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diff --git a/41251-0.txt b/41251-0.txt new file mode 100644 index 0000000..cdfb427 --- /dev/null +++ b/41251-0.txt @@ -0,0 +1,8601 @@ +*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 41251 *** + +[Notes au lecteur de ce fichier digital: + +Seules les erreurs clairement introduites par le typographe ont été +corrigées.] + + + + + COURS FAMILIER + DE + LITTÉRATURE + + + UN ENTRETIEN PAR MOIS + + + PAR + M. A. DE LAMARTINE + + + + + TOME QUATORZIÈME. + + + + + PARIS + ON S'ABONNE CHEZ L'AUTEUR, + RUE DE LA VILLE L'ÉVÊQUE, 43. + 1862 + + +L'auteur se réserve le droit de traduction et de reproduction à +l'étranger. + + + COURS FAMILIER + DE + LITTÉRATURE + + + REVUE MENSUELLE. + + XIV + + +Paris.--Typographie: Firmin Didot frères, imprimeurs de l'Institut et +de la Marine, rue Jacob, 56. + + + + +LXXIXe ENTRETIEN + +OEUVRES DIVERSES DE M. DE MARCELLUS. + +DEUXIÈME PARTIE. + + +I. + +Quoi qu'il en soit de ce voeu, comme de tant d'autres, le livre de M. +de Marcellus est un des livres de jeunesse qui sont les plus doux à +emporter dans son bagage de voyageur ou à feuilleter dans son âge +avancé, quand on veut se donner une odeur du printemps de la vie; on +y vogue, on y change d'horizon à tous les levers de l'aurore; on y +chante à demi-voix les vers mémoratifs de ses études, on y parle la +plus riche et la plus sonore des langues; et, par-dessus tout, on y +cause avec un compagnon de route toujours instruit, toujours +spirituel, toujours tempéré et souriant, qui semble avoir en lui la +précoce et froide sagesse du vieillard à côté des belles illusions de +la vie. + +Ce livre est bien loin d'avoir autant de réputation qu'il en mérite. +La tombe, comme le lever du vrai jour, rendra à M. de Marcellus toute +la justice que l'ignorance ou le préjugé des partis lui a fait +attendre. C'est le cours le plus complet et le plus vivant de +l'archipel grec et ionien qu'un disciple d'Homère ait fait faire à la +génération présente. + +Le voyage en Sicile, qu'il fit longtemps après, en 1841, est une +promenade classique autour de l'Etna, de l'histoire, des monuments. +Mais cela n'a pas la séve jeune et pittoresque du souvenir d'Orient. +On sent que l'homme mûri et désenchanté se promène le soir pour se +donner les consolations et les diversions de la vie active qui lui +était refusée. Il y a toujours de l'érudition, mais il n'y a plus +d'illusions: le soleil baisse. M. de Marcellus pensait à autre chose. + + +II. + +À quoi pensait-il? + +Il pensait à un autre livre, _la Politique de la Restauration_, publié +deux ans après.--Ce livre est une répétition des anecdotes littéraires +analysées par nous au commencement de cette étude. Il y met en corps +ce qui était en pages. C'est toujours le très-intéressant récit de ses +négociations entre M. de Chateaubriand, ambassadeur à Londres, et M. +Canning, ministre des affaires étrangères du gouvernement britannique, +son ami. + +Les correspondances de M. de Chateaubriand sont justes, fortes, +héroïques. Il veut grandir la politique monarchique de son +gouvernement, malgré M. de Villèle et malgré les Anglais. Sa +personnalité rigoureuse le tourmente et tourmente tout le monde, +jusqu'à ce qu'il ait forcé la main à M. de Villèle et à l'opposition +du parti libéral, à la politique méticuleuse de M. de Villèle, à la +jalousie de M. Canning; il triomphe enfin et vole au congrès de +Vérone, malgré tout le monde. + +Du moment qu'il y paraît, il est le maître, il supplante peu +loyalement M. de Montmorency, il entraîne M. de Villèle, il dompte M. +Canning, il affronte courageusement l'opposition bonapartiste des +Chambres françaises. Il élève la Restauration à son apogée, il +restaure la monarchie des Bourbons en Espagne, il tombe enfin, mais +dans son triomphe, sous l'animadversion très-méritée, mais +très-imprudente, de M. de Villèle. + +La correspondance, fort sensée, habile, éloquente de son confident à +Londres, de M. de Marcellus, souvent égale à celle de M. de +Chateaubriand, moins passionnée, moins aventureuse, plus honnête, +montre dans ce jeune diplomate un futur ministre, très-capable de +comprendre l'Europe, s'il n'était pas encore capable de la diriger. + +C'est un beau livre de métier pour ceux qui, comme nous, étaient +appelés un jour à tenir le gouvernail de la France. Il répond +victorieusement à ceux qui ont tant calomnié la politique de cette +monarchie, et qui écrivent aujourd'hui leurs calomnies comme de +l'histoire. + +Alger, l'Espagne, les deux grands actes extérieurs de la Restauration, +prouvent que, malgré la difficulté de sa situation, l'honneur et la +grandeur de la France n'ont jamais été en péril sous les ministres de +la Restauration. M. de Marcellus a versé une complète lumière sur +cette question. + +La réputation du gouvernement des Bourbons à l'extérieur est rétablie +irréfutablement dans cet excellent ouvrage. L'opposition de quinze ans +y joue un pauvre rôle. C'est de là que date pour moi ma mésestime du +gouvernement parlementaire d'alors, et mon goût pour la république; +gouvernement quelquefois terrible, mais au moins vigoureux et franc, +où les dictatures ont la force des institutions, et qui font faire aux +nations ce qu'elles veulent, et non pas ce que veut un groupe +d'intrigants, mentant au peuple du haut de la presse et de la tribune, +et faisant peur aux rois des peuples, et des rois aux peuples. + +Rien de grand avec ce gouvernement de manéges et de factions bavardes. +Excepté dans l'affaire d'Alger et dans l'affaire d'Espagne, tous les +gouvernements de la France, pendant les trente ans du gouvernement des +Chambres et des journaux, n'ont été que le gouvernement de +l'opposition! + +Et ces hommes voudraient recommencer? J'aime mieux ce qui est; c'est +une leçon au moins à l'intrigue. + +Je préférerais la république souveraine et absolue: elle est agitée, +mais elle est forte. Les pires des tyrannies sont les petites +tyrannies; les tyrannies parlementaires sont mesquines en France; +franchement, j'en ai trop souffert pendant trente ans de ma vie pour +ne pas les détester. + + +III. + +Après quelques opuscules d'érudition grecque et classique, M. de +Marcellus écrivit tout récemment son meilleur livre sous un titre et +sous une forme qui promettaient peu et qui tenaient beaucoup; c'est +son _Commentaire sur les Mémoires de M. de Chateaubriand_. Ces +mémoires sont la lie du vase, cuvée et versée, du coeur aigri de ce +grand homme du siècle.--Nous disons grand, nous ne disons pas +bon.--Ces mémoires protesteraient contre l'épithète. + +Esprit immense, mais coeur sec, il aspirait à deux gloires, et il les +méritait: la gloire des lettres et la gloire des affaires. Il avait +conquis du premier coup la première. Malgré ses pompeuses fidélités +aux Bourbons, il n'avait jamais été fidèle qu'à lui-même. + +Revenu d'Angleterre, il avait été l'ami intime de l'ami de César, +Fontanes, comme Horace avait eu Mécène pour patron. Il s'était +introduit sous les auspices très-peu bourboniens du moderne Mécène +dans la société très-intime des soeurs de Bonaparte, et surtout +d'Élisa Baciocchi. Ce n'était pas sans doute pour servir les Bourbons +qu'il était un des assidus de Joseph Bonaparte; ce n'était pas non +plus pour servir les Bourbons qu'il avait été nommé secrétaire +d'ambassade à Rome, dans une ambassade confidentielle du cardinal +Fesch, oncle de Bonaparte, pour y faire abandonner la légitimité +proscrite, vieillie et impuissante, par la religion, en faveur du +nouveau Charlemagne; ce n'était pas non plus par fidélité aux Bourbons +qu'il avait brigué le poste ridicule de ministre de France auprès de +la bicoque de Sion, dans le canton du Valais. Il s'y ennuyait et +aspirait à en sortir à tout prix, quand le meurtre du duc d'Enghien +vint soulever le monde et qu'il donna sa démission, très-honorable, +pour ne pas être à jamais impliqué dans une machine gouvernementale +qui égalait du premier coup la Terreur. + +Il y eut à cette démission de la dignité, il n'y eut point +d'héroïsme. Bonaparte ne pensa point du tout à faire _sabrer_ son +ministre démissionnaire; M. de Fontanes, Élisa, soeur de l'empereur, +Pauline Borghèse, sa soeur plus aînée, Joseph Bonaparte, étaient là +pour détourner le coup. Une femme belle et célèbre du temps m'a +raconté bien souvent toutes les démarches de ces amis de l'écrivain +pour faire pardonner, cet acte d'opposition, et pour obtenir de +Bonaparte un poste supérieur à l'ambassade de Sion. Tout cela était +très-honorable, sans doute, mais très-peu dévoué à la légitimité. + +Il en fut de même à l'époque de sa réception à l'Académie française; +j'ai lu ce discours dans lequel il loue en termes magnifiques, en +commençant, le nouveau César et la nouvelle impératrice, femme, fille +des Césars; il se refusa seulement à louer le régicide ou à +l'amnistier dans la personne de Chénier qu'il avait à remplacer, et à +raturer quelques phrases à double sens sur Tacite. La réception fut +ajournée, voilà tout. + +Je doute que Louis XVIII, à Hartwell, et Charles X, à Londres, eussent +considéré comme des professions de foi à leur maison et à leurs +malheurs l'éloge classique et cicéronien de la dynastie corse, et de +l'impératrice, nièce de Marie-Antoinette, inauguré en pleine Académie +par ce Bossuet de seconde dynastie. + +Il n'y a rien dans tout ce début de l'écrivain émigré, courant à la +fortune et aspirant aux dignités sous un règne illégitime, qui +commandât aux Bourbons un devoir de reconnaissance bien motivé, de la +part de la dynastie non trahie, mais bien oubliée. + +M. de Chateaubriand n'a pas cessé cependant de se présenter +très-franchement au monde, après la Restauration accomplie, comme le +type invariable et le héros accompli de la légitimité! Véritable +fidélité à son propre honneur, cela est vrai; mais fidélité aux +Bourbons qui ne se révèle tout à coup qu'après la chute de Napoléon. + + +IV. + +Voilà la vérité; elle n'a rien de coupable, mais elle n'a mon plus +rien d'estimable et de dévoué. La mort néfaste du duc d'Enghien a +coûté à des millions de coeurs, en France, des larmes qui n'ont pas +demandé de salaire. + +Quoi qu'il en soit, M. de Chateaubriand, après que Napoléon fut bien +tombé, publia une brochure qu'il portait, dit-il, depuis quelques +semaines sur son coeur sous son habit, et qui ne voulait pas se +tromper d'heure. C'était une diatribe pleine de mépris et de +calomnies, sciemment calomnies, contre Napoléon; arme peu loyale, car +aucune calomnie n'est de bonne guerre contre l'ennemi; pas plus celle +qui impute à Napoléon d'avoir été à Fontainebleau traîner par ses +cheveux blancs le pape sur le parquet, que celle du même écrivain qui +accuse le bon et honnête M. Decazes, favori de Louis XVIII, d'avoir +trempé dans l'assassinat du duc de Berry:--_Le pied lui a glissé dans +le sang!_ De tels mots, sciemment faux dans la pensée de celui qui les +écrit, donnent la mesure de sa conscience. + +M. de Chateaubriand avait une grande âme, une imagination splendide, +un accent antique, une conscience d'apparat et un mauvais caractère. +La tête était, au physique comme au moral, immense, le jugement sain, +le coeur sec, froid. + +Il ne voulait de la vie que les grands rôles. Il avait compris de +bonne heure dans l'histoire que les infortunes, la pauvreté, l'exil, +la fidélité réelle ou apparente aux causes perdues, forment devant la +postérité un contraste pathétique avec le génie qui donne le plus +sublime de ces rôles à la vie du grand citoyen, ou du grand poëte, ou +du grand politique. De là, une extrême ambition littéraire, satisfaite +du premier coup par le succès le plus fantastique qui fût jamais, +succès que toute une religion relevée, vengée, illustrée, avait porté +jusqu'à l'idolâtrie. + + +V. + +Nous avons vu que ce succès littéraire n'avait été que l'amorce de son +ambition, qu'il avait parfaitement oublié ses rois exilés, et qu'il +s'était rallié à Bonaparte, recommençant l'ère de Charlemagne par la +restauration du culte. + +L'épisode de la mort du duc d'Enghien l'avait rejeté d'horreur dans le +peu d'opposition qu'on osait faire alors indirectement à la tyrannie. +Son génie, cet acte et sa brochure de Bonaparte et des Bourbons le +placèrent naturellement, en 1814, à la tête de ceux que le nouveau +gouvernement adopta pour illustrer son retour par la popularité du +premier nom religieux et poétique de l'Europe, et à la tête de ceux +qui saluèrent les Bourbons. On avait trop besoin les uns des autres +pour se chicaner sur la légitimité des titres. Le passé fut oublié, et +M. de Chateaubriand passa pour le fidèle des fidèles. + +Là commence son rôle politique; il se montra homme de tact du premier +coup de plume; il vit juste, il vit loin, il vit en grand toute chose. +Nommé ambassadeur dans des cours du Nord secondaires, il ne partit +pas, ou il se hâta de revenir; il ne lui convenait pas de languir +oublié, Paris était sa scène. Un journal, célèbre pour ses talents, le +_Journal des Débats_, lui prêta ses amitiés et ses pages. Son +importance s'en accrut; nommé pair de France par le roi, il changea de +parti plusieurs fois par d'habiles transactions qui le menaient au +but, tantôt foudroyant dans M. Decazes un favori du roi, tantôt +caressant dans M. de Villèle et dans ses amis royalistes modérés un +parti dont il pressentait l'avenir; il se fit craindre et aimer, selon +les temps. Nommé ambassadeur à Londres par M. de Villèle, qui voulait +se débarrasser d'un concurrent dangereux à Paris, il alla à Londres, +mais il ne tarda pas à y affecter un superbe ennui, et à demander un +rôle plus actif au congrès de Vérone; il y fut nommé. Il affectait +alors la politique modérée, prudente et temporisante de M. de Villèle; +à peine au congrès, il la combattit sous main, se défit de M. de +Montmorency, son ami, emporta la résolution du congrès pour +l'intervention en Espagne, revint à Paris supplanter M. de Montmorency +au ministère des affaires étrangères, et conduisit énergiquement la +guerre d'Espagne, si profitable à la monarchie. + +À peine terminée, il aspire à supplanter M. de Villèle comme il avait +fait de M. de Montmorency; il tendit quelques piéges à M. de Villèle +dans la chambre des pairs pour faire rejeter ses plans délibérés en +conseil; M. de Villèle et ses collègues, offensés et indignés, le +congédièrent sans ménagement et par ordre du roi. + + +VI. + +La colère le saisit et ne l'a plus quitté jusqu'à la mort! Il jura de +se venger, il se vengea; il prit le _Journal des Débats_ pour armée et +sa plume d'écrivain pour arme. La nature, quoi qu'il en dise, ne +l'avait pas créé éloquent; il avait besoin de cuver longtemps, sa +plume à la main, des discours rares et lus; ses foudres se forgeaient +péniblement dans son cabinet, au feu soufflé de ses rancunes. + +Ses brochures et ses articles de journaux avaient l'éclat, mais +n'avaient pas la chaleur soudaine de l'improvisation. C'était un homme +d'État, ce n'était nullement un homme de tribune; il se soignait trop +par excès d'amour-propre, pour se présenter à l'Europe en négligé. +Mais ses sentences rédigées avec une patience laborieuse, et ses mots +aiguisés de sang-froid, indiquaient bien la passion de l'opposition. + +Il se popularisait, tantôt comme royaliste, tantôt comme bonapartiste, +tantôt comme républicain, pour nuire au ministère. Son nom, qui +servait ainsi tous les ennemis des Bourbons, grandissait comme une +arme à deux tranchants propre à toute main. Les hommes supérieurs +n'ont pas de peine à se faire pardonner le passé! Leurs talents les +amnistient aussitôt qu'ils consentent à les prêter. Royalistes, +bonapartistes, républicains, prenaient de toutes mains leur vengeance. +La monarchie s'affaiblissait de toute la popularité, à trois feux +comme la foudre, que forgeait M. de Chateaubriand contre M. de +Villèle. Un moment relégué à Rome par le ministère de conciliation qui +suivit la disgrâce de ce ministre, M. de Chateaubriand espérait le +remplacer. Ce fut la dynastie d'Orléans qui le remplaça. + +Quelques écoliers ameutés, sans autre but que l'émeute, rencontrèrent +par hasard M. de Chateaubriand dans les rues de Paris, et le +rapportèrent en triomphe à son hôtel de la rue d'Enfer. Il prit cela +pour un triomphe, c'était le triomphe de sa défaite. Il balbutia avec +eux quelques mots de liberté, et on les applaudit dans sa bouche; il +rentra chez lui pour se féliciter de sa haine assouvie contre les +ministres, mais les ministres avaient entraîné les Bourbons. + + +VII. + +La branche d'Orléans espéra le rallier à sa cause. Son entrevue avec +le roi, la reine, sa soeur, au Palais-Royal, eut pour objet, de sa +part, de faire reconnaître Henri V et la régence, et, de la part de la +maison d'Orléans, de le séduire et de le rendre complice de leur +usurpation du trône; son honneur s'indigna, il les quitta pour +jamais, et s'enferma dans sa retraite; mais il honora toutefois cette +retraite par un acte mémorable et réfléchi, un noble adieu au monde, +où il plaida la cause perdue des rois fugitifs. Sa protestation +inopportune, solitaire et sans écho, était sans danger, mais non sans +dignité personnelle. Elle honore la fin de sa vie publique. + + +VIII. + +Depuis ce jour il disparut, non du coeur des royalistes, qu'il +consolait par des phrases de fidélité posthume, trop injurieuses pour +la nouvelle dynastie. Puis il fit quelques visites à Charles X dans +son exil, visites qu'il ébruita, au retour, par des sarcasmes; la +pudeur de ses amis les lui fit retrancher de l'impression; mais je les +ai moi-même entendus chez madame Récamier, sa dernière amie, et j'en +ai gémi pour l'honneur du coeur humain; il y flattait les ennemis de +tous les trônes par des moqueries domestiques. Que restait-il donc à +dire aux républicains contre les rois, quand celui qui se disait leur +Blondel mêlait à d'emphatiques déclamations de fidélité des railleries +contre ses idoles officielles? Était-ce la peine d'aller surprendre +les faiblesses, les douleurs, les confidences de leur intérieur pour +les étaler ensuite en style qui appelait le sourire devant leurs +ennemis? + +Charles X avait un _décorum_ à garder devant ce visiteur équivoque, +mais il ne s'y trompait pas, et il nourrit jusqu'à sa mort une +animadversion très-fondée contre M. de Chateaubriand. + + +IX. + +Ce fut le temps où il acheva ses Mémoires politiques, commencés, +retouchés, polis, raturés, comme sa situation, pendant toute sa vie +politique. M. de Marcellus avait été le confident de ses retouches. + +Dévoué de bonne heure à ce grand écrivain, par admiration d'abord, par +communauté de cause ensuite, par affection sincère enfin, il attendit +la mort de M. de Chateaubriand pour ne pas contrister sa vieillesse +par les sévérités de ses commentaires. + +M. de Chateaubriand mourut le jour du triomphe de la République contre +les factieux qui voulaient s'en emparer pour la pervertir en démagogie +folle et sanguinaire. Aux journées de juin 1848, nous gagnâmes la +bataille des trois jours dans les rues de Paris; ce fut un triomphe +douloureux, mais ce fut le premier triomphe de la République française +sur la démagogie. Le bruit de cette bataille empêcha la France de +ressentir la perte de son grand écrivain. Sa vieillesse avait été +morose, désenchantée de poésie, hors l'amitié pieuse d'une femme +dévouée à sa gloire _quand même_, et au culte de quelques rares amis, +parmi lesquels quelques spirituels observateurs qui affectaient la +tendresse et qui prenaient mesure de ses faiblesses. + +Ses Mémoires parurent: ils étonnèrent le monde par l'esprit de ses +jugements sur les hommes et sur les choses de son temps. On eût dit +qu'il n'avait jamais eu besoin d'indulgence, et que le monde ne +continuait de vivre après lui que pour se charger de ses vengeances. +Je ne parle pas ici par ressentiment d'auteur, car je suis le seul +poëte du temps et le seul homme politique de son époque qui soit, +comme poëte, placé par lui dans la compagnie immortelle d'Homère, de +Virgile, de Racine, et, comme homme de tribune et de hautes affaires, +au rang des hommes de bon sens. Je n'avais pas alors supporté le poids +de la révolution de 1848 et de la République. Je lui suis +très-reconnaissant en ce qui me touche; je n'avais jamais été de ses +amis, je n'avais aucun droit à m'attendre à ses jugements favorables. +Il ne m'aimait pas; il évitait de prononcer mon nom pendant sa vie, +et, comme ministre des affaires étrangères, il nuisait à ma fortune. +Mais il m'a rendu bien plus qu'honneur comme poëte, et plus que +justice comme homme politique. + +Ce livre a des pages admirables comme style, et déplorables comme +caractère. Roman grec dans le commencement, diatribe universelle à la +fin, il affecte partout un style tellement figuré, tellement +recherché, tellement _ronsardisé_, par l'affectation du style gaulois +de Rabelais et de Montaigne, qu'on ne sait en quel siècle on vit en le +lisant. Rien n'y coule, tout s'y cristallise pour briller; chaque +phrase demande à être trois fois lue, mais relue deux ou trois fois +pour être comprise. C'est une énigme perpétuelle offerte par l'auteur +à la malignité du lecteur. Disons franchement le mot, c'est mauvais en +masse, souvent beau en détail; cela n'honore pas M. de Chateaubriand, +et cela déshonore autant qu'il le peut tout son siècle. + +Eh bien, ce livre, mauvais de forme, même de fond, a servi de texte à +un excellent livre. C'est le commentaire respectueux, mais juste, du +disciple sur le texte d'un maître qui s'égare. Ce commentaire est bien +supérieur au texte; toutes les _anecdotes_ y sont rectifiées, toutes +les injures palliées, tous les excès de bile adoucis, tous les venins +de style réparés, déplorés, excusés, de façon qu'il ne reste guère que +de belles choses à admirer et un grand homme à comprendre. + +M. de Chateaubriand doit immensément à M. de Marcellus; il le +réhabilite en étendant son manteau sur ses défauts de coeur et sur +l'affectation de style de ce grand écrivain. Peut-être y a-t-il trop +d'indulgence, mais qui sera indulgent, si ce n'est un ami? + +M. de Marcellus absout M. de Talleyrand de crimes. Le nom de M. de +Talleyrand, dit M. de Marcellus, ne tombe jamais de la plume de M. de +Chateaubriand sans y avoir été marqué d'un fer chaud à son passage. +Et, à propos de ces crimes, il est curieux de lire ce qu'en dit M. de +Talleyrand lui-même cité par M. de Marcellus: + +«Est-ce qu'un homme habile a jamais besoin de crimes? C'est la +ressource des idiots en politique. Le crime est comme le reflux de la +mer; il revient sur ses pas, et il noie. J'ai eu des faiblesses; +quelques-uns disent des vices; mais des crimes? Fi donc!» + +M. de Marcellus explique son amitié pour M. Bertin, cet homme d'État +de la presse dans le _Journal des Débats_, par une sympathie de coeur +conçue entre eux au chevet de mort de madame de Beaumont, fille +charmante du ministre de Louis XVI, décapité (M. de Montmorin). + +M. de Chateaubriand adorait madame de Beaumont; il lui érigea un +monument funèbre à Rome, dans l'église Saint-Louis-des-Français, +pendant qu'il était secrétaire d'ambassade sous le cardinal Fesch. +Avoir pleuré ensemble une personne aimée est le lien des coeurs. + +La carrière entière de M. de Chateaubriand se ressentit de cette +sympathie des _Débats_. MM. Bertin, les complices de son opposition +royaliste contre les Bourbons, ne l'abandonnèrent jamais, même sous la +monarchie de 1830, à laquelle ils adhérèrent par politique, +monarchistes de toutes les monarchies, mais monarchistes exigeants et +inquiets, qui personnifient encore aujourd'hui l'exigence et +l'inquiétude du caractère de leur premier maître. Cela fait honneur +aux deux, il se cache toujours un bon sentiment dans les âmes qui ont +aimé! + +C'est le parfum de l'amour, indélébile comme ce qui est divin; on sent +jusqu'à la dernière vieillesse qu'il a passé dans les coeurs, et qu'il +a amélioré la nature. + + +X. + +Pendant son ambassade de Rome, peu de temps avant la révolution de +1830, M. de Chateaubriand, triomphant de l'élection d'un pape faite +sous ses auspices, heureux en fortune, heureux en séjour, heureux en +sentiment pour des personnes innomées, se prend, comme à l'ordinaire +des grandes âmes, d'un fastidieux dégoût pour tant de félicités, et +continue à écrire ses _Lamentations_ très-déplacées à son ancien +secrétaire de Paris. + +Ici, le vrai sentiment de M. de Marcellus se dévoile, comme à son +insu, dans un jugement de trois lignes, en marge dans ces lettres. + +«J'avais une tête très-froide et très-bonne, dit l'auteur d'_Atala_, +et le diplomate, aussi grand que juste et ambitieux dans ses vues, +avait le coeur _cahin-caha_ pour les trois quarts et demi du genre +humain.» + +Voici le cri du commentaire, cette fois plus juste que bienséant, +arraché à M. de Marcellus par la flagrante ingratitude envers l'âme de +_Juliette_ (madame Récamier), oubliée si cruellement pour des +affections légères à l'âge du poëte: + +«Je crois, dit-il, qu'il faut rétablir ainsi cette phrase: J'avais une +très-froide et très-bonne tête, et, après, le coeur _cahin-caha_ pour +les trois quarts et demi du genre humain. Ajoutons pour être vrai: +Comme pour la moitié au moins de l'autre demi-quart!» + +Ce qui veut dire en bon français: Je n'avais de coeur que pour moi! + +C'est le jugement qu'en porte M. Joubert, son premier ami, dans une +lettre confidentielle à M. Molé, révélée aujourd'hui même pour la +première fois, et publiée par M. Sainte-Beuve. + + +XI. + +Le ministère Polignac, préambule d'une révolution certaine, rappela M. +de Chateaubriand à Paris. M. de Marcellus est nommé quelques jours +après son secrétaire d'État par le prince de Polignac. M. de Marcellus +hésite quelques jours entre son dévouement de royaliste, son ambition +naturelle, et son jugement très-sain sur l'inopportunité du défi de +Charles X à la France alors libérale. Il va consulter M. de +Chateaubriand comme l'oracle dans le désert, à l'hospice de la rue +d'Enfer, où il s'était relégué. M. de Chateaubriand lui prophétisa la +catastrophe prochaine et certaine. Marcellus refusa courageusement ces +fonctions. Ce fut un bel acte de conscience et de foi dans sa +politique de modération. + +Pendant ces hésitations, le prince de Polignac, qui m'aimait, pense à +moi; il m'écrit, me conjure de venir à Paris, m'offre avec instance +la direction des Affaires étrangères; je n'hésite pas à refuser.--Il +insiste sur un entretien; j'arrive à Paris, je cause à coeur ouvert +avec lui, il est moins sincère avec moi qu'avec M. de Marcellus, il +nie imperturbablement la pensée du coup d'État. + +«Je le crois, puisque vous le dites, mon Prince, lui dis-je, vous ne +le voulez pas, mais la logique et votre situation le veulent! Je suis +royaliste, je suis jeune, je ne veux à aucun prix dater d'un coup +d'État malheureux dans la politique, et commencer par une révolution +où les Bourbons périront.» + +Je fus nommé ministre à Athènes, et je m'éloignai!... M. de Marcellus +expia longtemps son refus. + + +XII. + +Les événements ne me donnèrent pas le temps de rejoindre mon poste; M. +de Marcellus et moi nous déclinâmes la confiance et l'involontaire +complicité de l'acte. Il se retira par pressentiment et conviction. Il +fut fidèle à la monarchie légitime après les Bourbons, je restai +fidèle à mon honneur en refusant de servir la seconde monarchie. +Excepté la République, dictature de tout le monde, je ne voulus plus +servir personne. + +Cela a fait dire aux républicains, que je ne servais pas ma: +«Défiez-vous de lui, c'est un légitimiste!» Et les niais l'ont cru. À +leur place j'aurais redoublé de confiance, et j'aurais dit: «C'est un +homme d'honneur, et, puisqu'il a été fidèle à la première heure par un +sentiment de famille et de tradition, il le sera à la dernière, quand +on n'a plus d'autre famille que la patrie et le peuple.» Mais ils ont +cru qu'un royaliste de coeur, à vingt ans, ne pouvait jamais être un +bon citoyen à cinquante, et qu'un homme fidèle à son serment sous les +Bourbons ne serait qu'un traître sous la République! + +Vous voyez où cette belle logique a mené la République. Mais passons! + + +XIII. + +M. de Marcellus raconte les entretiens confidentiels qu'il eut avec la +duchesse d'Angoulême.--Elle ne se fiait pas plus que nous, la noble +femme, aux ordonnances, coup d'État désarmé. La législation des _coups +d'État_, c'est la conscience de celui qui les tente, mais il ne faut +pas les manquer. + +Elle ne m'a jamais calomnié dans son exil, celle-là! Que la pitié de +la terre et la bénédiction de Dieu la suivent dans sa tombe! Princesse +tragique dès son berceau, elle fut triste jusqu'à la mort. Les +Français l'en ont accusée; voulaient-ils donc qu'elle dansât sur les +cadavres de son père et de sa mère? La tristesse est la bienséance +des victimes. + + +XIV. + +Le livre finit par une réflexion touchante et haute que M. de +Marcellus prit ou imputa à Massillon, et qui fit relever la tête de M. +de Chateaubriand vieilli, qui ne pouvait supporter sa verte +vieillesse. + +«Que sont maintenant, lui disait-il avec la pompe en deuil de ses +entretiens familiers, que sont tous ces beaux fleuves si célèbres dont +nous avons vu l'un et l'autre les bords?--De tristes souvenirs qui +nous reprochent notre vieillesse.--Non! non! m'écriai-je, dites de +beaux souvenirs qui embellissent nos derniers jours. Pourquoi donc le +coeur serait-il sans force contre ces conditions de la vie? Il faut +bien, ajoutai-je lentement, que l'affliction soit de quelque profit +aux hommes, puisque Dieu si bon a pu se résoudre à les affliger.» + + +XV. + +Ainsi finit le livre par une réflexion morose sur la vie, et par une +réflexion juste et consolante, pleine de confiance en Dieu qui a fait +ou permis la douleur. + +Ainsi se dessinent les deux caractères: l'un léguant ses désespoirs et +ses rancunes à la postérité, l'autre remettant le passé et les peines +de l'avenir à la bonté de Dieu! + +On ne peut s'empêcher, malgré tout le talent déployé, de plaindre +l'un, et de chérir l'autre. + + +XVI. + +Après ces excursions toujours rétrospectives sur la politique et ses +belles années, M. de Marcellus revint à sa chère Grèce. Il décrivit +et traduisit ses chants populaires. + +Après M. Fauriel, il y avait encore à glaner. Ce qui fait l'intérêt et +le charme de ces chants, c'est moins le chant lui-même que le cadre +qui les enserre. Ce cadre est presque toujours une scène de l'Odyssée +de jeunesse de M. de Marcellus, voguant ou chevauchant sur les mers ou +sur les montagnes du Péloponèse. Il savait le grec ancien comme +Homère, il savait le grec moderne comme un klephte. C'était l'époque +héroïque de l'indépendance hellénique. L'Europe était folle +d'hellénisme. + +On oublie que des siècles ont remué ces lieux et ces peuples, et qu'il +peut en sortir des peuples nouveaux à force de vieillesse, mais jamais +d'anciens peuples. On se figure qu'on va ressusciter Miltiade ou +Thémistocle dans la personne d'un corsaire ou d'un berger des mers ou +des montagnes; que Démosthène et Cicéron vont succéder immédiatement +au pape. + +On oublie que deux mille ans ont passé, et que des millions de +barbares ont été colonisés avec leurs moeurs nouvelles pendant des +siècles et des siècles en Italie et en Grèce. De là, le mécompte de +tous ces rêves pour refaire le passé sans éléments, au lieu +d'améliorer le présent avec ses éléments propres. Mais alors la Grèce +fanatisait l'Europe; on n'était ni chrétien ni musulman, on était +Grec, comme aujourd'hui on n'est ni catholique ni carbonaro, on est +Piémontais. Les oppositions ont des engouements comme les poëtes; il +faut se hâter de les saisir pendant qu'ils passionnent à froid les +orateurs et les journalistes, car ces engouements passent vite et ne +reviennent pas de même. + + +XVII. + +M. de Marcellus, qui était jeune, les partagea de bonne foi pour les +klephtes, pour les corsaires, et pour les bergers sauvages de la +féroce Albanie. Je ne les partageai que dans la mesure de mon bon +sens; cependant je publiai moi-même le poëme du cinquième chant de +_Child Harold_, imité assez servilement du beau poëme de lord Byron. +Mon enthousiasme était médiocre comme un pastiche, mon succès fut +médiocre aussi: je fus puni d'avoir feint un engouement qui n'était +pas sincère. + +Je savais bien au fond qu'on ne ressuscite ni peuple, ni nationalité, +ni religion sur la terre au gré du caprice des imaginations d'orateurs +ou de journalistes en quête de popularité. J'avais un sentiment +d'admiration et de pitié pour ces belles îles de l'Archipel, où +fleurissent en hommes et en femmes la plus charmante jeunesse du +monde; mais je n'avais aucune haine pour Mahomet et pour ce peuple +religieux, pasteur et guerrier, qui était venu à son temps balayer des +vallées de Bithynie la corruption byzantine, et prêcher l'unité de +Dieu, ce dogme des Arabes, à la place des superstitions ingénieuses de +l'Église grecque qui touchent de si près à l'idolâtrie. + +Je prévoyais que la Grèce ressuscitée, non par son génie propre, mais +par un roi allemand, ne contenterait ni les Grecs ni les Turcs; la +question se réduisait donc, au fond, à savoir si nous préparerions aux +Russes l'empire de la Méditerranée; j'aimais mieux pour la France et +pour l'Europe équilibrée les Turcs pour voisins que les Russes. + +La bataille de Navarin, que nous ne livrerions certes pas aujourd'hui, +ne fut donc à mes yeux que ce qu'est aujourd'hui l'unité piémontaise +et anglaise en Italie: un solécisme en politique, une pierre d'attente +de l'Angleterre, une sublime bévue de la politique d'opposition. +Puisque nous l'avions purgée des Autrichiens, il fallait la confédérer +comme l'Archipel grec en 1822, et la protéger, mais non la soumettre +au joug des Cisalpins pour la laisser croître. La liberté ne +s'improvise pas sous la tyrannie, encore moins sous l'anarchie. + + +XVIII. + +Quoi qu'il en fût, M. de Marcellus, par esprit littéraire, et par +esprit sérieusement chrétien, se mit à parcourir la Grèce nouvelle et +l'Albanie, ni littéraire ni chrétienne, mais tour à tour, et selon le +goût des Albanais, chrétienne ou mahométane comme son héros +Scanderbeg, pour y chercher un nouvel Homère. Il n'y trouva rien que +des chants dits populaires qu'on admira par parti pris, mais qui ne +sont pourtant que des complaintes du peuple. + +Défions-nous en toute langue de la poésie des rues, des mers et des +montagnes, destinée à charmer les peuples ignorants. Cela est court, +cela est monotone, cela est affecté ou trivial; cela contient cinq ou +six images gracieuses, naïves, fortes, mais toujours les mêmes scènes: +les airs que le berger siffle à son cheval, ceux que le matelot +psalmodie à sa barque, couché à l'ombre de sa voile, ou l'amant à sa +maîtresse au clair de lune. Ce n'est ni la malignité spirituelle et +savante de Béranger, poëte d'opposition, épigrammatique, libéral, mais +nullement populaire; ni la belle et naïve poésie homérique de Mistral +dans son poëme antique de _Mireille_: c'est un patois pour les +veillées des peuples de Provence! + +C'est là un poëte populaire, ou plutôt c'est là un poëme écrit dans la +langue du peuple avec les idées, les habitudes, les travers, les +loisirs des amants, dans les basses classes des peuples! + +Mais c'est Hugo, Vigny, Dumas, Laprade, Marcellus, Autran, Lamartine, +qui les lisent. + +Le peuple n'a ni le goût ni le temps, il a l'haleine courte; s'il est +pieux, un couplet des cantiques de Marseille; s'il est impie, un +couplet de Béranger, voilà son affaire; s'il est soldat, une strophe +armée de la _Marseillaise_; voilà la poésie populaire. Or la +_Marseillaise_, sublime en musique, est peu admirable en poésie; c'est +un beau choeur des frontières de la France résonnant au pas de charge +sous les pieds de l'étranger; mais les paroles sont des cris et non un +poëme. + +M. de Marcellus, comme M. Fauriel son devancier, ne rapporte donc que +des scènes poétiques et peu de poésie. Quelques-unes de ces scènes +sont de _Salvator Rosa_, quelques autres de l'_Albane_, jugez-en: + + +LES VOLEURS. + +Les voleurs étaient venus sur la montagne pour y voler des chevaux, et +ils n'y trouvèrent point de chevaux. Alors ils prirent mes petits +agneaux et mes petites chèvres. + + Puis ils s'en vont, s'en vont, s'en vont! + Hélas! hélas! hélas! + Ô mes pauvres petites brebis! + Ô mes pauvres petites chèvres!... + Vaï!!! + +Ils m'ont pris l'écuelle où je mettais mon lait; ils ont pris ma flûte +jusque dans mes mains. + + Puis ils s'en vont, s'en vont, s'en vont! + Hélas! hélas! hélas! + Ô ma pauvre petite écuelle! + Ô ma pauvre petite flûte! + Vaï!!! + +Ils m'ont pris le bélier qui portait la clochette, dont la toison +était couleur d'or, et la corne d'argent. + + Et ils s'en vont, s'en vont, s'en vont! + Hélas! hélas! hélas! + Ô mes pauvres petites brebis! + Ô mon pauvre petit bélier! + Vaï!!! + +Je vous en supplie, Panagia, punissez les voleurs!--Ah! qu'on les +arrête, qu'on les désarme au milieu de leur caverne, eux et toute leur +race! + + Hélas! hélas! hélas! + Ô mes pauvres petites brebis! + Ô mes pauvres petits chevreaux! + Vaï!!! + +Ah! si la Panagia me l'accorde par sa grâce, et punit les voleurs, et +que je revoie mon bélier au milieu de son parc, je rôtirai un agneau +le jour de Pâques, jusqu'à ce qu'il tombe de la broche. + + Mais ils s'en vont, s'en vont, s'en vont! + Hélas! hélas! hélas! + Ô mes pauvres petites brebis! + Ô mon pauvre petit bélier! + Vaï!!! + + +COMMENTAIRE. + +«C'est toute une idylle que cette plainte du pauvre petit berger de la +montagne. Que de grâce et de naturel! On l'entend pleurer en chantant. + +«Ce _Vaï_, qui revient à la fin de chaque couplet, comme un sanglot, +est-il un mot grec ou étranger, une interjection improvisée, un dérivé +du grec ancien _ovaï_, ou bien une construction du verbe grec moderne +[Grec: bagizein], vagir comme les enfants? C'est ce que je ne saurais +dire; mais ce _Vaï_ se comprend et se répète même quand on ne peut +l'expliquer: c'est un cri de détresse jeté aux échos comme la dernière +note prolongée d'un chant montagnard. + +«Je montais un soir la colline du couvent de Saint-Nicolas, dans l'île +de Prinkico, lisant, apprenant ou commentant l'_Odyssée_, mon livre +favori; et, suivant une coutume de ma jeunesse qui m'est restée, +m'arrêtant à chaque vers comme à chaque détour du sentier, pour +cueillir les glaïeuls, les asphodèles et les premières églantines. + +«Je m'étais déjà retourné mainte fois dans ma lente ascension, pour +admirer ces merveilleux aspects qui s'étendent des montagnes de la +Thrace et de l'Asie Mineure, des murs du sérail et des rivages de +Chalcédoine, s'avançant sur leurs flancs et à leur ombre jusqu'aux +rivages plus rapprochés de Calki et d'Antigone, fermant ainsi le +cercle du lac le plus vaste et le plus azuré. + +«J'avais compté les voiles du golfe de Nicomédie, se dirigeant vers +les ports de Stamboul, et venant raser les écueils des îles des +Princes pour y chercher quelque brise de terre favorable à la +navigation, lorsque je rencontrai un enfant qui revenait de l'école du +monastère, portant sous son bras son panier de provisions, et ses +livres de l'autre. + +«À ma prière, il s'arrêta et me suivit sous un ébène voisin de la +route: là, j'ouvris un de ses cahiers, où je trouvai copiés des +passages d'Homère, des fables d'Ésope, et sur une feuille détachée, +parmi les distiques modernes, cette chanson populaire, _les Voleurs_, +qu'il récita en riant lui-même des plaintes du pauvre berger. Je lui +demandai s'il consentirait à s'en priver pour moi: il me l'offrit sans +hésiter, assurant qu'il la savait tout entière, et que d'ailleurs +plusieurs de ses petits camarades la savaient aussi. + +«Comme l'entretien se prolongeait, je le priai de lire à son choix +quelques lignes de son bagage élémentaire. Alors il prononça gravement +et d'une voix haute ces deux vers de l'_Iliade_ qu'on venait de lui +donner à apprendre et à méditer pour sa leçon du lendemain: + + [Grec: Atreidê, mê pseude' epistamenos sapha eipein, + Ou gar epi pseudessi patêr Zeus esset arôgos.] + +«Fils d'Atrée, ne mentez pas, vous qui savez si bien dire la +vérité.--Car Dieu, notre père, ne sera jamais le soutien du mensonge.» + +«Et mon jeune lecteur, en épelant ces vers, se reprit, comme s'il eût +été devant le pédagogue, pour me faire sentir l'accent du mot [Grec: +pseudessi], mensonge, sur lequel d'abord il n'avait pas assez appuyé. + +«Émerveillé d'entendre retentir si mélodieusement la langue antique +dans une bouche enfantine, je déposai quelques petites pièces de +monnaie dans le panier vide; et l'écolier, après avoir porté une main +à ses lèvres et à son front, s'éloigna en me disant: _Que vos années +soient nombreuses!_ Puis il se retourna souvent pour me regarder, +jusqu'à ce que les arbres de la colline nous eussent dérobés l'un à +l'autre, et pour toujours.» + + +LA BELLE DE SCIO. + +«Au pied de la colline, à la lueur de la lune, dans le silence de la +solitude et le calme de la mer, une belle est assise sur un petit banc +de pierre, et tient sur ses genoux un petit chien. + +«Elle accompagne son chant de sa guitare et fait entendre une voix +angélique. Oh! que ne suis-je ta guitare! Que ne suis-je ton petit +chien! Que ne suis-je, oh! que ne suis-je surtout ton amant aimé! + + +COMMENTAIRE. + +«Je vois encore dans le miroir de ma mémoire, si fidèle pour les +images helléniques, ce petit tableau tel qu'il m'est apparu à Scio. + +«Aux rayons de la lune, qui répand une si douce lueur dans ces régions +asiatiques, aux derniers bruits que la mer apaisée jette sur la plage, +les filles de Scio venaient, sur le banc de pierre dressé à la porte +de leur maison, écouter les plaintes et les déclarations d'amour des +jeunes hommes, quelquefois mêler leurs voix aux chants passionnés, au +son du téorbe ou de la mandoline. Or cette chanson n'est qu'un des +soupirs recueillis au milieu de ces coutumes qui proclamaient au loin +l'antique réputation d'innocence attribuée, à toutes les époques, aux +belles habitantes de l'île devenue si misérable.» + +Il faudrait lire encore la complainte des blanchisseuses qui lavent le +châle et la veste de l'étranger, pour qu'à son retour dans sa patrie, +la mère et les soeurs n'accusent pas les filles de l'île de dureté et +de parcimonie envers le pauvre matelot! + + +XIX. + +Tout cela n'est pas sublime, sans doute, mais c'est naïf et touchant. + +Quand les chants populaires ne sont pas composés à froid par des +poëtes politiques, ils ne sont jamais sublimes; le peuple ne l'est +pas, mais il est peuple, c'est-à-dire nature. + +C'est le caractère vrai des traductions de M. de Marcellus. Il ne faut +pas y chercher des essences dans les bouquets de fleurs des montagnes, +mais de la rosée matinale et des senteurs des champs. C'est ce qu'on +trouve dans ce recueil. + + +XX. + +Mais, à mesure que M. de Marcellus avançait en âge, il s'élevait plus +haut que ses travaux pittoresques sur la Grèce moderne et populaire. +L'âme totalement dégagée de l'esprit de parti, et se remettant +entièrement à la Providence du sort de sa cause, il se contentait de +rester fidèle pour lui-même, et ne s'inquiétait plus des fidélités ou +des infidélités des autres. Il vivait hors du monde des événements; et +se plongeait de plus en plus dans les études et dans les spéculations +de la haute philosophie de l'ancienne Grèce. + +C'est alors qu'il publia ses six volumes de la traduction de _Nonnos_, +travail obstiné, mais malheureux. Qu'importait au monde actuel un +poëme épique de plus sur les exploits de Bacchus, chanté après coup +par un Grec chrétien, comme un écho mort que chanterait une croyance +finie? Travail pour l'Académie des inscriptions plus que pour son +temps. + +Mais, peu d'années avant sa mort, il s'éleva, comme helléniste, comme +savant et comme poëte, à des oeuvres plus utiles et infiniment plus +belles que tout ce qu'il avait fait jusque-là en littérature. Nous +voulons parler de son dernier ouvrage, à peine publié, non encore +connu, saisi par la mort sur le seuil de sa publicité: _les Grecs +anciens et les Grecs modernes_; ouvrage très-neuf, très-original et +très-philosophique en même temps que très-poétique; trésor véritable +découvert par lui dans les littératures presque fabuleuses de +l'arrière-Grèce. + +Le premier morceau de ce beau recueil, exhumé du mont Athos, de l'île +savante de Rhodes, des mystères de la Thrace, c'est le poëme de _Médée +et Nausicaé_ sur le Bosphore, par Apollonius de Rhodes, auteur +_argonautique_. + + + + +ENTRETIEN LXXIX + +MÉDÉE ET NAUSICAÉ + +SUR LE BOSPHORE. + +(SCÈNE ORIENTALE.) + + +«Un jour de septembre, du haut de ma fenêtre, dans le pavillon de bois +où flottait à Thérapia le pavillon de France, je considérais les +brouillards qui s'élevaient insensiblement de la surface du Bosphore. +On les voyait glisser sur les eaux comme des fumées transparentes, +puis se condenser au-dessus, et s'arrêter immobiles à la moitié des +collines du détroit; de sorte que par-dessous leur couche épaisse +j'apercevais en Asie la base de la montagne du Géant, dont la cime +semblait s'unir à l'Europe par un pont de nuages argentés. Ces nuages +fermaient au loin l'entrée de la mer Noire, qu'on entrevoit de +Thérapia par une courte échappée; et leur ceinture, jointe au calme +des ondes, faisait de cet espace, le plus resserré du Bosphore, +l'image parfaite d'un petit lac. + +«Je connaissais cette disposition atmosphérique du canal de Thrace, et +je savais que le soleil en se montrant ne tarderait pas à dissiper ces +brumes qui n'osaient s'attrouper qu'en son absence. Dès qu'il parut, +je descendis sur la rive et je me dirigeai le long du fleuve amer, +marchant moins vite que ses courants. Je voulais suivre les contours +de la plage jusqu'au petit promontoire de _Kalender_ pour revenir par +les hauteurs désertes, en remontant le ruisseau qui prend sa source à +_Krio-Nero_, la fontaine froide. + +«Les bruits de ces villages, qui sont autant de ports, s'éveillaient; +les voix des caïdgis (bateliers) se mêlaient aux cris des goëlands; le +brouillard avait laissé sur chaque feuille une goutte de rosée qui +étincelait au soleil; ma promenade fut délicieuse, et je revins chargé +de touffes de bruyères, de daphnés et de cistes fleurissant +d'eux-mêmes au sein de ces solitudes qui touchent de si près au +rivage. + +«Comme je tournais le fond du petit golfe de Thérapia, je rencontrai +Athanase Christopoulos, le poëte si célèbre déjà par ses chants +anacréontiques. J'apprenais alors ses odes pour me familiariser avec +le grec moderne, et je recherchais sa conversation, qui n'était jamais +sans profit pour moi. Il se rendait chez l'un de ces mêmes princes +Morusi dont il avait dirigé l'éducation en Moldavie. + +«--Quoi! de si bonne heure? me dit-il, quel intérêt vous amène dans +notre quartier grec? + +«--Pas d'autre, répondis-je, que le beau temps et le plaisir de voir +Kalender. + +«--Je ne puis vous suivre, reprit-il, jusqu'à ce _bon abri_; car je me +figure qu'il faut interpréter ainsi le nom de Kalender, souillé vers +sa fin d'une terminaison turque. C'est le _kalos endios_ dont nous +parlent les vieux géographes du Bosphore. Mais je veux au moins animer +le début de votre promenade par quelques souvenirs antiques. C'est ici +l'ancien golfe de _Pharmakia_, où l'on dit que Médée, partie de la +Colchide, déposa des _poisons_, en y laissant leur nom. Mais nous, +Grecs modernes, nous n'avons pas consenti à traduire avec si peu de +politesse envers la fille des rois ce mot de _pharmakia_: ses poisons +étaient des _médicaments_ aussi, et nous avons nommé notre village +_Thérapia_, _la guérison_. + +«Au bout de cette anse profonde que protégent contre les vents du nord +la colline et les grands pins de votre palais de France, vous voyez +cet îlot ou plutôt cet écueil, si près de la rive qu'on peut +l'atteindre sans nager? Les flots, toujours tranquilles ici, ne le +surmontent jamais et se contentent de laver et de polir sa roche. Là, +dit-on, la nièce de Circé, Médée, broyait les plantes qui endormaient +les dragons et rajeunissaient les vieillards. + +«Si vous ne deviez m'accuser de prendre en main des causes +désespérées, j'aimerais à réhabiliter Médée auprès de mon siècle. On +n'a jusqu'ici voulu voir en elle qu'une fougueuse magicienne, une +épouse forcenée, une mère barbare. La faute première en est à +Euripide, grand ennemi des femmes: pour moi, je m'attache à sa +jeunesse, à son unique amour, à sa primitive innocence; sa passion +m'attendrit beaucoup plus que celle de Phèdre, car elle est bien moins +coupable. Avez-vous lu le troisième chant d'Apollonius de Rhodes? + +«--Pas encore, lui répondis-je, mais, comme Homère m'a guidé dans +l'Archipel, je comptais prier les Argonautes de me conduire dans le +canal de Thrace, théâtre de leurs exploits. + +«--Eh bien, reprit-il en souriant, si les affaires de l'Europe, un peu +confuses ici, ou si les soupirs de l'empire turc qui croule vous +laissaient demain autant de loisirs qu'aujourd'hui, nous pourrions +lire ensemble ce touchant épisode de Médée avec votre ami, le prince +Nicolaki Morusi, et je vous attendrai chez lui. + +«--J'y serai, lui dis-je, mais n'espérez pas m'amener facilement à +aimer Médée. Un de ces grands poëtes latins que vous n'estimez qu'à +moitié, vous, fiers descendants d'Homère et de Pindare, a prononcé +cette sentence: _Il faut que Médée soit féroce ou indomptée....._ Je +m'en tiens là... + +«--À demain, à demain! reprit Christopoulos, point de jugement arrêté +d'avance. Et, puisque vous êtes en Grèce, n'en croyez sur leurs héros +ou leurs héroïnes que les Grecs.» + +«Là-dessus, nous nous quittâmes, et le lendemain je le rejoignis chez +le Beyzadé Nicolaki Morusi. + + +XXI. + +«--Je connais d'avance le sujet de votre visite, me dit le prince. +Cette Médée, redoutable patronne de notre village, fait encore +trembler nos femmes du peuple sous la terreur de ses noirs +enchantements; voyons comment va s'y prendre notre maître pour nous +inspirer envers elle des sentiments plus doux. + +«--Il ne me faudra pour ce miracle, interrompit Christopoulos en +prenant son livre, rien autre chose que vous lire ce qu'en dit le +chantre des Argonautes. + +«--Pour nous mieux pénétrer de la bonté de votre cause, ajoutai-je, ne +trouverez-vous pas à propos de prononcer lentement, de vous arrêter de +temps à autre, et même de traduire quelquefois en passant, comme si ce +que vous lisez ne devait pas toujours parvenir du premier coup à +l'intelligence de votre auditoire? + +«--Je vous comprends, me répondit en souriant le poëte, et je vous +obéirai. + +«--Mais d'abord, quelques mots de préambule, nous dit alors notre +prudent lecteur, pour vous expliquer où nous allons prendre le récit. +Je fais comme si vous n'aviez jamais su la marche du poëme, ou plutôt +comme si vous aviez oublié ces étranges aventures datant de trois +mille années, pour prêter votre mémoire à des faits plus récents. + +«Il entre beaucoup de généalogie dans toute histoire mythologique. Je ne +vous ferai pas néanmoins remonter plus haut que l'arrière-grand-père de +notre héros. Éole, non pas le fougueux roi des vents, mais un autre +Éole, roi d'une contrée de Thessalie, eut deux fils: Créthée, père +d'Æson et de Pélias, puis Athamas, père de Phryxos et d'Hellé; je vous +fais grâce du reste de la descendance, qui, si j'allais plus loin, +s'étendrait facilement jusqu'à Ulysse. À la mort de Créthée, Pélias +usurpa le trône d'Iolchos au détriment d'Æson, son frère aîné; et quand +Jason, fils d'Æson, revendiqua la couronne, son oncle Pélias, avant de +la lui rendre, lui imposa la condition de rapporter en Grèce la toison +d'or qui se trouvait en Colchide. C'était la dépouille du bélier ailé +que Phryxos, fils d'Athamas, y avait consacrée après son voyage aérien. +Il fuyait la colère de son père, et dans son trajet il laissa tomber sa +soeur Hellé, menacée comme lui par une marâtre, dans le détroit qui +porte encore aujourd'hui son nom. Aiète, fils du Soleil et frère de +Circé, régnait alors à Colchos. Il accueillit Phryxos, et lui donna pour +épouse Chalciope, sa fille aînée, soeur de Médée. Phryxos mort, ses fils +partirent pour aller réclamer en Grèce l'héritage de leur père et pour +le venger. + +«Ils firent naufrage dans l'Euxin, sur l'île de Mars, et en furent +ramenés par les Argonautes. Ceux-ci, commandés par Jason, ont surmonté +les écueils des Cyanées, les périls d'une mer inconnue, et sont +arrivés à l'embouchure du Phase, auprès de la ville d'Aia, capitale du +royaume d'Aiète. C'est là que les deux premiers livres du poëme +d'Apollonius de Rhodes les ont conduits; voici le troisième. + +«Christopoulos lut alors d'une voix cadencée ces vers qui dans sa +bouche recevaient du rhythme et de l'harmonieux idiome un charme +inexprimable. Pour plus de sûreté, il m'avait engagé à suivre sa +lecture sur mon exemplaire, où je notais au crayon ses pauses et ses +remarques. Plus tard, ces notes m'ont rendu mes souvenirs, et je les +retrace ici, en substituant aux texte grec ma traduction, où je l'ai +suivi d'aussi près qu'il m'a été possible.» + + +XXII. + +J'ai écrit une _Médée_ dans ma première jeunesse; elle est encore +enfouie dans les caisses de mon grenier, où les voyageurs de la vie +enferment leurs hardes usées qui n'en sortiront jamais que pour faire +du vieux papier pour des hommes nouveaux. + +M. Legouvé, un de nos plus charmants poëtes, en a écrit une infiniment +supérieure, pour que la belle tragédienne, madame Ristori, épanchât +en italien de _Montanelli_ les plaintes de l'héroïne si dévouée et si +abandonnée. Que de notes naïves, tendres, pathétiques, n'a-t-elle pas +ajoutées à ses notes tragiques! + + +XXIII. + +«Après cette lecture des fragments d'Apollonius de Rhodes, qui ont +charmé tout le petit auditoire grec par les peintures les plus +délicates d'un amour naissant, de la pitié entre deux amants, la +controverse s'établit entre les auditeurs sur la prééminence d'Homère +ou d'Apollonius. On hésite, et il y a de quoi. + +«Mais _Manos_ se lève, se dirige vers quelques tablettes suspendues à +la muraille et saisit l'_Odyssée_. «Écoutez-moi à mon tour, dit-il, et +oubliez ce que vous venez d'entendre!» Puis, se tournant vers moi, dit +M. de Marcellus, il ajoute: «Les sentiments sont si naturels, le sens +si clair, que celui de nous qui n'a pas appris le grec en naissant +n'a nul besoin d'interprète. Il s'agit de Nausicaé, fille du roi +Alcinoüs. Ulysse, jeté sur cette île par la tempête et accablé de +lassitude, est couché sur des feuilles sèches, à l'abri des roseaux, +au bord du fleuve qui se jette dans la mer.» + +«Alors, continue M. de Marcellus, le vieillard _Manos_, aux cheveux +blancs et à la longue barbe, vêtu de cette robe orientale qui fait +partie du costume grec à Constantinople, se redresse sur le divan où +nous restons accoudés.» + + LAMARTINE. + +_(La suite, au mois prochain._) + + + + +LXXXe ENTRETIEN. + +OEUVRES DIVERSES DE M. DE MARCELLUS + +(TROISIÈME PARTIE) + +ET + +ADOLPHE DUMAS. + + +I. + +«Bientôt l'aurore qui s'avance sur son char magnifique a réveillé +Nausicaé aux superbes voiles. Elle s'étonne de ce songe et se hâte de +traverser ses appartements pour le dire à ses parents, son père chéri +et sa mère. Elle les trouve chez eux: l'une est assise auprès du +foyer avec les femmes qui la servent, filant sur sa quenouille une +laine teinte de la pourpre des mers; elle rencontre l'autre comme il +sortait pour se rendre avec ses chefs illustres au conseil où les +nobles Phéaciens l'appelaient; elle s'arrête tout près de son père +bien-aimé, et lui dit: + +«Père chéri, n'allez-vous pas me préparer un char élevé, aux fortes +roues, afin que je porte vers le fleuve, pour les laver, les précieux +vêtements que j'ai là tout malpropres? Quand vous allez parmi vos +chefs faire entendre vos conseils, il vous sied à vous-même d'avoir +des habits sans tache; vous avez dans vos palais cinq fils mariés, et +trois dans la fleur de la jeunesse. Ceux-ci veulent toujours, pour +aller à la danse, des vêtements nouvellement blanchis; et c'est moi +que tous ces soins regardent.» + +«Elle dit, et évite ainsi de parler à son père bien-aimé du doux +mariage, mais il a tout compris et lui répond: + +«Certes, ma fille, je ne te refuse ni des mules, ni rien autre chose. +Va, et mes serviteurs te prépareront un char élevé, aux fortes roues, +et à la caisse large et solide.» + +«Après ces mots, il donne ses ordres à ses serviteurs qui obéissent, +et amènent au dehors le char aux roues solides, propre aux mules, +qu'ils y conduisent et y attellent. La jeune fille apporte de son +appartement les habillements magnifiques et les dépose sur le char +bien fabriqué. La mère a mis dans une corbeille les aliments de toute +sorte pour ranimer les forces; elle y place les vivres et le vin +qu'elle a versé dans une outre de peau de chèvre. Puis, comme sa fille +monte sur le char, elle lui donne dans une fiole d'or l'huile +onctueuse pour s'en purifier, elle et ses compagnes. Nausicaé prend +les rênes brillantes et le fouet dont elle frappe pour le départ les +deux mules, qui s'élancent bruyamment; elles courent sans s'arrêter et +emportent le linge et la jeune fille qui n'est pas seule; car les +suivantes vont aussi avec elle. + +«Lorsqu'elles sont parvenues au lit merveilleux du fleuve, là où sont +les lavoirs pour toute l'année et où surabonde une eau bonne à enlever +toutes les souillures, elles détachent les mules et les chassent vers +le fleuve impétueux pour s'y repaître d'une herbe savoureuse. Elles +enlèvent ensuite du char sur leurs bras les vêtements, les plongent +dans l'eau limpide et les foulent dans les réservoirs en luttant de +vitesse. Quand elles ont tout lavé et effacé toutes les taches, elles +étendent en ordre sur le bord de la mer, là surtout où les flots ont +nettoyé les cailloux du rivage. Puis, après s'être baignées et +imprégnées d'une huile onctueuse, elles prennent leur repas auprès des +rives du fleuve, en attendant que l'ardeur du soleil ait séché le +linge. Ensuite, leur faim apaisée, la jeune fille et les suivantes +détachent leurs voiles pour jouer au ballon. + +«Ici, nous dit M. Manos, nous sommes loin des palais. C'est un tableau +de la vie journalière des champs. Qui de vous n'a été témoin de ces +bruyantes occupations, de ces repas, de ces jeux après l'ouvrage de +nos jeunes femmes occupées du soin de blanchir? On rencontre encore +dans nos îles et sur notre continent, près des sources ou des fleuves, +ces fosses où l'eau se renouvelait, et où on venait fouler le linge +sous les pieds. + +«--Oui, sans doute, répondit Christopoulos, et une fois par hasard, à +la vue du présent, je suis disposé à regretter notre rustique passé. +Cette espèce de danse que du temps des hommes primitifs les laveuses +exécutaient dans les fosses limpides, devait être bien autrement +gracieuse que leurs incommodes génuflexions d'aujourd'hui auprès d'une +eau qui rougit leurs mains et leurs bras. + +--«Que le caminari me permette de l'interrompre, reprit M. Manos, et +de le ramener bien vite à Homère, dont une noble et sévère comparaison +va relever le récit.» + + +II. + +«C'est Nausicaé aux bras blancs qui commande le jeu; telle que Diane, +dont les flèches font les délices, elle court à travers les montagnes, +soit sur le Taygète escarpé, soit sur l'Érymanthe, à la poursuite des +sangliers et des cerfs agiles qui l'amusent; les nymphes des champs, +nées de Jupiter porteur de l'égide, partagent ses plaisirs; et le +coeur de Latone palpite de joie, car sa fille les dépasse du visage et +de la tête; et, bien que toutes soient belles, on distingue aisément +la déesse. Ainsi la vierge domine ses compagnes qui ne connaissent +pas encore le mariage. + +«Mais quand, les mules attelées et les précieux vêtements ployés, il +faut retourner à la maison, Minerve invente un autre artifice pour +réveiller Ulysse et lui montrer la jeune fille aux beaux yeux qui doit +le conduire à la ville des Phéaciens. Comme la reine du jeu lance le +ballon à l'une des suivantes, cette suivante le manque, et il tombe +dans la profondeur du courant; elles poussent de grands cris, et le +divin Ulysse se réveille: il se redresse alors, et dans son esprit et +son coeur il raisonne ainsi: + + +III. + +«Hélas! chez quels mortels suis-je encore arrivé? Sont-ils injurieux, +sauvages et méchants? ou bien ont-ils des pensées hospitalières et le +respect des Dieux? + +«Des cris de jeunes femmes sont venus jusqu'à moi; ce sont des nymphes +sans doute qui résident sur les hautes cimes des montagnes, aux +sources des fleuves et dans les prairies herbeuses et humides. Ou +bien serais-je près de mortels à voix humaine? Levons-nous, et +essayons nous-même de tout voir. + +«À ces mots, le divin Ulysse, en se dégageant des branches, brise de +l'effort de sa main dans l'épais taillis un rameau feuillu pour en +voiler autour de ses reins sa nudité. Puis il s'avance comme un lion +nourri dans les montagnes, confiant en sa force, qui marche battu de +la pluie et du vent. Ses yeux étincellent: il s'élance contre les +génisses, les brebis ou les biches des forêts. La faim lui ordonne +d'attaquer les troupeaux et de pénétrer dans les bergeries les mieux +closes. Tel Ulysse, tout nu qu'il est, va au devant des jeunes filles +à la belle chevelure, car il le faut; il leur apparaît tout souillé de +l'écume de la mer et tout effrayant. Elles s'enfuient de côté et +d'autre sur les hauteurs du rivage; seule la fille d'Alcinoüs demeure, +car Minerve lui inspire le courage et bannit de son coeur l'effroi. +Elle est debout et attend; mais Ulysse délibère: ira-t-il en suppliant +toucher les genoux de la jeune fille aux beaux yeux, ou la +suppliera-t-il de loin, par des paroles persuasives, de lui donner des +vêtements et de lui montrer la ville? Dans ces pensées, il lui semble +préférable de la supplier de loin, de peur qu'il n'excite la colère de +la jeune fille en touchant ses genoux. Il lui adresse aussitôt ce +discours adroit et plein de douceur. + + +IV. + +«Ô reine! je me jette à tes pieds, que tu sois déesse ou mortelle: si +tu es l'une de ces divinités qui résident dans le ciel immense, je ne +saurais te comparer, pour la taille, la forme et la beauté, qu'à +Diane, la fille du grand Jupiter; et si tu es l'une de ces mortelles +qui habitent sur la terre, ô trois fois bienheureux ton père et ta +mère vénérables; trois fois bienheureux tes frères! + +«Certes, leur coeur, grâce à toi, s'épanouit sans cesse de joie quand +ils voient une telle fleur entrer dans le choeur des danses; mais plus +heureux encore que tous les autres au fond de son âme celui qui, +l'emportant par les dons du mariage, t'amènera dans sa demeure. Jamais +de mes yeux je n'aperçus une personne semblable, ni parmi les hommes, +ni parmi les femmes, et une respectueuse admiration me saisit à ton +aspect. + +«Ainsi jadis, à Délos, auprès de l'autel d'Apollon, j'ai vu la tige +grandissante d'un jeune palmier. Suivi d'un peuple nombreux, j'avais +fait ce voyage qui devait m'apporter bien des malheurs. À la vue de +cet arbre, je demeurai longtemps stupéfait, car jamais la terre n'en +produisit de pareil. Femme, c'est ainsi que je te contemple, t'admire +et que j'ai tremblé de toucher tes genoux, car j'éprouve des douleurs +cruelles. Hier était le vingtième jour où je fuyais sur une mer +ténébreuse, et toujours le flot et de violents orages m'ont emporté +depuis mon départ de l'île d'Ogygie. Enfin, maintenant une divinité me +jette ici pour y subir peut-être de nouvelles infortunes; car je pense +qu'elles ne vont pas cesser, mais bien plutôt que les dieux les +multiplieront encore. + +«Ô reine, sois compatissante; après tant de souffrances que je viens +de subir, tu es la première que j'approche, et je ne connais aucun +autre des hommes qui habitent la ville ou le pays. Montre-moi donc la +cité. + +«Donne-moi, pour m'en entourer, quelque haillon ou quelque enveloppe +du linge si tu en as apporté en venant ici, et que les dieux +t'accordent tout ce que peut souhaiter ton âme; qu'ils te donnent un +mari, une maison, et la concorde si précieuse; car rien n'est plus +désirable et meilleur qu'un ménage où l'époux et l'épouse mettent en +commun leurs pensées pour le diriger. C'est un vif chagrin pour leurs +ennemis, pour leurs amis une grande joie, et pour eux-mêmes surtout +une bonne renommée.» + + +V. + +«Nausicaé aux bras blancs lui répondit ainsi: + +«Étranger, certes tu ne ressembles ni à un méchant ni à un homme sans +intelligence. C'est Jupiter lui-même, le maître de l'Olympe, qui +dispense le bonheur aux mortels, aux bons et aux mauvais à son gré. Ce +qu'il te donne, il te faut bien le supporter. Mais maintenant que tu +as atteint notre territoire et notre pays, tu ne manqueras ni de +vêtements, ni de toutes les choses qu'il convient d'offrir à un +infortuné qui vient de loin et supplie: je t'enseignerai la cité, et +je vais te dire le nom de ses habitants. Ce sont les Phéaciens qui +possèdent cette ville et cette terre; et moi, je suis la fille du +magnanime Alcinoüs qui reçoit des Phéaciens la force et la puissance.» + +«Elle dit, et donne ses ordres à ses suivantes aux beaux cheveux: + +«Arrêtez-vous, mes compagnes; pourquoi fuyez-vous à la vue d'un homme? +Pensez-vous que ce soit quelque ennemi? Le mortel n'est pas encore né +et ne naîtra pas qui oserait venir dans les États des Phéaciens pour y +apporter la guerre, car ils sont chéris des dieux, et nous habitons à +l'écart, les derniers, au sein des ondes écumeuses et immenses. Mais +puisque ce malheureux nous arrive égaré, il en faut avoir soin, car +c'est de Jupiter que viennent tous les étrangers et les pauvres; le +don le plus léger leur est cher. Donnez donc, ô mes compagnes, à boire +et à manger à notre hôte, et baignez-le dans le fleuve, là où est un +abri contre le vent.» + +«À ces mots, elles s'arrêtent et s'encouragent entre elles; puis elles +conduisent Ulysse vers l'abri, comme le veut la fille du magnanime +Alcinoüs: elles déposent ensuite tout près de lui des vêtements, un +manteau et une tunique, lui donnent dans la fiole d'or l'huile +onctueuse, et l'engagent à se baigner dans le courant du fleuve; mais +alors le divin Ulysse leur parle ainsi: + +«Femmes suivantes, tenez-vous loin de moi, pendant que je laverai +moi-même l'écume de la mer sur mes épaules et répandrai l'huile sur +mon corps: il y a longtemps qu'il est privé de toute onction; mais je +ne me baignerai point devant vous, car j'ai honte de me dépouiller en +présence de jeunes filles aux beaux cheveux.» + +«Celles-ci s'éloignent à ces paroles qu'elles rapportent à Nausicaé. +Aussitôt le divin Ulysse, à l'aide du fleuve, dégage ses membres de +l'écume de la mer qui recouvrait ses reins et ses larges épaules; il +essuie sur sa tête les souillures des flots indomptés, et, après +s'être baigné en entier et imprégné d'huile, il s'enveloppe des +vêtements que vient de lui donner la vierge qui ne connaît pas le +mariage. La fille de Jupiter, Minerve, lui prête un aspect plus grand +et plus robuste, elle fait tomber de sa tête en boucles sa chevelure +pareille à la fleur de l'hyacinthe; et, comme un habile ouvrier à qui +Vulcain et Pallas-Minerve ont enseigné la diversité de leur art, mêle +l'or à l'argent pour en perfectionner les oeuvres charmantes, ainsi la +déesse a répandu la grâce sur la tête et les épaules d'Ulysse: bientôt +il va s'asseoir à l'écart sur le rivage de la mer, resplendissant de +grâce et de beauté. La jeune fille le contemple, et dit alors à ses +suivantes à la belle chevelure: + +«Ô mes compagnes, écoutez ce que je vais vous dire. Ce n'est point +sans l'aveu de tous les dieux habitant l'Olympe que cet homme vient se +mêler aux Phéaciens pareils aux immortels. Car d'abord son aspect +était désagréable, et maintenant il égale les divinités qui résident +dans l'immensité des cieux. Ah! si un tel époux m'était réservé, qu'il +habitât ici, et qu'il lui plût d'y rester!... Mais, ô mes compagnes, +donnez à manger et à boire à notre hôte.» + +«Elle dit, et ses suivantes qui l'écoutent s'empressent de lui obéir. +Elles déposent auprès du héros les aliments, le breuvage; et le divin +Ulysse, après avoir supporté tant de maux, mangeait et buvait +avidement, car depuis longtemps il était reste sans nourriture. + + +VI. + +«Cependant Nausicaé aux bras blancs s'occupe d'un autre soin; après +avoir placé sur le beau char les vêtements qu'elle a reployés, elle y +attelle les mules au pied vigoureux, y monte, et adresse à Ulysse, en +l'interpellant, ces engageantes paroles: + +«Étranger, lève-toi maintenant pour aller à la ville, où je te +dirigerai vers le palais de mon père, le sage héros. C'est là, je +pense, que tu trouveras l'élite des Phéaciens. Mais fais comme je vais +te dire; car tu ne me parais pas dépourvu de prudence. + +«Tant que nous traverserons les champs et les travaux des hommes, +marche rapidement, avec mes suivantes, derrière les mules et le char. +Mais quand nous serons près de la ville qu'entourent un mur élevé et, +des deux côtés, un beau port, l'entrée devient étroite. Les navires à +doubles rames y sont retirés sur la voie, car tous y ont une place +marquée pour chacun. C'est là aussi, autour du bel autel de Neptune, +qu'est la place publique, formée de pierres de taille profondément +enfoncées qu'il a fallu y apporter; et c'est encore là que se +préparent les agrès des noirs navires, leurs amarres, leurs câbles, et +que se polissent les avirons. Les Phéaciens ne se soucient ni de l'arc +ni du carquois; mais des voiles, des rames et des plus grands +vaisseaux sur lesquels ils traversent fièrement les mers +blanchissantes. + +«Je veux éviter leurs mordants propos, et, derrière moi, leurs +railleries; car chez le peuple il y a bien des insolents: et quelqu'un +des plus vils qui nous aurait rencontrés ne manquerait pas de dire: +«Quel est donc ce fier et bel étranger qui suit Nausicaé? Où +l'a-t-elle trouvé? Sans doute il sera son époux. Elle aura recueilli +ce vagabond hors de son vaisseau: un homme des pays éloignés, puisque +nous n'avons pas de voisins. C'est peut-être quelque dieu ardemment +imploré qui sera venu à ses prières et descendu du ciel, et elle veut +l'avoir toute sa vie. Elle a mieux fait d'aller chercher elle-même un +mari hors de chez nous, puisqu'elle méprise les Phéaciens qui la +recherchent et qui sont pourtant nombreux et braves.» Voilà ce qu'ils +diraient, et ces paroles me seraient injurieuses. Je blâmerais +moi-même toute autre qui agirait ainsi, et qui, du vivant de son père +et de sa mère chéris, se mêlerait sans leur consentement à la société +des hommes, avant le jour de son mariage public. + +«Étranger, observe bien mes recommandations, afin que tu obtiennes +promptement de mon père qu'il t'envoie dans ta patrie. Nous +rencontrerons près de la route un superbe bois de peupliers consacré à +Minerve. Une source y coule, et une prairie l'environne; là sont +l'enclos de mon père et son verger florissant, aussi loin de la ville +que la voix peut s'en faire entendre. C'est là que tu t'assoiras pour +y rester tout le temps que nous mettrons à gagner la cité et à arriver +au palais de mon père. + +«Quand tu jugeras que nous les aurons atteints, alors dirige-toi vers +la ville, et demande la demeure de mon père, le magnanime Alcinoüs. +Elle est facile à reconnaître, un enfant en bas âge y conduirait, car +les maisons des Phéaciens ne ressemblent nullement à l'habitation +d'Alcinoüs le héros. Quand tu auras pénétré dans sa demeure et dans sa +cour, traverse rapidement le palais pour parvenir à ma mère. Elle est +assise au foyer, appuyée contre une colonne, filant sur sa quenouille, +à la clarté du feu, une laine teinte d'une pourpre merveilleuse à +voir; derrière elle sont ses servantes; tout auprès se dresse le trône +de mon père, où il boit le vin et siége comme un immortel. Va plus +loin que lui, et jette tes bras autour des genoux de ma mère, afin de +voir l'heureux jour du retour, quelque lointain que soit ton pays. Si +son coeur t'accueille avec bienveillance, espère alors voir tes amis +et retourner dans ton élégante maison et dans ta patrie.» + + +VII. + +«Après ces paroles, elle frappe du fouet brillant les mules, qui +abandonnent bientôt les bords du fleuve; elles courent, et battent le +sol de leurs pieds alternatifs. Nausicaé les conduit en usant +adroitement du fouet, de telle sorte qu'Ulysse et ses compagnes, qui +sont à pied, les puissent suivre. Le soleil baissait quand ils +atteignirent le bois renommé consacré à Minerve. Là, le divin Ulysse +s'assoit et implore aussitôt la fille du grand Jupiter. + +«Écoute-moi, fille invincible du dieu qui tient l'égide, exauce-moi, +maintenant du moins, puisque tu ne m'as pas exaucé lorsque, ballotté +sur les ondes, j'étais le jouet du furieux Neptune; et fais que +j'inspire aux Phéaciens la bienveillance et la pitié. + +«Il dit, Minerve l'entend; mais elle ne se manifeste pas aux regards +du héros, car elle redoute le frère de son père Neptune, dont le +courroux violent persécutait le divin Ulysse jusqu'à ce qu'il eût +retrouvé son pays.» + + * * * * * + +Je n'oublierai jamais quelle noblesse et quels accents M. Manos sut +donner à sa voix en psalmodiant ces vers d'Homère.» + + +VIII. + +Dans _Cérès à Éleusis_, scène orientale, les mystères du paganisme +transcendant sont décrits et sondés avec autant de poésie que +d'érudition; + +Puis dans _Orphée en Thrace_, morceau de haute philosophie religieuse +dédié à M. de Lamartine, et dont je ne recueillis l'hommage amical que +sur son tombeau. + +Cette scène orientale commence cette réminiscence de nos jeunes années +et de nos premiers voyages. + +Qu'on me permette de la citer ici, en rejetant sur le compte de +l'amitié tout ce qui m'élève à la hauteur d'Homère et d'Orphée, mais +en ne rejetant rien de mon enthousiasme croissant avec les années pour +Homère. + + + + +ORPHÉE EN THRACE. + +À M. DE LAMARTINE, + +À SAINT-POINT. + +SCÈNE ORIENTALE. + + +«J'achève, mon cher ami, de lire l'idylle antique que vous avez +intitulée _Homère_; et je me hâte de vous remercier de tout le plaisir +que j'ai eu à reporter avec vous mes pensées vers ce bel Orient, où +l'image et les oeuvres prétendues du chantre primitif ne m'ont jamais +quitté. + +«C'était bien à vous, poëte par nature, et civilisateur par votre +nouvel écrit, qu'il appartenait de déposer encore une couronne sur la +tombe d'un poëte, civilisateur des temps antiques, tombe perdue comme +son berceau dans l'obscurité des âges. + +«C'était à vous de nous expliquer le génie, devancier et dominateur +des autres génies, le premier de ces révélateurs des passions de +l'âme, et le plus parfait de ces consolateurs de l'infortune, à qui +fut donnée la mission sublime de rappeler le genre humain à +l'exécution des lois, car les poëtes des premiers âges en étaient les +hérauts publics comme les plus habiles interprètes. + +«Conseillers religieux et héroïques, qui se chargeaient de ramener au +culte des devoirs, d'attiser le courage, d'adoucir les coutumes, de +compatir au malheur, enfin d'apprivoiser pour ainsi dire, par des sons +harmonieux, les oreilles inexpérimentées et sauvages encore! + +«J'aime à vous voir évoquer sous nos yeux la grande ligure du poëte +créateur qui enchanta ma jeunesse, et me guida dans l'Orient au vif +éclat de sa lumière; j'aime également à retrouver dans son dernier +historien la voix du chantre de ces _Méditations_ qui, dès leur +berceau, m'apparurent sous le même ciel, et m'apportèrent, aux rives +de Scio et de Smyrne, de douces et mélancoliques jouissances. Déjà, +vous le savez, je me plaisais à réunir dans ma mémoire, comme ils +l'étaient dans mon portefeuille oriental, les plus antiques et les +plus modernes accents des muses bienfaitrices de l'humanité. + +«Parmi les ombres mythologiques groupées autour d'Homère, vous avez +nommé Orphée, et cité quelques lignes de mes _Épisodes littéraires_. +C'en est-il assez pour m'autoriser à placer ma légende populaire du +réformateur de la Thrace sous la protection de votre chronique du +chantre de Méonie? + +«Quoi qu'il en soit, le nom d'Orphée a mérité de briller sur ces +monuments que vous érigez pour le peuple à la mémoire de ses meilleurs +amis. Virgile, qui lui doit sa plus touchante inspiration, après nous +avoir attendris au récit de l'amour unique et fidèle d'Orphée, nous le +montre dans cette autre vie que son génie religieux et poétique +révéla, et le place au premier rang des âmes sages et heureuses qui +ont emporté sur les rives, éternellement paisibles, de l'Élysée, les +bénédictions de la terre. + + Quique suî memores alios fecere merendo. + + +IX. + +«À tous ces titres, la traduction d'Orphée, consacrée par les annales +grecques, doit tenir sa place dans la reconnaissance universelle, +puisqu'elle est le plus ancien témoignage de l'admiration des siècles +pour la poésie et de son influence sur la civilisation. + +«Vos tableaux de l'Orient, animés des couleurs de votre inépuisable +palette, m'ont ramené, comme au temps de mes jeunes années, vers les +rives du fleuve où Crithéis mit au jour le divin prodige; vers ce +Mélès qui m'a laissé apercevoir à peine quelques gouttes d'une eau +limpide, arrêtée par les joncs et les cailloux de son lit; puis sur ce +siége d'Homère, où je me suis arrêté en récitant ses vers; cette +_École du poëte_, autrefois l'honneur de Chios, maintenant colline +abandonnée, témoin de l'incendie des flottes ottomanes et des +désastres de 1823. Elle entend toujours, dans ces mêmes parages, +murmurer à ses pieds la fontaine du pacha, et elle ne domine encore +que des ondes asservies: enfin, vous me rappelez ce rocher de l'île de +Nio, dont les vagues viennent battre et blanchir les écueils; abri +solitaire d'où s'exhala la grande âme du poëte mendiant, le plus +merveilleux type humain du pouvoir inventeur. + +«Mais je n'ai pas visité seulement cette région de l'Asie, semée de +tant de vestiges des histoires antiques et des vicissitudes modernes, +où le tumulte des populations pressées et les voluptés de la molle +Ionie ont fait place aux déserts. J'ai parcouru aussi ces contrées que +l'heureuse Grèce stigmatisait du nom de _Barbares_, dont elle +redoutait le voisinage et répudiait le climat, parce que le soleil n'y +envoie que des rayons tempérés, et que quelque neige y blanchit la +cime des montagnes. + +«J'ai traversé ces champs de la Thrace, incultes et délaissés +aujourd'hui, où Orphée essaya de régner en philosophe après son père, +le roi Oeagre: hérédité incertaine, que les âges ont effacée à demi +pour y substituer une filiation surnaturelle. Le premier chantre du +monde pouvait-il, en effet, naître d'une autre origine que de l'union +d'Apollon, le dieu des vers, avec la muse _à la belle voix_, +Calliope? + +«J'ai contemplé les grands rochers de l'Hémus, qui s'agitaient en +cadence à la voix d'Orphée; j'ai interrogé ces échos, toujours muets +maintenant, qui, après avoir répété ses accords, redirent les cris +furieux de ses sanguinaires ennemis. + +«Je puis bien l'avouer au peintre si chaste et si passionné de +_Raphaël_, ce premier exemple de l'amour fidèle donné dans l'enfance +du monde au milieu de la corruption générale des hommes, et des +scandales de leurs fictives divinités, parlait à ma raison comme à mon +coeur. Grand à mes yeux par son génie législateur et poétique, Orphée +me semblait plus grand encore par la sainteté de sa vie et par la +constance de son amour. Il avait su mieux que Platon, et bien +auparavant, affranchir l'âme des liens des sens que le paganisme +déifiait. C'est elle qu'il nommait _la douce fille de Dieu_, et il +l'ennoblissait d'avance, quand une religion plus consolante devait un +jour la purifier en l'immortalisant.» + + +X. + +Puis M. de Marcellus déchire le voile et traduit cette sublime +définition de Dieu. + +«Je parle pour les initiés; fermez les portes sur les profanes, tous +ensemble; mais toi, ô Musée, descendant de la lune illuminatrice, +écoute-moi, car je dis la vérité, afin que les anciennes croyances de +ton esprit n'aillent pas te priver de la vie heureuse. Médite la +parole divine, ne la perds jamais de vue; dirige vers elle toute la +force intellectuelle de l'âme. Avance résolument dans cette voie, les +yeux uniquement fixés sur l'Éternel qui a formé le monde; le voici tel +que la parole l'a jadis représenté. + +«Il est le seul créé par lui-même, et il est aussi créateur de toute +chose; dans ce tout il se meut. Personne ne le voit, l'âme des mortels +le conçoit par la pensée; il fait rapidement, chez les hommes, +succéder au bonheur l'infortune. La joie et la haine le suivent, +comme la guerre, la peste, les chagrins et les larmes. Il n'est point +d'autre que lui; et tu verrais aisément tout le reste si tu l'avais vu +lui-même; mais auparavant je veux te montrer ici-bas, ô mon fils! +comment je reconnais les traces de la main puissante du Dieu fort. + +«Je ne vois pas sa personne, car un nuage se dresse autour de lui; +c'est ainsi qu'il se dérobe à mes yeux comme à tous les humains, et +nul des mortels n'a vu jamais le souverain maître, si ce n'est, parmi +les Chadéens, l'unique rejeton d'une race venue d'en haut[1]. + +[Note 1: C'est Abraham que le poëte, désigne ainsi.] + +«Dans sa prévoyance il commande à cet astre qui seul préside le +mouvement de la sphère autour du globe, et s'arrondit en tournant sur +son axe propre. + +«Il dirige les vents au milieu des airs, comme sur les courants des +ondes, et fait étinceler l'éclair de feu né dans l'espace. + +«Au haut des cieux, il demeure inébranlable sur son trône d'or. La +terre est son marchepied. Il étend sa droite jusqu'aux confins de +l'Océan. À sa colère les montagnes tremblent dans leurs fondements, et +ne peuvent soutenir son effort puissant. + +«Ce dominateur des cieux est partout, et il accomplit tout ce qui se +fait sur la terre, lui qui est à la fois le commencement, le milieu et +la fin. + +«Ainsi les anciens en parlent. Ainsi l'a déclaré le Fils du Nil, qui +reçut de Dieu lui-même les préceptes de la double table des lois[2]. + +[Note 2: Moïse, sauvé des eaux du Nil.] + +«Il n'est pas permis de dire autrement, et je me sens frémir dans tous +mes membres quand je viens à penser que tout à la fois et à tout +commande ce souverain. + +«Mais, ô toi! mon fils, recueille tes pensées, gouverne sagement ta +langue, et garde ta voix au fond de ton coeur. + +«Telles étaient, mon cher ami, les grandes idées religieuses émanées +du culte de Jéhova bien plus que de celui de Jupiter, qui se +groupaient encore, à l'aurore du christianisme, sous l'ombre d'Orphée, +et se paraient de son nom. Quant à moi, comme au milieu de ces divers +travestissements de sa pensée, je ne rencontrais que peu de traits de +son propre génie, je m'en étais fait une image idéale plus près du +ciel que de la terre, et cette image s'est mêlée à toutes les +jouissances ou aux illusions de mes pérégrinations orientales; enfin, +quand je m'asseyais sur les décombres d'Éleusis et sous les colonnes +du Parthénon, où vous avez médité vous-même, il me semblait toujours +voir planer, au-dessus des monuments écroulés ou debout encore du +culte ou des arts, la grande figure d'Orphée, le premier en date des +bienfaiteurs de l'humanité.» + + +XI. + +Une traduction des poésies d'Eschyle, cette élégie nationale des +vaincus de Salamine, écrite et chantée sur le théâtre d'Athènes pour +grandir les vainqueurs, termine cette belle étude sur la poésie des +Grecs. C'est une véritable encyclopédie hellénique, sans prix pour les +savants et pour les poëtes. + +Huit jours après avoir publié ce volume, qui devait lui ouvrir les +portes de l'Académie française, but mondain de sa vie d'étude, il +n'était plus. Il s'était éteint sans souffrance et sans angoisse, +plein de confiance dans les promesses de la religion, qu'il avait +toujours admise sans contrôle dans ses dogmes pour la pratiquer dans +ses vertus. + +Il mourut comme Pétrarque, à Arquâ, les mains jointes, le front couché +sur les pages de son _Virgile_, chargé en marges de notes pour la +seule femme qu'il ait aimée, en lui recommandant ses amis, et en la +recommandant à ceux qu'il laissait après lui sur cette terre. + +Ayant appris trop tard sa fin, j'assistai à ses obsèques à Paris. Il y +avait là tout ce qui cultive les lettres pour elles-mêmes, sans +exception d'opinion, de parti, de dynastie. + +Tout le monde pleurait du fond du coeur: ainsi la France perdait un +homme de goût, un homme d'étude, un homme d'honneur, un homme +religieux, et ceux qui chérissent la haute littérature,--moi,--j'avais +perdu un ami! + + +ADOLPHE DUMAS. + +Et toi aussi, Adolphe Dumas! ô second Gilbert français! plus fécond, +plus ardent, et moins acerbe que le premier, tu n'es plus! + +Peu de jours après avoir quitté Paris, j'appris, en ouvrant un +journal, qu'il était mort au bord de cet Océan dont il avait la +grandeur, les orages, l'infini dans le coeur! Titan plus qu'homme! +Titan enchaîné, révolté, non contre Dieu, mais contre les hommes. Tu +n'étais plus! Je versai des larmes: j'en versai de plus amères un mois +après, quand je lus dans le feuilleton du _Journal des Débats_ cette +héroïque et pathétique élégie de Jules Janin, intitulée: _La Mort +d'Adolphe Dumas._ + +Jules Janin, cet homme qui a autant d'esprit que Voltaire, autant +d'érudition littéraire que Fontenelle, autant de bon sens que Boileau, +autant de coeur qu'une jeune fille quand elle verse ses premières +larmes dans le sein de sa mère sur la mort de son serin..., Jules +Janin, ce véritable homme de lettres, en action perpétuelle depuis +trente ans, qui a tout vu, tout su, tout retenu, tout raconté, et dont +le sentiment est éternellement jeune parce qu'il est sans cesse +renouvelé par la verve aimable de ce coeur qui ne s'est jamais racorni +sous la mauvaise humeur. + +Voulez-vous le connaître, si vous ne le connaissez pas? Souvenez-vous +de Sterne, débarqué à Calais, et causant avec le pauvre moine qu'il a +l'intention de railler un peu sur sa robe, sur son oisiveté, sur sa +mendicité volontaire; le pauvre moine ne l'entend pas, ou fait +semblant de ne pas le comprendre par bonhomie et par humilité; il +s'incline, et, ouvrant sa tabatière de buis, il offre à son caustique +étranger une prise de son tabac. Sterne y plonge ses deux doigts, et +s'étonne de trouver sous ses paupières deux larmes, de ces larmes du +critique attendri. + +C'est M. Jules Janin, non pas seulement le plus lettré, mais le plus +tendre des hommes! Oh! que le véritable esprit est bon à tout, même à +pleurer! + + +XII. + +Qui pouvait se douter que Jules Janin savait par coeur son Adolphe +Dumas, et qu'il me ferait sangloter en me le racontant à moi-même, à +moi qui venais, il y a si peu de jours, de passer trois heures avec ce +Descartes exalté, avec ce mystique résigné, avec ce Tasse méconnu, +avec ce sublime estropié de notre terre, avec ce Job sur son grabat de +notre France, et que ce n'était pas sur lui, mais sur moi, qu'il +rugissait contre le sort, et qu'il m'adressait des vers d'airain +contre l'impitoyable légèreté de ceux qui rient de ce qui ferait +pleurer les anges? + +Voici comment. + +J'ai toujours aimé ceux qui aiment, ceux qui souffrent, ceux qui +gémissent et qui s'indignent en silence, ceux qui se sauvent d'un +monde moqueur; ceux qui s'enveloppent, quand ils sortent, de leur +manteau troué par la misère, de peur d'être reconnus dans la rue par +ces persifleurs spirituels ou bêtes qui vendent des ricanements aux +passants pour insulter toute grandeur: ces pauvres honteux de la +gloire, qui sentent en eux leur noblesse innée, qui se cachent de peur +qu'on ne se moque, non d'eux-mêmes, mais du don divin qu'ils portent +en eux. + +Que voulez-vous? c'est une faiblesse. Je méprise le rire méchant, cet +antidote de ce qui est sérieux et sacré chez les hommes, le génie et +le malheur. + +Je n'ai jamais pu m'empêcher de mal espérer d'un pays qui a fait du +rire une institution dans ses journaux; cela n'avait lieu à Rome que +dans les triomphes, pour rappeler aux heureux qu'ils étaient hommes. + +Mais se figure-t-on le rire sur la perte du misérable dont un huissier +vend le grabat par autorité de justice, ou qui vient de se suicider +par peur du ridicule? Eh bien, cela s'est vu deux fois de nos jours, à +Paris, pour deux grands artistes. + +Le Gaulois a dépassé le Romain! Le Romain ne riait que des heureux, +le Gaulois rit et fait rire, pour de l'argent, de l'infortune et du +désespoir. + + +XIII. + +Au milieu de la rue qui porte aujourd'hui le nom de rue _Lamartine_, +nom qui s'inscrivit de lui-même le lendemain de la victoire de la +République conservatrice, en juin 1848, sur les factions liberticides +qui voulaient tuer à la fois l'ordre et la liberté, nom qui me fait +penser toutes les fois que je passe, même dans ce quartier de petits +trafics, au bon sens et au courage du vrai peuple de Paris, s'ouvre +une petite rue annexe, montante, tortueuse, mal bâtie, mal pavée, et à +laquelle on a laissé par oubli le vieux nom de rue Neuve-Coquenard. +Cela ressemble à s'y méprendre à une rue des quartiers déserts de Rome +qui montent du Vatican aux fontaines monumentales de la villa Albani; +tout y est silence, solitude, petits métiers, revendeurs, encadreurs, +marchands de légumes avariés ou de pommes ridées pour les petits +ménages, étalées sur des devantures aux vitres cassées. + +De distance en distance des portes d'_allées_, souvent solitaires et +silencieuses, sur des cours tortueuses au fond desquelles on entrevoit +de vieilles portes grillées comme des restes d'anciens couvents, de +longues files d'enfants et d'habitants y entrent et en sortent muets, +sous la garde sévère d'un homme en robe noire, pauvre troupeau qui se +disperse de seuil en seuil, à mesure qu'il s'éloigne de l'école. +L'homme noir, ou le chien de garde, regarde alors derrière lui, et, ne +voyant plus personne, regagne seul son domicile, referme la porte de +la cour et remonte, un livre à la main, dans sa chambre haute. + +On devine aisément que les loyers n'y sont pas à grands prix; mais ce +qu'on ne devine pas, c'est qu'au fond de ces allées et de ces cours +qui semblent aboutir à des cloaques, s'étendent, sur le derrière de +ces maisons, des espaces inconnus, enceints de murs peu élevés, ou des +maisons proprettes, toutes semblables à des villages rustiques, dont +les petits jardinets palissadés et les fenêtres tapissées de cordes +étalent au soleil le linge blanc des ménages pour le sécher au vent. + +Ces espaces irréguliers, coupés de sentiers qui s'entre-croisent pour +aller chercher chaque porte, sont pleins d'ombre et resplendissants de +soleil; on y entend sur les sureaux, cet arbuste du pauvre, chanter +les oiseaux qui découvrent partout une feuille pour se nicher, une +tuile pour se chauffer, une miette pour se nourrir. + +Ces mendiants ailés, mais gais parce qu'ils ont des ailes, égayent +tout le jour le silence de ces quartiers dépeuplés. + + +XIV. + +Çà et là, dans le dédale de ces sentiers, de ces jardins et de ces +cours, on découvre de petites habitations de hasard, à un seul +rez-de-chaussée, bâties en planches de rebut des démolitions, encore +peintes des diverses couleurs des lambris auxquels elles ont appartenu +dans les palais; là vivaient, dans une retraite définitive ou +provisoire, quelques solitaires estropiés qui ont acquis à bas prix ce +petit coin d'espace entouré d'arbustes ou de gazons. Quelques +familles dépaysées, pleines d'enfants, y jouent au soleil avec la +misère, tandis que l'aînée des soeurs, qui garde la famille en +l'absence du père et de la mère, belle quoique pâle et maigre sous ses +haillons, regarde, adossée à la porte, le jeu des enfants, et suit de +l'oeil avec curiosité l'étranger qui lui demande l'adresse et la clef +de ces labyrinthes. + +Le dirai-je? Oui, car je le sais, et j'y ai visité deux fois des +proscrits intéressants de la littérature; là vivent aussi quelques +hommes de lettres vagabonds, innomés, cachés comme dans des antres, +d'où, ils effrayent de leur aspect les pauvres et honnêtes familles de +leurs voisins. Ils y végètent du salaire de quelques articles +empoisonnés qu'ils envoient à des journaux avides de scandale; et si +vous avez eu le malheur de répondre à leurs lettres et de céder à +votre coeur en leur portant secours, une autre fois ils vous menacent, +en sifflant comme la vipère sous la pierre où elle est cachée, de vous +dénoncer ou de vous mordre; espérant arracher à la peur ce que la main +vide ne peut plus leur apporter. + +Le voisinage malfaisant de ces hommes de proie est la seule ombre de +ces oasis de la pauvreté honnête; immondice morale qui attriste un +peu la sérénité de ces lieux. Du reste, on se croirait à mille lieues +du vice ou de la perversité; le bruit de la ville n'y pénètre pas, le +vent y souffle librement par dessus les toits ces bouffées tièdes et +sonores qui viennent on ne sait d'où, comme des souffles d'esprits +invisibles, secouer les arbustes, faire tomber les feuilles mortes, et +siffler à travers les vitres cassées des fenêtres, et rappeler au +poëte malade sur sa couche que la nature chante, et que la terre prie +pour lui. + +Les volets battent contre les murs; un soleil pâle entre dans les +enclos par dessus les haies; les enfants jouent sur l'herbe au seuil +de l'habitation de leurs mères; tout présente à l'oeil des visiteurs +étonnés l'aspect d'une guinguette morte des environs de Paris, +enclavée par hasard dans une enceinte, et où le silence et le +recueillement d'un couvent ont succédé tout à coup au tumulte des +fêtes, au cliquetis des verres et au bruit des instruments et des +danses du peuple. + + +XV. + +C'est dans une des maisonnettes les plus propres, qui forment au midi +l'enceinte monastique de ce cloître, qu'une jolie petite fille de +douze ans m'indiqua la porte du poëte. On voyait, à l'empressement et +à la complaisance de l'enfant, qu'elle était connue et aimée dans le +voisinage; des blanchisseuses occupaient le rez-de-chaussée. + +Je montai un petit escalier de bois qui ouvrait sur une antichambre +propre, bien éclairée d'un beau rayon; j'appelai, le silence me +répondit; j'entrai dans un petit salon très-rangé aussi, mais presque +sans meubles; j'appelai encore, silence aussi profond; enfin, une voix +creuse, sépulcrale, venant de loin, me cria de la chambre voisine: +«Entrez, je ne puis ouvrir!» + +J'entrai en effet; il était sur son lit, au fond de la chambre. La +pleine clarté d'un beau jour entrait dans sa chambre par la fenêtre +ouverte avec les bouffées de vent du printemps, qui jouait avec les +rideaux, se concentrant sur sa mâle et athlétique figure! + +Il me reconnut, et joignant ses deux fortes mains maigres, mais aux +longs doigts et aux noeuds de chêne, sur son front:--Ah! c'est +Lamartine, s'écria-t-il; eh quoi! mon cher ami, dévoré du temps comme +vous êtes, et préoccupé jusqu'à la mort de vos soucis, il vous reste +encore de ce temps assez pour venir consoler un misérable, et assez de +ces soucis pour en donner aux autres? Ah! venez, que je vous serre +dans mes bras; et il me serra en effet d'une étreinte vigoureuse et +convulsive qui fit craquer les os de ma maigre charpente. + +--Certainement, lui dis-je, en m'asseyant sur son fauteuil, en face de +son petit feu de cendre, il me reste toujours du temps pour aimer ceux +qui m'aiment, et des soucis pour oublier les miens en pensant aux +soucis de mes amis! Il y a près d'un mois que je ne vous ai vu, je me +suis dit: Il faut qu'il soit malade, allons-y; et portons-lui le +coeur, la main, la bourse, et tout ce que l'amitié peut partager, et +tout ce que l'amitié peut accepter. + +--Non, non, me dit-il tout de suite, en me montrant sur le coin de sa +cheminée sa bourse de cuir entr'ouverte; je n'ai aucun besoin ni de +soins ni d'argent, grâce à mon excellent frère, qui remplace mon père, +et à ma bonne soeur qui me tient lieu de mère. Je suis riche, +très-riche, ajouta-t-il; regardez, j'ai plus de cent écus dans cette +bourse; j'ai ma pension de poëte à toucher incessamment par quartiers; +c'est vous qui êtes pauvre, puisque vous avez employé vingt ans de +politique à vous appauvrir, et que vous devez vos jours et vos nuits à +vos créanciers, que le travail ne solde pas assez vite. Ah! combien je +pense à vous, et que d'insomnies votre situation me coûte! + +Tenez, me dit-il, en essayant de se lever et en me montrant sa table +d'inspiration à l'autre côté de la chambre; tenez! prenez ce papier +sur cette table et donnez-le-moi, que je vous lise les derniers vers +que j'ai écrits, ces jours-ci, en réponse à ces hommes de pierre qui +vous insultent pour votre misère, et qui rient de vous, les +misérables, parce que vous n'avez pas voulu être le tyran de leurs +bassesses! Vous n'avez eu qu'un tort, ajouta-t-il, et c'est celui-là. + +--Non, lui dis-je, je sais très-bien que je pouvais prendre la +fortune avec la dictature et la garder; mais il fallait pour cela cinq +ou six têtes des leurs en tout pour intimider le reste. Un crime, +c'est trop pour un pouvoir qui ne dure que quelques années, et qui +souille éternellement la conscience en pervertissant la liberté par un +mauvais exemple. J'aime mieux l'innocence que le pouvoir; je me suis +repenti souvent de m'être mêlé des affaires des hommes, mais jamais de +leur avoir donné le bon exemple de l'abnégation et de l'humiliation +volontaire au lieu du crime. Il y a des ingrats et des moqueurs du +bien ici-bas, mais n'y a-t-il donc pas un Dieu là-haut? lui dis-je en +lui montrant par la fenêtre la vaste et sereine profondeur de l'azur +céleste. + +--Oui, souffrons avec patience et avec résignation l'un et l'autre, +reprit-il, comme un Job quand il se repent d'avoir mal parlé; puis, +ouvrant le papier que je lui avais tendu sur son lit, il se prit à me +lire la dernière ode que je lui avais inspirée! + +Je la possède; je l'ai sous la main, mais je me garderai de la donner +à mes lecteurs, c'est trop poignant! + +C'est la joyeuse ironie lyrique d'un grand poëte qui s'adresse aux +heureux sycophantes de son pays et de son temps; qui leur peint en +traits de Tacite et de Juvénal les angoisses d'un poëte agonisant, qui +s'épuise de travail, et qui, ne se trouvant pas assez de sang dans les +veines pour désaltérer ses créanciers, entreprend de vendre ses vers +pour un peu d'argent, et ne trouve pas assez d'acheteurs pour payer sa +vie et pour racheter son honneur avant de mourir. + +Le refrain est gai, d'une gaieté folle comme une orgie; l'indifférence +y danse et y chansonne comme dans une guinguette; _c'est du Rabelais_ +goguenardant au chevet du lit de Gilbert. + +Cette détonation inattendue de gaieté cruelle et d'agonie mêlées +ensemble fait frissonner la peau et peint le siècle. + +--Donnez-moi cela, lui dis-je, et ne le publiez jamais; les poëtes +aussi doivent jeter leur manteau sur les nudités de leur temps. + +Il me tendit l'ode mouillée d'une de ses larmes; cette larme ne me fit +pas pleurer, mais elle me fera éternellement souvenir. + + +XVI. + +Adolphe Dumas se dressa alors sur son séant et passa son pantalon et +ses pantoufles pour aller jusqu'à sa table de travail chercher dans un +tiroir d'autres poésies; je lui offris mon bras.--Non, me dit-il, vous +ne m'aideriez qu'à tomber, et je vous entraînerais dans ma chute, vous +allez voir; j'ai calculé et disposé les appuis que ma douloureuse +infirmité me rend nécessaires pour aller en sûreté de ce grabat à ma +table, et de ma table à mon lit, sans assistance: il n'y a pas si loin +du travail à la mort d'un pauvre poëte estropié, pour qu'il ne puisse +passer, avec l'aide de Dieu, du dernier labeur au dernier sommeil, et +encore, en rencontrant son Dieu en chemin, me dit-il en se tenant +contre ses meubles devant un christ d'ivoire donné par sa mère. + +Voyez mes bras nerveux, ils me servent de jambes, et s'appuyant en +effet tout tremblant et tout chancelant sur le bois de son lit, de +son lit sur le dossier d'un lourd fauteuil, du dossier du vieux +meuble sur le marbre de la cheminée, et de la cheminée sur sa table, +il arriva tout essoufflé sur un autre fauteuil, et s'attabla. Son +front ruisselait de sueur devant le tiroir qui contenait ses papiers. + +--M'y voilà, dit-il, et causons! + +Et nous causâmes. + +Quand il était assis et causant, sa belle tête inspirée n'indiquait +aucune fatigue; sa voix vibrait comme celle d'un Jérémie moderne. Il +me dit que son frère était venu le chercher à Paris pour le mener en +Normandie, dans sa famille, où le bon air des champs et les jeux de +ses enfants lui rafraîchiraient la tête et lui rendraient les forces. +Il me pria, pendant son absence de Paris, de m'informer du prix d'un +logement pour lui à l'hospice volontaire de Sainte-Perrine. + +Je m'en chargeai; mais je n'eus pas le temps d'accomplir ma +commission: son frère entra avec le visage joyeux, affectueux et +tendre d'un homme qui se réjouit d'emmener bientôt un frère aimé et +glorieux sous son toit, à sa femme et à ses petits enfants qui +l'attendent. + + +XVII. + +Adolphe Dumas me présenta son frère, et nous nous entretînmes +longtemps des délices d'amitié et de bien-être qui l'attendaient à la +campagne. + +Ma visite ne finissait pas; je n'ai guère le temps d'en faire +d'inutiles, mais cela paraissait donner tant de plaisir à trois +personnes, que j'attendis pour sortir qu'il fit presque nuit dans la +cour. J'oubliais de vous dire qu'un gros livre in-quarto à deux +colonnes était ouvert sur sa table, et qu'un chapelet grossier, dont +les grains luisants témoignaient qu'ils avaient glissé longtemps dans +les doigts (celui de sa mère), était négligemment jeté sur les pages. + +--Il ne faut pas que cela vous étonne, me dit-il, nous autres +Provençaux, nous mêlons Dieu à tout, surtout à nos passions et à nos +tendresses. J'ai été sceptique dans ma jeunesse, un grand amour m'a +ramené à une grande foi; je me suis lavé avec les larmes de saint +Augustin, ce fils converti par sa mère. Ah! c'est un beau livre que +celui-là; Scheffer a fait un beau tableau de ce fils qui écoute et qui +voit le ciel à travers les yeux bleus de sa mère. + +Et moi aussi, c'est à travers le souvenir de la mienne que je vois la +vie et la mort. Quelles délices solitaires et nocturnes j'éprouve dans +mes tristesses et dans mes infirmités à relire ces confessions d'un +Rousseau chrétien, et à rouler entre mes doigts distraits ces grains +dont chacun a emporté les saintes prières de la pauvre femme d'Égraque +(c'était le nom de son village, au bord de la Durance). Ah! mon cher +Lamartine, je ne sais pas ce que vous croyez avec votre esprit, peu +m'importe! mais je sais bien ce que vous aimez avec votre âme; et j'ai +toujours prié Dieu pour qu'il daigne mettre un peu de foi dans tant +d'amour. + +Hélas! que prierais-je, moi, dans mes nuits terribles, sans la +consolation des affligés, sans ce confident divin qui veille à mon +chevet, qui ne s'endort jamais, et qui entend tout! L'amour malheureux +m'a fait un être désespéré, la douleur me fait chrétien! + +Croyez-moi, mon cher ami, il y a quelque grand secret dans les +larmes: vous êtes digne de l'apprendre un jour! Ne me méprisez pas, +j'ai besoin de prier, ou bien donnez-moi une autre langue que celle de +ma mère ou de l'Évangile! + +--Moi? lui dis-je, mépriser ou railler la douleur pieuse! + +Ah! toutes les croix sont saintes, toutes les douleurs sont sacrées, +toutes les consolations sont vraies pour qui les éprouve. J'aimerais +autant mépriser la main du pauvre enfant qui conduit l'aveugle, ou +briser le bâton qui soutient le boiteux! Ne m'accusez pas d'une telle +cruauté, mon cher Dumas. Dieu se révèle aux forts par la force, aux +tendres par l'amour, aux malheureux par la douleur; quand le coeur est +comblé d'amertune, il en monte une larme aux yeux, et quand le vent la +sèche, cette larme, je ne demande pas d'où vient le vent. + +Tout ce qui soulage vient de Dieu; vous êtes très-fort, mon ami, vous +êtes héroïque dans vos tortures comme Philoctète à Lemnos. Vous +rempliriez le ciel de vos rugissements contre les dieux et contre les +hommes, si ce chapelet de votre mère ne vous soulevait pas la nuit, +au-dessus de votre couche de douleur, et ne vous rattachait pas au +ciel, où elle vous entend; vous tomberiez dans l'abîme sans fond du +désespoir. Et vous voudriez que je méprisasse ce fil qui retient le +naufragé du coeur au rivage! Non, non, mon cher, je ne méprise pas le +surnaturel, je l'envie. + +Adieu, je vous laisse à votre excellent frère, et je vous confie aux +souffles du printemps, que vous allez respirer sur le seuil de sa +porte avec ses petits enfants. + +Il avait une grosse larme dans les yeux, et me serra la main à me la +briser, et je sortis pour regagner, le coeur resserré, mon ermitage. + + +XVIII. + +Quelques jours après ce jour, le soir, à l'heure où quelques rares +amis, que la mort décime d'année en année, viennent causer un moment +de la journée, et savoir si la sentinelle oubliée n'a pas été relevée +de son poste, on annonça Adolphe Dumas et son frère. + +Il entra en boitant, le visage gai, le front ruisselant de sueur, et +retomba essoufflé sur le canapé. + +--Je vous croyais parti? lui dis-je. + +--Non, me répondit-il, je pars demain, et je n'ai pas voulu vous +laisser ici sans vous dire adieu, et vous souhaiter un doux automne, +ainsi qu'à madame de Lamartine et à cette nièce qui s'oublie auprès de +vous pour vous faire oublier ce qu'on ne peut oublier, ajouta-t-il en +passant le revers de sa large main sur ses yeux. + +--À moins qu'on ne le remplace, lui dis-je. + +Puis nous causâmes des tendresses et des amusements de la campagne. +Mes chiens semblaient l'entendre, et se dressaient sur leurs pattes +pour lui lécher amicalement les mains. Sa forte voix, où vibrait la +franchise de son coeur, les excitait. Les animaux aiment ce qui est +fort et doux; la franchise de l'accent les étonne et les émeut; ils +ont le tympan sensible et juste. Il en était importuné, je les +éloignai. + +--Non, dit-il, laissez-les faire, ils savent ce qu'ils font; ils +comprennent plus vite que nous qui nous sommes et qui nous aimons! Car +les animaux, Madame, dit-il à ma femme, c'est un grand et doux +mystère!--ses yeux se mouillèrent; il n'y a que les hommes solitaires, +malheureux, attentifs et bons qui le devinent. Voyez le chien du +_Lépreux_ dans Xavier de Maistre, votre ami, comme c'est vrai, comme +c'est compris, comme c'est senti! comme ces méchants enfants, quand +ils le poursuivent et le lapident, lorsqu'il franchit malheureusement +le mur de la léproserie et qu'il revient mourir aux pieds de son +maître, font honte à l'homme! comme le lépreux est deux fois lépreux +après avoir perdu sa compagnie dans son enclos! + +Et il sanglota tout bas, comme un homme fort qui ne veut pas pleurer +et que le sanglot étrangle. + +Nous fîmes silence un moment: il reprit, en s'adressant à ma femme: + +«--Et moi aussi, Madame, et moi aussi; après ma mère, mes frères, ma +soeur, mes amis, ce que j'ai le plus aimé, le plus regretté, le plus +pleuré sur la terre, c'est un pauvre oiseau, c'est ma tourterelle; +c'est l'amie, c'est la compagne du solitaire. Vous l'avez connue, +Lamartine, vous l'avez caressée sur ma fenêtre, sur le bout de mon +lit, à mon chevet, sur le dossier de mon fauteuil, sur mon épaule, +sur mes cheveux, sur ma main, quand j'écrivais. Hélas! dit-il, en +s'attendrissant, vous ne la reverrez plus! Elle a péri, comme tout ce +qui m'aime, par la pierre d'un enfant méchant, d'un de ces enfants de +Paris qui ne sentent la vie qu'en donnant la mort à tout ce qui vit +inoffensif, de douceur, de charmant, d'aimant auprès d'eux! + +Oh! l'homme, ajoutait-il en élevant ses deux longs bras au niveau de +sa belle tête, c'est bien méchant, cela vit de meurtre; mais l'enfant, +c'est bien plus cruel, puisque cela a tous les instincts méchants de +l'homme, toutes ses passions féroces sans avoir encore la raison qui +les modère, ou les éclaire. + +Cela éteindrait les étoiles, si ses mains malfaisantes pouvaient +atteindre jusque-là!... + +--Je ne dis pas non, répondis-je; aussi, voyez comme les animaux les +redoutent. Si mon petit chien voit passer un régiment dans la rue, il +me suit sans y faire attention; mais s'il aperçoit de loin un groupe +d'enfants sur le trottoir, il se jette à toute course de l'autre côté +de la rue, il se range et il évite les ennemis naturels de tout ce qui +est bon et faible, et il va m'attendre bien loin au delà du danger. + +L'homme veut des opprimés; l'enfant veut des victimes. C'est un enfant +qui s'amusa à tordre le cou à la tourterelle amie de Dumas. + +--Oh! lisez-nous les vers que vous avez faits sur ce pauvre oiseau, +lui dirent ma femme et ma nièce, émues d'avance de son émotion. + +--Je le veux bien, reprit-il, mais pardonnez-moi si ma voix s'altère +et tremble un peu à chaque strophe, Madame. Hélas! on pleure quand on +peut dans cette triste vie, ajouta-t-il, je n'avais que cette amie à +pleurer: voilà! + +Et il récita, au lieu de les lire, ces strophes dont Jules Janin a +dit, en parlant des grands auteurs sauvés par une élégie immortelle: + +«Peut-être un jour Adolphe Dumas, quand on le connaîtra mieux, quand +on voudra le relire, avec la bonne volonté de tirer son nom de +l'abîme, sera sauvé par son élégie _à sa Colombe!_» + +Jugez-en vous-mêmes, âmes tendres, pour qui nulle tendresse de l'âme +n'est perdue, quelle que soit la chose qui vous aime. Ce n'est pas un +badinage que de perdre cruellement ce qui vous a aimé! + + +MA COLOMBE. + +SA VIE. + + Quand Flora reniait jusqu'à la Providence, + Et qu'après l'impudeur vint l'âge d'impudence + Et des amants qu'elle a trahis; + Il lui restait encor, tout meurtri de sa cage, + Un oiseau de boudoir, regrettant le bocage, + Et qui meurt du mal du pays. + + Elle ne l'aimait plus, c'était gênant pour elle, + D'avoir à son oreille un cri de tourterelle + Et d'entendre la nuit, le jour, + Les reproches que font aux femmes inconstantes + Les oiseaux amoureux, dont les voix haletantes + Se plaignent des torts de l'Amour. + + Alors on m'apporta l'amour de tous les âges, + La colombe des saints, des vierges et des sages, + Messager providentiel + Qui de tout temps, oiseau plus sacré que les autres, + Va, du front de Jésus aux lèvres des apôtres, + Porter les messages du ciel. + + La colombe malade et les paupières closes + Posa sur mes deux doigts ses deux petits pieds roses. + Eh! d'où viens-tu, pour m'enchanter. + Bel oiseau d'Orient, lui dis-je, et de l'Aurore? + Et du dernier soupir qui lui restait encore, + Le mourant se mit à chanter. + + Depuis ce jour et tous les jours que Dieu fait naître + Elle n'a plus quitté ma chambre ou ma fenêtre. + Tous les matins à son réveil, + Esclave de son coeur, mais libre de ses ailes, + Les ouvre comme deux éventails de dentelle + Et les étend à son soleil. + + Son parc a quatre murs, et sa verte prairie + Fleurit depuis dix ans sur ma tapisserie. + Sans volière et sans pigeonnier, + N'ayant rien et pas même une cage où la mettre, + Je lui dis: vole, et prends chez moi comme ton maître, + La liberté d'un prisonnier. + + Chaste, elle entend gémir les tendres hirondelles, + Les passereaux légers, les ramiers infidèles, + Mais en repousse les aveux. + Elle sait que je l'aime, et, pour ma récompense, + Elle vient sur mon front, comme un oiseau qui pense, + Faire son nid dans mes cheveux. + + On redevient enfant, dit-on, quand on est père, + On passerait sa vie à faire sa prière + À genoux devant un berceau. + Ayez une colombe, et n'importe laquelle, + En vivant avec elle, en jouant avec elle, + Avec elle on devient oiseau. + + Ainsi quand je suis seul, ainsi quand je m'attriste + Des misères de l'art et du métier artiste, + Écrire, alors m'est odieux. + Elle vient sur ma page, et m'empêche d'écrire, + Et bat de l'aile, et part d'un long éclat de rire + Qui nous fait rire tous les deux. + + Elle se dit: Voilà mon ami qui travaille. + Et vole sur les toits chercher un brin de paille, + Ou bien quelque autre chose ailleurs, + Et vient le déposer au milieu d'un poëme, + Sur les vers que je lis d'un poëte que j'aime, + Et souvent ce sont les meilleurs. + + Son luxe, c'est d'avoir sans cesse, toujours pleine, + Sa baignoire, et plein d'eau son plat de porcelaine, + Elle y plonge, et me fait soudain, + Son lac au fond des bois, dont la source remonte + Aux jardins de Paphos, de Gnide et d'Amathonte, + Du Nil, du Gange et du Jourdain. + + Agitez un mouchoir, le blanc c'est son symbole, + Elle décrit dans l'air la même parabole, + Et vient chanter sur votre main. + Un bouquet dans un vase, ou sur la cheminée, + Le matin elle y fait son lit de la journée, + Et le soir, jusqu'au lendemain. + + Comme un ruisseau limpide, Ève amoureuse d'Ève + Son amour idéal, l'autre amour qu'elle rêve + Elle l'a vu dans un miroir, + Et donne à son image, inquiète et jalouse, + Tous les baisers d'amante et jamais ceux d'épouse, + Comme l'amour qui vit d'espoir. + + Elle est devant sa gloire et devant son image, + Elle la trouve belle, elle lui rend hommage, + Mais elle garde son honneur. + Et douze fois par jour, sur son trône de reine, + Elle écoute à ses pieds ma pendule d'ébène, + Sonner douze heures de bonheur. + + Mais quel nom te donner, bel oiseau sans mélange, + Pur comme les esprits, ailé comme les anges? + Je ne sais comment te nommer. + Pour l'homme de prière et pour l'homme d'étude + La colombe au désert, Dieu dans la solitude, + Leur nom? C'est le besoin d'aimer. + + À moins qu'un noir vautour, ou quelque oiseau d'Asie, + Ou l'oubli de son maître, ou de la poésie, + Ou les romans qu'elle aura lus, + Ne l'enlèvent aussi pour être malheureuse, + Et passer de l'amour à la vie amoureuse + Jusqu'à ce qu'elle n'aime plus, + + Je te garde, et je dis ce que disent tes mères + Aux ramiers pétulants des amours éphémères: + Allez, allez, mes beaux ramiers, + Outre l'oiseau perdu, je crains encore l'épreuve, + Qui me la prendrait vierge et me la rendrait veuve, + Cherchant son grain sur vos fumiers! + + À celui qui mourra le premier! si c'est elle, + Je voudrais lui promettre une gloire immortelle, + Comme son immortel amour; + Si c'est moi, qu'elle pleure une nuit sur ma tombe + Et qu'on dise: On a vu son âme et sa colombe + Qui s'envolaient au point du jour. + + +MA COLOMBE. + +SA MORT. + + Si quelqu'un me disait, de ceux qui l'ont connue, + Elle s'en est allée et n'est pas revenue, + Elle a changé, tu changeras... + Et tout ce que fait dire une femme infidèle, + Je pourrais l'oublier et ne plus parler d'elle, + Et l'oubli venge des ingrats. + + Mais non, de jour en jour, de plus en plus charmante, + Plus tendre que jamais, plus que jamais aimante, + Elle venait pour se nourrir, + Elle venait manger et boire sur mes lèvres; + Ses baisers plus ardents avaient toutes les fièvres; + Il semblait qu'elle allait mourir. + + Hier, et ce matin, toute la matinée + Elle m'avait suivi, pauvre prédestinée! + Sur la prairie, au bord des eaux, + Rien ne la tentait plus: à tout indifférente, + Ni la prairie en fleurs, ni l'onde transparente, + Ni le chant des autres oiseaux. + + Elle suivait son maître, et jamais que son maître; + Nous avions une voix pour mieux nous reconnaître, + Et quand l'appelait cette voix, + Elle aurait tout quitté, ma blanche tourterelle, + Et les amours d'avril, et le nid fait pour elle, + Et sa couvée au fond des bois. + + Nos penchants étaient nés de notre solitude, + Et notre amour venait de cinq ans d'habitude, + Cinq ans de travail et d'ennuis. + Le malheur se ressemble, et le malheur s'assemble, + Ensemble nous chantions, ou nous pleurions ensemble + Tous les jours et toutes les nuits. + + Mes amis le disaient, je puis bien le redire; + Elle avait tout d'humain, excepté le sourire. + Nous la regardions en tremblant, + Et plus on regardait ses yeux pleins de lumière, + Plus on me demandait si l'âme de ma mère + N'était pas dans cet oiseau blanc. + + Elle avait le souci d'une femme amoureuse + Qui soupire sans cesse et n'est jamais heureuse; + Et je la portais dans mon sein. + Et je disais souvent, le soir dans la campagne: + Dieu, qui me savait seul, m'a donné pour compagne + L'image de son Esprit-Saint! + + Eh bien! ce don de Dieu, qui chantait tout à l'heure, + Je pleure et je l'attends, je l'appelle et je pleure. + Et dites-moi si j'ai raison: + Mon miracle d'amour, ma colombe adorée. + Un chien de boucherie, un chien l'a dévorée + À la porte de ma maison. + + Comment? je n'en sais rien, Dieu seul en sait la cause; + Sitôt que nous aimons quelqu'un ou quelque chose, + La Mort dit: pourquoi l'aimes-tu? + Et notre Ève est partout, partout le mauvais ange, + Un bel oiseau qui chante, un chien fou qui le mange, + Voilà le sort de la vertu. + + Oh! loi, cruelle loi, si tu n'étais pas sainte! + Faut-il ne rien aimer, ou n'aimer rien sans crainte? + Pas même sa mère ou sa soeur, + Ni la fleur, ni l'oiseau, ni l'enfant, ni la femme? + Alors, mon Dieu, pourquoi nous donnez-vous une âme? + Pourquoi me donniez-vous un coeur? + + Elle est morte à présent et votre loi m'accable, + Qui veut que l'innocent meure pour le coupable; + Mais n'importe, je m'y soumets. + Vingt fois depuis vingt ans, ô ma belle colombe! + J'aurai fermé les yeux pour adorer la tombe + Où j'ai mis tout ce que j'aimais. + + À Paris, je dirai, car il faudra tout dire, + Que les petits enfants ont pleuré ton martyre, + Et, vieux, te pleureront longtemps. + Elle est morte, dirai-je, un jour d'imprévoyance, + Mais elle est morte aimée, elle est morte en Provence; + Elle est morte un jour de printemps. + + Morte parmi les fleurs, morte comme une rose + Qui demandait d'éclore et qui n'est pas éclose, + Et c'est ainsi qu'elle finit. + Vierge comme une vierge au jour de sa naissance, + Elle a fait de l'amour son rêve d'innocence, + Elle n'a jamais fait son nid! + + Et toi, dans ma douleur demeure ensevelie, + Je ne t'oublîrai pas, si le monde t'oublie. + Adieu donc, ma compagne, adieu! + Et pour ne plus mourir, ma colombe chrétienne, + Tu n'as pas d'âme? Prends la moitié de la mienne, + Et recommande l'autre à Dieu. + +On n'applaudit pas, car on pleurait; il avait les yeux mouillés +lui-même; il se leva péniblement, comme en sursaut, avec l'aide du +bras de son frère, qui l'emporta à travers ma cour jusqu'à son fiacre. + +Et je ne le reverrai plus. + + +XIX. + +Et qu'est-ce donc qu'Adolphe Dumas, cet estropié sublime? demanderont +les hommes qui ne sont pas familiers avec ces noms à qui le bruit a +manqué ici-bas, mais à qui la mémoire intime des grandes âmes et des +grands talents dans le dernier jour ne manqua jamais. + +Vous savez que sur les hauteurs, où l'air trop raréfié et trop pur ne +retentit pas, il n'y a pas d'écho. Les régions qu'habitait Dumas +étaient trop hautes pour que son nom y fît ce bruit que nous autres +habitants des collines et des plaines nous appelons gloire. + +Je me souviens du temps où l'on me demandait: Qu'est-ce donc que +Xavier de Maistre qui a écrit le _Lépreux_ ou le _Voyage autour de ma +chambre_? ou M. de Sainte-Beuve qui a écrit des _Consolations_, ou M. +de Guérin qui a écrit le _Centaure_, ou Ugo Foscolo qui a écrit les +_Lettres de Jacopo Ortiz_, ou M. de Surville qui a écrit les _Poésies +de Clotilde_?... + +Ce sont des solitaires de la littérature, des ermites du génie, des +cénobites de la poésie; vivant sur les hauteurs, et ne fréquentant que +les sommets où ils conversent à voix basse et à coeur ouvert avec les +esprits intimes de la terre. Ce sont, si vous aimez mieux, des oiseaux +de nuit, des rossignols, qui nichent très-haut dans les flèches des +cathédrales, qui chantent pour eux-mêmes pendant que l'homme dort, ou +qui ne se révèlent pas par des notes étranges et sublimes à ceux que +l'insomnie tient éveillés, qui, comme des mystères inentendus en bas, +traversent l'air d'une plainte ou d'un cri dont l'oreille ne perd +jamais la mémoire. + +Adolphe Dumas était de cette famille de penseurs solitaires, et de +chanteurs de nuit, rossignols de ténèbres!--Aérolithes plaintifs des +jours d'été. + +Mais le jour vient une fois, pour ces grands esprits solitaires, et +ils descendent de leurs niches aériennes, et le grand jour les +éblouit. Ils sont faits pour les derniers jours! + + +XX. + +Adolphe Dumas était évidemment un de ces esprits tentés par le grand +jour et aveuglés par lui. Il battait d'une aile forte et vaste les +murs éblouissants des grandes cités. On le regardait, et on disait: +Qu'est-ce que cela? c'est trop grand pour nous; jamais cet homme, qui +sait monter, ne pourra descendre! Hélas! on avait raison, il n'était +pas proportionné à notre taille, il était géant, il n'était pas homme; +ce fut son seul défaut. + +Il était né dans cette Provence, où semble s'être réfugiée +aujourd'hui, dans un patois hellénique et latin, toute la poésie qui +reste en France; il était du village d'_Eyragues_, voisin, presque +contemporain, ami et tuteur de ce Mistral qui nous apporta un beau +poëme, le seul poëme pastoral qui ait été comparé à Homère depuis tant +de siècles, le plus grand éloge qu'on ait jamais fait d'un poëme +depuis trois mille ans! + +Lui-même avait commencé aussi, dans la langue provençale, à chanter +avec ces _Mélibées_ de son cher pays. Il m'adressa une fois une +très-belle épître en français, et j'y répondis comme un écho qui se +souvient d'avoir été une voix dans sa jeunesse. On peut voir cette +réponse dans mes oeuvres poétiques. + + +XXI. + +Ce fut ainsi que commença notre connaissance et notre affection: il +en avait pour moi, j'en avais pour lui. Nous nous perdîmes dans la +foule pendant mes années politiques et troublées de tribun sur la +place publique. Nous nous retrouvâmes toujours amis après les orages +et les revers. + +Lui aussi, il était malheureux. + +J'ignorais ce qui lui était arrivé; il n'en parlait pas; il n'était +pas obligé par devoir, comme moi, de rappeler l'attention sur lui pour +sauver les autres. Il pouvait se cacher dans la foule, vivre et mourir +_incognito_; bonheur qui, par punition du ciel, m'est refusé. Tu as +recueilli le bruit, meurs de bruit! + +Tu n'auras pas une heure pour te recueillir entre la vie et la mort: +c'est ton expiation! + + Heureux qui, satisfait de son humble fortune, + Vit dans l'état obscur où les dieux l'ont caché! + + +XXII. + +D'après Jules Janin, et d'après certaines rumeurs plus près de lui, +il paraît qu'il vint à Paris, dans son printemps, pour tenter le +théâtre, mais qu'il était, comme moi, trop lyrique pour le théâtre, +qui exige plus de bon sens que de verve, et qu'il échoua; que pendant +ces essais, il s'éprit d'une jeune et grande actrice, interprète de +ses beaux vers, écho de ses grands sentiments, et qu'il espéra +l'épouser. Il était très-beau, seulement, comme lord Byron son modèle, +il n'avait que le buste d'admirable, il était disgracié de la nature +par les jambes; son pied droit, estropié par un accident de naissance, +était retourné en arrière, il boitait désagréablement. + +C'était le temps où la chirurgie avait inventé un moyen orthopédique +et facile de rectifier les membres disloqués; l'amour décida Dumas à +subir, à tous risques, cette torture, afin d'être beau de la tête aux +pieds aux yeux de celle qu'il aimait. Il ne dit rien à ses amis, ni à +sa fiancée; il disparut pendant plus d'un an du monde; quand il y +reparut, son supplice l'avait amaigri et pâli. + +Son pied était en effet retourné, mais il boitait toujours, et il +éprouvait par intervalle des douleurs telles, qu'elles touchaient à +la frénésie. + +L'actrice, qu'il espérait épouser, ne l'aimait plus; il avait affronté +pour elle la mort et le théâtre. Il était plus estropié que jamais; +ses pièces, trop hautes pour le parterre, ne lui avaient valu que les +applaudissements des poëtes et le dédain du vulgaire: il était +abandonné de sa maîtresse. + +Ce fut alors qu'il disparut dix ans du monde, réfugié dans une cellule +du couvent hospitalier des frères de Saint-Jean-de-Dieu, dans la rue +Plumet, entre les pensées de Dieu et les désillusions de la terre. + +Le désespoir, la solitude, l'exemple des frères qui lui prêtaient +asile, le ramenèrent à la religion de sa mère. Il se plongea dans les +Pères de l'Église, et devint mystique comme eux; il retrouva la paix +dans le mysticisme. Son âme se rasséréna en Dieu, âme immense à +laquelle l'infini seul pouvait suffire. + +«Il est vrai, nous dit Jules Janin, que sous ce tiède abri de sa +pauvreté vaillante dans ce couvent, Adolphe Dumas avait amené une +amie, une compagne au coeur chagrin, aux fidèles amours; sa +tourterelle, qu'il avait ramassée un jour, à demi morte de fatigue et +de froid. Ils s'étaient adoptés l'un et l'autre; ils ne se quittaient +ni la nuit ni le jour; elle le suivait paisible et roucoulante, et si +triste, et si tendre! Et les frères hospitaliers forcèrent leur +consigne en acceptant cette aimable compagnie!» + +(Comme l'esprit sent tout, quand c'est l'esprit d'un homme de coeur!) + + +XXIII. + +Quand les années turbulentes de 1848 sonnèrent comme un tocsin +d'espérance jusqu'au fond des monastères, elles étonnèrent d'abord, +puis elles éblouirent de grands mirages le coeur d'Adolphe Dumas. Je +le vis réapparaître plein de piété populaire et d'extase mystique à +côté de moi, crédule aux saintes idées d'un grand pas fait en avant +vers Dieu par les peuples, confiant dans la lune de miel de la +liberté, sans crime et sans tache; somnambule de la liberté, il levait +les bras en haut et cherchait l'horizon de la République! + +Je n'espérais pas tant de la constance du peuple, et cependant je ne +craignais pas tant de son inconstance. Je tâchais de tempérer son +ivresse mystique, de peur que l'excès d'illusion n'amenât l'excès de +découragement. Il combattait héroïquement les factieux de l'inconnu, +qui ne savaient ce qu'ils voulaient, et qui, ne se contentant pas de +la liberté, précipitaient la République dans le délire et dans la +guerre. + +Les factieux furent vaincus par la République; mais ils fournirent aux +faibles et aux ambitieux un prétexte de la maudire, elle, qui les +avait couverts de son courage et de sa vie! + +Il fut faible, et chercha le salut de sa patrie dans un nom qui +représentait la force des soldats, cette raison suprême des peuples à +qui la raison manque. Son enthousiasme changea d'objet, il vit le dieu +des armées dans ces choses; mais il n'abandonna jamais ceux de ses +amis qui avaient combattu sous le drapeau de la République +conservatrice, et il ne cessa ni de les aimer, ni de les honorer dans +ses regrets. + +Ce fut ainsi que nous restâmes unis, moi, réfugié dans le travail, +lui, abrité dans son hospice. Il n'y avait point d'intérêt et par +conséquent point de bassesse dans son sentiment pour l'Empire. Il ne +voyait plus dans les peuples qu'un troupeau qui veut que la raison +s'impose par l'épée, au lieu de se soumettre à la houlette de ses +pasteurs. + +Que lui répondre, après cette grande abdication de la France? Nous ne +parlions plus politique; nous parlions littérature, poésie, amitié, +choses éternelles. + + +XXIV. + +C'est ainsi qu'il arriva à ses derniers moments, résigné, pieux, plein +de cette joie intérieure que l'homme étendu sur le fumier de Job +trouve dans l'entretien perpétuel et solitaire avec son invisible ami. + +Relisons ici les derniers mots de Jules Janin, qui paraît l'avoir +connu et aimé autant que nous. + +«Disons hardiment que c'était là une belle et douce nature, un esprit +bienveillant, un vrai courage, habile à supporter la mauvaise fortune, +un laborieux, rude à la peine et fécond à ses risques et périls. L'an +passé encore, en allant de son lit à sa table de travail, il était +tombé et s'était brisé l'autre jambe. Et maintenant le voilà mort, +sans récompense et sans bruit, non loin de cette ville de Dieppe qu'il +aimait, au pied d'une grande falaise, au bruit de l'Océan solitaire +qui murmure autour de son cercueil. + +«Ce qui nous revient de ses derniers moments, dans une cabane de +pêcheur, sur un lit d'emprunt, sous la misère de l'abandon, serait +chose lamentable. On dirait que cet infortuné avait voulu pousser à +bout, par son exemple, un témoignage inouï des douleurs de la poésie +abandonnée à ses propres forces. Pauvre, errant, oublié, négligé, sans +doute il a manqué de confiance en ses amis, en sa famille qui lui fut +toujours bonne et propice... Il n'a pas manqué de confiance, à coup +sûr, dans le Père qui est aux cieux! + +«Nous, cependant, avertis par ces défaillances, par ces muets +désespoirs, par cette ambition inavouée, honorons ce courage, et +remplaçant par nos meilleures sympathies ces tristes funérailles d'un +poëte si malheureux, prions pour lui, veillons sur nous.» + + +XXV. + +Comme c'est senti, comme c'est dit, comme c'est écrit avec des larmes +de pitié indulgente sur la plume! et quel retour touchant et pieux +dans ce: _veillons sur nous!_ nous qui avons moins bien mérité que lui +de la Providence, et qui côtoyons les précipices où il est tombé! + +Mais il n'y est pas tombé sans soutien et sans amis pour le soutenir, +et pour retourner sa tête sur son chevet à sa dernière heure, comme on +l'a écrit par erreur ou par prétention à l'effet dans certains récits. + +Rien n'est plus faux. Le hasard me rendit témoin des tendresses +vraiment paternelles de son frère et de ses amis, quand ils vinrent +eux-mêmes à Paris le chercher, Benjamin de la famille, dans sa +retraite de la rue Neuve-Coquenard, pour l'emmener sous le bras +respirer chez eux, en Normandie, l'air vivifiant de l'été, et des +loisirs, et du jardin de famille. + +Ce fut encore le bras de son frère qui l'amena chez moi la veille de +son départ, et qui l'emporta à travers la cour de ma petite maison +dans sa voiture: ils partaient le lendemain. Les soins pieux et +féminins de ce frère, qui le soutenait de l'argent de sa bourse comme +de son bras, nous touchèrent tous jusqu'aux larmes. La dernière +providence d'un malheureux, c'est la famille. La sienne était adorée +de lui, et voyait en lui, non-seulement son pupille, mais son orgueil. + + +XXVI. + +Voici la vérité vraie, elle est assez pathétique pour qu'on n'y ajoute +pas une mise en scène contre laquelle il s'élèverait du tombeau pour +protester. + +Les deux frères partirent le lendemain de leur visite chez moi, +ensemble, pour Rouen, le 2 juin dernier. Son frère le conduisit +lui-même chez sa fille, mariée à Elbeuf, nièce accoutumée à chérir et +à soigner cet oncle, amour et orgueil de la famille. Il y vécut +pendant six semaines, les plus douces peut-être de sa vie, en pleine +paix, en plein amour dans la maison, en pleine ombre, en plein soleil +dans le jardin, comme ces haltes du voyageur, quand le jour va tomber +et qu'il aperçoit déjà les clochers de la ville où le sommeil +l'attend, après les lassitudes de la route. + +Une idée fatale le saisit: «Le ciel est beau, la température tiède, +l'été des tropiques doit avoir réchauffé les flots qui nous viennent +de là; je voudrais me rajeunir en me retrempant dans la mer.» + +On craignit que l'énergie saline de la mer ne fût contraire à +l'apaisement des douleurs névralgiques dont il avait toujours été +affecté. On lui représenta qu'il était à craindre qu'arrivé à l'âge où +tout se calme, ces bains amers ne lui donnassent des secousses qu'il +convient d'éviter, quand la nature elle-même se traite par la +résignation et par le temps. Il était, comme tout le monde, impatient +d'accélérer la nature, ce grand médecin que nous portons en nous. + +Il insistait; on le conduisit à _Puys_, petit hameau de pêcheurs dans +le voisinage de Dieppe. + +Il paraît qu'une première hospitalité dans une maison banale de bains +ne convenait pas, par son prix, à la modicité de ses ressources. Il la +quitta volontairement et précipitamment et alla demander asile, +économie et paix, dans une chaumière de pêcheur, plus modique et plus +rapprochée de la grève. + +Singulier jeu de la Providence, qui ramène à la fin de sa vie le +poëte, ami de la nature, dans l'humble chaumière où il a passé ses +premières années, et devant ce grand spectacle de l'Océan, pour +chanter ou gémir sous sa fenêtre les grands adieux à la terre de +l'homme! Il en jouit à son lit de mort comme il en avait joui dans son +berceau: Dieu lui parlait seul à seul avec plus d'intimité et de +majesté que dans sa retraite de Paris. Il fut heureux quelques jours. + + +XXVII. + +Le 4 août, cependant, il sentit que la vague qui l'avait +délicieusement caressé les premières semaines, secouait trop fortement +sa charpente. Il écrivit à son frère qu'il désirait revenir à Paris, +et le priait de venir le prendre à la gare de Trouville, en lui +marquant le jour et l'heure du rendez-vous. + +Ce bon frère se préparait à sa rencontre, lorsqu'une dépêche +télégraphique lui annonça qu'il n'avait plus de frère. + +Il arriva trop tard pour recevoir son dernier soupir; il l'avait rendu +quelques heures avant, serein, confiant, résigné, entre les mains du +curé du pays, chargé de bénir sa famille. Un étouffement pulmonaire +l'avait asphyxié en peu de minutes et sans agonie. Né d'un spasme, un +spasme l'avait emporté. + +Il savait où il allait; les hommes n'avaient voulu comprendre ni son +âme immense, ni sa poésie; il les quittait sans peine pour la patrie +des méconnus. Mais, méconnu par la foule, il laissait ici-bas ce qui +console de vivre, une famille du sang, et des amis, famille de coeur. + +Je suis le dernier qui lui serrai la main; il me l'a laissée toute +chaude encore de sa suprême et convulsive empreinte, et il a emporté +toute chaude aussi dans le ciel l'impression de la mienne. + +J'ai donné une larme à son souvenir. + +Son frère lui ferma les yeux et l'ensevelit à Rouen, dans le cercueil +d'une soeur adorée, qui avait été la providence de ses mauvais jours; +là, ils dorment ensemble dans une terre étrangère: mais j'aimerais +qu'une main charitable remportât ces deux enfants du Midi aux bords +tièdes et poétiques de la Durance, comme j'aimerais qu'on ramenât mes +dépouilles mortelles près de ceux et de celles que j'y ai déposés +moi-même dans un sol qui ne m'appartient déjà plus, à Saint-Point! + +Et maintenant, grande âme, dépaysée dans un corps infirme et dans la +région des faux jugements, des fausses gloires et des faux mépris de +ce bas monde, tu as secoué vigoureusement ce vil tissu de matière, ce +manteau de plomb qui t'embarrassait dans ton essor, et que tu +soulevais à chaque pas comme une lourde chaîne dont les anneaux te +retenaient au sol! + +Là, tu estimes à son prix la vaine renommée que donnent les hommes à +ceux qui, dans le langage terrestre, cadencent le mieux leur pensée, +ou qui, se sentant plus forts que le vulgaire, parlent en images +fortes comme eux, et s'expriment en images pénétrantes et neuves, au +lieu de balbutier des pensées communes dans un jargon tout fait! + +Tu ris de ceux que le siècle exalte, parce qu'ils répètent les +banalités et les sophismes convenus de leur époque; tu plains ceux +qui, comme toi, pensent leurs pensées à part de la foule, qui les +écrivent ou qui les chantent, ou qui les convertissent en action, et +qui, de leurs chants et de leurs actes, ne recueillent que l'envie ou +le dédain. + +Tu vois tout à la vraie lumière, tu nages dans la vérité! Tu +t'abreuves de la divinité des choses idéales, cette divinité du monde +supérieur où tu vis! + +Triomphe, âme sublime et tendre! prie pour les amis que tu as laissés +ici-bas, et entre dans ta vraie place, dans le ciel des poëtes, des +martyrs, pour chanter et combattre avec eux; et entre aussi dans le +ciel des colombes, où tu as retrouvé la tienne qui t'attendait; +symbole de tendresse et d'inspiration, pour t'aider à aimer ton Dieu +dans l'éternité, communion de ceux qui s'aimèrent dans la région des +larmes! + + LAMARTINE. + + + + +LXXXIe ENTRETIEN. + +SOCRATE ET PLATON. + +PHILOSOPHIE GRECQUE. + +PREMIÈRE PARTIE. + + +I. + +Toute littérature, comme toute civilisation, a pour dernier terme une +philosophie. + +La philosophie est la pensée du coeur humain, dont la littérature +n'est que la parole; la pensée est le fond de l'homme, la littérature +n'est que la forme. Ne vous étonnez donc pas que la philosophie +occupe le premier rang dans un cours sérieux de littérature. + +Nous vous exposerons successivement tous les différents systèmes de +philosophie qui ont possédé tour à tour le monde, depuis celle de +l'Inde primitive jusqu'à celle du christianisme, en passant par +Zoroastre, en Perse; par Pythagore, en Italie; par Salomon, en Judée; +par Anaxagore, Socrate, Platon, Aristote en Grèce; par Mahomet, en +Arabie; par Confucius, en Chine; par saint Paul, à l'éclosion des +dogmes chrétiens, à Jérusalem ou à Éphèse; par saint Thomas d'Aquin, +dans le moyen âge; par Descartes et par les philosophes du +dix-huitième siècle en France; enfin par les philosophes allemands et +anglais de ces derniers temps. Ce sont là à peu près les seules +nations antiques ou modernes et les seules époques qui aient eu des +philosophies transcendantes; les autres n'ont eu que des philosophies +populaires. + +Nous allons commencer, pour vous allécher à cette sublime étude, par +la plus lumineuse et par la plus éloquente de ces philosophies, dans +la forme: celle de Platon. C'est la philosophie de la raison pure, +illuminée par l'imagination, et quelquefois égarée par elle; c'est la +plus difficile des philosophies que celle qui ne relève que du +raisonnement, au lieu de relever de la foi; car tous les hommes ont +assez d'imagination pour croire; un très-petit nombre ont assez de +lumières pour raisonner. + + +II. + +Mais, avant de feuilleter avec vous Platon, disons ce que nous +entendons ici par philosophie. + +Ce mot veut dire amour ou zèle de la SCIENCE; mais quelle science? la +science des sciences, la science suprême, la science première et la +science dernière, la science surnaturelle, c'est-à-dire la science des +choses qui sont au-dessus de la portée des sens. + +Cela était nécessaire à vous dire pour ne pas vous laisser confondre +cette philosophie surnaturelle, ou cette science des choses invisibles +et impalpables, avec toutes ces autres sciences naturelles qui se +sont appelées aussi improprement du nom de philosophie, mais qui n'ont +pour objet que les choses sensibles et matérielles, telles que la +physique, la chimie, l'astronomie, les mathématiques. + +Ces sciences systématisées sont des philosophies aussi, si vous +voulez, mais ce sont des philosophies inférieures, secondaires, +subalternes, courtes, finies, parce qu'elles ne touchent qu'à la +matière et à ses phénomènes, et parce qu'en enseignant une multitude +de faits, elles n'enseignent néanmoins directement aucune vertu et +aucune immortalité. + +Voilà pourquoi, quand il s'agit de philosophies surnaturelles, telles +que celles dont nous allons vous entretenir, on a confondu le mot de +sagesse avec le mot de science, et l'on a dit: La philosophie est +l'amour ou le zèle de la SAGESSE. Cette science-là, en effet, englobe +et domine toutes les autres, parce qu'elle est la science de l'âme +elle-même, la science de l'infini, la science de Dieu, la science de +nos rapports avec l'Être des êtres, la science de notre origine, la +science de notre vie morale, la science de notre fin! + +Pouvait-on appeler d'un autre nom que SAGESSE cette science qui +enseigne à l'homme où il est, ce qu'il est, où il va, et comment il +doit penser, agir, adorer, vivre, mourir et revivre? + +C'est là ce que nous entendons, dans cet Entretien, par ce mot +«philosophie.» + + +III. + +Mais cette science des choses immatérielles, invisibles, impalpables, +au-dessus de la portée de nos sens, est-elle susceptible du même genre +de démonstrations et du même genre d'évidences que les sciences +naturelles? Nous n'hésitons pas à vous dire: Non. + +Les démonstrations de l'ordre naturel, telles que le témoignage des +yeux, de l'oreille, de la main, ne sauraient s'appliquer aux choses +qui ne tombent pas sous les sens. + +Mais, bien que ces choses ne se démontrent pas de même, elles ont +cependant, au moins en ce qui touche leurs principales vérités, un +degré de certitude égal, et, je dirai plus, un degré de certitude +supérieur à la certitude des phénomènes matériels. + +Ainsi, par exemple, cette opération de l'esprit par laquelle +l'intelligence se dit: «Il n'y a pas d'effet sans cause, et, puisque +j'aperçois une multitude d'effets, il y a donc une cause suprême; +c'est-à-dire il y a donc un Dieu!» cette opération de l'esprit atteste +l'existence de Dieu avec autant et plus de certitude que si des +milliers de mathématiciens, d'astronomes ou de chimistes tenaient Dieu +lui-même sous leurs compas, sous leurs télescopes ou dans leurs +cornues. Je me trompe: l'existence de Dieu est mille fois plus +certaine par cette conclusion logique et infaillible de l'esprit que +par les expériences faillibles des philosophes de la matière; car +l'expérience, oeuvre des sens, peut se tromper; la logique, oeuvre de +Dieu, est absolue, et ne nous tromperait que si Dieu nous trompait +lui-même, chose incompatible avec la nature divine ou avec la suprême +vérité. + +J'en dirai autant de la CONSCIENCE, cette preuve sans preuve que nous +portons en nous-mêmes du bien ou du mal moral: ses jugements, pour +être certains, n'ont pas besoin d'autres témoignages qu'elle-même; ce +qu'elle condamne est mal, ce qu'elle approuve est bien; que nous le +voulions ou que nous ne le voulions pas, elle prononce en nous, pour +nous ou contre nous, des arrêts contre lesquels il nous est impossible +de protester. + +C'est le dernier mot de la morale, comme la logique est le dernier mot +de la raison. La conscience est, parce qu'elle est comme Dieu +lui-même; c'est une faculté innée de notre âme donnée par Dieu, qui +est à elle-même sa propre démonstration. Ôtez la logique, +l'intelligence est folle; ôtez la conscience, la moralité est morte; +le crime et la vertu deviennent des choses discutables et douteuses +comme des problèmes ordinaires, susceptibles de oui ou de non; ils ne +sont crime et vertu que parce qu'ils sont au-dessus de toute +discussion. + + +IV. + +Il y a donc, en philosophie, un certain ordre de vérités +intellectuelles, ou de vérités morales qui sont, ou susceptibles d'une +démonstration absolue, comme l'existence de Dieu, ou supérieures et +préexistantes à toute démonstration par la parole, comme la +conscience. Ce sont des vérités innées; autrement dit: des certitudes, +des ÉVIDENCES. + +Mais, en dehors de ces vérités innées, il y a en philosophie un nombre +infini de problèmes secondaires, quoique très-importants, qui ne sont +pas susceptibles de démonstration absolue, mais dans lesquels la +philosophie la plus transcendante n'arrive qu'à de consolantes +conjectures et à de magnifiques probabilités. + +Dans vingt passages de ses dialogues, Socrate lui-même, par l'organe +de Platon, avoue, comme moi, que ces démonstrations ne sont que des +conjectures. + +«J'espère, dit-il, sans pouvoir le prouver, que je retrouverai, dans +une autre vie, les hommes vertueux qui y seront mieux traités que les +méchants. Mais, quant à y trouver une divinité parfaite, c'est ce que +j'ose affirmer, si l'on peut affirmer quelque chose.» + +C'est néanmoins de ces consolantes conjectures, et de ces magnifiques +probabilités, que le monde vit depuis qu'il est né, et qu'il vivra +jusqu'à son dernier jour. Nous vivons sur parole: respectons donc la +parole, quand Dieu la met sur les lèvres des grands philosophes tels +que Confucius, Socrate ou Platon; ces philosophes sont les révélateurs +de la raison; ils ne commandent pas impérativement la foi au nom de +Dieu, ils la demandent humblement à la conviction raisonnée de +l'intelligence et du coeur de l'homme. Ils pensent pour nous, et ils +nous rapportent les conquêtes de leurs pensées; prêtons-leur l'oreille +et ouvrons-leur nos coeurs. S'ils ont donné leur vie comme Socrate, en +témoignage de leur sincérité, de leur foi, de leur amour de Dieu et +des hommes, proclamons-les maîtres et martyrs de la raison humaine, et +lisons, avec une respectueuse piété d'esprit, les arguments raisonnes +de leur philosophie. + + +V. + +Un de ces plus sublimes recueils de philosophie dans tous les temps, +c'est le recueil des Dialogues de Platon, dialogues dans lesquels ce +disciple de Socrate fait parler son maître avec une sagesse +surhumaine, et avec une éloquence presque divine, sur les questions +les plus hautes de philosophie, de théologie naturelle. + +Platon fut à Socrate ce que saint Paul fut au Christ; tous deux +écrivent, commentent et développent la doctrine de son maître qui n'a +rien écrit, et, ici, il serait curieux peut-être d'examiner pourquoi +ni le révélateur d'une philosophie raisonnée, ni le révélateur d'une +religion révélée, n'ont pas voulu, ou n'ont pas daigné écrire +eux-mêmes une seule ligne, si ce n'est ce doigt sur le sable qui traça +des caractères de miséricorde. + +Était-ce parce qu'ils se défiaient des commentateurs qui s'attachent +à la lettre, et qui y emprisonnent volontiers l'esprit? Était-ce parce +que les langues humaines leur paraissaient insuffisantes à contenir +les vérités divines qu'ils annonçaient aux hommes? N'était-ce pas +plutôt parce que les paroles, une fois écrites, deviennent mortes et +froides comme la cendre dont la flamme s'est envolée, et qu'ils +aimaient mieux s'en fier à l'écho vivant des lèvres humaines qu'à la +lettre morte de leurs écrits? + +Quoi qu'il en soit, Socrate n'écrivit jamais rien; il ne fit pas non +plus de harangues: c'était un discoureur, et nullement un orateur. On +le voit dans son Apologie devant ses juges, qui est une bonne causerie +et un fort mauvais discours. + +Simple artisan, ou plutôt artiste, mais artiste d'un talent bien +inférieur aux grands statuaires de son temps à Athènes, il sculptait +dans son atelier à peine autant qu'il était nécessaire pour nourrir sa +femme et ses enfants; sans cesse distrait du ciseau par la pensée, +ouvrant sa porte à tout le monde, interrompant son travail pour +répondre aux questions qu'on lui adressait sur toutes choses, courant +ensuite de porte en porte et accostant lui-même les passants pour +leur parler des choses divines, consumé du zèle de la vérité, +missionnaire des foules, semant le bon grain à tout vent de la rue ou +de la place publique: homme qu'on aurait considéré comme un fou, s'il +n'avait pas été un modèle de toute vertu et un oracle de toute +sagesse. + + +VI. + +Son disciple, Platon, était un homme d'une tout autre nature: beaucoup +plus lettré, beaucoup moins inspiré que son maître; élégant, éloquent, +poétique, épilogueur, rêveur, dissertateur, nuageux en philosophie, +utopiste en politique; espèce de J.-J. Rousseau d'Athènes, possédant +un style admirable pour les chimères, mais n'ayant pas la moindre +connaissance des hommes, ni le moindre tact des réalités, et donnant à +sa république idéale des lois en perpétuelle contradiction avec la +nature humaine et avec la fondation, la conservation et le but des +sociétés. + +Mais, tel qu'il fut et tel que nous allons le voir dans ses oeuvres, +Platon était le plus merveilleux écho vivant que la providence de la +Grèce eût pu préparer à un sage tel que Socrate, pour donner un +éternel retentissement à la philosophie spiritualiste. + +Ses Dialogues ont été le perpétuel entretien de la Grèce: ils ont +préparé l'esprit humain à la métaphysique de saint Paul et à l'école +philosophique d'Alexandrie. Il a servi de texte ou de commentaire aux +premiers conciles chrétiens; il a été le crépuscule de bien des +dogmes; il a nourri à lui seul la philosophie romaine de Cicéron; il a +lutté dans le moyen âge avec la philosophie expérimentale d'Aristote, +puis de Bacon; il a été submergé un moment par la philosophie presque +matérialiste de Locke, de Hobbes en Angleterre; d'Helvétius, de +Diderot, des encyclopédistes en France; mais il est ressuscité plus +vivant et plus populaire que jamais il y a peu d'années, par la +traduction, par les commentaires et par les leçons d'un jeune +philosophe, M. Cousin, éloquent restaurateur du platonisme sur les +ruines du matérialisme au dix-neuvième siècle. + +Grâce à la langue de Platon, la sagesse de Socrate ne peut plus +mourir. C'est le style qui embaume les idées pour l'éternité. + + +VII. + +Ces dialogues ont cependant de grands défauts, qui semblent tenir au +génie un peu verbeux de la Grèce, et au génie un peu sophistique de +Platon, plus qu'à l'âme naturellement ouverte, simple, sincère et +courageuse de Socrate. Parmi ses défauts, je noterai d'abord leur +forme même, qui embarrasse, distrait, interrompt, ralentit sans cesse +l'argumentation. + +Le dialogue est une pensée à deux, à trois ou à quatre interlocuteurs; +sans doute cette manière de penser à deux ou à trois peut éclaircir +quelquefois la question, en faisant adresser par l'un des personnages +des interrogations utiles, auxquelles le maître répond, réponses qui +répondent ainsi d'avance aux doutes et aux ignorances que les autres +s'adressent peut-être en silence. + +C'est le moyen de faire remonter l'esprit des auditeurs jusqu'aux +premiers éléments de la question qu'on débat, afin qu'un argument +porte rigoureusement sur l'autre, et que la pierre fondamentale du +syllogisme soit aussi bien assise dans l'esprit que la dernière; c'est +le moyen de détruire en passant toutes les objections qui se +présentent à l'intelligence; c'est le moyen enfin de bien définir tous +les mots avant de les employer dans le raisonnement, afin qu'après la +conclusion il ne puisse subsister aucune équivoque ou aucun malentendu +dans la conviction absolue des disciples: aussi est-ce le mode +d'enseignement et d'argumentation qu'on emploie ordinairement avec les +enfants, comme on peut le voir dans nos catéchismes ou dans nos +manuels. + +Mais, par cela même que c'est le mode d'argumentation puéril et diffus +qu'on emploie avec les petits enfants, c'est aussi le mode le plus +propre à fatiguer, à ennuyer, à impatienter les hommes faits, qui +cherchent les idées, et qui se lassent de vaines paroles. + +Ce mode suppose dans les disciples, ou dans les auditeurs, des +puérilités et des ignorances qui ne sont plus de leur âge; il perd le +temps, et il dégoûte la pensée du but, en la traînant impitoyablement +par tant de circonvolutions, de demandes et de réponses sur la route; +l'esprit abandonne cent fois l'argumentateur en chemin, et souvent il +l'abandonne tout à fait à ces fastidieux ambages, rebuté, avant +d'arriver, par les détours inutiles qu'on lui fait faire. + +C'est ce qui arrive très-souvent à l'homme le mieux disposé qui ouvre +au hasard un des dialogues de Platon. Le livre tombe des mains avant +d'avoir dit son dernier mot, tant on a perdu de mots oiseux à +l'attendre; l'esprit est saisi à chaque instant d'une de ces +impatiences fébriles qui bouillonnent en nous jusqu'à un véritable +accès de colère, croyant toujours toucher à un but qu'on lui dérobe +toujours; or, irriter et impatienter l'esprit, ce n'est pas un bon +procédé pour le convaincre. Voltaire, à cet égard, pensait comme nous; +il bénit la philosophie de Socrate, et il maudit le verbiage, +quelquefois sublime, plus souvent sophistique, de Platon. + + +VIII. + +Un autre vice de ce mode d'argumentation des Dialogues de Platon, +c'est l'argutie métaphysique. + +Le maître, au lieu de simplifier les questions par la simplicité et +par la sincérité de l'argumentation, semble se complaire, pour faire +preuve d'ingéniosité, de fécondité et de dialectique, à les compliquer +de cinquante questions préalables ou secondaires, et à les embrouiller +dans un tel écheveau d'arguments que lui seul puisse à la fin en +retrouver le fil et dénouer le noeud gordien qu'il a formé. + +Ce procédé, qui fait briller sans doute l'adresse du maître, +embarrasse l'intelligence du disciple; il fait du chemin de la vérité, +au lieu d'une route droite, large et bien jalonnée, un labyrinthe de +sentiers étroits, tortueux, obscurs où l'écrivain a l'air de conduire +le lecteur à un piége, au lieu de le mener à la lumière, à la vérité +et à la vertu. + + +IX. + +Un troisième défaut plus grave des Dialogues, défaut qui touche au +fond même de l'enseignement de la vérité aux hommes, c'est le procédé +d'argumentation employé par Socrate dans Platon, pour enseigner ses +disciples. + +Les premières qualités d'un sage, qui enseigne des vérités nouvelles à +l'humanité, c'est la charité d'esprit, l'amour, la pitié, la +condescendance, l'indulgence, le respect, la tendresse d'âme envers +les hommes ses semblables. Cette onction d'esprit, cette +compatissance, cette clémence de coeur, doivent se manifester dans les +leçons du sage à ses frères par un mode d'argumentation qui l'abaisse +vers ses auditeurs pour les élever jusqu'à lui. + +C'est le procédé contraire ici qui est employé par Socrate (toujours +dans Platon) pour enseigner les hommes: au lieu de persuader, il a +l'air de vouloir confondre. Le ton de son argumentation est railleur, +goguenard, ironique; il tend des embûches de paroles à ses auditeurs; +il jouit de les voir s'y prendre; il ne se hâte pas de les en retirer; +il plaisante, non pas amèrement, mais superbement, avec eux de leur +chute; il les humilie par sa supériorité, au lieu de les relever par +leur propre force; en un mot la philosophie, sous la plume de Platon, +a l'air de consister dans une grande moquerie des ignorants, au lieu +de consister dans une tendre initiation des faibles. Or il en résulte, +dans l'effet général des Dialogues, je ne sais quel sourire +sarcastique de l'esprit, qui humilie l'auditeur, au lieu de le +disposer à la confiance; on craint toujours de marcher sur un piége de +sophiste, quand on devrait s'abandonner sans défiance à la main du +sage qui vous conduit; on ne sait jamais si ce sage parle sérieusement +ou ironiquement; il y a trop de gascon dans ce grec; on craint le +maître qu'on devrait adorer. + +Enfin, ce mode d'enseignement par dialogues est lent, verbeux, diffus; +il emploie inutilement cent fois plus de paroles que la vérité n'a +besoin d'en employer pour se manifester à l'esprit. + +La forme directe du discours, ou même la forme parabolique de +l'Évangile, forme indirecte, mais qui a l'avantage de ne jamais +blesser le disciple et de lui laisser se faire sa part à lui-même, +sont mille fois supérieures en lumière, en brièveté et en persuasion. + +Quand on vient de lire un ou deux dialogues de Platon, et qu'on a +l'esprit véritablement assourdi par ce roulis d'un océan de paroles +pour dire la vérité philosophique la plus usuelle, on se dit à +soi-même: Il faut que ces Grecs d'Athènes eussent bien des heures de +loisir à dépenser par jour sur le seuil de leurs portes, ou sous les +platanes de leurs jardins; il faut qu'ils eussent un bien grand amour +de ces escrimes d'idées de leurs sophistes, pour perdre tant de temps +et tant de paroles à écouter ce Socrate ou à lire ce Platon! + +Et, en effet, ce défaut de Socrate et de Platon tient aux défauts du +temps et du peuple d'Athènes. Ce peuple, oisif toutes les fois qu'il +n'était pas occupé à se défendre contre les Perses ou à se déchirer +lui-même par ses factions, aimait à se passionner à froid, pour ou +contre ses sophistes; ces sophistes, consommés dans le métier de +l'éloquence, étaient aux philosophes et aux politiques ce que les +comédiens sont aux héros. Ils jouaient la sagesse et la vertu dans les +académies et dans les places publiques; ils accoutumaient les +Athéniens à ces jeux d'idées et de paradoxes qui rendaient l'oreille +fine et l'esprit sceptique; pour effacer ces sophistes, il fallait +bien parler leur langue à ce peuple infatué. Voilà sans doute +pourquoi, dans Platon, la sagesse ressemble tant au sophisme! + +Mais lisons d'abord ensemble les deux ou trois plus beaux de ses +dialogues, en nous hâtant d'arriver au _Phédon_, le chef-d'oeuvre de +toute la philosophie de Socrate. + + +X. + +Dans le premier dialogue, intitulé l'_Euthyphron_, Socrate demande à +Euthyphron: + +«Qu'est-ce que le bien, ou, autrement dit, qu'est-ce que le saint?» + +Euthyphron lui fait cette réponse vulgaire et sacerdotale: «Le bien, +ou le saint, est ce qui est agréable aux dieux.» + +Socrate relève cette réponse, et demande à Euthyphron comment, les +dieux de l'Olympe et de l'État étant multiples, et souvent opposés de +nature et de volonté les uns aux autres, ce qui est agréable à l'un, +désagréable à l'autre, peut être agréable à tous. + +Il contraint Euthyphron, par une série de raisonnements, à se +démentir, et il n'arrive lui-même qu'à une conclusion très-confuse, +qui laisse l'esprit aux prises avec le mystère du bien et du mal en +soi. Une seule chose est claire: c'est qu'il se moque des dieux, et +qu'il sape le polythéisme par ses conséquences dans la raison de ses +disciples. + +Aussi était-il déjà cité devant les juges pour cause d'impiété envers +les dieux d'Athènes. + +Un jeune homme d'Athènes, plus politique que religieux, nommé Mélitus, +qui voulait se faire un nom populaire en se posant en vengeur des +dieux chers à l'ignorance et au fanatisme du bas peuple, porte +l'accusation contre Socrate; il l'accuse de corrompre la jeunesse par +des doctrines qui sapent le ciel. Anytus, un autre de ses accusateurs, +était un artisan riche, puissant et accrédité par son républicanisme +dans Athènes; il avait contribué à secouer le joug des trente tyrans +qui rétablissaient le régime aristocratique. Le peuple croyait +défendre sa liberté en défendant ses dieux, à la voix d'un de ses +tribuns qui l'ameutait contre Socrate. Socrate paraissait au peuple +coupable, sinon de faveur pour le gouvernement aristocratique, au +moins d'indifférence politique. + +La cause de ce grand homme, en effet, n'était ni la cause de la +populace, ni la cause des grands: c'était la cause de Dieu et de la +raison. Il aurait pu dire, comme le Christ plus tard: + +«Mon royaume n'est pas de ce monde.» + +Son monde, à lui, c'était la vérité et la vertu. Mais le peuple ne +voit de vérité et de vertu que dans ses passions; il devait donc haïr +Socrate; il demandait un châtiment exemplaire contre ce philosophe. + +On peut remarquer, dans ce procès, que le peuple est en général plus +implacable envers les doctrines nouvelles que les grands; moins il a +d'idées, plus il s'irrite contre ceux qui les lui arrachent. Le cri +des Juifs contre le Christ, devant ses juges: _Crucifiez-le!_ est le +pendant des animadversions de la populace d'Athènes contre Socrate. +Sans la pression de ce peuple, il est évident que les juges, qui le +condamnèrent à une si faible majorité, ne l'auraient pas condamné à +mort. + + +XI. + +Quoi qu'il en soit, Platon donne (et sans doute ici littéralement) le +plaidoyer, ou l'apologie que Socrate avait préparée, et qu'il prononça +devant le tribunal. + +Dans cette apologie même, Socrate conserve encore la forme du +dialogue, et poursuit Mélitus de ses interrogations ironiques pour le +contraindre à tomber dans l'absurde. Mais lui-même reste dans +l'équivoque sur sa profession de foi, affectant de tourner les +questions les plus précises en plaisanteries, jusqu'au moment où il +voit que la plaisanterie serait déplacée devant la conscience et +devant la mort, et où il s'avoue franchement coupable de sagesse, et +impénitent de vérité. Là, on retrouve l'éloquence de l'héroïsme du +philosophe mourant. + +«Mais je n'ai pas besoin d'une plus longue défense, ô Athéniens! Je +vous disais en commençant que j'avais contre moi d'ardentes et +implacables inimitiés; ce qui me perdra, si je succombe, ce ne sera ni +Mélitus, ni Anytus, ce sera l'envie et la calomnie, qui ont déjà fait +périr tant d'hommes de bien, et qui en feront périr après moi tant +d'autres; car n'espérez pas que l'iniquité s'arrête à moi! + +«Mais quelqu'un de vous me dira peut-être: N'as-tu pas honte, Socrate, +de t'être attaché à une philosophie qui te mène à la nécessité de +mourir? + +«Vous êtes dans l'erreur, vous qui croyez qu'un homme qui a quelque +valeur doit peser les chances de vivre ou de mourir, au lieu de +chercher dans ses actions si ce qu'il fait est juste ou injuste.» + +Puis il cite les vers d'Achille dans l'_Iliade_ d'Homère: + +«Que je meure à l'instant même, pourvu que je venge le meurtre de +Patrocle, et que je ne demeure pas ici un juste objet de mépris, assis +sur mes vaisseaux, inutile fardeau de la terre!» + +«Est-ce là, poursuit Socrate, s'inquiéter des chances de vie ou de +mort? + +«Tout homme qui a choisi un poste parce qu'il l'a cru le plus honnête, +ou qui y a été placé par son chef, doit, selon moi, y demeurer ferme, +et ne considérer autre chose que le devoir. Ce serait donc de ma part +une étrange contradiction, ô Athéniens, si, après avoir gardé +fidèlement, comme un bon soldat, tous les postes où j'ai été placé par +vos généraux, à Potidée, à Amphipolis, à Délium, aujourd'hui que le +dieu de l'oracle intérieur m'ordonne de passer mes jours dans la +philosophie, la peur de la mort ou de quelque autre danger me faisait +abandonner ce poste; et ce serait bien alors qu'il faudrait me citer +devant ce tribunal, comme un impie qui ne reconnaît point de Dieu, qui +désobéit à l'oracle, qui se dit sage et qui ne l'est pas; car craindre +la mort, Athéniens, c'est croire connaître ce qu'on ne connaît pas. + +«En effet, nul ne sait ce qu'est la mort, et si elle n'est pas le +plus grand de tous les biens pour l'homme... + +«Mais ce que je sais bien, c'est qu'être injuste, c'est désobéir à ce +qui est meilleur que soi, Dieu ou homme, et manquer au devoir et à +l'honnête. + +«Voilà le seul mal que je redoute et que je veux éviter; tellement +que, si vous me disiez en ce moment:--Socrate, nous rejetons +l'accusation d'Anytus et nous te renvoyons absous, mais c'est à la +condition que tu cesseras de philosopher, et, si l'on découvre que tu +retombes dans tes habitudes de discuter sur les choses divines, tu +mourras!--oui, si vous me renvoyiez absous à ces conditions, je vous +répondrais:--Athéniens, je vous respecte et je vous aime, mais +j'obéirai plutôt au Dieu qu'à vous... Et je suis persuadé qu'il ne +peut y avoir rien de plus utile à votre république que mon zèle à +accomplir ce que le Dieu m'ordonne ainsi; car je ne vous recommande +que le soin de votre âme et son perfectionnement. Ainsi donc, faites +ce qu'Anytus vous demande ou ne le faites pas, renvoyez-moi ou ne me +renvoyez pas, je ne ferai jamais autre chose que ce que j'ai fait, +quand je devrais mille fois mourir!...» + + +XII. + +Il développe, avec un insolent courage, cette idée, et se pose en +homme utile aux Athéniens dans leur vie privée; quant à la politique, +il dit qu'il s'en est abstenu, par cette raison qu'on ne peut guère +rester innocent et vertueux quand on se mêle des affaires publiques... + +«Je n'emploierai pas envers vous, reprend-il, ô Athéniens, les +supplications ordinaires, où l'on fait paraître les femmes, les +enfants, les amis pour attendrir les juges. J'ai aussi des parents +cependant; car, pour me servir de l'expression d'Homère: _Je ne suis +point né d'un chien ou d'un rocher, mais d'un homme!_» + +«Ainsi, Athéniens, j'ai des parents, et, quant à des enfants, j'en ai +trois, l'un déjà dans l'adolescence, les deux autres encore en bas +âge; mais je ne les ferai point comparaître ici, pour votre honneur +et pour le mien; il ne me paraît pas séant d'employer de pareils +moyens à mon âge (il avait près de soixante-douze ans à l'époque de +son procès). Athéniens, vous aimez la gloire, et, si je voulais agir +ainsi, vous ne devriez pas le souffrir; vous devriez déclarer que +celui qui recourt à ces scènes pathétiques pour exciter la compassion +vous dégrade, et que vous le condamnerez plutôt que celui qui attend +tranquillement votre sentence. + +«Si je vous fléchissais par mes prières, et si je vous engageais ainsi +à violer votre serment de rendre la justice selon vos consciences, et +non selon vos sensations, c'est alors que je vous enseignerais +l'impiété, et qu'en voulant me justifier, je prouverais moi-même que +je ne crois pas aux dieux: mais j'y crois plus que mes accusateurs!» + +Ici les juges vont aux voix et déclarent Socrate coupable. + +Impassible, il reprend la parole: + +«Le jugement que vous venez de prononcer, Athéniens, m'a un peu ému; +mais ce qui m'étonne bien plus, c'est d'être condamné à une si faible +majorité; car, à ce qu'il paraît, il n'aurait fallu que trois voix de +plus pour que je fusse absous. + +«Et maintenant, c'est donc la peine de mort que Mélitus, Anytus et +Lycon demandent contre moi!... Mais moi, Athéniens, à quelle peine me +condamnerai-je moi-même?» + + +XIII. + +Écoutez ici la fière revendication qu'il fait de lui-même, en mettant +à nu sa conscience devant les cinq cent cinquante-six juges qui +viennent de le condamner, et devant le peuple, que dis-je? et devant +le Dieu qui l'écoute. + +«Quelle amende mérité-je, en réalité, moi, qui me suis fait un +principe de ne me donner aucun repos pendant toute ma vie, négligeant +ce que les autres recherchent avec tant d'empressement: les richesses, +le soin de leurs affaires, les emplois militaires, les fonctions +d'orateur et toutes les autres dignités! + +«Moi, qui ne suis jamais entré dans aucune des conspirations ou des +cabales si fréquentes dans la République, me trouvant véritablement +trop honnête homme pour ne pas me dégrader en me mêlant à tout cela! + +«Moi, qui me suis consacré uniquement à vous rendre le plus important +des services, en vous exhortant tous de ne pas songer à ce qui vous +appartient passagèrement, le monde et ses biens, pour ne vous attacher +qu'à ce qui est l'essence de votre être, votre âme; à ne pas songer +aux intérêts accidentels de la patrie, mais plutôt à la vraie patrie +elle-même! + +«Que mérite un tel homme, si ce n'est d'être nourri, aux frais du +public, dans le Prytanée?... + +«Ayant donc la conscience de n'avoir jamais été injuste envers +personne, je ne dois pas l'être envers moi-même en avouant que je +mérite un châtiment!...» + +Examinant ensuite si l'amende ou l'exil serait une peine plus douce ou +plus convenable pour lui: «Ce serait, dit-il, une belle existence pour +moi, vieux comme je suis, de quitter mon pays, d'aller errant de ville +en ville, et de vivre de la vie d'un proscrit!» + +Il pousse encore plus loin sa fermeté calme, et son défi +consciencieux au peuple et aux juges. + +«Mais, me dira-t-on peut-être, Socrate, quand tu nous auras quitté +absous, ne pourras-tu pas te tenir en repos et garder le silence? + +«Voilà ce qu'il y a de plus difficile à vous faire comprendre; car si, +en vous disant non, je dis que ce serait là désobéir au Dieu, et que, +par cette raison, il m'est défendu de me taire, vous ne me croirez +pas, et vous prendrez cette réponse pour une plaisanterie; et, d'un +autre côté, si je vous dis que le plus grand bien de l'homme est de +s'entretenir chaque jour de la vertu et des autres choses morales dont +vous m'avez entendu discourir, vous me croirez encore moins. Voilà +pourtant la vérité, Athéniens! + +«Mais il n'est pas aisé de vous en convaincre! + +«Maintenant voilà Platon, voilà Criton, voilà Cléobule et Apollodore +qui veulent que je me condamne à une amende de _trente mines_, et qui +en répondent; eh bien! je m'y condamne, et assurément voilà de +valables cautions que je vous présente!» + +Ici, il est interrompu par les juges, qui, impatientés de cette +impassibilité badine, prononcent la peine de mort. + + +XIV. + +Socrate reprend avec la même indifférence: + +«Dans ma défense, ce ne sont pas les paroles qui m'ont manqué, +Athéniens, mais l'impudeur. Je succombe pour n'avoir pas voulu vous +dire les choses que vous aimez à entendre. Mais le péril où j'étais ne +m'a pas paru une raison de rien faire qui fût indigne d'un homme +libre. + +«Ni devant les juges, ni dans les combats, il n'est permis, ni à moi +ni à d'autres, d'employer tous les moyens pour éviter la mort; et ce +n'est pas là ce qui est difficile que d'éviter la mort, il l'est +beaucoup plus d'éviter le crime, qui court plus vite que la mort! +C'est pourquoi, déjà vieux et cassé comme je suis, je me suis laissé +atteindre par le plus lent des deux, la mort; tandis que le crime +s'est attaché à mes accusateurs, plus jeunes et plus agiles que moi. +Je m'en vais donc subir la mort. Je m'en tiens à ma peine, et eux à la +leur.» + +Il disserte ensuite un moment avec une sérénité complète sur les +avantages comparés de la vie et de la mort. + +«Mais il est temps que nous nous quittions, dit-il en finissant, moi +pour mourir, vous pour vivre. Qui de nous a le meilleur partage? Nul +ne le sait, excepté Dieu.» + +On l'emmène, et il va mourir. Voilà l'_Euthyphron_; la préface, ou +plutôt l'exposition du drame philosophique. + + +XV. + +Arrivons au dialogue intitulé le _Phédon_. Nous avons vu l'homme, nous +allons voir la doctrine; puis nous assisterons à la mort, et nous +verrons comment elle est le sceau de cette admirable vie de +philosophe. + +Le _Phédon_ contient à lui seul plus de véritable philosophie +spiritualiste que tous les autres dialogues de Platon. L'heure, la +mort, la gravité du passage de cette vie à l'autre, que pressent +Socrate et qui émeuvent Platon, ne permettent ni au philosophe ni à +son disciple de perdre leur temps et le nôtre dans les puériles +arguties de leur dialectique oiseuse. Qui a lu le _Phédon_ connaît ce +qu'il y a de mieux à connaître de la philosophie de Socrate et du +génie de Platon. Suivez-moi donc, je vais vous déblayer la route. + +Mais un mot d'abord sur l'origine antique et mystérieuse des belles et +saintes idées que Socrate et Platon vont développer dans ce dialogue; +car rien ne vient de rien, et la philosophie grecque, qui devait +bientôt, après Platon, servir d'ancêtre à la philosophie des écoles +chrétiennes de Byzance et d'Alexandrie, avait certainement elle-même +des ancêtres. Ces ancêtres, selon nous, qui avons profondément scruté +l'Orient religieux, philosophique et poétique, se retrouvent d'abord +au fond de l'Inde primitive, puis au fond des dogmes, encore indiens, +de l'Égypte. + +Indépendamment de cette révélation innée, qui est, selon Platon et +selon nous, la première idée de notre âme, car on ne peut concevoir +l'âme sans idée, il y a eu une révélation primitive, et il y a une +série de révélations successives, médiates ou immédiates, anneaux de +la chaîne qui suspend les premières vérités nécessaires aux dernières +vérités qui achèveront l'oeuvre du monde moral. + +Nous vous parlerons ailleurs de la philosophie des Indes; un mot +aujourd'hui sur celle de l'Égypte. + + +XVI. + +Vous savez que les Égyptiens, évidemment colonie intellectuelle du +haut Orient, divinisèrent symboliquement la nature entière sous le nom +d'Isis; ils lui jetèrent dans ses figures un voile sur le visage, +comme pour signifier le mystère sous lequel elle cache mais laisse +entrevoir ses vérités. Le plus sage des peuples est évidemment celui +qui a le premier écrit sur l'univers ce mot _mystère_, car _mystère_ +est aussi le dernier mot de toute science, de toute sagesse et de +toute vérité jusqu'à la consommation des temps. C'est le plus bel +hymne que l'homme puisse chanter à l'incompréhensible, c'est-à-dire à +Dieu. + +Cependant un livre unique, échappé aux incendies, aux débordements, +aux sépulcres de l'Égypte, soulève un coin de ce voile jeté sur le +front de l'Isis égyptienne, et révèle une partie des mystères de la +philosophie primitive. La ressemblance de cette philosophie occulte +avec la philosophie de Socrate et de Platon est trop complète pour que +cette similitude soit l'oeuvre du hasard. On en conviendra après avoir +lu le _Phédon_. On le conjecturera avec plus de vraisemblance encore, +quand on saura que Platon, l'éditeur plus ou moins fidèle des dogmes +de Socrate, était allé, avant d'écrire, consulter les prêtres et les +philosophes égyptiens. + + +XVII. + +Ce livre est l'_Hermès_ ou _Mercure Trismégiste_. Saint Augustin dans +son livre de la _Cité de Dieu_, Voltaire dans ses recherches +philosophiques, Scaliger lui-même, n'hésitent pas à reconnaître dans +ce livre la main d'un sage Égyptien. Les deux philosophes grecs, Timée +et Pythagore, qui avaient voyagé aussi en Égypte, ont dans leurs +doctrines les mêmes analogies avec les dogmes de ce livre. Quels sont +donc ces dogmes, que nous allons retrouver sous d'autres noms, mais +sous le même sens, tout à l'heure dans le _Phédon_? Ces dogmes, les +voici: + +Un Dieu unique; + +Une triple essence en Dieu, la puissance, la sagesse, la bonté; + +Le Dieu créateur de la nature; + +Le _Verbe_, la _Pensée_, la _Parole divine_, en grec le _Logos_, +modèle ou type de cette création; + +Une hiérarchie de dieux secondaires créés et subordonnés au Dieu +unique; + +Ces dieux secondaires, ou ces anges, ces démons, ces esprits, chargés +de diriger les astres et de présider aux phénomènes de l'univers; + +Un fils de Dieu, qui est la lumière; + +La pensée de Dieu se reflétant dans l'homme, qui est l'image de son +Créateur; + +La parenté de l'homme et de Dieu par la raison. + +L'Évangile de saint Jean, lui-même, rappelle dans son magnifique début +ces vérités indiennes, égyptiennes, platoniques, ainsi que +chrétiennes: + +«_Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le +Verbe était Dieu_ (le Logos, la pensée, la parole, le type des +choses); _tout a été fait par lui, et rien de ce qui a été fait n'a +été fait sans lui; en lui était la vie, et la vie était la lumière._» + +Saint Paul écrit quelques années après aux Hébreux: «Dieu a créé les +siècles par son Fils, «le Verbe, la parole divine, la lumière, la +«vie!» + +Peut-on méconnaître les analogies frappantes entre ces doctrines +engendrées les unes des autres jusqu'à l'explosion philosophique du +dogme chrétien? + +Les vices choquants qui scandalisent l'intelligence et le coeur de +l'homme dans le mécanisme de la nature, dans le bien imparfait, dans +le mal universel, dans la souffrance, dans la mort, firent présumer +aux Égyptiens, aux Grecs, que ce monde n'était pas l'oeuvre directe du +Dieu suprême, mais l'oeuvre maladroite et imparfaite des divinités +inférieures auxquelles il avait accordé la faculté de créer d'après +lui. + +Cette opinion est naturelle à l'homme, qui ne peut pas comprendre +l'existence du mal et qui la sent. + +Comment une oeuvre si vicieuse et si malfaisante peut-elle émaner de +la sagesse, de la puissance et de la bonté suprêmes? Il y a là une +contradiction apparente, qui donne naissance à la philosophie des deux +principes, de Zoroastre; mais Zoroastre oubliait que, pour juger +l'oeuvre de Dieu, il faut la voir dans son ensemble et dans son +éternité. Nous ne la voyons que dans un atome et dans une seconde: +c'est l'universalité et l'éternité qui justifient sans aucun doute +l'oeuvre divine. + +Revenons au dialogue de _Phédon_. + + +XVIII. + +Ce dialogue a lieu entre Échécratès et Phédon, deux amis de Socrate; +ils se rencontrent à Phliunte, ville de Sycionie, quelque temps après +la mort de leur maître. Échécratès demande à Phédon: + +«Étais-tu auprès de Socrate, le jour où il but la ciguë dans sa +prison, ou bien en as-tu seulement entendu parler? + +«--J'y étais moi-même,» répond Phédon. Et il raconte minutieusement, +heure par heure, parole par parole, la suprême journée du philosophe. + +Ce récit a dans la bouche de Phédon toute la poésie de l'épopée, tout +le pathétique du drame, toute la sérénité de ton d'une leçon de +philosophie. C'est, selon moi, l'apogée de la parole humaine; on est à +la fois, dans ce dialogue, sur la terre par le coeur, dans la mort par +l'anticipation du supplice, dans l'immortalité par l'esprit; toujours +prêt à pleurer d'enthousiasme pour les idées: mais l'admiration pour +le philosophe y sèche toujours les larmes au bord des yeux. Entre la +vie et l'éternité, on se sent homme si on regarde Socrate, on se sent +dieu quand on l'écoute. + +Si j'avais un athée à convertir, je ne voudrais pas d'autre argument +avec lui que de lui faire lire et relire le _Phédon_. La conviction le +gagnerait avec les larmes. Ce dialogue n'a pas l'accent de la langue +d'ici-bas; la race humaine, dont une main d'homme a pu écrire ces +lignes, est immortelle: Phédon le sent. + + +XIX. + +«Véritablement, dit-il en commençant le récit, ce spectacle fit sur +moi une impression extraordinaire; je n'éprouvai pas la compassion +qu'il était naturel d'éprouver à la mort d'un ami. Au contraire, +Échécratès, cet ami me paraissait heureux, à le voir et à l'entendre, +tant il mourut avec assurance et dignité! et je pensais qu'il ne +sortait de ce monde que sous la protection des Dieux, qui lui +destinaient, dans l'autre monde, une félicité aussi grande que celle +dont puisse jouir aucun mortel. C'était en moi un mélange +extraordinaire, jusqu'alors inconnu, de plaisir et de douleur, lorsque +je venais à penser que dans un moment cet homme admirable allait nous +quitter pour toujours; on nous voyait tous tantôt sourire, tantôt +fondre en larmes. + +«--Sur quoi roula l'entretien entre ces amis que tu viens de nommer?» +demande Échécratès. + +Phédon raconte alors que, le matin du jour de la mort, les amis de +Socrate se réunirent plus tôt que de coutume sur la place devant la +prison, pour ne pas perdre une heure de sa vie et de sa pensée. Le +geôlier, qui leur ouvre les portes, les prie d'attendre un peu, parce +qu'on ôte en ce moment les fers du condamné: les fers tombés, ils sont +introduits. + +Xanthippe, l'épouse de Socrate, un de ses enfants dans les bras, est +auprès de lui et se lamente à la manière des femmes; on la reconduit +dans sa maison pour laisser la liberté d'esprit au philosophe. + +«Alors, dit Phédon, il se mit sur son séant, plia sous lui la jambe +qu'on venait de dégager des fers, la frotta de la main, et nous dit en +la frottant avec une sensation de plaisir: «L'étrange chose, mes amis, +que le plaisir et la douleur se tiennent de si près que l'un naisse +ainsi de l'autre, quoique l'un soit le contraire de l'autre! Ésope +aurait dû en faire une fable.» Cébès, un des interlocuteurs, lui +demande à ce propos pourquoi, depuis qu'il est en prison, il compose +des fables, des poésies, un hymne à Apollon. Socrate répond que c'est +pour éprouver si par hasard la poésie n'était pas celui des beaux-arts +auquel son génie l'appelait. + +L'entretien glisse ensuite, par une pente naturelle, sur la question +du suicide, pour l'homme fatigué de la vie. Socrate démontre que +l'homme ne doit pas sortir de la vie avant que Dieu lui envoie un +ordre formel d'en sortir, comme celui qu'il reçoit lui-même +aujourd'hui. + +«Il espère fortement, ajoute-t-il, une destinée réservée aux hommes +après la mort; destinée qui, selon la foi antique et universelle du +genre humain, doit être meilleure pour les bons que pour les +méchants.» + +Au moment où il va développer pour ses amis les fondements de cette +espérance, Criton lui semble vouloir l'interrompre; il l'interroge sur +ce qu'il paraît avoir besoin de dire. + +«Ce n'est pas autre chose, lui répond Criton, sinon que celui qui est +chargé de te donner le poison ne cesse de me répéter depuis longtemps +que tu dois parler le moins possible, car il assure que ceux qui +parlent trop, avant de boire, s'échauffent et contrarient ainsi +l'effet du poison, et qu'alors on est quelquefois contraint de le +donner trois ou quatre fois à ceux qui ralentissent ainsi leur mort +par trop de conversation. + +«--Laissez-le dire, et qu'il prépare son breuvage comme s'il devait me +donner la ciguë deux fois, et même trois fois, s'il est nécessaire, +répond Socrate. Mais il est temps que je vous rende compte, à vous qui +êtes mes juges, des motifs de mon espérance.» + +Ici, comme toujours, il procède par interrogation à ses auditeurs, +pour que la vérité sorte, pour ainsi dire, par contrainte de leur +propre bouche, et qu'elle ait ainsi plus d'autorité sur eux. + +«La mort est-elle autre chose que la séparation de l'âme et du corps, +de manière qu'après cette séparation l'âme demeure seule d'un côté et +le corps de l'autre? + +«Et ne penses-tu pas que l'objet des soins d'un philosophe ne doit +point être son corps périssable, mais qu'il doit au contraire s'en +affranchir autant que possible, et s'occuper uniquement de son âme? + +«Et les sens de ce corps, qui nous trompent, ne sont-ils pas un +obstacle à la vérité? + +«Et n'est-ce pas toujours par l'acte de la pensée que la vérité se +manifeste à l'âme? + +«Et l'âme ne pense-t-elle pas plus fortement et plus clairement que +jamais, quand elle n'est troublée ni par la vue, ni par l'ouïe, ni par +la volupté des sensations, et lorsque, concentrée en elle-même et +dégagée autant que possible de son commerce avec le corps, elle +s'applique directement à ce qui est, pour le connaître? + +«Et les choses abstraites qui ne sont pas du domaine des sens, par +exemple, le sentiment du juste, du bien, du beau, est-ce par +l'intermédiaire du corps que vous les percevez? Et ne les +percevez-vous pas d'autant plus clairement que vous y pensez +davantage? + +«Eh bien, y a-t-il rien de plus logique que de penser avec la pensée +seule, dégagée de tout élément étranger et corporel? Si l'on peut +parvenir jamais à connaître l'essence des choses, n'est-ce pas par ce +moyen? Or que fait la mort, sinon de rendre l'âme à elle-même? + +«Et l'homme, après avoir purifié son âme, c'est-à-dire après l'avoir +autant que possible affranchie du corps comme d'une chaîne, n'en +sera-t-il pas plus libre pour penser les choses spirituelles? + +«Et n'est-ce pas le but de toute philosophie? + +«Et si, au moment de cette purification, cet affranchissement, que +tout philosophe doit désirer par-dessus tout, lui arrive par une mort +du corps ordonnée par Dieu, ne serait-ce pas une risible contradiction +à lui de la repousser avec effroi et avec colère? + +«Et toutes les fois que vous verrez un homme se lamenter et reculer +quand il faudra mourir, ne penserez-vous pas que c'est une preuve que +cet homme n'aime pas la sagesse, mais qu'il aime son corps et tout ce +qui est du corps, l'argent, les honneurs, ou ces deux choses à la +fois? + +«_Beaucoup prennent le thyrse, mes amis, mais peu sont inspirés_, dit +la maxime à ceux qui se font initier aux mystères d'Orphée. Ceux qui +sont inspirés, à mon avis, sont ceux qui ont bien philosophé; si tous +mes efforts n'ont pas été inutiles, et si j'y ai réussi, c'est ce que +j'espère savoir dans un moment, s'il plaît à Dieu. + +«Voilà, mes amis, ce que j'avais à vous dire pour me justifier auprès +de vous de ce que je ne m'afflige pas de vous quitter, vous et les +modèles de ce monde, dans la confiance que je vais trouver d'autres +amis et d'autres modèles dans l'autre monde, et c'est là ce que le +vulgaire ne peut concevoir; mais j'espère avoir mieux réussi auprès de +vous qu'auprès de mes juges d'Athènes.» + + +XX. + +Cébès alors lui confie ses doutes sur l'immortalité de l'âme: + +«Il me semble, dit-il, qu'en quittant le corps elle cesse d'exister; +elle se dissipe comme une vapeur ou comme une fumée; elle s'évanouit +sans laisser d'apparence. + +«--Examinons donc, reprend Socrate, si cette immortalité est +vraisemblable, ou si elle ne l'est pas.» + +Il se livre ici à une longue argumentation, plus sophistique que +réelle, pour prouver, à la façon des sophistes, que toute chose naît +de son contraire: le jour de la nuit, la veille du sommeil, la vie de +la mort, la mort de la vie. + +Misérable argument, selon nous, qui repose tout entier sur une +confusion de mots à double sens, comme tant de sophismes de Platon. +Ces choses, en effet, le jour et la nuit, la veille et le sommeil, la +vie et la mort, se _succèdent_ l'une à l'autre, mais ne procèdent pas, +ne naissent pas l'une de l'autre. + +Le jour ne naît pas de la nuit, car la nuit est ténèbres, et le jour +lumière; la veille ne naît pas du sommeil, car la veille est l'homme +éveillé, le sommeil est l'homme endormi; la vie ne naît pas de la +mort, car la vie est l'absence de la mort, et la mort est la privation +de la vie. Ici, comme mille et mille fois dans Platon, le philosophe +trompe ses auditeurs avec des apparences de raisonnements qui ne sont +pas des raisonnements sincères; aussi inclinons-nous à croire que +cette preuve erronée de l'immortalité de l'âme est du disciple et non +du maître. Socrate était sincère, et Platon était un discoureur. + + +XXI. + +Mais Socrate est plus heureux quand il réplique à un des +interlocuteurs qui compare l'âme à l'harmonie résultant de l'unisson +des cordes de la lyre, harmonie, dit le faiseur d'objections, qui +périt avec l'instrument lui-même. Socrate n'a pas de peine à le +confondre en lui démontrant que l'harmonie est une chose abstraite qui +subsiste en soi-même, indépendamment de l'instrument où elle est +exprimée, et qui ne périt pas avec la corde..... Elle se manifeste. + +Socrate part de là pour exposer la partie fondamentale de son système +philosophique, tout spiritualiste et tout divin, système qui a +scandalisé de tout temps les partisans de l'axiome matérialiste: _Tout +vient à l'esprit par les sens._ + +Le système de Socrate consiste à dire: + +Avant d'être unie aux sens par sa naissance sur cette terre, l'âme, +qui n'est que la faculté d'_idéaliser_, et qui ne peut être comprise +indépendante des _idées_ qu'elle conçoit, a conçu en Dieu certaines +idées primordiales qui sont l'essence, le type, l'exemplaire divin de +tout ce qui est ou doit être. Ce sont les idées innées, les +révélations préexistantes à toute révélation des sens; c'est eu vertu +de ces idées typiques, coexistantes avec l'âme et préexistantes à nos +sens, que nous portons en nous les notions innées du bien, du bon, du +beau, des qualités, des vertus, des saintetés des choses. + +Le type suprême et universel de ces idées, l'_exemplaire_ primitif et +sans autre exemplaire que lui-même de ces idées, c'est _Dieu, idée_ +par excellence, qui a tout imaginé et créé à son image, âme et +matière, il porte en lui les _essences_, c'est-à-dire les qualités +essentielles, fondamentales, de tous les êtres animés ou inanimés. + +Notre âme existait en lui avant son existence terrestre, et ses +instincts moraux ne sont que les réminiscences de sa préexistence, +dans des conditions que nous ignorons, avant cette vie; et si elle +existait avant nos corps, elle doit aussi leur survivre, et +l'impossibilité de la décomposer en parties atteste qu'elle est _une_, +et par conséquent indissoluble et immortelle; car la mort n'est que la +dissolution des parties qui composent le corps: mais comment se +décomposerait l'âme, qui n'est pas composée? Voilà une des preuves +d'immortalité. + + +XXII. + +«L'âme, continue-t-il, qui est immatérielle, qui va dans un autre +séjour, de même nature qu'elle, séjour parfait, pur, immatériel, et +que nous appelons pour cette raison l'_autre monde_, auprès d'un Dieu +parfait et bon (où bientôt, s'il plaît à Dieu, mon âme va se rendre +aussi), l'âme, si elle sort pure, sans rien emporter du corps avec +elle, comme celle qui pendant sa vie n'a eu aucune faiblesse pour ce +corps, qui l'a vaincu et subjugué au contraire, qui s'est recueillie +en elle-même, faisant de ce divorce son principal soin, et ce soin est +précisément ce que j'appelle bien philosopher ou s'exercer à mourir; + +«L'âme donc, en cet état, se rend vers ce qui est semblable à elle, +immatériel, divin, immortel et sage, et là elle est heureuse, +affranchie de l'ignorance, de l'erreur, de la folie, des craintes, des +amours déréglées et de tous les maux des humains, et, comme on le dit +des initiés, elle passe véritablement l'éternité avec les dieux (les +êtres divins). + +«Mais, poursuit-il, si elle sort de la vie toute chargée des liens de +l'enveloppe matérielle, enveloppe pesante, formée de terre et +sensuelle, l'âme, mes amis, chargée de ce poids, y succombe, et, +entraînée vers le monde des corps par son incompatibilité avec ce qui +est immatériel, elle va errant, à ce qu'on dit, parmi les monuments +funèbres et les sépulcres, autour desquels on a vu parfois des +fantômes ténébreux, tels que doivent être les apparences d'âmes +coupables qui ont quitté la vie avant d'être entièrement purifiées, +etc.» + +De là, il part pour faire à ses amis l'exposé édifiant des vertus, des +sagesses, des abnégations, des dévouements à la vérité, à Dieu, aux +hommes, en un mot de la philosophie pratique, à l'aide desquels l'âme +perfectionnée et purifiée peut remonter d'une seule épreuve à sa +source après la mort. + + +XXIII. + +Nous avouons que cette philosophie, depuis la métaphysique jusqu'à la +morale, en d'autres termes depuis le retour de l'âme immortelle en +Dieu, type exemplaire et raison de tout, jusqu'à la morale, +c'est-à-dire jusqu'aux abnégations, aux sacrifices, aux piétés, aux +dévouements à la vérité, aux hommes et à Dieu qui purifient l'âme et +la divinisent; nous avouons que cette philosophie est aussi la nôtre, +comme elle est celle de Cicéron et de Confucius, comme elle est en +grande partie celle des philosophes chrétiens, indépendamment du dogme +de la rédemption de l'homme par Dieu descendu du ciel pour tendre sa +main à l'humanité. + +Il y a parenté évidente entre ces philosophies orientales, grecques, +hébraïques, bien qu'il n'y ait pas similitude dans les dogmes. + +Pour quiconque remonte attentivement, par les monuments écrits de nos +jours et de nos races, aux premiers jours et aux premières races de +cette terre pensante, il reste évident que la Divinité, mère, nourrice +et institutrice de ses créatures, leur a révélé toujours et partout +ces idées innées, ces exemplaires gravés dans leur âme, ces +philosophies préexistantes, ces consciences instinctives d'où ils +tirent les conjectures sur la vérité et la vertu. + +Les philosophies et les morales ne sont pas si neuves que chaque +génération se plaît à le croire: les vérités s'engendrent comme les +générations; elles sont aussi nécessaires à l'existence de l'âme +humaine que la lumière du soleil est nécessaire à la vie des êtres. +Dieu, qui a voulu en tout temps la conservation des âmes, n'a laissé +manquer aucun temps de la portion de vérité naturelle ou révélée, +indispensable pour que sa création subsiste et pour qu'elle +l'entrevoie lui-même à travers ses mystères. + +Ce dialogue de Platon, le _Phédon_, est un jet de cette lumière venue +de plus loin et répercutée sur l'âme d'un philosophe aussi saint que +lumineux. C'est la sainteté de la raison. + +Reprenons le drame: + + +XXIV. + +«Voilà pourquoi, mes chers amis, dit Socrate après un moment de +recueillement, le vrai philosophe s'exerce à la force et à la +tempérance, et nullement par toutes les raisons que s'imagine le +peuple.» + +Les disciples, à ces mots, s'entre-regardent en silence et semblent +craindre de proposer à Socrate un doute qui lui rappelle sa tragique +situation et le peu d'heures qui lui restent à vivre. + +Le sage s'en aperçoit: + +«Vous me croyez donc, à ce qu'il paraît, leur dit-il, bien inférieur +au cygne, en ce qui touche aux pressentiments et à la divination par +l'instinct? + +«Les cygnes, quand ils sentent qu'ils vont mourir, chantent encore +mieux ce jour-là qu'ils n'ont jamais fait, dans leur joie d'aller +trouver le dieu qu'ils servent. Mais la crainte que les hommes ont +eux-mêmes de la mort leur fait calomnier ces cygnes, en disant qu'ils +pleurent leur mort et qu'ils chantent de tristesse; et ils ne font pas +cette réflexion, qu'il n'y a point d'oiseau qui chante quand il a faim +ou froid, ou quand il souffre de quelque autre manière, non pas même +le rossignol, l'hirondelle, ou la huppe, dont on dit que le chant est +une complainte. + +«Mais je ne crois pas que ces oiseaux chantent de tristesse, ni les +cygnes non plus; je crois plutôt qu'étant consacrés à Apollon, ils +sont devins, et que, prévoyant le bonheur dont on jouit au sortir de +la vie, ils chantent et se réjouissent ce jour-là plus qu'ils n'ont +jamais fait. Et moi, je pense que je sers Apollon aussi bien qu'eux, +que je suis consacré au même dieu; que je n'ai pas moins reçu qu'eux +de notre commun maître l'art de la divination, et que je ne suis pas +plus fâché de sortir de cette vie; c'est pourquoi, à cet égard, vous +n'avez qu'à parler tant qu'il vous plaira, et m'interroger aussi +longtemps que les _onze_ voudront le permettre.» + +Il badine ensuite avec une grâce véritablement divine, comme s'il +était déjà un homme divinisé, avec ses amis, en jouant avec les beaux +cheveux de Phédon, qui était assis à ses pieds, sur un siége plus bas +que le lit. + +«Demain, dit-il, ô Phédon, tu feras couper ces beaux cheveux, n'est-ce +pas? (C'était un signe de deuil chez les Grecs.) Eh bien, non, ne le +fais pas, si tu m'en crois!...» + +Il redouble ensuite ses preuves de l'immatérialité et de l'immortalité +de l'âme, en leur démontrant qu'elle gouverne à son gré les sens, +lorsqu'elle sait s'en affranchir par sa volonté et par sa liberté. + +«Le corps, dit-il, n'obéit-il pas forcément, et ne voyons-nous pas +cependant que l'âme fait tout le contraire? Elle gouverne tous les +éléments dont on prétend qu'elle est composée, leur résiste pendant +presque toute la vie, et les dompte de toutes les manières, réprimant +les unes durement et avec douleur, comme dans la gymnastique et la +médecine; réprimant les autres plus doucement, gourmandant ceux-ci, +avertissant ceux-là; parlant au désir, à la colère, à la crainte, +comme à des choses d'une nature étrangère: ce qu'Homère nous a +représenté dans l'_Odyssée_, où Ulysse, _se frappant la poitrine, +gourmande ainsi son coeur:--Souffre ceci, mon coeur; tu as souffert +des choses plus dures_.» + +On voit par cette citation, et par mille autres citations d'Homère +dans la bouche de Socrate, que ce philosophe était bien éloigné de +l'opinion sophistique de Platon proscrivant les poëtes de la +République, mais qu'au contraire Socrate regardait Homère comme le +poëte des sages, et comme le révélateur accompli de toute philosophie, +de toute morale et de toute politique dans ses vers, miroir sans tache +de l'univers physique, métaphysique et moral de son temps. C'est aussi +notre humble opinion, et nous sommes fier de la rencontrer dans +Socrate. + + +XXV. + +Ses conjectures de philosophie scientifiques, sur les lois qui +régissent les phénomènes matériels et les évolutions des astres, sont +aussi vraisemblables (c'est toujours son mot) qu'elles sont sublimes. +On y retrouve ce double caractère de simplicité et de merveille qui +est en général le signe de toute vérité, quand il s'agit des oeuvres +de Dieu. _Voir ces choses en Dieu_, voilà son principe, et voici +comment il le développe devant ses disciples: + +«On s'épuise, dit-il, en vains efforts pour définir la nature du beau. +Ce qui est beau ici-bas, selon moi, c'est ce qui participe au beau +absolu: les belles choses sont belles par la présence de la beauté en +elle; et c'est le reflet de la beauté primordiale et suprême qui les +rend telles. La raison de toutes choses, comme de toute qualité de ces +choses, est donc Dieu.» + +Ses aperçus, qu'il développe ensuite sur la physique et sur la +construction de notre globe, se ressentent de l'imperfection des +sciences expérimentales dans son siècle. + +Ses hypothèses sur l'état des âmes après la mort se rapprochent des +fables homériques au sujet des enfers, et pressentent le purgatoire +des chrétiens. + +«Ceux qui sont reconnus avoir vécu de manière qu'ils ne sont ni +entièrement criminels, ni entièrement innocents, après avoir subi la +peine des fautes qu'ils ont pu commettre, sont délivrés, et reçoivent +la récompense de leurs bonnes actions, chacun selon ses mérites. Ceux +qui sont reconnus incurables, à cause de l'énormité de leurs crimes, +sont précipités dans le Tartare, d'où ils ne remontent jamais.» + +On est étonné ici de trouver dans un génie aussi doux que celui de +Socrate le dogme de l'éternité des supplices. + +«Soutenir, continue-t-il ensuite, que toutes ces choses sont +précisément comme je vous les ai décrites, ne conviendrait pas à un +homme de sens et de bonne foi; mais ce qui est certain, c'est que +l'âme est immortelle; en tout cris c'est un hasard qu'il est beau de +courir, c'est une espérance dont il faut s'enchanter soi-même. + +«Qu'il espère donc bien de son âme, celui qui, pendant sa vie, a +rejeté les plaisirs et les biens du corps comme lui étant étrangers et +portant au mal: celui qui a aimé les plaisirs de la sagesse, qui a +orné son âme, non d'une parure étrangère, mais de celle qui lui est +propre, comme la tempérance, la justice, la force, la liberté, la +vérité; celui-là doit attendre avec sécurité l'heure de son départ +pour le meilleur monde. + +«Pour moi, la destinée m'appelle aujourd'hui, comme dirait un poëte +tragique, et il il est temps que j'aille au bain, car il me semble +qu'il est mieux de ne boire le poison qu'après m'être baigné et +d'épargner aux femmes la peine de laver un cadavre.» + +Puis, souriant: + +«Je ne saurais pourtant persuader à Criton que je suis bien le Socrate +qui s'entretient ainsi avec vous, et qui ordonne avec sang-froid +toutes les parties de son discours; il s'imagine toujours que je suis +déjà celui qu'il va voir mort tout à l'heure, et il me demande comment +il doit m'ensevelir. + +«Et tout ce long discours que je viens de faire devant vous, pour vous +prouver que, dès que j'aurai avalé le poison, je ne demeurerai plus +avec vous, mais que je vous quitterai pour aller jouir des félicités +ineffables, il me paraît que tout cela a été dit en pure perte pour +lui, comme si j'avais voulu seulement par là le consoler et me +consoler moi-même. + +«Soyez donc mes cautions auprès de Criton, et, comme il a répondu +pour moi aux juges que je ne m'en irais pas, vous, au contraire, +répondez pour moi que, dès que je serai mort, je m'en irai, afin que +le pauvre Criton prenne les choses plus doucement, et qu'en voyant +brûler mon corps ou le mettre en terre, il ne s'afflige pas sur moi. +Il ne doit pas dire à mes funérailles que c'est Socrate qu'il expose, +qu'il emporte, qu'il ensevelit dans la terre: car il faut que tu +saches, mon cher Criton, que parler ainsi improprement, ce n'est pas +seulement une faute envers les choses, c'est aussi un mal que l'on +fait aux âmes. Il faut avoir plus de courage, et dire que c'est le +corps de Socrate seulement que tu couvres de terre. + +«En disant ces mots, il se leva et passa dans la salle du bain; nous +l'attendîmes, tantôt en nous entretenant de tout ce qu'il avait dit, +tantôt parlant de l'affreux malheur qui allait nous frapper, nous +regardant véritablement comme des enfants privés de leur père, et +condamnés à passer le reste de notre vie comme des orphelins.» + + +XXVI. + +«Après qu'il fut sorti du bain, on lui apporta ses enfants, car il en +avait trois, deux en bas âge et un qui était déjà assez grand, et on +fit entrer les femmes de sa famille. Il leur parla quelque temps en +présence de Criton et leur donna ses dernières instructions. + +«Ensuite il fit retirer les femmes et les enfants, et revint nous +trouver. + +«Et déjà le coucher du soleil approchait, car il était resté longtemps +enfermé avec les femmes et les enfants; en rentrant, il s'assit sur +son lit, et il n'eut pas le temps de nous parler beaucoup, car le +geôlier entra presque en même temps, et, s'approchant de lui: + +«--Socrate, dit-il, j'espère que je n'aurai pas à te faire le même +reproche qu'aux autres: dès que je viens les avertir, par ordre des +magistrats, qu'il faut boire le poison, ils s'emportent contre moi et +ils me maudissent; mais pour toi, depuis que tu es ici, je t'ai +toujours trouvé le plus courageux, le plus doux et le meilleur de ceux +qui sont jamais venus dans cette prison, et en ce moment je suis bien +sûr que tu n'es pas fâché contre moi, mais contre ceux qui sont cause +de ton malheur...» Et en même temps il fondit en larmes en détournant +son visage, et il se retira.» + +Socrate, le regardant, lui dit: + +«--Et toi aussi, reçois mes adieux; je ferai comme tu as dit. Et, se +tournant vers nous:--Voyez, nous dit-il, quelle honnêteté dans cet +homme! Tout le temps que j'ai été ici, il m'est venu voir souvent et +il s'est entretenu avec moi; c'était le meilleur des hommes, et +maintenant comme il me pleure de bon coeur! Mais allons, Criton, +exécutons-nous de bonne grâce, et qu'on m'apporte le poison s'il est +broyé; sinon, qu'il le prépare lui-même. + +«--Mais je pense, Socrate, lui dit Criton, que le soleil est encore +sur les montagnes, et qu'il n'est pas, couché; d'ailleurs, je sais que +beaucoup de condamnés ne prennent le poison que longtemps après que +l'ordre leur en a été donné; ne te hâte pas, tu as encore le temps. + +«--Ceux qui font ce que tu dis, Criton, répondit Socrate, ont leurs +raisons; ils croient que c'est autant de gagné; et moi, j'ai mes +raisons aussi pour ne pas faire comme eux, car je me montrerais +ridiculement amoureux de la vie en _voulant l'économiser quand il n'y +en a plus_.» (Citation badine d'un vers d'Hésiode.) + + +XXVII. + +L'esclave entre, portant la coupe. + +«Fort bien, mon ami, lui dit Socrate; mais que faut-il que je fasse? +c'est à toi de me l'apprendre. + +«--Pas autre chose, lui répondit cet homme, que de te promener quand +tu auras bu, jusqu'à ce que tu sentes tes jambes lourdes, et alors de +te coucher sur ton lit.» + +Et en même temps il lui tendit la coupe. + +Socrate la prit avec la plus parfaite impassibilité, sans aucune +émotion, sans changer ni de couleur ni de visage; mais, regardant cet +homme d'un regard ferme et assuré comme à son ordinaire: + +«Dis-moi, est-il permis de répandre un peu de ce breuvage pour en +faire une libation? + +«--Socrate, lui répondit l'homme, nous n'en broyons que ce qu'il est +nécessaire d'en boire. + +«--J'entends, dit Socrate; mais au moins il est permis et il est juste +de faire ses prières aux dieux, afin qu'ils bénissent notre voyage et +le rendent heureux; c'est ce que je leur demande; puissent-ils exaucer +mes voeux!..» Après avoir dit cela, il porta la coupe à ses lèvres, et +la but avec une tranquillité et une douceur incomparables. + +Les sanglots des disciples éclatent à ce moment; Phédon s'enveloppe la +tête de son manteau pour cacher ses larmes; Criton, ne pouvant les +retenir, sort; Apollodore jette des gémissements et des cris. + +«Que faites-vous, dit Socrate, ô mes bons amis? N'était-ce pas pour +éviter ces faiblesses que j'avais écarté les femmes? car j'ai toujours +entendu dire qu'il faut mourir sur de bonnes paroles.» + + +XXVIII. + +«Cependant Socrate, qui se promenait, dit qu'il sentait ses jambes +s'alourdir; il se coucha sur le dos, comme l'homme l'avait indiqué. En +même temps, le même homme qui lui avait donné le poison s'approcha, +et, après avoir examiné quelque temps ses pieds et ses jambes, il lui +serra le pied fortement et lui demanda s'il le sentait: Socrate lui +dit que non. Il lui serra ensuite les jambes, et, portant ses mains +plus haut, il nous fit voir que son corps se glaçait et se roidissait, +et, le touchant lui-même, il nous dit que, dès que le froid gagnerait +le coeur, alors Socrate nous quitterait. + +«Déjà tout le bas-ventre était glacé; alors Socrate, se découvrant, +car il était couvert: + +«Criton, dit-il, et ce furent ses dernières paroles, nous devons un +coq à Esculape[3]; n'oublie pas d'acquitter cette dette. + +[Note 3: En reconnaissance de sa guérison du mal de la vie +actuelle.] + +«--Cela sera fait, répondit Criton; mais vois si tu as encore quelque +chose à nous dire.» + +«Il ne répondit rien, et, un peu de temps après, il fit un mouvement; +alors l'homme le découvrit tout à fait: ses regards étaient fixes. +Criton, s'en étant aperçu, lui ferma la bouche et les yeux. + +«Telle fut, Échécratès, la fin de notre ami, de l'homme, nous pouvons +le dire, le meilleur des hommes de ce temps que nous ayons connus, le +plus sage et le plus juste de tous les hommes.» + + +XXIX. + +Voilà le dialogue ou plutôt le poëme de la mort de Socrate, selon +Platon, sur le récit du dernier entretien de Socrate. La philosophie +humaine ne s'éleva jamais plus haut par la seule puissance du +raisonnement. Ce qui donne par-dessus tout son caractère et son +autorité à cette philosophie, c'est la conscience, supérieure encore +ici à la philosophie. + +Socrate ne fonde ses dogmes et ses espérances que sur des +raisonnements; quelques-uns sont très-sophistiques, tel que celui qui +fait engendrer toute chose par son contraire. + +Sa foi, comme il l'avoue lui-même, n'est que probabilité, conjectures, +vraisemblance, révélation de la pensée à la pensée, cet éternel +révélateur avec lequel tout homme s'entretient dans ses espérances et +dans ses doutes. Aucun prestige ou aucun prodige n'impose cette foi à +lui-même ou aux autres; il n'appelle en témoignage que la raison +sincèrement interrogée et logiquement répondue dans ses entretiens sur +les choses divines; c'est en cherchant à se persuader lui-même qu'il +acquiert la conviction dans son âme, et qu'il la répand dans l'âme de +ses disciples: mais cette conviction raisonnée, ou cette foi acquise, +est si absolue et si confiante en lui qu'il n'hésite pas à mourir +volontairement pour elle. + +Le moindre mot de repentir, la moindre promesse de renoncer à son +apostolat de la raison, l'auraient fait acquitter par les Athéniens, +qui ne demandaient qu'à l'absoudre: mais sa conscience se refuse à +toute lâche complaisance; il se précipite de lui-même au supplice, +prévu, voulu, imploré, par cette maxime, qui est celle des héros de la +philosophie: _Obéir à Dieu plutôt qu'à la patrie dans toutes les +choses où la patrie, qui commande au citoyen, n'a pas le droit de +commander à la conscience._ + +On s'étonne cependant quelquefois des allusions faites par Socrate aux +divinités du paganisme. Il parle deux fois d'Apollon, il fait sa +prière _aux dieux_ avant d'avaler la coupe; il demande si l'on peut +faire une libation avec la liqueur mortelle; il recommande à Criton de +sacrifier un coq à Esculape, pour remercier le dieu de la médecine de +l'avoir guéri du mal de la vie. + +Mais, indépendamment de l'expression de la physionomie et du ton de +plaisanterie que la parole écrite ne peut rendre dans le dialogue de +Platon, physionomie et accent qui devaient donner leur véritable +signification un peu railleuse à ces paroles du sage, il convient de +se souvenir que Socrate ne rejetait pas, dans sa pensée, l'idée de +ces dieux inférieurs, de ces divinités secondaires, de ces +personnifications populaires des attributs du Dieu unique, nommés +par toutes les nations de noms divins qui n'attentaient pas à la +divinité unique et suprême. + +Comme tous les fondateurs de nouveaux cultes, Socrate, fondateur du +culte philosophique, cherchait à concilier, autant que possible, ce +qu'il y avait d'innocent dans les antiques superstitions nationales +avec ce qu'il y avait de vérité absolue et de piété sainte dans le +nouveau dogme. Il disait aussi: _Je ne suis pas venu abolir l'ancienne +loi, mais l'accomplir._ Il disait, comme les apôtres: _Est-ce que nous +n'allons pas prier dans le temple?_ + +D'ailleurs, sa théorie, infiniment plausible, d'une hiérarchie de +puissances célestes, d'une échelle incessante d'êtres, agents de la +divinité créatrice, dans les astres, dans les éléments, sur la terre, +sur les âmes, cette théorie n'était nullement en contradiction avec le +Dieu exclusif et souverain que sa raison découvrait et adorait +au-dessus de toutes ces divinités d'emprunt. Cette théorie était, au +fond, celle de tous les sages des religions antiques; ce qu'on a +appelé polythéisme n'était, dans ces religions, que symbolisme. + +On a calomnié le genre humain, en lui attribuant plus d'inconséquence +et plus de superstition qu'il n'en a eu dans la partie éclairée de +l'humanité de tous les âges. + +L'unité de Dieu est aussi ancienne que la raison elle-même. On a vu, +dans ce que j'ai cité d'_Hermès_, que les Égyptiens adoraient un seul +et premier principe, de qui émanait, comme des rayons, toute leur +théologie populaire; les Perses redoutaient le mauvais principe sous +le nom d'Arimane, mais ils n'adoraient que le bon principe sous le nom +d'Oromasde. Les Guèbres ne rendaient un culte au feu que comme à +l'élément lumineux et générateur qui voilait et manifestait Dieu. + +L'Inde primitive, en admettant les incarnations de ses divinités, +admettait, avant tout, l'Être divin et unique, source et une de ces +incarnations. La Chine, le peuple le plus anciennement raisonnable du +haut Orient, ne cherchait Dieu derrière les idoles symboliques de Fô +qu'à la lueur de la raison dont Confutzée fut pour eux le Socrate; +derrière et au-dessus de toute la mythologie païenne, il y a toujours +dans Orphée, dans Homère, comme dans Cicéron ou dans Marc-Aurèle, un +_Fatum_, un Dieu unique, absolu, dominateur, qui régit l'univers et +même les dieux intermédiaires entre l'univers et lui. Quant au +mahométisme, c'est l'insurrection même de l'unité de Dieu, dans le +coeur des Arabes, contre les idolâtries qui infectaient leurs +ancêtres, ou qui tenteraient d'infecter de nouveau l'esprit humain. + +Socrate pouvait donc, sans scandaliser ses disciples, qui comprenaient +ce qu'il voulait dire, parler en souriant d'Apollon, qui était pour +lui et pour eux l'inspiration divine; de libation, qui était un acte +de piété; de sacrifice à Esculape, qui était le symbole enjoué de la +délivrance de tout mal par la délivrance de la vie. + +Quant à sa philosophie, qui n'est nulle part aussi complétement +exposée que dans le dialogue de _Phédon_, elle se résume, à travers un +trop long flux de paroles et un trop grand appareil de questions, de +réponses, de dialectique, de polémique, de circonlocutions plus +scolastiques que philosophiques, dans un très-petit nombre de +vraisemblances théologiques et de vérités morales auxquelles toutes +les philosophies modernes ont peu ajouté. La raison révèle aujourd'hui +ce qu'elle révélait hier, car elle est le Verbe intérieur qui parle en +nous. + +Voici cette philosophie: + +Un Dieu suprême, unique, parfait, dont l'existence est un mystère et +se démontre par soi-même; + +Une hiérarchie d'êtres émanés de lui, et investis plus ou moins de sa +sagesse, de sa puissance, de sa bonté, créant et gouvernant, sous son +regard, les astres, les mondes, les âmes; + +L'âme, ou l'esprit, distinct de la matière, mais mû par la volonté de +Dieu, dans l'homme ou dans d'autres êtres pensants; + +La matière périssable, l'âme immortelle; + +La vertu, exercice de l'âme pendant la vie, pour conquérir une vie +plus parfaite par sa victoire sur les sens. + +La vérité, la liberté, la justice, la charité, la tempérance, la +mortification des sens, le dévouement à ses semblables, le désir de la +mort pour revivre plus saint; le sacrifice de soi-même, jusqu'au sang, +à Dieu; la joie dans le supplice volontaire, la foi dans la +résurrection, voilà les victoires de l'âme. + +La récompense, après la mort, de ces vertus; le châtiment, soit +temporaire, soit éternel, des vices ou des crimes contraires, voilà +ses destinées. + + +XXX. + +Telle est toute la philosophie de Socrate. Elle paraîtrait plus belle +encore si elle était plus simplement exposée par Platon, non dans le +style de l'école et de l'académie grecques, mais dans le style simple, +naïf, limpide et populaire des paraboles évangéliques. Forme pour +forme, j'avoue que je préfère la parabole au dialogue: la parabole est +l'épopée de la vérité pour les simples; le dialogue de Platon est le +cliquetis des idées pour les sophistes. + +Aussi remarquez combien Socrate, dans le _Phédon_, est plus beau +quand il meurt que quand il disserte. C'est que, là, Platon n'a pu +altérer par le clinquant des couleurs la sereine simplicité de son +modèle; le dialogue est d'un sophiste, le récit est d'un philosophe. + +Cette mort, véritable transfiguration de l'être mortel en être +immortel, par la seule raison, dans un cachot devenu le Thabor de la +philosophie humaine, a été appelée par J.-J. Rousseau la mort d'un +sage; mais c'est plus qu'une mort, c'est une éclosion visible à +l'immortalité. J.-J. Rousseau ne l'a pas assez vu: il était plus +semblable à Platon qu'à Socrate. + +Il faut une certaine mesure de vertu dans une âme, pour que cette âme +puisse s'élever à une véritable philosophie. Les grandes pensées +viennent des grandes âmes; celle de J.-J. Rousseau était +très-éloquente, mais pas assez grande. Aussi, comparez ces deux morts! +Socrate meurt en plein soleil, le sourire sur les lèvres, sans un +doute, sans une angoisse, sans un gémissement, sans un reproche à Dieu +ni aux hommes. J.-J. Rousseau meurt ou se tue dans une retraite où il +a fui les hommes qu'il accuse et qu'il redoute, livré aux reproches +mérités d'une femme qu'il a flétrie en lui dérobant ses fruits à sa +mamelle pour aller les jeter à la voirie humaine des enfants perdus! + +Il meurt isolé dans sa solitude, et son isolement est un remords qui +venge en lui la nature offensée par l'égoïsme. + +Rousseau ne juge pas sainement la mort de Socrate. Car, s'il y a +quelque chose de surhumain dans l'humanité, ce n'est pas la mort d'un +Dieu, sûr de revivre parce qu'il se sent Dieu même en mourant: c'est +la mort d'un homme qui ne se sent qu'homme, mais en qui la raison, +exercée pendant une longue vie de lutte avec son corps, triomphe de la +nature et ressuscite en esprit avant qu'il soit mort, par la sainte +évidence de sa foi! + + +XXXI. + +C'est là la mort de Socrate, telle que le _Phédon_ nous la retrace. +Voulez-vous ma pensée tout entière? Après ce troisième dialogue, il +faudrait fermer le livre, car il n'y a plus que le rhéteur une fois +que le sage est mort. + +Mais nous allons encore lire ensemble la _Politique_ de Platon, pour +convaincre l'esprit humain de sa vanité et de son inconséquence, une +fois qu'il veut appliquer au gouvernement des sociétés les chimères de +ses sophismes. + +Tant qu'on ne touche qu'aux idées, on peut toucher faux: mais, une +fois qu'on touche aux hommes, il faut toucher juste. Cela nous mènera +à Aristote. + + LAMARTINE. + + + + +LXXXIIe ENTRETIEN. + +SOCRATE ET PLATON. + +PHILOSOPHIE GRECQUE. + +DEUXIÈME PARTIE. + + +I. + +Toute la substance et toute la beauté de la philosophie de Platon, ou +plutôt de Socrate, sont contenues dans le sublime dialogue du +_Phédon_, que nous venons de lire ensemble. Cette philosophie peut se +résumer en ces mots: + +L'intelligence humaine n'est que le reflet de l'intelligence divine; +nos idées ont leur source et leur type en Dieu, idée et type suprême +de tout ce qui est dans l'ordre moral comme dans l'ordre matériel. + +Les idées de Dieu sont le moule et le modèle de tout, la raison +efficiente de toute beauté et de toute bonté dans les choses. Ces +idées ne nous sont point données par les sens; les sens, étant +matière, ne peuvent pas penser, ni par conséquent produire les idées. + +Les idées sont nées avec notre âme, et ne font que s'appliquer, +pendant notre existence terrestre, aux phénomènes qui sont sous notre +perception. + +Comment l'âme, qui est immatérielle, peut-elle agir sur nos sens, qui +sont matière? et comment les sens, qui sont matière, peuvent-ils agir +sur l'âme immatérielle? Platon s'arrête ici comme l'esprit humain; il +s'embarrasse dans ses paroles équivoques, et il ne conclut pas, parce +qu'il n'y a évidemment rien à conclure. + +Un seul mot explique cette inexplicable union de l'âme et du corps, et +ce mot est: mystère. + +La philosophie arabe dit seule le vrai mot de ce mystère, comme la +philosophie du christianisme: DIEU L'A VOULU AINSI! C'est le mot vrai, +et hors ce mot tout est absurde. + +L'âme ne tire donc, selon Platon, la lumière innée, ou la révélation +préexistante qui l'éclaire, que d'une certaine participation non +définie, et indéfinissable en effet, de l'essence divine ou de la +nature de Dieu. Ce dogme vient évidemment du haut Orient; il touche à +ce qu'on appelle improprement panthéisme, panthéisme dont on pourrait +également accuser le christianisme dans ces mots de saint Paul: _Nous +vivons en Dieu, nous nous mouvons en Dieu, nous_ SOMMES, _nous +existons en Dieu._ + + +II. + +Il y a deux sciences, continue le platonisme: l'une, qui vient par les +sens, et qui est faible, étroite, fautive, subalterne comme les sens; +de ce genre sont les mathématiques elles-mêmes, qui ne définissent que +des choses matérielles elles-mêmes comme les sens, _espaces_, +_étendues_, _nombres_, etc. + +L'autre science, qui préexiste en nous, et qui est en nous une sorte +de réminiscence des choses divines, est la science de ce qui est et ce +qui doit être en soi-même, de ce qui est conforme au modèle intérieur +divin des choses, le beau, le bon, le juste, le saint, le parfait, +l'absolu, l'idéal, comme nous disons aujourd'hui. + +Platon dégage de cette théorie toutes les applications morales ou +politiques qui en découlent. Sa théologie et sa législation sont d'une +seule et même nature: l'idéal de la perfection. + +Une seule chose l'embarrasse dans cette théologie, c'est l'existence +de la _matière_; il ne veut pas la reconnaître divine, et cependant il +ne veut pas reconnaître que Dieu ait pu créer, lui esprit, une +substance si étrangère à sa perfection; il fait donc coexister la +matière avec Dieu. + +Les théogonies indienne, persane, égyptienne, biblique même, qui +toutes présentent au commencement une sorte de matière confuse et +inorganique, nommée chaos, sur laquelle Dieu opère, en apparaissant, +la forme, la vie, l'ordre, la lumière, la beauté, ont donné l'exemple +de cette erreur. + +Ici encore, Platon se trouble et balbutie comme tous ses +prédécesseurs, faute de reconnaître son insuffisance à expliquer +l'inexplicable, et à prononcer le grand mot de mystère, seule +définition des opérations de Dieu. + + +III. + +On a vu cependant combien, dans le _Phédon_, cette philosophie +spiritualiste, la seule vraie, la seule noble, la seule honnête dans +ses conséquences, produit la moralité dans les paroles, dans la vie et +dans la mort de Socrate. Quand on a lu cette mort dans le _Phédon_, on +se sent comme un air de joie et de fête dans l'âme; on croit sortir +d'un banquet au lieu de sortir d'un supplice. Une émanation du ciel a +découlé sur la terre de cet holocauste d'un philosophe à la vérité, +d'un homme de bien à la vertu, et d'un mourant à l'immortelle +espérance. + +Mais, nous le répétons avec douleur, là s'arrête la divinité +philosophique de Platon; presque dans tous ses autres dialogues le +saint disparaît, le rhéteur se montre, argumente, et le dialecticien, +faisant un ennuyeux abus de la parole, se livre à des puérilités +d'esprit qui font rougir le génie grec. + +Nous ne vous en donnerons ici qu'un exemple; il y en a presque autant +que de pages dans ce pire des jeux d'esprit, _le jeu de mots_, le son +pris pour l'idée, la parole pervertie de son sens. + +Ouvrez le dialogue intitulé l'_Euthydème_. M. Cousin, justement +scandalisé, n'y voit qu'une simple parodie des sophistes; mais +l'argumentation sophistique est trop semblable à d'autres +argumentations employées très-sérieusement et très-habituellement par +Platon, pour n'y pas reconnaître la manière de Platon lui-même. + + +IV. + +«Crois-tu qu'il soit possible de mentir?» dit Euthydème à Ctésippe. + +«--Oui, par Jupiter, à moins que je ne sois fou + +«--Mais celui qui ment dit-il la chose dont il est question, ou ne la +dit-il pas? + +«--Il la dit. + +«--S'il la dit, il ne dit rien autre chose que ce qu'il dit. + +«--Sans doute. + +«--Or, ce qu'il dit, n'est-ce pas une certaine chose? + +«--Qui en doute? + +«--Donc celui qui la dit dit une chose qui est? + +«--Oui. + +«--Mais celui qui dit ce qui est dit la vérité. Si donc Dionysodore a +dit ce qui est, il a parlé vrai et n'a pas menti? + +«--Oui, Euthydème, répondit Ctésippe; mais qui dit cela ne dit pas ce +qui est?» Alors Euthydème reprenant: + +«Les choses qui ne sont pas ne sont pas, n'est-il pas vrai? + +«--D'accord, les choses qui ne sont pas, ne sont nullement. + +«--Mais se peut-il qu'un homme agisse vis-à-vis ce qui n'est pas, et +qu'il fasse ce qui n'est en aucune manière? + +«--Il ne me paraît pas, répondit Ctésippe. + +«--Mais parler devant le peuple, n'est-ce pas agir? + +«--Oui, certes. + +«--Si c'est agir, c'est faire? + +«--Oui. + +«--Parler, c'est donc agir, c'est donc faire? + +«--J'en conviens. + +«--Personne ne dit donc ce qui n'est pas, car il en ferait quelque +chose, et tu viens de m'avouer qu'il est impossible de faire ce qui +n'est pas. Ainsi donc, de ton propre aveu, personne ne peut mentir; +et, si Dionysodore a parlé, il a dit des choses vraies et qui sont +effectivement. + +«--Par Jupiter! Euthydème, répondit Ctésippe, Dionysodore a dit +peut-être ce qui est; mais il ne l'a pas dit comme il est. + +«--Que dis-tu, Ctésippe? repartit Dionysodore; y a-t-il des gens qui +disent les choses comme elles sont? + +«--Il y en a, répondit Ctésippe, et ce sont les gens de bien, les +hommes véridiques. + +«--Mais, reprit Dionysodore, le bien n'est-il pas bien, et le mal +n'est-il pas mal? + +«--Je l'avoue. + +«--Et tu soutiens que les hommes honnêtes disent les choses comme +elles sont? + +«--Je le prétends. + +«--Les honnêtes gens disent donc mal le mal, puisqu'ils disent les +choses comme elles sont? + +«--Par Jupiter! oui.» reprit Ctésippe, etc. + +La plume se refuse à copier de telles logomachies, et cependant, soit +comme parodies, soit comme arguments, de semblables dialogues sont +puérils d'un bout à l'autre. La verbosité oiseuse du philosophe et de +ses interlocuteurs ne les rend pas moins fastidieux dans beaucoup de +leurs parties, qu'ils ne sont frivoles dans quelques-unes. + +Hélas! les Grecs nous avaient devancés dans l'invention du jeu de +mots. Mais nous ne jouons sur les mots que sur les théâtres forains ou +triviaux de nos capitales: les Grecs d'alors jouaient sur le mot dans +la chaire des philosophes et dans l'académie présidée par Platon. +Jamais plus de scorie n'enveloppa, dans le livre d'un sage, le diamant +rare, mais éclatant, de la vérité. + + +V. + +Le livre le plus célèbre de Platon, après les _Dialogues_, est sa +_République_. + +La République de Platon est ce qu'on appelle une _utopie_. Une utopie +est une chimère qu'un esprit juste ou faux, ingénieux ou borné, se +complaît à créer pour incarner son _idéal_ ou son système dans une +institution religieuse, politique ou sociale, le modèle de ses +pensées. + +De tous temps, il y a eu des esprits oisifs et rêveurs qui ont +prétendu ainsi refaire de fond en comble le monde religieux, politique +ou social à leur image. Tous ont échoué et tous échoueront +éternellement, parce que le monde religieux, politique ou social qui a +été fait jour à jour, pendant les siècles des siècles, conformément à +la nature de l'homme, ne peut se refaire aussi que jour à jour pendant +la durée des siècles, conformément aux idées plus développées de +l'humanité tout entière. + +Un homme seul peut rêver éveillé tout ce qui lui plaît; il soulève le +monde, mais le monde ne se sent point soulevé; et, s'il se sentait +soulevé un moment par le rêve de l'utopiste, il écraserait, en +retombant de tout son poids de monde réel, le monde chimérique du +nouveau Platon. + +Entre un politique et un utopiste, il y a la différence du songe à la +réalité, c'est-à-dire d'une ombre à un monde: l'un plane dans les +régions du possible ou de l'impossible (car ces songes, si l'utopiste +est absurde, sont bien souvent même des impossibilités); l'autre +marche sur le sol inégal, raboteux et résistant des choses humaines. +L'un pense, et l'autre touche. Du contact à la pensée il y a un monde +aussi. + + +VI. + +Ce fut la tentation de beaucoup de grands esprits, depuis qu'il y a +des penseurs dans le monde, de se révolter, au moins en imagination, +contre la nature des choses; de s'imaginer qu'ils étaient dieux, de +critiquer avec mépris l'oeuvre du Créateur; de reprendre l'univers +moral en sous-oeuvre, de renverser toutes les institutions plus ou +moins parfaites de l'humanité, et de reconstruire idéalement une +société sur le plan radical de leur imagination, en faisant +abstraction des instincts, des traditions, des habitudes, cette +seconde nature, des nécessités, des expériences, des nationalités et +des faits historiques, qui ont produit, fait par fait et siècle par +siècle, les institutions fondamentales et universelles sur lesquelles +repose l'espèce humaine. + +Platon, en Grèce; + +Thomas Morus, en Angleterre; + +Vico, en Italie; + +Fénelon même, en France, dans son poëme politique du _Télémaque_; + +J.-J. Rousseau, dans son _Contrat social_ et dans ses _Plans de +constitution pour la Pologne_; + +L'abbé de Saint-Pierre, dans sa _Paix universelle_; + +Robespierre et Saint-Just, dans leur système d'égalité et de +nivellement démocratique à tout prix, qui auraient décapité la société +jusqu'à la dernière unité vivante, pour que l'un ne dépassât pas +l'autre d'une faculté, d'une obole ou d'un cheveu; + +Babeuf, dans sa communauté des biens; + +Saint-Simon, de nos jours, dans sa proportion algébrique entre les +aptitudes et les fonctions; + +Fourrier, dans son cauchemar d'industrie, réduisant toute la société +physique et morale à une association en commandite dont Dieu est le +commanditaire, et promettant à l'homme jusqu'à des organes naturels de +plus, pour jouir de félicites plus matérielles; + +Cabet, dans son _Icarie_ indéfinissable, chaos d'une tête vague, qui +ne savait pas même rêver beau; + +Tel autre, dans son égalité des salaires, charité idéale inspirée de +l'Évangile sans doute, mais qui deviendrait la souveraine injustice +envers le travail et le talent, et la prime réservée à l'oisiveté et +aux vices, système des frelons qui pillent la ruche; + +Tel autre, enfin, dans ses sentences de philosophie suicide, +expropriant la famille, cette unité triple, qui enfante, nourrit, +moralise et perpétue seule l'humanité, pour assouvir l'individu qui la +tue: maximes folles, mais comminatoires, qui firent écrouler d'effroi +toute démocratie progressive devant la démagogie des idées; sophiste +néfaste, mille fois plus funeste à la République que tous les poëtes +chassés de la République par Platon: + +Voilà ce qu'on entend par utopiste: ce sont les sophistes de la +politique. + + +VII. + +Nous avons dit que Platon fut le premier de ces sophistes de la +société. Voyons son système dans le rêve en deux volumes intitulé: _la +République_. + +Il met, comme partout dans ses Dialogues, ses idées dans la bouche de +Socrate; mais il est évident que c'est pour leur donner l'autorité du +philosophe mort. Socrate était trop expérimental et trop logique pour +avoir jamais substitué la chimère à la nature dans le plan des +institutions politiques. + +Selon son habitude toute poétique, Platon commence le dialogue par une +gracieuse et pittoresque exposition de la scène et des personnages qui +doivent prendre part à l'entretien. + +La scène est au Pirée, petit port d'Athènes, à quelques stades de la +ville, le soir d'un jour de fête en l'honneur de la Diane de Thrace. + + +VIII. + +«La pompe formée par nos compatriotes me parut belle, et celle des +Thraces ne l'était pas moins. Après avoir fait notre prière et vu la +cérémonie, nous regagnâmes le chemin de la ville. + +«Comme nous nous dirigions de ce côté, Polémarque, fils de Céphale, +nous aperçut de loin, et dit à son esclave de courir après nous et de +nous prier de l'attendre. Celui-ci, m'arrêtant par derrière par mon +manteau:--Polémarque, dit-il, vous prie de l'attendre. + +«Je me retourne, et lui demande où est son maître. + +«--Le voilà qui me suit; attendez-le un moment. + +«--Eh bien, dit Glaucon, nous l'attendrons. + +«Bientôt arrivent Polémarque avec Adimante, frère de Glaucon, +Nicérate, fils de Nicias (général athénien qui périt au siége de +Syracuse), et quelques autres qui se trouvaient là, revenant de la +fête. + +«Nous nous rendîmes donc tous ensemble, ses deux frères Lysias et +Euthydème, avec Thrasymarque de Chalcédoine, Charmantide du bourg de +Péanée, et Clitophon, fils d'Aristonyme. Céphale, père de Polémarque, +y était aussi. + +«Je ne l'avais pas vu depuis longtemps, et il me parut bien vieilli. +Il était assis, la tête appuyée sur un coussin, et portait une +couronne; car il avait fait ce jour-là un sacrifice domestique. Nous +nous assîmes auprès de lui sur des siéges qui se trouvaient disposés +en cercle. + +«Dès que Céphale m'aperçut, il me salua, et me dit: + +«Ô Socrate, tu ne viens guère souvent au Pirée; tu as tort. Si je +pouvais encore aller sans fatigue à la ville, je t'épargnerais la +peine de venir; nous irions te voir: mais maintenant c'est à toi de +venir ici plus souvent. Car tu sauras que, plus je perds le goût des +autres plaisirs, plus ceux de la conversation ont pour moi de charme. + +«Fais-moi donc la grâce, sans renoncer à la compagnie de ces jeunes +gens de ne pas oublier non plus un ami qui t'est bien dévoué. + +«--Et moi, Céphale, lui répondis-je, j'aime à converser avec les +vieillards. Comme ils nous ont devancés dans une route que peut-être +il nous faudra parcourir, je regarde comme un devoir de nous informer +auprès d'eux si elle est rude et pénible, ou d'un trajet agréable et +facile. J'apprendrais avec plaisir ce que tu en penses, car tu arrives +à l'âge que les poëtes appellent le seuil de la vieillesse. Eh bien, +est-ce une partie si pénible de la vie? comment la trouves-tu? + +«--Socrate, me dit-il, je te dirai ce que j'en pense. + +«Nous nous réunissons souvent un certain nombre de gens du même âge, +selon l'ancien proverbe. La plupart, dans ces réunions, s'épuisent en +plaintes et en regrets amers au souvenir des plaisirs de la jeunesse, +de l'amour, des festins et de tous les autres agréments de ce genre: à +les entendre, ils ont perdu les plus grands biens; ils jouissaient +alors de la vie, maintenant ils ne vivent plus. Quelques-uns se +plaignent aussi que la vieillesse les expose à des outrages de la part +de leurs proches; enfin ils l'accusent d'être pour eux la cause de +mille maux. + +«Pour moi, Socrate, je crois qu'ils ne connaissent pas la vraie cause +de ces maux; car, si c'était la vieillesse, elle produirait les mêmes +effets sur moi et sur tous ceux qui arrivent à mon âge; or j'ai trouvé +des vieillards dans une disposition d'esprit bien différente. + +«Je me souviens qu'étant un jour avec le poëte Sophocle, quelqu'un +lui dit en ma présence:--Sophocle, l'âge te permet-il encore de te +livrer aux plaisirs de l'amour?--Tais-toi, mon cher, répondit-il, +j'ai quitté l'amour avec joie comme on quitte un maître furieux et +intraitable.--Je jugeai dès-lors qu'il avait raison de parler de la +sorte, et le temps ne m'a pas fait changer de sentiment. + +«En effet, la vieillesse est, à l'égard des sens, dans un état parfait +de calme et de liberté. Dès que l'ardeur des sens s'est amortie, on se +trouve, comme Sophocle, délivré d'une foule de tyrans insensés. Pour +cela, comme pour les chagrins domestiques, ce n'est pas la vieillesse +qu'il faut accuser, mais seulement le caractère des vieillards. La +modération et la douceur rendent la vieillesse agréable; les défauts +contraires font le malheur de l'homme âgé, comme ils feraient celui de +l'homme jeune.» + +Il cite ces vers de Pindare à l'appui de son opinion, sur le bonheur +de vieillir dans l'honneur et dans l'aisance: + +«_L'espérance l'accompagne en berçant doucement son coeur et allaitant +sa vieillesse, l'espérance, qui gouverne à son gré l'esprit flottant +des mortels, etc._» + + +IX. + +Après ce naïf préambule, on s'entretient de la justice; cette partie +de l'entretien est, dans sa forme, aussi hérissée d'ambages, aussi +touffue de vaines paroles, aussi sophistique de forme que les +dialogues cités tout à l'heure par nous, en exemple des abus de la +dialectique. + +Ce verbiage impatiente Thrasymaque, un des interlocuteurs. + +«Plusieurs fois, pendant notre entretien, Thrasymaque s'était efforcé +de prendre la parole pour nous contredire. Ceux qui étaient auprès de +lui l'avaient retenu, voulant nous entendre jusqu'à la fin. Mais, +lorsque la discussion s'arrêta, et que j'eus prononcé ces dernières +paroles, il ne put se contenir plus longtemps, et, prenant son élan +comme une bête sauvage, il vint à nous comme pour nous mettre en +pièces. La frayeur nous saisit, Polémarque et moi. Élevant ensuite une +voix forte au milieu de la compagnie: + +«--Socrate, me dit-il, que signifie tout ce verbiage? et à quoi bon ce +puéril échange de mutuelles concessions? + +«Veux-tu savoir sincèrement ce que c'est que la justice? + +«Ne te borne pas à interroger les gens, et à faire vanité de réfuter +ensuite leurs réponses, quand tu sais bien qu'il est plus aisé +d'interroger que de répondre; réponds à ton tour, et dis-nous ce que +c'est que la justice. Et ne va pas me dire que c'est ce qui convient, +ce qui est utile, ce qui est avantageux, ce qui est lucratif, ce qui +est profitable; fais une réponse nette et précise, parce que je ne +suis pas homme à me payer de ces niaiseries. + +«À ces mots, épouvanté, je le regardai en tremblant, et je crois que +j'aurais perdu la parole s'il m'avait regardé le premier; mais j'avais +déjà jeté les yeux sur lui, au moment où sa colère éclata par ce +discours. Je fus donc en état de lui répondre, et lui dis avec un peu +moins de frayeur:--Ô Thrasymaque, ne t'emporte pas contre nous.» + + +X. + +Socrate laisse Thrasymaque déborder en un interminable discours contre +l'utilité de la justice; puis il reprend: + +«Fais-moi la grâce de me dire si un État, une armée, une troupe de +brigands, de voleurs, ou toute société de ce genre, pourrait réussir +dans ses entreprises injustes si les membres qui la composent +violaient les uns à l'égard des autres les règles de la justice? + +«--Elle ne le pourrait pas. + +«--Et s'ils les observaient? + +«--Elle le pourrait. + +«--N'est-ce point parce que l'injustice ferait naître entre eux des +séditions, des haines et des combats, au lieu que la justice y +entretiendrait la paix et la concorde? + +«--Soit, pour ne pas avoir de démêlés avec toi. + +«--On ne peut mieux, mon cher. Mais, si c'est le propre de l'injustice +d'engendrer des haines et des dissensions partout où elle se trouve, +elle produira sans doute le même effet parmi les hommes libres ou +esclaves, et les mettra dans l'impossibilité de rien entreprendre en +commun? + +«--Oui. + +«--Et si elle se trouve en deux hommes, ne seront-ils pas toujours en +dissension et en guerre, et ne se haïront-ils pas mutuellement, comme +ils haïssent les justes? + +«--Ils le feront. + +«--Mais quoi! pour ne se trouver que dans un seul homme, l'injustice +perdra-t-elle sa propriété, ou bien la conservera-t-elle? + +«--Qu'elle la conserve, à la bonne heure. + +«--Telle est donc la nature de l'injustice, qu'elle se rencontre dans +un État ou dans une armée, ou dans quelque autre société, de la mettre +d'abord dans une impuissance absolue de rien entreprendre par les +querelles et les séditions qu'elle y excite; et ensuite de la rendre +ennemie et d'elle-même, et de tous ceux qui lui sont contraires, +c'est-à-dire des hommes justes, n'est-il pas vrai? + +«--Oui. + +«--Ne se trouvât-elle que dans un seul homme, elle produira les mêmes +effets: elle le mettra d'abord dans l'impossibilité de rien faire, par +les séditions qu'elle excitera dans son âme, et par l'opposition +continuelle où il sera avec lui-même; ensuite elle le rendra son +propre ennemi et celui de tous les justes; n'est-ce pas? + +«--Soit. + +«--Mais les dieux ne sont-ils pas justes aussi? + +«--Supposons-le. + +«--L'homme injuste sera donc l'ennemi des dieux, et le juste en sera +l'ami. + +«--Courage, Socrate, régale-toi de tes discours! je ne te contredirai +pas, pour ne pas me brouiller avec ceux qui nous écoutent. + +«--Hé bien, prolonge pour moi la joie du festin, en continuant à +répondre. + + +XI. + +«Nous venons de voir que les hommes justes sont meilleurs, plus +habiles et plus forts que les hommes injustes; que ceux-ci ne peuvent +rien faire de concert; et c'était une supposition gratuite que de +supposer que des gens injustes aient jamais rien fait de considérable +de concert et en commun, car, s'ils eussent été tout à fait injustes, +ils ne se seraient pas épargnés les uns les autres. Évidemment, il +faut qu'il y ait eu entre eux un reste de justice qui les ait empêchés +d'être injustes entre eux, dans le temps qu'ils l'étaient envers les +autres, et qui les a fait venir à bout de leurs desseins. + +«À la vérité, c'est l'injustice qui leur avait fait former des +entreprises criminelles; mais elle ne les avait rendus méchants qu'à +demi, car ceux qui sont entièrement méchants et injustes sont par cela +même dans une impuissance absolue de rien faire. C'est ainsi que la +chose est réellement, et non pas comme tu le disais d'abord. + +«Il nous reste à examiner si le sort du juste est meilleur et plus +heureux que celui de l'homme injuste.» + +Il poursuit et termine en remontant à l'essence de l'âme, qui, selon +lui, est composée de vertu. + +«L'âme, dit-il, n'a-t-elle pas sa vertu particulière? + +«--Oui. + +«--L'âme dépourvue de cette vertu (qui est son essence) pourra-t-elle +jamais s'acquitter bien de ses fonctions? + +«--Cela est impossible. + +«--Mais celui qui vit bien est heureux, celui qui vit mal est +malheureux? + +«--Assurément. + +«--Donc le juste est heureux, et l'injuste est malheureux. + +«--À merveille, Socrate: voilà ton bouquet des idées!» + +On voit que tout repose, dans cette philosophie, sur les doctrines du +_Phédon_, qui supposent l'âme créée par Dieu, avec des idées innées et +fatales qui forment sa conscience, sa nature comme sa morale, +doctrines que nous croyons aussi vraies que celles qui attribuent à la +matière ou au corps des instincts ou des lois absolues qui font sa +nature, et au-dessus de toute discussion. + + +XII. + +Dans le deuxième livre de _la République_, après avoir magnifiquement +développé cette idée de la divinité de la justice, le dialogue passe +du particulier au général. On examine si la justice, vertu de +l'individu, n'est pas logiquement aussi vertu de l'État. + +«Qui est-ce qui a donné naissance aux États? + +«Voyons, dit Socrate: c'est, selon moi, l'impuissance de chaque +individu isolé de se suffire à lui-même. Ainsi, le besoin d'une chose +ayant poussé un homme à se joindre à un homme, la multiplicité des +besoins a réuni dans une même demeure plusieurs hommes pour +s'entr'aider, et nous avons donné à cette association le nom dérivant +d'État.» + +Les fondements de l'État sont donc nos besoins, et, de cette vérité, +Platon, dérivant tout à coup des spécialités de besoins, qui demandent +des spécialités de fonctions pour les satisfaire, établit des +catégories de citoyens et des castes de professions correspondantes à +tous ces besoins. + +On voit tout de suite ce que devient la liberté matérielle, morale et +politique de l'individu. Puis il passe à la catégorie capitale des +gardiens de l'État, les soldats, et, dans la vue de former cette +catégorie de défenseurs de l'État avec toutes les conditions et les +vertus de la profession, il se jette dans des utopies presque aussi +révoltantes et aussi absurdes que les utopies des blasphémateurs de la +propriété, des destructeurs de la famille et des expropriateurs de nos +jours. + +Et d'abord, il s'occupe de leur éducation sur les genoux des +nourrices; il en exclut les fables qui défigurent les dieux dans +l'imagination de ce premier âge; il prescrit pour cela des règles aux +poëtes, pour qu'ils n'attribuent aux dieux, dans leurs oeuvres, que le +bien et jamais le mal; il leur défend de faire craindre la mort à ces +hommes par la déception des enfers; il n'autorise le mensonge que +dans les magistrats, pour l'utilité du peuple, maxime honteuse qui +honore dans l'État le crime contre la vérité puni dans le citoyen, +sophisme qui rappelle les deux morales de Machiavel, de Mirabeau, de +tous les faux politiques, une morale pour la vie privée, une pour la +vie publique; absolution philosophique des crimes d'État. + +Platon flétrit ensuite Homère, pour avoir donné aux dieux des passions +humaines. + + +XIII. + +«Tu diras peut-être, continue-t-il, que toutes ces institutions ne +concordent pas avec le plan de notre République, etc... + +«Oui, sans doute, c'est une chose particulière à notre République, que +chacun n'y fait qu'un seul métier, que le cordonnier n'y est que +cordonnier, et non pas, en outre, pilote; le laboureur, laboureur, et +non pas, en même temps magistrat; le guerrier, guerrier, et non pas +aussi commerçant. Et ainsi de tous les autres..., etc.» + +«Et si jamais, ajoute-t-il, un homme habile dans l'art d'exercer +divers rôles venait dans notre République et voulait nous réciter ses +poëmes, nous lui rendrions honneur comme à un être divin, privilégié, +enchanteur; mais nous lui dirions qu'il n'y a pas d'homme comme lui +dans notre République, et, après avoir répandu des parfums sur sa tête +et l'avoir couronné de fleurs, nous le proscririons de l'État.» + +Si cette division des facultés et des professions ne vient pas de +l'Inde, par une servile imitation des castes, elle prélude à cette +division moderne du travail, mutilation tout industrielle des facultés +de l'homme, qui fait d'excellents ouvriers machines, et de détestables +hommes pensants. + + +XIV. + +Platon règle ensuite tout aussi arbitrairement, dans sa République, la +musique, la médecine, l'amour, la justice. Il donne à la vieillesse +vertueuse l'autorité et le gouvernement. Il veut que les gardiens de +l'État et les guerriers ne possèdent rien en propre, comme dans nos +ordres monastiques du moyen âge. + +«Je veux qu'ils vivent ensemble, assis à des tables communes. + +«Dès qu'ils auraient en propriété des terres, des maisons, de +l'argent, ils deviendraient économes et orgueilleux: de défenseurs de +l'État, ils deviendraient ses ennemis et ses tyrans. + +«--Ils ne seront pas heureux, lui objecte Adimante. + +«--C'est possible, lui répond le législateur chimérique, mais nous ne +fondons pas un État pour qu'une classe de citoyens soit heureuse; +nous avons en vue le bonheur de tous et non celui des individus.» + +En sorte que, par une absurdité d'utopiste, le bonheur de tous se +composerait du malheur de chacun! + +Il va plus loin, et il interdit aux ouvriers, laboureurs ou potiers, +de s'enrichir, car, dit-il, ils deviendraient oisifs ou moins bons +ouvriers. + +En sorte encore qu'il veut le travail et l'habileté avec la récompense +inverse de l'habileté et du travail! Cela ne ressemble-t-il pas +presque à l'égalité des salaires, que des utopistes de la même école +nous recommandaient il y a quinze ans? + +Il interdit toute nouveauté dans les arts ou dans les moeurs à sa +République. + +Il n'interdit pas moins rudement toute émulation et tout progrès +social à sa démocratie: + +«Mais, si celui que la nature a destiné à être artisan ou mercenaire, +enorgueilli de ses richesses, de son crédit, de sa force ou de quelque +autre avantage semblable, entreprend de s'élever au rang des +guerriers, ou le guerrier à celui des magistrats, sans en être digne; +s'ils faisaient échange et des instruments de leurs emplois et des +avantages qui y sont attachés, ou si le même homme entreprenait +d'exercer à la fois ces divers emplois, alors tu croiras sans doute +avec moi qu'un tel changement, une telle confusion de rôles, serait la +ruine de l'État? + +«--Infailliblement. + +«--Ainsi donc, réunir ces diverses fonctions, ou passer de l'une à +l'autre, c'est ce qui peut arriver de plus funeste à l'État et ce +qu'on peut très-bien appeler un véritable crime.» + + +XV. + +La communauté des femmes et des enfants, ce scandale de la raison et +ce sacrilége contre la nature, est un des fondements de sa société. +Écoutez, non plus ce rêve, mais ce délire philosophique, hélas! aussi +renouvelé de nos jours par des hommes qui ne se croient philosophes +que quand ils ont cessé d'être hommes: + +«Les hommes, nés et élevés comme nous avons dit, n'ont rien de mieux à +faire, selon moi, touchant la possession et l'usage des femmes et des +enfants, qu'à suivre la route que nous avons tracée en commençant. Or +nous avons représenté les hommes comme les gardiens d'un troupeau. + +«--Oui. + +«--Suivons cette idée, en donnant aux enfants une naissance et une +éducation qui y répondent, et voyons si cela nous réussira ou non. + +«--Comment? + +«--Le voici. Croyons-nous que les femelles des chiens doivent veiller +comme eux à la garde des troupeaux, aller à la chasse avec eux, et +faire tout en commun, ou bien qu'elles doivent se tenir au logis, +comme si la nécessité de faire des petits et de les nourrir les +rendait incapables d'autre chose, tandis que le travail et le soin des +troupeaux seront le partage exclusif des mâles? + +«Nous voulons que tout soit commun. Seulement, dans les services +qu'on réclame, on a égard à la faiblesse des femelles et à la force +des mâles.» + +Il veut que les femmes, jeunes et vieilles, soient exercées à la +gymnastique, devant le peuple, dans la nudité des athlètes. Des +instincts de la nature il ne conserve pas même la pudeur! + +Il veut que le magistrat accouple les hommes et les femmes les plus +parfaits physiquement et moralement pour produire des enfants +perfectionnés: «Il faut, dit-il, élever les enfants de ces couples +parfaits, et non ceux des couples viciés.» + +Il veut que les magistrats maintiennent, par des mesures restrictives, +la population de l'État toujours au même niveau. + + +XVI. + +Écoutez encore; l'infanticide est à peine déguisé sous les mots: + +«Les enfants, à mesure qu'ils naîtront, seront remis entre les mains +des hommes et des femmes réunis, et qui auront été préposés au soin de +leur éducation, car les charges publiques doivent être communes à l'un +et à l'autre sexe. + +«--Oui. + +«--Ils porteront au bercail commun les enfants des citoyens d'élite, +et les confieront à des gouvernantes qui auront leur demeure à part +dans un quartier de la ville. Pour les enfants des citoyens moins +estimables, et même pour ceux des autres qui auraient quelque +difformité, ils les cacheront, comme il convient, dans quelque endroit +secret et qu'il sera interdit de révéler. + +«--Oui, si l'on veut conserver dans toute sa pureté la race des +guerriers. + +«--Ils veilleront à la nourriture des enfants, en conduisant les mères +au bercail, à l'époque de l'éruption du lait, après avoir pris toutes +les précautions pour qu'aucune d'elles ne reconnaisse son enfant; et, +si les mères ne suffisent point à les allaiter, ils se procureront +d'autres femmes pour cet office; et même, pour celles qui ont +suffisamment de lait, ils auront soin qu'elles ne donnent pas le sein +trop longtemps.» + +Suivent des détails que la pudeur écarte de l'âme. + +N'est-ce pas là l'origine de la plupart des utopies soi-disant +maternelles de J.-J. Rousseau, ce Platon de Genève, dans l'_Émile_, le +plus beau des styles, la plus contradictoire des utopies? + +Les précautions que Platon décrit pour prévenir la confusion des +parentés et le danger des incestes dans cette promiscuité légale des +sexes, ne sont pas moins impudiques que ridicules. Oh! que la nature +est un plus grand philosophe que ces sophistes! + + +XVII. + +Quant à la communauté des biens, le plus grand avantage que Platon y +voie, c'est la suppression des procès. On n'inventerait pas de pareils +_truïsmes_. Lisez: + +«Et puis, la chicane et les procès ne sortiront-ils pas d'un État où +personne n'aura rien à soi que son corps et où tout le reste sera +commun? + +«D'où viendraient toutes les dissensions qui naissent parmi les hommes +à l'occasion de leurs biens, de leurs femmes et de leurs enfants, +lorsque la matière de toute dissension sera ôtée? + +«Tous ces maux seront nécessairement prévenus. + +«Il n'y aura non plus aucun procès pour sévices et violences: car nous +dirons qu'il est juste et honnête que les personnes du même âge se +défendent les unes les autres, déclarant inviolable la sûreté +individuelle.» + +Nous sommes étonnés, en lisant de pareilles naïvetés, soi-disant +philosophiques, que quelqu'un ne propose pas aussi de supprimer le +corps pour supprimer l'ombre! + +Et cependant Platon s'irrite, à la fin du cinquième livre, que des +sophistes tels que lui ne soient pas charges exclusivement de +gouverner les hommes! + +«Tant que les philosophes ne seront pas rois, ou que ceux qu'on +appelle aujourd'hui rois et souverains ne seront pas vraiment et +sérieusement philosophes; tant que la puissance politique et la +philosophie ne se trouveront pas ensemble, et qu'une loi supérieure +n'écartera pas la foule de ceux qui s'attachent exclusivement +aujourd'hui à l'une ou à l'autre, il n'est point, ô mon cher Glaucon, +de remède au maux qui désolent les États, ni même, selon moi, à ceux +du genre humain, et jamais notre État ne pourra naître et voir la +lumière du jour. + +«Voilà ce que j'hésitais depuis longtemps à dire, prévoyant bien que +je révolterais par ces paroles l'opinion commune; en effet, il est +difficile de concevoir que le bonheur public et particulier tienne à +cette condition. + +«--Mais dis-moi, reprend le disciple, de tous les gouvernements, +lequel convient au philosophe? + +«--Aucun.» + +Quel philosophe que celui qui ne peut s'accommoder d'aucune chose +humaine! + + +XVIII. + +Platon conclut de là qu'au lieu de plier le philosophe à la nature des +choses, il faut contraindre la nature à la philosophie, et il part de +là pour rêver, comme J.-J. Rousseau, un système d'éducation qui +transforme les hommes. + +Ce système d'enseignement consiste dans une métaphysique tellement +éthérée qu'elle échappe à l'intelligence; c'est prétendre planer au +sommet sans avoir gravi les degrés qui y montent. Cette éducation ne +sera terminée qu'à cinquante ans; c'est une suite d'examens et +d'épreuves qui viennent sans doute, dans l'esprit de Platon, des +initiations d'Égypte et qui rappellent assez le mandarinat chinois. + +Cependant il ne prédit pas l'éternité à sa République; il reconnaît +l'instabilité organique des choses humaines; il ne croit pas à ce beau +rêve moderne d'un progrès indéfini et continu dans la race. Il +attribue la ruine future de son institution à l'erreur des magistrats, +qui n'auront pas suffisamment bien accouplé les pères et les mères des +générations à naître. + + +XIX. + +Il traite ensuite épisodiquement des formes du gouvernement +oligarchique, qui périt par la cupidité et par hostilité qui s'établit +entre les riches et les pauvres. Il définit aussi le gouvernement +démocratique: + +«La démocratie arrive quand les pauvres, ayant remporté la victoire +sur les riches, massacrent les uns, chassent les autres et partagent +également avec ceux qui restent l'administration des affaires et les +charges publiques, lesquelles, dans ce gouvernement, sont données par +le sort pour la plupart. + +«Par conséquent un pareil gouvernement doit offrir, plus qu'aucun +autre, un mélange d'hommes de toute condition. + +«Vraiment, cette forme de gouvernement a bien l'air d'être la plus +belle de toutes, parce que, grâce à la liberté, il renferme en soi +tous les gouvernements possibles.» + +Platon critique ensuite ironiquement les vices propres à toute nature +de gouvernement démocratique. Il montre comment un jeune homme, +flatteur du peuple, finit par y devenir l'idole de la multitude et par +affecter la tyrannie, troisième forme de cette rotation éternelle des +gouvernements humains. + +Ainsi, dans un État, comme dans un particulier, ce qui doit succéder à +l'excès de liberté, c'est l'excès de servitude. + +Il fait ici la théorie de la tyrannie en homme qui l'avait pratiquée, +puis il montre le tyran malheureux et puni par sa propre +toute-puissance. + + +XX. + +Le dixième livre est une invective philosophique contre les passions +et contre les poëtes; contre Homère principalement, le plus grand de +tous. On dirait que Platon est jaloux de la divine sagesse du poëte, +mille fois plus philosophe et plus politique que lui. Il n'admet dans +sa République que des hymnes en l'honneur des dieux; toutes les +oeuvres d'agrément sont proscrites. + +Ici une longue digression sur l'immortalité de l'âme interrompt ses +plans politiques. Il raconte la descente aux enfers d'un _Arménien_ +laissé pour mort sur un champ de bataille et qui revient, après dix +jours, raconter ce qu'il a vu des supplices des morts. + +Cette partie de la _République_ semble avoir été la première esquisse +du poëme de Dante, empruntée originairement de Platon. Les supplices +mêmes se ressemblent dans les deux _visions_ du philosophe grec et du +poëte toscan; on y retrouve jusqu'aux _cercles_ inférieurs du Dante. +Nous ne voyons pas qu'aucun des commentateurs du Dante ait fait cette +remarque jusqu'ici. + +Et le tout finit par une homélie vague en l'honneur de la vertu. + + +XXI. + +Voilà la fameuse _République de Platon_. Elle a servi depuis de texte +à mille rêveries prétendues sociales et politiques, mais qui ne sont, +en réalité, ni politiques, ni philosophiques, ni même poétiques, à +l'exception de la descente de l'Arménien aux enfers. Cette énorme +chimère en dix livres se résume dans cinq ou six énormités aussi +paradoxales qu'impraticables; c'est le contre-pied de la nature, de +l'expérience et de l'histoire: un monde renversé. + +La division du peuple en professions arbitraires et infranchissables; + +La suppression de la propriété, seule responsabilité de l'homme +rétribué héréditairement par son travail; + +La communauté des biens, c'est-à-dire de la misère; + +La communauté des femmes et des enfants, qui supprime du même coup les +trois amours dont se perpétue l'espèce humaine: l'amour conjugal, +l'amour maternel, l'amour filial, et toutes les vertus aussi humaines +que divines qui émanent de ces trois sources d'amour; + +L'impudeur, aussi flagrante que l'impudicité, dans cette gymnastique +des femmes de tout âge s'exerçant nues devant le peuple à des luttes +dégoûtantes d'obscénité; + +Le meurtre des enfants mal conformés, punissant le tort de la nature +par la mort de ses victimes; + +La population maintenue, au moyen d'une loi révoltante, au même nombre +par l'immolation des hommes nés en dépit de la loi; + +Les arts, proscrits de cette démocratie des métiers, de peur que +l'esprit ne se corrompe par ses plus belles manifestations +intellectuelles; + +Enfin, on ne sait quel gouvernement de vieillards, écoliers jusqu'à +cinquante ans dans des gymnases de sophistes, et n'arrivant au +gouvernement qu'à l'âge où les passions généreuses meurent +généralement dans l'homme en même temps que les passions fougueuses, +c'est-à-dire un gouvernement d'eunuques sur un troupeau de brutes +esclaves: + +Voilà, encore une fois, ce délire d'un philosophe que l'on continue à +appeler le _divin_ Platon! + +Si un tel politique est divin, Dieu n'est plus Dieu! Car il n'y a pas +une des lois du philosophe qui ne soit la négation des lois de la +nature promulguées par la divinité de nos instincts sociaux. + + +XXII. + +La politique, selon nous, n'est en effet que la nature, étudiée avec +intelligence et respect dans les instincts sociaux de l'homme; la +nature, révélée par ces instincts, vivifiée par l'expérience, +promulguée en lois et instituée en gouvernement par les législateurs +de génie de tous les pays et de tous les siècles. + +Que nous disent ces instincts, depuis que l'homme est né de la femme, +pour enfanter à son tour dans son union avec la femme des enfants qui +le font revivre à perpétuité dans sa race, et qui immortalisent dès +ici-bas l'humanité? + +Ces instincts nous disent précisément le contraire de ce que le +philosophe institue dans ses prétendues lois; suivons ces lois une à +une. + +Platon, de qui descendent, par une filiation de démence, ces niveleurs +radicaux de nos jours, destructeurs en idée de la propriété, dont ils +sont nés et dont ils vivent, Platon défend aux membres de son troupeau +humain de rien posséder en propre. + +Or que dit l'instinct, ce législateur inné de la société humaine? + +Il dit que la propriété est la première loi de la nature. L'homme ne +vit que des choses qu'il s'approprie, c'est-à-dire qu'il incorpore à +son être. Il s'approprie l'espace, par la place qu'il y occupe et dont +on ne peut le priver qu'en le tuant; il s'approprie le temps, par la +durée plus ou moins prolongée qu'il lui emprunte; il s'approprie la +lumière, par le regard, qui fait entrer tout ce qui est visible dans +son âme à travers ses yeux; il s'approprie les bruits, les sons, les +paroles, les significations des paroles, par l'oreille; il s'approprie +l'air nécessaire à sa poitrine, par la respiration; il s'approprie les +fruits et les aliments de la terre indispensables à sa conservation, +par la main et par la bouche; et, quelle que soit l'étendue de ses +possessions ou de ses domaines, il ne peut s'approprier réellement et +corporellement en effet que la partie de ces éléments ou de ces +aliments nécessaires à ses cinq sens: le surplus, sous une forme ou +sous une autre, retourne aux autres hommes, qui ont le même droit de +vivre que lui. + +Cette loi d'appropriation universelle a été la loi primitive de toute +propriété. L'homme est un être propriétaire; celui qui le nie n'a pas +lu les premières lettres du code de la nature. LA PROPRIÉTÉ, C'EST LA +VIE: voilà l'axiome vraiment philosophique; quiconque dépossède tue! + + +XXIII. + +Mais l'homme social n'est pas seulement individu, il est être +collectif; il se compose du père, de la mère et de l'enfant; le père, +la mère, l'enfant, voilà la trinité terrestre ou plutôt voilà l'unité +humaine, voilà la famille. L'homme isolé n'est pas tout entier homme, +car il n'a pas la faculté de se reproduire et de se perpétuer. C'est +la famille qui est l'homme, car elle est l'homme dans les trois temps +de son être: le passé, le présent, l'avenir. L'homme a le jour, la +famille seule a la perpétuité; la famille, c'est la vie de l'humanité. + +Or, du jour où l'homme s'est uni à la femme, il a senti doubler en lui +l'instinct de la propriété, car, ce qu'il s'appropriait pour un, il a +fallu songer à l'approprier pour deux, c'est-à-dire pour lui et sa +compagne. Et, du jour où il a eu un fils, il a senti tripler en lui +l'instinct sacré de l'appropriation, car, ce qu'il s'appropriait pour +deux, il a fallu songer à se l'approprier pour trois; et, quand la +famille a multiplié encore par la fécondité de sa compagne, il a senti +multiplier d'autant l'instinct, et, disons plus juste, le droit de son +appropriation. + +Mais, quand il a vu naître des fils de ses fils, et que sa famille, en +s'étendant à l'infini, lui a montré au-delà de lui la multitude +indéfinie de sa génération future, son instinct de propriété s'est +multiplié dans la même proportion, c'est-à-dire à l'infini en lui, et +cela non plus pour le temps, c'est-à-dire pour une jouissance viagère, +mais pour autant de temps que sa famille subsistera sur la terre, +c'est-à-dire à perpétuité. + +De là est née, non d'une usurpation ou d'un caprice, mais de là est +née d'une nécessité et d'un droit, l'hérédité de la propriété, aussi +logique que l'hérédité du sang dans les mêmes veines. + +Celui donc qui, comme Platon, défend à ses sujets ou à ses disciples +de rien posséder en propre, défend à l'individu de suivre la loi même +physique de la nature, et défend à la famille, ce nid de l'humanité, +réchauffé de tendresse, pourvu d'aliment et couvé de prévoyance, de se +fonder et de se conserver ici-bas. Il ne resterait plus à un pareil +législateur qu'à interdire le mariage et qu'à honorer le célibat +philosophique pour consommer autant qu'il serait en lui le suicide de +l'espèce humaine! + + +XXIV. + +D'autres philosophes de l'Orient ne se sont pas arrêtés devant ce +suicide de l'espèce, témoin les _faquirs_ de l'Inde et les monastères +du Thibet. Une fois entré dans le domaine du sophisme contre nature, +il y a toujours un fou qui en dépasse un autre: la démence a son +émulation comme le génie. Les instincts seuls ramènent le monde à la +vérité. + +Aussi voyez combien, dans son utopie d'éducation des enfants sans +mère, Platon s'enfonce dans l'absurde en contredisant la nature, plus +_divine_ heureusement que lui! + + +XXV. + +La nature a donné à la mère un admirable instinct d'amour pour +l'enfant sorti de son sein, formé de son sang, et à qui la nature a +préparé, avant de l'appeler au jour, un berceau tiède et un lait +nourrissant sur le sein de la femme. Cet instinct d'amour, qui se +satisfait d'abord providentiellement pour l'enfant par le soulagement +que la mère éprouve à donner son lait, devient ensuite une habitude de +tendresse maternelle qui transforme l'attrait physique en sollicitude +morale, et qui attache la mère à l'enfant et l'enfant à la mère, comme +la branche au bourgeon, comme le fruit à la tige. + +Une mère est une providence innée que chaque enfant trouve d'avance +couchée près de son berceau, debout près de sa jeunesse. Que pourrait +inventer de mieux un législateur, s'il avait la nature à sa +disposition et s'il était chargé de perpétuer et de moraliser l'espèce +humaine? Nous défions les utopistes d'inventer un plus beau et plus +doux poëme que celui-là! + +Eh bien, que fait Platon? Il bouleverse à l'instant ce divin poëme de +la maternité; il défend à la mère de connaître son enfant, à l'enfant +de se suspendre à la mamelle de sa mère; il condamne celle-ci à subir +les souffrances de la gestation et de l'enfantement, à faire tarir +dans son sein le lait providentiel qui demande à couler ou qui reflue +avec fièvre et danger de mort au coeur de la mère. + +Il enrôle à prix d'argent une bande de nourrices mercenaires, +fécondées on ne sait par qui ni comment, et il charge cette cohue +d'allaiteuses prostituées, sous la direction de matrones +indifférentes, de nourrir et d'élever en commun la génération future +de son peuple. + +Personne n'aura ainsi ni père ni mère; personne ne sera ni mère ni +père, à son tour; égalité d'abandon, de misère et d'ignorance de son +origine! C'est-à-dire, en deux mots, qu'il faut un troupeau au lieu +d'une humanité. + +Pire qu'un troupeau, car dans le troupeau le petit tette, connaît et +caresse sa mère; mais le petit de l'homme et de la femme sucera le +sein de l'étranger et ne connaîtra que le lait vénal de la nourrice +mercenaire payée par l'État. + + +XXVI. + +C'est là aussi la conséquence immédiate et forcée de toutes les +utopies de communautés des biens que nous avons vues se renouveler +sous différents noms depuis deux mille ans en Orient et en Occident, +et depuis J.-J. Rousseau et leurs plagiaires de ces derniers temps. + +Platon est le générateur de toutes les utopies contre nature; c'est +le patron du radicalisme dans tout l'univers; ses rêves ont égaré en +législation même les premières sectes chrétiennes. Dans toutes les +erreurs sociales du monde, vous retrouverez une réminiscence de +Platon! + +Que dire enfin de l'immolation légale des enfants moins bien conformés +que les autres, afin de purifier l'espèce physique en dépravant +l'espèce morale? Y a-t-il rien de plus contraire à l'instinct de +tendresse, de pitié, de sollicitude privilégiée, qui attendrit et qui +affectionne les mères, les pères, les étrangers même, à proportion des +infirmités et des faiblesses des êtres moins favorisés de la nature? + +N'est-ce pas là la négation en pratique de cette plus belle vertu de +l'instinct, la pitié? N'est-ce pas là le sacrilége contre la nature? Y +a-t-il une vertu de la nature qui ne soit violentée et anéantie ainsi +dans l'utopie de Platon et de ses disciples? Y a-t-il un vice qui ne +soit cultivé et exalté par ce législateur à l'envers de la nature? + + +XXVII. + +Enfin, à supposer qu'une société pût subsister de ce renversement de +toutes les lois naturelles, de ce retournement de tous les instincts +sociaux, vous le voyez encore: + +Une _première loi_ établissant un _minimum_ de population au-dessous +duquel il serait permis aux sexes de s'unir sous le choix et sous +l'inspection des magistrats! Une autre loi de _maximum_ de population +au-dessus duquel il _serait défendu de faire naître ou d'élever_ les +enfants! + +Si c'est là de la divinité, c'est la divinité de la démence! + +Et, après tout cela, quelle société! + +Société sans famille! société d'orphelins! société de pères et de +mères d'occasion, sans affection survivant à leur accouplement! +société d'Oedipes aveugles, meurtriers de leurs enfants! société sans +ancêtres, société sans postérité, société sans propriété, société où +la terre, qui a besoin elle-même de l'amour de son propriétaire pour +être féconde, ne serait cultivée que par ordre des magistrats pour +produire juste ce qui est nécessaire à la consommation du chiffre des +hommes vivants, et dont les fruits mercenaires seraient distribués par +rations égales à des râteliers du troupeau humain! + +Société d'où seraient expulsés tous les arts qui ennoblissent, +cultivent, consolent, sublimisent l'espèce humaine! société où Homère, +Pindare, Phidias, Praxitèle, Zeuxis, seraient proscrits pour crime de +corruption de l'hébétement systématique de la multitude! + +Société où les vieillards, hommes, femmes, déshérités de leur +providence à eux, qui est la reconnaissance et la tendresse de leurs +enfants, seraient condamnés à mort pour leur infirmité et pour leur +faiblesse; comme les enfants mal nés, condamnés à être _égarés dans +les lieux sombres_! + +Y eut-il jamais un attentat de l'esprit contre les instincts plus +impie et plus criminel ou plus stupide que la République du divin +Platon? + + +XXVIII. + +Voltaire, dont le bon sens d'acier se révoltait comme le nôtre contre +les inconséquences de l'utopie dans Platon et dans J.-J. Rousseau son +disciple, non en crime, mais en niaiseries sociales, Voltaire osait +dire de Platon et de J.-J. Rousseau ce que nous n'oserions répéter +ici; nous voudrions seulement que tous les utopistes radicaux de nos +jours eussent sans cesse sous les yeux le miroir des institutions +sociales du disciple rhétoricien, mais non philosophe, de Socrate, +pour y contempler, avec leur propre image, les monstruosités du +sophisme substituant la métaphysique, qui est de l'homme, aux +instincts de la nature, qui sont de Dieu! + + +XXIX. + +Arrêtons-nous, car cet abîme des utopies antisociales n'a pas de fond. +On y roulerait jusqu'au néant, et c'est là cependant ce qu'on fait +étudier ou admirer sur parole au genre humain, depuis plus de deux +mille ans! + +C'est là ce que le philosophe, dans son préambule du livre des _Lois_ +de Platon, appelle une _politique qui n'est point séparée de la +morale_! + + +XXX. + +Un livre où le traducteur cite ces pages, qui font rougir la pudeur et +refluer tout instinct de famille jusqu'au fond du coeur scandalisé: + +«Partout où il arrivera que les femmes soient communes, les enfants +communs, les biens de toutes espèces communs, et où l'on aura +retranché des relations de la vie jusqu'au nom même de propriété... on +peut assurer que là est le comble de la vertu... Un tel État, qu'il +ait pour habitants les dieux ou des enfants des dieux, est l'asile du +bonheur parfait; il faut en approcher le plus possible!» + +«La _République de Platon_, dit plus bas le philosophe français, est +la conception d'un État fondé exclusivement sur la vertu!» + +Quoi! la famille, que proscrit Platon, est donc l'opposé de la vertu? +La paternité est donc un vice? La maternité est donc un crime? La +tendresse filiale est donc un forfait? La propriété héréditaire, qui +seule porte et perpétue ce groupe humain, est donc un attentat à la +vertu? + +Nous savons bien que l'éloquent commentateur français de Platon +proteste par son bon sens contre l'exagération de son maître et +proclame la famille sainte, la propriété bonne et sacrée. Mais ce +n'est pas moins fausser l'entendement humain en politique que de +présenter la _République de Platon_ comme un idéal de gouvernement +dont une législation doit se rapprocher. + + +XXXI. + +M. Cousin, qui comprend tout de si haut, semble n'avoir pas assez +sondé le danger d'offrir en admiration aux hommes des théories qui ne +sont que des rêves contre la société possible: car la société est la +première des réalités; les rêves la tuent. + +Ce qu'il y a selon nous de plus contraire au progrès, c'est de marcher +à contre-sens de la nature. Les instincts sont les sources des lois +bien faites; tout ce qui ne découle pas directement des instincts +s'égare; les instincts sont la logique de Dieu en nous. + +En politique, un crime est moins funeste à la société qu'une chimère, +et, si l'on me donnait à choisir entre Machiavel, le législateur du +crime politique, et Platon, le législateur des rêves, je choisirais +plutôt Machiavel, car Machiavel ne déprave que l'âme d'un tyran, et +Platon déprave la liaison du genre humain! + + +XXXII. + +Oh! quand donc, au milieu de tant de cours de sciences physiques, +théologiques, économiques, mathématiques, métaphysiques, qui aiguisent +l'intelligence professionnelle, mais qui quelquefois faussent +l'intelligence générale de notre siècle, aurons-nous enfin un cours de +bon sens politique, non pas calqué sur les utopies de Platon, mais +dérivé de la nature de l'homme; retrouvant l'origine des lois dans ces +législations innées qui sont nos instincts? + +Il nous faudrait pour cela un second Montesquieu; le temps le demande +et la Providence nous le doit. Le premier Montesquieu nous a fait +l'_Esprit des lois_, le second nous ferait l'_Esprit_ de la nature +humaine; plus son plan social serait parfait, plus il s'éloignerait en +tout de celui de Platon. + +Au lieu de prendre le contre-pied de l'homme naturel et de l'homme +historique, ce second Montesquieu suivrait pas à pas la nature +humaine, pour lui faire des institutions à la mesure de ses organes, +et non à la mesure de ses rêves. + +Ne voit-on pas, dans plusieurs passages du premier Montesquieu, comme +dans tant de pages de Voltaire, combien le législateur méprisait le +sophiste? + + +XXXIII. + +Après avoir lu dans la _République de Platon_ comment il construit la +société, on lit, dans ses _Lois_, comment il combine la législation, +et comment il dégage confusément la forme politique, c'est-à-dire le +gouvernement. + +Il ne faut pas oublier que ce gouvernement, qui ne s'appliquait qu'à +la petite municipalité d'une bourgade de quelques milliers d'âmes +d'Athènes, pouvait être aussi arbitraire, aussi locale et aussi +étroite que l'espace compris entre la muraille du Pirée et l'enceinte +du Parthénon. Mais, même pour un si petit espace, la politique, pour +être applicable, devait se mouler sur la nature, sur l'histoire, sur +les traditions, sur les habitudes du peuple de Solon. + +Il ne paraît pas qu'en cela Platon ait montré plus de bon sens +pratique qu'il n'en a montré dans sa législation. C'était une tête +comme J.-J. Rousseau, où tout le génie montait en rêves. + +La question de la forme des gouvernements est cependant bien +secondaire, comparée à la forme des sociétés: c'est la philosophie +pratique qui décrète des lois; c'est le lieu, le temps, ce sont les +moeurs, les hommes, qui décident du gouvernement. Il faut du génie +pour la législation, il ne faut que du sens commun pour faire le +gouvernement d'un peuple. + + +XXXIV. + +La philosophie est absolue, la politique est relative: république, +fédération, aristocratie, théocratie, démocratie, oligarchie, +monarchie, dictature, tyrannie même, tout cela est bien ou mal selon +les circonstances, les convenances, les nécessités du peuple, qui +adopte ou qui répudie tour à tour ces formes bien ou mal appropriées à +l'usage que le peuple veut en faire. + +La Grèce, déchiquetée par la nature en détroits, en golfes, en îles et +en presqu'îles, sans autre unité que la langue, ne pouvait être qu'une +mosaïque de gouvernements, les uns monarchiques, les autres +aristocratiques, ceux-ci démocratiques, ceux-là démagogiques, mal +reliés par le lien d'une confédération confuse. + +La Perse, où l'immensité de l'espace et les provinces séparées entre +elles par des déserts et des chaînes de montagnes laissaient un grand +arbitraire aux gouverneurs des satrapies, ne pouvait être qu'une +monarchie militaire absolue. Il fallait que la force centrale réprimât +sans cesse les rébellions de la circonférence. + +Les Indes, où des révélations prétendues divines, expliquées dans +l'origine et commentées sans cesse par les _brahmines_, avaient +institué des castes serviles mais innombrables, ne pouvaient être +soumises qu'à une théocratie inspirée d'en haut par des castes +sacerdotales et gouvernée plus bas par des dynasties sacrées. + +La Chine, patriarcale et sédentaire après avoir été nomade et +pastorale, ne pouvait être qu'un despotisme paternel formé à l'exemple +de la tribu, où le père est roi sans cesser d'être père. + +Rome, association de brigands à son origine, pour ravager des voisins +et se conquérir des territoires, ne pouvait être qu'une république +militaire, soumise tour à tour à l'anarchie sanguinaire ou à la +servitude féroce de cette nature d'institution armée. + +Carthage, société de commerce et de navigation, comme aujourd'hui la +Grande-Bretagne, ne pouvait être qu'un gouvernement mixte de marins, +de soldats, de sénateurs enrichis, de pauvres acharnés à s'enrichir; +un gouvernement à trois ou quatre pouvoirs contre-balancés par des +intérêts; l'or devait être au fond de toutes ses expéditions comme au +fond de toutes ses pensées. L'oligarchie royale ou républicaine était +la forme obligée de ce gouvernement. + +Plus tard, Rome, décomposée par sa grandeur et par ses vices, devait +se sentir prête à laisser sa proie, à moins de resserrer sa serre par +le despotisme et de se réfugier contre ses anarchies dans la +servitude. + +L'empire romain devait naître et mourir en peu de temps. + + +XXXV. + +La nécessité de la lutte contre les Romains devait prédisposer aussi +la Gaule et la Germanie à l'unité monarchique, qui concentre les +forces nationales défensives; les chefs victorieux devaient +logiquement devenir des rois. La monarchie, d'abord soldatesque, puis +féodale, puis religieuse, puis nationale, puis populaire, devait +naturellement s'y transformer et s'y adapter aux époques et aux +instincts des nations. + +L'Italie du moyen âge, démembrée par les invasions successives des +peuples septentrionaux, et cependant respectée par eux comme siége de +la religion nouvelle, devait se tronçonner en petites républiques +presque municipales. Ces républiques, encore féroces de moeurs quoique +avilies par leur petitesse, devaient lutter entre elles d'héroïsme, +d'industrie, de commerce et d'arts. Le gouvernement démocratique, +entrecoupé de fréquentes tyrannies, sortait logiquement d'une pareille +situation. + +L'Allemagne, vaste entrepôt des débordements de peuples de l'Orient ou +du Nord délayés dans les peuples incohérents de la Germanie, devait se +constituer en empire fédéral pour la guerre, en individualités +nationales indépendantes pour la paix: république de monarchies où +l'unité était impossible dans la forme, parce que l'unité manquait +dans l'esprit. + +L'Espagne, sorte d'Afrique européenne et d'avant-garde du catholicisme +contre l'islamisme, devait être absolue comme son caractère oriental, +inexorable comme sa théocratie militante. Charles-Quint, Philippe II, +le duc d'Albe, l'Inquisition, l'ostracisme des races arabes de son +territoire, la condamnaient à un gouvernement despotique et sacerdotal +exprimé par une cour dans un couvent, l'Escurial. + +Ce n'est qu'après le règne du sacerdoce que son gouvernement +despotique devait se détendre, et que la monarchie représentative +devait y introduire le goût et les institutions de la liberté. + +L'Angleterre, emprisonnée dans une île sans proportion avec la +grandeur de son intelligence, de son caractère et de son activité, +devait, pour favoriser son expansion extérieure et pour conserver sa +fierté au-dedans, se façonner un gouvernement nouveau dans le monde. +Républicain dans ses chambres, dictatorial sur ses vaisseaux et dans +ses colonies, monarchique dans sa cour, ce gouvernement seul +correspondait à ses trois nécessités de situation: la liberté, la +puissance, la stabilité; il sortait de sa nature. + + +XXXVI. + +La France seule, par la diversité de son sol, de ses races, de ses +caractères, de ses aptitudes, devait se plier, selon les heures de sa +vie nationale, à toutes les formes de gouvernement. + +La mobilité et l'universalité, c'est à la fois son défaut et sa vertu. +Libre, sauvage et indomptée dans ses forêts de la Gaule, sacerdotale +sous ses druides, chevaleresque sous ses Francs, féodale sous ses +chefs militaires, municipale sous ses communes, monarchique sous ses +rois, représentative sous ses états généraux, conquérante sous ses +princes ambitieux, artistique sous ses Valois, fanatique sous ses +ligueurs, anarchique dans ses dissensions religieuses, unitaire sous +ses Richelieu et sous ses Louis XIV, agricole sous ses Sully, +industrielle sous ses Colbert, lettrée sous ses Corneille et ses +Racine, théocratique sous ses Bossuet, philosophe et incrédule sous +ses Voltaire, réformatrice et révolutionnaire sous ses Fénelon et ses +J.-J. Rousseau, constitutionnelle sous ses Mirabeau, démagogique sous +ses Danton, républicaine et sanguinaire sous sa Convention, +conquérante et despotique sous son Napoléon, insatiable de liberté +sous sa dynastie légitime, agitée et indomptable sous sa dynastie +élective de 1830, sublime, mais épouvantée d'elle-même, sous sa +seconde république, rejetée par terreur de l'utopie sous l'épée d'un +second empire; prête à tout ce qui peut la grandir, la sauver, +l'illustrer ou la perdre; ni républicaine, ni constitutionnelle, ni +monarchique, ni théocratique, mais changeante, révolutionnaire et +contre-révolutionnaire selon les temps; nation de volte-face pour +faire face, sous toutes les formes, à tous les événements, pour rester +grande! + +Voilà la France. + +Si Platon avait eu à lui donner un gouvernement, il aurait dû lui +donner le gouvernement des circonstances, la constitution de +l'à-propos, un costume aussi varié et aussi souple que l'air élastique +qui l'environne, un manteau de pourpre sans forme et sans couture +comme celui dont se vêtaient les Arabes, ces Français d'Asie, se +pliant à toutes les saisons et à toutes les attitudes pour le jour et +pour la nuit, pour la paix et pour la guerre, pour l'autorité ou pour +la liberté, devant elle-même et devant l'ennemi. + +Aussi voyez son histoire: ce n'est pas celle d'un peuple, c'est celle +de vingt peuples successifs et contradictoires; il n'y a d'unité en +elle que l'unité de patriotisme. Elle a vécu, elle vit et elle vivra, +parce qu'elle se transforme et qu'elle meurt et renaît sans cesse. + + +XXXVII. + +Qu'est-ce qu'un pareil peuple aurait fait du gouvernement chimérique +et pédantesque de Platon? + +Le bon sens est son seul législateur possible. Ne vous étonnez pas de +ses voltes, apparentes plus que réelles: elle a le gouvernement de ses +instincts. Elle saura bien changer son gouvernement comme un vêtement +à sa taille, retirer à soi le pouvoir quand il lui paraîtra la +conduire hors de sa voie; redevenir république quand il lui faudra la +force unanime et irrésistible du peuple pour opérer ces grands +changements devant lesquels la monarchie, conservatrice de sa nature, +faiblit ou recule; reprendre la monarchie quand elle redoutera le +radicalisme, qui compromet tout en exagérant tout; le gouvernement +représentatif quand il faudra délibérer et transiger; la dictature +quand il faudra pacifier; le gouvernement militaire quand il faudra +combattre. + +Sa puissance indestructible, aux yeux d'un vrai philosophe, est +précisément de savoir se changer. Tout est temporaire en elle, excepté +sa durée. + + +XXXVIII. + +La nature des différents gouvernements connus, depuis l'origine de +l'histoire jusqu'à nos jours, est donc un démenti perpétuel aux +théories politiques de Platon. + +Si le vrai philosophe taille ses institutions sociales sur le patron +de la nature humaine, il taille aussi ses institutions politiques sur +le patron de l'expérience et de l'histoire. + +C'était la politique d'Aristote, tout expérimentale et tout +historique; c'était la politique de Socrate. Platon ne le fait +évidemment intervenir dans ses dialogues sur la _République_ et sur +les _Lois_, que pour donner de l'autorité à ses rêves. + + +XXXIX. + +Xénophon, disciple aussi, mais disciple plus sincère et plus littéral +que Platon, parle de Socrate comme d'un philosophe aux yeux duquel les +institutions sociales et politiques n'avaient qu'une importance +très-secondaire, et qui s'occupait infiniment plus d'améliorer les +hommes que de les constituer. + +La question pour le vrai Socrate, c'étaient les dieux, ce n'étaient +pas les lois. + +Xénophon insinue même formellement que Socrate fut bien moins condamné +à mort pour ses audaces contre la religion de l'État, que pour n'avoir +pas voulu partager assez les rancunes des factions populaires qui lui +reprochaient son indifférence politique. + +En lisant attentivement Xénophon, nous avons acquis la presque +certitude que dans les Dialogues, les choses sublimes et simples sont +de Socrate, et les choses sophistiques et alambiquées sont de Platon. + +Les _Dialogues_ seront éternellement et justement lus et exaltés pour +ce qui est de Socrate, éternellement et justement réprouvés comme +sophistiques pour ce qui est de Platon. + +C'est la traduction faussée d'une belle âme de l'humanité par un bel +esprit d'Athènes. + + +XL. + +En résumé, je vous en ai dit assez pour vous donner de la philosophie +grecque, à son apogée, une idée que nous compléterons en étudiant +bientôt ensemble la philosophie d'Aristote. + +Aristote est le disciple sensé du disciple souvent si peu sensé de +Socrate. + +Il fut l'instituteur et le conseiller politique du plus grand des +Grecs en génie, en politique et en héroïsme: Alexandre. + +La philosophie de Socrate, quoique faussée par Platon, aura cet +éternel mérite d'avoir été la première grande profession de foi +spiritualiste du genre humain, non-seulement en Asie, mais en Europe. +C'est par Platon que l'humanité de ce temps a su qu'elle avait une âme +trois siècles avant la révélation du christianisme. La philosophie +selon la raison précéda ainsi la philosophie selon la foi. + + +XLI. + +Le _Phédon_ est le plus beau drame humain avant le drame du Calvaire. +Socrate en fut la victime; mais Platon, ce saint Paul du spiritualisme +grec, mêla à la sublime doctrine de son maître tant de sophismes, tant +de puérilités, tant de chimères et tant de dépravations d'idées, de +lois, de moeurs, que cette pure philosophie socratique en fut viciée +presque dans sa source, et qu'en se sanctifiant avec Socrate, on +craint toujours de se corrompre avec Platon. + + LAMARTINE. + + + + +LXXXIIIe ENTRETIEN. + +CONSIDÉRATIONS SUR UN CHEF-D'OEUVRE, + +OU + +LE DANGER DU GÉNIE. + +LES MISÉRABLES, PAR VICTOR HUGO. + +PREMIÈRE PARTIE. + + +I. + +Je veux défendre la société, chose sacrée et nécessaire quoique +imparfaite, contre un ami, chose délicate, qui laisse emporter son +génie aux fautes de Platon dans le style de Platon, et qui, en +accusant la société, résumé de l'homme, fait de l'homme imaginaire +l'antagoniste et la victime de la société. + +L'HOMME CONTRE LA SOCIÉTÉ, voilà le vrai titre de cet ouvrage, ouvrage +d'autant plus funeste qu'en faisant de l'homme individu un être +parfait, il fait de la société humaine, composée pour l'homme et par +l'homme, le résumé de toutes les iniquités humaines; livre qui ne peut +inspirer qu'une passion, la passion de trouver en faute la société, de +la renouveler et de la renverser, pour la refondre sur le type des +rêves d'un écrivain de génie. + + +II. + +C'est ainsi que le disciple de Socrate, après la mort de Socrate, +l'homme pratique, son inspirateur; c'est ainsi que Platon écrivit sa +_République_ idéale, _pandémonium_ de toutes les chimères, capable de +donner le vertige à toute la démagogie d'Athènes, si Périclès n'était +pas né pour rendre le bon sens aux philosophes, et la discipline +volontaire au peuple qui vit de bon sens. + +C'est ainsi que J.-J. Rousseau écrivit, mal éveillé, le _Contrat +social_, capable de donner le fanatisme de l'absurde à toute la +bourgeoisie lettrée de la France, jusqu'à ce que la rage de +l'impossible, le _delirium tremens_ de la nation, s'emparât du peuple +et lui fît commettre des crimes, des meurtres et des suicides, qui +remontent, comme l'effet à la cause, à de mauvais raisonnements. + +C'est ainsi qu'ont procédé tous les écrivains dits _socialistes_ de +nos jours, avec de bonnes intentions et des têtes faibles, depuis +Saint-Simon qui veut réhabiliter la chair et la boue, jusqu'à Fourier +qui veut passionner l'instinct brutal et moraliser l'immoralité, pour +que tout soit vertu et volupté sur la terre; jusqu'à cet homme sans +nom qui veut anéantir le fait accompli, les droits antécédents et le +travail de cinq ou six mille ans dans le monde qui nous précède et +nous engendre, et qui déclare que la propriété c'est le vol, et qu'il +faut recommencer sans elle; jusqu'au grand pontife des _Mormons_, qui +recrée le _harem_ religieux pour le plaisir de quelques prêtres de la +population, et traîne des troupeaux de femelles à la suite du mâle +dans les steppes des États-Unis d'Amérique, ce pays vacant et pratique +de toutes les absurdités impraticables et bientôt punies, je l'espère. + +C'est ainsi enfin qu'un homme, de bien plus de talent vrai que tous +ces faux monnayeurs de ce qu'ils appellent l'_idée_, et de bien plus +de style que tous ces frappeurs de mensonges à l'effigie de la vérité; +c'est ainsi que Victor Hugo, jeté sur son île solitaire, et à qui les +latitudes de l'espace, la liberté de l'étendue, la complaisance du +vide, les ondulations de l'Océan, les orages, les bruits, les écumes, +les senteurs âpres des vagues ont porté à la tête, agrandi les +horizons, creusé les aperçus, donné souvent le sublime, quelquefois le +vertige, attendri l'âme jusqu'à la sensibilité maladive du mal +universel, et fait du coeur d'un poëte le grand muscle sympathique +universel de l'humanité souffrante; c'est ainsi, disons-nous en +fermant ce livre, que notre ami a pleuré ses larmes de colère sur son +Patmos de l'Océan, et que ce saint Jean du peuple a cru écrire pour +le peuple en écrivant en réalité contre lui! Car le peuple, c'est le +sol même sur lequel toute société est construite; c'est l'élément dont +toute société est faite, et, quand la société s'écroule, c'est lui +qu'elle écrase le premier et le dernier! + + +III. + +Relisons à tête reposée ce merveilleux livre, merveilleux d'utopie +comme de saines inspirations; laissons en pâture aux échenilleurs de +mots et de formes les impropriétés de termes, les exagérations de +phrases, les mauvais jeux d'esprit, les impuretés de langue, les +fautes lourdes et même les saletés de goût, flatterie indigne du génie +élevé d'un grand poëte, cynisme de la démagogie, cette plèbe du +langage, qui l'abaisse pour qu'il soit à son niveau, et qui le souille +pour l'approprier à ses vices. Il ne s'agit pas de tout cela, qu'un +trait d'encre sème sur la page et qu'un coup d'ongle efface, comme dit +le latin: il y a dans le livre plus de pages qu'il n'en faut pour +pouvoir en déchirer quelques-unes. + +Relisons-le pour en contempler la puissance souvent colossale, pour en +admirer la verve plus bouillante encore que dans la jeunesse, dans +cette nature qui a déjà bouillonné soixante ans, tant il y a d'eau +dans ce vase et de combustible dans ce foyer. + +Relisons-le pour y sympathiser avec une sensibilité pathétique qui +n'existait pas au même degré dans les années tendres de l'écrivain, et +qui semble en vieillissant participer davantage à cette mélancolie de +l'espèce humaine, à cette tristesse des choses mortelles, à ce _mentem +mortalia tangunt_, à ce sublime _lacrimæ rerum_ de Virgile, qui, lui +aussi, avait vu des révolutions, des proscriptions, des déceptions +humaines. + +Relisons-le pour nous complaire et nous attendrir sur ces amours de +deux êtres innocents, dans un jardin redevenu inculte, forêt vierge +pour ce couple virginal de la _rue Plumet_, site que Bernardin de +Saint-Pierre est allé chercher à l'île de France pour Virginie, +Chateaubriand en Amérique pour Atala, et que Hugo a su découvrir tout +fait et peindre en grisaille sans couleurs dans un vil faubourg de +Paris, Éden dépaysé dont il est le Milton, le Théocrite, le Bernardin +de Saint-Pierre et le Chateaubriand, avec plus de vérité, de larmes, +de passions, de couleur et de lumière dorée que ces grands modèles. + +Relisons-le surtout pour y rechercher ses sophismes involontaires sur +l'ordre et le désordre social, pour lui faire comprendre comment ce +qu'il imagine comme le remède serait l'empirisme de notre pauvre +condition humaine; comment la vie, à quelque classe que l'on +appartienne, n'est pas et ne peut pas être un sourire éternel de l'âme +entre la faim, le travail et la mort; épreuve, oui, jouissance, non; +et comment ceux qui, comme nous, sont condamnés à vie à cet +emprisonnement cellulaire sur ce globe pour en expier un plus mauvais +ou pour en mériter un meilleur, seraient révoltés jusqu'à la frénésie +si l'on parvenait à leur faire croire que, pour les uns, ce globe est +un Éden, pour les autres, un enfer, et que tout mal vient du +distributeur du mal et du bien! + +Une fois ce mensonge persuadé par les sophistes aux peuples, qu'y +aurait-il à conclure? le désespoir, et après le désespoir, la fureur, +et après la fureur, l'attaque et la défense à main armée; et après la +défense et l'attaque à main armée, l'anéantissement de toute +institution, et après l'anéantissement de tout ce qui fut et de tout +ce qui est, quoi? le néant universel, l'anarchie du chaos! + +C'est là qu'il faut éclairer, si on ne veut pas la maudire, la pensée +évidemment tout autre de l'écrivain. C'est là ce qui me saisit +l'esprit en fermant son livre. + +Je me dis à moi-même: J'écrirai! + +Mais, avant d'écrire, je réfléchis: et voici ce que je réfléchis. + + +IV. + +J'ai toujours aimé Victor Hugo, et je crois qu'il m'a toujours aimé +lui-même, malgré quelques sérieuses divergences de doctrines, de +caractère, d'opinions fugitives, comme tout ce qui est humain dans +l'homme; mais, par le côté divin de notre nature, nous nous sommes +aimés quand même et nous nous aimerons jusqu'à la fin sincèrement, +sans jalousie, malgré l'absurde rivalité que les hommes à esprit court +de notre temps se sont plu à supposer entre nous. + +Jalousie ridicule, puisque je ne fus jamais qu'un amateur désoeuvré du +beau, qui esquisse et qui chante au hasard, sans savoir le dessin ou +la musique, et que Hugo fut un souverain artiste, qui força +quelquefois la note ou le crayon, mais qui ne laissa guère une de ses +pensées ou une de ses inspirations sans en avoir fait un immortel +chef-d'oeuvre: l'un ne demandant rien qu'au jour qui passe, comme un +improvisateur sans lendemain; l'autre, prétendant fortement à gagner +et à payer par le travail le salaire que la postérité doit au génie +laborieux, un renom qui ne périt pas. + +Et, d'ailleurs, l'ignoble jalousie de métier n'était pas dans notre +nature. + +L'envie n'est autre chose que le sentiment de quelque qualité qu'un +autre possède et qui manque en nous. Ce vide fait souffrir, et de +souffrir à haïr il n'y a pas loin. De quoi aurais-je souffert, puisque +je me sentais plein de tout ce que je désirais contenir, en n'élevant +jamais mes prétentions plus haut que ma stature? De quoi Hugo +pouvait-il souffrir, puisqu'il se sentait vaste comme la nature? Il +disait un jour (on m'a rapporté son mot): + +«J'ai un avantage sur Lamartine: c'est que je le comprends tout +entier, et qu'il ne comprend pas la partie dramatique de mon talent.» + +C'était juste et c'était vrai. + + +V. + +Je n'ai jamais compris les drames de son théâtre, et je m'en accuse. +Je les ai applaudis quelquefois aux premières représentations; mais +j'avoue que j'applaudissais de confiance, et, quand j'entendais le +public les applaudir avec enthousiasme, je pensais que le public, seul +juge en cette matière, avait raison, et que j'étais apparemment sourd +de cette oreille. Je le pense encore et je n'en parle jamais, même à +lui. Je ne nie pas mon incompétence pour un jugement; je ne prends +pas ma taille pour mesure du génie dramatique; je ne dis pas: «Ce qui +est plus haut que moi n'existe pas.» + + +VI. + +Quoi qu'il en soit, c'est l'âge qui fait les idées, c'est la jeunesse +qui fait les amitiés. J'aime Hugo, parce que je l'ai connu et aimé +dans l'âge où le coeur se forme et grandit encore dans la poitrine; +dans l'âge où les racines de notre vie, pleines encore de séve et de +souplesse, s'attachent par leurs filaments les plus tendres à ce qui +pousse, végète ou se rencontre seulement dans le même sol, et où, si +ces racines viennent à se tordre, à se replier et à se nouer autour +d'un caillou ou d'un bloc de granit, elles l'enserrent dans leurs +noeuds, l'emportent en grandissant et le font pour ainsi dire végéter +et vivre avec elles de leur propre substance, comme si l'arbre et la +pierre n'étaient qu'une seule vie! + +Je me souviens comme d'hier du jour ou le beau duc de Rohan, alors +mousquetaire, depuis cardinal, me dit, en venant me prendre dans ma +caserne du quai d'Orsay: + +«Venez avec moi voir un phénomène qui promet un grand homme à la +France. Chateaubriand l'a déjà surnommé enfant sublime. Vous serez +fier aussi un jour d'avoir vu le chêne dans le gland.» + + +VII. + +Nous partîmes. J'entrai sur les pas du duc de Rohan dans une maison +obscure de la rue du Pot-de-Fer, au fond d'une cour, au +rez-de-chaussée; un bourdonnement d'enfants qui répètent leurs leçons +sortait des fenêtres basses, comme un bourdonnement de ruches qui font +le miel au printemps. Un rayon oblique de soleil pénétrait dans la +ruche; une mère, grave, triste, affairée, y faisait réciter des +_devoirs_ à des enfants de différents âges: c'étaient ses fils. + +Elle nous ouvrit une salle basse, un peu isolée, au fond de laquelle +un adolescent studieux, d'une belle tête lourde et sérieuse, écrivait +ou lisait, loin du gai tumulte de la maison: c'était Victor Hugo, +celui dont la plume aujourd'hui fait le charme ou l'effroi du monde. + +Il avait déjà écrit cette élégie qui seyait si bien à un enfant-roi +sur la mort d'un roi-enfant, Louis XVII, cette victime innocente de la +brutale démagogie d'un savetier, bourreau volontaire. L'enfant-roi, +sortant du sépulcre où on l'a jeté à la fosse commune, secoue son +linceul et, rappelant ses souvenirs confus, s'écrie en revoyant la +terre: + + Où donc ai-je régné? demandait la jeune âme. + +De telles inspirations étaient évidemment les pressentiments d'un +grand poëte. Tout ce qui avait une âme sous un coeur quelconque en +était ému. + + +VIII. + +On peut changer de devoirs dans la vie, selon le temps, qui commande +rudement aux vivants d'autres destinées qui sont des devoirs aussi, +mais il ne faut pas répudier notre destinée initiale. + +Les événements ont des vicissitudes, le coeur n'en a pas. Nous avons +été contristés en lisant dans les _Misérables_ un chapitre intitulé: +_Ce qu'on faisait en 1817._ La Restauration fut notre mère; est-ce à +nous de lui arracher son manteau après sa mort et de montrer sa nudité +à ses ennemis pour leur donner la mauvaise joie de ses ridicules et de +ses fous rires? + +Non, la bienséance, même quand elle est triste, n'est pas seulement +une convenance, elle est une vertu! C'est la fidélité des +catastrophes; n'y manquons pas, le ridicule est le père des régicides. + +Ce n'est pas à l'enfant sublime de Chateaubriand de donner le signal +du rire aux hommes qui rient du malheur et de l'infirmité du +vieillard. + +Effacez ce chapitre: la verve moqueuse ne donne de l'esprit qu'aux +méchants; le génie est bon, car il est divin. + +Et puis une autre raison encore me fait aimer et respecter Victor +Hugo: nous avons presque commencé ensemble cette longue traversée de +la vie, où le hasard, qui est Dieu aussi, fait embarquer à la même +date, sur la même nef, dans les mêmes circonstances et sur la même +mer, ces passagers plus ou moins mémorables qu'on appelle des +contemporains. + +Nous avons navigué quarante ans ensemble à travers calme et tempêtes, +orages et bonaces, vents contraires, variables, alizés, pour atteindre +ce même bord de ce même autre monde que nous sommes près d'atteindre +tous les deux. + +Nous avons fait tous deux d'illustres naufrages: l'un, échoué sur un +bel écueil, au milieu du libre Océan; l'autre, sur la vase d'une +ingrate patrie, la quille à sec, les voiles en lambeaux, les mâts +brisés, le gouvernail aux mains du hasard; l'un, plein d'espérances et +de nobles illusions, ces mirages de la seconde jeunesse des hommes +forts; l'autre, découragé, trouvant les hommes toujours les mêmes dans +tous les siècles, et n'attendant d'eux dans l'avenir que l'éternelle +vicissitude de leur nature, qui naît, qui se remue, qui se répète et +qui meurt, pour se répéter encore jusqu'à satiété! + +Lisez et comprenez l'histoire. + + +IX. + +Je n'ai pas renoncé à l'espérance pour le genre humain; mais, comme un +avare plusieurs fois volé, je l'ai placée, comme mon trésor, dans un +autre monde où les hommes ne seront plus des hommes, mais des êtres de +lumière et de justice, sans inconstance, sans ignorance, sans +passions, sans faiblesses, sans infirmités, sans misères, sans mort, +c'est-à-dire le contraire de ce qu'ils sont ici-bas: le monde des +utopistes, le paradis des belles imaginations, la société d'Hugo et de +ses pareils! + +Quand on a navigué ainsi ensemble un certain nombre d'années, on +arrive à s'aimer par similitude de destinées, par sympathie de +spectacles et de misères, par conformité de lieux, de temps, de +cohabitation morale dans un même navire, voguant vers un rivage +inconnu. + +Être contemporains, c'est presque être amis, si l'on est bons; la +terre est un foyer de famille, la vie en commun est une parenté. On +peut différer d'idées, de goûts, de convictions même, pendant qu'on +flotte, mais on ne peut s'empêcher de sentir une secrète tendresse +pour ce qui flotte avec vous. + +Voilà mes sentiments pour Hugo; je crois que les siens sont identiques +pour moi. Nous sommes divers, je ne dis pas égaux, mais nous nous +aimons. + + +X. + +Voici un souvenir qui me revient, et qui dit bien ce que nous sommes +l'un à l'égard de l'autre. + +Le lendemain de la répudiation du drapeau rouge, le dimanche qui +suivit la révolution du 24 février 1848, le peuple bouillonnait encore +sur la place de Grève, ce _mont Aventin_ des insensés, où se +proclamait la loi agraire de Paris. + +Nous avions résolu, après la victoire symbolique du drapeau tricolore, +de fixer la Révolution, qui reculait déjà dans le possible, en la +passant en revue tout entière au milieu de la place de la Bastille, et +de la rallier avec tous les citoyens et toute la garde nationale, +cette raison et cette force irrésistibles, à la vraie France, en la +montrant vaste, enthousiaste, unanime, aux démagogues et aux +songe-creux de l'utopie. + +Pendant que les derniers lambeaux de drapeaux rouges se détachaient +des boutonnières et descendaient un à un des balcons et des fenêtres +des maisons en face de l'Hôtel de Ville, d'épaisses colonnes, +débouchant du quai, fendaient les flots de la multitude, se +dirigeaient vers les portes comme un second débordement, et montaient +à l'assaut des escaliers et des salles, apportant pour _ultimatum_ +l'organisation du travail, ce rêve-cauchemar d'un autre dormeur +éveillé. + +«Ouvrez-leur les portes toutes larges, et laissez-les entrer, eux et +leurs songes,» criai-je du haut du balcon. + +Ils inondèrent le palais. + +Leur physionomie était honnête, mais tendue comme par une résolution +sourde et décidée à ne rien modifier, par inintelligence de ses +programmes. + +J'allai au-devant d'eux dans une vaste enceinte, et, me plaçant devant +une grande table qui rompait la colonne et qui m'empêchait d'en être +submergé, j'attendis que la plénitude du lieu rendît la foule +immobile, et, m'adressant aux premiers rangs, composés des chefs, au +milieu desquels rayonnaient quelques belles figures d'artisans plus +éclairées que les autres des rayons du bon sens qui transperce +l'ignorance et la force brutale des masses: + +«--Que demandez-vous de nous?» leur dis-je. + +«--Nous voulons, me répondirent-ils, l'organisation du travail ou +rien!» Et la salle entière retentit des vociférations approbatives de +la résolution des chefs. + +«--Pouvez-vous me dire ce que c'est que l'organisation du travail?» +leur répliquai-je. + +Ils se regardèrent et se turent. + +«--Mais, c'est le travail organisé de manière que la concurrence soit +détruite et n'avilisse pas nos produits et nos salaires. + +«--Bien, dis-je; mais, si la concurrence est détruite, que devient le +droit le plus précieux du travailleur, la liberté du travail?» + +Ils s'embarrassèrent davantage, et firent un chaos de réponses +confuses et contradictoires tellement absurdes et révoltantes que des +foules d'objections et de murmures s'élevèrent de leurs propres rangs +contre les solutions bizarres de ces métaphysiciens sur parole. Ce ne +fut plus une discussion, ce fut un _pandémonium_ d'absurdités. + +Je demandai le silence. + +«--Écoutez-moi bien,» leur dis-je alors en prenant résolument la +parole; et bien m'en prit d'avoir profondément étudié trente ans +l'économie politique pour leur classifier à eux-mêmes leurs tendances, +et leur démontrer, dans une longue et cordiale improvisation, que ce +qu'ils demandaient, c'était tout simplement la tyrannie la plus +meurtrière des classes laborieuses, le monopole le plus insolent qui +ait jamais abâtardi l'espèce humaine en masse, pour créer, par ce +monopole, le privilége des classes renversées, de l'aristocratie de la +main-d'oeuvre contre la démocratie des producteurs et des +consommateurs; + +«--Écoutez-moi bien, leur dis-je, je vais vous faire ma profession de +foi d'ignorance. Je ne me crois ni plus ni moins d'intelligence que la +généralité des hommes de mon siècle, et, à mon tour, je vous déclare +que j'ai appliqué, pendant la moitié de ma vie, toute l'intelligence +telle quelle dont Dieu m'a plus ou moins doué à comprendre ce que vos +apôtres et vos faux prophètes vous promettent dans ce que vous appelez +l'organisation du travail, et que, malgré toute mon application et +tous mes efforts, il m'a été impossible d'y rien comprendre. Ce serait +donc à moi à vous demander de me déchiffrer cette énigme, et de me +révéler ce que vous croyez comprendre. Je vous donne encore une fois +la parole. Voyons, essayez; j'écoute, puissé-je ratifier ce que vous +aurez éclairci!» + +Ils se turent, en commençant à donner quelques signes d'étonnement et +de doute sur leurs figures. + +«--Eh bien, leur dis-je, je vais vous définir à mon tour le seul +socialisme vrai qui vous travaille et qui vous pousse à votre insu +ici, pour exiger ce que vous ne savez pas définir, et dont vous croyez +que nous avons le secret et la formule. + +«Selon moi, le voici.» + + +XI. + +Alors, usant largement de l'attention passionnée qu'ils accordaient à +ma personne et à mes paroles, je leur démontrai, avec une énergique +sincérité, que personne n'avait le secret de l'organisation du +travail, ni d'une organisation de fond en comble, d'une organisation +parfaite de la société, dite socialisme, où il n'y aurait plus ni +inégalité, ni injustice, ni luxe, ni misère; qu'une telle société ne +serait plus la terre, mais le paradis; que tout le monde s'y +reposerait dans un repos si parfait et si doux que le mouvement même y +cesserait à l'instant, car personne n'aurait le désir de respirer +seulement un peu plus d'air que son voisin; que ce ne serait plus la +vie, mais la mort; que l'égalité des biens était un rêve tellement +absurde dans notre condition humaine que, lors même qu'on viendrait à +partager à parts égales le matin, il faudrait recommencer le partage +le soir, car les conditions auraient changé dans la journée par la +vertu ou le vice, la maladie ou la santé, le nombre des vieillards ou +des enfants survenus dans la famille, le talent ou l'ignorance, la +diligence ou la paresse de chaque partageur dans la communauté, à +moins qu'on n'adoptât l'égalité des salaires pour tous les salariés, +laborieux ou paresseux, méritant ou ne méritant pas leur pain; que le +repos et la débauche vivraient aux dépens du travail et de la vertu, +formule révoltante, quoique évangélique, de M. Louis Blanc, dont la +seule énonciation faisait rire leur bon sens; à moins cependant, +ajoutai-je encore, que le travail libre ne devînt travail forcé pour +toute la société, que des répartiteurs du salaire, le fouet ou le +glaive à la main, ne fussent chargés de faire travailler tout le +monde, et que la société des blancs ne fut réduite à une horde +d'esclaves, chassés chaque matin de leurs cases communes au travail +uniforme, par des conducteurs de nègres blancs! + +«Quel perfectionnement social!» m'écriai-je au milieu du rire de +l'auditoire,» et combien la société de tels socialistes ferait envier +aux hommes le sort de la brute ruminante, qui va du moins paître en +liberté et en paix l'herbe qu'elle ne mesure qu'à sa faim! Non, ce +n'est pas l'organisation forcée du travail que vous pouvez demander.» + +«--Non! non! non!» s'écrièrent-ils. + +«--Eh bien! il n'y en a pas d'autre; je vous défie tous d'en trouver +une autre: donc il n'y a pas d'organisation du travail, de +distribution des richesses forcée, autre que la distribution par la +liberté, par la concurrence, par l'économie des travailleurs, et par +les besoins des consommations libres, des capitalistes, etc. + +«Savez-vous, encore une fois, ce que vous voulez? Vous voulez que le +capital, qui appartient à tous, et qui n'est que le réservoir du +nécessaire et du superflu de tout le monde, soit libre comme le +travail, car, s'il n'est pas libre, il se cachera, il ne se montrera +plus, il ne consommera plus, et par là même il fera mourir de faim le +travailleur, en cessant de se répandre en salaires, et de s'accumuler +en économies nouvelles, qui forment à leur tour des capitaux, et qui, +en se dépensant, reforment des salaires, de manière que tout le monde +jouisse et travaille à la fois pour jouir à son tour.» + +«--Oui! oui! c'est cela!» murmura de toutes parts le bon sens de la +foule, qui commençait à revenir à l'évidence. + +«Mais vous ne voulez pas,» continuai-je, «et vous avez raison de ne +pas vouloir qu'il y ait des misères incurables et imméritées, comme la +société mal inspirée en est pleine. Vous ne voulez pas que le père et +la mère malades, chargés de trop d'enfants en bas âge, et retenus par +la maladie dans leur grenier, voient périr sans soins, sans lait, sans +pain, sans feu, sans asile, les fruits de leur union abandonnés au +hasard. Vous ne voulez pas, etc.» + +Je leur énumérai ici les misères innombrables et imméritées auxquelles +la famille du prolétaire est sujette par le chômage, le veuvage, la +caducité, l'abandon, le dénûment des orphelins, et tous les cas où la +providence tutélaire d'une société bien inspirée doit s'étendre par +l'oeil et par la main d'un gouvernement sérieusement populaire, où +elle doit intervenir afin de soulager et de rectifier des misères +imméritées par des secours actifs et par la charité sociale. + +Ils parurent satisfaits et reconnaissants de cette énumération, de ces +bonnes volontés des gouvernants en faveur des misérables, et crièrent +de toutes parts: «--Oui! oui! c'est ce que nous voulons!» + +«--Eh bien! ajoutai-je en concluant, vous reconnaissez donc qu'il n'y +a qu'un seul socialisme pratique: c'est la fraternité volontaire et +active de tous envers chacun, c'est une religion de la misère, c'est +le coeur obligatoire du pays rédigé en lois d'assistance. Eh bien, +c'est ce que l'intelligence de la nation vous donnera quand toutes les +classes, tous les capitaux, tous les salaires, tous les droits, tous +les devoirs, représentés dans la législation par le suffrage +proportionné de tous, auront choisi le suffrage universel à plusieurs +degrés pour l'harmonie sociale; mais c'est ce qu'aucun homme sensé et +consciencieux ne consentira jamais à vous donner dans ce que vous +appelez l'organisation du travail ou socialisme radical, qu'on vous a +amenés à vociférer ici sans en comprendre l'exécrable non-sens!» + +Tous applaudirent, et tous se déclarèrent éclairés et satisfaits, +évacuèrent les escaliers et remplirent la place de Grève de cris de: +_Vive Lamartine!_ Ce ne fut pas là un triomphe de trois jours contre +la démagogie du drapeau rouge, ce fut le triomphe du sens commun +contre une idée fausse. + + +XII. + +Nous nous mîmes en marche à travers une foule innombrable vers la +place de la Bastille; deux millions d'hommes de Paris et des villes et +villages nous y attendaient, les uns sous les armes, les autres +désarmés. Nous venions sceller avec eux, fixer et borner la révolution +encore débordante, et leur rendre compte de leur propre vertu. Le sage +et courageux Dupont (de l'Eure), notre président, qui m'avait donné +en secret, par écrit, sa survivance pendant les tempêtes du premier et +du second jour, parla en notre nom à tous. On applaudit ses cheveux +blanchis dans la vertu civique. + +Le défilé commença; il devait durer plus d'un jour. + + +XIII. + +D'autres devoirs, également urgents, m'appelaient à l'hôtel des +Affaires-Étrangères, envahi, depuis le 24 février, par des hommes +inconnus et armés, qu'il fallait refouler et convertir en gardes +volontaires, pour préserver les archives diplomatiques de l'État. + +Je m'enveloppai de mon manteau, et je me glissai inaperçu et inconnu +entre deux files de grenadiers avec lesquels je marchai un moment. +Puis, obliquant à gauche d'un mouvement insensible, je me lançai dans +la mer d'hommes de toutes conditions qui couvrait la place de la +Bastille, à l'embouchure de la rue Saint-Antoine. Je parvins à peu +près au milieu sans avoir le malheur d'être reconnu, et j'allais +entrer dans les rues à droite pour m'évader par les rues vides +parallèles aux boulevards, lorsqu'un froissement de la foule fît +glisser mon manteau de mes épaules; je me baissais pour le ramasser +dans la boue, quand je fus reconnu par un artiste alors très-célèbre, +Cellarius, le musicien de la danse, suivi de quelques-uns de ses +élèves et de ses amis. + +«C'est Lamartine!» s'écria-t-il à demi-voix. + +Mais il fut entendu par les spectateurs les plus rapprochés, qui, ne +respectant pas mon incognito nécessaire, crièrent à l'instant: _Vive +Lamartine!_ et, se pressant en tumulte autour de moi et du groupe +formé à l'instant par Cellarius et ses amis pour me protéger contre +l'enthousiasme populaire, firent retourner peu à peu de la place +encombrée la foule du côté opposé à la grande revue, et la +précipitèrent sur mes pas avec une pression et des clameurs d'amour +que m'avaient values en ce moment ma résistance toute fraîche aux +sommations armées et réitérées que m'avait adressées la démagogie à +l'Hôtel-de-Ville. + +Je sentis que j'étais étouffé de tendresse et de délire si je ne +parvenais pas à me glisser dans quelque rue étroite, dont +l'embouchure, resserrée par les maisons et presque invisible, rompît +la masse de mes poursuivants et me permît de leur échapper en +diminuant forcément leur nombre. + +«--Y a-t-il près d'ici une telle rue?» demandai-je à voix basse à +Cellarius. + +«--Oui, me dit-il, nous y touchons. + +«--Eh bien! hâtons-nous, lui dis-je, de nous y jeter, et que +quelques-uns de vos amis en disputent un moment l'entrée à la foule: +pendant ce temps-là, nous gagnerons plus facilement l'issue la plus +voisine de la place Royale, et, une fois arrivés là, protégés par la +galerie étroite et longue, j'atteindrai le numéro 6, au fond de la +voûte qu'habite Hugo, et j'irai lui demander asile contre cet assaut +de l'enthousiasme. La porte, il m'en souvient, est ferrée, épaisse et +forte comme la porte d'une citadelle: nous la refermerons sur moi, et +le peuple, resté dehors, respectera la maison du grand poëte.» + + +XIV. + +La manoeuvre que j'avais indiquée à Cellarius réussit, et nous nous +trouvâmes un moment isolés dans la petite rue de secours conduisant à +la place Royale; mais bientôt les fenêtres et les portes s'ouvrirent +au bruit du tumulte qui s'élevait à mon nom devant et derrière moi, et +la foule, quoique rétrécie par l'obstacle, déboucha avec nous sur la +place, aux mêmes cris d'amour et de délire répétés de proche en proche +par ceux qui avaient débouché des petites rues latérales. + +Je craignais que cette émotion, toute de reconnaissance et de bonne +intention au début, ne gagnât de rue en rue la ville, n'accumulât une +armée entière sur nos pas et ne rallumât dans la multitude l'apparence +des séditions que nous nous félicitions d'avoir apaisées. + +Les arcades étroites de gauche, sous lesquelles nous nous étions +engouffrés, avaient encore diminué et tronçonné la foule; nous y +marchions en groupe, à pas précipités, pour atteindre avant elle le +numéro 6. Déjà les premiers arrivés, qui me précédaient, y frappaient +à grands coups pour que la porte s'ouvrît à ma fuite; mais le +concierge, entendant ce tumulte et ces clameurs sans en connaître la +cause, et craignant un assaut de la maison de son maître, refusait +d'ouvrir: + +«--Ouvrez avec confiance, lui criai-je à demi-voix, ne craignez rien, +c'est un ami d'Hugo, c'est moi, c'est Lamartine!» + +Il entr'ouvrit enfin, juste assez pour me laisser entrer avec deux ou +trois personnes, puis referma, aidé de nos épaules contre la pression +croissante de la foule à laquelle nous venions d'échapper. Mais le +nombre, les cris, les coups contre le bois et le fer des battants +descellés des gonds, faisaient craindre un assaut qui ébranlerait les +murailles. + +«--N'y a-t-il point, dis-je au concierge, un moyen de sortir d'ici par +quelque cour de service ouvrant sur une ruelle de derrière, et qui me +permettrait d'atteindre inaperçu un quartier solitaire et vide? Quand +je serai sorti, vous ouvrirez sans danger au peuple, et le peuple, ne +me voyant plus, se retirera paisiblement sans aucune violence de +curiosité. + +«--Venez,» me dit le concierge. + +Et il me conduisit dans une petite cour d'écurie. Un tas de pierres, +me servant d'échelle, me permit d'enjamber un mur de clôture, d'où je +tombai dans une ruelle aussi silencieuse et aussi déserte qu'un +cloître de chartreux pendant que les religieux sont au service. + +Je la suivis quelque temps comme un oisif qui se promène, et je priai +un obligeant inconnu, qui avait franchi avec moi la muraille, d'aller +me chercher un cabriolet à la place la plus voisine où il pourrait en +rencontrer un. + + +XV. + +Pendant qu'il accomplissait ma commission, j'entrai dans une boutique +de fruitier obscure et presque souterraine; il n'y avait là que deux +vieilles femmes parfaitement tranquilles, accoudées sur leur +escabeau, autour d'une petite table, et qui mangeaient leur morceau de +pain et de fromage, en s'entretenant de la révolution que tout le +quartier était allé acclamer sur la place de la Bastille. + +«--Voulez-vous me permettre, leur dis-je, de me reposer un moment ici +pendant qu'on me cherche une voiture, et de me rafraîchir, en payant, +avec un peu de pain, de gruyère et un demi-doigt de vin? + +«--Volontiers,» me répondirent-elles sans soupçon. + +Et, pendant que je retrempais mes forces à leur table, tout en les +écoutant causer comme Périclès écoutait la marchande d'herbes +d'Athènes, le cabriolet longtemps cherché se fit enfin entendre. + +Je payai mon écot, je remerciai les deux bonnes femmes, et je montai à +côté du cocher. + +«--Conduisez-moi, lui dis-je, de manière à éviter la rencontre des +foules ou des colonnes de garde nationale qui sillonnent les grandes +rues de Paris en ce moment. Je suis pressé; vous me déposerez à la +hauteur de la rue des Capucines; il faut que je me rende au ministère +des affaires étrangères. + +«--Oui, mon bourgeois,» me dit-il; et il enfila des rues parallèles +aux boulevards et à la rivière, dont j'ignorais même le nom. + +Il tenait à la main une baguette de bois, cassée à l'extrémité, et +dont il caressait, sans corde ni mèche, la croupe de son cheval +harassé. + +«--Vous voyez bien ce fouet? me dit-il tout en causant, eh bien! je +l'ai cassé, le 23 au soir, en conduisant dans la brume M. Guizot qui +s'évadait du ministère des affaires étrangères, où je vous mène +maintenant; je ne vous demande pas de me le dire, mais, qui sait? vous +êtes peut-être Lamartine, aujourd'hui? Ainsi va le monde: les plus +beaux jours ont toujours un lendemain, et les choses roulent comme ma +roue, tantôt dans l'ornière, tantôt sur le trottoir. Eh! allez donc,» +ajouta-t-il en parlant à son cheval, et en faisant le geste de faire +claquer son fouet, qui ne claquait plus. + +Voilà comment, poussé par la foule enthousiaste à la porte et dans +l'escalier d'un pair de France destitué l'avant-veille par un décret +de ma propre main, j'allais en aveugle chercher sous ses auspices un +refuge contre l'enthousiasme populaire, et j'y échappais à l'ombre de +son nom et de son mur! + +N'était-ce pas un aruspice? un symbole? un augure? et ne pouvait-on +pas y voir le génie égaré d'une révolution qui allait à son insu en +chercher une autre? + +_Sibi lampada tradunt!_ Moquez-vous des poëtes, hommes de prose, mais +craignez-les: ils ont le mot des destinées, et, sans le savoir, ils le +prononcent! + + +XVI. + +Hugo, certes, était bien loin de songer alors à reprendre en +sous-oeuvre une révolution sociale, pendant que nous étions occupés, +au risque de notre popularité, de notre fortune et de notre vie, à en +restreindre et à en régulariser une autre. + +Il publia, quelques semaines après, une profession de foi +conservatrice, où le courage parlait la langue de la raison au +peuple. Ses fils travaillaient dans mon cabinet, aux Affaires +étrangères; j'étais fier du nom, et, en lisant dans les journaux ce +programme de la république de propriété, d'ordre et de vraie liberté +signé Hugo, je me félicitais qu'un si puissant esprit s'engageât dans +l'armée où je servais moi-même la cause des améliorations populaires +possibles, contre les démagogues de la rue, ces rêveurs de sang et de +guerre, et contre les utopistes, ces démagogues de l'idée. Une telle +éloquence était une grande force que Dieu nous prêtait pour imposer à +la multitude. + +On sait, ou on ne sait pas comment tout cela, si bon et si consolant +sous l'Assemblée constituante, c'est-à-dire sous la France +représentée, s'est brouillé sous l'Assemblée législative, +représentation des partis qui ne sont plus la France, mais le fantôme +de la France de 1793. + +Puis le coup d'État, trop appelé par la panique de la France, est +venu, puis la confusion des langues, puis les exils, puis les +amnisties, puis des pamphlets que nous déplorons, puis des poésies +vengeresses, dont nous n'admirons que la verve, diatribes du génie +qui stigmatisent des noms propres, que la colère peut écrire d'une +main, mais que l'autre main doit raturer: car, en politique, on peut +combattre, jamais insulter! + +Puis les MISÉRABLES, dont nous allons vous parler, critique excessive, +radicale et quelquefois injuste d'une société qui porte l'homme à haïr +ce qui le sauve, l'ordre social, et à délirer pour ce qui le perd: le +rêve antisocial de l'_idéal indéfini_! + + +XVII. + +Mais tout cela, bien que cela m'eût quelquefois contristé et attristé, +n'avait pas effleuré nos coeurs, ni altéré notre amitié; les +intentions étaient sauves, le prodigieux talent grandissait au lieu de +décroître, et des vers où l'amitié s'immortalise, vers généreux que je +retrouve aujourd'hui avec orgueil dans mon coeur, s'élevaient entre +Hugo et moi comme une muraille de diamant contre toute division +possible de nos coeurs, quels que fussent les dissentiments sociaux ou +politiques. + +Comment pourrais-je oublier jamais cette ode de 1825, à Lamartine, qui +éleva mon nom plus haut cent fois que la réalité, sur le souffle d'un +tourbillon d'amitié, vent d'équinoxe du printemps, qui prend une +feuille et qui la porte aussi haut qu'un astre? + +Ces vers, les voici: qu'on me permette d'ouvrir quelquefois mon écrin, +comme un roi fugitif et découronné, et d'y contempler le plus beau +joyau de ma couronne quand Hugo m'avait fait roi, maintenant que le +sort m'a fait mendiant, mendiant non pour moi, mais pour mes frères! + +Ces vers, lisez, encore une fois, les voici; j'oublie, en les +transcrivant, celui pour qui ils furent écrits, mais jamais celui qui +les écrivit: + + +ODE À M. A. DE LAMARTINE + +PAR M. VICTOR HUGO. + +I. + + Pourtant je m'étais dit: «Abritons mon navire; + Ne livrons plus ma voile au vent qui la déchire; + Cachons ce luth. Mes chants peut-être auraient vécu!.. + Soyons comme un soldat qui revient sans murmure + Suspendre à son chevet un vain reste d'armure, + Et s'endort, vainqueur ou vaincu!» + + Je ne demandais plus à la muse que j'aime + Qu'un seul chant pour ma mort, solennel et suprême! + Le poëte avec joie au tombeau doit s'offrir; + S'il ne souriait pas au moment où l'on pleure, + Chacun lui dirait: «Voici l'heure! + Pourquoi ne pas chanter, puisque tu vas mourir?» + + C'est que la mort n'est pas ce qu'une foule en pense! + C'est l'instant où notre âme obtient sa récompense, + Où le fils exilé rentre au sein paternel. + Quand nous penchons près d'elle une oreille inquiète, + La voix du trépassé, que nous croyons muette, + A commencé l'hymne éternel. + + +II. + + Plus tôt que je n'ai dû, je reviens dans la lice; + Mais tu le veux, ami! ta muse est ma complice; + Ton bras m'a réveillé; c'est toi qui m'as dit: «Va! + Dans la mêlée encor jetons ensemble un gage. + De plus en plus elle s'engage. + Marchons, et confessons le nom de Jéhova!» + + J'unis donc à tes chants quelques chants téméraires. + Prends ton luth immortel: nous combattrons en frères, + Pour les mêmes autels et les mêmes foyers. + Montés au même char, comme un couple homérique, + Nous tiendrons, pour lutter dans l'arène lyrique, + Toi la lance, moi les coursiers. + + Puis, pour faire une part à la faiblesse humaine, + Je ne sais quelle pente au combat me ramène. + J'ai besoin de revoir ce que j'ai combattu, + De jeter sur l'impie un dernier anathème, + De te dire, à toi, que je t'aime, + Et de chanter encore un hymne à la vertu! + + +III. + + Ah! nous ne sommes plus au temps où le poëte + Parlait au ciel en prêtre, à la terre en prophète! + Que Moïse, Isaïe, apparaisse en nos champs, + Les peuples qu'ils viendront juger, punir, absoudre, + Dans leurs yeux pleins d'éclairs méconnaîtront la foudre + Qui tonne en éclats dans leurs chants. + + Vainement ils iront s'écriant dans les villes: + «Plus de rébellions! plus de guerres civiles! + Aux autels du Veau d'or pourquoi danser toujours? + Dagon va s'écrouler; Baal va disparaître. + Le Seigneur a dit à son prêtre: + --Pour faire pénitence, ils n'ont que peu de jours!» + + «Rois, peuples, couvrez-vous d'un sac souillé de cendre: + Bientôt sur la nuée un juge doit descendre. + Vous dormez! que vos yeux daignent enfin s'ouvrir. + Tyr appartient aux flots, Gomorrhe à l'incendie: + Secouez le sommeil de votre âme engourdie, + Et réveillez-vous pour mourir! + + «Ah! malheur au puissant qui s'enivre en des fêtes, + Riant de l'opprimé qui pleure, et des prophètes! + Ainsi que Balthazar ignorant ses malheurs, + Il ne voit pas, aux murs de la salle bruyante, + Les mots qu'une main flamboyante + Trace en lettres de feu parmi les noeuds de fleurs! + + «Il sera rejeté comme ce noir génie + Effrayant par sa gloire et par son agonie, + Qui tomba jeune encor, dont ce siècle est rempli. + Pourtant Napoléon du monde était le faîte, + Ses pieds éperonnés des rois pliaient la tête, + Et leur tête gardait le pli. + + «Malheur donc!--Malheur même au mendiant qui frappe, + Hypocrite et jaloux, aux portes du satrape! + À l'esclave en ses fers! au maître en son château! + À qui, voyant marcher l'innocent aux supplices + Entre deux meurtriers complices, + N'étend point sous ses pas son plus riche manteau! + + «Malheur à qui dira: «Ma mère est adultère!» + À qui voile un coeur vil sous un langage austère! + À qui change en blasphème un serment effacé! + Au flatteur médisant, reptile à deux visages! + À qui s'annoncera sage entre tous les sages! + Oui, malheur à cet insensé! + + «Peuples, vous ignorez le Dieu qui vous fit naître; + Et pourtant vos regards le peuvent reconnaître + Dans vos biens, dans vos maux, à toute heure, en tout lieu! + Un Dieu compte vos jours, un Dieu règne en vos fêtes; + Lorsqu'un chef vous mène aux conquêtes, + Le bras qui vous entraîne est poussé par un Dieu! + + «À sa voix, en vos temps de folie et de crime, + Les révolutions ont ouvert leur abîme. + Les justes ont versé tout leur sang précieux; + Et les peuples, troupeau qui dormait sous le glaive, + Ont vu, comme Jacob, dans un étrange rêve, + Des anges remonter aux cieux. + + «Frémissez donc! Bientôt, annonçant sa venue, + Le clairon de l'archange entr'ouvrira la nue. + Jour d'éternels tourments! jour d'éternel bonheur! + Resplendissant d'éclairs, de rayons, d'auréoles, + Dieu vous montrera vos idoles, + Et vous demandera: «Qui donc est le Seigneur?» + + «La trompette, sept fois sonnant dans les nuées, + Poussera jusqu'à lui, pâles, exténuées, + Les races à grands flots se heurtant dans la nuit; + Jésus appellera sa mère virginale; + Et la porte céleste, et la porte infernale, + S'ouvriront ensemble avec bruit! + + «Dieu vous dénombrera d'une voix solennelle. + Les rois se courberont sous le vent de son aile; + Chacun lui portera son espoir, ses remords. + Sous les mers, sur les monts, au fond des catacombes, + À travers le marbre des tombes, + Son souffle remuera la poussière des morts! + + «Ô siècle, arrache-toi de tes pensers frivoles! + L'air va bientôt manquer dans l'espace où tu voles. + Mortels! gloire, plaisirs, biens, tout est vanité! + À quoi pensez-vous donc, vous qui dans vos demeures + Voulez voir en riant entrer toutes les heures!... + L'Éternité! l'Éternité!» + + +IV. + + Nos sages répondront: «Que nous veulent ces hommes? + Ils ne sont pas du monde et du temps dont nous sommes. + Ces poëtes sont-ils nés au sacré vallon? + Où donc est leur Olympe? où donc est leur Parnasse? + Quel est leur Dieu qui nous menace? + A-t-il le char de Mars? a-t-il l'arc d'Apollon? + + «S'ils veulent emboucher le clairon de Pindare, + N'ont-ils pas Hiéron, la fille de Tyndare, + Castor, Pollux, l'Élide et les jeux des vieux temps, + L'arène où l'encens roule en longs flots de fumée, + La roue aux rayons d'or de clous d'airain semée, + Et les quadriges éclatants? + + «Pourquoi nous effrayer de clartés symboliques? + Nous aimons qu'on nous charme en des chants bucoliques: + Qu'on y fasse lutter Ménalque et Palémon. + Pour dire l'avenir à notre âme débile, + On a l'écumante sibylle, + Que bat à coups pressés l'aile d'un noir démon. + + «Pourquoi dans nos plaisirs nous suivre comme une ombre? + Pourquoi nous dévoiler dans sa nudité sombre + L'affreux sépulcre, ouvert devant nos pas tremblants? + Anacréon, chargé du poids des ans moroses, + Pour songer à la mort se comparait aux roses + Qui mouraient sur ses cheveux blancs. + + «Virgile n'a jamais laissé fuir de sa lyre + Des vers qu'à Lycoris son Gallus ne pût lire. + Toujours l'hymne d'Horace au sein des ris est né; + Jamais il n'a versé de larmes immortelles: + La poussière des cascatelles + Seule a mouillé son luth de myrtes couronné!» + + +V. + + Voilà de quels dédains leurs âmes satisfaites + Accueilleraient, ami, Dieu même et ses prophètes! + Et puis tu les verrais, vainement irrité, + Continuer, joyeux, quelque festin folâtre, + Ou, pour dormir aux sons d'une lyre idolâtre, + Se tourner de l'autre côté. + + Mais qu'importe? Accomplis ta mission sacrée. + Chante, juge, bénis; ta bouche est inspirée! + Le Seigneur en passant t'a touché de sa main; + Et, pareil au rocher qu'avait frappé Moïse + Pour la foule au désert assise, + La poésie en flots s'échappe de ton sein. + + Moi, fussé-je vaincu, j'aimerai ta victoire. + Tu le sais, pour mon coeur, ami de toute gloire, + Les triomphes d'autrui ne sont pas un affront. + Poëte, j'eus toujours un chant pour les poëtes; + Et jamais le laurier qui pare d'autres têtes + Ne jeta d'ombre sur mon front! + + Souris même à l'envie amère et discordante; + Elle outrageait Homère, elle attaquait le Dante: + Sous l'arche triomphale elle insulte au guerrier. + Il faut bien que ton nom dans ses cris retentisse: + Le temps amène la justice: + Laisse tomber l'orage et grandir ton laurier! + + +VI. + + Telle est la majesté de tes concerts suprêmes, + Que tu sembles savoir comment les anges mêmes + Sur les harpes du ciel laissent errer leurs doigts: + On dirait que Dieu même, inspirant ton audace, + Parfois dans le désert t'apparaît face à face, + Et qu'il te parle avec la voix! + + +XVIII. + +On est homme public, mais on est homme avant tout. Comment répudier +jamais de pareils souvenirs? Ces souvenirs m'imposaient un devoir +quand Hugo m'envoya ses _Misérables_. Je me sentis, en les lisant, +tout à la fois ébloui et alarmé. Je sentis que la société, qui est mon +idole, recevait là un coup très-rude, pas mortel, car elle est de +Dieu, et rien de divin ne peut périr de main d'homme; mais une de ces +contusions sourdes, une de ces blessures profondes sur lesquelles il +faut verser beaucoup d'huile et de baume pour en éteindre le feu, et +en assainir la malignité. + +Je me sentis pressé d'écrire ce que je pensais de cette critique +éloquente, passionnée, radicale, prolétaire, de la société. Mais +l'idée d'écrire sur l'oeuvre d'un homme proscrit par lui-même sans +doute, mais enfin proscrit par les circonstances, comme ferait à +peine un ennemi, cette idée, sans convenance et sans mémoire, ne me +vint même pas; il y a des tentations qui ne surgissent que dans des +âmes infimes, dignes d'être tentées par ce qui est abject comme elles. + +J'écrivis à Hugo pour lui dire «que je l'avais lu, que j'étais tour à +tour ravi du talent, blessé du système; que la critique radicale de la +société, chose sacrée parce qu'elle est nécessaire, chose imparfaite +parce qu'elle est humaine, m'était antipathique; que, si j'écrivais +sur son livre, je respecterais avant tout l'homme, l'amitié, le +suprême talent, le génie, cette épopée du talent; mais qu'en +confessant mon admiration pour le talent, il me serait impossible de +ne pas combattre à armes cordiales le système; et qu'en combattant le +système, je froisserais peut-être involontairement l'homme et +l'oeuvre; que par conséquent j'attendrais sa réponse avant d'écrire +une ligne de l'admiration et de la réprobation qui bouillonnaient en +moi; et que, s'il craignait que la condamnation des idées du livre ne +blessât le moins du monde en lui l'homme et l'ami, je n'écrirais +rien, car, même pour défendre la société, il ne faut jamais, comme un +vil séide, enfoncer même une épingle au coeur d'un ami, et qu'il me +répondît donc, s'il le jugeait à propos; que, s'il ne me répondait +pas, j'interpréterais son silence, et je n'écrirais rien.» + +Il me répondit deux ou trois fois, en me remerciant et en m'octroyant, +comme un homme fort, pleine licence d'écrire ma pensée contre sa +pensée. + +«Si le _radical_ c'est l'_idéal_, oui, je suis radical, disait-il dans +les justifications éloquentes de ses intentions d'écrivain; oui, à +tous les points de vue, je comprends, je veux et j'appelle le mieux; +le mieux, quoique dénoncé par un proverbe, n'est pas l'ennemi du bien, +car cela reviendrait à dire: Le mieux est l'ami du mal.... + +«Oui, une société qui admet la misère... oui, une humanité qui admet +la guerre, me semblent une société, une humanité inférieures, et c'est +vers la société d'en haut, vers l'humanité d'en haut que je tends, +société sans rois, humanité sans frontières... + +«Je veux universaliser la propriété, ce qui est le contraire de +l'abolir, en supprimant le parasitisme, c'est-à-dire arriver à ce but: +tout homme propriétaire et aucun homme maître. Voilà pour moi la +véritable économie sociale, et, parce que le but est éloigné, est-ce +une raison pour n'y pas marcher?... + +«Oui, autant qu'il est permis à l'homme de vouloir, je veux détruire +la fatalité humaine; je condamne l'esclavage, je chasse la misère, +j'enseigne l'ignorance, je traite la maladie, j'éclaire la nuit, je +hais la haine... Voilà ce que je suis, et voilà pourquoi j'ai écrit +les MISÉRABLES. + +«Dans ma pensée, les _Misérables_ ne sont autre chose qu'un livre +ayant la fraternité pour base, et le progrès pour cime. + +«Maintenant, prenez ce livre et pesez-le. Les conversations +littéraires entre lettrés sont ridicules; mais le débat politique et +social entre pairs, c'est-à-dire entre philosophes, est grave et +fécond. + +«Vous voulez évidemment, en grande partie du moins, ce que je veux. +Seulement, peut-être souhaitez-vous la pente encore plus adoucie; +quant à moi, les violences et les représailles sévèrement écartées, +j'avoue que, voyant tant de souffrances, j'opterais pour le plus court +chemin! + + «Cher Lamartine, + +«Il y a longtemps, en 1820, mon premier bégayement de poëte adolescent +fut un cri d'enthousiasme devant votre éblouissant soleil se levant +sur le monde. Cette page est dans mes oeuvres et je l'aime; elle est +là avec beaucoup d'autres qui vous glorifient. Aujourd'hui, vous +pensez que l'heure est venue de parler de moi, j'en suis fier; _nous +nous aimons depuis quarante ans et nous ne sommes pas morts_. Vous ne +voudrez gâter ni ce passé ni cet avenir, j'en suis sûr; faites donc de +mon livre ce que vous voudrez: il ne peut sortir de vos mains que de +la lumière! + + «Votre vieil ami, + + «Victor HUGO.» + +Cette belle lettre, aussi cordiale que confiante en soi-même et dans +mon amitié, étant reçue, j'écrivis, sans crainte de blesser l'homme en +combattant le système, ce qui suit, mais sans crainte aussi de +démontrer ce que je crois la vérité sociale suprême à tous les hommes +et même à tous les génies. Je pris la forme qui me parut la plus +naturelle et la plus instructive, celle du dialogue entre un vrai +_misérable_ de ma connaissance et moi. Je dis un vrai _misérable_, +parce que le titre du livre de Victor Hugo est faux, que ses +personnages ne sont pas les _misérables_, mais les _coupables_ et les +_paresseux_, car presque personne n'y est innocent, et personne n'y +travaille, dans cette société de voleurs, de débauchés, de fainéants, +de filles de joie et de vagabonds; c'est le poëme des vices trop punis +peut-être, et des châtiments les mieux mérités. + +C'est là ce qui a frappé au premier coup d'oeil tous les lecteurs. + +Jean Valjean est un voleur bien intentionné d'abord, puis un +_récidiviste_ bien conditionné, et bien près d'être un assassin, quand +il répond à l'hospitalité confiante de l'évêque, son hôte, son sauveur +et son bienfaiteur, par le vol domestique et par la forte tentation +de l'égorger pendant son sommeil, et quand il met le pied sur la pièce +de quarante sous du pauvre enfant son guide, en fermant le poing pour +l'assommer. + +Les Thénardier sont des vampires humains suçant le sang des morts et +des blessés sur le champ de bataille, volant un enfant à la pauvre +mère Fantine, volant leurs propres hôtes, volant ou cherchant à voler +les trésors qu'ils n'ont pas enterrés, cherchant à voler Marius par le +chantage de la dénonciation, et s'en allant avec le prix de leurs +crimes voler en Amérique, parce que le terrain du vol leur manque en +Europe. + +Les étudiants volent l'honneur des grisettes; les grisettes, le temps +et l'argent des étudiants, et les économies de leurs mères. + +Les mêmes étudiants, ivrognes précoces ou libertins blasés, devenus +émeutiers par désoeuvrement, puis républicains par fantaisie, volent +la vie et le sang de leurs concitoyens dans une barricade servie par +des gamins de Paris et par des filles des rues, et se font tuer +eux-mêmes avec autant d'héroïsme que d'indifférence. Vertueux +meurtriers, vertueux suicides autour d'une table de cabaret! Si l'on +demandait à l'innocent Marius lui-même: «Pourquoi êtes-vous là?» il +serait bien embarrassé de répondre, «Par ennui,» répondrait-il +peut-être, mais à coup sûr pas par opinion. + +Dans tout cela, je vois bien l'écume ou la lie d'une société qui +fermente, mais de vrais misérables sans cause, je n'en vois point, +excepté les pauvres filles et les petits enfants de Thénardier +couchés, par la charité d'un jeune bandit des rues, dans la voûte de +l'éléphant de la Bastille. + + +XIX. + +Ce livre d'accusation contre la société s'intitulerait plus justement +l'_Épopée de la canaille_; or la société n'est pas faite pour la +canaille, mais contre elle. Prendre les ordres de Valjean contre le +vol, de Thénardier contre le maraudage, des étudiants contre la +débauche, des gamins héroïques de Paris et des jeunes émeutiers de la +barricade sur l'organisation savante du travail et de la société +parfaite, contre le luxe des riches et contre la misère du chômage du +peuple, est une homéopathie par le vice, l'ignorance et le sang, qui +nous laisse quelque doute sur la guérison du corps social. Or, de +bonne foi, nous ne voyons guère d'autre conclusion à tirer de ce beau +livre des songes où tout est coupable, excepté le coupable lui-même, +et où la société est responsable de tout le mal qu'on fait ou qu'on +subit contre ses prescriptions ou contre ses institutions. + +Voici l'histoire de mon misérable à moi. Il existe encore, et on la +lira bientôt. + + +XX. + +Un jeune paysan est élevé, dans un hameau isolé des hautes montagnes, +par un père vertueux et par une tante pieuse, avec une cousine du même +âge, fille de sa tante. Les deux enfants grandissent en s'aimant, sans +savoir ce que c'est que l'amour. La fille garde le troupeau, aidée du +chien de la maison. Elle est d'une beauté virginale qui excite +l'admiration de la contrée. Le garde des forêts la voit et il en est +épris; il la demande en mariage. On la lui refuse; il fait susciter, +par un avoué complaisant de la ville voisine, un mauvais procès de +dépossession aux pauvres gens, possesseurs de la chaumière, de +quelques champs limitrophes et de quelques châtaigniers dont ils +vivent. La maison presque seule leur reste; ils y souffrent les +extrémités de la misère. + +Un jour, la jeune fille laisse par inadvertance ses chèvres et ses +chevreaux s'échapper pour aller marauder un brin d'herbe dans la +partie du domaine qu'ils avaient l'habitude de paître. La bergère s'en +aperçoit trop tard, lance le chien après les chevreaux pour les +ramener dans ses limites; les gardes, aux ordres de leur chef, se +découvrent, tirent sur le troupeau, tuent les chevreaux, cassent une +jambe au petit chien, atteignent de grains de plomb égarés les +vêtements et le cou de la jeune fille. Elle se sauve et se réfugie +tout en sang dans la maison. + +Le jeune homme, qui travaillait tout près de là, croit qu'on +assassine sa cousine; il saisit une carabine au râtelier de la +cheminée, court au bruit, voit les meurtriers, fait feu et tue +involontairement le chef des gardes entouré de sa bande. On s'empare +de lui, on le traîne à la ville comme meurtrier d'un fonctionnaire +public dans l'exercice de ses fonctions. On le juge, on le condamne à +mort; il marche au supplice des assassins, etc., etc. + +Qu'on se peigne ces quatre misères: l'amante dont on va faire mourir +le sauveur dans l'ignominie; la tante qui va perdre sa fille unique; +le père qui va voir tuer son fils et son gagne-pain par la mort du +coupable involontaire; le fils, enfin, couché sur la paille de son +cachot, qui pense à sa cousine expirant de douleur, à sa tante, à son +père expirant de misère, de faim et de honte dans leur masure +réprouvée des honnêtes gens, à sa propre mort, à lui, et à sa propre +mémoire entachée d'un meurtre innocent. + +Un hasard l'arrache au bourreau; sa peine est commuée en un bagne +éternel. + +Voilà le misérable! + +Voilà l'injustice de la société; voilà une de ces mille et mille +péripéties inhérentes à la vie humaine, où les membres vertueux, +laborieux, pieux de la famille, sont en même temps les plus vertueux +et les plus torturés de la société innocente. Aussi là tout le monde +est malheureux, et personne n'est coupable; la société elle-même n'est +qu'aveugle, et le juge, en rendant un arrêt consciencieux, ne fait +qu'un acte de justice et de protection envers elle. Voilà une épopée +digne du génie de Victor Hugo. Valjean n'est qu'une erreur du poëte. + +Premièrement, le poëte calomnie involontairement la justice humaine de +nos jours, en supposant qu'un jury, qu'on n'accuse pas, à coup sûr, +d'excès de sévérité, condamne aux galères pour un morceau de pain, +emprunté plutôt que volé, pour deux enfants qui n'ont plus de lait +dans la mamelle de leur mère! + +Secondement, ce même Valjean devient parfaitement digne des galères +par le vol, dépourvu de toutes circonstances atténuantes, de +l'argenterie de l'évêque, et parfaitement caractérisé d'une vraie +perversité aggravante, par l'hésitation entre assassiner ou épargner +son sauveur, et parfaitement surchargé d'une criminalité odieuse par +le vol de la pièce de quarante sous, à main armée, du pauvre enfant +sans force et sans armes! + +Le souvenir de toutes ces férocités de caractère poursuit le lecteur à +travers le livre; malgré tous les actes de vertu gratuits et toutes +les philanthropies transcendantes de ce galérien philanthrope, on ne +voit pas comment tant de raison est survenue dans cet ignorant, tant +de délicatesse dans cette brute, tant de notions raffinées de +perfection dans ce forçat qui commence par le larcin, qui marche vers +le vol, qui se laisse tenter par l'assassinat, et qui finit par +accuser tout le monde! + +Cela nuit terriblement et radicalement à l'intérêt pour cet honnête +raisonneur, mais auquel, si ce n'était pas le prodigieux talent de son +biographe, personne de sensé ne serait tenté de s'intéresser, que +comme on s'intéresse à un monstre d'inconséquence!--C'est un +chef-d'oeuvre, oui; mais c'est un chef-d'oeuvre d'impossibilité! + + LAMARTINE. + + + + +LXXXIVe ENTRETIEN. + +CONSIDÉRATIONS SUR UN CHEF--D'OEUVRE, + +OU + +LE DANGER DU GÉNIE. + +LES MISÉRABLES, PAR VICTOR HUGO. + +DEUXIÈME PARTIE. + + +I. + +Pour bien élucider mon sujet, et pour faire constater le livre par ses +pairs, comme on dit quelquefois, je résolus d'opposer forçat à forçat; +je prêtai mon exemplaire à un forçat condamné à mort, et, quand il +l'eut bien lu, bien ruminé, bien absorbé dans le solitaire +confinement où il est encore, j'allai le trouver un jour de loisir, et +je lui demandai de m'analyser en liberté ce qu'il avait éprouvé en +lisant les _Misérables_. Mais, comme ces hommes simples sont aussi les +plus impressionnables et les plus séductibles de tous les hommes, et +en même temps les plus incapables d'analyser en masse un ouvrage de +dix volumes, accumulés d'une main de géant pour mêler le vrai et le +faux, le raisonnement et le sentiment dans un mouvement d'art +inextricable, je lui proposai d'en causer à loisir, et de me permettre +de l'interroger en notant ses réponses. Il se sentit soulagé de la +confusion de ses idées et de l'incertitude de ses jugements par ce +mode de dialogue; et, bien qu'il soit resté sensible, et qu'il soit +devenu homme d'esprit par la longueur de ses détentions, et par ses +pensées retournées en dedans à force de rêveries, il fut heureux de +n'avoir pas à faire lui-même le triage formidable de sensations et de +raisonnements dont il avait eu peur à ma première proposition, et il +me dit: «Parlez, Monsieur; je ne saurais pas parler, mais je saurai +peut-être répondre.» + +«--Eh bien! parlons,» lui dis-je, et un dialogue de huit matinées +commença entre nous. Le voici, à peu de chose près, littéral: + +MOI. + +Eh bien! mon cher Baptistin, vous avez donc lu les _Misérables_? +Quelle impression ce livre vous a-t-il faite? + +LE FORÇAT. + +Ma foi! Monsieur, la tête m'en a tourné. J'ai été comme ébloui; j'ai +cru sentir la voûte du ciel s'écrouler sur moi, le plancher manquer +sous mes pieds, le soleil et la nuit se confondre et entrer pêle-mêle, +comme sous un coup de marteau, dans ma tête; je n'ai pas eu le temps +de respirer, j'étais essoufflé, ou plutôt il m'a semblé que j'étais +poussé par une main puissante à travers des espaces incommensurables, +tantôt répugnants, tantôt délicieux, tantôt par force, tantôt par +plaisir; ici affreuse stérilité, là fécondité prodigieuse, hurlements +affreux d'un côté, musique caressante de l'autre; allant où je ne +voulais pas aller, m'arrêtant où je ne voulais pas m'arrêter, mais +allant toujours, comme si la poigne du Juif errant m'eût déraciné de +terre pour me contraindre à le suivre jusqu'en enfer; en un mot, +Monsieur, ce livre m'a souvent révolté, toujours entraîné, et je suis +arrivé au bout en maudissant la route; mais, comme la roue précipitée +sur une pente d'abîmes où il lui est impossible de s'arrêter, j'étais +moulu quand j'ai été au fond. + +MOI. + +C'est là l'effet du talent de l'écrivain, mon ami. On se livre à lui +malgré soi; il s'empare de vous; on ne croit que la moitié de ce qu'il +dit, l'autre moitié vous fait peur ou horreur; on voudrait raisonner +contre lui, on n'en a pas le temps, on va, on va, on va; c'est ce +qu'on appelle la verve, la couleur, le feu du génie, le délire de la +langue, la folie du mouvement. On se dit: «Allons toujours, je +réfléchirai après.» Les peuples à grande imagination sont tous +habitués à cet effet du grand style sur leur esprit. + +C'est ainsi que les Grecs furent enivrés jadis par les rêveries d'un +sublime rêveur appelé Platon, qui, dans un livre appelé sa +_République_, leur écrivit des absurdités contre nature qu'un enfant +réfuterait, mais qui font les délices du monde depuis plus de deux +mille ans. + +C'est ainsi qu'en Angleterre Thomas Morus écrivit un autre livre +appelé _Utopie_, où l'homme était reconstruit, non pas sur la nature +humaine, mais sur la fantasmagorie d'un être idéal. + +C'est ainsi que Fénelon écrivit dans _Télémaque_ son utopie de la +législation de Salente, pour s'être trop grisé de platonisme et aussi +de christianisme radical. + +C'est ainsi que J.-J. Rousseau, presque de nos jours, écrivit de verve +trois livres d'un style entraînant qui vous empêche de réfléchir: un +livre chimérique sur l'éducation, appelé _Émile_; un livre immoral et +raisonneur sur l'amour, appelé _Héloïse_; enfin un livre de fanatique, +sur la législation des empires, appelé le _Contrat social_, livre où +toutes les lois sont faites à l'inverse de l'homme, un livre qui +exalte la liberté et finit par la plus atroce des tyrannies. + +C'est ainsi qu'un autre homme du même talent, de la même honnêteté +délicate que ces quatre ou cinq prophètes des peuples, a vu les +misères de son siècle et de tous les siècles, a été touché du généreux +désir de les pallier, a pris la plume et a écrit les _Misérables_, +livre plus puissant et aussi inconséquent que les livres de ses +devanciers sur la route des songes; livre populaire, qui fera beaucoup +de mal au peuple, en le dégoûtant d'être peuple, c'est-à-dire homme et +non pas Dieu! + +Mais enfin, poursuivis-je, que pensez-vous de son héros, Jean Valjean, +le forçat philanthrope? + +LE FORÇAT. + +À présent que je suis de sang-froid, Monsieur, me répondit Baptistin, +le forçat de l'amour, que sa cousine attendait à la geôle de sa maison +de détention pour le récompenser de tant de malheur souffert pour +elle, et qui achevait entre l'espérance et l'amour ses dernières +semaines de captivité; à présent que je suis de sang-froid, il me +semble que le héros de M. Victor Hugo est bien mal choisi ou bien mal +imaginé pour en faire l'objet d'un intérêt si tendre, et le modèle de +si patientes vertus à l'oeil de ses lecteurs. + +MOI. + +Et pourquoi le pensez-vous? + +LE FORÇAT. + +Parce que ce Valjean est au fond un très-vilain homme, un homme si +pervers, si incorrigible, que moi, qui ai fréquenté les bagnes, j'en +ai vu bien peu d'aussi foncièrement scélérats, d'aussi dénaturés, soit +par leur dépravation naturelle, soit par le défaut de bonne éducation +dans leur famille, soit par la passion innée et organique du vol et du +meurtre, passion qu'on dit héréditaire dans certaines races d'hommes, +comme chez le renard, le loup ou le tigre. + +C'est peut-être un préjugé, Monsieur, je n'ose pas le décider, mais il +n'en est pas moins vrai que, même parmi nous, les plus pauvres, les +plus ignorantes des familles du peuple, soit à la ville, soit à la +campagne, un instinct, absurde peut-être, mais invincible, nous +inspire partout et toujours une répugnance naturelle pour certaines +familles entachées de crimes fameux dans quelques-uns de leurs +membres, et capables, nous le supposons du moins, de retrouver cette +capacité du crime de génération en génération; nous nous en éloignons +tant que nous pouvons, nous disons que cette race est mal famée, nous +ne leur donnons pas nos filles, nous ne permettons pas à nos garçons +de chercher des femmes parmi eux. + +Encore une fois, c'est peut-être un tort, mais c'est un tort tellement +irréfléchi, tellement naturel, que personne n'y échappe, et que cela +ressemble terriblement à une révélation du ciel. Faut-il tout vous +dire? je doute fort que M. Victor Hugo, qui a, dit-on, une charmante +épouse, des fils de talent, des filles de vertu dans sa famille, +voulût accorder leur main aux fils ou aux filles de son héros Jean +Valjean, si Jean Valjean, malgré son trésor dont le premier centime +était l'argenterie de son évêque ou la pièce de quarante sous du +pauvre enfant qui lui avait servi de guide, était de condition égale à +la condition d'un honnête homme de génie. + +MOI. + +Je crois que vous avez raison, mon cher Baptistin, et que l'instinct, +cette raison occulte, composée de mille raisons non raisonnées, +raisonne mille fois mieux que le préjugé, contre lequel tout le génie +de M. Hugo ne gagnera pas un pouce de terrain. + +Amenez-lui un frère de Lacenaire, converti en un Jean Valjean +philanthrope, et vous verrez s'il lui donnera sa fille, et s'il jouera +ses' enfants et le renom si pur de sa famille à ce _croix ou pile_ du +réformateur! + +LE FORÇAT. + +Comment? si j'ai raison, Monsieur? Mais examinez donc, selon moi, la +profondeur d'atrocité, et d'atrocité mêlée d'ingratitude et +d'injustice, de ce brave homme auquel M. Hugo veut nous intéresser! + +Voilà une espèce de brute, comme nous dit l'écrivain dans le +commencement de son histoire, qui a une bonne pensée dans sa vie: +celle de trouver à tout risque un morceau de pain pour sa belle-soeur +et ses sept petits enfants. + +Il fallait que la Brie et le village de Faverolles, où il travaillait +à quinze sous par jour pour nourrir neuf personnes, fussent bien +dépourvus de toute humanité, pour qu'en frappant dans cette extrémité +à la première porte venue où il y avait du pain noir ou blanc dans la +huche, riche ou pauvre, même mendiant, ne lui prêtât pas un peu de son +superflu ou de son nécessaire pour sauver la vie d'un soir à ces +pauvres petits affamés. + +Jamais la charité en nature ne fut plus prodigue de ses secours que +dans les pauvres chaumières exposées tour à tour à ces dénûments; +l'aumône est née partout de la misère: aujourd'hui à toi, demain à +moi. + +J'ai été paysan, Monsieur, et je n'ai jamais vu dans nos montagnes le +pain, le maïs, la rave, le lait de la chèvre ou de la vache manquer à +l'innocence des enfants ou à la pénurie des vieillards, à quelque +porte que Dieu vînt y frapper par la main de ces privilégiés de sa +Providence. + +Qu'est-ce donc qu'on dit aux pauvres quand on leur dit: _Frappez et on +vous ouvrira?_ N'y a-t-il pas une Providence derrière la porte? + +MOI. + +C'est vrai, mon ami! J'habite depuis soixante-dix ans les plus pauvres +montagnes de France. J'ai vu des années où le blé était rare et cher, +et où les châtaignes mêmes manquaient; mais je dois déclarer en toute +vérité que je n'ai jamais vu une famille indigente souffrir de froid +et de faim pendant qu'il y avait une étable pour la réchauffer chez +le voisin, des galettes sur la nappe écrue de la table, du lait dans +l'écuelle des autres enfants! + +Pour les villes et pour les palais des riches, je ne dis pas non: ils +sont trop haut pour sentir ces misères, ils n'y croient pas. Ils n'ont +pas les moyens de savoir si c'est le vagabondage qui veut les +exploiter, ils craignent d'être trompés; ils font l'aumône autrement, +à grandes proportions, souvent par des mains indirectes. On peut +mourir de faim à la porte des palais, jamais à la porte des +chaumières. + +Or le village de Faverolles n'était qu'un groupe de pauvres gens; +Valjean n'avait qu'à arrêter dans le sentier un camarade, un voisin, +un homme aussi pauvre que lui, et lui dire: «On risque de mourir de +faim cette nuit chez la veuve aux sept enfants,» et le pain serait +venu avec les larmes: voilà le peuple! + +D'ailleurs, en admettant qu'un jury, sauvage appréciateur des +circonstances, de l'urgence, de la pitié du misérable, l'eût condamné +à cinq ans de travaux forcés pour cette bonne action d'un oncle devenu +un moment fou de miséricorde pour sa famille, quand la loi de 1795 ne +le condamnait qu'à un an de prison; quand on l'aurait ensuite condamné +à mort pour le vol d'une pièce de quarante sous à un enfant qui +n'avait de témoin que ses larmes; quand toutes ces pénalités +romanesques seraient aussi vraies qu'elles sont heureusement fausses, +y avait-il là quelque chose qui fût de nature à changer en bête féroce +un pauvre homme injustement condamné, et à en faire un assassin +d'occasion du seul homme de Dieu qu'il eût rencontré à son premier pas +sur sa route, l'évêque de Digne? + +LE FORÇAT. + +Oh! certainement non, Monsieur. Voyez donc le brigand! Il se sauve du +bagne pour la cinq ou sixième fois, au risque de tuer et en tuant +peut-être ces malheureux soldats, gendarmes, gardes-chiourmes, +très-innocents à son égard, et chargés par la société de lui répondre +des hommes criminels ou dangereux qu'ils surveillent innocemment par +devoir. + +Sa mauvaise mine et son air de loup parqué lui font fermer toutes les +portes: c'est naturel; à qui s'en prendrait-il? + +C'est le droit et l'instinct de tout le monde de suspecter les hommes +suspects et de ne pas se lier avec les vagabonds de mauvaise renommée; +c'est triste, mais c'est fatal. C'est la force des choses, on ne peut +en accuser que la prudence humaine. + +J'ai été bien autrement victime moi-même d'une prévention et d'une +erreur des hommes, quand, ayant eu le malheur d'atteindre le chef des +gardes de notre forêt en croyant défendre ma cousine, mon oncle et ma +tante audacieusement attaqués à coups de fusil, j'ai été jugé digne de +mort et miraculeusement sauvé de la guillotine: eh bien! cela m'a +inspiré une douleur mortelle, une honte imméritée, une résignation +religieuse, mais cela ne m'a donné aucune haine injuste et brutale +contre les hommes. J'ai dit: «Ils sont hommes, ils se trompent, ils ne +voient pas la vérité; s'ils la voyaient, ils se garderaient bien de +m'exécuter.» Voilà tout! + +Mais voilà un homme qui a commis une faute plutôt qu'un crime, à bonne +intention, et qui devrait être fier de son innocence foncière et des +cinq ans de peine infligés à sa bonne action; le voilà qui, après +s'être nourri dix-neuf ans de son venin, s'échappe de ses fers et +rentre dans le monde de la liberté. Il est recueilli par ce bon saint +évêque, qui ne lui fait pas l'aumône du soir seulement, mais l'aumône +de son honneur, l'aumône de sa dignité d'homme, qui l'appelle: «mon +frère,» qui le fait asseoir à sa table, pour le réhabiliter par cette +égalité chrétienne de l'innocence constante avec l'innocence +reconquise du repentir justifié, qui lui montre la confiance absolue +du juste dans le repentant, qui le croit incapable même d'une mauvaise +pensée, qui lui prépare son lit dans son antichambre, qui y laisse +l'argenterie, son seul trésor, qui ne ferme pas même le loquet, et qui +s'endort sans peur à côté du crime mal assoupi dans ce coeur inconnu! + +Eh bien! ce vagabond n'est ni ému, ni réconcilié avec lui-même et avec +les hommes, par un tel miracle de bienfaisance et de vertu +surhumaines: il se réveille avant l'aube, avec la première pensée de +profiter de cette incrédulité au mal de son sauveur, pour lui voler le +trésor des pauvres, son argenterie. Ce n'est rien, bien que ce soit +aussi vil que contre nature; il ôte ses souliers pour n'être pas +entendu, il s'arme d'un levier de fer bien aiguisé qu'il tire de son +sac, pouvant servir au triple usage, dit l'auteur, de forcer la porte +de l'armoire où l'on a eu l'imprudence héroïque de serrer sous ses +yeux l'argenterie, de percer le sein ou d'assommer le crâne de +l'évêque. Il vole résolument son hôte; il s'avance à pas de loup vers +son lit, bien résolu de tuer le dormeur s'il ouvre les yeux au bruit; +il épie le réveil, il médite la mort, il regarde. + +«Nul ne peut dire ce qui se passait en lui, pas même lui, dit M. Hugo; +pour essayer de s'en rendre compte, il faut rêver ce qu'il y a de plus +violent en présence de ce qu'il y a de plus doux... Mais quelle était +sa pensée, il eût été impossible de le deviner... La seule chose qui +se dégageât clairement de son attitude et de sa physionomie, c'était +une étrange _indécision_: il semblait près de briser ce crâne ou de +baiser cette main; sa casquette dans la main gauche, sa massue dans la +main droite, ses cheveux hérissés sur sa tête farouche...» + +Heureusement l'évêque dormait; le forçat Valjean emporte résolument +le panier d'argenterie, et se sauve en escaladant la fenêtre avec un +trésor de plus et un crime (mais un crime inutile) de moins. + +Et voilà le misérable avec lequel l'auteur veut qu'on sympathise +pendant dix longs volumes! Ah! c'est impossible! À force d'éloquence, +il est vrai, l'auteur y parvient, quand il parvient à faire oublier +cette horrible révélation d'une infernale nature; mais il ne peut y +parvenir dans ceux qui se souviennent en lisant de ces antécédents de +tigre; il veut vainement faire détester la société en la calomniant, +il ne réussit véritablement en ceci qu'à calomnier le crime! + +Jean Valjean peut gagner tous les millions qu'il voudra dans ses +manufactures, il peut protéger les filles, doter les enfants, etc.; +maire de sa bourgade, il peut se relever à la sublimité vertueuse du +repentir, se vouer lui-même à l'infamie pour écarter le soupçon de la +tête d'un coupable: il ne sera jamais que le scélérat mille fois +relaps, debout dans la nuit, sa massue à la main sur la tête de son +bienfaiteur, _indécis_, comme dit l'écrivain, prêt à frapper s'il +s'éveille, et finissant par ne pas frapper parce qu'un cadavre +l'accuserait plus que l'hôte endormi! + +Oh! non, Monsieur, je ne pardonnerai jamais cela à ce Valjean: cela +dépasse l'homme, cela dépasse le tigre, car le tigre qui ouvre ses +griffes sur l'homme ne sait pas que cet homme lui voulait du bien: il +l'étrangle comme ennemi, mais non comme bienfaiteur! Je lis malgré +cela, parce que le tableau est admirablement peint, mais je lis avec +un remords: c'est de m'intéresser quelquefois à pire qu'un tigre. + +Certes, la société avait eu tort de condamner Valjean aux galères: il +était innocent du pain volé à Faverolles. Mais peut-on dire que la +société fut mal inspirée en enfermant à vie le _misérable_, dans le +sens criminel du mot, oui, le misérable qui, en récompense d'un jour +de pardon, d'un dîner d'ami, d'une nuit de confiance, passe une heure +ou une minute dans l'honorable indécision de cet assommeur? + +MOI. + +J'ai senti tout ce que vous sentez, mon cher Baptistin, et c'est là, +selon moi, le vice fondamental de cette étrange, morbide, sublime +composition. Intéresser au crime quand le crime n'est que passion, +c'est le chef-d'oeuvre du paradoxe; mais intéresser au crime quand le +crime est atroce, comme l'assassinat du Christ par le Samaritain, +c'est le crime du talent. Passons. + +Et que dites-vous de ce brave évêque? + +LE FORÇAT. + +Ah! que c'est bien commencer son livre, Monsieur, que de le commencer +par ce qu'il y a de plus doux, de plus saint dans l'espèce humaine: la +religion! Je vous avoue que cette promenade pas à pas dans l'âme de +l'évêque de Provence, quoique un peu longue, m'a fait beaucoup de bien +au commencement, et que je ne l'ai pas trouvé aussi niais que l'on +dit, parce qu'il est vraiment bon pour nous autres pauvres gens. Il +m'a rappelé ce vieux frère quêteur du couvent de la montagne, auquel +je dois le miracle de charité qui m'a sauvé et le bonheur de retrouver +mon père, ma tante et ma cousine. + +Qu'on dise des bons prêtres ce qu'on voudra: ils sont de la famille +de ceux qui n'ont plus de famille; ne faut-il pas que les misérables +aient quelques parents sur la terre et un bout de patrimoine là-haut? + +Quant à la fin du chapitre, à l'endroit où l'évêque se laisse débiter +un tas de choses inintelligibles par ce vieux terroriste qui va +mourir, et qui déclame encore sur son lit de mort des énigmes +au-dessus de ma portée en l'honneur de la guillotine, et qui font +apostasier d'admiration le saint évêque, jusqu'au point de tomber à +genoux et de demander sa bénédiction à cet entêté d'impénitent: +franchement, vous devez comprendre cela, vous, Monsieur, c'est votre +affaire; mais, moi, je n'y ai rien compris du tout. Vous me ferez +plaisir de me l'expliquer. + +MOI. + +Cette peinture évangélique de l'âme de l'évêque, âme chrétienne parce +qu'elle est populaire, et populaire parce qu'elle est chrétienne, mon +ami, est ce qu'on appelle un tableau de genre suspendu dans un +vestibule pour prédisposer, par une bonne impression, les yeux, +l'esprit, le coeur des lecteurs aux sentiments religieux et doux, qui +sont l'édification de ce triste monde. L'auteur a senti que les +religions bien entendues sont, comme étant à la fois divines dans leur +objet, humaines dans leurs ministres, pleines de controverses, d +incrédulités et de crédulités populaires dans leurs dogmes, mais qu'en +masse les religions sont des vases célestes transmis de générations en +générations aux peuples, et dans lesquels les philosophes de tous les +âges ont versé tour à tour, en les clarifiant, la plus pure morale, +les plus saintes règles de vie, les plus admirables pratiques de +charité et de fraternité qui aient honoré les siècles; en sorte que, +sans disputer sur leur nature révélée par la raison, lumière de Dieu, +ou par Dieu lui-même, quand une religion se brise, toute la morale se +répand, et le peuple risque de mourir de soif. + +Il faut donc que les hommes bien intentionnés, comme l'auteur de ce +livre, touchent avec une extrême prudence et un extrême respect à ces +vases divins qui contiennent l'âme du peuple, même quand ils aspirent +évidemment, comme lui, à verser le plus de raison possible dans les +institutions religieuses et dans ces saintes croyances des nations. + +Pour cela, il faut leur faire respecter, aimer et admirer ses +ministres, comme l'évêque de Digne, en faisant de sa vie un tableau +d'abnégation et de sainteté pratique qui ravisse les pauvres, les +vieillards, les petits enfants, toute la partie souffrante de +l'humanité dont Dieu est le seul héritage. C'est ce que M. Hugo a +parfaitement compris, admirablement exécuté dans le portrait de son +évêque M. Myriel, et, convenons-en, il l'a fait avec une généreuse +intrépidité dans un moment où la littérature, disons le mot, une +littérature médiocre, scolastique, sans feu, sans ailes, sans +imagination, se retourne niaisement vers l'athéisme, cette bêtise sans +fond, et croit avoir inventé quelque chose en inventant le néant! + +Oui, toute la biographie quelquefois un peu puérile, un peu niaise +même, de l'évêque Myriel, de sa soeur, de sa dame de compagnie, la +description de sa pauvreté volontaire, de son dévouement à Dieu et aux +pauvres, ces privilégiés de la miséricorde, de son hôpital, de ses +meubles, de son jardinet, de sa messe sur l'autel de bois, de ses +visites pastorales parmi les pasteurs des Hautes-Alpes, tout cela a un +charme, une vérité un peu exagérée, un peu ostentatoire, un peu +déclamée, mais en réalité très-touchante et fidèlement peinte par un +peintre de premier ordre. + +On croit voir des portraits de famille dans certaines figures du +tableau, telles, par exemple, que la transparente soeur madame +Baptistine et la vieille madame Magloire, soeur volontaire aussi +plutôt que servante de la maison épiscopale; on croit deviner que le +poëte, comme le peintre Rubens, mettant partout sa femme ou sa soeur +dans ses tableaux, s'est souvenu de son heureuse enfance de la rue du +Colombier, et a retracé le profil de sa mère ou la face réjouie de +quelque bonne tante auxiliaire de sa mère, dans les figures de ces +deux saintes femmes de l'Évangile, domestiques du saint évêque de +Digne. + +Jusque-là, je suis comme vous, je ne sais qu'admirer. La poésie ne +déroge pas du tout en dessinant la sainteté et en coloriant la piété +sous trois formes, le frère, la soeur et la servante: trio de candeur +et de vertu qui psalmodie, chacun dans sa langue, le même hymne à Dieu +dans le peuple! + + +II. + +Ce n'est pas que cette rencontre d'un évêque émigré avec ce féroce +conventionnel, presque régicide, ne soit peinte aussi avec l'énergie +du pinceau de l'écrivain. + +«...Le conventionnel mourant, le buste droit, la voix vibrante, était, +dit-il, un de ces grands octogénaires qui font l'élément du +physiologiste; la révolution a eu beaucoup de ces hommes proportionnés +à l'époque; on sentait, dans ce vieillard, l'homme à l'épreuve; si +près de sa fin, il avait conservé tous les gestes de la santé; il y +avait dans son oeil clair, dans son accent ferme, dans ses robustes +mouvements d'épaules, de quoi déconcerter la mort. Azaël, l'ange +mahométan du sépulcre, eût rebroussé chemin, et eût cru se tromper de +porte..... + +«Il semblait mourir parce qu'il le voulait; il y avait de la liberté +dans son agonie; les jambes étaient immobiles, les ténèbres le +tenaient par là, les pieds étaient morts et froids, la tête vivait de +toute la puissance de la vie, et paraissait en pleine lumière. En ce +moment il ressemblait à ce roi du conte oriental, chair par en haut, +marbre par en bas. + +«Une pierre était là, l'évêque s'y assit; l'exorde fut _ex abrupto_.» + +Les poëtes seuls posent ainsi les figures: ce qu'on appelle poésie +n'est que la reproduction vivante et colorée de la vérité. Les autres +écrivent, les poëtes peignent. La poésie, c'est la vie des choses, on +ne sait si son pinceau est pinceau ou torche, tant il jette d'ombre et +de lumière sur tous les contours de ce qu'il voit ou de ce qu'il veut +faire voir. + +Mais ici le poëte cesse tout à coup de voir: son regard se trouble, sa +vue s'obscurcit, le soleil de Dieu ne l'éclaire plus. Il veut suppléer +à cette clarté qui tombe du ciel, des étoiles, de la conscience du +coeur, par je ne sais quel jour faux qu'il emprunte à un système qui +n'est pas même le sien, le système de la terreur justifié par le +sophisme; la beauté de l'homicide, l'innocence de la férocité, la +vertu du crime, la sainteté de la guillotine politique, la légitimité +de l'assassinat juridique de sang-froid, tout ce qui fait horreur aux +hommes, tout ce qui fait resplendir d'une lueur sanglante, d'une tache +de feu, les noms malheureux des hommes qui ont tué en masse ou en +détail leurs frères innocents, il le comprend, il le justifie, il +l'exalte, il le transfigure, il le divinise. + +«--La révolution française est le sacre de l'humanité,» dit le +mourant. + +L'évêque, atterré, ose murmurer seulement: + +«--Et 93?» + +Le conventionnel se dresse sur sa chaise avec une solennité presque +lugubre, et, autant qu'un mourant peut s'écrier, il s'écrie: + +«--Ah! vous y voilà, 93! J'attendais ce mot-là. Un nuage fut formé +pendant quinze cents ans; au bout de quinze siècles il a crevé. Vous +faites le procès au coup de tonnerre!» + +«L'évêque sentit, sans se l'avouer peut-être, que quelque chose en lui +était atteint; pourtant il fit bonne contenance. Il répondit: + +«--Le juge parle au nom de la justice, le prêtre parle au nom de la +pitié, qui n'est autre chose qu'une justice plus élevée; un coup de +tonnerre ne doit pas se tromper. + +«Et il ajouta, en regardant fièrement le conventionnel: + +«--Louis XVII? + +«Le conventionnel étendit la main et saisit le bras de l'évêque: + +«--Louis XVII! Voyons! sur qui pleurez vous? Est-ce sur l'enfant +innocent? Alors soit, je pleure avec vous. Est-ce sur l'enfant royal? +Je demande à réfléchir; pour moi, le frère de Cartouche, enfant +innocent, pendu par les aisselles jusqu'à ce que mort s'ensuive, en +place de Grève, pour le seul crime d'avoir été le frère de Cartouche, +n'est pas moins douloureux que le petit-fils de Louis XV, enfant +innocent martyrisé dans la tour du Temple, pour le seul crime d'avoir +été le petit-fils de Louis XV... Cartouche, Louis XV, pour lequel des +deux réclamez-vous?» + +«Il y eut un moment de silence. L'évêque regrettait presque d'être +venu, et pourtant il se sentait vaguement, fortement ébranlé. + +«Le conventionnel reprit: + +«--Ah! monsieur l'évêque, vous n'aimez pas les crudités du vrai; +Christ les aimait, lui; il prenait une verge et il époussetait le +temple. Son fouet, fait d'éclairs, était un rude diseur de vérités. +Quand il s'écriait: Laissez venir à moi les petits enfants, il ne +distinguait pas entre les petits enfants, il ne se fût pas gêné pour +rapprocher le dauphin de Barrabas du dauphin d'Hérode; l'innocence n'a +que faire d'être altière, elle est aussi auguste déguenillée que +fleurdelisée. + +«--C'est vrai, dit l'évêque à voix basse. + +«--J'insiste, continua le conventionnel; vous m'avez nommé Louis XVII, +entendons-nous. Pleurez-vous sur tous les innocents, sur tous les +martyrs, sur tous les enfants, sur ceux d'en bas comme sur ceux d'en +haut? j'en suis: mais alors, je vous l'ai dit, il faut remonter plus +haut que 93, et c'est avant Louis XVII qu'il faut commencer nos +larmes; je pleurerai sur les enfants du roi avec vous, pourvu que vous +pleuriez avec moi sur les petits du peuple. + +«--Je pleure sur tous, dit l'évêque. + +«--Également, insiste le conventionnel; et, si la balance doit +pencher, que ce soit du côté du peuple: il y a plus longtemps qu'il +souffre!» + +«Il y eut encore un silence. Ce fut le conventionnel qui le rompit +(car évidemment l'évêque, confondu, ne savait plus que dire); il se +souleva sur un coude, présenta son pouce et son index replié un peu +vers sa joue, comme on fait machinalement lorsqu'on interroge et qu'on +juge (c'était donc maintenant le conventionnel qui, arrogamment, +interrogeait et jugeait l'évêque; le pénitent intervertissait les +rôles, et jetait à ses pieds le confesseur au nom de ses doctrines +glorifiées); il interpella l'évêque avec un regard plein de toutes les +énergies de l'agonie. Ce fut presque une explosion. + +«--Oui, Monsieur, il y a longtemps que le peuple souffre! Et puis, +tenez, ce n'est pas tout cela: que venez-vous me questionner et me +parler de Louis XVII? je ne vous connais pas moi!» + +Puis, dans une longue digression, railleuse et écrasante pour +l'évêque, il lui fait une longue satire, acerbe et méprisante de +langage, qui ne s'applique en rien à ce pauvre mendiant volontaire et +charitable d'évêque de Digne, qui vit d'humilité et de lait dans une +masure, pour se mettre au-dessous de tout le monde, et pour donner la +moitié de sa farine aux pauvres de son diocèse. + +Par une sublime réticence, l'évêque se laisse accuser des fautes dont +il est lavé par sa pureté et par son ascétisme. + +«--Qu'est-ce que cela a de commun avec 93? dit-il simplement, et +comment cela prouve-t-il que 93 ne fut pas inexorable?» + +(Il n'ose pas dire inique et atroce.) + +«--Revenons à l'explication que vous me demandez, dit le +conventionnel; où en étions-nous? Que me disiez-vous? Que 93 a été +inexorable?» + +(Remarquez que l'évêque, par charité, ne lui disait rien, ne lui +demandait rien, et qu'il s'était contenté de jeter à voix basse un mot +d'incrédule pitié, en réponse aux brutalités du terroriste malade.) + +«--Oui, dit l'évêque, inexorable; que pensez-vous de Marat battant +des mains à la guillotine? + +«--Que pensez-vous de Bossuet chantant le _Te Deum_ sur les +dragonnades?» + +«La réponse était dure, mais allait au but avec la rigidité d'une +pointe d'acier; l'évêque en tressaillit; il ne lui vint aucune +riposte. + +«--Disons encore quelques mots çà et là. + +«--Je le veux bien, continua le conventionnel, rendu clément par la +conviction de son triomphe de logique, et consentant à épargner un peu +l'évêque, par politesse; en dehors de la Révolution, qui est une +immense affirmation humaine, 93 est une réplique. + +«Vous la trouvez inexorable? Mais toute la monarchie, Monsieur!... Je +plains Marie-Antoinette, archiduchesse et reine; mais je plains aussi +cette pauvre femme huguenote de 1685 qui, etc.» + +Et là-dessus l'histoire, sans doute très-vraie, d'une énormité +infernale commise, au nom du roi Louis XIV, par quelque abominable +soldatesque, trouvant moyen de raffiner sur les supplices de religion +en suppliciant la nature! + +Puis, revenant sur l'évêque avec l'orgueilleuse satisfaction d'un +mauvais raisonneur qui a réduit son adversaire au silence: + +«Monsieur, dit-il à l'évêque éperdu, retenez bien ceci: la Révolution +française a eu ses raisons (peu s'en faut qu'il n'ait dit ses +mystères); sa colère sera absoute par l'avenir. Son résultat, c'est le +monde meilleur; de ses coups les plus terribles il sort une _caresse_ +pour le genre humain. J'abrége;... je m'arrête;... j'ai trop beau jeu. +D'ailleurs, je me meurs.» + +La bonne excuse pour se taire! + +«--Oui, continua-t-il cependant encore, tant il était plein de ses +raisons, oui, les brutalités du progrès s'appellent révolutions. Quand +elles sont finies, on reconnaît ceci: que le genre humain a été +rudoyé, mais qu'il a marché.» + +Le conventionnel, ajoute l'auteur, ne se doutait pas qu'il venait +d'emporter l'un après l'autre tous les retranchements intérieurs de +l'évêque; celui-ci réclama cependant, timidement, indirectement, en +faveur de Dieu. + +Le vieux représentant du peuple voulut bien ne pas répondre cette +fois. Il eut un tremblement, il regarda le ciel, et une larme germa +lentement dans ce regard. + +Quand la paupière fut pleine, la larme coula le long de sa joue +livide, et il dit presque en bégayant, bas, et se parlant à lui-même, +l'oeil perdu dans les profondeurs: + +«Ô toi! ô idéal! toi seul tu existes! + +«L'infini est; il est là! continua-t-il en levant le doigt vers le +ciel. Si l'infini n'avait pas de moi, le moi serait sa borne, il ne +serait pas infini, en d'autres termes il ne serait pas; or il est, +donc il a un moi; ce moi de l'infini, c'est Dieu!» + +Patmos est vaincu; l'Apocalypse de la révolution finit là par l'idéal +d'un faible ver de terre, divinisé et adoré. L'infini, c'est-à-dire +l'oeuvre inépuisable, perpétuelle, à mille aspects, bonne, mauvaise, +intelligible et inintelligible du Créateur; l'oeuvre de l'univers, +dont l'homme ne voit qu'un fil; la bonté, la perversité; le bien, le +mal; la nuit, le jour; l'ordre et le chaos, confondus pêle-mêle, avec +l'auteur de tout et le seul explicateur de tout, dans une unité sans +liens: le panthéisme, enfin, dernier mot de l'absurde, est prononcé! +Voilà le Dieu qui fait pleurer de tendresse et d'admiration le +conventionnel. On s'attend, sinon à une réclamation modeste, au moins +à une réserve de conscience de l'évêque; pas du tout. + +«Le conventionnel avait prononcé ces dernières paroles d'une voix +haute, et avec le frémissement de l'extase, comme s'il voyait +quelqu'un. Quand il eut parlé, ses yeux se fermèrent. L'effort l'avait +épuisé: il était évident qu'il venait de vivre, en une minute, les +quelques heures qui lui restaient. Ce qu'il venait de dire l'avait +rapproché de celui qui est dans la mort (sans doute Dieu); l'instant +suprême arrivait.» + +L'évêque, ajoute l'écrivain, le comprit; le moment pressait; c'était +comme prêtre qu'il était venu; de l'extrême froideur il était passé +par degrés à l'émotion extrême, il regarda ces yeux fermés, il prit +cette vieille main ridée et glacée, et se pencha vers le moribond. + +«Cette heure est celle de Dieu! dit-il; ne trouvez-vous pas qu'il +serait regrettable que nous nous fussions rencontrés en vain?» + +Le conventionnel rouvrit les yeux: une gravité où il y avait de +l'ombre s'imprégnait sur son visage. + +«Monsieur l'évêque, lui dit-il avec lenteur (en lui faisant la +confession de toutes ses vertus patriotiques et de sa sobriété +d'aliment et de vin, en opposition avec sa prodigalité de sang)... +maintenant, j'ai quatre-vingt-six ans, je vais mourir; qu'est-ce que +vous venez me demander? + +«--Votre bénédiction, dit l'évêque, et il s'agenouilla (devant cette +sainteté intacte de la révolution). + +«Quand l'évêque releva la tête, la face du «conventionnel était +devenue auguste. Il venait «d'expirer.» + + +III. + +L'évêque rentra chez lui profondément absorbé dans on ne sait quelles +pensées. Il passa toute la nuit en prières. Le lendemain, quelques +braves curieux essayèrent de lui parler du conventionnel. Il se borna +à montrer le ciel. + +Un jour, une douairière, de la variété impertinente qui se croit +spirituelle, lui adressa cette saillie: + +«Monseigneur, on se demande quand Votre Grandeur mettra le bonnet +rouge. + +«--Oh! oh! voilà une grosse couleur, répondit l'évêque. Heureusement +que ceux qui la méprisent dans un bonnet la vénèrent dans un chapeau.» + +Saillie peu décente dans la bouche d'un évêque, assimilant par un jeu +de mots le bonnet rouge du terroriste au chapeau du cardinal, d'un +évêque, exaltant ce dont Robespierre et d'autres avaient rougi: le +terroriste avait fait un digne prosélyte! + + +IV. + +Et maintenant, parlons sérieusement à notre tour; prenons-nous corps +à corps sur cette déification du terrorisme, et raisonnons après avoir +raconté. Il serait trop douloureux de laisser au peuple des doctrines +paradoxales écrites du style de Pascal ou de Bossuet. Heureusement, la +vérité n'a pas besoin de style. Sa lumière luit d'elle-même; se +montrer, c'est se prouver; ôtons-lui son voile et cachons-nous! + +La révolution française est, comme toutes les choses humaines, mêlée +de bien et de mal. J'ai essayé comme un autre, dans une de ces rares +occasions nées d'elles-mêmes, de la continuer en l'innocentant, en lui +ôtant son venin comme à la vipère, en lui arrachant sa dent +malfaisante avant de la cacher dans mon sein comme le psylle d'Égypte; +j'ai proclamé toutes ses vérités sans lui concéder ni crime ni colère. +Je ne suis donc pas suspect d'injustice ou de ressentiment à son +égard, encore moins de complicité, quoi qu'en puissent dire les +vieilles femmes qui n'ont pas lu l'_Histoire des Girondins_, où pas un +accès de fureur et de terreur n'est raconté sans être flétri; quoi +qu'en puisse écrire M. Nettement, leur historiographe, qui, malgré les +_Girondins_, malgré le drapeau rouge repoussé les armes à la main, +malgré l'abolition de la guillotine, proposée et arrachée au peuple, +pour premier acte de la résipiscence populaire, le 27 février 1848, +n'en persiste pas moins à faire de moi un buveur de sang. _Risum +teneatis!_ + +La belle image de M. Hugo en parlant du terrorisme: _un nuage formé +par quinze siècles, d'où sort un coup de tonnerre; le coup de tonnerre +qui ne doit pas se tromper_, est une définition explicative, selon +moi, mais nullement justificative, encore moins laudative: car le coup +de tonnerre du terrorisme s'est dix mille fois trompé; il a fait de la +lueur, mais il a fait des cadavres, des victimes innombrables, pures, +innocentes, augustes; il a laissé dans toutes les âmes quelque chose +de sinistre, pareil à une horreur chez les uns, à un remords chez les +autres; des noms abhorrés chez les bourreaux, des noms consacrés chez +les victimes. Les événements innocents ne laissent rien de pareil. Ce +remords national, cette horreur irréfléchie quoique générale, tout +cela n'est au fond que le jugement non raisonné, mais infaillible, du +genre humain, le dégoût instinctif qui se voile la face à l'aspect +d'une mare de sang. + +Je ne puis comprendre que Victor Hugo, qui prononce de si énergiques +protestations contre cette machine à meurtre appelée guillotine, +élevée sur nos places publiques contre une seule tête coupable dont la +société veut se défaire pour prémunir ses membres innocents; je ne +puis comprendre, dis-je, qu'il innocente, qu'il excuse et qu'il exalte +cette machine à dix mille coups, montée par la mort et pour la mort, +pour faucher, comme une moissonneuse à la vapeur, des milliers +d'innocents, de vieillards, de femmes, d'enfants de quinze ans, assez +vaincus pour se laisser conduire, en charrettes pleines, à travers les +places et les faubourgs de Paris, leur roi en tête, à guillotiner, +désarmés et sans résistance! Il pensait, certes, bien autrement quand +il écrivait, dans sa verte et pure jeunesse, l'ode sur Louis XVII, ou +celle sur les filles de Verdun! C'est de lui que je m'arme aujourd'hui +contre lui-même; mais je m'arme pour le désarmer de la mauvaise arme +qu'il a ramassée sur ce champ de carnage qu'il a pris pour un champ de +bataille. + +Un champ de bataille? Non, la Révolution n'a gagné aucune de ses +victoires sur la place de la Guillotine, ou sur la place d'Auray dans +la Vendée, ou sur la place des Brotteaux dans les mitraillades de +Lyon, ou sur les bords de la Loire dans les noyades de Nantes. Elle +n'y a gagné que l'horreur qui suit le massacre des prisonniers vaincus +dans tous les temps, dans toutes les causes, dans toutes les nations +du monde! Barbarie ne fut jamais vertu! Fureur et lâcheté ne seront +jamais excuse! + + +V. + +Et de quelles excuses ou plutôt de quelles glorifications le brave +évêque se laisse-t-il payer, puis réduire au silence, puis fanatiser +d'admiration par le terrorisme agonisant dans ce livre? + +Louis XVII, pauvre enfant d'un père tombé du trône, d'un père et d'une +mère égorgés en cérémonie par tout un peuple, Louis XVII comparé au +frère de Cartouche, innocent, supplicié en place de Grève! +Rapprochement de férocité, oui; rapprochement de situation, non. La +nature physique assimile les deux victimes, oui; la nature morale, +non. De tout temps, l'élévation du rang d'où l'on est précipité fait +partie, sinon du supplice de sang, du moins du supplice de l'âme: les +Romains, si féroces dans la guerre, ne pensaient pas que tomber dans +un trou fut la même chose que tomber de la roche Tarpéienne sur le +pavé du Capitole. Voir du même oeil le même supplice dans la même +chute, c'est une grave erreur: on plaint les deux victimes d'une égale +pitié, on ne les plaint pas du même respect. Tomber du trône dans les +mains meurtrières du savetier Simon jusqu'à ce que mort s'ensuive, ne +fut jamais la même chose que tomber d'un mur de dix pieds sur le pavé +de la rue. La nature se refuse à ces parallèles, parce qu'ils sont, +non pas, comme ils en ont l'air, les audaces de la vérité, mais les +paradoxes du radicalisme. Or le coeur humain est sympathique, mais il +n'est jamais radical, parce qu'il pèse d'un juste poids, et non au +poids seul de la chair et du sang, les innombrables différences du +passé et du présent dont le même malheur se compose, pour le frère de +Cartouche ou pour le fils de Louis XVI. Oublier ces différences, ce +n'est pas seulement oublier le respect, c'est dénaturer la nature. Si +l'auteur eût mieux réfléchi, il n'aurait jamais écrit ces deux noms +sur la même ligne. Aussi, tout en gémissant sur le frère innocent et +supplicié du fameux filou, quand on lit sous la même larme les deux +noms accolés, on ne peut s'empêcher de faire un geste de tête en +arrière, et de crier: «Oh!» Ce cri est un jugement. + +C'est le cri du scandale. Qui a jamais plaint Charles Ier +d'Angleterre, ou Marie Stuart d'Écosse, ou les enfants d'Édouard, ou +Louis XVI décapité, ou Marie-Antoinette immolée, ou sa jeune et pure +belle-soeur, madame Élisabeth, sacrifiée malgré son innocence; qui +est-ce qui les a jamais plaints de la pitié qu'on doit, au même titre +charnel, à tous les meurtres commis par tous les meurtriers religieux, +royaux ou révolutionnaires de la terre? _Sunt lacryma rerum!_ +L'histoire, le trône, la dignité des victimes, ont leur bienséance; +les suppliciés ont leur autorité; les tombes ont leurs priviléges +sous leurs cendres. Quand on a vidé les caveaux de Saint-Denis, on a +fait plus que quand on a vidé un cimetière banal de Saint-Eustache: +ici on déplace des ossements, là on profane des mémoires. Comment un +écrivain d'un si sympathique caractère que Victor Hugo a-t-il pu +l'oublier? Il a beau dire, plus on place haut le drame du supplice sur +l'échafaud, plus l'univers est attendri: le respect se joint à la +compassion; ce sont deux douleurs! + +Mais ceci n'est qu'affaire de prestige, de décence, de convenance +entre la pitié publique et l'échafaud matériel; que serait-ce si nous +raisonnions le sentiment? + + +VI. + +En quoi l'erreur, du le crime, ou la législation de la France sous +Louis XV ou sous ses prédécesseurs, quand la QUESTION était un article +stupide du code criminel du pays; en quoi les immanités atroces de +l'inquisition; en quoi les crimes des rois, des prêtres, des sectes +religieuses; en quoi les souffrances du peuple de ces temps néfastes, +ces souffrances aussi éternelles que la misère humaine, +légitiment-elles les sévices que les prétendus vengeurs du peuple, en +1793, exercèrent contre d'autres classes de la société? Comment Victor +Hugo, qui est et se déclare radical, professe-t-il, comme le +philosophe M. de Maistre, cette mystérieuse et absurde solidarité de +la victime de 1793 et des scélérats du treizième siècle? En quoi, +parce que le peuple souffre depuis qu'il est peuple, le peuple est-il +autorisé à se venger sur les innocents tant qu'il sera peuple? Les +souffrances iniques qu'il fait subir à ses victimes les plus pures +seront donc l'éternelle récrimination des classes l'une contre +l'autre? Quelle justice! quelle morale et quel progrès! Le peuple a eu +faim, soif, il a souffert des douleurs dans tous les âges, et, pour +cela, le peuple sera innocenté, célébré, glorifié, canonisé dans ses +bourreaux vengeurs en 1793 ou en 1862! Où finira ce droit de vengeance +abstraite, cette justice du talion entre classes? Et, d'ailleurs, le +conventionnel y a-t-il réfléchi? Celui qui était peuple dans un siècle +n'est-il pas devenu, par la rotation des choses et des races, +aristocrate dans un autre siècle? victime dans un temps, oppresseur +dans un autre? Qui fera le triage dans cette chambre ardente des +droits de vengeance d'une famille humaine contre une autre famille? Où +sera le droit de se venger, le droit de la colère, comme dit Victor +Hugo, dans une nation qui a toute également ce droit de colère dans +toutes ses classes tour à tour? La société terroriste, toujours et +partout, ne serait donc qu'une éternelle et réciproque extermination? + +Et quel droit donne au peuple de Paris de 1793 de supplicier, en la +bafouant sur sa charrette, l'archiduchesse d'Autriche, reine de +France, le supplice hideux et lamentable de cette pauvre femme des +Cévennes de 1685? Où est la relation volontaire entre cette victime du +peuple en 1793 et cette victime des prêtres en 1685? En quoi le sang +de l'une lave-t-il le sang de l'autre? + +Le conventionnel a recours lui-même à cet épouvantable mystère de la +criminalité abstraite pour justifier et légitimer ses doctrines. + +«Monsieur, dit-il d'un ton doctoral à l'évêque confondu, retenez bien +ceci: la révolution française a eu ses raisons; sa colère sera absoute +par l'avenir; de ses coups les plus terribles il sort une _caresse_ +pour le genre humain. J'ai trop beau jeu. Je m'arrête. D'ailleurs, je +me meurs! + +«Le terroriste ne se doutait pas qu'il venait d'emporter +successivement l'un après l'autre tous les retranchements de l'évêque» +(qui n'avait pas même répliqué). + +Il faut convenir que ce pauvre évêque avait peu de présence d'esprit +contre les paradoxes du terrorisme, et l'on ne doit pas s'étonner +qu'il tombe, comme saint Paul sur le chemin de Damas, atterré et sans +paroles, aux genoux de celui qui daigne l'instruire des droits de la +colère et de la sublimité des vengeances du peuple, pour adorer le +révélateur du mystère de l'échafaud et pour montrer, le lendemain, le +ciel comme le seul séjour digne de ce prophète du comité de salut +public! + +À quels excès d'aveuglement le génie même de la parole peut conduire! +La glorification du bourreau par M. de Maistre ne va pas si loin, car +le philosophe de Chambéry fait du bourreau l'_ultima ratio_ du droit +social dans les mains de la justice humaine, et il fait du supplice un +vengeur de Dieu. Le terroriste crée le droit de la colère, la raison +mystérieuse, la raison d'État du peuple en révolution dont il faut +adorer, respecter, bénir la hache; et l'évêque, en se taisant et en +adorant, en montrant du doigt le terroriste dans le troisième ciel, +donne à son tour raison à la vengeance. + +N'est-ce pas là aduler le peuple dans ses plus mauvais instincts? +N'est-ce pas lui préparer pour l'avenir des justifications toutes +faites pour d'autres crimes, que de lui dire d'avance: «Ne t'inquiète +pas, Dieu est pour toi; tu as tes raisons, tu as le droit de colère; +les consciences faibles, les esprits timides, la pitié même, autant +que la justice, se soulèveront bêtement contre toi, incapables qu'ils +sont de comprendre ta foudroyante divinité, ton coup de tonnerre formé +des misères de tous les âges! Mais les plus grands poëtes et les plus +éloquents écrivains des siècles qui suivront tes crimes en feront des +vertus, et proclameront la sainteté du supplice infligé par toi à tes +ennemis!» + +Telle est la leçon de démocrate ou d'autocrate, également +sanguinaires, contenue en germe dans les paradoxes de M. de Maistre ou +de M. Hugo. Ces grands écrivains, certes, ne pensaient pas à la +conséquence de ces préceptes lorsque, comme l'évêque du roman, ils se +sont donné une entorse de peur d'écraser une fourmi; mais ils +faucheront le genre humain en fanatisme ou en révolution avec leurs +entorses à la logique! + + +VII. + +Mais, me direz-vous, l'évêque était cependant un bon chrétien, un +disciple modèle de Celui qui a dit: «Tu ne frapperas pas, même pour me +défendre!» + +Bonhomme, oui; bon chrétien, je n'en sais rien. Le fait est que, quand +il a entendu le terrible évangile du terroriste qui lui confesse son +patriotisme sans scrupule pour toute faute ou plutôt pour toute vertu, +il tombe à ses pieds, et ne lui demande ni confession, ni repentir, ni +sacrements: sa confession, c'est sa vertu mise au jour; son repentir, +c'est l'orgueil avec lequel il s'en va à Dieu, avec son bonnet rouge +sur la tête et sa hache en main; son viatique, c'est l'_idéal, ce moi +de l'infini!_ + +Que voulez-vous dire à un pareil saint? Aussi l'évêque se prosterne +devant son impénitence, l'adore, et montre le ciel à son troupeau. +Cela peut être très-charitable, trop charitable, même pour les +victimes du terroriste, mais cela n'est pas très-miséricordieux en +détail. L'évêque est en gros, comme on le voit après son entretien +avec le terroriste, très-large sur le sang répandu à flots par droit +de colère du peuple. Cela est peu conforme au christianisme, qui est +économe en gros comme en détail du sang des hommes, et qui dit: +_Rendez à César ce qui est de César!_ + +À parler franchement, j'aimerais mieux que l'évêque fût franchement +philosophe, accusation dont le défend M. Hugo; car, si la franchise +est une vertu nécessaire, c'est envers Dieu et à cause de Dieu envers +les hommes, et à cause de soi-même envers soi-même. Or voici comment +je raisonne. + +Si l'évêque est un brave homme non croyant dans la divinité de son +Maître, pourquoi, en conservant ses vertus, n'abandonne-t-il pas +l'autel où il adore le Christ comme Dieu, quand il le vénère seulement +comme le saint crucifié du monde? En continuant son apostolat d'évêque +sur la terre, il retient donc dans son coeur le dernier mot de sa foi; +il trompe donc pour le bien son troupeau: mais enfin tromper, même +pour le bien, ce n'est pas d'un parfait honnête homme. + +Ou l'évêque est chrétien selon la lettre et selon l'esprit, et alors +pourquoi écoute-t-il avec complaisance et approbation les doctrines +très-peu chrétiennes du terroriste, et pourquoi, après l'avoir entendu +se vanter du sang versé pour le peuple, ne lui propose-t-il aucune +bénédiction de sa religion, et, au contraire, lui demande-t-il +simplement la sienne? + +C'est très-humble, mais très-peu catholique. Entre le Christ-Dieu de +l'évêque et l'_idéal_ du terroriste, il y a l'infini, il y a le +déisme. + + +VIII. + +Nous ne blâmons pas dans le terroriste, dans l'évêque, le déisme qui +croit, qui adore et qui pratique; c'est une religion autre, la +religion de Cicéron, de Marc-Aurèle, des philosophes avant, pendant et +après les religions révélées. Mais, si l'évêque n'est qu'un vertueux +déiste, pourquoi ne le dit-il pas, et ne dépouille-t-il pas le vieux +prêtre? La réticence est la moitié de la tromperie. Cela n'est pas +seulement peu chrétien, cela n'est pas très-probe pour celui qui est +chargé d'enseigner à Digne le catéchisme de Montpellier. + +Voilà pour la religion de l'évêque. Elle laisse dans l'esprit un +certain scrupule qui nuit beaucoup à l'édification. + +Enfin, il y a l'économie politique, qui n'est pas son fort. La charité +populaire a ses excès, qui sont des erreurs, et qui feraient +simplement mourir de faim, dans un grand empire, d'abord dix ou douze +millions d'ouvriers prolétaires de l'industrie, dont le travail est le +seul patrimoine, et le salaire la seule Providence; ensuite vingt ou +trente millions de propriétaires, dont la consommation est la seule +richesse, et qui laisseraient toute la terre inculte, si l'aisance, le +luxe, le commerce, ne consommaient pas et ne payaient pas leurs +produits. + +Ces déclamations contre le luxe, c'est-à-dire contre l'usage de +l'aisance, sont donc tout simplement des décrets contre la vie du +peuple, ouvriers ou propriétaires, c'est le _maximum terroriste_ +contre ceux qui commandent le travail et contre ceux qui vivent du +salaire. Cela ne soulèverait pas une minute de discussion entre hommes +sérieux. + +Il faut être juste, Victor Hugo le sent, le dit, et restreint aux +prêtres sa condamnation radicale du luxe. Mais, si le prêtre n'a pas +aussi un peu de superflu par son traitement, avec quoi fera-t-il la +charité que tout le monde lui demande comme magistrat de la vertu? La +première vertu, aux yeux du pauvre peuple, n'est-elle pas la charité? +S'il est trop pauvre pour donner, le prêtre ne paraîtra pas assez +vertueux, et, s'il est trop peu vertueux, il ne sera pas assez +populaire. + + +IX. + +L'auteur est plus austère contre l'impôt. Il convient aussi de +rectifier, aux yeux du peuple, les idées très-faussement populaires +sur l'impôt. On dirait, à entendre ces déclamations souverainement +ignorantes sur l'impôt, que l'impôt est la dîme des pauvres au profit +des riches: c'est le contraire qui est vrai, l'impôt est la dîme que +le riche paye au pauvre pour égaliser, autant que possible, sans +dépossession violente, le riche et le pauvre. Examinez bien ce qu'on +appelle un budget de l'État; voyez où vont les sommes perçues: presque +toutes en salaires de l'État aux ouvriers et aux salariés de toutes +espèces, et parmi ces salariés les gros traitements ou les gros +salaires sont, aux petits traitements ou aux petits salaires, ce que +_un_ est à _mille_! Ceci devrait éclairer l'économiste indigné de +Victor Hugo sur l'impôt des fenêtres, contre lequel il gémit comme +nous avons tous gémi en rhétorique. + +Je ne veux pas dire qu'il ne fût pas plus sain de faire payer tant par +toise du toit, ou tant par pouce carré de l'espace occupé par la +maison du riche; mais enfin c'est un impôt du riche payé exclusivement +par le propriétaire: en cela c'est un impôt populaire payé au bénéfice +du prolétaire, qui ne possède que sa place quand il l'a louée. Si la +maison ne payait pas, il faudrait en forcer les portes pour loger les +dix millions de prolétaires qui n'en ont pas, pour abriter leur +famille, car c'est l'impôt payé par le propriétaire de murailles, de +portes et de fenêtres, qui sert à salarier le travail du prolétaire, +et qui lui permet de payer son loyer sans faire violence à personne. +L'impôt, que vous condamnez par une exclamation irréfléchie, est donc +presque en entier en faveur du pauvre. L'impôt est le grand +répartiteur du superflu du riche entre les pauvres; l'impôt, comme +cela est juste, est supporté, en immense majorité, par celui qui +possède pour celui qui n'a pas encore le bonheur de posséder: c'est +la pompe sans cesse aspirante et foulante qui soutient tous les ans la +richesse publique de l'épargne de chaque propriétaire, qui la condense +en nuée dans les coffres de l'État, et qui la distribue ensuite en +travail, en salaire, en services publics entre les mille mains et les +mille bouches des travailleurs qui en vivent. Blasphémer contre +l'impôt superflu des riches qui en gémissent, mais qui le payent, +c'est tout simplement blasphémer contre le pauvre qui en vit! + +L'économie politique de l'évêque est donc tout bonnement une +irréflexion meurtrière du pauvre, qui périrait le jour où le +propriétaire en serait déchargé. Ce meurtre, par fausse charité, ne +serait pas moins cruel dans ses résultats que le meurtre par égoïsme. +L'évêque sent juste, mais raisonne mal; ce sont là des paradoxes qu'il +est très-dangereux de donner au peuple, car le peuple vit d'idées +justes et non de rhétorique humanitaire. Les idées courtes de J.-J. +Rousseau ont contribué à produire les meurtres juridiques de 1793; les +idées fausses de l'évêque produiraient la disette, la suppression du +travail, l'extinction des salaires, la colère contre les riches et la +mort des peuples. + + +X. + +Rectifions-les partout où nous les rencontrons, même sur les lèvres +d'un saint; les bonnes intentions n'excusent que les incapables. + +L'évêque pousse l'incapacité jusqu'à la disette du peuple en matière +d'économie sociale, comme il la pousse jusqu'au crime en matière de +démocratie. C'est un pauvre raisonneur à présenter comme modèle au +peuple. Il s'exprime en démagogue saisi de la verve du terrorisme, et +applaudissant aux fureurs de 1793; il s'exprime en ignorant +socialiste, en déclamant charitablement contre l'impôt, en oubliant +que l'impôt est le superflu du riche et le trésor du pauvre. + +Mais il sent juste, et il s'exprime en style magique, quand il oublie +ses sophismes pour méditer la nuit sur l'oeuvre infinie du Créateur +dans ses contemplations nocturnes devant les étoiles. + +Relisez ces pages, aussi vastes et aussi profondes que la voûte du +ciel: + + +XI. + +«Comme on l'a vu, la prière, la célébration des offices religieux, +l'aumône, la consolation aux affligés, la culture d'un coin de terre, +la fraternité, la frugalité, l'hospitalité, le renoncement, la +confiance, l'étude, le travail, remplissaient chacune des journées de +sa vie. _Remplissaient_ est bien le mot, et certes cette journée de +l'évêque était bien pleine jusqu'aux bords de bonnes pensées, de +bonnes paroles et de bonnes actions. Cependant elle n'était pas +complète si le temps froid ou pluvieux l'empêchait d'aller passer, le +soir, quand les deux femmes s'étaient retirées, une heure ou deux dans +son jardin avant de s'endormir. Il semblait que ce fut une sorte de +rite pour lui de se préparer au sommeil par la méditation en présence +des grands spectacles du ciel nocturne. Quelquefois, à une heure assez +avancée de la nuit, si les deux vieilles filles ne dormaient pas, +elles l'entendaient marcher lentement dans les allées. Il était là +seul avec lui-même, recueilli, paisible, adorant, comparant la +sérénité de son coeur à la sérénité de l'éther, ému dans les ténèbres +par les splendeurs invisibles de Dieu, ouvrant son âme aux pensées qui +tombent de l'Inconnu. Dans ces moments-là, offrant son coeur à l'heure +où les fleurs nocturnes offrent leur parfum, allumé comme une lampe au +centre de la nuit étoilée, se répandant en extase au milieu du +rayonnement universel de la création, il n'eût pu peut-être dire +lui-même ce qui se passait dans son esprit; il sentait quelque chose +s'envoler hors de lui et quelque chose descendre en lui. Mystérieux +échanges des gouffres de l'âme avec les gouffres de l'univers! + +«Il songeait à la grandeur et à la présence de Dieu; à l'éternité +future, étrange mystère; à l'éternité passée, mystère plus étrange +encore; à tous les infinis qui s'enfonçaient sous ses yeux dans tous +les sens; et, sans chercher à comprendre l'incompréhensible, il le +regardait. Il n'étudiait pas Dieu; il s'en éblouissait. Il considérait +ces magnifiques rencontres des atomes qui donnent des aspects à la +matière, révèlent les forces en les constatant, créent les +individualités dans l'unité, les proportions dans l'étendue, +l'innombrable dans l'infini, et par la lumière produisent la beauté. +Ces rencontres se nouent et se dénouent sans cesse; de là la vie et la +mort. + +«Il s'asseyait sur un banc de bois adossé à une treille décrépite; il +regardait les astres à travers les silhouettes chétives et rachitiques +de ses arbres fruitiers. Ce quart d'arpent si pauvrement planté, si +encombré de masures et de hangars, lui était cher et lui suffisait. + +«Que fallait-il de plus à ce vieillard qui partageait le loisir de sa +vie, où il y avait si peu de loisir, entre le jardinage le jour et la +contemplation la nuit? + +«Cet étroit enclos, ayant les cieux pour plafond, n'était-ce pas assez +pour pouvoir adorer Dieu tour à tour dans ses oeuvres les plus +charmantes et dans ses oeuvres les plus sublimes? N'est-ce pas là +tout, en effet, et que désirer au delà? Un petit jardin pour se +promener, et l'immensité pour rêver. À ses pieds ce qu'on peut +cultiver et recueillir; sur sa tête ce qu'on peut étudier et méditer: +quelques fleurs sur la terre, et toutes les étoiles dans le ciel.» + + +XII. + +Nous venons de voir ce que c'est que le paradoxe en matière de +sentiment sous la plume d'un écrivain de génie: une absolution de +mauvais exemple chantée comme un _Te Deum_ aux excès et aux forfaits +de la démagogie de 1793 sur les lèvres d'un saint; des maximes +pernicieuses de fausse économie sociale dans la bouche d'un homme +charitable égaré par sa passion de soulager le pauvre peuple. N'en +parlons plus, et souvenons-nous tour à tour tantôt d'adoucir, tantôt +de réprouver les étranges disparates de cette philosophie à tiroir. + +Ceci est en effet un roman à tiroir, comme l'_Émile_ de J.-J. +Rousseau, comme la _Nouvelle Héloïse_, comme tout ce qui est beau dans +l'art d'écrire. Ce livre, comme tous ces livres d'art supérieur, n'est +évidemment pas son but à lui-même. C'est un cadre dans lequel +l'écrivain, tour à tour philosophe, penseur, sophiste, poëte, prend, +comme l'aigle, son lecteur à terre, l'emporte avec lui ça et là dans +l'irrésistible élan de son style, lui fait parcourir un pan de +l'espace, lui donne le vertige, l'enthousiasme, le délire de son +talent, puis ne se souvient plus ni de lui, ni de sa composition, ni +de son sujet parcouru à grand vol, le dépose à terre sûr de le +reprendre à son gré et lui dit de nouveau: «Allons!» comme le cheval +de Job ou comme l'hippogriffe de l'Arioste. + +Ce ne sont pas les lois ordinaires du roman conçu, médité, écrit par +un écrivain consciencieux et humain; c'est le procédé d'un dieu de la +plume, d'un possédé de la verve, qui se dit à soi-même: «À quoi bon +composer du vraisemblable? À quoi bon faire naître la curiosité, +l'intérêt, le sentiment, et les nourrir pour attacher mes lecteurs? +Je n'ai pas besoin de ces procédés vulgaires: je suis moi, j'ai mon +talisman en main, j'ai mes ailes au talon, je vais où je veux; qui +m'aime me suive!» + + +XIII. + +Et on le suit, car, si on n'est pas attaché, on est entraîné, on est +étonné, on est ébloui. D'ailleurs c'est le roman du peuple. Le peuple +jusqu'ici n'avait pas de roman à lui, de roman tantôt crapuleux, +tantôt sublime, tantôt rêveur, surtout utopiste, quelquefois +dangereux, souvent héroïque, fait à son image. + +Enfin Victor Hugo a senti le vide d'un livre où le prolétaire lit, où +le démagogue pense, où l'ouvrier songe. Il s'est dit: «Je vais me +jeter avec mon talent au milieu de tout cela, je vais me donner le +vertige et le donnerai à cette foule sans savoir comment je la +nourrirai!» + +Et il y a longtemps, bien longtemps avant la révolution de 1848, que +cette idée lui est venue: car je me souviens parfaitement qu'avant +1848 il y pensait, il s'en occupait, il avait peut-être commencé à +l'écrire. + +Les misères humaines sont si vastes, si incurables, si diversifiées, +si inhérentes à notre nature physique et morale, qu'il n'est aucun +écrivain sympathique et réfléchi qui n'ait été tenté, depuis Job +jusqu'à Hugo, d'écrire une des pages de ce livre de nos misères. + +Misère du coeur qui s'attache et qui se brise en se sentant enlever ce +qu'il aime plus que la vie; misère du sage qui se dessèche et qui +s'effeuille comme une racine de cyprès sur une tombe, et qui ne végète +plus que par l'écorce; misère de l'amour qui est séparé de l'amour par +les impitoyables obstacles de la vie, qui meurt ou qui voit mourir +tout ce qui fait passer l'homme sur la dure nécessité de vivre; misère +de la condition dans laquelle Dieu nous a fait naître, comme des +mineurs dans l'onde humide et froide des puits de métal ou de charbon +où il faut aller puiser le salaire, pain du soir; misère du dénûment +qui menace tous les jours de la faim du lendemain le salarié +quelconque qui se sent gagné par la vieillesse ou l'infirmité, comme +l'homme qui s'enfonce dans le sol du marécage qui va l'étouffer; +misère de l'inexorable maladie paralysant sur son grabat le jeune +travailleur, qui ne peut répondre aux larmes de sa femme et aux cris +affamés de ses petits enfants qu'en tordant ses bras désespérés et +qu'en maudissant l'imprudence qui l'a poussé à devenir père; misère de +l'homme sans ressources, chassé par ses créanciers impitoyables du +toit qui l'a vu naître, de l'ombre qu'il a plantée, pour aller errer +sans asile, sans pain, sans tombeau et sans berceau sous des cieux +inconnus! + +Misères du coeur, de l'esprit, de l'âme et du corps, misères surtout +qui frappent ce que vous aimez à cause de vous, et qui font un devoir +de vivre pour d'autres encore après avoir perdu toute raison de vivre +pour vous-même! Désespoirs qui font mourir tous les jours et qui +contraignent cependant à vivre comme si l'on espérait! + +Misère qui cloue un infirme sur le matelas d'un hôpital, qui lui fait +sentir la répugnance que les infirmités inspirent à ceux qui le +servent par salaire ou par charité, et qui lui font implorer contre +lui-même une mort qui s'annonce toujours comme une illusion et qui ne +vient jamais! + +Misère du suicidé qui s'est manqué et qu'on repêche du flot, humble, +contraint, et méditant peut-être un deuxième suicide! impossibilité de +souffrir, impossibilité de vivre, impossibilité de mourir! + + +XIV. + +Qui n'a pas senti, souffert, pensé, songé, sur tant de misères? Quel +poëte ne les a pas éprouvées toutes par la sympathique faculté de +saisir tout ce que l'humanité souffre encore en lui? + +Qui n'a pas senti que le plus inépuisable et le plus lamentable des +sujets est une de ces misères? Et que serait-ce si c'était toutes à la +fois! Moi-même, à peu près vers le même temps où Hugo concevait son +épopée des _Misérables_, ce retentissement du gémissement des choses +humaines résonnait dans mon coeur, et j'écrivais aussi, non un livre +entier, non un livre dogmatique, mais un épisode de toutes ces misères +résumées en moi. Puis le besoin de venir en aide à mon pays, ce grand +misérable, m'enlevait le loisir nécessaire à mon oeuvre; puis les +calamités réelles de la misère relative m'atteignaient en me forçant à +un travail de manoeuvre arriéré pour que d'autres ne souffrissent pas +par ma faute; je fermais dans mon coeur la source de larmes +sympathiques, et je travaillais saignant, comme je saigne encore, sous +le fouet de la nécessité. Je comprends très-bien que Victor Hugo, plus +libre, plus plein de loisirs que moi, ait été tenté par ce seul sujet, +véritablement digne de l'homme, par ce poëme, terrible et touchant à +l'invraisemblable, de la misère des êtres humains: seulement je ne +comprends pas autant pourquoi il fait de cette souffrance universelle +des êtres un sujet d'amertume, de critique acerbe, d'accusation contre +la société. + +Qui fait cela? Est-ce la société qui a fait la vie? est-ce elle qui a +fait la mort? est-ce elle, enfin, qui a fait l'inégalité, +inexplicable mais organique, des natures et des conditions? Non, c'est +Dieu; ce n'est pas elle. La plaindre, oui; la conseiller, bien: mais +l'accuser, non; c'est irréfléchi et c'est barbare. Elle souffre assez +de ces misères: ne la faites pas souffrir davantage de l'impuissance +de les supprimer toutes; adressez-vous à Dieu, qui a fait l'homme +misérable, et n'ajoutez pas le supplice de haïr au malheur de vivre +ensemble pour mourir si vite des mêmes supplices! + + +XV. + +Quoi qu'il en soit, les _Misérables_ de Victor Hugo sont sortis, comme +un coup de foudre contre la société mal faite, de cette préméditation +de vingt ans, faisant maudire et haïr, au lieu d'en sortir comme une +commisération secourable, faisant pleurer, plaindre et bénir, ainsi +que j'avais de mon côté conçu mon triste sujet. + +Le coup de foudre s'est trompé! Il a aggravé la condition malade, au +lieu de la consoler et de la guérir en ce qu'elle a de guérissable. La +société n'en sera pas moins impuissante à corriger l'incorrigible, la +misère n'en sera pas moins incurable dans ses infirmités organiques. +Seulement il y aura une erreur de plus entre les hommes, L'IDÉAL, +exagéré par l'imagination, l'accusation réciproque des uns contre les +autres, la haine aveugle résultant de la mauvaise volonté supposée de +tous contre tous, par conséquent un surcroît de calamités incurables. + + +XVI. + +Belle oeuvre d'imagination, mauvaise oeuvre de raison. Semer l'_idéal_ +et l'impossible, c'est semer la fureur sacrée de la déception dans les +masses. + +Quand on a tant promis l'idéal, il faut détromper avec la réalité. +Alors la fureur commence, et les poëtes, comme André Chénier, portent +leur tête sur l'échafaud. + +Et remarquez déjà, chose étonnante dans ce poëme des travailleurs +illusionnés: c'est que personne n'y travaille, et que tous sortent du +bagne ou sont dignes d'y être, à l'exception de l'évêque et de Marius, +de la religion et de l'amour. + +_Les Misérables_ de Victor Hugo seraient beaucoup mieux intitulés _les +Coupables_; quelques-uns même _les Scélérats_, tels que Valjean. + + LAMARTINE. + +(_La suite au prochain Entretien._) + + +FIN DU TOME QUATORZIÈME. + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Cours Familier de Littérature (Volume +14), by Alphonse de Lamartine + +*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 41251 *** |
