dont l'impertinence, encore excitée
par celle de Jean Baptiste, n'a plus connu de
-bornes. On l'a donc jeté dans les prisons publiques.
-Mais il faut en finir et l'honnête Grimaldi ne voit,
-à cet insupportable désordre, qu'un seul remède:
-que le pape lève la défense et l'autorise à vendre,
-sur place, aux galères gênoises, Antonio Maria.
-La peur, dit-il, fera rentrer l'esclave dans l'obéissance.
-S'il persiste, eh bien! les galères le rendront
-sage, et avec lui tous ces misérables qui n'ont
-d'autre pensée que de retourner dans leur pays, de
+bornes. On l'a donc jeté dans les prisons publiques.
+Mais il faut en finir et l'honnête Grimaldi ne voit,
+à cet insupportable désordre, qu'un seul remède:
+que le pape lève la défense et l'autorise à vendre,
+sur place, aux galères gênoises, Antonio Maria.
+La peur, dit-il, fera rentrer l'esclave dans l'obéissance.
+S'il persiste, eh bien! les galères le rendront
+sage, et avec lui tous ces misérables qui n'ont
+d'autre pensée que de retourner dans leur pays, de
<span class="pagenum"><a id="Page_217"> 217</a></span>
-renier la foi catholique et de revenir à leur ancien
-paganisme. Que Sa Sainteté considère que «refuser
-cette grâce», serait d'un grand préjudice aujourd'hui
-et dans l'avenir «à un grand nombre d'esclaves»;
-beaucoup de familles gênoises, nobles ou
-bourgeoises, se servent communément des esclaves
-«et à Gênes, dans cette nation d'une si solide
-piété, l'esclavage est le bienfait qui conduit, <em>par
-tous les moyens profitables</em>, à la foi catholique».
-Le pape daignera considérer la difficulté que ces
-pieux Gênois éprouvent à retenir leurs esclaves, à
-qui la fuite par mer est si facile; que si le Saint-Siège,
-à l'ombre duquel ils parviennent trop souvent
-à se sauver, ne les rend qu'à cette dure condition
-de ne point les revendre aux galères, les Gênois
-auront tout avantage à les vendre&mdash;à bénéfice&mdash;le
-jour même où ils les auront achetés et sans
-attendre qu'ils acceptent le saint baptême «au
-grand préjudice de leurs âmes».</p>
+renier la foi catholique et de revenir à leur ancien
+paganisme. Que Sa Sainteté considère que «refuser
+cette grâce», serait d'un grand préjudice aujourd'hui
+et dans l'avenir «à un grand nombre d'esclaves»;
+beaucoup de familles gênoises, nobles ou
+bourgeoises, se servent communément des esclaves
+«et à Gênes, dans cette nation d'une si solide
+piété, l'esclavage est le bienfait qui conduit, <em>par
+tous les moyens profitables</em>, à la foi catholique».
+Le pape daignera considérer la difficulté que ces
+pieux Gênois éprouvent à retenir leurs esclaves, à
+qui la fuite par mer est si facile; que si le Saint-Siège,
+à l'ombre duquel ils parviennent trop souvent
+à se sauver, ne les rend qu'à cette dure condition
+de ne point les revendre aux galères, les Gênois
+auront tout avantage à les vendre&mdash;à bénéfice&mdash;le
+jour même où ils les auront achetés et sans
+attendre qu'ils acceptent le saint baptême «au
+grand préjudice de leurs âmes».</p>
<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p>Et l'intérêt du ciel est tout ce qui me touche!</p>
+<p>Et l'intérêt du ciel est tout ce qui me touche!</p>
</div></div>
-<p>Le pape ne répondit point au mémoire de Grimaldi,
+<p>Le pape ne répondit point au mémoire de Grimaldi,
qui s'empressa de lui en adresser un second.
Alexandre VII manda alors le Gouverneur de Rome
-pour conférer de cette affaire. Le 9 octobre 1663,
-le Saint-Père et son conseiller résolurent de charger
-d'une enquête l'archevêque de Gênes. Celui-ci
+pour conférer de cette affaire. Le 9 octobre 1663,
+le Saint-Père et son conseiller résolurent de charger
+d'une enquête l'archevêque de Gênes. Celui-ci
<span class="pagenum"><a id="Page_218"> 218</a></span>
-donna son avis le 2 novembre. C'était un archevêque
+donna son avis le 2 novembre. C'était un archevêque
esclavagiste; selon lui, Grimaldi n'a jamais
-maltraité son esclave, mais, <i lang="it" xml:lang="it">con maniere soavi</i>,
-avec des procédés d'une douceur suave, l'a seulement
-sollicité de bien servir. Antonio, fort de la
-certitude où il était de n'être point châtié rudement,
-«a toujours vécu avec licence et insolence».
-Suit l'incident du voyage à Cadix, tout à l'honneur
-du patron. «Les choses étant ainsi, continue le bon
-évêque, et la douceur (<i lang="it" xml:lang="it">dolcezza</i>) du digne Giuseppe
-m'étant bien connue, je jugerais convenable que Sa
-Sainteté permît <em>bénignement</em> au susdit maître de
-revendre son esclave aux galères ou à des particuliers,
-mais, quant à ceux-ci, sous la condition de
-ne le revendre point à leur tour aux galères»; le
-tout, après un délai raisonnable, qui permettra à
-Antonio Maria de réfléchir et de se résoudre «à
-servir en paix et avec amour son présent maître
-qui, en ce moment, le tient enfermé dans les prisons
-publiques de cette ville.» La cause était entendue.
-On ne sait ce que décida Alexandre VII.
+maltraité son esclave, mais, <i lang="it" xml:lang="it">con maniere soavi</i>,
+avec des procédés d'une douceur suave, l'a seulement
+sollicité de bien servir. Antonio, fort de la
+certitude où il était de n'être point châtié rudement,
+«a toujours vécu avec licence et insolence».
+Suit l'incident du voyage à Cadix, tout à l'honneur
+du patron. «Les choses étant ainsi, continue le bon
+évêque, et la douceur (<i lang="it" xml:lang="it">dolcezza</i>) du digne Giuseppe
+m'étant bien connue, je jugerais convenable que Sa
+Sainteté permît <em>bénignement</em> au susdit maître de
+revendre son esclave aux galères ou à des particuliers,
+mais, quant à ceux-ci, sous la condition de
+ne le revendre point à leur tour aux galères»; le
+tout, après un délai raisonnable, qui permettra à
+Antonio Maria de réfléchir et de se résoudre «à
+servir en paix et avec amour son présent maître
+qui, en ce moment, le tient enfermé dans les prisons
+publiques de cette ville.» La cause était entendue.
+On ne sait ce que décida Alexandre VII.
Mais trois pauvres esclaves, qui avaient cependant
-le droit d'invoquer leur baptême et le sang du Sauveur
-versé pour leur salut, durent lui paraître bien
-légers dans les balances de sa justice.</p>
+le droit d'invoquer leur baptême et le sang du Sauveur
+versé pour leur salut, durent lui paraître bien
+légers dans les balances de sa justice.</p>
<p><span class="pagenum"><a id="Page_219"> 219</a></span></p>
<h3>VI</h3>
-<p>Mais les Romains de Rome, ceux qui n'étaient
-ni Juifs ni Turcs, goûtaient-ils, dès cette vie, les
-joies de la Jérusalem céleste? Un livre curieux
-nous fait pénétrer dans le détail de l'ancien régime
-ecclésiastique des deux derniers siècles. (<cite>La Corte
-e la Società Romana</cite>, par David Silvagni, Rome,
+<p>Mais les Romains de Rome, ceux qui n'étaient
+ni Juifs ni Turcs, goûtaient-ils, dès cette vie, les
+joies de la Jérusalem céleste? Un livre curieux
+nous fait pénétrer dans le détail de l'ancien régime
+ecclésiastique des deux derniers siècles. (<cite>La Corte
+e la Società Romana</cite>, par David Silvagni, Rome,
1883.) L'&oelig;uvre de M. Silvagni n'est point un pamphlet;
-c'est une histoire vraie, écrite en grande
-partie d'après les mémoires de l'abbé Benedetti&mdash;un
-abbé laïque et marié, dont l'espèce a disparu&mdash;qui
-a raconté les événements grands ou petits de
-la Ville Éternelle, dont il fut le témoin, parfois
-l'acteur, pendant trois quarts de siècle, entre
-Clément XIII et Grégoire XVI. Ajoutez tous les documents
+c'est une histoire vraie, écrite en grande
+partie d'après les mémoires de l'abbé Benedetti&mdash;un
+abbé laïque et marié, dont l'espèce a disparu&mdash;qui
+a raconté les événements grands ou petits de
+la Ville Éternelle, dont il fut le témoin, parfois
+l'acteur, pendant trois quarts de siècle, entre
+Clément XIII et Grégoire XVI. Ajoutez tous les documents
singuliers que, depuis douze ans, les archivistes
-italiens découvrent dans les archives publiques
-ou privées de Rome. Cette description de la
-cour et de la société romaine est réellement tracée
-d'après les sources les plus sûres. Bien des chapitres
-n'y peuvent intéresser que ceux qui connaissent
+italiens découvrent dans les archives publiques
+ou privées de Rome. Cette description de la
+cour et de la société romaine est réellement tracée
+d'après les sources les plus sûres. Bien des chapitres
+n'y peuvent intéresser que ceux qui connaissent
bien Rome, et surtout ceux qui l'ont encore
vue sous Pie IX. D'autres, tels que celui qui
-concerne Cagliostro, dont l'abbé Benedetti suivait
+concerne Cagliostro, dont l'abbé Benedetti suivait
<span class="pagenum"><a id="Page_220"> 220</a></span>
-les séances de magie et de prophétie, sont pour les
-amateurs de raretés paradoxales; quelques-uns,
+les séances de magie et de prophétie, sont pour les
+amateurs de raretés paradoxales; quelques-uns,
renfermant la peinture de m&oelig;urs fastueuses, de
-cavalcades grandioses à travers Rome, de fêtes
+cavalcades grandioses à travers Rome, de fêtes
pontificales ou carnavalesques, divertiront les artistes.
-J'ai trouvé de quoi satisfaire ces diverses
-classes de lecteurs dans les pièces historiques relatives
-à la justice, ou plutôt <em>aux justices</em>, c'est-à-dire
+J'ai trouvé de quoi satisfaire ces diverses
+classes de lecteurs dans les pièces historiques relatives
+à la justice, ou plutôt <em>aux justices</em>, c'est-à-dire
aux supplices des criminels (<i lang="it" xml:lang="it">le Giustizie</i>) auxquels
-le Saint-Père ouvrait d'une main, parfois un
+le Saint-Père ouvrait d'une main, parfois un
peu dure, les portes du ciel. On comprendra que le
-bon larron lui-même eût passé à Rome un assez
+bon larron lui-même eût passé à Rome un assez
mauvais quart d'heure.</p>
-<p>Allons à la place Navone, dont M. Silvagni nous
-donne une peinture animée et piquante comme une
-gravure de Callot. Il y a vingt ans, c'était encore
+<p>Allons à la place Navone, dont M. Silvagni nous
+donne une peinture animée et piquante comme une
+gravure de Callot. Il y a vingt ans, c'était encore
l'un des endroits les plus pittoresques de la ville,
-marché de légumes, de fruits, d'antiquailles, de
+marché de légumes, de fruits, d'antiquailles, de
vieux livres, qui grouillait et piaillait autour de la
-fontaine de l'éléphant porte-obélisque. Mais il y a
-cent ans! Chaque mercredi, on y vendait les denrées,
-le vin à un sou le demi-litre, la viande de
-choix à quatre sous la livre. Le peuple fourmillait
-autour des étalages, jurant que le pape le faisait
-mourir de faim. Çà et là, sur les têtes de la foule
-s'élevaient les tréteaux des charlatans, des chanteurs
+fontaine de l'éléphant porte-obélisque. Mais il y a
+cent ans! Chaque mercredi, on y vendait les denrées,
+le vin à un sou le demi-litre, la viande de
+choix à quatre sous la livre. Le peuple fourmillait
+autour des étalages, jurant que le pape le faisait
+mourir de faim. Çà et là, sur les têtes de la foule
+s'élevaient les tréteaux des charlatans, des chanteurs
de complaintes, des arracheurs de dents, des
<span class="pagenum"><a id="Page_221"> 221</a></span>
magiciens, des marchands de reliques et d'amulettes.
Celui-ci glorifiait saint-Dominique de Cuculla,
-guérisseur de morsures de vipères ou de
-chiens enragés. Celui-là chantait pour saint Nicolas
-de Bari, médecin infaillible en toutes les maladies;
+guérisseur de morsures de vipères ou de
+chiens enragés. Celui-là chantait pour saint Nicolas
+de Bari, médecin infaillible en toutes les maladies;
un autre vendait les <i lang="la" xml:lang="la">Agnus Dei</i> de saint Jacques
-de Compostelle, préservatif sûr contre la peste;
-un autre, le <em>mage de Sabine</em>, distribuait des numéros
+de Compostelle, préservatif sûr contre la peste;
+un autre, le <em>mage de Sabine</em>, distribuait des numéros
excellents pour la loterie de Rome ou celle
-de Gênes. A un bout de la place, un jésuite, le crucifix
-à la main, se démenait comme un beau diable,
-invitant le peuple à la pénitence. A l'autre bout, sur
-une estrade, on voyait, ce jour-là, trois hommes
-assis, liés à leur banc, avec un écriteau pendu
-au cou, portant leurs noms, prénoms et la nature
-de leurs délits. C'était la <em>Berlina</em>, l'exposition publique,
-dont le cardinal Antonelli régalait encore,
+de Gênes. A un bout de la place, un jésuite, le crucifix
+à la main, se démenait comme un beau diable,
+invitant le peuple à la pénitence. A l'autre bout, sur
+une estrade, on voyait, ce jour-là, trois hommes
+assis, liés à leur banc, avec un écriteau pendu
+au cou, portant leurs noms, prénoms et la nature
+de leurs délits. C'était la <em>Berlina</em>, l'exposition publique,
+dont le cardinal Antonelli régalait encore,
en 1856, les Romains sur la place du Peuple. L'un
-des misérables était coupe-bourse, l'autre falsificateur
-de balances. Quand la populace était rassasiée
-de ce prélude de spectacle judiciaire, la
-trompette sonnait: la foule courait alors à l'échafaud,
+des misérables était coupe-bourse, l'autre falsificateur
+de balances. Quand la populace était rassasiée
+de ce prélude de spectacle judiciaire, la
+trompette sonnait: la foule courait alors à l'échafaud,
le supplice du chevalet allait commencer. Les
-trois patients étaient garrottés par les sbires dans
+trois patients étaient garrottés par les sbires dans
la posture convenable; puis le valet du bourreau
levait son nerf de b&oelig;uf et cinglait vigoureusement
-les échines. Les patients hurlaient, se tordaient
+les échines. Les patients hurlaient, se tordaient
<span class="pagenum"><a id="Page_222"> 222</a></span>
tout sanglants; le peuple applaudissait. L'un d'eux,
-le plus jeune, pâle et chétif, devait recevoir cinquante
-coups, le maximum qui était réservé aux
+le plus jeune, pâle et chétif, devait recevoir cinquante
+coups, le maximum qui était réservé aux
voleurs, presque toujours mortel. Le fouet allait
-donc son train, à la grande joie des spectateurs,
-quand tout à coup le bourreau, maître Casella,
-l'homme le plus redouté de Rome, cria d'une voix
-de stentor: Arrête! Et la trompette sonna. Or, à
-l'extrémité de la place Navone, un grand cortège
-venait d'apparaître, chevauchant dans la direction
-de Saint-Pierre. C'était l'ambassadeur de la sérénissime
-République de Venise, Alvise Tiepolo, qui
+donc son train, à la grande joie des spectateurs,
+quand tout à coup le bourreau, maître Casella,
+l'homme le plus redouté de Rome, cria d'une voix
+de stentor: Arrête! Et la trompette sonna. Or, à
+l'extrémité de la place Navone, un grand cortège
+venait d'apparaître, chevauchant dans la direction
+de Saint-Pierre. C'était l'ambassadeur de la sérénissime
+République de Venise, Alvise Tiepolo, qui
allait au conclave complimenter les cardinaux de la
part du doge Mocenigo. Coureurs, estafiers, piquet
-de chevau-légers, garde-portières en magnifiques
-livrées, massiers portant le bâton revêtu de velours
-cramoisi et surmonté du lion d'or de Saint-Marc;
-c'était une belle escorte autour du noble carrosse
-doré que traînaient quatre chevaux, et où le secrétaire,
-ou plutôt l'espion de l'ambassadeur, toujours
-présent aux entrevues diplomatiques, se tenait aux
-côtés de l'Excellence. Par derrière venaient neuf
-carrosses ornés de tous les insignes officiels, en soie
-jaune brochée d'or ou en soie noire, et une longue
-file de voitures remplies de gentilshommes vénitiens
-ou romains et de prélats; enfin, pour fermer
-le cortège, une autre escouade de cavalerie. Cependant
+de chevau-légers, garde-portières en magnifiques
+livrées, massiers portant le bâton revêtu de velours
+cramoisi et surmonté du lion d'or de Saint-Marc;
+c'était une belle escorte autour du noble carrosse
+doré que traînaient quatre chevaux, et où le secrétaire,
+ou plutôt l'espion de l'ambassadeur, toujours
+présent aux entrevues diplomatiques, se tenait aux
+côtés de l'Excellence. Par derrière venaient neuf
+carrosses ornés de tous les insignes officiels, en soie
+jaune brochée d'or ou en soie noire, et une longue
+file de voitures remplies de gentilshommes vénitiens
+ou romains et de prélats; enfin, pour fermer
+le cortège, une autre escouade de cavalerie. Cependant
<span class="pagenum"><a id="Page_223"> 223</a></span>
-le voleur, levant la tête, avait aperçu le
-pompeux défilé, et, d'une voix mourante, il criait
-grâce! Le peuple, charmé de l'incident, criait
-grâce! à son tour. L'ambassadeur, se tournant vers
-l'échafaud, fit un signe au bourreau, qui s'inclina
-respectueusement. La grâce était faite en effet. Le
-patient fut détaché, et, sans demander son reste,
-s'échappa à travers la foule qui criait: Vive saint
-Marc! Ces grâces étaient, d'ailleurs, assez fréquentes.
-Les cardinaux rencontrant un condamné à
-mort pouvaient le délivrer. Un jour, Cencio Storto,
-mercier de la place Sciarra, se balançait déjà au
+le voleur, levant la tête, avait aperçu le
+pompeux défilé, et, d'une voix mourante, il criait
+grâce! Le peuple, charmé de l'incident, criait
+grâce! à son tour. L'ambassadeur, se tournant vers
+l'échafaud, fit un signe au bourreau, qui s'inclina
+respectueusement. La grâce était faite en effet. Le
+patient fut détaché, et, sans demander son reste,
+s'échappa à travers la foule qui criait: Vive saint
+Marc! Ces grâces étaient, d'ailleurs, assez fréquentes.
+Les cardinaux rencontrant un condamné à
+mort pouvaient le délivrer. Un jour, Cencio Storto,
+mercier de la place Sciarra, se balançait déjà au
bout de la corde; le bourreau allait lui sauter sur
-les épaules, quand un cardinal vint à passer, qui
-donna l'ordre de couper la corde. Cencio fut sauvé,
-mais il garda le cou légèrement tordu (<i lang="it" xml:lang="it">Storto</i>) et
+les épaules, quand un cardinal vint à passer, qui
+donna l'ordre de couper la corde. Cencio fut sauvé,
+mais il garda le cou légèrement tordu (<i lang="it" xml:lang="it">Storto</i>) et
un nom de guerre en souvenir de cette dangereuse
aventure.</p>
@@ -6822,452 +6783,452 @@ aventure.</p>
<p>Jusqu'en 1870, quand un criminel devait subir la
peine capitale, on placardait dans Rome, au coin
-des places publiques ou à la porte des églises, l'avis
-suivant: «Indulgence plénière à tous les fidèles
-qui, confessés et communiés, visiteront le très
+des places publiques ou à la porte des églises, l'avis
+suivant: «Indulgence plénière à tous les fidèles
+qui, confessés et communiés, visiteront le très
<span class="pagenum"><a id="Page_224"> 224</a></span>
-saint-sacrement exposé dans l'église des Agonisants
-pour les condamnés à mort». La première fois
-que M. Silvagni vit le lugubre écriteau, en 1840, il
-s'agissait d'un certain Luigi Scapino, âgé de vingt-sept
-ans, coupable de vol sacrilège. Il avait dérobé
+saint-sacrement exposé dans l'église des Agonisants
+pour les condamnés à mort». La première fois
+que M. Silvagni vit le lugubre écriteau, en 1840, il
+s'agissait d'un certain Luigi Scapino, âgé de vingt-sept
+ans, coupable de vol sacrilège. Il avait dérobé
un ciboire. Le nom et le crime du malheureux
-étaient indiqués généralement à la suite de l'avis
-d'indulgence. On invitait ainsi les fidèles à prier
-pour l'âme de celui qui allait mourir.</p>
-
-<p>Qu'à Rome le sacrilège fût un crime capital, personne
-ne s'en étonnera. Les <cite>Édits généraux</cite>
-(<i lang="it" xml:lang="it">Bandi generali</i>) qui formaient la législation criminelle
-au dix-huitième siècle, et qui, renouvelés
-en 1815, durèrent jusqu'en 1833, sous Grégoire XVI,
+étaient indiqués généralement à la suite de l'avis
+d'indulgence. On invitait ainsi les fidèles à prier
+pour l'âme de celui qui allait mourir.</p>
+
+<p>Qu'à Rome le sacrilège fût un crime capital, personne
+ne s'en étonnera. Les <cite>Édits généraux</cite>
+(<i lang="it" xml:lang="it">Bandi generali</i>) qui formaient la législation criminelle
+au dix-huitième siècle, et qui, renouvelés
+en 1815, durèrent jusqu'en 1833, sous Grégoire XVI,
sont bien plus extraordinaires. J'en traduis quelques
-extraits. Le secrétaire d'État de Benoit XIV
-punit ainsi le blasphème «du très saint nom de
-Dieu, ou de son Fils unique, notre Rédempteur, ou
-de sa très-sainte Mère toujours vierge, ou de quelque
-saint ou sainte»: pour le premier délit, trois
-tours de corde en public. (On attachait le patient à
-la corde par dessous les aisselles; on l'élevait à
-une certaine hauteur à l'aide d'une poulie, puis
-on laissait tout d'un coup se dérouler la corde,
-de façon que l'homme, tombant très vite, ne touchât
-pas le sol, mais fût horriblement détraqué
-par la secousse). Le second blasphème valait le
+extraits. Le secrétaire d'État de Benoit XIV
+punit ainsi le blasphème «du très saint nom de
+Dieu, ou de son Fils unique, notre Rédempteur, ou
+de sa très-sainte Mère toujours vierge, ou de quelque
+saint ou sainte»: pour le premier délit, trois
+tours de corde en public. (On attachait le patient à
+la corde par dessous les aisselles; on l'élevait à
+une certaine hauteur à l'aide d'une poulie, puis
+on laissait tout d'un coup se dérouler la corde,
+de façon que l'homme, tombant très vite, ne touchât
+pas le sol, mais fût horriblement détraqué
+par la secousse). Le second blasphème valait le
<span class="pagenum"><a id="Page_225"> 225</a></span>
-fouet en public, et le troisième cinq ans de galères.</p>
+fouet en public, et le troisième cinq ans de galères.</p>
-<p><em>Violation de la clôture des couvents de
-femmes</em>: peine de mort. Si le crime a été commis
+<p><em>Violation de la clôture des couvents de
+femmes</em>: peine de mort. Si le crime a été commis
de nuit, peine de mort pour les complices de tous
-les degrés; peine de mort pour quiconque, entré
-de jour, s'est caché de façon à se trouver de nuit
-dans le monastère; peine de mort toujours, même,
-dit l'édit, <em>si rien de fâcheux n'est arrivé aux
+les degrés; peine de mort pour quiconque, entré
+de jour, s'est caché de façon à se trouver de nuit
+dans le monastère; peine de mort toujours, même,
+dit l'édit, <em>si rien de fâcheux n'est arrivé aux
religieuses</em>.</p>
-<p><em>Baiser donné en public à une dame honnête</em>:
-Galères à perpétuité, ou même, s'il plaît à Son
+<p><em>Baiser donné en public à une dame honnête</em>:
+Galères à perpétuité, ou même, s'il plaît à Son
Eminence, peine de mort et confiscation des biens,
-quand même le coupable ne sera pas arrivé effectivement
-au baiser, mais seulement au geste ou à la
+quand même le coupable ne sera pas arrivé effectivement
+au baiser, mais seulement au geste ou à la
tentative d'embrassement.</p>
<p><em>Libelles injurieux ou diffamatoires.</em> C'est la loi
-pontificale sur la presse. Celle-ci n'existait à Rome
+pontificale sur la presse. Celle-ci n'existait à Rome
que sous forme de pamphlets qui couraient de
-mains en mains, ou de petits libelles, imprimés ou
+mains en mains, ou de petits libelles, imprimés ou
manuscrits, que l'on affichait furtivement en certains
-endroits bien connus, par exemple à la statue
-de Pasquin. L'édit punit de mort, de confiscation,
-d'infamie perpétuelle, ou tout au moins des galères,
+endroits bien connus, par exemple à la statue
+de Pasquin. L'édit punit de mort, de confiscation,
+d'infamie perpétuelle, ou tout au moins des galères,
au choix de Son Eminence, quiconque aura
-écrit, affiché, distribué quelqu'un de ces pamphlets
-ou pasquinades, quand bien même «il n'y fût dit
-que la vérité ».</p>
+écrit, affiché, distribué quelqu'un de ces pamphlets
+ou pasquinades, quand bien même «il n'y fût dit
+que la vérité ».</p>
<p><span class="pagenum"><a id="Page_226"> 226</a></span>
<em>Outrages et injures sur les portes ou les murailles
des maisons.</em> Quiconque mettra ou fera
mettre des peintures outrageantes, des cornes ou
autres choses offensantes aux portes ou aux murs
-d'une maison, même habitée par une courtisane
-publique, sera puni des galères à perpétuité, ou
-même de mort, au choix de Son Eminence.</p>
+d'une maison, même habitée par une courtisane
+publique, sera puni des galères à perpétuité, ou
+même de mort, au choix de Son Eminence.</p>
<p>En 1828, le cardinal Giustiniani remania par
-l'édit suivant les pénalités encourues par les blasphémateurs:
-Pour le premier blasphème, vingt-cinq
-écus d'or; pour le second, cinquante; pour le
-troisième, cent; en outre, le coupable sera flétri
-comme infâme. Si c'est un homme du peuple et
-pauvre, la première fois il sera lié à la porte d'une
-église; la seconde, fouetté; la troisième, <em>il aura
-la langue percée et sera mis aux galères</em>.</p>
+l'édit suivant les pénalités encourues par les blasphémateurs:
+Pour le premier blasphème, vingt-cinq
+écus d'or; pour le second, cinquante; pour le
+troisième, cent; en outre, le coupable sera flétri
+comme infâme. Si c'est un homme du peuple et
+pauvre, la première fois il sera lié à la porte d'une
+église; la seconde, fouetté; la troisième, <em>il aura
+la langue percée et sera mis aux galères</em>.</p>
<p>Eh bien, cette abominable loi n'est rien en comparaison
-de ce dernier article: «Les dénonciateurs
-gagneront, <em>outre dix années d'indulgences</em>, le
-tiers de l'amende.» Jusqu'en 1870, j'ai lu bien des
-fois, affichés aux portes de Saint-Pierre ou de
-Saint-Jean-de-Latran, les noms des blasphémateurs.
-Mais Pie IX était doux et ne leur perçait
+de ce dernier article: «Les dénonciateurs
+gagneront, <em>outre dix années d'indulgences</em>, le
+tiers de l'amende.» Jusqu'en 1870, j'ai lu bien des
+fois, affichés aux portes de Saint-Pierre ou de
+Saint-Jean-de-Latran, les noms des blasphémateurs.
+Mais Pie IX était doux et ne leur perçait
plus la langue.</p>
<p><span class="pagenum"><a id="Page_227"> 227</a></span></p>
<h3>VIII</h3>
-<p>Voici quelques cas particuliers assez intéressants
-pour l'étude des m&oelig;urs monacales. En 1693,
-une s&oelig;ur de Saint-Dominique fut assassinée de
+<p>Voici quelques cas particuliers assez intéressants
+pour l'étude des m&oelig;urs monacales. En 1693,
+une s&oelig;ur de Saint-Dominique fut assassinée de
nuit par une converse, qui blessa en outre deux
-autres nonnes accourues au secours de la première.
-La coupable fut étranglée par ordre du
-pape; mais, avant de mourir, elle déclara qu'elle
-avait commis le crime à l'instigation d'une très
-noble religieuse, une Aldobrandini, nièce de Clément
-VIII. Celle-ci fut mise à mort en secret.</p>
+autres nonnes accourues au secours de la première.
+La coupable fut étranglée par ordre du
+pape; mais, avant de mourir, elle déclara qu'elle
+avait commis le crime à l'instigation d'une très
+noble religieuse, une Aldobrandini, nièce de Clément
+VIII. Celle-ci fut mise à mort en secret.</p>
<p>Un jeune Ferrarais, amoureux d'une s&oelig;ur, se fit
-porter au couvent enfermé dans un coffre. La nonne
-avait la clef. Elle ouvrit: l'amoureux était mort
-étouffé. Grand embarras! Il fallut avertir l'abbesse,
-qui en référa au cardinal vicaire. La nonne
-fut emmurée, c'est-à-dire scellée toute vive dans
+porter au couvent enfermé dans un coffre. La nonne
+avait la clef. Elle ouvrit: l'amoureux était mort
+étouffé. Grand embarras! Il fallut avertir l'abbesse,
+qui en référa au cardinal vicaire. La nonne
+fut emmurée, c'est-à-dire scellée toute vive dans
une muraille du couvent. Elle avait dix-huit ans.</p>
-<p>En 1648, grande bataille, au monastère féminin
+<p>En 1648, grande bataille, au monastère féminin
de San-Silvestro, pour une raison futile. Les bonnes
-religieuses tirèrent le couteau. L'une d'elles, blessée
-à mort, fut jetée dans un puits. Une autre mourut
+religieuses tirèrent le couteau. L'une d'elles, blessée
+à mort, fut jetée dans un puits. Une autre mourut
quelques jours plus tard. Le pape envoya au couvent
-le bourreau, qui mit à mort les coupables.</p>
+le bourreau, qui mit à mort les coupables.</p>
<p><span class="pagenum"><a id="Page_228"> 228</a></span>
-En 1649, un lettré romain, Camillo Zaccagni, qui
-avait en vain prié le gouverneur de Rome de faire
+En 1649, un lettré romain, Camillo Zaccagni, qui
+avait en vain prié le gouverneur de Rome de faire
sortir de prison un sien neveu, eut l'imprudence
-de dire, dans une boutique de barbier, «que ces
-prélats étaient inhumains, plus durs que des Turcs,
-et qu'il saurait bien s'en venger quand le siège
-apostolique serait vacant». Zaccagni, dénoncé,
-se vit appliqué la loi Julia, une très vieille loi à
-laquelle il n'avait pas pensé: on lui coupa la tête
+de dire, dans une boutique de barbier, «que ces
+prélats étaient inhumains, plus durs que des Turcs,
+et qu'il saurait bien s'en venger quand le siège
+apostolique serait vacant». Zaccagni, dénoncé,
+se vit appliqué la loi Julia, une très vieille loi à
+laquelle il n'avait pas pensé: on lui coupa la tête
au pont Saint-Ange, en plein hiver, le 4 janvier.</p>
-<p>Le dix-septième siècle romain eut ses empoisonneuses,
-tout comme le nôtre. Des dames patriciennes
-formèrent une société secrète pour se débarrasser
+<p>Le dix-septième siècle romain eut ses empoisonneuses,
+tout comme le nôtre. Des dames patriciennes
+formèrent une société secrète pour se débarrasser
de leurs maris par l'<i lang="it" xml:lang="it">acqua tofana</i>. On
-n'osa pas couper la tête à la duchesse de Ceri;
+n'osa pas couper la tête à la duchesse de Ceri;
mais on pendit cinq femmes du peuple qui avaient
-distillé l'eau empoisonnée. La Girolama Spana
-avoua avoir tué trente-deux personnes. Quand ce
-fut le tour de la cinquième, le prince de Palestrine
-qui, en sa qualité de confrère de saint Jean
-le Décapité, remplissait près de l'infortunée la
+distillé l'eau empoisonnée. La Girolama Spana
+avoua avoir tué trente-deux personnes. Quand ce
+fut le tour de la cinquième, le prince de Palestrine
+qui, en sa qualité de confrère de saint Jean
+le Décapité, remplissait près de l'infortunée la
mission de consolateur, dit au bourreau de faire
-vite. Le bourreau répondit insolemment au prince
-d'officier à sa place, et s'en alla. Il fut, par ordre
-du gouverneur de Rome, mené à travers la ville,
-fouetté et enfermé aux galères. Mais la cinquième
+vite. Le bourreau répondit insolemment au prince
+d'officier à sa place, et s'en alla. Il fut, par ordre
+du gouverneur de Rome, mené à travers la ville,
+fouetté et enfermé aux galères. Mais la cinquième
empoisonneuse n'en fut pas moins pendue.</p>
<p><span class="pagenum"><a id="Page_229"> 229</a></span>
-Parmi les papiers de l'abbé Benedetti se trouvent
-des cahiers consacrés aux plus célèbres «justices»
-accomplies à Rome depuis l'horrible procès des
-Cenci sous Clément VIII. C'est une belle collection,
-très propre à émouvoir les âmes sensibles. En 1636,
+Parmi les papiers de l'abbé Benedetti se trouvent
+des cahiers consacrés aux plus célèbres «justices»
+accomplies à Rome depuis l'horrible procès des
+Cenci sous Clément VIII. C'est une belle collection,
+très propre à émouvoir les âmes sensibles. En 1636,
un neveu de cardinal, Giacinto Centini, avait, avec
-plusieurs complices, envoûté, à l'aide d'une figurine
-de cire, un compétiteur probable de son oncle
-au pontificat. Le 22 avril, ce neveu trop dévoué,
-dut confesser son crime, à Saint-Pierre, devant
-vingt mille spectateurs, en compagnie de Frà Cherubino
-et de Frà Bernardino, ses complices. Celui-ci,
-en pleine basilique, nia le fait, et se répandit en
-injures si violentes, qu'il fallut lui enfoncer un bâillon
-dans la bouche. Les autres complices étaient
-condamnés aux galères, et, parmi eux, un augustin.
-La cérémonie religieuse terminée, on mena les
-trois associés à travers la ville, longuement, jusqu'à
-la place de Campo di Fiore, où était dressé
-le couperet, véritable guillotine&mdash;car à Rome
+plusieurs complices, envoûté, à l'aide d'une figurine
+de cire, un compétiteur probable de son oncle
+au pontificat. Le 22 avril, ce neveu trop dévoué,
+dut confesser son crime, à Saint-Pierre, devant
+vingt mille spectateurs, en compagnie de Frà Cherubino
+et de Frà Bernardino, ses complices. Celui-ci,
+en pleine basilique, nia le fait, et se répandit en
+injures si violentes, qu'il fallut lui enfoncer un bâillon
+dans la bouche. Les autres complices étaient
+condamnés aux galères, et, parmi eux, un augustin.
+La cérémonie religieuse terminée, on mena les
+trois associés à travers la ville, longuement, jusqu'à
+la place de Campo di Fiore, où était dressé
+le couperet, véritable guillotine&mdash;car à Rome
on connaissait l'horrible machine&mdash;et deux potences
-entourées de bois et de matières combustibles.
-Centini fut d'abord décapité. Les deux
-capucins étaient dans un état pitoyable, à demi-morts
-de terreur. On les attacha chacun à son
+entourées de bois et de matières combustibles.
+Centini fut d'abord décapité. Les deux
+capucins étaient dans un état pitoyable, à demi-morts
+de terreur. On les attacha chacun à son
gibet, et on mit le feu par dessous, comme on
-avait fait pour Savonarole. C'est ainsi qu'ils expièrent
+avait fait pour Savonarole. C'est ainsi qu'ils expièrent
<span class="pagenum"><a id="Page_230"> 230</a></span>
-leur figure de cire percée d'une épingle.</p>
+leur figure de cire percée d'une épingle.</p>
-<p>Mais une «justice» extraordinaire fut celle du
+<p>Mais une «justice» extraordinaire fut celle du
9 juin 1666, sous Alexandre VII. Le bourreau, ce
-jour-là, faisait coup double. Il devait pendre Paolo
-Camillo Nicoli, convaincu d'assassinat sur son beau-père,
-et décapiter Tomasini, un médecin, professeur
-public, qui, cinq ans auparavant, avait poignardé
-méchamment un confrère, le docteur Egidio
-da Montefiore. Nicoli «mit à se confesser une
-heure et demie d'horloge», donna les signes du
+jour-là, faisait coup double. Il devait pendre Paolo
+Camillo Nicoli, convaincu d'assassinat sur son beau-père,
+et décapiter Tomasini, un médecin, professeur
+public, qui, cinq ans auparavant, avait poignardé
+méchamment un confrère, le docteur Egidio
+da Montefiore. Nicoli «mit à se confesser une
+heure et demie d'horloge», donna les signes du
plus touchant repentir, essaya de toucher le c&oelig;ur
-de son compagnon de misère, et mourut avec douceur.
+de son compagnon de misère, et mourut avec douceur.
Mais Tomasini n'entendait pas se laisser
-égorger comme un mouton. Quand ses consolateurs
-de la confrérie des pénitents, le marquis Corsini et
-le prince de Palestrine lui annoncèrent que l'heure
-fatale était venue, il poussa de grands cris et
-déclara qu'il voulait être damné. Prières, exhortations,
+égorger comme un mouton. Quand ses consolateurs
+de la confrérie des pénitents, le marquis Corsini et
+le prince de Palestrine lui annoncèrent que l'heure
+fatale était venue, il poussa de grands cris et
+déclara qu'il voulait être damné. Prières, exhortations,
litanies, chapelet, rien n'y fit. On lui offrit
-d'appeler un religieux en qui il eût confiance, il refusa.
-On crut qu'il était hérétique; il affirma qu'il
-croyait à tous les articles de foi. Mais il ne voulait
-point se confesser. Le soir était venu. Les consolateurs,
+d'appeler un religieux en qui il eût confiance, il refusa.
+On crut qu'il était hérétique; il affirma qu'il
+croyait à tous les articles de foi. Mais il ne voulait
+point se confesser. Le soir était venu. Les consolateurs,
pour l'attendrir, se mirent la corde au cou et
-lui baisèrent les pieds. Tomasini se mit la tête au
-mur, leur tournant le dos, très indécemment. On
+lui baisèrent les pieds. Tomasini se mit la tête au
+mur, leur tournant le dos, très indécemment. On
essaya des menaces et de la violence. On lui appliqua
<span class="pagenum"><a id="Page_231"> 231</a></span>
-à la main la flamme d'une chandelle, pour qu'il
-eût le sentiment du feu de l'enfer. Il assura qu'il
-irait volontiers en enfer, où il trouverait grande
-compagnie. On fit venir le père Orazio, homme
-plein d'onction, qui prêcha, supplia, tempêta, et
+à la main la flamme d'une chandelle, pour qu'il
+eût le sentiment du feu de l'enfer. Il assura qu'il
+irait volontiers en enfer, où il trouverait grande
+compagnie. On fit venir le père Orazio, homme
+plein d'onction, qui prêcha, supplia, tempêta, et
perdit son latin. On changea les consolateurs; les
-nouveaux venus, «tout frais», renforcés de capucins,
+nouveaux venus, «tout frais», renforcés de capucins,
n'obtinrent rien. On avertit le gouverneur
de Rome, qui avertit le pape, afin que le supplice
-fût ajourné. Après les capucins, ce fut le tour
-des carmes déchaussés. Même succès. Il faisait
-jour. On emmena de force Tomasini à la messe. Il
+fût ajourné. Après les capucins, ce fut le tour
+des carmes déchaussés. Même succès. Il faisait
+jour. On emmena de force Tomasini à la messe. Il
refusa de s'agenouiller et s'assit sur un banc. Le
-prêtre se tourna vers lui, tenant l'hostie dans ses
-mains, avec un discours qui fit pleurer à verse
+prêtre se tourna vers lui, tenant l'hostie dans ses
+mains, avec un discours qui fit pleurer à verse
(<i lang="la" xml:lang="la">dirottamente</i>) toute l'assistance; il mit sa main
sur ses yeux pour ne point voir. On revint aux
-menaces; il dit que si on le conduisait à l'échafaud,
+menaces; il dit que si on le conduisait à l'échafaud,
il en conterait de belles sur les cardinaux et les
-prélats. «C'est bon, ma mort ne les fera pas rire.»
-Un notaire, qui était présent, courut au gouverneur,
-afin de le prévenir de cette inquiétante éventualité.
+prélats. «C'est bon, ma mort ne les fera pas rire.»
+Un notaire, qui était présent, courut au gouverneur,
+afin de le prévenir de cette inquiétante éventualité.
Cependant, Monsieur de Rome et tout son
monde apportaient des nouvelles au procureur pontifical.
-Il s'agissait, par ordre supérieur, de pendre
-Tomasini, qui ferait évidemment quelque difficulté
+Il s'agissait, par ordre supérieur, de pendre
+Tomasini, qui ferait évidemment quelque difficulté
pour s'ajuster sous le couteau de la <i lang="it" xml:lang="it">manaia</i>, de le
<span class="pagenum"><a id="Page_232"> 232</a></span>
voiturer jusqu'au lieu du supplice, car, sans doute,
-il refuserait d'aller à pied, enfin, de le bâillonner
-proprement, pour qu'il ne bavardât pas, chemin faisant,
+il refuserait d'aller à pied, enfin, de le bâillonner
+proprement, pour qu'il ne bavardât pas, chemin faisant,
sur les Eminences. Le bourreau devait, en cas
-de suprême résistance, au pied du gibet, étrangler
+de suprême résistance, au pied du gibet, étrangler
Tomasini, puis le pendre.</p>
-<p>Tomasini, informé du nouveau programme, répond
-encore qu'il veut être damné, à la grande
-horreur de toutes les personnes présentes. Entrée
+<p>Tomasini, informé du nouveau programme, répond
+encore qu'il veut être damné, à la grande
+horreur de toutes les personnes présentes. Entrée
du bourreau qui, pour l'effrayer, lui met la corde
-au cou, le bâillon dans la bouche et lui coupe les
-cheveux. Nouvelle messe. Exorcismes. Il avait assurément
+au cou, le bâillon dans la bouche et lui coupe les
+cheveux. Nouvelle messe. Exorcismes. Il avait assurément
le diable dans le corps: on cherche avec
-soin si quelque sortilège ou maléfice n'était pas
-dans une couture de ses vêtements. Dernière tentative
+soin si quelque sortilège ou maléfice n'était pas
+dans une couture de ses vêtements. Dernière tentative
du prince de Palestrine, toujours inutile. On
-se met en route vers la potence. La foule frémissait
-d'une religieuse indignation. Déjà le bourreau
+se met en route vers la potence. La foule frémissait
+d'une religieuse indignation. Déjà le bourreau
posait la main sur Tomasini; celui-ci poussa un
-grand soupir, ôta son bâillon, disant qu'il ne convenait
-pas à un homme tel que lui d'être bâillonné.
-Les confrères de la pénitence, persuadés que
-Dieu avait enfin touché son c&oelig;ur, s'empressèrent
-autour de lui, pleurant d'allégresse, et l'emmenèrent
-à l'église. Là, Tomasini abjura ses erreurs et
-demanda: 1<sup>o</sup> qu'on le reconduisît en prison afin
-qu'il pût se confesser et communier; 2<sup>o</sup> qu'on fit
+grand soupir, ôta son bâillon, disant qu'il ne convenait
+pas à un homme tel que lui d'être bâillonné.
+Les confrères de la pénitence, persuadés que
+Dieu avait enfin touché son c&oelig;ur, s'empressèrent
+autour de lui, pleurant d'allégresse, et l'emmenèrent
+à l'église. Là, Tomasini abjura ses erreurs et
+demanda: 1<sup>o</sup> qu'on le reconduisît en prison afin
+qu'il pût se confesser et communier; 2<sup>o</sup> qu'on fit
<span class="pagenum"><a id="Page_233"> 233</a></span>
-de ses cheveux coupés une perruque ou qu'on en
-trouvât une de la même teinte, pour qu'il mourût
-avec cette coiffure; 3<sup>o</sup> qu'on rétablît l'échafaud afin
-que la sentence première fût exécutée par le couperet.
-A ces conditions, il consentait à finir en bon
-chrétien.</p>
-
-<p>Un bon moment fut encore perdu à discuter
-entre sbires et pénitents sur l'ultimatum du condamné.
-On le prêcha pour qu'il renonçât à la perruque
-et se résignât à la potence. Mais Tomasini
-revint sur ses concessions: rien n'était fait; il
-voulait décidément aller en enfer. Les pénitents
-expédièrent donc une ambassade au gouverneur,
-pour qu'il accordât tout au spirituel professeur. Il
-s'agissait, disaient-ils, du salut d'une âme que Jésus-Christ
-a rachetée de son sang. Le gouverneur consentit
-au couperet et à la perruque. Tomasini, ayant
-épuisé toutes ses ressources d'imagination, se décida
-à mourir canoniquement. Il se confessa et
-demanda à tous pardon du scandale qu'il avait
-causé. On lui mit une perruque de la couleur convenable,
+de ses cheveux coupés une perruque ou qu'on en
+trouvât une de la même teinte, pour qu'il mourût
+avec cette coiffure; 3<sup>o</sup> qu'on rétablît l'échafaud afin
+que la sentence première fût exécutée par le couperet.
+A ces conditions, il consentait à finir en bon
+chrétien.</p>
+
+<p>Un bon moment fut encore perdu à discuter
+entre sbires et pénitents sur l'ultimatum du condamné.
+On le prêcha pour qu'il renonçât à la perruque
+et se résignât à la potence. Mais Tomasini
+revint sur ses concessions: rien n'était fait; il
+voulait décidément aller en enfer. Les pénitents
+expédièrent donc une ambassade au gouverneur,
+pour qu'il accordât tout au spirituel professeur. Il
+s'agissait, disaient-ils, du salut d'une âme que Jésus-Christ
+a rachetée de son sang. Le gouverneur consentit
+au couperet et à la perruque. Tomasini, ayant
+épuisé toutes ses ressources d'imagination, se décida
+à mourir canoniquement. Il se confessa et
+demanda à tous pardon du scandale qu'il avait
+causé. On lui mit une perruque de la couleur convenable,
un col et des manchettes blanches, et
un bel habit. Il se fit raser; il sortit alors de la
-prison, récitant les psaumes de la Pénitence, suivi
-d'une foule immense. Sur l'échafaud, il ôta tranquillement
+prison, récitant les psaumes de la Pénitence, suivi
+d'une foule immense. Sur l'échafaud, il ôta tranquillement
son manteau, remonta sa robe dans la
-ceinture, embrassa le P. Orazio, mit de bonne grâce
+ceinture, embrassa le P. Orazio, mit de bonne grâce
<span class="pagenum"><a id="Page_234"> 234</a></span>
-sa tête sur le billot. Le bourreau fit son office. On
-porta en procession le corps du supplicié à Sainte-Ursule.</p>
+sa tête sur le billot. Le bourreau fit son office. On
+porta en procession le corps du supplicié à Sainte-Ursule.</p>
<p>J'en demande bien pardon aux lecteurs. Mais il
-faut finir ces récits par quelques scènes abominables.
+faut finir ces récits par quelques scènes abominables.
L'histoire a parfois l'aspect repoussant
-d'un amphithéâtre d'anatomie. On est libre de n'y
+d'un amphithéâtre d'anatomie. On est libre de n'y
point entrer, comme de ne point lire ce chapitre
jusqu'au bout:</p>
<p>3 juillet 1703.&mdash;Mattia Troiano, valet de chambre
-d'un prélat du palais apostolique, coupable
-d'assassinat sur son maître, monte sur l'échafaud.
+d'un prélat du palais apostolique, coupable
+d'assassinat sur son maître, monte sur l'échafaud.
Il ne pouvait plus se tenir sur ses jambes. Le bourreau
-lui ôta le chapeau et la perruque et lui banda
-les yeux. Il s'agenouilla. Le <em>maître de justice</em> lui
-donna sur la tête un coup terrible de massue, qui
-le jeta à gauche du billot, puis lui enfonça le couteau
-dans la gorge et ouvrit, en descendant, jusqu'à
-la poitrine, puis lui enleva la tête et le c&oelig;ur, puis
-les entrailles et les graisses qu'il entassa à côté de
-l'échafaud; les autres morceaux furent accrochés
-à des perches tout autour. Le soir, on porta cette
-boucherie à Saint-Jean le Décapité au milieu de la
+lui ôta le chapeau et la perruque et lui banda
+les yeux. Il s'agenouilla. Le <em>maître de justice</em> lui
+donna sur la tête un coup terrible de massue, qui
+le jeta à gauche du billot, puis lui enfonça le couteau
+dans la gorge et ouvrit, en descendant, jusqu'à
+la poitrine, puis lui enleva la tête et le c&oelig;ur, puis
+les entrailles et les graisses qu'il entassa à côté de
+l'échafaud; les autres morceaux furent accrochés
+à des perches tout autour. Le soir, on porta cette
+boucherie à Saint-Jean le Décapité au milieu de la
foule qui gagnait, en l'accompagnant, les indulgences.
On remarqua que Troiano, en sortant de
-prison, était blanc comme cire, en route, rouge
-comme du feu, puis violacé, puis noir, «effets de
+prison, était blanc comme cire, en route, rouge
+comme du feu, puis violacé, puis noir, «effets de
<span class="pagenum"><a id="Page_235"> 235</a></span>
-la mort qu'il redoutait», écrit le bon chroniqueur.
-Les prélats avaient loué les fenêtres propices à
-des prix fous, et y avaient placé leurs valets de
-chambre. La tête demeura dans une cage de fer,
-attachée à la porte <em>Angelica</em>, et les s&oelig;urs du criminel
-furent bannies de Rome jusqu'à la troisième
-génération.</p>
-
-<p>En 1688, sous Innocent XI, exécution, au Pont-Saint-Ange,
-de l'abbé Rivarola, <em>coupable de satires
-et libelles</em>. En dépit de tous les vinaigres et
-de tous les réconfortants, le pauvre journaliste, à
-demi évanoui, n'était plus présentable debout. Il
-fallut l'emporter sur la civière au milieu de la populace
-à laquelle les sbires distribuaient des coups
-de bâton pour s'ouvrir un passage. L'abbé fondait
-entre les mains de ses consolateurs; il fut ajusté
-de travers, et le couperet lui entama profondément
-l'épaule. Le bourreau dut scier le cou avec un
+la mort qu'il redoutait», écrit le bon chroniqueur.
+Les prélats avaient loué les fenêtres propices à
+des prix fous, et y avaient placé leurs valets de
+chambre. La tête demeura dans une cage de fer,
+attachée à la porte <em>Angelica</em>, et les s&oelig;urs du criminel
+furent bannies de Rome jusqu'à la troisième
+génération.</p>
+
+<p>En 1688, sous Innocent XI, exécution, au Pont-Saint-Ange,
+de l'abbé Rivarola, <em>coupable de satires
+et libelles</em>. En dépit de tous les vinaigres et
+de tous les réconfortants, le pauvre journaliste, à
+demi évanoui, n'était plus présentable debout. Il
+fallut l'emporter sur la civière au milieu de la populace
+à laquelle les sbires distribuaient des coups
+de bâton pour s'ouvrir un passage. L'abbé fondait
+entre les mains de ses consolateurs; il fut ajusté
+de travers, et le couperet lui entama profondément
+l'épaule. Le bourreau dut scier le cou avec un
grand couteau. Le peuple prit des pierres pour
-lapider le bourreau et se rua sur l'échafaud. Les
-sbires essayèrent de protéger l'exécuteur; mais
-l'un deux, par hasard, frappa de son bâton un soldat
-de la milice pontificale, qui mit la main à son
-épée. Le sbire leva sa carabine. Le peuple se rejeta
-brusquement en arrière. Ce fut une confusion
-inouïe: tandis que le bargello (préfet de police) se
-voyait arracher des épaules son manteau de soie
+lapider le bourreau et se rua sur l'échafaud. Les
+sbires essayèrent de protéger l'exécuteur; mais
+l'un deux, par hasard, frappa de son bâton un soldat
+de la milice pontificale, qui mit la main à son
+épée. Le sbire leva sa carabine. Le peuple se rejeta
+brusquement en arrière. Ce fut une confusion
+inouïe: tandis que le bargello (préfet de police) se
+voyait arracher des épaules son manteau de soie
<span class="pagenum"><a id="Page_236"> 236</a></span>
-et s'enfuyait, le soldat outragé par le bâton de la
+et s'enfuyait, le soldat outragé par le bâton de la
police courait vers Saint-Pierre chercher ses camarades
afin de venger l'insulte; la garnison du
-Château-Saint-Ange sortait en armes pour protéger
+Château-Saint-Ange sortait en armes pour protéger
la garde d'honneur du bourreau; la foule, saisie de
panique, foulait aux pieds les malheureux qu'elle
-avait renversés. Le tronc décapité de l'abbé saignait
-toujours sur l'échafaud. Quand l'ordre fut
-rétabli, le bargello revint prendre son manteau de
-soie en lambeaux, les pénitents prirent les restes de
+avait renversés. Le tronc décapité de l'abbé saignait
+toujours sur l'échafaud. Quand l'ordre fut
+rétabli, le bargello revint prendre son manteau de
+soie en lambeaux, les pénitents prirent les restes de
Rivarola, et les sbires prirent le bourreau; le lendemain
on le fouetta publiquement, puis on l'exila.</p>
-<p>3 février 1720, premier samedi du carnaval, exécution
-d'un autre abbé, un élégant criminel, Gaetano
-Volpini; il marcha à l'échafaud avec le rabat
+<p>3 février 1720, premier samedi du carnaval, exécution
+d'un autre abbé, un élégant criminel, Gaetano
+Volpini; il marcha à l'échafaud avec le rabat
et les manchettes de dentelles, souriant, saluant de
-la tête et de la voix les belles dames, les abbés aimables
-et les cavaliers qui se pressaient aux fenêtres.
-Il avait vingt-deux ans. Son crime était
-d'avoir écrit à un journal de Vienne quelques indiscrétions
-sur les m&oelig;urs intimes de S. S. Clément XI.
-Plaignez-vous donc de notre présente loi sur la
+la tête et de la voix les belles dames, les abbés aimables
+et les cavaliers qui se pressaient aux fenêtres.
+Il avait vingt-deux ans. Son crime était
+d'avoir écrit à un journal de Vienne quelques indiscrétions
+sur les m&oelig;urs intimes de S. S. Clément XI.
+Plaignez-vous donc de notre présente loi sur la
presse! J'ajoute que le pamphlet de Volpini ne fut
-jamais publié, mais circula manuscrit dans les
-salons autrichiens, où le nonce en avait pris connaissance.</p>
+jamais publié, mais circula manuscrit dans les
+salons autrichiens, où le nonce en avait pris connaissance.</p>
-<p>Le bourreau de Léon XII, Bugatti, mit à mort,
+<p>Le bourreau de Léon XII, Bugatti, mit à mort,
<span class="pagenum"><a id="Page_237"> 237</a></span>
par la massue ou la guillotine, trois cent trente-neuf
-personnes. Le 27 janvier 1800, un sacrilège,
-Gennari, fut pendu, écartelé, puis brûlé, sous
-Pie VII, Chiaramonti, amateur éclairé de l'art antique.
-Par contre, quelques confréries avaient alors
-le privilège souverain de requérir, le jour de certaines
-fêtes, la grâce entière des pires malfaiteurs.
-Ainsi, en 1824, la confrérie de Saint-Jérôme allait
+personnes. Le 27 janvier 1800, un sacrilège,
+Gennari, fut pendu, écartelé, puis brûlé, sous
+Pie VII, Chiaramonti, amateur éclairé de l'art antique.
+Par contre, quelques confréries avaient alors
+le privilège souverain de requérir, le jour de certaines
+fêtes, la grâce entière des pires malfaiteurs.
+Ainsi, en 1824, la confrérie de Saint-Jérôme allait
chercher solennellement un assassin, Checco le
-vacher, aux Carceri-Nuove, le conduisait à la
-messe, le revêtait du costume des confrères et le
-menait dans Rome en procession, couronné de lauriers,
-tout comme Pétrarque et le Tasse! Il n'a
-manqué à l'heureux vacher que de cheminer, la
-lyre à la main et le front relevé vers les nuages, le
-long de la voie sacrée!</p>
-
-<p>On m'objectera peut-être cette vérité triste que,
+vacher, aux Carceri-Nuove, le conduisait à la
+messe, le revêtait du costume des confrères et le
+menait dans Rome en procession, couronné de lauriers,
+tout comme Pétrarque et le Tasse! Il n'a
+manqué à l'heureux vacher que de cheminer, la
+lyre à la main et le front relevé vers les nuages, le
+long de la voie sacrée!</p>
+
+<p>On m'objectera peut-être cette vérité triste que,
partout ailleurs en Europe, partout en Italie, la
-justice avait des façons d'agir aussi atroces, aussi
-lugubres qu'à Rome. Je l'avoue, et en voici la
+justice avait des façons d'agir aussi atroces, aussi
+lugubres qu'à Rome. Je l'avoue, et en voici la
preuve: Le 14 mai 1794, le ministre du roi de
-Naples invite l'archevêque à célébrer un <i lang="la" xml:lang="la">triduum</i>
+Naples invite l'archevêque à célébrer un <i lang="la" xml:lang="la">triduum</i>
d'expiation pour le crime commis par Tommaso
-Amato de Messine. Ce scélérat devait subir tour à
-tour les supplices qui suivent: être traîné, attaché
-à la queue d'un cheval, avoir la langue coupée,
-puis la main, puis la tête; le cadavre sera brûlé,
+Amato de Messine. Ce scélérat devait subir tour à
+tour les supplices qui suivent: être traîné, attaché
+à la queue d'un cheval, avoir la langue coupée,
+puis la main, puis la tête; le cadavre sera brûlé,
<span class="pagenum"><a id="Page_238"> 238</a></span>
-les biens confisqués, le nom déclaré infâme à perpétuité.
+les biens confisqués, le nom déclaré infâme à perpétuité.
Or, voici le crime d'Amato: trois jours
-auparavant, il était entré dans l'église des Carmes,
-sur la place du Marché&mdash;le marché de Masaniello;&mdash;pendant
-la messe il avait jeté en l'air son chapeau,
-en criant, à plusieurs reprises: <em>Vive Paris!
-vive la Liberté!</em> Le peuple voulait le mettre en
-lambeaux: arrestation, instruction, procès, défense,
-sentence, tout cela s'expédia en <em>six heures</em>.
-Le roi lui fit grâce de la queue de cheval. M. Silvagni
-n'ose pas décrire, d'après les récits du temps,
-la hideuse et obscène boucherie qu'on lui fit endurer.
-Cela est vrai, l'ancien régime ne valait pas
-mieux à Naples, à Parme, à Modène, qu'à Rome.
-Mêmes m&oelig;urs publiques, même régime judiciaire,
-même civilisation, même barbarie. L'Église, engagée,
-par des nécessités séculaires, dans la mêlée
-des intérêts temporels, avait dû se conformer aux
+auparavant, il était entré dans l'église des Carmes,
+sur la place du Marché&mdash;le marché de Masaniello;&mdash;pendant
+la messe il avait jeté en l'air son chapeau,
+en criant, à plusieurs reprises: <em>Vive Paris!
+vive la Liberté!</em> Le peuple voulait le mettre en
+lambeaux: arrestation, instruction, procès, défense,
+sentence, tout cela s'expédia en <em>six heures</em>.
+Le roi lui fit grâce de la queue de cheval. M. Silvagni
+n'ose pas décrire, d'après les récits du temps,
+la hideuse et obscène boucherie qu'on lui fit endurer.
+Cela est vrai, l'ancien régime ne valait pas
+mieux à Naples, à Parme, à Modène, qu'à Rome.
+Mêmes m&oelig;urs publiques, même régime judiciaire,
+même civilisation, même barbarie. L'Église, engagée,
+par des nécessités séculaires, dans la mêlée
+des intérêts temporels, avait dû se conformer aux
conditions sociales de la vieille Europe. L'histoire
-orageuse de la papauté avait voulu que le royaume
-de Dieu fût de ce monde. Le Saint-Siège demeurait
-encore, en ce siècle, par ses institutions et son esprit,
-comme une image immobile du passé. Qui sait
-si la déchéance politique dont il se plaint si amèrement
-ne semblera pas un jour aux chrétiens que
-charment les miséricordes de l'Évangile, un réel
+orageuse de la papauté avait voulu que le royaume
+de Dieu fût de ce monde. Le Saint-Siège demeurait
+encore, en ce siècle, par ses institutions et son esprit,
+comme une image immobile du passé. Qui sait
+si la déchéance politique dont il se plaint si amèrement
+ne semblera pas un jour aux chrétiens que
+charment les miséricordes de l'Évangile, un réel
bienfait?</p>
<p><span class="pagenum"><a id="Page_239"> 239</a></span>
On peut, sans fantaisie paradoxale, imaginer
-l'Église très grande et planant au-dessus des misères
-inévitables d'une souveraineté effective. Et
-qui sait même si, dans l'histoire troublée de notre
-occident, elle n'est pas appelée à demeurer longtemps
+l'Église très grande et planant au-dessus des misères
+inévitables d'une souveraineté effective. Et
+qui sait même si, dans l'histoire troublée de notre
+occident, elle n'est pas appelée à demeurer longtemps
encore une force politique de premier ordre?
<span class="pagenum"><a id="Page_240"> 240</a></span></p>
@@ -7276,7 +7237,7 @@ encore une force politique de premier ordre?
-<h2><span class="large">LA VÉRITÉ</span><br />
+<h2><span class="large">LA VÉRITÉ</span><br />
<span class="small">SUR</span><br />
UNE FAMILLE TRAGIQUE<br />
<span class="medium">LES CENCI</span></h2>
@@ -7284,162 +7245,162 @@ UNE FAMILLE TRAGIQUE<br />
<h3>I</h3>
-<p>Rocca-Petrella est un nid de vautours féodaux,
-aujourd'hui une ruine accrochée aux montagnes
-désolées de l'ancien État pontifical, vers les frontières
+<p>Rocca-Petrella est un nid de vautours féodaux,
+aujourd'hui une ruine accrochée aux montagnes
+désolées de l'ancien État pontifical, vers les frontières
du royaume de Naples. Ruine vulgaire, d'ailleurs,
-si un souvenir terrible n'y demeurait attaché.
+si un souvenir terrible n'y demeurait attaché.
Un matin de septembre 1598, Francesco Cenci,
-baron de ce manoir, fut trouvé, dans les branches
-d'un sureau, au fond d'un précipice que dominait
-la terrasse de sa maison, la tête brisée à coups de
-marteau. C'était un méchant homme, immensément
+baron de ce manoir, fut trouvé, dans les branches
+d'un sureau, au fond d'un précipice que dominait
+la terrasse de sa maison, la tête brisée à coups de
+marteau. C'était un méchant homme, immensément
riche; ses domaines lui rapportaient plus de
<span class="pagenum"><a id="Page_242"> 242</a></span>
500,000 francs de rentes. Le fisc criminel du
-Saint-Siège l'avait, en une fois, soulagé paternellement,
-afin de lui éviter l'ennui du bûcher, d'une
-somme égale à son revenu d'une année, non qu'il
-fût hérétique, mais ses m&oelig;urs déplorables lui
-avaient valu un très honteux procès et une amende
+Saint-Siège l'avait, en une fois, soulagé paternellement,
+afin de lui éviter l'ennui du bûcher, d'une
+somme égale à son revenu d'une année, non qu'il
+fût hérétique, mais ses m&oelig;urs déplorables lui
+avaient valu un très honteux procès et une amende
d'un demi-million. Ce grand seigneur logeait de
-temps en temps dans les cachots du Saint-Père,
-mais, comme il était très dévoué à saint François,
+temps en temps dans les cachots du Saint-Père,
+mais, comme il était très dévoué à saint François,
son patron, il couchait aussi volontiers chez les
capucins.</p>
-<p>Cette mort fit donc grand bruit à la Cour et à
-la ville: la victime était malfamée et illustre, et
-le vieux Clément VIII n'était point tendre dans sa
-justice. Cependant, à Rome même, la rumeur publique
-fut lente à soupçonner les véritables assassins:
+<p>Cette mort fit donc grand bruit à la Cour et à
+la ville: la victime était malfamée et illustre, et
+le vieux Clément VIII n'était point tendre dans sa
+justice. Cependant, à Rome même, la rumeur publique
+fut lente à soupçonner les véritables assassins:
tandis qu'aux environs de Rocca-Petrella,
on murmurait le mot de parricide, et que la police
-de Naples mettait déjà à prix la tête des deux sicaires,
+de Naples mettait déjà à prix la tête des deux sicaires,
Olimpio et Marzio, instruments de la famille
-Cenci, à Rome, la veuve, les fils et la fille de
+Cenci, à Rome, la veuve, les fils et la fille de
Francesco portaient un deuil apparent, et commandaient,
pour la Madone del Pianto, une parure
-d'étoffes précieuses.</p>
+d'étoffes précieuses.</p>
-<p>Tout à coup, vers le milieu de janvier 1599, à la
-suite d'une dénonciation secrète d'un espion, on
-arrêta Giacomo, l'aîné des enfants, et, quelques
+<p>Tout à coup, vers le milieu de janvier 1599, à la
+suite d'une dénonciation secrète d'un espion, on
+arrêta Giacomo, l'aîné des enfants, et, quelques
<span class="pagenum"><a id="Page_243"> 243</a></span>
-semaines plus tard, Béatrice, Bernardo Cenci et
-Lucrezia, seconde femme du baron. Du château
-Saint-Ange on les transféra à la prison de Torre-di-Nona,
-puis à celle de la Corte-Savelli.</p>
-
-<p>Le parricide parut démontré, et la torture ne
-manqua pas à la démonstration.</p>
-
-<p>On sait quelle fut l'issue du procès: Béatrice et
-sa belle-mère eurent la tête coupée; Giacomo fut
-tenaillé, broyé à coups de massue et écartelé;
-Bernardo fut condamné aux galères. Le sentiment
-populaire, révolté par l'atrocité du supplice, jugea
-l'expiation excessive. L'indignité du père assassiné
-n'était-elle point une cause de pitié en faveur de la
-famille scélérate? Tous ces beaux domaines, héritage
-des Cenci, n'avaient-ils point tenté l'avarice
+semaines plus tard, Béatrice, Bernardo Cenci et
+Lucrezia, seconde femme du baron. Du château
+Saint-Ange on les transféra à la prison de Torre-di-Nona,
+puis à celle de la Corte-Savelli.</p>
+
+<p>Le parricide parut démontré, et la torture ne
+manqua pas à la démonstration.</p>
+
+<p>On sait quelle fut l'issue du procès: Béatrice et
+sa belle-mère eurent la tête coupée; Giacomo fut
+tenaillé, broyé à coups de massue et écartelé;
+Bernardo fut condamné aux galères. Le sentiment
+populaire, révolté par l'atrocité du supplice, jugea
+l'expiation excessive. L'indignité du père assassiné
+n'était-elle point une cause de pitié en faveur de la
+famille scélérate? Tous ces beaux domaines, héritage
+des Cenci, n'avaient-ils point tenté l'avarice
du pape? Prospero Farinaccio, l'un des avocats,
-avait plaidé la légitime défense de Béatrice, écartant
+avait plaidé la légitime défense de Béatrice, écartant
ainsi tous les autres meurtriers de l'accusation.</p>
-<p>La jeune fille aurait sauvé par un crime son
-honneur de l'amour infâme de Francesco. Rome
-s'enorgueillit dès lors d'avoir possédé, en un siècle
-corrompu, une Virginie ou une Lucrèce digne des
-anciens jours. On voulut reconnaître son portrait
+<p>La jeune fille aurait sauvé par un crime son
+honneur de l'amour infâme de Francesco. Rome
+s'enorgueillit dès lors d'avoir possédé, en un siècle
+corrompu, une Virginie ou une Lucrèce digne des
+anciens jours. On voulut reconnaître son portrait
dans la peinture du palais Barberini, faussement
-attribué au Guide, dont les touristes à l'âme sensible
-emportent toujours pieusement les médiocres
+attribué au Guide, dont les touristes à l'âme sensible
+emportent toujours pieusement les médiocres
<span class="pagenum"><a id="Page_244"> 244</a></span>
-copies. Les relations manuscrites se multiplièrent
-aux <span class="smcap">XVII</span><sup>e</sup> et <span class="smcap">XVIII</span><sup>e</sup> siècles. Elles ont toutes un fond
-commun, qui a servi de matière aux narrateurs
-modernes, et où le portrait de Francesco est poussé
-terriblement au noir. Certains détails singuliers ou
-dramatiques, certaines paroles passent fidèlement
-de l'une à l'autre de ces chroniques.</p>
-
-<p>J'ai sous les yeux le récit inédit du frère
-Antoine, de Pérouse, daté de 1770. Il est enfoui
-dans la bibliothèque communale de Todi, en Ombrie.
-M. le comte Leoni a eu la bonne grâce de la
-transcrire de sa main, à mon intention. Ici, les vices
-et les brutalités de Cenci sont éclairés d'une lumière
-crue. Par excès d'avarice, afin de ne point
-marier et doter Béatrice, il la séquestre au fond
-d'un appartement, où elle languit longtemps, «avec
-une bonne provision de bastonades». Frà Antonio
-l'accuse sans détour de l'assassinat de ses fils
-Rocco et Cristoforo, aux funérailles desquels il
-ne voulut pas payer «pour un baïoque de cierges».
+copies. Les relations manuscrites se multiplièrent
+aux <span class="smcap">XVII</span><sup>e</sup> et <span class="smcap">XVIII</span><sup>e</sup> siècles. Elles ont toutes un fond
+commun, qui a servi de matière aux narrateurs
+modernes, et où le portrait de Francesco est poussé
+terriblement au noir. Certains détails singuliers ou
+dramatiques, certaines paroles passent fidèlement
+de l'une à l'autre de ces chroniques.</p>
+
+<p>J'ai sous les yeux le récit inédit du frère
+Antoine, de Pérouse, daté de 1770. Il est enfoui
+dans la bibliothèque communale de Todi, en Ombrie.
+M. le comte Leoni a eu la bonne grâce de la
+transcrire de sa main, à mon intention. Ici, les vices
+et les brutalités de Cenci sont éclairés d'une lumière
+crue. Par excès d'avarice, afin de ne point
+marier et doter Béatrice, il la séquestre au fond
+d'un appartement, où elle languit longtemps, «avec
+une bonne provision de bastonades». Frà Antonio
+l'accuse sans détour de l'assassinat de ses fils
+Rocco et Cristoforo, aux funérailles desquels il
+ne voulut pas payer «pour un baïoque de cierges».
Il dit alors qu'il ne serait content que si les siens
-étaient «<i lang="it" xml:lang="it">per crepar tutti</i>». Plusieurs écrivains
-du siècle présent ont probablement connu la chronique
-du moine ombrien. Quand, en effet, la légende
-eût grandi plus de deux cents ans dans
-l'imagination de la foule, les poètes et les romanciers
+étaient «<i lang="it" xml:lang="it">per crepar tutti</i>». Plusieurs écrivains
+du siècle présent ont probablement connu la chronique
+du moine ombrien. Quand, en effet, la légende
+eût grandi plus de deux cents ans dans
+l'imagination de la foule, les poètes et les romanciers
la recueillirent: Shelley, Niccolini, Stendhal,
<span class="pagenum"><a id="Page_245"> 245</a></span>
-Guerrazzi contèrent ou mirent sur le théâtre
-cette histoire sanglante, altérant les dates, inventant
-ou supprimant des personnages, éclairant sans
-hésitation, au gré de leur fantaisie, les points obscurs,
+Guerrazzi contèrent ou mirent sur le théâtre
+cette histoire sanglante, altérant les dates, inventant
+ou supprimant des personnages, éclairant sans
+hésitation, au gré de leur fantaisie, les points obscurs,
dissimulant les parties authentiques du drame
-véritable. Stendhal imagina l'absolution <i lang="la" xml:lang="la">in articulo
+véritable. Stendhal imagina l'absolution <i lang="la" xml:lang="la">in articulo
mortis</i> que le pontife, entendant le canon du Saint-Ange,
-aurait envoyée à la malheureuse fille innocente.
+aurait envoyée à la malheureuse fille innocente.
Le roman de Guerrazzi qui est, en Italie,
-pour bien des personnes, l'évangile de la vie et de
-la passion de Béatrice, repose sur une idée presque
-symbolique: le père et la fille sont comme l'incarnation
+pour bien des personnes, l'évangile de la vie et de
+la passion de Béatrice, repose sur une idée presque
+symbolique: le père et la fille sont comme l'incarnation
du bien et du mal; le vieux Cenci une fois
-tué, le rôle infernal est repris avec aisance par le
-Saint-Père. L'angélique Béatrice succombe dans
-cette lutte inégale contre les deux satans. Francesco
-étale une méchanceté grandiose dont les Césars
-romains semblaient avoir emporté le secret.
-Il invite des cardinaux à souper et leur montre les
-sept caveaux où il se promet d'ensevelir bientôt,
-joyeusement, l'un après l'autre, ses sept enfants.
-Il nie Dieu et sa sainte Mère à la face de ces princes
-de l'Église, oubliant le Saint-Office et les merveilles
-de ses bourreaux. Il dit à son spadassin:
-«Si le soleil était une chandelle, je la soufflerais.»
+tué, le rôle infernal est repris avec aisance par le
+Saint-Père. L'angélique Béatrice succombe dans
+cette lutte inégale contre les deux satans. Francesco
+étale une méchanceté grandiose dont les Césars
+romains semblaient avoir emporté le secret.
+Il invite des cardinaux à souper et leur montre les
+sept caveaux où il se promet d'ensevelir bientôt,
+joyeusement, l'un après l'autre, ses sept enfants.
+Il nie Dieu et sa sainte Mère à la face de ces princes
+de l'Église, oubliant le Saint-Office et les merveilles
+de ses bourreaux. Il dit à son spadassin:
+«Si le soleil était une chandelle, je la soufflerais.»
De telles paroles, tombant de la bouche d'un baron,
-même très haut, sont ridicules. Ajoutez que dans
+même très haut, sont ridicules. Ajoutez que dans
<span class="pagenum"><a id="Page_246"> 246</a></span>
-ce Méphistophélès, il y a un Faust. La nuit, penché
-sous sa lampe, il médite sur l'<cite>Histoire des Animaux,
+ce Méphistophélès, il y a un Faust. La nuit, penché
+sous sa lampe, il médite sur l'<cite>Histoire des Animaux,
d'Aristote</cite>, il annote le livre antique, et
-soupire, ainsi qu'eût fait Claude Frollo: «Je veille,
-mais en vain. Les mystères de la nature ne se laissent
-point pénétrer. Tourne et tourne mille fois sur
-toi-même: tu ne retrouveras jamais la porte qui
-t'a fait entrer dans la vie!»</p>
-
-<p>Il vient toujours une heure où l'esprit de critique,
-à l'aide de vieux parchemins, met à la raison
-les légendes séculaires. Au moment même où l'on
+soupire, ainsi qu'eût fait Claude Frollo: «Je veille,
+mais en vain. Les mystères de la nature ne se laissent
+point pénétrer. Tourne et tourne mille fois sur
+toi-même: tu ne retrouveras jamais la porte qui
+t'a fait entrer dans la vie!»</p>
+
+<p>Il vient toujours une heure où l'esprit de critique,
+à l'aide de vieux parchemins, met à la raison
+les légendes séculaires. Au moment même où l'on
parlait dans Rome de placer au Capitole le buste
-de Béatrice Cenci, vierge et martyre, M. Bertolotti
-publiait un livre fort édifiant (<cite>Francesco Cenci e
-la sua famiglia</cite>, Studi Storici. Firenze 1879), composé
+de Béatrice Cenci, vierge et martyre, M. Bertolotti
+publiait un livre fort édifiant (<cite>Francesco Cenci e
+la sua famiglia</cite>, Studi Storici. Firenze 1879), composé
tout entier d'extraits des archives criminelles,
-des dépositions des témoins, des correspondances
-diplomatiques, des actes notariés, en un mot de
-tous les documents que l'on avait ignorés jusqu'alors.
-La légende n'était qu'un rêve de poètes.
+des dépositions des témoins, des correspondances
+diplomatiques, des actes notariés, en un mot de
+tous les documents que l'on avait ignorés jusqu'alors.
+La légende n'était qu'un rêve de poètes.
Voici l'histoire vraie: elle n'est point belle,
et n'a point la grandeur fatale d'un drame d'Eschyle:
-mais elle éclaire d'une façon curieuse
-la vie domestique de la société romaine vers la
-fin du <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup> siècle, et permet de passer en revue
-l'équipage qui montait alors la barque de saint
+mais elle éclaire d'une façon curieuse
+la vie domestique de la société romaine vers la
+fin du <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup> siècle, et permet de passer en revue
+l'équipage qui montait alors la barque de saint
Pierre.</p>
<p><span class="pagenum"><a id="Page_247"> 247</a></span></p>
@@ -7447,667 +7408,667 @@ Pierre.</p>
<h3>II</h3>
<p>Francesco Cenci, baron de Rocca-Petrella et
-autres lieux, naquit en 1549, d'une façon peu canonique,
+autres lieux, naquit en 1549, d'une façon peu canonique,
de monsignore Cristoforo Cenci, clerc de la
chambre apostolique, chanoine de Saint-Pierre,
-trésorier général de l'État pontifical, et de Béatrice
-Arias, femme légitime et adultère d'un époux complaisant.
-Monseigneur n'était point prêtre, mais
+trésorier général de l'État pontifical, et de Béatrice
+Arias, femme légitime et adultère d'un époux complaisant.
+Monseigneur n'était point prêtre, mais
seulement pourvu des ordres mineurs. Il reconnut
-l'enfant, et, au lit de mort, Béatrice étant devenue
-veuve, il épousa la mère avec la permission du
+l'enfant, et, au lit de mort, Béatrice étant devenue
+veuve, il épousa la mère avec la permission du
pape. Cet homme d'Eglise avait fait, dans le maniement
-des fonds sacrés, une fortune énorme, que de
-bons héritages avaient encore grossie. Sixte-Quint,
-par un <i lang="la" xml:lang="la">motu proprio</i> qui ne coûta que
-25,000 écus (130.000 francs), daigna plus tard passer
-l'éponge sur les malversations de Cristoforo,
-en faveur de Francesco, institué héritier unique
+des fonds sacrés, une fortune énorme, que de
+bons héritages avaient encore grossie. Sixte-Quint,
+par un <i lang="la" xml:lang="la">motu proprio</i> qui ne coûta que
+25,000 écus (130.000 francs), daigna plus tard passer
+l'éponge sur les malversations de Cristoforo,
+en faveur de Francesco, institué héritier unique
par le testament du bon chanoine: celui-ci laissait
-à la mère un douaire et une maison, avec l'espérance,
-disait-il, «qu'elle vivrait honnêtement et
-chastement». Béatrice s'empressa de marier son
-fils, âgé de quatorze ans, et d'épouser elle-même un
-troisième mari, l'avocat Evangelista Recchia, ancien
+à la mère un douaire et une maison, avec l'espérance,
+disait-il, «qu'elle vivrait honnêtement et
+chastement». Béatrice s'empressa de marier son
+fils, âgé de quatorze ans, et d'épouser elle-même un
+troisième mari, l'avocat Evangelista Recchia, ancien
<span class="pagenum"><a id="Page_248"> 248</a></span>
intendant du clerc apostolique. Dans le cours
de ce second veuvage, elle n'avait eu qu'un seul petit
-procès, intenté par le précepteur de Francesco,
-un abbé, à qui elle avait volé deux soutanes.</p>
+procès, intenté par le précepteur de Francesco,
+un abbé, à qui elle avait volé deux soutanes.</p>
-<p>A onze ans, Francesco eut sa première affaire
+<p>A onze ans, Francesco eut sa première affaire
avec la justice. Un certain Quintilio di Vitrella se
-plaignit d'avoir été bâtonné jusqu'au sang par le
-fils de monseigneur et par son abbé: jeu d'enfant
+plaignit d'avoir été bâtonné jusqu'au sang par le
+fils de monseigneur et par son abbé: jeu d'enfant
que Cristoforo paya sans marchander. A douze ans,
-le jeune homme fut émancipé. A la fin de 1563, il
-épousait Ersilia di Santa-Croce, une orpheline qui
-lui donna douze enfants. On l'accusa d'avoir empoisonné
-sa femme, après vingt et un ans de mariage,
+le jeune homme fut émancipé. A la fin de 1563, il
+épousait Ersilia di Santa-Croce, une orpheline qui
+lui donna douze enfants. On l'accusa d'avoir empoisonné
+sa femme, après vingt et un ans de mariage,
mais rien ne prouve le crime: il est certain
seulement que l'union ne fut pas heureuse. Par un
-testament, en date de 1567, Francesco enlevait à
-Ersilia la tutelle des enfants à naître et le droit
+testament, en date de 1567, Francesco enlevait à
+Ersilia la tutelle des enfants à naître et le droit
d'habiter avec eux.</p>
<p>En 1566, il se brouillait avec ses cousins Cenci,
-et ceux-ci durent s'engager juridiquement à ne
-point lui dresser d'embûches pendant quatre ans.
+et ceux-ci durent s'engager juridiquement à ne
+point lui dresser d'embûches pendant quatre ans.
Mais Francesco, qui n'avait rien promis, deux
-mois plus tard, aidé de ses spadassins, attaqua à
-coups d'épée, la nuit, dans la rue, Cesare Cenci
-déguisé en paysan, et le blessa. Il fut condamné à
-garder, comme prison, la maison de sa mère. L'année
-d'après, il cassait la tête à son muletier Lodovico
+mois plus tard, aidé de ses spadassins, attaqua à
+coups d'épée, la nuit, dans la rue, Cesare Cenci
+déguisé en paysan, et le blessa. Il fut condamné à
+garder, comme prison, la maison de sa mère. L'année
+d'après, il cassait la tête à son muletier Lodovico
<span class="pagenum"><a id="Page_249"> 249</a></span>
d'Assisi: celui-ci se plaignit, et le baron dut
-payer cher pour ne point séjourner longtemps dans
+payer cher pour ne point séjourner longtemps dans
les cachots du pape. En 1572, son valet Pompeo
-oublie de fermer la porte qui mène à l'appartement
-des femmes; Francesco l'assomme à coups de
-poing et de bâton.</p>
+oublie de fermer la porte qui mène à l'appartement
+des femmes; Francesco l'assomme à coups de
+poing et de bâton.</p>
-<p>Cette fois, il fut banni pour six mois de l'État
-pontifical, sous peine, s'il rentrait, de 10,000 écus
-d'amende. Mais il fut gracié très vite par l'intercession
+<p>Cette fois, il fut banni pour six mois de l'État
+pontifical, sous peine, s'il rentrait, de 10,000 écus
+d'amende. Mais il fut gracié très vite par l'intercession
du cardinal Caraffa.</p>
-<p>En 1577, sa servante Maria Milanesi tarde à lui
-porter une clef qu'il demande: il la roue une première
-fois à coups de manche à balai; le soir, nouvelle
-bastonnade, accompagnée de coups de talon
-de bottes: «Le sang me sortit par la bouche, et il
-me laissa à terre toute défigurée, et ne voulut
-pas qu'on cherchât un médecin.» Vers le même
-temps, il fut enfermé au Saint-Ange pour blasphème.</p>
-
-<p>En 1586, étant veuf, il renouvela son testament.
-Cette pièce est fort importante. Plusieurs dispositions
-montrent que Francesco était dévot et s'inquiétait
-de son âme; qu'il était charitable d'une façon
-posthume, et n'oubliait ni les hôpitaux, ni la
-dot des filles pauvres, qu'il songeait à l'avenir de
-ses filles, Béatrice et Lavinia, à qui il assure, en argent
+<p>En 1577, sa servante Maria Milanesi tarde à lui
+porter une clef qu'il demande: il la roue une première
+fois à coups de manche à balai; le soir, nouvelle
+bastonnade, accompagnée de coups de talon
+de bottes: «Le sang me sortit par la bouche, et il
+me laissa à terre toute défigurée, et ne voulut
+pas qu'on cherchât un médecin.» Vers le même
+temps, il fut enfermé au Saint-Ange pour blasphème.</p>
+
+<p>En 1586, étant veuf, il renouvela son testament.
+Cette pièce est fort importante. Plusieurs dispositions
+montrent que Francesco était dévot et s'inquiétait
+de son âme; qu'il était charitable d'une façon
+posthume, et n'oubliait ni les hôpitaux, ni la
+dot des filles pauvres, qu'il songeait à l'avenir de
+ses filles, Béatrice et Lavinia, à qui il assure, en argent
et en usufruits, une fortune convenable; mais
<span class="pagenum"><a id="Page_250"> 250</a></span>
-l'article principal vise Giacomo, son fils aîné, qu'il
-déshérite, ne lui laissant que sa légitime et 100
-écus d'or. Les quatre autres fils, Cristoforo, Rocco,
-Bernardo et Paolo, sont institués héritiers universels.</p>
-
-<p>Cenci prolongea son veuvage neuf années. Il eut
-alors ses plus beaux procès. Il rompait les côtes à
-Maria Pelli, sa servante et sa maîtresse, et disait:
-«Qu'importe! N'ai-je pas de l'argent pour payer?»
-Néanmoins, il retenait à la malheureuse ses malles,
-son lit, ses nippes, et quarante-trois écus. Il donnait
-du poing dans l'&oelig;il à son intendant Stefano
-Bellono et lui arrachait la moustache; puis, aidé
+l'article principal vise Giacomo, son fils aîné, qu'il
+déshérite, ne lui laissant que sa légitime et 100
+écus d'or. Les quatre autres fils, Cristoforo, Rocco,
+Bernardo et Paolo, sont institués héritiers universels.</p>
+
+<p>Cenci prolongea son veuvage neuf années. Il eut
+alors ses plus beaux procès. Il rompait les côtes à
+Maria Pelli, sa servante et sa maîtresse, et disait:
+«Qu'importe! N'ai-je pas de l'argent pour payer?»
+Néanmoins, il retenait à la malheureuse ses malles,
+son lit, ses nippes, et quarante-trois écus. Il donnait
+du poing dans l'&oelig;il à son intendant Stefano
+Bellono et lui arrachait la moustache; puis, aidé
de sa servante, il mettait le pauvre diable en chemise,
-et l'emmenait en carrosse jusqu'à sa maison
-de Ripetta, où il l'enfermait jusqu'à la guérison des
-blessures. Quand le siège pontifical était vacant, il
+et l'emmenait en carrosse jusqu'à sa maison
+de Ripetta, où il l'enfermait jusqu'à la guérison des
+blessures. Quand le siège pontifical était vacant, il
s'entourait, selon l'usage, de la noblesse romaine,
-de bravi armés, montait en voiture avec la bande,
-et faisait dans les rues, à coups d'arquebuse, la
+de bravi armés, montait en voiture avec la bande,
+et faisait dans les rues, à coups d'arquebuse, la
police de ses ouvriers. Ses laquais, ses palefreniers,
les artisans qu'il employait, parurent enfin
-comme plaignants ou comme témoins dans l'affaire
-qui coûta une si grosse amende à ce gentilhomme
+comme plaignants ou comme témoins dans l'affaire
+qui coûta une si grosse amende à ce gentilhomme
du temps de Henri III, et fut le cadeau de noces
-qu'il offrit à sa seconde femme, Lucrezia. Cenci
-nia effrontément et dit au juge instructeur: «Je
+qu'il offrit à sa seconde femme, Lucrezia. Cenci
+nia effrontément et dit au juge instructeur: «Je
<span class="pagenum"><a id="Page_251"> 251</a></span>
-vous en prie, élargissez-moi, que je puisse parler au
-pape, afin qu'on accommode tout ceci, à l'aide de
-trois ou quatre cardinaux.» Il fut élargi, en effet,
-mais tondu de fort près, et peu disposé à payer les
-dettes que ses trois fils avaient gaiement contractées
-au cours de la triste enquête. Nouveau procès
+vous en prie, élargissez-moi, que je puisse parler au
+pape, afin qu'on accommode tout ceci, à l'aide de
+trois ou quatre cardinaux.» Il fut élargi, en effet,
+mais tondu de fort près, et peu disposé à payer les
+dettes que ses trois fils avaient gaiement contractées
+au cours de la triste enquête. Nouveau procès
que Francesco perdit contre ses enfants. En 1596,
-il était encore une fois sous les verrous; mais les
+il était encore une fois sous les verrous; mais les
archives criminelles de Rome ont ici une lacune, et
-la dernière aventure du baron est un mystère.</p>
+la dernière aventure du baron est un mystère.</p>
<p>Bon sang ne peut mentir. Toute la race des
-Cenci fut digne de ce père. Giacomo, l'aîné, semble
-un parfait mauvais sujet. Il s'était marié contre la
-volonté de Francesco. Les trente écus par mois que
-celui-ci donnait à ses fils ne lui suffisant plus, il
+Cenci fut digne de ce père. Giacomo, l'aîné, semble
+un parfait mauvais sujet. Il s'était marié contre la
+volonté de Francesco. Les trente écus par mois que
+celui-ci donnait à ses fils ne lui suffisant plus, il
volait des deux mains et, comme Panurge, avait
-plus de soixante-trois manières de gagner de l'argent.
-En 1587, il fut contraint de reconnaître, dans
+plus de soixante-trois manières de gagner de l'argent.
+En 1587, il fut contraint de reconnaître, dans
un acte authentique, par devant notaire, un larcin
-de trois cent quatre-vingt-onze écus, dont quinze
-étaient destinés à la pension de ses s&oelig;urs dans un
-couvent, vingt-deux empruntés à un prêtre, onze
-dus à un cordonnier, trente étaient le produit
-d'étoffes dérobées à la garde-robe paternelle, quatre-vingts
-escroqués aux vassaux du baron.</p>
-
-<p>En 1594, trente créanciers, dont trois juifs, se
-font attribuer 16,000 écus sur les biens de Cenci,
+de trois cent quatre-vingt-onze écus, dont quinze
+étaient destinés à la pension de ses s&oelig;urs dans un
+couvent, vingt-deux empruntés à un prêtre, onze
+dus à un cordonnier, trente étaient le produit
+d'étoffes dérobées à la garde-robe paternelle, quatre-vingts
+escroqués aux vassaux du baron.</p>
+
+<p>En 1594, trente créanciers, dont trois juifs, se
+font attribuer 16,000 écus sur les biens de Cenci,
<span class="pagenum"><a id="Page_252"> 252</a></span>
-pour les dettes de ses trois aînés. A cette époque,
-Francesco intenta un procès à son fils pour préméditation
-de parricide. Un page de Giacomo, trouvé
-en possession d'une arquebuse, avait déclaré que
-cette arme était destinée au crime. Mais il parut
+pour les dettes de ses trois aînés. A cette époque,
+Francesco intenta un procès à son fils pour préméditation
+de parricide. Un page de Giacomo, trouvé
+en possession d'une arquebuse, avait déclaré que
+cette arme était destinée au crime. Mais il parut
que l'arquebuse n'avait pas de roue et que le page
-était un voleur d'un caractère rancunier, qui supportait
-mal les coups de bâton que son maître distribuait,
-sans compter, à ses gens et à ceux de ses
-amis. Giacomo, avant de monter à l'échafaud, confessa
-un faux de 13,000 écus fabriqués par lui au
-détriment de son père.</p>
-
-<p>Cristoforo, le second des Cenci, goûta la prison
-en 1595, on ne sait à la suite de quel délit; la
-même année, il s'était racheté d'une plainte pour
-injures et menaces, intentée contre lui par un juif.
+était un voleur d'un caractère rancunier, qui supportait
+mal les coups de bâton que son maître distribuait,
+sans compter, à ses gens et à ceux de ses
+amis. Giacomo, avant de monter à l'échafaud, confessa
+un faux de 13,000 écus fabriqués par lui au
+détriment de son père.</p>
+
+<p>Cristoforo, le second des Cenci, goûta la prison
+en 1595, on ne sait à la suite de quel délit; la
+même année, il s'était racheté d'une plainte pour
+injures et menaces, intentée contre lui par un juif.
Il courait les rues, de nuit, avec son spadassin Lucantonio:
-le maître fut une fois blessé à la cuisse,
+le maître fut une fois blessé à la cuisse,
le valet, au bras. En 1597, il paie de nouveau les
-frais d'une agression nocturne. L'année d'après, il
-fut assassiné par Paolo Bruno Corso, amant jaloux
-dont il courtisait la maîtresse, Flaminia, femme
-d'un pêcheur d'esturgeons. La déposition du bravo
-Octavio Pali est pittoresque. «La nuit était noire.
-Le seigneur Cristoforo me dit d'aller à la petite
-place de l'île Saint-Barthélemy, dans une ruelle, et
+frais d'une agression nocturne. L'année d'après, il
+fut assassiné par Paolo Bruno Corso, amant jaloux
+dont il courtisait la maîtresse, Flaminia, femme
+d'un pêcheur d'esturgeons. La déposition du bravo
+Octavio Pali est pittoresque. «La nuit était noire.
+Le seigneur Cristoforo me dit d'aller à la petite
+place de l'île Saint-Barthélemy, dans une ruelle, et
de faire bonne garde. Je m'assis sur un escalier et
<span class="pagenum"><a id="Page_253"> 253</a></span>
m'endormis. (Evidemment Octavio a trahi.) Je fus
-éveillé par un bruit de pas précipités et de voix
-violentes; je me levai et vis deux hommes l'épée
-nue, tout furieux; l'un portait une lanterne et était
-jeune, l'autre avait une longue barbe. Ils m'attaquèrent,
-et je me défendis avec l'épée. Je courus à
-la Pescaria où je trouvai mon maître qui gémissait
-étendu par terre. Je l'aidai à se relever et, il fit
+éveillé par un bruit de pas précipités et de voix
+violentes; je me levai et vis deux hommes l'épée
+nue, tout furieux; l'un portait une lanterne et était
+jeune, l'autre avait une longue barbe. Ils m'attaquèrent,
+et je me défendis avec l'épée. Je courus à
+la Pescaria où je trouvai mon maître qui gémissait
+étendu par terre. Je l'aidai à se relever et, il fit
quatre pas et dit qu'il n'en pouvait plus. Il se coucha
-entre deux pierres. J'allai à la maison appeler
-le seigneur Bernardo, son frère, qui fit lever le seigneur
-Giacomo. Nous prîmes une chaise, Cesari et
-moi et allâmes vers le seigneur Cristoforo qui s'était
-traîné à la distance de huit ou dix pas. Le seigneur
+entre deux pierres. J'allai à la maison appeler
+le seigneur Bernardo, son frère, qui fit lever le seigneur
+Giacomo. Nous prîmes une chaise, Cesari et
+moi et allâmes vers le seigneur Cristoforo qui s'était
+traîné à la distance de huit ou dix pas. Le seigneur
Giacomo dit qu'il ne fallait pas le relever et
-m'envoya appeler les sbires à Monte-Giordano, où
-je fus arrêté.»</p>
+m'envoya appeler les sbires à Monte-Giordano, où
+je fus arrêté.»</p>
<p>Rocco Cenci avait des fantaisies d'empereur romain.
La nuit, il sortait en chemise de la maison, avec
-ses valets armés d'épées et lapidait les maisons du
-voisinage; il poursuivait, l'épée nue, et blessait les
-passants; il fut, pour ce divertissement, condamné
-à 5,000 écus d'amende et à un exil de trois ans. Il
-rentra à Rome secrètement, força les portes de
+ses valets armés d'épées et lapidait les maisons du
+voisinage; il poursuivait, l'épée nue, et blessait les
+passants; il fut, pour ce divertissement, condamné
+à 5,000 écus d'amende et à un exil de trois ans. Il
+rentra à Rome secrètement, força les portes de
l'appartement paternel et fit main-basse sur l'argent,
-les étoffes de soie, un habit de prêtre, relique
-du secrétaire apostolique, son grand-père, quatre
+les étoffes de soie, un habit de prêtre, relique
+du secrétaire apostolique, son grand-père, quatre
<span class="pagenum"><a id="Page_254"> 254</a></span>
coussins, un bassin d'argent, quatre chemises du
baron, onze mouchoirs, des serviettes et des tapisseries.
-Il avait pour complice, dans cette expédition,
+Il avait pour complice, dans cette expédition,
son cher ami et cousin, monsignor Guerra ou
-Guerro, dont le chapeau de feutre et l'épée furent
-retrouvés sur les lieux; Béatrice, dans sa déposition,
-dit: «Monsignor Mario Guerra a dû l'aider à
-emporter tout cela, je suis même sûre qu'il est l'inventeur
-de l'entreprise.» Nous retrouverons plus
-loin ce prélat à la main leste. Quant à Rocco, sa
-carrière fut courte: un certain Amilcare, bâtard du
+Guerro, dont le chapeau de feutre et l'épée furent
+retrouvés sur les lieux; Béatrice, dans sa déposition,
+dit: «Monsignor Mario Guerra a dû l'aider à
+emporter tout cela, je suis même sûre qu'il est l'inventeur
+de l'entreprise.» Nous retrouverons plus
+loin ce prélat à la main leste. Quant à Rocco, sa
+carrière fut courte: un certain Amilcare, bâtard du
comte de Pitigliano, qu'un soir, en compagnie de
-monseigneur déguisé, il avait forcé à courir devant
-la pointe de son épée, le provoqua en duel dans un
-carrefour: Rocco reçut l'épée dans l'&oelig;il droit; il
-tomba à terre, dit son valet Ulisse di Marco, «et
-ne parla jamais plus».</p>
+monseigneur déguisé, il avait forcé à courir devant
+la pointe de son épée, le provoqua en duel dans un
+carrefour: Rocco reçut l'épée dans l'&oelig;il droit; il
+tomba à terre, dit son valet Ulisse di Marco, «et
+ne parla jamais plus».</p>
<p>Bernardo et Paolo, les deux plus jeunes Cenci,
-entraient à peine dans l'adolescence, au moment
+entraient à peine dans l'adolescence, au moment
du crime de Rocca Petrella: ils eurent connaissance
du projet des assassins et n'y firent aucune
-objection. Les deux filles aînées, Lavinia et Antonina,
-n'ont laissé aucun souvenir mauvais. Le mari
-de Lavinia, trésorier général de Cenci, fut poursuivi
-pour empoisonnement. Antonina épousa le
-baron Savelli, veuf d'un premier mariage et père
-de plusieurs petites filles. «C'est une bonne pâte,
+objection. Les deux filles aînées, Lavinia et Antonina,
+n'ont laissé aucun souvenir mauvais. Le mari
+de Lavinia, trésorier général de Cenci, fut poursuivi
+pour empoisonnement. Antonina épousa le
+baron Savelli, veuf d'un premier mariage et père
+de plusieurs petites filles. «C'est une bonne pâte,
<span class="pagenum"><a id="Page_255"> 255</a></span>
-écrivait d'elle sa belle-s&oelig;ur Sofonisba, tranquille
-et de bonne humeur.» Pendant l'intermède conjugal
+écrivait d'elle sa belle-s&oelig;ur Sofonisba, tranquille
+et de bonne humeur.» Pendant l'intermède conjugal
de Savelli, l'excellente et adroite Antonina
envoyait aux petites des cadeaux, par exemple,
-des poupées pour 40 baïoques.</p>
+des poupées pour 40 baïoques.</p>
-<p>Béatrice n'était point «une bonne pâte»; orgueilleuse,
+<p>Béatrice n'était point «une bonne pâte»; orgueilleuse,
irascible, tenace, elle supportait impatiemment
-le joug brutal de son père. Le séjour de
-Rocca-Petrella acheva la perte de cette âme dangereuse.
-La pâle odalisque du palais Barberini, la
-<i lang="it" xml:lang="it">bianca creatura di bianco vestita</i>, prépara froidement
+le joug brutal de son père. Le séjour de
+Rocca-Petrella acheva la perte de cette âme dangereuse.
+La pâle odalisque du palais Barberini, la
+<i lang="it" xml:lang="it">bianca creatura di bianco vestita</i>, prépara froidement
la ruine tragique de toute sa maison.</p>
<h3>III</h3>
-<p>Le baron Francesco, fort ennuyé du séjour de
-Rome, s'était retiré, vers 1595, dans son manoir
-féodal, bien loin des fâcheux et de la police du
-Saint-Père. Il emmenait avec lui sa seconde femme
-Lucrezia, Béatrice et ses fils Bernardo et Paolo.
+<p>Le baron Francesco, fort ennuyé du séjour de
+Rome, s'était retiré, vers 1595, dans son manoir
+féodal, bien loin des fâcheux et de la police du
+Saint-Père. Il emmenait avec lui sa seconde femme
+Lucrezia, Béatrice et ses fils Bernardo et Paolo.
Ceux-ci s'enfuirent quelque temps avant le crime
-et retournèrent à Rome auprès de leur frère Giacomo.
+et retournèrent à Rome auprès de leur frère Giacomo.
La tyrannie du vieux Cenci s'appesantit plus
-lourdement sur les deux femmes isolées. Il les battait
-pour tuer le temps. Béatrice, dans ce morne
-désert, sentit toutes ses révoltes s'exaspérer. Le
+lourdement sur les deux femmes isolées. Il les battait
+pour tuer le temps. Béatrice, dans ce morne
+désert, sentit toutes ses révoltes s'exaspérer. Le
<span class="pagenum"><a id="Page_256"> 256</a></span>
-régisseur du château, Olimpio Calvetti, qui était
-marié et père de famille, lui parut un ami; il devint
-bientôt son amant. Sur ce point, tous les témoignages
-sont concluants. «Il venait dans nos chambres,
-dit la belle-mère Lucrezia, et se mettait à
-parler avec madame Béatrice, et moi j'allais me
-coucher et les laissais causer ensemble». Toute la
-maison, les frères, le sicaire Marzio, furent au courant
-de l'intrigue; elle-même, elle la confessa à ses
-juges, selon une dépêche de l'ambassadeur de Modène
-à son duc. Certaines dispositions très voilées
-du testament de Béatrice, en faveur d'un jeune
-enfant qu'elle ne nomme point, font croire à M. Bertolotti
-qu'elle était devenue mère. Mais ici, je ne
-vois pas de preuve bien établie. Quelque chose
-d'extraordinaire se fût passé à Rocca-Petrella;
-Cenci eût commis, à l'occasion de cette naissance
-inattendue, un exploit féroce qu'aucun indice ne
-révèle. Il est seulement certain qu'il ouvrit, mais
+régisseur du château, Olimpio Calvetti, qui était
+marié et père de famille, lui parut un ami; il devint
+bientôt son amant. Sur ce point, tous les témoignages
+sont concluants. «Il venait dans nos chambres,
+dit la belle-mère Lucrezia, et se mettait à
+parler avec madame Béatrice, et moi j'allais me
+coucher et les laissais causer ensemble». Toute la
+maison, les frères, le sicaire Marzio, furent au courant
+de l'intrigue; elle-même, elle la confessa à ses
+juges, selon une dépêche de l'ambassadeur de Modène
+à son duc. Certaines dispositions très voilées
+du testament de Béatrice, en faveur d'un jeune
+enfant qu'elle ne nomme point, font croire à M. Bertolotti
+qu'elle était devenue mère. Mais ici, je ne
+vois pas de preuve bien établie. Quelque chose
+d'extraordinaire se fût passé à Rocca-Petrella;
+Cenci eût commis, à l'occasion de cette naissance
+inattendue, un exploit féroce qu'aucun indice ne
+révèle. Il est seulement certain qu'il ouvrit, mais
un peu tard, les yeux sur la conduite de sa fille et
-qu'il chassa Olimpio. On imagine la scène terrible
-de cette journée. Les témoins ont parlé d'un nerf
-de b&oelig;uf toujours pendu dans sa chambre à coucher,
+qu'il chassa Olimpio. On imagine la scène terrible
+de cette journée. Les témoins ont parlé d'un nerf
+de b&oelig;uf toujours pendu dans sa chambre à coucher,
et dont il frappait souvent sa fille; il fit fermer
-par une barre de fer extérieure la porte de
-l'appartement des deux femmes; à cette porte, on
-pratiqua un volet, muni d'une serrure, par où entrait
+par une barre de fer extérieure la porte de
+l'appartement des deux femmes; à cette porte, on
+pratiqua un volet, muni d'une serrure, par où entrait
<span class="pagenum"><a id="Page_257"> 257</a></span>
-la nourriture; les fenêtres furent murées aux
+la nourriture; les fenêtres furent murées aux
trois quarts et ne recevaient plus le jour que par le
-haut, à la façon des cachots. Béatrice se redressa
-toute frémissante, et la pensée du parricide entra
+haut, à la façon des cachots. Béatrice se redressa
+toute frémissante, et la pensée du parricide entra
dans son esprit.</p>
-<p>Ainsi la rébellion légitime de deux femmes outragées,
-et, d'autre part, les plus vils intérêts, les
-passions les plus fougueuses, l'orgueil irrité, la
+<p>Ainsi la rébellion légitime de deux femmes outragées,
+et, d'autre part, les plus vils intérêts, les
+passions les plus fougueuses, l'orgueil irrité, la
peur, la soif d'une vengeance, l'attrait de l'or,
-réunirent fatalement pour la sanglante entreprise
-les assassins: Béatrice, à qui Cenci a arraché son
-amant; Giacomo, le faussaire déshérité; Lucrezia,
+réunirent fatalement pour la sanglante entreprise
+les assassins: Béatrice, à qui Cenci a arraché son
+amant; Giacomo, le faussaire déshérité; Lucrezia,
la malheureuse qui tremble devant son mari et le
-méprise; Olimpio, qui fera sa fortune en effrayant
+méprise; Olimpio, qui fera sa fortune en effrayant
ses complices; enfin Marzio, vassal de la Rocca,
-un simple bandit, qui, pour une poignée d'écus,
-accomplira l'&oelig;uvre scélérate. Et quel théâtre plus
+un simple bandit, qui, pour une poignée d'écus,
+accomplira l'&oelig;uvre scélérate. Et quel théâtre plus
propice que ce manoir, dont les bonnes gens n'osaient
point approcher et qui se penche sur les
gorges profondes de la montagne, au sein des solitudes
solennelles du mont Cassin et d'Anagni!</p>
-<p>Le plan du crime fut dressé avec méthode. Nous
-y trouvons, dès l'origine, la volonté et la main de
-Béatrice et d'Olimpio; Giacomo, probablement
-aussi Lucrezia et les jeunes frères ne furent affiliés
-que plus tard à la conspiration. Olimpio rôdait
+<p>Le plan du crime fut dressé avec méthode. Nous
+y trouvons, dès l'origine, la volonté et la main de
+Béatrice et d'Olimpio; Giacomo, probablement
+aussi Lucrezia et les jeunes frères ne furent affiliés
+que plus tard à la conspiration. Olimpio rôdait
sans cesse autour de la Rocca et s'y glissait de
<span class="pagenum"><a id="Page_258"> 258</a></span>
-nuit par les fenêtres, aidé sans doute des valets qui
+nuit par les fenêtres, aidé sans doute des valets qui
ne voyaient en lui qu'un amant audacieux. Je suppose
que Cenci se retirait de bonne heure dans sa
-tanière, dont il fermait les verrous soigneusement.
-Olimpio pénétrait dans la chambre de Béatrice et
-le lugubre colloque commençait. D'abord, selon
-Marzio, au récit de qui j'emprunte les détails qui
+tanière, dont il fermait les verrous soigneusement.
+Olimpio pénétrait dans la chambre de Béatrice et
+le lugubre colloque commençait. D'abord, selon
+Marzio, au récit de qui j'emprunte les détails qui
suivent, il fut question de livrer le baron aux brigands;
-c'était la mort la plus naturelle du monde.
-Mais Francesco sortait peu et armé jusqu'aux
+c'était la mort la plus naturelle du monde.
+Mais Francesco sortait peu et armé jusqu'aux
dents. Puis la jeune fille eut un entretien avec
-Marzio et le pria de découvrir un assassin digne de
+Marzio et le pria de découvrir un assassin digne de
confiance parmi ses amis. Mais Olimpio exigeait
-que les trois frères Cenci fussent d'accord avec
-leur s&oelig;ur; on séduisit sans peine Paolo et Bernardo
-qui se sauvèrent alors pour ne rien voir.
-Olimpio fit le voyage de Rome et décida Giacomo.
+que les trois frères Cenci fussent d'accord avec
+leur s&oelig;ur; on séduisit sans peine Paolo et Bernardo
+qui se sauvèrent alors pour ne rien voir.
+Olimpio fit le voyage de Rome et décida Giacomo.
A ce moment, on paraissait choisir le poison. Giacomo
remit au sicaire une racine rouge et une fiole
-remplie d'opium: Béatrice reçut le poison et tenta
-de s'en servir. Mais Cenci, méfiant, faisait goûter
+remplie d'opium: Béatrice reçut le poison et tenta
+de s'en servir. Mais Cenci, méfiant, faisait goûter
par sa fille les mets et les boissons de sa table.
-Dans un conseil tenu avec les deux misérables,
-Béatrice résolut de donner à son père du vin avec
+Dans un conseil tenu avec les deux misérables,
+Béatrice résolut de donner à son père du vin avec
de l'opium, afin de l'endormir.</p>
-<p>«Vous le tuez alors, dit-elle, comme vous voudrez,
+<p>«Vous le tuez alors, dit-elle, comme vous voudrez,
et puis nous le jetterons du haut de la terrasse
<span class="pagenum"><a id="Page_259"> 259</a></span>
-et nous dirons qu'il est tombé par accident.»
-Elle alluma une chandelle de suif «sans chandelier»,
-la remit à Marzio et renvoya les deux
+et nous dirons qu'il est tombé par accident.»
+Elle alluma une chandelle de suif «sans chandelier»,
+la remit à Marzio et renvoya les deux
hommes. Mais Olimpio laissa Marzio seul dans la
-chambre basse où ils devaient se cacher et remonta
-chez sa maîtresse: Marzio se coucha sur deux
-tables, enveloppé d'une couverture de la chambre
-de Béatrice. Les assassins demeurèrent toute la
-journée du lendemain dans leur retraite: Béatrice
-leur apporta à manger. Vers le soir, elle revint et
-dit que son père avait bu du vin mêlé d'opium,
-mais fort peu, parce qu'il l'avait trouvé amer: elle
-avait dû en avaler elle aussi quelques gouttes. Il
-n'était pas possible que le baron s'endormit d'un
-bon sommeil. Olimpio dit: cette nuit, nous déciderons
-l'affaire. Il remonta chez Béatrice, sortit
-du château, ne rentra que de nuit, et laissa dormir
+chambre basse où ils devaient se cacher et remonta
+chez sa maîtresse: Marzio se coucha sur deux
+tables, enveloppé d'une couverture de la chambre
+de Béatrice. Les assassins demeurèrent toute la
+journée du lendemain dans leur retraite: Béatrice
+leur apporta à manger. Vers le soir, elle revint et
+dit que son père avait bu du vin mêlé d'opium,
+mais fort peu, parce qu'il l'avait trouvé amer: elle
+avait dû en avaler elle aussi quelques gouttes. Il
+n'était pas possible que le baron s'endormit d'un
+bon sommeil. Olimpio dit: cette nuit, nous déciderons
+l'affaire. Il remonta chez Béatrice, sortit
+du château, ne rentra que de nuit, et laissa dormir
Marzio tout seul, comme la veille. Il vint le chercher
-à l'aube; ils prirent leurs engins, un rouleau
-à faire la pâte, un gourdin et un fort marteau, et
-rejoignirent Béatrice. Tous les trois se dirigèrent
-vers la chambre de Francesco. Mais ils rencontrèrent
-Lucrezia qui parla bas à Olimpio; tous les
-quatre se rendirent à la cuisine, où Lucrezia, effrayée,
+à l'aube; ils prirent leurs engins, un rouleau
+à faire la pâte, un gourdin et un fort marteau, et
+rejoignirent Béatrice. Tous les trois se dirigèrent
+vers la chambre de Francesco. Mais ils rencontrèrent
+Lucrezia qui parla bas à Olimpio; tous les
+quatre se rendirent à la cuisine, où Lucrezia, effrayée,
tenta de faire abandonner le projet. Mais
-Béatrice déclara qu'il fallait que son père fût tué
+Béatrice déclara qu'il fallait que son père fût tué
n'importe comment. On attendit donc cette fois
<span class="pagenum"><a id="Page_260"> 260</a></span>
-encore jusqu'à la nuit. Quand tout fut noir dans le
-château, les bravi remontèrent chez Béatrice qui
-était seule. Tout à coup, Olimpio feignit d'avoir
-une quinte de toux, et se retira, sous le prétexte
-de ne point être entendu; mais, la toux persistant,
-il dit à Marzio: «Va, donne à Madame une
-excuse, nous ne pouvons rien faire à présent.»
-Marzio s'acquitta de la commission, Béatrice s'emporta
+encore jusqu'à la nuit. Quand tout fut noir dans le
+château, les bravi remontèrent chez Béatrice qui
+était seule. Tout à coup, Olimpio feignit d'avoir
+une quinte de toux, et se retira, sous le prétexte
+de ne point être entendu; mais, la toux persistant,
+il dit à Marzio: «Va, donne à Madame une
+excuse, nous ne pouvons rien faire à présent.»
+Marzio s'acquitta de la commission, Béatrice s'emporta
contre Olimpio, l'accusant de trahison. Olimpio
-eut un accès de fureur, blasphéma le nom de
-Dieu et dit: «Tu veux que je fasse ce que je ne
+eut un accès de fureur, blasphéma le nom de
+Dieu et dit: «Tu veux que je fasse ce que je ne
puis pas faire. Si tu veux que j'aille au diable,
-j'irai!» Et, suivi de Marzio, il s'enfuit hors du
-château. Mais la nuit porte conseil, et, dès le
-matin, nous les retrouvons auprès de Béatrice.
-Cette fois on n'hésite plus. Tout à l'heure Lucrezia
+j'irai!» Et, suivi de Marzio, il s'enfuit hors du
+château. Mais la nuit porte conseil, et, dès le
+matin, nous les retrouvons auprès de Béatrice.
+Cette fois on n'hésite plus. Tout à l'heure Lucrezia
ouvrira la porte de la chambre conjugale. Le
vieux Cenci est bien perdu.</p>
<p>Il fait grand jour au dehors, un matin radieux
-de septembre. Les verrous ont glissé et Lucrezia
-paraît sur le seuil. Elle pouvait alors crier, réveiller
+de septembre. Les verrous ont glissé et Lucrezia
+paraît sur le seuil. Elle pouvait alors crier, réveiller
son mari: elle regarde, muette, le trio qui entre
doucement: Olimpio le premier, puis Marzio, puis
-Béatrice. Olimpio connaît la situation du lit: il se
+Béatrice. Olimpio connaît la situation du lit: il se
jette de tout son poids sur le baron et le frappe sur
-la tête à grands coups de marteau. Béatrice s'est
-élancée vers la fenêtre qu'elle ouvre, afin qu'on
+la tête à grands coups de marteau. Béatrice s'est
+élancée vers la fenêtre qu'elle ouvre, afin qu'on
<span class="pagenum"><a id="Page_261"> 261</a></span>
-voie clair. Elle s'y arrête un instant, puis se retire,
+voie clair. Elle s'y arrête un instant, puis se retire,
tandis qu'Olimpio frappe sur la poitrine et Marzio
-sur tout le corps. Francesco n'a poussé qu'un seul
-cri, s'est soulevé à demi, et tombe écrasé, inerte.
-Les femmes rentrent, enlèvent en toute hâte du lit
-les couvertures et les matelas inondés de sang; on
-habille le corps encore tiède, et l'horrible cortège se
-dirige vers la terrasse qui donne sur le précipice.
-Olimpio ouvre une brèche dans le parapet; la chute
-de nuit paraîtra ainsi vraisemblable. Francesco est
-lancé dans le vide. Mais Marzio réclame son salaire.
-Béatrice lui remet vingt écus enfermés dans
+sur tout le corps. Francesco n'a poussé qu'un seul
+cri, s'est soulevé à demi, et tombe écrasé, inerte.
+Les femmes rentrent, enlèvent en toute hâte du lit
+les couvertures et les matelas inondés de sang; on
+habille le corps encore tiède, et l'horrible cortège se
+dirige vers la terrasse qui donne sur le précipice.
+Olimpio ouvre une brèche dans le parapet; la chute
+de nuit paraîtra ainsi vraisemblable. Francesco est
+lancé dans le vide. Mais Marzio réclame son salaire.
+Béatrice lui remet vingt écus enfermés dans
un mouchoir blanc. Le pauvre homme, en les comptant
-à la maison, jugea la récompense assez maigre.
-Il se plaignit à Olimpio. Celui-ci lui assura qu'à
-Rome, Giacomo lui donnerait de l'or. «Mais, depuis,
-on ne m'a plus rien donné.» Ainsi finit la
-confession de Marzio, que je viens de résumer. Les
-deux bravi s'éloignèrent au plus vite de la Rocca.
-Marzio se jeta dans les montagnes où il se tint
-caché jusqu'à l'hiver, malgré la neige. Le commissaire
-pontifical réussit à l'y arrêter, et ses aveux
-décidèrent ses complices à s'accuser les uns les
+à la maison, jugea la récompense assez maigre.
+Il se plaignit à Olimpio. Celui-ci lui assura qu'à
+Rome, Giacomo lui donnerait de l'or. «Mais, depuis,
+on ne m'a plus rien donné.» Ainsi finit la
+confession de Marzio, que je viens de résumer. Les
+deux bravi s'éloignèrent au plus vite de la Rocca.
+Marzio se jeta dans les montagnes où il se tint
+caché jusqu'à l'hiver, malgré la neige. Le commissaire
+pontifical réussit à l'y arrêter, et ses aveux
+décidèrent ses complices à s'accuser les uns les
autres. Il mourut en prison, des suites de la torture.
-Olimpio fut assassiné par des spadassins aux
-gages de Giacomo. Il s'était d'abord caché à Rome,
+Olimpio fut assassiné par des spadassins aux
+gages de Giacomo. Il s'était d'abord caché à Rome,
chez un dominicain de ses parents. Cesare, cousin
<span class="pagenum"><a id="Page_262"> 262</a></span>
-des Cenci, vint lui porter deux cents écus de la
-part de Giacomo, afin qu'il allât plus loin. Olimpio
-partit en compagnie de Camillo Rosati, à qui il raconta
-la scène du crime. Camillo le fit emprisonner
-traîtreusement à Novellara, mais Olimpio parvint
-à s'évader. Il fut rejoint à Teramo par trois
+des Cenci, vint lui porter deux cents écus de la
+part de Giacomo, afin qu'il allât plus loin. Olimpio
+partit en compagnie de Camillo Rosati, à qui il raconta
+la scène du crime. Camillo le fit emprisonner
+traîtreusement à Novellara, mais Olimpio parvint
+à s'évader. Il fut rejoint à Teramo par trois
anciens valets des Cenci, Marco Tulio Bertoli,
-Cesare et Pacifico da Terani, à qui il proposa de
-former une troupe de brigands dont il devait être
-la première victime. Les bandits tuèrent leur capitaine
-sur la grande route, lui coupèrent la tête et la
-portèrent au marquis de Celenza, dans les Abruzzes,
+Cesare et Pacifico da Terani, à qui il proposa de
+former une troupe de brigands dont il devait être
+la première victime. Les bandits tuèrent leur capitaine
+sur la grande route, lui coupèrent la tête et la
+portèrent au marquis de Celenza, dans les Abruzzes,
afin de toucher le prix que la police napolitaine
-avait promis. Un témoignage considérable échappait
+avait promis. Un témoignage considérable échappait
ainsi au tribunal criminel de Rome. Mais Olimpio
-avait semé de toutes parts ses dangereuses confidences,
-et sa mort fut inutile à ses complices. La
-police du Saint-Siège, qui s'était assurée déjà de la
+avait semé de toutes parts ses dangereuses confidences,
+et sa mort fut inutile à ses complices. La
+police du Saint-Siège, qui s'était assurée déjà de la
famille des Cenci et recherchait ardemment toutes
-les personnes compromises de près ou de loin dans
-le drame de Rocca Petrella, s'inquiéta alors de la
+les personnes compromises de près ou de loin dans
+le drame de Rocca Petrella, s'inquiéta alors de la
brusque disparition de monsignor Mario Guerra,
le compagnon de fredaines de son cousin Rocco
Cenci. Elle supposa, et non sans raison, qu'il avait
-tout au moins aidé à la fâcheuse suppression d'Olimpio.
-Monsignor se cachait à Naples, où il vivait
-assez misérablement, sous le nom de l'abbé Scardafa.
+tout au moins aidé à la fâcheuse suppression d'Olimpio.
+Monsignor se cachait à Naples, où il vivait
+assez misérablement, sous le nom de l'abbé Scardafa.
<span class="pagenum"><a id="Page_263"> 263</a></span>
Une lettre anonyme informa le pape de l'aventure.
-Clément VIII fit arrêter, par l'entremise
-du nonce, le faux abbé que l'autorité napolitaine lui
-expédia par la voie de mer. «C'est un homme
-roux, plein de chair», dit dans sa déposition le capitaine
-de la felouque qui portait ce mystérieux
-passager. Monsignor rentra chargé de chaînes dans
-la Ville éternelle. On ne releva contre lui aucun
-fait palpable: mais les tribunaux ecclésiastiques se
-défiaient de cet homme d'Église: on le garda donc
-en prison six ans, pendant lesquels il écrivit mémoire
-sur mémoire: il fut ensuite relégué à Malte
+Clément VIII fit arrêter, par l'entremise
+du nonce, le faux abbé que l'autorité napolitaine lui
+expédia par la voie de mer. «C'est un homme
+roux, plein de chair», dit dans sa déposition le capitaine
+de la felouque qui portait ce mystérieux
+passager. Monsignor rentra chargé de chaînes dans
+la Ville éternelle. On ne releva contre lui aucun
+fait palpable: mais les tribunaux ecclésiastiques se
+défiaient de cet homme d'Église: on le garda donc
+en prison six ans, pendant lesquels il écrivit mémoire
+sur mémoire: il fut ensuite relégué à Malte
pour trois ans; mais on prolongea son exil. Il revint
-enfin à Rome, et s'occupa de toutes sortes de
-«négociations illicites, de commerce et de trafics
-interdits par les sacrés canons», dit, en 1633, un
-bref d'Urbain VIII. Il était très vieux alors, songeait
-à se faire ermite, et demandait pardon pour
-les irrégularités de sa vie. Urbain VIII, le pape qui
-frappa Galilée, lui pardonna.</p>
+enfin à Rome, et s'occupa de toutes sortes de
+«négociations illicites, de commerce et de trafics
+interdits par les sacrés canons», dit, en 1633, un
+bref d'Urbain VIII. Il était très vieux alors, songeait
+à se faire ermite, et demandait pardon pour
+les irrégularités de sa vie. Urbain VIII, le pape qui
+frappa Galilée, lui pardonna.</p>
<h3>IV</h3>
-<p>Les Cenci se virent perdus par la révélation de
+<p>Les Cenci se virent perdus par la révélation de
leurs sicaires. Chacun d'eux, selon la formule du
-document judiciaire, à peine soulevé dans la torture,
+document judiciaire, à peine soulevé dans la torture,
<span class="pagenum"><a id="Page_264"> 264</a></span>
-crie: «Descendez-moi, seigneur!», et dénonce
-aussitôt ses complices. Giacomo charge à la
-fois Olimpio, qui est mort, et Béatrice: «Ma s&oelig;ur
-est la cause de la mort de mon père et du malheur
+crie: «Descendez-moi, seigneur!», et dénonce
+aussitôt ses complices. Giacomo charge à la
+fois Olimpio, qui est mort, et Béatrice: «Ma s&oelig;ur
+est la cause de la mort de mon père et du malheur
de ma maison; je tiens d'elle, de Lucrezia, de Bernardo,
de Paolo et d'Olimpio qu'elle traitait celui-ci
-avec fureur jusqu'à ce qu'il eût consenti à l'assassinat.
-Moi, je voulais le chasser, même après le
-crime, et Béatrice me disait: Il faut lui faire des
-caresses, sinon il te perdra. Ma belle-mère Lucrezia
-aussi est coupable, car elle était au courant de
-tout le complot.» Il feint d'avoir été offensé de l'intimité
-de sa s&oelig;ur avec Olimpio: «Ils avaient toujours
-quelque chose à se dire à l'oreille.» Bernardo
-confirme le témoignage de son frère aîné. Lucrezia
-accuse Olimpio, Béatrice et Giacomo. Le 7 septembre
-elle a une première fois empêché le crime,
-au nom de la madone, dont ce jour était la fête...
-«la madone aurait fait quelque miracle effrayant.»</p>
-
-<p>Au moment même du meurtre, elle ne se doutait
-de rien; elle rencontra les trois assassins armés
-à la porte de son mari, et se dirigea tranquillement
-vers la chambre de Béatrice. Elle a entendu
+avec fureur jusqu'à ce qu'il eût consenti à l'assassinat.
+Moi, je voulais le chasser, même après le
+crime, et Béatrice me disait: Il faut lui faire des
+caresses, sinon il te perdra. Ma belle-mère Lucrezia
+aussi est coupable, car elle était au courant de
+tout le complot.» Il feint d'avoir été offensé de l'intimité
+de sa s&oelig;ur avec Olimpio: «Ils avaient toujours
+quelque chose à se dire à l'oreille.» Bernardo
+confirme le témoignage de son frère aîné. Lucrezia
+accuse Olimpio, Béatrice et Giacomo. Le 7 septembre
+elle a une première fois empêché le crime,
+au nom de la madone, dont ce jour était la fête...
+«la madone aurait fait quelque miracle effrayant.»</p>
+
+<p>Au moment même du meurtre, elle ne se doutait
+de rien; elle rencontra les trois assassins armés
+à la porte de son mari, et se dirigea tranquillement
+vers la chambre de Béatrice. Elle a entendu
les coups, mais sans comprendre sur qui
-l'on frappait. Quand elle est revenue, il était trop
-tard. Tandis qu'elle lavait les draps ensanglantés
-du baron, elle pleurait, et Béatrice lui dit: «Sotte
+l'on frappait. Quand elle est revenue, il était trop
+tard. Tandis qu'elle lavait les draps ensanglantés
+du baron, elle pleurait, et Béatrice lui dit: «Sotte
<span class="pagenum"><a id="Page_265"> 265</a></span>
-bête, pourquoi pleures-tu?» Béatrice, «fille virile»,
-écrit l'agent secret du grand-duc de Toscane,
+bête, pourquoi pleures-tu?» Béatrice, «fille virile»,
+écrit l'agent secret du grand-duc de Toscane,
nie d'abord, puis avoue avec franchise sa
-part de préméditation. «Je dis à Olimpio que je
-ne voulais pas qu'on fît rien sans le consentement
-de mes frères.» Mais elle dénonce Giacomo
-et sa belle-mère, qui porta à manger aux bravi
-enfermés deux jours et deux nuits dans le château.
-«Madame Lucrezia aussi m'a conseillé et persuadé
-de faire tuer mon père par Olimpio.» Elle disait:
-«Cet Olimpio a promis de le tuer, et il n'en finira
-jamais.» «Olimpio, à son retour de Rome, m'a dit
-que Giacomo lui avait bien recommandé, quand il
+part de préméditation. «Je dis à Olimpio que je
+ne voulais pas qu'on fît rien sans le consentement
+de mes frères.» Mais elle dénonce Giacomo
+et sa belle-mère, qui porta à manger aux bravi
+enfermés deux jours et deux nuits dans le château.
+«Madame Lucrezia aussi m'a conseillé et persuadé
+de faire tuer mon père par Olimpio.» Elle disait:
+«Cet Olimpio a promis de le tuer, et il n'en finira
+jamais.» «Olimpio, à son retour de Rome, m'a dit
+que Giacomo lui avait bien recommandé, quand il
tuerait le seigneur Francesco, de l'achever, parce
-qu'il avait sept esprits, comme les chats.»</p>
+qu'il avait sept esprits, comme les chats.»</p>
-<p>Je laisse de côté les témoignages secondaires des
+<p>Je laisse de côté les témoignages secondaires des
parents ou des domestiques des meurtriers. La
-cause était entendue. Les efforts de la défense devaient
-être vains. Béatrice elle-même n'avait rien
-révélé d'un attentat commis sur elle par son père.
-Farinaccio développa sans succès cet argument
-désespéré. Une sentence capitale fut prononcée
-contre les trois principaux accusés: le pape fit
-grâce de la vie au petit Bernardo, <em>à la condition
-qu'il assisterait de près au supplice des siens</em>. Le
-malheureux figura, en effet, sur les deux échafauds.
-Après quelques années de galères, il fut exilé, puis
+cause était entendue. Les efforts de la défense devaient
+être vains. Béatrice elle-même n'avait rien
+révélé d'un attentat commis sur elle par son père.
+Farinaccio développa sans succès cet argument
+désespéré. Une sentence capitale fut prononcée
+contre les trois principaux accusés: le pape fit
+grâce de la vie au petit Bernardo, <em>à la condition
+qu'il assisterait de près au supplice des siens</em>. Le
+malheureux figura, en effet, sur les deux échafauds.
+Après quelques années de galères, il fut exilé, puis
<span class="pagenum"><a id="Page_266"> 266</a></span>
-gracié, et vécut chétivement à Rome d'une pension
-que la sainte Rote lui servit sur sa part confisquée
-dans l'héritage paternel. Quant aux enfants de
-Giacomo, ils trouvèrent une fortune entamée par
-la confiscation, ruinée par les désordres de la famille,
-chargée de dettes et de frais judiciaires; il
+gracié, et vécut chétivement à Rome d'une pension
+que la sainte Rote lui servit sur sa part confisquée
+dans l'héritage paternel. Quant aux enfants de
+Giacomo, ils trouvèrent une fortune entamée par
+la confiscation, ruinée par les désordres de la famille,
+chargée de dettes et de frais judiciaires; il
fallut vendre, avec l'autorisation du pape, les biens
-patrimoniaux, qu'achetèrent comptant les Borghèse,
+patrimoniaux, qu'achetèrent comptant les Borghèse,
les Aldobrandini, les Barberini, les Cafarelli.</p>
-<p>Ce procès inouï avait profondément ému la société
+<p>Ce procès inouï avait profondément ému la société
romaine. Les journalistes ou chroniqueurs
du temps, qu'on appelait <i lang="it" xml:lang="it">menanti</i>, informent, dans
leurs <i lang="it" xml:lang="it">avvisi</i>, les lecteurs de la marche de l'affaire,
puis des chances de plus en plus faibles que les
-condamnés ont d'être grâciés par le pape. En général,
+condamnés ont d'être grâciés par le pape. En général,
ils sont favorables aux Cenci. Les avocats
-assiégeaient l'antichambre de Clément VIII, qui les
-reçut, mais fort mal. Les religieuses de Rome suppliaient
-le Saint-Père d'épargner aux deux femmes
+assiégeaient l'antichambre de Clément VIII, qui les
+reçut, mais fort mal. Les religieuses de Rome suppliaient
+le Saint-Père d'épargner aux deux femmes
la honte de la mort publique. Les cardinaux Aldobrandini
-et Santa-Severina demandaient que Béatrice
-fût enfermée à perpétuité dans un couvent.
+et Santa-Severina demandaient que Béatrice
+fût enfermée à perpétuité dans un couvent.
Il est certain que le pape voulut lire le dossier du
-procès et les plaidoiries; il hésita quelque temps,
+procès et les plaidoiries; il hésita quelque temps,
en faveur sans doute de Lucrezia et de la jeune fille.
-Malheureusement, plusieurs crimes analogues effrayèrent,
+Malheureusement, plusieurs crimes analogues effrayèrent,
<span class="pagenum"><a id="Page_267"> 267</a></span>
-dans cette année 1599, le vieux pontife.
-En juin, Marc Antonio de Massimi, à qui jadis l'on
-avait déjà pardonné l'assassinat de sa belle-mère,
-empoisonna son frère dans un plat de macaroni,
-après avoir essayé le poison sur le cuisinier, qui
-en était mort. Massimi fut pendu. Une femme tuait
+dans cette année 1599, le vieux pontife.
+En juin, Marc Antonio de Massimi, à qui jadis l'on
+avait déjà pardonné l'assassinat de sa belle-mère,
+empoisonna son frère dans un plat de macaroni,
+après avoir essayé le poison sur le cuisinier, qui
+en était mort. Massimi fut pendu. Une femme tuait
son mari, le cousait dans un sac, et attachait le sac
-si habilement sur le dos d'un portefaix chargé de
-jeter le cadavre à l'eau, que ce complice, lié, sans
-le savoir, à son fardeau, accompagnait le mort au
-fond du Tibre. En août, Andrea Capranica blessa
-grièvement son frère, et fut arrêté dans le palais
+si habilement sur le dos d'un portefaix chargé de
+jeter le cadavre à l'eau, que ce complice, lié, sans
+le savoir, à son fardeau, accompagnait le mort au
+fond du Tibre. En août, Andrea Capranica blessa
+grièvement son frère, et fut arrêté dans le palais
du duc Cesarini. Enfin, cinq ou six jours avant le
supplice des assassins de la Rocca, Paolo Santa-Croce,
-parent très proche des Cenci, tua sa mère,
-près de Rome, de seize coups de poignard, avec la
-complicité de son frère Onofrio. Clément VIII n'hésita
-plus, et fit signe à ses bourreaux.</p>
+parent très proche des Cenci, tua sa mère,
+près de Rome, de seize coups de poignard, avec la
+complicité de son frère Onofrio. Clément VIII n'hésita
+plus, et fit signe à ses bourreaux.</p>
-<p>Le 11 septembre, à minuit, on avertit les condamnés
-que l'heure de mourir était venue. Ils sortirent
+<p>Le 11 septembre, à minuit, on avertit les condamnés
+que l'heure de mourir était venue. Ils sortirent
de la prison, au matin, pour se rendre au
-pont Saint-Ange: Giacomo, nu jusqu'à la ceinture,
+pont Saint-Ange: Giacomo, nu jusqu'à la ceinture,
sur une charrette; Bernardo, en long manteau, et
-la tête masquée par un capuchon, sur une autre
-charrette; les femmes, vêtues de deuil, à pied.
-Giacomo était intrépide. Bernardo, l'enfant de
+la tête masquée par un capuchon, sur une autre
+charrette; les femmes, vêtues de deuil, à pied.
+Giacomo était intrépide. Bernardo, l'enfant de
seize ans, sanglotait; Lucrezia semblait une morte
<span class="pagenum"><a id="Page_268"> 268</a></span>
-qui marche; Béatrice avait une incomparable sérénité.
-Les deux femmes moururent les premières,
-décapitées non par la hache, mais par une véritable
-guillotine dont le dessin a été retrouvé, par M. Bertolotti,
-aux archives criminelles de plusieurs procès
-du <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup> et du <span class="smcap">XVII</span><sup>e</sup> siècles, qui sont encore à l'<em>Archivio</em>
-romain. Giacomo, que l'on avait tenaillé,
+qui marche; Béatrice avait une incomparable sérénité.
+Les deux femmes moururent les premières,
+décapitées non par la hache, mais par une véritable
+guillotine dont le dessin a été retrouvé, par M. Bertolotti,
+aux archives criminelles de plusieurs procès
+du <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup> et du <span class="smcap">XVII</span><sup>e</sup> siècles, qui sont encore à l'<em>Archivio</em>
+romain. Giacomo, que l'on avait tenaillé,
chemin faisant, aux deux mamelles, attendait, tout
-rouge de sang: il fut enfin écartelé.</p>
-
-<p>Clément VIII sortit alors du Quirinal et s'achemina
-vers Saint-Jean de Latran, où il dit une messe
-basse pour le repos des trois âmes si criminelles et
-si malheureuses. Les corps restèrent exposés jusqu'à
-la nuit: les femmes, sur une tribune entourée
-de torches flamboyantes, et les débris affreux de
-Giacomo étalés sur l'échafaud. Quand les premières
-ombres furent descendues sur Rome, la confrérie
+rouge de sang: il fut enfin écartelé.</p>
+
+<p>Clément VIII sortit alors du Quirinal et s'achemina
+vers Saint-Jean de Latran, où il dit une messe
+basse pour le repos des trois âmes si criminelles et
+si malheureuses. Les corps restèrent exposés jusqu'à
+la nuit: les femmes, sur une tribune entourée
+de torches flamboyantes, et les débris affreux de
+Giacomo étalés sur l'échafaud. Quand les premières
+ombres furent descendues sur Rome, la confrérie
des Florentins vient prendre Giacomo pour le
-porter à San-Giovanni-Decollato; la confrérie des
+porter à San-Giovanni-Decollato; la confrérie des
Stigmates recueillit, sur leur lugubre chapelle mortuaire,
-Lucrezia et Béatrice et les porta à San-Francesco.
+Lucrezia et Béatrice et les porta à San-Francesco.
Une foule immense de religieux et de
peuple suivait avec un grand bourdonnement de
-prières. Sur la tête livide de la jeune fille on avait
-déposé une couronne de fleurs.</p>
+prières. Sur la tête livide de la jeune fille on avait
+déposé une couronne de fleurs.</p>
-<p>Sept jours plus tard, on apprit à Rome un nouveau
-parricide. Deux frères avaient tué et enterré
+<p>Sept jours plus tard, on apprit à Rome un nouveau
+parricide. Deux frères avaient tué et enterré
<span class="pagenum"><a id="Page_269"> 269</a></span>
-leur père dans une vigne, où des chiens le découvrirent.
-«Dieu nous aide! s'écrie le chroniqueur,
-je crois que la fin du monde approche!» En même
-temps, on brûlait vif, à Campo di Fiori, un faux
-capucin convaincu d'hérésie. L'ambassadeur de
-France n'avait pas permis «qu'on fît de pareilles
+leur père dans une vigne, où des chiens le découvrirent.
+«Dieu nous aide! s'écrie le chroniqueur,
+je crois que la fin du monde approche!» En même
+temps, on brûlait vif, à Campo di Fiori, un faux
+capucin convaincu d'hérésie. L'ambassadeur de
+France n'avait pas permis «qu'on fît de pareilles
justices devant son palais, non qu'il veuille du
-bien aux hérétiques, comme le disent ses ennemis,
-(c'était l'ambassadeur de Henri IV), mais simplement
-pour ne pas entendre ni voir de telles personnes».</p>
-
-<p>Rome avait assisté, depuis l'entrée de Charles VIII,
-à beaucoup de spectacles extraordinaires; au déclin
-de ce grand siècle, ouvert par Alexandre VI,
-Jules II et Léon X, la vieille ville sainte n'avait
-plus guère, pour charmer son ennui, que des tragédies
-de famille et des auto-da-fé. L'entraînement
-généreux de la Renaissance avait cessé depuis
-longtemps, et, sous la dure discipline inaugurée au
-Concile de Trente, la société romaine, indifférente
-à la culture de l'esprit, étrangère à l'élégance des
-m&oelig;urs comme aux libertés de l'âme, retournait à
-la barbarie et à la corruption de l'âge féodal. Ces
+bien aux hérétiques, comme le disent ses ennemis,
+(c'était l'ambassadeur de Henri IV), mais simplement
+pour ne pas entendre ni voir de telles personnes».</p>
+
+<p>Rome avait assisté, depuis l'entrée de Charles VIII,
+à beaucoup de spectacles extraordinaires; au déclin
+de ce grand siècle, ouvert par Alexandre VI,
+Jules II et Léon X, la vieille ville sainte n'avait
+plus guère, pour charmer son ennui, que des tragédies
+de famille et des auto-da-fé. L'entraînement
+généreux de la Renaissance avait cessé depuis
+longtemps, et, sous la dure discipline inaugurée au
+Concile de Trente, la société romaine, indifférente
+à la culture de l'esprit, étrangère à l'élégance des
+m&oelig;urs comme aux libertés de l'âme, retournait à
+la barbarie et à la corruption de l'âge féodal. Ces
parricides et ces fratricides, les Cenci, les Santa-Croce,
les Massimi, ne sont point des <i lang="it" xml:lang="it">popolani</i>
-condamnés par leur condition à l'empire des passions
-brutales: ils sont, par la naissance, placés
+condamnés par leur condition à l'empire des passions
+brutales: ils sont, par la naissance, placés
<span class="pagenum"><a id="Page_270"> 270</a></span>
dans les premiers rangs, fort loin de la foule.
-Quand une société se gâte par le haut, la décadence
-politique, la ruine de la civilisation sont irrémédiables.</p>
+Quand une société se gâte par le haut, la décadence
+politique, la ruine de la civilisation sont irrémédiables.</p>
<hr class="c15 p4" />
<div class="footnotes"><h2>NOTES:</h2>
@@ -8118,40 +8079,40 @@ Burckhardt, traduction de M. Schmitt. Paris, 1885; Plon et
Nourrit.</p>
<p><a name="Footnote_2" id="Footnote_2" href="#FNanchor_2" class="label">[2]</a> Cet ouvrage a deux titres: <cite>Geschichte der Renaissance in Italien</cite>,
-et <cite>Geschichte der neueren Baukunst</cite>; Stuttgart, 1878. Il répond
-à un projet d'histoire complète de la renaissance, que faisaient
+et <cite>Geschichte der neueren Baukunst</cite>; Stuttgart, 1878. Il répond
+à un projet d'histoire complète de la renaissance, que faisaient
attendre les lacunes volontaires de <em>la Culture</em> relativement
-aux lettres et aux arts de l'Italie. J'essaierai ici, très discrètement,
-de suppléer au silence ou aux indications trop sommaires du
-maître sur ces points.</p>
-
-<p><a name="Footnote_3" id="Footnote_3" href="#FNanchor_3" class="label">[3]</a> Cette dépêche est sans doute la pièce datée du 15 novembre
-que vient de publier pour la première fois M. Nitti, dans son ouvrage
-intitulé: <cite>Machiavelli nella vita e nelle dottrine</cite>, t. I, p. 253.
-Les Florentins affirment que l'entreprise des Vénitiens sur Faënza
+aux lettres et aux arts de l'Italie. J'essaierai ici, très discrètement,
+de suppléer au silence ou aux indications trop sommaires du
+maître sur ces points.</p>
+
+<p><a name="Footnote_3" id="Footnote_3" href="#FNanchor_3" class="label">[3]</a> Cette dépêche est sans doute la pièce datée du 15 novembre
+que vient de publier pour la première fois M. Nitti, dans son ouvrage
+intitulé: <cite>Machiavelli nella vita e nelle dottrine</cite>, t. I, p. 253.
+Les Florentins affirment que l'entreprise des Vénitiens sur Faënza
<i lang="it" xml:lang="it">li conduce alla monarchia d'Italia</i>. Les intrigues d'Alexandre VI
-et de César avaient jeté cette notion de <em>monarchie une</em> dans le
-courant des idées italiennes. Le premier volume de M. Nitti, le
-seul qui soit publié jusqu'aujourd'hui, s'arrête à la chute de Machiavel.</p>
+et de César avaient jeté cette notion de <em>monarchie une</em> dans le
+courant des idées italiennes. Le premier volume de M. Nitti, le
+seul qui soit publié jusqu'aujourd'hui, s'arrête à la chute de Machiavel.</p>
-<p><a name="Footnote_4" id="Footnote_4" href="#FNanchor_4" class="label">[4]</a> Conférence faite au cercle Saint-Simon.</p>
+<p><a name="Footnote_4" id="Footnote_4" href="#FNanchor_4" class="label">[4]</a> Conférence faite au cercle Saint-Simon.</p>
-<p><a name="Footnote_5" id="Footnote_5" href="#FNanchor_5" class="label">[5]</a> Voyez notre Étude sur l'histoire du Joachimisme dans la
+<p><a name="Footnote_5" id="Footnote_5" href="#FNanchor_5" class="label">[5]</a> Voyez notre Étude sur l'histoire du Joachimisme dans la
<cite>Revue historique</cite>, mai-juin 1886.</p>
-<p><a name="Footnote_6" id="Footnote_6" href="#FNanchor_6" class="label">[6]</a> «Elle ne pouvait pas ouïr parler de Dieu, de Notre-Dame, de
-saint François ou des saints et des saintes, qu'elle ne fût prise aussitôt
-d'une extase. Beaucoup de fois, elle était suspendue dans
+<p><a name="Footnote_6" id="Footnote_6" href="#FNanchor_6" class="label">[6]</a> «Elle ne pouvait pas ouïr parler de Dieu, de Notre-Dame, de
+saint François ou des saints et des saintes, qu'elle ne fût prise aussitôt
+d'une extase. Beaucoup de fois, elle était suspendue dans
une si haute contemplation, qu'elle demeurait ravie tout l'espace
-d'un jour... Cela fut bien souvent constaté par diverses personnes,
+d'un jour... Cela fut bien souvent constaté par diverses personnes,
qui la voyant dans ces ravissements, la poussaient et la
-tiraient fortement, et lui faisaient même beaucoup de mal, sans
-pouvoir parvenir à la faire remuer. Quelquefois elle était suspendue
-en l'air sans s'appuyer à rien, si ce n'est des deux gros
-orteils; et elle était si fort élevée, soutenue en l'air par la force
+tiraient fortement, et lui faisaient même beaucoup de mal, sans
+pouvoir parvenir à la faire remuer. Quelquefois elle était suspendue
+en l'air sans s'appuyer à rien, si ce n'est des deux gros
+orteils; et elle était si fort élevée, soutenue en l'air par la force
de son merveilleux ravissement, qu'il y avait entre elle et la terre
l'espace d'un pan; de sorte que bien des fois, pendant qu'elle demeurait
-dans cette position, on lui baisait le dessous des pieds.»
+dans cette position, on lui baisait le dessous des pieds.»
(<i lang="la" xml:lang="la">La vida de la Benaurada Sancta Doucelina</i>, p. 73.)</p>
</div></div>
@@ -8163,7 +8124,7 @@ dans cette position, on lui baisait le dessous des pieds.»
-<h2>TABLE DES MATIÈRES</h2>
+<h2>TABLE DES MATIÈRES</h2>
<table id="toc" summary="contents">
<tr>
@@ -8175,11 +8136,11 @@ dans cette position, on lui baisait le dessous des pieds.»
<td class="tdr"><a href="#Page_1">1</a></td>
</tr>
<tr>
- <td class="tdl">L'honnêteté diplomatique de Machiavel</td>
+ <td class="tdl">L'honnêteté diplomatique de Machiavel</td>
<td class="tdr"><a href="#Page_81">81</a></td>
</tr>
<tr>
- <td class="tdl">Fra Salimbene, franciscain du treizième siècle</td>
+ <td class="tdl">Fra Salimbene, franciscain du treizième siècle</td>
<td class="tdr"><a href="#Page_107">107</a></td>
</tr>
<tr>
@@ -8191,12 +8152,12 @@ dans cette position, on lui baisait le dessous des pieds.»
<td class="tdr"><a href="#Page_159">159</a></td>
</tr>
<tr>
- <td class="tdl">Le Palais pontifical et le gouvernement intérieur de
+ <td class="tdl">Le Palais pontifical et le gouvernement intérieur de
Rome</td>
<td class="tdr"><a href="#Page_177">177</a></td>
</tr>
<tr>
- <td class="tdl">La vérité sur une famille tragique: les Cenci</td>
+ <td class="tdl">La vérité sur une famille tragique: les Cenci</td>
<td class="tdr"><a href="#Page_241">241</a></td>
</tr>
</table>
@@ -8210,17 +8171,17 @@ dans cette position, on lui baisait le dessous des pieds.»
<a id="Page_274"></a></p>
-<p class="center"><span class="large">LIBRAIRIE LÉOPOLD CERF</span><br />
-<span class="small">13, RUE DE MÉDICIS, PARIS</span></p>
+<p class="center"><span class="large">LIBRAIRIE LÉOPOLD CERF</span><br />
+<span class="small">13, RUE DE MÉDICIS, PARIS</span></p>
<hr class="c5" />
<table id="ad" summary="books">
<tr>
-<th colspan="2"><span class="smcap">A. Chuquet.</span>&mdash;<b>LES GUERRES DE LA RÉVOLUTION</b>:
-Ouvrages honorés du Grand Prix Gobert et du Prix Audiffred.)</th>
+<th colspan="2"><span class="smcap">A. Chuquet.</span>&mdash;<b>LES GUERRES DE LA RÉVOLUTION</b>:
+Ouvrages honorés du Grand Prix Gobert et du Prix Audiffred.)</th>
</tr>
<tr>
-<td class="tdl">&mdash;&mdash; <b>La première Invasion prussienne</b>, 3<sup>e</sup> édition,
+<td class="tdl">&mdash;&mdash; <b>La première Invasion prussienne</b>, 3<sup>e</sup> édition,
in-18</td>
<td class="tdr"> 3&nbsp;fr.&nbsp;50</td>
</tr>
@@ -8233,7 +8194,7 @@ in-18</td>
<td class="tdr"> 3&nbsp;fr.&nbsp;50</td>
</tr>
<tr>
-<td class="tdl">&mdash;&mdash; <b>Jemappes et la Conquête de la Belgique</b>, in-18</td>
+<td class="tdl">&mdash;&mdash; <b>Jemappes et la Conquête de la Belgique</b>, in-18</td>
<td class="tdr"> 3&nbsp;fr.&nbsp;50</td>
</tr>
<tr>
@@ -8241,7 +8202,7 @@ in-18</td>
<td class="tdr"> 3&nbsp;fr.&nbsp;50</td>
</tr>
<tr>
-<td class="tdl">&mdash;&mdash; <b>L'Expédition de Custine</b>, in-18</td>
+<td class="tdl">&mdash;&mdash; <b>L'Expédition de Custine</b>, in-18</td>
<td class="tdr"> 3&nbsp;fr.&nbsp;50</td>
</tr>
<tr>
@@ -8253,47 +8214,47 @@ in-18</td>
<td class="tdr"> 3&nbsp;fr.&nbsp;50</td>
</tr>
<tr>
-<td class="tdl"><span class="smcap">A. Chuquet.</span>&mdash;<b>Le Général Chanzy</b>
-(Ouv. cour. par l'Académie française), 6<sup>e</sup> édition, in-18</td>
+<td class="tdl"><span class="smcap">A. Chuquet.</span>&mdash;<b>Le Général Chanzy</b>
+(Ouv. cour. par l'Académie française), 6<sup>e</sup> édition, in-18</td>
<td class="tdr"> 3&nbsp;fr.&nbsp;50</td>
</tr>
<tr>
-<td class="tdl"><span class="smcap">Petit de Julleville.</span>&mdash;<b>Répertoire du Théâtre
-comique en France au moyen âge</b>, gr. in-8<sup>o</sup>, numéroté
-à petit nombre</td>
-<td class="tdr">20&nbsp;fr.&nbsp;»»</td>
+<td class="tdl"><span class="smcap">Petit de Julleville.</span>&mdash;<b>Répertoire du Théâtre
+comique en France au moyen âge</b>, gr. in-8<sup>o</sup>, numéroté
+à petit nombre</td>
+<td class="tdr">20&nbsp;fr.&nbsp;»»</td>
</tr>
<tr>
-<td class="tdl">&mdash;&mdash; <b>Les Comédiens en France au moyen âge</b> (Ouvrage
-couronné par l'Académie française), in-18</td>
+<td class="tdl">&mdash;&mdash; <b>Les Comédiens en France au moyen âge</b> (Ouvrage
+couronné par l'Académie française), in-18</td>
<td class="tdr"> 3&nbsp;fr.&nbsp;50</td>
</tr>
<tr>
-<td class="tdl">&mdash;&mdash; <b>La Comédie et les M&oelig;urs en France au moyen
-âge</b>, in-18</td>
+<td class="tdl">&mdash;&mdash; <b>La Comédie et les M&oelig;urs en France au moyen
+âge</b>, in-18</td>
<td class="tdr"> 3&nbsp;fr.&nbsp;50</td>
</tr>
<tr>
-<td class="tdl">Raoul <span class="smcap">Frary</span>.&mdash;<b>Le Péril National</b>, 7<sup>e</sup> édition
-(Ouvrage couronné par l'Académie française), in-18</td>
+<td class="tdl">Raoul <span class="smcap">Frary</span>.&mdash;<b>Le Péril National</b>, 7<sup>e</sup> édition
+(Ouvrage couronné par l'Académie française), in-18</td>
<td class="tdr"> 3&nbsp;fr.&nbsp;50</td>
</tr>
<tr>
-<td class="tdl">&mdash;&mdash; <b>Manuel du Démagogue</b>, 3<sup>e</sup> édition, in-18</td>
+<td class="tdl">&mdash;&mdash; <b>Manuel du Démagogue</b>, 3<sup>e</sup> édition, in-18</td>
<td class="tdr"> 3&nbsp;fr.&nbsp;50</td>
</tr>
<tr>
-<td class="tdl">&mdash;&mdash; <b>La Question du Latin</b>, 5<sup>e</sup> édition, in-18</td>
+<td class="tdl">&mdash;&mdash; <b>La Question du Latin</b>, 5<sup>e</sup> édition, in-18</td>
<td class="tdr"> 3&nbsp;fr.&nbsp;50</td>
</tr>
<tr>
-<td class="tdl"><span class="smcap">M. Guérin.</span>&mdash;<b>La Question du Latin et la Réforme
+<td class="tdl"><span class="smcap">M. Guérin.</span>&mdash;<b>La Question du Latin et la Réforme
profonde de l'Enseignement secondaire</b>, in-18</td>
<td class="tdr"> 3&nbsp;fr.&nbsp;50</td>
</tr>
<tr>
-<td class="tdl"><span class="smcap">A. Dupuy.</span>&mdash;<b>L'État et l'Université ou la vraie
-Réforme de l'Enseignement secondaire</b>, in-18</td>
+<td class="tdl"><span class="smcap">A. Dupuy.</span>&mdash;<b>L'État et l'Université ou la vraie
+Réforme de l'Enseignement secondaire</b>, in-18</td>
<td class="tdr"> 3&nbsp;fr.&nbsp;50</td>
</tr>
<tr>
@@ -8302,18 +8263,18 @@ ses &oelig;uvres, son temps, in-18</td>
<td class="tdr"> 3&nbsp;fr.&nbsp;50</td>
</tr>
<tr>
-<td class="tdl">Emile <span class="smcap">Neucastel</span>.&mdash;<b>Gambetta, sa vie, ses idées
+<td class="tdl">Emile <span class="smcap">Neucastel</span>.&mdash;<b>Gambetta, sa vie, ses idées
politiques</b>, in-18</td>
<td class="tdr"> 3&nbsp;fr.&nbsp;50</td>
</tr>
<tr>
-<td class="tdl"><span class="smcap">Ganneron.</span>&mdash;<b>L'Amiral Courbet</b>, d'après les
+<td class="tdl"><span class="smcap">Ganneron.</span>&mdash;<b>L'Amiral Courbet</b>, d'après les
papiers de la marine et de la famille (Ouv. cour. par
-l'Académie française), 5<sup>e</sup> édition, in-18</td>
+l'Académie française), 5<sup>e</sup> édition, in-18</td>
<td class="tdr"> 3&nbsp;fr.&nbsp;50</td>
</tr>
<tr>
-<td class="tdl"><span class="smcap">H. Joly.</span>&mdash;<b>Le Crime</b>, étude sociale
+<td class="tdl"><span class="smcap">H. Joly.</span>&mdash;<b>Le Crime</b>, étude sociale
(Ouv. cour. par l'Acad. fr.), in-18</td>
<td class="tdr"> 3&nbsp;fr.&nbsp;50</td>
</tr>
@@ -8336,8 +8297,8 @@ in-18</td>
<td class="tdr"> 3&nbsp;fr.&nbsp;50</td>
</tr>
<tr>
-<td class="tdl"><span class="smcap">A. Lemarquis.</span>&mdash;<b>La Littérature anglaise au XVIII<sup>e</sup>
-siècle</b>, par T. S. Perry, in-18</td>
+<td class="tdl"><span class="smcap">A. Lemarquis.</span>&mdash;<b>La Littérature anglaise au XVIII<sup>e</sup>
+siècle</b>, par T. S. Perry, in-18</td>
<td class="tdr"> 3&nbsp;fr.&nbsp;50</td>
</tr>
<tr>
@@ -8350,94 +8311,94 @@ in-18</td>
<td class="tdr"> 3&nbsp;fr.&nbsp;50</td>
</tr>
<tr>
-<td class="tdl"><span class="smcap">E. Mouton</span> (<span class="smcap">MÉRINOS</span>).&mdash;<b>Fusil chargé</b>,
-recit militaire, 3<sup>e</sup> édit., in-18</td>
+<td class="tdl"><span class="smcap">E. Mouton</span> (<span class="smcap">MÉRINOS</span>).&mdash;<b>Fusil chargé</b>,
+recit militaire, 3<sup>e</sup> édit., in-18</td>
<td class="tdr"> 3&nbsp;fr.&nbsp;50</td>
</tr>
<tr>
-<td class="tdl">&mdash;&mdash; <b>Le Devoir de Punir</b>, introduction générale à
-l'histoire et à la théorie du droit pénal, in-18</td>
+<td class="tdl">&mdash;&mdash; <b>Le Devoir de Punir</b>, introduction générale à
+l'histoire et à la théorie du droit pénal, in-18</td>
<td class="tdr"> 3&nbsp;fr.&nbsp;50</td>
</tr>
<tr>
-<td class="tdl"><span class="smcap">H. Gaidoz</span> et <span class="smcap">P. Sébillot</span>.&mdash;<b>Le Blason
+<td class="tdl"><span class="smcap">H. Gaidoz</span> et <span class="smcap">P. Sébillot</span>.&mdash;<b>Le Blason
populaire de la France</b>, in-18</td>
<td class="tdr"> 3&nbsp;fr.&nbsp;50</td>
</tr>
<tr>
<td class="tdl"><span class="smcap">L. Dussieux.</span>&mdash;<b>Lettres intimes de Henri IV</b>,
-2<sup>e</sup> édition, in-18</td>
+2<sup>e</sup> édition, in-18</td>
<td class="tdr"> 3&nbsp;fr.&nbsp;50</td>
</tr>
<tr>
-<td class="tdl"><span class="smcap">R.-G. Lévy.</span>&mdash;<b>Le Péril financier</b>, in-18</td>
+<td class="tdl"><span class="smcap">R.-G. Lévy.</span>&mdash;<b>Le Péril financier</b>, in-18</td>
<td class="tdr"> 3&nbsp;fr.&nbsp;50</td>
</tr>
<tr>
-<td class="tdl"><span class="smcap">Chassang.</span>&mdash;<b>Remarques sur la Langue Françoise</b>,
-par Vaugelas, nouv. édit. (ouv. cour. par l'Académie
-française). 2 forts vol. in-8<sup>o</sup></td>
-<td class="tdr">15&nbsp;fr.&nbsp;»»</td>
+<td class="tdl"><span class="smcap">Chassang.</span>&mdash;<b>Remarques sur la Langue Françoise</b>,
+par Vaugelas, nouv. édit. (ouv. cour. par l'Académie
+française). 2 forts vol. in-8<sup>o</sup></td>
+<td class="tdr">15&nbsp;fr.&nbsp;»»</td>
</tr>
<tr>
<td class="tdl"><span class="smcap">Pigeonneau.</span>&mdash;<b>Histoire du Commerce de la France</b>,
-1<sup>re</sup> partie. Depuis les origines jusqu'à la fin du
-<span class="smcap">XV</span><sup>e</sup> siècle. (Ouvrage honoré d'un prix
+1<sup>re</sup> partie. Depuis les origines jusqu'à la fin du
+<span class="smcap">XV</span><sup>e</sup> siècle. (Ouvrage honoré d'un prix
Gobert), in-8<sup>o</sup> avec carte</td>
<td class="tdr"> 7&nbsp;fr.&nbsp;50</td>
</tr>
<tr>
-<td class="tdl">2<sup>e</sup> Partie. Le seizième siècle&mdash;Henri IV&mdash;Richelieu,
+<td class="tdl">2<sup>e</sup> Partie. Le seizième siècle&mdash;Henri IV&mdash;Richelieu,
in-8<sup>o</sup></td>
<td class="tdr"> 7&nbsp;fr.&nbsp;50</td>
</tr>
<tr>
-<td class="tdl">Camille <span class="smcap">Sée</span>.&mdash;<b>Lycées et Collèges
-de Jeunes Filles</b>. 5<sup>e</sup> éd., in-8<sup>o</sup></td>
-<td class="tdr">10&nbsp;fr.&nbsp;»»</td>
+<td class="tdl">Camille <span class="smcap">Sée</span>.&mdash;<b>Lycées et Collèges
+de Jeunes Filles</b>. 5<sup>e</sup> éd., in-8<sup>o</sup></td>
+<td class="tdr">10&nbsp;fr.&nbsp;»»</td>
</tr>
<tr>
<td class="tdl"><b>L'Ecole Normale</b> (1810-1883), in-8<sup>o</sup></td>
-<td class="tdr">12&nbsp;fr.&nbsp;»»</td>
+<td class="tdr">12&nbsp;fr.&nbsp;»»</td>
</tr>
<tr>
-<td class="tdl">Félix <span class="smcap">Frank</span> et Adolphe <span class="smcap">Chenevière</span>.&mdash;<b>Lexique
+<td class="tdl">Félix <span class="smcap">Frank</span> et Adolphe <span class="smcap">Chenevière</span>.&mdash;<b>Lexique
de la Langue de Bonaventure des Periers</b>, in-8<sup>o</sup></td>
-<td class="tdr">10&nbsp;fr.&nbsp;»»</td>
+<td class="tdr">10&nbsp;fr.&nbsp;»»</td>
</tr>
<tr>
-<td class="tdl"><span class="smcap">L. Fontaine.</span>&mdash;<b>Le Théâtre et la Philosophie au
-XVIII<sup>e</sup> siècle</b>, in-8<sup>o</sup></td>
-<td class="tdr"> 5&nbsp;fr.&nbsp;»»</td>
+<td class="tdl"><span class="smcap">L. Fontaine.</span>&mdash;<b>Le Théâtre et la Philosophie au
+XVIII<sup>e</sup> siècle</b>, in-8<sup>o</sup></td>
+<td class="tdr"> 5&nbsp;fr.&nbsp;»»</td>
</tr>
<tr>
<td class="tdl"><span class="smcap">Nicolas de Gradowsky.</span>&mdash;<b>La Situation
-légale des Israélites en Russie</b>, in-18</td>
-<td class="tdr"> 5&nbsp;fr.&nbsp;»»</td>
+légale des Israélites en Russie</b>, in-18</td>
+<td class="tdr"> 5&nbsp;fr.&nbsp;»»</td>
</tr>
<tr>
<td class="tdl"><span class="smcap">A. Darmesteter.</span>&mdash;<b>Reliques scientifiques</b>,
2 vol. in-8<sup>o</sup></td>
-<td class="tdr">40&nbsp;fr.&nbsp;»»</td>
+<td class="tdr">40&nbsp;fr.&nbsp;»»</td>
</tr>
<tr>
<td class="tdl">&mdash;&mdash; <b>Le Talmud</b>, in-8<sup>o</sup></td>
<td class="tdr"> 1&nbsp;fr.&nbsp;50</td>
</tr>
<tr>
-<td class="tdl"><span class="smcap">P. Sébillot.</span>&mdash;<b>Contes des provinces de France</b>,
+<td class="tdl"><span class="smcap">P. Sébillot.</span>&mdash;<b>Contes des provinces de France</b>,
in-18</td>
<td class="tdr"> 3&nbsp;fr.&nbsp;50</td>
</tr>
<tr>
<td class="tdl"><span class="smcap">Lefebvre Saint-Ogan.</span>&mdash;<b>Essai sur l'influence
-française</b>, 2<sup>e</sup> édition, in-18</td>
+française</b>, 2<sup>e</sup> édition, in-18</td>
<td class="tdr"> 3&nbsp;fr.&nbsp;50</td>
</tr>
<tr>
<td class="tdl">Charles <span class="smcap">Wiener</span>.&mdash;<b>Chili et Chiliens</b>, beau vol.
-in-8<sup>o</sup> jésus</td>
-<td class="tdr">10&nbsp;fr.&nbsp;»»</td>
+in-8<sup>o</sup> jésus</td>
+<td class="tdr">10&nbsp;fr.&nbsp;»»</td>
</tr>
<tr>
<td class="tdl"><span class="smcap">L. Leger.</span>&mdash;<b>La Bulgarie</b>, in-18</td>
@@ -8448,18 +8409,18 @@ in-8<sup>o</sup> jésus</td>
<td class="tdr"> 3&nbsp;fr.&nbsp;50</td>
</tr>
<tr>
-<td class="tdl"><span class="smcap">L'Abbé H.-R. Casgrain.</span>&mdash;<b>Un Pèlerinage au pays
-d'Évangéline</b> (Ouv. cour. par l'Acad. franç.). in-18</td>
+<td class="tdl"><span class="smcap">L'Abbé H.-R. Casgrain.</span>&mdash;<b>Un Pèlerinage au pays
+d'Évangéline</b> (Ouv. cour. par l'Acad. franç.). in-18</td>
<td class="tdr"> 3&nbsp;fr.&nbsp;50</td>
</tr>
<tr>
-<td class="tdl">Lieutenant-Colonel <span class="smcap">Hennebert</span>.&mdash;<b>De Paris à Tombouctou
+<td class="tdl">Lieutenant-Colonel <span class="smcap">Hennebert</span>.&mdash;<b>De Paris à Tombouctou
en huit jours</b>, in-18</td>
<td class="tdr"> 3&nbsp;fr.&nbsp;50</td>
</tr>
<tr>
-<td class="tdl"><span class="smcap">Mario Vivarez.</span>&mdash;<b>Le Soudan algérien</b>. Projet de
-voie ferrée transsaharienne, in-18</td>
+<td class="tdl"><span class="smcap">Mario Vivarez.</span>&mdash;<b>Le Soudan algérien</b>. Projet de
+voie ferrée transsaharienne, in-18</td>
<td class="tdr"> 3&nbsp;fr.&nbsp;50</td>
</tr>
</table>
@@ -8467,388 +8428,6 @@ voie ferrée transsaharienne, in-18</td>
<p class="p2 center small">VERSAILLES.&mdash;IMPRIMERIE CERF ET C<sup>ie</sup>, 59, RUE DUPLESSIS.</p>
-
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-<pre>
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-
-
-
-End of the Project Gutenberg EBook of La Renaissance Italienne et la
-Philosophie de l'Histoire, by Émile Gebhart
-
-*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA RENAISSANCE ITALIENNE ***
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-or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
-work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
-Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
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-Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
-
-Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
-electronic works in formats readable by the widest variety of computers
-including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
-because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
-people in all walks of life.
-
-Volunteers and financial support to provide volunteers with the
-assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
-goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
-remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
-Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
-and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
-To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
-and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
-and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
-
-
-Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
-Foundation
-
-The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
-501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
-state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
-Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
-number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
-http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
-Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
-permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
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-The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
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