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authornfenwick <nfenwick@pglaf.org>2025-03-07 19:58:00 -0800
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+++ b/43004-0.txt
@@ -0,0 +1,16655 @@
+*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 43004 ***
+
+Leopold von Sacher-Masoch (1836-1895), La pêcheuse d'âmes (Die Seelenfängerin)(1889)
+
+
+Produced by Daniel FROMONT
+
+
+LA PECHEUSE D'AMES
+
+
+Imprimeries réunies, B, rue Mignon, 2.
+
+
+
+SACHER-MASOCH
+
+
+
+LA
+PECHEUSE D'AMES
+
+
+
+ROMAN TRADUIT DE L'ALLEMAND
+AVEC L'AUTORISATION DE L'AUTEUR
+
+PAR
+L.-C. COLOMB
+
+
+PARIS
+LIBRAIRIE HACHETTE ET CIE
+79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79
+1889
+Droits de propriété réservés.
+
+
+
+LA PECHEUSE D'AMES
+
+
+I
+
+LA PREDICTION
+
+Devant mon esprit se dévoile tout ce qui sera.
+ESCHYLE.
+
+
+Un cri sauvage et désespéré comme celui d'un tigre blessé retentit
+dans le silence et le calme du soir. Les chevaux s'arrêtèrent, sans
+que le cocher tirât sur les rênes; et, pendant qu'il se signait, un
+jeune officier se levait dans la légère calèche et regardait tout ému
+dans la direction d'où était venu ce cri épouvantable.
+
+"Qu'est-ce?
+
+- On dirait qu'un homme a crié au secours, répondit le cocher.
+
+- Où?
+
+- Si j'ai bien entendu, cela venait de l'eau."
+
+L'officier sauta hors de la calèche et s'élança vers la rivière, à
+travers les chaumes et les épaisses broussailles. Encore un cri, un
+dernier, étouffé, cette fois, un cri de détresse, suppliant; puis
+l'eau fit entendre un sifflement, comme si l'on y avait jeté une
+pierre brûlante.
+
+"Il y a quelqu'un qui se noie," pensa l'officier. Il prit son
+revolver, courut à en perdre haleine vers la rive à travers la prairie
+et les roseaux. Dans le demi-jour qui suivait le coucher du soleil,
+l'eau avait des reflets blafards; les flots roulaient avec des teintes
+de plomb fondu entre les berges peu élevées. Rien de suspect, ni dans
+le petit bois où était maintenant l'officier, ni dans l'eau qui
+murmurait, ni sur le tertre couvert de gazon qui s'élevait en face.
+
+Le jeune homme songeait à s'en retourner, lorsque sur l'autre rive
+apparut quelques chose de blanc, puis une forme humaine, puis une
+deuxième.
+
+"Qui va là?" cria-t-il.
+
+Pas de réponse.
+
+"Halte!"
+
+La blanche apparition s'éloigna en flottant en l'air, et en même temps
+les buissons semblèrent s'animer.
+
+"Halte! ou je tire!" cria de nouveau l'officier.
+
+Comme les vagues figures prenaient la fuite, il fit feu deux fois avec
+son revolver. L'éclair et la détonation traversèrent solennellement
+les sombres profondeurs du bois, puis tout redevint silencieux. Les
+étranges fantômes s'étaient évanouis.
+
+Le jeune officier revint mécontent à sa voiture.
+
+"L'avez-vous touché, herr lieutenant? demanda le cocher.
+
+- Malheureusement, je suis arrivé trop tard. Les gueux ont échappé.
+
+- Qui sait si c'en étaient? dit le cocher. Il se passe des choses peu
+rassurantes dans ce pays-ci.
+
+- Quoi donc?"
+
+Le cocher regarda avec inquiétude autour de lui. "Ce qu'il y a de
+mieux, c'est de n´en pas parler. Remontez plutôt en voiture, herr
+Zésim. Madame votre mère vous attend, et il se fait tard."
+
+Le jeune officier remonta dans la calèche, et les chevaux repartirent
+à toute vitesse, traversant les flaques d'eau qui rejaillissaient et
+les fondrières dans lesquelles il semblait que la voiture allait
+s'abîmer.
+
+Après une longue absence, Zésim Jadewski revenait dans son
+pays. Jusqu'alors il avait été garnison à Moscou, à Pétersbourg, et
+même pendant quelque temps dans le Caucase. A peine eut-il foulé avec
+son régiment le sol sacré de l'antique Kiew, l'ancienne ville des
+czars, qu'il demanda un congé; et maintenant il se rendait en toute
+hâte chez sa mère, qui possédait un domaine dans le voisinage.
+
+Le soleil avait presque disparu derrière la forêt lointaine. Il n'y
+avait plus que les cimes des arbres où flottât encore légère teinte
+rouge. Plaines, collines, bois, hameaux, châteaux s'apercevaient
+maintenant à travers le voile gris transparent du crépuscule du
+soir. Les bêtes fauves regagnaient leurs tanières, et dans les
+broussailles qui bordaient les pâturages se montraient des flammes
+errantes, feux follets ou yeux brillants de quelque loup, en quête
+d'une proie.
+
+Dans leur course rapide, ils franchirent un marais, passèrent sur un
+pont en ruine, traversèrent un petit bois de hêtres, et arrivèrent
+enfin au village de Koniatyn. De tous les côtés s'élevait une fumée
+bleuâtre: ici elle sortait d'une cheminée de pierre; là elle se
+frayait un passage à travers un toit de chaume noirci. Une vapeur
+légère flottait autour des cabanes basses; elle s'élevait des haies et
+des vergers. Par les portes ouvertes on voyait la lueur rouge des
+âtres; les chiens aboyaient avec fureur. Auprès du puits se tenaient
+des jeunes filles avec de longues tresses et les pieds nus, qui
+remplissaient leurs seaux de bois.
+
+Il faisait maintenant tout à fait sombre. Zésim se pencha hors de la
+voiture pour découvrir la maison paternelle. Elle était là; là
+s'étendait son toit entre les hauts peupliers, et à l'une des petites
+fenêtres brillait une lumière. Le jeune officier sentit un
+attendrissement de bonheur dans son âme. Déjà le vieux chien de chasse
+aveugle de son défunt père le saluait avec un gémissement de joie. La
+porte s'ouvrit; la calèche entra dans la cour; il était dans ses
+foyers.
+
+Sa bonne et douce mère descendit les marches du perron. Il se jeta
+dans ses bras; elle le regarda, le toucha pour s'assurer que c'était
+bien lui, le cher enfant, le fils dont elle avait si longtemps
+privée. Puis elle traça le signe de la croix sur son front et lui
+donna un baiser.
+
+"Ah! comme tu as été longtemps loin de moi! dit d'une voix tout émue
+la vieille dame, comme tu es grand! comme tu es fort! comme l'uniforme
+te va bien! Dieu soit loué! ils ne t'ont pas tué dans le Caucase!"
+
+Mme Jadewska le conduisit dans la maison. Toute la troupe des vieux
+serviteurs arriva pour voir le jeune maître et la saluer, mais aucune
+main de le toucha et ne le servit que celle de sa mère. Elle lui ôta
+son bonnet et son épée; elle lui apporta le souper; elle lui remplit
+son verre d'un généreux vin de Hongrie, s'assit près de la fenêtre
+entre ses fleurs et sa volière, et se mit à le contempler,
+silencieuse et heureuse.
+
+C'est qu'aussi Zésim était bien fait pour réjouir le coeur d'une
+mère. De bonne taille, élancé, avec des muscles d'acier, un beau et
+noble visage, qu'encadrait une courte barbe blonde, et om brillaient
+deux grands yeux bleus enthousiastes, il représentait la nature
+humaine dans ce qu'elle a d'aimable.
+
+"Combien de temps restes-tu? lui demanda tout d'abord sa mère?
+
+- Deux semaines, mère chérie, mais Kiew est près; je reviendrai
+bientôt.
+
+- A Noël?
+
+- Plus tôt, aussi souvent que je le pourrai."
+
+Il regarda autour de lui, et une émotion silencieuse s'empara de son
+coeur. Tout était comme il l'avait laissé, quand il était parti, encore
+adolescent. Chacune des vieilles armoires, des vieilles tables, des
+vieilles chaises était toujours à la même place. Le sopha avait
+toujours son étoffe à fleurs, qu'il connaissait si bien. L'antique
+horloge faisait toujours entendre son majestueux tic-tac. Sur le poêle
+se tenait encore la Diane de plâtre, avec son carquois et son arc; et
+sur la commode étaient les flacons avec les fruits confits dont il
+aimait tant à se régaler.
+
+"Qu'est de venue Dragomira?" demanda tout à coup Zésim.
+
+Mme Jadewska haussa les épaules.
+
+"Elle n'a pourtant pas quitté le bon chemin?
+
+- C'est selon colle tu l'entends. Elles sont devenues dévotes, elle et
+sa mère. Tu ne reconnaîtras pas ta joyeuse compagne d'autrefois. On
+n'entendu plus chez elles qu'oraisons et psaumes de la pénitence.
+
+- Il faut que j'y aille, aujourd'hui même.
+
+- Pourquoi tant te presser?
+
+- Je ne sais, je me réjouis de revoir Dragomira. N'était-elle pas
+autrefois ma petite femme, quand nous bâtissions des maisonnettes
+avec des bottes de paille et des branches.
+
+- Je ne t'en empêche pas, tu peux y aller, mais tu ne trouveras pas ce
+que tu cherches.
+
+- Combien y a-t-il d'ici à Bojary? Un quart de lieue?
+
+- Oui, à peu près."
+
+Zésim se leva, prit son bonnet, chargea son fusil de chasse, qui était
+pendu à un clou, le mit sur son épaule, embrassa sa mère et partit.
+
+La route passait par les champs dont les blés étaient coupés et par
+une prairie où les bergers avaient allumé un grand feu autour duquel
+ils s'étaient installés pendant que les chevaux paissaient, les jambes
+de devant entravées. Le croissant de la lune apparaissait au-dessus de
+la forêt. On entendait de temps en temps les clochettes des chevaux,
+les airs mélancoliques du chalumeau et le murmure lointain de la
+rivière.
+
+Quand Zésim fut près du château de Bojary, le coeur lui battit avec
+force et l'image de sa petite amie d'enfance se dressa vivante devant
+lui. Il était arrivé à la porte: il frappa. Les aboiements d'un chien
+lui répondirent; du reste, tout demeura silencieux. Les sombres
+peupliers bruissaient d'une façon sinistre. La maison et la cour
+étaient plongées dans la plus profonde obscurité. Aucune fumée ne
+sortait des cheminées; aucune fenêtre n'était éclairée.
+
+Zésim frappa de nouveau. Enfin des pas lents et traînants
+s'approchèrent.
+
+"Qui est là?
+
+- Mme Maloutine est-elle à la maison?
+
+- Non.
+
+- Et Mlle Maloutine?
+
+- Non plus."
+
+Zésim haussa les épaules, et, de fort mauvaise humeur, se mit en route
+pour revenir chez lui.
+
+Cette fois, il prit par la forêt. La lumière argentée du croissant de
+la lune lui montrait le chemin, entre les trous noirs, les arbres
+tombés et les épaisses broussailles. Tout à coup, une lueur rouge
+illumina le sentier, et, au milieu des noisetiers et des buissons de
+ronces, des étincelles jaillirent, à travers la nuit, vers le ciel
+majestueux. Il tourna à gauche et se trouva bientôt en face d'un feu
+clair qui flambait. Des coups de sifflet retentirent, de sombres
+figures surgirent de différents côtés.
+
+Zésim abaissa son fusil:
+
+"Qui va là?
+
+- Des bohémiens, monsieur;" répondit une voix humble, et, du fourré,
+sortit un gaillard basané et velu qui s'inclina respectueusement.
+
+Zésim s'approcha du feu, autour duquel était établi un fantastique
+campement de bohémiens. Des tentes étaient dressées, de petits
+chariots les entouraient, les chevaux piaffaient; des hommes à la peau
+brune étaient étendus sur leurs manteaux et dormaient; d'autres
+dépouillaient de sa peau un agneau qu'ils avaient certainement
+volé. Une jeune mère berçait son nourrisson, des enfants nus couraient
+çà et là, des chiens aboyaient et montraient les dents. Deux femmes
+surveillaient les chaudrons qui ronflaient sur les flammes.
+
+Pendant que Zésim, encore étonné, contemplait cet étrange tableau, il
+vit s'avancer une jeune et jolie femme, aux yeux brillants, à la
+chevelure noire et flottante, au corps élancé, de la teinte de
+l'ébène. Elle avait une robe rouge collante, et, par-dessus, un
+vêtement blanc, court et sans manches, en peau d'agneau. Elle était à
+cheval sur un ours apprivoisé, et elle salua Zésim d'un air à la fois
+fier et moqueur.
+
+Cette étonnante créature semblait être la reine de la bande.
+
+"Que cherches-tu chez nous, bel étranger? dit-elle en sautant à bas du
+dos velu de sa sauvage monture. Si tu veux me faire un cadeau, je te
+prédirai l'avenir, car je vois tout ce qui a été, tout ce qui est, et
+tout ce qui sera."
+
+Zésim lui donna en riant une pièce d'argent. Elle la regarda, la mit
+dans son sein, et prit ensuite la main du jeune homme.
+
+"Du bonheur, beaucoup de bonheur, murmura-t-elle en secouant la tête,
+mais tout cela est bien loin. De grands dangers te menacent, et de
+puissants obstacles s'entassent autour de toi. Tu triompheras de tout,
+si tu es sage, fidèle et courageux. Deux femmes se tiennent sur le
+chemin de ta vie; tu les aimeras toutes deux, et toutes deux te
+donneront leur coeur. Pourtant, il en est une dont tu dois te garder:
+elle menacera ta vie, et si tu n'es pas prévoyant, elle t'apportera la
+mort. Mais un ange veille sur toi et te montrera le chemin du salut.
+
+- Que vois-tu encore?
+
+- Tout le reste est obscur, confus; mais ta ligne de vie est croisée;
+prends garde!"
+
+En ce moment on entendit comme une plainte mystérieuse flottant à
+travers les cimes des arbres.
+
+"Qu'est-ce?
+
+- Ferme tes oreilles et tes yeux, dit la bohémienne, il n'est pas bon
+d'être dans le voisinage, quand ils passent.
+
+- De qui parles-tu?
+
+- Entends-tu le psaume de la pénitence? Ce sont les dévots pèlerins de
+cette secte que l'on nomme les Dispensateurs du ciel. Il y a une
+odeur de sang dans l'air. Prends garde!"
+
+Zésim partit brusquement et de dirigea en hâte à travers les fourrés
+vers la rivière dont les flots scintillaient entre les troncs
+noirs. Des coups de rame retentissaient, et un chant triste à déchirer
+le coeur traversait lentement la nuit éclairée par la douce lueur de la
+lune. Une grande barque apparut, des hommes et des femmes y étaient
+assis par couples, la tête penchée et se frappant la poitrine avec le
+poing. Une torche brûlait avec une lumière terne à l'avant du bateau;
+la poix fumeuse dégouttait dans l'eau, pendant que la flamme rougeâtre
+éclairait une haute croix de bois dressée au milieu de la
+barque. Alors - Zésim crut rêver - le Sauveur attaché à la croix
+ouvrit ses yeux épuisés de fatigue, et de ses blessures tomba goutte à
+goutte un sang chaud sur les pénitents.
+
+
+II
+
+MERE ET FILLE
+
+Le monde est un miroir qui montre à chacun son propre visage.
+THACKERAY.
+
+
+Le lendemain, à midi, Zésim renouvela sa visite à Bojary. Cette fois
+encore la porte resta fermée; seulement la voix plaignarde de la
+veille au soir se fit encore entendre et déclara à l'officier qui
+frappait et refrappait que les maîtres étaient partis.
+
+"Ouvre toujours, cria Zésim.
+
+- Je ne dois laisser entrer personne.
+
+- C'est ce que nous allons bien voir."
+
+Zésim s'élança sur le mur et sauta de l'autre côté. Au milieu de la
+cour se tenait une vieille bonne femme, en costume de paysanne, qui le
+regarda avec épouvante.
+
+"Vous êtes donc un brigand? balbutia-t-elle.
+
+- Je suis officier de l'empereur, comme tu vois, répondit gaiement
+Zésim, et en outre un vieil ami de Mme Maloutine. Est-elle dans la
+maison?"
+
+La vieille haussa les épaules. Zésim, sans s'occuper d'elle plus
+longtemps, monta rapidement les marches de pierre couvertes de mousse.
+
+Sur le seuil de la porte une grande et majestueuse personne vint à sa
+rencontre.
+
+"Madame Maloutine?
+
+- C'est moi.
+
+- Ne me reconnaissez-vous pas? Je suis Jadewski."
+
+Un sourire fugitif glissa sur le visage immobile et dur de la
+maîtresse de Bojary.
+
+"Soyez le bien-venu, dit-elle, en lui tendant une main qu'il baisa à
+deux reprises, Dragomira sera heureuse de vous voir. Vous êtes changé,
+mais bien à votre avantage.
+
+- Les apparences sont trompeuses, répondit Zésim, pendant que Mme
+Maloutine le conduisait à sa chambre de réception, - je crois bien
+que je suis toujours l'ancien garnement qui pillait vos pommiers et
+qui dérobait vos épis de maïs."
+
+La chambre où ils entrèrent était remplie d'une singulière odeur qui
+faisait penser à la fois à une église et à une pharmacie. La
+température était celle d'une cave; depuis longtemps sans doute les
+fenêtres n'avaient pas été ouvertes; les meubles et le lustre cachés
+dans des enveloppes de toile grise avaient l'air de porter le deuil
+avec un sac et des cendres. Evidemment dans cette maison on ne
+recevait pas de visites. Mme Maloutine ne faisait pas non plus
+supposer qu'on reçût. C'était une dame imposante, d'une grande beauté,
+qui n'avait pas plus de quarante-cinq ans, mais dont les cheveux
+étaient déjà tout blancs. Avec son visage sévère, au teint délicat, et
+ses grands yeux sombres au regard jeune et vif, elle avait plutôt
+l'air d'une de ces amazones poudrées et à paniers du temps de
+Catherine que d'une vieille femme.
+
+La porte s'ouvrit et une grande jeune fille d'un charme tout à fait
+singulier, presque glacial, entra dans la chambre.
+
+"Dragomira!
+
+- C'est vous!"
+
+Elle sourit et tendit la main comme sa mère; puis s'assit près de la
+fenêtre et regarda dehors, sans s'occuper davantage du visiteur. Zésim
+put la considérer à son aise. Dragomira pendant son absence s'était
+épanouie dans toute la splendeur d'une virginale beauté. Sa taille
+haute et élancée dénotait une force souple et élastique; et l'élégance
+vraiment royale des lignes de son corps s'harmonisait d'une façon
+étrange avec sa robe grise et plate comme celle d'une nonne. Ses
+cheveux blond-doré, d'une rare abondance, étaient simplement séparés
+sur son front blanc et pur et rattachés sur son cou de marbre par un
+grand noeud tout uni. Elle n'avait ni ruban, ni fleur, ni bijou
+d'aucune espèce.
+
+"D'après ce que je vois, vous vivez toutes seules, dit Zésim.
+
+- Oui, répondit la mère.
+
+- Mais Dragomira... est-ce qu'elle s'arrange de cette solitude?
+
+- Je pense comme ma mère, répondit la belle jeune fille, et elle
+attacha ses grands yeux bleus froids sur Zésim.
+
+- Nous savons comment vivent messieurs les officiers, continua la
+mère; vous qui êtes toujours entraînés dans le brillant tourbillon
+du grand monde, vous devez trouver notre existence étrange, pour ne
+pas dire ridicule. Mais nous sommes heureuses ainsi. Le mal remplit
+le monde. On a assez à combattre pour se défendre contre le
+tentateur, quand on vit dans la solitude. Au dehors, parmi les
+hommes, là où mille bras nous saisissent, où mille voix chantent le
+chant des sirènes, il est presque impossible de ne pas succomber.
+
+- Oh! je vous jure que c'est tout à fait charmant à Kiew, reprit
+Zésim.
+
+- Vous êtes maintenant à Kiew? demanda Dragomira, devenue tout à coup
+attentive.
+
+- Oui, je suis à Kiew.
+
+- Et quand y retournez-vous?
+
+- Dans deux semaines, je pense."
+
+Dragomira regarda sa mère, puis Zésim, et enfin le sol.
+
+Une pensée tenace l'occupait et s'emparait d'elle de plus en plus. Ses
+traits demeuraient immobiles et inanimés comme auparavant, mais ses
+énergiques sourcils se contractaient, et ses lèvres rouges laissaient
+un peu voir ses dents.
+
+"Pourquoi ne me dites-vous plus tu? demanda Zésim en se levant pour
+s'approcher de sa compagne d'enfance. M'avez-vous donc si complètement
+oublié? Ne vous souvenez-vous plus des bons tours que nous jouions
+ensemble? Vous suis-je devenue étranger à ce point?
+
+- Non, mais il vaut mieux qu'il en soit ainsi."
+
+Il lui prit la main; elle était froide et lisse, et lui échappa en
+glissant comme un serpent.
+
+"Que vous ai-je fait, Dragomira? Regardez-moi donc.
+
+- Je ne suis plus la même.
+
+- Si... pour moi.
+
+- Comme vous voudrez."
+
+Dragomira regarda devant elle, dans le vide.
+
+Zésim éprouvait une sensation singulière. Son coeur était ému par
+l'ancienne inclination de son enfance; ses sens étaient de plus en
+plus charmés par cette énigmatique beauté, et, en même temps, il ne
+pouvait se défendre d'une sorte d'effroi devant ces deux femmes.
+
+La mère et la fille étaient également étranges et inquiétantes.
+
+Il revint bientôt et eut la chance de trouver la jeune fille
+seule. Comme il traversait la cour en se dirigeant vers la maison,
+Dragomira, qui était venue à la fenêtre, le regarda. Il remarqua en
+elle un mouvement d'impatience et en même temps de dédain.
+
+"Ah! vous voilà déjà de retour! dit-elle avec une indifférence
+blessante.
+
+- Je ne perds pas si facilement courage, répliqua Zésim, autrement
+pourquoi serais-je soldat?
+
+- Mais je suis seule et ne puis vous recevoir.
+
+- Seule? Tant mieux. Quant aux règles sévères de l'étiquette, vous
+pouvez bien les enfreindre pour moi.
+
+- Entrez donc," dit Dragomira après une courte hésitation.
+
+Zésim traversa le vestibule. Au mur était suspendu un grand crucifix
+devant lequel brûlait une petite lampe. Il passa ensuite dans le
+corridor, plein de l'odeur de l'encens. Dragomira se tenait sur le
+seuil de sa chambre; elle lui tendit la main.
+
+"En vérité, je suis bien enfant, dit-elle, qu'ai-je à craindre de
+vous?
+
+- Voilà que vous parlez raisonnablement, reprit le jeune officier en
+souriant, et puisque vous avez fait le premier pas, je fais le
+second et je vous prie de m'appeler comme autrefois, quand vous
+étiez ma petite femme dans la tranquille petite maison de gerbes
+dorées.
+
+- Oui, je le veux bien, à condition que vous promettiez de ne pas me
+faire la cour.
+
+- Je vous en donne ma parole, répondit Zésim, mais ce que je ne peux
+pas vous promettre, Dragomira, c'est de forcer mon coeur à se taire;
+il parle beaucoup trop haut. Rappelez-vous les vers de Pouschkine:
+
+Mon coeur aimant encore brûle et palpite,
+
+Parce qu'il lui est impossible de ne pas t'aimer.
+
+- Je ne peux pas te défendre de sentir quelque chose pour moi, dit la
+belle jeune fille avec calme, mais je ne puis répondre à tes
+sentiments. Jamais je n'aimerai, jamais je n'appartiendrai à un
+homme.
+
+- Veux-tu devenir la fiancée du ciel?
+
+- Il est plus méritoire de combattre dans le monde que derrière les
+murs, là où il n'y a pas de tentation.
+
+- Je crois que tu me traites avec défiance, parce que je suis soldat.
+
+- Point du tout: la guerre est bonne; grâce à elle beaucoup d'hommes à
+la fois gagnent le paradis, soit parce qu'ils souffrent cruellement,
+soit parce qu'ils meurent sur le champ de bataille."
+
+Zésim la regarda tout surpris. Elle s'était assise près de la fenêtre
+grillée, ses belles mains modestement jointes sur ses genoux. En ce
+moment, elle lui semblait une prisonnière, dans cette chambre blanchie
+à la chaux, dont tout l'ameublement consistait en un lit à baldaquin,
+une armoire, une table et deux chaises. Le seul ornement était une
+image du Sauveur couronnée de fleurs desséchées; une discipline y
+était suspendue.
+
+Qu'est-ce que cela voulait dire? Cette jeune fille autrefois si gaie,
+si aimable, poussait-elle l'austérité jusqu'au délire religieux?
+Etait-elle son propre bourreau.
+
+De plus en plus il se sentait devant une énigme qui lui serrait le
+coeur.
+
+Une autre fois encore il la trouva seule. Elle était dans le jardin et
+avait une robe blanche tout unie, qui la rendait encore plus
+charmante. Elle fit un brusque mouvement d'effroi, quand il apparut
+devant elle à l'improviste, et elle rougit. C'était le premier signe
+de vie, d'émotion humaine qu'elle donnât.
+
+"Je te suis donc bien désagréable, dit-il, que tu tressailles à mon
+aspect?
+
+- Que t'imagines-tu là? répondit-elle avec calme, il n'y a rien qui
+pourrait m'effrayer; pourquoi aurais-je précisément peur de toi? Je
+t'aime autant que je le peux et que je le dois, et je sais que je
+n'ai rien à craindre de toi. Tu aurais plutôt des motifs d'éviter ma
+rencontre.
+
+- Tu as raison.
+
+- Oh! pas dans le sens où tu le prends.
+
+- Dans quel sens alors?"
+
+Dragomira arracha une branche de rosier et passa rapidement les épines
+sur son bras blanc. Des lignes rouges apparurent et une goutte de sang
+tomba à terre.
+
+"Que fais-tu là? demanda Zésim.
+
+- Ce qui me fait du bien, répondit Dragomira.
+
+- Aimes-tu donc à te martyriser?
+
+- Comme tous ceux qui cherchent le ciel et méprisent la terre.
+
+- Crois-tu que Dieu t'a créée pour le martyre? Je crois que c'est bien
+plutôt pour donner la félicité et pour en jouir.
+
+- C'est ainsi, répondit-elle, que parle l'homme dont l'esprit est
+emprisonné dans les lourdes et épaisses vapeurs de la terre. La
+femme est plus pure et plus sage que lui; aussi est-elle moins
+l'esclave du péché.
+
+- Si tu es un ange, répliqua Zésim avec un sourire qui la déconcerta
+un peu, alors sois le mien; conduis-moi sur ces pures hauteurs où tu
+résides.
+
+- Ne le souhaite pas, la route qui y mène est pénible et douloureuse."
+
+Elle attacha pour la première fois sur lui un regard de compassion et
+presque de prière. Puis elle eut comme un frisson soudain et elle lui
+saisit la main.
+
+"Va-t'en, maintenant, va-t'en. On me cherche."
+
+Elle le salua encore d'un mouvement de tête et le quitta rapidement.
+
+Pendant qu'elle s'éloignait et que sa taille élancée disparaissait
+avec un doux balancement entre les buissons de groseilliers et les
+arbres du verger, un sinistre et menaçant personnage se montrait à la
+porte du jardin. C'était un homme grand et fort, d'environ quarante
+ans, à la chevelure blonde et bouclée, à la barbe blonde, vêtu d'une
+longue robe noire à plis. Sur ses traits se lisait la conscience
+froide et impitoyable d'une puissance illimitée.
+
+"Est-ce un prêtre ou un démon? se demanda Zésim, et qu'est-ce que tout
+cela signifie?"
+
+
+III
+
+DRAGOMIRA
+
+Une douleur puissante est attachée à la vie. MAHABHARATA.
+
+
+On était aux premiers jours de septembre. Les riches campagnes de la
+Petite-Russie étalaient toute la splendeur d'une végétation
+luxuriante. Le ciel sans nuage ressemblait à une immense pierre
+précieuse; l'air vermeil était calme et embaumé; le soleil étendait
+sur tout comme un réseau étincelant. Le feuillage prenait les couleurs
+de l'automne, et les gazons avaient des teintes d'or mat. Les branches
+des arbres fruitiers se courbaient jusqu'à terre, jonchant le sol de
+leurs fruits. Dans les jardins, les reines-marguerites et les dahlias
+aux nuances variées faisaient penser aux éclatantes broderies de
+l'Orient, et, au-dessus des haies vives, se dressaient les tournesols
+au coeur noir. Les troupeaux de moutons erraient dans les chaumes, et
+tout en haut, dans les airs, volaient des bandes de grues et de
+cigognes. Autour des gracieux villages on sentait l'âcre parfum du
+thym et de l'absinthe; le bruit rythmé des fléaux tombant sur l'aire
+retentissait, et, dans chacune des auberges situées sur la route, se
+faisait entendre le grincement du violon et la voix des joyeux
+chanteurs. Zésim était sorti avec son fusil et son chien canard
+anglais, pour tirer des bécasses, ces fugitifs feux-follets, qui se
+moquent si volontiers du chasseur. Quand il eut rempli sa carnassière,
+il s'assit pour se reposer sur l'herbe touffue de la berge, et écouta
+l'antique et mystérieux langage des éléments, le murmure des roseaux
+et des arbres, la plainte des eaux, toutes ces voix enfin qui semblent
+parler à travers les airs. Devant lui, les flots brillants jetaient
+des flocons d'une écume scintillante; l'on entendait au loin le cri
+mélancolique de quelque oiseau.
+
+Tout à coup un bruit de rames retentit; sur un petit bateau arrivait
+Dragomira, vêtue d'une longue robe blanche, comme une fée. Elle
+avançait à travers le jardin enchanté d'algues, de lis d'eau et de
+nénuphars, qui venait jusqu'à la rive. Quand elle aperçut Zésim, elle
+resta d'abord interdite, puis elle approcha et lui tendit la main.
+
+"Tu chasses ici?
+
+- Oui, j'ai brûlé un peu de poudre, répondit Zésim, et maintenant je
+me repose en rêvant à toi. Veux-tu me prendre, ange charmant?
+
+- Pourquoi pas? Mais je ne suis pas un ange."
+
+Elle aborda. Il sauta dans la barque et saisit les rames, après avoir
+appuyé son fusil et solidement attaché son chien à ses pieds.
+
+"Le monde est pourtant bien beau! dit-il, pendant qu'ils descendaient
+lentement la rivière; la nature est une grande cathédrale où toutes
+les prières sont leur place et où chacun se sent porté au
+recueillement.
+
+- C'est là ton idée, dit Dragomira, et au premier coup d'oeil il semble
+qu'il en soit ainsi; la terre nous paraît un immense et magnifique
+autel, d'où ne montent vers le ciel que de suave parfums. Mais quand
+nous y voyons mieux, nous découvrons bientôt que ce sont nos propres
+pensées, nos sentiments, nos fantaisies que nous introduisons dans
+la nature pour la poétiser, et que tout cet univers n'est qu'une
+gigantesque pierre de sacrifice sur laquelle les créatures souffrent
+et versent leur sang pour la gloire de Dieu.
+
+- Quel épouvantable tableau!
+
+- Moi aussi, Zésim, je me suis réjouie de la vie et j'ai regardé dans
+l'avenir comme dans un pays merveilleux; mais j'ai vu un jour que
+j'avais été aveugle. Quand on m'a ôté le voile de devant les yeux et
+que j'ai pu voir les choses comme elles sont, je me suis senti au
+coeur une pitié profonde et un silencieux effroi pour
+moi-même. C'était comme si le soleil s'éteignait, comme si la terre
+et mon coeur s'engourdissaient dans la torpeur d'une glace
+éternelle. Tu es heureux, tu peux encore être gai; pour moi, il n'y
+a plus ni joie ni espérance. Je ne puis plus m'abuser sur la valeur
+de la vie; je sais que l'existence est une sorte de pénitence, un
+purgatoire qui purifie; elle n'est pas un bonheur, mais plutôt un
+perpétuel martyre.
+
+- En vérité, ce sont là des rêveries de l'Inde, reprit Zésim, de plus
+en plus surpris, elles sont parvenues avec les caravanes jusqu'au
+coeur de la Russie, et se retrouvent modifiées chez différentes
+sectes de l'Eglise russe. Appartiens-tu décidément à l'une d'elles?
+
+- Non; quelle idée! s'écria Dragomira, en essayant de sourire. De quoi
+t'avises-tu de me croire capable? On n'a qu'à ouvrir les yeux pour
+découvrir ce que je viens de te faire voir."
+
+Ils débarquèrent et continuèrent leur route à pied à travers les
+prairies et les bois. Au bout de quelque temps, ils trouvèrent une
+fourmilière qui s'élevait comme un château fort. Il en sortait de
+longues rangées de petits travailleurs noirs qui se répandaient sur
+l'étroit sentier, pendant que d'autres revenaient chargés d'oeufs.
+
+"Vois cette petite merveille, dit Zésim en s'arrêtant; comme
+l'organisation de cette petite république est sage et bonne! C'est un
+vrai Lilliput sorti du pays fabuleux des contes et parvenu à la
+réalité. Ne crois-tu pas que ces petits êtres laborieux et prudents
+sont heureux?
+
+- Non, dit Dragomira, car ils ont parmi eux des maîtres et des
+esclaves comme nous, et même ils ne peuvent vivre qu'en faisant
+souffrir et mourir d'autres êtres. Vois, cette limace qui se
+tortille avec les plus affreuses contractions, tes républicaines
+l'ont tuée; non, elle vit encore, et ils la dévorent toute vive. Et
+leur pitoyable bonheur? Un coup de pied peut le détruire."
+
+Elle s'avança d'un pas rapide vers la fourmilière en pleine
+activité. Il n'y avait chez elle ni colère, ni désir fiévreux et
+diabolique d'être cruelle, et elle ensevelit sous des ruines la petite
+cité tout entière, écrasant et broyant du pied des milliers de
+créatures.
+
+Zésim baissa la tête et garda le silence. Ils continuèrent à
+marcher. Elle aussi resta muette jusqu'à ce qu'ils fussent arrivés à
+un petit bois, où elle découvrit un nid de rouge-gorge dans un arbre
+creux.
+
+"Qu'il est joli, dit-elle, n'est-ce pas? Une idylle! Mais regarde
+cette charmante petite bête, qui revient à tire d'ailes pour nourrir
+ses petits! Qu'a-t-elle dans le bec? Quelque insecte qui se tord
+douloureusement. Crois-tu que cet insecte soit bien heureux?"
+
+Ils avancèrent encore, Ils avaient à peine fait une centaine de pas
+qu'un autour s'abattit du haut des airs sur le pauvre petit oiseau
+sans inquiétude et l'emporta dans ses serres.
+
+Dragomira montra du doigt le ravisseur sans dire un mot. Zésim le visa
+et tira. Au moment où la fumée se dissipait, l'autour mourant tombait
+à terre, les aimes étendues, et près de lui gisait le rouge-gorge
+palpitant.
+
+"Et toi, s'écria Dragomira avec un rire effrayant, que viens-tu de
+faire, homme, toi, le maître et l'honneur de la création? Tu as tué
+comme les autres! Ce n'est partout que souffrance, sang versé, mort et
+anéantissement!"
+
+Ils arrivèrent à Bojary, sans s'être dit un mot de plus. A la porte,
+Zésim, étrangement ému, prit congé de sa compagne, et pendant qu'il
+regagnait la propriété de sa mère, à travers la brume du crépuscule du
+soir, des pensées troublantes voltigeaient autour de lui, comme de
+sombres chauves-souris. Le lendemain, dans l'après-midi, attiré comme
+par une force magique, il revint chez Mme Maloutine, et pour la
+première fois il trouva la porte ouverte. Une voiture, recouverte
+d'une bâche de toile et attelée de trois cheveux maigres, était dans
+la cour. Un petit juif en caftan noir était assis sur le banc, devant
+le fournil, au soleil, et comptait rapidement sur ses doigts crochus.
+
+Zésim fit le tour de la maison en se glissant et regarda par la
+fenêtre ouverte dans la petite salle de réception. Il ne fut pas peu
+surpris de voir Dragomira devant la glace, Dragomira richement parée
+comme une jeune sultane, dans tout l'éclat de sa beauté.
+
+Une jupe à traîne, en soie d'un bleu mat, enveloppait sa personne, aux
+lignes d'une distinction royale, et laissait voir ses petits pieds
+chaussés de pantoufles rouges, brodées d'or. Une jaquette en velours
+cramoisi, digne d'une princesse et toute garnie de zibeline dorée,
+s'ajustait élégamment avec son cou orné de perles d'ambre jaune, avec
+ses bras magnifiques chargés de bracelets d'or, avec ses hanches
+élancées comme celles d'une amazone.
+
+Ses cheveux blond doré, rassemblés en larges noeuds entrelacés de
+rangées de perles, faisaient comme un diadème sur cette tête
+admirable.
+
+"Ah! comme tu es belle!" s'écria Zésim. Dragomira eut peur, rougit,
+puis pâlit, et jeta sur lui un long regard de reproche.
+
+"Tu fais donc de la toilette quelquefois, continua-t-il, il n'y a que
+pour moi que tu n'en fais pas.
+
+- J'essayais seulement quelque chose, dit Dragomira qui avait
+rapidement reconquis son calme, tu vois là-dedans le tailleur juif
+qui attend. Ce n'est pas autre chose que cela.
+
+- Oui, mais tu ne t'es pas fait faire cette magnifique toilette pour
+la donner à manger aux mites dans cette armoire.
+
+- Es-tu curieux!
+
+- Je ne suis qu'étonné, Dragomira; cette magnificence et ce luxe me
+semblent en contradiction avec le masque de sainte que tu portes.
+
+- Je te montre mon vrai visage, répliqua Dragomira avec un douloureux
+- sourire. Mais le costume d'une despote ou d'une conquérante ne va
+- pas avec ce visage.
+
+- On pare aussi la victime, répondit doucement Dragomira , et la
+prêtresse déploie également une pompe royale quand elle brandit le
+couteau du sacrifice.
+
+- Laquelle es-tu des deux?
+
+- Peut-être l'une et l'autre.
+
+- Pour loi, tu es seulement la bien-aimée de mes charmants rêves de
+jeunesse, la plus adorable femme qui respire ici-bas; il n'y a que
+les déesses de marbre des Grecs, les figures idéales de Titien et de
+Véronèse qui pourraient être tes rivales!"
+
+Entraîné par un mouvement subit de passion, le jeune officier sauta
+dans le salon par la fenêtre, entoura Dragomira de ses bras et lui
+donna un baiser.
+
+Ce qu'il y eut de remarquable, c'est qu'elle ne montra ni colère, ni
+dédain; elle ne le repoussa même pas, et se borna à attacher sur lui
+un regard calme et glacial.
+
+"Je t'avertis, Zésim, dit-elle d'une voix tranquille, presque douce,
+reste loin de moi. Je ne crois pas que tu m'aimes, car un feu qu'on ne
+nourrit pas doit s'éteindre; mais si tu m'aimes, à plus forte raison
+éloigne-toi. Si je veux, tu m'appartiendras; je le sais mieux que
+toi-même et je pourrais te pétrir comme une cire molle, mais je ne le
+veux pas.
+
+- Pourquoi ne le veux-tu pas? C'est toi, précisément toi, qui as été
+créée pour moi, aussi dois-tu devenir ma femme."
+
+Dragomira secoua la tête.
+
+"Tu en aimes un autre?
+
+- Non.
+
+- Alors je ne puis te comprendre.
+
+- Ne souhaite pas de pénétrer dans les ténèbres de mon âme,
+répondit-elle, je te le répète, reste loin de moi, dans ton propre
+intérêt. J'ai encore pitié de toi et de la gaîté de ta jeunesse,
+peut-être parce que mon coeur est encore libre, parce que je ne
+m'intéresse que peu à toi. Mais si tu réussissais à gagner enfin mon
+amour, alors tu serais perdu, Zésim. Fuis-moi, pendant qu'il est
+encore temps.
+
+- Et quand il sera trop tard?
+
+- Alors ce sera ta destinée, et je l'accomplirai.
+
+- Tu me donnes donc de l'espoir."
+
+Dragomira s'était assise dans l'un des petits fauteuils et semblait
+plongée dans des réflexions profondes.
+
+"Je suis courageux, continua Zésim, la peur ne me fera reculer devant
+rien. Pour te conquérir, pour te conduire dans la maison comme
+maîtresse, j'accepte le combat avec l'enfer tout entier.
+
+- Oui, mais pas avec le ciel, Zésim. Il y a des puissances
+mystérieuses, plus fortes que nous. Le chemin que je suis conduit à
+la lumière à travers des tourments et des douleurs, à travers des
+souffrances indicibles, à travers des ténèbres pleines
+d'angoisse. Ne désire pas marcher sur cette route, même à côté de
+moi. Ah! si je pouvais seulement parler!... Mais je n'en ai pas le
+droit, mes lèvres sont fermées.
+
+- Dis-moi seulement que tu m'aimes.
+
+- Non, je ne t'aime pas, et tu peux remercier Dieu de ce que je ne
+t'aime pas."
+
+
+IV
+
+LA MISSION
+
+On dirait que dans le livre du ciel les plus beaux passages, les plus
+saintes légendes de paix et d'amour qu'enseignent les religions, ont
+été biffés de raies noires par les mains des hommes. ANASTASIUS GRUN.
+
+
+Pendant que Zésim, triste et l'esprit tourmenté par les impressions
+les plus contradictoires, reprenait le chemin de sa demeure, le soir
+était venu, l'épaisse brume d'automne s'était levée, et, comme une mer
+aux vagues silencieuses, s'était répandue sur la vaste plaine.
+
+Dragomira, les bras croisés sur la poitrine, se tenait à la fenêtre et
+regardait fixement dans la cour come dans une chaudière de sorcières
+bouillonnante, d'où se seraient élancés des fantômes nocturnes
+enveloppés de linceuls traînants, des démons aux gigantesques ailes de
+chauve-souris, ou des gnomes à barbe grise. Tout à coup, de l'épais
+brouillard sortit un paysan petit-russien, d'une taille de géant, avec
+une chevelure blonde touffue comme celle d'un Samson. Il s'inclina
+profondément devant elle.
+
+"C'est toi, Doliva? demanda Dragomira en se penchant à la fenêtre.
+
+- Oui, c'est moi, dit le géant à voix basse, le prêtre m'envoie, il
+attend la noble demoiselle.
+
+- Maintenant, sur-le-champ?
+
+- Oui, sur-le-champ."
+
+Dragomira fit signe de la tête et disparut. Elle changea de vêtements
+à la hâte et descendit dans la cour, où Doliva tenait prêt le cheval
+qu'il avait sellé pour elle pendant ce temps-là. En un clin d'oeil,
+elle s'assit sur l'animal fougueux, et franchissant la porte au galop,
+le lança droit à travers les champs de chaume, les prairies, les bois,
+en lui faisant sauter les ruisseaux et les fossés. On eût dit qu'une
+troupe de cavaliers fantastiques l'accompagnait dans sa course
+furieuse. Devant elle, dans le ciel, semblait se dresser une tête
+gigantesque avec une longue barbe grise qui descendait jusqu'à terre
+en ondoyant.
+
+Sans se soucier des obstacles de la route, ni des formes menaçantes
+qui sortaient du brouillard, elle poussait toujours en avant son
+cheval, sous les pieds duquel tremblait maintenant le pont de
+bois. Enfin, rapide comme la tempête, elle arriva à Okosim.
+
+L'ancien château des starostes polonais était bâti sur une colline
+rocheuse qui s'élevait brusquement de l'autre côté du Dnieper, comme
+si le feu d'un volcan l'avait fait jaillir de la plaine et de la
+forêt. Il fallait s'en approcher pour apercevoir ses tours rondes,
+couvertes de plaques de métal, qui maintenant dépassaient à peine les
+cimes des chênes et des hêtres séculaires. Une muraille d'une grande
+élévation entourait les bâtiments isolés; elle se dressait
+immédiatement sur le haut de la pente qui descendait à pic. De cette
+façon, on ne pouvait parvenir à Okosim que par un côté: il fallait
+d'abord gravir l'étroit sentier qui serpentait à travers les rochers
+et les arbres, franchir ensuite le pont jeté comme dans les airs
+au-dessus d'un précipice, enfin passer la porte aux lourds battants de
+fer.
+
+Dragomira heurta d'une certaine façon à cette porte. On lui ouvrit et
+elle pénétra dans l'étroite et sombre cour du château.
+
+Un grand vieillard à la longue blanche, portant un costume bleu sombre
+de cosaque, prit son cheval. Elle entra dans le vaste bâtiment, aux
+pierres noircies par les années, qui se trouvait à sa droite, suivit
+un long corridor voûté, faiblement éclairé et frappa à une petite
+porte recouverte de fer.
+
+"Qui est là? demanda une belle voix grave et douce.
+
+- C'est moi.
+
+- Entre."
+
+Dragomira ouvrit la porte et la ferma immédiatement derrière
+elle. Elle se trouvait maintenant dans une salle médiocrement grande
+qui produisait l'impression d'un cachot. L'unique fenêtre était fermée
+en bas par des planches et en haut par une grille. Les parois étaient
+grises et sans aucun ornement. A l'une d'elles était suspendu un
+crucifix colossal; le clou qui traversait les pieds du Sauveur
+retenait une discipline. En face, sur le sol même, était une couche de
+paille, et près de la couche, un morceau de pain noir et une cruche
+d'eau.
+
+Dans une niche, une petite lampe à la lumière rouge était
+allumée. Près de la fenêtre se trouvait une table grossièrement
+façonnée: le "Nouveau-Testament", dans la langue originale, y était
+ouvert. Des deux côtés du Sauveur crucifié brûlaient deux cierges.
+
+Sur la chaise, devant l'Evangile, la tête appuyée sur la main gauche,
+était assis ce même homme dont l'apparition avait si étrangement
+troublé Zésim dans le jardin de Bojary. Sa taille puissante était
+enveloppée d'une ample robe noire dont les plis lourds lui
+descendaient jusqu'aux pieds. Sa barbe touffue et son abondante
+chevelure tombant en boucles ondoyantes sur ses épaules encadraient en
+le faisant ressortir un visage qui n'était pas du tout en rapport avec
+les objets environnants. Il n'avait ni la pâleur de l'ascète, ni la
+rougeur bouffie du prêtre. C'était une figure distinguée, au teint
+délicat, aux traits nobles, dont les grands yeux bleus avaient un
+regard à la fois doux et impérieux; les lèvres pleines et rouges
+avaient un éclat presque sensuel. C'était la tête d'un lion, d'un
+dominateur, d'un despote.
+
+Dragomira s'était agenouillée devant le personnage mystérieux et, les
+bras croisés sur la poitrine, comme une esclave, sa belle tête
+humblement inclinée, elle attendait ses ordres en silence.
+
+"Je t'ai appelée, dit-il avec une majesté calme attestant qu'il était
+habitué à rencontrer une obéissance absolue, parce que j'ai une
+nouvelle mission à te confier; cette fois, c'est pour Kiew.
+
+- Tu m'y as déjà préparée, apôtre!
+
+- Quand peux-tu partir?
+
+- Tout de suite, si tu l'ordonnes.
+
+- Alors, tiens-toi prête à partir dans trois jours. Les instructions
+nécessaires sont déjà parvenues à Kiew.
+
+- Ne me reconnaîtra-t-on pas?
+
+- Cette fois, tu paraîtras sous ton vrai nom. C'est une grande et
+importante mission qui t'est confiée. Je sais que tu as capable de
+l'accomplir comme personne; aussi t'avons-nous choisie. Je comte sur
+ta prudence, la force de ton coeur, ta volonté inflexible et la
+puissance de ta foi. Tu nous en as donné des preuves
+suffisantes. Mais es-tu digne d'entreprendre cette sainte mission?
+Te sens-tu en ce moment assez pure et innocente pour exercer ta
+haute fonction?
+
+- Non, apôtre.
+
+- Quel péché pèse sur ta conscience?"
+
+Dragomira se prosterna jusqu'à terre; ses lèvres touchaient presque
+les pieds de l'apôtre. Elle garda le silence.
+
+"Tu aimes?
+
+- Non, apôtre.
+
+- Tu sens qu'il y a quelque chose qui s'émeut dans ton coeur pour cet
+homme, ton compagnon de jeunesse?"
+
+Dragomira releva la tête et le regarda calme et sans crainte dans les
+yeux.
+
+"Non, dit-elle, non, je ne l'aime pas; mais son amour m'a effleurée,
+comme un rayon de soleil effleure la terre glacée par l'hiver. Il y a
+eu des instants où des doutes se sont élevés en moi, où mon âme a été
+doucement traversée par des aspirations vers le bonheur de la femme,
+de la mère.
+
+- Et il espère t'obtenir?
+
+- Oui, quoique je l'aie repoussé.
+
+- Ne lui ôte pas l'espérance, dit l'apôtre, il demeure à Kiew et doit
+bientôt y retourner; tu peux avoir besoin d'un protecteur dans cette
+ville. Il ne serait pas bon de l'offenser; d'ami, il pourrait
+devenir ennemi, et certes ennemi dangereux. Sois prudente,
+Dragomira.
+
+- Je le serai.
+
+- Mets-toi en route avec lui; il pourrait être utile que l'on te vît
+arriver dans sa compagnie; et, à Kiew, montre-toi souvent aussi avec
+lui dans la rue.
+
+- Je t'obéirai en tout.
+
+- Cet officier peut en outre nous rendre des services dans le cercle
+où tu dois agir à Kiew. Ta mission est cette fois d'une importance
+toute particulière. Connais-tu le comte Boguslav Soltyk?
+
+- Non.
+
+- Mais tu as entendu parler de lui?
+
+- Oui; on avertit toutes les jeunes filles et toutes les jeunes femmes
+de se défier de lui.
+
+- On a raison. C'est un grand pécheur. Non seulement il est chargé du
+poids de ses milliers d'iniquités, mais il a entraîné une foule
+d'autres malheureux à leur perte, et il se joue criminellement des
+hommes et de leur bonheur. Tu es choisie pour te mettre en travers
+de sa route, pour apporter une fin à ses vices et pour sauver son
+âme de la damnation éternelle. Il ne te sera pas facile de résister
+à la séduction de cet homme; il est beau, son esprit est élevé, il
+possède toutes les qualités chevaleresques. Courageux jusqu'à la
+témérité, il ne recule devant aucun danger. Avec tout cela, il est
+sans conscience et se moque de tout sentiment humain."
+
+L'apôtre prit quelques papiers cachetés, qui étaient devant lui et les
+donna à Dragomira.
+
+"Voici tout ce que tu as besoin de savoir sur lui et sur ta mission;
+conserve ces papiers avec soin; ne les ouvre qu'à Kiew, et quand tu
+les auras lus, brûle-les. Tout est pesé, prévu, calculé. Tu trouveras
+des serviteurs et des auxiliaires sûrs. Ils t'obéiront aveuglément et
+te fourniront toute l'assistance dont tu auras besoin. S'il survenait
+malgré cela quelque chose d'inattendu, ou si tu te sentais n'importe
+quels doutes, envoie immédiatement vers moi et attends de nouvelles
+instructions.
+
+- J'agirai exactement d'après tes prescriptions, apôtre; tu seras
+content de moi.
+
+- Tu es plus qu'un instrument aveugle, reprit celui-ci, le ciel t'a
+comblée des plus riches dons et tu as une tête froide et sage. Si tu
+trouves à Kiew occasion d'agir encore dans un autre sens, n'hésite
+pas, suis ton inspiration. Tu trouveras ce qui est juste; agis
+toujours selon les commandements de Dieu et de notre sainte
+doctrine; tu ne pourras pas te tromper. Tu mèneras là-bas une tout
+autre existence qu'ici; tu ne vivras plus comme une pénitente dans
+le désert, mais comme une grande dame d'un monde distingué et
+brillant. Toues les portes s'ouvriront pour toi; tu pourras te créer
+un grand nombre de nouvelles relations et étendre ton filet sur
+toute la ville. Théâtres, concerts, cavalcades, bals, courses en
+traîneau te viendront en aide. On te fera la cour, on te demandera
+ta main. J'attache les plus grandes espérances à ce voyage et à ton
+séjour là-bas. En dehors de Jadewski, as-tu encore des amis à Kiew?
+
+- Je ne connais moi-même personne, mais je rechercherai un ami de mon
+défunt père, si tu le veux, le commissaire de police Bedrosseff.
+
+- Relation importante, qui peut nous être d'une grande utilité."
+
+L'apôtre s'enfonça dans ses pensées.
+
+"As-tu encore quelque chose à me dire? demanda Dragomira au bout de
+quelques instants.
+
+- Non, tu sais tout. Va avec Dieu.
+
+- Et quelle pénitence m'imposes-tu? Je veux partir pure pour ma
+mission, le coeur et la conscience libres.
+
+- Tu as raison; viens donc."
+
+Il se leva et marcha devant elle à travers le corridor et la cour
+sombre du château. Tous les deux entrèrent dans la chapelle, dont les
+murs portaient encore les traces d'anciennes peintures. De la voûte,
+soutenue par des piliers massifs, pendait une petite lampe qui jetait,
+à travers l'obscurité, une lueur incertaine. En face de l'entrée se
+dressait un autel de pierre, de grandeur ordinaire, au-dessus duquel
+était suspendu le Sauveur crucifié avec sa couronne d'épines et ses
+plaies sanglantes. Une ombre épaisse était répandue sur la
+mélancolique image; sur le visage seul tombait une mystérieuse clarté.
+
+"C'est ici que tu dois éveiller dans ton coeur le repentir et
+l'affliction, dit l'apôtre, humilie-toi devant lui qui est notre
+maître et notre juge à tous, et attends-moi."
+
+Il disparut et Dragomira resta seule. Elle se jeta à genoux devant
+l'autel et s'étendit ensuite sue les dalles du sol, les bras allongés
+en croix, le visage contre terre. Elle resta longtemps ainsi et pria
+en répandant des larmes brûlantes.
+
+Par intervalles, dans le silence de la nuit, des plaintes douloureuses
+comme celles des damnés dans les enfers s'élevaient en se mêlant à un
+chant de psaumes faible comme un murmure et d'une tristesse infinie.
+
+Quand ces plaintes et ce chant qui la faisaient frissonner
+s'interrompaient, elle entendait le grincement mélancolique de la
+vieille girouette sur la tour et le cri du hibou dans la forêt.
+
+Enfin, des pas s'approchèrent. Dragomira se redressa. Devant elle
+était l'apôtre, une discipline à la main. Elle resta devant lui, à
+genoux, humble et soumise comme la pénitente devant le maître.
+
+Le Sauveur crucifié laissait tomber sur elle un regard de compassion,
+et sur son front déchiré par les épines et sur ses lèvres à la douce
+expression, il sembla que passait un mélancolique sourire.
+
+
+V
+
+LE FEU FOLLET
+
+Il dirigea ses pas vers de fausses routes, suivant les images du
+bonheur mensonger. DANTE.
+
+
+Ce fut une grande surprise à Koniatyn, lorsque le lendemain, dans
+l'après-midi, une voiture entra dans la cour et que de cette voiture
+descendirent Mme Maloutine et sa fille.
+
+"Qu'est-ce que cela signifie? murmura Mme Jadewska; il y a des années
+qu'elles ne sont pas venues chez moi."
+
+Elle s'enveloppa rapidement dans un châle de Turquie et se hâta
+d'aller saluer ses hôtes. Zésim, qui la suivait de près, ne fut pas
+médiocrement étonné lorsque Dragomira lui tendit la main avec un
+aimable sourire et lui fit un petit signe de tête familier. Que
+s'était-il passé? La belle jeune fille avait changé de peau comme un
+serpent; le sombre costume de la nonne avait disparu. Elle portait une
+robe blanche comme la neige, serrée à la taille par une ceinture bleu
+clair, et ses magnifiques cheveux blonds lui tombaient en longues
+tresses sur le dos. Son regard était gai, et sur ses lèvres rouges
+s'épanouissait toute la joie innocente de la jeunesse.
+
+"Faites donc dételer, chère amie, dit Mme Jadewska; on ne laisse pas
+repartir tout de suite des hôtes si rares. Restez à souper avec nous,
+je vous en prie."
+
+Madame Maloutine regarda Dragomira, qui lui répondit par un petit
+signe. Elle accepta alors l'invitation et donna à son cocher les
+ordres nécessaires.
+
+Lorsqu'on eut pris le café, Dragomira demanda au jeune officier de
+venir au jardin avec elle; et quand ils eurent descendu les marches,
+elle lui prit le bras et s'y appuya familièrement .
+
+"Qu'as-tu donc? demanda-t-il avec un ton d'aimable badinage, comme tu
+es gracieuse aujourd'hui! Il y a quelque chose là-dessous.
+
+- Dis-toi bien, mon ami, répliqua Dragomira, que quand les femmes sont
+aimables, c'est qu'elles ont toujours besoin de quelque chose.
+
+- Alors, que veux-tu?
+
+- Tu le sauras plus tard."
+
+Ils passèrent à travers les treilles et les corbeilles de fleurs. Les
+papillons voltigeaient et les abeilles bourdonnaient. Ils allèrent
+s'asseoir auprès du petit bassin, sur le banc de bois. Dragomira avait
+cueilli des reines-marguerites et des dahlias avec les dernières
+roses. Elle en tressa une couronne qu'elle se mit sur la tête, et des
+guirlandes dont elle entoura sa taille élancée. Zésim l'admirait avec
+une joie muette.
+
+"Voilà comme tu me plais, s'écria-t-elle en lui tendant les deux
+mains, si tu étais toujours aussi gentil et aussi calme, je t'aimerais
+beaucoup plus.
+
+- C'est toujours le même ordre: Ne m'aime pas.
+
+- Oui, c'est cela, ne m'aime pas; aie seulement de l'affection pour
+moi, continua-t-elle, reste mon ami. Je voudrais bien me confier à
+toi, mais j'ai peur de ton ardeur impétueuse.
+
+- Avoue-moi donc que tu en aimes un autre, et je ne me plaindrai plus.
+
+- Je n'ai pas d'aveu de ce genre à te faire. Crois-moi, - elle le
+regarda, et son regard sincère et loyal n'avait aucune
+arrière-pensée, - si je pouvais aimer un homme, je ne donnerais mon
+coeur à personne qu'à toi.
+
+- Ce sont de belles paroles!
+
+- Voici ma main, Zésim. Je te jure que je ne serai jamais la femme
+d'un autre. Si je me marie, ce ne sera qu'avec toi. Es-tu satisfait?
+
+- Oui.
+
+- Mais je ne me marierai jamais.
+
+- Exaltation de jeune fille!
+
+- Tu peux essayer de m'amener à d'autres pensées, dit-elle en
+souriant, je te le permets, mais je suis, comme cette dame, qui est
+là-bas... de pierre."
+
+Elle désignait la statue de la reine de Amazones qui, court-vêtue, une
+peau de bête sur les épaules et la lance à la main, était placée dans
+un bosquet, comme dans une niche.
+
+"Et quel service puis-je te rendre?
+
+- J'ai une prière à te faire.
+
+- Pourquoi pas un ordre à me donner?
+
+- Parce que je veux que tu sois mon ami et non mon esclave.
+
+- Alors?
+
+- Je dois partir après-demain pour Kiew; veux-tu m'accompagner?
+
+- Tu parais avoir le dessein de me rendre aujourd'hui tout à fait
+heureux.
+
+- Alors, tu viendras avec moi?
+
+- Certainement! Et combien de temps penses-tu rester là-bas?
+
+- Peut-être jusqu'au printemps.
+
+- C'est ravissant!
+
+- J'ai à mettre en ordre d'importantes affaires de famille, qui me
+retiendront là-bas quelques mois au moins.
+
+- As-tu un logement?
+
+- Je demeurerai chez une vieille tante, qui a une petite maison. Je
+serai bien gardée; mais c'est justement à cause de cela que j'aurai
+encore besoin de la protection d'un homme. Veux-tu être mon
+chevalier?
+
+- Tu me le demandes? s'écria Zésim. Oh! comme tout à coup le monde me
+paraît beau! Comme l'avenir est riant! Je me réjouis comme un enfant
+de ces intimes soirées d'hiver passées avec toi devant la cheminée.
+
+- Tu seras content de moi, dit Dragomira, mais promets-moi de ne pas
+troubler le repos de mon âme.
+
+- Je m'efforcerai d'être aussi froid que toit.
+
+- Je ne suis pas froide; et toi, tu ne dois pas être froid, pas plus
+que tu ne dois être ardent. Une douce chaleur, voilà la plus
+agréable température."
+
+Au souper, Dragomira leva son verre et but à Zésim! à l'avenir! Quand
+vint le moment du départ, Dragomira demanda sa jaquette de fourrure,
+qui était restée dans la calèche; Zésim la lui apporta et l'aida à
+s'en revêtir. Puis il mit la mère et la fille en voiture et recommanda
+au cocher d'être bien prudent.
+
+"Alors, à après-demain, dit Dragomira, dans l'après-midi; je viendrai
+te prendre.
+
+- Si tu veux."
+
+Elle sortit encore une fois de la manche d'épaisse fourrure parfumée
+sa petite main blanche et tiède et la lui tendit; et quand il l'eut
+serrée avec tendresse, elle lui dit en souriant:
+
+"Tu peux aussi la baiser, je ne m'y oppose pas."
+
+Zésim la pressa contre ses lèvres avec feu, mais elle lui échappa
+soudain, et les roues se mirent en mouvement.
+
+"Bonne nuit!"
+
+Les chevaux noirs s'ébrouèrent, le long fouet claqua; tout partit
+comme un oiseau qui s'envole.
+
+Zésim consacra le lendemain à sa mère. Le soir, il fit ses
+paquets. C'était, encore une fois, la dernière nuit passée sous le
+toit de ses parents, puis il fallait se séparer; mais, aujourd'hui,
+son coeur n'était pas trop oppressé, un gracieux fantôme flottait
+devant lui et il le suivait volontiers. Au point du jour, il était
+éveillé. Il sortit dans le jardin. Là, à la même place où il s'était
+assis la veille avec Dragomira, il trouva sa mère, dont les yeux
+étaient rouges d'avoir pleuré. Il s'assit à côté d'elle, et ils
+demeurèrent longtemps silencieux, la main dans la main, appuyés l'un
+contre l'autre.
+
+"Promets-moi, Zésim...
+
+- Quoi, ma mère?
+
+- D'être prudent avec Dragomira.
+
+- Sans compter qu'elle ne veut pas entendre parler d'amour.
+
+- C'est ce qu'on dit, et je veux bien le croire; mais une voix
+intérieure, qui ne m'a jamais trompée, me dit aussi qu'elle vise un
+but avec toi et que quelque danger te menace de sa part.
+
+- S'il n'y a pas autre chose, dit Zésim, je te promets bien d'être sur
+les gardes."
+
+Juste à deux heures de l'après-midi, Dragomira arrivait devant la
+maison. Sa voiture de voyage était remplie de malles, de cartons et de
+petites boîtes. Elle descendit pour baiser la main de madame
+Jadewska. Zésim prit encore une fois congé de sa mère, qui se
+suspendait à son cou en pleurant amèrement; puis ils montèrent en
+voiture, le cocher saisit les rênes, et le jeune et beau couple
+s'élança dans le monde.
+
+La route traversait de vastes plaines, longeait des chaînes de
+collines brisées, des forêts aux teintes bleuâtres, d'immenses
+prairies couvertes de troupeaux de chevaux et de moutons, passait
+devant des églises aux coupoles brillantes et des villages au gracieux
+aspect. Pendant qu'ils se dirigeaient vers le Nord, des bandes
+d'oiseaux de passage, des oies sauvages, des hirondelles, des cailles,
+volaient vers le Sud. De temps en temps, une légère brise apportait
+les notes plaintives d'un chalumeau ou la douce mélodie d'un lied
+populaire petit-russien.
+
+Zésim parlait, et Dragomira l'écoutait; il la servait, et elle
+acceptait ses services avec calme; toutes ces prévenances rendaient le
+voyage charmant.
+
+Une seule fois elle lui adressa une question; elle était relative au
+comte Soltyk.
+
+Zésim ne le connaissait pas; il avait seulement entendu parler de
+lui. On l'avait dépeint, au Casino des officiers, comme une espèce de
+Monte-Cristo et d'Hamlet.
+
+Le soir venait; dans le lointain resplendissaient les tours et les
+couples dorées de Kiew.
+
+Le ciel, tout rouge, semblait enflammé, et la terre paraissait inondée
+de feu: c'était comme si l'on avait passé à travers une mer de
+sang. Puis les flammes s'éteignirent; les nuages se frangèrent d'or du
+côté du couchant; l'obscurité se répandit, et la brume s'éleva sur les
+prairies. Le crépuscule étendit son épais voile sombre, la première
+étoile apparut à l'Orient. Il faisait nuit; le cocher alluma ses
+lanternes. Ils passèrent par une forêt touffue.
+
+De temps en temps les arbres s'interrompaient. Dans les intervalles on
+apercevait un pays marécageux avec de grands roseaux et des lys
+blancs. Tout à coup, sur un des côtés de la route, dans les buissons,
+apparut une flamme longue et mince: elle s'inclinait et faisait des
+mouvements étranges.
+
+"Un feu follet," dit Zésim.
+
+Dragomira posa son bras sur celui de son compagnon et le regarda bien
+en face.
+
+"C'est mon portrait, dit-elle, moi aussi je suis un feu follet; ne me
+suis pas; et surtout si je te fais signe. Tu pourrais tomber dans un
+marais et te noyer.
+
+- Tu tiens d'étranges discours. Es-tu donc une de ces sirènes qui nous
+entraînent à la mort?
+
+- Il y a aussi des créatures saintes qui tuent."
+
+Ils arrivèrent tard à Kiew. La nuit couvrait déjà les hauteurs et les
+plaines, les rues et les maisons de la ville étaient resplendissantes
+de lumières.
+
+Le cocher tourna du côté de Podal, ce quartier qui s'avance au bord du
+Dnieper et qui est situé sur la pente de ces hauteurs où s'élève la
+vieille ville proprement dite. La voiture passa par un certain nombre
+de rues dont les magasins étaient brillamment illuminés et les
+trottoirs remplis d'une foule animée. Elle entra dans une rue
+silencieuse, sombre et étroite, et ensuite dans une ruelle à peine
+éclairée par une lanterne à la lueur douteuse. Le cocher arrêta devant
+une maison de mince apparence, qui n'avait qu'un étage. Les fenêtres
+étaient hermétiquement fermées, la muraille revêtue d'un enduit de
+couleur sombre; le tout avait un aspect lugubre.
+
+Les deux jeunes gens descendirent, et Zésim sonna. Il se passa un
+certain temps avant qu'une faible lumière se montrât au premier; puis
+on ouvrit une fenêtre, une vieille femme regarda dehors et se
+retira. On entendit alors des pas lourds, la porte s'ouvrit, et un
+petit serviteur maigre avec une chevelure et une barbe blanches sortit
+de la maison, une lanterne à la main. Il plia le genou devant
+Dragomira et baisa le bord de sa robe, puis il se mit à décharger les
+bagages.
+
+"Pour aujourd'hui, je te dis adieu, dit Dragomira en s'adressant à
+Zésim, je suis fatiguée et je désire être seule. Le cocher te conduira
+chez toi. Demain matin, je t'attends pour le thé." Elle lui tendit une
+main qu'il baisa respectueusement. Puis il remonta sans la voiture et
+partit, pendant que Dragomira, conduite par le petit vieux, montait
+l'escalier.
+
+En haut, elle trouva une vieille dame simplement habillée. Elle avait
+un visage rose, presque jeune, des yeux bleus malins et des cheveux
+blancs qui sortaient en abondance d'un bonnet de couleur sombre. Elle
+s'inclina profondément devant Dragomira et lui baisa humblement le
+coude.
+
+"Cirilla?
+
+- Pour vous servir, ma jeune maîtresse.
+
+- Tu es au courant de tout?
+
+- Oui.
+
+- Pour le monde, tu es désormais ma tante.
+
+- A vos ordres, et pour tout le reste votre esclave."
+
+Elle conduisit Dragomira à travers plusieurs salles meublées avec un
+luxe sérieux, jusqu'à une petite chambre où se trouvait un lit à
+baldaquin.
+
+"C'est ici que vous reposerez, maîtresse.
+
+- Bien."
+
+Cirilla aida Dragomira à changer de vêtements, et celle-ci, bien à
+l'aise dans une casaque de fourrure, vint s'asseoir à la table de
+thé. Cirilla, debout devant elle et les mains croisées sur la
+poitrine, ne pouvait se rassasier de la regarder.
+
+"Que vous êtes belle! disait-elle en soupirant, et si jeune!"
+
+Puis elle partit en secouant tristement la tête. Dragomira ferma la
+porte au verrou, prit les papiers que l'apôtre lui avait remis, brisa
+le cachet et les lut. Quand elle eut fini, elle les jeta un à un dans
+la cheminée et ne les quitta pas du regard, jusqu'à ce que les flammes
+eussent tout dévoré.
+
+
+VI
+
+LA VESTALE
+
+La nature, c'est le péché. FAUST (2e partie).
+
+
+Dragomira se leva le lendemain de bonne heure et écrivit d'abord une
+lettre à sa mère, puis un billet de deux lignes au commissaire de
+police Bedrosseff, l'ami de son père. Cela fait, elle sonna; Cirilla
+apparut, lui baisa la main et apporta le déjeuner. Quelques minutes
+plus tard arriva aussi le vieux serviteur qui avait déchargé les
+bagages. Il avait une livrée. Ses yeux rusés erraient sans cesse tout
+autour de la chambre.
+
+"Comment te nommes-tu?
+
+- Barichar, pour vous servir.
+
+- Occupe-toi de faire parvenir cette lettre au commissaire de police,
+dit Dragomira en lui tendant le billet parfumé.
+
+- Ce sera fait, maîtresse."
+
+Barichar se glissa vers la porte, sans faire de bruit, le dos un peu
+voûté comme un chat.
+
+"Je dois encore vous faire observer, dit-il en s'arrêtant, que pour
+tout le monde je suis sourd et muet, ma noble demoiselle."
+
+Dragomira lui répondit par un signe de tête. Quand Barichar se fut
+éloigné, elle prit son café, et s'habilla ensuite avec l'aide de
+Cirilla.
+
+"Tu m'accompagneras, dit-elle, debout devant la glace.
+
+- Dès que vous le désirerez.
+
+- As-tu les vêtements nécessaires pour avoir l'air d'être ma tante?
+
+- Tout a été prévu."
+
+Quelques minutes plus tard, les deux femmes quittaient la
+maison. Cirilla conduisait, et Dragomira faisait bien attention à
+tout, afin de s'orienter le plus tôt possible dans cette ville qui lui
+était inconnue.
+
+"Où est le cabaret rouge? demanda Dragomira à voix basse.
+
+- Je vais vous faire passer devant; nous y sommes dans un instant,"
+répondit la vieille.
+
+Cirilla tourne dans une rue sombre, sale, peuplée surtout de juifs, et
+se dirigea du côté du Dnieper. C'est là qu'était le cabaret. On ne
+voyait que son toit rouge et bas derrière un mur élevé, dans lequel
+était pratiquée une porte de couleur noirâtre. Cirilla fit un signe à
+Dragomira. Celle-ci nota soigneusement dans sa mémoire l'endroit et
+tous ses alentours, puis elle continua sa route pour gagner le vieux
+Kiew, bâti sur la hauteur. Là, elle se fit indiquer un élégant magasin
+d'objets d'art, examina ce qui était en montre, et ordonna d'entrer à
+la vieille qui ressortit bientôt avec une grande enveloppe contenant
+une photographie.
+
+Après une courte excursion dans les rues les plus animées, Dragomira
+revint à la maison avec sa compagne. Elle ôta son manteau et son
+chapeau, s'installa dans un coin du sopha et tira la photographie de
+l'enveloppe.
+
+Elle représentait le comte Soltyk.
+
+Dragomira considéra l'image avec attention. Elle étudiait l'homme qui
+était l'objet de sa mission, comme un agent de police étudie le
+portrait du malfaiteur qu'il est chargé de poursuivre.
+
+Le comte, vêtu d'une robe de chambre de fourrure, était assis dans un
+fauteuil et tenait à la main une longue pipe turque. C'était certes un
+bel homme, séduisant et intéressant. Sur son visage de marbre se
+lisait une grande énergie; dans ses yeux brillaient l'esprit et la
+passion.
+
+L'image était sur la table, lorsque Bedrosseff apparut. C'était un
+petit homme vif, approchant de la quarantaine, avec des cheveux
+clairsemés, une petite moustache blonde, un front large, des pommettes
+accentuées et un nez tuberculeux. Il baisa la main de Dragomira, la
+conduisit à la fenêtre pour mieux la voir, et entra dans une
+véritables extase.
+
+"Non, s'écria-t-il, ce n'est pas possible... Etes-vous devenue grande et
+belle! Je peux à peine croire que ce soit la mignonne petite Mira que
+je faisais autrefois sauter sur mes genoux, qui me prenait pour son
+cheval et m'attelait à sa petite voiture de bois. Que je suis donc
+charmé de vous voir ici!
+
+- C'est bien plutôt à moi d'être heureuse de trouver ici un si bon, un
+si ancien ami, reprit Dragomira en souriant.
+
+- J'accepte "l'ami", s'écria Bedrosseff avec son rire bruyant et
+jovial, mais je me défends très humblement de "l'ancien". Suis-je
+donc déjà gris ou délabré? On peut, ce me semble, m'appeler un homme
+à la fleur de l'âge.
+
+- Sans doute, sans doute.
+
+- Oui, mademoiselle, sur ce point-là je ne fais pas de concessions;
+comme ami de monsieur votre père, je réclame le droit de vous
+protéger de toute façon; mais je ne consacre mes services à la belle
+Dragomira qu'à la condition de pouvoir aussi lui faire un peu la
+cour.
+
+- Je vous prends au mot, dit Dragomira en lui saisissant les mains, et
+je vous déclare mon cavalier."
+
+Bedrosseff s'inclina.
+
+"J'espère que vous serez satisfaite de moi, et maintenant j'attends
+vos ordres.
+
+- Avant tout, asseyez-vous et bavardons."
+
+Elle l'attira près d'elle sur le sopha; et Bedrosseff s'empara de ses
+mains qu'il ne lâcha plus.
+
+"Vraiment, je vous envie, dit Dragomira.
+
+- Et pourquoi donc?
+
+- Parce que dans votre position vous possédez quelque chose qui nous
+est malheureusement inaccessible à nous autres enfants des hommes.
+
+- Et c'est?...
+
+- Une bonne part de l'omniscience.
+
+- Bah! notre connaissance des hommes et des choses ne s'étend pas si
+loin que cela; d'ordinaire la chance nous aide, et notre meilleur
+allié est le hasard.
+
+- Mais vous savez bien que les filles d'Eve sont curieuses!... Et
+vous, que d'événements cachés, que de secrets vous sont dévoilés!
+Que de coeurs dont vous deveniez les énigmes! Vous tendez vos filets
+de rue à rue, de maison à maison, comme la toile d'une araignée
+gigantesque.
+
+- C'est vrai jusqu'à un certain point.
+
+- Ah! que je serais heureuse de pouvoir un peu pénétrer dans ces
+mystères?
+
+- Pourquoi pas? Cela peut se faire. De temps en temps, la police s'est
+servie d'alliés; et les femmes ont, je peux bien le dire, un talent
+supérieur pour exercer nos fonctions. Leur instinct, leurs
+pressentiments font souvent plus que toute la logique et tous les
+calculs du monde.
+
+- Alors prenez-moi comme agent.
+
+- Avec plaisir, s'écria Bedrosseff en riant, et il lui baisa de
+nouveau la main.
+
+- Aujourd'hui, j'aimerais bien, pour ma part, mettre un peu votre
+omniscience à contribution?
+
+- Ordonnez."
+
+Dragomira tint en l'air le portrait de Soltyk.
+
+"Qui est-ce?
+
+- Le comte Soltyk, dit Bedrosseff immédiatement. Comment avez-vous sa
+photographie? Le connaissez-vous?
+
+- Non, je me promenais dans la ville, et je l'ai achetée parce qu'elle
+m'a plu.
+
+- Vous n'êtes pas la première jeune dame qui se laisse éblouir par ce
+sultan, continua le commissaire de police; mais je vous en prie,
+restez-en à cet enthousiasme pour son image et gardez-vous bien de
+faire la connaissance de l'homme.
+
+- Je ne m'enthousiasme pas pour le comte, je m'intéresse seulement à
+lui.
+
+- Cela même est dangereux. Soltyk est une nature à la Néron, un
+despote, un don Juan, un être animé du plus brutal égoïsme, sans
+coeur, sans égard pour rien ni personne, sans pitié.
+
+- Vous nous donnez là une étonnante mesure de sa moralité.
+
+- Je lui ai déjà arraché plus d'une victime, et j'ai l'oeil sur
+lui. Vous ne devez pas faire sa connaissance, ce serait votre perte.
+
+- Oh! j'ai beaucoup de sang-froid; il ne me prendra pas dans ses
+filets.
+
+- Alors vous seriez la première femme qui lui aurait résisté."
+
+Dragomira dîna avec Bedrosseff dans un des premiers hôtels; elle
+jugeait bon de se faire voir avec lui. Après le dîner il prit une
+voiture et lui fit voir la ville. Quand il commença à faire sombre,
+Dragomira était rentrée à la maison, et elle attendait Zésim qui ne
+tarda pas à venir. Cirilla joua le rôle de la tante et prépara le thé,
+quand Zésim lui eut été présenté. Le samovar chantait en bouillonnant,
+les jeunes gens étaient assis devant la cheminée et
+causaient. Dragomira était gaie et naturelle comme elle ne l'avait
+jamais été. Zésim lui en fit la remarque.
+
+"Tout le mérite t'en revient, dit-elle, dès que tu es raisonnable, je
+me sens rassurée, et la bonne humeur revient d'elle-même.
+
+- C'est donc déraisonnable de t'aimer?
+
+- Oui, c'est même plus que cela.
+
+- C'est dangereux?"
+
+Elle fit signe que oui, de la tête.
+
+"Je ne peux pas tout t'expliquer, mais mon amour ne t'apporterait
+aucun bonheur, pas du moins dans le sens où tu l'entends.
+
+- Tu veux donc finir ta vie comme une vestale?"
+
+Dragomira sourit tristement.
+
+"J'ai dit adieu à tout ce qui fait soupirer le coeur d'une jeune fille,
+et je crois que j'ai eu raison. La terre me semble une vallée de
+douleurs, la vie un voyage malheureux et lamentable à travers cette
+vallée, la nature une grande séductrice qui attire nos âmes à elle
+pour les perdre. Le démon, qui jadis, sous la forme du serpent, tenta
+les premiers hommes dans le paradis, chante maintenant son chant de
+sirène dans le murmure des bois verdoyants, dans le chuchotement des
+flots argentés, dans la musique flatteuse du zéphyr et les plaintes
+mélodieuses du rossignol. Il nous gouverne nous-mêmes sans que nous en
+ayons conscience; il cherche à nous persuader par la grâce des paroles
+humaines; à nous troubler par les caresses des lèvres en fleur de la
+femme, par le regard loyal de l'ami, par le regard angélique des yeux
+de l'enfant. Partout les pièges sont tendus; nous sommes enveloppés de
+filets, et c'est à peine si nous pressentons où commence le péché.
+
+- Alors, selon toi, il vaut mieux renoncer à tout ce qui fait
+l'ornement de la vie?
+
+- Oui.
+
+- C'est bien triste.
+
+- Je me sens calme et satisfaite ainsi. Voilà pourquoi je veux bien
+t'aimer si tu consens à être mon ami, mon frère; mais jamais un
+homme ne m'entraînera avec lui dans le tourbillon de ce monde
+coupable."
+
+En ce moment on sonna à la porte de la rue; peu après on frappa
+doucement à la porte de la chambre. Cirilla se leva et sortit. Elle
+trouva dans le corridor une femme habillée de drap gris. La faible
+lueur de la lampe, accrochée au mur, lui permit de distinguer un
+visage rond, plein, aux traits accentués, et deux yeux noirs où
+brillait tout l'éclat fascinateur des regards orientaux. Les deux
+femmes se parlèrent à voix basse quelques instants, puis l'étrangère
+partit et Cirilla rentra dans la chambre.
+
+Zésim se leva un moment pour allumer sa cigarette à la lampe. La
+vieille murmura alors à l'oreille de Dragomira:
+
+"C'était la juive, la propriétaire du cabaret rouge.
+
+- Que voulait-elle?
+
+- Elle a fait une capture et voulait savoir si elle peut compter sur
+vous, dit Cirilla mystérieusement.
+
+- Pourquoi ne le fait-elle pas elle-même?
+
+- Le courage lui manque.
+
+- Alors je prendrai la chose sur moi.
+
+- Dieu vous en récompensera, maîtresse.
+
+- Et quand aura-t-on besoin de moi?
+
+- Nous le saurons quand il sera temps."
+
+
+VII
+
+ANITTA
+
+Le premier regard attache les âmes parentes avec des liens de diamant.
+SHAKESPEARE.
+
+
+Zésim n'avait été jusqu'alors occupé que de Dragomira. Il se souvint
+tout à coup d'une lettre que sa mère lui avait confiée pour Mme
+Oginska, une de ses amies de jeunesse, qui demeurait à Kiew. La
+famille Oginski était une des plus anciennes et des plus considérables
+de la noblesse du pays; elle était riche, cultivée, aimable et
+irréprochable à tous égards.
+
+Zésim se rendit au petit palais bâti dans le vieux Kiew, donna sa
+carte au laquais et fut immédiatement introduit dans un magnifique
+salon orné de tableaux anciens, de tapisseries des Gobelins et
+d'armes. M. Oginski vint au devant de lui. C'était un homme de taille
+moyenne, d'environ cinquante ans, le type incontestable du magnat
+polonais, élancé, un peu brun, vif et affable.
+
+Quand ces messieurs eurent allumé un cigare et causé quelque temps,
+Mme Oginska vint les retrouver. C'était une petite dame, très
+corpulente, de quarante ans, qui soupirait sans interruption; on ne
+savait pas trop si c'était à propos de la dépravation du monde moderne
+et de l'embonpoint à la Rubens qui la fatiguait. Zésim lui présenta sa
+lettre. Mme Oginska la lut avec une certaine émotion et lui adressa
+ensuite quelques questions sur sa mère et sur lui-même.
+
+"Cela se trouve bien que vous soyez venu juste en ce moment, dit Mme
+Oginska; notre fille Anitta arrive de sa pension de Varsovie. J'espère
+que vous serez bons amis: votre mère et moi nous n'étions qu'un coeur
+et qu'une âme."
+
+Zésim s'inclina sans dire un mot. La perspective de jouer le rôle de
+grande poupée vivante pour une jeune fille qui venait à peine de
+quitter ses souliers d'enfant, ne lui inspira dans le premier moment
+qu'un très médiocre enthousiasme. Il ne devant pas tarder à changer
+complètement d'avis.
+
+La porte qui donnait sur le jardin s'ouvrir tout à coup, et une petite
+brunette potelée, en robe rose, un volant dans une main, une raquette
+dans l'autre, entra légère comme un oiseau, jeta un regard rapide et
+interrogateur sur le jeune officier, et s'en alla quelque peu
+interdite derrière la chaise de sa mère.
+
+"Ma fille Anitta, dit Mme Oginska, et le fils de ma chère Jadewska,
+Zésim Jadewski. J'espère que vous vous entendrez et que vous vous
+aimerez un peu."
+
+Anitta fit une révérence et tendit la main à Zésim, qui la porta
+respectueusement à ses lèvres. La jeune fille resta alors debout
+devant lui, rougissante et le regard fixé à terre. Zésim, charmé, la
+dévorait des yeux. C'était la plus ravissante créature qu'il eût
+rencontrée jusqu'à ce jour. Sa jolie taille, ses formes à peine
+épanouies, son cou blanc et élancé, son visage rond et frais, sa
+petite bouche rouge et mutine, son délicieux petit nez retroussé, ses
+cheveux noirs allant et venant sur son dos en deux épaisses nattes,
+ses yeux noirs à la fois espiègles et bons, tout dans sa personne
+respirait la grâce et le charme irrésistible de la jeune fille qui est
+presque encore une enfant.
+
+Et quand elle leva sur lui ses aimables yeux noirs, il fut décidé dans
+le livre du destin que ces deux jeunes coeurs tendres et purs
+s'appartiendraient l'un à l'autre à tout jamais.
+
+"Venez donc avec moi dans le jardin, dit-elle, - sa voix résonnait
+comme une joyeuse chanson d'alouette - je veux vous montrer mes
+fleurs, mes pigeons et mes chats, et mon Kutzig. Tu permets, maman?
+
+- Certainement; amusez-vous, mes grands enfants; les déceptions, la
+tristesse, la douleur, viennent bien assez tôt."
+
+Anitta passa devant, et Zésim descendit les marches derrière elle. Au
+bas de l'escalier elle lui prit naïvement le bras.
+
+"Jusqu'à présent, dit-elle avec le plus ingénu sourire, j'ai toujours
+eu peur des officiers, mais vous, vous ne me faites pas peur du tout.
+
+- C'est qu'aussi vous n'avez rien à craindre, mademoiselle; avec un
+seul de vos regards, vous feriez tomber toute une armée à vos pieds.
+
+- Ne me défiez pas, sinon je commence toute de suite la bataille."
+
+Ils se dirigèrent, en passant par des parterres de fleurs artistement
+dessinés, vers les bâtiments de derrière où se trouvaient l'écurie et
+le grenier à foin. A une place bien dégagée s'élevait le colombier. Un
+couple de beaux pigeons blancs y étaient perchés, tout brillants dans
+la lumière du soleil et roucoulant amoureusement. Quand ils virent
+approcher leur jeune maîtresse, ce fut comme s'ils avaient donné un
+ordre à tous les autres. De toutes parts arrivèrent soudain des
+pigeons blancs qui se posèrent sur les épaules et les mains d'Anitta
+et voltigèrent à ses pieds. Elle alla promptement chercher une petite
+corbeille remplie de graines et les jeta à pleines mains au milieu de
+la bande qui roucoulait et battait des ailes.
+
+"Maintenant, nous allons faire visite à Mitzka et à sa famille,
+dit-elle en souriant, mais pour cela il faut monter dans le grenier à
+foin. Passez devant et tendez-moi la main."
+
+Zésim déboucla aussitôt son épée et l'appuya contre le mur, puis monta
+à l'échelle. Anita le suivait, sa petite main flexible tenant
+solidement la main du jeune homme. Une fois arrivés en haut, ils
+furent reçus par Mitzka, une grande chatte tachetée qui dressait la
+queue et miaulait de la façon la plus tendre.
+
+Elle leur présenta ses petits; ils étaient sept qui accoururent en
+bondissant hors de leur foin.
+
+Anitta prit un des petits chats sur son bras, le baisa et le caressa
+doucement de la main.
+
+"Comme ils sont mignons et aimables! C'est moi qui leur apporte tous
+les jours à manger, et ils me connaissent maintenant. Dès qu'ils
+entendent le froufrou de ma robe, ils arrivent."
+
+Quand ils furent descendus, Anitta prit tout à coup l'épée de Zésim et
+s'écria, en lançant au jeune homme un regard malicieux:
+
+"Vous êtes mon prisonnier!"
+
+Puis elle s'enfuit, à travers les bosquets, dans les fourrés du parc.
+
+"Prenez-moi, dit-elle, ou vous n'aurez jamais plus votre épée."
+
+Zésim la poursuivit, et ce fut une joyeuse et charmante chasse à
+travers les broussailles et les branches, autour des vieux arbres
+moussus, par-dessus les plates-bandes et les gazons, jusqu'à ce que la
+robe d'Anitta s'accrochât aux épines d'un rosier.
+
+Le jeune officier la rejoignit alors d'un bond et entoura d'un bras
+victorieux sa taille élégante.
+
+Elle riait de tout son coeur, et, dans cet instant d'abandon, elle
+semblait encore plus jolie et plus séduisante, car en elle tout était
+noble et distingué; et, plus elle se laissait aller, plus se
+révélaient les charmes de son adorable nature.
+
+Elle s'assit sur le banc le plus rapproché, et c'était un délicieux
+spectacle que de la voir reprendre haleine; ses petites mains tenaient
+toujours l'épée bien serrée et ses yeux d'enfant souriaient gaiement à
+Zésim.
+
+"Vous ne m'auriez pas attrapée, dit-elle enfin, sans ce vilain
+rosier."
+
+Il y avait à côté une petite prairie, dorée par les rayons du soleil,
+dans laquelle paissait un poney noir.
+
+"Voilà mon Kutzig, dit la jeune fille. Papa me l'a acheté à des
+écuyers de cirque, parce que je l'avais pris en affection; il me suit
+comme un petit chien, et il sait faire de tours de toute espèce."
+
+Elle poussa un cri, et le joli animal vint en effet immédiatement
+devant elle et lui flaira amicalement la main.
+
+"Attends, mon ami, il faut montrer tes talents, dit Anitta en lui
+tapant sur le cou et en cueillant une baguette. Viens!"
+
+Elle se dirigea vers la haie la plus proche et se mit à animer le
+petit cheval.
+
+"En avant! montre ce que tu sais, hopp!"
+
+Le poney obéit avec un véritable plaisir et sauta à plusieurs reprises
+par-dessus la haie. Puis Anitta lui jeta son mouchoir qu'il rapporta
+exactement, enfin elle le fit s'agenouiller au commandement devant
+elle. Elle lui donna comme récompense deux morceaux de sucre de sa
+jolie main.
+
+"Il est bien dressé, dit Zésim en souriant, mais il n'y a pas grand
+mérite à obéir à une si charmante maîtresse; qui donc n'aimerait pas à
+se mettre sous ses ordres?
+
+- Pas de compliments, sinon je vous punis.
+
+- Je vous en prie!
+
+- C'est bon, je vous prends au mot, s'écria Anitta avec un petit ton
+délicieusement hautain, nous allons voir si vous êtes aussi docile
+que mon Kutzig, et si vous obéissez aussi bien.
+
+- J'attends votre commandement.
+
+- Allons, en avant! sautez!"
+
+Zésim prit son élan, et d'un bond souple et gracieux franchit la haie.
+
+"Encore, hopp!"
+
+Nouveau bond, nouveau succès. Anitta riait et battait des mains avec
+une joie d'enfant.
+
+"Maintenant, le mouchoir. Apporte!"
+
+Zésim l'apporta.
+
+"Et maintenant..."
+
+Anitta s'arrêta et rougit.
+
+"J'attends le commandement.
+
+- Eh bien! à genoux!"
+
+Il obéit avec plaisir.
+
+"Mais maintenant, je demande aussi du sucre".
+
+Le rire enchanteur de la jeune fille retentit de nouveau dans le
+jardin silencieux, et sa jolie voix au timbre argentin trouva un écho
+mélodieux dans les cimes des arbres d'où lui répondirent les pinsons
+et les mésanges.
+
+"Voilà! dit Anitta;"
+
+Et elle poussa avec ses doigts roses un morceau de sucre dans la
+bouche de Zésim. Elle releva alors le jeune homme qui était toujours à
+genoux devant elle, et lui demanda s'il était fâché.
+
+"Pourquoi donc?
+
+- Je suis si mal élevée! Mais vous verrez bientôt que je n'ai pas de
+mauvaises intentions et que, malgré tous les tours que je vous joue,
+je suis bonne au fond.
+
+- Est-ce vrai aussi?
+
+- Sans doute; pourquoi ne le serait-ce pas?"
+
+Il avait pris sa main et la baisait. Elle la lui retira enfin et lui
+tendit son épée.
+
+"Maintenant, allez-vous-en, Zésim, j'ai aujourd'hui une leçon de
+piano. Mais revenez bientôt dans l'après-midi; s'il fait beau, pour
+qu'on puisse jouer dans le jardin. Demain, peut-être.
+
+- Je reviendrai, je suis heureux que vous me le permettiez."
+
+Ce jour-là, dans l'après-midi, Oginski reçut une autre visite, tout
+aussi inattendue, celle du père jésuite Glinski.
+
+C'était un de ces prêtres polonais qui réunissent dans une seule
+personne l'homme du monde distingué, l'ardent patriote et le zélé
+serviteur de l'Eglise. Il jouissait d'une grande considération comme
+prédicateur et comme ancien précepteur du comte Soltyk. C'était en
+effet le seul homme qui eût quelque influence sur le comte, et il
+jouait le rôle d'une sorte d'intendant chez ce puissant et riche
+magnat.
+
+Son extérieur était beaucoup plus d'un diplomate que d'un
+théologien. Sa taille bien prise, pas trop grande, sa belle tête, son
+visage distingué, encadré de cheveux bruns, ses yeux calmes et
+intelligents, qui vous pénétraient jusqu'au fond de l'âme, ses
+manières élégantes, son langage choisi, tout en lui indiquait qu'il se
+sentait plus chez lui sur le parquet glissant et silencieux des palais
+que sur les dalles retentissantes des églises, et qu'il s'entendait
+mieux à faire le confident et le conseiller dans un boudoir que dans
+son confessionnal vermoulu.
+
+"Je vous croyais encore à Chomtschin, dit Oginski au jésuite qui
+entrait.
+
+- Nous sommes revenus hier, répondit le P. Glinski, le comte
+commençait à s'ennuyer; c'est alors le moment de lever le camp.
+
+- Saviez-vous, mon très révérend père, qu'Anitta est de retour.
+
+- En vérité? La chère enfant! Ce doit être à présent une grande jeune
+fille? Où est-elle cachée? Puis-je la voir?
+
+- Elle est dans le jardin avec ses amies; je vais la faire appeler.
+
+- Non, non, je veux aller moi-même la chercher."
+
+Le jésuite prit sans tarder son chapeau aux larges bords retroussés et
+descendit en hâte l'escalier de pierre qui conduisait au jardin. Il
+trouva Anitta et une demi-douzaine d'autres jeunes filles, toutes
+fraîches, jolies et de joyeuse humeur, qui jouaient au volant sur la
+prairie.
+
+Dès qu'Anitta le reconnut, elle courut à lui et lui sauta au cou.
+
+"A quoi pensez-vous, mademoiselle? vous n'êtes plus une enfant, lui
+dit le jésuite un peu embarrassé, pendant que son oeil expérimenté
+examinait cette charmante personne avec une véritable satisfaction.
+
+- Enfant ou non, s'écria Anitta, je vous aime toujours bien, père
+Glinski, et il n'y a pas à dire, vous allez jouer avec nous à
+colin-maillard.
+
+- Je... Mais cela ne va pas à...
+
+- Vous allez voir comme cela ira bien;"
+
+La troupe pétulante entoura le père jésuite malgré sa résistance. Une
+des jeunes dames s'empara de son chapeau, une autre de sa canne, une
+troisième donna son mouchoir, une quatrième se plaça devant lui, pour
+bien s'assurer qu'il ne pouvait pas y voir, et Anitta lui banda les
+yeux. Le Père était au milieu de la prairie, et toutes ces jolies
+filles sautaient autour de lui et l'agaçaient en poussant des éclats
+de rire folâtres. Plus il mettait d'ardeur à en saisir une, plus la
+gaieté augmentait. Enfin, au lieu d'Anitta qu'il croyait attraper, il
+serra dans bras... qui? le poney! On le força à monter dessus, et il fut
+promené en triomphe à travers le jardin par les jeunes filles qui
+l'escortaient en poussant des cris de jubilation.
+
+
+VIII
+
+LE CABARET ROUGE
+
+Le jour du jugement est proche. KRASINSKI.
+
+
+Dragomira était déjà éveillée depuis longtemps, quand Cirilla entra
+dans la chambre sur la pointe des pieds. Sa chevelure éparse autour de
+sa tête et de ses épaules semblait une crinière d'or ondoyante; elle
+était étendue au milieu des blancs oreillers, et elle se souleva sur
+son bras gauche lorsqu'elle aperçut la vieille.
+
+"Je ne sais pas, dit-elle, je suis fatiguée aujourd'hui; ce que je
+voudrais par-dessus tout, ce serait de rester couchée et de rêver.
+
+- Rien ne vous en empêche pour le moment, ma belle maîtresse, répondit
+Cirilla, seulement il s'agira plus tard d'être dispos et d'avoir bon
+courage... C'est la juive qui était là.
+
+- Que voulait-elle?
+
+- On a besoin de vous aujourd'hui au cabaret rouge.
+
+- Ce soir?
+
+- Oui, ce soir, à dix heures.
+
+- C'est bien."
+
+Dragomira continua de rêver. A midi, Zésim vint et ne fut pas
+reçu. Après le dîner, Dragomira sortit avec Cirilla.
+
+Elle alla examiner de nouveau la situation du cabaret mystérieux, et
+se fit ensuite montrer la maison du marchand Sergitsch, à qui la
+vieille porta un billet de sa maîtresse.
+
+Barichar vint un peu après, avec une grande valise qu'il remit au
+marchand.
+
+Le soir, Dragomira sortit de chez elle, soigneusement enveloppée et
+voilée, et se rendit chez Sergitsch. Elle trouva tout fermé. Pourtant,
+dès qu'elle sonna, un jeune garçon vit lui ouvrir la porte et la
+conduisit silencieusement au premier étage, dans une petite chambre de
+derrière, dont les fenêtres étaient bouchées avec d'épais volets de
+bois. Sergitsch était là et l'attendait. Il reçut Dragomira d'un air
+de soumission, la pria de s'asseoir sur le divan et resta lui-même
+respectueusement debout devant elle.
+
+"Vous savez de quoi il s'agit? dit Dragomira.
+
+- Je suis au courant de tout et j'attends vos ordres. Je vous prie de
+me considérer comme votre serviteur, ma noble demoiselle.
+
+- Peut-on concevoir quelque soupçon, si l'on me voit venir dans votre
+maison ou en sortir?
+
+- Pas le moins du monde, répondit Sergitsch, je suis le président de
+la confrérie du Coeur de Jésus. Il vient beaucoup de monde chez moi,
+surtout des femmes.
+
+- Mes affaires sont-elles ici?
+
+- Oui, certainement."
+
+Il apporta la valise.
+
+"Alors, je vous prie de me laisser seule."
+
+Quand Dragomira quitta la maison du marchand, un quart d'heure plus
+tard, comme un papillon qui a secoué la poussière diaprée de ses
+ailes, elle avait dépouillé tout son extérieur féminin et s'était
+transformée en un beau jeune homme élancé. Elle avait des bottes
+noires à talons hauts, dans lesquelles entrait un large pantalon de
+drap bleu foncé, à plis épais et bouffants. Sa longue redingote,
+ajustée, de même étoffe, à brandebourgs noirs, était bordée et doublée
+de fourrure brun-foncé. Les cheveux blonds étaient habilement ramassés
+sous un bonnet rond également de fourrure brune. Elle avait sur les
+épaules un long manteau de couleur sombre. Elle avait pris un poignard
+et un revolver qu'elle avait chargé avant de partir.
+
+Elle trouva la rue devant le cabaret vide et peu éclairée. La porte
+qui se trouvait dans le mur s'ouvrir dès qu'elle la poussa.
+
+Elle traversa la cour, et arrivée devant le seuil de la maison, fit
+entendre le signal convenu, un bref coup de sifflet. Aussitôt la
+cabaretière Bassi Rachelles sortit furtivement et s'approcha de
+Dragomira, un doigt sur la lèvre supérieure.
+
+"Il est là, dit-elle tout bas.
+
+- Le sieur Pikturno.
+
+- Oui, désirez-vous lui parler?
+
+- C'est mon devoir de faire un essai avant de le sacrifier.
+
+- Entrez donc, reprit Bassi, mais cela n'aboutira à rien. Il faut le
+mener à la boucherie comme un boeuf, et c'est mon affaire plus que la
+vôtre. Il est tellement amouraché de moi que je peux tenter avec lui
+tout ce que je veux."
+
+Après d'être entendue avec Dragomira, elle rentra dans la maison en se
+glissant, et la belle jeune fille s'approcha de la fenêtre pour
+regarder dans l'intérieur qui était éclairé.
+
+C'était une grande salle, aux murailles noircies. Cà et là étaient
+suspendues quelques gravures. Le comptoir barrait la porte qui
+conduisait dans la chambre d'habitation. Des deux côtés étaient des
+tables et des bancs. Dans un coin, près du poêle, était assis un jeune
+homme d'une vingtaine d'années, qui avait l'air de sommeiller. C'était
+Juri, comme l'avait fit la Juive, un des membres de leur association,
+et certes, un des plus farouches et des plus déterminés. Devant le
+comptoir, dans un vieux fauteuil dont l'étoupe s'échappait de tous les
+côtés, était étendu un jeune homme de haute taille, solidement
+conformé. Sur son visage rond et encadré de cheveux noirs bouclés se
+lisait une certaine timidité et une indifférence apathique. Ses yeux
+ronds et noirs regardaient fixement la belle juive aux formes
+opulentes, qui était assise auprès de lui, sur le bras du fauteuil, et
+lui abandonnait avec un astucieux sourire ses mains blanches et
+charnues.
+
+C'était Wlastimil Pikturno, fils d'un riche propriétaire polonais, et
+étudiant à l'Université de Kiew.
+
+Dragomira entra sans se presser dans la maison, puis dans la salle de
+débit. Bassi quitta Pikturno et vint avec empressement à sa rencontre.
+
+"Bonsoir, mon cher monsieur, dit-elle à voix haute, que faut-il vous
+servir? Une bouteille de vin ou un cognac?
+
+- Oui, un cognac," répondit Dragomira.
+
+Et elle s'assit à la table la plus proche. Quand Bassi eut apporté le
+cognac, Pikturno lui fit signe de venir près de lui.
+
+"Qui est-ce? demanda-t-il.
+
+- Je le voix pour la première fois.
+
+- Tu mens? C'est un nouvel adorateur.
+
+- Quelle absurdité!
+
+- Comment s'appelle-t-il?
+
+- Est-ce que je sais? Demandez-le-lui à lui-même.
+
+- Vous faites probablement aussi vos études à Kiew, monsieur, dit
+Pikturno en allongeant ses membres de géant.
+
+- Non, je ne suis ici qu'en passant.
+
+- Vous allez sans doute à Odessa.
+
+- Oui, à Odessa."
+
+Il y eut un moment de silence. La juive faisait semblant de s'occuper
+de son comptoir et elle quitta la salle en emportant des verres et des
+bouteilles vides.
+
+"Une femme superbe!
+
+- La juive?
+
+- Oui.
+
+- Je suis complètement indifférent à l'égard des femmes, dit
+Dragomira, elles m'ennuient.
+
+- Ah! oui, vous êtes un homme de la nouvelle école. La femme n'est
+plus pour nous un sphinx qui nous propose des énigmes mortelles,
+mais un animal d'une organisation plus basse que la nôtre.
+
+- Prenez garde, il y a aussi des bêtes féroces qui nous déchirent tout
+aussi joliment que le sphinx.
+
+- Possible, mais quand on est jeune, on ne s'inquiète pas beaucoup des
+conséquences terribles que peuvent avoir nos passions; on vit, on
+jouit, on tue le temps.
+
+- Si cela valait seulement la peine de vivre!
+
+- Trentowski! * [* Le Schopenhauer polonais.]
+
+- Je ne l'ai jamais lu.
+
+- Pourquoi donc méprisez-vous la vie, vous, à votre âge?
+
+- Parce que j'en ai reconnu l'inanité, répondit Dragomira. Est-ce
+autre chose qu'un pèlerinage? Ne sommes-nos pas ici-bas comme dans
+un Purgatoire? Nommez-moi une jouissance, une joie, si petite
+qu'elle soit, qu'il ne faille pas acheter au prix de la sueur, des
+larmes, du sang des autres? Partout, dans la nature, je ne vois que
+vol, brigandage, esclavage, assassinat, et voilà pourquoi j'ai
+horreur d'elle et de ses dons. Nous n'avons qu'une sagesse et elle
+s'appelle renoncement.
+
+- Bah! vous devriez vous faire moine! s'écria Pikturno avec un gros
+rire; vous avez du talent, mais ce n'est pas ici l'endroit pour
+faire des sermons. Hé! Bassi! une bouteille de vin! Quant à moi,
+vous ne me convertirez pas."
+
+La juive apporta la bouteille, la déboucha et versa.
+
+"Encore un verre pour monsieur. Puis-je vous offrir?...
+
+- J'accepte, si vous acceptez à votre tour.
+
+- Convenu!"
+
+Dragomira trinqua avec Pikturno.
+
+"Vous êtes peut-être bien étudiant en médecine, avec vos idées
+atrabilaires sur la vie?" dit Pikturno.
+
+Et il alluma un cigare.
+
+"Non... philosophe.
+
+- Un Socrate imberbe! il faut aussi, ce me semble, posséder une
+Xantippe pour devenir un vrai sage.
+
+- Ne raillez pas, dit Dragomira d'un ton grave, en attachant sur lui
+le regard glacial de ses yeux bleus; les calamités, la détresse, les
+convulsions des martyrs, les malédictions de ceux qu'on trompe, les
+larmes de ceux qu'on abandonne, toutes ces misères qui couvrent
+l'immense tapis bariolé de la terre ne se laissent pas chasser par
+des railleries. Plongez d'abord une fois votre regard dans le
+système de ce monde et ensuite en vous-même, et vos frissonnerez
+d'horreur.
+
+- Mais je ne veux pas frissonner d'horreur, s'écria Pikturno à voix
+haute, je veux être gai. Admettons que vous ayez raison, nous n'en
+devrions que nous efforcer davantage d'oublier et de chercher où on
+oublie. Dans les coupes écumantes et sur les lèvres rouges. Vive la
+joie! Trinquons!
+
+- Non.
+
+- A quoi voulez-vous donc trinquer?
+
+- A celle qui nous apporte la délivrance er la liberté, dit Dragomira
+en levant son verre: "A la mort!"
+
+- Folie!" dit Pikturno en posant son verre avec bruit sur la table,
+pendant que Dragomira vidait le sien lentement comme un calice
+consacré.
+
+En ce moment, le cabaret fut envahi par une bande d'ouvriers de
+fabrique ivres, qui remplirent toute la salle de la fumée de leur
+mauvais tabac et de leur odeur d'eau-de-vie.
+
+Dragomira tendit la main à Pikturno.
+
+"Vous partez? lui dit-il.
+
+- Oui, je n'aime pas cette sorte de compagnie.
+
+- Alors, au revoir!"
+
+Dans la cour, Dragomira trouva la juive:
+
+"Eh bien! qu'en pensez-vous? Vous ai-je dit la vérité? Je le connais
+mieux que vous. Il n'y a pas moyen de la convertir.
+
+- Je veux pourtant lui parler encore une fois.
+
+- Pour quoi faire? dit la juive en sifflant comme un serpent, nous
+perdrons notre temps tout simplement, et à la fin il nous échappera
+encore. Aujourd'hui, il est fou de moi et veut m'épouser. Demain,
+s'il découvre qu'il n'a rien à espérer, ou si une autre lui plaît
+davantage, il s'envolera. Croyez-moi, si vous êtes décidée, il faut
+que cela se fasse maintenant, maintenant ou jamais.
+
+- Aujourd'hui?" demanda rapidement Dragomira.
+
+Un léger frisson lui parcourut tous les membres.
+
+"Non, pas aujourd'hui et pas ici; mais au prochain jour. Aurez-vous le
+courage de traverser la forêt à cheval, quand il fera nuit noire?
+
+- Je n'ai peur de rien, quand il y a une âme à sauver.
+
+- Alors, au prochain jour.
+
+- Où?
+
+- Vous le saurez par Cirilla.
+
+- C'est bien, répondit Dragomira, livre-le-moi, et je le sacrifierai."
+
+La juive fit signe que oui de la tête, avec un sourire étrange. Si les
+tigres pouvaient sourire, c'est ainsi qu'ils souriraient. Dragomira
+s'avança avec précaution dans la rue; il n'y avait personne aux
+environs. Elle s'enveloppa dans son manteau, et regagna en toute hâte
+la maison du marchand Sergitsch. Là elle se métamorphosa rapidement en
+élégante dame à la mode, et repartit, s'en allant à travers la lumière
+éclatante du gaz.
+
+Elle n'avait fait que quelques pas, lorsqu'un beau jeune homme, qui
+venait sur le trottoir en sens opposé, la regarda fixement. Captivé
+par l'aspect de cette femme à la taille haute et distinguée, il se mit
+à la suivre.
+
+Elle s'en aperçut et s'inquiéta. Pour lui échapper, elle se détourna
+de sa route, gagna la partie la plus animée du vieux Kiew et accéléra
+sa marche. Elle espérait pouvoir se dérober dans la foule; mais elle
+se trompait, elle l'avait toujours sur ses talons. Elle s'arrêta
+devant un magasin de tabac pour le laisser passer. Il vint se poster
+près d'elle et la regarda de côté. Elle répondit à son regard par un
+regard froid et menaçant. Elle comptait là-dessus pour l'intimider,
+mais elle comptait mal.
+
+"Si belle et si impitoyable! lui murmura le jeune homme, une déesse
+d'amour en glace!"
+
+Dragomira ne fit pas attention à ces paroles et continua son
+chemin. Mais cette fois elle allait beaucoup plus lentement et se
+sentait rassurée: elle savait que la poursuite ne s'adressait qu'à sa
+beauté, et comme elle était assez brave pour se défendre contre une
+armée d'adorateurs indiscrets, elle se dit qu'elle n'avait rien à
+craindre et reprit la direction de Podal.
+
+Le jeune homme la suivit jusqu'à sa maison et, quand elle sonna,
+attendit respectueusement à une certaine distance qu'on lui eût ouvert
+la porte et qu'elle eût disparu.
+
+Quand elle fut arrivée au premier étage, Dragomira défendit à la
+vieille d'apporter de la lumière et s'avança avec précaution à la
+fenêtre. Le galant enthousiaste était encore dans la rue, comme s'il
+soupirait toujours après sa divinité. Dragomira haussa dédaigneusement
+les épaules.
+
+"Va, rêve, murmura-t-elle, rêve doucement; le réveil n'en sera que
+plus terrible."
+
+
+IX
+
+LE COMTE SOLTYK
+
+Plus un homme est haut, plus il est sous l'influence des démons.
+GOETHE.
+
+
+Le doux soleil d'une sereine et froide journée d'octobre éclairait le
+somptueux palais du comte Soltyk. C'était une étrange et fantastique
+construction, devenue un petit monde à travers le cours des
+années. Les styles et les matériaux les plus divers s'y trouvaient
+mélangés et confondus; sur des murs cyclopéens se dressait un château
+de vieux voïvode polonais, et un hermitage baroque, rococo, était
+accolé à un splendide édifice byzantin.
+
+Dans une vaste salle ornée de statues et de tableaux, un grand nombre
+de personnes des conditions les plus diverses attendaient le moment où
+le comte voudrait bien les recevoir. C'était à cette heure-là, en
+effet, qu'il donnait audience, comme un monarque. Tous le craignaient;
+ils venaient cependant mendier sa protection et cherchaient à savoir,
+par le vieux valet de chambre, si le comte se trouvait bien disposé.
+
+Il était assis dans son cabinet de travail et parcourait les lettres
+qui venaient d'arriver. Il offrait l'image d'un jeune sultan, beau et
+despote. Sa tête, encadrée d'une chevelure noire et d'une barbe coupée
+court, faisait penser aux plus belles oeuvres des artistes grecs. Son
+visage au teint blanc était délicatement coloré. Ses yeux sombres
+avaient une expression d'ardeur et d'orgueil, de force et d'audace;
+leur mystérieux regard semblait à la fois épier et menacer. Sa taille
+élancée ne dépassait que de peu la moyenne; mais ce corps, avec ses
+muscles de gladiateur romain d'une beauté divine, avait les
+proportions irréprochables d'un Bacchus grec. Il était chaussé de
+bottes de maroquin rouge, avait une longue robe de chambre de satin
+jaune doublée et bordée de fourrure, et portait un fez sur la tête.
+
+Il jeta ses lettres de côté et sonna. Aussitôt apparut un jeune
+cosaque qui apportait le café sur un plateau d'argent. Le pauvre
+diable tremblait de peur devant le froid regard de tigre de son
+maître; et, dans sa peur mortelle de ne commettre aucune bévue, il
+laissa tomber la tasse de porcelaine ancienne, ornée du portrait de
+Stanislas Auguste. Elle se brisa avec bruit. Un instant il resta
+immobile, comme paralysé. Puis il se précipita à genoux devant le
+comte.
+
+"Pardon! Excellence, pardon! Je ne l'ai pas fait exprès!" dit-il, en
+levant des mains suppliantes.
+
+Le comte le regarda.
+
+"Ne savais-tu pas que cette tasse me vient de a grand'mère?
+
+- Pitié, seigneur! dit le cosaque en gémissant.
+
+- Une autre fois, fais un peu plus attention, murmura le comte; et
+maintenant, décampe, fils de chien!"
+
+Un vigoureux coup de pied suivit ces paroles, puis le malheureux se
+leva rapidement et disparut.
+
+Quand le vieux valet de chambre lui eut apporté une autre tasse et
+allumé son tchibouck, il demanda quels gens étaient là.
+
+"Quelques juifs, le régisseur de Chomtschin, Brodezki, le joueur de
+violon, quelques paysans...
+
+- Fais-les entrer dans l'ordre où ils sont venus; seulement, si le
+commissaire de police arrivait, introduis-le tout de suite."
+
+Le comte n'eut pas à attendre. La porte était à peine entr'ouverte que
+quatre juifs se précipitèrent dans le cabinet et s'avancèrent avec
+force révérences, à la façon de magots chinois.
+
+"Que voulez-vous? demanda le comte en souriant.
+
+- Je suis Wolf Leiser Rosenstrauch; avec la permission du gracieux
+seigneur comte, voici mon beau-père; voici mon beau-frère; et voilà
+mon frère. Il y a encore ma belle-mère, ma soeur et ma femme avec mes
+sept enfants, tous vivants.
+
+- Et que demandez-vous?
+
+- La faveur de tenir le cabaret sur le domaine de Popaka, du gracieux
+seigneur comte, et alors j'ose...
+
+- C'est bon, je te connais, Wolf Rosenstrauch; tu es un homme rangé;
+tu auras ton cabaret.
+
+- Que Dieu vous bénisse, seigneur comte, vous et vos enfants et vos
+petits-enfants...
+
+- Attends un peu, sinon tu n'auras pas le cabaret.
+
+- Que devons-nous faire, Excellence?
+
+- Vous allez à l'instant me danser ici un quadrille.
+
+- Miséricorde! danser sans musique!"
+
+Le comte sonna et donna l'ordre de faire venir le cocher avec son
+violon. Quand il fut arrivé et qu'il eut accordé son pauvre
+instrument, il se mit à râcler dessus quelque chose qui ressemblait à
+une contredanse; et les quatre juifs, dans leurs longs caftans,
+commencèrent à danser et à sauter çà et là comme des cabris, pendant
+que le comte repaissait ses yeux de ce spectacle extravagant, et de
+temps en temps éclatait de rire avec la joie bruyante d'un enfant.
+
+Quand les juifs furent partis, non sans s'être encore confondus en
+remerciements enthousiastes, le régisseur de Chomtschin entra. Il
+était pâle et embarrassé, car c'était le comte qui l'avait mandé, et
+cela ne présageait rien de bon.
+
+"J'en apprends de belles sur votre compte, dit Soltyk en s'enfonçant
+avec une tranquillité nonchalante dans la molle fourrure de sa robe de
+chambre. Voilà que vous jouez déjà au maître dans mon château. Qui
+vous a ordonné de renvoyer le concierge?
+
+- C'était un ivrogne, seigneur comte, et alors je croyais...
+
+- Vous n'avez pas à croire, mais à obéir. Je ne me rappelle pas non
+plus vous avoir commandé de faire bâtir une nouvelle grange.
+
+- L'ancienne avait brûlé, seigneur comte.
+
+- Vous auriez dû m'en informer. Vous avez aussi fait abattre cent
+chênes...
+
+- Les chênes... je croyais... c'est qu'ils nous ont été bien payés.
+
+- Je vois que vous n'avez plus ce qu'il faut pour être un serviteur,
+conclut Soltyk, et par conséquent je vous renvoie.
+
+- Pour l'amour de Dieu, seigneur comte, dit le régisseur d'une voix
+suppliante, ne me jetez pas tout de suite dans la rue avec ma femme
+et mon enfant!
+
+- C'est décidé. Allez-vous-en!
+
+- Je n'aurai plus qu'à me brûler la cervelle; seigneur comte, ayez
+pitié de moi; punissez-moi, mais ne m'ôtez pas mon pain.
+
+- Vous punir? Et comment? dit Soltyk. Que je fasse un exemple, et
+j'aurai immédiatement les juges sur le dos.
+
+- Je ne me plaindrai pas, je me soumets à tout; seulement gardez-moi à
+votre service, seigneur comte."
+
+Soltyk sourit.
+
+"Vous vous promenez aussi en voiture à quatre chevaux, d'après ce que
+l'on me dit, et votre femme se fait venir des voitures et des chapeaux
+de Paris. Comment tout cela peut-il se faire, sans que je sois volé?
+Pour vous punir et en même temps vous réapprendre l'humilité, je vais
+faire de vous mon chien de garde."
+
+Soltyk sonna.
+
+"Le monsieur que voici, dit-il au valet de chambre, va se rendre à la
+cabane du chien et prendre as chaîne. On ne le lâchera qu'à la tombée
+de la nuit."
+
+Puis, se tournant vers le régisseur:
+
+"Vous avez bien une montre?
+
+- Pour vous servir.
+
+- Eh bien! toutes les dix minutes, vous aboierez, et fort! Est-ce
+compris?
+
+- Parfaitement, seigneur comte."
+
+Soltyk le congédia d'un signe de tête et le malheureux régisseur,
+presque anéanti de confusion et de honte, se glissa humblement du côté
+de la porte.
+
+En cet instant, le commissaire de police Bedrosseff arriva et fut
+aussitôt introduit.
+
+Le comte se leva et lui tendit la main.
+
+"Quelles nouvelles?
+
+- Tout va bien, mais cela a coûté cher."
+
+Le comte respira. C'était une fort mauvaise affaire dans laquelle
+l'avait entraîné son tempérament de Néron, et Bedrosseff pouvait bien
+lui apparaître comme un ange sauveur. Le curé d'une paroisse située
+sur un des domaines du comte s'était refusé à enterrer un suicidé dans
+le cimetière. Soltyk avait alors juré de le faire enterrer lui-même,
+et il était homme à tenir son serment. Par son ordre, la pauvre curé
+fut saisi et mis dans une bière; le couvercle fut cloué, la bière
+descendue dans la fosse et recouverte d'une mince couche de
+terre. D'ailleurs, cette bouffonnerie barbare n'était pas allée plus
+loin; le comte avait fait retirer bien vite de la fosse et de la bière
+le malheureux enterré vivant. Mais il avait été saisi d'une fièvre
+chaude et il était mort au bout de quelques jours des suites de cette
+affreuse plaisanterie. Bedrosseff avait heureusement étouffé cette
+fatale affaire, et le grand seigneur l'avait richement récompensé de
+ses bons offices.
+
+Le comte écouta encore les plaintes de quelques paysans, administra
+sans façon un soufflet au jeune violoniste Brodezki, qu'il faisait
+instruire à ses frais et qui avait fait quelques dettes à
+l'étourderie; puis l'audience fut finie. Alors, comme tous les autres
+jours, vint son ancien précepteur, le père jésuite Glinski. Il aimait
+toujours à causer avec le comte et parfois aussi jouait une partie
+d'échecs ou de tric-trac. Le Père était le seul homme qui possédât
+quelque influence sur Soltyk, peut-être parce qu'il ne le laissait
+jamais voir.
+
+"Bonjour, mon révérend père, dit le comte en saluant le jésuite; qu'y
+a-t-il de nouveau?
+
+- Ce qu'il y a de plus nouveau, c'est qu'Anitta Oginski est revenue
+chez ses parents."
+
+Le comte haussa les épaules avec un air de dédain très marqué.
+
+"Mon cher comte, vous jugez trop vite, continua Glinski, cette Anitta,
+qui sautille maintenant dans le palais Oginski, joyeuse comme un rayon
+de soleil, vous ne la connaissez pas, mais pas du tout. C'est une
+créature qui semble être sortie tout d'un coup d'une fleur ou tombée
+d'une étoile; elle est accomplie à tous égards. Voyez la jeune fille;
+vous me contredirez après.
+
+- Après tout, c'st possible. Elle promettait de devenir jolie.
+
+- C'est aujourd'hui la plus belle personne de notre noblesse, dit
+Glinski, et elle est si brillamment douée du côté de l'esprit et du
+coeur, que, si j'étais le comte Soltyk, c'est elle et non pas une
+autre qui serait ma femme.
+
+- Vous voulez me marier?
+
+- Je ne m'en cache pas, répondit le jésuite, vous le savez, mon cher
+comte, et je sais tout aussi bien que vous ne suivrez jamais mon
+conseil, et n'en ferez qu'à votre tête. Mais je n'en désire pas
+moins vous voir prendre femme, et cesser définitivement cette
+existence sauvage.
+
+- Et pourquoi?
+
+- Pourquoi? dit le jésuite, parce que je vous aime, et parce que j'ai
+comme un pressentiment que tout cela finira mal.
+
+- Croyez-vous qu'une telle perspective me fasse peur? dit Soltyk en
+redressant sa tête avec un inimitable mouvement d'orgueil, pendant
+que sa splendide fourrure craquetait tout autour de lui: je ne veux
+pas vieillir, et ne je veux pas finir comme tous ces individus à la
+douzaine. Ce que j'aimerais au-dessus de tout, ce serait de monter
+au ciel dans un océan de flammes, comme Sardanapale. La vie n'a de
+valeur que quand on la méprise, quand on montre le poing au monde et
+qu'on foule les hommes sous les pieds. Et combien dure toute cette
+comédie? Est-ce encore la peine de vivre, quand le pouls s'affaiblit
+et que les cheveux blanchissent? Merci bien pour ces jours ridicules
+de grand-père, pour toute cette félicité bourgeoise! J'aurais dû
+naître sur un trône, voir le monde à mes pieds, régner que des
+millions d'esclaves, prêts sur un signe de moi à lever la main ou à
+courir à la mort. J'aurais alors accompli de grandes choses, dignes
+peut-être de l'immortalité; tandis que je suis emprisonné dans un
+cercle qui m'étouffe, dans une vie qui m'ennuie. Je me fais l'effet
+d'un lion qui rêve de bondir à travers les déserts, et qui est
+enfermé dans une cage, où il a tout juste la place de s'étendre.
+
+- Il y a encore bien assez de bonnes choses et de grandes choses à
+faire, répondit le jésuite au bout d'un instant, et puis vous avez
+des devoirs. Votre nom doit-il disparaître, votre famille doit-elle
+s'éteindre avec vous?"
+
+Soltyk s'absorba dans ses réflexions.
+
+"Une femme n'est pas en état de remplir ma vie, dit-il enfin, c'est
+une fleur que je cueille et que je jette ensuite et voilà tout... Mais
+je verrai Anitta; pourquoi pas? Je ne risque rien.
+
+- Assurément, vous avez tout à fait raison, dit doucement le jésuite
+qui avait peine à ne pas sourire, mais ne faisons-nous pas une
+partie d'échecs?
+
+- Si fait, jouons."
+
+
+X
+
+LE LOUP
+
+La rose n'est jamais si belle que quand elle ouvre ses boutons.
+WALTER SCOTT.
+
+
+C'était une fraîche après-midi; mais il y avait un beau soleil et le
+temps était agréable. Zésim était venu faire visite aux Oginski. Quand
+il eut ôté son manteau, on le conduisit au jardin où Anitta et ses
+jeunes amies jouaient aux grâces sur la grande prairie.
+
+Dès que les jeunes dames aperçurent le charmant officier, chacune
+d'elles eut immédiatement quelque chose à arranger à sa
+toilette. Anitta seule n'eut pas l'air d'y songer. Elle vint
+rapidement et sans aucune coquetterie à la rencontre de Zésim, et lui
+tendit la main. Ses joues étaient aussi roses que ses yeux étaient
+brillants; sa jaquette de velours bleu, doublée et bordée de skung,
+craquait aux coutures à chaque mouvement de ce corps vif et agile: on
+eût dit une rose qui va rompre les murs de as prison parfumée.
+
+"Quelle chance de vous avoir! dit-elle, nous allons courir comme il
+faut."
+
+Elle le présenta à ses amies, qui, de leur côté, firent leur plus
+belle révérence. Il y avait là Henryka Monkony, une sylphide élancée,
+aux épaisses nattes blondes et aux yeux bleus enthousiastes; Kathinka
+Kalatschenkoff, grande, fière, avec un impertinent petit nez, des
+cheveux noirs et le regard d'une gazelle; enfin Livia Dorgwilla, une
+blondine potelée, avec un profil d'une finesse ravissante.
+
+"Jouez-vous aux grâces avec nous? demanda Livia lentement, comme si
+les mots étaient trop lourds pour as langue.
+
+- Non, nous jouerons au loup, dit Anitta, c'est plus amusant."
+
+Les cercles furent immédiatement accrochés aux branches de l'arbre le
+plus proche et les baguettes jetées sur le gazon.
+
+"Qui est-ce qui fera le loup? Demanda Henryka.
+
+- M. Jadewski, naturellement, répondit Anita.
+
+- Et vous, mesdemoiselles? demanda-t-il en débouclant son épée.
+
+- Nous sommes les chiens, et nous chassons le loup.
+
+- Et qu'arrive-t-il quand le loup est pris?
+
+- Nous avons le droit de faire de lui ce que nous voulons, s'écria
+Anitta, vous avez dix minutes pour vous cacher, et puis la chasse
+commence. Vous pouvez employer toutes les ruses pour vous échapper;
+mais vous ne devez pas sortir du jardin."
+
+Zésim s'inclina, et les jeunes filles regagnèrent la maison en
+voltigeant comme une troupe de papillons. L'officier eut vite trouvé
+une superbe cachette. Devant la serre était un grand tas de
+paillassons empilés. Un de ces paillassons formait une espèce de
+petite tente. Zésim s'y cacha, de manière pourtant à surveiller le
+jardin. Ce n'était qu'un jeu; cependant, il se sentit saisi d'une
+émotion particulière au moment où un rire éclatant lui annonça que les
+dix minutes étaient écoulées, et que les jeunes filles sortaient de la
+maison. Les robes claires et les jaquettes aux vives couleurs se
+mirent à courir çà et là, derrière les espaliers et les haies, et,
+quand il se vit cerné de tous côtés, le coeur commença à lui battre
+bien fort.
+
+Là-bas, la personne élancée, habillée de velours violet avec de la
+fourrure brune, qui se dirigeait vers le bassin, c'était certainement
+Henryka; Kathinka, dont la casaque rouge foncé était bordée de
+petit-gris argenté, se glissait comme un chat à travers les bosquets;
+et ce qui brillait tout à fait au loin comme de la neige nouvellement
+tombée, c'était l'hermine de la jaquette de velours vert portée par
+Livia. Et Anitta? Elle s'était d'abord montrée à l'entrée de la grande
+allée, puis elle avait disparu et on ne l'apercevait plus nulle part.
+
+Kathinka approcha, toujours doucement et avec précaution, regarda tout
+autour d'elle, pais passa sans le découvrir. Zésim respira; un
+meurtrier échappant à ceux qui le poursuivent, n'est pas plus soulagé
+qu'il ne le fut au moment où la robe s'éloignait en flottant au milieu
+des dahlias. Henryka s'arrêta quelque temps indécise auprès du bassin
+et se dirigea ensuite vers le fourré du bois. Ces deux ennemies
+n'étaient plus à craindre; mais la jaquette d'hermine s'approcha,
+s'approcha encore, lentement, à son aise, et par cela même d'autant
+plus menaçante. Une fois arrivée, Livia ne s'en alla pas tout de
+suite; elle semblait bien décidée à faire une inspection
+consciencieuse. Aussi Zésim se préparait-il à être découvert et,
+cherchant une direction qui fût libre, calculait-il ses chances de
+fuite.
+
+En attendant, la jeune fille avec son visage paisible et ses grands
+yeux tranquilles commençait à fureter partout devant la serre. Elle
+faisait son affaire sans se gêner; elle monta tout simplement sur les
+paillassons. Elle parvint à celui qui abritait Zésim, sentit qu'il ne
+cédait pas au pied comme les autres et essaya de le soulever.
+
+"Vous êtes là!" dit-elle, sans s'animer le moins du monde.
+
+Et quand Zésim bondit tout à coup hors de sa cachette et prit la fuite
+en franchissant la haie la plus proche, elle le regarda en souriant
+et ne songea pas à le poursuivre même de très loin. Cependant,
+Henryka vint à sa rencontre sur la prairie, et, comme il se tournait
+du côté du parc, Kathinka sortit à l'improviste du bosquet de
+sapins. Alors commença une chasse acharnée et joyeuse. Zésim se
+sauvait à travers les troncs rougeâtres des sapins et des pins, par
+dessus les haies et les plates-bandes, au milieu des buissons et des
+vertes clôtures; les jeunes filles le poursuivaient, les jupes
+flottaient, les nattes voltigeaient. Elles l'avaient déjà poussé
+dans un coin et le serraient de près, lorsque, comme un vrai loup,
+il s'élança brusquement à travers les broussailles et les arbustes,
+brisant les branches sur son passage, et se trouva de nouveau en
+liberté. Elles se mirent à sa poursuite en poussant de grands cris,
+mais elles le perdirent bientôt de vue dans le fourré; et il put se
+croire sauvé. Il s'arrêta dans la partie la plus sauvage du parc,
+reprit haleine, et, à la faveur d'un épais rideau de sapins, chercha
+à gagner le sentier dont il apercevait le sable blanc. Mais au
+moment où il s'avançait, deux bras souples l'entourèrent et une
+jolie voix riante, dans toute la joie du triomphe, s'écria: "Pris!"
+
+Zésim regarda le ravissant visage d'enfant d'Anitta, qui était
+maintenant si près de lui, avec ses tresses flottantes; ses lèvres
+rouges, et ses bons yeux brillants. Il s'oublia lui-même, vaincu par
+un charme plus fort que lui, pressa sur son coeur la douce et
+frémissante créature, et posa ses lèvres de feu sur celles de la jeune
+fille. Elle ne se défendit pas; elle était à lui; elle se laissait
+aller de toute son âme à son premier rêve printanier d'amour, et elle
+ne retira ses bras que lorsque l'hermine apparut derrière les sapins,
+et que Livia se montra, écartant lentement les branches.
+
+"J'ai pris le loup!" lui cria Anitta.
+
+Henryka et Kathinka arrivaient en même temps.
+
+"Alors il t'appartient, s'écria la dernière, qu'en vas-tu faire?
+
+- Il me servira aujourd'hui toute la soirée.
+
+- Oh! ce n'est pas une punition, dit galamment Zésim.
+
+- Attendez un peu, je vais bientôt vous tourmenter, reprit Anitta; et
+elle le regarda, comme si elle voulait lui sauter au cou.
+
+- Oui, mais le froid vient, et nous avons bien chaud, dit Livia.
+
+- Eh bien! nous allons jouer dans la chambre."
+
+Ils regagnaient tous ensemble la maison, quand vinrent à leur
+rencontre deux jeunes messieurs, Sessawine et Bellarew.
+
+Ils appartenaient à des familles nobles, amies des Oginski. Le premier
+était grand, blond, avait une véritable crinière de lion et portait
+toute sa barbe. Le second avait un visage délicat, sans caractère, un
+regard fatigué, une chevelure foncée, avec une raie, une barbe bien
+soignée, taillée court et frisée. Il semblait avoir de la peine à
+traîner son corps d'apparence pourtant vigoureuse.
+
+Les jeunes gens échangèrent leurs noms et quelques paroles de
+politesse, puis tous entrèrent dans le grand salon où était le
+piano. Un domestique tira les rideaux et apporta deux lampes qui
+donnaient une lueur suffisante, mais pas trop éclatante. On causa un
+peu, les jeunes gens firent la cour aux jeunes filles, les jeunes
+filles coquetèrent, et enfin on décida de jouer à quelque chose.
+
+"Deviner au piano!" propose Henryka.
+
+Le projet fut agréé. Livia s'assit devant le clavier te se mit à
+jouer.
+
+"Qui est-ce qui va dehors le premier? demanda-t-elle.
+
+- M. Jadewski, s'écria Anitta en souriant, je vous l'ordonne, est-ce
+entendu?
+
+- J'obéis."
+
+Pendant que Zésim attendait dans la chambre à côté, les autres
+délibéraient sur ce qu'on allait lui donner à faire.
+
+"Il devra prendre rune rose du bouquet qui est là-bas, dit Kathinka;
+et la porter à Anitta.
+
+- Il devra ensuite se mettre à genoux devant moi, ajouta celle-ci.
+
+- Oui, dit Henryka, et puis te baiser la main.
+
+- Parfait! monsieur Jadewski, vous pouvez venir."
+
+Zésim rentra et regarda autour de lui.
+
+Livia jouait une douce mélodie, qui résonna plus fort quand il
+approcha de la table, et qui éclata en un accord énergique quand il
+prit la rose. Il promena de nouveau ses regards sur l'assistance et
+s'approcha rapidement d'Anitta. Nouvel accord parfait, joyeux et
+retentissant, quand il se mit à genoux devant elle et lui présenta la
+rose. Il réfléchit ensuite de nouveau, mais pas trop longtemps, et
+posa ses lèvres sur les doigts de la jeune fille.
+
+Livia joua une marche triomphale, et tous applaudirent.
+
+"Vous avez entendu? s'écria Anitta.
+
+- Oh! c'était facile à deviner, répondit Zésim; il suffit d'être
+debout devant vous, mademoiselle, le genou fléchit de lui-même."
+
+Anitta rougit. C'était à Kathinka de deviner. Zésim profita de
+l'occasion pour s'asseoir à côté d'Anitta.
+
+"Etes-vous fâchée contre moi?" demanda-t-il doucement.
+
+Elle secoua la tête.
+
+"Alors donnez-moi un signe, un gage de pardon."
+
+Anitta lui tendit la rose.
+
+Zésim se taisait; mais il respirait l'air qui la touchait; il voyait
+la molle fourrure se soulever et s'abaisser avec les battements
+précipités de sa poitrine, ses lèvres frémir doucement, sa main jouer
+machinalement avec les tresses qui, de ses épaules, retombaient sur
+son sein. Enfin, elle le regarda, une seule fois, mais ce regard lui
+disait tout, plus qu'il n'eût osé espérer.
+
+Après le souper, on fit avancer les voitures, et les jeunes dames se
+séparèrent en se donnant les plus tendres baisers. Les messieurs
+partirent en même temps. Anitta tendit sa main à Zésim, et pressa
+celle du jeune homme, doucement, bien doucement, mais ce fut comme un
+torrent de félicité entre ces deux coeurs.
+
+Sessawine et Bellarew emmenèrent l'officier et le conduisirent dans un
+café du voisinage, sous prétexte de boire n'importe quoi; en réalité,
+leur idée était de bavarder sur les dames et de les critiquer, comme
+c'est la mode.
+
+"A vrai dire, commença Bellarew, cette petite cérémonie était fort
+ennuyeuse; il n'y a de vraie société que là où il y a des
+femmes. C'est alors que l'esprit étincelle et jaillit de tous côtés,
+et que l'amour décoche trait sur trait.
+
+- Alors Kathinka devrait vous plaire, répliqua Sessawine, elle a
+incontestablement l'air d'une jeune femme.
+
+- Oui, mais elle est par trop... élancée.
+
+- A ce point de vue-là, Livia a des formes avantageuses.
+
+- Les blondines sont toujours plus sculpturales que les brunettes.
+
+- Sculpturales? Quel mot! Où cherchez-vous ces expressions-là?"
+
+Bellarew haussa les épaules.
+
+"A propos, messieurs, entendons-nous pour l'avenir afin qu'il n'y ait
+pas de duel, s'écria Sessawine: à laquelle voulez-vous faire la cour,
+monsieur Jadewski?"
+
+Zésim sourit.
+
+"Je vous laisse le choix.
+
+- Alors, Bellarew, c'est bien Livia dont vous faites la reine de votre
+coeur?
+
+- A vrai dire, il n'y a qu'Henryka qui m'intéresse.
+
+- Quoi? Ce grand lis silencieux?
+
+- Il ne faut pas regarder au nombre des paroles, dit Bellarew, mais
+elle a un attrait particulier, je dirais presque mélancolique. Avec
+votre manière de voir, on pourrait trouver qu'elle penche vers le
+romanesque. Je crois qu'elle sera un jour ou l'autre très
+malheureuse, et c'est intéressant.
+
+- Henryka, soit! s'écria Sessawine; moi, je me décide pour Livia,
+quoique dans le fond ce soit une tout autre dame que j'aimerais pour
+reine et maîtresse.
+
+- Anitta?
+
+- Non, une dame que j'ai découverte récemment. Elle demeure ici, dans
+une maison tout à fait retirée, avec une vieille tante."
+
+Zésim prêta l'oreille.
+
+"Est-ce que la connais? demanda Bellarew.
+
+- Non, c'est une demoiselle Maloutine, répondit Sessawine, je
+donnerais beaucoup pour lui être présenté.
+
+- Vraiment? demanda Zésim en souriant.
+
+- Vous la connaissez?
+
+- Sans doute, nous avons grandi ensemble.
+
+- Et..., je vous demande pardon..., cette demoiselle est peut-être déjà
+fiancée?
+
+- Non,
+
+- Mais vous, vous lui faites la cour?
+
+- Pas du tout, dit Zésim, et même je ne demande pas mieux que de vous
+présenter à elle.
+
+- En vérité? Oh! je vous remercie, monsieur Jadewski. Vous me rendez
+extraordinairement heureux.
+
+- Qui sait? Dragomira - c'est le nom de Mlle Maloutine - est une
+espèce de sphinx, et les femmes qui nous proposent des énigmes sont
+toujours dangereuses.
+
+- Moi, j'aime le danger."
+
+Il y eut un moment de silence, puis Bellarew dit avec un bâillement:
+
+"Anitta s'est développée d'une façon surprenante, n'est-ce pas?
+
+- Oui, surprenante, dit Sessawine en approuvant, mais aucune de ces
+jeunes dames n'est à comparer avec Mlle Maloutine, pas plus que les
+beautés mignonnes des peintres de genre hollandais avec une déesse
+du Titien."
+
+
+XI
+
+ANGE OU DEMON?
+
+Quand les diables veulent faire commettre les pires péchés, ils
+attirent d'abord par des apparences innocentes. SHAKESPEARE
+
+
+Dragomira s'était trouvée bien seule dans les derniers temps. Elle
+n'avait fait aucun pas vers son but, et l'inactivité à laquelle elle
+était provisoirement condamnée lui rendait d'autant plus sensible le
+manque de connaissances et de relations. Un soir elle était assise
+dans son petit salon, auprès de la cheminée, se chauffait les pieds et
+songeait.
+
+De pensée en pensée, elle était arrivée à une espèce d'émotion assez
+agréable, lorsqu'elle entendit sonner. On ouvrit la porte de la
+rue. Peut-être était-ce la juive qui venait; on avait besoin de son
+bras.
+
+Cirilla se glissa dans chambre, et l'avertit qu'il y avait là un
+monsieur qui désirait parler à Dragomira.
+
+"Qui est-ce?
+
+- Je ne le connais pas, répondit la vieille, pourtant c'est un des
+nôtres. Il m'a donné le signe; c'est le prêtre qui l'envoie.
+
+- Introduis-le donc."
+
+Quelques instants plus tard entrait un homme fait pour imposer à toute
+femme, sauf à celle qui était là. Lui et Dragomira restèrent quelque
+temps debout et muets l'un devant l'autre, les yeux dans les yeux, se
+considérant réciproquement avec une sorte de curiosité et
+d'admiration. La belle jeune fille reprit sa première place et indiqua
+à l'étranger une chaise qu'il ne prit pas. Il se contenta d'appuyer
+une main sur le dossier, et remit une lettre à Dragomira. Cette lettre
+venait de l'apôtre et contenait ce qui suit:
+
+"Je t'envoie Karow, qui nous a déjà rendu de grands services; il se
+mettra à ta disposition. Tu peux te confier à lui sans réserve."
+
+Dragomira parcourut de nouveau du regard le jeune homme qui se tenait
+debout devant elle avec la modestie de la force et du courage. De
+moyenne grandeur, taillé en athlète, dans la fleur de la beauté et de
+la santé, il avait de hautes bottes, un pantalon collant et une courte
+tunique de velours qui le faisaient paraître encore plus à son
+avantage. Son visage, bien dessiné, était légèrement bruni; son nez,
+fin, était un peu retroussé; il avait la bouche bien accentuée, les
+cheveux foncés, et des yeux bleus dont le regard vous pénétrait avec
+une sorte de puissance diabolique. Une autre aurait frissonné sous le
+calme rayon de ces yeux ou se serait sentie subjuguée pour
+toujours. Dragomira se dit: "Enfin! voilà donc un homme, un associé,
+comme il m'en faut un."
+
+"Vous demeurerez maintenant à Kiew? dit-elle.
+
+- Oui, mademoiselle, et je vous prie de me donner vos ordres pour quoi
+que ce soit.
+
+- Je vous remercie. Et... vous êtes...?
+
+- Je suis dompteur, attaché à la ménagerie Grokoff, qui est arrivée
+hier dans cette ville.
+
+- Ah! ça se trouve bien? Et quels animaux avez-vous dressés?
+
+- Je crois que je les dompterais tous. J'ai ici pour le moment un
+lion, deux lionnes, une tigresse, un léopard, deux panthères et un
+ours.
+
+- Puis-je les voir une fois?
+
+- Certainement.
+
+- Mais il faudrait que ce fût dans un moment où il n'y a personne.
+
+- Le soir, alors, quand la représentation est finie et la ménagerie
+fermée.
+
+- Je vous préviendrai par écrit."
+
+Karow s'inclina silencieusement.
+
+Un hasard singulier voulut que, le soir même où Dragomira avait
+annoncé sa visite à la ménagerie, Sessawine vint la voir. Il avait
+dans l'intervalle fait la connaissance de la jeune fille. Elle lui
+tendit la main et le pria de l'excuser pour quelques instants.
+
+"J'ai deux mots à écrire au compteur Karow, dit-elle, il m'attend ce
+soir à la ménagerie.
+
+- Puis-je vous demander pourquoi?
+
+- Pour me faire voir ses bêtes.
+
+- C'est très intéressant, dit Sessawine, je vous prie de ne pas vous
+gêner du tout pour moi. Je serais au contraire très heureux de
+pouvoir vous accompagner.
+
+- Bien, alors prenons le thé ensemble; nous irons ensuite voir les
+bêtes."
+
+Cirilla vint pour tenir compagnie aux jeunes gens. Elle jouait son
+rôle de vieille tante vénérable avec beaucoup d'habileté, et avait
+tout à fait bon air dans sa robe de soie et sa jaquette de
+fourrure. Barichar prépara la table et apporta le samovar. Pendant que
+Dragomira faisait le thé, Sessawine lui donnait des détails sur la
+société de Kiew et exprimait ses vifs regrets que Dragomira n'en fît
+pas partie.
+
+"Je n'ai pas le sens du monde comme les autres jeunes filles de notre
+temps, dit-elle, et je me fais une idée très sérieuse de la vie.
+
+- M. Jadewski m'a parlé de cela; il vous appelait une philosophe."
+
+Dragomira sourit.
+
+"C'est ce que je suis le moins; je suis plutôt une personne d'un coeur
+pieux et je cherche à vivre conformément aux commandements de Dieu. Je
+considère cette existence comme un temps d'expiation.
+
+- Pouvez-vous, créée comme vous l'êtes pour le triomphe et la joie,
+pouvez-vous nourrir d'aussi sombres pensées?
+
+- Tout homme voit le monde avec ses yeux; probablement, les miens sont
+faits de manière à voir partout la désolation.
+
+- Voilà pourquoi vous devriez sortir de chez vous, vous distraire.
+
+- Je ne dis pas non, répondit Dragomira, mais qui me présentera? Ma
+tante est toujours souffrante et, depuis bien des années déjà, vit
+tout à fait retirée.
+
+- Vous n'avez qu'à apparaître et l'on vous accueillera à bras
+ouverts. En attendant, si vous voulez bien me le permettre, je
+parlerai de vous à Mme Oginska; elle se hâtera de vous conquérir
+pour son cercle.
+
+- Ce serait un honneur pour moi d'être reçue chez elle.
+
+- Nous ferons tout pour vous rendre votre séjour à Kiew aussi agréable
+que possible, dit Sessawine; vous devriez aussi faire la
+connaissance de Soltyk; c'est un homme dangereux, mais intéressant.
+
+- J'ai entendu beaucoup parler de lui.
+
+- On vous en a dit beaucoup de mal?
+
+- Oui, beaucoup de mal.
+
+- Et pourtant, vous précisément, ce me semble, vous sympathiseriez
+avec Soltyk. Si différents que vous soyez tous les deux, vous avez
+un trait commun de caractère, l'orgueil et le mépris du monde.
+
+- Je ne suis pas orgueilleuse.
+
+- Pourtant...
+
+- Oh! vous ne vous doutez pas combien je puis être humble.
+
+- Devant Dieu, peut-être.
+
+- Devant les hommes aussi, quand ils vivent et agissent selon l'esprit
+de Dieu.
+
+- Vous croyez donc sérieusement que l'on peut forcer la destinée par
+le sacrifice, le renoncement, les bonnes oeuvres?
+
+- Non, je ne le crois pas; on peut seulement obtenir la grâce de Dieu
+et la vie éternelle. Tant que dure notre pèlerinage sur cette terre,
+nous devons accomplir la destinée pour laquelle nous sommes faits.
+
+- Vous êtes fataliste.
+
+- Oui et non. Je ne crois pas que rien arrive sans la volonté de Dieu.
+
+- Alors le sang qui coule à torrents n'est versé que parce que c'est
+la volonté de Dieu.
+
+- Oui.
+
+- Vous ne pouvez penser cela sérieusement.
+
+- Je veux vous le prouver et entrer aujourd'hui même au milieu des
+animaux féroces, quoique je ne sache pas comment on les dompte. Je
+suis sûre qu'ils ne me déchireront que si ma destinée est d'être
+déchirée.
+
+- Ce serait défier Dieu."
+
+Cette fois Dragomira ne répondit pas, et la conversation prit un autre
+tour. Quand il fut temps de partir, Sessawine s'empressa d'envelopper
+Dragomira dans son vêtement de fourrure. Il lui prit ensuite le bras
+pour la conduire, à travers les rues éclairées et animées, sur le
+champ de foire. C'est là que se trouvait la célèbre ménagerie dans une
+vaste construction en bois. La représentation était finie. Il ne
+restait plus que quelques rares flâneurs et gamins arrêtés devant
+l'entrée, admirant les tableaux suspendis comme enseignes. Un nègre
+habillé de rouge conduisit Dragomira et Sessawine dans l'intérieur, et
+Karow vint avec empressement à leur rencontre pour leur donner, avec
+beaucoup d'amabilité, toutes les explications nécessaires. Quand on
+eut vu tous les animaux, Dragomira revint à la cage des lions.
+
+"Les fières, les magnifiques bêtes! dit-elle. Avec quoi vous
+protégez-vous contre leur férocité, monsieur Karow? Avec quoi les
+maîtrisez-vous?
+
+- Avec le regard et la voix, répondit Karow; si vous le désirez, je
+vais vous donner une petite représentation de mon savoir faire.
+
+- Non, je vous remercie, répondit Dragomira d'une voix calme, pendant
+qu'elle dévorait des yeux les superbes animaux, mais permettez-moi
+d'entrer dans la cage.
+
+- Quelle idée! dit Karow, vous ne savez pas manier les bêtes, et, à
+coup sûr, vous seriez mise en pièces.
+
+- Je voudrais pourtant essayer.
+
+- Mais vous plaisantez, mademoiselle, dit Sessawine.
+
+- Non, c'est tout ce qu'il y a de plus sérieux.
+
+- Je vous en conjure... continua Sessawine, ce serait affreux si, bien
+malgré moi, j'étais l'occasion de...
+
+- Je voudrais voir, interrompit Dragomira, si Dieu ne m'a pas
+réellement réservée pour quelque grande tâche, ou si je ne suis plus
+qu'une feuille inutile de l'arbre de la vie.
+
+- On ne doit pas faire des essais de cette sorte, dit Karow, en
+regardant fixement Dragomira, ce ne serait pas du courage, mais de
+la démence.
+
+- Moi, je dirais que c'est de la confiance en Dieu, répliqua
+Dragomira.
+
+- Si Dieu veut vous faire mourir, il n'a pas besoin de ces lions.
+
+- Peut-être, murmura Dragomira. Une force mystérieuse me pousse à
+entrer dans cette cage. Qu'est-ce? Ou ma destinée est de finir
+maintenant, ou Dieu me donnera un signe, et accomplira un miracle en
+moi. Laissez-moi entrer, Karow.
+
+- Non, je ne le peux pas.
+
+- Vous ne le pouvez pas? même si je le veux, même si je l'ordonne?
+
+- Voulez-vous donc absolument mourir? dit Karow d'une voix basse et
+oppressée.
+
+- Je vous ordonne de m'ouvrir la cage.
+
+- Soit, donc! venez, nous allons entrer ensemble.
+
+- Non, dit Dragomira, moi seule."
+
+Karow la regarda. Un rude combat se livrait dans son âme.
+
+"Pour l'amour de Dieu, dit Sessawine en la suppliant, n'allez pas plus
+loin! Quelle bizarre fantaisie! Vous nous torturez le coeur. Venez,
+quittons ce lieu.
+
+- Je veux entrer dans la cage, répéta encore une fois Dragomira,
+comprenez-vous bien? toute seule. Donnez-moi votre cravache, et puis
+ouvrez!
+
+- Non, non, vous ne devez pas ouvrir, monsieur Karow!" s'écria
+Sessawine; mais ses paroles n'eurent aucun effet.
+
+En cet instant, Karow était complètement sous l'influence de
+Dragomira. Elle l'immobilisait et le dirigeait, avec son regard, comme
+bon lui semblait. Elle tendit la main et il lui donna la
+cravache. Elle posa le pied sur l'escalier menant à la galerie de bois
+qui régnait derrière les cages, et il lui présenta la main et la
+conduisit; elle lui fit signe d'ouvrir la porte de la cage, et il
+l'ouvrit. Mais, à peine était-elle entrée, que, se plaçant derrière
+elle, il tira un revolver de chaque poche de sa tunique de velours,
+et, son regard dominateur fixé sur les bêtes, il resta là, prêt à
+faire feu au moindre danger.
+
+Sessawine, muet et pâle, semblait cloué devant la cage par la
+contemplation de cette belle jeune fille, audacieuse jusqu'à la
+folie. Elle s'était avancée, fière et calme, au milieu des bêtes
+assoupies.
+
+"Debout! cria-t-elle, en poussant le lion avec son pied. En avant!
+Déchirez-moi en morceaux!"
+
+Alors elle se mit à fouailler de sa cravache les trois animaux, le
+lion et les lionnes. La cravache sifflait en fendant l'air. Les bêtes
+reculèrent d'abord et grondèrent, en montrant les dents; puis le lion
+se mit à battre le sol de sa queue et se prépara à bondir.
+
+"Allons! viens donc!" s'écria Dragomira.
+
+Karow était prêt à agir; mais, au moment où le lion s'élançait sur
+Dragomira, elle se plaça entre la bête et l'homme, si bien qu'il ne
+pouvait plus faire feu. Cependant, elle avait jeté au loin la cravache
+et se tenait debout, les bras étendus, comme une martyre chrétienne
+dans l'arène.
+
+"Je suis dans la main de Dieu!" s'écria-t-elle.
+
+Le lion s'arrêta soudain devant elle, leva la tête, la regarda
+longtemps et se coucha ensuite paisiblement à ses pieds.
+
+Karow ouvrit alors en toute hâte et tire Dragomira hors de la
+cage. Elle lui sourit.
+
+"Je vous admire, dit le dompteur.
+
+- C'était effrayant, mais beau, dit Sessawine; cependant, ne tenez pas
+le ciel une seconde fois.
+
+- Je voulais avoir un signe, dit Dragomira tranquillement, maintenant
+je suis satisfaite; je sais que Dieu a encore besoin de moi. Quand
+mon heure sonnera, il m'appellera à lui; pas plus tôt."
+
+Elle tendit la main à Karow.
+
+"Je vous remercie; ne soyez pas fâché contre moi.
+
+- Ah! cela a été l'heure la plus affreuse de ma vie, répondit-il, je
+ne l'oublierai jamais.
+
+- Eh bien, demanda Dragomira en prenant le bras de Sessawine,
+croyez-vous maintenant que rien n'arrive sans avoir été décidé
+auparavant?
+
+- Si vous aviez seulement l'intention de faire un prosélyte,
+répondit-il, vous avez entièrement réussi."
+
+
+XII
+
+FLECHE D'AMOUR
+
+Le monde entier ne vaut point vos appas. VOLTAIRE (la Pucelle).
+
+
+Zésim revenait du champ de manoeuvre, un peu fatigué et mécontent, et
+passait avec l'indifférence d'un aveugle le long des brillants
+magasins, des élégantes, dont les robes l'effleuraient. Tout à coup,
+une voix claire et charmante retentit de l'autre côté de la rue; le
+jeune officier s'arrêta, et Anitta, suivie de sa vieille femme de
+chambre, vint à lui d'un pas rapide et joyeux.
+
+"Que je suis heureuse de vous rencontrer! dit-elle, en lui tendant sa
+petite main, nous allons aujourd'hui à l'Opéra; vous y viendrez aussi,
+n'est-ce pas?
+
+- Pour sûr, du moment que je sais que vous y serez.
+
+- Et vous viendrez nous voir dans notre loge?
+
+- Puisque vous le permettez.
+
+- Oh! certainement."
+
+Zésim fit mine de prendre congé de la jeune fille.
+
+"Avez-vous du service? demanda Anitta. Pourquoi partez-vous si vite?
+Accompagnez-moi au moins jusqu'à la promenade.
+
+- Avec plaisir."
+
+Ils marchaient l'un à côté de l'autre et causaient sans souci et
+familièrement. Au milieu de la promenade, là où les bosquets touffus
+faisaient une espèce d'abri contre les regards curieux, Anita
+s'arrêta.
+
+"Maintenant, vous pouvez vous en aller, mais n'oubliez pas de vous
+trouver, à sept heures auprès de l'escalier; j'ai une si jolie
+toilette!"
+
+- Zésim lui prit la main, repoussa un peu son manteau, et lui baisa le
+bras entre le gant et la manche.
+
+"M'aimez-vous? demanda tout bas Anitta.
+
+- De tout mon coeur.
+
+- Moi aussi, je vous aime bien."
+
+Elle le regarda d'un regard enchanteur, lui dit adieu d'un charmant
+petit signe de tête et partit. Zésim la suivit des yeux et soupira; ce
+n'était pas la tristesse, mais l'émotion du bonheur qui le faisait
+soupirer.
+
+Le soir, Zésim se tenait, le coeur palpitant dans le vestibule du
+théâtre, au bas de l'escalier recouvert de tapis. Les élégants
+chevaliers et les dames en riche toilette défilaient devant lui. Mais
+aucune de ces beautés n'obtenait de lui plus qu'un coup d'oeil fugitif
+et indifférent. Cependant, en passant devant le bel officier, l'une
+redressait fièrement les épaules et la tête, l'autre riait d'un rire
+forcé, une troisième lui lançait des regards provocants; toutes le
+remarquaient et cherchaient à en être remarquées.
+
+Enfin arriva celle qu'il attendait. Elle était avec sa mère. Sa
+toilette était, en effet, très jolie: elle avait une robe de satin
+rose, à traîne courte, un manteau de théâtre de soie blanche brochée,
+garni de renard blanc, une rose blanche au corsage, une autre dans les
+cheveux. Il ne pouvait y avoir rien de plus ravissant que ce contraste
+de l'hiver et du printemps. Anitta sourit et fit un signe de tête à
+Zésim en passant devant lui de son pas léger.
+
+Cependant le comte Soltyk était assis dans sa loge, déjà énervé et
+ennuyé. Il avait envoyé des fleurs à la prima donna, mais dans le fond
+elle lui était aussi indifférente que les dames appuyées au balcon de
+velours, qui braquaient leurs lorgnettes sur lui. Mme Oginska et sa
+fille entrèrent dans le loge qui était en face de celle du comte. Le
+regard de Soltyk effleura la mère; il la reconnut; et comme pour le
+moment il n'avait rien de mieux à faire, il regarda fixement la fille.
+
+Anitta resta debout un instant conter le balcon, sans plus se douter
+de l'attention du comte que si elle avait été une marchandise vivante
+dans un marché d'esclaves. Le comte s'était soudain animé; ses joues
+se colorèrent, ses lèvres frémirent. Ses yeux ardents dévoraient cette
+charmante créature, à la grâce presque enfantine, et s'arrêtèrent
+longtemps sur ce visage si pur et si délicieux. On joua l'ouverture,
+le choeur chanta et la prima donna fit son entrée. C'est en vain
+qu'elle essaya, elle si capricieuse et si hautaine d'ordinaire,
+d'attirer l'attention du comte; il n'avait d'yeux que pour la loge
+d'en face. Des sensations qu'il n'avait jamais connues jusqu'alors
+envahissaient son coeur malgré lui, son sang bouillonnait, et son
+imagination commençait à travailler violemment. Il était habitué à
+obtenir immédiatement tout ce qui lui plaisait. Cette fois, les
+circonstances faisaient que l'objet de ses désirs était séparé de lui
+par un mur infranchissable; c'était un attrait de plus. Et ce qui
+l'excitait presque encore davantage, c'est que la jeune fille n'avait
+pas même l'air de se douter de sa présence. Lui! le comte Soltyk, le
+possesseur de tant de millions, le magnat, le conquérant, l'Adonis, il
+n'était certes pas facile de ne pas le remarquer; et cependant, voilà
+que cette chose incroyable, impossible, se faisait.
+
+Soltyk, en proie à une vive agitation, perdit tout empire sur lui-même
+lorsque après le second acte Zésim apparut dans la loge des Oginski,
+prit place derrière Anitta, et que celle-ci, tournant le dos à la
+scène et au comte, engagea une conversation vive et familière avec le
+jeune officier. Soltyk descendit dans les coulisses, déclara à la
+prima donna qu'il trouvait sa toilette abominable, puis il alla au
+buffet, avala d'un seul trait un verre de punch brûlant et demanda sa
+voiture.
+
+Le jésuite était dans son cabinet de travail tout rempli de
+livres. Plongé dans un in-folio; il consultait différents Pères de
+l'Eglise à propos d'une grave question, lorsque la porte s'ouvrit
+brusquement. Le comte Soltyk entra, jeta sur un meuble son vêtement de
+fourrure, et, sans dire un mot, se mit à aller et venir à grands pas
+dans l'étroit espace qui restait au milieu de la pièce.
+
+"Est-ce que l'opéra est déjà fini? demanda le P. Glinski étonné.
+
+- Non.
+
+- Qu'est-ce qu'il y a donc? vous avez l'air agité."
+
+Le comte attendit longtemps sans répondre et continua sa
+promenade. Enfin il s'arrêta devant le jésuite, et le regardant bien
+en face:
+
+"Je l'ai vue, murmura-t-il.
+
+- Qui?
+
+- Anitta.
+
+- Ah!... Et c'st ce qui vous déterminé à quitter le théâtre?
+
+- Oui, répondit le comte, j'ai horreur, comme vous savez, de toutes
+les sensations vagues, de tous les états équivoques. Et maintenant
+je ne peux pas m'empêcher de me demander en vain à moi-même ce qui
+m'est arrivé, ce qui m'émeut et ce que je veux.
+
+- C'est pourtant bien simple.
+
+- Qu'en pensez-vous?
+
+- Vous êtes amoureux.
+
+- Moi?..."
+
+Soltyk le regarda fixement.
+
+"Vous pourriez bien avoir raison. Comme je n'ai jamais encore été
+amoureux, je ne peux pas en juger. Mais c'est bien possible. Je suis
+agacé, mécontent, inquiet; je me fais l'effet d'un enfant maussade.
+
+- Dieu soit loué! vous êtes amoureux.
+
+- Je commence moi-même à le croire, parce que, sans motif aucun, je me
+sens une haine ardente contre le jeune officier qui était assis à
+côté d'elle, et avec qui elle causait d'une si aimable façon.
+
+- Jadewski? Ah! quant à celui-là, vous n'avez pas besoin de vous en
+inquiéter; il ne tire pas à conséquence.
+
+- Je ne m'en inquiète pas non plus, répondit Soltyk; s'il me gêne, je
+m'en débarrasse tout bonnement en lui brûlant la cervelle, et son
+compte est réglé. Mais, elle, la jeune fille, Anitta? si elle
+l'aime?
+
+- Il n'y a pas encore bien longtemps qu'elle aimait ses poupées; en ce
+moment, elle aime ses amies. Ce coeur est jusqu'à nouvel ordre une
+feuille blanche et sans tache. Heureux celui qui y écrira le
+premier!
+
+- Je veux faire sa connaissance, dit brusquement Soltyk.
+
+- Cela ne vous sera pas difficile, cher comte, on vous recevra à bras
+ouverts.
+
+- Mais c'est que depuis longtemps j'ai singulièrement négligé les
+Oginski.
+
+- Vous n'en serez que mieux accueilli.
+
+- Advienne que pourra, s'écria Soltyk, il faut que je fasse la
+conquête d'Anitta. A quoi me servent mon nom, mon rang, ma richesse
+sans cet ange? C'est la première fois que je peux penser à donner ma
+main à une jeune fille sans avoir envie de rire de moi-même.
+
+- Si vous amenez cette charmante créature comme reine et maîtresse
+dans votre maison, tout le monde vous enviera," dit le jésuite.
+
+Soltyk s'assit sur une chaise et respira profondément.
+
+"Que pourrais-je bien faire maintenant? Je suis incapable de dormir.
+
+- Prenez un peu d'eau gazeuse."
+
+Soltyk se mit à rire, puis sonna et ordonna de seller son cheval
+arabe. Quelques minutes plus tard, il s'élançait à travers la nuit
+claire et froide. Cependant le jésuite restait assis devant ses Pères
+de l'Eglise et souriait comme un homme heureux, en prenant avec
+délices une prise de son excellent tabac d'Espagne.
+
+Le lendemain, dans la matinée, il vint en cachette chez M. Oginski,
+et, fort content de lui-même, il annonça la visite de Soltyk. Anitta
+ne fut pas peu surprise lorsque sa mère, après le dîner, fit une
+inspection méticuleuse de sa toilette, et la baisa ensuite au front
+avec une expression d'orgueil.
+
+Quand l'équipage du comte arriva devant la porte, la chère jeune fille
+était dans le jardin avec Livia et ne se doutait de rien. Soltyk vint
+accompagné du jésuite. Après qu'on eut échangé quelques mots de
+politesse, il demanda où était Anitta.
+
+"Elle joue sur la prairie avec une amie, dit Mme Oginska, c'est encore
+une enfant, monsieur le comte.
+
+- Nous pourrions bien faire une petite promenade, proposa le
+P. Glinski.
+
+- Certainement."
+
+Le comte aida Mme Oginska à mettre sa mantille et lui offrit le bras
+pour descendre l'escalier.
+
+"Ne vous attendez pas à des merveilles, lui chuchota-t-elle, on sait
+combien vous êtes difficile.
+
+- J'ai vu mademoiselle votre fille au théâtre, répondit Soltyk, et
+j'ai été ravi de voir à la fois tant de beauté, de noblesse et de
+pureté.
+
+- Vous êtes trop indulgent."
+
+Le P. Glinski marchait en avant, et quand les jeunes filles
+l'aperçurent, elles accoururent à sa rencontre.
+
+"Vous allez jouer au loup avec nous! dit Anitta.
+
+- Une autre fois, mon enfant, répondit le père, aujourd'hui le comte
+Soltyk est venu; il désire vous être présenté."
+
+Déjà Mme Oginska et le comte approchaient.
+
+"Voici ma fille, dit-elle avec des yeux rayonnants; le comte Soltyk
+désire faire ta connaissance... mais quel air tu as, avec les cheveux
+ébouriffés et les joues rouges comme celles d'une paysanne!"
+
+Anitta se tenait debout, la tête baissée, devant Soltyk; elle
+respirait avec une certaine gêne sous la fourrure de sa kazabaïka, et
+ses mains serraient fortement le cerceau avec lequel elle venait de
+jouer.
+
+"Je suis bien heureux de faire votre connaissance," dit le comte.
+
+Anitta jeta un regard craintif du côté de sa mère. Celle-ci avait pris
+la bras de Glinski et proposait au comte de faire la visite du
+jardin. Soltyk était tout disposé et il suivit avec les deux jeunes
+filles la maîtresse de maison qui avait pris les devants.
+
+"On ne vous a pas encore vue jusqu'à présent, mademoiselle, dit Soltyk
+reprenant la parole; vous semblez fuir nos réunions.
+
+- J'étais hier au théâtre, pour la première fois, répondit Anitta,
+c'était très joli, n'est-ce pas? J'irai probablement aussi à un bal.
+
+- Ce serait uns injustice de la part de vos parents que de vous
+dérober à nous, continua Soltyk.
+
+- Anitta est encore si jeune! dit la mère en se mêlant à la
+conversation, elle a bien le temps de faire connaissance avec le
+grand monde. Mais j'espère que maintenant vos visites seront moins
+rares, monsieur le comte.
+
+- Certainement. J'apprécie à sa valeur tout l'honneur de votre aimable
+permission.
+
+- Ce que vous pouvez faire de mieux, dit le jésuite en s'adressant à
+Anitta, c'est de proclamer mon cher comte votre Maître de
+plaisir. Personne n'approche de lui pour arranger des fêtes.
+
+- Vraiment?
+
+- Je me mets entièrement à votre disposition, mademoiselle."
+
+Après avoir parcouru le jardin, ils regagnèrent tous ensemble la
+maison. M. Oginski était encore absent, en vertu d'une combinaison de
+sa femme, pour que le comte ne fût pas forcé de causer avec lui. Mme
+Oginska proposa une partie de dominos au jésuite, et pria Livia de se
+mettre au piano. Soltyk resta ainsi seul avec Anitta dans un coin à
+moitié sombre. Il fit des efforts inutiles pour l'amener à parler; à
+côté de lui elle se sentait gênée et intimidée, et ne fut vraiment à
+son aise qu'au moment où il partit.
+
+"Elle est merveilleusement jolie, dit Soltyk, lorsqu'il se retrouva
+dans la voiture à côté du jésuite, mais elle est encore
+remarquablement timide, pour ne pas dire peureuse.
+
+Elle a entendu trop parler de vous, mais cela ne peut que vous être
+utile; les hommes que les femmes aiment le plus facilement sont ceux
+dont on leur dit de se méfier."
+
+"Eh bien! que dis-tu de Soltyk? demanda Mme Oginska à sa fille quand
+elles se trouvèrent seules.
+
+- C'est un bel homme."
+
+Mme Oginska la menaça du doigt en souriant.
+
+"Non, maman, non, reprit Anitta, cela n'empêche pas que je ne pourrais
+jamais l'aimer; il a quelque chose qui me fait peur.
+
+- Cela se passera, mon enfant.
+
+- Jamais, maman, jamais!"
+
+
+XIII
+
+L'INFIRMIERE
+
+C'est de l'enfer que me vient cette pensée. SILVIO PELLIGO.
+
+
+Dragomira venait de s'éveiller, lorsque Sergitsch arriva avec un
+message important.
+
+"Il faut partir sur-le-champ, noble demoiselle, dit-il, c'est une
+affaire des plus sérieuses; l'apôtre ne veut la confier qu'à vous,
+parce qu'il vous sait prudente et résolue. Vous vous rendrez
+aujourd'hui à Mischkoff, en qualité d'infirmière de notre confrérie,
+auprès de Mme Samaky. C'est une veuve d'un certain âge, qui vit
+seule. Elle a une fièvre typhoïde. Avez-vous peur de la contagion?
+
+- Non, je ne crains rien. Je sais maintenant que le ciel a besoin de
+moi, et je suis partout dans la main de Dieu.
+
+- Alors, venez.
+
+- Laissez-moi seulement deux minutes pour m'habiller."
+
+Sergitsch sortit de la chambre, et, en quelques instants, Dragomira
+fut prête à partir. Après avoir donné différentes instructions à
+Cirilla, elle quitta la maison avec Sergitsch et se rendit chez lui
+pour prendre la robe et le mouchoir de tête d'une infirmière. Elle
+était étrangement belle dans ce costume de religieuse; son visage
+surtout, ordinairement austère, avait la douce expression d'une figure
+de madone. Quand Sergitsch l'eut enveloppée dans une grande fourrure
+de renard qu'il tenait toute prête, il lui remit une lettre cachetée
+qu'elle ne devait pas ouvrir avant d'être à destination, et la fit
+monter dans une voiture qui attendait et que conduisait le paysan
+Doliwa, un de ses affidés. Puis Dragomira quitta Kiew. La route,
+boueuse et sans fin, traversait un pays désert où il n'y avait rien à
+voir que des bandes de corneilles et des saules rabougris.
+
+Dragomira arriva à midi, se chauffa un peu, ouvrir la lettre de
+l'apôtre, la lut deux fois avec la plus grande attention et la mit
+ensuite dans le poêle. Quand elle fut bien sûre qu'il n'en restait pas
+trace, elle entra tout doucement dans la chambre de la malade.
+
+C'était une grande salle, où l'on ne voyait pas très clair, à cause
+des rideaux de couleur sombre qui étaient fermés. Il y régnait une
+odeur lourde et engourdissante.
+
+Dragomira commença par tirer les rideaux et ouvrir la fenêtre.
+
+"Le médecin l'a bien dit, murmura la vieille femme qui était auprès du
+lit, mais nous n'avons pas osé."
+
+La malade ouvrit les yeux, s'appuya sur le bras gauche et regarda
+Dragomira avec étonnement. C'était une femme d'environ quarante ans,
+maigre, aux joues creuses; sa chevelure embrouillée avait des reflets
+rouges, et ses grands yeux gris hallucinés semblaient percer la jeune
+fille qui se tenait tranquillement devant elle.
+
+"Qui êtes-vous? demanda-t-elle.
+
+- L'infirmière de Kiew.
+
+- C'est bon. J'en suis bien aise. Et comment vous nommez-vous?
+
+- Soeur Warwara.
+
+- Ah! ce feu!...
+
+- C'est la fièvre, dit Dragomira, mais vous allez vous trouver plus à
+votre aise, maintenant que j'ai ouvert la fenêtre.
+
+- Je vous remercie; la lumière fait du bien; j'étais comme dans un
+tombeau. On ne m'enterrera pourtant pas vivante? J'ai le temps de
+mourir. Faut-il donc que je meure?
+
+- J'espère qu'avec l'aide de Dieu nous triompherons de la maladie,
+répondit Dragomira.
+
+- Oui, vous, c'est Dieu qui vous a envoyée, murmura Mme Samaky; vous
+avez l'air de son ange."
+
+Elle saisit la main de Dragomira et la baisa, puis elle retomba sur
+ses oreillers et tourna son visage du côté de la muraille.
+
+Dragomira renvoya la vieille et s'installa auprès du lit. Elle n'avait
+pour le moment qu'une seule chose devant les yeux, faire son devoir;
+et elle ne se refusait à aucune besogne, les soins les plus infimes ne
+lui répugnaient pas; chaque jour, vers le soir, le médecin venait, et
+tout ce qu'il prescrivait, Dragomira l'exécutait avec conscience et
+zèle. Elle ne s'écartait ni jour ni nuit du lit de la malade; elle ne
+s'absentait même pas un moment pour prendre sa nourriture; elle
+restait là, toujours calme, patiente et de bonne humeur.*
+
+C'était la troisième nuit. Mme Samaky, qui depuis bien des heures
+était en proie au délire de la fièvre, revint tout à coup à elle,
+regarda autour d'elle avec de grands yeux étonnés, et saisit la main
+de Dragomira.
+
+"Cela va mal pour moi, murmura-t-elle, dites-moi la vérité.
+
+- Jusqu'à présent le médecin est satisfait de la marche de la maladie.
+
+- Oui... mais il serait peut-être bon tout de même de faire venir un
+prêtre.
+
+- Si vous le désirez.
+
+- Je n'ai pas non plus fait encore de testament. L'homme doit toujours
+être prêt, il ne sait pas quand Dieu l'appellera.
+
+- Si vous le voulez, je suis à votre disposition pour écrire ce que
+vous me dicterez.
+
+- Nous avons encore le temps, ne croyez-vous pas?
+
+- Certainement.
+
+- Je voudrais bien ne pas mourir."
+
+Dragomira sourit.
+
+"Pourquoi souriez-vous?
+
+- Parce que je ne comprends pas comment on peut craindre la mort. Je
+comprends aussi peu l'amour de la vie qui possède la plupart des
+hommes. Je donnerais volontiers la mienne pour la vôtre.
+
+- Parce que vous êtes un ange.
+
+- Non, mais parce que j'estime bien plus l'éternité que les quelques
+jours de la vie d'ici-bas. Tout pas que nous faisons sur cette terre
+peut nous conduire à notre perte, car partout sont tendus les lacets
+invisibles du péché.
+
+- C'est vrai; ce n'est que trop vrai.
+
+- Seule la pénitence peut nous obtenir le pardon; seule la mort peut
+nous apporter l'expiation.
+
+- Pourtant vous... Comment, si jeune!... si belle!... vous désirez
+mourir?
+
+- Oui, j'aspire à la mort, répondit Dragomira, mais non pas à une mort
+survenue par hasard; j'aimerais à sacrifier volontairement ma vie,
+comme les saints martyrs.
+
+- Vous croyez que nous pouvons ainsi sauver notre âme?
+
+- La victime qui tombe avec joie devant l'autel apaise le juge
+éternel.
+
+- Vous pouvez bien avoir raison."
+
+Le jour commençait à poindre; Mme Samaky, après avoir sommeillé
+quelque temps, s'éveilla, prit sa potion et regarda Dragomira d'un oeil
+scrutateur. "Je veux un prêtre, murmura-t-elle.
+
+- Tout de suite?
+
+- Tout de suite."
+
+Dragomira envoya chercher un prêtre.
+
+La malade se confessa et reçut la communion.
+
+Quand le prêtre l'eut quittée, elle se trouva bien et causa gaîment
+avec Dragomira.
+
+"Conseillez-moi, dit-elle enfin, qui dois-je faire mon héritier? je
+n'ai plus que des parents éloignés qui se sont assez mal conduits
+envers moi. Ne vaudrait-il pas mieux laisser mon bien à n'importe
+quelle institution pieuse?
+
+- Sans aucun doute, répondit Dragomira, c'est Dieu qui vous a inspiré
+cette pensée. Faites un testament en faveur de notre confrérie: elle
+donne à manger à ceux qui ont faim, elle habille ceux qui sont nus,
+elle soigne ceux qui sont malades. Ce sont des milliers de bienfaits
+dont votre générosité sera la source jusque dans l'avenir le plus
+reculé.
+
+- Oui, c'est ma volonté; prenez du papier et de l'encre."
+
+Dragomira fit ce que la malade demandait, et celle-ci se mit à
+dicter. Quand le testament fut terminé et que Dragomira l'eut relu,
+Mme Samaky le signa. "Mettez-le là dans le bureau, dit-elle, ou plutôt
+non, il vaut mieux que vous le gardiez; c'est sur vous qu'il sera le
+plus en sécurité. On ne peut pas savoir, il y a de méchantes gens. Ma
+famille a pour sûr un espion ici."
+
+Vers le soir, l'apôtre apparut soudain à la fenêtre ouverte et fit un
+signe à Dragomira. La malade ne pouvait pas le voir; la tête du lit
+était tournée du côté de la fenêtre; de plus un paravent se trouvait
+entre la fenêtre et le lit.
+
+"Qu'est-ce qu'il y a? demanda-t-elle, lorsque Dragomira se leva.
+
+- Rien, je vais seulement chercher un peu de glace."
+
+Elle attendit que la malade se fût rendormie, et se glissa vers la
+fenêtre sur la pointe des pieds.
+
+"Comment va-t-elle?
+
+- Bien.
+
+- Alors elle ne mourra pas?
+
+- Le médecin a bon espoir de la sauver.
+
+- A-t-elle fait le testament?
+
+- Oui.
+
+- En faveur de la confrérie?
+
+- Oui."
+
+L'apôtre inclina légèrement la tête. Au bout de quelques instants il
+regarda Dragomira de ses yeux bleus, puissants et interrogateurs.
+
+"Ta tâche n'est pas encore accomplie.
+
+- Je le sais, je resterai ici jusqu'à ce qu'elle soit sauvée.
+
+- C'est son âme qu'il importe de sauver. Ne t'a-t-elle fait aucune
+confidence?
+
+- Non.
+
+- Il faut mettre tout en oeuvre pour lui arracher le secret qu'elle
+cache si soigneusement. Elle a un lourd péché sur la conscience;
+sonde-la, mais sois prudente. Les malades sont toujours défiants.
+
+- Et quand elle aura avoué?
+
+- Alors, cherche à la convertir.
+
+- Je ferai tous mes efforts, mais si je ne réussissais pas?
+
+- Alors, vois comment tu pourras sauver son âme.
+
+- Tu peux avoir pleine confiance en moi.
+
+- Je le sais, c'est pour cela que je t'ai choisie. Dieu t'a destinée à
+une grande oeuvre. Sois seulement courageuse et inflexible.
+
+- Tant que Dieu m'assistera, rien ne m'arrêtera.
+
+- Adieu."
+
+L'apôtre la bénit et disparut dans l'obscurité des arbres et des
+buissons qui entouraient la maison de ce côté-là.
+
+Le jour tombait. Au dehors, la brume flottait mystérieusement, et
+l'épais crépuscule qui remplissait la chambre prenait des formes
+étranges; la malade s'agita.
+
+"Vois-tu... là? s'écria-t-elle tout à coup, en se dressant sur son séant
+et en étendant son bras décharné.
+
+- Oui... je vois, dit tranquillement Dragomira.
+
+- Est-ce que tes cheveux ne se dressent pas sur ta tête? s'écria Mme
+Samaky; que veut-il? il me parle...
+
+- Il demande satisfaction.
+
+- Il a raison, car je l'ai fait mourir. J'étais égoïste, dure, sans
+coeur. N'y a-t-il aucune expiation? Dieu ne peut-il pas être
+miséricordieux?"
+
+La malade se tordait les mains et regardait Dragomira avec des yeux
+suppliants.
+
+"Il y a une expiation.
+
+- Laquelle?
+
+- La mort.
+
+- Si Dieu le veut, je mourrai.
+
+- Il faut mettre fin vous-même à votre vie, vous offrir comme victime
+sur l'autel du Seigneur.
+
+- Moi?... moi-même?... Non, non! je ne veux pas mourir."
+
+La malade retomba dans son délie et se roula sur son lit en gémissant
+et en frissonnant. Dragomira avait allumé la petite lampe et lui avait
+mis son abat-jour. Elle jetait une lumière indécise dans la chambre et
+faisait de grands cercles brillants au plafond. Les spectres
+s'évanouirent; la lune se montra, et devant sa sainte clarté
+disparurent aussi les nuages qui, comme une vapeur d'enfer, avaient
+rempli la maison de fantômes. La malade se calma.
+
+Minuit approchait quand la vieille servante entra sans bruit et
+avertit Dragomira qu'un monsieur de Kiew était là et désirait lui
+parler.
+
+Dragomira passa dans la chambre à côté et trouva Sergitsch.
+
+"Nous ferons mieux de sortir dans le jardin, dit-il à voix basse et en
+regardant avec inquiétude autour de lui, j'ai de nouvelles
+instructions à vous communiquer."
+
+Dragomira passa devant. Ils s'avancèrent ente les buissons des
+groseilliers tout dénudés et arrivèrent à la tonnelle où pendaient
+encore quelques feuilles jaunes. Dragomira appuya son bras à un piquet
+et regarda Sergitsch avec une sorte d'inquiétude.
+
+"Avez-vous les testament?
+
+- Oui.
+
+- Donnez-le-moi; voici l'ordre de l'apôtre."
+
+Dragomira lut le billet que Sergitsch lui avait présenté, tira le
+testament de son corsage et le lui remit.
+
+"A-t-elle avoué?
+
+- Non, mais dans son délire elle a parlé d'un homme dont elle
+s'imputait la mort.
+
+- C'était son mari; son sang retombe sur elle.
+
+- J'essayerai de la sauver.
+
+- Elle vous promettra tout tant qu'elle sera malade; une fois guérie,
+elle recommencera son ancienne vie de péchés.
+
+- Que faut-il donc faire?
+
+- Voici une médecine pour son âme."
+
+Sergitsch tire d'une poche avec précaution une petite fiole contenant
+une liqueur brune et la donna à Dragomira.
+
+"Qu'ai-je à faire?
+
+- Il faut qu'elle meure.
+
+- Quand?
+
+- Cette nuit. Etes-vous décidée?
+
+- Que la volonté de Dieu soit faite."
+
+
+XIV
+
+JEUNE AMOUR
+
+L'amour ne s'informe pas du rang des pères; toutes les créatures
+humaines sont égales dans son pays. HOUWALD.
+
+
+Le plan trouvé par Mme Oginska faisait honneur à son habileté de
+mère. Quand le comte Soltyk arriva, à la tombée de la nuit, Oginski
+était au Casino, et les dames étaient assises dans la serre avec leur
+ouvrage.
+
+Mme Oginska faisait les honneurs de chez elle, lorsque la vieille
+femme de chambre apparut et l'avertit qu'il y avait là quelqu'un qui
+demandait instamment à lui parler. Mme Oginska pria Soltyk de
+l'excuser, et sortit avec un grand bruit de jupes.
+
+Le comte et Anitta se trouvaient seuls. En ce moment elle était bien
+heureuse d'avoir son métier à broder entre elle et lui comme une
+barrière contre ses regards ardents et ses paroles
+flatteuses. D'ailleurs tout semblait venir en aide à Soltyk: la
+pittoresque luxuriance des plantes exotiques qui garnissaient toute la
+serre et formaient autour d'eux une sorte de temple verdoyant et
+fleuri, le murmure mélodieux du petit jet d'eau, la douce et
+mystérieuse lueur de la lampe à globe rouge suspendue à la voûte, et
+le parfum pénétrant qui remplissait l'air et qui excitait et
+engourdissait à la fois les sens, comme ces poisons qu'on respire sous
+l'ombrage d'un arbre vénéneux.
+
+S'il y avait un endroit pour éveiller la passion endormie ou pour
+séduire l'innocence ignorante, c'était bien celui-là. Le comte se
+penchait sur les fleurs fantastiques qui naissaient sous les doigts de
+fée d'Anitta et tenait la pauvre jeune fille comme fascinée par ses
+yeux sombres, dont elle commençait malgré elle à ressentir la fatale
+puissance. Elle avait peur de lui; il lui inspirait une sorte de
+haine; et, pourtant, il l'attirait et s'emparait de son imagination
+d'enfant.
+
+"Vous avez quelque chose contre moi, Anitta, dit Soltyk à voix basse;
+vous me fuyez, vous évitez mon regard.
+
+- Non, certainement non; comment ferais-je, d'ailleurs?
+
+- Vous ne voulez pas entendre que vous êtes belle, que vous êtes
+adorable, du moins quand c'est moi qui le dis.
+
+- Vous êtes le premier qui me parle ainsi, répondit Anitta avec
+timidité et douceur (le sang lui était monté aux joues et elle
+pressait secrètement sa main contre son coeur); je ne suis pas
+habituée à de pareils compliments, comme les autres dames; je les
+prends au sérieux et je me sens toute confuse.
+
+- Pour moi aussi c'est sérieux, jamais je ne me permettrais de badiner
+avec vous.
+
+- Je suis nouvelle pour vous, monsieur le comte, voilà tout. Dans deux
+jours vous penserez à autre chose.
+
+- Jamais, Anitta, jamais! vous m'avez fait une impression profonde,
+ineffaçable. Vous êtes la première jeune fille avec qui je trouve
+qu'il vaille la peine de causer. Vous m'avez complètement converti,
+et vous n'avez qu'à vouloir pour me mettre dans vos fers ou
+m'atteler à votre char de victoire.
+
+- Je ne suis pas coquette.
+
+- Ce n'est pas ce que je voulais dire, il y a des chaînes qui sont
+sacrées..."
+
+Anitta eut peur. La conversation prenait un tout auquel elle n'était
+pas préparée le moins du monde. Il lui était pénible d'éconduire
+Soltyk; et se donner à lui, non, elle ne le pouvait pas; elle sentait
+qu'elle n'était plus libre, que son coeur appartenait à un
+autre. D'ailleurs, quand il n'en eût pas été ainsi, elle n'aurait
+jamais pu aimer Soltyk, et la pensée de lui appartenir sans amour
+faisait horreur à sa délicatesse comme un péché.
+
+Ce n'était pas une jeune fille à se laisser donner par ses parents.
+
+"Vous ne me dites rien, Anitta, reprit le comte.
+
+- Que puis-je vous dire? Je suis si inexpérimentée, si sotte
+peut-être."
+
+Par bonheur pour elle, sa mère revint. Le comte se mordit les
+lèvres. Pour cette fois, l'occasion était perdue.
+
+Il resta pour le thé, mais Oginski était revenu du Casino, et
+l'engagea dans une ennuyeuse conversation politique et économique. A
+un moment, il put adresser la parole à Anitta; elle ne lui répondit
+qu'en hésitant et par monosyllabes. Mme Oginska vit un nuage de
+mécontentement sur le front de Soltyk. Aussi, quand le comte fut parti
+et qu'Anitta fut rentrée chez elle pour se coucher, elle vint
+doucement dans la chambre de la sa fille, s'assit sur le bord du lit
+et se mit à la questionner.
+
+"Heureuse enfant! dit-elle tout bas, en baisant sa fille sur le front;
+à peine entrée dans le monde, quelle conquête!
+
+- Qui veux-tu dire, maman?
+
+- Qui? Soltyk. Quel autre pourrait-ce être? Tu ne penses pas, je
+suppose, au jeune officier?"
+
+Anitta rougit.
+
+"Quelle idée!
+
+- Ce serait de la folie de gâter une si belle partie, continua Mme
+Oginska. Le comte est le plus brillant prétendant que tu puisses
+trouver. Il t'a peut-être déjà parlé de ses intentions?
+
+- Oui.
+
+- Et toi... qu'es-tu dit?
+
+- Rien."
+
+Mme Oginska frappa ses mains l'une contre l'autre.
+
+"Ah! petite fille! qu'as-tu donc dans la tête? Ta poupée?
+
+- Jamais je n'aimerai Soltyk.
+
+- Mon enfant, on se marie pour avoir une position dans le monde et non
+pas pour faire plaisir à son coeur. Une fois comtesse Soltyk, tu peux
+jouer un rôle, mener un grand train de vie. Ne rejette pas si
+légèrement ton bonheur; sois raisonnable."
+
+Anitta garda le silence. Mme Oginska lui caressa les cheveux sur le
+front et lui donna un baiser sur son innocente bouche d'enfant.
+
+"Oui, raisonnable, Anitta; pour aujourd'hui, bonne nuit.
+
+- Bonne nuit, maman."
+
+Quand Anitta se leva le lendemain, elle était beaucoup plus avisée,
+mais aussi plus résolue. Elle s'enferma dans sa chambre, jeta quelques
+lignes sur une feuille de papier rose, mit le cher petit billet dans
+la poche de sa kazabaïka, descendit tout doucement l'escalier,
+traversa la cour et gagna les bâtiments de derrière.
+
+C'est là que se trouvait celui qu'elle cherchait, dans une grande
+chambre toute tapissée d'image de sainteté et de batailles. Il cirait
+une paire de grandes bottes. C'était Tarass, le vieux cosaque qui
+l'avait portée sur ses bras quand elle était encore dans ses langes,
+et qui l'avait balancée sur ses genoux, au temps où, avec ses cheveux
+flottants, elle voltigeait dans toute la maison.
+
+Le grand homme maigre, à la chevelure grise et à la moustache
+ébouriffée, sourit aussitôt qu'il l'aperçut, et ses traits,
+habituellement sévères et durs comme le bronze, prirent une expression
+touchante d'amour et de dévouement.
+
+"Tarass, veux-tu me rendre un service? dit la petite enchanteresse.
+
+- Tous les services.
+
+- Même contre la volonté de mes parents?
+
+- Même contre leur volonté.
+
+- Alors, je t'en prie, porte-moi tout ce suite cette lettre au
+lieutenant Jadewski, et, s'il peut venir dans l'après-midi,
+attends-le à la porte et ne le conduis pas dans la maison, mais
+amène-le-moi tout de suite dans le jardin.
+
+- Savez-vous quelque chose, mademoiselle, dit Tarass d'un air fin,
+c'est que je le ferai plutôt entrer tout de suite par la petite
+porte; il arrivera dans le parc sans même être aperçu.
+
+- Oui, fais cela, mon cher, mon gentil petit Tarass.
+
+- Pour vous, je me battrais avec le monde entier, s'il le fallait,"
+répondit le vieux cosaque.
+
+Le ciel favorisa Anitta cette après-midi-là. Il était clair, sans
+nuages, et le soleil remplissait de sa chaude lumière d'or le jardin
+où Anitta s'était adroitement esquivée. La charmante enfant se tenait
+cachée dans le fourré comme une biche craintive. A travers les
+branches dépouillées des chênes, des hêtres et des bouleaux, à travers
+le sombre petit bois de sapins et les troncs entourés de lierre, elle
+regardait la petite porte au bout du parc. Enfin, elle aperçut les
+brillantes couleurs d'un uniforme, et Zésim s'avança.
+
+Anitta courut à sa rencontre et lui saisit les mains. Ses yeux
+brillaient d'une joie céleste.
+
+"Ne me jugez pas trop vite; vous vous tromperiez, dit-elle, j'avais
+besoin de vous parler pour différentes raisons.
+
+- Je vous remercie, mademoiselle, répondit Zésim, vous me rendez bien
+heureux, et je me demande seulement en quoi je mérite tante de
+bonté.
+
+- Il n'y a pas là de mérite, je crois, dit Anitta, cela vient de
+soi-même, ou pas du tout."
+
+Ils se dirigèrent vers un banc en bois de bouleau qu'on apercevait
+sous l'ombrage sombre des sapins, et le fit asseoir auprès d'elle.
+
+"Ecoutez, murmura-t-elle avec une gravité d'enfant, le comte Soltyk me
+fait la cour, oui, oui, très sérieusement, si incroyable que cela
+paraisse.
+
+- Je ne le comprends que trop bien.
+
+- Il veut m'épouser et mes parents favorisent son idée.
+
+- Et vous?
+
+- Jamais je ne lui donnerai ma main, jamais!
+
+- Oh! ma chère, ma bonne Anitta.
+
+- Suis-je donc bonne? M'aimez-vous réellement?
+
+- Vous en doutez? Ne savez-vous pas encore lire dans mon âme? Et si
+vous ne le savez pas, la voix de votre propre coeur ne vous dit-elle
+pas ce qui brûle et frémit dans mes regards! Je croyais que tout le
+monde devait savoir que je vous aime et combien je vous aime.
+
+- Vous m'aimez!"
+
+Anitta le regarda avec ravissement.
+
+"Est-ce bien vrai? Cela peut-il être vrai?
+
+- Me croyez-vous capable de mentir?" murmura Zésim; il se mit à genoux
+devant l'adorable créature et il plongea son regard dans ses yeux
+d'une irrésistible douceur, qui brillaient comme un ciel de
+printemps.
+
+"Ah! Zésim, c'est peut-être mal, car mes parents ne le veulent pas;
+mais je ne peux pas faire autrement, mon coeur vous appartient. C'est
+avec vous que je dois vivre, avec vous et non avec un autre; je vous
+jure un éternel amour, une éternelle fidélité.
+
+- Une éternelle fidélité!" répéta le jeune homme.
+
+Elle l'entoura de ses bras dans un mouvement de débordante et chaste
+tendresse; il l'attira à lui et leurs lèvres se confondirent. Ce fut
+un moment si doux, si pur! Toutes les joies de cette vie et de
+l'éternité inondèrent ces deux jeunes coeurs, unis dans un rêve
+délicieux.
+
+Anitta se dégagea doucement des bras de Zésim.
+
+"Nous n'avons que peu d'instants à nous, dit-elle, ainsi ne perdons
+pas de temps. Vous allez peut-être me trouver folle, et rire de ce que
+je me mêle de vous donner des conseils, mais si vous trouvez que c'est
+sérieux, si vous voulez m'obtenir, il faut que vous agissiez
+promptement.
+
+- Que dois-je faire?
+
+- Il faut prévenir le comte. Allez tout simplement trouver mon père,
+et demandez-lui ma main!
+
+- Je le ferai, dès que j'aurai parlé à ma mère.
+
+- Avez-vous besoin de son consentement?
+
+- Non, Anitta; mais il y a différentes choses à arranger, et je veux
+pouvoir dire à votre père quel avenir je pourrai offrir à sa fille.
+
+- Vous avez raison, s'écria Anitta en riant, je n'y ai pas pensé; je
+croyais que nous pourrions nous bâtir une demeure dans les branches
+verdoyantes d'un arbre, comme les chanteurs de la forêt, et vivre
+des graines que répand la main généreuse de Dieu pour nourrir ses
+créatures. Mais ne tardez pas, chaque jour, chaque heure peut amener
+un nouveau danger."
+
+Un sifflement aigu avertit le jeune couple. C'était Tarass qui donnait
+ce signal à Anitta.
+
+"Il faut partir, lui dit-elle en se levant c'est certainement une
+visite."
+
+Zésim la serra encore une fois contre sa poitrine, lui donna un long
+baiser où il mit toute son âme, puis partit rapidement, tandis qu'elle
+revenait en toute hâte à la maison. C'était le jésuite que Tarass
+avait annoncé. Anitta le rencontra à moitié chemin.
+
+"Quoi! seule! dit-il. J'ai peur de vous avoir troublée dans vos doux
+rêves. Puis-je vous demander de qui vous étiez occupée?
+
+- Je ne sais pas c que vous voulez dire, père Glinski.
+
+- Mon cher comte est plein de votre pensée, dit le jésuite, il ne
+parle plus que de l'ange qui lui est apparu; et, en effet, vous êtes
+entrée dans sa vie comme un envoyé du ciel. Vous tenez dans vos
+mains une grande destinée. Vous seule êtes capable de faire de cet
+homme sauvage et sans frein, qui est doué dans le fond des meilleurs
+et des plus brillantes qualités, une créature humaine qui donne de
+la joie à Dieu et à nous tous et qui remplisse le monde de ses
+nobles actions et de ses bonnes oeuvres.
+
+- Vous vous trompez, mon révérend père, répliqua Anitta avec calme et
+loyauté, votre comte a besoin d'une main ferme qui le fasse obéir,
+la mienne est faible et complaisante. Je ne le rendrais pas heureux
+non plus. Quant à moi, si je vivais avec lui, je serais aussi
+malheureuse qu'une créature humaine peut l'être.
+
+- Parce que vous en aimez un autre?*
+
+- Non, mais parce que je ne l'aime pas.
+
+- Vous l'aimerez.
+
+- Jamais.
+
+- Il n'est pas un coeur dont il ne soit devenu le maître.
+
+- Il ne pourrait qu'empoisonner et broyer le mien.
+
+- Vous prenez la chose trop au tragique, dit le jésuite en
+plaisantant.
+
+- Je la prends simplement au sérieux, répondit Anitta, parce qu'il
+s'agit là de tout le bonheur de ma vie. Je ne joue pas avec mon
+coeur, et malheur à qui voudrait se risquer à jouer avec lui!"
+
+
+XV
+
+LA MEDECINE DES BORGIA
+
+N'attends pas de pitié de moi. CALDERON
+
+
+Quand Sergitsch eut quitté Dragomira, elle se jeta à genoux dans le
+jardin, sous la voûte du ciel libre, et elle pria; puis elle se releva
+et revint vers la maison, bien décidée à exécuter l'ordre qu'elle
+avait reçu. Quand elle rentra dans la chambre de la malade, ses joues
+colorées par le froid semblaient brûlantes; sur ses traits sévères se
+lisait toute l'énergie d'un fanatisme impitoyable, et ses yeux
+d'ordinaire si froids brillaient d'un éclat étrange.
+
+Elle dit à la vieille d'aller se reposer, ferma la fenêtre, tira les
+rideaux et s'assit auprès du lit de la malade.
+
+"Madame Samaky, dit-elle.
+
+- Oui... qu'est-ce qu'il y a?... Ah! c'est vous. Où étiez-vous donc?
+
+- Le médecin était là.
+
+- Ah! qu'est-ce qu'il a dit?
+
+- Il a apporté une nouvelle médecine.
+
+- A quoi bon? Il ne peut rien faire pour moi.
+
+- Vous voulez dire qu'il ne peut pas vous enlever le péché qui
+oppresse et torture votre conscience.
+
+- Que sais-tu à ce sujet, jeune fille? murmura la malade en serrant le
+poignet de Dragomira. Etait-il là? L'as-tu vu?... Non, il n'apparaît
+qu'à moi, quand je suis seule.
+
+- Lui? Celui qui a reçu la mort de vos mains?
+
+- Je le vois bien, tu sais tout. Oui, c'était moi... Je l'ai tué, et
+maintenant il me fait mourir en me chuchotant à l'oreille des
+histoires effrayantes que je ne veux pas entendre, en s'élevant de
+la terre jusqu'au ciel comme une fumée qui grandit toujours. Il se
+tient là debout... un géant... il a le soleil sur le devant de la
+poitrine... non... ce n'est pas le soleil, c'est une blessure d'où
+jaillit son sang tout chaud... partout du sang... une mer de sang... elle
+monte... j'étouffe." Elle parlait en élevant la voix; enfin, elle
+cacha son visage avec épouvante contre l'épaule de Dragomira.
+
+"Réconciliez-vous avec Dieu, pendant qu'il en est encore temps.
+
+- Que faut-il faire? Ma vie entière n'a été que prière, sacrifice,
+pénitence!
+
+- Il faut vous sacrifier vous-même.
+
+- Moi?
+
+- Sang pour sang; donnez votre vie en expiation.
+
+- Non, non! je ne peux pas! s'écria Mme Samaky. Je ne veux pas
+mourir!"
+
+- Dragomira la regarda longtemps, puis se leva tranquillement, prit le
+petit flacon, en versa le contenu dans un verre et se pencha sur la
+malade.
+
+"Voici la médecine."
+
+Mme Samaky se redressa, regarda avec défiance d'abord la liqueur,
+ensuite Dragomira. Elle eut comme un pressentiment mystérieux.
+
+"Quel est votre dessein? demanda-t-elle avec inquiétude. Pourquoi
+dois-je boire? Qu'est-ce qu'il y a dans ce verre?
+
+- La médecine.
+
+- Non, c'est du poison!
+
+- Etes-vous folle?
+
+- Jeune fille, qui t'a donné cette médecine? Tu veux me tuer!
+
+- Allons, prenez-la.
+
+- Non, je ne veux pas.
+
+- Il le faut.
+
+- Il le faut?"
+
+Elle se mit à rire d'un rire horrible.
+
+"Qui me forcera?
+
+- Moi!"
+
+Dragomira se jeta avec une sorte de fureur farouche sur Mme
+Samaky. Celle-ci se défendit en désespérée. Ce fut une lutte sauvage
+et silencieuse. Enfin Dragomira réussit à serrer étroitement les deux
+bras de la malade et à poser un genou sur sa poitrine. Elle lui tenait
+maintenant la tête immobile comme avec un crampon de fer. Elle lui
+ouvrit la bouche, y versa la liqueur brune, puis la lui ferma
+rapidement avec le drap.
+
+Quelques instants s'écoulèrent et l'agonie commença.
+
+Dragomira lâcha sa victime. La malheureuse cria au secours; mais
+personne ne l'entendit.
+
+"Voici celle qui doit te sauver, dit Dragomira fièrement et comme
+inspirée; c'est moi, pauvre pécheresse, qui t'ouvre le chemin du
+ciel."
+
+Un dernier râlement, et ce fut tout; Mme Samaky n'était plus.
+
+Dragomira s'agenouilla auprès du lit et se mit à prier à haute voix:
+
+"Seigneur, sois miséricordieux pour sa pauvre âme; remets-lui sa
+faute, et aie pitié de tous ceux qui errent et pèchent sur cette
+terre."
+
+Au bout de quelques instants, Dragomira ouvrit la fenêtre et alla dans
+le jardin pour enterrer au plus épais des broussailles le mystérieux
+flacon et le verre où était resté un peu de résidu. Au moment où elle
+revenait vers la maison, une forme sombre se détacha de la muraille.
+
+"Qui est là? demanda Dragomira.
+
+- Moi, Sergitsch.
+
+- C'est fait.
+
+- Elle est morte?
+
+- Oui.
+
+- Est-celle morte volontairement?
+
+- Non, elle s'est défendue.
+
+- Espérons que Dieu aura pitié d'elle et acceptera votre action comme
+une expiation de ses péchés.
+
+- Maintenant, je vais m'en aller, dit Dragomira, je n'ai plus rein à
+faire ici.
+
+- Non, vous devez rester, il faut veiller la morte jusqu'à ce que je
+revienne.
+
+- Alors, je reste."
+
+Sergitsch s'éloigna et Dragomira rentra dans la maison. Elle ferma la
+porte de la chambre où gisait la morte, prit la clef, s'étendit sur un
+divan dans l'antichambre, se couvrit de son manteau et
+s'endormit. Elle reposa paisiblement, immobile elle-même comme une
+morte, avec l'innocent sourire d'un enfant, jusqu'au matin, jusqu'au
+moment où le soleil apparut, clair et chaud. Alors une voiture arriva,
+et Sergitsch en descendit.
+
+Il venait afin de prendre possession de la maison et du bien au nom de
+la confrérie dont il était président. Peu de temps après lui
+arrivèrent quatre des frères avec un cercueil. Le danger de la
+contagion fournit un prétexte commode pour éloigner toute autre
+personne. Dragomira mit la morte dans la bière qui fut aussitôt
+fermée. Sergitsch se rendit ensuite chez le directeur de la localité
+et chez le prêtre. Grâce à son éloquence sonnante, Sergitsch, "eu
+égard au caractère de la maladie qui avait emporté Mme Samaky", obtint
+l'autorisation de l'enterrer le soir même.
+
+Quand tout fut terminé, Sergitsch revint à la maison de la morte et
+rentra dans sa chambre avec Dragomira.
+
+"Je vous prie de rester encore ici, noble demoiselle, dit-il. Vous
+aurez encore à faire dans le voisinage, peut-être cette nuit même.
+
+- De quoi s'agit-il?
+
+- Vous avez vu le jeune gentilhomme que la juive a pris dans ses
+filets?
+
+- Pikturno?
+
+- Oui, cette nuit-ci ou la nuit prochaine, il aura un rendez-vous dans
+le cabaret qui se trouve sur la route, à moitié chemin de Kiew.
+
+- Serons-nous là en sûreté?
+
+- Tout à fait en sûreté.
+
+- J'attendrai donc ici votre message.
+
+- Parfaitement. La maison nous appartient désormais, continua-t-il,
+vous êtes ici la maîtresse; je vais signifier aux gens de service
+qu'ils sont à vos ordres et qu'ils doivent vous obéir en tout.
+
+- Mais je ne peux pourtant pas dans ce costume?...
+
+- On y a pensé. Vous devez continuer ici à jouer votre rôle; mais dans
+le cabaret de là-bas, vous trouverez tout ce dont vous avez besoin
+pour changer d'habillement.
+
+- Bien.
+
+- Je vous laisse maintenant. L'apôtre sera content de vous. Que le
+ciel vous bénisse!" dit Sergitsch en terminant; puis il remonta en
+voiture et partit.
+
+Dragomira resta seule dans cette maison silencieuse, solitaire,
+sinistre. Les gens de service étaient réunis dans le fournil qui se
+trouvait de l'autre côté de la cour. De temps en temps le vent
+apportait un murmure de prières et de chants funèbres. Au dehors il
+faisait noir; quelques rares étoiles se montraient dans le ciel
+couvert d'épais nuages blanchâtres. Puis, quelques légers flocons
+tombèrent sur le sol, et tout d'un coup la neige se mit à
+tourbillonner autour de la maison et du jardin.
+
+Dragomira allait et venait, les bras croisés sur sa poitrine. Elle
+était disposée à quelque chose de méchant, de cruel. Au moindre bruit
+qui se faisait entendre, elle espérait voir arriver le messager qui
+devait l'appeler au cabaret. Elle aspirait au mouvement, à l'action,
+au combat; la solitude et l'isolement lui devenaient insupportables.
+
+A plusieurs reprises, elle crut entendre la bruyante et lourde
+respiration, le râle de la malade; puis sur le mur apparaissait une
+ombre qui semblait la menacer.
+
+Elle finit par sortir dans la cour, appela le vieux cocher et demanda
+un cheval. Le vieillard, tout courbé par l'âge, la regarda avec
+étonnement. Il n'avait évidemment pas idée d'une infirmière allant à
+cheval, et encore allant à cheval par un si mauvais temps et à une
+pareille heure. Cependant, comme Dragomira réitérait son ordre, il
+obéit.
+
+Elle attacha solidement sa chevelure, enroula un mouchoir blanc autour
+de sa tête et mit son vêtement de fourrure. Quand elle sortit, une
+cravache à la main, le cocher amenait déjà le cheval. Elle sauta en
+selle et fit ouvrir la porte. Le cheval, jeune et ardent, qui était
+resté longtemps à l'écurie, se montrait indocile et reculait
+effarouché, chaque fois qu'elle tentait de sortir. Cette résistance
+semblait lui plaire; elle était justement en humeur de lutter et de
+briser cette singulière résistance. Elle l'excita de la voix, fit
+siffler sa cravache, et finit par si bien le dompter, qu'il céda à sa
+volonté et en quelques légers bonds l'emporta à travers la tempête et
+la nuit.
+
+Elle galopait maintenant sur la grand'route, dans une neige profonde,
+au milieu des flocons qui tourbillonnaient, poussés contre elle par le
+vent. La lutte sauvage des éléments lui faisait du bien et calmait
+l'excitation de ses sens. Elle était encore poursuivie par de pâles et
+plaintifs fantômes qui flottaient çà et là sur les sombres prairies,
+des deux côtés de la route, ou qui l'attendaient en la guettant sur la
+lisière du bois de bouleaux.
+
+Devant elle, comme une noire muraille, se dressa la forêt de
+sapins. Elle s'y élança, sans avoir peur ni de l'obscurité qui régnait
+sous les arbres secoués par la tempête, ni des voix qui retentissaient
+dans les airs, sortaient des profondeurs de la forêt et parfois
+semblaient monter de l'abîme. Elle ne connaissait pas la crainte. On
+eût dit bien plutôt que son courage impassible se rendait peu à peu
+maître de la nature déchaînée. Les hurlements du vent se perdirent
+dans le lointain; la neige cessa de tourbillonner; à peine en
+tombait-il maintenant quelques flocons; l'armée des étoiles étincela
+dans le ciel clair et paisible.
+
+Cependant, de nouveaux ennemis approchaient. Dans les fourrés
+apparaissaient des lueurs errantes; des yeux brillaient, une bande de
+loups s'élança.
+
+Dragomira sentit son cheval trembler sous elle, mais elle resta
+calme. Elle s'avança avec sang-froid en suivant le milieu de la route
+et prit son revolver.
+
+Déjà le premier loup sautait par-dessus le fossé.
+
+Un éclair, une détonation... il roula dans la neige aux pieds de
+Dragomira. Elle cravacha vivement son cheval et partit au galop. Il
+s'écoula quelque temps avant que les loups ne la poursuivissent; elle
+les vit dans le lointain accourir comme des chiens qui se réunissent
+pour chasser une noble bête. Elle avait déjà laissé derrière elle la
+forêt de sapins, et, faisant un long détour, elle traversait les
+plaines couvertes de neige pour revenir à Myschkow.
+
+Les loups s'approchèrent de nouveau et firent entendre leurs rauques
+hurlements derrière les sabots de son cheval; de nouveau elle fit feu
+de son revolver, une fois, deux fois, et prit de l'avance. Enfin, elle
+aperçut devant elle le toit de la maison couverte de neige, dont la
+blancheur apparaissait à travers les sombres peupliers dépouillés.
+
+Les hurlements ne s'entendaient plus, les effrayantes formes
+s'évanouirent.
+
+Cheval et écuyère reprenaient haleine. Dragomira laissait maintenant
+le superbe animal aller au pas, et lui tapait doucement sur le cou
+pour le caresser. La porte était encore ouverte. Elle entra dans la
+cour et sauta à terre. A son appel, le vieux cocher arriva et prit le
+cheval.
+
+Quand Dragomira pénétra dans la maison, elle brillait comme un
+chérubin: la gelée avait saupoudré ses cheveux, son vêtement et sa
+fourrure de diamants étincelants qui, dans la chaude atmosphère de la
+chambre, se changèrent en gouttes d'argent et tombèrent lentement à
+terre. Maintenant elle se sentait bien; elle jeta sa cravache sur un
+meuble et se débarrassa de ses vêtements humides. Fatiguée et
+échauffée par sa course, elle s'étendit sur le divan. Les fantômes
+s'étaient évanouis. La maison solitaire avait pris quelque chose de
+paisible et de familier.
+
+Dragomira n'était là que depuis peu de temps, lorsqu'on frappa
+doucement à la fenêtre.
+
+Elle se leva et ouvrit si rapidement que les vitres en tremblèrent.
+
+"Qui est là?
+
+- Moi, noble demoiselle."
+
+La juive était dehors et souriant d'un méchant sourire.
+
+"Nous avons besoin de bous, murmura-t-elle, ma voiture est là, sur la
+route; préparez-vous."
+
+XVI
+
+UNE AME SAUVEE
+
+Verser le sang toujours et toujours, voilà ta gloire. ALFIERI.
+
+
+Deux minutes plus tard, Dragomira sortait de la maison et traversait
+la cour avec Bassi. Sur la route était arrêtée une petite voiture
+juive, recouverte d'une bâche de toile; Juri conduisait. Les deux
+femmes montèrent sans dire un mot, et le misérable équipage se mit en
+route.
+
+La tourmente de neige avait tout à fait cessé. Quelques étoiles
+brillaient au ciel; cependant il faisait noir; on n'avançait que
+lentement et avec précaution. Les roues grinçaient dans la neige; les
+chevaux soufflaient.
+
+"Ne concevra-t-il pas de soupçons? demanda enfin Dragomira.
+
+- Il est tout à fait fasciné, répondit Bassi en raillant, il ne nous
+échappera pas, et pourquoi se défierait-il?
+
+- Parce que tu lui as donné rendez-vous bien loin de chez toi.
+
+- Je lui ai dit que c'était à cause de mon mari, et il faut bien qu'il
+le croie."
+
+Il était tard lorsque la voiture s'arrêta devant le cabaret et que les
+deux femmes descendirent. A quelque cent pas de la grand'route se
+dressait la maison, assez vaste, couverte de chaume et entourée d'une
+haie élevée. Des chiens aboyaient, devant le porte se balançait
+tristement l'arbuste desséché qui servait d'enseigne au cabaret. Le
+terrain avoisinant était plat et désert; mais à une certaine distance
+s'élevaient des collines plantées de pins. La juive poussa la porte et
+fit traverser à Dragomira la grande salle remplie de la fumée du tabac
+et de l'odeur de l'eau-de-vie; un vieux juif y disait sa prière. Elle
+la conduisit dans une jolie chambre propre, où il y avait un lit, une
+glace pendue à la muraille et un coffre contenant les vêtements
+envoyés par Sergitsch.
+
+Bassi alluma une bougie et laissa seule Dragomira qui changea
+rapidement de costume. Elle n'était pas encore prête, qu'elle entendit
+le pas d'un cheval et bientôt après la voix de Pikturno qui
+retentissait dans la salle du cabaret. Bassi entra en se glissant par
+la porte entr'ouverte, et fit signe à Dragomira en mettant en même
+temps un doigt sur ses lèvres.
+
+"Il est là, murmura-t-elle, je le conduis dans la chambre voisine;
+vous pourrez voir tout ce qui se passera par une petite fente de la
+porte, mais n'oubliez pas d'éteindre d'abord la bougie."
+
+Dragomira répondit par un signe de tête, et la juive se
+retira. Dragomira acheva sa toilette, jeta un regard dans la glace et
+chargea son revolver.
+
+L'infirmière était devenue une belle et audacieuse amazone,
+
+On entendit des pas dans la chambre à côté, puis la voix du jeune
+gentilhomme, et de petits rires étouffés. Dragomira éteignit sa
+bougie, s'approcha de la porte sur la pointe des pieds et appliqua son
+oeil à la fente.
+
+Elle voyait d'un coup d'oeil la petite salle presque tout
+entière. Cette salle avait deux issues, l'une conduisant dans la
+chambre où elle se trouvait elle-même, l'autre dans la grande salle du
+cabaret. La fenêtre donnait sur la cour, et avait son épais rideau
+vert tiré. Au milieu de la paroi que Dragomira voyait en face d'elle,
+était un vieux divan recouvert d'une étoffe rouge et d'où le crin
+sortait en différentes places. D'un côté du divan se trouvait une
+armoire sur laquelle étaient rangés différents flacons de fruits
+confits; et de l'autre une commode portant une petite pendule et
+quelques figurines de porcelaine. Près de la fenêtre, il y avait
+encore une chaise, c'était tout.
+
+Bassi Rachelles, les mains dans les poches de sa jaquette de fourrure,
+allait et venait avec un sourire moqueur sur ses lèvres charnues,
+pendant que Pikturno, à cheval sur la chaise, la regardait d'un air
+étonné.
+
+"Vous n'allez pas vous figurer au moins que je suis amoureuse de vous,
+dit la juive. Vous m'avez demandé un rendez-vous; j'ai bon coeur et je
+vous l'ai donné, mais cela ne tire pas à conséquence, pas du tout.
+
+- J'aurais cru que vous aviez un peu d'inclination pour moi, balbutia
+Pikturno avec timidité.
+
+- De l'inclination? - Bassi s'arrêta devant lui et le regarda
+effrontément en plein visage. - Pas la moindre!
+
+- Si vous n'aviez que cela à me dire, reprit Pikturno, vous n'aviez
+vraiment pas besoin de me donner rendez-vous ici; les occasions ne
+vous manquaient pas à Kiew.
+
+- Eh! savez-vous, s'écria Bassi en posant sa main sur sa hanche, dans
+quelle intention je vous ai fait venir ici?
+
+- Vous avez des caprices aujourd'hui, à ce qu'il semble, ma chère
+Bassi," dit Pikturno.
+
+Il se leva et chercha à la prendre par la taille, mais elle lui
+échappa avec l'élasticité d'un serpent.
+
+"Ne me touchez pas! s'écria-t-elle; et elle le repoussa.
+
+- Je vois qu'il vaut mieux que je m'en aille.
+
+- Allez-vous-en, essayez."
+
+Bassi se dirigea vers la fenêtre et lui tourna le dos.
+
+"Bassi!"
+
+Elle ne bougea pas.
+
+"Etes-vous fâchée contre moi? Qu'avez-vous donc? là, au fond?"
+
+En ce moment on frappa doucement à la fenêtre. La juive ouvrit
+rapidement le rideau et frappa aux vitres de la même façon.
+
+"Qu'est-ce que cela signifie? demanda Pikturno.
+
+- Rien, répondit Bassi, qui alla au divan et s'assit. Venez près de
+moi."
+
+Pikturno obéit volontiers et la séduisante créature lui abandonna
+maintenant ses mains sans aucune résistance.
+
+"Ce ne sont donc que des caprices?
+
+- C'est peut-être une ruse.
+
+- Pour quoi faire?
+
+- Pour vous prendre.
+
+- Moi? Ne suis-je pas depuis longtemps en votre pouvoir, belle Bassi?
+
+- Sans doute, dit-elle en raillant, mais il ne suffit pas que l'oiseau
+arrive dans le filet; il faut encore fermer ce filet, et c'est ce
+que je veux faire.
+
+- Comment?"
+
+Elle le regarda d'une manière étrange, avec une expression de langueur
+et de ruse tout à la fois. Il recommençait à l'entourer de ses bras;
+alors, rapide comme l'éclair, elle tira un lacet de sa large manche,
+le lui jeta autour du cou et se releva d'un bond.
+
+"Au nom du ciel!... s'écria Pikturno, vous m'étranglez!"
+
+Au même instant, les complices de la juive, Juri, Tabisch et Dschika,
+se précipitèrent dans la chambre; et avant que le malheureux eût
+compris de quoi il s'agissait, ils l'avaient renversé par terre, lui
+avaient lié les mains et les jambes, et lui avaient introduit un
+bâillon dans la bouche.
+
+Pikturno tourna vers Bassi des yeux suppliants; elle lui répondit par
+un regard de froid mépris. Il fut enfermé dans un grand sac, puis jeté
+et solidement attaché sur le dos d'un cheval qui partit d'un trot
+rapide. Quand le bruit des pas se fut éloigné, Bassi ouvrit la porte.
+
+"Etes-vous prête, noble demoiselle? demanda-t-elle.
+
+- Oui.
+
+- Avez-vous vu comme j'ai bien fait mon affaire? Faites de même à
+présent.
+
+- Tu le verras bien.
+
+- Moi, non, reprit Bassi en secouant la tête, je ne peux pas voir de
+sang. Juri attend avec les chevaux; il vous montrera la route."
+
+Dragomira mit rapidement ses gants de cheval et sortit, la cravache
+sous le bras. Juri s'inclina respectueusement devant elle et baisa le
+bord de sa robe. Tous deux sautèrent en selle et prirent la direction
+du bois.
+
+Là, sur une colline dominant tout le pays, les compagnons de la juive
+attendaient dans un fourré avec leur victime. Ils avaient attaché
+Pikturno debout à un grand sapin, qui se dressait au milieu d'une
+petite clairière, et allumé un feu de broutilles autour duquel ils
+étaient silencieusement étendus.
+
+Quand Dragomira arriva et sauta à bas de son cheval, Pikturno la
+regarda avec un profond étonnement. Ses traits lui étaient connus,
+mais son costume le trompait. Elle avait encore de hautes bottes
+d'hommes, mais elle portait aussi une robe de couleur sombre, une
+courte jaquette de fourrure et un bonnet de cosaque.
+
+"Sommes-nous ici en sûreté? demanda-t-elle.
+
+- Tout à fait en sûreté, répondit Tabisch, un vieillard à taille de
+géant.
+
+- Je dois faire encore une tentative pour le convertir, dit
+Dragomira. Mettez-vous en sentinelles. Nous allons lui ôter le
+bâillon; il faut que nous soyons en sûreté et qu'on ne l'entende pas
+dans le cas où il pourrait appeler au secours. Un coup de sifflet
+nous avertira que tout est en ordre et que nous pouvons nous mettre
+à l'oeuvre. Dschika restera avec moi."
+
+Les hommes s'éloignèrent. Dragomira s'était assise sur un tronc
+d'arbre abattu et Dschika attisait le feu. Elle était habillée en
+paysanne, avait de grosses bottes d'homme, une robe brune qui lui
+tombait à peine aux chevilles et une courte casaque en peau de mouton;
+autour de ses cheveux roux était enroulé un mouchoir jaune à fleurs;
+sa taille de moyenne grandeur donnait à la fois l'idée de la force et
+de l'agilité; son visage hâlé, aux traits massifs et sévères, avait
+tout autour de la bouche charnue une expression de fierté et de
+dédain.
+
+Au bout de quelques instants, on entendit les coups de sifflet.
+
+"Nous pouvons commencer, dit Dschika avec un sourire diabolique.
+
+- Ote-lui le bâillon, ordonna Dragomira.
+
+- Que signifie cette comédie? demanda Pikturno, une bien mauvaise
+farce! Je me croyais d'abord tombé dans les mains de brigands, mais
+maintenant, je vous reconnais, j'ai bu avec vous dans le cabaret
+rouge.
+
+- Parfaitement.
+
+- Qu'est-ce que ces vêtements? Est-ce l'autre fois que vous étiez
+déguisée, ou bien est-ce maintenant?
+
+- Je suis une jeune fille.
+
+- Alors, pourquoi cette froide plaisanterie? Nous allons tous ensemble
+attraper un bon rhume de cerveau.
+
+- Il ne s'agit pas de plaisanterie, reprit Dragomira, s'avançant
+devant lui; vous êtes dans les mains d'hommes compatissants qui
+veulent servir Dieu et sauver votre âme en consacrant à la mort ce
+qu'il y a de terrestre en vous.
+
+- Etes-vous folle?
+
+- Vous aller mourir, continua Dragomira, personne ne peut vous
+arracher à nous; nous tenons solidement notre victime. Mais vous
+avez encore la ressource de vous repentir de vos péchés et de mourir
+volontairement.
+
+- Volontairement? Mais non; j'aime la vie, s'écria Pikturno, allez
+vous promener avec votre extravagante philosophie; détachez-moi, ou
+j'appelle au secours.
+
+- Personne ne vous entendra.
+
+- Au secours! Au secours! cria Pikturno."
+
+Sa voix se perdait peu à peu dans la nuit.
+
+"Allons, décidez-vous, dit Dragomira en braquant sur lui son revolver.
+
+- Je ne veux pas, je ne veux pas mourir! disait le malheureux en
+gémissant et en cherchant à briser les cordes qui le retenaient.
+
+- Confessez-vous.
+
+- Je ne veux pas.
+
+- Priez.
+
+- Non, non!
+
+- Alors, je vous sacrifie au nom de Dieu Père, Fils et
+Saint-Esprit. Amen."
+
+Dragomira visa et fit feu. La belle se logea dans le bras droit. Le
+sang se mit à couler lentement sur la neige.
+
+"Repentez-vous de vos péchés, il est encore temps.
+
+- Au secours! au secours!"
+
+La deuxième balle entra dans l'épaule gauche, Pikturno essaya de se
+mettre à genoux.
+
+"Grâce! disait-il en gémissant, pitié!
+
+- C'est en Dieu qu'est la pitié," reprit Dragomira tranquillement.
+
+Et elle continua à tirer sur Pikturno avec autant de sang-froid que si
+elle eût visé un but. Un troisième coup le frappa à la cuisse; un
+quatrième au ventre; la dernière balle lui entra dans la poitrine.
+
+"Achevez-moi, disait-il d'une voix suppliante, tuez-moi.
+
+- Priez."
+
+Le malheureux fit une courte prière. Il y eut un éclair suivi d'une
+détonation, sa tête s'inclina sur sa poitrine, il était mort.
+
+Dschika appuya son oreille contre le coeur de Pikturno. "Il ne vit
+plus", murmura-t-elle. Puis elle introduisit un doigt dans sa bouche
+et poussa un sifflement aigu pour rappeler les hommes. Pendant qu'ils
+creusaient une fosse sous le sapin, Dragomira sauta sur son cheval et
+reprit la route de Kiew.
+
+Elle dormit le lendemain jusqu'à midi, et elle était assise devant sa
+table de toilette, occupée à se coiffer, lorsque le commissaire de
+police Bedrosseff, qu'il fut impossible d'arrêter, se précipita dans
+la chambre.
+
+"Savez-vous, s'écria-t-il, l'aventure mystérieuse qui tient toute la
+ville en agitation?
+
+- Non.
+
+- Un jeune gentilhomme, Pikturno, a disparu depuis hier, il a été
+probablement assassiné. Il doit avoir eu une intrigue avec la juive
+du cabaret Rouge; aussi ai-je fait faire une visite domiciliaire
+chez cette femme; malheureusement elle n'a donné aucun résultat.
+
+- Naturellement.
+
+- Comment? savez-vous quelque chose?
+
+- Ne vous disais-je pas que vous devriez me prendre pour agent?
+
+- Avez-vous découvert quelque chose qui puisse nous mettre sur la
+piste?
+
+- Je vous donnerai seulement le conseil, cher monsieur Bedrosseff, de
+ne pas chercher cette piste, car il y a de hauts et puissants
+personnages mêlés à l'affaire.
+
+- Vraiment?
+
+- Il s'agit d'un duel à l'américaine.
+
+- Avec qui?
+
+- On prétend que c'est avec le comte Soltyk. Pikturno a tiré au sort
+la balle noire, et il est parti pour l'étranger afin de se brûler la
+cervelle.
+
+- Dans ce cas, ce qu'il y a de mieux, c'est de ne pas pousser
+l'affaire plus loin."
+
+
+XVII
+
+UN BEAU REVE
+
+Rien ne fait la joie de l'enfer comme de séparer les coeurs.
+AUFFENBERG.
+
+
+Anitta était à son piano et jouait un nocturne de Chopin, lorsque
+Henryka passa d'abord la tête à travers la portière et entra ensuite
+rapidement. Anitta interrompit son morceau et sauta au cou de son
+amie. Elles s'embrassèrent et se tinrent tendrement enlacées.
+
+"Est-ce vrai? demanda Henryka, peut-on t'adresser des souhaits de
+bonheur?
+
+- A moi? et pourquoi?
+
+- Pour tes fiançailles.
+
+- Avec qui?" Anitta avait un peu rougi.
+
+"Pourquoi t'en défendre? toute la ville en parle, tout le monde
+t'envie.
+
+- Mais, Henryka, je ne sais pas ce que tu veux dire.
+
+- Oh!... tu vas devenir comtesse Soltyk. Ce n'est plus un secret.
+
+- Ah! grand Dieu!... Cela ne peut cependant pas se faire sans mon
+consentement, dit Anitta d'un ton sérieux, je ne suis pas une poupée
+qu'on donne sans plus de cérémonies.
+
+- On raconte pourtant que Soltyk t'aurait demandée en mariage.
+
+- Le ciel m'en préserve!
+
+- Anitta, tu n'es pas raisonnable; c'est le plus beau des hommes et le
+plus riche des magnats.
+
+- C'est possible, mais je ne l'aime pas, et je ne l'aimerai jamais.
+
+- Quelles idées surannées, ma chérie! continua Henryka. Est-ce
+qu'aujourd'hui l'on consulte son coeur en pareille matière? On
+examine quel effet l'on fera; on se demande si le mari nous
+procurera une grande situation dans la société; s'il est en position
+de nous entourer de luxe, de satisfaire nos goûts de toilette, de
+contenter nos fantaisies. Pour le reste, les choses suivent
+tranquillement leur chemin. Une grande dame ne s'ennuiera jamais;
+et, si elle est jeune et jolie comme toi, elle peut rassembler toute
+une cour autour d'elle."
+
+Anitta considérait son amie, en passant d'un étonnement à un autre.
+
+"Henryka, lui dit-elle, je ne te reconnais plus. Qu'as-tu fait de ton
+idéal, de ton enthousiasme?
+
+- Oh! c'est bon quand il s'agit d'art et d'amour, mais pas de mariage.
+
+- Le mariage me semble justement quelque chose de si sérieux, de si
+saint!...
+
+- Ne va donc pas faire rire de toi, interrompit Henryka, applique un
+peu ton oreille à la porte, quand des femmes mariées sont ensemble
+et parlent franchement; c'est alors que tu entendras des choses, ah!
+des choses!...
+
+- C'est possible, dit Anitta presque tristement; je veux bien paraître
+ridicule et démodée, mais je veux agir et vivre d'après mes
+sentiments."
+
+Pendant que les deux jeunes filles s'entretenaient dans le salon, le
+jésuite était entré avec un fin et significatif sourire dans le
+boudoir de Mme Oginska, qui lui tendit cordialement les deux mains.
+
+"Quelles nouvelles apportez-vous, mon révérend père, dit-elle, vous
+semblez tout heureux?
+
+- Je le suis en effet, répondit le P. Glinski, le voeu le plus cher de
+mon coeur va s'accomplir: le comte s'est décidé à se marier.
+
+- En vérité? Et sur qui son choix est-il tombé?
+
+- Vous me le demandez? Sur notre enfant bien-aimée, sur notre Anitta.
+
+- C'est un grand honneur pour nous.
+
+- Je les regarde tous les deux comme mes enfants, continua le jésuite,
+le comte et votre fille, et cette union était depuis des années ma
+pensée de prédilection. Anitta est simple, bonne; elle le conduira,
+sans qu'il s'en aperçoive; elle dirigera son énergie sauvage dans
+des voies où il puisse travailler et où il travaillera au bonheur de
+l'humanité et surtout de sa patrie.
+
+- Espérons-le.
+
+- Le comte viendra aujourd'hui pour vous demander la main de votre
+fille. Soyez prudente. Anitta a sa tête à elle; son opiniâtreté
+pourrait tout gâter au dernier moment. Le comte n'a pas besoin de se
+douter que je suis venu ici et que j'ai annoncé sa visite.
+
+- Certes non; mais Anitta, vous croyez vraiment que?...
+
+- Dans notre jeune fille il y a plus de choses cachées que nous n'en
+imaginons à nous tous. J'en ai le pressentiment, dit la Père, faites
+bien attention; nous pourrions être pris au dépourvu.
+
+- Elle se soumettra, répondit Mme Oginska, même si elle n'aime pas
+Soltyk. Mais pourquoi ne l'aimerait-elle pas?
+
+- Parce qu'elle en aime probablement un autre.
+
+- Non, c'est impossible.
+
+- Plaise à Dieu que je me trompe!
+
+- Vous ne voulez cependant pas dire, père Glinski, que mon Anitta
+pourrait favoriser le jeune officier, le fils de ma chère amie
+Jadewska?
+
+- Pourquoi pas?
+
+- En mettant les choses au pis, ce ne serait qu'une fantaisie de jeune
+fille, sans conséquence. Je connais cela; mais le monde est le
+monde, et aucune jeune fille n'a encore épousé son idéal.
+
+- Espérons le mieux, noble amie, mais attendons-nous toujours au pire;
+c'est la vraie, la seule philosophie. N'oubliez jamais que
+l'extraordinaire est beaucoup plus habituel que le naturel et le
+régulier, car c'est justement ce dernier qui est le vrai idéal.
+
+- Dois-je prévenir Anitta? demanda Mme Oginska après une petite pause.
+
+- Non; à quoi pensez-vous?
+
+- Ne sera-ce pas pire, si la jeune enfant apprend à l'improviste
+qu'elle est fiancée?
+
+- Qui songe à cela? Remettez-vous-en pour tout au comte; il a une
+certaine expérience en ces matières, et, croyez-moi, s'il n'obtient
+pas Anitta lui-même, nous réussirons encore moins."
+
+Le P. Glinski baisa avec un doucereux sourire la main de Mme Oginska
+et partit silencieusement et mystérieusement comme il était venu. Une
+fois dehors, il se glissa le long des maisons pour ne pas être aperçu
+d'Anitta, et ne se sentit en sûreté qu'après avoir tourné dans une rue
+voisine et populeuse, où il se perdit dans la foule.
+
+A midi sonnant, l'équipage du comte Soltyk s'arrêtait devant le palais
+des Oginski. Après avoir déposé sa précieuse pelisse de zibeline dans
+l'antichambre, le comte, en toilette parisienne des plus élégantes,
+entra dans le salon, où M. Oginski vint à sa rencontre. Quelques
+instants plus tard, Mme Oginska arrivait avec un grand froufrou de
+jupes. On s'assit, on échangea quelques formules de politesse; puis il
+y eut un moment de silence pénible dans le magnifique salon, tout
+rempli d'un parfum distingué. On n'entendait que le tic-tac monotone
+de l'antique horloge enfermée dans son énorme gaine de bois et la
+chanson des flammes qui dansaient dans la cheminée à l'italienne.
+
+"Je suis venu vous voir aujourd'hui pour une affaire sérieuse et
+importante, dit enfin le comte, sérieuse surtout pour moi, puisque le
+bonheur de ma vie est en jeu. J'aime votre fille et je viens vous
+demander sa main.
+
+- Je sens tout l'honneur que vous me faites, répondit Oginski en
+s'inclinant, une alliance entre nos deux familles dépasse mes
+espérances les plus ambitieuses, et je ne pouvais pas m'attendre...
+
+- Pardonnez-moi, M. Oginski, l'honneur est tout pour moi.
+
+- Je vous en prie... mon cher, mon bien cher comte, je suis vraiment
+confus...
+
+- A quoi bon tant de paroles? dit Mme Oginska en interrompant son
+mari, il suffit, nous sommes heureux de vous donner notre Anitta."
+
+Soltyk s'inclina respectueusement, prit la main de Mme Oginska et la
+baisa.
+
+"Mais où en êtes-vous avec notre fille? reprit Oginski, je pense que
+vous vous êtes quelque peu entendus?
+
+- Au contraire, répondit le comte, je n'ai encore fait aucune espèce
+d'aveu à Mlle Anitta, et je désire que pour le moment, la chose
+reste entre nous.
+
+- Ce sera comme vous le désirez.
+
+- J'ai votre consentement; tout le reste ira de soi-même; accordez-moi
+seulement la permission de me rapprocher de Mlle Anitta.
+
+- C'est trop juste, dit Mme Oginska, il vous faut avoir l'occasion de
+vous déclarer; remettez-vous-en à moi pour cela, monsieur le
+comte. Je suis heureuse de voir que vous voulez conquérir vous-même
+le coeur de ma fille; elle est un peu entêtée, et elle aimera mieux
+résister que se soumettre à notre volonté.
+
+- N'ayez pas d'inquiétude, dit Soltyk en souriant, je ne montrerai que
+l'ardent adorateur et je cacherai avec soin le prétendant favorisé
+par les parents. Cela me sera facile, car j'aime Anitta avec une
+passion dont vous ne me croyez peut-être pas du tout capable.
+
+- Oh! par exemple! Pourquoi pas? dit Mme Oginska.
+
+- On me juge souvent bien à faux.
+
+- Des envieux, mon cher comte! Qui en aurait, sinon vous, que toutes
+les femmes adorent, que la nature a comblé de ses dons?
+
+- Je vous en prie...
+
+- Mais moi, j'ai toujours pris votre défense.
+
+- Vous êtes trop bonne!"
+
+La portière s'agita avec un léger bruit; Anitta apparut et disparut
+immédiatement.
+
+"C'était elle, la petite friponne, murmura Mme Oginska.
+
+- Je vous le demande encore une fois; que Mlle Anitta ne se doute pas
+de notre intelligence, dit Soltyk en prenant son chapeau
+
+- Elle n'en saura rien; nous sommes tout à fait de votre avis."
+
+Sur l'escalier, le comte rencontra Zésim. Il lui adressa un regard
+bref et hostile que le jeune officier soutint fièrement. Pendant qu'il
+suspendait son manteau dans l'antichambre, Anitta arriva en toute
+hâte.
+
+"Je crois que vous venez trop tard, lui dit-elle tout bas; si je ne me
+trompe pas complètement, Soltyk vient de demander ma main."
+
+Zésim haussa les épaules avec toute la présomption de la jeunesse.
+
+"Il ne nous est pas permis de nous laisser intimider, Anitta, dit-il;
+moi je ne faiblirai jamais, par conséquent tout est en votre main. Du
+moment que vous opposez votre volonté à celle de vos parents, nous
+n'avons rien à craindre. Soltyk, tel que je le connais, est trop
+orgueilleux pour essayer de vous obtenir, s'il sait que votre coeur
+appartient à un autre, et non à lui.
+
+- Je ne sais pas, répondit Anitta, je ne pressens rien de bon, mais
+vous pouvez compter sur moi; quelles que soient les circonstances,
+je resterai courageuse et inébranlable."
+
+Ils se serrèrent les mains, puis elle disparut aussi rapidement
+qu'elle était venue; et Zésim entra dans le salon, où il fut reçu par
+Mme Oginska.
+
+"Vous étiez et vous êtes encore une fidèle amie de ma mère, dit-il
+tout d'abord, et vous m'avez donné bien des preuves de bonté;
+cependant le courage me manque presque pour vous exposer ce que j'ai
+dans le coeur."
+
+Mme Oginska commença à devenir nerveuse.
+
+"Parlez, M. Jadewski, s'il dépend de moi de..."
+
+Ce qu'elle eût désiré par dessus tout, c'eût été de s'échapper
+immédiatement du salon.
+
+"J'aime Anitta, et elle répond à mes sentiments.
+
+- En vérité? La chère enfant! Mais vous ne pensez pas à prendre au
+sérieux ce petit... arrangement?
+
+- Si, madame, car je suis venu pour vous demander à vous et monsieur
+votre mari la main de votre fille.
+
+- Mais... mon cher Zésim (Mme Oginska commençait à rire nerveusement),
+on ne peut cependant pas marier ensemble deux enfants. Votre demande
+me fait plaisir, car elle me prouve que vous n'êtes pas un de ces
+jeunes viveurs qui ont des amourettes derrière le dos des parents,
+et que vous agissez en cela comme un homme honnête et loyal. Mais
+abandonnez cette idée. Qu'est-ce que ces beaux sentiments
+romantiques? Nous avons tous passé par là... Un beau rêve, rien de
+plus. Pour le mariage, il faut tout autre chose. D'ailleurs, Anitta
+est déjà fiancée.
+
+- Fiancée? sans qu'elle le sache?
+
+- C'est-à-dire que c'est comme si elle l'était, reprit Mme Oginska
+quelque peu troublée; le comte Soltyk nous l'a demandée et nous
+avons donné notre consentement. Anitta regimbera peut-être un peu
+d'abord, mais elle finira bien par dire oui. C'est un très brillant
+mariage.
+
+- Et le coeur? Et le bonheur de votre fille?
+
+- Elle sera heureuse.
+
+- Non, elle ne le sera pas, reprit Zésim avec énergie; mais
+pardonnez-moi, je n'ai pas besoin de m'animer, Anitta ne consentira
+jamais à cette alliance.
+
+- Nous verrons, dit Mme Oginska froidement, mais dans aucun cas nous
+ne prêterons les mains à un mariage qui ne serait qu'une comédie
+avec un dénouement tragique; et nous comptons bien - je parle à
+l'officier, à l'homme d'honneur - que vous cesserez de rechercher
+Anitta. Puis-je espérer qu'à l'avenir - il m'est bien pénible de
+vous dire cela - vous vous abstiendrez de venir chez nous?
+
+- A cet égard, vous n'avez qu'à commander, répondit Zésim en se
+levant, mais je ne renoncerai jamais à Anitta."
+
+Il s'inclina et sortit, nullement découragé, mais plein d'amertume.
+
+Anitta l'attendait sur l'escalier.
+
+"Vite! dit-elle tout émue, on vous a repoussé?
+
+- Oui.
+
+- Mes parents veulent me marier à Soltyk?
+
+- Oui, et l'on compte sur votre condescendance.
+
+- Bien, on compte à tort, s'écria Anitta en relevant sa petite tête
+d'un air de défi; on peut nous séparer pour le moment, mais jamais
+on ne pourra me forcer à appartenir à un autre. Ayez confiance en
+moi, Zésim, comme j'ai confiance en vous. Ne vous laissez pas
+troubler par rien; on répandra toutes sortes de bruits, on tramera
+des intrigues, ne vous en occupez pas; tant que vous croirez en moi,
+il n'y aura rien de perdu.
+
+- Aurez-vous assez de force, Anitta?..."
+
+Elle sourit.
+
+"On ne me connaît pas encore; attendez seulement un peu... Je suis plus
+forte que vous ne le croyez tous.
+
+- Mais je ne dois plus mettre les pieds dans votre maison.
+
+- Nous nous verrons et nous nous parlerons tout de même.
+
+- Où?
+
+- Quant à cela, c'est mon affaire; pour le moment restez calme; je
+vous donnerai des nouvelles le plus tôt possible."
+
+Zésim la regarda longtemps en silence.
+
+"Qu'avez-vous? demanda-t-elle un peu surprise.
+
+- Pourrez-vous résister à toutes les séductions du luxe et de la
+splendeur?
+
+- Quelle pauvre opinion vous avez de moi! répondit Anitta, avec la
+sainte et candide conviction de l'enfant, qu'est-ce que le monde
+tout entier pour moi sans vous? Non, Zésim, je ne me laisserai ni
+aveugler, ni séduire, simplement parce que je vous aime.
+
+- Vous m'aimez donc réellement?"
+
+Pour réponse, Anitta se mit à rire, pas fort, tout bas et tout
+doucement; mais ce rire était comme une charmante promesse qui valait
+tous les serments de la terre. Puis elle prit vaillamment la tête du
+grand et bel officier et l'embrassa.
+
+
+XVIII
+
+LES ROSES SE FANENT
+
+Ravir le bonheur est facile, le rendre est difficile. HERCER.
+
+
+Deux jours se passèrent sans qu'Anitta donnât signe de vie à Zésim. le
+deuxième soir, enveloppé dans son manteau, le jeune officier vint dans
+la rue où était la palais Oginski et regarda les fenêtres
+d'Anitta. Aucune lumière. Peut-être était-elle à l'Opéra. Une voiture
+de louage passait. Il siffle le cocher, monta te se fit conduire au
+théâtre.
+
+"Où en est-on? demanda-t-il à un des buralistes.
+
+- Le convive de pierre vient d'entrer en scène."
+
+On jouait Don Juan.
+
+Zésim se promena de long en large dans le vestibule de l'escalier et
+attendit la bien-aimée. Il s'écoula encore quelques minutes qui lui
+parurent bien pénibles; puis des applaudissements éclatèrent, et en
+même temps les portes s'ouvrirent. Le public sortit en foule. Sur
+toutes les marches descendaient lentement des dames élégantes avec
+leurs cavaliers. De toutes parts ce n'étaient que causeries et rires.
+
+Enfin il aperçut Anitta. Elle marchait en avant avec le comte. Ses
+parents suivaient. Zésim se dissimula derrière un pilier, de façon à
+ne pas être vu de la jeune fille, et observa ses mouvements et sa
+physionomie avec une attention douloureuse. Il pouvait être
+satisfait. Anitta si vive, si gaie d'habitude, avait l'air d'une
+statue; rien ne remuait en elle; sur son visage se lisait une froide
+indifférence, pendant que le comte se donnait toutes les peines du
+monde pour lui arracher un sourire et la dévorait de son regard de
+flamme. Zésim vit aussi Soltyk aider la mère à monter en voiture, et
+la fille refuser son aide. Il respira, et, tranquillisé, entra dans le
+café le plus proche pour parcourir les journaux du soir; puis il
+reprit le chemin de sa maison.
+
+Le lendemain au retour de l'exercice, il trouva une lettre d'Anitta
+que Tarass avait apportée pendant son absence. Il la baisa, ouvrir
+l'enveloppe et lut ce qui suit:
+
+"Venez ce soir pour la bénédiction à l'église catholique, et
+attendez-moi à gauche de la grande porte, près du premier
+confessionnal. Votre fidèle Anitta."
+
+Quand Zésim vint le soir à l'église, on commençait à allumer les
+cierges à l'autel. Il se posta près de la chaire derrière une
+colonne. De là, il pouvait embrasser d'un coup d'oeil toute
+l'église. Dans sa situation présente, c'était déjà pour lui un bonheur
+indicible que de voir, même de loin, la bien-aimée. Un instant avant
+que le prêtre sortît de la sacristie, elle apparut accompagnée de
+Tarass. Elle s'avança d'un pas lent et modeste à travers les rangées
+de fidèles jusqu'au premier banc, où elle s'assit. Après avoir posé
+devant elle son livre de prières, elle leva instinctivement les yeux
+et aperçut Zésim. Il la salua d'une légère inclinaison de la tête et
+elle lui répondit par un sourire plein de bonté et de tendresse.
+
+Le service divin commença. Les fidèles agenouillés chantaient,
+accompagnés par l'orgue, ce chant admirable de la bénédiction qui,
+comme une révélation consolante, pénètre dans les coeurs tourmentés et
+endoloris des hommes. La voix d'Anitta s'élevait au dessus des autres,
+comme le chant de l'alouette s'élève au dessus des bruits de la
+campagne au printemps. Ses yeux attachés à la voûte semblaient
+apercevoir les étoiles éternelles, et, dans un sentiment de naïve
+reconnaissance, chercher Dieu qui a créé le monde, le printemps, la
+jeunesse et l'amour. Jamais Zésim n'avait été si pieux. La bien-aimée,
+telle un ange, emportait la prière du jeune homme avec la sienne
+jusqu'au ciel.
+
+Quand les chants et l'orgue eurent cessé et que le prêtre eut quitté
+l'autel, la foule sortit lentement de la maison de Dieu. Zésim suivit
+le flot et arriva heureusement au confessionnal où il devait attendre
+Anitta. Elle restait toujours agenouillée et plongée dans la
+prière. Ce ne fut que quand le sacristain en robe rouge et en blanc
+surplis vint éteindre les cierges qu'elle se leva, fit un signe de
+croix et se dirigea, sans se presser, vers l'endroit où elle espérait
+trouver le bien-aimé.
+
+Zésim fit deux pas à sa rencontre; ils se serrèrent les mains et se
+regardèrent; puis il releva la manche de la jeune fille et lui baisa
+le bras.
+
+"J'ai bien des choses à vous dire, commença-t-elle.
+
+- Avant tout, je dois vous demander pardon, dit Zésim, pour avoir
+douté de vous un instant.
+
+- Et aujourd'hui, pensez-vous autrement?
+
+- Oui, je vous ai vue hier au théâtre, avec Soltyk."
+
+Anita rougit.
+
+"Zésim, cela ne me plaît pas, dit-elle, vous me surveillez...
+pourquoi?... Vous me connaissez donc bien peu?
+
+- Oh! ce n'était pas de la défiance, c'était le désir ardent de vous
+voir.
+
+- C'est possible, mais cela me fait de la peine. Vous ne le referez
+plus, n'est-ce pas? Vous me le promettez.
+
+- Je vous en donne ma parole."
+
+Elle le fit asseoir auprès d'elle, sur le dernier banc de
+l'église. Sous la haute voûte régnait maintenant une obscurité
+mystérieuse. Seule, une petite lampe rouge était allumée dans une nef
+latérale, aux pieds de la Mère des douleurs.
+
+"Zésim, dit-elle à voix basse, en lui tenant les mains, j'ai beaucoup
+souffert ces jours-ci. Jamais je n'en aimerai un autre: jamais je n'en
+suivrai un autre à l'autel; mais je n'ai aucune espérance de vous
+appartenir un jour. On ne me forcera pas à devenir la femme du comte
+Soltyk, mais on me menace de me déshériter et de me maudire, si je
+deviens la vôtre. Voilà, mon bien-aimé, ce qui me tourmente et
+m'afflige. Je donnerais toutes les richesses de cette terre pour vous;
+mais, avec la malédiction de mes parents, je ne pourrais jamais être
+heureuse, même auprès de vous.
+
+- Anitta, ne vous laissez pas intimider par des menaces qu'on ne
+mettra jamais à exécution, répondit Zésim tout ému; nous ne vivons
+plus à l'époque de ces Starostes tout puissants qui enfermaient
+entre quatre murs leurs femmes infidèles et emprisonnaient dans un
+couvent leurs filles désobéissantes. Aujourd'hui, ces choses-là ne
+se voient plus qu'au théâtre. On ne maudit pas sa fille unique parce
+qu'elle suit le penchant de son coeur.
+
+- Vous ne connaissez pas mes parents; ils sont bien plus de l'ancien
+temps que vous ne croyez.
+
+- Je vois qu'on vous a découragée.
+
+- Non, mon bien-aimé, certainement non. Que dois-je faire?
+Conseillez-moi. Je suis prête à tout ce qui ne sera pas contre mon
+honneur."
+
+Zésim la regarda longuement.
+
+"Alors?
+
+- Il n'y a qu'un moyen.
+
+- Lequel?
+
+- C'est un moyen très décisif.
+
+- Dites-le donc. Suis-je une enfant?
+
+- Fuyez avec moi.
+
+- C'est impossible, Zésim, à quoi pensez-vous?
+
+- Je ne vois pas d'autres moyens de salut que la fuite et un mariage
+secret.
+
+- Oh! Zésim! A quoi me servira la bénédiction du prêtre, si la
+malédiction de mes parents pèse sur moi?
+
+- Ce ne sont que des mots, Anitta; on connaît votre caractère d'enfant
+et l'on cherche à vous effrayer.
+
+- Non, Zésim, non, je ne puis pas, ne me condamnez pas. Je vous aime
+plus que tout; mais après vous, j'aime et je respecte mes
+parents. Je ne peux pas les affliger, non, je ne le peux pas.
+
+- Vous manquez de courage; tout ce qui est contre l'usage vous fait
+peur, répliqua Zésim. Pour l'amour de Dieu, fermez donc les yeux et
+abandonnez-vous à ma conduite.
+
+- Non, je ne peux pas être si égoïste!
+
+- Oh! justement, l'amour désintéressé et dévoué consiste à s'arracher
+à tout ce qui vous est cher pour suivre le bien-aimé!
+
+- Non, Zésim, c'est de l'égoïsme de ne songer qu'à son propre bonheur
+et de sacrifier celui des autres.
+
+- Anitta, vous ne voulez pas partir parce que vous ne m'aimez pas.
+
+- Zésim!
+
+- Ce n'est qu'un caprice pour vous, un beau rêve, comme disait votre
+mère; au premier obstacle sérieux, vous avez peur et vous reculez.
+
+- Si vous m'aimez réellement, répondit Anitta presque suppliante,
+prenez patience.
+
+- Je vous aime, s'écria Zésim en se levant, et je vous prouverai avec
+quelle ardeur je vous aime. Si vous pouvez supporter d'être séparée
+de moi, moi je ne puis survivre à votre perte et je n'y survivrai
+pas. Il vaut mieux en finir et se fermer volontairement les yeux que
+d'être condamné à voir comment les flammes s'éteignent et comment
+les roses se flétrissent.
+
+- Non! A quoi pensez-vous? murmura Anitta. Voulez-vous me punir de mon
+amour? Sera-ce la récompense de ma fidélité?
+
+- Je n'ai plus d'espoir, dit Zésim en soupirant; à quoi bon vivre?
+
+- Est-ce que je ne vous appartiens plus?
+
+- Non, vous appartenez à vos préjugés, Anitta, aux idées de nourrice
+et aux opinions de gouvernante qu'on vous a inoculées.
+
+- Quelles affreuses paroles me dites-vous là?
+
+- Dans ce monde barbare on ne marche pas sur des fleurs, répondit
+Zésim; nous sommes brutalement attaqués; il faut nous mettre en
+défense sans avoir d'égards pour rien ni pour personne: autrement
+nous périrons.
+
+- Mieux vaut périr, dit Anitta tristement, que de faire mal.
+
+- Bien, alors, mourez avec moi."
+
+Zésim attira la pauvre jeune fille sur son coeur palpitant et la
+regarda en face avec des yeux ardents de fièvre.
+
+"Pourquoi ne mourrais-je pas avec vous? répondit-elle d'une voix
+sérieuse et douce, si toute espérance était perdue? Mais tout peut
+encore tourner à bien.
+
+- Le courage vous manque même pour cela!"
+
+Zésim riait amèrement.
+
+"Je ne sais pas, murmura Anitta, vous êtes si étrange aujourd'hui. Je
+ne vous reconnais plus du tout.
+
+- Je suis étrange parce que j'ai pris au sérieux ce qui n'était qu'un
+jeu, n'est-ce pas?
+
+- Je ne me suis pas jouée de vous.
+
+- Certes non, répondit-il, vous croyez m'aimer, et en ce moment vous
+êtes encore décidée à me rester fidèle. Mais demain peut-être
+aurez-vous d'autres sentiments, et après-demain vous serez perdue
+pour moi. Puis-je demeurer calme quand on foule au pied mon idéal,
+quand on me ravit pour toujours la foi, l'espérance? Puis-je
+continuer à vivre sans amour, sans confiance, sans dieux? Non, j'ai
+horreur des nuages et des ténèbres, j'ai besoin d'un ciel pur et
+serein, et si on me l'obscurcit, j'aime mieux mourir. Une balle me
+donnera la liberté. Je ne suis pas fait pour être esclave. Une
+existence dans laquelle je traînerai éternellement les chaînes du
+doute me paraît sans valeur aucune.
+
+- Zésim... vous n'avez pas le droit de vous tuer!... s'écria Anitta en
+l'étreignant avec angoisse; si je suis si peu de chose pour vous,
+souvenez-vous au moins de votre mère. C'est le délire qui parle par
+votre bouche.
+
+- Je suis très calme, vous le voyez bien.
+
+- Donnez-moi votre parole d'honneur que vous ne vous tuerez pas, dit
+Anitta suppliante.
+
+- Vous venez là comme un souverain qui me fait grâce de la peine de
+mort et qui m'accorde la faveur des travaux forcés à
+perpétuité. Est-ce la pitié?
+
+- Non, ce n'est pas de la pitié, dit Anitta; je vous aime te je veux
+sauver votre vie pour moi, car elle m'appartient. - Elle le serra
+dans ses bras et lui donna un baiser. - Ah! je voudrais seulement
+gagner du temps! Mon coeur me dit qu'un amour fidèle doit
+triompher. Nous serons encore heureux, Zésim, si vous voulez avoir
+confiance en moi."
+
+Zésim secoua la tête.
+
+"Avant tout, votre parole d'honneur!
+
+- Voici ma main.
+
+- Vous ne vous tuerez pas!
+
+- Non!"
+
+Il sourit amèrement.
+
+"Et vous croirez en moi?
+
+- Oui, en vous; mais je me défie du temps. C'est une puissance
+redoutable qui détruit tout. Vous ne la connaissez pas encore. Elle
+tue d'une manière lente mais irrésistible les sentiments, les
+désirs, les projets, les passions, les souvenirs en les
+pétrifiant. Voir devenir indifférent un être que l'on aime est bien
+plus douloureux que d'être trahi par lui dans l'enivrement du
+bonheur. Je n'espère plus rien; aussi je vous rends votre liberté.
+
+- Vous ne m'aimez plus, dit Anitta en se levant brusquement, voilà la
+vérité!
+
+- Je vous aime d'un amour indicible, répondit Zésim, mais je ne peux
+pas, je ne veux pas voir comment, par de petits et misérables
+moyens, on détournera peu à peu votre coeur de moi, sans que vous
+vous en aperceviez et le sachiez. Et le jour viendra où vous-même
+vous trouverez de bon ton de sourire de cette folie de jeunesse.
+
+- Oh! combien vous me connaissez peu!
+
+- Prouvez-moi que je me trompe, continua Zésim; moi, je vous aimerai
+toujours. Montrez-vous forte; conservez-moi votre amour et votre
+fidélité. Qui vous en empêche, même sans vous enchaîner par des
+serments? Ce que je ne veux pas, c'est que vous me trahissiez; aussi
+ne doit-il y avoir entre nous aucun lien, ni promesse, ni foi
+jurée. Vous êtes libre, et je le suis. Nous n'avons plus aucune
+obligation l'un envers l'autre, et tout engagement cesse entre
+nous. Puis nous verrons que ce l'avenir apportera.
+
+- Ah! Zésim, vous êtes dur pour moi; je ne l'ai pas mérité."
+
+Elle retomba sur le banc, et couvrit son visage de ses mains. Des
+larmes brûlantes coulaient sur ses joues.
+
+"Je ne puis m'empêcher de penser ainsi; condamnez-moi, mais je ne puis
+m'en empêcher!" s'écria Zésim.
+
+Il lui serra la main et se leva avec effort pour partir.
+
+"Vous m'abandonnez? Vous pouvez m'abandonner?
+
+- Fuyez avec moi, Anitta.
+
+- Non, je ne le peux pas.
+
+- Alors, adieu!"
+
+Il s'éloigna rapidement, et elle resta dans l'église sombre, seule
+avec ses larmes et la souffrance de son jeune coeur.
+
+
+XIX
+
+DANS LE FILET
+
+Je place maintenant ma destinée entre tes mains. POUSCHKINE.
+
+
+Dragomira fut instruite par Sessawine de la catastrophe qui avait
+anéanti l'amour de Zésim dans son printemps. Il lui raconta l'histoire
+comme une nouveauté piquante dont parlait toute la ville et ne
+s'aperçut pas le moins du monde de l'effet que ses paroles
+produisaient sur la mystérieuse jeune fille.
+
+Cette belle créature, qui paraissait froide et qui savait si bien se
+dominer, perdit, pour quelques instants, tout empire sur
+elle-même. Elle poussa d'abord un léger cri, qu'il prit pour
+l'expression de son étonnement, tandis que dans ce cri vibraient toute
+la douleur et toute la révolte désespérée d'une âme à la torture; puis
+elle devint toute blanche; ses lèvres mêmes pâlirent, et la seconde
+d'après, cette pâleur de mort disparut sous une rougeur
+enflammée. Elle se leva brusquement et se mit à aller et venir, en
+proie à une vive émotion.
+
+"Racontez-moi donc, murmura-t-elle, racontez-moi tout ce que vous
+savez. Les parents l'ont éconduit, et elle... elle aussi?... et elle se
+marie avec le comte Soltyk? Avez-vous bien compris?
+
+- Oui, certainement," répondit Sessawine sans s'étonner le moins du
+monde des façons de Dragomira.
+
+Il y a des hommes qui ont des yeux pour ne point voir.
+
+"Elle a joué et badiné avec lui, voilà tout, et le pauvre lieutenant a
+cru que c'était sérieux.
+
+- Et elle pend le comte?
+
+- Pourquoi ne le prendrait-elle pas?"
+
+Dragomira s'était remise; elle avait reconquis son visage calme de
+tous les jours, ses couleurs délicates et son regard froid.
+
+"Qu'ai-je donc? se demanda-t-elle à elle-même en allant se rasseoir
+dans le coin du divan, pendant que Sessawine continuait son
+récit. C'est comme si j'avais la fièvre; mon coeur se serre
+convulsivement. Pourquoi tout cela? Parce que je sais Zésim
+malheureux? Non. Parce qu'il a pu se passer si vite de moi, parce
+qu'il a donné son coeur à une autre? Serais-je jalouse? Je l'aime
+donc?"
+
+Un frisson lui courut partout le corps à cette pensée. Cependant,
+lorsque Sessawine l'eut quittée, elle se mit son secrétaire, jeta
+quelques lignes sur le papier et les envoya à Zésim.
+
+Il arriva sur le champ. Chose curieuse, lorsqu'elle entendit le
+cliquetis de son épée, elle courut à son miroir et arrangea vite ses
+cheveux.
+
+On frappa; il entra le coeur serré et l'esprit troublé; elle vint au
+devant de lui et lui tendit les deux mains avec une gaieté et une
+cordialité qu'elle n'avait jamais eues jusqu'à présent.
+
+"Savez-vous qu'il y a bien longtemps que vous n'êtes venu? dit-elle.
+
+- En effet, je me sens coupable à votre égard.
+
+- Je voulais être fâchée contre vous, mais quand je vous ai vu entrer,
+tout a été pardonné et oublié.
+
+- Je vous remercie bien."
+
+Elle s'assit de nouveau sur le divan, et il prit un fauteuil près
+d'elle. Tous les deux se taisaient. Ils regardaient tristement et
+fixement dans le vide, et elle étudiait avec un intérêt douloureux son
+visage pâli et ridé par le chagrin.
+
+"Qu'avez-vous? dit-elle enfin, en lui posant une main sur
+l'épaule. Vous n'êtes plus joyeux de vivre comme vous l'étiez."
+
+Zésim la regarda sérieusement.
+
+"Vous avez raison, répondit-il d'une voix qui tremblait, la vie est
+vraiment une laide chose, et ce qu'il y a de mieux, c'est de mettre
+fin aussi vite que possible à cette triste bouffonnerie.
+
+- On vous a affligé?
+
+- Non, pas du tout.
+
+- On vous a affligé, offense, trahi; je sais tout."
+
+Zésim haussa les épaules en souriant amèrement.
+
+"Aimez-vous réellement cette jeune fille? continua Dragomira, je ne
+sais pas, mais elle me semble bornée, enfant et assez peu spirituelle,
+bref, insignifiante.
+
+- Pardonnez-moi si je ne vous réponds pas là-dessus.
+
+- Vous avez raison, et cela vous fait honneur de ne vouloir rien dire
+de défavorable au sujet d'une dame pour laquelle vous avez un
+sentiment; mais sa conduite à votre égard, sa conduite seule suffit
+pour le ma faire condamner."
+
+Zésim garda le silence.
+
+Dragomira le regarda et lui tendit la main.
+
+"Je vous comprends, Zésim, et je vous promets de ne plus vous dire un
+mot de cette affaire; mais ne vous abandonnez pas ainsi, arrachez
+courageusement le trait de votre blessure, et elle guérira, elle
+guérira plus vite que vous ne le pensez et ne l'espérez. Je veux
+essayer de vous consoler. Il y eut un temps où vous restiez volontiers
+près de moi.
+
+- Vous me confondez."
+
+Zésim saisit les mains de Dragomira et les baisa.
+
+"Nous recommencerons à être bons amis comme autrefois.
+
+- Que vous me rendez heureux, Dragomira! Vous ne vous doutez pas
+combien tous ces jours-ci j'ai aspiré après vous!
+
+- En vérité?"
+
+Elle se pencha vers lui, les joues rougissantes et les yeux brillants.
+
+"Sans cela, serais-je venu si vite?
+
+- Je vous crois, Zésim; aussi je veux vous voir maintenant plus
+souvent chez moi; je veux vous voir tous les jours, chaque
+soir. Viendrez-vous?
+
+- Si je puis, certainement. Vous me faites beaucoup de bien,
+Dragomira, avec votre regard affectueux, avec vos bonnes paroles. Il
+mes emble que je suis un esclave dont on brise les fers.
+
+- Oui, je veux vous rendre libre, s'écria la belle jeune fille, tout à
+fait libre."
+
+Zésim la considéra avec un certain étonnement.
+
+"Si vous le voulez, dit-il au bout d'un instant, vous réussirez; car
+je crois que vous pouvez tout ce que vous voulez sérieusement."
+
+Après le départ de Zésim, Dragomira resta ballottée par une tempête de
+pensées et de sentiments. Elle était étendue sur son divan, comme une
+Madeleine repentante, la tête dans ses mains, et elle méditait
+profondément. Elle était assez courageuse pour ne pas se mentir à
+elle-même. Ce secret dont elle ne s'était peut-être pas doutée jusqu'à
+ce jour, se dressait maintenant en pleine lumière devant son âme; et
+elle se l'avouait à elle-même tranquillement, et avec une amère et
+douloureuse abnégation.
+
+Elle aimait Zésim.
+
+Elle ne pouvait plus en douter; elle l'aimait, et cet amour n'était
+pas une passion ardente, un jeu riant et radieux, un enthousiasme de
+l'imagination; cet amour l'avait envahie silencieusement et
+irrésistiblement; il ne faisait plus qu'un avec elle; elle était dans
+chaque goutte de son sang, dans chaque frémissement de ses nerfs, dans
+chacun des sombres et mystérieux replis de son âme; cet amour, dans
+cette étrange jeune fille, n'était ni une aspiration, ni un désir,
+mais une fatalité plus forte qu'elle-même, plus forte que sa volonté
+de fer qui pourtant ne fléchissait devant rien. Elle l'aimait;
+pourquoi se défendait-elle contre cet amour? Pourquoi avait-elle
+autrefois tenu Zésim loin d'elle, lorsque son propre coeur à elle,
+débordant de tendresse, palpitait de joie et d'espérance? Pourquoi?
+Pourquoi maintenant se sentait-elle frissonner à la pensée de l'aimer
+et d'être aimée de lui?
+
+Parce que cet amour pouvait être aussi pour lui une fatalité; parce
+que, comme ces fiancées mises au tombeau avant le jour du mariage, qui
+viennent à minuit danser des rondes fantastiques, elle devait donner
+la mort dans un baiser.
+
+Elle se sentait de la pitié pour lui. En avait-elle le droit? Non,
+certes non. Ou elle croyait à l'enseignement de ses prêtres, ou elle
+n'y croyait pas. Si elle y croyait, c'était son devoir de sauver l'âme
+de Zésim, même quand il lui eût été indifférent, à plus forte raison,
+puisqu'elle l'aimait. Etait-ce de l'amour que de laisser son âme se
+perdre, que de mettre en danger son bonheur éternel pour quelques
+vaines et folles joies terrestres? Mais pouvait-elle l'aimer?
+
+Oui, elle le pouvait. Il ne lui était pas défendu de donner à un homme
+son coeur et sa main. La vie en elle-même est un péché qui ne peut
+s'expier que dans les tourments. Que cette vie s'écoule dans un désert
+ou dans un harem, elle n'en est pas moins un malheur et l'expiation
+reste la même. Elle l'aimerait et se réjouirait d'être aimée; elle
+irait avec lui devant l'autel; elle deviendrait sa femme et puis... elle
+apaiserait Dieu avec lui par un sacrifice aussi sanglant et aussi
+saint que ceux d'Abraham et de Jephté.
+
+Le lendemain matin, Zésim envoya à Dragomira un bouquet de camélias
+blanc et de violettes. Elle fut heureuse de ce présent, comme un
+enfant, porta le bouquet à ses lèvres à plusieurs reprises et le plaça
+elle-même dan un vase.
+
+Zésim était dans un état d'esprit qui le surprenait lui-même et
+l'effrayait. Il aimait Anitta, il était désolé de la perdre, et en
+même temps il sentait que Dragomira l'enveloppait d'un filet magique
+et l'attirait à elle avec une force irrésistible.
+
+Nous ne sommes jamais plus disposés à tomber dans un piège enchanté
+que quand nous aimons, et que nous sommes séparés de l'objet de notre
+amour. Tel se trouvait Zésim au milieu du vertige du monde, seul avec
+ses sentiments, ses rêves, ses ardents désirs, ses brûlantes
+aspirations. L'être charmant à qui il aurait voulu confier les plus
+secrètes et les meilleurs émotions de son âme lui semblait disparu
+pour toujours; personne n'était là pour entendre ses serments, ses
+paroles passionnées; personne, pour partager sa douleur; personne,
+pour dissiper ses doutes.
+
+C'est en ce moment que du nuage qui l'enveloppait il voyait sortir de
+nouveau la belle et sévère figure de sa compagne d'adolescence, et il
+se laissait aller, presque sans en avoir conscience, avec une nouvelle
+ardeur, un nouvel enthousiasme, à cette séduisante et trompeuse
+impression.
+
+Il n'y a donc pas lieu de s'étonner s'il vint le soir beaucoup plus
+tôt qu'on ne l'attendait, ce qui l'obligea de se contenter pendant
+quelques moments de la société de Cirilla, qui jouait avec beaucoup
+d'habileté son rôle de bonne et brave tante. Dragomira était encore à
+sa toilette, elle qui d'habitude dédaignait toute espèce de parure et
+affectait un mise d'une simplicité et d'une humilité
+monastiques. Lorsqu'enfin elle entra un froid et fier sourire sur les
+lèvres, Zésim se demanda ce qui lui était arrivé. Il lui semblait
+qu'il n'avait jamais encore vu Dragomira et qu'il l'apercevait pour la
+première fois, tellement elle lui apparaissait changée. La religieuse,
+la pénitente était devenue une dame du monde, richement et
+coquettement habillée comme si elle partait pour faire des
+conquêtes. D'un seul coup d'oeil il lui découvrit cent nouveaux
+attraits. Elle lui paraissait plus grande, d'une taille plus pleine et
+plus majestueuse avec la longue robe de soie traînante et la kazabaïka
+de velours rouge garnie de zibeline, qui, pour la première fois,
+faisait ressortir aux yeux émerveillés du jeune homme ce beau cou et
+ces épaules de marbre. Combien était joli ce petit pied chaussé de
+pantoufles turques brodées d'or! Combien était splendide dans son
+abondance superbe cette chevelure blonde, retenue et non serrée par un
+ruban rouge, et pourtant un camélia blanc au milieu de ses flots d'or.
+
+Elle tendit la main à Zésim et le fit asseoir près de la
+cheminée. Cirilla allait et venait pour préparer le thé et laissait
+continuellement les deux jeunes gens seuls ensemble, sans avoir l'air
+d'y mettre aucune intention. Dragomira employait chacun de ces
+moments-là à envelopper Zésim de nouveaux lacs enchantés. Elle voyait
+l'effet qu'elle produisait sur lui et elle l'augmentait encore par ses
+paroles et ses regards. Elle voulait plaire, ravir, conquérir, et elle
+y réussissait complètement. C'était comme si elle avait été emportée
+avec Zésim vers l'Océan, sur une petite barque sans voile ni rames;
+mais aucun des deux ne demandait où ils étaient entraînés.
+
+On prit le thé; on se raconta gaiement et sans y attacher, du reste,
+aucune importance, les nouvelles de la ville; puis Cirilla sortit de
+la chambre.
+
+La tête de Zésim était remplie des idées les plus contradictoires et
+son coeur était agité par les sentiments les plus étranges. Il se mit à
+marcher à grands pas dans la chambre. La pâleur et la rougeur se
+succédaient sur ses joues, que les émotions et les chagrins des
+dernières semaines avaient profondément creusées.
+
+Enfin Dragomira se leva lentement. Elle vint se mettre devant lui, et,
+le regardant fixement de ses yeux bleus, lui posa ses mains sur les
+épaules;
+
+"Pauvre ami!" dit-elle doucement.
+
+Il baissa la tête et garda le silence.
+
+"Vous êtes malheureux, continua Dragomira, vous vous consumez dans le
+chagrin. Ah! si je pouvais faire quelque chose pour adoucir votre
+peine!
+
+- Vous pouvez tout faire, reprit-il les yeux toujours baissés, tout.
+
+- Faut-il parler à Anitta?
+
+- Non, pour l'amour de Dieu! non!"
+
+Il leva vers le froid et beau visage de la jeune fille ses yeux
+désespérés et humides de larmes.
+
+Que puis-je faire alors?"
+
+Il baissa de nouveau la tête; alors, Dragomira posa sa petite main sur
+son épaule et lui effleura le front de ses lèvres. Ce ne fut qu'un
+léger souffle qui alla d'elle à lui, mais il suffit pour déchaîner la
+passion que son coeur ne pouvait plus maîtriser.
+
+"Dragomira!" murmura-t-il. Et il l'attira à lui. Mais elle se dégagea
+rapidement de ses bras et recula d'un pas.
+
+"Non! s'écria-t-elle; non! non!"
+
+Mais bientôt, avec une décision soudaine, infernale, elle l'entoura
+elle-même de ses bras et lui donna un baiser.
+
+"Maintenant, partez! ordonna-t-elle en s'écartant de lui avec un
+mouvement de pudeur et de confusion virginales; partez!
+n'entendez-vous pas? Je le veux."
+
+Zésim demeura un moment immobile et étonné; puis il obéit, sortit
+rapidement de la chambre et descendit l'escalier. Quand il fut dans la
+rue, le bruit d'une fenêtre qui s'ouvrait se fit entendre, et
+Dragomira apparut, se penchant vers lui.
+
+"Bonne nuit! lui cria-t-il.
+
+- Au revoir!" répondit-elle, en lui jetant le camélia blanc qu'elle
+avait rapidement enlevé de ses cheveux.
+
+PASTORALE
+
+Le livre le plus merveilleux des livres est le livre de l'amour.
+GOETHE.
+
+
+Depuis des semaines, le comte Soltyk se trouvait dans un état
+absolument nouveau pour lui et qui surexcitait au plus haut point tous
+les instincts de sa nature. Un jour lui paraissait d'ailleurs s'enfuir
+comme une seconde, et les événements d'une année se renfermer dans les
+vingt-quatre heures d'une journée. Il lui semblait faire un de ces
+rêves où l'on s'égare dans une contrée qu'on n'a jamais vue, dans un
+édifice inconnu et mystérieux dont on sent la voûte peser sur sa tête;
+on cherche avec une indicible angoisse à sortir par des ouvertures qui
+deviennent de plus en plus étroites; on monte un escalier dont les
+marches sont de plus en plus hautes et raides, et une fois parvenu en
+haut, on se précipite dans les airs pour fendre l'espace sans ailes.
+
+Jamais, jusqu'à ce jour, il ne lui était arrivé de voir une femme le
+dédaigner ou lui résister: toutes semblaient attendre un signe de lui,
+avec un doux sourire, comme des odalisques; et peut-être était-ce pour
+cela qu'aucune n'avait réussi à le conquérir ou à l'enchaîner. Et,
+maintenant il avait rencontré une jeune fille qui ne s'occupait
+nullement de lui, dont la pensée le tourmentait et le bouleversait. Il
+allait et venait comme si les Furies l'eussent poursuivi; tel qu'une
+bête fauve traquée par les chiens, il sortait précipitamment de son
+palais pour se rendre au club, du club il allait au café, du café sur
+la promenade et de la promenade chez quelque brillante dame à la mode;
+enfin épuisé et mécontent, il finissait toujours par revenir à
+l'endroit qu'il ne pouvait fuir malgré tous ses efforts, c'est-à-dire
+à la porte du petit palais Oginski.
+
+Il était toujours occupé d'Anitta et rien que d'elle, tout en ne la
+voulant pas, tout en raillant et maudissant sa faiblesse. Plus d'une
+fois il jeta à terre le bouquet que le jardinier apportait pour elle
+et le foula aux pieds. Et c'est justement à cause de cela qu'Anitta
+recevait tous les jours les fleurs les plus magnifiques avec sa carte;
+à cause de cela que tous les jours elle le voyait passer en voiture ou
+à cheval devant ses fenêtres; à cause de cela qu'elle le rencontrait
+toujours sur son chemin. Dès qu'elle mettait le pied dans la rue, il
+était déjà là devant elle, apparaissant à l'improviste et semblant
+sortir de terre comme un être surnaturel. Faisait-elle une emplette?
+Il restait comme un laquais devant la porte du magasin, pour lui
+porter ses paquets. Allait-elle sur la promenade? Il était à son
+côté. Montait-elle en traîneau? Il galopait à côté d'elle. Au théâtre,
+il l'attendait au bas de l'escalier, la conduisait à sa loge, lui
+ôtait son manteau, et se contentait ensuite de la contempler de loin,
+jusqu'à ce que la représentation fût terminée. Alors, il apparaissait
+de nouveau pour l'aider à s'envelopper et à monter en voiture. Ces
+hommages se renouvelaient dans les concerts et les soirées. Ce qui
+n'empêchait pas le comte de faire chaque après-midi sa visite au
+palais Oginski.
+
+Tout le monde parlait de son choix, de sa passion et, en général, on
+enviait à Anitta cette brillante conquête. Elle seule ne se montrait
+nullement ravie; au contraire, quand elle était dans la compagnie de
+Soltyk, elle tenait sa tête baissée, et s'il lui arrivait de lever ses
+beaux yeux si expressifs, ce n'était certainement pas pour répondre
+aux regards enflammés du comte. Elle restait toujours polie,
+cérémonieuse, sérieuse et laconique.
+
+Toutes les représentations de ses parents, tous les discours les plus
+persuasifs de ses amies échouaient contre cette volonté silencieuse et
+simple, mais inébranlable. Les jours succédaient aux jours, les
+semaines aux semaines, et Soltyk n'avait pas avancé d'un pas.
+
+Le jésuite voyait cela avec inquiétude et déplaisir. Il connaissait
+Anitta depuis le berceau; il l'avait toujours traitée avec une sorte
+d'amour paternel; il croyait être sûr de ses inclinations, et, grâce à
+son caractère sacré, il se figurait posséder sur elle une autorité
+plus haute et plus efficace que ses parents eux-mêmes. Il résolut de
+faire valoir cette autorité au bon moment, et l'occasion s'en présenta
+plus tôt qu'il n'eût osé l'espérer.
+
+Le P. Glinski vint vers midi chez Oginski, et ne trouva à la maison
+qu'Anitta. Elle accourut à sa rencontre, le salua affectueusement, lui
+baisa la main; puis elle se remit à son métier, et reprit sa broderie
+interrompue. Le jésuite s'était placé derrière elle et regardait
+par-dessus son épaule la broderie à moitié faite.
+
+"Un travail symbolique, dit-il avec un fin sourire.
+
+- Comment cela? demanda Anitta sans changer de position.
+
+- Est-ce que ce ne sera pas une pantoufle?
+
+- Sans doute.
+
+- Eh bien! tu te familiarises déjà en imagination avec l'attribut à
+venir de ta puissance, mon enfant. Que mon cher comte sera heureux
+sous ce joug charmant!
+
+- Votre cher comte?..." murmura Anitta.
+
+Et elle se tourna vers le jésuite d'un air résolu:
+
+"...Je ne pense nullement à lui imposer mon joug.
+
+- Ah! oui, je connais ce jeu mêlé de réserve virginale et de
+coquetterie féminine; je le connais mieux que tu ne crois. C'est
+amusant... pour un temps... puis cela devient ennuyeux et insupportable.
+
+- Si je pouvais arriver à devenir insupportable au comte, répliqua
+Anitta avec un léger sourire, je me traînerais sur les genoux à
+Ezenstochau (1) [(1) Pèlerinage célèbre en Pologne.].
+
+- Ne plaisante pas.
+
+- C'est très sérieux.
+
+- As-tu toujours ce lieutenant dans la tête?
+
+- Dans le coeur, Père Glinski, certainement.
+
+- Folie!
+
+- C'est possible; mais voilà pourquoi je ne serai jamais la comtesse
+Soltyk."
+
+Le jésuite se rapprocha encore d'Anitta, lui prit les mains et la
+regarda affectueusement dans les yeux. Pour lui aussi c'était
+sérieux. Ce n'était pas un intrigant; il voulait le bonheur du comte
+et de la jeune fille; il les considérait et les aimait tous les deux
+comme ses enfants.
+
+"Anitta, dit-il, la vie n'est pas un amusement, mais une lutte
+terrible dans laquelle nous avons des devoirs sacrés à accomplir. Nous
+ne devons pas obéir à nos goûts et à nos désirs passagers, mais nous
+devons agir selon notre raison et notre conscience.
+
+- Eh bien! justement, ma raison et ma conscience m'ordonnent de
+choisir un mari que j'aime, car ce n'est qu'à ce mari-là que je
+pourrai faire les sacrifices que le mariage impose à une femme; ce
+n'est qu'avec lui que je pourrai remplir les devoirs que j'ai envers
+Dieu et envers les hommes."
+
+Le P. Glinski se trouva désarmé pour un instant, mais pour un instant
+seulement.
+
+"Soit, mon enfant, dit-il, mais est-ce que le comte Soltyk n'est pas
+digne de ton amour? Y a-t-il une jeune fille qui le regarde avec des
+yeux indifférents? Certes, c'est un conquérant; tous les coeurs battent
+plus fort quand il apparaît, et cet homme, que toutes voudraient
+enchaîner, est à tes pieds, et tu serais la première, la seule qui ne
+pourrait pas l'aimer? Non, je ne te crois pas, personne ne te
+croira. Ce sont là des imaginations d'enfant, c'est un caprice
+blâmable; blâmable parce qu'il chagrine tes parents, aussi bien que
+moi, ton second père, et doublement blâmable parce que tu sacrifies
+ton propre bonheur à une fantaisie."
+
+Le jésuite continua à parler sur ce ton. Elle semblait se soumettre
+sans combat. Penchée sur son métier, elle ne répondait pas une
+syllabe, ne faisait pas un mouvement; rien ne protestait ni dans son
+air, ni dans son regard. Mais lorsqu'à la fin le père lui chuchota à
+l'oreille: "N'est-ce pas? tu y vois clair maintenant, et tu ne vas pas
+résister plus longtemps et refuser de dire oui au comte?" Anitta lui
+lança un regard rapide et malicieux et se contenta de secouer la tête.
+
+Le jésuite partit en soupirant, avec moins d'espoir qu'il n'en avait
+lorsqu'il était venu. Il se garda bien de parler au comte de sa
+tentative manquée auprès de la petite mutine; seulement lorsqu'il le
+vit dans l'après-midi faire soigneusement sa toilette pour sa visite
+habituelle chez les Oginski, il haussa les épaules avec compassion
+comme s'il voulait dire: Puisque je n'ai pas réussi , tu ne réussiras
+pas mieux, malgré ta jolie moustache noire.
+
+Et cependant le hasard sembla favoriser le comte.
+
+Quand il arriva chez Oginski, il trouva Anitta tout en larmes.
+
+"Qu'avez-vous? demanda-t-il avec un empressement et une émotion dont
+la sincérité ne pouvait être mise en doute, au nom du ciel,
+calmez-vous, mademoiselle!
+
+"Anitta pleure la perte de son favori, monsieur le comte, répondit Mme
+Oginska, elle a trouvé son serin mort dans la cage, subitement, sans
+qu'il ait été malade."
+
+Anitta tenait le petit cadavre allongé dans sa main rose, et elle le
+montra au comte, sans pouvoir dire un mot, à cause de son chagrin.
+
+"Pauvre petite bête! dit-il; mais il n'est pas impossible de le
+remplacer."
+
+Anita secoua la tête.
+
+"Nous trouverons bien quelque chose qui vous console, continua Soltyk,
+même quand il faudrait dépouille tous les pays pour vous arracher un
+sourire, mademoiselle. Ah! Je vous en prie, ne pleurez pas. Je
+mettrais le monde entier ou ma tête à vos pieds, pour vous rendre la
+gaîté."
+
+Il prit congé en toute hâte et Anitta resta seule avec son petit
+favori mort et son chagrin.
+
+Lorsque le comte revint et s'approcha d'Anitta, un sourire heureux,
+presque enfantin, se jouait sur ses lèvres orgueilleuses, et ses yeux
+sombres brillaient d'un éclat triomphant. Il présenta le bras à la
+jeune fille, qui avait encore des larmes à ses longs cils soyeux, et,
+sans dire un mot, la conduisit dans la serre. Là se trouvaient une
+demi-douzaine des serviteurs du comte; chacun d'eux tenait un sac, et,
+quand le comte, comme un sultan, frappa dans ses mains, tous les sacs
+furent grands ouverts. De tous côtés, avec des gazouillements sonores,
+des serins d'un jaune éclatant s'échappèrent, se mirent à voltiger
+autour des deux jeunes gens, et allèrent se percher sur les feuilles
+et les branches flexibles des palmiers, des orchidées, des lianes, des
+orangers et des citronniers, remplissant l'air de leurs sifflements
+joyeux et de leurs chants.
+
+Anitta resta toute surprise un moment; puis un doux sourire apparut
+sur son visage; elle essuya ses yeux et tendit la main au comte pour
+le remercier. Les serviteurs, sur un signe du maître, s'étaient
+promptement éloignés.
+
+"Je vous ai apporté, dit le comte en riant, tous les serins que j'ai
+pu découvrir dans Kiew. Peut-être, dans la quantité, en trouverez-vous
+un qui soit digne de devenir votre favori."
+
+Anitta ouvrit sa bouche vermeille; elle voulut parler, mais la parole
+expira sur ses lèvres devant le regard enflammé du comte, et elle se
+détourna, intimidée et confuse, pour aller sous la voûte verdoyante et
+sombre des plantes exotiques à travers lesquelles voltigeaient, en
+folâtrant, les petits oiseaux jaunes comme de l'or. Un d'entre eux,
+qui avait une huppe noire et les ailes nuancées de noir, voleta autour
+de la tête d'Anitta et se posa sur son épaule. Elle lui présenta le
+doigt; l'oiseau s'y percha avec confiance, et, comme elle l'approchait
+tendrement de ses lèvres; il se mit à chanter.
+
+"Il est tout triomphant de la faveur qu'il a obtenue, dit Soltyk. O
+combien j'envie à cette petite bête son heureux sort!"
+
+Anitta n'osait pas regarder le comte. Elle éprouvait une sorte
+d'anxiété; elle se sentait déjà à moitié en son pouvoir, et se
+défendait contre le charme qui s'emparait d'elle.
+
+"Vous êtes bonne, continua le comte en saisissant les mains d'Anitta,
+vous avez un coeur pour tous, excepté pour moi. Pourquoi faut-il que je
+reste comme l'ange déchu à la porte du paradis? Pourquoi n'avez-vous
+pour moi aucune aimable parole, aucun regard affectueux.
+
+- J'ai de l'affection pour vous, reprit Anitta, en baissant sa jolie
+tête, mais ne me demandez pas de l'amour, je ne peux pas vous en
+donner.
+
+- Etrange jeune fille!
+
+- Pourquoi ne voulez-vous pas être mon ami?
+
+- Je serai tout ce que vous voudrez, chère Anitta, dit Soltyk, il
+n'est rien en ce monde qui ne puisse s'obtenir par une volonté
+énergique; rien qui ne se laisse gagner par un dévouement fidèle;
+pourquoi n'en serait-il pas de même de l'amour, de votre amour,
+Anitta?
+
+- Je ne sais pas, répondit-elle doucement, quoique avec une grande
+fermeté, mais je ne crois pas que l'amour puisse être gagné ni par
+des qualités supérieures, ni par des actions ou des
+sacrifices. L'amour nous est donné ou refusé, sans plus de motif
+dans un cas que dans l'autre. Il y a des puissances supérieures
+auxquelles nous sommes soumis sans pouvoir les approfondir.
+
+- Alors vous ne me donnez aucune espérance?"
+
+Anita resta muette. Le comte lui fit un profond salut et la quitta
+lentement; arrivé à la porte, il la regarda encore une fois. Elle lui
+tournait le dos et baisait son petit favori. Soltyk partit en poussant
+un soupir. Il s'était enfin déclaré, et elle l'avait repoussé. En
+pareil cas il eût haï ne autre femme; elle, il l'aimait encore plus;
+mais toute sa fierté, tout son orgueil farouche se cabrait à la pensée
+qu'un autre pourrait la posséder. Il était résolu à tuer quiconque se
+risquerait à lever le regard sur elle, et il était homme à exécuter
+cette résolution.
+
+
+XXI
+
+EFFET A DISTANCE
+
+De même que la tête de Méduse, cela le tient immobile, d'une façon
+toute puissante. MICKIEWICZ.
+
+
+Il y avait soirée de jeu au palais Oginski, et comme d'habitude
+quelques amis intimes seulement étaient invités. Tous étaient réunis
+dans le petit salon blanc et or, dont les rideaux d'un rouge mat et
+les meubles en style du premier Empire avaient quelque chose de
+pompeux et de guindé.
+
+Le milieu de la salle, agréablement chauffée, était occupé par un
+billard autour duquel les jeunes dames et les jeunes messieurs
+causaient et riaient, tout en déployant leur adresse et leur
+grâce. Dans un coin, près de la cheminée, était une table de jeu; le
+whist habituel était installé; les joueurs étaient M. et Mme Oginski,
+le jésuite et un vieux conseiller d'Etat semblable à une momie de roi
+égyptien introduite dans un frac. Dans un autre coin silencieux, deux
+messieurs jouaient aux échecs, deux personnages assez décrépits,
+anciens cavaliers du temps du czar Nicolas.
+
+Le comte Soltyk paraissait rêver; seulement l'objet de son rêve était
+vivant devant lui. Il ne voyait ni n'entendait rien de ce qui se
+passait autour de lui; ses yeux ne quittaient pas Anitta, ses oreilles
+buvaient toute parole, tout son qui venait de ses lèvres. Elle ne
+pouvait ni prendre une attitude, ni faire un mouvement qu'il
+n'observât, soit que, la queue légèrement appuyée à l'épaule et la
+main droite sur la hanche, elle suivît des yeux les billes qui
+couraient; soit que, sa blanche main posée sur le tapis vert, elle se
+penchât sur la bande pour essayer un nouveau coup; soit que, passant
+un bras autour de la taille d'Henryka, elle appuyât sa jolie tête sur
+l'épaule de son amie. La moindre remarque qu'elle fît, sa respiration,
+le frou-frou de sa légère robe de soie suffisaient pour le mettre dans
+une sorte d'extase.
+
+Enfin il sortit de son rêve. Une bille était sautée hors du
+billard. Anitta et Bellarew coururent tous les deux pour la
+rattraper. Il y eut un temps d'arrêt dans la partie. Henryka, par pur
+badinage et nullement par curiosité, se pencha vers Sessawine
+au-dessus du billard et le questionna d'un ton espiègle.
+
+"Avec qui donc étiez-vous dernièrement à la promenade?
+
+- Avec un monsieur? demanda Sessawine.
+
+- Non, avec une dame.
+
+- Avec ma tante?
+
+- Oh! non! Avec une jeune et très jolie personne. Vous faites semblant
+de ne pas vous en souvenir, mais on vous a vu, vous avez beau le
+nier, cela ne vous sert à rien.
+
+- Oui, Henryka m'en a parlé, dit Anitta avec malice; il paraît que
+vous avez des connaissances très intéressantes que vous nous cachez,
+monsieur Sessawine.
+
+- Ah! je vois qui vous voulez dire, dit Sessawine, qui avait été un
+peu embarrassé; cette jeune dame, c'est Mlle Dragomira Maloutine.
+
+- Une actrice?
+
+- Au contraire, une dame de la meilleure famille. Sa mère est veuve et
+vit sur son domaine. Mlle Maloutine est depuis peu à Kiew, chez une
+vieille tante malade, à qui elle se consacre exclusivement.
+
+- Et est-elle réellement si belle? demanda Anitta, Henryka me la
+décrivait comme une figure de roman.
+
+- Mlle Maloutine ne me fait pas penser à une héroïne de roman, reprit
+Sessawine qui s'animait peu à peu, mais à une héroïne de
+tragédie. Elle a une grandeur calme, simple, je pourrais dire
+classique.
+
+- Ah! vous piquez ma curiosité, dit Anitta, connaissez-vous cette
+merveille, cher comte?
+
+- Non.
+
+- Vous connaissez pourtant toutes les jolies femmes."
+
+Le comte haussa les épaules en souriant.
+
+"Dragomira est la créature la plus remarquable que j'aie rencontrée
+jusqu'à présent, continua Sessawine, souvent elle me fait l'effet de
+s'être échappée d'un conte ou d'une ancienne chronique.
+
+- Alors elle n'a pas grand'chose de moderne, dit Henryka.
+
+- Je vous demande pardon; c'est tout à fait la fille de notre temps,
+qui pèse les étoiles au trébuchet, comme le juif les ducats.
+
+- Quant à cela, je ne comprends pas du tout, dit Anitta.
+
+- Vous devriez faire la connaissance de Dragomira, reprit Sessawine,
+elle m'a fait assister à une scène... Rien que d'y penser j'en ai
+encore le frisson.
+
+- Quelle scène? demanda Henryka.
+
+- Oh! racontez-nous-la! dit Anitta.
+
+- De qui est-il question? demanda Mme Oginska, devenue attentive comme
+les autres.
+
+- D'une intéressante jeune dame que Sessawine connaît depuis peu.
+
+- Une étudiante, sans doute.
+
+- Non, une demoiselle noble, qui vit très retirée chez sa tante, Mlle
+Maloutine.
+
+- La fille du colonel Maloutine?
+
+- Oui, je crois.
+
+- C'est une très bonne famille. Et quel roman y a-t-il avec la jeune
+fille?
+
+- Il n'y a pas eu de roman, noble dame, répondit Sessawine, mais une
+aventure comme on en voit dans les légendes des saints.
+
+- Alors dépêchez-vous donc de la raconter, dirent les jeunes dames du
+ton le plus pressant."
+
+Sessawine décrivit simplement, sans exagération ni embellissement, la
+scène de la cage aux lions, telle qu'elle s'était gravée pour toujours
+dans sa mémoire. A plusieurs reprises, il fut interrompu par des cris
+d'étonnement, d'admiration; le comte Soltyk fut seul à ne donner aucun
+signe d'intérêt à ce récit. Assis à l'écart, les mains jointes, la
+tête penchée devant lui, le regard attaché au sol, il semblait à cent
+lieues de là, tandis qu'en réalité, il était très attentif, et
+écoutait à en perdre la respiration. Quand Sessawine eut fini il ne
+fit pas la moindre remarque, il ne dit pas un seul mot; mais de tous
+ceux qui avaient écouté avec un enthousiasme mêle de frisson, aucun
+n'avait éprouvé une impression qui pût seulement approcher de la
+sienne.
+
+"C'est tout bonnement de l'enthousiasme pour cette belle Dragomira,
+dit Henryka à Sessawine pour le taquiner.
+
+- Je ne m'en défends pas, répondit-il, mais je n'ai aucun motif de
+rougir de mon enthousiasme. Il est impossible de rester indifférent
+en présence de Dragomira. Jadewski lui aussi est enthousiaste de
+cette jeune fille."
+
+Anita tressaillit et se détourna, elle se sentait rougir.
+
+"Il faudra que nous fassions la connaissance de ce phénomène, s'écria
+Henryka.
+
+- Moi aussi, dit Anitta, je serais bien curieuse de la voir.
+
+- Ce n'est pas difficile, dit Oginski en se mêlant à la conversation,
+une jeune fille de bonne famille, irréprochable à tous égards...on lui
+envoie simplement une invitation.
+
+- Mlle Maloutine est très sauvage, répondit Sessawine, mais si vous le
+désirez, je la préviendrai.
+
+- Pourquoi tant de cérémonies? dit Mme Oginska. J'irai lui faire une
+visite avec Anitta, et je suis bien sûre de conquérir cette
+princesse de contes de fées pour notre cercle.
+
+- Sans aucun doute, dit Sessawine, si vous y allez vous-même, Mlle
+Maloutine se tiendra pour très honorée."
+
+Les jeunes dames et les messieurs retournèrent au billard, et la
+partie de whist fut reprise; mais la société ne retrouva plus sa
+tranquillité. On eût dit qu'i y avait là un hôte non invité, qu'on ne
+pouvait ni voir ni entendre, mais dont on sentait la présence, et qui
+vous observait et vous épiait. Une étrangère et hautaine figure se
+tenait près du billard, suivait à table les aimables jeunes couples et
+s'asseyait à côté d'eux comme une ombre menaçante.
+
+Le comte Soltyk surtout subissait ce charme sinistre. Ce n'était pas
+la première fois qu'il faisait la curieuse expérience de l'effet que
+des créatures humaines peuvent produire à distance l'une sur l'autre;
+il avait déjà remarqué combien souvent on est touché et captivé par
+des personnes qu'on ne connaît que par ouï-dire, et dont on est séparé
+par le temps et par l'espace. Il connaissait ce magnétisme; il avait
+déjà maintes fois subi sa toute-puissance; même des personnes qui
+appartenaient à l'histoire, qui avaient vécu bien des siècles
+auparavant, avaient exercé sur lui ce pouvoir magique du fond de la
+tombe où elles n'étaient plus que poussière. Ainsi, une fois, il était
+devenu amoureux à en mourir de la reine Sémiramis. En ce moment, il
+était sous l'influence de Dragomira, qu'il n'avait jamais vue et qui
+n'avait peut-être jamais entendu parler de lui.
+
+Ou bien s'occupait-elle de lui, sans qu'il s'en doutât, et le
+forçait-elle à enfermer ses pensées dans le cercle qu'elle traçait
+autour de lui.
+
+Oui, elle le dominait; oui, elle l'entourait d'un filet magique, et,
+dans le lointain, sa figure semblait sortir d'un nuage d'argent,
+encore indécise et confuse, mais d'autant plus attrayante dans ce
+vague mystérieux.
+
+Le rire sonore d'Anitta l'arracha de son rêve. Il la regarda tout
+surpris et se mit à sourire.
+
+"Ce n'est, en vérité, qu'une délicieuse enfant, et rien de plus,
+pensa-t-il; ce qui convient autour d'elle, ce ne sont pas des lions,
+mais des serins."
+
+Deux jours après, Sessawine arrivait précipitamment chez Dragomira.
+
+"Les dames Oginski veulent absolument faire votre connaissance,
+s'écria-t-il, elles me suivent.
+
+- Qu'est-ce que cela veut dire? demanda Dragomira, sans être surprise
+le moins du monde.
+
+- J'ai parlé de vous avec enthousiasme, et ce que j'ai dit a piqué
+leur curiosité."
+
+Dragomira le menaça du doigt.
+
+"Je vous en supplie, ne faites pas voir que leur visite ne vous
+surprend pas, dit Sessawine, et puis faites-vous bien prier,
+n'acceptez pas trop sans façons leur invitation. Ce n'est qu'à cette
+condition que vous jouerez dans cette maison-là le rôle qui vous
+appartient.
+
+- Je suivrai votre conseil.
+
+- Ah! encore une chose...
+
+- Je dois me faire belle, pour ne pas être trop au-dessous de votre
+dithyrambe, n'est-ce pas?
+
+- Vous avez deviné... c'est pourtant bien inutile, car vous êtes
+toujours belle.
+
+- Alors adieu."
+
+Il lui baisa la main et partit en toute hâte.
+
+Dragomira resta un moment immobile au milieu de la chambre. Le premier
+pas vers le but était fait; elle avait une occasion merveilleuse de
+pénétrer dans cde monde que le comte Soltyk fréquentait, de le
+rencontrer, de lui passer le lacet autour du cou. Tout le reste
+dépendait d'elle, et elle ne manquerait pas à sa tâche.
+
+Elle fit rapidement sa toilette, arrangea ses cheveux et se regarda
+ensuite dans la glace, sans coquetterie et sans orgueil, sérieuse
+comme un artiste qui contemple son oeuvre, ou comme le soldat qui
+examine son arme avant la bataille.
+
+L'instant d'après, Barichar annonçait Mme Oginska et sa
+fille. Dragomira vint au devant d'elles avec un air de satisfaction
+modeste.
+
+"Je suis très agréablement surprise de votre visite, dit-elle, je ne
+puis comprendre ce qui me vaut cet honneur."
+
+Elle invita les dames à prendre place sur le sopha et s'assit
+elle-même à côté d'Anitta.
+
+"Nous avons appris sur vous, ma chère demoiselle, tant de belles
+choses, si extraordinaires, dit Mme Oginska, que nous n'avons pu
+résister plus longtemps au désir de faire votre connaissance. Et je le
+vois bien, cette fois, la renommée n'a rien exagéré. Que vous êtes
+belle, mon enfant! C'est une vraie joie de vous regarder; et quelle
+intelligence, quel courage intrépide dans votre regard! Je n'ai pas de
+peine à croire que les lions vous obéissent; vous êtes vous-même une
+lionne. Oh! que votre mère doit être heureuse et fière!"
+
+Pendant que sa mère parlait, Anitta dévorait des yeux
+Dragomira. Celle-ci, au contraire, n'eut pas besoin de regarder
+longtemps Anitta. D'un seul coup d'oeil elle avait saisi la grandeur et
+la puissance inconscientes de cette jeune fille su simple; d'un seul
+coup d'oeil elle avait mesuré le danger quelle pourrait faire courir à
+ses plans. Elle savait en ce moment qu'il lui serait difficile
+d'arracher le comte Soltyk à cette enfant, mais elle se disait en même
+temps que la lutte pour conquérir Zésim serait une lutte à mort, et
+elle ne s'était pas sans inquiétude sur l'issue du combat.
+
+Ce ne fut qu'au moment du départ, lorsqu'elles se tendirent la main,
+qu'elles se regardèrent toutes les deux bien en face, d'un oeil ferme
+et interrogateur, comme si elles eussent voulu se sonder l'une
+l'autre. Puis elles sourirent et s'embrassèrent.
+
+Quand le comte vint le soir chez Oginski, sa première question fut:
+
+"Eh bien! comment est-elle?
+
+- Etrange et intéressante au-delà de toute expression, répondit Mme
+Oginska.
+
+- Elle est surtout réellement belle," dit Anitta.
+
+Soltyk sourit ironiquement.
+
+"Oh! vous n'avez pas besoin de vous moquer, continua Anitta, j'ai
+pensé à vous tout le temps que je regardais Dragomira. Quel couple
+magnifique vous feriez!"
+
+Mme Oginska lança à sa fille un regard de reproche, pendant que Soltyk
+continuait à sourire.
+
+"Je ne sais pas, continua Anitta avec son sans-gêne d'enfant, mais
+j'ai idée que Dragomira est faite pour vous, et que vous aurez un
+roman avec elle.
+
+- Vous avez entendu qu'elle n'est propre qu'à être une héroïne de
+tragédie.
+
+- Eh bien! soit, une tragédie."
+
+
+XXII
+
+LE REGARD DU TIGRE
+
+Il est un désert sans bornes, désolé, nu, sans source, sans rose;
+seule, la Pyramide s'y dresse comme un dieu, mais il est solitaire,
+morne, gris et sans vie. ANASTASIUS GRUN.
+
+
+Le comte Soltyk revenait du théâtre. Anitta avait assisté à l'Opéra
+avec sa mère, dans la loge qui était en face de lui. Il avait rendu
+visite à ces dames pendant l'entracte et les avait aidées à monter en
+voiture après la représentation. Puis il avait renvoyé son cocher et
+marchait à pied au milieu de la foule qui sortait du théâtre et se
+répandait dans différentes directions. Il était agité, inquiet; il
+éprouvait le besoin de se fatiguer et de s'exposer au froid pour se
+calmer. Quand il fut arrivé près de son palais, il rebroussa chemin et
+prit une rue de côté par où il descendit dans le quartier sombre et
+resserré situé le long du fleuve.
+
+Il se trouva bientôt dans un fouillis de maisons étroites où il devint
+impossible de s'orienter, et il erra à tout hasard dans ce dédale de
+ruelles obscures éclairées seulement par quelques misérables
+lanternes. Il pressentait qu'il allait lui arriver une aventure;
+peut-être la cherchait-il; en tout cas, cet homme aux muscles et aux
+nerfs d'acier n'avait pas la moindre peur. Du reste, l'aventure ne se
+fit pas attendre longtemps.
+
+Le silence de la nuit fut tout à coup interrompu par des jurons
+étouffés et de grossiers éclats de rire que dominait une sonore et
+fière voix de femme. Le comte se dirigea rapidement du côté du
+bruit. A la lueur tremblante d'une lanterne brisée, il vit dans un
+angle de la rue une femme de haute taille, entourée d'une bande de
+jeunes gens contre qui elle se défendait courageusement par ses
+paroles et par son attitude.
+
+Au moment où Soltyk précipitait ses pas pour porter secours à la
+femme attaquée, celle-ci, d'un coup violent, étendit par terre un de
+ses agresseurs; et, pendant que les autres reculaient effrayés, elle
+dirigea sur eux un revolver.
+
+"Celui qui approche, je le tue comme un chien," cria-t-elle d'une voix
+qui ne laissait rien à désirer en fait d'énergie.
+
+Soltyk continua néanmoins à s'avancer vers elle et ôta son chapeau.
+
+"Permettez-moi, mademoiselle, de vous offrir mes services. Vous avez
+besoin de secours à ce qu'il me semble.
+
+- J'ai appris à me défendre moi-même, répondit-elle, pendant que ses
+grands yeux qui brillaient à travers son voile s'attachaient sur le
+comte avec un intérêt particulier. Toutefois j'accepte volontiers
+votre assistance. Donnez-moi le bras."
+
+Cependant l'homme qui avait été renversé s'était relevé, et ses
+camarades revenaient à la charge contre la jeune femme et le comte.
+
+"Voilà pourquoi elle faisait la bégueule, cria l'un de la bande, il
+paraît que notre coeur est déjà donné!
+
+- Ou que le chevalier que nous avons trouvé tout à coup nous plaît
+mieux! ajouta un autre.
+
+- Au moins nous aurons là quelqu'un qui pourra nous rendre des
+comptes, s'écria un troisième.
+
+- Vous rendre des comptes? s'écria Soltyk, vous êtes bien heureux
+qu'on ne vous en demande pas. Au large, ou gare à mon poing!
+
+- Allons-y!"
+
+Le comte n'attendit pas un deuxième défi; il brandit sa canne, et
+après une mêlée de quelques instants, la route fut dégagée. Un des
+assaillants se blottissait dans la neige; un autre, dont le front
+saignait, s'appuyait à la maison. Les autres s'étaient enfuis
+épouvantés.
+
+Soltyk offrit son bras à l'inconnue, et l'accompagna dans la direction
+qu'elle lui indiqua. Cette personne de haute taille, qui marchait à
+côté de lui avec une majesté pleine d'aisance, lui faisait une
+impression particulière, qui le surprenait et le charmait à la
+fois. Jamais, jusqu'à présent, il n'avait vu une femme réunir tant de
+véritable dignité, tant d'indépendance, tant d'assurance. De temps en
+temps il jetait un furtif et rapide regard sur son profil élégant et
+sur la riche chevelure blonde qui, de son petit bonnet d'astrakan,
+tombait jusque sur ses épaules.
+
+A un moment, le regard calme de la jeune femme rencontra le sien; il
+éprouva une sensation tout à fait nouvelle pour lui; pour la première
+fois, une femme ne faisait naître en lui ni idée de passion, ni idée
+de plaisir; il lui semblait que c'était une compagne qu'il avait tout
+à coup rencontrée dans la tempête de la vie et dont il ne voulait plus
+se séparer.
+
+A un coin de rue, l'étrangère s'arrêta, quitta le bras du comte, et
+lui tendit la main en le remerciant.
+
+"N'avez-vous pas besoin de moi? demanda le comte d'un ton discret,
+pendant que ses yeux priaient avec éloquence.
+
+- Je demeure tout près d'ici; je n'ai plus que quelques pas à faire;
+je puis m'en aller seule.
+
+- Du moment que vous l'ordonnez, je n'ai qu'à me séparer de vous,
+répondit Soltyk; je vous avoue pourtant que je suis consterné à
+l'idée de ne plus vous revoir.
+
+- Vous me reverrez.
+
+- Puis-je vous demander?...
+
+- Non, non, dit l'étrangère d'une voix nette et décidée, pour
+aujourd'hui contentez-vous de savoir que je suis une jeune fille
+d'honnête famille, qui, revenant de visiter une amie malade, a été
+attaquée par une bande de rôdeurs de nuit, et qui n'est pas indigne
+de votre protection, comte Soltyk.
+
+- Vous me connaissez?
+
+- Oui, que cela vous suffise. Vous entendrez bientôt parler de moi. Au
+revoir."
+
+Soltyk ôta son chapeau, et elle disparut après lui avoir adressé un
+salut d'une distinction suprême. Il regarda du côté où elle était
+partie et se frappa le front.
+
+"Etais-je donc aveugle? murmura-t-il, c'est elle, ce ne peut être
+qu'elle, l'étrange et audacieuse jeune fille dont Sessawine nous a
+parlé. Des femmes de ce genre ne sont pas nombreuses; c'est la
+première que j'aie rencontrée. Est-ce pour mon bonheur ou pour mon
+malheur?"
+
+Il revint lentement chez lui et resta longtemps assis dans sa chambre
+à coucher, auprès de son feu qui s'éteignait peu à peu, et plongé dans
+d'étranges rêveries.
+
+Le lendemain matin, il s'éveilla avec la pensée qu'il allait la
+revoir, et cette pensée l'accompagna au manège, au club, au dîner, et
+dans l'après-midi chez Oginski.
+
+Quand il entra dans le salon, Dragomira y était.
+
+La maîtresse de la maison les présenta l'un à l'autre, mais c'était
+précisément à ce moment du jour que les Polonais appellent l'heure
+grise, et où l'on aime à se trouver réunis et à causer sans
+lumière. Dans le petit salon régnait un crépuscule argenté; les lourds
+et sombres rideaux augmentaient encore l'obscurité. Le comte
+s'efforçait, mais en vain, de pénétrer avec ses yeux d'aigle le voile
+qui enveloppait Dragomira tout en laissant deviner de charmantes
+choses. Dragomira, d'ailleurs, était assise à côté d'Anitta, à une
+certaine distance de lui. Il ne parvint à distinguer que les contours
+de sa personne; mais en revanche, il entendait, de temps en temps, sa
+belle voix fière et musicale, et il l'écoutait comme dans un rêve. Il
+lui semblait retrouver le vague souvenir d'un ancien conte du temps de
+son enfance. Avait-il déjà entendu cette voix ou était-il le jouet
+d'une illusion?
+
+Il respira quand le vieux valet de chambre entra doucement et posa la
+grande lampe sur la table. Le comte voyait maintenant parfaitement la
+belle jeune fille.
+
+Dragomira avait une robe de velours noir sans ornement et garnie de
+dentelles blanches au bout des manches et autour du cou. Sa chevelure
+d'or, aux souples ondulations, simplement partagée par devant, était
+rassemblée par derrière en un gros noeud. La distinction paisible et la
+noble simplicité de cette toilette rendaient encore plus attrayante la
+tête déjà si remarquable de cette étrange jeune fille. Elle causait
+avec Anitta, et on la voyait presque de dos. Une seule fois, elle
+tourna lentement la tête vers le comte et le regarda de ses grands
+yeux bleus interrogateurs.
+
+Le jésuite observait avec une inquiétude croissante l'effet que
+l'étrangère produisait sur Soltyk, et il vit avec contrariété le comte
+saisir la première occasion de s'approcher d'elle.
+
+"Vous avez tenu parole, dit-il à voix basse.
+
+- Je profite de votre présence, monsieur le comte, pour vous remercier
+de nouveau, répondit Dragomira, et elle lui tendit la main.
+
+- Oh! combien je suis heureux de vous revoir!" murmura Soltyk.
+
+Le P. Glinski s'approcha.
+
+"Ecoutez, cher comte, dit-il, une épouvantable histoire qui est vraie
+et que je viens d'apprendre. Cet atroce événement s'est passé dans le
+pays de Kamieniec Podolski. On a trouvé là, dans un bois, une jeune
+femme à moitié carbonisée sur les restes d'un bûcher.
+
+- Oh! c'est affreux! Et qui est-ce qui a commis cette horreur?
+s'écria-t-on de tous côtés.
+
+- On soupçonne ces gens qu'on appelle les "dispensateurs du ciel" ou
+"paradisiaques" d'y avoir mis la main.
+
+- Cette abominable secte? murmura Sessawine.
+
+- Que savez-vous des doctrines et du culte de ces modernes assassins?
+demanda Mme Oginska.
+
+- Peu de choses, mais un peu plus peut-être qu'on n'en sait
+d'habitude, dit le jésuite.
+
+- Oh! racontez-le donc, dit Anitta.
+
+- Racontez tout ce que vous savez, tout! s'écria Henryka.
+
+- Ce n'est pas beaucoup, comme je vous l'ai dit. Cette secte, mieux
+que toute autre, s'entend à envelopper des ténèbres du mystère les
+horreurs qu'elle commet au nom d'un Dieu qui n'a aucun rapport ni
+avec elle ni avec les misérables qui la composent. Jamais jusqu'à
+présent la police, malgré sa vigilance, n'est parvenue à livrer aux
+tribunaux un seul membre de cette association sanguinaire.
+
+- Peut-être tout cela n'est-il qu'un conte, dit Soltyk.
+
+- Non, on ne peut pas douter de l'existence de ces malfaiteurs; tous
+les jours on en a des preuves, reprit le P. Glinski; leurs articles
+de foi et leurs actes font penser aux étrangleurs de l'Inde. Comme
+ceux-ci, ils voient dans l'existence une expiation, un supplice qui
+nous est infligé pour nos péchés antérieurs, et ils croient que
+ceux-là seuls vont à Dieu et obtiennent la félicité éternelle qui
+terminent cette existence par une mort accompagnée de
+souffrances. Ceux qui subissent volontairement des pénitences
+cruelles et qui dans leur exaltation se soumettent aux tortures sans
+nom du martyre s'acquièrent des mérites particuliers. Cependant les
+âmes sauvées de cette façon ne suffisent pas aux dispensateurs du
+ciel. Il est une oeuvre particulièrement méritoire à leurs yeux:
+c'est de s'emparer soit par ruse, soit par force, de ceux qui ne se
+laissent pas convertir à leur exécrable doctrine, et de les livrer
+au couteau de leurs prêtres; sinon, ils leur donnent la mort là où
+ils en trouvent l'occasion. Aussi les dispensateurs du ciel font-ils
+une chasse perpétuelle aux âmes, pour avoir de nouvelles
+victimes. Dès qu'ils en ont pris une, ils l'entraînent dans une de
+leurs tanières cachées, et là, ils lui infligent une pénitence et
+des souffrances variées selon la mesure de ses péchés. Enfin arrive
+le jour où la victime est immolée solennellement par le prêtre,
+devant l'autel, en présence du crucifix.
+
+- Tout cela semble incroyable, dit Sessawine.
+
+- Soyez sûr que je m'en tiens à la stricte vérité, répondit le
+jésuite, et ce n'est pas tout, j'ai bien plus étrange que cela à
+vous raconter. De même que dans la plupart des sectes russes, la
+femme, chez les dispensateurs du ciel, est considérée comme un être
+plus pur, plus haut, meilleur que l'homme, et elle joue le principal
+rôle. Il y a trois types de femmes dans cette secte, la Pénitente,
+qui cherche à regagner le ciel par le renoncement et les souffrances
+volontaires; la Pêcheuse d'âmes, qui attire les victimes dans le
+filet, et la Sacrificatrice, qui se consacre au culte sanglant et
+qui immole au nom de Dieu ceux qui ont été voués à la mort. De ces
+trois espèces de femmes, la Pêcheuse d'âmes est la plus intéressante
+et la plus dangereuse; car elle vit au milieu de nous sans que nous
+nous doutions de sa mission, attendu que son ténébreux fanatisme se
+cache sous le masque d'une élégante dame du monde."
+
+A ces dernières paroles, Anitta, cédant à un mouvement instinctif de
+peur, regarda involontairement Dragomira. Celle-ci, qui jusqu'alors
+était restée calme et n'avait nullement paru s'intéresser à ce qui se
+disait, leva lentement ses grands yeux bleus et dirigea sur le
+P. Glinski un regard qui fit frissonner Anitta. C'était le regard
+froid et sanguinaire d'un tigre.
+
+Personne ne l'avait remarqué, personne excepté Anitta. Dragomira
+reprit alors son visage indifférent, impassible, où l'on cherchait en
+vain à lire; mais Anitta ne pouvait plus oublier cet unique regard,
+et, sans être en état de se rendre compte de son impression, elle
+pensa à Zésim avec une angoisse profonde et un douloureux
+pressentiment.
+
+
+XXIII
+
+OU ALLONS-NOUS?
+
+O femme, comment te comprendre? PAN THADDOEUS.
+
+
+"Enfin!" s'écria Zésim, en entrant un soir chez Dragomira, qu'il
+trouva chez elle. Il jeta son bonnet sur un meuble, s'agenouilla
+devant elle, tel qu'il était, en manteau et l'épée au côté, et couvrit
+ses froides mains de baisers brûlants. "Ah! qu'il y a longtemps que je
+ne t'ai vue! Peux-tu bien avoir le courage de me faire tant souffrir?
+Où étais-tu? Quels nouveaux amis as-tu trouvés qui te soient plus
+chers que moi?"
+
+Dragomira sourit:
+
+"Je crois qu'il y a bien un jour que nous ne nous sommes vus.
+
+- Trois jours, Dragomira!
+
+- Tu exagères.
+
+- Trois jours, qui m'ont paru trois années, une éternité!
+
+- J'avais une malade à soigner, répondit-elle, et de plus j'avais à
+rendre la visite que m'avaient faite Mme Oginska et sa fille.
+
+- Tu les connais donc? Tu vas chez elles? Qu'est-ce que cela signifie?
+Qu'est-ce qu'elles te veulent?
+
+- Rien, mon ami, et je ne suis pas non plus femme à me prêter à
+n'importe quoi. Doutes-tu de mon indépendance, de l'énergie de ma
+volonté?
+
+- Pas le moins du monde, répondit Zésim, mais je me sens inquiet, je
+ne sais pas pourquoi. Tu as dû rencontrer Soltyk, là-bas?
+
+- Sans doute.
+
+- Et quelle impression t'a-t-il produite?
+
+- A moi? pas la moindre; mais relève-toi; ma tante ou toute autre
+personne peut venir; il ne faut pas qu'on te voie ainsi?"
+
+Zésim se releva, ôta son manteau, déboucla son épée et s'assit en face
+de Dragomira.
+
+"Comme tu es belle!" murmurait-il.
+
+En effet, un charme indescriptible émanait de toute la personne de
+Dragomira comme d'un paysage de printemps, où tout vit et va
+fleurir. Et elle avait bien aussi le printemps en elle; elle aimait
+pour la première fois, elle éprouvait ce sentiment tout nouveau pour
+elle, cette angoisse mystérieuse, ce vague désir qui rend si
+douloureusement heureux et prépare de si chères souffrances.
+
+Le parfum lourd et engourdissant dont la chambre était remplie, la
+lumière indécise qui l'éclairait doucement contribuaient encore à
+troubler Zésim. La lueur verte de la lampe posée sur la table se
+mêlait aux reflets rouges du feu de la cheminée et colorait de nuances
+magiques et charmantes les riches coussins du divan, les rideaux et
+les tapis dont les fleurs fantastiques semblaient se
+dresser. Dragomira avait une longue robe blanche et une ceinture
+bleue; un ruban de même couleur retenait sur ses épaules ses chevaux
+blonds, à moitié dénoués.
+
+A la pointe de ses pantoufles turques de velours bleu brillait un
+croissant qui avait été brodé par quelque esclave du harem.
+
+"M'aimes-tu encore? demanda Zésim, après l'avoir longuement contemplée
+en silence.
+
+- Oui, répondit-elle d'une voix qui venait du fond de l'âme et qui
+bannissait tout doute, je t'aime, je n'aime que toi, tu es le
+premier homme que j'aime, et tu seras le dernier.
+
+- Oh! merci! murmura Zésim en lui baisant les mains; je puis donc
+espérer qu'un jour tu m'appartiendras, que tu me donneras ta main.
+
+- Oui... un jour... mais pas si tôt, reprit-elle.
+
+- A quoi songes-tu?
+
+- Nous nous aimons, c'est un bonheur, mais c'est aussi un danger, dit
+Dragomira; pour se marier il faut plus que de l'amour, il faut être
+sur que l'on sera d'accord, que l'on pourra vivre ensemble.
+
+- Tu as raison.
+
+- Nous ne pouvons pas nous laisser entraîner les yeux fermés par nos
+sentiments, nos désirs, sans nous demander: où arriverons-nous à la
+fin?
+
+- Où? Oui, cette question, la vie ne cesse de nous la poser sans
+jamais y répondre, dit Zésim; l'existence tout entière se résume en
+dernier lieu à se demander avec anxiété: "Où allons-nous?" Et la
+réponse définitive qui nous est faite quand nos yeux se sont fermés
+et que nous ne pouvons plus entendre la voix qui nous délivrerait de
+nos incertitudes, c'est... la tombe. Faut-il attendre si longtemps,
+Dragomira?
+
+- Non, non, certes non."
+
+Elle avait peur. Elle frissonnait encore lorsque Zésim l'entoura de
+son bras et l'attira à lui.
+
+"Ne me touche pas, murmura-t-elle avec un nouvel effroi, je t'en
+prie."
+
+Il la quitta et la considéra avec une surprise presque enfantine; il
+cherchait à lire dans ses yeux, mais en vain; il y avait comme un
+voile épais devant l'âme de Dragomira; il ne la comprenait pas; il se
+mettait l'esprit à la torture pour la deviner et n'y réussissait pas
+le moins du monde.
+
+"J'ai un projet pour demain, dit-elle au bout de quelques moments de
+silence, veux-tu m'accompagner?
+
+- Oui, certes, et où vas-tu?
+
+- A Myschkow, à cheval.
+
+- Par ce froid?
+
+- Pourquoi pas?
+
+- Comme tu voudras."
+
+Cirilla entra et prépara le thé. On parla de choses indifférentes, du
+théâtre, de la politique, de la ménagerie et des étudiants de
+l'Université. Lorsque Zésim prit congé de Dragomira et qu'elle le
+reconduisit jusqu'à l'escalier, deux yeux se dirigèrent sur lui à
+travers l'obscurité, sans qu'il le remarquât, deux yeux qui épiaient
+et brillaient comme ceux d'un loup. Quand il se fut éloigné, la juive
+sortit de l'ombre où elle était cachée et suivit Dragomira dans sa
+chambre.
+
+"Tu l'as vu?" demanda Dragomira.
+
+Bassi fit signe que oui.
+
+"Le reconnaîtrais-tu?
+
+- Je le pense; un homme tel que lui ne s'oublie pas si facilement.
+
+- Ecoute donc ce que je vais te dire, continua Dragomira. Je veux être
+instruite de tous les pas de cet homme, de tous, tu comprends bien!
+Tu l'observeras et tu le feras surveiller par tes gens.
+
+- A tes ordres.
+
+- Du reste, rien de nouveau?
+
+- Si; dans le cas où vous verriez l'apôtre à Myschkow, dites-lui que
+le commissaire de police Bedrosseff est venu dans le cabaret et m'a
+fait subir un interrogatoire.
+
+- A propos de quoi?
+
+- Pour savoir si Pikturno venait chez moi, et s'il ne s'y était pas
+rencontré avec une dame étrangère.
+
+- Et qu'as-u dit?
+
+- Que j'avais très bien connu Pikturno et qu'il était devenu amoureux
+de moi à en perdre la tête; que, quant aux dames, il n'en venait pas
+généralement chez moi.
+
+- Bien, mais c'est un avis d'être encore plus prudent à l'avenir.
+
+- Je n'y manquerai pas, répondit Bassi, ma tête est en jeu aussi bien
+que la tienne. Bonne nuit.
+
+- Bonne nuit."
+
+Le lendemain, dans la matinée, à l'heure convenue, Zésim arrivait à
+cheval avec son domestique devant la maison de Dragomira. Une fenêtre
+s'ouvrit, un joli visage de jeune fille se pencha en souriant et
+disparut aussitôt. Quelques minutes après, Dragomira apparaissait en
+amazone de drap bleu. Elle avait sur sa robe une jaquette courte de
+même étoffe, garnie de fourrure noire. Elle était coiffée d'un bonnet
+rond en fourrure, d'où tombait un voile; elle avait des gants à revers
+et tenait une cravache. Elle regarda gaiement Zésim et lui tendit la
+main.
+
+"Quelle belle journée!
+
+- Oui, mais froide.
+
+- Nous nous réchaufferons à cheval."
+
+Barichar amena le cheval de Dragomira. Zésim descendit pour aider la
+jeune fille à se mettre en selle. Elle posa légèrement le pied dans sa
+main, et s'élança avec un mouvement de reine sur le dos du fier et
+ardent animal. Zésim l'imita et ils se mirent en route par les rues
+populeuses de la ville. Les deux jeune gens n'échangeaient que de
+rares paroles. Dragomira regardait curieusement autour d'elle; tout
+semblait lui faire plaisir, les brillants magasins, les gens en
+toilette, les paysans ivres et les juifs, à qui leurs noirs caftans
+donnaient l'air de corneilles sautillant dans la neige.
+
+Quand ils furent en pleine campagne, Dragomira leva fièrement la tête
+et monta à Zésim avec une sorte de joie sauvage la vaste plaine de
+neige qui s'étendait devant leurs yeux et dont l'éclat éblouissant
+semblait formé du scintillement de millions de petites étoiles. Ils
+commencèrent alors à trotter, traversant les villages et les petits
+bois, longeant les grandes forêts au feuillage sombre, ainsi que le
+fleuve qui, semblable à un immense serpent aux écailles étincelantes,
+promenaient ses replis entre les saules rabougris, les tertres
+disséminés çà et là et les moulins solitaires.
+
+Au loin, une brume grise se massait, et l'on voyait flotter des nuages
+blancs frangés par le soleil d'un or éblouissant.
+
+Des corneilles fendaient les airs en bandes silencieuses ou se
+perchaient sur les arbres dépouillés de la route, guettant quelque
+proie.
+
+Derrière les nuages brillait un disque rouge comme celui de la pleine
+lune, quand elle commence à apparaître au bord de l'horizon.
+
+Dragomira et Zésim rencontrèrent un traîneau où se trouvait une
+paysanne. C'était un pauvre équipage, avec ses trois chevaux maigres
+et le jeune garçon qui les conduisait; mais la paysanne étendue sur la
+paille, avec sa tête brune de Romaine et sa peau de mouton aux
+broderies de couleurs variées, avait quelque chose d'une souveraine.
+
+"C'est remarquable combien les femmes russes ont grand air, dit Zésim.
+
+- Je dirais plutôt qu'elles ont une grande énergie, répondit
+Dragomira; la femme russe, au premier coup d'oeil, fait l'effet d'une
+odalisque; dans le fond, c'est toujours l'amazone scythe, qui ne
+connaît ni la crainte, ni la fatigue, non plus que la pitié, s'il le
+faut."
+
+Quand ils arrivèrent à Myschkow ils remirent leurs chevaux au pas.
+
+"Je reste ici jusqu'à ce soir, dit Dragomira; veux-tu m'attendre à
+l'auberge, jusqu'à ce que j'aie besoin de toi?
+
+- A tes ordres."
+
+Ils approchaient de l'ancien manoir. Dragomira arrêta tout à coup son
+cheval.
+
+"Retourne maintenant sur tes pas, murmura-t-elle, laisse-moi seule."
+
+Zésim aperçut dans le cour un homme vêtu d'une longe pelisse sombre,
+qui ressemblait à un rabbin. Il connaissait cet homme, c'était le même
+qui, une fois déjà, dans le jardin de Dragomira, lui avait produit une
+impression étrange, presque sinistre.
+
+"Quel est cet homme qui t'attend? demanda-t-il.
+
+- C'est un prêtre, répondit Dragomira, ne m'en demande pas plus;
+attends-moi à l'auberge. Adieu."
+
+Pendant que Zésim se rendait à l'auberge, Dragomira descendait de
+cheval devant la porte de l'ancien manoir. Un vieillard vêtu comme un
+paysan l'attendait et prit son cheval. Elle entra dans le cour et
+s'approcha de l'apôtre.
+
+"Tu as commandé, dit-elle, me voici.
+
+- Je t'ai appelée pour que tu me fasses ton rapport, répondit le
+prêtre, entrons dans la maison, viens."
+
+Il passa le premier, et elle le suivit, avec une soumission
+silencieuse.
+
+La chambre où ils se trouvaient maintenant était vaste et
+confortable. Les meubles étaient restés à la place qu'ils avaient du
+temps de l'ancien propriétaire. Une lampe avec un abat-jour rouge,
+posée sur une table ente les deux fenêtres, n'éclairait que les objets
+les plus rapprochés, mais d'une lumière vive et nette. Dans le reste
+de la salle régnait une demi-obscurité mystérieuse.
+
+L'apôtre s'était assis dans un fauteuil placé près d'une grande
+cheminée hollandaise. Son beau visage, légèrement coloré, se détachait
+avec une sorte de clarté sur le fond sombre des tentures; la pelisse
+noire qui dessinait mollement sa taille majestueuse ajoutait encore à
+cet effet. Ses pieds reposaient sur une peau d'ours. A sa main
+brillait un anneau où était enchâssée une pierre rouge comme une
+goutte de sang.
+
+Dragomira se tint debout devant lui et fit son rapport. Il écoutait
+avec calme et attention, et quand elle eut fini, il témoigna sa
+satisfaction par un signe de tête.
+
+"Je ne comptais pas sur un si prompt résultat, dit-il; aussi
+devons-nous prendre les plus grandes précautions. N'as-tu pas encore
+une demande à me faire?
+
+- Tu le devines, répondit Dragomira. Qu'est-ce qui pourrait échapper à
+ton regard? Tu vois jusqu'au fond de toute âme humaine.
+
+- Tu veux te confesser à moi?"
+
+Dragomira ne répondit rien, mais elle tomba à genoux et se mit à
+pleurer silencieusement.
+
+
+XXIV
+
+LA CONFESSION
+
+Une puissance suprême a été accordée à la beauté; captivé par elle,
+l'homme abandonne la terre. SPENZER.
+
+
+"Parle, qu'as-tu sur le coeur? demanda la prêtre avec indulgence, en
+posant sa main sur la tête de Dragomira.
+
+- Je suis une grande pécheresse.
+
+- Peut-être te trompes-tu. Nous ne pouvons rien contre la volonté de
+Dieu. Qu'est-ce qui t'afflige? Qu'est-ce qui te tourmente, jeune
+fille? Dis-le.
+
+- J'aime!"
+
+Cet aveu sortit comme un souffle des lèvres de Dragomira. La tête
+inclinée, les mains croisées sur la poitrine, elle était là,
+prosternée comme une criminelle qui attend sa condamnation à mort.
+
+"Je le savais, répondit l'apôtre avec douceur, à un moment où tu ne
+t'en doutais pas toi-même.
+
+- Ma faute est grande, murmura Dragomira; j'en ai pleinement
+conscience; juge-moi, châtie-moi; je le mérite, et j'expirerai mon
+péché de ma vie si tu l'ordonnes.
+
+- Comment juger, quand il n'y a rien qui réclame le juge? répondit
+l'apôtre. Comment punir, quand il n'y a pas de mauvaise action? La
+volonté de Dieu arrive toujours et partout, et nous devons nous y
+soumettre. Il serait téméraire de vouloir pénétrer ses desseins. Tu
+n'as pas cherché cet amour comme une joie, un plaisir; il est venu
+sur toi, malgré toi, comme une fatalité. Tu as lutté contre lui, et
+il te prépare maintenant de la douleur et de l'angoisse. Un pareil
+amour peut-il être coupable? C'est Dieu qui te l'a donné; nous
+sommes incapables de connaître quelles voies veut suivre sa
+sagesse. Notre affaire, c'est d'obéir à ses décrets. Tu n'as pas
+péché, Dragomira, je t'absous.
+
+- Je puis donc l'aimer? demanda Dragomira.
+
+- Oui.
+
+- Mais cela ne lui suffit pas, continua-t-elle; il veut que je lui
+donne ma main. Il me presse, il me tourmente; jusqu'à présent je
+l'ai tenu éloigné de moi par toutes sortes de motifs. Que dois-je
+faire s'il me demande une réponse définitive?
+
+- Il n'y a aucune loi de notre sainte croyance qui t'interdise de
+devenir sa femme.
+
+- Ne parle pas ainsi, réponds-moi, dit Dragomira d'un ton suppliant,
+décide. Dois-je céder à sa prière, oui ou non? Je ne ferai jamais
+rien sans ton approbation.
+
+- Fais ce que ton coeur te pousse à faire; deviens sa femme, mais sauve
+son âme et la tienne, quand il sera temps.
+
+- C'est ma volonté.
+
+- Et remplis tes devoirs comme auparavant.
+
+- Jamais je ne serai infidèle à notre doctrine, répondit Dragomira;
+jamais je ne manquerai à tes commandements, jamais à la mission qui
+m'est échue.
+
+- Mais comment entends-tu concilier tes devoirs avec ceux que tu auras
+envers ton époux?
+
+- En étant loyale envers lui.
+
+- Veux-tu le convertir à notre croyance?
+
+- J'espère y réussir
+
+- En attendant garde ton secret fidèlement, comme tu l'as fait
+jusqu'ici.
+
+- Je l'ai juré, dit Dragomira, et je teindrai mon serment. S'il
+m'aime, il doit se fier à moi sans réserve; il doit se laisser
+conduire par moi comme un aveugle. S'il ne veut pas m'accorder sa
+confiance pleine et entière, alors qu'il me quitte pendant qu'il en
+est encore temps; il vaut mieux que nos routes se séparent pour
+toujours.
+
+- Oui, dit l'apôtre, je le vois, tu es animée de l'esprit de vérité et
+tu ne t'égareras pas. Dieu t'a bénie et t'a choisie pour une grande
+tâche. Tu obtiendras par là les joies éternelles du paradis et la
+communion des saints. Relève-toi."
+
+Dragomira se releva.
+
+"Il y a longtemps que je n'ai assisté au service divin, dit-elle au
+bout de quelques instants; quand pourrai-je de nouveau prier et faire
+pénitence avec nos frères et nos soeurs?
+
+- J'y ai pensé, répondit l'apôtre, et je t'ai appelée un jour où nous
+implorons le pardon de nos péchés et où nous chantons les louanges
+de Dieu. Apprête-toi. On t'appellera quand le moment sera venu."
+
+Dragomira quitta la salle et trouva dans le vestibule une vieille
+femme affable qui la conduisit dans une petite chambre et l'engagea à
+se mettre à son aise. Quelques instants après elle reparut, apportant
+de quoi manger et boire, ainsi que le vêtement avec lequel Dragomira
+devait venir devant l'autel.
+
+Quand le jour commença à tomber, on entendit des claquements de fouets
+et des bruits de grelots. De sombres figures traversaient rapidement
+la cour; on marchait sans bruit dans les corridors de la maison, Enfin
+la vieille femme revint annoncer que tout était prêt.
+
+Dragomira la suivit et entra dans une petite salle où se trouvaient
+une trentaine d'hommes et de femmes réunis, à genoux et en prière. Le
+milieu de la paroi principale était occupé par un autel tout simple,
+au-dessus duquel se dressait le crucifix.
+
+Dragomira resta près de l'entrée, prosternée dans l'attitude du plus
+profond recueillement, jusqu'à ce que l'apôtre, accompagné de deux
+beaux jeunes garçons, apparût et montât les marches de l'autel.
+
+Il se tourna alors vers la petite communauté et, dans un langage
+austère et majestueux, exhorta les fidèles à se repentir, à s'affliger
+et à faire pénitence. Tous les assistants avaient de longues robes
+grises serrées par des ceintures de corde. Le prêtre se retourna vers
+l'autel et commença à chanter un des psaumes de la pénitence; tous
+l'accompagnèrent à haute voix. Quelques-uns se frappaient la poitrine
+avec le poing, d'autres touchaient le plancher avec leur front. Enfin
+un vieillard d'une vigoureuse structure se leva pour aller s'étendre
+en forme de croix devant l'autel.
+
+"Vous, mes frères et mes soeurs, s'écria-t-il, et toi, prêtre du
+Seigneur, aidez-moi à expier mes péchés, sauvez mon âme de Satan,
+sauvez mon âme de la perdition éternelle!"
+
+Tous les autres se levèrent aussitôt pendant que l'apôtre descendait
+les marches de l'autel. Les deux jeunes garçons dépouillèrent les
+épaules du pénitent; le prêtre lui mit le pied sur le cou et marcha
+trois fois sur lui en disant:
+
+"Que le Seigneur me pardonne ainsi qu'à toi et bénisse ton humilité!"
+
+Puis l'un des jeunes garçons présenta uns discipline à l'apôtre qui en
+frappa trois fois le pénitent étendu à ses pieds, en lui disant trois
+fois:
+
+"Accepte ces coups que ton Sauveur Jésus-Christ, le fils unique de
+Dieu, a reçus pour toi. Qu'il daigne, lui qui a pris sur lui les
+péchés du monde, prendre aussi sur lui tes péchés!"
+
+Les autres l'imitèrent chacun à son tour.
+
+Quand le pénitent se releva, un autre vint le remplacer et se
+prosterner devant l'autel. C'était un jeune homme au visage pâle et
+mystique, aux yeux égarés et brillants du feu de la fièvre.
+
+"Couronnez-moi d'épines! s'écria-t-il, comme autrefois fut couronné
+mon Rédempteur! Frappez-moi au visage! Insultez-moi! Faites-moi
+souffrir tous les tourments que mon Sauveur a soufferts pour moi!"
+
+Déjà deux hommes dénouaient leurs ceintures de corde pour lui lier les
+mains derrière le dos. Cela fait, une des jeunes filles approcha une
+couronne d'épines et la lui posa sur la tête en appuyant. Aussitôt une
+douzaine de mains continuèrent à l'enfoncer jusqu'à ce que le sang
+ruisselât sur le front du malheureux. Un troisième se fit attacher sur
+une croix de bois, et on lui donna un coup de lance dans le côté. Une
+vieille femme, sans pousser la moindre plainte, se fit tracer le signe
+du Christ aux pieds et aux mains avec un fer chaud. Peu à peu le pieux
+délire se calma; tous s'étaient silencieusement remis à genoux et
+priaient. L'apôtre retourna à l'autel, étendit les bras et dit:
+"Maintenant que chacun s'est repenti et a fait pénitence,
+réjouissons-nous de la grâce de Dieu et louons tous le Seigneur."
+
+Il dépouilla rapidement sa robe de prêtre et apparut avec une longue
+tunique blanche comme celle des Chérubins. Tous se relevèrent en même
+temps, laissèrent tomber leur robe grise de pénitent et restèrent
+debout, vêtus de blanc comme le prêtre. Les jeunes filles se mirent
+des couronnes de fleurs et distribuèrent des branches d'arbres verts
+qui devaient servir de palmes.
+
+Tous entonnèrent ensemble un cantique de louanges. Les jeunes filles
+jouaient des cymbales et du tambourin, et exécutèrent une espèce de
+danse devant l'autel.
+
+Il faisait nuit quand Dragomira arrêta son cheval devant
+l'auberge. Elle frappa à la fenêtre avec sa cravache; Zésim se hâta de
+sortir et la salua, pendant que son domestique sellait leurs chevaux.
+
+"Es-tu satisfaite du résultat de ta visite? demanda le jeune officier.
+
+- Oui, et j'espère que toi aussi tu seras satisfait.
+
+- Que dois-je entendre par là?
+
+- Patiente un peu de temps encore et tu sauras tout."
+
+Quand Zésim fut en selle, ils repartirent d'un bon trot pour la
+ville. Le domestique suivait à une certaine distance. A moitié chemin,
+Dragomira mit son cheval au pas, et Zésim fit comme elle.
+
+"J'ai beaucoup de choses à te dire, commença-t-elle.
+
+- Bonnes ou mauvaises?
+
+- Cela dépend de toi, Zésim.
+
+- Toujours de nouvelles énigmes.
+
+- Non, cette fois je veux te parler ouvertement, comme jamais encore
+je ne l'ai fait. M'aimes-tu; Zésim?
+
+- Tu le demandes encore?
+
+- Et tu me veux pour femme?
+
+- Oui.
+
+- Alors, prends-moi, je suis à toi.
+
+- A moi, Dragomira? Parles-tu sérieusement? s'écria-t-il. Quel
+bonheur! Je suis à peine y croire!
+
+- Je consens à te suivre à l'autel, mais sous des conditions que tu es
+libre d'accepter ou de refuser.
+
+- J'accepte toutes les conditions.
+
+- Ecoute seulement. Te souviens-tu de ces esprits qui apparaissent
+souvent dans les vieux contes et les antiques ballades, dont on ne
+sait s'ils sont démons ou anges, et qui, en échange de certains
+services, vous promettent aide et protection? Si j'étais un être de
+cette espèce, t'abandonnerais-tu à ma conduite?
+
+- Oui, car tu es mon bon ange.
+
+- Je t'aime, Zésim, continua Dragomira; aussi je ne veux pas seulement
+te rendre heureux sur la terre, autant que je le pourrai, mais je
+veux encore sauver ton âme et t'aider à obtenir le ciel.
+
+- Mais alors tu appartiens à une secte, comme je m'en étais douté.
+
+- Si tu veux m'avoir pour femme, reprit Dragomira sans s'arrêter à son
+observation, il faut que tu suives la route que je te
+montrerai. Elle te conduira au bonheur, et, quand l'heure sonnera, à
+la rédemption, à la félicité éternelle.
+
+- Je veux tout ce que tu veux, Dragomira."
+
+Elle attacha sur lui un regard mystérieux, plein d'amour et de pitié,
+et resta silencieuse.
+
+"Tu as encore quelque chose sur le coeur, dit Zésim au bout de quelques
+moments.
+
+- Oui. Tu ne me tourmenteras pas avec des réflexions mesquines?
+
+- Jamais, je te le jure!
+
+- Tu ne... - Dragomira souriait - tu ne seras pas jaloux non plus?
+
+- Jaloux? De qui?
+
+- Du comte Soltyk, par exemple.
+
+- Encore une énigme, mon beau sphinx.
+
+- Ne m'interroge pas, dit Dragomira avec une majesté tranquille, je ne
+réclame ni ton amour, ni ta confiance; je suis capable de renoncer à
+tout. Si tu te défies de moi le moins du monde, va-t'en, il en est
+temps encore, je ne te retiens pas. Si tu m'aimes, si tu veux
+m'obtenir et me posséder, il faut que tu aies en moi une confiance
+aveugle. Tu peux encore choisir; ensuite, il sera trop tard, car
+alors j'exigerai ce qui dépend aujourd'hui de ta libre
+volonté. Pense bien à tout cela et ne te décide que quand tu y auras
+bien pensé.
+
+- C'est tout décidé, répondit Zésim, rien au monde ne peut nous
+séparer."
+
+Cette fois elle ne lui répondit pas, et ils continuèrent leur route en
+silence sous la voûte majestueuse du ciel étincelant d'étoiles.
+
+XXV
+
+LA VENUS DE GLACE
+
+Je veux triompher de cet homme, ou je consens à n'avoir jamais eu
+d'intelligence. MORETO.
+
+
+Le comte Soltyka avait invité la belle société de Kiew à une fête
+masquée qu'il donnait dans son palais. Tous les jeunes coeurs battaient
+joyeusement, mais les messieurs et les dames d'un âge plus avancé
+attendaient aussi la soirée avec impatience, car on savait qu'avec
+Soltyk on pouvait espérer non seulement une réception brillante et
+somptueuse, mais encore des inventions originales et même bizarres, et
+une série de surprises charmantes.
+
+Il était à peu près huit heures du soir. Les premiers équipages
+arrivaient, et le comte Soltyk, en toilette parisienne irréprochable,
+avait donné les derniers ordres. Bientôt apparurent toutes les zones
+de la terre et toutes les saisons de l'année qui semblaient s'être
+réunies pour transformer les vastes et splendides salons du palais en
+un monde féerique.
+
+Le comte, en haut du large escalier de marbre, recevait ses hôtes et
+laissait à un de ses parents, M. de Tarajewitsch, au P. Glinski et à
+son majordome, le soin de les conduire dans l'intérieur du palais. Les
+arrivants étaient littéralement éblouis, et l'admiration, le
+ravissement augmentaient à chaque pas.
+
+Aussitôt qu'un des cosaques postés à l'entrée eut donné un signal
+convenu avec un sifflet d'argent, Soltyk descendit rapidement
+l'escalier pour recevoir la famille Oginska dans le vestibule, et
+l'introduire lui-même dans son monde enchanté. Dragomira était venue
+avec les Oginski; le comte la remercia avec quelques mots aimables et
+offrit ensuite le bras à madame Oginska. M. Oginski conduisait
+Dragomira; Anitta suivait avec Sessawine.
+
+L'escalier était décoré de plantes magnifiques. On marchait sur de
+moelleux tapis de Perse, où des mains de fées semblaient avoir semé
+des fleurs; l'air, doucement chauffé, était rempli de lumière et de
+parfums.
+
+Mme Oginska, en robe de velours noir et chargée de ses précieux bijoux
+de famille, était enveloppée d'une longue pelisse de zibeline. Anitta
+avait une splendide toilette parisienne, robe de crêpe bouton d'or,
+toute papillotante de fils d'or; queue de velours de la même couleur,
+doublée de satin jaune paille, relevée derrière par des épingles d'or;
+écharpe de moire jaune d'or garnie de franges d'or. Une nuée de petits
+colibris, au cou étincelant, semblaient voltiger sur la queue de la
+robe. Dans ses cheveux, Anitta avait de ces mêmes petits oiseaux avec
+une épingle de diamants. Une sortie de bal en peluche rouge rubis,
+garnie de renard bleu et de plumes de colibris qui brillaient comme
+des pierres précieuses, complétait cet ensemble ravissant.
+
+Dragomira avait une robe de crêpe rose garnie de petites touffes de
+marabout rose. La queue de velours rose, doublée de satin de la même
+couleur, était toute couverte de bouquets de roses. Elle portait au
+cou un collier de sept rangs de perles magnifiques; Sa taille de
+déesse était enveloppée d'un manteau princier de satin rose richement
+doublé et garni d'hermine.
+
+Quand les dames eurent ôté leurs manteaux, le comte Soltyk les
+conduisit par un vestibule orné de peintures et de sculptures dans une
+grande salle qui avait été transformée en un rêve de printemps. Les
+murs étaient tapissés de fraîche verdure et de fleurs, les colonnes
+métamorphosées en arbres fleuris. Au milieu de haies artificielles
+murmuraient des petites fontaines; des poissons aux écailles d'or et
+d'argent se jouaient gaiement dans les bassins, et, derrière les
+murailles de fleurs, le gazouillement d'une armée de petits oiseaux
+chanteurs se faisait entendre sans interruption. Un orchestre
+invisible jouait une polonaise de Chopin. A ces doux et mélancoliques
+accents, les dames et les messieurs, en élégante toilette, et les
+masques richement costumés, se promenaient, bavardaient et
+s'intriguaient.
+
+La grande salle de bal était entourée de cinq salons plus petits, qui,
+par une disposition ingénieuse, figuraient les cinq parties du
+monde. Ceux qui voulaient fuir la foule et se retirer à l'écart y
+trouvaient de fort agréables abris. On traversait ensuite la salle à
+manger, garnie de tableaux de fruits et d'animaux, de bois de cerfs,
+de têtes de bêtes, d'armes et de tout l'attirail de la chasse. Un
+buffet gigantesque offrait les rafraîchissements et les friandises de
+tous les pays de la terre. On arrivait dans l'antichambre, où
+plusieurs domestiques attendaient avec les manteaux. Soltyk enveloppa
+soigneusement les dames de leurs molles et chaudes fourrures et les
+conduisit sur la terrasse. A leurs pieds s'étendait le vaste jardin
+où, par un contraste ravissant avec la grande salle de danse, se
+déployait une nouvelle merveille, une féerie d'hiver. Des deux côtés
+de la terrasse, deux ours blancs, empaillés et débout, étaient en
+faction et tenaient des torches dans leurs puissantes pattes.
+
+Quand le comte et ses invités eurent descendu les marches recouvertes
+de fourrures d'ours, ils entrèrent dans une large allée d'arbres verts
+transformés en autant d'arbres de Noël. Sur chaque branche étaient
+plantées de petites bougies en porcelaine d'où jaillissaient des
+flammes de gaz. On s'avançait comme dans un bois féerique, à travers
+un océan de lumière, sur de molles peaux de rennes qui recouvraient la
+terre glacée. L'air, embaumé de senteurs résineuses, était rempli de
+légers nuages roses.
+
+Au bout de l'allée s'étendait un étang considérable, dont les bords
+étaient également garnis de peaux. Sur sa brillant surface, solidement
+gelée, s'élevait un petit temple bâti en blocs de glace, comme le
+célèbre palais construit sur la Néwa du temps de la czarine Anne. Dans
+ce temple, sur un autel élevé, se dressait une Vénus de glace,
+couronnée de fleurs. Tout autour du temple allaient et venaient
+joyeusement les patineurs et deux traîneaux attelés, l'un de rennes,
+l'autre de grands chiens. Le premier était dirigé par un Esquimau, le
+second par un Kamtschadale. Un choeur de chanteurs, composé d'ours
+blancs installés dans une tribune de bois toute revêtue de branches de
+sapin, accompagnait de ses airs les plus agréables les ébats des
+masques sur la glace, pendant qu'un cordon de dauphins de glace, qui
+encadraient l'étang et vomissaient sans relâche du pétrole enflammé,
+éclairait ce tableau d'une lumière magique et faisait de temps en
+temps briller le petit temple comme un édifice de diamants aux mille
+feux.
+
+Pendant que la musique et les voix aux joyeux éclats produisaient un
+aimable chaos, de petites huttes de Kamtschadales, construites en
+peaux, disséminées dans les fourrés voisins et agréablement chauffées,
+invitaient les couples amoureux à de paisibles et charmants
+rendez-vous.
+
+Entouré, entraîné par les masques folâtres, le comte avait été séparé
+des Oginski. Il découvrir tout à coup Dragomira qui seule se trouvait
+aussi sur la rive de l'étang et promenait ses regards au loin sur la
+foule, comme si elle cherchait quelqu'un.
+
+"Vous avez perdu votre cavalier, dit Soltyk en s'approchant d'elle,
+puis-je vous offrir mes services?"
+
+Dragomira prit sans façon le bras du comte qui lui montra le temple en
+souriant.
+
+"Votre image, dit-il à voix basse.
+
+- En quoi?
+
+- Vous aussi, vous êtes une Vénus de glace.
+
+- Ah! cher comte, ne savez-vous pas combien la glace fond rapidement
+quand vient le printemps?
+
+- Oui, certes, répondit Soltyk; mais ce printemps, dont la chaude
+haleine doit vous vaincre, où est-il?
+
+- Je ne le connais que par ouï-dire, ce grand enchanteur auquel tout
+coeur doit céder, dit Dragomira avec un fin sourire.
+
+- Et cet enchanteur, c'est l'amour?
+
+- Oui.
+
+- Mais vous n'êtes pas capable d'aimer.
+
+- Je le crois presque moi-même.
+
+- Vous n'avez pas de coeur.
+
+- Si... mais un coeur de glace!
+
+- Oh! si je pouvais l'échauffer? murmura Soltyk avec un regard d'où
+semblaient jaillir des flammes.
+
+- Vous?"
+
+Dragomira le regarda bien en face.
+
+"Vous ne savez que vous jouer des femmes, et je ne suis pas un jouet."
+
+Le comte se mordit les lèvres; au même moment Anitta approchait et la
+conversation prit fin. Dragomira prit le bras d'Anitta; puis toute les
+deux retournèrent dans l'antichambre pour ôter leurs fourrures et se
+perdirent ensuite dans le tourbillon des danseurs.
+
+"Il sera à moi, se disait Dragomira, dès que je le voudrai; il ne me
+semble pas bien difficile à conquérir; mais il s'agit ici de quelque
+chose de plus; aussi la ruse et la prudence doivent donner la main à
+la coquetterie. La résistance paraît le séduire et lui troubler la
+tête plus que tout le reste. Pauvre comte! J'ai bien facilement
+l'avantage sur lui, puisque je n'éprouve rien pour lui."
+
+Au milieu de ses réflexions, elle aperçut Zésim, qui était là, appuyé
+à une colonne. Il lui vint aussitôt une idée badine, et elle profita
+du moment où un danseur emmenait Anitta, pour se glisser comme un
+serpent, vite et sans faire aucun bruit, hors de la salle.
+
+Dans le corridor, près des vestiaires, se trouvaient aussi quelques
+petits cabinets, disposés pour ceux qui voudraient se masquer pendant
+la fête. Dragomira fit signe à Barichar qui était avec les autres
+domestiques et gardait un grand panier. Mais au moment où elle allait
+entrer dans un de ces cabinets, deux bras souples l'enlacèrent presque
+tendrement et les yeux bleus d'Henryka la regardèrent avec un sourire
+malicieux.
+
+"Enfin! Je vous tiens, s'écria l'aimable jeune fille, et maintenant
+vous ne m'échapperez pas.
+
+- Si, répondit Dragomira en souriant, car j'ai une petite intrigue en
+tête, et vous ne voudriez certainement pas me gâter cet innocent
+plaisir.
+
+- Vous vous masquez?
+
+- Oui.
+
+- Oh! je ne vous trahirai pas, continua Henryka, permettez-moi de vous
+accompagner et de vous aider."
+
+Toutes les deux entrèrent dans le cabinet. Quand Barichar fut parti
+après avoir déposé son panier dans un coin, Henryka ferma la
+porte. Dragomira s'était assise devant la table de toilette et
+commença à ôter sa parure pendant qu'Henryka enlevait le contenu du
+panier avec des cris d'admiration enfantine. Quand ce fut fini, elle
+s'approcha de Dragomira, et, debout devant elle, se mit à la
+considérer avec un intérêt extraordinaire.
+
+"Je ne sais ce qu'ont les gens, dit-elle, ils vous trouvent tous
+énigmatique; et Anitta pense même que vous avez quelque chose
+d'inquiétant. Moi, au contraire, je me sens une grande sympathie pour
+vous.
+
+- Prenez garde, répondit Dragomira, vous découvrirez peut-être à la
+fin sous cette robe un corps de serpent ou une queue de poisson.
+
+- Vous n'êtes pas non plus une créature ordinaire, continua Henryka;
+je sens qu'une puissance mystérieuse vous entoure, mais ce sentiment
+ne fait qu'augmenter encore l'attrait magique qui m'entraîne vers
+vous. Faites de moi votre alliée; je vous aimerai comme une soeur et
+je vous écouterai comme une écolière docile.
+
+- Réellement?"
+
+Dragomira tourna lentement la tête vers elle et la regarda d'un oeil
+interrogateur.
+
+"Conduisez-moi, je vous suivrai comme une aveugle, sans peur et sans
+aucune réflexion, répondit Henryka.
+
+- Nous verrons.
+
+- Aujourd'hui, permettez-moi de vous aider.
+
+- Pourquoi non? répondit tranquillement Dragomira, le premier pas dans
+la voie de la lumière éternelle que vous voyez devant vous par un
+pieux pressentiment, c'est l'humilité; servez-moi donc."
+
+Henryka s'agenouilla devant Dragomira et lui baisa les mains, puis
+elle lui ôta ses chaussures et lui mit les pantoufles turques brodées
+d'or qu'elle avait tirées du panier. Dragomira se laissa faire avec la
+majestueuse indifférence d'une souveraine.
+
+
+XXVI
+
+SOUS LE MASQUE
+
+On peut déraisonner sur un point et être sage pour tout le reste.
+WIELAND.
+
+
+Quelques instants après, une sultane, habillée avec toute la
+magnificence de l'Orient entrait dans la salle.
+
+Grande et d'une taille élancée, elle s'avançait avec dignité. Elle
+était chaussée de babouches de velours rouge brodées d'or, et avait un
+large pantalon et une jupe courte de satin jaune sur laquelle tombait
+un long caftan de soie bleu-clair, brodé d'argent et garni
+d'hermine. Ce caftan laissait voir une veste ouverte de velours rouge;
+la poitrine couverte de colliers de corail, de perles et de sequins
+apparaissait à travers une gaze d'argent. La tête fière de la sultane
+était couronnée d'un petit turban tout garni de pierreries. Au lieu de
+masque elle avait un voile épais de harem, au travers duquel on ne
+pouvait distinguer que de grands yeux bleus et froids, au regard
+dominateur.
+
+Une troupe de messieurs s'était attachée aux pas de la nouvelle
+arrivée. Plus d'un se risqua à lui chuchoter à l'oreille quelque
+compliment; mais elle semblait insensible à toutes les tentatives que
+l'on faisait pour attirer son attention.
+
+Elle promena longtemps ses regards pénétrants par toute la salle,
+jusqu'à ce qu'elle eût découvert celui quelle cherchait. Il venait
+d'aller au buffet, sans intention, comme un automate inconscient que
+fait marcher un mouvement d'horlogerie. Les domestiques lui offraient
+divers rafraîchissements; il secouait la tête et était sur le point de
+s'en aller, lorsque la sultane entra et lui posa sa pette main sur
+l'épaule.
+
+"Je te salue, Zésim Jadewski, dit-elle, pourquoi donc baisses-tu ainsi
+la tête, aujourd'hui?
+
+- Je n'ai guère de motifs d'être joyeux.
+
+- Il y a bien des moyens de chasser les soucis, en voici justement un
+des meilleurs."
+
+La belle sultane prit un verre de vin sur le buffet, y trempa ses
+lèvres et le présenta à Zésim.
+
+"Que me donnes-tu? Un doux poison, un philtre?
+
+- J'arriverais trop tard.
+
+- A ta santé!"
+
+Zésim vida le verre.
+
+"Maintenant, un deuxième moyen.
+
+- Lequel?
+
+- Fais-moi la cour.
+
+- je n'en aurais pas le talent.
+
+- Parce que tu aimes?
+
+- Peut-être.
+
+- Il y a ici deux dames à qui tu as donné ton coeur. A laquelle
+appartient-il maintenant?
+
+- Tu me questionnes comme un inquisiteur."
+
+La sultane se mit à rire, tout doucement, mais ce rire argentin suffit
+à la trahir.
+
+"Maintenant je te connais."
+
+Elle rit de nouveau.
+
+"Tu es Dragomira."
+
+Une petite main saisit rapidement la sienne et un souffle doux et
+tiède effleura sa joue.
+
+"Ne me trahis pas; on nous observe; le comte Soltyk est là; je veux
+lui parler et lui faire peur."
+
+En effet, le comte se tenait à l'entrée, et ses yeux sombres, pleins
+d'une flamme diabolique, étaient arrêtés sur la belle personne, qui
+murmurait coquettement à l'oreille de Zésim. L'envie et la jalousie
+bouleversaient le coeur de Soltyk et faisaient bouillonner son sang
+indomptable. En même temps, d'autres yeux se dirigeaient vers le
+couple occupé à chuchoter, mais ceux-là étaient timides, tristes et
+pleins d'angoisse. C'était Anitta qui avait aussi reconnu Dragomira et
+qui tremblait pour son bien-aimé.
+
+La sultane avait déjà congédié Zésim et se préparait à aller trouver
+Soltyk, lorsque le jésuite la prévint et entraîna rapidement le comte
+avec lui.
+
+"Qu'avez-vous? demanda Soltyk.
+
+- Il faut que je vous avertisse, lui dit tout bas le P. Glinski; la
+sultane est Mlle Maloutine. Avez-vous vu comme elle échangeait avec
+ce jeune officier des poignées de main et des paroles tout à fait
+tendres?
+
+- Après, après?
+
+- Vous êtes au moment de tomber dans les filets d'une coquette.
+
+- Cette fois votre connaissance des hommes fait fausse route, reprit
+le comte d'un ton railleur, elle est au contraire froide comme
+glace.
+
+- Mais je sais que Jadewski va chez elle.
+
+- Sessawine aussi.
+
+- Et elle se joue de tout le monde.
+
+- Tant mieux.
+
+- Il n'y a pas moyen de vous sauver, je le vois.
+
+- Si les abîmes de l'enfer étaient aussi beaux que cette Dragomira,
+cher Père, le ciel resterait vide et vous-même finiriez par rendre
+votre âme au diable."
+
+Soltyk le quitta en riant et se mit aussitôt à la recherche de la
+sultane qui avait brusquement disparu dans le tourbillon des
+masques. Il la trouva à l'entrée de la petite salle qui figurait
+l'Asie. Elle semblait l'attendre.
+
+"C'est ici ton empire, dit-il en s'inclinant devant elle; ton esclave
+peut-il entrer avec toi?"
+
+Il releva la portière et la suivit dans le petit salon décoré avec
+toute la somptuosité de l'Orient.
+
+Des tentures persanes d'une rare magnificence, brodées d'or et
+d'argent, tombaient en plis larges et lourds et figuraient les parois,
+le plafond, les fenêtres et les portes d'un pavillon dont le sommet
+était formé par un croissant d'or constellé de pierreries. Le sol de
+cette mystérieuse retraite était couvert d'un tissu de l'Inde, blanc
+et souple comme du duvet; le pied s'y enfonçait comme dans la neige
+nouvellement tombée. Une seule lampe, à globe rouge, était suspendue
+au plafond comme un rubis lumineux d'une grosseur fabuleuse. Cà et là
+étaient des coussins qui invitaient au repos, à la rêverie, à
+l'amour. Un parfum étrange et subtil embaumait l'air et troublait les
+sens comme une caresse.
+
+Dragomira s'assit sur le divan placé au milieu du pavillon aux
+couleurs chatoyantes. Elle était sur une peau de panthère, et ses
+pieds reposaient sur la tête majestueuse d'un tigre.
+
+Le comte restait debout devant elle, dans toute l'ardente extase de la
+passion.
+
+"Vous m'avez attendu? dit-il enfin.
+
+- Oui.
+
+- Vous savez que j'ai quelque chose à vous dire?
+
+- Oui.
+
+- Et vous êtes disposée à m'entendre?
+
+- Oui.
+
+- Je vous remercie. Vous me rendez le courage qui commençait à me
+manquer.
+
+- Il faut donc du courage pour causer avec une jeune fille?
+
+- Avec vous, oui, Dragomira.
+
+- Dragomira? moi? vous vous trompez.
+
+- Comment! me tromper? interrompit le comte Soltyk; qui pourrait
+jamais vous avoir vue et ne pas vous reconnaître entre mille? Qui
+pourrait avoir vu le regard de vos yeux et l'oublier? Qui pourrait
+ne pas le découvrir, même sous le masque? Oui, c'est vous,
+Dragomira, vous, avec toute votre puissance, votre froideur, votre
+cruauté!
+
+- Moi, cruelle? parce que je ne vous crois pas? Je ne suis pas
+cruelle; je suis un peu prudente, voilà tout.
+
+- Qu'avez-vous contre moi?
+
+- Rien.
+
+- En ce moment, vous ne dites pas la vérité.
+
+- Si; je ne puis pas dire que quoi que [ce] soit me déplaise en vous.
+
+- Oui, mais vous vous défiez de moi."
+
+Un léger sourire fut la réponse de Dragomira.
+
+"Et pourquoi vous défiez-vous de moi?
+
+- Ah! l'innocent! Avez-vous oublié ce que vous avez fait? La liste des
+péchés de Don Juan à côté de la vôtre est la confession d'un
+écolier."
+
+Soltyk sourit.
+
+"Je connais ma réputation, dit-il, mais je vous donne ma parole
+d'honneur que la renommée a bien exagéré.
+
+- Bien; mais en ôtant ce qu'il y a de trop, dit Dragomira, je crois
+qu'il en reste encore assez pour rendre votre canonisation
+invraisemblable.
+
+- Je ne suis pas un saint; je n'ai jamais prétendu à cette gloire.
+
+- Mais faut-il être le contraire?
+
+- Que suis-je donc?
+
+- Un scélérat, répondit Dragomira. Vous aimez Anitta et vous me faites
+la cour.
+
+- On veut me marier avec Mlle Oginska, voilà tout.
+
+- Tactique de jésuite. On veut unir deux familles puissantes et faire
+de vous un instrument politique.
+
+- Vous pouvez bien avoir raison, murmura Soltyk, surpris au plus haut
+point de cette remarque, mais je ne suis pas bon à faire un
+instrument.
+
+- Alors vous n'aimez pas Anitta?
+
+- Non."
+
+Le comte était encore debout devant Dragomira; il s'assit alors sur un
+divan, auprès d'elle, de façon à avoir un genou en terre, et il lui
+saisit les mains en lui disant:
+
+"Je vous aime!"
+
+Dragomira rit de nouveau.
+
+"Vous pouvez rire, je vous aime pourtant, et je vous jure que vous
+êtes la première que j'aime. Jusqu'à présent je n'ai connu que des
+fantaisies passagères, parfois un court enivrement, mais mon coeur
+était libre, et surtout ma tête. Ce que j'éprouve en face de vous, je
+le ressens pour la première fois. Je ne suis pas exalté, je ne suis
+pas amoureux, je ne suis pas du tout ivre de votre beauté. J'ai le
+sentiment que vous avez été créée pour moi, que votre âme est de la
+même essence que la mienne, que la vie sans vous n'a aucune valeur, et
+que la vie à côté de vous serait le paradis. Si ce n'est pas là de
+l'amour qu'est-ce donc?"
+
+Pendant qu'il parlait, les yeux de Dragomira s'attachaient sur son
+beau et mâle visage.
+
+"Pauvre comte! dit-elle en relevant lentement la manche de son caftan,
+mais, en vérité, je commence à croire que vous m'aimez.
+
+- Et vous me plaignez, s'écria Soltyk avec animation, parce que vous
+ne pouvez pas répondre à cet amour.
+
+- Je ne vous aime pas...
+
+- Parce qu'un autre possède votre coeur?
+
+- Quelle impatience! Ne m'interrompez pas.
+
+- Alors, je vous demande en grâce...
+
+- Je ne vous aime pas, mais mon coeur est encore libre; essayez de le
+conquérir. De tous ceux qui y prétendent vous êtes le seul qui ne me
+déplaise pas."
+
+Elle avait détaché une petite chaîne d'or qui entourait son beau bras
+et elle jouait avec.
+
+"Vous me permettez donc d'espérer?
+
+- Oui.
+
+- Oh! que je suis heureux!"
+
+Le comte avait saisi ses mains et les couvrait de baisers. Elle le
+laissa faire pendant quelque temps, puis elle retira une de ses mains
+et lui passa la petite chaîne autour du bras.
+
+"Que faites-vous? Voulez-vous faire de moi votre chevalier?
+
+- Non, mon esclave. Vous voyez bien que je vous mets à la chaîne."
+
+Cependant un domino rose s'était approché de Zésim.
+
+"Quoi! seul! lui dit-il; où est l'enchanteresse qui t'a mis dans ses
+fers?
+
+- De qui parles-tu? Je suis encore libre, répliqua Zésim.
+
+- N'essaye pas de me tromper, tu n'y réussirais pas, continua le
+domino; il n'y a déjà pas si longtemps, tu as juré à une autre que
+tu l'aimais. L'aurais-tu si vite oubliée, si un nouvel astre ne
+s'était pas levé sur ta vie?
+
+- Qui es-tu?... Zésim parcourut du regard cette taille élancée, saisit
+les mains de l'inconnue, qui tressaillit, et les retint fortement en
+cherchant à lire dans ses yeux sombres.
+
+- Non, ce n'est pas possible, murmura-t-elle enfin; je me suis trompé.
+
+- Lâche-moi, dit le domino en suppliant.
+
+- Pas encore; j'ai une autre question à t'adresser.
+
+- Eh bien?
+
+- Qui t'a envoyée?
+
+- Personne.
+
+- Alors, dans quelle intention viens-tu?
+
+- Pour t'avertir. Un danger te menace.
+
+- Un danger?... De la part de qui?
+
+- De la part de celle que tu aimes.
+
+- Si tu veux que je te crois, dit Zésim ému, dis m'en davantage,
+dis-moi tout ce que tu sais."
+
+Les yeux sombres se reposèrent un instant sur lui avec une expression
+presque douloureuse.
+
+"Soit, mais ce n'est pas ici le lieu. Tu entendras bientôt parler de
+moi."
+
+Les mains tremblantes se dégagèrent d'un mouvement énergique, et le
+domino à la taille élancée comme celle d'une jeune fille disparut
+rapidement au milieu du tourbillon de la fête.
+
+
+
+DEUXIEME PARTIE
+
+I
+
+CIEL ET ENFER
+
+... Belle comme la première femme, la pécheresse, séduite par le mauvais
+serpent, qui depuis n'a cessé de tromper, en étant trompée elle-même.
+LORD BYRON
+
+
+Deux jours après la fête du comte Soltyk; qui occupa longtemps encore
+toutes les sociétés de la ville, Zésim reçut une lettre sans
+signature. On lui donnait rendez-vous dans la même église où il avait
+eu son dernier entretien avec Anitta.
+
+Il pensa immédiatement à elle. Sans aucun doute c'était elle qui
+voulait l'avertir; mais sa conversation avec le domino lui avait
+inspiré de la défiance, et il lui vint encore à l'esprit une autre
+pensée. Si Dragomira avait des vues sérieuses sur le comte, et
+cherchait à l'intimider, lui Zésim, au moyen d'une personne de
+confiance, uniquement parce qu'il était devenu tout à coup gênant?
+
+Ce qu'il y avait d'énigmatique dans l'existence et les relations de
+Dragomira était pour lui une source d'inquiétudes toujours nouvelles;
+il ne pouvait parvenir à avoir en elle confiance pleine et entière. Il
+la croyait, quand il la voyait; il doutait d'elle, dès qu'elle était
+loin.
+
+Quand le jour commença à baisser, Zésim se rendit à l'église
+indiquée. Devant la porte, il lui vint une nouvelle idée. Si Dragomira
+voulait seulement l'éprouver; si elle l'attendait elle-même?
+
+Il hésita une minute, puis entra rapidement, bien décidé à mettre une
+fin à tous ses doutes.
+
+L'église paraissait vide. Mais quand il s'approcha du maître-autel, il
+vit une dame agenouillée qui se releva au bruit de ses pas et vint à
+sa rencontre.
+
+"Je vous remercie d'être venu, dit-elle en lui tendant la main.
+
+- Est-ce possible? C'est vous, Anitta? murmura Zésim.
+
+- C'est moi", répondit-elle avec tristesse, et elle écarta son voile.
+
+Zésim regarda avec émotion son visage sérieux et pâli.
+
+"J'ai peur pour vous, Zésim, dit-elle. Je ne sais pas ce que c'est, et
+je suis incapable de vous dire quelque chose de précis, mais, je le
+sens, un grand danger vous menace. Dragomira a quelque mystérieuse
+mission à accomplir; c'est une voix intérieure, un sombre
+pressentiment qui me le dit. Est-elle affiliée à une conspiration?
+appartient-elle à une secte de fanatiques? Je ne peux pas le
+découvrir; mais je sais qu'elle a jeté ses filets de votre côté et que
+vous deviendrez sa victime, et je ne réussis pas vous sauver.
+
+- Vous voyez les choses beaucoup trop en noir; je connais la famille,
+la mère de Dragomira...
+
+- Qu'est-ce que cela peut prouver? Il y a des sociétés secrètes, des
+sectes religieuses fanatiques qui cherchent précisément des
+adhérents et des instruments dans le monde le plus distingué; et,
+croyez-moi, Dragomira est un de ces instruments.
+
+- C'est possible; mais qu'importe que je périsse, puisque vous ne
+m'aimez pas, Anitta?
+
+- Ne blasphémez pas, Zésim.
+
+- Dragomira ne peut pas me trahir plus que vous.
+
+- Elle vous poussera à la mort, s'écria Anitta. O Zésim! Ayez pitié de
+moi! Ayez pitié de votre mère! Au nom de cet amour qui remplit mon
+coeur, tout mon être..."
+
+Elle s'arrêta; les larmes étouffaient sa voix; elle ne pouvait plus
+que lever vers lui les yeux et les mains avec une expression
+suppliante.
+
+"Comment dois-je vous comprendre? dit Zésim amèrement. Quelle valeur
+ma vie peut-elle encore avoir pour la future comtesse Soltyk.
+
+- Jamais je ne donnerai ma main au comte.
+
+- Vous lui êtes pourtant fiancée.
+
+- Qui vous l'a dit? Il m'a demandée et je l'ai refusé.
+
+- Anitta! Est-ce vrai? mon Dieu! pourquoi ne me dites-vous cela
+qu'aujourd'hui?
+
+- Je vous ai juré de vous rester fidèle.
+
+- Vous avez raison; le coupable, c'est moi, continua Zésim, je ne vous
+ai pas cru tant de fermeté. Une vanité puérile m'a poussé à renoncer
+à un trésor dont la possession ne me paraissait pas assurée; je ne
+voulais pas être trahi par vous et alors c'est moi qui vous ai
+trahie.
+
+- Je ne vous en veux pas, murmura Anitta en lui prenant la main, je
+vous ai pardonné. Dites-moi seulement de quelle façon je pourrai
+vous sauver. Ce n'est pas votre amour que je veux; il ne s'agit que
+de votre vie.
+
+- Ce sont des imaginations.
+
+- Non, non. Je vous en supplie, brisez vos liens.
+
+- Je ne peux pas; il est trop tard.
+
+- Dites donc plutôt que vous ne voulez pas, que Dragomira vous a
+complètement aveuglé, que votre passion pour cette créature sinistre
+est plus forte que vous.
+
+- Vous vivez dans un monde romanesque, dit Zésim en souriant; les
+dangers que vous voyez, vous les avez tout bonnement vus en rêve. Je
+vous assure que la réalité est loin d'avoir un aspect si
+terrible. Dragomira est sincère et loyale envers moi.
+
+- Vous le croyez.
+
+- Si cela peut vous tranquilliser, je vous promets d'être prudent.
+
+- Oui, la prudence d'un somnambule! s'écria Anitta; je le vois, vous
+êtes tout à fait aveugle, et ce serait inutile de persister à vous
+avertir. J'y renonce, mais je vous protègerai, Zésim, malgré
+vous-même. J'accepte la lutte avec Dragomira et Dieu ne me refusera
+pas son assistance.
+
+- Je ne vous comprends pas, Anitta; comment en êtes-vous arrivée à ces
+idées fantastiques?
+
+- Il n'y a là rien de fantastique, dit-elle d'un ton sérieux et
+résolu, je suis une jeune fille toute simple, qui vous aime, et
+c'est tout. Adieu et soyez sur vos gardes.
+
+- Vous reverrai-je, Anitta?
+
+- A quoi bon? Maintenant, non. Plus tard peut-être... quand vous aurez
+- brisé vos chaînes. Adieu."
+
+Zésim lui baisa la main et elle partit en hâte. Il resta immobile
+quelques instants, abîmé dans ses pensées, sous ces voûtes sombres.
+
+Qu'était-ce donc que ce mystère dans lequel une volonté étrangère
+emprisonnait Dragomira? se demandait-il. Elle en était convenue
+elle-même et Anitta l'avait pénétrée; Qui étaient ces autres qui la
+menaient et l'employaient comme un instrument? Appartenait-elle à une
+secte et à laquelle? Pourquoi se défiait-elle, et pourquoi ne
+pouvait-il la quitter, s'il doutait d'elle? L'aimait-il véritablement
+autant que cela? Et Anitta? Est6il possible d'aimer deux femmes en
+même temps? "Tu es le lien des deux natures qui se sont unies dans
+l'espace et dans le temps", chante Derschavine dans son ode à
+Dieu. Ces deux natures si souvent en désaccord se combattaient aussi
+en lui. L'une l'élevait vers la lumière, vers Anitta, l'autre
+l'entraînait dans cette obscurité sinistre où Dragomira vivait et
+régnait. Pensées contradictoires, émotions, projets, tout se croisait
+dans sa tête, dans son coeur, et il n'aboutissait à aucune résolution,
+à aucun acte. En ce moment encore, il ne savait à quoi s'en tenir. Les
+flots le poussaient en avant et il se demandait de nouveau où il
+allait.
+
+Une heure après le départ d'Anitta, Bassi Rachelles se glissait déjà
+dans la chambre de Dragomira pour l'informer du rendez-vous des deux
+jeunes gens.
+
+"Tu es sûre que c'était lui? demanda Dragomira.
+
+- Le lieutenant Jadewski, aussi vrai que je suis ici.
+
+- Et de quoi ont-ils parlé?
+
+- De vous, noble maîtresse.
+
+- De moi?
+
+- Elle l'a averti de se tenir sur ses gardes, mais il n'a pas ajouté
+foi à ses paroles.
+
+- Et n'ont-ils pas parlé d'amour?
+
+- Non. Seulement, quand elle est partie, il lui a demandé s'il la
+reverrait, et elle a répondu: "A quoi on? Maintenant, non."
+
+- Bien, tu peux t'en aller."
+
+Immédiatement après le départ de la Juive, Dragomira écrivit deux
+lettres, l'une au comte, signée des initiales de son nom, l'autre à
+Zésim, sans signature, avec une écriture contrefaite. Elle leur
+donnait rendez-vous à tous les deux à l'Opéra. Barichar se chargea
+personnellement de la lettre adressée à Soltyk, et confia à un facteur
+juif celle qui était destinée à Zésim.
+
+Le comte était eu théâtre avant le commencement de la représentation,
+et attendait avec impatience au pied de l'escalier qui conduisait aux
+loges. Son regard effleurait à peine les amis et les dames élégantes
+qui arrivaient. Mais lorsqu'il aperçut Dragomira à l'entrée du
+vestibule, son coeur se mit à battre avec impétuosité, et ses yeux
+restèrent fixés comme par l'effet d'un charme sur cette taille souple
+et élancée, sur cette tête entourée et illuminée de cheveux blonds.
+
+Celle que Soltyk attendait avec une si ardente impatience était venue
+accompagnée de Cirilla qui s'était habillée avec un luxe à l'ancienne
+mode et représentait fort bien une dame de la noblesse de
+campagne. Soltyk se contenta d'ôter son chapeau, de saluer
+profondément et de dévorer des yeux Dragomira. Celle-ci de son côté
+lui fit un petit signe de tête avec une amabilité pleine d'aisance et
+passa devant lui comme devant une simple connaissance.
+
+Zésim, qui était assis au parquet, vit Dragomira entrer dans sa loge
+et ôter son manteau de théâtre, tout brodé d'or scintillant. Elle
+resta debout un instant contre le rebord, et tous les regards se
+dirigèrent sur elle. En même temps le comte la contemplait avec une
+admiration muette.
+
+"Où a-t-elle appris, pensait-il, à s'habiller ainsi? Je sais pourtant
+qu'elle n'a pas été à Paris."
+
+Et, en effet, Dragomira était ravissante dans sa robe de soie brochée
+couleur héliotrope, richement garnie de dentelles jaune-pâle. La
+parure, merveilleusement simple, consistait en un petit bouquet de
+violettes naturelles, placé dans ses cheveux d'or et un autre attaché
+à son corsage.
+
+Après le premier acte Zésim voulut lui rendre visite, mais le comte le
+prévint. Avec une fureur concentrée le jeune et bouillant officier le
+vit entrer dans la loge et porter à ses lèvres la main que Dragomira
+lui tendait en souriant. La conversation animée qui s'établit ensuite
+entre Dragomira et Soltyk augmenta de minute en minute le supplice de
+Zésim.
+
+"Que se passe-t-il donc en moi? se demandait-il; je crois que je suis
+jaloux."
+
+Tous les doutes qu'Anitta avait remués en lui, toutes les sombres
+pensées que d'ordinaire un regard de Dragomira domptait et endormait,
+se réveillèrent et reprirent leur puissance.
+
+Il crut qu'il allait étouffer, il sortit de l'atmosphère chaude et
+suffocante de la salle pour aller respirer l'air frais; puis il
+rentra, mais il ne reprit pas as première place. Il se mit derrière
+une colonne de parterre; de là, il pouvait mieux observer
+Dragomira. Il espérait que le comte la quitterait au commencement de
+l'acte suivant, mais il avait eu tort d'espérer. Soltyk resta, et la
+conversation devint de plus en plus animée, de plus en plus intime. Ce
+ne fut qu'au moment où le rideau se levait pour la troisième fois que
+le comte la salua, et partit. Zésim monta l'escalier en courant et
+entra dans la loge de Dragomira, les joues rouges et les yeux
+enflammés.
+
+Elle n'eut pas l'air de remarquer son agitation. Elle lui tendit
+gaiement les deux mains avec un mouvement d'une grâce exquise.
+
+"Pourquoi si tard? lui demanda-t-elle; tu n'as donc pas reçu mon
+billet?
+
+- Tu m'as écrit?
+
+- Sans doute."
+
+Il sortit le billet doux anonyme... "Cette lettre...
+
+- Est de moi; un badinage... Je voulais te surprendre, me faire bien
+belle et te tourner un peu la tête.
+
+- Je suis ici depuis le commencement.
+
+- Est-ce possible? dit Dragomira d'un air innocent. Je ne t'ai pas
+remarqué."
+
+Zésim lui adressa un regard moitié fâché, moitié reconnaissant, et
+porta sa main froide à ses lèvres brûlantes. Cependant, elle célébra
+son triomphe avec un sourire silencieux. Le bien-aimé lui appartenait
+de nouveau, et n'appartenait qu'à elle.
+
+
+II
+
+LA ROUTE DU PARADIS
+
+Même quand je marcherais par la vallée de l'ombre de la mort, je ne
+craindrais aucun mal; car tu es avec moi, Seigneur. PSAUM. XXIII, 4.
+
+
+Une visite inattendue. Dragomira, la calme, la froide, la courageuse,
+ne put réprimer un tressaillement lorsque Barichar lui présenta la
+carte du P. Glinski. Elle se remit pourtant aussitôt et cria:
+"Entrez!"
+
+Barichar ouvrit la porte, et le jésuite s'approcha avec sa plus
+élégante révérence et son plus gracieux sourire.
+
+"J'ai peur de vous importuner, dit-il, pendant que Dragomira
+s'asseyait sur un divan, et, d'un geste vraiment royal de sa main,
+l'invitait à prendre place près d'elle, mais l'intérêt qui m'amène est
+si sérieux, si important, pour ne pas dire si sacré, que j'ose compter
+sur votre pardon. Il s'agit du bonheur de mon cher comte, de celui que
+j'ai élevé, de celui que je considère comme mon enfant."
+
+Le P. Glinski fit une pause; il attendait une question, une objection
+qui lui eût facilité le moyen d'arriver au véritable but de sa
+visite. Mais Dragomira ne vint nullement à son aide; elle le
+regardait, au contraire, avec une certaine indifférence distraite qui
+semblait dire: "En quoi votre comte peut-il m'intéresser?"
+
+Le P. Glinski se passa la main droite sur la main gauche, puis la main
+gauche sur la main droite.
+
+"Vous devinez bien, noble demoiselle, dit-il, de quoi il s'agit?
+
+- Non, je n'en ai aucune idée, répondit Dragomira avec une candeur qui
+déconcerta un instant Glinski, le fin diplomate de l'ordre de Jésus.
+
+- Je voulais... oui... Avant tout, il faut que je vous fasse mon
+compliment, quoique j'arrive un peu tard. L'autre jour vous étiez
+superbe en sultane."
+
+Dragomira sourit.
+
+"Je vous suis bien obligée, dit-elle, mais vous n'êtes pas venu chez
+moi, mon révérend père, pour me faire cette communication?
+
+- Non, certainement, non, murmura le jésuite. J'ai seulement voulu
+faire la remarque que mon cher comte, lui aussi, semblait ravi de
+vous.
+
+- C'est vrai, il m'a beaucoup fait la cour, dit Dragomira très
+naturellement.
+
+- Alors, je ne me suis pas trompé, continua le P. Glinski; certes, on
+comprend très bien que le comte vous adresse ses hommages et que cet
+innocent triomphe vous soit agréable; mais ce qui vous fait plaisir
+à tous les deux prépare à d'autres des chagrins, de l'inquiétude, à
+moi particulièrement, à moi qui aime le comte comme un fils et qui
+ne veux que son bonheur.
+
+- Maintenant, je ne vous comprends pas, mais pas du tout, c'est comme
+si vous me parliez une langue étrangère.
+
+- Vous savez, pourtant, ma noble demoiselle, que le comte est fiancé.
+
+- Oui, sans doute.
+
+- Que cette alliance entre deux familles si honorables est désirée par
+tout le pays.
+
+- Oui, je le sais aussi.
+
+- Alors, pourquoi vous mettez-vous si cruellement en travers de nos
+beaux projets?
+
+- Moi! Dragomira leva ma tête et se mit à rire. Je n'y pense pas.
+
+- Vous souffrez toutefois que le comte vous adresse ses hommages.
+
+- Puis-je le lui défendre? Je serais tout simplement ridicule. Tant
+qu'il ne fait rien qui, d'après l'opinion du monde, soit blâmable ou
+inconvenant, je suis désarmée en face de lui.
+
+- Vous détournez la question, répliqua Glinski; je suis sûr que vous
+encouragez le comte.
+
+- Pas le moins du monde.
+
+- Je vous en prie, mademoiselle, restons dans le sujet. Je n'ai pas à
+engager une dispute de mots. Ce serait un malheur pour nous tous si
+le mariage du comte et de Mlle Oginski n'avait pas lieu; et en ce
+moment vous êtes un obstacle à ce mariage. Je ne m'y trompe pas;
+voilà où en sont les choses; aussi, je vous supplie de renoncer au
+comte.
+
+- Comment puis-je renoncer à ce qui n'est pas à moi? Le comte, jusqu'à
+présent, ne m'a adressé aucune parole d'amour; et soyez bien
+convaincu que s'il le faisait, je ne l'écouterais pas.
+
+- Ce sont encore de pures défaites, mademoiselle; vous ne voulez pas
+du tout me répondre directement. J'y vois mieux que vous ne le
+croyez, et je suis bien sûr maintenant que vous avez des desseins
+arrêtés sur le comte.
+
+- Faites-moi grâce, je vous en prie, de vos imaginations, dit
+Dragomira d'un ton froid et sérieux; je n'aime pas le comte; cela
+suffit, ce me semble.
+
+- Pardonnez-moi, noble demoiselle, vous me comprenez mal. Je ne crois
+pas que vous ayez de projets sur son coeur.
+
+- Encore moins sur sa main, dit-elle fièrement.
+
+- Non plus que sur sa main, reprit le P. Glinski; vous avez d'autres
+desseins.
+
+- Quels desseins?
+
+- Je veux être de bonne foi, dit le jésuite.
+
+- Ce sera difficile avec cette robe, répliqua-t-elle en raillant.
+
+- Je vous le dis sincèrement, continua Glinski, je ne vois pas clair
+dans les desseins dont vous poursuivez la réalisation; mais ce dont
+je suis sûr, c'est que vous avez un but devant les yeux; et j'ai le
+pressentiment que ce que vous réservez au comte n'est rien de bon.
+
+- Si j'ai vraiment des projets, dit Dragomira avec un calme glacial,
+ne vous donnez pas tant de peine; il est clair que je ne les
+abandonnerai pas si facilement.
+
+- Voilà tout ce que je voulais savoir, reprit le jésuite; vous avouez
+donc que vous [avez] un plan arrêté à l'égard du comte.
+
+- De grâce... Vous me mettez dans la bouche vos propres pensées. Je n'ai
+rien dit.
+
+- Encore des mots, je ne joue pas sur les mots. Je suis forcé de voir
+désormais en vous le mauvais ange du comte, et j'ai le devoir de
+mettre tout en oeuvre pour l'arracher à votre puissance. Je veux son
+bonheur, tandis que vous...
+
+- Qui vous dit, interrompit Dragomira, que je ne le veux pas, moi
+aussi? Chacun croit connaître la route du paradis; quelle est la
+vraie? Vous suivez la vôtre; moi, la mienne; et tous les deux nous
+espérons sincèrement arriver à la lumière éternelle."
+
+Le P. Glinski regarda Dragomira avec surprise.
+
+"Vous voulez me barrer le passage, continua-t-elle, j'accepte le
+combat; je ne crains rien en ce monde, car Dieu est avec moi."
+
+Le jésuite resta muet. Si jusqu'à présent il avait cru pénétrer
+Dragomira, pour le moment il se trouvait tout à coup en face d'une
+énigme. Il eut de la peine à dissimuler son trouble. Il respira quand
+Henryka Monkony entra et mit fin à l'entretien. Pendant qu'elle
+embrassait Dragomira avec tous les transports d'une tendresse exaltée,
+il se leva et prit son chapeau.
+
+"Vous partez déjà? Dit Dragomira en souriant.
+
+- Je pense que nous n'avons plus rien à nous dire, répondit Glinski en
+l'observant du coin de l'oeil.
+
+- Alors, c'est la guerre?
+
+- Comme vous voudrez."
+
+Le jésuite s'inclina en jetant un regard de compassion sur Henryka
+qui, un bras passé autour de Dragomira, restait tout étonnée.
+
+"Que voulait-il donc? demanda-t-elle, quand le jésuite fut parti.
+
+- Il s'imagine que je veux enlever le comte à Anitta?
+
+- Vous?"
+
+Henryka éclata de rire.
+
+"Comme si vous pouviez empêcher que tous les hommes perdent la tête
+dès qu'ils approchent de vous! Je crois sans peine que Soltyk brûle
+pour vous; mais cela vous est parfaitement indifférent, n'est-ce pas?
+
+- Bien sûr.
+
+- Vous êtes née pour être aimée, continua Henryka, mais vous êtes bien
+au-dessus de toute faiblesse terrestre; je le sens, et c'est
+justement ce qui m'entraîne vers vous avec une force surnaturelle."
+
+Dragomira s'était assise dans un fauteuil, près de la
+cheminée. Henryka se mit à genoux devant elle, et, levant ses yeux
+bleus enthousiastes, la regarda comme en extase.
+
+"Oui, je vous adore comme un être supérieur, comme une sainte,
+continua-t-elle; auprès de vous toutes les autres me paraissent
+communes, vulgaires, même Anitta, que j'aimais auparavant comme une
+soeur.
+
+- Ce n'est pas juste.
+
+- Je ne peux pas faire autrement. Ne me repoussez pas, et, si je ne
+suis pas digne d'être appelée votre amie, laissez-moi du moins être
+votre servante.
+
+- Quelle fantaisie, petite folle! lui répondit Dragomira, en la
+frappant légèrement sur la joue.
+
+- Voulez-vous me rendre heureuse? Oui, n'est-ce pas?
+
+- Certainement, si c'est en mon pouvoir.
+
+- Alors, tutoyez-moi.
+
+- Si vous le désirez, de tout mon coeur."
+
+Henryka l'enlaça dans ses bras et lui donna un baiser.
+
+"M'aimes-tu aussi un peu? demanda-t-elle à voix basse.
+
+- Oui.
+
+- Alors je peux toujours rester auprès de toi?
+
+- Que diraient tes parents? répondit Dragomira. Et puis... tu es une
+enfant, Henryka, ignorante, sans expérience; moi, au contraire, je
+suis initiée à des choses qui glaceraient plus d'un coeur d'homme. Tu
+ne connais pas la vie; le monde t'apparaît encore avec tout l'éclat
+et les parfums du printemps; moi, j'ai plongé mon regard dans
+l'abîme de l'existence; d'épouvantables mystères m'ont été
+révélés. Ah! crois-moi, c'est un plus grand malheur de naître que de
+mourir. Tu ne sais pas combien est horrible la destinée de l'homme
+ici-bas; tu ne t'en doutes même pas; mais moi, je... je n'en sais que
+trop touchant cette misère.
+
+- Et pourtant tu n'es pas découragée.
+
+- Je ne crains rien en ce monde, car Dieu est avec moi!"
+
+La voix de Dragomira, en prononçant ces paroles, vibrait comme une
+corde d'airain, et dans ses yeux brillait la flamme d'un fanatisme
+exalté et entraînant.
+
+"Oui, tu n'es pas de la même espèce que nous, murmura Henryka toujours
+à genoux devant elle et la contemplant avec une sorte de crainte
+sacrée, tu m'apparais à la fois comme une prophétesse et comme un juge
+de l'Ancien-Testament, inspirée, pleine de Dieu et en même temps
+sévère et toute-puissante. Tu suis d'autres voies que nous. C'est une
+voix intérieure qui me le dit. Prends-moi comme compagne de ton
+pèlerinage; je te suivrai partout où tu voudras. Je dois devant moi le
+paradis perdu, et je ne puis en trouver la route; tu la connais,
+prends-moi avec toi."
+
+Dragomira la considéra longtemps avec des yeux sérieux et tristes;
+puis elle caressa légèrement de la main ses tresses brunes souples
+comme de la soie.
+
+"Pauvre enfant, murmurait-elle, sais-tu seulement ce que tu désires?
+La route que je suis est pénible et semée d'épines, riche en douleurs,
+riche en larmes. Eloigne-toi de moi; je te le conseille.
+
+- Non, non, dit Henryka d'une voix suppliante, je veux vivre et mourir
+à tes côtés.
+
+- Toi, avec ce coeur si tendre?
+
+- Je veux être ta servante, ton écolière, ton alliée!
+
+- Penses-y bien.
+
+- Je le veux, Dragomira, je le veux.
+
+- Soit, je te mettrai à l'épreuve.
+
+- Mets-moi à l'épreuve.
+
+- Ecoute-moi donc."
+
+Henryka se redressa un peu, et, les bras appuyés sur les genoux de
+Dragomira, les yeux fixés sur ce visage froid et rayonnant, attendit
+avec émotion ce qu'elle allait dire.
+
+"La première chose que tu dois apprendre, continua Dragomira, c'est
+l'humilité; car l'orgueilleux ne peut pas comprendre Dieu et
+participer à son amour. Ce n'est que du plus profond abaissement que
+tu peux t'élever à la vraie croyance; voilà pourquoi le Christ a
+choisi autrefois ses disciples parmi les pauvres et les petits. Ta
+vanité supportera-t-elle de rejeter ces riches vêtements, de renoncer
+aux ornements de ta chevelure? Ton orgueil ne regimbera-t-il pas quand
+il te faudra servir chacun de tes frères et n'être servie par aucun;
+quand il te faudra n'offenser personne et subir avec calme les
+offenses de tous pour l'amour de ton sauveur?
+
+- Oui.
+
+- Seras-tu obéissante, même quand les ordres qu'on te donnera te
+causeront de la honte et de la douleur?
+
+- Oui.
+
+- Pourras-tu renoncer aux joies de ce monde?
+
+- Je suis prête à partir avec toi pour le désert.
+
+- Si c'est là ta vraie et sérieuse résolution, Henryka, dit Dragomira
+avec la majesté d'une prêtresse, je consens à te nommer ma soeur au
+nom de Dieu, et tu devras me servir et m'obéir, jusqu'à ce que
+vienne le jour où tu auras assez fait pour Dieu et où il te recevra
+dans sa Nouvelle-Alliance. Et maintenant, je fais de toi la
+servante."
+
+Elle se releva et lui donna un coup sur la joue:
+
+"Tiens, baise la main qui t'a châtiée."
+
+Henryka obéit de bon coeur, et, toute transportée, elle se précipita
+aux pieds de Dragomira pour les couvrir de baisers.
+
+"Je veux être ton esclave, murmura-t-elle; il est si facile et si doux
+de t'obéir.
+
+- Crois-tu! répondit Dragomira; pour le commencement je suis contente
+de toi. Tu entres sans hésiter dans ta nouvelle destinée. Mais il
+faut d'abord que tu me connaisses. Que Dieu te soit en aide, si tu
+t'appuies sur moi! Désormais, tu n'as plus à penser, je pense pour
+toi; tu n'as plus d'autre volonté que la mienne. Tu n'es rien et je
+suis tout."
+
+Elle releva la tête comme une souveraine et posa lentement le pied sur
+le cou d'Henryka, pendant que celle-ci, saisie d'une mystérieuse
+angoisse, pleurait doucement et en secret.
+
+
+III
+
+CARTES VIVANTES
+
+L'araignée tisse une toile pour prendre le coeur des hommes.
+SHAKESPEARE, Le Marchand de Venise.
+
+
+"Tu comprends bien, dit un matin Mme Oginska à son mari, pendant
+qu'ils prenaient leur café, que nous devons donner la revanche à
+Soltyk."
+
+Du moment que sa femme le désirait, Oginski éprouva aussitôt le même
+sentiment qu'elle.
+
+"Tu penses, ma chère, que nous aussi nous devons donner une fête?
+
+- Oui certainement.
+
+- Mais comment pourrons-nous jamais rivaliser de magnificence avec
+Soltyk?
+
+- C'est sans doute fort difficile, répondit Mme Oginska; voilà
+pourquoi il faut imaginer quelque chose de tout-à-fait
+original. C'est ton affaire.
+
+- Quelque chose d'original, oui; mais comment trouver ce quelque chose
+d'original? Je n'ai pas la tête inventive qu'il faudrait en cette
+occasion.
+
+- Consulte les livres de ta bibliothèque; ce sera une occasion de les
+épousseter."
+
+Oginski soupira, alluma sa pipe et se rendit dans sa bibliothèque.
+
+Dans les ouvrages qu'il feuilleta, il ne trouva rien, il est vrai;
+mais il lui vint une bonne idée, là, au milieu de ces hautes
+armoires. Il se souvint d'un vieil ami de collège qui avait eu la
+malheureuse fantaisie de devenir poète, et qui, à moitié mourant de
+faim, demeurait dans un galetas de la vieille ville, en compagnie d'un
+grand corbeau et de deux chats. Le vieux monsieur apparut triomphant
+devant sa femme et sa fille et s'écria:
+
+"J'ai mon affaire!
+
+- Quoi donc? Fais-nous en part, que nous l'examinions.
+
+- Non, non; ce n'est qu'une idée qui n'est pas encore mûre. Je vais
+sortir et ruminer la chose."
+
+Il s'habilla et alla dans la ville. Il prit d'abord la précaution
+d'entrer chez un restaurateur français, à qui il commanda de porter au
+poète un grand pâté et une demi-douzaine de bouteilles de bon
+bordeaux. Puis il arriva lui-même, embrassa affectueusement son ancien
+compagnon d'études et lui présenta sa requête. Le poète avait déjà
+entamé le pâté et débouché une bouteille dont il avait bu la moitié;
+aussi était-il de bonne humeur. Semblable à la prêtresse, à qui l'on
+allait demander des oracles, il s'enveloppa d'un nuage de fumée, qu'il
+tira de son chibouk, et se posa un doigt sur le nez.
+
+Il réfléchit à peine quelques minutes, et ce fut une vraie pluie de
+fantaisies de toute espèce, abondantes comme les fleurs au printemps,
+grandioses, baroques et sentimentales.
+
+Oginski avait de la peine à aller assez vite pour tout noter sur son
+calepin. Après une nouvelle embrassade et deux baisers retentissants
+sur les deux joues, Oginski pleinement satisfait quitta la petite
+chambre. Un quart d'heure plus tard il entrait tout fier chez sa
+femme.
+
+"Eh bien! c'est fait?
+
+- Non, pas encore.
+
+- Tu disais pourtant que tu avais une idée.
+
+- Ah! bien, oui, une idée! J'ai vingt idées, toutes superbes; écoute
+seulement."
+
+Il tira son calepin et se mit à lire. Sa femme le regarda, d'abord
+avec étonnement, ensuite - et pour la première fois - avec un certain
+respect.
+
+"Joli! très joli! disait-elle de temps en temps, délicieux! J'aurai de
+la peine à choisir."
+
+Enfin, on finit par s'entendre; et après deux autres visites d'Oginski
+à son vieil ami, il se chargea lui-même de l'exécution du plan
+arrêté. Il choisit parmi les jeunes gens les personnes sont on avait
+besoin, indiqua les costumes, s'entendit avec les tailleurs, et quand
+tout fut en règle, organisa les répétitions nécessaires.
+
+Le jour de la fête arriva. Anitta n'était pas du tout dans la
+disposition d'esprit d'une jeune fille heureuse de vivre, qui
+s'apprête à consacrer une nuit au plaisir. Elle n'en était pas moins
+occupée, avec l'aide de sa femme de chambre, à mettre la dernière main
+à sa toilette, quand sa mère entra et l'inspecta avec calme et par
+mesure de prudence, comme on examine une arme une dernière fois avant
+le duel ou la bataille.
+
+"Tu es bien, mon enfant, dit-elle enfin, mais il faut mettre un peu de
+rouge; tu es pâle."
+
+Anitta haussa dédaigneusement les épaules.
+
+"Qu'as-tu? Il te manque quelque chose?
+
+- Tu le vois pour la première fois?
+
+- Ah! toujours la même fantaisie; murmura Mme Oginska, il te manque
+Jadewski? Nous ne pouvions pourtant pas l'inviter. Et c'est bien ce
+qu'il y a de mieux: tu n'en seras que plus à ton aise pour t'occuper
+du comte. Ne vois-tu pas que Dragomira veut te l'enlever? Ne le
+permets pas."
+
+Anitta eut un sourire ironique.
+
+"Je lui cède Soltyk de tout mon coeur.
+
+- Folle!"
+
+Les premières voitures arrivaient. Oginski était déjà en haut de
+l'escalier et introduisit en gémissant ses vastes mains dans des gants
+blancs trop justes. Les dames entraient. Le premier qui apparut fut le
+comte Soltyk.
+
+"Quelle ponctualité, cher comte? dit Mme Oginska de sa voix la plus
+douce, avec son plus gracieux sourire.
+
+- Quand on vient là où on est heureux de venir, on ne perd pas une
+minute.
+
+- Je suis heureuse de voir que vous vous plaisez chez nous."
+
+Anitta ne disait pas un mot. Elle se tenait près de sa mère, immobile
+comme une morte; ses yeux sombres regardaient dans le vide, fixes
+comme des yeux sans vie.
+
+Il s'écoula un assez long temps avant que la société fût
+complète. Pendant la polonaise que Soltyk conduisit avec la maîtresse
+de la maison, il arriva encore quelques invités en retard. Dragomira
+s'arrêta en outre dans la garde robe, où Henryka l'attendait. Elle
+entra dans la grande salle après la fin de la première valse. Elle
+était tout en blanc: robe de soie blanche garnie de dentelles
+blanches, et parure de grosses perles. A peine Soltyk l'eut-il aperçue
+qu'il reconduisit la danseuse à sa place et se dirigea vers Dragomira.
+
+"Toilette symbolique, dit-il avec un amer sourire. Glace et neige!
+
+- Et larmes, ajouta-t-elle, en faisant glisser entre ses doigts les
+perles qui entouraient son beau bras.
+
+- Puis-je vous demander la faveur d'un tour?
+
+- Je vous remercie, je ne danse pas.
+
+- Pas même une française?
+
+- Une seulement... en costume. Je ne pouvais pas m'en dispenser; mais
+pour celle-là, je suis engagée d'avance.
+
+- Alors vous êtes dans la surprise qui nous attend.
+
+- Oui.
+
+- Je n'en suis que plus curieux.
+
+- De pareilles choses ont donc encore quelque intérêt pour vous?
+
+- Pourquoi pas? reprit le comte, j'aime la magnificence, l'éclat, la
+lumière, la couleur, tout ce qui nous offre un éclat inaccoutumé, et
+nous fait oublier, pendant quelques instants, la monotone et terne
+réalité qui menace de nous étouffer.
+
+- Je comprends, nous vous servons d'opium.
+
+- Pourquoi pas? Un beau rêve n'est pas à dédaigner. La vie aussi n'est
+qu'un rêve, mais il est laid.
+
+- Vous trouvez? Dragomira lui lança un regard pénétrant.
+
+- Oui.
+
+- Et est-ce là une pensée sérieuse de votre part, ou une de vos
+sauvages et capricieuses idées de sultan?
+
+- C'est tout à fait sérieux, trop tristement sérieux.
+
+- Alors donnez-moi votre main, mon frère en douleur."
+
+Soltyk saisit rapidement la main que lui tendait le beau sphinx et une
+légère pression fit passer de l'un à l'autre comme une décharge
+électrique.
+
+Quand la valse fut terminée, Oginski traversa la salle, et, par un
+léger signe à la manière des francs-maçons, appela dans la garde-robe
+tous ceux qui participaient à la mise en scène de son idée. Il y eut
+une petite pause, puis on vit entrer douze couples en costume national
+polonais, qui se mirent à danser une mazurka. Les couleurs différaient
+par deux couples; aussi les mouvements rapides des figures, les allées
+et venues des Kontuschi et des Konfédératki rouges, bleus, verts,
+jaunes, blancs et lilas qui s'entrecroisaient et se mêlaient,
+produisaient un charmant tableau et faisaient prendre patience aux
+spectateurs ravis, pendant le temps dont les absents avaient besoin
+pour se costumer. Il y eut une nouvelle pause. Puis, les portes
+s'ouvrirent à deux battants et un splendide cortège fit son entrée
+dans la salle. En tête marchait Oginski, vêtu du magnifique costume
+des maréchaux du palais de l'ancienne Pologne, le bâton à la main,
+comme un hérault de fête; ensuite venait une troupe de musiciens avec
+le costume turc du siècle dernier; enfin s'avançait un jeu de cartes
+françaises vivantes, qui représentaient les quatre nations les plus
+considérables ayant pris part à la guerre de Sept Ans.
+
+D'abord la France figurée par le Coeur. L'as était un page portant le
+drapeau du royaume. Venait ensuite le roi Louis XV, conduisant par la
+main Anitta, en marquise de Pompadour. Derrière eux, le duc de Soubise
+faisait le valet. Il était immédiatement suivi de neuf gardes
+françaises figurant les neuf autres cartes. Chaque personnage portait
+sur la poitrine la carte dont il jouait le rôle.
+
+Pique suivait, représenté par la Prusse. Un jeune courtisan avec le
+drapeau prussien faisait l'as, le grand Frédéric faisait le roi,
+Henryka la reine, Ziethen le valet, des grenadiers prussiens les
+autres cartes de deux à dix.
+
+Carreau était figuré par l'Autriche. La grande et blonde Livia, aux
+formes opulentes, représentait Marie-Thérèse d'une façon
+splendide. Elle s'avançait fièrement, sa main posée sur celle de son
+époux François Ier; derrière, l'étendard autrichien. Le maréchal Daun
+suivait comme valet, à la tête des pandours en manteau rouge.
+
+Enfin venait le Trèfle figuré par la Russie. Un soldat de la garde de
+Préobraschenski portait le drapeau. Dragomira représentait la czarine
+Elisabeth, dont le favori, Alexis Rasumowki, tenait la place du
+roi. Le général comte Apraxin et des cosaques fermaient la marche.
+
+L'effet produit fut immense. Sur les visages des spectateurs se
+peignaient l'étonnement, le plaisir, l'admiration. De temps en temps
+un murmure flatteur se faisait entendre. Quand le cortège eut défilé
+trois fois autour du grand salon, les cartes vivantes se groupèrent le
+long de la paroi principale et formèrent des tableaux éblouissants de
+couleurs; les rois et les reines se tenaient au premier rang.
+
+Ce fut alors une véritable tempête d'applaudissements; on battait des
+mains et l'on criait bravo comme au théâtre.
+
+Les gardes françaises et les grenadiers prussiens représentèrent une
+espèce de pas d'armes; puis les Russes et les Autrichiens réunis
+dansèrent la sauvage et pittoresque Cosaque; enfin les quatre couples
+royaux exécutèrent un menuet. Après quoi tous ces personnages se
+séparèrent, et les messieurs se pressèrent autour des quatre reines
+pour leur présenter leurs hommages.
+
+Dragomira fur la première qui se déroba à ce feu d'artifice de
+galanteries. Son regard cherchait Soltyk, qui se tenait à l'écart et
+se contentait de la contempler avec une muette admiration. Elle lui
+fit signe avec son éventail, et il arriva immédiatement auprès d'elle.
+
+L'orchestre fit alors retentir de nouveau ses airs entraînants à
+travers les vastes salons, magnifiquement décorés; de nouveau
+recommencèrent les légères déclarations, les fugitives promesses, les
+volages refus, les tendres regards des yeux jaseurs, les charmants
+bavardages des lèvres épanouies, le tourbillon de la danse
+échevelée. Mais il y avait deux créatures humaines qui s'étaient
+éloignées de cet ardent tumulte et qui ne semblaient respirer que
+l'une pour l'autre, comme si elles s'étaient trouvées dans une île
+déserte. Le comte et Dragomira s'étaient réfugiés dans un petit
+cabinet où le bruit de la musique, des voix joyeuses, des robes
+frémissantes ne parvenaient plus qu'adouci comme le lointain murmure
+de la mer. Elle était assise sur un petit sofa, dans un coin, et lui,
+sur un tabouret, en face d'elle. De temps en temps ils échangeaient
+deux ou trois mots, pas plus, mais ils se regardaient et chacun lisait
+dans les yeux de l'autre. Il se penchait vers elle; son éventail seul
+les séparait; mais elle n'avait pas besoin de protection; elle ne
+savait pas ce que c'est qu'une faiblesse. Mais à travers cette glace
+dont elle était enveloppée s'échappait une douce chaleur qui
+encourageait le comte. Il sentait qu'elle ne le regardait pas comme
+tous les autres et il commençait à espérer.
+
+Il lui prit la main à l'improviste. Elle ne la retira pas et laissa
+même tomber l'autre avec l'éventail; mais ses yeux froids le tenaient
+immobile comme par l'effet d'un charme.
+
+"Dragomira... murmura-t-il?
+
+- Que voulez-vous? demanda-t-elle avec calme.
+
+- Que vous m'écoutiez.
+
+- A quoi bon? Je sais ce que vous me direz. Et vous devez connaître
+aussi ma réponse.
+
+- Quand vous me l'aurez faite.
+
+- Je n'ai qu'une réponse à vous faire: Souvenez-vous de vos devoirs.
+
+- Vous ne croyez pourtant pas que je sois homme à supporter des
+chaînes qui me pèsent?
+
+- Non, je ne le crois pas! dit Dragomira après l'avoir regardé un
+instant d'un oeil interrogateur; mais, pour cette fois, cela
+suffit. Laissez-moi, maintenant."
+
+Le comte obéit sans même risquer un regard de protestation, et
+Dragomira resta seule mais pas longtemps. La portière s'écarta
+brusquement et Anitta entra.
+
+"Je vous demande pardon, dit-elle, je croyais trouver le comte ici.
+
+- Etrange idée! répliqua Dragomira avec un mauvais sourire.
+
+- Avec vous, c'est justement ce qu'il y a de plus étrange qui est le
+plus ordinaire.
+
+- Comment dois-je vous entendre?
+
+- Ne croyez toujours pas que je vous dispute Soltyk."
+
+Dragomira se leva, saisit la main d'Anitta et attache son froid regard
+menaçant sur la pauvre jeune fille tremblante.
+
+"Ne vous trouvez pas sur mon chemin, murmura-t-elle, je vous en
+avertis, j'ai encore pitié de vous, mais ne me défiez pas."
+
+Elle sortit lentement pendant qu'Anitta, muette d'effroi, la suivait
+des yeux?
+
+
+IV
+
+DANS LE LABYRINTHE DE L'AMOUR
+
+"Il nourrit les serpents qui lui rongent le coeur." (SHELLEY, la Reine
+Mab.)
+
+
+Après M. Oginski, ce fut au tour de M. Monkony, père d'Henryka, de
+donner une fête. On devait se rendre en traîneau à sa propriété de
+Romschin, située au-delà de Myschkow, à quatre lieurs de Kiew, au bord
+de la grand'route.
+
+Vers midi, les traîneaux se rassemblèrent devant la maison de Monkony
+à Kiew. Les arrivants montaient l'escalier et faisaient, debout, un
+vrai déjeuner à la polonaise dans la salle à manger où régnait une
+agréable chaleur. On y faisait surtout honneur aux différentes
+variétés de masurki (tartes polonaises) et aux liqueurs. Chaque
+traîneau devait contenir une dame et son cavalier. Les costumes
+rappelant le temps de Stanislas-Auguste unissaient le style rococo à
+l'ancienne somptuosité polonaise.
+
+Zésim Jadewski fut au nombre des invités. Dragomira l'avait exigé, et
+Henryka s'était empressée de mettre son nom sur la liste. Il trouva
+Dragomira sur le palier du premier étage. Il ne la reconnut que quand
+ses yeux froids lui sourirent tendrement et que sa petite main sortit,
+pour le saluer, de la large manche de la jaquette de velours vert à
+passementeries d'or, garnie de zibeline. Elle était, en effet, d'une
+beauté vraiment étrange sous la poudre blanche qui couvrait, comme une
+neige éblouissante, ses cheveux étagés en hautes frisures. Zésim
+hésita à prendre sa main.
+
+"Il paraît que tu ne me connais plus, dit la belle jeune fille avec un
+ton d'aimable badinage.
+
+- C'est vrai, répondit Zésim. Comment dois-je comprendre ce qu'on me
+raconte de toi? Qu'est devenue la nonne de Bojary?
+
+- Eh bien, qu'est-elle donc devenue?
+
+- Une dame du monde.
+
+- C'est toi qui le voulais.
+
+- Une coquette triomphante.
+
+- Naturellement.
+
+- L'idole du comte Soltyk.
+
+- C'est vrai aussi. Qu'est-ce qu'il y a encore?
+
+- Dragomira, veux-tu me faire souffrir, ou bien ne m'aimes-tu plus?
+
+- Tu es tout bonnement fou, dit-elle avec une grâce inimitable;
+donne-moi le bras."
+
+Zésim obéit.
+
+"Et si je veux ensorceler Soltyk; continua-t-elle, j'ai un but bien
+déterminé. Il n'est pas question d'amour dans tout cela.
+
+- Prouve-le-moi en me prenant aujourd'hui pour ton cavalier.
+
+- Volontiers. Cependant cela ne dépend pas de moi, mais du
+P. Glinski."
+
+Une fois entré, Zésim prit le jésuite à part et lui présenta sa
+requête. Celui-ci sourit finement.
+
+"Je ne puis rien faire, répondit-il; c'est le sort qui doit en
+décider.
+
+- Si vous le voulez bien, mon révérend père, le sort me sera
+favorable."
+
+Glinski sourit de nouveau et serra furtivement la main de Zésim.
+
+Deux vases qui contenaient les billets du tirage furent apportés par
+des cosaques. Anitta et Dragomira furent chargées de tirer les billets
+qui devaient aller ensemble.
+
+Le P. Glinski les lisait et les jetait dans un troisième vase, si bien
+que tout contrôle était impossible. Il arriva donc que Soltyk fut le
+cavalier d'Anitta et Zésim celui de Dragomira/
+
+Quand les derniers billets eurent été ouverts, on se hâta de
+s'envelopper; puis toute la brillante société descendit précipitamment
+l'escalier et monta dans les traîneaux. Il fallut quelque temps pour
+se mettre en route. En tête chevauchait un hérault vêtu de l'ancien
+costume polonais aux armes de Monkony. Venaient ensuite six trompettes
+et deux timbaliers, vingt cosaques, un grand traîneau avec un
+orchestre de musiciens habillés à la turque, un deuxième traîneau
+rempli de masques grotesques de toute espèce, ours, juifs polonais,
+moines mendiants, coqs gigantesques et personnages de la pantomime
+italienne. Puis venaient les traîneaux avec les messieurs et les
+dames: Oginski et madame Monkony, Monkony et madame Oginska, Soltyk et
+Anitta, Henryka et Bellarew, Zésim et Dragomira. Les traîneaux étaient
+escortés de jeunes cavaliers en costume polonais. La marche était
+fermée par des Cracoviens coiffés du bonnet rouge carré, orné de
+plumes de paon, et montés sur de petits chevaux dont les crinières
+étaient décorées de rubans de diverses couleurs.
+
+A peine était-on sorti de la vielle que chevaux et traîneaux se mirent
+à courir, comme s'ils volaient, sur la magnifique couche de neige qui
+recouvrait la route. Villages, hameaux, bois, collines disparaissaient
+rapidement derrière le cortège qui semblait entraîné par quelque bonne
+fée et qui arriva en un clin d'oeil à Romschin, où les paysans
+l'attendaient en habits des dimanches et l'accueillirent par de
+joyeuses acclamations.
+
+Au bas de l'escalier se tenait le maréchal du palais, vêtu à
+l'ancienne mode polonaise, avec son bâton. Il était entouré de
+domestiques portant le costume du siècle dernier. Derrière le château,
+les petits canons de fer, nobles joujoux du temps des menuets et de la
+queue, tiraient des salves de bienvenue.
+
+On monta deux à deux. Quand on se fut débarrassé des vêtements d'hiver
+et que les dames eurent rajusté leurs toilettes devant le miroir, on
+passa à table. La vieille et massive argenterie de famille s'étalait
+dans toute sa splendeur et les babi (gâteaux) s'élevaient en forme de
+tour de Babel à une hauteur incroyable.
+
+Pendant le dîner le ciel s'obscurcit et peu de temps avant le dessert
+la neige se mit subitement à tomber, non pas en flocons, mais en
+masses énormes. C'était comme si le ciel blanc de l'hiver se fût
+précipité tout d'un coup sur la terre. En même temps il s'élevait une
+violente tempête qui ne tarda pas à souffler avec rage à travers les
+fenêtres et les portes; les murs en étaient ébranlés, et dans les
+cheminées retentissait un bruit comparable à celui des trompettes du
+jugement dernier.
+
+Le maréchal annonça avec une mine toute déconfite qu'un ouragan de
+neige, ce simoun d'hiver des plaines sarmates, était en marche. Dans
+le premier moment tous se regardèrent avec perplexité, car plus d'une
+fois (et les exemples ne manquaient pas); cet hôte sauvage des steppes
+avait littéralement enseveli pour bien des jours de vastes étendues de
+pays sous son lourd et éblouissant linceul; si bien que les habitants
+avaient été emprisonnés dans leurs maisons par des murailles de glace
+et de neige. Mais Monkony prit immédiatement la chose par le côté
+amusant.
+
+"Que pourrais-je souhaiter de mieux, comme maître de maison,
+s'écria-t-il, que de vous voir touts, mes chers hôtes, devenus mes
+prisonniers pour une semaine? Nous ne risquons de mourir ni de faim ni
+de soif, la musique ne nous manquera pas non plus. Le seul malheur, je
+vous en préviens tout de suite, c'est que les jeunes gens seront
+forcés de coucher tous ensemble dans la salle de bal, sur la paille."
+
+Les rires et les applaudissements éclatèrent. Personne ne songea plus
+à s'attrister. Chacun s'abandonna sans souci au plaisir et laissa la
+tempête continuer à faire rage.
+
+On sortit de table, par conséquent, beaucoup plus tard qu'on n'y avait
+compté. Un rideau blanc séparait le château du reste du monde, et la
+nuit vint, naturellement, plus tôt que d'habitude. On alluma les
+bougies des candélabres et des appliques dorées, et comme on trouva
+qu'il était trop tôt pour danser, la jeunesse organisa différents
+amusements, pendant que les personnes plus âgées se faisaient dresser
+des tables de jeu.
+
+Quand Zésim, Soltyk et Sessawine eurent épuisé toute leur verve, le
+P. Glinski proposa de représenter des tableaux vivants. Cette
+proposition fut très favorablement accueillie, et l'on se mit tout de
+suite à l'exécution.
+
+On improvisa une scène dans la chambre d'à côté; les battants de la
+porte furent enlevés et remplacés par des portières; les chaises
+furent disposées en rang pour les spectateurs.
+
+Le premier tableau représenta Judith et Holopherne. Soltyk faisait le
+général assyrien. Il était étendu et dormait sur un divan turc. Devant
+lui, debout, se tenait Dragomira, drapée dans un tapis de table brodé
+d'or. Ses cheveux dénoués tombaient autour d'elle en flots d'or; elle
+avait une riche parure de perles; le bras levé et tenant un kandgiar,
+elle semblait prête à lui trancher la tête.
+
+Quand le rideau fut fermé, Dragomira s'assit rapidement à côté du
+comte.
+
+"Avez-vous compris? lui murmura-t-elle en souriant, on vous avertit de
+vous défier de moi; prenez garde à votre tête.
+
+- L'avertissement vient trop tard.
+
+- Vous dites cela d'un air bien tragique.
+
+- C'est que j'éprouve aussi quelque chose de bien étrange. Je suis
+comme si un corsaire turc m'avait enchaîné sur sa galère. Je sens
+que je me perds auprès de vous, et pourtant je ne puis m'affranchir
+de vous."
+
+Le jésuite commençait à s'occuper du second tableau. Dragomira se
+retira dans un coin, où se trouvait un vieux fauteuil, et Soltyk la
+suivit.
+
+"Vous me faites des reproches, dit-elle; en avez-vous bien le droit?
+
+- Certainement; vous m'appelez votre frère en douleur; j'ose espérer
+qu'il existe entre nous un lien mystérieux qui nous sépare des
+autres hommes, et il me faut découvrir que vous avez pour un jeune
+officier insignifiant un sourire incomparablement plus aimable et
+des regards beaucoup plus ardents que pour moi.
+
+- Ah! vous êtes jaloux?
+
+- Oui certainement, je le suis.
+
+- C'est tout à fait charmant; cela m'amuse beaucoup."
+
+La sonnette annonça le deuxième tableau. C'étaient les Quatre
+Saisons. Anitta représentait le Printemps, Henryka l'Eté, Kathinka
+l'Automne et Livia l'Hiver.
+
+Le P. Glinski appela Soltyk pour le troisième tableau.
+
+"Laissez-moi en repos, dit tout bas le comte.
+
+- Oh! pas pour le moment, répondit la jésuite de la même façon; ne
+voyez-vous donc pas que votre conduite est faite pour surprendre et
+blesser?"
+
+Soltyk le suivit à contre-coeur.
+
+"Vous avez peut-être en tête quelque nouvelle allégorie? demanda-t-il
+ironiquement.
+
+- Alors vous m'avez compris, répondit le P. Glinski; vous avez besoin
+d'un ange gardien, et c'est moi qui suis le vôtre. Je ne sais pas
+encore ce que projette cette jeune fille; mais je soupçonne, je
+pressens qu'un danger vous menace de sa part.
+
+- Un danger? Et pourquoi pas? dit Soltyk d'un ton de souverain
+orgueil; mais ce qui m'attire, c'est ce danger, et par conséquent
+aussi cette tigresse."
+
+Le troisième tableau représentait une scène du poème de Grazyna,
+d'Adam Mickiewicz. Livia, en Grazyna, vêtue d'une peau d'ours et
+armée, meurt victorieuse et est retrouvée sur le champ de bataille par
+ses fidèles, qui la pleurent.
+
+Une vraie tempête d'applaudissements accueillit ce tableau, qui dut
+être montré une seconde fois. On vit encore Kathinka en conductrice
+d'ours, et Bellarew en ours supérieurement dressé. Puis les musiciens
+accordèrent leurs instruments, et la danse commença par une polonaise
+que Monkony conduisit avec Mme Oginska. Le cortège, aux brillants
+costumes, se pliant et se dépliant comme un serpent gigantesque,
+suivait de salle en salle, de palier en palier, d'étage en étage.
+
+Soltyk conduisait Anitta, pour sauver les apparences. Mais à peine la
+polonaise était-elle finie, qu'il alla rejoindre Dragomira, assise à
+moitié dans l'ombre, derrière une colonne.
+
+"Quoi! seule?
+
+- Je vous ai attendu, dit-elle.
+
+- Qu'êtes-vous donc réellement, Dragomira? un ange, un démon, une
+tigresse, une coquette?
+
+- Peut-être tout cela ensemble.
+
+- Et que voulez-vous de moi?
+
+- Vous ne le savez pas encore?"
+
+Elle attacha sur lui un regard noble et calme, un regard de ces yeux
+mystérieux auquel nul coeur ne résistait.
+
+"Non, je ne le sais pas.
+
+- Je ne vous aimerai jamais, car je ne peux pas aimer, dit-elle, mais
+je veux que vous m'aimiez.
+
+- Et si je vous aime, qu'arrivera-t-il ensuite?
+
+- Ensuite?... Vous le saurez toujours à temps."
+
+On dansa toute la nuit jusqu'au matin. Cependant la tempête s'était
+calmée, et des milliers de paysans commencèrent immédiatement à
+creuser des tranchées dans la neige et à déblayer la route. Le soleil
+rougissait déjà les cimes couvertes de neige des peupliers qui
+entouraient le château de Romschin, lorsqu'on alla se reposer au
+milieu d'une nuit artificielle obtenue à l'aide de sombres rideaux et
+d'épaisses tapisseries. Quant aux jeunes gens, comme le leur avait
+annoncé Monkony, ils couchèrent dans la salle à manger, sur la paille.
+
+
+V
+
+LE PURGATOIRE
+
+"Disciplines, veilles, jeûnes, voilà mes armes contre l'enfer."
+RICHENDORFF.
+
+
+On s'éveilla à midi, par un beau soleil. Quad le maréchal du palais,
+suivi de nombreux domestiques armés de grands balais, eut expulsé les
+jeunes gens de la salle à manger, la paille fut balayée et la table
+rapidement mise. Peu à peu, toute la société en belle humeur se trouva
+réunie pour le déjeuner. Dragomira seule manquait. Elle ne se sentait
+pas à son aise, comme l'annonça Henryka, et désirait se reposer
+encore. Pour ne déranger personne, Henryka offrit de rester auprès de
+Dragomira, ce à quoi ses parents consentirent. Après le déjeuner, le
+cortège des traîneaux revint à Kiew dans l'ordre de la veille.
+
+Henryka et Dragomira restèrent seules à Romschin, comme elles
+l'avaient prémédité.
+
+Quand Henryka s'approcha du lit de Dragomira pour lui annoncer le
+départ des autres, Dragomira se mit à sourire.
+
+"Ils se sont donc réellement laissé tromper, dit-elle.
+
+- Ils n'ont été que trop bien trompés, répondit Henryka; Soltyk en
+était pâle et m'a demandé secrètement si tu étais sérieusement
+souffrante."
+
+Dragomira s'assit dans son lit.
+
+"Maintenant je veux me lever; viens, esclave, sers-moi.
+
+- Ne veux-tu pas d'abord déjeuner?
+
+- Si, je le veux, mais promptement;"
+
+Elle donna à Henryka un léger coup avec la main.
+
+"Mais toi, tu dois jeûner rigoureusement, entends-tu?"
+
+Henryka fit signe que oui de la tête, et quitta la chambre pour
+revenir bientôt avec un plateau sur lequel elle apportait le café de
+Dragomira. Elle se mit à genoux devant le lit et tint le plateau
+pendant que Dragomira prenait lentement son café.
+
+"Puis-je avoir un bain? demanda Dragomira quand elle eut fini.
+
+- Certainement.
+
+- Alors, occupe-t'en; dépêche-toi."
+
+Henryka sortit en toute hâte de la chambre. Quand elle revint annoncer
+que le bain était prêt, Dragomira s'assit au bord du lit et Henryka, à
+genoux, lui mit ses pantoufles. Puis elle l'aida à passer sa pelisse
+et la conduisit dans la salle de bain, dont le sol était recouvert de
+tapis, et dont les fenêtres étaient fermées par des rideaux d'un rouge
+sombre. Dragomira agit absolument comme une sultane: elle se laissa
+déshabiller par Henryka, qui l'aida à entrer dans le bain, et, quand
+elle en sortit, Henryka l'essuya avec de grandes serviettes turques,
+douces et souples. Puis, enveloppée d'une molle fourrure, elle s'assit
+dans un fauteuil, auprès du poêle, pendant qu'Henryka, comme une
+servante du sérail, à genoux sur le tapis, lui essuyait les pieds et
+lui remettait ses pantoufles. De retour dans sa chambre, elle ordonna
+à Henryka de la coiffer. Celle-ci avait déjà peur d'elle, et dans son
+agitation n'était pas tout à fait maîtresse des mouvements de ses
+mains tremblantes. Dragomira lui adressa d'abord une sévère
+remontrance, et ensuite la frappa violemment à la joue. Henryka devint
+rouge comme la pourpre et ses beaux yeux se remplirent de
+larmes. Dragomira lui donna aussitôt un second coup. Henryka se
+prosterna à ses pieds et baisa la main qui venait de la frapper.
+
+"Punis-moi, murmurait-elle, je le mérite, j'ai agi comme un enfant."
+
+Dragomira la regarda.
+
+"Va-t'en, si tu ne veux pas obéir ni servir.
+
+- Si, je le veux! dit Henryka en levant des mains suppliantes.
+
+- Tu es encore beaucoup trop orgueilleuse; il faut devenir bien plus
+humble que tu ne l'es. Mais je veux te fouler aux pieds. Prends
+patience, ma tourterelle."
+
+Quand Dragomira, avec l'aide d'Henryka, eut terminé sa coiffure et sa
+toilette, elle demanda à manger.
+
+Henryka dressa immédiatement la table dans le chambre d'à côté et
+servit Dragomira. Puis leur traîneau s'avança devant la porte du
+château, et les deux jeunes filles partirent pour Myschkow.
+
+Le soleil était couché; des brouillards gris, aux formes de spectres,
+montaient et se massaient autour du manoir. Elles entrèrent comme par
+la porte sombre et fumeuse de l'enfer.
+
+Il n'y avait personne quand elles descendirent du traîneau.
+
+La maison semblait dévastée par la mort. Le cocher appela; il vint une
+vieille femme qui ouvrit la porte.
+
+Pendant que le traîneau, sur l'ordre d'Henryka, continuait sa route
+vers Kiew et que le son de ses clochettes s'évanouissait dans le
+lointain, Dragomira faisait passer la novice à travers plusieurs
+chambres vaguement éclairées, et l'introduisait dans une petite salle
+dont les murs étaient nus et dont les fenêtres étaient fermées par des
+volets de bois. La vieille posa une lampe sur la table qui était dans
+un coin et disparut. Henryka remarqua alors une trappe ménagée dans le
+plancher, et un léger frisson lui parcourut le corps.
+
+"Tu as peur, dit Dragomira tranquillement, si tu manques de courage,
+tu es encore à temps pour retourner sur tes pas. Je ne te force pas.
+
+- Non, je n'ai pas peur; je te suivrai partout où tu m'ordonneras
+d'aller."
+
+Dragomira ordonna alors à sa victime d'ôter les riches vêtements et
+les bijoux qu'elle portait et de mettre une grossière robe grise de
+pénitente qui était toute prête sur une chaise. Puis elle leva la
+trappe et ordonna à Henryka de passer devant elle. Après avoir
+descendu une série de marches, elles se trouvèrent dans un caveau
+souterrain qui n'était que faiblement éclairé par une lampe. Dans un
+coin était une botte de paille, et près de cette botte un anneau de
+fer attaché au mur. Dragomira mit de lourdes chaînes aux mains et aux
+pieds d'Henryka qui tremblait, et l'attacha ensuite à l'anneau de la
+muraille.
+
+"Prie et fais pénitence, dit-elle avec une sévérité impitoyable dans
+le regard et dans la voix. Je reviendrai quand il sera temps."
+
+Elle remonta rapidement l'escalier et ferma la trappe. Puis elle tira
+la corde d'une cloche et l'apôtre apparut.
+
+"As-tu amené une nouvelle disciple? demanda-t-il.
+
+- Oui, elle est en bas; elle vient de commencer sa pénitence.
+
+- A-t-elle du courage?
+
+- Oui, mais elle est fière. Il faut d'abord briser son orgueil.
+
+- Qui pourrait y réussir, sinon toi? reprit l'apôtre. Maintenant elle
+est dans ta main; ne la ménage pas. Les créatures humaines doivent
+être dressées comme les chiens, si l'on veut qu'elles vaillent
+quelque chose. En tout homme se cache le diable. Chasse-le de la
+pénitente, foule-le aux pieds; le serpent que tu auras écrasé se
+changera bientôt en ange. Montre-toi forte et Dieu sera avec toi."
+
+Quand Henryka eut passé quelques heures à pleurer et à prier dans la
+plus profonde solitude, Dragomira apparut de nouveau, lui ôta ses
+chaînes et la ramena en haut dans la petite salle.
+
+"Es-tu prête pour le second degré de la pénitence? demanda-t-elle en
+l'observant avec soin?
+
+- Je suis prête," lui répondit Henryka, tout à fait soumise, en
+tombant à genoux devant elle. Dragomira lui enleva sa robe de
+pénitente de dessus les épaules et saisit une discipline. Mais,
+lorsqu'elle vit Henryka frissonner, elle ôta elle-même ses riches
+vêtements.
+
+"Je vais te donner du courage, dit-elle avec un sourire dédaigneux,
+prends la discipline, et frappe-moi. Je suis aussi coupable que
+toi. Frappe!" Pendant qu'Henryka se levait et saisissait machinalement
+la discipline, Dragomira, le visage tourné vers le ciel avec une
+expression d'extase, s'agenouillait devant elle et murmurait un des
+psaumes de la pénitence.
+
+"Châtie-moi donc! es-tu lâche!"
+
+Henryka leva la discipline et frappa, une fois, deux fois, puis elle
+laissa retomber son bras.
+
+"Je ne peux pas, murmura-t-elle, donne-moi une autre victime; mais
+toi, je ne peux pas te maltraiter.
+
+- Folle!"
+
+Dragomira se releva et s'enveloppa lentement de sa pelisse.
+
+"Lâche pour faire faire pénitence aux autres! Je le vois bien; pour la
+première fois il faut t'attacher.
+
+- Enchaîne-moi."
+
+Henryka tendit ses mains; Dragomira les lui lia derrière le dos en un
+instant, puis saisit la discipline.
+
+"Prie, repens-toi de tes péchés, implore la miséricorde de Dieu!"
+
+Henryka commença à murmurer un psaume que Dragomira lui avait appris,
+et Dragomira leva la discipline. Henryka frémissait de
+douleur. Pendant longtemps on n'entendit rien que les coups qui
+tombaient et les gémissements de la pénitente. "Pour l'amour de Dieu,
+pitié! pitié! s'écria-t-elle tout à coup, en se prosternant le visage
+contre terre devant Dragomira.
+
+- J'ai pitié de toi, quand je t'aide à expier tes péchés," répondit
+Dragomira.
+
+En même temps, elle mettait son pied sur la nuque de sa victime, pour
+qui commença seulement alors le véritable purgatoire. C'est en vain
+qu'Henryka se tordait devant elle dans la poussière; Dragomira n'avait
+ni coeur ni nerfs; elle était possédée par une seule pensée, celle de
+servir son Dieu, un Dieu aussi terrible que le Moloch des Phéniciens.
+
+Enfin elle s'arrêta. Henryka était étendue devant elle, dans la
+poussière, complètement anéantie, dans l'état où elle la désirait. Un
+signe d'elle suffisait; la pauvre créature obéissait avec autant de
+peur que d'humilité.
+
+"Baise la main qui t'a fait du bien," ordonna Dragomira.
+
+Et Henryka baisa cette main cruelle.
+
+"Baise le pied qui t'a humiliée."
+
+Henryka baisa le pied.
+
+Dragomira lui délia les mains. Henryka n'osait pas encore se relever.
+
+"Habille-toi!"
+
+Henryka recouvrit ses épaules qui saignaient.
+
+"Le troisième degré de la pénitence, continua Dragomira, montrera si
+tu es capable de crucifier ton coeur, de vaincre ta compassion, et si
+tu as le courage d'exécuter les commandements de notre
+croyance. Prends ta pelisse, et suis-moi."
+
+Dragomira descendit pour la seconde fois avec la novice dans les
+souterrains de cette maison mystérieuse.
+
+Elles arrivèrent d'abord dans le caveau où Henryka avait commencé sa
+pénitence. Dragomira ouvrit une porte de fer et elles suivirent un
+étroit corridor jusqu'à une deuxième porte, à laquelle Dragomira
+frappa trois fois. On ouvrit, et les deux jeunes filles entrèrent dans
+une vaste salle voûtée, faiblement éclairée par une lampe rouge. Un
+homme d'âge mûr, la barbe et les cheveux en désordre, était étendu sur
+de la paille et retenu par une chaîne. Devant lui, l'apôtre était
+assis dans un fauteuil; deux hommes portant le costume de paysans se
+tenaient à l'écart et attendaient ses ordres.
+
+"La voici, dit Dragomira, pendant qu'Henryka s'approchait de l'apôtre
+et s'agenouilla devant lui.
+
+- As-tu du courage? demanda-t-il en la considérant avec attention.
+
+- Oui."
+
+L'apôtre lui ordonna de se relever et se tourna vers le prisonnier:
+
+"Pour la dernière fois, veux-tu te confesser et faire pénitence?
+
+- Non; vous m'avez amené ici par ruse et par force, misérables!
+Coquins hypocrites! s'écria le prisonnier en tirant sur ses chaînes,
+assassinez-moi, mais ne me demandez pas de m'humilier devant vous.
+
+- Ce n'est pas devant nous, c'est devant Dieu.
+
+- Votre Dieu, c'est Satan! Vous reniez Jésus-Christ, car sa doctrine,
+c'est l'amour.
+
+- Tu es possédé du démon, reprit l'apôtre en se levant, sauvez son
+âme, jeunes filles!"
+
+Il était là, dans sa longue pelisse sombre, comme l'ange de la
+vengeance. Sur son ordre les deux hommes saisirent le malheureux, le
+détachèrent et l'enchaînèrent de nouveau, mais debout, contre le
+mur. Sur un âtre, dans un ardent brasier, rougissaient des fers longs
+et pointus. Dragomira fit signe à Henryka d'approcher.
+
+"Que faut-il que je fasse? demanda celle-ci.
+
+- Tu dois avec ce fer chasser Satan de cet homme.
+
+- Comment?" demanda Henryka avec une sorte d'emportement.
+
+Dans ses yeux ordinairement si doux s'alluma soudain une flamme
+homicide.
+
+" Torture-le sans pitié, dit l'apôtre, tu fais une oeuvre pieuse et
+agréable à Dieu.
+
+- Enfonce-lui les fers dans la poitrine et dans les bras," dit
+Dragomira.
+
+Henryka saisit un des instruments de supplice qui étaient tout rouges,
+et, furieuse comme une bacchante en délire, s'approcha de la victime.
+
+"Veux-tu te confesser? demanda encore le prêtre.
+
+- Non."
+
+Le fer entra dans la chair en sifflant et le malheureux laisse
+échapper un profond gémissement.
+
+"Bien, ma fille!" dit le prêtre à Henryka pour l'encourager.
+
+Et celle-ci, avec une ardeur nerveuse et une joie sinistre, continua
+son horrible tâche. Le prisonnier se tordait à ses pieds en gémissant;
+enfin, il se mit à pousser des cris épouvantables. Le fer siffla
+encore deux fois, et le malheureux, épuisé, vaincu, ayant à peine la
+force de demander grâce, se laissa tomber dans la poussière, devant le
+prêtre. On pouvait maintenant lui faire tout ce qu'on voudrait.
+
+Quand l'apôtre eut béni Henryka, les deux jeunes filles et les hommes
+quittèrent le souterrain, et le malheureux resta seul avec son prêtre,
+son bourreau.
+
+VI
+
+LE VOILE SE SOULEVE UN PEU
+
+Je te suivrai fidèlement, même à travers les flammes de l'enfer.
+MOORE.
+
+
+Il était environ midi lorsque le jésuite entra dans le cabinet du
+comte. Ce dernier venait de se lever. Assis dans un fauteuil, il était
+enfoncé dans sa robe de chambre de Perse brodée d'or et doublée d'une
+molle fourrure de zibeline. Il tenait à la main un billet écrit sur du
+papier à la dernière mode.
+
+"Une nouvelle aventure? dit le P. Glinski en badinant.
+
+- Vous vous trompez; ce sont deux lignes de Dragomira, froides comme
+un matin de février, par lesquelles elle m'annonce qu'elle est tout
+à fait remise.
+
+- Alors, vous avez fait demander de ses nouvelles.
+
+- Oui.
+
+- Tant mieux.
+
+- C'est vous qui parlez ainsi, mon révérend père?
+
+- Sans doute. Elle ne doit pas se douter que nous sommes sur sa trace
+et que nous commençons enfin à percer les ténèbres dont s'enveloppe
+sa mystérieuse personnalité.
+
+- Comment cela?
+
+- Je suis tout à fait sûr maintenant que Dragomira a un plan à votre
+égard, continua le père, et qu'elle en poursuit l'exécution avec une
+volonté énergique et inflexible. Défiez-vous de cette jeune
+fille. Avec elle, il n'y a pas de galants lauriers à cueillir.
+
+- Je n'y pense pas.
+
+- Dragomira est plus dangereuse que vous ne croyez."
+
+Soltyk se mit à rire.
+
+"Toujours les mêmes imaginations!
+
+- Des imaginations? Jamais! répondit le jésuite, des pressentiments,
+oui; mais en ce moment c'est une certitude que j'ai.
+
+- Vous piquez ma curiosité.
+
+- Dragomira n'est pas une coquette, dit le P. Glinski, et elle n'a en
+vue ni votre main ni votre coeur.
+
+- Quoi donc alors?
+
+- Dragomira a je ne sais quelle mission importante à remplir ici, à
+Kiew. Peut-être est-ce une mission politique; mais je n'en suis pas
+encore absolument sûr. Ce qui est toutefois hors de doute, c'est
+qu'elle a des fréquentations secrètes, qu'elle a à sa disposition
+des instruments dociles et qu'elle disparaît de temps en temps pour
+aller sans aucun doute rendre des comptes à un supérieur à qui elle
+obéit. Mon ordre a toujours eu la meilleure police et dans le cas
+présent il est encore mieux informé que n'importe qui. L'entrée de
+Dragomira dans la société de cette ville a un rapport intime avec sa
+mission. Personnellement, elle n'a ni intérêts nu sympathies. Elle
+sert exclusivement une idée. Pendant que son propre coeur reste
+libre, elle réussit mieux que n'importe quelle femme désireuse de
+conquêtes à conquérir les coeurs des autres. Elle entoure de ses
+filets non pas un homme, mais plusieurs hommes; à tous elle donne
+les mêmes espérances, et elle les fait tous servir à ses
+desseins. Zésim Jadewski, lui aussi, est une de ses victimes. Mais
+elle ne se donne pas moins de peine pour faire des conquêtes parmi
+les personnes de son sexe. Henryka Monkony est aujourd'hui tout
+simplement son esclave; elle la fait obéir d'un clignement d'oeil.
+
+- Quel magnifique tableau de fantaisie! dit Soltyk ironiquement.
+
+- Je le répète, dit le jésuite, je suis sûr de ce que je vous dis et
+de bien d'autres choses encore; et si vous le désirez, je vous
+donnerai immédiatement la preuve qu'en dehors de la Dragomira que
+vous connaissez, il y a une seconde Dragomira qui, la nuit...
+
+- Il suffit!" s'écria Soltyk.
+
+Le souvenir de sa première rencontre avec Dragomira lui traversa le
+cerveau comme un éclair.
+
+"En cela, vous pourriez bien avoir raison; il m'est arrivé à moi-même,
+avec cette jeune fille, une aventure passablement extraordinaire.
+
+- Racontez-la-moi. Que savez-vous de ses pérégrinations nocturnes?
+
+- Plus tard. Donnez-moi d'abord la preuve que vous ne m'avez pas
+régalé de quelque fantaisie.
+
+- Volontiers, aujourd'hui même, dès que vous voudrez bien pour une
+heure vous confier à ma conduite.
+
+- A quel moment?
+
+- Cette nuit; mais je ne peux pas encore fixer l'heure bien
+exactement.
+
+- Je serai à la maison dès qu'il fera nuit, dit Soltyk pour clore
+l'entretien, et je vous attendrai."
+
+Lé jésuite s'inclina en signe d'assentiment et disparut.
+
+Il était dix heures du soir quand le P. Glinski et le comte sortirent
+du château. Tous les deux s'étaient habillés en paysans
+petits-russiens; et, dans ces deux hommes vêtus de gros drap velu et
+de longues pelisses en peau de mouton, personne n'aurait soupçonné le
+plus riche magnat de la ville, le favori des femmes, et un membre de
+la fine et intelligente Société de Jésus. Glinski conduisit le comte,
+en faisant des détours, par des ruelles étroites et solitaires, dans
+la rue où se trouvait la maison du marchand Sergitsch. Il y avait en
+face de cette maison un petit débit d'eau-de-vie. Les deux hommes y
+entrèrent et s'assirent sur un banc de bois vermoulu, dans un nuage de
+fumée de tabac, au milieu de cochers et d'ouvriers à moitié ivres. Ils
+restèrent là jusqu'au moment où un petit juif maigre, vête d'un caftan
+noir, entra et fit un signe au jésuite. Celui-ci se leva aussitôt et
+sortit avec Soltyk. Ils se postèrent alors sur le trottoir, tout
+contre le mur de la maison, debout dans l'ombre et l'oeil fixé sur la
+porte du marchand devant laquelle brûlait une lampe.
+
+Une dame ne tarda pas à arriver. Elle marchait d'un pas rapide. Une
+longue pelisse dissimulait sa haute taille élancée et un voile épais
+couvrait son visage. Pourtant le comte ne douta pas un seul moment que
+ce fût Dragomira. Elle seule avait ce port de tête fier et triomphant;
+elle seule avait cette démarche exquise, à la fois majestueuse et
+élastique. Quand elle eut disparu dans la maison du marchand, le
+P. Glinski se tourna vers Soltyk en l'interrogeant du regard.
+
+"C'est elle, sans aucun doute, murmura le comte, mais cela ne me
+suffit pas; je veux être absolument sûr. Venez."
+
+Les deux hommes traversèrent la rue et s'arrêtèrent juste devant la
+maison de Sergitsch. Pour ne pas éveiller de soupçons, le P. Glinski
+tira de sa poche une petite pipe, la bourra avec du tabac et tint tout
+prêts son briquet et son amadou. Au bout de quelque temps la porte
+s'ouvrit; alors il tourna le dos, battit le briquet et posa l'amadou
+allumé sur sa pipe, pendant que le comte, les cheveux rabattus sur le
+front, regardait Dragomira en plein visage. C'était bien elle qui
+sortait habillée en homme. A la vue des deux hommes, elle resta un
+instant interdite, puis elle partit à grands pas dans la rue.
+
+"Que signifie ce travestissement? murmura Soltyk, quelque aventure
+d'amour?
+
+- Non, répliqua Glinski à voix basse, cette jeune fille est de pierre,
+et la pierre ne prend pas feu si facilement. Il s'agit ici de tout
+autre chose.
+
+- Je veux la suivre, dit Soltyk.
+
+- Gardez-vous en bien, dit le jésuite, vous gâteriez peut-être tout ce
+que je suis parvenu à faire à force de sagacité et de peine.
+
+- Je serai très prudent, répondit le comte, mais je veux une
+certitude."
+
+Il quitta le jésuite et suivit Dragomira en toute hâte. Malgré
+l'avance qu'elle avait, il l'eut bientôt rejointe. Elle ne le remarqua
+que lorsqu'ils furent arrivés près du cabaret Rouge. Elle s'arrêta
+subitement pour le laisser passer et le regarda bien en face. Soltyk
+eut l'heureuse idée de faire l'ivrogne. Il se mit à tituber et à
+chanter d'une voix contrefaite et rauque une chanson de
+Cosaque. Dragomira s'y laissa tromper. Elle entra dans le cabaret et
+ne conçut pas plus de soupçon lorsque le comte entra derrière elle,
+et, frappant du poing sur la table, demande de l'eau-de-vie.
+
+Il n'y avait avec eux dans le cabaret que Bassi Rachelles, qui
+disparut aussitôt qu'elle eut échangé quelques paroles avec Dragomira,
+et immédiatement le dompteur Karow entra dans la salle.
+
+A la vue de ce bel athlète, Soltyk eut un mouvement de rage; mais il
+se contint, vida son verre d'eau-de-vie, laissa tomber sa tête dans
+ses bras croisés sur la table et fit semblant de dormir.
+
+Karow s'était assis près de Dragomira et causait avec elle à voix
+basse.
+
+"Depuis quelque temps, on observe chacun de vos pas, dit-il, je ne
+suis venu que vous en avertit.
+
+- Qui est-ce qui m'observe? demanda Dragomira, la police?
+
+- Non. On a vu à plusieurs reprises dans le voisinage de votre maison
+et devant celle de Sergitsch un juif qui nos est connu comme agent
+des jésuites.
+
+- Le P. Glinski est là-dessous.
+
+- Très probablement. Je ne puis que vous conseiller de rester quelque
+temps sans venir dans ce cabaret et sans recevoir la juive chez
+vous.
+
+- Vous avez raison. Je vous remercie."
+
+Quand Dragomira fut sortie du cabaret pour retourner chez Sergitsch,
+elle entendit tout à coup des pas lourds derrière elle. Elle s'arrêta,
+et, lorsqu'elle eut reconnu le paysan ivre, voulut continuer son
+chemin. Mais une main se posa brusquement sur son bras, et deux yeux
+sombres et interrogateurs la regardèrent en plein visage.
+
+"Dragomira!" dit une voix connue.
+
+La courageuse et fière jeune fille reprit immédiatement possession
+d'elle-même.
+
+"C'est vous? dit-elle d'une voix calme; dans quelle intention me
+poursuivez-vous sous cet accoutrement?
+
+- Vous me le demandez? reprit le comte; vous ne savez donc pas encore
+ce que je ressens pour vous?
+
+- Alors vous êtes jaloux?
+
+- Oui."
+
+Dragomira se mit à rire.
+
+"Quel est cet homme, continua Soltyk, avec qui vous aviez un
+rendez-vous? On m'a dit que vous aimiez Jadewski, mais maintenant je
+vois que votre coeur appartient à un tout autre homme. Nommez-le-moi;
+un de nous deux doit mourir."
+
+Dragomira rit de nouveau.
+
+"Voici ma main. Cet homme n'est ni mon adorateur ni mon ami.
+
+- Si ce que vous dites est vrai, je comprends pourquoi on m'engage à
+me défier de vous. Qu'est-ce que toutes ces relations mystérieuses?
+Quel est ce secret que vous mettez tant de soin à cacher, au monde
+et à moi?
+
+- Cela m'a tout l'air d'un interrogatoire. Mais qui vous dit que je
+sois disposée à vous répondre? On vous avertit de vous défier de
+moi? Vous ai-je jamais demandé de vous fier à moi? Ai-je pris la
+peine de vous lier à moi? Vous êtes libre; allez-vous-en, je ne vous
+retiens pas.
+
+- Dragomira, s'écria le comte en lui saisissant les mains, est-ce que
+je mérite ces reproches, ce langage? Vous savez, vous devez savoir
+que rien au monde ne pourrait me déterminer à vous fuir. Je ne suis
+pas un des ces fats qui se contentent de voltiger çà et là comme des
+mouches dans les salons. J'espère que vous me regardez comme un
+homme et que vous me reconnaissez le courage de vous aimer, même
+quand vous seriez une conspiratrice.
+
+- Je ne conspire pas.
+
+- Que faites-vous alors, Dragomira? Laissez donc enfin tomber le
+masque; est-ce que je ne mérite pas votre confiance? Ne voulez-vous
+pas de moi pour votre allié? Et si vous ne me trouvez pas digne de
+ce rôle, ne voulez-vous pas me prendre pour instrument? Je suis
+capable d'obéir; oui, je vous suivrais partout où vous voudriez me
+conduire, dans tous les dangers, à la mort, s'il le fallait."
+
+Dragomira le regarda longtemps, puis elle lui tendit la main.
+
+"Je vous remercie, dit-elle, mais pour le moment, contentez-vous de
+savoir que je crois en vous et que je ne me défie pas de vous. Je sais
+que vous ne me trahirez pas, mais le secret que je tiens caché, même
+pour vous, ne m'appartient pas. Patientez encore trois jours, puis je
+vous répondrai. Etés-vous satisfait?
+
+- Oui."
+
+Soltyk accompagna Dragomira pendant quelque temps, et la quitta sur
+son ordre formel.
+
+Le lendemain matin, elle partait de chez elle avec Karow. Ils
+portaient des costumes de paysans. Un chariot rustique les attendait
+dans le voisinage; ils y montèrent et se mirent en route à travers la
+brume blanche et scintillante de l'hiver, pour aller trouver l'apôtre
+à Myschkow.
+
+
+VII
+
+NOUVEAU PAS VERS LE BUT
+
+"Tout visage est comme un livre où se trouvent d'étranges choses."
+SHAKESPEARE (Macbeth.)
+
+
+Pendant trois longs jours, qui lui parurent une éternité, le comte
+attendit un message de Dragomira. Le soir du troisième jour, Barichar,
+sous la livrée d'un domestique de grande maison, apparut au noble club
+où jouait Soltyk et lui remit une lettre. Le comte la parcourut.
+
+"J'y vais;" dit-il. Il glissa une pièce de monnaie dans la main de
+Barichar, descendit promptement l'escalier, sauta dans sa voiture,
+rentra chez lui et fit sa toilette avec un soin méticuleux.
+
+Une heure plus tard, sa voiture s'arrêtait devant la maison de
+Dragomira. Il la renvoya et monta l'escalier conduit par
+Barichar. Celui-ci ouvrit la porte et Soltyk se trouva dans une
+chambre de réception. Au moment où il ôtait sa pelisse, Dragomira vint
+à lui et lui tendit la main.
+
+"Etes-vous seule? demanda-t-il en portant la main de la jeune fille à
+ses lèvres.
+
+- Oui."
+
+Dragomira retira doucement sa main et s'assit devant la cheminée. Le
+comte, les deux mains posées sur le dossier du fauteuil qu'elle lui
+avait indiqué, cherchait à lire sur son visage. Mais ce visage était
+froid et fermé comme d'habitude, et les beaux yeux bleus avaient
+pareillement leur éclat glacial.
+
+Malgré son émotion, Soltyk remarqua que Dragomira s'était faite belle
+pour lui. C'était la première fois qu'il la voyait à la maison en
+négligé, dans cette mise que les jolies femmes soignent avec un art
+raffiné. On eût dit qu'elle avait été surprise et dérangée au milieu
+de son repos, et que, pour le recevoir, elle avait passé à la hâte le
+premier vêtement venu. Et cependant l'harmonie la plus exquise régnait
+dans sa toilette, dont toutes les parties allaient ensemble comme les
+accords de la plus séduisante mélodie. Sous le velours rouge de sang
+et la zibeline brun-doré de sa jaquette aux larges manches qu'elle
+avait laissée ouverte, la soie bleue de son peignoir et les dentelles
+blanches qui la garnissaient apparaissaient légères et vaporeuses
+comme un duvet de fleur ou comme une neige délicate. Rien de plus
+délicieux que l'arrangement de sa riche chevelure blonde qui
+descendait jusque sur ses épaules dans le plus opulent désordre. Ce
+n'était pas par hasard qu'elle avait choisi de petites pantoufles de
+satin noir brodées de perles; ce n'était pas par hasard que son bras
+avait pour tout ornement un large bracelet d'or tout uni; ce n'était
+pas par hasard non plus qu'elle n'avait rien dans les cheveux qu'un
+camélia rouge.
+
+Elle aussi découvrit immédiatement qu'il avait dû faire une station
+devant le miroir, si vite qu'il voulût venir chez elle. Mais si la
+pensée qu'elle avait eu l'intention de lui paraître belle fit
+concevoir des espérances au comte, Dragomira fut bien près de rire en
+voyant sa chevelure frisée et sa cravate bizarre et en sentant le
+parfum que ses vêtements exhalaient avec surabondance. A ce moment,
+pour la première fois, il lui parut faible, et aussitôt elle se sentit
+assez forte pour se jouer de lui.
+
+"M'expliquerez-vous enfin l'énigme qui me tourmente depuis des
+semaines? dit Soltyk.
+
+- Oui, répondit-elle avec calme.
+
+- Vous êtes la plus belle femme que j'aie jamais vue, et en même temps
+la plus étrange. Vous êtes aussi mystérieuse que le Sphinx,
+peut-être aussi cruelle que lui.
+
+- C'est vrai: je n'ai pas de coeur."
+
+Elle promena ses doigts dans la fourrure sombre de sa jaquette,
+pendant qu'elle arrêtait sur lui son regard pénétrant.
+
+"Vous ne me ferez pourtant jamais croire, dit-il, que vous êtes un
+démon.
+
+- Je ne suis ni bonne ni mauvaise.
+
+- Qu'êtes-vous donc?
+
+- Je sers une idée, sans haine et sans amour.
+
+- Et cette idée...?
+
+- Je me fie à vous, comte Soltyk, quoique j'aie découvert en vous
+aujourd'hui une mauvaise qualité, doublement mauvaise en ce quelle
+dénote de la mesquinerie et de la faiblesse.
+
+- Quelle est cette qualité?
+
+- Vous êtes vaniteux, mon cher comte, vous vous donnez la peine de me
+plaire; cela m'inspire de la gaieté."
+
+Un sourire fugitif passa sur son visage de marbre.
+
+Soltyk était devenu rouge.
+
+"Ah! vous êtes cruelle, murmura-t-il, cruelle comme une belle
+tigresse, qui joue avec la victime dont elle est sûre.
+
+- Oui, vous êtes vaniteux, continua Dragomira, et malgré cela, au
+milieu des poupées du monde, vous êtes un homme; au milieu des
+masques, vous êtes une figure humaine. Aussi, je crois en vous et je
+me fie à vous.
+
+- Vous le pouvez. Je n'ai pas besoin de vous dire quel pouvoir
+incompréhensible, surnaturel, vous avez sur moi. Vous n'êtes pas la
+jeune fille à qui l'on fait des aveux. Vous devinez la pensée, vous
+lisez les émotions sur les visages. Vous savez depuis longtemps que
+je vous aime.
+
+- Oui, je le sais.
+
+- Et savez-vous aussi combien je vous aime?
+
+- Oui, je le sais aussi.
+
+- Savez-vous, Dragomira, qu'il n'y a pas un mouvement de mon âme qui
+ne vous appartienne, que je ne m'occupe que de vous, que je rêve de
+vous, que votre pensée me fait délirer? Savez-vous que je suis prêt
+à tout abandonner, tout sacrifier pour vous?"
+
+Elle fit un léger signe de tête pour dire qu'elle le savait.
+
+"Et savez-vous que votre froideur, votre ironie me rendent fou?
+
+- Mon ironie? interrompit-elle, comment pourrais-je me moquer de votre
+passion, quand je veux que vous m'aimiez ardemment, follement, comme
+à cette heure? Non, je ne ris pas de vous; je me réjouis de cette
+flamme que j'ai allumée.
+
+- Dans quelle intention?
+
+- Vous l'apprendrez.
+
+- Pour faire de moi votre instrument? s'écria Soltyk, soit! Je veux
+vous servir; je veux servir vos plans; mais à une seule condition,
+c'est que vous serez à moi. Vous ne m'aimez pas. Vous n'avez pas de
+coeur. C'est bien; je ne vous demande pas d'éprouver quoi que ce soit
+à mon égard; mais dites-moi que vous consentez à devenir ma femme.
+
+- Jamais.
+
+- Vous êtes donc absolument insensible?"
+
+Le comte se jeta à ses pieds et la serra passionnément dans ses bras,
+cachant son visage en feu dans les flots de soie, de dentelle, de
+fourrure et de velours qui enveloppaient cette froide
+créature. Dragomira irritée se dégagea brusquement de son étreinte.
+
+"Comte, murmura-t-elle, si vous vous approchez de moi encore une fois,
+une seule fois, tout est fini entre nous.
+
+- Pardon! dit-il d'une voix suppliante et toujours à genoux devant
+elle, je ne voulais pas vous offenser. Vous êtes injuste envers moi,
+si vous m'attribuez quelque intention qui pût blesser votre
+orgueil. Je le jure devant Dieu, je n'ai rien dans l'esprit qui
+puisse vous offenser.
+
+- Vous n'avez pas besoin de le dire.
+
+- Je n'ai qu'une pensée, faire de vous la maîtresse de tout ce qui
+m'appartient, faire de vous ma femme.
+
+- Je le sais, dit Dragomira, et c'est là précisément l'erreur fatale
+qui est entre nous comme un abîme. Vous voyez en moi une femme
+ordinaire. Je ne suis pas cette femme-là. Jamais, je ne donnerai à
+un homme mon coeur, et encore moins ma main.
+
+- Quelle fantaisie?
+
+- C'est absolument sérieux.
+
+- Et vous êtes réellement inflexible?
+
+- Vous le voyez. Relevez-vous donc, cher comte, vous attendririez une
+vieille statue de saint avant de m'attendrir. Relevez-vous."
+
+Soltyk se releva.
+
+"Et maintenant, asseyez-vous près de moi et écoutez-moi."
+
+Soltyk obéit.
+
+"Oubliez ce milieu dans lequel vous me voyez, continua Dragomira,
+oubliez ces meubles modernes, ce poêle russe, supprimez par la pensée
+cette toilette, ces vêtements sarmates, ces dentelles, ces pantoufles
+qui rappellent le sérail; imaginez-vous que je porte une longue robe
+blanche, un voile, des sandales aux pieds, et vous comprendrez ce que
+je suis.
+
+- Une vestale?
+
+- Une prêtresse.
+
+- Vous avez raison. Il ne vous manque que le contenu du sacrifice; la
+victime est prête."
+
+Qu'y eut-il dans les paroles du comte qui fit tressaillir ce marbre
+virginal et passer un éclair dans ces yeux fiers et froids? Ce fut un
+regard que Soltyk ne comprit pas. Tel devait être le regard de la
+lionne au milieu de l'arène brûlante, quand le martyr chrétien désarmé
+allait au devant d'elle.
+
+"Qu'avez-vous donc? demanda Soltyk.
+
+- Rien, rien."
+
+Elle se pencha en arrière, er ferma les yeux à demi.
+
+"Vous appartenez donc à une secte religieuse? dit le comte, au bout de
+quelques instants.
+
+- J'appartiens à une petite communauté, répondit Dragomira en ouvrant
+lentement les yeux, et cette communauté a une grande et sainte
+mission à remplir.
+
+Représentez-vous le monde d'aujourd'hui, reprit Dragomira, l'état
+général des esprits. D'un côté vous avez la foi religieuse aveugle,
+morte, qui s'attache à des formes dénuées de sens, qui murmure des
+prières que personne n'entend et qui confie les âmes à des prêtres
+dont toute la vocation consiste à songer à leur bien-être corporel. De
+l'autre côté vous voyez l'incrédulité, pour laquelle il n'y a plus
+rien de sacré; l'incrédulité qui applique son compas aux étoiles comme
+aux crânes des animaux et des hommes, qui pèse tout, calcule tout,
+analyse tout; qui suit de l'oeil la croissance des plantes; qui connaît
+les pierres, les planètes et qui ne sait rien de Dieu parce qu'elle ne
+l'a pas découvert au bout de son télescope. Eh bien, au milieu de
+cette hypocrisie et de cette adoration qui s'adresse à la lettre et
+non à l'esprit; en présence de cet avilissement de l'homme, ravalé au
+niveau de la bête, et de cet amoindrissement de la nature dépouillée
+de Dieu, à la vue du dégoût, du vide, du désespoir d'ici-bas, ne
+comprenez-vous pas qu'il y ait des âmes qui aspirent à Dieu, qui le
+cherchent au delà des étoiles, au delà de la cellule et du mucus
+primitifs, et qui s'efforcent d'entrer en relation avec le monde des
+esprits dont elles ont le pressentiment?
+
+- Vous croyez qu'il y a un Dieu?
+
+- Oui, je le crois.
+
+- Et qu'il y a un monde supérieur au-dessus de ce monde terrestre?
+
+- Oui.
+
+- Et qu'il est possible de pénétrer dans ce monde-là?
+
+- Non seulement je le crois, mais je le sais, j'en suis convaincue.
+
+- Alors vous êtes spirite?
+
+- Non, on ne joue pas avec de pareilles choses. Malheur à celui qui
+étend une main téméraire vers le voile qui nous sépare de l'autre
+monde! La foi seule peut nous montrer le chemin qui conduit à la
+lumière éternelle.
+
+- Et vous avez cette foi?
+
+- Oui, je l'ai.
+
+- Vous croyez que Dieu vous a choisie?
+
+- Oui.
+
+- Qu'il vous révèle à vous des choses qui demeurent cachées pour les
+autres yeux mortels?
+
+- Oui.
+
+- Maintenant je commence à vous comprendre, dit Soltyk que la surprise
+rendait pâle, pendant que ses yeux apparaissaient plus grands et
+plus brillants. Et vous voulez que je vous aime uniquement pour que
+je me confie à vous, pour que je suive avec vous la route qui seule,
+d'après vous, conduit au salut?
+
+- Oui.
+
+- Prouvez-moi qu'il y a un Dieu.
+
+- Je ne le puis pas.
+
+- Qu'il y a un monde en dehors de celui où nous respirons; des esprits
+qui obéissent à l'Eternel et avec qui nous pouvons entrer en
+relation, grâce à votre foi.
+
+- Je le puis.
+
+- Je vous en conjure, Dragomira, ne me trompez pas. Ce serait affreux
+de badiner avec de pareilles choses.
+
+- Je ne badine pas, répondit-elle avec calme, vous me demandez des
+preuves; je vous les donnerai.
+
+- Quand?
+
+- Bientôt; peut-être dès demain.
+
+- Votre parole?
+
+- Ma parole! Je la tiendrai, et...?
+
+- Alors je vous appartiendra, Dragomira."
+
+
+VIII
+
+DE L'AUTRE MONDE
+
+Le monde des esprits n'est pas fermé. GOETHE, Faust.
+
+
+Le lendemain matin, le comte Soltyk reçut un billet de Dragomira:
+
+"Je suis chez Monkony ce soir. Venez-y sans faute. Nous pourrons
+causer ensemble sans être dérangés."
+
+On préparait chez Monkony une représentation théâtrale. La répétition
+avait lieu ce soir-là. En dehors des acteurs il n'y avait que
+Dragomira; Soltyk pouvait donc facilement s'approcher d'elle. Pendant
+qu'on jouait un proverbe de Musser, ils se retirèrent dans un coin peu
+éclairé de la salle où se trouvait un petit divan.
+
+"Qu'avez-vous à me dire? demanda le comte tout ému.
+
+- Je suis prête à vous conduire dans le monde des esprits, dit
+Dragomira à voix basse, mais il faut quelque préparation de votre
+côté. Retirez-vous pour quelque temps du brillant tourbillon de ce
+monde où vous vivez et tournez votre âme de toutes forces vers le
+ciel.
+
+- Comment? Que faut-il faire?
+
+- Allez vous enfermer pendant trois jours dans n'importe quel couvent,
+et là, loin du monde, des hommes, du luxe et des plaisirs,
+appliquez-vous à de sérieuses méditations et à la prière; jeûnez,
+faites pénitence, et le troisième jour confessez-vous et communiez.
+
+- Quoi! J'irai trouver un prêtre catholique?
+
+- Pourquoi non? La forme n'est rien, le fond est tout. Il faut vous
+humilier devant Dieu. Il faut éveiller la douleur en votre âme. Ce
+qui est important et nécessaire, c'est que vous vous repentiez. Où?
+peu importe."
+
+Soltyk, qui était déjà complètement sous l'influence de la belle
+prêtresse, obéit à ses instructions et se retira pendant trois jours
+dans le couvent des Carmélites, où il se livra à de sévères exercices
+de pénitence. Quand il revint chez lui, le quatrième jour, il reçut un
+billet de Dragomira qui lui donnait rendez-vous, chez elle, à onze
+heures du soir.
+
+Il arriva à l'heure dite, Barichar se tenait auprès de la porte
+ouverte et monta devant lui au premier étage. Dragomira était
+prête. Elle prit son bras, quitta la maison avec lui et le conduisit
+par plusieurs rues à une petite place assez solitaire où une voiture
+les attendait. Une fois montés, la voiture les emmena rapidement à
+travers la ville dans un faubourg éloigné.
+
+Ils s'arrêtèrent devant un vieux bâtiment isolé et entouré d'un mur
+élevé. Le cocher descendit et frappa trois fois. Un vieillard en
+costume de paysan vint ouvrir. Dragomira entra avec Soltyk et renvoya
+la voiture. Le vieillard fit traverser un jardin inculte pour entrer
+dans la maison, qui avait l'air complètement inhabitée. On ne voyait
+aucune lumière; les fenêtres étaient fermées avec des volets de bois;
+on n'entendait rien, pas même un chien. A la lueur douteuse d'une
+lanterne que le vieux portait à la main, le comte vit des murs
+blanchis à la chaux, crevassés et couverts de mousse, et un escalier
+vermoulu et à demi ruiné. Quand ils l'eurent monté, il distingua dans
+le corridor le portrait d'une dame en toilette rococo. Le tableau
+accroché au mur n'avait pas de cadre.
+
+Le vieillard poussa la porte d'une petite salle dont le plafond
+offrait des restes d'ornements en stuc, alluma les bougies d'un
+candélabre en cuivre placé sur une commode de temps de nos
+grands-pères, jeta deux énormes bûches dans une grande cheminée
+hollandaise où flambait un bon feu, et resta ensuite près de la porte,
+attendant des ordres.
+
+"Tu peux t'en aller, Apollon, dit Dragomira, si j'ai besoin de toi, je
+sonnerai."
+
+Le vieillard partit, et Dragomira s'assit sur une chaise, près de la
+cheminée, telle quelle était, avec sa pelisse sombre et son bachelick
+de soie noire brodé d'or, car l'air de la salle était froid et humide
+et avait une odeur de moisi. La salle elle-même était presque
+entièrement vide. Avec la commode qui portait le candélabre et la
+chaise de Dragomira il y avait en tout autre chaise et une table. Sur
+la cheminée se trouvait une pendule qui marquait onze heures et
+demie. La salle avait trois fenêtres devant lesquelles pendaient
+d'épais rideaux, et deux portes dont l'une donnait évidemment dans une
+chambre voisine.
+
+A la muraille étaient suspendues deux images: une Mère de Dieu
+byzantine toute noircie et sainte Olga. Entre les deux se trouvait un
+crucifix.
+
+Un rideau blanc séparait une partie de la salle de celle où étaient
+Dragomira te le comte.
+
+Soltyk demanda à sa compagne ce que signifiait ce rideau.
+
+"Il sépare le sanctuaire du monde profane, répondit Dragomira. Dès
+qu'il est minuit, et que les choses qui ne sont perceptibles ni pour
+les yeux ni pour les oreilles se font voir et entendre, cet espace qui
+est là devient leur asile et personne ne doit oser y mettre le
+pied. En ce moment, vous pouvez encore l'examiner."
+
+Soltyk ouvrit le rideau et vit un espace entièrement vide, des murs
+nus, sans fenêtre ni porte; rien qui pût paraître surprenant ou
+provoquer le soupçon.
+
+"Vous n'avez pourtant pas pleine confiance en moi, dit Dragomira
+lorsqu'il revint auprès d'elle.
+
+- J'ai la sérieuse intention, l'ardent désir de me laisser convaincre
+par vous, répondit le comte, et voilà justement ce qui me détermine
+à m'enlever à moi-même tout terrain où le doute pourrait plus tard
+pousser des racines."
+
+La pendule marquait le quart avant minuit.
+
+Dragomira laissa glisser sa pelisse et ôta son bachelick. Et
+maintenant, debout, dans sa logue robe de velours noir, elle avait
+quelque chose de surhumain, de surnaturel. Toute couleur avait disparu
+de son beau visage sévère; seuls, ses grands yeux bleus brillaient
+d'une lueur étrange. Elle se prosterna devant l'image du Christ en
+croix et pria longtemps avec ferveur; puis elle se releva subitement,
+saisit Soltyk par la main et l'entraîna avec elle devant la
+cheminée. Là, elle s'assit de nouveau; quant à lui, il resta debout en
+proie à une émotion indicible.
+
+Les aiguilles étaient sur minuit. Presque au même instant, le bruit
+lointain de douze coups sonnant à quelque horloge de la ville se fit
+entendre. Les bougies du candélabre s'éteignirent soudain
+d'elles-mêmes. Une profonde obscurité et un silence sinistre régnèrent
+dans la salle.
+
+Quelque chose d'incompréhensible se mit alors à flotter lentement dans
+la salle et à la remplir. C'était à la fois une scintillation douce et
+tremblante, un murmure à peine perceptible et un parfum léger et
+subtil qui caressait les sens. Une brume diaphane montait du sol et se
+massait peu à peu. Enfin une forme à grands contours indécis se
+dressa, s'approcha, s'éleva en l'air et s'évanouit.
+
+"Qu'est-ce que cela? demanda Soltyk à voix basse.
+
+- Je ne sais pas.
+
+- Peut-on forcer les morts qui nous étaient chers à apparaître devant
+nous?
+
+- Oui.
+
+- De quelle manière?
+
+- Concentrez toutes vos pensées, tous vos sentiments, toute votre
+volonté sur cette personne que vous voulez voir."
+
+Il y eut un moment de silence, puis le rideau s'ouvrit et l'on
+distingua une haute forme d'homme.
+
+"Mon père, murmura Soltyk.
+
+- Parlez-lui.
+
+- Puis-je m'approcher de lui?
+
+- Vous pouvez tout ce que vous voulez."
+
+Soltyk sortit un revolver de sa poche.
+
+"Me permettez-vous de tirer sur l'apparition? demanda-t-il.
+
+- Pourquoi non? répondit Dragomira. Tirez!"
+
+Un éclair, une détonation, un peu de fumée. La forme était toujours là
+debout.
+
+"Incrédule!" s'écria une voix sourde qui semblait venir de la tombe.
+
+Soltyk s'avança d'un pas résolu vers l'apparition et cherche à saisir
+la blanche et ondoyante draperie; mais elle fuyait comme un brouillard
+entre ses doigts, et la figure disparut à ses regards.
+
+"J'ai offensé l'esprit, dit-il.
+
+- Il semble."
+
+Soltyk revint près de Dragomira.
+
+"C'est en vain que je me mets en défense contre ce que je vois et
+entends ici, murmurait-il, il faut que j'y croie, malgré moi. Si je ne
+deviens pas fou auparavant, vous réussirez sans aucun doute à me
+convertir."
+
+Alors apparut une deuxième figure, celle d'une femme dont les yeux
+étaient attachés sur le comte avec l'expression d'un amour céleste.
+
+"Oh! ma mère! s'écria-t-il.
+
+- M'entends-tu, mon enfant?
+
+- Oui.
+
+- Pourquoi t'es-tu détourné de Dieu? Retourne à lui, pendant qu'il en
+est encore temps. Je prie pour toi auprès du Tout-Puissant. Il aura
+pitié de toi.
+
+- D'où viens-tu? demanda Soltyk d'une voix tremblante.
+
+- De bien loin.
+
+- Et où vas-tu?
+
+- Dans les sphères supérieures. Je suis emportée loin des lourdes
+vapeurs de la terre vers les espaces sacrés des étoiles. Adieu, mon
+enfant, adieu!
+
+- Adieu!"
+
+L'apparition s'évanouit et avec elle la lueur mystérieuse et le
+parfum. De nouveau régnèrent l'obscurité et le silence.
+
+"A quoi pensez-vous maintenant? demanda Dragomira.
+
+- A ma soeur."
+
+Soudain la lueur apparut de nouveau, et l'on eût dit qu'un jardin en
+fleurs exhalait tous ses parfums dans la salle. Un petit nuage était
+étendu sur le sol, devant le rideau. Il s'entr'ouvrit doucement et un
+enfant en sortit, une petite fille d'environ dix ans, vêtue d'une robe
+blanche garnie de rubans bleus. Elle levait d'un air joyeux sa jolie
+tête entourée de boucles noires flottantes, et attachait sur Soltyk
+ses grands yeux sombres. Elle lui tendit ses bras nus, et, avec un
+charmant sourire, lui cria d'une voix fraîche et mélodieuse:
+
+"Boguslaw, tu es là! Il y a si longtemps que tu n'as joué avec moi!
+Viens, viens donc! Il faut que je parte bientôt."
+
+L'effet fut tout puissant. Le comte fit deux pas en avant, tomba à
+genoux, se cacha le visage dans les mains et se mit à pleurer. Il
+sentit deux bras qui l'entouraient légèrement, comme dans un rêve où
+les corps n'existent pas, et deux petites mains qui le touchaient,
+parfumées et froides comme des feuille de roses couvertes du givre du
+printemps. Un frisson lui parcourut le corps; ce n'était pas un
+frisson d'épouvante, mais un doux frémissement de joie et d'espérance.
+
+"Reste près de moi, dit-il en suppliant.
+
+- Je ne peux pas, répondit l'apparition, mais tu as là celle qui ne
+t'abandonnera pas.
+
+- Dragomira?
+
+- Oui. Elle te montrera la route du bonheur terrestre et celle du
+salut éternel. Adieu. Ne m'oublie pas. Je pense souvent à toi."
+
+L'apparition s'éleva lentement, comme un nuage qui plane. C'est en
+vain que Soltyk cherchait à l'atteindre et à la serrer dans ses
+bras. Elle riait doucement et lui échappait comme un insaisissable
+papillon. Sa robe flottait toujours; ses boucles ondulaient encore
+vaguement. Puis tout se retrouva soudain plongé dans les ténèbres. La
+mélodie mystérieuse qui vibrait doucement dans la salle s'arrêta, le
+parfum des fleurs s'évanouit.
+
+"C'est assez, dit le comte, en revenant lentement et pas à pas vers
+Dragomira. Je suis dans un état qui touche à la folie.
+
+- Cela ne dépend pas de moi.
+
+- Faites apporter de la lumière."
+
+Dragomira sonna. Le vieillard arriva aussitôt avec sa lanterne et
+ralluma les bougies du candélabre qui donnèrent de nouveau une lumière
+tranquille et claire.
+
+"Ecarte le rideau, ordonna le comte."
+
+Le vieillard échangea un regard imperceptible avec Dragomira et fit ce
+qu'on lui avait commandé.
+
+"Va-t'en maintenant."
+
+A peine le vieillard s'était-il éloigné qu'une musique douce et
+plaintive recommençait à vibrer dans la salle. Une blanche figure
+s'éleva du sol à la lueur brillante des bougies.
+
+"Doutes-tu encore? demanda une belle voix, pleine et majestueuse comme
+les notes d'un orgue.
+
+- Non! non!" répondit Soltyk d'une voix étouffée.
+
+L'apparition s'était au même instant dissipée comme une vapeur.
+
+"Croyez-vous en moi, maintenant?" demanda Dragomira.
+
+Au lieu de répondre, le comte tomba à genoux devant elle et cacha son
+visage tout pâle dans le sein de la jeune fille. Dragomira le regarda
+paisiblement, sans raillerie, mais aussi sans pitié.
+
+
+IX
+
+A BAS LE MASQUE
+
+"Oh! tu es cruelle! tu fais mourir tout ce qui t'aime." LOPE DE VEGA.
+
+
+
+M. Oginski remarquait avec chagrin que les joues de sa fille
+pâlissaient de jour en jour. Elle, qui autrefois badinait, riait,
+chantait du matin au soir, restait maintenant toujours silencieuse et
+sérieuse. Il tint conseil avec sa femme qui chercha à le consoler;
+mais ils furent aussi heureux l'un que l'autre, lorsque Anitta leur
+demanda la permission de prendre des leçons de peinture. Ils virent
+avec plaisir qu'elle cherchait à se distraire. Elle passa ainsi bien
+des matinées chez son maître, espèce de vieil original polonais. Il ne
+leur vint pas non plus le moindre soupçon à l'occasion des fréquentes
+sorties qu'elle fit le soir sous prétexte d'aller visiter le vieux
+peintre. N'était-ce pas Tarass, le vieux, le fidèle, le sûr Tarass qui
+l'accompagnait chaque fois?
+
+Personne ne se doutait que ces leçons n'étaient pour Anitta qu'un
+moyen d'être plus libre, et que le temps qu'elle passait hors de chez
+ses parents, elle l'employait surtout à observer Dragomira, de concert
+avec son fidèle Cosaque, et à la surveiller dans ses allées et venues.
+
+Un soir, ils l'avaient suivie jusqu'au cabaret Rouge. Dragomira, qui
+se croyait espionnée par des agents du jésuite, s'arrêta subitement et
+vint droit à eux.
+
+"Qu'y a-t-il pour votre service? dit-elle en regardant Anitta bien en
+face. Depuis quelque temps vous êtes toujours sur mes talons? Que
+désirez-vous...?"
+
+Elle s'interrompit tout à coup.
+
+"Serait-ce possible? s'écria-t-elle. Anitta? vous ici?
+
+- Oui, moi! répondit Anna, encore tremblante de surprise, mais elle se
+remit rapidement.
+
+- Et vous désirez?...
+
+- Je veux vous dire, reprit Anitta, de plus en plus décidée et calme,
+que l'on voit dans votre jeu. Je vous tiens pour une coquette; je
+sais maintenant que vous poursuivez des plans qui craignent la
+lumière, que vous...
+
+- Qu'en savez-vous? murmura Dragomira en saisissant brusquement Anitta
+par le poignet.
+
+- Lâchez-moi, dit Anitta avec énergie, vous ne me ferez pas peur."
+
+Elle repoussa Dragomira et recula d'un pas.
+
+"Que savez-vous de mes plans, demanda de nouveau Dragomira.
+
+- Peu de chose, mais assez pour comprendre que par votre fait Zésim
+Jadewski court un danger sérieux. Vous avez aussi tendu vos filets
+autour du comte Soltyk. C'est bien, celui-là je vous l'abandonne;
+mais cessez de vouloir faire votre victime de Zésim.
+
+- En vérité? dit Dragomira d'un ton railleur. Vous me faites cadeau de
+Soltyk comme s'il était votre esclave; et je dois vous donner Zésim
+en échange. Malheureusement, je ne peux pas plus disposer de lui que
+vous du comte.
+
+- Ne déplacez pas la question, dit Anitta avec vivacité, vous ne me
+comprenez que trop bien. Je veux que vous renonciez à Zésim, non pas
+pour m'être agréable, à moi, mais parce que vous ne pouvez que
+causer sa perte comme celle de bien d'autres. Il y a quelques chose
+en jeu, que je ne comprends pas encore; mais je sens que Zésim est
+en danger tant qu'il respire le même air que vous.
+
+- Tu prends une peine inutile, répondit Dragomira avec une froide
+majesté, tu ne comprends pas, pauvre jeune fille, mais il est une
+chose que tu comprendras peut-être, c'est que je l'aime et qu'alors
+je veux le sauver, car c'est toi qui perds son âme, et non pas moi.
+
+- Tu l'aimes? s'écria Anitta. Toi!... toi, autour de qui flotte une
+odeur de sang!
+
+- Tais-toi!
+
+- Non, je ne me tairai pas. C'est toi qui as tué Pikturno. Quiconque
+t'aime, tu le tues. Tu immoleras aussi Zésim. Dans quelle intention?
+je ne le sais; mais tu désires son sang. C'est mon coeur qui me le
+dit; aussi je briserai le filet dans lequel tu le tiens
+prisonnier. Il est encore temps. Délivre-le.
+
+- Jamais.
+
+- Alors prends garde!
+
+- Folle! C'est à toi à prendre garde.
+
+- A bas le masque! s'écria Anitta, laisse le monde voir ce visage avec
+lequel tu te glisses la nuit comme une louve à travers les
+rues. Avoue donc tes actes!"
+
+Dragomira se demanda un moment si elle n'étendrait pas à l'instant
+même Anitta à ses pieds, si elle ne fermerait pas d'un coup du froid
+acier la bouche qui l'accusait avec tant de violence. Mais elle se dit
+qu'Anitta ne savait rien et ne pouvait rien savoir, que rien n'était
+encore perdu, que cette jeune fille ne faisait qu'obéir à un vague
+pressentiment, tandis qu'un coup de poignard, donné ne pleine rue,
+perdrait tout et pourrait bien la livrer elle-même au couteau de
+l'exécuteur.
+
+"Quels actes? répondit-elle d'un ton redevenu tout à coup froid et
+tranquille. Quelles folles idées te tourmentent? Si j'appartenais par
+hasard à une société secrète qui veuille le bien de notre peuple,
+serait-il généreux de me trahir? Qui peut affirmer que c'est moi qui
+ai entraîné Pikturno à la mort? S'il m'avait aimée; si, désespéré de
+ma froideur, il avait mis fin à sa vie, en serais-je responsable? Il
+peut tout aussi bien avoir été un traître que ses compagnons ont jugé.
+
+- C'est possible, dit Anitta, je veux bien le croire et respecter ton
+secret; mais rends la liberté à Zésim.
+
+- Je ne le peux pas.
+
+- Alors je le sauverai, malgré toi.
+
+- Essaye.
+
+- Tu veux la guerre? continua Anitta, soit! Tu ne me connais pas; je
+ne crains rien, pas même la mort. Une de nous périra, toi ou moi.
+
+- Dieu est avec moi! s'écria Dragomira.
+
+- Ne blasphème pas!"
+
+Anitta se retournait pour s'en aller.
+
+"Encore un mot!"
+
+Dragomira la suivit et la prit par la main.
+
+"Ne dis rien; j'ai pitié de toi; ce serait une douleur pour moi si tu
+devenais la victime de ton amour.
+
+- Tu ne m'intimideras pas, dit Anitta; j'ai autant à perdre que toi,
+pas plus, pas moins."
+
+Elle s'éloigna avec Tarass. Dragomira la suivit longtemps du regard;
+puis, au lieu d'entrer dans le cabaret Rouge comme elle en avait eu le
+dessein, elle revint chez Sergitsch, en faisant un détour. Là elle
+redevint la brillante et coquette femme du monde aux pieds de laquelle
+se prosternait toute la jeunesse de Kiew. Anitta rentra chez elle,
+quoique peu émue et animée, mais satisfaite d'elle-même. Elle sentait
+tout d'un coup toute sa force. La courageuse et pure enfant n'eut pas
+peur un seul instant à l'idée de la lutte qu'elle avait engagée. Mais
+elle était prudente; elle examina toutes les chances, pour ou contre,
+et songea à ses alliés. Avant tout, il y avait le P. Glinski. Elle lui
+écrivit immédiatement un billet qu'elle confia à Tarass, et le
+lendemain, pendant que ses parents étaient en soirée, elle attendit
+son vieil ami dans son petit boudoir.
+
+"Eh bien, qu'y a-t-il de nouveau? demanda le jésuite en souriant,
+t'es-tu enfin convertie? Puis-je féliciter mon cher comte?
+
+- Féliciter le comte?... Mais il ne pense plus à moi.
+
+- A qui donc?
+
+- Ne plaisantez pas, reprit Anita, j'ai à vous parler sérieusement. Il
+faut nous donner la main, agir d'un commun accord.
+
+- Dans quelle intention?
+
+- Contre une ennemie commune, contre Dragomira Maloutine."
+
+Glinski resta muet de surprise un moment.
+
+"Que sais-tu sur son compte?
+
+- Elle a tendu ses filets autour de Soltyk et de Zésim en même
+temps. Il s'agit pour vous de sauver le comte, pour moi de sauver
+Zésim à qui appartiennent mon coeur et ma vie. Si Dragomira était
+tout simplement une coquette, je serais trop fière pour le lui
+disputer. Mais elle appartient à une société secrète, qui poursuit
+l'exécution de plans politiques considérables et dangereux. Elle
+ensorcelle les hommes qui l'approchent, uniquement pour les faire
+servir aux desseins de sa société. Pikturno est devenu la victime de
+cette association mystérieuse, et Dragomira n'hésitera pas davantage
+à faire périe le comte et Zésim, si elle le juge nécessaire à ses
+projets.
+
+- D'où sais-tu que Pikturno est mort de la main de Dragomira?
+
+- Je ne dis pas cela; mais elle est pour quelque chose dans sa fin
+sanglante.
+
+- Ce sont des idées que tu te fais.
+
+- Non, j'en suis convaincue. Un hasard m'a mise sur la voie, et
+Dragomira me l'a pour ainsi dire avoué elle-même.
+
+- C'est bon à retenir.
+
+- J'ai encore plus que cela à vous dire, mais je désire que vous ne
+fassiez riens sans moi; et, avant tout, il faut que vous me
+promettiez de ne plus me tourmenter avec Soltyk.
+
+- Je t'en donne ma parole."
+
+Le jésuite tendit sa main à Anitta, et elle la lui baisa dans un
+transport de joie enfantine.
+
+Le P. Glinski, attentif à en perdre la respiration, écouta le récit
+qu'elle lui fit de son étrange aventure, et quand elle eut terminé, il
+se félicita d'avoir trouvé une alliée si avisée et si énergique.
+
+De retour à la maison; le P. Glinski résolut de faire une dernière
+tentative auprès du comte.
+
+"Permettez-moi, lui dit-il, d'appeler votre attention sur le danger où
+vous êtes.
+
+- Vieilles histoires.
+
+- Je vous ai déjà dit que Dragomira avait des plans bien arrêtés par
+rapport à votre personne.
+
+- Pouvez-vous me dire quelque chose de plus sur ces plans? dit Soltyk
+d'un ton moqueur.
+
+- Oui.
+
+- Eh bien, éclairez-moi.
+
+- Dragomira appartient à une société secrète."
+
+Soltyk fronça le sourcil.
+
+"Il faut que je vous rendre avertissement pour avertissement, cher
+père Glinski, dit-il d'un air sérieux; il n'est pas bon de parler de
+ces choses-là, et il est encore plus dangereux de chercher à pénétrer
+dans les secrets d'autrui. Si Dragomira, ce que je ne crois pas, est
+réellement mêlée à une entreprise de ce genre, cela prouve qu'elle
+n'est pas une jeune fille ordinaire, et nous n'avons aucune raison de
+la trahir et de provoquer la vengeance de ses associés.
+
+- Comme Pikturno.
+
+- Eh bien, Pikturno?...
+
+- On l'a tué, parce qu'il ne savait pas se taire. Peut-être son sang
+a-t-il souillé cette petite main blanche que vous aimez tant à
+baiser.
+
+- Quelle absurdité!
+
+- Je ne suis pas seul à connaître ces ténébreux manèges. On chuchote
+déjà çà et là. Ce serait effrayant si vous tombiez dans ces pièges.
+
+- Eh bien que dit-on?
+
+- On parle d'une conspiration?"
+
+Soltyk regarda le jésuite et se mit à rire.
+
+" Pourquoi riez-vous?
+
+- Je ris de vous voir si bien informé.
+
+- Ce n'est donc pas une conspiration.
+
+- Vous me tenez pour initié, à ce que je vois, dit le comte: je ne le
+suis pas, mais je puis vous dire que Dragomira n'est engagée dans
+aucune affaire qui puisse la mettre en conflit avec les lois
+existantes. En voilà assez sur ce sujet."
+
+Le comte le congédia fièrement d'un signe de la main, et le jésuite se
+retira.
+
+"Donc, pas de conspiration, se disait-il à lui-même. Alors, qu'est-ce?
+Oui, qu'est-ce?"
+
+Glinski s'assit près de sa cheminée et se mit à réfléchir. Tout à
+coup, il lui vint une pensée dont il eut lui-même peur. Il appuya sa
+main sur son front. Et pourquoi pas? Dans ce pays, où l'on voit les
+plus incroyables contrastes, les plus singulières aberrations, où la
+nature semble un sphinx qui propose tous les jours aux hommes de
+nouvelles énigmes, tout est possible.
+
+Mais une jeune fille d'ancienne et bonne famille, une jeune fille
+distingués, riche, belle, bien douée, faite pour être heureuse et
+rendre heureux, était-ce possible qu'elle eût adopté ces doctrines
+extravagantes, confinant à la folie, qu'elle se fût engagée dans cette
+route ténébreuse et souillée de sang? Non, ce n'était pas possible. Et
+pourtant? N'avait-on pas vu, au milieu de ce siècle, une noble dame,
+une demoiselle d'honneur de l'impératrice, devenir la Mère de Dieu des
+Adamites de Hlistow, cette secte de fous frénétiques? Dragomira
+pouvait suivre la même voie. Mais n'était-il pas dangereux de soulever
+une si effroyable accusation avant d'avoir des preuves précises? Et
+pour le moment ces preuves manquaient.
+
+Le P. Glinski pesa tout; il ne laissa de côté aucune circonstance, si
+petite qu'elle fût. Il en arriva finalement à cette conclusion que
+rien n'était perdu, et il s'arrêta à l'opinion d'Anitta.
+
+Une conspiration? N'était-ce pas suffisant pour exciter la vigilance
+de la police et pour faire entourer Dragomira et ses associés d'un
+réseau d'espions prêts, quand viendrait le moment décisif, à les
+livrer tous aux tribunaux?
+
+Le but pouvait de cette façon être atteint sûrement et promptement. Il
+ne fallait donc pas avoir recours à d'autres moyens qui seraient
+peut-être illusoires et dangereux.
+
+Il était désormais bien décidé. Il écrivit à la hâte l'indispensable
+sur une feuille de papier et l'envoya immédiatement par un homme sûr
+au commissaire de police Bedrosseff.
+
+
+X
+
+NOUVELLES MINES
+
+Maintenant, à l'aide, formules magiques et amulettes! SHAKESPEARE,
+Henri IV.
+
+
+C'était un petit cabinet intime que celui où Bedrosseff reçut le
+jésuite. Il lui tendit la main et lui offrit un cigare que Glinski
+prit et alluma; puis ils s'assirent l'un près de l'autre sur un petit
+sopha de cuir et causèrent.
+
+"Je viens vous parler d'une affaire très délicate, dit le jésuite
+doucement, et je compte sur votre discrétion.
+
+- J'espère que vous la connaissez? S'agit-il de quelque nouveau tour
+de votre comte? Faut-il arriver comme un ange sauveur?
+
+- Ma foi, il s'agit bien de quelque chose comme cela. Le comte Soltyk
+est possédé depuis quelque temps par une passion insensée pour une
+jeune dame, qui est certainement de bonne famille et qui pourrait à
+la rigueur lui faire une femme convenable. Mais elle est dangereuse
+pour lui à un autre point de vue.
+
+- Quelle est cette dame?
+
+- Une demoiselle Maloutine.
+
+- Dragomira,
+
+- Vous la connaissez?
+
+- Si je la connais? Je connais ses parents; elle, je la connais dès
+l'enfance, et je suis même en relation avec elle, ici, à Kiew.
+
+- Ainsi, vous la connaissez bien?
+
+- Oui."
+
+Glinski regarda le commissaire de police bien en face.
+
+"La croyez-vous capable d'un assassinat?"
+
+Bedrosseff éclata de rire.
+
+"Comment une idée aussi folle vous est-elle venue?
+
+- Vous la regardez donc comme incapable d'accomplir ou de provoquer un
+pareil acte, même sous l'empire de motifs qui peuvent égarer une âme
+exaltée et l'entraîner au fanatisme?
+
+- Mais, mon révérend père, Dragomira n'est ni fanatique ni
+égarée. Elle est au contraire très froide, très prudente et très
+raisonnable.
+
+- Vous êtes convaincu qu'elle est incapable d'exaltation?
+
+- Tout à fait incapable.
+
+- D'exaltation politique aussi?
+
+- De toute espèce d'exaltation.
+
+- Mais il est démontré qu'elle a des fréquentations secrètes.
+
+- Avec qui?
+
+- Avec le marchand Sergitsch.
+
+- Je le connais; c'est un ami de sa mère, un brave homme, tranquille,
+inoffensif.
+
+- Elle s'habille en homme chez lui et fait des visites nocturnes au
+cabaret Rouge.
+
+- C'est bien possible.
+
+- N'est-ce pas un lieu suspect?
+
+- Oui, mais cela ne prouve rien. Le lieutenant Jadewski adore
+Dragomira. Elle lui laisse espérer sa main; mais elle essaye d'abord
+adroitement de voir si elle ne pourrait pas devenir comtesse
+Soltyk. Elle favorise le comte ouvertement devant le monde; elle lui
+cache ses relations avec Zésim, et par conséquent ne peut voir
+l'officier qu'en cachette. D'où ses promenades nocturnes. Vous voyez
+que tout cela est aussi innocent que possible. Dragomira est
+irréprochable à tous égards. Ce n'est pas même une coquette dans le
+sens ordinaire du mot. Elle est tout bonnement assez avisée pour
+vouloir conquérir la main d'un magnat riche et considérable. Ce
+n'est pas un crime.
+
+- Mais on ne la croit pas étrangère à la mort de Pikturno.
+
+- Je connais aussi cette histoire-là. Il est probable que Dragomira a
+été l'occasion d'un duel à l'américaine entre Soltyk et Pikturno, et
+que le dernier a eu la boule noire.
+
+- Malgré tout ce que vous me dites, je crains des machinations
+politiques dans lesquelles on pourrait bien entraîner le comte.
+
+- Je vous répète qu'il s'agit d'affaires d'amour, répliqua Bedrosseff
+en souriant, néanmoins je ferai tout mon possible pour tirer la
+chose au clair, et je prends bonne note de votre avertissement.
+
+- Vous ferez surveiller Dragomira?
+
+- Oui.
+
+- Ne feriez-vous pas bien aussi de demander quelques explications à la
+jeune fille elle-même, comme ami de sa mère? Votre regard perçant
+démêlerait peut-être bien des choses qui nous échappent à nous
+autres.
+
+- Je ne demande pas mieux. De votre côté essayez tout de suite de
+détourner autant que possible le comte de Dragomira; occupez-le,
+donnez-lui des distractions.
+
+- Je n'y manquerai pas, et dès que je saurai du nouveau, je vous en
+préviendrai immédiatement."
+
+Les deux hommes se séparèrent en se donnant une chaude poignée de
+main, avec un sourire qui, chez le commissaire de police, voulait
+dire: Tu es quelque peu naïf, mon ami, pour un jésuite; et cher le
+Père: Tu n'as pas la vue bien longue, mon ami, pour un commissaire de
+police. Cependant Bedrosseff fit appeler sur-le-champ le plus adroit
+et le plus expérimenté de ses agents, pour bien s'entendre avec lui et
+lui donner les instructions nécessaires.
+
+A la même heure, le jésuite expédiait un courrier à Tarajewitsch, un
+parent du comte. Soltyk le voyait autrefois avec plaisir et avait
+passé avec lui mainte nuit joyeuse. Tarajewitsch arriva aussitôt et
+trouva l'hôtel de l'Europe, où il descendait, le jésuite qui
+l'attendait déjà. Les deux hommes s'entendirent promptement et
+conclurent sur-le-champ une alliance intime; car Tarajewitsch était
+toujours à la disposition de quiconque avait de l'argent à lui donner
+et de belles promesses à lui faire; et le jésuite ne regardait pas à
+appuyer son éloquence de quelques banknotes de roubles à l'effigie de
+Catherine II.
+
+Une heure plus tard, l'honnête Tarajewitsch se précipitait avec tout
+l'empressement d'un parent affectueux dans le cabinet du comte.
+
+"Cher Bogislaw, s'écria-t-il en le serrant dans ses bras et en lui
+donnant deux baisers retentissants, nous voilà encore ensemble à Kiew!
+Je voulais te faire un grand plaisir et voilà pourquoi je suis venu à
+l'improviste. Naturellement, je demeure chez toi, et nous allons
+fièrement nous amuser pendant quelques jours."
+
+Quand Soltyk fut sûr que Tarajewitsch ne voulait rester que quelques
+jours, il respira. Son cher parent donna immédiatement sans plus de
+façons l'ordre d'aller chercher sa malle à l'hôtel.
+
+"Maintenant, par quoi commençons-nous? dit-il une fois installé; avant
+tout il faut un programme.
+
+- Fais à ton idée.
+
+- Voici pour aujourd'hui. D'abord dîner au club. Puis une petite
+partie. Ensuite théâtre. Que joue-t-on?
+
+- La Traviata.
+
+- Parfait! s'écria Tarajewitsch; après l'opéra, nous allons aux
+Tziganes. Il paraît qu'il y a avec eux une femme magnifique,
+Zémira. Est-ce que tu ne la connais pas?
+
+- J'en ai entendu parler.
+
+- Belle! sauvage! Une panthère humaine, la bayadère pur sang!"
+
+Soltyk commençait à se réconcilier avec le programme de son
+cousin. Une belle femme valait toujours la peine qu'on se dérangeât
+pour aller la voir. Ils dînèrent au club, puis commencèrent une partie
+de makao. Tarajewitsch eut un jeu si extravagant que Soltyk sentit la
+mauvaise humeur lui venir; et cédant au mécontentement et à l'ennui,
+il finit par donner le signal du départ. Tarajewitsch s'attacha à son
+bras, mis en belle humeur par le vin, et les poches pleines d'argent.
+
+Ils s'habillèrent et se rendirent au théâtre.
+
+Tarajewitsch se conduisit comme un fou. Il lança sur la scène un
+cornet de bonbons à la prima donna, et cria bis après chaque morceau.
+
+Soltyk se sentit littéralement soulagé quand ils furent de nouveau en
+voiture et qu'ils partirent pour les Tziganes.
+
+"Ecoute un peu, dit-il à Tarajewitsch, prends bien garde à ne pas
+faire l'extravagant avec les jeunes Tziganes. Elles sont coquettes, à
+ce qu'on dit, et ne demandent pas mieux que de recevoir des
+compliments; mais leur vertu est hors de doute. La moindre bévue qui
+t'échappera fera scandale, si le poignard de leurs noirs chevaliers ne
+s'en mêle pas.
+
+- Je sais, je sais," marmotta Tarajewitsch.
+
+Le café où ils arrivèrent était un grand kiosque oriental, décoré come
+un palais des Mille et une Nuits. La partie centrale de la rotonde
+figurait une espèce de salle de danse, où un orchestre de Tziganes
+jouait des airs d'une mélancolie sauvage. Le long des murs, sous des
+palmiers et autres plantes des pays chauds, régnait une longue rangée
+de divans bas et mous. Sur ces divans étaient assises ou étendues,
+dans des poses pittoresques, les brunes filles de l'Inde aux yeux de
+gazelle, vêtues de blanc et chargées de bijoux magnifiques. Elles
+riaient et causaient avec les élégants messieurs et les officiers qui
+leur faisaient la cour.
+
+De temps en temps, une demi-douzaine de ces jeunes beautés s'élançait
+dans la salle et exécutait une danse fantastique en s'accompagnant de
+tambours de basque.
+
+Tarajewitsch laisse le comte appuyé contre une colonne et entama une
+conférence secrète avec une vieille bohémienne que Glinski lui avait
+indiquée et recommandée.
+
+La plus belle des houris de ce féerique paradis de Mahomet s'avança
+bientôt vers le comte et lui tendit la main. Elle était élancée, bien
+proportionnée, et pouvait rivaliser avec n'importe quelle statue de
+Vénus. Son visage, légèrement bruni, aux lignes distinguées, était
+éclairé par deux grands yeux noirs où brillait une flamme étrange. Ses
+cheveux, entrelacés de perles et de corail, tombaient en boucles
+opulentes sur ses épaules. Elle avait des pantoufles brodées d'or, un
+pantalon turc bouffant, une jupe courte bigarrée, un corsage parsemé
+de pierreries. Tout son costume était en soie rouge épaisse. Chacun de
+ses bras nus était orné de plusieurs anneaux d'or.
+
+"Bonsoir, comte, dit-elle en souriant.
+
+- Tu me connais?
+
+- Et toi, ne me connais-tu pas? Je suis Zémira; on m'appelle l'étoile
+de Kiew. Est-ce que je te plais?
+
+- Demande cela à ton amoureux.
+
+- Je n'en ai pas, Dieu le sait!
+
+- Si tu veux attraper quelqu'un, adresse-toi à qui croit encore aux
+serments des bohémiennes.
+
+- Oh! tu es fin; mais cette fois tu te trompes. Toi qui fais battre le
+coeur de toutes les femmes, ne serais-tu pas capable de séduire celui
+d'une pauvre petite bohémienne? Viens, dis-moi que tu me trouves
+belle.
+
+- C'est vrai, tu es belle.
+
+- Et on aime ce qui est beau, n'st-ce pas? Alors aime-moi."
+
+Soltyk se mit à rire.
+
+"Ne ris pas, s'écria Zémira en frappant du pied, je veux que tu
+m'aimes. Tiens, prends et bois, et tu brûleras d'amour pour moi."
+
+Elle tira un petit flacon et le lui donna.
+
+"Non, tu m'ensorcelleras pas, reprit Soltyk, ni avec tes yeux ni avec
+ton philtre."
+
+Zémira le regarda dans les yeux, recula de trois pas, allongea les
+bras vers lui et les ramena lentement à elle comme si elle voulait
+attirer l'âme du comte par un pouvoir magique, et murmura quelques
+paroles inintelligibles.
+
+"Une incantation! dit Soltyk ironiquement, cela n'a d'effet que quand
+on y croit.
+
+- Es-tu donc de pierre? demanda la jeune fille avec surprise;
+laisse-moi un peu lire dan ta main."
+
+Elle s'empara de la main du comte, y jeta un coup d'oeil rapide, puis
+regarda Soltyk et secoua la tête d'un air effrayé. Cette fois, ce
+n'était pas une comédie que jouait la brune beauté.
+
+"Que lis-tu de mauvais dans ma main? demanda Soltyk.
+
+- Il vaut mieux ne pas savoir tout ce qui est écrit dans le livre du
+destin.
+
+- Je veux pourtant que tu parles.
+
+- La ligne de ta vie est coupée, murmura Zémira, ici, brusquement. Ta
+mort est plus proche que tu ne crois. Ce sera une mort violente,
+horrible."
+
+Soltyk haussa les épaules et donna une pièce d'or à la bohémienne,
+puis il fit signe à Tarajewitsch.
+
+"Tu veux déjà partir? demanda ce dernier.
+
+- Non, mais buvons, répondit Soltyk, le vin chasse les mauvais
+esprits. Je trouve tout sinistre ici, ce jardin enchanté, ces fleurs
+absurdes avec leur parfum narcotique, ces violons qui murmurent,
+gémissent et pleurent comme des anges déchus, et surtout ces belles
+femmes brunes avec leurs yeux de pécheresses. Je me figure qu'elles
+vont se transformer en serpents ou en n'importe quels autres
+reptiles."
+
+Pendant que le comte et Tarajewitsch vidaient bouteille sur bouteille,
+l'agent de police faisait au commissaire Bedrosseff le rapport
+suivant:
+
+"Il est certain que Dragomira va au cabaret Rouge habillée en homme,
+et que Pikturno y allait tous les jours. Il est également hors de
+doute qu'il faisait la cour à la juive Bassi Rachelles. Enfin, il a
+été bien établi qu'au moment où Pikturno disparaissait, Dragomira
+était absente de Kiew et que la juive n'était pas non plus à Kiew dans
+la nuit où Pikturno a été vu pour la dernière fois."
+
+
+XI
+
+CHASSE A L'HOMME
+
+"Te voilà dans ton propre piège." OEHLENSCHLAGER.
+
+
+Après avoir fait plusieurs tentatives pour rencontrer Dragomira, Zésim
+lui envoya une lettre de reproches. Elle lui répondit dans un style
+passablement ironique, en l'invitant à venir dans l'après-midi. Il
+arriva au moment où le jour baissait. Elle vint à sa rencontre avec un
+rire sonore, plus belle et plus séduisante que jamais.
+
+- Encore une fois jaloux, mon ami? lui dit-elle d'une ton badin et
+comme une femme sûre d'avoir raison.
+
+- Tu sembles éprouver du plaisir à me voir souffrir, répondit Zésim.
+
+- Non, certes non, dit-elle. En somme, tu n'as pas le droit de
+m'accuser. Je t'ai dit loyalement ce que tu as et ce que tu n'as
+pas à attendre de moi. Lorsque nous revenions de Myschkow, je t'ai
+sincèrement donné ma main, pour toujours, mais à des conditions
+bien déterminées, que tu n'observes pas, parce que tu n'as pas
+pleine et entière confiance en moi.
+
+- Cependant, Dragomira... s'écria Zésim, en l'entourant de ses bras et
+la serrant contre sa poitrine, mais je t'aime tant! Aussi...
+
+- L'amour a confiance, répondit-elle, et tu te tourmentes, et tu me
+tourmentes moi aussi, aves tes imaginations.
+
+- Tes relations avec le comte...
+
+- C'est nécessaire. J'ai une tâche sérieuse à remplir envers lui.
+
+- Toujours les mêmes motifs, les mêmes prétextes.
+
+- C'est la preuve que je suis conséquente avec moi-même.
+
+- Ne vois-tu pas combien je souffre?
+
+- Est-ce ma faute? T'ai-je fait des promesses que je ne tienne pas? Ne
+t'ai-je pas tout dit d'avance?
+
+- Tu as raison, dit Zésim, je suis fou, pardonne-moi."
+
+Il se mit à genoux devant elle et lui baisa les mains.
+
+Elle souriait, et il était heureux encore une fois. Mais ce bonheur ne
+dura pas longtemps. Bedrosseff entra, et avec son rire sec le fit
+tomber de son ciel.
+
+"Je vous dérange? demanda-t-il en clignant de l'oeil à Dragomira, cela
+m'en a tout l'air; j'en suis fâché; mais j'ai à vous parler d'une
+affaire importante, mademoiselle; deux mots seulement...
+
+- Laisse-moi seule avec lui, dit tout bas Dragomira à Zésim, c'est un
+vieil ami de ma famille, il a sans doute quelque commission pour
+moi."
+
+Zésim sortit, mais bien à contre-coeur et avec une imprécation sur les
+lèvres à l'adresse du commissaire de police.
+
+Dragomira s'assit dans un coin du sopha, et Bedrosseff prit un
+fauteuil en face d'elle. Elle avait eu la précaution de se placer dans
+l'ombre, tandis que la lumière tombait en plein sur le
+commissaire. Elle voulait l'observer, et, autant que possible, se
+soustraire à son regard pénétrant.
+
+"Vous avez connu Pikturno? dit-il d'un ton indifférent. Il me semble
+que vous m'en avez parlé.
+
+- Oui, je l'ai vu une ou deux fois.
+
+- Vous m'avez dit aussi qu'il avait été la victime d'un duel à
+l'américaine.
+
+- Je le crois.
+
+- Son adversaire était le comte Soltyk?
+
+- C'était une conjecture.
+
+- Je puis dire aujourd'hui de la façon la plus certaine que vous vous
+trompiez, répliqua Bedrosseff brusquement, dans l'intention de
+troubler Dragomira, Pikturno a été assassiné.
+
+- Ah! c'est vraiment curieux. Et les assassins, les a-t-on découverts?
+
+- Je suis sur leurs traces.
+
+- On ne pouvait moins attendre de votre pénétration et de votre
+habileté. Et quels mobiles donne-t-on de ce meurtre? A-t-on volé
+Pikturno?
+
+- Quant à cela, je dois encore ma taire.
+
+- Pourquoi? Je ne trahis jamais un secret."
+
+Dragomira se pencha et prit les mains de Bedrosseff.
+
+"Ce n'est pas gentil de piquer ma curiosité et de me laisser ensuite
+derrière la porte fermée.
+
+- Nous avons à Kiew, dit alors le commissaire de police, un lieu mal
+famé, où vont toutes sortes de canailles. On l'appelle le cabaret
+Rouge."
+
+Dragomira se mit à rire.
+
+"Qu'avez-vous? Qu'est-ce qui vous rend si gaie!
+
+- Je me figurais... dans cet endroit-là... que c'est bien plutôt des
+couples d'amoureux qui s'y rencontrent, des jeunes filles qui ont
+donné leur coeur contre la volonté de leurs parents, des femmes...
+
+- Je sais aussi cela, continua Bedrosseff; mais l'aubergiste, une
+juive rouée, et ses associés sont soupçonnés de faire quelque
+commerce interlope, et d'être en rapport avec des voleurs. Cette
+bande est bien capable de dévaliser quelqu'un et de le tuer.
+
+- Vraiment? Je suis bien aise de la savoir.
+
+- Pourquoi? demanda le commissaire de police intrigué. Vous n'avez
+jamais, que je sache, mis le pied sur le seuil de ce cabaret?"
+
+Dragomira recommença à rire.
+
+"Mais alors?...
+
+- Oui, mais que cela ne sorte jamais de nous deux, répondit Dragomira;
+j'y suis allée plusieurs fois. Ma tante a peur de tout et me garde
+très sévèrement. Vous comprenez?...
+
+- Parfaitement. Vous y avez rencontré Zésim?
+
+- Je ne dis pas cela.
+
+- Oh! j'en sais plus que vous ne pensez.
+
+- Quoi, par exemple?
+
+- Que vous vous promenez parfois la nuit dans les rues et que vous
+vous déguisez de façon à être méconnaissable."
+
+Nouveau rire sonore de Dragomira.
+
+"Alors je comprends, s'écria-t-elle, que les voleurs et les assassins
+ne soient pas découverts, puisque la police ne sait rien faire de
+mieux que de s'occuper des jeunes filles amoureuses. C'est on ne peut
+plus charmant."
+
+Son rire éclatant recommença et durait encore lorsque Henryka entra et
+lui sauta au cou.
+
+"C'est encore moi qui ai raison, pensa le commissaire de police,
+l'affaire est aussi innocente que possible, et le jésuite qui a la
+prétention d'être plus fin que moi, voit tout bonnement des fantômes
+en plein midi.
+
+- Qu'as-tu? demanda Henryka, tu sembles singulièrement gaie.
+
+- M. Bedrosseff vient de me raconter une histoire des plus comiques,
+reprit Dragomira. Mais revenons à notre sujet.
+
+- Pardon, ma communication était absolument confidentielle.
+
+- Cette petite-là; reprit Dragomira, en caressant les cheveux
+d'Henryka, n'a pas besoin non plus de savoir de quoi il s'agit; mais
+moi, la chose m'intéresse au plus haut point. Le métier d'agent de
+police me semble la forme la plus amusante, l'expression suprême de
+la chasse: n'est-ce pas la chasse à l'homme? Comme je suis une
+chasseresse déterminée, vous comprenez l'intérêt que j'y prends. Je
+ne connais pas de plus grand plaisir que de chevaucher à travers la
+steppe, et de poursuivre les lièvres et les renards avec une meute
+de lévriers. Mais combien ce doit être plus beau, plus passionnant
+de suivre des hommes à la piste, de les relancer, de les pousser
+dans le filet! Faites-moi participer à ce plaisir diabolique dont
+vous jouissez.
+
+- Vous vous trompez, dit Bedrosseff, c'est souvent un pénible, un
+triste devoir.
+
+- Pour vous, peut-être, répliqua Dragomira; pour moi, ce serait une
+jouissance mêlée de peur; et voilà pourquoi je vous prie très
+sérieusement de me prendre comme agent de police. Croyez-moi; vous y
+aurez double profit. Pour moi, je ne serais pas fâchée de voir un
+homme qui aurait plus de sang-froid, de résolution, de finesse que
+moi.
+
+- Un agent de police doué par la nature d'autant d'attraits serait
+véritablement impayable, dit Bedrosseff en riant.
+
+- Alors, c'est une affaire décidée, dit Dragomira en lui tendant la
+main.
+
+- C'est décidé, répondit le commissaire de police en lui touchant dans
+la main: voilà une bien bonne plaisanterie, en vérité...
+
+- C'est très sérieux pour moi.
+
+- Prenez-moi aussi à votre service, dit Henryka, je me figure que ce
+doit être extraordinairement intéressant.
+
+- Comment? vous aussi? dit Bedrosseff en riant, alors je vais enrôler
+toutes les belles dames de Kiew, puisque je commence si
+glorieusement."
+
+"Quelle folie, se disait-il à lui-même en descendant l'escalier,
+quelle folie d'aller soupçonner une jeune fille si inoffensive!
+Pikturno était peut-être bien son adorateur et elle a été la cause
+innocente de sa mort. Toute autre supposition serait une absurdité."
+
+Cependant Dragomira se tenait debout et muette près de la fenêtre et
+écoutait en tenant serrée la main d'Henryka. Quand la porte se fut
+refermée et qu'elle se sentit en sûreté, son beau visage prit tout à
+coup une sombre expression de fanatisme, et ses yeux brillèrent d'un
+feu sinistre et cruel.
+
+"Il est sur nos traces, dit-elle tout bas à Henryka.
+
+- Comment? qu'a-t-il découvert? demanda Henryka dont les lèvres mêmes
+devinrent pâles.
+
+- Il sait que Pikturno a été tué, et ses soupçons tombent sur nos gens
+du cabaret Rouge. Il sait aussi que je suis allée dans ce
+cabaret. Pour l'instant, le voilà tranquillisé, mais qui peut nous
+garantir, que, dans un jour, dans une heure, nous ne serons pas
+surpris et livrés au bourreau?"
+
+Dragomira allait et venait à grands pas.
+
+"Que veux-tu faire? demanda Henryka, après un silence.
+
+- Avant que tout soit découvert, il faut frapper un coup prompt et
+décisif.
+
+- Tu veux le tuer?
+
+- Oui.
+
+- N'est-ce pas un ami de tes parents, ton ami à toi?
+
+- A partir de maintenant, ce n'est plus pour moi que l'ennemi de notre
+sainte communauté, l'ennemi de Dieu. Je ne peux pas l'épargner, ce
+serait un crime que d'avoir pitié de lui, ce serait nous perdre
+tous.
+
+- Tu as raison.
+
+- Sa mort est décidée, continua Dragomira, sa sentence prononcée,
+c'est moi-même qui l'exécuterai; c'est toi qui l'attireras dans le
+filet.
+
+- Tu peux compter sur moi, dit Henryka. Qu'ai-je à faire?
+
+- Tu le sauras quand il en sera temps. Le chasseur d'hommes va devenir
+gibier à son tour. Il ne m'échappera pas. Dès qu'il sera entre mes
+mains, je l'immolerai sans pitié à la grande cause que nous servons
+tous."
+
+
+XII
+
+DANS LE FILET
+
+Le crime poursuit sa marche rapide: à chaque pas sa course redouble de
+vitesse. KRUMMACHER.
+
+
+Le lendemain, une dame voilée vint le soir au bureau de police et
+demanda à parler à Bedrosseff. Comme elle avait l'air distingué, elle
+fut immédiatement annoncée et introduite. Au moment où elle entrait
+dans son cabinet; Bedrosseff se leva galamment pour lui offrir une
+chaise. Elle ferma rapidement la porte derrière elle et poussa le
+verrou.
+
+"Personne ne peut nous entendre?" demanda une voix connue. Bedrosseff
+dut lui assurer qu'il n'y avait personne qui pût écouter, avant
+qu'elle écartât son voile, et il aperçut le visage pâle et ému
+d'Henryka.
+
+"Vous, mademoiselle? dit Bedrosseff; mais qu'avez-vous? vous êtes hors
+de vous."
+
+Il la conduisit à la chaise qu'il avait approchée de la sienne.
+
+"Je suis venue pour vous faire part d'une importante découverte, dit
+Henryka, mais promettez-moi que personne ne saura que je vous ai
+renseigné. Il ne faut pas que Dragomira se doute en rien de la visite
+que je vous fais. Je veux avoir seule le mérite de vous mettre sur la
+piste.
+
+- Quelle piste?
+
+- J'ai découvert les assassins de Pikturno.
+
+- Ah! vous voulez parler des gens du cabaret Rouge.
+
+- Non! Ce ne sont pas eux.
+
+- Qui alors?
+
+- Ne m'interrogez pas. Venez avec moi, et sur-le-champ. Mais il faut
+vous habiller en paysan.
+
+- Bon. Permettez-moi seulement de prendre quelques dispositions et
+d'emmener avec moi un de mes agents.
+
+- Sans doute. Il faut qu'il s'habille comme vous.
+
+- Rien de plus facile.
+
+- Je vous attends dans le voisinage de notre maison et le plus tôt
+possible.
+
+- Dans une demi-heure"
+
+Henryka fit un signe d'assentiment. Elle tendit la main à Bedrosseff
+et partit pour changer de vêtements chez Sergitsch.
+
+La demi-heure n'était pas encore écoulée que Bedrosseff arrivait près
+de la maison de M. Monkony en compagnie de Mirow, un de ses agents. A
+une cinquantaine de pas de la maison était arrêté un simple traîneau
+de campagne attelé de trois petits chevaux maigres. Dans le traîneau
+une femme à la taille élancée se leva et fit signe au commissaire de
+police qui approcha rapidement. C'était Henryka, avec les bottes, la
+jupe courte de percale, la pelisse en peau de mouton et le mouchoir de
+tête bariolé d'une paysanne petite-russienne. Elle l'accueillit en lui
+serrant la main. Bedrosseff et son compagnon montèrent dans le
+traîneau. Ils étaient habillés tous les deux en paysans
+petits-russiens, avec de grandes bottes, des pantalons bouffants et de
+longues redingotes en drap brun, grossier et velu, coiffés de bonnets
+en peau d'agneau et armés de poignards et de revolvers.
+
+Henryka donna un signal au paysan Doliva qui conduisait et l'attelage
+se mit en mouvement.
+
+Quand ils eurent laissé Kiew derrière eux, Bedrosseff commença à
+interroger Henryka avec son ton léger et enjoué. Celle-ci était
+préparée et elle répondit avec tant de finesse et de précision à
+toutes ses demandes, qu'il lui était impossible de concevoir le plus
+petite soupçon.
+
+"Qu'est-ce qui vous a déterminée, ma chère et noble demoiselle, dit
+Bedrosseff, à me rendre un service si important?
+
+- Votre dernière conversation avec Dragomira, dit-elle en souriant,
+l'envie de voir quelque chose de nouveau, d'extraordinaire,
+l'attrait qu'il y a à chercher le danger.
+
+- Pour une jeune dame, ce n'est pas un motif absolument
+extraordinaire.
+
+- Oh! c'est que j'ai du courage!
+
+- Et comment avez-vous trouvé la piste des meurtriers?
+
+- Par un hasard.
+
+- Le hasard a été de tout temps le meilleur allié de la police.
+
+- Une jeune fille de notre village, continua Henryka, allait un soir
+retrouver d'autres jeunes filles et des garçons qui se réunissaient
+pour filer, raconter des histoires et chanter. Elle vit, sans être
+aperçue, un jeune homme d'apparence distinguée qu'on emportait
+garrotté et bâillonné hors du cabaret situé près de Myschkow, sur la
+route de Kiew. Le jeune homme fut attaché sur un cheval et emmené du
+côté de la colline qu'on rencontre la première quand on va dans la
+forêt. Puis, on entendit plusieurs coups de feu. Un peu plus tard,
+les bandits revinrent sans le jeune homme. Ils avaient le visage
+noirci. De retour au cabaret, ils se mirent à boire tant et plus. Un
+d'eux donna un anneau d'or à la cabaretière.
+
+- Cette femme était donc d'intelligence avec eux?
+
+- Elle semblait connaître ces gens-là.
+
+- Quel est son nom?
+
+- Palachna Wotrubeschko.
+
+- Et ka jeune fille... de votre village?
+
+- Elle vous confirmera tout ce que je viens de vous dire, si vus lui
+demandez adroitement des explications.
+
+- Croyez-vous que Pikturno soit enterré là-bas dans la forêt?
+
+- Sans doute, puisque les assassins sont revenus sans lui et ont
+ensuite pris le large dans la nuit et le brouillard.
+
+- Et vous croyez que c'étaient des voleurs?
+
+- Non.
+
+- Des conspirateurs?
+
+- Peut-être que oui, peut-être que non.
+
+- Alors quel pouvait bien être leur dessein?
+
+- N'avez-vous jamais entendu parler des Dispensateurs du ciel?
+
+- Oh! si, répondit Bedrosseff surpris; depuis des années, je poursuis
+cette secte cruelle et extravagante sans avoir jamais réussi à
+découvrir un de ses adeptes et à le faire châtier comme ils le
+méritent tous. Ces monstres-là sont sanguinaires comme des tigres et
+rusés comme des serpents.
+
+- Maintenant, si vous prenez bien toutes vos précautions, et si vous
+procédez exactement comme je vous le dirai, vous réussirez à saisir
+les fils de cette horrible association.
+
+- Vous êtes donc bien convaincue que Pikturno a été une des victimes
+de cette secte?
+
+- Oui, pour ma part, j'en suis convaincue.
+
+- Mais la jeune paysanne parlait de brigands.
+
+- Pourquoi le coup n'aurait-il pas été fait par quelques scélérats
+payés pour cela? répondit Henryka; les instigateurs du meurtre
+peuvent bien ne pas être forcément les meurtriers.
+
+- C'est juste, dit Bedrosseff, je vous remercie et je me mets
+entièrement sous votre direction.
+
+- Et vous ne direz jamais que c'est moi qui vous ai révélé?...
+
+- Jamais, pour aucun motif."
+
+Cependant le traîneau continuait sa route. Ce n'était, à perte de vus,
+que champs couverts de neige, saules rabougris, misérables chaumières,
+ruisseaux et étangs glacés.
+
+Enfin on approcha de la forêt et du cabaret suspect.
+
+"Nous ferons mieux de ne pas nous arrêter devant la maison, dit
+Henryka. Nous pourrions éveiller des soupçons; sans compter qu'il ne
+serait pas impossible que l'on me reconnût, malgré mon
+déguisement. Voici quel serait mon plan: quitte la route ici et faire
+halte dans la forêt. Moi, je reste à garder les chevaux. Pendant ce
+temps-là, vous, votre agent et mon cocher, qui est bien connu dans
+l'endroit, vous vous rendez à pied au cabaret. Du moment que vous
+serez avec lui, on vous prendra tous les deux pour des paysans des
+environs. Mais n'oubliez pas d'allumer vos pipes auparavant. Dans
+cette saison, un paysan qui n'a pas sa pipe allumée n'est pas un
+paysan.
+
+- J'admire votre prudence, qui pense à tout, dit galamment
+Bedrosseff. Il est facile d'obéir à une conductrice si intelligente
+et si habile."
+
+Tout se passa exactement comme le voulait Henryka. Le traîneau quitta
+la route et tourna dans le bois. On ne pouvait plus avancer qu'au pas,
+car la nuit était venue et les étoiles et la neige ne donnaient qu'une
+faible clarté. Doliva arrêta les chevaux au milieu d'un fourré;
+Henryka prit les rênes et les trois hommes descendirent du traîneau.
+
+"Je voudrais pourtant prendre d'autres dispositions, dit le
+commissaire de police; il n'est pas possible de vous laisser seule en
+cet endroit. Un malheur pourrait si facilement vous arriver! - Je
+n'ai pas peur, répondit Henryka.
+
+- Cela ne fait rien; je veux vous laisser mon agent, dit Bedrosseff,
+il suffit que votre cocher m'accompagne.
+
+- A votre idée," répondit Henryka/
+
+Elle avait aussi prévu cette modification à son plan.
+
+L'agent lui prit les rênes. Bedrosseff tira son briquet et alluma sa
+pipe.
+
+"Si je le trouve nécessaire, je donnerai un signal, dit-il; dès que
+vous entendrez un coup de feu, arrivez vite à mon aide."
+
+L'agent fit signe que c'était entendu. Bedrosseff tendit encore une
+fois la main à Henryka et se dirigea avec Doliva vers le cabaret. Il
+n'y avait de suspect à remarquer dans le voisinage. Un grand chien à
+chasser le loup qui gardait la maison accueillit les arrivants par des
+aboiements sonores. La salle de débit s'éclaira. Ce fut tout. Aucune
+créature humaine; rien même qui en annonçât la présence. Bedrosseff
+s'approcha d'une fenêtre entrebâillée et regarda dans la salle
+éclairée. C'était un cabaret comme tous ceux où vont les juifs et les
+paysans. Une lampe à pétrole, fumeuse, donnait une lumière triste et
+verdâtre. A une des tables de bois brut était assis un paysan. Il
+appuyait sur ses deux bras sa tête ébouriffée et dormait devant son
+verre d'eau-de-vie vide. La cabaretière, assise derrière son comptoir,
+comptait de l'argent. Sur le grand poêle dormait un chat tigré.
+
+Bedrosseff fit signe à Doliva et entra avec lui.
+
+Pendant que le commissaire prenait place à une table dans un coin peu
+éclairé, Doliva demandait de l'eau-de-vie d'une voix retentissante et
+s'asseyait en face de Bedrosseff, le dos tourné au comptoir. La
+cabaretière se leva, posa deux verres pleins de kontuschuwka devant
+les nouveaux arrivés et resta debout, près de la table, les mains sur
+les hanches. Elle causait familièrement avec Doliva à qui elle donnait
+de temps en temps un bon coup sur l'épaule. De cette manière,
+Bedrosseff avait le temps de l'examiner à son aise. C'était une forte
+femme d'environ trente ans, d'une taille un peu au-dessus de la
+moyenne, avec des formes pleines et arrondies. Elle avait des
+pantoufles, une jupe de couleur, une courte jaquette de peau d'agneau,
+un collier de corail, et sur la tête un mouchoir blanc, d'où
+s'échappait une abondante chevelure noire. Le nez camus surmontant une
+lèvre un peu courte donnait à la figure un caractère de dureté
+hautaine.
+
+"Comment s'appelle donc ton camarade? dit-elle enfin, en regardant
+Bedrosseff dans les yeux; il me semble que je l'ai vu, mais je ne sais
+vraiment pas quel est son nom.
+
+- Iwan Klutschanko.
+
+- Est-il de Romschin?
+
+- Oui, de Romschin.
+
+- Vous venez sans doute de la ville.
+
+- Justement."
+
+Bedrosseff commença alors à questionner la cabaretière.
+
+"On nous a assignés devant le juge, dit-il; voilà ce que c'est: Un
+jeune homme riche a été tué ici dans ce cabaret, et ces messieurs de
+la justice qui sont curieux et fourrent leur nez partout, nous ont
+demandé si nous n'avions pas eu vent de l'affaire.
+
+- Comment sauriez-vous quelque chose? dit la cabaretière, si quelqu'un
+pouvait déposer, ce serait moi.
+
+- L'affaire est donc vraie?
+
+- Mais oui. Une nuit, un jeune gentilhomme est venu ici, de Kiew, et
+il est arrivé en même temps que lui une dame comme il faut, avec un
+voile épais sur la figure. Puis des étrangers sont entrés
+brusquement. Ils m'ont attachée; ils m'ont bandé les yeux et ils
+sont tombés sur le jeune homme. Je l'entendais appeler au secours;
+puis je n'entendis plus rien; ils étaient tous partis à
+cheval. Quand ils revinrent, ils me délièrent. Ils avaient la figure
+noircie. Il y en eut un qui me donna une bague pour payer la
+dépense."
+
+Pendant que Bedrosseff interrogeait la cabaretière, Henryka et l'agent
+Mirow attendaient dans la forêt. Ils restèrent assez longtemps sans
+échanger une parole. Henryka avait les mains jointes et demandait à
+Dieu force et courage. Et, en effet, elle avait besoin de beaucoup de
+courage et de résolution, car, dans ce drame, c'est à elle qu'était
+peut-être réservé le rôle le plus dangereux.
+
+"Il paraît que tout va bien dans le cabaret, dit enfin l'agent de
+police.
+
+- Je l'espère. Pourvu que Bedrosseff ne se presse pas trop ou ne
+laisse échapper quelque mot ou quelque geste imprudent!
+
+- Vous êtes liée avec Mlle Dragomira Maloutine? demanda l'agent en se
+tournant vers Henryka.
+
+- Oui, je la connais assez bien.
+
+- La croyez-vous capable de prendre part à des choses comme celle qui
+nous occupe en ce moment?"
+
+Henryka garda le silence.
+
+"Vous êtes étonnée que je me permette d'exprimer un pareil soupçon?
+continua l'agent de police, mais je surveille Mlle Maloutine depuis
+pas mal de temps, et j'ai toutes sortes de motifs de supposer qu'elle
+est au courant de la mort de Pikturno et peut-être qu'elle y a pris
+part.
+
+- Ce n'est pas impossible.
+
+- Alors vous êtes d'avis qu'elle pourrait bien avoir des rapports avec
+cette secte et participer à ces actes sanguinaires?
+
+- Oui.
+
+- Avez-vous remarqué quelque chose en ce sens.
+
+- Non, mais Dragomira est une exaltée, et je ne crois pas que l'idée
+de verser le sang lui ferait peur."
+
+En ce moment une forme de femme à cheval sortit dans le lointain de
+derrière les arbres et fit un signe à Henryka avec le mouchoir blanc
+qu'elle tenait à la main. L'agent de police n'aperçut point ce signe,
+parce qu'il était tourné du côté d'Henryka et l'observait avec la plus
+grande attention.
+
+"Qu'est-ce que c'est? murmura Henryka, il ya là-bas quelqu'un qui se
+dirige vers nous."
+
+L'agent de police tourna la tête. Au même instant Henryka sortit un
+revolver et fit feu sur lui. Le coup retentit presque solennellement
+dans le silence de la nuit. L'agent de police se retourna comme par un
+mouvement machinal vers Henryka et tomba du traîneau, la figure en
+avant, dans la neige.
+
+Henryka sauta à bas du traîneau et le releva. Il ne pouvait pas
+parler, car des flots de sang lui sortaient de la bouche; mais il
+vivait encore et la regardait fixement avec des yeux tout grands
+ouverts.
+
+"Réconcilie-toi avec Dieu, lui dit Henryka, tu es entre mes mains et
+je vais t'immoler en expiation de tes péchés."
+
+L'agent de police leva les deux poings, puis retomba en
+arrière. Henryka lui appliqua sur le front la gueule de son revolver
+et tira. Le premier acte de ce drame sanglant était terminé.
+
+En entendant le premier coup, Bedrosseff s'était levé et, son revolver
+à la main:
+
+"Viens vite!" avait-il crié à Doliva. Puis il s'était précipité hors
+du cabaret pour s'élancer dans la direction de la forêt. A moitié
+chemin, Karow à cheval arrivait à sa rencontre.
+
+"Halte! cria Bedrosseff en s'arrêtant, le revolver braqué sur lui,
+halte! ou je fais feu!"
+
+Karow s'arrêta, mais au même moment, Dragomira arrivait au
+galop. Vêtue en paysanne, avec des bottes de maroquin rouge, une
+longue pelisse blanche en peau de mouton, à broderies de couleur, des
+colliers de corail autour du cou et sur la poitrine, un mouchoir rouge
+sur la tête, elle était à cheval comme un homme, semblable à la
+véritable amazone scythe, et, de même qu'elle, tenant un lacet qu'elle
+lança à Bedrosseff avec la rapidité de l'éclair. A peine celui-ci
+l'avait-il autour du cou qu'elle repartit au galop, traînant le
+malheureux derrière elle. Il voulut appeler au secours, mais la voix
+lui mourut dans la gorge. Au bout de quelques pas, il était précipité
+par terre et râlait. Cependant, à travers la neige et la glace, se
+continuait la course de la chasse sauvage, de l'effroyable chasse à
+l'homme; et la chasseresse n'éprouvait aucun sentiment de pitié.
+
+
+XIII
+
+TISSU DE MENSONGES
+
+Le mal s'apprend facilement, le bien difficilement. Proverbe chinois.
+
+
+Le lendemain matin, de bonne heure, M. Monkony vint avec sa fille au
+bureau de police. Henryka, pâle et les yeux enflammés, s'était laissée
+tomber sur une chaise. Elle déclara que la veille au soir elle était
+allée à Myschkow avec Bedrosseff et Mirow; qu'ils avaient été attaqués
+par des inconnus masqués, et que ceux-ci s'étaient emparés de
+Bedrosseff et de l'agent.
+
+On lui adressa différentes questions auxquelles elle répondit avec
+calme et netteté.
+
+A l'occasion d'une visite que Bedrosseff avait faite à Dragomira,
+dit-elle, les deux amies s'étaient offertes à lui par badinage en
+qualité d'agents. Ils étaient donc partis tous, habillées en paysans,
+pour Myschkow, dans le traîneau de Doliva. A peu de distance du
+cabaret, ils avaient été attaqués par une troupe de cavaliers qui
+portaient des masques sur la figure; ils avaient forcé Bedrosseff et
+l'agent à descendre du traîneau, les avaient garrottés tous les deux
+et les avaient emmenés, en ordonnant au cocher de retourner à Kiew.
+
+On avait interrogé la paysan Doliva qui avait fait exactement la même
+déclaration.
+
+Le chef de la police se mit en route avec plusieurs employés, Doliva
+et un piquet de cosaques. Ils trouvèrent la porte du cabaret fermée et
+firent sauter la serrure pour entrer. Il n'y avait
+personne. Evidemment, la cabaretière avait gagné le large. Sur la
+table était un billet écrit. Le chef de la police le prit et lut ce
+qui suit:
+
+"Peine perdue. Vous ne découvrirez jamais les juges sévères et
+équitables. Pikturno était un traître et il a reçu le châtiment qu'il
+méritait."
+
+Le chef de la police fit fouiller le bois par ses hommes. On trouva le
+commissaire Bedrosseff et l'agent Mirow pendus tous deux aux branches
+solides d'un grand chêne. Sur le tronc énorme de l'arbre on avait
+collé une affiche avec cette inscription:
+
+"Arrêt de mort, Bedrosseff, commissaire de police à Kiew, Mirow, agent
+de police dans la même ville, condamnés à mort par le tribunal de la
+révolution, ont été exécutés ici. Le comité secret pour le
+gouvernement de Kew."
+
+Le chef de la police fit détacher les corps. On les plaça sur un
+traîneau de paysan réquisitionné dans le village et on les rapporta à
+la ville. Il y revint également avec tout son monde, convaincu que
+c'était là qu'on pourrait trouver quelque chose concernant les
+conjurés.
+
+Le P. Glinski, lui-même, fut stupéfait de ces événements. Il vint
+annoncer à Soltyk qu'on était sur les traces d'une conspiration. Il
+ajouta qu'on réussirait sans aucun doute à prouver la participation de
+Dragomira à toutes ces manoeuvres criminelles; par conséquent, il
+ferait bien de rompre avec elle le plus tôt possible.
+
+Soltyk accueillit ces paroles avec indignation.
+
+"Dragomira, dit-il, n'est pour rien dans de pareils actes. Je le sais
+mieux que n'importe qui. Cessez donc de l'accuser et de la
+soupçonner."
+
+Depuis plusieurs jours il ne l'avait pas vue. Il était décidé
+maintenant, à ne reprendre sa liberté à aucun prix et il songeait à
+aller la trouver en toute hâte.
+
+"Il est absolument nécessaire que j'aille avertir Dragomira, dit-il à
+Tarajewitsch; dans une heure je serai de retour.
+
+- Non, non, je ne te lâche pas, dit l'allié du jésuite; si tu veux
+sortir tout de suite, je t'accompagnerai.
+
+- C'est trop fort! Je te dis qu'il faut que je lui parle seul.
+
+- Des histoires!
+
+- Bref, tu as la prétention de me tenir en tutelle. C'est bon pour
+deux ou trois jours; mais il ne faut pas que cela dure.
+
+- Si tu crois, s'écria Tarajewitsch, que je te laisserai
+tranquillement aller à ta perte, tu ne me connais pas. Au besoin je
+convoquerai un conseil de famille, ou je réclamerai le secours des
+tribunaux.
+
+- Je crois que tu es fou.
+
+- Je connais mon devoir.
+
+- Fais ce que tu veux, je n'en irai pas moins chez elle."
+
+Soltyk commença à s'habiller. Tarajewitsch réfléchissait.
+
+"Tu m'as pourtant promis, dit-il, de me conduire dans un de tes
+domaines pour y chasser le loup.
+
+- Oui.
+
+- Alors, c'est bien. Va chez cette sirène. Je ne m'y oppose pas. Mais
+demain nous partons pour Chomtschin et nous chasserons pendant deux
+ou trois jours.
+
+- Convenu," dit Soltyk.
+
+Un quart d'heure plus tard, il était auprès de Dragomira.
+
+"Il y a une véritable conspiration contre nous, dit-il; Tarajewitsch
+est devenu l'allié de Glinski. Je suis gardé comme un malfaiteur, et
+l'on me tient en tutelle comme un enfant. Demain on veut m'emmener à
+Chomtschin où j'ai un château. Nous y chasserons. Cela me fournit un
+excellent motif pour vous inviter. J'inviterai aussi Monkony. Venez
+avec lui ou avec votre tante. Si vous acceptez seulement mon
+hospitalité à Chomtschin, nous trouverons bien le moyen de nous
+entendre.
+
+- J'ai horreur de toute espèce d'intrigues, répondit Dragomira;
+pourquoi ne renvoyez-vous pas tout bonnement Tarajewitsch?
+
+- Je ne le peux pas. C'est un homme à me mettre sur le dos tous mes
+parents et même la justice."
+
+Dragomira réfléchissait.
+
+"Cela veut dire qu'il faut tout simplement le mettre hors d'état de
+nuire, et le plus tôt possible.
+
+- Avez-vous un plan?
+
+- On en trouvera un, une fois que nous serons à Chomtschin. Si vous
+avez autant de courage et d'énergie que moi, nous n'avons rien à
+craindre.
+
+- Vous pouvez compter sur moi.
+
+- Alors, à demain.
+
+- Je vous remercie."
+
+Soltyk baisa sa belle main, qui était froide comme du marbre, et
+laissa Dragomira pour aller prendre les dispositions nécessaires.
+
+Dragomira jeta à la hâte quelques lignes sur le papier, et les envoya
+à Henryka par Barichar.
+
+Un quart d'heure après, un messager à cheval partait avec une lettre
+de Dragomira pour Mme Maloutine.
+
+En l'état des choses, Dragomira avait besoin de sa mère. Elle ne
+pouvait pas aller seule à Chomtschin; et si elle y allait avec
+Monkony, elle était obligée de revenir avec lui et sa femme. Mais n'y
+avait-il pas telles circonstances qui devaient absolument la forcer de
+rester à Chomtschin? Elle attendit avec une impatience fébrile la
+réponse de sa mère, et passa une nuit très agitée.
+
+Le lendemain matin, Soltyk partit avec Tarajewitsch pour son vieux
+château qui n'était qu'à deux lieues de Kiew. Il y avait tout autour
+de grandes et magnifiques forêts. Soltyk eut immédiatement une
+consultation avec son forestier et donna les ordres nécessaires pour
+qu'on pût chasser le lendemain. Les deux messieurs passèrent le reste
+de la journée à visiter le domaine qui était très étendu, et à jouer
+aux cartes. Tarajewitsch était un joueur passionné, au point d'en
+perdre la raison. Soltyk restait toujours froid et calme; mais cette
+fois il était distrait, ce qui fit gagner Tarajewitsch sans
+interruption et le mit en belle humeur.
+
+Cependant Dragomira avait un entretien avec Zésim. Elle lui déclara
+qu'elle devait aller à Chomtschin; quant à lui, dans le cas où il
+serait invité, il n'avait pas à profiter de cette invitation. Zésim
+lui fit de vifs reproches, mais finit par se laisser calmer. Quand
+elle l'eut seulement entouré de ses beaux bras comme d'un lacet
+magique, il fut complètement dompté et fit tout ce qu'elle voulut. Le
+messager revint, annonçant que Mme Maloutine le suivait de près. En
+effet, elle arriva au bout d'une heure et elle eut encore le temps de
+s'entendre avec sa fille sur les points essentiels. Dans l'après-midi,
+Monkony et Mme Maloutine, Sessawine et Mme Monkony, Dragomira et
+Henryka partirent pour Chomtschin dans trois traîneaux. Il faisait
+noir quand ils arrivèrent. Le comte Soltyk les reçut au bas du
+perron. Après avoir salué les dames et serré la main aux hommes, il
+offrit le bras à Mme Maloutine pour monter l'escalier. Les autres
+suivaient. Tarajewitsch devint pâle quand il aperçut Dragomira. Un
+mauvais pressentiment lui vint et ne le quitta plus.
+
+Une fois la première installation terminée, les nouveaux hôtes se
+rassemblèrent tous dans le salon pour prendre le thé et causer. Soltyk
+se tenait loin de Dragomira. Deux mots qu'elle lui avait dits tout
+bas, au moment de son arrivée, lui avaient indiqué la conduite à
+tenir. Personne ne fut étonné, en revanche, de le voir s'approcher
+d'Henryka et avoir avec elle une conversation animée. On ne remarqua
+pas non plus qu'Henryka lui glissait un petit billet dans la main.
+
+Pendant le souper, Soltyk trouva un prétexte pour sortir de la salle à
+manger. Il alla s'enfermer dans sa chambre à coucher et lut ce que
+Dragomira lui avait fait remettre.
+
+"Il faut que je vous parle aujourd'hui et en secret. Comment faire?"
+
+Soltyk réfléchit un moment, puis il fit venir le régisseur du château
+et lui ordonna de changer, sans qu'on s'en aperçût, les chambres de
+Mme Maloutine et de sa fille. Quand ce fut réglé, il écrivit un mot
+pour Dragomira, retourna à table, et glissa avec précaution sous la
+nappe le billet à Henryka, qui était assise à côté de lui.
+
+On repassa au salon. Henryka alla pour un instant à la fenêtre avec
+Dragomira et lui glissa à son tour le billet dans la main.
+
+Mme Maloutine, en considération de la chasse du lendemain, proposa
+d'aller se coucher se bonne heure. Tous furent de son avis et l'on se
+sépara en se souhaitant une excellente nuit.
+
+Une fois dans leur appartement, Mme Maloutine et Dragomira se
+concertèrent en quelques mots. La première resta dans sa chambre,
+pendant que Dragomira s'enfermait dans la sienne. Les deux chambres
+étaient séparées par un petit salon dont Dragomira ferma également la
+porte à clef.
+
+On frappa doucement.
+
+"Qui est là? demanda Dragomira.
+
+- Moi, Henryka, ta servante."
+
+Dragomira ouvrit. Henryka entra et donna un tour de clef.
+
+"Je viens pour te déshabiller.
+
+- Je ne me couche pas encore, j'attends Soltyk.
+
+- Faut-il m'en aller?
+
+- Je veux me mettre à mon aise, dit Dragomira, tu peux m'aider et te
+tenir ensuite dans la chambre à coté."
+
+Henryka aida Dragomira à ôter sa robe de velours. Elle lui présenta
+ensuite un peignoir de soie à queue, une jaquette de fourrure et
+s'agenouilla pour lui mettre ses pantoufles. Pendant ce temps-là, les
+lumières s'éteignaient et le silence se faisait dans le château. On
+frappa de nouveau très doucement, cette fois derrière la boiserie de
+la chambre. Dragomira mit un doigt sur sa bouche et Henryka sortit
+sans faire de bruit. Dragomira pressa alors un bouton caché que Soltyk
+lui avait indiqué dans son billet; une porte secrète s'ouvrir et le
+comte se trouva devant elle.
+
+"Puis-je entrer?
+
+- Certainement."
+
+Il entra et ferma la porte derrière lui.
+
+"Qu'avez-vous à me dire?" demanda-t-il.
+
+Dragomira s'assit auprès de la cheminée et lui en face d'elle.
+
+"Vous m'aimez, dit-elle, et vous voulez m'obtenir à tout prix?
+
+- Oui.
+
+- Voici ma main. Je vous permets d'espérer ce que vous souhaitez, tout
+ce que vous souhaitez, dès que vous m'aurez prouvé que vous êtes un
+homme comme je suis une femme, et que vous ne reculez devant rien
+quand il s'agit d'atteindre un but élevé et saint.
+
+- Je vous donnerai toute les preuves que vous exigez de moi, dit
+Soltyk; et alors cette main sera à moi?
+
+- Oui?
+
+- Que désirez-vous donc de moi?
+
+- J'ai appris et je sais positivement que Tarajewitsch manoeuvre par
+l'ordre de votre famille et dans l'intérêt des jésuites. On fera
+tout ce qu'il est possible de faire pour vous séparer de moi et vous
+marier avec Anitta. Si cela ne réussit pas, on aura recours aux
+pires moyens. On vous dénoncera d'abord comme dissipateur, et l'on
+vous interdira la libre disposition de vos biens.
+
+- Ce n'est pas possible!
+
+- Si, c'est même certain, croyez-moi, et si alors vous ne renoncez pas
+à moi, on vous déclarera fou et on vous enfermera dans une maison de
+santé."
+
+Soltyk bondit tout indigné.
+
+"Mais, c'est un plan diabolique! s'écria-t-il.
+
+- Il nous faut prendre les devants, continua Dragomira; vous avez en
+moi une alliée fidèle et courageuse. Nous devons agir sans tarder et
+anéantir vos ennemis.
+
+- Oh! vous êtes mon bon ange!" murmura Soltyk en tombant à genoux
+devant Dragomira dont il couvrit les mains de baisers.
+
+
+XIV
+
+TRAITE D'ALLIANCE
+
+Le voir prisonnier, tel est monde désir. CALDERON, Sémiramis.
+
+
+C'était une magnifique journée d'hiver, froide, mais claire et
+brillante de soleil. Seulement, dans le lointain, autour de la forêt
+et sur le fleuve, s'étendait une légère brume blanche, pareille à un
+voile de fée brodé d'or. Le ciel était serein, d'un bleu doux; le
+soleil avait un éclat joyeux; sa chaude lumière ruisselait en millions
+de gouttes étincelantes sur la neige qui couvrait la terre, les arbres
+et les toits des chaumières, sur les glaçons suspendus aux gouttières
+et aux branches. Les rabatteurs, paysans des villages du comte,
+étaient partis dès l'aube, dirigés par les gardes. Ils cernaient la
+forêt et avaient allumé de grands feux pour effrayer et repousser les
+loups et les empêcher de s'échapper.
+
+Dans la cour, les veneurs étaient rassemblés sous la conduite du
+forestier; et les grands dogues couplés, étendus çà et là, poussaient
+de temps en temps un aboiement de joie et d'impatience.
+
+Dans la salle à manger, décorée de bois de cerfs, de têtes d'ours et
+de loups, de grands hiboux empaillés, d'armes et de tableaux de
+chasse, la société s'était réunie pour le déjeuner. Mme Maloutine
+déclara qu'elle aimait mieux rester à la maison. Mme Monkony, jolie
+femme de trente-six ans au plus et d'une beauté opulente, devait
+prendre part à la chasse avec sa fille et Dragomira.
+
+On avait décidé d'adjoindre un cavalier à chaque dame et de tirer au
+sort pour former les couples. Mais Dragomira réclama.
+
+"Laissez-nous choisir nous-mêmes! s'écria-t-elle, et que le sort
+décide seulement dans quel ordre nous choisirons."
+
+Mme Monkony et sa fille appuyèrent vivement la proposition. Les
+messieurs n'avaient plus qu'à s'incliner. Henryka écrivit les noms des
+trois dames sur des billets, les jeta dans son bonnet et dit à
+Tarajewitsch de tirer.
+
+Ce fut le nom de Dragomira qui sortit le premier. Elle choisit
+Soltyk. Mme Monkony fit à Tarajewitsch l'honneur de le désigner comme
+son protecteur, et Henryka prit Sessawine pour chevalier.
+
+On but encore un petit verre de kontuschuwka, puis les traîneaux
+s'avancèrent au milieu des joyeux aboiements des chiens, des
+claquements des fouets et des hourras des veneurs, et toute la société
+se mit en route.
+
+Mme Monkony avait un costume de velours vert et une jaquette de même
+étoffe, bordée et doublée de zibeline. La jupe courte laissait voir
+ses bottes molles, en cuir noir. Un élégant bonnet de zibeline, à la
+Catherine II, un fusil et un yatagan complétaient l'équipement de la
+séduisante amazone. Les deux autres jeunes dames étaient costumées de
+la même façon; seulement Henryka avait mis avec intention sur ses
+cheveux noirs un bonnet de velours rouge foncé garni de renard bleu,
+tandis que la blonde Dragomira était coiffée d'un bonnet de velours
+bleu avec du skung. Chacun des trois couples prit un traîneau pour
+lui. Monkony et les messieurs du voisinage qui prenaient part à la
+chasse suivaient dans un quatrième, attelé de six chevaux et dont les
+dimensions faisaient penser à l'arche de Noé.
+
+Le traîneau de Soltyk et de Dragomira représentait un dragon.
+
+"Est-ce un hasard? demanda Dragomira avec un fin sourire en montrant
+la terrible bête fabuleuse.
+
+- Non, répondit le comte, c'est un symbole. Il convient à
+l'enchanteresse qui commande aux éléments et aux forces secrètes de
+la nature et qui fait des hommes ses esclaves.
+
+- Le comte Soltyk ne sera jamais l'esclave d'une femme.
+
+- Ne raillez pas; il porte déjà votre joug et ne connaît de volonté
+que la vôtre.
+
+- C'est ce que l'on verra.
+
+- Faites-en l'épreuve.
+
+- Pas plus tard qu'aujourd'hui, vous pouvez y compter."
+
+Les traîneaux, rapides comme l'oiseau qui vole, traversaient les
+plaines couvertes de neige. On arriva bientôt à la lisière de la
+forêt. On descendit et on prit les places que le forestier
+indiqua. Dragomira et Soltyk s'enfoncèrent dans le bois et se
+postèrent devant un grand chêne. Ils avaient devant eux une petite
+clairière, derrière eux et des deux côtés du tout jeune bois qui
+permettait à la vue de s'étendre au loin. Soltyk chargea d'abord le
+fusil à deux coups de Dragomira, ensuite le sien. A une dizaine de pas
+derrière eux se tenaient un veneur avec une carabine à baïonnette et
+un paysan avec une pique. On avait à prévoir le cas où un ours
+pourrait être rabattu, et toutes les précautions que la poltronnerie
+du loup rendaient inutiles, il fallait les prendre contre ce brun
+personnage, héros velu des solitudes.
+
+Pendant quelque temps le silence le plus complet régna dans la forêt
+et sous les branches dépouillées du vieux chêne. Personne ne bougeait,
+personne ne soufflait mot. Dans le lointain brillait un des feux
+allumés par les paysans. Un grand corbeau planait dans les airs en
+silence, ses ailes noires étendues sur le ciel, d'un bleu
+éblouissant. Il disparut entre les cimes des chênes et des hêtres.
+
+Enfin le signal fut donné: c'était une sonnerie de trompette, Alors
+commença le vacarme des rabatteurs; leurs cris retentissaient à
+travers la forêt, accompagnés du claquement des fouets, du bruit des
+grelots et du tapage des coups de bâton contre les arbres. On lâcha
+alors les chiens. Deux d'entre eux arrivèrent en faisant des bonds
+magnifiques de souplesse et disparurent dans l'épaisseur du bois. Il y
+eut de nouveau un court silence, puis une tête fauve se montra au
+milieu des feuilles sèches. Un grand renard approchait lentement en se
+glissant à travers les branchages et les broussailles.
+
+Dragomira se préparait à tirer, mais le comte l'arrêta.
+
+"Il est défendu de tirer sur les renards, lui dit-il tout bas.
+
+- Et pourquoi? demanda-t-elle toute frémissante.
+
+- Parce que les loups seraient avertis par des coups de feu
+prématurés; et alors, au lieu de venir dans notre direction, ils
+pourraient s'échapper d'un autre côté ou à travers les rabatteurs."
+
+Le renard avait l'air de savoir qu'il était en sûreté, car il passa
+lentement, sans s'occuper beaucoup des chasseurs. Quelques instants
+après, un grand animal gris et velu, à poils sauvages et hérissés,
+avec des yeux étincelants, arrivait par bonds précipités.
+
+"Est-ce un loup?" demanda Dragomira.
+
+Soltyk fit signe que oui.
+
+La belle fille se prépara. L'animal féroce fit encore deux ou trois
+bonds; on vit un éclair, on entendit une détonation, et le loup roula
+dans son sang. Il se releva presque immédiatement sur ses pattes de
+devant et poussa un hurlement épouvantable.
+
+Soltyk s'avança vers lui.
+
+"Que voulez-vous faire? demanda Dragomira.
+
+- Je veux l'achever d'un second coup.
+
+- Non, laissez-moi!" dit Dragomira.
+
+Et, suivie de Soltyk, elle s'approcha rapidement du loup qui
+mourait. D'un mouvement presque sauvage elle tira du fourreau le
+yatagan qu'elle portait au côté et l'enfonça dans le corps de la
+vilaine bête, qui montrait des dents menaçantes. Presque aussitôt le
+loup tombait à ses pieds et exhalait son dernier souffle.
+
+Le comte Soltyk contemplait le beau visage de Dragomira avec un
+ravissement indescriptible auquel se mêlait un vague effroi. Les joues
+de la jeune fille étaient brillantes; dans ses yeux étincelait une
+joie homicide d'une expression étrange.
+
+"La chasse semble vous faire plaisir, dit le comte.
+
+- Oh! oui! répondit-elle en mettant une nouvelle cartouche dans son
+fusil. Je crois qu'au fond de tout homme il y a quelque chose de
+divin et quelque chose de diabolique. Voilà pourquoi nous éprouvons
+un tout aussi grand plaisir à tuer, à anéantir, qu'à créer.
+
+- Quels grands, quels extraordinaires sentiments vous avez!
+
+- Découvrez-vous aujourd'hui pour la première fois que je ne suis pas
+une jeune fille comme on en voit tous les jours?
+
+- Non, certes non.
+
+- Je ne rougis pas non plus de vous avouer, continua Dragomira, que
+cette manière de tuer une bête me fait moins de plaisir que la
+chasse à courre. Avant tout, c'est trop vite fini. Un coup de fusil,
+un coup de couteau tout au plus, et voilà la bête à bas; tandis
+qu'autrement on jouit du plaisir de dépister d'abord l'animal, puis
+de le poursuivre et enfin de le réduire aux abois.
+
+- Vous êtes cruelle.
+
+- Non. Souffrir des supplices me paraît au moins aussi beau qu'ordonne
+le supplice des autres. Je serais capable de descendre sur le sable
+brûlant de l'arène et de braver les bêtes féroces du désert,
+l'enthousiasme au coeur et l'hymne du triomphe sur les lèvres, comme
+jadis les martyrs chrétiens. La mort n'est effrayante qu'autant que
+nous la craignons. Je ris de son horreur et de ses menaces."
+
+A ce moment on entendit un coup de feu, puis un second. Une bande de
+loups arrivait, emportée par une course furibonde. Le chiens les
+poursuivaient et les forçaient à passer devant la ligne des
+chasseurs. Le comte et Dragomira leur barrèrent le chemin et firent
+feu sur eux; le veneur du comte suivit leur exemple lorsque ces
+animaux, traqués de tous côtés, cherchèrent à s'échapper du bois. Le
+plus grand nombre réussit à se sauver. Trois grands loups teignirent
+la neige de leur sang. Les autres, poursuivis par les chiens,
+disparurent bientôt dans le lointain.
+
+La chasse était terminée.
+
+Soltyk donna un signal. Son traîneau apparut. Le comte aida rapidement
+Dragomira à monter, et l'attelage partit au galop pour le château. Ils
+étaient arrivés, que les autres, le fusil sur le bras, attendaient
+encore le signal qui devait annoncer la fin de l'expédition. Et quand
+le forestier le donna, le comte et Dragomira s'étaient déjà mis à leur
+aise et étaient assis en face l'un de l'autre, près de la cheminée,
+savourant du thé bien chaud. Ils offraient l'aspect d'un jeune couple
+princier des pays orientaux, tous deux beaux, tous deux fiers et
+dominateurs, les pieds posés sur une grande peau d'ours
+blanc. Enveloppé d'une longue robe de chambre fourrée, en étoffe de
+Perse, brodée d'or et garnie d'hermine, il avait un fez sur ses
+cheveux noirs et bouclés. Elle avait une kazabaïka de velours rouge
+ornée de zibeline dorée; ses cheveux blonds étaient ceints d'un
+mouchoir de soie rouge enroulé en façon de turban.
+
+"Nous sommes donc d'accord?" dit-il doucement. Elle fit un léger signe
+de tête.
+
+"Ce côté de votre caractère que j'ai découvert aujourd'hui nous a
+rapprochés.
+
+- Je vous répète, dit Dragomira, qu'il n'y a rien de diabolique en
+moi. Je ne suis pas cruelle.
+
+- Si, vous l'êtes. Combien ce devrait être merveilleux de vous voir,
+si vous aviez en votre puissance un ennemi que vous haïriez!
+
+- Fournissez-moi cette occasion.
+
+- Vous songez à... Tarajewitsch?
+
+- Oui... à lui, votre ennemi et le mien. J'aimerais à l'avoir entre mes
+mains.
+
+- Ce sera facile, Dragomira; vous n'aurez qu'à vouloir.
+
+- Non, je ne veux rien entreprendre contre lui; on pourrait avoir des
+soupçons. Mais vous... c'est vous qui me le livrerez.
+
+- Volontiers, répondit le comte avec un regard presque sinistre, mais
+comment?
+
+- C'est votre affaire."
+
+Il réfléchissait.
+
+"Notre alliance, dit Dragomira au bout d'un instant, est donc conclue
+contre Tarajewitsch...
+
+- Contre l'univers entier, dit Soltyk en saisissant la main qu'elle
+étendait. Comptez en tout sur moi.
+
+- Il faut que Tarajewitsch soit mis aujourd'hui même hors d'état de
+nuire.
+
+- J'ai une idée, dit Soltyk; on peut en tirer un plan pour l'exécution
+de nos projets. Reposez-vous-en sur moi.
+
+- Je veux bien.
+
+- Et si je vous livre Tarajewitsch, qu'en ferez-vous?"
+
+En adressant cette question à Dragomira, il était comme aux aguets. Sa
+nature de Néron s'éveillait tout à coup dans son infernale grandeur.
+
+"Je ne sais pas encore, répondit-elle.
+
+- Dragomira sait toujours ce qu'elle veut.
+
+- Alors, c'est que je ne veux peut-être pas le dire."
+
+On entendit le bruit des grelots et le claquement des fouets. Les
+chasseurs revenaient.
+
+"Je vous demande bien pardon, mesdames, dit Soltyk, en baisant la main
+de Mme Monkony et en s'inclinant devant Henryka, nous étions
+absolument gelés et nous nous sommes enveloppés aussi chaudement que
+possible. Je ne me croirai justifié que si vous vous mettez à votre
+aise exactement de la même façon.
+
+- C'est entendu!" dit la belle Mme Monkony.
+
+Et tous se retirèrent pour changer de costume.
+
+Quand toute la société s'assit ensuite autour de la table richement
+servie, personne ne se serait douté que de ténébreuses et infernales
+puissances tissaient les fils invisibles et menaçants de la fatalité,
+au milieu de ces plaisirs brillants et de cette gaieté si naturelle.
+
+On badinait, on riait, on causait sans souci; et le soir arrivait, et
+la nuit arriva à son tour.
+
+Les messieurs du voisinage étaient partis depuis longtemps; les dames
+étaient réunies dans le salon. Les hommes étaient encore assis autour
+de la table et buvaient.
+
+Tout à coup, Tarajewitsch, passablement échauffé par le vin, se leva
+et s'écria:
+
+"Jouons!"
+
+Soltyk le regarda.
+
+"Pourquoi pas? dit-il. Jouons!"
+
+
+XV
+
+PERDU
+
+La Fortune ne connaît pas la fidélité. ULRICH DE HUTTEN.
+
+
+Après le départ de Mme Maloutine et de Mme Monkony, Dragomira et
+Henryka restèrent dans le petit salon turc attenant à la chambre à
+coucher. Dragomira s'étendit à moitié sur le divan et Henryka, assise
+à ses pieds sur une peau de panthère, appuya sa tête sur les genoux de
+son amie.
+
+"Eh bien, où en es-tu avec lui? demanda-t-elle.
+
+- A présent, il est à moi.
+
+- Comment l'as-tu gagné?
+
+- C'est une pure imagination qui l'amène à mes pieds, dit
+Dragomira. Je ne suis souvent demandé comment il se fait que les
+êtres sans pitié sont presque toujours divinisés, dès qu'ils ont une
+certaine grandeur. Cela se voit dans l'histoire comme dans la vie de
+tous les jours. Un personnage tel qu'Iwan le Terrible sera toujours
+plus populaire qu'un Titus, et une femme comme Sémiramis plus
+séduisante que la mère des Gracques. Pour le comte, je suis cruelle,
+et c'est ce qui l'enivre.
+
+- Tu l'es bien aussi.
+
+- Moi? non, répondit Dragomira tranquillement; je n'ai aucune espèce
+de plaisir à martyriser ou à tuer des hommes; au contraire, j'ai
+toujours peur que la compassion ne me joue un mauvais tour. Toi...
+oui... toi, tu ressens une joie fébrile quand on te livre une
+victime humaine. Je l'ai bien remarqué. Aussi, n'es-tu pas non plus
+libre et pure comme doit l'être une prêtresse. Il faut te vaincre
+toi-même. Tandis que j'accomplis un pénible, mais saint devoir, toi,
+tu éprouves une joie de bourreau.
+
+- Que puis-je faire à cela? dit Henryka. Pourquoi Dieu m'a-t-il créée
+telle que je suis? Oui, c'est un plaisir pour moi de voir un corps
+humain palpiter sous mon couteau. Le sang m'enivre.
+
+- Ce que tu es, dit Dragomira, il l'est aussi. Je ne suis pas cruelle,
+tandis qu'il l'est. C'est un despote qui ne connaît pas la
+pitié. Son bonheur, ce serait de pouvoir faire tomber, d'un signe,
+des têtes tous les jours; ce serait de fouler aux pieds des fronts
+jusqu'alors hauts et fiers; ce serait de prendre pour jouets toutes
+les femmes. Au temps de la puissance polonaise, c'eût été un second
+Pan Kanioski. Je suis sûre qu'il n'hésiterait pas une minute à faire
+mourir sous le fouet un homme qui ne lui aurait rien fait, s'il
+croyait ainsi pouvoir se procurer un léger chatouillement. Les
+hommes de cette espèce sont à moitié fous; l'excès de force vitale
+produit sur eux le désir ardent de tuer et de torturer.
+
+- Et moi aussi, je?...
+
+- Et toi aussi, tu es malade."
+
+Henryka baissa la tête et garda la silence.
+
+Cependant les messieurs jouaient dans le petit salon de jeu et
+vidaient les bouteilles que le valet de chambre apportait
+fréquemment. Seul, Soltyk ne buvait pas. Tarajewitsch, au contraire,
+se trouvait déjà dans un état d'excitation qui ne promettait rien de
+bon. Un sentiment de malaise s'emparait peu à peu des autres. Monkony
+partit le premier pour aller se coucher. Puis Sessawine se retira
+doucement et sans qu'on s'en aperçût. Enfin Soltyk se trouvait seul
+avec Tarajewitsch. Il jeta les cartes sur la table, se leva, ouvrit un
+instant la fenêtre et la referma. Puis il alla jusqu'au seuil de la
+porte et fit un signe à Dragomira.
+
+"Est-ce que tu ne veux plus jouer?" lui cria Tarajewitsch qui n'avait
+cessé de gagner.
+
+Un monceau d'or était devant lui.
+
+"Il faut pourtant que je te donne ta revanche.
+
+- Merci!" dit Soltyk en revenant à la table de jeu.
+
+Il remplit le verre vide de Tarajewitsch.
+
+"Ce jeu de rien m'ennuie. Du reste, les dames sont là et nous avons
+l'agréable devoir de leur faire passer le temps de notre mieux.
+
+- Continuez de jouer, dit Dragomira, nous vous regarderons avec
+plaisir."
+
+Elle vint s'asseoir auprès de la table et cacha ses mains dans les
+larges manches de sa jaquette de zibeline.
+
+"Du moment que vous l'ordonnez, nous allons jouer," répondit Soltyk,
+et il se mit à battre les cartes.
+
+Il se fit immédiatement un profond silence. Soltyk et Tarajewitsch
+étaient en face l'une de l'autre. Henryka se tenait à côté du second,
+le bras appuyé sur la table, le haut du corps penché en avant, les
+yeux grands ouverts et les lèvres toutes tremblantes d'un frémissement
+nerveux. Dragomira était immobile, et ses yeux froids considéraient
+avec indifférence les cartes qui tombaient. Ils jouaient au "Onze et
+demi". La chance qui, jusqu'alors, n'avait cessé de favoriser
+Tarajewitsch changea dès la première carte. Il se mit à sourire,
+perdit encore, continua à sourire et perdit sans arrêter. Enfin, il
+cessa de sourire, et prit alors la mine d'un homme à qui le gain ou la
+perte sont tout à fait indifférents. L'or, qui précédemment avait
+afflué du côté de Tarajewitsch, retourna bientôt à Soltyk. Maintenant
+Tarajewitsch semblait inquiet. Il ne tarda pas à devenir agité, et le
+devint de plus en plus, d'autant mieux qu'Henryka, à chaque fois qu'il
+vidait son verre, le lui remplissait rapidement et sans qu'il s'en
+aperçût, d'un généreux vin de Hongrie. Enfin Tarajewitsch en arriva à
+ne plus savoir ce qu'il faisait; ses mises étaient toujours plus
+fortes, plus audacieuses, plus extravagantes. Il eut bientôt perdu
+tout ce qu'il avait gagné. Il joua encore un coup, puis encore un, et
+son propre argent passa en la possession de Soltyk. Tarajewitsch, le
+visage rouge, enflammé et l'oeil vitreux, se renversa sur le dossier de
+sa chaise et enfonça ses mains dans ses poches.
+
+"Tu ne veux plus continuer à jouer? demanda Soltyk froidement.
+
+- Quelle question? Je n'ai plus rien. Tu m'as complètement dévalisé.
+
+- Tu peux naturellement jouer sur parole avec moi.
+
+- Je l'espère, dit Tarajewitsch. Alors je joue mon attelage de quatre
+chevaux. Au plus bas prix, il vaut bien cinq cents
+ducats. L'acceptes-tu pour cette somme?
+
+- Je le prends pour mille ducats, répondit Soltyk, et il donna les
+cartes.
+
+- Les dames sont témoins," dit Tarajewitsch.
+
+Il y eut un moment d'attente où l'on ne respirait plus. Le coup fut
+joué. Tarajewitsch perdit encore.
+
+"Maintenant, que le diable emporte aussi le reste! s'écria-t-il; je
+mets sur cette carte ma forêt de Zborki. Elle est libre de toute
+hypothèque, comme tu le sais, et vaut quatre mille roubles.
+
+- Accepté."
+
+Soltyk donna les cartes. Tarajewitsch en demanda encore une. Il la
+prit, regarda son jeu lentement et comme avec hésitation; puis
+l'abattit sur la table.
+
+"Eh bien! dit Soltyk, tu en as assez?
+
+- Absolument. J'ai encore perdu. Cette fois, je mets sur une carte
+tout ce qui me reste, mon domaine, mon troupeau de moutons et ma
+part du puits de pétrole de Skol. Quel est l'enjeu?
+
+- Tout ce qui est là sur la table et dix mille roubles en plus.
+
+- C'est entendu! murmura Tarajewitsch. Mesdames, vous êtes témoins."
+
+Les cartes tombèrent. Tarajewitsch poussa un profond soupir; il avait
+tout perdu. Il resta muet un moment; puis, frappant du poing sur la
+table de façon à faire résonner les verres, il s'écria:
+
+"Que suis-je à présent? Un mendiant! Et c'est toi qui m'as fait ce que
+je suis. C'est vraiment quelque chose de noble de m'attirer ici avec
+l'intention bien arrêtée de me dépouiller!
+
+- Ne mens pas. Qui est-ce qui s'est attaché à moi? C'est toi, répondit
+froidement Soltyk. J'ai tout essayé pour me débarrasser de toi.
+
+- Tu n'as joué avec moi que pour me ruiner.
+
+- J'ai interrompu le jeu lorsque tu avais gagné. C'est toi qui m'as
+forcé à continuer."
+
+Tarajewitsch se leva; Il était pâle, chancelant, et regardait fixement
+son adversaire.
+
+"Certainement, parce que je croyais que le jeu serait loyal. Mais tu
+t'entends à merveille à "corriger la fortune"."
+
+C'en était trop. Soltyk bondit, saisit l'insolent à la poitrine, le
+jeta par terre et mit le pied sur lui comme sur un ennemi vaincu.
+
+"T'en faut-il davantage? lui demanda-t-il ironiquement. Je pourrais te
+châtier comme un chien; mais je veux être généreux et te lâcher."
+
+Soltyk retira son pied, et Tarajewitsch se releva. Tout son corps
+tremblait.
+
+"Tu te vantes de ta générosité, dit-il en bégayant, eh bien!
+montre-la; rends-moi ce que tu m'as volé.
+
+- C'est bien. Un dernier coup."
+
+Et Soltyk s'assit à la table, comme s'il ne s'était rien passé.
+
+"Avec quoi donc puis-je jouer? dit Tarajewitsch d'une voix désespérée,
+je n'ai plus rien. La seule ressource qui me reste c'est de m loger
+une balle dans la tête.
+
+- Si tu en es là, répondit Soltyk en l'observant, je vais te faire
+proposition, c'est unes espèce de duel à l'américaine... J'ai fait de
+toi un mendiant, comme tu dis, et tu m'as outragé. Je joue tout ce
+que je t'ai gagné et dix mille roubles de plus; ton enjeu sera ta
+vie. Si tu perds, je pourrai disposer de toi à ma fantaisie."
+
+Tarajewitsch regarda Soltyk quelque temps les yeux fixes, puis il fit
+un signe de la main.
+
+"Après tout, je n'avais plus qu'à me brûler la cervelle, murmura-t-il;
+cela doit donc m'être bien égal.
+
+- Ainsi, c'est accepté?
+
+- Accepté.
+
+- Mesdames, vous êtes témoins, dit Soltyk.
+
+- Mais ce n'est pas toi qui donneras les cartes, ni moi, dit
+Tarajewitsch; nous jouons trop gros jeu. Je prie une de ces dames de
+vouloir bien s'en charger."
+
+Dragomira prit les cartes et les battit.
+
+Tous étaient pâles d'émotion et en même temps muets et immobiles,
+malgré la fièvre de l'attente. Soltyk, sentant tout à coup un léger
+frisson qui lui parcourait le corps, serra sa robe de chambre et
+croisa les bras sur sa poitrine, pendant que Tarajewitsch ne pouvait
+détacher des mains de Dragomira ses yeux pleins d'une flamme
+sinistre. Elle donna les cartes. Soltyk déclara qu'il ne demandait
+rien. Tarajewitsch demanda encore une carte. C'était le moment
+décisif. Les coeurs battaient à se rompre.
+
+Soudain, Tarajewitsch tomba en arrière sur le dossier de sa chaise, sa
+tête se pencha sur sa poitrine, les cartes lui glissèrent des
+mains. Il avait perdu.
+
+"Mesdames, vous êtes témoins, dit le comte en se levant
+lentement. Tarajewitsch, dans une partie loyale jouée avec moi, a
+perdu sa vie. Je puis maintenant disposer de lui à mon gré."
+
+Dragomira considérait avec une curiosité froide le visage terreux de
+l'infortuné, qui restait cloué sur sa chaise, comme anéanti.
+
+Tout à coup, il se leva d'un bond, et se frappant le front des deux
+poings:
+
+"Oh! imbécile! fou que j'étais d'aller me jeter ainsi dans les mains
+de mes ennemis! s'écria-t-il; riez maintenant, mademoiselle,
+triomphez! Personne ne vous empêchera plus de devenir la comtesse
+Soltyk!
+
+- Tais-toi! dit le comte d'un ton impérieux.
+
+- C'est bon, je me tais, répondit Tarajewitsch, mais si l'on veut me
+tuer, qu'on se dépêche! Donnez-moi un pistolet, finissons-en tout de
+suite, tout de suite!
+
+- Je ne songe pas à te tuer, dit Soltyk avec un sourire plus effrayant
+qu'une menace; tu es en mon pouvoir, cela me suffit.
+
+- Alors tu me fais grâce de la vie?
+
+- Je ne te fais pas non plus grâce de la vie, répondit le comte; je
+peux disposer de toi à ma fantaisie, n'est-ce pas, mesdames? Tu
+resteras ici et tu attendras ce que je déciderai."
+
+Tarajewitsch éclata de rire.
+
+"Oh! je vois maintenant que tout cela n'était qu'un badinage. Comment
+allais-je croire aussi qu'on a envie de verser mon sang? Mais pourquoi
+me faire une telle peur? Certes, c'était ma punition. Ma foi, je l'ai
+bien méritée; je ne me mêlerai plus jamais d'intrigues... une mauvaise
+plaisanterie... Versez-moi à boire, charmante Hébé; oubliions cette
+vilaine histoire."
+
+Pendant qu'Henryka lui remplissait son verre, le comte et Dragomira
+échangeaient un regard. Tarajewitsch but et se mit à chanceler. Le
+verre tomba à terre, et Tarajewitsch glissa lui-même sur sa chaise,
+ensuite sur le plancher. Le vin de Tokai l'avait complètement
+maîtrisé.
+
+Le comte sonna et ordonna d'emporter le malheureux qui n'avait plus
+conscience de rien. Puis il entra avec les deux jeunes filles dans le
+petit salon turc et alluma tranquillement une cigarette.
+
+"Cher comte, dit Henryka, puisque vous pouvez disposer de Tarajewitsch
+à votre gré, c'est qu'il vous appartient en toute propriété?
+
+- Sans doute.
+
+- Ce qui est votre propriété, vous pouvez le donner?
+
+- Certainement.
+
+- Alors donnez-le-loi, je vous en prie."
+
+- Le comte lui dit en souriant:
+
+"Qu'en feriez-vous?
+
+- Ne me questionnez pas; donnez-le-moi.
+
+- Je regrette de ne pouvoir satisfaire votre désir.
+
+- Pourquoi non? voulez-vous l'épargner?
+
+- Au contraire. Et voilà pourquoi je disposerai de lui, moi-même.
+
+- Oh! vous ne dites pas la vérité. Maintenant, je sais tout. Vous le
+livrerez à Dragomira, vous le lui avez promis."
+
+Soltyk se mit à sourire.
+
+"C'est vrai, dit Dragomira, j'ai votre parole. Tarajewitsch
+m'appartient."
+
+Soltyk s'inclina.
+
+"J'épargnerai sa précieuse existence aussi longtemps que possible,
+continua-t-elle; n'ayez donc pas de scrupules à cet égard.
+
+- Moi?"
+
+Soltyk se remit à sourire.
+
+"Mettez-le sur le gril si bon vous semble, je ne m'y oppose pas du
+tout; mais j'aime mieux que vous le laissiez vivre.
+
+- Et pourquoi?
+
+- Moi, pour mon compte, j'aimerais mieux être mort que vivant entre
+vos mains," répondit le comte.
+
+Dragomira haussa les épaules.
+
+"Je ne suis pas le personnage de fantaisie à qui vous donnez mon nom,
+dit-elle; si vous voulez faire votre idéal de Sémiramis, elle est là
+devant vous: c'est Henryka.
+
+- Cette tourterelle?"
+
+Henryka était devenue rouge; mais elle se remit et regarda Soltyk en
+plein visage.
+
+"Vous ne me connaissez pas, murmura-t-elle; prenez garde que je ne
+vous surprenne un beau jour plus que vous ne le voudriez.
+
+- Savez-vous que vous commencez à devenir dangereux pour moi, mon
+doux, mon joli démon?"
+
+Henryka lança un rapide regard à Dragomira.
+
+"Abandonne-le-moi, dit-elle avec un gracieux mouvement de tête, tu
+seras contente de moi."
+
+
+XVI
+
+LA DEESSE DE LA VENGEANCE
+
+Aucune des bêtes sauvages qui courent dans les bois, nuit et jour,
+après leur proie, n'est aussi cruelle que toi. PETRARQUE.
+
+
+"Abandonne-le-moi, répéta Henryka, lorsque le lendemain matin elle se
+mit à genoux devant le lit de Dragomira, je le livrerai à l'Apôtre
+aussi bien que toi.
+
+- Qu'y a-t-il donc? demanda Dragomira, est-ce que tu l'aimes?
+
+- Non, je voudrais seulement le punir de me croire par trop naïve.
+
+- Toujours des motifs égoïstes! Henryka, répondit Dragomira; tu es
+encore bien loin de comprendre notre sublime doctrine. Dans ce que
+nous faisons par foi en notre sainte croyance et par pitié, toi, tu
+vois une agréable émotion. Je comprends maintenant pourquoi ce sont
+justement les femmes qui aiment à assister aux exécutions. Maîtrise
+ce mauvais désir, cet amour du sang. Il te perdra.
+
+- Je t'obéirai, car tu as raison; alors, abandonne-moi Soltyk.
+
+- Ce n'est pas une tâche pour toi; tu n'es pas assez calme.
+
+- Et toi? Es-tu donc absolument sûre de lui?
+
+- Oui.
+
+- Tu le convertiras, et il s'offrira volontairement au sacrifice?
+
+- Je l'espère.
+
+- Ne vaudrait-il pas mieux en faire un de nos associés? Il est beau,
+riche, courageux, plein d'intelligence. Il semble créé pour faire
+passer les autres sous le joug de fer de sa volonté.
+
+- Oui, sans doute; mais c'est un démon à figure humaine, dit
+Dragomira, et notre association n'a pas pour but de le mettre à même
+de satisfaire ses instincts qui sont les instincts d'un tigre. C'est
+avec la joie infernale d'un inquisiteur ou d'un pacha qu'il
+torturerait, qu'il ferait souffrir, qu'il tuerait; et, pour le
+service de la religion, il amoncellerait péchés sur péchés.
+
+- Il y a des moments où je ne te comprends pas. Peut-il y avoir péché
+à faire avec joie ce qui plaît à Dieu?
+
+- C'est avec enthousiasme et ferveur que nous devons servir Dieu, et
+non pas avec un plaisir cruel, et des convoitises dans le coeur.
+
+- Es-tu donc humaine?
+
+- Oui, je le suis. Dieu voit dans mon coeur. J'accomplis ses
+commandements comme un pénible devoir. S'il y avait un autre moyen
+d'arracher à la damnation éternelle les malheureux que j'immole,
+jamais je ne toucherais une discipline, jamais je ne ferais couler
+une goutte de sang.
+
+- Et Tarajewitsch? Ne triomphes-tu pas de l'avoir entre tes mains?
+
+- Oui; seulement ce n'est pas parce qu'il est mon ennemi, mais parce
+qu'il a osé se mettre en travers de nos projets sur Soltyk. Si je le
+haïssais, je serais indigne de le châtier et je supplierais l'Apôtre
+de me dégager de ce devoir."
+
+Henryka garda le silence. Elle s'efforçait vainement de comprendre
+Dragomira qui restait une énigme pour elle, comme pour tous les
+autres, comme pour elle-même peut-être.
+
+Les invités s'éveillèrent lentement et se réunirent peu à peu pour le
+déjeuner. Tarajewitsch se demandait et se redemandait s'il avait
+rêvé. Quand Henryka entra, il la prit à part:
+
+"Pardonnez-moi, mademoiselle, mais je vous prierai de me dire
+seulement une chose: Ai-je réellement hier perdu tout au jeu, mon
+argent, mes chevaux, mon domaine?"
+
+Henryka fit signe que oui.
+
+"Et finalement ma vie aussi?
+
+- Cela, vous l'avez rêvé!
+
+- Alors, bien; c'est que je me le figurais aussi."
+
+Après le déjeuner, M. et Mme Monkony repartirent pour la
+ville. Sessawine se joignit à eux. Les autres leur firent la conduite
+jusqu'à la statue de pierre de la Mère de Dieu, à l'endroit où les
+routes se séparent, et prirent ensuite la direction de
+Myschkow. Henryka et Tarajewitsch étaient en tête. Dans le second
+traîneau, conduit par Soltyk, se trouvaient Mme Maloutine et
+Dragomira. A Myschkow, les traîneaux s'arrêtèrent devant le manoir. La
+vieille ouvrit la porte comme d'habitude; la maison avait comme
+toujours son air mort. Soltyk confia les rênes à la main solide de Mme
+Maloutine, aida Dragomira à descendre du traîneau et lui offrit le
+bras pour la conduire dans la maison. Tarajewitsch suivait avec
+Henryka. Ils entrèrent dans le petit salon où Mme Samaky recevait
+ordinairement ses hôtes. Dragomira s'assit sur une chaise, Soltyk
+s'appuya le dos à la porte, et Henryka garda la porte, un pistolet à
+la main.
+
+"Tu te souviens bien de notre jeu d'hier? dit le comte en attachant
+sur Tarajewitsch le regard ironique de ses yeux sombres.
+
+- Oui, je sais, j'ai tout perdu.
+
+- Et ta vie aussi.
+
+- Ma vie? Mais cela, je l'ai rêvé, vous me le disiez vous-même,
+mademoiselle Henryka.
+
+- Pour vous tranquilliser, répondit-elle; nous sommes témoins,
+Dragomira et moi, que vous avez perdu votre vie en jouant avec le
+comte, et il peut désormais disposer de vous à son gré.
+
+- En effet, je me souviens... Un badinage...
+
+- Pas du tout, s'écria Soltyk, tu m'as outragé et tu es entre mes
+mains.
+
+- Alors, tue-moi, je suis prêt.
+
+- Je ne te tuerai point, répondit Soltyk, et comme d'ailleurs je ne
+saurais que faire d'une vie inutile comme la tienne, j'en fais
+cadeau à Mlle Maloutine.
+
+- Voilà une nouvelle plaisanterie! Je ne suis pourtant pas un esclave
+qu'on achète et qu'on vend selon son bon plaisir, répondit
+Tarajewitsch avec hauteur.
+
+- Tu es libre, répondit Soltyk en souriant, seulement ta vie
+appartient à Dragomira, elle en disposera. Attends ses ordres."
+
+Il salua les dames et sortit de la maison. Tarajewitsch resta seul
+avec les deux jeunes filles.
+
+"Alors, que décidez-vous? dit-il en baissant déjà passablement le ton.
+
+- Je vous laisse le choix, répondit Dragomira; voulez-vous désormais
+m'obéir aveuglément, sans réserve et sans protestation, ou
+préférez-vous mourir?"
+
+Elle tira un poignard et s'approcha de Tarajewitsch.
+
+"J'obéirai, dit-il d'une voix mal assurée, considérez-moi absolument
+comme votre esclave.
+
+- Alors, vous resterez ici, dit Dragomira, en cachant son poignard, je
+pars pour Kiew. Jusqu'à mon retour, c'est Henryka qui vous
+gardera. Vous lui obériez exactement comme à moi."
+
+Tarajewitsch s'inclina.
+
+"Vous êtes maintenant mon prisonnier, s'écria Henryka, gardez-vous
+bien de faire quoi que ce soit qui ressemble à de la désobéissance ou
+de la trahison. Je suis femme à vous brûler la cervelle sur-le-champ;"
+
+Elle leva son pistolet et le braqua sur lui avec un geste de menace.
+
+"Encore un mot, dit le malheureux d'un ton suppliant quand il vit
+Dragomira s'avancer vers la porte, que vous proposez-vous de faire de
+moi?
+
+- Vous l'apprendrez à mon retour.
+
+- Vous voulez me tuer, murmura Tarajewitsch, parce que je suis votre
+adversaire? Vengez-vous, mais laissez-moi la vie."
+
+Dragomira le regarda avec mépris et haussa les épaules.
+
+"Grâce! dit-il en l'implorant et en se jetant à ses pieds. Ayez pitié
+de moi!
+
+- Vous êtes un allié des jésuites, lui répondit Dragomira d'un ton
+fier, je devrais être sans pitié pour vous; mais il n'est pas
+impossible que je tire de vous quelque service. Aussi je consens à
+vous épargner provisoirement, mais ce n'est que provisoirement et
+par calcul, vous me comprenez bien, n'est-ce pas?
+
+- Je vus remercie.
+
+- Ne me remerciez pas, je ne vous ai rien promis."
+
+Elle sortit d'un pas de souveraine, impassible, avec une froide
+majesté, le laissant en proie à un morne désespoir. Quelques instants
+après, le fouet du comte retentissait dehors et les deux traîneaux
+s'éloignaient.
+
+"Vous êtes confié à ma garde, dit Henryka à Tarajewitsch, et je
+réponds de vous. Soyez bien convaincu que vous n'avez ici aucun
+secours à attendre et qu'on vous tuera si vous essayez de fuir."
+
+Tarajewitsch alla presque machinalement à la fenêtre et vit dans la
+cour deux hommes armés de fusils.
+
+"Alors, voulez-vous m'obéir? dit Henryka, le pistolet toujours à la
+main.
+
+- Oui.
+
+- Venez donc."
+
+Tarajewitsch ôta sa pelisse. Henryka le fit passer par plusieurs
+chambres et le conduisit dans la salle où se trouvait la trappe. Elle
+lui ordonna de l'ouvrir et lui fit descendre les marches de l'escalier
+qui aboutissait au caveau où elle avait elle-même tremblé, pleuré et
+prié. Elle frappa à la paroi. Celle-ci s'ouvrit et on aperçut un
+deuxième caveau plus étroit et plus sombre que le premier. Il s'y
+trouvait deux grandes jeunes filles à la taille élancée, en costume de
+paysannes, avec des bottes de maroquin rouge et de longues pelisses en
+peau de mouton ornées de broderies de couleur. Elles attendaient la
+nouvelle victime et l'examinèrent avec des yeux calmes et
+indifférents.
+
+"Attachez-le, ordonna Henryka.
+
+- Est-ce que vous voulez me tuer? s'écria Tarajewitsch.
+
+- N'essayez pas de vous défendre," lui dit Henryka d'un ton impérieux
+en lui appuyant le pistolet sur la poitrine.
+
+En même temps une des jeunes filles, avec l'agilité d'un chat, l'avait
+pris par le cou, tandis que la seconde, qui était derrière lui, lui
+jetait une corde autour des jambes et serrait le noeud coulant.
+
+Il tomba comme un bloc de bois, le visage sur le sol, et une des
+jeunes filles posa un genou sur lui. Il se débattait un instant, mais
+fut promptement attaché par les mains et par les pieds à la chaîne qui
+était fixée à la muraille.
+
+"Ne vous ai-je pas interdit de vous défendre?" dit Henryka en posant
+sur lui son petit pied.
+
+Tarajewitsch garda le silence.
+
+"Châtiez-le, continua-t-elle, en se tournant vers les jeunes filles,
+et apprenez-lui en même temps à prier. Il a grièvement péché toute sa
+vie."
+
+Les deux jeunes filles lui arrachèrent son vêtement et prirent ensuite
+des disciplines qu'elles portaient à la ceinture, sous leurs pelisses,
+avec des chapelets.
+
+Soltyk conduisit Dragomira à Kiew et revint avec Mme Maloutine à
+Chomtschin, où l'attendait le P. Glinski. Dragomira se rendit
+immédiatement auprès de Karow, avec qui elle eut un court entretien,
+puis elle écrivit à Zésim.
+
+"Deux mots seulement, lui dit-elle lorsqu'il entra, nous avons fait
+aujourd'hui un grand pas vers notre bonheur. Encore quelques jours, et
+j'espère pouvoir te dire que je suis prête à te suivre à l'autel."
+
+Zésim eut bien vite oublié ses doutes et sa colère. Il tomba encore
+vaincu aux pieds de Dragomira et lui jura de nouveau amour et
+fidélité. Quand il fit noir, elle le renvoya, et il s'en alla cette
+fois sans lui adresser de reproches, le soleil et le printemps dans le
+coeur, une chanson sur les lèvres.
+
+Quelques instants après, Dragomira partait en traîneau. Doliva
+l'attendait avec un cheval dans le voisinage de la maison où elle
+avait fait apparaître à Soltyk les ombres de ses chers morts. Elle
+sauta en selle et s'élança au galop à travers la nuit, le froid et la
+neige. Elle ne vit pas qu'elle était suivie de loin par une sombre
+figure, un cavalier qui avait quitté Kiew en même temps qu'elle.
+
+A Myschkow, Henryka et Karow l'attendaient.
+
+"S'est-il soumis? demanda Dragomira.
+
+- Oui, répondit Henryka, mais seulement après que je l'ai fait
+fouetter.
+
+- Tu y as encore trouvé un plaisir diabolique, Henryka.
+
+- Non, je n'ai songé qu'à sa pauvre âme.
+
+- Je te connais trop."
+
+Dragomira fit un signe à Karow et descendit avec lui et Henryka dans
+les souterrains du manoir, devenus le sanctuaire d'une épouvantable
+idole et le temple où d'extravagants fanatiques adoraient leur
+dieu. Quand ils entrèrent dans l'étroite salle voûtée où Tarajewitsch
+était étendu sur de la paille, les deux servantes du temple, vêtues en
+paysannes, entrèrent aussi. L'une fixa une torche allumée au crochet
+de fer planté dans la muraille. L'autre détacha les chaînes et délia
+le prisonnier. Tarajewitsch, à la fois surpris et épouvanté,
+contemplait Dragomira qui s'approcha, les bras croisés sur la
+poitrine, et qui attacha sur lui le regard sévère et menaçant de ses
+beaux yeux.
+
+"Vous vouliez, dit-elle, faire sortir Soltyk de la voie du salut que
+je lui ai montrée, pour l'entraîner de nouveau dans les ténèbres du
+vice. Le ciel vous a puni. Vos vouliez me perdre, à présent vous êtes
+entre mes mains.
+
+- Châtiez-moi, répondit Tarajewitsch, mais épargnez ma vie; vos me
+l'avez promis...
+
+- Je n'ai rien promis, dit Dragomira en lui coupant la parole,
+n'attendez de moi aucune pitié, dès qu'il s'agit du service de Dieu.
+
+- Ce que vous voulez, c'est vous venger, reprit-il.
+
+- Je ne suis pas une femme ordinaire qui cherche l'amour et remue ciel
+et terre dans son désir de vengeance, quand on s'oppose à ses voeux;
+je suis une prêtresse et je sers le Tout-Puissant. Pourquoi vous
+êtes-vous jeté dans ma toile et avez-vous brisé mes fils? Maintenant
+vous êtes dans mon filet, et je vous immolerai, non pour me venger,
+mais uniquement pour vous arracher aux supplices éternels en vous
+punissant sur terre. Vos mourrez aujourd'hui même.
+
+- Grâce! grâce! criait d'une voix suppliante et les mains tendues vers
+Dragomira Tarajewitsch à genoux.
+
+- Relevez-vous, lui répondit-elle, suivez-nous. Faites au prêtre qui
+vous attend un aveu repentant de vos péchés et expiez-les par une
+immolation volontaire.
+
+- Suis-je en proie au délire? s'écria Tarajewitsch.
+
+- Si vous voulez vus réconcilier avec Dieu, prenez la route que je
+vous montre, continua Dragomira. Si vous restez dans
+l'endurcissement et l'impénitence, alors j'essayerai de sauver votre
+âme en vous traînant de force à l'autel, et là je vous sacrifierai
+comme autrefois Abraham voulait sacrifier Isaac.
+
+- Non, je ne veux pas mourir! murmurait Tarajewitsch tremblant de tous
+ses membres. Je veux faire pénitence! Mais je ne sacrifie pas ma
+vie; Dieu ne peut pas me la demander; c'est de la folie!
+
+- Vous êtes encore libre, dit Dragomira, choisissez, la route vers la
+lumière éternelle est ouverte devant vous.
+
+- Non, non, je ne veux pas mourir! criait Tarajewitsch.
+
+- Alors, en avant! ordonna Dragomira, nous n'avons plus de temps à
+perdre."
+
+Karow, rapide comme l'éclair, s'élança sur le prisonnier. Il le jeta
+par terre avec sa force de géant et lui mit le genou sur la nuque. Les
+deux jeunes filles vêtues en paysannes purent facilement attacher la
+victime tremblante. Elles lièrent les mains et les pieds de
+Tarajewitsch et le traînèrent dans la vaste salle voûtée, éclairée par
+des torches, où le prêtre l'attendait. Les autres suivaient.
+
+Lorsque le malheureux se trouva étendu aux pieds de l'apôtre et que
+celui-ci commença à l'exhorter, il espéra encore se sauver par
+l'humilité et la soumission. Il fit une confession complète et demanda
+lui-même une pénitence sévère et une rigoureuse punition.
+
+"Tu seras satisfait, dit l'apôtre; prends-le, Dragomira.
+
+- Non, non pas elle! Elle me tuera! dit Tarajewitsch en gémissant.
+
+- Personne ne portera la main sur toi, répondit l'apôtre, c'est Dieu
+lui-même qui décidera si tu es suffisamment préparé pour aller dans
+l'autre monde, ou si tu as besoin d'une plus longue pénitence sur
+terre."
+
+Dragomira fit un signe aux deux jeunes paysannes, qui saisirent
+aussitôt Tarajewitsch et le traînèrent par un corridor faiblement
+éclairé dans une autre vaste salle voûtée, dont une des parois était
+une massive grille en fer.
+
+Pendant que les jeunes filles débarrassaient promptement Tarajewitsch
+de ses liens, Karow ouvrit une porte pratiquée dans la grille, et
+quatre bras vigoureux poussèrent la victime dans un réduit
+complètement obscur.
+
+La porte se referma. Deux torches allumées furent fixées à la
+grille. La lueur rougeâtre de ces torches permit de voir les
+magnifiques tigres et panthères qui étaient couchés tout autour de la
+vaste cage.
+
+Tarajewitsch était debout au milieu des bêtes féroces, comme un martyr
+chrétien dans l'arène au temps des empereurs romains. Les animaux se
+tinrent d'abord tranquilles, mais lorsque Tarajewitsch commença à
+invoquer Dieu à haute voix et à demander grâce, ils se relevèrent
+lentement, allongèrent leurs membres élastiques et dirigèrent sur lui
+le regard sinistre de leurs yeux ardents.
+
+"Je veux entrer," dit Dragomira à Karow.
+
+C'est en vain qu'il essaya de la retenir. Elle fit ouvrir la porte de
+la cage, et s'avança au milieu des animaux, un revolver dans une main,
+une cravache en fils de métal dans l'autre.
+
+"Veillez-vous, dormeurs, en avant! Faites votre devoir!"
+s'écria-t-elle d'une voix retentissante et impérieuse.
+
+En même temps elle frappait les bêtes de toutes ses forces. Celles-ci,
+d'abord effrayées, reculèrent; puis elles se mirent à grincer des
+dents, à agiter leurs queues et enfin poussèrent un bref et rauque
+rugissement. Dragomira frappa de nouveau le grand tigre avec sa
+cravache. Au lieu de se précipiter sur elle, il se sauva comme un
+esclave poltron devant son regard dominateur jusqu'à la grille et se
+jeta sur Tarajewitsch au premier mouvement de terreur que fit le
+malheureux. On entendit un cri épouvantable, et les autres bêtes
+suivirent l'exemple du tigre. On ne vit plus alors qu'un monceau de
+corps qui roulaient sur le sol, dans une mare de sang fumant;
+d'atroces cris de douleur sortis d'une poitrine humaine dominaient le
+grondement furieux des tigres et des panthères. Cependant Dragomira,
+dans sa pelisse de velours noir qui lui tombait jusqu'aux pieds, le
+pistolet à la main, se tenait là, debout, semblable à la déesse de la
+vengeance.
+
+"Venez, cria Karow, avant qu'il ne soit trop tard. Venez!"
+
+Dragomira s'approcha lentement de la grille. Une panthère se trouvait
+sur son chemin, elle la repoussa du pied. Puis, le visage toujours
+tourné vers les bêtes qu'elle maîtrisait de son regard, elle sortit
+tranquillement de la cage où sa victime venait d'expirer.
+
+
+XVII
+
+COEURS DE MARBRE
+
+Maintenant tu es dans mes serres. MICKIEWICZ.
+
+
+Quand Dragomira revint à Chomtschin avec Henryka dans l'après-midi du
+lendemain, le comte Soltyk était à la chasse. Mme Maloutine jouait aux
+échecs avec le P. Glinski. Dragomira embrassa sa mère et salua le
+jésuite avec une froide politesse. D'un coup d'oeil elle avait saisi
+tous les avantages de la situation; un second coup d'oeil lui suffit
+pour s'entendre avec sa mère. Elle dit encore deux ou trois mots à
+Henryka; et un plan fut combiné, et les trois femmes se mirent à
+tisser un filet pour prendre le Père, qui ne se doutait de rien.
+
+"Vous avez l'air gelé! dit Mme Maloutine; je vais voir à vous procurer
+du thé bien chaud, mes pauvres colombes.
+
+- Permettez-moi de..., dit galamment le jésuite.
+
+- Non, non, reprit Mme Maloutine en l'interrompant, c'est mon affaire;
+il y a ici d'autres devoirs de chevalier à remplir, cher père, je
+vous les abandonne."
+
+Elle sortit de la chambre, et Glinski s'empressa de débarrasser les
+deux jeunes filles de leurs manteaux et de leurs bachelicks.
+
+Dragomira remercia d'un léger signe de tête.
+
+"Viens, dit-elle à Henryka, nous allons changer de vêtements. Je ne me
+sens pas à mon aise.
+
+- Patiente un moment, dit Henryka, je vais t'apporter tout ce dont tu
+as besoin."
+
+Sans attendre de réponse, elle sortit d'un pas léger et
+rapide. Dragomira s'assit près de la cheminée et se chauffa.
+
+"Il fait froid dehors, dit-elle, on est positivement gelé."
+
+Le P. Glinski alla prendre une peau de tigre et lui enveloppa les
+pieds.
+
+"Je vous remercie, dit Dragomira en souriant, des ennemis si galants,
+on peut les accepter?
+
+- Je ne suis pas votre ennemi, répondit Glinski, j'ai seulement en vue
+le bonheur de Soltyk, que j'aime comme mon fils.
+
+- Croyez-vous que je veuille sa perte? s'écria Dragomira en le
+regardant bien en face, je veux son bonheur tout comme vous, et la
+question est de savoir lequel atteindra plus tôt ce but, vous ou
+moi.
+
+- Vous avez de l'avance.
+
+- Soit, mais est-ce bien sage de s'attaquer quand on aspire au même
+but? Il serait plus simple, ce me semble, de faire alliance. Vous
+devez pourtant finir par voir bien clairement que ce n'est pas avec
+Anitta que vous pourrez tenir votre comte en bride.
+
+- Hélas!
+
+- Cherchez donc avec moi ce qu'il y aurait à faire?
+
+- On peut causer là-dessus."
+
+Henryka revint, elle avait sur le bras la jaquette de fourrure de
+Dragomira et tenait ses pantoufles à la main.
+
+"Puis-je t'aider? demanda-t-elle.
+
+- Non. Pourquoi y aurait-il alors de galants jésuites en ce monde?
+répondit Dragomira avec le ton légèrement badin d'une dame du monde
+coquette. Va, va aussi changer de vêtements, ou tu te rendras
+malade."
+
+Henryka baisa la main de Dragomira et se hâta de sortir.
+
+"Eh bien, non, dit Dragomira, je ne peux vraiment pas vous
+employer. Veuillez passer un instant dans la chambre à côté."
+
+Glinski obéit. Quand il revint au bout de deux minutes, Dragomira
+avait ôté son corsage et passé sa jaquette. Elle était de nouveau
+assise près de la cheminée. Les flammes rouges qui s'élevaient en
+languettes semblaient caresser sa nuque, son buste virginal d'amazone
+et ses beaux bras plongés dans la molle fourrure.
+
+Dans la vaste salle, le crépuscule étendait ses ombres grises, au
+milieu desquelles resplendissaient les bras de la jeune fille, ainsi
+que son cou blanc et son épaisse chevelure d'or aux souples
+ondulations.
+
+Le jésuite en était tout surpris; il le fut bien davantage lorsque
+Dragomira tourna vers lui ses grands yeux enchanteurs et, avec un
+sourire ravissant, lui tendit la main. Il ne dit pas un mot, mais se
+pencha sur cette main froide comme le marbre et la baisa.
+
+"Nous serons donc amis?
+
+- Cela dépend de vous, répondit Glinski, vous poursuivez des plans...
+des plans politiques... Soltyk pourrait être entraîné dans d'immenses
+dangers. Si vous voulez renoncer à vos fréquentations secrètes...
+
+- Je n'en ai pas.
+
+- Pardonnez-moi; j'en sais là-dessus plus que qui que ce soit en
+dehors de vos conjurés.
+
+- Alors vous nous avez livrés à la police?
+
+- Non... seulement j'ai... donné quelques avis... par précaution.
+
+- Père Glinski, dit Dragomira tranquillement, en le menaçant du doigt,
+ne vous occupez pas de choses qui ne vous regardent pas, si vous
+tenez à votre tête."
+
+Glinski pâlit.
+
+"Vous ne me livrerez pourtant pas au couteau, murmura-t-il, je sais
+que je puis me confier à vous.
+
+- Vous pouvez être sans crainte, répondit Dragomira, mais renoncez à
+vos intrigues.
+
+- Je vous le promets.
+
+- Et je vous promets de me retirer de toutes machinations politiques.
+
+- Alors, rien ne s'oppose plus à notre alliance.
+
+- Vous renoncez à Anitta?
+
+- Oui.
+
+- Et vous me choisissez comme votre alliée; vous m'entendez bien, père
+Glinski, comme votre alliée et non pas comme votre instrument?
+
+- J'entends bien."
+
+Dragomira sentit un léger frisson.
+
+"Je vous prie, appelez quelqu'un, dit-elle subitement, il faut que je
+quitte ces vilaines bottes humides; je me refroidirai si j'attends
+encore.
+
+- Veuillez me permettre...
+
+- Et pourquoi pas?"
+
+Elle lui tendit un pied, puis l'autre, et le P. Glinski, avec un
+empressement tout à fait galant, lui tira ses larges bottes de
+maroquin; puis, comme un page amoureux, il plia un genou à terre
+devant elle et lui mit ses chaudes petites pantoufles de fourrure. Au
+moment où il venait de terminer son service d'esclave, un sonore éclat
+de rire retentit, et Henryka entra conduisant le comte, qui fit au
+jésuite une ironique révérence.
+
+"Voilà, s'écria-t-il, vous prêchiez dans le désert. Si j'avais pu
+deviner que vous étiez un si bon appréciateur de la beauté et que vous
+saviez lui rendre de si chevaleresques hommages, j'aurais certainement
+écouté vos conseils avec de meilleures dispositions."
+
+Le jésuite, rouge et tremblant, s'était relevé, et d'un air anéanti
+regardait tantôt Dragomira, tantôt le comte.
+
+La jeune fille eut l'habileté de venir à son aide quand il en était
+encore temps.
+
+"Laissez donc le Père en repos, s'écria-t-elle; je l'aime bien mieux
+que vous; nous nous entendons maintenant parfaitement, n'est-ce pas?
+et rien ne pourra troubler notre amitié, ni vos railleries, cher
+comte, ni votre jalousie.
+
+- Oui, pour vous faire enrager, dit Glinski, je veux me mettre à faire
+sérieusement la cour à Dragomira."
+
+Il lui prit la main, et y appuya deux fois ses lèvres avec passion.
+
+Dragomira se leva, prit son bras, et le conduisit à la fenêtre.
+
+"Laissez-nous, dit-elle à Soltyk, nous avons un petit secret entre
+nous.
+
+- Vous ordonnez?... demanda doucement Glinski.
+
+- Ce qui est convenu est convenu.
+
+- Dans un mois, vous serez comtesse Soltyk."
+
+Dragomira serra la main de Glinski.
+
+"Et, maintenant, lui murmura-t-elle à l'oreille, occupez ma mère et
+Henryka: jouez aux échecs avec ma mère; quant à Henryka, dites-lui de
+réciter son chapelet.
+
+- Comptez sur moi."
+
+Glinski baisa encore cette charmante main qu'il pressait maintenant
+dans les siennes, et conduisit Henryka hors de la chambre.
+
+Dragomira resta seule avec le comte.
+
+Sans avoir l'air de le remarquer, elle alla lentement vers la
+cheminée, s'assit sur la chaise, posa ses pieds sur la peau de tigre
+et regarda fixement le feu.
+
+"Dragomira, dit le comte qui s'était avancé doucement derrière elle.
+
+- Vous êtes encore là?
+
+- Quelle question! Quand je suis resté si longtemps sans vous voir,
+quand vous me faites si cruellement languir...
+
+- Des phrases! murmura Dragomira en jetant sa tête de côté.
+
+- Vous êtes de mauvaise humeur.
+
+- Au contraire."
+
+Soltyk s'assit en face d'elle et prit ses mains dans les siennes.
+
+"Tarajewitsch vous a peut-être échappé?
+
+- Oh! on ne m'échappe pas si facilement!
+
+- Qu'avez-vous donc fait de lui?"
+
+Dragomira garda le silence, seulement un sourire erra sur son beau et
+froid visage, un sourire qui donna le frisson à Soltyk.
+
+"Vous l'avez tué?"
+
+Dragomira fit signe que oui.
+
+"Pourquoi ne pouvais-je pas être là?
+
+- Parce que vous faites souffrir par cruauté, tandis que moi je châtie
+et je tue au nom de Dieu, sans pitié, mais sans haine.
+
+- Je suis donc condamné pour toujours à rester à la porte du
+sanctuaire?
+
+- Avec quelle ardeur vous désirez qu'on vous livre une victime!
+
+- Non, je voudrais seulement être là, quand vous remplissez votre
+office de prêtresse et de juge.
+
+- Cela même est un désir inhumain, répondit Dragomira. Vous auriez dû
+naître au temps des invasions des Tartares; vous eussiez été un de
+ces khans qui poussaient devant eux des nations comme des troupeaux,
+faisant des hommes leurs esclaves et enfermant les femmes dans leurs
+harems. Alors on faisait des tambours avec des peaux humaines et
+l'on élevait des pyramides de crânes.
+
+- Je ne peux pas le nier; je vous aime encore plus, depuis que je sais
+que vous avez du sang aux mains.
+
+- C'est de la pure folie!
+
+- Nommez cela comme vous voudrez, c'est pourtant ce qui fait que je
+vous aime, et j'aime en vous la Scythe et la tigresse plus encore
+que le pur et virginal ange de la mort.
+
+- Mais moi, je ne vous aimerai jamais, dit Dragomira, tant que vous
+serez dominé par d'aussi abominables passions. On vous a dépeint à
+moi comme un démon; vous êtes encore pire: vous avez un coeur de
+pierre.
+
+- Comme vous!
+
+- Comme moi?
+
+- Oui, comme vous, Dragomira, continua le comte; ne jouons pas plus
+longtemps l'un pour l'autre cette ridicule comédie. Je vous connais
+maintenant aussi bien que vous me connaissez. Soyez sincère comme je
+le suis. Vous avez comme moi dans le fond de votre être les
+aspirations d'un Néron; comme moi vous êtes possédée par un désir
+titanique de dominer, d'assujettir les hommes, de les fouler sous
+vos pieds, et d'anéantir ceux qui résistent. Tous les deux nous
+avons des coeurs de marbre, et, à vous parler franchement, je suis
+aussi peu capable d'aimer que vous. Je ne vous fais pas une
+déclaration d'amour. Ce que j'éprouve pour vous, c'est plus que de
+l'amour. C'est l'admiration, c'est la voix du sang, c'est l'harmonie
+des âmes qui m'entraîne vers vous. La langue des hommes n'a pas de
+mots pour exprimer ce que je ressens pour vous. J'ai trouvé en vous
+une compagne de ma race; une créature capable comme moi de braver
+Dieu et l'univers et d'étendre la main vers les étoiles sans
+craindre d'être frappée par la foudre du vengeur éternel."
+
+Dragomira, pour la première fois de sa vie bouleversée jusqu'au fond
+de l'âme, restait frémissante et ravie sous le regard de cet homme. Et
+lorsque le comte se jeta à genoux devant elle et la serra dans ses
+bras avec une volonté sauvage, elle ne résista pas, elle ne le
+repoussa pas. Les sensations les plus contraires faisaient palpiter
+son coeur. Mais aucune parole, aucun son ne sortait de sa bouche, et
+lorsque le comte appliqua ses lèvres brûlantes de désirs sur celles de
+Dragomira, elle aussi l'entoura de ses bras et lui rendit baiser pour
+baiser. Elle oubliait et elle-même et l'univers.
+
+"A moi? murmura Soltyk, revenant à lui.
+
+- Oui.
+
+- Pour toujours?
+
+- Pour toujours.
+
+- Vous voulez bien être ma femme?
+
+- Oui.
+
+- Vous me permettez de parler aujourd'hui même à votre mère?
+
+- Je vous en prie.
+
+- Ah! Dragomira, quel bonheur vous m'avez donné!"
+
+Elle le regarda, prit sa belle tête de despote dans ses mains et lui
+donna encore un baiser. Elle était tout à coup métamorphosée.
+
+Soltyk se releva vivement et sortit pour aller parler à Mme Maloutine.
+
+Dragomira resta seule.
+
+"Que s'est-il passé? se demanda-t-elle. Est-ce que je l'aime? Non,
+non. Qu'est-ce alors? Qu'est-ce donc qui lui a donné cette puissance
+sur moi? A-t-il vu dans la nuit de mon âme, là où jamais n'avait
+pénétré un rayon de lumière? M'a-t-il révélé à moi-même ce dont je
+n'avais jamais eu conscience? Etait-ce cela? Je ne sais pas; je sais
+seulement que j'étais calme et sans crainte et qu'il m'a emportée avec
+lui dans un tourbillon, au-dessus d'abîmes qui me donnent le
+vertige. Où suis-je entraînée? Mon Dieu! mon Dieu! ne m'abandonne
+pas!"
+
+
+XVIII
+
+LA PECHEUSE D'AMES
+
+Pour tout homme vient le moment où le conducteur de son étoile lui
+remet à lui-même les rênes de sa destinée. FR. HEBBEL.
+
+
+Mme Maloutine avait donné son consentement au mariage de sa fille avec
+Soltyk. Le comte touchait enfin au but; il allait posséder la belle
+adorée et jouir de la suprême félicité sur cette terre.
+
+Le lendemain matin, Dragomira prit les dispositions nécessaires. Elle
+jouait déjà complètement son rôle de maîtresse et de souveraine, et
+tous lui obéissaient, comme s'il ne pouvait pas en être autrement.
+
+Pendant le déjeuner, alors que le comte pouvait à peine détourner
+d'elle un moment ses regards enflammés et ravis, elle donna l'ordre
+d'atteler un traîneau et pria le jésuite de l'accompagner à
+Kiew. Glinski avait pour mission d'avertir la famille Oginski et de la
+calmer. Dragomira voulait s'entretenir avec Zésim.
+
+"Vous, restez ici, dit-elle à Soltyk. Ma mère et Henryka vous
+tiendront compagnie. Je reviendrai ce soir, au plus tard demain
+matin."
+
+Le comte soupira, affirma qu'une séparation de quelques heures lui
+semblait déjà longue comme une éternité, demanda en suppliant la
+permission d'aller aussi à Kiew, et jura qu'il ne gênerait en rien
+Dragomira. Mais elle resta inébranlable, et il finit par se soumettre,
+quoique avec le coeur serré.
+
+Le traîneau était avancé. Dragomira baisa la main de sa mère et
+descendit l'escalier au bras de Soltyk. Quand elle fut assise à côté
+de Glinski, au milieu des molles et précieuses fourrures qui
+garnissaient l'équipage, elle tendit au comte ses lèvres rouges et
+brûlantes; un baiser fut échangé; puis le fouet retentit, et
+l'attelage partit au galop.
+
+Quand ils furent arrivés à Kiew, Dragomira congédia le jésuite et
+envoya Barichar à Zésim.
+
+L'officier vint immédiatement.
+
+"Qu'avez-vous à me dire? demanda-t-il, je suis surpris que vous vous
+souciiez encore de savoir si je suis ou non de ce monde.
+
+- Toujours des reproches, répondit Dragomira en lui mettant lentement
+un bras autour du cou, que veux-tu, tu es pourtant à moi, je te
+tiens et je ne te lâcherai plus.
+
+- Tu te trompes.
+
+- Ah! si tu ne m'aimes plus?
+
+- C'est moi que tu veux accuser? Moi? Et quand tu viens de passer une
+série de jours avec Soltyk, dans son château?
+
+- Oui, en compagnie de ma mère.
+
+- En tout cas, pour me trahir en sa faveur.
+
+- Tu n'as pas le droit de me parler ainsi, répondit Dragomira avec
+calme; je ne t'ai jamais trompé; je t'ai toujours dit sincèrement
+que je poursuis un plan au sujet du comte; je t'ai encore déclaré il
+y a quelque temps que je suis près du but et que rien ne s'oppose
+plus à notre union. Aie confiance en moi, même maintenant que j'ai
+fait, parce qu'il fallait le faire, le pas le plus audacieux, le
+plus risqué en apparence.
+
+- Qu'as-tu encore à m'avouer?
+
+- Je me suis fiancée hier soir à Soltyk.
+
+- Dragomira!
+
+- Ne m'interromps pas; écoute-moi jusqu'à la fin. J'ai une grande, une
+sainte mission à remplir. Il fallait jouer cette comédie pour
+rassurer complètement le comte. A présent il est en mon pouvoir. Je
+te donne ma parole que jamais le mariage n'aura lieu. Dans quelques
+jours, je pars avec ma mère et Soltyk pour Bojary. C'est là que tout
+se décidera. A mon retour je t'appartiendrai et je te suivrai à
+l'autel.
+
+- Comment croire un pareil conte? s'écria Zésim en se levant
+brusquement. Tu veux me tromper, pour que je ne vienne pas gêner ton
+mariage. Une fois comtesse Soltyk, tu te moqueras du malheureux qui
+t'aimait, qui t'adorait.
+
+- Su tu te défies de moi, dit Dragomira, alors tout est fini entre
+nous."
+
+Elle se leva et alla à la fenêtre:
+
+"Va, je sais maintenant ce que j'ai à attendre de ton amour. Un amour
+sans confiance n'est qu'une ivresse; il n'est pas digne d'un nom si
+noble, si saint.
+
+- Il faudrait que j'eusse perdu le sens pour avoir plus longtemps
+confiance en toi!" s'écria Zésim.
+
+Dragomira n'était pas préparée à cette résistance, mais en une seconde
+elle conçut un nouveau plan. Il lui fallait s'emparer de Zésim à
+l'instant même, si elle ne voulait pas le perdre pour toujours; il
+fallait le garder comme prisonnier pendant quelque temps, jusqu'à ce
+que les accusations dont Soltyk était la cause eussent perdu toute
+raison d'être.
+
+Elle n'avait peur de rien, et tout moyen qui la conduisait à son but
+lui paraissait légitime et bon.
+
+"Et si je te donne des preuves de mon amour? dit-elle en se tournant
+tout à coup vers lui; si je me mets complètement en ton pouvoir?"
+
+Zésim la regarda fixement, il ne comprenait pas encore.
+
+"Je ne peux pas te recevoir ici, continua-t-elle, nous y sommes
+entourés d'espions. Mais j'ai une amie intime qui habite, à elle
+seule, une maison dans le faubourg. C'est là que je t'attendrai ce
+soir. Veux-tu?"
+
+Zésim se jeta à ses pieds et couvrit ses mains de baisers.
+
+"Veux-tu venir?
+
+- Oui.
+
+- Alors, à dix heures, ce soir, trouve-toi dans le rue."
+
+Elle lui nomma la rue et lui décrivit la maison.
+
+"Une personne de confiance sera là et te conduira auprès de moi.
+
+- Pardonne-moi," dit Zésim d'une voix suppliante en se relevant pour
+serrer Dragomira sur sa poitrine. Elle souriait, au milieu de ses
+baisers, avec la charmante pudeur d'une fiancée.
+
+Quand Zésim fut parti, elle envoya Barichar chez la juive. Bassi vint
+en prenant toutes les précautions nécessaires, et Dragomira s'enferma
+avec elle dans sa chambre.
+
+"Cette nuit, dit Dragomira, il faut s'emparer de Jadewski, le jeune
+officier que tu connais, et le mettre pour quelque temps hors d'état
+de nous nuire.
+
+- S'il n'y a pas de sang à verser, vous pouvez vous en remettre à moi,
+répondit la juive.
+
+- Je t'attendrai. Tu seras dans la rue et tu me l'amèneras. Il faut
+que tes gens soient à leur poste une heure avant et se cachent dans
+la maison même. Il ôtera son épée. Pendant qu'il m'embrassera, je
+lui jetterai le lacet autour du cou. On le portera dans le caveau
+souterrain, et on l'y retiendra prisonnier, jusqu'à ce que vienne
+moi-même le délivrer. Mais dis bien à tous qu'on ne doit ni le
+blesser ni le maltraiter.
+
+- Je comprends."
+
+Dragomira lui donna encore quelques instructions, et la juive partit.
+
+Le P. Glinski ne vint pas aussi vite à bout de sa mission. Il combina
+une douzaine de plans qu'il rejeta; il composa différents discours
+qu'il se proposait de débiter, et en dernier lieu les trouva communs
+et insignifiants. Enfin, il trouva ce qu'il fallait. Il se décida à
+parler d'abord à Anitta, convaincu qu'elle accueillerait son message
+sans se fâcher, et même avec une certaine joie. Il ne se trompait pas.
+
+Il vint dans l'après-midi chez Oginski. Après bien des circonlocutions
+et précautions oratoires, il arriva enfin à la grande nouvelle. A
+l'instant, Anitta lui sauta au cou et l'embrassa; puis elle courut
+auprès de ses parents et leur cria d'une voix triomphante:
+
+"Le comte Soltyk vous rend votre parole! Il a bien vu que jamais il
+n'obtiendrait ni mon coeur ni mon consentement. Il renonce à ma main et
+il épouse Dragomira!"
+
+Oginski fit un visage fort étonné, pendant que Mme Oginska se
+disposait à adresser des reproches au jésuite, qui s'était glissé
+doucement dans la chambre. Mais Anitta coupa énergiquement court à
+tout.
+
+"Je ne l'aurais jamais accepté, s'écria-t-elle; j'aime Zésim Jadewski,
+et je serai sa femme ou j'irai dans un couvent. Dites au comte, mon
+révérend père, que je lui suis très reconnaissante et que j'espère que
+nous resterons bons amis."
+
+L'affaire était donc réglée, et Glinski pouvait, le coeur léger, se
+hâter d'aller retrouver Dragomira. Anitta s'efforça d'obtenir alors le
+consentement de ses parents à son mariage avec Zésim. Son père
+semblait disposé à consentir, mais sa mère persistait à opposer à ses
+voeux tout l'orgueil des magnats polonais. Cependant Anitta ne se
+découragea pas. Maintenant, elle était libre, et les plus douces
+espérances remplissaient son coeur. Elle pensa que la première chose à
+faire, c'était de s'entendre avec Zésim. Elle lui écrivit et fit
+porter sa lettre chez lui par le vieux cosaque Tarass. Quand Tarass
+revint, il était nuit. M. Oginski était au Casino, Mme Oginska au
+théâtre. Anitta se trouvait donc seule.
+
+Tarass rapporta, avec un visage sérieux et soucieux, qu'il n'avait pas
+rencontré Zésim et que le domestique du jeune officier avait fini par
+lui avouer que son maître était ce soir-là attendu par une dame.
+
+"Par Dragomira! s'écria Anitta.
+
+- Il n'y a plus qu'à la suivre à la piste, dit le vieux cosaque; elle
+est en ce moment au cabaret Rouge, et j'ai appris de plus que la
+juive est venue chez elle aujourd'hui. J'ai peur pour M. Jadewski,
+car par ailleurs, on raconte que Mlle Maloutine s'est fiancée au
+comte Soltyk.
+
+- Oui, il faut la suivre, dit Anitta, je vais avec toi."
+
+Quelques minutes après, vêtue en paysanne et accompagnée de Tarass qui
+s'était transformé en paysan petit-russien, Anitta quittait le palais
+de ses parents. Elle était pâle, mais décidée et courageuse.
+
+"Elle a pris la précaution d'éviter les rues, dit Tarass; elle est
+venue dans un canot et ne peut manquer de s'en retourner par le même
+chemin. Ce qu'il y a de mieux à faire, c'est de louer aussi une
+embarcation."
+
+Ils descendirent donc vers le fleuve qui était débarrassé de ses
+glaces. L'hiver touchait à sa fin. Le printemps s'annonçait, non pas
+par des violettes et des perce-neige, ni par le ramage des oiseaux,
+mais par des tempêtes furieuses, de la neige et des pluies froides. Ce
+soir-là, cependant, le ciel était clair et sans nuages, la lune
+éblouissante. Le fleuve roulait ses flots écumeux sur lesquels le vent
+soufflait en hurlant.
+
+"Faut-il nous y risquer? Demanda Tarass.
+
+- Pour lui, je brave tout," répondit Anitta.
+
+Ils trouvèrent un canot, s'embarquèrent et longèrent lentement la
+rive. Quad ils furent arrivés près du cabaret Rouge, ils remarquèrent
+une barque retenue par une chaîne, qui se balançait sur l'eau avec un
+bruit plaintif. Les fenêtres du cabaret étaient éclairées.
+
+"Elle est encore là, dit Tarass, nous allons nous poster dans
+l'obscurité, et l'attendre."
+
+Il rama jusqu'au mur le plus proche et s'arrêta là. Tous les deux
+restèrent immobiles et silencieux. Pendant longtemps on n'entendit que
+le murmure des flots et le mugissement de la tempête autour des
+vieilles tours de l'ancienne ville des czars.
+
+Enfin deux formes humaines sortirent du cabaret et s'approchèrent du
+bateau retenu par une chaîne. L'un était un homme à tournure de
+pêcheur. Il détacha le bateau et prit les rames. L'autre personne
+s'embarqua aussi. C'était une femme d'une taille haute et élancée
+portant la pelisse en peau d'agneau à broderies de couleurs des
+paysannes de la Petite-Russie. Elle tourna son visage du côté de la
+lune, et, malgré le mouchoir de tête blanc qui enveloppait sa
+chevelure blonde, Anitta reconnut Dragomira. Le bateau s'éloigna de la
+rive et descendit le fleuve. Tarass le suivit à une certaine
+distance. Au bout de peu de temps, Dragomira aborda au
+faubourg. Tarass se hâta pareillement de gagner la rive, attacha le
+canot au poteau le plus proche et aida sa jeune maîtresse à débarquer.
+
+Dragomira descendit la rue à grands pas. L'endroit était complètement
+solitaire. Il n'y avait pas une seule lanterne allumée; aucun être
+humain ne se montrait; les maisons avaient l'air d'être
+abandonnées. Quand elle fut devant la maison d'aspect sinistre où elle
+avait évoqué avec Soltyk les âmes de ses chers morts, Dragomira
+s'arrêta et frappa trois fois dans ses mains. La porte s'ouvrit, mais
+au même moment Anitta saisit Dragomira par le bras.
+
+"Que voulez-vous? demanda cette dernière avec clame et fierté.
+
+- Enfin je te tiens, s'écria Anitta; ton masque est tombé; tu as pris
+dans tes filets Soltyk et Zésim. Faut-il te dire dans quelle
+intention?
+
+- Vous êtes folle, ce me semble, répliqua Dragomira.
+
+- Tu aimes Zésim, dis-tu? continua Anitta, non, tu ne l'aimes pas; tu
+as seulement soif de son sang, tigresse; tes complices t'attendent
+pour le livrer au couteau.
+
+- Lâchez-moi!"
+
+Dragomira essaya de se dégager, mais Anitta la retint solidement.
+
+"Oseras-tu nier? s'écria-t-elle. C'est toi qui as tué Pikturno! C'est
+toi qui as jeté Tarajewitsch aux bêtes féroces, à Myschkow? C'est toi
+qui égorgeras encore Soltyk et Zésim, si je ne t'en empêche pas! Ton
+coeur ne désire que le meurtre et le sang, prêtresse de l'enfer,
+pêcheuse d'âmes!"
+
+Dragomira frémit des pieds à la tête et poussa un cri sauvage
+inarticulé, le cri d'une lionne blessée. Puis, rapide comme l'éclair,
+elle tira son yatagan et rassembla toutes ses forces pour frapper
+Anitta à la poitrine.
+
+Mais au même moment Tarass se précipita entre elle et Anitta et la
+désarma.
+
+Dragomira, se voyant perdue, se sauva de l'autre côté du mur
+protecteur. La porte se ferma derrière elle. Pour le moment, elle
+était en sûreté.
+
+La situation était des plus dangereuses, mais Dragomira ne perdit pas
+la tête un seul instant. Elle rassembla en toute hâte tous les gens
+de la maison et leur donna les ordres nécessaires.
+
+Elle fit passer Juri par dessus les murs du jardin voisin et l'envoya
+à Bassi pour l'avertir. Dschika s'esquiva par la porte de derrière et
+partit à la rencontre de Zésim pour le conduire à l'Image de la Mère
+de Dieu, sur la route de Chomtschin, pendant que Tabisch sellait le
+cheval préparé pour Dragomira.
+
+Juri arriva sans encombre auprès de la juive, qui faisait le guet à
+l'angle de la rue, et tous les deux gagnèrent le cabaret en faisant un
+détour. En revanche, le traîneau de Zésim arriva avant que Dschika eût
+pu le rencontrer, et fut arrêté par Tarass.
+
+"Qu'est-ce qu'il y a? demanda le jeune officier avec impatience.
+
+- On a découvert un complot dirigé contre votre vie, répondit le vieux
+cosaque; dans cette maison qui est là, la prêtresse et le couteau du
+sacrifice vous attendent.
+
+- De qui parles-tu?
+
+- De Dragomira."
+
+Une femme à la taille svelte s'approcha.
+
+"C'est moi, dit une douce et aimable voix, je l'ai démasquée; et j'ai
+failli expier par ma mort mon amour pour vous.
+
+- C'est avec ce poignard qu'elle a voulu tuer ma chère demoiselle, dit
+Tarass, en présentant le yatagan à Zésim.
+
+- Tarass a paré le coup.
+
+- Dragomira! est-ce possible? murmurait Zésim. Elle? Une prêtresse de
+cette secte abominable?
+
+- Oui, Dragomira, répondit Anitta, ce démon à figure d'ange. Elle ne
+vous a attiré à elle que pour vous immoler sur l'autel de son
+dieu. Vous vous croyiez aimé et vous étiez dans les mains sanglantes
+d'une pêcheuse d'âmes.
+
+- Mon Dieu! mon Dieu! s'écria Zésim, et il cacha sa tête dans ses
+mains.
+
+- Il nous faut partir d'ici, dit Tarass, ses gens sont dans le
+voisinage. Qui sait ce qui peut arriver?"
+
+Anitta monta rapidement dans le traîneau, près de Zésim, et Tarass
+monta sur le siège à côté du cocher.
+
+"Où dois-je aller? demanda ce dernier.
+
+- Chez mes parents, dit Anitta.
+
+- Non, à la police, s'écria Tarass, et le plus vite possible; sans
+quoi cette bande de meurtriers nous échappe."
+
+
+XIX
+
+LA FUITE
+
+Je te conduis à la cité des damnés. DANTE.
+
+
+Quand Dschika revint avec la nouvelle que Zésim et Anitta étaient
+partis ensemble dans le traîneau et que la route était libre,
+Dragomira sauta sur le cheval qu'on lui amenait. Elle envoya Tabisch à
+Cirilla et Dschika à Sergitsch, pour les avertir. Le vieillard qui,
+jusqu'alors, avait gardé la maison solitaire, ouvrit la porte et la
+ferma du dehors quand Dragomira fut partie. Elle prit la direction de
+Chomtschin, pendant qu'il se hâtait de descendre vers la rive du
+fleuve où le bateau était toujours attaché.
+
+Dragomira traversa la faubourg au galop et se lança à toute bride sur
+la grand'route qui conduisait au château de Soltyk. Dans sa course
+furieuse elle avait l'air de fuir des ennemis qu'elle aurait eus sur
+les talons. De temps en temps elle excitait encore son ardent cheval
+de l'Ukraine, de la voix et du fouet. Autour d'elle, le vent
+mugissait; au-dessus d'elle s'étendait la voûte du ciel étincelant
+d'étoiles; devant elle apparaissait au-dessus de l'horizon le disque
+de la lune comme un but éblouissant.
+
+Elle ne rencontra personne. Il n'y avait sur la route ni village ni
+cabaret. Aussi loin que la vue pouvait s'étendre, on ne distinguait
+que de vastes plaines blanches, au-dessus desquelles flottait une
+brume que traversait la lueur argentée de la lune.
+
+Dragomira livrait le dernier combat, le combat décisif. Elle se voyait
+découverte; elle savait que maintenant il fallait agir, que le temps
+de la ruse et de la tromperie était passé. Le masque était tombé pour
+Zésim lui-même. Si elle n'avait pas le courage de tout risquer, il
+était perdu pour elle. Elle se demanda si elle l'aimait réellement, et
+une voix plus forte que sa froide prudence et sa volonté de fer lui
+répondit oui. Et Soltyk? Qu'éprouvait-elle pour lui? Lui non plus ne
+lui était pas indifférent; elle se sentait entraînée vers lui par une
+force presque mystérieuse. Oui, elle le comprenait maintenant, Soltyk
+était un homme de la même race qu'elle; mais son coeur parlait haut
+pour Zésim, peut-être justement parce qu'elle se voyait supérieure à
+lui, parce qu'il lui paraissait faible et indécis. Elle ressentait une
+sorte de tendre pitié pour lui, et la jalousie, l'orgueil féminin
+froissé transformaient cette tendresse en passion, en fureur.
+
+Pendant que les étincelles jaillissaient sous les sabots de son
+cheval, elle levait son poing fermé vers le ciel, et jurait que tant
+qu'il lui resterait un souffle de vie, Zésim n'appartiendrait à aucune
+autre femme. Chose étrange, la pensée de la mort, avec laquelle elle
+était si familiarisée, l'effrayait en ce moment; elle frissonnait,
+elle avait le coeur serré par l'angoisse. Elle n'avait jamais encore
+aimé; jamais encore elle n'avait été aimée. Tous ces rêves charmants
+qui voltigent autour des jeunes filles lui étaient jusqu'alors restés
+étrangers. Un désir ardent come une fièvre s'était emparé d'elle tout
+à coup: elle ne voulait pas mourir sans connaître le bonheur de
+l'amour. Elle avait encore conscience de son pouvoir: si elle allait
+au-devant de lui et si elle lui avouait tout, pourrait-il rester
+froid? Pourrait-il lui résister? Non. Elle voulait, elle devait le
+conquérir; elle voulait devenir sa femme, pécher avec lui et mourir
+avec lui. Mais auparavant il fallait livrer le comte au couteau.
+
+Dès qu'elle aurait rempli sa mission, elle serait libre. Alors elle
+appartiendrait au bien-aimé; et qui oserait lui arracher Zésim une
+fois qu'elle le tiendrait dans ses bras?
+
+Il faisait nuit quand elle arriva à Chomtschin. Le comte était dans
+son cabinet. Elle se garda bien d'aller le trouver
+immédiatement. Avant tout, elle informa sa mère de ce qui venait de se
+passer et du danger qui les menaçait tous. Puis elle prit les
+dispositions nécessaires.
+
+Il fallait dérouter au plus tôt ceux qui la poursuivaient; elle eut
+bientôt imaginé un moyen. Il y a avait là un secrétaire; elle s'y
+assit et écrivit à Zésim une lettre destinée à tomber entre les mains
+de ses ennemis. Cette lettre était rédigée de façon à avertir Zésim
+des intentions de Dragomira, et à le tromper ainsi que tous les autres
+sur l'endroit de sa retraite. Elle chargea un messager à cheval de
+porter immédiatement cette lettre à la ville; et elle était sur le
+point d'aller retrouver Soltyk, quand Henryka et Karow entrèrent.
+
+Ils avaient tous les deux des costumes de paysans, et étaient pâles,
+émus et épuisés de fatigue. Henryka tomba sur une chaise sans pouvoir
+dire un mot, tandis que Karow, à mots précipités, informait Dragomira
+que tout était découvert, que la police se mettait en mouvement et
+était sur leurs traces.
+
+"Je le sais, répondit tranquillement Dragomira; votre avis ne pourrait
+guère nous servir à cette heure. Dieu m'a protégée, et grâce à lui,
+j'ai pu les avertir tous à temps et les sauver. Je ne crois pas qu'en
+ce moment un seul des nôtres soit encore en danger."
+
+Karow regardait avec admiration la courageuse jeune fille, si sûre de
+la victoire.
+
+"Mais qui vous garantit, dit-il, que vous-même êtes ici en sûreté?
+Pensez avant tout à votre propre salut. A vous seule vous valez plus
+que nous tous ensemble.
+
+- Je sais que je n'ai pas de temps à perdre, dit-elle doucement; mais
+je ne quitterai pas ce château avant d'avoir accompli ma tâche. Je
+veux, cette nuit même, emmener le comte avec moi comme mon
+prisonnier.
+
+- Disposez de moi, répondit Karow, en s'inclinant respectueusement
+devant elle, je suis entièrement à vos ordres.
+
+- Moi aussi, dit Henryka, qu'y a-t-il à faire? Quel rôle comptes-tu me
+confier?
+
+- Ici, il n'y a que moi qui puisse d'abord agir, dit Dragomira; je
+vais le trouver à l'instant même. Ne vous éloignez pas, pour le cas
+où j'aurais besoin de vous."
+
+Quand Dragomira entra dans le cabinet du comte, il était debout près
+d'une fenêtre, et plongeait son regard dans la nuit sombre. L'épais
+tapis de Perse étouffait le bruit des pas. Il ne l'entendit point et
+ne la vit que quand elle lui posa la main sur l'épaule. Il se retourna
+vers elle tout surpris.
+
+"C'est vous! dit-il d'une voix balbutiante et en appuyant ses lèvres
+sur la main de la jeune fille. Si tard? je ne vous attendais plus.
+
+- C'est une heure sérieuse que celle qui m'amène vers vous, répondit
+Dragomira, je suis venue pour vous dire adieu, peut-être pour
+toujours.
+
+- Adieu? Et pour toujours? s'écria Soltyk; non, Dragomira, avez-vous
+oublié que rien ne peut plus nous séparer, que je vous suivrai
+jusqu'au bout du monde?
+
+- Vous ne connaissez mon secret qu'en partie, reprit Dragomira en
+s'asseyant sur la chaise qui était près de la fenêtre; je ne peux
+pas, pour l'instant, vous en dire davantage; aussi aurai-je de la
+peine à vous convaincre qu'il me faut quitter ce château, ce pays,
+dans une heure.
+
+- Je n'ai besoin d'aucune preuve, d'aucune explication, dit Soltyk; je
+ne vous fais aucune question. Il faut? Vous voulez? Il suffit. Je ne
+vous demande que la permission de vous accompagner.
+
+- A quel titre? Vous comprenez que ce n'est pas possible.
+
+- Pourquoi non? Comme votre serviteur, comme votre esclave.
+
+- Ce serait encore inconvenant.
+
+- Alors comme votre époux.
+
+- Bien; admettons que j'y consente. Comment voulez-vous, dans l'espace
+d'une heure, prendre toutes les dispositions nécessaires?
+
+- Il n'y a aucune disposition à prendre, répondit Soltyk, dites-moi
+seulement que vous renoncez enfin au jeu cruel que vous jouez; dites
+que vous exaucez mes voeux les plus ardents, que vous consentez à me
+prendre pour époux, et le chapelain du château va nous unir à
+l'instant même.
+
+- Je suis prête, dit Dragomira en attachant sur le comte un regard
+ferme et calme.
+
+- Ne plaisantez pas, je vous en conjure.
+
+- Je ne plaisante pas, continua Dragomira, je veux au contraire que
+vous donniez immédiatement les ordres nécessaires. Je veux dans un
+quart d'heure être comtesse Soltyk, et, en descendant de l'autel,
+monter aussitôt en traîneau et partir avec vous.
+
+- Dragomira! Je n'y puis croire! s'écria le comte en se jetant à
+genoux devant elle. Vous... vous êtes à moi et pour toujours!...
+
+- Pas un mot de plus, hâtez-vous: faites venir le chapelain, ordonna
+Dragomira en repoussant le comte, relevez-vous; obéissez."
+
+Soltyk sonna, donna ses ordres à son valet de chambre de confiance,
+qui était accouru en hâte; puis il retourna aux pieds de Dragomira,
+qui maintenant lui sourit d'un air gracieux.
+
+"C'est pourtant beau d'être ainsi aimée, murmura-t-elle, surtout quand
+on garde soi-même sa tête bien froide.
+
+- Alors, vous ne m'aimez pas?
+
+- Non... et cependant j'éprouve pour vous quelque chose que je n'ai
+encore éprouvé pour aucun homme."
+
+Elle lui caressa doucement les cheveux avec la main.
+
+"Même pour Zésim?
+
+- Même pour lui.
+
+- Vraiment?
+
+- Vraiment."
+
+Elle attacha sur lui un long et étrange regard, puis, subitement, elle
+l'enlaça de ses bras et l'attira à elle pour lui donner des baisers,
+non pas de femme, mais de tigresse.
+
+"Tu ne m'aimes pas? disait le comte d'une voix qui n'était plus qu'un
+souffle, si c'est là de la haine, ah! ta haine me rend plus heureux
+que l'amour des autres femmes.
+
+- Que sais-je? répondit-elle, peut-être que je t'aime! Une femme
+aime-t-elle comme une autre femme? Peut-être est-ce ma manière
+d'aimer, ce désir ardent de te faire mourir dans mes bras, cette
+fureur de t'étouffer sous mes baisers. Mais toi, n'as-tu pas peur de
+mon amour? Ne trembles-tu pas devant ces vagues de feu qui menacent
+de te dévorer?
+
+- Je ne crains rien, dit Soltyk, pas même toi; prends mon sang si cela
+te fait plaisir.
+
+- Je t'en ferai souvenir.
+
+- Comme tu voudras."
+
+Il la serra contre sa poitrine et la couvrir de baisers, jusqu'à ce
+que le vieux valet de chambre vînt annoncer que tout était prêt.
+
+"Les traîneaux aussi? demanda Dragomira.
+
+- La neige tombe de nouveau, répondit le vieux serviteur; un vent
+furieux souffle sur la steppe. On a préparé deux traîneaux couverts,
+et j'ai fait mettre à chacun une demi-douzaine de chevaux.
+
+- Tu as bien fait."
+
+Dragomira prit le bras du comte et se rendit avec lui dans la salle où
+attendaient Henryka et Karow. Pendant que Soltyk allait prévenir Mme
+Maloutine de ce qui devait avoir lieu, Dragomira échangea quelques
+mots à voix basse avec Karow et se retira ensuite avec Henryka dans
+l'embrasure d'une fenêtre, pour lui donner les instructions que
+nécessitait l'état des choses. Henryka descendit rapidement dans la
+cour du château, sauta sur le cheval qui l'avait amenée à Chomtschin,
+et partit en toute hâte pour Okozyn, afin d'y prendre les dispositions
+qu'exigeaient les circonstances.
+
+Soltyk revint avec Mme Maloutine à son bras, et invita Karow à
+conduire Dragomira. Le régisseur, vieux gentilhomme ruiné,
+suivait. Lui et Karow devaient servir de témoins. Dans la petite
+chapelle du château, toute éclatante de lumières, le chapelain
+attendait les étranges fiancés. En quelques minutes, la cérémonie
+religieuse fut terminée; les anneaux furent échangés, le comte et
+Dragomira unis par le prêtre d'un lien indissoluble. Encore une courte
+prière, et Dragomira, devenue comtesse Soltyk, quittait la chapelle au
+bras de son époux.
+
+Le jeune et fier couple revint encore une fois dans le cabinet du
+comte.
+
+"Maintenant tu es à moi, Dragomira, s'écria Soltyk, et il entoura de
+son bras la taille élancée de sa charmante femme, tu es à moi pour
+toujours."
+
+Elle ne répondit rien. Elle lui donna un baiser et le regarda, puis
+lui ordonna de s'asseoir à son secrétaire et d'écrire ce qu'elle lui
+dicterait.
+
+C'était une lettre destinée au jésuite et qu'elle regardait comme
+nécessaire pour la protéger contre ceux qui la poursuivaient. Le comte
+informait Glinski qu'il avait épousé Dragomira et qu'il était en route
+avec elle pour Moscou. Il avait l'intention de partir de cette ville
+pour faire avec sa femme un voyage à l'étranger. A la fin de sa
+lettre, il priait le jésuite de ne pas le trahir et de répandre le
+bruit que Dragomira s'était enfuie du côté de la Moldavie.
+
+La lettre fut confiée à un piqueur du comte qui devait la porter à
+Kiew. Les deux époux descendirent alors l'escalier. Karow suivait avec
+Mme Maloutine.
+
+Deux traîneaux couverts attendaient dans la cour du château. Dans le
+premier montèrent Mme Maloutine et Karow, qui s'installa sur le siège
+du cocher et prit lui-même les rênes. Tabisch conduisait le second
+traîneau où Soltyk avait aidé sa jeune femme à monter. Ils ne
+risquaient donc pas d'être découverts. Personne au château ne pouvait
+savoir quelle direction ils avaient prise. Ils étaient partis
+ostensiblement pour Kiew, mais ils tournèrent vers le sud et suivirent
+la route d'Okozyn par Kasinka Mala.
+
+Le traîneau de Soltyk et de Dragomira faisait penser à une de ces
+gondoles vénitiennes munies d'une cabine noire fermée où les amoureux
+aiment à se donner rendez-vous entre le ciel et l'eau. Rapide aussi
+comme une gondole, il filait à travers l'océan de neige qui recouvrait
+la steppe.
+
+Le plancher de la petite chambre dans laquelle les deux époux étaient
+étendus sur de moelleux coussins disparaissait sous de riches
+fourrures: d'épaisses tentures formaient autour d'eux une sorte de
+tente et les protégeaient contre le froid et la neige.
+
+Pendant quelque temps ils restèrent silencieux; puis la main de Soltyk
+chercha celle de sa femme. Il la trouva tiède et disposée à répondre
+tendrement à la pression de la sienne, sous la peau d'ours dont il
+avait enveloppé Dragomira.
+
+"Es-tu heureux? demanda-t-elle.
+
+- Heureux d'un bonheur ineffable!
+
+- Je te rendrai plus heureux encore," dit-elle tout bas, en appuyant
+son adorable tête sur l'épaule de son mari et en lui tendant ses
+lèvres rouges qu'entr'ouvrait un délicieux sourire. Il l'attira
+contre lui et ils confondirent leurs âmes en un long baiser. Aucune
+parole ne sortait de leur bouche. Ils s'abandonnèrent tout entiers à
+cette sensation de bonheur infini qui les inondait come une lumière
+et comme une flamme et qui faisait vibrer toutes leurs fibres. Au
+dehors, à la lueur fantastique de la une, volaient et croassaient
+les corbeaux, ces messagers de mort. Ils ne les entendirent pas:
+devant eux étaient la vie, la joie, le bonheur.
+
+
+XX
+
+REVE D'AMOUR
+
+Laisse-moi plier les genoux devant toi et baiser le bord de ta robe.
+Comte KRASINSKI.
+
+
+Quand les traîneaux se furent arrêtés dans la cour du vieux château
+d'Okozyn et que le comte, prenant Dragomira dans ses bras; l'eut aidé
+à sortir des chaudes fourrures qui l'enveloppaient, il regarda autour
+de lui avec étonnement:
+
+"Où sommes-nous? demanda-t-il. Est-ce une propriété de ta mère?
+
+- Oui, répondit Dragomira; mais notre résidence est Bojary, et c'est
+là que nous avons toujours demeuré. Okozyn est un château à demi
+ruiné où séjournaient des brigands et qui, depuis longtemps, n'était
+habité par personne. Ici, personne ne nous cherchera; ici, nous
+serons heureux."
+
+Elle prit son bras et entra avec lui dans une galerie voûtée et
+brillamment éclairée, aux murs de laquelle étaient suspendus des
+portraits de dignitaires ecclésiastiques, de magnats et de grandes
+dames des siècles passés. Henryka, toujours en paysanne, vint à leur
+rencontre, et, prenant à part Dragomira, lui chuchota quelques mots à
+l'oreille. Dragomira fit un signe d'assentiment, et se tourna vers le
+comte.
+
+"J'ai encore quelques ordres à donner, dit-elle avec un aimable
+sourire; il faut donc que tu patientes encore un peu. Ensuite, je suis
+à toi. Suis Henryka qui te conduira et te tiendra compagnie."
+
+Soltyk prit congé de Mme Maloutine à qui il baisa respectueusement la
+main, et, guidé par Henryka, monta ensuite le vaste escalier qui
+menait au premier étage. Ils suivirent un long corridor garni de tapis
+et orné de tableaux. Au bout du corridor était une porte qu'ouvrit
+Henryka. Ils entrèrent dans une vaste salle dont la décoration était à
+la fois riche et antique. Dans la cheminée brûlait un bon feu. Un
+candélabre placé sur cette cheminée éclairait toute la salle. Henryka
+s'assit sur un petit fauteuil, et, les pieds étendus sur une peau
+d'ours, regarda le comte qui allait et venait d'un pas agité, avec une
+sorte de curiosité farouche.
+
+"L'amour vous fait oublier d'être galant, à ce qu'il paraît, finit par
+dire Henryka en faisant une moue railleuse et en montrant ses petites
+dents blanches.
+
+- Pardonnez-moi, Henryka, répondit Soltyk; il me semble que j'ai la
+fièvre.
+
+- Je le vois bien. Il vous tarde de sentir le pied de Dragomira sur
+votre cou orgueilleux.
+
+- C'est vrai.
+
+- Est-ce que vous serez si heureux que cela?
+
+- Si vous aimez un jour, Henryka, vous me comprendrez.
+
+- Oh! je suis déjà un peu amoureuse.
+
+- En vérité?
+
+- Oui, et de vous.
+
+- Vous raillez, Henryka?
+
+- Je ne raille pas. J'ai prié, et prié sérieusement Dragomira de vous
+laisser à moi; mais elle n'a pas voulu. Il faut dire qu'un si beau
+coup de filet ne se fait pas tous les jours.
+
+- Je ne vous comprends pas.
+
+- Vous me comprendrez bien assez avant qu'il soit longtemps.
+
+- Qu'avez-vous, Henryka? vous êtes étrange.
+
+- Jouissez de votre bonheur, et ne faites pas de questions;
+enivrez-vous de votre félicité! L'heure viendra où vous
+m'appartiendrez aussi; à moi aussi bien qu'à elle. Oh! comme je me
+réjouis à l'idée de ce moment où vous tremblerez à mes pieds et où
+je n'aurai aucune pitié de vous!
+
+- Vous me croyez donc toujours frivole et sans foi?
+
+- Non, ce n'est pas là ma pensée.
+
+- Alors qu'est-ce?
+
+- Vous le saurez quand il sera temps.
+
+- Vous parlez par énigmes.
+
+- Je joue avec vous, comme le chat avec la souris, voilà tout.
+
+- Vous êtes une enfant."
+
+Henryka éclata de rire.
+
+"Comme vous me connaissez peu! Si vous pouviez lire dans mon âme, vous
+seriez étonné et peut-être effrayé..."
+
+Cependant Dragomira était descendue dans la chambre du
+rez-de-chaussée, où l'Apôtre l'attendait. Il la regarda avec surprise,
+Elle était debout, le voile blanc autour de la tête, enveloppée
+jusqu'aux pieds d'une longue pelisse rouge garnie de zibeline, le
+front haut et fier, ses grands yeux brillants attachés sur lui. Ce
+n'était plus l'humble écolière, la pénitente tremblante d'autrefois;
+c'était la femme, belle, souveraine, ayant conscience de son pouvoir.
+
+"Tu étais dans une situation difficile, dangereuse, dit-il; tu t'es
+montrée prudente et courageuse comme toujours. C'est toi, toi seule
+qu'il faut remercier si tous ceux des nôtres qui étaient à Kiew ont pu
+se sauver à temps. La récompense de Dieu t'est assurée.
+
+- Mais il faut que tu en envoies d'autres sur-le-champ à Kiew,
+répondit Dragomira avec calme; choisis des hommes décidés, des
+hommes de confiance. Nous avons besoin de savoir ce qui se passe
+là-bas.
+
+- Sergitsch est encore dans la ville.
+
+- Ce n'est pas assez, continua Dragomira, il faut tendre un nouveau
+filet autour de Zésim et d'Anitta; ne les laissons pas échapper.
+
+- Je vais m'en occuper."
+
+L'Apôtre abaissa les yeux vers le sol et garda le silence. Au bout
+d'un instant, il les releva, observa Dragomira d'un air interrogateur
+et se mit à sourire.
+
+"Tu as épousé Soltyk?
+
+- Oui.
+
+- Pour me le livrer d'autant plus facilement pieds et poings liés?
+
+- Oui, mais pas tout de suite.
+
+- Pourquoi?
+
+- Parce que je l'aime, répondit fièrement Dragomira; il m'appartient,
+personne ne peut me le disputer; il est mon époux. Ne crains pas que
+je faiblisse et que je cherche à le sauver; ne crains pas que je te
+le garde longtemps. Tu l'auras, et bientôt, mais pas avant que je ne
+le veuille moi-même.
+
+- Tu as l'intention de rester ici, à Okozyn, avec lui?
+
+- Oui.
+
+- Alors, agis comme bon te semble.
+
+- Je te remercie, dit Dragomira d'une voix attendrie, accorde-moi ce
+court rêve de bonheur. Il va finir, d'ailleurs, avec nous, mon coeur
+me le dit. C'est nous qui terminerons la longue série des
+victimes. Mais avant l'arrivée du jour où nous glorifierons Dieu par
+notre mort, nous ne nous rendrons pas. Après avoir immolé Soltyk, je
+veux te livrer aussi Zésim. Toi, tu me remettras Anitta. Je veux
+punir moi-même la traîtresse. Promets-le-moi.
+
+- Voici ma main, répondit l'Apôtre; j'envoie à Kiew un homme sûr. Il
+s'emparera de cette colombe, et tu en useras avec elle selon ton bon
+plaisir.
+
+- Oh! quel bien cela me fera! s'écria Dragomira avec une flamme dans
+les yeux; elle sera d'abord mon esclave; elle se tordra sous mon
+pied, sous mon fouet; et, quand elle se sera entièrement soumise à
+moi, j'inventerai pour elle des supplices à confondre l'esprit
+d'invention du diable.
+
+- Je vais faire disposer sur-le-champ tout ce qui est nécessaire, dit
+l'Apôtre pour conclure; je partirai ensuite pour Myschkow. Que le
+ciel te bénisse!"
+
+Un faible coup de cloche appela Henryka hors de la chambre. Soltyk
+resta seul quelque temps. Henryka revint et le conduisit dans une
+petite salle brillamment éclairée, où régnait une chaleur agréable et
+où était dressée une table pour deux personnes.
+
+"Dragomira vient à l'instant," dit-elle, et elle disparut derrière la
+portière.
+
+Presque au même moment la jeune et charmante femme arrivait de la
+chambre voisine. Souriante et satisfaite elle tendit à son mari une
+main qu'il baisa galamment, et l'invita ensuite à prendre place en
+face d'elle.
+
+"J'ai renvoyé tous les gens de service, dit-elle, pour que rien ne
+trouble notre joie. C'est donc toi qui seras mon serviteur?
+
+- De tout mon coeur!"
+
+Le comte lui présentait les plats et remplissait les verres. Chaque
+geste de Dragomira trouvait en lui un esclave obéissant. Ils
+mangèrent, burent et causèrent avec la bonne humeur et l'aimable
+abandon de deux amants. Une musique invisible jouait des airs doux et
+tendres.
+
+Tout à coup, Dragomira leva son verre rempli d'un vin doré pour boire
+à la santé de son mari.
+
+"A l'avenir!" s'écria Soltyk.
+
+Elle fronça imperceptiblement les sourcils.
+
+"Non, au présent! dit-elle avec un mouvement impérieux de sa belle
+tête; cette heure-ci nous appartient. Usons-en, jouissons-en. Qui sait
+ce que la prochaine nous apportera?"
+
+Les verres se choquèrent. Dragomira vida le sien d'un coup et le comte
+suivit son exemple. Puis il les remplit de nouveau.
+
+"M'aimes-tu encore? dit Dragomira à Soltyk en lui tendant la main par
+dessus la table. Il contemplait ce bras admirable qui semblait de
+marbre tiède, ces yeux bleus où brillait comme une céleste révélation.
+
+- Tu me le demandes?
+
+- J'aime à l'entendre dire.
+
+- Je sais aujourd'hui que je n'ai pas encore aimé. Tu es la première
+qui m'ait entièrement subjugué."
+
+Les verres résonnèrent encore une fois; encore une fois Dragomira but
+avidement le vin de feu, comme une tigresse aurait bu du sang chaud;
+puis elle se renversa sur le dossier de sa chaise et pétrit des
+boulettes de pain qu'elle lança à Soltyk.
+
+"Je vais maintenant changer de toilette, dit-elle; cette robe me
+serre. Henryka t'appellera quand je serai prête. Nous prendrons le thé
+ensemble."
+
+Elle sonna. Aussitôt la musique cessa, et Henryka apparut à la
+porte. Sur un signe de commandement de la comtesse, elle la suivit
+dans la chambre à côté.
+
+Il y eut quelques instants de silence; puis Soltyk entendit un
+bruissement gracieux de vêtements de femme, mêlé de rires étouffés. Le
+feu chantait dans la cheminée; la neige frappait aux vitres, et de
+temps en temps les faisait résonner. Dans la chambre voisine, Henryka
+baisait les pieds nus de Dragomira et lui mettait ses petites
+pantoufles de fourrure.
+
+Quand la toilette fut terminée, Dragomira se regarda longuement dans
+la grande glace fixée au mur.
+
+"Suis-je belle? demanda-t-elle; lui plairai-je?
+
+- Tu es toujours belle, répondit Henryka, qui, à genoux devant elle,
+la contemplait avec adoration comme une auguste statue d'Aphrodite
+dans son temple, sais-tu que je l'envie?
+
+- Pourquoi pas moi?
+
+- Parce qu'il y a bien des hommes comme lui, mais qu'il n'y a qu'une
+femme comme toi. Et puis, être aimé de toi, quel miracle! C'est
+comme si le marbre s'animait.
+
+- Va maintenant, va lui dire que je l'attends."
+
+Dragomira passa dans une autre chambre, et Henryka fit signe à Soltyk
+d'entrer.
+
+"Où est-elle? demanda-t-il quand il vit Henryka seule.
+
+- Là."
+
+Elle lui montra la portière qui cachait la porte par où Dragomira
+avait disparu et se glissa dehors, silencieuse et souple comme un
+serpent.
+
+Soltyk souleva la portière et s'arrêta tout ébloui.
+
+Dans une chambre de moyenne grandeur transformée en une sorte de
+pavillon turc par des tapis et des tentures de Perse qui recouvraient
+les murs, les fenêtres, les portes et le plafond, et éclairée par une
+lampe à globe rouge suspendue au milieu de la pièce, Dragomira, sous
+un riche baldaquin, était étendue sur de grands coussins de soie et
+des peaux de tigre et lui souriait. Avec ses pantoufles turques, sa
+pelisse brodée d'or comme en portent les femmes du harem; dans sa pose
+molle et nonchalante au milieu de ses royales fourrures d'hermine; les
+cheveux, le cou et les bras ornés de sequins et d'anneaux d'or, elle
+ressemblait à une jeune sultane qui attend son esclave. Le comte était
+tout tremblant; son coeur palpitait quand il entra dans ce petit
+sanctuaire baigné d'une lumière rosée et embaumé d'un enivrant parfum
+de fleurs.
+
+Il tomba silencieusement aux pieds de Dragomira.
+
+"Oh! comme tu es belle!" murmura-t-il.
+
+Elle souriait toujours. Elle sortit lentement ses bras adorables de
+ses larges manches d'une gaze étincelante comme le soleil et vaporeuse
+comme des flocons de neige, et elle l'attira contre sa poitrine.
+
+Puis ce furent de nouveau des baisers sauvages, des baisers de feu,
+comme en donne non pas une femme mais une tigresse. Soltyk s'affaissa
+et appuya ses mains sur son coeur.
+
+"Qu'as-tu? demanda-t-elle.
+
+- J'ai senti... c'était comme si tu avais des griffes aux mains et comme
+si tu voulais m'arracher le coeur", répondit-il.
+
+Elle se mit à rire.
+
+Il releva sa belle tête et la contempla longuement; puis il se pencha
+et porta à ses lèvres le bord de sa pelisse. Elle se redressa
+brusquement, jeta sa pantoufle et puis posa le pied sur la nuque.
+
+Il se laissa faire avec bonheur et murmura comme dans un rêve des vers
+où un amant suppliait sa maîtresse de mettre son pied nu sur le cou de
+son esclave.
+
+"De qui sont ces vers? dit-elle.
+
+- De Chateaubriand.
+
+- Lui aussi doit avoir connu l'amour, dit-elle, le seul vrai, qui dans
+un doux oubli de nous-mêmes nous livre à un autre être, nous soumet
+à une volonté étrangère; l'amour qui ne prend rien, qui se contente
+de toujours donner."
+
+Au lieu de répondre, Soltyk retint prisonnier le petit pied qui
+cherchait à lui échapper et le couvrit de baisers.
+
+"Allons, disait Dragomira, mets-moi ma pantoufle et tâchons d'être
+raisonnables.
+
+- Raisonnables? J'ai depuis longtemps perdu auprès de toi le peu qui
+me restait de raison, s'écria Soltyk en riant, et je te remercie de
+me l'avoir ravi, car tant qu'on est raisonnable, on ne peut être
+heureux; mais aujourd'hui je tiens le bonheur dans mes bras. Le sort
+nous a donné cette heure-ci. Que m'importe ce que l'heure prochaine
+m'apportera!"
+
+Dragomira frémit légèrement; cela ne dura pas plus qu'un
+éclair. L'instant d'après, ses lèvres cherchaient celles du comte et
+ses mains se jouaient inconsciemment dans les cheveux de son jeune
+époux.
+
+XXI
+
+SAUVES!
+
+Les ténèbres s'enfuient, le jour apparaît. POUSCHKINE.
+
+
+Cette même nuit, il arriva à Kiew des choses étranges et
+inattendues. Anitta et Zésim étaient en route pour aller trouver le
+directeur de la police. A moitié chemin, la jeune fille demanda
+subitement à l'officier de retourner sur ses pas; avant de prendre un
+parti définitif, elle avait à lui parler.
+
+"Où voulez-vous que je vous conduise? demanda-t-il; chez vos parents?
+
+- Non, chez vous."
+
+Zésim donna l'ordre au cocher de les conduire à sa maison. Ils
+arrivèrent bientôt. Il lui dit ensuite d'attendre devant la porte, et
+monta l'escalier en précédant Anitta. Tarass, à qui sa jeune maîtresse
+avait fait un signe, les suivait. Une fois en haut, Anitta se
+débarrassa de sa pelisse en peau d'agneau et s'assit sur une
+chaise. Avec ses bottes de maroquin rouge, sa jupe de couleur, son
+corsage, sa chemise blanche brodée, son cou et sa poitrine ornés de
+colliers de corail, sans longues nattes épaisses attachées par de
+larges rubans bleus, elle offrait absolument l'image de la simplicité
+et de l'innocence la plus touchante. Zésim debout devant elle la
+considérait dans un muet ravissement.
+
+"Ecoutez-moi, dit-elle d'une voix douce et confiante, j'ai à vous
+demander pardon. C'est moi qui suis coupable de tout ce qui est
+arrivé; c'est moi qui vous ai poussé dans les filets de Dragomira. Si
+j'avais eu plus de courage, j'aurais bravé la volonté de mes parents,
+je me serais enfuie avec vous; cette prophétesse sanguinaire n'aurait
+jamais réussi à vous faire tomber dans ses pièges.
+
+- Ce n'est pas vous qui êtes coupable, répondit Zésim, c'st moi, moi
+seul. J'aurais dû me fier à vous; je n'aurais jamais dû me décider à
+vous abandonner. Pardonnez-moi, si vous pouvez.
+
+- Je n'ai rien à vous pardonner, Zésim; je ne sais qu'une chose, c'est
+que je vous ai toujours aimé, et que je n'ai jamais eu qu'une seule
+pensée au coeur, celle de vous sauver. Et je veux vous sauver, et je
+vous sauverai, du moment que vous m'aimerez encore; car cela me
+serait impossible autrement."
+
+Zésim plia le genou devant elle et couvrir ses mains de baisers.
+
+"Je vous le dis encore une fois, j'étais aveuglé, j'étais ivre; mais
+je n'aime que vous; pardonnez-moi.
+
+- Eh bien, maintenant, s'écria Anitta en le serrant tendrement dans
+ses bras, je vous sauverai, je vous dirai que je vous aime, que je
+vous appartiens, que je veux vous suivre partout où vous le
+désirerez. Rien ne peut plus nous séparer; j'aurai le courage de
+tout souffrir."
+
+Zésim l'attira à lui et lui donna un baiser, puis il se releva et se
+mit à aller et venir à grands pas dans la chambre.
+
+"Maintenant, dit-il, délibérons sur ce qu'il y a à faire.
+
+- Avant tout, allons à la police, monsieur l'officier, dit Tarass,
+prenant part à la conversation, autrement les assassins nous
+échappent.
+
+- Non, non, s'écria Anitta. Quoique Dragomira soit démasquée et
+qu'elle ait pris la fuite, comme je l'espère, elle a ici, dans la
+ville, des complices qui poursuivront son oeuvre. On vous tuera,
+Zésim.
+
+- Ce n'est pas moi que le danger menace, mais vous, Anitta, répondit
+le jeune officier; vous avez provoqué Dragomira; vous avez découvert
+son secret; elle ne reculera devant aucun moyen pour se venger. Il
+vous faut vous éloigner, et sur-le-champ. Je vous conduirai chez ma
+bonne vieille nourrice, à Kasinka Mala. Là, vous serez en sûreté,
+surtout si vous continuez à jouer votre rôle de jeune paysanne et si
+vous ne vous montrez pas hors de la maison avant que tout danger
+soit passé.
+
+- Je ferai tout ce que vous jugerez bon, dit Anitta; mais vous... vous
+voulez rester ici, où la mort vous menace? Je mourrai d'effroi.
+
+- Ne craignez rien, répondit Zésim; dès que vous serez en sûreté, on
+fera tout ce qu'il faut pour mettre cette bande d'assassins hors
+d'état de nuire. Au surplus, elle se le tient pour dit et a peur
+pour le moment; elle ne se risquera pas de sitôt à commettre quelque
+nouvel assassinat. Alors voulez-vous me suivre?
+
+- Je suis prête, dit Anitta.
+
+- Eh bien, en route, dit Zésim, nous n'avons pas temps à perdre."
+
+Il aida Anitta à remettre sa pelisse, la précéda en descendant
+l'escalier, et lui donna la main pour monter dans le traîneau qui
+attendait. Pour prévenir toute trahison, il congédia le cocher et
+ordonna à Tarass de prendre sa place.
+
+"Où? demanda le Cosaque d'un clignement d'yeux.
+
+- D'abord à la police."
+
+Le traîneau se mit en marche. Tarass prit en apparence la direction du
+bâtiment de la police; mais une fois dans la rue voisine, il fit un
+détour, et partit au galop pour Kasinka Mala par la route qui passe à
+Chomtschin.
+
+Zésim et Anitta, appuyés l'un contre l'autre, étaient silencieux et
+immobiles, comme dans un rêve. Ils avaient tant à se dire! et ils ne
+trouvaient aucune parole.
+
+Zésim tenait la main d'Anitta dans la sienne; il sentait sa tiède
+haleine. La bien-aimée était près de lui; cela lui suffisait pour être
+absolument heureux.
+
+Il faisait encore nuit quand ils arrivèrent à Kasinka.
+
+La maison qui appartenait à Kachna Beskorod, la nourrice de Zésim,
+semblait faite exprès pour cacher un secret. Située à l'entrée du
+village, à l'écart de la toute, elle était isolée au milieu d'un grand
+verger enclos d'une haute haie.
+
+Tarass s'arrêta devant la porte, remit les guides à Zésim et passa
+par-dessus la haie pour attirer l'attention aussi peu que possible.
+
+Un chien de garde s'élança sur lui avec des aboiements furieux; mais
+Tarass, grâce à quelques bons coups de fouet, réussit à le tenir à
+distance. Il arriva à la maison, frappa à la fenêtre et éveilla
+Kachna.
+
+"Qui est là? demanda-t-elle.
+
+- Ton jeune maître.
+
+- Qui?
+
+- M. Zésim Jadewski.
+
+- Serait-ce possible? Si tard! Il lui est arrivé quelque chose?
+J'ouvre tout de suite."
+
+Kachna ne tarda pas à sortir, vêtue d'une grande pelisse en peau de
+mouton et tenant un éclat de pin allumé. Elle pouvait toucher à la
+cinquantaine, mais elle était encore fraîche et rose comme une jeune
+femme. De grande taille, de noble tournure, elle avait une belle tête
+imposante, une riche chevelure brune et de grands yeux brillants et
+fins de la même couleur que les cheveux.
+
+"Où est-il? demanda-t-elle.
+
+- Ne fais pas de bruit, lui dit Tarass à l'oreille, il s'agit d'une
+affaire très grave; M. Jadewski a enlevé une demoiselle qu'il aime
+et que ses parents ne veulent pas lui donner pour femme.
+
+- Mon Dieu!
+
+- Elle restera quelque temps cachée chez toi, et personne ne doit
+savoir qu'elle est ici, personne.
+
+- Je comprends."
+
+Elle s'approcha de la haie, ouvrir la porte et le traîneau entra.
+
+"Que Dieu te garde, Kachna!
+
+- Que le ciel te bénisse, mon enfant!" répondit-elle.
+
+Zésim sauta à terre et la serra dans ses bras; elle le prit sans plus
+de façons par la tête et lui donna un baiser. Puis ils entrèrent dans
+la maison.
+
+"Voilà donc ta future? dit la nourrice en regardant Anitta avec
+admiration. Dieu! qu'elle est jeune et qu'elle est belle! une vraie
+enfant! tu es toute gelée, ma tourterelle. Oh! pauvre petite âme! par
+une nuit pareille te faire sortir de ton nid bien chaud et t'emmener à
+travers le froid glacial et la neige!"
+
+Kachna alluma du feu en hâte et fit du thé, pendant que les amants
+parlaient de ce qu'il y aurait à faire. Zésim insistait pour que le
+fidèle Cosaque restât auprès d'Anitta afin de la protéger, et celle-ci
+finit par y consentir, bien qu'elle fût très inquiète à l'idée que
+Zésim s'en retournerait seul à Kiew. Finalement, l'intrépidité du
+jeune homme la tranquillisa. Quand il se fut réchauffé avec un verre
+de thé, ils se dirent adieu dans un long baiser, puis Zésim s'arracha
+à la douce étreinte d'Anitta, sauta dans le traîneau et partit. Il
+revint heureusement à Kiew, éveilla son domestique et se rendit avec
+lui à la maison où Dragomira avait demeuré jusqu'alors. Il la trouva
+silencieuse et sans aucune lumière, et sonna à plusieurs reprises sans
+qu'on ouvrît. Il frappa et appela: même insuccès. Enfin il renonça à
+réveiller les habitants de la maison, et partit pour le cabaret
+Rouge. Là ce fut la même cérémonie: profond silence, aucune fenêtre
+éclairée, personne pour répondre?
+
+"Evidemment ils se sont tous enfuis," se dit-il, et il retourna chez
+lui. Il trouva à la porte un homme vêtu en paysan qui vint à lui et
+lui remit une lettre.
+
+"Qui t'envoie? demanda Zésim avec défiance.
+
+- Je ne sais pas.
+
+- Qui donc t'a donné cette lettre?
+
+- Une jeune et jolie dame.
+
+- C'est bien.
+
+- Je dois rapporter une réponde.
+
+- Alors, viens avec moi."
+
+Ils montèrent l'escalier; le domestique alluma une bougie et Zésim lut
+la lettre, qui était de Dragomira. Elle écrivait en toute sincérité et
+avouait qu'elle appartenait à la secte des Dispensateurs du ciel. Elle
+était et serait toujours fidèle à sa doctrine comme à la seule
+vraie. Elle avait eu à conserver un secret sacré qui ne lui
+appartenait pas. Mais maintenant, bien des choses qui, dans sa
+conduite, avaient pu sembler jusqu'alors énigmatiques et peut-être
+équivoques à Zésim, allaient lui apparaître sous un autre jour. Sa foi
+n'était cependant pas un obstacle à ce qu'elle lui appartînt. Quand
+elle trouverait l'occasion de lui expliquer tout, il lui pardonnerait
+tout. Elle l'aimait, elle n'aimait que lui. S'il éprouvait encore
+quelque chose pour elle, il pouvait la suivre. Elle l'attendait au
+prochain jour, à Moscou, où il lui fallait se tenir cachée. Elle lui
+ferait connaître le reste, dès qu'il lui aurait répondu qu'il l'aimait
+encore et qu'il consentait à aller la rejoindre pour fuir avec elle à
+l'étranger.
+
+Zésim répondit ce que suit:
+
+"Tout est découvert. Le devoir de quiconque a encore des sentiments
+humains est de se déclarer contre une secte qui, guidée par le désir
+du meurtre et la soif du sang, menace la société. Vos compagnons sont
+poursuivis. Si je vous épargne, c'est parce que je vous ai aimée, et
+parce que je crois que vous n'avez pas conscience des crimes que vous
+avez commis. Je regarde votre participation à ces horribles forfaits
+comme une aberration morbide. Vous, personnellement, n'êtes pas pour
+moi une criminelle, mais une folle abusée par des hypocrites et des
+fanatiques. Vous comprendrez que je ne réponde pas à votre appel. Je
+ne trahirai pas votre retraite; mais vous ne serez pas longtemps en
+sûreté, même à Moscou. Fuyez aussi promptement que possible à
+l'étranger avant que d'autres ne suivent vos traces et vous
+découvrent. Songez à ce qui vous attendrait.
+
+"Zésim."
+
+Il donna cette lettre au messager qui partit en l'emportant, puis il
+se rendit à la police. Il fit au directeur de la police une
+communication détaillée sur l'existence et les actes de la secte qui
+jusqu'alors avait jeté en secret ses filets mystérieux dans Kiew, y
+avait fait tomber ses victimes et les avait livrées au couteau.
+
+Il indiqua ses repaires et nomma plusieurs de ses membres. Mais il
+garda le silence sur le rôle que jouait Dragomira dans cette horrible
+association.
+
+Le directeur de la police prit sur-le-champ toutes ses dispositions et
+envoya des hommes de confiance dans toutes les directions. D'abord le
+cabaret Rouge fut cerné. Un bateau, garni de soldats de police,
+surveilla le côté de l'eau, pendant qu'un chef suivi d'agents frappait
+à la porte. Personne ne répondit. On envoya chercher un serrurier qui
+ouvrit. La cour était vide; la maison semblait inhabitée. Quand la
+porte fut ouverte et que la police pénétra dans le cabaret, il fut
+bien évident que les habitants s'étaient enfuis en toute hâte et dans
+le plus grand désordre. Tout était pêle-mêle; un certain nombre
+d'objets gisaient même éparpillés sur le plancher. On interrogea les
+voisins; ils répondirent que la cabaretière et ses compagnons étaient
+partis en barque et avaient remonté le fleuve.
+
+La maison où Dragomira avait fait apparaître au comte les âmes de ses
+parents était également vide.
+
+Un employé de la police s'était rendu auprès du marchand Sergitsch et
+l'avait questionné. Sergitsch fit comme si toutes ces aventures lui
+étaient inconnues: il montra un naïf étonnement à quelques-unes des
+questions qu'on lui adressa; il en accueillit d'autres avec un air de
+parfaite incrédulité, comme si on lui débitait des contes.
+
+"Il est pourtant bien constaté, dit l'employé, qu'une jeune dame
+venait chez vous de temps en temps, qu'elle s'habillait en homme et
+qu'elle allait ensuite au cabaret Rouge.
+
+- Ah! on sait cela? dit Sergitsch, alors je n'ai plus rien à
+dissimuler. C'était Mlle Maloutine. Je suis en relations avec sa
+mère depuis des années. Elle s'habillait positivement chez moi quand
+elle avait des rendez-vous avec le comte Soltyk. Ces rendez-vous se
+donnaient-ils au cabaret Rouge? c'est ce que je ne sais pas."
+
+L'employé fit des perquisitions dans toute la maison, mais il ne
+trouva rien de suspect.
+
+La déposition du marchand donna l'idée d'envoyer un agent à la maison
+de Dragomira. Il trouva la porte fermée et apprit des voisins que les
+habitants de cette maison étaient partis. Le directeur de la police
+donna l'ordre d'ouvrir la porte de force. Là encore on trouva le nid
+vide; là encore on ne découvrit absolument rien de suspect.
+
+Pour le moment, la police était fort embarrassée, d'autant plus que,
+le lendemain au soir, elle eut deux fortes preuves que les compagnons
+de Dragomira n'avaient pas du tout quitté la place.
+
+Zésim revenait du Casino des officiers et rentrait chez lui. Il
+passait par une rue déserte et sombre. Une jeune fille maquillée et en
+toilette tapageuse vint à sa rencontre. Il voulut continuer son chemin
+sans faire attention à elle, mais elle s'arrêta et lui demanda du feu
+pour allumer une cigarette. Pendant que Zésim lui présentait la
+sienne, il reçut à l'improviste un coup violent dans la poitrine, et
+l'éclair d'une large lame d'acier lui passa devant les yeux. Le jeune
+officier fit instinctivement deux pas en arrière et tira son sabre,
+mais l'audacieuse créature avait déjà disparu au coin d'une maison, et
+quand il se mit à sa poursuite, il ne trouva trace de rien ni de
+personne.
+
+Le coup, d'ailleurs, avait été arrêté par son porte-cigarettes en
+argent.
+
+Le même soir, un agent de police chargé de surveiller le cabaret Rouge
+fut attaqué par deux hommes, qui s'approchèrent en faisant les
+ivrognes et l'assaillirent à coups de gourdin. Il montra son revolver;
+alors ils reculèrent et tirèrent sur lui plusieurs coups de feu qui ne
+l'atteignirent pas.
+
+Ils s'enfuirent quand il courut après eux, longèrent le fleuve et
+disparurent tout à coup comme si la terre les avait engloutis.
+
+
+XXII
+
+LES TOURMENTS DES DAMNES
+
+Laissez toute espérance, vous qui entrez. DANTE.
+
+
+Les jours de délices et de douce ivresse se succédaient.
+
+Dragomira, dans les bras de son mari, semblait avoir complètement
+oublié l'univers, les dangers qui la menaçaient, sa mission et ses
+horribles devoirs.
+
+Un soir, Henryka apparut. Elle revenait de Kiew, où l'Apôtre l'avait
+envoyée pour prendre connaissance de la situation et lui en faire son
+rapport. Elle frappa doucement à la porte; Dragomira eut peur; il lui
+sembla qu'un sérieux et sinistre avertissement résonnait à son
+oreille. Elle s'arracha à Soltyk, rajusta sa chevelure qui couvrait
+ses épaules du ruissellement de ses molles ondes d'or, et sortit.
+
+"Quelles nouvelles apportes-tu?" demanda-t-elle à Henryka.
+
+Celle-ci se jeta à son cou et l'embrassa passionnément; puis elles
+s'assirent toutes les deux près de la cheminée et causèrent à voix
+basse.
+
+"Je viens de la ville, dit Henryka qui tenait dans sa main la main de
+Dragomira, cela va mal; jusqu'à présent on n'a découvert aucun des
+nôtres; mais ils errent çà et là dans les environs comme du gibier
+fugitif; la police est sur leurs traces, et, ce qui est encore pire,
+sur les nôtres. Anitta a disparu, on ne sait pas où, et Zésim est un
+de nos plus acharnés persécuteurs."
+
+Dragomira regarda la flamme rouge du foyer et ne dit rien.
+
+"Allons! du courage, continua Henryka, c'est le moment d'agir, si nous
+ne voulons pas que tout soit perdu. Le danger est grand. Tu ne peux
+pas rêver et folâtrer plus longtemps."
+
+Dragomira tressaillit comme secouée par le frisson de la fièvre.
+
+"Tu as raison, dit-elle, nous ne sommes pas nés pour le bonheur, mais
+pour le renoncement, pour la douleur, pour la souffrance. Dis à
+l'Apôtre de m'accorder encore cette seule nuit. Demain, je lui
+appartiens de nouveau; je lui livrerai Soltyk, dès que le jour
+commencera à poindre."
+
+La nuit s'écoula rapidement, nuit de chères joies et de charmantes
+tendresses; et quand le jour commença à apparaître, quand les
+premières lueurs grises de l'aube se montrèrent à travers les sombres
+rideaux, Dragomira se leva, revêtit lentement sa pelisse brodée d'or,
+qui lui tombait jusqu'aux pieds, enroula un ruban rouge autour de ses
+blonds cheveux, ranima dans la cheminée la braise qui s'éteignait,
+jeta dans le foyer un gros morceau de bois et appela son époux.
+
+"Que veux-tu? demanda Soltyk en venant se mettre aux pieds de
+Dragomira, sur la fourrure d'ours.
+
+- Nous avons assez rêvé, dit-elle, maintenant nous devons nous
+éveiller. Nous étions heureux, mais le bonheur n'est qu'une ombre
+fugitive dans cette vallée de larmes. Prépare-toi à la douleur et à
+la souffrance, mon bien-aimé; elles sont notre vraie part en cette
+vie; et c'et pas elles, si nous nous y soumettons volontairement,
+que nous obtenons la félicité éternelle.
+
+- Est-ce là ce qu'enseigne l'association à laquelle tu appartiens?
+
+- Oui, cela, et quelque chose de plus, continua Dragomira; nous avons
+péché en étant heureux; nous péchons rien qu'en respirant. Aussi
+devons-nous expier notre bonheur comme notre existence, par le
+renoncement, la souffrance, le martyre, et enfin par la mort.
+
+- Ne parle pas de mort, dit Soltyk.
+
+- Tu ne pressens donc pas, mon ami, combien elle est proche de toi?
+
+- De moi? Perds-tu la raison?
+
+- Prépare-toi, répondit Dragomira avec calme, je suis la prêtresse et
+tu es la victime. Tu vas expier tes péchés; et quand l'humilité et
+la souffrance auront purifié ton âme, je t'offrirai à Dieu, comme
+autrefois Abraham offrit Isaac.
+
+- Tu veux me tuer?
+
+- Oui, je vais te sacrifier.
+
+- Est-ce que je rêve? s'écria Soltyk en se relevant d'un bond; suis-je
+fou? ou es-tu folle? Où suis-je?
+
+- Tu es entre mes mains.
+
+- Et tu veux me trahir? A qui veux-tu me livrer?
+
+- Tu m'as dit: prends mon sang, si cela te fait plaisir. Je le prends
+maintenant; je le désire.
+
+- Quelle plaisanterie!"
+
+Soltyk se mit à rire. Dragomira le regarda, se leva et appuya sur un
+bouton qui se trouvait dans le mur.
+
+"Que fais-tu? demanda-t-il.
+
+- J'appelle mes compagnons.
+
+- Dans quelle intention?
+
+- Parce que je vois que tu ne te soumettras pas volontairement à ton
+sort.
+
+- Tu veux employer la violence? s'écria le comte; la violence contre
+moi, que tu aimes? Contre ton époux?
+
+- Oui.
+
+- D'où te vient cette haine subite, ce désir homicide?
+
+- Ce n'est pas de la haine, c'est de l'amour. C'est parce que je
+t'aime que je veux sauver ton âme de la damnation éternelle.
+
+- Suis-je donc sans défense? s'écria Soltyk; je suis encore libre, je
+ne me laisserai pas égorger comme un agneau.
+
+- Tu es mon prisonnier; tu n'as plus aucun moyen de te sauver.
+
+- Femme! serpent! ne me rends pas fou!"
+
+Le comte poussa Dragomira dans un coin et la saisit à la gorge avec
+les deux mains. Il l'aurait étranglée, bien qu'elle résistât de toutes
+ses forces, sans Karow, qui le saisit à l'improviste par derrière et
+le terrassa.
+
+Presque au même instant, deux autres hommes se précipitaient sur lui;
+et, pendant qu'ils le mettaient hors d'état de remuer, Karow lui
+posait le genou sur la nuque, et, rapidement, avec la dextérité d'un
+bourreau, lui attachait les pieds et les mains.
+
+Ils relevèrent alors Soltyk, qui jeta un regard plein d'une haine
+sauvage sur Dragomira. Elle le considérait tranquillement, sans pitié.
+
+"Où faut-il le conduire? demanda Karow à voix basse.
+
+- Devant l'Apôtre."
+
+La portière fut soulevée au même moment et le prêtre apparut sur le
+seuil de la chambre.
+
+"Voici la victime que tu as demandée, dit Dragomira; prends-la. Ma
+mission est remplie. J'attends les nouveaux ordres que tu voudras me
+donner."
+
+L'Apôtre fit d'abord conduire le comte dans un des caveaux
+souterrains; et là, chargé de chaînes, dans la nuit et dans la
+solitude, le malheureux resta jusqu'au lendemain sans manger ni
+boire. Alors l'apôtre apparut lui-même pour exhorter le pécheur au
+repentir et à la pénitence.
+
+Soltyk ne daigna pas d'abord répondre un seul mot; et lorsque
+l'Apôtre, de plus en plus pressant, s'adressa à sa conscience, il se
+redressa fièrement et dit:
+
+"C'est par la ruse, la trahison, la violence, que je suis tombé entre
+tes mains, et tu peux me faire ce que tu voudras. Mais personne ne me
+forcera à m'abaisser devant toi, à me soumettre volontairement à tes
+ordres sanguinaires. Le comte Soltyk peut être un pécheur, mais jamais
+personne ne le verra poltron ni lâche!"
+
+Quand le prêtre eut épuisé, sans réussir, son talent de persuasion
+avec le prisonnier, il remonta à l'étage supérieur du temple.
+
+"Il est orgueilleux comme ne l'a jamais encore été aucun de ceux que
+nous avons eus ici, dit-il à ses fidèles, il faut le ployer avant de
+songer à sa pénitence.
+
+- Laisse-moi briser son orgueil, dit Henryka.
+
+- Non, répondit l'Apôtre; le danger croît de jour en jour. Nous
+n'avons pas de temps à perdre. Pour triompher de ce criminel, il
+faut des bras plus forts que les tiens, jeune fille."
+
+Il fit un signe: Karow et Tabisch, ayant chacun un fouet à la main,
+descendirent dans le caveau.
+
+Au bout d'une heure Karow revint annoncer qu'ils avaient tout fait,
+mais qu'il ne cédait pas.
+
+L'Apôtre fronça les sourcils.
+
+"C'est ce que nous allons voir," murmura-t-il.
+
+Il descendit lui-même dans les régions souterraines de l'ancien
+château des Starostes, et ordonna d'amener le comte devant lui. On le
+conduisit tout enchaîné dans une salle voûtée, où une lampe suspendue
+au plafond et un bassin rempli de charbons allumés répandaient une
+lueur sinistre. L'Apôtre était assis sur une chaise adossée à la
+muraille; ses pieds reposaient sur une peau d'ours. A l'écart et dans
+l'ombre se tenaient ses aides, prêts à obéir au premier signe.
+
+"Veux-tu persister dans ton arrogance? demanda-t-il au comte qui se
+tenait debout devant lui tout enchaîné, je suis ici à la place de
+Dieu; je suis ton seigneur et ton juge. Agenouille-toi et adore Dieu
+dans son prêtre."
+
+Soltyk ne répondit rien.
+
+"Tu ne veux pas?
+
+- Non."
+
+L'Apôtre fit un signe. Deux hommes saisirent Soltyk et l'étendirent
+sur une planche parsemée de pointes de fer et soutenue par de grands
+blocs de bois. Après avoir attaché aux pieds du malheureux condamné un
+poids d'un quintal, ils se mirent à l'allonger lentement sur la
+planche du martyre en le tirant par les mains qui étaient
+liées. Soltyk résista avec un orgueil diabolique à cet horrible
+supplice. Pas un mot, pas un son ne sortit de ses lèvres. Quand la
+torture eut duré assez longtemps, le prêtre donna l'ordre de laisser
+quelques instants de repos à la victime.
+
+"Il faut prendre un moyen plus énergique, s'écria l'Apôtre, le diable
+est plus fort en toi que je ne le pensais."
+
+Il fit signe à Karow d'avancer et lui donna les instructions
+nécessaires. Il y avait un anneau de fer attaché au plafond. On y
+suspendit Soltyk par les bras. Alors Dragomira et Henryka sortirent de
+l'ombre et saisirent les fers rouges qui étaient dans les charbons
+ardents.
+
+"Ne sois pas irrité contre moi, dit Dragomira en écartant avec
+tendresse les cheveux de Soltyk qui couvraient son front baigné de
+sueur, je fais ce qu'il faut que je fasse; nous te faisons souffrir
+les tourments des damnés, ici, sur cette terre où ils durent peu, pour
+te sauver des supplices éternels de l'enfer. C'est par amour qu'il
+faut que je te fasse mal, par amour qu'il faut que j'augmente tes
+souffrances, jusqu'à ce que la vraie humilité chrétienne pénètre dans
+ton coeur."
+
+Henryka lui donna le premier coup. La joie d'un fanatisme infernal
+brillait dans ses yeux ordinairement si doux. Puis le fer de Dragomira
+siffla à son tour au contact de la chair.
+
+L'orgueil de Soltyk résista encore à cet épouvantable torture, mais
+pas longtemps. Un soupir s'échappa de la poitrine du malheureux
+supplicié; puis ce fut un gémissement, et enfin un grand cri.
+
+Les deux femmes interrompirent leur horrible besogne de bourreau.
+
+"Veux-tu humilier ton orgueil? demanda l'Apôtre d'un ton calme;
+veux-tu éveiller dans ton âme le repentir et la douleur, et me
+confesser tes péchés?
+
+- Non."
+
+Le prêtre fit un signe, et les deux jeunes filles recommencèrent à le
+torturer.
+
+Soltyk poussa de nouveau un grand cri, un cri effrayant.
+
+"Pitié, dit-il d'une voix suppliante.
+
+- Te soumettras-tu?
+
+- Oui.
+
+- Es-tu disposé à t'humilier?
+
+- Oui."
+
+L'Apôtre ordonna de le détacher. Quand Soltyk fut là devant lui, le
+regard abaissé vers la terre, les mains liées derrière le dos, ce
+n'était plus que l'ombre de cet homme si fier que Kiew admirait
+autrefois.
+
+"La pénitence que nous imposons de force, continua l'Apôtre, n'a pas
+la valeur de la soumission volontaire aux ordres de Dieu. Penses-y
+bien. L'humilité me semble être pour toi une pénitence
+incomparablement plus grande que n'importe quelle terrible torture. Je
+veux voir si tu es capable de dompter ton orgueil au point de
+t'humilier devant moi de ta pleine volonté. Si tu le fais avec joie et
+enthousiasme, tant mieux pour toi et pour le salut de ton âme!"
+
+On débarrassa Soltyk de ses chaînes.
+
+"Viens ici, dit l'Apôtre avec un froide majesté et semblable dans sa
+longue pelisse à un despote asiatique assis sur son trône, je suis à
+la place de Dieu et tu dois te prosterner devant moi, pauvre pécheur."
+
+Soltyk hésita un instant, puis se jeta à genoux devant le prêtre.
+
+"Plus près, mon fils, continua l'Apôtre, mets-moi à mes pieds, le
+visage contre terre, pour que je puisse faire plier ton cou
+orgueilleux."
+
+Soltyk fit ce qui lui était ordonné.
+
+"Je suis ton maître, dit le prêtre en posant son pied sur la nuque du
+comte, et tu es mon esclave."
+
+Au moment om le pied du prêtre le touchait, Soltyk sentit son orgueil
+d'homme se réveiller. Il se releva d'un bond et se précipita sur le
+prêtre avec fureur. Mais celui-ci, qui était toujours préparé à de
+pareilles attaques, le frappa au visage avec la tête du fouet caché
+près de lui. Soltyk recula en chancelant. Au même moment, les hommes
+le saisissaient et l'enchaînaient de nouveau. "Pas encore converti,
+s'écria l'Apôtre; essayez donc de nouveau les fers rouges."
+
+Le martyre recommença, mais cette fois Soltyk fut bientôt vaincu.
+
+Il gémit, il cria, il demanda grâce, et quand son supplice cessa et
+qu'on lui ôta ses liens, il tomba par terre comme un corps sans
+vie. On le laissa étendu pendant quelque temps. Karow et les hommes
+s'éloignèrent sur l'ordre de l'Apôtre. Il ne resta avec le prêtre que
+les deux jeunes filles et la victime.
+
+Lorsque le comte revint à lui, Dragomira et Henryka le relevèrent et
+le conduisirent au prêtre qui était assis.
+
+"Ecoute-moi, dit le prêtre, ma patience est épuisée. Au moindre signe
+de résistance ou de désobéissance que tu donnes, je te fais infliger
+des supplices auprès desquels ceux que tu as soufferts jusqu'à présent
+en sont rien. A genoux!"
+
+Soltyk se jeta à ses pieds sans dire un mot.
+
+"Tu m'as menacé, murmura l'Apôtre, esclave que tu es, moi, le
+représentant de Dieu, moi, ton prêtre, ton juge, ton maître! Aussi, tu
+seras châtié comme un chien."
+
+Il le frappa au visage.
+
+"Tiens, baise la main qui te punit!"
+
+Soltyk lui baisa la main.
+
+"Prosterne-toi devant moi!"
+
+Le comte obéit, et l'Apôtre se mit à le piétiner comme un sultan
+irrité fait à son esclave indocile, comme le maître fait à son
+chien. Et quand il lui ordonna ensuite de baiser le pied qui l'avait
+foulé, Soltyk, humble et rampant comme un chien, appuya ses lèvres sur
+le pied du prêtre. Il était maintenant tout à fait soumis.
+
+Dragomira ne put s'empêcher de tressaillir lorsqu'elle vit ainsi
+humilié et maltraité l'homme avec qui elle venait de faire le plus
+doux rêve de bonheur. Mais ce n'était pas de la pitié: tous ses nerfs
+frémissaient par l'effet d'une sensation mystérieuse, à la fois
+ravissement et horreur, et ce qu'elle éprouvait était tellement
+surhumain que lorsqu'on eut reconduit Soltyk dans son cachot, elle se
+prosterna aussi devant l'Apôtre, pour lui baiser le pied.
+
+
+XXIII
+
+LA DERNIERE CARTE
+
+Les dieux vengeurs agissent en silence. SCHILLER.
+
+
+Zésim arrivait du champ de manoeuvres, lorsque le P. Glinski entra chez
+lui.
+
+Le jésuite, autrefois si élégant, si aimable, si parfait homme du
+monde, s'était singulièrement transformé dans les derniers jours. Il
+paraissait vieilli de plusieurs années; son visage tourmenté était
+pâle et sillonné de rides profondes; sa chevelure, d'ordinaire si
+soigneusement arrangée, tombait en désordre sur son front; ses yeux
+avaient perdu leur sourire pour prendre une expression inquiète et
+soucieuse. Sa toilette dénotait une certaine négligence. Evidemment,
+il était resté plusieurs jours et plusieurs nuits dans se déshabiller.
+
+Il tomba épuisé sur une chaise et regarda le jeune officier d'un air
+triste et désespéré.
+
+"A quoi dois-je l'honneur de votre visite? dit enfin Zésim.
+
+- Ne savez-vous pas ce qui est arrivé? répondit Glinski.
+
+- Que voulez-vous dire? Tous ces jours-ci un événement chasse l'autre.
+
+- J'étais depuis longtemps déjà sur la piste de ces abominables
+intrigues, de ces crimes que vous savez, dit le jésuite; mais au
+moment décisif, j'ai faibli, j'ai été aveuglé, je me suis laissé
+égarer. Jamais je ne me le pardonnerai. O mon pauvre comte!
+
+- Quoi! il est arrivé malheur à Soltyk?
+
+- J'en ai peur, répondit Glinski. C'est une véritable fatalité! Elle a
+fondu sur nous si brusquement que j'en ai perdu toute espèce de
+sang-froid. Dragomira appartient à cette épouvantable secte qui
+cherche à apaiser la colère de Dieu par des sacrifices
+humains. C'est une Pêcheuse d'âmes, une séductrice, séduite toute la
+première, qui attire les victimes dans le filet, pour les livrer
+ensuite au couteau de ses prêtres. Elle a entouré Soltyk de pièges,
+elle a gagné son coeur, elle l'a enivré d'amour et finalement elle
+s'est hâtée de se marier en secret avec lui. A l'heure qu'il est,
+ils se sont enfuis ensemble à Moscou, et déjà se proposent de se
+sauver à l'étranger. C'est ce qu'écrit le comte.
+
+- C'est aussi ce que Dragomira m'a fait savoir, répondit Zésim.
+
+- Et vous y croyez?
+
+- Jusqu'à présent, je n'avais aucun motif d'en douter."
+
+Le jésuite secoua la tête.
+
+"Oui, voilà ce qu'on nous a écrit, mais c'est pour nous tromper. S'ils
+étaient partis pour Moscou et pour l'étranger, ils nous auraient
+raconté tout autre chose. Ah! j'ai bien peur, et j'ai de trop bonnes
+raisons d'avoir peur, que Dragomira n'ait entraîné le comte dans
+quelque repaire de cette bande d'assassins, et qu'on ne le tue après
+lui avoir fait souffrir d'horribles supplices."
+
+Le vieillard se mit à pleurer.
+
+"Je crois que vous voyez les choses trop en noir, dit Zésim pour le
+consoler.
+
+- Oh! mon coeur me le dit, s'écria Glinski, il est perdu! Personne ne
+peut plus le sauver!"
+
+Zésim tout ému allait et venait dans la chambre. Il s'arrêta devant
+Glinski.
+
+"Je dois vous avouer, dit-il, que je désirerais sauver Dragomira, car
+je l'ai aimée. Si vous voulez me promettre de l'épargner, je pourrai
+peut-être vous mettre sur la vraie piste.
+
+- Je vous donne ma parole, je vous jure, s'écria Glinski, que je ne
+ferai rien contre votre volonté. Parlez donc, que savez-vous?
+
+- Un jour, j'ai accompagné Dragomira à Myschkow. Elle eu dans l'ancien
+manoir un entretien avec un prêtre de sa secte. Peut-être
+existe-t-il dans cet endroit un repaire des Dispensateurs du ciel;
+peut-être est-ce là qu'on a conduit Soltyk.
+
+- C'est très possible, dit le jésuite avec émotion; on a tué
+Tarajewitsch à Myschkow et Pikturno dans le voisinage.
+
+- Alors mes soupçons peuvent être fondés, continua Zésim; c'est sur le
+domaine de Mme Maloutine à Bojary, et dans le château d'Okozyn qui
+n'en est pas éloigné, que cette secte doit exercer ses sinistres
+pratiques.
+
+- Mais alors, comment pénétrer dans ces endroits sans perdre
+Dragomira?" demanda Glinski tout perplexe.
+
+Zésim garda le silence pendant quelques instants. Un pénible combat se
+livrait dans son coeur. Enfin il tendit la main à Glinski et dit: "Je
+ne puis pas prendre la responsabilité de sacrifier une vie humaine par
+égard pour Dragomira. Je lui ai répondu, je l'ai avertie, je lui ai
+conseillé de fuir. Si elle est restée là, je n'ai aucun reproche à me
+faire. L'épargner plus longtemps, c'est devenir complice de ses
+forfaits. Venez, allons à la police et prenons sur-le-champ toutes les
+dispositions qui peuvent servir à délivrer le comte des mains de ces
+fanatiques.
+
+- Je vous remercie, répondit Glinski, je respire. Voilà enfin un rayon
+d'espérance! Je suis prêt. Partons."
+
+Les deux hommes descendirent rapidement l'escalier, appelèrent un
+cocher qui passait, sautèrent dans le traîneau et se rendirent à la
+police, où ils furent immédiatement reçus par le directeur. Zésim lui
+communiqua tout ce qu'il savait, en grande hâte, et l'on combina
+aussitôt les mesures les plus complètes. Il fallait s'attendre à une
+vive résistance; aussi réunit-on toutes les forces disponibles; les
+agents furent armés jusqu'aux dents. Au bout d'un quart d'heure à
+peine, trois expéditions différentes se mettaient en mouvement, l'une
+vers Myschkow, la deuxième vers Bojary, la troisième vers Okozyn.
+
+Cependant, au même moment, des messagers à cheval, envoyés par
+Sergitsch, partaient au galop dans les mêmes directions, pour avertir
+du danger qui menaçait les frères et les soeurs de la sanguinaire
+association.
+
+Le jésuite et Zésim s'étaient joints à l'employé qui, avec une
+demi-douzaine d'agents et autant de soldats de police, se rendait
+rapidement à Myschkow. Ils y arrivèrent à midi, se postèrent autour du
+manoir et demandèrent à entrer. Pendant longtemps personne ne se
+montra. Enfin, après avoir frappé à coups redoublés, ils virent
+apparaître une vieille femme habillée en paysanne qui leur ouvrit. On
+lui demanda s'il y avait quelqu'un dans la maison. "Il n'y a personne,
+dit la bonne femme, personne absolument: la maison appartient à une
+confrérie pieuse."
+
+"Nous connaissons cette bande d'assassins," s'écria le jésuite.
+
+La vieille fit un signe de croix. "Ce sont de braves gens, dit-elle,
+des gens bienfaisants, des amis des malheureux, qui soignent les
+malades, qui donnent à manger à ceux qui ont faim.
+
+- Ouvre la maison," dit l'employé.
+
+La vieille ouvrir la porte. L'employé, Glinski, Zésim et trois agents
+se précipitèrent à l'intérieur, le revolver à la main. On visita
+toutes les chambres sans trouver rien de suspect. Les gens de police
+étaient fort embarrassés.
+
+"Il doit y avoir des chambres souterraines," dit tout bas lé jésuite à
+l'employé.
+
+Celui-ci questionna de nouveau la vieille.
+
+"Je ne sais rien, je vous le jure, dit-elle, il y a là une cave, et
+voilà tout."
+
+L'employé descendit dans la cave avec Zésim et un des agents, pendant
+que le jésuite, avec les deux autres, inspectait le sol. Il enleva les
+fourrures et les tapis et finit par trouver dessous un plancher
+recouvert de cuir tout neuf, ce qui excita ses soupçons. Il frappa
+dessus en différents endroits et découvrit une place qui sonnait
+creux. Les agents arrachèrent le cuir, qui était solidement cloué, et
+aperçurent une trappe dont on avait ôté la poignée de fer. Les autres
+agents furent appelés; on souleva la trappe qui tourna sur ses gonds;
+on alluma toutes les lanternes qui se trouvaient là, et l'on descendit
+lentement avec toutes sortes de précautions.
+
+En avant marchaient deux agents; venait ensuite l'employé avec Zésim
+et Glinski. Le troisième agent gardait l'entrée de l'escalier. Le
+cortège qui pénétrait dans ces sombres et mystérieux souterrains
+arriva d'abord dans le petit cachot noir où Henryka avait subi son
+épreuve. Il y avait dans ce cachot une porte de fer qui était
+fermée. La serrure résista à tous les efforts. Un des agents remonta
+et rapporta des leviers et des haches. On finit par réussir, mais avec
+beaucoup de peine, à enfoncer la porte. Elle ouvrait sur un corridor
+qui conduisait aux autres cachots et à la salle voûtée où les
+condamnés avaient été mis à la torture. On ne trouva rien dans cette
+salle que des instruments de supplice de toutes sortes. Les autres
+portes furent alors brisées et un horrible spectacle s'offrit aux
+regards.
+
+Dans le premier cachot était une fosse nouvellement creusée; dans le
+second, un homme à qui l'on avait crevé les yeux et arraché la langue
+gisait sur de la paille pourrie. Il leva des bras suppliants et fit
+entendre des sons inarticulés, semblables à des cris de bête. Il y
+avait plusieurs cachots vides. Dans l'avant-dernier se trouvait une
+femme enchaînée et à moitié nue; elle était devenue folle pendant les
+affreux supplices qu'elle avait évidemment dû souffrir. Ses épaules
+portaient les traces des coups de fouet; sur ses mains et ses pieds on
+voyait des marques sanglantes. Elle chantait une chanson joyeuse et se
+mit à rire bruyamment lorsqu'on entra dans sa prison. Dans le dernier
+cachot un homme était étendu sur une planche de torture, garnie de
+pointes de fer. Ce fut le seul dont on tira quelques réponses. Mais il
+ne dit rien qui pût mettre sur la piste des pieux assassins. Une belle
+jeune fille avait séduit son coeur et ses sens, finalement elle l'avait
+attiré dans ce lieu, où on l'avait forcé d'avouer ses péchés et de
+faire pénitence au milieu d'affreux tourments. Il dépeignait la
+Pêcheuse d'âmes comme une femme de petite taille, opulente de formes,
+avec des cheveux noirs. Ce n'était donc pas Dragomira. Par contre, la
+description qu'il fit du prêtre répondait parfaitement à l'image que
+Zésim avait encore devant les yeux.
+
+L'employé fit tout d'abord transporter et installer le malheureux dans
+une chambre du manoir. Puis on ouvrit la fosse. Glinski avait peur
+qu'on n'eût tué Soltyk et qu'on ne l'eût enterré dans cet endroit. Il
+n'en était rien. Ce qu'on trouva, c'était le corps d'une femme tout
+criblé de coups de couteau. La vieille fut mise en état
+d'arrestation. Les soldats de police restèrent pour garder le
+manoir. L'employé revint à Kiew avec deux agents, pendant que les
+autres, avec Glinski et Zésim, traversaient Chomtschin et se rendaient
+à Bojary. Ils y trouvèrent l'employé qui venait de fouiller la maison
+et d'interroger les gens du village. On n'avait absolument rien
+découvert de suspect. Les serviteurs de manoir et les paysans avaient
+tous déclaré que les maîtres étaient partis pour Moscou. Une seconde
+inspection des caves ne donna aucun nouveau résultat.
+
+Ceux qui étaient allés à Okozyn revinrent sans avoir rien
+découvert. Ils avaient aussi fouillé les caves, mais bien inutilement.
+
+"Je commence à croire qu'ils sont réellement partis pour l'étranger en
+passant par Moscou, dit enfin Zésim.
+
+- Il nous faut bien le croire, répondit Glinski; en tout cas, nous
+avons fait notre devoir. Pour le moment, nous n'avons aucun
+renseignement précis pour nous guider dans vos recherches. Peut-être
+le hasard nous viendra-t-il en aide et apportera-t-il un peu de
+clarté dans ces horribles ténèbres."
+
+Ils revinrent tous ensemble à Kiew. Glinski alla immédiatement chez le
+directeur de la police, et obtint l'envoi à Moscou d'un agent
+habile. Zésim retourna chez lui, et, à sa grande surprise, trouva
+Henryka qui l'attendait depuis deux heures.
+
+"Qu'est-ce qui vous amène ici? demanda-t-il tout d'abord.
+
+- Ces épouvantables événements des jours derniers, répondit-elle; je
+voulais vous avertir, et je tremble pour Anitta. Savez-vous qu'elle
+a disparu? que personne ne sait rien à son sujet? Ne craignez-vous
+pas qu'elle soit tombée dans les mains de Dragomira comme Soltyk?
+
+- Non, vous pouvez être tranquille là-dessus?
+
+- Alors, vous savez où se trouve Anitta?
+
+- Oui.
+
+- J'en suis bien heureuse; je respire. Et où est Dragomira? Avez-vous
+de ses nouvelles?
+
+- Elle m'a écrit qu'elle partait pour Moscou, d'où elle comptait fuir
+à l'étranger.
+
+- Encore des mensonges et des fourberies! s'écria Henryka; elle
+voulait simplement vous tromper. J'étais à Chomtschin la nuit où
+elle s'est mariée avec Soltyk. Elle se défiait déjà de moi, parce
+que je n'étais plus aveugle, et que j'avais découvert son vrai
+visage sous son masque de sainteté. Je sais tout de même qu'elle
+n'est pas partie pour Moscou, mais pour la Moldavie.
+
+- Avec le comte?
+
+- Oui.
+
+- Vous ne croyez pas qu'elle l'ait tué?
+
+- Dragomira est capable de tout, s'écria Henryka; c'est tout
+simplement une bête féroce, un tigre altéré de sang. Oh! comme je
+l'ai aimée, et comme elle m'a trompée et maltraitée! - Henryka se
+cacha le visage dans les mains et se mit à pleurer avec une émotion
+nerveuse. - Je croyais à sa mission. Je ne me doutais pas de la
+route qu'elle voulait me faire prendre, et j'étais son écolière, sa
+servante, son esclave. Elle m'a foulée aux pieds, elle m'a battue,
+comme l'aurait fait une arrogante sultane. Je porte encore les
+marques des coups de fouet qu'elle m'a donnés. J'étais si humble! si
+obéissante! Je l'ai adorée comme une divinité. Enfin, j'ai découvert
+avec horreur qu'elle appartient à cette secte qui veut noyer les
+péchés du monde dans des flots de sang.
+
+- Et vous ne connaissez aucun moyen de sauver le comte?
+
+- Non, je le regarde comme perdu, dit Henryka. Ah! si nous pouvions
+seulement protéger Anitta contre sa vengeance! Je sais qu'elle a
+juré sa mort. Où est-elle la pauvre enfant? Est-elle en sûreté?
+Partout Dragomira a des agents, des expions; elle saura bien la
+trouver, et alors Anitta sera perdue.
+
+- Votre peur me gagne, murmura Zésim; il faut que je prenne
+immédiatement des mesures.
+
+- Anitta est donc près d'ici?
+
+- Oui.
+
+- Alors emmenez-la à l'étranger, si c'est possible; ici, elle n'est
+pas en sûreté. Je vous en conjure, ne perdez pas une minute."
+
+Quelques instants plus tard, Henryka et Zésim quittaient la
+maison. Une fois dans la rue, elle prit congé de lui et fit mine de
+s'éloigner; mais elle le suivit de loin et le vit prendre un traîneau
+et partir.
+
+Le cocher était de retour er venait de dételer ses chevaux, lorsqu'une
+dame en toilette élégante s'approcha de lui.
+
+"Où as-tu conduit le lieutenant Jadewski? demanda-t-elle.
+
+- Je ne peux pas le dire.
+
+- Même si je te donne vingt roubles.
+
+- Où sont-ils?"
+
+La dame lui donna l'argent.
+
+"J'ai conduit le jeune monsieur à Kasinka Mala, dit le cocher, mais ne
+révélez à personne que je vous l'ai dit."
+
+
+XXIV
+
+LE SACRIFICE
+
+"Je ne trouve aucune pitié!... Les cris de douleur que m'arrachent mes
+horribles souffrances meurent au loin sans réponse." KOLZOW.
+
+
+Henryka, habillée en paysanne, prit un traîneau de campagnards et se
+rendit de Kiew à Kasinka Mala. Après une inspection attentive et
+prudente, elle partit pour Okozyn. Quand elle annonça à Dragomira
+qu'elle avait découvert la retraite d'Anitta, la créature de marbre
+s'anima, sa poitrine se souleva, les ailes de son nez frémirent comme
+les narines d'une bête de proie qui flaire le sang; se yeux bleus
+froids et ses joues s'animèrent.
+
+"Enfin! s'écria Dragomira, enfin! elle est en mon pouvoir! Je te
+remercie, Henryka; tu me rends bien heureuse!"
+
+Elle l'attira à elle et l'embrassa tendrement.
+
+"Ce n'est pas assez d'avoir Anitta entre nos mains, dit Henryka, il
+faut qu'elle serve d'appât pour prendre Zésim. Tu as l'esprit inventif
+pour imaginer des pièges. Trouve un plan, et vite à l'oeuvre!
+
+- D'abord, offrons à Dieu la victime que nous avons, répondit
+Dragomira; nous songerons ensuite à de nouvelles entreprises.
+
+- Tu as raison, dit l'Apôtre, qui était entré sans qu'on s'en aperçût;
+hésiter plus longtemps serait nous perdre tous. Le danger grandit à
+chaque heure. Qui sait combien de temps encore nous serons ici en
+sécurité? Nous avons réussi une fois à tromper ceux qui nous
+poursuivaient; une seconde fois nous pourrions échouer. Je vais
+rassembler tout de suite la communauté; nous communierons
+solennellement et nous offrirons un sacrifice à Dieu. Peut-être
+sera-ce le dernier. Chacun pourra alors s'en aller là où l'Esprit le
+poussera. Pour moi, je reste ici et j'attends la fin.
+
+- Moi aussi," dit Dragomira. Et Henryka exaltée l'entoura de ses bras,
+décidée à unir à tout jamais sa destinée à celle de son amie.
+
+"Soltyk doit mourir, dit Dragomira après quelques instants de silence,
+je suis prête à l'offrir à Dieu, mais accorde-moi une heure pour le
+préparer.
+
+- Fais ce que tu juges bon de faire, répondit le prêtre, je vais
+ordonner qu'on t'obéisse en tout. Je vous attends dans une heure,
+toi et lui, dans le temple, devant l'autel de l'Eternel que nous
+voulons célébrer et apaiser.
+
+- C'est lui que j'immolerai d'abord, dit Dragomira; ensuite ce sera le
+tout de Zésim et d'Anitta.
+
+- Que le ciel te bénisse!"
+
+L'Apôtre partit et Dragomira se fit parer en toute hâte par
+Henryka. Magnifique et séduisante à la fois comme une jeune et belle
+sultane, elle entra dans le cachot où le comte était couché sur de la
+paille, fixa à la muraille la torche qu'elle tenait à la main et
+éveilla le malheureux qui rêvait et qui la considéra avec étonnement.
+
+"Toi ici? murmura-t-il, viens-tu pour te railler de moi? Ou as-tu
+imaginé de nouvelles tortures?
+
+- Non, tu as assez expié tes péchés.
+
+- Ne me trompe pas, ce serait trop cruel, répondit-il. Est-ce que je
+te comprends bien? M'apportes-tu la liberté et la délivrance?
+
+- Les deux, dit-elle, mais pas comme tu l'entends, mon bien-aimé. Dans
+une heure, tu mourras.
+
+- Je mourrai? Dragomira, c'est là ton amour?
+
+- Je t'immolerai moi-même, parce que je t'aime, et parce qu'il n'y a
+pas d'autre route pour aller au paradis.
+
+- Horrible!
+
+- Calme-toi; nous avons encore une heure; pendant ce temps-là je
+t'appartiens encore.
+
+- Et aucun espoir de délivrance?
+
+- Aucun.
+
+- Et c'est toi-même qui veux me tuer?
+
+- Moi-même, et je crois que la mort, venant de moi, te sera douce.
+
+- Soit! je me remets entre tes mains."
+
+Dragomira lui ôta ses chaînes pesantes et le conduisit en haut, à la
+lumière. Deux jeunes hommes, couronnés de fleurs et vêtus de longues
+robes blanches, les attendaient.
+
+"Suis-les, dit Dragomira, ils te pareront et t'amèneront ensuite vers
+moi."
+
+Soltyk la regarda avec défiance.
+
+"Ne crains rien, dit-elle vivement, je ne te tromperai pas."
+
+Les deux jeunes hommes conduisirent le comte dans une petite salle,
+richement décorée, où l'on avait préparé un bain. Ils le servirent
+comme des esclaves, le déshabillèrent, et, quand il sortit du bain,
+lui parfumèrent le corps et les cheveux avec des essences d'une odeur
+exquise. Puis ils lui mirent des sandales dorées, lui passèrent une
+robe blanche, semblable à une tunique grecque, qui lui tombait
+jusqu'aux pieds et qui avait pour ceinture un ruban doré, et enfin lui
+posèrent sur la tête une couronne de roses fraîches. Ils le
+conduisirent alors dans une salle ornée avec tout le luxe de
+l'Asie. Dragomira l'y attendait. Ils s'éloignèrent en silence.
+
+Dragomira était mollement étendue sur un lit de repos recouvert d'une
+peau de tigre. Elle avait autour de son opulente chevelure blonde une
+sorte de turban blanc brodé d'or. Sa taille élancée, son corps aux
+merveilleux contours étaient enveloppés et dessinés par une pelisse de
+soie bleu clair brodée d'or, doublée et garnie à profusion de
+magnifique hermine. Elle avait aux pieds des babouches de velours
+rouge également brodées d'or. Elle tendit la main à Soltyk avec un
+sourire à la fois triste et heureux.
+
+"Comme tu es beau! murmura-t-elle.
+
+- Et toi!"
+
+Il tomba enivré à ses pieds et la contempla avec une extase
+indicible. Elle écarta ses cheveux noirs qui lui couvraient le front
+et lui passa autour du cou ses beaux bras semblables à du marbre
+vivant, à de l'ivoire tiède et animé.
+
+"Es-tu heureux maintenant?
+
+- Laisse-moi l'être encore une fois, murmura-t-il dans son
+ravissement, et que la mort arrive! De ta main elle sera la
+bienvenue."
+
+Elle ne répondit rien, mais elle l'attira doucement contre sa
+poitrine, et leurs lèvres se confondirent dans un ardent baiser.
+
+"Est-il temps?" demanda-t-il au bout de quelques instants.
+
+Elle fit signe que oui.
+
+"Promets-moi une chose, dit Soltyk; ne me livre pas aux autres,
+immole-moi, tue-moi de tes mains.
+
+- Je te le promets, répondit-elle avec une sorte de transport
+farouche, et je te promets encore davantage. Ma mission n'est pas
+encore terminée. Aussitôt que mon oeuvre sera accomplie, et j'espère
+l'accomplir en peu de jours, j'irai te rejoindre.
+
+- Tu veux mourir?
+
+- Oui, j'aspire à quitter ce monde de misère et de péché et à monter
+vers la lumière. Va devant moi, je te suivrai.
+
+"Jure-le-moi."
+
+Elle leva la main solennellement.
+
+"Devant Dieu, qui sait tout et qui peut tout, je le jure!"
+
+Soltyk la serra contre son coeur, et ils restèrent longtemps ainsi,
+perdus dans une muette félicité.
+
+Une cloche d'airain, à la sonorité menaçante, sonna trois
+coups. L'autel sanglant réclamait une nouvelle victime.
+
+Une vaste salle, dont la voûte reposait sur de hautes colonnes,
+servait de temple aux Dispensateurs du ciel.
+
+Les murs et les fenêtres étaient cachés par des tentures de soie bleu
+clair parsemées d'étoiles d'argent. Trois lustres répandaient une
+lumière éclatante comme celle du soleil. Le milieu de la paroi
+principale était occupé par un autel qui n'avait pas d'autre ornement
+qu'une croix colossale supportant le Sauveur mourant: "Tout est
+consommé!" Devant cet autel, il y en avait un second, plus bas, qui
+faisait penser à la pierre des sacrifices païens. Il était décoré de
+guirlandes de fleurs et de branches de sapin et entouré des plantes
+exotiques les plus splendides, d'où s'exhalait une odeur douce et
+enivrante. Au milieu de la salle se trouvait une grande table en forme
+de fer à cheval, recouverte d'une nappe blanche comme la neige garnie
+de vaisselle précieuse, de riches pièces d'argenterie, de cruches et
+de coupes, et entourée de sièges antiques. Le siège du prêtre était
+plus élevé que les autres.
+
+Une douzaine de jeunes hommes étaient occupés à disposer sur la table
+ce qu'il fallait pour manger et pour boire. Mme Maloutine les
+dirigeait. Elle donna enfin le signal que tout était prêt. Des
+trompettes résonnèrent; la communauté pouvait venir pour la communion
+et le sacrifice. Les tentures qui cachaient les portes furent
+écartées; les frères et les soeurs entrèrent deux à deux, tous vêtus de
+longues robes blanches, avec des ceintures rouges. Ila avaient des
+couronnes de fleurs sur la tête, des sandales aux pieds, des palmes à
+la main. Ils défilèrent une fois autour de la salle et se placèrent
+ensuite des deux côtés de la table.
+
+Les trompettes annoncèrent l'apparition du prêtre.
+
+Les tentures s'écartèrent de nouveau; et de jeunes garçons d'une
+grande beauté, vêtus de robes blanches et couronnés de fleurs,
+entrèrent dans la salle. En tête marchaient des joueurs de luth et de
+flûte; les suivants semaient des fleurs et balançaient des
+encensoirs. Venait ensuite un jeune homme tenant la Bible; un second
+portait la croix. Enfin s'avançait l'Apôtre en robe blanche brodée
+d'or. Il portait un long manteau traînant de soie bleue garni de
+zibeline dorée, et avait sur la tête une tiare étincelante d'or et de
+pierreries. Il bénit la communauté qui s'était mise à genoux, s'assit
+en haut de la table, sur son siège élevé, majestueux comme Sardanapale
+sur son trône. Puis il fit un signe et les frères et les soeurs se
+relevèrent et s'assirent.
+
+"Mes bien-aimés, dit-il, c'est peut-être le dernier repas que nous
+faisons ensemble, en mémoire de notre Sauveur Jésus-Christ, dans son
+esprit et selon son commandement. Elevez donc vos âmes à Dieu avec
+ferveur, et souvenez-vous de son Fils qui est mort en croix pour
+nous. Jurez encore une fois de chercher à l'imiter, et, quand l'heure
+sonnera, de sacrifier votre vie, comme il a sacrifié la sienne, avec
+soumission et joie!"
+
+Sur un signe de l'Apôtre deux jeunes hommes s'approchèrent de
+lui. L'un portait un pain blanc sans levain sur un plat d'argent;
+l'autre, une haute coupe de forme antique, remplie de vin rouge.
+
+Le prêtre prit le pain et le rompit.
+
+"Je fais comme le Christ a fait et je dis en son nom: Ceci est mon
+corps."
+
+Il porta ensuite la coupe à ses lèvres:
+
+"Et ceci est mon sang. Mangez et buvez en mémoire de moi."
+
+Le pain et le vin passèrent de main en main, de bouche en bouche,
+pendant qu'une musique invisible et solennelle se faisait entendre et
+que tous chantaient un psaume à la gloire de Dieu.
+
+Quand le pain et la coupe symboliques furent revenus au prêtre, il
+bénit les mets qui étaient sur la table et dit:
+
+"Maintenant, mangez et buvez ce que Dieu nous a donné, avec un coeur
+pur et une joie pieuse."
+
+Le repas commença. Les coupes furent remplies; de gais propos
+s'échangèrent; personne ne songeait au sanglant spectacle qui se
+préparait. De joyeuses mélodies accompagnaient cette fête étrange.
+
+L'Apôtre donna un signal. Les assistants se levèrent tous ensemble, et
+les frères et les soeurs se placèrent en deux longues rangées des deux
+côtés de l'autel. La table fut rapidement enlevée. Les trompettes
+retentirent de nouveau, et ce fut comme un cortège de bacchantes et de
+corybantes qui se précipita dans la salle. En tête s'avançaient de
+belles jeunes filles, chaussées de sandales dorées et vêtues de
+longues robes blanches à franges d'or. Les épaules et les bras nus,
+elles avaient des guirlandes enlacées dans leurs opulentes chevelures,
+et jouaient de la flûte et des cymbales. Une deuxième troupe, avec des
+peaux de panthère autour des épaules et des thyrses dorés dans les
+mains, chantait et dansait. Venaient ensuite les pénitentes avec les
+pieds et les bras nus, vêtues de sombres peaux de bêtes, coiffées de
+têtes d'animaux, ayant des cordes de soie rouge pour ceintures et
+brandissant des disciplines.
+
+Les sacrificatrices étaient conduites par Henryka. Elles avaient des
+sandales dorées, de longues robes de soie blanche garnies d'hermine,
+des lis dans leur chevelure dénouée qui tombait en ondes désordonnées
+et brillantes sur leurs épaules. Dans leurs mains étincelait le
+couteau du sacrifice. Elles entouraient Soltyk. Enfin venait
+Dragomira, vêtue d'une robe blanche trainante et d'une pelisse rouge,
+garnie d'hermine et d'une richesse royale. Une tiare d'or, couverte de
+pierreries, couronnait sa tête fière et dominatrice.
+
+Toutes les jeunes filles, d'une beauté enchanteresse, tordaient leurs
+corps élancés et charmants dans les transports d'une danse digne des
+Bacchantes, pendant que leurs lèvres rouges, qui semblaient altérées
+de sang, poussaient de joyeuses acclamations et que leurs grands yeux
+brillaient d'un sourire cruel. Dragomira s'avançait pas à pas avec la
+majesté froide et silencieuse d'une statue de marbre et le sombre
+regard de la prêtresse sévère et inexorable. Quand le cortège fut
+devant l'autel, l'Apôtre se tourna vers la croix et pria Dieu
+d'accepter le sang qui allait couler en expiation des péchés de celui
+qu'on immolait comme de ceux de l'humanité tout entière. Puis il bénit
+la victime et toute la communauté qui était tombée à genoux, et
+prononça la prière du sacrifice, à laquelle tous s'unirent dans un
+profond recueillement et en se frappant la poitrine avec le
+poing. Quand l'Amen eut été répété trois fois, le prêtre livra Soltyk
+à la prêtresse. Elle s'avança vers l'autel et fit un signe à son
+cortège. Aussitôt retentit une musique farouche et triomphante, et la
+danse des Bacchantes recommença.
+
+En même temps, quatre des jeunes filles vêtues de peaux de bêtes
+s'approchèrent doucement du comte, à la façon des chats; puis elles se
+précipitèrent brusquement sur lui en poussant un cri sauvage. Pendant
+que l'une, rapide comme l'éclair, lui jetait un lacet autour du cou,
+une autre lui attachait promptement les pieds avec sa corde de
+soie. Il tomba sur les genoux et les deux autres lui lièrent
+immédiatement les bras derrière le dos. Les sacrificatrices le
+saisirent et le placèrent sur l'autel.
+
+"Pitié! murmura-t-il.
+
+- C'est Dieu, qui a pitié!" répondit Dragomira, et elle releva
+lentement sa large manche doublée d'hermine. Sa pelisse tombait
+autour d'elle comme un ruisseau de sang; le couteau du sacrifice
+étincela dans sa main et ses lèvres entr'ouvertes laissèrent voir
+ses dents.
+
+De nouveau la musique se fit entendre, de nouveau les jeunes filles
+reprirent leurs danses en agitant leurs thyrses dorés, leurs
+disciplines et leurs couteaux autour de l'autel.
+
+Dragomira se pencha tendrement vers le bien-aimé et lui passa un bras
+autour du cou. Pendant qu'elle collait ses lèvres à celles de Soltyk,
+sa main droite lui donnait le premier coup. La victime frissonna et
+fit entendre un soupir. Les flûtes et les cymbales retentirent en
+suivant un rythme encore plus sauvage, et tous ces beaux corps
+s'agitèrent, en proie au délire des Ménades et à l'ivresse que donne
+l'odeur du sang.
+
+
+XXV
+
+EN CROIX
+
+Le loup meurt silencieusement. Lord BYRON.
+
+
+Il était encore grand matin lorsqu'on éveilla le P. Glinski. Le juif
+qui lui servait d'espion depuis des années demandait avec insistance à
+entrer. Il apportait, disait-il, d'intéressantes nouvelles. Le jésuite
+s'habilla à la hâte, et le domestique introduisit le fidèle Hébreu
+vêtu d'un long caftan.
+
+"Sais-tu quelque chose sur le comte? demanda Glinski tout agité.
+
+- Non, répondit le juif, mais j'ai découvert une piste importante qui
+peut nous conduire vers le comte.
+
+- Qu'as-tu découvert?
+
+- J'ai quelques raisons de croire que Bassi, Rachelles, la
+propriétaire du cabaret Rouge, se tient cachée à Romschin, dans le
+manoir de M. Monkony.
+
+- C'est impossible!
+
+- C'est pourtant vrai. Du moment que Mlle Maloutine est une Pêcheuse
+d'âmes, pourquoi Mlle Henryka, qui n'est qu'un coeur et qu'une âme
+avec elle, n'appartiendrait-elle pas aussi à cette secte?
+
+- Tu as raison, mais Bassi avouera-t-elle, si nous réussissons à la
+prendre?
+
+- C'est une femme peureuse, qui ne peut pas voir le sang, dit le juif;
+elle a certainement aidé à ces méfaits; mais elle ne s'attend pas à
+une trop rigoureuse punition. Elle avouera. Si elle ne parle pas, on
+la fera parler, car elle est très poltronne."
+
+Le P. Glinski s'empressa d'aller à la police, et de là chez Zésim.
+
+Tous les deux accompagnèrent l'employé, qui partit pour Romschin avec
+plusieurs agents. Ils eurent la précaution de s'arrêter dans un petit
+bois, à quelque distance du manoir, et d'expédier en avant les agents,
+qui s'approchèrent de différents côtés et cernèrent le maison.
+
+Alors ils les rejoignirent et demandèrent à entrer.
+
+Le concierge arriva tout en émoi et jura qu'il n'y avait personne au
+manoir.
+
+L'employé le suivit avec Glinski dans la maison, pendant que Zésim
+gardait la porte.
+
+Tout à coup on entendit un cri d'effroi poussé par une femme. Ce cri
+venait du jardin. Ce furent alors des jurements, des prières, des
+gémissements où l'on démêlait des larmes.
+
+Bientôt deux agents de police amenèrent une jeune et jolie paysanne
+qu'ils avaient saisie au moment où elle essayait de s'enfuir par le
+jardin.
+
+"Je suis du village, disait-elle en protestant.
+
+- Ah! vraiment? dit d'un ton ironique un des agents. Il n'y a qu'un
+petit malheur, c'est que je te connais. Tu es Bassi Rachelles."
+
+En même temps, il arracha le mouchoir rouge qu'elle avait autour de la
+tête. Elle se jeta à genoux, se tordant les mains avec désespoir.
+
+"Je n'ai rien fait! criait-elle; je ne sais rien de rien, je suis
+innocente!
+
+- C'est ce qu'on verra, dit l'agent de police; allons, marchons, en
+avant!"
+
+On la conduisit dans une chambre du rez-de-chaussée, où entrèrent
+aussi l'employé et le jésuite.
+
+"Ah! te voilà, dit l'employé; pourquoi te caches-tu ici? Quel crime
+as-tu commis?
+
+- Je n'ai rien fait, je suis innocente!
+
+- Tais-toi, scélérate!"
+
+Bassi se jeta à ses pieds.
+
+"Je n'ai pas versé de sang; je ne suis pas coupable!
+
+- Où sont tes complices?
+
+- Je ne suis pas une criminelle. Que Dieu me punisse si j'ai [fait]
+quelque chose de mal.
+
+- Connais-tu Mlle Dragomira Maloutine?
+
+- Oui.
+
+- Elle est venue chez toi, au cabaret Rouge?
+
+- Oui.
+
+- Pourquoi y venait-elle?
+
+- Elle s'y est rencontrée avec différents messieurs.
+
+- Avec Pikturno et Soltyk?
+
+- Je crois... oui.
+
+- Tu savais que c'est une Pêcheuse d'âmes?
+
+- Non, aussi vrai que Dieu m'entend, je ne l'ai pas su.
+
+- Tu mens. Tu connais aussi les autres. Tu sais que Mlle Henryka
+Monkony appartient également à cette secte sanguinaire. Tu connais
+les associés; tu connais leurs repaires. Allons, avoue!
+
+- Je ne sais rien. Je connais Mlle Henryka, voilà tout.
+
+- Où se trouve Dragomira en ce moment?
+
+- Je ne sais pas.
+
+- Tu ne veux pas parler, s'écria l'employé; c'est bon, nous avons des
+moyens de te délier la langue."
+
+Bassi lui embrassa las genoux en tremblant.
+
+"Pitié! je ne sais rien, je ne peux rien dire!
+
+- Assez causé! cria d'employé en frappant la terre du pied; le knout!
+Et deux femmes qui sauront s'en servir!"
+
+Un des agents sortit.
+
+"Grâce! dit Bassi d'une voix suppliante et toute secouée par une
+terreur mortelle; grâce! je suis une femme! Comment pouvez-vous
+frapper une femme!
+
+- Ces sont des femmes qui te frapperont/
+
+- Non, non! s'écria-telle, jamais personne ne m'a touchée!
+
+- Tant mieux! Tu n'en avoueras que plus vite."
+
+L'agent revint avec deux jeunes paysannes solides, qui tenaient des
+cordes et des knouts. Elles considérèrent avec un sourire féroce
+Bassi, qui tremblait et qui se jeta, tout en larmes, aux pieds de
+l'employé.
+
+"Attachez-la!
+
+- Pitié! pitié!"
+
+Bassi se mit en défense; mais ce fut bien inutile. Elle fut garrottée
+et attachée au poêle; puis les deux jeunes filles se postèrent
+derrière elle, le knout à la main.
+
+"Combien de coups?
+
+- Jusqu'à ce qu'elle avoue."
+
+Les knouts commencèrent leur abominable besogne. Au bout de cinq
+coups, Bassi capitula.
+
+"Assez! assez! j'avoue tout, détachez-moi.
+
+- Encore cinq coups, pour la rendre tout à fait gentille," dit
+l'employé.
+
+Les knouts continuèrent à travailler. Bassi criait et pleurait. Son
+désespoir ne touchait personne, ni l'employé qui fumait son cigare
+avec un air de parfaite satisfaction, ni les jeunes filles, qui
+n'étaient pas disposées à lâcher une victime de cette rareté.
+
+Une fois délivrée, Bassi avoua tout, ses relations avec l'Apôtre et
+Dragomira, la part qu'elle avait prise au meurtre de Pikturno et à
+d'autres forfaits qui étaient jusqu'alors restés cachés. Elle révéla
+que la secte avait eu ses repaires au cabaret Rouge, à Myschkow et à
+Okozyn, et que Dragomira avait emmené le comte pour l'immoler.
+
+"Où l'a-t-elle emmené? demanda le jésuite.
+
+- Je ne sais pas.
+
+- Alors, le knout!
+
+- Pitié! Comment le saurais-je? Elle peut le retenir prisonnier à
+Myschkow ou à Okozyn."
+
+L'employé se consulta avec Glinski. Ils décidèrent d'en rester là pour
+l'interrogatoire, de retourner à Kiew et de se rendre en toute hâte à
+Okozyn avec toutes les forces disponibles. La juive fut attachée sur
+l'un des traîneaux, et l'on se mit immédiatement en route.
+
+Cependant la nouvelle de cette arrestation était à peine connue dans
+le village que Juri partait à cheval pour Kiew, afin d'avertir
+Sergitsch; et celui-ci se rendait immédiatement en traîneau à
+Okozyn. Quand il arriva, les sectateurs de l'Apôtre s'étaient déjà
+dispersés dans toutes les directions. La plupart s'étaient enfuis du
+côté de la Galicie ou de la Moldavie.
+
+Dragomira, Henryka, Karow et Tabisch étaient seuls restés auprès de
+l'Apôtre qui attendait courageusement le danger.
+
+"Fuyez! fuyez! leur dit Sergitsch avec précipitation.
+
+- Qu'est-il arrivé? demanda l'Apôtre s'une voix calme.
+
+- Bassi a été découverte à Chomtschin et arrêtée, continua Sergitsch;
+on a employé le knout et elle a tout avoué. Vous n'avez plus ici un
+seul jour de sûreté. Si ceux qui nous poursuivent se hâtent, ils
+arriveront dans deux heures. Sauvez-vous pendant qu'il en est encore
+temps.
+
+- Je laisse chacun libre de s'en aller, dit l'Apôtre; moi, je reste.
+
+- Moi aussi, s'écria Dragomira, je ne t'abandonne pas."
+
+Henryka entoura silencieusement son amie de ses bras.
+
+"Moi aussi, je reste, dit Karow.
+
+- Soit! dit l'Apôtre avec un sourire de tristesse, restez. Peut-être
+aurai-je encore besoin de vous. Toi, Sergitsch, tu vas partir pour
+Iassy, où beaucoup des nôtres se sont réfugiés. Là, tu prendras la
+conduite de notre sainte association, jusqu'à ce qu'on ait trouvé un
+prêtre. Que Dieu te protège!"
+
+Sergitsch s'agenouilla devant le prêtre. Celui-ci le bénit et le baisa
+au front, puis se détourna.
+
+"Maintenant, laissez-moi seul, dit-il, et attendez tout près d'ici que
+je vous appelle."
+
+Tous sortirent de la chambre. Sergitsch remonta en traîneau et partit
+vers le Sud.
+
+Il s'écoula quelques instants dans l'attente et l'anxiété; puis
+l'Apôtre appela Dragomira. Tous pressentaient quelque chose
+d'extraordinaire. Henryka était à genoux et priait.
+
+Quand Dragomira entra, l'Apôtre, calme et majestueux, était assis dans
+un fauteuil. Il lui fit signe d'approcher. Elle obéit et tomba à
+genoux devant lui.
+
+"C'est fini! Dragomira, dit l'Apôtre, nous sommes vaincus et nous
+n'avons plus rien à faire qu'à mourir avec courage. Je veux vous
+précéder et vous donner l'exemple.
+
+- Tu veux nous quitter?" demanda Dragomira avec un effroi profond: les
+paroles expirèrent sur ses lèvres.
+
+"Il le faut. Je ne fuirai pas. Dois-je me livrer aux mains de nos
+ennemis, des ennemis de Dieu? Dois-je finir sans gloire dans les
+steppes de la Sibérie? non; il est encore temps de choisir la route
+qui nous mène à Dieu apaisé et qui me conduira en Paradis. Il est
+encore temps d'inspirer un nouveau courage et de nouvelles espérances
+à tous ceux qui reconnaissent le vrai Dieu. Ma mort convaincra ceux
+qui doutent, raffermira ceux qui chancellent, allumera un feu sacré
+dans les âmes de ceux qui sont froids ou tièdes. C'est décidé. Renonce
+à me dissuader de mon projet; ne me plains pas; plains ceux qui
+restent après moi dans cette vallée de larmes et de péchés.
+
+- Fais ce que Dieu t'inspire; mais moi je te vengerai sur ceux qui
+t'ont poussé dans la mort. Je te le jure.
+
+- Tu ne dois pas me venger, Dragomira, reprit l'Apôtre en lui posant
+la main sur l'épaule. Ce n'est pas la haine, mais l'amour qui doit
+être dans ton coeur. C'est par amour que tu dois punir ceux qui
+blasphèment Dieu et persécutent ses serviteurs. Punis-les pour leur
+gagner, à eux qui sont aveugles et sourds, le royaume des cieux et
+la félicité éternelle, pour les sauver de la puissance du mal.
+
+- Je t'obéirai jusqu'au dernier soupir, dit Dragomira, et j'agirai
+dans ton esprit. Avec l'aide de Dieu, j'espère accomplir ma
+mission. Puis je n'aurai plus rien à chercher sur cette terre, et je
+te suivrai sur la route de la lumière éternelle.
+
+- Ma bénédiction est avec toi, dit l'Apôtre, et maintenant je compte
+sur toi, sur ton courage et ta force, dans cette heure de joie et de
+délivrance.
+
+- Il faut que je te tue? murmura Dragomira épouvantée. Non! non!
+Demande-moi ce que tu voudras, mais pas cela."
+
+L'Apôtre sourit douloureusement.
+
+"Non, la mort, c'est de Dieu que je l'attends, répondit-il avec calme;
+à toi je ne demande rien de plus que de m'assister au moment suprême
+et de m'obéir. Veux-tu faire ce que je t'ordonnerai?
+
+- Oui.
+
+- Alors, appelle les autres et tiens-toi prête."
+
+Pendant que Dragomira faisait ce qu'il avait commandé, l'Apôtre se
+prosternait devant le crucifix et priait avec ferveur. Il ne se releva
+que quand ses derniers fidèles entrèrent. Il fit signe à Tabisch
+d'approcher et lui dit tout bas quelques mots. Tabisch pâlit, mais il
+inclina silencieusement la tête et sortit de la salle pour exécuter
+l'ordre qu'il avait reçu. L'Apôtre se rendit alors avec les autres
+dans le temple où il pria encore à genoux devant l'autel.
+
+Tabisch ne tarda pas à revenir. Il portait une grande croix de bois
+grossièrement taillé, qu'il posa sur le sol devant l'autel. Il alla
+chercher ensuite des clous et un lourd marteau. Tous les assistants
+contemplaient ces préparatifs en silence, les lèvres pâles et le
+regard épouvanté. L'Apôtre se leva, étendit les bras et cria: "Que la
+volonté de Dieu soit faite! Crucifiez-moi!"
+
+Dragomira et Henryka se précipitèrent tout en pleurs à ses pieds.
+
+"Courage! mes amis, continua l'Apôtre, calmez-vous et ne m'abandonnez
+pas à la porte de la mort."
+
+Dragomira se releva et essuya ses larmes. Henryka suivit son exemple.
+
+"Au nom de Dieu, mettez-vous à l'oeuvre!" dit l'Apôtre, et il se coucha
+tranquillement sur la croix de bois en étendant les bras.
+
+"Dragomira, dit-il, avec une gravité religieuse, je veux que ta main
+m'enfonce le premier clou."
+
+Elle le regarda longtemps, puis, d'un mouvement presque machinal,
+saisit le marteau et un clou.
+
+- "Où?" demanda-t-elle.
+
+Elle était à la fois calme et décidée.
+
+"A la main droite."
+
+Dragomira écarta sa longue pelisse de zibeline et se mit à
+genoux. Puis elle retroussa ses larges manches, de manière à mettre à
+nu ses beaux bras. Elle hésitait encore.
+
+"Courage!" dit l'Apôtre.
+
+Elle posa le clou sur la main et donna le premier coup. Un sang rouge
+jaillit. L'Apôtre lui souriait. Elle frappa encore trois coups et la
+main fut clouée sur la croix.
+
+"A toi, maintenant, Henryka, la main gauche."
+
+Henryka se mit à genoux à son tour. Dragomira lui présenta le marteau
+et Karow un clou. Elle, d'ordinaire si avide de sang, elle qui, à la
+vue des souffrances des autres, éprouvait un sinistre plaisir, elle
+manqua le clou, tant ses yeux étaient voilés par les larmes, et frappa
+le poignet du martyr volontaire.
+
+"Tu me fais bien mal, murmura-t-il, c'est encore la volonté de Dieu."
+
+Henryka fit un effort, respira et acheva rapidement son horrible
+besogne.
+
+"Maintenant, Karow, mets le dernier clou, dit l'Apôtre. Aide-le,
+Dragomira."
+
+Elle tint solidement les pieds sur la croix, pendant que Karow
+enfonçait rapidement, à grands coups, un énorme clou d'abord dans les
+chairs et ensuite dans le bois.
+
+"Dressez-moi, continua l'Apôtre, je veux mourir, comme autrefois mon
+Sauveur est mort."
+
+Les deux hommes et les jeunes filles réunissant leurs efforts mirent
+la croix debout et la placèrent devant l'autel du sacrifice, auquel
+Tabisch l'attacha solidement avec des cordes. L'Apôtre restait calme
+et silencieux; mais ses lèvres tremblantes indiquaient qu'il souffrait
+d'épouvantables douleurs et qu'il priait. Les autres l'entouraient
+muets et désespérés. Dragomira était à ses pieds, son pâle visage
+contre la croix; Henryka avait caché sa tête dans le sein de
+Dragomira. Karow s'appuyait à la muraille; Tabisch, à genoux derrière
+l'autel, priait silencieusement.
+
+Une heure s'écoula ainsi. L'Apôtre releva tout à coup la tête.
+
+"C'est assez, mes amis, dit-il; il est temps de fuir. Laissez-moi.
+
+- Je resterai auprès de toi tant que tu vivras! s'écria Dragomira avec
+exaltation.
+
+- Pense à ta mission, fuis!
+
+- Et tu tomberais aux mains de tes ennemis? s'écria-t-elle, non!"
+
+Et alors, saisie d'une inspiration soudaine, comme une prophétesse:
+
+"Dieu m'a éclairée, dit-elle, je veux lui obéir et te livrer à la
+mort, Apôtre!
+
+- Si c'est la volonté de Dieu, répondit-il, obéis-lui."
+
+Dragomira saisit le couteau du sacrifice, qui était sur l'autel, et
+s'approcha de l'Apôtre en montant les marches.
+
+"Va devant moi à la lumière éternelle, lui dit-elle tout bas, je te
+suis."
+
+Et alors, l'entourant d'un bras, pendant que ses lèvres touchaient
+pour la première fois celles de l'Apôtre, elle lui enfonça le couteau
+dans le coeur.
+
+Aucun cri ne s'échappa de la bouche du martyr. Sa tête retomba sur sa
+poitrine et un sourire de félicité demeura sur ses traits inanimés.
+
+"Tout est consommé! s'écria Dragomira avec une majesté farouche. Que
+son sang retombe sur eux!"
+
+
+XXVI
+
+DEVANT LE JUGE ETERNEL
+
+"L'heure de la séparation a sonné." FRIEDRICH HALM.
+
+
+"Où veux-tu fuir? demanda Henryka; où pouvons-nous encore nous cacher?
+Ne vaut-il pas mieux suivre l'exemple de l'Apôtre et mourir comme lui?
+
+- Oui, allons ensemble au devant de la mort!" s'écria Karow.
+
+Tous étaient possédés par un enthousiasme sauvage, par un désir exalté
+et fou de la mort.
+
+"Non, dit Dragomira qui prenait le commandement, non; notre mission
+n'est pas encore remplie. Zésim et Anitta doivent tomber d'abord sous
+le couteau du sacrifice. Ne craignez pas que l'on nous fasse
+prisonniers. Je vous conduirai hors de ce château et je connais un
+endroit où personne ne nous trouvera. Mais, avant de fuir, il faut
+tuer les pécheurs qui sont prisonniers. Personne ne doit sortir vivant
+de cette maison. Amenez-les tous ici."
+
+Henryka et les deux hommes descendirent rapidement dans les sombres
+souterrains du château et firent monter dans le temple les prisonniers
+hommes et femmes, jeunes filles, jeunes hommes et vieillards. Les
+malheureux, chargés de chaînes, regardaient avec épouvante le mort
+étendu sur la croix et attendaient leur sort en tremblant.
+
+Ils étaient tous réunis, au nombre de vingt et un. Dragomira monta à
+l'autel et supplia Dieu d'accepter les victimes avec clémence. Alors
+Henryka et elle saisirent les couteaux du sacrifice et se mirent à
+égorger sans pitié les infortunés voués à la mort.
+
+En vain, secoués par les angoisses de la mort, demandaient-ils grâce;
+Karow et Tabisch les saisissaient l'un après l'autre et les plaçaient
+sur l'autel. Les prêtresses étaient là, debout, les manches
+retroussées, les bras nus, le fer étincelant à la main. Pendant
+longtemps on n'entendit que les plaintes, les sanglots, les cris de
+douleur des mourants. Une sorte de pieuse rage s'emparait des
+prêtresses pendant que le sang rouge et chaud ruisselait sur les
+mains. Elles poussaient des cris d'allégresse, comme des lionnes en
+délire, riaient aux éclats dans des transports de joie épouvantable et
+chantaient un hymne sauvage, un hymne de fous. C'était comme une
+ivresse de sang; leurs narines s'ouvraient, leurs lèvres frémissaient,
+leurs yeux brillaient de l'ardeur du meurtre. L'odeur du sang mêlée à
+celles des fourrures qui enveloppaient leurs corps, cette atmosphère
+d'arène romaine semblait les enivrer. Elles ne se reposèrent pas avant
+d'avoir frappé de leurs mains la dernière victime, avant d'avoir
+achevé l'horrible hécatombe offerte au dieu de colère et de vengeance,
+le seul dieu qu'elles connaissaient et qu'elles adoraient.
+
+Alors elles rejetèrent leurs couteaux, lavèrent leurs mains
+ensanglantées et ôtèrent leurs vêtements souillés de sang.
+
+Un quart d'heure plus tard, ils descendaient tous les quatre, habillés
+en paysans, dans les souterrains du château.
+
+Dragomira les conduisait, une torche à la main. Ils fermèrent toutes
+les portes derrière eux, et barricadèrent la dernière avec des barres
+de fer et des pierres.
+
+Ils étaient arrivés dans une vaste salle voûtée, où l'on n'apercevait
+aucune issue. Dragomira désigna une pierre placée tout en bas de la
+muraille. Ils réunirent tous leurs efforts, réussirent à la pousser de
+côté; et alors s'ouvrit devant eux un nouveau corridor souterrain que
+personne n'avait connu, excepté Dragomira et l'Apôtre.
+
+Quand ils eurent passé en rampant par cette ouverture et remis la
+pierre à sa place, ils étaient sauvés.
+
+Personne ne pouvait découvrir cette issue. Là devrait s'arrêter toute
+poursuite.
+
+Ils s'avancèrent dans une galerie spacieuse et élevée qui était
+taillée dans le roc et qui remontait aux temps où Mongols et Tartares,
+Turcs et Cosaques envahissaient, pillaient et dévastaient cette partie
+de la Russie.
+
+La galerie aboutissait, à une lieue environ du château, au milieu
+d'une épaisse forêt. L'ouverture, pratiquée dans un rocher élevé,
+était encore fermée par une dalle de pierre.
+
+Ils arrivèrent enfin en plein air, et se trouvèrent sur une espèce
+d'observatoire d'où ils apercevaient les vastes plaines de la campagne
+par dessus les cimes des arbres séculaires. Devant eux brillaient les
+cinq coupoles de l'église grecque du village de Kasinka Mala.
+
+Tabisch fut chargé d'aller aux nouvelles. Il revint bientôt annonçant
+que les gendarmes avaient investi le château, mais que la route par le
+bois était libre.
+
+Pendant que les agents de police et les soldats dirigés par l'employé
+et le jésuite enfonçaient la porte du château et pénétraient dans les
+bâtiments, les fugitifs se glissaient avec précaution à travers
+l'épaisseur du bois dans la direction du village. Non loin du village,
+et dans le bois même, sur une espèce de presqu'île entourée de
+marécages et d'eau se trouvait un autre grand rocher, où, du temps des
+Tartares, des gens du pays fuyant devant eux s'étaient pratiqué une
+retraite sûre. Dragomira l'avait fait préparer depuis longtemps déjà
+comme un dernier asile pour elle et ses compagnons. Seuls l'Apôtre et
+Mme Maloutine, qui s'était enfuie en Moldavie, connaissaient cette
+cachette. Là, ils étaient complètement à l'abri. On y parvenait par
+une porte faite d'une roche habilement dissimulée derrière les
+broussailles et le lierre. Cette porte ne s'ouvrait que sous la main
+d'un initié et se refermait derrière lui. Une galerie sombre
+conduisait à l'intérieur. Puis un escalier taillé dans la pierre se
+dressait brusquement. En haut, à droite et à gauche, s'ouvraient deux
+chambres ménagées dans le roc et recevant le jour par de petites
+ouvertures cachées sous le lierre.
+
+Les murs et le sol étaient recouverts de tapis, ainsi que les portes
+et les fenêtres. Des lits formés de matelas et de peaux de bêtes, des
+lampes suspendues au plafond, étaient tout le mobilier. Des niches
+creusées dans le roc renfermaient tout ce dont on ne pouvait se
+passer. Quelques marches de plus conduisaient au sommet du rocher,
+d'où la vue s'étendait au loin sur tout le pays environnant comme du
+haut d'un donjon.
+
+Peu de jours auparavant, Dragomira avait elle-même transporté
+secrètement en ce lieu des vivres, des armes et des munitions. On
+pouvait à la rigueur s'y cacher pendant plusieurs semaines et même y
+soutenir un siège. Les fugitifs s'y installèrent. Les deux jeunes
+filles prirent une chambre, Karow et Tabisch prirent l'autre. Puis
+Dragomira appela Tabisch pour lui donner ses ordres. Quand il se fut
+un peu reposé, il repartit et s'en alla au village, à travers la forêt
+d'un pas tranquille, la pipe à la bouche, le bâton à la main, comme un
+bon paysan.
+
+Il trouva dans un cabaret un grand garçon de la campagne, qui,
+moyennant deux roubles et un petit verre d'eau-de-vie, se chargea
+volontiers d'un message pour Zésim. Quand le jeune campagnard fut à
+cheval, Tabisch lui demanda encore s'il avait bien compris.
+
+"Certainement, répondit-il, la demoiselle qui est chez la nourrice du
+monsieur est en danger; monsieur l'officier fera bien de venir tout de
+suite; seulement, pas chez Kachna, mais ici, au cabaret.
+
+- Bien, je vois que tu es un garçon avisé."
+
+Le messager partit. Tabisch calcula que Zésim ne pourrait pas arriver
+avant le point du jour, et se remit en route pour le rocher. Il
+retraversa la forêt sans accident et fit son rapport à Dragomira.
+
+La police avait trouvé vide le nid des Dispensateurs du ciel, et était
+revenue à Kiew après avoir laissé quelques gendarmes pour garder la
+maison. La poursuite n'avait pas été plus loin et les fugitifs
+pouvaient jouir d'un peu de repos. La nuit était venue; l'armée des
+étoiles brillait au ciel; un silence religieux régnait au-dessus des
+cimes des chênes séculaires. Bientôt tout dormit; seule, une louve aux
+yeux ardents errait dans les profondeurs de la forêt, et Dragomira,
+que fuyait le sommeil, restait assise sur ses molles fourrures et
+songeait. Enfin, elle s'endormit, elle aussi. Mais ce ne fut pas pour
+longtemps: le premier chant d'oiseau l'éveilla de grand matin.
+
+Cependant, le messager était arrivé à Kiew, avait réveillé Zésim et
+s'était acquitté de la commission. Zésim le renvoya sur-le-champ avec
+un autre message. Seulement, quand le garçon revint, au lieu d'aller
+au cabaret, il se rendit à la maison de la nourrice et lui annonça
+que: "Monsieur l'officier le suivait de près et serait au cabaret dans
+un quart d'heure au plus tard."
+
+Ce message parut singulier à la paysanne, qui s'était réveillée la
+première et qui causait avec le jeune homme par la fenêtre. Elle lui
+dit d'attendre et éveilla Anitta.
+
+"Mon enfant, dit-elle, avez-vous envoyé un message à Zésim?
+
+- Moi...? Non.
+
+- Il y a là un garçon qui apporte une réponse de lui. Parlez-lui
+vous-même."
+
+Anitta s'habilla à la hâte. Un triste pressentiment s'était emparé
+d'elle et la poussait.
+
+"Entre, dépêche-toi! cria-t-elle au messager, quand il apparut sur le
+seuil avec une contenance embarrassée.
+
+- Qui t'a envoyé? demanda-t-elle.
+
+- M. Jadewski.
+
+- Et qui t'a envoyé à lui?
+
+- Vous-même, mademoiselle.
+
+- Je ne t'ai donné aucune commission.
+
+- Mais si, hier soir, vous me l'avez fait dire par un paysan, qui m'a
+payé deux roubles.
+
+- Raconte, dit-elle rapidement, raconte tout."
+
+Quand le jeune campagnard eut fini son récit, Anitta comprit qu'on
+avait attiré Zésim à Kasinka pour s'emparer de lui. Il n'y avait que
+Dragomira qui pût lui avoir tendu un piège. Il était en danger d'être
+tué. Il s'agissait d'agir avec courage et promptitude.
+
+"Eveille les voisins, dit-elle au jeune paysan, qu'ils s'arment et
+viennent ici avec nous. Mais dépêche-toi; il y va de la vie d'un
+homme."
+
+Kachna éveilla les gens de sa maison. Anitta appela Tarass et fit
+seller le cheval qui était là exprès pour elle.
+
+Zésim avait quitté Kiew peu de temps après avoir renvoyé le
+messager. Il arriva à Kasinka Mala au petit jour. Il sauta de son
+cheval, le remit au cabaretier juif qui s'était empressé de venir
+au-devant de lui, et entra dans le cabaret. Au moment où il posait le
+pied sur le seuil, il fut saisi par Karow et Tabisch. En même temps,
+Henryka lui arrachait son épée du fourreau; et, pendant que les deux
+hommes luttaient avec lui, elle lui jetait un lacet autour du cou. Peu
+d'instants après, Zésim, les mains et les pieds garrottés, était posé
+à genoux au milieu de la chambre, devant Dragomira. Celle-ci, habillée
+en paysanne, avec des bottes de maroquin rouge aux pieds, un mouchoir
+rouge autour de la tête, une pelisse blanche de peau de mouton brodée
+en couleur, était assise sur un banc de bois et le considérait d'un
+air de triomphe.
+
+"Enfin, te voilà entre mes mains!" dit-elle en faisant signe aux
+autres de s'éloigner.
+
+Zésim ne répondit rien.
+
+"Tu te tais? continua-t-elle. Est-ce que tu ne m'aimes plus? Ce serait
+fâcheux pour toi si tu avais change de sentiment, car voici l'heure où
+je vais tenir ma parole. Je suis prête à devenir ta femme. Puis après
+avoir été heureux, nous apaiserons Dieu et nous mourrons ensemble.
+
+- Tu peux me ruer, répondit Zésim, mais jamais je ne mettrai ma main
+dans cette main souillée de sang; jamais je ne presserai sur mon
+coeur une réprouvée comme toi. Je t'ai aimée, mais en ce moment, tu
+me fais horreur.
+
+- Je vous immolerai, toi et Anitta, en expiation du sang des justes
+qui retombe sur vos têtes.
+
+- Ce n'est pas nous qui sommes les coupables, répondit Zésim, c'est
+toi qui es la criminelle, la scélérate! Le bras vengeur de Dieu, que
+tu as si souvent offensé, t'atteindra tôt ou tard.
+
+- C'est ce que nous verrons, dit-elle avec calme; en attendant, tu es
+mon prisonnier, et Anitta ne tardera pas à être en mon
+pouvoir. Alors j'imaginerai pour vous des tortures auxquelles on n'a
+pas encore songé. Ne t'attends à aucune pitié de ma part.
+
+- Je n'ai pas peur de toi, et je ne te demanderai pas grâce, s'écria
+Zésim; je suis fier de ta haine. Si je dois mourir, c'est que Dieu
+le veut. Je suis prêt à me soumettre à sa volonté."
+
+Dragomira riait. Ce rire, froid et cruel comme celui d'un démon,
+faisait tressaillir Zésim lui-même, malgré son courage. Il frissonnait
+devant cette belle enchanteresse qui avait autrefois troublé tous ses
+sens et exercé sur son coeur un empire despotique.
+
+"Nous verrons si tu restes toujours aussi ferme, dit-elle avec la
+majestueuse tranquillité d'une souveraine qui n'est pas habituée à
+rencontrer de résistance; d'abord tu éprouveras encore une fois le
+charme qui t'a si souvent vaincu; et, quand au milieu des plus doux
+tourments, tu te traîneras à mes pieds en me demandant grâce, comme un
+païen à son idole, comme un esclave à son maître, Anitta verra comme
+je me raille de toi, comme je te repousse du pied, et comme je te
+livre à la mort sans pitié.
+
+- Tu peux me torturer et me tuer; tu ne m'aviliras pas. Je méprise ta
+puissance."
+
+Dragomira se leva et prit un fouet qui était sur une table. Au même
+instant Henryka se précipita dans la chambre en criant:
+
+"Fuyez! Ils arrivent! Anitta à cheval, suivie de gens armés!"
+
+Dragomira pâlit un moment. Mais elle eut bientôt recouvré son calme et
+sa décision.
+
+"Fuis! dit-elle d'u ton de commandement énergique, votre affaire est
+de continuer l'oeuvre sainte! Sauvez-vous!
+
+- Je reste avec toi, s'écria Henryka.
+
+- Non, fuis, je te l'ordonne, en toute hâte, à cheval! Je reste ici
+pour juger au nom du Tout-Puissant!"
+
+Henryka se jeta dans les bras de Dragomira et lui donna un baiser;
+puis elle sortit rapidement, sauta sur le cheval de Zésim et partit au
+galop. Karow et Tabisch se sauvèrent par le jardin, passèrent
+par-dessus la clôture de planches et disparurent dans la forêt.
+
+Dragomira prit son revolver et attendit Anitta de sang-froid.
+
+On entendit le trépignement des pieds des chevaux, des pas lourds, le
+cliquetis des armes, une voix claire qui donnait des ordres. Puis le
+silence se fit, et Anitta entra, accompagnée de Tarass. Elle portait,
+elle aussi, la jupe courte, les bottes d'homme, la pelisse de mouton
+et le mouchoir de tête d'une paysanne petite-russienne. Elle avait un
+pistolet à la main; Tarass était armé d'un fusil de chasse.
+
+"Rends-toi, scélérate! cria Anitta; le cabaret est entouré par mes
+gens. Tu es entre mes mains. Tu ne peux t'échapper."
+
+Dragomira dressa fièrement la tête.
+
+"Je t'ai attendue, répondit-elle, pour régler mon compte avec
+toi. Cette heure est celle du châtiment que je veux vous infliger au
+nom de Dieu, à toi et à celui qui est là!
+
+- Tu blasphèmes Dieu quand tu prononces son nom, dit Anitta, il a
+horreur de toi et de ta doctrine homicide.
+
+- Dieu décidera entre toi et moi.
+
+- Qu'il décide! répondit Anitta, regardant avec calme son ennemie bien
+en face, nous sommes toutes les deux devant le Juge éternel. Qu'il
+prononce!"
+
+Un sourire triomphant passa sur le beau et fier visage de la Pêcheuse
+d'âmes, pendant qu'Anitta faisait à voix basse une courte prière.
+
+Toutes les deux levèrent en même temps leurs pistolets. Il y eut un
+instant d'anxieuse attente, puis Dragomira pressa la détente.
+
+Le coup ne partit pas.
+
+L'autre chien s'abattit. On vit un éclair, on entendit une
+détonation. Dragomira fit encore un pas vers Anitta et tomba tout à
+coup en avant le visage contre terre.
+
+"Est-elle morte?" demanda Anitta.
+
+Tarass s'approcha de Dragomira et la retourna:
+
+"Dieu a jugé, dit-il, son âme est devant lui."
+
+Anitta se mit à genoux et éleva en pleurant ses bras vers le
+ciel. Puis elle se releva, tira le poignard qu'elle portait à sa
+ceinture, coupa rapidement les cordes qui liaient son bien-aimé, et,
+sanglotant de joie, le serra contre sa poitrine.
+
+"Sauvé! murmura Zésim, sauvé par toi!"
+
+La nourrice se précipita alors dans la salle, et se suspendit en
+pleurant au cou de Zésim.
+
+"Mon enfant! s'écria-t-elle, mon cher enfant! Le ciel t'a protégé et
+cet ange t'a sauvé!"
+
+Le traîneau de Kachna fut bientôt attelé. Zésim aida Anitta à y
+monter, et Tarass sauta sur le siège du cocher. On partit au galop
+pour Kiew et l'on alla droit au palais Oginski.
+
+Zésim, tout triomphant, rendit la bien-aimée à son père et à sa mère,
+qui bénirent le jeune couple en versant des larmes de joie et
+rendirent grâces à Dieu par un voeu solennel.
+
+Aujourd'hui, à Kasinka Mala, à la place où était jadis le cabaret et
+où Dragomira mourut, s'élève une chapelle dédiée à la Vierge. Tous les
+ans, au jour anniversaire de celui où Zésim fut sauvé par Anitta d'une
+façon si merveilleuse, un prêtre y dit une messe basse pour l'âme de
+la malheureuse, victime d'une épouvantable superstition.
+
+
+
+FIN
+
+
+
+TABLE DES MATIERES
+
+
+PREMIERE PARTIE
+
+I. La Prédiction
+II. Mère et Fille
+III. Dragomira
+IV. La Mission
+V. Le Feu follet
+VI. La Vestale
+VII. Anitta
+VIII. Le Cabaret rouge
+IX. Le comte Soltyk
+X. Le loup
+XI. Ange ou démon?
+XII. Flèche d'amour
+XIII. L'infirmière
+XIV. Jeune amour
+XV. La médecine des Borgia
+XVI. Une âme sauvée
+XVII. Un beau rêve
+XVIII. Les roses se fanent
+XIX. Dans le filet
+XX. Pastorale
+XXI. Effet à distance
+XXII. Le regard du tigre
+XXIII. Où allons-nous?
+XXIV. La confession
+XXV. La Vénus de glace
+XXVI. Sous le masque
+
+DEUXIEME PARTIE
+
+I. Ciel et Enfer
+II. La route du paradis
+III. Cartes vivantes
+IV. Dans le labyrinthe de l'amour
+V. Le purgatoire
+VI. Le voile se soulève un peu
+VII. Nouveau pas vers le but
+VIII. De l'autre monde
+IX. A bas le masque
+X. Nouvelles mines
+XI. Chasse à l'homme
+XII. Dans le filet
+XIII. Tissu de mensonges
+XIV. Traité d'alliance
+XV. Perdu
+XVI. La Déesse de la vengeance
+XVII. Coeurs de marbre
+XVIII. La Pêcheuse d'âmes
+XIX. La fuite
+XX. Rêve d'amour
+XXI. Sauvés!
+XXII. Les tourments des damnés
+XXIII. La dernière carte
+XXIV. Le sacrifice
+XXV. En croix
+XXVI. Devant le Juge éternel
+
+
+
+
+Imprimeries réunies, B, rue Mignon, 2.
+
+*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 43004 ***
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@@ -1,17057 +0,0 @@
-The Project Gutenberg eBook, La pêcheuse d'âmes, by Leopold von
-Sacher-Masoch
-
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
-almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
-re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
-with this eBook or online at www.gutenberg.org
-
-
-
-
-
-Title: La pêcheuse d'âmes
-
-
-Author: Leopold von Sacher-Masoch
-
-
-
-Release Date: June 21, 2013 [eBook #43004]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: ISO-8859-1
-
-
-***START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA PÊCHEUSE D'ÂMES***
-
-
-Leopold von Sacher-Masoch (1836-1895), La pêcheuse d'âmes (Die Seelenfängerin)(1889)
-
-
-Produced by Daniel FROMONT
-
-
-LA PECHEUSE D'AMES
-
-
-Imprimeries réunies, B, rue Mignon, 2.
-
-
-
-SACHER-MASOCH
-
-
-
-LA
-PECHEUSE D'AMES
-
-
-
-ROMAN TRADUIT DE L'ALLEMAND
-AVEC L'AUTORISATION DE L'AUTEUR
-
-PAR
-L.-C. COLOMB
-
-
-PARIS
-LIBRAIRIE HACHETTE ET CIE
-79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79
-1889
-Droits de propriété réservés.
-
-
-
-LA PECHEUSE D'AMES
-
-
-I
-
-LA PREDICTION
-
-Devant mon esprit se dévoile tout ce qui sera.
-ESCHYLE.
-
-
-Un cri sauvage et désespéré comme celui d'un tigre blessé retentit
-dans le silence et le calme du soir. Les chevaux s'arrêtèrent, sans
-que le cocher tirât sur les rênes; et, pendant qu'il se signait, un
-jeune officier se levait dans la légère calèche et regardait tout ému
-dans la direction d'où était venu ce cri épouvantable.
-
-"Qu'est-ce?
-
-- On dirait qu'un homme a crié au secours, répondit le cocher.
-
-- Où?
-
-- Si j'ai bien entendu, cela venait de l'eau."
-
-L'officier sauta hors de la calèche et s'élança vers la rivière, à
-travers les chaumes et les épaisses broussailles. Encore un cri, un
-dernier, étouffé, cette fois, un cri de détresse, suppliant; puis
-l'eau fit entendre un sifflement, comme si l'on y avait jeté une
-pierre brûlante.
-
-"Il y a quelqu'un qui se noie," pensa l'officier. Il prit son
-revolver, courut à en perdre haleine vers la rive à travers la prairie
-et les roseaux. Dans le demi-jour qui suivait le coucher du soleil,
-l'eau avait des reflets blafards; les flots roulaient avec des teintes
-de plomb fondu entre les berges peu élevées. Rien de suspect, ni dans
-le petit bois où était maintenant l'officier, ni dans l'eau qui
-murmurait, ni sur le tertre couvert de gazon qui s'élevait en face.
-
-Le jeune homme songeait à s'en retourner, lorsque sur l'autre rive
-apparut quelques chose de blanc, puis une forme humaine, puis une
-deuxième.
-
-"Qui va là?" cria-t-il.
-
-Pas de réponse.
-
-"Halte!"
-
-La blanche apparition s'éloigna en flottant en l'air, et en même temps
-les buissons semblèrent s'animer.
-
-"Halte! ou je tire!" cria de nouveau l'officier.
-
-Comme les vagues figures prenaient la fuite, il fit feu deux fois avec
-son revolver. L'éclair et la détonation traversèrent solennellement
-les sombres profondeurs du bois, puis tout redevint silencieux. Les
-étranges fantômes s'étaient évanouis.
-
-Le jeune officier revint mécontent à sa voiture.
-
-"L'avez-vous touché, herr lieutenant? demanda le cocher.
-
-- Malheureusement, je suis arrivé trop tard. Les gueux ont échappé.
-
-- Qui sait si c'en étaient? dit le cocher. Il se passe des choses peu
-rassurantes dans ce pays-ci.
-
-- Quoi donc?"
-
-Le cocher regarda avec inquiétude autour de lui. "Ce qu'il y a de
-mieux, c'est de n´en pas parler. Remontez plutôt en voiture, herr
-Zésim. Madame votre mère vous attend, et il se fait tard."
-
-Le jeune officier remonta dans la calèche, et les chevaux repartirent
-à toute vitesse, traversant les flaques d'eau qui rejaillissaient et
-les fondrières dans lesquelles il semblait que la voiture allait
-s'abîmer.
-
-Après une longue absence, Zésim Jadewski revenait dans son
-pays. Jusqu'alors il avait été garnison à Moscou, à Pétersbourg, et
-même pendant quelque temps dans le Caucase. A peine eut-il foulé avec
-son régiment le sol sacré de l'antique Kiew, l'ancienne ville des
-czars, qu'il demanda un congé; et maintenant il se rendait en toute
-hâte chez sa mère, qui possédait un domaine dans le voisinage.
-
-Le soleil avait presque disparu derrière la forêt lointaine. Il n'y
-avait plus que les cimes des arbres où flottât encore légère teinte
-rouge. Plaines, collines, bois, hameaux, châteaux s'apercevaient
-maintenant à travers le voile gris transparent du crépuscule du
-soir. Les bêtes fauves regagnaient leurs tanières, et dans les
-broussailles qui bordaient les pâturages se montraient des flammes
-errantes, feux follets ou yeux brillants de quelque loup, en quête
-d'une proie.
-
-Dans leur course rapide, ils franchirent un marais, passèrent sur un
-pont en ruine, traversèrent un petit bois de hêtres, et arrivèrent
-enfin au village de Koniatyn. De tous les côtés s'élevait une fumée
-bleuâtre: ici elle sortait d'une cheminée de pierre; là elle se
-frayait un passage à travers un toit de chaume noirci. Une vapeur
-légère flottait autour des cabanes basses; elle s'élevait des haies et
-des vergers. Par les portes ouvertes on voyait la lueur rouge des
-âtres; les chiens aboyaient avec fureur. Auprès du puits se tenaient
-des jeunes filles avec de longues tresses et les pieds nus, qui
-remplissaient leurs seaux de bois.
-
-Il faisait maintenant tout à fait sombre. Zésim se pencha hors de la
-voiture pour découvrir la maison paternelle. Elle était là; là
-s'étendait son toit entre les hauts peupliers, et à l'une des petites
-fenêtres brillait une lumière. Le jeune officier sentit un
-attendrissement de bonheur dans son âme. Déjà le vieux chien de chasse
-aveugle de son défunt père le saluait avec un gémissement de joie. La
-porte s'ouvrit; la calèche entra dans la cour; il était dans ses
-foyers.
-
-Sa bonne et douce mère descendit les marches du perron. Il se jeta
-dans ses bras; elle le regarda, le toucha pour s'assurer que c'était
-bien lui, le cher enfant, le fils dont elle avait si longtemps
-privée. Puis elle traça le signe de la croix sur son front et lui
-donna un baiser.
-
-"Ah! comme tu as été longtemps loin de moi! dit d'une voix tout émue
-la vieille dame, comme tu es grand! comme tu es fort! comme l'uniforme
-te va bien! Dieu soit loué! ils ne t'ont pas tué dans le Caucase!"
-
-Mme Jadewska le conduisit dans la maison. Toute la troupe des vieux
-serviteurs arriva pour voir le jeune maître et la saluer, mais aucune
-main de le toucha et ne le servit que celle de sa mère. Elle lui ôta
-son bonnet et son épée; elle lui apporta le souper; elle lui remplit
-son verre d'un généreux vin de Hongrie, s'assit près de la fenêtre
-entre ses fleurs et sa volière, et se mit à le contempler,
-silencieuse et heureuse.
-
-C'est qu'aussi Zésim était bien fait pour réjouir le coeur d'une
-mère. De bonne taille, élancé, avec des muscles d'acier, un beau et
-noble visage, qu'encadrait une courte barbe blonde, et om brillaient
-deux grands yeux bleus enthousiastes, il représentait la nature
-humaine dans ce qu'elle a d'aimable.
-
-"Combien de temps restes-tu? lui demanda tout d'abord sa mère?
-
-- Deux semaines, mère chérie, mais Kiew est près; je reviendrai
-bientôt.
-
-- A Noël?
-
-- Plus tôt, aussi souvent que je le pourrai."
-
-Il regarda autour de lui, et une émotion silencieuse s'empara de son
-coeur. Tout était comme il l'avait laissé, quand il était parti, encore
-adolescent. Chacune des vieilles armoires, des vieilles tables, des
-vieilles chaises était toujours à la même place. Le sopha avait
-toujours son étoffe à fleurs, qu'il connaissait si bien. L'antique
-horloge faisait toujours entendre son majestueux tic-tac. Sur le poêle
-se tenait encore la Diane de plâtre, avec son carquois et son arc; et
-sur la commode étaient les flacons avec les fruits confits dont il
-aimait tant à se régaler.
-
-"Qu'est de venue Dragomira?" demanda tout à coup Zésim.
-
-Mme Jadewska haussa les épaules.
-
-"Elle n'a pourtant pas quitté le bon chemin?
-
-- C'est selon colle tu l'entends. Elles sont devenues dévotes, elle et
-sa mère. Tu ne reconnaîtras pas ta joyeuse compagne d'autrefois. On
-n'entendu plus chez elles qu'oraisons et psaumes de la pénitence.
-
-- Il faut que j'y aille, aujourd'hui même.
-
-- Pourquoi tant te presser?
-
-- Je ne sais, je me réjouis de revoir Dragomira. N'était-elle pas
-autrefois ma petite femme, quand nous bâtissions des maisonnettes
-avec des bottes de paille et des branches.
-
-- Je ne t'en empêche pas, tu peux y aller, mais tu ne trouveras pas ce
-que tu cherches.
-
-- Combien y a-t-il d'ici à Bojary? Un quart de lieue?
-
-- Oui, à peu près."
-
-Zésim se leva, prit son bonnet, chargea son fusil de chasse, qui était
-pendu à un clou, le mit sur son épaule, embrassa sa mère et partit.
-
-La route passait par les champs dont les blés étaient coupés et par
-une prairie où les bergers avaient allumé un grand feu autour duquel
-ils s'étaient installés pendant que les chevaux paissaient, les jambes
-de devant entravées. Le croissant de la lune apparaissait au-dessus de
-la forêt. On entendait de temps en temps les clochettes des chevaux,
-les airs mélancoliques du chalumeau et le murmure lointain de la
-rivière.
-
-Quand Zésim fut près du château de Bojary, le coeur lui battit avec
-force et l'image de sa petite amie d'enfance se dressa vivante devant
-lui. Il était arrivé à la porte: il frappa. Les aboiements d'un chien
-lui répondirent; du reste, tout demeura silencieux. Les sombres
-peupliers bruissaient d'une façon sinistre. La maison et la cour
-étaient plongées dans la plus profonde obscurité. Aucune fumée ne
-sortait des cheminées; aucune fenêtre n'était éclairée.
-
-Zésim frappa de nouveau. Enfin des pas lents et traînants
-s'approchèrent.
-
-"Qui est là?
-
-- Mme Maloutine est-elle à la maison?
-
-- Non.
-
-- Et Mlle Maloutine?
-
-- Non plus."
-
-Zésim haussa les épaules, et, de fort mauvaise humeur, se mit en route
-pour revenir chez lui.
-
-Cette fois, il prit par la forêt. La lumière argentée du croissant de
-la lune lui montrait le chemin, entre les trous noirs, les arbres
-tombés et les épaisses broussailles. Tout à coup, une lueur rouge
-illumina le sentier, et, au milieu des noisetiers et des buissons de
-ronces, des étincelles jaillirent, à travers la nuit, vers le ciel
-majestueux. Il tourna à gauche et se trouva bientôt en face d'un feu
-clair qui flambait. Des coups de sifflet retentirent, de sombres
-figures surgirent de différents côtés.
-
-Zésim abaissa son fusil:
-
-"Qui va là?
-
-- Des bohémiens, monsieur;" répondit une voix humble, et, du fourré,
-sortit un gaillard basané et velu qui s'inclina respectueusement.
-
-Zésim s'approcha du feu, autour duquel était établi un fantastique
-campement de bohémiens. Des tentes étaient dressées, de petits
-chariots les entouraient, les chevaux piaffaient; des hommes à la peau
-brune étaient étendus sur leurs manteaux et dormaient; d'autres
-dépouillaient de sa peau un agneau qu'ils avaient certainement
-volé. Une jeune mère berçait son nourrisson, des enfants nus couraient
-çà et là, des chiens aboyaient et montraient les dents. Deux femmes
-surveillaient les chaudrons qui ronflaient sur les flammes.
-
-Pendant que Zésim, encore étonné, contemplait cet étrange tableau, il
-vit s'avancer une jeune et jolie femme, aux yeux brillants, à la
-chevelure noire et flottante, au corps élancé, de la teinte de
-l'ébène. Elle avait une robe rouge collante, et, par-dessus, un
-vêtement blanc, court et sans manches, en peau d'agneau. Elle était à
-cheval sur un ours apprivoisé, et elle salua Zésim d'un air à la fois
-fier et moqueur.
-
-Cette étonnante créature semblait être la reine de la bande.
-
-"Que cherches-tu chez nous, bel étranger? dit-elle en sautant à bas du
-dos velu de sa sauvage monture. Si tu veux me faire un cadeau, je te
-prédirai l'avenir, car je vois tout ce qui a été, tout ce qui est, et
-tout ce qui sera."
-
-Zésim lui donna en riant une pièce d'argent. Elle la regarda, la mit
-dans son sein, et prit ensuite la main du jeune homme.
-
-"Du bonheur, beaucoup de bonheur, murmura-t-elle en secouant la tête,
-mais tout cela est bien loin. De grands dangers te menacent, et de
-puissants obstacles s'entassent autour de toi. Tu triompheras de tout,
-si tu es sage, fidèle et courageux. Deux femmes se tiennent sur le
-chemin de ta vie; tu les aimeras toutes deux, et toutes deux te
-donneront leur coeur. Pourtant, il en est une dont tu dois te garder:
-elle menacera ta vie, et si tu n'es pas prévoyant, elle t'apportera la
-mort. Mais un ange veille sur toi et te montrera le chemin du salut.
-
-- Que vois-tu encore?
-
-- Tout le reste est obscur, confus; mais ta ligne de vie est croisée;
-prends garde!"
-
-En ce moment on entendit comme une plainte mystérieuse flottant à
-travers les cimes des arbres.
-
-"Qu'est-ce?
-
-- Ferme tes oreilles et tes yeux, dit la bohémienne, il n'est pas bon
-d'être dans le voisinage, quand ils passent.
-
-- De qui parles-tu?
-
-- Entends-tu le psaume de la pénitence? Ce sont les dévots pèlerins de
-cette secte que l'on nomme les Dispensateurs du ciel. Il y a une
-odeur de sang dans l'air. Prends garde!"
-
-Zésim partit brusquement et de dirigea en hâte à travers les fourrés
-vers la rivière dont les flots scintillaient entre les troncs
-noirs. Des coups de rame retentissaient, et un chant triste à déchirer
-le coeur traversait lentement la nuit éclairée par la douce lueur de la
-lune. Une grande barque apparut, des hommes et des femmes y étaient
-assis par couples, la tête penchée et se frappant la poitrine avec le
-poing. Une torche brûlait avec une lumière terne à l'avant du bateau;
-la poix fumeuse dégouttait dans l'eau, pendant que la flamme rougeâtre
-éclairait une haute croix de bois dressée au milieu de la
-barque. Alors - Zésim crut rêver - le Sauveur attaché à la croix
-ouvrit ses yeux épuisés de fatigue, et de ses blessures tomba goutte à
-goutte un sang chaud sur les pénitents.
-
-
-II
-
-MERE ET FILLE
-
-Le monde est un miroir qui montre à chacun son propre visage.
-THACKERAY.
-
-
-Le lendemain, à midi, Zésim renouvela sa visite à Bojary. Cette fois
-encore la porte resta fermée; seulement la voix plaignarde de la
-veille au soir se fit encore entendre et déclara à l'officier qui
-frappait et refrappait que les maîtres étaient partis.
-
-"Ouvre toujours, cria Zésim.
-
-- Je ne dois laisser entrer personne.
-
-- C'est ce que nous allons bien voir."
-
-Zésim s'élança sur le mur et sauta de l'autre côté. Au milieu de la
-cour se tenait une vieille bonne femme, en costume de paysanne, qui le
-regarda avec épouvante.
-
-"Vous êtes donc un brigand? balbutia-t-elle.
-
-- Je suis officier de l'empereur, comme tu vois, répondit gaiement
-Zésim, et en outre un vieil ami de Mme Maloutine. Est-elle dans la
-maison?"
-
-La vieille haussa les épaules. Zésim, sans s'occuper d'elle plus
-longtemps, monta rapidement les marches de pierre couvertes de mousse.
-
-Sur le seuil de la porte une grande et majestueuse personne vint à sa
-rencontre.
-
-"Madame Maloutine?
-
-- C'est moi.
-
-- Ne me reconnaissez-vous pas? Je suis Jadewski."
-
-Un sourire fugitif glissa sur le visage immobile et dur de la
-maîtresse de Bojary.
-
-"Soyez le bien-venu, dit-elle, en lui tendant une main qu'il baisa à
-deux reprises, Dragomira sera heureuse de vous voir. Vous êtes changé,
-mais bien à votre avantage.
-
-- Les apparences sont trompeuses, répondit Zésim, pendant que Mme
-Maloutine le conduisait à sa chambre de réception, - je crois bien
-que je suis toujours l'ancien garnement qui pillait vos pommiers et
-qui dérobait vos épis de maïs."
-
-La chambre où ils entrèrent était remplie d'une singulière odeur qui
-faisait penser à la fois à une église et à une pharmacie. La
-température était celle d'une cave; depuis longtemps sans doute les
-fenêtres n'avaient pas été ouvertes; les meubles et le lustre cachés
-dans des enveloppes de toile grise avaient l'air de porter le deuil
-avec un sac et des cendres. Evidemment dans cette maison on ne
-recevait pas de visites. Mme Maloutine ne faisait pas non plus
-supposer qu'on reçût. C'était une dame imposante, d'une grande beauté,
-qui n'avait pas plus de quarante-cinq ans, mais dont les cheveux
-étaient déjà tout blancs. Avec son visage sévère, au teint délicat, et
-ses grands yeux sombres au regard jeune et vif, elle avait plutôt
-l'air d'une de ces amazones poudrées et à paniers du temps de
-Catherine que d'une vieille femme.
-
-La porte s'ouvrit et une grande jeune fille d'un charme tout à fait
-singulier, presque glacial, entra dans la chambre.
-
-"Dragomira!
-
-- C'est vous!"
-
-Elle sourit et tendit la main comme sa mère; puis s'assit près de la
-fenêtre et regarda dehors, sans s'occuper davantage du visiteur. Zésim
-put la considérer à son aise. Dragomira pendant son absence s'était
-épanouie dans toute la splendeur d'une virginale beauté. Sa taille
-haute et élancée dénotait une force souple et élastique; et l'élégance
-vraiment royale des lignes de son corps s'harmonisait d'une façon
-étrange avec sa robe grise et plate comme celle d'une nonne. Ses
-cheveux blond-doré, d'une rare abondance, étaient simplement séparés
-sur son front blanc et pur et rattachés sur son cou de marbre par un
-grand noeud tout uni. Elle n'avait ni ruban, ni fleur, ni bijou
-d'aucune espèce.
-
-"D'après ce que je vois, vous vivez toutes seules, dit Zésim.
-
-- Oui, répondit la mère.
-
-- Mais Dragomira... est-ce qu'elle s'arrange de cette solitude?
-
-- Je pense comme ma mère, répondit la belle jeune fille, et elle
-attacha ses grands yeux bleus froids sur Zésim.
-
-- Nous savons comment vivent messieurs les officiers, continua la
-mère; vous qui êtes toujours entraînés dans le brillant tourbillon
-du grand monde, vous devez trouver notre existence étrange, pour ne
-pas dire ridicule. Mais nous sommes heureuses ainsi. Le mal remplit
-le monde. On a assez à combattre pour se défendre contre le
-tentateur, quand on vit dans la solitude. Au dehors, parmi les
-hommes, là où mille bras nous saisissent, où mille voix chantent le
-chant des sirènes, il est presque impossible de ne pas succomber.
-
-- Oh! je vous jure que c'est tout à fait charmant à Kiew, reprit
-Zésim.
-
-- Vous êtes maintenant à Kiew? demanda Dragomira, devenue tout à coup
-attentive.
-
-- Oui, je suis à Kiew.
-
-- Et quand y retournez-vous?
-
-- Dans deux semaines, je pense."
-
-Dragomira regarda sa mère, puis Zésim, et enfin le sol.
-
-Une pensée tenace l'occupait et s'emparait d'elle de plus en plus. Ses
-traits demeuraient immobiles et inanimés comme auparavant, mais ses
-énergiques sourcils se contractaient, et ses lèvres rouges laissaient
-un peu voir ses dents.
-
-"Pourquoi ne me dites-vous plus tu? demanda Zésim en se levant pour
-s'approcher de sa compagne d'enfance. M'avez-vous donc si complètement
-oublié? Ne vous souvenez-vous plus des bons tours que nous jouions
-ensemble? Vous suis-je devenue étranger à ce point?
-
-- Non, mais il vaut mieux qu'il en soit ainsi."
-
-Il lui prit la main; elle était froide et lisse, et lui échappa en
-glissant comme un serpent.
-
-"Que vous ai-je fait, Dragomira? Regardez-moi donc.
-
-- Je ne suis plus la même.
-
-- Si... pour moi.
-
-- Comme vous voudrez."
-
-Dragomira regarda devant elle, dans le vide.
-
-Zésim éprouvait une sensation singulière. Son coeur était ému par
-l'ancienne inclination de son enfance; ses sens étaient de plus en
-plus charmés par cette énigmatique beauté, et, en même temps, il ne
-pouvait se défendre d'une sorte d'effroi devant ces deux femmes.
-
-La mère et la fille étaient également étranges et inquiétantes.
-
-Il revint bientôt et eut la chance de trouver la jeune fille
-seule. Comme il traversait la cour en se dirigeant vers la maison,
-Dragomira, qui était venue à la fenêtre, le regarda. Il remarqua en
-elle un mouvement d'impatience et en même temps de dédain.
-
-"Ah! vous voilà déjà de retour! dit-elle avec une indifférence
-blessante.
-
-- Je ne perds pas si facilement courage, répliqua Zésim, autrement
-pourquoi serais-je soldat?
-
-- Mais je suis seule et ne puis vous recevoir.
-
-- Seule? Tant mieux. Quant aux règles sévères de l'étiquette, vous
-pouvez bien les enfreindre pour moi.
-
-- Entrez donc," dit Dragomira après une courte hésitation.
-
-Zésim traversa le vestibule. Au mur était suspendu un grand crucifix
-devant lequel brûlait une petite lampe. Il passa ensuite dans le
-corridor, plein de l'odeur de l'encens. Dragomira se tenait sur le
-seuil de sa chambre; elle lui tendit la main.
-
-"En vérité, je suis bien enfant, dit-elle, qu'ai-je à craindre de
-vous?
-
-- Voilà que vous parlez raisonnablement, reprit le jeune officier en
-souriant, et puisque vous avez fait le premier pas, je fais le
-second et je vous prie de m'appeler comme autrefois, quand vous
-étiez ma petite femme dans la tranquille petite maison de gerbes
-dorées.
-
-- Oui, je le veux bien, à condition que vous promettiez de ne pas me
-faire la cour.
-
-- Je vous en donne ma parole, répondit Zésim, mais ce que je ne peux
-pas vous promettre, Dragomira, c'est de forcer mon coeur à se taire;
-il parle beaucoup trop haut. Rappelez-vous les vers de Pouschkine:
-
-Mon coeur aimant encore brûle et palpite,
-
-Parce qu'il lui est impossible de ne pas t'aimer.
-
-- Je ne peux pas te défendre de sentir quelque chose pour moi, dit la
-belle jeune fille avec calme, mais je ne puis répondre à tes
-sentiments. Jamais je n'aimerai, jamais je n'appartiendrai à un
-homme.
-
-- Veux-tu devenir la fiancée du ciel?
-
-- Il est plus méritoire de combattre dans le monde que derrière les
-murs, là où il n'y a pas de tentation.
-
-- Je crois que tu me traites avec défiance, parce que je suis soldat.
-
-- Point du tout: la guerre est bonne; grâce à elle beaucoup d'hommes à
-la fois gagnent le paradis, soit parce qu'ils souffrent cruellement,
-soit parce qu'ils meurent sur le champ de bataille."
-
-Zésim la regarda tout surpris. Elle s'était assise près de la fenêtre
-grillée, ses belles mains modestement jointes sur ses genoux. En ce
-moment, elle lui semblait une prisonnière, dans cette chambre blanchie
-à la chaux, dont tout l'ameublement consistait en un lit à baldaquin,
-une armoire, une table et deux chaises. Le seul ornement était une
-image du Sauveur couronnée de fleurs desséchées; une discipline y
-était suspendue.
-
-Qu'est-ce que cela voulait dire? Cette jeune fille autrefois si gaie,
-si aimable, poussait-elle l'austérité jusqu'au délire religieux?
-Etait-elle son propre bourreau.
-
-De plus en plus il se sentait devant une énigme qui lui serrait le
-coeur.
-
-Une autre fois encore il la trouva seule. Elle était dans le jardin et
-avait une robe blanche tout unie, qui la rendait encore plus
-charmante. Elle fit un brusque mouvement d'effroi, quand il apparut
-devant elle à l'improviste, et elle rougit. C'était le premier signe
-de vie, d'émotion humaine qu'elle donnât.
-
-"Je te suis donc bien désagréable, dit-il, que tu tressailles à mon
-aspect?
-
-- Que t'imagines-tu là? répondit-elle avec calme, il n'y a rien qui
-pourrait m'effrayer; pourquoi aurais-je précisément peur de toi? Je
-t'aime autant que je le peux et que je le dois, et je sais que je
-n'ai rien à craindre de toi. Tu aurais plutôt des motifs d'éviter ma
-rencontre.
-
-- Tu as raison.
-
-- Oh! pas dans le sens où tu le prends.
-
-- Dans quel sens alors?"
-
-Dragomira arracha une branche de rosier et passa rapidement les épines
-sur son bras blanc. Des lignes rouges apparurent et une goutte de sang
-tomba à terre.
-
-"Que fais-tu là? demanda Zésim.
-
-- Ce qui me fait du bien, répondit Dragomira.
-
-- Aimes-tu donc à te martyriser?
-
-- Comme tous ceux qui cherchent le ciel et méprisent la terre.
-
-- Crois-tu que Dieu t'a créée pour le martyre? Je crois que c'est bien
-plutôt pour donner la félicité et pour en jouir.
-
-- C'est ainsi, répondit-elle, que parle l'homme dont l'esprit est
-emprisonné dans les lourdes et épaisses vapeurs de la terre. La
-femme est plus pure et plus sage que lui; aussi est-elle moins
-l'esclave du péché.
-
-- Si tu es un ange, répliqua Zésim avec un sourire qui la déconcerta
-un peu, alors sois le mien; conduis-moi sur ces pures hauteurs où tu
-résides.
-
-- Ne le souhaite pas, la route qui y mène est pénible et douloureuse."
-
-Elle attacha pour la première fois sur lui un regard de compassion et
-presque de prière. Puis elle eut comme un frisson soudain et elle lui
-saisit la main.
-
-"Va-t'en, maintenant, va-t'en. On me cherche."
-
-Elle le salua encore d'un mouvement de tête et le quitta rapidement.
-
-Pendant qu'elle s'éloignait et que sa taille élancée disparaissait
-avec un doux balancement entre les buissons de groseilliers et les
-arbres du verger, un sinistre et menaçant personnage se montrait à la
-porte du jardin. C'était un homme grand et fort, d'environ quarante
-ans, à la chevelure blonde et bouclée, à la barbe blonde, vêtu d'une
-longue robe noire à plis. Sur ses traits se lisait la conscience
-froide et impitoyable d'une puissance illimitée.
-
-"Est-ce un prêtre ou un démon? se demanda Zésim, et qu'est-ce que tout
-cela signifie?"
-
-
-III
-
-DRAGOMIRA
-
-Une douleur puissante est attachée à la vie. MAHABHARATA.
-
-
-On était aux premiers jours de septembre. Les riches campagnes de la
-Petite-Russie étalaient toute la splendeur d'une végétation
-luxuriante. Le ciel sans nuage ressemblait à une immense pierre
-précieuse; l'air vermeil était calme et embaumé; le soleil étendait
-sur tout comme un réseau étincelant. Le feuillage prenait les couleurs
-de l'automne, et les gazons avaient des teintes d'or mat. Les branches
-des arbres fruitiers se courbaient jusqu'à terre, jonchant le sol de
-leurs fruits. Dans les jardins, les reines-marguerites et les dahlias
-aux nuances variées faisaient penser aux éclatantes broderies de
-l'Orient, et, au-dessus des haies vives, se dressaient les tournesols
-au coeur noir. Les troupeaux de moutons erraient dans les chaumes, et
-tout en haut, dans les airs, volaient des bandes de grues et de
-cigognes. Autour des gracieux villages on sentait l'âcre parfum du
-thym et de l'absinthe; le bruit rythmé des fléaux tombant sur l'aire
-retentissait, et, dans chacune des auberges situées sur la route, se
-faisait entendre le grincement du violon et la voix des joyeux
-chanteurs. Zésim était sorti avec son fusil et son chien canard
-anglais, pour tirer des bécasses, ces fugitifs feux-follets, qui se
-moquent si volontiers du chasseur. Quand il eut rempli sa carnassière,
-il s'assit pour se reposer sur l'herbe touffue de la berge, et écouta
-l'antique et mystérieux langage des éléments, le murmure des roseaux
-et des arbres, la plainte des eaux, toutes ces voix enfin qui semblent
-parler à travers les airs. Devant lui, les flots brillants jetaient
-des flocons d'une écume scintillante; l'on entendait au loin le cri
-mélancolique de quelque oiseau.
-
-Tout à coup un bruit de rames retentit; sur un petit bateau arrivait
-Dragomira, vêtue d'une longue robe blanche, comme une fée. Elle
-avançait à travers le jardin enchanté d'algues, de lis d'eau et de
-nénuphars, qui venait jusqu'à la rive. Quand elle aperçut Zésim, elle
-resta d'abord interdite, puis elle approcha et lui tendit la main.
-
-"Tu chasses ici?
-
-- Oui, j'ai brûlé un peu de poudre, répondit Zésim, et maintenant je
-me repose en rêvant à toi. Veux-tu me prendre, ange charmant?
-
-- Pourquoi pas? Mais je ne suis pas un ange."
-
-Elle aborda. Il sauta dans la barque et saisit les rames, après avoir
-appuyé son fusil et solidement attaché son chien à ses pieds.
-
-"Le monde est pourtant bien beau! dit-il, pendant qu'ils descendaient
-lentement la rivière; la nature est une grande cathédrale où toutes
-les prières sont leur place et où chacun se sent porté au
-recueillement.
-
-- C'est là ton idée, dit Dragomira, et au premier coup d'oeil il semble
-qu'il en soit ainsi; la terre nous paraît un immense et magnifique
-autel, d'où ne montent vers le ciel que de suave parfums. Mais quand
-nous y voyons mieux, nous découvrons bientôt que ce sont nos propres
-pensées, nos sentiments, nos fantaisies que nous introduisons dans
-la nature pour la poétiser, et que tout cet univers n'est qu'une
-gigantesque pierre de sacrifice sur laquelle les créatures souffrent
-et versent leur sang pour la gloire de Dieu.
-
-- Quel épouvantable tableau!
-
-- Moi aussi, Zésim, je me suis réjouie de la vie et j'ai regardé dans
-l'avenir comme dans un pays merveilleux; mais j'ai vu un jour que
-j'avais été aveugle. Quand on m'a ôté le voile de devant les yeux et
-que j'ai pu voir les choses comme elles sont, je me suis senti au
-coeur une pitié profonde et un silencieux effroi pour
-moi-même. C'était comme si le soleil s'éteignait, comme si la terre
-et mon coeur s'engourdissaient dans la torpeur d'une glace
-éternelle. Tu es heureux, tu peux encore être gai; pour moi, il n'y
-a plus ni joie ni espérance. Je ne puis plus m'abuser sur la valeur
-de la vie; je sais que l'existence est une sorte de pénitence, un
-purgatoire qui purifie; elle n'est pas un bonheur, mais plutôt un
-perpétuel martyre.
-
-- En vérité, ce sont là des rêveries de l'Inde, reprit Zésim, de plus
-en plus surpris, elles sont parvenues avec les caravanes jusqu'au
-coeur de la Russie, et se retrouvent modifiées chez différentes
-sectes de l'Eglise russe. Appartiens-tu décidément à l'une d'elles?
-
-- Non; quelle idée! s'écria Dragomira, en essayant de sourire. De quoi
-t'avises-tu de me croire capable? On n'a qu'à ouvrir les yeux pour
-découvrir ce que je viens de te faire voir."
-
-Ils débarquèrent et continuèrent leur route à pied à travers les
-prairies et les bois. Au bout de quelque temps, ils trouvèrent une
-fourmilière qui s'élevait comme un château fort. Il en sortait de
-longues rangées de petits travailleurs noirs qui se répandaient sur
-l'étroit sentier, pendant que d'autres revenaient chargés d'oeufs.
-
-"Vois cette petite merveille, dit Zésim en s'arrêtant; comme
-l'organisation de cette petite république est sage et bonne! C'est un
-vrai Lilliput sorti du pays fabuleux des contes et parvenu à la
-réalité. Ne crois-tu pas que ces petits êtres laborieux et prudents
-sont heureux?
-
-- Non, dit Dragomira, car ils ont parmi eux des maîtres et des
-esclaves comme nous, et même ils ne peuvent vivre qu'en faisant
-souffrir et mourir d'autres êtres. Vois, cette limace qui se
-tortille avec les plus affreuses contractions, tes républicaines
-l'ont tuée; non, elle vit encore, et ils la dévorent toute vive. Et
-leur pitoyable bonheur? Un coup de pied peut le détruire."
-
-Elle s'avança d'un pas rapide vers la fourmilière en pleine
-activité. Il n'y avait chez elle ni colère, ni désir fiévreux et
-diabolique d'être cruelle, et elle ensevelit sous des ruines la petite
-cité tout entière, écrasant et broyant du pied des milliers de
-créatures.
-
-Zésim baissa la tête et garda le silence. Ils continuèrent à
-marcher. Elle aussi resta muette jusqu'à ce qu'ils fussent arrivés à
-un petit bois, où elle découvrit un nid de rouge-gorge dans un arbre
-creux.
-
-"Qu'il est joli, dit-elle, n'est-ce pas? Une idylle! Mais regarde
-cette charmante petite bête, qui revient à tire d'ailes pour nourrir
-ses petits! Qu'a-t-elle dans le bec? Quelque insecte qui se tord
-douloureusement. Crois-tu que cet insecte soit bien heureux?"
-
-Ils avancèrent encore, Ils avaient à peine fait une centaine de pas
-qu'un autour s'abattit du haut des airs sur le pauvre petit oiseau
-sans inquiétude et l'emporta dans ses serres.
-
-Dragomira montra du doigt le ravisseur sans dire un mot. Zésim le visa
-et tira. Au moment où la fumée se dissipait, l'autour mourant tombait
-à terre, les aimes étendues, et près de lui gisait le rouge-gorge
-palpitant.
-
-"Et toi, s'écria Dragomira avec un rire effrayant, que viens-tu de
-faire, homme, toi, le maître et l'honneur de la création? Tu as tué
-comme les autres! Ce n'est partout que souffrance, sang versé, mort et
-anéantissement!"
-
-Ils arrivèrent à Bojary, sans s'être dit un mot de plus. A la porte,
-Zésim, étrangement ému, prit congé de sa compagne, et pendant qu'il
-regagnait la propriété de sa mère, à travers la brume du crépuscule du
-soir, des pensées troublantes voltigeaient autour de lui, comme de
-sombres chauves-souris. Le lendemain, dans l'après-midi, attiré comme
-par une force magique, il revint chez Mme Maloutine, et pour la
-première fois il trouva la porte ouverte. Une voiture, recouverte
-d'une bâche de toile et attelée de trois cheveux maigres, était dans
-la cour. Un petit juif en caftan noir était assis sur le banc, devant
-le fournil, au soleil, et comptait rapidement sur ses doigts crochus.
-
-Zésim fit le tour de la maison en se glissant et regarda par la
-fenêtre ouverte dans la petite salle de réception. Il ne fut pas peu
-surpris de voir Dragomira devant la glace, Dragomira richement parée
-comme une jeune sultane, dans tout l'éclat de sa beauté.
-
-Une jupe à traîne, en soie d'un bleu mat, enveloppait sa personne, aux
-lignes d'une distinction royale, et laissait voir ses petits pieds
-chaussés de pantoufles rouges, brodées d'or. Une jaquette en velours
-cramoisi, digne d'une princesse et toute garnie de zibeline dorée,
-s'ajustait élégamment avec son cou orné de perles d'ambre jaune, avec
-ses bras magnifiques chargés de bracelets d'or, avec ses hanches
-élancées comme celles d'une amazone.
-
-Ses cheveux blond doré, rassemblés en larges noeuds entrelacés de
-rangées de perles, faisaient comme un diadème sur cette tête
-admirable.
-
-"Ah! comme tu es belle!" s'écria Zésim. Dragomira eut peur, rougit,
-puis pâlit, et jeta sur lui un long regard de reproche.
-
-"Tu fais donc de la toilette quelquefois, continua-t-il, il n'y a que
-pour moi que tu n'en fais pas.
-
-- J'essayais seulement quelque chose, dit Dragomira qui avait
-rapidement reconquis son calme, tu vois là-dedans le tailleur juif
-qui attend. Ce n'est pas autre chose que cela.
-
-- Oui, mais tu ne t'es pas fait faire cette magnifique toilette pour
-la donner à manger aux mites dans cette armoire.
-
-- Es-tu curieux!
-
-- Je ne suis qu'étonné, Dragomira; cette magnificence et ce luxe me
-semblent en contradiction avec le masque de sainte que tu portes.
-
-- Je te montre mon vrai visage, répliqua Dragomira avec un douloureux
-- sourire. Mais le costume d'une despote ou d'une conquérante ne va
-- pas avec ce visage.
-
-- On pare aussi la victime, répondit doucement Dragomira , et la
-prêtresse déploie également une pompe royale quand elle brandit le
-couteau du sacrifice.
-
-- Laquelle es-tu des deux?
-
-- Peut-être l'une et l'autre.
-
-- Pour loi, tu es seulement la bien-aimée de mes charmants rêves de
-jeunesse, la plus adorable femme qui respire ici-bas; il n'y a que
-les déesses de marbre des Grecs, les figures idéales de Titien et de
-Véronèse qui pourraient être tes rivales!"
-
-Entraîné par un mouvement subit de passion, le jeune officier sauta
-dans le salon par la fenêtre, entoura Dragomira de ses bras et lui
-donna un baiser.
-
-Ce qu'il y eut de remarquable, c'est qu'elle ne montra ni colère, ni
-dédain; elle ne le repoussa même pas, et se borna à attacher sur lui
-un regard calme et glacial.
-
-"Je t'avertis, Zésim, dit-elle d'une voix tranquille, presque douce,
-reste loin de moi. Je ne crois pas que tu m'aimes, car un feu qu'on ne
-nourrit pas doit s'éteindre; mais si tu m'aimes, à plus forte raison
-éloigne-toi. Si je veux, tu m'appartiendras; je le sais mieux que
-toi-même et je pourrais te pétrir comme une cire molle, mais je ne le
-veux pas.
-
-- Pourquoi ne le veux-tu pas? C'est toi, précisément toi, qui as été
-créée pour moi, aussi dois-tu devenir ma femme."
-
-Dragomira secoua la tête.
-
-"Tu en aimes un autre?
-
-- Non.
-
-- Alors je ne puis te comprendre.
-
-- Ne souhaite pas de pénétrer dans les ténèbres de mon âme,
-répondit-elle, je te le répète, reste loin de moi, dans ton propre
-intérêt. J'ai encore pitié de toi et de la gaîté de ta jeunesse,
-peut-être parce que mon coeur est encore libre, parce que je ne
-m'intéresse que peu à toi. Mais si tu réussissais à gagner enfin mon
-amour, alors tu serais perdu, Zésim. Fuis-moi, pendant qu'il est
-encore temps.
-
-- Et quand il sera trop tard?
-
-- Alors ce sera ta destinée, et je l'accomplirai.
-
-- Tu me donnes donc de l'espoir."
-
-Dragomira s'était assise dans l'un des petits fauteuils et semblait
-plongée dans des réflexions profondes.
-
-"Je suis courageux, continua Zésim, la peur ne me fera reculer devant
-rien. Pour te conquérir, pour te conduire dans la maison comme
-maîtresse, j'accepte le combat avec l'enfer tout entier.
-
-- Oui, mais pas avec le ciel, Zésim. Il y a des puissances
-mystérieuses, plus fortes que nous. Le chemin que je suis conduit à
-la lumière à travers des tourments et des douleurs, à travers des
-souffrances indicibles, à travers des ténèbres pleines
-d'angoisse. Ne désire pas marcher sur cette route, même à côté de
-moi. Ah! si je pouvais seulement parler!... Mais je n'en ai pas le
-droit, mes lèvres sont fermées.
-
-- Dis-moi seulement que tu m'aimes.
-
-- Non, je ne t'aime pas, et tu peux remercier Dieu de ce que je ne
-t'aime pas."
-
-
-IV
-
-LA MISSION
-
-On dirait que dans le livre du ciel les plus beaux passages, les plus
-saintes légendes de paix et d'amour qu'enseignent les religions, ont
-été biffés de raies noires par les mains des hommes. ANASTASIUS GRUN.
-
-
-Pendant que Zésim, triste et l'esprit tourmenté par les impressions
-les plus contradictoires, reprenait le chemin de sa demeure, le soir
-était venu, l'épaisse brume d'automne s'était levée, et, comme une mer
-aux vagues silencieuses, s'était répandue sur la vaste plaine.
-
-Dragomira, les bras croisés sur la poitrine, se tenait à la fenêtre et
-regardait fixement dans la cour come dans une chaudière de sorcières
-bouillonnante, d'où se seraient élancés des fantômes nocturnes
-enveloppés de linceuls traînants, des démons aux gigantesques ailes de
-chauve-souris, ou des gnomes à barbe grise. Tout à coup, de l'épais
-brouillard sortit un paysan petit-russien, d'une taille de géant, avec
-une chevelure blonde touffue comme celle d'un Samson. Il s'inclina
-profondément devant elle.
-
-"C'est toi, Doliva? demanda Dragomira en se penchant à la fenêtre.
-
-- Oui, c'est moi, dit le géant à voix basse, le prêtre m'envoie, il
-attend la noble demoiselle.
-
-- Maintenant, sur-le-champ?
-
-- Oui, sur-le-champ."
-
-Dragomira fit signe de la tête et disparut. Elle changea de vêtements
-à la hâte et descendit dans la cour, où Doliva tenait prêt le cheval
-qu'il avait sellé pour elle pendant ce temps-là. En un clin d'oeil,
-elle s'assit sur l'animal fougueux, et franchissant la porte au galop,
-le lança droit à travers les champs de chaume, les prairies, les bois,
-en lui faisant sauter les ruisseaux et les fossés. On eût dit qu'une
-troupe de cavaliers fantastiques l'accompagnait dans sa course
-furieuse. Devant elle, dans le ciel, semblait se dresser une tête
-gigantesque avec une longue barbe grise qui descendait jusqu'à terre
-en ondoyant.
-
-Sans se soucier des obstacles de la route, ni des formes menaçantes
-qui sortaient du brouillard, elle poussait toujours en avant son
-cheval, sous les pieds duquel tremblait maintenant le pont de
-bois. Enfin, rapide comme la tempête, elle arriva à Okosim.
-
-L'ancien château des starostes polonais était bâti sur une colline
-rocheuse qui s'élevait brusquement de l'autre côté du Dnieper, comme
-si le feu d'un volcan l'avait fait jaillir de la plaine et de la
-forêt. Il fallait s'en approcher pour apercevoir ses tours rondes,
-couvertes de plaques de métal, qui maintenant dépassaient à peine les
-cimes des chênes et des hêtres séculaires. Une muraille d'une grande
-élévation entourait les bâtiments isolés; elle se dressait
-immédiatement sur le haut de la pente qui descendait à pic. De cette
-façon, on ne pouvait parvenir à Okosim que par un côté: il fallait
-d'abord gravir l'étroit sentier qui serpentait à travers les rochers
-et les arbres, franchir ensuite le pont jeté comme dans les airs
-au-dessus d'un précipice, enfin passer la porte aux lourds battants de
-fer.
-
-Dragomira heurta d'une certaine façon à cette porte. On lui ouvrit et
-elle pénétra dans l'étroite et sombre cour du château.
-
-Un grand vieillard à la longue blanche, portant un costume bleu sombre
-de cosaque, prit son cheval. Elle entra dans le vaste bâtiment, aux
-pierres noircies par les années, qui se trouvait à sa droite, suivit
-un long corridor voûté, faiblement éclairé et frappa à une petite
-porte recouverte de fer.
-
-"Qui est là? demanda une belle voix grave et douce.
-
-- C'est moi.
-
-- Entre."
-
-Dragomira ouvrit la porte et la ferma immédiatement derrière
-elle. Elle se trouvait maintenant dans une salle médiocrement grande
-qui produisait l'impression d'un cachot. L'unique fenêtre était fermée
-en bas par des planches et en haut par une grille. Les parois étaient
-grises et sans aucun ornement. A l'une d'elles était suspendu un
-crucifix colossal; le clou qui traversait les pieds du Sauveur
-retenait une discipline. En face, sur le sol même, était une couche de
-paille, et près de la couche, un morceau de pain noir et une cruche
-d'eau.
-
-Dans une niche, une petite lampe à la lumière rouge était
-allumée. Près de la fenêtre se trouvait une table grossièrement
-façonnée: le "Nouveau-Testament", dans la langue originale, y était
-ouvert. Des deux côtés du Sauveur crucifié brûlaient deux cierges.
-
-Sur la chaise, devant l'Evangile, la tête appuyée sur la main gauche,
-était assis ce même homme dont l'apparition avait si étrangement
-troublé Zésim dans le jardin de Bojary. Sa taille puissante était
-enveloppée d'une ample robe noire dont les plis lourds lui
-descendaient jusqu'aux pieds. Sa barbe touffue et son abondante
-chevelure tombant en boucles ondoyantes sur ses épaules encadraient en
-le faisant ressortir un visage qui n'était pas du tout en rapport avec
-les objets environnants. Il n'avait ni la pâleur de l'ascète, ni la
-rougeur bouffie du prêtre. C'était une figure distinguée, au teint
-délicat, aux traits nobles, dont les grands yeux bleus avaient un
-regard à la fois doux et impérieux; les lèvres pleines et rouges
-avaient un éclat presque sensuel. C'était la tête d'un lion, d'un
-dominateur, d'un despote.
-
-Dragomira s'était agenouillée devant le personnage mystérieux et, les
-bras croisés sur la poitrine, comme une esclave, sa belle tête
-humblement inclinée, elle attendait ses ordres en silence.
-
-"Je t'ai appelée, dit-il avec une majesté calme attestant qu'il était
-habitué à rencontrer une obéissance absolue, parce que j'ai une
-nouvelle mission à te confier; cette fois, c'est pour Kiew.
-
-- Tu m'y as déjà préparée, apôtre!
-
-- Quand peux-tu partir?
-
-- Tout de suite, si tu l'ordonnes.
-
-- Alors, tiens-toi prête à partir dans trois jours. Les instructions
-nécessaires sont déjà parvenues à Kiew.
-
-- Ne me reconnaîtra-t-on pas?
-
-- Cette fois, tu paraîtras sous ton vrai nom. C'est une grande et
-importante mission qui t'est confiée. Je sais que tu as capable de
-l'accomplir comme personne; aussi t'avons-nous choisie. Je comte sur
-ta prudence, la force de ton coeur, ta volonté inflexible et la
-puissance de ta foi. Tu nous en as donné des preuves
-suffisantes. Mais es-tu digne d'entreprendre cette sainte mission?
-Te sens-tu en ce moment assez pure et innocente pour exercer ta
-haute fonction?
-
-- Non, apôtre.
-
-- Quel péché pèse sur ta conscience?"
-
-Dragomira se prosterna jusqu'à terre; ses lèvres touchaient presque
-les pieds de l'apôtre. Elle garda le silence.
-
-"Tu aimes?
-
-- Non, apôtre.
-
-- Tu sens qu'il y a quelque chose qui s'émeut dans ton coeur pour cet
-homme, ton compagnon de jeunesse?"
-
-Dragomira releva la tête et le regarda calme et sans crainte dans les
-yeux.
-
-"Non, dit-elle, non, je ne l'aime pas; mais son amour m'a effleurée,
-comme un rayon de soleil effleure la terre glacée par l'hiver. Il y a
-eu des instants où des doutes se sont élevés en moi, où mon âme a été
-doucement traversée par des aspirations vers le bonheur de la femme,
-de la mère.
-
-- Et il espère t'obtenir?
-
-- Oui, quoique je l'aie repoussé.
-
-- Ne lui ôte pas l'espérance, dit l'apôtre, il demeure à Kiew et doit
-bientôt y retourner; tu peux avoir besoin d'un protecteur dans cette
-ville. Il ne serait pas bon de l'offenser; d'ami, il pourrait
-devenir ennemi, et certes ennemi dangereux. Sois prudente,
-Dragomira.
-
-- Je le serai.
-
-- Mets-toi en route avec lui; il pourrait être utile que l'on te vît
-arriver dans sa compagnie; et, à Kiew, montre-toi souvent aussi avec
-lui dans la rue.
-
-- Je t'obéirai en tout.
-
-- Cet officier peut en outre nous rendre des services dans le cercle
-où tu dois agir à Kiew. Ta mission est cette fois d'une importance
-toute particulière. Connais-tu le comte Boguslav Soltyk?
-
-- Non.
-
-- Mais tu as entendu parler de lui?
-
-- Oui; on avertit toutes les jeunes filles et toutes les jeunes femmes
-de se défier de lui.
-
-- On a raison. C'est un grand pécheur. Non seulement il est chargé du
-poids de ses milliers d'iniquités, mais il a entraîné une foule
-d'autres malheureux à leur perte, et il se joue criminellement des
-hommes et de leur bonheur. Tu es choisie pour te mettre en travers
-de sa route, pour apporter une fin à ses vices et pour sauver son
-âme de la damnation éternelle. Il ne te sera pas facile de résister
-à la séduction de cet homme; il est beau, son esprit est élevé, il
-possède toutes les qualités chevaleresques. Courageux jusqu'à la
-témérité, il ne recule devant aucun danger. Avec tout cela, il est
-sans conscience et se moque de tout sentiment humain."
-
-L'apôtre prit quelques papiers cachetés, qui étaient devant lui et les
-donna à Dragomira.
-
-"Voici tout ce que tu as besoin de savoir sur lui et sur ta mission;
-conserve ces papiers avec soin; ne les ouvre qu'à Kiew, et quand tu
-les auras lus, brûle-les. Tout est pesé, prévu, calculé. Tu trouveras
-des serviteurs et des auxiliaires sûrs. Ils t'obéiront aveuglément et
-te fourniront toute l'assistance dont tu auras besoin. S'il survenait
-malgré cela quelque chose d'inattendu, ou si tu te sentais n'importe
-quels doutes, envoie immédiatement vers moi et attends de nouvelles
-instructions.
-
-- J'agirai exactement d'après tes prescriptions, apôtre; tu seras
-content de moi.
-
-- Tu es plus qu'un instrument aveugle, reprit celui-ci, le ciel t'a
-comblée des plus riches dons et tu as une tête froide et sage. Si tu
-trouves à Kiew occasion d'agir encore dans un autre sens, n'hésite
-pas, suis ton inspiration. Tu trouveras ce qui est juste; agis
-toujours selon les commandements de Dieu et de notre sainte
-doctrine; tu ne pourras pas te tromper. Tu mèneras là-bas une tout
-autre existence qu'ici; tu ne vivras plus comme une pénitente dans
-le désert, mais comme une grande dame d'un monde distingué et
-brillant. Toues les portes s'ouvriront pour toi; tu pourras te créer
-un grand nombre de nouvelles relations et étendre ton filet sur
-toute la ville. Théâtres, concerts, cavalcades, bals, courses en
-traîneau te viendront en aide. On te fera la cour, on te demandera
-ta main. J'attache les plus grandes espérances à ce voyage et à ton
-séjour là-bas. En dehors de Jadewski, as-tu encore des amis à Kiew?
-
-- Je ne connais moi-même personne, mais je rechercherai un ami de mon
-défunt père, si tu le veux, le commissaire de police Bedrosseff.
-
-- Relation importante, qui peut nous être d'une grande utilité."
-
-L'apôtre s'enfonça dans ses pensées.
-
-"As-tu encore quelque chose à me dire? demanda Dragomira au bout de
-quelques instants.
-
-- Non, tu sais tout. Va avec Dieu.
-
-- Et quelle pénitence m'imposes-tu? Je veux partir pure pour ma
-mission, le coeur et la conscience libres.
-
-- Tu as raison; viens donc."
-
-Il se leva et marcha devant elle à travers le corridor et la cour
-sombre du château. Tous les deux entrèrent dans la chapelle, dont les
-murs portaient encore les traces d'anciennes peintures. De la voûte,
-soutenue par des piliers massifs, pendait une petite lampe qui jetait,
-à travers l'obscurité, une lueur incertaine. En face de l'entrée se
-dressait un autel de pierre, de grandeur ordinaire, au-dessus duquel
-était suspendu le Sauveur crucifié avec sa couronne d'épines et ses
-plaies sanglantes. Une ombre épaisse était répandue sur la
-mélancolique image; sur le visage seul tombait une mystérieuse clarté.
-
-"C'est ici que tu dois éveiller dans ton coeur le repentir et
-l'affliction, dit l'apôtre, humilie-toi devant lui qui est notre
-maître et notre juge à tous, et attends-moi."
-
-Il disparut et Dragomira resta seule. Elle se jeta à genoux devant
-l'autel et s'étendit ensuite sue les dalles du sol, les bras allongés
-en croix, le visage contre terre. Elle resta longtemps ainsi et pria
-en répandant des larmes brûlantes.
-
-Par intervalles, dans le silence de la nuit, des plaintes douloureuses
-comme celles des damnés dans les enfers s'élevaient en se mêlant à un
-chant de psaumes faible comme un murmure et d'une tristesse infinie.
-
-Quand ces plaintes et ce chant qui la faisaient frissonner
-s'interrompaient, elle entendait le grincement mélancolique de la
-vieille girouette sur la tour et le cri du hibou dans la forêt.
-
-Enfin, des pas s'approchèrent. Dragomira se redressa. Devant elle
-était l'apôtre, une discipline à la main. Elle resta devant lui, à
-genoux, humble et soumise comme la pénitente devant le maître.
-
-Le Sauveur crucifié laissait tomber sur elle un regard de compassion,
-et sur son front déchiré par les épines et sur ses lèvres à la douce
-expression, il sembla que passait un mélancolique sourire.
-
-
-V
-
-LE FEU FOLLET
-
-Il dirigea ses pas vers de fausses routes, suivant les images du
-bonheur mensonger. DANTE.
-
-
-Ce fut une grande surprise à Koniatyn, lorsque le lendemain, dans
-l'après-midi, une voiture entra dans la cour et que de cette voiture
-descendirent Mme Maloutine et sa fille.
-
-"Qu'est-ce que cela signifie? murmura Mme Jadewska; il y a des années
-qu'elles ne sont pas venues chez moi."
-
-Elle s'enveloppa rapidement dans un châle de Turquie et se hâta
-d'aller saluer ses hôtes. Zésim, qui la suivait de près, ne fut pas
-médiocrement étonné lorsque Dragomira lui tendit la main avec un
-aimable sourire et lui fit un petit signe de tête familier. Que
-s'était-il passé? La belle jeune fille avait changé de peau comme un
-serpent; le sombre costume de la nonne avait disparu. Elle portait une
-robe blanche comme la neige, serrée à la taille par une ceinture bleu
-clair, et ses magnifiques cheveux blonds lui tombaient en longues
-tresses sur le dos. Son regard était gai, et sur ses lèvres rouges
-s'épanouissait toute la joie innocente de la jeunesse.
-
-"Faites donc dételer, chère amie, dit Mme Jadewska; on ne laisse pas
-repartir tout de suite des hôtes si rares. Restez à souper avec nous,
-je vous en prie."
-
-Madame Maloutine regarda Dragomira, qui lui répondit par un petit
-signe. Elle accepta alors l'invitation et donna à son cocher les
-ordres nécessaires.
-
-Lorsqu'on eut pris le café, Dragomira demanda au jeune officier de
-venir au jardin avec elle; et quand ils eurent descendu les marches,
-elle lui prit le bras et s'y appuya familièrement .
-
-"Qu'as-tu donc? demanda-t-il avec un ton d'aimable badinage, comme tu
-es gracieuse aujourd'hui! Il y a quelque chose là-dessous.
-
-- Dis-toi bien, mon ami, répliqua Dragomira, que quand les femmes sont
-aimables, c'est qu'elles ont toujours besoin de quelque chose.
-
-- Alors, que veux-tu?
-
-- Tu le sauras plus tard."
-
-Ils passèrent à travers les treilles et les corbeilles de fleurs. Les
-papillons voltigeaient et les abeilles bourdonnaient. Ils allèrent
-s'asseoir auprès du petit bassin, sur le banc de bois. Dragomira avait
-cueilli des reines-marguerites et des dahlias avec les dernières
-roses. Elle en tressa une couronne qu'elle se mit sur la tête, et des
-guirlandes dont elle entoura sa taille élancée. Zésim l'admirait avec
-une joie muette.
-
-"Voilà comme tu me plais, s'écria-t-elle en lui tendant les deux
-mains, si tu étais toujours aussi gentil et aussi calme, je t'aimerais
-beaucoup plus.
-
-- C'est toujours le même ordre: Ne m'aime pas.
-
-- Oui, c'est cela, ne m'aime pas; aie seulement de l'affection pour
-moi, continua-t-elle, reste mon ami. Je voudrais bien me confier à
-toi, mais j'ai peur de ton ardeur impétueuse.
-
-- Avoue-moi donc que tu en aimes un autre, et je ne me plaindrai plus.
-
-- Je n'ai pas d'aveu de ce genre à te faire. Crois-moi, - elle le
-regarda, et son regard sincère et loyal n'avait aucune
-arrière-pensée, - si je pouvais aimer un homme, je ne donnerais mon
-coeur à personne qu'à toi.
-
-- Ce sont de belles paroles!
-
-- Voici ma main, Zésim. Je te jure que je ne serai jamais la femme
-d'un autre. Si je me marie, ce ne sera qu'avec toi. Es-tu satisfait?
-
-- Oui.
-
-- Mais je ne me marierai jamais.
-
-- Exaltation de jeune fille!
-
-- Tu peux essayer de m'amener à d'autres pensées, dit-elle en
-souriant, je te le permets, mais je suis, comme cette dame, qui est
-là-bas... de pierre."
-
-Elle désignait la statue de la reine de Amazones qui, court-vêtue, une
-peau de bête sur les épaules et la lance à la main, était placée dans
-un bosquet, comme dans une niche.
-
-"Et quel service puis-je te rendre?
-
-- J'ai une prière à te faire.
-
-- Pourquoi pas un ordre à me donner?
-
-- Parce que je veux que tu sois mon ami et non mon esclave.
-
-- Alors?
-
-- Je dois partir après-demain pour Kiew; veux-tu m'accompagner?
-
-- Tu parais avoir le dessein de me rendre aujourd'hui tout à fait
-heureux.
-
-- Alors, tu viendras avec moi?
-
-- Certainement! Et combien de temps penses-tu rester là-bas?
-
-- Peut-être jusqu'au printemps.
-
-- C'est ravissant!
-
-- J'ai à mettre en ordre d'importantes affaires de famille, qui me
-retiendront là-bas quelques mois au moins.
-
-- As-tu un logement?
-
-- Je demeurerai chez une vieille tante, qui a une petite maison. Je
-serai bien gardée; mais c'est justement à cause de cela que j'aurai
-encore besoin de la protection d'un homme. Veux-tu être mon
-chevalier?
-
-- Tu me le demandes? s'écria Zésim. Oh! comme tout à coup le monde me
-paraît beau! Comme l'avenir est riant! Je me réjouis comme un enfant
-de ces intimes soirées d'hiver passées avec toi devant la cheminée.
-
-- Tu seras content de moi, dit Dragomira, mais promets-moi de ne pas
-troubler le repos de mon âme.
-
-- Je m'efforcerai d'être aussi froid que toit.
-
-- Je ne suis pas froide; et toi, tu ne dois pas être froid, pas plus
-que tu ne dois être ardent. Une douce chaleur, voilà la plus
-agréable température."
-
-Au souper, Dragomira leva son verre et but à Zésim! à l'avenir! Quand
-vint le moment du départ, Dragomira demanda sa jaquette de fourrure,
-qui était restée dans la calèche; Zésim la lui apporta et l'aida à
-s'en revêtir. Puis il mit la mère et la fille en voiture et recommanda
-au cocher d'être bien prudent.
-
-"Alors, à après-demain, dit Dragomira, dans l'après-midi; je viendrai
-te prendre.
-
-- Si tu veux."
-
-Elle sortit encore une fois de la manche d'épaisse fourrure parfumée
-sa petite main blanche et tiède et la lui tendit; et quand il l'eut
-serrée avec tendresse, elle lui dit en souriant:
-
-"Tu peux aussi la baiser, je ne m'y oppose pas."
-
-Zésim la pressa contre ses lèvres avec feu, mais elle lui échappa
-soudain, et les roues se mirent en mouvement.
-
-"Bonne nuit!"
-
-Les chevaux noirs s'ébrouèrent, le long fouet claqua; tout partit
-comme un oiseau qui s'envole.
-
-Zésim consacra le lendemain à sa mère. Le soir, il fit ses
-paquets. C'était, encore une fois, la dernière nuit passée sous le
-toit de ses parents, puis il fallait se séparer; mais, aujourd'hui,
-son coeur n'était pas trop oppressé, un gracieux fantôme flottait
-devant lui et il le suivait volontiers. Au point du jour, il était
-éveillé. Il sortit dans le jardin. Là, à la même place où il s'était
-assis la veille avec Dragomira, il trouva sa mère, dont les yeux
-étaient rouges d'avoir pleuré. Il s'assit à côté d'elle, et ils
-demeurèrent longtemps silencieux, la main dans la main, appuyés l'un
-contre l'autre.
-
-"Promets-moi, Zésim...
-
-- Quoi, ma mère?
-
-- D'être prudent avec Dragomira.
-
-- Sans compter qu'elle ne veut pas entendre parler d'amour.
-
-- C'est ce qu'on dit, et je veux bien le croire; mais une voix
-intérieure, qui ne m'a jamais trompée, me dit aussi qu'elle vise un
-but avec toi et que quelque danger te menace de sa part.
-
-- S'il n'y a pas autre chose, dit Zésim, je te promets bien d'être sur
-les gardes."
-
-Juste à deux heures de l'après-midi, Dragomira arrivait devant la
-maison. Sa voiture de voyage était remplie de malles, de cartons et de
-petites boîtes. Elle descendit pour baiser la main de madame
-Jadewska. Zésim prit encore une fois congé de sa mère, qui se
-suspendait à son cou en pleurant amèrement; puis ils montèrent en
-voiture, le cocher saisit les rênes, et le jeune et beau couple
-s'élança dans le monde.
-
-La route traversait de vastes plaines, longeait des chaînes de
-collines brisées, des forêts aux teintes bleuâtres, d'immenses
-prairies couvertes de troupeaux de chevaux et de moutons, passait
-devant des églises aux coupoles brillantes et des villages au gracieux
-aspect. Pendant qu'ils se dirigeaient vers le Nord, des bandes
-d'oiseaux de passage, des oies sauvages, des hirondelles, des cailles,
-volaient vers le Sud. De temps en temps, une légère brise apportait
-les notes plaintives d'un chalumeau ou la douce mélodie d'un lied
-populaire petit-russien.
-
-Zésim parlait, et Dragomira l'écoutait; il la servait, et elle
-acceptait ses services avec calme; toutes ces prévenances rendaient le
-voyage charmant.
-
-Une seule fois elle lui adressa une question; elle était relative au
-comte Soltyk.
-
-Zésim ne le connaissait pas; il avait seulement entendu parler de
-lui. On l'avait dépeint, au Casino des officiers, comme une espèce de
-Monte-Cristo et d'Hamlet.
-
-Le soir venait; dans le lointain resplendissaient les tours et les
-couples dorées de Kiew.
-
-Le ciel, tout rouge, semblait enflammé, et la terre paraissait inondée
-de feu: c'était comme si l'on avait passé à travers une mer de
-sang. Puis les flammes s'éteignirent; les nuages se frangèrent d'or du
-côté du couchant; l'obscurité se répandit, et la brume s'éleva sur les
-prairies. Le crépuscule étendit son épais voile sombre, la première
-étoile apparut à l'Orient. Il faisait nuit; le cocher alluma ses
-lanternes. Ils passèrent par une forêt touffue.
-
-De temps en temps les arbres s'interrompaient. Dans les intervalles on
-apercevait un pays marécageux avec de grands roseaux et des lys
-blancs. Tout à coup, sur un des côtés de la route, dans les buissons,
-apparut une flamme longue et mince: elle s'inclinait et faisait des
-mouvements étranges.
-
-"Un feu follet," dit Zésim.
-
-Dragomira posa son bras sur celui de son compagnon et le regarda bien
-en face.
-
-"C'est mon portrait, dit-elle, moi aussi je suis un feu follet; ne me
-suis pas; et surtout si je te fais signe. Tu pourrais tomber dans un
-marais et te noyer.
-
-- Tu tiens d'étranges discours. Es-tu donc une de ces sirènes qui nous
-entraînent à la mort?
-
-- Il y a aussi des créatures saintes qui tuent."
-
-Ils arrivèrent tard à Kiew. La nuit couvrait déjà les hauteurs et les
-plaines, les rues et les maisons de la ville étaient resplendissantes
-de lumières.
-
-Le cocher tourna du côté de Podal, ce quartier qui s'avance au bord du
-Dnieper et qui est situé sur la pente de ces hauteurs où s'élève la
-vieille ville proprement dite. La voiture passa par un certain nombre
-de rues dont les magasins étaient brillamment illuminés et les
-trottoirs remplis d'une foule animée. Elle entra dans une rue
-silencieuse, sombre et étroite, et ensuite dans une ruelle à peine
-éclairée par une lanterne à la lueur douteuse. Le cocher arrêta devant
-une maison de mince apparence, qui n'avait qu'un étage. Les fenêtres
-étaient hermétiquement fermées, la muraille revêtue d'un enduit de
-couleur sombre; le tout avait un aspect lugubre.
-
-Les deux jeunes gens descendirent, et Zésim sonna. Il se passa un
-certain temps avant qu'une faible lumière se montrât au premier; puis
-on ouvrit une fenêtre, une vieille femme regarda dehors et se
-retira. On entendit alors des pas lourds, la porte s'ouvrit, et un
-petit serviteur maigre avec une chevelure et une barbe blanches sortit
-de la maison, une lanterne à la main. Il plia le genou devant
-Dragomira et baisa le bord de sa robe, puis il se mit à décharger les
-bagages.
-
-"Pour aujourd'hui, je te dis adieu, dit Dragomira en s'adressant à
-Zésim, je suis fatiguée et je désire être seule. Le cocher te conduira
-chez toi. Demain matin, je t'attends pour le thé." Elle lui tendit une
-main qu'il baisa respectueusement. Puis il remonta sans la voiture et
-partit, pendant que Dragomira, conduite par le petit vieux, montait
-l'escalier.
-
-En haut, elle trouva une vieille dame simplement habillée. Elle avait
-un visage rose, presque jeune, des yeux bleus malins et des cheveux
-blancs qui sortaient en abondance d'un bonnet de couleur sombre. Elle
-s'inclina profondément devant Dragomira et lui baisa humblement le
-coude.
-
-"Cirilla?
-
-- Pour vous servir, ma jeune maîtresse.
-
-- Tu es au courant de tout?
-
-- Oui.
-
-- Pour le monde, tu es désormais ma tante.
-
-- A vos ordres, et pour tout le reste votre esclave."
-
-Elle conduisit Dragomira à travers plusieurs salles meublées avec un
-luxe sérieux, jusqu'à une petite chambre où se trouvait un lit à
-baldaquin.
-
-"C'est ici que vous reposerez, maîtresse.
-
-- Bien."
-
-Cirilla aida Dragomira à changer de vêtements, et celle-ci, bien à
-l'aise dans une casaque de fourrure, vint s'asseoir à la table de
-thé. Cirilla, debout devant elle et les mains croisées sur la
-poitrine, ne pouvait se rassasier de la regarder.
-
-"Que vous êtes belle! disait-elle en soupirant, et si jeune!"
-
-Puis elle partit en secouant tristement la tête. Dragomira ferma la
-porte au verrou, prit les papiers que l'apôtre lui avait remis, brisa
-le cachet et les lut. Quand elle eut fini, elle les jeta un à un dans
-la cheminée et ne les quitta pas du regard, jusqu'à ce que les flammes
-eussent tout dévoré.
-
-
-VI
-
-LA VESTALE
-
-La nature, c'est le péché. FAUST (2e partie).
-
-
-Dragomira se leva le lendemain de bonne heure et écrivit d'abord une
-lettre à sa mère, puis un billet de deux lignes au commissaire de
-police Bedrosseff, l'ami de son père. Cela fait, elle sonna; Cirilla
-apparut, lui baisa la main et apporta le déjeuner. Quelques minutes
-plus tard arriva aussi le vieux serviteur qui avait déchargé les
-bagages. Il avait une livrée. Ses yeux rusés erraient sans cesse tout
-autour de la chambre.
-
-"Comment te nommes-tu?
-
-- Barichar, pour vous servir.
-
-- Occupe-toi de faire parvenir cette lettre au commissaire de police,
-dit Dragomira en lui tendant le billet parfumé.
-
-- Ce sera fait, maîtresse."
-
-Barichar se glissa vers la porte, sans faire de bruit, le dos un peu
-voûté comme un chat.
-
-"Je dois encore vous faire observer, dit-il en s'arrêtant, que pour
-tout le monde je suis sourd et muet, ma noble demoiselle."
-
-Dragomira lui répondit par un signe de tête. Quand Barichar se fut
-éloigné, elle prit son café, et s'habilla ensuite avec l'aide de
-Cirilla.
-
-"Tu m'accompagneras, dit-elle, debout devant la glace.
-
-- Dès que vous le désirerez.
-
-- As-tu les vêtements nécessaires pour avoir l'air d'être ma tante?
-
-- Tout a été prévu."
-
-Quelques minutes plus tard, les deux femmes quittaient la
-maison. Cirilla conduisait, et Dragomira faisait bien attention à
-tout, afin de s'orienter le plus tôt possible dans cette ville qui lui
-était inconnue.
-
-"Où est le cabaret rouge? demanda Dragomira à voix basse.
-
-- Je vais vous faire passer devant; nous y sommes dans un instant,"
-répondit la vieille.
-
-Cirilla tourne dans une rue sombre, sale, peuplée surtout de juifs, et
-se dirigea du côté du Dnieper. C'est là qu'était le cabaret. On ne
-voyait que son toit rouge et bas derrière un mur élevé, dans lequel
-était pratiquée une porte de couleur noirâtre. Cirilla fit un signe à
-Dragomira. Celle-ci nota soigneusement dans sa mémoire l'endroit et
-tous ses alentours, puis elle continua sa route pour gagner le vieux
-Kiew, bâti sur la hauteur. Là, elle se fit indiquer un élégant magasin
-d'objets d'art, examina ce qui était en montre, et ordonna d'entrer à
-la vieille qui ressortit bientôt avec une grande enveloppe contenant
-une photographie.
-
-Après une courte excursion dans les rues les plus animées, Dragomira
-revint à la maison avec sa compagne. Elle ôta son manteau et son
-chapeau, s'installa dans un coin du sopha et tira la photographie de
-l'enveloppe.
-
-Elle représentait le comte Soltyk.
-
-Dragomira considéra l'image avec attention. Elle étudiait l'homme qui
-était l'objet de sa mission, comme un agent de police étudie le
-portrait du malfaiteur qu'il est chargé de poursuivre.
-
-Le comte, vêtu d'une robe de chambre de fourrure, était assis dans un
-fauteuil et tenait à la main une longue pipe turque. C'était certes un
-bel homme, séduisant et intéressant. Sur son visage de marbre se
-lisait une grande énergie; dans ses yeux brillaient l'esprit et la
-passion.
-
-L'image était sur la table, lorsque Bedrosseff apparut. C'était un
-petit homme vif, approchant de la quarantaine, avec des cheveux
-clairsemés, une petite moustache blonde, un front large, des pommettes
-accentuées et un nez tuberculeux. Il baisa la main de Dragomira, la
-conduisit à la fenêtre pour mieux la voir, et entra dans une
-véritables extase.
-
-"Non, s'écria-t-il, ce n'est pas possible... Etes-vous devenue grande et
-belle! Je peux à peine croire que ce soit la mignonne petite Mira que
-je faisais autrefois sauter sur mes genoux, qui me prenait pour son
-cheval et m'attelait à sa petite voiture de bois. Que je suis donc
-charmé de vous voir ici!
-
-- C'est bien plutôt à moi d'être heureuse de trouver ici un si bon, un
-si ancien ami, reprit Dragomira en souriant.
-
-- J'accepte "l'ami", s'écria Bedrosseff avec son rire bruyant et
-jovial, mais je me défends très humblement de "l'ancien". Suis-je
-donc déjà gris ou délabré? On peut, ce me semble, m'appeler un homme
-à la fleur de l'âge.
-
-- Sans doute, sans doute.
-
-- Oui, mademoiselle, sur ce point-là je ne fais pas de concessions;
-comme ami de monsieur votre père, je réclame le droit de vous
-protéger de toute façon; mais je ne consacre mes services à la belle
-Dragomira qu'à la condition de pouvoir aussi lui faire un peu la
-cour.
-
-- Je vous prends au mot, dit Dragomira en lui saisissant les mains, et
-je vous déclare mon cavalier."
-
-Bedrosseff s'inclina.
-
-"J'espère que vous serez satisfaite de moi, et maintenant j'attends
-vos ordres.
-
-- Avant tout, asseyez-vous et bavardons."
-
-Elle l'attira près d'elle sur le sopha; et Bedrosseff s'empara de ses
-mains qu'il ne lâcha plus.
-
-"Vraiment, je vous envie, dit Dragomira.
-
-- Et pourquoi donc?
-
-- Parce que dans votre position vous possédez quelque chose qui nous
-est malheureusement inaccessible à nous autres enfants des hommes.
-
-- Et c'est?...
-
-- Une bonne part de l'omniscience.
-
-- Bah! notre connaissance des hommes et des choses ne s'étend pas si
-loin que cela; d'ordinaire la chance nous aide, et notre meilleur
-allié est le hasard.
-
-- Mais vous savez bien que les filles d'Eve sont curieuses!... Et
-vous, que d'événements cachés, que de secrets vous sont dévoilés!
-Que de coeurs dont vous deveniez les énigmes! Vous tendez vos filets
-de rue à rue, de maison à maison, comme la toile d'une araignée
-gigantesque.
-
-- C'est vrai jusqu'à un certain point.
-
-- Ah! que je serais heureuse de pouvoir un peu pénétrer dans ces
-mystères?
-
-- Pourquoi pas? Cela peut se faire. De temps en temps, la police s'est
-servie d'alliés; et les femmes ont, je peux bien le dire, un talent
-supérieur pour exercer nos fonctions. Leur instinct, leurs
-pressentiments font souvent plus que toute la logique et tous les
-calculs du monde.
-
-- Alors prenez-moi comme agent.
-
-- Avec plaisir, s'écria Bedrosseff en riant, et il lui baisa de
-nouveau la main.
-
-- Aujourd'hui, j'aimerais bien, pour ma part, mettre un peu votre
-omniscience à contribution?
-
-- Ordonnez."
-
-Dragomira tint en l'air le portrait de Soltyk.
-
-"Qui est-ce?
-
-- Le comte Soltyk, dit Bedrosseff immédiatement. Comment avez-vous sa
-photographie? Le connaissez-vous?
-
-- Non, je me promenais dans la ville, et je l'ai achetée parce qu'elle
-m'a plu.
-
-- Vous n'êtes pas la première jeune dame qui se laisse éblouir par ce
-sultan, continua le commissaire de police; mais je vous en prie,
-restez-en à cet enthousiasme pour son image et gardez-vous bien de
-faire la connaissance de l'homme.
-
-- Je ne m'enthousiasme pas pour le comte, je m'intéresse seulement à
-lui.
-
-- Cela même est dangereux. Soltyk est une nature à la Néron, un
-despote, un don Juan, un être animé du plus brutal égoïsme, sans
-coeur, sans égard pour rien ni personne, sans pitié.
-
-- Vous nous donnez là une étonnante mesure de sa moralité.
-
-- Je lui ai déjà arraché plus d'une victime, et j'ai l'oeil sur
-lui. Vous ne devez pas faire sa connaissance, ce serait votre perte.
-
-- Oh! j'ai beaucoup de sang-froid; il ne me prendra pas dans ses
-filets.
-
-- Alors vous seriez la première femme qui lui aurait résisté."
-
-Dragomira dîna avec Bedrosseff dans un des premiers hôtels; elle
-jugeait bon de se faire voir avec lui. Après le dîner il prit une
-voiture et lui fit voir la ville. Quand il commença à faire sombre,
-Dragomira était rentrée à la maison, et elle attendait Zésim qui ne
-tarda pas à venir. Cirilla joua le rôle de la tante et prépara le thé,
-quand Zésim lui eut été présenté. Le samovar chantait en bouillonnant,
-les jeunes gens étaient assis devant la cheminée et
-causaient. Dragomira était gaie et naturelle comme elle ne l'avait
-jamais été. Zésim lui en fit la remarque.
-
-"Tout le mérite t'en revient, dit-elle, dès que tu es raisonnable, je
-me sens rassurée, et la bonne humeur revient d'elle-même.
-
-- C'est donc déraisonnable de t'aimer?
-
-- Oui, c'est même plus que cela.
-
-- C'est dangereux?"
-
-Elle fit signe que oui, de la tête.
-
-"Je ne peux pas tout t'expliquer, mais mon amour ne t'apporterait
-aucun bonheur, pas du moins dans le sens où tu l'entends.
-
-- Tu veux donc finir ta vie comme une vestale?"
-
-Dragomira sourit tristement.
-
-"J'ai dit adieu à tout ce qui fait soupirer le coeur d'une jeune fille,
-et je crois que j'ai eu raison. La terre me semble une vallée de
-douleurs, la vie un voyage malheureux et lamentable à travers cette
-vallée, la nature une grande séductrice qui attire nos âmes à elle
-pour les perdre. Le démon, qui jadis, sous la forme du serpent, tenta
-les premiers hommes dans le paradis, chante maintenant son chant de
-sirène dans le murmure des bois verdoyants, dans le chuchotement des
-flots argentés, dans la musique flatteuse du zéphyr et les plaintes
-mélodieuses du rossignol. Il nous gouverne nous-mêmes sans que nous en
-ayons conscience; il cherche à nous persuader par la grâce des paroles
-humaines; à nous troubler par les caresses des lèvres en fleur de la
-femme, par le regard loyal de l'ami, par le regard angélique des yeux
-de l'enfant. Partout les pièges sont tendus; nous sommes enveloppés de
-filets, et c'est à peine si nous pressentons où commence le péché.
-
-- Alors, selon toi, il vaut mieux renoncer à tout ce qui fait
-l'ornement de la vie?
-
-- Oui.
-
-- C'est bien triste.
-
-- Je me sens calme et satisfaite ainsi. Voilà pourquoi je veux bien
-t'aimer si tu consens à être mon ami, mon frère; mais jamais un
-homme ne m'entraînera avec lui dans le tourbillon de ce monde
-coupable."
-
-En ce moment on sonna à la porte de la rue; peu après on frappa
-doucement à la porte de la chambre. Cirilla se leva et sortit. Elle
-trouva dans le corridor une femme habillée de drap gris. La faible
-lueur de la lampe, accrochée au mur, lui permit de distinguer un
-visage rond, plein, aux traits accentués, et deux yeux noirs où
-brillait tout l'éclat fascinateur des regards orientaux. Les deux
-femmes se parlèrent à voix basse quelques instants, puis l'étrangère
-partit et Cirilla rentra dans la chambre.
-
-Zésim se leva un moment pour allumer sa cigarette à la lampe. La
-vieille murmura alors à l'oreille de Dragomira:
-
-"C'était la juive, la propriétaire du cabaret rouge.
-
-- Que voulait-elle?
-
-- Elle a fait une capture et voulait savoir si elle peut compter sur
-vous, dit Cirilla mystérieusement.
-
-- Pourquoi ne le fait-elle pas elle-même?
-
-- Le courage lui manque.
-
-- Alors je prendrai la chose sur moi.
-
-- Dieu vous en récompensera, maîtresse.
-
-- Et quand aura-t-on besoin de moi?
-
-- Nous le saurons quand il sera temps."
-
-
-VII
-
-ANITTA
-
-Le premier regard attache les âmes parentes avec des liens de diamant.
-SHAKESPEARE.
-
-
-Zésim n'avait été jusqu'alors occupé que de Dragomira. Il se souvint
-tout à coup d'une lettre que sa mère lui avait confiée pour Mme
-Oginska, une de ses amies de jeunesse, qui demeurait à Kiew. La
-famille Oginski était une des plus anciennes et des plus considérables
-de la noblesse du pays; elle était riche, cultivée, aimable et
-irréprochable à tous égards.
-
-Zésim se rendit au petit palais bâti dans le vieux Kiew, donna sa
-carte au laquais et fut immédiatement introduit dans un magnifique
-salon orné de tableaux anciens, de tapisseries des Gobelins et
-d'armes. M. Oginski vint au devant de lui. C'était un homme de taille
-moyenne, d'environ cinquante ans, le type incontestable du magnat
-polonais, élancé, un peu brun, vif et affable.
-
-Quand ces messieurs eurent allumé un cigare et causé quelque temps,
-Mme Oginska vint les retrouver. C'était une petite dame, très
-corpulente, de quarante ans, qui soupirait sans interruption; on ne
-savait pas trop si c'était à propos de la dépravation du monde moderne
-et de l'embonpoint à la Rubens qui la fatiguait. Zésim lui présenta sa
-lettre. Mme Oginska la lut avec une certaine émotion et lui adressa
-ensuite quelques questions sur sa mère et sur lui-même.
-
-"Cela se trouve bien que vous soyez venu juste en ce moment, dit Mme
-Oginska; notre fille Anitta arrive de sa pension de Varsovie. J'espère
-que vous serez bons amis: votre mère et moi nous n'étions qu'un coeur
-et qu'une âme."
-
-Zésim s'inclina sans dire un mot. La perspective de jouer le rôle de
-grande poupée vivante pour une jeune fille qui venait à peine de
-quitter ses souliers d'enfant, ne lui inspira dans le premier moment
-qu'un très médiocre enthousiasme. Il ne devant pas tarder à changer
-complètement d'avis.
-
-La porte qui donnait sur le jardin s'ouvrir tout à coup, et une petite
-brunette potelée, en robe rose, un volant dans une main, une raquette
-dans l'autre, entra légère comme un oiseau, jeta un regard rapide et
-interrogateur sur le jeune officier, et s'en alla quelque peu
-interdite derrière la chaise de sa mère.
-
-"Ma fille Anitta, dit Mme Oginska, et le fils de ma chère Jadewska,
-Zésim Jadewski. J'espère que vous vous entendrez et que vous vous
-aimerez un peu."
-
-Anitta fit une révérence et tendit la main à Zésim, qui la porta
-respectueusement à ses lèvres. La jeune fille resta alors debout
-devant lui, rougissante et le regard fixé à terre. Zésim, charmé, la
-dévorait des yeux. C'était la plus ravissante créature qu'il eût
-rencontrée jusqu'à ce jour. Sa jolie taille, ses formes à peine
-épanouies, son cou blanc et élancé, son visage rond et frais, sa
-petite bouche rouge et mutine, son délicieux petit nez retroussé, ses
-cheveux noirs allant et venant sur son dos en deux épaisses nattes,
-ses yeux noirs à la fois espiègles et bons, tout dans sa personne
-respirait la grâce et le charme irrésistible de la jeune fille qui est
-presque encore une enfant.
-
-Et quand elle leva sur lui ses aimables yeux noirs, il fut décidé dans
-le livre du destin que ces deux jeunes coeurs tendres et purs
-s'appartiendraient l'un à l'autre à tout jamais.
-
-"Venez donc avec moi dans le jardin, dit-elle, - sa voix résonnait
-comme une joyeuse chanson d'alouette - je veux vous montrer mes
-fleurs, mes pigeons et mes chats, et mon Kutzig. Tu permets, maman?
-
-- Certainement; amusez-vous, mes grands enfants; les déceptions, la
-tristesse, la douleur, viennent bien assez tôt."
-
-Anitta passa devant, et Zésim descendit les marches derrière elle. Au
-bas de l'escalier elle lui prit naïvement le bras.
-
-"Jusqu'à présent, dit-elle avec le plus ingénu sourire, j'ai toujours
-eu peur des officiers, mais vous, vous ne me faites pas peur du tout.
-
-- C'est qu'aussi vous n'avez rien à craindre, mademoiselle; avec un
-seul de vos regards, vous feriez tomber toute une armée à vos pieds.
-
-- Ne me défiez pas, sinon je commence toute de suite la bataille."
-
-Ils se dirigèrent, en passant par des parterres de fleurs artistement
-dessinés, vers les bâtiments de derrière où se trouvaient l'écurie et
-le grenier à foin. A une place bien dégagée s'élevait le colombier. Un
-couple de beaux pigeons blancs y étaient perchés, tout brillants dans
-la lumière du soleil et roucoulant amoureusement. Quand ils virent
-approcher leur jeune maîtresse, ce fut comme s'ils avaient donné un
-ordre à tous les autres. De toutes parts arrivèrent soudain des
-pigeons blancs qui se posèrent sur les épaules et les mains d'Anitta
-et voltigèrent à ses pieds. Elle alla promptement chercher une petite
-corbeille remplie de graines et les jeta à pleines mains au milieu de
-la bande qui roucoulait et battait des ailes.
-
-"Maintenant, nous allons faire visite à Mitzka et à sa famille,
-dit-elle en souriant, mais pour cela il faut monter dans le grenier à
-foin. Passez devant et tendez-moi la main."
-
-Zésim déboucla aussitôt son épée et l'appuya contre le mur, puis monta
-à l'échelle. Anita le suivait, sa petite main flexible tenant
-solidement la main du jeune homme. Une fois arrivés en haut, ils
-furent reçus par Mitzka, une grande chatte tachetée qui dressait la
-queue et miaulait de la façon la plus tendre.
-
-Elle leur présenta ses petits; ils étaient sept qui accoururent en
-bondissant hors de leur foin.
-
-Anitta prit un des petits chats sur son bras, le baisa et le caressa
-doucement de la main.
-
-"Comme ils sont mignons et aimables! C'est moi qui leur apporte tous
-les jours à manger, et ils me connaissent maintenant. Dès qu'ils
-entendent le froufrou de ma robe, ils arrivent."
-
-Quand ils furent descendus, Anitta prit tout à coup l'épée de Zésim et
-s'écria, en lançant au jeune homme un regard malicieux:
-
-"Vous êtes mon prisonnier!"
-
-Puis elle s'enfuit, à travers les bosquets, dans les fourrés du parc.
-
-"Prenez-moi, dit-elle, ou vous n'aurez jamais plus votre épée."
-
-Zésim la poursuivit, et ce fut une joyeuse et charmante chasse à
-travers les broussailles et les branches, autour des vieux arbres
-moussus, par-dessus les plates-bandes et les gazons, jusqu'à ce que la
-robe d'Anitta s'accrochât aux épines d'un rosier.
-
-Le jeune officier la rejoignit alors d'un bond et entoura d'un bras
-victorieux sa taille élégante.
-
-Elle riait de tout son coeur, et, dans cet instant d'abandon, elle
-semblait encore plus jolie et plus séduisante, car en elle tout était
-noble et distingué; et, plus elle se laissait aller, plus se
-révélaient les charmes de son adorable nature.
-
-Elle s'assit sur le banc le plus rapproché, et c'était un délicieux
-spectacle que de la voir reprendre haleine; ses petites mains tenaient
-toujours l'épée bien serrée et ses yeux d'enfant souriaient gaiement à
-Zésim.
-
-"Vous ne m'auriez pas attrapée, dit-elle enfin, sans ce vilain
-rosier."
-
-Il y avait à côté une petite prairie, dorée par les rayons du soleil,
-dans laquelle paissait un poney noir.
-
-"Voilà mon Kutzig, dit la jeune fille. Papa me l'a acheté à des
-écuyers de cirque, parce que je l'avais pris en affection; il me suit
-comme un petit chien, et il sait faire de tours de toute espèce."
-
-Elle poussa un cri, et le joli animal vint en effet immédiatement
-devant elle et lui flaira amicalement la main.
-
-"Attends, mon ami, il faut montrer tes talents, dit Anitta en lui
-tapant sur le cou et en cueillant une baguette. Viens!"
-
-Elle se dirigea vers la haie la plus proche et se mit à animer le
-petit cheval.
-
-"En avant! montre ce que tu sais, hopp!"
-
-Le poney obéit avec un véritable plaisir et sauta à plusieurs reprises
-par-dessus la haie. Puis Anitta lui jeta son mouchoir qu'il rapporta
-exactement, enfin elle le fit s'agenouiller au commandement devant
-elle. Elle lui donna comme récompense deux morceaux de sucre de sa
-jolie main.
-
-"Il est bien dressé, dit Zésim en souriant, mais il n'y a pas grand
-mérite à obéir à une si charmante maîtresse; qui donc n'aimerait pas à
-se mettre sous ses ordres?
-
-- Pas de compliments, sinon je vous punis.
-
-- Je vous en prie!
-
-- C'est bon, je vous prends au mot, s'écria Anitta avec un petit ton
-délicieusement hautain, nous allons voir si vous êtes aussi docile
-que mon Kutzig, et si vous obéissez aussi bien.
-
-- J'attends votre commandement.
-
-- Allons, en avant! sautez!"
-
-Zésim prit son élan, et d'un bond souple et gracieux franchit la haie.
-
-"Encore, hopp!"
-
-Nouveau bond, nouveau succès. Anitta riait et battait des mains avec
-une joie d'enfant.
-
-"Maintenant, le mouchoir. Apporte!"
-
-Zésim l'apporta.
-
-"Et maintenant..."
-
-Anitta s'arrêta et rougit.
-
-"J'attends le commandement.
-
-- Eh bien! à genoux!"
-
-Il obéit avec plaisir.
-
-"Mais maintenant, je demande aussi du sucre".
-
-Le rire enchanteur de la jeune fille retentit de nouveau dans le
-jardin silencieux, et sa jolie voix au timbre argentin trouva un écho
-mélodieux dans les cimes des arbres d'où lui répondirent les pinsons
-et les mésanges.
-
-"Voilà! dit Anitta;"
-
-Et elle poussa avec ses doigts roses un morceau de sucre dans la
-bouche de Zésim. Elle releva alors le jeune homme qui était toujours à
-genoux devant elle, et lui demanda s'il était fâché.
-
-"Pourquoi donc?
-
-- Je suis si mal élevée! Mais vous verrez bientôt que je n'ai pas de
-mauvaises intentions et que, malgré tous les tours que je vous joue,
-je suis bonne au fond.
-
-- Est-ce vrai aussi?
-
-- Sans doute; pourquoi ne le serait-ce pas?"
-
-Il avait pris sa main et la baisait. Elle la lui retira enfin et lui
-tendit son épée.
-
-"Maintenant, allez-vous-en, Zésim, j'ai aujourd'hui une leçon de
-piano. Mais revenez bientôt dans l'après-midi; s'il fait beau, pour
-qu'on puisse jouer dans le jardin. Demain, peut-être.
-
-- Je reviendrai, je suis heureux que vous me le permettiez."
-
-Ce jour-là, dans l'après-midi, Oginski reçut une autre visite, tout
-aussi inattendue, celle du père jésuite Glinski.
-
-C'était un de ces prêtres polonais qui réunissent dans une seule
-personne l'homme du monde distingué, l'ardent patriote et le zélé
-serviteur de l'Eglise. Il jouissait d'une grande considération comme
-prédicateur et comme ancien précepteur du comte Soltyk. C'était en
-effet le seul homme qui eût quelque influence sur le comte, et il
-jouait le rôle d'une sorte d'intendant chez ce puissant et riche
-magnat.
-
-Son extérieur était beaucoup plus d'un diplomate que d'un
-théologien. Sa taille bien prise, pas trop grande, sa belle tête, son
-visage distingué, encadré de cheveux bruns, ses yeux calmes et
-intelligents, qui vous pénétraient jusqu'au fond de l'âme, ses
-manières élégantes, son langage choisi, tout en lui indiquait qu'il se
-sentait plus chez lui sur le parquet glissant et silencieux des palais
-que sur les dalles retentissantes des églises, et qu'il s'entendait
-mieux à faire le confident et le conseiller dans un boudoir que dans
-son confessionnal vermoulu.
-
-"Je vous croyais encore à Chomtschin, dit Oginski au jésuite qui
-entrait.
-
-- Nous sommes revenus hier, répondit le P. Glinski, le comte
-commençait à s'ennuyer; c'est alors le moment de lever le camp.
-
-- Saviez-vous, mon très révérend père, qu'Anitta est de retour.
-
-- En vérité? La chère enfant! Ce doit être à présent une grande jeune
-fille? Où est-elle cachée? Puis-je la voir?
-
-- Elle est dans le jardin avec ses amies; je vais la faire appeler.
-
-- Non, non, je veux aller moi-même la chercher."
-
-Le jésuite prit sans tarder son chapeau aux larges bords retroussés et
-descendit en hâte l'escalier de pierre qui conduisait au jardin. Il
-trouva Anitta et une demi-douzaine d'autres jeunes filles, toutes
-fraîches, jolies et de joyeuse humeur, qui jouaient au volant sur la
-prairie.
-
-Dès qu'Anitta le reconnut, elle courut à lui et lui sauta au cou.
-
-"A quoi pensez-vous, mademoiselle? vous n'êtes plus une enfant, lui
-dit le jésuite un peu embarrassé, pendant que son oeil expérimenté
-examinait cette charmante personne avec une véritable satisfaction.
-
-- Enfant ou non, s'écria Anitta, je vous aime toujours bien, père
-Glinski, et il n'y a pas à dire, vous allez jouer avec nous à
-colin-maillard.
-
-- Je... Mais cela ne va pas à...
-
-- Vous allez voir comme cela ira bien;"
-
-La troupe pétulante entoura le père jésuite malgré sa résistance. Une
-des jeunes dames s'empara de son chapeau, une autre de sa canne, une
-troisième donna son mouchoir, une quatrième se plaça devant lui, pour
-bien s'assurer qu'il ne pouvait pas y voir, et Anitta lui banda les
-yeux. Le Père était au milieu de la prairie, et toutes ces jolies
-filles sautaient autour de lui et l'agaçaient en poussant des éclats
-de rire folâtres. Plus il mettait d'ardeur à en saisir une, plus la
-gaieté augmentait. Enfin, au lieu d'Anitta qu'il croyait attraper, il
-serra dans bras... qui? le poney! On le força à monter dessus, et il fut
-promené en triomphe à travers le jardin par les jeunes filles qui
-l'escortaient en poussant des cris de jubilation.
-
-
-VIII
-
-LE CABARET ROUGE
-
-Le jour du jugement est proche. KRASINSKI.
-
-
-Dragomira était déjà éveillée depuis longtemps, quand Cirilla entra
-dans la chambre sur la pointe des pieds. Sa chevelure éparse autour de
-sa tête et de ses épaules semblait une crinière d'or ondoyante; elle
-était étendue au milieu des blancs oreillers, et elle se souleva sur
-son bras gauche lorsqu'elle aperçut la vieille.
-
-"Je ne sais pas, dit-elle, je suis fatiguée aujourd'hui; ce que je
-voudrais par-dessus tout, ce serait de rester couchée et de rêver.
-
-- Rien ne vous en empêche pour le moment, ma belle maîtresse, répondit
-Cirilla, seulement il s'agira plus tard d'être dispos et d'avoir bon
-courage... C'est la juive qui était là.
-
-- Que voulait-elle?
-
-- On a besoin de vous aujourd'hui au cabaret rouge.
-
-- Ce soir?
-
-- Oui, ce soir, à dix heures.
-
-- C'est bien."
-
-Dragomira continua de rêver. A midi, Zésim vint et ne fut pas
-reçu. Après le dîner, Dragomira sortit avec Cirilla.
-
-Elle alla examiner de nouveau la situation du cabaret mystérieux, et
-se fit ensuite montrer la maison du marchand Sergitsch, à qui la
-vieille porta un billet de sa maîtresse.
-
-Barichar vint un peu après, avec une grande valise qu'il remit au
-marchand.
-
-Le soir, Dragomira sortit de chez elle, soigneusement enveloppée et
-voilée, et se rendit chez Sergitsch. Elle trouva tout fermé. Pourtant,
-dès qu'elle sonna, un jeune garçon vit lui ouvrir la porte et la
-conduisit silencieusement au premier étage, dans une petite chambre de
-derrière, dont les fenêtres étaient bouchées avec d'épais volets de
-bois. Sergitsch était là et l'attendait. Il reçut Dragomira d'un air
-de soumission, la pria de s'asseoir sur le divan et resta lui-même
-respectueusement debout devant elle.
-
-"Vous savez de quoi il s'agit? dit Dragomira.
-
-- Je suis au courant de tout et j'attends vos ordres. Je vous prie de
-me considérer comme votre serviteur, ma noble demoiselle.
-
-- Peut-on concevoir quelque soupçon, si l'on me voit venir dans votre
-maison ou en sortir?
-
-- Pas le moins du monde, répondit Sergitsch, je suis le président de
-la confrérie du Coeur de Jésus. Il vient beaucoup de monde chez moi,
-surtout des femmes.
-
-- Mes affaires sont-elles ici?
-
-- Oui, certainement."
-
-Il apporta la valise.
-
-"Alors, je vous prie de me laisser seule."
-
-Quand Dragomira quitta la maison du marchand, un quart d'heure plus
-tard, comme un papillon qui a secoué la poussière diaprée de ses
-ailes, elle avait dépouillé tout son extérieur féminin et s'était
-transformée en un beau jeune homme élancé. Elle avait des bottes
-noires à talons hauts, dans lesquelles entrait un large pantalon de
-drap bleu foncé, à plis épais et bouffants. Sa longue redingote,
-ajustée, de même étoffe, à brandebourgs noirs, était bordée et doublée
-de fourrure brun-foncé. Les cheveux blonds étaient habilement ramassés
-sous un bonnet rond également de fourrure brune. Elle avait sur les
-épaules un long manteau de couleur sombre. Elle avait pris un poignard
-et un revolver qu'elle avait chargé avant de partir.
-
-Elle trouva la rue devant le cabaret vide et peu éclairée. La porte
-qui se trouvait dans le mur s'ouvrir dès qu'elle la poussa.
-
-Elle traversa la cour, et arrivée devant le seuil de la maison, fit
-entendre le signal convenu, un bref coup de sifflet. Aussitôt la
-cabaretière Bassi Rachelles sortit furtivement et s'approcha de
-Dragomira, un doigt sur la lèvre supérieure.
-
-"Il est là, dit-elle tout bas.
-
-- Le sieur Pikturno.
-
-- Oui, désirez-vous lui parler?
-
-- C'est mon devoir de faire un essai avant de le sacrifier.
-
-- Entrez donc, reprit Bassi, mais cela n'aboutira à rien. Il faut le
-mener à la boucherie comme un boeuf, et c'est mon affaire plus que la
-vôtre. Il est tellement amouraché de moi que je peux tenter avec lui
-tout ce que je veux."
-
-Après d'être entendue avec Dragomira, elle rentra dans la maison en se
-glissant, et la belle jeune fille s'approcha de la fenêtre pour
-regarder dans l'intérieur qui était éclairé.
-
-C'était une grande salle, aux murailles noircies. Cà et là étaient
-suspendues quelques gravures. Le comptoir barrait la porte qui
-conduisait dans la chambre d'habitation. Des deux côtés étaient des
-tables et des bancs. Dans un coin, près du poêle, était assis un jeune
-homme d'une vingtaine d'années, qui avait l'air de sommeiller. C'était
-Juri, comme l'avait fit la Juive, un des membres de leur association,
-et certes, un des plus farouches et des plus déterminés. Devant le
-comptoir, dans un vieux fauteuil dont l'étoupe s'échappait de tous les
-côtés, était étendu un jeune homme de haute taille, solidement
-conformé. Sur son visage rond et encadré de cheveux noirs bouclés se
-lisait une certaine timidité et une indifférence apathique. Ses yeux
-ronds et noirs regardaient fixement la belle juive aux formes
-opulentes, qui était assise auprès de lui, sur le bras du fauteuil, et
-lui abandonnait avec un astucieux sourire ses mains blanches et
-charnues.
-
-C'était Wlastimil Pikturno, fils d'un riche propriétaire polonais, et
-étudiant à l'Université de Kiew.
-
-Dragomira entra sans se presser dans la maison, puis dans la salle de
-débit. Bassi quitta Pikturno et vint avec empressement à sa rencontre.
-
-"Bonsoir, mon cher monsieur, dit-elle à voix haute, que faut-il vous
-servir? Une bouteille de vin ou un cognac?
-
-- Oui, un cognac," répondit Dragomira.
-
-Et elle s'assit à la table la plus proche. Quand Bassi eut apporté le
-cognac, Pikturno lui fit signe de venir près de lui.
-
-"Qui est-ce? demanda-t-il.
-
-- Je le voix pour la première fois.
-
-- Tu mens? C'est un nouvel adorateur.
-
-- Quelle absurdité!
-
-- Comment s'appelle-t-il?
-
-- Est-ce que je sais? Demandez-le-lui à lui-même.
-
-- Vous faites probablement aussi vos études à Kiew, monsieur, dit
-Pikturno en allongeant ses membres de géant.
-
-- Non, je ne suis ici qu'en passant.
-
-- Vous allez sans doute à Odessa.
-
-- Oui, à Odessa."
-
-Il y eut un moment de silence. La juive faisait semblant de s'occuper
-de son comptoir et elle quitta la salle en emportant des verres et des
-bouteilles vides.
-
-"Une femme superbe!
-
-- La juive?
-
-- Oui.
-
-- Je suis complètement indifférent à l'égard des femmes, dit
-Dragomira, elles m'ennuient.
-
-- Ah! oui, vous êtes un homme de la nouvelle école. La femme n'est
-plus pour nous un sphinx qui nous propose des énigmes mortelles,
-mais un animal d'une organisation plus basse que la nôtre.
-
-- Prenez garde, il y a aussi des bêtes féroces qui nous déchirent tout
-aussi joliment que le sphinx.
-
-- Possible, mais quand on est jeune, on ne s'inquiète pas beaucoup des
-conséquences terribles que peuvent avoir nos passions; on vit, on
-jouit, on tue le temps.
-
-- Si cela valait seulement la peine de vivre!
-
-- Trentowski! * [* Le Schopenhauer polonais.]
-
-- Je ne l'ai jamais lu.
-
-- Pourquoi donc méprisez-vous la vie, vous, à votre âge?
-
-- Parce que j'en ai reconnu l'inanité, répondit Dragomira. Est-ce
-autre chose qu'un pèlerinage? Ne sommes-nos pas ici-bas comme dans
-un Purgatoire? Nommez-moi une jouissance, une joie, si petite
-qu'elle soit, qu'il ne faille pas acheter au prix de la sueur, des
-larmes, du sang des autres? Partout, dans la nature, je ne vois que
-vol, brigandage, esclavage, assassinat, et voilà pourquoi j'ai
-horreur d'elle et de ses dons. Nous n'avons qu'une sagesse et elle
-s'appelle renoncement.
-
-- Bah! vous devriez vous faire moine! s'écria Pikturno avec un gros
-rire; vous avez du talent, mais ce n'est pas ici l'endroit pour
-faire des sermons. Hé! Bassi! une bouteille de vin! Quant à moi,
-vous ne me convertirez pas."
-
-La juive apporta la bouteille, la déboucha et versa.
-
-"Encore un verre pour monsieur. Puis-je vous offrir?...
-
-- J'accepte, si vous acceptez à votre tour.
-
-- Convenu!"
-
-Dragomira trinqua avec Pikturno.
-
-"Vous êtes peut-être bien étudiant en médecine, avec vos idées
-atrabilaires sur la vie?" dit Pikturno.
-
-Et il alluma un cigare.
-
-"Non... philosophe.
-
-- Un Socrate imberbe! il faut aussi, ce me semble, posséder une
-Xantippe pour devenir un vrai sage.
-
-- Ne raillez pas, dit Dragomira d'un ton grave, en attachant sur lui
-le regard glacial de ses yeux bleus; les calamités, la détresse, les
-convulsions des martyrs, les malédictions de ceux qu'on trompe, les
-larmes de ceux qu'on abandonne, toutes ces misères qui couvrent
-l'immense tapis bariolé de la terre ne se laissent pas chasser par
-des railleries. Plongez d'abord une fois votre regard dans le
-système de ce monde et ensuite en vous-même, et vos frissonnerez
-d'horreur.
-
-- Mais je ne veux pas frissonner d'horreur, s'écria Pikturno à voix
-haute, je veux être gai. Admettons que vous ayez raison, nous n'en
-devrions que nous efforcer davantage d'oublier et de chercher où on
-oublie. Dans les coupes écumantes et sur les lèvres rouges. Vive la
-joie! Trinquons!
-
-- Non.
-
-- A quoi voulez-vous donc trinquer?
-
-- A celle qui nous apporte la délivrance er la liberté, dit Dragomira
-en levant son verre: "A la mort!"
-
-- Folie!" dit Pikturno en posant son verre avec bruit sur la table,
-pendant que Dragomira vidait le sien lentement comme un calice
-consacré.
-
-En ce moment, le cabaret fut envahi par une bande d'ouvriers de
-fabrique ivres, qui remplirent toute la salle de la fumée de leur
-mauvais tabac et de leur odeur d'eau-de-vie.
-
-Dragomira tendit la main à Pikturno.
-
-"Vous partez? lui dit-il.
-
-- Oui, je n'aime pas cette sorte de compagnie.
-
-- Alors, au revoir!"
-
-Dans la cour, Dragomira trouva la juive:
-
-"Eh bien! qu'en pensez-vous? Vous ai-je dit la vérité? Je le connais
-mieux que vous. Il n'y a pas moyen de la convertir.
-
-- Je veux pourtant lui parler encore une fois.
-
-- Pour quoi faire? dit la juive en sifflant comme un serpent, nous
-perdrons notre temps tout simplement, et à la fin il nous échappera
-encore. Aujourd'hui, il est fou de moi et veut m'épouser. Demain,
-s'il découvre qu'il n'a rien à espérer, ou si une autre lui plaît
-davantage, il s'envolera. Croyez-moi, si vous êtes décidée, il faut
-que cela se fasse maintenant, maintenant ou jamais.
-
-- Aujourd'hui?" demanda rapidement Dragomira.
-
-Un léger frisson lui parcourut tous les membres.
-
-"Non, pas aujourd'hui et pas ici; mais au prochain jour. Aurez-vous le
-courage de traverser la forêt à cheval, quand il fera nuit noire?
-
-- Je n'ai peur de rien, quand il y a une âme à sauver.
-
-- Alors, au prochain jour.
-
-- Où?
-
-- Vous le saurez par Cirilla.
-
-- C'est bien, répondit Dragomira, livre-le-moi, et je le sacrifierai."
-
-La juive fit signe que oui de la tête, avec un sourire étrange. Si les
-tigres pouvaient sourire, c'est ainsi qu'ils souriraient. Dragomira
-s'avança avec précaution dans la rue; il n'y avait personne aux
-environs. Elle s'enveloppa dans son manteau, et regagna en toute hâte
-la maison du marchand Sergitsch. Là elle se métamorphosa rapidement en
-élégante dame à la mode, et repartit, s'en allant à travers la lumière
-éclatante du gaz.
-
-Elle n'avait fait que quelques pas, lorsqu'un beau jeune homme, qui
-venait sur le trottoir en sens opposé, la regarda fixement. Captivé
-par l'aspect de cette femme à la taille haute et distinguée, il se mit
-à la suivre.
-
-Elle s'en aperçut et s'inquiéta. Pour lui échapper, elle se détourna
-de sa route, gagna la partie la plus animée du vieux Kiew et accéléra
-sa marche. Elle espérait pouvoir se dérober dans la foule; mais elle
-se trompait, elle l'avait toujours sur ses talons. Elle s'arrêta
-devant un magasin de tabac pour le laisser passer. Il vint se poster
-près d'elle et la regarda de côté. Elle répondit à son regard par un
-regard froid et menaçant. Elle comptait là-dessus pour l'intimider,
-mais elle comptait mal.
-
-"Si belle et si impitoyable! lui murmura le jeune homme, une déesse
-d'amour en glace!"
-
-Dragomira ne fit pas attention à ces paroles et continua son
-chemin. Mais cette fois elle allait beaucoup plus lentement et se
-sentait rassurée: elle savait que la poursuite ne s'adressait qu'à sa
-beauté, et comme elle était assez brave pour se défendre contre une
-armée d'adorateurs indiscrets, elle se dit qu'elle n'avait rien à
-craindre et reprit la direction de Podal.
-
-Le jeune homme la suivit jusqu'à sa maison et, quand elle sonna,
-attendit respectueusement à une certaine distance qu'on lui eût ouvert
-la porte et qu'elle eût disparu.
-
-Quand elle fut arrivée au premier étage, Dragomira défendit à la
-vieille d'apporter de la lumière et s'avança avec précaution à la
-fenêtre. Le galant enthousiaste était encore dans la rue, comme s'il
-soupirait toujours après sa divinité. Dragomira haussa dédaigneusement
-les épaules.
-
-"Va, rêve, murmura-t-elle, rêve doucement; le réveil n'en sera que
-plus terrible."
-
-
-IX
-
-LE COMTE SOLTYK
-
-Plus un homme est haut, plus il est sous l'influence des démons.
-GOETHE.
-
-
-Le doux soleil d'une sereine et froide journée d'octobre éclairait le
-somptueux palais du comte Soltyk. C'était une étrange et fantastique
-construction, devenue un petit monde à travers le cours des
-années. Les styles et les matériaux les plus divers s'y trouvaient
-mélangés et confondus; sur des murs cyclopéens se dressait un château
-de vieux voïvode polonais, et un hermitage baroque, rococo, était
-accolé à un splendide édifice byzantin.
-
-Dans une vaste salle ornée de statues et de tableaux, un grand nombre
-de personnes des conditions les plus diverses attendaient le moment où
-le comte voudrait bien les recevoir. C'était à cette heure-là, en
-effet, qu'il donnait audience, comme un monarque. Tous le craignaient;
-ils venaient cependant mendier sa protection et cherchaient à savoir,
-par le vieux valet de chambre, si le comte se trouvait bien disposé.
-
-Il était assis dans son cabinet de travail et parcourait les lettres
-qui venaient d'arriver. Il offrait l'image d'un jeune sultan, beau et
-despote. Sa tête, encadrée d'une chevelure noire et d'une barbe coupée
-court, faisait penser aux plus belles oeuvres des artistes grecs. Son
-visage au teint blanc était délicatement coloré. Ses yeux sombres
-avaient une expression d'ardeur et d'orgueil, de force et d'audace;
-leur mystérieux regard semblait à la fois épier et menacer. Sa taille
-élancée ne dépassait que de peu la moyenne; mais ce corps, avec ses
-muscles de gladiateur romain d'une beauté divine, avait les
-proportions irréprochables d'un Bacchus grec. Il était chaussé de
-bottes de maroquin rouge, avait une longue robe de chambre de satin
-jaune doublée et bordée de fourrure, et portait un fez sur la tête.
-
-Il jeta ses lettres de côté et sonna. Aussitôt apparut un jeune
-cosaque qui apportait le café sur un plateau d'argent. Le pauvre
-diable tremblait de peur devant le froid regard de tigre de son
-maître; et, dans sa peur mortelle de ne commettre aucune bévue, il
-laissa tomber la tasse de porcelaine ancienne, ornée du portrait de
-Stanislas Auguste. Elle se brisa avec bruit. Un instant il resta
-immobile, comme paralysé. Puis il se précipita à genoux devant le
-comte.
-
-"Pardon! Excellence, pardon! Je ne l'ai pas fait exprès!" dit-il, en
-levant des mains suppliantes.
-
-Le comte le regarda.
-
-"Ne savais-tu pas que cette tasse me vient de a grand'mère?
-
-- Pitié, seigneur! dit le cosaque en gémissant.
-
-- Une autre fois, fais un peu plus attention, murmura le comte; et
-maintenant, décampe, fils de chien!"
-
-Un vigoureux coup de pied suivit ces paroles, puis le malheureux se
-leva rapidement et disparut.
-
-Quand le vieux valet de chambre lui eut apporté une autre tasse et
-allumé son tchibouck, il demanda quels gens étaient là.
-
-"Quelques juifs, le régisseur de Chomtschin, Brodezki, le joueur de
-violon, quelques paysans...
-
-- Fais-les entrer dans l'ordre où ils sont venus; seulement, si le
-commissaire de police arrivait, introduis-le tout de suite."
-
-Le comte n'eut pas à attendre. La porte était à peine entr'ouverte que
-quatre juifs se précipitèrent dans le cabinet et s'avancèrent avec
-force révérences, à la façon de magots chinois.
-
-"Que voulez-vous? demanda le comte en souriant.
-
-- Je suis Wolf Leiser Rosenstrauch; avec la permission du gracieux
-seigneur comte, voici mon beau-père; voici mon beau-frère; et voilà
-mon frère. Il y a encore ma belle-mère, ma soeur et ma femme avec mes
-sept enfants, tous vivants.
-
-- Et que demandez-vous?
-
-- La faveur de tenir le cabaret sur le domaine de Popaka, du gracieux
-seigneur comte, et alors j'ose...
-
-- C'est bon, je te connais, Wolf Rosenstrauch; tu es un homme rangé;
-tu auras ton cabaret.
-
-- Que Dieu vous bénisse, seigneur comte, vous et vos enfants et vos
-petits-enfants...
-
-- Attends un peu, sinon tu n'auras pas le cabaret.
-
-- Que devons-nous faire, Excellence?
-
-- Vous allez à l'instant me danser ici un quadrille.
-
-- Miséricorde! danser sans musique!"
-
-Le comte sonna et donna l'ordre de faire venir le cocher avec son
-violon. Quand il fut arrivé et qu'il eut accordé son pauvre
-instrument, il se mit à râcler dessus quelque chose qui ressemblait à
-une contredanse; et les quatre juifs, dans leurs longs caftans,
-commencèrent à danser et à sauter çà et là comme des cabris, pendant
-que le comte repaissait ses yeux de ce spectacle extravagant, et de
-temps en temps éclatait de rire avec la joie bruyante d'un enfant.
-
-Quand les juifs furent partis, non sans s'être encore confondus en
-remerciements enthousiastes, le régisseur de Chomtschin entra. Il
-était pâle et embarrassé, car c'était le comte qui l'avait mandé, et
-cela ne présageait rien de bon.
-
-"J'en apprends de belles sur votre compte, dit Soltyk en s'enfonçant
-avec une tranquillité nonchalante dans la molle fourrure de sa robe de
-chambre. Voilà que vous jouez déjà au maître dans mon château. Qui
-vous a ordonné de renvoyer le concierge?
-
-- C'était un ivrogne, seigneur comte, et alors je croyais...
-
-- Vous n'avez pas à croire, mais à obéir. Je ne me rappelle pas non
-plus vous avoir commandé de faire bâtir une nouvelle grange.
-
-- L'ancienne avait brûlé, seigneur comte.
-
-- Vous auriez dû m'en informer. Vous avez aussi fait abattre cent
-chênes...
-
-- Les chênes... je croyais... c'est qu'ils nous ont été bien payés.
-
-- Je vois que vous n'avez plus ce qu'il faut pour être un serviteur,
-conclut Soltyk, et par conséquent je vous renvoie.
-
-- Pour l'amour de Dieu, seigneur comte, dit le régisseur d'une voix
-suppliante, ne me jetez pas tout de suite dans la rue avec ma femme
-et mon enfant!
-
-- C'est décidé. Allez-vous-en!
-
-- Je n'aurai plus qu'à me brûler la cervelle; seigneur comte, ayez
-pitié de moi; punissez-moi, mais ne m'ôtez pas mon pain.
-
-- Vous punir? Et comment? dit Soltyk. Que je fasse un exemple, et
-j'aurai immédiatement les juges sur le dos.
-
-- Je ne me plaindrai pas, je me soumets à tout; seulement gardez-moi à
-votre service, seigneur comte."
-
-Soltyk sourit.
-
-"Vous vous promenez aussi en voiture à quatre chevaux, d'après ce que
-l'on me dit, et votre femme se fait venir des voitures et des chapeaux
-de Paris. Comment tout cela peut-il se faire, sans que je sois volé?
-Pour vous punir et en même temps vous réapprendre l'humilité, je vais
-faire de vous mon chien de garde."
-
-Soltyk sonna.
-
-"Le monsieur que voici, dit-il au valet de chambre, va se rendre à la
-cabane du chien et prendre as chaîne. On ne le lâchera qu'à la tombée
-de la nuit."
-
-Puis, se tournant vers le régisseur:
-
-"Vous avez bien une montre?
-
-- Pour vous servir.
-
-- Eh bien! toutes les dix minutes, vous aboierez, et fort! Est-ce
-compris?
-
-- Parfaitement, seigneur comte."
-
-Soltyk le congédia d'un signe de tête et le malheureux régisseur,
-presque anéanti de confusion et de honte, se glissa humblement du côté
-de la porte.
-
-En cet instant, le commissaire de police Bedrosseff arriva et fut
-aussitôt introduit.
-
-Le comte se leva et lui tendit la main.
-
-"Quelles nouvelles?
-
-- Tout va bien, mais cela a coûté cher."
-
-Le comte respira. C'était une fort mauvaise affaire dans laquelle
-l'avait entraîné son tempérament de Néron, et Bedrosseff pouvait bien
-lui apparaître comme un ange sauveur. Le curé d'une paroisse située
-sur un des domaines du comte s'était refusé à enterrer un suicidé dans
-le cimetière. Soltyk avait alors juré de le faire enterrer lui-même,
-et il était homme à tenir son serment. Par son ordre, la pauvre curé
-fut saisi et mis dans une bière; le couvercle fut cloué, la bière
-descendue dans la fosse et recouverte d'une mince couche de
-terre. D'ailleurs, cette bouffonnerie barbare n'était pas allée plus
-loin; le comte avait fait retirer bien vite de la fosse et de la bière
-le malheureux enterré vivant. Mais il avait été saisi d'une fièvre
-chaude et il était mort au bout de quelques jours des suites de cette
-affreuse plaisanterie. Bedrosseff avait heureusement étouffé cette
-fatale affaire, et le grand seigneur l'avait richement récompensé de
-ses bons offices.
-
-Le comte écouta encore les plaintes de quelques paysans, administra
-sans façon un soufflet au jeune violoniste Brodezki, qu'il faisait
-instruire à ses frais et qui avait fait quelques dettes à
-l'étourderie; puis l'audience fut finie. Alors, comme tous les autres
-jours, vint son ancien précepteur, le père jésuite Glinski. Il aimait
-toujours à causer avec le comte et parfois aussi jouait une partie
-d'échecs ou de tric-trac. Le Père était le seul homme qui possédât
-quelque influence sur Soltyk, peut-être parce qu'il ne le laissait
-jamais voir.
-
-"Bonjour, mon révérend père, dit le comte en saluant le jésuite; qu'y
-a-t-il de nouveau?
-
-- Ce qu'il y a de plus nouveau, c'est qu'Anitta Oginski est revenue
-chez ses parents."
-
-Le comte haussa les épaules avec un air de dédain très marqué.
-
-"Mon cher comte, vous jugez trop vite, continua Glinski, cette Anitta,
-qui sautille maintenant dans le palais Oginski, joyeuse comme un rayon
-de soleil, vous ne la connaissez pas, mais pas du tout. C'est une
-créature qui semble être sortie tout d'un coup d'une fleur ou tombée
-d'une étoile; elle est accomplie à tous égards. Voyez la jeune fille;
-vous me contredirez après.
-
-- Après tout, c'st possible. Elle promettait de devenir jolie.
-
-- C'est aujourd'hui la plus belle personne de notre noblesse, dit
-Glinski, et elle est si brillamment douée du côté de l'esprit et du
-coeur, que, si j'étais le comte Soltyk, c'est elle et non pas une
-autre qui serait ma femme.
-
-- Vous voulez me marier?
-
-- Je ne m'en cache pas, répondit le jésuite, vous le savez, mon cher
-comte, et je sais tout aussi bien que vous ne suivrez jamais mon
-conseil, et n'en ferez qu'à votre tête. Mais je n'en désire pas
-moins vous voir prendre femme, et cesser définitivement cette
-existence sauvage.
-
-- Et pourquoi?
-
-- Pourquoi? dit le jésuite, parce que je vous aime, et parce que j'ai
-comme un pressentiment que tout cela finira mal.
-
-- Croyez-vous qu'une telle perspective me fasse peur? dit Soltyk en
-redressant sa tête avec un inimitable mouvement d'orgueil, pendant
-que sa splendide fourrure craquetait tout autour de lui: je ne veux
-pas vieillir, et ne je veux pas finir comme tous ces individus à la
-douzaine. Ce que j'aimerais au-dessus de tout, ce serait de monter
-au ciel dans un océan de flammes, comme Sardanapale. La vie n'a de
-valeur que quand on la méprise, quand on montre le poing au monde et
-qu'on foule les hommes sous les pieds. Et combien dure toute cette
-comédie? Est-ce encore la peine de vivre, quand le pouls s'affaiblit
-et que les cheveux blanchissent? Merci bien pour ces jours ridicules
-de grand-père, pour toute cette félicité bourgeoise! J'aurais dû
-naître sur un trône, voir le monde à mes pieds, régner que des
-millions d'esclaves, prêts sur un signe de moi à lever la main ou à
-courir à la mort. J'aurais alors accompli de grandes choses, dignes
-peut-être de l'immortalité; tandis que je suis emprisonné dans un
-cercle qui m'étouffe, dans une vie qui m'ennuie. Je me fais l'effet
-d'un lion qui rêve de bondir à travers les déserts, et qui est
-enfermé dans une cage, où il a tout juste la place de s'étendre.
-
-- Il y a encore bien assez de bonnes choses et de grandes choses à
-faire, répondit le jésuite au bout d'un instant, et puis vous avez
-des devoirs. Votre nom doit-il disparaître, votre famille doit-elle
-s'éteindre avec vous?"
-
-Soltyk s'absorba dans ses réflexions.
-
-"Une femme n'est pas en état de remplir ma vie, dit-il enfin, c'est
-une fleur que je cueille et que je jette ensuite et voilà tout... Mais
-je verrai Anitta; pourquoi pas? Je ne risque rien.
-
-- Assurément, vous avez tout à fait raison, dit doucement le jésuite
-qui avait peine à ne pas sourire, mais ne faisons-nous pas une
-partie d'échecs?
-
-- Si fait, jouons."
-
-
-X
-
-LE LOUP
-
-La rose n'est jamais si belle que quand elle ouvre ses boutons.
-WALTER SCOTT.
-
-
-C'était une fraîche après-midi; mais il y avait un beau soleil et le
-temps était agréable. Zésim était venu faire visite aux Oginski. Quand
-il eut ôté son manteau, on le conduisit au jardin où Anitta et ses
-jeunes amies jouaient aux grâces sur la grande prairie.
-
-Dès que les jeunes dames aperçurent le charmant officier, chacune
-d'elles eut immédiatement quelque chose à arranger à sa
-toilette. Anitta seule n'eut pas l'air d'y songer. Elle vint
-rapidement et sans aucune coquetterie à la rencontre de Zésim, et lui
-tendit la main. Ses joues étaient aussi roses que ses yeux étaient
-brillants; sa jaquette de velours bleu, doublée et bordée de skung,
-craquait aux coutures à chaque mouvement de ce corps vif et agile: on
-eût dit une rose qui va rompre les murs de as prison parfumée.
-
-"Quelle chance de vous avoir! dit-elle, nous allons courir comme il
-faut."
-
-Elle le présenta à ses amies, qui, de leur côté, firent leur plus
-belle révérence. Il y avait là Henryka Monkony, une sylphide élancée,
-aux épaisses nattes blondes et aux yeux bleus enthousiastes; Kathinka
-Kalatschenkoff, grande, fière, avec un impertinent petit nez, des
-cheveux noirs et le regard d'une gazelle; enfin Livia Dorgwilla, une
-blondine potelée, avec un profil d'une finesse ravissante.
-
-"Jouez-vous aux grâces avec nous? demanda Livia lentement, comme si
-les mots étaient trop lourds pour as langue.
-
-- Non, nous jouerons au loup, dit Anitta, c'est plus amusant."
-
-Les cercles furent immédiatement accrochés aux branches de l'arbre le
-plus proche et les baguettes jetées sur le gazon.
-
-"Qui est-ce qui fera le loup? Demanda Henryka.
-
-- M. Jadewski, naturellement, répondit Anita.
-
-- Et vous, mesdemoiselles? demanda-t-il en débouclant son épée.
-
-- Nous sommes les chiens, et nous chassons le loup.
-
-- Et qu'arrive-t-il quand le loup est pris?
-
-- Nous avons le droit de faire de lui ce que nous voulons, s'écria
-Anitta, vous avez dix minutes pour vous cacher, et puis la chasse
-commence. Vous pouvez employer toutes les ruses pour vous échapper;
-mais vous ne devez pas sortir du jardin."
-
-Zésim s'inclina, et les jeunes filles regagnèrent la maison en
-voltigeant comme une troupe de papillons. L'officier eut vite trouvé
-une superbe cachette. Devant la serre était un grand tas de
-paillassons empilés. Un de ces paillassons formait une espèce de
-petite tente. Zésim s'y cacha, de manière pourtant à surveiller le
-jardin. Ce n'était qu'un jeu; cependant, il se sentit saisi d'une
-émotion particulière au moment où un rire éclatant lui annonça que les
-dix minutes étaient écoulées, et que les jeunes filles sortaient de la
-maison. Les robes claires et les jaquettes aux vives couleurs se
-mirent à courir çà et là, derrière les espaliers et les haies, et,
-quand il se vit cerné de tous côtés, le coeur commença à lui battre
-bien fort.
-
-Là-bas, la personne élancée, habillée de velours violet avec de la
-fourrure brune, qui se dirigeait vers le bassin, c'était certainement
-Henryka; Kathinka, dont la casaque rouge foncé était bordée de
-petit-gris argenté, se glissait comme un chat à travers les bosquets;
-et ce qui brillait tout à fait au loin comme de la neige nouvellement
-tombée, c'était l'hermine de la jaquette de velours vert portée par
-Livia. Et Anitta? Elle s'était d'abord montrée à l'entrée de la grande
-allée, puis elle avait disparu et on ne l'apercevait plus nulle part.
-
-Kathinka approcha, toujours doucement et avec précaution, regarda tout
-autour d'elle, pais passa sans le découvrir. Zésim respira; un
-meurtrier échappant à ceux qui le poursuivent, n'est pas plus soulagé
-qu'il ne le fut au moment où la robe s'éloignait en flottant au milieu
-des dahlias. Henryka s'arrêta quelque temps indécise auprès du bassin
-et se dirigea ensuite vers le fourré du bois. Ces deux ennemies
-n'étaient plus à craindre; mais la jaquette d'hermine s'approcha,
-s'approcha encore, lentement, à son aise, et par cela même d'autant
-plus menaçante. Une fois arrivée, Livia ne s'en alla pas tout de
-suite; elle semblait bien décidée à faire une inspection
-consciencieuse. Aussi Zésim se préparait-il à être découvert et,
-cherchant une direction qui fût libre, calculait-il ses chances de
-fuite.
-
-En attendant, la jeune fille avec son visage paisible et ses grands
-yeux tranquilles commençait à fureter partout devant la serre. Elle
-faisait son affaire sans se gêner; elle monta tout simplement sur les
-paillassons. Elle parvint à celui qui abritait Zésim, sentit qu'il ne
-cédait pas au pied comme les autres et essaya de le soulever.
-
-"Vous êtes là!" dit-elle, sans s'animer le moins du monde.
-
-Et quand Zésim bondit tout à coup hors de sa cachette et prit la fuite
-en franchissant la haie la plus proche, elle le regarda en souriant
-et ne songea pas à le poursuivre même de très loin. Cependant,
-Henryka vint à sa rencontre sur la prairie, et, comme il se tournait
-du côté du parc, Kathinka sortit à l'improviste du bosquet de
-sapins. Alors commença une chasse acharnée et joyeuse. Zésim se
-sauvait à travers les troncs rougeâtres des sapins et des pins, par
-dessus les haies et les plates-bandes, au milieu des buissons et des
-vertes clôtures; les jeunes filles le poursuivaient, les jupes
-flottaient, les nattes voltigeaient. Elles l'avaient déjà poussé
-dans un coin et le serraient de près, lorsque, comme un vrai loup,
-il s'élança brusquement à travers les broussailles et les arbustes,
-brisant les branches sur son passage, et se trouva de nouveau en
-liberté. Elles se mirent à sa poursuite en poussant de grands cris,
-mais elles le perdirent bientôt de vue dans le fourré; et il put se
-croire sauvé. Il s'arrêta dans la partie la plus sauvage du parc,
-reprit haleine, et, à la faveur d'un épais rideau de sapins, chercha
-à gagner le sentier dont il apercevait le sable blanc. Mais au
-moment où il s'avançait, deux bras souples l'entourèrent et une
-jolie voix riante, dans toute la joie du triomphe, s'écria: "Pris!"
-
-Zésim regarda le ravissant visage d'enfant d'Anitta, qui était
-maintenant si près de lui, avec ses tresses flottantes; ses lèvres
-rouges, et ses bons yeux brillants. Il s'oublia lui-même, vaincu par
-un charme plus fort que lui, pressa sur son coeur la douce et
-frémissante créature, et posa ses lèvres de feu sur celles de la jeune
-fille. Elle ne se défendit pas; elle était à lui; elle se laissait
-aller de toute son âme à son premier rêve printanier d'amour, et elle
-ne retira ses bras que lorsque l'hermine apparut derrière les sapins,
-et que Livia se montra, écartant lentement les branches.
-
-"J'ai pris le loup!" lui cria Anitta.
-
-Henryka et Kathinka arrivaient en même temps.
-
-"Alors il t'appartient, s'écria la dernière, qu'en vas-tu faire?
-
-- Il me servira aujourd'hui toute la soirée.
-
-- Oh! ce n'est pas une punition, dit galamment Zésim.
-
-- Attendez un peu, je vais bientôt vous tourmenter, reprit Anitta; et
-elle le regarda, comme si elle voulait lui sauter au cou.
-
-- Oui, mais le froid vient, et nous avons bien chaud, dit Livia.
-
-- Eh bien! nous allons jouer dans la chambre."
-
-Ils regagnaient tous ensemble la maison, quand vinrent à leur
-rencontre deux jeunes messieurs, Sessawine et Bellarew.
-
-Ils appartenaient à des familles nobles, amies des Oginski. Le premier
-était grand, blond, avait une véritable crinière de lion et portait
-toute sa barbe. Le second avait un visage délicat, sans caractère, un
-regard fatigué, une chevelure foncée, avec une raie, une barbe bien
-soignée, taillée court et frisée. Il semblait avoir de la peine à
-traîner son corps d'apparence pourtant vigoureuse.
-
-Les jeunes gens échangèrent leurs noms et quelques paroles de
-politesse, puis tous entrèrent dans le grand salon où était le
-piano. Un domestique tira les rideaux et apporta deux lampes qui
-donnaient une lueur suffisante, mais pas trop éclatante. On causa un
-peu, les jeunes gens firent la cour aux jeunes filles, les jeunes
-filles coquetèrent, et enfin on décida de jouer à quelque chose.
-
-"Deviner au piano!" propose Henryka.
-
-Le projet fut agréé. Livia s'assit devant le clavier te se mit à
-jouer.
-
-"Qui est-ce qui va dehors le premier? demanda-t-elle.
-
-- M. Jadewski, s'écria Anitta en souriant, je vous l'ordonne, est-ce
-entendu?
-
-- J'obéis."
-
-Pendant que Zésim attendait dans la chambre à côté, les autres
-délibéraient sur ce qu'on allait lui donner à faire.
-
-"Il devra prendre rune rose du bouquet qui est là-bas, dit Kathinka;
-et la porter à Anitta.
-
-- Il devra ensuite se mettre à genoux devant moi, ajouta celle-ci.
-
-- Oui, dit Henryka, et puis te baiser la main.
-
-- Parfait! monsieur Jadewski, vous pouvez venir."
-
-Zésim rentra et regarda autour de lui.
-
-Livia jouait une douce mélodie, qui résonna plus fort quand il
-approcha de la table, et qui éclata en un accord énergique quand il
-prit la rose. Il promena de nouveau ses regards sur l'assistance et
-s'approcha rapidement d'Anitta. Nouvel accord parfait, joyeux et
-retentissant, quand il se mit à genoux devant elle et lui présenta la
-rose. Il réfléchit ensuite de nouveau, mais pas trop longtemps, et
-posa ses lèvres sur les doigts de la jeune fille.
-
-Livia joua une marche triomphale, et tous applaudirent.
-
-"Vous avez entendu? s'écria Anitta.
-
-- Oh! c'était facile à deviner, répondit Zésim; il suffit d'être
-debout devant vous, mademoiselle, le genou fléchit de lui-même."
-
-Anitta rougit. C'était à Kathinka de deviner. Zésim profita de
-l'occasion pour s'asseoir à côté d'Anitta.
-
-"Etes-vous fâchée contre moi?" demanda-t-il doucement.
-
-Elle secoua la tête.
-
-"Alors donnez-moi un signe, un gage de pardon."
-
-Anitta lui tendit la rose.
-
-Zésim se taisait; mais il respirait l'air qui la touchait; il voyait
-la molle fourrure se soulever et s'abaisser avec les battements
-précipités de sa poitrine, ses lèvres frémir doucement, sa main jouer
-machinalement avec les tresses qui, de ses épaules, retombaient sur
-son sein. Enfin, elle le regarda, une seule fois, mais ce regard lui
-disait tout, plus qu'il n'eût osé espérer.
-
-Après le souper, on fit avancer les voitures, et les jeunes dames se
-séparèrent en se donnant les plus tendres baisers. Les messieurs
-partirent en même temps. Anitta tendit sa main à Zésim, et pressa
-celle du jeune homme, doucement, bien doucement, mais ce fut comme un
-torrent de félicité entre ces deux coeurs.
-
-Sessawine et Bellarew emmenèrent l'officier et le conduisirent dans un
-café du voisinage, sous prétexte de boire n'importe quoi; en réalité,
-leur idée était de bavarder sur les dames et de les critiquer, comme
-c'est la mode.
-
-"A vrai dire, commença Bellarew, cette petite cérémonie était fort
-ennuyeuse; il n'y a de vraie société que là où il y a des
-femmes. C'est alors que l'esprit étincelle et jaillit de tous côtés,
-et que l'amour décoche trait sur trait.
-
-- Alors Kathinka devrait vous plaire, répliqua Sessawine, elle a
-incontestablement l'air d'une jeune femme.
-
-- Oui, mais elle est par trop... élancée.
-
-- A ce point de vue-là, Livia a des formes avantageuses.
-
-- Les blondines sont toujours plus sculpturales que les brunettes.
-
-- Sculpturales? Quel mot! Où cherchez-vous ces expressions-là?"
-
-Bellarew haussa les épaules.
-
-"A propos, messieurs, entendons-nous pour l'avenir afin qu'il n'y ait
-pas de duel, s'écria Sessawine: à laquelle voulez-vous faire la cour,
-monsieur Jadewski?"
-
-Zésim sourit.
-
-"Je vous laisse le choix.
-
-- Alors, Bellarew, c'est bien Livia dont vous faites la reine de votre
-coeur?
-
-- A vrai dire, il n'y a qu'Henryka qui m'intéresse.
-
-- Quoi? Ce grand lis silencieux?
-
-- Il ne faut pas regarder au nombre des paroles, dit Bellarew, mais
-elle a un attrait particulier, je dirais presque mélancolique. Avec
-votre manière de voir, on pourrait trouver qu'elle penche vers le
-romanesque. Je crois qu'elle sera un jour ou l'autre très
-malheureuse, et c'est intéressant.
-
-- Henryka, soit! s'écria Sessawine; moi, je me décide pour Livia,
-quoique dans le fond ce soit une tout autre dame que j'aimerais pour
-reine et maîtresse.
-
-- Anitta?
-
-- Non, une dame que j'ai découverte récemment. Elle demeure ici, dans
-une maison tout à fait retirée, avec une vieille tante."
-
-Zésim prêta l'oreille.
-
-"Est-ce que la connais? demanda Bellarew.
-
-- Non, c'est une demoiselle Maloutine, répondit Sessawine, je
-donnerais beaucoup pour lui être présenté.
-
-- Vraiment? demanda Zésim en souriant.
-
-- Vous la connaissez?
-
-- Sans doute, nous avons grandi ensemble.
-
-- Et..., je vous demande pardon..., cette demoiselle est peut-être déjà
-fiancée?
-
-- Non,
-
-- Mais vous, vous lui faites la cour?
-
-- Pas du tout, dit Zésim, et même je ne demande pas mieux que de vous
-présenter à elle.
-
-- En vérité? Oh! je vous remercie, monsieur Jadewski. Vous me rendez
-extraordinairement heureux.
-
-- Qui sait? Dragomira - c'est le nom de Mlle Maloutine - est une
-espèce de sphinx, et les femmes qui nous proposent des énigmes sont
-toujours dangereuses.
-
-- Moi, j'aime le danger."
-
-Il y eut un moment de silence, puis Bellarew dit avec un bâillement:
-
-"Anitta s'est développée d'une façon surprenante, n'est-ce pas?
-
-- Oui, surprenante, dit Sessawine en approuvant, mais aucune de ces
-jeunes dames n'est à comparer avec Mlle Maloutine, pas plus que les
-beautés mignonnes des peintres de genre hollandais avec une déesse
-du Titien."
-
-
-XI
-
-ANGE OU DEMON?
-
-Quand les diables veulent faire commettre les pires péchés, ils
-attirent d'abord par des apparences innocentes. SHAKESPEARE
-
-
-Dragomira s'était trouvée bien seule dans les derniers temps. Elle
-n'avait fait aucun pas vers son but, et l'inactivité à laquelle elle
-était provisoirement condamnée lui rendait d'autant plus sensible le
-manque de connaissances et de relations. Un soir elle était assise
-dans son petit salon, auprès de la cheminée, se chauffait les pieds et
-songeait.
-
-De pensée en pensée, elle était arrivée à une espèce d'émotion assez
-agréable, lorsqu'elle entendit sonner. On ouvrit la porte de la
-rue. Peut-être était-ce la juive qui venait; on avait besoin de son
-bras.
-
-Cirilla se glissa dans chambre, et l'avertit qu'il y avait là un
-monsieur qui désirait parler à Dragomira.
-
-"Qui est-ce?
-
-- Je ne le connais pas, répondit la vieille, pourtant c'est un des
-nôtres. Il m'a donné le signe; c'est le prêtre qui l'envoie.
-
-- Introduis-le donc."
-
-Quelques instants plus tard entrait un homme fait pour imposer à toute
-femme, sauf à celle qui était là. Lui et Dragomira restèrent quelque
-temps debout et muets l'un devant l'autre, les yeux dans les yeux, se
-considérant réciproquement avec une sorte de curiosité et
-d'admiration. La belle jeune fille reprit sa première place et indiqua
-à l'étranger une chaise qu'il ne prit pas. Il se contenta d'appuyer
-une main sur le dossier, et remit une lettre à Dragomira. Cette lettre
-venait de l'apôtre et contenait ce qui suit:
-
-"Je t'envoie Karow, qui nous a déjà rendu de grands services; il se
-mettra à ta disposition. Tu peux te confier à lui sans réserve."
-
-Dragomira parcourut de nouveau du regard le jeune homme qui se tenait
-debout devant elle avec la modestie de la force et du courage. De
-moyenne grandeur, taillé en athlète, dans la fleur de la beauté et de
-la santé, il avait de hautes bottes, un pantalon collant et une courte
-tunique de velours qui le faisaient paraître encore plus à son
-avantage. Son visage, bien dessiné, était légèrement bruni; son nez,
-fin, était un peu retroussé; il avait la bouche bien accentuée, les
-cheveux foncés, et des yeux bleus dont le regard vous pénétrait avec
-une sorte de puissance diabolique. Une autre aurait frissonné sous le
-calme rayon de ces yeux ou se serait sentie subjuguée pour
-toujours. Dragomira se dit: "Enfin! voilà donc un homme, un associé,
-comme il m'en faut un."
-
-"Vous demeurerez maintenant à Kiew? dit-elle.
-
-- Oui, mademoiselle, et je vous prie de me donner vos ordres pour quoi
-que ce soit.
-
-- Je vous remercie. Et... vous êtes...?
-
-- Je suis dompteur, attaché à la ménagerie Grokoff, qui est arrivée
-hier dans cette ville.
-
-- Ah! ça se trouve bien? Et quels animaux avez-vous dressés?
-
-- Je crois que je les dompterais tous. J'ai ici pour le moment un
-lion, deux lionnes, une tigresse, un léopard, deux panthères et un
-ours.
-
-- Puis-je les voir une fois?
-
-- Certainement.
-
-- Mais il faudrait que ce fût dans un moment où il n'y a personne.
-
-- Le soir, alors, quand la représentation est finie et la ménagerie
-fermée.
-
-- Je vous préviendrai par écrit."
-
-Karow s'inclina silencieusement.
-
-Un hasard singulier voulut que, le soir même où Dragomira avait
-annoncé sa visite à la ménagerie, Sessawine vint la voir. Il avait
-dans l'intervalle fait la connaissance de la jeune fille. Elle lui
-tendit la main et le pria de l'excuser pour quelques instants.
-
-"J'ai deux mots à écrire au compteur Karow, dit-elle, il m'attend ce
-soir à la ménagerie.
-
-- Puis-je vous demander pourquoi?
-
-- Pour me faire voir ses bêtes.
-
-- C'est très intéressant, dit Sessawine, je vous prie de ne pas vous
-gêner du tout pour moi. Je serais au contraire très heureux de
-pouvoir vous accompagner.
-
-- Bien, alors prenons le thé ensemble; nous irons ensuite voir les
-bêtes."
-
-Cirilla vint pour tenir compagnie aux jeunes gens. Elle jouait son
-rôle de vieille tante vénérable avec beaucoup d'habileté, et avait
-tout à fait bon air dans sa robe de soie et sa jaquette de
-fourrure. Barichar prépara la table et apporta le samovar. Pendant que
-Dragomira faisait le thé, Sessawine lui donnait des détails sur la
-société de Kiew et exprimait ses vifs regrets que Dragomira n'en fît
-pas partie.
-
-"Je n'ai pas le sens du monde comme les autres jeunes filles de notre
-temps, dit-elle, et je me fais une idée très sérieuse de la vie.
-
-- M. Jadewski m'a parlé de cela; il vous appelait une philosophe."
-
-Dragomira sourit.
-
-"C'est ce que je suis le moins; je suis plutôt une personne d'un coeur
-pieux et je cherche à vivre conformément aux commandements de Dieu. Je
-considère cette existence comme un temps d'expiation.
-
-- Pouvez-vous, créée comme vous l'êtes pour le triomphe et la joie,
-pouvez-vous nourrir d'aussi sombres pensées?
-
-- Tout homme voit le monde avec ses yeux; probablement, les miens sont
-faits de manière à voir partout la désolation.
-
-- Voilà pourquoi vous devriez sortir de chez vous, vous distraire.
-
-- Je ne dis pas non, répondit Dragomira, mais qui me présentera? Ma
-tante est toujours souffrante et, depuis bien des années déjà, vit
-tout à fait retirée.
-
-- Vous n'avez qu'à apparaître et l'on vous accueillera à bras
-ouverts. En attendant, si vous voulez bien me le permettre, je
-parlerai de vous à Mme Oginska; elle se hâtera de vous conquérir
-pour son cercle.
-
-- Ce serait un honneur pour moi d'être reçue chez elle.
-
-- Nous ferons tout pour vous rendre votre séjour à Kiew aussi agréable
-que possible, dit Sessawine; vous devriez aussi faire la
-connaissance de Soltyk; c'est un homme dangereux, mais intéressant.
-
-- J'ai entendu beaucoup parler de lui.
-
-- On vous en a dit beaucoup de mal?
-
-- Oui, beaucoup de mal.
-
-- Et pourtant, vous précisément, ce me semble, vous sympathiseriez
-avec Soltyk. Si différents que vous soyez tous les deux, vous avez
-un trait commun de caractère, l'orgueil et le mépris du monde.
-
-- Je ne suis pas orgueilleuse.
-
-- Pourtant...
-
-- Oh! vous ne vous doutez pas combien je puis être humble.
-
-- Devant Dieu, peut-être.
-
-- Devant les hommes aussi, quand ils vivent et agissent selon l'esprit
-de Dieu.
-
-- Vous croyez donc sérieusement que l'on peut forcer la destinée par
-le sacrifice, le renoncement, les bonnes oeuvres?
-
-- Non, je ne le crois pas; on peut seulement obtenir la grâce de Dieu
-et la vie éternelle. Tant que dure notre pèlerinage sur cette terre,
-nous devons accomplir la destinée pour laquelle nous sommes faits.
-
-- Vous êtes fataliste.
-
-- Oui et non. Je ne crois pas que rien arrive sans la volonté de Dieu.
-
-- Alors le sang qui coule à torrents n'est versé que parce que c'est
-la volonté de Dieu.
-
-- Oui.
-
-- Vous ne pouvez penser cela sérieusement.
-
-- Je veux vous le prouver et entrer aujourd'hui même au milieu des
-animaux féroces, quoique je ne sache pas comment on les dompte. Je
-suis sûre qu'ils ne me déchireront que si ma destinée est d'être
-déchirée.
-
-- Ce serait défier Dieu."
-
-Cette fois Dragomira ne répondit pas, et la conversation prit un autre
-tour. Quand il fut temps de partir, Sessawine s'empressa d'envelopper
-Dragomira dans son vêtement de fourrure. Il lui prit ensuite le bras
-pour la conduire, à travers les rues éclairées et animées, sur le
-champ de foire. C'est là que se trouvait la célèbre ménagerie dans une
-vaste construction en bois. La représentation était finie. Il ne
-restait plus que quelques rares flâneurs et gamins arrêtés devant
-l'entrée, admirant les tableaux suspendis comme enseignes. Un nègre
-habillé de rouge conduisit Dragomira et Sessawine dans l'intérieur, et
-Karow vint avec empressement à leur rencontre pour leur donner, avec
-beaucoup d'amabilité, toutes les explications nécessaires. Quand on
-eut vu tous les animaux, Dragomira revint à la cage des lions.
-
-"Les fières, les magnifiques bêtes! dit-elle. Avec quoi vous
-protégez-vous contre leur férocité, monsieur Karow? Avec quoi les
-maîtrisez-vous?
-
-- Avec le regard et la voix, répondit Karow; si vous le désirez, je
-vais vous donner une petite représentation de mon savoir faire.
-
-- Non, je vous remercie, répondit Dragomira d'une voix calme, pendant
-qu'elle dévorait des yeux les superbes animaux, mais permettez-moi
-d'entrer dans la cage.
-
-- Quelle idée! dit Karow, vous ne savez pas manier les bêtes, et, à
-coup sûr, vous seriez mise en pièces.
-
-- Je voudrais pourtant essayer.
-
-- Mais vous plaisantez, mademoiselle, dit Sessawine.
-
-- Non, c'est tout ce qu'il y a de plus sérieux.
-
-- Je vous en conjure... continua Sessawine, ce serait affreux si, bien
-malgré moi, j'étais l'occasion de...
-
-- Je voudrais voir, interrompit Dragomira, si Dieu ne m'a pas
-réellement réservée pour quelque grande tâche, ou si je ne suis plus
-qu'une feuille inutile de l'arbre de la vie.
-
-- On ne doit pas faire des essais de cette sorte, dit Karow, en
-regardant fixement Dragomira, ce ne serait pas du courage, mais de
-la démence.
-
-- Moi, je dirais que c'est de la confiance en Dieu, répliqua
-Dragomira.
-
-- Si Dieu veut vous faire mourir, il n'a pas besoin de ces lions.
-
-- Peut-être, murmura Dragomira. Une force mystérieuse me pousse à
-entrer dans cette cage. Qu'est-ce? Ou ma destinée est de finir
-maintenant, ou Dieu me donnera un signe, et accomplira un miracle en
-moi. Laissez-moi entrer, Karow.
-
-- Non, je ne le peux pas.
-
-- Vous ne le pouvez pas? même si je le veux, même si je l'ordonne?
-
-- Voulez-vous donc absolument mourir? dit Karow d'une voix basse et
-oppressée.
-
-- Je vous ordonne de m'ouvrir la cage.
-
-- Soit, donc! venez, nous allons entrer ensemble.
-
-- Non, dit Dragomira, moi seule."
-
-Karow la regarda. Un rude combat se livrait dans son âme.
-
-"Pour l'amour de Dieu, dit Sessawine en la suppliant, n'allez pas plus
-loin! Quelle bizarre fantaisie! Vous nous torturez le coeur. Venez,
-quittons ce lieu.
-
-- Je veux entrer dans la cage, répéta encore une fois Dragomira,
-comprenez-vous bien? toute seule. Donnez-moi votre cravache, et puis
-ouvrez!
-
-- Non, non, vous ne devez pas ouvrir, monsieur Karow!" s'écria
-Sessawine; mais ses paroles n'eurent aucun effet.
-
-En cet instant, Karow était complètement sous l'influence de
-Dragomira. Elle l'immobilisait et le dirigeait, avec son regard, comme
-bon lui semblait. Elle tendit la main et il lui donna la
-cravache. Elle posa le pied sur l'escalier menant à la galerie de bois
-qui régnait derrière les cages, et il lui présenta la main et la
-conduisit; elle lui fit signe d'ouvrir la porte de la cage, et il
-l'ouvrit. Mais, à peine était-elle entrée, que, se plaçant derrière
-elle, il tira un revolver de chaque poche de sa tunique de velours,
-et, son regard dominateur fixé sur les bêtes, il resta là, prêt à
-faire feu au moindre danger.
-
-Sessawine, muet et pâle, semblait cloué devant la cage par la
-contemplation de cette belle jeune fille, audacieuse jusqu'à la
-folie. Elle s'était avancée, fière et calme, au milieu des bêtes
-assoupies.
-
-"Debout! cria-t-elle, en poussant le lion avec son pied. En avant!
-Déchirez-moi en morceaux!"
-
-Alors elle se mit à fouailler de sa cravache les trois animaux, le
-lion et les lionnes. La cravache sifflait en fendant l'air. Les bêtes
-reculèrent d'abord et grondèrent, en montrant les dents; puis le lion
-se mit à battre le sol de sa queue et se prépara à bondir.
-
-"Allons! viens donc!" s'écria Dragomira.
-
-Karow était prêt à agir; mais, au moment où le lion s'élançait sur
-Dragomira, elle se plaça entre la bête et l'homme, si bien qu'il ne
-pouvait plus faire feu. Cependant, elle avait jeté au loin la cravache
-et se tenait debout, les bras étendus, comme une martyre chrétienne
-dans l'arène.
-
-"Je suis dans la main de Dieu!" s'écria-t-elle.
-
-Le lion s'arrêta soudain devant elle, leva la tête, la regarda
-longtemps et se coucha ensuite paisiblement à ses pieds.
-
-Karow ouvrit alors en toute hâte et tire Dragomira hors de la
-cage. Elle lui sourit.
-
-"Je vous admire, dit le dompteur.
-
-- C'était effrayant, mais beau, dit Sessawine; cependant, ne tenez pas
-le ciel une seconde fois.
-
-- Je voulais avoir un signe, dit Dragomira tranquillement, maintenant
-je suis satisfaite; je sais que Dieu a encore besoin de moi. Quand
-mon heure sonnera, il m'appellera à lui; pas plus tôt."
-
-Elle tendit la main à Karow.
-
-"Je vous remercie; ne soyez pas fâché contre moi.
-
-- Ah! cela a été l'heure la plus affreuse de ma vie, répondit-il, je
-ne l'oublierai jamais.
-
-- Eh bien, demanda Dragomira en prenant le bras de Sessawine,
-croyez-vous maintenant que rien n'arrive sans avoir été décidé
-auparavant?
-
-- Si vous aviez seulement l'intention de faire un prosélyte,
-répondit-il, vous avez entièrement réussi."
-
-
-XII
-
-FLECHE D'AMOUR
-
-Le monde entier ne vaut point vos appas. VOLTAIRE (la Pucelle).
-
-
-Zésim revenait du champ de manoeuvre, un peu fatigué et mécontent, et
-passait avec l'indifférence d'un aveugle le long des brillants
-magasins, des élégantes, dont les robes l'effleuraient. Tout à coup,
-une voix claire et charmante retentit de l'autre côté de la rue; le
-jeune officier s'arrêta, et Anitta, suivie de sa vieille femme de
-chambre, vint à lui d'un pas rapide et joyeux.
-
-"Que je suis heureuse de vous rencontrer! dit-elle, en lui tendant sa
-petite main, nous allons aujourd'hui à l'Opéra; vous y viendrez aussi,
-n'est-ce pas?
-
-- Pour sûr, du moment que je sais que vous y serez.
-
-- Et vous viendrez nous voir dans notre loge?
-
-- Puisque vous le permettez.
-
-- Oh! certainement."
-
-Zésim fit mine de prendre congé de la jeune fille.
-
-"Avez-vous du service? demanda Anitta. Pourquoi partez-vous si vite?
-Accompagnez-moi au moins jusqu'à la promenade.
-
-- Avec plaisir."
-
-Ils marchaient l'un à côté de l'autre et causaient sans souci et
-familièrement. Au milieu de la promenade, là où les bosquets touffus
-faisaient une espèce d'abri contre les regards curieux, Anita
-s'arrêta.
-
-"Maintenant, vous pouvez vous en aller, mais n'oubliez pas de vous
-trouver, à sept heures auprès de l'escalier; j'ai une si jolie
-toilette!"
-
-- Zésim lui prit la main, repoussa un peu son manteau, et lui baisa le
-bras entre le gant et la manche.
-
-"M'aimez-vous? demanda tout bas Anitta.
-
-- De tout mon coeur.
-
-- Moi aussi, je vous aime bien."
-
-Elle le regarda d'un regard enchanteur, lui dit adieu d'un charmant
-petit signe de tête et partit. Zésim la suivit des yeux et soupira; ce
-n'était pas la tristesse, mais l'émotion du bonheur qui le faisait
-soupirer.
-
-Le soir, Zésim se tenait, le coeur palpitant dans le vestibule du
-théâtre, au bas de l'escalier recouvert de tapis. Les élégants
-chevaliers et les dames en riche toilette défilaient devant lui. Mais
-aucune de ces beautés n'obtenait de lui plus qu'un coup d'oeil fugitif
-et indifférent. Cependant, en passant devant le bel officier, l'une
-redressait fièrement les épaules et la tête, l'autre riait d'un rire
-forcé, une troisième lui lançait des regards provocants; toutes le
-remarquaient et cherchaient à en être remarquées.
-
-Enfin arriva celle qu'il attendait. Elle était avec sa mère. Sa
-toilette était, en effet, très jolie: elle avait une robe de satin
-rose, à traîne courte, un manteau de théâtre de soie blanche brochée,
-garni de renard blanc, une rose blanche au corsage, une autre dans les
-cheveux. Il ne pouvait y avoir rien de plus ravissant que ce contraste
-de l'hiver et du printemps. Anitta sourit et fit un signe de tête à
-Zésim en passant devant lui de son pas léger.
-
-Cependant le comte Soltyk était assis dans sa loge, déjà énervé et
-ennuyé. Il avait envoyé des fleurs à la prima donna, mais dans le fond
-elle lui était aussi indifférente que les dames appuyées au balcon de
-velours, qui braquaient leurs lorgnettes sur lui. Mme Oginska et sa
-fille entrèrent dans le loge qui était en face de celle du comte. Le
-regard de Soltyk effleura la mère; il la reconnut; et comme pour le
-moment il n'avait rien de mieux à faire, il regarda fixement la fille.
-
-Anitta resta debout un instant conter le balcon, sans plus se douter
-de l'attention du comte que si elle avait été une marchandise vivante
-dans un marché d'esclaves. Le comte s'était soudain animé; ses joues
-se colorèrent, ses lèvres frémirent. Ses yeux ardents dévoraient cette
-charmante créature, à la grâce presque enfantine, et s'arrêtèrent
-longtemps sur ce visage si pur et si délicieux. On joua l'ouverture,
-le choeur chanta et la prima donna fit son entrée. C'est en vain
-qu'elle essaya, elle si capricieuse et si hautaine d'ordinaire,
-d'attirer l'attention du comte; il n'avait d'yeux que pour la loge
-d'en face. Des sensations qu'il n'avait jamais connues jusqu'alors
-envahissaient son coeur malgré lui, son sang bouillonnait, et son
-imagination commençait à travailler violemment. Il était habitué à
-obtenir immédiatement tout ce qui lui plaisait. Cette fois, les
-circonstances faisaient que l'objet de ses désirs était séparé de lui
-par un mur infranchissable; c'était un attrait de plus. Et ce qui
-l'excitait presque encore davantage, c'est que la jeune fille n'avait
-pas même l'air de se douter de sa présence. Lui! le comte Soltyk, le
-possesseur de tant de millions, le magnat, le conquérant, l'Adonis, il
-n'était certes pas facile de ne pas le remarquer; et cependant, voilà
-que cette chose incroyable, impossible, se faisait.
-
-Soltyk, en proie à une vive agitation, perdit tout empire sur lui-même
-lorsque après le second acte Zésim apparut dans la loge des Oginski,
-prit place derrière Anitta, et que celle-ci, tournant le dos à la
-scène et au comte, engagea une conversation vive et familière avec le
-jeune officier. Soltyk descendit dans les coulisses, déclara à la
-prima donna qu'il trouvait sa toilette abominable, puis il alla au
-buffet, avala d'un seul trait un verre de punch brûlant et demanda sa
-voiture.
-
-Le jésuite était dans son cabinet de travail tout rempli de
-livres. Plongé dans un in-folio; il consultait différents Pères de
-l'Eglise à propos d'une grave question, lorsque la porte s'ouvrit
-brusquement. Le comte Soltyk entra, jeta sur un meuble son vêtement de
-fourrure, et, sans dire un mot, se mit à aller et venir à grands pas
-dans l'étroit espace qui restait au milieu de la pièce.
-
-"Est-ce que l'opéra est déjà fini? demanda le P. Glinski étonné.
-
-- Non.
-
-- Qu'est-ce qu'il y a donc? vous avez l'air agité."
-
-Le comte attendit longtemps sans répondre et continua sa
-promenade. Enfin il s'arrêta devant le jésuite, et le regardant bien
-en face:
-
-"Je l'ai vue, murmura-t-il.
-
-- Qui?
-
-- Anitta.
-
-- Ah!... Et c'st ce qui vous déterminé à quitter le théâtre?
-
-- Oui, répondit le comte, j'ai horreur, comme vous savez, de toutes
-les sensations vagues, de tous les états équivoques. Et maintenant
-je ne peux pas m'empêcher de me demander en vain à moi-même ce qui
-m'est arrivé, ce qui m'émeut et ce que je veux.
-
-- C'est pourtant bien simple.
-
-- Qu'en pensez-vous?
-
-- Vous êtes amoureux.
-
-- Moi?..."
-
-Soltyk le regarda fixement.
-
-"Vous pourriez bien avoir raison. Comme je n'ai jamais encore été
-amoureux, je ne peux pas en juger. Mais c'est bien possible. Je suis
-agacé, mécontent, inquiet; je me fais l'effet d'un enfant maussade.
-
-- Dieu soit loué! vous êtes amoureux.
-
-- Je commence moi-même à le croire, parce que, sans motif aucun, je me
-sens une haine ardente contre le jeune officier qui était assis à
-côté d'elle, et avec qui elle causait d'une si aimable façon.
-
-- Jadewski? Ah! quant à celui-là, vous n'avez pas besoin de vous en
-inquiéter; il ne tire pas à conséquence.
-
-- Je ne m'en inquiète pas non plus, répondit Soltyk; s'il me gêne, je
-m'en débarrasse tout bonnement en lui brûlant la cervelle, et son
-compte est réglé. Mais, elle, la jeune fille, Anitta? si elle
-l'aime?
-
-- Il n'y a pas encore bien longtemps qu'elle aimait ses poupées; en ce
-moment, elle aime ses amies. Ce coeur est jusqu'à nouvel ordre une
-feuille blanche et sans tache. Heureux celui qui y écrira le
-premier!
-
-- Je veux faire sa connaissance, dit brusquement Soltyk.
-
-- Cela ne vous sera pas difficile, cher comte, on vous recevra à bras
-ouverts.
-
-- Mais c'est que depuis longtemps j'ai singulièrement négligé les
-Oginski.
-
-- Vous n'en serez que mieux accueilli.
-
-- Advienne que pourra, s'écria Soltyk, il faut que je fasse la
-conquête d'Anitta. A quoi me servent mon nom, mon rang, ma richesse
-sans cet ange? C'est la première fois que je peux penser à donner ma
-main à une jeune fille sans avoir envie de rire de moi-même.
-
-- Si vous amenez cette charmante créature comme reine et maîtresse
-dans votre maison, tout le monde vous enviera," dit le jésuite.
-
-Soltyk s'assit sur une chaise et respira profondément.
-
-"Que pourrais-je bien faire maintenant? Je suis incapable de dormir.
-
-- Prenez un peu d'eau gazeuse."
-
-Soltyk se mit à rire, puis sonna et ordonna de seller son cheval
-arabe. Quelques minutes plus tard, il s'élançait à travers la nuit
-claire et froide. Cependant le jésuite restait assis devant ses Pères
-de l'Eglise et souriait comme un homme heureux, en prenant avec
-délices une prise de son excellent tabac d'Espagne.
-
-Le lendemain, dans la matinée, il vint en cachette chez M. Oginski,
-et, fort content de lui-même, il annonça la visite de Soltyk. Anitta
-ne fut pas peu surprise lorsque sa mère, après le dîner, fit une
-inspection méticuleuse de sa toilette, et la baisa ensuite au front
-avec une expression d'orgueil.
-
-Quand l'équipage du comte arriva devant la porte, la chère jeune fille
-était dans le jardin avec Livia et ne se doutait de rien. Soltyk vint
-accompagné du jésuite. Après qu'on eut échangé quelques mots de
-politesse, il demanda où était Anitta.
-
-"Elle joue sur la prairie avec une amie, dit Mme Oginska, c'est encore
-une enfant, monsieur le comte.
-
-- Nous pourrions bien faire une petite promenade, proposa le
-P. Glinski.
-
-- Certainement."
-
-Le comte aida Mme Oginska à mettre sa mantille et lui offrit le bras
-pour descendre l'escalier.
-
-"Ne vous attendez pas à des merveilles, lui chuchota-t-elle, on sait
-combien vous êtes difficile.
-
-- J'ai vu mademoiselle votre fille au théâtre, répondit Soltyk, et
-j'ai été ravi de voir à la fois tant de beauté, de noblesse et de
-pureté.
-
-- Vous êtes trop indulgent."
-
-Le P. Glinski marchait en avant, et quand les jeunes filles
-l'aperçurent, elles accoururent à sa rencontre.
-
-"Vous allez jouer au loup avec nous! dit Anitta.
-
-- Une autre fois, mon enfant, répondit le père, aujourd'hui le comte
-Soltyk est venu; il désire vous être présenté."
-
-Déjà Mme Oginska et le comte approchaient.
-
-"Voici ma fille, dit-elle avec des yeux rayonnants; le comte Soltyk
-désire faire ta connaissance... mais quel air tu as, avec les cheveux
-ébouriffés et les joues rouges comme celles d'une paysanne!"
-
-Anitta se tenait debout, la tête baissée, devant Soltyk; elle
-respirait avec une certaine gêne sous la fourrure de sa kazabaïka, et
-ses mains serraient fortement le cerceau avec lequel elle venait de
-jouer.
-
-"Je suis bien heureux de faire votre connaissance," dit le comte.
-
-Anitta jeta un regard craintif du côté de sa mère. Celle-ci avait pris
-la bras de Glinski et proposait au comte de faire la visite du
-jardin. Soltyk était tout disposé et il suivit avec les deux jeunes
-filles la maîtresse de maison qui avait pris les devants.
-
-"On ne vous a pas encore vue jusqu'à présent, mademoiselle, dit Soltyk
-reprenant la parole; vous semblez fuir nos réunions.
-
-- J'étais hier au théâtre, pour la première fois, répondit Anitta,
-c'était très joli, n'est-ce pas? J'irai probablement aussi à un bal.
-
-- Ce serait uns injustice de la part de vos parents que de vous
-dérober à nous, continua Soltyk.
-
-- Anitta est encore si jeune! dit la mère en se mêlant à la
-conversation, elle a bien le temps de faire connaissance avec le
-grand monde. Mais j'espère que maintenant vos visites seront moins
-rares, monsieur le comte.
-
-- Certainement. J'apprécie à sa valeur tout l'honneur de votre aimable
-permission.
-
-- Ce que vous pouvez faire de mieux, dit le jésuite en s'adressant à
-Anitta, c'est de proclamer mon cher comte votre Maître de
-plaisir. Personne n'approche de lui pour arranger des fêtes.
-
-- Vraiment?
-
-- Je me mets entièrement à votre disposition, mademoiselle."
-
-Après avoir parcouru le jardin, ils regagnèrent tous ensemble la
-maison. M. Oginski était encore absent, en vertu d'une combinaison de
-sa femme, pour que le comte ne fût pas forcé de causer avec lui. Mme
-Oginska proposa une partie de dominos au jésuite, et pria Livia de se
-mettre au piano. Soltyk resta ainsi seul avec Anitta dans un coin à
-moitié sombre. Il fit des efforts inutiles pour l'amener à parler; à
-côté de lui elle se sentait gênée et intimidée, et ne fut vraiment à
-son aise qu'au moment où il partit.
-
-"Elle est merveilleusement jolie, dit Soltyk, lorsqu'il se retrouva
-dans la voiture à côté du jésuite, mais elle est encore
-remarquablement timide, pour ne pas dire peureuse.
-
-Elle a entendu trop parler de vous, mais cela ne peut que vous être
-utile; les hommes que les femmes aiment le plus facilement sont ceux
-dont on leur dit de se méfier."
-
-"Eh bien! que dis-tu de Soltyk? demanda Mme Oginska à sa fille quand
-elles se trouvèrent seules.
-
-- C'est un bel homme."
-
-Mme Oginska la menaça du doigt en souriant.
-
-"Non, maman, non, reprit Anitta, cela n'empêche pas que je ne pourrais
-jamais l'aimer; il a quelque chose qui me fait peur.
-
-- Cela se passera, mon enfant.
-
-- Jamais, maman, jamais!"
-
-
-XIII
-
-L'INFIRMIERE
-
-C'est de l'enfer que me vient cette pensée. SILVIO PELLIGO.
-
-
-Dragomira venait de s'éveiller, lorsque Sergitsch arriva avec un
-message important.
-
-"Il faut partir sur-le-champ, noble demoiselle, dit-il, c'est une
-affaire des plus sérieuses; l'apôtre ne veut la confier qu'à vous,
-parce qu'il vous sait prudente et résolue. Vous vous rendrez
-aujourd'hui à Mischkoff, en qualité d'infirmière de notre confrérie,
-auprès de Mme Samaky. C'est une veuve d'un certain âge, qui vit
-seule. Elle a une fièvre typhoïde. Avez-vous peur de la contagion?
-
-- Non, je ne crains rien. Je sais maintenant que le ciel a besoin de
-moi, et je suis partout dans la main de Dieu.
-
-- Alors, venez.
-
-- Laissez-moi seulement deux minutes pour m'habiller."
-
-Sergitsch sortit de la chambre, et, en quelques instants, Dragomira
-fut prête à partir. Après avoir donné différentes instructions à
-Cirilla, elle quitta la maison avec Sergitsch et se rendit chez lui
-pour prendre la robe et le mouchoir de tête d'une infirmière. Elle
-était étrangement belle dans ce costume de religieuse; son visage
-surtout, ordinairement austère, avait la douce expression d'une figure
-de madone. Quand Sergitsch l'eut enveloppée dans une grande fourrure
-de renard qu'il tenait toute prête, il lui remit une lettre cachetée
-qu'elle ne devait pas ouvrir avant d'être à destination, et la fit
-monter dans une voiture qui attendait et que conduisait le paysan
-Doliwa, un de ses affidés. Puis Dragomira quitta Kiew. La route,
-boueuse et sans fin, traversait un pays désert où il n'y avait rien à
-voir que des bandes de corneilles et des saules rabougris.
-
-Dragomira arriva à midi, se chauffa un peu, ouvrir la lettre de
-l'apôtre, la lut deux fois avec la plus grande attention et la mit
-ensuite dans le poêle. Quand elle fut bien sûre qu'il n'en restait pas
-trace, elle entra tout doucement dans la chambre de la malade.
-
-C'était une grande salle, où l'on ne voyait pas très clair, à cause
-des rideaux de couleur sombre qui étaient fermés. Il y régnait une
-odeur lourde et engourdissante.
-
-Dragomira commença par tirer les rideaux et ouvrir la fenêtre.
-
-"Le médecin l'a bien dit, murmura la vieille femme qui était auprès du
-lit, mais nous n'avons pas osé."
-
-La malade ouvrit les yeux, s'appuya sur le bras gauche et regarda
-Dragomira avec étonnement. C'était une femme d'environ quarante ans,
-maigre, aux joues creuses; sa chevelure embrouillée avait des reflets
-rouges, et ses grands yeux gris hallucinés semblaient percer la jeune
-fille qui se tenait tranquillement devant elle.
-
-"Qui êtes-vous? demanda-t-elle.
-
-- L'infirmière de Kiew.
-
-- C'est bon. J'en suis bien aise. Et comment vous nommez-vous?
-
-- Soeur Warwara.
-
-- Ah! ce feu!...
-
-- C'est la fièvre, dit Dragomira, mais vous allez vous trouver plus à
-votre aise, maintenant que j'ai ouvert la fenêtre.
-
-- Je vous remercie; la lumière fait du bien; j'étais comme dans un
-tombeau. On ne m'enterrera pourtant pas vivante? J'ai le temps de
-mourir. Faut-il donc que je meure?
-
-- J'espère qu'avec l'aide de Dieu nous triompherons de la maladie,
-répondit Dragomira.
-
-- Oui, vous, c'est Dieu qui vous a envoyée, murmura Mme Samaky; vous
-avez l'air de son ange."
-
-Elle saisit la main de Dragomira et la baisa, puis elle retomba sur
-ses oreillers et tourna son visage du côté de la muraille.
-
-Dragomira renvoya la vieille et s'installa auprès du lit. Elle n'avait
-pour le moment qu'une seule chose devant les yeux, faire son devoir;
-et elle ne se refusait à aucune besogne, les soins les plus infimes ne
-lui répugnaient pas; chaque jour, vers le soir, le médecin venait, et
-tout ce qu'il prescrivait, Dragomira l'exécutait avec conscience et
-zèle. Elle ne s'écartait ni jour ni nuit du lit de la malade; elle ne
-s'absentait même pas un moment pour prendre sa nourriture; elle
-restait là, toujours calme, patiente et de bonne humeur.*
-
-C'était la troisième nuit. Mme Samaky, qui depuis bien des heures
-était en proie au délire de la fièvre, revint tout à coup à elle,
-regarda autour d'elle avec de grands yeux étonnés, et saisit la main
-de Dragomira.
-
-"Cela va mal pour moi, murmura-t-elle, dites-moi la vérité.
-
-- Jusqu'à présent le médecin est satisfait de la marche de la maladie.
-
-- Oui... mais il serait peut-être bon tout de même de faire venir un
-prêtre.
-
-- Si vous le désirez.
-
-- Je n'ai pas non plus fait encore de testament. L'homme doit toujours
-être prêt, il ne sait pas quand Dieu l'appellera.
-
-- Si vous le voulez, je suis à votre disposition pour écrire ce que
-vous me dicterez.
-
-- Nous avons encore le temps, ne croyez-vous pas?
-
-- Certainement.
-
-- Je voudrais bien ne pas mourir."
-
-Dragomira sourit.
-
-"Pourquoi souriez-vous?
-
-- Parce que je ne comprends pas comment on peut craindre la mort. Je
-comprends aussi peu l'amour de la vie qui possède la plupart des
-hommes. Je donnerais volontiers la mienne pour la vôtre.
-
-- Parce que vous êtes un ange.
-
-- Non, mais parce que j'estime bien plus l'éternité que les quelques
-jours de la vie d'ici-bas. Tout pas que nous faisons sur cette terre
-peut nous conduire à notre perte, car partout sont tendus les lacets
-invisibles du péché.
-
-- C'est vrai; ce n'est que trop vrai.
-
-- Seule la pénitence peut nous obtenir le pardon; seule la mort peut
-nous apporter l'expiation.
-
-- Pourtant vous... Comment, si jeune!... si belle!... vous désirez
-mourir?
-
-- Oui, j'aspire à la mort, répondit Dragomira, mais non pas à une mort
-survenue par hasard; j'aimerais à sacrifier volontairement ma vie,
-comme les saints martyrs.
-
-- Vous croyez que nous pouvons ainsi sauver notre âme?
-
-- La victime qui tombe avec joie devant l'autel apaise le juge
-éternel.
-
-- Vous pouvez bien avoir raison."
-
-Le jour commençait à poindre; Mme Samaky, après avoir sommeillé
-quelque temps, s'éveilla, prit sa potion et regarda Dragomira d'un oeil
-scrutateur. "Je veux un prêtre, murmura-t-elle.
-
-- Tout de suite?
-
-- Tout de suite."
-
-Dragomira envoya chercher un prêtre.
-
-La malade se confessa et reçut la communion.
-
-Quand le prêtre l'eut quittée, elle se trouva bien et causa gaîment
-avec Dragomira.
-
-"Conseillez-moi, dit-elle enfin, qui dois-je faire mon héritier? je
-n'ai plus que des parents éloignés qui se sont assez mal conduits
-envers moi. Ne vaudrait-il pas mieux laisser mon bien à n'importe
-quelle institution pieuse?
-
-- Sans aucun doute, répondit Dragomira, c'est Dieu qui vous a inspiré
-cette pensée. Faites un testament en faveur de notre confrérie: elle
-donne à manger à ceux qui ont faim, elle habille ceux qui sont nus,
-elle soigne ceux qui sont malades. Ce sont des milliers de bienfaits
-dont votre générosité sera la source jusque dans l'avenir le plus
-reculé.
-
-- Oui, c'est ma volonté; prenez du papier et de l'encre."
-
-Dragomira fit ce que la malade demandait, et celle-ci se mit à
-dicter. Quand le testament fut terminé et que Dragomira l'eut relu,
-Mme Samaky le signa. "Mettez-le là dans le bureau, dit-elle, ou plutôt
-non, il vaut mieux que vous le gardiez; c'est sur vous qu'il sera le
-plus en sécurité. On ne peut pas savoir, il y a de méchantes gens. Ma
-famille a pour sûr un espion ici."
-
-Vers le soir, l'apôtre apparut soudain à la fenêtre ouverte et fit un
-signe à Dragomira. La malade ne pouvait pas le voir; la tête du lit
-était tournée du côté de la fenêtre; de plus un paravent se trouvait
-entre la fenêtre et le lit.
-
-"Qu'est-ce qu'il y a? demanda-t-elle, lorsque Dragomira se leva.
-
-- Rien, je vais seulement chercher un peu de glace."
-
-Elle attendit que la malade se fût rendormie, et se glissa vers la
-fenêtre sur la pointe des pieds.
-
-"Comment va-t-elle?
-
-- Bien.
-
-- Alors elle ne mourra pas?
-
-- Le médecin a bon espoir de la sauver.
-
-- A-t-elle fait le testament?
-
-- Oui.
-
-- En faveur de la confrérie?
-
-- Oui."
-
-L'apôtre inclina légèrement la tête. Au bout de quelques instants il
-regarda Dragomira de ses yeux bleus, puissants et interrogateurs.
-
-"Ta tâche n'est pas encore accomplie.
-
-- Je le sais, je resterai ici jusqu'à ce qu'elle soit sauvée.
-
-- C'est son âme qu'il importe de sauver. Ne t'a-t-elle fait aucune
-confidence?
-
-- Non.
-
-- Il faut mettre tout en oeuvre pour lui arracher le secret qu'elle
-cache si soigneusement. Elle a un lourd péché sur la conscience;
-sonde-la, mais sois prudente. Les malades sont toujours défiants.
-
-- Et quand elle aura avoué?
-
-- Alors, cherche à la convertir.
-
-- Je ferai tous mes efforts, mais si je ne réussissais pas?
-
-- Alors, vois comment tu pourras sauver son âme.
-
-- Tu peux avoir pleine confiance en moi.
-
-- Je le sais, c'est pour cela que je t'ai choisie. Dieu t'a destinée à
-une grande oeuvre. Sois seulement courageuse et inflexible.
-
-- Tant que Dieu m'assistera, rien ne m'arrêtera.
-
-- Adieu."
-
-L'apôtre la bénit et disparut dans l'obscurité des arbres et des
-buissons qui entouraient la maison de ce côté-là.
-
-Le jour tombait. Au dehors, la brume flottait mystérieusement, et
-l'épais crépuscule qui remplissait la chambre prenait des formes
-étranges; la malade s'agita.
-
-"Vois-tu... là? s'écria-t-elle tout à coup, en se dressant sur son séant
-et en étendant son bras décharné.
-
-- Oui... je vois, dit tranquillement Dragomira.
-
-- Est-ce que tes cheveux ne se dressent pas sur ta tête? s'écria Mme
-Samaky; que veut-il? il me parle...
-
-- Il demande satisfaction.
-
-- Il a raison, car je l'ai fait mourir. J'étais égoïste, dure, sans
-coeur. N'y a-t-il aucune expiation? Dieu ne peut-il pas être
-miséricordieux?"
-
-La malade se tordait les mains et regardait Dragomira avec des yeux
-suppliants.
-
-"Il y a une expiation.
-
-- Laquelle?
-
-- La mort.
-
-- Si Dieu le veut, je mourrai.
-
-- Il faut mettre fin vous-même à votre vie, vous offrir comme victime
-sur l'autel du Seigneur.
-
-- Moi?... moi-même?... Non, non! je ne veux pas mourir."
-
-La malade retomba dans son délie et se roula sur son lit en gémissant
-et en frissonnant. Dragomira avait allumé la petite lampe et lui avait
-mis son abat-jour. Elle jetait une lumière indécise dans la chambre et
-faisait de grands cercles brillants au plafond. Les spectres
-s'évanouirent; la lune se montra, et devant sa sainte clarté
-disparurent aussi les nuages qui, comme une vapeur d'enfer, avaient
-rempli la maison de fantômes. La malade se calma.
-
-Minuit approchait quand la vieille servante entra sans bruit et
-avertit Dragomira qu'un monsieur de Kiew était là et désirait lui
-parler.
-
-Dragomira passa dans la chambre à côté et trouva Sergitsch.
-
-"Nous ferons mieux de sortir dans le jardin, dit-il à voix basse et en
-regardant avec inquiétude autour de lui, j'ai de nouvelles
-instructions à vous communiquer."
-
-Dragomira passa devant. Ils s'avancèrent ente les buissons des
-groseilliers tout dénudés et arrivèrent à la tonnelle où pendaient
-encore quelques feuilles jaunes. Dragomira appuya son bras à un piquet
-et regarda Sergitsch avec une sorte d'inquiétude.
-
-"Avez-vous les testament?
-
-- Oui.
-
-- Donnez-le-moi; voici l'ordre de l'apôtre."
-
-Dragomira lut le billet que Sergitsch lui avait présenté, tira le
-testament de son corsage et le lui remit.
-
-"A-t-elle avoué?
-
-- Non, mais dans son délire elle a parlé d'un homme dont elle
-s'imputait la mort.
-
-- C'était son mari; son sang retombe sur elle.
-
-- J'essayerai de la sauver.
-
-- Elle vous promettra tout tant qu'elle sera malade; une fois guérie,
-elle recommencera son ancienne vie de péchés.
-
-- Que faut-il donc faire?
-
-- Voici une médecine pour son âme."
-
-Sergitsch tire d'une poche avec précaution une petite fiole contenant
-une liqueur brune et la donna à Dragomira.
-
-"Qu'ai-je à faire?
-
-- Il faut qu'elle meure.
-
-- Quand?
-
-- Cette nuit. Etes-vous décidée?
-
-- Que la volonté de Dieu soit faite."
-
-
-XIV
-
-JEUNE AMOUR
-
-L'amour ne s'informe pas du rang des pères; toutes les créatures
-humaines sont égales dans son pays. HOUWALD.
-
-
-Le plan trouvé par Mme Oginska faisait honneur à son habileté de
-mère. Quand le comte Soltyk arriva, à la tombée de la nuit, Oginski
-était au Casino, et les dames étaient assises dans la serre avec leur
-ouvrage.
-
-Mme Oginska faisait les honneurs de chez elle, lorsque la vieille
-femme de chambre apparut et l'avertit qu'il y avait là quelqu'un qui
-demandait instamment à lui parler. Mme Oginska pria Soltyk de
-l'excuser, et sortit avec un grand bruit de jupes.
-
-Le comte et Anitta se trouvaient seuls. En ce moment elle était bien
-heureuse d'avoir son métier à broder entre elle et lui comme une
-barrière contre ses regards ardents et ses paroles
-flatteuses. D'ailleurs tout semblait venir en aide à Soltyk: la
-pittoresque luxuriance des plantes exotiques qui garnissaient toute la
-serre et formaient autour d'eux une sorte de temple verdoyant et
-fleuri, le murmure mélodieux du petit jet d'eau, la douce et
-mystérieuse lueur de la lampe à globe rouge suspendue à la voûte, et
-le parfum pénétrant qui remplissait l'air et qui excitait et
-engourdissait à la fois les sens, comme ces poisons qu'on respire sous
-l'ombrage d'un arbre vénéneux.
-
-S'il y avait un endroit pour éveiller la passion endormie ou pour
-séduire l'innocence ignorante, c'était bien celui-là. Le comte se
-penchait sur les fleurs fantastiques qui naissaient sous les doigts de
-fée d'Anitta et tenait la pauvre jeune fille comme fascinée par ses
-yeux sombres, dont elle commençait malgré elle à ressentir la fatale
-puissance. Elle avait peur de lui; il lui inspirait une sorte de
-haine; et, pourtant, il l'attirait et s'emparait de son imagination
-d'enfant.
-
-"Vous avez quelque chose contre moi, Anitta, dit Soltyk à voix basse;
-vous me fuyez, vous évitez mon regard.
-
-- Non, certainement non; comment ferais-je, d'ailleurs?
-
-- Vous ne voulez pas entendre que vous êtes belle, que vous êtes
-adorable, du moins quand c'est moi qui le dis.
-
-- Vous êtes le premier qui me parle ainsi, répondit Anitta avec
-timidité et douceur (le sang lui était monté aux joues et elle
-pressait secrètement sa main contre son coeur); je ne suis pas
-habituée à de pareils compliments, comme les autres dames; je les
-prends au sérieux et je me sens toute confuse.
-
-- Pour moi aussi c'est sérieux, jamais je ne me permettrais de badiner
-avec vous.
-
-- Je suis nouvelle pour vous, monsieur le comte, voilà tout. Dans deux
-jours vous penserez à autre chose.
-
-- Jamais, Anitta, jamais! vous m'avez fait une impression profonde,
-ineffaçable. Vous êtes la première jeune fille avec qui je trouve
-qu'il vaille la peine de causer. Vous m'avez complètement converti,
-et vous n'avez qu'à vouloir pour me mettre dans vos fers ou
-m'atteler à votre char de victoire.
-
-- Je ne suis pas coquette.
-
-- Ce n'est pas ce que je voulais dire, il y a des chaînes qui sont
-sacrées..."
-
-Anitta eut peur. La conversation prenait un tout auquel elle n'était
-pas préparée le moins du monde. Il lui était pénible d'éconduire
-Soltyk; et se donner à lui, non, elle ne le pouvait pas; elle sentait
-qu'elle n'était plus libre, que son coeur appartenait à un
-autre. D'ailleurs, quand il n'en eût pas été ainsi, elle n'aurait
-jamais pu aimer Soltyk, et la pensée de lui appartenir sans amour
-faisait horreur à sa délicatesse comme un péché.
-
-Ce n'était pas une jeune fille à se laisser donner par ses parents.
-
-"Vous ne me dites rien, Anitta, reprit le comte.
-
-- Que puis-je vous dire? Je suis si inexpérimentée, si sotte
-peut-être."
-
-Par bonheur pour elle, sa mère revint. Le comte se mordit les
-lèvres. Pour cette fois, l'occasion était perdue.
-
-Il resta pour le thé, mais Oginski était revenu du Casino, et
-l'engagea dans une ennuyeuse conversation politique et économique. A
-un moment, il put adresser la parole à Anitta; elle ne lui répondit
-qu'en hésitant et par monosyllabes. Mme Oginska vit un nuage de
-mécontentement sur le front de Soltyk. Aussi, quand le comte fut parti
-et qu'Anitta fut rentrée chez elle pour se coucher, elle vint
-doucement dans la chambre de la sa fille, s'assit sur le bord du lit
-et se mit à la questionner.
-
-"Heureuse enfant! dit-elle tout bas, en baisant sa fille sur le front;
-à peine entrée dans le monde, quelle conquête!
-
-- Qui veux-tu dire, maman?
-
-- Qui? Soltyk. Quel autre pourrait-ce être? Tu ne penses pas, je
-suppose, au jeune officier?"
-
-Anitta rougit.
-
-"Quelle idée!
-
-- Ce serait de la folie de gâter une si belle partie, continua Mme
-Oginska. Le comte est le plus brillant prétendant que tu puisses
-trouver. Il t'a peut-être déjà parlé de ses intentions?
-
-- Oui.
-
-- Et toi... qu'es-tu dit?
-
-- Rien."
-
-Mme Oginska frappa ses mains l'une contre l'autre.
-
-"Ah! petite fille! qu'as-tu donc dans la tête? Ta poupée?
-
-- Jamais je n'aimerai Soltyk.
-
-- Mon enfant, on se marie pour avoir une position dans le monde et non
-pas pour faire plaisir à son coeur. Une fois comtesse Soltyk, tu peux
-jouer un rôle, mener un grand train de vie. Ne rejette pas si
-légèrement ton bonheur; sois raisonnable."
-
-Anitta garda le silence. Mme Oginska lui caressa les cheveux sur le
-front et lui donna un baiser sur son innocente bouche d'enfant.
-
-"Oui, raisonnable, Anitta; pour aujourd'hui, bonne nuit.
-
-- Bonne nuit, maman."
-
-Quand Anitta se leva le lendemain, elle était beaucoup plus avisée,
-mais aussi plus résolue. Elle s'enferma dans sa chambre, jeta quelques
-lignes sur une feuille de papier rose, mit le cher petit billet dans
-la poche de sa kazabaïka, descendit tout doucement l'escalier,
-traversa la cour et gagna les bâtiments de derrière.
-
-C'est là que se trouvait celui qu'elle cherchait, dans une grande
-chambre toute tapissée d'image de sainteté et de batailles. Il cirait
-une paire de grandes bottes. C'était Tarass, le vieux cosaque qui
-l'avait portée sur ses bras quand elle était encore dans ses langes,
-et qui l'avait balancée sur ses genoux, au temps où, avec ses cheveux
-flottants, elle voltigeait dans toute la maison.
-
-Le grand homme maigre, à la chevelure grise et à la moustache
-ébouriffée, sourit aussitôt qu'il l'aperçut, et ses traits,
-habituellement sévères et durs comme le bronze, prirent une expression
-touchante d'amour et de dévouement.
-
-"Tarass, veux-tu me rendre un service? dit la petite enchanteresse.
-
-- Tous les services.
-
-- Même contre la volonté de mes parents?
-
-- Même contre leur volonté.
-
-- Alors, je t'en prie, porte-moi tout ce suite cette lettre au
-lieutenant Jadewski, et, s'il peut venir dans l'après-midi,
-attends-le à la porte et ne le conduis pas dans la maison, mais
-amène-le-moi tout de suite dans le jardin.
-
-- Savez-vous quelque chose, mademoiselle, dit Tarass d'un air fin,
-c'est que je le ferai plutôt entrer tout de suite par la petite
-porte; il arrivera dans le parc sans même être aperçu.
-
-- Oui, fais cela, mon cher, mon gentil petit Tarass.
-
-- Pour vous, je me battrais avec le monde entier, s'il le fallait,"
-répondit le vieux cosaque.
-
-Le ciel favorisa Anitta cette après-midi-là. Il était clair, sans
-nuages, et le soleil remplissait de sa chaude lumière d'or le jardin
-où Anitta s'était adroitement esquivée. La charmante enfant se tenait
-cachée dans le fourré comme une biche craintive. A travers les
-branches dépouillées des chênes, des hêtres et des bouleaux, à travers
-le sombre petit bois de sapins et les troncs entourés de lierre, elle
-regardait la petite porte au bout du parc. Enfin, elle aperçut les
-brillantes couleurs d'un uniforme, et Zésim s'avança.
-
-Anitta courut à sa rencontre et lui saisit les mains. Ses yeux
-brillaient d'une joie céleste.
-
-"Ne me jugez pas trop vite; vous vous tromperiez, dit-elle, j'avais
-besoin de vous parler pour différentes raisons.
-
-- Je vous remercie, mademoiselle, répondit Zésim, vous me rendez bien
-heureux, et je me demande seulement en quoi je mérite tante de
-bonté.
-
-- Il n'y a pas là de mérite, je crois, dit Anitta, cela vient de
-soi-même, ou pas du tout."
-
-Ils se dirigèrent vers un banc en bois de bouleau qu'on apercevait
-sous l'ombrage sombre des sapins, et le fit asseoir auprès d'elle.
-
-"Ecoutez, murmura-t-elle avec une gravité d'enfant, le comte Soltyk me
-fait la cour, oui, oui, très sérieusement, si incroyable que cela
-paraisse.
-
-- Je ne le comprends que trop bien.
-
-- Il veut m'épouser et mes parents favorisent son idée.
-
-- Et vous?
-
-- Jamais je ne lui donnerai ma main, jamais!
-
-- Oh! ma chère, ma bonne Anitta.
-
-- Suis-je donc bonne? M'aimez-vous réellement?
-
-- Vous en doutez? Ne savez-vous pas encore lire dans mon âme? Et si
-vous ne le savez pas, la voix de votre propre coeur ne vous dit-elle
-pas ce qui brûle et frémit dans mes regards! Je croyais que tout le
-monde devait savoir que je vous aime et combien je vous aime.
-
-- Vous m'aimez!"
-
-Anitta le regarda avec ravissement.
-
-"Est-ce bien vrai? Cela peut-il être vrai?
-
-- Me croyez-vous capable de mentir?" murmura Zésim; il se mit à genoux
-devant l'adorable créature et il plongea son regard dans ses yeux
-d'une irrésistible douceur, qui brillaient comme un ciel de
-printemps.
-
-"Ah! Zésim, c'est peut-être mal, car mes parents ne le veulent pas;
-mais je ne peux pas faire autrement, mon coeur vous appartient. C'est
-avec vous que je dois vivre, avec vous et non avec un autre; je vous
-jure un éternel amour, une éternelle fidélité.
-
-- Une éternelle fidélité!" répéta le jeune homme.
-
-Elle l'entoura de ses bras dans un mouvement de débordante et chaste
-tendresse; il l'attira à lui et leurs lèvres se confondirent. Ce fut
-un moment si doux, si pur! Toutes les joies de cette vie et de
-l'éternité inondèrent ces deux jeunes coeurs, unis dans un rêve
-délicieux.
-
-Anitta se dégagea doucement des bras de Zésim.
-
-"Nous n'avons que peu d'instants à nous, dit-elle, ainsi ne perdons
-pas de temps. Vous allez peut-être me trouver folle, et rire de ce que
-je me mêle de vous donner des conseils, mais si vous trouvez que c'est
-sérieux, si vous voulez m'obtenir, il faut que vous agissiez
-promptement.
-
-- Que dois-je faire?
-
-- Il faut prévenir le comte. Allez tout simplement trouver mon père,
-et demandez-lui ma main!
-
-- Je le ferai, dès que j'aurai parlé à ma mère.
-
-- Avez-vous besoin de son consentement?
-
-- Non, Anitta; mais il y a différentes choses à arranger, et je veux
-pouvoir dire à votre père quel avenir je pourrai offrir à sa fille.
-
-- Vous avez raison, s'écria Anitta en riant, je n'y ai pas pensé; je
-croyais que nous pourrions nous bâtir une demeure dans les branches
-verdoyantes d'un arbre, comme les chanteurs de la forêt, et vivre
-des graines que répand la main généreuse de Dieu pour nourrir ses
-créatures. Mais ne tardez pas, chaque jour, chaque heure peut amener
-un nouveau danger."
-
-Un sifflement aigu avertit le jeune couple. C'était Tarass qui donnait
-ce signal à Anitta.
-
-"Il faut partir, lui dit-elle en se levant c'est certainement une
-visite."
-
-Zésim la serra encore une fois contre sa poitrine, lui donna un long
-baiser où il mit toute son âme, puis partit rapidement, tandis qu'elle
-revenait en toute hâte à la maison. C'était le jésuite que Tarass
-avait annoncé. Anitta le rencontra à moitié chemin.
-
-"Quoi! seule! dit-il. J'ai peur de vous avoir troublée dans vos doux
-rêves. Puis-je vous demander de qui vous étiez occupée?
-
-- Je ne sais pas c que vous voulez dire, père Glinski.
-
-- Mon cher comte est plein de votre pensée, dit le jésuite, il ne
-parle plus que de l'ange qui lui est apparu; et, en effet, vous êtes
-entrée dans sa vie comme un envoyé du ciel. Vous tenez dans vos
-mains une grande destinée. Vous seule êtes capable de faire de cet
-homme sauvage et sans frein, qui est doué dans le fond des meilleurs
-et des plus brillantes qualités, une créature humaine qui donne de
-la joie à Dieu et à nous tous et qui remplisse le monde de ses
-nobles actions et de ses bonnes oeuvres.
-
-- Vous vous trompez, mon révérend père, répliqua Anitta avec calme et
-loyauté, votre comte a besoin d'une main ferme qui le fasse obéir,
-la mienne est faible et complaisante. Je ne le rendrais pas heureux
-non plus. Quant à moi, si je vivais avec lui, je serais aussi
-malheureuse qu'une créature humaine peut l'être.
-
-- Parce que vous en aimez un autre?*
-
-- Non, mais parce que je ne l'aime pas.
-
-- Vous l'aimerez.
-
-- Jamais.
-
-- Il n'est pas un coeur dont il ne soit devenu le maître.
-
-- Il ne pourrait qu'empoisonner et broyer le mien.
-
-- Vous prenez la chose trop au tragique, dit le jésuite en
-plaisantant.
-
-- Je la prends simplement au sérieux, répondit Anitta, parce qu'il
-s'agit là de tout le bonheur de ma vie. Je ne joue pas avec mon
-coeur, et malheur à qui voudrait se risquer à jouer avec lui!"
-
-
-XV
-
-LA MEDECINE DES BORGIA
-
-N'attends pas de pitié de moi. CALDERON
-
-
-Quand Sergitsch eut quitté Dragomira, elle se jeta à genoux dans le
-jardin, sous la voûte du ciel libre, et elle pria; puis elle se releva
-et revint vers la maison, bien décidée à exécuter l'ordre qu'elle
-avait reçu. Quand elle rentra dans la chambre de la malade, ses joues
-colorées par le froid semblaient brûlantes; sur ses traits sévères se
-lisait toute l'énergie d'un fanatisme impitoyable, et ses yeux
-d'ordinaire si froids brillaient d'un éclat étrange.
-
-Elle dit à la vieille d'aller se reposer, ferma la fenêtre, tira les
-rideaux et s'assit auprès du lit de la malade.
-
-"Madame Samaky, dit-elle.
-
-- Oui... qu'est-ce qu'il y a?... Ah! c'est vous. Où étiez-vous donc?
-
-- Le médecin était là.
-
-- Ah! qu'est-ce qu'il a dit?
-
-- Il a apporté une nouvelle médecine.
-
-- A quoi bon? Il ne peut rien faire pour moi.
-
-- Vous voulez dire qu'il ne peut pas vous enlever le péché qui
-oppresse et torture votre conscience.
-
-- Que sais-tu à ce sujet, jeune fille? murmura la malade en serrant le
-poignet de Dragomira. Etait-il là? L'as-tu vu?... Non, il n'apparaît
-qu'à moi, quand je suis seule.
-
-- Lui? Celui qui a reçu la mort de vos mains?
-
-- Je le vois bien, tu sais tout. Oui, c'était moi... Je l'ai tué, et
-maintenant il me fait mourir en me chuchotant à l'oreille des
-histoires effrayantes que je ne veux pas entendre, en s'élevant de
-la terre jusqu'au ciel comme une fumée qui grandit toujours. Il se
-tient là debout... un géant... il a le soleil sur le devant de la
-poitrine... non... ce n'est pas le soleil, c'est une blessure d'où
-jaillit son sang tout chaud... partout du sang... une mer de sang... elle
-monte... j'étouffe." Elle parlait en élevant la voix; enfin, elle
-cacha son visage avec épouvante contre l'épaule de Dragomira.
-
-"Réconciliez-vous avec Dieu, pendant qu'il en est encore temps.
-
-- Que faut-il faire? Ma vie entière n'a été que prière, sacrifice,
-pénitence!
-
-- Il faut vous sacrifier vous-même.
-
-- Moi?
-
-- Sang pour sang; donnez votre vie en expiation.
-
-- Non, non! je ne peux pas! s'écria Mme Samaky. Je ne veux pas
-mourir!"
-
-- Dragomira la regarda longtemps, puis se leva tranquillement, prit le
-petit flacon, en versa le contenu dans un verre et se pencha sur la
-malade.
-
-"Voici la médecine."
-
-Mme Samaky se redressa, regarda avec défiance d'abord la liqueur,
-ensuite Dragomira. Elle eut comme un pressentiment mystérieux.
-
-"Quel est votre dessein? demanda-t-elle avec inquiétude. Pourquoi
-dois-je boire? Qu'est-ce qu'il y a dans ce verre?
-
-- La médecine.
-
-- Non, c'est du poison!
-
-- Etes-vous folle?
-
-- Jeune fille, qui t'a donné cette médecine? Tu veux me tuer!
-
-- Allons, prenez-la.
-
-- Non, je ne veux pas.
-
-- Il le faut.
-
-- Il le faut?"
-
-Elle se mit à rire d'un rire horrible.
-
-"Qui me forcera?
-
-- Moi!"
-
-Dragomira se jeta avec une sorte de fureur farouche sur Mme
-Samaky. Celle-ci se défendit en désespérée. Ce fut une lutte sauvage
-et silencieuse. Enfin Dragomira réussit à serrer étroitement les deux
-bras de la malade et à poser un genou sur sa poitrine. Elle lui tenait
-maintenant la tête immobile comme avec un crampon de fer. Elle lui
-ouvrit la bouche, y versa la liqueur brune, puis la lui ferma
-rapidement avec le drap.
-
-Quelques instants s'écoulèrent et l'agonie commença.
-
-Dragomira lâcha sa victime. La malheureuse cria au secours; mais
-personne ne l'entendit.
-
-"Voici celle qui doit te sauver, dit Dragomira fièrement et comme
-inspirée; c'est moi, pauvre pécheresse, qui t'ouvre le chemin du
-ciel."
-
-Un dernier râlement, et ce fut tout; Mme Samaky n'était plus.
-
-Dragomira s'agenouilla auprès du lit et se mit à prier à haute voix:
-
-"Seigneur, sois miséricordieux pour sa pauvre âme; remets-lui sa
-faute, et aie pitié de tous ceux qui errent et pèchent sur cette
-terre."
-
-Au bout de quelques instants, Dragomira ouvrit la fenêtre et alla dans
-le jardin pour enterrer au plus épais des broussailles le mystérieux
-flacon et le verre où était resté un peu de résidu. Au moment où elle
-revenait vers la maison, une forme sombre se détacha de la muraille.
-
-"Qui est là? demanda Dragomira.
-
-- Moi, Sergitsch.
-
-- C'est fait.
-
-- Elle est morte?
-
-- Oui.
-
-- Est-celle morte volontairement?
-
-- Non, elle s'est défendue.
-
-- Espérons que Dieu aura pitié d'elle et acceptera votre action comme
-une expiation de ses péchés.
-
-- Maintenant, je vais m'en aller, dit Dragomira, je n'ai plus rein à
-faire ici.
-
-- Non, vous devez rester, il faut veiller la morte jusqu'à ce que je
-revienne.
-
-- Alors, je reste."
-
-Sergitsch s'éloigna et Dragomira rentra dans la maison. Elle ferma la
-porte de la chambre où gisait la morte, prit la clef, s'étendit sur un
-divan dans l'antichambre, se couvrit de son manteau et
-s'endormit. Elle reposa paisiblement, immobile elle-même comme une
-morte, avec l'innocent sourire d'un enfant, jusqu'au matin, jusqu'au
-moment où le soleil apparut, clair et chaud. Alors une voiture arriva,
-et Sergitsch en descendit.
-
-Il venait afin de prendre possession de la maison et du bien au nom de
-la confrérie dont il était président. Peu de temps après lui
-arrivèrent quatre des frères avec un cercueil. Le danger de la
-contagion fournit un prétexte commode pour éloigner toute autre
-personne. Dragomira mit la morte dans la bière qui fut aussitôt
-fermée. Sergitsch se rendit ensuite chez le directeur de la localité
-et chez le prêtre. Grâce à son éloquence sonnante, Sergitsch, "eu
-égard au caractère de la maladie qui avait emporté Mme Samaky", obtint
-l'autorisation de l'enterrer le soir même.
-
-Quand tout fut terminé, Sergitsch revint à la maison de la morte et
-rentra dans sa chambre avec Dragomira.
-
-"Je vous prie de rester encore ici, noble demoiselle, dit-il. Vous
-aurez encore à faire dans le voisinage, peut-être cette nuit même.
-
-- De quoi s'agit-il?
-
-- Vous avez vu le jeune gentilhomme que la juive a pris dans ses
-filets?
-
-- Pikturno?
-
-- Oui, cette nuit-ci ou la nuit prochaine, il aura un rendez-vous dans
-le cabaret qui se trouve sur la route, à moitié chemin de Kiew.
-
-- Serons-nous là en sûreté?
-
-- Tout à fait en sûreté.
-
-- J'attendrai donc ici votre message.
-
-- Parfaitement. La maison nous appartient désormais, continua-t-il,
-vous êtes ici la maîtresse; je vais signifier aux gens de service
-qu'ils sont à vos ordres et qu'ils doivent vous obéir en tout.
-
-- Mais je ne peux pourtant pas dans ce costume?...
-
-- On y a pensé. Vous devez continuer ici à jouer votre rôle; mais dans
-le cabaret de là-bas, vous trouverez tout ce dont vous avez besoin
-pour changer d'habillement.
-
-- Bien.
-
-- Je vous laisse maintenant. L'apôtre sera content de vous. Que le
-ciel vous bénisse!" dit Sergitsch en terminant; puis il remonta en
-voiture et partit.
-
-Dragomira resta seule dans cette maison silencieuse, solitaire,
-sinistre. Les gens de service étaient réunis dans le fournil qui se
-trouvait de l'autre côté de la cour. De temps en temps le vent
-apportait un murmure de prières et de chants funèbres. Au dehors il
-faisait noir; quelques rares étoiles se montraient dans le ciel
-couvert d'épais nuages blanchâtres. Puis, quelques légers flocons
-tombèrent sur le sol, et tout d'un coup la neige se mit à
-tourbillonner autour de la maison et du jardin.
-
-Dragomira allait et venait, les bras croisés sur sa poitrine. Elle
-était disposée à quelque chose de méchant, de cruel. Au moindre bruit
-qui se faisait entendre, elle espérait voir arriver le messager qui
-devait l'appeler au cabaret. Elle aspirait au mouvement, à l'action,
-au combat; la solitude et l'isolement lui devenaient insupportables.
-
-A plusieurs reprises, elle crut entendre la bruyante et lourde
-respiration, le râle de la malade; puis sur le mur apparaissait une
-ombre qui semblait la menacer.
-
-Elle finit par sortir dans la cour, appela le vieux cocher et demanda
-un cheval. Le vieillard, tout courbé par l'âge, la regarda avec
-étonnement. Il n'avait évidemment pas idée d'une infirmière allant à
-cheval, et encore allant à cheval par un si mauvais temps et à une
-pareille heure. Cependant, comme Dragomira réitérait son ordre, il
-obéit.
-
-Elle attacha solidement sa chevelure, enroula un mouchoir blanc autour
-de sa tête et mit son vêtement de fourrure. Quand elle sortit, une
-cravache à la main, le cocher amenait déjà le cheval. Elle sauta en
-selle et fit ouvrir la porte. Le cheval, jeune et ardent, qui était
-resté longtemps à l'écurie, se montrait indocile et reculait
-effarouché, chaque fois qu'elle tentait de sortir. Cette résistance
-semblait lui plaire; elle était justement en humeur de lutter et de
-briser cette singulière résistance. Elle l'excita de la voix, fit
-siffler sa cravache, et finit par si bien le dompter, qu'il céda à sa
-volonté et en quelques légers bonds l'emporta à travers la tempête et
-la nuit.
-
-Elle galopait maintenant sur la grand'route, dans une neige profonde,
-au milieu des flocons qui tourbillonnaient, poussés contre elle par le
-vent. La lutte sauvage des éléments lui faisait du bien et calmait
-l'excitation de ses sens. Elle était encore poursuivie par de pâles et
-plaintifs fantômes qui flottaient çà et là sur les sombres prairies,
-des deux côtés de la route, ou qui l'attendaient en la guettant sur la
-lisière du bois de bouleaux.
-
-Devant elle, comme une noire muraille, se dressa la forêt de
-sapins. Elle s'y élança, sans avoir peur ni de l'obscurité qui régnait
-sous les arbres secoués par la tempête, ni des voix qui retentissaient
-dans les airs, sortaient des profondeurs de la forêt et parfois
-semblaient monter de l'abîme. Elle ne connaissait pas la crainte. On
-eût dit bien plutôt que son courage impassible se rendait peu à peu
-maître de la nature déchaînée. Les hurlements du vent se perdirent
-dans le lointain; la neige cessa de tourbillonner; à peine en
-tombait-il maintenant quelques flocons; l'armée des étoiles étincela
-dans le ciel clair et paisible.
-
-Cependant, de nouveaux ennemis approchaient. Dans les fourrés
-apparaissaient des lueurs errantes; des yeux brillaient, une bande de
-loups s'élança.
-
-Dragomira sentit son cheval trembler sous elle, mais elle resta
-calme. Elle s'avança avec sang-froid en suivant le milieu de la route
-et prit son revolver.
-
-Déjà le premier loup sautait par-dessus le fossé.
-
-Un éclair, une détonation... il roula dans la neige aux pieds de
-Dragomira. Elle cravacha vivement son cheval et partit au galop. Il
-s'écoula quelque temps avant que les loups ne la poursuivissent; elle
-les vit dans le lointain accourir comme des chiens qui se réunissent
-pour chasser une noble bête. Elle avait déjà laissé derrière elle la
-forêt de sapins, et, faisant un long détour, elle traversait les
-plaines couvertes de neige pour revenir à Myschkow.
-
-Les loups s'approchèrent de nouveau et firent entendre leurs rauques
-hurlements derrière les sabots de son cheval; de nouveau elle fit feu
-de son revolver, une fois, deux fois, et prit de l'avance. Enfin, elle
-aperçut devant elle le toit de la maison couverte de neige, dont la
-blancheur apparaissait à travers les sombres peupliers dépouillés.
-
-Les hurlements ne s'entendaient plus, les effrayantes formes
-s'évanouirent.
-
-Cheval et écuyère reprenaient haleine. Dragomira laissait maintenant
-le superbe animal aller au pas, et lui tapait doucement sur le cou
-pour le caresser. La porte était encore ouverte. Elle entra dans la
-cour et sauta à terre. A son appel, le vieux cocher arriva et prit le
-cheval.
-
-Quand Dragomira pénétra dans la maison, elle brillait comme un
-chérubin: la gelée avait saupoudré ses cheveux, son vêtement et sa
-fourrure de diamants étincelants qui, dans la chaude atmosphère de la
-chambre, se changèrent en gouttes d'argent et tombèrent lentement à
-terre. Maintenant elle se sentait bien; elle jeta sa cravache sur un
-meuble et se débarrassa de ses vêtements humides. Fatiguée et
-échauffée par sa course, elle s'étendit sur le divan. Les fantômes
-s'étaient évanouis. La maison solitaire avait pris quelque chose de
-paisible et de familier.
-
-Dragomira n'était là que depuis peu de temps, lorsqu'on frappa
-doucement à la fenêtre.
-
-Elle se leva et ouvrit si rapidement que les vitres en tremblèrent.
-
-"Qui est là?
-
-- Moi, noble demoiselle."
-
-La juive était dehors et souriant d'un méchant sourire.
-
-"Nous avons besoin de bous, murmura-t-elle, ma voiture est là, sur la
-route; préparez-vous."
-
-XVI
-
-UNE AME SAUVEE
-
-Verser le sang toujours et toujours, voilà ta gloire. ALFIERI.
-
-
-Deux minutes plus tard, Dragomira sortait de la maison et traversait
-la cour avec Bassi. Sur la route était arrêtée une petite voiture
-juive, recouverte d'une bâche de toile; Juri conduisait. Les deux
-femmes montèrent sans dire un mot, et le misérable équipage se mit en
-route.
-
-La tourmente de neige avait tout à fait cessé. Quelques étoiles
-brillaient au ciel; cependant il faisait noir; on n'avançait que
-lentement et avec précaution. Les roues grinçaient dans la neige; les
-chevaux soufflaient.
-
-"Ne concevra-t-il pas de soupçons? demanda enfin Dragomira.
-
-- Il est tout à fait fasciné, répondit Bassi en raillant, il ne nous
-échappera pas, et pourquoi se défierait-il?
-
-- Parce que tu lui as donné rendez-vous bien loin de chez toi.
-
-- Je lui ai dit que c'était à cause de mon mari, et il faut bien qu'il
-le croie."
-
-Il était tard lorsque la voiture s'arrêta devant le cabaret et que les
-deux femmes descendirent. A quelque cent pas de la grand'route se
-dressait la maison, assez vaste, couverte de chaume et entourée d'une
-haie élevée. Des chiens aboyaient, devant le porte se balançait
-tristement l'arbuste desséché qui servait d'enseigne au cabaret. Le
-terrain avoisinant était plat et désert; mais à une certaine distance
-s'élevaient des collines plantées de pins. La juive poussa la porte et
-fit traverser à Dragomira la grande salle remplie de la fumée du tabac
-et de l'odeur de l'eau-de-vie; un vieux juif y disait sa prière. Elle
-la conduisit dans une jolie chambre propre, où il y avait un lit, une
-glace pendue à la muraille et un coffre contenant les vêtements
-envoyés par Sergitsch.
-
-Bassi alluma une bougie et laissa seule Dragomira qui changea
-rapidement de costume. Elle n'était pas encore prête, qu'elle entendit
-le pas d'un cheval et bientôt après la voix de Pikturno qui
-retentissait dans la salle du cabaret. Bassi entra en se glissant par
-la porte entr'ouverte, et fit signe à Dragomira en mettant en même
-temps un doigt sur ses lèvres.
-
-"Il est là, murmura-t-elle, je le conduis dans la chambre voisine;
-vous pourrez voir tout ce qui se passera par une petite fente de la
-porte, mais n'oubliez pas d'éteindre d'abord la bougie."
-
-Dragomira répondit par un signe de tête, et la juive se
-retira. Dragomira acheva sa toilette, jeta un regard dans la glace et
-chargea son revolver.
-
-L'infirmière était devenue une belle et audacieuse amazone,
-
-On entendit des pas dans la chambre à côté, puis la voix du jeune
-gentilhomme, et de petits rires étouffés. Dragomira éteignit sa
-bougie, s'approcha de la porte sur la pointe des pieds et appliqua son
-oeil à la fente.
-
-Elle voyait d'un coup d'oeil la petite salle presque tout
-entière. Cette salle avait deux issues, l'une conduisant dans la
-chambre où elle se trouvait elle-même, l'autre dans la grande salle du
-cabaret. La fenêtre donnait sur la cour, et avait son épais rideau
-vert tiré. Au milieu de la paroi que Dragomira voyait en face d'elle,
-était un vieux divan recouvert d'une étoffe rouge et d'où le crin
-sortait en différentes places. D'un côté du divan se trouvait une
-armoire sur laquelle étaient rangés différents flacons de fruits
-confits; et de l'autre une commode portant une petite pendule et
-quelques figurines de porcelaine. Près de la fenêtre, il y avait
-encore une chaise, c'était tout.
-
-Bassi Rachelles, les mains dans les poches de sa jaquette de fourrure,
-allait et venait avec un sourire moqueur sur ses lèvres charnues,
-pendant que Pikturno, à cheval sur la chaise, la regardait d'un air
-étonné.
-
-"Vous n'allez pas vous figurer au moins que je suis amoureuse de vous,
-dit la juive. Vous m'avez demandé un rendez-vous; j'ai bon coeur et je
-vous l'ai donné, mais cela ne tire pas à conséquence, pas du tout.
-
-- J'aurais cru que vous aviez un peu d'inclination pour moi, balbutia
-Pikturno avec timidité.
-
-- De l'inclination? - Bassi s'arrêta devant lui et le regarda
-effrontément en plein visage. - Pas la moindre!
-
-- Si vous n'aviez que cela à me dire, reprit Pikturno, vous n'aviez
-vraiment pas besoin de me donner rendez-vous ici; les occasions ne
-vous manquaient pas à Kiew.
-
-- Eh! savez-vous, s'écria Bassi en posant sa main sur sa hanche, dans
-quelle intention je vous ai fait venir ici?
-
-- Vous avez des caprices aujourd'hui, à ce qu'il semble, ma chère
-Bassi," dit Pikturno.
-
-Il se leva et chercha à la prendre par la taille, mais elle lui
-échappa avec l'élasticité d'un serpent.
-
-"Ne me touchez pas! s'écria-t-elle; et elle le repoussa.
-
-- Je vois qu'il vaut mieux que je m'en aille.
-
-- Allez-vous-en, essayez."
-
-Bassi se dirigea vers la fenêtre et lui tourna le dos.
-
-"Bassi!"
-
-Elle ne bougea pas.
-
-"Etes-vous fâchée contre moi? Qu'avez-vous donc? là, au fond?"
-
-En ce moment on frappa doucement à la fenêtre. La juive ouvrit
-rapidement le rideau et frappa aux vitres de la même façon.
-
-"Qu'est-ce que cela signifie? demanda Pikturno.
-
-- Rien, répondit Bassi, qui alla au divan et s'assit. Venez près de
-moi."
-
-Pikturno obéit volontiers et la séduisante créature lui abandonna
-maintenant ses mains sans aucune résistance.
-
-"Ce ne sont donc que des caprices?
-
-- C'est peut-être une ruse.
-
-- Pour quoi faire?
-
-- Pour vous prendre.
-
-- Moi? Ne suis-je pas depuis longtemps en votre pouvoir, belle Bassi?
-
-- Sans doute, dit-elle en raillant, mais il ne suffit pas que l'oiseau
-arrive dans le filet; il faut encore fermer ce filet, et c'est ce
-que je veux faire.
-
-- Comment?"
-
-Elle le regarda d'une manière étrange, avec une expression de langueur
-et de ruse tout à la fois. Il recommençait à l'entourer de ses bras;
-alors, rapide comme l'éclair, elle tira un lacet de sa large manche,
-le lui jeta autour du cou et se releva d'un bond.
-
-"Au nom du ciel!... s'écria Pikturno, vous m'étranglez!"
-
-Au même instant, les complices de la juive, Juri, Tabisch et Dschika,
-se précipitèrent dans la chambre; et avant que le malheureux eût
-compris de quoi il s'agissait, ils l'avaient renversé par terre, lui
-avaient lié les mains et les jambes, et lui avaient introduit un
-bâillon dans la bouche.
-
-Pikturno tourna vers Bassi des yeux suppliants; elle lui répondit par
-un regard de froid mépris. Il fut enfermé dans un grand sac, puis jeté
-et solidement attaché sur le dos d'un cheval qui partit d'un trot
-rapide. Quand le bruit des pas se fut éloigné, Bassi ouvrit la porte.
-
-"Etes-vous prête, noble demoiselle? demanda-t-elle.
-
-- Oui.
-
-- Avez-vous vu comme j'ai bien fait mon affaire? Faites de même à
-présent.
-
-- Tu le verras bien.
-
-- Moi, non, reprit Bassi en secouant la tête, je ne peux pas voir de
-sang. Juri attend avec les chevaux; il vous montrera la route."
-
-Dragomira mit rapidement ses gants de cheval et sortit, la cravache
-sous le bras. Juri s'inclina respectueusement devant elle et baisa le
-bord de sa robe. Tous deux sautèrent en selle et prirent la direction
-du bois.
-
-Là, sur une colline dominant tout le pays, les compagnons de la juive
-attendaient dans un fourré avec leur victime. Ils avaient attaché
-Pikturno debout à un grand sapin, qui se dressait au milieu d'une
-petite clairière, et allumé un feu de broutilles autour duquel ils
-étaient silencieusement étendus.
-
-Quand Dragomira arriva et sauta à bas de son cheval, Pikturno la
-regarda avec un profond étonnement. Ses traits lui étaient connus,
-mais son costume le trompait. Elle avait encore de hautes bottes
-d'hommes, mais elle portait aussi une robe de couleur sombre, une
-courte jaquette de fourrure et un bonnet de cosaque.
-
-"Sommes-nous ici en sûreté? demanda-t-elle.
-
-- Tout à fait en sûreté, répondit Tabisch, un vieillard à taille de
-géant.
-
-- Je dois faire encore une tentative pour le convertir, dit
-Dragomira. Mettez-vous en sentinelles. Nous allons lui ôter le
-bâillon; il faut que nous soyons en sûreté et qu'on ne l'entende pas
-dans le cas où il pourrait appeler au secours. Un coup de sifflet
-nous avertira que tout est en ordre et que nous pouvons nous mettre
-à l'oeuvre. Dschika restera avec moi."
-
-Les hommes s'éloignèrent. Dragomira s'était assise sur un tronc
-d'arbre abattu et Dschika attisait le feu. Elle était habillée en
-paysanne, avait de grosses bottes d'homme, une robe brune qui lui
-tombait à peine aux chevilles et une courte casaque en peau de mouton;
-autour de ses cheveux roux était enroulé un mouchoir jaune à fleurs;
-sa taille de moyenne grandeur donnait à la fois l'idée de la force et
-de l'agilité; son visage hâlé, aux traits massifs et sévères, avait
-tout autour de la bouche charnue une expression de fierté et de
-dédain.
-
-Au bout de quelques instants, on entendit les coups de sifflet.
-
-"Nous pouvons commencer, dit Dschika avec un sourire diabolique.
-
-- Ote-lui le bâillon, ordonna Dragomira.
-
-- Que signifie cette comédie? demanda Pikturno, une bien mauvaise
-farce! Je me croyais d'abord tombé dans les mains de brigands, mais
-maintenant, je vous reconnais, j'ai bu avec vous dans le cabaret
-rouge.
-
-- Parfaitement.
-
-- Qu'est-ce que ces vêtements? Est-ce l'autre fois que vous étiez
-déguisée, ou bien est-ce maintenant?
-
-- Je suis une jeune fille.
-
-- Alors, pourquoi cette froide plaisanterie? Nous allons tous ensemble
-attraper un bon rhume de cerveau.
-
-- Il ne s'agit pas de plaisanterie, reprit Dragomira, s'avançant
-devant lui; vous êtes dans les mains d'hommes compatissants qui
-veulent servir Dieu et sauver votre âme en consacrant à la mort ce
-qu'il y a de terrestre en vous.
-
-- Etes-vous folle?
-
-- Vous aller mourir, continua Dragomira, personne ne peut vous
-arracher à nous; nous tenons solidement notre victime. Mais vous
-avez encore la ressource de vous repentir de vos péchés et de mourir
-volontairement.
-
-- Volontairement? Mais non; j'aime la vie, s'écria Pikturno, allez
-vous promener avec votre extravagante philosophie; détachez-moi, ou
-j'appelle au secours.
-
-- Personne ne vous entendra.
-
-- Au secours! Au secours! cria Pikturno."
-
-Sa voix se perdait peu à peu dans la nuit.
-
-"Allons, décidez-vous, dit Dragomira en braquant sur lui son revolver.
-
-- Je ne veux pas, je ne veux pas mourir! disait le malheureux en
-gémissant et en cherchant à briser les cordes qui le retenaient.
-
-- Confessez-vous.
-
-- Je ne veux pas.
-
-- Priez.
-
-- Non, non!
-
-- Alors, je vous sacrifie au nom de Dieu Père, Fils et
-Saint-Esprit. Amen."
-
-Dragomira visa et fit feu. La belle se logea dans le bras droit. Le
-sang se mit à couler lentement sur la neige.
-
-"Repentez-vous de vos péchés, il est encore temps.
-
-- Au secours! au secours!"
-
-La deuxième balle entra dans l'épaule gauche, Pikturno essaya de se
-mettre à genoux.
-
-"Grâce! disait-il en gémissant, pitié!
-
-- C'est en Dieu qu'est la pitié," reprit Dragomira tranquillement.
-
-Et elle continua à tirer sur Pikturno avec autant de sang-froid que si
-elle eût visé un but. Un troisième coup le frappa à la cuisse; un
-quatrième au ventre; la dernière balle lui entra dans la poitrine.
-
-"Achevez-moi, disait-il d'une voix suppliante, tuez-moi.
-
-- Priez."
-
-Le malheureux fit une courte prière. Il y eut un éclair suivi d'une
-détonation, sa tête s'inclina sur sa poitrine, il était mort.
-
-Dschika appuya son oreille contre le coeur de Pikturno. "Il ne vit
-plus", murmura-t-elle. Puis elle introduisit un doigt dans sa bouche
-et poussa un sifflement aigu pour rappeler les hommes. Pendant qu'ils
-creusaient une fosse sous le sapin, Dragomira sauta sur son cheval et
-reprit la route de Kiew.
-
-Elle dormit le lendemain jusqu'à midi, et elle était assise devant sa
-table de toilette, occupée à se coiffer, lorsque le commissaire de
-police Bedrosseff, qu'il fut impossible d'arrêter, se précipita dans
-la chambre.
-
-"Savez-vous, s'écria-t-il, l'aventure mystérieuse qui tient toute la
-ville en agitation?
-
-- Non.
-
-- Un jeune gentilhomme, Pikturno, a disparu depuis hier, il a été
-probablement assassiné. Il doit avoir eu une intrigue avec la juive
-du cabaret Rouge; aussi ai-je fait faire une visite domiciliaire
-chez cette femme; malheureusement elle n'a donné aucun résultat.
-
-- Naturellement.
-
-- Comment? savez-vous quelque chose?
-
-- Ne vous disais-je pas que vous devriez me prendre pour agent?
-
-- Avez-vous découvert quelque chose qui puisse nous mettre sur la
-piste?
-
-- Je vous donnerai seulement le conseil, cher monsieur Bedrosseff, de
-ne pas chercher cette piste, car il y a de hauts et puissants
-personnages mêlés à l'affaire.
-
-- Vraiment?
-
-- Il s'agit d'un duel à l'américaine.
-
-- Avec qui?
-
-- On prétend que c'est avec le comte Soltyk. Pikturno a tiré au sort
-la balle noire, et il est parti pour l'étranger afin de se brûler la
-cervelle.
-
-- Dans ce cas, ce qu'il y a de mieux, c'est de ne pas pousser
-l'affaire plus loin."
-
-
-XVII
-
-UN BEAU REVE
-
-Rien ne fait la joie de l'enfer comme de séparer les coeurs.
-AUFFENBERG.
-
-
-Anitta était à son piano et jouait un nocturne de Chopin, lorsque
-Henryka passa d'abord la tête à travers la portière et entra ensuite
-rapidement. Anitta interrompit son morceau et sauta au cou de son
-amie. Elles s'embrassèrent et se tinrent tendrement enlacées.
-
-"Est-ce vrai? demanda Henryka, peut-on t'adresser des souhaits de
-bonheur?
-
-- A moi? et pourquoi?
-
-- Pour tes fiançailles.
-
-- Avec qui?" Anitta avait un peu rougi.
-
-"Pourquoi t'en défendre? toute la ville en parle, tout le monde
-t'envie.
-
-- Mais, Henryka, je ne sais pas ce que tu veux dire.
-
-- Oh!... tu vas devenir comtesse Soltyk. Ce n'est plus un secret.
-
-- Ah! grand Dieu!... Cela ne peut cependant pas se faire sans mon
-consentement, dit Anitta d'un ton sérieux, je ne suis pas une poupée
-qu'on donne sans plus de cérémonies.
-
-- On raconte pourtant que Soltyk t'aurait demandée en mariage.
-
-- Le ciel m'en préserve!
-
-- Anitta, tu n'es pas raisonnable; c'est le plus beau des hommes et le
-plus riche des magnats.
-
-- C'est possible, mais je ne l'aime pas, et je ne l'aimerai jamais.
-
-- Quelles idées surannées, ma chérie! continua Henryka. Est-ce
-qu'aujourd'hui l'on consulte son coeur en pareille matière? On
-examine quel effet l'on fera; on se demande si le mari nous
-procurera une grande situation dans la société; s'il est en position
-de nous entourer de luxe, de satisfaire nos goûts de toilette, de
-contenter nos fantaisies. Pour le reste, les choses suivent
-tranquillement leur chemin. Une grande dame ne s'ennuiera jamais;
-et, si elle est jeune et jolie comme toi, elle peut rassembler toute
-une cour autour d'elle."
-
-Anitta considérait son amie, en passant d'un étonnement à un autre.
-
-"Henryka, lui dit-elle, je ne te reconnais plus. Qu'as-tu fait de ton
-idéal, de ton enthousiasme?
-
-- Oh! c'est bon quand il s'agit d'art et d'amour, mais pas de mariage.
-
-- Le mariage me semble justement quelque chose de si sérieux, de si
-saint!...
-
-- Ne va donc pas faire rire de toi, interrompit Henryka, applique un
-peu ton oreille à la porte, quand des femmes mariées sont ensemble
-et parlent franchement; c'est alors que tu entendras des choses, ah!
-des choses!...
-
-- C'est possible, dit Anitta presque tristement; je veux bien paraître
-ridicule et démodée, mais je veux agir et vivre d'après mes
-sentiments."
-
-Pendant que les deux jeunes filles s'entretenaient dans le salon, le
-jésuite était entré avec un fin et significatif sourire dans le
-boudoir de Mme Oginska, qui lui tendit cordialement les deux mains.
-
-"Quelles nouvelles apportez-vous, mon révérend père, dit-elle, vous
-semblez tout heureux?
-
-- Je le suis en effet, répondit le P. Glinski, le voeu le plus cher de
-mon coeur va s'accomplir: le comte s'est décidé à se marier.
-
-- En vérité? Et sur qui son choix est-il tombé?
-
-- Vous me le demandez? Sur notre enfant bien-aimée, sur notre Anitta.
-
-- C'est un grand honneur pour nous.
-
-- Je les regarde tous les deux comme mes enfants, continua le jésuite,
-le comte et votre fille, et cette union était depuis des années ma
-pensée de prédilection. Anitta est simple, bonne; elle le conduira,
-sans qu'il s'en aperçoive; elle dirigera son énergie sauvage dans
-des voies où il puisse travailler et où il travaillera au bonheur de
-l'humanité et surtout de sa patrie.
-
-- Espérons-le.
-
-- Le comte viendra aujourd'hui pour vous demander la main de votre
-fille. Soyez prudente. Anitta a sa tête à elle; son opiniâtreté
-pourrait tout gâter au dernier moment. Le comte n'a pas besoin de se
-douter que je suis venu ici et que j'ai annoncé sa visite.
-
-- Certes non; mais Anitta, vous croyez vraiment que?...
-
-- Dans notre jeune fille il y a plus de choses cachées que nous n'en
-imaginons à nous tous. J'en ai le pressentiment, dit la Père, faites
-bien attention; nous pourrions être pris au dépourvu.
-
-- Elle se soumettra, répondit Mme Oginska, même si elle n'aime pas
-Soltyk. Mais pourquoi ne l'aimerait-elle pas?
-
-- Parce qu'elle en aime probablement un autre.
-
-- Non, c'est impossible.
-
-- Plaise à Dieu que je me trompe!
-
-- Vous ne voulez cependant pas dire, père Glinski, que mon Anitta
-pourrait favoriser le jeune officier, le fils de ma chère amie
-Jadewska?
-
-- Pourquoi pas?
-
-- En mettant les choses au pis, ce ne serait qu'une fantaisie de jeune
-fille, sans conséquence. Je connais cela; mais le monde est le
-monde, et aucune jeune fille n'a encore épousé son idéal.
-
-- Espérons le mieux, noble amie, mais attendons-nous toujours au pire;
-c'est la vraie, la seule philosophie. N'oubliez jamais que
-l'extraordinaire est beaucoup plus habituel que le naturel et le
-régulier, car c'est justement ce dernier qui est le vrai idéal.
-
-- Dois-je prévenir Anitta? demanda Mme Oginska après une petite pause.
-
-- Non; à quoi pensez-vous?
-
-- Ne sera-ce pas pire, si la jeune enfant apprend à l'improviste
-qu'elle est fiancée?
-
-- Qui songe à cela? Remettez-vous-en pour tout au comte; il a une
-certaine expérience en ces matières, et, croyez-moi, s'il n'obtient
-pas Anitta lui-même, nous réussirons encore moins."
-
-Le P. Glinski baisa avec un doucereux sourire la main de Mme Oginska
-et partit silencieusement et mystérieusement comme il était venu. Une
-fois dehors, il se glissa le long des maisons pour ne pas être aperçu
-d'Anitta, et ne se sentit en sûreté qu'après avoir tourné dans une rue
-voisine et populeuse, où il se perdit dans la foule.
-
-A midi sonnant, l'équipage du comte Soltyk s'arrêtait devant le palais
-des Oginski. Après avoir déposé sa précieuse pelisse de zibeline dans
-l'antichambre, le comte, en toilette parisienne des plus élégantes,
-entra dans le salon, où M. Oginski vint à sa rencontre. Quelques
-instants plus tard, Mme Oginska arrivait avec un grand froufrou de
-jupes. On s'assit, on échangea quelques formules de politesse; puis il
-y eut un moment de silence pénible dans le magnifique salon, tout
-rempli d'un parfum distingué. On n'entendait que le tic-tac monotone
-de l'antique horloge enfermée dans son énorme gaine de bois et la
-chanson des flammes qui dansaient dans la cheminée à l'italienne.
-
-"Je suis venu vous voir aujourd'hui pour une affaire sérieuse et
-importante, dit enfin le comte, sérieuse surtout pour moi, puisque le
-bonheur de ma vie est en jeu. J'aime votre fille et je viens vous
-demander sa main.
-
-- Je sens tout l'honneur que vous me faites, répondit Oginski en
-s'inclinant, une alliance entre nos deux familles dépasse mes
-espérances les plus ambitieuses, et je ne pouvais pas m'attendre...
-
-- Pardonnez-moi, M. Oginski, l'honneur est tout pour moi.
-
-- Je vous en prie... mon cher, mon bien cher comte, je suis vraiment
-confus...
-
-- A quoi bon tant de paroles? dit Mme Oginska en interrompant son
-mari, il suffit, nous sommes heureux de vous donner notre Anitta."
-
-Soltyk s'inclina respectueusement, prit la main de Mme Oginska et la
-baisa.
-
-"Mais où en êtes-vous avec notre fille? reprit Oginski, je pense que
-vous vous êtes quelque peu entendus?
-
-- Au contraire, répondit le comte, je n'ai encore fait aucune espèce
-d'aveu à Mlle Anitta, et je désire que pour le moment, la chose
-reste entre nous.
-
-- Ce sera comme vous le désirez.
-
-- J'ai votre consentement; tout le reste ira de soi-même; accordez-moi
-seulement la permission de me rapprocher de Mlle Anitta.
-
-- C'est trop juste, dit Mme Oginska, il vous faut avoir l'occasion de
-vous déclarer; remettez-vous-en à moi pour cela, monsieur le
-comte. Je suis heureuse de voir que vous voulez conquérir vous-même
-le coeur de ma fille; elle est un peu entêtée, et elle aimera mieux
-résister que se soumettre à notre volonté.
-
-- N'ayez pas d'inquiétude, dit Soltyk en souriant, je ne montrerai que
-l'ardent adorateur et je cacherai avec soin le prétendant favorisé
-par les parents. Cela me sera facile, car j'aime Anitta avec une
-passion dont vous ne me croyez peut-être pas du tout capable.
-
-- Oh! par exemple! Pourquoi pas? dit Mme Oginska.
-
-- On me juge souvent bien à faux.
-
-- Des envieux, mon cher comte! Qui en aurait, sinon vous, que toutes
-les femmes adorent, que la nature a comblé de ses dons?
-
-- Je vous en prie...
-
-- Mais moi, j'ai toujours pris votre défense.
-
-- Vous êtes trop bonne!"
-
-La portière s'agita avec un léger bruit; Anitta apparut et disparut
-immédiatement.
-
-"C'était elle, la petite friponne, murmura Mme Oginska.
-
-- Je vous le demande encore une fois; que Mlle Anitta ne se doute pas
-de notre intelligence, dit Soltyk en prenant son chapeau
-
-- Elle n'en saura rien; nous sommes tout à fait de votre avis."
-
-Sur l'escalier, le comte rencontra Zésim. Il lui adressa un regard
-bref et hostile que le jeune officier soutint fièrement. Pendant qu'il
-suspendait son manteau dans l'antichambre, Anitta arriva en toute
-hâte.
-
-"Je crois que vous venez trop tard, lui dit-elle tout bas; si je ne me
-trompe pas complètement, Soltyk vient de demander ma main."
-
-Zésim haussa les épaules avec toute la présomption de la jeunesse.
-
-"Il ne nous est pas permis de nous laisser intimider, Anitta, dit-il;
-moi je ne faiblirai jamais, par conséquent tout est en votre main. Du
-moment que vous opposez votre volonté à celle de vos parents, nous
-n'avons rien à craindre. Soltyk, tel que je le connais, est trop
-orgueilleux pour essayer de vous obtenir, s'il sait que votre coeur
-appartient à un autre, et non à lui.
-
-- Je ne sais pas, répondit Anitta, je ne pressens rien de bon, mais
-vous pouvez compter sur moi; quelles que soient les circonstances,
-je resterai courageuse et inébranlable."
-
-Ils se serrèrent les mains, puis elle disparut aussi rapidement
-qu'elle était venue; et Zésim entra dans le salon, où il fut reçu par
-Mme Oginska.
-
-"Vous étiez et vous êtes encore une fidèle amie de ma mère, dit-il
-tout d'abord, et vous m'avez donné bien des preuves de bonté;
-cependant le courage me manque presque pour vous exposer ce que j'ai
-dans le coeur."
-
-Mme Oginska commença à devenir nerveuse.
-
-"Parlez, M. Jadewski, s'il dépend de moi de..."
-
-Ce qu'elle eût désiré par dessus tout, c'eût été de s'échapper
-immédiatement du salon.
-
-"J'aime Anitta, et elle répond à mes sentiments.
-
-- En vérité? La chère enfant! Mais vous ne pensez pas à prendre au
-sérieux ce petit... arrangement?
-
-- Si, madame, car je suis venu pour vous demander à vous et monsieur
-votre mari la main de votre fille.
-
-- Mais... mon cher Zésim (Mme Oginska commençait à rire nerveusement),
-on ne peut cependant pas marier ensemble deux enfants. Votre demande
-me fait plaisir, car elle me prouve que vous n'êtes pas un de ces
-jeunes viveurs qui ont des amourettes derrière le dos des parents,
-et que vous agissez en cela comme un homme honnête et loyal. Mais
-abandonnez cette idée. Qu'est-ce que ces beaux sentiments
-romantiques? Nous avons tous passé par là... Un beau rêve, rien de
-plus. Pour le mariage, il faut tout autre chose. D'ailleurs, Anitta
-est déjà fiancée.
-
-- Fiancée? sans qu'elle le sache?
-
-- C'est-à-dire que c'est comme si elle l'était, reprit Mme Oginska
-quelque peu troublée; le comte Soltyk nous l'a demandée et nous
-avons donné notre consentement. Anitta regimbera peut-être un peu
-d'abord, mais elle finira bien par dire oui. C'est un très brillant
-mariage.
-
-- Et le coeur? Et le bonheur de votre fille?
-
-- Elle sera heureuse.
-
-- Non, elle ne le sera pas, reprit Zésim avec énergie; mais
-pardonnez-moi, je n'ai pas besoin de m'animer, Anitta ne consentira
-jamais à cette alliance.
-
-- Nous verrons, dit Mme Oginska froidement, mais dans aucun cas nous
-ne prêterons les mains à un mariage qui ne serait qu'une comédie
-avec un dénouement tragique; et nous comptons bien - je parle à
-l'officier, à l'homme d'honneur - que vous cesserez de rechercher
-Anitta. Puis-je espérer qu'à l'avenir - il m'est bien pénible de
-vous dire cela - vous vous abstiendrez de venir chez nous?
-
-- A cet égard, vous n'avez qu'à commander, répondit Zésim en se
-levant, mais je ne renoncerai jamais à Anitta."
-
-Il s'inclina et sortit, nullement découragé, mais plein d'amertume.
-
-Anitta l'attendait sur l'escalier.
-
-"Vite! dit-elle tout émue, on vous a repoussé?
-
-- Oui.
-
-- Mes parents veulent me marier à Soltyk?
-
-- Oui, et l'on compte sur votre condescendance.
-
-- Bien, on compte à tort, s'écria Anitta en relevant sa petite tête
-d'un air de défi; on peut nous séparer pour le moment, mais jamais
-on ne pourra me forcer à appartenir à un autre. Ayez confiance en
-moi, Zésim, comme j'ai confiance en vous. Ne vous laissez pas
-troubler par rien; on répandra toutes sortes de bruits, on tramera
-des intrigues, ne vous en occupez pas; tant que vous croirez en moi,
-il n'y aura rien de perdu.
-
-- Aurez-vous assez de force, Anitta?..."
-
-Elle sourit.
-
-"On ne me connaît pas encore; attendez seulement un peu... Je suis plus
-forte que vous ne le croyez tous.
-
-- Mais je ne dois plus mettre les pieds dans votre maison.
-
-- Nous nous verrons et nous nous parlerons tout de même.
-
-- Où?
-
-- Quant à cela, c'est mon affaire; pour le moment restez calme; je
-vous donnerai des nouvelles le plus tôt possible."
-
-Zésim la regarda longtemps en silence.
-
-"Qu'avez-vous? demanda-t-elle un peu surprise.
-
-- Pourrez-vous résister à toutes les séductions du luxe et de la
-splendeur?
-
-- Quelle pauvre opinion vous avez de moi! répondit Anitta, avec la
-sainte et candide conviction de l'enfant, qu'est-ce que le monde
-tout entier pour moi sans vous? Non, Zésim, je ne me laisserai ni
-aveugler, ni séduire, simplement parce que je vous aime.
-
-- Vous m'aimez donc réellement?"
-
-Pour réponse, Anitta se mit à rire, pas fort, tout bas et tout
-doucement; mais ce rire était comme une charmante promesse qui valait
-tous les serments de la terre. Puis elle prit vaillamment la tête du
-grand et bel officier et l'embrassa.
-
-
-XVIII
-
-LES ROSES SE FANENT
-
-Ravir le bonheur est facile, le rendre est difficile. HERCER.
-
-
-Deux jours se passèrent sans qu'Anitta donnât signe de vie à Zésim. le
-deuxième soir, enveloppé dans son manteau, le jeune officier vint dans
-la rue où était la palais Oginski et regarda les fenêtres
-d'Anitta. Aucune lumière. Peut-être était-elle à l'Opéra. Une voiture
-de louage passait. Il siffle le cocher, monta te se fit conduire au
-théâtre.
-
-"Où en est-on? demanda-t-il à un des buralistes.
-
-- Le convive de pierre vient d'entrer en scène."
-
-On jouait Don Juan.
-
-Zésim se promena de long en large dans le vestibule de l'escalier et
-attendit la bien-aimée. Il s'écoula encore quelques minutes qui lui
-parurent bien pénibles; puis des applaudissements éclatèrent, et en
-même temps les portes s'ouvrirent. Le public sortit en foule. Sur
-toutes les marches descendaient lentement des dames élégantes avec
-leurs cavaliers. De toutes parts ce n'étaient que causeries et rires.
-
-Enfin il aperçut Anitta. Elle marchait en avant avec le comte. Ses
-parents suivaient. Zésim se dissimula derrière un pilier, de façon à
-ne pas être vu de la jeune fille, et observa ses mouvements et sa
-physionomie avec une attention douloureuse. Il pouvait être
-satisfait. Anitta si vive, si gaie d'habitude, avait l'air d'une
-statue; rien ne remuait en elle; sur son visage se lisait une froide
-indifférence, pendant que le comte se donnait toutes les peines du
-monde pour lui arracher un sourire et la dévorait de son regard de
-flamme. Zésim vit aussi Soltyk aider la mère à monter en voiture, et
-la fille refuser son aide. Il respira, et, tranquillisé, entra dans le
-café le plus proche pour parcourir les journaux du soir; puis il
-reprit le chemin de sa maison.
-
-Le lendemain au retour de l'exercice, il trouva une lettre d'Anitta
-que Tarass avait apportée pendant son absence. Il la baisa, ouvrir
-l'enveloppe et lut ce qui suit:
-
-"Venez ce soir pour la bénédiction à l'église catholique, et
-attendez-moi à gauche de la grande porte, près du premier
-confessionnal. Votre fidèle Anitta."
-
-Quand Zésim vint le soir à l'église, on commençait à allumer les
-cierges à l'autel. Il se posta près de la chaire derrière une
-colonne. De là, il pouvait embrasser d'un coup d'oeil toute
-l'église. Dans sa situation présente, c'était déjà pour lui un bonheur
-indicible que de voir, même de loin, la bien-aimée. Un instant avant
-que le prêtre sortît de la sacristie, elle apparut accompagnée de
-Tarass. Elle s'avança d'un pas lent et modeste à travers les rangées
-de fidèles jusqu'au premier banc, où elle s'assit. Après avoir posé
-devant elle son livre de prières, elle leva instinctivement les yeux
-et aperçut Zésim. Il la salua d'une légère inclinaison de la tête et
-elle lui répondit par un sourire plein de bonté et de tendresse.
-
-Le service divin commença. Les fidèles agenouillés chantaient,
-accompagnés par l'orgue, ce chant admirable de la bénédiction qui,
-comme une révélation consolante, pénètre dans les coeurs tourmentés et
-endoloris des hommes. La voix d'Anitta s'élevait au dessus des autres,
-comme le chant de l'alouette s'élève au dessus des bruits de la
-campagne au printemps. Ses yeux attachés à la voûte semblaient
-apercevoir les étoiles éternelles, et, dans un sentiment de naïve
-reconnaissance, chercher Dieu qui a créé le monde, le printemps, la
-jeunesse et l'amour. Jamais Zésim n'avait été si pieux. La bien-aimée,
-telle un ange, emportait la prière du jeune homme avec la sienne
-jusqu'au ciel.
-
-Quand les chants et l'orgue eurent cessé et que le prêtre eut quitté
-l'autel, la foule sortit lentement de la maison de Dieu. Zésim suivit
-le flot et arriva heureusement au confessionnal où il devait attendre
-Anitta. Elle restait toujours agenouillée et plongée dans la
-prière. Ce ne fut que quand le sacristain en robe rouge et en blanc
-surplis vint éteindre les cierges qu'elle se leva, fit un signe de
-croix et se dirigea, sans se presser, vers l'endroit où elle espérait
-trouver le bien-aimé.
-
-Zésim fit deux pas à sa rencontre; ils se serrèrent les mains et se
-regardèrent; puis il releva la manche de la jeune fille et lui baisa
-le bras.
-
-"J'ai bien des choses à vous dire, commença-t-elle.
-
-- Avant tout, je dois vous demander pardon, dit Zésim, pour avoir
-douté de vous un instant.
-
-- Et aujourd'hui, pensez-vous autrement?
-
-- Oui, je vous ai vue hier au théâtre, avec Soltyk."
-
-Anita rougit.
-
-"Zésim, cela ne me plaît pas, dit-elle, vous me surveillez...
-pourquoi?... Vous me connaissez donc bien peu?
-
-- Oh! ce n'était pas de la défiance, c'était le désir ardent de vous
-voir.
-
-- C'est possible, mais cela me fait de la peine. Vous ne le referez
-plus, n'est-ce pas? Vous me le promettez.
-
-- Je vous en donne ma parole."
-
-Elle le fit asseoir auprès d'elle, sur le dernier banc de
-l'église. Sous la haute voûte régnait maintenant une obscurité
-mystérieuse. Seule, une petite lampe rouge était allumée dans une nef
-latérale, aux pieds de la Mère des douleurs.
-
-"Zésim, dit-elle à voix basse, en lui tenant les mains, j'ai beaucoup
-souffert ces jours-ci. Jamais je n'en aimerai un autre: jamais je n'en
-suivrai un autre à l'autel; mais je n'ai aucune espérance de vous
-appartenir un jour. On ne me forcera pas à devenir la femme du comte
-Soltyk, mais on me menace de me déshériter et de me maudire, si je
-deviens la vôtre. Voilà, mon bien-aimé, ce qui me tourmente et
-m'afflige. Je donnerais toutes les richesses de cette terre pour vous;
-mais, avec la malédiction de mes parents, je ne pourrais jamais être
-heureuse, même auprès de vous.
-
-- Anitta, ne vous laissez pas intimider par des menaces qu'on ne
-mettra jamais à exécution, répondit Zésim tout ému; nous ne vivons
-plus à l'époque de ces Starostes tout puissants qui enfermaient
-entre quatre murs leurs femmes infidèles et emprisonnaient dans un
-couvent leurs filles désobéissantes. Aujourd'hui, ces choses-là ne
-se voient plus qu'au théâtre. On ne maudit pas sa fille unique parce
-qu'elle suit le penchant de son coeur.
-
-- Vous ne connaissez pas mes parents; ils sont bien plus de l'ancien
-temps que vous ne croyez.
-
-- Je vois qu'on vous a découragée.
-
-- Non, mon bien-aimé, certainement non. Que dois-je faire?
-Conseillez-moi. Je suis prête à tout ce qui ne sera pas contre mon
-honneur."
-
-Zésim la regarda longuement.
-
-"Alors?
-
-- Il n'y a qu'un moyen.
-
-- Lequel?
-
-- C'est un moyen très décisif.
-
-- Dites-le donc. Suis-je une enfant?
-
-- Fuyez avec moi.
-
-- C'est impossible, Zésim, à quoi pensez-vous?
-
-- Je ne vois pas d'autres moyens de salut que la fuite et un mariage
-secret.
-
-- Oh! Zésim! A quoi me servira la bénédiction du prêtre, si la
-malédiction de mes parents pèse sur moi?
-
-- Ce ne sont que des mots, Anitta; on connaît votre caractère d'enfant
-et l'on cherche à vous effrayer.
-
-- Non, Zésim, non, je ne puis pas, ne me condamnez pas. Je vous aime
-plus que tout; mais après vous, j'aime et je respecte mes
-parents. Je ne peux pas les affliger, non, je ne le peux pas.
-
-- Vous manquez de courage; tout ce qui est contre l'usage vous fait
-peur, répliqua Zésim. Pour l'amour de Dieu, fermez donc les yeux et
-abandonnez-vous à ma conduite.
-
-- Non, je ne peux pas être si égoïste!
-
-- Oh! justement, l'amour désintéressé et dévoué consiste à s'arracher
-à tout ce qui vous est cher pour suivre le bien-aimé!
-
-- Non, Zésim, c'est de l'égoïsme de ne songer qu'à son propre bonheur
-et de sacrifier celui des autres.
-
-- Anitta, vous ne voulez pas partir parce que vous ne m'aimez pas.
-
-- Zésim!
-
-- Ce n'est qu'un caprice pour vous, un beau rêve, comme disait votre
-mère; au premier obstacle sérieux, vous avez peur et vous reculez.
-
-- Si vous m'aimez réellement, répondit Anitta presque suppliante,
-prenez patience.
-
-- Je vous aime, s'écria Zésim en se levant, et je vous prouverai avec
-quelle ardeur je vous aime. Si vous pouvez supporter d'être séparée
-de moi, moi je ne puis survivre à votre perte et je n'y survivrai
-pas. Il vaut mieux en finir et se fermer volontairement les yeux que
-d'être condamné à voir comment les flammes s'éteignent et comment
-les roses se flétrissent.
-
-- Non! A quoi pensez-vous? murmura Anitta. Voulez-vous me punir de mon
-amour? Sera-ce la récompense de ma fidélité?
-
-- Je n'ai plus d'espoir, dit Zésim en soupirant; à quoi bon vivre?
-
-- Est-ce que je ne vous appartiens plus?
-
-- Non, vous appartenez à vos préjugés, Anitta, aux idées de nourrice
-et aux opinions de gouvernante qu'on vous a inoculées.
-
-- Quelles affreuses paroles me dites-vous là?
-
-- Dans ce monde barbare on ne marche pas sur des fleurs, répondit
-Zésim; nous sommes brutalement attaqués; il faut nous mettre en
-défense sans avoir d'égards pour rien ni pour personne: autrement
-nous périrons.
-
-- Mieux vaut périr, dit Anitta tristement, que de faire mal.
-
-- Bien, alors, mourez avec moi."
-
-Zésim attira la pauvre jeune fille sur son coeur palpitant et la
-regarda en face avec des yeux ardents de fièvre.
-
-"Pourquoi ne mourrais-je pas avec vous? répondit-elle d'une voix
-sérieuse et douce, si toute espérance était perdue? Mais tout peut
-encore tourner à bien.
-
-- Le courage vous manque même pour cela!"
-
-Zésim riait amèrement.
-
-"Je ne sais pas, murmura Anitta, vous êtes si étrange aujourd'hui. Je
-ne vous reconnais plus du tout.
-
-- Je suis étrange parce que j'ai pris au sérieux ce qui n'était qu'un
-jeu, n'est-ce pas?
-
-- Je ne me suis pas jouée de vous.
-
-- Certes non, répondit-il, vous croyez m'aimer, et en ce moment vous
-êtes encore décidée à me rester fidèle. Mais demain peut-être
-aurez-vous d'autres sentiments, et après-demain vous serez perdue
-pour moi. Puis-je demeurer calme quand on foule au pied mon idéal,
-quand on me ravit pour toujours la foi, l'espérance? Puis-je
-continuer à vivre sans amour, sans confiance, sans dieux? Non, j'ai
-horreur des nuages et des ténèbres, j'ai besoin d'un ciel pur et
-serein, et si on me l'obscurcit, j'aime mieux mourir. Une balle me
-donnera la liberté. Je ne suis pas fait pour être esclave. Une
-existence dans laquelle je traînerai éternellement les chaînes du
-doute me paraît sans valeur aucune.
-
-- Zésim... vous n'avez pas le droit de vous tuer!... s'écria Anitta en
-l'étreignant avec angoisse; si je suis si peu de chose pour vous,
-souvenez-vous au moins de votre mère. C'est le délire qui parle par
-votre bouche.
-
-- Je suis très calme, vous le voyez bien.
-
-- Donnez-moi votre parole d'honneur que vous ne vous tuerez pas, dit
-Anitta suppliante.
-
-- Vous venez là comme un souverain qui me fait grâce de la peine de
-mort et qui m'accorde la faveur des travaux forcés à
-perpétuité. Est-ce la pitié?
-
-- Non, ce n'est pas de la pitié, dit Anitta; je vous aime te je veux
-sauver votre vie pour moi, car elle m'appartient. - Elle le serra
-dans ses bras et lui donna un baiser. - Ah! je voudrais seulement
-gagner du temps! Mon coeur me dit qu'un amour fidèle doit
-triompher. Nous serons encore heureux, Zésim, si vous voulez avoir
-confiance en moi."
-
-Zésim secoua la tête.
-
-"Avant tout, votre parole d'honneur!
-
-- Voici ma main.
-
-- Vous ne vous tuerez pas!
-
-- Non!"
-
-Il sourit amèrement.
-
-"Et vous croirez en moi?
-
-- Oui, en vous; mais je me défie du temps. C'est une puissance
-redoutable qui détruit tout. Vous ne la connaissez pas encore. Elle
-tue d'une manière lente mais irrésistible les sentiments, les
-désirs, les projets, les passions, les souvenirs en les
-pétrifiant. Voir devenir indifférent un être que l'on aime est bien
-plus douloureux que d'être trahi par lui dans l'enivrement du
-bonheur. Je n'espère plus rien; aussi je vous rends votre liberté.
-
-- Vous ne m'aimez plus, dit Anitta en se levant brusquement, voilà la
-vérité!
-
-- Je vous aime d'un amour indicible, répondit Zésim, mais je ne peux
-pas, je ne veux pas voir comment, par de petits et misérables
-moyens, on détournera peu à peu votre coeur de moi, sans que vous
-vous en aperceviez et le sachiez. Et le jour viendra où vous-même
-vous trouverez de bon ton de sourire de cette folie de jeunesse.
-
-- Oh! combien vous me connaissez peu!
-
-- Prouvez-moi que je me trompe, continua Zésim; moi, je vous aimerai
-toujours. Montrez-vous forte; conservez-moi votre amour et votre
-fidélité. Qui vous en empêche, même sans vous enchaîner par des
-serments? Ce que je ne veux pas, c'est que vous me trahissiez; aussi
-ne doit-il y avoir entre nous aucun lien, ni promesse, ni foi
-jurée. Vous êtes libre, et je le suis. Nous n'avons plus aucune
-obligation l'un envers l'autre, et tout engagement cesse entre
-nous. Puis nous verrons que ce l'avenir apportera.
-
-- Ah! Zésim, vous êtes dur pour moi; je ne l'ai pas mérité."
-
-Elle retomba sur le banc, et couvrit son visage de ses mains. Des
-larmes brûlantes coulaient sur ses joues.
-
-"Je ne puis m'empêcher de penser ainsi; condamnez-moi, mais je ne puis
-m'en empêcher!" s'écria Zésim.
-
-Il lui serra la main et se leva avec effort pour partir.
-
-"Vous m'abandonnez? Vous pouvez m'abandonner?
-
-- Fuyez avec moi, Anitta.
-
-- Non, je ne le peux pas.
-
-- Alors, adieu!"
-
-Il s'éloigna rapidement, et elle resta dans l'église sombre, seule
-avec ses larmes et la souffrance de son jeune coeur.
-
-
-XIX
-
-DANS LE FILET
-
-Je place maintenant ma destinée entre tes mains. POUSCHKINE.
-
-
-Dragomira fut instruite par Sessawine de la catastrophe qui avait
-anéanti l'amour de Zésim dans son printemps. Il lui raconta l'histoire
-comme une nouveauté piquante dont parlait toute la ville et ne
-s'aperçut pas le moins du monde de l'effet que ses paroles
-produisaient sur la mystérieuse jeune fille.
-
-Cette belle créature, qui paraissait froide et qui savait si bien se
-dominer, perdit, pour quelques instants, tout empire sur
-elle-même. Elle poussa d'abord un léger cri, qu'il prit pour
-l'expression de son étonnement, tandis que dans ce cri vibraient toute
-la douleur et toute la révolte désespérée d'une âme à la torture; puis
-elle devint toute blanche; ses lèvres mêmes pâlirent, et la seconde
-d'après, cette pâleur de mort disparut sous une rougeur
-enflammée. Elle se leva brusquement et se mit à aller et venir, en
-proie à une vive émotion.
-
-"Racontez-moi donc, murmura-t-elle, racontez-moi tout ce que vous
-savez. Les parents l'ont éconduit, et elle... elle aussi?... et elle se
-marie avec le comte Soltyk? Avez-vous bien compris?
-
-- Oui, certainement," répondit Sessawine sans s'étonner le moins du
-monde des façons de Dragomira.
-
-Il y a des hommes qui ont des yeux pour ne point voir.
-
-"Elle a joué et badiné avec lui, voilà tout, et le pauvre lieutenant a
-cru que c'était sérieux.
-
-- Et elle pend le comte?
-
-- Pourquoi ne le prendrait-elle pas?"
-
-Dragomira s'était remise; elle avait reconquis son visage calme de
-tous les jours, ses couleurs délicates et son regard froid.
-
-"Qu'ai-je donc? se demanda-t-elle à elle-même en allant se rasseoir
-dans le coin du divan, pendant que Sessawine continuait son
-récit. C'est comme si j'avais la fièvre; mon coeur se serre
-convulsivement. Pourquoi tout cela? Parce que je sais Zésim
-malheureux? Non. Parce qu'il a pu se passer si vite de moi, parce
-qu'il a donné son coeur à une autre? Serais-je jalouse? Je l'aime
-donc?"
-
-Un frisson lui courut partout le corps à cette pensée. Cependant,
-lorsque Sessawine l'eut quittée, elle se mit son secrétaire, jeta
-quelques lignes sur le papier et les envoya à Zésim.
-
-Il arriva sur le champ. Chose curieuse, lorsqu'elle entendit le
-cliquetis de son épée, elle courut à son miroir et arrangea vite ses
-cheveux.
-
-On frappa; il entra le coeur serré et l'esprit troublé; elle vint au
-devant de lui et lui tendit les deux mains avec une gaieté et une
-cordialité qu'elle n'avait jamais eues jusqu'à présent.
-
-"Savez-vous qu'il y a bien longtemps que vous n'êtes venu? dit-elle.
-
-- En effet, je me sens coupable à votre égard.
-
-- Je voulais être fâchée contre vous, mais quand je vous ai vu entrer,
-tout a été pardonné et oublié.
-
-- Je vous remercie bien."
-
-Elle s'assit de nouveau sur le divan, et il prit un fauteuil près
-d'elle. Tous les deux se taisaient. Ils regardaient tristement et
-fixement dans le vide, et elle étudiait avec un intérêt douloureux son
-visage pâli et ridé par le chagrin.
-
-"Qu'avez-vous? dit-elle enfin, en lui posant une main sur
-l'épaule. Vous n'êtes plus joyeux de vivre comme vous l'étiez."
-
-Zésim la regarda sérieusement.
-
-"Vous avez raison, répondit-il d'une voix qui tremblait, la vie est
-vraiment une laide chose, et ce qu'il y a de mieux, c'est de mettre
-fin aussi vite que possible à cette triste bouffonnerie.
-
-- On vous a affligé?
-
-- Non, pas du tout.
-
-- On vous a affligé, offense, trahi; je sais tout."
-
-Zésim haussa les épaules en souriant amèrement.
-
-"Aimez-vous réellement cette jeune fille? continua Dragomira, je ne
-sais pas, mais elle me semble bornée, enfant et assez peu spirituelle,
-bref, insignifiante.
-
-- Pardonnez-moi si je ne vous réponds pas là-dessus.
-
-- Vous avez raison, et cela vous fait honneur de ne vouloir rien dire
-de défavorable au sujet d'une dame pour laquelle vous avez un
-sentiment; mais sa conduite à votre égard, sa conduite seule suffit
-pour le ma faire condamner."
-
-Zésim garda le silence.
-
-Dragomira le regarda et lui tendit la main.
-
-"Je vous comprends, Zésim, et je vous promets de ne plus vous dire un
-mot de cette affaire; mais ne vous abandonnez pas ainsi, arrachez
-courageusement le trait de votre blessure, et elle guérira, elle
-guérira plus vite que vous ne le pensez et ne l'espérez. Je veux
-essayer de vous consoler. Il y eut un temps où vous restiez volontiers
-près de moi.
-
-- Vous me confondez."
-
-Zésim saisit les mains de Dragomira et les baisa.
-
-"Nous recommencerons à être bons amis comme autrefois.
-
-- Que vous me rendez heureux, Dragomira! Vous ne vous doutez pas
-combien tous ces jours-ci j'ai aspiré après vous!
-
-- En vérité?"
-
-Elle se pencha vers lui, les joues rougissantes et les yeux brillants.
-
-"Sans cela, serais-je venu si vite?
-
-- Je vous crois, Zésim; aussi je veux vous voir maintenant plus
-souvent chez moi; je veux vous voir tous les jours, chaque
-soir. Viendrez-vous?
-
-- Si je puis, certainement. Vous me faites beaucoup de bien,
-Dragomira, avec votre regard affectueux, avec vos bonnes paroles. Il
-mes emble que je suis un esclave dont on brise les fers.
-
-- Oui, je veux vous rendre libre, s'écria la belle jeune fille, tout à
-fait libre."
-
-Zésim la considéra avec un certain étonnement.
-
-"Si vous le voulez, dit-il au bout d'un instant, vous réussirez; car
-je crois que vous pouvez tout ce que vous voulez sérieusement."
-
-Après le départ de Zésim, Dragomira resta ballottée par une tempête de
-pensées et de sentiments. Elle était étendue sur son divan, comme une
-Madeleine repentante, la tête dans ses mains, et elle méditait
-profondément. Elle était assez courageuse pour ne pas se mentir à
-elle-même. Ce secret dont elle ne s'était peut-être pas doutée jusqu'à
-ce jour, se dressait maintenant en pleine lumière devant son âme; et
-elle se l'avouait à elle-même tranquillement, et avec une amère et
-douloureuse abnégation.
-
-Elle aimait Zésim.
-
-Elle ne pouvait plus en douter; elle l'aimait, et cet amour n'était
-pas une passion ardente, un jeu riant et radieux, un enthousiasme de
-l'imagination; cet amour l'avait envahie silencieusement et
-irrésistiblement; il ne faisait plus qu'un avec elle; elle était dans
-chaque goutte de son sang, dans chaque frémissement de ses nerfs, dans
-chacun des sombres et mystérieux replis de son âme; cet amour, dans
-cette étrange jeune fille, n'était ni une aspiration, ni un désir,
-mais une fatalité plus forte qu'elle-même, plus forte que sa volonté
-de fer qui pourtant ne fléchissait devant rien. Elle l'aimait;
-pourquoi se défendait-elle contre cet amour? Pourquoi avait-elle
-autrefois tenu Zésim loin d'elle, lorsque son propre coeur à elle,
-débordant de tendresse, palpitait de joie et d'espérance? Pourquoi?
-Pourquoi maintenant se sentait-elle frissonner à la pensée de l'aimer
-et d'être aimée de lui?
-
-Parce que cet amour pouvait être aussi pour lui une fatalité; parce
-que, comme ces fiancées mises au tombeau avant le jour du mariage, qui
-viennent à minuit danser des rondes fantastiques, elle devait donner
-la mort dans un baiser.
-
-Elle se sentait de la pitié pour lui. En avait-elle le droit? Non,
-certes non. Ou elle croyait à l'enseignement de ses prêtres, ou elle
-n'y croyait pas. Si elle y croyait, c'était son devoir de sauver l'âme
-de Zésim, même quand il lui eût été indifférent, à plus forte raison,
-puisqu'elle l'aimait. Etait-ce de l'amour que de laisser son âme se
-perdre, que de mettre en danger son bonheur éternel pour quelques
-vaines et folles joies terrestres? Mais pouvait-elle l'aimer?
-
-Oui, elle le pouvait. Il ne lui était pas défendu de donner à un homme
-son coeur et sa main. La vie en elle-même est un péché qui ne peut
-s'expier que dans les tourments. Que cette vie s'écoule dans un désert
-ou dans un harem, elle n'en est pas moins un malheur et l'expiation
-reste la même. Elle l'aimerait et se réjouirait d'être aimée; elle
-irait avec lui devant l'autel; elle deviendrait sa femme et puis... elle
-apaiserait Dieu avec lui par un sacrifice aussi sanglant et aussi
-saint que ceux d'Abraham et de Jephté.
-
-Le lendemain matin, Zésim envoya à Dragomira un bouquet de camélias
-blanc et de violettes. Elle fut heureuse de ce présent, comme un
-enfant, porta le bouquet à ses lèvres à plusieurs reprises et le plaça
-elle-même dan un vase.
-
-Zésim était dans un état d'esprit qui le surprenait lui-même et
-l'effrayait. Il aimait Anitta, il était désolé de la perdre, et en
-même temps il sentait que Dragomira l'enveloppait d'un filet magique
-et l'attirait à elle avec une force irrésistible.
-
-Nous ne sommes jamais plus disposés à tomber dans un piège enchanté
-que quand nous aimons, et que nous sommes séparés de l'objet de notre
-amour. Tel se trouvait Zésim au milieu du vertige du monde, seul avec
-ses sentiments, ses rêves, ses ardents désirs, ses brûlantes
-aspirations. L'être charmant à qui il aurait voulu confier les plus
-secrètes et les meilleurs émotions de son âme lui semblait disparu
-pour toujours; personne n'était là pour entendre ses serments, ses
-paroles passionnées; personne, pour partager sa douleur; personne,
-pour dissiper ses doutes.
-
-C'est en ce moment que du nuage qui l'enveloppait il voyait sortir de
-nouveau la belle et sévère figure de sa compagne d'adolescence, et il
-se laissait aller, presque sans en avoir conscience, avec une nouvelle
-ardeur, un nouvel enthousiasme, à cette séduisante et trompeuse
-impression.
-
-Il n'y a donc pas lieu de s'étonner s'il vint le soir beaucoup plus
-tôt qu'on ne l'attendait, ce qui l'obligea de se contenter pendant
-quelques moments de la société de Cirilla, qui jouait avec beaucoup
-d'habileté son rôle de bonne et brave tante. Dragomira était encore à
-sa toilette, elle qui d'habitude dédaignait toute espèce de parure et
-affectait un mise d'une simplicité et d'une humilité
-monastiques. Lorsqu'enfin elle entra un froid et fier sourire sur les
-lèvres, Zésim se demanda ce qui lui était arrivé. Il lui semblait
-qu'il n'avait jamais encore vu Dragomira et qu'il l'apercevait pour la
-première fois, tellement elle lui apparaissait changée. La religieuse,
-la pénitente était devenue une dame du monde, richement et
-coquettement habillée comme si elle partait pour faire des
-conquêtes. D'un seul coup d'oeil il lui découvrit cent nouveaux
-attraits. Elle lui paraissait plus grande, d'une taille plus pleine et
-plus majestueuse avec la longue robe de soie traînante et la kazabaïka
-de velours rouge garnie de zibeline, qui, pour la première fois,
-faisait ressortir aux yeux émerveillés du jeune homme ce beau cou et
-ces épaules de marbre. Combien était joli ce petit pied chaussé de
-pantoufles turques brodées d'or! Combien était splendide dans son
-abondance superbe cette chevelure blonde, retenue et non serrée par un
-ruban rouge, et pourtant un camélia blanc au milieu de ses flots d'or.
-
-Elle tendit la main à Zésim et le fit asseoir près de la
-cheminée. Cirilla allait et venait pour préparer le thé et laissait
-continuellement les deux jeunes gens seuls ensemble, sans avoir l'air
-d'y mettre aucune intention. Dragomira employait chacun de ces
-moments-là à envelopper Zésim de nouveaux lacs enchantés. Elle voyait
-l'effet qu'elle produisait sur lui et elle l'augmentait encore par ses
-paroles et ses regards. Elle voulait plaire, ravir, conquérir, et elle
-y réussissait complètement. C'était comme si elle avait été emportée
-avec Zésim vers l'Océan, sur une petite barque sans voile ni rames;
-mais aucun des deux ne demandait où ils étaient entraînés.
-
-On prit le thé; on se raconta gaiement et sans y attacher, du reste,
-aucune importance, les nouvelles de la ville; puis Cirilla sortit de
-la chambre.
-
-La tête de Zésim était remplie des idées les plus contradictoires et
-son coeur était agité par les sentiments les plus étranges. Il se mit à
-marcher à grands pas dans la chambre. La pâleur et la rougeur se
-succédaient sur ses joues, que les émotions et les chagrins des
-dernières semaines avaient profondément creusées.
-
-Enfin Dragomira se leva lentement. Elle vint se mettre devant lui, et,
-le regardant fixement de ses yeux bleus, lui posa ses mains sur les
-épaules;
-
-"Pauvre ami!" dit-elle doucement.
-
-Il baissa la tête et garda le silence.
-
-"Vous êtes malheureux, continua Dragomira, vous vous consumez dans le
-chagrin. Ah! si je pouvais faire quelque chose pour adoucir votre
-peine!
-
-- Vous pouvez tout faire, reprit-il les yeux toujours baissés, tout.
-
-- Faut-il parler à Anitta?
-
-- Non, pour l'amour de Dieu! non!"
-
-Il leva vers le froid et beau visage de la jeune fille ses yeux
-désespérés et humides de larmes.
-
-Que puis-je faire alors?"
-
-Il baissa de nouveau la tête; alors, Dragomira posa sa petite main sur
-son épaule et lui effleura le front de ses lèvres. Ce ne fut qu'un
-léger souffle qui alla d'elle à lui, mais il suffit pour déchaîner la
-passion que son coeur ne pouvait plus maîtriser.
-
-"Dragomira!" murmura-t-il. Et il l'attira à lui. Mais elle se dégagea
-rapidement de ses bras et recula d'un pas.
-
-"Non! s'écria-t-elle; non! non!"
-
-Mais bientôt, avec une décision soudaine, infernale, elle l'entoura
-elle-même de ses bras et lui donna un baiser.
-
-"Maintenant, partez! ordonna-t-elle en s'écartant de lui avec un
-mouvement de pudeur et de confusion virginales; partez!
-n'entendez-vous pas? Je le veux."
-
-Zésim demeura un moment immobile et étonné; puis il obéit, sortit
-rapidement de la chambre et descendit l'escalier. Quand il fut dans la
-rue, le bruit d'une fenêtre qui s'ouvrait se fit entendre, et
-Dragomira apparut, se penchant vers lui.
-
-"Bonne nuit! lui cria-t-il.
-
-- Au revoir!" répondit-elle, en lui jetant le camélia blanc qu'elle
-avait rapidement enlevé de ses cheveux.
-
-PASTORALE
-
-Le livre le plus merveilleux des livres est le livre de l'amour.
-GOETHE.
-
-
-Depuis des semaines, le comte Soltyk se trouvait dans un état
-absolument nouveau pour lui et qui surexcitait au plus haut point tous
-les instincts de sa nature. Un jour lui paraissait d'ailleurs s'enfuir
-comme une seconde, et les événements d'une année se renfermer dans les
-vingt-quatre heures d'une journée. Il lui semblait faire un de ces
-rêves où l'on s'égare dans une contrée qu'on n'a jamais vue, dans un
-édifice inconnu et mystérieux dont on sent la voûte peser sur sa tête;
-on cherche avec une indicible angoisse à sortir par des ouvertures qui
-deviennent de plus en plus étroites; on monte un escalier dont les
-marches sont de plus en plus hautes et raides, et une fois parvenu en
-haut, on se précipite dans les airs pour fendre l'espace sans ailes.
-
-Jamais, jusqu'à ce jour, il ne lui était arrivé de voir une femme le
-dédaigner ou lui résister: toutes semblaient attendre un signe de lui,
-avec un doux sourire, comme des odalisques; et peut-être était-ce pour
-cela qu'aucune n'avait réussi à le conquérir ou à l'enchaîner. Et,
-maintenant il avait rencontré une jeune fille qui ne s'occupait
-nullement de lui, dont la pensée le tourmentait et le bouleversait. Il
-allait et venait comme si les Furies l'eussent poursuivi; tel qu'une
-bête fauve traquée par les chiens, il sortait précipitamment de son
-palais pour se rendre au club, du club il allait au café, du café sur
-la promenade et de la promenade chez quelque brillante dame à la mode;
-enfin épuisé et mécontent, il finissait toujours par revenir à
-l'endroit qu'il ne pouvait fuir malgré tous ses efforts, c'est-à-dire
-à la porte du petit palais Oginski.
-
-Il était toujours occupé d'Anitta et rien que d'elle, tout en ne la
-voulant pas, tout en raillant et maudissant sa faiblesse. Plus d'une
-fois il jeta à terre le bouquet que le jardinier apportait pour elle
-et le foula aux pieds. Et c'est justement à cause de cela qu'Anitta
-recevait tous les jours les fleurs les plus magnifiques avec sa carte;
-à cause de cela que tous les jours elle le voyait passer en voiture ou
-à cheval devant ses fenêtres; à cause de cela qu'elle le rencontrait
-toujours sur son chemin. Dès qu'elle mettait le pied dans la rue, il
-était déjà là devant elle, apparaissant à l'improviste et semblant
-sortir de terre comme un être surnaturel. Faisait-elle une emplette?
-Il restait comme un laquais devant la porte du magasin, pour lui
-porter ses paquets. Allait-elle sur la promenade? Il était à son
-côté. Montait-elle en traîneau? Il galopait à côté d'elle. Au théâtre,
-il l'attendait au bas de l'escalier, la conduisait à sa loge, lui
-ôtait son manteau, et se contentait ensuite de la contempler de loin,
-jusqu'à ce que la représentation fût terminée. Alors, il apparaissait
-de nouveau pour l'aider à s'envelopper et à monter en voiture. Ces
-hommages se renouvelaient dans les concerts et les soirées. Ce qui
-n'empêchait pas le comte de faire chaque après-midi sa visite au
-palais Oginski.
-
-Tout le monde parlait de son choix, de sa passion et, en général, on
-enviait à Anitta cette brillante conquête. Elle seule ne se montrait
-nullement ravie; au contraire, quand elle était dans la compagnie de
-Soltyk, elle tenait sa tête baissée, et s'il lui arrivait de lever ses
-beaux yeux si expressifs, ce n'était certainement pas pour répondre
-aux regards enflammés du comte. Elle restait toujours polie,
-cérémonieuse, sérieuse et laconique.
-
-Toutes les représentations de ses parents, tous les discours les plus
-persuasifs de ses amies échouaient contre cette volonté silencieuse et
-simple, mais inébranlable. Les jours succédaient aux jours, les
-semaines aux semaines, et Soltyk n'avait pas avancé d'un pas.
-
-Le jésuite voyait cela avec inquiétude et déplaisir. Il connaissait
-Anitta depuis le berceau; il l'avait toujours traitée avec une sorte
-d'amour paternel; il croyait être sûr de ses inclinations, et, grâce à
-son caractère sacré, il se figurait posséder sur elle une autorité
-plus haute et plus efficace que ses parents eux-mêmes. Il résolut de
-faire valoir cette autorité au bon moment, et l'occasion s'en présenta
-plus tôt qu'il n'eût osé l'espérer.
-
-Le P. Glinski vint vers midi chez Oginski, et ne trouva à la maison
-qu'Anitta. Elle accourut à sa rencontre, le salua affectueusement, lui
-baisa la main; puis elle se remit à son métier, et reprit sa broderie
-interrompue. Le jésuite s'était placé derrière elle et regardait
-par-dessus son épaule la broderie à moitié faite.
-
-"Un travail symbolique, dit-il avec un fin sourire.
-
-- Comment cela? demanda Anitta sans changer de position.
-
-- Est-ce que ce ne sera pas une pantoufle?
-
-- Sans doute.
-
-- Eh bien! tu te familiarises déjà en imagination avec l'attribut à
-venir de ta puissance, mon enfant. Que mon cher comte sera heureux
-sous ce joug charmant!
-
-- Votre cher comte?..." murmura Anitta.
-
-Et elle se tourna vers le jésuite d'un air résolu:
-
-"...Je ne pense nullement à lui imposer mon joug.
-
-- Ah! oui, je connais ce jeu mêlé de réserve virginale et de
-coquetterie féminine; je le connais mieux que tu ne crois. C'est
-amusant... pour un temps... puis cela devient ennuyeux et insupportable.
-
-- Si je pouvais arriver à devenir insupportable au comte, répliqua
-Anitta avec un léger sourire, je me traînerais sur les genoux à
-Ezenstochau (1) [(1) Pèlerinage célèbre en Pologne.].
-
-- Ne plaisante pas.
-
-- C'est très sérieux.
-
-- As-tu toujours ce lieutenant dans la tête?
-
-- Dans le coeur, Père Glinski, certainement.
-
-- Folie!
-
-- C'est possible; mais voilà pourquoi je ne serai jamais la comtesse
-Soltyk."
-
-Le jésuite se rapprocha encore d'Anitta, lui prit les mains et la
-regarda affectueusement dans les yeux. Pour lui aussi c'était
-sérieux. Ce n'était pas un intrigant; il voulait le bonheur du comte
-et de la jeune fille; il les considérait et les aimait tous les deux
-comme ses enfants.
-
-"Anitta, dit-il, la vie n'est pas un amusement, mais une lutte
-terrible dans laquelle nous avons des devoirs sacrés à accomplir. Nous
-ne devons pas obéir à nos goûts et à nos désirs passagers, mais nous
-devons agir selon notre raison et notre conscience.
-
-- Eh bien! justement, ma raison et ma conscience m'ordonnent de
-choisir un mari que j'aime, car ce n'est qu'à ce mari-là que je
-pourrai faire les sacrifices que le mariage impose à une femme; ce
-n'est qu'avec lui que je pourrai remplir les devoirs que j'ai envers
-Dieu et envers les hommes."
-
-Le P. Glinski se trouva désarmé pour un instant, mais pour un instant
-seulement.
-
-"Soit, mon enfant, dit-il, mais est-ce que le comte Soltyk n'est pas
-digne de ton amour? Y a-t-il une jeune fille qui le regarde avec des
-yeux indifférents? Certes, c'est un conquérant; tous les coeurs battent
-plus fort quand il apparaît, et cet homme, que toutes voudraient
-enchaîner, est à tes pieds, et tu serais la première, la seule qui ne
-pourrait pas l'aimer? Non, je ne te crois pas, personne ne te
-croira. Ce sont là des imaginations d'enfant, c'est un caprice
-blâmable; blâmable parce qu'il chagrine tes parents, aussi bien que
-moi, ton second père, et doublement blâmable parce que tu sacrifies
-ton propre bonheur à une fantaisie."
-
-Le jésuite continua à parler sur ce ton. Elle semblait se soumettre
-sans combat. Penchée sur son métier, elle ne répondait pas une
-syllabe, ne faisait pas un mouvement; rien ne protestait ni dans son
-air, ni dans son regard. Mais lorsqu'à la fin le père lui chuchota à
-l'oreille: "N'est-ce pas? tu y vois clair maintenant, et tu ne vas pas
-résister plus longtemps et refuser de dire oui au comte?" Anitta lui
-lança un regard rapide et malicieux et se contenta de secouer la tête.
-
-Le jésuite partit en soupirant, avec moins d'espoir qu'il n'en avait
-lorsqu'il était venu. Il se garda bien de parler au comte de sa
-tentative manquée auprès de la petite mutine; seulement lorsqu'il le
-vit dans l'après-midi faire soigneusement sa toilette pour sa visite
-habituelle chez les Oginski, il haussa les épaules avec compassion
-comme s'il voulait dire: Puisque je n'ai pas réussi , tu ne réussiras
-pas mieux, malgré ta jolie moustache noire.
-
-Et cependant le hasard sembla favoriser le comte.
-
-Quand il arriva chez Oginski, il trouva Anitta tout en larmes.
-
-"Qu'avez-vous? demanda-t-il avec un empressement et une émotion dont
-la sincérité ne pouvait être mise en doute, au nom du ciel,
-calmez-vous, mademoiselle!
-
-"Anitta pleure la perte de son favori, monsieur le comte, répondit Mme
-Oginska, elle a trouvé son serin mort dans la cage, subitement, sans
-qu'il ait été malade."
-
-Anitta tenait le petit cadavre allongé dans sa main rose, et elle le
-montra au comte, sans pouvoir dire un mot, à cause de son chagrin.
-
-"Pauvre petite bête! dit-il; mais il n'est pas impossible de le
-remplacer."
-
-Anita secoua la tête.
-
-"Nous trouverons bien quelque chose qui vous console, continua Soltyk,
-même quand il faudrait dépouille tous les pays pour vous arracher un
-sourire, mademoiselle. Ah! Je vous en prie, ne pleurez pas. Je
-mettrais le monde entier ou ma tête à vos pieds, pour vous rendre la
-gaîté."
-
-Il prit congé en toute hâte et Anitta resta seule avec son petit
-favori mort et son chagrin.
-
-Lorsque le comte revint et s'approcha d'Anitta, un sourire heureux,
-presque enfantin, se jouait sur ses lèvres orgueilleuses, et ses yeux
-sombres brillaient d'un éclat triomphant. Il présenta le bras à la
-jeune fille, qui avait encore des larmes à ses longs cils soyeux, et,
-sans dire un mot, la conduisit dans la serre. Là se trouvaient une
-demi-douzaine des serviteurs du comte; chacun d'eux tenait un sac, et,
-quand le comte, comme un sultan, frappa dans ses mains, tous les sacs
-furent grands ouverts. De tous côtés, avec des gazouillements sonores,
-des serins d'un jaune éclatant s'échappèrent, se mirent à voltiger
-autour des deux jeunes gens, et allèrent se percher sur les feuilles
-et les branches flexibles des palmiers, des orchidées, des lianes, des
-orangers et des citronniers, remplissant l'air de leurs sifflements
-joyeux et de leurs chants.
-
-Anitta resta toute surprise un moment; puis un doux sourire apparut
-sur son visage; elle essuya ses yeux et tendit la main au comte pour
-le remercier. Les serviteurs, sur un signe du maître, s'étaient
-promptement éloignés.
-
-"Je vous ai apporté, dit le comte en riant, tous les serins que j'ai
-pu découvrir dans Kiew. Peut-être, dans la quantité, en trouverez-vous
-un qui soit digne de devenir votre favori."
-
-Anitta ouvrit sa bouche vermeille; elle voulut parler, mais la parole
-expira sur ses lèvres devant le regard enflammé du comte, et elle se
-détourna, intimidée et confuse, pour aller sous la voûte verdoyante et
-sombre des plantes exotiques à travers lesquelles voltigeaient, en
-folâtrant, les petits oiseaux jaunes comme de l'or. Un d'entre eux,
-qui avait une huppe noire et les ailes nuancées de noir, voleta autour
-de la tête d'Anitta et se posa sur son épaule. Elle lui présenta le
-doigt; l'oiseau s'y percha avec confiance, et, comme elle l'approchait
-tendrement de ses lèvres; il se mit à chanter.
-
-"Il est tout triomphant de la faveur qu'il a obtenue, dit Soltyk. O
-combien j'envie à cette petite bête son heureux sort!"
-
-Anitta n'osait pas regarder le comte. Elle éprouvait une sorte
-d'anxiété; elle se sentait déjà à moitié en son pouvoir, et se
-défendait contre le charme qui s'emparait d'elle.
-
-"Vous êtes bonne, continua le comte en saisissant les mains d'Anitta,
-vous avez un coeur pour tous, excepté pour moi. Pourquoi faut-il que je
-reste comme l'ange déchu à la porte du paradis? Pourquoi n'avez-vous
-pour moi aucune aimable parole, aucun regard affectueux.
-
-- J'ai de l'affection pour vous, reprit Anitta, en baissant sa jolie
-tête, mais ne me demandez pas de l'amour, je ne peux pas vous en
-donner.
-
-- Etrange jeune fille!
-
-- Pourquoi ne voulez-vous pas être mon ami?
-
-- Je serai tout ce que vous voudrez, chère Anitta, dit Soltyk, il
-n'est rien en ce monde qui ne puisse s'obtenir par une volonté
-énergique; rien qui ne se laisse gagner par un dévouement fidèle;
-pourquoi n'en serait-il pas de même de l'amour, de votre amour,
-Anitta?
-
-- Je ne sais pas, répondit-elle doucement, quoique avec une grande
-fermeté, mais je ne crois pas que l'amour puisse être gagné ni par
-des qualités supérieures, ni par des actions ou des
-sacrifices. L'amour nous est donné ou refusé, sans plus de motif
-dans un cas que dans l'autre. Il y a des puissances supérieures
-auxquelles nous sommes soumis sans pouvoir les approfondir.
-
-- Alors vous ne me donnez aucune espérance?"
-
-Anita resta muette. Le comte lui fit un profond salut et la quitta
-lentement; arrivé à la porte, il la regarda encore une fois. Elle lui
-tournait le dos et baisait son petit favori. Soltyk partit en poussant
-un soupir. Il s'était enfin déclaré, et elle l'avait repoussé. En
-pareil cas il eût haï ne autre femme; elle, il l'aimait encore plus;
-mais toute sa fierté, tout son orgueil farouche se cabrait à la pensée
-qu'un autre pourrait la posséder. Il était résolu à tuer quiconque se
-risquerait à lever le regard sur elle, et il était homme à exécuter
-cette résolution.
-
-
-XXI
-
-EFFET A DISTANCE
-
-De même que la tête de Méduse, cela le tient immobile, d'une façon
-toute puissante. MICKIEWICZ.
-
-
-Il y avait soirée de jeu au palais Oginski, et comme d'habitude
-quelques amis intimes seulement étaient invités. Tous étaient réunis
-dans le petit salon blanc et or, dont les rideaux d'un rouge mat et
-les meubles en style du premier Empire avaient quelque chose de
-pompeux et de guindé.
-
-Le milieu de la salle, agréablement chauffée, était occupé par un
-billard autour duquel les jeunes dames et les jeunes messieurs
-causaient et riaient, tout en déployant leur adresse et leur
-grâce. Dans un coin, près de la cheminée, était une table de jeu; le
-whist habituel était installé; les joueurs étaient M. et Mme Oginski,
-le jésuite et un vieux conseiller d'Etat semblable à une momie de roi
-égyptien introduite dans un frac. Dans un autre coin silencieux, deux
-messieurs jouaient aux échecs, deux personnages assez décrépits,
-anciens cavaliers du temps du czar Nicolas.
-
-Le comte Soltyk paraissait rêver; seulement l'objet de son rêve était
-vivant devant lui. Il ne voyait ni n'entendait rien de ce qui se
-passait autour de lui; ses yeux ne quittaient pas Anitta, ses oreilles
-buvaient toute parole, tout son qui venait de ses lèvres. Elle ne
-pouvait ni prendre une attitude, ni faire un mouvement qu'il
-n'observât, soit que, la queue légèrement appuyée à l'épaule et la
-main droite sur la hanche, elle suivît des yeux les billes qui
-couraient; soit que, sa blanche main posée sur le tapis vert, elle se
-penchât sur la bande pour essayer un nouveau coup; soit que, passant
-un bras autour de la taille d'Henryka, elle appuyât sa jolie tête sur
-l'épaule de son amie. La moindre remarque qu'elle fît, sa respiration,
-le frou-frou de sa légère robe de soie suffisaient pour le mettre dans
-une sorte d'extase.
-
-Enfin il sortit de son rêve. Une bille était sautée hors du
-billard. Anitta et Bellarew coururent tous les deux pour la
-rattraper. Il y eut un temps d'arrêt dans la partie. Henryka, par pur
-badinage et nullement par curiosité, se pencha vers Sessawine
-au-dessus du billard et le questionna d'un ton espiègle.
-
-"Avec qui donc étiez-vous dernièrement à la promenade?
-
-- Avec un monsieur? demanda Sessawine.
-
-- Non, avec une dame.
-
-- Avec ma tante?
-
-- Oh! non! Avec une jeune et très jolie personne. Vous faites semblant
-de ne pas vous en souvenir, mais on vous a vu, vous avez beau le
-nier, cela ne vous sert à rien.
-
-- Oui, Henryka m'en a parlé, dit Anitta avec malice; il paraît que
-vous avez des connaissances très intéressantes que vous nous cachez,
-monsieur Sessawine.
-
-- Ah! je vois qui vous voulez dire, dit Sessawine, qui avait été un
-peu embarrassé; cette jeune dame, c'est Mlle Dragomira Maloutine.
-
-- Une actrice?
-
-- Au contraire, une dame de la meilleure famille. Sa mère est veuve et
-vit sur son domaine. Mlle Maloutine est depuis peu à Kiew, chez une
-vieille tante malade, à qui elle se consacre exclusivement.
-
-- Et est-elle réellement si belle? demanda Anitta, Henryka me la
-décrivait comme une figure de roman.
-
-- Mlle Maloutine ne me fait pas penser à une héroïne de roman, reprit
-Sessawine qui s'animait peu à peu, mais à une héroïne de
-tragédie. Elle a une grandeur calme, simple, je pourrais dire
-classique.
-
-- Ah! vous piquez ma curiosité, dit Anitta, connaissez-vous cette
-merveille, cher comte?
-
-- Non.
-
-- Vous connaissez pourtant toutes les jolies femmes."
-
-Le comte haussa les épaules en souriant.
-
-"Dragomira est la créature la plus remarquable que j'aie rencontrée
-jusqu'à présent, continua Sessawine, souvent elle me fait l'effet de
-s'être échappée d'un conte ou d'une ancienne chronique.
-
-- Alors elle n'a pas grand'chose de moderne, dit Henryka.
-
-- Je vous demande pardon; c'est tout à fait la fille de notre temps,
-qui pèse les étoiles au trébuchet, comme le juif les ducats.
-
-- Quant à cela, je ne comprends pas du tout, dit Anitta.
-
-- Vous devriez faire la connaissance de Dragomira, reprit Sessawine,
-elle m'a fait assister à une scène... Rien que d'y penser j'en ai
-encore le frisson.
-
-- Quelle scène? demanda Henryka.
-
-- Oh! racontez-nous-la! dit Anitta.
-
-- De qui est-il question? demanda Mme Oginska, devenue attentive comme
-les autres.
-
-- D'une intéressante jeune dame que Sessawine connaît depuis peu.
-
-- Une étudiante, sans doute.
-
-- Non, une demoiselle noble, qui vit très retirée chez sa tante, Mlle
-Maloutine.
-
-- La fille du colonel Maloutine?
-
-- Oui, je crois.
-
-- C'est une très bonne famille. Et quel roman y a-t-il avec la jeune
-fille?
-
-- Il n'y a pas eu de roman, noble dame, répondit Sessawine, mais une
-aventure comme on en voit dans les légendes des saints.
-
-- Alors dépêchez-vous donc de la raconter, dirent les jeunes dames du
-ton le plus pressant."
-
-Sessawine décrivit simplement, sans exagération ni embellissement, la
-scène de la cage aux lions, telle qu'elle s'était gravée pour toujours
-dans sa mémoire. A plusieurs reprises, il fut interrompu par des cris
-d'étonnement, d'admiration; le comte Soltyk fut seul à ne donner aucun
-signe d'intérêt à ce récit. Assis à l'écart, les mains jointes, la
-tête penchée devant lui, le regard attaché au sol, il semblait à cent
-lieues de là, tandis qu'en réalité, il était très attentif, et
-écoutait à en perdre la respiration. Quand Sessawine eut fini il ne
-fit pas la moindre remarque, il ne dit pas un seul mot; mais de tous
-ceux qui avaient écouté avec un enthousiasme mêle de frisson, aucun
-n'avait éprouvé une impression qui pût seulement approcher de la
-sienne.
-
-"C'est tout bonnement de l'enthousiasme pour cette belle Dragomira,
-dit Henryka à Sessawine pour le taquiner.
-
-- Je ne m'en défends pas, répondit-il, mais je n'ai aucun motif de
-rougir de mon enthousiasme. Il est impossible de rester indifférent
-en présence de Dragomira. Jadewski lui aussi est enthousiaste de
-cette jeune fille."
-
-Anita tressaillit et se détourna, elle se sentait rougir.
-
-"Il faudra que nous fassions la connaissance de ce phénomène, s'écria
-Henryka.
-
-- Moi aussi, dit Anitta, je serais bien curieuse de la voir.
-
-- Ce n'est pas difficile, dit Oginski en se mêlant à la conversation,
-une jeune fille de bonne famille, irréprochable à tous égards...on lui
-envoie simplement une invitation.
-
-- Mlle Maloutine est très sauvage, répondit Sessawine, mais si vous le
-désirez, je la préviendrai.
-
-- Pourquoi tant de cérémonies? dit Mme Oginska. J'irai lui faire une
-visite avec Anitta, et je suis bien sûre de conquérir cette
-princesse de contes de fées pour notre cercle.
-
-- Sans aucun doute, dit Sessawine, si vous y allez vous-même, Mlle
-Maloutine se tiendra pour très honorée."
-
-Les jeunes dames et les messieurs retournèrent au billard, et la
-partie de whist fut reprise; mais la société ne retrouva plus sa
-tranquillité. On eût dit qu'i y avait là un hôte non invité, qu'on ne
-pouvait ni voir ni entendre, mais dont on sentait la présence, et qui
-vous observait et vous épiait. Une étrangère et hautaine figure se
-tenait près du billard, suivait à table les aimables jeunes couples et
-s'asseyait à côté d'eux comme une ombre menaçante.
-
-Le comte Soltyk surtout subissait ce charme sinistre. Ce n'était pas
-la première fois qu'il faisait la curieuse expérience de l'effet que
-des créatures humaines peuvent produire à distance l'une sur l'autre;
-il avait déjà remarqué combien souvent on est touché et captivé par
-des personnes qu'on ne connaît que par ouï-dire, et dont on est séparé
-par le temps et par l'espace. Il connaissait ce magnétisme; il avait
-déjà maintes fois subi sa toute-puissance; même des personnes qui
-appartenaient à l'histoire, qui avaient vécu bien des siècles
-auparavant, avaient exercé sur lui ce pouvoir magique du fond de la
-tombe où elles n'étaient plus que poussière. Ainsi, une fois, il était
-devenu amoureux à en mourir de la reine Sémiramis. En ce moment, il
-était sous l'influence de Dragomira, qu'il n'avait jamais vue et qui
-n'avait peut-être jamais entendu parler de lui.
-
-Ou bien s'occupait-elle de lui, sans qu'il s'en doutât, et le
-forçait-elle à enfermer ses pensées dans le cercle qu'elle traçait
-autour de lui.
-
-Oui, elle le dominait; oui, elle l'entourait d'un filet magique, et,
-dans le lointain, sa figure semblait sortir d'un nuage d'argent,
-encore indécise et confuse, mais d'autant plus attrayante dans ce
-vague mystérieux.
-
-Le rire sonore d'Anitta l'arracha de son rêve. Il la regarda tout
-surpris et se mit à sourire.
-
-"Ce n'est, en vérité, qu'une délicieuse enfant, et rien de plus,
-pensa-t-il; ce qui convient autour d'elle, ce ne sont pas des lions,
-mais des serins."
-
-Deux jours après, Sessawine arrivait précipitamment chez Dragomira.
-
-"Les dames Oginski veulent absolument faire votre connaissance,
-s'écria-t-il, elles me suivent.
-
-- Qu'est-ce que cela veut dire? demanda Dragomira, sans être surprise
-le moins du monde.
-
-- J'ai parlé de vous avec enthousiasme, et ce que j'ai dit a piqué
-leur curiosité."
-
-Dragomira le menaça du doigt.
-
-"Je vous en supplie, ne faites pas voir que leur visite ne vous
-surprend pas, dit Sessawine, et puis faites-vous bien prier,
-n'acceptez pas trop sans façons leur invitation. Ce n'est qu'à cette
-condition que vous jouerez dans cette maison-là le rôle qui vous
-appartient.
-
-- Je suivrai votre conseil.
-
-- Ah! encore une chose...
-
-- Je dois me faire belle, pour ne pas être trop au-dessous de votre
-dithyrambe, n'est-ce pas?
-
-- Vous avez deviné... c'est pourtant bien inutile, car vous êtes
-toujours belle.
-
-- Alors adieu."
-
-Il lui baisa la main et partit en toute hâte.
-
-Dragomira resta un moment immobile au milieu de la chambre. Le premier
-pas vers le but était fait; elle avait une occasion merveilleuse de
-pénétrer dans cde monde que le comte Soltyk fréquentait, de le
-rencontrer, de lui passer le lacet autour du cou. Tout le reste
-dépendait d'elle, et elle ne manquerait pas à sa tâche.
-
-Elle fit rapidement sa toilette, arrangea ses cheveux et se regarda
-ensuite dans la glace, sans coquetterie et sans orgueil, sérieuse
-comme un artiste qui contemple son oeuvre, ou comme le soldat qui
-examine son arme avant la bataille.
-
-L'instant d'après, Barichar annonçait Mme Oginska et sa
-fille. Dragomira vint au devant d'elles avec un air de satisfaction
-modeste.
-
-"Je suis très agréablement surprise de votre visite, dit-elle, je ne
-puis comprendre ce qui me vaut cet honneur."
-
-Elle invita les dames à prendre place sur le sopha et s'assit
-elle-même à côté d'Anitta.
-
-"Nous avons appris sur vous, ma chère demoiselle, tant de belles
-choses, si extraordinaires, dit Mme Oginska, que nous n'avons pu
-résister plus longtemps au désir de faire votre connaissance. Et je le
-vois bien, cette fois, la renommée n'a rien exagéré. Que vous êtes
-belle, mon enfant! C'est une vraie joie de vous regarder; et quelle
-intelligence, quel courage intrépide dans votre regard! Je n'ai pas de
-peine à croire que les lions vous obéissent; vous êtes vous-même une
-lionne. Oh! que votre mère doit être heureuse et fière!"
-
-Pendant que sa mère parlait, Anitta dévorait des yeux
-Dragomira. Celle-ci, au contraire, n'eut pas besoin de regarder
-longtemps Anitta. D'un seul coup d'oeil elle avait saisi la grandeur et
-la puissance inconscientes de cette jeune fille su simple; d'un seul
-coup d'oeil elle avait mesuré le danger quelle pourrait faire courir à
-ses plans. Elle savait en ce moment qu'il lui serait difficile
-d'arracher le comte Soltyk à cette enfant, mais elle se disait en même
-temps que la lutte pour conquérir Zésim serait une lutte à mort, et
-elle ne s'était pas sans inquiétude sur l'issue du combat.
-
-Ce ne fut qu'au moment du départ, lorsqu'elles se tendirent la main,
-qu'elles se regardèrent toutes les deux bien en face, d'un oeil ferme
-et interrogateur, comme si elles eussent voulu se sonder l'une
-l'autre. Puis elles sourirent et s'embrassèrent.
-
-Quand le comte vint le soir chez Oginski, sa première question fut:
-
-"Eh bien! comment est-elle?
-
-- Etrange et intéressante au-delà de toute expression, répondit Mme
-Oginska.
-
-- Elle est surtout réellement belle," dit Anitta.
-
-Soltyk sourit ironiquement.
-
-"Oh! vous n'avez pas besoin de vous moquer, continua Anitta, j'ai
-pensé à vous tout le temps que je regardais Dragomira. Quel couple
-magnifique vous feriez!"
-
-Mme Oginska lança à sa fille un regard de reproche, pendant que Soltyk
-continuait à sourire.
-
-"Je ne sais pas, continua Anitta avec son sans-gêne d'enfant, mais
-j'ai idée que Dragomira est faite pour vous, et que vous aurez un
-roman avec elle.
-
-- Vous avez entendu qu'elle n'est propre qu'à être une héroïne de
-tragédie.
-
-- Eh bien! soit, une tragédie."
-
-
-XXII
-
-LE REGARD DU TIGRE
-
-Il est un désert sans bornes, désolé, nu, sans source, sans rose;
-seule, la Pyramide s'y dresse comme un dieu, mais il est solitaire,
-morne, gris et sans vie. ANASTASIUS GRUN.
-
-
-Le comte Soltyk revenait du théâtre. Anitta avait assisté à l'Opéra
-avec sa mère, dans la loge qui était en face de lui. Il avait rendu
-visite à ces dames pendant l'entracte et les avait aidées à monter en
-voiture après la représentation. Puis il avait renvoyé son cocher et
-marchait à pied au milieu de la foule qui sortait du théâtre et se
-répandait dans différentes directions. Il était agité, inquiet; il
-éprouvait le besoin de se fatiguer et de s'exposer au froid pour se
-calmer. Quand il fut arrivé près de son palais, il rebroussa chemin et
-prit une rue de côté par où il descendit dans le quartier sombre et
-resserré situé le long du fleuve.
-
-Il se trouva bientôt dans un fouillis de maisons étroites où il devint
-impossible de s'orienter, et il erra à tout hasard dans ce dédale de
-ruelles obscures éclairées seulement par quelques misérables
-lanternes. Il pressentait qu'il allait lui arriver une aventure;
-peut-être la cherchait-il; en tout cas, cet homme aux muscles et aux
-nerfs d'acier n'avait pas la moindre peur. Du reste, l'aventure ne se
-fit pas attendre longtemps.
-
-Le silence de la nuit fut tout à coup interrompu par des jurons
-étouffés et de grossiers éclats de rire que dominait une sonore et
-fière voix de femme. Le comte se dirigea rapidement du côté du
-bruit. A la lueur tremblante d'une lanterne brisée, il vit dans un
-angle de la rue une femme de haute taille, entourée d'une bande de
-jeunes gens contre qui elle se défendait courageusement par ses
-paroles et par son attitude.
-
-Au moment où Soltyk précipitait ses pas pour porter secours à la
-femme attaquée, celle-ci, d'un coup violent, étendit par terre un de
-ses agresseurs; et, pendant que les autres reculaient effrayés, elle
-dirigea sur eux un revolver.
-
-"Celui qui approche, je le tue comme un chien," cria-t-elle d'une voix
-qui ne laissait rien à désirer en fait d'énergie.
-
-Soltyk continua néanmoins à s'avancer vers elle et ôta son chapeau.
-
-"Permettez-moi, mademoiselle, de vous offrir mes services. Vous avez
-besoin de secours à ce qu'il me semble.
-
-- J'ai appris à me défendre moi-même, répondit-elle, pendant que ses
-grands yeux qui brillaient à travers son voile s'attachaient sur le
-comte avec un intérêt particulier. Toutefois j'accepte volontiers
-votre assistance. Donnez-moi le bras."
-
-Cependant l'homme qui avait été renversé s'était relevé, et ses
-camarades revenaient à la charge contre la jeune femme et le comte.
-
-"Voilà pourquoi elle faisait la bégueule, cria l'un de la bande, il
-paraît que notre coeur est déjà donné!
-
-- Ou que le chevalier que nous avons trouvé tout à coup nous plaît
-mieux! ajouta un autre.
-
-- Au moins nous aurons là quelqu'un qui pourra nous rendre des
-comptes, s'écria un troisième.
-
-- Vous rendre des comptes? s'écria Soltyk, vous êtes bien heureux
-qu'on ne vous en demande pas. Au large, ou gare à mon poing!
-
-- Allons-y!"
-
-Le comte n'attendit pas un deuxième défi; il brandit sa canne, et
-après une mêlée de quelques instants, la route fut dégagée. Un des
-assaillants se blottissait dans la neige; un autre, dont le front
-saignait, s'appuyait à la maison. Les autres s'étaient enfuis
-épouvantés.
-
-Soltyk offrit son bras à l'inconnue, et l'accompagna dans la direction
-qu'elle lui indiqua. Cette personne de haute taille, qui marchait à
-côté de lui avec une majesté pleine d'aisance, lui faisait une
-impression particulière, qui le surprenait et le charmait à la
-fois. Jamais, jusqu'à présent, il n'avait vu une femme réunir tant de
-véritable dignité, tant d'indépendance, tant d'assurance. De temps en
-temps il jetait un furtif et rapide regard sur son profil élégant et
-sur la riche chevelure blonde qui, de son petit bonnet d'astrakan,
-tombait jusque sur ses épaules.
-
-A un moment, le regard calme de la jeune femme rencontra le sien; il
-éprouva une sensation tout à fait nouvelle pour lui; pour la première
-fois, une femme ne faisait naître en lui ni idée de passion, ni idée
-de plaisir; il lui semblait que c'était une compagne qu'il avait tout
-à coup rencontrée dans la tempête de la vie et dont il ne voulait plus
-se séparer.
-
-A un coin de rue, l'étrangère s'arrêta, quitta le bras du comte, et
-lui tendit la main en le remerciant.
-
-"N'avez-vous pas besoin de moi? demanda le comte d'un ton discret,
-pendant que ses yeux priaient avec éloquence.
-
-- Je demeure tout près d'ici; je n'ai plus que quelques pas à faire;
-je puis m'en aller seule.
-
-- Du moment que vous l'ordonnez, je n'ai qu'à me séparer de vous,
-répondit Soltyk; je vous avoue pourtant que je suis consterné à
-l'idée de ne plus vous revoir.
-
-- Vous me reverrez.
-
-- Puis-je vous demander?...
-
-- Non, non, dit l'étrangère d'une voix nette et décidée, pour
-aujourd'hui contentez-vous de savoir que je suis une jeune fille
-d'honnête famille, qui, revenant de visiter une amie malade, a été
-attaquée par une bande de rôdeurs de nuit, et qui n'est pas indigne
-de votre protection, comte Soltyk.
-
-- Vous me connaissez?
-
-- Oui, que cela vous suffise. Vous entendrez bientôt parler de moi. Au
-revoir."
-
-Soltyk ôta son chapeau, et elle disparut après lui avoir adressé un
-salut d'une distinction suprême. Il regarda du côté où elle était
-partie et se frappa le front.
-
-"Etais-je donc aveugle? murmura-t-il, c'est elle, ce ne peut être
-qu'elle, l'étrange et audacieuse jeune fille dont Sessawine nous a
-parlé. Des femmes de ce genre ne sont pas nombreuses; c'est la
-première que j'aie rencontrée. Est-ce pour mon bonheur ou pour mon
-malheur?"
-
-Il revint lentement chez lui et resta longtemps assis dans sa chambre
-à coucher, auprès de son feu qui s'éteignait peu à peu, et plongé dans
-d'étranges rêveries.
-
-Le lendemain matin, il s'éveilla avec la pensée qu'il allait la
-revoir, et cette pensée l'accompagna au manège, au club, au dîner, et
-dans l'après-midi chez Oginski.
-
-Quand il entra dans le salon, Dragomira y était.
-
-La maîtresse de la maison les présenta l'un à l'autre, mais c'était
-précisément à ce moment du jour que les Polonais appellent l'heure
-grise, et où l'on aime à se trouver réunis et à causer sans
-lumière. Dans le petit salon régnait un crépuscule argenté; les lourds
-et sombres rideaux augmentaient encore l'obscurité. Le comte
-s'efforçait, mais en vain, de pénétrer avec ses yeux d'aigle le voile
-qui enveloppait Dragomira tout en laissant deviner de charmantes
-choses. Dragomira, d'ailleurs, était assise à côté d'Anitta, à une
-certaine distance de lui. Il ne parvint à distinguer que les contours
-de sa personne; mais en revanche, il entendait, de temps en temps, sa
-belle voix fière et musicale, et il l'écoutait comme dans un rêve. Il
-lui semblait retrouver le vague souvenir d'un ancien conte du temps de
-son enfance. Avait-il déjà entendu cette voix ou était-il le jouet
-d'une illusion?
-
-Il respira quand le vieux valet de chambre entra doucement et posa la
-grande lampe sur la table. Le comte voyait maintenant parfaitement la
-belle jeune fille.
-
-Dragomira avait une robe de velours noir sans ornement et garnie de
-dentelles blanches au bout des manches et autour du cou. Sa chevelure
-d'or, aux souples ondulations, simplement partagée par devant, était
-rassemblée par derrière en un gros noeud. La distinction paisible et la
-noble simplicité de cette toilette rendaient encore plus attrayante la
-tête déjà si remarquable de cette étrange jeune fille. Elle causait
-avec Anitta, et on la voyait presque de dos. Une seule fois, elle
-tourna lentement la tête vers le comte et le regarda de ses grands
-yeux bleus interrogateurs.
-
-Le jésuite observait avec une inquiétude croissante l'effet que
-l'étrangère produisait sur Soltyk, et il vit avec contrariété le comte
-saisir la première occasion de s'approcher d'elle.
-
-"Vous avez tenu parole, dit-il à voix basse.
-
-- Je profite de votre présence, monsieur le comte, pour vous remercier
-de nouveau, répondit Dragomira, et elle lui tendit la main.
-
-- Oh! combien je suis heureux de vous revoir!" murmura Soltyk.
-
-Le P. Glinski s'approcha.
-
-"Ecoutez, cher comte, dit-il, une épouvantable histoire qui est vraie
-et que je viens d'apprendre. Cet atroce événement s'est passé dans le
-pays de Kamieniec Podolski. On a trouvé là, dans un bois, une jeune
-femme à moitié carbonisée sur les restes d'un bûcher.
-
-- Oh! c'est affreux! Et qui est-ce qui a commis cette horreur?
-s'écria-t-on de tous côtés.
-
-- On soupçonne ces gens qu'on appelle les "dispensateurs du ciel" ou
-"paradisiaques" d'y avoir mis la main.
-
-- Cette abominable secte? murmura Sessawine.
-
-- Que savez-vous des doctrines et du culte de ces modernes assassins?
-demanda Mme Oginska.
-
-- Peu de choses, mais un peu plus peut-être qu'on n'en sait
-d'habitude, dit le jésuite.
-
-- Oh! racontez-le donc, dit Anitta.
-
-- Racontez tout ce que vous savez, tout! s'écria Henryka.
-
-- Ce n'est pas beaucoup, comme je vous l'ai dit. Cette secte, mieux
-que toute autre, s'entend à envelopper des ténèbres du mystère les
-horreurs qu'elle commet au nom d'un Dieu qui n'a aucun rapport ni
-avec elle ni avec les misérables qui la composent. Jamais jusqu'à
-présent la police, malgré sa vigilance, n'est parvenue à livrer aux
-tribunaux un seul membre de cette association sanguinaire.
-
-- Peut-être tout cela n'est-il qu'un conte, dit Soltyk.
-
-- Non, on ne peut pas douter de l'existence de ces malfaiteurs; tous
-les jours on en a des preuves, reprit le P. Glinski; leurs articles
-de foi et leurs actes font penser aux étrangleurs de l'Inde. Comme
-ceux-ci, ils voient dans l'existence une expiation, un supplice qui
-nous est infligé pour nos péchés antérieurs, et ils croient que
-ceux-là seuls vont à Dieu et obtiennent la félicité éternelle qui
-terminent cette existence par une mort accompagnée de
-souffrances. Ceux qui subissent volontairement des pénitences
-cruelles et qui dans leur exaltation se soumettent aux tortures sans
-nom du martyre s'acquièrent des mérites particuliers. Cependant les
-âmes sauvées de cette façon ne suffisent pas aux dispensateurs du
-ciel. Il est une oeuvre particulièrement méritoire à leurs yeux:
-c'est de s'emparer soit par ruse, soit par force, de ceux qui ne se
-laissent pas convertir à leur exécrable doctrine, et de les livrer
-au couteau de leurs prêtres; sinon, ils leur donnent la mort là où
-ils en trouvent l'occasion. Aussi les dispensateurs du ciel font-ils
-une chasse perpétuelle aux âmes, pour avoir de nouvelles
-victimes. Dès qu'ils en ont pris une, ils l'entraînent dans une de
-leurs tanières cachées, et là, ils lui infligent une pénitence et
-des souffrances variées selon la mesure de ses péchés. Enfin arrive
-le jour où la victime est immolée solennellement par le prêtre,
-devant l'autel, en présence du crucifix.
-
-- Tout cela semble incroyable, dit Sessawine.
-
-- Soyez sûr que je m'en tiens à la stricte vérité, répondit le
-jésuite, et ce n'est pas tout, j'ai bien plus étrange que cela à
-vous raconter. De même que dans la plupart des sectes russes, la
-femme, chez les dispensateurs du ciel, est considérée comme un être
-plus pur, plus haut, meilleur que l'homme, et elle joue le principal
-rôle. Il y a trois types de femmes dans cette secte, la Pénitente,
-qui cherche à regagner le ciel par le renoncement et les souffrances
-volontaires; la Pêcheuse d'âmes, qui attire les victimes dans le
-filet, et la Sacrificatrice, qui se consacre au culte sanglant et
-qui immole au nom de Dieu ceux qui ont été voués à la mort. De ces
-trois espèces de femmes, la Pêcheuse d'âmes est la plus intéressante
-et la plus dangereuse; car elle vit au milieu de nous sans que nous
-nous doutions de sa mission, attendu que son ténébreux fanatisme se
-cache sous le masque d'une élégante dame du monde."
-
-A ces dernières paroles, Anitta, cédant à un mouvement instinctif de
-peur, regarda involontairement Dragomira. Celle-ci, qui jusqu'alors
-était restée calme et n'avait nullement paru s'intéresser à ce qui se
-disait, leva lentement ses grands yeux bleus et dirigea sur le
-P. Glinski un regard qui fit frissonner Anitta. C'était le regard
-froid et sanguinaire d'un tigre.
-
-Personne ne l'avait remarqué, personne excepté Anitta. Dragomira
-reprit alors son visage indifférent, impassible, où l'on cherchait en
-vain à lire; mais Anitta ne pouvait plus oublier cet unique regard,
-et, sans être en état de se rendre compte de son impression, elle
-pensa à Zésim avec une angoisse profonde et un douloureux
-pressentiment.
-
-
-XXIII
-
-OU ALLONS-NOUS?
-
-O femme, comment te comprendre? PAN THADDOEUS.
-
-
-"Enfin!" s'écria Zésim, en entrant un soir chez Dragomira, qu'il
-trouva chez elle. Il jeta son bonnet sur un meuble, s'agenouilla
-devant elle, tel qu'il était, en manteau et l'épée au côté, et couvrit
-ses froides mains de baisers brûlants. "Ah! qu'il y a longtemps que je
-ne t'ai vue! Peux-tu bien avoir le courage de me faire tant souffrir?
-Où étais-tu? Quels nouveaux amis as-tu trouvés qui te soient plus
-chers que moi?"
-
-Dragomira sourit:
-
-"Je crois qu'il y a bien un jour que nous ne nous sommes vus.
-
-- Trois jours, Dragomira!
-
-- Tu exagères.
-
-- Trois jours, qui m'ont paru trois années, une éternité!
-
-- J'avais une malade à soigner, répondit-elle, et de plus j'avais à
-rendre la visite que m'avaient faite Mme Oginska et sa fille.
-
-- Tu les connais donc? Tu vas chez elles? Qu'est-ce que cela signifie?
-Qu'est-ce qu'elles te veulent?
-
-- Rien, mon ami, et je ne suis pas non plus femme à me prêter à
-n'importe quoi. Doutes-tu de mon indépendance, de l'énergie de ma
-volonté?
-
-- Pas le moins du monde, répondit Zésim, mais je me sens inquiet, je
-ne sais pas pourquoi. Tu as dû rencontrer Soltyk, là-bas?
-
-- Sans doute.
-
-- Et quelle impression t'a-t-il produite?
-
-- A moi? pas la moindre; mais relève-toi; ma tante ou toute autre
-personne peut venir; il ne faut pas qu'on te voie ainsi?"
-
-Zésim se releva, ôta son manteau, déboucla son épée et s'assit en face
-de Dragomira.
-
-"Comme tu es belle!" murmurait-il.
-
-En effet, un charme indescriptible émanait de toute la personne de
-Dragomira comme d'un paysage de printemps, où tout vit et va
-fleurir. Et elle avait bien aussi le printemps en elle; elle aimait
-pour la première fois, elle éprouvait ce sentiment tout nouveau pour
-elle, cette angoisse mystérieuse, ce vague désir qui rend si
-douloureusement heureux et prépare de si chères souffrances.
-
-Le parfum lourd et engourdissant dont la chambre était remplie, la
-lumière indécise qui l'éclairait doucement contribuaient encore à
-troubler Zésim. La lueur verte de la lampe posée sur la table se
-mêlait aux reflets rouges du feu de la cheminée et colorait de nuances
-magiques et charmantes les riches coussins du divan, les rideaux et
-les tapis dont les fleurs fantastiques semblaient se
-dresser. Dragomira avait une longue robe blanche et une ceinture
-bleue; un ruban de même couleur retenait sur ses épaules ses chevaux
-blonds, à moitié dénoués.
-
-A la pointe de ses pantoufles turques de velours bleu brillait un
-croissant qui avait été brodé par quelque esclave du harem.
-
-"M'aimes-tu encore? demanda Zésim, après l'avoir longuement contemplée
-en silence.
-
-- Oui, répondit-elle d'une voix qui venait du fond de l'âme et qui
-bannissait tout doute, je t'aime, je n'aime que toi, tu es le
-premier homme que j'aime, et tu seras le dernier.
-
-- Oh! merci! murmura Zésim en lui baisant les mains; je puis donc
-espérer qu'un jour tu m'appartiendras, que tu me donneras ta main.
-
-- Oui... un jour... mais pas si tôt, reprit-elle.
-
-- A quoi songes-tu?
-
-- Nous nous aimons, c'est un bonheur, mais c'est aussi un danger, dit
-Dragomira; pour se marier il faut plus que de l'amour, il faut être
-sur que l'on sera d'accord, que l'on pourra vivre ensemble.
-
-- Tu as raison.
-
-- Nous ne pouvons pas nous laisser entraîner les yeux fermés par nos
-sentiments, nos désirs, sans nous demander: où arriverons-nous à la
-fin?
-
-- Où? Oui, cette question, la vie ne cesse de nous la poser sans
-jamais y répondre, dit Zésim; l'existence tout entière se résume en
-dernier lieu à se demander avec anxiété: "Où allons-nous?" Et la
-réponse définitive qui nous est faite quand nos yeux se sont fermés
-et que nous ne pouvons plus entendre la voix qui nous délivrerait de
-nos incertitudes, c'est... la tombe. Faut-il attendre si longtemps,
-Dragomira?
-
-- Non, non, certes non."
-
-Elle avait peur. Elle frissonnait encore lorsque Zésim l'entoura de
-son bras et l'attira à lui.
-
-"Ne me touche pas, murmura-t-elle avec un nouvel effroi, je t'en
-prie."
-
-Il la quitta et la considéra avec une surprise presque enfantine; il
-cherchait à lire dans ses yeux, mais en vain; il y avait comme un
-voile épais devant l'âme de Dragomira; il ne la comprenait pas; il se
-mettait l'esprit à la torture pour la deviner et n'y réussissait pas
-le moins du monde.
-
-"J'ai un projet pour demain, dit-elle au bout de quelques moments de
-silence, veux-tu m'accompagner?
-
-- Oui, certes, et où vas-tu?
-
-- A Myschkow, à cheval.
-
-- Par ce froid?
-
-- Pourquoi pas?
-
-- Comme tu voudras."
-
-Cirilla entra et prépara le thé. On parla de choses indifférentes, du
-théâtre, de la politique, de la ménagerie et des étudiants de
-l'Université. Lorsque Zésim prit congé de Dragomira et qu'elle le
-reconduisit jusqu'à l'escalier, deux yeux se dirigèrent sur lui à
-travers l'obscurité, sans qu'il le remarquât, deux yeux qui épiaient
-et brillaient comme ceux d'un loup. Quand il se fut éloigné, la juive
-sortit de l'ombre où elle était cachée et suivit Dragomira dans sa
-chambre.
-
-"Tu l'as vu?" demanda Dragomira.
-
-Bassi fit signe que oui.
-
-"Le reconnaîtrais-tu?
-
-- Je le pense; un homme tel que lui ne s'oublie pas si facilement.
-
-- Ecoute donc ce que je vais te dire, continua Dragomira. Je veux être
-instruite de tous les pas de cet homme, de tous, tu comprends bien!
-Tu l'observeras et tu le feras surveiller par tes gens.
-
-- A tes ordres.
-
-- Du reste, rien de nouveau?
-
-- Si; dans le cas où vous verriez l'apôtre à Myschkow, dites-lui que
-le commissaire de police Bedrosseff est venu dans le cabaret et m'a
-fait subir un interrogatoire.
-
-- A propos de quoi?
-
-- Pour savoir si Pikturno venait chez moi, et s'il ne s'y était pas
-rencontré avec une dame étrangère.
-
-- Et qu'as-u dit?
-
-- Que j'avais très bien connu Pikturno et qu'il était devenu amoureux
-de moi à en perdre la tête; que, quant aux dames, il n'en venait pas
-généralement chez moi.
-
-- Bien, mais c'est un avis d'être encore plus prudent à l'avenir.
-
-- Je n'y manquerai pas, répondit Bassi, ma tête est en jeu aussi bien
-que la tienne. Bonne nuit.
-
-- Bonne nuit."
-
-Le lendemain, dans la matinée, à l'heure convenue, Zésim arrivait à
-cheval avec son domestique devant la maison de Dragomira. Une fenêtre
-s'ouvrit, un joli visage de jeune fille se pencha en souriant et
-disparut aussitôt. Quelques minutes après, Dragomira apparaissait en
-amazone de drap bleu. Elle avait sur sa robe une jaquette courte de
-même étoffe, garnie de fourrure noire. Elle était coiffée d'un bonnet
-rond en fourrure, d'où tombait un voile; elle avait des gants à revers
-et tenait une cravache. Elle regarda gaiement Zésim et lui tendit la
-main.
-
-"Quelle belle journée!
-
-- Oui, mais froide.
-
-- Nous nous réchaufferons à cheval."
-
-Barichar amena le cheval de Dragomira. Zésim descendit pour aider la
-jeune fille à se mettre en selle. Elle posa légèrement le pied dans sa
-main, et s'élança avec un mouvement de reine sur le dos du fier et
-ardent animal. Zésim l'imita et ils se mirent en route par les rues
-populeuses de la ville. Les deux jeune gens n'échangeaient que de
-rares paroles. Dragomira regardait curieusement autour d'elle; tout
-semblait lui faire plaisir, les brillants magasins, les gens en
-toilette, les paysans ivres et les juifs, à qui leurs noirs caftans
-donnaient l'air de corneilles sautillant dans la neige.
-
-Quand ils furent en pleine campagne, Dragomira leva fièrement la tête
-et monta à Zésim avec une sorte de joie sauvage la vaste plaine de
-neige qui s'étendait devant leurs yeux et dont l'éclat éblouissant
-semblait formé du scintillement de millions de petites étoiles. Ils
-commencèrent alors à trotter, traversant les villages et les petits
-bois, longeant les grandes forêts au feuillage sombre, ainsi que le
-fleuve qui, semblable à un immense serpent aux écailles étincelantes,
-promenaient ses replis entre les saules rabougris, les tertres
-disséminés çà et là et les moulins solitaires.
-
-Au loin, une brume grise se massait, et l'on voyait flotter des nuages
-blancs frangés par le soleil d'un or éblouissant.
-
-Des corneilles fendaient les airs en bandes silencieuses ou se
-perchaient sur les arbres dépouillés de la route, guettant quelque
-proie.
-
-Derrière les nuages brillait un disque rouge comme celui de la pleine
-lune, quand elle commence à apparaître au bord de l'horizon.
-
-Dragomira et Zésim rencontrèrent un traîneau où se trouvait une
-paysanne. C'était un pauvre équipage, avec ses trois chevaux maigres
-et le jeune garçon qui les conduisait; mais la paysanne étendue sur la
-paille, avec sa tête brune de Romaine et sa peau de mouton aux
-broderies de couleurs variées, avait quelque chose d'une souveraine.
-
-"C'est remarquable combien les femmes russes ont grand air, dit Zésim.
-
-- Je dirais plutôt qu'elles ont une grande énergie, répondit
-Dragomira; la femme russe, au premier coup d'oeil, fait l'effet d'une
-odalisque; dans le fond, c'est toujours l'amazone scythe, qui ne
-connaît ni la crainte, ni la fatigue, non plus que la pitié, s'il le
-faut."
-
-Quand ils arrivèrent à Myschkow ils remirent leurs chevaux au pas.
-
-"Je reste ici jusqu'à ce soir, dit Dragomira; veux-tu m'attendre à
-l'auberge, jusqu'à ce que j'aie besoin de toi?
-
-- A tes ordres."
-
-Ils approchaient de l'ancien manoir. Dragomira arrêta tout à coup son
-cheval.
-
-"Retourne maintenant sur tes pas, murmura-t-elle, laisse-moi seule."
-
-Zésim aperçut dans le cour un homme vêtu d'une longe pelisse sombre,
-qui ressemblait à un rabbin. Il connaissait cet homme, c'était le même
-qui, une fois déjà, dans le jardin de Dragomira, lui avait produit une
-impression étrange, presque sinistre.
-
-"Quel est cet homme qui t'attend? demanda-t-il.
-
-- C'est un prêtre, répondit Dragomira, ne m'en demande pas plus;
-attends-moi à l'auberge. Adieu."
-
-Pendant que Zésim se rendait à l'auberge, Dragomira descendait de
-cheval devant la porte de l'ancien manoir. Un vieillard vêtu comme un
-paysan l'attendait et prit son cheval. Elle entra dans le cour et
-s'approcha de l'apôtre.
-
-"Tu as commandé, dit-elle, me voici.
-
-- Je t'ai appelée pour que tu me fasses ton rapport, répondit le
-prêtre, entrons dans la maison, viens."
-
-Il passa le premier, et elle le suivit, avec une soumission
-silencieuse.
-
-La chambre où ils se trouvaient maintenant était vaste et
-confortable. Les meubles étaient restés à la place qu'ils avaient du
-temps de l'ancien propriétaire. Une lampe avec un abat-jour rouge,
-posée sur une table ente les deux fenêtres, n'éclairait que les objets
-les plus rapprochés, mais d'une lumière vive et nette. Dans le reste
-de la salle régnait une demi-obscurité mystérieuse.
-
-L'apôtre s'était assis dans un fauteuil placé près d'une grande
-cheminée hollandaise. Son beau visage, légèrement coloré, se détachait
-avec une sorte de clarté sur le fond sombre des tentures; la pelisse
-noire qui dessinait mollement sa taille majestueuse ajoutait encore à
-cet effet. Ses pieds reposaient sur une peau d'ours. A sa main
-brillait un anneau où était enchâssée une pierre rouge comme une
-goutte de sang.
-
-Dragomira se tint debout devant lui et fit son rapport. Il écoutait
-avec calme et attention, et quand elle eut fini, il témoigna sa
-satisfaction par un signe de tête.
-
-"Je ne comptais pas sur un si prompt résultat, dit-il; aussi
-devons-nous prendre les plus grandes précautions. N'as-tu pas encore
-une demande à me faire?
-
-- Tu le devines, répondit Dragomira. Qu'est-ce qui pourrait échapper à
-ton regard? Tu vois jusqu'au fond de toute âme humaine.
-
-- Tu veux te confesser à moi?"
-
-Dragomira ne répondit rien, mais elle tomba à genoux et se mit à
-pleurer silencieusement.
-
-
-XXIV
-
-LA CONFESSION
-
-Une puissance suprême a été accordée à la beauté; captivé par elle,
-l'homme abandonne la terre. SPENZER.
-
-
-"Parle, qu'as-tu sur le coeur? demanda la prêtre avec indulgence, en
-posant sa main sur la tête de Dragomira.
-
-- Je suis une grande pécheresse.
-
-- Peut-être te trompes-tu. Nous ne pouvons rien contre la volonté de
-Dieu. Qu'est-ce qui t'afflige? Qu'est-ce qui te tourmente, jeune
-fille? Dis-le.
-
-- J'aime!"
-
-Cet aveu sortit comme un souffle des lèvres de Dragomira. La tête
-inclinée, les mains croisées sur la poitrine, elle était là,
-prosternée comme une criminelle qui attend sa condamnation à mort.
-
-"Je le savais, répondit l'apôtre avec douceur, à un moment où tu ne
-t'en doutais pas toi-même.
-
-- Ma faute est grande, murmura Dragomira; j'en ai pleinement
-conscience; juge-moi, châtie-moi; je le mérite, et j'expirerai mon
-péché de ma vie si tu l'ordonnes.
-
-- Comment juger, quand il n'y a rien qui réclame le juge? répondit
-l'apôtre. Comment punir, quand il n'y a pas de mauvaise action? La
-volonté de Dieu arrive toujours et partout, et nous devons nous y
-soumettre. Il serait téméraire de vouloir pénétrer ses desseins. Tu
-n'as pas cherché cet amour comme une joie, un plaisir; il est venu
-sur toi, malgré toi, comme une fatalité. Tu as lutté contre lui, et
-il te prépare maintenant de la douleur et de l'angoisse. Un pareil
-amour peut-il être coupable? C'est Dieu qui te l'a donné; nous
-sommes incapables de connaître quelles voies veut suivre sa
-sagesse. Notre affaire, c'est d'obéir à ses décrets. Tu n'as pas
-péché, Dragomira, je t'absous.
-
-- Je puis donc l'aimer? demanda Dragomira.
-
-- Oui.
-
-- Mais cela ne lui suffit pas, continua-t-elle; il veut que je lui
-donne ma main. Il me presse, il me tourmente; jusqu'à présent je
-l'ai tenu éloigné de moi par toutes sortes de motifs. Que dois-je
-faire s'il me demande une réponse définitive?
-
-- Il n'y a aucune loi de notre sainte croyance qui t'interdise de
-devenir sa femme.
-
-- Ne parle pas ainsi, réponds-moi, dit Dragomira d'un ton suppliant,
-décide. Dois-je céder à sa prière, oui ou non? Je ne ferai jamais
-rien sans ton approbation.
-
-- Fais ce que ton coeur te pousse à faire; deviens sa femme, mais sauve
-son âme et la tienne, quand il sera temps.
-
-- C'est ma volonté.
-
-- Et remplis tes devoirs comme auparavant.
-
-- Jamais je ne serai infidèle à notre doctrine, répondit Dragomira;
-jamais je ne manquerai à tes commandements, jamais à la mission qui
-m'est échue.
-
-- Mais comment entends-tu concilier tes devoirs avec ceux que tu auras
-envers ton époux?
-
-- En étant loyale envers lui.
-
-- Veux-tu le convertir à notre croyance?
-
-- J'espère y réussir
-
-- En attendant garde ton secret fidèlement, comme tu l'as fait
-jusqu'ici.
-
-- Je l'ai juré, dit Dragomira, et je teindrai mon serment. S'il
-m'aime, il doit se fier à moi sans réserve; il doit se laisser
-conduire par moi comme un aveugle. S'il ne veut pas m'accorder sa
-confiance pleine et entière, alors qu'il me quitte pendant qu'il en
-est encore temps; il vaut mieux que nos routes se séparent pour
-toujours.
-
-- Oui, dit l'apôtre, je le vois, tu es animée de l'esprit de vérité et
-tu ne t'égareras pas. Dieu t'a bénie et t'a choisie pour une grande
-tâche. Tu obtiendras par là les joies éternelles du paradis et la
-communion des saints. Relève-toi."
-
-Dragomira se releva.
-
-"Il y a longtemps que je n'ai assisté au service divin, dit-elle au
-bout de quelques instants; quand pourrai-je de nouveau prier et faire
-pénitence avec nos frères et nos soeurs?
-
-- J'y ai pensé, répondit l'apôtre, et je t'ai appelée un jour où nous
-implorons le pardon de nos péchés et où nous chantons les louanges
-de Dieu. Apprête-toi. On t'appellera quand le moment sera venu."
-
-Dragomira quitta la salle et trouva dans le vestibule une vieille
-femme affable qui la conduisit dans une petite chambre et l'engagea à
-se mettre à son aise. Quelques instants après elle reparut, apportant
-de quoi manger et boire, ainsi que le vêtement avec lequel Dragomira
-devait venir devant l'autel.
-
-Quand le jour commença à tomber, on entendit des claquements de fouets
-et des bruits de grelots. De sombres figures traversaient rapidement
-la cour; on marchait sans bruit dans les corridors de la maison, Enfin
-la vieille femme revint annoncer que tout était prêt.
-
-Dragomira la suivit et entra dans une petite salle où se trouvaient
-une trentaine d'hommes et de femmes réunis, à genoux et en prière. Le
-milieu de la paroi principale était occupé par un autel tout simple,
-au-dessus duquel se dressait le crucifix.
-
-Dragomira resta près de l'entrée, prosternée dans l'attitude du plus
-profond recueillement, jusqu'à ce que l'apôtre, accompagné de deux
-beaux jeunes garçons, apparût et montât les marches de l'autel.
-
-Il se tourna alors vers la petite communauté et, dans un langage
-austère et majestueux, exhorta les fidèles à se repentir, à s'affliger
-et à faire pénitence. Tous les assistants avaient de longues robes
-grises serrées par des ceintures de corde. Le prêtre se retourna vers
-l'autel et commença à chanter un des psaumes de la pénitence; tous
-l'accompagnèrent à haute voix. Quelques-uns se frappaient la poitrine
-avec le poing, d'autres touchaient le plancher avec leur front. Enfin
-un vieillard d'une vigoureuse structure se leva pour aller s'étendre
-en forme de croix devant l'autel.
-
-"Vous, mes frères et mes soeurs, s'écria-t-il, et toi, prêtre du
-Seigneur, aidez-moi à expier mes péchés, sauvez mon âme de Satan,
-sauvez mon âme de la perdition éternelle!"
-
-Tous les autres se levèrent aussitôt pendant que l'apôtre descendait
-les marches de l'autel. Les deux jeunes garçons dépouillèrent les
-épaules du pénitent; le prêtre lui mit le pied sur le cou et marcha
-trois fois sur lui en disant:
-
-"Que le Seigneur me pardonne ainsi qu'à toi et bénisse ton humilité!"
-
-Puis l'un des jeunes garçons présenta uns discipline à l'apôtre qui en
-frappa trois fois le pénitent étendu à ses pieds, en lui disant trois
-fois:
-
-"Accepte ces coups que ton Sauveur Jésus-Christ, le fils unique de
-Dieu, a reçus pour toi. Qu'il daigne, lui qui a pris sur lui les
-péchés du monde, prendre aussi sur lui tes péchés!"
-
-Les autres l'imitèrent chacun à son tour.
-
-Quand le pénitent se releva, un autre vint le remplacer et se
-prosterner devant l'autel. C'était un jeune homme au visage pâle et
-mystique, aux yeux égarés et brillants du feu de la fièvre.
-
-"Couronnez-moi d'épines! s'écria-t-il, comme autrefois fut couronné
-mon Rédempteur! Frappez-moi au visage! Insultez-moi! Faites-moi
-souffrir tous les tourments que mon Sauveur a soufferts pour moi!"
-
-Déjà deux hommes dénouaient leurs ceintures de corde pour lui lier les
-mains derrière le dos. Cela fait, une des jeunes filles approcha une
-couronne d'épines et la lui posa sur la tête en appuyant. Aussitôt une
-douzaine de mains continuèrent à l'enfoncer jusqu'à ce que le sang
-ruisselât sur le front du malheureux. Un troisième se fit attacher sur
-une croix de bois, et on lui donna un coup de lance dans le côté. Une
-vieille femme, sans pousser la moindre plainte, se fit tracer le signe
-du Christ aux pieds et aux mains avec un fer chaud. Peu à peu le pieux
-délire se calma; tous s'étaient silencieusement remis à genoux et
-priaient. L'apôtre retourna à l'autel, étendit les bras et dit:
-"Maintenant que chacun s'est repenti et a fait pénitence,
-réjouissons-nous de la grâce de Dieu et louons tous le Seigneur."
-
-Il dépouilla rapidement sa robe de prêtre et apparut avec une longue
-tunique blanche comme celle des Chérubins. Tous se relevèrent en même
-temps, laissèrent tomber leur robe grise de pénitent et restèrent
-debout, vêtus de blanc comme le prêtre. Les jeunes filles se mirent
-des couronnes de fleurs et distribuèrent des branches d'arbres verts
-qui devaient servir de palmes.
-
-Tous entonnèrent ensemble un cantique de louanges. Les jeunes filles
-jouaient des cymbales et du tambourin, et exécutèrent une espèce de
-danse devant l'autel.
-
-Il faisait nuit quand Dragomira arrêta son cheval devant
-l'auberge. Elle frappa à la fenêtre avec sa cravache; Zésim se hâta de
-sortir et la salua, pendant que son domestique sellait leurs chevaux.
-
-"Es-tu satisfaite du résultat de ta visite? demanda le jeune officier.
-
-- Oui, et j'espère que toi aussi tu seras satisfait.
-
-- Que dois-je entendre par là?
-
-- Patiente un peu de temps encore et tu sauras tout."
-
-Quand Zésim fut en selle, ils repartirent d'un bon trot pour la
-ville. Le domestique suivait à une certaine distance. A moitié chemin,
-Dragomira mit son cheval au pas, et Zésim fit comme elle.
-
-"J'ai beaucoup de choses à te dire, commença-t-elle.
-
-- Bonnes ou mauvaises?
-
-- Cela dépend de toi, Zésim.
-
-- Toujours de nouvelles énigmes.
-
-- Non, cette fois je veux te parler ouvertement, comme jamais encore
-je ne l'ai fait. M'aimes-tu; Zésim?
-
-- Tu le demandes encore?
-
-- Et tu me veux pour femme?
-
-- Oui.
-
-- Alors, prends-moi, je suis à toi.
-
-- A moi, Dragomira? Parles-tu sérieusement? s'écria-t-il. Quel
-bonheur! Je suis à peine y croire!
-
-- Je consens à te suivre à l'autel, mais sous des conditions que tu es
-libre d'accepter ou de refuser.
-
-- J'accepte toutes les conditions.
-
-- Ecoute seulement. Te souviens-tu de ces esprits qui apparaissent
-souvent dans les vieux contes et les antiques ballades, dont on ne
-sait s'ils sont démons ou anges, et qui, en échange de certains
-services, vous promettent aide et protection? Si j'étais un être de
-cette espèce, t'abandonnerais-tu à ma conduite?
-
-- Oui, car tu es mon bon ange.
-
-- Je t'aime, Zésim, continua Dragomira; aussi je ne veux pas seulement
-te rendre heureux sur la terre, autant que je le pourrai, mais je
-veux encore sauver ton âme et t'aider à obtenir le ciel.
-
-- Mais alors tu appartiens à une secte, comme je m'en étais douté.
-
-- Si tu veux m'avoir pour femme, reprit Dragomira sans s'arrêter à son
-observation, il faut que tu suives la route que je te
-montrerai. Elle te conduira au bonheur, et, quand l'heure sonnera, à
-la rédemption, à la félicité éternelle.
-
-- Je veux tout ce que tu veux, Dragomira."
-
-Elle attacha sur lui un regard mystérieux, plein d'amour et de pitié,
-et resta silencieuse.
-
-"Tu as encore quelque chose sur le coeur, dit Zésim au bout de quelques
-moments.
-
-- Oui. Tu ne me tourmenteras pas avec des réflexions mesquines?
-
-- Jamais, je te le jure!
-
-- Tu ne... - Dragomira souriait - tu ne seras pas jaloux non plus?
-
-- Jaloux? De qui?
-
-- Du comte Soltyk, par exemple.
-
-- Encore une énigme, mon beau sphinx.
-
-- Ne m'interroge pas, dit Dragomira avec une majesté tranquille, je ne
-réclame ni ton amour, ni ta confiance; je suis capable de renoncer à
-tout. Si tu te défies de moi le moins du monde, va-t'en, il en est
-temps encore, je ne te retiens pas. Si tu m'aimes, si tu veux
-m'obtenir et me posséder, il faut que tu aies en moi une confiance
-aveugle. Tu peux encore choisir; ensuite, il sera trop tard, car
-alors j'exigerai ce qui dépend aujourd'hui de ta libre
-volonté. Pense bien à tout cela et ne te décide que quand tu y auras
-bien pensé.
-
-- C'est tout décidé, répondit Zésim, rien au monde ne peut nous
-séparer."
-
-Cette fois elle ne lui répondit pas, et ils continuèrent leur route en
-silence sous la voûte majestueuse du ciel étincelant d'étoiles.
-
-XXV
-
-LA VENUS DE GLACE
-
-Je veux triompher de cet homme, ou je consens à n'avoir jamais eu
-d'intelligence. MORETO.
-
-
-Le comte Soltyka avait invité la belle société de Kiew à une fête
-masquée qu'il donnait dans son palais. Tous les jeunes coeurs battaient
-joyeusement, mais les messieurs et les dames d'un âge plus avancé
-attendaient aussi la soirée avec impatience, car on savait qu'avec
-Soltyk on pouvait espérer non seulement une réception brillante et
-somptueuse, mais encore des inventions originales et même bizarres, et
-une série de surprises charmantes.
-
-Il était à peu près huit heures du soir. Les premiers équipages
-arrivaient, et le comte Soltyk, en toilette parisienne irréprochable,
-avait donné les derniers ordres. Bientôt apparurent toutes les zones
-de la terre et toutes les saisons de l'année qui semblaient s'être
-réunies pour transformer les vastes et splendides salons du palais en
-un monde féerique.
-
-Le comte, en haut du large escalier de marbre, recevait ses hôtes et
-laissait à un de ses parents, M. de Tarajewitsch, au P. Glinski et à
-son majordome, le soin de les conduire dans l'intérieur du palais. Les
-arrivants étaient littéralement éblouis, et l'admiration, le
-ravissement augmentaient à chaque pas.
-
-Aussitôt qu'un des cosaques postés à l'entrée eut donné un signal
-convenu avec un sifflet d'argent, Soltyk descendit rapidement
-l'escalier pour recevoir la famille Oginska dans le vestibule, et
-l'introduire lui-même dans son monde enchanté. Dragomira était venue
-avec les Oginski; le comte la remercia avec quelques mots aimables et
-offrit ensuite le bras à madame Oginska. M. Oginski conduisait
-Dragomira; Anitta suivait avec Sessawine.
-
-L'escalier était décoré de plantes magnifiques. On marchait sur de
-moelleux tapis de Perse, où des mains de fées semblaient avoir semé
-des fleurs; l'air, doucement chauffé, était rempli de lumière et de
-parfums.
-
-Mme Oginska, en robe de velours noir et chargée de ses précieux bijoux
-de famille, était enveloppée d'une longue pelisse de zibeline. Anitta
-avait une splendide toilette parisienne, robe de crêpe bouton d'or,
-toute papillotante de fils d'or; queue de velours de la même couleur,
-doublée de satin jaune paille, relevée derrière par des épingles d'or;
-écharpe de moire jaune d'or garnie de franges d'or. Une nuée de petits
-colibris, au cou étincelant, semblaient voltiger sur la queue de la
-robe. Dans ses cheveux, Anitta avait de ces mêmes petits oiseaux avec
-une épingle de diamants. Une sortie de bal en peluche rouge rubis,
-garnie de renard bleu et de plumes de colibris qui brillaient comme
-des pierres précieuses, complétait cet ensemble ravissant.
-
-Dragomira avait une robe de crêpe rose garnie de petites touffes de
-marabout rose. La queue de velours rose, doublée de satin de la même
-couleur, était toute couverte de bouquets de roses. Elle portait au
-cou un collier de sept rangs de perles magnifiques; Sa taille de
-déesse était enveloppée d'un manteau princier de satin rose richement
-doublé et garni d'hermine.
-
-Quand les dames eurent ôté leurs manteaux, le comte Soltyk les
-conduisit par un vestibule orné de peintures et de sculptures dans une
-grande salle qui avait été transformée en un rêve de printemps. Les
-murs étaient tapissés de fraîche verdure et de fleurs, les colonnes
-métamorphosées en arbres fleuris. Au milieu de haies artificielles
-murmuraient des petites fontaines; des poissons aux écailles d'or et
-d'argent se jouaient gaiement dans les bassins, et, derrière les
-murailles de fleurs, le gazouillement d'une armée de petits oiseaux
-chanteurs se faisait entendre sans interruption. Un orchestre
-invisible jouait une polonaise de Chopin. A ces doux et mélancoliques
-accents, les dames et les messieurs, en élégante toilette, et les
-masques richement costumés, se promenaient, bavardaient et
-s'intriguaient.
-
-La grande salle de bal était entourée de cinq salons plus petits, qui,
-par une disposition ingénieuse, figuraient les cinq parties du
-monde. Ceux qui voulaient fuir la foule et se retirer à l'écart y
-trouvaient de fort agréables abris. On traversait ensuite la salle à
-manger, garnie de tableaux de fruits et d'animaux, de bois de cerfs,
-de têtes de bêtes, d'armes et de tout l'attirail de la chasse. Un
-buffet gigantesque offrait les rafraîchissements et les friandises de
-tous les pays de la terre. On arrivait dans l'antichambre, où
-plusieurs domestiques attendaient avec les manteaux. Soltyk enveloppa
-soigneusement les dames de leurs molles et chaudes fourrures et les
-conduisit sur la terrasse. A leurs pieds s'étendait le vaste jardin
-où, par un contraste ravissant avec la grande salle de danse, se
-déployait une nouvelle merveille, une féerie d'hiver. Des deux côtés
-de la terrasse, deux ours blancs, empaillés et débout, étaient en
-faction et tenaient des torches dans leurs puissantes pattes.
-
-Quand le comte et ses invités eurent descendu les marches recouvertes
-de fourrures d'ours, ils entrèrent dans une large allée d'arbres verts
-transformés en autant d'arbres de Noël. Sur chaque branche étaient
-plantées de petites bougies en porcelaine d'où jaillissaient des
-flammes de gaz. On s'avançait comme dans un bois féerique, à travers
-un océan de lumière, sur de molles peaux de rennes qui recouvraient la
-terre glacée. L'air, embaumé de senteurs résineuses, était rempli de
-légers nuages roses.
-
-Au bout de l'allée s'étendait un étang considérable, dont les bords
-étaient également garnis de peaux. Sur sa brillant surface, solidement
-gelée, s'élevait un petit temple bâti en blocs de glace, comme le
-célèbre palais construit sur la Néwa du temps de la czarine Anne. Dans
-ce temple, sur un autel élevé, se dressait une Vénus de glace,
-couronnée de fleurs. Tout autour du temple allaient et venaient
-joyeusement les patineurs et deux traîneaux attelés, l'un de rennes,
-l'autre de grands chiens. Le premier était dirigé par un Esquimau, le
-second par un Kamtschadale. Un choeur de chanteurs, composé d'ours
-blancs installés dans une tribune de bois toute revêtue de branches de
-sapin, accompagnait de ses airs les plus agréables les ébats des
-masques sur la glace, pendant qu'un cordon de dauphins de glace, qui
-encadraient l'étang et vomissaient sans relâche du pétrole enflammé,
-éclairait ce tableau d'une lumière magique et faisait de temps en
-temps briller le petit temple comme un édifice de diamants aux mille
-feux.
-
-Pendant que la musique et les voix aux joyeux éclats produisaient un
-aimable chaos, de petites huttes de Kamtschadales, construites en
-peaux, disséminées dans les fourrés voisins et agréablement chauffées,
-invitaient les couples amoureux à de paisibles et charmants
-rendez-vous.
-
-Entouré, entraîné par les masques folâtres, le comte avait été séparé
-des Oginski. Il découvrir tout à coup Dragomira qui seule se trouvait
-aussi sur la rive de l'étang et promenait ses regards au loin sur la
-foule, comme si elle cherchait quelqu'un.
-
-"Vous avez perdu votre cavalier, dit Soltyk en s'approchant d'elle,
-puis-je vous offrir mes services?"
-
-Dragomira prit sans façon le bras du comte qui lui montra le temple en
-souriant.
-
-"Votre image, dit-il à voix basse.
-
-- En quoi?
-
-- Vous aussi, vous êtes une Vénus de glace.
-
-- Ah! cher comte, ne savez-vous pas combien la glace fond rapidement
-quand vient le printemps?
-
-- Oui, certes, répondit Soltyk; mais ce printemps, dont la chaude
-haleine doit vous vaincre, où est-il?
-
-- Je ne le connais que par ouï-dire, ce grand enchanteur auquel tout
-coeur doit céder, dit Dragomira avec un fin sourire.
-
-- Et cet enchanteur, c'est l'amour?
-
-- Oui.
-
-- Mais vous n'êtes pas capable d'aimer.
-
-- Je le crois presque moi-même.
-
-- Vous n'avez pas de coeur.
-
-- Si... mais un coeur de glace!
-
-- Oh! si je pouvais l'échauffer? murmura Soltyk avec un regard d'où
-semblaient jaillir des flammes.
-
-- Vous?"
-
-Dragomira le regarda bien en face.
-
-"Vous ne savez que vous jouer des femmes, et je ne suis pas un jouet."
-
-Le comte se mordit les lèvres; au même moment Anitta approchait et la
-conversation prit fin. Dragomira prit le bras d'Anitta; puis toute les
-deux retournèrent dans l'antichambre pour ôter leurs fourrures et se
-perdirent ensuite dans le tourbillon des danseurs.
-
-"Il sera à moi, se disait Dragomira, dès que je le voudrai; il ne me
-semble pas bien difficile à conquérir; mais il s'agit ici de quelque
-chose de plus; aussi la ruse et la prudence doivent donner la main à
-la coquetterie. La résistance paraît le séduire et lui troubler la
-tête plus que tout le reste. Pauvre comte! J'ai bien facilement
-l'avantage sur lui, puisque je n'éprouve rien pour lui."
-
-Au milieu de ses réflexions, elle aperçut Zésim, qui était là, appuyé
-à une colonne. Il lui vint aussitôt une idée badine, et elle profita
-du moment où un danseur emmenait Anitta, pour se glisser comme un
-serpent, vite et sans faire aucun bruit, hors de la salle.
-
-Dans le corridor, près des vestiaires, se trouvaient aussi quelques
-petits cabinets, disposés pour ceux qui voudraient se masquer pendant
-la fête. Dragomira fit signe à Barichar qui était avec les autres
-domestiques et gardait un grand panier. Mais au moment où elle allait
-entrer dans un de ces cabinets, deux bras souples l'enlacèrent presque
-tendrement et les yeux bleus d'Henryka la regardèrent avec un sourire
-malicieux.
-
-"Enfin! Je vous tiens, s'écria l'aimable jeune fille, et maintenant
-vous ne m'échapperez pas.
-
-- Si, répondit Dragomira en souriant, car j'ai une petite intrigue en
-tête, et vous ne voudriez certainement pas me gâter cet innocent
-plaisir.
-
-- Vous vous masquez?
-
-- Oui.
-
-- Oh! je ne vous trahirai pas, continua Henryka, permettez-moi de vous
-accompagner et de vous aider."
-
-Toutes les deux entrèrent dans le cabinet. Quand Barichar fut parti
-après avoir déposé son panier dans un coin, Henryka ferma la
-porte. Dragomira s'était assise devant la table de toilette et
-commença à ôter sa parure pendant qu'Henryka enlevait le contenu du
-panier avec des cris d'admiration enfantine. Quand ce fut fini, elle
-s'approcha de Dragomira, et, debout devant elle, se mit à la
-considérer avec un intérêt extraordinaire.
-
-"Je ne sais ce qu'ont les gens, dit-elle, ils vous trouvent tous
-énigmatique; et Anitta pense même que vous avez quelque chose
-d'inquiétant. Moi, au contraire, je me sens une grande sympathie pour
-vous.
-
-- Prenez garde, répondit Dragomira, vous découvrirez peut-être à la
-fin sous cette robe un corps de serpent ou une queue de poisson.
-
-- Vous n'êtes pas non plus une créature ordinaire, continua Henryka;
-je sens qu'une puissance mystérieuse vous entoure, mais ce sentiment
-ne fait qu'augmenter encore l'attrait magique qui m'entraîne vers
-vous. Faites de moi votre alliée; je vous aimerai comme une soeur et
-je vous écouterai comme une écolière docile.
-
-- Réellement?"
-
-Dragomira tourna lentement la tête vers elle et la regarda d'un oeil
-interrogateur.
-
-"Conduisez-moi, je vous suivrai comme une aveugle, sans peur et sans
-aucune réflexion, répondit Henryka.
-
-- Nous verrons.
-
-- Aujourd'hui, permettez-moi de vous aider.
-
-- Pourquoi non? répondit tranquillement Dragomira, le premier pas dans
-la voie de la lumière éternelle que vous voyez devant vous par un
-pieux pressentiment, c'est l'humilité; servez-moi donc."
-
-Henryka s'agenouilla devant Dragomira et lui baisa les mains, puis
-elle lui ôta ses chaussures et lui mit les pantoufles turques brodées
-d'or qu'elle avait tirées du panier. Dragomira se laissa faire avec la
-majestueuse indifférence d'une souveraine.
-
-
-XXVI
-
-SOUS LE MASQUE
-
-On peut déraisonner sur un point et être sage pour tout le reste.
-WIELAND.
-
-
-Quelques instants après, une sultane, habillée avec toute la
-magnificence de l'Orient entrait dans la salle.
-
-Grande et d'une taille élancée, elle s'avançait avec dignité. Elle
-était chaussée de babouches de velours rouge brodées d'or, et avait un
-large pantalon et une jupe courte de satin jaune sur laquelle tombait
-un long caftan de soie bleu-clair, brodé d'argent et garni
-d'hermine. Ce caftan laissait voir une veste ouverte de velours rouge;
-la poitrine couverte de colliers de corail, de perles et de sequins
-apparaissait à travers une gaze d'argent. La tête fière de la sultane
-était couronnée d'un petit turban tout garni de pierreries. Au lieu de
-masque elle avait un voile épais de harem, au travers duquel on ne
-pouvait distinguer que de grands yeux bleus et froids, au regard
-dominateur.
-
-Une troupe de messieurs s'était attachée aux pas de la nouvelle
-arrivée. Plus d'un se risqua à lui chuchoter à l'oreille quelque
-compliment; mais elle semblait insensible à toutes les tentatives que
-l'on faisait pour attirer son attention.
-
-Elle promena longtemps ses regards pénétrants par toute la salle,
-jusqu'à ce qu'elle eût découvert celui quelle cherchait. Il venait
-d'aller au buffet, sans intention, comme un automate inconscient que
-fait marcher un mouvement d'horlogerie. Les domestiques lui offraient
-divers rafraîchissements; il secouait la tête et était sur le point de
-s'en aller, lorsque la sultane entra et lui posa sa pette main sur
-l'épaule.
-
-"Je te salue, Zésim Jadewski, dit-elle, pourquoi donc baisses-tu ainsi
-la tête, aujourd'hui?
-
-- Je n'ai guère de motifs d'être joyeux.
-
-- Il y a bien des moyens de chasser les soucis, en voici justement un
-des meilleurs."
-
-La belle sultane prit un verre de vin sur le buffet, y trempa ses
-lèvres et le présenta à Zésim.
-
-"Que me donnes-tu? Un doux poison, un philtre?
-
-- J'arriverais trop tard.
-
-- A ta santé!"
-
-Zésim vida le verre.
-
-"Maintenant, un deuxième moyen.
-
-- Lequel?
-
-- Fais-moi la cour.
-
-- je n'en aurais pas le talent.
-
-- Parce que tu aimes?
-
-- Peut-être.
-
-- Il y a ici deux dames à qui tu as donné ton coeur. A laquelle
-appartient-il maintenant?
-
-- Tu me questionnes comme un inquisiteur."
-
-La sultane se mit à rire, tout doucement, mais ce rire argentin suffit
-à la trahir.
-
-"Maintenant je te connais."
-
-Elle rit de nouveau.
-
-"Tu es Dragomira."
-
-Une petite main saisit rapidement la sienne et un souffle doux et
-tiède effleura sa joue.
-
-"Ne me trahis pas; on nous observe; le comte Soltyk est là; je veux
-lui parler et lui faire peur."
-
-En effet, le comte se tenait à l'entrée, et ses yeux sombres, pleins
-d'une flamme diabolique, étaient arrêtés sur la belle personne, qui
-murmurait coquettement à l'oreille de Zésim. L'envie et la jalousie
-bouleversaient le coeur de Soltyk et faisaient bouillonner son sang
-indomptable. En même temps, d'autres yeux se dirigeaient vers le
-couple occupé à chuchoter, mais ceux-là étaient timides, tristes et
-pleins d'angoisse. C'était Anitta qui avait aussi reconnu Dragomira et
-qui tremblait pour son bien-aimé.
-
-La sultane avait déjà congédié Zésim et se préparait à aller trouver
-Soltyk, lorsque le jésuite la prévint et entraîna rapidement le comte
-avec lui.
-
-"Qu'avez-vous? demanda Soltyk.
-
-- Il faut que je vous avertisse, lui dit tout bas le P. Glinski; la
-sultane est Mlle Maloutine. Avez-vous vu comme elle échangeait avec
-ce jeune officier des poignées de main et des paroles tout à fait
-tendres?
-
-- Après, après?
-
-- Vous êtes au moment de tomber dans les filets d'une coquette.
-
-- Cette fois votre connaissance des hommes fait fausse route, reprit
-le comte d'un ton railleur, elle est au contraire froide comme
-glace.
-
-- Mais je sais que Jadewski va chez elle.
-
-- Sessawine aussi.
-
-- Et elle se joue de tout le monde.
-
-- Tant mieux.
-
-- Il n'y a pas moyen de vous sauver, je le vois.
-
-- Si les abîmes de l'enfer étaient aussi beaux que cette Dragomira,
-cher Père, le ciel resterait vide et vous-même finiriez par rendre
-votre âme au diable."
-
-Soltyk le quitta en riant et se mit aussitôt à la recherche de la
-sultane qui avait brusquement disparu dans le tourbillon des
-masques. Il la trouva à l'entrée de la petite salle qui figurait
-l'Asie. Elle semblait l'attendre.
-
-"C'est ici ton empire, dit-il en s'inclinant devant elle; ton esclave
-peut-il entrer avec toi?"
-
-Il releva la portière et la suivit dans le petit salon décoré avec
-toute la somptuosité de l'Orient.
-
-Des tentures persanes d'une rare magnificence, brodées d'or et
-d'argent, tombaient en plis larges et lourds et figuraient les parois,
-le plafond, les fenêtres et les portes d'un pavillon dont le sommet
-était formé par un croissant d'or constellé de pierreries. Le sol de
-cette mystérieuse retraite était couvert d'un tissu de l'Inde, blanc
-et souple comme du duvet; le pied s'y enfonçait comme dans la neige
-nouvellement tombée. Une seule lampe, à globe rouge, était suspendue
-au plafond comme un rubis lumineux d'une grosseur fabuleuse. Cà et là
-étaient des coussins qui invitaient au repos, à la rêverie, à
-l'amour. Un parfum étrange et subtil embaumait l'air et troublait les
-sens comme une caresse.
-
-Dragomira s'assit sur le divan placé au milieu du pavillon aux
-couleurs chatoyantes. Elle était sur une peau de panthère, et ses
-pieds reposaient sur la tête majestueuse d'un tigre.
-
-Le comte restait debout devant elle, dans toute l'ardente extase de la
-passion.
-
-"Vous m'avez attendu? dit-il enfin.
-
-- Oui.
-
-- Vous savez que j'ai quelque chose à vous dire?
-
-- Oui.
-
-- Et vous êtes disposée à m'entendre?
-
-- Oui.
-
-- Je vous remercie. Vous me rendez le courage qui commençait à me
-manquer.
-
-- Il faut donc du courage pour causer avec une jeune fille?
-
-- Avec vous, oui, Dragomira.
-
-- Dragomira? moi? vous vous trompez.
-
-- Comment! me tromper? interrompit le comte Soltyk; qui pourrait
-jamais vous avoir vue et ne pas vous reconnaître entre mille? Qui
-pourrait avoir vu le regard de vos yeux et l'oublier? Qui pourrait
-ne pas le découvrir, même sous le masque? Oui, c'est vous,
-Dragomira, vous, avec toute votre puissance, votre froideur, votre
-cruauté!
-
-- Moi, cruelle? parce que je ne vous crois pas? Je ne suis pas
-cruelle; je suis un peu prudente, voilà tout.
-
-- Qu'avez-vous contre moi?
-
-- Rien.
-
-- En ce moment, vous ne dites pas la vérité.
-
-- Si; je ne puis pas dire que quoi que [ce] soit me déplaise en vous.
-
-- Oui, mais vous vous défiez de moi."
-
-Un léger sourire fut la réponse de Dragomira.
-
-"Et pourquoi vous défiez-vous de moi?
-
-- Ah! l'innocent! Avez-vous oublié ce que vous avez fait? La liste des
-péchés de Don Juan à côté de la vôtre est la confession d'un
-écolier."
-
-Soltyk sourit.
-
-"Je connais ma réputation, dit-il, mais je vous donne ma parole
-d'honneur que la renommée a bien exagéré.
-
-- Bien; mais en ôtant ce qu'il y a de trop, dit Dragomira, je crois
-qu'il en reste encore assez pour rendre votre canonisation
-invraisemblable.
-
-- Je ne suis pas un saint; je n'ai jamais prétendu à cette gloire.
-
-- Mais faut-il être le contraire?
-
-- Que suis-je donc?
-
-- Un scélérat, répondit Dragomira. Vous aimez Anitta et vous me faites
-la cour.
-
-- On veut me marier avec Mlle Oginska, voilà tout.
-
-- Tactique de jésuite. On veut unir deux familles puissantes et faire
-de vous un instrument politique.
-
-- Vous pouvez bien avoir raison, murmura Soltyk, surpris au plus haut
-point de cette remarque, mais je ne suis pas bon à faire un
-instrument.
-
-- Alors vous n'aimez pas Anitta?
-
-- Non."
-
-Le comte était encore debout devant Dragomira; il s'assit alors sur un
-divan, auprès d'elle, de façon à avoir un genou en terre, et il lui
-saisit les mains en lui disant:
-
-"Je vous aime!"
-
-Dragomira rit de nouveau.
-
-"Vous pouvez rire, je vous aime pourtant, et je vous jure que vous
-êtes la première que j'aime. Jusqu'à présent je n'ai connu que des
-fantaisies passagères, parfois un court enivrement, mais mon coeur
-était libre, et surtout ma tête. Ce que j'éprouve en face de vous, je
-le ressens pour la première fois. Je ne suis pas exalté, je ne suis
-pas amoureux, je ne suis pas du tout ivre de votre beauté. J'ai le
-sentiment que vous avez été créée pour moi, que votre âme est de la
-même essence que la mienne, que la vie sans vous n'a aucune valeur, et
-que la vie à côté de vous serait le paradis. Si ce n'est pas là de
-l'amour qu'est-ce donc?"
-
-Pendant qu'il parlait, les yeux de Dragomira s'attachaient sur son
-beau et mâle visage.
-
-"Pauvre comte! dit-elle en relevant lentement la manche de son caftan,
-mais, en vérité, je commence à croire que vous m'aimez.
-
-- Et vous me plaignez, s'écria Soltyk avec animation, parce que vous
-ne pouvez pas répondre à cet amour.
-
-- Je ne vous aime pas...
-
-- Parce qu'un autre possède votre coeur?
-
-- Quelle impatience! Ne m'interrompez pas.
-
-- Alors, je vous demande en grâce...
-
-- Je ne vous aime pas, mais mon coeur est encore libre; essayez de le
-conquérir. De tous ceux qui y prétendent vous êtes le seul qui ne me
-déplaise pas."
-
-Elle avait détaché une petite chaîne d'or qui entourait son beau bras
-et elle jouait avec.
-
-"Vous me permettez donc d'espérer?
-
-- Oui.
-
-- Oh! que je suis heureux!"
-
-Le comte avait saisi ses mains et les couvrait de baisers. Elle le
-laissa faire pendant quelque temps, puis elle retira une de ses mains
-et lui passa la petite chaîne autour du bras.
-
-"Que faites-vous? Voulez-vous faire de moi votre chevalier?
-
-- Non, mon esclave. Vous voyez bien que je vous mets à la chaîne."
-
-Cependant un domino rose s'était approché de Zésim.
-
-"Quoi! seul! lui dit-il; où est l'enchanteresse qui t'a mis dans ses
-fers?
-
-- De qui parles-tu? Je suis encore libre, répliqua Zésim.
-
-- N'essaye pas de me tromper, tu n'y réussirais pas, continua le
-domino; il n'y a déjà pas si longtemps, tu as juré à une autre que
-tu l'aimais. L'aurais-tu si vite oubliée, si un nouvel astre ne
-s'était pas levé sur ta vie?
-
-- Qui es-tu?... Zésim parcourut du regard cette taille élancée, saisit
-les mains de l'inconnue, qui tressaillit, et les retint fortement en
-cherchant à lire dans ses yeux sombres.
-
-- Non, ce n'est pas possible, murmura-t-elle enfin; je me suis trompé.
-
-- Lâche-moi, dit le domino en suppliant.
-
-- Pas encore; j'ai une autre question à t'adresser.
-
-- Eh bien?
-
-- Qui t'a envoyée?
-
-- Personne.
-
-- Alors, dans quelle intention viens-tu?
-
-- Pour t'avertir. Un danger te menace.
-
-- Un danger?... De la part de qui?
-
-- De la part de celle que tu aimes.
-
-- Si tu veux que je te crois, dit Zésim ému, dis m'en davantage,
-dis-moi tout ce que tu sais."
-
-Les yeux sombres se reposèrent un instant sur lui avec une expression
-presque douloureuse.
-
-"Soit, mais ce n'est pas ici le lieu. Tu entendras bientôt parler de
-moi."
-
-Les mains tremblantes se dégagèrent d'un mouvement énergique, et le
-domino à la taille élancée comme celle d'une jeune fille disparut
-rapidement au milieu du tourbillon de la fête.
-
-
-
-DEUXIEME PARTIE
-
-I
-
-CIEL ET ENFER
-
-... Belle comme la première femme, la pécheresse, séduite par le mauvais
-serpent, qui depuis n'a cessé de tromper, en étant trompée elle-même.
-LORD BYRON
-
-
-Deux jours après la fête du comte Soltyk; qui occupa longtemps encore
-toutes les sociétés de la ville, Zésim reçut une lettre sans
-signature. On lui donnait rendez-vous dans la même église où il avait
-eu son dernier entretien avec Anitta.
-
-Il pensa immédiatement à elle. Sans aucun doute c'était elle qui
-voulait l'avertir; mais sa conversation avec le domino lui avait
-inspiré de la défiance, et il lui vint encore à l'esprit une autre
-pensée. Si Dragomira avait des vues sérieuses sur le comte, et
-cherchait à l'intimider, lui Zésim, au moyen d'une personne de
-confiance, uniquement parce qu'il était devenu tout à coup gênant?
-
-Ce qu'il y avait d'énigmatique dans l'existence et les relations de
-Dragomira était pour lui une source d'inquiétudes toujours nouvelles;
-il ne pouvait parvenir à avoir en elle confiance pleine et entière. Il
-la croyait, quand il la voyait; il doutait d'elle, dès qu'elle était
-loin.
-
-Quand le jour commença à baisser, Zésim se rendit à l'église
-indiquée. Devant la porte, il lui vint une nouvelle idée. Si Dragomira
-voulait seulement l'éprouver; si elle l'attendait elle-même?
-
-Il hésita une minute, puis entra rapidement, bien décidé à mettre une
-fin à tous ses doutes.
-
-L'église paraissait vide. Mais quand il s'approcha du maître-autel, il
-vit une dame agenouillée qui se releva au bruit de ses pas et vint à
-sa rencontre.
-
-"Je vous remercie d'être venu, dit-elle en lui tendant la main.
-
-- Est-ce possible? C'est vous, Anitta? murmura Zésim.
-
-- C'est moi", répondit-elle avec tristesse, et elle écarta son voile.
-
-Zésim regarda avec émotion son visage sérieux et pâli.
-
-"J'ai peur pour vous, Zésim, dit-elle. Je ne sais pas ce que c'est, et
-je suis incapable de vous dire quelque chose de précis, mais, je le
-sens, un grand danger vous menace. Dragomira a quelque mystérieuse
-mission à accomplir; c'est une voix intérieure, un sombre
-pressentiment qui me le dit. Est-elle affiliée à une conspiration?
-appartient-elle à une secte de fanatiques? Je ne peux pas le
-découvrir; mais je sais qu'elle a jeté ses filets de votre côté et que
-vous deviendrez sa victime, et je ne réussis pas vous sauver.
-
-- Vous voyez les choses beaucoup trop en noir; je connais la famille,
-la mère de Dragomira...
-
-- Qu'est-ce que cela peut prouver? Il y a des sociétés secrètes, des
-sectes religieuses fanatiques qui cherchent précisément des
-adhérents et des instruments dans le monde le plus distingué; et,
-croyez-moi, Dragomira est un de ces instruments.
-
-- C'est possible; mais qu'importe que je périsse, puisque vous ne
-m'aimez pas, Anitta?
-
-- Ne blasphémez pas, Zésim.
-
-- Dragomira ne peut pas me trahir plus que vous.
-
-- Elle vous poussera à la mort, s'écria Anitta. O Zésim! Ayez pitié de
-moi! Ayez pitié de votre mère! Au nom de cet amour qui remplit mon
-coeur, tout mon être..."
-
-Elle s'arrêta; les larmes étouffaient sa voix; elle ne pouvait plus
-que lever vers lui les yeux et les mains avec une expression
-suppliante.
-
-"Comment dois-je vous comprendre? dit Zésim amèrement. Quelle valeur
-ma vie peut-elle encore avoir pour la future comtesse Soltyk.
-
-- Jamais je ne donnerai ma main au comte.
-
-- Vous lui êtes pourtant fiancée.
-
-- Qui vous l'a dit? Il m'a demandée et je l'ai refusé.
-
-- Anitta! Est-ce vrai? mon Dieu! pourquoi ne me dites-vous cela
-qu'aujourd'hui?
-
-- Je vous ai juré de vous rester fidèle.
-
-- Vous avez raison; le coupable, c'est moi, continua Zésim, je ne vous
-ai pas cru tant de fermeté. Une vanité puérile m'a poussé à renoncer
-à un trésor dont la possession ne me paraissait pas assurée; je ne
-voulais pas être trahi par vous et alors c'est moi qui vous ai
-trahie.
-
-- Je ne vous en veux pas, murmura Anitta en lui prenant la main, je
-vous ai pardonné. Dites-moi seulement de quelle façon je pourrai
-vous sauver. Ce n'est pas votre amour que je veux; il ne s'agit que
-de votre vie.
-
-- Ce sont des imaginations.
-
-- Non, non. Je vous en supplie, brisez vos liens.
-
-- Je ne peux pas; il est trop tard.
-
-- Dites donc plutôt que vous ne voulez pas, que Dragomira vous a
-complètement aveuglé, que votre passion pour cette créature sinistre
-est plus forte que vous.
-
-- Vous vivez dans un monde romanesque, dit Zésim en souriant; les
-dangers que vous voyez, vous les avez tout bonnement vus en rêve. Je
-vous assure que la réalité est loin d'avoir un aspect si
-terrible. Dragomira est sincère et loyale envers moi.
-
-- Vous le croyez.
-
-- Si cela peut vous tranquilliser, je vous promets d'être prudent.
-
-- Oui, la prudence d'un somnambule! s'écria Anitta; je le vois, vous
-êtes tout à fait aveugle, et ce serait inutile de persister à vous
-avertir. J'y renonce, mais je vous protègerai, Zésim, malgré
-vous-même. J'accepte la lutte avec Dragomira et Dieu ne me refusera
-pas son assistance.
-
-- Je ne vous comprends pas, Anitta; comment en êtes-vous arrivée à ces
-idées fantastiques?
-
-- Il n'y a là rien de fantastique, dit-elle d'un ton sérieux et
-résolu, je suis une jeune fille toute simple, qui vous aime, et
-c'est tout. Adieu et soyez sur vos gardes.
-
-- Vous reverrai-je, Anitta?
-
-- A quoi bon? Maintenant, non. Plus tard peut-être... quand vous aurez
-- brisé vos chaînes. Adieu."
-
-Zésim lui baisa la main et elle partit en hâte. Il resta immobile
-quelques instants, abîmé dans ses pensées, sous ces voûtes sombres.
-
-Qu'était-ce donc que ce mystère dans lequel une volonté étrangère
-emprisonnait Dragomira? se demandait-il. Elle en était convenue
-elle-même et Anitta l'avait pénétrée; Qui étaient ces autres qui la
-menaient et l'employaient comme un instrument? Appartenait-elle à une
-secte et à laquelle? Pourquoi se défiait-elle, et pourquoi ne
-pouvait-il la quitter, s'il doutait d'elle? L'aimait-il véritablement
-autant que cela? Et Anitta? Est6il possible d'aimer deux femmes en
-même temps? "Tu es le lien des deux natures qui se sont unies dans
-l'espace et dans le temps", chante Derschavine dans son ode à
-Dieu. Ces deux natures si souvent en désaccord se combattaient aussi
-en lui. L'une l'élevait vers la lumière, vers Anitta, l'autre
-l'entraînait dans cette obscurité sinistre où Dragomira vivait et
-régnait. Pensées contradictoires, émotions, projets, tout se croisait
-dans sa tête, dans son coeur, et il n'aboutissait à aucune résolution,
-à aucun acte. En ce moment encore, il ne savait à quoi s'en tenir. Les
-flots le poussaient en avant et il se demandait de nouveau où il
-allait.
-
-Une heure après le départ d'Anitta, Bassi Rachelles se glissait déjà
-dans la chambre de Dragomira pour l'informer du rendez-vous des deux
-jeunes gens.
-
-"Tu es sûre que c'était lui? demanda Dragomira.
-
-- Le lieutenant Jadewski, aussi vrai que je suis ici.
-
-- Et de quoi ont-ils parlé?
-
-- De vous, noble maîtresse.
-
-- De moi?
-
-- Elle l'a averti de se tenir sur ses gardes, mais il n'a pas ajouté
-foi à ses paroles.
-
-- Et n'ont-ils pas parlé d'amour?
-
-- Non. Seulement, quand elle est partie, il lui a demandé s'il la
-reverrait, et elle a répondu: "A quoi on? Maintenant, non."
-
-- Bien, tu peux t'en aller."
-
-Immédiatement après le départ de la Juive, Dragomira écrivit deux
-lettres, l'une au comte, signée des initiales de son nom, l'autre à
-Zésim, sans signature, avec une écriture contrefaite. Elle leur
-donnait rendez-vous à tous les deux à l'Opéra. Barichar se chargea
-personnellement de la lettre adressée à Soltyk, et confia à un facteur
-juif celle qui était destinée à Zésim.
-
-Le comte était eu théâtre avant le commencement de la représentation,
-et attendait avec impatience au pied de l'escalier qui conduisait aux
-loges. Son regard effleurait à peine les amis et les dames élégantes
-qui arrivaient. Mais lorsqu'il aperçut Dragomira à l'entrée du
-vestibule, son coeur se mit à battre avec impétuosité, et ses yeux
-restèrent fixés comme par l'effet d'un charme sur cette taille souple
-et élancée, sur cette tête entourée et illuminée de cheveux blonds.
-
-Celle que Soltyk attendait avec une si ardente impatience était venue
-accompagnée de Cirilla qui s'était habillée avec un luxe à l'ancienne
-mode et représentait fort bien une dame de la noblesse de
-campagne. Soltyk se contenta d'ôter son chapeau, de saluer
-profondément et de dévorer des yeux Dragomira. Celle-ci de son côté
-lui fit un petit signe de tête avec une amabilité pleine d'aisance et
-passa devant lui comme devant une simple connaissance.
-
-Zésim, qui était assis au parquet, vit Dragomira entrer dans sa loge
-et ôter son manteau de théâtre, tout brodé d'or scintillant. Elle
-resta debout un instant contre le rebord, et tous les regards se
-dirigèrent sur elle. En même temps le comte la contemplait avec une
-admiration muette.
-
-"Où a-t-elle appris, pensait-il, à s'habiller ainsi? Je sais pourtant
-qu'elle n'a pas été à Paris."
-
-Et, en effet, Dragomira était ravissante dans sa robe de soie brochée
-couleur héliotrope, richement garnie de dentelles jaune-pâle. La
-parure, merveilleusement simple, consistait en un petit bouquet de
-violettes naturelles, placé dans ses cheveux d'or et un autre attaché
-à son corsage.
-
-Après le premier acte Zésim voulut lui rendre visite, mais le comte le
-prévint. Avec une fureur concentrée le jeune et bouillant officier le
-vit entrer dans la loge et porter à ses lèvres la main que Dragomira
-lui tendait en souriant. La conversation animée qui s'établit ensuite
-entre Dragomira et Soltyk augmenta de minute en minute le supplice de
-Zésim.
-
-"Que se passe-t-il donc en moi? se demandait-il; je crois que je suis
-jaloux."
-
-Tous les doutes qu'Anitta avait remués en lui, toutes les sombres
-pensées que d'ordinaire un regard de Dragomira domptait et endormait,
-se réveillèrent et reprirent leur puissance.
-
-Il crut qu'il allait étouffer, il sortit de l'atmosphère chaude et
-suffocante de la salle pour aller respirer l'air frais; puis il
-rentra, mais il ne reprit pas as première place. Il se mit derrière
-une colonne de parterre; de là, il pouvait mieux observer
-Dragomira. Il espérait que le comte la quitterait au commencement de
-l'acte suivant, mais il avait eu tort d'espérer. Soltyk resta, et la
-conversation devint de plus en plus animée, de plus en plus intime. Ce
-ne fut qu'au moment où le rideau se levait pour la troisième fois que
-le comte la salua, et partit. Zésim monta l'escalier en courant et
-entra dans la loge de Dragomira, les joues rouges et les yeux
-enflammés.
-
-Elle n'eut pas l'air de remarquer son agitation. Elle lui tendit
-gaiement les deux mains avec un mouvement d'une grâce exquise.
-
-"Pourquoi si tard? lui demanda-t-elle; tu n'as donc pas reçu mon
-billet?
-
-- Tu m'as écrit?
-
-- Sans doute."
-
-Il sortit le billet doux anonyme... "Cette lettre...
-
-- Est de moi; un badinage... Je voulais te surprendre, me faire bien
-belle et te tourner un peu la tête.
-
-- Je suis ici depuis le commencement.
-
-- Est-ce possible? dit Dragomira d'un air innocent. Je ne t'ai pas
-remarqué."
-
-Zésim lui adressa un regard moitié fâché, moitié reconnaissant, et
-porta sa main froide à ses lèvres brûlantes. Cependant, elle célébra
-son triomphe avec un sourire silencieux. Le bien-aimé lui appartenait
-de nouveau, et n'appartenait qu'à elle.
-
-
-II
-
-LA ROUTE DU PARADIS
-
-Même quand je marcherais par la vallée de l'ombre de la mort, je ne
-craindrais aucun mal; car tu es avec moi, Seigneur. PSAUM. XXIII, 4.
-
-
-Une visite inattendue. Dragomira, la calme, la froide, la courageuse,
-ne put réprimer un tressaillement lorsque Barichar lui présenta la
-carte du P. Glinski. Elle se remit pourtant aussitôt et cria:
-"Entrez!"
-
-Barichar ouvrit la porte, et le jésuite s'approcha avec sa plus
-élégante révérence et son plus gracieux sourire.
-
-"J'ai peur de vous importuner, dit-il, pendant que Dragomira
-s'asseyait sur un divan, et, d'un geste vraiment royal de sa main,
-l'invitait à prendre place près d'elle, mais l'intérêt qui m'amène est
-si sérieux, si important, pour ne pas dire si sacré, que j'ose compter
-sur votre pardon. Il s'agit du bonheur de mon cher comte, de celui que
-j'ai élevé, de celui que je considère comme mon enfant."
-
-Le P. Glinski fit une pause; il attendait une question, une objection
-qui lui eût facilité le moyen d'arriver au véritable but de sa
-visite. Mais Dragomira ne vint nullement à son aide; elle le
-regardait, au contraire, avec une certaine indifférence distraite qui
-semblait dire: "En quoi votre comte peut-il m'intéresser?"
-
-Le P. Glinski se passa la main droite sur la main gauche, puis la main
-gauche sur la main droite.
-
-"Vous devinez bien, noble demoiselle, dit-il, de quoi il s'agit?
-
-- Non, je n'en ai aucune idée, répondit Dragomira avec une candeur qui
-déconcerta un instant Glinski, le fin diplomate de l'ordre de Jésus.
-
-- Je voulais... oui... Avant tout, il faut que je vous fasse mon
-compliment, quoique j'arrive un peu tard. L'autre jour vous étiez
-superbe en sultane."
-
-Dragomira sourit.
-
-"Je vous suis bien obligée, dit-elle, mais vous n'êtes pas venu chez
-moi, mon révérend père, pour me faire cette communication?
-
-- Non, certainement, non, murmura le jésuite. J'ai seulement voulu
-faire la remarque que mon cher comte, lui aussi, semblait ravi de
-vous.
-
-- C'est vrai, il m'a beaucoup fait la cour, dit Dragomira très
-naturellement.
-
-- Alors, je ne me suis pas trompé, continua le P. Glinski; certes, on
-comprend très bien que le comte vous adresse ses hommages et que cet
-innocent triomphe vous soit agréable; mais ce qui vous fait plaisir
-à tous les deux prépare à d'autres des chagrins, de l'inquiétude, à
-moi particulièrement, à moi qui aime le comte comme un fils et qui
-ne veux que son bonheur.
-
-- Maintenant, je ne vous comprends pas, mais pas du tout, c'est comme
-si vous me parliez une langue étrangère.
-
-- Vous savez, pourtant, ma noble demoiselle, que le comte est fiancé.
-
-- Oui, sans doute.
-
-- Que cette alliance entre deux familles si honorables est désirée par
-tout le pays.
-
-- Oui, je le sais aussi.
-
-- Alors, pourquoi vous mettez-vous si cruellement en travers de nos
-beaux projets?
-
-- Moi! Dragomira leva ma tête et se mit à rire. Je n'y pense pas.
-
-- Vous souffrez toutefois que le comte vous adresse ses hommages.
-
-- Puis-je le lui défendre? Je serais tout simplement ridicule. Tant
-qu'il ne fait rien qui, d'après l'opinion du monde, soit blâmable ou
-inconvenant, je suis désarmée en face de lui.
-
-- Vous détournez la question, répliqua Glinski; je suis sûr que vous
-encouragez le comte.
-
-- Pas le moins du monde.
-
-- Je vous en prie, mademoiselle, restons dans le sujet. Je n'ai pas à
-engager une dispute de mots. Ce serait un malheur pour nous tous si
-le mariage du comte et de Mlle Oginski n'avait pas lieu; et en ce
-moment vous êtes un obstacle à ce mariage. Je ne m'y trompe pas;
-voilà où en sont les choses; aussi, je vous supplie de renoncer au
-comte.
-
-- Comment puis-je renoncer à ce qui n'est pas à moi? Le comte, jusqu'à
-présent, ne m'a adressé aucune parole d'amour; et soyez bien
-convaincu que s'il le faisait, je ne l'écouterais pas.
-
-- Ce sont encore de pures défaites, mademoiselle; vous ne voulez pas
-du tout me répondre directement. J'y vois mieux que vous ne le
-croyez, et je suis bien sûr maintenant que vous avez des desseins
-arrêtés sur le comte.
-
-- Faites-moi grâce, je vous en prie, de vos imaginations, dit
-Dragomira d'un ton froid et sérieux; je n'aime pas le comte; cela
-suffit, ce me semble.
-
-- Pardonnez-moi, noble demoiselle, vous me comprenez mal. Je ne crois
-pas que vous ayez de projets sur son coeur.
-
-- Encore moins sur sa main, dit-elle fièrement.
-
-- Non plus que sur sa main, reprit le P. Glinski; vous avez d'autres
-desseins.
-
-- Quels desseins?
-
-- Je veux être de bonne foi, dit le jésuite.
-
-- Ce sera difficile avec cette robe, répliqua-t-elle en raillant.
-
-- Je vous le dis sincèrement, continua Glinski, je ne vois pas clair
-dans les desseins dont vous poursuivez la réalisation; mais ce dont
-je suis sûr, c'est que vous avez un but devant les yeux; et j'ai le
-pressentiment que ce que vous réservez au comte n'est rien de bon.
-
-- Si j'ai vraiment des projets, dit Dragomira avec un calme glacial,
-ne vous donnez pas tant de peine; il est clair que je ne les
-abandonnerai pas si facilement.
-
-- Voilà tout ce que je voulais savoir, reprit le jésuite; vous avouez
-donc que vous [avez] un plan arrêté à l'égard du comte.
-
-- De grâce... Vous me mettez dans la bouche vos propres pensées. Je n'ai
-rien dit.
-
-- Encore des mots, je ne joue pas sur les mots. Je suis forcé de voir
-désormais en vous le mauvais ange du comte, et j'ai le devoir de
-mettre tout en oeuvre pour l'arracher à votre puissance. Je veux son
-bonheur, tandis que vous...
-
-- Qui vous dit, interrompit Dragomira, que je ne le veux pas, moi
-aussi? Chacun croit connaître la route du paradis; quelle est la
-vraie? Vous suivez la vôtre; moi, la mienne; et tous les deux nous
-espérons sincèrement arriver à la lumière éternelle."
-
-Le P. Glinski regarda Dragomira avec surprise.
-
-"Vous voulez me barrer le passage, continua-t-elle, j'accepte le
-combat; je ne crains rien en ce monde, car Dieu est avec moi."
-
-Le jésuite resta muet. Si jusqu'à présent il avait cru pénétrer
-Dragomira, pour le moment il se trouvait tout à coup en face d'une
-énigme. Il eut de la peine à dissimuler son trouble. Il respira quand
-Henryka Monkony entra et mit fin à l'entretien. Pendant qu'elle
-embrassait Dragomira avec tous les transports d'une tendresse exaltée,
-il se leva et prit son chapeau.
-
-"Vous partez déjà? Dit Dragomira en souriant.
-
-- Je pense que nous n'avons plus rien à nous dire, répondit Glinski en
-l'observant du coin de l'oeil.
-
-- Alors, c'est la guerre?
-
-- Comme vous voudrez."
-
-Le jésuite s'inclina en jetant un regard de compassion sur Henryka
-qui, un bras passé autour de Dragomira, restait tout étonnée.
-
-"Que voulait-il donc? demanda-t-elle, quand le jésuite fut parti.
-
-- Il s'imagine que je veux enlever le comte à Anitta?
-
-- Vous?"
-
-Henryka éclata de rire.
-
-"Comme si vous pouviez empêcher que tous les hommes perdent la tête
-dès qu'ils approchent de vous! Je crois sans peine que Soltyk brûle
-pour vous; mais cela vous est parfaitement indifférent, n'est-ce pas?
-
-- Bien sûr.
-
-- Vous êtes née pour être aimée, continua Henryka, mais vous êtes bien
-au-dessus de toute faiblesse terrestre; je le sens, et c'est
-justement ce qui m'entraîne vers vous avec une force surnaturelle."
-
-Dragomira s'était assise dans un fauteuil, près de la
-cheminée. Henryka se mit à genoux devant elle, et, levant ses yeux
-bleus enthousiastes, la regarda comme en extase.
-
-"Oui, je vous adore comme un être supérieur, comme une sainte,
-continua-t-elle; auprès de vous toutes les autres me paraissent
-communes, vulgaires, même Anitta, que j'aimais auparavant comme une
-soeur.
-
-- Ce n'est pas juste.
-
-- Je ne peux pas faire autrement. Ne me repoussez pas, et, si je ne
-suis pas digne d'être appelée votre amie, laissez-moi du moins être
-votre servante.
-
-- Quelle fantaisie, petite folle! lui répondit Dragomira, en la
-frappant légèrement sur la joue.
-
-- Voulez-vous me rendre heureuse? Oui, n'est-ce pas?
-
-- Certainement, si c'est en mon pouvoir.
-
-- Alors, tutoyez-moi.
-
-- Si vous le désirez, de tout mon coeur."
-
-Henryka l'enlaça dans ses bras et lui donna un baiser.
-
-"M'aimes-tu aussi un peu? demanda-t-elle à voix basse.
-
-- Oui.
-
-- Alors je peux toujours rester auprès de toi?
-
-- Que diraient tes parents? répondit Dragomira. Et puis... tu es une
-enfant, Henryka, ignorante, sans expérience; moi, au contraire, je
-suis initiée à des choses qui glaceraient plus d'un coeur d'homme. Tu
-ne connais pas la vie; le monde t'apparaît encore avec tout l'éclat
-et les parfums du printemps; moi, j'ai plongé mon regard dans
-l'abîme de l'existence; d'épouvantables mystères m'ont été
-révélés. Ah! crois-moi, c'est un plus grand malheur de naître que de
-mourir. Tu ne sais pas combien est horrible la destinée de l'homme
-ici-bas; tu ne t'en doutes même pas; mais moi, je... je n'en sais que
-trop touchant cette misère.
-
-- Et pourtant tu n'es pas découragée.
-
-- Je ne crains rien en ce monde, car Dieu est avec moi!"
-
-La voix de Dragomira, en prononçant ces paroles, vibrait comme une
-corde d'airain, et dans ses yeux brillait la flamme d'un fanatisme
-exalté et entraînant.
-
-"Oui, tu n'es pas de la même espèce que nous, murmura Henryka toujours
-à genoux devant elle et la contemplant avec une sorte de crainte
-sacrée, tu m'apparais à la fois comme une prophétesse et comme un juge
-de l'Ancien-Testament, inspirée, pleine de Dieu et en même temps
-sévère et toute-puissante. Tu suis d'autres voies que nous. C'est une
-voix intérieure qui me le dit. Prends-moi comme compagne de ton
-pèlerinage; je te suivrai partout où tu voudras. Je dois devant moi le
-paradis perdu, et je ne puis en trouver la route; tu la connais,
-prends-moi avec toi."
-
-Dragomira la considéra longtemps avec des yeux sérieux et tristes;
-puis elle caressa légèrement de la main ses tresses brunes souples
-comme de la soie.
-
-"Pauvre enfant, murmurait-elle, sais-tu seulement ce que tu désires?
-La route que je suis est pénible et semée d'épines, riche en douleurs,
-riche en larmes. Eloigne-toi de moi; je te le conseille.
-
-- Non, non, dit Henryka d'une voix suppliante, je veux vivre et mourir
-à tes côtés.
-
-- Toi, avec ce coeur si tendre?
-
-- Je veux être ta servante, ton écolière, ton alliée!
-
-- Penses-y bien.
-
-- Je le veux, Dragomira, je le veux.
-
-- Soit, je te mettrai à l'épreuve.
-
-- Mets-moi à l'épreuve.
-
-- Ecoute-moi donc."
-
-Henryka se redressa un peu, et, les bras appuyés sur les genoux de
-Dragomira, les yeux fixés sur ce visage froid et rayonnant, attendit
-avec émotion ce qu'elle allait dire.
-
-"La première chose que tu dois apprendre, continua Dragomira, c'est
-l'humilité; car l'orgueilleux ne peut pas comprendre Dieu et
-participer à son amour. Ce n'est que du plus profond abaissement que
-tu peux t'élever à la vraie croyance; voilà pourquoi le Christ a
-choisi autrefois ses disciples parmi les pauvres et les petits. Ta
-vanité supportera-t-elle de rejeter ces riches vêtements, de renoncer
-aux ornements de ta chevelure? Ton orgueil ne regimbera-t-il pas quand
-il te faudra servir chacun de tes frères et n'être servie par aucun;
-quand il te faudra n'offenser personne et subir avec calme les
-offenses de tous pour l'amour de ton sauveur?
-
-- Oui.
-
-- Seras-tu obéissante, même quand les ordres qu'on te donnera te
-causeront de la honte et de la douleur?
-
-- Oui.
-
-- Pourras-tu renoncer aux joies de ce monde?
-
-- Je suis prête à partir avec toi pour le désert.
-
-- Si c'est là ta vraie et sérieuse résolution, Henryka, dit Dragomira
-avec la majesté d'une prêtresse, je consens à te nommer ma soeur au
-nom de Dieu, et tu devras me servir et m'obéir, jusqu'à ce que
-vienne le jour où tu auras assez fait pour Dieu et où il te recevra
-dans sa Nouvelle-Alliance. Et maintenant, je fais de toi la
-servante."
-
-Elle se releva et lui donna un coup sur la joue:
-
-"Tiens, baise la main qui t'a châtiée."
-
-Henryka obéit de bon coeur, et, toute transportée, elle se précipita
-aux pieds de Dragomira pour les couvrir de baisers.
-
-"Je veux être ton esclave, murmura-t-elle; il est si facile et si doux
-de t'obéir.
-
-- Crois-tu! répondit Dragomira; pour le commencement je suis contente
-de toi. Tu entres sans hésiter dans ta nouvelle destinée. Mais il
-faut d'abord que tu me connaisses. Que Dieu te soit en aide, si tu
-t'appuies sur moi! Désormais, tu n'as plus à penser, je pense pour
-toi; tu n'as plus d'autre volonté que la mienne. Tu n'es rien et je
-suis tout."
-
-Elle releva la tête comme une souveraine et posa lentement le pied sur
-le cou d'Henryka, pendant que celle-ci, saisie d'une mystérieuse
-angoisse, pleurait doucement et en secret.
-
-
-III
-
-CARTES VIVANTES
-
-L'araignée tisse une toile pour prendre le coeur des hommes.
-SHAKESPEARE, Le Marchand de Venise.
-
-
-"Tu comprends bien, dit un matin Mme Oginska à son mari, pendant
-qu'ils prenaient leur café, que nous devons donner la revanche à
-Soltyk."
-
-Du moment que sa femme le désirait, Oginski éprouva aussitôt le même
-sentiment qu'elle.
-
-"Tu penses, ma chère, que nous aussi nous devons donner une fête?
-
-- Oui certainement.
-
-- Mais comment pourrons-nous jamais rivaliser de magnificence avec
-Soltyk?
-
-- C'est sans doute fort difficile, répondit Mme Oginska; voilà
-pourquoi il faut imaginer quelque chose de tout-à-fait
-original. C'est ton affaire.
-
-- Quelque chose d'original, oui; mais comment trouver ce quelque chose
-d'original? Je n'ai pas la tête inventive qu'il faudrait en cette
-occasion.
-
-- Consulte les livres de ta bibliothèque; ce sera une occasion de les
-épousseter."
-
-Oginski soupira, alluma sa pipe et se rendit dans sa bibliothèque.
-
-Dans les ouvrages qu'il feuilleta, il ne trouva rien, il est vrai;
-mais il lui vint une bonne idée, là, au milieu de ces hautes
-armoires. Il se souvint d'un vieil ami de collège qui avait eu la
-malheureuse fantaisie de devenir poète, et qui, à moitié mourant de
-faim, demeurait dans un galetas de la vieille ville, en compagnie d'un
-grand corbeau et de deux chats. Le vieux monsieur apparut triomphant
-devant sa femme et sa fille et s'écria:
-
-"J'ai mon affaire!
-
-- Quoi donc? Fais-nous en part, que nous l'examinions.
-
-- Non, non; ce n'est qu'une idée qui n'est pas encore mûre. Je vais
-sortir et ruminer la chose."
-
-Il s'habilla et alla dans la ville. Il prit d'abord la précaution
-d'entrer chez un restaurateur français, à qui il commanda de porter au
-poète un grand pâté et une demi-douzaine de bouteilles de bon
-bordeaux. Puis il arriva lui-même, embrassa affectueusement son ancien
-compagnon d'études et lui présenta sa requête. Le poète avait déjà
-entamé le pâté et débouché une bouteille dont il avait bu la moitié;
-aussi était-il de bonne humeur. Semblable à la prêtresse, à qui l'on
-allait demander des oracles, il s'enveloppa d'un nuage de fumée, qu'il
-tira de son chibouk, et se posa un doigt sur le nez.
-
-Il réfléchit à peine quelques minutes, et ce fut une vraie pluie de
-fantaisies de toute espèce, abondantes comme les fleurs au printemps,
-grandioses, baroques et sentimentales.
-
-Oginski avait de la peine à aller assez vite pour tout noter sur son
-calepin. Après une nouvelle embrassade et deux baisers retentissants
-sur les deux joues, Oginski pleinement satisfait quitta la petite
-chambre. Un quart d'heure plus tard il entrait tout fier chez sa
-femme.
-
-"Eh bien! c'est fait?
-
-- Non, pas encore.
-
-- Tu disais pourtant que tu avais une idée.
-
-- Ah! bien, oui, une idée! J'ai vingt idées, toutes superbes; écoute
-seulement."
-
-Il tira son calepin et se mit à lire. Sa femme le regarda, d'abord
-avec étonnement, ensuite - et pour la première fois - avec un certain
-respect.
-
-"Joli! très joli! disait-elle de temps en temps, délicieux! J'aurai de
-la peine à choisir."
-
-Enfin, on finit par s'entendre; et après deux autres visites d'Oginski
-à son vieil ami, il se chargea lui-même de l'exécution du plan
-arrêté. Il choisit parmi les jeunes gens les personnes sont on avait
-besoin, indiqua les costumes, s'entendit avec les tailleurs, et quand
-tout fut en règle, organisa les répétitions nécessaires.
-
-Le jour de la fête arriva. Anitta n'était pas du tout dans la
-disposition d'esprit d'une jeune fille heureuse de vivre, qui
-s'apprête à consacrer une nuit au plaisir. Elle n'en était pas moins
-occupée, avec l'aide de sa femme de chambre, à mettre la dernière main
-à sa toilette, quand sa mère entra et l'inspecta avec calme et par
-mesure de prudence, comme on examine une arme une dernière fois avant
-le duel ou la bataille.
-
-"Tu es bien, mon enfant, dit-elle enfin, mais il faut mettre un peu de
-rouge; tu es pâle."
-
-Anitta haussa dédaigneusement les épaules.
-
-"Qu'as-tu? Il te manque quelque chose?
-
-- Tu le vois pour la première fois?
-
-- Ah! toujours la même fantaisie; murmura Mme Oginska, il te manque
-Jadewski? Nous ne pouvions pourtant pas l'inviter. Et c'est bien ce
-qu'il y a de mieux: tu n'en seras que plus à ton aise pour t'occuper
-du comte. Ne vois-tu pas que Dragomira veut te l'enlever? Ne le
-permets pas."
-
-Anitta eut un sourire ironique.
-
-"Je lui cède Soltyk de tout mon coeur.
-
-- Folle!"
-
-Les premières voitures arrivaient. Oginski était déjà en haut de
-l'escalier et introduisit en gémissant ses vastes mains dans des gants
-blancs trop justes. Les dames entraient. Le premier qui apparut fut le
-comte Soltyk.
-
-"Quelle ponctualité, cher comte? dit Mme Oginska de sa voix la plus
-douce, avec son plus gracieux sourire.
-
-- Quand on vient là où on est heureux de venir, on ne perd pas une
-minute.
-
-- Je suis heureuse de voir que vous vous plaisez chez nous."
-
-Anitta ne disait pas un mot. Elle se tenait près de sa mère, immobile
-comme une morte; ses yeux sombres regardaient dans le vide, fixes
-comme des yeux sans vie.
-
-Il s'écoula un assez long temps avant que la société fût
-complète. Pendant la polonaise que Soltyk conduisit avec la maîtresse
-de la maison, il arriva encore quelques invités en retard. Dragomira
-s'arrêta en outre dans la garde robe, où Henryka l'attendait. Elle
-entra dans la grande salle après la fin de la première valse. Elle
-était tout en blanc: robe de soie blanche garnie de dentelles
-blanches, et parure de grosses perles. A peine Soltyk l'eut-il aperçue
-qu'il reconduisit la danseuse à sa place et se dirigea vers Dragomira.
-
-"Toilette symbolique, dit-il avec un amer sourire. Glace et neige!
-
-- Et larmes, ajouta-t-elle, en faisant glisser entre ses doigts les
-perles qui entouraient son beau bras.
-
-- Puis-je vous demander la faveur d'un tour?
-
-- Je vous remercie, je ne danse pas.
-
-- Pas même une française?
-
-- Une seulement... en costume. Je ne pouvais pas m'en dispenser; mais
-pour celle-là, je suis engagée d'avance.
-
-- Alors vous êtes dans la surprise qui nous attend.
-
-- Oui.
-
-- Je n'en suis que plus curieux.
-
-- De pareilles choses ont donc encore quelque intérêt pour vous?
-
-- Pourquoi pas? reprit le comte, j'aime la magnificence, l'éclat, la
-lumière, la couleur, tout ce qui nous offre un éclat inaccoutumé, et
-nous fait oublier, pendant quelques instants, la monotone et terne
-réalité qui menace de nous étouffer.
-
-- Je comprends, nous vous servons d'opium.
-
-- Pourquoi pas? Un beau rêve n'est pas à dédaigner. La vie aussi n'est
-qu'un rêve, mais il est laid.
-
-- Vous trouvez? Dragomira lui lança un regard pénétrant.
-
-- Oui.
-
-- Et est-ce là une pensée sérieuse de votre part, ou une de vos
-sauvages et capricieuses idées de sultan?
-
-- C'est tout à fait sérieux, trop tristement sérieux.
-
-- Alors donnez-moi votre main, mon frère en douleur."
-
-Soltyk saisit rapidement la main que lui tendait le beau sphinx et une
-légère pression fit passer de l'un à l'autre comme une décharge
-électrique.
-
-Quand la valse fut terminée, Oginski traversa la salle, et, par un
-léger signe à la manière des francs-maçons, appela dans la garde-robe
-tous ceux qui participaient à la mise en scène de son idée. Il y eut
-une petite pause, puis on vit entrer douze couples en costume national
-polonais, qui se mirent à danser une mazurka. Les couleurs différaient
-par deux couples; aussi les mouvements rapides des figures, les allées
-et venues des Kontuschi et des Konfédératki rouges, bleus, verts,
-jaunes, blancs et lilas qui s'entrecroisaient et se mêlaient,
-produisaient un charmant tableau et faisaient prendre patience aux
-spectateurs ravis, pendant le temps dont les absents avaient besoin
-pour se costumer. Il y eut une nouvelle pause. Puis, les portes
-s'ouvrirent à deux battants et un splendide cortège fit son entrée
-dans la salle. En tête marchait Oginski, vêtu du magnifique costume
-des maréchaux du palais de l'ancienne Pologne, le bâton à la main,
-comme un hérault de fête; ensuite venait une troupe de musiciens avec
-le costume turc du siècle dernier; enfin s'avançait un jeu de cartes
-françaises vivantes, qui représentaient les quatre nations les plus
-considérables ayant pris part à la guerre de Sept Ans.
-
-D'abord la France figurée par le Coeur. L'as était un page portant le
-drapeau du royaume. Venait ensuite le roi Louis XV, conduisant par la
-main Anitta, en marquise de Pompadour. Derrière eux, le duc de Soubise
-faisait le valet. Il était immédiatement suivi de neuf gardes
-françaises figurant les neuf autres cartes. Chaque personnage portait
-sur la poitrine la carte dont il jouait le rôle.
-
-Pique suivait, représenté par la Prusse. Un jeune courtisan avec le
-drapeau prussien faisait l'as, le grand Frédéric faisait le roi,
-Henryka la reine, Ziethen le valet, des grenadiers prussiens les
-autres cartes de deux à dix.
-
-Carreau était figuré par l'Autriche. La grande et blonde Livia, aux
-formes opulentes, représentait Marie-Thérèse d'une façon
-splendide. Elle s'avançait fièrement, sa main posée sur celle de son
-époux François Ier; derrière, l'étendard autrichien. Le maréchal Daun
-suivait comme valet, à la tête des pandours en manteau rouge.
-
-Enfin venait le Trèfle figuré par la Russie. Un soldat de la garde de
-Préobraschenski portait le drapeau. Dragomira représentait la czarine
-Elisabeth, dont le favori, Alexis Rasumowki, tenait la place du
-roi. Le général comte Apraxin et des cosaques fermaient la marche.
-
-L'effet produit fut immense. Sur les visages des spectateurs se
-peignaient l'étonnement, le plaisir, l'admiration. De temps en temps
-un murmure flatteur se faisait entendre. Quand le cortège eut défilé
-trois fois autour du grand salon, les cartes vivantes se groupèrent le
-long de la paroi principale et formèrent des tableaux éblouissants de
-couleurs; les rois et les reines se tenaient au premier rang.
-
-Ce fut alors une véritable tempête d'applaudissements; on battait des
-mains et l'on criait bravo comme au théâtre.
-
-Les gardes françaises et les grenadiers prussiens représentèrent une
-espèce de pas d'armes; puis les Russes et les Autrichiens réunis
-dansèrent la sauvage et pittoresque Cosaque; enfin les quatre couples
-royaux exécutèrent un menuet. Après quoi tous ces personnages se
-séparèrent, et les messieurs se pressèrent autour des quatre reines
-pour leur présenter leurs hommages.
-
-Dragomira fur la première qui se déroba à ce feu d'artifice de
-galanteries. Son regard cherchait Soltyk, qui se tenait à l'écart et
-se contentait de la contempler avec une muette admiration. Elle lui
-fit signe avec son éventail, et il arriva immédiatement auprès d'elle.
-
-L'orchestre fit alors retentir de nouveau ses airs entraînants à
-travers les vastes salons, magnifiquement décorés; de nouveau
-recommencèrent les légères déclarations, les fugitives promesses, les
-volages refus, les tendres regards des yeux jaseurs, les charmants
-bavardages des lèvres épanouies, le tourbillon de la danse
-échevelée. Mais il y avait deux créatures humaines qui s'étaient
-éloignées de cet ardent tumulte et qui ne semblaient respirer que
-l'une pour l'autre, comme si elles s'étaient trouvées dans une île
-déserte. Le comte et Dragomira s'étaient réfugiés dans un petit
-cabinet où le bruit de la musique, des voix joyeuses, des robes
-frémissantes ne parvenaient plus qu'adouci comme le lointain murmure
-de la mer. Elle était assise sur un petit sofa, dans un coin, et lui,
-sur un tabouret, en face d'elle. De temps en temps ils échangeaient
-deux ou trois mots, pas plus, mais ils se regardaient et chacun lisait
-dans les yeux de l'autre. Il se penchait vers elle; son éventail seul
-les séparait; mais elle n'avait pas besoin de protection; elle ne
-savait pas ce que c'est qu'une faiblesse. Mais à travers cette glace
-dont elle était enveloppée s'échappait une douce chaleur qui
-encourageait le comte. Il sentait qu'elle ne le regardait pas comme
-tous les autres et il commençait à espérer.
-
-Il lui prit la main à l'improviste. Elle ne la retira pas et laissa
-même tomber l'autre avec l'éventail; mais ses yeux froids le tenaient
-immobile comme par l'effet d'un charme.
-
-"Dragomira... murmura-t-il?
-
-- Que voulez-vous? demanda-t-elle avec calme.
-
-- Que vous m'écoutiez.
-
-- A quoi bon? Je sais ce que vous me direz. Et vous devez connaître
-aussi ma réponse.
-
-- Quand vous me l'aurez faite.
-
-- Je n'ai qu'une réponse à vous faire: Souvenez-vous de vos devoirs.
-
-- Vous ne croyez pourtant pas que je sois homme à supporter des
-chaînes qui me pèsent?
-
-- Non, je ne le crois pas! dit Dragomira après l'avoir regardé un
-instant d'un oeil interrogateur; mais, pour cette fois, cela
-suffit. Laissez-moi, maintenant."
-
-Le comte obéit sans même risquer un regard de protestation, et
-Dragomira resta seule mais pas longtemps. La portière s'écarta
-brusquement et Anitta entra.
-
-"Je vous demande pardon, dit-elle, je croyais trouver le comte ici.
-
-- Etrange idée! répliqua Dragomira avec un mauvais sourire.
-
-- Avec vous, c'est justement ce qu'il y a de plus étrange qui est le
-plus ordinaire.
-
-- Comment dois-je vous entendre?
-
-- Ne croyez toujours pas que je vous dispute Soltyk."
-
-Dragomira se leva, saisit la main d'Anitta et attache son froid regard
-menaçant sur la pauvre jeune fille tremblante.
-
-"Ne vous trouvez pas sur mon chemin, murmura-t-elle, je vous en
-avertis, j'ai encore pitié de vous, mais ne me défiez pas."
-
-Elle sortit lentement pendant qu'Anitta, muette d'effroi, la suivait
-des yeux?
-
-
-IV
-
-DANS LE LABYRINTHE DE L'AMOUR
-
-"Il nourrit les serpents qui lui rongent le coeur." (SHELLEY, la Reine
-Mab.)
-
-
-Après M. Oginski, ce fut au tour de M. Monkony, père d'Henryka, de
-donner une fête. On devait se rendre en traîneau à sa propriété de
-Romschin, située au-delà de Myschkow, à quatre lieurs de Kiew, au bord
-de la grand'route.
-
-Vers midi, les traîneaux se rassemblèrent devant la maison de Monkony
-à Kiew. Les arrivants montaient l'escalier et faisaient, debout, un
-vrai déjeuner à la polonaise dans la salle à manger où régnait une
-agréable chaleur. On y faisait surtout honneur aux différentes
-variétés de masurki (tartes polonaises) et aux liqueurs. Chaque
-traîneau devait contenir une dame et son cavalier. Les costumes
-rappelant le temps de Stanislas-Auguste unissaient le style rococo à
-l'ancienne somptuosité polonaise.
-
-Zésim Jadewski fut au nombre des invités. Dragomira l'avait exigé, et
-Henryka s'était empressée de mettre son nom sur la liste. Il trouva
-Dragomira sur le palier du premier étage. Il ne la reconnut que quand
-ses yeux froids lui sourirent tendrement et que sa petite main sortit,
-pour le saluer, de la large manche de la jaquette de velours vert à
-passementeries d'or, garnie de zibeline. Elle était, en effet, d'une
-beauté vraiment étrange sous la poudre blanche qui couvrait, comme une
-neige éblouissante, ses cheveux étagés en hautes frisures. Zésim
-hésita à prendre sa main.
-
-"Il paraît que tu ne me connais plus, dit la belle jeune fille avec un
-ton d'aimable badinage.
-
-- C'est vrai, répondit Zésim. Comment dois-je comprendre ce qu'on me
-raconte de toi? Qu'est devenue la nonne de Bojary?
-
-- Eh bien, qu'est-elle donc devenue?
-
-- Une dame du monde.
-
-- C'est toi qui le voulais.
-
-- Une coquette triomphante.
-
-- Naturellement.
-
-- L'idole du comte Soltyk.
-
-- C'est vrai aussi. Qu'est-ce qu'il y a encore?
-
-- Dragomira, veux-tu me faire souffrir, ou bien ne m'aimes-tu plus?
-
-- Tu es tout bonnement fou, dit-elle avec une grâce inimitable;
-donne-moi le bras."
-
-Zésim obéit.
-
-"Et si je veux ensorceler Soltyk; continua-t-elle, j'ai un but bien
-déterminé. Il n'est pas question d'amour dans tout cela.
-
-- Prouve-le-moi en me prenant aujourd'hui pour ton cavalier.
-
-- Volontiers. Cependant cela ne dépend pas de moi, mais du
-P. Glinski."
-
-Une fois entré, Zésim prit le jésuite à part et lui présenta sa
-requête. Celui-ci sourit finement.
-
-"Je ne puis rien faire, répondit-il; c'est le sort qui doit en
-décider.
-
-- Si vous le voulez bien, mon révérend père, le sort me sera
-favorable."
-
-Glinski sourit de nouveau et serra furtivement la main de Zésim.
-
-Deux vases qui contenaient les billets du tirage furent apportés par
-des cosaques. Anitta et Dragomira furent chargées de tirer les billets
-qui devaient aller ensemble.
-
-Le P. Glinski les lisait et les jetait dans un troisième vase, si bien
-que tout contrôle était impossible. Il arriva donc que Soltyk fut le
-cavalier d'Anitta et Zésim celui de Dragomira/
-
-Quand les derniers billets eurent été ouverts, on se hâta de
-s'envelopper; puis toute la brillante société descendit précipitamment
-l'escalier et monta dans les traîneaux. Il fallut quelque temps pour
-se mettre en route. En tête chevauchait un hérault vêtu de l'ancien
-costume polonais aux armes de Monkony. Venaient ensuite six trompettes
-et deux timbaliers, vingt cosaques, un grand traîneau avec un
-orchestre de musiciens habillés à la turque, un deuxième traîneau
-rempli de masques grotesques de toute espèce, ours, juifs polonais,
-moines mendiants, coqs gigantesques et personnages de la pantomime
-italienne. Puis venaient les traîneaux avec les messieurs et les
-dames: Oginski et madame Monkony, Monkony et madame Oginska, Soltyk et
-Anitta, Henryka et Bellarew, Zésim et Dragomira. Les traîneaux étaient
-escortés de jeunes cavaliers en costume polonais. La marche était
-fermée par des Cracoviens coiffés du bonnet rouge carré, orné de
-plumes de paon, et montés sur de petits chevaux dont les crinières
-étaient décorées de rubans de diverses couleurs.
-
-A peine était-on sorti de la vielle que chevaux et traîneaux se mirent
-à courir, comme s'ils volaient, sur la magnifique couche de neige qui
-recouvrait la route. Villages, hameaux, bois, collines disparaissaient
-rapidement derrière le cortège qui semblait entraîné par quelque bonne
-fée et qui arriva en un clin d'oeil à Romschin, où les paysans
-l'attendaient en habits des dimanches et l'accueillirent par de
-joyeuses acclamations.
-
-Au bas de l'escalier se tenait le maréchal du palais, vêtu à
-l'ancienne mode polonaise, avec son bâton. Il était entouré de
-domestiques portant le costume du siècle dernier. Derrière le château,
-les petits canons de fer, nobles joujoux du temps des menuets et de la
-queue, tiraient des salves de bienvenue.
-
-On monta deux à deux. Quand on se fut débarrassé des vêtements d'hiver
-et que les dames eurent rajusté leurs toilettes devant le miroir, on
-passa à table. La vieille et massive argenterie de famille s'étalait
-dans toute sa splendeur et les babi (gâteaux) s'élevaient en forme de
-tour de Babel à une hauteur incroyable.
-
-Pendant le dîner le ciel s'obscurcit et peu de temps avant le dessert
-la neige se mit subitement à tomber, non pas en flocons, mais en
-masses énormes. C'était comme si le ciel blanc de l'hiver se fût
-précipité tout d'un coup sur la terre. En même temps il s'élevait une
-violente tempête qui ne tarda pas à souffler avec rage à travers les
-fenêtres et les portes; les murs en étaient ébranlés, et dans les
-cheminées retentissait un bruit comparable à celui des trompettes du
-jugement dernier.
-
-Le maréchal annonça avec une mine toute déconfite qu'un ouragan de
-neige, ce simoun d'hiver des plaines sarmates, était en marche. Dans
-le premier moment tous se regardèrent avec perplexité, car plus d'une
-fois (et les exemples ne manquaient pas); cet hôte sauvage des steppes
-avait littéralement enseveli pour bien des jours de vastes étendues de
-pays sous son lourd et éblouissant linceul; si bien que les habitants
-avaient été emprisonnés dans leurs maisons par des murailles de glace
-et de neige. Mais Monkony prit immédiatement la chose par le côté
-amusant.
-
-"Que pourrais-je souhaiter de mieux, comme maître de maison,
-s'écria-t-il, que de vous voir touts, mes chers hôtes, devenus mes
-prisonniers pour une semaine? Nous ne risquons de mourir ni de faim ni
-de soif, la musique ne nous manquera pas non plus. Le seul malheur, je
-vous en préviens tout de suite, c'est que les jeunes gens seront
-forcés de coucher tous ensemble dans la salle de bal, sur la paille."
-
-Les rires et les applaudissements éclatèrent. Personne ne songea plus
-à s'attrister. Chacun s'abandonna sans souci au plaisir et laissa la
-tempête continuer à faire rage.
-
-On sortit de table, par conséquent, beaucoup plus tard qu'on n'y avait
-compté. Un rideau blanc séparait le château du reste du monde, et la
-nuit vint, naturellement, plus tôt que d'habitude. On alluma les
-bougies des candélabres et des appliques dorées, et comme on trouva
-qu'il était trop tôt pour danser, la jeunesse organisa différents
-amusements, pendant que les personnes plus âgées se faisaient dresser
-des tables de jeu.
-
-Quand Zésim, Soltyk et Sessawine eurent épuisé toute leur verve, le
-P. Glinski proposa de représenter des tableaux vivants. Cette
-proposition fut très favorablement accueillie, et l'on se mit tout de
-suite à l'exécution.
-
-On improvisa une scène dans la chambre d'à côté; les battants de la
-porte furent enlevés et remplacés par des portières; les chaises
-furent disposées en rang pour les spectateurs.
-
-Le premier tableau représenta Judith et Holopherne. Soltyk faisait le
-général assyrien. Il était étendu et dormait sur un divan turc. Devant
-lui, debout, se tenait Dragomira, drapée dans un tapis de table brodé
-d'or. Ses cheveux dénoués tombaient autour d'elle en flots d'or; elle
-avait une riche parure de perles; le bras levé et tenant un kandgiar,
-elle semblait prête à lui trancher la tête.
-
-Quand le rideau fut fermé, Dragomira s'assit rapidement à côté du
-comte.
-
-"Avez-vous compris? lui murmura-t-elle en souriant, on vous avertit de
-vous défier de moi; prenez garde à votre tête.
-
-- L'avertissement vient trop tard.
-
-- Vous dites cela d'un air bien tragique.
-
-- C'est que j'éprouve aussi quelque chose de bien étrange. Je suis
-comme si un corsaire turc m'avait enchaîné sur sa galère. Je sens
-que je me perds auprès de vous, et pourtant je ne puis m'affranchir
-de vous."
-
-Le jésuite commençait à s'occuper du second tableau. Dragomira se
-retira dans un coin, où se trouvait un vieux fauteuil, et Soltyk la
-suivit.
-
-"Vous me faites des reproches, dit-elle; en avez-vous bien le droit?
-
-- Certainement; vous m'appelez votre frère en douleur; j'ose espérer
-qu'il existe entre nous un lien mystérieux qui nous sépare des
-autres hommes, et il me faut découvrir que vous avez pour un jeune
-officier insignifiant un sourire incomparablement plus aimable et
-des regards beaucoup plus ardents que pour moi.
-
-- Ah! vous êtes jaloux?
-
-- Oui certainement, je le suis.
-
-- C'est tout à fait charmant; cela m'amuse beaucoup."
-
-La sonnette annonça le deuxième tableau. C'étaient les Quatre
-Saisons. Anitta représentait le Printemps, Henryka l'Eté, Kathinka
-l'Automne et Livia l'Hiver.
-
-Le P. Glinski appela Soltyk pour le troisième tableau.
-
-"Laissez-moi en repos, dit tout bas le comte.
-
-- Oh! pas pour le moment, répondit la jésuite de la même façon; ne
-voyez-vous donc pas que votre conduite est faite pour surprendre et
-blesser?"
-
-Soltyk le suivit à contre-coeur.
-
-"Vous avez peut-être en tête quelque nouvelle allégorie? demanda-t-il
-ironiquement.
-
-- Alors vous m'avez compris, répondit le P. Glinski; vous avez besoin
-d'un ange gardien, et c'est moi qui suis le vôtre. Je ne sais pas
-encore ce que projette cette jeune fille; mais je soupçonne, je
-pressens qu'un danger vous menace de sa part.
-
-- Un danger? Et pourquoi pas? dit Soltyk d'un ton de souverain
-orgueil; mais ce qui m'attire, c'est ce danger, et par conséquent
-aussi cette tigresse."
-
-Le troisième tableau représentait une scène du poème de Grazyna,
-d'Adam Mickiewicz. Livia, en Grazyna, vêtue d'une peau d'ours et
-armée, meurt victorieuse et est retrouvée sur le champ de bataille par
-ses fidèles, qui la pleurent.
-
-Une vraie tempête d'applaudissements accueillit ce tableau, qui dut
-être montré une seconde fois. On vit encore Kathinka en conductrice
-d'ours, et Bellarew en ours supérieurement dressé. Puis les musiciens
-accordèrent leurs instruments, et la danse commença par une polonaise
-que Monkony conduisit avec Mme Oginska. Le cortège, aux brillants
-costumes, se pliant et se dépliant comme un serpent gigantesque,
-suivait de salle en salle, de palier en palier, d'étage en étage.
-
-Soltyk conduisait Anitta, pour sauver les apparences. Mais à peine la
-polonaise était-elle finie, qu'il alla rejoindre Dragomira, assise à
-moitié dans l'ombre, derrière une colonne.
-
-"Quoi! seule?
-
-- Je vous ai attendu, dit-elle.
-
-- Qu'êtes-vous donc réellement, Dragomira? un ange, un démon, une
-tigresse, une coquette?
-
-- Peut-être tout cela ensemble.
-
-- Et que voulez-vous de moi?
-
-- Vous ne le savez pas encore?"
-
-Elle attacha sur lui un regard noble et calme, un regard de ces yeux
-mystérieux auquel nul coeur ne résistait.
-
-"Non, je ne le sais pas.
-
-- Je ne vous aimerai jamais, car je ne peux pas aimer, dit-elle, mais
-je veux que vous m'aimiez.
-
-- Et si je vous aime, qu'arrivera-t-il ensuite?
-
-- Ensuite?... Vous le saurez toujours à temps."
-
-On dansa toute la nuit jusqu'au matin. Cependant la tempête s'était
-calmée, et des milliers de paysans commencèrent immédiatement à
-creuser des tranchées dans la neige et à déblayer la route. Le soleil
-rougissait déjà les cimes couvertes de neige des peupliers qui
-entouraient le château de Romschin, lorsqu'on alla se reposer au
-milieu d'une nuit artificielle obtenue à l'aide de sombres rideaux et
-d'épaisses tapisseries. Quant aux jeunes gens, comme le leur avait
-annoncé Monkony, ils couchèrent dans la salle à manger, sur la paille.
-
-
-V
-
-LE PURGATOIRE
-
-"Disciplines, veilles, jeûnes, voilà mes armes contre l'enfer."
-RICHENDORFF.
-
-
-On s'éveilla à midi, par un beau soleil. Quad le maréchal du palais,
-suivi de nombreux domestiques armés de grands balais, eut expulsé les
-jeunes gens de la salle à manger, la paille fut balayée et la table
-rapidement mise. Peu à peu, toute la société en belle humeur se trouva
-réunie pour le déjeuner. Dragomira seule manquait. Elle ne se sentait
-pas à son aise, comme l'annonça Henryka, et désirait se reposer
-encore. Pour ne déranger personne, Henryka offrit de rester auprès de
-Dragomira, ce à quoi ses parents consentirent. Après le déjeuner, le
-cortège des traîneaux revint à Kiew dans l'ordre de la veille.
-
-Henryka et Dragomira restèrent seules à Romschin, comme elles
-l'avaient prémédité.
-
-Quand Henryka s'approcha du lit de Dragomira pour lui annoncer le
-départ des autres, Dragomira se mit à sourire.
-
-"Ils se sont donc réellement laissé tromper, dit-elle.
-
-- Ils n'ont été que trop bien trompés, répondit Henryka; Soltyk en
-était pâle et m'a demandé secrètement si tu étais sérieusement
-souffrante."
-
-Dragomira s'assit dans son lit.
-
-"Maintenant je veux me lever; viens, esclave, sers-moi.
-
-- Ne veux-tu pas d'abord déjeuner?
-
-- Si, je le veux, mais promptement;"
-
-Elle donna à Henryka un léger coup avec la main.
-
-"Mais toi, tu dois jeûner rigoureusement, entends-tu?"
-
-Henryka fit signe que oui de la tête, et quitta la chambre pour
-revenir bientôt avec un plateau sur lequel elle apportait le café de
-Dragomira. Elle se mit à genoux devant le lit et tint le plateau
-pendant que Dragomira prenait lentement son café.
-
-"Puis-je avoir un bain? demanda Dragomira quand elle eut fini.
-
-- Certainement.
-
-- Alors, occupe-t'en; dépêche-toi."
-
-Henryka sortit en toute hâte de la chambre. Quand elle revint annoncer
-que le bain était prêt, Dragomira s'assit au bord du lit et Henryka, à
-genoux, lui mit ses pantoufles. Puis elle l'aida à passer sa pelisse
-et la conduisit dans la salle de bain, dont le sol était recouvert de
-tapis, et dont les fenêtres étaient fermées par des rideaux d'un rouge
-sombre. Dragomira agit absolument comme une sultane: elle se laissa
-déshabiller par Henryka, qui l'aida à entrer dans le bain, et, quand
-elle en sortit, Henryka l'essuya avec de grandes serviettes turques,
-douces et souples. Puis, enveloppée d'une molle fourrure, elle s'assit
-dans un fauteuil, auprès du poêle, pendant qu'Henryka, comme une
-servante du sérail, à genoux sur le tapis, lui essuyait les pieds et
-lui remettait ses pantoufles. De retour dans sa chambre, elle ordonna
-à Henryka de la coiffer. Celle-ci avait déjà peur d'elle, et dans son
-agitation n'était pas tout à fait maîtresse des mouvements de ses
-mains tremblantes. Dragomira lui adressa d'abord une sévère
-remontrance, et ensuite la frappa violemment à la joue. Henryka devint
-rouge comme la pourpre et ses beaux yeux se remplirent de
-larmes. Dragomira lui donna aussitôt un second coup. Henryka se
-prosterna à ses pieds et baisa la main qui venait de la frapper.
-
-"Punis-moi, murmurait-elle, je le mérite, j'ai agi comme un enfant."
-
-Dragomira la regarda.
-
-"Va-t'en, si tu ne veux pas obéir ni servir.
-
-- Si, je le veux! dit Henryka en levant des mains suppliantes.
-
-- Tu es encore beaucoup trop orgueilleuse; il faut devenir bien plus
-humble que tu ne l'es. Mais je veux te fouler aux pieds. Prends
-patience, ma tourterelle."
-
-Quand Dragomira, avec l'aide d'Henryka, eut terminé sa coiffure et sa
-toilette, elle demanda à manger.
-
-Henryka dressa immédiatement la table dans le chambre d'à côté et
-servit Dragomira. Puis leur traîneau s'avança devant la porte du
-château, et les deux jeunes filles partirent pour Myschkow.
-
-Le soleil était couché; des brouillards gris, aux formes de spectres,
-montaient et se massaient autour du manoir. Elles entrèrent comme par
-la porte sombre et fumeuse de l'enfer.
-
-Il n'y avait personne quand elles descendirent du traîneau.
-
-La maison semblait dévastée par la mort. Le cocher appela; il vint une
-vieille femme qui ouvrit la porte.
-
-Pendant que le traîneau, sur l'ordre d'Henryka, continuait sa route
-vers Kiew et que le son de ses clochettes s'évanouissait dans le
-lointain, Dragomira faisait passer la novice à travers plusieurs
-chambres vaguement éclairées, et l'introduisait dans une petite salle
-dont les murs étaient nus et dont les fenêtres étaient fermées par des
-volets de bois. La vieille posa une lampe sur la table qui était dans
-un coin et disparut. Henryka remarqua alors une trappe ménagée dans le
-plancher, et un léger frisson lui parcourut le corps.
-
-"Tu as peur, dit Dragomira tranquillement, si tu manques de courage,
-tu es encore à temps pour retourner sur tes pas. Je ne te force pas.
-
-- Non, je n'ai pas peur; je te suivrai partout où tu m'ordonneras
-d'aller."
-
-Dragomira ordonna alors à sa victime d'ôter les riches vêtements et
-les bijoux qu'elle portait et de mettre une grossière robe grise de
-pénitente qui était toute prête sur une chaise. Puis elle leva la
-trappe et ordonna à Henryka de passer devant elle. Après avoir
-descendu une série de marches, elles se trouvèrent dans un caveau
-souterrain qui n'était que faiblement éclairé par une lampe. Dans un
-coin était une botte de paille, et près de cette botte un anneau de
-fer attaché au mur. Dragomira mit de lourdes chaînes aux mains et aux
-pieds d'Henryka qui tremblait, et l'attacha ensuite à l'anneau de la
-muraille.
-
-"Prie et fais pénitence, dit-elle avec une sévérité impitoyable dans
-le regard et dans la voix. Je reviendrai quand il sera temps."
-
-Elle remonta rapidement l'escalier et ferma la trappe. Puis elle tira
-la corde d'une cloche et l'apôtre apparut.
-
-"As-tu amené une nouvelle disciple? demanda-t-il.
-
-- Oui, elle est en bas; elle vient de commencer sa pénitence.
-
-- A-t-elle du courage?
-
-- Oui, mais elle est fière. Il faut d'abord briser son orgueil.
-
-- Qui pourrait y réussir, sinon toi? reprit l'apôtre. Maintenant elle
-est dans ta main; ne la ménage pas. Les créatures humaines doivent
-être dressées comme les chiens, si l'on veut qu'elles vaillent
-quelque chose. En tout homme se cache le diable. Chasse-le de la
-pénitente, foule-le aux pieds; le serpent que tu auras écrasé se
-changera bientôt en ange. Montre-toi forte et Dieu sera avec toi."
-
-Quand Henryka eut passé quelques heures à pleurer et à prier dans la
-plus profonde solitude, Dragomira apparut de nouveau, lui ôta ses
-chaînes et la ramena en haut dans la petite salle.
-
-"Es-tu prête pour le second degré de la pénitence? demanda-t-elle en
-l'observant avec soin?
-
-- Je suis prête," lui répondit Henryka, tout à fait soumise, en
-tombant à genoux devant elle. Dragomira lui enleva sa robe de
-pénitente de dessus les épaules et saisit une discipline. Mais,
-lorsqu'elle vit Henryka frissonner, elle ôta elle-même ses riches
-vêtements.
-
-"Je vais te donner du courage, dit-elle avec un sourire dédaigneux,
-prends la discipline, et frappe-moi. Je suis aussi coupable que
-toi. Frappe!" Pendant qu'Henryka se levait et saisissait machinalement
-la discipline, Dragomira, le visage tourné vers le ciel avec une
-expression d'extase, s'agenouillait devant elle et murmurait un des
-psaumes de la pénitence.
-
-"Châtie-moi donc! es-tu lâche!"
-
-Henryka leva la discipline et frappa, une fois, deux fois, puis elle
-laissa retomber son bras.
-
-"Je ne peux pas, murmura-t-elle, donne-moi une autre victime; mais
-toi, je ne peux pas te maltraiter.
-
-- Folle!"
-
-Dragomira se releva et s'enveloppa lentement de sa pelisse.
-
-"Lâche pour faire faire pénitence aux autres! Je le vois bien; pour la
-première fois il faut t'attacher.
-
-- Enchaîne-moi."
-
-Henryka tendit ses mains; Dragomira les lui lia derrière le dos en un
-instant, puis saisit la discipline.
-
-"Prie, repens-toi de tes péchés, implore la miséricorde de Dieu!"
-
-Henryka commença à murmurer un psaume que Dragomira lui avait appris,
-et Dragomira leva la discipline. Henryka frémissait de
-douleur. Pendant longtemps on n'entendit rien que les coups qui
-tombaient et les gémissements de la pénitente. "Pour l'amour de Dieu,
-pitié! pitié! s'écria-t-elle tout à coup, en se prosternant le visage
-contre terre devant Dragomira.
-
-- J'ai pitié de toi, quand je t'aide à expier tes péchés," répondit
-Dragomira.
-
-En même temps, elle mettait son pied sur la nuque de sa victime, pour
-qui commença seulement alors le véritable purgatoire. C'est en vain
-qu'Henryka se tordait devant elle dans la poussière; Dragomira n'avait
-ni coeur ni nerfs; elle était possédée par une seule pensée, celle de
-servir son Dieu, un Dieu aussi terrible que le Moloch des Phéniciens.
-
-Enfin elle s'arrêta. Henryka était étendue devant elle, dans la
-poussière, complètement anéantie, dans l'état où elle la désirait. Un
-signe d'elle suffisait; la pauvre créature obéissait avec autant de
-peur que d'humilité.
-
-"Baise la main qui t'a fait du bien," ordonna Dragomira.
-
-Et Henryka baisa cette main cruelle.
-
-"Baise le pied qui t'a humiliée."
-
-Henryka baisa le pied.
-
-Dragomira lui délia les mains. Henryka n'osait pas encore se relever.
-
-"Habille-toi!"
-
-Henryka recouvrit ses épaules qui saignaient.
-
-"Le troisième degré de la pénitence, continua Dragomira, montrera si
-tu es capable de crucifier ton coeur, de vaincre ta compassion, et si
-tu as le courage d'exécuter les commandements de notre
-croyance. Prends ta pelisse, et suis-moi."
-
-Dragomira descendit pour la seconde fois avec la novice dans les
-souterrains de cette maison mystérieuse.
-
-Elles arrivèrent d'abord dans le caveau où Henryka avait commencé sa
-pénitence. Dragomira ouvrit une porte de fer et elles suivirent un
-étroit corridor jusqu'à une deuxième porte, à laquelle Dragomira
-frappa trois fois. On ouvrit, et les deux jeunes filles entrèrent dans
-une vaste salle voûtée, faiblement éclairée par une lampe rouge. Un
-homme d'âge mûr, la barbe et les cheveux en désordre, était étendu sur
-de la paille et retenu par une chaîne. Devant lui, l'apôtre était
-assis dans un fauteuil; deux hommes portant le costume de paysans se
-tenaient à l'écart et attendaient ses ordres.
-
-"La voici, dit Dragomira, pendant qu'Henryka s'approchait de l'apôtre
-et s'agenouilla devant lui.
-
-- As-tu du courage? demanda-t-il en la considérant avec attention.
-
-- Oui."
-
-L'apôtre lui ordonna de se relever et se tourna vers le prisonnier:
-
-"Pour la dernière fois, veux-tu te confesser et faire pénitence?
-
-- Non; vous m'avez amené ici par ruse et par force, misérables!
-Coquins hypocrites! s'écria le prisonnier en tirant sur ses chaînes,
-assassinez-moi, mais ne me demandez pas de m'humilier devant vous.
-
-- Ce n'est pas devant nous, c'est devant Dieu.
-
-- Votre Dieu, c'est Satan! Vous reniez Jésus-Christ, car sa doctrine,
-c'est l'amour.
-
-- Tu es possédé du démon, reprit l'apôtre en se levant, sauvez son
-âme, jeunes filles!"
-
-Il était là, dans sa longue pelisse sombre, comme l'ange de la
-vengeance. Sur son ordre les deux hommes saisirent le malheureux, le
-détachèrent et l'enchaînèrent de nouveau, mais debout, contre le
-mur. Sur un âtre, dans un ardent brasier, rougissaient des fers longs
-et pointus. Dragomira fit signe à Henryka d'approcher.
-
-"Que faut-il que je fasse? demanda celle-ci.
-
-- Tu dois avec ce fer chasser Satan de cet homme.
-
-- Comment?" demanda Henryka avec une sorte d'emportement.
-
-Dans ses yeux ordinairement si doux s'alluma soudain une flamme
-homicide.
-
-" Torture-le sans pitié, dit l'apôtre, tu fais une oeuvre pieuse et
-agréable à Dieu.
-
-- Enfonce-lui les fers dans la poitrine et dans les bras," dit
-Dragomira.
-
-Henryka saisit un des instruments de supplice qui étaient tout rouges,
-et, furieuse comme une bacchante en délire, s'approcha de la victime.
-
-"Veux-tu te confesser? demanda encore le prêtre.
-
-- Non."
-
-Le fer entra dans la chair en sifflant et le malheureux laisse
-échapper un profond gémissement.
-
-"Bien, ma fille!" dit le prêtre à Henryka pour l'encourager.
-
-Et celle-ci, avec une ardeur nerveuse et une joie sinistre, continua
-son horrible tâche. Le prisonnier se tordait à ses pieds en gémissant;
-enfin, il se mit à pousser des cris épouvantables. Le fer siffla
-encore deux fois, et le malheureux, épuisé, vaincu, ayant à peine la
-force de demander grâce, se laissa tomber dans la poussière, devant le
-prêtre. On pouvait maintenant lui faire tout ce qu'on voudrait.
-
-Quand l'apôtre eut béni Henryka, les deux jeunes filles et les hommes
-quittèrent le souterrain, et le malheureux resta seul avec son prêtre,
-son bourreau.
-
-VI
-
-LE VOILE SE SOULEVE UN PEU
-
-Je te suivrai fidèlement, même à travers les flammes de l'enfer.
-MOORE.
-
-
-Il était environ midi lorsque le jésuite entra dans le cabinet du
-comte. Ce dernier venait de se lever. Assis dans un fauteuil, il était
-enfoncé dans sa robe de chambre de Perse brodée d'or et doublée d'une
-molle fourrure de zibeline. Il tenait à la main un billet écrit sur du
-papier à la dernière mode.
-
-"Une nouvelle aventure? dit le P. Glinski en badinant.
-
-- Vous vous trompez; ce sont deux lignes de Dragomira, froides comme
-un matin de février, par lesquelles elle m'annonce qu'elle est tout
-à fait remise.
-
-- Alors, vous avez fait demander de ses nouvelles.
-
-- Oui.
-
-- Tant mieux.
-
-- C'est vous qui parlez ainsi, mon révérend père?
-
-- Sans doute. Elle ne doit pas se douter que nous sommes sur sa trace
-et que nous commençons enfin à percer les ténèbres dont s'enveloppe
-sa mystérieuse personnalité.
-
-- Comment cela?
-
-- Je suis tout à fait sûr maintenant que Dragomira a un plan à votre
-égard, continua le père, et qu'elle en poursuit l'exécution avec une
-volonté énergique et inflexible. Défiez-vous de cette jeune
-fille. Avec elle, il n'y a pas de galants lauriers à cueillir.
-
-- Je n'y pense pas.
-
-- Dragomira est plus dangereuse que vous ne croyez."
-
-Soltyk se mit à rire.
-
-"Toujours les mêmes imaginations!
-
-- Des imaginations? Jamais! répondit le jésuite, des pressentiments,
-oui; mais en ce moment c'est une certitude que j'ai.
-
-- Vous piquez ma curiosité.
-
-- Dragomira n'est pas une coquette, dit le P. Glinski, et elle n'a en
-vue ni votre main ni votre coeur.
-
-- Quoi donc alors?
-
-- Dragomira a je ne sais quelle mission importante à remplir ici, à
-Kiew. Peut-être est-ce une mission politique; mais je n'en suis pas
-encore absolument sûr. Ce qui est toutefois hors de doute, c'est
-qu'elle a des fréquentations secrètes, qu'elle a à sa disposition
-des instruments dociles et qu'elle disparaît de temps en temps pour
-aller sans aucun doute rendre des comptes à un supérieur à qui elle
-obéit. Mon ordre a toujours eu la meilleure police et dans le cas
-présent il est encore mieux informé que n'importe qui. L'entrée de
-Dragomira dans la société de cette ville a un rapport intime avec sa
-mission. Personnellement, elle n'a ni intérêts nu sympathies. Elle
-sert exclusivement une idée. Pendant que son propre coeur reste
-libre, elle réussit mieux que n'importe quelle femme désireuse de
-conquêtes à conquérir les coeurs des autres. Elle entoure de ses
-filets non pas un homme, mais plusieurs hommes; à tous elle donne
-les mêmes espérances, et elle les fait tous servir à ses
-desseins. Zésim Jadewski, lui aussi, est une de ses victimes. Mais
-elle ne se donne pas moins de peine pour faire des conquêtes parmi
-les personnes de son sexe. Henryka Monkony est aujourd'hui tout
-simplement son esclave; elle la fait obéir d'un clignement d'oeil.
-
-- Quel magnifique tableau de fantaisie! dit Soltyk ironiquement.
-
-- Je le répète, dit le jésuite, je suis sûr de ce que je vous dis et
-de bien d'autres choses encore; et si vous le désirez, je vous
-donnerai immédiatement la preuve qu'en dehors de la Dragomira que
-vous connaissez, il y a une seconde Dragomira qui, la nuit...
-
-- Il suffit!" s'écria Soltyk.
-
-Le souvenir de sa première rencontre avec Dragomira lui traversa le
-cerveau comme un éclair.
-
-"En cela, vous pourriez bien avoir raison; il m'est arrivé à moi-même,
-avec cette jeune fille, une aventure passablement extraordinaire.
-
-- Racontez-la-moi. Que savez-vous de ses pérégrinations nocturnes?
-
-- Plus tard. Donnez-moi d'abord la preuve que vous ne m'avez pas
-régalé de quelque fantaisie.
-
-- Volontiers, aujourd'hui même, dès que vous voudrez bien pour une
-heure vous confier à ma conduite.
-
-- A quel moment?
-
-- Cette nuit; mais je ne peux pas encore fixer l'heure bien
-exactement.
-
-- Je serai à la maison dès qu'il fera nuit, dit Soltyk pour clore
-l'entretien, et je vous attendrai."
-
-Lé jésuite s'inclina en signe d'assentiment et disparut.
-
-Il était dix heures du soir quand le P. Glinski et le comte sortirent
-du château. Tous les deux s'étaient habillés en paysans
-petits-russiens; et, dans ces deux hommes vêtus de gros drap velu et
-de longues pelisses en peau de mouton, personne n'aurait soupçonné le
-plus riche magnat de la ville, le favori des femmes, et un membre de
-la fine et intelligente Société de Jésus. Glinski conduisit le comte,
-en faisant des détours, par des ruelles étroites et solitaires, dans
-la rue où se trouvait la maison du marchand Sergitsch. Il y avait en
-face de cette maison un petit débit d'eau-de-vie. Les deux hommes y
-entrèrent et s'assirent sur un banc de bois vermoulu, dans un nuage de
-fumée de tabac, au milieu de cochers et d'ouvriers à moitié ivres. Ils
-restèrent là jusqu'au moment où un petit juif maigre, vête d'un caftan
-noir, entra et fit un signe au jésuite. Celui-ci se leva aussitôt et
-sortit avec Soltyk. Ils se postèrent alors sur le trottoir, tout
-contre le mur de la maison, debout dans l'ombre et l'oeil fixé sur la
-porte du marchand devant laquelle brûlait une lampe.
-
-Une dame ne tarda pas à arriver. Elle marchait d'un pas rapide. Une
-longue pelisse dissimulait sa haute taille élancée et un voile épais
-couvrait son visage. Pourtant le comte ne douta pas un seul moment que
-ce fût Dragomira. Elle seule avait ce port de tête fier et triomphant;
-elle seule avait cette démarche exquise, à la fois majestueuse et
-élastique. Quand elle eut disparu dans la maison du marchand, le
-P. Glinski se tourna vers Soltyk en l'interrogeant du regard.
-
-"C'est elle, sans aucun doute, murmura le comte, mais cela ne me
-suffit pas; je veux être absolument sûr. Venez."
-
-Les deux hommes traversèrent la rue et s'arrêtèrent juste devant la
-maison de Sergitsch. Pour ne pas éveiller de soupçons, le P. Glinski
-tira de sa poche une petite pipe, la bourra avec du tabac et tint tout
-prêts son briquet et son amadou. Au bout de quelque temps la porte
-s'ouvrit; alors il tourna le dos, battit le briquet et posa l'amadou
-allumé sur sa pipe, pendant que le comte, les cheveux rabattus sur le
-front, regardait Dragomira en plein visage. C'était bien elle qui
-sortait habillée en homme. A la vue des deux hommes, elle resta un
-instant interdite, puis elle partit à grands pas dans la rue.
-
-"Que signifie ce travestissement? murmura Soltyk, quelque aventure
-d'amour?
-
-- Non, répliqua Glinski à voix basse, cette jeune fille est de pierre,
-et la pierre ne prend pas feu si facilement. Il s'agit ici de tout
-autre chose.
-
-- Je veux la suivre, dit Soltyk.
-
-- Gardez-vous en bien, dit le jésuite, vous gâteriez peut-être tout ce
-que je suis parvenu à faire à force de sagacité et de peine.
-
-- Je serai très prudent, répondit le comte, mais je veux une
-certitude."
-
-Il quitta le jésuite et suivit Dragomira en toute hâte. Malgré
-l'avance qu'elle avait, il l'eut bientôt rejointe. Elle ne le remarqua
-que lorsqu'ils furent arrivés près du cabaret Rouge. Elle s'arrêta
-subitement pour le laisser passer et le regarda bien en face. Soltyk
-eut l'heureuse idée de faire l'ivrogne. Il se mit à tituber et à
-chanter d'une voix contrefaite et rauque une chanson de
-Cosaque. Dragomira s'y laissa tromper. Elle entra dans le cabaret et
-ne conçut pas plus de soupçon lorsque le comte entra derrière elle,
-et, frappant du poing sur la table, demande de l'eau-de-vie.
-
-Il n'y avait avec eux dans le cabaret que Bassi Rachelles, qui
-disparut aussitôt qu'elle eut échangé quelques paroles avec Dragomira,
-et immédiatement le dompteur Karow entra dans la salle.
-
-A la vue de ce bel athlète, Soltyk eut un mouvement de rage; mais il
-se contint, vida son verre d'eau-de-vie, laissa tomber sa tête dans
-ses bras croisés sur la table et fit semblant de dormir.
-
-Karow s'était assis près de Dragomira et causait avec elle à voix
-basse.
-
-"Depuis quelque temps, on observe chacun de vos pas, dit-il, je ne
-suis venu que vous en avertit.
-
-- Qui est-ce qui m'observe? demanda Dragomira, la police?
-
-- Non. On a vu à plusieurs reprises dans le voisinage de votre maison
-et devant celle de Sergitsch un juif qui nos est connu comme agent
-des jésuites.
-
-- Le P. Glinski est là-dessous.
-
-- Très probablement. Je ne puis que vous conseiller de rester quelque
-temps sans venir dans ce cabaret et sans recevoir la juive chez
-vous.
-
-- Vous avez raison. Je vous remercie."
-
-Quand Dragomira fut sortie du cabaret pour retourner chez Sergitsch,
-elle entendit tout à coup des pas lourds derrière elle. Elle s'arrêta,
-et, lorsqu'elle eut reconnu le paysan ivre, voulut continuer son
-chemin. Mais une main se posa brusquement sur son bras, et deux yeux
-sombres et interrogateurs la regardèrent en plein visage.
-
-"Dragomira!" dit une voix connue.
-
-La courageuse et fière jeune fille reprit immédiatement possession
-d'elle-même.
-
-"C'est vous? dit-elle d'une voix calme; dans quelle intention me
-poursuivez-vous sous cet accoutrement?
-
-- Vous me le demandez? reprit le comte; vous ne savez donc pas encore
-ce que je ressens pour vous?
-
-- Alors vous êtes jaloux?
-
-- Oui."
-
-Dragomira se mit à rire.
-
-"Quel est cet homme, continua Soltyk, avec qui vous aviez un
-rendez-vous? On m'a dit que vous aimiez Jadewski, mais maintenant je
-vois que votre coeur appartient à un tout autre homme. Nommez-le-moi;
-un de nous deux doit mourir."
-
-Dragomira rit de nouveau.
-
-"Voici ma main. Cet homme n'est ni mon adorateur ni mon ami.
-
-- Si ce que vous dites est vrai, je comprends pourquoi on m'engage à
-me défier de vous. Qu'est-ce que toutes ces relations mystérieuses?
-Quel est ce secret que vous mettez tant de soin à cacher, au monde
-et à moi?
-
-- Cela m'a tout l'air d'un interrogatoire. Mais qui vous dit que je
-sois disposée à vous répondre? On vous avertit de vous défier de
-moi? Vous ai-je jamais demandé de vous fier à moi? Ai-je pris la
-peine de vous lier à moi? Vous êtes libre; allez-vous-en, je ne vous
-retiens pas.
-
-- Dragomira, s'écria le comte en lui saisissant les mains, est-ce que
-je mérite ces reproches, ce langage? Vous savez, vous devez savoir
-que rien au monde ne pourrait me déterminer à vous fuir. Je ne suis
-pas un des ces fats qui se contentent de voltiger çà et là comme des
-mouches dans les salons. J'espère que vous me regardez comme un
-homme et que vous me reconnaissez le courage de vous aimer, même
-quand vous seriez une conspiratrice.
-
-- Je ne conspire pas.
-
-- Que faites-vous alors, Dragomira? Laissez donc enfin tomber le
-masque; est-ce que je ne mérite pas votre confiance? Ne voulez-vous
-pas de moi pour votre allié? Et si vous ne me trouvez pas digne de
-ce rôle, ne voulez-vous pas me prendre pour instrument? Je suis
-capable d'obéir; oui, je vous suivrais partout où vous voudriez me
-conduire, dans tous les dangers, à la mort, s'il le fallait."
-
-Dragomira le regarda longtemps, puis elle lui tendit la main.
-
-"Je vous remercie, dit-elle, mais pour le moment, contentez-vous de
-savoir que je crois en vous et que je ne me défie pas de vous. Je sais
-que vous ne me trahirez pas, mais le secret que je tiens caché, même
-pour vous, ne m'appartient pas. Patientez encore trois jours, puis je
-vous répondrai. Etés-vous satisfait?
-
-- Oui."
-
-Soltyk accompagna Dragomira pendant quelque temps, et la quitta sur
-son ordre formel.
-
-Le lendemain matin, elle partait de chez elle avec Karow. Ils
-portaient des costumes de paysans. Un chariot rustique les attendait
-dans le voisinage; ils y montèrent et se mirent en route à travers la
-brume blanche et scintillante de l'hiver, pour aller trouver l'apôtre
-à Myschkow.
-
-
-VII
-
-NOUVEAU PAS VERS LE BUT
-
-"Tout visage est comme un livre où se trouvent d'étranges choses."
-SHAKESPEARE (Macbeth.)
-
-
-Pendant trois longs jours, qui lui parurent une éternité, le comte
-attendit un message de Dragomira. Le soir du troisième jour, Barichar,
-sous la livrée d'un domestique de grande maison, apparut au noble club
-où jouait Soltyk et lui remit une lettre. Le comte la parcourut.
-
-"J'y vais;" dit-il. Il glissa une pièce de monnaie dans la main de
-Barichar, descendit promptement l'escalier, sauta dans sa voiture,
-rentra chez lui et fit sa toilette avec un soin méticuleux.
-
-Une heure plus tard, sa voiture s'arrêtait devant la maison de
-Dragomira. Il la renvoya et monta l'escalier conduit par
-Barichar. Celui-ci ouvrit la porte et Soltyk se trouva dans une
-chambre de réception. Au moment où il ôtait sa pelisse, Dragomira vint
-à lui et lui tendit la main.
-
-"Etes-vous seule? demanda-t-il en portant la main de la jeune fille à
-ses lèvres.
-
-- Oui."
-
-Dragomira retira doucement sa main et s'assit devant la cheminée. Le
-comte, les deux mains posées sur le dossier du fauteuil qu'elle lui
-avait indiqué, cherchait à lire sur son visage. Mais ce visage était
-froid et fermé comme d'habitude, et les beaux yeux bleus avaient
-pareillement leur éclat glacial.
-
-Malgré son émotion, Soltyk remarqua que Dragomira s'était faite belle
-pour lui. C'était la première fois qu'il la voyait à la maison en
-négligé, dans cette mise que les jolies femmes soignent avec un art
-raffiné. On eût dit qu'elle avait été surprise et dérangée au milieu
-de son repos, et que, pour le recevoir, elle avait passé à la hâte le
-premier vêtement venu. Et cependant l'harmonie la plus exquise régnait
-dans sa toilette, dont toutes les parties allaient ensemble comme les
-accords de la plus séduisante mélodie. Sous le velours rouge de sang
-et la zibeline brun-doré de sa jaquette aux larges manches qu'elle
-avait laissée ouverte, la soie bleue de son peignoir et les dentelles
-blanches qui la garnissaient apparaissaient légères et vaporeuses
-comme un duvet de fleur ou comme une neige délicate. Rien de plus
-délicieux que l'arrangement de sa riche chevelure blonde qui
-descendait jusque sur ses épaules dans le plus opulent désordre. Ce
-n'était pas par hasard qu'elle avait choisi de petites pantoufles de
-satin noir brodées de perles; ce n'était pas par hasard que son bras
-avait pour tout ornement un large bracelet d'or tout uni; ce n'était
-pas par hasard non plus qu'elle n'avait rien dans les cheveux qu'un
-camélia rouge.
-
-Elle aussi découvrit immédiatement qu'il avait dû faire une station
-devant le miroir, si vite qu'il voulût venir chez elle. Mais si la
-pensée qu'elle avait eu l'intention de lui paraître belle fit
-concevoir des espérances au comte, Dragomira fut bien près de rire en
-voyant sa chevelure frisée et sa cravate bizarre et en sentant le
-parfum que ses vêtements exhalaient avec surabondance. A ce moment,
-pour la première fois, il lui parut faible, et aussitôt elle se sentit
-assez forte pour se jouer de lui.
-
-"M'expliquerez-vous enfin l'énigme qui me tourmente depuis des
-semaines? dit Soltyk.
-
-- Oui, répondit-elle avec calme.
-
-- Vous êtes la plus belle femme que j'aie jamais vue, et en même temps
-la plus étrange. Vous êtes aussi mystérieuse que le Sphinx,
-peut-être aussi cruelle que lui.
-
-- C'est vrai: je n'ai pas de coeur."
-
-Elle promena ses doigts dans la fourrure sombre de sa jaquette,
-pendant qu'elle arrêtait sur lui son regard pénétrant.
-
-"Vous ne me ferez pourtant jamais croire, dit-il, que vous êtes un
-démon.
-
-- Je ne suis ni bonne ni mauvaise.
-
-- Qu'êtes-vous donc?
-
-- Je sers une idée, sans haine et sans amour.
-
-- Et cette idée...?
-
-- Je me fie à vous, comte Soltyk, quoique j'aie découvert en vous
-aujourd'hui une mauvaise qualité, doublement mauvaise en ce quelle
-dénote de la mesquinerie et de la faiblesse.
-
-- Quelle est cette qualité?
-
-- Vous êtes vaniteux, mon cher comte, vous vous donnez la peine de me
-plaire; cela m'inspire de la gaieté."
-
-Un sourire fugitif passa sur son visage de marbre.
-
-Soltyk était devenu rouge.
-
-"Ah! vous êtes cruelle, murmura-t-il, cruelle comme une belle
-tigresse, qui joue avec la victime dont elle est sûre.
-
-- Oui, vous êtes vaniteux, continua Dragomira, et malgré cela, au
-milieu des poupées du monde, vous êtes un homme; au milieu des
-masques, vous êtes une figure humaine. Aussi, je crois en vous et je
-me fie à vous.
-
-- Vous le pouvez. Je n'ai pas besoin de vous dire quel pouvoir
-incompréhensible, surnaturel, vous avez sur moi. Vous n'êtes pas la
-jeune fille à qui l'on fait des aveux. Vous devinez la pensée, vous
-lisez les émotions sur les visages. Vous savez depuis longtemps que
-je vous aime.
-
-- Oui, je le sais.
-
-- Et savez-vous aussi combien je vous aime?
-
-- Oui, je le sais aussi.
-
-- Savez-vous, Dragomira, qu'il n'y a pas un mouvement de mon âme qui
-ne vous appartienne, que je ne m'occupe que de vous, que je rêve de
-vous, que votre pensée me fait délirer? Savez-vous que je suis prêt
-à tout abandonner, tout sacrifier pour vous?"
-
-Elle fit un léger signe de tête pour dire qu'elle le savait.
-
-"Et savez-vous que votre froideur, votre ironie me rendent fou?
-
-- Mon ironie? interrompit-elle, comment pourrais-je me moquer de votre
-passion, quand je veux que vous m'aimiez ardemment, follement, comme
-à cette heure? Non, je ne ris pas de vous; je me réjouis de cette
-flamme que j'ai allumée.
-
-- Dans quelle intention?
-
-- Vous l'apprendrez.
-
-- Pour faire de moi votre instrument? s'écria Soltyk, soit! Je veux
-vous servir; je veux servir vos plans; mais à une seule condition,
-c'est que vous serez à moi. Vous ne m'aimez pas. Vous n'avez pas de
-coeur. C'est bien; je ne vous demande pas d'éprouver quoi que ce soit
-à mon égard; mais dites-moi que vous consentez à devenir ma femme.
-
-- Jamais.
-
-- Vous êtes donc absolument insensible?"
-
-Le comte se jeta à ses pieds et la serra passionnément dans ses bras,
-cachant son visage en feu dans les flots de soie, de dentelle, de
-fourrure et de velours qui enveloppaient cette froide
-créature. Dragomira irritée se dégagea brusquement de son étreinte.
-
-"Comte, murmura-t-elle, si vous vous approchez de moi encore une fois,
-une seule fois, tout est fini entre nous.
-
-- Pardon! dit-il d'une voix suppliante et toujours à genoux devant
-elle, je ne voulais pas vous offenser. Vous êtes injuste envers moi,
-si vous m'attribuez quelque intention qui pût blesser votre
-orgueil. Je le jure devant Dieu, je n'ai rien dans l'esprit qui
-puisse vous offenser.
-
-- Vous n'avez pas besoin de le dire.
-
-- Je n'ai qu'une pensée, faire de vous la maîtresse de tout ce qui
-m'appartient, faire de vous ma femme.
-
-- Je le sais, dit Dragomira, et c'est là précisément l'erreur fatale
-qui est entre nous comme un abîme. Vous voyez en moi une femme
-ordinaire. Je ne suis pas cette femme-là. Jamais, je ne donnerai à
-un homme mon coeur, et encore moins ma main.
-
-- Quelle fantaisie?
-
-- C'est absolument sérieux.
-
-- Et vous êtes réellement inflexible?
-
-- Vous le voyez. Relevez-vous donc, cher comte, vous attendririez une
-vieille statue de saint avant de m'attendrir. Relevez-vous."
-
-Soltyk se releva.
-
-"Et maintenant, asseyez-vous près de moi et écoutez-moi."
-
-Soltyk obéit.
-
-"Oubliez ce milieu dans lequel vous me voyez, continua Dragomira,
-oubliez ces meubles modernes, ce poêle russe, supprimez par la pensée
-cette toilette, ces vêtements sarmates, ces dentelles, ces pantoufles
-qui rappellent le sérail; imaginez-vous que je porte une longue robe
-blanche, un voile, des sandales aux pieds, et vous comprendrez ce que
-je suis.
-
-- Une vestale?
-
-- Une prêtresse.
-
-- Vous avez raison. Il ne vous manque que le contenu du sacrifice; la
-victime est prête."
-
-Qu'y eut-il dans les paroles du comte qui fit tressaillir ce marbre
-virginal et passer un éclair dans ces yeux fiers et froids? Ce fut un
-regard que Soltyk ne comprit pas. Tel devait être le regard de la
-lionne au milieu de l'arène brûlante, quand le martyr chrétien désarmé
-allait au devant d'elle.
-
-"Qu'avez-vous donc? demanda Soltyk.
-
-- Rien, rien."
-
-Elle se pencha en arrière, er ferma les yeux à demi.
-
-"Vous appartenez donc à une secte religieuse? dit le comte, au bout de
-quelques instants.
-
-- J'appartiens à une petite communauté, répondit Dragomira en ouvrant
-lentement les yeux, et cette communauté a une grande et sainte
-mission à remplir.
-
-Représentez-vous le monde d'aujourd'hui, reprit Dragomira, l'état
-général des esprits. D'un côté vous avez la foi religieuse aveugle,
-morte, qui s'attache à des formes dénuées de sens, qui murmure des
-prières que personne n'entend et qui confie les âmes à des prêtres
-dont toute la vocation consiste à songer à leur bien-être corporel. De
-l'autre côté vous voyez l'incrédulité, pour laquelle il n'y a plus
-rien de sacré; l'incrédulité qui applique son compas aux étoiles comme
-aux crânes des animaux et des hommes, qui pèse tout, calcule tout,
-analyse tout; qui suit de l'oeil la croissance des plantes; qui connaît
-les pierres, les planètes et qui ne sait rien de Dieu parce qu'elle ne
-l'a pas découvert au bout de son télescope. Eh bien, au milieu de
-cette hypocrisie et de cette adoration qui s'adresse à la lettre et
-non à l'esprit; en présence de cet avilissement de l'homme, ravalé au
-niveau de la bête, et de cet amoindrissement de la nature dépouillée
-de Dieu, à la vue du dégoût, du vide, du désespoir d'ici-bas, ne
-comprenez-vous pas qu'il y ait des âmes qui aspirent à Dieu, qui le
-cherchent au delà des étoiles, au delà de la cellule et du mucus
-primitifs, et qui s'efforcent d'entrer en relation avec le monde des
-esprits dont elles ont le pressentiment?
-
-- Vous croyez qu'il y a un Dieu?
-
-- Oui, je le crois.
-
-- Et qu'il y a un monde supérieur au-dessus de ce monde terrestre?
-
-- Oui.
-
-- Et qu'il est possible de pénétrer dans ce monde-là?
-
-- Non seulement je le crois, mais je le sais, j'en suis convaincue.
-
-- Alors vous êtes spirite?
-
-- Non, on ne joue pas avec de pareilles choses. Malheur à celui qui
-étend une main téméraire vers le voile qui nous sépare de l'autre
-monde! La foi seule peut nous montrer le chemin qui conduit à la
-lumière éternelle.
-
-- Et vous avez cette foi?
-
-- Oui, je l'ai.
-
-- Vous croyez que Dieu vous a choisie?
-
-- Oui.
-
-- Qu'il vous révèle à vous des choses qui demeurent cachées pour les
-autres yeux mortels?
-
-- Oui.
-
-- Maintenant je commence à vous comprendre, dit Soltyk que la surprise
-rendait pâle, pendant que ses yeux apparaissaient plus grands et
-plus brillants. Et vous voulez que je vous aime uniquement pour que
-je me confie à vous, pour que je suive avec vous la route qui seule,
-d'après vous, conduit au salut?
-
-- Oui.
-
-- Prouvez-moi qu'il y a un Dieu.
-
-- Je ne le puis pas.
-
-- Qu'il y a un monde en dehors de celui où nous respirons; des esprits
-qui obéissent à l'Eternel et avec qui nous pouvons entrer en
-relation, grâce à votre foi.
-
-- Je le puis.
-
-- Je vous en conjure, Dragomira, ne me trompez pas. Ce serait affreux
-de badiner avec de pareilles choses.
-
-- Je ne badine pas, répondit-elle avec calme, vous me demandez des
-preuves; je vous les donnerai.
-
-- Quand?
-
-- Bientôt; peut-être dès demain.
-
-- Votre parole?
-
-- Ma parole! Je la tiendrai, et...?
-
-- Alors je vous appartiendra, Dragomira."
-
-
-VIII
-
-DE L'AUTRE MONDE
-
-Le monde des esprits n'est pas fermé. GOETHE, Faust.
-
-
-Le lendemain matin, le comte Soltyk reçut un billet de Dragomira:
-
-"Je suis chez Monkony ce soir. Venez-y sans faute. Nous pourrons
-causer ensemble sans être dérangés."
-
-On préparait chez Monkony une représentation théâtrale. La répétition
-avait lieu ce soir-là. En dehors des acteurs il n'y avait que
-Dragomira; Soltyk pouvait donc facilement s'approcher d'elle. Pendant
-qu'on jouait un proverbe de Musser, ils se retirèrent dans un coin peu
-éclairé de la salle où se trouvait un petit divan.
-
-"Qu'avez-vous à me dire? demanda le comte tout ému.
-
-- Je suis prête à vous conduire dans le monde des esprits, dit
-Dragomira à voix basse, mais il faut quelque préparation de votre
-côté. Retirez-vous pour quelque temps du brillant tourbillon de ce
-monde où vous vivez et tournez votre âme de toutes forces vers le
-ciel.
-
-- Comment? Que faut-il faire?
-
-- Allez vous enfermer pendant trois jours dans n'importe quel couvent,
-et là, loin du monde, des hommes, du luxe et des plaisirs,
-appliquez-vous à de sérieuses méditations et à la prière; jeûnez,
-faites pénitence, et le troisième jour confessez-vous et communiez.
-
-- Quoi! J'irai trouver un prêtre catholique?
-
-- Pourquoi non? La forme n'est rien, le fond est tout. Il faut vous
-humilier devant Dieu. Il faut éveiller la douleur en votre âme. Ce
-qui est important et nécessaire, c'est que vous vous repentiez. Où?
-peu importe."
-
-Soltyk, qui était déjà complètement sous l'influence de la belle
-prêtresse, obéit à ses instructions et se retira pendant trois jours
-dans le couvent des Carmélites, où il se livra à de sévères exercices
-de pénitence. Quand il revint chez lui, le quatrième jour, il reçut un
-billet de Dragomira qui lui donnait rendez-vous, chez elle, à onze
-heures du soir.
-
-Il arriva à l'heure dite, Barichar se tenait auprès de la porte
-ouverte et monta devant lui au premier étage. Dragomira était
-prête. Elle prit son bras, quitta la maison avec lui et le conduisit
-par plusieurs rues à une petite place assez solitaire où une voiture
-les attendait. Une fois montés, la voiture les emmena rapidement à
-travers la ville dans un faubourg éloigné.
-
-Ils s'arrêtèrent devant un vieux bâtiment isolé et entouré d'un mur
-élevé. Le cocher descendit et frappa trois fois. Un vieillard en
-costume de paysan vint ouvrir. Dragomira entra avec Soltyk et renvoya
-la voiture. Le vieillard fit traverser un jardin inculte pour entrer
-dans la maison, qui avait l'air complètement inhabitée. On ne voyait
-aucune lumière; les fenêtres étaient fermées avec des volets de bois;
-on n'entendait rien, pas même un chien. A la lueur douteuse d'une
-lanterne que le vieux portait à la main, le comte vit des murs
-blanchis à la chaux, crevassés et couverts de mousse, et un escalier
-vermoulu et à demi ruiné. Quand ils l'eurent monté, il distingua dans
-le corridor le portrait d'une dame en toilette rococo. Le tableau
-accroché au mur n'avait pas de cadre.
-
-Le vieillard poussa la porte d'une petite salle dont le plafond
-offrait des restes d'ornements en stuc, alluma les bougies d'un
-candélabre en cuivre placé sur une commode de temps de nos
-grands-pères, jeta deux énormes bûches dans une grande cheminée
-hollandaise où flambait un bon feu, et resta ensuite près de la porte,
-attendant des ordres.
-
-"Tu peux t'en aller, Apollon, dit Dragomira, si j'ai besoin de toi, je
-sonnerai."
-
-Le vieillard partit, et Dragomira s'assit sur une chaise, près de la
-cheminée, telle quelle était, avec sa pelisse sombre et son bachelick
-de soie noire brodé d'or, car l'air de la salle était froid et humide
-et avait une odeur de moisi. La salle elle-même était presque
-entièrement vide. Avec la commode qui portait le candélabre et la
-chaise de Dragomira il y avait en tout autre chaise et une table. Sur
-la cheminée se trouvait une pendule qui marquait onze heures et
-demie. La salle avait trois fenêtres devant lesquelles pendaient
-d'épais rideaux, et deux portes dont l'une donnait évidemment dans une
-chambre voisine.
-
-A la muraille étaient suspendues deux images: une Mère de Dieu
-byzantine toute noircie et sainte Olga. Entre les deux se trouvait un
-crucifix.
-
-Un rideau blanc séparait une partie de la salle de celle où étaient
-Dragomira te le comte.
-
-Soltyk demanda à sa compagne ce que signifiait ce rideau.
-
-"Il sépare le sanctuaire du monde profane, répondit Dragomira. Dès
-qu'il est minuit, et que les choses qui ne sont perceptibles ni pour
-les yeux ni pour les oreilles se font voir et entendre, cet espace qui
-est là devient leur asile et personne ne doit oser y mettre le
-pied. En ce moment, vous pouvez encore l'examiner."
-
-Soltyk ouvrit le rideau et vit un espace entièrement vide, des murs
-nus, sans fenêtre ni porte; rien qui pût paraître surprenant ou
-provoquer le soupçon.
-
-"Vous n'avez pourtant pas pleine confiance en moi, dit Dragomira
-lorsqu'il revint auprès d'elle.
-
-- J'ai la sérieuse intention, l'ardent désir de me laisser convaincre
-par vous, répondit le comte, et voilà justement ce qui me détermine
-à m'enlever à moi-même tout terrain où le doute pourrait plus tard
-pousser des racines."
-
-La pendule marquait le quart avant minuit.
-
-Dragomira laissa glisser sa pelisse et ôta son bachelick. Et
-maintenant, debout, dans sa logue robe de velours noir, elle avait
-quelque chose de surhumain, de surnaturel. Toute couleur avait disparu
-de son beau visage sévère; seuls, ses grands yeux bleus brillaient
-d'une lueur étrange. Elle se prosterna devant l'image du Christ en
-croix et pria longtemps avec ferveur; puis elle se releva subitement,
-saisit Soltyk par la main et l'entraîna avec elle devant la
-cheminée. Là, elle s'assit de nouveau; quant à lui, il resta debout en
-proie à une émotion indicible.
-
-Les aiguilles étaient sur minuit. Presque au même instant, le bruit
-lointain de douze coups sonnant à quelque horloge de la ville se fit
-entendre. Les bougies du candélabre s'éteignirent soudain
-d'elles-mêmes. Une profonde obscurité et un silence sinistre régnèrent
-dans la salle.
-
-Quelque chose d'incompréhensible se mit alors à flotter lentement dans
-la salle et à la remplir. C'était à la fois une scintillation douce et
-tremblante, un murmure à peine perceptible et un parfum léger et
-subtil qui caressait les sens. Une brume diaphane montait du sol et se
-massait peu à peu. Enfin une forme à grands contours indécis se
-dressa, s'approcha, s'éleva en l'air et s'évanouit.
-
-"Qu'est-ce que cela? demanda Soltyk à voix basse.
-
-- Je ne sais pas.
-
-- Peut-on forcer les morts qui nous étaient chers à apparaître devant
-nous?
-
-- Oui.
-
-- De quelle manière?
-
-- Concentrez toutes vos pensées, tous vos sentiments, toute votre
-volonté sur cette personne que vous voulez voir."
-
-Il y eut un moment de silence, puis le rideau s'ouvrit et l'on
-distingua une haute forme d'homme.
-
-"Mon père, murmura Soltyk.
-
-- Parlez-lui.
-
-- Puis-je m'approcher de lui?
-
-- Vous pouvez tout ce que vous voulez."
-
-Soltyk sortit un revolver de sa poche.
-
-"Me permettez-vous de tirer sur l'apparition? demanda-t-il.
-
-- Pourquoi non? répondit Dragomira. Tirez!"
-
-Un éclair, une détonation, un peu de fumée. La forme était toujours là
-debout.
-
-"Incrédule!" s'écria une voix sourde qui semblait venir de la tombe.
-
-Soltyk s'avança d'un pas résolu vers l'apparition et cherche à saisir
-la blanche et ondoyante draperie; mais elle fuyait comme un brouillard
-entre ses doigts, et la figure disparut à ses regards.
-
-"J'ai offensé l'esprit, dit-il.
-
-- Il semble."
-
-Soltyk revint près de Dragomira.
-
-"C'est en vain que je me mets en défense contre ce que je vois et
-entends ici, murmurait-il, il faut que j'y croie, malgré moi. Si je ne
-deviens pas fou auparavant, vous réussirez sans aucun doute à me
-convertir."
-
-Alors apparut une deuxième figure, celle d'une femme dont les yeux
-étaient attachés sur le comte avec l'expression d'un amour céleste.
-
-"Oh! ma mère! s'écria-t-il.
-
-- M'entends-tu, mon enfant?
-
-- Oui.
-
-- Pourquoi t'es-tu détourné de Dieu? Retourne à lui, pendant qu'il en
-est encore temps. Je prie pour toi auprès du Tout-Puissant. Il aura
-pitié de toi.
-
-- D'où viens-tu? demanda Soltyk d'une voix tremblante.
-
-- De bien loin.
-
-- Et où vas-tu?
-
-- Dans les sphères supérieures. Je suis emportée loin des lourdes
-vapeurs de la terre vers les espaces sacrés des étoiles. Adieu, mon
-enfant, adieu!
-
-- Adieu!"
-
-L'apparition s'évanouit et avec elle la lueur mystérieuse et le
-parfum. De nouveau régnèrent l'obscurité et le silence.
-
-"A quoi pensez-vous maintenant? demanda Dragomira.
-
-- A ma soeur."
-
-Soudain la lueur apparut de nouveau, et l'on eût dit qu'un jardin en
-fleurs exhalait tous ses parfums dans la salle. Un petit nuage était
-étendu sur le sol, devant le rideau. Il s'entr'ouvrit doucement et un
-enfant en sortit, une petite fille d'environ dix ans, vêtue d'une robe
-blanche garnie de rubans bleus. Elle levait d'un air joyeux sa jolie
-tête entourée de boucles noires flottantes, et attachait sur Soltyk
-ses grands yeux sombres. Elle lui tendit ses bras nus, et, avec un
-charmant sourire, lui cria d'une voix fraîche et mélodieuse:
-
-"Boguslaw, tu es là! Il y a si longtemps que tu n'as joué avec moi!
-Viens, viens donc! Il faut que je parte bientôt."
-
-L'effet fut tout puissant. Le comte fit deux pas en avant, tomba à
-genoux, se cacha le visage dans les mains et se mit à pleurer. Il
-sentit deux bras qui l'entouraient légèrement, comme dans un rêve où
-les corps n'existent pas, et deux petites mains qui le touchaient,
-parfumées et froides comme des feuille de roses couvertes du givre du
-printemps. Un frisson lui parcourut le corps; ce n'était pas un
-frisson d'épouvante, mais un doux frémissement de joie et d'espérance.
-
-"Reste près de moi, dit-il en suppliant.
-
-- Je ne peux pas, répondit l'apparition, mais tu as là celle qui ne
-t'abandonnera pas.
-
-- Dragomira?
-
-- Oui. Elle te montrera la route du bonheur terrestre et celle du
-salut éternel. Adieu. Ne m'oublie pas. Je pense souvent à toi."
-
-L'apparition s'éleva lentement, comme un nuage qui plane. C'est en
-vain que Soltyk cherchait à l'atteindre et à la serrer dans ses
-bras. Elle riait doucement et lui échappait comme un insaisissable
-papillon. Sa robe flottait toujours; ses boucles ondulaient encore
-vaguement. Puis tout se retrouva soudain plongé dans les ténèbres. La
-mélodie mystérieuse qui vibrait doucement dans la salle s'arrêta, le
-parfum des fleurs s'évanouit.
-
-"C'est assez, dit le comte, en revenant lentement et pas à pas vers
-Dragomira. Je suis dans un état qui touche à la folie.
-
-- Cela ne dépend pas de moi.
-
-- Faites apporter de la lumière."
-
-Dragomira sonna. Le vieillard arriva aussitôt avec sa lanterne et
-ralluma les bougies du candélabre qui donnèrent de nouveau une lumière
-tranquille et claire.
-
-"Ecarte le rideau, ordonna le comte."
-
-Le vieillard échangea un regard imperceptible avec Dragomira et fit ce
-qu'on lui avait commandé.
-
-"Va-t'en maintenant."
-
-A peine le vieillard s'était-il éloigné qu'une musique douce et
-plaintive recommençait à vibrer dans la salle. Une blanche figure
-s'éleva du sol à la lueur brillante des bougies.
-
-"Doutes-tu encore? demanda une belle voix, pleine et majestueuse comme
-les notes d'un orgue.
-
-- Non! non!" répondit Soltyk d'une voix étouffée.
-
-L'apparition s'était au même instant dissipée comme une vapeur.
-
-"Croyez-vous en moi, maintenant?" demanda Dragomira.
-
-Au lieu de répondre, le comte tomba à genoux devant elle et cacha son
-visage tout pâle dans le sein de la jeune fille. Dragomira le regarda
-paisiblement, sans raillerie, mais aussi sans pitié.
-
-
-IX
-
-A BAS LE MASQUE
-
-"Oh! tu es cruelle! tu fais mourir tout ce qui t'aime." LOPE DE VEGA.
-
-
-
-M. Oginski remarquait avec chagrin que les joues de sa fille
-pâlissaient de jour en jour. Elle, qui autrefois badinait, riait,
-chantait du matin au soir, restait maintenant toujours silencieuse et
-sérieuse. Il tint conseil avec sa femme qui chercha à le consoler;
-mais ils furent aussi heureux l'un que l'autre, lorsque Anitta leur
-demanda la permission de prendre des leçons de peinture. Ils virent
-avec plaisir qu'elle cherchait à se distraire. Elle passa ainsi bien
-des matinées chez son maître, espèce de vieil original polonais. Il ne
-leur vint pas non plus le moindre soupçon à l'occasion des fréquentes
-sorties qu'elle fit le soir sous prétexte d'aller visiter le vieux
-peintre. N'était-ce pas Tarass, le vieux, le fidèle, le sûr Tarass qui
-l'accompagnait chaque fois?
-
-Personne ne se doutait que ces leçons n'étaient pour Anitta qu'un
-moyen d'être plus libre, et que le temps qu'elle passait hors de chez
-ses parents, elle l'employait surtout à observer Dragomira, de concert
-avec son fidèle Cosaque, et à la surveiller dans ses allées et venues.
-
-Un soir, ils l'avaient suivie jusqu'au cabaret Rouge. Dragomira, qui
-se croyait espionnée par des agents du jésuite, s'arrêta subitement et
-vint droit à eux.
-
-"Qu'y a-t-il pour votre service? dit-elle en regardant Anitta bien en
-face. Depuis quelque temps vous êtes toujours sur mes talons? Que
-désirez-vous...?"
-
-Elle s'interrompit tout à coup.
-
-"Serait-ce possible? s'écria-t-elle. Anitta? vous ici?
-
-- Oui, moi! répondit Anna, encore tremblante de surprise, mais elle se
-remit rapidement.
-
-- Et vous désirez?...
-
-- Je veux vous dire, reprit Anitta, de plus en plus décidée et calme,
-que l'on voit dans votre jeu. Je vous tiens pour une coquette; je
-sais maintenant que vous poursuivez des plans qui craignent la
-lumière, que vous...
-
-- Qu'en savez-vous? murmura Dragomira en saisissant brusquement Anitta
-par le poignet.
-
-- Lâchez-moi, dit Anitta avec énergie, vous ne me ferez pas peur."
-
-Elle repoussa Dragomira et recula d'un pas.
-
-"Que savez-vous de mes plans, demanda de nouveau Dragomira.
-
-- Peu de chose, mais assez pour comprendre que par votre fait Zésim
-Jadewski court un danger sérieux. Vous avez aussi tendu vos filets
-autour du comte Soltyk. C'est bien, celui-là je vous l'abandonne;
-mais cessez de vouloir faire votre victime de Zésim.
-
-- En vérité? dit Dragomira d'un ton railleur. Vous me faites cadeau de
-Soltyk comme s'il était votre esclave; et je dois vous donner Zésim
-en échange. Malheureusement, je ne peux pas plus disposer de lui que
-vous du comte.
-
-- Ne déplacez pas la question, dit Anitta avec vivacité, vous ne me
-comprenez que trop bien. Je veux que vous renonciez à Zésim, non pas
-pour m'être agréable, à moi, mais parce que vous ne pouvez que
-causer sa perte comme celle de bien d'autres. Il y a quelques chose
-en jeu, que je ne comprends pas encore; mais je sens que Zésim est
-en danger tant qu'il respire le même air que vous.
-
-- Tu prends une peine inutile, répondit Dragomira avec une froide
-majesté, tu ne comprends pas, pauvre jeune fille, mais il est une
-chose que tu comprendras peut-être, c'est que je l'aime et qu'alors
-je veux le sauver, car c'est toi qui perds son âme, et non pas moi.
-
-- Tu l'aimes? s'écria Anitta. Toi!... toi, autour de qui flotte une
-odeur de sang!
-
-- Tais-toi!
-
-- Non, je ne me tairai pas. C'est toi qui as tué Pikturno. Quiconque
-t'aime, tu le tues. Tu immoleras aussi Zésim. Dans quelle intention?
-je ne le sais; mais tu désires son sang. C'est mon coeur qui me le
-dit; aussi je briserai le filet dans lequel tu le tiens
-prisonnier. Il est encore temps. Délivre-le.
-
-- Jamais.
-
-- Alors prends garde!
-
-- Folle! C'est à toi à prendre garde.
-
-- A bas le masque! s'écria Anitta, laisse le monde voir ce visage avec
-lequel tu te glisses la nuit comme une louve à travers les
-rues. Avoue donc tes actes!"
-
-Dragomira se demanda un moment si elle n'étendrait pas à l'instant
-même Anitta à ses pieds, si elle ne fermerait pas d'un coup du froid
-acier la bouche qui l'accusait avec tant de violence. Mais elle se dit
-qu'Anitta ne savait rien et ne pouvait rien savoir, que rien n'était
-encore perdu, que cette jeune fille ne faisait qu'obéir à un vague
-pressentiment, tandis qu'un coup de poignard, donné ne pleine rue,
-perdrait tout et pourrait bien la livrer elle-même au couteau de
-l'exécuteur.
-
-"Quels actes? répondit-elle d'un ton redevenu tout à coup froid et
-tranquille. Quelles folles idées te tourmentent? Si j'appartenais par
-hasard à une société secrète qui veuille le bien de notre peuple,
-serait-il généreux de me trahir? Qui peut affirmer que c'est moi qui
-ai entraîné Pikturno à la mort? S'il m'avait aimée; si, désespéré de
-ma froideur, il avait mis fin à sa vie, en serais-je responsable? Il
-peut tout aussi bien avoir été un traître que ses compagnons ont jugé.
-
-- C'est possible, dit Anitta, je veux bien le croire et respecter ton
-secret; mais rends la liberté à Zésim.
-
-- Je ne le peux pas.
-
-- Alors je le sauverai, malgré toi.
-
-- Essaye.
-
-- Tu veux la guerre? continua Anitta, soit! Tu ne me connais pas; je
-ne crains rien, pas même la mort. Une de nous périra, toi ou moi.
-
-- Dieu est avec moi! s'écria Dragomira.
-
-- Ne blasphème pas!"
-
-Anitta se retournait pour s'en aller.
-
-"Encore un mot!"
-
-Dragomira la suivit et la prit par la main.
-
-"Ne dis rien; j'ai pitié de toi; ce serait une douleur pour moi si tu
-devenais la victime de ton amour.
-
-- Tu ne m'intimideras pas, dit Anitta; j'ai autant à perdre que toi,
-pas plus, pas moins."
-
-Elle s'éloigna avec Tarass. Dragomira la suivit longtemps du regard;
-puis, au lieu d'entrer dans le cabaret Rouge comme elle en avait eu le
-dessein, elle revint chez Sergitsch, en faisant un détour. Là elle
-redevint la brillante et coquette femme du monde aux pieds de laquelle
-se prosternait toute la jeunesse de Kiew. Anitta rentra chez elle,
-quoique peu émue et animée, mais satisfaite d'elle-même. Elle sentait
-tout d'un coup toute sa force. La courageuse et pure enfant n'eut pas
-peur un seul instant à l'idée de la lutte qu'elle avait engagée. Mais
-elle était prudente; elle examina toutes les chances, pour ou contre,
-et songea à ses alliés. Avant tout, il y avait le P. Glinski. Elle lui
-écrivit immédiatement un billet qu'elle confia à Tarass, et le
-lendemain, pendant que ses parents étaient en soirée, elle attendit
-son vieil ami dans son petit boudoir.
-
-"Eh bien, qu'y a-t-il de nouveau? demanda le jésuite en souriant,
-t'es-tu enfin convertie? Puis-je féliciter mon cher comte?
-
-- Féliciter le comte?... Mais il ne pense plus à moi.
-
-- A qui donc?
-
-- Ne plaisantez pas, reprit Anita, j'ai à vous parler sérieusement. Il
-faut nous donner la main, agir d'un commun accord.
-
-- Dans quelle intention?
-
-- Contre une ennemie commune, contre Dragomira Maloutine."
-
-Glinski resta muet de surprise un moment.
-
-"Que sais-tu sur son compte?
-
-- Elle a tendu ses filets autour de Soltyk et de Zésim en même
-temps. Il s'agit pour vous de sauver le comte, pour moi de sauver
-Zésim à qui appartiennent mon coeur et ma vie. Si Dragomira était
-tout simplement une coquette, je serais trop fière pour le lui
-disputer. Mais elle appartient à une société secrète, qui poursuit
-l'exécution de plans politiques considérables et dangereux. Elle
-ensorcelle les hommes qui l'approchent, uniquement pour les faire
-servir aux desseins de sa société. Pikturno est devenu la victime de
-cette association mystérieuse, et Dragomira n'hésitera pas davantage
-à faire périe le comte et Zésim, si elle le juge nécessaire à ses
-projets.
-
-- D'où sais-tu que Pikturno est mort de la main de Dragomira?
-
-- Je ne dis pas cela; mais elle est pour quelque chose dans sa fin
-sanglante.
-
-- Ce sont des idées que tu te fais.
-
-- Non, j'en suis convaincue. Un hasard m'a mise sur la voie, et
-Dragomira me l'a pour ainsi dire avoué elle-même.
-
-- C'est bon à retenir.
-
-- J'ai encore plus que cela à vous dire, mais je désire que vous ne
-fassiez riens sans moi; et, avant tout, il faut que vous me
-promettiez de ne plus me tourmenter avec Soltyk.
-
-- Je t'en donne ma parole."
-
-Le jésuite tendit sa main à Anitta, et elle la lui baisa dans un
-transport de joie enfantine.
-
-Le P. Glinski, attentif à en perdre la respiration, écouta le récit
-qu'elle lui fit de son étrange aventure, et quand elle eut terminé, il
-se félicita d'avoir trouvé une alliée si avisée et si énergique.
-
-De retour à la maison; le P. Glinski résolut de faire une dernière
-tentative auprès du comte.
-
-"Permettez-moi, lui dit-il, d'appeler votre attention sur le danger où
-vous êtes.
-
-- Vieilles histoires.
-
-- Je vous ai déjà dit que Dragomira avait des plans bien arrêtés par
-rapport à votre personne.
-
-- Pouvez-vous me dire quelque chose de plus sur ces plans? dit Soltyk
-d'un ton moqueur.
-
-- Oui.
-
-- Eh bien, éclairez-moi.
-
-- Dragomira appartient à une société secrète."
-
-Soltyk fronça le sourcil.
-
-"Il faut que je vous rendre avertissement pour avertissement, cher
-père Glinski, dit-il d'un air sérieux; il n'est pas bon de parler de
-ces choses-là, et il est encore plus dangereux de chercher à pénétrer
-dans les secrets d'autrui. Si Dragomira, ce que je ne crois pas, est
-réellement mêlée à une entreprise de ce genre, cela prouve qu'elle
-n'est pas une jeune fille ordinaire, et nous n'avons aucune raison de
-la trahir et de provoquer la vengeance de ses associés.
-
-- Comme Pikturno.
-
-- Eh bien, Pikturno?...
-
-- On l'a tué, parce qu'il ne savait pas se taire. Peut-être son sang
-a-t-il souillé cette petite main blanche que vous aimez tant à
-baiser.
-
-- Quelle absurdité!
-
-- Je ne suis pas seul à connaître ces ténébreux manèges. On chuchote
-déjà çà et là. Ce serait effrayant si vous tombiez dans ces pièges.
-
-- Eh bien que dit-on?
-
-- On parle d'une conspiration?"
-
-Soltyk regarda le jésuite et se mit à rire.
-
-" Pourquoi riez-vous?
-
-- Je ris de vous voir si bien informé.
-
-- Ce n'est donc pas une conspiration.
-
-- Vous me tenez pour initié, à ce que je vois, dit le comte: je ne le
-suis pas, mais je puis vous dire que Dragomira n'est engagée dans
-aucune affaire qui puisse la mettre en conflit avec les lois
-existantes. En voilà assez sur ce sujet."
-
-Le comte le congédia fièrement d'un signe de la main, et le jésuite se
-retira.
-
-"Donc, pas de conspiration, se disait-il à lui-même. Alors, qu'est-ce?
-Oui, qu'est-ce?"
-
-Glinski s'assit près de sa cheminée et se mit à réfléchir. Tout à
-coup, il lui vint une pensée dont il eut lui-même peur. Il appuya sa
-main sur son front. Et pourquoi pas? Dans ce pays, où l'on voit les
-plus incroyables contrastes, les plus singulières aberrations, où la
-nature semble un sphinx qui propose tous les jours aux hommes de
-nouvelles énigmes, tout est possible.
-
-Mais une jeune fille d'ancienne et bonne famille, une jeune fille
-distingués, riche, belle, bien douée, faite pour être heureuse et
-rendre heureux, était-ce possible qu'elle eût adopté ces doctrines
-extravagantes, confinant à la folie, qu'elle se fût engagée dans cette
-route ténébreuse et souillée de sang? Non, ce n'était pas possible. Et
-pourtant? N'avait-on pas vu, au milieu de ce siècle, une noble dame,
-une demoiselle d'honneur de l'impératrice, devenir la Mère de Dieu des
-Adamites de Hlistow, cette secte de fous frénétiques? Dragomira
-pouvait suivre la même voie. Mais n'était-il pas dangereux de soulever
-une si effroyable accusation avant d'avoir des preuves précises? Et
-pour le moment ces preuves manquaient.
-
-Le P. Glinski pesa tout; il ne laissa de côté aucune circonstance, si
-petite qu'elle fût. Il en arriva finalement à cette conclusion que
-rien n'était perdu, et il s'arrêta à l'opinion d'Anitta.
-
-Une conspiration? N'était-ce pas suffisant pour exciter la vigilance
-de la police et pour faire entourer Dragomira et ses associés d'un
-réseau d'espions prêts, quand viendrait le moment décisif, à les
-livrer tous aux tribunaux?
-
-Le but pouvait de cette façon être atteint sûrement et promptement. Il
-ne fallait donc pas avoir recours à d'autres moyens qui seraient
-peut-être illusoires et dangereux.
-
-Il était désormais bien décidé. Il écrivit à la hâte l'indispensable
-sur une feuille de papier et l'envoya immédiatement par un homme sûr
-au commissaire de police Bedrosseff.
-
-
-X
-
-NOUVELLES MINES
-
-Maintenant, à l'aide, formules magiques et amulettes! SHAKESPEARE,
-Henri IV.
-
-
-C'était un petit cabinet intime que celui où Bedrosseff reçut le
-jésuite. Il lui tendit la main et lui offrit un cigare que Glinski
-prit et alluma; puis ils s'assirent l'un près de l'autre sur un petit
-sopha de cuir et causèrent.
-
-"Je viens vous parler d'une affaire très délicate, dit le jésuite
-doucement, et je compte sur votre discrétion.
-
-- J'espère que vous la connaissez? S'agit-il de quelque nouveau tour
-de votre comte? Faut-il arriver comme un ange sauveur?
-
-- Ma foi, il s'agit bien de quelque chose comme cela. Le comte Soltyk
-est possédé depuis quelque temps par une passion insensée pour une
-jeune dame, qui est certainement de bonne famille et qui pourrait à
-la rigueur lui faire une femme convenable. Mais elle est dangereuse
-pour lui à un autre point de vue.
-
-- Quelle est cette dame?
-
-- Une demoiselle Maloutine.
-
-- Dragomira,
-
-- Vous la connaissez?
-
-- Si je la connais? Je connais ses parents; elle, je la connais dès
-l'enfance, et je suis même en relation avec elle, ici, à Kiew.
-
-- Ainsi, vous la connaissez bien?
-
-- Oui."
-
-Glinski regarda le commissaire de police bien en face.
-
-"La croyez-vous capable d'un assassinat?"
-
-Bedrosseff éclata de rire.
-
-"Comment une idée aussi folle vous est-elle venue?
-
-- Vous la regardez donc comme incapable d'accomplir ou de provoquer un
-pareil acte, même sous l'empire de motifs qui peuvent égarer une âme
-exaltée et l'entraîner au fanatisme?
-
-- Mais, mon révérend père, Dragomira n'est ni fanatique ni
-égarée. Elle est au contraire très froide, très prudente et très
-raisonnable.
-
-- Vous êtes convaincu qu'elle est incapable d'exaltation?
-
-- Tout à fait incapable.
-
-- D'exaltation politique aussi?
-
-- De toute espèce d'exaltation.
-
-- Mais il est démontré qu'elle a des fréquentations secrètes.
-
-- Avec qui?
-
-- Avec le marchand Sergitsch.
-
-- Je le connais; c'est un ami de sa mère, un brave homme, tranquille,
-inoffensif.
-
-- Elle s'habille en homme chez lui et fait des visites nocturnes au
-cabaret Rouge.
-
-- C'est bien possible.
-
-- N'est-ce pas un lieu suspect?
-
-- Oui, mais cela ne prouve rien. Le lieutenant Jadewski adore
-Dragomira. Elle lui laisse espérer sa main; mais elle essaye d'abord
-adroitement de voir si elle ne pourrait pas devenir comtesse
-Soltyk. Elle favorise le comte ouvertement devant le monde; elle lui
-cache ses relations avec Zésim, et par conséquent ne peut voir
-l'officier qu'en cachette. D'où ses promenades nocturnes. Vous voyez
-que tout cela est aussi innocent que possible. Dragomira est
-irréprochable à tous égards. Ce n'est pas même une coquette dans le
-sens ordinaire du mot. Elle est tout bonnement assez avisée pour
-vouloir conquérir la main d'un magnat riche et considérable. Ce
-n'est pas un crime.
-
-- Mais on ne la croit pas étrangère à la mort de Pikturno.
-
-- Je connais aussi cette histoire-là. Il est probable que Dragomira a
-été l'occasion d'un duel à l'américaine entre Soltyk et Pikturno, et
-que le dernier a eu la boule noire.
-
-- Malgré tout ce que vous me dites, je crains des machinations
-politiques dans lesquelles on pourrait bien entraîner le comte.
-
-- Je vous répète qu'il s'agit d'affaires d'amour, répliqua Bedrosseff
-en souriant, néanmoins je ferai tout mon possible pour tirer la
-chose au clair, et je prends bonne note de votre avertissement.
-
-- Vous ferez surveiller Dragomira?
-
-- Oui.
-
-- Ne feriez-vous pas bien aussi de demander quelques explications à la
-jeune fille elle-même, comme ami de sa mère? Votre regard perçant
-démêlerait peut-être bien des choses qui nous échappent à nous
-autres.
-
-- Je ne demande pas mieux. De votre côté essayez tout de suite de
-détourner autant que possible le comte de Dragomira; occupez-le,
-donnez-lui des distractions.
-
-- Je n'y manquerai pas, et dès que je saurai du nouveau, je vous en
-préviendrai immédiatement."
-
-Les deux hommes se séparèrent en se donnant une chaude poignée de
-main, avec un sourire qui, chez le commissaire de police, voulait
-dire: Tu es quelque peu naïf, mon ami, pour un jésuite; et cher le
-Père: Tu n'as pas la vue bien longue, mon ami, pour un commissaire de
-police. Cependant Bedrosseff fit appeler sur-le-champ le plus adroit
-et le plus expérimenté de ses agents, pour bien s'entendre avec lui et
-lui donner les instructions nécessaires.
-
-A la même heure, le jésuite expédiait un courrier à Tarajewitsch, un
-parent du comte. Soltyk le voyait autrefois avec plaisir et avait
-passé avec lui mainte nuit joyeuse. Tarajewitsch arriva aussitôt et
-trouva l'hôtel de l'Europe, où il descendait, le jésuite qui
-l'attendait déjà. Les deux hommes s'entendirent promptement et
-conclurent sur-le-champ une alliance intime; car Tarajewitsch était
-toujours à la disposition de quiconque avait de l'argent à lui donner
-et de belles promesses à lui faire; et le jésuite ne regardait pas à
-appuyer son éloquence de quelques banknotes de roubles à l'effigie de
-Catherine II.
-
-Une heure plus tard, l'honnête Tarajewitsch se précipitait avec tout
-l'empressement d'un parent affectueux dans le cabinet du comte.
-
-"Cher Bogislaw, s'écria-t-il en le serrant dans ses bras et en lui
-donnant deux baisers retentissants, nous voilà encore ensemble à Kiew!
-Je voulais te faire un grand plaisir et voilà pourquoi je suis venu à
-l'improviste. Naturellement, je demeure chez toi, et nous allons
-fièrement nous amuser pendant quelques jours."
-
-Quand Soltyk fut sûr que Tarajewitsch ne voulait rester que quelques
-jours, il respira. Son cher parent donna immédiatement sans plus de
-façons l'ordre d'aller chercher sa malle à l'hôtel.
-
-"Maintenant, par quoi commençons-nous? dit-il une fois installé; avant
-tout il faut un programme.
-
-- Fais à ton idée.
-
-- Voici pour aujourd'hui. D'abord dîner au club. Puis une petite
-partie. Ensuite théâtre. Que joue-t-on?
-
-- La Traviata.
-
-- Parfait! s'écria Tarajewitsch; après l'opéra, nous allons aux
-Tziganes. Il paraît qu'il y a avec eux une femme magnifique,
-Zémira. Est-ce que tu ne la connais pas?
-
-- J'en ai entendu parler.
-
-- Belle! sauvage! Une panthère humaine, la bayadère pur sang!"
-
-Soltyk commençait à se réconcilier avec le programme de son
-cousin. Une belle femme valait toujours la peine qu'on se dérangeât
-pour aller la voir. Ils dînèrent au club, puis commencèrent une partie
-de makao. Tarajewitsch eut un jeu si extravagant que Soltyk sentit la
-mauvaise humeur lui venir; et cédant au mécontentement et à l'ennui,
-il finit par donner le signal du départ. Tarajewitsch s'attacha à son
-bras, mis en belle humeur par le vin, et les poches pleines d'argent.
-
-Ils s'habillèrent et se rendirent au théâtre.
-
-Tarajewitsch se conduisit comme un fou. Il lança sur la scène un
-cornet de bonbons à la prima donna, et cria bis après chaque morceau.
-
-Soltyk se sentit littéralement soulagé quand ils furent de nouveau en
-voiture et qu'ils partirent pour les Tziganes.
-
-"Ecoute un peu, dit-il à Tarajewitsch, prends bien garde à ne pas
-faire l'extravagant avec les jeunes Tziganes. Elles sont coquettes, à
-ce qu'on dit, et ne demandent pas mieux que de recevoir des
-compliments; mais leur vertu est hors de doute. La moindre bévue qui
-t'échappera fera scandale, si le poignard de leurs noirs chevaliers ne
-s'en mêle pas.
-
-- Je sais, je sais," marmotta Tarajewitsch.
-
-Le café où ils arrivèrent était un grand kiosque oriental, décoré come
-un palais des Mille et une Nuits. La partie centrale de la rotonde
-figurait une espèce de salle de danse, où un orchestre de Tziganes
-jouait des airs d'une mélancolie sauvage. Le long des murs, sous des
-palmiers et autres plantes des pays chauds, régnait une longue rangée
-de divans bas et mous. Sur ces divans étaient assises ou étendues,
-dans des poses pittoresques, les brunes filles de l'Inde aux yeux de
-gazelle, vêtues de blanc et chargées de bijoux magnifiques. Elles
-riaient et causaient avec les élégants messieurs et les officiers qui
-leur faisaient la cour.
-
-De temps en temps, une demi-douzaine de ces jeunes beautés s'élançait
-dans la salle et exécutait une danse fantastique en s'accompagnant de
-tambours de basque.
-
-Tarajewitsch laisse le comte appuyé contre une colonne et entama une
-conférence secrète avec une vieille bohémienne que Glinski lui avait
-indiquée et recommandée.
-
-La plus belle des houris de ce féerique paradis de Mahomet s'avança
-bientôt vers le comte et lui tendit la main. Elle était élancée, bien
-proportionnée, et pouvait rivaliser avec n'importe quelle statue de
-Vénus. Son visage, légèrement bruni, aux lignes distinguées, était
-éclairé par deux grands yeux noirs où brillait une flamme étrange. Ses
-cheveux, entrelacés de perles et de corail, tombaient en boucles
-opulentes sur ses épaules. Elle avait des pantoufles brodées d'or, un
-pantalon turc bouffant, une jupe courte bigarrée, un corsage parsemé
-de pierreries. Tout son costume était en soie rouge épaisse. Chacun de
-ses bras nus était orné de plusieurs anneaux d'or.
-
-"Bonsoir, comte, dit-elle en souriant.
-
-- Tu me connais?
-
-- Et toi, ne me connais-tu pas? Je suis Zémira; on m'appelle l'étoile
-de Kiew. Est-ce que je te plais?
-
-- Demande cela à ton amoureux.
-
-- Je n'en ai pas, Dieu le sait!
-
-- Si tu veux attraper quelqu'un, adresse-toi à qui croit encore aux
-serments des bohémiennes.
-
-- Oh! tu es fin; mais cette fois tu te trompes. Toi qui fais battre le
-coeur de toutes les femmes, ne serais-tu pas capable de séduire celui
-d'une pauvre petite bohémienne? Viens, dis-moi que tu me trouves
-belle.
-
-- C'est vrai, tu es belle.
-
-- Et on aime ce qui est beau, n'st-ce pas? Alors aime-moi."
-
-Soltyk se mit à rire.
-
-"Ne ris pas, s'écria Zémira en frappant du pied, je veux que tu
-m'aimes. Tiens, prends et bois, et tu brûleras d'amour pour moi."
-
-Elle tira un petit flacon et le lui donna.
-
-"Non, tu m'ensorcelleras pas, reprit Soltyk, ni avec tes yeux ni avec
-ton philtre."
-
-Zémira le regarda dans les yeux, recula de trois pas, allongea les
-bras vers lui et les ramena lentement à elle comme si elle voulait
-attirer l'âme du comte par un pouvoir magique, et murmura quelques
-paroles inintelligibles.
-
-"Une incantation! dit Soltyk ironiquement, cela n'a d'effet que quand
-on y croit.
-
-- Es-tu donc de pierre? demanda la jeune fille avec surprise;
-laisse-moi un peu lire dan ta main."
-
-Elle s'empara de la main du comte, y jeta un coup d'oeil rapide, puis
-regarda Soltyk et secoua la tête d'un air effrayé. Cette fois, ce
-n'était pas une comédie que jouait la brune beauté.
-
-"Que lis-tu de mauvais dans ma main? demanda Soltyk.
-
-- Il vaut mieux ne pas savoir tout ce qui est écrit dans le livre du
-destin.
-
-- Je veux pourtant que tu parles.
-
-- La ligne de ta vie est coupée, murmura Zémira, ici, brusquement. Ta
-mort est plus proche que tu ne crois. Ce sera une mort violente,
-horrible."
-
-Soltyk haussa les épaules et donna une pièce d'or à la bohémienne,
-puis il fit signe à Tarajewitsch.
-
-"Tu veux déjà partir? demanda ce dernier.
-
-- Non, mais buvons, répondit Soltyk, le vin chasse les mauvais
-esprits. Je trouve tout sinistre ici, ce jardin enchanté, ces fleurs
-absurdes avec leur parfum narcotique, ces violons qui murmurent,
-gémissent et pleurent comme des anges déchus, et surtout ces belles
-femmes brunes avec leurs yeux de pécheresses. Je me figure qu'elles
-vont se transformer en serpents ou en n'importe quels autres
-reptiles."
-
-Pendant que le comte et Tarajewitsch vidaient bouteille sur bouteille,
-l'agent de police faisait au commissaire Bedrosseff le rapport
-suivant:
-
-"Il est certain que Dragomira va au cabaret Rouge habillée en homme,
-et que Pikturno y allait tous les jours. Il est également hors de
-doute qu'il faisait la cour à la juive Bassi Rachelles. Enfin, il a
-été bien établi qu'au moment où Pikturno disparaissait, Dragomira
-était absente de Kiew et que la juive n'était pas non plus à Kiew dans
-la nuit où Pikturno a été vu pour la dernière fois."
-
-
-XI
-
-CHASSE A L'HOMME
-
-"Te voilà dans ton propre piège." OEHLENSCHLAGER.
-
-
-Après avoir fait plusieurs tentatives pour rencontrer Dragomira, Zésim
-lui envoya une lettre de reproches. Elle lui répondit dans un style
-passablement ironique, en l'invitant à venir dans l'après-midi. Il
-arriva au moment où le jour baissait. Elle vint à sa rencontre avec un
-rire sonore, plus belle et plus séduisante que jamais.
-
-- Encore une fois jaloux, mon ami? lui dit-elle d'une ton badin et
-comme une femme sûre d'avoir raison.
-
-- Tu sembles éprouver du plaisir à me voir souffrir, répondit Zésim.
-
-- Non, certes non, dit-elle. En somme, tu n'as pas le droit de
-m'accuser. Je t'ai dit loyalement ce que tu as et ce que tu n'as
-pas à attendre de moi. Lorsque nous revenions de Myschkow, je t'ai
-sincèrement donné ma main, pour toujours, mais à des conditions
-bien déterminées, que tu n'observes pas, parce que tu n'as pas
-pleine et entière confiance en moi.
-
-- Cependant, Dragomira... s'écria Zésim, en l'entourant de ses bras et
-la serrant contre sa poitrine, mais je t'aime tant! Aussi...
-
-- L'amour a confiance, répondit-elle, et tu te tourmentes, et tu me
-tourmentes moi aussi, aves tes imaginations.
-
-- Tes relations avec le comte...
-
-- C'est nécessaire. J'ai une tâche sérieuse à remplir envers lui.
-
-- Toujours les mêmes motifs, les mêmes prétextes.
-
-- C'est la preuve que je suis conséquente avec moi-même.
-
-- Ne vois-tu pas combien je souffre?
-
-- Est-ce ma faute? T'ai-je fait des promesses que je ne tienne pas? Ne
-t'ai-je pas tout dit d'avance?
-
-- Tu as raison, dit Zésim, je suis fou, pardonne-moi."
-
-Il se mit à genoux devant elle et lui baisa les mains.
-
-Elle souriait, et il était heureux encore une fois. Mais ce bonheur ne
-dura pas longtemps. Bedrosseff entra, et avec son rire sec le fit
-tomber de son ciel.
-
-"Je vous dérange? demanda-t-il en clignant de l'oeil à Dragomira, cela
-m'en a tout l'air; j'en suis fâché; mais j'ai à vous parler d'une
-affaire importante, mademoiselle; deux mots seulement...
-
-- Laisse-moi seule avec lui, dit tout bas Dragomira à Zésim, c'est un
-vieil ami de ma famille, il a sans doute quelque commission pour
-moi."
-
-Zésim sortit, mais bien à contre-coeur et avec une imprécation sur les
-lèvres à l'adresse du commissaire de police.
-
-Dragomira s'assit dans un coin du sopha, et Bedrosseff prit un
-fauteuil en face d'elle. Elle avait eu la précaution de se placer dans
-l'ombre, tandis que la lumière tombait en plein sur le
-commissaire. Elle voulait l'observer, et, autant que possible, se
-soustraire à son regard pénétrant.
-
-"Vous avez connu Pikturno? dit-il d'un ton indifférent. Il me semble
-que vous m'en avez parlé.
-
-- Oui, je l'ai vu une ou deux fois.
-
-- Vous m'avez dit aussi qu'il avait été la victime d'un duel à
-l'américaine.
-
-- Je le crois.
-
-- Son adversaire était le comte Soltyk?
-
-- C'était une conjecture.
-
-- Je puis dire aujourd'hui de la façon la plus certaine que vous vous
-trompiez, répliqua Bedrosseff brusquement, dans l'intention de
-troubler Dragomira, Pikturno a été assassiné.
-
-- Ah! c'est vraiment curieux. Et les assassins, les a-t-on découverts?
-
-- Je suis sur leurs traces.
-
-- On ne pouvait moins attendre de votre pénétration et de votre
-habileté. Et quels mobiles donne-t-on de ce meurtre? A-t-on volé
-Pikturno?
-
-- Quant à cela, je dois encore ma taire.
-
-- Pourquoi? Je ne trahis jamais un secret."
-
-Dragomira se pencha et prit les mains de Bedrosseff.
-
-"Ce n'est pas gentil de piquer ma curiosité et de me laisser ensuite
-derrière la porte fermée.
-
-- Nous avons à Kiew, dit alors le commissaire de police, un lieu mal
-famé, où vont toutes sortes de canailles. On l'appelle le cabaret
-Rouge."
-
-Dragomira se mit à rire.
-
-"Qu'avez-vous? Qu'est-ce qui vous rend si gaie!
-
-- Je me figurais... dans cet endroit-là... que c'est bien plutôt des
-couples d'amoureux qui s'y rencontrent, des jeunes filles qui ont
-donné leur coeur contre la volonté de leurs parents, des femmes...
-
-- Je sais aussi cela, continua Bedrosseff; mais l'aubergiste, une
-juive rouée, et ses associés sont soupçonnés de faire quelque
-commerce interlope, et d'être en rapport avec des voleurs. Cette
-bande est bien capable de dévaliser quelqu'un et de le tuer.
-
-- Vraiment? Je suis bien aise de la savoir.
-
-- Pourquoi? demanda le commissaire de police intrigué. Vous n'avez
-jamais, que je sache, mis le pied sur le seuil de ce cabaret?"
-
-Dragomira recommença à rire.
-
-"Mais alors?...
-
-- Oui, mais que cela ne sorte jamais de nous deux, répondit Dragomira;
-j'y suis allée plusieurs fois. Ma tante a peur de tout et me garde
-très sévèrement. Vous comprenez?...
-
-- Parfaitement. Vous y avez rencontré Zésim?
-
-- Je ne dis pas cela.
-
-- Oh! j'en sais plus que vous ne pensez.
-
-- Quoi, par exemple?
-
-- Que vous vous promenez parfois la nuit dans les rues et que vous
-vous déguisez de façon à être méconnaissable."
-
-Nouveau rire sonore de Dragomira.
-
-"Alors je comprends, s'écria-t-elle, que les voleurs et les assassins
-ne soient pas découverts, puisque la police ne sait rien faire de
-mieux que de s'occuper des jeunes filles amoureuses. C'est on ne peut
-plus charmant."
-
-Son rire éclatant recommença et durait encore lorsque Henryka entra et
-lui sauta au cou.
-
-"C'est encore moi qui ai raison, pensa le commissaire de police,
-l'affaire est aussi innocente que possible, et le jésuite qui a la
-prétention d'être plus fin que moi, voit tout bonnement des fantômes
-en plein midi.
-
-- Qu'as-tu? demanda Henryka, tu sembles singulièrement gaie.
-
-- M. Bedrosseff vient de me raconter une histoire des plus comiques,
-reprit Dragomira. Mais revenons à notre sujet.
-
-- Pardon, ma communication était absolument confidentielle.
-
-- Cette petite-là; reprit Dragomira, en caressant les cheveux
-d'Henryka, n'a pas besoin non plus de savoir de quoi il s'agit; mais
-moi, la chose m'intéresse au plus haut point. Le métier d'agent de
-police me semble la forme la plus amusante, l'expression suprême de
-la chasse: n'est-ce pas la chasse à l'homme? Comme je suis une
-chasseresse déterminée, vous comprenez l'intérêt que j'y prends. Je
-ne connais pas de plus grand plaisir que de chevaucher à travers la
-steppe, et de poursuivre les lièvres et les renards avec une meute
-de lévriers. Mais combien ce doit être plus beau, plus passionnant
-de suivre des hommes à la piste, de les relancer, de les pousser
-dans le filet! Faites-moi participer à ce plaisir diabolique dont
-vous jouissez.
-
-- Vous vous trompez, dit Bedrosseff, c'est souvent un pénible, un
-triste devoir.
-
-- Pour vous, peut-être, répliqua Dragomira; pour moi, ce serait une
-jouissance mêlée de peur; et voilà pourquoi je vous prie très
-sérieusement de me prendre comme agent de police. Croyez-moi; vous y
-aurez double profit. Pour moi, je ne serais pas fâchée de voir un
-homme qui aurait plus de sang-froid, de résolution, de finesse que
-moi.
-
-- Un agent de police doué par la nature d'autant d'attraits serait
-véritablement impayable, dit Bedrosseff en riant.
-
-- Alors, c'est une affaire décidée, dit Dragomira en lui tendant la
-main.
-
-- C'est décidé, répondit le commissaire de police en lui touchant dans
-la main: voilà une bien bonne plaisanterie, en vérité...
-
-- C'est très sérieux pour moi.
-
-- Prenez-moi aussi à votre service, dit Henryka, je me figure que ce
-doit être extraordinairement intéressant.
-
-- Comment? vous aussi? dit Bedrosseff en riant, alors je vais enrôler
-toutes les belles dames de Kiew, puisque je commence si
-glorieusement."
-
-"Quelle folie, se disait-il à lui-même en descendant l'escalier,
-quelle folie d'aller soupçonner une jeune fille si inoffensive!
-Pikturno était peut-être bien son adorateur et elle a été la cause
-innocente de sa mort. Toute autre supposition serait une absurdité."
-
-Cependant Dragomira se tenait debout et muette près de la fenêtre et
-écoutait en tenant serrée la main d'Henryka. Quand la porte se fut
-refermée et qu'elle se sentit en sûreté, son beau visage prit tout à
-coup une sombre expression de fanatisme, et ses yeux brillèrent d'un
-feu sinistre et cruel.
-
-"Il est sur nos traces, dit-elle tout bas à Henryka.
-
-- Comment? qu'a-t-il découvert? demanda Henryka dont les lèvres mêmes
-devinrent pâles.
-
-- Il sait que Pikturno a été tué, et ses soupçons tombent sur nos gens
-du cabaret Rouge. Il sait aussi que je suis allée dans ce
-cabaret. Pour l'instant, le voilà tranquillisé, mais qui peut nous
-garantir, que, dans un jour, dans une heure, nous ne serons pas
-surpris et livrés au bourreau?"
-
-Dragomira allait et venait à grands pas.
-
-"Que veux-tu faire? demanda Henryka, après un silence.
-
-- Avant que tout soit découvert, il faut frapper un coup prompt et
-décisif.
-
-- Tu veux le tuer?
-
-- Oui.
-
-- N'est-ce pas un ami de tes parents, ton ami à toi?
-
-- A partir de maintenant, ce n'est plus pour moi que l'ennemi de notre
-sainte communauté, l'ennemi de Dieu. Je ne peux pas l'épargner, ce
-serait un crime que d'avoir pitié de lui, ce serait nous perdre
-tous.
-
-- Tu as raison.
-
-- Sa mort est décidée, continua Dragomira, sa sentence prononcée,
-c'est moi-même qui l'exécuterai; c'est toi qui l'attireras dans le
-filet.
-
-- Tu peux compter sur moi, dit Henryka. Qu'ai-je à faire?
-
-- Tu le sauras quand il en sera temps. Le chasseur d'hommes va devenir
-gibier à son tour. Il ne m'échappera pas. Dès qu'il sera entre mes
-mains, je l'immolerai sans pitié à la grande cause que nous servons
-tous."
-
-
-XII
-
-DANS LE FILET
-
-Le crime poursuit sa marche rapide: à chaque pas sa course redouble de
-vitesse. KRUMMACHER.
-
-
-Le lendemain, une dame voilée vint le soir au bureau de police et
-demanda à parler à Bedrosseff. Comme elle avait l'air distingué, elle
-fut immédiatement annoncée et introduite. Au moment où elle entrait
-dans son cabinet; Bedrosseff se leva galamment pour lui offrir une
-chaise. Elle ferma rapidement la porte derrière elle et poussa le
-verrou.
-
-"Personne ne peut nous entendre?" demanda une voix connue. Bedrosseff
-dut lui assurer qu'il n'y avait personne qui pût écouter, avant
-qu'elle écartât son voile, et il aperçut le visage pâle et ému
-d'Henryka.
-
-"Vous, mademoiselle? dit Bedrosseff; mais qu'avez-vous? vous êtes hors
-de vous."
-
-Il la conduisit à la chaise qu'il avait approchée de la sienne.
-
-"Je suis venue pour vous faire part d'une importante découverte, dit
-Henryka, mais promettez-moi que personne ne saura que je vous ai
-renseigné. Il ne faut pas que Dragomira se doute en rien de la visite
-que je vous fais. Je veux avoir seule le mérite de vous mettre sur la
-piste.
-
-- Quelle piste?
-
-- J'ai découvert les assassins de Pikturno.
-
-- Ah! vous voulez parler des gens du cabaret Rouge.
-
-- Non! Ce ne sont pas eux.
-
-- Qui alors?
-
-- Ne m'interrogez pas. Venez avec moi, et sur-le-champ. Mais il faut
-vous habiller en paysan.
-
-- Bon. Permettez-moi seulement de prendre quelques dispositions et
-d'emmener avec moi un de mes agents.
-
-- Sans doute. Il faut qu'il s'habille comme vous.
-
-- Rien de plus facile.
-
-- Je vous attends dans le voisinage de notre maison et le plus tôt
-possible.
-
-- Dans une demi-heure"
-
-Henryka fit un signe d'assentiment. Elle tendit la main à Bedrosseff
-et partit pour changer de vêtements chez Sergitsch.
-
-La demi-heure n'était pas encore écoulée que Bedrosseff arrivait près
-de la maison de M. Monkony en compagnie de Mirow, un de ses agents. A
-une cinquantaine de pas de la maison était arrêté un simple traîneau
-de campagne attelé de trois petits chevaux maigres. Dans le traîneau
-une femme à la taille élancée se leva et fit signe au commissaire de
-police qui approcha rapidement. C'était Henryka, avec les bottes, la
-jupe courte de percale, la pelisse en peau de mouton et le mouchoir de
-tête bariolé d'une paysanne petite-russienne. Elle l'accueillit en lui
-serrant la main. Bedrosseff et son compagnon montèrent dans le
-traîneau. Ils étaient habillés tous les deux en paysans
-petits-russiens, avec de grandes bottes, des pantalons bouffants et de
-longues redingotes en drap brun, grossier et velu, coiffés de bonnets
-en peau d'agneau et armés de poignards et de revolvers.
-
-Henryka donna un signal au paysan Doliva qui conduisait et l'attelage
-se mit en mouvement.
-
-Quand ils eurent laissé Kiew derrière eux, Bedrosseff commença à
-interroger Henryka avec son ton léger et enjoué. Celle-ci était
-préparée et elle répondit avec tant de finesse et de précision à
-toutes ses demandes, qu'il lui était impossible de concevoir le plus
-petite soupçon.
-
-"Qu'est-ce qui vous a déterminée, ma chère et noble demoiselle, dit
-Bedrosseff, à me rendre un service si important?
-
-- Votre dernière conversation avec Dragomira, dit-elle en souriant,
-l'envie de voir quelque chose de nouveau, d'extraordinaire,
-l'attrait qu'il y a à chercher le danger.
-
-- Pour une jeune dame, ce n'est pas un motif absolument
-extraordinaire.
-
-- Oh! c'est que j'ai du courage!
-
-- Et comment avez-vous trouvé la piste des meurtriers?
-
-- Par un hasard.
-
-- Le hasard a été de tout temps le meilleur allié de la police.
-
-- Une jeune fille de notre village, continua Henryka, allait un soir
-retrouver d'autres jeunes filles et des garçons qui se réunissaient
-pour filer, raconter des histoires et chanter. Elle vit, sans être
-aperçue, un jeune homme d'apparence distinguée qu'on emportait
-garrotté et bâillonné hors du cabaret situé près de Myschkow, sur la
-route de Kiew. Le jeune homme fut attaché sur un cheval et emmené du
-côté de la colline qu'on rencontre la première quand on va dans la
-forêt. Puis, on entendit plusieurs coups de feu. Un peu plus tard,
-les bandits revinrent sans le jeune homme. Ils avaient le visage
-noirci. De retour au cabaret, ils se mirent à boire tant et plus. Un
-d'eux donna un anneau d'or à la cabaretière.
-
-- Cette femme était donc d'intelligence avec eux?
-
-- Elle semblait connaître ces gens-là.
-
-- Quel est son nom?
-
-- Palachna Wotrubeschko.
-
-- Et ka jeune fille... de votre village?
-
-- Elle vous confirmera tout ce que je viens de vous dire, si vus lui
-demandez adroitement des explications.
-
-- Croyez-vous que Pikturno soit enterré là-bas dans la forêt?
-
-- Sans doute, puisque les assassins sont revenus sans lui et ont
-ensuite pris le large dans la nuit et le brouillard.
-
-- Et vous croyez que c'étaient des voleurs?
-
-- Non.
-
-- Des conspirateurs?
-
-- Peut-être que oui, peut-être que non.
-
-- Alors quel pouvait bien être leur dessein?
-
-- N'avez-vous jamais entendu parler des Dispensateurs du ciel?
-
-- Oh! si, répondit Bedrosseff surpris; depuis des années, je poursuis
-cette secte cruelle et extravagante sans avoir jamais réussi à
-découvrir un de ses adeptes et à le faire châtier comme ils le
-méritent tous. Ces monstres-là sont sanguinaires comme des tigres et
-rusés comme des serpents.
-
-- Maintenant, si vous prenez bien toutes vos précautions, et si vous
-procédez exactement comme je vous le dirai, vous réussirez à saisir
-les fils de cette horrible association.
-
-- Vous êtes donc bien convaincue que Pikturno a été une des victimes
-de cette secte?
-
-- Oui, pour ma part, j'en suis convaincue.
-
-- Mais la jeune paysanne parlait de brigands.
-
-- Pourquoi le coup n'aurait-il pas été fait par quelques scélérats
-payés pour cela? répondit Henryka; les instigateurs du meurtre
-peuvent bien ne pas être forcément les meurtriers.
-
-- C'est juste, dit Bedrosseff, je vous remercie et je me mets
-entièrement sous votre direction.
-
-- Et vous ne direz jamais que c'est moi qui vous ai révélé?...
-
-- Jamais, pour aucun motif."
-
-Cependant le traîneau continuait sa route. Ce n'était, à perte de vus,
-que champs couverts de neige, saules rabougris, misérables chaumières,
-ruisseaux et étangs glacés.
-
-Enfin on approcha de la forêt et du cabaret suspect.
-
-"Nous ferons mieux de ne pas nous arrêter devant la maison, dit
-Henryka. Nous pourrions éveiller des soupçons; sans compter qu'il ne
-serait pas impossible que l'on me reconnût, malgré mon
-déguisement. Voici quel serait mon plan: quitte la route ici et faire
-halte dans la forêt. Moi, je reste à garder les chevaux. Pendant ce
-temps-là, vous, votre agent et mon cocher, qui est bien connu dans
-l'endroit, vous vous rendez à pied au cabaret. Du moment que vous
-serez avec lui, on vous prendra tous les deux pour des paysans des
-environs. Mais n'oubliez pas d'allumer vos pipes auparavant. Dans
-cette saison, un paysan qui n'a pas sa pipe allumée n'est pas un
-paysan.
-
-- J'admire votre prudence, qui pense à tout, dit galamment
-Bedrosseff. Il est facile d'obéir à une conductrice si intelligente
-et si habile."
-
-Tout se passa exactement comme le voulait Henryka. Le traîneau quitta
-la route et tourna dans le bois. On ne pouvait plus avancer qu'au pas,
-car la nuit était venue et les étoiles et la neige ne donnaient qu'une
-faible clarté. Doliva arrêta les chevaux au milieu d'un fourré;
-Henryka prit les rênes et les trois hommes descendirent du traîneau.
-
-"Je voudrais pourtant prendre d'autres dispositions, dit le
-commissaire de police; il n'est pas possible de vous laisser seule en
-cet endroit. Un malheur pourrait si facilement vous arriver! - Je
-n'ai pas peur, répondit Henryka.
-
-- Cela ne fait rien; je veux vous laisser mon agent, dit Bedrosseff,
-il suffit que votre cocher m'accompagne.
-
-- A votre idée," répondit Henryka/
-
-Elle avait aussi prévu cette modification à son plan.
-
-L'agent lui prit les rênes. Bedrosseff tira son briquet et alluma sa
-pipe.
-
-"Si je le trouve nécessaire, je donnerai un signal, dit-il; dès que
-vous entendrez un coup de feu, arrivez vite à mon aide."
-
-L'agent fit signe que c'était entendu. Bedrosseff tendit encore une
-fois la main à Henryka et se dirigea avec Doliva vers le cabaret. Il
-n'y avait de suspect à remarquer dans le voisinage. Un grand chien à
-chasser le loup qui gardait la maison accueillit les arrivants par des
-aboiements sonores. La salle de débit s'éclaira. Ce fut tout. Aucune
-créature humaine; rien même qui en annonçât la présence. Bedrosseff
-s'approcha d'une fenêtre entrebâillée et regarda dans la salle
-éclairée. C'était un cabaret comme tous ceux où vont les juifs et les
-paysans. Une lampe à pétrole, fumeuse, donnait une lumière triste et
-verdâtre. A une des tables de bois brut était assis un paysan. Il
-appuyait sur ses deux bras sa tête ébouriffée et dormait devant son
-verre d'eau-de-vie vide. La cabaretière, assise derrière son comptoir,
-comptait de l'argent. Sur le grand poêle dormait un chat tigré.
-
-Bedrosseff fit signe à Doliva et entra avec lui.
-
-Pendant que le commissaire prenait place à une table dans un coin peu
-éclairé, Doliva demandait de l'eau-de-vie d'une voix retentissante et
-s'asseyait en face de Bedrosseff, le dos tourné au comptoir. La
-cabaretière se leva, posa deux verres pleins de kontuschuwka devant
-les nouveaux arrivés et resta debout, près de la table, les mains sur
-les hanches. Elle causait familièrement avec Doliva à qui elle donnait
-de temps en temps un bon coup sur l'épaule. De cette manière,
-Bedrosseff avait le temps de l'examiner à son aise. C'était une forte
-femme d'environ trente ans, d'une taille un peu au-dessus de la
-moyenne, avec des formes pleines et arrondies. Elle avait des
-pantoufles, une jupe de couleur, une courte jaquette de peau d'agneau,
-un collier de corail, et sur la tête un mouchoir blanc, d'où
-s'échappait une abondante chevelure noire. Le nez camus surmontant une
-lèvre un peu courte donnait à la figure un caractère de dureté
-hautaine.
-
-"Comment s'appelle donc ton camarade? dit-elle enfin, en regardant
-Bedrosseff dans les yeux; il me semble que je l'ai vu, mais je ne sais
-vraiment pas quel est son nom.
-
-- Iwan Klutschanko.
-
-- Est-il de Romschin?
-
-- Oui, de Romschin.
-
-- Vous venez sans doute de la ville.
-
-- Justement."
-
-Bedrosseff commença alors à questionner la cabaretière.
-
-"On nous a assignés devant le juge, dit-il; voilà ce que c'est: Un
-jeune homme riche a été tué ici dans ce cabaret, et ces messieurs de
-la justice qui sont curieux et fourrent leur nez partout, nous ont
-demandé si nous n'avions pas eu vent de l'affaire.
-
-- Comment sauriez-vous quelque chose? dit la cabaretière, si quelqu'un
-pouvait déposer, ce serait moi.
-
-- L'affaire est donc vraie?
-
-- Mais oui. Une nuit, un jeune gentilhomme est venu ici, de Kiew, et
-il est arrivé en même temps que lui une dame comme il faut, avec un
-voile épais sur la figure. Puis des étrangers sont entrés
-brusquement. Ils m'ont attachée; ils m'ont bandé les yeux et ils
-sont tombés sur le jeune homme. Je l'entendais appeler au secours;
-puis je n'entendis plus rien; ils étaient tous partis à
-cheval. Quand ils revinrent, ils me délièrent. Ils avaient la figure
-noircie. Il y en eut un qui me donna une bague pour payer la
-dépense."
-
-Pendant que Bedrosseff interrogeait la cabaretière, Henryka et l'agent
-Mirow attendaient dans la forêt. Ils restèrent assez longtemps sans
-échanger une parole. Henryka avait les mains jointes et demandait à
-Dieu force et courage. Et, en effet, elle avait besoin de beaucoup de
-courage et de résolution, car, dans ce drame, c'est à elle qu'était
-peut-être réservé le rôle le plus dangereux.
-
-"Il paraît que tout va bien dans le cabaret, dit enfin l'agent de
-police.
-
-- Je l'espère. Pourvu que Bedrosseff ne se presse pas trop ou ne
-laisse échapper quelque mot ou quelque geste imprudent!
-
-- Vous êtes liée avec Mlle Dragomira Maloutine? demanda l'agent en se
-tournant vers Henryka.
-
-- Oui, je la connais assez bien.
-
-- La croyez-vous capable de prendre part à des choses comme celle qui
-nous occupe en ce moment?"
-
-Henryka garda le silence.
-
-"Vous êtes étonnée que je me permette d'exprimer un pareil soupçon?
-continua l'agent de police, mais je surveille Mlle Maloutine depuis
-pas mal de temps, et j'ai toutes sortes de motifs de supposer qu'elle
-est au courant de la mort de Pikturno et peut-être qu'elle y a pris
-part.
-
-- Ce n'est pas impossible.
-
-- Alors vous êtes d'avis qu'elle pourrait bien avoir des rapports avec
-cette secte et participer à ces actes sanguinaires?
-
-- Oui.
-
-- Avez-vous remarqué quelque chose en ce sens.
-
-- Non, mais Dragomira est une exaltée, et je ne crois pas que l'idée
-de verser le sang lui ferait peur."
-
-En ce moment une forme de femme à cheval sortit dans le lointain de
-derrière les arbres et fit un signe à Henryka avec le mouchoir blanc
-qu'elle tenait à la main. L'agent de police n'aperçut point ce signe,
-parce qu'il était tourné du côté d'Henryka et l'observait avec la plus
-grande attention.
-
-"Qu'est-ce que c'est? murmura Henryka, il ya là-bas quelqu'un qui se
-dirige vers nous."
-
-L'agent de police tourna la tête. Au même instant Henryka sortit un
-revolver et fit feu sur lui. Le coup retentit presque solennellement
-dans le silence de la nuit. L'agent de police se retourna comme par un
-mouvement machinal vers Henryka et tomba du traîneau, la figure en
-avant, dans la neige.
-
-Henryka sauta à bas du traîneau et le releva. Il ne pouvait pas
-parler, car des flots de sang lui sortaient de la bouche; mais il
-vivait encore et la regardait fixement avec des yeux tout grands
-ouverts.
-
-"Réconcilie-toi avec Dieu, lui dit Henryka, tu es entre mes mains et
-je vais t'immoler en expiation de tes péchés."
-
-L'agent de police leva les deux poings, puis retomba en
-arrière. Henryka lui appliqua sur le front la gueule de son revolver
-et tira. Le premier acte de ce drame sanglant était terminé.
-
-En entendant le premier coup, Bedrosseff s'était levé et, son revolver
-à la main:
-
-"Viens vite!" avait-il crié à Doliva. Puis il s'était précipité hors
-du cabaret pour s'élancer dans la direction de la forêt. A moitié
-chemin, Karow à cheval arrivait à sa rencontre.
-
-"Halte! cria Bedrosseff en s'arrêtant, le revolver braqué sur lui,
-halte! ou je fais feu!"
-
-Karow s'arrêta, mais au même moment, Dragomira arrivait au
-galop. Vêtue en paysanne, avec des bottes de maroquin rouge, une
-longue pelisse blanche en peau de mouton, à broderies de couleur, des
-colliers de corail autour du cou et sur la poitrine, un mouchoir rouge
-sur la tête, elle était à cheval comme un homme, semblable à la
-véritable amazone scythe, et, de même qu'elle, tenant un lacet qu'elle
-lança à Bedrosseff avec la rapidité de l'éclair. A peine celui-ci
-l'avait-il autour du cou qu'elle repartit au galop, traînant le
-malheureux derrière elle. Il voulut appeler au secours, mais la voix
-lui mourut dans la gorge. Au bout de quelques pas, il était précipité
-par terre et râlait. Cependant, à travers la neige et la glace, se
-continuait la course de la chasse sauvage, de l'effroyable chasse à
-l'homme; et la chasseresse n'éprouvait aucun sentiment de pitié.
-
-
-XIII
-
-TISSU DE MENSONGES
-
-Le mal s'apprend facilement, le bien difficilement. Proverbe chinois.
-
-
-Le lendemain matin, de bonne heure, M. Monkony vint avec sa fille au
-bureau de police. Henryka, pâle et les yeux enflammés, s'était laissée
-tomber sur une chaise. Elle déclara que la veille au soir elle était
-allée à Myschkow avec Bedrosseff et Mirow; qu'ils avaient été attaqués
-par des inconnus masqués, et que ceux-ci s'étaient emparés de
-Bedrosseff et de l'agent.
-
-On lui adressa différentes questions auxquelles elle répondit avec
-calme et netteté.
-
-A l'occasion d'une visite que Bedrosseff avait faite à Dragomira,
-dit-elle, les deux amies s'étaient offertes à lui par badinage en
-qualité d'agents. Ils étaient donc partis tous, habillées en paysans,
-pour Myschkow, dans le traîneau de Doliva. A peu de distance du
-cabaret, ils avaient été attaqués par une troupe de cavaliers qui
-portaient des masques sur la figure; ils avaient forcé Bedrosseff et
-l'agent à descendre du traîneau, les avaient garrottés tous les deux
-et les avaient emmenés, en ordonnant au cocher de retourner à Kiew.
-
-On avait interrogé la paysan Doliva qui avait fait exactement la même
-déclaration.
-
-Le chef de la police se mit en route avec plusieurs employés, Doliva
-et un piquet de cosaques. Ils trouvèrent la porte du cabaret fermée et
-firent sauter la serrure pour entrer. Il n'y avait
-personne. Evidemment, la cabaretière avait gagné le large. Sur la
-table était un billet écrit. Le chef de la police le prit et lut ce
-qui suit:
-
-"Peine perdue. Vous ne découvrirez jamais les juges sévères et
-équitables. Pikturno était un traître et il a reçu le châtiment qu'il
-méritait."
-
-Le chef de la police fit fouiller le bois par ses hommes. On trouva le
-commissaire Bedrosseff et l'agent Mirow pendus tous deux aux branches
-solides d'un grand chêne. Sur le tronc énorme de l'arbre on avait
-collé une affiche avec cette inscription:
-
-"Arrêt de mort, Bedrosseff, commissaire de police à Kiew, Mirow, agent
-de police dans la même ville, condamnés à mort par le tribunal de la
-révolution, ont été exécutés ici. Le comité secret pour le
-gouvernement de Kew."
-
-Le chef de la police fit détacher les corps. On les plaça sur un
-traîneau de paysan réquisitionné dans le village et on les rapporta à
-la ville. Il y revint également avec tout son monde, convaincu que
-c'était là qu'on pourrait trouver quelque chose concernant les
-conjurés.
-
-Le P. Glinski, lui-même, fut stupéfait de ces événements. Il vint
-annoncer à Soltyk qu'on était sur les traces d'une conspiration. Il
-ajouta qu'on réussirait sans aucun doute à prouver la participation de
-Dragomira à toutes ces manoeuvres criminelles; par conséquent, il
-ferait bien de rompre avec elle le plus tôt possible.
-
-Soltyk accueillit ces paroles avec indignation.
-
-"Dragomira, dit-il, n'est pour rien dans de pareils actes. Je le sais
-mieux que n'importe qui. Cessez donc de l'accuser et de la
-soupçonner."
-
-Depuis plusieurs jours il ne l'avait pas vue. Il était décidé
-maintenant, à ne reprendre sa liberté à aucun prix et il songeait à
-aller la trouver en toute hâte.
-
-"Il est absolument nécessaire que j'aille avertir Dragomira, dit-il à
-Tarajewitsch; dans une heure je serai de retour.
-
-- Non, non, je ne te lâche pas, dit l'allié du jésuite; si tu veux
-sortir tout de suite, je t'accompagnerai.
-
-- C'est trop fort! Je te dis qu'il faut que je lui parle seul.
-
-- Des histoires!
-
-- Bref, tu as la prétention de me tenir en tutelle. C'est bon pour
-deux ou trois jours; mais il ne faut pas que cela dure.
-
-- Si tu crois, s'écria Tarajewitsch, que je te laisserai
-tranquillement aller à ta perte, tu ne me connais pas. Au besoin je
-convoquerai un conseil de famille, ou je réclamerai le secours des
-tribunaux.
-
-- Je crois que tu es fou.
-
-- Je connais mon devoir.
-
-- Fais ce que tu veux, je n'en irai pas moins chez elle."
-
-Soltyk commença à s'habiller. Tarajewitsch réfléchissait.
-
-"Tu m'as pourtant promis, dit-il, de me conduire dans un de tes
-domaines pour y chasser le loup.
-
-- Oui.
-
-- Alors, c'est bien. Va chez cette sirène. Je ne m'y oppose pas. Mais
-demain nous partons pour Chomtschin et nous chasserons pendant deux
-ou trois jours.
-
-- Convenu," dit Soltyk.
-
-Un quart d'heure plus tard, il était auprès de Dragomira.
-
-"Il y a une véritable conspiration contre nous, dit-il; Tarajewitsch
-est devenu l'allié de Glinski. Je suis gardé comme un malfaiteur, et
-l'on me tient en tutelle comme un enfant. Demain on veut m'emmener à
-Chomtschin où j'ai un château. Nous y chasserons. Cela me fournit un
-excellent motif pour vous inviter. J'inviterai aussi Monkony. Venez
-avec lui ou avec votre tante. Si vous acceptez seulement mon
-hospitalité à Chomtschin, nous trouverons bien le moyen de nous
-entendre.
-
-- J'ai horreur de toute espèce d'intrigues, répondit Dragomira;
-pourquoi ne renvoyez-vous pas tout bonnement Tarajewitsch?
-
-- Je ne le peux pas. C'est un homme à me mettre sur le dos tous mes
-parents et même la justice."
-
-Dragomira réfléchissait.
-
-"Cela veut dire qu'il faut tout simplement le mettre hors d'état de
-nuire, et le plus tôt possible.
-
-- Avez-vous un plan?
-
-- On en trouvera un, une fois que nous serons à Chomtschin. Si vous
-avez autant de courage et d'énergie que moi, nous n'avons rien à
-craindre.
-
-- Vous pouvez compter sur moi.
-
-- Alors, à demain.
-
-- Je vous remercie."
-
-Soltyk baisa sa belle main, qui était froide comme du marbre, et
-laissa Dragomira pour aller prendre les dispositions nécessaires.
-
-Dragomira jeta à la hâte quelques lignes sur le papier, et les envoya
-à Henryka par Barichar.
-
-Un quart d'heure après, un messager à cheval partait avec une lettre
-de Dragomira pour Mme Maloutine.
-
-En l'état des choses, Dragomira avait besoin de sa mère. Elle ne
-pouvait pas aller seule à Chomtschin; et si elle y allait avec
-Monkony, elle était obligée de revenir avec lui et sa femme. Mais n'y
-avait-il pas telles circonstances qui devaient absolument la forcer de
-rester à Chomtschin? Elle attendit avec une impatience fébrile la
-réponse de sa mère, et passa une nuit très agitée.
-
-Le lendemain matin, Soltyk partit avec Tarajewitsch pour son vieux
-château qui n'était qu'à deux lieues de Kiew. Il y avait tout autour
-de grandes et magnifiques forêts. Soltyk eut immédiatement une
-consultation avec son forestier et donna les ordres nécessaires pour
-qu'on pût chasser le lendemain. Les deux messieurs passèrent le reste
-de la journée à visiter le domaine qui était très étendu, et à jouer
-aux cartes. Tarajewitsch était un joueur passionné, au point d'en
-perdre la raison. Soltyk restait toujours froid et calme; mais cette
-fois il était distrait, ce qui fit gagner Tarajewitsch sans
-interruption et le mit en belle humeur.
-
-Cependant Dragomira avait un entretien avec Zésim. Elle lui déclara
-qu'elle devait aller à Chomtschin; quant à lui, dans le cas où il
-serait invité, il n'avait pas à profiter de cette invitation. Zésim
-lui fit de vifs reproches, mais finit par se laisser calmer. Quand
-elle l'eut seulement entouré de ses beaux bras comme d'un lacet
-magique, il fut complètement dompté et fit tout ce qu'elle voulut. Le
-messager revint, annonçant que Mme Maloutine le suivait de près. En
-effet, elle arriva au bout d'une heure et elle eut encore le temps de
-s'entendre avec sa fille sur les points essentiels. Dans l'après-midi,
-Monkony et Mme Maloutine, Sessawine et Mme Monkony, Dragomira et
-Henryka partirent pour Chomtschin dans trois traîneaux. Il faisait
-noir quand ils arrivèrent. Le comte Soltyk les reçut au bas du
-perron. Après avoir salué les dames et serré la main aux hommes, il
-offrit le bras à Mme Maloutine pour monter l'escalier. Les autres
-suivaient. Tarajewitsch devint pâle quand il aperçut Dragomira. Un
-mauvais pressentiment lui vint et ne le quitta plus.
-
-Une fois la première installation terminée, les nouveaux hôtes se
-rassemblèrent tous dans le salon pour prendre le thé et causer. Soltyk
-se tenait loin de Dragomira. Deux mots qu'elle lui avait dits tout
-bas, au moment de son arrivée, lui avaient indiqué la conduite à
-tenir. Personne ne fut étonné, en revanche, de le voir s'approcher
-d'Henryka et avoir avec elle une conversation animée. On ne remarqua
-pas non plus qu'Henryka lui glissait un petit billet dans la main.
-
-Pendant le souper, Soltyk trouva un prétexte pour sortir de la salle à
-manger. Il alla s'enfermer dans sa chambre à coucher et lut ce que
-Dragomira lui avait fait remettre.
-
-"Il faut que je vous parle aujourd'hui et en secret. Comment faire?"
-
-Soltyk réfléchit un moment, puis il fit venir le régisseur du château
-et lui ordonna de changer, sans qu'on s'en aperçût, les chambres de
-Mme Maloutine et de sa fille. Quand ce fut réglé, il écrivit un mot
-pour Dragomira, retourna à table, et glissa avec précaution sous la
-nappe le billet à Henryka, qui était assise à côté de lui.
-
-On repassa au salon. Henryka alla pour un instant à la fenêtre avec
-Dragomira et lui glissa à son tour le billet dans la main.
-
-Mme Maloutine, en considération de la chasse du lendemain, proposa
-d'aller se coucher se bonne heure. Tous furent de son avis et l'on se
-sépara en se souhaitant une excellente nuit.
-
-Une fois dans leur appartement, Mme Maloutine et Dragomira se
-concertèrent en quelques mots. La première resta dans sa chambre,
-pendant que Dragomira s'enfermait dans la sienne. Les deux chambres
-étaient séparées par un petit salon dont Dragomira ferma également la
-porte à clef.
-
-On frappa doucement.
-
-"Qui est là? demanda Dragomira.
-
-- Moi, Henryka, ta servante."
-
-Dragomira ouvrit. Henryka entra et donna un tour de clef.
-
-"Je viens pour te déshabiller.
-
-- Je ne me couche pas encore, j'attends Soltyk.
-
-- Faut-il m'en aller?
-
-- Je veux me mettre à mon aise, dit Dragomira, tu peux m'aider et te
-tenir ensuite dans la chambre à coté."
-
-Henryka aida Dragomira à ôter sa robe de velours. Elle lui présenta
-ensuite un peignoir de soie à queue, une jaquette de fourrure et
-s'agenouilla pour lui mettre ses pantoufles. Pendant ce temps-là, les
-lumières s'éteignaient et le silence se faisait dans le château. On
-frappa de nouveau très doucement, cette fois derrière la boiserie de
-la chambre. Dragomira mit un doigt sur sa bouche et Henryka sortit
-sans faire de bruit. Dragomira pressa alors un bouton caché que Soltyk
-lui avait indiqué dans son billet; une porte secrète s'ouvrir et le
-comte se trouva devant elle.
-
-"Puis-je entrer?
-
-- Certainement."
-
-Il entra et ferma la porte derrière lui.
-
-"Qu'avez-vous à me dire?" demanda-t-il.
-
-Dragomira s'assit auprès de la cheminée et lui en face d'elle.
-
-"Vous m'aimez, dit-elle, et vous voulez m'obtenir à tout prix?
-
-- Oui.
-
-- Voici ma main. Je vous permets d'espérer ce que vous souhaitez, tout
-ce que vous souhaitez, dès que vous m'aurez prouvé que vous êtes un
-homme comme je suis une femme, et que vous ne reculez devant rien
-quand il s'agit d'atteindre un but élevé et saint.
-
-- Je vous donnerai toute les preuves que vous exigez de moi, dit
-Soltyk; et alors cette main sera à moi?
-
-- Oui?
-
-- Que désirez-vous donc de moi?
-
-- J'ai appris et je sais positivement que Tarajewitsch manoeuvre par
-l'ordre de votre famille et dans l'intérêt des jésuites. On fera
-tout ce qu'il est possible de faire pour vous séparer de moi et vous
-marier avec Anitta. Si cela ne réussit pas, on aura recours aux
-pires moyens. On vous dénoncera d'abord comme dissipateur, et l'on
-vous interdira la libre disposition de vos biens.
-
-- Ce n'est pas possible!
-
-- Si, c'est même certain, croyez-moi, et si alors vous ne renoncez pas
-à moi, on vous déclarera fou et on vous enfermera dans une maison de
-santé."
-
-Soltyk bondit tout indigné.
-
-"Mais, c'est un plan diabolique! s'écria-t-il.
-
-- Il nous faut prendre les devants, continua Dragomira; vous avez en
-moi une alliée fidèle et courageuse. Nous devons agir sans tarder et
-anéantir vos ennemis.
-
-- Oh! vous êtes mon bon ange!" murmura Soltyk en tombant à genoux
-devant Dragomira dont il couvrit les mains de baisers.
-
-
-XIV
-
-TRAITE D'ALLIANCE
-
-Le voir prisonnier, tel est monde désir. CALDERON, Sémiramis.
-
-
-C'était une magnifique journée d'hiver, froide, mais claire et
-brillante de soleil. Seulement, dans le lointain, autour de la forêt
-et sur le fleuve, s'étendait une légère brume blanche, pareille à un
-voile de fée brodé d'or. Le ciel était serein, d'un bleu doux; le
-soleil avait un éclat joyeux; sa chaude lumière ruisselait en millions
-de gouttes étincelantes sur la neige qui couvrait la terre, les arbres
-et les toits des chaumières, sur les glaçons suspendus aux gouttières
-et aux branches. Les rabatteurs, paysans des villages du comte,
-étaient partis dès l'aube, dirigés par les gardes. Ils cernaient la
-forêt et avaient allumé de grands feux pour effrayer et repousser les
-loups et les empêcher de s'échapper.
-
-Dans la cour, les veneurs étaient rassemblés sous la conduite du
-forestier; et les grands dogues couplés, étendus çà et là, poussaient
-de temps en temps un aboiement de joie et d'impatience.
-
-Dans la salle à manger, décorée de bois de cerfs, de têtes d'ours et
-de loups, de grands hiboux empaillés, d'armes et de tableaux de
-chasse, la société s'était réunie pour le déjeuner. Mme Maloutine
-déclara qu'elle aimait mieux rester à la maison. Mme Monkony, jolie
-femme de trente-six ans au plus et d'une beauté opulente, devait
-prendre part à la chasse avec sa fille et Dragomira.
-
-On avait décidé d'adjoindre un cavalier à chaque dame et de tirer au
-sort pour former les couples. Mais Dragomira réclama.
-
-"Laissez-nous choisir nous-mêmes! s'écria-t-elle, et que le sort
-décide seulement dans quel ordre nous choisirons."
-
-Mme Monkony et sa fille appuyèrent vivement la proposition. Les
-messieurs n'avaient plus qu'à s'incliner. Henryka écrivit les noms des
-trois dames sur des billets, les jeta dans son bonnet et dit à
-Tarajewitsch de tirer.
-
-Ce fut le nom de Dragomira qui sortit le premier. Elle choisit
-Soltyk. Mme Monkony fit à Tarajewitsch l'honneur de le désigner comme
-son protecteur, et Henryka prit Sessawine pour chevalier.
-
-On but encore un petit verre de kontuschuwka, puis les traîneaux
-s'avancèrent au milieu des joyeux aboiements des chiens, des
-claquements des fouets et des hourras des veneurs, et toute la société
-se mit en route.
-
-Mme Monkony avait un costume de velours vert et une jaquette de même
-étoffe, bordée et doublée de zibeline. La jupe courte laissait voir
-ses bottes molles, en cuir noir. Un élégant bonnet de zibeline, à la
-Catherine II, un fusil et un yatagan complétaient l'équipement de la
-séduisante amazone. Les deux autres jeunes dames étaient costumées de
-la même façon; seulement Henryka avait mis avec intention sur ses
-cheveux noirs un bonnet de velours rouge foncé garni de renard bleu,
-tandis que la blonde Dragomira était coiffée d'un bonnet de velours
-bleu avec du skung. Chacun des trois couples prit un traîneau pour
-lui. Monkony et les messieurs du voisinage qui prenaient part à la
-chasse suivaient dans un quatrième, attelé de six chevaux et dont les
-dimensions faisaient penser à l'arche de Noé.
-
-Le traîneau de Soltyk et de Dragomira représentait un dragon.
-
-"Est-ce un hasard? demanda Dragomira avec un fin sourire en montrant
-la terrible bête fabuleuse.
-
-- Non, répondit le comte, c'est un symbole. Il convient à
-l'enchanteresse qui commande aux éléments et aux forces secrètes de
-la nature et qui fait des hommes ses esclaves.
-
-- Le comte Soltyk ne sera jamais l'esclave d'une femme.
-
-- Ne raillez pas; il porte déjà votre joug et ne connaît de volonté
-que la vôtre.
-
-- C'est ce que l'on verra.
-
-- Faites-en l'épreuve.
-
-- Pas plus tard qu'aujourd'hui, vous pouvez y compter."
-
-Les traîneaux, rapides comme l'oiseau qui vole, traversaient les
-plaines couvertes de neige. On arriva bientôt à la lisière de la
-forêt. On descendit et on prit les places que le forestier
-indiqua. Dragomira et Soltyk s'enfoncèrent dans le bois et se
-postèrent devant un grand chêne. Ils avaient devant eux une petite
-clairière, derrière eux et des deux côtés du tout jeune bois qui
-permettait à la vue de s'étendre au loin. Soltyk chargea d'abord le
-fusil à deux coups de Dragomira, ensuite le sien. A une dizaine de pas
-derrière eux se tenaient un veneur avec une carabine à baïonnette et
-un paysan avec une pique. On avait à prévoir le cas où un ours
-pourrait être rabattu, et toutes les précautions que la poltronnerie
-du loup rendaient inutiles, il fallait les prendre contre ce brun
-personnage, héros velu des solitudes.
-
-Pendant quelque temps le silence le plus complet régna dans la forêt
-et sous les branches dépouillées du vieux chêne. Personne ne bougeait,
-personne ne soufflait mot. Dans le lointain brillait un des feux
-allumés par les paysans. Un grand corbeau planait dans les airs en
-silence, ses ailes noires étendues sur le ciel, d'un bleu
-éblouissant. Il disparut entre les cimes des chênes et des hêtres.
-
-Enfin le signal fut donné: c'était une sonnerie de trompette, Alors
-commença le vacarme des rabatteurs; leurs cris retentissaient à
-travers la forêt, accompagnés du claquement des fouets, du bruit des
-grelots et du tapage des coups de bâton contre les arbres. On lâcha
-alors les chiens. Deux d'entre eux arrivèrent en faisant des bonds
-magnifiques de souplesse et disparurent dans l'épaisseur du bois. Il y
-eut de nouveau un court silence, puis une tête fauve se montra au
-milieu des feuilles sèches. Un grand renard approchait lentement en se
-glissant à travers les branchages et les broussailles.
-
-Dragomira se préparait à tirer, mais le comte l'arrêta.
-
-"Il est défendu de tirer sur les renards, lui dit-il tout bas.
-
-- Et pourquoi? demanda-t-elle toute frémissante.
-
-- Parce que les loups seraient avertis par des coups de feu
-prématurés; et alors, au lieu de venir dans notre direction, ils
-pourraient s'échapper d'un autre côté ou à travers les rabatteurs."
-
-Le renard avait l'air de savoir qu'il était en sûreté, car il passa
-lentement, sans s'occuper beaucoup des chasseurs. Quelques instants
-après, un grand animal gris et velu, à poils sauvages et hérissés,
-avec des yeux étincelants, arrivait par bonds précipités.
-
-"Est-ce un loup?" demanda Dragomira.
-
-Soltyk fit signe que oui.
-
-La belle fille se prépara. L'animal féroce fit encore deux ou trois
-bonds; on vit un éclair, on entendit une détonation, et le loup roula
-dans son sang. Il se releva presque immédiatement sur ses pattes de
-devant et poussa un hurlement épouvantable.
-
-Soltyk s'avança vers lui.
-
-"Que voulez-vous faire? demanda Dragomira.
-
-- Je veux l'achever d'un second coup.
-
-- Non, laissez-moi!" dit Dragomira.
-
-Et, suivie de Soltyk, elle s'approcha rapidement du loup qui
-mourait. D'un mouvement presque sauvage elle tira du fourreau le
-yatagan qu'elle portait au côté et l'enfonça dans le corps de la
-vilaine bête, qui montrait des dents menaçantes. Presque aussitôt le
-loup tombait à ses pieds et exhalait son dernier souffle.
-
-Le comte Soltyk contemplait le beau visage de Dragomira avec un
-ravissement indescriptible auquel se mêlait un vague effroi. Les joues
-de la jeune fille étaient brillantes; dans ses yeux étincelait une
-joie homicide d'une expression étrange.
-
-"La chasse semble vous faire plaisir, dit le comte.
-
-- Oh! oui! répondit-elle en mettant une nouvelle cartouche dans son
-fusil. Je crois qu'au fond de tout homme il y a quelque chose de
-divin et quelque chose de diabolique. Voilà pourquoi nous éprouvons
-un tout aussi grand plaisir à tuer, à anéantir, qu'à créer.
-
-- Quels grands, quels extraordinaires sentiments vous avez!
-
-- Découvrez-vous aujourd'hui pour la première fois que je ne suis pas
-une jeune fille comme on en voit tous les jours?
-
-- Non, certes non.
-
-- Je ne rougis pas non plus de vous avouer, continua Dragomira, que
-cette manière de tuer une bête me fait moins de plaisir que la
-chasse à courre. Avant tout, c'est trop vite fini. Un coup de fusil,
-un coup de couteau tout au plus, et voilà la bête à bas; tandis
-qu'autrement on jouit du plaisir de dépister d'abord l'animal, puis
-de le poursuivre et enfin de le réduire aux abois.
-
-- Vous êtes cruelle.
-
-- Non. Souffrir des supplices me paraît au moins aussi beau qu'ordonne
-le supplice des autres. Je serais capable de descendre sur le sable
-brûlant de l'arène et de braver les bêtes féroces du désert,
-l'enthousiasme au coeur et l'hymne du triomphe sur les lèvres, comme
-jadis les martyrs chrétiens. La mort n'est effrayante qu'autant que
-nous la craignons. Je ris de son horreur et de ses menaces."
-
-A ce moment on entendit un coup de feu, puis un second. Une bande de
-loups arrivait, emportée par une course furibonde. Le chiens les
-poursuivaient et les forçaient à passer devant la ligne des
-chasseurs. Le comte et Dragomira leur barrèrent le chemin et firent
-feu sur eux; le veneur du comte suivit leur exemple lorsque ces
-animaux, traqués de tous côtés, cherchèrent à s'échapper du bois. Le
-plus grand nombre réussit à se sauver. Trois grands loups teignirent
-la neige de leur sang. Les autres, poursuivis par les chiens,
-disparurent bientôt dans le lointain.
-
-La chasse était terminée.
-
-Soltyk donna un signal. Son traîneau apparut. Le comte aida rapidement
-Dragomira à monter, et l'attelage partit au galop pour le château. Ils
-étaient arrivés, que les autres, le fusil sur le bras, attendaient
-encore le signal qui devait annoncer la fin de l'expédition. Et quand
-le forestier le donna, le comte et Dragomira s'étaient déjà mis à leur
-aise et étaient assis en face l'un de l'autre, près de la cheminée,
-savourant du thé bien chaud. Ils offraient l'aspect d'un jeune couple
-princier des pays orientaux, tous deux beaux, tous deux fiers et
-dominateurs, les pieds posés sur une grande peau d'ours
-blanc. Enveloppé d'une longue robe de chambre fourrée, en étoffe de
-Perse, brodée d'or et garnie d'hermine, il avait un fez sur ses
-cheveux noirs et bouclés. Elle avait une kazabaïka de velours rouge
-ornée de zibeline dorée; ses cheveux blonds étaient ceints d'un
-mouchoir de soie rouge enroulé en façon de turban.
-
-"Nous sommes donc d'accord?" dit-il doucement. Elle fit un léger signe
-de tête.
-
-"Ce côté de votre caractère que j'ai découvert aujourd'hui nous a
-rapprochés.
-
-- Je vous répète, dit Dragomira, qu'il n'y a rien de diabolique en
-moi. Je ne suis pas cruelle.
-
-- Si, vous l'êtes. Combien ce devrait être merveilleux de vous voir,
-si vous aviez en votre puissance un ennemi que vous haïriez!
-
-- Fournissez-moi cette occasion.
-
-- Vous songez à... Tarajewitsch?
-
-- Oui... à lui, votre ennemi et le mien. J'aimerais à l'avoir entre mes
-mains.
-
-- Ce sera facile, Dragomira; vous n'aurez qu'à vouloir.
-
-- Non, je ne veux rien entreprendre contre lui; on pourrait avoir des
-soupçons. Mais vous... c'est vous qui me le livrerez.
-
-- Volontiers, répondit le comte avec un regard presque sinistre, mais
-comment?
-
-- C'est votre affaire."
-
-Il réfléchissait.
-
-"Notre alliance, dit Dragomira au bout d'un instant, est donc conclue
-contre Tarajewitsch...
-
-- Contre l'univers entier, dit Soltyk en saisissant la main qu'elle
-étendait. Comptez en tout sur moi.
-
-- Il faut que Tarajewitsch soit mis aujourd'hui même hors d'état de
-nuire.
-
-- J'ai une idée, dit Soltyk; on peut en tirer un plan pour l'exécution
-de nos projets. Reposez-vous-en sur moi.
-
-- Je veux bien.
-
-- Et si je vous livre Tarajewitsch, qu'en ferez-vous?"
-
-En adressant cette question à Dragomira, il était comme aux aguets. Sa
-nature de Néron s'éveillait tout à coup dans son infernale grandeur.
-
-"Je ne sais pas encore, répondit-elle.
-
-- Dragomira sait toujours ce qu'elle veut.
-
-- Alors, c'est que je ne veux peut-être pas le dire."
-
-On entendit le bruit des grelots et le claquement des fouets. Les
-chasseurs revenaient.
-
-"Je vous demande bien pardon, mesdames, dit Soltyk, en baisant la main
-de Mme Monkony et en s'inclinant devant Henryka, nous étions
-absolument gelés et nous nous sommes enveloppés aussi chaudement que
-possible. Je ne me croirai justifié que si vous vous mettez à votre
-aise exactement de la même façon.
-
-- C'est entendu!" dit la belle Mme Monkony.
-
-Et tous se retirèrent pour changer de costume.
-
-Quand toute la société s'assit ensuite autour de la table richement
-servie, personne ne se serait douté que de ténébreuses et infernales
-puissances tissaient les fils invisibles et menaçants de la fatalité,
-au milieu de ces plaisirs brillants et de cette gaieté si naturelle.
-
-On badinait, on riait, on causait sans souci; et le soir arrivait, et
-la nuit arriva à son tour.
-
-Les messieurs du voisinage étaient partis depuis longtemps; les dames
-étaient réunies dans le salon. Les hommes étaient encore assis autour
-de la table et buvaient.
-
-Tout à coup, Tarajewitsch, passablement échauffé par le vin, se leva
-et s'écria:
-
-"Jouons!"
-
-Soltyk le regarda.
-
-"Pourquoi pas? dit-il. Jouons!"
-
-
-XV
-
-PERDU
-
-La Fortune ne connaît pas la fidélité. ULRICH DE HUTTEN.
-
-
-Après le départ de Mme Maloutine et de Mme Monkony, Dragomira et
-Henryka restèrent dans le petit salon turc attenant à la chambre à
-coucher. Dragomira s'étendit à moitié sur le divan et Henryka, assise
-à ses pieds sur une peau de panthère, appuya sa tête sur les genoux de
-son amie.
-
-"Eh bien, où en es-tu avec lui? demanda-t-elle.
-
-- A présent, il est à moi.
-
-- Comment l'as-tu gagné?
-
-- C'est une pure imagination qui l'amène à mes pieds, dit
-Dragomira. Je ne suis souvent demandé comment il se fait que les
-êtres sans pitié sont presque toujours divinisés, dès qu'ils ont une
-certaine grandeur. Cela se voit dans l'histoire comme dans la vie de
-tous les jours. Un personnage tel qu'Iwan le Terrible sera toujours
-plus populaire qu'un Titus, et une femme comme Sémiramis plus
-séduisante que la mère des Gracques. Pour le comte, je suis cruelle,
-et c'est ce qui l'enivre.
-
-- Tu l'es bien aussi.
-
-- Moi? non, répondit Dragomira tranquillement; je n'ai aucune espèce
-de plaisir à martyriser ou à tuer des hommes; au contraire, j'ai
-toujours peur que la compassion ne me joue un mauvais tour. Toi...
-oui... toi, tu ressens une joie fébrile quand on te livre une
-victime humaine. Je l'ai bien remarqué. Aussi, n'es-tu pas non plus
-libre et pure comme doit l'être une prêtresse. Il faut te vaincre
-toi-même. Tandis que j'accomplis un pénible, mais saint devoir, toi,
-tu éprouves une joie de bourreau.
-
-- Que puis-je faire à cela? dit Henryka. Pourquoi Dieu m'a-t-il créée
-telle que je suis? Oui, c'est un plaisir pour moi de voir un corps
-humain palpiter sous mon couteau. Le sang m'enivre.
-
-- Ce que tu es, dit Dragomira, il l'est aussi. Je ne suis pas cruelle,
-tandis qu'il l'est. C'est un despote qui ne connaît pas la
-pitié. Son bonheur, ce serait de pouvoir faire tomber, d'un signe,
-des têtes tous les jours; ce serait de fouler aux pieds des fronts
-jusqu'alors hauts et fiers; ce serait de prendre pour jouets toutes
-les femmes. Au temps de la puissance polonaise, c'eût été un second
-Pan Kanioski. Je suis sûre qu'il n'hésiterait pas une minute à faire
-mourir sous le fouet un homme qui ne lui aurait rien fait, s'il
-croyait ainsi pouvoir se procurer un léger chatouillement. Les
-hommes de cette espèce sont à moitié fous; l'excès de force vitale
-produit sur eux le désir ardent de tuer et de torturer.
-
-- Et moi aussi, je?...
-
-- Et toi aussi, tu es malade."
-
-Henryka baissa la tête et garda la silence.
-
-Cependant les messieurs jouaient dans le petit salon de jeu et
-vidaient les bouteilles que le valet de chambre apportait
-fréquemment. Seul, Soltyk ne buvait pas. Tarajewitsch, au contraire,
-se trouvait déjà dans un état d'excitation qui ne promettait rien de
-bon. Un sentiment de malaise s'emparait peu à peu des autres. Monkony
-partit le premier pour aller se coucher. Puis Sessawine se retira
-doucement et sans qu'on s'en aperçût. Enfin Soltyk se trouvait seul
-avec Tarajewitsch. Il jeta les cartes sur la table, se leva, ouvrit un
-instant la fenêtre et la referma. Puis il alla jusqu'au seuil de la
-porte et fit un signe à Dragomira.
-
-"Est-ce que tu ne veux plus jouer?" lui cria Tarajewitsch qui n'avait
-cessé de gagner.
-
-Un monceau d'or était devant lui.
-
-"Il faut pourtant que je te donne ta revanche.
-
-- Merci!" dit Soltyk en revenant à la table de jeu.
-
-Il remplit le verre vide de Tarajewitsch.
-
-"Ce jeu de rien m'ennuie. Du reste, les dames sont là et nous avons
-l'agréable devoir de leur faire passer le temps de notre mieux.
-
-- Continuez de jouer, dit Dragomira, nous vous regarderons avec
-plaisir."
-
-Elle vint s'asseoir auprès de la table et cacha ses mains dans les
-larges manches de sa jaquette de zibeline.
-
-"Du moment que vous l'ordonnez, nous allons jouer," répondit Soltyk,
-et il se mit à battre les cartes.
-
-Il se fit immédiatement un profond silence. Soltyk et Tarajewitsch
-étaient en face l'une de l'autre. Henryka se tenait à côté du second,
-le bras appuyé sur la table, le haut du corps penché en avant, les
-yeux grands ouverts et les lèvres toutes tremblantes d'un frémissement
-nerveux. Dragomira était immobile, et ses yeux froids considéraient
-avec indifférence les cartes qui tombaient. Ils jouaient au "Onze et
-demi". La chance qui, jusqu'alors, n'avait cessé de favoriser
-Tarajewitsch changea dès la première carte. Il se mit à sourire,
-perdit encore, continua à sourire et perdit sans arrêter. Enfin, il
-cessa de sourire, et prit alors la mine d'un homme à qui le gain ou la
-perte sont tout à fait indifférents. L'or, qui précédemment avait
-afflué du côté de Tarajewitsch, retourna bientôt à Soltyk. Maintenant
-Tarajewitsch semblait inquiet. Il ne tarda pas à devenir agité, et le
-devint de plus en plus, d'autant mieux qu'Henryka, à chaque fois qu'il
-vidait son verre, le lui remplissait rapidement et sans qu'il s'en
-aperçût, d'un généreux vin de Hongrie. Enfin Tarajewitsch en arriva à
-ne plus savoir ce qu'il faisait; ses mises étaient toujours plus
-fortes, plus audacieuses, plus extravagantes. Il eut bientôt perdu
-tout ce qu'il avait gagné. Il joua encore un coup, puis encore un, et
-son propre argent passa en la possession de Soltyk. Tarajewitsch, le
-visage rouge, enflammé et l'oeil vitreux, se renversa sur le dossier de
-sa chaise et enfonça ses mains dans ses poches.
-
-"Tu ne veux plus continuer à jouer? demanda Soltyk froidement.
-
-- Quelle question? Je n'ai plus rien. Tu m'as complètement dévalisé.
-
-- Tu peux naturellement jouer sur parole avec moi.
-
-- Je l'espère, dit Tarajewitsch. Alors je joue mon attelage de quatre
-chevaux. Au plus bas prix, il vaut bien cinq cents
-ducats. L'acceptes-tu pour cette somme?
-
-- Je le prends pour mille ducats, répondit Soltyk, et il donna les
-cartes.
-
-- Les dames sont témoins," dit Tarajewitsch.
-
-Il y eut un moment d'attente où l'on ne respirait plus. Le coup fut
-joué. Tarajewitsch perdit encore.
-
-"Maintenant, que le diable emporte aussi le reste! s'écria-t-il; je
-mets sur cette carte ma forêt de Zborki. Elle est libre de toute
-hypothèque, comme tu le sais, et vaut quatre mille roubles.
-
-- Accepté."
-
-Soltyk donna les cartes. Tarajewitsch en demanda encore une. Il la
-prit, regarda son jeu lentement et comme avec hésitation; puis
-l'abattit sur la table.
-
-"Eh bien! dit Soltyk, tu en as assez?
-
-- Absolument. J'ai encore perdu. Cette fois, je mets sur une carte
-tout ce qui me reste, mon domaine, mon troupeau de moutons et ma
-part du puits de pétrole de Skol. Quel est l'enjeu?
-
-- Tout ce qui est là sur la table et dix mille roubles en plus.
-
-- C'est entendu! murmura Tarajewitsch. Mesdames, vous êtes témoins."
-
-Les cartes tombèrent. Tarajewitsch poussa un profond soupir; il avait
-tout perdu. Il resta muet un moment; puis, frappant du poing sur la
-table de façon à faire résonner les verres, il s'écria:
-
-"Que suis-je à présent? Un mendiant! Et c'est toi qui m'as fait ce que
-je suis. C'est vraiment quelque chose de noble de m'attirer ici avec
-l'intention bien arrêtée de me dépouiller!
-
-- Ne mens pas. Qui est-ce qui s'est attaché à moi? C'est toi, répondit
-froidement Soltyk. J'ai tout essayé pour me débarrasser de toi.
-
-- Tu n'as joué avec moi que pour me ruiner.
-
-- J'ai interrompu le jeu lorsque tu avais gagné. C'est toi qui m'as
-forcé à continuer."
-
-Tarajewitsch se leva; Il était pâle, chancelant, et regardait fixement
-son adversaire.
-
-"Certainement, parce que je croyais que le jeu serait loyal. Mais tu
-t'entends à merveille à "corriger la fortune"."
-
-C'en était trop. Soltyk bondit, saisit l'insolent à la poitrine, le
-jeta par terre et mit le pied sur lui comme sur un ennemi vaincu.
-
-"T'en faut-il davantage? lui demanda-t-il ironiquement. Je pourrais te
-châtier comme un chien; mais je veux être généreux et te lâcher."
-
-Soltyk retira son pied, et Tarajewitsch se releva. Tout son corps
-tremblait.
-
-"Tu te vantes de ta générosité, dit-il en bégayant, eh bien!
-montre-la; rends-moi ce que tu m'as volé.
-
-- C'est bien. Un dernier coup."
-
-Et Soltyk s'assit à la table, comme s'il ne s'était rien passé.
-
-"Avec quoi donc puis-je jouer? dit Tarajewitsch d'une voix désespérée,
-je n'ai plus rien. La seule ressource qui me reste c'est de m loger
-une balle dans la tête.
-
-- Si tu en es là, répondit Soltyk en l'observant, je vais te faire
-proposition, c'est unes espèce de duel à l'américaine... J'ai fait de
-toi un mendiant, comme tu dis, et tu m'as outragé. Je joue tout ce
-que je t'ai gagné et dix mille roubles de plus; ton enjeu sera ta
-vie. Si tu perds, je pourrai disposer de toi à ma fantaisie."
-
-Tarajewitsch regarda Soltyk quelque temps les yeux fixes, puis il fit
-un signe de la main.
-
-"Après tout, je n'avais plus qu'à me brûler la cervelle, murmura-t-il;
-cela doit donc m'être bien égal.
-
-- Ainsi, c'est accepté?
-
-- Accepté.
-
-- Mesdames, vous êtes témoins, dit Soltyk.
-
-- Mais ce n'est pas toi qui donneras les cartes, ni moi, dit
-Tarajewitsch; nous jouons trop gros jeu. Je prie une de ces dames de
-vouloir bien s'en charger."
-
-Dragomira prit les cartes et les battit.
-
-Tous étaient pâles d'émotion et en même temps muets et immobiles,
-malgré la fièvre de l'attente. Soltyk, sentant tout à coup un léger
-frisson qui lui parcourait le corps, serra sa robe de chambre et
-croisa les bras sur sa poitrine, pendant que Tarajewitsch ne pouvait
-détacher des mains de Dragomira ses yeux pleins d'une flamme
-sinistre. Elle donna les cartes. Soltyk déclara qu'il ne demandait
-rien. Tarajewitsch demanda encore une carte. C'était le moment
-décisif. Les coeurs battaient à se rompre.
-
-Soudain, Tarajewitsch tomba en arrière sur le dossier de sa chaise, sa
-tête se pencha sur sa poitrine, les cartes lui glissèrent des
-mains. Il avait perdu.
-
-"Mesdames, vous êtes témoins, dit le comte en se levant
-lentement. Tarajewitsch, dans une partie loyale jouée avec moi, a
-perdu sa vie. Je puis maintenant disposer de lui à mon gré."
-
-Dragomira considérait avec une curiosité froide le visage terreux de
-l'infortuné, qui restait cloué sur sa chaise, comme anéanti.
-
-Tout à coup, il se leva d'un bond, et se frappant le front des deux
-poings:
-
-"Oh! imbécile! fou que j'étais d'aller me jeter ainsi dans les mains
-de mes ennemis! s'écria-t-il; riez maintenant, mademoiselle,
-triomphez! Personne ne vous empêchera plus de devenir la comtesse
-Soltyk!
-
-- Tais-toi! dit le comte d'un ton impérieux.
-
-- C'est bon, je me tais, répondit Tarajewitsch, mais si l'on veut me
-tuer, qu'on se dépêche! Donnez-moi un pistolet, finissons-en tout de
-suite, tout de suite!
-
-- Je ne songe pas à te tuer, dit Soltyk avec un sourire plus effrayant
-qu'une menace; tu es en mon pouvoir, cela me suffit.
-
-- Alors tu me fais grâce de la vie?
-
-- Je ne te fais pas non plus grâce de la vie, répondit le comte; je
-peux disposer de toi à ma fantaisie, n'est-ce pas, mesdames? Tu
-resteras ici et tu attendras ce que je déciderai."
-
-Tarajewitsch éclata de rire.
-
-"Oh! je vois maintenant que tout cela n'était qu'un badinage. Comment
-allais-je croire aussi qu'on a envie de verser mon sang? Mais pourquoi
-me faire une telle peur? Certes, c'était ma punition. Ma foi, je l'ai
-bien méritée; je ne me mêlerai plus jamais d'intrigues... une mauvaise
-plaisanterie... Versez-moi à boire, charmante Hébé; oubliions cette
-vilaine histoire."
-
-Pendant qu'Henryka lui remplissait son verre, le comte et Dragomira
-échangeaient un regard. Tarajewitsch but et se mit à chanceler. Le
-verre tomba à terre, et Tarajewitsch glissa lui-même sur sa chaise,
-ensuite sur le plancher. Le vin de Tokai l'avait complètement
-maîtrisé.
-
-Le comte sonna et ordonna d'emporter le malheureux qui n'avait plus
-conscience de rien. Puis il entra avec les deux jeunes filles dans le
-petit salon turc et alluma tranquillement une cigarette.
-
-"Cher comte, dit Henryka, puisque vous pouvez disposer de Tarajewitsch
-à votre gré, c'est qu'il vous appartient en toute propriété?
-
-- Sans doute.
-
-- Ce qui est votre propriété, vous pouvez le donner?
-
-- Certainement.
-
-- Alors donnez-le-loi, je vous en prie."
-
-- Le comte lui dit en souriant:
-
-"Qu'en feriez-vous?
-
-- Ne me questionnez pas; donnez-le-moi.
-
-- Je regrette de ne pouvoir satisfaire votre désir.
-
-- Pourquoi non? voulez-vous l'épargner?
-
-- Au contraire. Et voilà pourquoi je disposerai de lui, moi-même.
-
-- Oh! vous ne dites pas la vérité. Maintenant, je sais tout. Vous le
-livrerez à Dragomira, vous le lui avez promis."
-
-Soltyk se mit à sourire.
-
-"C'est vrai, dit Dragomira, j'ai votre parole. Tarajewitsch
-m'appartient."
-
-Soltyk s'inclina.
-
-"J'épargnerai sa précieuse existence aussi longtemps que possible,
-continua-t-elle; n'ayez donc pas de scrupules à cet égard.
-
-- Moi?"
-
-Soltyk se remit à sourire.
-
-"Mettez-le sur le gril si bon vous semble, je ne m'y oppose pas du
-tout; mais j'aime mieux que vous le laissiez vivre.
-
-- Et pourquoi?
-
-- Moi, pour mon compte, j'aimerais mieux être mort que vivant entre
-vos mains," répondit le comte.
-
-Dragomira haussa les épaules.
-
-"Je ne suis pas le personnage de fantaisie à qui vous donnez mon nom,
-dit-elle; si vous voulez faire votre idéal de Sémiramis, elle est là
-devant vous: c'est Henryka.
-
-- Cette tourterelle?"
-
-Henryka était devenue rouge; mais elle se remit et regarda Soltyk en
-plein visage.
-
-"Vous ne me connaissez pas, murmura-t-elle; prenez garde que je ne
-vous surprenne un beau jour plus que vous ne le voudriez.
-
-- Savez-vous que vous commencez à devenir dangereux pour moi, mon
-doux, mon joli démon?"
-
-Henryka lança un rapide regard à Dragomira.
-
-"Abandonne-le-moi, dit-elle avec un gracieux mouvement de tête, tu
-seras contente de moi."
-
-
-XVI
-
-LA DEESSE DE LA VENGEANCE
-
-Aucune des bêtes sauvages qui courent dans les bois, nuit et jour,
-après leur proie, n'est aussi cruelle que toi. PETRARQUE.
-
-
-"Abandonne-le-moi, répéta Henryka, lorsque le lendemain matin elle se
-mit à genoux devant le lit de Dragomira, je le livrerai à l'Apôtre
-aussi bien que toi.
-
-- Qu'y a-t-il donc? demanda Dragomira, est-ce que tu l'aimes?
-
-- Non, je voudrais seulement le punir de me croire par trop naïve.
-
-- Toujours des motifs égoïstes! Henryka, répondit Dragomira; tu es
-encore bien loin de comprendre notre sublime doctrine. Dans ce que
-nous faisons par foi en notre sainte croyance et par pitié, toi, tu
-vois une agréable émotion. Je comprends maintenant pourquoi ce sont
-justement les femmes qui aiment à assister aux exécutions. Maîtrise
-ce mauvais désir, cet amour du sang. Il te perdra.
-
-- Je t'obéirai, car tu as raison; alors, abandonne-moi Soltyk.
-
-- Ce n'est pas une tâche pour toi; tu n'es pas assez calme.
-
-- Et toi? Es-tu donc absolument sûre de lui?
-
-- Oui.
-
-- Tu le convertiras, et il s'offrira volontairement au sacrifice?
-
-- Je l'espère.
-
-- Ne vaudrait-il pas mieux en faire un de nos associés? Il est beau,
-riche, courageux, plein d'intelligence. Il semble créé pour faire
-passer les autres sous le joug de fer de sa volonté.
-
-- Oui, sans doute; mais c'est un démon à figure humaine, dit
-Dragomira, et notre association n'a pas pour but de le mettre à même
-de satisfaire ses instincts qui sont les instincts d'un tigre. C'est
-avec la joie infernale d'un inquisiteur ou d'un pacha qu'il
-torturerait, qu'il ferait souffrir, qu'il tuerait; et, pour le
-service de la religion, il amoncellerait péchés sur péchés.
-
-- Il y a des moments où je ne te comprends pas. Peut-il y avoir péché
-à faire avec joie ce qui plaît à Dieu?
-
-- C'est avec enthousiasme et ferveur que nous devons servir Dieu, et
-non pas avec un plaisir cruel, et des convoitises dans le coeur.
-
-- Es-tu donc humaine?
-
-- Oui, je le suis. Dieu voit dans mon coeur. J'accomplis ses
-commandements comme un pénible devoir. S'il y avait un autre moyen
-d'arracher à la damnation éternelle les malheureux que j'immole,
-jamais je ne toucherais une discipline, jamais je ne ferais couler
-une goutte de sang.
-
-- Et Tarajewitsch? Ne triomphes-tu pas de l'avoir entre tes mains?
-
-- Oui; seulement ce n'est pas parce qu'il est mon ennemi, mais parce
-qu'il a osé se mettre en travers de nos projets sur Soltyk. Si je le
-haïssais, je serais indigne de le châtier et je supplierais l'Apôtre
-de me dégager de ce devoir."
-
-Henryka garda le silence. Elle s'efforçait vainement de comprendre
-Dragomira qui restait une énigme pour elle, comme pour tous les
-autres, comme pour elle-même peut-être.
-
-Les invités s'éveillèrent lentement et se réunirent peu à peu pour le
-déjeuner. Tarajewitsch se demandait et se redemandait s'il avait
-rêvé. Quand Henryka entra, il la prit à part:
-
-"Pardonnez-moi, mademoiselle, mais je vous prierai de me dire
-seulement une chose: Ai-je réellement hier perdu tout au jeu, mon
-argent, mes chevaux, mon domaine?"
-
-Henryka fit signe que oui.
-
-"Et finalement ma vie aussi?
-
-- Cela, vous l'avez rêvé!
-
-- Alors, bien; c'est que je me le figurais aussi."
-
-Après le déjeuner, M. et Mme Monkony repartirent pour la
-ville. Sessawine se joignit à eux. Les autres leur firent la conduite
-jusqu'à la statue de pierre de la Mère de Dieu, à l'endroit où les
-routes se séparent, et prirent ensuite la direction de
-Myschkow. Henryka et Tarajewitsch étaient en tête. Dans le second
-traîneau, conduit par Soltyk, se trouvaient Mme Maloutine et
-Dragomira. A Myschkow, les traîneaux s'arrêtèrent devant le manoir. La
-vieille ouvrit la porte comme d'habitude; la maison avait comme
-toujours son air mort. Soltyk confia les rênes à la main solide de Mme
-Maloutine, aida Dragomira à descendre du traîneau et lui offrit le
-bras pour la conduire dans la maison. Tarajewitsch suivait avec
-Henryka. Ils entrèrent dans le petit salon où Mme Samaky recevait
-ordinairement ses hôtes. Dragomira s'assit sur une chaise, Soltyk
-s'appuya le dos à la porte, et Henryka garda la porte, un pistolet à
-la main.
-
-"Tu te souviens bien de notre jeu d'hier? dit le comte en attachant
-sur Tarajewitsch le regard ironique de ses yeux sombres.
-
-- Oui, je sais, j'ai tout perdu.
-
-- Et ta vie aussi.
-
-- Ma vie? Mais cela, je l'ai rêvé, vous me le disiez vous-même,
-mademoiselle Henryka.
-
-- Pour vous tranquilliser, répondit-elle; nous sommes témoins,
-Dragomira et moi, que vous avez perdu votre vie en jouant avec le
-comte, et il peut désormais disposer de vous à son gré.
-
-- En effet, je me souviens... Un badinage...
-
-- Pas du tout, s'écria Soltyk, tu m'as outragé et tu es entre mes
-mains.
-
-- Alors, tue-moi, je suis prêt.
-
-- Je ne te tuerai point, répondit Soltyk, et comme d'ailleurs je ne
-saurais que faire d'une vie inutile comme la tienne, j'en fais
-cadeau à Mlle Maloutine.
-
-- Voilà une nouvelle plaisanterie! Je ne suis pourtant pas un esclave
-qu'on achète et qu'on vend selon son bon plaisir, répondit
-Tarajewitsch avec hauteur.
-
-- Tu es libre, répondit Soltyk en souriant, seulement ta vie
-appartient à Dragomira, elle en disposera. Attends ses ordres."
-
-Il salua les dames et sortit de la maison. Tarajewitsch resta seul
-avec les deux jeunes filles.
-
-"Alors, que décidez-vous? dit-il en baissant déjà passablement le ton.
-
-- Je vous laisse le choix, répondit Dragomira; voulez-vous désormais
-m'obéir aveuglément, sans réserve et sans protestation, ou
-préférez-vous mourir?"
-
-Elle tira un poignard et s'approcha de Tarajewitsch.
-
-"J'obéirai, dit-il d'une voix mal assurée, considérez-moi absolument
-comme votre esclave.
-
-- Alors, vous resterez ici, dit Dragomira, en cachant son poignard, je
-pars pour Kiew. Jusqu'à mon retour, c'est Henryka qui vous
-gardera. Vous lui obériez exactement comme à moi."
-
-Tarajewitsch s'inclina.
-
-"Vous êtes maintenant mon prisonnier, s'écria Henryka, gardez-vous
-bien de faire quoi que ce soit qui ressemble à de la désobéissance ou
-de la trahison. Je suis femme à vous brûler la cervelle sur-le-champ;"
-
-Elle leva son pistolet et le braqua sur lui avec un geste de menace.
-
-"Encore un mot, dit le malheureux d'un ton suppliant quand il vit
-Dragomira s'avancer vers la porte, que vous proposez-vous de faire de
-moi?
-
-- Vous l'apprendrez à mon retour.
-
-- Vous voulez me tuer, murmura Tarajewitsch, parce que je suis votre
-adversaire? Vengez-vous, mais laissez-moi la vie."
-
-Dragomira le regarda avec mépris et haussa les épaules.
-
-"Grâce! dit-il en l'implorant et en se jetant à ses pieds. Ayez pitié
-de moi!
-
-- Vous êtes un allié des jésuites, lui répondit Dragomira d'un ton
-fier, je devrais être sans pitié pour vous; mais il n'est pas
-impossible que je tire de vous quelque service. Aussi je consens à
-vous épargner provisoirement, mais ce n'est que provisoirement et
-par calcul, vous me comprenez bien, n'est-ce pas?
-
-- Je vus remercie.
-
-- Ne me remerciez pas, je ne vous ai rien promis."
-
-Elle sortit d'un pas de souveraine, impassible, avec une froide
-majesté, le laissant en proie à un morne désespoir. Quelques instants
-après, le fouet du comte retentissait dehors et les deux traîneaux
-s'éloignaient.
-
-"Vous êtes confié à ma garde, dit Henryka à Tarajewitsch, et je
-réponds de vous. Soyez bien convaincu que vous n'avez ici aucun
-secours à attendre et qu'on vous tuera si vous essayez de fuir."
-
-Tarajewitsch alla presque machinalement à la fenêtre et vit dans la
-cour deux hommes armés de fusils.
-
-"Alors, voulez-vous m'obéir? dit Henryka, le pistolet toujours à la
-main.
-
-- Oui.
-
-- Venez donc."
-
-Tarajewitsch ôta sa pelisse. Henryka le fit passer par plusieurs
-chambres et le conduisit dans la salle où se trouvait la trappe. Elle
-lui ordonna de l'ouvrir et lui fit descendre les marches de l'escalier
-qui aboutissait au caveau où elle avait elle-même tremblé, pleuré et
-prié. Elle frappa à la paroi. Celle-ci s'ouvrit et on aperçut un
-deuxième caveau plus étroit et plus sombre que le premier. Il s'y
-trouvait deux grandes jeunes filles à la taille élancée, en costume de
-paysannes, avec des bottes de maroquin rouge et de longues pelisses en
-peau de mouton ornées de broderies de couleur. Elles attendaient la
-nouvelle victime et l'examinèrent avec des yeux calmes et
-indifférents.
-
-"Attachez-le, ordonna Henryka.
-
-- Est-ce que vous voulez me tuer? s'écria Tarajewitsch.
-
-- N'essayez pas de vous défendre," lui dit Henryka d'un ton impérieux
-en lui appuyant le pistolet sur la poitrine.
-
-En même temps une des jeunes filles, avec l'agilité d'un chat, l'avait
-pris par le cou, tandis que la seconde, qui était derrière lui, lui
-jetait une corde autour des jambes et serrait le noeud coulant.
-
-Il tomba comme un bloc de bois, le visage sur le sol, et une des
-jeunes filles posa un genou sur lui. Il se débattait un instant, mais
-fut promptement attaché par les mains et par les pieds à la chaîne qui
-était fixée à la muraille.
-
-"Ne vous ai-je pas interdit de vous défendre?" dit Henryka en posant
-sur lui son petit pied.
-
-Tarajewitsch garda le silence.
-
-"Châtiez-le, continua-t-elle, en se tournant vers les jeunes filles,
-et apprenez-lui en même temps à prier. Il a grièvement péché toute sa
-vie."
-
-Les deux jeunes filles lui arrachèrent son vêtement et prirent ensuite
-des disciplines qu'elles portaient à la ceinture, sous leurs pelisses,
-avec des chapelets.
-
-Soltyk conduisit Dragomira à Kiew et revint avec Mme Maloutine à
-Chomtschin, où l'attendait le P. Glinski. Dragomira se rendit
-immédiatement auprès de Karow, avec qui elle eut un court entretien,
-puis elle écrivit à Zésim.
-
-"Deux mots seulement, lui dit-elle lorsqu'il entra, nous avons fait
-aujourd'hui un grand pas vers notre bonheur. Encore quelques jours, et
-j'espère pouvoir te dire que je suis prête à te suivre à l'autel."
-
-Zésim eut bien vite oublié ses doutes et sa colère. Il tomba encore
-vaincu aux pieds de Dragomira et lui jura de nouveau amour et
-fidélité. Quand il fit noir, elle le renvoya, et il s'en alla cette
-fois sans lui adresser de reproches, le soleil et le printemps dans le
-coeur, une chanson sur les lèvres.
-
-Quelques instants après, Dragomira partait en traîneau. Doliva
-l'attendait avec un cheval dans le voisinage de la maison où elle
-avait fait apparaître à Soltyk les ombres de ses chers morts. Elle
-sauta en selle et s'élança au galop à travers la nuit, le froid et la
-neige. Elle ne vit pas qu'elle était suivie de loin par une sombre
-figure, un cavalier qui avait quitté Kiew en même temps qu'elle.
-
-A Myschkow, Henryka et Karow l'attendaient.
-
-"S'est-il soumis? demanda Dragomira.
-
-- Oui, répondit Henryka, mais seulement après que je l'ai fait
-fouetter.
-
-- Tu y as encore trouvé un plaisir diabolique, Henryka.
-
-- Non, je n'ai songé qu'à sa pauvre âme.
-
-- Je te connais trop."
-
-Dragomira fit un signe à Karow et descendit avec lui et Henryka dans
-les souterrains du manoir, devenus le sanctuaire d'une épouvantable
-idole et le temple où d'extravagants fanatiques adoraient leur
-dieu. Quand ils entrèrent dans l'étroite salle voûtée où Tarajewitsch
-était étendu sur de la paille, les deux servantes du temple, vêtues en
-paysannes, entrèrent aussi. L'une fixa une torche allumée au crochet
-de fer planté dans la muraille. L'autre détacha les chaînes et délia
-le prisonnier. Tarajewitsch, à la fois surpris et épouvanté,
-contemplait Dragomira qui s'approcha, les bras croisés sur la
-poitrine, et qui attacha sur lui le regard sévère et menaçant de ses
-beaux yeux.
-
-"Vous vouliez, dit-elle, faire sortir Soltyk de la voie du salut que
-je lui ai montrée, pour l'entraîner de nouveau dans les ténèbres du
-vice. Le ciel vous a puni. Vos vouliez me perdre, à présent vous êtes
-entre mes mains.
-
-- Châtiez-moi, répondit Tarajewitsch, mais épargnez ma vie; vos me
-l'avez promis...
-
-- Je n'ai rien promis, dit Dragomira en lui coupant la parole,
-n'attendez de moi aucune pitié, dès qu'il s'agit du service de Dieu.
-
-- Ce que vous voulez, c'est vous venger, reprit-il.
-
-- Je ne suis pas une femme ordinaire qui cherche l'amour et remue ciel
-et terre dans son désir de vengeance, quand on s'oppose à ses voeux;
-je suis une prêtresse et je sers le Tout-Puissant. Pourquoi vous
-êtes-vous jeté dans ma toile et avez-vous brisé mes fils? Maintenant
-vous êtes dans mon filet, et je vous immolerai, non pour me venger,
-mais uniquement pour vous arracher aux supplices éternels en vous
-punissant sur terre. Vos mourrez aujourd'hui même.
-
-- Grâce! grâce! criait d'une voix suppliante et les mains tendues vers
-Dragomira Tarajewitsch à genoux.
-
-- Relevez-vous, lui répondit-elle, suivez-nous. Faites au prêtre qui
-vous attend un aveu repentant de vos péchés et expiez-les par une
-immolation volontaire.
-
-- Suis-je en proie au délire? s'écria Tarajewitsch.
-
-- Si vous voulez vus réconcilier avec Dieu, prenez la route que je
-vous montre, continua Dragomira. Si vous restez dans
-l'endurcissement et l'impénitence, alors j'essayerai de sauver votre
-âme en vous traînant de force à l'autel, et là je vous sacrifierai
-comme autrefois Abraham voulait sacrifier Isaac.
-
-- Non, je ne veux pas mourir! murmurait Tarajewitsch tremblant de tous
-ses membres. Je veux faire pénitence! Mais je ne sacrifie pas ma
-vie; Dieu ne peut pas me la demander; c'est de la folie!
-
-- Vous êtes encore libre, dit Dragomira, choisissez, la route vers la
-lumière éternelle est ouverte devant vous.
-
-- Non, non, je ne veux pas mourir! criait Tarajewitsch.
-
-- Alors, en avant! ordonna Dragomira, nous n'avons plus de temps à
-perdre."
-
-Karow, rapide comme l'éclair, s'élança sur le prisonnier. Il le jeta
-par terre avec sa force de géant et lui mit le genou sur la nuque. Les
-deux jeunes filles vêtues en paysannes purent facilement attacher la
-victime tremblante. Elles lièrent les mains et les pieds de
-Tarajewitsch et le traînèrent dans la vaste salle voûtée, éclairée par
-des torches, où le prêtre l'attendait. Les autres suivaient.
-
-Lorsque le malheureux se trouva étendu aux pieds de l'apôtre et que
-celui-ci commença à l'exhorter, il espéra encore se sauver par
-l'humilité et la soumission. Il fit une confession complète et demanda
-lui-même une pénitence sévère et une rigoureuse punition.
-
-"Tu seras satisfait, dit l'apôtre; prends-le, Dragomira.
-
-- Non, non pas elle! Elle me tuera! dit Tarajewitsch en gémissant.
-
-- Personne ne portera la main sur toi, répondit l'apôtre, c'est Dieu
-lui-même qui décidera si tu es suffisamment préparé pour aller dans
-l'autre monde, ou si tu as besoin d'une plus longue pénitence sur
-terre."
-
-Dragomira fit un signe aux deux jeunes paysannes, qui saisirent
-aussitôt Tarajewitsch et le traînèrent par un corridor faiblement
-éclairé dans une autre vaste salle voûtée, dont une des parois était
-une massive grille en fer.
-
-Pendant que les jeunes filles débarrassaient promptement Tarajewitsch
-de ses liens, Karow ouvrit une porte pratiquée dans la grille, et
-quatre bras vigoureux poussèrent la victime dans un réduit
-complètement obscur.
-
-La porte se referma. Deux torches allumées furent fixées à la
-grille. La lueur rougeâtre de ces torches permit de voir les
-magnifiques tigres et panthères qui étaient couchés tout autour de la
-vaste cage.
-
-Tarajewitsch était debout au milieu des bêtes féroces, comme un martyr
-chrétien dans l'arène au temps des empereurs romains. Les animaux se
-tinrent d'abord tranquilles, mais lorsque Tarajewitsch commença à
-invoquer Dieu à haute voix et à demander grâce, ils se relevèrent
-lentement, allongèrent leurs membres élastiques et dirigèrent sur lui
-le regard sinistre de leurs yeux ardents.
-
-"Je veux entrer," dit Dragomira à Karow.
-
-C'est en vain qu'il essaya de la retenir. Elle fit ouvrir la porte de
-la cage, et s'avança au milieu des animaux, un revolver dans une main,
-une cravache en fils de métal dans l'autre.
-
-"Veillez-vous, dormeurs, en avant! Faites votre devoir!"
-s'écria-t-elle d'une voix retentissante et impérieuse.
-
-En même temps elle frappait les bêtes de toutes ses forces. Celles-ci,
-d'abord effrayées, reculèrent; puis elles se mirent à grincer des
-dents, à agiter leurs queues et enfin poussèrent un bref et rauque
-rugissement. Dragomira frappa de nouveau le grand tigre avec sa
-cravache. Au lieu de se précipiter sur elle, il se sauva comme un
-esclave poltron devant son regard dominateur jusqu'à la grille et se
-jeta sur Tarajewitsch au premier mouvement de terreur que fit le
-malheureux. On entendit un cri épouvantable, et les autres bêtes
-suivirent l'exemple du tigre. On ne vit plus alors qu'un monceau de
-corps qui roulaient sur le sol, dans une mare de sang fumant;
-d'atroces cris de douleur sortis d'une poitrine humaine dominaient le
-grondement furieux des tigres et des panthères. Cependant Dragomira,
-dans sa pelisse de velours noir qui lui tombait jusqu'aux pieds, le
-pistolet à la main, se tenait là, debout, semblable à la déesse de la
-vengeance.
-
-"Venez, cria Karow, avant qu'il ne soit trop tard. Venez!"
-
-Dragomira s'approcha lentement de la grille. Une panthère se trouvait
-sur son chemin, elle la repoussa du pied. Puis, le visage toujours
-tourné vers les bêtes qu'elle maîtrisait de son regard, elle sortit
-tranquillement de la cage où sa victime venait d'expirer.
-
-
-XVII
-
-COEURS DE MARBRE
-
-Maintenant tu es dans mes serres. MICKIEWICZ.
-
-
-Quand Dragomira revint à Chomtschin avec Henryka dans l'après-midi du
-lendemain, le comte Soltyk était à la chasse. Mme Maloutine jouait aux
-échecs avec le P. Glinski. Dragomira embrassa sa mère et salua le
-jésuite avec une froide politesse. D'un coup d'oeil elle avait saisi
-tous les avantages de la situation; un second coup d'oeil lui suffit
-pour s'entendre avec sa mère. Elle dit encore deux ou trois mots à
-Henryka; et un plan fut combiné, et les trois femmes se mirent à
-tisser un filet pour prendre le Père, qui ne se doutait de rien.
-
-"Vous avez l'air gelé! dit Mme Maloutine; je vais voir à vous procurer
-du thé bien chaud, mes pauvres colombes.
-
-- Permettez-moi de..., dit galamment le jésuite.
-
-- Non, non, reprit Mme Maloutine en l'interrompant, c'est mon affaire;
-il y a ici d'autres devoirs de chevalier à remplir, cher père, je
-vous les abandonne."
-
-Elle sortit de la chambre, et Glinski s'empressa de débarrasser les
-deux jeunes filles de leurs manteaux et de leurs bachelicks.
-
-Dragomira remercia d'un léger signe de tête.
-
-"Viens, dit-elle à Henryka, nous allons changer de vêtements. Je ne me
-sens pas à mon aise.
-
-- Patiente un moment, dit Henryka, je vais t'apporter tout ce dont tu
-as besoin."
-
-Sans attendre de réponse, elle sortit d'un pas léger et
-rapide. Dragomira s'assit près de la cheminée et se chauffa.
-
-"Il fait froid dehors, dit-elle, on est positivement gelé."
-
-Le P. Glinski alla prendre une peau de tigre et lui enveloppa les
-pieds.
-
-"Je vous remercie, dit Dragomira en souriant, des ennemis si galants,
-on peut les accepter?
-
-- Je ne suis pas votre ennemi, répondit Glinski, j'ai seulement en vue
-le bonheur de Soltyk, que j'aime comme mon fils.
-
-- Croyez-vous que je veuille sa perte? s'écria Dragomira en le
-regardant bien en face, je veux son bonheur tout comme vous, et la
-question est de savoir lequel atteindra plus tôt ce but, vous ou
-moi.
-
-- Vous avez de l'avance.
-
-- Soit, mais est-ce bien sage de s'attaquer quand on aspire au même
-but? Il serait plus simple, ce me semble, de faire alliance. Vous
-devez pourtant finir par voir bien clairement que ce n'est pas avec
-Anitta que vous pourrez tenir votre comte en bride.
-
-- Hélas!
-
-- Cherchez donc avec moi ce qu'il y aurait à faire?
-
-- On peut causer là-dessus."
-
-Henryka revint, elle avait sur le bras la jaquette de fourrure de
-Dragomira et tenait ses pantoufles à la main.
-
-"Puis-je t'aider? demanda-t-elle.
-
-- Non. Pourquoi y aurait-il alors de galants jésuites en ce monde?
-répondit Dragomira avec le ton légèrement badin d'une dame du monde
-coquette. Va, va aussi changer de vêtements, ou tu te rendras
-malade."
-
-Henryka baisa la main de Dragomira et se hâta de sortir.
-
-"Eh bien, non, dit Dragomira, je ne peux vraiment pas vous
-employer. Veuillez passer un instant dans la chambre à côté."
-
-Glinski obéit. Quand il revint au bout de deux minutes, Dragomira
-avait ôté son corsage et passé sa jaquette. Elle était de nouveau
-assise près de la cheminée. Les flammes rouges qui s'élevaient en
-languettes semblaient caresser sa nuque, son buste virginal d'amazone
-et ses beaux bras plongés dans la molle fourrure.
-
-Dans la vaste salle, le crépuscule étendait ses ombres grises, au
-milieu desquelles resplendissaient les bras de la jeune fille, ainsi
-que son cou blanc et son épaisse chevelure d'or aux souples
-ondulations.
-
-Le jésuite en était tout surpris; il le fut bien davantage lorsque
-Dragomira tourna vers lui ses grands yeux enchanteurs et, avec un
-sourire ravissant, lui tendit la main. Il ne dit pas un mot, mais se
-pencha sur cette main froide comme le marbre et la baisa.
-
-"Nous serons donc amis?
-
-- Cela dépend de vous, répondit Glinski, vous poursuivez des plans...
-des plans politiques... Soltyk pourrait être entraîné dans d'immenses
-dangers. Si vous voulez renoncer à vos fréquentations secrètes...
-
-- Je n'en ai pas.
-
-- Pardonnez-moi; j'en sais là-dessus plus que qui que ce soit en
-dehors de vos conjurés.
-
-- Alors vous nous avez livrés à la police?
-
-- Non... seulement j'ai... donné quelques avis... par précaution.
-
-- Père Glinski, dit Dragomira tranquillement, en le menaçant du doigt,
-ne vous occupez pas de choses qui ne vous regardent pas, si vous
-tenez à votre tête."
-
-Glinski pâlit.
-
-"Vous ne me livrerez pourtant pas au couteau, murmura-t-il, je sais
-que je puis me confier à vous.
-
-- Vous pouvez être sans crainte, répondit Dragomira, mais renoncez à
-vos intrigues.
-
-- Je vous le promets.
-
-- Et je vous promets de me retirer de toutes machinations politiques.
-
-- Alors, rien ne s'oppose plus à notre alliance.
-
-- Vous renoncez à Anitta?
-
-- Oui.
-
-- Et vous me choisissez comme votre alliée; vous m'entendez bien, père
-Glinski, comme votre alliée et non pas comme votre instrument?
-
-- J'entends bien."
-
-Dragomira sentit un léger frisson.
-
-"Je vous prie, appelez quelqu'un, dit-elle subitement, il faut que je
-quitte ces vilaines bottes humides; je me refroidirai si j'attends
-encore.
-
-- Veuillez me permettre...
-
-- Et pourquoi pas?"
-
-Elle lui tendit un pied, puis l'autre, et le P. Glinski, avec un
-empressement tout à fait galant, lui tira ses larges bottes de
-maroquin; puis, comme un page amoureux, il plia un genou à terre
-devant elle et lui mit ses chaudes petites pantoufles de fourrure. Au
-moment où il venait de terminer son service d'esclave, un sonore éclat
-de rire retentit, et Henryka entra conduisant le comte, qui fit au
-jésuite une ironique révérence.
-
-"Voilà, s'écria-t-il, vous prêchiez dans le désert. Si j'avais pu
-deviner que vous étiez un si bon appréciateur de la beauté et que vous
-saviez lui rendre de si chevaleresques hommages, j'aurais certainement
-écouté vos conseils avec de meilleures dispositions."
-
-Le jésuite, rouge et tremblant, s'était relevé, et d'un air anéanti
-regardait tantôt Dragomira, tantôt le comte.
-
-La jeune fille eut l'habileté de venir à son aide quand il en était
-encore temps.
-
-"Laissez donc le Père en repos, s'écria-t-elle; je l'aime bien mieux
-que vous; nous nous entendons maintenant parfaitement, n'est-ce pas?
-et rien ne pourra troubler notre amitié, ni vos railleries, cher
-comte, ni votre jalousie.
-
-- Oui, pour vous faire enrager, dit Glinski, je veux me mettre à faire
-sérieusement la cour à Dragomira."
-
-Il lui prit la main, et y appuya deux fois ses lèvres avec passion.
-
-Dragomira se leva, prit son bras, et le conduisit à la fenêtre.
-
-"Laissez-nous, dit-elle à Soltyk, nous avons un petit secret entre
-nous.
-
-- Vous ordonnez?... demanda doucement Glinski.
-
-- Ce qui est convenu est convenu.
-
-- Dans un mois, vous serez comtesse Soltyk."
-
-Dragomira serra la main de Glinski.
-
-"Et, maintenant, lui murmura-t-elle à l'oreille, occupez ma mère et
-Henryka: jouez aux échecs avec ma mère; quant à Henryka, dites-lui de
-réciter son chapelet.
-
-- Comptez sur moi."
-
-Glinski baisa encore cette charmante main qu'il pressait maintenant
-dans les siennes, et conduisit Henryka hors de la chambre.
-
-Dragomira resta seule avec le comte.
-
-Sans avoir l'air de le remarquer, elle alla lentement vers la
-cheminée, s'assit sur la chaise, posa ses pieds sur la peau de tigre
-et regarda fixement le feu.
-
-"Dragomira, dit le comte qui s'était avancé doucement derrière elle.
-
-- Vous êtes encore là?
-
-- Quelle question! Quand je suis resté si longtemps sans vous voir,
-quand vous me faites si cruellement languir...
-
-- Des phrases! murmura Dragomira en jetant sa tête de côté.
-
-- Vous êtes de mauvaise humeur.
-
-- Au contraire."
-
-Soltyk s'assit en face d'elle et prit ses mains dans les siennes.
-
-"Tarajewitsch vous a peut-être échappé?
-
-- Oh! on ne m'échappe pas si facilement!
-
-- Qu'avez-vous donc fait de lui?"
-
-Dragomira garda le silence, seulement un sourire erra sur son beau et
-froid visage, un sourire qui donna le frisson à Soltyk.
-
-"Vous l'avez tué?"
-
-Dragomira fit signe que oui.
-
-"Pourquoi ne pouvais-je pas être là?
-
-- Parce que vous faites souffrir par cruauté, tandis que moi je châtie
-et je tue au nom de Dieu, sans pitié, mais sans haine.
-
-- Je suis donc condamné pour toujours à rester à la porte du
-sanctuaire?
-
-- Avec quelle ardeur vous désirez qu'on vous livre une victime!
-
-- Non, je voudrais seulement être là, quand vous remplissez votre
-office de prêtresse et de juge.
-
-- Cela même est un désir inhumain, répondit Dragomira. Vous auriez dû
-naître au temps des invasions des Tartares; vous eussiez été un de
-ces khans qui poussaient devant eux des nations comme des troupeaux,
-faisant des hommes leurs esclaves et enfermant les femmes dans leurs
-harems. Alors on faisait des tambours avec des peaux humaines et
-l'on élevait des pyramides de crânes.
-
-- Je ne peux pas le nier; je vous aime encore plus, depuis que je sais
-que vous avez du sang aux mains.
-
-- C'est de la pure folie!
-
-- Nommez cela comme vous voudrez, c'est pourtant ce qui fait que je
-vous aime, et j'aime en vous la Scythe et la tigresse plus encore
-que le pur et virginal ange de la mort.
-
-- Mais moi, je ne vous aimerai jamais, dit Dragomira, tant que vous
-serez dominé par d'aussi abominables passions. On vous a dépeint à
-moi comme un démon; vous êtes encore pire: vous avez un coeur de
-pierre.
-
-- Comme vous!
-
-- Comme moi?
-
-- Oui, comme vous, Dragomira, continua le comte; ne jouons pas plus
-longtemps l'un pour l'autre cette ridicule comédie. Je vous connais
-maintenant aussi bien que vous me connaissez. Soyez sincère comme je
-le suis. Vous avez comme moi dans le fond de votre être les
-aspirations d'un Néron; comme moi vous êtes possédée par un désir
-titanique de dominer, d'assujettir les hommes, de les fouler sous
-vos pieds, et d'anéantir ceux qui résistent. Tous les deux nous
-avons des coeurs de marbre, et, à vous parler franchement, je suis
-aussi peu capable d'aimer que vous. Je ne vous fais pas une
-déclaration d'amour. Ce que j'éprouve pour vous, c'est plus que de
-l'amour. C'est l'admiration, c'est la voix du sang, c'est l'harmonie
-des âmes qui m'entraîne vers vous. La langue des hommes n'a pas de
-mots pour exprimer ce que je ressens pour vous. J'ai trouvé en vous
-une compagne de ma race; une créature capable comme moi de braver
-Dieu et l'univers et d'étendre la main vers les étoiles sans
-craindre d'être frappée par la foudre du vengeur éternel."
-
-Dragomira, pour la première fois de sa vie bouleversée jusqu'au fond
-de l'âme, restait frémissante et ravie sous le regard de cet homme. Et
-lorsque le comte se jeta à genoux devant elle et la serra dans ses
-bras avec une volonté sauvage, elle ne résista pas, elle ne le
-repoussa pas. Les sensations les plus contraires faisaient palpiter
-son coeur. Mais aucune parole, aucun son ne sortait de sa bouche, et
-lorsque le comte appliqua ses lèvres brûlantes de désirs sur celles de
-Dragomira, elle aussi l'entoura de ses bras et lui rendit baiser pour
-baiser. Elle oubliait et elle-même et l'univers.
-
-"A moi? murmura Soltyk, revenant à lui.
-
-- Oui.
-
-- Pour toujours?
-
-- Pour toujours.
-
-- Vous voulez bien être ma femme?
-
-- Oui.
-
-- Vous me permettez de parler aujourd'hui même à votre mère?
-
-- Je vous en prie.
-
-- Ah! Dragomira, quel bonheur vous m'avez donné!"
-
-Elle le regarda, prit sa belle tête de despote dans ses mains et lui
-donna encore un baiser. Elle était tout à coup métamorphosée.
-
-Soltyk se releva vivement et sortit pour aller parler à Mme Maloutine.
-
-Dragomira resta seule.
-
-"Que s'est-il passé? se demanda-t-elle. Est-ce que je l'aime? Non,
-non. Qu'est-ce alors? Qu'est-ce donc qui lui a donné cette puissance
-sur moi? A-t-il vu dans la nuit de mon âme, là où jamais n'avait
-pénétré un rayon de lumière? M'a-t-il révélé à moi-même ce dont je
-n'avais jamais eu conscience? Etait-ce cela? Je ne sais pas; je sais
-seulement que j'étais calme et sans crainte et qu'il m'a emportée avec
-lui dans un tourbillon, au-dessus d'abîmes qui me donnent le
-vertige. Où suis-je entraînée? Mon Dieu! mon Dieu! ne m'abandonne
-pas!"
-
-
-XVIII
-
-LA PECHEUSE D'AMES
-
-Pour tout homme vient le moment où le conducteur de son étoile lui
-remet à lui-même les rênes de sa destinée. FR. HEBBEL.
-
-
-Mme Maloutine avait donné son consentement au mariage de sa fille avec
-Soltyk. Le comte touchait enfin au but; il allait posséder la belle
-adorée et jouir de la suprême félicité sur cette terre.
-
-Le lendemain matin, Dragomira prit les dispositions nécessaires. Elle
-jouait déjà complètement son rôle de maîtresse et de souveraine, et
-tous lui obéissaient, comme s'il ne pouvait pas en être autrement.
-
-Pendant le déjeuner, alors que le comte pouvait à peine détourner
-d'elle un moment ses regards enflammés et ravis, elle donna l'ordre
-d'atteler un traîneau et pria le jésuite de l'accompagner à
-Kiew. Glinski avait pour mission d'avertir la famille Oginski et de la
-calmer. Dragomira voulait s'entretenir avec Zésim.
-
-"Vous, restez ici, dit-elle à Soltyk. Ma mère et Henryka vous
-tiendront compagnie. Je reviendrai ce soir, au plus tard demain
-matin."
-
-Le comte soupira, affirma qu'une séparation de quelques heures lui
-semblait déjà longue comme une éternité, demanda en suppliant la
-permission d'aller aussi à Kiew, et jura qu'il ne gênerait en rien
-Dragomira. Mais elle resta inébranlable, et il finit par se soumettre,
-quoique avec le coeur serré.
-
-Le traîneau était avancé. Dragomira baisa la main de sa mère et
-descendit l'escalier au bras de Soltyk. Quand elle fut assise à côté
-de Glinski, au milieu des molles et précieuses fourrures qui
-garnissaient l'équipage, elle tendit au comte ses lèvres rouges et
-brûlantes; un baiser fut échangé; puis le fouet retentit, et
-l'attelage partit au galop.
-
-Quand ils furent arrivés à Kiew, Dragomira congédia le jésuite et
-envoya Barichar à Zésim.
-
-L'officier vint immédiatement.
-
-"Qu'avez-vous à me dire? demanda-t-il, je suis surpris que vous vous
-souciiez encore de savoir si je suis ou non de ce monde.
-
-- Toujours des reproches, répondit Dragomira en lui mettant lentement
-un bras autour du cou, que veux-tu, tu es pourtant à moi, je te
-tiens et je ne te lâcherai plus.
-
-- Tu te trompes.
-
-- Ah! si tu ne m'aimes plus?
-
-- C'est moi que tu veux accuser? Moi? Et quand tu viens de passer une
-série de jours avec Soltyk, dans son château?
-
-- Oui, en compagnie de ma mère.
-
-- En tout cas, pour me trahir en sa faveur.
-
-- Tu n'as pas le droit de me parler ainsi, répondit Dragomira avec
-calme; je ne t'ai jamais trompé; je t'ai toujours dit sincèrement
-que je poursuis un plan au sujet du comte; je t'ai encore déclaré il
-y a quelque temps que je suis près du but et que rien ne s'oppose
-plus à notre union. Aie confiance en moi, même maintenant que j'ai
-fait, parce qu'il fallait le faire, le pas le plus audacieux, le
-plus risqué en apparence.
-
-- Qu'as-tu encore à m'avouer?
-
-- Je me suis fiancée hier soir à Soltyk.
-
-- Dragomira!
-
-- Ne m'interromps pas; écoute-moi jusqu'à la fin. J'ai une grande, une
-sainte mission à remplir. Il fallait jouer cette comédie pour
-rassurer complètement le comte. A présent il est en mon pouvoir. Je
-te donne ma parole que jamais le mariage n'aura lieu. Dans quelques
-jours, je pars avec ma mère et Soltyk pour Bojary. C'est là que tout
-se décidera. A mon retour je t'appartiendrai et je te suivrai à
-l'autel.
-
-- Comment croire un pareil conte? s'écria Zésim en se levant
-brusquement. Tu veux me tromper, pour que je ne vienne pas gêner ton
-mariage. Une fois comtesse Soltyk, tu te moqueras du malheureux qui
-t'aimait, qui t'adorait.
-
-- Su tu te défies de moi, dit Dragomira, alors tout est fini entre
-nous."
-
-Elle se leva et alla à la fenêtre:
-
-"Va, je sais maintenant ce que j'ai à attendre de ton amour. Un amour
-sans confiance n'est qu'une ivresse; il n'est pas digne d'un nom si
-noble, si saint.
-
-- Il faudrait que j'eusse perdu le sens pour avoir plus longtemps
-confiance en toi!" s'écria Zésim.
-
-Dragomira n'était pas préparée à cette résistance, mais en une seconde
-elle conçut un nouveau plan. Il lui fallait s'emparer de Zésim à
-l'instant même, si elle ne voulait pas le perdre pour toujours; il
-fallait le garder comme prisonnier pendant quelque temps, jusqu'à ce
-que les accusations dont Soltyk était la cause eussent perdu toute
-raison d'être.
-
-Elle n'avait peur de rien, et tout moyen qui la conduisait à son but
-lui paraissait légitime et bon.
-
-"Et si je te donne des preuves de mon amour? dit-elle en se tournant
-tout à coup vers lui; si je me mets complètement en ton pouvoir?"
-
-Zésim la regarda fixement, il ne comprenait pas encore.
-
-"Je ne peux pas te recevoir ici, continua-t-elle, nous y sommes
-entourés d'espions. Mais j'ai une amie intime qui habite, à elle
-seule, une maison dans le faubourg. C'est là que je t'attendrai ce
-soir. Veux-tu?"
-
-Zésim se jeta à ses pieds et couvrit ses mains de baisers.
-
-"Veux-tu venir?
-
-- Oui.
-
-- Alors, à dix heures, ce soir, trouve-toi dans le rue."
-
-Elle lui nomma la rue et lui décrivit la maison.
-
-"Une personne de confiance sera là et te conduira auprès de moi.
-
-- Pardonne-moi," dit Zésim d'une voix suppliante en se relevant pour
-serrer Dragomira sur sa poitrine. Elle souriait, au milieu de ses
-baisers, avec la charmante pudeur d'une fiancée.
-
-Quand Zésim fut parti, elle envoya Barichar chez la juive. Bassi vint
-en prenant toutes les précautions nécessaires, et Dragomira s'enferma
-avec elle dans sa chambre.
-
-"Cette nuit, dit Dragomira, il faut s'emparer de Jadewski, le jeune
-officier que tu connais, et le mettre pour quelque temps hors d'état
-de nous nuire.
-
-- S'il n'y a pas de sang à verser, vous pouvez vous en remettre à moi,
-répondit la juive.
-
-- Je t'attendrai. Tu seras dans la rue et tu me l'amèneras. Il faut
-que tes gens soient à leur poste une heure avant et se cachent dans
-la maison même. Il ôtera son épée. Pendant qu'il m'embrassera, je
-lui jetterai le lacet autour du cou. On le portera dans le caveau
-souterrain, et on l'y retiendra prisonnier, jusqu'à ce que vienne
-moi-même le délivrer. Mais dis bien à tous qu'on ne doit ni le
-blesser ni le maltraiter.
-
-- Je comprends."
-
-Dragomira lui donna encore quelques instructions, et la juive partit.
-
-Le P. Glinski ne vint pas aussi vite à bout de sa mission. Il combina
-une douzaine de plans qu'il rejeta; il composa différents discours
-qu'il se proposait de débiter, et en dernier lieu les trouva communs
-et insignifiants. Enfin, il trouva ce qu'il fallait. Il se décida à
-parler d'abord à Anitta, convaincu qu'elle accueillerait son message
-sans se fâcher, et même avec une certaine joie. Il ne se trompait pas.
-
-Il vint dans l'après-midi chez Oginski. Après bien des circonlocutions
-et précautions oratoires, il arriva enfin à la grande nouvelle. A
-l'instant, Anitta lui sauta au cou et l'embrassa; puis elle courut
-auprès de ses parents et leur cria d'une voix triomphante:
-
-"Le comte Soltyk vous rend votre parole! Il a bien vu que jamais il
-n'obtiendrait ni mon coeur ni mon consentement. Il renonce à ma main et
-il épouse Dragomira!"
-
-Oginski fit un visage fort étonné, pendant que Mme Oginska se
-disposait à adresser des reproches au jésuite, qui s'était glissé
-doucement dans la chambre. Mais Anitta coupa énergiquement court à
-tout.
-
-"Je ne l'aurais jamais accepté, s'écria-t-elle; j'aime Zésim Jadewski,
-et je serai sa femme ou j'irai dans un couvent. Dites au comte, mon
-révérend père, que je lui suis très reconnaissante et que j'espère que
-nous resterons bons amis."
-
-L'affaire était donc réglée, et Glinski pouvait, le coeur léger, se
-hâter d'aller retrouver Dragomira. Anitta s'efforça d'obtenir alors le
-consentement de ses parents à son mariage avec Zésim. Son père
-semblait disposé à consentir, mais sa mère persistait à opposer à ses
-voeux tout l'orgueil des magnats polonais. Cependant Anitta ne se
-découragea pas. Maintenant, elle était libre, et les plus douces
-espérances remplissaient son coeur. Elle pensa que la première chose à
-faire, c'était de s'entendre avec Zésim. Elle lui écrivit et fit
-porter sa lettre chez lui par le vieux cosaque Tarass. Quand Tarass
-revint, il était nuit. M. Oginski était au Casino, Mme Oginska au
-théâtre. Anitta se trouvait donc seule.
-
-Tarass rapporta, avec un visage sérieux et soucieux, qu'il n'avait pas
-rencontré Zésim et que le domestique du jeune officier avait fini par
-lui avouer que son maître était ce soir-là attendu par une dame.
-
-"Par Dragomira! s'écria Anitta.
-
-- Il n'y a plus qu'à la suivre à la piste, dit le vieux cosaque; elle
-est en ce moment au cabaret Rouge, et j'ai appris de plus que la
-juive est venue chez elle aujourd'hui. J'ai peur pour M. Jadewski,
-car par ailleurs, on raconte que Mlle Maloutine s'est fiancée au
-comte Soltyk.
-
-- Oui, il faut la suivre, dit Anitta, je vais avec toi."
-
-Quelques minutes après, vêtue en paysanne et accompagnée de Tarass qui
-s'était transformé en paysan petit-russien, Anitta quittait le palais
-de ses parents. Elle était pâle, mais décidée et courageuse.
-
-"Elle a pris la précaution d'éviter les rues, dit Tarass; elle est
-venue dans un canot et ne peut manquer de s'en retourner par le même
-chemin. Ce qu'il y a de mieux à faire, c'est de louer aussi une
-embarcation."
-
-Ils descendirent donc vers le fleuve qui était débarrassé de ses
-glaces. L'hiver touchait à sa fin. Le printemps s'annonçait, non pas
-par des violettes et des perce-neige, ni par le ramage des oiseaux,
-mais par des tempêtes furieuses, de la neige et des pluies froides. Ce
-soir-là, cependant, le ciel était clair et sans nuages, la lune
-éblouissante. Le fleuve roulait ses flots écumeux sur lesquels le vent
-soufflait en hurlant.
-
-"Faut-il nous y risquer? Demanda Tarass.
-
-- Pour lui, je brave tout," répondit Anitta.
-
-Ils trouvèrent un canot, s'embarquèrent et longèrent lentement la
-rive. Quad ils furent arrivés près du cabaret Rouge, ils remarquèrent
-une barque retenue par une chaîne, qui se balançait sur l'eau avec un
-bruit plaintif. Les fenêtres du cabaret étaient éclairées.
-
-"Elle est encore là, dit Tarass, nous allons nous poster dans
-l'obscurité, et l'attendre."
-
-Il rama jusqu'au mur le plus proche et s'arrêta là. Tous les deux
-restèrent immobiles et silencieux. Pendant longtemps on n'entendit que
-le murmure des flots et le mugissement de la tempête autour des
-vieilles tours de l'ancienne ville des czars.
-
-Enfin deux formes humaines sortirent du cabaret et s'approchèrent du
-bateau retenu par une chaîne. L'un était un homme à tournure de
-pêcheur. Il détacha le bateau et prit les rames. L'autre personne
-s'embarqua aussi. C'était une femme d'une taille haute et élancée
-portant la pelisse en peau d'agneau à broderies de couleurs des
-paysannes de la Petite-Russie. Elle tourna son visage du côté de la
-lune, et, malgré le mouchoir de tête blanc qui enveloppait sa
-chevelure blonde, Anitta reconnut Dragomira. Le bateau s'éloigna de la
-rive et descendit le fleuve. Tarass le suivit à une certaine
-distance. Au bout de peu de temps, Dragomira aborda au
-faubourg. Tarass se hâta pareillement de gagner la rive, attacha le
-canot au poteau le plus proche et aida sa jeune maîtresse à débarquer.
-
-Dragomira descendit la rue à grands pas. L'endroit était complètement
-solitaire. Il n'y avait pas une seule lanterne allumée; aucun être
-humain ne se montrait; les maisons avaient l'air d'être
-abandonnées. Quand elle fut devant la maison d'aspect sinistre où elle
-avait évoqué avec Soltyk les âmes de ses chers morts, Dragomira
-s'arrêta et frappa trois fois dans ses mains. La porte s'ouvrit, mais
-au même moment Anitta saisit Dragomira par le bras.
-
-"Que voulez-vous? demanda cette dernière avec clame et fierté.
-
-- Enfin je te tiens, s'écria Anitta; ton masque est tombé; tu as pris
-dans tes filets Soltyk et Zésim. Faut-il te dire dans quelle
-intention?
-
-- Vous êtes folle, ce me semble, répliqua Dragomira.
-
-- Tu aimes Zésim, dis-tu? continua Anitta, non, tu ne l'aimes pas; tu
-as seulement soif de son sang, tigresse; tes complices t'attendent
-pour le livrer au couteau.
-
-- Lâchez-moi!"
-
-Dragomira essaya de se dégager, mais Anitta la retint solidement.
-
-"Oseras-tu nier? s'écria-t-elle. C'est toi qui as tué Pikturno! C'est
-toi qui as jeté Tarajewitsch aux bêtes féroces, à Myschkow? C'est toi
-qui égorgeras encore Soltyk et Zésim, si je ne t'en empêche pas! Ton
-coeur ne désire que le meurtre et le sang, prêtresse de l'enfer,
-pêcheuse d'âmes!"
-
-Dragomira frémit des pieds à la tête et poussa un cri sauvage
-inarticulé, le cri d'une lionne blessée. Puis, rapide comme l'éclair,
-elle tira son yatagan et rassembla toutes ses forces pour frapper
-Anitta à la poitrine.
-
-Mais au même moment Tarass se précipita entre elle et Anitta et la
-désarma.
-
-Dragomira, se voyant perdue, se sauva de l'autre côté du mur
-protecteur. La porte se ferma derrière elle. Pour le moment, elle
-était en sûreté.
-
-La situation était des plus dangereuses, mais Dragomira ne perdit pas
-la tête un seul instant. Elle rassembla en toute hâte tous les gens
-de la maison et leur donna les ordres nécessaires.
-
-Elle fit passer Juri par dessus les murs du jardin voisin et l'envoya
-à Bassi pour l'avertir. Dschika s'esquiva par la porte de derrière et
-partit à la rencontre de Zésim pour le conduire à l'Image de la Mère
-de Dieu, sur la route de Chomtschin, pendant que Tabisch sellait le
-cheval préparé pour Dragomira.
-
-Juri arriva sans encombre auprès de la juive, qui faisait le guet à
-l'angle de la rue, et tous les deux gagnèrent le cabaret en faisant un
-détour. En revanche, le traîneau de Zésim arriva avant que Dschika eût
-pu le rencontrer, et fut arrêté par Tarass.
-
-"Qu'est-ce qu'il y a? demanda le jeune officier avec impatience.
-
-- On a découvert un complot dirigé contre votre vie, répondit le vieux
-cosaque; dans cette maison qui est là, la prêtresse et le couteau du
-sacrifice vous attendent.
-
-- De qui parles-tu?
-
-- De Dragomira."
-
-Une femme à la taille svelte s'approcha.
-
-"C'est moi, dit une douce et aimable voix, je l'ai démasquée; et j'ai
-failli expier par ma mort mon amour pour vous.
-
-- C'est avec ce poignard qu'elle a voulu tuer ma chère demoiselle, dit
-Tarass, en présentant le yatagan à Zésim.
-
-- Tarass a paré le coup.
-
-- Dragomira! est-ce possible? murmurait Zésim. Elle? Une prêtresse de
-cette secte abominable?
-
-- Oui, Dragomira, répondit Anitta, ce démon à figure d'ange. Elle ne
-vous a attiré à elle que pour vous immoler sur l'autel de son
-dieu. Vous vous croyiez aimé et vous étiez dans les mains sanglantes
-d'une pêcheuse d'âmes.
-
-- Mon Dieu! mon Dieu! s'écria Zésim, et il cacha sa tête dans ses
-mains.
-
-- Il nous faut partir d'ici, dit Tarass, ses gens sont dans le
-voisinage. Qui sait ce qui peut arriver?"
-
-Anitta monta rapidement dans le traîneau, près de Zésim, et Tarass
-monta sur le siège à côté du cocher.
-
-"Où dois-je aller? demanda ce dernier.
-
-- Chez mes parents, dit Anitta.
-
-- Non, à la police, s'écria Tarass, et le plus vite possible; sans
-quoi cette bande de meurtriers nous échappe."
-
-
-XIX
-
-LA FUITE
-
-Je te conduis à la cité des damnés. DANTE.
-
-
-Quand Dschika revint avec la nouvelle que Zésim et Anitta étaient
-partis ensemble dans le traîneau et que la route était libre,
-Dragomira sauta sur le cheval qu'on lui amenait. Elle envoya Tabisch à
-Cirilla et Dschika à Sergitsch, pour les avertir. Le vieillard qui,
-jusqu'alors, avait gardé la maison solitaire, ouvrit la porte et la
-ferma du dehors quand Dragomira fut partie. Elle prit la direction de
-Chomtschin, pendant qu'il se hâtait de descendre vers la rive du
-fleuve où le bateau était toujours attaché.
-
-Dragomira traversa la faubourg au galop et se lança à toute bride sur
-la grand'route qui conduisait au château de Soltyk. Dans sa course
-furieuse elle avait l'air de fuir des ennemis qu'elle aurait eus sur
-les talons. De temps en temps elle excitait encore son ardent cheval
-de l'Ukraine, de la voix et du fouet. Autour d'elle, le vent
-mugissait; au-dessus d'elle s'étendait la voûte du ciel étincelant
-d'étoiles; devant elle apparaissait au-dessus de l'horizon le disque
-de la lune comme un but éblouissant.
-
-Elle ne rencontra personne. Il n'y avait sur la route ni village ni
-cabaret. Aussi loin que la vue pouvait s'étendre, on ne distinguait
-que de vastes plaines blanches, au-dessus desquelles flottait une
-brume que traversait la lueur argentée de la lune.
-
-Dragomira livrait le dernier combat, le combat décisif. Elle se voyait
-découverte; elle savait que maintenant il fallait agir, que le temps
-de la ruse et de la tromperie était passé. Le masque était tombé pour
-Zésim lui-même. Si elle n'avait pas le courage de tout risquer, il
-était perdu pour elle. Elle se demanda si elle l'aimait réellement, et
-une voix plus forte que sa froide prudence et sa volonté de fer lui
-répondit oui. Et Soltyk? Qu'éprouvait-elle pour lui? Lui non plus ne
-lui était pas indifférent; elle se sentait entraînée vers lui par une
-force presque mystérieuse. Oui, elle le comprenait maintenant, Soltyk
-était un homme de la même race qu'elle; mais son coeur parlait haut
-pour Zésim, peut-être justement parce qu'elle se voyait supérieure à
-lui, parce qu'il lui paraissait faible et indécis. Elle ressentait une
-sorte de tendre pitié pour lui, et la jalousie, l'orgueil féminin
-froissé transformaient cette tendresse en passion, en fureur.
-
-Pendant que les étincelles jaillissaient sous les sabots de son
-cheval, elle levait son poing fermé vers le ciel, et jurait que tant
-qu'il lui resterait un souffle de vie, Zésim n'appartiendrait à aucune
-autre femme. Chose étrange, la pensée de la mort, avec laquelle elle
-était si familiarisée, l'effrayait en ce moment; elle frissonnait,
-elle avait le coeur serré par l'angoisse. Elle n'avait jamais encore
-aimé; jamais encore elle n'avait été aimée. Tous ces rêves charmants
-qui voltigent autour des jeunes filles lui étaient jusqu'alors restés
-étrangers. Un désir ardent come une fièvre s'était emparé d'elle tout
-à coup: elle ne voulait pas mourir sans connaître le bonheur de
-l'amour. Elle avait encore conscience de son pouvoir: si elle allait
-au-devant de lui et si elle lui avouait tout, pourrait-il rester
-froid? Pourrait-il lui résister? Non. Elle voulait, elle devait le
-conquérir; elle voulait devenir sa femme, pécher avec lui et mourir
-avec lui. Mais auparavant il fallait livrer le comte au couteau.
-
-Dès qu'elle aurait rempli sa mission, elle serait libre. Alors elle
-appartiendrait au bien-aimé; et qui oserait lui arracher Zésim une
-fois qu'elle le tiendrait dans ses bras?
-
-Il faisait nuit quand elle arriva à Chomtschin. Le comte était dans
-son cabinet. Elle se garda bien d'aller le trouver
-immédiatement. Avant tout, elle informa sa mère de ce qui venait de se
-passer et du danger qui les menaçait tous. Puis elle prit les
-dispositions nécessaires.
-
-Il fallait dérouter au plus tôt ceux qui la poursuivaient; elle eut
-bientôt imaginé un moyen. Il y a avait là un secrétaire; elle s'y
-assit et écrivit à Zésim une lettre destinée à tomber entre les mains
-de ses ennemis. Cette lettre était rédigée de façon à avertir Zésim
-des intentions de Dragomira, et à le tromper ainsi que tous les autres
-sur l'endroit de sa retraite. Elle chargea un messager à cheval de
-porter immédiatement cette lettre à la ville; et elle était sur le
-point d'aller retrouver Soltyk, quand Henryka et Karow entrèrent.
-
-Ils avaient tous les deux des costumes de paysans, et étaient pâles,
-émus et épuisés de fatigue. Henryka tomba sur une chaise sans pouvoir
-dire un mot, tandis que Karow, à mots précipités, informait Dragomira
-que tout était découvert, que la police se mettait en mouvement et
-était sur leurs traces.
-
-"Je le sais, répondit tranquillement Dragomira; votre avis ne pourrait
-guère nous servir à cette heure. Dieu m'a protégée, et grâce à lui,
-j'ai pu les avertir tous à temps et les sauver. Je ne crois pas qu'en
-ce moment un seul des nôtres soit encore en danger."
-
-Karow regardait avec admiration la courageuse jeune fille, si sûre de
-la victoire.
-
-"Mais qui vous garantit, dit-il, que vous-même êtes ici en sûreté?
-Pensez avant tout à votre propre salut. A vous seule vous valez plus
-que nous tous ensemble.
-
-- Je sais que je n'ai pas de temps à perdre, dit-elle doucement; mais
-je ne quitterai pas ce château avant d'avoir accompli ma tâche. Je
-veux, cette nuit même, emmener le comte avec moi comme mon
-prisonnier.
-
-- Disposez de moi, répondit Karow, en s'inclinant respectueusement
-devant elle, je suis entièrement à vos ordres.
-
-- Moi aussi, dit Henryka, qu'y a-t-il à faire? Quel rôle comptes-tu me
-confier?
-
-- Ici, il n'y a que moi qui puisse d'abord agir, dit Dragomira; je
-vais le trouver à l'instant même. Ne vous éloignez pas, pour le cas
-où j'aurais besoin de vous."
-
-Quand Dragomira entra dans le cabinet du comte, il était debout près
-d'une fenêtre, et plongeait son regard dans la nuit sombre. L'épais
-tapis de Perse étouffait le bruit des pas. Il ne l'entendit point et
-ne la vit que quand elle lui posa la main sur l'épaule. Il se retourna
-vers elle tout surpris.
-
-"C'est vous! dit-il d'une voix balbutiante et en appuyant ses lèvres
-sur la main de la jeune fille. Si tard? je ne vous attendais plus.
-
-- C'est une heure sérieuse que celle qui m'amène vers vous, répondit
-Dragomira, je suis venue pour vous dire adieu, peut-être pour
-toujours.
-
-- Adieu? Et pour toujours? s'écria Soltyk; non, Dragomira, avez-vous
-oublié que rien ne peut plus nous séparer, que je vous suivrai
-jusqu'au bout du monde?
-
-- Vous ne connaissez mon secret qu'en partie, reprit Dragomira en
-s'asseyant sur la chaise qui était près de la fenêtre; je ne peux
-pas, pour l'instant, vous en dire davantage; aussi aurai-je de la
-peine à vous convaincre qu'il me faut quitter ce château, ce pays,
-dans une heure.
-
-- Je n'ai besoin d'aucune preuve, d'aucune explication, dit Soltyk; je
-ne vous fais aucune question. Il faut? Vous voulez? Il suffit. Je ne
-vous demande que la permission de vous accompagner.
-
-- A quel titre? Vous comprenez que ce n'est pas possible.
-
-- Pourquoi non? Comme votre serviteur, comme votre esclave.
-
-- Ce serait encore inconvenant.
-
-- Alors comme votre époux.
-
-- Bien; admettons que j'y consente. Comment voulez-vous, dans l'espace
-d'une heure, prendre toutes les dispositions nécessaires?
-
-- Il n'y a aucune disposition à prendre, répondit Soltyk, dites-moi
-seulement que vous renoncez enfin au jeu cruel que vous jouez; dites
-que vous exaucez mes voeux les plus ardents, que vous consentez à me
-prendre pour époux, et le chapelain du château va nous unir à
-l'instant même.
-
-- Je suis prête, dit Dragomira en attachant sur le comte un regard
-ferme et calme.
-
-- Ne plaisantez pas, je vous en conjure.
-
-- Je ne plaisante pas, continua Dragomira, je veux au contraire que
-vous donniez immédiatement les ordres nécessaires. Je veux dans un
-quart d'heure être comtesse Soltyk, et, en descendant de l'autel,
-monter aussitôt en traîneau et partir avec vous.
-
-- Dragomira! Je n'y puis croire! s'écria le comte en se jetant à
-genoux devant elle. Vous... vous êtes à moi et pour toujours!...
-
-- Pas un mot de plus, hâtez-vous: faites venir le chapelain, ordonna
-Dragomira en repoussant le comte, relevez-vous; obéissez."
-
-Soltyk sonna, donna ses ordres à son valet de chambre de confiance,
-qui était accouru en hâte; puis il retourna aux pieds de Dragomira,
-qui maintenant lui sourit d'un air gracieux.
-
-"C'est pourtant beau d'être ainsi aimée, murmura-t-elle, surtout quand
-on garde soi-même sa tête bien froide.
-
-- Alors, vous ne m'aimez pas?
-
-- Non... et cependant j'éprouve pour vous quelque chose que je n'ai
-encore éprouvé pour aucun homme."
-
-Elle lui caressa doucement les cheveux avec la main.
-
-"Même pour Zésim?
-
-- Même pour lui.
-
-- Vraiment?
-
-- Vraiment."
-
-Elle attacha sur lui un long et étrange regard, puis, subitement, elle
-l'enlaça de ses bras et l'attira à elle pour lui donner des baisers,
-non pas de femme, mais de tigresse.
-
-"Tu ne m'aimes pas? disait le comte d'une voix qui n'était plus qu'un
-souffle, si c'est là de la haine, ah! ta haine me rend plus heureux
-que l'amour des autres femmes.
-
-- Que sais-je? répondit-elle, peut-être que je t'aime! Une femme
-aime-t-elle comme une autre femme? Peut-être est-ce ma manière
-d'aimer, ce désir ardent de te faire mourir dans mes bras, cette
-fureur de t'étouffer sous mes baisers. Mais toi, n'as-tu pas peur de
-mon amour? Ne trembles-tu pas devant ces vagues de feu qui menacent
-de te dévorer?
-
-- Je ne crains rien, dit Soltyk, pas même toi; prends mon sang si cela
-te fait plaisir.
-
-- Je t'en ferai souvenir.
-
-- Comme tu voudras."
-
-Il la serra contre sa poitrine et la couvrir de baisers, jusqu'à ce
-que le vieux valet de chambre vînt annoncer que tout était prêt.
-
-"Les traîneaux aussi? demanda Dragomira.
-
-- La neige tombe de nouveau, répondit le vieux serviteur; un vent
-furieux souffle sur la steppe. On a préparé deux traîneaux couverts,
-et j'ai fait mettre à chacun une demi-douzaine de chevaux.
-
-- Tu as bien fait."
-
-Dragomira prit le bras du comte et se rendit avec lui dans la salle où
-attendaient Henryka et Karow. Pendant que Soltyk allait prévenir Mme
-Maloutine de ce qui devait avoir lieu, Dragomira échangea quelques
-mots à voix basse avec Karow et se retira ensuite avec Henryka dans
-l'embrasure d'une fenêtre, pour lui donner les instructions que
-nécessitait l'état des choses. Henryka descendit rapidement dans la
-cour du château, sauta sur le cheval qui l'avait amenée à Chomtschin,
-et partit en toute hâte pour Okozyn, afin d'y prendre les dispositions
-qu'exigeaient les circonstances.
-
-Soltyk revint avec Mme Maloutine à son bras, et invita Karow à
-conduire Dragomira. Le régisseur, vieux gentilhomme ruiné,
-suivait. Lui et Karow devaient servir de témoins. Dans la petite
-chapelle du château, toute éclatante de lumières, le chapelain
-attendait les étranges fiancés. En quelques minutes, la cérémonie
-religieuse fut terminée; les anneaux furent échangés, le comte et
-Dragomira unis par le prêtre d'un lien indissoluble. Encore une courte
-prière, et Dragomira, devenue comtesse Soltyk, quittait la chapelle au
-bras de son époux.
-
-Le jeune et fier couple revint encore une fois dans le cabinet du
-comte.
-
-"Maintenant tu es à moi, Dragomira, s'écria Soltyk, et il entoura de
-son bras la taille élancée de sa charmante femme, tu es à moi pour
-toujours."
-
-Elle ne répondit rien. Elle lui donna un baiser et le regarda, puis
-lui ordonna de s'asseoir à son secrétaire et d'écrire ce qu'elle lui
-dicterait.
-
-C'était une lettre destinée au jésuite et qu'elle regardait comme
-nécessaire pour la protéger contre ceux qui la poursuivaient. Le comte
-informait Glinski qu'il avait épousé Dragomira et qu'il était en route
-avec elle pour Moscou. Il avait l'intention de partir de cette ville
-pour faire avec sa femme un voyage à l'étranger. A la fin de sa
-lettre, il priait le jésuite de ne pas le trahir et de répandre le
-bruit que Dragomira s'était enfuie du côté de la Moldavie.
-
-La lettre fut confiée à un piqueur du comte qui devait la porter à
-Kiew. Les deux époux descendirent alors l'escalier. Karow suivait avec
-Mme Maloutine.
-
-Deux traîneaux couverts attendaient dans la cour du château. Dans le
-premier montèrent Mme Maloutine et Karow, qui s'installa sur le siège
-du cocher et prit lui-même les rênes. Tabisch conduisait le second
-traîneau où Soltyk avait aidé sa jeune femme à monter. Ils ne
-risquaient donc pas d'être découverts. Personne au château ne pouvait
-savoir quelle direction ils avaient prise. Ils étaient partis
-ostensiblement pour Kiew, mais ils tournèrent vers le sud et suivirent
-la route d'Okozyn par Kasinka Mala.
-
-Le traîneau de Soltyk et de Dragomira faisait penser à une de ces
-gondoles vénitiennes munies d'une cabine noire fermée où les amoureux
-aiment à se donner rendez-vous entre le ciel et l'eau. Rapide aussi
-comme une gondole, il filait à travers l'océan de neige qui recouvrait
-la steppe.
-
-Le plancher de la petite chambre dans laquelle les deux époux étaient
-étendus sur de moelleux coussins disparaissait sous de riches
-fourrures: d'épaisses tentures formaient autour d'eux une sorte de
-tente et les protégeaient contre le froid et la neige.
-
-Pendant quelque temps ils restèrent silencieux; puis la main de Soltyk
-chercha celle de sa femme. Il la trouva tiède et disposée à répondre
-tendrement à la pression de la sienne, sous la peau d'ours dont il
-avait enveloppé Dragomira.
-
-"Es-tu heureux? demanda-t-elle.
-
-- Heureux d'un bonheur ineffable!
-
-- Je te rendrai plus heureux encore," dit-elle tout bas, en appuyant
-son adorable tête sur l'épaule de son mari et en lui tendant ses
-lèvres rouges qu'entr'ouvrait un délicieux sourire. Il l'attira
-contre lui et ils confondirent leurs âmes en un long baiser. Aucune
-parole ne sortait de leur bouche. Ils s'abandonnèrent tout entiers à
-cette sensation de bonheur infini qui les inondait come une lumière
-et comme une flamme et qui faisait vibrer toutes leurs fibres. Au
-dehors, à la lueur fantastique de la une, volaient et croassaient
-les corbeaux, ces messagers de mort. Ils ne les entendirent pas:
-devant eux étaient la vie, la joie, le bonheur.
-
-
-XX
-
-REVE D'AMOUR
-
-Laisse-moi plier les genoux devant toi et baiser le bord de ta robe.
-Comte KRASINSKI.
-
-
-Quand les traîneaux se furent arrêtés dans la cour du vieux château
-d'Okozyn et que le comte, prenant Dragomira dans ses bras; l'eut aidé
-à sortir des chaudes fourrures qui l'enveloppaient, il regarda autour
-de lui avec étonnement:
-
-"Où sommes-nous? demanda-t-il. Est-ce une propriété de ta mère?
-
-- Oui, répondit Dragomira; mais notre résidence est Bojary, et c'est
-là que nous avons toujours demeuré. Okozyn est un château à demi
-ruiné où séjournaient des brigands et qui, depuis longtemps, n'était
-habité par personne. Ici, personne ne nous cherchera; ici, nous
-serons heureux."
-
-Elle prit son bras et entra avec lui dans une galerie voûtée et
-brillamment éclairée, aux murs de laquelle étaient suspendus des
-portraits de dignitaires ecclésiastiques, de magnats et de grandes
-dames des siècles passés. Henryka, toujours en paysanne, vint à leur
-rencontre, et, prenant à part Dragomira, lui chuchota quelques mots à
-l'oreille. Dragomira fit un signe d'assentiment, et se tourna vers le
-comte.
-
-"J'ai encore quelques ordres à donner, dit-elle avec un aimable
-sourire; il faut donc que tu patientes encore un peu. Ensuite, je suis
-à toi. Suis Henryka qui te conduira et te tiendra compagnie."
-
-Soltyk prit congé de Mme Maloutine à qui il baisa respectueusement la
-main, et, guidé par Henryka, monta ensuite le vaste escalier qui
-menait au premier étage. Ils suivirent un long corridor garni de tapis
-et orné de tableaux. Au bout du corridor était une porte qu'ouvrit
-Henryka. Ils entrèrent dans une vaste salle dont la décoration était à
-la fois riche et antique. Dans la cheminée brûlait un bon feu. Un
-candélabre placé sur cette cheminée éclairait toute la salle. Henryka
-s'assit sur un petit fauteuil, et, les pieds étendus sur une peau
-d'ours, regarda le comte qui allait et venait d'un pas agité, avec une
-sorte de curiosité farouche.
-
-"L'amour vous fait oublier d'être galant, à ce qu'il paraît, finit par
-dire Henryka en faisant une moue railleuse et en montrant ses petites
-dents blanches.
-
-- Pardonnez-moi, Henryka, répondit Soltyk; il me semble que j'ai la
-fièvre.
-
-- Je le vois bien. Il vous tarde de sentir le pied de Dragomira sur
-votre cou orgueilleux.
-
-- C'est vrai.
-
-- Est-ce que vous serez si heureux que cela?
-
-- Si vous aimez un jour, Henryka, vous me comprendrez.
-
-- Oh! je suis déjà un peu amoureuse.
-
-- En vérité?
-
-- Oui, et de vous.
-
-- Vous raillez, Henryka?
-
-- Je ne raille pas. J'ai prié, et prié sérieusement Dragomira de vous
-laisser à moi; mais elle n'a pas voulu. Il faut dire qu'un si beau
-coup de filet ne se fait pas tous les jours.
-
-- Je ne vous comprends pas.
-
-- Vous me comprendrez bien assez avant qu'il soit longtemps.
-
-- Qu'avez-vous, Henryka? vous êtes étrange.
-
-- Jouissez de votre bonheur, et ne faites pas de questions;
-enivrez-vous de votre félicité! L'heure viendra où vous
-m'appartiendrez aussi; à moi aussi bien qu'à elle. Oh! comme je me
-réjouis à l'idée de ce moment où vous tremblerez à mes pieds et où
-je n'aurai aucune pitié de vous!
-
-- Vous me croyez donc toujours frivole et sans foi?
-
-- Non, ce n'est pas là ma pensée.
-
-- Alors qu'est-ce?
-
-- Vous le saurez quand il sera temps.
-
-- Vous parlez par énigmes.
-
-- Je joue avec vous, comme le chat avec la souris, voilà tout.
-
-- Vous êtes une enfant."
-
-Henryka éclata de rire.
-
-"Comme vous me connaissez peu! Si vous pouviez lire dans mon âme, vous
-seriez étonné et peut-être effrayé..."
-
-Cependant Dragomira était descendue dans la chambre du
-rez-de-chaussée, où l'Apôtre l'attendait. Il la regarda avec surprise,
-Elle était debout, le voile blanc autour de la tête, enveloppée
-jusqu'aux pieds d'une longue pelisse rouge garnie de zibeline, le
-front haut et fier, ses grands yeux brillants attachés sur lui. Ce
-n'était plus l'humble écolière, la pénitente tremblante d'autrefois;
-c'était la femme, belle, souveraine, ayant conscience de son pouvoir.
-
-"Tu étais dans une situation difficile, dangereuse, dit-il; tu t'es
-montrée prudente et courageuse comme toujours. C'est toi, toi seule
-qu'il faut remercier si tous ceux des nôtres qui étaient à Kiew ont pu
-se sauver à temps. La récompense de Dieu t'est assurée.
-
-- Mais il faut que tu en envoies d'autres sur-le-champ à Kiew,
-répondit Dragomira avec calme; choisis des hommes décidés, des
-hommes de confiance. Nous avons besoin de savoir ce qui se passe
-là-bas.
-
-- Sergitsch est encore dans la ville.
-
-- Ce n'est pas assez, continua Dragomira, il faut tendre un nouveau
-filet autour de Zésim et d'Anitta; ne les laissons pas échapper.
-
-- Je vais m'en occuper."
-
-L'Apôtre abaissa les yeux vers le sol et garda le silence. Au bout
-d'un instant, il les releva, observa Dragomira d'un air interrogateur
-et se mit à sourire.
-
-"Tu as épousé Soltyk?
-
-- Oui.
-
-- Pour me le livrer d'autant plus facilement pieds et poings liés?
-
-- Oui, mais pas tout de suite.
-
-- Pourquoi?
-
-- Parce que je l'aime, répondit fièrement Dragomira; il m'appartient,
-personne ne peut me le disputer; il est mon époux. Ne crains pas que
-je faiblisse et que je cherche à le sauver; ne crains pas que je te
-le garde longtemps. Tu l'auras, et bientôt, mais pas avant que je ne
-le veuille moi-même.
-
-- Tu as l'intention de rester ici, à Okozyn, avec lui?
-
-- Oui.
-
-- Alors, agis comme bon te semble.
-
-- Je te remercie, dit Dragomira d'une voix attendrie, accorde-moi ce
-court rêve de bonheur. Il va finir, d'ailleurs, avec nous, mon coeur
-me le dit. C'est nous qui terminerons la longue série des
-victimes. Mais avant l'arrivée du jour où nous glorifierons Dieu par
-notre mort, nous ne nous rendrons pas. Après avoir immolé Soltyk, je
-veux te livrer aussi Zésim. Toi, tu me remettras Anitta. Je veux
-punir moi-même la traîtresse. Promets-le-moi.
-
-- Voici ma main, répondit l'Apôtre; j'envoie à Kiew un homme sûr. Il
-s'emparera de cette colombe, et tu en useras avec elle selon ton bon
-plaisir.
-
-- Oh! quel bien cela me fera! s'écria Dragomira avec une flamme dans
-les yeux; elle sera d'abord mon esclave; elle se tordra sous mon
-pied, sous mon fouet; et, quand elle se sera entièrement soumise à
-moi, j'inventerai pour elle des supplices à confondre l'esprit
-d'invention du diable.
-
-- Je vais faire disposer sur-le-champ tout ce qui est nécessaire, dit
-l'Apôtre pour conclure; je partirai ensuite pour Myschkow. Que le
-ciel te bénisse!"
-
-Un faible coup de cloche appela Henryka hors de la chambre. Soltyk
-resta seul quelque temps. Henryka revint et le conduisit dans une
-petite salle brillamment éclairée, où régnait une chaleur agréable et
-où était dressée une table pour deux personnes.
-
-"Dragomira vient à l'instant," dit-elle, et elle disparut derrière la
-portière.
-
-Presque au même moment la jeune et charmante femme arrivait de la
-chambre voisine. Souriante et satisfaite elle tendit à son mari une
-main qu'il baisa galamment, et l'invita ensuite à prendre place en
-face d'elle.
-
-"J'ai renvoyé tous les gens de service, dit-elle, pour que rien ne
-trouble notre joie. C'est donc toi qui seras mon serviteur?
-
-- De tout mon coeur!"
-
-Le comte lui présentait les plats et remplissait les verres. Chaque
-geste de Dragomira trouvait en lui un esclave obéissant. Ils
-mangèrent, burent et causèrent avec la bonne humeur et l'aimable
-abandon de deux amants. Une musique invisible jouait des airs doux et
-tendres.
-
-Tout à coup, Dragomira leva son verre rempli d'un vin doré pour boire
-à la santé de son mari.
-
-"A l'avenir!" s'écria Soltyk.
-
-Elle fronça imperceptiblement les sourcils.
-
-"Non, au présent! dit-elle avec un mouvement impérieux de sa belle
-tête; cette heure-ci nous appartient. Usons-en, jouissons-en. Qui sait
-ce que la prochaine nous apportera?"
-
-Les verres se choquèrent. Dragomira vida le sien d'un coup et le comte
-suivit son exemple. Puis il les remplit de nouveau.
-
-"M'aimes-tu encore? dit Dragomira à Soltyk en lui tendant la main par
-dessus la table. Il contemplait ce bras admirable qui semblait de
-marbre tiède, ces yeux bleus où brillait comme une céleste révélation.
-
-- Tu me le demandes?
-
-- J'aime à l'entendre dire.
-
-- Je sais aujourd'hui que je n'ai pas encore aimé. Tu es la première
-qui m'ait entièrement subjugué."
-
-Les verres résonnèrent encore une fois; encore une fois Dragomira but
-avidement le vin de feu, comme une tigresse aurait bu du sang chaud;
-puis elle se renversa sur le dossier de sa chaise et pétrit des
-boulettes de pain qu'elle lança à Soltyk.
-
-"Je vais maintenant changer de toilette, dit-elle; cette robe me
-serre. Henryka t'appellera quand je serai prête. Nous prendrons le thé
-ensemble."
-
-Elle sonna. Aussitôt la musique cessa, et Henryka apparut à la
-porte. Sur un signe de commandement de la comtesse, elle la suivit
-dans la chambre à côté.
-
-Il y eut quelques instants de silence; puis Soltyk entendit un
-bruissement gracieux de vêtements de femme, mêlé de rires étouffés. Le
-feu chantait dans la cheminée; la neige frappait aux vitres, et de
-temps en temps les faisait résonner. Dans la chambre voisine, Henryka
-baisait les pieds nus de Dragomira et lui mettait ses petites
-pantoufles de fourrure.
-
-Quand la toilette fut terminée, Dragomira se regarda longuement dans
-la grande glace fixée au mur.
-
-"Suis-je belle? demanda-t-elle; lui plairai-je?
-
-- Tu es toujours belle, répondit Henryka, qui, à genoux devant elle,
-la contemplait avec adoration comme une auguste statue d'Aphrodite
-dans son temple, sais-tu que je l'envie?
-
-- Pourquoi pas moi?
-
-- Parce qu'il y a bien des hommes comme lui, mais qu'il n'y a qu'une
-femme comme toi. Et puis, être aimé de toi, quel miracle! C'est
-comme si le marbre s'animait.
-
-- Va maintenant, va lui dire que je l'attends."
-
-Dragomira passa dans une autre chambre, et Henryka fit signe à Soltyk
-d'entrer.
-
-"Où est-elle? demanda-t-il quand il vit Henryka seule.
-
-- Là."
-
-Elle lui montra la portière qui cachait la porte par où Dragomira
-avait disparu et se glissa dehors, silencieuse et souple comme un
-serpent.
-
-Soltyk souleva la portière et s'arrêta tout ébloui.
-
-Dans une chambre de moyenne grandeur transformée en une sorte de
-pavillon turc par des tapis et des tentures de Perse qui recouvraient
-les murs, les fenêtres, les portes et le plafond, et éclairée par une
-lampe à globe rouge suspendue au milieu de la pièce, Dragomira, sous
-un riche baldaquin, était étendue sur de grands coussins de soie et
-des peaux de tigre et lui souriait. Avec ses pantoufles turques, sa
-pelisse brodée d'or comme en portent les femmes du harem; dans sa pose
-molle et nonchalante au milieu de ses royales fourrures d'hermine; les
-cheveux, le cou et les bras ornés de sequins et d'anneaux d'or, elle
-ressemblait à une jeune sultane qui attend son esclave. Le comte était
-tout tremblant; son coeur palpitait quand il entra dans ce petit
-sanctuaire baigné d'une lumière rosée et embaumé d'un enivrant parfum
-de fleurs.
-
-Il tomba silencieusement aux pieds de Dragomira.
-
-"Oh! comme tu es belle!" murmura-t-il.
-
-Elle souriait toujours. Elle sortit lentement ses bras adorables de
-ses larges manches d'une gaze étincelante comme le soleil et vaporeuse
-comme des flocons de neige, et elle l'attira contre sa poitrine.
-
-Puis ce furent de nouveau des baisers sauvages, des baisers de feu,
-comme en donne non pas une femme mais une tigresse. Soltyk s'affaissa
-et appuya ses mains sur son coeur.
-
-"Qu'as-tu? demanda-t-elle.
-
-- J'ai senti... c'était comme si tu avais des griffes aux mains et comme
-si tu voulais m'arracher le coeur", répondit-il.
-
-Elle se mit à rire.
-
-Il releva sa belle tête et la contempla longuement; puis il se pencha
-et porta à ses lèvres le bord de sa pelisse. Elle se redressa
-brusquement, jeta sa pantoufle et puis posa le pied sur la nuque.
-
-Il se laissa faire avec bonheur et murmura comme dans un rêve des vers
-où un amant suppliait sa maîtresse de mettre son pied nu sur le cou de
-son esclave.
-
-"De qui sont ces vers? dit-elle.
-
-- De Chateaubriand.
-
-- Lui aussi doit avoir connu l'amour, dit-elle, le seul vrai, qui dans
-un doux oubli de nous-mêmes nous livre à un autre être, nous soumet
-à une volonté étrangère; l'amour qui ne prend rien, qui se contente
-de toujours donner."
-
-Au lieu de répondre, Soltyk retint prisonnier le petit pied qui
-cherchait à lui échapper et le couvrit de baisers.
-
-"Allons, disait Dragomira, mets-moi ma pantoufle et tâchons d'être
-raisonnables.
-
-- Raisonnables? J'ai depuis longtemps perdu auprès de toi le peu qui
-me restait de raison, s'écria Soltyk en riant, et je te remercie de
-me l'avoir ravi, car tant qu'on est raisonnable, on ne peut être
-heureux; mais aujourd'hui je tiens le bonheur dans mes bras. Le sort
-nous a donné cette heure-ci. Que m'importe ce que l'heure prochaine
-m'apportera!"
-
-Dragomira frémit légèrement; cela ne dura pas plus qu'un
-éclair. L'instant d'après, ses lèvres cherchaient celles du comte et
-ses mains se jouaient inconsciemment dans les cheveux de son jeune
-époux.
-
-XXI
-
-SAUVES!
-
-Les ténèbres s'enfuient, le jour apparaît. POUSCHKINE.
-
-
-Cette même nuit, il arriva à Kiew des choses étranges et
-inattendues. Anitta et Zésim étaient en route pour aller trouver le
-directeur de la police. A moitié chemin, la jeune fille demanda
-subitement à l'officier de retourner sur ses pas; avant de prendre un
-parti définitif, elle avait à lui parler.
-
-"Où voulez-vous que je vous conduise? demanda-t-il; chez vos parents?
-
-- Non, chez vous."
-
-Zésim donna l'ordre au cocher de les conduire à sa maison. Ils
-arrivèrent bientôt. Il lui dit ensuite d'attendre devant la porte, et
-monta l'escalier en précédant Anitta. Tarass, à qui sa jeune maîtresse
-avait fait un signe, les suivait. Une fois en haut, Anitta se
-débarrassa de sa pelisse en peau d'agneau et s'assit sur une
-chaise. Avec ses bottes de maroquin rouge, sa jupe de couleur, son
-corsage, sa chemise blanche brodée, son cou et sa poitrine ornés de
-colliers de corail, sans longues nattes épaisses attachées par de
-larges rubans bleus, elle offrait absolument l'image de la simplicité
-et de l'innocence la plus touchante. Zésim debout devant elle la
-considérait dans un muet ravissement.
-
-"Ecoutez-moi, dit-elle d'une voix douce et confiante, j'ai à vous
-demander pardon. C'est moi qui suis coupable de tout ce qui est
-arrivé; c'est moi qui vous ai poussé dans les filets de Dragomira. Si
-j'avais eu plus de courage, j'aurais bravé la volonté de mes parents,
-je me serais enfuie avec vous; cette prophétesse sanguinaire n'aurait
-jamais réussi à vous faire tomber dans ses pièges.
-
-- Ce n'est pas vous qui êtes coupable, répondit Zésim, c'st moi, moi
-seul. J'aurais dû me fier à vous; je n'aurais jamais dû me décider à
-vous abandonner. Pardonnez-moi, si vous pouvez.
-
-- Je n'ai rien à vous pardonner, Zésim; je ne sais qu'une chose, c'est
-que je vous ai toujours aimé, et que je n'ai jamais eu qu'une seule
-pensée au coeur, celle de vous sauver. Et je veux vous sauver, et je
-vous sauverai, du moment que vous m'aimerez encore; car cela me
-serait impossible autrement."
-
-Zésim plia le genou devant elle et couvrir ses mains de baisers.
-
-"Je vous le dis encore une fois, j'étais aveuglé, j'étais ivre; mais
-je n'aime que vous; pardonnez-moi.
-
-- Eh bien, maintenant, s'écria Anitta en le serrant tendrement dans
-ses bras, je vous sauverai, je vous dirai que je vous aime, que je
-vous appartiens, que je veux vous suivre partout où vous le
-désirerez. Rien ne peut plus nous séparer; j'aurai le courage de
-tout souffrir."
-
-Zésim l'attira à lui et lui donna un baiser, puis il se releva et se
-mit à aller et venir à grands pas dans la chambre.
-
-"Maintenant, dit-il, délibérons sur ce qu'il y a à faire.
-
-- Avant tout, allons à la police, monsieur l'officier, dit Tarass,
-prenant part à la conversation, autrement les assassins nous
-échappent.
-
-- Non, non, s'écria Anitta. Quoique Dragomira soit démasquée et
-qu'elle ait pris la fuite, comme je l'espère, elle a ici, dans la
-ville, des complices qui poursuivront son oeuvre. On vous tuera,
-Zésim.
-
-- Ce n'est pas moi que le danger menace, mais vous, Anitta, répondit
-le jeune officier; vous avez provoqué Dragomira; vous avez découvert
-son secret; elle ne reculera devant aucun moyen pour se venger. Il
-vous faut vous éloigner, et sur-le-champ. Je vous conduirai chez ma
-bonne vieille nourrice, à Kasinka Mala. Là, vous serez en sûreté,
-surtout si vous continuez à jouer votre rôle de jeune paysanne et si
-vous ne vous montrez pas hors de la maison avant que tout danger
-soit passé.
-
-- Je ferai tout ce que vous jugerez bon, dit Anitta; mais vous... vous
-voulez rester ici, où la mort vous menace? Je mourrai d'effroi.
-
-- Ne craignez rien, répondit Zésim; dès que vous serez en sûreté, on
-fera tout ce qu'il faut pour mettre cette bande d'assassins hors
-d'état de nuire. Au surplus, elle se le tient pour dit et a peur
-pour le moment; elle ne se risquera pas de sitôt à commettre quelque
-nouvel assassinat. Alors voulez-vous me suivre?
-
-- Je suis prête, dit Anitta.
-
-- Eh bien, en route, dit Zésim, nous n'avons pas temps à perdre."
-
-Il aida Anitta à remettre sa pelisse, la précéda en descendant
-l'escalier, et lui donna la main pour monter dans le traîneau qui
-attendait. Pour prévenir toute trahison, il congédia le cocher et
-ordonna à Tarass de prendre sa place.
-
-"Où? demanda le Cosaque d'un clignement d'yeux.
-
-- D'abord à la police."
-
-Le traîneau se mit en marche. Tarass prit en apparence la direction du
-bâtiment de la police; mais une fois dans la rue voisine, il fit un
-détour, et partit au galop pour Kasinka Mala par la route qui passe à
-Chomtschin.
-
-Zésim et Anitta, appuyés l'un contre l'autre, étaient silencieux et
-immobiles, comme dans un rêve. Ils avaient tant à se dire! et ils ne
-trouvaient aucune parole.
-
-Zésim tenait la main d'Anitta dans la sienne; il sentait sa tiède
-haleine. La bien-aimée était près de lui; cela lui suffisait pour être
-absolument heureux.
-
-Il faisait encore nuit quand ils arrivèrent à Kasinka.
-
-La maison qui appartenait à Kachna Beskorod, la nourrice de Zésim,
-semblait faite exprès pour cacher un secret. Située à l'entrée du
-village, à l'écart de la toute, elle était isolée au milieu d'un grand
-verger enclos d'une haute haie.
-
-Tarass s'arrêta devant la porte, remit les guides à Zésim et passa
-par-dessus la haie pour attirer l'attention aussi peu que possible.
-
-Un chien de garde s'élança sur lui avec des aboiements furieux; mais
-Tarass, grâce à quelques bons coups de fouet, réussit à le tenir à
-distance. Il arriva à la maison, frappa à la fenêtre et éveilla
-Kachna.
-
-"Qui est là? demanda-t-elle.
-
-- Ton jeune maître.
-
-- Qui?
-
-- M. Zésim Jadewski.
-
-- Serait-ce possible? Si tard! Il lui est arrivé quelque chose?
-J'ouvre tout de suite."
-
-Kachna ne tarda pas à sortir, vêtue d'une grande pelisse en peau de
-mouton et tenant un éclat de pin allumé. Elle pouvait toucher à la
-cinquantaine, mais elle était encore fraîche et rose comme une jeune
-femme. De grande taille, de noble tournure, elle avait une belle tête
-imposante, une riche chevelure brune et de grands yeux brillants et
-fins de la même couleur que les cheveux.
-
-"Où est-il? demanda-t-elle.
-
-- Ne fais pas de bruit, lui dit Tarass à l'oreille, il s'agit d'une
-affaire très grave; M. Jadewski a enlevé une demoiselle qu'il aime
-et que ses parents ne veulent pas lui donner pour femme.
-
-- Mon Dieu!
-
-- Elle restera quelque temps cachée chez toi, et personne ne doit
-savoir qu'elle est ici, personne.
-
-- Je comprends."
-
-Elle s'approcha de la haie, ouvrir la porte et le traîneau entra.
-
-"Que Dieu te garde, Kachna!
-
-- Que le ciel te bénisse, mon enfant!" répondit-elle.
-
-Zésim sauta à terre et la serra dans ses bras; elle le prit sans plus
-de façons par la tête et lui donna un baiser. Puis ils entrèrent dans
-la maison.
-
-"Voilà donc ta future? dit la nourrice en regardant Anitta avec
-admiration. Dieu! qu'elle est jeune et qu'elle est belle! une vraie
-enfant! tu es toute gelée, ma tourterelle. Oh! pauvre petite âme! par
-une nuit pareille te faire sortir de ton nid bien chaud et t'emmener à
-travers le froid glacial et la neige!"
-
-Kachna alluma du feu en hâte et fit du thé, pendant que les amants
-parlaient de ce qu'il y aurait à faire. Zésim insistait pour que le
-fidèle Cosaque restât auprès d'Anitta afin de la protéger, et celle-ci
-finit par y consentir, bien qu'elle fût très inquiète à l'idée que
-Zésim s'en retournerait seul à Kiew. Finalement, l'intrépidité du
-jeune homme la tranquillisa. Quand il se fut réchauffé avec un verre
-de thé, ils se dirent adieu dans un long baiser, puis Zésim s'arracha
-à la douce étreinte d'Anitta, sauta dans le traîneau et partit. Il
-revint heureusement à Kiew, éveilla son domestique et se rendit avec
-lui à la maison où Dragomira avait demeuré jusqu'alors. Il la trouva
-silencieuse et sans aucune lumière, et sonna à plusieurs reprises sans
-qu'on ouvrît. Il frappa et appela: même insuccès. Enfin il renonça à
-réveiller les habitants de la maison, et partit pour le cabaret
-Rouge. Là ce fut la même cérémonie: profond silence, aucune fenêtre
-éclairée, personne pour répondre?
-
-"Evidemment ils se sont tous enfuis," se dit-il, et il retourna chez
-lui. Il trouva à la porte un homme vêtu en paysan qui vint à lui et
-lui remit une lettre.
-
-"Qui t'envoie? demanda Zésim avec défiance.
-
-- Je ne sais pas.
-
-- Qui donc t'a donné cette lettre?
-
-- Une jeune et jolie dame.
-
-- C'est bien.
-
-- Je dois rapporter une réponde.
-
-- Alors, viens avec moi."
-
-Ils montèrent l'escalier; le domestique alluma une bougie et Zésim lut
-la lettre, qui était de Dragomira. Elle écrivait en toute sincérité et
-avouait qu'elle appartenait à la secte des Dispensateurs du ciel. Elle
-était et serait toujours fidèle à sa doctrine comme à la seule
-vraie. Elle avait eu à conserver un secret sacré qui ne lui
-appartenait pas. Mais maintenant, bien des choses qui, dans sa
-conduite, avaient pu sembler jusqu'alors énigmatiques et peut-être
-équivoques à Zésim, allaient lui apparaître sous un autre jour. Sa foi
-n'était cependant pas un obstacle à ce qu'elle lui appartînt. Quand
-elle trouverait l'occasion de lui expliquer tout, il lui pardonnerait
-tout. Elle l'aimait, elle n'aimait que lui. S'il éprouvait encore
-quelque chose pour elle, il pouvait la suivre. Elle l'attendait au
-prochain jour, à Moscou, où il lui fallait se tenir cachée. Elle lui
-ferait connaître le reste, dès qu'il lui aurait répondu qu'il l'aimait
-encore et qu'il consentait à aller la rejoindre pour fuir avec elle à
-l'étranger.
-
-Zésim répondit ce que suit:
-
-"Tout est découvert. Le devoir de quiconque a encore des sentiments
-humains est de se déclarer contre une secte qui, guidée par le désir
-du meurtre et la soif du sang, menace la société. Vos compagnons sont
-poursuivis. Si je vous épargne, c'est parce que je vous ai aimée, et
-parce que je crois que vous n'avez pas conscience des crimes que vous
-avez commis. Je regarde votre participation à ces horribles forfaits
-comme une aberration morbide. Vous, personnellement, n'êtes pas pour
-moi une criminelle, mais une folle abusée par des hypocrites et des
-fanatiques. Vous comprendrez que je ne réponde pas à votre appel. Je
-ne trahirai pas votre retraite; mais vous ne serez pas longtemps en
-sûreté, même à Moscou. Fuyez aussi promptement que possible à
-l'étranger avant que d'autres ne suivent vos traces et vous
-découvrent. Songez à ce qui vous attendrait.
-
-"Zésim."
-
-Il donna cette lettre au messager qui partit en l'emportant, puis il
-se rendit à la police. Il fit au directeur de la police une
-communication détaillée sur l'existence et les actes de la secte qui
-jusqu'alors avait jeté en secret ses filets mystérieux dans Kiew, y
-avait fait tomber ses victimes et les avait livrées au couteau.
-
-Il indiqua ses repaires et nomma plusieurs de ses membres. Mais il
-garda le silence sur le rôle que jouait Dragomira dans cette horrible
-association.
-
-Le directeur de la police prit sur-le-champ toutes ses dispositions et
-envoya des hommes de confiance dans toutes les directions. D'abord le
-cabaret Rouge fut cerné. Un bateau, garni de soldats de police,
-surveilla le côté de l'eau, pendant qu'un chef suivi d'agents frappait
-à la porte. Personne ne répondit. On envoya chercher un serrurier qui
-ouvrit. La cour était vide; la maison semblait inhabitée. Quand la
-porte fut ouverte et que la police pénétra dans le cabaret, il fut
-bien évident que les habitants s'étaient enfuis en toute hâte et dans
-le plus grand désordre. Tout était pêle-mêle; un certain nombre
-d'objets gisaient même éparpillés sur le plancher. On interrogea les
-voisins; ils répondirent que la cabaretière et ses compagnons étaient
-partis en barque et avaient remonté le fleuve.
-
-La maison où Dragomira avait fait apparaître au comte les âmes de ses
-parents était également vide.
-
-Un employé de la police s'était rendu auprès du marchand Sergitsch et
-l'avait questionné. Sergitsch fit comme si toutes ces aventures lui
-étaient inconnues: il montra un naïf étonnement à quelques-unes des
-questions qu'on lui adressa; il en accueillit d'autres avec un air de
-parfaite incrédulité, comme si on lui débitait des contes.
-
-"Il est pourtant bien constaté, dit l'employé, qu'une jeune dame
-venait chez vous de temps en temps, qu'elle s'habillait en homme et
-qu'elle allait ensuite au cabaret Rouge.
-
-- Ah! on sait cela? dit Sergitsch, alors je n'ai plus rien à
-dissimuler. C'était Mlle Maloutine. Je suis en relations avec sa
-mère depuis des années. Elle s'habillait positivement chez moi quand
-elle avait des rendez-vous avec le comte Soltyk. Ces rendez-vous se
-donnaient-ils au cabaret Rouge? c'est ce que je ne sais pas."
-
-L'employé fit des perquisitions dans toute la maison, mais il ne
-trouva rien de suspect.
-
-La déposition du marchand donna l'idée d'envoyer un agent à la maison
-de Dragomira. Il trouva la porte fermée et apprit des voisins que les
-habitants de cette maison étaient partis. Le directeur de la police
-donna l'ordre d'ouvrir la porte de force. Là encore on trouva le nid
-vide; là encore on ne découvrit absolument rien de suspect.
-
-Pour le moment, la police était fort embarrassée, d'autant plus que,
-le lendemain au soir, elle eut deux fortes preuves que les compagnons
-de Dragomira n'avaient pas du tout quitté la place.
-
-Zésim revenait du Casino des officiers et rentrait chez lui. Il
-passait par une rue déserte et sombre. Une jeune fille maquillée et en
-toilette tapageuse vint à sa rencontre. Il voulut continuer son chemin
-sans faire attention à elle, mais elle s'arrêta et lui demanda du feu
-pour allumer une cigarette. Pendant que Zésim lui présentait la
-sienne, il reçut à l'improviste un coup violent dans la poitrine, et
-l'éclair d'une large lame d'acier lui passa devant les yeux. Le jeune
-officier fit instinctivement deux pas en arrière et tira son sabre,
-mais l'audacieuse créature avait déjà disparu au coin d'une maison, et
-quand il se mit à sa poursuite, il ne trouva trace de rien ni de
-personne.
-
-Le coup, d'ailleurs, avait été arrêté par son porte-cigarettes en
-argent.
-
-Le même soir, un agent de police chargé de surveiller le cabaret Rouge
-fut attaqué par deux hommes, qui s'approchèrent en faisant les
-ivrognes et l'assaillirent à coups de gourdin. Il montra son revolver;
-alors ils reculèrent et tirèrent sur lui plusieurs coups de feu qui ne
-l'atteignirent pas.
-
-Ils s'enfuirent quand il courut après eux, longèrent le fleuve et
-disparurent tout à coup comme si la terre les avait engloutis.
-
-
-XXII
-
-LES TOURMENTS DES DAMNES
-
-Laissez toute espérance, vous qui entrez. DANTE.
-
-
-Les jours de délices et de douce ivresse se succédaient.
-
-Dragomira, dans les bras de son mari, semblait avoir complètement
-oublié l'univers, les dangers qui la menaçaient, sa mission et ses
-horribles devoirs.
-
-Un soir, Henryka apparut. Elle revenait de Kiew, où l'Apôtre l'avait
-envoyée pour prendre connaissance de la situation et lui en faire son
-rapport. Elle frappa doucement à la porte; Dragomira eut peur; il lui
-sembla qu'un sérieux et sinistre avertissement résonnait à son
-oreille. Elle s'arracha à Soltyk, rajusta sa chevelure qui couvrait
-ses épaules du ruissellement de ses molles ondes d'or, et sortit.
-
-"Quelles nouvelles apportes-tu?" demanda-t-elle à Henryka.
-
-Celle-ci se jeta à son cou et l'embrassa passionnément; puis elles
-s'assirent toutes les deux près de la cheminée et causèrent à voix
-basse.
-
-"Je viens de la ville, dit Henryka qui tenait dans sa main la main de
-Dragomira, cela va mal; jusqu'à présent on n'a découvert aucun des
-nôtres; mais ils errent çà et là dans les environs comme du gibier
-fugitif; la police est sur leurs traces, et, ce qui est encore pire,
-sur les nôtres. Anitta a disparu, on ne sait pas où, et Zésim est un
-de nos plus acharnés persécuteurs."
-
-Dragomira regarda la flamme rouge du foyer et ne dit rien.
-
-"Allons! du courage, continua Henryka, c'est le moment d'agir, si nous
-ne voulons pas que tout soit perdu. Le danger est grand. Tu ne peux
-pas rêver et folâtrer plus longtemps."
-
-Dragomira tressaillit comme secouée par le frisson de la fièvre.
-
-"Tu as raison, dit-elle, nous ne sommes pas nés pour le bonheur, mais
-pour le renoncement, pour la douleur, pour la souffrance. Dis à
-l'Apôtre de m'accorder encore cette seule nuit. Demain, je lui
-appartiens de nouveau; je lui livrerai Soltyk, dès que le jour
-commencera à poindre."
-
-La nuit s'écoula rapidement, nuit de chères joies et de charmantes
-tendresses; et quand le jour commença à apparaître, quand les
-premières lueurs grises de l'aube se montrèrent à travers les sombres
-rideaux, Dragomira se leva, revêtit lentement sa pelisse brodée d'or,
-qui lui tombait jusqu'aux pieds, enroula un ruban rouge autour de ses
-blonds cheveux, ranima dans la cheminée la braise qui s'éteignait,
-jeta dans le foyer un gros morceau de bois et appela son époux.
-
-"Que veux-tu? demanda Soltyk en venant se mettre aux pieds de
-Dragomira, sur la fourrure d'ours.
-
-- Nous avons assez rêvé, dit-elle, maintenant nous devons nous
-éveiller. Nous étions heureux, mais le bonheur n'est qu'une ombre
-fugitive dans cette vallée de larmes. Prépare-toi à la douleur et à
-la souffrance, mon bien-aimé; elles sont notre vraie part en cette
-vie; et c'et pas elles, si nous nous y soumettons volontairement,
-que nous obtenons la félicité éternelle.
-
-- Est-ce là ce qu'enseigne l'association à laquelle tu appartiens?
-
-- Oui, cela, et quelque chose de plus, continua Dragomira; nous avons
-péché en étant heureux; nous péchons rien qu'en respirant. Aussi
-devons-nous expier notre bonheur comme notre existence, par le
-renoncement, la souffrance, le martyre, et enfin par la mort.
-
-- Ne parle pas de mort, dit Soltyk.
-
-- Tu ne pressens donc pas, mon ami, combien elle est proche de toi?
-
-- De moi? Perds-tu la raison?
-
-- Prépare-toi, répondit Dragomira avec calme, je suis la prêtresse et
-tu es la victime. Tu vas expier tes péchés; et quand l'humilité et
-la souffrance auront purifié ton âme, je t'offrirai à Dieu, comme
-autrefois Abraham offrit Isaac.
-
-- Tu veux me tuer?
-
-- Oui, je vais te sacrifier.
-
-- Est-ce que je rêve? s'écria Soltyk en se relevant d'un bond; suis-je
-fou? ou es-tu folle? Où suis-je?
-
-- Tu es entre mes mains.
-
-- Et tu veux me trahir? A qui veux-tu me livrer?
-
-- Tu m'as dit: prends mon sang, si cela te fait plaisir. Je le prends
-maintenant; je le désire.
-
-- Quelle plaisanterie!"
-
-Soltyk se mit à rire. Dragomira le regarda, se leva et appuya sur un
-bouton qui se trouvait dans le mur.
-
-"Que fais-tu? demanda-t-il.
-
-- J'appelle mes compagnons.
-
-- Dans quelle intention?
-
-- Parce que je vois que tu ne te soumettras pas volontairement à ton
-sort.
-
-- Tu veux employer la violence? s'écria le comte; la violence contre
-moi, que tu aimes? Contre ton époux?
-
-- Oui.
-
-- D'où te vient cette haine subite, ce désir homicide?
-
-- Ce n'est pas de la haine, c'est de l'amour. C'est parce que je
-t'aime que je veux sauver ton âme de la damnation éternelle.
-
-- Suis-je donc sans défense? s'écria Soltyk; je suis encore libre, je
-ne me laisserai pas égorger comme un agneau.
-
-- Tu es mon prisonnier; tu n'as plus aucun moyen de te sauver.
-
-- Femme! serpent! ne me rends pas fou!"
-
-Le comte poussa Dragomira dans un coin et la saisit à la gorge avec
-les deux mains. Il l'aurait étranglée, bien qu'elle résistât de toutes
-ses forces, sans Karow, qui le saisit à l'improviste par derrière et
-le terrassa.
-
-Presque au même instant, deux autres hommes se précipitaient sur lui;
-et, pendant qu'ils le mettaient hors d'état de remuer, Karow lui
-posait le genou sur la nuque, et, rapidement, avec la dextérité d'un
-bourreau, lui attachait les pieds et les mains.
-
-Ils relevèrent alors Soltyk, qui jeta un regard plein d'une haine
-sauvage sur Dragomira. Elle le considérait tranquillement, sans pitié.
-
-"Où faut-il le conduire? demanda Karow à voix basse.
-
-- Devant l'Apôtre."
-
-La portière fut soulevée au même moment et le prêtre apparut sur le
-seuil de la chambre.
-
-"Voici la victime que tu as demandée, dit Dragomira; prends-la. Ma
-mission est remplie. J'attends les nouveaux ordres que tu voudras me
-donner."
-
-L'Apôtre fit d'abord conduire le comte dans un des caveaux
-souterrains; et là, chargé de chaînes, dans la nuit et dans la
-solitude, le malheureux resta jusqu'au lendemain sans manger ni
-boire. Alors l'apôtre apparut lui-même pour exhorter le pécheur au
-repentir et à la pénitence.
-
-Soltyk ne daigna pas d'abord répondre un seul mot; et lorsque
-l'Apôtre, de plus en plus pressant, s'adressa à sa conscience, il se
-redressa fièrement et dit:
-
-"C'est par la ruse, la trahison, la violence, que je suis tombé entre
-tes mains, et tu peux me faire ce que tu voudras. Mais personne ne me
-forcera à m'abaisser devant toi, à me soumettre volontairement à tes
-ordres sanguinaires. Le comte Soltyk peut être un pécheur, mais jamais
-personne ne le verra poltron ni lâche!"
-
-Quand le prêtre eut épuisé, sans réussir, son talent de persuasion
-avec le prisonnier, il remonta à l'étage supérieur du temple.
-
-"Il est orgueilleux comme ne l'a jamais encore été aucun de ceux que
-nous avons eus ici, dit-il à ses fidèles, il faut le ployer avant de
-songer à sa pénitence.
-
-- Laisse-moi briser son orgueil, dit Henryka.
-
-- Non, répondit l'Apôtre; le danger croît de jour en jour. Nous
-n'avons pas de temps à perdre. Pour triompher de ce criminel, il
-faut des bras plus forts que les tiens, jeune fille."
-
-Il fit un signe: Karow et Tabisch, ayant chacun un fouet à la main,
-descendirent dans le caveau.
-
-Au bout d'une heure Karow revint annoncer qu'ils avaient tout fait,
-mais qu'il ne cédait pas.
-
-L'Apôtre fronça les sourcils.
-
-"C'est ce que nous allons voir," murmura-t-il.
-
-Il descendit lui-même dans les régions souterraines de l'ancien
-château des Starostes, et ordonna d'amener le comte devant lui. On le
-conduisit tout enchaîné dans une salle voûtée, où une lampe suspendue
-au plafond et un bassin rempli de charbons allumés répandaient une
-lueur sinistre. L'Apôtre était assis sur une chaise adossée à la
-muraille; ses pieds reposaient sur une peau d'ours. A l'écart et dans
-l'ombre se tenaient ses aides, prêts à obéir au premier signe.
-
-"Veux-tu persister dans ton arrogance? demanda-t-il au comte qui se
-tenait debout devant lui tout enchaîné, je suis ici à la place de
-Dieu; je suis ton seigneur et ton juge. Agenouille-toi et adore Dieu
-dans son prêtre."
-
-Soltyk ne répondit rien.
-
-"Tu ne veux pas?
-
-- Non."
-
-L'Apôtre fit un signe. Deux hommes saisirent Soltyk et l'étendirent
-sur une planche parsemée de pointes de fer et soutenue par de grands
-blocs de bois. Après avoir attaché aux pieds du malheureux condamné un
-poids d'un quintal, ils se mirent à l'allonger lentement sur la
-planche du martyre en le tirant par les mains qui étaient
-liées. Soltyk résista avec un orgueil diabolique à cet horrible
-supplice. Pas un mot, pas un son ne sortit de ses lèvres. Quand la
-torture eut duré assez longtemps, le prêtre donna l'ordre de laisser
-quelques instants de repos à la victime.
-
-"Il faut prendre un moyen plus énergique, s'écria l'Apôtre, le diable
-est plus fort en toi que je ne le pensais."
-
-Il fit signe à Karow d'avancer et lui donna les instructions
-nécessaires. Il y avait un anneau de fer attaché au plafond. On y
-suspendit Soltyk par les bras. Alors Dragomira et Henryka sortirent de
-l'ombre et saisirent les fers rouges qui étaient dans les charbons
-ardents.
-
-"Ne sois pas irrité contre moi, dit Dragomira en écartant avec
-tendresse les cheveux de Soltyk qui couvraient son front baigné de
-sueur, je fais ce qu'il faut que je fasse; nous te faisons souffrir
-les tourments des damnés, ici, sur cette terre où ils durent peu, pour
-te sauver des supplices éternels de l'enfer. C'est par amour qu'il
-faut que je te fasse mal, par amour qu'il faut que j'augmente tes
-souffrances, jusqu'à ce que la vraie humilité chrétienne pénètre dans
-ton coeur."
-
-Henryka lui donna le premier coup. La joie d'un fanatisme infernal
-brillait dans ses yeux ordinairement si doux. Puis le fer de Dragomira
-siffla à son tour au contact de la chair.
-
-L'orgueil de Soltyk résista encore à cet épouvantable torture, mais
-pas longtemps. Un soupir s'échappa de la poitrine du malheureux
-supplicié; puis ce fut un gémissement, et enfin un grand cri.
-
-Les deux femmes interrompirent leur horrible besogne de bourreau.
-
-"Veux-tu humilier ton orgueil? demanda l'Apôtre d'un ton calme;
-veux-tu éveiller dans ton âme le repentir et la douleur, et me
-confesser tes péchés?
-
-- Non."
-
-Le prêtre fit un signe, et les deux jeunes filles recommencèrent à le
-torturer.
-
-Soltyk poussa de nouveau un grand cri, un cri effrayant.
-
-"Pitié, dit-il d'une voix suppliante.
-
-- Te soumettras-tu?
-
-- Oui.
-
-- Es-tu disposé à t'humilier?
-
-- Oui."
-
-L'Apôtre ordonna de le détacher. Quand Soltyk fut là devant lui, le
-regard abaissé vers la terre, les mains liées derrière le dos, ce
-n'était plus que l'ombre de cet homme si fier que Kiew admirait
-autrefois.
-
-"La pénitence que nous imposons de force, continua l'Apôtre, n'a pas
-la valeur de la soumission volontaire aux ordres de Dieu. Penses-y
-bien. L'humilité me semble être pour toi une pénitence
-incomparablement plus grande que n'importe quelle terrible torture. Je
-veux voir si tu es capable de dompter ton orgueil au point de
-t'humilier devant moi de ta pleine volonté. Si tu le fais avec joie et
-enthousiasme, tant mieux pour toi et pour le salut de ton âme!"
-
-On débarrassa Soltyk de ses chaînes.
-
-"Viens ici, dit l'Apôtre avec un froide majesté et semblable dans sa
-longue pelisse à un despote asiatique assis sur son trône, je suis à
-la place de Dieu et tu dois te prosterner devant moi, pauvre pécheur."
-
-Soltyk hésita un instant, puis se jeta à genoux devant le prêtre.
-
-"Plus près, mon fils, continua l'Apôtre, mets-moi à mes pieds, le
-visage contre terre, pour que je puisse faire plier ton cou
-orgueilleux."
-
-Soltyk fit ce qui lui était ordonné.
-
-"Je suis ton maître, dit le prêtre en posant son pied sur la nuque du
-comte, et tu es mon esclave."
-
-Au moment om le pied du prêtre le touchait, Soltyk sentit son orgueil
-d'homme se réveiller. Il se releva d'un bond et se précipita sur le
-prêtre avec fureur. Mais celui-ci, qui était toujours préparé à de
-pareilles attaques, le frappa au visage avec la tête du fouet caché
-près de lui. Soltyk recula en chancelant. Au même moment, les hommes
-le saisissaient et l'enchaînaient de nouveau. "Pas encore converti,
-s'écria l'Apôtre; essayez donc de nouveau les fers rouges."
-
-Le martyre recommença, mais cette fois Soltyk fut bientôt vaincu.
-
-Il gémit, il cria, il demanda grâce, et quand son supplice cessa et
-qu'on lui ôta ses liens, il tomba par terre comme un corps sans
-vie. On le laissa étendu pendant quelque temps. Karow et les hommes
-s'éloignèrent sur l'ordre de l'Apôtre. Il ne resta avec le prêtre que
-les deux jeunes filles et la victime.
-
-Lorsque le comte revint à lui, Dragomira et Henryka le relevèrent et
-le conduisirent au prêtre qui était assis.
-
-"Ecoute-moi, dit le prêtre, ma patience est épuisée. Au moindre signe
-de résistance ou de désobéissance que tu donnes, je te fais infliger
-des supplices auprès desquels ceux que tu as soufferts jusqu'à présent
-en sont rien. A genoux!"
-
-Soltyk se jeta à ses pieds sans dire un mot.
-
-"Tu m'as menacé, murmura l'Apôtre, esclave que tu es, moi, le
-représentant de Dieu, moi, ton prêtre, ton juge, ton maître! Aussi, tu
-seras châtié comme un chien."
-
-Il le frappa au visage.
-
-"Tiens, baise la main qui te punit!"
-
-Soltyk lui baisa la main.
-
-"Prosterne-toi devant moi!"
-
-Le comte obéit, et l'Apôtre se mit à le piétiner comme un sultan
-irrité fait à son esclave indocile, comme le maître fait à son
-chien. Et quand il lui ordonna ensuite de baiser le pied qui l'avait
-foulé, Soltyk, humble et rampant comme un chien, appuya ses lèvres sur
-le pied du prêtre. Il était maintenant tout à fait soumis.
-
-Dragomira ne put s'empêcher de tressaillir lorsqu'elle vit ainsi
-humilié et maltraité l'homme avec qui elle venait de faire le plus
-doux rêve de bonheur. Mais ce n'était pas de la pitié: tous ses nerfs
-frémissaient par l'effet d'une sensation mystérieuse, à la fois
-ravissement et horreur, et ce qu'elle éprouvait était tellement
-surhumain que lorsqu'on eut reconduit Soltyk dans son cachot, elle se
-prosterna aussi devant l'Apôtre, pour lui baiser le pied.
-
-
-XXIII
-
-LA DERNIERE CARTE
-
-Les dieux vengeurs agissent en silence. SCHILLER.
-
-
-Zésim arrivait du champ de manoeuvres, lorsque le P. Glinski entra chez
-lui.
-
-Le jésuite, autrefois si élégant, si aimable, si parfait homme du
-monde, s'était singulièrement transformé dans les derniers jours. Il
-paraissait vieilli de plusieurs années; son visage tourmenté était
-pâle et sillonné de rides profondes; sa chevelure, d'ordinaire si
-soigneusement arrangée, tombait en désordre sur son front; ses yeux
-avaient perdu leur sourire pour prendre une expression inquiète et
-soucieuse. Sa toilette dénotait une certaine négligence. Evidemment,
-il était resté plusieurs jours et plusieurs nuits dans se déshabiller.
-
-Il tomba épuisé sur une chaise et regarda le jeune officier d'un air
-triste et désespéré.
-
-"A quoi dois-je l'honneur de votre visite? dit enfin Zésim.
-
-- Ne savez-vous pas ce qui est arrivé? répondit Glinski.
-
-- Que voulez-vous dire? Tous ces jours-ci un événement chasse l'autre.
-
-- J'étais depuis longtemps déjà sur la piste de ces abominables
-intrigues, de ces crimes que vous savez, dit le jésuite; mais au
-moment décisif, j'ai faibli, j'ai été aveuglé, je me suis laissé
-égarer. Jamais je ne me le pardonnerai. O mon pauvre comte!
-
-- Quoi! il est arrivé malheur à Soltyk?
-
-- J'en ai peur, répondit Glinski. C'est une véritable fatalité! Elle a
-fondu sur nous si brusquement que j'en ai perdu toute espèce de
-sang-froid. Dragomira appartient à cette épouvantable secte qui
-cherche à apaiser la colère de Dieu par des sacrifices
-humains. C'est une Pêcheuse d'âmes, une séductrice, séduite toute la
-première, qui attire les victimes dans le filet, pour les livrer
-ensuite au couteau de ses prêtres. Elle a entouré Soltyk de pièges,
-elle a gagné son coeur, elle l'a enivré d'amour et finalement elle
-s'est hâtée de se marier en secret avec lui. A l'heure qu'il est,
-ils se sont enfuis ensemble à Moscou, et déjà se proposent de se
-sauver à l'étranger. C'est ce qu'écrit le comte.
-
-- C'est aussi ce que Dragomira m'a fait savoir, répondit Zésim.
-
-- Et vous y croyez?
-
-- Jusqu'à présent, je n'avais aucun motif d'en douter."
-
-Le jésuite secoua la tête.
-
-"Oui, voilà ce qu'on nous a écrit, mais c'est pour nous tromper. S'ils
-étaient partis pour Moscou et pour l'étranger, ils nous auraient
-raconté tout autre chose. Ah! j'ai bien peur, et j'ai de trop bonnes
-raisons d'avoir peur, que Dragomira n'ait entraîné le comte dans
-quelque repaire de cette bande d'assassins, et qu'on ne le tue après
-lui avoir fait souffrir d'horribles supplices."
-
-Le vieillard se mit à pleurer.
-
-"Je crois que vous voyez les choses trop en noir, dit Zésim pour le
-consoler.
-
-- Oh! mon coeur me le dit, s'écria Glinski, il est perdu! Personne ne
-peut plus le sauver!"
-
-Zésim tout ému allait et venait dans la chambre. Il s'arrêta devant
-Glinski.
-
-"Je dois vous avouer, dit-il, que je désirerais sauver Dragomira, car
-je l'ai aimée. Si vous voulez me promettre de l'épargner, je pourrai
-peut-être vous mettre sur la vraie piste.
-
-- Je vous donne ma parole, je vous jure, s'écria Glinski, que je ne
-ferai rien contre votre volonté. Parlez donc, que savez-vous?
-
-- Un jour, j'ai accompagné Dragomira à Myschkow. Elle eu dans l'ancien
-manoir un entretien avec un prêtre de sa secte. Peut-être
-existe-t-il dans cet endroit un repaire des Dispensateurs du ciel;
-peut-être est-ce là qu'on a conduit Soltyk.
-
-- C'est très possible, dit le jésuite avec émotion; on a tué
-Tarajewitsch à Myschkow et Pikturno dans le voisinage.
-
-- Alors mes soupçons peuvent être fondés, continua Zésim; c'est sur le
-domaine de Mme Maloutine à Bojary, et dans le château d'Okozyn qui
-n'en est pas éloigné, que cette secte doit exercer ses sinistres
-pratiques.
-
-- Mais alors, comment pénétrer dans ces endroits sans perdre
-Dragomira?" demanda Glinski tout perplexe.
-
-Zésim garda le silence pendant quelques instants. Un pénible combat se
-livrait dans son coeur. Enfin il tendit la main à Glinski et dit: "Je
-ne puis pas prendre la responsabilité de sacrifier une vie humaine par
-égard pour Dragomira. Je lui ai répondu, je l'ai avertie, je lui ai
-conseillé de fuir. Si elle est restée là, je n'ai aucun reproche à me
-faire. L'épargner plus longtemps, c'est devenir complice de ses
-forfaits. Venez, allons à la police et prenons sur-le-champ toutes les
-dispositions qui peuvent servir à délivrer le comte des mains de ces
-fanatiques.
-
-- Je vous remercie, répondit Glinski, je respire. Voilà enfin un rayon
-d'espérance! Je suis prêt. Partons."
-
-Les deux hommes descendirent rapidement l'escalier, appelèrent un
-cocher qui passait, sautèrent dans le traîneau et se rendirent à la
-police, où ils furent immédiatement reçus par le directeur. Zésim lui
-communiqua tout ce qu'il savait, en grande hâte, et l'on combina
-aussitôt les mesures les plus complètes. Il fallait s'attendre à une
-vive résistance; aussi réunit-on toutes les forces disponibles; les
-agents furent armés jusqu'aux dents. Au bout d'un quart d'heure à
-peine, trois expéditions différentes se mettaient en mouvement, l'une
-vers Myschkow, la deuxième vers Bojary, la troisième vers Okozyn.
-
-Cependant, au même moment, des messagers à cheval, envoyés par
-Sergitsch, partaient au galop dans les mêmes directions, pour avertir
-du danger qui menaçait les frères et les soeurs de la sanguinaire
-association.
-
-Le jésuite et Zésim s'étaient joints à l'employé qui, avec une
-demi-douzaine d'agents et autant de soldats de police, se rendait
-rapidement à Myschkow. Ils y arrivèrent à midi, se postèrent autour du
-manoir et demandèrent à entrer. Pendant longtemps personne ne se
-montra. Enfin, après avoir frappé à coups redoublés, ils virent
-apparaître une vieille femme habillée en paysanne qui leur ouvrit. On
-lui demanda s'il y avait quelqu'un dans la maison. "Il n'y a personne,
-dit la bonne femme, personne absolument: la maison appartient à une
-confrérie pieuse."
-
-"Nous connaissons cette bande d'assassins," s'écria le jésuite.
-
-La vieille fit un signe de croix. "Ce sont de braves gens, dit-elle,
-des gens bienfaisants, des amis des malheureux, qui soignent les
-malades, qui donnent à manger à ceux qui ont faim.
-
-- Ouvre la maison," dit l'employé.
-
-La vieille ouvrir la porte. L'employé, Glinski, Zésim et trois agents
-se précipitèrent à l'intérieur, le revolver à la main. On visita
-toutes les chambres sans trouver rien de suspect. Les gens de police
-étaient fort embarrassés.
-
-"Il doit y avoir des chambres souterraines," dit tout bas lé jésuite à
-l'employé.
-
-Celui-ci questionna de nouveau la vieille.
-
-"Je ne sais rien, je vous le jure, dit-elle, il y a là une cave, et
-voilà tout."
-
-L'employé descendit dans la cave avec Zésim et un des agents, pendant
-que le jésuite, avec les deux autres, inspectait le sol. Il enleva les
-fourrures et les tapis et finit par trouver dessous un plancher
-recouvert de cuir tout neuf, ce qui excita ses soupçons. Il frappa
-dessus en différents endroits et découvrit une place qui sonnait
-creux. Les agents arrachèrent le cuir, qui était solidement cloué, et
-aperçurent une trappe dont on avait ôté la poignée de fer. Les autres
-agents furent appelés; on souleva la trappe qui tourna sur ses gonds;
-on alluma toutes les lanternes qui se trouvaient là, et l'on descendit
-lentement avec toutes sortes de précautions.
-
-En avant marchaient deux agents; venait ensuite l'employé avec Zésim
-et Glinski. Le troisième agent gardait l'entrée de l'escalier. Le
-cortège qui pénétrait dans ces sombres et mystérieux souterrains
-arriva d'abord dans le petit cachot noir où Henryka avait subi son
-épreuve. Il y avait dans ce cachot une porte de fer qui était
-fermée. La serrure résista à tous les efforts. Un des agents remonta
-et rapporta des leviers et des haches. On finit par réussir, mais avec
-beaucoup de peine, à enfoncer la porte. Elle ouvrait sur un corridor
-qui conduisait aux autres cachots et à la salle voûtée où les
-condamnés avaient été mis à la torture. On ne trouva rien dans cette
-salle que des instruments de supplice de toutes sortes. Les autres
-portes furent alors brisées et un horrible spectacle s'offrit aux
-regards.
-
-Dans le premier cachot était une fosse nouvellement creusée; dans le
-second, un homme à qui l'on avait crevé les yeux et arraché la langue
-gisait sur de la paille pourrie. Il leva des bras suppliants et fit
-entendre des sons inarticulés, semblables à des cris de bête. Il y
-avait plusieurs cachots vides. Dans l'avant-dernier se trouvait une
-femme enchaînée et à moitié nue; elle était devenue folle pendant les
-affreux supplices qu'elle avait évidemment dû souffrir. Ses épaules
-portaient les traces des coups de fouet; sur ses mains et ses pieds on
-voyait des marques sanglantes. Elle chantait une chanson joyeuse et se
-mit à rire bruyamment lorsqu'on entra dans sa prison. Dans le dernier
-cachot un homme était étendu sur une planche de torture, garnie de
-pointes de fer. Ce fut le seul dont on tira quelques réponses. Mais il
-ne dit rien qui pût mettre sur la piste des pieux assassins. Une belle
-jeune fille avait séduit son coeur et ses sens, finalement elle l'avait
-attiré dans ce lieu, où on l'avait forcé d'avouer ses péchés et de
-faire pénitence au milieu d'affreux tourments. Il dépeignait la
-Pêcheuse d'âmes comme une femme de petite taille, opulente de formes,
-avec des cheveux noirs. Ce n'était donc pas Dragomira. Par contre, la
-description qu'il fit du prêtre répondait parfaitement à l'image que
-Zésim avait encore devant les yeux.
-
-L'employé fit tout d'abord transporter et installer le malheureux dans
-une chambre du manoir. Puis on ouvrit la fosse. Glinski avait peur
-qu'on n'eût tué Soltyk et qu'on ne l'eût enterré dans cet endroit. Il
-n'en était rien. Ce qu'on trouva, c'était le corps d'une femme tout
-criblé de coups de couteau. La vieille fut mise en état
-d'arrestation. Les soldats de police restèrent pour garder le
-manoir. L'employé revint à Kiew avec deux agents, pendant que les
-autres, avec Glinski et Zésim, traversaient Chomtschin et se rendaient
-à Bojary. Ils y trouvèrent l'employé qui venait de fouiller la maison
-et d'interroger les gens du village. On n'avait absolument rien
-découvert de suspect. Les serviteurs de manoir et les paysans avaient
-tous déclaré que les maîtres étaient partis pour Moscou. Une seconde
-inspection des caves ne donna aucun nouveau résultat.
-
-Ceux qui étaient allés à Okozyn revinrent sans avoir rien
-découvert. Ils avaient aussi fouillé les caves, mais bien inutilement.
-
-"Je commence à croire qu'ils sont réellement partis pour l'étranger en
-passant par Moscou, dit enfin Zésim.
-
-- Il nous faut bien le croire, répondit Glinski; en tout cas, nous
-avons fait notre devoir. Pour le moment, nous n'avons aucun
-renseignement précis pour nous guider dans vos recherches. Peut-être
-le hasard nous viendra-t-il en aide et apportera-t-il un peu de
-clarté dans ces horribles ténèbres."
-
-Ils revinrent tous ensemble à Kiew. Glinski alla immédiatement chez le
-directeur de la police, et obtint l'envoi à Moscou d'un agent
-habile. Zésim retourna chez lui, et, à sa grande surprise, trouva
-Henryka qui l'attendait depuis deux heures.
-
-"Qu'est-ce qui vous amène ici? demanda-t-il tout d'abord.
-
-- Ces épouvantables événements des jours derniers, répondit-elle; je
-voulais vous avertir, et je tremble pour Anitta. Savez-vous qu'elle
-a disparu? que personne ne sait rien à son sujet? Ne craignez-vous
-pas qu'elle soit tombée dans les mains de Dragomira comme Soltyk?
-
-- Non, vous pouvez être tranquille là-dessus?
-
-- Alors, vous savez où se trouve Anitta?
-
-- Oui.
-
-- J'en suis bien heureuse; je respire. Et où est Dragomira? Avez-vous
-de ses nouvelles?
-
-- Elle m'a écrit qu'elle partait pour Moscou, d'où elle comptait fuir
-à l'étranger.
-
-- Encore des mensonges et des fourberies! s'écria Henryka; elle
-voulait simplement vous tromper. J'étais à Chomtschin la nuit où
-elle s'est mariée avec Soltyk. Elle se défiait déjà de moi, parce
-que je n'étais plus aveugle, et que j'avais découvert son vrai
-visage sous son masque de sainteté. Je sais tout de même qu'elle
-n'est pas partie pour Moscou, mais pour la Moldavie.
-
-- Avec le comte?
-
-- Oui.
-
-- Vous ne croyez pas qu'elle l'ait tué?
-
-- Dragomira est capable de tout, s'écria Henryka; c'est tout
-simplement une bête féroce, un tigre altéré de sang. Oh! comme je
-l'ai aimée, et comme elle m'a trompée et maltraitée! - Henryka se
-cacha le visage dans les mains et se mit à pleurer avec une émotion
-nerveuse. - Je croyais à sa mission. Je ne me doutais pas de la
-route qu'elle voulait me faire prendre, et j'étais son écolière, sa
-servante, son esclave. Elle m'a foulée aux pieds, elle m'a battue,
-comme l'aurait fait une arrogante sultane. Je porte encore les
-marques des coups de fouet qu'elle m'a donnés. J'étais si humble! si
-obéissante! Je l'ai adorée comme une divinité. Enfin, j'ai découvert
-avec horreur qu'elle appartient à cette secte qui veut noyer les
-péchés du monde dans des flots de sang.
-
-- Et vous ne connaissez aucun moyen de sauver le comte?
-
-- Non, je le regarde comme perdu, dit Henryka. Ah! si nous pouvions
-seulement protéger Anitta contre sa vengeance! Je sais qu'elle a
-juré sa mort. Où est-elle la pauvre enfant? Est-elle en sûreté?
-Partout Dragomira a des agents, des expions; elle saura bien la
-trouver, et alors Anitta sera perdue.
-
-- Votre peur me gagne, murmura Zésim; il faut que je prenne
-immédiatement des mesures.
-
-- Anitta est donc près d'ici?
-
-- Oui.
-
-- Alors emmenez-la à l'étranger, si c'est possible; ici, elle n'est
-pas en sûreté. Je vous en conjure, ne perdez pas une minute."
-
-Quelques instants plus tard, Henryka et Zésim quittaient la
-maison. Une fois dans la rue, elle prit congé de lui et fit mine de
-s'éloigner; mais elle le suivit de loin et le vit prendre un traîneau
-et partir.
-
-Le cocher était de retour er venait de dételer ses chevaux, lorsqu'une
-dame en toilette élégante s'approcha de lui.
-
-"Où as-tu conduit le lieutenant Jadewski? demanda-t-elle.
-
-- Je ne peux pas le dire.
-
-- Même si je te donne vingt roubles.
-
-- Où sont-ils?"
-
-La dame lui donna l'argent.
-
-"J'ai conduit le jeune monsieur à Kasinka Mala, dit le cocher, mais ne
-révélez à personne que je vous l'ai dit."
-
-
-XXIV
-
-LE SACRIFICE
-
-"Je ne trouve aucune pitié!... Les cris de douleur que m'arrachent mes
-horribles souffrances meurent au loin sans réponse." KOLZOW.
-
-
-Henryka, habillée en paysanne, prit un traîneau de campagnards et se
-rendit de Kiew à Kasinka Mala. Après une inspection attentive et
-prudente, elle partit pour Okozyn. Quand elle annonça à Dragomira
-qu'elle avait découvert la retraite d'Anitta, la créature de marbre
-s'anima, sa poitrine se souleva, les ailes de son nez frémirent comme
-les narines d'une bête de proie qui flaire le sang; se yeux bleus
-froids et ses joues s'animèrent.
-
-"Enfin! s'écria Dragomira, enfin! elle est en mon pouvoir! Je te
-remercie, Henryka; tu me rends bien heureuse!"
-
-Elle l'attira à elle et l'embrassa tendrement.
-
-"Ce n'est pas assez d'avoir Anitta entre nos mains, dit Henryka, il
-faut qu'elle serve d'appât pour prendre Zésim. Tu as l'esprit inventif
-pour imaginer des pièges. Trouve un plan, et vite à l'oeuvre!
-
-- D'abord, offrons à Dieu la victime que nous avons, répondit
-Dragomira; nous songerons ensuite à de nouvelles entreprises.
-
-- Tu as raison, dit l'Apôtre, qui était entré sans qu'on s'en aperçût;
-hésiter plus longtemps serait nous perdre tous. Le danger grandit à
-chaque heure. Qui sait combien de temps encore nous serons ici en
-sécurité? Nous avons réussi une fois à tromper ceux qui nous
-poursuivaient; une seconde fois nous pourrions échouer. Je vais
-rassembler tout de suite la communauté; nous communierons
-solennellement et nous offrirons un sacrifice à Dieu. Peut-être
-sera-ce le dernier. Chacun pourra alors s'en aller là où l'Esprit le
-poussera. Pour moi, je reste ici et j'attends la fin.
-
-- Moi aussi," dit Dragomira. Et Henryka exaltée l'entoura de ses bras,
-décidée à unir à tout jamais sa destinée à celle de son amie.
-
-"Soltyk doit mourir, dit Dragomira après quelques instants de silence,
-je suis prête à l'offrir à Dieu, mais accorde-moi une heure pour le
-préparer.
-
-- Fais ce que tu juges bon de faire, répondit le prêtre, je vais
-ordonner qu'on t'obéisse en tout. Je vous attends dans une heure,
-toi et lui, dans le temple, devant l'autel de l'Eternel que nous
-voulons célébrer et apaiser.
-
-- C'est lui que j'immolerai d'abord, dit Dragomira; ensuite ce sera le
-tout de Zésim et d'Anitta.
-
-- Que le ciel te bénisse!"
-
-L'Apôtre partit et Dragomira se fit parer en toute hâte par
-Henryka. Magnifique et séduisante à la fois comme une jeune et belle
-sultane, elle entra dans le cachot où le comte était couché sur de la
-paille, fixa à la muraille la torche qu'elle tenait à la main et
-éveilla le malheureux qui rêvait et qui la considéra avec étonnement.
-
-"Toi ici? murmura-t-il, viens-tu pour te railler de moi? Ou as-tu
-imaginé de nouvelles tortures?
-
-- Non, tu as assez expié tes péchés.
-
-- Ne me trompe pas, ce serait trop cruel, répondit-il. Est-ce que je
-te comprends bien? M'apportes-tu la liberté et la délivrance?
-
-- Les deux, dit-elle, mais pas comme tu l'entends, mon bien-aimé. Dans
-une heure, tu mourras.
-
-- Je mourrai? Dragomira, c'est là ton amour?
-
-- Je t'immolerai moi-même, parce que je t'aime, et parce qu'il n'y a
-pas d'autre route pour aller au paradis.
-
-- Horrible!
-
-- Calme-toi; nous avons encore une heure; pendant ce temps-là je
-t'appartiens encore.
-
-- Et aucun espoir de délivrance?
-
-- Aucun.
-
-- Et c'est toi-même qui veux me tuer?
-
-- Moi-même, et je crois que la mort, venant de moi, te sera douce.
-
-- Soit! je me remets entre tes mains."
-
-Dragomira lui ôta ses chaînes pesantes et le conduisit en haut, à la
-lumière. Deux jeunes hommes, couronnés de fleurs et vêtus de longues
-robes blanches, les attendaient.
-
-"Suis-les, dit Dragomira, ils te pareront et t'amèneront ensuite vers
-moi."
-
-Soltyk la regarda avec défiance.
-
-"Ne crains rien, dit-elle vivement, je ne te tromperai pas."
-
-Les deux jeunes hommes conduisirent le comte dans une petite salle,
-richement décorée, où l'on avait préparé un bain. Ils le servirent
-comme des esclaves, le déshabillèrent, et, quand il sortit du bain,
-lui parfumèrent le corps et les cheveux avec des essences d'une odeur
-exquise. Puis ils lui mirent des sandales dorées, lui passèrent une
-robe blanche, semblable à une tunique grecque, qui lui tombait
-jusqu'aux pieds et qui avait pour ceinture un ruban doré, et enfin lui
-posèrent sur la tête une couronne de roses fraîches. Ils le
-conduisirent alors dans une salle ornée avec tout le luxe de
-l'Asie. Dragomira l'y attendait. Ils s'éloignèrent en silence.
-
-Dragomira était mollement étendue sur un lit de repos recouvert d'une
-peau de tigre. Elle avait autour de son opulente chevelure blonde une
-sorte de turban blanc brodé d'or. Sa taille élancée, son corps aux
-merveilleux contours étaient enveloppés et dessinés par une pelisse de
-soie bleu clair brodée d'or, doublée et garnie à profusion de
-magnifique hermine. Elle avait aux pieds des babouches de velours
-rouge également brodées d'or. Elle tendit la main à Soltyk avec un
-sourire à la fois triste et heureux.
-
-"Comme tu es beau! murmura-t-elle.
-
-- Et toi!"
-
-Il tomba enivré à ses pieds et la contempla avec une extase
-indicible. Elle écarta ses cheveux noirs qui lui couvraient le front
-et lui passa autour du cou ses beaux bras semblables à du marbre
-vivant, à de l'ivoire tiède et animé.
-
-"Es-tu heureux maintenant?
-
-- Laisse-moi l'être encore une fois, murmura-t-il dans son
-ravissement, et que la mort arrive! De ta main elle sera la
-bienvenue."
-
-Elle ne répondit rien, mais elle l'attira doucement contre sa
-poitrine, et leurs lèvres se confondirent dans un ardent baiser.
-
-"Est-il temps?" demanda-t-il au bout de quelques instants.
-
-Elle fit signe que oui.
-
-"Promets-moi une chose, dit Soltyk; ne me livre pas aux autres,
-immole-moi, tue-moi de tes mains.
-
-- Je te le promets, répondit-elle avec une sorte de transport
-farouche, et je te promets encore davantage. Ma mission n'est pas
-encore terminée. Aussitôt que mon oeuvre sera accomplie, et j'espère
-l'accomplir en peu de jours, j'irai te rejoindre.
-
-- Tu veux mourir?
-
-- Oui, j'aspire à quitter ce monde de misère et de péché et à monter
-vers la lumière. Va devant moi, je te suivrai.
-
-"Jure-le-moi."
-
-Elle leva la main solennellement.
-
-"Devant Dieu, qui sait tout et qui peut tout, je le jure!"
-
-Soltyk la serra contre son coeur, et ils restèrent longtemps ainsi,
-perdus dans une muette félicité.
-
-Une cloche d'airain, à la sonorité menaçante, sonna trois
-coups. L'autel sanglant réclamait une nouvelle victime.
-
-Une vaste salle, dont la voûte reposait sur de hautes colonnes,
-servait de temple aux Dispensateurs du ciel.
-
-Les murs et les fenêtres étaient cachés par des tentures de soie bleu
-clair parsemées d'étoiles d'argent. Trois lustres répandaient une
-lumière éclatante comme celle du soleil. Le milieu de la paroi
-principale était occupé par un autel qui n'avait pas d'autre ornement
-qu'une croix colossale supportant le Sauveur mourant: "Tout est
-consommé!" Devant cet autel, il y en avait un second, plus bas, qui
-faisait penser à la pierre des sacrifices païens. Il était décoré de
-guirlandes de fleurs et de branches de sapin et entouré des plantes
-exotiques les plus splendides, d'où s'exhalait une odeur douce et
-enivrante. Au milieu de la salle se trouvait une grande table en forme
-de fer à cheval, recouverte d'une nappe blanche comme la neige garnie
-de vaisselle précieuse, de riches pièces d'argenterie, de cruches et
-de coupes, et entourée de sièges antiques. Le siège du prêtre était
-plus élevé que les autres.
-
-Une douzaine de jeunes hommes étaient occupés à disposer sur la table
-ce qu'il fallait pour manger et pour boire. Mme Maloutine les
-dirigeait. Elle donna enfin le signal que tout était prêt. Des
-trompettes résonnèrent; la communauté pouvait venir pour la communion
-et le sacrifice. Les tentures qui cachaient les portes furent
-écartées; les frères et les soeurs entrèrent deux à deux, tous vêtus de
-longues robes blanches, avec des ceintures rouges. Ila avaient des
-couronnes de fleurs sur la tête, des sandales aux pieds, des palmes à
-la main. Ils défilèrent une fois autour de la salle et se placèrent
-ensuite des deux côtés de la table.
-
-Les trompettes annoncèrent l'apparition du prêtre.
-
-Les tentures s'écartèrent de nouveau; et de jeunes garçons d'une
-grande beauté, vêtus de robes blanches et couronnés de fleurs,
-entrèrent dans la salle. En tête marchaient des joueurs de luth et de
-flûte; les suivants semaient des fleurs et balançaient des
-encensoirs. Venait ensuite un jeune homme tenant la Bible; un second
-portait la croix. Enfin s'avançait l'Apôtre en robe blanche brodée
-d'or. Il portait un long manteau traînant de soie bleue garni de
-zibeline dorée, et avait sur la tête une tiare étincelante d'or et de
-pierreries. Il bénit la communauté qui s'était mise à genoux, s'assit
-en haut de la table, sur son siège élevé, majestueux comme Sardanapale
-sur son trône. Puis il fit un signe et les frères et les soeurs se
-relevèrent et s'assirent.
-
-"Mes bien-aimés, dit-il, c'est peut-être le dernier repas que nous
-faisons ensemble, en mémoire de notre Sauveur Jésus-Christ, dans son
-esprit et selon son commandement. Elevez donc vos âmes à Dieu avec
-ferveur, et souvenez-vous de son Fils qui est mort en croix pour
-nous. Jurez encore une fois de chercher à l'imiter, et, quand l'heure
-sonnera, de sacrifier votre vie, comme il a sacrifié la sienne, avec
-soumission et joie!"
-
-Sur un signe de l'Apôtre deux jeunes hommes s'approchèrent de
-lui. L'un portait un pain blanc sans levain sur un plat d'argent;
-l'autre, une haute coupe de forme antique, remplie de vin rouge.
-
-Le prêtre prit le pain et le rompit.
-
-"Je fais comme le Christ a fait et je dis en son nom: Ceci est mon
-corps."
-
-Il porta ensuite la coupe à ses lèvres:
-
-"Et ceci est mon sang. Mangez et buvez en mémoire de moi."
-
-Le pain et le vin passèrent de main en main, de bouche en bouche,
-pendant qu'une musique invisible et solennelle se faisait entendre et
-que tous chantaient un psaume à la gloire de Dieu.
-
-Quand le pain et la coupe symboliques furent revenus au prêtre, il
-bénit les mets qui étaient sur la table et dit:
-
-"Maintenant, mangez et buvez ce que Dieu nous a donné, avec un coeur
-pur et une joie pieuse."
-
-Le repas commença. Les coupes furent remplies; de gais propos
-s'échangèrent; personne ne songeait au sanglant spectacle qui se
-préparait. De joyeuses mélodies accompagnaient cette fête étrange.
-
-L'Apôtre donna un signal. Les assistants se levèrent tous ensemble, et
-les frères et les soeurs se placèrent en deux longues rangées des deux
-côtés de l'autel. La table fut rapidement enlevée. Les trompettes
-retentirent de nouveau, et ce fut comme un cortège de bacchantes et de
-corybantes qui se précipita dans la salle. En tête s'avançaient de
-belles jeunes filles, chaussées de sandales dorées et vêtues de
-longues robes blanches à franges d'or. Les épaules et les bras nus,
-elles avaient des guirlandes enlacées dans leurs opulentes chevelures,
-et jouaient de la flûte et des cymbales. Une deuxième troupe, avec des
-peaux de panthère autour des épaules et des thyrses dorés dans les
-mains, chantait et dansait. Venaient ensuite les pénitentes avec les
-pieds et les bras nus, vêtues de sombres peaux de bêtes, coiffées de
-têtes d'animaux, ayant des cordes de soie rouge pour ceintures et
-brandissant des disciplines.
-
-Les sacrificatrices étaient conduites par Henryka. Elles avaient des
-sandales dorées, de longues robes de soie blanche garnies d'hermine,
-des lis dans leur chevelure dénouée qui tombait en ondes désordonnées
-et brillantes sur leurs épaules. Dans leurs mains étincelait le
-couteau du sacrifice. Elles entouraient Soltyk. Enfin venait
-Dragomira, vêtue d'une robe blanche trainante et d'une pelisse rouge,
-garnie d'hermine et d'une richesse royale. Une tiare d'or, couverte de
-pierreries, couronnait sa tête fière et dominatrice.
-
-Toutes les jeunes filles, d'une beauté enchanteresse, tordaient leurs
-corps élancés et charmants dans les transports d'une danse digne des
-Bacchantes, pendant que leurs lèvres rouges, qui semblaient altérées
-de sang, poussaient de joyeuses acclamations et que leurs grands yeux
-brillaient d'un sourire cruel. Dragomira s'avançait pas à pas avec la
-majesté froide et silencieuse d'une statue de marbre et le sombre
-regard de la prêtresse sévère et inexorable. Quand le cortège fut
-devant l'autel, l'Apôtre se tourna vers la croix et pria Dieu
-d'accepter le sang qui allait couler en expiation des péchés de celui
-qu'on immolait comme de ceux de l'humanité tout entière. Puis il bénit
-la victime et toute la communauté qui était tombée à genoux, et
-prononça la prière du sacrifice, à laquelle tous s'unirent dans un
-profond recueillement et en se frappant la poitrine avec le
-poing. Quand l'Amen eut été répété trois fois, le prêtre livra Soltyk
-à la prêtresse. Elle s'avança vers l'autel et fit un signe à son
-cortège. Aussitôt retentit une musique farouche et triomphante, et la
-danse des Bacchantes recommença.
-
-En même temps, quatre des jeunes filles vêtues de peaux de bêtes
-s'approchèrent doucement du comte, à la façon des chats; puis elles se
-précipitèrent brusquement sur lui en poussant un cri sauvage. Pendant
-que l'une, rapide comme l'éclair, lui jetait un lacet autour du cou,
-une autre lui attachait promptement les pieds avec sa corde de
-soie. Il tomba sur les genoux et les deux autres lui lièrent
-immédiatement les bras derrière le dos. Les sacrificatrices le
-saisirent et le placèrent sur l'autel.
-
-"Pitié! murmura-t-il.
-
-- C'est Dieu, qui a pitié!" répondit Dragomira, et elle releva
-lentement sa large manche doublée d'hermine. Sa pelisse tombait
-autour d'elle comme un ruisseau de sang; le couteau du sacrifice
-étincela dans sa main et ses lèvres entr'ouvertes laissèrent voir
-ses dents.
-
-De nouveau la musique se fit entendre, de nouveau les jeunes filles
-reprirent leurs danses en agitant leurs thyrses dorés, leurs
-disciplines et leurs couteaux autour de l'autel.
-
-Dragomira se pencha tendrement vers le bien-aimé et lui passa un bras
-autour du cou. Pendant qu'elle collait ses lèvres à celles de Soltyk,
-sa main droite lui donnait le premier coup. La victime frissonna et
-fit entendre un soupir. Les flûtes et les cymbales retentirent en
-suivant un rythme encore plus sauvage, et tous ces beaux corps
-s'agitèrent, en proie au délire des Ménades et à l'ivresse que donne
-l'odeur du sang.
-
-
-XXV
-
-EN CROIX
-
-Le loup meurt silencieusement. Lord BYRON.
-
-
-Il était encore grand matin lorsqu'on éveilla le P. Glinski. Le juif
-qui lui servait d'espion depuis des années demandait avec insistance à
-entrer. Il apportait, disait-il, d'intéressantes nouvelles. Le jésuite
-s'habilla à la hâte, et le domestique introduisit le fidèle Hébreu
-vêtu d'un long caftan.
-
-"Sais-tu quelque chose sur le comte? demanda Glinski tout agité.
-
-- Non, répondit le juif, mais j'ai découvert une piste importante qui
-peut nous conduire vers le comte.
-
-- Qu'as-tu découvert?
-
-- J'ai quelques raisons de croire que Bassi, Rachelles, la
-propriétaire du cabaret Rouge, se tient cachée à Romschin, dans le
-manoir de M. Monkony.
-
-- C'est impossible!
-
-- C'est pourtant vrai. Du moment que Mlle Maloutine est une Pêcheuse
-d'âmes, pourquoi Mlle Henryka, qui n'est qu'un coeur et qu'une âme
-avec elle, n'appartiendrait-elle pas aussi à cette secte?
-
-- Tu as raison, mais Bassi avouera-t-elle, si nous réussissons à la
-prendre?
-
-- C'est une femme peureuse, qui ne peut pas voir le sang, dit le juif;
-elle a certainement aidé à ces méfaits; mais elle ne s'attend pas à
-une trop rigoureuse punition. Elle avouera. Si elle ne parle pas, on
-la fera parler, car elle est très poltronne."
-
-Le P. Glinski s'empressa d'aller à la police, et de là chez Zésim.
-
-Tous les deux accompagnèrent l'employé, qui partit pour Romschin avec
-plusieurs agents. Ils eurent la précaution de s'arrêter dans un petit
-bois, à quelque distance du manoir, et d'expédier en avant les agents,
-qui s'approchèrent de différents côtés et cernèrent le maison.
-
-Alors ils les rejoignirent et demandèrent à entrer.
-
-Le concierge arriva tout en émoi et jura qu'il n'y avait personne au
-manoir.
-
-L'employé le suivit avec Glinski dans la maison, pendant que Zésim
-gardait la porte.
-
-Tout à coup on entendit un cri d'effroi poussé par une femme. Ce cri
-venait du jardin. Ce furent alors des jurements, des prières, des
-gémissements où l'on démêlait des larmes.
-
-Bientôt deux agents de police amenèrent une jeune et jolie paysanne
-qu'ils avaient saisie au moment où elle essayait de s'enfuir par le
-jardin.
-
-"Je suis du village, disait-elle en protestant.
-
-- Ah! vraiment? dit d'un ton ironique un des agents. Il n'y a qu'un
-petit malheur, c'est que je te connais. Tu es Bassi Rachelles."
-
-En même temps, il arracha le mouchoir rouge qu'elle avait autour de la
-tête. Elle se jeta à genoux, se tordant les mains avec désespoir.
-
-"Je n'ai rien fait! criait-elle; je ne sais rien de rien, je suis
-innocente!
-
-- C'est ce qu'on verra, dit l'agent de police; allons, marchons, en
-avant!"
-
-On la conduisit dans une chambre du rez-de-chaussée, où entrèrent
-aussi l'employé et le jésuite.
-
-"Ah! te voilà, dit l'employé; pourquoi te caches-tu ici? Quel crime
-as-tu commis?
-
-- Je n'ai rien fait, je suis innocente!
-
-- Tais-toi, scélérate!"
-
-Bassi se jeta à ses pieds.
-
-"Je n'ai pas versé de sang; je ne suis pas coupable!
-
-- Où sont tes complices?
-
-- Je ne suis pas une criminelle. Que Dieu me punisse si j'ai [fait]
-quelque chose de mal.
-
-- Connais-tu Mlle Dragomira Maloutine?
-
-- Oui.
-
-- Elle est venue chez toi, au cabaret Rouge?
-
-- Oui.
-
-- Pourquoi y venait-elle?
-
-- Elle s'y est rencontrée avec différents messieurs.
-
-- Avec Pikturno et Soltyk?
-
-- Je crois... oui.
-
-- Tu savais que c'est une Pêcheuse d'âmes?
-
-- Non, aussi vrai que Dieu m'entend, je ne l'ai pas su.
-
-- Tu mens. Tu connais aussi les autres. Tu sais que Mlle Henryka
-Monkony appartient également à cette secte sanguinaire. Tu connais
-les associés; tu connais leurs repaires. Allons, avoue!
-
-- Je ne sais rien. Je connais Mlle Henryka, voilà tout.
-
-- Où se trouve Dragomira en ce moment?
-
-- Je ne sais pas.
-
-- Tu ne veux pas parler, s'écria l'employé; c'est bon, nous avons des
-moyens de te délier la langue."
-
-Bassi lui embrassa las genoux en tremblant.
-
-"Pitié! je ne sais rien, je ne peux rien dire!
-
-- Assez causé! cria d'employé en frappant la terre du pied; le knout!
-Et deux femmes qui sauront s'en servir!"
-
-Un des agents sortit.
-
-"Grâce! dit Bassi d'une voix suppliante et toute secouée par une
-terreur mortelle; grâce! je suis une femme! Comment pouvez-vous
-frapper une femme!
-
-- Ces sont des femmes qui te frapperont/
-
-- Non, non! s'écria-telle, jamais personne ne m'a touchée!
-
-- Tant mieux! Tu n'en avoueras que plus vite."
-
-L'agent revint avec deux jeunes paysannes solides, qui tenaient des
-cordes et des knouts. Elles considérèrent avec un sourire féroce
-Bassi, qui tremblait et qui se jeta, tout en larmes, aux pieds de
-l'employé.
-
-"Attachez-la!
-
-- Pitié! pitié!"
-
-Bassi se mit en défense; mais ce fut bien inutile. Elle fut garrottée
-et attachée au poêle; puis les deux jeunes filles se postèrent
-derrière elle, le knout à la main.
-
-"Combien de coups?
-
-- Jusqu'à ce qu'elle avoue."
-
-Les knouts commencèrent leur abominable besogne. Au bout de cinq
-coups, Bassi capitula.
-
-"Assez! assez! j'avoue tout, détachez-moi.
-
-- Encore cinq coups, pour la rendre tout à fait gentille," dit
-l'employé.
-
-Les knouts continuèrent à travailler. Bassi criait et pleurait. Son
-désespoir ne touchait personne, ni l'employé qui fumait son cigare
-avec un air de parfaite satisfaction, ni les jeunes filles, qui
-n'étaient pas disposées à lâcher une victime de cette rareté.
-
-Une fois délivrée, Bassi avoua tout, ses relations avec l'Apôtre et
-Dragomira, la part qu'elle avait prise au meurtre de Pikturno et à
-d'autres forfaits qui étaient jusqu'alors restés cachés. Elle révéla
-que la secte avait eu ses repaires au cabaret Rouge, à Myschkow et à
-Okozyn, et que Dragomira avait emmené le comte pour l'immoler.
-
-"Où l'a-t-elle emmené? demanda le jésuite.
-
-- Je ne sais pas.
-
-- Alors, le knout!
-
-- Pitié! Comment le saurais-je? Elle peut le retenir prisonnier à
-Myschkow ou à Okozyn."
-
-L'employé se consulta avec Glinski. Ils décidèrent d'en rester là pour
-l'interrogatoire, de retourner à Kiew et de se rendre en toute hâte à
-Okozyn avec toutes les forces disponibles. La juive fut attachée sur
-l'un des traîneaux, et l'on se mit immédiatement en route.
-
-Cependant la nouvelle de cette arrestation était à peine connue dans
-le village que Juri partait à cheval pour Kiew, afin d'avertir
-Sergitsch; et celui-ci se rendait immédiatement en traîneau à
-Okozyn. Quand il arriva, les sectateurs de l'Apôtre s'étaient déjà
-dispersés dans toutes les directions. La plupart s'étaient enfuis du
-côté de la Galicie ou de la Moldavie.
-
-Dragomira, Henryka, Karow et Tabisch étaient seuls restés auprès de
-l'Apôtre qui attendait courageusement le danger.
-
-"Fuyez! fuyez! leur dit Sergitsch avec précipitation.
-
-- Qu'est-il arrivé? demanda l'Apôtre s'une voix calme.
-
-- Bassi a été découverte à Chomtschin et arrêtée, continua Sergitsch;
-on a employé le knout et elle a tout avoué. Vous n'avez plus ici un
-seul jour de sûreté. Si ceux qui nous poursuivent se hâtent, ils
-arriveront dans deux heures. Sauvez-vous pendant qu'il en est encore
-temps.
-
-- Je laisse chacun libre de s'en aller, dit l'Apôtre; moi, je reste.
-
-- Moi aussi, s'écria Dragomira, je ne t'abandonne pas."
-
-Henryka entoura silencieusement son amie de ses bras.
-
-"Moi aussi, je reste, dit Karow.
-
-- Soit! dit l'Apôtre avec un sourire de tristesse, restez. Peut-être
-aurai-je encore besoin de vous. Toi, Sergitsch, tu vas partir pour
-Iassy, où beaucoup des nôtres se sont réfugiés. Là, tu prendras la
-conduite de notre sainte association, jusqu'à ce qu'on ait trouvé un
-prêtre. Que Dieu te protège!"
-
-Sergitsch s'agenouilla devant le prêtre. Celui-ci le bénit et le baisa
-au front, puis se détourna.
-
-"Maintenant, laissez-moi seul, dit-il, et attendez tout près d'ici que
-je vous appelle."
-
-Tous sortirent de la chambre. Sergitsch remonta en traîneau et partit
-vers le Sud.
-
-Il s'écoula quelques instants dans l'attente et l'anxiété; puis
-l'Apôtre appela Dragomira. Tous pressentaient quelque chose
-d'extraordinaire. Henryka était à genoux et priait.
-
-Quand Dragomira entra, l'Apôtre, calme et majestueux, était assis dans
-un fauteuil. Il lui fit signe d'approcher. Elle obéit et tomba à
-genoux devant lui.
-
-"C'est fini! Dragomira, dit l'Apôtre, nous sommes vaincus et nous
-n'avons plus rien à faire qu'à mourir avec courage. Je veux vous
-précéder et vous donner l'exemple.
-
-- Tu veux nous quitter?" demanda Dragomira avec un effroi profond: les
-paroles expirèrent sur ses lèvres.
-
-"Il le faut. Je ne fuirai pas. Dois-je me livrer aux mains de nos
-ennemis, des ennemis de Dieu? Dois-je finir sans gloire dans les
-steppes de la Sibérie? non; il est encore temps de choisir la route
-qui nous mène à Dieu apaisé et qui me conduira en Paradis. Il est
-encore temps d'inspirer un nouveau courage et de nouvelles espérances
-à tous ceux qui reconnaissent le vrai Dieu. Ma mort convaincra ceux
-qui doutent, raffermira ceux qui chancellent, allumera un feu sacré
-dans les âmes de ceux qui sont froids ou tièdes. C'est décidé. Renonce
-à me dissuader de mon projet; ne me plains pas; plains ceux qui
-restent après moi dans cette vallée de larmes et de péchés.
-
-- Fais ce que Dieu t'inspire; mais moi je te vengerai sur ceux qui
-t'ont poussé dans la mort. Je te le jure.
-
-- Tu ne dois pas me venger, Dragomira, reprit l'Apôtre en lui posant
-la main sur l'épaule. Ce n'est pas la haine, mais l'amour qui doit
-être dans ton coeur. C'est par amour que tu dois punir ceux qui
-blasphèment Dieu et persécutent ses serviteurs. Punis-les pour leur
-gagner, à eux qui sont aveugles et sourds, le royaume des cieux et
-la félicité éternelle, pour les sauver de la puissance du mal.
-
-- Je t'obéirai jusqu'au dernier soupir, dit Dragomira, et j'agirai
-dans ton esprit. Avec l'aide de Dieu, j'espère accomplir ma
-mission. Puis je n'aurai plus rien à chercher sur cette terre, et je
-te suivrai sur la route de la lumière éternelle.
-
-- Ma bénédiction est avec toi, dit l'Apôtre, et maintenant je compte
-sur toi, sur ton courage et ta force, dans cette heure de joie et de
-délivrance.
-
-- Il faut que je te tue? murmura Dragomira épouvantée. Non! non!
-Demande-moi ce que tu voudras, mais pas cela."
-
-L'Apôtre sourit douloureusement.
-
-"Non, la mort, c'est de Dieu que je l'attends, répondit-il avec calme;
-à toi je ne demande rien de plus que de m'assister au moment suprême
-et de m'obéir. Veux-tu faire ce que je t'ordonnerai?
-
-- Oui.
-
-- Alors, appelle les autres et tiens-toi prête."
-
-Pendant que Dragomira faisait ce qu'il avait commandé, l'Apôtre se
-prosternait devant le crucifix et priait avec ferveur. Il ne se releva
-que quand ses derniers fidèles entrèrent. Il fit signe à Tabisch
-d'approcher et lui dit tout bas quelques mots. Tabisch pâlit, mais il
-inclina silencieusement la tête et sortit de la salle pour exécuter
-l'ordre qu'il avait reçu. L'Apôtre se rendit alors avec les autres
-dans le temple où il pria encore à genoux devant l'autel.
-
-Tabisch ne tarda pas à revenir. Il portait une grande croix de bois
-grossièrement taillé, qu'il posa sur le sol devant l'autel. Il alla
-chercher ensuite des clous et un lourd marteau. Tous les assistants
-contemplaient ces préparatifs en silence, les lèvres pâles et le
-regard épouvanté. L'Apôtre se leva, étendit les bras et cria: "Que la
-volonté de Dieu soit faite! Crucifiez-moi!"
-
-Dragomira et Henryka se précipitèrent tout en pleurs à ses pieds.
-
-"Courage! mes amis, continua l'Apôtre, calmez-vous et ne m'abandonnez
-pas à la porte de la mort."
-
-Dragomira se releva et essuya ses larmes. Henryka suivit son exemple.
-
-"Au nom de Dieu, mettez-vous à l'oeuvre!" dit l'Apôtre, et il se coucha
-tranquillement sur la croix de bois en étendant les bras.
-
-"Dragomira, dit-il, avec une gravité religieuse, je veux que ta main
-m'enfonce le premier clou."
-
-Elle le regarda longtemps, puis, d'un mouvement presque machinal,
-saisit le marteau et un clou.
-
-- "Où?" demanda-t-elle.
-
-Elle était à la fois calme et décidée.
-
-"A la main droite."
-
-Dragomira écarta sa longue pelisse de zibeline et se mit à
-genoux. Puis elle retroussa ses larges manches, de manière à mettre à
-nu ses beaux bras. Elle hésitait encore.
-
-"Courage!" dit l'Apôtre.
-
-Elle posa le clou sur la main et donna le premier coup. Un sang rouge
-jaillit. L'Apôtre lui souriait. Elle frappa encore trois coups et la
-main fut clouée sur la croix.
-
-"A toi, maintenant, Henryka, la main gauche."
-
-Henryka se mit à genoux à son tour. Dragomira lui présenta le marteau
-et Karow un clou. Elle, d'ordinaire si avide de sang, elle qui, à la
-vue des souffrances des autres, éprouvait un sinistre plaisir, elle
-manqua le clou, tant ses yeux étaient voilés par les larmes, et frappa
-le poignet du martyr volontaire.
-
-"Tu me fais bien mal, murmura-t-il, c'est encore la volonté de Dieu."
-
-Henryka fit un effort, respira et acheva rapidement son horrible
-besogne.
-
-"Maintenant, Karow, mets le dernier clou, dit l'Apôtre. Aide-le,
-Dragomira."
-
-Elle tint solidement les pieds sur la croix, pendant que Karow
-enfonçait rapidement, à grands coups, un énorme clou d'abord dans les
-chairs et ensuite dans le bois.
-
-"Dressez-moi, continua l'Apôtre, je veux mourir, comme autrefois mon
-Sauveur est mort."
-
-Les deux hommes et les jeunes filles réunissant leurs efforts mirent
-la croix debout et la placèrent devant l'autel du sacrifice, auquel
-Tabisch l'attacha solidement avec des cordes. L'Apôtre restait calme
-et silencieux; mais ses lèvres tremblantes indiquaient qu'il souffrait
-d'épouvantables douleurs et qu'il priait. Les autres l'entouraient
-muets et désespérés. Dragomira était à ses pieds, son pâle visage
-contre la croix; Henryka avait caché sa tête dans le sein de
-Dragomira. Karow s'appuyait à la muraille; Tabisch, à genoux derrière
-l'autel, priait silencieusement.
-
-Une heure s'écoula ainsi. L'Apôtre releva tout à coup la tête.
-
-"C'est assez, mes amis, dit-il; il est temps de fuir. Laissez-moi.
-
-- Je resterai auprès de toi tant que tu vivras! s'écria Dragomira avec
-exaltation.
-
-- Pense à ta mission, fuis!
-
-- Et tu tomberais aux mains de tes ennemis? s'écria-t-elle, non!"
-
-Et alors, saisie d'une inspiration soudaine, comme une prophétesse:
-
-"Dieu m'a éclairée, dit-elle, je veux lui obéir et te livrer à la
-mort, Apôtre!
-
-- Si c'est la volonté de Dieu, répondit-il, obéis-lui."
-
-Dragomira saisit le couteau du sacrifice, qui était sur l'autel, et
-s'approcha de l'Apôtre en montant les marches.
-
-"Va devant moi à la lumière éternelle, lui dit-elle tout bas, je te
-suis."
-
-Et alors, l'entourant d'un bras, pendant que ses lèvres touchaient
-pour la première fois celles de l'Apôtre, elle lui enfonça le couteau
-dans le coeur.
-
-Aucun cri ne s'échappa de la bouche du martyr. Sa tête retomba sur sa
-poitrine et un sourire de félicité demeura sur ses traits inanimés.
-
-"Tout est consommé! s'écria Dragomira avec une majesté farouche. Que
-son sang retombe sur eux!"
-
-
-XXVI
-
-DEVANT LE JUGE ETERNEL
-
-"L'heure de la séparation a sonné." FRIEDRICH HALM.
-
-
-"Où veux-tu fuir? demanda Henryka; où pouvons-nous encore nous cacher?
-Ne vaut-il pas mieux suivre l'exemple de l'Apôtre et mourir comme lui?
-
-- Oui, allons ensemble au devant de la mort!" s'écria Karow.
-
-Tous étaient possédés par un enthousiasme sauvage, par un désir exalté
-et fou de la mort.
-
-"Non, dit Dragomira qui prenait le commandement, non; notre mission
-n'est pas encore remplie. Zésim et Anitta doivent tomber d'abord sous
-le couteau du sacrifice. Ne craignez pas que l'on nous fasse
-prisonniers. Je vous conduirai hors de ce château et je connais un
-endroit où personne ne nous trouvera. Mais, avant de fuir, il faut
-tuer les pécheurs qui sont prisonniers. Personne ne doit sortir vivant
-de cette maison. Amenez-les tous ici."
-
-Henryka et les deux hommes descendirent rapidement dans les sombres
-souterrains du château et firent monter dans le temple les prisonniers
-hommes et femmes, jeunes filles, jeunes hommes et vieillards. Les
-malheureux, chargés de chaînes, regardaient avec épouvante le mort
-étendu sur la croix et attendaient leur sort en tremblant.
-
-Ils étaient tous réunis, au nombre de vingt et un. Dragomira monta à
-l'autel et supplia Dieu d'accepter les victimes avec clémence. Alors
-Henryka et elle saisirent les couteaux du sacrifice et se mirent à
-égorger sans pitié les infortunés voués à la mort.
-
-En vain, secoués par les angoisses de la mort, demandaient-ils grâce;
-Karow et Tabisch les saisissaient l'un après l'autre et les plaçaient
-sur l'autel. Les prêtresses étaient là, debout, les manches
-retroussées, les bras nus, le fer étincelant à la main. Pendant
-longtemps on n'entendit que les plaintes, les sanglots, les cris de
-douleur des mourants. Une sorte de pieuse rage s'emparait des
-prêtresses pendant que le sang rouge et chaud ruisselait sur les
-mains. Elles poussaient des cris d'allégresse, comme des lionnes en
-délire, riaient aux éclats dans des transports de joie épouvantable et
-chantaient un hymne sauvage, un hymne de fous. C'était comme une
-ivresse de sang; leurs narines s'ouvraient, leurs lèvres frémissaient,
-leurs yeux brillaient de l'ardeur du meurtre. L'odeur du sang mêlée à
-celles des fourrures qui enveloppaient leurs corps, cette atmosphère
-d'arène romaine semblait les enivrer. Elles ne se reposèrent pas avant
-d'avoir frappé de leurs mains la dernière victime, avant d'avoir
-achevé l'horrible hécatombe offerte au dieu de colère et de vengeance,
-le seul dieu qu'elles connaissaient et qu'elles adoraient.
-
-Alors elles rejetèrent leurs couteaux, lavèrent leurs mains
-ensanglantées et ôtèrent leurs vêtements souillés de sang.
-
-Un quart d'heure plus tard, ils descendaient tous les quatre, habillés
-en paysans, dans les souterrains du château.
-
-Dragomira les conduisait, une torche à la main. Ils fermèrent toutes
-les portes derrière eux, et barricadèrent la dernière avec des barres
-de fer et des pierres.
-
-Ils étaient arrivés dans une vaste salle voûtée, où l'on n'apercevait
-aucune issue. Dragomira désigna une pierre placée tout en bas de la
-muraille. Ils réunirent tous leurs efforts, réussirent à la pousser de
-côté; et alors s'ouvrit devant eux un nouveau corridor souterrain que
-personne n'avait connu, excepté Dragomira et l'Apôtre.
-
-Quand ils eurent passé en rampant par cette ouverture et remis la
-pierre à sa place, ils étaient sauvés.
-
-Personne ne pouvait découvrir cette issue. Là devrait s'arrêter toute
-poursuite.
-
-Ils s'avancèrent dans une galerie spacieuse et élevée qui était
-taillée dans le roc et qui remontait aux temps où Mongols et Tartares,
-Turcs et Cosaques envahissaient, pillaient et dévastaient cette partie
-de la Russie.
-
-La galerie aboutissait, à une lieue environ du château, au milieu
-d'une épaisse forêt. L'ouverture, pratiquée dans un rocher élevé,
-était encore fermée par une dalle de pierre.
-
-Ils arrivèrent enfin en plein air, et se trouvèrent sur une espèce
-d'observatoire d'où ils apercevaient les vastes plaines de la campagne
-par dessus les cimes des arbres séculaires. Devant eux brillaient les
-cinq coupoles de l'église grecque du village de Kasinka Mala.
-
-Tabisch fut chargé d'aller aux nouvelles. Il revint bientôt annonçant
-que les gendarmes avaient investi le château, mais que la route par le
-bois était libre.
-
-Pendant que les agents de police et les soldats dirigés par l'employé
-et le jésuite enfonçaient la porte du château et pénétraient dans les
-bâtiments, les fugitifs se glissaient avec précaution à travers
-l'épaisseur du bois dans la direction du village. Non loin du village,
-et dans le bois même, sur une espèce de presqu'île entourée de
-marécages et d'eau se trouvait un autre grand rocher, où, du temps des
-Tartares, des gens du pays fuyant devant eux s'étaient pratiqué une
-retraite sûre. Dragomira l'avait fait préparer depuis longtemps déjà
-comme un dernier asile pour elle et ses compagnons. Seuls l'Apôtre et
-Mme Maloutine, qui s'était enfuie en Moldavie, connaissaient cette
-cachette. Là, ils étaient complètement à l'abri. On y parvenait par
-une porte faite d'une roche habilement dissimulée derrière les
-broussailles et le lierre. Cette porte ne s'ouvrait que sous la main
-d'un initié et se refermait derrière lui. Une galerie sombre
-conduisait à l'intérieur. Puis un escalier taillé dans la pierre se
-dressait brusquement. En haut, à droite et à gauche, s'ouvraient deux
-chambres ménagées dans le roc et recevant le jour par de petites
-ouvertures cachées sous le lierre.
-
-Les murs et le sol étaient recouverts de tapis, ainsi que les portes
-et les fenêtres. Des lits formés de matelas et de peaux de bêtes, des
-lampes suspendues au plafond, étaient tout le mobilier. Des niches
-creusées dans le roc renfermaient tout ce dont on ne pouvait se
-passer. Quelques marches de plus conduisaient au sommet du rocher,
-d'où la vue s'étendait au loin sur tout le pays environnant comme du
-haut d'un donjon.
-
-Peu de jours auparavant, Dragomira avait elle-même transporté
-secrètement en ce lieu des vivres, des armes et des munitions. On
-pouvait à la rigueur s'y cacher pendant plusieurs semaines et même y
-soutenir un siège. Les fugitifs s'y installèrent. Les deux jeunes
-filles prirent une chambre, Karow et Tabisch prirent l'autre. Puis
-Dragomira appela Tabisch pour lui donner ses ordres. Quand il se fut
-un peu reposé, il repartit et s'en alla au village, à travers la forêt
-d'un pas tranquille, la pipe à la bouche, le bâton à la main, comme un
-bon paysan.
-
-Il trouva dans un cabaret un grand garçon de la campagne, qui,
-moyennant deux roubles et un petit verre d'eau-de-vie, se chargea
-volontiers d'un message pour Zésim. Quand le jeune campagnard fut à
-cheval, Tabisch lui demanda encore s'il avait bien compris.
-
-"Certainement, répondit-il, la demoiselle qui est chez la nourrice du
-monsieur est en danger; monsieur l'officier fera bien de venir tout de
-suite; seulement, pas chez Kachna, mais ici, au cabaret.
-
-- Bien, je vois que tu es un garçon avisé."
-
-Le messager partit. Tabisch calcula que Zésim ne pourrait pas arriver
-avant le point du jour, et se remit en route pour le rocher. Il
-retraversa la forêt sans accident et fit son rapport à Dragomira.
-
-La police avait trouvé vide le nid des Dispensateurs du ciel, et était
-revenue à Kiew après avoir laissé quelques gendarmes pour garder la
-maison. La poursuite n'avait pas été plus loin et les fugitifs
-pouvaient jouir d'un peu de repos. La nuit était venue; l'armée des
-étoiles brillait au ciel; un silence religieux régnait au-dessus des
-cimes des chênes séculaires. Bientôt tout dormit; seule, une louve aux
-yeux ardents errait dans les profondeurs de la forêt, et Dragomira,
-que fuyait le sommeil, restait assise sur ses molles fourrures et
-songeait. Enfin, elle s'endormit, elle aussi. Mais ce ne fut pas pour
-longtemps: le premier chant d'oiseau l'éveilla de grand matin.
-
-Cependant, le messager était arrivé à Kiew, avait réveillé Zésim et
-s'était acquitté de la commission. Zésim le renvoya sur-le-champ avec
-un autre message. Seulement, quand le garçon revint, au lieu d'aller
-au cabaret, il se rendit à la maison de la nourrice et lui annonça
-que: "Monsieur l'officier le suivait de près et serait au cabaret dans
-un quart d'heure au plus tard."
-
-Ce message parut singulier à la paysanne, qui s'était réveillée la
-première et qui causait avec le jeune homme par la fenêtre. Elle lui
-dit d'attendre et éveilla Anitta.
-
-"Mon enfant, dit-elle, avez-vous envoyé un message à Zésim?
-
-- Moi...? Non.
-
-- Il y a là un garçon qui apporte une réponse de lui. Parlez-lui
-vous-même."
-
-Anitta s'habilla à la hâte. Un triste pressentiment s'était emparé
-d'elle et la poussait.
-
-"Entre, dépêche-toi! cria-t-elle au messager, quand il apparut sur le
-seuil avec une contenance embarrassée.
-
-- Qui t'a envoyé? demanda-t-elle.
-
-- M. Jadewski.
-
-- Et qui t'a envoyé à lui?
-
-- Vous-même, mademoiselle.
-
-- Je ne t'ai donné aucune commission.
-
-- Mais si, hier soir, vous me l'avez fait dire par un paysan, qui m'a
-payé deux roubles.
-
-- Raconte, dit-elle rapidement, raconte tout."
-
-Quand le jeune campagnard eut fini son récit, Anitta comprit qu'on
-avait attiré Zésim à Kasinka pour s'emparer de lui. Il n'y avait que
-Dragomira qui pût lui avoir tendu un piège. Il était en danger d'être
-tué. Il s'agissait d'agir avec courage et promptitude.
-
-"Eveille les voisins, dit-elle au jeune paysan, qu'ils s'arment et
-viennent ici avec nous. Mais dépêche-toi; il y va de la vie d'un
-homme."
-
-Kachna éveilla les gens de sa maison. Anitta appela Tarass et fit
-seller le cheval qui était là exprès pour elle.
-
-Zésim avait quitté Kiew peu de temps après avoir renvoyé le
-messager. Il arriva à Kasinka Mala au petit jour. Il sauta de son
-cheval, le remit au cabaretier juif qui s'était empressé de venir
-au-devant de lui, et entra dans le cabaret. Au moment où il posait le
-pied sur le seuil, il fut saisi par Karow et Tabisch. En même temps,
-Henryka lui arrachait son épée du fourreau; et, pendant que les deux
-hommes luttaient avec lui, elle lui jetait un lacet autour du cou. Peu
-d'instants après, Zésim, les mains et les pieds garrottés, était posé
-à genoux au milieu de la chambre, devant Dragomira. Celle-ci, habillée
-en paysanne, avec des bottes de maroquin rouge aux pieds, un mouchoir
-rouge autour de la tête, une pelisse blanche de peau de mouton brodée
-en couleur, était assise sur un banc de bois et le considérait d'un
-air de triomphe.
-
-"Enfin, te voilà entre mes mains!" dit-elle en faisant signe aux
-autres de s'éloigner.
-
-Zésim ne répondit rien.
-
-"Tu te tais? continua-t-elle. Est-ce que tu ne m'aimes plus? Ce serait
-fâcheux pour toi si tu avais change de sentiment, car voici l'heure où
-je vais tenir ma parole. Je suis prête à devenir ta femme. Puis après
-avoir été heureux, nous apaiserons Dieu et nous mourrons ensemble.
-
-- Tu peux me ruer, répondit Zésim, mais jamais je ne mettrai ma main
-dans cette main souillée de sang; jamais je ne presserai sur mon
-coeur une réprouvée comme toi. Je t'ai aimée, mais en ce moment, tu
-me fais horreur.
-
-- Je vous immolerai, toi et Anitta, en expiation du sang des justes
-qui retombe sur vos têtes.
-
-- Ce n'est pas nous qui sommes les coupables, répondit Zésim, c'est
-toi qui es la criminelle, la scélérate! Le bras vengeur de Dieu, que
-tu as si souvent offensé, t'atteindra tôt ou tard.
-
-- C'est ce que nous verrons, dit-elle avec calme; en attendant, tu es
-mon prisonnier, et Anitta ne tardera pas à être en mon
-pouvoir. Alors j'imaginerai pour vous des tortures auxquelles on n'a
-pas encore songé. Ne t'attends à aucune pitié de ma part.
-
-- Je n'ai pas peur de toi, et je ne te demanderai pas grâce, s'écria
-Zésim; je suis fier de ta haine. Si je dois mourir, c'est que Dieu
-le veut. Je suis prêt à me soumettre à sa volonté."
-
-Dragomira riait. Ce rire, froid et cruel comme celui d'un démon,
-faisait tressaillir Zésim lui-même, malgré son courage. Il frissonnait
-devant cette belle enchanteresse qui avait autrefois troublé tous ses
-sens et exercé sur son coeur un empire despotique.
-
-"Nous verrons si tu restes toujours aussi ferme, dit-elle avec la
-majestueuse tranquillité d'une souveraine qui n'est pas habituée à
-rencontrer de résistance; d'abord tu éprouveras encore une fois le
-charme qui t'a si souvent vaincu; et, quand au milieu des plus doux
-tourments, tu te traîneras à mes pieds en me demandant grâce, comme un
-païen à son idole, comme un esclave à son maître, Anitta verra comme
-je me raille de toi, comme je te repousse du pied, et comme je te
-livre à la mort sans pitié.
-
-- Tu peux me torturer et me tuer; tu ne m'aviliras pas. Je méprise ta
-puissance."
-
-Dragomira se leva et prit un fouet qui était sur une table. Au même
-instant Henryka se précipita dans la chambre en criant:
-
-"Fuyez! Ils arrivent! Anitta à cheval, suivie de gens armés!"
-
-Dragomira pâlit un moment. Mais elle eut bientôt recouvré son calme et
-sa décision.
-
-"Fuis! dit-elle d'u ton de commandement énergique, votre affaire est
-de continuer l'oeuvre sainte! Sauvez-vous!
-
-- Je reste avec toi, s'écria Henryka.
-
-- Non, fuis, je te l'ordonne, en toute hâte, à cheval! Je reste ici
-pour juger au nom du Tout-Puissant!"
-
-Henryka se jeta dans les bras de Dragomira et lui donna un baiser;
-puis elle sortit rapidement, sauta sur le cheval de Zésim et partit au
-galop. Karow et Tabisch se sauvèrent par le jardin, passèrent
-par-dessus la clôture de planches et disparurent dans la forêt.
-
-Dragomira prit son revolver et attendit Anitta de sang-froid.
-
-On entendit le trépignement des pieds des chevaux, des pas lourds, le
-cliquetis des armes, une voix claire qui donnait des ordres. Puis le
-silence se fit, et Anitta entra, accompagnée de Tarass. Elle portait,
-elle aussi, la jupe courte, les bottes d'homme, la pelisse de mouton
-et le mouchoir de tête d'une paysanne petite-russienne. Elle avait un
-pistolet à la main; Tarass était armé d'un fusil de chasse.
-
-"Rends-toi, scélérate! cria Anitta; le cabaret est entouré par mes
-gens. Tu es entre mes mains. Tu ne peux t'échapper."
-
-Dragomira dressa fièrement la tête.
-
-"Je t'ai attendue, répondit-elle, pour régler mon compte avec
-toi. Cette heure est celle du châtiment que je veux vous infliger au
-nom de Dieu, à toi et à celui qui est là!
-
-- Tu blasphèmes Dieu quand tu prononces son nom, dit Anitta, il a
-horreur de toi et de ta doctrine homicide.
-
-- Dieu décidera entre toi et moi.
-
-- Qu'il décide! répondit Anitta, regardant avec calme son ennemie bien
-en face, nous sommes toutes les deux devant le Juge éternel. Qu'il
-prononce!"
-
-Un sourire triomphant passa sur le beau et fier visage de la Pêcheuse
-d'âmes, pendant qu'Anitta faisait à voix basse une courte prière.
-
-Toutes les deux levèrent en même temps leurs pistolets. Il y eut un
-instant d'anxieuse attente, puis Dragomira pressa la détente.
-
-Le coup ne partit pas.
-
-L'autre chien s'abattit. On vit un éclair, on entendit une
-détonation. Dragomira fit encore un pas vers Anitta et tomba tout à
-coup en avant le visage contre terre.
-
-"Est-elle morte?" demanda Anitta.
-
-Tarass s'approcha de Dragomira et la retourna:
-
-"Dieu a jugé, dit-il, son âme est devant lui."
-
-Anitta se mit à genoux et éleva en pleurant ses bras vers le
-ciel. Puis elle se releva, tira le poignard qu'elle portait à sa
-ceinture, coupa rapidement les cordes qui liaient son bien-aimé, et,
-sanglotant de joie, le serra contre sa poitrine.
-
-"Sauvé! murmura Zésim, sauvé par toi!"
-
-La nourrice se précipita alors dans la salle, et se suspendit en
-pleurant au cou de Zésim.
-
-"Mon enfant! s'écria-t-elle, mon cher enfant! Le ciel t'a protégé et
-cet ange t'a sauvé!"
-
-Le traîneau de Kachna fut bientôt attelé. Zésim aida Anitta à y
-monter, et Tarass sauta sur le siège du cocher. On partit au galop
-pour Kiew et l'on alla droit au palais Oginski.
-
-Zésim, tout triomphant, rendit la bien-aimée à son père et à sa mère,
-qui bénirent le jeune couple en versant des larmes de joie et
-rendirent grâces à Dieu par un voeu solennel.
-
-Aujourd'hui, à Kasinka Mala, à la place où était jadis le cabaret et
-où Dragomira mourut, s'élève une chapelle dédiée à la Vierge. Tous les
-ans, au jour anniversaire de celui où Zésim fut sauvé par Anitta d'une
-façon si merveilleuse, un prêtre y dit une messe basse pour l'âme de
-la malheureuse, victime d'une épouvantable superstition.
-
-
-
-FIN
-
-
-
-TABLE DES MATIERES
-
-
-PREMIERE PARTIE
-
-I. La Prédiction
-II. Mère et Fille
-III. Dragomira
-IV. La Mission
-V. Le Feu follet
-VI. La Vestale
-VII. Anitta
-VIII. Le Cabaret rouge
-IX. Le comte Soltyk
-X. Le loup
-XI. Ange ou démon?
-XII. Flèche d'amour
-XIII. L'infirmière
-XIV. Jeune amour
-XV. La médecine des Borgia
-XVI. Une âme sauvée
-XVII. Un beau rêve
-XVIII. Les roses se fanent
-XIX. Dans le filet
-XX. Pastorale
-XXI. Effet à distance
-XXII. Le regard du tigre
-XXIII. Où allons-nous?
-XXIV. La confession
-XXV. La Vénus de glace
-XXVI. Sous le masque
-
-DEUXIEME PARTIE
-
-I. Ciel et Enfer
-II. La route du paradis
-III. Cartes vivantes
-IV. Dans le labyrinthe de l'amour
-V. Le purgatoire
-VI. Le voile se soulève un peu
-VII. Nouveau pas vers le but
-VIII. De l'autre monde
-IX. A bas le masque
-X. Nouvelles mines
-XI. Chasse à l'homme
-XII. Dans le filet
-XIII. Tissu de mensonges
-XIV. Traité d'alliance
-XV. Perdu
-XVI. La Déesse de la vengeance
-XVII. Coeurs de marbre
-XVIII. La Pêcheuse d'âmes
-XIX. La fuite
-XX. Rêve d'amour
-XXI. Sauvés!
-XXII. Les tourments des damnés
-XXIII. La dernière carte
-XXIV. Le sacrifice
-XXV. En croix
-XXVI. Devant le Juge éternel
-
-
-
-
-Imprimeries réunies, B, rue Mignon, 2.
-
-
-
-
-
-
-
-
-
-
-
-
-
-
-
-
-
-
-
-***END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA PÊCHEUSE D'ÂMES***
-
-
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-
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