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+*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 41251 ***
+
+[Notes au lecteur de ce fichier digital:
+
+Seules les erreurs clairement introduites par le typographe ont été
+corrigées.]
+
+
+
+
+ COURS FAMILIER
+ DE
+ LITTÉRATURE
+
+
+ UN ENTRETIEN PAR MOIS
+
+
+ PAR
+ M. A. DE LAMARTINE
+
+
+
+
+ TOME QUATORZIÈME.
+
+
+
+
+ PARIS
+ ON S'ABONNE CHEZ L'AUTEUR,
+ RUE DE LA VILLE L'ÉVÊQUE, 43.
+ 1862
+
+
+L'auteur se réserve le droit de traduction et de reproduction à
+l'étranger.
+
+
+ COURS FAMILIER
+ DE
+ LITTÉRATURE
+
+
+ REVUE MENSUELLE.
+
+ XIV
+
+
+Paris.--Typographie: Firmin Didot frères, imprimeurs de l'Institut et
+de la Marine, rue Jacob, 56.
+
+
+
+
+LXXIXe ENTRETIEN
+
+OEUVRES DIVERSES DE M. DE MARCELLUS.
+
+DEUXIÈME PARTIE.
+
+
+I.
+
+Quoi qu'il en soit de ce voeu, comme de tant d'autres, le livre de M.
+de Marcellus est un des livres de jeunesse qui sont les plus doux à
+emporter dans son bagage de voyageur ou à feuilleter dans son âge
+avancé, quand on veut se donner une odeur du printemps de la vie; on
+y vogue, on y change d'horizon à tous les levers de l'aurore; on y
+chante à demi-voix les vers mémoratifs de ses études, on y parle la
+plus riche et la plus sonore des langues; et, par-dessus tout, on y
+cause avec un compagnon de route toujours instruit, toujours
+spirituel, toujours tempéré et souriant, qui semble avoir en lui la
+précoce et froide sagesse du vieillard à côté des belles illusions de
+la vie.
+
+Ce livre est bien loin d'avoir autant de réputation qu'il en mérite.
+La tombe, comme le lever du vrai jour, rendra à M. de Marcellus toute
+la justice que l'ignorance ou le préjugé des partis lui a fait
+attendre. C'est le cours le plus complet et le plus vivant de
+l'archipel grec et ionien qu'un disciple d'Homère ait fait faire à la
+génération présente.
+
+Le voyage en Sicile, qu'il fit longtemps après, en 1841, est une
+promenade classique autour de l'Etna, de l'histoire, des monuments.
+Mais cela n'a pas la séve jeune et pittoresque du souvenir d'Orient.
+On sent que l'homme mûri et désenchanté se promène le soir pour se
+donner les consolations et les diversions de la vie active qui lui
+était refusée. Il y a toujours de l'érudition, mais il n'y a plus
+d'illusions: le soleil baisse. M. de Marcellus pensait à autre chose.
+
+
+II.
+
+À quoi pensait-il?
+
+Il pensait à un autre livre, _la Politique de la Restauration_, publié
+deux ans après.--Ce livre est une répétition des anecdotes littéraires
+analysées par nous au commencement de cette étude. Il y met en corps
+ce qui était en pages. C'est toujours le très-intéressant récit de ses
+négociations entre M. de Chateaubriand, ambassadeur à Londres, et M.
+Canning, ministre des affaires étrangères du gouvernement britannique,
+son ami.
+
+Les correspondances de M. de Chateaubriand sont justes, fortes,
+héroïques. Il veut grandir la politique monarchique de son
+gouvernement, malgré M. de Villèle et malgré les Anglais. Sa
+personnalité rigoureuse le tourmente et tourmente tout le monde,
+jusqu'à ce qu'il ait forcé la main à M. de Villèle et à l'opposition
+du parti libéral, à la politique méticuleuse de M. de Villèle, à la
+jalousie de M. Canning; il triomphe enfin et vole au congrès de
+Vérone, malgré tout le monde.
+
+Du moment qu'il y paraît, il est le maître, il supplante peu
+loyalement M. de Montmorency, il entraîne M. de Villèle, il dompte M.
+Canning, il affronte courageusement l'opposition bonapartiste des
+Chambres françaises. Il élève la Restauration à son apogée, il
+restaure la monarchie des Bourbons en Espagne, il tombe enfin, mais
+dans son triomphe, sous l'animadversion très-méritée, mais
+très-imprudente, de M. de Villèle.
+
+La correspondance, fort sensée, habile, éloquente de son confident à
+Londres, de M. de Marcellus, souvent égale à celle de M. de
+Chateaubriand, moins passionnée, moins aventureuse, plus honnête,
+montre dans ce jeune diplomate un futur ministre, très-capable de
+comprendre l'Europe, s'il n'était pas encore capable de la diriger.
+
+C'est un beau livre de métier pour ceux qui, comme nous, étaient
+appelés un jour à tenir le gouvernail de la France. Il répond
+victorieusement à ceux qui ont tant calomnié la politique de cette
+monarchie, et qui écrivent aujourd'hui leurs calomnies comme de
+l'histoire.
+
+Alger, l'Espagne, les deux grands actes extérieurs de la Restauration,
+prouvent que, malgré la difficulté de sa situation, l'honneur et la
+grandeur de la France n'ont jamais été en péril sous les ministres de
+la Restauration. M. de Marcellus a versé une complète lumière sur
+cette question.
+
+La réputation du gouvernement des Bourbons à l'extérieur est rétablie
+irréfutablement dans cet excellent ouvrage. L'opposition de quinze ans
+y joue un pauvre rôle. C'est de là que date pour moi ma mésestime du
+gouvernement parlementaire d'alors, et mon goût pour la république;
+gouvernement quelquefois terrible, mais au moins vigoureux et franc,
+où les dictatures ont la force des institutions, et qui font faire aux
+nations ce qu'elles veulent, et non pas ce que veut un groupe
+d'intrigants, mentant au peuple du haut de la presse et de la tribune,
+et faisant peur aux rois des peuples, et des rois aux peuples.
+
+Rien de grand avec ce gouvernement de manéges et de factions bavardes.
+Excepté dans l'affaire d'Alger et dans l'affaire d'Espagne, tous les
+gouvernements de la France, pendant les trente ans du gouvernement des
+Chambres et des journaux, n'ont été que le gouvernement de
+l'opposition!
+
+Et ces hommes voudraient recommencer? J'aime mieux ce qui est; c'est
+une leçon au moins à l'intrigue.
+
+Je préférerais la république souveraine et absolue: elle est agitée,
+mais elle est forte. Les pires des tyrannies sont les petites
+tyrannies; les tyrannies parlementaires sont mesquines en France;
+franchement, j'en ai trop souffert pendant trente ans de ma vie pour
+ne pas les détester.
+
+
+III.
+
+Après quelques opuscules d'érudition grecque et classique, M. de
+Marcellus écrivit tout récemment son meilleur livre sous un titre et
+sous une forme qui promettaient peu et qui tenaient beaucoup; c'est
+son _Commentaire sur les Mémoires de M. de Chateaubriand_. Ces
+mémoires sont la lie du vase, cuvée et versée, du coeur aigri de ce
+grand homme du siècle.--Nous disons grand, nous ne disons pas
+bon.--Ces mémoires protesteraient contre l'épithète.
+
+Esprit immense, mais coeur sec, il aspirait à deux gloires, et il les
+méritait: la gloire des lettres et la gloire des affaires. Il avait
+conquis du premier coup la première. Malgré ses pompeuses fidélités
+aux Bourbons, il n'avait jamais été fidèle qu'à lui-même.
+
+Revenu d'Angleterre, il avait été l'ami intime de l'ami de César,
+Fontanes, comme Horace avait eu Mécène pour patron. Il s'était
+introduit sous les auspices très-peu bourboniens du moderne Mécène
+dans la société très-intime des soeurs de Bonaparte, et surtout
+d'Élisa Baciocchi. Ce n'était pas sans doute pour servir les Bourbons
+qu'il était un des assidus de Joseph Bonaparte; ce n'était pas non
+plus pour servir les Bourbons qu'il avait été nommé secrétaire
+d'ambassade à Rome, dans une ambassade confidentielle du cardinal
+Fesch, oncle de Bonaparte, pour y faire abandonner la légitimité
+proscrite, vieillie et impuissante, par la religion, en faveur du
+nouveau Charlemagne; ce n'était pas non plus par fidélité aux Bourbons
+qu'il avait brigué le poste ridicule de ministre de France auprès de
+la bicoque de Sion, dans le canton du Valais. Il s'y ennuyait et
+aspirait à en sortir à tout prix, quand le meurtre du duc d'Enghien
+vint soulever le monde et qu'il donna sa démission, très-honorable,
+pour ne pas être à jamais impliqué dans une machine gouvernementale
+qui égalait du premier coup la Terreur.
+
+Il y eut à cette démission de la dignité, il n'y eut point
+d'héroïsme. Bonaparte ne pensa point du tout à faire _sabrer_ son
+ministre démissionnaire; M. de Fontanes, Élisa, soeur de l'empereur,
+Pauline Borghèse, sa soeur plus aînée, Joseph Bonaparte, étaient là
+pour détourner le coup. Une femme belle et célèbre du temps m'a
+raconté bien souvent toutes les démarches de ces amis de l'écrivain
+pour faire pardonner, cet acte d'opposition, et pour obtenir de
+Bonaparte un poste supérieur à l'ambassade de Sion. Tout cela était
+très-honorable, sans doute, mais très-peu dévoué à la légitimité.
+
+Il en fut de même à l'époque de sa réception à l'Académie française;
+j'ai lu ce discours dans lequel il loue en termes magnifiques, en
+commençant, le nouveau César et la nouvelle impératrice, femme, fille
+des Césars; il se refusa seulement à louer le régicide ou à
+l'amnistier dans la personne de Chénier qu'il avait à remplacer, et à
+raturer quelques phrases à double sens sur Tacite. La réception fut
+ajournée, voilà tout.
+
+Je doute que Louis XVIII, à Hartwell, et Charles X, à Londres, eussent
+considéré comme des professions de foi à leur maison et à leurs
+malheurs l'éloge classique et cicéronien de la dynastie corse, et de
+l'impératrice, nièce de Marie-Antoinette, inauguré en pleine Académie
+par ce Bossuet de seconde dynastie.
+
+Il n'y a rien dans tout ce début de l'écrivain émigré, courant à la
+fortune et aspirant aux dignités sous un règne illégitime, qui
+commandât aux Bourbons un devoir de reconnaissance bien motivé, de la
+part de la dynastie non trahie, mais bien oubliée.
+
+M. de Chateaubriand n'a pas cessé cependant de se présenter
+très-franchement au monde, après la Restauration accomplie, comme le
+type invariable et le héros accompli de la légitimité! Véritable
+fidélité à son propre honneur, cela est vrai; mais fidélité aux
+Bourbons qui ne se révèle tout à coup qu'après la chute de Napoléon.
+
+
+IV.
+
+Voilà la vérité; elle n'a rien de coupable, mais elle n'a mon plus
+rien d'estimable et de dévoué. La mort néfaste du duc d'Enghien a
+coûté à des millions de coeurs, en France, des larmes qui n'ont pas
+demandé de salaire.
+
+Quoi qu'il en soit, M. de Chateaubriand, après que Napoléon fut bien
+tombé, publia une brochure qu'il portait, dit-il, depuis quelques
+semaines sur son coeur sous son habit, et qui ne voulait pas se
+tromper d'heure. C'était une diatribe pleine de mépris et de
+calomnies, sciemment calomnies, contre Napoléon; arme peu loyale, car
+aucune calomnie n'est de bonne guerre contre l'ennemi; pas plus celle
+qui impute à Napoléon d'avoir été à Fontainebleau traîner par ses
+cheveux blancs le pape sur le parquet, que celle du même écrivain qui
+accuse le bon et honnête M. Decazes, favori de Louis XVIII, d'avoir
+trempé dans l'assassinat du duc de Berry:--_Le pied lui a glissé dans
+le sang!_ De tels mots, sciemment faux dans la pensée de celui qui les
+écrit, donnent la mesure de sa conscience.
+
+M. de Chateaubriand avait une grande âme, une imagination splendide,
+un accent antique, une conscience d'apparat et un mauvais caractère.
+La tête était, au physique comme au moral, immense, le jugement sain,
+le coeur sec, froid.
+
+Il ne voulait de la vie que les grands rôles. Il avait compris de
+bonne heure dans l'histoire que les infortunes, la pauvreté, l'exil,
+la fidélité réelle ou apparente aux causes perdues, forment devant la
+postérité un contraste pathétique avec le génie qui donne le plus
+sublime de ces rôles à la vie du grand citoyen, ou du grand poëte, ou
+du grand politique. De là, une extrême ambition littéraire, satisfaite
+du premier coup par le succès le plus fantastique qui fût jamais,
+succès que toute une religion relevée, vengée, illustrée, avait porté
+jusqu'à l'idolâtrie.
+
+
+V.
+
+Nous avons vu que ce succès littéraire n'avait été que l'amorce de son
+ambition, qu'il avait parfaitement oublié ses rois exilés, et qu'il
+s'était rallié à Bonaparte, recommençant l'ère de Charlemagne par la
+restauration du culte.
+
+L'épisode de la mort du duc d'Enghien l'avait rejeté d'horreur dans le
+peu d'opposition qu'on osait faire alors indirectement à la tyrannie.
+Son génie, cet acte et sa brochure de Bonaparte et des Bourbons le
+placèrent naturellement, en 1814, à la tête de ceux que le nouveau
+gouvernement adopta pour illustrer son retour par la popularité du
+premier nom religieux et poétique de l'Europe, et à la tête de ceux
+qui saluèrent les Bourbons. On avait trop besoin les uns des autres
+pour se chicaner sur la légitimité des titres. Le passé fut oublié, et
+M. de Chateaubriand passa pour le fidèle des fidèles.
+
+Là commence son rôle politique; il se montra homme de tact du premier
+coup de plume; il vit juste, il vit loin, il vit en grand toute chose.
+Nommé ambassadeur dans des cours du Nord secondaires, il ne partit
+pas, ou il se hâta de revenir; il ne lui convenait pas de languir
+oublié, Paris était sa scène. Un journal, célèbre pour ses talents, le
+_Journal des Débats_, lui prêta ses amitiés et ses pages. Son
+importance s'en accrut; nommé pair de France par le roi, il changea de
+parti plusieurs fois par d'habiles transactions qui le menaient au
+but, tantôt foudroyant dans M. Decazes un favori du roi, tantôt
+caressant dans M. de Villèle et dans ses amis royalistes modérés un
+parti dont il pressentait l'avenir; il se fit craindre et aimer, selon
+les temps. Nommé ambassadeur à Londres par M. de Villèle, qui voulait
+se débarrasser d'un concurrent dangereux à Paris, il alla à Londres,
+mais il ne tarda pas à y affecter un superbe ennui, et à demander un
+rôle plus actif au congrès de Vérone; il y fut nommé. Il affectait
+alors la politique modérée, prudente et temporisante de M. de Villèle;
+à peine au congrès, il la combattit sous main, se défit de M. de
+Montmorency, son ami, emporta la résolution du congrès pour
+l'intervention en Espagne, revint à Paris supplanter M. de Montmorency
+au ministère des affaires étrangères, et conduisit énergiquement la
+guerre d'Espagne, si profitable à la monarchie.
+
+À peine terminée, il aspire à supplanter M. de Villèle comme il avait
+fait de M. de Montmorency; il tendit quelques piéges à M. de Villèle
+dans la chambre des pairs pour faire rejeter ses plans délibérés en
+conseil; M. de Villèle et ses collègues, offensés et indignés, le
+congédièrent sans ménagement et par ordre du roi.
+
+
+VI.
+
+La colère le saisit et ne l'a plus quitté jusqu'à la mort! Il jura de
+se venger, il se vengea; il prit le _Journal des Débats_ pour armée et
+sa plume d'écrivain pour arme. La nature, quoi qu'il en dise, ne
+l'avait pas créé éloquent; il avait besoin de cuver longtemps, sa
+plume à la main, des discours rares et lus; ses foudres se forgeaient
+péniblement dans son cabinet, au feu soufflé de ses rancunes.
+
+Ses brochures et ses articles de journaux avaient l'éclat, mais
+n'avaient pas la chaleur soudaine de l'improvisation. C'était un homme
+d'État, ce n'était nullement un homme de tribune; il se soignait trop
+par excès d'amour-propre, pour se présenter à l'Europe en négligé.
+Mais ses sentences rédigées avec une patience laborieuse, et ses mots
+aiguisés de sang-froid, indiquaient bien la passion de l'opposition.
+
+Il se popularisait, tantôt comme royaliste, tantôt comme bonapartiste,
+tantôt comme républicain, pour nuire au ministère. Son nom, qui
+servait ainsi tous les ennemis des Bourbons, grandissait comme une
+arme à deux tranchants propre à toute main. Les hommes supérieurs
+n'ont pas de peine à se faire pardonner le passé! Leurs talents les
+amnistient aussitôt qu'ils consentent à les prêter. Royalistes,
+bonapartistes, républicains, prenaient de toutes mains leur vengeance.
+La monarchie s'affaiblissait de toute la popularité, à trois feux
+comme la foudre, que forgeait M. de Chateaubriand contre M. de
+Villèle. Un moment relégué à Rome par le ministère de conciliation qui
+suivit la disgrâce de ce ministre, M. de Chateaubriand espérait le
+remplacer. Ce fut la dynastie d'Orléans qui le remplaça.
+
+Quelques écoliers ameutés, sans autre but que l'émeute, rencontrèrent
+par hasard M. de Chateaubriand dans les rues de Paris, et le
+rapportèrent en triomphe à son hôtel de la rue d'Enfer. Il prit cela
+pour un triomphe, c'était le triomphe de sa défaite. Il balbutia avec
+eux quelques mots de liberté, et on les applaudit dans sa bouche; il
+rentra chez lui pour se féliciter de sa haine assouvie contre les
+ministres, mais les ministres avaient entraîné les Bourbons.
+
+
+VII.
+
+La branche d'Orléans espéra le rallier à sa cause. Son entrevue avec
+le roi, la reine, sa soeur, au Palais-Royal, eut pour objet, de sa
+part, de faire reconnaître Henri V et la régence, et, de la part de la
+maison d'Orléans, de le séduire et de le rendre complice de leur
+usurpation du trône; son honneur s'indigna, il les quitta pour
+jamais, et s'enferma dans sa retraite; mais il honora toutefois cette
+retraite par un acte mémorable et réfléchi, un noble adieu au monde,
+où il plaida la cause perdue des rois fugitifs. Sa protestation
+inopportune, solitaire et sans écho, était sans danger, mais non sans
+dignité personnelle. Elle honore la fin de sa vie publique.
+
+
+VIII.
+
+Depuis ce jour il disparut, non du coeur des royalistes, qu'il
+consolait par des phrases de fidélité posthume, trop injurieuses pour
+la nouvelle dynastie. Puis il fit quelques visites à Charles X dans
+son exil, visites qu'il ébruita, au retour, par des sarcasmes; la
+pudeur de ses amis les lui fit retrancher de l'impression; mais je les
+ai moi-même entendus chez madame Récamier, sa dernière amie, et j'en
+ai gémi pour l'honneur du coeur humain; il y flattait les ennemis de
+tous les trônes par des moqueries domestiques. Que restait-il donc à
+dire aux républicains contre les rois, quand celui qui se disait leur
+Blondel mêlait à d'emphatiques déclamations de fidélité des railleries
+contre ses idoles officielles? Était-ce la peine d'aller surprendre
+les faiblesses, les douleurs, les confidences de leur intérieur pour
+les étaler ensuite en style qui appelait le sourire devant leurs
+ennemis?
+
+Charles X avait un _décorum_ à garder devant ce visiteur équivoque,
+mais il ne s'y trompait pas, et il nourrit jusqu'à sa mort une
+animadversion très-fondée contre M. de Chateaubriand.
+
+
+IX.
+
+Ce fut le temps où il acheva ses Mémoires politiques, commencés,
+retouchés, polis, raturés, comme sa situation, pendant toute sa vie
+politique. M. de Marcellus avait été le confident de ses retouches.
+
+Dévoué de bonne heure à ce grand écrivain, par admiration d'abord, par
+communauté de cause ensuite, par affection sincère enfin, il attendit
+la mort de M. de Chateaubriand pour ne pas contrister sa vieillesse
+par les sévérités de ses commentaires.
+
+M. de Chateaubriand mourut le jour du triomphe de la République contre
+les factieux qui voulaient s'en emparer pour la pervertir en démagogie
+folle et sanguinaire. Aux journées de juin 1848, nous gagnâmes la
+bataille des trois jours dans les rues de Paris; ce fut un triomphe
+douloureux, mais ce fut le premier triomphe de la République française
+sur la démagogie. Le bruit de cette bataille empêcha la France de
+ressentir la perte de son grand écrivain. Sa vieillesse avait été
+morose, désenchantée de poésie, hors l'amitié pieuse d'une femme
+dévouée à sa gloire _quand même_, et au culte de quelques rares amis,
+parmi lesquels quelques spirituels observateurs qui affectaient la
+tendresse et qui prenaient mesure de ses faiblesses.
+
+Ses Mémoires parurent: ils étonnèrent le monde par l'esprit de ses
+jugements sur les hommes et sur les choses de son temps. On eût dit
+qu'il n'avait jamais eu besoin d'indulgence, et que le monde ne
+continuait de vivre après lui que pour se charger de ses vengeances.
+Je ne parle pas ici par ressentiment d'auteur, car je suis le seul
+poëte du temps et le seul homme politique de son époque qui soit,
+comme poëte, placé par lui dans la compagnie immortelle d'Homère, de
+Virgile, de Racine, et, comme homme de tribune et de hautes affaires,
+au rang des hommes de bon sens. Je n'avais pas alors supporté le poids
+de la révolution de 1848 et de la République. Je lui suis
+très-reconnaissant en ce qui me touche; je n'avais jamais été de ses
+amis, je n'avais aucun droit à m'attendre à ses jugements favorables.
+Il ne m'aimait pas; il évitait de prononcer mon nom pendant sa vie,
+et, comme ministre des affaires étrangères, il nuisait à ma fortune.
+Mais il m'a rendu bien plus qu'honneur comme poëte, et plus que
+justice comme homme politique.
+
+Ce livre a des pages admirables comme style, et déplorables comme
+caractère. Roman grec dans le commencement, diatribe universelle à la
+fin, il affecte partout un style tellement figuré, tellement
+recherché, tellement _ronsardisé_, par l'affectation du style gaulois
+de Rabelais et de Montaigne, qu'on ne sait en quel siècle on vit en le
+lisant. Rien n'y coule, tout s'y cristallise pour briller; chaque
+phrase demande à être trois fois lue, mais relue deux ou trois fois
+pour être comprise. C'est une énigme perpétuelle offerte par l'auteur
+à la malignité du lecteur. Disons franchement le mot, c'est mauvais en
+masse, souvent beau en détail; cela n'honore pas M. de Chateaubriand,
+et cela déshonore autant qu'il le peut tout son siècle.
+
+Eh bien, ce livre, mauvais de forme, même de fond, a servi de texte à
+un excellent livre. C'est le commentaire respectueux, mais juste, du
+disciple sur le texte d'un maître qui s'égare. Ce commentaire est bien
+supérieur au texte; toutes les _anecdotes_ y sont rectifiées, toutes
+les injures palliées, tous les excès de bile adoucis, tous les venins
+de style réparés, déplorés, excusés, de façon qu'il ne reste guère que
+de belles choses à admirer et un grand homme à comprendre.
+
+M. de Chateaubriand doit immensément à M. de Marcellus; il le
+réhabilite en étendant son manteau sur ses défauts de coeur et sur
+l'affectation de style de ce grand écrivain. Peut-être y a-t-il trop
+d'indulgence, mais qui sera indulgent, si ce n'est un ami?
+
+M. de Marcellus absout M. de Talleyrand de crimes. Le nom de M. de
+Talleyrand, dit M. de Marcellus, ne tombe jamais de la plume de M. de
+Chateaubriand sans y avoir été marqué d'un fer chaud à son passage.
+Et, à propos de ces crimes, il est curieux de lire ce qu'en dit M. de
+Talleyrand lui-même cité par M. de Marcellus:
+
+«Est-ce qu'un homme habile a jamais besoin de crimes? C'est la
+ressource des idiots en politique. Le crime est comme le reflux de la
+mer; il revient sur ses pas, et il noie. J'ai eu des faiblesses;
+quelques-uns disent des vices; mais des crimes? Fi donc!»
+
+M. de Marcellus explique son amitié pour M. Bertin, cet homme d'État
+de la presse dans le _Journal des Débats_, par une sympathie de coeur
+conçue entre eux au chevet de mort de madame de Beaumont, fille
+charmante du ministre de Louis XVI, décapité (M. de Montmorin).
+
+M. de Chateaubriand adorait madame de Beaumont; il lui érigea un
+monument funèbre à Rome, dans l'église Saint-Louis-des-Français,
+pendant qu'il était secrétaire d'ambassade sous le cardinal Fesch.
+Avoir pleuré ensemble une personne aimée est le lien des coeurs.
+
+La carrière entière de M. de Chateaubriand se ressentit de cette
+sympathie des _Débats_. MM. Bertin, les complices de son opposition
+royaliste contre les Bourbons, ne l'abandonnèrent jamais, même sous la
+monarchie de 1830, à laquelle ils adhérèrent par politique,
+monarchistes de toutes les monarchies, mais monarchistes exigeants et
+inquiets, qui personnifient encore aujourd'hui l'exigence et
+l'inquiétude du caractère de leur premier maître. Cela fait honneur
+aux deux, il se cache toujours un bon sentiment dans les âmes qui ont
+aimé!
+
+C'est le parfum de l'amour, indélébile comme ce qui est divin; on sent
+jusqu'à la dernière vieillesse qu'il a passé dans les coeurs, et qu'il
+a amélioré la nature.
+
+
+X.
+
+Pendant son ambassade de Rome, peu de temps avant la révolution de
+1830, M. de Chateaubriand, triomphant de l'élection d'un pape faite
+sous ses auspices, heureux en fortune, heureux en séjour, heureux en
+sentiment pour des personnes innomées, se prend, comme à l'ordinaire
+des grandes âmes, d'un fastidieux dégoût pour tant de félicités, et
+continue à écrire ses _Lamentations_ très-déplacées à son ancien
+secrétaire de Paris.
+
+Ici, le vrai sentiment de M. de Marcellus se dévoile, comme à son
+insu, dans un jugement de trois lignes, en marge dans ces lettres.
+
+«J'avais une tête très-froide et très-bonne, dit l'auteur d'_Atala_,
+et le diplomate, aussi grand que juste et ambitieux dans ses vues,
+avait le coeur _cahin-caha_ pour les trois quarts et demi du genre
+humain.»
+
+Voici le cri du commentaire, cette fois plus juste que bienséant,
+arraché à M. de Marcellus par la flagrante ingratitude envers l'âme de
+_Juliette_ (madame Récamier), oubliée si cruellement pour des
+affections légères à l'âge du poëte:
+
+«Je crois, dit-il, qu'il faut rétablir ainsi cette phrase: J'avais une
+très-froide et très-bonne tête, et, après, le coeur _cahin-caha_ pour
+les trois quarts et demi du genre humain. Ajoutons pour être vrai:
+Comme pour la moitié au moins de l'autre demi-quart!»
+
+Ce qui veut dire en bon français: Je n'avais de coeur que pour moi!
+
+C'est le jugement qu'en porte M. Joubert, son premier ami, dans une
+lettre confidentielle à M. Molé, révélée aujourd'hui même pour la
+première fois, et publiée par M. Sainte-Beuve.
+
+
+XI.
+
+Le ministère Polignac, préambule d'une révolution certaine, rappela M.
+de Chateaubriand à Paris. M. de Marcellus est nommé quelques jours
+après son secrétaire d'État par le prince de Polignac. M. de Marcellus
+hésite quelques jours entre son dévouement de royaliste, son ambition
+naturelle, et son jugement très-sain sur l'inopportunité du défi de
+Charles X à la France alors libérale. Il va consulter M. de
+Chateaubriand comme l'oracle dans le désert, à l'hospice de la rue
+d'Enfer, où il s'était relégué. M. de Chateaubriand lui prophétisa la
+catastrophe prochaine et certaine. Marcellus refusa courageusement ces
+fonctions. Ce fut un bel acte de conscience et de foi dans sa
+politique de modération.
+
+Pendant ces hésitations, le prince de Polignac, qui m'aimait, pense à
+moi; il m'écrit, me conjure de venir à Paris, m'offre avec instance
+la direction des Affaires étrangères; je n'hésite pas à refuser.--Il
+insiste sur un entretien; j'arrive à Paris, je cause à coeur ouvert
+avec lui, il est moins sincère avec moi qu'avec M. de Marcellus, il
+nie imperturbablement la pensée du coup d'État.
+
+«Je le crois, puisque vous le dites, mon Prince, lui dis-je, vous ne
+le voulez pas, mais la logique et votre situation le veulent! Je suis
+royaliste, je suis jeune, je ne veux à aucun prix dater d'un coup
+d'État malheureux dans la politique, et commencer par une révolution
+où les Bourbons périront.»
+
+Je fus nommé ministre à Athènes, et je m'éloignai!... M. de Marcellus
+expia longtemps son refus.
+
+
+XII.
+
+Les événements ne me donnèrent pas le temps de rejoindre mon poste; M.
+de Marcellus et moi nous déclinâmes la confiance et l'involontaire
+complicité de l'acte. Il se retira par pressentiment et conviction. Il
+fut fidèle à la monarchie légitime après les Bourbons, je restai
+fidèle à mon honneur en refusant de servir la seconde monarchie.
+Excepté la République, dictature de tout le monde, je ne voulus plus
+servir personne.
+
+Cela a fait dire aux républicains, que je ne servais pas ma:
+«Défiez-vous de lui, c'est un légitimiste!» Et les niais l'ont cru. À
+leur place j'aurais redoublé de confiance, et j'aurais dit: «C'est un
+homme d'honneur, et, puisqu'il a été fidèle à la première heure par un
+sentiment de famille et de tradition, il le sera à la dernière, quand
+on n'a plus d'autre famille que la patrie et le peuple.» Mais ils ont
+cru qu'un royaliste de coeur, à vingt ans, ne pouvait jamais être un
+bon citoyen à cinquante, et qu'un homme fidèle à son serment sous les
+Bourbons ne serait qu'un traître sous la République!
+
+Vous voyez où cette belle logique a mené la République. Mais passons!
+
+
+XIII.
+
+M. de Marcellus raconte les entretiens confidentiels qu'il eut avec la
+duchesse d'Angoulême.--Elle ne se fiait pas plus que nous, la noble
+femme, aux ordonnances, coup d'État désarmé. La législation des _coups
+d'État_, c'est la conscience de celui qui les tente, mais il ne faut
+pas les manquer.
+
+Elle ne m'a jamais calomnié dans son exil, celle-là! Que la pitié de
+la terre et la bénédiction de Dieu la suivent dans sa tombe! Princesse
+tragique dès son berceau, elle fut triste jusqu'à la mort. Les
+Français l'en ont accusée; voulaient-ils donc qu'elle dansât sur les
+cadavres de son père et de sa mère? La tristesse est la bienséance
+des victimes.
+
+
+XIV.
+
+Le livre finit par une réflexion touchante et haute que M. de
+Marcellus prit ou imputa à Massillon, et qui fit relever la tête de M.
+de Chateaubriand vieilli, qui ne pouvait supporter sa verte
+vieillesse.
+
+«Que sont maintenant, lui disait-il avec la pompe en deuil de ses
+entretiens familiers, que sont tous ces beaux fleuves si célèbres dont
+nous avons vu l'un et l'autre les bords?--De tristes souvenirs qui
+nous reprochent notre vieillesse.--Non! non! m'écriai-je, dites de
+beaux souvenirs qui embellissent nos derniers jours. Pourquoi donc le
+coeur serait-il sans force contre ces conditions de la vie? Il faut
+bien, ajoutai-je lentement, que l'affliction soit de quelque profit
+aux hommes, puisque Dieu si bon a pu se résoudre à les affliger.»
+
+
+XV.
+
+Ainsi finit le livre par une réflexion morose sur la vie, et par une
+réflexion juste et consolante, pleine de confiance en Dieu qui a fait
+ou permis la douleur.
+
+Ainsi se dessinent les deux caractères: l'un léguant ses désespoirs et
+ses rancunes à la postérité, l'autre remettant le passé et les peines
+de l'avenir à la bonté de Dieu!
+
+On ne peut s'empêcher, malgré tout le talent déployé, de plaindre
+l'un, et de chérir l'autre.
+
+
+XVI.
+
+Après ces excursions toujours rétrospectives sur la politique et ses
+belles années, M. de Marcellus revint à sa chère Grèce. Il décrivit
+et traduisit ses chants populaires.
+
+Après M. Fauriel, il y avait encore à glaner. Ce qui fait l'intérêt et
+le charme de ces chants, c'est moins le chant lui-même que le cadre
+qui les enserre. Ce cadre est presque toujours une scène de l'Odyssée
+de jeunesse de M. de Marcellus, voguant ou chevauchant sur les mers ou
+sur les montagnes du Péloponèse. Il savait le grec ancien comme
+Homère, il savait le grec moderne comme un klephte. C'était l'époque
+héroïque de l'indépendance hellénique. L'Europe était folle
+d'hellénisme.
+
+On oublie que des siècles ont remué ces lieux et ces peuples, et qu'il
+peut en sortir des peuples nouveaux à force de vieillesse, mais jamais
+d'anciens peuples. On se figure qu'on va ressusciter Miltiade ou
+Thémistocle dans la personne d'un corsaire ou d'un berger des mers ou
+des montagnes; que Démosthène et Cicéron vont succéder immédiatement
+au pape.
+
+On oublie que deux mille ans ont passé, et que des millions de
+barbares ont été colonisés avec leurs moeurs nouvelles pendant des
+siècles et des siècles en Italie et en Grèce. De là, le mécompte de
+tous ces rêves pour refaire le passé sans éléments, au lieu
+d'améliorer le présent avec ses éléments propres. Mais alors la Grèce
+fanatisait l'Europe; on n'était ni chrétien ni musulman, on était
+Grec, comme aujourd'hui on n'est ni catholique ni carbonaro, on est
+Piémontais. Les oppositions ont des engouements comme les poëtes; il
+faut se hâter de les saisir pendant qu'ils passionnent à froid les
+orateurs et les journalistes, car ces engouements passent vite et ne
+reviennent pas de même.
+
+
+XVII.
+
+M. de Marcellus, qui était jeune, les partagea de bonne foi pour les
+klephtes, pour les corsaires, et pour les bergers sauvages de la
+féroce Albanie. Je ne les partageai que dans la mesure de mon bon
+sens; cependant je publiai moi-même le poëme du cinquième chant de
+_Child Harold_, imité assez servilement du beau poëme de lord Byron.
+Mon enthousiasme était médiocre comme un pastiche, mon succès fut
+médiocre aussi: je fus puni d'avoir feint un engouement qui n'était
+pas sincère.
+
+Je savais bien au fond qu'on ne ressuscite ni peuple, ni nationalité,
+ni religion sur la terre au gré du caprice des imaginations d'orateurs
+ou de journalistes en quête de popularité. J'avais un sentiment
+d'admiration et de pitié pour ces belles îles de l'Archipel, où
+fleurissent en hommes et en femmes la plus charmante jeunesse du
+monde; mais je n'avais aucune haine pour Mahomet et pour ce peuple
+religieux, pasteur et guerrier, qui était venu à son temps balayer des
+vallées de Bithynie la corruption byzantine, et prêcher l'unité de
+Dieu, ce dogme des Arabes, à la place des superstitions ingénieuses de
+l'Église grecque qui touchent de si près à l'idolâtrie.
+
+Je prévoyais que la Grèce ressuscitée, non par son génie propre, mais
+par un roi allemand, ne contenterait ni les Grecs ni les Turcs; la
+question se réduisait donc, au fond, à savoir si nous préparerions aux
+Russes l'empire de la Méditerranée; j'aimais mieux pour la France et
+pour l'Europe équilibrée les Turcs pour voisins que les Russes.
+
+La bataille de Navarin, que nous ne livrerions certes pas aujourd'hui,
+ne fut donc à mes yeux que ce qu'est aujourd'hui l'unité piémontaise
+et anglaise en Italie: un solécisme en politique, une pierre d'attente
+de l'Angleterre, une sublime bévue de la politique d'opposition.
+Puisque nous l'avions purgée des Autrichiens, il fallait la confédérer
+comme l'Archipel grec en 1822, et la protéger, mais non la soumettre
+au joug des Cisalpins pour la laisser croître. La liberté ne
+s'improvise pas sous la tyrannie, encore moins sous l'anarchie.
+
+
+XVIII.
+
+Quoi qu'il en fût, M. de Marcellus, par esprit littéraire, et par
+esprit sérieusement chrétien, se mit à parcourir la Grèce nouvelle et
+l'Albanie, ni littéraire ni chrétienne, mais tour à tour, et selon le
+goût des Albanais, chrétienne ou mahométane comme son héros
+Scanderbeg, pour y chercher un nouvel Homère. Il n'y trouva rien que
+des chants dits populaires qu'on admira par parti pris, mais qui ne
+sont pourtant que des complaintes du peuple.
+
+Défions-nous en toute langue de la poésie des rues, des mers et des
+montagnes, destinée à charmer les peuples ignorants. Cela est court,
+cela est monotone, cela est affecté ou trivial; cela contient cinq ou
+six images gracieuses, naïves, fortes, mais toujours les mêmes scènes:
+les airs que le berger siffle à son cheval, ceux que le matelot
+psalmodie à sa barque, couché à l'ombre de sa voile, ou l'amant à sa
+maîtresse au clair de lune. Ce n'est ni la malignité spirituelle et
+savante de Béranger, poëte d'opposition, épigrammatique, libéral, mais
+nullement populaire; ni la belle et naïve poésie homérique de Mistral
+dans son poëme antique de _Mireille_: c'est un patois pour les
+veillées des peuples de Provence!
+
+C'est là un poëte populaire, ou plutôt c'est là un poëme écrit dans la
+langue du peuple avec les idées, les habitudes, les travers, les
+loisirs des amants, dans les basses classes des peuples!
+
+Mais c'est Hugo, Vigny, Dumas, Laprade, Marcellus, Autran, Lamartine,
+qui les lisent.
+
+Le peuple n'a ni le goût ni le temps, il a l'haleine courte; s'il est
+pieux, un couplet des cantiques de Marseille; s'il est impie, un
+couplet de Béranger, voilà son affaire; s'il est soldat, une strophe
+armée de la _Marseillaise_; voilà la poésie populaire. Or la
+_Marseillaise_, sublime en musique, est peu admirable en poésie; c'est
+un beau choeur des frontières de la France résonnant au pas de charge
+sous les pieds de l'étranger; mais les paroles sont des cris et non un
+poëme.
+
+M. de Marcellus, comme M. Fauriel son devancier, ne rapporte donc que
+des scènes poétiques et peu de poésie. Quelques-unes de ces scènes
+sont de _Salvator Rosa_, quelques autres de l'_Albane_, jugez-en:
+
+
+LES VOLEURS.
+
+Les voleurs étaient venus sur la montagne pour y voler des chevaux, et
+ils n'y trouvèrent point de chevaux. Alors ils prirent mes petits
+agneaux et mes petites chèvres.
+
+ Puis ils s'en vont, s'en vont, s'en vont!
+ Hélas! hélas! hélas!
+ Ô mes pauvres petites brebis!
+ Ô mes pauvres petites chèvres!...
+ Vaï!!!
+
+Ils m'ont pris l'écuelle où je mettais mon lait; ils ont pris ma flûte
+jusque dans mes mains.
+
+ Puis ils s'en vont, s'en vont, s'en vont!
+ Hélas! hélas! hélas!
+ Ô ma pauvre petite écuelle!
+ Ô ma pauvre petite flûte!
+ Vaï!!!
+
+Ils m'ont pris le bélier qui portait la clochette, dont la toison
+était couleur d'or, et la corne d'argent.
+
+ Et ils s'en vont, s'en vont, s'en vont!
+ Hélas! hélas! hélas!
+ Ô mes pauvres petites brebis!
+ Ô mon pauvre petit bélier!
+ Vaï!!!
+
+Je vous en supplie, Panagia, punissez les voleurs!--Ah! qu'on les
+arrête, qu'on les désarme au milieu de leur caverne, eux et toute leur
+race!
+
+ Hélas! hélas! hélas!
+ Ô mes pauvres petites brebis!
+ Ô mes pauvres petits chevreaux!
+ Vaï!!!
+
+Ah! si la Panagia me l'accorde par sa grâce, et punit les voleurs, et
+que je revoie mon bélier au milieu de son parc, je rôtirai un agneau
+le jour de Pâques, jusqu'à ce qu'il tombe de la broche.
+
+ Mais ils s'en vont, s'en vont, s'en vont!
+ Hélas! hélas! hélas!
+ Ô mes pauvres petites brebis!
+ Ô mon pauvre petit bélier!
+ Vaï!!!
+
+
+COMMENTAIRE.
+
+«C'est toute une idylle que cette plainte du pauvre petit berger de la
+montagne. Que de grâce et de naturel! On l'entend pleurer en chantant.
+
+«Ce _Vaï_, qui revient à la fin de chaque couplet, comme un sanglot,
+est-il un mot grec ou étranger, une interjection improvisée, un dérivé
+du grec ancien _ovaï_, ou bien une construction du verbe grec moderne
+[Grec: bagizein], vagir comme les enfants? C'est ce que je ne saurais
+dire; mais ce _Vaï_ se comprend et se répète même quand on ne peut
+l'expliquer: c'est un cri de détresse jeté aux échos comme la dernière
+note prolongée d'un chant montagnard.
+
+«Je montais un soir la colline du couvent de Saint-Nicolas, dans l'île
+de Prinkico, lisant, apprenant ou commentant l'_Odyssée_, mon livre
+favori; et, suivant une coutume de ma jeunesse qui m'est restée,
+m'arrêtant à chaque vers comme à chaque détour du sentier, pour
+cueillir les glaïeuls, les asphodèles et les premières églantines.
+
+«Je m'étais déjà retourné mainte fois dans ma lente ascension, pour
+admirer ces merveilleux aspects qui s'étendent des montagnes de la
+Thrace et de l'Asie Mineure, des murs du sérail et des rivages de
+Chalcédoine, s'avançant sur leurs flancs et à leur ombre jusqu'aux
+rivages plus rapprochés de Calki et d'Antigone, fermant ainsi le
+cercle du lac le plus vaste et le plus azuré.
+
+«J'avais compté les voiles du golfe de Nicomédie, se dirigeant vers
+les ports de Stamboul, et venant raser les écueils des îles des
+Princes pour y chercher quelque brise de terre favorable à la
+navigation, lorsque je rencontrai un enfant qui revenait de l'école du
+monastère, portant sous son bras son panier de provisions, et ses
+livres de l'autre.
+
+«À ma prière, il s'arrêta et me suivit sous un ébène voisin de la
+route: là, j'ouvris un de ses cahiers, où je trouvai copiés des
+passages d'Homère, des fables d'Ésope, et sur une feuille détachée,
+parmi les distiques modernes, cette chanson populaire, _les Voleurs_,
+qu'il récita en riant lui-même des plaintes du pauvre berger. Je lui
+demandai s'il consentirait à s'en priver pour moi: il me l'offrit sans
+hésiter, assurant qu'il la savait tout entière, et que d'ailleurs
+plusieurs de ses petits camarades la savaient aussi.
+
+«Comme l'entretien se prolongeait, je le priai de lire à son choix
+quelques lignes de son bagage élémentaire. Alors il prononça gravement
+et d'une voix haute ces deux vers de l'_Iliade_ qu'on venait de lui
+donner à apprendre et à méditer pour sa leçon du lendemain:
+
+ [Grec: Atreidê, mê pseude' epistamenos sapha eipein,
+ Ou gar epi pseudessi patêr Zeus esset arôgos.]
+
+«Fils d'Atrée, ne mentez pas, vous qui savez si bien dire la
+vérité.--Car Dieu, notre père, ne sera jamais le soutien du mensonge.»
+
+«Et mon jeune lecteur, en épelant ces vers, se reprit, comme s'il eût
+été devant le pédagogue, pour me faire sentir l'accent du mot [Grec:
+pseudessi], mensonge, sur lequel d'abord il n'avait pas assez appuyé.
+
+«Émerveillé d'entendre retentir si mélodieusement la langue antique
+dans une bouche enfantine, je déposai quelques petites pièces de
+monnaie dans le panier vide; et l'écolier, après avoir porté une main
+à ses lèvres et à son front, s'éloigna en me disant: _Que vos années
+soient nombreuses!_ Puis il se retourna souvent pour me regarder,
+jusqu'à ce que les arbres de la colline nous eussent dérobés l'un à
+l'autre, et pour toujours.»
+
+
+LA BELLE DE SCIO.
+
+«Au pied de la colline, à la lueur de la lune, dans le silence de la
+solitude et le calme de la mer, une belle est assise sur un petit banc
+de pierre, et tient sur ses genoux un petit chien.
+
+«Elle accompagne son chant de sa guitare et fait entendre une voix
+angélique. Oh! que ne suis-je ta guitare! Que ne suis-je ton petit
+chien! Que ne suis-je, oh! que ne suis-je surtout ton amant aimé!
+
+
+COMMENTAIRE.
+
+«Je vois encore dans le miroir de ma mémoire, si fidèle pour les
+images helléniques, ce petit tableau tel qu'il m'est apparu à Scio.
+
+«Aux rayons de la lune, qui répand une si douce lueur dans ces régions
+asiatiques, aux derniers bruits que la mer apaisée jette sur la plage,
+les filles de Scio venaient, sur le banc de pierre dressé à la porte
+de leur maison, écouter les plaintes et les déclarations d'amour des
+jeunes hommes, quelquefois mêler leurs voix aux chants passionnés, au
+son du téorbe ou de la mandoline. Or cette chanson n'est qu'un des
+soupirs recueillis au milieu de ces coutumes qui proclamaient au loin
+l'antique réputation d'innocence attribuée, à toutes les époques, aux
+belles habitantes de l'île devenue si misérable.»
+
+Il faudrait lire encore la complainte des blanchisseuses qui lavent le
+châle et la veste de l'étranger, pour qu'à son retour dans sa patrie,
+la mère et les soeurs n'accusent pas les filles de l'île de dureté et
+de parcimonie envers le pauvre matelot!
+
+
+XIX.
+
+Tout cela n'est pas sublime, sans doute, mais c'est naïf et touchant.
+
+Quand les chants populaires ne sont pas composés à froid par des
+poëtes politiques, ils ne sont jamais sublimes; le peuple ne l'est
+pas, mais il est peuple, c'est-à-dire nature.
+
+C'est le caractère vrai des traductions de M. de Marcellus. Il ne faut
+pas y chercher des essences dans les bouquets de fleurs des montagnes,
+mais de la rosée matinale et des senteurs des champs. C'est ce qu'on
+trouve dans ce recueil.
+
+
+XX.
+
+Mais, à mesure que M. de Marcellus avançait en âge, il s'élevait plus
+haut que ses travaux pittoresques sur la Grèce moderne et populaire.
+L'âme totalement dégagée de l'esprit de parti, et se remettant
+entièrement à la Providence du sort de sa cause, il se contentait de
+rester fidèle pour lui-même, et ne s'inquiétait plus des fidélités ou
+des infidélités des autres. Il vivait hors du monde des événements; et
+se plongeait de plus en plus dans les études et dans les spéculations
+de la haute philosophie de l'ancienne Grèce.
+
+C'est alors qu'il publia ses six volumes de la traduction de _Nonnos_,
+travail obstiné, mais malheureux. Qu'importait au monde actuel un
+poëme épique de plus sur les exploits de Bacchus, chanté après coup
+par un Grec chrétien, comme un écho mort que chanterait une croyance
+finie? Travail pour l'Académie des inscriptions plus que pour son
+temps.
+
+Mais, peu d'années avant sa mort, il s'éleva, comme helléniste, comme
+savant et comme poëte, à des oeuvres plus utiles et infiniment plus
+belles que tout ce qu'il avait fait jusque-là en littérature. Nous
+voulons parler de son dernier ouvrage, à peine publié, non encore
+connu, saisi par la mort sur le seuil de sa publicité: _les Grecs
+anciens et les Grecs modernes_; ouvrage très-neuf, très-original et
+très-philosophique en même temps que très-poétique; trésor véritable
+découvert par lui dans les littératures presque fabuleuses de
+l'arrière-Grèce.
+
+Le premier morceau de ce beau recueil, exhumé du mont Athos, de l'île
+savante de Rhodes, des mystères de la Thrace, c'est le poëme de _Médée
+et Nausicaé_ sur le Bosphore, par Apollonius de Rhodes, auteur
+_argonautique_.
+
+
+
+
+ENTRETIEN LXXIX
+
+MÉDÉE ET NAUSICAÉ
+
+SUR LE BOSPHORE.
+
+(SCÈNE ORIENTALE.)
+
+
+«Un jour de septembre, du haut de ma fenêtre, dans le pavillon de bois
+où flottait à Thérapia le pavillon de France, je considérais les
+brouillards qui s'élevaient insensiblement de la surface du Bosphore.
+On les voyait glisser sur les eaux comme des fumées transparentes,
+puis se condenser au-dessus, et s'arrêter immobiles à la moitié des
+collines du détroit; de sorte que par-dessous leur couche épaisse
+j'apercevais en Asie la base de la montagne du Géant, dont la cime
+semblait s'unir à l'Europe par un pont de nuages argentés. Ces nuages
+fermaient au loin l'entrée de la mer Noire, qu'on entrevoit de
+Thérapia par une courte échappée; et leur ceinture, jointe au calme
+des ondes, faisait de cet espace, le plus resserré du Bosphore,
+l'image parfaite d'un petit lac.
+
+«Je connaissais cette disposition atmosphérique du canal de Thrace, et
+je savais que le soleil en se montrant ne tarderait pas à dissiper ces
+brumes qui n'osaient s'attrouper qu'en son absence. Dès qu'il parut,
+je descendis sur la rive et je me dirigeai le long du fleuve amer,
+marchant moins vite que ses courants. Je voulais suivre les contours
+de la plage jusqu'au petit promontoire de _Kalender_ pour revenir par
+les hauteurs désertes, en remontant le ruisseau qui prend sa source à
+_Krio-Nero_, la fontaine froide.
+
+«Les bruits de ces villages, qui sont autant de ports, s'éveillaient;
+les voix des caïdgis (bateliers) se mêlaient aux cris des goëlands; le
+brouillard avait laissé sur chaque feuille une goutte de rosée qui
+étincelait au soleil; ma promenade fut délicieuse, et je revins chargé
+de touffes de bruyères, de daphnés et de cistes fleurissant
+d'eux-mêmes au sein de ces solitudes qui touchent de si près au
+rivage.
+
+«Comme je tournais le fond du petit golfe de Thérapia, je rencontrai
+Athanase Christopoulos, le poëte si célèbre déjà par ses chants
+anacréontiques. J'apprenais alors ses odes pour me familiariser avec
+le grec moderne, et je recherchais sa conversation, qui n'était jamais
+sans profit pour moi. Il se rendait chez l'un de ces mêmes princes
+Morusi dont il avait dirigé l'éducation en Moldavie.
+
+«--Quoi! de si bonne heure? me dit-il, quel intérêt vous amène dans
+notre quartier grec?
+
+«--Pas d'autre, répondis-je, que le beau temps et le plaisir de voir
+Kalender.
+
+«--Je ne puis vous suivre, reprit-il, jusqu'à ce _bon abri_; car je me
+figure qu'il faut interpréter ainsi le nom de Kalender, souillé vers
+sa fin d'une terminaison turque. C'est le _kalos endios_ dont nous
+parlent les vieux géographes du Bosphore. Mais je veux au moins animer
+le début de votre promenade par quelques souvenirs antiques. C'est ici
+l'ancien golfe de _Pharmakia_, où l'on dit que Médée, partie de la
+Colchide, déposa des _poisons_, en y laissant leur nom. Mais nous,
+Grecs modernes, nous n'avons pas consenti à traduire avec si peu de
+politesse envers la fille des rois ce mot de _pharmakia_: ses poisons
+étaient des _médicaments_ aussi, et nous avons nommé notre village
+_Thérapia_, _la guérison_.
+
+«Au bout de cette anse profonde que protégent contre les vents du nord
+la colline et les grands pins de votre palais de France, vous voyez
+cet îlot ou plutôt cet écueil, si près de la rive qu'on peut
+l'atteindre sans nager? Les flots, toujours tranquilles ici, ne le
+surmontent jamais et se contentent de laver et de polir sa roche. Là,
+dit-on, la nièce de Circé, Médée, broyait les plantes qui endormaient
+les dragons et rajeunissaient les vieillards.
+
+«Si vous ne deviez m'accuser de prendre en main des causes
+désespérées, j'aimerais à réhabiliter Médée auprès de mon siècle. On
+n'a jusqu'ici voulu voir en elle qu'une fougueuse magicienne, une
+épouse forcenée, une mère barbare. La faute première en est à
+Euripide, grand ennemi des femmes: pour moi, je m'attache à sa
+jeunesse, à son unique amour, à sa primitive innocence; sa passion
+m'attendrit beaucoup plus que celle de Phèdre, car elle est bien moins
+coupable. Avez-vous lu le troisième chant d'Apollonius de Rhodes?
+
+«--Pas encore, lui répondis-je, mais, comme Homère m'a guidé dans
+l'Archipel, je comptais prier les Argonautes de me conduire dans le
+canal de Thrace, théâtre de leurs exploits.
+
+«--Eh bien, reprit-il en souriant, si les affaires de l'Europe, un peu
+confuses ici, ou si les soupirs de l'empire turc qui croule vous
+laissaient demain autant de loisirs qu'aujourd'hui, nous pourrions
+lire ensemble ce touchant épisode de Médée avec votre ami, le prince
+Nicolaki Morusi, et je vous attendrai chez lui.
+
+«--J'y serai, lui dis-je, mais n'espérez pas m'amener facilement à
+aimer Médée. Un de ces grands poëtes latins que vous n'estimez qu'à
+moitié, vous, fiers descendants d'Homère et de Pindare, a prononcé
+cette sentence: _Il faut que Médée soit féroce ou indomptée....._ Je
+m'en tiens là...
+
+«--À demain, à demain! reprit Christopoulos, point de jugement arrêté
+d'avance. Et, puisque vous êtes en Grèce, n'en croyez sur leurs héros
+ou leurs héroïnes que les Grecs.»
+
+«Là-dessus, nous nous quittâmes, et le lendemain je le rejoignis chez
+le Beyzadé Nicolaki Morusi.
+
+
+XXI.
+
+«--Je connais d'avance le sujet de votre visite, me dit le prince.
+Cette Médée, redoutable patronne de notre village, fait encore
+trembler nos femmes du peuple sous la terreur de ses noirs
+enchantements; voyons comment va s'y prendre notre maître pour nous
+inspirer envers elle des sentiments plus doux.
+
+«--Il ne me faudra pour ce miracle, interrompit Christopoulos en
+prenant son livre, rien autre chose que vous lire ce qu'en dit le
+chantre des Argonautes.
+
+«--Pour nous mieux pénétrer de la bonté de votre cause, ajoutai-je, ne
+trouverez-vous pas à propos de prononcer lentement, de vous arrêter de
+temps à autre, et même de traduire quelquefois en passant, comme si ce
+que vous lisez ne devait pas toujours parvenir du premier coup à
+l'intelligence de votre auditoire?
+
+«--Je vous comprends, me répondit en souriant le poëte, et je vous
+obéirai.
+
+«--Mais d'abord, quelques mots de préambule, nous dit alors notre
+prudent lecteur, pour vous expliquer où nous allons prendre le récit.
+Je fais comme si vous n'aviez jamais su la marche du poëme, ou plutôt
+comme si vous aviez oublié ces étranges aventures datant de trois
+mille années, pour prêter votre mémoire à des faits plus récents.
+
+«Il entre beaucoup de généalogie dans toute histoire mythologique. Je ne
+vous ferai pas néanmoins remonter plus haut que l'arrière-grand-père de
+notre héros. Éole, non pas le fougueux roi des vents, mais un autre
+Éole, roi d'une contrée de Thessalie, eut deux fils: Créthée, père
+d'Æson et de Pélias, puis Athamas, père de Phryxos et d'Hellé; je vous
+fais grâce du reste de la descendance, qui, si j'allais plus loin,
+s'étendrait facilement jusqu'à Ulysse. À la mort de Créthée, Pélias
+usurpa le trône d'Iolchos au détriment d'Æson, son frère aîné; et quand
+Jason, fils d'Æson, revendiqua la couronne, son oncle Pélias, avant de
+la lui rendre, lui imposa la condition de rapporter en Grèce la toison
+d'or qui se trouvait en Colchide. C'était la dépouille du bélier ailé
+que Phryxos, fils d'Athamas, y avait consacrée après son voyage aérien.
+Il fuyait la colère de son père, et dans son trajet il laissa tomber sa
+soeur Hellé, menacée comme lui par une marâtre, dans le détroit qui
+porte encore aujourd'hui son nom. Aiète, fils du Soleil et frère de
+Circé, régnait alors à Colchos. Il accueillit Phryxos, et lui donna pour
+épouse Chalciope, sa fille aînée, soeur de Médée. Phryxos mort, ses fils
+partirent pour aller réclamer en Grèce l'héritage de leur père et pour
+le venger.
+
+«Ils firent naufrage dans l'Euxin, sur l'île de Mars, et en furent
+ramenés par les Argonautes. Ceux-ci, commandés par Jason, ont surmonté
+les écueils des Cyanées, les périls d'une mer inconnue, et sont
+arrivés à l'embouchure du Phase, auprès de la ville d'Aia, capitale du
+royaume d'Aiète. C'est là que les deux premiers livres du poëme
+d'Apollonius de Rhodes les ont conduits; voici le troisième.
+
+«Christopoulos lut alors d'une voix cadencée ces vers qui dans sa
+bouche recevaient du rhythme et de l'harmonieux idiome un charme
+inexprimable. Pour plus de sûreté, il m'avait engagé à suivre sa
+lecture sur mon exemplaire, où je notais au crayon ses pauses et ses
+remarques. Plus tard, ces notes m'ont rendu mes souvenirs, et je les
+retrace ici, en substituant aux texte grec ma traduction, où je l'ai
+suivi d'aussi près qu'il m'a été possible.»
+
+
+XXII.
+
+J'ai écrit une _Médée_ dans ma première jeunesse; elle est encore
+enfouie dans les caisses de mon grenier, où les voyageurs de la vie
+enferment leurs hardes usées qui n'en sortiront jamais que pour faire
+du vieux papier pour des hommes nouveaux.
+
+M. Legouvé, un de nos plus charmants poëtes, en a écrit une infiniment
+supérieure, pour que la belle tragédienne, madame Ristori, épanchât
+en italien de _Montanelli_ les plaintes de l'héroïne si dévouée et si
+abandonnée. Que de notes naïves, tendres, pathétiques, n'a-t-elle pas
+ajoutées à ses notes tragiques!
+
+
+XXIII.
+
+«Après cette lecture des fragments d'Apollonius de Rhodes, qui ont
+charmé tout le petit auditoire grec par les peintures les plus
+délicates d'un amour naissant, de la pitié entre deux amants, la
+controverse s'établit entre les auditeurs sur la prééminence d'Homère
+ou d'Apollonius. On hésite, et il y a de quoi.
+
+«Mais _Manos_ se lève, se dirige vers quelques tablettes suspendues à
+la muraille et saisit l'_Odyssée_. «Écoutez-moi à mon tour, dit-il, et
+oubliez ce que vous venez d'entendre!» Puis, se tournant vers moi, dit
+M. de Marcellus, il ajoute: «Les sentiments sont si naturels, le sens
+si clair, que celui de nous qui n'a pas appris le grec en naissant
+n'a nul besoin d'interprète. Il s'agit de Nausicaé, fille du roi
+Alcinoüs. Ulysse, jeté sur cette île par la tempête et accablé de
+lassitude, est couché sur des feuilles sèches, à l'abri des roseaux,
+au bord du fleuve qui se jette dans la mer.»
+
+«Alors, continue M. de Marcellus, le vieillard _Manos_, aux cheveux
+blancs et à la longue barbe, vêtu de cette robe orientale qui fait
+partie du costume grec à Constantinople, se redresse sur le divan où
+nous restons accoudés.»
+
+ LAMARTINE.
+
+_(La suite, au mois prochain._)
+
+
+
+
+LXXXe ENTRETIEN.
+
+OEUVRES DIVERSES DE M. DE MARCELLUS
+
+(TROISIÈME PARTIE)
+
+ET
+
+ADOLPHE DUMAS.
+
+
+I.
+
+«Bientôt l'aurore qui s'avance sur son char magnifique a réveillé
+Nausicaé aux superbes voiles. Elle s'étonne de ce songe et se hâte de
+traverser ses appartements pour le dire à ses parents, son père chéri
+et sa mère. Elle les trouve chez eux: l'une est assise auprès du
+foyer avec les femmes qui la servent, filant sur sa quenouille une
+laine teinte de la pourpre des mers; elle rencontre l'autre comme il
+sortait pour se rendre avec ses chefs illustres au conseil où les
+nobles Phéaciens l'appelaient; elle s'arrête tout près de son père
+bien-aimé, et lui dit:
+
+«Père chéri, n'allez-vous pas me préparer un char élevé, aux fortes
+roues, afin que je porte vers le fleuve, pour les laver, les précieux
+vêtements que j'ai là tout malpropres? Quand vous allez parmi vos
+chefs faire entendre vos conseils, il vous sied à vous-même d'avoir
+des habits sans tache; vous avez dans vos palais cinq fils mariés, et
+trois dans la fleur de la jeunesse. Ceux-ci veulent toujours, pour
+aller à la danse, des vêtements nouvellement blanchis; et c'est moi
+que tous ces soins regardent.»
+
+«Elle dit, et évite ainsi de parler à son père bien-aimé du doux
+mariage, mais il a tout compris et lui répond:
+
+«Certes, ma fille, je ne te refuse ni des mules, ni rien autre chose.
+Va, et mes serviteurs te prépareront un char élevé, aux fortes roues,
+et à la caisse large et solide.»
+
+«Après ces mots, il donne ses ordres à ses serviteurs qui obéissent,
+et amènent au dehors le char aux roues solides, propre aux mules,
+qu'ils y conduisent et y attellent. La jeune fille apporte de son
+appartement les habillements magnifiques et les dépose sur le char
+bien fabriqué. La mère a mis dans une corbeille les aliments de toute
+sorte pour ranimer les forces; elle y place les vivres et le vin
+qu'elle a versé dans une outre de peau de chèvre. Puis, comme sa fille
+monte sur le char, elle lui donne dans une fiole d'or l'huile
+onctueuse pour s'en purifier, elle et ses compagnes. Nausicaé prend
+les rênes brillantes et le fouet dont elle frappe pour le départ les
+deux mules, qui s'élancent bruyamment; elles courent sans s'arrêter et
+emportent le linge et la jeune fille qui n'est pas seule; car les
+suivantes vont aussi avec elle.
+
+«Lorsqu'elles sont parvenues au lit merveilleux du fleuve, là où sont
+les lavoirs pour toute l'année et où surabonde une eau bonne à enlever
+toutes les souillures, elles détachent les mules et les chassent vers
+le fleuve impétueux pour s'y repaître d'une herbe savoureuse. Elles
+enlèvent ensuite du char sur leurs bras les vêtements, les plongent
+dans l'eau limpide et les foulent dans les réservoirs en luttant de
+vitesse. Quand elles ont tout lavé et effacé toutes les taches, elles
+étendent en ordre sur le bord de la mer, là surtout où les flots ont
+nettoyé les cailloux du rivage. Puis, après s'être baignées et
+imprégnées d'une huile onctueuse, elles prennent leur repas auprès des
+rives du fleuve, en attendant que l'ardeur du soleil ait séché le
+linge. Ensuite, leur faim apaisée, la jeune fille et les suivantes
+détachent leurs voiles pour jouer au ballon.
+
+«Ici, nous dit M. Manos, nous sommes loin des palais. C'est un tableau
+de la vie journalière des champs. Qui de vous n'a été témoin de ces
+bruyantes occupations, de ces repas, de ces jeux après l'ouvrage de
+nos jeunes femmes occupées du soin de blanchir? On rencontre encore
+dans nos îles et sur notre continent, près des sources ou des fleuves,
+ces fosses où l'eau se renouvelait, et où on venait fouler le linge
+sous les pieds.
+
+«--Oui, sans doute, répondit Christopoulos, et une fois par hasard, à
+la vue du présent, je suis disposé à regretter notre rustique passé.
+Cette espèce de danse que du temps des hommes primitifs les laveuses
+exécutaient dans les fosses limpides, devait être bien autrement
+gracieuse que leurs incommodes génuflexions d'aujourd'hui auprès d'une
+eau qui rougit leurs mains et leurs bras.
+
+--«Que le caminari me permette de l'interrompre, reprit M. Manos, et
+de le ramener bien vite à Homère, dont une noble et sévère comparaison
+va relever le récit.»
+
+
+II.
+
+«C'est Nausicaé aux bras blancs qui commande le jeu; telle que Diane,
+dont les flèches font les délices, elle court à travers les montagnes,
+soit sur le Taygète escarpé, soit sur l'Érymanthe, à la poursuite des
+sangliers et des cerfs agiles qui l'amusent; les nymphes des champs,
+nées de Jupiter porteur de l'égide, partagent ses plaisirs; et le
+coeur de Latone palpite de joie, car sa fille les dépasse du visage et
+de la tête; et, bien que toutes soient belles, on distingue aisément
+la déesse. Ainsi la vierge domine ses compagnes qui ne connaissent
+pas encore le mariage.
+
+«Mais quand, les mules attelées et les précieux vêtements ployés, il
+faut retourner à la maison, Minerve invente un autre artifice pour
+réveiller Ulysse et lui montrer la jeune fille aux beaux yeux qui doit
+le conduire à la ville des Phéaciens. Comme la reine du jeu lance le
+ballon à l'une des suivantes, cette suivante le manque, et il tombe
+dans la profondeur du courant; elles poussent de grands cris, et le
+divin Ulysse se réveille: il se redresse alors, et dans son esprit et
+son coeur il raisonne ainsi:
+
+
+III.
+
+«Hélas! chez quels mortels suis-je encore arrivé? Sont-ils injurieux,
+sauvages et méchants? ou bien ont-ils des pensées hospitalières et le
+respect des Dieux?
+
+«Des cris de jeunes femmes sont venus jusqu'à moi; ce sont des nymphes
+sans doute qui résident sur les hautes cimes des montagnes, aux
+sources des fleuves et dans les prairies herbeuses et humides. Ou
+bien serais-je près de mortels à voix humaine? Levons-nous, et
+essayons nous-même de tout voir.
+
+«À ces mots, le divin Ulysse, en se dégageant des branches, brise de
+l'effort de sa main dans l'épais taillis un rameau feuillu pour en
+voiler autour de ses reins sa nudité. Puis il s'avance comme un lion
+nourri dans les montagnes, confiant en sa force, qui marche battu de
+la pluie et du vent. Ses yeux étincellent: il s'élance contre les
+génisses, les brebis ou les biches des forêts. La faim lui ordonne
+d'attaquer les troupeaux et de pénétrer dans les bergeries les mieux
+closes. Tel Ulysse, tout nu qu'il est, va au devant des jeunes filles
+à la belle chevelure, car il le faut; il leur apparaît tout souillé de
+l'écume de la mer et tout effrayant. Elles s'enfuient de côté et
+d'autre sur les hauteurs du rivage; seule la fille d'Alcinoüs demeure,
+car Minerve lui inspire le courage et bannit de son coeur l'effroi.
+Elle est debout et attend; mais Ulysse délibère: ira-t-il en suppliant
+toucher les genoux de la jeune fille aux beaux yeux, ou la
+suppliera-t-il de loin, par des paroles persuasives, de lui donner des
+vêtements et de lui montrer la ville? Dans ces pensées, il lui semble
+préférable de la supplier de loin, de peur qu'il n'excite la colère de
+la jeune fille en touchant ses genoux. Il lui adresse aussitôt ce
+discours adroit et plein de douceur.
+
+
+IV.
+
+«Ô reine! je me jette à tes pieds, que tu sois déesse ou mortelle: si
+tu es l'une de ces divinités qui résident dans le ciel immense, je ne
+saurais te comparer, pour la taille, la forme et la beauté, qu'à
+Diane, la fille du grand Jupiter; et si tu es l'une de ces mortelles
+qui habitent sur la terre, ô trois fois bienheureux ton père et ta
+mère vénérables; trois fois bienheureux tes frères!
+
+«Certes, leur coeur, grâce à toi, s'épanouit sans cesse de joie quand
+ils voient une telle fleur entrer dans le choeur des danses; mais plus
+heureux encore que tous les autres au fond de son âme celui qui,
+l'emportant par les dons du mariage, t'amènera dans sa demeure. Jamais
+de mes yeux je n'aperçus une personne semblable, ni parmi les hommes,
+ni parmi les femmes, et une respectueuse admiration me saisit à ton
+aspect.
+
+«Ainsi jadis, à Délos, auprès de l'autel d'Apollon, j'ai vu la tige
+grandissante d'un jeune palmier. Suivi d'un peuple nombreux, j'avais
+fait ce voyage qui devait m'apporter bien des malheurs. À la vue de
+cet arbre, je demeurai longtemps stupéfait, car jamais la terre n'en
+produisit de pareil. Femme, c'est ainsi que je te contemple, t'admire
+et que j'ai tremblé de toucher tes genoux, car j'éprouve des douleurs
+cruelles. Hier était le vingtième jour où je fuyais sur une mer
+ténébreuse, et toujours le flot et de violents orages m'ont emporté
+depuis mon départ de l'île d'Ogygie. Enfin, maintenant une divinité me
+jette ici pour y subir peut-être de nouvelles infortunes; car je pense
+qu'elles ne vont pas cesser, mais bien plutôt que les dieux les
+multiplieront encore.
+
+«Ô reine, sois compatissante; après tant de souffrances que je viens
+de subir, tu es la première que j'approche, et je ne connais aucun
+autre des hommes qui habitent la ville ou le pays. Montre-moi donc la
+cité.
+
+«Donne-moi, pour m'en entourer, quelque haillon ou quelque enveloppe
+du linge si tu en as apporté en venant ici, et que les dieux
+t'accordent tout ce que peut souhaiter ton âme; qu'ils te donnent un
+mari, une maison, et la concorde si précieuse; car rien n'est plus
+désirable et meilleur qu'un ménage où l'époux et l'épouse mettent en
+commun leurs pensées pour le diriger. C'est un vif chagrin pour leurs
+ennemis, pour leurs amis une grande joie, et pour eux-mêmes surtout
+une bonne renommée.»
+
+
+V.
+
+«Nausicaé aux bras blancs lui répondit ainsi:
+
+«Étranger, certes tu ne ressembles ni à un méchant ni à un homme sans
+intelligence. C'est Jupiter lui-même, le maître de l'Olympe, qui
+dispense le bonheur aux mortels, aux bons et aux mauvais à son gré. Ce
+qu'il te donne, il te faut bien le supporter. Mais maintenant que tu
+as atteint notre territoire et notre pays, tu ne manqueras ni de
+vêtements, ni de toutes les choses qu'il convient d'offrir à un
+infortuné qui vient de loin et supplie: je t'enseignerai la cité, et
+je vais te dire le nom de ses habitants. Ce sont les Phéaciens qui
+possèdent cette ville et cette terre; et moi, je suis la fille du
+magnanime Alcinoüs qui reçoit des Phéaciens la force et la puissance.»
+
+«Elle dit, et donne ses ordres à ses suivantes aux beaux cheveux:
+
+«Arrêtez-vous, mes compagnes; pourquoi fuyez-vous à la vue d'un homme?
+Pensez-vous que ce soit quelque ennemi? Le mortel n'est pas encore né
+et ne naîtra pas qui oserait venir dans les États des Phéaciens pour y
+apporter la guerre, car ils sont chéris des dieux, et nous habitons à
+l'écart, les derniers, au sein des ondes écumeuses et immenses. Mais
+puisque ce malheureux nous arrive égaré, il en faut avoir soin, car
+c'est de Jupiter que viennent tous les étrangers et les pauvres; le
+don le plus léger leur est cher. Donnez donc, ô mes compagnes, à boire
+et à manger à notre hôte, et baignez-le dans le fleuve, là où est un
+abri contre le vent.»
+
+«À ces mots, elles s'arrêtent et s'encouragent entre elles; puis elles
+conduisent Ulysse vers l'abri, comme le veut la fille du magnanime
+Alcinoüs: elles déposent ensuite tout près de lui des vêtements, un
+manteau et une tunique, lui donnent dans la fiole d'or l'huile
+onctueuse, et l'engagent à se baigner dans le courant du fleuve; mais
+alors le divin Ulysse leur parle ainsi:
+
+«Femmes suivantes, tenez-vous loin de moi, pendant que je laverai
+moi-même l'écume de la mer sur mes épaules et répandrai l'huile sur
+mon corps: il y a longtemps qu'il est privé de toute onction; mais je
+ne me baignerai point devant vous, car j'ai honte de me dépouiller en
+présence de jeunes filles aux beaux cheveux.»
+
+«Celles-ci s'éloignent à ces paroles qu'elles rapportent à Nausicaé.
+Aussitôt le divin Ulysse, à l'aide du fleuve, dégage ses membres de
+l'écume de la mer qui recouvrait ses reins et ses larges épaules; il
+essuie sur sa tête les souillures des flots indomptés, et, après
+s'être baigné en entier et imprégné d'huile, il s'enveloppe des
+vêtements que vient de lui donner la vierge qui ne connaît pas le
+mariage. La fille de Jupiter, Minerve, lui prête un aspect plus grand
+et plus robuste, elle fait tomber de sa tête en boucles sa chevelure
+pareille à la fleur de l'hyacinthe; et, comme un habile ouvrier à qui
+Vulcain et Pallas-Minerve ont enseigné la diversité de leur art, mêle
+l'or à l'argent pour en perfectionner les oeuvres charmantes, ainsi la
+déesse a répandu la grâce sur la tête et les épaules d'Ulysse: bientôt
+il va s'asseoir à l'écart sur le rivage de la mer, resplendissant de
+grâce et de beauté. La jeune fille le contemple, et dit alors à ses
+suivantes à la belle chevelure:
+
+«Ô mes compagnes, écoutez ce que je vais vous dire. Ce n'est point
+sans l'aveu de tous les dieux habitant l'Olympe que cet homme vient se
+mêler aux Phéaciens pareils aux immortels. Car d'abord son aspect
+était désagréable, et maintenant il égale les divinités qui résident
+dans l'immensité des cieux. Ah! si un tel époux m'était réservé, qu'il
+habitât ici, et qu'il lui plût d'y rester!... Mais, ô mes compagnes,
+donnez à manger et à boire à notre hôte.»
+
+«Elle dit, et ses suivantes qui l'écoutent s'empressent de lui obéir.
+Elles déposent auprès du héros les aliments, le breuvage; et le divin
+Ulysse, après avoir supporté tant de maux, mangeait et buvait
+avidement, car depuis longtemps il était reste sans nourriture.
+
+
+VI.
+
+«Cependant Nausicaé aux bras blancs s'occupe d'un autre soin; après
+avoir placé sur le beau char les vêtements qu'elle a reployés, elle y
+attelle les mules au pied vigoureux, y monte, et adresse à Ulysse, en
+l'interpellant, ces engageantes paroles:
+
+«Étranger, lève-toi maintenant pour aller à la ville, où je te
+dirigerai vers le palais de mon père, le sage héros. C'est là, je
+pense, que tu trouveras l'élite des Phéaciens. Mais fais comme je vais
+te dire; car tu ne me parais pas dépourvu de prudence.
+
+«Tant que nous traverserons les champs et les travaux des hommes,
+marche rapidement, avec mes suivantes, derrière les mules et le char.
+Mais quand nous serons près de la ville qu'entourent un mur élevé et,
+des deux côtés, un beau port, l'entrée devient étroite. Les navires à
+doubles rames y sont retirés sur la voie, car tous y ont une place
+marquée pour chacun. C'est là aussi, autour du bel autel de Neptune,
+qu'est la place publique, formée de pierres de taille profondément
+enfoncées qu'il a fallu y apporter; et c'est encore là que se
+préparent les agrès des noirs navires, leurs amarres, leurs câbles, et
+que se polissent les avirons. Les Phéaciens ne se soucient ni de l'arc
+ni du carquois; mais des voiles, des rames et des plus grands
+vaisseaux sur lesquels ils traversent fièrement les mers
+blanchissantes.
+
+«Je veux éviter leurs mordants propos, et, derrière moi, leurs
+railleries; car chez le peuple il y a bien des insolents: et quelqu'un
+des plus vils qui nous aurait rencontrés ne manquerait pas de dire:
+«Quel est donc ce fier et bel étranger qui suit Nausicaé? Où
+l'a-t-elle trouvé? Sans doute il sera son époux. Elle aura recueilli
+ce vagabond hors de son vaisseau: un homme des pays éloignés, puisque
+nous n'avons pas de voisins. C'est peut-être quelque dieu ardemment
+imploré qui sera venu à ses prières et descendu du ciel, et elle veut
+l'avoir toute sa vie. Elle a mieux fait d'aller chercher elle-même un
+mari hors de chez nous, puisqu'elle méprise les Phéaciens qui la
+recherchent et qui sont pourtant nombreux et braves.» Voilà ce qu'ils
+diraient, et ces paroles me seraient injurieuses. Je blâmerais
+moi-même toute autre qui agirait ainsi, et qui, du vivant de son père
+et de sa mère chéris, se mêlerait sans leur consentement à la société
+des hommes, avant le jour de son mariage public.
+
+«Étranger, observe bien mes recommandations, afin que tu obtiennes
+promptement de mon père qu'il t'envoie dans ta patrie. Nous
+rencontrerons près de la route un superbe bois de peupliers consacré à
+Minerve. Une source y coule, et une prairie l'environne; là sont
+l'enclos de mon père et son verger florissant, aussi loin de la ville
+que la voix peut s'en faire entendre. C'est là que tu t'assoiras pour
+y rester tout le temps que nous mettrons à gagner la cité et à arriver
+au palais de mon père.
+
+«Quand tu jugeras que nous les aurons atteints, alors dirige-toi vers
+la ville, et demande la demeure de mon père, le magnanime Alcinoüs.
+Elle est facile à reconnaître, un enfant en bas âge y conduirait, car
+les maisons des Phéaciens ne ressemblent nullement à l'habitation
+d'Alcinoüs le héros. Quand tu auras pénétré dans sa demeure et dans sa
+cour, traverse rapidement le palais pour parvenir à ma mère. Elle est
+assise au foyer, appuyée contre une colonne, filant sur sa quenouille,
+à la clarté du feu, une laine teinte d'une pourpre merveilleuse à
+voir; derrière elle sont ses servantes; tout auprès se dresse le trône
+de mon père, où il boit le vin et siége comme un immortel. Va plus
+loin que lui, et jette tes bras autour des genoux de ma mère, afin de
+voir l'heureux jour du retour, quelque lointain que soit ton pays. Si
+son coeur t'accueille avec bienveillance, espère alors voir tes amis
+et retourner dans ton élégante maison et dans ta patrie.»
+
+
+VII.
+
+«Après ces paroles, elle frappe du fouet brillant les mules, qui
+abandonnent bientôt les bords du fleuve; elles courent, et battent le
+sol de leurs pieds alternatifs. Nausicaé les conduit en usant
+adroitement du fouet, de telle sorte qu'Ulysse et ses compagnes, qui
+sont à pied, les puissent suivre. Le soleil baissait quand ils
+atteignirent le bois renommé consacré à Minerve. Là, le divin Ulysse
+s'assoit et implore aussitôt la fille du grand Jupiter.
+
+«Écoute-moi, fille invincible du dieu qui tient l'égide, exauce-moi,
+maintenant du moins, puisque tu ne m'as pas exaucé lorsque, ballotté
+sur les ondes, j'étais le jouet du furieux Neptune; et fais que
+j'inspire aux Phéaciens la bienveillance et la pitié.
+
+«Il dit, Minerve l'entend; mais elle ne se manifeste pas aux regards
+du héros, car elle redoute le frère de son père Neptune, dont le
+courroux violent persécutait le divin Ulysse jusqu'à ce qu'il eût
+retrouvé son pays.»
+
+ * * * * *
+
+Je n'oublierai jamais quelle noblesse et quels accents M. Manos sut
+donner à sa voix en psalmodiant ces vers d'Homère.»
+
+
+VIII.
+
+Dans _Cérès à Éleusis_, scène orientale, les mystères du paganisme
+transcendant sont décrits et sondés avec autant de poésie que
+d'érudition;
+
+Puis dans _Orphée en Thrace_, morceau de haute philosophie religieuse
+dédié à M. de Lamartine, et dont je ne recueillis l'hommage amical que
+sur son tombeau.
+
+Cette scène orientale commence cette réminiscence de nos jeunes années
+et de nos premiers voyages.
+
+Qu'on me permette de la citer ici, en rejetant sur le compte de
+l'amitié tout ce qui m'élève à la hauteur d'Homère et d'Orphée, mais
+en ne rejetant rien de mon enthousiasme croissant avec les années pour
+Homère.
+
+
+
+
+ORPHÉE EN THRACE.
+
+À M. DE LAMARTINE,
+
+À SAINT-POINT.
+
+SCÈNE ORIENTALE.
+
+
+«J'achève, mon cher ami, de lire l'idylle antique que vous avez
+intitulée _Homère_; et je me hâte de vous remercier de tout le plaisir
+que j'ai eu à reporter avec vous mes pensées vers ce bel Orient, où
+l'image et les oeuvres prétendues du chantre primitif ne m'ont jamais
+quitté.
+
+«C'était bien à vous, poëte par nature, et civilisateur par votre
+nouvel écrit, qu'il appartenait de déposer encore une couronne sur la
+tombe d'un poëte, civilisateur des temps antiques, tombe perdue comme
+son berceau dans l'obscurité des âges.
+
+«C'était à vous de nous expliquer le génie, devancier et dominateur
+des autres génies, le premier de ces révélateurs des passions de
+l'âme, et le plus parfait de ces consolateurs de l'infortune, à qui
+fut donnée la mission sublime de rappeler le genre humain à
+l'exécution des lois, car les poëtes des premiers âges en étaient les
+hérauts publics comme les plus habiles interprètes.
+
+«Conseillers religieux et héroïques, qui se chargeaient de ramener au
+culte des devoirs, d'attiser le courage, d'adoucir les coutumes, de
+compatir au malheur, enfin d'apprivoiser pour ainsi dire, par des sons
+harmonieux, les oreilles inexpérimentées et sauvages encore!
+
+«J'aime à vous voir évoquer sous nos yeux la grande ligure du poëte
+créateur qui enchanta ma jeunesse, et me guida dans l'Orient au vif
+éclat de sa lumière; j'aime également à retrouver dans son dernier
+historien la voix du chantre de ces _Méditations_ qui, dès leur
+berceau, m'apparurent sous le même ciel, et m'apportèrent, aux rives
+de Scio et de Smyrne, de douces et mélancoliques jouissances. Déjà,
+vous le savez, je me plaisais à réunir dans ma mémoire, comme ils
+l'étaient dans mon portefeuille oriental, les plus antiques et les
+plus modernes accents des muses bienfaitrices de l'humanité.
+
+«Parmi les ombres mythologiques groupées autour d'Homère, vous avez
+nommé Orphée, et cité quelques lignes de mes _Épisodes littéraires_.
+C'en est-il assez pour m'autoriser à placer ma légende populaire du
+réformateur de la Thrace sous la protection de votre chronique du
+chantre de Méonie?
+
+«Quoi qu'il en soit, le nom d'Orphée a mérité de briller sur ces
+monuments que vous érigez pour le peuple à la mémoire de ses meilleurs
+amis. Virgile, qui lui doit sa plus touchante inspiration, après nous
+avoir attendris au récit de l'amour unique et fidèle d'Orphée, nous le
+montre dans cette autre vie que son génie religieux et poétique
+révéla, et le place au premier rang des âmes sages et heureuses qui
+ont emporté sur les rives, éternellement paisibles, de l'Élysée, les
+bénédictions de la terre.
+
+ Quique suî memores alios fecere merendo.
+
+
+IX.
+
+«À tous ces titres, la traduction d'Orphée, consacrée par les annales
+grecques, doit tenir sa place dans la reconnaissance universelle,
+puisqu'elle est le plus ancien témoignage de l'admiration des siècles
+pour la poésie et de son influence sur la civilisation.
+
+«Vos tableaux de l'Orient, animés des couleurs de votre inépuisable
+palette, m'ont ramené, comme au temps de mes jeunes années, vers les
+rives du fleuve où Crithéis mit au jour le divin prodige; vers ce
+Mélès qui m'a laissé apercevoir à peine quelques gouttes d'une eau
+limpide, arrêtée par les joncs et les cailloux de son lit; puis sur ce
+siége d'Homère, où je me suis arrêté en récitant ses vers; cette
+_École du poëte_, autrefois l'honneur de Chios, maintenant colline
+abandonnée, témoin de l'incendie des flottes ottomanes et des
+désastres de 1823. Elle entend toujours, dans ces mêmes parages,
+murmurer à ses pieds la fontaine du pacha, et elle ne domine encore
+que des ondes asservies: enfin, vous me rappelez ce rocher de l'île de
+Nio, dont les vagues viennent battre et blanchir les écueils; abri
+solitaire d'où s'exhala la grande âme du poëte mendiant, le plus
+merveilleux type humain du pouvoir inventeur.
+
+«Mais je n'ai pas visité seulement cette région de l'Asie, semée de
+tant de vestiges des histoires antiques et des vicissitudes modernes,
+où le tumulte des populations pressées et les voluptés de la molle
+Ionie ont fait place aux déserts. J'ai parcouru aussi ces contrées que
+l'heureuse Grèce stigmatisait du nom de _Barbares_, dont elle
+redoutait le voisinage et répudiait le climat, parce que le soleil n'y
+envoie que des rayons tempérés, et que quelque neige y blanchit la
+cime des montagnes.
+
+«J'ai traversé ces champs de la Thrace, incultes et délaissés
+aujourd'hui, où Orphée essaya de régner en philosophe après son père,
+le roi Oeagre: hérédité incertaine, que les âges ont effacée à demi
+pour y substituer une filiation surnaturelle. Le premier chantre du
+monde pouvait-il, en effet, naître d'une autre origine que de l'union
+d'Apollon, le dieu des vers, avec la muse _à la belle voix_,
+Calliope?
+
+«J'ai contemplé les grands rochers de l'Hémus, qui s'agitaient en
+cadence à la voix d'Orphée; j'ai interrogé ces échos, toujours muets
+maintenant, qui, après avoir répété ses accords, redirent les cris
+furieux de ses sanguinaires ennemis.
+
+«Je puis bien l'avouer au peintre si chaste et si passionné de
+_Raphaël_, ce premier exemple de l'amour fidèle donné dans l'enfance
+du monde au milieu de la corruption générale des hommes, et des
+scandales de leurs fictives divinités, parlait à ma raison comme à mon
+coeur. Grand à mes yeux par son génie législateur et poétique, Orphée
+me semblait plus grand encore par la sainteté de sa vie et par la
+constance de son amour. Il avait su mieux que Platon, et bien
+auparavant, affranchir l'âme des liens des sens que le paganisme
+déifiait. C'est elle qu'il nommait _la douce fille de Dieu_, et il
+l'ennoblissait d'avance, quand une religion plus consolante devait un
+jour la purifier en l'immortalisant.»
+
+
+X.
+
+Puis M. de Marcellus déchire le voile et traduit cette sublime
+définition de Dieu.
+
+«Je parle pour les initiés; fermez les portes sur les profanes, tous
+ensemble; mais toi, ô Musée, descendant de la lune illuminatrice,
+écoute-moi, car je dis la vérité, afin que les anciennes croyances de
+ton esprit n'aillent pas te priver de la vie heureuse. Médite la
+parole divine, ne la perds jamais de vue; dirige vers elle toute la
+force intellectuelle de l'âme. Avance résolument dans cette voie, les
+yeux uniquement fixés sur l'Éternel qui a formé le monde; le voici tel
+que la parole l'a jadis représenté.
+
+«Il est le seul créé par lui-même, et il est aussi créateur de toute
+chose; dans ce tout il se meut. Personne ne le voit, l'âme des mortels
+le conçoit par la pensée; il fait rapidement, chez les hommes,
+succéder au bonheur l'infortune. La joie et la haine le suivent,
+comme la guerre, la peste, les chagrins et les larmes. Il n'est point
+d'autre que lui; et tu verrais aisément tout le reste si tu l'avais vu
+lui-même; mais auparavant je veux te montrer ici-bas, ô mon fils!
+comment je reconnais les traces de la main puissante du Dieu fort.
+
+«Je ne vois pas sa personne, car un nuage se dresse autour de lui;
+c'est ainsi qu'il se dérobe à mes yeux comme à tous les humains, et
+nul des mortels n'a vu jamais le souverain maître, si ce n'est, parmi
+les Chadéens, l'unique rejeton d'une race venue d'en haut[1].
+
+[Note 1: C'est Abraham que le poëte, désigne ainsi.]
+
+«Dans sa prévoyance il commande à cet astre qui seul préside le
+mouvement de la sphère autour du globe, et s'arrondit en tournant sur
+son axe propre.
+
+«Il dirige les vents au milieu des airs, comme sur les courants des
+ondes, et fait étinceler l'éclair de feu né dans l'espace.
+
+«Au haut des cieux, il demeure inébranlable sur son trône d'or. La
+terre est son marchepied. Il étend sa droite jusqu'aux confins de
+l'Océan. À sa colère les montagnes tremblent dans leurs fondements, et
+ne peuvent soutenir son effort puissant.
+
+«Ce dominateur des cieux est partout, et il accomplit tout ce qui se
+fait sur la terre, lui qui est à la fois le commencement, le milieu et
+la fin.
+
+«Ainsi les anciens en parlent. Ainsi l'a déclaré le Fils du Nil, qui
+reçut de Dieu lui-même les préceptes de la double table des lois[2].
+
+[Note 2: Moïse, sauvé des eaux du Nil.]
+
+«Il n'est pas permis de dire autrement, et je me sens frémir dans tous
+mes membres quand je viens à penser que tout à la fois et à tout
+commande ce souverain.
+
+«Mais, ô toi! mon fils, recueille tes pensées, gouverne sagement ta
+langue, et garde ta voix au fond de ton coeur.
+
+«Telles étaient, mon cher ami, les grandes idées religieuses émanées
+du culte de Jéhova bien plus que de celui de Jupiter, qui se
+groupaient encore, à l'aurore du christianisme, sous l'ombre d'Orphée,
+et se paraient de son nom. Quant à moi, comme au milieu de ces divers
+travestissements de sa pensée, je ne rencontrais que peu de traits de
+son propre génie, je m'en étais fait une image idéale plus près du
+ciel que de la terre, et cette image s'est mêlée à toutes les
+jouissances ou aux illusions de mes pérégrinations orientales; enfin,
+quand je m'asseyais sur les décombres d'Éleusis et sous les colonnes
+du Parthénon, où vous avez médité vous-même, il me semblait toujours
+voir planer, au-dessus des monuments écroulés ou debout encore du
+culte ou des arts, la grande figure d'Orphée, le premier en date des
+bienfaiteurs de l'humanité.»
+
+
+XI.
+
+Une traduction des poésies d'Eschyle, cette élégie nationale des
+vaincus de Salamine, écrite et chantée sur le théâtre d'Athènes pour
+grandir les vainqueurs, termine cette belle étude sur la poésie des
+Grecs. C'est une véritable encyclopédie hellénique, sans prix pour les
+savants et pour les poëtes.
+
+Huit jours après avoir publié ce volume, qui devait lui ouvrir les
+portes de l'Académie française, but mondain de sa vie d'étude, il
+n'était plus. Il s'était éteint sans souffrance et sans angoisse,
+plein de confiance dans les promesses de la religion, qu'il avait
+toujours admise sans contrôle dans ses dogmes pour la pratiquer dans
+ses vertus.
+
+Il mourut comme Pétrarque, à Arquâ, les mains jointes, le front couché
+sur les pages de son _Virgile_, chargé en marges de notes pour la
+seule femme qu'il ait aimée, en lui recommandant ses amis, et en la
+recommandant à ceux qu'il laissait après lui sur cette terre.
+
+Ayant appris trop tard sa fin, j'assistai à ses obsèques à Paris. Il y
+avait là tout ce qui cultive les lettres pour elles-mêmes, sans
+exception d'opinion, de parti, de dynastie.
+
+Tout le monde pleurait du fond du coeur: ainsi la France perdait un
+homme de goût, un homme d'étude, un homme d'honneur, un homme
+religieux, et ceux qui chérissent la haute littérature,--moi,--j'avais
+perdu un ami!
+
+
+ADOLPHE DUMAS.
+
+Et toi aussi, Adolphe Dumas! ô second Gilbert français! plus fécond,
+plus ardent, et moins acerbe que le premier, tu n'es plus!
+
+Peu de jours après avoir quitté Paris, j'appris, en ouvrant un
+journal, qu'il était mort au bord de cet Océan dont il avait la
+grandeur, les orages, l'infini dans le coeur! Titan plus qu'homme!
+Titan enchaîné, révolté, non contre Dieu, mais contre les hommes. Tu
+n'étais plus! Je versai des larmes: j'en versai de plus amères un mois
+après, quand je lus dans le feuilleton du _Journal des Débats_ cette
+héroïque et pathétique élégie de Jules Janin, intitulée: _La Mort
+d'Adolphe Dumas._
+
+Jules Janin, cet homme qui a autant d'esprit que Voltaire, autant
+d'érudition littéraire que Fontenelle, autant de bon sens que Boileau,
+autant de coeur qu'une jeune fille quand elle verse ses premières
+larmes dans le sein de sa mère sur la mort de son serin..., Jules
+Janin, ce véritable homme de lettres, en action perpétuelle depuis
+trente ans, qui a tout vu, tout su, tout retenu, tout raconté, et dont
+le sentiment est éternellement jeune parce qu'il est sans cesse
+renouvelé par la verve aimable de ce coeur qui ne s'est jamais racorni
+sous la mauvaise humeur.
+
+Voulez-vous le connaître, si vous ne le connaissez pas? Souvenez-vous
+de Sterne, débarqué à Calais, et causant avec le pauvre moine qu'il a
+l'intention de railler un peu sur sa robe, sur son oisiveté, sur sa
+mendicité volontaire; le pauvre moine ne l'entend pas, ou fait
+semblant de ne pas le comprendre par bonhomie et par humilité; il
+s'incline, et, ouvrant sa tabatière de buis, il offre à son caustique
+étranger une prise de son tabac. Sterne y plonge ses deux doigts, et
+s'étonne de trouver sous ses paupières deux larmes, de ces larmes du
+critique attendri.
+
+C'est M. Jules Janin, non pas seulement le plus lettré, mais le plus
+tendre des hommes! Oh! que le véritable esprit est bon à tout, même à
+pleurer!
+
+
+XII.
+
+Qui pouvait se douter que Jules Janin savait par coeur son Adolphe
+Dumas, et qu'il me ferait sangloter en me le racontant à moi-même, à
+moi qui venais, il y a si peu de jours, de passer trois heures avec ce
+Descartes exalté, avec ce mystique résigné, avec ce Tasse méconnu,
+avec ce sublime estropié de notre terre, avec ce Job sur son grabat de
+notre France, et que ce n'était pas sur lui, mais sur moi, qu'il
+rugissait contre le sort, et qu'il m'adressait des vers d'airain
+contre l'impitoyable légèreté de ceux qui rient de ce qui ferait
+pleurer les anges?
+
+Voici comment.
+
+J'ai toujours aimé ceux qui aiment, ceux qui souffrent, ceux qui
+gémissent et qui s'indignent en silence, ceux qui se sauvent d'un
+monde moqueur; ceux qui s'enveloppent, quand ils sortent, de leur
+manteau troué par la misère, de peur d'être reconnus dans la rue par
+ces persifleurs spirituels ou bêtes qui vendent des ricanements aux
+passants pour insulter toute grandeur: ces pauvres honteux de la
+gloire, qui sentent en eux leur noblesse innée, qui se cachent de peur
+qu'on ne se moque, non d'eux-mêmes, mais du don divin qu'ils portent
+en eux.
+
+Que voulez-vous? c'est une faiblesse. Je méprise le rire méchant, cet
+antidote de ce qui est sérieux et sacré chez les hommes, le génie et
+le malheur.
+
+Je n'ai jamais pu m'empêcher de mal espérer d'un pays qui a fait du
+rire une institution dans ses journaux; cela n'avait lieu à Rome que
+dans les triomphes, pour rappeler aux heureux qu'ils étaient hommes.
+
+Mais se figure-t-on le rire sur la perte du misérable dont un huissier
+vend le grabat par autorité de justice, ou qui vient de se suicider
+par peur du ridicule? Eh bien, cela s'est vu deux fois de nos jours, à
+Paris, pour deux grands artistes.
+
+Le Gaulois a dépassé le Romain! Le Romain ne riait que des heureux,
+le Gaulois rit et fait rire, pour de l'argent, de l'infortune et du
+désespoir.
+
+
+XIII.
+
+Au milieu de la rue qui porte aujourd'hui le nom de rue _Lamartine_,
+nom qui s'inscrivit de lui-même le lendemain de la victoire de la
+République conservatrice, en juin 1848, sur les factions liberticides
+qui voulaient tuer à la fois l'ordre et la liberté, nom qui me fait
+penser toutes les fois que je passe, même dans ce quartier de petits
+trafics, au bon sens et au courage du vrai peuple de Paris, s'ouvre
+une petite rue annexe, montante, tortueuse, mal bâtie, mal pavée, et à
+laquelle on a laissé par oubli le vieux nom de rue Neuve-Coquenard.
+Cela ressemble à s'y méprendre à une rue des quartiers déserts de Rome
+qui montent du Vatican aux fontaines monumentales de la villa Albani;
+tout y est silence, solitude, petits métiers, revendeurs, encadreurs,
+marchands de légumes avariés ou de pommes ridées pour les petits
+ménages, étalées sur des devantures aux vitres cassées.
+
+De distance en distance des portes d'_allées_, souvent solitaires et
+silencieuses, sur des cours tortueuses au fond desquelles on entrevoit
+de vieilles portes grillées comme des restes d'anciens couvents, de
+longues files d'enfants et d'habitants y entrent et en sortent muets,
+sous la garde sévère d'un homme en robe noire, pauvre troupeau qui se
+disperse de seuil en seuil, à mesure qu'il s'éloigne de l'école.
+L'homme noir, ou le chien de garde, regarde alors derrière lui, et, ne
+voyant plus personne, regagne seul son domicile, referme la porte de
+la cour et remonte, un livre à la main, dans sa chambre haute.
+
+On devine aisément que les loyers n'y sont pas à grands prix; mais ce
+qu'on ne devine pas, c'est qu'au fond de ces allées et de ces cours
+qui semblent aboutir à des cloaques, s'étendent, sur le derrière de
+ces maisons, des espaces inconnus, enceints de murs peu élevés, ou des
+maisons proprettes, toutes semblables à des villages rustiques, dont
+les petits jardinets palissadés et les fenêtres tapissées de cordes
+étalent au soleil le linge blanc des ménages pour le sécher au vent.
+
+Ces espaces irréguliers, coupés de sentiers qui s'entre-croisent pour
+aller chercher chaque porte, sont pleins d'ombre et resplendissants de
+soleil; on y entend sur les sureaux, cet arbuste du pauvre, chanter
+les oiseaux qui découvrent partout une feuille pour se nicher, une
+tuile pour se chauffer, une miette pour se nourrir.
+
+Ces mendiants ailés, mais gais parce qu'ils ont des ailes, égayent
+tout le jour le silence de ces quartiers dépeuplés.
+
+
+XIV.
+
+Çà et là, dans le dédale de ces sentiers, de ces jardins et de ces
+cours, on découvre de petites habitations de hasard, à un seul
+rez-de-chaussée, bâties en planches de rebut des démolitions, encore
+peintes des diverses couleurs des lambris auxquels elles ont appartenu
+dans les palais; là vivaient, dans une retraite définitive ou
+provisoire, quelques solitaires estropiés qui ont acquis à bas prix ce
+petit coin d'espace entouré d'arbustes ou de gazons. Quelques
+familles dépaysées, pleines d'enfants, y jouent au soleil avec la
+misère, tandis que l'aînée des soeurs, qui garde la famille en
+l'absence du père et de la mère, belle quoique pâle et maigre sous ses
+haillons, regarde, adossée à la porte, le jeu des enfants, et suit de
+l'oeil avec curiosité l'étranger qui lui demande l'adresse et la clef
+de ces labyrinthes.
+
+Le dirai-je? Oui, car je le sais, et j'y ai visité deux fois des
+proscrits intéressants de la littérature; là vivent aussi quelques
+hommes de lettres vagabonds, innomés, cachés comme dans des antres,
+d'où, ils effrayent de leur aspect les pauvres et honnêtes familles de
+leurs voisins. Ils y végètent du salaire de quelques articles
+empoisonnés qu'ils envoient à des journaux avides de scandale; et si
+vous avez eu le malheur de répondre à leurs lettres et de céder à
+votre coeur en leur portant secours, une autre fois ils vous menacent,
+en sifflant comme la vipère sous la pierre où elle est cachée, de vous
+dénoncer ou de vous mordre; espérant arracher à la peur ce que la main
+vide ne peut plus leur apporter.
+
+Le voisinage malfaisant de ces hommes de proie est la seule ombre de
+ces oasis de la pauvreté honnête; immondice morale qui attriste un
+peu la sérénité de ces lieux. Du reste, on se croirait à mille lieues
+du vice ou de la perversité; le bruit de la ville n'y pénètre pas, le
+vent y souffle librement par dessus les toits ces bouffées tièdes et
+sonores qui viennent on ne sait d'où, comme des souffles d'esprits
+invisibles, secouer les arbustes, faire tomber les feuilles mortes, et
+siffler à travers les vitres cassées des fenêtres, et rappeler au
+poëte malade sur sa couche que la nature chante, et que la terre prie
+pour lui.
+
+Les volets battent contre les murs; un soleil pâle entre dans les
+enclos par dessus les haies; les enfants jouent sur l'herbe au seuil
+de l'habitation de leurs mères; tout présente à l'oeil des visiteurs
+étonnés l'aspect d'une guinguette morte des environs de Paris,
+enclavée par hasard dans une enceinte, et où le silence et le
+recueillement d'un couvent ont succédé tout à coup au tumulte des
+fêtes, au cliquetis des verres et au bruit des instruments et des
+danses du peuple.
+
+
+XV.
+
+C'est dans une des maisonnettes les plus propres, qui forment au midi
+l'enceinte monastique de ce cloître, qu'une jolie petite fille de
+douze ans m'indiqua la porte du poëte. On voyait, à l'empressement et
+à la complaisance de l'enfant, qu'elle était connue et aimée dans le
+voisinage; des blanchisseuses occupaient le rez-de-chaussée.
+
+Je montai un petit escalier de bois qui ouvrait sur une antichambre
+propre, bien éclairée d'un beau rayon; j'appelai, le silence me
+répondit; j'entrai dans un petit salon très-rangé aussi, mais presque
+sans meubles; j'appelai encore, silence aussi profond; enfin, une voix
+creuse, sépulcrale, venant de loin, me cria de la chambre voisine:
+«Entrez, je ne puis ouvrir!»
+
+J'entrai en effet; il était sur son lit, au fond de la chambre. La
+pleine clarté d'un beau jour entrait dans sa chambre par la fenêtre
+ouverte avec les bouffées de vent du printemps, qui jouait avec les
+rideaux, se concentrant sur sa mâle et athlétique figure!
+
+Il me reconnut, et joignant ses deux fortes mains maigres, mais aux
+longs doigts et aux noeuds de chêne, sur son front:--Ah! c'est
+Lamartine, s'écria-t-il; eh quoi! mon cher ami, dévoré du temps comme
+vous êtes, et préoccupé jusqu'à la mort de vos soucis, il vous reste
+encore de ce temps assez pour venir consoler un misérable, et assez de
+ces soucis pour en donner aux autres? Ah! venez, que je vous serre
+dans mes bras; et il me serra en effet d'une étreinte vigoureuse et
+convulsive qui fit craquer les os de ma maigre charpente.
+
+--Certainement, lui dis-je, en m'asseyant sur son fauteuil, en face de
+son petit feu de cendre, il me reste toujours du temps pour aimer ceux
+qui m'aiment, et des soucis pour oublier les miens en pensant aux
+soucis de mes amis! Il y a près d'un mois que je ne vous ai vu, je me
+suis dit: Il faut qu'il soit malade, allons-y; et portons-lui le
+coeur, la main, la bourse, et tout ce que l'amitié peut partager, et
+tout ce que l'amitié peut accepter.
+
+--Non, non, me dit-il tout de suite, en me montrant sur le coin de sa
+cheminée sa bourse de cuir entr'ouverte; je n'ai aucun besoin ni de
+soins ni d'argent, grâce à mon excellent frère, qui remplace mon père,
+et à ma bonne soeur qui me tient lieu de mère. Je suis riche,
+très-riche, ajouta-t-il; regardez, j'ai plus de cent écus dans cette
+bourse; j'ai ma pension de poëte à toucher incessamment par quartiers;
+c'est vous qui êtes pauvre, puisque vous avez employé vingt ans de
+politique à vous appauvrir, et que vous devez vos jours et vos nuits à
+vos créanciers, que le travail ne solde pas assez vite. Ah! combien je
+pense à vous, et que d'insomnies votre situation me coûte!
+
+Tenez, me dit-il, en essayant de se lever et en me montrant sa table
+d'inspiration à l'autre côté de la chambre; tenez! prenez ce papier
+sur cette table et donnez-le-moi, que je vous lise les derniers vers
+que j'ai écrits, ces jours-ci, en réponse à ces hommes de pierre qui
+vous insultent pour votre misère, et qui rient de vous, les
+misérables, parce que vous n'avez pas voulu être le tyran de leurs
+bassesses! Vous n'avez eu qu'un tort, ajouta-t-il, et c'est celui-là.
+
+--Non, lui dis-je, je sais très-bien que je pouvais prendre la
+fortune avec la dictature et la garder; mais il fallait pour cela cinq
+ou six têtes des leurs en tout pour intimider le reste. Un crime,
+c'est trop pour un pouvoir qui ne dure que quelques années, et qui
+souille éternellement la conscience en pervertissant la liberté par un
+mauvais exemple. J'aime mieux l'innocence que le pouvoir; je me suis
+repenti souvent de m'être mêlé des affaires des hommes, mais jamais de
+leur avoir donné le bon exemple de l'abnégation et de l'humiliation
+volontaire au lieu du crime. Il y a des ingrats et des moqueurs du
+bien ici-bas, mais n'y a-t-il donc pas un Dieu là-haut? lui dis-je en
+lui montrant par la fenêtre la vaste et sereine profondeur de l'azur
+céleste.
+
+--Oui, souffrons avec patience et avec résignation l'un et l'autre,
+reprit-il, comme un Job quand il se repent d'avoir mal parlé; puis,
+ouvrant le papier que je lui avais tendu sur son lit, il se prit à me
+lire la dernière ode que je lui avais inspirée!
+
+Je la possède; je l'ai sous la main, mais je me garderai de la donner
+à mes lecteurs, c'est trop poignant!
+
+C'est la joyeuse ironie lyrique d'un grand poëte qui s'adresse aux
+heureux sycophantes de son pays et de son temps; qui leur peint en
+traits de Tacite et de Juvénal les angoisses d'un poëte agonisant, qui
+s'épuise de travail, et qui, ne se trouvant pas assez de sang dans les
+veines pour désaltérer ses créanciers, entreprend de vendre ses vers
+pour un peu d'argent, et ne trouve pas assez d'acheteurs pour payer sa
+vie et pour racheter son honneur avant de mourir.
+
+Le refrain est gai, d'une gaieté folle comme une orgie; l'indifférence
+y danse et y chansonne comme dans une guinguette; _c'est du Rabelais_
+goguenardant au chevet du lit de Gilbert.
+
+Cette détonation inattendue de gaieté cruelle et d'agonie mêlées
+ensemble fait frissonner la peau et peint le siècle.
+
+--Donnez-moi cela, lui dis-je, et ne le publiez jamais; les poëtes
+aussi doivent jeter leur manteau sur les nudités de leur temps.
+
+Il me tendit l'ode mouillée d'une de ses larmes; cette larme ne me fit
+pas pleurer, mais elle me fera éternellement souvenir.
+
+
+XVI.
+
+Adolphe Dumas se dressa alors sur son séant et passa son pantalon et
+ses pantoufles pour aller jusqu'à sa table de travail chercher dans un
+tiroir d'autres poésies; je lui offris mon bras.--Non, me dit-il, vous
+ne m'aideriez qu'à tomber, et je vous entraînerais dans ma chute, vous
+allez voir; j'ai calculé et disposé les appuis que ma douloureuse
+infirmité me rend nécessaires pour aller en sûreté de ce grabat à ma
+table, et de ma table à mon lit, sans assistance: il n'y a pas si loin
+du travail à la mort d'un pauvre poëte estropié, pour qu'il ne puisse
+passer, avec l'aide de Dieu, du dernier labeur au dernier sommeil, et
+encore, en rencontrant son Dieu en chemin, me dit-il en se tenant
+contre ses meubles devant un christ d'ivoire donné par sa mère.
+
+Voyez mes bras nerveux, ils me servent de jambes, et s'appuyant en
+effet tout tremblant et tout chancelant sur le bois de son lit, de
+son lit sur le dossier d'un lourd fauteuil, du dossier du vieux
+meuble sur le marbre de la cheminée, et de la cheminée sur sa table,
+il arriva tout essoufflé sur un autre fauteuil, et s'attabla. Son
+front ruisselait de sueur devant le tiroir qui contenait ses papiers.
+
+--M'y voilà, dit-il, et causons!
+
+Et nous causâmes.
+
+Quand il était assis et causant, sa belle tête inspirée n'indiquait
+aucune fatigue; sa voix vibrait comme celle d'un Jérémie moderne. Il
+me dit que son frère était venu le chercher à Paris pour le mener en
+Normandie, dans sa famille, où le bon air des champs et les jeux de
+ses enfants lui rafraîchiraient la tête et lui rendraient les forces.
+Il me pria, pendant son absence de Paris, de m'informer du prix d'un
+logement pour lui à l'hospice volontaire de Sainte-Perrine.
+
+Je m'en chargeai; mais je n'eus pas le temps d'accomplir ma
+commission: son frère entra avec le visage joyeux, affectueux et
+tendre d'un homme qui se réjouit d'emmener bientôt un frère aimé et
+glorieux sous son toit, à sa femme et à ses petits enfants qui
+l'attendent.
+
+
+XVII.
+
+Adolphe Dumas me présenta son frère, et nous nous entretînmes
+longtemps des délices d'amitié et de bien-être qui l'attendaient à la
+campagne.
+
+Ma visite ne finissait pas; je n'ai guère le temps d'en faire
+d'inutiles, mais cela paraissait donner tant de plaisir à trois
+personnes, que j'attendis pour sortir qu'il fit presque nuit dans la
+cour. J'oubliais de vous dire qu'un gros livre in-quarto à deux
+colonnes était ouvert sur sa table, et qu'un chapelet grossier, dont
+les grains luisants témoignaient qu'ils avaient glissé longtemps dans
+les doigts (celui de sa mère), était négligemment jeté sur les pages.
+
+--Il ne faut pas que cela vous étonne, me dit-il, nous autres
+Provençaux, nous mêlons Dieu à tout, surtout à nos passions et à nos
+tendresses. J'ai été sceptique dans ma jeunesse, un grand amour m'a
+ramené à une grande foi; je me suis lavé avec les larmes de saint
+Augustin, ce fils converti par sa mère. Ah! c'est un beau livre que
+celui-là; Scheffer a fait un beau tableau de ce fils qui écoute et qui
+voit le ciel à travers les yeux bleus de sa mère.
+
+Et moi aussi, c'est à travers le souvenir de la mienne que je vois la
+vie et la mort. Quelles délices solitaires et nocturnes j'éprouve dans
+mes tristesses et dans mes infirmités à relire ces confessions d'un
+Rousseau chrétien, et à rouler entre mes doigts distraits ces grains
+dont chacun a emporté les saintes prières de la pauvre femme d'Égraque
+(c'était le nom de son village, au bord de la Durance). Ah! mon cher
+Lamartine, je ne sais pas ce que vous croyez avec votre esprit, peu
+m'importe! mais je sais bien ce que vous aimez avec votre âme; et j'ai
+toujours prié Dieu pour qu'il daigne mettre un peu de foi dans tant
+d'amour.
+
+Hélas! que prierais-je, moi, dans mes nuits terribles, sans la
+consolation des affligés, sans ce confident divin qui veille à mon
+chevet, qui ne s'endort jamais, et qui entend tout! L'amour malheureux
+m'a fait un être désespéré, la douleur me fait chrétien!
+
+Croyez-moi, mon cher ami, il y a quelque grand secret dans les
+larmes: vous êtes digne de l'apprendre un jour! Ne me méprisez pas,
+j'ai besoin de prier, ou bien donnez-moi une autre langue que celle de
+ma mère ou de l'Évangile!
+
+--Moi? lui dis-je, mépriser ou railler la douleur pieuse!
+
+Ah! toutes les croix sont saintes, toutes les douleurs sont sacrées,
+toutes les consolations sont vraies pour qui les éprouve. J'aimerais
+autant mépriser la main du pauvre enfant qui conduit l'aveugle, ou
+briser le bâton qui soutient le boiteux! Ne m'accusez pas d'une telle
+cruauté, mon cher Dumas. Dieu se révèle aux forts par la force, aux
+tendres par l'amour, aux malheureux par la douleur; quand le coeur est
+comblé d'amertune, il en monte une larme aux yeux, et quand le vent la
+sèche, cette larme, je ne demande pas d'où vient le vent.
+
+Tout ce qui soulage vient de Dieu; vous êtes très-fort, mon ami, vous
+êtes héroïque dans vos tortures comme Philoctète à Lemnos. Vous
+rempliriez le ciel de vos rugissements contre les dieux et contre les
+hommes, si ce chapelet de votre mère ne vous soulevait pas la nuit,
+au-dessus de votre couche de douleur, et ne vous rattachait pas au
+ciel, où elle vous entend; vous tomberiez dans l'abîme sans fond du
+désespoir. Et vous voudriez que je méprisasse ce fil qui retient le
+naufragé du coeur au rivage! Non, non, mon cher, je ne méprise pas le
+surnaturel, je l'envie.
+
+Adieu, je vous laisse à votre excellent frère, et je vous confie aux
+souffles du printemps, que vous allez respirer sur le seuil de sa
+porte avec ses petits enfants.
+
+Il avait une grosse larme dans les yeux, et me serra la main à me la
+briser, et je sortis pour regagner, le coeur resserré, mon ermitage.
+
+
+XVIII.
+
+Quelques jours après ce jour, le soir, à l'heure où quelques rares
+amis, que la mort décime d'année en année, viennent causer un moment
+de la journée, et savoir si la sentinelle oubliée n'a pas été relevée
+de son poste, on annonça Adolphe Dumas et son frère.
+
+Il entra en boitant, le visage gai, le front ruisselant de sueur, et
+retomba essoufflé sur le canapé.
+
+--Je vous croyais parti? lui dis-je.
+
+--Non, me répondit-il, je pars demain, et je n'ai pas voulu vous
+laisser ici sans vous dire adieu, et vous souhaiter un doux automne,
+ainsi qu'à madame de Lamartine et à cette nièce qui s'oublie auprès de
+vous pour vous faire oublier ce qu'on ne peut oublier, ajouta-t-il en
+passant le revers de sa large main sur ses yeux.
+
+--À moins qu'on ne le remplace, lui dis-je.
+
+Puis nous causâmes des tendresses et des amusements de la campagne.
+Mes chiens semblaient l'entendre, et se dressaient sur leurs pattes
+pour lui lécher amicalement les mains. Sa forte voix, où vibrait la
+franchise de son coeur, les excitait. Les animaux aiment ce qui est
+fort et doux; la franchise de l'accent les étonne et les émeut; ils
+ont le tympan sensible et juste. Il en était importuné, je les
+éloignai.
+
+--Non, dit-il, laissez-les faire, ils savent ce qu'ils font; ils
+comprennent plus vite que nous qui nous sommes et qui nous aimons! Car
+les animaux, Madame, dit-il à ma femme, c'est un grand et doux
+mystère!--ses yeux se mouillèrent; il n'y a que les hommes solitaires,
+malheureux, attentifs et bons qui le devinent. Voyez le chien du
+_Lépreux_ dans Xavier de Maistre, votre ami, comme c'est vrai, comme
+c'est compris, comme c'est senti! comme ces méchants enfants, quand
+ils le poursuivent et le lapident, lorsqu'il franchit malheureusement
+le mur de la léproserie et qu'il revient mourir aux pieds de son
+maître, font honte à l'homme! comme le lépreux est deux fois lépreux
+après avoir perdu sa compagnie dans son enclos!
+
+Et il sanglota tout bas, comme un homme fort qui ne veut pas pleurer
+et que le sanglot étrangle.
+
+Nous fîmes silence un moment: il reprit, en s'adressant à ma femme:
+
+«--Et moi aussi, Madame, et moi aussi; après ma mère, mes frères, ma
+soeur, mes amis, ce que j'ai le plus aimé, le plus regretté, le plus
+pleuré sur la terre, c'est un pauvre oiseau, c'est ma tourterelle;
+c'est l'amie, c'est la compagne du solitaire. Vous l'avez connue,
+Lamartine, vous l'avez caressée sur ma fenêtre, sur le bout de mon
+lit, à mon chevet, sur le dossier de mon fauteuil, sur mon épaule,
+sur mes cheveux, sur ma main, quand j'écrivais. Hélas! dit-il, en
+s'attendrissant, vous ne la reverrez plus! Elle a péri, comme tout ce
+qui m'aime, par la pierre d'un enfant méchant, d'un de ces enfants de
+Paris qui ne sentent la vie qu'en donnant la mort à tout ce qui vit
+inoffensif, de douceur, de charmant, d'aimant auprès d'eux!
+
+Oh! l'homme, ajoutait-il en élevant ses deux longs bras au niveau de
+sa belle tête, c'est bien méchant, cela vit de meurtre; mais l'enfant,
+c'est bien plus cruel, puisque cela a tous les instincts méchants de
+l'homme, toutes ses passions féroces sans avoir encore la raison qui
+les modère, ou les éclaire.
+
+Cela éteindrait les étoiles, si ses mains malfaisantes pouvaient
+atteindre jusque-là!...
+
+--Je ne dis pas non, répondis-je; aussi, voyez comme les animaux les
+redoutent. Si mon petit chien voit passer un régiment dans la rue, il
+me suit sans y faire attention; mais s'il aperçoit de loin un groupe
+d'enfants sur le trottoir, il se jette à toute course de l'autre côté
+de la rue, il se range et il évite les ennemis naturels de tout ce qui
+est bon et faible, et il va m'attendre bien loin au delà du danger.
+
+L'homme veut des opprimés; l'enfant veut des victimes. C'est un enfant
+qui s'amusa à tordre le cou à la tourterelle amie de Dumas.
+
+--Oh! lisez-nous les vers que vous avez faits sur ce pauvre oiseau,
+lui dirent ma femme et ma nièce, émues d'avance de son émotion.
+
+--Je le veux bien, reprit-il, mais pardonnez-moi si ma voix s'altère
+et tremble un peu à chaque strophe, Madame. Hélas! on pleure quand on
+peut dans cette triste vie, ajouta-t-il, je n'avais que cette amie à
+pleurer: voilà!
+
+Et il récita, au lieu de les lire, ces strophes dont Jules Janin a
+dit, en parlant des grands auteurs sauvés par une élégie immortelle:
+
+«Peut-être un jour Adolphe Dumas, quand on le connaîtra mieux, quand
+on voudra le relire, avec la bonne volonté de tirer son nom de
+l'abîme, sera sauvé par son élégie _à sa Colombe!_»
+
+Jugez-en vous-mêmes, âmes tendres, pour qui nulle tendresse de l'âme
+n'est perdue, quelle que soit la chose qui vous aime. Ce n'est pas un
+badinage que de perdre cruellement ce qui vous a aimé!
+
+
+MA COLOMBE.
+
+SA VIE.
+
+ Quand Flora reniait jusqu'à la Providence,
+ Et qu'après l'impudeur vint l'âge d'impudence
+ Et des amants qu'elle a trahis;
+ Il lui restait encor, tout meurtri de sa cage,
+ Un oiseau de boudoir, regrettant le bocage,
+ Et qui meurt du mal du pays.
+
+ Elle ne l'aimait plus, c'était gênant pour elle,
+ D'avoir à son oreille un cri de tourterelle
+ Et d'entendre la nuit, le jour,
+ Les reproches que font aux femmes inconstantes
+ Les oiseaux amoureux, dont les voix haletantes
+ Se plaignent des torts de l'Amour.
+
+ Alors on m'apporta l'amour de tous les âges,
+ La colombe des saints, des vierges et des sages,
+ Messager providentiel
+ Qui de tout temps, oiseau plus sacré que les autres,
+ Va, du front de Jésus aux lèvres des apôtres,
+ Porter les messages du ciel.
+
+ La colombe malade et les paupières closes
+ Posa sur mes deux doigts ses deux petits pieds roses.
+ Eh! d'où viens-tu, pour m'enchanter.
+ Bel oiseau d'Orient, lui dis-je, et de l'Aurore?
+ Et du dernier soupir qui lui restait encore,
+ Le mourant se mit à chanter.
+
+ Depuis ce jour et tous les jours que Dieu fait naître
+ Elle n'a plus quitté ma chambre ou ma fenêtre.
+ Tous les matins à son réveil,
+ Esclave de son coeur, mais libre de ses ailes,
+ Les ouvre comme deux éventails de dentelle
+ Et les étend à son soleil.
+
+ Son parc a quatre murs, et sa verte prairie
+ Fleurit depuis dix ans sur ma tapisserie.
+ Sans volière et sans pigeonnier,
+ N'ayant rien et pas même une cage où la mettre,
+ Je lui dis: vole, et prends chez moi comme ton maître,
+ La liberté d'un prisonnier.
+
+ Chaste, elle entend gémir les tendres hirondelles,
+ Les passereaux légers, les ramiers infidèles,
+ Mais en repousse les aveux.
+ Elle sait que je l'aime, et, pour ma récompense,
+ Elle vient sur mon front, comme un oiseau qui pense,
+ Faire son nid dans mes cheveux.
+
+ On redevient enfant, dit-on, quand on est père,
+ On passerait sa vie à faire sa prière
+ À genoux devant un berceau.
+ Ayez une colombe, et n'importe laquelle,
+ En vivant avec elle, en jouant avec elle,
+ Avec elle on devient oiseau.
+
+ Ainsi quand je suis seul, ainsi quand je m'attriste
+ Des misères de l'art et du métier artiste,
+ Écrire, alors m'est odieux.
+ Elle vient sur ma page, et m'empêche d'écrire,
+ Et bat de l'aile, et part d'un long éclat de rire
+ Qui nous fait rire tous les deux.
+
+ Elle se dit: Voilà mon ami qui travaille.
+ Et vole sur les toits chercher un brin de paille,
+ Ou bien quelque autre chose ailleurs,
+ Et vient le déposer au milieu d'un poëme,
+ Sur les vers que je lis d'un poëte que j'aime,
+ Et souvent ce sont les meilleurs.
+
+ Son luxe, c'est d'avoir sans cesse, toujours pleine,
+ Sa baignoire, et plein d'eau son plat de porcelaine,
+ Elle y plonge, et me fait soudain,
+ Son lac au fond des bois, dont la source remonte
+ Aux jardins de Paphos, de Gnide et d'Amathonte,
+ Du Nil, du Gange et du Jourdain.
+
+ Agitez un mouchoir, le blanc c'est son symbole,
+ Elle décrit dans l'air la même parabole,
+ Et vient chanter sur votre main.
+ Un bouquet dans un vase, ou sur la cheminée,
+ Le matin elle y fait son lit de la journée,
+ Et le soir, jusqu'au lendemain.
+
+ Comme un ruisseau limpide, Ève amoureuse d'Ève
+ Son amour idéal, l'autre amour qu'elle rêve
+ Elle l'a vu dans un miroir,
+ Et donne à son image, inquiète et jalouse,
+ Tous les baisers d'amante et jamais ceux d'épouse,
+ Comme l'amour qui vit d'espoir.
+
+ Elle est devant sa gloire et devant son image,
+ Elle la trouve belle, elle lui rend hommage,
+ Mais elle garde son honneur.
+ Et douze fois par jour, sur son trône de reine,
+ Elle écoute à ses pieds ma pendule d'ébène,
+ Sonner douze heures de bonheur.
+
+ Mais quel nom te donner, bel oiseau sans mélange,
+ Pur comme les esprits, ailé comme les anges?
+ Je ne sais comment te nommer.
+ Pour l'homme de prière et pour l'homme d'étude
+ La colombe au désert, Dieu dans la solitude,
+ Leur nom? C'est le besoin d'aimer.
+
+ À moins qu'un noir vautour, ou quelque oiseau d'Asie,
+ Ou l'oubli de son maître, ou de la poésie,
+ Ou les romans qu'elle aura lus,
+ Ne l'enlèvent aussi pour être malheureuse,
+ Et passer de l'amour à la vie amoureuse
+ Jusqu'à ce qu'elle n'aime plus,
+
+ Je te garde, et je dis ce que disent tes mères
+ Aux ramiers pétulants des amours éphémères:
+ Allez, allez, mes beaux ramiers,
+ Outre l'oiseau perdu, je crains encore l'épreuve,
+ Qui me la prendrait vierge et me la rendrait veuve,
+ Cherchant son grain sur vos fumiers!
+
+ À celui qui mourra le premier! si c'est elle,
+ Je voudrais lui promettre une gloire immortelle,
+ Comme son immortel amour;
+ Si c'est moi, qu'elle pleure une nuit sur ma tombe
+ Et qu'on dise: On a vu son âme et sa colombe
+ Qui s'envolaient au point du jour.
+
+
+MA COLOMBE.
+
+SA MORT.
+
+ Si quelqu'un me disait, de ceux qui l'ont connue,
+ Elle s'en est allée et n'est pas revenue,
+ Elle a changé, tu changeras...
+ Et tout ce que fait dire une femme infidèle,
+ Je pourrais l'oublier et ne plus parler d'elle,
+ Et l'oubli venge des ingrats.
+
+ Mais non, de jour en jour, de plus en plus charmante,
+ Plus tendre que jamais, plus que jamais aimante,
+ Elle venait pour se nourrir,
+ Elle venait manger et boire sur mes lèvres;
+ Ses baisers plus ardents avaient toutes les fièvres;
+ Il semblait qu'elle allait mourir.
+
+ Hier, et ce matin, toute la matinée
+ Elle m'avait suivi, pauvre prédestinée!
+ Sur la prairie, au bord des eaux,
+ Rien ne la tentait plus: à tout indifférente,
+ Ni la prairie en fleurs, ni l'onde transparente,
+ Ni le chant des autres oiseaux.
+
+ Elle suivait son maître, et jamais que son maître;
+ Nous avions une voix pour mieux nous reconnaître,
+ Et quand l'appelait cette voix,
+ Elle aurait tout quitté, ma blanche tourterelle,
+ Et les amours d'avril, et le nid fait pour elle,
+ Et sa couvée au fond des bois.
+
+ Nos penchants étaient nés de notre solitude,
+ Et notre amour venait de cinq ans d'habitude,
+ Cinq ans de travail et d'ennuis.
+ Le malheur se ressemble, et le malheur s'assemble,
+ Ensemble nous chantions, ou nous pleurions ensemble
+ Tous les jours et toutes les nuits.
+
+ Mes amis le disaient, je puis bien le redire;
+ Elle avait tout d'humain, excepté le sourire.
+ Nous la regardions en tremblant,
+ Et plus on regardait ses yeux pleins de lumière,
+ Plus on me demandait si l'âme de ma mère
+ N'était pas dans cet oiseau blanc.
+
+ Elle avait le souci d'une femme amoureuse
+ Qui soupire sans cesse et n'est jamais heureuse;
+ Et je la portais dans mon sein.
+ Et je disais souvent, le soir dans la campagne:
+ Dieu, qui me savait seul, m'a donné pour compagne
+ L'image de son Esprit-Saint!
+
+ Eh bien! ce don de Dieu, qui chantait tout à l'heure,
+ Je pleure et je l'attends, je l'appelle et je pleure.
+ Et dites-moi si j'ai raison:
+ Mon miracle d'amour, ma colombe adorée.
+ Un chien de boucherie, un chien l'a dévorée
+ À la porte de ma maison.
+
+ Comment? je n'en sais rien, Dieu seul en sait la cause;
+ Sitôt que nous aimons quelqu'un ou quelque chose,
+ La Mort dit: pourquoi l'aimes-tu?
+ Et notre Ève est partout, partout le mauvais ange,
+ Un bel oiseau qui chante, un chien fou qui le mange,
+ Voilà le sort de la vertu.
+
+ Oh! loi, cruelle loi, si tu n'étais pas sainte!
+ Faut-il ne rien aimer, ou n'aimer rien sans crainte?
+ Pas même sa mère ou sa soeur,
+ Ni la fleur, ni l'oiseau, ni l'enfant, ni la femme?
+ Alors, mon Dieu, pourquoi nous donnez-vous une âme?
+ Pourquoi me donniez-vous un coeur?
+
+ Elle est morte à présent et votre loi m'accable,
+ Qui veut que l'innocent meure pour le coupable;
+ Mais n'importe, je m'y soumets.
+ Vingt fois depuis vingt ans, ô ma belle colombe!
+ J'aurai fermé les yeux pour adorer la tombe
+ Où j'ai mis tout ce que j'aimais.
+
+ À Paris, je dirai, car il faudra tout dire,
+ Que les petits enfants ont pleuré ton martyre,
+ Et, vieux, te pleureront longtemps.
+ Elle est morte, dirai-je, un jour d'imprévoyance,
+ Mais elle est morte aimée, elle est morte en Provence;
+ Elle est morte un jour de printemps.
+
+ Morte parmi les fleurs, morte comme une rose
+ Qui demandait d'éclore et qui n'est pas éclose,
+ Et c'est ainsi qu'elle finit.
+ Vierge comme une vierge au jour de sa naissance,
+ Elle a fait de l'amour son rêve d'innocence,
+ Elle n'a jamais fait son nid!
+
+ Et toi, dans ma douleur demeure ensevelie,
+ Je ne t'oublîrai pas, si le monde t'oublie.
+ Adieu donc, ma compagne, adieu!
+ Et pour ne plus mourir, ma colombe chrétienne,
+ Tu n'as pas d'âme? Prends la moitié de la mienne,
+ Et recommande l'autre à Dieu.
+
+On n'applaudit pas, car on pleurait; il avait les yeux mouillés
+lui-même; il se leva péniblement, comme en sursaut, avec l'aide du
+bras de son frère, qui l'emporta à travers ma cour jusqu'à son fiacre.
+
+Et je ne le reverrai plus.
+
+
+XIX.
+
+Et qu'est-ce donc qu'Adolphe Dumas, cet estropié sublime? demanderont
+les hommes qui ne sont pas familiers avec ces noms à qui le bruit a
+manqué ici-bas, mais à qui la mémoire intime des grandes âmes et des
+grands talents dans le dernier jour ne manqua jamais.
+
+Vous savez que sur les hauteurs, où l'air trop raréfié et trop pur ne
+retentit pas, il n'y a pas d'écho. Les régions qu'habitait Dumas
+étaient trop hautes pour que son nom y fît ce bruit que nous autres
+habitants des collines et des plaines nous appelons gloire.
+
+Je me souviens du temps où l'on me demandait: Qu'est-ce donc que
+Xavier de Maistre qui a écrit le _Lépreux_ ou le _Voyage autour de ma
+chambre_? ou M. de Sainte-Beuve qui a écrit des _Consolations_, ou M.
+de Guérin qui a écrit le _Centaure_, ou Ugo Foscolo qui a écrit les
+_Lettres de Jacopo Ortiz_, ou M. de Surville qui a écrit les _Poésies
+de Clotilde_?...
+
+Ce sont des solitaires de la littérature, des ermites du génie, des
+cénobites de la poésie; vivant sur les hauteurs, et ne fréquentant que
+les sommets où ils conversent à voix basse et à coeur ouvert avec les
+esprits intimes de la terre. Ce sont, si vous aimez mieux, des oiseaux
+de nuit, des rossignols, qui nichent très-haut dans les flèches des
+cathédrales, qui chantent pour eux-mêmes pendant que l'homme dort, ou
+qui ne se révèlent pas par des notes étranges et sublimes à ceux que
+l'insomnie tient éveillés, qui, comme des mystères inentendus en bas,
+traversent l'air d'une plainte ou d'un cri dont l'oreille ne perd
+jamais la mémoire.
+
+Adolphe Dumas était de cette famille de penseurs solitaires, et de
+chanteurs de nuit, rossignols de ténèbres!--Aérolithes plaintifs des
+jours d'été.
+
+Mais le jour vient une fois, pour ces grands esprits solitaires, et
+ils descendent de leurs niches aériennes, et le grand jour les
+éblouit. Ils sont faits pour les derniers jours!
+
+
+XX.
+
+Adolphe Dumas était évidemment un de ces esprits tentés par le grand
+jour et aveuglés par lui. Il battait d'une aile forte et vaste les
+murs éblouissants des grandes cités. On le regardait, et on disait:
+Qu'est-ce que cela? c'est trop grand pour nous; jamais cet homme, qui
+sait monter, ne pourra descendre! Hélas! on avait raison, il n'était
+pas proportionné à notre taille, il était géant, il n'était pas homme;
+ce fut son seul défaut.
+
+Il était né dans cette Provence, où semble s'être réfugiée
+aujourd'hui, dans un patois hellénique et latin, toute la poésie qui
+reste en France; il était du village d'_Eyragues_, voisin, presque
+contemporain, ami et tuteur de ce Mistral qui nous apporta un beau
+poëme, le seul poëme pastoral qui ait été comparé à Homère depuis tant
+de siècles, le plus grand éloge qu'on ait jamais fait d'un poëme
+depuis trois mille ans!
+
+Lui-même avait commencé aussi, dans la langue provençale, à chanter
+avec ces _Mélibées_ de son cher pays. Il m'adressa une fois une
+très-belle épître en français, et j'y répondis comme un écho qui se
+souvient d'avoir été une voix dans sa jeunesse. On peut voir cette
+réponse dans mes oeuvres poétiques.
+
+
+XXI.
+
+Ce fut ainsi que commença notre connaissance et notre affection: il
+en avait pour moi, j'en avais pour lui. Nous nous perdîmes dans la
+foule pendant mes années politiques et troublées de tribun sur la
+place publique. Nous nous retrouvâmes toujours amis après les orages
+et les revers.
+
+Lui aussi, il était malheureux.
+
+J'ignorais ce qui lui était arrivé; il n'en parlait pas; il n'était
+pas obligé par devoir, comme moi, de rappeler l'attention sur lui pour
+sauver les autres. Il pouvait se cacher dans la foule, vivre et mourir
+_incognito_; bonheur qui, par punition du ciel, m'est refusé. Tu as
+recueilli le bruit, meurs de bruit!
+
+Tu n'auras pas une heure pour te recueillir entre la vie et la mort:
+c'est ton expiation!
+
+ Heureux qui, satisfait de son humble fortune,
+ Vit dans l'état obscur où les dieux l'ont caché!
+
+
+XXII.
+
+D'après Jules Janin, et d'après certaines rumeurs plus près de lui,
+il paraît qu'il vint à Paris, dans son printemps, pour tenter le
+théâtre, mais qu'il était, comme moi, trop lyrique pour le théâtre,
+qui exige plus de bon sens que de verve, et qu'il échoua; que pendant
+ces essais, il s'éprit d'une jeune et grande actrice, interprète de
+ses beaux vers, écho de ses grands sentiments, et qu'il espéra
+l'épouser. Il était très-beau, seulement, comme lord Byron son modèle,
+il n'avait que le buste d'admirable, il était disgracié de la nature
+par les jambes; son pied droit, estropié par un accident de naissance,
+était retourné en arrière, il boitait désagréablement.
+
+C'était le temps où la chirurgie avait inventé un moyen orthopédique
+et facile de rectifier les membres disloqués; l'amour décida Dumas à
+subir, à tous risques, cette torture, afin d'être beau de la tête aux
+pieds aux yeux de celle qu'il aimait. Il ne dit rien à ses amis, ni à
+sa fiancée; il disparut pendant plus d'un an du monde; quand il y
+reparut, son supplice l'avait amaigri et pâli.
+
+Son pied était en effet retourné, mais il boitait toujours, et il
+éprouvait par intervalle des douleurs telles, qu'elles touchaient à
+la frénésie.
+
+L'actrice, qu'il espérait épouser, ne l'aimait plus; il avait affronté
+pour elle la mort et le théâtre. Il était plus estropié que jamais;
+ses pièces, trop hautes pour le parterre, ne lui avaient valu que les
+applaudissements des poëtes et le dédain du vulgaire: il était
+abandonné de sa maîtresse.
+
+Ce fut alors qu'il disparut dix ans du monde, réfugié dans une cellule
+du couvent hospitalier des frères de Saint-Jean-de-Dieu, dans la rue
+Plumet, entre les pensées de Dieu et les désillusions de la terre.
+
+Le désespoir, la solitude, l'exemple des frères qui lui prêtaient
+asile, le ramenèrent à la religion de sa mère. Il se plongea dans les
+Pères de l'Église, et devint mystique comme eux; il retrouva la paix
+dans le mysticisme. Son âme se rasséréna en Dieu, âme immense à
+laquelle l'infini seul pouvait suffire.
+
+«Il est vrai, nous dit Jules Janin, que sous ce tiède abri de sa
+pauvreté vaillante dans ce couvent, Adolphe Dumas avait amené une
+amie, une compagne au coeur chagrin, aux fidèles amours; sa
+tourterelle, qu'il avait ramassée un jour, à demi morte de fatigue et
+de froid. Ils s'étaient adoptés l'un et l'autre; ils ne se quittaient
+ni la nuit ni le jour; elle le suivait paisible et roucoulante, et si
+triste, et si tendre! Et les frères hospitaliers forcèrent leur
+consigne en acceptant cette aimable compagnie!»
+
+(Comme l'esprit sent tout, quand c'est l'esprit d'un homme de coeur!)
+
+
+XXIII.
+
+Quand les années turbulentes de 1848 sonnèrent comme un tocsin
+d'espérance jusqu'au fond des monastères, elles étonnèrent d'abord,
+puis elles éblouirent de grands mirages le coeur d'Adolphe Dumas. Je
+le vis réapparaître plein de piété populaire et d'extase mystique à
+côté de moi, crédule aux saintes idées d'un grand pas fait en avant
+vers Dieu par les peuples, confiant dans la lune de miel de la
+liberté, sans crime et sans tache; somnambule de la liberté, il levait
+les bras en haut et cherchait l'horizon de la République!
+
+Je n'espérais pas tant de la constance du peuple, et cependant je ne
+craignais pas tant de son inconstance. Je tâchais de tempérer son
+ivresse mystique, de peur que l'excès d'illusion n'amenât l'excès de
+découragement. Il combattait héroïquement les factieux de l'inconnu,
+qui ne savaient ce qu'ils voulaient, et qui, ne se contentant pas de
+la liberté, précipitaient la République dans le délire et dans la
+guerre.
+
+Les factieux furent vaincus par la République; mais ils fournirent aux
+faibles et aux ambitieux un prétexte de la maudire, elle, qui les
+avait couverts de son courage et de sa vie!
+
+Il fut faible, et chercha le salut de sa patrie dans un nom qui
+représentait la force des soldats, cette raison suprême des peuples à
+qui la raison manque. Son enthousiasme changea d'objet, il vit le dieu
+des armées dans ces choses; mais il n'abandonna jamais ceux de ses
+amis qui avaient combattu sous le drapeau de la République
+conservatrice, et il ne cessa ni de les aimer, ni de les honorer dans
+ses regrets.
+
+Ce fut ainsi que nous restâmes unis, moi, réfugié dans le travail,
+lui, abrité dans son hospice. Il n'y avait point d'intérêt et par
+conséquent point de bassesse dans son sentiment pour l'Empire. Il ne
+voyait plus dans les peuples qu'un troupeau qui veut que la raison
+s'impose par l'épée, au lieu de se soumettre à la houlette de ses
+pasteurs.
+
+Que lui répondre, après cette grande abdication de la France? Nous ne
+parlions plus politique; nous parlions littérature, poésie, amitié,
+choses éternelles.
+
+
+XXIV.
+
+C'est ainsi qu'il arriva à ses derniers moments, résigné, pieux, plein
+de cette joie intérieure que l'homme étendu sur le fumier de Job
+trouve dans l'entretien perpétuel et solitaire avec son invisible ami.
+
+Relisons ici les derniers mots de Jules Janin, qui paraît l'avoir
+connu et aimé autant que nous.
+
+«Disons hardiment que c'était là une belle et douce nature, un esprit
+bienveillant, un vrai courage, habile à supporter la mauvaise fortune,
+un laborieux, rude à la peine et fécond à ses risques et périls. L'an
+passé encore, en allant de son lit à sa table de travail, il était
+tombé et s'était brisé l'autre jambe. Et maintenant le voilà mort,
+sans récompense et sans bruit, non loin de cette ville de Dieppe qu'il
+aimait, au pied d'une grande falaise, au bruit de l'Océan solitaire
+qui murmure autour de son cercueil.
+
+«Ce qui nous revient de ses derniers moments, dans une cabane de
+pêcheur, sur un lit d'emprunt, sous la misère de l'abandon, serait
+chose lamentable. On dirait que cet infortuné avait voulu pousser à
+bout, par son exemple, un témoignage inouï des douleurs de la poésie
+abandonnée à ses propres forces. Pauvre, errant, oublié, négligé, sans
+doute il a manqué de confiance en ses amis, en sa famille qui lui fut
+toujours bonne et propice... Il n'a pas manqué de confiance, à coup
+sûr, dans le Père qui est aux cieux!
+
+«Nous, cependant, avertis par ces défaillances, par ces muets
+désespoirs, par cette ambition inavouée, honorons ce courage, et
+remplaçant par nos meilleures sympathies ces tristes funérailles d'un
+poëte si malheureux, prions pour lui, veillons sur nous.»
+
+
+XXV.
+
+Comme c'est senti, comme c'est dit, comme c'est écrit avec des larmes
+de pitié indulgente sur la plume! et quel retour touchant et pieux
+dans ce: _veillons sur nous!_ nous qui avons moins bien mérité que lui
+de la Providence, et qui côtoyons les précipices où il est tombé!
+
+Mais il n'y est pas tombé sans soutien et sans amis pour le soutenir,
+et pour retourner sa tête sur son chevet à sa dernière heure, comme on
+l'a écrit par erreur ou par prétention à l'effet dans certains récits.
+
+Rien n'est plus faux. Le hasard me rendit témoin des tendresses
+vraiment paternelles de son frère et de ses amis, quand ils vinrent
+eux-mêmes à Paris le chercher, Benjamin de la famille, dans sa
+retraite de la rue Neuve-Coquenard, pour l'emmener sous le bras
+respirer chez eux, en Normandie, l'air vivifiant de l'été, et des
+loisirs, et du jardin de famille.
+
+Ce fut encore le bras de son frère qui l'amena chez moi la veille de
+son départ, et qui l'emporta à travers la cour de ma petite maison
+dans sa voiture: ils partaient le lendemain. Les soins pieux et
+féminins de ce frère, qui le soutenait de l'argent de sa bourse comme
+de son bras, nous touchèrent tous jusqu'aux larmes. La dernière
+providence d'un malheureux, c'est la famille. La sienne était adorée
+de lui, et voyait en lui, non-seulement son pupille, mais son orgueil.
+
+
+XXVI.
+
+Voici la vérité vraie, elle est assez pathétique pour qu'on n'y ajoute
+pas une mise en scène contre laquelle il s'élèverait du tombeau pour
+protester.
+
+Les deux frères partirent le lendemain de leur visite chez moi,
+ensemble, pour Rouen, le 2 juin dernier. Son frère le conduisit
+lui-même chez sa fille, mariée à Elbeuf, nièce accoutumée à chérir et
+à soigner cet oncle, amour et orgueil de la famille. Il y vécut
+pendant six semaines, les plus douces peut-être de sa vie, en pleine
+paix, en plein amour dans la maison, en pleine ombre, en plein soleil
+dans le jardin, comme ces haltes du voyageur, quand le jour va tomber
+et qu'il aperçoit déjà les clochers de la ville où le sommeil
+l'attend, après les lassitudes de la route.
+
+Une idée fatale le saisit: «Le ciel est beau, la température tiède,
+l'été des tropiques doit avoir réchauffé les flots qui nous viennent
+de là; je voudrais me rajeunir en me retrempant dans la mer.»
+
+On craignit que l'énergie saline de la mer ne fût contraire à
+l'apaisement des douleurs névralgiques dont il avait toujours été
+affecté. On lui représenta qu'il était à craindre qu'arrivé à l'âge où
+tout se calme, ces bains amers ne lui donnassent des secousses qu'il
+convient d'éviter, quand la nature elle-même se traite par la
+résignation et par le temps. Il était, comme tout le monde, impatient
+d'accélérer la nature, ce grand médecin que nous portons en nous.
+
+Il insistait; on le conduisit à _Puys_, petit hameau de pêcheurs dans
+le voisinage de Dieppe.
+
+Il paraît qu'une première hospitalité dans une maison banale de bains
+ne convenait pas, par son prix, à la modicité de ses ressources. Il la
+quitta volontairement et précipitamment et alla demander asile,
+économie et paix, dans une chaumière de pêcheur, plus modique et plus
+rapprochée de la grève.
+
+Singulier jeu de la Providence, qui ramène à la fin de sa vie le
+poëte, ami de la nature, dans l'humble chaumière où il a passé ses
+premières années, et devant ce grand spectacle de l'Océan, pour
+chanter ou gémir sous sa fenêtre les grands adieux à la terre de
+l'homme! Il en jouit à son lit de mort comme il en avait joui dans son
+berceau: Dieu lui parlait seul à seul avec plus d'intimité et de
+majesté que dans sa retraite de Paris. Il fut heureux quelques jours.
+
+
+XXVII.
+
+Le 4 août, cependant, il sentit que la vague qui l'avait
+délicieusement caressé les premières semaines, secouait trop fortement
+sa charpente. Il écrivit à son frère qu'il désirait revenir à Paris,
+et le priait de venir le prendre à la gare de Trouville, en lui
+marquant le jour et l'heure du rendez-vous.
+
+Ce bon frère se préparait à sa rencontre, lorsqu'une dépêche
+télégraphique lui annonça qu'il n'avait plus de frère.
+
+Il arriva trop tard pour recevoir son dernier soupir; il l'avait rendu
+quelques heures avant, serein, confiant, résigné, entre les mains du
+curé du pays, chargé de bénir sa famille. Un étouffement pulmonaire
+l'avait asphyxié en peu de minutes et sans agonie. Né d'un spasme, un
+spasme l'avait emporté.
+
+Il savait où il allait; les hommes n'avaient voulu comprendre ni son
+âme immense, ni sa poésie; il les quittait sans peine pour la patrie
+des méconnus. Mais, méconnu par la foule, il laissait ici-bas ce qui
+console de vivre, une famille du sang, et des amis, famille de coeur.
+
+Je suis le dernier qui lui serrai la main; il me l'a laissée toute
+chaude encore de sa suprême et convulsive empreinte, et il a emporté
+toute chaude aussi dans le ciel l'impression de la mienne.
+
+J'ai donné une larme à son souvenir.
+
+Son frère lui ferma les yeux et l'ensevelit à Rouen, dans le cercueil
+d'une soeur adorée, qui avait été la providence de ses mauvais jours;
+là, ils dorment ensemble dans une terre étrangère: mais j'aimerais
+qu'une main charitable remportât ces deux enfants du Midi aux bords
+tièdes et poétiques de la Durance, comme j'aimerais qu'on ramenât mes
+dépouilles mortelles près de ceux et de celles que j'y ai déposés
+moi-même dans un sol qui ne m'appartient déjà plus, à Saint-Point!
+
+Et maintenant, grande âme, dépaysée dans un corps infirme et dans la
+région des faux jugements, des fausses gloires et des faux mépris de
+ce bas monde, tu as secoué vigoureusement ce vil tissu de matière, ce
+manteau de plomb qui t'embarrassait dans ton essor, et que tu
+soulevais à chaque pas comme une lourde chaîne dont les anneaux te
+retenaient au sol!
+
+Là, tu estimes à son prix la vaine renommée que donnent les hommes à
+ceux qui, dans le langage terrestre, cadencent le mieux leur pensée,
+ou qui, se sentant plus forts que le vulgaire, parlent en images
+fortes comme eux, et s'expriment en images pénétrantes et neuves, au
+lieu de balbutier des pensées communes dans un jargon tout fait!
+
+Tu ris de ceux que le siècle exalte, parce qu'ils répètent les
+banalités et les sophismes convenus de leur époque; tu plains ceux
+qui, comme toi, pensent leurs pensées à part de la foule, qui les
+écrivent ou qui les chantent, ou qui les convertissent en action, et
+qui, de leurs chants et de leurs actes, ne recueillent que l'envie ou
+le dédain.
+
+Tu vois tout à la vraie lumière, tu nages dans la vérité! Tu
+t'abreuves de la divinité des choses idéales, cette divinité du monde
+supérieur où tu vis!
+
+Triomphe, âme sublime et tendre! prie pour les amis que tu as laissés
+ici-bas, et entre dans ta vraie place, dans le ciel des poëtes, des
+martyrs, pour chanter et combattre avec eux; et entre aussi dans le
+ciel des colombes, où tu as retrouvé la tienne qui t'attendait;
+symbole de tendresse et d'inspiration, pour t'aider à aimer ton Dieu
+dans l'éternité, communion de ceux qui s'aimèrent dans la région des
+larmes!
+
+ LAMARTINE.
+
+
+
+
+LXXXIe ENTRETIEN.
+
+SOCRATE ET PLATON.
+
+PHILOSOPHIE GRECQUE.
+
+PREMIÈRE PARTIE.
+
+
+I.
+
+Toute littérature, comme toute civilisation, a pour dernier terme une
+philosophie.
+
+La philosophie est la pensée du coeur humain, dont la littérature
+n'est que la parole; la pensée est le fond de l'homme, la littérature
+n'est que la forme. Ne vous étonnez donc pas que la philosophie
+occupe le premier rang dans un cours sérieux de littérature.
+
+Nous vous exposerons successivement tous les différents systèmes de
+philosophie qui ont possédé tour à tour le monde, depuis celle de
+l'Inde primitive jusqu'à celle du christianisme, en passant par
+Zoroastre, en Perse; par Pythagore, en Italie; par Salomon, en Judée;
+par Anaxagore, Socrate, Platon, Aristote en Grèce; par Mahomet, en
+Arabie; par Confucius, en Chine; par saint Paul, à l'éclosion des
+dogmes chrétiens, à Jérusalem ou à Éphèse; par saint Thomas d'Aquin,
+dans le moyen âge; par Descartes et par les philosophes du
+dix-huitième siècle en France; enfin par les philosophes allemands et
+anglais de ces derniers temps. Ce sont là à peu près les seules
+nations antiques ou modernes et les seules époques qui aient eu des
+philosophies transcendantes; les autres n'ont eu que des philosophies
+populaires.
+
+Nous allons commencer, pour vous allécher à cette sublime étude, par
+la plus lumineuse et par la plus éloquente de ces philosophies, dans
+la forme: celle de Platon. C'est la philosophie de la raison pure,
+illuminée par l'imagination, et quelquefois égarée par elle; c'est la
+plus difficile des philosophies que celle qui ne relève que du
+raisonnement, au lieu de relever de la foi; car tous les hommes ont
+assez d'imagination pour croire; un très-petit nombre ont assez de
+lumières pour raisonner.
+
+
+II.
+
+Mais, avant de feuilleter avec vous Platon, disons ce que nous
+entendons ici par philosophie.
+
+Ce mot veut dire amour ou zèle de la SCIENCE; mais quelle science? la
+science des sciences, la science suprême, la science première et la
+science dernière, la science surnaturelle, c'est-à-dire la science des
+choses qui sont au-dessus de la portée des sens.
+
+Cela était nécessaire à vous dire pour ne pas vous laisser confondre
+cette philosophie surnaturelle, ou cette science des choses invisibles
+et impalpables, avec toutes ces autres sciences naturelles qui se
+sont appelées aussi improprement du nom de philosophie, mais qui n'ont
+pour objet que les choses sensibles et matérielles, telles que la
+physique, la chimie, l'astronomie, les mathématiques.
+
+Ces sciences systématisées sont des philosophies aussi, si vous
+voulez, mais ce sont des philosophies inférieures, secondaires,
+subalternes, courtes, finies, parce qu'elles ne touchent qu'à la
+matière et à ses phénomènes, et parce qu'en enseignant une multitude
+de faits, elles n'enseignent néanmoins directement aucune vertu et
+aucune immortalité.
+
+Voilà pourquoi, quand il s'agit de philosophies surnaturelles, telles
+que celles dont nous allons vous entretenir, on a confondu le mot de
+sagesse avec le mot de science, et l'on a dit: La philosophie est
+l'amour ou le zèle de la SAGESSE. Cette science-là, en effet, englobe
+et domine toutes les autres, parce qu'elle est la science de l'âme
+elle-même, la science de l'infini, la science de Dieu, la science de
+nos rapports avec l'Être des êtres, la science de notre origine, la
+science de notre vie morale, la science de notre fin!
+
+Pouvait-on appeler d'un autre nom que SAGESSE cette science qui
+enseigne à l'homme où il est, ce qu'il est, où il va, et comment il
+doit penser, agir, adorer, vivre, mourir et revivre?
+
+C'est là ce que nous entendons, dans cet Entretien, par ce mot
+«philosophie.»
+
+
+III.
+
+Mais cette science des choses immatérielles, invisibles, impalpables,
+au-dessus de la portée de nos sens, est-elle susceptible du même genre
+de démonstrations et du même genre d'évidences que les sciences
+naturelles? Nous n'hésitons pas à vous dire: Non.
+
+Les démonstrations de l'ordre naturel, telles que le témoignage des
+yeux, de l'oreille, de la main, ne sauraient s'appliquer aux choses
+qui ne tombent pas sous les sens.
+
+Mais, bien que ces choses ne se démontrent pas de même, elles ont
+cependant, au moins en ce qui touche leurs principales vérités, un
+degré de certitude égal, et, je dirai plus, un degré de certitude
+supérieur à la certitude des phénomènes matériels.
+
+Ainsi, par exemple, cette opération de l'esprit par laquelle
+l'intelligence se dit: «Il n'y a pas d'effet sans cause, et, puisque
+j'aperçois une multitude d'effets, il y a donc une cause suprême;
+c'est-à-dire il y a donc un Dieu!» cette opération de l'esprit atteste
+l'existence de Dieu avec autant et plus de certitude que si des
+milliers de mathématiciens, d'astronomes ou de chimistes tenaient Dieu
+lui-même sous leurs compas, sous leurs télescopes ou dans leurs
+cornues. Je me trompe: l'existence de Dieu est mille fois plus
+certaine par cette conclusion logique et infaillible de l'esprit que
+par les expériences faillibles des philosophes de la matière; car
+l'expérience, oeuvre des sens, peut se tromper; la logique, oeuvre de
+Dieu, est absolue, et ne nous tromperait que si Dieu nous trompait
+lui-même, chose incompatible avec la nature divine ou avec la suprême
+vérité.
+
+J'en dirai autant de la CONSCIENCE, cette preuve sans preuve que nous
+portons en nous-mêmes du bien ou du mal moral: ses jugements, pour
+être certains, n'ont pas besoin d'autres témoignages qu'elle-même; ce
+qu'elle condamne est mal, ce qu'elle approuve est bien; que nous le
+voulions ou que nous ne le voulions pas, elle prononce en nous, pour
+nous ou contre nous, des arrêts contre lesquels il nous est impossible
+de protester.
+
+C'est le dernier mot de la morale, comme la logique est le dernier mot
+de la raison. La conscience est, parce qu'elle est comme Dieu
+lui-même; c'est une faculté innée de notre âme donnée par Dieu, qui
+est à elle-même sa propre démonstration. Ôtez la logique,
+l'intelligence est folle; ôtez la conscience, la moralité est morte;
+le crime et la vertu deviennent des choses discutables et douteuses
+comme des problèmes ordinaires, susceptibles de oui ou de non; ils ne
+sont crime et vertu que parce qu'ils sont au-dessus de toute
+discussion.
+
+
+IV.
+
+Il y a donc, en philosophie, un certain ordre de vérités
+intellectuelles, ou de vérités morales qui sont, ou susceptibles d'une
+démonstration absolue, comme l'existence de Dieu, ou supérieures et
+préexistantes à toute démonstration par la parole, comme la
+conscience. Ce sont des vérités innées; autrement dit: des certitudes,
+des ÉVIDENCES.
+
+Mais, en dehors de ces vérités innées, il y a en philosophie un nombre
+infini de problèmes secondaires, quoique très-importants, qui ne sont
+pas susceptibles de démonstration absolue, mais dans lesquels la
+philosophie la plus transcendante n'arrive qu'à de consolantes
+conjectures et à de magnifiques probabilités.
+
+Dans vingt passages de ses dialogues, Socrate lui-même, par l'organe
+de Platon, avoue, comme moi, que ces démonstrations ne sont que des
+conjectures.
+
+«J'espère, dit-il, sans pouvoir le prouver, que je retrouverai, dans
+une autre vie, les hommes vertueux qui y seront mieux traités que les
+méchants. Mais, quant à y trouver une divinité parfaite, c'est ce que
+j'ose affirmer, si l'on peut affirmer quelque chose.»
+
+C'est néanmoins de ces consolantes conjectures, et de ces magnifiques
+probabilités, que le monde vit depuis qu'il est né, et qu'il vivra
+jusqu'à son dernier jour. Nous vivons sur parole: respectons donc la
+parole, quand Dieu la met sur les lèvres des grands philosophes tels
+que Confucius, Socrate ou Platon; ces philosophes sont les révélateurs
+de la raison; ils ne commandent pas impérativement la foi au nom de
+Dieu, ils la demandent humblement à la conviction raisonnée de
+l'intelligence et du coeur de l'homme. Ils pensent pour nous, et ils
+nous rapportent les conquêtes de leurs pensées; prêtons-leur l'oreille
+et ouvrons-leur nos coeurs. S'ils ont donné leur vie comme Socrate, en
+témoignage de leur sincérité, de leur foi, de leur amour de Dieu et
+des hommes, proclamons-les maîtres et martyrs de la raison humaine, et
+lisons, avec une respectueuse piété d'esprit, les arguments raisonnes
+de leur philosophie.
+
+
+V.
+
+Un de ces plus sublimes recueils de philosophie dans tous les temps,
+c'est le recueil des Dialogues de Platon, dialogues dans lesquels ce
+disciple de Socrate fait parler son maître avec une sagesse
+surhumaine, et avec une éloquence presque divine, sur les questions
+les plus hautes de philosophie, de théologie naturelle.
+
+Platon fut à Socrate ce que saint Paul fut au Christ; tous deux
+écrivent, commentent et développent la doctrine de son maître qui n'a
+rien écrit, et, ici, il serait curieux peut-être d'examiner pourquoi
+ni le révélateur d'une philosophie raisonnée, ni le révélateur d'une
+religion révélée, n'ont pas voulu, ou n'ont pas daigné écrire
+eux-mêmes une seule ligne, si ce n'est ce doigt sur le sable qui traça
+des caractères de miséricorde.
+
+Était-ce parce qu'ils se défiaient des commentateurs qui s'attachent
+à la lettre, et qui y emprisonnent volontiers l'esprit? Était-ce parce
+que les langues humaines leur paraissaient insuffisantes à contenir
+les vérités divines qu'ils annonçaient aux hommes? N'était-ce pas
+plutôt parce que les paroles, une fois écrites, deviennent mortes et
+froides comme la cendre dont la flamme s'est envolée, et qu'ils
+aimaient mieux s'en fier à l'écho vivant des lèvres humaines qu'à la
+lettre morte de leurs écrits?
+
+Quoi qu'il en soit, Socrate n'écrivit jamais rien; il ne fit pas non
+plus de harangues: c'était un discoureur, et nullement un orateur. On
+le voit dans son Apologie devant ses juges, qui est une bonne causerie
+et un fort mauvais discours.
+
+Simple artisan, ou plutôt artiste, mais artiste d'un talent bien
+inférieur aux grands statuaires de son temps à Athènes, il sculptait
+dans son atelier à peine autant qu'il était nécessaire pour nourrir sa
+femme et ses enfants; sans cesse distrait du ciseau par la pensée,
+ouvrant sa porte à tout le monde, interrompant son travail pour
+répondre aux questions qu'on lui adressait sur toutes choses, courant
+ensuite de porte en porte et accostant lui-même les passants pour
+leur parler des choses divines, consumé du zèle de la vérité,
+missionnaire des foules, semant le bon grain à tout vent de la rue ou
+de la place publique: homme qu'on aurait considéré comme un fou, s'il
+n'avait pas été un modèle de toute vertu et un oracle de toute
+sagesse.
+
+
+VI.
+
+Son disciple, Platon, était un homme d'une tout autre nature: beaucoup
+plus lettré, beaucoup moins inspiré que son maître; élégant, éloquent,
+poétique, épilogueur, rêveur, dissertateur, nuageux en philosophie,
+utopiste en politique; espèce de J.-J. Rousseau d'Athènes, possédant
+un style admirable pour les chimères, mais n'ayant pas la moindre
+connaissance des hommes, ni le moindre tact des réalités, et donnant à
+sa république idéale des lois en perpétuelle contradiction avec la
+nature humaine et avec la fondation, la conservation et le but des
+sociétés.
+
+Mais, tel qu'il fut et tel que nous allons le voir dans ses oeuvres,
+Platon était le plus merveilleux écho vivant que la providence de la
+Grèce eût pu préparer à un sage tel que Socrate, pour donner un
+éternel retentissement à la philosophie spiritualiste.
+
+Ses Dialogues ont été le perpétuel entretien de la Grèce: ils ont
+préparé l'esprit humain à la métaphysique de saint Paul et à l'école
+philosophique d'Alexandrie. Il a servi de texte ou de commentaire aux
+premiers conciles chrétiens; il a été le crépuscule de bien des
+dogmes; il a nourri à lui seul la philosophie romaine de Cicéron; il a
+lutté dans le moyen âge avec la philosophie expérimentale d'Aristote,
+puis de Bacon; il a été submergé un moment par la philosophie presque
+matérialiste de Locke, de Hobbes en Angleterre; d'Helvétius, de
+Diderot, des encyclopédistes en France; mais il est ressuscité plus
+vivant et plus populaire que jamais il y a peu d'années, par la
+traduction, par les commentaires et par les leçons d'un jeune
+philosophe, M. Cousin, éloquent restaurateur du platonisme sur les
+ruines du matérialisme au dix-neuvième siècle.
+
+Grâce à la langue de Platon, la sagesse de Socrate ne peut plus
+mourir. C'est le style qui embaume les idées pour l'éternité.
+
+
+VII.
+
+Ces dialogues ont cependant de grands défauts, qui semblent tenir au
+génie un peu verbeux de la Grèce, et au génie un peu sophistique de
+Platon, plus qu'à l'âme naturellement ouverte, simple, sincère et
+courageuse de Socrate. Parmi ses défauts, je noterai d'abord leur
+forme même, qui embarrasse, distrait, interrompt, ralentit sans cesse
+l'argumentation.
+
+Le dialogue est une pensée à deux, à trois ou à quatre interlocuteurs;
+sans doute cette manière de penser à deux ou à trois peut éclaircir
+quelquefois la question, en faisant adresser par l'un des personnages
+des interrogations utiles, auxquelles le maître répond, réponses qui
+répondent ainsi d'avance aux doutes et aux ignorances que les autres
+s'adressent peut-être en silence.
+
+C'est le moyen de faire remonter l'esprit des auditeurs jusqu'aux
+premiers éléments de la question qu'on débat, afin qu'un argument
+porte rigoureusement sur l'autre, et que la pierre fondamentale du
+syllogisme soit aussi bien assise dans l'esprit que la dernière; c'est
+le moyen de détruire en passant toutes les objections qui se
+présentent à l'intelligence; c'est le moyen enfin de bien définir tous
+les mots avant de les employer dans le raisonnement, afin qu'après la
+conclusion il ne puisse subsister aucune équivoque ou aucun malentendu
+dans la conviction absolue des disciples: aussi est-ce le mode
+d'enseignement et d'argumentation qu'on emploie ordinairement avec les
+enfants, comme on peut le voir dans nos catéchismes ou dans nos
+manuels.
+
+Mais, par cela même que c'est le mode d'argumentation puéril et diffus
+qu'on emploie avec les petits enfants, c'est aussi le mode le plus
+propre à fatiguer, à ennuyer, à impatienter les hommes faits, qui
+cherchent les idées, et qui se lassent de vaines paroles.
+
+Ce mode suppose dans les disciples, ou dans les auditeurs, des
+puérilités et des ignorances qui ne sont plus de leur âge; il perd le
+temps, et il dégoûte la pensée du but, en la traînant impitoyablement
+par tant de circonvolutions, de demandes et de réponses sur la route;
+l'esprit abandonne cent fois l'argumentateur en chemin, et souvent il
+l'abandonne tout à fait à ces fastidieux ambages, rebuté, avant
+d'arriver, par les détours inutiles qu'on lui fait faire.
+
+C'est ce qui arrive très-souvent à l'homme le mieux disposé qui ouvre
+au hasard un des dialogues de Platon. Le livre tombe des mains avant
+d'avoir dit son dernier mot, tant on a perdu de mots oiseux à
+l'attendre; l'esprit est saisi à chaque instant d'une de ces
+impatiences fébriles qui bouillonnent en nous jusqu'à un véritable
+accès de colère, croyant toujours toucher à un but qu'on lui dérobe
+toujours; or, irriter et impatienter l'esprit, ce n'est pas un bon
+procédé pour le convaincre. Voltaire, à cet égard, pensait comme nous;
+il bénit la philosophie de Socrate, et il maudit le verbiage,
+quelquefois sublime, plus souvent sophistique, de Platon.
+
+
+VIII.
+
+Un autre vice de ce mode d'argumentation des Dialogues de Platon,
+c'est l'argutie métaphysique.
+
+Le maître, au lieu de simplifier les questions par la simplicité et
+par la sincérité de l'argumentation, semble se complaire, pour faire
+preuve d'ingéniosité, de fécondité et de dialectique, à les compliquer
+de cinquante questions préalables ou secondaires, et à les embrouiller
+dans un tel écheveau d'arguments que lui seul puisse à la fin en
+retrouver le fil et dénouer le noeud gordien qu'il a formé.
+
+Ce procédé, qui fait briller sans doute l'adresse du maître,
+embarrasse l'intelligence du disciple; il fait du chemin de la vérité,
+au lieu d'une route droite, large et bien jalonnée, un labyrinthe de
+sentiers étroits, tortueux, obscurs où l'écrivain a l'air de conduire
+le lecteur à un piége, au lieu de le mener à la lumière, à la vérité
+et à la vertu.
+
+
+IX.
+
+Un troisième défaut plus grave des Dialogues, défaut qui touche au
+fond même de l'enseignement de la vérité aux hommes, c'est le procédé
+d'argumentation employé par Socrate dans Platon, pour enseigner ses
+disciples.
+
+Les premières qualités d'un sage, qui enseigne des vérités nouvelles à
+l'humanité, c'est la charité d'esprit, l'amour, la pitié, la
+condescendance, l'indulgence, le respect, la tendresse d'âme envers
+les hommes ses semblables. Cette onction d'esprit, cette
+compatissance, cette clémence de coeur, doivent se manifester dans les
+leçons du sage à ses frères par un mode d'argumentation qui l'abaisse
+vers ses auditeurs pour les élever jusqu'à lui.
+
+C'est le procédé contraire ici qui est employé par Socrate (toujours
+dans Platon) pour enseigner les hommes: au lieu de persuader, il a
+l'air de vouloir confondre. Le ton de son argumentation est railleur,
+goguenard, ironique; il tend des embûches de paroles à ses auditeurs;
+il jouit de les voir s'y prendre; il ne se hâte pas de les en retirer;
+il plaisante, non pas amèrement, mais superbement, avec eux de leur
+chute; il les humilie par sa supériorité, au lieu de les relever par
+leur propre force; en un mot la philosophie, sous la plume de Platon,
+a l'air de consister dans une grande moquerie des ignorants, au lieu
+de consister dans une tendre initiation des faibles. Or il en résulte,
+dans l'effet général des Dialogues, je ne sais quel sourire
+sarcastique de l'esprit, qui humilie l'auditeur, au lieu de le
+disposer à la confiance; on craint toujours de marcher sur un piége de
+sophiste, quand on devrait s'abandonner sans défiance à la main du
+sage qui vous conduit; on ne sait jamais si ce sage parle sérieusement
+ou ironiquement; il y a trop de gascon dans ce grec; on craint le
+maître qu'on devrait adorer.
+
+Enfin, ce mode d'enseignement par dialogues est lent, verbeux, diffus;
+il emploie inutilement cent fois plus de paroles que la vérité n'a
+besoin d'en employer pour se manifester à l'esprit.
+
+La forme directe du discours, ou même la forme parabolique de
+l'Évangile, forme indirecte, mais qui a l'avantage de ne jamais
+blesser le disciple et de lui laisser se faire sa part à lui-même,
+sont mille fois supérieures en lumière, en brièveté et en persuasion.
+
+Quand on vient de lire un ou deux dialogues de Platon, et qu'on a
+l'esprit véritablement assourdi par ce roulis d'un océan de paroles
+pour dire la vérité philosophique la plus usuelle, on se dit à
+soi-même: Il faut que ces Grecs d'Athènes eussent bien des heures de
+loisir à dépenser par jour sur le seuil de leurs portes, ou sous les
+platanes de leurs jardins; il faut qu'ils eussent un bien grand amour
+de ces escrimes d'idées de leurs sophistes, pour perdre tant de temps
+et tant de paroles à écouter ce Socrate ou à lire ce Platon!
+
+Et, en effet, ce défaut de Socrate et de Platon tient aux défauts du
+temps et du peuple d'Athènes. Ce peuple, oisif toutes les fois qu'il
+n'était pas occupé à se défendre contre les Perses ou à se déchirer
+lui-même par ses factions, aimait à se passionner à froid, pour ou
+contre ses sophistes; ces sophistes, consommés dans le métier de
+l'éloquence, étaient aux philosophes et aux politiques ce que les
+comédiens sont aux héros. Ils jouaient la sagesse et la vertu dans les
+académies et dans les places publiques; ils accoutumaient les
+Athéniens à ces jeux d'idées et de paradoxes qui rendaient l'oreille
+fine et l'esprit sceptique; pour effacer ces sophistes, il fallait
+bien parler leur langue à ce peuple infatué. Voilà sans doute
+pourquoi, dans Platon, la sagesse ressemble tant au sophisme!
+
+Mais lisons d'abord ensemble les deux ou trois plus beaux de ses
+dialogues, en nous hâtant d'arriver au _Phédon_, le chef-d'oeuvre de
+toute la philosophie de Socrate.
+
+
+X.
+
+Dans le premier dialogue, intitulé l'_Euthyphron_, Socrate demande à
+Euthyphron:
+
+«Qu'est-ce que le bien, ou, autrement dit, qu'est-ce que le saint?»
+
+Euthyphron lui fait cette réponse vulgaire et sacerdotale: «Le bien,
+ou le saint, est ce qui est agréable aux dieux.»
+
+Socrate relève cette réponse, et demande à Euthyphron comment, les
+dieux de l'Olympe et de l'État étant multiples, et souvent opposés de
+nature et de volonté les uns aux autres, ce qui est agréable à l'un,
+désagréable à l'autre, peut être agréable à tous.
+
+Il contraint Euthyphron, par une série de raisonnements, à se
+démentir, et il n'arrive lui-même qu'à une conclusion très-confuse,
+qui laisse l'esprit aux prises avec le mystère du bien et du mal en
+soi. Une seule chose est claire: c'est qu'il se moque des dieux, et
+qu'il sape le polythéisme par ses conséquences dans la raison de ses
+disciples.
+
+Aussi était-il déjà cité devant les juges pour cause d'impiété envers
+les dieux d'Athènes.
+
+Un jeune homme d'Athènes, plus politique que religieux, nommé Mélitus,
+qui voulait se faire un nom populaire en se posant en vengeur des
+dieux chers à l'ignorance et au fanatisme du bas peuple, porte
+l'accusation contre Socrate; il l'accuse de corrompre la jeunesse par
+des doctrines qui sapent le ciel. Anytus, un autre de ses accusateurs,
+était un artisan riche, puissant et accrédité par son républicanisme
+dans Athènes; il avait contribué à secouer le joug des trente tyrans
+qui rétablissaient le régime aristocratique. Le peuple croyait
+défendre sa liberté en défendant ses dieux, à la voix d'un de ses
+tribuns qui l'ameutait contre Socrate. Socrate paraissait au peuple
+coupable, sinon de faveur pour le gouvernement aristocratique, au
+moins d'indifférence politique.
+
+La cause de ce grand homme, en effet, n'était ni la cause de la
+populace, ni la cause des grands: c'était la cause de Dieu et de la
+raison. Il aurait pu dire, comme le Christ plus tard:
+
+«Mon royaume n'est pas de ce monde.»
+
+Son monde, à lui, c'était la vérité et la vertu. Mais le peuple ne
+voit de vérité et de vertu que dans ses passions; il devait donc haïr
+Socrate; il demandait un châtiment exemplaire contre ce philosophe.
+
+On peut remarquer, dans ce procès, que le peuple est en général plus
+implacable envers les doctrines nouvelles que les grands; moins il a
+d'idées, plus il s'irrite contre ceux qui les lui arrachent. Le cri
+des Juifs contre le Christ, devant ses juges: _Crucifiez-le!_ est le
+pendant des animadversions de la populace d'Athènes contre Socrate.
+Sans la pression de ce peuple, il est évident que les juges, qui le
+condamnèrent à une si faible majorité, ne l'auraient pas condamné à
+mort.
+
+
+XI.
+
+Quoi qu'il en soit, Platon donne (et sans doute ici littéralement) le
+plaidoyer, ou l'apologie que Socrate avait préparée, et qu'il prononça
+devant le tribunal.
+
+Dans cette apologie même, Socrate conserve encore la forme du
+dialogue, et poursuit Mélitus de ses interrogations ironiques pour le
+contraindre à tomber dans l'absurde. Mais lui-même reste dans
+l'équivoque sur sa profession de foi, affectant de tourner les
+questions les plus précises en plaisanteries, jusqu'au moment où il
+voit que la plaisanterie serait déplacée devant la conscience et
+devant la mort, et où il s'avoue franchement coupable de sagesse, et
+impénitent de vérité. Là, on retrouve l'éloquence de l'héroïsme du
+philosophe mourant.
+
+«Mais je n'ai pas besoin d'une plus longue défense, ô Athéniens! Je
+vous disais en commençant que j'avais contre moi d'ardentes et
+implacables inimitiés; ce qui me perdra, si je succombe, ce ne sera ni
+Mélitus, ni Anytus, ce sera l'envie et la calomnie, qui ont déjà fait
+périr tant d'hommes de bien, et qui en feront périr après moi tant
+d'autres; car n'espérez pas que l'iniquité s'arrête à moi!
+
+«Mais quelqu'un de vous me dira peut-être: N'as-tu pas honte, Socrate,
+de t'être attaché à une philosophie qui te mène à la nécessité de
+mourir?
+
+«Vous êtes dans l'erreur, vous qui croyez qu'un homme qui a quelque
+valeur doit peser les chances de vivre ou de mourir, au lieu de
+chercher dans ses actions si ce qu'il fait est juste ou injuste.»
+
+Puis il cite les vers d'Achille dans l'_Iliade_ d'Homère:
+
+«Que je meure à l'instant même, pourvu que je venge le meurtre de
+Patrocle, et que je ne demeure pas ici un juste objet de mépris, assis
+sur mes vaisseaux, inutile fardeau de la terre!»
+
+«Est-ce là, poursuit Socrate, s'inquiéter des chances de vie ou de
+mort?
+
+«Tout homme qui a choisi un poste parce qu'il l'a cru le plus honnête,
+ou qui y a été placé par son chef, doit, selon moi, y demeurer ferme,
+et ne considérer autre chose que le devoir. Ce serait donc de ma part
+une étrange contradiction, ô Athéniens, si, après avoir gardé
+fidèlement, comme un bon soldat, tous les postes où j'ai été placé par
+vos généraux, à Potidée, à Amphipolis, à Délium, aujourd'hui que le
+dieu de l'oracle intérieur m'ordonne de passer mes jours dans la
+philosophie, la peur de la mort ou de quelque autre danger me faisait
+abandonner ce poste; et ce serait bien alors qu'il faudrait me citer
+devant ce tribunal, comme un impie qui ne reconnaît point de Dieu, qui
+désobéit à l'oracle, qui se dit sage et qui ne l'est pas; car craindre
+la mort, Athéniens, c'est croire connaître ce qu'on ne connaît pas.
+
+«En effet, nul ne sait ce qu'est la mort, et si elle n'est pas le
+plus grand de tous les biens pour l'homme...
+
+«Mais ce que je sais bien, c'est qu'être injuste, c'est désobéir à ce
+qui est meilleur que soi, Dieu ou homme, et manquer au devoir et à
+l'honnête.
+
+«Voilà le seul mal que je redoute et que je veux éviter; tellement
+que, si vous me disiez en ce moment:--Socrate, nous rejetons
+l'accusation d'Anytus et nous te renvoyons absous, mais c'est à la
+condition que tu cesseras de philosopher, et, si l'on découvre que tu
+retombes dans tes habitudes de discuter sur les choses divines, tu
+mourras!--oui, si vous me renvoyiez absous à ces conditions, je vous
+répondrais:--Athéniens, je vous respecte et je vous aime, mais
+j'obéirai plutôt au Dieu qu'à vous... Et je suis persuadé qu'il ne
+peut y avoir rien de plus utile à votre république que mon zèle à
+accomplir ce que le Dieu m'ordonne ainsi; car je ne vous recommande
+que le soin de votre âme et son perfectionnement. Ainsi donc, faites
+ce qu'Anytus vous demande ou ne le faites pas, renvoyez-moi ou ne me
+renvoyez pas, je ne ferai jamais autre chose que ce que j'ai fait,
+quand je devrais mille fois mourir!...»
+
+
+XII.
+
+Il développe, avec un insolent courage, cette idée, et se pose en
+homme utile aux Athéniens dans leur vie privée; quant à la politique,
+il dit qu'il s'en est abstenu, par cette raison qu'on ne peut guère
+rester innocent et vertueux quand on se mêle des affaires publiques...
+
+«Je n'emploierai pas envers vous, reprend-il, ô Athéniens, les
+supplications ordinaires, où l'on fait paraître les femmes, les
+enfants, les amis pour attendrir les juges. J'ai aussi des parents
+cependant; car, pour me servir de l'expression d'Homère: _Je ne suis
+point né d'un chien ou d'un rocher, mais d'un homme!_»
+
+«Ainsi, Athéniens, j'ai des parents, et, quant à des enfants, j'en ai
+trois, l'un déjà dans l'adolescence, les deux autres encore en bas
+âge; mais je ne les ferai point comparaître ici, pour votre honneur
+et pour le mien; il ne me paraît pas séant d'employer de pareils
+moyens à mon âge (il avait près de soixante-douze ans à l'époque de
+son procès). Athéniens, vous aimez la gloire, et, si je voulais agir
+ainsi, vous ne devriez pas le souffrir; vous devriez déclarer que
+celui qui recourt à ces scènes pathétiques pour exciter la compassion
+vous dégrade, et que vous le condamnerez plutôt que celui qui attend
+tranquillement votre sentence.
+
+«Si je vous fléchissais par mes prières, et si je vous engageais ainsi
+à violer votre serment de rendre la justice selon vos consciences, et
+non selon vos sensations, c'est alors que je vous enseignerais
+l'impiété, et qu'en voulant me justifier, je prouverais moi-même que
+je ne crois pas aux dieux: mais j'y crois plus que mes accusateurs!»
+
+Ici les juges vont aux voix et déclarent Socrate coupable.
+
+Impassible, il reprend la parole:
+
+«Le jugement que vous venez de prononcer, Athéniens, m'a un peu ému;
+mais ce qui m'étonne bien plus, c'est d'être condamné à une si faible
+majorité; car, à ce qu'il paraît, il n'aurait fallu que trois voix de
+plus pour que je fusse absous.
+
+«Et maintenant, c'est donc la peine de mort que Mélitus, Anytus et
+Lycon demandent contre moi!... Mais moi, Athéniens, à quelle peine me
+condamnerai-je moi-même?»
+
+
+XIII.
+
+Écoutez ici la fière revendication qu'il fait de lui-même, en mettant
+à nu sa conscience devant les cinq cent cinquante-six juges qui
+viennent de le condamner, et devant le peuple, que dis-je? et devant
+le Dieu qui l'écoute.
+
+«Quelle amende mérité-je, en réalité, moi, qui me suis fait un
+principe de ne me donner aucun repos pendant toute ma vie, négligeant
+ce que les autres recherchent avec tant d'empressement: les richesses,
+le soin de leurs affaires, les emplois militaires, les fonctions
+d'orateur et toutes les autres dignités!
+
+«Moi, qui ne suis jamais entré dans aucune des conspirations ou des
+cabales si fréquentes dans la République, me trouvant véritablement
+trop honnête homme pour ne pas me dégrader en me mêlant à tout cela!
+
+«Moi, qui me suis consacré uniquement à vous rendre le plus important
+des services, en vous exhortant tous de ne pas songer à ce qui vous
+appartient passagèrement, le monde et ses biens, pour ne vous attacher
+qu'à ce qui est l'essence de votre être, votre âme; à ne pas songer
+aux intérêts accidentels de la patrie, mais plutôt à la vraie patrie
+elle-même!
+
+«Que mérite un tel homme, si ce n'est d'être nourri, aux frais du
+public, dans le Prytanée?...
+
+«Ayant donc la conscience de n'avoir jamais été injuste envers
+personne, je ne dois pas l'être envers moi-même en avouant que je
+mérite un châtiment!...»
+
+Examinant ensuite si l'amende ou l'exil serait une peine plus douce ou
+plus convenable pour lui: «Ce serait, dit-il, une belle existence pour
+moi, vieux comme je suis, de quitter mon pays, d'aller errant de ville
+en ville, et de vivre de la vie d'un proscrit!»
+
+Il pousse encore plus loin sa fermeté calme, et son défi
+consciencieux au peuple et aux juges.
+
+«Mais, me dira-t-on peut-être, Socrate, quand tu nous auras quitté
+absous, ne pourras-tu pas te tenir en repos et garder le silence?
+
+«Voilà ce qu'il y a de plus difficile à vous faire comprendre; car si,
+en vous disant non, je dis que ce serait là désobéir au Dieu, et que,
+par cette raison, il m'est défendu de me taire, vous ne me croirez
+pas, et vous prendrez cette réponse pour une plaisanterie; et, d'un
+autre côté, si je vous dis que le plus grand bien de l'homme est de
+s'entretenir chaque jour de la vertu et des autres choses morales dont
+vous m'avez entendu discourir, vous me croirez encore moins. Voilà
+pourtant la vérité, Athéniens!
+
+«Mais il n'est pas aisé de vous en convaincre!
+
+«Maintenant voilà Platon, voilà Criton, voilà Cléobule et Apollodore
+qui veulent que je me condamne à une amende de _trente mines_, et qui
+en répondent; eh bien! je m'y condamne, et assurément voilà de
+valables cautions que je vous présente!»
+
+Ici, il est interrompu par les juges, qui, impatientés de cette
+impassibilité badine, prononcent la peine de mort.
+
+
+XIV.
+
+Socrate reprend avec la même indifférence:
+
+«Dans ma défense, ce ne sont pas les paroles qui m'ont manqué,
+Athéniens, mais l'impudeur. Je succombe pour n'avoir pas voulu vous
+dire les choses que vous aimez à entendre. Mais le péril où j'étais ne
+m'a pas paru une raison de rien faire qui fût indigne d'un homme
+libre.
+
+«Ni devant les juges, ni dans les combats, il n'est permis, ni à moi
+ni à d'autres, d'employer tous les moyens pour éviter la mort; et ce
+n'est pas là ce qui est difficile que d'éviter la mort, il l'est
+beaucoup plus d'éviter le crime, qui court plus vite que la mort!
+C'est pourquoi, déjà vieux et cassé comme je suis, je me suis laissé
+atteindre par le plus lent des deux, la mort; tandis que le crime
+s'est attaché à mes accusateurs, plus jeunes et plus agiles que moi.
+Je m'en vais donc subir la mort. Je m'en tiens à ma peine, et eux à la
+leur.»
+
+Il disserte ensuite un moment avec une sérénité complète sur les
+avantages comparés de la vie et de la mort.
+
+«Mais il est temps que nous nous quittions, dit-il en finissant, moi
+pour mourir, vous pour vivre. Qui de nous a le meilleur partage? Nul
+ne le sait, excepté Dieu.»
+
+On l'emmène, et il va mourir. Voilà l'_Euthyphron_; la préface, ou
+plutôt l'exposition du drame philosophique.
+
+
+XV.
+
+Arrivons au dialogue intitulé le _Phédon_. Nous avons vu l'homme, nous
+allons voir la doctrine; puis nous assisterons à la mort, et nous
+verrons comment elle est le sceau de cette admirable vie de
+philosophe.
+
+Le _Phédon_ contient à lui seul plus de véritable philosophie
+spiritualiste que tous les autres dialogues de Platon. L'heure, la
+mort, la gravité du passage de cette vie à l'autre, que pressent
+Socrate et qui émeuvent Platon, ne permettent ni au philosophe ni à
+son disciple de perdre leur temps et le nôtre dans les puériles
+arguties de leur dialectique oiseuse. Qui a lu le _Phédon_ connaît ce
+qu'il y a de mieux à connaître de la philosophie de Socrate et du
+génie de Platon. Suivez-moi donc, je vais vous déblayer la route.
+
+Mais un mot d'abord sur l'origine antique et mystérieuse des belles et
+saintes idées que Socrate et Platon vont développer dans ce dialogue;
+car rien ne vient de rien, et la philosophie grecque, qui devait
+bientôt, après Platon, servir d'ancêtre à la philosophie des écoles
+chrétiennes de Byzance et d'Alexandrie, avait certainement elle-même
+des ancêtres. Ces ancêtres, selon nous, qui avons profondément scruté
+l'Orient religieux, philosophique et poétique, se retrouvent d'abord
+au fond de l'Inde primitive, puis au fond des dogmes, encore indiens,
+de l'Égypte.
+
+Indépendamment de cette révélation innée, qui est, selon Platon et
+selon nous, la première idée de notre âme, car on ne peut concevoir
+l'âme sans idée, il y a eu une révélation primitive, et il y a une
+série de révélations successives, médiates ou immédiates, anneaux de
+la chaîne qui suspend les premières vérités nécessaires aux dernières
+vérités qui achèveront l'oeuvre du monde moral.
+
+Nous vous parlerons ailleurs de la philosophie des Indes; un mot
+aujourd'hui sur celle de l'Égypte.
+
+
+XVI.
+
+Vous savez que les Égyptiens, évidemment colonie intellectuelle du
+haut Orient, divinisèrent symboliquement la nature entière sous le nom
+d'Isis; ils lui jetèrent dans ses figures un voile sur le visage,
+comme pour signifier le mystère sous lequel elle cache mais laisse
+entrevoir ses vérités. Le plus sage des peuples est évidemment celui
+qui a le premier écrit sur l'univers ce mot _mystère_, car _mystère_
+est aussi le dernier mot de toute science, de toute sagesse et de
+toute vérité jusqu'à la consommation des temps. C'est le plus bel
+hymne que l'homme puisse chanter à l'incompréhensible, c'est-à-dire à
+Dieu.
+
+Cependant un livre unique, échappé aux incendies, aux débordements,
+aux sépulcres de l'Égypte, soulève un coin de ce voile jeté sur le
+front de l'Isis égyptienne, et révèle une partie des mystères de la
+philosophie primitive. La ressemblance de cette philosophie occulte
+avec la philosophie de Socrate et de Platon est trop complète pour que
+cette similitude soit l'oeuvre du hasard. On en conviendra après avoir
+lu le _Phédon_. On le conjecturera avec plus de vraisemblance encore,
+quand on saura que Platon, l'éditeur plus ou moins fidèle des dogmes
+de Socrate, était allé, avant d'écrire, consulter les prêtres et les
+philosophes égyptiens.
+
+
+XVII.
+
+Ce livre est l'_Hermès_ ou _Mercure Trismégiste_. Saint Augustin dans
+son livre de la _Cité de Dieu_, Voltaire dans ses recherches
+philosophiques, Scaliger lui-même, n'hésitent pas à reconnaître dans
+ce livre la main d'un sage Égyptien. Les deux philosophes grecs, Timée
+et Pythagore, qui avaient voyagé aussi en Égypte, ont dans leurs
+doctrines les mêmes analogies avec les dogmes de ce livre. Quels sont
+donc ces dogmes, que nous allons retrouver sous d'autres noms, mais
+sous le même sens, tout à l'heure dans le _Phédon_? Ces dogmes, les
+voici:
+
+Un Dieu unique;
+
+Une triple essence en Dieu, la puissance, la sagesse, la bonté;
+
+Le Dieu créateur de la nature;
+
+Le _Verbe_, la _Pensée_, la _Parole divine_, en grec le _Logos_,
+modèle ou type de cette création;
+
+Une hiérarchie de dieux secondaires créés et subordonnés au Dieu
+unique;
+
+Ces dieux secondaires, ou ces anges, ces démons, ces esprits, chargés
+de diriger les astres et de présider aux phénomènes de l'univers;
+
+Un fils de Dieu, qui est la lumière;
+
+La pensée de Dieu se reflétant dans l'homme, qui est l'image de son
+Créateur;
+
+La parenté de l'homme et de Dieu par la raison.
+
+L'Évangile de saint Jean, lui-même, rappelle dans son magnifique début
+ces vérités indiennes, égyptiennes, platoniques, ainsi que
+chrétiennes:
+
+«_Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le
+Verbe était Dieu_ (le Logos, la pensée, la parole, le type des
+choses); _tout a été fait par lui, et rien de ce qui a été fait n'a
+été fait sans lui; en lui était la vie, et la vie était la lumière._»
+
+Saint Paul écrit quelques années après aux Hébreux: «Dieu a créé les
+siècles par son Fils, «le Verbe, la parole divine, la lumière, la
+«vie!»
+
+Peut-on méconnaître les analogies frappantes entre ces doctrines
+engendrées les unes des autres jusqu'à l'explosion philosophique du
+dogme chrétien?
+
+Les vices choquants qui scandalisent l'intelligence et le coeur de
+l'homme dans le mécanisme de la nature, dans le bien imparfait, dans
+le mal universel, dans la souffrance, dans la mort, firent présumer
+aux Égyptiens, aux Grecs, que ce monde n'était pas l'oeuvre directe du
+Dieu suprême, mais l'oeuvre maladroite et imparfaite des divinités
+inférieures auxquelles il avait accordé la faculté de créer d'après
+lui.
+
+Cette opinion est naturelle à l'homme, qui ne peut pas comprendre
+l'existence du mal et qui la sent.
+
+Comment une oeuvre si vicieuse et si malfaisante peut-elle émaner de
+la sagesse, de la puissance et de la bonté suprêmes? Il y a là une
+contradiction apparente, qui donne naissance à la philosophie des deux
+principes, de Zoroastre; mais Zoroastre oubliait que, pour juger
+l'oeuvre de Dieu, il faut la voir dans son ensemble et dans son
+éternité. Nous ne la voyons que dans un atome et dans une seconde:
+c'est l'universalité et l'éternité qui justifient sans aucun doute
+l'oeuvre divine.
+
+Revenons au dialogue de _Phédon_.
+
+
+XVIII.
+
+Ce dialogue a lieu entre Échécratès et Phédon, deux amis de Socrate;
+ils se rencontrent à Phliunte, ville de Sycionie, quelque temps après
+la mort de leur maître. Échécratès demande à Phédon:
+
+«Étais-tu auprès de Socrate, le jour où il but la ciguë dans sa
+prison, ou bien en as-tu seulement entendu parler?
+
+«--J'y étais moi-même,» répond Phédon. Et il raconte minutieusement,
+heure par heure, parole par parole, la suprême journée du philosophe.
+
+Ce récit a dans la bouche de Phédon toute la poésie de l'épopée, tout
+le pathétique du drame, toute la sérénité de ton d'une leçon de
+philosophie. C'est, selon moi, l'apogée de la parole humaine; on est à
+la fois, dans ce dialogue, sur la terre par le coeur, dans la mort par
+l'anticipation du supplice, dans l'immortalité par l'esprit; toujours
+prêt à pleurer d'enthousiasme pour les idées: mais l'admiration pour
+le philosophe y sèche toujours les larmes au bord des yeux. Entre la
+vie et l'éternité, on se sent homme si on regarde Socrate, on se sent
+dieu quand on l'écoute.
+
+Si j'avais un athée à convertir, je ne voudrais pas d'autre argument
+avec lui que de lui faire lire et relire le _Phédon_. La conviction le
+gagnerait avec les larmes. Ce dialogue n'a pas l'accent de la langue
+d'ici-bas; la race humaine, dont une main d'homme a pu écrire ces
+lignes, est immortelle: Phédon le sent.
+
+
+XIX.
+
+«Véritablement, dit-il en commençant le récit, ce spectacle fit sur
+moi une impression extraordinaire; je n'éprouvai pas la compassion
+qu'il était naturel d'éprouver à la mort d'un ami. Au contraire,
+Échécratès, cet ami me paraissait heureux, à le voir et à l'entendre,
+tant il mourut avec assurance et dignité! et je pensais qu'il ne
+sortait de ce monde que sous la protection des Dieux, qui lui
+destinaient, dans l'autre monde, une félicité aussi grande que celle
+dont puisse jouir aucun mortel. C'était en moi un mélange
+extraordinaire, jusqu'alors inconnu, de plaisir et de douleur, lorsque
+je venais à penser que dans un moment cet homme admirable allait nous
+quitter pour toujours; on nous voyait tous tantôt sourire, tantôt
+fondre en larmes.
+
+«--Sur quoi roula l'entretien entre ces amis que tu viens de nommer?»
+demande Échécratès.
+
+Phédon raconte alors que, le matin du jour de la mort, les amis de
+Socrate se réunirent plus tôt que de coutume sur la place devant la
+prison, pour ne pas perdre une heure de sa vie et de sa pensée. Le
+geôlier, qui leur ouvre les portes, les prie d'attendre un peu, parce
+qu'on ôte en ce moment les fers du condamné: les fers tombés, ils sont
+introduits.
+
+Xanthippe, l'épouse de Socrate, un de ses enfants dans les bras, est
+auprès de lui et se lamente à la manière des femmes; on la reconduit
+dans sa maison pour laisser la liberté d'esprit au philosophe.
+
+«Alors, dit Phédon, il se mit sur son séant, plia sous lui la jambe
+qu'on venait de dégager des fers, la frotta de la main, et nous dit en
+la frottant avec une sensation de plaisir: «L'étrange chose, mes amis,
+que le plaisir et la douleur se tiennent de si près que l'un naisse
+ainsi de l'autre, quoique l'un soit le contraire de l'autre! Ésope
+aurait dû en faire une fable.» Cébès, un des interlocuteurs, lui
+demande à ce propos pourquoi, depuis qu'il est en prison, il compose
+des fables, des poésies, un hymne à Apollon. Socrate répond que c'est
+pour éprouver si par hasard la poésie n'était pas celui des beaux-arts
+auquel son génie l'appelait.
+
+L'entretien glisse ensuite, par une pente naturelle, sur la question
+du suicide, pour l'homme fatigué de la vie. Socrate démontre que
+l'homme ne doit pas sortir de la vie avant que Dieu lui envoie un
+ordre formel d'en sortir, comme celui qu'il reçoit lui-même
+aujourd'hui.
+
+«Il espère fortement, ajoute-t-il, une destinée réservée aux hommes
+après la mort; destinée qui, selon la foi antique et universelle du
+genre humain, doit être meilleure pour les bons que pour les
+méchants.»
+
+Au moment où il va développer pour ses amis les fondements de cette
+espérance, Criton lui semble vouloir l'interrompre; il l'interroge sur
+ce qu'il paraît avoir besoin de dire.
+
+«Ce n'est pas autre chose, lui répond Criton, sinon que celui qui est
+chargé de te donner le poison ne cesse de me répéter depuis longtemps
+que tu dois parler le moins possible, car il assure que ceux qui
+parlent trop, avant de boire, s'échauffent et contrarient ainsi
+l'effet du poison, et qu'alors on est quelquefois contraint de le
+donner trois ou quatre fois à ceux qui ralentissent ainsi leur mort
+par trop de conversation.
+
+«--Laissez-le dire, et qu'il prépare son breuvage comme s'il devait me
+donner la ciguë deux fois, et même trois fois, s'il est nécessaire,
+répond Socrate. Mais il est temps que je vous rende compte, à vous qui
+êtes mes juges, des motifs de mon espérance.»
+
+Ici, comme toujours, il procède par interrogation à ses auditeurs,
+pour que la vérité sorte, pour ainsi dire, par contrainte de leur
+propre bouche, et qu'elle ait ainsi plus d'autorité sur eux.
+
+«La mort est-elle autre chose que la séparation de l'âme et du corps,
+de manière qu'après cette séparation l'âme demeure seule d'un côté et
+le corps de l'autre?
+
+«Et ne penses-tu pas que l'objet des soins d'un philosophe ne doit
+point être son corps périssable, mais qu'il doit au contraire s'en
+affranchir autant que possible, et s'occuper uniquement de son âme?
+
+«Et les sens de ce corps, qui nous trompent, ne sont-ils pas un
+obstacle à la vérité?
+
+«Et n'est-ce pas toujours par l'acte de la pensée que la vérité se
+manifeste à l'âme?
+
+«Et l'âme ne pense-t-elle pas plus fortement et plus clairement que
+jamais, quand elle n'est troublée ni par la vue, ni par l'ouïe, ni par
+la volupté des sensations, et lorsque, concentrée en elle-même et
+dégagée autant que possible de son commerce avec le corps, elle
+s'applique directement à ce qui est, pour le connaître?
+
+«Et les choses abstraites qui ne sont pas du domaine des sens, par
+exemple, le sentiment du juste, du bien, du beau, est-ce par
+l'intermédiaire du corps que vous les percevez? Et ne les
+percevez-vous pas d'autant plus clairement que vous y pensez
+davantage?
+
+«Eh bien, y a-t-il rien de plus logique que de penser avec la pensée
+seule, dégagée de tout élément étranger et corporel? Si l'on peut
+parvenir jamais à connaître l'essence des choses, n'est-ce pas par ce
+moyen? Or que fait la mort, sinon de rendre l'âme à elle-même?
+
+«Et l'homme, après avoir purifié son âme, c'est-à-dire après l'avoir
+autant que possible affranchie du corps comme d'une chaîne, n'en
+sera-t-il pas plus libre pour penser les choses spirituelles?
+
+«Et n'est-ce pas le but de toute philosophie?
+
+«Et si, au moment de cette purification, cet affranchissement, que
+tout philosophe doit désirer par-dessus tout, lui arrive par une mort
+du corps ordonnée par Dieu, ne serait-ce pas une risible contradiction
+à lui de la repousser avec effroi et avec colère?
+
+«Et toutes les fois que vous verrez un homme se lamenter et reculer
+quand il faudra mourir, ne penserez-vous pas que c'est une preuve que
+cet homme n'aime pas la sagesse, mais qu'il aime son corps et tout ce
+qui est du corps, l'argent, les honneurs, ou ces deux choses à la
+fois?
+
+«_Beaucoup prennent le thyrse, mes amis, mais peu sont inspirés_, dit
+la maxime à ceux qui se font initier aux mystères d'Orphée. Ceux qui
+sont inspirés, à mon avis, sont ceux qui ont bien philosophé; si tous
+mes efforts n'ont pas été inutiles, et si j'y ai réussi, c'est ce que
+j'espère savoir dans un moment, s'il plaît à Dieu.
+
+«Voilà, mes amis, ce que j'avais à vous dire pour me justifier auprès
+de vous de ce que je ne m'afflige pas de vous quitter, vous et les
+modèles de ce monde, dans la confiance que je vais trouver d'autres
+amis et d'autres modèles dans l'autre monde, et c'est là ce que le
+vulgaire ne peut concevoir; mais j'espère avoir mieux réussi auprès de
+vous qu'auprès de mes juges d'Athènes.»
+
+
+XX.
+
+Cébès alors lui confie ses doutes sur l'immortalité de l'âme:
+
+«Il me semble, dit-il, qu'en quittant le corps elle cesse d'exister;
+elle se dissipe comme une vapeur ou comme une fumée; elle s'évanouit
+sans laisser d'apparence.
+
+«--Examinons donc, reprend Socrate, si cette immortalité est
+vraisemblable, ou si elle ne l'est pas.»
+
+Il se livre ici à une longue argumentation, plus sophistique que
+réelle, pour prouver, à la façon des sophistes, que toute chose naît
+de son contraire: le jour de la nuit, la veille du sommeil, la vie de
+la mort, la mort de la vie.
+
+Misérable argument, selon nous, qui repose tout entier sur une
+confusion de mots à double sens, comme tant de sophismes de Platon.
+Ces choses, en effet, le jour et la nuit, la veille et le sommeil, la
+vie et la mort, se _succèdent_ l'une à l'autre, mais ne procèdent pas,
+ne naissent pas l'une de l'autre.
+
+Le jour ne naît pas de la nuit, car la nuit est ténèbres, et le jour
+lumière; la veille ne naît pas du sommeil, car la veille est l'homme
+éveillé, le sommeil est l'homme endormi; la vie ne naît pas de la
+mort, car la vie est l'absence de la mort, et la mort est la privation
+de la vie. Ici, comme mille et mille fois dans Platon, le philosophe
+trompe ses auditeurs avec des apparences de raisonnements qui ne sont
+pas des raisonnements sincères; aussi inclinons-nous à croire que
+cette preuve erronée de l'immortalité de l'âme est du disciple et non
+du maître. Socrate était sincère, et Platon était un discoureur.
+
+
+XXI.
+
+Mais Socrate est plus heureux quand il réplique à un des
+interlocuteurs qui compare l'âme à l'harmonie résultant de l'unisson
+des cordes de la lyre, harmonie, dit le faiseur d'objections, qui
+périt avec l'instrument lui-même. Socrate n'a pas de peine à le
+confondre en lui démontrant que l'harmonie est une chose abstraite qui
+subsiste en soi-même, indépendamment de l'instrument où elle est
+exprimée, et qui ne périt pas avec la corde..... Elle se manifeste.
+
+Socrate part de là pour exposer la partie fondamentale de son système
+philosophique, tout spiritualiste et tout divin, système qui a
+scandalisé de tout temps les partisans de l'axiome matérialiste: _Tout
+vient à l'esprit par les sens._
+
+Le système de Socrate consiste à dire:
+
+Avant d'être unie aux sens par sa naissance sur cette terre, l'âme,
+qui n'est que la faculté d'_idéaliser_, et qui ne peut être comprise
+indépendante des _idées_ qu'elle conçoit, a conçu en Dieu certaines
+idées primordiales qui sont l'essence, le type, l'exemplaire divin de
+tout ce qui est ou doit être. Ce sont les idées innées, les
+révélations préexistantes à toute révélation des sens; c'est eu vertu
+de ces idées typiques, coexistantes avec l'âme et préexistantes à nos
+sens, que nous portons en nous les notions innées du bien, du bon, du
+beau, des qualités, des vertus, des saintetés des choses.
+
+Le type suprême et universel de ces idées, l'_exemplaire_ primitif et
+sans autre exemplaire que lui-même de ces idées, c'est _Dieu, idée_
+par excellence, qui a tout imaginé et créé à son image, âme et
+matière, il porte en lui les _essences_, c'est-à-dire les qualités
+essentielles, fondamentales, de tous les êtres animés ou inanimés.
+
+Notre âme existait en lui avant son existence terrestre, et ses
+instincts moraux ne sont que les réminiscences de sa préexistence,
+dans des conditions que nous ignorons, avant cette vie; et si elle
+existait avant nos corps, elle doit aussi leur survivre, et
+l'impossibilité de la décomposer en parties atteste qu'elle est _une_,
+et par conséquent indissoluble et immortelle; car la mort n'est que la
+dissolution des parties qui composent le corps: mais comment se
+décomposerait l'âme, qui n'est pas composée? Voilà une des preuves
+d'immortalité.
+
+
+XXII.
+
+«L'âme, continue-t-il, qui est immatérielle, qui va dans un autre
+séjour, de même nature qu'elle, séjour parfait, pur, immatériel, et
+que nous appelons pour cette raison l'_autre monde_, auprès d'un Dieu
+parfait et bon (où bientôt, s'il plaît à Dieu, mon âme va se rendre
+aussi), l'âme, si elle sort pure, sans rien emporter du corps avec
+elle, comme celle qui pendant sa vie n'a eu aucune faiblesse pour ce
+corps, qui l'a vaincu et subjugué au contraire, qui s'est recueillie
+en elle-même, faisant de ce divorce son principal soin, et ce soin est
+précisément ce que j'appelle bien philosopher ou s'exercer à mourir;
+
+«L'âme donc, en cet état, se rend vers ce qui est semblable à elle,
+immatériel, divin, immortel et sage, et là elle est heureuse,
+affranchie de l'ignorance, de l'erreur, de la folie, des craintes, des
+amours déréglées et de tous les maux des humains, et, comme on le dit
+des initiés, elle passe véritablement l'éternité avec les dieux (les
+êtres divins).
+
+«Mais, poursuit-il, si elle sort de la vie toute chargée des liens de
+l'enveloppe matérielle, enveloppe pesante, formée de terre et
+sensuelle, l'âme, mes amis, chargée de ce poids, y succombe, et,
+entraînée vers le monde des corps par son incompatibilité avec ce qui
+est immatériel, elle va errant, à ce qu'on dit, parmi les monuments
+funèbres et les sépulcres, autour desquels on a vu parfois des
+fantômes ténébreux, tels que doivent être les apparences d'âmes
+coupables qui ont quitté la vie avant d'être entièrement purifiées,
+etc.»
+
+De là, il part pour faire à ses amis l'exposé édifiant des vertus, des
+sagesses, des abnégations, des dévouements à la vérité, à Dieu, aux
+hommes, en un mot de la philosophie pratique, à l'aide desquels l'âme
+perfectionnée et purifiée peut remonter d'une seule épreuve à sa
+source après la mort.
+
+
+XXIII.
+
+Nous avouons que cette philosophie, depuis la métaphysique jusqu'à la
+morale, en d'autres termes depuis le retour de l'âme immortelle en
+Dieu, type exemplaire et raison de tout, jusqu'à la morale,
+c'est-à-dire jusqu'aux abnégations, aux sacrifices, aux piétés, aux
+dévouements à la vérité, aux hommes et à Dieu qui purifient l'âme et
+la divinisent; nous avouons que cette philosophie est aussi la nôtre,
+comme elle est celle de Cicéron et de Confucius, comme elle est en
+grande partie celle des philosophes chrétiens, indépendamment du dogme
+de la rédemption de l'homme par Dieu descendu du ciel pour tendre sa
+main à l'humanité.
+
+Il y a parenté évidente entre ces philosophies orientales, grecques,
+hébraïques, bien qu'il n'y ait pas similitude dans les dogmes.
+
+Pour quiconque remonte attentivement, par les monuments écrits de nos
+jours et de nos races, aux premiers jours et aux premières races de
+cette terre pensante, il reste évident que la Divinité, mère, nourrice
+et institutrice de ses créatures, leur a révélé toujours et partout
+ces idées innées, ces exemplaires gravés dans leur âme, ces
+philosophies préexistantes, ces consciences instinctives d'où ils
+tirent les conjectures sur la vérité et la vertu.
+
+Les philosophies et les morales ne sont pas si neuves que chaque
+génération se plaît à le croire: les vérités s'engendrent comme les
+générations; elles sont aussi nécessaires à l'existence de l'âme
+humaine que la lumière du soleil est nécessaire à la vie des êtres.
+Dieu, qui a voulu en tout temps la conservation des âmes, n'a laissé
+manquer aucun temps de la portion de vérité naturelle ou révélée,
+indispensable pour que sa création subsiste et pour qu'elle
+l'entrevoie lui-même à travers ses mystères.
+
+Ce dialogue de Platon, le _Phédon_, est un jet de cette lumière venue
+de plus loin et répercutée sur l'âme d'un philosophe aussi saint que
+lumineux. C'est la sainteté de la raison.
+
+Reprenons le drame:
+
+
+XXIV.
+
+«Voilà pourquoi, mes chers amis, dit Socrate après un moment de
+recueillement, le vrai philosophe s'exerce à la force et à la
+tempérance, et nullement par toutes les raisons que s'imagine le
+peuple.»
+
+Les disciples, à ces mots, s'entre-regardent en silence et semblent
+craindre de proposer à Socrate un doute qui lui rappelle sa tragique
+situation et le peu d'heures qui lui restent à vivre.
+
+Le sage s'en aperçoit:
+
+«Vous me croyez donc, à ce qu'il paraît, leur dit-il, bien inférieur
+au cygne, en ce qui touche aux pressentiments et à la divination par
+l'instinct?
+
+«Les cygnes, quand ils sentent qu'ils vont mourir, chantent encore
+mieux ce jour-là qu'ils n'ont jamais fait, dans leur joie d'aller
+trouver le dieu qu'ils servent. Mais la crainte que les hommes ont
+eux-mêmes de la mort leur fait calomnier ces cygnes, en disant qu'ils
+pleurent leur mort et qu'ils chantent de tristesse; et ils ne font pas
+cette réflexion, qu'il n'y a point d'oiseau qui chante quand il a faim
+ou froid, ou quand il souffre de quelque autre manière, non pas même
+le rossignol, l'hirondelle, ou la huppe, dont on dit que le chant est
+une complainte.
+
+«Mais je ne crois pas que ces oiseaux chantent de tristesse, ni les
+cygnes non plus; je crois plutôt qu'étant consacrés à Apollon, ils
+sont devins, et que, prévoyant le bonheur dont on jouit au sortir de
+la vie, ils chantent et se réjouissent ce jour-là plus qu'ils n'ont
+jamais fait. Et moi, je pense que je sers Apollon aussi bien qu'eux,
+que je suis consacré au même dieu; que je n'ai pas moins reçu qu'eux
+de notre commun maître l'art de la divination, et que je ne suis pas
+plus fâché de sortir de cette vie; c'est pourquoi, à cet égard, vous
+n'avez qu'à parler tant qu'il vous plaira, et m'interroger aussi
+longtemps que les _onze_ voudront le permettre.»
+
+Il badine ensuite avec une grâce véritablement divine, comme s'il
+était déjà un homme divinisé, avec ses amis, en jouant avec les beaux
+cheveux de Phédon, qui était assis à ses pieds, sur un siége plus bas
+que le lit.
+
+«Demain, dit-il, ô Phédon, tu feras couper ces beaux cheveux, n'est-ce
+pas? (C'était un signe de deuil chez les Grecs.) Eh bien, non, ne le
+fais pas, si tu m'en crois!...»
+
+Il redouble ensuite ses preuves de l'immatérialité et de l'immortalité
+de l'âme, en leur démontrant qu'elle gouverne à son gré les sens,
+lorsqu'elle sait s'en affranchir par sa volonté et par sa liberté.
+
+«Le corps, dit-il, n'obéit-il pas forcément, et ne voyons-nous pas
+cependant que l'âme fait tout le contraire? Elle gouverne tous les
+éléments dont on prétend qu'elle est composée, leur résiste pendant
+presque toute la vie, et les dompte de toutes les manières, réprimant
+les unes durement et avec douleur, comme dans la gymnastique et la
+médecine; réprimant les autres plus doucement, gourmandant ceux-ci,
+avertissant ceux-là; parlant au désir, à la colère, à la crainte,
+comme à des choses d'une nature étrangère: ce qu'Homère nous a
+représenté dans l'_Odyssée_, où Ulysse, _se frappant la poitrine,
+gourmande ainsi son coeur:--Souffre ceci, mon coeur; tu as souffert
+des choses plus dures_.»
+
+On voit par cette citation, et par mille autres citations d'Homère
+dans la bouche de Socrate, que ce philosophe était bien éloigné de
+l'opinion sophistique de Platon proscrivant les poëtes de la
+République, mais qu'au contraire Socrate regardait Homère comme le
+poëte des sages, et comme le révélateur accompli de toute philosophie,
+de toute morale et de toute politique dans ses vers, miroir sans tache
+de l'univers physique, métaphysique et moral de son temps. C'est aussi
+notre humble opinion, et nous sommes fier de la rencontrer dans
+Socrate.
+
+
+XXV.
+
+Ses conjectures de philosophie scientifiques, sur les lois qui
+régissent les phénomènes matériels et les évolutions des astres, sont
+aussi vraisemblables (c'est toujours son mot) qu'elles sont sublimes.
+On y retrouve ce double caractère de simplicité et de merveille qui
+est en général le signe de toute vérité, quand il s'agit des oeuvres
+de Dieu. _Voir ces choses en Dieu_, voilà son principe, et voici
+comment il le développe devant ses disciples:
+
+«On s'épuise, dit-il, en vains efforts pour définir la nature du beau.
+Ce qui est beau ici-bas, selon moi, c'est ce qui participe au beau
+absolu: les belles choses sont belles par la présence de la beauté en
+elle; et c'est le reflet de la beauté primordiale et suprême qui les
+rend telles. La raison de toutes choses, comme de toute qualité de ces
+choses, est donc Dieu.»
+
+Ses aperçus, qu'il développe ensuite sur la physique et sur la
+construction de notre globe, se ressentent de l'imperfection des
+sciences expérimentales dans son siècle.
+
+Ses hypothèses sur l'état des âmes après la mort se rapprochent des
+fables homériques au sujet des enfers, et pressentent le purgatoire
+des chrétiens.
+
+«Ceux qui sont reconnus avoir vécu de manière qu'ils ne sont ni
+entièrement criminels, ni entièrement innocents, après avoir subi la
+peine des fautes qu'ils ont pu commettre, sont délivrés, et reçoivent
+la récompense de leurs bonnes actions, chacun selon ses mérites. Ceux
+qui sont reconnus incurables, à cause de l'énormité de leurs crimes,
+sont précipités dans le Tartare, d'où ils ne remontent jamais.»
+
+On est étonné ici de trouver dans un génie aussi doux que celui de
+Socrate le dogme de l'éternité des supplices.
+
+«Soutenir, continue-t-il ensuite, que toutes ces choses sont
+précisément comme je vous les ai décrites, ne conviendrait pas à un
+homme de sens et de bonne foi; mais ce qui est certain, c'est que
+l'âme est immortelle; en tout cris c'est un hasard qu'il est beau de
+courir, c'est une espérance dont il faut s'enchanter soi-même.
+
+«Qu'il espère donc bien de son âme, celui qui, pendant sa vie, a
+rejeté les plaisirs et les biens du corps comme lui étant étrangers et
+portant au mal: celui qui a aimé les plaisirs de la sagesse, qui a
+orné son âme, non d'une parure étrangère, mais de celle qui lui est
+propre, comme la tempérance, la justice, la force, la liberté, la
+vérité; celui-là doit attendre avec sécurité l'heure de son départ
+pour le meilleur monde.
+
+«Pour moi, la destinée m'appelle aujourd'hui, comme dirait un poëte
+tragique, et il il est temps que j'aille au bain, car il me semble
+qu'il est mieux de ne boire le poison qu'après m'être baigné et
+d'épargner aux femmes la peine de laver un cadavre.»
+
+Puis, souriant:
+
+«Je ne saurais pourtant persuader à Criton que je suis bien le Socrate
+qui s'entretient ainsi avec vous, et qui ordonne avec sang-froid
+toutes les parties de son discours; il s'imagine toujours que je suis
+déjà celui qu'il va voir mort tout à l'heure, et il me demande comment
+il doit m'ensevelir.
+
+«Et tout ce long discours que je viens de faire devant vous, pour vous
+prouver que, dès que j'aurai avalé le poison, je ne demeurerai plus
+avec vous, mais que je vous quitterai pour aller jouir des félicités
+ineffables, il me paraît que tout cela a été dit en pure perte pour
+lui, comme si j'avais voulu seulement par là le consoler et me
+consoler moi-même.
+
+«Soyez donc mes cautions auprès de Criton, et, comme il a répondu
+pour moi aux juges que je ne m'en irais pas, vous, au contraire,
+répondez pour moi que, dès que je serai mort, je m'en irai, afin que
+le pauvre Criton prenne les choses plus doucement, et qu'en voyant
+brûler mon corps ou le mettre en terre, il ne s'afflige pas sur moi.
+Il ne doit pas dire à mes funérailles que c'est Socrate qu'il expose,
+qu'il emporte, qu'il ensevelit dans la terre: car il faut que tu
+saches, mon cher Criton, que parler ainsi improprement, ce n'est pas
+seulement une faute envers les choses, c'est aussi un mal que l'on
+fait aux âmes. Il faut avoir plus de courage, et dire que c'est le
+corps de Socrate seulement que tu couvres de terre.
+
+«En disant ces mots, il se leva et passa dans la salle du bain; nous
+l'attendîmes, tantôt en nous entretenant de tout ce qu'il avait dit,
+tantôt parlant de l'affreux malheur qui allait nous frapper, nous
+regardant véritablement comme des enfants privés de leur père, et
+condamnés à passer le reste de notre vie comme des orphelins.»
+
+
+XXVI.
+
+«Après qu'il fut sorti du bain, on lui apporta ses enfants, car il en
+avait trois, deux en bas âge et un qui était déjà assez grand, et on
+fit entrer les femmes de sa famille. Il leur parla quelque temps en
+présence de Criton et leur donna ses dernières instructions.
+
+«Ensuite il fit retirer les femmes et les enfants, et revint nous
+trouver.
+
+«Et déjà le coucher du soleil approchait, car il était resté longtemps
+enfermé avec les femmes et les enfants; en rentrant, il s'assit sur
+son lit, et il n'eut pas le temps de nous parler beaucoup, car le
+geôlier entra presque en même temps, et, s'approchant de lui:
+
+«--Socrate, dit-il, j'espère que je n'aurai pas à te faire le même
+reproche qu'aux autres: dès que je viens les avertir, par ordre des
+magistrats, qu'il faut boire le poison, ils s'emportent contre moi et
+ils me maudissent; mais pour toi, depuis que tu es ici, je t'ai
+toujours trouvé le plus courageux, le plus doux et le meilleur de ceux
+qui sont jamais venus dans cette prison, et en ce moment je suis bien
+sûr que tu n'es pas fâché contre moi, mais contre ceux qui sont cause
+de ton malheur...» Et en même temps il fondit en larmes en détournant
+son visage, et il se retira.»
+
+Socrate, le regardant, lui dit:
+
+«--Et toi aussi, reçois mes adieux; je ferai comme tu as dit. Et, se
+tournant vers nous:--Voyez, nous dit-il, quelle honnêteté dans cet
+homme! Tout le temps que j'ai été ici, il m'est venu voir souvent et
+il s'est entretenu avec moi; c'était le meilleur des hommes, et
+maintenant comme il me pleure de bon coeur! Mais allons, Criton,
+exécutons-nous de bonne grâce, et qu'on m'apporte le poison s'il est
+broyé; sinon, qu'il le prépare lui-même.
+
+«--Mais je pense, Socrate, lui dit Criton, que le soleil est encore
+sur les montagnes, et qu'il n'est pas, couché; d'ailleurs, je sais que
+beaucoup de condamnés ne prennent le poison que longtemps après que
+l'ordre leur en a été donné; ne te hâte pas, tu as encore le temps.
+
+«--Ceux qui font ce que tu dis, Criton, répondit Socrate, ont leurs
+raisons; ils croient que c'est autant de gagné; et moi, j'ai mes
+raisons aussi pour ne pas faire comme eux, car je me montrerais
+ridiculement amoureux de la vie en _voulant l'économiser quand il n'y
+en a plus_.» (Citation badine d'un vers d'Hésiode.)
+
+
+XXVII.
+
+L'esclave entre, portant la coupe.
+
+«Fort bien, mon ami, lui dit Socrate; mais que faut-il que je fasse?
+c'est à toi de me l'apprendre.
+
+«--Pas autre chose, lui répondit cet homme, que de te promener quand
+tu auras bu, jusqu'à ce que tu sentes tes jambes lourdes, et alors de
+te coucher sur ton lit.»
+
+Et en même temps il lui tendit la coupe.
+
+Socrate la prit avec la plus parfaite impassibilité, sans aucune
+émotion, sans changer ni de couleur ni de visage; mais, regardant cet
+homme d'un regard ferme et assuré comme à son ordinaire:
+
+«Dis-moi, est-il permis de répandre un peu de ce breuvage pour en
+faire une libation?
+
+«--Socrate, lui répondit l'homme, nous n'en broyons que ce qu'il est
+nécessaire d'en boire.
+
+«--J'entends, dit Socrate; mais au moins il est permis et il est juste
+de faire ses prières aux dieux, afin qu'ils bénissent notre voyage et
+le rendent heureux; c'est ce que je leur demande; puissent-ils exaucer
+mes voeux!..» Après avoir dit cela, il porta la coupe à ses lèvres, et
+la but avec une tranquillité et une douceur incomparables.
+
+Les sanglots des disciples éclatent à ce moment; Phédon s'enveloppe la
+tête de son manteau pour cacher ses larmes; Criton, ne pouvant les
+retenir, sort; Apollodore jette des gémissements et des cris.
+
+«Que faites-vous, dit Socrate, ô mes bons amis? N'était-ce pas pour
+éviter ces faiblesses que j'avais écarté les femmes? car j'ai toujours
+entendu dire qu'il faut mourir sur de bonnes paroles.»
+
+
+XXVIII.
+
+«Cependant Socrate, qui se promenait, dit qu'il sentait ses jambes
+s'alourdir; il se coucha sur le dos, comme l'homme l'avait indiqué. En
+même temps, le même homme qui lui avait donné le poison s'approcha,
+et, après avoir examiné quelque temps ses pieds et ses jambes, il lui
+serra le pied fortement et lui demanda s'il le sentait: Socrate lui
+dit que non. Il lui serra ensuite les jambes, et, portant ses mains
+plus haut, il nous fit voir que son corps se glaçait et se roidissait,
+et, le touchant lui-même, il nous dit que, dès que le froid gagnerait
+le coeur, alors Socrate nous quitterait.
+
+«Déjà tout le bas-ventre était glacé; alors Socrate, se découvrant,
+car il était couvert:
+
+«Criton, dit-il, et ce furent ses dernières paroles, nous devons un
+coq à Esculape[3]; n'oublie pas d'acquitter cette dette.
+
+[Note 3: En reconnaissance de sa guérison du mal de la vie
+actuelle.]
+
+«--Cela sera fait, répondit Criton; mais vois si tu as encore quelque
+chose à nous dire.»
+
+«Il ne répondit rien, et, un peu de temps après, il fit un mouvement;
+alors l'homme le découvrit tout à fait: ses regards étaient fixes.
+Criton, s'en étant aperçu, lui ferma la bouche et les yeux.
+
+«Telle fut, Échécratès, la fin de notre ami, de l'homme, nous pouvons
+le dire, le meilleur des hommes de ce temps que nous ayons connus, le
+plus sage et le plus juste de tous les hommes.»
+
+
+XXIX.
+
+Voilà le dialogue ou plutôt le poëme de la mort de Socrate, selon
+Platon, sur le récit du dernier entretien de Socrate. La philosophie
+humaine ne s'éleva jamais plus haut par la seule puissance du
+raisonnement. Ce qui donne par-dessus tout son caractère et son
+autorité à cette philosophie, c'est la conscience, supérieure encore
+ici à la philosophie.
+
+Socrate ne fonde ses dogmes et ses espérances que sur des
+raisonnements; quelques-uns sont très-sophistiques, tel que celui qui
+fait engendrer toute chose par son contraire.
+
+Sa foi, comme il l'avoue lui-même, n'est que probabilité, conjectures,
+vraisemblance, révélation de la pensée à la pensée, cet éternel
+révélateur avec lequel tout homme s'entretient dans ses espérances et
+dans ses doutes. Aucun prestige ou aucun prodige n'impose cette foi à
+lui-même ou aux autres; il n'appelle en témoignage que la raison
+sincèrement interrogée et logiquement répondue dans ses entretiens sur
+les choses divines; c'est en cherchant à se persuader lui-même qu'il
+acquiert la conviction dans son âme, et qu'il la répand dans l'âme de
+ses disciples: mais cette conviction raisonnée, ou cette foi acquise,
+est si absolue et si confiante en lui qu'il n'hésite pas à mourir
+volontairement pour elle.
+
+Le moindre mot de repentir, la moindre promesse de renoncer à son
+apostolat de la raison, l'auraient fait acquitter par les Athéniens,
+qui ne demandaient qu'à l'absoudre: mais sa conscience se refuse à
+toute lâche complaisance; il se précipite de lui-même au supplice,
+prévu, voulu, imploré, par cette maxime, qui est celle des héros de la
+philosophie: _Obéir à Dieu plutôt qu'à la patrie dans toutes les
+choses où la patrie, qui commande au citoyen, n'a pas le droit de
+commander à la conscience._
+
+On s'étonne cependant quelquefois des allusions faites par Socrate aux
+divinités du paganisme. Il parle deux fois d'Apollon, il fait sa
+prière _aux dieux_ avant d'avaler la coupe; il demande si l'on peut
+faire une libation avec la liqueur mortelle; il recommande à Criton de
+sacrifier un coq à Esculape, pour remercier le dieu de la médecine de
+l'avoir guéri du mal de la vie.
+
+Mais, indépendamment de l'expression de la physionomie et du ton de
+plaisanterie que la parole écrite ne peut rendre dans le dialogue de
+Platon, physionomie et accent qui devaient donner leur véritable
+signification un peu railleuse à ces paroles du sage, il convient de
+se souvenir que Socrate ne rejetait pas, dans sa pensée, l'idée de
+ces dieux inférieurs, de ces divinités secondaires, de ces
+personnifications populaires des attributs du Dieu unique, nommés
+par toutes les nations de noms divins qui n'attentaient pas à la
+divinité unique et suprême.
+
+Comme tous les fondateurs de nouveaux cultes, Socrate, fondateur du
+culte philosophique, cherchait à concilier, autant que possible, ce
+qu'il y avait d'innocent dans les antiques superstitions nationales
+avec ce qu'il y avait de vérité absolue et de piété sainte dans le
+nouveau dogme. Il disait aussi: _Je ne suis pas venu abolir l'ancienne
+loi, mais l'accomplir._ Il disait, comme les apôtres: _Est-ce que nous
+n'allons pas prier dans le temple?_
+
+D'ailleurs, sa théorie, infiniment plausible, d'une hiérarchie de
+puissances célestes, d'une échelle incessante d'êtres, agents de la
+divinité créatrice, dans les astres, dans les éléments, sur la terre,
+sur les âmes, cette théorie n'était nullement en contradiction avec le
+Dieu exclusif et souverain que sa raison découvrait et adorait
+au-dessus de toutes ces divinités d'emprunt. Cette théorie était, au
+fond, celle de tous les sages des religions antiques; ce qu'on a
+appelé polythéisme n'était, dans ces religions, que symbolisme.
+
+On a calomnié le genre humain, en lui attribuant plus d'inconséquence
+et plus de superstition qu'il n'en a eu dans la partie éclairée de
+l'humanité de tous les âges.
+
+L'unité de Dieu est aussi ancienne que la raison elle-même. On a vu,
+dans ce que j'ai cité d'_Hermès_, que les Égyptiens adoraient un seul
+et premier principe, de qui émanait, comme des rayons, toute leur
+théologie populaire; les Perses redoutaient le mauvais principe sous
+le nom d'Arimane, mais ils n'adoraient que le bon principe sous le nom
+d'Oromasde. Les Guèbres ne rendaient un culte au feu que comme à
+l'élément lumineux et générateur qui voilait et manifestait Dieu.
+
+L'Inde primitive, en admettant les incarnations de ses divinités,
+admettait, avant tout, l'Être divin et unique, source et une de ces
+incarnations. La Chine, le peuple le plus anciennement raisonnable du
+haut Orient, ne cherchait Dieu derrière les idoles symboliques de Fô
+qu'à la lueur de la raison dont Confutzée fut pour eux le Socrate;
+derrière et au-dessus de toute la mythologie païenne, il y a toujours
+dans Orphée, dans Homère, comme dans Cicéron ou dans Marc-Aurèle, un
+_Fatum_, un Dieu unique, absolu, dominateur, qui régit l'univers et
+même les dieux intermédiaires entre l'univers et lui. Quant au
+mahométisme, c'est l'insurrection même de l'unité de Dieu, dans le
+coeur des Arabes, contre les idolâtries qui infectaient leurs
+ancêtres, ou qui tenteraient d'infecter de nouveau l'esprit humain.
+
+Socrate pouvait donc, sans scandaliser ses disciples, qui comprenaient
+ce qu'il voulait dire, parler en souriant d'Apollon, qui était pour
+lui et pour eux l'inspiration divine; de libation, qui était un acte
+de piété; de sacrifice à Esculape, qui était le symbole enjoué de la
+délivrance de tout mal par la délivrance de la vie.
+
+Quant à sa philosophie, qui n'est nulle part aussi complétement
+exposée que dans le dialogue de _Phédon_, elle se résume, à travers un
+trop long flux de paroles et un trop grand appareil de questions, de
+réponses, de dialectique, de polémique, de circonlocutions plus
+scolastiques que philosophiques, dans un très-petit nombre de
+vraisemblances théologiques et de vérités morales auxquelles toutes
+les philosophies modernes ont peu ajouté. La raison révèle aujourd'hui
+ce qu'elle révélait hier, car elle est le Verbe intérieur qui parle en
+nous.
+
+Voici cette philosophie:
+
+Un Dieu suprême, unique, parfait, dont l'existence est un mystère et
+se démontre par soi-même;
+
+Une hiérarchie d'êtres émanés de lui, et investis plus ou moins de sa
+sagesse, de sa puissance, de sa bonté, créant et gouvernant, sous son
+regard, les astres, les mondes, les âmes;
+
+L'âme, ou l'esprit, distinct de la matière, mais mû par la volonté de
+Dieu, dans l'homme ou dans d'autres êtres pensants;
+
+La matière périssable, l'âme immortelle;
+
+La vertu, exercice de l'âme pendant la vie, pour conquérir une vie
+plus parfaite par sa victoire sur les sens.
+
+La vérité, la liberté, la justice, la charité, la tempérance, la
+mortification des sens, le dévouement à ses semblables, le désir de la
+mort pour revivre plus saint; le sacrifice de soi-même, jusqu'au sang,
+à Dieu; la joie dans le supplice volontaire, la foi dans la
+résurrection, voilà les victoires de l'âme.
+
+La récompense, après la mort, de ces vertus; le châtiment, soit
+temporaire, soit éternel, des vices ou des crimes contraires, voilà
+ses destinées.
+
+
+XXX.
+
+Telle est toute la philosophie de Socrate. Elle paraîtrait plus belle
+encore si elle était plus simplement exposée par Platon, non dans le
+style de l'école et de l'académie grecques, mais dans le style simple,
+naïf, limpide et populaire des paraboles évangéliques. Forme pour
+forme, j'avoue que je préfère la parabole au dialogue: la parabole est
+l'épopée de la vérité pour les simples; le dialogue de Platon est le
+cliquetis des idées pour les sophistes.
+
+Aussi remarquez combien Socrate, dans le _Phédon_, est plus beau
+quand il meurt que quand il disserte. C'est que, là, Platon n'a pu
+altérer par le clinquant des couleurs la sereine simplicité de son
+modèle; le dialogue est d'un sophiste, le récit est d'un philosophe.
+
+Cette mort, véritable transfiguration de l'être mortel en être
+immortel, par la seule raison, dans un cachot devenu le Thabor de la
+philosophie humaine, a été appelée par J.-J. Rousseau la mort d'un
+sage; mais c'est plus qu'une mort, c'est une éclosion visible à
+l'immortalité. J.-J. Rousseau ne l'a pas assez vu: il était plus
+semblable à Platon qu'à Socrate.
+
+Il faut une certaine mesure de vertu dans une âme, pour que cette âme
+puisse s'élever à une véritable philosophie. Les grandes pensées
+viennent des grandes âmes; celle de J.-J. Rousseau était
+très-éloquente, mais pas assez grande. Aussi, comparez ces deux morts!
+Socrate meurt en plein soleil, le sourire sur les lèvres, sans un
+doute, sans une angoisse, sans un gémissement, sans un reproche à Dieu
+ni aux hommes. J.-J. Rousseau meurt ou se tue dans une retraite où il
+a fui les hommes qu'il accuse et qu'il redoute, livré aux reproches
+mérités d'une femme qu'il a flétrie en lui dérobant ses fruits à sa
+mamelle pour aller les jeter à la voirie humaine des enfants perdus!
+
+Il meurt isolé dans sa solitude, et son isolement est un remords qui
+venge en lui la nature offensée par l'égoïsme.
+
+Rousseau ne juge pas sainement la mort de Socrate. Car, s'il y a
+quelque chose de surhumain dans l'humanité, ce n'est pas la mort d'un
+Dieu, sûr de revivre parce qu'il se sent Dieu même en mourant: c'est
+la mort d'un homme qui ne se sent qu'homme, mais en qui la raison,
+exercée pendant une longue vie de lutte avec son corps, triomphe de la
+nature et ressuscite en esprit avant qu'il soit mort, par la sainte
+évidence de sa foi!
+
+
+XXXI.
+
+C'est là la mort de Socrate, telle que le _Phédon_ nous la retrace.
+Voulez-vous ma pensée tout entière? Après ce troisième dialogue, il
+faudrait fermer le livre, car il n'y a plus que le rhéteur une fois
+que le sage est mort.
+
+Mais nous allons encore lire ensemble la _Politique_ de Platon, pour
+convaincre l'esprit humain de sa vanité et de son inconséquence, une
+fois qu'il veut appliquer au gouvernement des sociétés les chimères de
+ses sophismes.
+
+Tant qu'on ne touche qu'aux idées, on peut toucher faux: mais, une
+fois qu'on touche aux hommes, il faut toucher juste. Cela nous mènera
+à Aristote.
+
+ LAMARTINE.
+
+
+
+
+LXXXIIe ENTRETIEN.
+
+SOCRATE ET PLATON.
+
+PHILOSOPHIE GRECQUE.
+
+DEUXIÈME PARTIE.
+
+
+I.
+
+Toute la substance et toute la beauté de la philosophie de Platon, ou
+plutôt de Socrate, sont contenues dans le sublime dialogue du
+_Phédon_, que nous venons de lire ensemble. Cette philosophie peut se
+résumer en ces mots:
+
+L'intelligence humaine n'est que le reflet de l'intelligence divine;
+nos idées ont leur source et leur type en Dieu, idée et type suprême
+de tout ce qui est dans l'ordre moral comme dans l'ordre matériel.
+
+Les idées de Dieu sont le moule et le modèle de tout, la raison
+efficiente de toute beauté et de toute bonté dans les choses. Ces
+idées ne nous sont point données par les sens; les sens, étant
+matière, ne peuvent pas penser, ni par conséquent produire les idées.
+
+Les idées sont nées avec notre âme, et ne font que s'appliquer,
+pendant notre existence terrestre, aux phénomènes qui sont sous notre
+perception.
+
+Comment l'âme, qui est immatérielle, peut-elle agir sur nos sens, qui
+sont matière? et comment les sens, qui sont matière, peuvent-ils agir
+sur l'âme immatérielle? Platon s'arrête ici comme l'esprit humain; il
+s'embarrasse dans ses paroles équivoques, et il ne conclut pas, parce
+qu'il n'y a évidemment rien à conclure.
+
+Un seul mot explique cette inexplicable union de l'âme et du corps, et
+ce mot est: mystère.
+
+La philosophie arabe dit seule le vrai mot de ce mystère, comme la
+philosophie du christianisme: DIEU L'A VOULU AINSI! C'est le mot vrai,
+et hors ce mot tout est absurde.
+
+L'âme ne tire donc, selon Platon, la lumière innée, ou la révélation
+préexistante qui l'éclaire, que d'une certaine participation non
+définie, et indéfinissable en effet, de l'essence divine ou de la
+nature de Dieu. Ce dogme vient évidemment du haut Orient; il touche à
+ce qu'on appelle improprement panthéisme, panthéisme dont on pourrait
+également accuser le christianisme dans ces mots de saint Paul: _Nous
+vivons en Dieu, nous nous mouvons en Dieu, nous_ SOMMES, _nous
+existons en Dieu._
+
+
+II.
+
+Il y a deux sciences, continue le platonisme: l'une, qui vient par les
+sens, et qui est faible, étroite, fautive, subalterne comme les sens;
+de ce genre sont les mathématiques elles-mêmes, qui ne définissent que
+des choses matérielles elles-mêmes comme les sens, _espaces_,
+_étendues_, _nombres_, etc.
+
+L'autre science, qui préexiste en nous, et qui est en nous une sorte
+de réminiscence des choses divines, est la science de ce qui est et ce
+qui doit être en soi-même, de ce qui est conforme au modèle intérieur
+divin des choses, le beau, le bon, le juste, le saint, le parfait,
+l'absolu, l'idéal, comme nous disons aujourd'hui.
+
+Platon dégage de cette théorie toutes les applications morales ou
+politiques qui en découlent. Sa théologie et sa législation sont d'une
+seule et même nature: l'idéal de la perfection.
+
+Une seule chose l'embarrasse dans cette théologie, c'est l'existence
+de la _matière_; il ne veut pas la reconnaître divine, et cependant il
+ne veut pas reconnaître que Dieu ait pu créer, lui esprit, une
+substance si étrangère à sa perfection; il fait donc coexister la
+matière avec Dieu.
+
+Les théogonies indienne, persane, égyptienne, biblique même, qui
+toutes présentent au commencement une sorte de matière confuse et
+inorganique, nommée chaos, sur laquelle Dieu opère, en apparaissant,
+la forme, la vie, l'ordre, la lumière, la beauté, ont donné l'exemple
+de cette erreur.
+
+Ici encore, Platon se trouble et balbutie comme tous ses
+prédécesseurs, faute de reconnaître son insuffisance à expliquer
+l'inexplicable, et à prononcer le grand mot de mystère, seule
+définition des opérations de Dieu.
+
+
+III.
+
+On a vu cependant combien, dans le _Phédon_, cette philosophie
+spiritualiste, la seule vraie, la seule noble, la seule honnête dans
+ses conséquences, produit la moralité dans les paroles, dans la vie et
+dans la mort de Socrate. Quand on a lu cette mort dans le _Phédon_, on
+se sent comme un air de joie et de fête dans l'âme; on croit sortir
+d'un banquet au lieu de sortir d'un supplice. Une émanation du ciel a
+découlé sur la terre de cet holocauste d'un philosophe à la vérité,
+d'un homme de bien à la vertu, et d'un mourant à l'immortelle
+espérance.
+
+Mais, nous le répétons avec douleur, là s'arrête la divinité
+philosophique de Platon; presque dans tous ses autres dialogues le
+saint disparaît, le rhéteur se montre, argumente, et le dialecticien,
+faisant un ennuyeux abus de la parole, se livre à des puérilités
+d'esprit qui font rougir le génie grec.
+
+Nous ne vous en donnerons ici qu'un exemple; il y en a presque autant
+que de pages dans ce pire des jeux d'esprit, _le jeu de mots_, le son
+pris pour l'idée, la parole pervertie de son sens.
+
+Ouvrez le dialogue intitulé l'_Euthydème_. M. Cousin, justement
+scandalisé, n'y voit qu'une simple parodie des sophistes; mais
+l'argumentation sophistique est trop semblable à d'autres
+argumentations employées très-sérieusement et très-habituellement par
+Platon, pour n'y pas reconnaître la manière de Platon lui-même.
+
+
+IV.
+
+«Crois-tu qu'il soit possible de mentir?» dit Euthydème à Ctésippe.
+
+«--Oui, par Jupiter, à moins que je ne sois fou
+
+«--Mais celui qui ment dit-il la chose dont il est question, ou ne la
+dit-il pas?
+
+«--Il la dit.
+
+«--S'il la dit, il ne dit rien autre chose que ce qu'il dit.
+
+«--Sans doute.
+
+«--Or, ce qu'il dit, n'est-ce pas une certaine chose?
+
+«--Qui en doute?
+
+«--Donc celui qui la dit dit une chose qui est?
+
+«--Oui.
+
+«--Mais celui qui dit ce qui est dit la vérité. Si donc Dionysodore a
+dit ce qui est, il a parlé vrai et n'a pas menti?
+
+«--Oui, Euthydème, répondit Ctésippe; mais qui dit cela ne dit pas ce
+qui est?» Alors Euthydème reprenant:
+
+«Les choses qui ne sont pas ne sont pas, n'est-il pas vrai?
+
+«--D'accord, les choses qui ne sont pas, ne sont nullement.
+
+«--Mais se peut-il qu'un homme agisse vis-à-vis ce qui n'est pas, et
+qu'il fasse ce qui n'est en aucune manière?
+
+«--Il ne me paraît pas, répondit Ctésippe.
+
+«--Mais parler devant le peuple, n'est-ce pas agir?
+
+«--Oui, certes.
+
+«--Si c'est agir, c'est faire?
+
+«--Oui.
+
+«--Parler, c'est donc agir, c'est donc faire?
+
+«--J'en conviens.
+
+«--Personne ne dit donc ce qui n'est pas, car il en ferait quelque
+chose, et tu viens de m'avouer qu'il est impossible de faire ce qui
+n'est pas. Ainsi donc, de ton propre aveu, personne ne peut mentir;
+et, si Dionysodore a parlé, il a dit des choses vraies et qui sont
+effectivement.
+
+«--Par Jupiter! Euthydème, répondit Ctésippe, Dionysodore a dit
+peut-être ce qui est; mais il ne l'a pas dit comme il est.
+
+«--Que dis-tu, Ctésippe? repartit Dionysodore; y a-t-il des gens qui
+disent les choses comme elles sont?
+
+«--Il y en a, répondit Ctésippe, et ce sont les gens de bien, les
+hommes véridiques.
+
+«--Mais, reprit Dionysodore, le bien n'est-il pas bien, et le mal
+n'est-il pas mal?
+
+«--Je l'avoue.
+
+«--Et tu soutiens que les hommes honnêtes disent les choses comme
+elles sont?
+
+«--Je le prétends.
+
+«--Les honnêtes gens disent donc mal le mal, puisqu'ils disent les
+choses comme elles sont?
+
+«--Par Jupiter! oui.» reprit Ctésippe, etc.
+
+La plume se refuse à copier de telles logomachies, et cependant, soit
+comme parodies, soit comme arguments, de semblables dialogues sont
+puérils d'un bout à l'autre. La verbosité oiseuse du philosophe et de
+ses interlocuteurs ne les rend pas moins fastidieux dans beaucoup de
+leurs parties, qu'ils ne sont frivoles dans quelques-unes.
+
+Hélas! les Grecs nous avaient devancés dans l'invention du jeu de
+mots. Mais nous ne jouons sur les mots que sur les théâtres forains ou
+triviaux de nos capitales: les Grecs d'alors jouaient sur le mot dans
+la chaire des philosophes et dans l'académie présidée par Platon.
+Jamais plus de scorie n'enveloppa, dans le livre d'un sage, le diamant
+rare, mais éclatant, de la vérité.
+
+
+V.
+
+Le livre le plus célèbre de Platon, après les _Dialogues_, est sa
+_République_.
+
+La République de Platon est ce qu'on appelle une _utopie_. Une utopie
+est une chimère qu'un esprit juste ou faux, ingénieux ou borné, se
+complaît à créer pour incarner son _idéal_ ou son système dans une
+institution religieuse, politique ou sociale, le modèle de ses
+pensées.
+
+De tous temps, il y a eu des esprits oisifs et rêveurs qui ont
+prétendu ainsi refaire de fond en comble le monde religieux, politique
+ou social à leur image. Tous ont échoué et tous échoueront
+éternellement, parce que le monde religieux, politique ou social qui a
+été fait jour à jour, pendant les siècles des siècles, conformément à
+la nature de l'homme, ne peut se refaire aussi que jour à jour pendant
+la durée des siècles, conformément aux idées plus développées de
+l'humanité tout entière.
+
+Un homme seul peut rêver éveillé tout ce qui lui plaît; il soulève le
+monde, mais le monde ne se sent point soulevé; et, s'il se sentait
+soulevé un moment par le rêve de l'utopiste, il écraserait, en
+retombant de tout son poids de monde réel, le monde chimérique du
+nouveau Platon.
+
+Entre un politique et un utopiste, il y a la différence du songe à la
+réalité, c'est-à-dire d'une ombre à un monde: l'un plane dans les
+régions du possible ou de l'impossible (car ces songes, si l'utopiste
+est absurde, sont bien souvent même des impossibilités); l'autre
+marche sur le sol inégal, raboteux et résistant des choses humaines.
+L'un pense, et l'autre touche. Du contact à la pensée il y a un monde
+aussi.
+
+
+VI.
+
+Ce fut la tentation de beaucoup de grands esprits, depuis qu'il y a
+des penseurs dans le monde, de se révolter, au moins en imagination,
+contre la nature des choses; de s'imaginer qu'ils étaient dieux, de
+critiquer avec mépris l'oeuvre du Créateur; de reprendre l'univers
+moral en sous-oeuvre, de renverser toutes les institutions plus ou
+moins parfaites de l'humanité, et de reconstruire idéalement une
+société sur le plan radical de leur imagination, en faisant
+abstraction des instincts, des traditions, des habitudes, cette
+seconde nature, des nécessités, des expériences, des nationalités et
+des faits historiques, qui ont produit, fait par fait et siècle par
+siècle, les institutions fondamentales et universelles sur lesquelles
+repose l'espèce humaine.
+
+Platon, en Grèce;
+
+Thomas Morus, en Angleterre;
+
+Vico, en Italie;
+
+Fénelon même, en France, dans son poëme politique du _Télémaque_;
+
+J.-J. Rousseau, dans son _Contrat social_ et dans ses _Plans de
+constitution pour la Pologne_;
+
+L'abbé de Saint-Pierre, dans sa _Paix universelle_;
+
+Robespierre et Saint-Just, dans leur système d'égalité et de
+nivellement démocratique à tout prix, qui auraient décapité la société
+jusqu'à la dernière unité vivante, pour que l'un ne dépassât pas
+l'autre d'une faculté, d'une obole ou d'un cheveu;
+
+Babeuf, dans sa communauté des biens;
+
+Saint-Simon, de nos jours, dans sa proportion algébrique entre les
+aptitudes et les fonctions;
+
+Fourrier, dans son cauchemar d'industrie, réduisant toute la société
+physique et morale à une association en commandite dont Dieu est le
+commanditaire, et promettant à l'homme jusqu'à des organes naturels de
+plus, pour jouir de félicites plus matérielles;
+
+Cabet, dans son _Icarie_ indéfinissable, chaos d'une tête vague, qui
+ne savait pas même rêver beau;
+
+Tel autre, dans son égalité des salaires, charité idéale inspirée de
+l'Évangile sans doute, mais qui deviendrait la souveraine injustice
+envers le travail et le talent, et la prime réservée à l'oisiveté et
+aux vices, système des frelons qui pillent la ruche;
+
+Tel autre, enfin, dans ses sentences de philosophie suicide,
+expropriant la famille, cette unité triple, qui enfante, nourrit,
+moralise et perpétue seule l'humanité, pour assouvir l'individu qui la
+tue: maximes folles, mais comminatoires, qui firent écrouler d'effroi
+toute démocratie progressive devant la démagogie des idées; sophiste
+néfaste, mille fois plus funeste à la République que tous les poëtes
+chassés de la République par Platon:
+
+Voilà ce qu'on entend par utopiste: ce sont les sophistes de la
+politique.
+
+
+VII.
+
+Nous avons dit que Platon fut le premier de ces sophistes de la
+société. Voyons son système dans le rêve en deux volumes intitulé: _la
+République_.
+
+Il met, comme partout dans ses Dialogues, ses idées dans la bouche de
+Socrate; mais il est évident que c'est pour leur donner l'autorité du
+philosophe mort. Socrate était trop expérimental et trop logique pour
+avoir jamais substitué la chimère à la nature dans le plan des
+institutions politiques.
+
+Selon son habitude toute poétique, Platon commence le dialogue par une
+gracieuse et pittoresque exposition de la scène et des personnages qui
+doivent prendre part à l'entretien.
+
+La scène est au Pirée, petit port d'Athènes, à quelques stades de la
+ville, le soir d'un jour de fête en l'honneur de la Diane de Thrace.
+
+
+VIII.
+
+«La pompe formée par nos compatriotes me parut belle, et celle des
+Thraces ne l'était pas moins. Après avoir fait notre prière et vu la
+cérémonie, nous regagnâmes le chemin de la ville.
+
+«Comme nous nous dirigions de ce côté, Polémarque, fils de Céphale,
+nous aperçut de loin, et dit à son esclave de courir après nous et de
+nous prier de l'attendre. Celui-ci, m'arrêtant par derrière par mon
+manteau:--Polémarque, dit-il, vous prie de l'attendre.
+
+«Je me retourne, et lui demande où est son maître.
+
+«--Le voilà qui me suit; attendez-le un moment.
+
+«--Eh bien, dit Glaucon, nous l'attendrons.
+
+«Bientôt arrivent Polémarque avec Adimante, frère de Glaucon,
+Nicérate, fils de Nicias (général athénien qui périt au siége de
+Syracuse), et quelques autres qui se trouvaient là, revenant de la
+fête.
+
+«Nous nous rendîmes donc tous ensemble, ses deux frères Lysias et
+Euthydème, avec Thrasymarque de Chalcédoine, Charmantide du bourg de
+Péanée, et Clitophon, fils d'Aristonyme. Céphale, père de Polémarque,
+y était aussi.
+
+«Je ne l'avais pas vu depuis longtemps, et il me parut bien vieilli.
+Il était assis, la tête appuyée sur un coussin, et portait une
+couronne; car il avait fait ce jour-là un sacrifice domestique. Nous
+nous assîmes auprès de lui sur des siéges qui se trouvaient disposés
+en cercle.
+
+«Dès que Céphale m'aperçut, il me salua, et me dit:
+
+«Ô Socrate, tu ne viens guère souvent au Pirée; tu as tort. Si je
+pouvais encore aller sans fatigue à la ville, je t'épargnerais la
+peine de venir; nous irions te voir: mais maintenant c'est à toi de
+venir ici plus souvent. Car tu sauras que, plus je perds le goût des
+autres plaisirs, plus ceux de la conversation ont pour moi de charme.
+
+«Fais-moi donc la grâce, sans renoncer à la compagnie de ces jeunes
+gens de ne pas oublier non plus un ami qui t'est bien dévoué.
+
+«--Et moi, Céphale, lui répondis-je, j'aime à converser avec les
+vieillards. Comme ils nous ont devancés dans une route que peut-être
+il nous faudra parcourir, je regarde comme un devoir de nous informer
+auprès d'eux si elle est rude et pénible, ou d'un trajet agréable et
+facile. J'apprendrais avec plaisir ce que tu en penses, car tu arrives
+à l'âge que les poëtes appellent le seuil de la vieillesse. Eh bien,
+est-ce une partie si pénible de la vie? comment la trouves-tu?
+
+«--Socrate, me dit-il, je te dirai ce que j'en pense.
+
+«Nous nous réunissons souvent un certain nombre de gens du même âge,
+selon l'ancien proverbe. La plupart, dans ces réunions, s'épuisent en
+plaintes et en regrets amers au souvenir des plaisirs de la jeunesse,
+de l'amour, des festins et de tous les autres agréments de ce genre: à
+les entendre, ils ont perdu les plus grands biens; ils jouissaient
+alors de la vie, maintenant ils ne vivent plus. Quelques-uns se
+plaignent aussi que la vieillesse les expose à des outrages de la part
+de leurs proches; enfin ils l'accusent d'être pour eux la cause de
+mille maux.
+
+«Pour moi, Socrate, je crois qu'ils ne connaissent pas la vraie cause
+de ces maux; car, si c'était la vieillesse, elle produirait les mêmes
+effets sur moi et sur tous ceux qui arrivent à mon âge; or j'ai trouvé
+des vieillards dans une disposition d'esprit bien différente.
+
+«Je me souviens qu'étant un jour avec le poëte Sophocle, quelqu'un
+lui dit en ma présence:--Sophocle, l'âge te permet-il encore de te
+livrer aux plaisirs de l'amour?--Tais-toi, mon cher, répondit-il,
+j'ai quitté l'amour avec joie comme on quitte un maître furieux et
+intraitable.--Je jugeai dès-lors qu'il avait raison de parler de la
+sorte, et le temps ne m'a pas fait changer de sentiment.
+
+«En effet, la vieillesse est, à l'égard des sens, dans un état parfait
+de calme et de liberté. Dès que l'ardeur des sens s'est amortie, on se
+trouve, comme Sophocle, délivré d'une foule de tyrans insensés. Pour
+cela, comme pour les chagrins domestiques, ce n'est pas la vieillesse
+qu'il faut accuser, mais seulement le caractère des vieillards. La
+modération et la douceur rendent la vieillesse agréable; les défauts
+contraires font le malheur de l'homme âgé, comme ils feraient celui de
+l'homme jeune.»
+
+Il cite ces vers de Pindare à l'appui de son opinion, sur le bonheur
+de vieillir dans l'honneur et dans l'aisance:
+
+«_L'espérance l'accompagne en berçant doucement son coeur et allaitant
+sa vieillesse, l'espérance, qui gouverne à son gré l'esprit flottant
+des mortels, etc._»
+
+
+IX.
+
+Après ce naïf préambule, on s'entretient de la justice; cette partie
+de l'entretien est, dans sa forme, aussi hérissée d'ambages, aussi
+touffue de vaines paroles, aussi sophistique de forme que les
+dialogues cités tout à l'heure par nous, en exemple des abus de la
+dialectique.
+
+Ce verbiage impatiente Thrasymaque, un des interlocuteurs.
+
+«Plusieurs fois, pendant notre entretien, Thrasymaque s'était efforcé
+de prendre la parole pour nous contredire. Ceux qui étaient auprès de
+lui l'avaient retenu, voulant nous entendre jusqu'à la fin. Mais,
+lorsque la discussion s'arrêta, et que j'eus prononcé ces dernières
+paroles, il ne put se contenir plus longtemps, et, prenant son élan
+comme une bête sauvage, il vint à nous comme pour nous mettre en
+pièces. La frayeur nous saisit, Polémarque et moi. Élevant ensuite une
+voix forte au milieu de la compagnie:
+
+«--Socrate, me dit-il, que signifie tout ce verbiage? et à quoi bon ce
+puéril échange de mutuelles concessions?
+
+«Veux-tu savoir sincèrement ce que c'est que la justice?
+
+«Ne te borne pas à interroger les gens, et à faire vanité de réfuter
+ensuite leurs réponses, quand tu sais bien qu'il est plus aisé
+d'interroger que de répondre; réponds à ton tour, et dis-nous ce que
+c'est que la justice. Et ne va pas me dire que c'est ce qui convient,
+ce qui est utile, ce qui est avantageux, ce qui est lucratif, ce qui
+est profitable; fais une réponse nette et précise, parce que je ne
+suis pas homme à me payer de ces niaiseries.
+
+«À ces mots, épouvanté, je le regardai en tremblant, et je crois que
+j'aurais perdu la parole s'il m'avait regardé le premier; mais j'avais
+déjà jeté les yeux sur lui, au moment où sa colère éclata par ce
+discours. Je fus donc en état de lui répondre, et lui dis avec un peu
+moins de frayeur:--Ô Thrasymaque, ne t'emporte pas contre nous.»
+
+
+X.
+
+Socrate laisse Thrasymaque déborder en un interminable discours contre
+l'utilité de la justice; puis il reprend:
+
+«Fais-moi la grâce de me dire si un État, une armée, une troupe de
+brigands, de voleurs, ou toute société de ce genre, pourrait réussir
+dans ses entreprises injustes si les membres qui la composent
+violaient les uns à l'égard des autres les règles de la justice?
+
+«--Elle ne le pourrait pas.
+
+«--Et s'ils les observaient?
+
+«--Elle le pourrait.
+
+«--N'est-ce point parce que l'injustice ferait naître entre eux des
+séditions, des haines et des combats, au lieu que la justice y
+entretiendrait la paix et la concorde?
+
+«--Soit, pour ne pas avoir de démêlés avec toi.
+
+«--On ne peut mieux, mon cher. Mais, si c'est le propre de l'injustice
+d'engendrer des haines et des dissensions partout où elle se trouve,
+elle produira sans doute le même effet parmi les hommes libres ou
+esclaves, et les mettra dans l'impossibilité de rien entreprendre en
+commun?
+
+«--Oui.
+
+«--Et si elle se trouve en deux hommes, ne seront-ils pas toujours en
+dissension et en guerre, et ne se haïront-ils pas mutuellement, comme
+ils haïssent les justes?
+
+«--Ils le feront.
+
+«--Mais quoi! pour ne se trouver que dans un seul homme, l'injustice
+perdra-t-elle sa propriété, ou bien la conservera-t-elle?
+
+«--Qu'elle la conserve, à la bonne heure.
+
+«--Telle est donc la nature de l'injustice, qu'elle se rencontre dans
+un État ou dans une armée, ou dans quelque autre société, de la mettre
+d'abord dans une impuissance absolue de rien entreprendre par les
+querelles et les séditions qu'elle y excite; et ensuite de la rendre
+ennemie et d'elle-même, et de tous ceux qui lui sont contraires,
+c'est-à-dire des hommes justes, n'est-il pas vrai?
+
+«--Oui.
+
+«--Ne se trouvât-elle que dans un seul homme, elle produira les mêmes
+effets: elle le mettra d'abord dans l'impossibilité de rien faire, par
+les séditions qu'elle excitera dans son âme, et par l'opposition
+continuelle où il sera avec lui-même; ensuite elle le rendra son
+propre ennemi et celui de tous les justes; n'est-ce pas?
+
+«--Soit.
+
+«--Mais les dieux ne sont-ils pas justes aussi?
+
+«--Supposons-le.
+
+«--L'homme injuste sera donc l'ennemi des dieux, et le juste en sera
+l'ami.
+
+«--Courage, Socrate, régale-toi de tes discours! je ne te contredirai
+pas, pour ne pas me brouiller avec ceux qui nous écoutent.
+
+«--Hé bien, prolonge pour moi la joie du festin, en continuant à
+répondre.
+
+
+XI.
+
+«Nous venons de voir que les hommes justes sont meilleurs, plus
+habiles et plus forts que les hommes injustes; que ceux-ci ne peuvent
+rien faire de concert; et c'était une supposition gratuite que de
+supposer que des gens injustes aient jamais rien fait de considérable
+de concert et en commun, car, s'ils eussent été tout à fait injustes,
+ils ne se seraient pas épargnés les uns les autres. Évidemment, il
+faut qu'il y ait eu entre eux un reste de justice qui les ait empêchés
+d'être injustes entre eux, dans le temps qu'ils l'étaient envers les
+autres, et qui les a fait venir à bout de leurs desseins.
+
+«À la vérité, c'est l'injustice qui leur avait fait former des
+entreprises criminelles; mais elle ne les avait rendus méchants qu'à
+demi, car ceux qui sont entièrement méchants et injustes sont par cela
+même dans une impuissance absolue de rien faire. C'est ainsi que la
+chose est réellement, et non pas comme tu le disais d'abord.
+
+«Il nous reste à examiner si le sort du juste est meilleur et plus
+heureux que celui de l'homme injuste.»
+
+Il poursuit et termine en remontant à l'essence de l'âme, qui, selon
+lui, est composée de vertu.
+
+«L'âme, dit-il, n'a-t-elle pas sa vertu particulière?
+
+«--Oui.
+
+«--L'âme dépourvue de cette vertu (qui est son essence) pourra-t-elle
+jamais s'acquitter bien de ses fonctions?
+
+«--Cela est impossible.
+
+«--Mais celui qui vit bien est heureux, celui qui vit mal est
+malheureux?
+
+«--Assurément.
+
+«--Donc le juste est heureux, et l'injuste est malheureux.
+
+«--À merveille, Socrate: voilà ton bouquet des idées!»
+
+On voit que tout repose, dans cette philosophie, sur les doctrines du
+_Phédon_, qui supposent l'âme créée par Dieu, avec des idées innées et
+fatales qui forment sa conscience, sa nature comme sa morale,
+doctrines que nous croyons aussi vraies que celles qui attribuent à la
+matière ou au corps des instincts ou des lois absolues qui font sa
+nature, et au-dessus de toute discussion.
+
+
+XII.
+
+Dans le deuxième livre de _la République_, après avoir magnifiquement
+développé cette idée de la divinité de la justice, le dialogue passe
+du particulier au général. On examine si la justice, vertu de
+l'individu, n'est pas logiquement aussi vertu de l'État.
+
+«Qui est-ce qui a donné naissance aux États?
+
+«Voyons, dit Socrate: c'est, selon moi, l'impuissance de chaque
+individu isolé de se suffire à lui-même. Ainsi, le besoin d'une chose
+ayant poussé un homme à se joindre à un homme, la multiplicité des
+besoins a réuni dans une même demeure plusieurs hommes pour
+s'entr'aider, et nous avons donné à cette association le nom dérivant
+d'État.»
+
+Les fondements de l'État sont donc nos besoins, et, de cette vérité,
+Platon, dérivant tout à coup des spécialités de besoins, qui demandent
+des spécialités de fonctions pour les satisfaire, établit des
+catégories de citoyens et des castes de professions correspondantes à
+tous ces besoins.
+
+On voit tout de suite ce que devient la liberté matérielle, morale et
+politique de l'individu. Puis il passe à la catégorie capitale des
+gardiens de l'État, les soldats, et, dans la vue de former cette
+catégorie de défenseurs de l'État avec toutes les conditions et les
+vertus de la profession, il se jette dans des utopies presque aussi
+révoltantes et aussi absurdes que les utopies des blasphémateurs de la
+propriété, des destructeurs de la famille et des expropriateurs de nos
+jours.
+
+Et d'abord, il s'occupe de leur éducation sur les genoux des
+nourrices; il en exclut les fables qui défigurent les dieux dans
+l'imagination de ce premier âge; il prescrit pour cela des règles aux
+poëtes, pour qu'ils n'attribuent aux dieux, dans leurs oeuvres, que le
+bien et jamais le mal; il leur défend de faire craindre la mort à ces
+hommes par la déception des enfers; il n'autorise le mensonge que
+dans les magistrats, pour l'utilité du peuple, maxime honteuse qui
+honore dans l'État le crime contre la vérité puni dans le citoyen,
+sophisme qui rappelle les deux morales de Machiavel, de Mirabeau, de
+tous les faux politiques, une morale pour la vie privée, une pour la
+vie publique; absolution philosophique des crimes d'État.
+
+Platon flétrit ensuite Homère, pour avoir donné aux dieux des passions
+humaines.
+
+
+XIII.
+
+«Tu diras peut-être, continue-t-il, que toutes ces institutions ne
+concordent pas avec le plan de notre République, etc...
+
+«Oui, sans doute, c'est une chose particulière à notre République, que
+chacun n'y fait qu'un seul métier, que le cordonnier n'y est que
+cordonnier, et non pas, en outre, pilote; le laboureur, laboureur, et
+non pas, en même temps magistrat; le guerrier, guerrier, et non pas
+aussi commerçant. Et ainsi de tous les autres..., etc.»
+
+«Et si jamais, ajoute-t-il, un homme habile dans l'art d'exercer
+divers rôles venait dans notre République et voulait nous réciter ses
+poëmes, nous lui rendrions honneur comme à un être divin, privilégié,
+enchanteur; mais nous lui dirions qu'il n'y a pas d'homme comme lui
+dans notre République, et, après avoir répandu des parfums sur sa tête
+et l'avoir couronné de fleurs, nous le proscririons de l'État.»
+
+Si cette division des facultés et des professions ne vient pas de
+l'Inde, par une servile imitation des castes, elle prélude à cette
+division moderne du travail, mutilation tout industrielle des facultés
+de l'homme, qui fait d'excellents ouvriers machines, et de détestables
+hommes pensants.
+
+
+XIV.
+
+Platon règle ensuite tout aussi arbitrairement, dans sa République, la
+musique, la médecine, l'amour, la justice. Il donne à la vieillesse
+vertueuse l'autorité et le gouvernement. Il veut que les gardiens de
+l'État et les guerriers ne possèdent rien en propre, comme dans nos
+ordres monastiques du moyen âge.
+
+«Je veux qu'ils vivent ensemble, assis à des tables communes.
+
+«Dès qu'ils auraient en propriété des terres, des maisons, de
+l'argent, ils deviendraient économes et orgueilleux: de défenseurs de
+l'État, ils deviendraient ses ennemis et ses tyrans.
+
+«--Ils ne seront pas heureux, lui objecte Adimante.
+
+«--C'est possible, lui répond le législateur chimérique, mais nous ne
+fondons pas un État pour qu'une classe de citoyens soit heureuse;
+nous avons en vue le bonheur de tous et non celui des individus.»
+
+En sorte que, par une absurdité d'utopiste, le bonheur de tous se
+composerait du malheur de chacun!
+
+Il va plus loin, et il interdit aux ouvriers, laboureurs ou potiers,
+de s'enrichir, car, dit-il, ils deviendraient oisifs ou moins bons
+ouvriers.
+
+En sorte encore qu'il veut le travail et l'habileté avec la récompense
+inverse de l'habileté et du travail! Cela ne ressemble-t-il pas
+presque à l'égalité des salaires, que des utopistes de la même école
+nous recommandaient il y a quinze ans?
+
+Il interdit toute nouveauté dans les arts ou dans les moeurs à sa
+République.
+
+Il n'interdit pas moins rudement toute émulation et tout progrès
+social à sa démocratie:
+
+«Mais, si celui que la nature a destiné à être artisan ou mercenaire,
+enorgueilli de ses richesses, de son crédit, de sa force ou de quelque
+autre avantage semblable, entreprend de s'élever au rang des
+guerriers, ou le guerrier à celui des magistrats, sans en être digne;
+s'ils faisaient échange et des instruments de leurs emplois et des
+avantages qui y sont attachés, ou si le même homme entreprenait
+d'exercer à la fois ces divers emplois, alors tu croiras sans doute
+avec moi qu'un tel changement, une telle confusion de rôles, serait la
+ruine de l'État?
+
+«--Infailliblement.
+
+«--Ainsi donc, réunir ces diverses fonctions, ou passer de l'une à
+l'autre, c'est ce qui peut arriver de plus funeste à l'État et ce
+qu'on peut très-bien appeler un véritable crime.»
+
+
+XV.
+
+La communauté des femmes et des enfants, ce scandale de la raison et
+ce sacrilége contre la nature, est un des fondements de sa société.
+Écoutez, non plus ce rêve, mais ce délire philosophique, hélas! aussi
+renouvelé de nos jours par des hommes qui ne se croient philosophes
+que quand ils ont cessé d'être hommes:
+
+«Les hommes, nés et élevés comme nous avons dit, n'ont rien de mieux à
+faire, selon moi, touchant la possession et l'usage des femmes et des
+enfants, qu'à suivre la route que nous avons tracée en commençant. Or
+nous avons représenté les hommes comme les gardiens d'un troupeau.
+
+«--Oui.
+
+«--Suivons cette idée, en donnant aux enfants une naissance et une
+éducation qui y répondent, et voyons si cela nous réussira ou non.
+
+«--Comment?
+
+«--Le voici. Croyons-nous que les femelles des chiens doivent veiller
+comme eux à la garde des troupeaux, aller à la chasse avec eux, et
+faire tout en commun, ou bien qu'elles doivent se tenir au logis,
+comme si la nécessité de faire des petits et de les nourrir les
+rendait incapables d'autre chose, tandis que le travail et le soin des
+troupeaux seront le partage exclusif des mâles?
+
+«Nous voulons que tout soit commun. Seulement, dans les services
+qu'on réclame, on a égard à la faiblesse des femelles et à la force
+des mâles.»
+
+Il veut que les femmes, jeunes et vieilles, soient exercées à la
+gymnastique, devant le peuple, dans la nudité des athlètes. Des
+instincts de la nature il ne conserve pas même la pudeur!
+
+Il veut que le magistrat accouple les hommes et les femmes les plus
+parfaits physiquement et moralement pour produire des enfants
+perfectionnés: «Il faut, dit-il, élever les enfants de ces couples
+parfaits, et non ceux des couples viciés.»
+
+Il veut que les magistrats maintiennent, par des mesures restrictives,
+la population de l'État toujours au même niveau.
+
+
+XVI.
+
+Écoutez encore; l'infanticide est à peine déguisé sous les mots:
+
+«Les enfants, à mesure qu'ils naîtront, seront remis entre les mains
+des hommes et des femmes réunis, et qui auront été préposés au soin de
+leur éducation, car les charges publiques doivent être communes à l'un
+et à l'autre sexe.
+
+«--Oui.
+
+«--Ils porteront au bercail commun les enfants des citoyens d'élite,
+et les confieront à des gouvernantes qui auront leur demeure à part
+dans un quartier de la ville. Pour les enfants des citoyens moins
+estimables, et même pour ceux des autres qui auraient quelque
+difformité, ils les cacheront, comme il convient, dans quelque endroit
+secret et qu'il sera interdit de révéler.
+
+«--Oui, si l'on veut conserver dans toute sa pureté la race des
+guerriers.
+
+«--Ils veilleront à la nourriture des enfants, en conduisant les mères
+au bercail, à l'époque de l'éruption du lait, après avoir pris toutes
+les précautions pour qu'aucune d'elles ne reconnaisse son enfant; et,
+si les mères ne suffisent point à les allaiter, ils se procureront
+d'autres femmes pour cet office; et même, pour celles qui ont
+suffisamment de lait, ils auront soin qu'elles ne donnent pas le sein
+trop longtemps.»
+
+Suivent des détails que la pudeur écarte de l'âme.
+
+N'est-ce pas là l'origine de la plupart des utopies soi-disant
+maternelles de J.-J. Rousseau, ce Platon de Genève, dans l'_Émile_, le
+plus beau des styles, la plus contradictoire des utopies?
+
+Les précautions que Platon décrit pour prévenir la confusion des
+parentés et le danger des incestes dans cette promiscuité légale des
+sexes, ne sont pas moins impudiques que ridicules. Oh! que la nature
+est un plus grand philosophe que ces sophistes!
+
+
+XVII.
+
+Quant à la communauté des biens, le plus grand avantage que Platon y
+voie, c'est la suppression des procès. On n'inventerait pas de pareils
+_truïsmes_. Lisez:
+
+«Et puis, la chicane et les procès ne sortiront-ils pas d'un État où
+personne n'aura rien à soi que son corps et où tout le reste sera
+commun?
+
+«D'où viendraient toutes les dissensions qui naissent parmi les hommes
+à l'occasion de leurs biens, de leurs femmes et de leurs enfants,
+lorsque la matière de toute dissension sera ôtée?
+
+«Tous ces maux seront nécessairement prévenus.
+
+«Il n'y aura non plus aucun procès pour sévices et violences: car nous
+dirons qu'il est juste et honnête que les personnes du même âge se
+défendent les unes les autres, déclarant inviolable la sûreté
+individuelle.»
+
+Nous sommes étonnés, en lisant de pareilles naïvetés, soi-disant
+philosophiques, que quelqu'un ne propose pas aussi de supprimer le
+corps pour supprimer l'ombre!
+
+Et cependant Platon s'irrite, à la fin du cinquième livre, que des
+sophistes tels que lui ne soient pas charges exclusivement de
+gouverner les hommes!
+
+«Tant que les philosophes ne seront pas rois, ou que ceux qu'on
+appelle aujourd'hui rois et souverains ne seront pas vraiment et
+sérieusement philosophes; tant que la puissance politique et la
+philosophie ne se trouveront pas ensemble, et qu'une loi supérieure
+n'écartera pas la foule de ceux qui s'attachent exclusivement
+aujourd'hui à l'une ou à l'autre, il n'est point, ô mon cher Glaucon,
+de remède au maux qui désolent les États, ni même, selon moi, à ceux
+du genre humain, et jamais notre État ne pourra naître et voir la
+lumière du jour.
+
+«Voilà ce que j'hésitais depuis longtemps à dire, prévoyant bien que
+je révolterais par ces paroles l'opinion commune; en effet, il est
+difficile de concevoir que le bonheur public et particulier tienne à
+cette condition.
+
+«--Mais dis-moi, reprend le disciple, de tous les gouvernements,
+lequel convient au philosophe?
+
+«--Aucun.»
+
+Quel philosophe que celui qui ne peut s'accommoder d'aucune chose
+humaine!
+
+
+XVIII.
+
+Platon conclut de là qu'au lieu de plier le philosophe à la nature des
+choses, il faut contraindre la nature à la philosophie, et il part de
+là pour rêver, comme J.-J. Rousseau, un système d'éducation qui
+transforme les hommes.
+
+Ce système d'enseignement consiste dans une métaphysique tellement
+éthérée qu'elle échappe à l'intelligence; c'est prétendre planer au
+sommet sans avoir gravi les degrés qui y montent. Cette éducation ne
+sera terminée qu'à cinquante ans; c'est une suite d'examens et
+d'épreuves qui viennent sans doute, dans l'esprit de Platon, des
+initiations d'Égypte et qui rappellent assez le mandarinat chinois.
+
+Cependant il ne prédit pas l'éternité à sa République; il reconnaît
+l'instabilité organique des choses humaines; il ne croit pas à ce beau
+rêve moderne d'un progrès indéfini et continu dans la race. Il
+attribue la ruine future de son institution à l'erreur des magistrats,
+qui n'auront pas suffisamment bien accouplé les pères et les mères des
+générations à naître.
+
+
+XIX.
+
+Il traite ensuite épisodiquement des formes du gouvernement
+oligarchique, qui périt par la cupidité et par hostilité qui s'établit
+entre les riches et les pauvres. Il définit aussi le gouvernement
+démocratique:
+
+«La démocratie arrive quand les pauvres, ayant remporté la victoire
+sur les riches, massacrent les uns, chassent les autres et partagent
+également avec ceux qui restent l'administration des affaires et les
+charges publiques, lesquelles, dans ce gouvernement, sont données par
+le sort pour la plupart.
+
+«Par conséquent un pareil gouvernement doit offrir, plus qu'aucun
+autre, un mélange d'hommes de toute condition.
+
+«Vraiment, cette forme de gouvernement a bien l'air d'être la plus
+belle de toutes, parce que, grâce à la liberté, il renferme en soi
+tous les gouvernements possibles.»
+
+Platon critique ensuite ironiquement les vices propres à toute nature
+de gouvernement démocratique. Il montre comment un jeune homme,
+flatteur du peuple, finit par y devenir l'idole de la multitude et par
+affecter la tyrannie, troisième forme de cette rotation éternelle des
+gouvernements humains.
+
+Ainsi, dans un État, comme dans un particulier, ce qui doit succéder à
+l'excès de liberté, c'est l'excès de servitude.
+
+Il fait ici la théorie de la tyrannie en homme qui l'avait pratiquée,
+puis il montre le tyran malheureux et puni par sa propre
+toute-puissance.
+
+
+XX.
+
+Le dixième livre est une invective philosophique contre les passions
+et contre les poëtes; contre Homère principalement, le plus grand de
+tous. On dirait que Platon est jaloux de la divine sagesse du poëte,
+mille fois plus philosophe et plus politique que lui. Il n'admet dans
+sa République que des hymnes en l'honneur des dieux; toutes les
+oeuvres d'agrément sont proscrites.
+
+Ici une longue digression sur l'immortalité de l'âme interrompt ses
+plans politiques. Il raconte la descente aux enfers d'un _Arménien_
+laissé pour mort sur un champ de bataille et qui revient, après dix
+jours, raconter ce qu'il a vu des supplices des morts.
+
+Cette partie de la _République_ semble avoir été la première esquisse
+du poëme de Dante, empruntée originairement de Platon. Les supplices
+mêmes se ressemblent dans les deux _visions_ du philosophe grec et du
+poëte toscan; on y retrouve jusqu'aux _cercles_ inférieurs du Dante.
+Nous ne voyons pas qu'aucun des commentateurs du Dante ait fait cette
+remarque jusqu'ici.
+
+Et le tout finit par une homélie vague en l'honneur de la vertu.
+
+
+XXI.
+
+Voilà la fameuse _République de Platon_. Elle a servi depuis de texte
+à mille rêveries prétendues sociales et politiques, mais qui ne sont,
+en réalité, ni politiques, ni philosophiques, ni même poétiques, à
+l'exception de la descente de l'Arménien aux enfers. Cette énorme
+chimère en dix livres se résume dans cinq ou six énormités aussi
+paradoxales qu'impraticables; c'est le contre-pied de la nature, de
+l'expérience et de l'histoire: un monde renversé.
+
+La division du peuple en professions arbitraires et infranchissables;
+
+La suppression de la propriété, seule responsabilité de l'homme
+rétribué héréditairement par son travail;
+
+La communauté des biens, c'est-à-dire de la misère;
+
+La communauté des femmes et des enfants, qui supprime du même coup les
+trois amours dont se perpétue l'espèce humaine: l'amour conjugal,
+l'amour maternel, l'amour filial, et toutes les vertus aussi humaines
+que divines qui émanent de ces trois sources d'amour;
+
+L'impudeur, aussi flagrante que l'impudicité, dans cette gymnastique
+des femmes de tout âge s'exerçant nues devant le peuple à des luttes
+dégoûtantes d'obscénité;
+
+Le meurtre des enfants mal conformés, punissant le tort de la nature
+par la mort de ses victimes;
+
+La population maintenue, au moyen d'une loi révoltante, au même nombre
+par l'immolation des hommes nés en dépit de la loi;
+
+Les arts, proscrits de cette démocratie des métiers, de peur que
+l'esprit ne se corrompe par ses plus belles manifestations
+intellectuelles;
+
+Enfin, on ne sait quel gouvernement de vieillards, écoliers jusqu'à
+cinquante ans dans des gymnases de sophistes, et n'arrivant au
+gouvernement qu'à l'âge où les passions généreuses meurent
+généralement dans l'homme en même temps que les passions fougueuses,
+c'est-à-dire un gouvernement d'eunuques sur un troupeau de brutes
+esclaves:
+
+Voilà, encore une fois, ce délire d'un philosophe que l'on continue à
+appeler le _divin_ Platon!
+
+Si un tel politique est divin, Dieu n'est plus Dieu! Car il n'y a pas
+une des lois du philosophe qui ne soit la négation des lois de la
+nature promulguées par la divinité de nos instincts sociaux.
+
+
+XXII.
+
+La politique, selon nous, n'est en effet que la nature, étudiée avec
+intelligence et respect dans les instincts sociaux de l'homme; la
+nature, révélée par ces instincts, vivifiée par l'expérience,
+promulguée en lois et instituée en gouvernement par les législateurs
+de génie de tous les pays et de tous les siècles.
+
+Que nous disent ces instincts, depuis que l'homme est né de la femme,
+pour enfanter à son tour dans son union avec la femme des enfants qui
+le font revivre à perpétuité dans sa race, et qui immortalisent dès
+ici-bas l'humanité?
+
+Ces instincts nous disent précisément le contraire de ce que le
+philosophe institue dans ses prétendues lois; suivons ces lois une à
+une.
+
+Platon, de qui descendent, par une filiation de démence, ces niveleurs
+radicaux de nos jours, destructeurs en idée de la propriété, dont ils
+sont nés et dont ils vivent, Platon défend aux membres de son troupeau
+humain de rien posséder en propre.
+
+Or que dit l'instinct, ce législateur inné de la société humaine?
+
+Il dit que la propriété est la première loi de la nature. L'homme ne
+vit que des choses qu'il s'approprie, c'est-à-dire qu'il incorpore à
+son être. Il s'approprie l'espace, par la place qu'il y occupe et dont
+on ne peut le priver qu'en le tuant; il s'approprie le temps, par la
+durée plus ou moins prolongée qu'il lui emprunte; il s'approprie la
+lumière, par le regard, qui fait entrer tout ce qui est visible dans
+son âme à travers ses yeux; il s'approprie les bruits, les sons, les
+paroles, les significations des paroles, par l'oreille; il s'approprie
+l'air nécessaire à sa poitrine, par la respiration; il s'approprie les
+fruits et les aliments de la terre indispensables à sa conservation,
+par la main et par la bouche; et, quelle que soit l'étendue de ses
+possessions ou de ses domaines, il ne peut s'approprier réellement et
+corporellement en effet que la partie de ces éléments ou de ces
+aliments nécessaires à ses cinq sens: le surplus, sous une forme ou
+sous une autre, retourne aux autres hommes, qui ont le même droit de
+vivre que lui.
+
+Cette loi d'appropriation universelle a été la loi primitive de toute
+propriété. L'homme est un être propriétaire; celui qui le nie n'a pas
+lu les premières lettres du code de la nature. LA PROPRIÉTÉ, C'EST LA
+VIE: voilà l'axiome vraiment philosophique; quiconque dépossède tue!
+
+
+XXIII.
+
+Mais l'homme social n'est pas seulement individu, il est être
+collectif; il se compose du père, de la mère et de l'enfant; le père,
+la mère, l'enfant, voilà la trinité terrestre ou plutôt voilà l'unité
+humaine, voilà la famille. L'homme isolé n'est pas tout entier homme,
+car il n'a pas la faculté de se reproduire et de se perpétuer. C'est
+la famille qui est l'homme, car elle est l'homme dans les trois temps
+de son être: le passé, le présent, l'avenir. L'homme a le jour, la
+famille seule a la perpétuité; la famille, c'est la vie de l'humanité.
+
+Or, du jour où l'homme s'est uni à la femme, il a senti doubler en lui
+l'instinct de la propriété, car, ce qu'il s'appropriait pour un, il a
+fallu songer à l'approprier pour deux, c'est-à-dire pour lui et sa
+compagne. Et, du jour où il a eu un fils, il a senti tripler en lui
+l'instinct sacré de l'appropriation, car, ce qu'il s'appropriait pour
+deux, il a fallu songer à se l'approprier pour trois; et, quand la
+famille a multiplié encore par la fécondité de sa compagne, il a senti
+multiplier d'autant l'instinct, et, disons plus juste, le droit de son
+appropriation.
+
+Mais, quand il a vu naître des fils de ses fils, et que sa famille, en
+s'étendant à l'infini, lui a montré au-delà de lui la multitude
+indéfinie de sa génération future, son instinct de propriété s'est
+multiplié dans la même proportion, c'est-à-dire à l'infini en lui, et
+cela non plus pour le temps, c'est-à-dire pour une jouissance viagère,
+mais pour autant de temps que sa famille subsistera sur la terre,
+c'est-à-dire à perpétuité.
+
+De là est née, non d'une usurpation ou d'un caprice, mais de là est
+née d'une nécessité et d'un droit, l'hérédité de la propriété, aussi
+logique que l'hérédité du sang dans les mêmes veines.
+
+Celui donc qui, comme Platon, défend à ses sujets ou à ses disciples
+de rien posséder en propre, défend à l'individu de suivre la loi même
+physique de la nature, et défend à la famille, ce nid de l'humanité,
+réchauffé de tendresse, pourvu d'aliment et couvé de prévoyance, de se
+fonder et de se conserver ici-bas. Il ne resterait plus à un pareil
+législateur qu'à interdire le mariage et qu'à honorer le célibat
+philosophique pour consommer autant qu'il serait en lui le suicide de
+l'espèce humaine!
+
+
+XXIV.
+
+D'autres philosophes de l'Orient ne se sont pas arrêtés devant ce
+suicide de l'espèce, témoin les _faquirs_ de l'Inde et les monastères
+du Thibet. Une fois entré dans le domaine du sophisme contre nature,
+il y a toujours un fou qui en dépasse un autre: la démence a son
+émulation comme le génie. Les instincts seuls ramènent le monde à la
+vérité.
+
+Aussi voyez combien, dans son utopie d'éducation des enfants sans
+mère, Platon s'enfonce dans l'absurde en contredisant la nature, plus
+_divine_ heureusement que lui!
+
+
+XXV.
+
+La nature a donné à la mère un admirable instinct d'amour pour
+l'enfant sorti de son sein, formé de son sang, et à qui la nature a
+préparé, avant de l'appeler au jour, un berceau tiède et un lait
+nourrissant sur le sein de la femme. Cet instinct d'amour, qui se
+satisfait d'abord providentiellement pour l'enfant par le soulagement
+que la mère éprouve à donner son lait, devient ensuite une habitude de
+tendresse maternelle qui transforme l'attrait physique en sollicitude
+morale, et qui attache la mère à l'enfant et l'enfant à la mère, comme
+la branche au bourgeon, comme le fruit à la tige.
+
+Une mère est une providence innée que chaque enfant trouve d'avance
+couchée près de son berceau, debout près de sa jeunesse. Que pourrait
+inventer de mieux un législateur, s'il avait la nature à sa
+disposition et s'il était chargé de perpétuer et de moraliser l'espèce
+humaine? Nous défions les utopistes d'inventer un plus beau et plus
+doux poëme que celui-là!
+
+Eh bien, que fait Platon? Il bouleverse à l'instant ce divin poëme de
+la maternité; il défend à la mère de connaître son enfant, à l'enfant
+de se suspendre à la mamelle de sa mère; il condamne celle-ci à subir
+les souffrances de la gestation et de l'enfantement, à faire tarir
+dans son sein le lait providentiel qui demande à couler ou qui reflue
+avec fièvre et danger de mort au coeur de la mère.
+
+Il enrôle à prix d'argent une bande de nourrices mercenaires,
+fécondées on ne sait par qui ni comment, et il charge cette cohue
+d'allaiteuses prostituées, sous la direction de matrones
+indifférentes, de nourrir et d'élever en commun la génération future
+de son peuple.
+
+Personne n'aura ainsi ni père ni mère; personne ne sera ni mère ni
+père, à son tour; égalité d'abandon, de misère et d'ignorance de son
+origine! C'est-à-dire, en deux mots, qu'il faut un troupeau au lieu
+d'une humanité.
+
+Pire qu'un troupeau, car dans le troupeau le petit tette, connaît et
+caresse sa mère; mais le petit de l'homme et de la femme sucera le
+sein de l'étranger et ne connaîtra que le lait vénal de la nourrice
+mercenaire payée par l'État.
+
+
+XXVI.
+
+C'est là aussi la conséquence immédiate et forcée de toutes les
+utopies de communautés des biens que nous avons vues se renouveler
+sous différents noms depuis deux mille ans en Orient et en Occident,
+et depuis J.-J. Rousseau et leurs plagiaires de ces derniers temps.
+
+Platon est le générateur de toutes les utopies contre nature; c'est
+le patron du radicalisme dans tout l'univers; ses rêves ont égaré en
+législation même les premières sectes chrétiennes. Dans toutes les
+erreurs sociales du monde, vous retrouverez une réminiscence de
+Platon!
+
+Que dire enfin de l'immolation légale des enfants moins bien conformés
+que les autres, afin de purifier l'espèce physique en dépravant
+l'espèce morale? Y a-t-il rien de plus contraire à l'instinct de
+tendresse, de pitié, de sollicitude privilégiée, qui attendrit et qui
+affectionne les mères, les pères, les étrangers même, à proportion des
+infirmités et des faiblesses des êtres moins favorisés de la nature?
+
+N'est-ce pas là la négation en pratique de cette plus belle vertu de
+l'instinct, la pitié? N'est-ce pas là le sacrilége contre la nature? Y
+a-t-il une vertu de la nature qui ne soit violentée et anéantie ainsi
+dans l'utopie de Platon et de ses disciples? Y a-t-il un vice qui ne
+soit cultivé et exalté par ce législateur à l'envers de la nature?
+
+
+XXVII.
+
+Enfin, à supposer qu'une société pût subsister de ce renversement de
+toutes les lois naturelles, de ce retournement de tous les instincts
+sociaux, vous le voyez encore:
+
+Une _première loi_ établissant un _minimum_ de population au-dessous
+duquel il serait permis aux sexes de s'unir sous le choix et sous
+l'inspection des magistrats! Une autre loi de _maximum_ de population
+au-dessus duquel il _serait défendu de faire naître ou d'élever_ les
+enfants!
+
+Si c'est là de la divinité, c'est la divinité de la démence!
+
+Et, après tout cela, quelle société!
+
+Société sans famille! société d'orphelins! société de pères et de
+mères d'occasion, sans affection survivant à leur accouplement!
+société d'Oedipes aveugles, meurtriers de leurs enfants! société sans
+ancêtres, société sans postérité, société sans propriété, société où
+la terre, qui a besoin elle-même de l'amour de son propriétaire pour
+être féconde, ne serait cultivée que par ordre des magistrats pour
+produire juste ce qui est nécessaire à la consommation du chiffre des
+hommes vivants, et dont les fruits mercenaires seraient distribués par
+rations égales à des râteliers du troupeau humain!
+
+Société d'où seraient expulsés tous les arts qui ennoblissent,
+cultivent, consolent, sublimisent l'espèce humaine! société où Homère,
+Pindare, Phidias, Praxitèle, Zeuxis, seraient proscrits pour crime de
+corruption de l'hébétement systématique de la multitude!
+
+Société où les vieillards, hommes, femmes, déshérités de leur
+providence à eux, qui est la reconnaissance et la tendresse de leurs
+enfants, seraient condamnés à mort pour leur infirmité et pour leur
+faiblesse; comme les enfants mal nés, condamnés à être _égarés dans
+les lieux sombres_!
+
+Y eut-il jamais un attentat de l'esprit contre les instincts plus
+impie et plus criminel ou plus stupide que la République du divin
+Platon?
+
+
+XXVIII.
+
+Voltaire, dont le bon sens d'acier se révoltait comme le nôtre contre
+les inconséquences de l'utopie dans Platon et dans J.-J. Rousseau son
+disciple, non en crime, mais en niaiseries sociales, Voltaire osait
+dire de Platon et de J.-J. Rousseau ce que nous n'oserions répéter
+ici; nous voudrions seulement que tous les utopistes radicaux de nos
+jours eussent sans cesse sous les yeux le miroir des institutions
+sociales du disciple rhétoricien, mais non philosophe, de Socrate,
+pour y contempler, avec leur propre image, les monstruosités du
+sophisme substituant la métaphysique, qui est de l'homme, aux
+instincts de la nature, qui sont de Dieu!
+
+
+XXIX.
+
+Arrêtons-nous, car cet abîme des utopies antisociales n'a pas de fond.
+On y roulerait jusqu'au néant, et c'est là cependant ce qu'on fait
+étudier ou admirer sur parole au genre humain, depuis plus de deux
+mille ans!
+
+C'est là ce que le philosophe, dans son préambule du livre des _Lois_
+de Platon, appelle une _politique qui n'est point séparée de la
+morale_!
+
+
+XXX.
+
+Un livre où le traducteur cite ces pages, qui font rougir la pudeur et
+refluer tout instinct de famille jusqu'au fond du coeur scandalisé:
+
+«Partout où il arrivera que les femmes soient communes, les enfants
+communs, les biens de toutes espèces communs, et où l'on aura
+retranché des relations de la vie jusqu'au nom même de propriété... on
+peut assurer que là est le comble de la vertu... Un tel État, qu'il
+ait pour habitants les dieux ou des enfants des dieux, est l'asile du
+bonheur parfait; il faut en approcher le plus possible!»
+
+«La _République de Platon_, dit plus bas le philosophe français, est
+la conception d'un État fondé exclusivement sur la vertu!»
+
+Quoi! la famille, que proscrit Platon, est donc l'opposé de la vertu?
+La paternité est donc un vice? La maternité est donc un crime? La
+tendresse filiale est donc un forfait? La propriété héréditaire, qui
+seule porte et perpétue ce groupe humain, est donc un attentat à la
+vertu?
+
+Nous savons bien que l'éloquent commentateur français de Platon
+proteste par son bon sens contre l'exagération de son maître et
+proclame la famille sainte, la propriété bonne et sacrée. Mais ce
+n'est pas moins fausser l'entendement humain en politique que de
+présenter la _République de Platon_ comme un idéal de gouvernement
+dont une législation doit se rapprocher.
+
+
+XXXI.
+
+M. Cousin, qui comprend tout de si haut, semble n'avoir pas assez
+sondé le danger d'offrir en admiration aux hommes des théories qui ne
+sont que des rêves contre la société possible: car la société est la
+première des réalités; les rêves la tuent.
+
+Ce qu'il y a selon nous de plus contraire au progrès, c'est de marcher
+à contre-sens de la nature. Les instincts sont les sources des lois
+bien faites; tout ce qui ne découle pas directement des instincts
+s'égare; les instincts sont la logique de Dieu en nous.
+
+En politique, un crime est moins funeste à la société qu'une chimère,
+et, si l'on me donnait à choisir entre Machiavel, le législateur du
+crime politique, et Platon, le législateur des rêves, je choisirais
+plutôt Machiavel, car Machiavel ne déprave que l'âme d'un tyran, et
+Platon déprave la liaison du genre humain!
+
+
+XXXII.
+
+Oh! quand donc, au milieu de tant de cours de sciences physiques,
+théologiques, économiques, mathématiques, métaphysiques, qui aiguisent
+l'intelligence professionnelle, mais qui quelquefois faussent
+l'intelligence générale de notre siècle, aurons-nous enfin un cours de
+bon sens politique, non pas calqué sur les utopies de Platon, mais
+dérivé de la nature de l'homme; retrouvant l'origine des lois dans ces
+législations innées qui sont nos instincts?
+
+Il nous faudrait pour cela un second Montesquieu; le temps le demande
+et la Providence nous le doit. Le premier Montesquieu nous a fait
+l'_Esprit des lois_, le second nous ferait l'_Esprit_ de la nature
+humaine; plus son plan social serait parfait, plus il s'éloignerait en
+tout de celui de Platon.
+
+Au lieu de prendre le contre-pied de l'homme naturel et de l'homme
+historique, ce second Montesquieu suivrait pas à pas la nature
+humaine, pour lui faire des institutions à la mesure de ses organes,
+et non à la mesure de ses rêves.
+
+Ne voit-on pas, dans plusieurs passages du premier Montesquieu, comme
+dans tant de pages de Voltaire, combien le législateur méprisait le
+sophiste?
+
+
+XXXIII.
+
+Après avoir lu dans la _République de Platon_ comment il construit la
+société, on lit, dans ses _Lois_, comment il combine la législation,
+et comment il dégage confusément la forme politique, c'est-à-dire le
+gouvernement.
+
+Il ne faut pas oublier que ce gouvernement, qui ne s'appliquait qu'à
+la petite municipalité d'une bourgade de quelques milliers d'âmes
+d'Athènes, pouvait être aussi arbitraire, aussi locale et aussi
+étroite que l'espace compris entre la muraille du Pirée et l'enceinte
+du Parthénon. Mais, même pour un si petit espace, la politique, pour
+être applicable, devait se mouler sur la nature, sur l'histoire, sur
+les traditions, sur les habitudes du peuple de Solon.
+
+Il ne paraît pas qu'en cela Platon ait montré plus de bon sens
+pratique qu'il n'en a montré dans sa législation. C'était une tête
+comme J.-J. Rousseau, où tout le génie montait en rêves.
+
+La question de la forme des gouvernements est cependant bien
+secondaire, comparée à la forme des sociétés: c'est la philosophie
+pratique qui décrète des lois; c'est le lieu, le temps, ce sont les
+moeurs, les hommes, qui décident du gouvernement. Il faut du génie
+pour la législation, il ne faut que du sens commun pour faire le
+gouvernement d'un peuple.
+
+
+XXXIV.
+
+La philosophie est absolue, la politique est relative: république,
+fédération, aristocratie, théocratie, démocratie, oligarchie,
+monarchie, dictature, tyrannie même, tout cela est bien ou mal selon
+les circonstances, les convenances, les nécessités du peuple, qui
+adopte ou qui répudie tour à tour ces formes bien ou mal appropriées à
+l'usage que le peuple veut en faire.
+
+La Grèce, déchiquetée par la nature en détroits, en golfes, en îles et
+en presqu'îles, sans autre unité que la langue, ne pouvait être qu'une
+mosaïque de gouvernements, les uns monarchiques, les autres
+aristocratiques, ceux-ci démocratiques, ceux-là démagogiques, mal
+reliés par le lien d'une confédération confuse.
+
+La Perse, où l'immensité de l'espace et les provinces séparées entre
+elles par des déserts et des chaînes de montagnes laissaient un grand
+arbitraire aux gouverneurs des satrapies, ne pouvait être qu'une
+monarchie militaire absolue. Il fallait que la force centrale réprimât
+sans cesse les rébellions de la circonférence.
+
+Les Indes, où des révélations prétendues divines, expliquées dans
+l'origine et commentées sans cesse par les _brahmines_, avaient
+institué des castes serviles mais innombrables, ne pouvaient être
+soumises qu'à une théocratie inspirée d'en haut par des castes
+sacerdotales et gouvernée plus bas par des dynasties sacrées.
+
+La Chine, patriarcale et sédentaire après avoir été nomade et
+pastorale, ne pouvait être qu'un despotisme paternel formé à l'exemple
+de la tribu, où le père est roi sans cesser d'être père.
+
+Rome, association de brigands à son origine, pour ravager des voisins
+et se conquérir des territoires, ne pouvait être qu'une république
+militaire, soumise tour à tour à l'anarchie sanguinaire ou à la
+servitude féroce de cette nature d'institution armée.
+
+Carthage, société de commerce et de navigation, comme aujourd'hui la
+Grande-Bretagne, ne pouvait être qu'un gouvernement mixte de marins,
+de soldats, de sénateurs enrichis, de pauvres acharnés à s'enrichir;
+un gouvernement à trois ou quatre pouvoirs contre-balancés par des
+intérêts; l'or devait être au fond de toutes ses expéditions comme au
+fond de toutes ses pensées. L'oligarchie royale ou républicaine était
+la forme obligée de ce gouvernement.
+
+Plus tard, Rome, décomposée par sa grandeur et par ses vices, devait
+se sentir prête à laisser sa proie, à moins de resserrer sa serre par
+le despotisme et de se réfugier contre ses anarchies dans la
+servitude.
+
+L'empire romain devait naître et mourir en peu de temps.
+
+
+XXXV.
+
+La nécessité de la lutte contre les Romains devait prédisposer aussi
+la Gaule et la Germanie à l'unité monarchique, qui concentre les
+forces nationales défensives; les chefs victorieux devaient
+logiquement devenir des rois. La monarchie, d'abord soldatesque, puis
+féodale, puis religieuse, puis nationale, puis populaire, devait
+naturellement s'y transformer et s'y adapter aux époques et aux
+instincts des nations.
+
+L'Italie du moyen âge, démembrée par les invasions successives des
+peuples septentrionaux, et cependant respectée par eux comme siége de
+la religion nouvelle, devait se tronçonner en petites républiques
+presque municipales. Ces républiques, encore féroces de moeurs quoique
+avilies par leur petitesse, devaient lutter entre elles d'héroïsme,
+d'industrie, de commerce et d'arts. Le gouvernement démocratique,
+entrecoupé de fréquentes tyrannies, sortait logiquement d'une pareille
+situation.
+
+L'Allemagne, vaste entrepôt des débordements de peuples de l'Orient ou
+du Nord délayés dans les peuples incohérents de la Germanie, devait se
+constituer en empire fédéral pour la guerre, en individualités
+nationales indépendantes pour la paix: république de monarchies où
+l'unité était impossible dans la forme, parce que l'unité manquait
+dans l'esprit.
+
+L'Espagne, sorte d'Afrique européenne et d'avant-garde du catholicisme
+contre l'islamisme, devait être absolue comme son caractère oriental,
+inexorable comme sa théocratie militante. Charles-Quint, Philippe II,
+le duc d'Albe, l'Inquisition, l'ostracisme des races arabes de son
+territoire, la condamnaient à un gouvernement despotique et sacerdotal
+exprimé par une cour dans un couvent, l'Escurial.
+
+Ce n'est qu'après le règne du sacerdoce que son gouvernement
+despotique devait se détendre, et que la monarchie représentative
+devait y introduire le goût et les institutions de la liberté.
+
+L'Angleterre, emprisonnée dans une île sans proportion avec la
+grandeur de son intelligence, de son caractère et de son activité,
+devait, pour favoriser son expansion extérieure et pour conserver sa
+fierté au-dedans, se façonner un gouvernement nouveau dans le monde.
+Républicain dans ses chambres, dictatorial sur ses vaisseaux et dans
+ses colonies, monarchique dans sa cour, ce gouvernement seul
+correspondait à ses trois nécessités de situation: la liberté, la
+puissance, la stabilité; il sortait de sa nature.
+
+
+XXXVI.
+
+La France seule, par la diversité de son sol, de ses races, de ses
+caractères, de ses aptitudes, devait se plier, selon les heures de sa
+vie nationale, à toutes les formes de gouvernement.
+
+La mobilité et l'universalité, c'est à la fois son défaut et sa vertu.
+Libre, sauvage et indomptée dans ses forêts de la Gaule, sacerdotale
+sous ses druides, chevaleresque sous ses Francs, féodale sous ses
+chefs militaires, municipale sous ses communes, monarchique sous ses
+rois, représentative sous ses états généraux, conquérante sous ses
+princes ambitieux, artistique sous ses Valois, fanatique sous ses
+ligueurs, anarchique dans ses dissensions religieuses, unitaire sous
+ses Richelieu et sous ses Louis XIV, agricole sous ses Sully,
+industrielle sous ses Colbert, lettrée sous ses Corneille et ses
+Racine, théocratique sous ses Bossuet, philosophe et incrédule sous
+ses Voltaire, réformatrice et révolutionnaire sous ses Fénelon et ses
+J.-J. Rousseau, constitutionnelle sous ses Mirabeau, démagogique sous
+ses Danton, républicaine et sanguinaire sous sa Convention,
+conquérante et despotique sous son Napoléon, insatiable de liberté
+sous sa dynastie légitime, agitée et indomptable sous sa dynastie
+élective de 1830, sublime, mais épouvantée d'elle-même, sous sa
+seconde république, rejetée par terreur de l'utopie sous l'épée d'un
+second empire; prête à tout ce qui peut la grandir, la sauver,
+l'illustrer ou la perdre; ni républicaine, ni constitutionnelle, ni
+monarchique, ni théocratique, mais changeante, révolutionnaire et
+contre-révolutionnaire selon les temps; nation de volte-face pour
+faire face, sous toutes les formes, à tous les événements, pour rester
+grande!
+
+Voilà la France.
+
+Si Platon avait eu à lui donner un gouvernement, il aurait dû lui
+donner le gouvernement des circonstances, la constitution de
+l'à-propos, un costume aussi varié et aussi souple que l'air élastique
+qui l'environne, un manteau de pourpre sans forme et sans couture
+comme celui dont se vêtaient les Arabes, ces Français d'Asie, se
+pliant à toutes les saisons et à toutes les attitudes pour le jour et
+pour la nuit, pour la paix et pour la guerre, pour l'autorité ou pour
+la liberté, devant elle-même et devant l'ennemi.
+
+Aussi voyez son histoire: ce n'est pas celle d'un peuple, c'est celle
+de vingt peuples successifs et contradictoires; il n'y a d'unité en
+elle que l'unité de patriotisme. Elle a vécu, elle vit et elle vivra,
+parce qu'elle se transforme et qu'elle meurt et renaît sans cesse.
+
+
+XXXVII.
+
+Qu'est-ce qu'un pareil peuple aurait fait du gouvernement chimérique
+et pédantesque de Platon?
+
+Le bon sens est son seul législateur possible. Ne vous étonnez pas de
+ses voltes, apparentes plus que réelles: elle a le gouvernement de ses
+instincts. Elle saura bien changer son gouvernement comme un vêtement
+à sa taille, retirer à soi le pouvoir quand il lui paraîtra la
+conduire hors de sa voie; redevenir république quand il lui faudra la
+force unanime et irrésistible du peuple pour opérer ces grands
+changements devant lesquels la monarchie, conservatrice de sa nature,
+faiblit ou recule; reprendre la monarchie quand elle redoutera le
+radicalisme, qui compromet tout en exagérant tout; le gouvernement
+représentatif quand il faudra délibérer et transiger; la dictature
+quand il faudra pacifier; le gouvernement militaire quand il faudra
+combattre.
+
+Sa puissance indestructible, aux yeux d'un vrai philosophe, est
+précisément de savoir se changer. Tout est temporaire en elle, excepté
+sa durée.
+
+
+XXXVIII.
+
+La nature des différents gouvernements connus, depuis l'origine de
+l'histoire jusqu'à nos jours, est donc un démenti perpétuel aux
+théories politiques de Platon.
+
+Si le vrai philosophe taille ses institutions sociales sur le patron
+de la nature humaine, il taille aussi ses institutions politiques sur
+le patron de l'expérience et de l'histoire.
+
+C'était la politique d'Aristote, tout expérimentale et tout
+historique; c'était la politique de Socrate. Platon ne le fait
+évidemment intervenir dans ses dialogues sur la _République_ et sur
+les _Lois_, que pour donner de l'autorité à ses rêves.
+
+
+XXXIX.
+
+Xénophon, disciple aussi, mais disciple plus sincère et plus littéral
+que Platon, parle de Socrate comme d'un philosophe aux yeux duquel les
+institutions sociales et politiques n'avaient qu'une importance
+très-secondaire, et qui s'occupait infiniment plus d'améliorer les
+hommes que de les constituer.
+
+La question pour le vrai Socrate, c'étaient les dieux, ce n'étaient
+pas les lois.
+
+Xénophon insinue même formellement que Socrate fut bien moins condamné
+à mort pour ses audaces contre la religion de l'État, que pour n'avoir
+pas voulu partager assez les rancunes des factions populaires qui lui
+reprochaient son indifférence politique.
+
+En lisant attentivement Xénophon, nous avons acquis la presque
+certitude que dans les Dialogues, les choses sublimes et simples sont
+de Socrate, et les choses sophistiques et alambiquées sont de Platon.
+
+Les _Dialogues_ seront éternellement et justement lus et exaltés pour
+ce qui est de Socrate, éternellement et justement réprouvés comme
+sophistiques pour ce qui est de Platon.
+
+C'est la traduction faussée d'une belle âme de l'humanité par un bel
+esprit d'Athènes.
+
+
+XL.
+
+En résumé, je vous en ai dit assez pour vous donner de la philosophie
+grecque, à son apogée, une idée que nous compléterons en étudiant
+bientôt ensemble la philosophie d'Aristote.
+
+Aristote est le disciple sensé du disciple souvent si peu sensé de
+Socrate.
+
+Il fut l'instituteur et le conseiller politique du plus grand des
+Grecs en génie, en politique et en héroïsme: Alexandre.
+
+La philosophie de Socrate, quoique faussée par Platon, aura cet
+éternel mérite d'avoir été la première grande profession de foi
+spiritualiste du genre humain, non-seulement en Asie, mais en Europe.
+C'est par Platon que l'humanité de ce temps a su qu'elle avait une âme
+trois siècles avant la révélation du christianisme. La philosophie
+selon la raison précéda ainsi la philosophie selon la foi.
+
+
+XLI.
+
+Le _Phédon_ est le plus beau drame humain avant le drame du Calvaire.
+Socrate en fut la victime; mais Platon, ce saint Paul du spiritualisme
+grec, mêla à la sublime doctrine de son maître tant de sophismes, tant
+de puérilités, tant de chimères et tant de dépravations d'idées, de
+lois, de moeurs, que cette pure philosophie socratique en fut viciée
+presque dans sa source, et qu'en se sanctifiant avec Socrate, on
+craint toujours de se corrompre avec Platon.
+
+ LAMARTINE.
+
+
+
+
+LXXXIIIe ENTRETIEN.
+
+CONSIDÉRATIONS SUR UN CHEF-D'OEUVRE,
+
+OU
+
+LE DANGER DU GÉNIE.
+
+LES MISÉRABLES, PAR VICTOR HUGO.
+
+PREMIÈRE PARTIE.
+
+
+I.
+
+Je veux défendre la société, chose sacrée et nécessaire quoique
+imparfaite, contre un ami, chose délicate, qui laisse emporter son
+génie aux fautes de Platon dans le style de Platon, et qui, en
+accusant la société, résumé de l'homme, fait de l'homme imaginaire
+l'antagoniste et la victime de la société.
+
+L'HOMME CONTRE LA SOCIÉTÉ, voilà le vrai titre de cet ouvrage, ouvrage
+d'autant plus funeste qu'en faisant de l'homme individu un être
+parfait, il fait de la société humaine, composée pour l'homme et par
+l'homme, le résumé de toutes les iniquités humaines; livre qui ne peut
+inspirer qu'une passion, la passion de trouver en faute la société, de
+la renouveler et de la renverser, pour la refondre sur le type des
+rêves d'un écrivain de génie.
+
+
+II.
+
+C'est ainsi que le disciple de Socrate, après la mort de Socrate,
+l'homme pratique, son inspirateur; c'est ainsi que Platon écrivit sa
+_République_ idéale, _pandémonium_ de toutes les chimères, capable de
+donner le vertige à toute la démagogie d'Athènes, si Périclès n'était
+pas né pour rendre le bon sens aux philosophes, et la discipline
+volontaire au peuple qui vit de bon sens.
+
+C'est ainsi que J.-J. Rousseau écrivit, mal éveillé, le _Contrat
+social_, capable de donner le fanatisme de l'absurde à toute la
+bourgeoisie lettrée de la France, jusqu'à ce que la rage de
+l'impossible, le _delirium tremens_ de la nation, s'emparât du peuple
+et lui fît commettre des crimes, des meurtres et des suicides, qui
+remontent, comme l'effet à la cause, à de mauvais raisonnements.
+
+C'est ainsi qu'ont procédé tous les écrivains dits _socialistes_ de
+nos jours, avec de bonnes intentions et des têtes faibles, depuis
+Saint-Simon qui veut réhabiliter la chair et la boue, jusqu'à Fourier
+qui veut passionner l'instinct brutal et moraliser l'immoralité, pour
+que tout soit vertu et volupté sur la terre; jusqu'à cet homme sans
+nom qui veut anéantir le fait accompli, les droits antécédents et le
+travail de cinq ou six mille ans dans le monde qui nous précède et
+nous engendre, et qui déclare que la propriété c'est le vol, et qu'il
+faut recommencer sans elle; jusqu'au grand pontife des _Mormons_, qui
+recrée le _harem_ religieux pour le plaisir de quelques prêtres de la
+population, et traîne des troupeaux de femelles à la suite du mâle
+dans les steppes des États-Unis d'Amérique, ce pays vacant et pratique
+de toutes les absurdités impraticables et bientôt punies, je l'espère.
+
+C'est ainsi enfin qu'un homme, de bien plus de talent vrai que tous
+ces faux monnayeurs de ce qu'ils appellent l'_idée_, et de bien plus
+de style que tous ces frappeurs de mensonges à l'effigie de la vérité;
+c'est ainsi que Victor Hugo, jeté sur son île solitaire, et à qui les
+latitudes de l'espace, la liberté de l'étendue, la complaisance du
+vide, les ondulations de l'Océan, les orages, les bruits, les écumes,
+les senteurs âpres des vagues ont porté à la tête, agrandi les
+horizons, creusé les aperçus, donné souvent le sublime, quelquefois le
+vertige, attendri l'âme jusqu'à la sensibilité maladive du mal
+universel, et fait du coeur d'un poëte le grand muscle sympathique
+universel de l'humanité souffrante; c'est ainsi, disons-nous en
+fermant ce livre, que notre ami a pleuré ses larmes de colère sur son
+Patmos de l'Océan, et que ce saint Jean du peuple a cru écrire pour
+le peuple en écrivant en réalité contre lui! Car le peuple, c'est le
+sol même sur lequel toute société est construite; c'est l'élément dont
+toute société est faite, et, quand la société s'écroule, c'est lui
+qu'elle écrase le premier et le dernier!
+
+
+III.
+
+Relisons à tête reposée ce merveilleux livre, merveilleux d'utopie
+comme de saines inspirations; laissons en pâture aux échenilleurs de
+mots et de formes les impropriétés de termes, les exagérations de
+phrases, les mauvais jeux d'esprit, les impuretés de langue, les
+fautes lourdes et même les saletés de goût, flatterie indigne du génie
+élevé d'un grand poëte, cynisme de la démagogie, cette plèbe du
+langage, qui l'abaisse pour qu'il soit à son niveau, et qui le souille
+pour l'approprier à ses vices. Il ne s'agit pas de tout cela, qu'un
+trait d'encre sème sur la page et qu'un coup d'ongle efface, comme dit
+le latin: il y a dans le livre plus de pages qu'il n'en faut pour
+pouvoir en déchirer quelques-unes.
+
+Relisons-le pour en contempler la puissance souvent colossale, pour en
+admirer la verve plus bouillante encore que dans la jeunesse, dans
+cette nature qui a déjà bouillonné soixante ans, tant il y a d'eau
+dans ce vase et de combustible dans ce foyer.
+
+Relisons-le pour y sympathiser avec une sensibilité pathétique qui
+n'existait pas au même degré dans les années tendres de l'écrivain, et
+qui semble en vieillissant participer davantage à cette mélancolie de
+l'espèce humaine, à cette tristesse des choses mortelles, à ce _mentem
+mortalia tangunt_, à ce sublime _lacrimæ rerum_ de Virgile, qui, lui
+aussi, avait vu des révolutions, des proscriptions, des déceptions
+humaines.
+
+Relisons-le pour nous complaire et nous attendrir sur ces amours de
+deux êtres innocents, dans un jardin redevenu inculte, forêt vierge
+pour ce couple virginal de la _rue Plumet_, site que Bernardin de
+Saint-Pierre est allé chercher à l'île de France pour Virginie,
+Chateaubriand en Amérique pour Atala, et que Hugo a su découvrir tout
+fait et peindre en grisaille sans couleurs dans un vil faubourg de
+Paris, Éden dépaysé dont il est le Milton, le Théocrite, le Bernardin
+de Saint-Pierre et le Chateaubriand, avec plus de vérité, de larmes,
+de passions, de couleur et de lumière dorée que ces grands modèles.
+
+Relisons-le surtout pour y rechercher ses sophismes involontaires sur
+l'ordre et le désordre social, pour lui faire comprendre comment ce
+qu'il imagine comme le remède serait l'empirisme de notre pauvre
+condition humaine; comment la vie, à quelque classe que l'on
+appartienne, n'est pas et ne peut pas être un sourire éternel de l'âme
+entre la faim, le travail et la mort; épreuve, oui, jouissance, non;
+et comment ceux qui, comme nous, sont condamnés à vie à cet
+emprisonnement cellulaire sur ce globe pour en expier un plus mauvais
+ou pour en mériter un meilleur, seraient révoltés jusqu'à la frénésie
+si l'on parvenait à leur faire croire que, pour les uns, ce globe est
+un Éden, pour les autres, un enfer, et que tout mal vient du
+distributeur du mal et du bien!
+
+Une fois ce mensonge persuadé par les sophistes aux peuples, qu'y
+aurait-il à conclure? le désespoir, et après le désespoir, la fureur,
+et après la fureur, l'attaque et la défense à main armée; et après la
+défense et l'attaque à main armée, l'anéantissement de toute
+institution, et après l'anéantissement de tout ce qui fut et de tout
+ce qui est, quoi? le néant universel, l'anarchie du chaos!
+
+C'est là qu'il faut éclairer, si on ne veut pas la maudire, la pensée
+évidemment tout autre de l'écrivain. C'est là ce qui me saisit
+l'esprit en fermant son livre.
+
+Je me dis à moi-même: J'écrirai!
+
+Mais, avant d'écrire, je réfléchis: et voici ce que je réfléchis.
+
+
+IV.
+
+J'ai toujours aimé Victor Hugo, et je crois qu'il m'a toujours aimé
+lui-même, malgré quelques sérieuses divergences de doctrines, de
+caractère, d'opinions fugitives, comme tout ce qui est humain dans
+l'homme; mais, par le côté divin de notre nature, nous nous sommes
+aimés quand même et nous nous aimerons jusqu'à la fin sincèrement,
+sans jalousie, malgré l'absurde rivalité que les hommes à esprit court
+de notre temps se sont plu à supposer entre nous.
+
+Jalousie ridicule, puisque je ne fus jamais qu'un amateur désoeuvré du
+beau, qui esquisse et qui chante au hasard, sans savoir le dessin ou
+la musique, et que Hugo fut un souverain artiste, qui força
+quelquefois la note ou le crayon, mais qui ne laissa guère une de ses
+pensées ou une de ses inspirations sans en avoir fait un immortel
+chef-d'oeuvre: l'un ne demandant rien qu'au jour qui passe, comme un
+improvisateur sans lendemain; l'autre, prétendant fortement à gagner
+et à payer par le travail le salaire que la postérité doit au génie
+laborieux, un renom qui ne périt pas.
+
+Et, d'ailleurs, l'ignoble jalousie de métier n'était pas dans notre
+nature.
+
+L'envie n'est autre chose que le sentiment de quelque qualité qu'un
+autre possède et qui manque en nous. Ce vide fait souffrir, et de
+souffrir à haïr il n'y a pas loin. De quoi aurais-je souffert, puisque
+je me sentais plein de tout ce que je désirais contenir, en n'élevant
+jamais mes prétentions plus haut que ma stature? De quoi Hugo
+pouvait-il souffrir, puisqu'il se sentait vaste comme la nature? Il
+disait un jour (on m'a rapporté son mot):
+
+«J'ai un avantage sur Lamartine: c'est que je le comprends tout
+entier, et qu'il ne comprend pas la partie dramatique de mon talent.»
+
+C'était juste et c'était vrai.
+
+
+V.
+
+Je n'ai jamais compris les drames de son théâtre, et je m'en accuse.
+Je les ai applaudis quelquefois aux premières représentations; mais
+j'avoue que j'applaudissais de confiance, et, quand j'entendais le
+public les applaudir avec enthousiasme, je pensais que le public, seul
+juge en cette matière, avait raison, et que j'étais apparemment sourd
+de cette oreille. Je le pense encore et je n'en parle jamais, même à
+lui. Je ne nie pas mon incompétence pour un jugement; je ne prends
+pas ma taille pour mesure du génie dramatique; je ne dis pas: «Ce qui
+est plus haut que moi n'existe pas.»
+
+
+VI.
+
+Quoi qu'il en soit, c'est l'âge qui fait les idées, c'est la jeunesse
+qui fait les amitiés. J'aime Hugo, parce que je l'ai connu et aimé
+dans l'âge où le coeur se forme et grandit encore dans la poitrine;
+dans l'âge où les racines de notre vie, pleines encore de séve et de
+souplesse, s'attachent par leurs filaments les plus tendres à ce qui
+pousse, végète ou se rencontre seulement dans le même sol, et où, si
+ces racines viennent à se tordre, à se replier et à se nouer autour
+d'un caillou ou d'un bloc de granit, elles l'enserrent dans leurs
+noeuds, l'emportent en grandissant et le font pour ainsi dire végéter
+et vivre avec elles de leur propre substance, comme si l'arbre et la
+pierre n'étaient qu'une seule vie!
+
+Je me souviens comme d'hier du jour ou le beau duc de Rohan, alors
+mousquetaire, depuis cardinal, me dit, en venant me prendre dans ma
+caserne du quai d'Orsay:
+
+«Venez avec moi voir un phénomène qui promet un grand homme à la
+France. Chateaubriand l'a déjà surnommé enfant sublime. Vous serez
+fier aussi un jour d'avoir vu le chêne dans le gland.»
+
+
+VII.
+
+Nous partîmes. J'entrai sur les pas du duc de Rohan dans une maison
+obscure de la rue du Pot-de-Fer, au fond d'une cour, au
+rez-de-chaussée; un bourdonnement d'enfants qui répètent leurs leçons
+sortait des fenêtres basses, comme un bourdonnement de ruches qui font
+le miel au printemps. Un rayon oblique de soleil pénétrait dans la
+ruche; une mère, grave, triste, affairée, y faisait réciter des
+_devoirs_ à des enfants de différents âges: c'étaient ses fils.
+
+Elle nous ouvrit une salle basse, un peu isolée, au fond de laquelle
+un adolescent studieux, d'une belle tête lourde et sérieuse, écrivait
+ou lisait, loin du gai tumulte de la maison: c'était Victor Hugo,
+celui dont la plume aujourd'hui fait le charme ou l'effroi du monde.
+
+Il avait déjà écrit cette élégie qui seyait si bien à un enfant-roi
+sur la mort d'un roi-enfant, Louis XVII, cette victime innocente de la
+brutale démagogie d'un savetier, bourreau volontaire. L'enfant-roi,
+sortant du sépulcre où on l'a jeté à la fosse commune, secoue son
+linceul et, rappelant ses souvenirs confus, s'écrie en revoyant la
+terre:
+
+ Où donc ai-je régné? demandait la jeune âme.
+
+De telles inspirations étaient évidemment les pressentiments d'un
+grand poëte. Tout ce qui avait une âme sous un coeur quelconque en
+était ému.
+
+
+VIII.
+
+On peut changer de devoirs dans la vie, selon le temps, qui commande
+rudement aux vivants d'autres destinées qui sont des devoirs aussi,
+mais il ne faut pas répudier notre destinée initiale.
+
+Les événements ont des vicissitudes, le coeur n'en a pas. Nous avons
+été contristés en lisant dans les _Misérables_ un chapitre intitulé:
+_Ce qu'on faisait en 1817._ La Restauration fut notre mère; est-ce à
+nous de lui arracher son manteau après sa mort et de montrer sa nudité
+à ses ennemis pour leur donner la mauvaise joie de ses ridicules et de
+ses fous rires?
+
+Non, la bienséance, même quand elle est triste, n'est pas seulement
+une convenance, elle est une vertu! C'est la fidélité des
+catastrophes; n'y manquons pas, le ridicule est le père des régicides.
+
+Ce n'est pas à l'enfant sublime de Chateaubriand de donner le signal
+du rire aux hommes qui rient du malheur et de l'infirmité du
+vieillard.
+
+Effacez ce chapitre: la verve moqueuse ne donne de l'esprit qu'aux
+méchants; le génie est bon, car il est divin.
+
+Et puis une autre raison encore me fait aimer et respecter Victor
+Hugo: nous avons presque commencé ensemble cette longue traversée de
+la vie, où le hasard, qui est Dieu aussi, fait embarquer à la même
+date, sur la même nef, dans les mêmes circonstances et sur la même
+mer, ces passagers plus ou moins mémorables qu'on appelle des
+contemporains.
+
+Nous avons navigué quarante ans ensemble à travers calme et tempêtes,
+orages et bonaces, vents contraires, variables, alizés, pour atteindre
+ce même bord de ce même autre monde que nous sommes près d'atteindre
+tous les deux.
+
+Nous avons fait tous deux d'illustres naufrages: l'un, échoué sur un
+bel écueil, au milieu du libre Océan; l'autre, sur la vase d'une
+ingrate patrie, la quille à sec, les voiles en lambeaux, les mâts
+brisés, le gouvernail aux mains du hasard; l'un, plein d'espérances et
+de nobles illusions, ces mirages de la seconde jeunesse des hommes
+forts; l'autre, découragé, trouvant les hommes toujours les mêmes dans
+tous les siècles, et n'attendant d'eux dans l'avenir que l'éternelle
+vicissitude de leur nature, qui naît, qui se remue, qui se répète et
+qui meurt, pour se répéter encore jusqu'à satiété!
+
+Lisez et comprenez l'histoire.
+
+
+IX.
+
+Je n'ai pas renoncé à l'espérance pour le genre humain; mais, comme un
+avare plusieurs fois volé, je l'ai placée, comme mon trésor, dans un
+autre monde où les hommes ne seront plus des hommes, mais des êtres de
+lumière et de justice, sans inconstance, sans ignorance, sans
+passions, sans faiblesses, sans infirmités, sans misères, sans mort,
+c'est-à-dire le contraire de ce qu'ils sont ici-bas: le monde des
+utopistes, le paradis des belles imaginations, la société d'Hugo et de
+ses pareils!
+
+Quand on a navigué ainsi ensemble un certain nombre d'années, on
+arrive à s'aimer par similitude de destinées, par sympathie de
+spectacles et de misères, par conformité de lieux, de temps, de
+cohabitation morale dans un même navire, voguant vers un rivage
+inconnu.
+
+Être contemporains, c'est presque être amis, si l'on est bons; la
+terre est un foyer de famille, la vie en commun est une parenté. On
+peut différer d'idées, de goûts, de convictions même, pendant qu'on
+flotte, mais on ne peut s'empêcher de sentir une secrète tendresse
+pour ce qui flotte avec vous.
+
+Voilà mes sentiments pour Hugo; je crois que les siens sont identiques
+pour moi. Nous sommes divers, je ne dis pas égaux, mais nous nous
+aimons.
+
+
+X.
+
+Voici un souvenir qui me revient, et qui dit bien ce que nous sommes
+l'un à l'égard de l'autre.
+
+Le lendemain de la répudiation du drapeau rouge, le dimanche qui
+suivit la révolution du 24 février 1848, le peuple bouillonnait encore
+sur la place de Grève, ce _mont Aventin_ des insensés, où se
+proclamait la loi agraire de Paris.
+
+Nous avions résolu, après la victoire symbolique du drapeau tricolore,
+de fixer la Révolution, qui reculait déjà dans le possible, en la
+passant en revue tout entière au milieu de la place de la Bastille, et
+de la rallier avec tous les citoyens et toute la garde nationale,
+cette raison et cette force irrésistibles, à la vraie France, en la
+montrant vaste, enthousiaste, unanime, aux démagogues et aux
+songe-creux de l'utopie.
+
+Pendant que les derniers lambeaux de drapeaux rouges se détachaient
+des boutonnières et descendaient un à un des balcons et des fenêtres
+des maisons en face de l'Hôtel de Ville, d'épaisses colonnes,
+débouchant du quai, fendaient les flots de la multitude, se
+dirigeaient vers les portes comme un second débordement, et montaient
+à l'assaut des escaliers et des salles, apportant pour _ultimatum_
+l'organisation du travail, ce rêve-cauchemar d'un autre dormeur
+éveillé.
+
+«Ouvrez-leur les portes toutes larges, et laissez-les entrer, eux et
+leurs songes,» criai-je du haut du balcon.
+
+Ils inondèrent le palais.
+
+Leur physionomie était honnête, mais tendue comme par une résolution
+sourde et décidée à ne rien modifier, par inintelligence de ses
+programmes.
+
+J'allai au-devant d'eux dans une vaste enceinte, et, me plaçant devant
+une grande table qui rompait la colonne et qui m'empêchait d'en être
+submergé, j'attendis que la plénitude du lieu rendît la foule
+immobile, et, m'adressant aux premiers rangs, composés des chefs, au
+milieu desquels rayonnaient quelques belles figures d'artisans plus
+éclairées que les autres des rayons du bon sens qui transperce
+l'ignorance et la force brutale des masses:
+
+«--Que demandez-vous de nous?» leur dis-je.
+
+«--Nous voulons, me répondirent-ils, l'organisation du travail ou
+rien!» Et la salle entière retentit des vociférations approbatives de
+la résolution des chefs.
+
+«--Pouvez-vous me dire ce que c'est que l'organisation du travail?»
+leur répliquai-je.
+
+Ils se regardèrent et se turent.
+
+«--Mais, c'est le travail organisé de manière que la concurrence soit
+détruite et n'avilisse pas nos produits et nos salaires.
+
+«--Bien, dis-je; mais, si la concurrence est détruite, que devient le
+droit le plus précieux du travailleur, la liberté du travail?»
+
+Ils s'embarrassèrent davantage, et firent un chaos de réponses
+confuses et contradictoires tellement absurdes et révoltantes que des
+foules d'objections et de murmures s'élevèrent de leurs propres rangs
+contre les solutions bizarres de ces métaphysiciens sur parole. Ce ne
+fut plus une discussion, ce fut un _pandémonium_ d'absurdités.
+
+Je demandai le silence.
+
+«--Écoutez-moi bien,» leur dis-je alors en prenant résolument la
+parole; et bien m'en prit d'avoir profondément étudié trente ans
+l'économie politique pour leur classifier à eux-mêmes leurs tendances,
+et leur démontrer, dans une longue et cordiale improvisation, que ce
+qu'ils demandaient, c'était tout simplement la tyrannie la plus
+meurtrière des classes laborieuses, le monopole le plus insolent qui
+ait jamais abâtardi l'espèce humaine en masse, pour créer, par ce
+monopole, le privilége des classes renversées, de l'aristocratie de la
+main-d'oeuvre contre la démocratie des producteurs et des
+consommateurs;
+
+«--Écoutez-moi bien, leur dis-je, je vais vous faire ma profession de
+foi d'ignorance. Je ne me crois ni plus ni moins d'intelligence que la
+généralité des hommes de mon siècle, et, à mon tour, je vous déclare
+que j'ai appliqué, pendant la moitié de ma vie, toute l'intelligence
+telle quelle dont Dieu m'a plus ou moins doué à comprendre ce que vos
+apôtres et vos faux prophètes vous promettent dans ce que vous appelez
+l'organisation du travail, et que, malgré toute mon application et
+tous mes efforts, il m'a été impossible d'y rien comprendre. Ce serait
+donc à moi à vous demander de me déchiffrer cette énigme, et de me
+révéler ce que vous croyez comprendre. Je vous donne encore une fois
+la parole. Voyons, essayez; j'écoute, puissé-je ratifier ce que vous
+aurez éclairci!»
+
+Ils se turent, en commençant à donner quelques signes d'étonnement et
+de doute sur leurs figures.
+
+«--Eh bien, leur dis-je, je vais vous définir à mon tour le seul
+socialisme vrai qui vous travaille et qui vous pousse à votre insu
+ici, pour exiger ce que vous ne savez pas définir, et dont vous croyez
+que nous avons le secret et la formule.
+
+«Selon moi, le voici.»
+
+
+XI.
+
+Alors, usant largement de l'attention passionnée qu'ils accordaient à
+ma personne et à mes paroles, je leur démontrai, avec une énergique
+sincérité, que personne n'avait le secret de l'organisation du
+travail, ni d'une organisation de fond en comble, d'une organisation
+parfaite de la société, dite socialisme, où il n'y aurait plus ni
+inégalité, ni injustice, ni luxe, ni misère; qu'une telle société ne
+serait plus la terre, mais le paradis; que tout le monde s'y
+reposerait dans un repos si parfait et si doux que le mouvement même y
+cesserait à l'instant, car personne n'aurait le désir de respirer
+seulement un peu plus d'air que son voisin; que ce ne serait plus la
+vie, mais la mort; que l'égalité des biens était un rêve tellement
+absurde dans notre condition humaine que, lors même qu'on viendrait à
+partager à parts égales le matin, il faudrait recommencer le partage
+le soir, car les conditions auraient changé dans la journée par la
+vertu ou le vice, la maladie ou la santé, le nombre des vieillards ou
+des enfants survenus dans la famille, le talent ou l'ignorance, la
+diligence ou la paresse de chaque partageur dans la communauté, à
+moins qu'on n'adoptât l'égalité des salaires pour tous les salariés,
+laborieux ou paresseux, méritant ou ne méritant pas leur pain; que le
+repos et la débauche vivraient aux dépens du travail et de la vertu,
+formule révoltante, quoique évangélique, de M. Louis Blanc, dont la
+seule énonciation faisait rire leur bon sens; à moins cependant,
+ajoutai-je encore, que le travail libre ne devînt travail forcé pour
+toute la société, que des répartiteurs du salaire, le fouet ou le
+glaive à la main, ne fussent chargés de faire travailler tout le
+monde, et que la société des blancs ne fut réduite à une horde
+d'esclaves, chassés chaque matin de leurs cases communes au travail
+uniforme, par des conducteurs de nègres blancs!
+
+«Quel perfectionnement social!» m'écriai-je au milieu du rire de
+l'auditoire,» et combien la société de tels socialistes ferait envier
+aux hommes le sort de la brute ruminante, qui va du moins paître en
+liberté et en paix l'herbe qu'elle ne mesure qu'à sa faim! Non, ce
+n'est pas l'organisation forcée du travail que vous pouvez demander.»
+
+«--Non! non! non!» s'écrièrent-ils.
+
+«--Eh bien! il n'y en a pas d'autre; je vous défie tous d'en trouver
+une autre: donc il n'y a pas d'organisation du travail, de
+distribution des richesses forcée, autre que la distribution par la
+liberté, par la concurrence, par l'économie des travailleurs, et par
+les besoins des consommations libres, des capitalistes, etc.
+
+«Savez-vous, encore une fois, ce que vous voulez? Vous voulez que le
+capital, qui appartient à tous, et qui n'est que le réservoir du
+nécessaire et du superflu de tout le monde, soit libre comme le
+travail, car, s'il n'est pas libre, il se cachera, il ne se montrera
+plus, il ne consommera plus, et par là même il fera mourir de faim le
+travailleur, en cessant de se répandre en salaires, et de s'accumuler
+en économies nouvelles, qui forment à leur tour des capitaux, et qui,
+en se dépensant, reforment des salaires, de manière que tout le monde
+jouisse et travaille à la fois pour jouir à son tour.»
+
+«--Oui! oui! c'est cela!» murmura de toutes parts le bon sens de la
+foule, qui commençait à revenir à l'évidence.
+
+«Mais vous ne voulez pas,» continuai-je, «et vous avez raison de ne
+pas vouloir qu'il y ait des misères incurables et imméritées, comme la
+société mal inspirée en est pleine. Vous ne voulez pas que le père et
+la mère malades, chargés de trop d'enfants en bas âge, et retenus par
+la maladie dans leur grenier, voient périr sans soins, sans lait, sans
+pain, sans feu, sans asile, les fruits de leur union abandonnés au
+hasard. Vous ne voulez pas, etc.»
+
+Je leur énumérai ici les misères innombrables et imméritées auxquelles
+la famille du prolétaire est sujette par le chômage, le veuvage, la
+caducité, l'abandon, le dénûment des orphelins, et tous les cas où la
+providence tutélaire d'une société bien inspirée doit s'étendre par
+l'oeil et par la main d'un gouvernement sérieusement populaire, où
+elle doit intervenir afin de soulager et de rectifier des misères
+imméritées par des secours actifs et par la charité sociale.
+
+Ils parurent satisfaits et reconnaissants de cette énumération, de ces
+bonnes volontés des gouvernants en faveur des misérables, et crièrent
+de toutes parts: «--Oui! oui! c'est ce que nous voulons!»
+
+«--Eh bien! ajoutai-je en concluant, vous reconnaissez donc qu'il n'y
+a qu'un seul socialisme pratique: c'est la fraternité volontaire et
+active de tous envers chacun, c'est une religion de la misère, c'est
+le coeur obligatoire du pays rédigé en lois d'assistance. Eh bien,
+c'est ce que l'intelligence de la nation vous donnera quand toutes les
+classes, tous les capitaux, tous les salaires, tous les droits, tous
+les devoirs, représentés dans la législation par le suffrage
+proportionné de tous, auront choisi le suffrage universel à plusieurs
+degrés pour l'harmonie sociale; mais c'est ce qu'aucun homme sensé et
+consciencieux ne consentira jamais à vous donner dans ce que vous
+appelez l'organisation du travail ou socialisme radical, qu'on vous a
+amenés à vociférer ici sans en comprendre l'exécrable non-sens!»
+
+Tous applaudirent, et tous se déclarèrent éclairés et satisfaits,
+évacuèrent les escaliers et remplirent la place de Grève de cris de:
+_Vive Lamartine!_ Ce ne fut pas là un triomphe de trois jours contre
+la démagogie du drapeau rouge, ce fut le triomphe du sens commun
+contre une idée fausse.
+
+
+XII.
+
+Nous nous mîmes en marche à travers une foule innombrable vers la
+place de la Bastille; deux millions d'hommes de Paris et des villes et
+villages nous y attendaient, les uns sous les armes, les autres
+désarmés. Nous venions sceller avec eux, fixer et borner la révolution
+encore débordante, et leur rendre compte de leur propre vertu. Le sage
+et courageux Dupont (de l'Eure), notre président, qui m'avait donné
+en secret, par écrit, sa survivance pendant les tempêtes du premier et
+du second jour, parla en notre nom à tous. On applaudit ses cheveux
+blanchis dans la vertu civique.
+
+Le défilé commença; il devait durer plus d'un jour.
+
+
+XIII.
+
+D'autres devoirs, également urgents, m'appelaient à l'hôtel des
+Affaires-Étrangères, envahi, depuis le 24 février, par des hommes
+inconnus et armés, qu'il fallait refouler et convertir en gardes
+volontaires, pour préserver les archives diplomatiques de l'État.
+
+Je m'enveloppai de mon manteau, et je me glissai inaperçu et inconnu
+entre deux files de grenadiers avec lesquels je marchai un moment.
+Puis, obliquant à gauche d'un mouvement insensible, je me lançai dans
+la mer d'hommes de toutes conditions qui couvrait la place de la
+Bastille, à l'embouchure de la rue Saint-Antoine. Je parvins à peu
+près au milieu sans avoir le malheur d'être reconnu, et j'allais
+entrer dans les rues à droite pour m'évader par les rues vides
+parallèles aux boulevards, lorsqu'un froissement de la foule fît
+glisser mon manteau de mes épaules; je me baissais pour le ramasser
+dans la boue, quand je fus reconnu par un artiste alors très-célèbre,
+Cellarius, le musicien de la danse, suivi de quelques-uns de ses
+élèves et de ses amis.
+
+«C'est Lamartine!» s'écria-t-il à demi-voix.
+
+Mais il fut entendu par les spectateurs les plus rapprochés, qui, ne
+respectant pas mon incognito nécessaire, crièrent à l'instant: _Vive
+Lamartine!_ et, se pressant en tumulte autour de moi et du groupe
+formé à l'instant par Cellarius et ses amis pour me protéger contre
+l'enthousiasme populaire, firent retourner peu à peu de la place
+encombrée la foule du côté opposé à la grande revue, et la
+précipitèrent sur mes pas avec une pression et des clameurs d'amour
+que m'avaient values en ce moment ma résistance toute fraîche aux
+sommations armées et réitérées que m'avait adressées la démagogie à
+l'Hôtel-de-Ville.
+
+Je sentis que j'étais étouffé de tendresse et de délire si je ne
+parvenais pas à me glisser dans quelque rue étroite, dont
+l'embouchure, resserrée par les maisons et presque invisible, rompît
+la masse de mes poursuivants et me permît de leur échapper en
+diminuant forcément leur nombre.
+
+«--Y a-t-il près d'ici une telle rue?» demandai-je à voix basse à
+Cellarius.
+
+«--Oui, me dit-il, nous y touchons.
+
+«--Eh bien! hâtons-nous, lui dis-je, de nous y jeter, et que
+quelques-uns de vos amis en disputent un moment l'entrée à la foule:
+pendant ce temps-là, nous gagnerons plus facilement l'issue la plus
+voisine de la place Royale, et, une fois arrivés là, protégés par la
+galerie étroite et longue, j'atteindrai le numéro 6, au fond de la
+voûte qu'habite Hugo, et j'irai lui demander asile contre cet assaut
+de l'enthousiasme. La porte, il m'en souvient, est ferrée, épaisse et
+forte comme la porte d'une citadelle: nous la refermerons sur moi, et
+le peuple, resté dehors, respectera la maison du grand poëte.»
+
+
+XIV.
+
+La manoeuvre que j'avais indiquée à Cellarius réussit, et nous nous
+trouvâmes un moment isolés dans la petite rue de secours conduisant à
+la place Royale; mais bientôt les fenêtres et les portes s'ouvrirent
+au bruit du tumulte qui s'élevait à mon nom devant et derrière moi, et
+la foule, quoique rétrécie par l'obstacle, déboucha avec nous sur la
+place, aux mêmes cris d'amour et de délire répétés de proche en proche
+par ceux qui avaient débouché des petites rues latérales.
+
+Je craignais que cette émotion, toute de reconnaissance et de bonne
+intention au début, ne gagnât de rue en rue la ville, n'accumulât une
+armée entière sur nos pas et ne rallumât dans la multitude l'apparence
+des séditions que nous nous félicitions d'avoir apaisées.
+
+Les arcades étroites de gauche, sous lesquelles nous nous étions
+engouffrés, avaient encore diminué et tronçonné la foule; nous y
+marchions en groupe, à pas précipités, pour atteindre avant elle le
+numéro 6. Déjà les premiers arrivés, qui me précédaient, y frappaient
+à grands coups pour que la porte s'ouvrît à ma fuite; mais le
+concierge, entendant ce tumulte et ces clameurs sans en connaître la
+cause, et craignant un assaut de la maison de son maître, refusait
+d'ouvrir:
+
+«--Ouvrez avec confiance, lui criai-je à demi-voix, ne craignez rien,
+c'est un ami d'Hugo, c'est moi, c'est Lamartine!»
+
+Il entr'ouvrit enfin, juste assez pour me laisser entrer avec deux ou
+trois personnes, puis referma, aidé de nos épaules contre la pression
+croissante de la foule à laquelle nous venions d'échapper. Mais le
+nombre, les cris, les coups contre le bois et le fer des battants
+descellés des gonds, faisaient craindre un assaut qui ébranlerait les
+murailles.
+
+«--N'y a-t-il point, dis-je au concierge, un moyen de sortir d'ici par
+quelque cour de service ouvrant sur une ruelle de derrière, et qui me
+permettrait d'atteindre inaperçu un quartier solitaire et vide? Quand
+je serai sorti, vous ouvrirez sans danger au peuple, et le peuple, ne
+me voyant plus, se retirera paisiblement sans aucune violence de
+curiosité.
+
+«--Venez,» me dit le concierge.
+
+Et il me conduisit dans une petite cour d'écurie. Un tas de pierres,
+me servant d'échelle, me permit d'enjamber un mur de clôture, d'où je
+tombai dans une ruelle aussi silencieuse et aussi déserte qu'un
+cloître de chartreux pendant que les religieux sont au service.
+
+Je la suivis quelque temps comme un oisif qui se promène, et je priai
+un obligeant inconnu, qui avait franchi avec moi la muraille, d'aller
+me chercher un cabriolet à la place la plus voisine où il pourrait en
+rencontrer un.
+
+
+XV.
+
+Pendant qu'il accomplissait ma commission, j'entrai dans une boutique
+de fruitier obscure et presque souterraine; il n'y avait là que deux
+vieilles femmes parfaitement tranquilles, accoudées sur leur
+escabeau, autour d'une petite table, et qui mangeaient leur morceau de
+pain et de fromage, en s'entretenant de la révolution que tout le
+quartier était allé acclamer sur la place de la Bastille.
+
+«--Voulez-vous me permettre, leur dis-je, de me reposer un moment ici
+pendant qu'on me cherche une voiture, et de me rafraîchir, en payant,
+avec un peu de pain, de gruyère et un demi-doigt de vin?
+
+«--Volontiers,» me répondirent-elles sans soupçon.
+
+Et, pendant que je retrempais mes forces à leur table, tout en les
+écoutant causer comme Périclès écoutait la marchande d'herbes
+d'Athènes, le cabriolet longtemps cherché se fit enfin entendre.
+
+Je payai mon écot, je remerciai les deux bonnes femmes, et je montai à
+côté du cocher.
+
+«--Conduisez-moi, lui dis-je, de manière à éviter la rencontre des
+foules ou des colonnes de garde nationale qui sillonnent les grandes
+rues de Paris en ce moment. Je suis pressé; vous me déposerez à la
+hauteur de la rue des Capucines; il faut que je me rende au ministère
+des affaires étrangères.
+
+«--Oui, mon bourgeois,» me dit-il; et il enfila des rues parallèles
+aux boulevards et à la rivière, dont j'ignorais même le nom.
+
+Il tenait à la main une baguette de bois, cassée à l'extrémité, et
+dont il caressait, sans corde ni mèche, la croupe de son cheval
+harassé.
+
+«--Vous voyez bien ce fouet? me dit-il tout en causant, eh bien! je
+l'ai cassé, le 23 au soir, en conduisant dans la brume M. Guizot qui
+s'évadait du ministère des affaires étrangères, où je vous mène
+maintenant; je ne vous demande pas de me le dire, mais, qui sait? vous
+êtes peut-être Lamartine, aujourd'hui? Ainsi va le monde: les plus
+beaux jours ont toujours un lendemain, et les choses roulent comme ma
+roue, tantôt dans l'ornière, tantôt sur le trottoir. Eh! allez donc,»
+ajouta-t-il en parlant à son cheval, et en faisant le geste de faire
+claquer son fouet, qui ne claquait plus.
+
+Voilà comment, poussé par la foule enthousiaste à la porte et dans
+l'escalier d'un pair de France destitué l'avant-veille par un décret
+de ma propre main, j'allais en aveugle chercher sous ses auspices un
+refuge contre l'enthousiasme populaire, et j'y échappais à l'ombre de
+son nom et de son mur!
+
+N'était-ce pas un aruspice? un symbole? un augure? et ne pouvait-on
+pas y voir le génie égaré d'une révolution qui allait à son insu en
+chercher une autre?
+
+_Sibi lampada tradunt!_ Moquez-vous des poëtes, hommes de prose, mais
+craignez-les: ils ont le mot des destinées, et, sans le savoir, ils le
+prononcent!
+
+
+XVI.
+
+Hugo, certes, était bien loin de songer alors à reprendre en
+sous-oeuvre une révolution sociale, pendant que nous étions occupés,
+au risque de notre popularité, de notre fortune et de notre vie, à en
+restreindre et à en régulariser une autre.
+
+Il publia, quelques semaines après, une profession de foi
+conservatrice, où le courage parlait la langue de la raison au
+peuple. Ses fils travaillaient dans mon cabinet, aux Affaires
+étrangères; j'étais fier du nom, et, en lisant dans les journaux ce
+programme de la république de propriété, d'ordre et de vraie liberté
+signé Hugo, je me félicitais qu'un si puissant esprit s'engageât dans
+l'armée où je servais moi-même la cause des améliorations populaires
+possibles, contre les démagogues de la rue, ces rêveurs de sang et de
+guerre, et contre les utopistes, ces démagogues de l'idée. Une telle
+éloquence était une grande force que Dieu nous prêtait pour imposer à
+la multitude.
+
+On sait, ou on ne sait pas comment tout cela, si bon et si consolant
+sous l'Assemblée constituante, c'est-à-dire sous la France
+représentée, s'est brouillé sous l'Assemblée législative,
+représentation des partis qui ne sont plus la France, mais le fantôme
+de la France de 1793.
+
+Puis le coup d'État, trop appelé par la panique de la France, est
+venu, puis la confusion des langues, puis les exils, puis les
+amnisties, puis des pamphlets que nous déplorons, puis des poésies
+vengeresses, dont nous n'admirons que la verve, diatribes du génie
+qui stigmatisent des noms propres, que la colère peut écrire d'une
+main, mais que l'autre main doit raturer: car, en politique, on peut
+combattre, jamais insulter!
+
+Puis les MISÉRABLES, dont nous allons vous parler, critique excessive,
+radicale et quelquefois injuste d'une société qui porte l'homme à haïr
+ce qui le sauve, l'ordre social, et à délirer pour ce qui le perd: le
+rêve antisocial de l'_idéal indéfini_!
+
+
+XVII.
+
+Mais tout cela, bien que cela m'eût quelquefois contristé et attristé,
+n'avait pas effleuré nos coeurs, ni altéré notre amitié; les
+intentions étaient sauves, le prodigieux talent grandissait au lieu de
+décroître, et des vers où l'amitié s'immortalise, vers généreux que je
+retrouve aujourd'hui avec orgueil dans mon coeur, s'élevaient entre
+Hugo et moi comme une muraille de diamant contre toute division
+possible de nos coeurs, quels que fussent les dissentiments sociaux ou
+politiques.
+
+Comment pourrais-je oublier jamais cette ode de 1825, à Lamartine, qui
+éleva mon nom plus haut cent fois que la réalité, sur le souffle d'un
+tourbillon d'amitié, vent d'équinoxe du printemps, qui prend une
+feuille et qui la porte aussi haut qu'un astre?
+
+Ces vers, les voici: qu'on me permette d'ouvrir quelquefois mon écrin,
+comme un roi fugitif et découronné, et d'y contempler le plus beau
+joyau de ma couronne quand Hugo m'avait fait roi, maintenant que le
+sort m'a fait mendiant, mendiant non pour moi, mais pour mes frères!
+
+Ces vers, lisez, encore une fois, les voici; j'oublie, en les
+transcrivant, celui pour qui ils furent écrits, mais jamais celui qui
+les écrivit:
+
+
+ODE À M. A. DE LAMARTINE
+
+PAR M. VICTOR HUGO.
+
+I.
+
+ Pourtant je m'étais dit: «Abritons mon navire;
+ Ne livrons plus ma voile au vent qui la déchire;
+ Cachons ce luth. Mes chants peut-être auraient vécu!..
+ Soyons comme un soldat qui revient sans murmure
+ Suspendre à son chevet un vain reste d'armure,
+ Et s'endort, vainqueur ou vaincu!»
+
+ Je ne demandais plus à la muse que j'aime
+ Qu'un seul chant pour ma mort, solennel et suprême!
+ Le poëte avec joie au tombeau doit s'offrir;
+ S'il ne souriait pas au moment où l'on pleure,
+ Chacun lui dirait: «Voici l'heure!
+ Pourquoi ne pas chanter, puisque tu vas mourir?»
+
+ C'est que la mort n'est pas ce qu'une foule en pense!
+ C'est l'instant où notre âme obtient sa récompense,
+ Où le fils exilé rentre au sein paternel.
+ Quand nous penchons près d'elle une oreille inquiète,
+ La voix du trépassé, que nous croyons muette,
+ A commencé l'hymne éternel.
+
+
+II.
+
+ Plus tôt que je n'ai dû, je reviens dans la lice;
+ Mais tu le veux, ami! ta muse est ma complice;
+ Ton bras m'a réveillé; c'est toi qui m'as dit: «Va!
+ Dans la mêlée encor jetons ensemble un gage.
+ De plus en plus elle s'engage.
+ Marchons, et confessons le nom de Jéhova!»
+
+ J'unis donc à tes chants quelques chants téméraires.
+ Prends ton luth immortel: nous combattrons en frères,
+ Pour les mêmes autels et les mêmes foyers.
+ Montés au même char, comme un couple homérique,
+ Nous tiendrons, pour lutter dans l'arène lyrique,
+ Toi la lance, moi les coursiers.
+
+ Puis, pour faire une part à la faiblesse humaine,
+ Je ne sais quelle pente au combat me ramène.
+ J'ai besoin de revoir ce que j'ai combattu,
+ De jeter sur l'impie un dernier anathème,
+ De te dire, à toi, que je t'aime,
+ Et de chanter encore un hymne à la vertu!
+
+
+III.
+
+ Ah! nous ne sommes plus au temps où le poëte
+ Parlait au ciel en prêtre, à la terre en prophète!
+ Que Moïse, Isaïe, apparaisse en nos champs,
+ Les peuples qu'ils viendront juger, punir, absoudre,
+ Dans leurs yeux pleins d'éclairs méconnaîtront la foudre
+ Qui tonne en éclats dans leurs chants.
+
+ Vainement ils iront s'écriant dans les villes:
+ «Plus de rébellions! plus de guerres civiles!
+ Aux autels du Veau d'or pourquoi danser toujours?
+ Dagon va s'écrouler; Baal va disparaître.
+ Le Seigneur a dit à son prêtre:
+ --Pour faire pénitence, ils n'ont que peu de jours!»
+
+ «Rois, peuples, couvrez-vous d'un sac souillé de cendre:
+ Bientôt sur la nuée un juge doit descendre.
+ Vous dormez! que vos yeux daignent enfin s'ouvrir.
+ Tyr appartient aux flots, Gomorrhe à l'incendie:
+ Secouez le sommeil de votre âme engourdie,
+ Et réveillez-vous pour mourir!
+
+ «Ah! malheur au puissant qui s'enivre en des fêtes,
+ Riant de l'opprimé qui pleure, et des prophètes!
+ Ainsi que Balthazar ignorant ses malheurs,
+ Il ne voit pas, aux murs de la salle bruyante,
+ Les mots qu'une main flamboyante
+ Trace en lettres de feu parmi les noeuds de fleurs!
+
+ «Il sera rejeté comme ce noir génie
+ Effrayant par sa gloire et par son agonie,
+ Qui tomba jeune encor, dont ce siècle est rempli.
+ Pourtant Napoléon du monde était le faîte,
+ Ses pieds éperonnés des rois pliaient la tête,
+ Et leur tête gardait le pli.
+
+ «Malheur donc!--Malheur même au mendiant qui frappe,
+ Hypocrite et jaloux, aux portes du satrape!
+ À l'esclave en ses fers! au maître en son château!
+ À qui, voyant marcher l'innocent aux supplices
+ Entre deux meurtriers complices,
+ N'étend point sous ses pas son plus riche manteau!
+
+ «Malheur à qui dira: «Ma mère est adultère!»
+ À qui voile un coeur vil sous un langage austère!
+ À qui change en blasphème un serment effacé!
+ Au flatteur médisant, reptile à deux visages!
+ À qui s'annoncera sage entre tous les sages!
+ Oui, malheur à cet insensé!
+
+ «Peuples, vous ignorez le Dieu qui vous fit naître;
+ Et pourtant vos regards le peuvent reconnaître
+ Dans vos biens, dans vos maux, à toute heure, en tout lieu!
+ Un Dieu compte vos jours, un Dieu règne en vos fêtes;
+ Lorsqu'un chef vous mène aux conquêtes,
+ Le bras qui vous entraîne est poussé par un Dieu!
+
+ «À sa voix, en vos temps de folie et de crime,
+ Les révolutions ont ouvert leur abîme.
+ Les justes ont versé tout leur sang précieux;
+ Et les peuples, troupeau qui dormait sous le glaive,
+ Ont vu, comme Jacob, dans un étrange rêve,
+ Des anges remonter aux cieux.
+
+ «Frémissez donc! Bientôt, annonçant sa venue,
+ Le clairon de l'archange entr'ouvrira la nue.
+ Jour d'éternels tourments! jour d'éternel bonheur!
+ Resplendissant d'éclairs, de rayons, d'auréoles,
+ Dieu vous montrera vos idoles,
+ Et vous demandera: «Qui donc est le Seigneur?»
+
+ «La trompette, sept fois sonnant dans les nuées,
+ Poussera jusqu'à lui, pâles, exténuées,
+ Les races à grands flots se heurtant dans la nuit;
+ Jésus appellera sa mère virginale;
+ Et la porte céleste, et la porte infernale,
+ S'ouvriront ensemble avec bruit!
+
+ «Dieu vous dénombrera d'une voix solennelle.
+ Les rois se courberont sous le vent de son aile;
+ Chacun lui portera son espoir, ses remords.
+ Sous les mers, sur les monts, au fond des catacombes,
+ À travers le marbre des tombes,
+ Son souffle remuera la poussière des morts!
+
+ «Ô siècle, arrache-toi de tes pensers frivoles!
+ L'air va bientôt manquer dans l'espace où tu voles.
+ Mortels! gloire, plaisirs, biens, tout est vanité!
+ À quoi pensez-vous donc, vous qui dans vos demeures
+ Voulez voir en riant entrer toutes les heures!...
+ L'Éternité! l'Éternité!»
+
+
+IV.
+
+ Nos sages répondront: «Que nous veulent ces hommes?
+ Ils ne sont pas du monde et du temps dont nous sommes.
+ Ces poëtes sont-ils nés au sacré vallon?
+ Où donc est leur Olympe? où donc est leur Parnasse?
+ Quel est leur Dieu qui nous menace?
+ A-t-il le char de Mars? a-t-il l'arc d'Apollon?
+
+ «S'ils veulent emboucher le clairon de Pindare,
+ N'ont-ils pas Hiéron, la fille de Tyndare,
+ Castor, Pollux, l'Élide et les jeux des vieux temps,
+ L'arène où l'encens roule en longs flots de fumée,
+ La roue aux rayons d'or de clous d'airain semée,
+ Et les quadriges éclatants?
+
+ «Pourquoi nous effrayer de clartés symboliques?
+ Nous aimons qu'on nous charme en des chants bucoliques:
+ Qu'on y fasse lutter Ménalque et Palémon.
+ Pour dire l'avenir à notre âme débile,
+ On a l'écumante sibylle,
+ Que bat à coups pressés l'aile d'un noir démon.
+
+ «Pourquoi dans nos plaisirs nous suivre comme une ombre?
+ Pourquoi nous dévoiler dans sa nudité sombre
+ L'affreux sépulcre, ouvert devant nos pas tremblants?
+ Anacréon, chargé du poids des ans moroses,
+ Pour songer à la mort se comparait aux roses
+ Qui mouraient sur ses cheveux blancs.
+
+ «Virgile n'a jamais laissé fuir de sa lyre
+ Des vers qu'à Lycoris son Gallus ne pût lire.
+ Toujours l'hymne d'Horace au sein des ris est né;
+ Jamais il n'a versé de larmes immortelles:
+ La poussière des cascatelles
+ Seule a mouillé son luth de myrtes couronné!»
+
+
+V.
+
+ Voilà de quels dédains leurs âmes satisfaites
+ Accueilleraient, ami, Dieu même et ses prophètes!
+ Et puis tu les verrais, vainement irrité,
+ Continuer, joyeux, quelque festin folâtre,
+ Ou, pour dormir aux sons d'une lyre idolâtre,
+ Se tourner de l'autre côté.
+
+ Mais qu'importe? Accomplis ta mission sacrée.
+ Chante, juge, bénis; ta bouche est inspirée!
+ Le Seigneur en passant t'a touché de sa main;
+ Et, pareil au rocher qu'avait frappé Moïse
+ Pour la foule au désert assise,
+ La poésie en flots s'échappe de ton sein.
+
+ Moi, fussé-je vaincu, j'aimerai ta victoire.
+ Tu le sais, pour mon coeur, ami de toute gloire,
+ Les triomphes d'autrui ne sont pas un affront.
+ Poëte, j'eus toujours un chant pour les poëtes;
+ Et jamais le laurier qui pare d'autres têtes
+ Ne jeta d'ombre sur mon front!
+
+ Souris même à l'envie amère et discordante;
+ Elle outrageait Homère, elle attaquait le Dante:
+ Sous l'arche triomphale elle insulte au guerrier.
+ Il faut bien que ton nom dans ses cris retentisse:
+ Le temps amène la justice:
+ Laisse tomber l'orage et grandir ton laurier!
+
+
+VI.
+
+ Telle est la majesté de tes concerts suprêmes,
+ Que tu sembles savoir comment les anges mêmes
+ Sur les harpes du ciel laissent errer leurs doigts:
+ On dirait que Dieu même, inspirant ton audace,
+ Parfois dans le désert t'apparaît face à face,
+ Et qu'il te parle avec la voix!
+
+
+XVIII.
+
+On est homme public, mais on est homme avant tout. Comment répudier
+jamais de pareils souvenirs? Ces souvenirs m'imposaient un devoir
+quand Hugo m'envoya ses _Misérables_. Je me sentis, en les lisant,
+tout à la fois ébloui et alarmé. Je sentis que la société, qui est mon
+idole, recevait là un coup très-rude, pas mortel, car elle est de
+Dieu, et rien de divin ne peut périr de main d'homme; mais une de ces
+contusions sourdes, une de ces blessures profondes sur lesquelles il
+faut verser beaucoup d'huile et de baume pour en éteindre le feu, et
+en assainir la malignité.
+
+Je me sentis pressé d'écrire ce que je pensais de cette critique
+éloquente, passionnée, radicale, prolétaire, de la société. Mais
+l'idée d'écrire sur l'oeuvre d'un homme proscrit par lui-même sans
+doute, mais enfin proscrit par les circonstances, comme ferait à
+peine un ennemi, cette idée, sans convenance et sans mémoire, ne me
+vint même pas; il y a des tentations qui ne surgissent que dans des
+âmes infimes, dignes d'être tentées par ce qui est abject comme elles.
+
+J'écrivis à Hugo pour lui dire «que je l'avais lu, que j'étais tour à
+tour ravi du talent, blessé du système; que la critique radicale de la
+société, chose sacrée parce qu'elle est nécessaire, chose imparfaite
+parce qu'elle est humaine, m'était antipathique; que, si j'écrivais
+sur son livre, je respecterais avant tout l'homme, l'amitié, le
+suprême talent, le génie, cette épopée du talent; mais qu'en
+confessant mon admiration pour le talent, il me serait impossible de
+ne pas combattre à armes cordiales le système; et qu'en combattant le
+système, je froisserais peut-être involontairement l'homme et
+l'oeuvre; que par conséquent j'attendrais sa réponse avant d'écrire
+une ligne de l'admiration et de la réprobation qui bouillonnaient en
+moi; et que, s'il craignait que la condamnation des idées du livre ne
+blessât le moins du monde en lui l'homme et l'ami, je n'écrirais
+rien, car, même pour défendre la société, il ne faut jamais, comme un
+vil séide, enfoncer même une épingle au coeur d'un ami, et qu'il me
+répondît donc, s'il le jugeait à propos; que, s'il ne me répondait
+pas, j'interpréterais son silence, et je n'écrirais rien.»
+
+Il me répondit deux ou trois fois, en me remerciant et en m'octroyant,
+comme un homme fort, pleine licence d'écrire ma pensée contre sa
+pensée.
+
+«Si le _radical_ c'est l'_idéal_, oui, je suis radical, disait-il dans
+les justifications éloquentes de ses intentions d'écrivain; oui, à
+tous les points de vue, je comprends, je veux et j'appelle le mieux;
+le mieux, quoique dénoncé par un proverbe, n'est pas l'ennemi du bien,
+car cela reviendrait à dire: Le mieux est l'ami du mal....
+
+«Oui, une société qui admet la misère... oui, une humanité qui admet
+la guerre, me semblent une société, une humanité inférieures, et c'est
+vers la société d'en haut, vers l'humanité d'en haut que je tends,
+société sans rois, humanité sans frontières...
+
+«Je veux universaliser la propriété, ce qui est le contraire de
+l'abolir, en supprimant le parasitisme, c'est-à-dire arriver à ce but:
+tout homme propriétaire et aucun homme maître. Voilà pour moi la
+véritable économie sociale, et, parce que le but est éloigné, est-ce
+une raison pour n'y pas marcher?...
+
+«Oui, autant qu'il est permis à l'homme de vouloir, je veux détruire
+la fatalité humaine; je condamne l'esclavage, je chasse la misère,
+j'enseigne l'ignorance, je traite la maladie, j'éclaire la nuit, je
+hais la haine... Voilà ce que je suis, et voilà pourquoi j'ai écrit
+les MISÉRABLES.
+
+«Dans ma pensée, les _Misérables_ ne sont autre chose qu'un livre
+ayant la fraternité pour base, et le progrès pour cime.
+
+«Maintenant, prenez ce livre et pesez-le. Les conversations
+littéraires entre lettrés sont ridicules; mais le débat politique et
+social entre pairs, c'est-à-dire entre philosophes, est grave et
+fécond.
+
+«Vous voulez évidemment, en grande partie du moins, ce que je veux.
+Seulement, peut-être souhaitez-vous la pente encore plus adoucie;
+quant à moi, les violences et les représailles sévèrement écartées,
+j'avoue que, voyant tant de souffrances, j'opterais pour le plus court
+chemin!
+
+ «Cher Lamartine,
+
+«Il y a longtemps, en 1820, mon premier bégayement de poëte adolescent
+fut un cri d'enthousiasme devant votre éblouissant soleil se levant
+sur le monde. Cette page est dans mes oeuvres et je l'aime; elle est
+là avec beaucoup d'autres qui vous glorifient. Aujourd'hui, vous
+pensez que l'heure est venue de parler de moi, j'en suis fier; _nous
+nous aimons depuis quarante ans et nous ne sommes pas morts_. Vous ne
+voudrez gâter ni ce passé ni cet avenir, j'en suis sûr; faites donc de
+mon livre ce que vous voudrez: il ne peut sortir de vos mains que de
+la lumière!
+
+ «Votre vieil ami,
+
+ «Victor HUGO.»
+
+Cette belle lettre, aussi cordiale que confiante en soi-même et dans
+mon amitié, étant reçue, j'écrivis, sans crainte de blesser l'homme en
+combattant le système, ce qui suit, mais sans crainte aussi de
+démontrer ce que je crois la vérité sociale suprême à tous les hommes
+et même à tous les génies. Je pris la forme qui me parut la plus
+naturelle et la plus instructive, celle du dialogue entre un vrai
+_misérable_ de ma connaissance et moi. Je dis un vrai _misérable_,
+parce que le titre du livre de Victor Hugo est faux, que ses
+personnages ne sont pas les _misérables_, mais les _coupables_ et les
+_paresseux_, car presque personne n'y est innocent, et personne n'y
+travaille, dans cette société de voleurs, de débauchés, de fainéants,
+de filles de joie et de vagabonds; c'est le poëme des vices trop punis
+peut-être, et des châtiments les mieux mérités.
+
+C'est là ce qui a frappé au premier coup d'oeil tous les lecteurs.
+
+Jean Valjean est un voleur bien intentionné d'abord, puis un
+_récidiviste_ bien conditionné, et bien près d'être un assassin, quand
+il répond à l'hospitalité confiante de l'évêque, son hôte, son sauveur
+et son bienfaiteur, par le vol domestique et par la forte tentation
+de l'égorger pendant son sommeil, et quand il met le pied sur la pièce
+de quarante sous du pauvre enfant son guide, en fermant le poing pour
+l'assommer.
+
+Les Thénardier sont des vampires humains suçant le sang des morts et
+des blessés sur le champ de bataille, volant un enfant à la pauvre
+mère Fantine, volant leurs propres hôtes, volant ou cherchant à voler
+les trésors qu'ils n'ont pas enterrés, cherchant à voler Marius par le
+chantage de la dénonciation, et s'en allant avec le prix de leurs
+crimes voler en Amérique, parce que le terrain du vol leur manque en
+Europe.
+
+Les étudiants volent l'honneur des grisettes; les grisettes, le temps
+et l'argent des étudiants, et les économies de leurs mères.
+
+Les mêmes étudiants, ivrognes précoces ou libertins blasés, devenus
+émeutiers par désoeuvrement, puis républicains par fantaisie, volent
+la vie et le sang de leurs concitoyens dans une barricade servie par
+des gamins de Paris et par des filles des rues, et se font tuer
+eux-mêmes avec autant d'héroïsme que d'indifférence. Vertueux
+meurtriers, vertueux suicides autour d'une table de cabaret! Si l'on
+demandait à l'innocent Marius lui-même: «Pourquoi êtes-vous là?» il
+serait bien embarrassé de répondre, «Par ennui,» répondrait-il
+peut-être, mais à coup sûr pas par opinion.
+
+Dans tout cela, je vois bien l'écume ou la lie d'une société qui
+fermente, mais de vrais misérables sans cause, je n'en vois point,
+excepté les pauvres filles et les petits enfants de Thénardier
+couchés, par la charité d'un jeune bandit des rues, dans la voûte de
+l'éléphant de la Bastille.
+
+
+XIX.
+
+Ce livre d'accusation contre la société s'intitulerait plus justement
+l'_Épopée de la canaille_; or la société n'est pas faite pour la
+canaille, mais contre elle. Prendre les ordres de Valjean contre le
+vol, de Thénardier contre le maraudage, des étudiants contre la
+débauche, des gamins héroïques de Paris et des jeunes émeutiers de la
+barricade sur l'organisation savante du travail et de la société
+parfaite, contre le luxe des riches et contre la misère du chômage du
+peuple, est une homéopathie par le vice, l'ignorance et le sang, qui
+nous laisse quelque doute sur la guérison du corps social. Or, de
+bonne foi, nous ne voyons guère d'autre conclusion à tirer de ce beau
+livre des songes où tout est coupable, excepté le coupable lui-même,
+et où la société est responsable de tout le mal qu'on fait ou qu'on
+subit contre ses prescriptions ou contre ses institutions.
+
+Voici l'histoire de mon misérable à moi. Il existe encore, et on la
+lira bientôt.
+
+
+XX.
+
+Un jeune paysan est élevé, dans un hameau isolé des hautes montagnes,
+par un père vertueux et par une tante pieuse, avec une cousine du même
+âge, fille de sa tante. Les deux enfants grandissent en s'aimant, sans
+savoir ce que c'est que l'amour. La fille garde le troupeau, aidée du
+chien de la maison. Elle est d'une beauté virginale qui excite
+l'admiration de la contrée. Le garde des forêts la voit et il en est
+épris; il la demande en mariage. On la lui refuse; il fait susciter,
+par un avoué complaisant de la ville voisine, un mauvais procès de
+dépossession aux pauvres gens, possesseurs de la chaumière, de
+quelques champs limitrophes et de quelques châtaigniers dont ils
+vivent. La maison presque seule leur reste; ils y souffrent les
+extrémités de la misère.
+
+Un jour, la jeune fille laisse par inadvertance ses chèvres et ses
+chevreaux s'échapper pour aller marauder un brin d'herbe dans la
+partie du domaine qu'ils avaient l'habitude de paître. La bergère s'en
+aperçoit trop tard, lance le chien après les chevreaux pour les
+ramener dans ses limites; les gardes, aux ordres de leur chef, se
+découvrent, tirent sur le troupeau, tuent les chevreaux, cassent une
+jambe au petit chien, atteignent de grains de plomb égarés les
+vêtements et le cou de la jeune fille. Elle se sauve et se réfugie
+tout en sang dans la maison.
+
+Le jeune homme, qui travaillait tout près de là, croit qu'on
+assassine sa cousine; il saisit une carabine au râtelier de la
+cheminée, court au bruit, voit les meurtriers, fait feu et tue
+involontairement le chef des gardes entouré de sa bande. On s'empare
+de lui, on le traîne à la ville comme meurtrier d'un fonctionnaire
+public dans l'exercice de ses fonctions. On le juge, on le condamne à
+mort; il marche au supplice des assassins, etc., etc.
+
+Qu'on se peigne ces quatre misères: l'amante dont on va faire mourir
+le sauveur dans l'ignominie; la tante qui va perdre sa fille unique;
+le père qui va voir tuer son fils et son gagne-pain par la mort du
+coupable involontaire; le fils, enfin, couché sur la paille de son
+cachot, qui pense à sa cousine expirant de douleur, à sa tante, à son
+père expirant de misère, de faim et de honte dans leur masure
+réprouvée des honnêtes gens, à sa propre mort, à lui, et à sa propre
+mémoire entachée d'un meurtre innocent.
+
+Un hasard l'arrache au bourreau; sa peine est commuée en un bagne
+éternel.
+
+Voilà le misérable!
+
+Voilà l'injustice de la société; voilà une de ces mille et mille
+péripéties inhérentes à la vie humaine, où les membres vertueux,
+laborieux, pieux de la famille, sont en même temps les plus vertueux
+et les plus torturés de la société innocente. Aussi là tout le monde
+est malheureux, et personne n'est coupable; la société elle-même n'est
+qu'aveugle, et le juge, en rendant un arrêt consciencieux, ne fait
+qu'un acte de justice et de protection envers elle. Voilà une épopée
+digne du génie de Victor Hugo. Valjean n'est qu'une erreur du poëte.
+
+Premièrement, le poëte calomnie involontairement la justice humaine de
+nos jours, en supposant qu'un jury, qu'on n'accuse pas, à coup sûr,
+d'excès de sévérité, condamne aux galères pour un morceau de pain,
+emprunté plutôt que volé, pour deux enfants qui n'ont plus de lait
+dans la mamelle de leur mère!
+
+Secondement, ce même Valjean devient parfaitement digne des galères
+par le vol, dépourvu de toutes circonstances atténuantes, de
+l'argenterie de l'évêque, et parfaitement caractérisé d'une vraie
+perversité aggravante, par l'hésitation entre assassiner ou épargner
+son sauveur, et parfaitement surchargé d'une criminalité odieuse par
+le vol de la pièce de quarante sous, à main armée, du pauvre enfant
+sans force et sans armes!
+
+Le souvenir de toutes ces férocités de caractère poursuit le lecteur à
+travers le livre; malgré tous les actes de vertu gratuits et toutes
+les philanthropies transcendantes de ce galérien philanthrope, on ne
+voit pas comment tant de raison est survenue dans cet ignorant, tant
+de délicatesse dans cette brute, tant de notions raffinées de
+perfection dans ce forçat qui commence par le larcin, qui marche vers
+le vol, qui se laisse tenter par l'assassinat, et qui finit par
+accuser tout le monde!
+
+Cela nuit terriblement et radicalement à l'intérêt pour cet honnête
+raisonneur, mais auquel, si ce n'était pas le prodigieux talent de son
+biographe, personne de sensé ne serait tenté de s'intéresser, que
+comme on s'intéresse à un monstre d'inconséquence!--C'est un
+chef-d'oeuvre, oui; mais c'est un chef-d'oeuvre d'impossibilité!
+
+ LAMARTINE.
+
+
+
+
+LXXXIVe ENTRETIEN.
+
+CONSIDÉRATIONS SUR UN CHEF--D'OEUVRE,
+
+OU
+
+LE DANGER DU GÉNIE.
+
+LES MISÉRABLES, PAR VICTOR HUGO.
+
+DEUXIÈME PARTIE.
+
+
+I.
+
+Pour bien élucider mon sujet, et pour faire constater le livre par ses
+pairs, comme on dit quelquefois, je résolus d'opposer forçat à forçat;
+je prêtai mon exemplaire à un forçat condamné à mort, et, quand il
+l'eut bien lu, bien ruminé, bien absorbé dans le solitaire
+confinement où il est encore, j'allai le trouver un jour de loisir, et
+je lui demandai de m'analyser en liberté ce qu'il avait éprouvé en
+lisant les _Misérables_. Mais, comme ces hommes simples sont aussi les
+plus impressionnables et les plus séductibles de tous les hommes, et
+en même temps les plus incapables d'analyser en masse un ouvrage de
+dix volumes, accumulés d'une main de géant pour mêler le vrai et le
+faux, le raisonnement et le sentiment dans un mouvement d'art
+inextricable, je lui proposai d'en causer à loisir, et de me permettre
+de l'interroger en notant ses réponses. Il se sentit soulagé de la
+confusion de ses idées et de l'incertitude de ses jugements par ce
+mode de dialogue; et, bien qu'il soit resté sensible, et qu'il soit
+devenu homme d'esprit par la longueur de ses détentions, et par ses
+pensées retournées en dedans à force de rêveries, il fut heureux de
+n'avoir pas à faire lui-même le triage formidable de sensations et de
+raisonnements dont il avait eu peur à ma première proposition, et il
+me dit: «Parlez, Monsieur; je ne saurais pas parler, mais je saurai
+peut-être répondre.»
+
+«--Eh bien! parlons,» lui dis-je, et un dialogue de huit matinées
+commença entre nous. Le voici, à peu de chose près, littéral:
+
+MOI.
+
+Eh bien! mon cher Baptistin, vous avez donc lu les _Misérables_?
+Quelle impression ce livre vous a-t-il faite?
+
+LE FORÇAT.
+
+Ma foi! Monsieur, la tête m'en a tourné. J'ai été comme ébloui; j'ai
+cru sentir la voûte du ciel s'écrouler sur moi, le plancher manquer
+sous mes pieds, le soleil et la nuit se confondre et entrer pêle-mêle,
+comme sous un coup de marteau, dans ma tête; je n'ai pas eu le temps
+de respirer, j'étais essoufflé, ou plutôt il m'a semblé que j'étais
+poussé par une main puissante à travers des espaces incommensurables,
+tantôt répugnants, tantôt délicieux, tantôt par force, tantôt par
+plaisir; ici affreuse stérilité, là fécondité prodigieuse, hurlements
+affreux d'un côté, musique caressante de l'autre; allant où je ne
+voulais pas aller, m'arrêtant où je ne voulais pas m'arrêter, mais
+allant toujours, comme si la poigne du Juif errant m'eût déraciné de
+terre pour me contraindre à le suivre jusqu'en enfer; en un mot,
+Monsieur, ce livre m'a souvent révolté, toujours entraîné, et je suis
+arrivé au bout en maudissant la route; mais, comme la roue précipitée
+sur une pente d'abîmes où il lui est impossible de s'arrêter, j'étais
+moulu quand j'ai été au fond.
+
+MOI.
+
+C'est là l'effet du talent de l'écrivain, mon ami. On se livre à lui
+malgré soi; il s'empare de vous; on ne croit que la moitié de ce qu'il
+dit, l'autre moitié vous fait peur ou horreur; on voudrait raisonner
+contre lui, on n'en a pas le temps, on va, on va, on va; c'est ce
+qu'on appelle la verve, la couleur, le feu du génie, le délire de la
+langue, la folie du mouvement. On se dit: «Allons toujours, je
+réfléchirai après.» Les peuples à grande imagination sont tous
+habitués à cet effet du grand style sur leur esprit.
+
+C'est ainsi que les Grecs furent enivrés jadis par les rêveries d'un
+sublime rêveur appelé Platon, qui, dans un livre appelé sa
+_République_, leur écrivit des absurdités contre nature qu'un enfant
+réfuterait, mais qui font les délices du monde depuis plus de deux
+mille ans.
+
+C'est ainsi qu'en Angleterre Thomas Morus écrivit un autre livre
+appelé _Utopie_, où l'homme était reconstruit, non pas sur la nature
+humaine, mais sur la fantasmagorie d'un être idéal.
+
+C'est ainsi que Fénelon écrivit dans _Télémaque_ son utopie de la
+législation de Salente, pour s'être trop grisé de platonisme et aussi
+de christianisme radical.
+
+C'est ainsi que J.-J. Rousseau, presque de nos jours, écrivit de verve
+trois livres d'un style entraînant qui vous empêche de réfléchir: un
+livre chimérique sur l'éducation, appelé _Émile_; un livre immoral et
+raisonneur sur l'amour, appelé _Héloïse_; enfin un livre de fanatique,
+sur la législation des empires, appelé le _Contrat social_, livre où
+toutes les lois sont faites à l'inverse de l'homme, un livre qui
+exalte la liberté et finit par la plus atroce des tyrannies.
+
+C'est ainsi qu'un autre homme du même talent, de la même honnêteté
+délicate que ces quatre ou cinq prophètes des peuples, a vu les
+misères de son siècle et de tous les siècles, a été touché du généreux
+désir de les pallier, a pris la plume et a écrit les _Misérables_,
+livre plus puissant et aussi inconséquent que les livres de ses
+devanciers sur la route des songes; livre populaire, qui fera beaucoup
+de mal au peuple, en le dégoûtant d'être peuple, c'est-à-dire homme et
+non pas Dieu!
+
+Mais enfin, poursuivis-je, que pensez-vous de son héros, Jean Valjean,
+le forçat philanthrope?
+
+LE FORÇAT.
+
+À présent que je suis de sang-froid, Monsieur, me répondit Baptistin,
+le forçat de l'amour, que sa cousine attendait à la geôle de sa maison
+de détention pour le récompenser de tant de malheur souffert pour
+elle, et qui achevait entre l'espérance et l'amour ses dernières
+semaines de captivité; à présent que je suis de sang-froid, il me
+semble que le héros de M. Victor Hugo est bien mal choisi ou bien mal
+imaginé pour en faire l'objet d'un intérêt si tendre, et le modèle de
+si patientes vertus à l'oeil de ses lecteurs.
+
+MOI.
+
+Et pourquoi le pensez-vous?
+
+LE FORÇAT.
+
+Parce que ce Valjean est au fond un très-vilain homme, un homme si
+pervers, si incorrigible, que moi, qui ai fréquenté les bagnes, j'en
+ai vu bien peu d'aussi foncièrement scélérats, d'aussi dénaturés, soit
+par leur dépravation naturelle, soit par le défaut de bonne éducation
+dans leur famille, soit par la passion innée et organique du vol et du
+meurtre, passion qu'on dit héréditaire dans certaines races d'hommes,
+comme chez le renard, le loup ou le tigre.
+
+C'est peut-être un préjugé, Monsieur, je n'ose pas le décider, mais il
+n'en est pas moins vrai que, même parmi nous, les plus pauvres, les
+plus ignorantes des familles du peuple, soit à la ville, soit à la
+campagne, un instinct, absurde peut-être, mais invincible, nous
+inspire partout et toujours une répugnance naturelle pour certaines
+familles entachées de crimes fameux dans quelques-uns de leurs
+membres, et capables, nous le supposons du moins, de retrouver cette
+capacité du crime de génération en génération; nous nous en éloignons
+tant que nous pouvons, nous disons que cette race est mal famée, nous
+ne leur donnons pas nos filles, nous ne permettons pas à nos garçons
+de chercher des femmes parmi eux.
+
+Encore une fois, c'est peut-être un tort, mais c'est un tort tellement
+irréfléchi, tellement naturel, que personne n'y échappe, et que cela
+ressemble terriblement à une révélation du ciel. Faut-il tout vous
+dire? je doute fort que M. Victor Hugo, qui a, dit-on, une charmante
+épouse, des fils de talent, des filles de vertu dans sa famille,
+voulût accorder leur main aux fils ou aux filles de son héros Jean
+Valjean, si Jean Valjean, malgré son trésor dont le premier centime
+était l'argenterie de son évêque ou la pièce de quarante sous du
+pauvre enfant qui lui avait servi de guide, était de condition égale à
+la condition d'un honnête homme de génie.
+
+MOI.
+
+Je crois que vous avez raison, mon cher Baptistin, et que l'instinct,
+cette raison occulte, composée de mille raisons non raisonnées,
+raisonne mille fois mieux que le préjugé, contre lequel tout le génie
+de M. Hugo ne gagnera pas un pouce de terrain.
+
+Amenez-lui un frère de Lacenaire, converti en un Jean Valjean
+philanthrope, et vous verrez s'il lui donnera sa fille, et s'il jouera
+ses' enfants et le renom si pur de sa famille à ce _croix ou pile_ du
+réformateur!
+
+LE FORÇAT.
+
+Comment? si j'ai raison, Monsieur? Mais examinez donc, selon moi, la
+profondeur d'atrocité, et d'atrocité mêlée d'ingratitude et
+d'injustice, de ce brave homme auquel M. Hugo veut nous intéresser!
+
+Voilà une espèce de brute, comme nous dit l'écrivain dans le
+commencement de son histoire, qui a une bonne pensée dans sa vie:
+celle de trouver à tout risque un morceau de pain pour sa belle-soeur
+et ses sept petits enfants.
+
+Il fallait que la Brie et le village de Faverolles, où il travaillait
+à quinze sous par jour pour nourrir neuf personnes, fussent bien
+dépourvus de toute humanité, pour qu'en frappant dans cette extrémité
+à la première porte venue où il y avait du pain noir ou blanc dans la
+huche, riche ou pauvre, même mendiant, ne lui prêtât pas un peu de son
+superflu ou de son nécessaire pour sauver la vie d'un soir à ces
+pauvres petits affamés.
+
+Jamais la charité en nature ne fut plus prodigue de ses secours que
+dans les pauvres chaumières exposées tour à tour à ces dénûments;
+l'aumône est née partout de la misère: aujourd'hui à toi, demain à
+moi.
+
+J'ai été paysan, Monsieur, et je n'ai jamais vu dans nos montagnes le
+pain, le maïs, la rave, le lait de la chèvre ou de la vache manquer à
+l'innocence des enfants ou à la pénurie des vieillards, à quelque
+porte que Dieu vînt y frapper par la main de ces privilégiés de sa
+Providence.
+
+Qu'est-ce donc qu'on dit aux pauvres quand on leur dit: _Frappez et on
+vous ouvrira?_ N'y a-t-il pas une Providence derrière la porte?
+
+MOI.
+
+C'est vrai, mon ami! J'habite depuis soixante-dix ans les plus pauvres
+montagnes de France. J'ai vu des années où le blé était rare et cher,
+et où les châtaignes mêmes manquaient; mais je dois déclarer en toute
+vérité que je n'ai jamais vu une famille indigente souffrir de froid
+et de faim pendant qu'il y avait une étable pour la réchauffer chez
+le voisin, des galettes sur la nappe écrue de la table, du lait dans
+l'écuelle des autres enfants!
+
+Pour les villes et pour les palais des riches, je ne dis pas non: ils
+sont trop haut pour sentir ces misères, ils n'y croient pas. Ils n'ont
+pas les moyens de savoir si c'est le vagabondage qui veut les
+exploiter, ils craignent d'être trompés; ils font l'aumône autrement,
+à grandes proportions, souvent par des mains indirectes. On peut
+mourir de faim à la porte des palais, jamais à la porte des
+chaumières.
+
+Or le village de Faverolles n'était qu'un groupe de pauvres gens;
+Valjean n'avait qu'à arrêter dans le sentier un camarade, un voisin,
+un homme aussi pauvre que lui, et lui dire: «On risque de mourir de
+faim cette nuit chez la veuve aux sept enfants,» et le pain serait
+venu avec les larmes: voilà le peuple!
+
+D'ailleurs, en admettant qu'un jury, sauvage appréciateur des
+circonstances, de l'urgence, de la pitié du misérable, l'eût condamné
+à cinq ans de travaux forcés pour cette bonne action d'un oncle devenu
+un moment fou de miséricorde pour sa famille, quand la loi de 1795 ne
+le condamnait qu'à un an de prison; quand on l'aurait ensuite condamné
+à mort pour le vol d'une pièce de quarante sous à un enfant qui
+n'avait de témoin que ses larmes; quand toutes ces pénalités
+romanesques seraient aussi vraies qu'elles sont heureusement fausses,
+y avait-il là quelque chose qui fût de nature à changer en bête féroce
+un pauvre homme injustement condamné, et à en faire un assassin
+d'occasion du seul homme de Dieu qu'il eût rencontré à son premier pas
+sur sa route, l'évêque de Digne?
+
+LE FORÇAT.
+
+Oh! certainement non, Monsieur. Voyez donc le brigand! Il se sauve du
+bagne pour la cinq ou sixième fois, au risque de tuer et en tuant
+peut-être ces malheureux soldats, gendarmes, gardes-chiourmes,
+très-innocents à son égard, et chargés par la société de lui répondre
+des hommes criminels ou dangereux qu'ils surveillent innocemment par
+devoir.
+
+Sa mauvaise mine et son air de loup parqué lui font fermer toutes les
+portes: c'est naturel; à qui s'en prendrait-il?
+
+C'est le droit et l'instinct de tout le monde de suspecter les hommes
+suspects et de ne pas se lier avec les vagabonds de mauvaise renommée;
+c'est triste, mais c'est fatal. C'est la force des choses, on ne peut
+en accuser que la prudence humaine.
+
+J'ai été bien autrement victime moi-même d'une prévention et d'une
+erreur des hommes, quand, ayant eu le malheur d'atteindre le chef des
+gardes de notre forêt en croyant défendre ma cousine, mon oncle et ma
+tante audacieusement attaqués à coups de fusil, j'ai été jugé digne de
+mort et miraculeusement sauvé de la guillotine: eh bien! cela m'a
+inspiré une douleur mortelle, une honte imméritée, une résignation
+religieuse, mais cela ne m'a donné aucune haine injuste et brutale
+contre les hommes. J'ai dit: «Ils sont hommes, ils se trompent, ils ne
+voient pas la vérité; s'ils la voyaient, ils se garderaient bien de
+m'exécuter.» Voilà tout!
+
+Mais voilà un homme qui a commis une faute plutôt qu'un crime, à bonne
+intention, et qui devrait être fier de son innocence foncière et des
+cinq ans de peine infligés à sa bonne action; le voilà qui, après
+s'être nourri dix-neuf ans de son venin, s'échappe de ses fers et
+rentre dans le monde de la liberté. Il est recueilli par ce bon saint
+évêque, qui ne lui fait pas l'aumône du soir seulement, mais l'aumône
+de son honneur, l'aumône de sa dignité d'homme, qui l'appelle: «mon
+frère,» qui le fait asseoir à sa table, pour le réhabiliter par cette
+égalité chrétienne de l'innocence constante avec l'innocence
+reconquise du repentir justifié, qui lui montre la confiance absolue
+du juste dans le repentant, qui le croit incapable même d'une mauvaise
+pensée, qui lui prépare son lit dans son antichambre, qui y laisse
+l'argenterie, son seul trésor, qui ne ferme pas même le loquet, et qui
+s'endort sans peur à côté du crime mal assoupi dans ce coeur inconnu!
+
+Eh bien! ce vagabond n'est ni ému, ni réconcilié avec lui-même et avec
+les hommes, par un tel miracle de bienfaisance et de vertu
+surhumaines: il se réveille avant l'aube, avec la première pensée de
+profiter de cette incrédulité au mal de son sauveur, pour lui voler le
+trésor des pauvres, son argenterie. Ce n'est rien, bien que ce soit
+aussi vil que contre nature; il ôte ses souliers pour n'être pas
+entendu, il s'arme d'un levier de fer bien aiguisé qu'il tire de son
+sac, pouvant servir au triple usage, dit l'auteur, de forcer la porte
+de l'armoire où l'on a eu l'imprudence héroïque de serrer sous ses
+yeux l'argenterie, de percer le sein ou d'assommer le crâne de
+l'évêque. Il vole résolument son hôte; il s'avance à pas de loup vers
+son lit, bien résolu de tuer le dormeur s'il ouvre les yeux au bruit;
+il épie le réveil, il médite la mort, il regarde.
+
+«Nul ne peut dire ce qui se passait en lui, pas même lui, dit M. Hugo;
+pour essayer de s'en rendre compte, il faut rêver ce qu'il y a de plus
+violent en présence de ce qu'il y a de plus doux... Mais quelle était
+sa pensée, il eût été impossible de le deviner... La seule chose qui
+se dégageât clairement de son attitude et de sa physionomie, c'était
+une étrange _indécision_: il semblait près de briser ce crâne ou de
+baiser cette main; sa casquette dans la main gauche, sa massue dans la
+main droite, ses cheveux hérissés sur sa tête farouche...»
+
+Heureusement l'évêque dormait; le forçat Valjean emporte résolument
+le panier d'argenterie, et se sauve en escaladant la fenêtre avec un
+trésor de plus et un crime (mais un crime inutile) de moins.
+
+Et voilà le misérable avec lequel l'auteur veut qu'on sympathise
+pendant dix longs volumes! Ah! c'est impossible! À force d'éloquence,
+il est vrai, l'auteur y parvient, quand il parvient à faire oublier
+cette horrible révélation d'une infernale nature; mais il ne peut y
+parvenir dans ceux qui se souviennent en lisant de ces antécédents de
+tigre; il veut vainement faire détester la société en la calomniant,
+il ne réussit véritablement en ceci qu'à calomnier le crime!
+
+Jean Valjean peut gagner tous les millions qu'il voudra dans ses
+manufactures, il peut protéger les filles, doter les enfants, etc.;
+maire de sa bourgade, il peut se relever à la sublimité vertueuse du
+repentir, se vouer lui-même à l'infamie pour écarter le soupçon de la
+tête d'un coupable: il ne sera jamais que le scélérat mille fois
+relaps, debout dans la nuit, sa massue à la main sur la tête de son
+bienfaiteur, _indécis_, comme dit l'écrivain, prêt à frapper s'il
+s'éveille, et finissant par ne pas frapper parce qu'un cadavre
+l'accuserait plus que l'hôte endormi!
+
+Oh! non, Monsieur, je ne pardonnerai jamais cela à ce Valjean: cela
+dépasse l'homme, cela dépasse le tigre, car le tigre qui ouvre ses
+griffes sur l'homme ne sait pas que cet homme lui voulait du bien: il
+l'étrangle comme ennemi, mais non comme bienfaiteur! Je lis malgré
+cela, parce que le tableau est admirablement peint, mais je lis avec
+un remords: c'est de m'intéresser quelquefois à pire qu'un tigre.
+
+Certes, la société avait eu tort de condamner Valjean aux galères: il
+était innocent du pain volé à Faverolles. Mais peut-on dire que la
+société fut mal inspirée en enfermant à vie le _misérable_, dans le
+sens criminel du mot, oui, le misérable qui, en récompense d'un jour
+de pardon, d'un dîner d'ami, d'une nuit de confiance, passe une heure
+ou une minute dans l'honorable indécision de cet assommeur?
+
+MOI.
+
+J'ai senti tout ce que vous sentez, mon cher Baptistin, et c'est là,
+selon moi, le vice fondamental de cette étrange, morbide, sublime
+composition. Intéresser au crime quand le crime n'est que passion,
+c'est le chef-d'oeuvre du paradoxe; mais intéresser au crime quand le
+crime est atroce, comme l'assassinat du Christ par le Samaritain,
+c'est le crime du talent. Passons.
+
+Et que dites-vous de ce brave évêque?
+
+LE FORÇAT.
+
+Ah! que c'est bien commencer son livre, Monsieur, que de le commencer
+par ce qu'il y a de plus doux, de plus saint dans l'espèce humaine: la
+religion! Je vous avoue que cette promenade pas à pas dans l'âme de
+l'évêque de Provence, quoique un peu longue, m'a fait beaucoup de bien
+au commencement, et que je ne l'ai pas trouvé aussi niais que l'on
+dit, parce qu'il est vraiment bon pour nous autres pauvres gens. Il
+m'a rappelé ce vieux frère quêteur du couvent de la montagne, auquel
+je dois le miracle de charité qui m'a sauvé et le bonheur de retrouver
+mon père, ma tante et ma cousine.
+
+Qu'on dise des bons prêtres ce qu'on voudra: ils sont de la famille
+de ceux qui n'ont plus de famille; ne faut-il pas que les misérables
+aient quelques parents sur la terre et un bout de patrimoine là-haut?
+
+Quant à la fin du chapitre, à l'endroit où l'évêque se laisse débiter
+un tas de choses inintelligibles par ce vieux terroriste qui va
+mourir, et qui déclame encore sur son lit de mort des énigmes
+au-dessus de ma portée en l'honneur de la guillotine, et qui font
+apostasier d'admiration le saint évêque, jusqu'au point de tomber à
+genoux et de demander sa bénédiction à cet entêté d'impénitent:
+franchement, vous devez comprendre cela, vous, Monsieur, c'est votre
+affaire; mais, moi, je n'y ai rien compris du tout. Vous me ferez
+plaisir de me l'expliquer.
+
+MOI.
+
+Cette peinture évangélique de l'âme de l'évêque, âme chrétienne parce
+qu'elle est populaire, et populaire parce qu'elle est chrétienne, mon
+ami, est ce qu'on appelle un tableau de genre suspendu dans un
+vestibule pour prédisposer, par une bonne impression, les yeux,
+l'esprit, le coeur des lecteurs aux sentiments religieux et doux, qui
+sont l'édification de ce triste monde. L'auteur a senti que les
+religions bien entendues sont, comme étant à la fois divines dans leur
+objet, humaines dans leurs ministres, pleines de controverses, d
+incrédulités et de crédulités populaires dans leurs dogmes, mais qu'en
+masse les religions sont des vases célestes transmis de générations en
+générations aux peuples, et dans lesquels les philosophes de tous les
+âges ont versé tour à tour, en les clarifiant, la plus pure morale,
+les plus saintes règles de vie, les plus admirables pratiques de
+charité et de fraternité qui aient honoré les siècles; en sorte que,
+sans disputer sur leur nature révélée par la raison, lumière de Dieu,
+ou par Dieu lui-même, quand une religion se brise, toute la morale se
+répand, et le peuple risque de mourir de soif.
+
+Il faut donc que les hommes bien intentionnés, comme l'auteur de ce
+livre, touchent avec une extrême prudence et un extrême respect à ces
+vases divins qui contiennent l'âme du peuple, même quand ils aspirent
+évidemment, comme lui, à verser le plus de raison possible dans les
+institutions religieuses et dans ces saintes croyances des nations.
+
+Pour cela, il faut leur faire respecter, aimer et admirer ses
+ministres, comme l'évêque de Digne, en faisant de sa vie un tableau
+d'abnégation et de sainteté pratique qui ravisse les pauvres, les
+vieillards, les petits enfants, toute la partie souffrante de
+l'humanité dont Dieu est le seul héritage. C'est ce que M. Hugo a
+parfaitement compris, admirablement exécuté dans le portrait de son
+évêque M. Myriel, et, convenons-en, il l'a fait avec une généreuse
+intrépidité dans un moment où la littérature, disons le mot, une
+littérature médiocre, scolastique, sans feu, sans ailes, sans
+imagination, se retourne niaisement vers l'athéisme, cette bêtise sans
+fond, et croit avoir inventé quelque chose en inventant le néant!
+
+Oui, toute la biographie quelquefois un peu puérile, un peu niaise
+même, de l'évêque Myriel, de sa soeur, de sa dame de compagnie, la
+description de sa pauvreté volontaire, de son dévouement à Dieu et aux
+pauvres, ces privilégiés de la miséricorde, de son hôpital, de ses
+meubles, de son jardinet, de sa messe sur l'autel de bois, de ses
+visites pastorales parmi les pasteurs des Hautes-Alpes, tout cela a un
+charme, une vérité un peu exagérée, un peu ostentatoire, un peu
+déclamée, mais en réalité très-touchante et fidèlement peinte par un
+peintre de premier ordre.
+
+On croit voir des portraits de famille dans certaines figures du
+tableau, telles, par exemple, que la transparente soeur madame
+Baptistine et la vieille madame Magloire, soeur volontaire aussi
+plutôt que servante de la maison épiscopale; on croit deviner que le
+poëte, comme le peintre Rubens, mettant partout sa femme ou sa soeur
+dans ses tableaux, s'est souvenu de son heureuse enfance de la rue du
+Colombier, et a retracé le profil de sa mère ou la face réjouie de
+quelque bonne tante auxiliaire de sa mère, dans les figures de ces
+deux saintes femmes de l'Évangile, domestiques du saint évêque de
+Digne.
+
+Jusque-là, je suis comme vous, je ne sais qu'admirer. La poésie ne
+déroge pas du tout en dessinant la sainteté et en coloriant la piété
+sous trois formes, le frère, la soeur et la servante: trio de candeur
+et de vertu qui psalmodie, chacun dans sa langue, le même hymne à Dieu
+dans le peuple!
+
+
+II.
+
+Ce n'est pas que cette rencontre d'un évêque émigré avec ce féroce
+conventionnel, presque régicide, ne soit peinte aussi avec l'énergie
+du pinceau de l'écrivain.
+
+«...Le conventionnel mourant, le buste droit, la voix vibrante, était,
+dit-il, un de ces grands octogénaires qui font l'élément du
+physiologiste; la révolution a eu beaucoup de ces hommes proportionnés
+à l'époque; on sentait, dans ce vieillard, l'homme à l'épreuve; si
+près de sa fin, il avait conservé tous les gestes de la santé; il y
+avait dans son oeil clair, dans son accent ferme, dans ses robustes
+mouvements d'épaules, de quoi déconcerter la mort. Azaël, l'ange
+mahométan du sépulcre, eût rebroussé chemin, et eût cru se tromper de
+porte.....
+
+«Il semblait mourir parce qu'il le voulait; il y avait de la liberté
+dans son agonie; les jambes étaient immobiles, les ténèbres le
+tenaient par là, les pieds étaient morts et froids, la tête vivait de
+toute la puissance de la vie, et paraissait en pleine lumière. En ce
+moment il ressemblait à ce roi du conte oriental, chair par en haut,
+marbre par en bas.
+
+«Une pierre était là, l'évêque s'y assit; l'exorde fut _ex abrupto_.»
+
+Les poëtes seuls posent ainsi les figures: ce qu'on appelle poésie
+n'est que la reproduction vivante et colorée de la vérité. Les autres
+écrivent, les poëtes peignent. La poésie, c'est la vie des choses, on
+ne sait si son pinceau est pinceau ou torche, tant il jette d'ombre et
+de lumière sur tous les contours de ce qu'il voit ou de ce qu'il veut
+faire voir.
+
+Mais ici le poëte cesse tout à coup de voir: son regard se trouble, sa
+vue s'obscurcit, le soleil de Dieu ne l'éclaire plus. Il veut suppléer
+à cette clarté qui tombe du ciel, des étoiles, de la conscience du
+coeur, par je ne sais quel jour faux qu'il emprunte à un système qui
+n'est pas même le sien, le système de la terreur justifié par le
+sophisme; la beauté de l'homicide, l'innocence de la férocité, la
+vertu du crime, la sainteté de la guillotine politique, la légitimité
+de l'assassinat juridique de sang-froid, tout ce qui fait horreur aux
+hommes, tout ce qui fait resplendir d'une lueur sanglante, d'une tache
+de feu, les noms malheureux des hommes qui ont tué en masse ou en
+détail leurs frères innocents, il le comprend, il le justifie, il
+l'exalte, il le transfigure, il le divinise.
+
+«--La révolution française est le sacre de l'humanité,» dit le
+mourant.
+
+L'évêque, atterré, ose murmurer seulement:
+
+«--Et 93?»
+
+Le conventionnel se dresse sur sa chaise avec une solennité presque
+lugubre, et, autant qu'un mourant peut s'écrier, il s'écrie:
+
+«--Ah! vous y voilà, 93! J'attendais ce mot-là. Un nuage fut formé
+pendant quinze cents ans; au bout de quinze siècles il a crevé. Vous
+faites le procès au coup de tonnerre!»
+
+«L'évêque sentit, sans se l'avouer peut-être, que quelque chose en lui
+était atteint; pourtant il fit bonne contenance. Il répondit:
+
+«--Le juge parle au nom de la justice, le prêtre parle au nom de la
+pitié, qui n'est autre chose qu'une justice plus élevée; un coup de
+tonnerre ne doit pas se tromper.
+
+«Et il ajouta, en regardant fièrement le conventionnel:
+
+«--Louis XVII?
+
+«Le conventionnel étendit la main et saisit le bras de l'évêque:
+
+«--Louis XVII! Voyons! sur qui pleurez vous? Est-ce sur l'enfant
+innocent? Alors soit, je pleure avec vous. Est-ce sur l'enfant royal?
+Je demande à réfléchir; pour moi, le frère de Cartouche, enfant
+innocent, pendu par les aisselles jusqu'à ce que mort s'ensuive, en
+place de Grève, pour le seul crime d'avoir été le frère de Cartouche,
+n'est pas moins douloureux que le petit-fils de Louis XV, enfant
+innocent martyrisé dans la tour du Temple, pour le seul crime d'avoir
+été le petit-fils de Louis XV... Cartouche, Louis XV, pour lequel des
+deux réclamez-vous?»
+
+«Il y eut un moment de silence. L'évêque regrettait presque d'être
+venu, et pourtant il se sentait vaguement, fortement ébranlé.
+
+«Le conventionnel reprit:
+
+«--Ah! monsieur l'évêque, vous n'aimez pas les crudités du vrai;
+Christ les aimait, lui; il prenait une verge et il époussetait le
+temple. Son fouet, fait d'éclairs, était un rude diseur de vérités.
+Quand il s'écriait: Laissez venir à moi les petits enfants, il ne
+distinguait pas entre les petits enfants, il ne se fût pas gêné pour
+rapprocher le dauphin de Barrabas du dauphin d'Hérode; l'innocence n'a
+que faire d'être altière, elle est aussi auguste déguenillée que
+fleurdelisée.
+
+«--C'est vrai, dit l'évêque à voix basse.
+
+«--J'insiste, continua le conventionnel; vous m'avez nommé Louis XVII,
+entendons-nous. Pleurez-vous sur tous les innocents, sur tous les
+martyrs, sur tous les enfants, sur ceux d'en bas comme sur ceux d'en
+haut? j'en suis: mais alors, je vous l'ai dit, il faut remonter plus
+haut que 93, et c'est avant Louis XVII qu'il faut commencer nos
+larmes; je pleurerai sur les enfants du roi avec vous, pourvu que vous
+pleuriez avec moi sur les petits du peuple.
+
+«--Je pleure sur tous, dit l'évêque.
+
+«--Également, insiste le conventionnel; et, si la balance doit
+pencher, que ce soit du côté du peuple: il y a plus longtemps qu'il
+souffre!»
+
+«Il y eut encore un silence. Ce fut le conventionnel qui le rompit
+(car évidemment l'évêque, confondu, ne savait plus que dire); il se
+souleva sur un coude, présenta son pouce et son index replié un peu
+vers sa joue, comme on fait machinalement lorsqu'on interroge et qu'on
+juge (c'était donc maintenant le conventionnel qui, arrogamment,
+interrogeait et jugeait l'évêque; le pénitent intervertissait les
+rôles, et jetait à ses pieds le confesseur au nom de ses doctrines
+glorifiées); il interpella l'évêque avec un regard plein de toutes les
+énergies de l'agonie. Ce fut presque une explosion.
+
+«--Oui, Monsieur, il y a longtemps que le peuple souffre! Et puis,
+tenez, ce n'est pas tout cela: que venez-vous me questionner et me
+parler de Louis XVII? je ne vous connais pas moi!»
+
+Puis, dans une longue digression, railleuse et écrasante pour
+l'évêque, il lui fait une longue satire, acerbe et méprisante de
+langage, qui ne s'applique en rien à ce pauvre mendiant volontaire et
+charitable d'évêque de Digne, qui vit d'humilité et de lait dans une
+masure, pour se mettre au-dessous de tout le monde, et pour donner la
+moitié de sa farine aux pauvres de son diocèse.
+
+Par une sublime réticence, l'évêque se laisse accuser des fautes dont
+il est lavé par sa pureté et par son ascétisme.
+
+«--Qu'est-ce que cela a de commun avec 93? dit-il simplement, et
+comment cela prouve-t-il que 93 ne fut pas inexorable?»
+
+(Il n'ose pas dire inique et atroce.)
+
+«--Revenons à l'explication que vous me demandez, dit le
+conventionnel; où en étions-nous? Que me disiez-vous? Que 93 a été
+inexorable?»
+
+(Remarquez que l'évêque, par charité, ne lui disait rien, ne lui
+demandait rien, et qu'il s'était contenté de jeter à voix basse un mot
+d'incrédule pitié, en réponse aux brutalités du terroriste malade.)
+
+«--Oui, dit l'évêque, inexorable; que pensez-vous de Marat battant
+des mains à la guillotine?
+
+«--Que pensez-vous de Bossuet chantant le _Te Deum_ sur les
+dragonnades?»
+
+«La réponse était dure, mais allait au but avec la rigidité d'une
+pointe d'acier; l'évêque en tressaillit; il ne lui vint aucune
+riposte.
+
+«--Disons encore quelques mots çà et là.
+
+«--Je le veux bien, continua le conventionnel, rendu clément par la
+conviction de son triomphe de logique, et consentant à épargner un peu
+l'évêque, par politesse; en dehors de la Révolution, qui est une
+immense affirmation humaine, 93 est une réplique.
+
+«Vous la trouvez inexorable? Mais toute la monarchie, Monsieur!... Je
+plains Marie-Antoinette, archiduchesse et reine; mais je plains aussi
+cette pauvre femme huguenote de 1685 qui, etc.»
+
+Et là-dessus l'histoire, sans doute très-vraie, d'une énormité
+infernale commise, au nom du roi Louis XIV, par quelque abominable
+soldatesque, trouvant moyen de raffiner sur les supplices de religion
+en suppliciant la nature!
+
+Puis, revenant sur l'évêque avec l'orgueilleuse satisfaction d'un
+mauvais raisonneur qui a réduit son adversaire au silence:
+
+«Monsieur, dit-il à l'évêque éperdu, retenez bien ceci: la Révolution
+française a eu ses raisons (peu s'en faut qu'il n'ait dit ses
+mystères); sa colère sera absoute par l'avenir. Son résultat, c'est le
+monde meilleur; de ses coups les plus terribles il sort une _caresse_
+pour le genre humain. J'abrége;... je m'arrête;... j'ai trop beau jeu.
+D'ailleurs, je me meurs.»
+
+La bonne excuse pour se taire!
+
+«--Oui, continua-t-il cependant encore, tant il était plein de ses
+raisons, oui, les brutalités du progrès s'appellent révolutions. Quand
+elles sont finies, on reconnaît ceci: que le genre humain a été
+rudoyé, mais qu'il a marché.»
+
+Le conventionnel, ajoute l'auteur, ne se doutait pas qu'il venait
+d'emporter l'un après l'autre tous les retranchements intérieurs de
+l'évêque; celui-ci réclama cependant, timidement, indirectement, en
+faveur de Dieu.
+
+Le vieux représentant du peuple voulut bien ne pas répondre cette
+fois. Il eut un tremblement, il regarda le ciel, et une larme germa
+lentement dans ce regard.
+
+Quand la paupière fut pleine, la larme coula le long de sa joue
+livide, et il dit presque en bégayant, bas, et se parlant à lui-même,
+l'oeil perdu dans les profondeurs:
+
+«Ô toi! ô idéal! toi seul tu existes!
+
+«L'infini est; il est là! continua-t-il en levant le doigt vers le
+ciel. Si l'infini n'avait pas de moi, le moi serait sa borne, il ne
+serait pas infini, en d'autres termes il ne serait pas; or il est,
+donc il a un moi; ce moi de l'infini, c'est Dieu!»
+
+Patmos est vaincu; l'Apocalypse de la révolution finit là par l'idéal
+d'un faible ver de terre, divinisé et adoré. L'infini, c'est-à-dire
+l'oeuvre inépuisable, perpétuelle, à mille aspects, bonne, mauvaise,
+intelligible et inintelligible du Créateur; l'oeuvre de l'univers,
+dont l'homme ne voit qu'un fil; la bonté, la perversité; le bien, le
+mal; la nuit, le jour; l'ordre et le chaos, confondus pêle-mêle, avec
+l'auteur de tout et le seul explicateur de tout, dans une unité sans
+liens: le panthéisme, enfin, dernier mot de l'absurde, est prononcé!
+Voilà le Dieu qui fait pleurer de tendresse et d'admiration le
+conventionnel. On s'attend, sinon à une réclamation modeste, au moins
+à une réserve de conscience de l'évêque; pas du tout.
+
+«Le conventionnel avait prononcé ces dernières paroles d'une voix
+haute, et avec le frémissement de l'extase, comme s'il voyait
+quelqu'un. Quand il eut parlé, ses yeux se fermèrent. L'effort l'avait
+épuisé: il était évident qu'il venait de vivre, en une minute, les
+quelques heures qui lui restaient. Ce qu'il venait de dire l'avait
+rapproché de celui qui est dans la mort (sans doute Dieu); l'instant
+suprême arrivait.»
+
+L'évêque, ajoute l'écrivain, le comprit; le moment pressait; c'était
+comme prêtre qu'il était venu; de l'extrême froideur il était passé
+par degrés à l'émotion extrême, il regarda ces yeux fermés, il prit
+cette vieille main ridée et glacée, et se pencha vers le moribond.
+
+«Cette heure est celle de Dieu! dit-il; ne trouvez-vous pas qu'il
+serait regrettable que nous nous fussions rencontrés en vain?»
+
+Le conventionnel rouvrit les yeux: une gravité où il y avait de
+l'ombre s'imprégnait sur son visage.
+
+«Monsieur l'évêque, lui dit-il avec lenteur (en lui faisant la
+confession de toutes ses vertus patriotiques et de sa sobriété
+d'aliment et de vin, en opposition avec sa prodigalité de sang)...
+maintenant, j'ai quatre-vingt-six ans, je vais mourir; qu'est-ce que
+vous venez me demander?
+
+«--Votre bénédiction, dit l'évêque, et il s'agenouilla (devant cette
+sainteté intacte de la révolution).
+
+«Quand l'évêque releva la tête, la face du «conventionnel était
+devenue auguste. Il venait «d'expirer.»
+
+
+III.
+
+L'évêque rentra chez lui profondément absorbé dans on ne sait quelles
+pensées. Il passa toute la nuit en prières. Le lendemain, quelques
+braves curieux essayèrent de lui parler du conventionnel. Il se borna
+à montrer le ciel.
+
+Un jour, une douairière, de la variété impertinente qui se croit
+spirituelle, lui adressa cette saillie:
+
+«Monseigneur, on se demande quand Votre Grandeur mettra le bonnet
+rouge.
+
+«--Oh! oh! voilà une grosse couleur, répondit l'évêque. Heureusement
+que ceux qui la méprisent dans un bonnet la vénèrent dans un chapeau.»
+
+Saillie peu décente dans la bouche d'un évêque, assimilant par un jeu
+de mots le bonnet rouge du terroriste au chapeau du cardinal, d'un
+évêque, exaltant ce dont Robespierre et d'autres avaient rougi: le
+terroriste avait fait un digne prosélyte!
+
+
+IV.
+
+Et maintenant, parlons sérieusement à notre tour; prenons-nous corps
+à corps sur cette déification du terrorisme, et raisonnons après avoir
+raconté. Il serait trop douloureux de laisser au peuple des doctrines
+paradoxales écrites du style de Pascal ou de Bossuet. Heureusement, la
+vérité n'a pas besoin de style. Sa lumière luit d'elle-même; se
+montrer, c'est se prouver; ôtons-lui son voile et cachons-nous!
+
+La révolution française est, comme toutes les choses humaines, mêlée
+de bien et de mal. J'ai essayé comme un autre, dans une de ces rares
+occasions nées d'elles-mêmes, de la continuer en l'innocentant, en lui
+ôtant son venin comme à la vipère, en lui arrachant sa dent
+malfaisante avant de la cacher dans mon sein comme le psylle d'Égypte;
+j'ai proclamé toutes ses vérités sans lui concéder ni crime ni colère.
+Je ne suis donc pas suspect d'injustice ou de ressentiment à son
+égard, encore moins de complicité, quoi qu'en puissent dire les
+vieilles femmes qui n'ont pas lu l'_Histoire des Girondins_, où pas un
+accès de fureur et de terreur n'est raconté sans être flétri; quoi
+qu'en puisse écrire M. Nettement, leur historiographe, qui, malgré les
+_Girondins_, malgré le drapeau rouge repoussé les armes à la main,
+malgré l'abolition de la guillotine, proposée et arrachée au peuple,
+pour premier acte de la résipiscence populaire, le 27 février 1848,
+n'en persiste pas moins à faire de moi un buveur de sang. _Risum
+teneatis!_
+
+La belle image de M. Hugo en parlant du terrorisme: _un nuage formé
+par quinze siècles, d'où sort un coup de tonnerre; le coup de tonnerre
+qui ne doit pas se tromper_, est une définition explicative, selon
+moi, mais nullement justificative, encore moins laudative: car le coup
+de tonnerre du terrorisme s'est dix mille fois trompé; il a fait de la
+lueur, mais il a fait des cadavres, des victimes innombrables, pures,
+innocentes, augustes; il a laissé dans toutes les âmes quelque chose
+de sinistre, pareil à une horreur chez les uns, à un remords chez les
+autres; des noms abhorrés chez les bourreaux, des noms consacrés chez
+les victimes. Les événements innocents ne laissent rien de pareil. Ce
+remords national, cette horreur irréfléchie quoique générale, tout
+cela n'est au fond que le jugement non raisonné, mais infaillible, du
+genre humain, le dégoût instinctif qui se voile la face à l'aspect
+d'une mare de sang.
+
+Je ne puis comprendre que Victor Hugo, qui prononce de si énergiques
+protestations contre cette machine à meurtre appelée guillotine,
+élevée sur nos places publiques contre une seule tête coupable dont la
+société veut se défaire pour prémunir ses membres innocents; je ne
+puis comprendre, dis-je, qu'il innocente, qu'il excuse et qu'il exalte
+cette machine à dix mille coups, montée par la mort et pour la mort,
+pour faucher, comme une moissonneuse à la vapeur, des milliers
+d'innocents, de vieillards, de femmes, d'enfants de quinze ans, assez
+vaincus pour se laisser conduire, en charrettes pleines, à travers les
+places et les faubourgs de Paris, leur roi en tête, à guillotiner,
+désarmés et sans résistance! Il pensait, certes, bien autrement quand
+il écrivait, dans sa verte et pure jeunesse, l'ode sur Louis XVII, ou
+celle sur les filles de Verdun! C'est de lui que je m'arme aujourd'hui
+contre lui-même; mais je m'arme pour le désarmer de la mauvaise arme
+qu'il a ramassée sur ce champ de carnage qu'il a pris pour un champ de
+bataille.
+
+Un champ de bataille? Non, la Révolution n'a gagné aucune de ses
+victoires sur la place de la Guillotine, ou sur la place d'Auray dans
+la Vendée, ou sur la place des Brotteaux dans les mitraillades de
+Lyon, ou sur les bords de la Loire dans les noyades de Nantes. Elle
+n'y a gagné que l'horreur qui suit le massacre des prisonniers vaincus
+dans tous les temps, dans toutes les causes, dans toutes les nations
+du monde! Barbarie ne fut jamais vertu! Fureur et lâcheté ne seront
+jamais excuse!
+
+
+V.
+
+Et de quelles excuses ou plutôt de quelles glorifications le brave
+évêque se laisse-t-il payer, puis réduire au silence, puis fanatiser
+d'admiration par le terrorisme agonisant dans ce livre?
+
+Louis XVII, pauvre enfant d'un père tombé du trône, d'un père et d'une
+mère égorgés en cérémonie par tout un peuple, Louis XVII comparé au
+frère de Cartouche, innocent, supplicié en place de Grève!
+Rapprochement de férocité, oui; rapprochement de situation, non. La
+nature physique assimile les deux victimes, oui; la nature morale,
+non. De tout temps, l'élévation du rang d'où l'on est précipité fait
+partie, sinon du supplice de sang, du moins du supplice de l'âme: les
+Romains, si féroces dans la guerre, ne pensaient pas que tomber dans
+un trou fut la même chose que tomber de la roche Tarpéienne sur le
+pavé du Capitole. Voir du même oeil le même supplice dans la même
+chute, c'est une grave erreur: on plaint les deux victimes d'une égale
+pitié, on ne les plaint pas du même respect. Tomber du trône dans les
+mains meurtrières du savetier Simon jusqu'à ce que mort s'ensuive, ne
+fut jamais la même chose que tomber d'un mur de dix pieds sur le pavé
+de la rue. La nature se refuse à ces parallèles, parce qu'ils sont,
+non pas, comme ils en ont l'air, les audaces de la vérité, mais les
+paradoxes du radicalisme. Or le coeur humain est sympathique, mais il
+n'est jamais radical, parce qu'il pèse d'un juste poids, et non au
+poids seul de la chair et du sang, les innombrables différences du
+passé et du présent dont le même malheur se compose, pour le frère de
+Cartouche ou pour le fils de Louis XVI. Oublier ces différences, ce
+n'est pas seulement oublier le respect, c'est dénaturer la nature. Si
+l'auteur eût mieux réfléchi, il n'aurait jamais écrit ces deux noms
+sur la même ligne. Aussi, tout en gémissant sur le frère innocent et
+supplicié du fameux filou, quand on lit sous la même larme les deux
+noms accolés, on ne peut s'empêcher de faire un geste de tête en
+arrière, et de crier: «Oh!» Ce cri est un jugement.
+
+C'est le cri du scandale. Qui a jamais plaint Charles Ier
+d'Angleterre, ou Marie Stuart d'Écosse, ou les enfants d'Édouard, ou
+Louis XVI décapité, ou Marie-Antoinette immolée, ou sa jeune et pure
+belle-soeur, madame Élisabeth, sacrifiée malgré son innocence; qui
+est-ce qui les a jamais plaints de la pitié qu'on doit, au même titre
+charnel, à tous les meurtres commis par tous les meurtriers religieux,
+royaux ou révolutionnaires de la terre? _Sunt lacryma rerum!_
+L'histoire, le trône, la dignité des victimes, ont leur bienséance;
+les suppliciés ont leur autorité; les tombes ont leurs priviléges
+sous leurs cendres. Quand on a vidé les caveaux de Saint-Denis, on a
+fait plus que quand on a vidé un cimetière banal de Saint-Eustache:
+ici on déplace des ossements, là on profane des mémoires. Comment un
+écrivain d'un si sympathique caractère que Victor Hugo a-t-il pu
+l'oublier? Il a beau dire, plus on place haut le drame du supplice sur
+l'échafaud, plus l'univers est attendri: le respect se joint à la
+compassion; ce sont deux douleurs!
+
+Mais ceci n'est qu'affaire de prestige, de décence, de convenance
+entre la pitié publique et l'échafaud matériel; que serait-ce si nous
+raisonnions le sentiment?
+
+
+VI.
+
+En quoi l'erreur, du le crime, ou la législation de la France sous
+Louis XV ou sous ses prédécesseurs, quand la QUESTION était un article
+stupide du code criminel du pays; en quoi les immanités atroces de
+l'inquisition; en quoi les crimes des rois, des prêtres, des sectes
+religieuses; en quoi les souffrances du peuple de ces temps néfastes,
+ces souffrances aussi éternelles que la misère humaine,
+légitiment-elles les sévices que les prétendus vengeurs du peuple, en
+1793, exercèrent contre d'autres classes de la société? Comment Victor
+Hugo, qui est et se déclare radical, professe-t-il, comme le
+philosophe M. de Maistre, cette mystérieuse et absurde solidarité de
+la victime de 1793 et des scélérats du treizième siècle? En quoi,
+parce que le peuple souffre depuis qu'il est peuple, le peuple est-il
+autorisé à se venger sur les innocents tant qu'il sera peuple? Les
+souffrances iniques qu'il fait subir à ses victimes les plus pures
+seront donc l'éternelle récrimination des classes l'une contre
+l'autre? Quelle justice! quelle morale et quel progrès! Le peuple a eu
+faim, soif, il a souffert des douleurs dans tous les âges, et, pour
+cela, le peuple sera innocenté, célébré, glorifié, canonisé dans ses
+bourreaux vengeurs en 1793 ou en 1862! Où finira ce droit de vengeance
+abstraite, cette justice du talion entre classes? Et, d'ailleurs, le
+conventionnel y a-t-il réfléchi? Celui qui était peuple dans un siècle
+n'est-il pas devenu, par la rotation des choses et des races,
+aristocrate dans un autre siècle? victime dans un temps, oppresseur
+dans un autre? Qui fera le triage dans cette chambre ardente des
+droits de vengeance d'une famille humaine contre une autre famille? Où
+sera le droit de se venger, le droit de la colère, comme dit Victor
+Hugo, dans une nation qui a toute également ce droit de colère dans
+toutes ses classes tour à tour? La société terroriste, toujours et
+partout, ne serait donc qu'une éternelle et réciproque extermination?
+
+Et quel droit donne au peuple de Paris de 1793 de supplicier, en la
+bafouant sur sa charrette, l'archiduchesse d'Autriche, reine de
+France, le supplice hideux et lamentable de cette pauvre femme des
+Cévennes de 1685? Où est la relation volontaire entre cette victime du
+peuple en 1793 et cette victime des prêtres en 1685? En quoi le sang
+de l'une lave-t-il le sang de l'autre?
+
+Le conventionnel a recours lui-même à cet épouvantable mystère de la
+criminalité abstraite pour justifier et légitimer ses doctrines.
+
+«Monsieur, dit-il d'un ton doctoral à l'évêque confondu, retenez bien
+ceci: la révolution française a eu ses raisons; sa colère sera absoute
+par l'avenir; de ses coups les plus terribles il sort une _caresse_
+pour le genre humain. J'ai trop beau jeu. Je m'arrête. D'ailleurs, je
+me meurs!
+
+«Le terroriste ne se doutait pas qu'il venait d'emporter
+successivement l'un après l'autre tous les retranchements de l'évêque»
+(qui n'avait pas même répliqué).
+
+Il faut convenir que ce pauvre évêque avait peu de présence d'esprit
+contre les paradoxes du terrorisme, et l'on ne doit pas s'étonner
+qu'il tombe, comme saint Paul sur le chemin de Damas, atterré et sans
+paroles, aux genoux de celui qui daigne l'instruire des droits de la
+colère et de la sublimité des vengeances du peuple, pour adorer le
+révélateur du mystère de l'échafaud et pour montrer, le lendemain, le
+ciel comme le seul séjour digne de ce prophète du comité de salut
+public!
+
+À quels excès d'aveuglement le génie même de la parole peut conduire!
+La glorification du bourreau par M. de Maistre ne va pas si loin, car
+le philosophe de Chambéry fait du bourreau l'_ultima ratio_ du droit
+social dans les mains de la justice humaine, et il fait du supplice un
+vengeur de Dieu. Le terroriste crée le droit de la colère, la raison
+mystérieuse, la raison d'État du peuple en révolution dont il faut
+adorer, respecter, bénir la hache; et l'évêque, en se taisant et en
+adorant, en montrant du doigt le terroriste dans le troisième ciel,
+donne à son tour raison à la vengeance.
+
+N'est-ce pas là aduler le peuple dans ses plus mauvais instincts?
+N'est-ce pas lui préparer pour l'avenir des justifications toutes
+faites pour d'autres crimes, que de lui dire d'avance: «Ne t'inquiète
+pas, Dieu est pour toi; tu as tes raisons, tu as le droit de colère;
+les consciences faibles, les esprits timides, la pitié même, autant
+que la justice, se soulèveront bêtement contre toi, incapables qu'ils
+sont de comprendre ta foudroyante divinité, ton coup de tonnerre formé
+des misères de tous les âges! Mais les plus grands poëtes et les plus
+éloquents écrivains des siècles qui suivront tes crimes en feront des
+vertus, et proclameront la sainteté du supplice infligé par toi à tes
+ennemis!»
+
+Telle est la leçon de démocrate ou d'autocrate, également
+sanguinaires, contenue en germe dans les paradoxes de M. de Maistre ou
+de M. Hugo. Ces grands écrivains, certes, ne pensaient pas à la
+conséquence de ces préceptes lorsque, comme l'évêque du roman, ils se
+sont donné une entorse de peur d'écraser une fourmi; mais ils
+faucheront le genre humain en fanatisme ou en révolution avec leurs
+entorses à la logique!
+
+
+VII.
+
+Mais, me direz-vous, l'évêque était cependant un bon chrétien, un
+disciple modèle de Celui qui a dit: «Tu ne frapperas pas, même pour me
+défendre!»
+
+Bonhomme, oui; bon chrétien, je n'en sais rien. Le fait est que, quand
+il a entendu le terrible évangile du terroriste qui lui confesse son
+patriotisme sans scrupule pour toute faute ou plutôt pour toute vertu,
+il tombe à ses pieds, et ne lui demande ni confession, ni repentir, ni
+sacrements: sa confession, c'est sa vertu mise au jour; son repentir,
+c'est l'orgueil avec lequel il s'en va à Dieu, avec son bonnet rouge
+sur la tête et sa hache en main; son viatique, c'est l'_idéal, ce moi
+de l'infini!_
+
+Que voulez-vous dire à un pareil saint? Aussi l'évêque se prosterne
+devant son impénitence, l'adore, et montre le ciel à son troupeau.
+Cela peut être très-charitable, trop charitable, même pour les
+victimes du terroriste, mais cela n'est pas très-miséricordieux en
+détail. L'évêque est en gros, comme on le voit après son entretien
+avec le terroriste, très-large sur le sang répandu à flots par droit
+de colère du peuple. Cela est peu conforme au christianisme, qui est
+économe en gros comme en détail du sang des hommes, et qui dit:
+_Rendez à César ce qui est de César!_
+
+À parler franchement, j'aimerais mieux que l'évêque fût franchement
+philosophe, accusation dont le défend M. Hugo; car, si la franchise
+est une vertu nécessaire, c'est envers Dieu et à cause de Dieu envers
+les hommes, et à cause de soi-même envers soi-même. Or voici comment
+je raisonne.
+
+Si l'évêque est un brave homme non croyant dans la divinité de son
+Maître, pourquoi, en conservant ses vertus, n'abandonne-t-il pas
+l'autel où il adore le Christ comme Dieu, quand il le vénère seulement
+comme le saint crucifié du monde? En continuant son apostolat d'évêque
+sur la terre, il retient donc dans son coeur le dernier mot de sa foi;
+il trompe donc pour le bien son troupeau: mais enfin tromper, même
+pour le bien, ce n'est pas d'un parfait honnête homme.
+
+Ou l'évêque est chrétien selon la lettre et selon l'esprit, et alors
+pourquoi écoute-t-il avec complaisance et approbation les doctrines
+très-peu chrétiennes du terroriste, et pourquoi, après l'avoir entendu
+se vanter du sang versé pour le peuple, ne lui propose-t-il aucune
+bénédiction de sa religion, et, au contraire, lui demande-t-il
+simplement la sienne?
+
+C'est très-humble, mais très-peu catholique. Entre le Christ-Dieu de
+l'évêque et l'_idéal_ du terroriste, il y a l'infini, il y a le
+déisme.
+
+
+VIII.
+
+Nous ne blâmons pas dans le terroriste, dans l'évêque, le déisme qui
+croit, qui adore et qui pratique; c'est une religion autre, la
+religion de Cicéron, de Marc-Aurèle, des philosophes avant, pendant et
+après les religions révélées. Mais, si l'évêque n'est qu'un vertueux
+déiste, pourquoi ne le dit-il pas, et ne dépouille-t-il pas le vieux
+prêtre? La réticence est la moitié de la tromperie. Cela n'est pas
+seulement peu chrétien, cela n'est pas très-probe pour celui qui est
+chargé d'enseigner à Digne le catéchisme de Montpellier.
+
+Voilà pour la religion de l'évêque. Elle laisse dans l'esprit un
+certain scrupule qui nuit beaucoup à l'édification.
+
+Enfin, il y a l'économie politique, qui n'est pas son fort. La charité
+populaire a ses excès, qui sont des erreurs, et qui feraient
+simplement mourir de faim, dans un grand empire, d'abord dix ou douze
+millions d'ouvriers prolétaires de l'industrie, dont le travail est le
+seul patrimoine, et le salaire la seule Providence; ensuite vingt ou
+trente millions de propriétaires, dont la consommation est la seule
+richesse, et qui laisseraient toute la terre inculte, si l'aisance, le
+luxe, le commerce, ne consommaient pas et ne payaient pas leurs
+produits.
+
+Ces déclamations contre le luxe, c'est-à-dire contre l'usage de
+l'aisance, sont donc tout simplement des décrets contre la vie du
+peuple, ouvriers ou propriétaires, c'est le _maximum terroriste_
+contre ceux qui commandent le travail et contre ceux qui vivent du
+salaire. Cela ne soulèverait pas une minute de discussion entre hommes
+sérieux.
+
+Il faut être juste, Victor Hugo le sent, le dit, et restreint aux
+prêtres sa condamnation radicale du luxe. Mais, si le prêtre n'a pas
+aussi un peu de superflu par son traitement, avec quoi fera-t-il la
+charité que tout le monde lui demande comme magistrat de la vertu? La
+première vertu, aux yeux du pauvre peuple, n'est-elle pas la charité?
+S'il est trop pauvre pour donner, le prêtre ne paraîtra pas assez
+vertueux, et, s'il est trop peu vertueux, il ne sera pas assez
+populaire.
+
+
+IX.
+
+L'auteur est plus austère contre l'impôt. Il convient aussi de
+rectifier, aux yeux du peuple, les idées très-faussement populaires
+sur l'impôt. On dirait, à entendre ces déclamations souverainement
+ignorantes sur l'impôt, que l'impôt est la dîme des pauvres au profit
+des riches: c'est le contraire qui est vrai, l'impôt est la dîme que
+le riche paye au pauvre pour égaliser, autant que possible, sans
+dépossession violente, le riche et le pauvre. Examinez bien ce qu'on
+appelle un budget de l'État; voyez où vont les sommes perçues: presque
+toutes en salaires de l'État aux ouvriers et aux salariés de toutes
+espèces, et parmi ces salariés les gros traitements ou les gros
+salaires sont, aux petits traitements ou aux petits salaires, ce que
+_un_ est à _mille_! Ceci devrait éclairer l'économiste indigné de
+Victor Hugo sur l'impôt des fenêtres, contre lequel il gémit comme
+nous avons tous gémi en rhétorique.
+
+Je ne veux pas dire qu'il ne fût pas plus sain de faire payer tant par
+toise du toit, ou tant par pouce carré de l'espace occupé par la
+maison du riche; mais enfin c'est un impôt du riche payé exclusivement
+par le propriétaire: en cela c'est un impôt populaire payé au bénéfice
+du prolétaire, qui ne possède que sa place quand il l'a louée. Si la
+maison ne payait pas, il faudrait en forcer les portes pour loger les
+dix millions de prolétaires qui n'en ont pas, pour abriter leur
+famille, car c'est l'impôt payé par le propriétaire de murailles, de
+portes et de fenêtres, qui sert à salarier le travail du prolétaire,
+et qui lui permet de payer son loyer sans faire violence à personne.
+L'impôt, que vous condamnez par une exclamation irréfléchie, est donc
+presque en entier en faveur du pauvre. L'impôt est le grand
+répartiteur du superflu du riche entre les pauvres; l'impôt, comme
+cela est juste, est supporté, en immense majorité, par celui qui
+possède pour celui qui n'a pas encore le bonheur de posséder: c'est
+la pompe sans cesse aspirante et foulante qui soutient tous les ans la
+richesse publique de l'épargne de chaque propriétaire, qui la condense
+en nuée dans les coffres de l'État, et qui la distribue ensuite en
+travail, en salaire, en services publics entre les mille mains et les
+mille bouches des travailleurs qui en vivent. Blasphémer contre
+l'impôt superflu des riches qui en gémissent, mais qui le payent,
+c'est tout simplement blasphémer contre le pauvre qui en vit!
+
+L'économie politique de l'évêque est donc tout bonnement une
+irréflexion meurtrière du pauvre, qui périrait le jour où le
+propriétaire en serait déchargé. Ce meurtre, par fausse charité, ne
+serait pas moins cruel dans ses résultats que le meurtre par égoïsme.
+L'évêque sent juste, mais raisonne mal; ce sont là des paradoxes qu'il
+est très-dangereux de donner au peuple, car le peuple vit d'idées
+justes et non de rhétorique humanitaire. Les idées courtes de J.-J.
+Rousseau ont contribué à produire les meurtres juridiques de 1793; les
+idées fausses de l'évêque produiraient la disette, la suppression du
+travail, l'extinction des salaires, la colère contre les riches et la
+mort des peuples.
+
+
+X.
+
+Rectifions-les partout où nous les rencontrons, même sur les lèvres
+d'un saint; les bonnes intentions n'excusent que les incapables.
+
+L'évêque pousse l'incapacité jusqu'à la disette du peuple en matière
+d'économie sociale, comme il la pousse jusqu'au crime en matière de
+démocratie. C'est un pauvre raisonneur à présenter comme modèle au
+peuple. Il s'exprime en démagogue saisi de la verve du terrorisme, et
+applaudissant aux fureurs de 1793; il s'exprime en ignorant
+socialiste, en déclamant charitablement contre l'impôt, en oubliant
+que l'impôt est le superflu du riche et le trésor du pauvre.
+
+Mais il sent juste, et il s'exprime en style magique, quand il oublie
+ses sophismes pour méditer la nuit sur l'oeuvre infinie du Créateur
+dans ses contemplations nocturnes devant les étoiles.
+
+Relisez ces pages, aussi vastes et aussi profondes que la voûte du
+ciel:
+
+
+XI.
+
+«Comme on l'a vu, la prière, la célébration des offices religieux,
+l'aumône, la consolation aux affligés, la culture d'un coin de terre,
+la fraternité, la frugalité, l'hospitalité, le renoncement, la
+confiance, l'étude, le travail, remplissaient chacune des journées de
+sa vie. _Remplissaient_ est bien le mot, et certes cette journée de
+l'évêque était bien pleine jusqu'aux bords de bonnes pensées, de
+bonnes paroles et de bonnes actions. Cependant elle n'était pas
+complète si le temps froid ou pluvieux l'empêchait d'aller passer, le
+soir, quand les deux femmes s'étaient retirées, une heure ou deux dans
+son jardin avant de s'endormir. Il semblait que ce fut une sorte de
+rite pour lui de se préparer au sommeil par la méditation en présence
+des grands spectacles du ciel nocturne. Quelquefois, à une heure assez
+avancée de la nuit, si les deux vieilles filles ne dormaient pas,
+elles l'entendaient marcher lentement dans les allées. Il était là
+seul avec lui-même, recueilli, paisible, adorant, comparant la
+sérénité de son coeur à la sérénité de l'éther, ému dans les ténèbres
+par les splendeurs invisibles de Dieu, ouvrant son âme aux pensées qui
+tombent de l'Inconnu. Dans ces moments-là, offrant son coeur à l'heure
+où les fleurs nocturnes offrent leur parfum, allumé comme une lampe au
+centre de la nuit étoilée, se répandant en extase au milieu du
+rayonnement universel de la création, il n'eût pu peut-être dire
+lui-même ce qui se passait dans son esprit; il sentait quelque chose
+s'envoler hors de lui et quelque chose descendre en lui. Mystérieux
+échanges des gouffres de l'âme avec les gouffres de l'univers!
+
+«Il songeait à la grandeur et à la présence de Dieu; à l'éternité
+future, étrange mystère; à l'éternité passée, mystère plus étrange
+encore; à tous les infinis qui s'enfonçaient sous ses yeux dans tous
+les sens; et, sans chercher à comprendre l'incompréhensible, il le
+regardait. Il n'étudiait pas Dieu; il s'en éblouissait. Il considérait
+ces magnifiques rencontres des atomes qui donnent des aspects à la
+matière, révèlent les forces en les constatant, créent les
+individualités dans l'unité, les proportions dans l'étendue,
+l'innombrable dans l'infini, et par la lumière produisent la beauté.
+Ces rencontres se nouent et se dénouent sans cesse; de là la vie et la
+mort.
+
+«Il s'asseyait sur un banc de bois adossé à une treille décrépite; il
+regardait les astres à travers les silhouettes chétives et rachitiques
+de ses arbres fruitiers. Ce quart d'arpent si pauvrement planté, si
+encombré de masures et de hangars, lui était cher et lui suffisait.
+
+«Que fallait-il de plus à ce vieillard qui partageait le loisir de sa
+vie, où il y avait si peu de loisir, entre le jardinage le jour et la
+contemplation la nuit?
+
+«Cet étroit enclos, ayant les cieux pour plafond, n'était-ce pas assez
+pour pouvoir adorer Dieu tour à tour dans ses oeuvres les plus
+charmantes et dans ses oeuvres les plus sublimes? N'est-ce pas là
+tout, en effet, et que désirer au delà? Un petit jardin pour se
+promener, et l'immensité pour rêver. À ses pieds ce qu'on peut
+cultiver et recueillir; sur sa tête ce qu'on peut étudier et méditer:
+quelques fleurs sur la terre, et toutes les étoiles dans le ciel.»
+
+
+XII.
+
+Nous venons de voir ce que c'est que le paradoxe en matière de
+sentiment sous la plume d'un écrivain de génie: une absolution de
+mauvais exemple chantée comme un _Te Deum_ aux excès et aux forfaits
+de la démagogie de 1793 sur les lèvres d'un saint; des maximes
+pernicieuses de fausse économie sociale dans la bouche d'un homme
+charitable égaré par sa passion de soulager le pauvre peuple. N'en
+parlons plus, et souvenons-nous tour à tour tantôt d'adoucir, tantôt
+de réprouver les étranges disparates de cette philosophie à tiroir.
+
+Ceci est en effet un roman à tiroir, comme l'_Émile_ de J.-J.
+Rousseau, comme la _Nouvelle Héloïse_, comme tout ce qui est beau dans
+l'art d'écrire. Ce livre, comme tous ces livres d'art supérieur, n'est
+évidemment pas son but à lui-même. C'est un cadre dans lequel
+l'écrivain, tour à tour philosophe, penseur, sophiste, poëte, prend,
+comme l'aigle, son lecteur à terre, l'emporte avec lui ça et là dans
+l'irrésistible élan de son style, lui fait parcourir un pan de
+l'espace, lui donne le vertige, l'enthousiasme, le délire de son
+talent, puis ne se souvient plus ni de lui, ni de sa composition, ni
+de son sujet parcouru à grand vol, le dépose à terre sûr de le
+reprendre à son gré et lui dit de nouveau: «Allons!» comme le cheval
+de Job ou comme l'hippogriffe de l'Arioste.
+
+Ce ne sont pas les lois ordinaires du roman conçu, médité, écrit par
+un écrivain consciencieux et humain; c'est le procédé d'un dieu de la
+plume, d'un possédé de la verve, qui se dit à soi-même: «À quoi bon
+composer du vraisemblable? À quoi bon faire naître la curiosité,
+l'intérêt, le sentiment, et les nourrir pour attacher mes lecteurs?
+Je n'ai pas besoin de ces procédés vulgaires: je suis moi, j'ai mon
+talisman en main, j'ai mes ailes au talon, je vais où je veux; qui
+m'aime me suive!»
+
+
+XIII.
+
+Et on le suit, car, si on n'est pas attaché, on est entraîné, on est
+étonné, on est ébloui. D'ailleurs c'est le roman du peuple. Le peuple
+jusqu'ici n'avait pas de roman à lui, de roman tantôt crapuleux,
+tantôt sublime, tantôt rêveur, surtout utopiste, quelquefois
+dangereux, souvent héroïque, fait à son image.
+
+Enfin Victor Hugo a senti le vide d'un livre où le prolétaire lit, où
+le démagogue pense, où l'ouvrier songe. Il s'est dit: «Je vais me
+jeter avec mon talent au milieu de tout cela, je vais me donner le
+vertige et le donnerai à cette foule sans savoir comment je la
+nourrirai!»
+
+Et il y a longtemps, bien longtemps avant la révolution de 1848, que
+cette idée lui est venue: car je me souviens parfaitement qu'avant
+1848 il y pensait, il s'en occupait, il avait peut-être commencé à
+l'écrire.
+
+Les misères humaines sont si vastes, si incurables, si diversifiées,
+si inhérentes à notre nature physique et morale, qu'il n'est aucun
+écrivain sympathique et réfléchi qui n'ait été tenté, depuis Job
+jusqu'à Hugo, d'écrire une des pages de ce livre de nos misères.
+
+Misère du coeur qui s'attache et qui se brise en se sentant enlever ce
+qu'il aime plus que la vie; misère du sage qui se dessèche et qui
+s'effeuille comme une racine de cyprès sur une tombe, et qui ne végète
+plus que par l'écorce; misère de l'amour qui est séparé de l'amour par
+les impitoyables obstacles de la vie, qui meurt ou qui voit mourir
+tout ce qui fait passer l'homme sur la dure nécessité de vivre; misère
+de la condition dans laquelle Dieu nous a fait naître, comme des
+mineurs dans l'onde humide et froide des puits de métal ou de charbon
+où il faut aller puiser le salaire, pain du soir; misère du dénûment
+qui menace tous les jours de la faim du lendemain le salarié
+quelconque qui se sent gagné par la vieillesse ou l'infirmité, comme
+l'homme qui s'enfonce dans le sol du marécage qui va l'étouffer;
+misère de l'inexorable maladie paralysant sur son grabat le jeune
+travailleur, qui ne peut répondre aux larmes de sa femme et aux cris
+affamés de ses petits enfants qu'en tordant ses bras désespérés et
+qu'en maudissant l'imprudence qui l'a poussé à devenir père; misère de
+l'homme sans ressources, chassé par ses créanciers impitoyables du
+toit qui l'a vu naître, de l'ombre qu'il a plantée, pour aller errer
+sans asile, sans pain, sans tombeau et sans berceau sous des cieux
+inconnus!
+
+Misères du coeur, de l'esprit, de l'âme et du corps, misères surtout
+qui frappent ce que vous aimez à cause de vous, et qui font un devoir
+de vivre pour d'autres encore après avoir perdu toute raison de vivre
+pour vous-même! Désespoirs qui font mourir tous les jours et qui
+contraignent cependant à vivre comme si l'on espérait!
+
+Misère qui cloue un infirme sur le matelas d'un hôpital, qui lui fait
+sentir la répugnance que les infirmités inspirent à ceux qui le
+servent par salaire ou par charité, et qui lui font implorer contre
+lui-même une mort qui s'annonce toujours comme une illusion et qui ne
+vient jamais!
+
+Misère du suicidé qui s'est manqué et qu'on repêche du flot, humble,
+contraint, et méditant peut-être un deuxième suicide! impossibilité de
+souffrir, impossibilité de vivre, impossibilité de mourir!
+
+
+XIV.
+
+Qui n'a pas senti, souffert, pensé, songé, sur tant de misères? Quel
+poëte ne les a pas éprouvées toutes par la sympathique faculté de
+saisir tout ce que l'humanité souffre encore en lui?
+
+Qui n'a pas senti que le plus inépuisable et le plus lamentable des
+sujets est une de ces misères? Et que serait-ce si c'était toutes à la
+fois! Moi-même, à peu près vers le même temps où Hugo concevait son
+épopée des _Misérables_, ce retentissement du gémissement des choses
+humaines résonnait dans mon coeur, et j'écrivais aussi, non un livre
+entier, non un livre dogmatique, mais un épisode de toutes ces misères
+résumées en moi. Puis le besoin de venir en aide à mon pays, ce grand
+misérable, m'enlevait le loisir nécessaire à mon oeuvre; puis les
+calamités réelles de la misère relative m'atteignaient en me forçant à
+un travail de manoeuvre arriéré pour que d'autres ne souffrissent pas
+par ma faute; je fermais dans mon coeur la source de larmes
+sympathiques, et je travaillais saignant, comme je saigne encore, sous
+le fouet de la nécessité. Je comprends très-bien que Victor Hugo, plus
+libre, plus plein de loisirs que moi, ait été tenté par ce seul sujet,
+véritablement digne de l'homme, par ce poëme, terrible et touchant à
+l'invraisemblable, de la misère des êtres humains: seulement je ne
+comprends pas autant pourquoi il fait de cette souffrance universelle
+des êtres un sujet d'amertume, de critique acerbe, d'accusation contre
+la société.
+
+Qui fait cela? Est-ce la société qui a fait la vie? est-ce elle qui a
+fait la mort? est-ce elle, enfin, qui a fait l'inégalité,
+inexplicable mais organique, des natures et des conditions? Non, c'est
+Dieu; ce n'est pas elle. La plaindre, oui; la conseiller, bien: mais
+l'accuser, non; c'est irréfléchi et c'est barbare. Elle souffre assez
+de ces misères: ne la faites pas souffrir davantage de l'impuissance
+de les supprimer toutes; adressez-vous à Dieu, qui a fait l'homme
+misérable, et n'ajoutez pas le supplice de haïr au malheur de vivre
+ensemble pour mourir si vite des mêmes supplices!
+
+
+XV.
+
+Quoi qu'il en soit, les _Misérables_ de Victor Hugo sont sortis, comme
+un coup de foudre contre la société mal faite, de cette préméditation
+de vingt ans, faisant maudire et haïr, au lieu d'en sortir comme une
+commisération secourable, faisant pleurer, plaindre et bénir, ainsi
+que j'avais de mon côté conçu mon triste sujet.
+
+Le coup de foudre s'est trompé! Il a aggravé la condition malade, au
+lieu de la consoler et de la guérir en ce qu'elle a de guérissable. La
+société n'en sera pas moins impuissante à corriger l'incorrigible, la
+misère n'en sera pas moins incurable dans ses infirmités organiques.
+Seulement il y aura une erreur de plus entre les hommes, L'IDÉAL,
+exagéré par l'imagination, l'accusation réciproque des uns contre les
+autres, la haine aveugle résultant de la mauvaise volonté supposée de
+tous contre tous, par conséquent un surcroît de calamités incurables.
+
+
+XVI.
+
+Belle oeuvre d'imagination, mauvaise oeuvre de raison. Semer l'_idéal_
+et l'impossible, c'est semer la fureur sacrée de la déception dans les
+masses.
+
+Quand on a tant promis l'idéal, il faut détromper avec la réalité.
+Alors la fureur commence, et les poëtes, comme André Chénier, portent
+leur tête sur l'échafaud.
+
+Et remarquez déjà, chose étonnante dans ce poëme des travailleurs
+illusionnés: c'est que personne n'y travaille, et que tous sortent du
+bagne ou sont dignes d'y être, à l'exception de l'évêque et de Marius,
+de la religion et de l'amour.
+
+_Les Misérables_ de Victor Hugo seraient beaucoup mieux intitulés _les
+Coupables_; quelques-uns même _les Scélérats_, tels que Valjean.
+
+ LAMARTINE.
+
+(_La suite au prochain Entretien._)
+
+
+FIN DU TOME QUATORZIÈME.
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Cours Familier de Littérature (Volume
+14), by Alphonse de Lamartine
+
+*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 41251 ***