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diff --git a/41155-0.txt b/41155-0.txt new file mode 100644 index 0000000..a7044a9 --- /dev/null +++ b/41155-0.txt @@ -0,0 +1,5487 @@ +*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 41155 *** + + Au lecteur + + Cette version électronique reproduit, dans son intégralité, + la version originale. + + La ponctuation n'a pas été modifiée hormis quelques corrections + mineures. + + L'orthographe a été conservée. Seuls quelques mots ont été modifiés. + La liste des modifications se trouve à la fin du texte. + + + + + L'ÉGYPTE + D'HIER ET D'AUJOURD'HUI + +[PLANCHE 1: AU TEMPLE DE LUXOR] + + + + + L'ÉGYPTE + + D'HIER ET D'AUJOURD'HUI + + _OUVRAGE ILLUSTRÉ DE + 44 PLANCHES EN COULEURS + D'APRÈS LES AQUARELLES DE L'AUTEUR_ + + Texte et Illustrations + + de + + WALTER TYNDALE + + + PARIS + + LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie + + 79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79 + + 1910 + + + + +L'ÉGYPTE + +_D'HIER ET D'AUJOURD'HUI_ + + + + +_CHAPITRE PREMIER_ + +PORT-SAÏD + +L'ARRIVÉE DANS LES EAUX ÉGYPTIENNES. || PREMIÈRES IMPRESSIONS. || UNE +ÉGYPTE RÉALISTE. || EN CHEMIN DE FER VERS LE CAIRE. || LE MIRAGE. || LES +PYRAMIDES DE GIZEH. + + +Les grands paquebots accomplissent maintenant en trois jours la +traversée Marseille-Alexandrie, et en deux jours celle de +Naples-Alexandrie: ce progrès me paraît d'autant plus appréciable que, +lors de mon dernier voyage en Égypte, il n'y a pas bien longtemps, j'ai +eu à supporter quatre affreuses journées de malaise et d'ennui, entre +Brindisi et Port-Saïd, à bord du courrier d'Asie. Ma patience était même +à toute extrémité quand j'entendis enfin un passager, qui, de sa +jumelle, scrutait l'horizon, s'écrier: «Voilà l'Égypte!». Prenant +moi-même la lorgnette d'une main fébrile, j'aperçus en effet la côte +égyptienne, basse et plate. + +Rapidement cette côte s'allongea; elle eut d'abord l'apparence de deux +îles, puis d'une seule, et, l'un après l'autre, des îlots surgirent, +puis disparurent, pour se montrer de nouveau à l'ouest. Sur la carte, je +vis que presque toute la côte du Delta n'était qu'une étroite bande de +terre qui séparait la Méditerranée des grands lacs salés. + +La traversée touchait à sa fin. Nous avions laissé loin derrière nous le +sombre hiver et la mer agitée: à présent le soleil resplendissait dans +un ciel bleu, et une brise délicieuse rafraîchissait l'air chaud et sec. + +Notre paquebot fendait les eaux verdâtres devant les Bouches du Nil; à +droite s'étendait une terre basse au sable doré, et là-bas la silhouette +d'un sémaphore et de nombreux mâts apparaissaient. Bientôt, une ligne +grise se dessina au ras des flots, qui, imprécise d'abord, se révéla peu +à peu comme une immense digue, derrière laquelle se dressèrent les +maisons d'une ville. + +Lentement le steamer glissa vers le quai; sur la passerelle +retentissaient les ordres brefs; les lascars allaient et venaient en +criant, et les passagers, impatients, se préparaient à débarquer. Enfin +les machines s'arrêtèrent, les ancres énormes coulèrent le long des +flancs du navire qui stoppa dans les eaux tranquilles de la rade de +Port-Saïd. + +Quel moment d'émotion pour le nouveau venu! Là, de l'autre côté de ces +sables, c'est l'Égypte, la terre de la Rivière Mystérieuse, le pays +magique! la patrie des mosquées et des minarets, des turbans et des +_yashmaks_, des Pharaons, des Pyramides et du Sphinx, du désert! +l'antique patrie de tant de merveilles: débris mystérieux de ces temps +lointains où un grand peuple vivait ici, sur le sable doré de ces rives +enchanteresses, près de ce fleuve puissant!... + +Les eaux tranquilles du port, d'un beau vert pâle, étaient si claires +qu'on distinguait à une grande profondeur d'énormes méduses dont les +bras s'allongeaient en tous sens. + +A l'orient, le soleil disparaissait dans une splendeur sereine. Aucun +nuage ne tachait le ciel dont l'azur, à l'ouest, se nuançait de vert, +puis de jaune, jusqu'à devenir une grande nappe d'or d'une imposante +majesté. + +«_East is East, and West is West, and never the twain shall meet_»[1]. + + [1] «L'Orient est l'Orient et l'Occident est l'Occident, et les deux ne + se rencontreront jamais.» + +Ici même, sur l'eau, avant le débarquement, tout me parut étrange et +pittoresque. A peine notre grand navire était-il arrêté qu'une quantité +de barques l'entourèrent, remplies d'indigènes qui criaient, +gesticulaient; certains d'entre eux présentaient leurs marchandises, +fruits, cigares, colliers de perles et plumes. D'autres canots étaient +remplis de jeunes garçons qui faisaient des plongeons fantastiques pour +attraper les pièces d'argent lancées du pont par les passagers: comme +des anguilles, ils disparaissaient sous l'eau pour reparaître quelques +instants après, de l'autre côté du paquebot, la pièce brillant entre +leurs dents blanches. Dans une barque, des rameurs chantaient cette +chanson du pays dont le refrain est devenu chez nous le fameux +«_ta-ra-ra-boom de aye_», autrefois si populaire dans les cafés +chantants. + +Enfin nous débarquons sur le sol égyptien. Le plaisir et l'émotion qu'on +éprouve en arrivant dans un pays étranger sont en grande partie gâtés +par la lutte que l'on a à soutenir contre les bateliers, +commissionnaires, portefaix, portiers d'hôtels et agents de toute sorte +qui, sans aucune considération pour votre nervosité, se livrent à un +véritable assaut de votre personne et de vos bagages. L'agence Thomas +Cook et Fils a fait beaucoup pour rendre le débarquement moins pénible +et, grâce à elle, on se tire d'affaire assez facilement et avec une +grande économie de temps et d'argent. Encore est-il pour l'instant +inutile d'essayer de penser à l'Égypte du passé, car l'Égypte du présent +absorbe toute votre attention. Je savais que Port-Saïd n'offrait aucun +intérêt au point de vue artistique et j'avais décidé de négliger cette +ville et d'en partir par le premier train à destination du Caire. + +Une bonne partie du voyage se fait à travers un pays d'apparence +misérable, avec, à droite, le lac de Menzaleh à moitié desséché, et, à +gauche, le désert d'Arabie qui s'étend de l'autre côté du canal de Suez. +Il semblait vraiment que nous ne verrions jamais la fin de ce canal, et +toute son importance au point de vue commercial ne pouvait m'empêcher de +remarquer sa laideur. Je parvins cependant à le faire disparaître de mon +horizon et à ne plus voir que le grand désert qui relie l'Égypte à la +Péninsule de Sinaï. C'était du reste la première fois que je voyais le +désert; depuis, j'ai passé des mois dans sa solitude, mais cette +première vision reste dans ma mémoire avec un relief particulier. Ce +paysage, pensais-je, est celui-là même que parcoururent l'Enfant Jésus, +Marie et Joseph quand ils vinrent chercher en Égypte un refuge contre la +fureur d'Hérode. En quel endroit traversèrent-ils l'immensité qui +s'étend devant moi? Marie était-elle semblable à cette femme _fellah_ +qui se dirige à dos d'âne vers la station? En tout cas, la robe qui se +portait alors n'a guère subi de modifications. + +Dix ans plus tard, je refaisais le même voyage, me rendant de nouveau au +Caire par la même route. Le tramway à vapeur qui reliait autrefois +Port-Saïd à Ismaël était remplacé par des trains composés de wagons +Pullman, avec salons et restaurants. Quelques vilaines constructions ça +et là, quelques réclames criardes étaient en outre les premiers +avertissements de la prospérité du pays... + +A l'Est, le paysage n'avait guère changé, mais, regardant à l'Ouest, je +fus fort étonné de la transformation du désert. Là où je me rappelais +n'avoir vu qu'une solitude aride, j'apercevais maintenant des lacs avec +des îles couvertes de palmiers. C'était bien l'époque de la crue du Nil, +mais j'étais certain que les eaux ne pouvaient s'étendre à une pareille +distance. Je consultai ma carte qui ne m'apprit rien. M'adressant alors +à un Égyptien assis près de moi, je lui demandai si les eaux +recouvraient toujours cet espace. Il me répondit tranquillement: «C'est +le mirage!» + +Ce n'est qu'après avoir passé Zakazik que le voyageur s'aperçoit qu'il +est dans le Delta, et qu'il se souvient du mot d'Hérodote: «L'Égypte est +un don de la rivière», car, bien que le Nil ne soit pas visible avant +Beulia, on sent déjà ici son influence fécondante. La campagne est fort +belle, boisée et sillonnée de nombreux cours d'eau. Les ruines de +Bubastis qui sont près du Zakazik furent déblayées par le professeur +Naville, il y a quelque vingt ans, mais si elles présentent un intérêt +assez grand pour l'archéologie, leur aspect est peu pittoresque et ne +retient guère l'attention du voyageur. Bulak, vu de la gare, n'est +nullement intéressant, et le voyageur, si près du Caire, ne songe guère +à s'arrêter là. Vingt minutes encore, et, jetant les yeux à droite, vous +apercevrez enfin les Pyramides de Gizeh. De cette distance, on apprécie +difficilement leur grandeur: cependant je sentis, quant à moi, mon coeur +battre avec plus de force et je crois que rien au monde n'aurait pu, à +ce moment, me distraire de ma contemplation! + +Le train roule à toute vapeur. Le Delta maintenant se rétrécit, les deux +chaînes de collines qui enserrent la vallée du Nil se précisent à la +vue, et la mosquée de Mohamet Ali, apparaissant au-dessus de la +citadelle, annonce au voyageur qu'il arrive au Caire. + + * + * * + + + + +_CHAPITRE II_ + +MASR EL KAHIRA + +«MODERN-CAIRO» ET LE VIEUX-CAIRE. || INFLUENCES EUROPÉENNES. || ART +MAURESQUE ET ART NOUVEAU. || LES BOIS SCULPTÉS DES ANCIENNES FENÊTRES. +|| LES FONTAINES PUBLIQUES. || LA MAISON-MOSQUÉE. + + +Le voyageur qui, arrivant au Caire, s'imagine qu'il va se trouver enfin +dans le décor d'une ville orientale, s'expose à une déception. La partie +de la ville qu'on traverse pour se rendre de la gare à l'un ou l'autre +des hôtels, ne ressemble pas plus au vieux Caire que Londres ne +ressemble à Pékin. Aucune des maisons qui s'y trouvent n'a quarante ans +d'existence, et, d'autre part, je suis bien convaincu que ces misérables +bâtisses s'écrouleront quelque jour prochain. Leurs constructeurs +avaient, tout près de là, pour les inspirer, de merveilleux modèles de +l'art oriental le plus pur, mais le mot fatal d'Ismaël: «L'Égypte fait +partie de l'Europe» tourna sans doute leur attention vers Paris, et +nous retrouvons ici une malheureuse imitation de _l'art nouveau_, ou +bien,--ce qui est peut-être pire,--des reproductions honteusement +dénaturées de _style mauresque_. + +Vous verrez les hôtels «remplis de tout le confort moderne», comme leurs +réclames l'annoncent si bien (sans parler de leurs prix fantastiques); +mais, hélas! vous n'y rencontrerez rien de vraiment oriental, à +l'exception du personnel domestique qui porte la robe blanche, la +ceinture rouge et le fez. + +Mais demain, dans les vieux quartiers, vous pourrez enfin admirer dans +toute sa beauté le véritable Orient, et ce que vous verrez dépassera +votre attente. Les deux ou trois kilomètres qui séparent votre hôtel du +Khân Khalîl séparent aussi de l'Occident l'Orient. + +Que de changements depuis mon dernier voyage ici! Le canal qui +traversait la vieille ville, du nord au sud, a été comblé et une ligne +de tramways électriques suit son ancien cours. Nombreuses sont les +fenêtres _meshrebiya_ qui ont été remplacées par des cadres en bois de +Suède, et plus nombreuses encore les vieilles maisons qui ont été, soit +démolies et puis reconstruites, soit «modernisées» jusqu'à complète +métamorphose; et cependant, même ici, il reste encore assez de l'Orient +pour enchanter l'imagination et pour fournir à l'artiste maint sujet de +tableau. + +En quittant l'Ezbekiyeh, qui est le centre du quartier européen, une +petite rue, derrière l'hôtel Bristol, vous conduira, à travers un +labyrinthe de passages étroits, jusqu'au Suk-ez-Zalat. Un guide vous +sera nécessaire, car déjà le plan bien ordonné des villes modernes a +disparu et les rues en zigzag aboutissent souvent à un cul-de-sac. + +Une fois au Fouyatieh, vous vous trouvez tout à fait dans le vieux +Caire. Une mosquée et une rangée de maisons aux fenêtres défendues par +des grillages de bois sculpté enchantent de suite le regard. Une porte +en retrait ouvre sur la cour d'une maison cairote habitée autrefois par +un riche marchand et louée aujourd'hui par chambres ou petits logements. +Si vous avez eu la chance de tomber sur un guide habitué à conduire des +artistes, il pourra vous montrer quantité de maisons semblables et fort +intéressantes. Je désire nommer ici le brave homme qui m'accompagna dans +mes recherches du pittoresque, dans tous les coins et recoins du Caire. +Il s'appelle Mohammed el Asmar, mais il préfère le nom de Mohammed +Brown (Brun) qui est la traduction anglaise de Asmar. «Et ne suis-je pas +vraiment brun?» demande-t-il pour justifier son surnom. Grâce à +Mohammed, je me suis servi pendant quelque temps de la cour de ces +maisons comme d'un atelier. Il m'y amenait des porteurs d'eau, des +petits marchands ambulants, et des ânes, des chameaux, tout le +pittoresque enfin des rues du Caire. Pendant qu'il discutait et +marchandait avec mes modèles, je peignais les arabesques de la porte et +de ravissants modèles de sièges _meshrebiya_. + +[PLANCHE 2: EL-FOUYATIEH, AU CAIRE] + +_Meshrebiya_ est le nom arabe du bois sculpté, tourné, si admirablement +travaillé, et dont on fait généralement des paravents, des grillages de +fenêtres et toute espèce de meubles. Placés devant les fenêtres, les +grillages laissent passer l'air, adoucissent la lumière éclatante du +jour, et permettent aux femmes de regarder ce qui se passe au dehors, +sans être vues elles-mêmes par des yeux indiscrets. Cela est bien dans +une ville mahométane où l'ombre est une nécessité et la réclusion une +loi, mais cela ne va plus, on s'en doute, sous un autre ciel. Une +quantité fabuleuse de ces meubles et de ces fenêtres de bois ont été +achetés par des marchands qui les ont revendus à des touristes +européens. Ceux-ci, une fois chez eux, firent à leur fantaisie usage de +ces bois sculptés. Je pourrais citer un cas où toutes les superbes +boiseries d'une vieille maison cairote pourrissent dans un grenier, en +Surrey, depuis quelque quarante ans, époque à laquelle celui qui les +acheta sottement les apporta en Angleterre. Frappé par leur beauté quand +il les vit dans leur cadre propre, il crut que son architecte +parviendrait à s'en servir avec avantage pour une maison qu'il +s'apprêtait à construire, mais il fut vite détrompé. + +Malheureusement les vieilles boiseries ainsi achetées au Caire, n'y sont +jamais remplacées: les anciens quartiers étant malsains, les +propriétaires les abandonnent, et, dès qu'ils le peuvent, se font +construire dans les nouveaux quartiers une maison de style bâtard. + +Continuons notre promenade le long de Suk-ez-Zalat. L'intérêt va +grandissant à mesure que nous approchons du centre de la ville. La rue, +très étroite, est encombrée de gens, de bêtes et de choses. Le soleil +l'envahit petit à petit; tous les marchands ont baissé leurs stores. + +Nous avons maintenant atteint El Nahassin où la vie et le mouvement +sont tout aussi pittoresques, où la beauté et l'intérêt augmentent +encore, car bientôt voici à notre droite les dômes et les minarets du +groupe de mosquées qui entourent le Muristan. De la Sebil[2] +Abd-er-Rahman, on peut à merveille considérer ce centre de l'activité +cairote, tumultueux et si divers. + + [2] Fontaine. + +Les différentes _Sebils_ sont une des caractéristiques du Caire. +Autrefois elles fournissaient presque toute l'eau à la ville; +aujourd'hui ce sont de simples fontaines où le passant se désaltère. +Elles sont maintenues grâce à des donations religieuses. Au-dessus +d'elles, dans les maisons, se trouvent des écoles, et le chant des +enfants qui récitent le Coran s'envole par les fenêtres ouvertes. + +Ce qu'on voit des marches de cette Sebil offre un joli sujet de croquis. +A gauche, un ancien palais, et, plus loin, des maisons qui tombent +presque en ruines. Les grillages en bois des fenêtres sont en piteux +état, et, ça et là, un vieux morceau d'étoffe tient lieu de vitre. Les +ornements sculptés de certaines fenêtres pendent misérablement et +restent suspendus en l'air jusqu'à ce qu'un coup de vent plus fort les +fasse tomber à terre. Cet état de ruine se rencontre bien quelquefois +dans nos villes européennes, mais seulement dans de pauvres quartiers +abandonnés: ici, le contraste est frappant, car la rue est envahie à +toute heure par une foule compacte, et, au rez-de-chaussée de ces +maisons, vous voyez des marchands de toute sorte affairés au milieu +d'une nombreuse clientèle. Mais tout se passe dehors, sur le seuil des +maisons et non point à l'intérieur. Des aliments variés sont vendus à +des gens qui les consomment en pleine rue, côté de l'ombre en été, côté +du soleil en hiver. Les hommes sont assis devant les boutiques des +cafetiers, fumant leur nargileh et buvant lentement leur café, et il ne +leur viendrait jamais à l'idée d'entrer dans ces boutiques, dont +l'intérieur n'est souvent qu'un petit réduit, si exigu que le marchand +lui-même y trouve à peine assez de place pour se retourner. + +C'est sur le seuil de sa porte, ou sur un banc à côté, que le barbier +rasera une tête, saignera un malade ou arrachera une dent. C'est +également en plein air que s'installe l'écrivain pour préparer des +contrats, ou écrire une lettre d'amour que lui dicte une jeune personne +voilée accroupie auprès de lui dans la poussière. + +Les plus graves questions se règlent dehors: tel homme battra sa femme +si elle se permet de traverser la rue sans voile, mais le père de cette +femme, avant de la donner en mariage, discutait, en pleine rue et +entouré de nombreux voisins, les conditions du mariage et la somme qu'on +lui paierait pour sa fille. Et la foule, amusée et intéressée, prenait +part à la discussion! + +Cet endroit se trouvant dans une des principales artères de la ville, le +trafic y est considérable, et rien ne pourrait être plus intéressant que +de contempler ce va-et-vient dans tout son pittoresque et toute sa +couleur orientale. Quel contraste avec la tristesse sombre d'une foule +anglaise dans une rue de Londres! + +Continuons notre promenade. Cette vieille maison est belle! Au moment +même où nous nous arrêtons pour l'admirer, un grillage de fenêtre +s'ouvre et un vieux Cheik crie que l'heure de la prière est arrivée. +Immédiatement, du haut de tous les minarets, des voix sonores, voix de +_muezzin_, crient: «_La ilaha ill' allah, wa Muhamed rasul allah!_» + +Le vendredi, à cette heure, beaucoup de boutiquiers ferment leurs +magasins, et, en compagnie de leurs clients, se rendent à la _Duhr_, ou +prière de midi. Mais pourquoi est-ce de cette maison que le muezzin a +donné le signal de la prière? Ma curiosité était grande pendant qu'assis +dans un petit café en face, je prenais un croquis de l'immeuble en +question. Le fidèle Mohammed Brown, qui jusqu'alors était resté assis à +côté de moi, éloignant les gamins et les mouches, se leva brusquement, +dit au cafetier de prendre sa place, traversa la rue en courant, et, +ôtant ses sandales, disparut sous le porche. Il ne revint que vingt +minutes plus tard, s'excusant de m'avoir quitté ainsi: il avait +complètement oublié que c'était vendredi; l'appel à la prière lui avait +soudain rafraîchi la mémoire et il avait à peine eu le temps de faire +ses ablutions avant de prendre part à la _Duhr_. + +[PLANCHE 3: LA MAISON-MOSQUÉE DE NAHASSIN, AU CAIRE] + +J'appris alors que le sujet de mon croquis était une mosquée à laquelle +était contiguë la maison du cheik, celle-ci cachant si bien le bâtiment +religieux qu'il était nécessaire de faire l'appel à la prière par la +fenêtre de la chambre à coucher. La manière dont l'architecte est +parvenu à unir la maison et la vieille mosquée, est simplement +merveilleuse. Bien qu'une partie des ornementations en bois aient +disparu, il en reste encore suffisamment pour faire de cette maison une +des plus pittoresques du Caire. C'est une véritable chance qu'il se soit +trouvé juste en face un petit café où j'étais en fort bonne position +pour peindre. Afin d'obtenir une autre vue des mosquées, derrière cette +maison, il me fallut traiter avec un marchand de cannes pour qu'il me +permît de monter sur son comptoir. Après une longue discussion, Mohammed +m'obtint cette permission moyennant le paiement de cinq shillings (6 fr. +25), et il fut convenu que j'aurais droit à ce comptoir pendant cinq +journées consécutives. Le marchand insista alors pour être payé d'avance +de toute la somme, ce qui me rendit quelque peu soupçonneux, mais, ayant +trouvé des témoins, je consentis enfin à risquer le paiement. Pendant +toute la matinée, mon marchand de cannes se tint assis beaucoup plus +près de moi que je ne l'eusse désiré. En arrivant, le lendemain matin, +je trouvai la boutique fermée et j'en concluais que j'avais été roulé, +lorsqu'un voisin s'approcha et me remit la clé en m'annonçant que +«Moustapha des cannes» me laissait la place pendant toute une semaine +qu'il passerait lui-même à la campagne, chez des parents. «Après tout, +remarqua le voisin, son comptoir lui rapporte davantage de cette façon, +car la vente des cannes est très mauvaise en ce moment, et puis il y a +de nombreuses années qu'il n'a vu sa famille.» + +Allons maintenant à la mosquée du Sultan Barkuk et admirons le portail +de marbre et la porte de bronze à côté du tombeau de Mohammed en Nasr et +du Muristan, hôpital construit par le sultan Mausur Kalaun, vers la fin +du XIIIe siècle. Ce célèbre sultan Mamelouk fit bâtir cet hôpital en +témoignage de reconnaissance après avoir été guéri d'une grave maladie. +Sa mosquée et son tombeau sont situés à côté de l'hôpital; nous +reviendrons plus tard sur ce superbe groupe. + +Si mon lecteur est un voyageur expérimenté, il sait visiter une ville, +mais s'il vient en Orient pour la première fois, je l'engage à donner à +tout ce qui vaut la peine d'être vu beaucoup plus de temps que les +guides ne le conseillent. + +L'ennui qui se lit sur la physionomie de presque tous les touristes +quand on les fait courir d'un endroit à un autre, et leur désespoir +lorsqu'on leur déclare, après une journée de fatigue, qu'avant de +rentrer à l'hôtel _il y a encore quelque chose à voir_, justifie, je +crois, ma conviction que fort peu de personnes connaissent _l'art de +voyager_. + +Ayez pour vos yeux et votre cerveau autant de considération que pour vos +jambes, et n'essayez pas de voir en un jour plus que vous ne pouvez +voir: ainsi vous remporterez de vos voyages une impression et des +souvenirs plus agréables. + +Étudier le mouvement et la vie des rues, les différentes industries, les +marchandises exposées devant les boutiques et les bazars, les curieux +costumes des hommes et des femmes qui vendent et qui achètent, flânant +au soleil, en hiver, assis par groupes, à l'ombre, pendant l'été: voilà +au moins de quoi remplir utilement une première matinée. + + * + * * + + + + +_CHAPITRE III_ + +DANS LES BAZARS + +LE MARCHÉ AUX CUIVRES. || LE BAZAR DES ORFÈVRES. || LE BAZAR TURC. || +L'ART DE VENDRE BIEN, OU LES PETITES HABILETÉS DES MARCHANDS CAIROTES. +|| UN SUJET DE TABLEAU QUI NE VEUT PAS SE LAISSER PEINDRE. + + +En nous rapprochant du Muristan, nous ne tardons pas à nous apercevoir +que nous sommes maintenant au coeur du _Nahâssin_, au Marché des +Cuivres. Jusqu'à présent, les devantures des magasins avaient offert à +nos regards des produits variés, mais ici le cuivre domine. Tout comme +autrefois, d'habiles ouvriers martellent des récipients aux formes +étranges, dignes d'orner la cuisine et l'office de quelque +Haroun-al-Raschid. J'aime à voir combien cet art ancien est encore +vivant; ces cafetières et bouillotes modernes ont toujours les belles et +gracieuses lignes des anciennes, et elles sont travaillées par les +artisans cairotes pour les gens du pays eux-mêmes, non pas seulement +pour tenter le touriste qui passe. De fait, je n'ai jamais vu un +_Firangi_ (étranger) acheter ces ustensiles, trop encombrants sans doute +pour prendre place dans la valise; ou peut-être est-ce simplement que le +marchand et le drogman n'ont pu se mettre d'accord sur la commission que +ce dernier toucherait en cas de vente? + +Les étalages qui se trouvaient jadis au pied des deux mosquées ont +maintenant disparu, ce qui, au point de vue du pittoresque, est +regrettable. Un peu plus loin, un coude brusque nous conduit au Bazar +des Orfèvres. Les différentes artères qui le sillonnent sont tellement +étroites que deux personnes ne peuvent y marcher de front. Les boutiques +ressemblent à des armoires et leur devanture n'a guère plus de 1 mètre à +1m,40 de largeur. Le plancher est à 60 centimètres environ au-dessus du +sol et sert de siège aux clients. Cette extraordinaire petite boîte +(c'est le mot) sert à la fois d'atelier et de magasin; le _guhargi_ ou +orfèvre passe ici toute sa journée, assis, les jambes croisées, sur un +petit tapis, et il n'a vraiment aucune raison de se lever, car toutes +ses marchandises et ses outils sont à portée de sa main, et, quand il +désire une tasse de café ou de thé vert, il lui suffit de frapper ses +mains l'une contre l'autre pour qu'un boy la lui apporte. Son apparence +ne diffère guère de celle de son voisin du Marché au Cuivre, mais ses +vêtements nous indiquent qu'il n'est pas un descendant du Prophète. Le +samedi, presque toutes ces petites boutiques sont fermées, et si vous +pouvez déchiffrer les noms écrits au-dessus des portes closes, vous n'y +trouverez ni Hassan, ni Mohammed, mais _Ibu Yusef_, _Ibrahim_ ou _Ben +Sandi_ qui témoignent silencieusement que ces israélites continuent +d'observer les lois de leurs aïeux. + +Excepté les jours du Sabbat, ces ruelles qui composent le _Sük-es-Sâïgh_ +sont presque impraticables. Pendant des heures entières, des femmes +restent assises sur le _Mashaba_, c'est-à-dire le rebord du plancher, à +regarder l'artisan qui travaille un bijou qu'elles ont commandé, ou à +marchander une autre pièce. La patience du commerçant est inlassable. +J'en ai vu qui, après avoir montré leur stock tout entier à une cliente +qui partait enfin sans rien acheter, lui disaient aimablement au revoir +et la priaient de revenir dans des termes pleins de gracieuseté. Les +robes de soie du marchand, aux couleurs variées, contrastent étrangement +avec le vêtement noir de l'acheteuse. Celle-ci abrite son visage +derrière un voile. Elle peut venir ici, en public, vendre ses bijoux et +personne n'aura la moindre idée de sa personnalité. Si un homme, au +contraire, venait vendre son argenterie et ses bijoux, tout le bazar +saurait en quelques minutes qui il est, et discuterait avec animation +les pertes l'obligeant à se séparer de ses biens,--car le Cairote est +toujours fort curieux de tout ce qui touche aux questions d'argent. + +Vraiment le _Yashmak_ (voile des femmes) avec son cercle de cuivre, +n'est pas gracieux, mais il excite la curiosité, et l'on se dit que si +le nez, la bouche et le menton de telle femme sont aussi jolis que ses +yeux, elle doit être remarquablement belle. La modestie l'oblige à +cacher les lignes de son corps sous un long châle noir, mais elle +s'entoure de ce châle d'une façon si artistique que son charme y gagne +plutôt qu'il n'y perd. A l'encontre de sa soeur européenne qui se pare +avec extravagance précisément pour paraître en public, elle garde ses +robes aux brillantes couleurs et ses beaux colliers pour les seuls yeux +de son seigneur, et de quelques amies intimes qui viendront les admirer +dans la paix et la discrétion du harem. + +A mesure qu'on avance dans ce bazar, l'air devient de plus en plus lourd +et vicié; on voudrait en sortir. Des femmes _fellah_ qui encombrent la +ruelle, se jettent pêle-mêle dans l'armoire qui sert de boutique à +l'orfèvre Mousa. Et lentement, arrêté par maint obstacle, on arrive +enfin à la rue Nahâssîn où l'on respire de nouveau l'air pur. + +[PLANCHE 4: LE KHAN-EL-KALIL, AU CAIRE] + +Presque en face de nous maintenant, se trouve l'entrée du Bazar turc +appelé _Khân Khalîl_. Construit en l'an 1300 par le Sultan mamelouk El +Ashraf Khalîl, il est depuis cette époque le centre commercial de la +vieille ville, bien que son importance ait fort diminué du jour où +plusieurs de ses gros commerçants ont installé de somptueux magasins +très modernes dans les nouveaux quartiers. Cet endroit est, de toute la +ville, certainement le plus curieux, et celui où la vie est le plus +intense. A droite, vous passez d'abord devant des marchands de tapis qui +vous invitent poliment à entrer, tandis qu'à gauche les commerçants en +soieries vous prient non moins aimablement d'examiner leurs _kuffiyehs_, +ou châles de soie que les Syriens portent généralement autour de la tête +en guise de turban. Si vous paraissez être tenté, un Cingalais vous +soufflera dans l'oreille que vous feriez bien mieux d'entrer chez lui, +ses prix étant de cinquante pour cent meilleur marché que ceux de son +voisin le Mahométan. Vous passez et vous vous trouvez à la porte d'une +boutique de pantoufles d'où vous apercevez toute une rangée d'escarpins +rouges ou jaunes, empilés sur les comptoirs et sur le plancher, +accrochés en grappes au plafond et aux stores, autour des portes, +partout! Le rouge domine, et c'est incontestablement la couleur que le +Cairote préfère, en matière d'escarpins. Les escarpins jaunes viennent +presque tous de Tunisie et du Maroc et sont achetés par les paysans. De +grands rouleaux de cuir rouge sont empilés dans les petites boutiques où +les ouvriers travaillent avec ardeur, coupant et cousant, couvrant le +plancher de monceaux de déchets. + +A peine un étranger paraît-il qu'un marchand lui met sous le nez une +paire de pantoufles en criant: «Seulement deux shillings!»--«Entre et +vois ma boutique!»--«Very cheap!» Vous avez beau lui déclarer que vos +bagages sont déjà pleins d'escarpins, que vous en avez donné à tous vos +parents, amis et connaissances, il ne se laisse pas décourager et +insiste sans tarir, jusqu'à ce que vous lui échappiez en pénétrant chez +le marchand de tapis. Celui-ci avait du reste l'oeil sur vous; un +magnifique tapis est déroulé pendant qu'un autre, habilement jeté +derrière vous, coupe votre retraite. «J'ai horreur des tapis rouges!» +criez-vous avec désespoir, et, pendant que le marchand en déroule un +vert, vous bondissez dehors; mais le Cingalais se retrouve alors devant +vous avec de nombreux _kuffiyehs_ jetés sur son épaule: tout en vous +complimentant d'avoir échappé à son voisin «Hussein», qui voulait vous +vendre des marchandises défraîchies, il déploie artistement le châle +qui, sans aucun doute, comblera vos désirs. Il a entendu vos remarques +sur les tapis rouges, et il dit en faisant miroiter de jolies couleurs: +«Ici pas de mauvaises teintures allemandes». Il voit de suite que la +combinaison de couleurs vous plaît; malgré toutes vos résolutions de ne +rien acheter, vous vous laissez aller en effet à demander le prix: +«Seulement seize shillings!» répond le Cingalais avec confiance, tout en +s'assurant, par des regards anxieux, qu'aucun autre marchand ne l'a +entendu offrir sa marchandise à si vil prix! Sans faire attention à +votre mécontentement, il vous exprime doucement les raisons qui le +poussent à faire un tel sacrifice; un service en vaut un autre et il +espère bien que vous parlerez de lui et que vous donnerez son nom et +son adresse à tous vos amis. Puis, d'une voix plus forte et en scandant +les mots, il ajoute: «Viens sans le drogman!». Ne pouvant vous +débarrasser de cet importun, vous avez enfin recours à des paroles fort +rudes qu'il reçoit du reste avec un tel sourire que c'est à croire qu'il +les aime. Enfin, et comme dernière ressource, vous lui offrez un tiers +du prix qu'il demande, pensant qu'une insulte aussi sérieuse aura +quelque effet sur lui, mais ce bon commerçant enveloppe tranquillement +le châle dans un papier et vous le tend, vous en offrant même un second +à ce prix! Et soudain il disparaît, vous laissant le paquet dans une +main et une douzaine de ses cartes dans l'autre, et vous vous demandez +comment il a pu céder si facilement, sans chercher à obtenir quelques +shillings de plus. La raison n'en est pas difficile à trouver. Un groupe +de touristes qu'il n'avait pas un moment perdu de vue, vient d'entrer +chez le marchand de tapis et en ressortira à un moment ou à un autre par +la porte située en face de son magasin. Il ne va pas perdre son temps et +discuter pour quelques shillings, alors qu'il entrevoit tout à coup la +possibilité de gagner une grosse somme. + +Il est certain que l'assaut continu de tous ces vendeurs gâte un peu le +plaisir d'une visite au Khân, visite qui sans cela serait charmante en +même temps qu'elle est des plus intéressantes. + +Le porche par lequel on pénètre dans le quartier des cuivres, avec son +ornementation serpentine, est très beau. Les couleurs originales ont +presque entièrement disparu, mais ce qu'il en reste s'harmonise d'une +façon charmante avec le brun et l'or pâle des pierres sculptées. Il +serait difficile d'imaginer un cadre plus ravissant, ou mieux approprié +aux lampes, vases, cache-pots et services en cuivre ciselé, exposés sur +des étagères de chaque côté de l'entrée. De grandes lampes pendent tout +le long de l'allée qui conduit au porche, et c'est vraiment un spectacle +merveilleux. Mais où s'asseoir pour essayer de peindre tout cela? +Certes, mon fidèle Mohammed Brown est un homme de tact, mais toute son +ingéniosité même arrivera-t-elle à me rendre la chose possible? Il +paraît peu aisé d'obtenir un croquis, à moins de s'installer au beau +milieu de la rue, mais l'importance du trafic et l'agitation sont telles +qu'il faut vite y renoncer. Nous fûmes en la circonstance obligés de +nous entendre avec un marchand qui me permit de m'installer sur son +comptoir et qui, avec une partie de ses meubles, éleva une barrière +entre moi et un attroupement qui s'était déjà formé, les gens se +demandant avec curiosité ce que j'allais faire. A cette époque, ma +connaissance de la langue arabe était nulle, j'ignorais donc de quel +talisman mon dévoué guide s'était servi pour obtenir du boutiquier qu'il +capitulât si facilement et qu'il s'intéressât tant à mon sort. Non +seulement cet homme chassa la foule, mais il me servit du thé et +m'apporta des cigarettes. Toutes ces attentions m'embarrassèrent +vraiment, car j'avais entrepris un travail de longue haleine et je +n'étais pas en position de lui acheter la moitié de ses lampes pour le +compenser de tout le mal que j'allais lui donner. Cependant, bientôt +toutes mes pensées furent absorbées par mon travail et ce brave homme +cessa d'exister pour moi. Impossible de concevoir travail plus difficile +ou plus énervant. A peine avais-je dessiné un somptueux lampadaire et +commençais-je à l'habiller de ses premières couleurs, qu'un touriste +demandait justement à examiner cet objet! Au moment même où je me +réjouissais qu'un rayon de soleil éclairât un certain coin de mon sujet, +un store s'abaissait brutalement et le plongeait dans l'obscurité. Le +bruit fait par ce store rappelait aux autres boutiquiers que le moment +était venu de baisser les leurs, et en quelques minutes la plus grande +partie de mon sujet n'était plus visible, et le peu qui en restait se +trouvait éclairé d'une façon si différente que j'étais obligé de +renoncer à la tâche. + +En rentrant à l'hôtel, je demandai à Mohammed comment il s'y était pris +avec le marchand: «Oh! répondit-il, je lui ai d'abord dit que vous étiez +un neveu de Lord Cromer; ensuite je lui ai fait comprendre quelle énorme +réclame ce serait pour lui quand tous les gens les plus puissants du +Caire verraient votre tableau.» Je déclarai à ce zélé serviteur que je +n'avais aucun désir de me faire passer pour ce que je n'étais pas, à +quoi il répondit tranquillement: «Eh bien! maître, quand vous aurez +fini, je lui dirai que c'étaient des mensonges». + +Ce qui me paraît le plus étonnant, c'est que dans un pays où le mensonge +est employé couramment, il se trouve une seule personne prête à croire +quoi que ce soit. + +Une bonne provision de cigarettes m'aida le lendemain à entrer plus +avant encore dans les bonnes grâces du marchand de lampes et de ses +nombreux amis et parents qui vinrent curieusement jeter un coup d'oeil +sur mon travail. La fumée eut aussi l'avantage de chasser les mouches. +Chaque nouvel arrivant désirait m'aider et m'être agréable, soit en +éloignant un gamin qui tâchait de se glisser jusqu'à moi, soit en +recommandant à un boutiquier voisin de ne pas déranger ses marchandises +avant que j'aie fini de les peindre. J'aurais préféré me passer de cette +assistance, car si je commençais à peindre le costume de tel passant ou +la pose de tel autre, mes amis et admirateurs criaient à ces gens de se +tenir tranquilles: «Il fait briller ta vilaine figure comme un vase de +cuivre neuf!»--«Tu seras admiré par toutes les belles dames étrangères +qui verront le tableau!» et autres remarques spirituelles qui avaient +généralement pour résultat de faire fuir mon modèle, ou, pire encore, de +l'amener auprès de moi, anxieux qu'il était de voir ce que je faisais de +lui. La renommée de ma parenté avec le célèbre Proconsul s'était +rapidement ébruitée, et tous les boutiquiers venaient mettre à ma +disposition leurs magasins et leurs marchandises, me suppliant de les +peindre. Il fut bientôt connu que je venais pour travailler et non pour +faire des achats, et, à partir de ce moment, les rabatteurs et les +vendeurs me laissèrent la paix, et le Khan-el-Khalil devint un des +endroits où je pus peindre avec le plus de plaisir. + +Revenons maintenant à notre itinéraire. Une rue nous conduit du Bazar +turc à la _Muski_, la rue de la Paix du _Masr el Kahira_, l'artère la +plus importante coupant la vieille ville de l'est à l'ouest. L'influence +européenne a malheureusement envahi cette rue au point de lui faire +perdre son côté le plus pittoresque. Remontons le _Muski_ quelques +instants et tournons à droite: nous voici à présent dans un calme +relatif fort agréable et qui sied au quartier de l'Université dont nous +approchons. Cette rue est justement celle des libraires, _El Sharia el +Halwayî_, pour lui donner son nom arabe. De nombreux exemplaires du +Coran, de vieux commentaires et livres classiques sont rangés par +rayons, et le «Kutbi», le libraire, qui est souvent un cheik instruit, +presque un savant, se comporte avec dignité et ne fait aucun effort pour +attirer le client. Nous approchons du grand centre savant de l'Islam. + + * + * * + + + + +_CHAPITRE IV_ + +LES RUES DU CAIRE + +GAMIA EL AZHAR. || L'ART DE RESTAURER LES MONUMENTS. || LES «MEDRESSEH». +|| LE BAZAR DES PARFUMS ET CELUI DES ÉPICES. || LA GRANDE MOSQUÉE «EL +MUAIYAD». || UNE PORTE HISTORIQUE. || L'HOMME-FONTAINE. || LE PORTRAIT +DE L'EUNUQUE. + + +L'entrée principale de l'Université, Gâmia el Azhar, est bientôt +visible. Sachant que la Mosquée-Université fut fondée au Xe siècle, on +est surpris de se trouver en face d'une construction d'apparence +moderne. De nombreuses restaurations et de continuels agrandissements +ont fait disparaître presque entièrement les traces de l'édifice qui fut +élevé par le Grand Vizir du premier calife Fatimid. S'il est permis de +déplorer la perte du pittoresque détruit par la main du restaurateur, +ici comme dans beaucoup d'autres mosquées, il faut cependant reconnaître +que, sans ces travaux, nombreux seraient les beaux édifices qui auraient +cessé d'exister ou qui ne seraient plus qu'une masse informe de ruines. +Les revenus des mosquées, qui ont considérablement augmenté, permettent +aujourd'hui des travaux importants à la tête desquels se trouve +heureusement un architecte de grand talent, Herz Bey, qui a consacré +toute sa vie à l'étude de l'architecture sarrasine. Il est regrettable +qu'un homme de talent égal n'ait pas dirigé les travaux de restauration +exécutés sous Saïd Pacha! Maintenant on peut comparer cet édifice à un +vieux vêtement rapiécé. Presque toutes les maisons qui l'entourent ont +un certain air d'antiquité, bien qu'aucune d'elles n'existât à l'époque +où El Azhar fut construit. + +[PLANCHE 5: APRÈS LA PRIÈRE DE MIDI] + +Pour visiter un bâtiment musulman quelconque, il est aujourd'hui +nécessaire d'acheter, moyennant cinquante centimes, un billet que votre +guide ou le concierge de votre hôtel vous procurera facilement. Six +minarets surmontent la mosquée d'El Azhar et deux dômes recouvrent la +dernière demeure du saint fondateur. Malheureusement, les bâtiments qui +entourent l'Université ne permettent pas de s'en éloigner suffisamment +pour voir plus d'un ou deux minarets à la fois. Ceux-ci ont des formes +diverses et appartiennent à différentes époques. L'un d'eux, datant +de la fin du XVe siècle, est particulièrement beau. La transition +graduelle du carré à l'octogone, de l'octogone au cercle, et l'admirable +manière dont les angles ont été cachés par des pendentifs-stalactites +formant les tasseaux qui supportent les galeries, méritent l'attention. +A chaque étage défini par ces galeries et s'élevant au-dessus de la +mosquée, la circonférence du minaret devient plus petite, et +l'ornementation étant admirablement adaptée à la hauteur progressive, +l'ensemble conduit le regard jusqu'au poinçon en forme d'oeuf qui +supporte l'emblème de la Foi musulmane. Ici, l'art du constructeur a +vraiment atteint son apogée; le minaret voisin, moins ancien, est +disgracieux et paraît trop lourd par le haut; ses couleurs aussi sont +moins belles. + +Les deux dômes, construits à un intervalle encore plus grand, font +ressortir davantage cette infériorité. Le plus ancien recouvre dignement +la tombe, tandis que l'autre serait bon tout au plus à orner un kiosque +de journaux. + +Dans un angle, en face du côté nord de El Azhar, un large escalier +conduit à un portail. C'est l'entrée d'un de ces «medresseh» ou collège, +qu'il est souvent difficile de distinguer d'une mosquée. On est surpris +d'apprendre qu'il ne date que de 1774. La décadence architecturale avait +commencé bien avant, et cependant il est impossible de s'en apercevoir +ici. Stanley Lane Poole nous apprend que le monument fut copié sur les +plans d'une vieille mosquée de Boulak. Avec les stalles qui l'entourent +en bas et le dôme qui s'élève au-dessus de la balustrade d'arabesques, +contre le bleu foncé du ciel, on a un sujet de tableau auprès duquel pas +un peintre ne passerait sans s'arrêter. Si j'écrivais un guide à l'usage +des artistes, je marquerais cet endroit de trois étoiles. + +En tournant brusquement au prochain coin, un chemin en zigzag vous +conduit bientôt dans _El Ashrafiyeh_, la rue principale qui continue _El +Nahâssîn_, et vous vous trouvez à nouveau au milieu du bruit et du +mouvement de ce quartier affairé du Caire. Ici, il y a d'autres grandes +mosquées à côté les unes des autres ou se faisant face, des dômes et des +minarets qui coupent la perspective et se détachent sur la ligne azurée +du ciel. De nouveau les cris des chameliers, des vendeurs, des +conducteurs d'ânes vous étourdissent. Un cocher vêtu d'une robe bleue +essaie de conduire à travers cette foule sa voiture pleine de touristes. +Le drogman, assis à côté de lui sur le siège, exhorte aussi les piétons +à faire place: «Oah ja gedda!»--«Oah ismaelak!»--«Oah riglak».--«Iftah +eynak ja am!» (Attention, eh! l'ouvrier!--Eh! là-bas, à +gauche!--Attention à tes pieds!--Ouvre donc l'oeil, mon oncle!) et bien +d'autres cris du même genre. Les touristes ont l'air fatigué et ahuri; +ils ont vu tant de choses dans une courte matinée! Un jeune garçon a +encore assez d'énergie pour prendre en passant quelques instantanés, +mais il semble se soucier fort peu de ce qu'il attrape ainsi au hasard. +Juste en face de vous, à côté des marches de la mosquée de Ghûrî et +presque entièrement caché par les stores du magasin voisin, se trouve un +étroit passage qui conduit au Bazar des Parfums. + +Ici on vous offre pour six ou huit francs, un minuscule flacon contenant +quatre ou cinq gouttes d'essence de rose. Ce passage couvert et bordé de +petites boutiques semblables à des armoires, vous conduit à un dédale de +ruelles dont chacune a son commerce particulier. Le Bazar des Épices est +très intéressant, et les couleurs qui s'y jouent enchantent le regard. +La cannelle, la girofle, la muscade et l'aloès, entassés autour du +marchand, s'harmonisent délicieusement avec sa robe de soie et les +sacs, paniers et nattes qui forment le mobilier de sa boutique. + +[PLANCHE 6: UNE RUELLE PRÈS DE LA PORTE DE ZUWÊLEH] + +Vous pouvez aussi flâner dans les bazars tunisiens et algériens, dans +celui des cordonniers et des marchands d'articles en laine d'Arabie, et +revenir ainsi vers la rue principale, non loin de la grande mosquée El +Muaiyad. + +Cet imposant bâtiment fut construit en 1416 par le sultan mamelouk +circassien, El Muaiyad, pour servir de _medresseh_, dont il existait à +cette époque un grand nombre. Mais lorsque les étudiants se portèrent en +foule vers El Azhar, ces collèges furent convertis en mosquées +congréganistes. Celle qui nous occupe sert aussi de mausolée à son +fondateur et à sa famille. Ce sultan El Muaiyad fut un grand +constructeur, et malgré toutes les difficultés de son règne de dix +années, il fit bâtir six mosquées, deux collèges et l'hôpital _Moristan +El Muaiyad_. L'architecture sarrasine avait atteint son apogée au siècle +précédent. Quant aux magnifiques portes de bronze, elles appartenaient +primitivement à la mosquée du sultan Hasan dont nous parlerons plus +tard. + +Cette mosquée n'est cependant pas ce qu'il y a de plus intéressant dans +cette partie du Caire; elle est éclipsée par une vieille porte +monumentale, la Bâb-ez-Zuwêleh, qui doit son nom à une tribu de Berbères +qui campa jadis non loin de là. C'est une des trois grandes portes +percées dans le mur qui séparait Kahira des sites plus anciens de Fostât +et Katâi, et qui fut construit par le vizir arménien Bedr pendant le +califat d'El Mustausir, en 1070. Depuis cette date jusqu'à la conquête +du Caire en 1517, cette porte fut associée à tous les événements +dramatiques qui se passèrent dans cette ville. Les bastions carrés et +massifs, la voûte arrondie et les passages couverts sont d'un caractère +plus byzantin que sarrasin. Les deux tours furent raccourcies pour +recevoir deux minarets jumeaux que fit élever El Muaiyad lorsqu'il +construisit sa mosquée, mais à part cela rien n'a été changé. Stanley +Poole nous raconte dans son intéressante _Histoire du Caire_ quantité de +scènes tragiques qui se jouèrent à l'ombre de cette vieille porte. Il +relate, entre autres, comment, en 1154, Nasr, l'assassin du calife +_Fauceant_, El-Zâhir, fut livré pour 750 000 francs par les Templiers de +Palestine aux femmes du Harem qui, après l'avoir affreusement torturé, +l'envoyèrent, mutilé et aveugle, à travers les rues du Caire pour être +crucifié vivant sur la Bâb-ez-Zuwêleh. Dix ans plus tard, le vizir +Dargham fut assassiné ici même. C'était un brave paladin qui avait +combattu contre les croisés à Gaza, mais il commit la malheureuse +imprudence de prendre l'argent sacré des mosquées pour payer ses +troupes. Abandonné même des siens dont il avait été l'idole jusqu'alors, +il fut poursuivi par une foule en furie, et, sous cette porte, il eut la +tête coupée et son corps, jeté dans le fossé, fut livré aux chiens. + +Lorsque l'orthodoxe et célèbre Saladin succéda au dernier calife +Camboise, il eut à combattre un soulèvement des troupes nègres qui +adhéraient encore à l'hérésie de Shîa, et une sanglante boucherie qui +dura deux jours entiers eut lieu à quelques pas de la porte. Enfin, +quand les envoyés mongols vinrent au Caire demander impertinemment que +la ville se rendît, le mamelouk Kutuz les fit décapiter et exposa leurs +têtes à la vue de la populace, sur cette porte fameuse. + +Cette porte monumentale est située non loin d'une maison qui attire +l'attention par une grande grille en fer et une colonne construite dans +une encoignure. Cette colonne qui semble n'avoir été qu'un chanfrein +ornemental, fut pendant de nombreuses années le lieu d'exécution; les +criminels étaient étranglés contre sa base. Il n'est vraiment pas +étonnant que la porte ait une mauvaise réputation et qu'on la considère +comme hantée! Elle est d'ailleurs ornée, si l'on peut dire, de vieux +lambeaux d'étoffe, ainsi que de dents suspendues à une ficelle, et de +quantité d'autres choses aussi peu agréables à la vue. Si vous vous +arrêtez quelque temps à cet endroit, vous serez surpris de voir des gens +s'avancer mystérieusement derrière la porte et soudainement y enfoncer +un clou. Ce manège m'intrigua beaucoup la première fois que je +m'installai là pour peindre. Le fidèle Mohammed m'instruisit. Il paraît +qu'un certain _Kutb-el-Mitwelli_, célèbre saint, fréquente la niche qui +se trouve derrière cette porte, mais comme il a le pouvoir de se rendre +invisible, il est assez difficile de s'assurer de sa présence. Ce saint +possède l'art de guérir miraculeusement les gens, et il a été prouvé que +lorsqu'une dent fait beaucoup souffrir, si on l'arrache et qu'on la fixe +à la porte, la souffrance cesse très rapidement!... Quantité de mamans +amènent ici des enfants aux yeux malades, et leur pressent le visage +contre la porte. Les sceptiques feront bien de ne pas suivre cet +exemple, car ils risqueraient fort, en frottant leur épiderme à cet +endroit, d'attraper quelque chose de bien pire que ce qu'ils désirent +guérir. De temps à autre, un vieillard d'apparence extraordinaire et qui +est l'objet d'une grande vénération, vient s'asseoir devant la porte. +Aucun artiste du moyen âge n'habilla un Lazare de haillons plus +étranges. Son regard farouche et la lance qui arme son poing arrêtent +toute plaisanterie à son sujet. Je n'ai jamais pu approfondir quelle +relation existe entre ce vieillard et le mystérieux saint _El-Mitwelli_; +je m'y emploierai à nouveau... + +L'aquarelle ci-contre représente les deux minarets de El Muaiyad qui +s'élèvent si gracieusement au-dessus de cette porte de tragique mémoire. +Les maisons avoisinantes cachent la porte elle-même, qui a tenté les +crayons ou les pinceaux de bien des artistes. L'espace qui l'entoure est +trop restreint, et après tout il est peut-être préférable que le lieu +sinistre d'où s'élèvent ces ravissants minarets reste caché. + +[PLANCHE 7: LES DEUX MINARETS DE EL-MUAIYAD] + +Les deux minarets ressemblent beaucoup à celui d'El Azhar que j'ai +particulièrement décrit. Les sultans circassiens du XVe siècle étaient +très amateurs de cette ornementation; mais cette architecture n'a ni la +simplicité, ni la grandeur de celle du XIVe siècle, comme nous le +verrons du reste en la comparant avec les travaux plus anciens du sultan +Hasan. Les rues sont généralement si étroites qu'il est impossible +d'avoir une vue d'ensemble des mosquées. + +Il est assez curieux que El Mahmüdi Muaiyad ait choisi les tours de la +porte Zuwêleh comme base des minarets qui appartiennent à sa mosquée +mortuaire. Il est vrai qu'il fut pendant longtemps, dans cette tour +même, le prisonnier de ses sujets révoltés. C'était un homme très pieux +appartenant à la religion, alors orthodoxe, que Saladin avant lui avait +purgée de l'hérésie de Shîa. Il passait aussi pour être un homme +instruit, un poète, un orateur et un musicien. Sa façon de vivre et de +s'habiller était des plus simples. Il s'enveloppait d'une étoffe de +laine blanche ordinaire en signe de deuil, en raison de la peste qui +ravageait le pays. Il n'avait malheureusement aucune tolérance pour ceux +qui ne partageaient pas ses croyances, et les superbes monuments qu'il +éleva furent principalement payés avec l'argent qu'il arracha aux +chrétiens et aux juifs. Il renforça la loi qui obligeait les chrétiens +et les juifs à s'habiller autrement que les Mahométans. Les premiers +portaient une robe bleue et un turban noir, et les autres une robe jaune +et un turban également noir. Pour les distinguer encore plus des vrais +croyants, une lourde croix devait être suspendue au cou du chrétien et +une grosse boule noire au cou du juif. Bien que ces lois ne soient plus +en vigueur depuis de nombreuses années, je ne me rappelle pas avoir +jamais vu soit un chrétien, soit un juif, porter le turban blanc qui est +la couleur le plus généralement adoptée par les Mahométans. + +Suivons maintenant la rue située à gauche de la porte _Derb-el-Ahmar_, +d'où nous apercevons une dernière fois les minarets de El Muaiyad qui +dominent un groupe de vieilles maisons et montent avec grâce vers le +ciel. + +J'ai vu souvent ici un vieillard plié sous le poids d'un grand récipient +à eau attaché sur son dos; un tuyau en métal passe par-dessus son +épaule, et, en se penchant légèrement, il peut faire couler l'eau dans +une tasse qu'il tient à la main. Fréquemment un passant s'arrête et vide +la tasse, payant le vieillard d'un simple remerciement, ce qui paraît le +satisfaire, puisqu'il remplit de nouveau la tasse en fredonnant la +chanson qui me le fit d'abord remarquer. Mon guide s'étant, lui aussi, +désaltéré sans rien offrir en échange au pauvre vieux, je le plaisantai +à ce sujet, et je lui demandai de me traduire la chanson. Les paroles en +sont presque identiques au premier verset d'Isaïe et peuvent être +traduites par: «O vous tous qui avez soif, venez à cette fontaine; que +celui qui n'a pas d'argent vienne et boive; venez et buvez sans argent!» +Cette coutume date probablement d'une époque antérieure à Mahomet, et +peut-être de l'époque même d'Isaïe. Maintenant que les fontaines ont été +construites dans tous les quartiers de la ville, cette charmante coutume +disparaîtra sans doute, et ce sera dommage. + +Nous passons maintenant devant la petite mosquée de Ismâs-el-Ishâki, à +la bifurcation de deux rues, et, à droite, devant une ravissante +fontaine avec de très jolies tuiles et un plafond richement colorié. Une +autre mosquée à droite et nous arrivons enfin à la belle mosquée de +El-Merdani. + +Cette mosquée était dans un déplorable état de ruine lorsque je la +visitai pour la première fois, et, bien que d'une façon générale les +artistes prisent peu les bâtiments _remis à neuf_, je fus enchanté quand +j'appris que la Commission pour la préservation des monuments arabes en +avait entrepris la restauration. Celle-ci fut dirigée par Herz Bey et +exécutée d'une façon si admirable qu'il est maintenant possible +d'apprécier le degré de perfection que l'art sarrasin avait atteint +pendant la première moitié du XIVe siècle. Une bonne partie des +sculptures sur bois se trouvent dans des musées européens. + +Une petite rue étroite qui longe la Merdani nous conduit dans une artère +plus large, dont les maisons évoquent une aristocratie déchue. L'une +d'elles, avec un portail majestueux et de grandes _bay windows_ dont les +stores de bois sculpté sont brisés et raccommodés çà et là au moyen de +morceaux de caisses d'emballage, semblerait indiquer que son +propriétaire est complètement ruiné, à moins, au contraire, que ses +affaires ne soient si prospères qu'il ait pu se construire une autre +habitation dans le nouveau quartier d'Ismalieh en laissant son ancienne +demeure à la garde des rats et d'un vieil eunuque. J'ai souvent trouvé +dans ces vieilles maisons des cours fort intéressantes, mais il est +difficile d'en obtenir une bonne vue. La porte massive est souvent +ouverte, mais le passage qui conduit à l'intérieur de la cour fait +généralement un brusque coude au bout de quelques mètres, coupant ainsi +la perspective. + +C'est dans des cas semblables que mon fidèle guide se montrait +particulièrement utile. Si la maison se trouvait dans un cul-de-sac +désert et sans personne aux abords capable de nous donner des +renseignements, il pénétrait bravement. S'il revenait aussitôt, c'est +qu'il n'y avait rien de curieux à mon point de vue, car il avait une +idée très juste de ce que je recherchais. + +[PLANCHE 8: LE GARDIEN DU HAREM] + +Quelquefois il trouvait la maison complètement abandonnée ou le gardien +profondément endormi, et il revenait à pas de loup me faire signe de le +suivre. Lorsqu'il y avait vraiment quelque chose d'intéressant, il +entrait en pourparlers afin d'obtenir la permission d'installer mon +chevalet. Généralement, l'affaire était vite conclue, le gardien +acceptant avec joie un _shilling_ ou deux; mais d'autres fois, il était +nécessaire de s'adresser au propriétaire lui-même, et c'était alors une +question d'un ou de plusieurs jours. Si la maison était importante, la +grande difficulté venait du harem, surtout, oh! surtout si l'entrée que +je désirais peindre se trouvait être celle du _Département des Dames_. +Dans un certain cas, le maître du harem me déclara avec bonne humeur +qu'aucune de ses femmes ne penserait à bouger pendant les heures chaudes +de la journée, et que par conséquent je pouvais peindre jusqu'au moment +où ces dames désireraient prendre l'air. Du reste, cela l'amusa de me +voir peindre son eunuque dormant à poings fermés devant la porte du +harem. Cet eunuque, lorsqu'il se réveilla, déclara qu'il faisait trop +chaud en cet endroit et, pour le décider à y rester, il fallut que +Mohammed Brown tînt une ombrelle au-dessus de sa tête et protégeât ainsi +_son teint_! + +Les femmes avaient évidemment suivi toute la scène, cachées derrière +leur _meshrebiya_, car, lorsque l'eunuque eut rôti assez longtemps pour +me permettre de terminer son portrait, j'entendis des chuchotements et +des rires étouffés, et je fus bientôt prié d'envoyer mon tableau à ces +dames afin qu'elles pussent le voir. Or, ce tableau, qui n'avait +nullement la prétention d'être humoristique, les frappa comme tel et de +grands éclats de rire retentirent. L'eunuque réapparut bientôt, l'air +tout à fait penaud, et il fit ressortir avec amertume toutes les +indignités qu'il venait de souffrir par ma faute; mais un autre +_baksheesh_ eut vite fait de le consoler. + +La rue El-Merdani est courte et se termine au _Sûk-el-Sellâha_, le +marché des Armuriers. La tranquillité de la rue contraste avec le +vacarme des fabricants de fusils et le bruit des soufflets. De farouches +Bédouins et des Arabes de Syrie font réparer leurs longs fusils. De +vieilles espingoles, des lances et quelques fusils de chasse modernes +sont accrochés dans les magasins dont les planchers sont couverts de +morceaux de fer et de cuivre. Il y a peu à voir ici aujourd'hui, dans +cet endroit qui fut autrefois la grande fabrique d'armes des sultans. +Des maisons dont il ne reste que le rez-de-chaussée, une mosquée en +ruines et un minaret qui menace de s'écrouler chaque fois que le +_Muezzin_ y monte pour appeler les armuriers à la prière, complètent le +tableau. + +Le haut du marché touche à l'avenue Mohamet-Ali: nous terminerons ici +notre promenade. Un tramway qui descend nous offre le moyen le plus +rapide de parcourir les deux kilomètres et demi d'une rue sans intérêt +qui nous sépare du quartier européen. + + * + * * + + + + +_CHAPITRE V_ + +LE VIEUX CAIRE + +LE PROGRÈS DESTRUCTEUR. || LE SPECTACLE DE LA RUE: LES FRUITIERS ET +LEURS ÉTALAGES AUX VIVES COULEURS. || LE COMPLET ANGLAIS DES PETITS +ÉCOLIERS. || LA MAISON DE CHEIK SADAAT. || L'ARCHITECTURE ARABE. + + +Si mes lecteurs veulent bien m'accompagner une fois encore dans une +visite aux vieux quartiers de la ville, nous prendrons de nouveau le +tramway à l'Ezbékîyeh et nous n'en descendrons qu'après avoir atteint la +moitié environ de la Sharia Mohamet Ali, c'est-à-dire près de la +_Bâb-el-Khalk_. Cette large avenue fut percée à travers la vieille ville +par le premier Khédive d'Égypte, dont elle porte le nom. Quantité de +bâtiments intéressants furent impitoyablement détruits pour permettre à +cette voie d'arriver jusqu'à la citadelle. Des cris d'indignation furent +poussés par tous les pieux Musulmans d'Égypte, lorsque des sanctuaires +sacrés, des mosquées, et autres édifices chers à leur foi, furent sans +respect jetés à terre. Mais Mohamet Ali était tout-puissant et n'était +pas homme à se laisser influencer par les scrupules religieux de son +peuple, comme il l'avait déjà fort bien démontré en saisissant les +_Wakfs_, ou revenus religieux, et en les employant pour ses besoins +personnels. Sans aucun doute il fit beaucoup pour son pays, mais il est +à regretter qu'il fût si Vandale dans toutes les questions d'art et de +bon goût. + +Le grand et nouvel édifice de style arabe qui se trouve à notre gauche, +est le Musée de l'Art arabe. Une grande partie de ce qui s'y trouve +provient des pillages faits par le sultan un peu partout dans la ville. +On y trouve également bon nombre d'objets pris dans des mosquées qui +sont encore debout: on aimerait voir ces objets restitués aux lieux d'où +ils ont été arrachés. La collection n'en est pas moins belle, et ceux +que l'art arabe intéresse pourront ici étudier cet art à coeur joie. + +S'il commence à faire trop chaud pour marcher longtemps, nous +pourrons louer des ânes et suivre Derb-el-Gamâmîz, une longue rue +dont les maisons situées du côté ouest sont bâties sur l'ancien canal +El-Khaliz, lequel a été comblé. C'est une voie importante qui, sous +des noms différents, traverse toute la ville, du nord au sud, +toujours parallèlement à la direction de l'ancien canal. Elle est plus +tranquille que les artères principales situées près de Khan-el-Khalîl, +et est plus éloignée des principaux bazars. Le matin, de bonne heure, +vous rencontrerez ici de longues files de chameaux chargés +d'approvisionnements, et des troupeaux de boeufs et de moutons qu'on +conduit aux différents marchés. En été, c'est un spectacle agréable à +l'oeil que celui des chameaux portant des melons et des gourdes dans +d'énormes paniers tressés à jour. + +Souvent le conducteur vend ses produits tout en marchant, tenant à la +main une grosse pastèque dont il coupe des tranches. Il s'arrête devant +chaque fruitier dans l'espoir de faire une affaire plus importante et +les pourparlers sont souvent si longs que l'artiste a le temps de +prendre un croquis des chameaux. Les fruitiers, soit ceux qui +établissent leurs comptoirs volants dans n'importe quel coin, soit les +magasins plus importants formant une brillante mosaïque aux délicieuses +couleurs avec leurs piles d'oranges, de pommes, de citrons, adossées à +de véritables murailles de melons et de pastèques; les fruitiers, +dis-je, semblent d'instinct trouver la teinte juste pour le papier et +les oripeaux dont ils entourent leur marchandise; et, un peu plus tard, +pendant l'été, de grandes branches de canne à sucre appuyées contre le +mur et remplissant les coins, viendront ajouter le vert gris de leurs +feuilles à toutes ces brillantes couleurs. + +Lorsque les circonstances nous obligent à passer au Caire les mois +chauds de l'été ou de l'automne, nous en sommes en quelque sorte +dédommagés par la beauté des rues, alors dans tout son éclat. La forme, +les couleurs et les ombres des tentes qui sont dressées à travers les +rues ou maintenues à l'aide de mâts au-dessus des magasins et des +comptoirs, ajoutent au pittoresque. Ces grandes toiles et ces nattes +admettent assez de jour pour donner une chaude lumière sans ombres trop +foncées. Les habitants aussi sont beaucoup plus pittoresques dans leurs +costumes d'été, car les vestons et les paletots européens ne sont portés +par-dessus les _gelabich_ que pendant l'hiver. Et puis, les touristes, +dont les costumes s'harmonisent si peu avec l'entourage oriental, ne +sont pas là non plus! Les enfants, à moitié nus, jouent sans contrainte +dans les rues et leurs aînés vont et viennent avec la dignité qui +sied si bien à un oriental. La vie en plein air est beaucoup plus active +ici que dans les pays du nord. Les marchandises sont déployées et +exposées sur les trottoirs mêmes, et les magasins à l'européenne +semblent avoir disparu. + +[PLANCHE 9: EL-GAMAMIZ, AU CAIRE] + +A un certain endroit de cette rue Derb-el-Gamâmîz, par une large porte +qui s'ouvre au-dessus de quelques marches, vous pouvez jeter un coup +d'oeil dans l'intérieur d'un monastère derviche. La grande cour pavée, +qu'embellissent des arbres et une jolie fontaine en tuiles, paraît bien +attrayante, surtout vue d'une rue chaude et poussiéreuse. Dans la rue +même, près d'ici, il y a quelques érables justifiant son nom de +_Gamâmîz_, et, juste en face, se trouve la porte de la Bibliothèque +Vice-Royale. Cette Bibliothèque a une très grande importance pour ceux +qui étudient les langues orientales, et les personnes qu'intéresse +simplement l'art du pays ne regretteront pas de la visiter, ne serait-ce +que pour admirer les exemplaires enluminés du Coran qu'on y conserve. On +accorde ici toutes les facilités possibles aux étudiants européens, ce +qui n'est pas toujours le cas dans les bibliothèques musulmanes, +lesquelles sont généralement consacrées exclusivement aux études de la +religion mahométane. + +Le Ministère de l'Instruction publique se trouve à côté. De toutes les +tâches dont l'Angleterre a pris la responsabilité en Égypte, il n'y en a +pas de plus difficile ou demandant plus de tact et de discrétion que +celle de la direction des études des jeunes musulmans. Lorsque les +Anglais vinrent occuper l'Égypte, l'instruction donnée dans les écoles +consistait, comme elle consiste encore presque entièrement du reste à +l'Université d'El-Azhar, à lire, à expliquer et à commenter des passages +du Coran. Il s'agissait d'apprendre par coeur, mécaniquement, sans que +les autres facultés fussent exercées. Raisonner était chose inconnue. A +présent, des professeurs diplômés des Universités d'Oxford et de +Cambridge enseignent aux enfants les mathématiques, l'histoire, la +géographie et les préparent d'une façon générale à se débrouiller plus +tard, au milieu des conditions déjà bien changées de leur pays. Certes, +tout cela est excellent, mais on ne s'arrête malheureusement pas là. +Bien à tort, on semble croire que _progrès_ signifie _européanisation_ +et que ces deux idées doivent avancer de front, de sorte qu'au lieu de +développer leur propre civilisation, on leur impose petit à petit une +civilisation étrangère. Pour ne citer qu'un exemple, il n'est permis à +aucun enfant de suivre les cours d'une école khédiviale dans son +gracieux costume national porté avant lui par ses pères. On l'oblige à y +aller habillé à l'européenne, veste et pantalon, et coiffé du ridicule +_tarbouche_ rouge. On se demande un peu quel effet moral ou quelle +influence au point de vue civilisation peut bien avoir un pantalon. Il +est vraiment regrettable qu'on ne permette pas à ces écoliers de porter +leur costume national. Une fois habitués à nos affreux vêtements, ils +continueront à les porter toute leur vie. Déjà, leurs vastes et belles +maisons, si bien comprises pour un climat chaud, disparaissent +rapidement et font place à des appartements trop petits. + +Nous suivrons cette rue un peu plus loin encore, jusqu'à ce que nous +rencontrions à gauche une jolie _sebîl_ (fontaine). Là, tournant encore +à gauche, nous nous trouvons en face de l'entrée d'une des écoles +khédiviales. L'aquarelle que j'ai faite de cette école fut peinte il y a +quelque dix ans, avant que la loi ridicule sur les vêtements ne fût en +vigueur. C'est un spectacle bien différent qui se présente aujourd'hui à +nos yeux quand les enfants sortent de l'école en courant. Des complets +faits à la douzaine en Europe remplacent le _gelabieh_ et la _tôb_ +flottante. Si étrange que cela puisse paraître, ce changement de costume +semble avoir affecté leurs manières aussi bien que leur apparence, car +leur tenue n'a pas plus de dignité que leur complet. D'autre part, les +robes qu'ils portaient autrefois étaient plus faciles à nettoyer que les +costumes d'aujourd'hui, et étaient par conséquent, au point de vue +sanitaire, bien préférables. La nouvelle mode est aussi beaucoup plus +coûteuse, et j'ai entendu bien des pauvres gens s'en plaindre amèrement. + +Faisons le tour de ce bâtiment et prenons le chemin qui conduit dans la +direction sud. Ici, des murs élevés entourent les jardins d'un pacha. +Nous longeons ces murs et nous passons encore devant une ou deux +mosquées plus ou moins importantes, chacune cependant ayant un caractère +bien personnel. Nous arrivons bientôt à la maison du cheik Sadaat, mais +le promeneur n'entrevoit de toutes les beautés de ce noble et vieux +palais que les fins grillages de bois qui cachent les fenêtres. J'avais +eu la bonne fortune d'être présenté au dernier descendant du cheik +Sadaat par un ami commun, et la maison me fut ouverte pour y peindre +tout ce que je désirais. Aucune autre maison du Caire ne rappelle aussi +vivement que celle-ci les tableaux de Lewis. Il y a dans la cour un +énorme saule sous lequel coule une fontaine, et dont les branches +viennent caresser les grillages artistiques des fenêtres. La mosquée +privée du Cheik se trouve à un bout de la cour, et l'entrée du grand +salon est à l'autre bout; au milieu, il y a une salle de réception où le +vieillard recevait généralement ses invités qu'il faisait asseoir sur la +partie surélevée du plancher et couverte de coussins, où lui-même était +étendu. + +[PLANCHE 10: UNE ÉCOLE KHÉDIVIALE] + +Je me rappelle que lors de ma première visite, la vue de ce vieux +Musulman habillé d'une robe de soie jaune, coiffé d'un énorme turban, +assis, les jambes croisées, sur un tapis de Perse, un coussin de soie +jaune derrière lui, et entouré des cercles de fumée qui s'échappaient de +son _chibouk_, m'émerveilla comme un superbe _tableau vivant_ d'après +une des oeuvres de Benjamin Constant. A cette époque, je ne savais pas +un mot d'arabe et c'était la première fois que j'étais présenté à un +prince oriental. Je n'ignorais pas que mon ami Choueri Tabet, qui +m'avait présenté, traduirait mes paroles de façon à les rendre le plus +possible agréables à notre hôte, mais, malgré cela, je me sentais mal à +l'aise et gêné par mes vêtements si pauvres et vulgaires comparés à la +superbe robe de soie du Cheik. Cette gêne ne fut heureusement que +momentanée. Un nègre apporta du café et des cigarettes, et mon ami +engagea une conversation animée avec notre hôte. + +Certaines plaisanteries firent tellement rire le vieillard qu'il se +tenait les côtes, mais craignant que je ne me sentisse encore plus +intimidé, il faisait un grand effort pour s'arrêter de rire et insistait +pour que mon ami me racontât l'histoire. Quand il était bien certain que +j'avais compris, il recommençait à rire jusqu'à ce que les larmes +couvrissent sa figure ridée. L'impression que me fit ce beau vieillard, +sa dignité personnelle et celle de tout ce qui l'entourait, fut si +grande que j'ai complètement oublié le sujet de ces plaisanteries. Sa +demeure était, pour travailler, un endroit unique et délicieux, et j'ose +espérer que si l'occasion se présentait, les héritiers du charmant Cheik +auraient la même amabilité et m'accorderaient le même privilège. + +L'architecture et l'arrangement de ces maisons se sont développés +suivant les besoins du climat et suivant les lois sociales et +religieuses du pays. Les architectes sarrasins se sont toujours efforcés +de construire des maisons où la vie serait supportable pendant les +chaleurs de l'été, et dans lesquelles le sexe faible aurait ses +quartiers spéciaux et privés. Le hall voûté, faisant face au nord, et +ouvrant sur une cour spacieuse, ne convient qu'à un climat chaud. Une +entrée séparée, pour le harem, avec ses pièces ouvrant sur un jardin ou +une cour privée, et la nécessité de bien masquer les fenêtres qui +ouvriraient sur la rue, sont des considérations dont un architecte n'a +pas à s'occuper dans nos pays du nord. Les grillages de bois, +_meshrebiya_, qui permettent de voir ce qui se passe dehors, tout en +étant soi-même invisible, sont employés aussi dans les appartements des +hommes pour tamiser les rayons du soleil, tout en permettant à l'air de +circuler. Si le Coran ne défend pas précisément la reproduction des +objets naturels comme base de l'art décoratif, il ne l'encourage pas. +Mais les croyants ont prouvé à quel point ils sont capables de décorer +leurs maisons d'une façon artistique, malgré ce désavantage. +L'étroitesse des rues permet de rendre visite à un voisin ou d'aller à +la mosquée, en restant à l'ombre, et les grandes cours et jardins +intérieurs assurent l'aération nécessaire des maisons. A mesure que les +gens riches abandonnent cette partie du Caire pour aller habiter les +nouveaux quartiers, les arrangements sanitaires y sont de plus en plus +négligés, ce qui, naturellement, tend à augmenter l'exode. En fait, je +crois que le seul moyen de sauver le vieux Caire d'une ruine complète +serait de le doter d'un système d'égouts modernes. + +Nous longeons maintenant le mur du jardin de Sadaat et, après un ou deux +coudes, nous arrivons à la mosquée Hasan Pacha. Bien que construite +trois siècles après que l'architecture arabe eut atteint sa perfection, +cet édifice n'en est pas moins très artistique. Son style n'est pas +comparable aux chefs-d'oeuvre des XIVe et XVe siècles, mais, +heureusement, le déclin de l'architecture arabe fut aussi lent que ses +progrès eux-mêmes l'avaient été. Je citerai ici une phrase heureuse de +Lane Poole, qui remarque dans son _Histoire de l'Égypte_: «Toute chose, +en Orient, change par degrés presque imperceptibles, et les roues du +Seigneur dans le Moulin Égyptien moulent avec la même lenteur que les +_sakiya_[3] criards des paysans». + + [3] Machines très primitives pour monter l'eau du Nil au niveau des + champs et des fermes. + +[PLANCHE 11: COUR INTÉRIEURE DANS UNE MAISON DU CAIRE] + +L'entourage de cette mosquée ajoute considérablement à son pittoresque. +Chose rare au Caire, l'espace qui s'ouvre devant elle permet de s'en +éloigner suffisamment pour en voir l'ensemble extérieur, ainsi que la +petite école située au-dessus de la _Sebîl_ et un arbre qui paraît avoir +poussé là dans le seul but d'améliorer encore la composition. Le tout +est d'un ton riche et chaud. Les rangées alternées de pierres rouges et +de pierres jaunes, qui sans doute avaient l'air assez cru à l'époque où +Hasan Pacha fut enterré ici, se sont fondues ensemble, quant à la +couleur, d'une façon merveilleuse. Les siècles ont adouci les détails +trop appuyés, qui sont encore bien visibles en haut, quand le soleil de +midi fait ressortir leur dessin, mais à la base, près de l'entrée, ces +détails ont complètement disparu, usés par les fidèles sans nombre qui +ont passé sous la porte. La mosquée paraît en excellent état, et il faut +espérer qu'aucune restauration ne sera nécessaire d'ici à longtemps, +car, si bien que ces travaux soient exécutés, ils enlèvent toujours au +charme un peu de son authenticité. + +Au Caire, il n'est nullement nécessaire de se reporter à des siècles +éloignés pour trouver une belle architecture, car la plupart des +grandes maisons particulières furent bâties d'après les vieux plans +jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, et le très bel exemple de cette +architecture, la maison de Sadaat que j'ai décrite, ne date que de deux +cents ans. Il est difficile en Égypte de définir les époques, car il n'y +a jamais de brusques changements de style, comme, par exemple, la +Renaissance en Europe. Les édifices se ressemblèrent toujours à peu près +et suivirent les mêmes principes jusqu'à l'accession de Mahomet Ali, en +1805. A partir de cette époque, l'architecture arabe ne changea pas, +mais elle cessa subitement et complètement d'exister. Il serait +impossible, je crois, de trouver aujourd'hui un architecte natif du +Caire, ayant la moindre idée de l'art de construire comme l'entendaient +ses aïeux. Les quelques maisons bâties dans ce qu'on appelle le «style +arabe moderne» ont été construites par des architectes européens et ce +sont des chrétiens qui dirigent les travaux de restauration des vieux +monuments. Espérons qu'un jour l'Égyptien découvrira que l'architecture +de ses ancêtres était bien plus belle et bien mieux appropriée à son +climat et à ses besoins que les bâtiments sans nom et sans style qu'on +élève aujourd'hui dans les nouveaux quartiers, et qu'un nouveau Caire, +bâti sur les plans et dans le style de l'ancien, renaîtra, pour le plus +grand bonheur des fidèles de la Beauté. + + * + * * + + + + +_CHAPITRE VI_ + +LA MOSQUÉE IBN-TULÛN + +UN LIEU HISTORIQUE ET LÉGENDAIRE. || UNE MERVEILLE ARCHITECTURALE. || UN +CORTÈGE PITTORESQUE. || MARIAGE A LA TURQUE. || LA MOSQUÉE ABANDONNÉE. +|| LE PUITS DE JOSEPH. + + +Continuant notre promenade dans la direction du sud, en suivant ce que +l'on pourrait appeler «le faubourg Saint-Germain» du vieux Caire, nous +passons devant la mosquée Ezbek-el-Yusefi. Puis, des rues désertes nous +conduisent enfin à la Sharia Tulûn. Les maisons ont de plus en plus +l'air abandonné, et cependant, çà et là, les admirables _mesrebiya_ des +«bay windows» et un portail magnifique nous rappellent que ce quartier +fut autrefois le plus riche et le plus aristocratique de la ville. Mais +voici l'entrée de la mosquée Ibn-Tulûn. On ne peut voir qu'une faible +partie de l'extérieur, car une quantité de maisons en ruines +l'entourent. Après avoir gravi quelques marches, nous passons sous une +arche assez élevée et nous nous trouvons dans la cour intérieure. Ce qui +frappe le plus, au premier abord, c'est l'étendue et la désolation de +cette mosquée; le silence est également saisissant. Pas le moindre son +de la vie extérieure ne parvient ici, et il semble que la poussière des +siècles passés amortisse le bruit des pas. + +Les histoires qu'on raconte au sujet de cette mosquée nous paraissent +moins légendaires, maintenant que nous nous sentons saisis par la magie +du lieu. Le plateau sur lequel nous nous trouvons fait partie de la +chaîne de montagnes _Yeshkur_ qui, depuis les temps les plus reculés, +jouit d'une grande réputation de sainteté. Ce serait ici, en effet, que +Moïse s'entretint avec Jéhovah, et, dit-on, les prières faites en cet +endroit auraient beaucoup plus de chance d'être exaucées que celles +faites ailleurs. Enfin, nous sommes tout près de Kalat-el-Kebsh (le +château du Bélier), où Abraham aurait sacrifié l'holocauste, à la grande +joie de son petit-fils Isaac. + +La façon dont fut obtenu l'argent nécessaire à la construction de cet +édifice touche également au miraculeux. Errant sur les collines +Mokattam, Ahmed Ibn-Tulûn découvrit d'immenses trésors cachés dans une +caverne qu'on appelait le _Four de Pharaon_. Il fit immédiatement le +voeu de dédier cette trouvaille à Allah et de construire une mosquée +assez vaste pour contenir toute la population de sa capitale. Quant à +l'emplacement, il semblait tout indiqué, ici même, en ce lieu sacré, à +l'extrémité du nouveau faubourg El-Kataî, qu'il dominait, loin de la +mosquée Asur et à proximité de son propre palais et des maisons des +Nobles. + +Il chargea les plus grands architectes de faire les plans, mais +immédiatement des difficultés s'élevèrent. Les architectes demandèrent +six cents colonnes qu'ils voulaient se procurer en démolissant des +temples ou des églises chrétiennes. Le grand Émir qui était un homme de +culture, un savant, bon et tolérant, s'y opposa. Cette difficulté fut +surmontée grâce à un plan soumis par un architecte copte qui était alors +prisonnier à El-Kataî. Il proposait qu'on substituât aux colonnes des +piliers de briques durcies au feu avec deux piliers de marbre de couleur +élevés de chaque côté du _Kibla_. Ibn Tulûn fut frappé par la grandeur +et l'originalité de ces nouveaux plans et le prisonnier chrétien fut +chargé de la construction. Cette superbe mosquée, vraiment digne du lieu +sacré sur lequel elle est élevée, fut commencée en 876 et terminée deux +ans plus tard. Elle a contribué plus qu'aucun des autres grands travaux +exécutés sous Ibn-Tulûn, à conserver le nom de celui-ci vivant dans la +mémoire de ses compatriotes. + +Le _Liwan_, ou cloître, qui se trouve du côté sud-est, où est également +la Niche (Kibla) qui regarde dans la direction de la Mecque, est formé +de cinq rangées d'arches (dont une a aujourd'hui disparu), tandis qu'une +double rangée s'aligne le long des trois autres côtés du carré. Le plan +général est celui de presque toutes les mosquées construites du IXe au +XVe siècle, mais un de ses traits caractéristiques est la présence, à +une époque aussi lointaine, de l'arête en pointe. Il y a une légère +courbe intérieure à l'endroit où elle s'élance du pilier, mais qui n'est +pas suffisamment accentuée pour rappeler l'arête mauresque en forme de +fer à cheval. Au coin des piliers, une demi-colonne est placée et sert +de chanfrein. Une arête plus petite remplit l'espace entre les plus +grandes, ce qui allège beaucoup l'effet général et a aussi l'avantage de +réduire le poids que les piliers ont à supporter. Un fort joli motif +court le long des arches et en haut des piliers, adoucissant la sévérité +de l'ensemble. + +[PLANCHE 12: UNE RUELLE DANS LE QUARTIER DE TULUN, AU CAIRE] + +Ces ornementations faites avec l'outil dans le plâtre alors qu'il était +encore humide, ont quelque chose d'étonnamment vivant qu'aucun moulage +selon les procédés ordinaires ne leur aurait donné. La magnifique chaire +de bois sculpté n'est plus, hélas! que le squelette de ce qu'elle fut. +L'endroit fut pendant si longtemps abandonné, sans gardien, que tout ce +qui était transportable fut volé, soit pour être vendu aux +collectionneurs, soit simplement pour faire du feu. Le _kibla_, entouré +d'une arche double supportée par deux paires de colonnes en marbre, est +richement embelli de mosaïques et de pierres précieuses. Ses proportions +sont très belles et c'est un véritable chef-d'oeuvre de couleurs. Les +vieux caractères kufics, copiés du texte sacré, sont très décoratifs. + +On jouit de délicieux points de vue et de charmantes perspectives en se +promenant à l'ombre de ce cloître, le long de la grande cour +ensoleillée. Une très curieuse tour en forme de tire-bouchon, et qu'on +ne peut guère appeler un minaret, s'élève au-dessus des murs dans le +coin nord-est. Il faut en faire l'ascension, car on a, de là-haut, une +vue merveilleuse sur le Caire: presque toute la vieille ville s'étend au +nord; de la masse des maisons s'élèvent partout d'innombrables dômes et +minarets; les uns sont isolés tandis que les autres semblent groupés. +S'il était donné à Ibn-Tulûn de contempler ce spectacle, il aurait +quelque étonnement: de son vivant rien de tout cela n'existait. A part +quelques tentes arabes, il n'y avait pas là une seule habitation et +l'oeil n'apercevait à gauche qu'une vaste solitude marécageuse, +submergée à l'époque du Haut Nil, et à droite le désert de sable. Loin, +loin à l'ouest, l'Émir verrait les Pyramides aussi peu changées que les +monts Mokattam à l'est, mais ce seraient là les deux seules choses qui +lui rappelleraient le pays sur lequel il régna il y a mille ans. +El-Kaluro n'existait pas alors. Tournant ses regards vers le sud, il +chercherait vainement El-Kataî, le faubourg Royal, parmi les tristes +masures actuellement debout. _El-Askar_ a disparu et, seules, les +collines de Babylone indiquent l'endroit où Anir éleva la puissante +«Ville des Tentes» ou Fostât. + +Pour nous, la vue la plus impressionnante est certainement celle de +cette grande mosquée abandonnée qui est là à nos pieds. La vénération +qu'inspirait ce lieu dut y attirer des milliers de fidèles; les +différentes tribus qui formaient l'armée de l'Émir et qui campaient +alentour, devaient remplir l'immense cour, lorsque quelque cheik +renommé venait y prêcher et enflammer leur enthousiasme guerrier. Ici, +Saladin, après avoir vaincu les Croisés, sera venu offrir des actions de +grâce à Allah et lui demander d'assurer définitivement le triomphe du +Croissant et l'humiliation de la Croix. Et cependant, la croyance que +les prières faites en ce lieu sacré seraient plus efficaces que celles +faites ailleurs, n'a pas assuré à cette mosquée une congrégation de +fidèles. L'Oriental, à l'imagination si vive, se figure facilement +qu'elle est hantée par des _Affrits_, et il croit sans doute plus +prudent d'aller prier dans un endroit un peu moins dilapidé et surtout +moins fréquenté par ces êtres désagréables. + +Suivant maintenant la _Sharia Tulûn_ sur un kilomètre environ, nous +apercevons la mosquée Mohamet Ali qui couronne la citadelle. On assiste +toujours à quelque chose d'intéressant quand on flâne dans ces rues: +tous les événements importants de la vie d'un Cairote se manifestent +autant dehors que dans les maisons. Ces petits drapeaux rouges que nous +voyons flotter au travers d'une étroite allée, annoncent un mariage ou +une naissance. Le bruit des hautbois et des tambours nous apprend que +c'est de ce dernier événement qu'il s'agit. Bientôt, une procession, +précédée des musiciens, apparaît dans la rue principale et s'avance +vers cette allée. Le fait qu'un jeune garçon porte l'enseigne d'un +barbier indique qu'on opérera en même temps une circoncision, car chez +les petites gens on célèbre plusieurs cérémonies à la fois afin de +restreindre les dépenses. Deux ou trois chameaux caparaçonnés de draps +d'or et rouges, avec quantité d'ornements suspendus à leur cou, portent +deux tambours, de véritables grosses caisses sur lesquelles le +conducteur perché, les jambes croisées, sur la bosse de sa monture, tape +vigoureusement. Plusieurs voitures suivent, bondées de petits garçons +habillés des couleurs les plus voyantes. Ce sont les amis de l'enfant +qui va faire connaissance avec le barbier, lequel ici, comme autrefois +en Europe, combine son métier de Figaro avec celui de chirurgien. + +S'il s'agit également d'un mariage, une dernière voiture ferme la marche +du cortège; elle contient la fiancée, que des rideaux ou des paravents +cachent jalousement. Quelquefois, on transporte la demoiselle à sa +nouvelle demeure sur une balançoire suspendue entre deux chameaux. +Lorsque les finances de la famille le permettent, une autre bande de +musiciens suit le cortège, mais le plus souvent l'arrière-garde est +composée de toutes les femmes, parentes et amies de la mariée qui, en +signe de joie, émettent un son aigu appelé _el gaharit_. C'est une +longue et dure journée pour la mariée, car, avant la cérémonie, une +procession semblable l'a déjà accompagnée au bain _Zeffet-el-Hammam_. On +exhibe enfin dans les rues tous les meubles de sa nouvelle demeure, sur +de curieux chars à deux roues, très longs et attelés d'un âne. + +Dans les classes plus élevées de la société, on adopte généralement pour +les mariages le cérémonial turc, et les fêtes et réjouissances se +passent beaucoup plus dans les maisons qu'au dehors, mais, quelle que +soit la position sociale du marié, il ne voit jamais les traits de celle +qu'il épouse avant que la cérémonie religieuse ait eu lieu. + +Ma femme et un de mes fils furent invités à un mariage dans le palais +d'un pacha où tout fut réglé «à la turque». Les principaux intéressés et +les membres des deux familles avaient passé la journée entière à +accomplir les importantes formalités, et la plupart des invités +n'arrivèrent qu'entre huit et neuf heures du soir. Ma femme et mon fils, +lequel était alors trop jeune pour que son sexe l'empêchât d'être +admis, furent conduits dans le harem, tandis que je dus rejoindre les +membres mâles de la famille et leurs nombreux amis dans la cour. Une +quantité de lanternes chinoises et de gais oripeaux égayaient la scène; +du café et des cigarettes étaient passés à la ronde, ainsi que des +sorbets et des boissons non alcoolisées, pendant que des musiciens +installés sur une grande plate-forme accompagnaient une Patti du pays. +L'enthousiasme de l'auditoire, qui augmentait avec chaque couplet, fut +vraiment pour moi la seule évidence que nous entendions une grande +chanteuse, et j'avoue que je ne fus pas fâché lorsqu'un domestique vint +m'annoncer que ma femme m'attendait pour rentrer à l'hôtel. Une +meilleure connaissance de la musique arabe me permet aujourd'hui de +mieux l'apprécier, mais pour s'extasier comme le faisaient mes +co-invités égyptiens, il fallait vraiment être du pays! + +J'étais curieux de savoir ce qui s'était passé dans le harem. «La +réunion des dames, me dit ma femme, y était très semblable à ce qu'elle +serait en Europe dans un cas semblable. En effet, le châle de soie noir +qui enveloppe leurs robes, et le _yashmak_ qui cache leurs traits quand +elles sont dehors, avaient été abandonnés.» Malheureusement, ma femme +ne connaissant personne et, ne comprenant pas l'arabe, se sentit plutôt +dépaysée. Mais nous fûmes dédommagés, elle et moi, de notre premier +désappointement par le grand événement de la soirée. Le marié, +accompagné de ses frères et de quelques amis, s'avança vers l'entrée du +harem, et tous cognèrent vigoureusement contre la porte. Lorsque +celle-ci s'ouvrit, le jeune homme, que le bonheur attendait enfin, dit +adieu à ses compagnons et pénétra seul. La mariée voilée l'attendait, et +là, en présence de ses parents à elle, il découvrit son visage et, pour +la première fois, put contempler les traits de celle qui était sa femme. +Les personnes présentes jugèrent alors discret de se retirer et les +voitures furent appelées. + +Arrivant au bout de la rue où nous avons eu la bonne fortune de +rencontrer la procession, nous traversons la Place Rumeleh et commençons +la montée de la rampe qui conduit à la citadelle. Quel merveilleux site +Mohamet Ali choisit là pour sa mosquée et sa tombe! Si l'on tient compte +de l'époque de la construction, le milieu du siècle dernier, il est +vraiment remarquable que l'extérieur soit en aussi bon état. Tout en +regrettant que l'architecte, au lieu de s'inspirer des grandioses +monuments que cette mosquée domine, ait copié une mosquée de +Constantinople, nous devons nous estimer heureux qu'il n'ait pas été +chercher son modèle à Paris ou à Londres! La Madeleine, si admirable à +Paris, eût été ici aussi déplacée que l'est cette «imitation d'un +boulevard parisien», la Sharia Mohamet Ali, qui conduit à la mosquée. +Les touristes sont toujours amenés ici, même s'ils n'ont qu'une seule +journée à passer au Caire, et la plupart semblent vraiment s'intéresser +au prix que coûta le marbre employé à l'intérieur, ou les lustres dignes +d'une salle de bal, qui sont suspendus au dôme. Contentons-nous +aujourd'hui de jeter un coup d'oeil sur l'extérieur et d'admirer la vue +alentour: de ce nouvel observatoire, nous pouvons contempler un nouveau +groupement des dômes et des minarets qui se détachent brillamment +au-dessus de la masse jaunâtre des maisons. Nous pouvons suivre des yeux +le Nil, depuis l'horizon lointain, au sud, jusqu'au point où il se perd +dans le Delta formé depuis des siècles sans nombre par un limon fertile. +La bande verte qui, de chaque côté, court parallèlement à la rive, +s'élargit ou se resserre, marquant le terrain couvert pendant +l'inondation par les eaux qui lui donnent la vie. Nous voyons de +nouveau les Pyramides qui se détachent au-dessus des monticules du +désert de Libie, et nous nous promettons de revenir ici, un soir, quand +le soleil sera moins haut, pour voir cet astre splendide disparaître à +l'ouest. + +[PLANCHE 13: UNE RUE PRÈS DE LA CITADELLE, AU CAIRE] + +La mosquée abandonnée, Gamia Ibn Kâlâun, est cachée par sa voisine plus +moderne et plus prospère. Dernièrement encore, elle servait de dépôt +militaire et avant cela de prison. Le dôme s'est écroulé et les beaux +marbres de couleur qui ornaient l'intérieur ont disparu. Cependant, ce +qui reste montre qu'elle fut digne du grand Sultan Mamelouk qui la fit +élever. Le palais d'El-Nasir qui s'élevait autrefois à côté, avec son +fameux «Hall des Colonnes», fut détruit pour faire place à la mosquée de +Mohamet Ali. + +A peu de distance dans la direction sud-est, nous trouvons le puits de +Joseph, «Bir Yûsuf». La tradition veut que Joseph ait été jeté dans +cette fosse par ses frères, et bien que la tradition se trompe de +quelque 500 kilomètres, l'histoire n'en est pas moins fermement acceptée +par beaucoup de gens, et les guides la répètent avec solennité aux +touristes. Si ce puits n'a en réalité rien de commun avec le Joseph de +l'Histoire Sainte, il est, d'autre part, intéressant d'apprendre qu'il +doit son nom à «Salâhedden-Yûsuf», le Saladin des croisades, lequel, au +XIIe siècle, construisit la citadelle. + + * + * * + + + + +_CHAPITRE VII_ + +LA MOSQUÉE DU SULTAN HASAN + +LE PLUS BEAU MONUMENT DU CAIRE. || L'EXODE DES LAMPADAIRES. || LE +SUPPLICE D'UN ARCHITECTE TROP GÉNIAL. || ENTERREMENTS ET PLEUREUSES DE +PROFESSION. || LA MOSQUÉE BLEUE. + + +Dirigeons-nous à présent vers la mosquée au dôme gris qui s'élève de +l'autre côté de la place. C'est là non seulement le plus beau monument +du Caire, mais le spécimen le plus parfait qui existe de l'art sarrasin. +Elle fut construite sous le Sultan Hasan, en 1356, pour servir de +_Medreseh_ ou _Collège de Théologie_, mais elle est devenue depuis une +mosquée de congrégation. Nous avons déjà vu une belle mosquée, celle de +Ibn-Tulûn, construite dans le but de recevoir une nombreuse congrégation +dans sa vaste cour intérieure. Les _medresehs_ étant construites à +l'intention des étudiants, il n'était pas nécessaire de sacrifier tant +de place aux fidèles, mais il fallait avant tout considérer les besoins +des professeurs et conférenciers et songer au logement des élèves. Le +dôme, bien plus important ici que dans les autres mosquées du Caire, +n'appartient pas à la mosquée elle-même: il recouvre une tombe. Il y a +au Caire beaucoup de monuments religieux servant de dernière demeure à +leur fondateur, et l'on a pris à tort l'habitude de considérer ces +mausolées recouverts d'un dôme comme faisant partie d'une mosquée. + +Le plan en forme de croix de la mosquée du Sultan Hasan n'est pas +visible de l'extérieur, les angles étant occupés par des constructions +qui renferment les divers appartements d'un collège. Le grand mur qui +longe la rue n'est percé çà et là que pour éclairer ces appartements. La +simplicité de cette façade fait ressortir la beauté de la corniche qui +court tout le long du bâtiment. L'ornementation en forme de stalactites +coupe les lignes horizontales à la projection de chaque assise de +pierres, et la nudité du mur sous la corniche est embellie par les +ombres que celle-ci projette. A midi, ces ombres s'étendent sur presque +toute la surface du mur jusqu'à l'angle où celui-ci est exposé plus +directement au soleil. Ici, les ombres s'arrêtent brusquement comme si +elles craignaient de violer le contour du magnifique portail sous +lequel nous allons pénétrer. + +Après avoir monté quelques marches, nous nous trouvons sur le palier +d'où cette immense niche s'élève à 22 mètres au-dessus de notre tête. +L'arche en forme de voûte semi-sphérique se dresse en 12 rangées de +pendentifs; de délicates petites colonnes arrondissent les angles près +de la base, ainsi que les niches cintrées qui se font face de chaque +côté de la porte. Un cadre de ravissantes arabesques, des panneaux et +des médaillons décorés de dessins géométriques finement taillés, ornent +cette porte majestueuse. + +Ayant franchi un vestibule voûté, puis deux passages, nous arrivons à +une porte où le gardien nous remet des pantoufles, afin que nos bottines +ne souillent pas les planchers, et nous pénétrons dans le _Salin_, ou +cour intérieure. Incontestablement, ce qui impressionne le plus, ce sont +les quatre arches colossales qui séparent cette cour du transept; elles +donnent une impression de grandeur bien supérieure à ce que l'ensemble +est réellement. Selon l'habitude, la fontaine pour les ablutions se +trouve au centre de la cour, et il y a ici une autre fontaine plus +petite, pour l'eau potable. Le _liwan_ ou sanctuaire est un peu +surélevé et couvert de nattes et de tapis à prières. La _dikka_ ou +chaire, d'où le Coran est lu, est en pierre et repose sur de gracieuses +colonnes. La _Mihrab_ ou _Kibla_, niche sacrée, est à l'extrémité du +bâtiment, tournée vers la Mecque, et à côté du pupitre de pierre. + +J'eus la bonne fortune de pouvoir peindre le sanctuaire (tel qu'il est +reproduit ici) avant que les travaux de restauration ne fussent +commencés. Je ne doute pas que ces travaux ne soient accomplis +d'excellente façon, mais il faudra quelques années pour que le neuf +s'harmonise avec l'ancien. + +Dix ans plus tard, je fus empêché de peindre de nouveau dans cette +mosquée par les échafaudages et le bruit que faisaient les ouvriers. De +grands morceaux de la fresque, légère comme une toile d'araignée, avec +ses inscriptions kufiques, jonchaient le sol en compagnie des pierres +moulées et coloriées qui devaient être nettoyées et retaillées avant +d'être cimentées à leur place, travail nécessaire sans aucun doute, et +d'ailleurs dirigé d'une façon fort habile. Puisqu'on en est là, il +serait à souhaiter qu'on fît un peu plus encore et qu'on remît en place +les magnifiques lampadaires de bronze qui, à différentes époques, ont +été enlevés de là. Quelques-uns, et des plus beaux, sont actuellement +au Musée arabe, mais ils seraient beaucoup plus à leur place ici. +L'argument si souvent employé que les objets de valeur courent le risque +d'être volés dans les mosquées, ne saurait s'appliquer à des objets +d'art pesant plus de 1 000 kilogrammes! Quelques-uns de ces lampadaires +qui sont catalogués dans les musées, ont été remplacés dans les mosquées +par des lampes qui feraient honte à un cirque de saltimbanques! + +[PLANCHE 14: LE SANCTUAIRE DE LA MOSQUÉE DU SULTAN HASAN] + +Une porte qui ouvre à gauche de la _Kibla_ conduit au mausolée du Sultan +Hasan, au milieu duquel se trouve son sarcophage. Le dôme qui, du +dehors, est le trait saillant de l'ensemble, forme la voûte sépulcrale. + +Ce fut un monarque vraiment indigne que ce Sultan qui dort dans ce +majestueux tombeau. Nous lui pardonnons beaucoup en considération de ce +merveilleux monument, mais nous ne pouvons oublier l'effroyable manière +dont il récompensa le génie qui en fit les plans. Craignant que +quelqu'un d'autre n'employât son architecte et ne lui fît construire un +monument qui éclipserait celui-ci, il n'hésita pas à lui faire couper la +main! + +Malgré l'époque orageuse à laquelle il vécut, ce cruel Sultan réussit à +consacrer beaucoup de temps et d'argent à la construction de mosquées, +de collèges et de couvents. Au Caire seulement, on en compte dix-neuf +qu'il fit élever pendant les dix années de son règne--record +extraordinaire pour un tyran cruel et débauché. Il est probable que +beaucoup de ses sujets se réjouirent lorsqu'il mourut de mort violente, +lui qui s'était servi de la violence pour faucher tant d'existences! +Quelques jours avant qu'il fût assassiné, un des minarets s'écroula, +écrasant 300 enfants qui jouaient dessous. Il ne reste plus qu'un seul +minaret, des trois construits à cette époque. En 1660, le grand dôme +s'effondra et fut remplacé par celui qui existe aujourd'hui. + +Pendant les règnes difficiles des derniers successeurs d'Hasan, des +canons furent fréquemment montés sur le toit en terrasse de la mosquée. +En temps de paix, au contraire, on raconte qu'une corde était tendue de +l'un des minarets au bastion de la citadelle, et que le Blondin de +l'époque y donnait des représentations pour la plus grande joie de la +population. + +En face de la mosquée du Sultan Hasan, s'élève la mosquée inachevée, +Refâiyeh, du nom d'une secte de derviches. Elle renferme le caveau de la +famille d'Ismael Pacha. + +[PLANCHE 15: LA TOMBE-MOSQUÉE DE ARBOUGHAN, AU CAIRE] + +Retournons vers l'entrée de la citadelle et descendons la +Sharia-el-Magar. Une petite mosquée abandonnée, au dôme cannelé, nichée +entre ses minarets, offre au regard un tableau charmant. Un peu plus +bas, une vieille maison s'est suffisamment écroulée pour laisser +entrevoir une _mosquée-tombeau_, de peu d'importance, mais tout à fait +gracieuse, avec un minaret dont deux étages n'existent plus. C'est une +composition attrayante, et l'ombre d'un portail à bonne distance invite +l'artiste à s'asseoir et à prendre ses pinceaux. + +C'est un coin riant, plein de clarté et de gaieté, bien que, vu la +proximité d'un grand cimetière, pas une matinée ne s'écoule sans que de +nombreuses processions funéraires ne remontent la rue. Ces processions +sont généralement précédées par un certain nombre de mendiants, souvent +des aveugles, qui, tristement, chantent leur profession de foi: «_La +ilâha ill allâh wu Muhammed rasul allâh_»; ces pauvres gens sont suivis +par les parents mâles du mort, des derviches portant des bannières, des +jeunes garçons chantant de leur voix grêle des versets du Coran, et +enfin du Coran lui-même porté sur un plateau couvert d'un morceau +d'étoffe de couleur. Le cercueil ouvert vient ensuite, porté par les +amis du défunt. A la tête du cercueil qui est toujours à l'avant, il y +a, si c'est un homme qu'on enterre, un turban posé sur un support de +bois. Les femmes ferment la marche, les parents du défunt ayant +généralement une bande de mousseline bleue autour de la tête. Souvent +aussi elles agitent un morceau d'étoffe bleue, et le bruit des sanglots +des unes est étouffé par les lamentations des autres. Souvent aussi des +_pleureuses de profession_ sont employées et les gémissements étranges +qu'elles poussent sont très émouvants, quand on ne sait pas que c'est _à +tant par heure_. Cette habitude est du reste contraire à la Loi du +Prophète, mais elle date d'une époque tellement reculée que les +interdictions n'ont sur elle aucun effet. Les hommes ne portent aucun +signe de deuil, arguant qu'il serait injuste et égoïste de plaindre un +être qui est mort dans la Foi et qui est bien plus heureux au ciel que +sur la terre. Cette raison est logique, mais elle ne touche évidemment +pas les femmes qui rivalisent entre elles à qui exprimera le plus +bruyamment son chagrin. Il est également difficile de concilier avec cet +argument la présence des _pleureuses de profession_, payées par les +hommes. + +Je demandai là-dessus une explication au fidèle Mohammed. Il me répondit +que c'était très mal de la part des femmes et que certainement le feu +de l'enfer les punirait. Après quoi, il haussa les épaules d'une façon +qui indiquait l'inutilité de lutter contre de vieilles traditions +_maalesh_. Quant aux _pleureuses_, elles font là un piètre métier: +passer sa vie à hurler en ce monde pour quelques centimes, avec la +perspective d'être horriblement punie dans l'autre, doit manquer de +charme! En tout cas, l'ancienneté de cette coutume est prouvée par +certaines peintures sur les murs des tombeaux à Thèbes. + +Pendant le temps que je passai à peindre sous cette porte, j'eus +l'occasion de voir les funérailles de plusieurs Saints réputés, et le +silence religieux n'était alors interrompu de temps en temps que par des +voix qui murmuraient doucement les versets du Coran. + +A gauche de mon aquarelle, s'élève le minaret de la mosquée Aksunkur, +laquelle vaut vraiment la peine d'être visitée. Elle fut construite par +un des fils de El-Nasir, vers le milieu du XIVe siècle, et fut restaurée +trois cents ans plus tard par Ibrâhîm Agha. C'est du reste le nom de +celui-ci qu'elle porte aujourd'hui. On l'appelle quelquefois aussi la +_Mosquée Bleue_, en raison de la couleur des tuiles dont Ibrâhîm se +servit pour la décoration intérieure, et qui, par leur beauté, attirent +bien des artistes. On ne se lasse pas, en effet, d'admirer cette +merveilleuse teinte bleue, qui, sous le jeu du soleil, tire tantôt sur +le vert et tantôt sur le violet. + +Le sanctuaire de toute mosquée est placé au sud-est, c'est-à-dire face à +la Mecque, et est éclairé dans le sens opposé par une galerie à +colonnade. Par conséquent, les rayons du soleil n'y pénètrent que tard, +alors qu'ils ont perdu de leur force, à l'exception quelquefois d'une +petite raie lumineuse qui, se glissant à travers les vitraux d'une +fenêtre, vient caresser une colonne et lui donner les couleurs des +petits morceaux de verre qu'elle traverse. Il fait donc ici beaucoup +plus frais que dans la cour brûlée par le soleil. On peut se dispenser +de recouvrir ses bottines des pantoufles que le gardien vous offre, en +entrant pieds nus, ce qui est fort agréable; et, à cette distance de la +rue, on peut également et avec joie quitter sa veste et son gilet. + +Il est préférable de ne pas travailler dans le sanctuaire au moment de +la prière, mais on trouve alors un charmant sujet dans les palmiers qui +jettent leur ombre sur le dôme de la fontaine, et la pièce aux tuiles +bleues, où se trouve le sarcophage d'Absunkur, est un des endroits +les plus pittoresques du Caire. + +[PLANCHE 16: L'INTÉRIEUR DE LA MOSQUÉE BLEUE, AU CAIRE] + +Après le _Sala_, nous pouvons retourner au sanctuaire pendant que les +fidèles remettent leurs pantoufles. Excepté le vendredi, il ne semble +pas y avoir de services réguliers. Les hommes sont en ligne devant la +_Kibla_ et se prosternent, tout en récitant certains versets du Coran. +Les femmes ne viennent jamais à ces prières, ce qui explique sans doute +l'idée fausse entretenue en Europe que les Mahométans ne reconnaissent +pas d'âme aux femmes. Un Musulman, après avoir assisté à nos services +religieux, dont souvent tout le public est féminin, pourrait alors tout +aussi justement prétendre que chez nous les femmes seules ont une âme. +Les relations sociales entre hommes et femmes obligent ces dernières à +dire leurs prières à part, mais elles sont tenues d'observer également +le jeûne du Ramadan, et il serait bien injuste qu'elles ne dussent pas, +elles aussi, être un jour récompensées!... Si sévère est ce jeûne +qu'elles ne peuvent s'y soustraire que lorsqu'elles nourrissent un +enfant, et encore faut-il, dans ce cas, qu'elles fassent un jeûne +équivalent dès que l'enfant est sevré. De temps à autre, une femme se +glissera dans une mosquée après le départ des hommes, pour visiter le +sanctuaire d'un Saint préféré, et tel Saint à qui l'on prête une +puissance merveilleuse pour rendre les femmes fécondes est très honoré. + +La rue où se trouve cette mosquée est particulièrement intéressante, non +qu'il y ait là des monuments remarquables, mais parce qu'elle n'a pas +tant souffert que d'autres de l'influence européenne. Lorsque nous +arrivons à la mosquée El Merdani, nous nous retrouvons dans un quartier +qui nous est familier et nous apercevons de nouveau les beaux minarets +de Muaiyad. Laissant à droite la porte _Bab Zuwêlêh_, après nous être +assurés d'un rapide coup d'oeil que le vieux Saint en haillons et sa +lance y sont toujours, nous voyons à notre gauche une petite mosquée +sans prétention dont l'entrée est au faîte d'un escalier. Je dis +_mosquée_, parce que c'est l'habitude de donner ce nom à tout édifice +qui se rattache au culte musulman, mais je n'ai jamais pu découvrir à +quoi servait le monument en question ici. A l'intérieur, nous traversons +un petit cloître et quelques marches nous conduisent à une cour +ravissante. Deux des côtés sont couverts de tuiles et au centre s'élève +une jolie _Kibla_, niche à prière, le seul signe qui nous indique que +nous sommes dans une enceinte religieuse. Des arbres et le derrière des +maisons du Bazar des Tentes s'élèvent au fond, et des femmes voilées +entrent, sortent, disparaissent derrière la niche. + +Pendant que je travaillais, le fidèle Mohammed Brown m'informa qu'un +Saint était enterré dans cet endroit et que les femmes allaient dire +leurs prières auprès de son sanctuaire, mais je ne pus rien apprendre de +plus. J'aurais peut-être trouvé un charmant sujet derrière ces tuiles, +mais je craignis qu'il fût indiscret de pousser mes recherches +jusque-là. Aucun guide, aucun ouvrage sur l'architecture arabe ne parle +de ce délicieux endroit. + +D'ici, il nous est aisé de rejoindre l'avenue Mohamet Ali, près du musée +arabe, et de retourner au coeur du quartier européen. + + * + * * + + + + +_CHAPITRE VIII_ + +AU HASARD DES RUES + +LE QUARTIER JUIF. || LE MURISTAN DE KALAUN. || LE DÉPEÇAGE D'UN CHAMEAU +VIVANT. || DEUX PORTES MONUMENTALES DU XIe SIÈCLE. || GUIGNOL ÉGYPTIEN. +|| AUTOUR D'UN CIMETIÈRE. + + +Partant du Rond-Point, sur le _Muski_, vers l'endroit où cette rue est +traversée par le Khalîg, un chemin, à gauche, nous mène au +Derb-el-Jehûdûpeh, qui est la rue principale du quartier juif. Quoique +non confinée dans le Ghetto, la même race habite pourtant encore cette +partie du Caire. L'apparence des maisons et de leurs habitants ne +diffère que peu de celle des quartiers arabes. On rencontre quelques +hommes en vêtements européens, mais ils ne sont là sans doute que pour +affaires et demeurent dans les quartiers plus modernes. Les femmes +juives ont cessé de voiler leur visage, maintenant que le Musulman est +accoutumé à voir les dames _Firangi_, et que cette infraction choque +par conséquent moins ses sentiments; mais il y a peu d'années encore, +toutes les femmes coptes et juives portaient le _yashmeh_, non point +tant pour satisfaire à une obligation religieuse, que comme un moyen de +protection contre l'indiscrétion des hommes. On trouve plus de traces du +sang sémite dans le Cairote que dans le _fellah_; mais ce n'est que par +d'infimes détails de l'habillement qu'on peut distinguer le juif du +Musulman. + +L'arabe--langue commune à tous deux--étant assez rapproché de l'hébreu, +est parlé avec le même accent; pourtant, quelque légère que soit la +différence, l'Arabe sait toujours reconnaître le _Ychûdî_, même lorsque +ce dernier a embrassé la religion musulmane. + +Le quartier juif s'étend derrière le bazar du Nahâssîn, où nous +pénétrâmes en une autre occasion. Nous le laissons à notre droite et +nous entrons dans une cour en ruines du Mûristan de Kalâûn. Par une +circonstance bizarre, un dispensaire moderne y a été installé, et les +malades, en attendant que le docteur indigène puisse leur prodiguer ses +soins, se souviennent peut-être du temps où ce Mûristan était le grand +hôpital du Caire. Saladin devança la grande oeuvre du sultan Kalâûn de +plus d'un siècle. L'Hispano-Arabe, Ibn Yubeyr, qui visita le Caire au +XIIe siècle, a fait de son voyage un récit détaillé, et dans +l'excellente traduction de M. Guy Le Strange, nous lisons que Saladin +«fut poussé à l'oeuvre méritoire, uniquement par l'espoir de la grâce de +Dieu et d'une récompense dans le monde à venir.» + +[PLANCHE 17: LA TOMBE DE IBRAHIM-AGA] + +«Ce grand palais, spacieux et magnifique», pour citer une fois de plus +l'Espagnol, ne survécut pas de beaucoup au bon Sultan, car tout ce que +nous voyons du bâtiment présent, fut érigé par Kalâûn durant le siècle +suivant. Certaines parties en sont en ruines, mais on retrouve encore +les traces des salles distinctes, affectées aux maladies alors connues. +Un large corridor conduit au portail imposant qui fait face au Bazar des +Cuivres. A gauche de ce corridor, vous entrez dans le vestibule du +tombeau du fondateur. Ce vestibule et la chambre du tombeau sont en ce +moment entre les mains des ouvriers occupés à les restaurer. La +simplicité du vestibule, avec sa haute arcade de bois vert, est aussi +tentante à peindre que la sombre richesse du grand mausolée. Des groupes +d'étudiants s'attardent dans le vestibule, accroupis sur les nattes, +écoutant quelque _ulama_ qui explique des textes du Coran. Près du +tombeau, quelques vêtements de Kalâûn sont suspendus. On leur attribue +un miraculeux pouvoir de guérison, et bien des malades essaient la cure +avant d'avoir recours au _hakim_ à demi _firangi_, qui est chargé du +moderne dispensaire de la grande cour. La niche de prières est peut-être +la plus belle du Caire; elle était en presque parfait état de +conservation lorsque j'essayai de la peindre il y a quelques années. +Espérons que les ouvriers cesseront bientôt de troubler la solennité de +ce lieu. + +Le Mûristan de Kalâûn est le monument le plus important de la seconde +moitié du XIIIe siècle; on tient naturellement à le conserver en parfait +état, et l'intelligence dont Herz Bey a fait preuve dans tous les +travaux à lui confiés nous fait espérer qu'on accomplira ici une oeuvre +de préservation, plutôt qu'un travail de restauration. + +Passant sous le portail de marbre blanc et noir, nous suivons le +Nahâssîn, jusqu'à ce que nous arrivions au Sebîl d'Abder-Rahmân, après +avoir laissé à notre gauche les belles tombes-mosquées de Bâb-el-Nasr et +Barkûh. Ici, nous avons de nouveau toute la perspective de cette rue +enchanteresse, avant de descendre par les prés étroits qui conduisent au +Gamâlîyeh. Un chameau chargé de _tumbâh_ (tabac fort qu'on fume dans +les nargîlehs) peut si bien obstruer le chemin, que, si vous n'êtes pas +capable de passer sous les paniers, vous n'avez plus qu'à vous blottir +sous quelque porte et attendre que l'animal ait disparu. Deux ou trois +grands _khâns_ de ces rues étroites m'ont l'air de réaliser de mauvaises +affaires, car la cigarette remplace le nargîleh, et le _tumbâkiyeh_ +semble tombé en désuétude, le métier étant poussé vers d'autres voies. + +La rue principale dans laquelle nous nous trouvons à présent est aussi +animée et vivante que le Nahâssîn, mais de plus pauvre aspect. Ses +magasins semblent moins prospères, les robes soyeuses des marchands +riches y font place aux _gabahrehs_ de coton bleu, et la distinction +bourgeoise de la rue que nous venons de quitter devient ici un désordre +presque sauvage, mais artistique. A un angle de la route, l'entrée d'un +spacieux _khân_ offre la place rêvée pour faire une esquisse, tandis que +deux bancs de pierre, de chaque côté de l'entrée, semblent avoir été +disposés là tout exprès pour supporter le bagage d'un artiste, et cela +explique peut-être les nombreux croquis de ce Gamâlieh pris de ce même +endroit. On est un peu au-dessus de la foule, et l'angle de la muraille +vous protège contre le flot de curieux toujours montant. Enfin pendant +que l'on peint cette rue avec, au centre, la mosquée de Bîbars, on peut, +de ce coin, faire d'intéressantes silhouettes de passants. + +Je fus témoin d'un curieux fait lors de ma dernière visite à cet +endroit. Un homme conduisant un chameau, appelait chaque boutiquier sur +son passage. L'animal n'étant point chargé, je ne pouvais comprendre le +manège de l'homme. De temps à autre, quelque marchand semblait +s'intéresser à la bête, tâtait sa bosse ou son cou; alors seulement je +compris que le chameau était à vendre, mais quand il passa auprès de +moi, je découvris de plus que la bête était vendue au morceau et que +chaque morceau était marqué à la craie. Quelle était la différence de +prix entre une livre de cuisse et une livre de bosse?... Je ne le sus +point, mais écoeuré par cette sorte de dépeçage d'un être encore vivant, +je résolus de devenir végétarien,..... résolution que j'observe +strictement en dehors de mes repas. + +Comme nous suivons le Gamâlîyeh, les signes de décadence deviennent de +plus en plus visibles. De belles vieilles maisons sont habitées par des +mendiants, les _meshrebiya_ tombent en lambeaux et sont même souvent +remplacées par des rideaux en toile de sac, là où un boutiquier a des +marchandises valant encore la peine d'être protégées contre le soleil. +Les maisons des petites rues sont de simples ruines, et l'on a peine à +comprendre la prospérité croissante de l'Égypte, lorsqu'on assiste à +cette décadence des bâtiments et des êtres dans une si grande partie du +Caire. + +[PLANCHE 18: EL-GAMALYEH, AU CAIRE] + +Le Gamâlîyeh se termine à Bâb-el-Nasr, ou Porte de la Victoire, qui, +ainsi que Bâb-el-Futûh, ou Porte de la Capture, fut érigée durant la +seconde moitié du XIe siècle, par le fameux vizir Bedr-el-Yamali. La +mosquée de Hâhim, d'un siècle plus récente, remplit presque l'espace +compris entre ces deux portes. Napoléon, se rendant compte de l'avantage +de cette position, y fit camper une partie de ses troupes, en 1799. + +Ces deux portes, ainsi que le Bab-Zuwêleh, ont intrigué nombre +d'archéologues. Leur style n'est point sarrasin: M. Van Berchem, qui +étudia tout spécialement la vieille enceinte de la ville, attribue ces +édifices aux Templiers; mais la première croisade n'ayant eu lieu que +dix ans après l'érection de ces portes, l'influence des Croisés semble +douteuse. Van Berchem découvrit des marques conventionnelles d'artistes +grecs, qui expliquent quelque peu l'apparence byzantine des portes, et +le vizir Bedr étant Arménien, il est fort probable qu'il chercha des +architectes parmi ses compatriotes. Ces portes nous intéressent +davantage au point de vue pictural, mais il est difficile de rendre +d'une façon satisfaisante leur beauté majestueuse. + +La mosquée en ruine d'El Hâhim, qui occupe tout l'angle du rempart, +entre les deux portes, est moins remarquable que celle d'Ibn Tulûn, à +laquelle elle ressemble d'ailleurs; mais elle offre un sujet de tableau +plus pittoresque grâce à une grande cour qui, avec ses tentes de +Bédouins et ses chameaux, complète la note orientale. Le nom d'El Hâhim +augmente l'intérêt du lieu. Je suis tenté de reproduire ici ce que +Stanley Lane Poole dit au sujet de l'extraordinaire Calife dans son +_Histoire du Caire_, mais ce charmant livre étant à la portée de tous, +le mieux est de le recommander chaudement à mes lecteurs. + +Dans un espace vide, voisin du Bâb-el-Nasr et d'un grand cimetière +mahométan, on peut souvent contempler les ébats de _Karakush_, lequel +correspond à notre Guignol. Sa troupe se compose généralement d'un +homme, d'un petit garçon, d'un chien et d'un singe. L'usage généreux +d'un gourdin maintient la foule à la limite jugée nécessaire aux +évolutions des artistes. Les plaisanteries, qui datent probablement du +temps où l'Islamisme envahit l'Égypte, ne perdent rien de leur saveur à +être constamment répétées, et il est réjouissant d'entendre les francs +éclats de rire qui les accueillent. Ces farces sont certainement plus +grossières que ne le supporterait un public anglais, mais il faut les +juger d'un autre point de vue. Les sous-entendus, les demi-mots sont +considérés ici comme un jeu innocent, et quelque court-vêtues que soient +les plaisanteries de _Karakush_, elles le sont moins encore que ce qu'il +est possible de voir et d'entendre dans les quartiers modernes du Caire. +_Karakush_, dont le nom seul fait sourire les Cairotes, ne fut pourtant +pas un personnage comique en son temps. On le cite comme un des fidèles +émirs de Saladin, et son seul acte, peu humoristique du reste, fut de +repousser les Croisés, dont la visite lui sembla une impertinence. + +Notre Guignol ne manquerait certes point ici de modèles pour ses +_Esquisses préhistoriques_. Les jours de fêtes religieuses, de larges +tentes sont installées contre les murailles, et tous ceux qui viennent +applaudir _Karakush_, peuvent également être témoins d'un _Ziter_. Une +douzaine de derviches, rangés en ligne, attendent le signal d'un chef. +Ce signal donné, ils commencent à se balancer en avant et en arrière, en +répétant le nom d'Allah. Peu à peu le mouvement s'accélère, se +précipite, devient furieux; ils semblent perdre conscience de tout, +jusqu'à ce que, la limite de l'endurance humaine étant atteinte, ils +tombent, rompus, brisés, comme en extase. + +Le grand cimetière qui, d'un côté, limite cette place, et empiète même +dessus par-ci par-là, ne trouble en rien la gaîté de l'assemblée. +Éparpillées, libres de toute muraille, les tombes servent de sièges, à +moins que des gamins ne s'exercent sur elles au saute-mouton. Parmi ces +tombes, nous retrouvons celle de Burkhardt, le grand voyageur +orientaliste, qui mourut en 1817. Les Arabes le connaissent sous le nom +de Cheik Ibrahim. + +En suivant le mur de la cité sur 200 ou 300 mètres, vers l'est, où il +tourne brusquement vers le sud, nous laissons le cimetière derrière +nous, et, contournant des monceaux de détritus, nous dépassons à notre +gauche le dôme du tombeau du Cheik Galal et découvrons les tombes des +Califes. Cette cité des morts offre un tableau impressionnant, que ce +soit en plein midi, dans la gloire dorée du soleil, ou vers le soir, +quand les lueurs rosées du couchant se jouent sur les dômes et les +minarets, et que les maisons en ruines, à leur pied, se fondent dans +l'ombre violacée que projettent les hautes collines. Du sommet d'une de +ces collines, on a une merveilleuse vue des tombes. Autrefois chaque +tombe-mosquée entretenait plusieurs gardiens qui demeuraient dans le +voisinage. + +On retrouve également dans cette cité morte des ruines de Khâns, qui +rappellent maints métiers. Ses fontaines et ses bains prouvent également +qu'on avait à y subvenir aux besoins d'une population considérable. Ces +tombes furent bâties pendant le XIIIe siècle et les deux suivants, ainsi +que les mausolées des Mamelouks bohrites et circassiens qui régnaient +alors sur l'Égypte. Les premiers Califes furent ensevelis dans ce qui +est aujourd'hui le centre du Caire, et qui, de leurs jours, se trouvait +en dehors de la capitale, celle-ci étant alors plus au sud. Le Khan +Khalîl se trouve aujourd'hui dans l'ancien lieu de repos, et l'on assure +que, lorsqu'il fut érigé, les ossements des Califes furent emportés et +ajoutés aux monceaux de détritus! + +L'une des premières tombes dont nous approchons--_El Seb'a Benat_,--les +sept soeurs--est une preuve que d'autres que les Mamelouks reposent là. +Mais je ne pus jamais établir l'identité de ces sept dames. Continuons +par une des tombes situées à l'est du groupe, celle du sultan Kâit Bey. +La tombe du sultan Barbûk, à notre gauche, a deux jolis dômes et une +paire de beaux minarets. Les ornements qui couvrent les dômes méritent +un examen tout particulier. Le plan général des tombes diffère peu et, +en les examinant de plus près, on est surpris de la richesse et de la +variété des détails. Le mausolée de Kâit Bey est certainement le plus +beau, avec son minaret élancé et son dôme dont la richesse surpasse +celle de tous les autres. Il a tout l'aspect d'une mosquée +congréganiste; au-dessus de la fontaine, à gauche de la grande entrée, +qui est ornée de portes décorées de magnifiques bronzes, se trouve la +salle d'enseignement que supportent de gracieuses arcades, la cour +centrale, ouverte, le _Hirâu_, ou sanctuaire, avec ses tapis de prière +et sa chaire tournée vers la Mecque, enfin le dôme contenant le sépulcre +du Sultan. + +Mais nous voici au Sharia-esh-Sharawâni, qui fait suite au Muski et +conduit au quartier européen. Un tramway partant d'El Atâba-Khadrâ, près +du Bureau Central des Postes et Télégraphes, se dirige vers le quartier +connu comme le Vieux Caire ou Masr-el-Atika; il suit le boulevard +Abd-ul-Aziz et tourne vers le Nil; et, de l'endroit où le pont +Kasr-en-Nil coupe la rivière, nous suivons les rails jusqu'au point +terminus, 200 ou 300 mètres plus haut. Une végétation luxuriante dérobe +tant bien que mal à la vue les laides villas modernes dont est parsemé +le vieux Caire, mais, à tout prendre, cette partie de la ville, vue du +tramway, est bien moins intéressante que d'autres quartiers auxquels +conviendrait mieux le nom de Vieux Caire. + +Nous longeons le bazar à gauche de la grand'route, traversons les voies +du chemin de fer et, en haut d'un pré étroit, une porte que nous +franchissons nous conduit à la muraille d'enceinte de la forteresse de +Babylone. Les ruines de divers bâtiments cachent trop ce qui reste de +l'antique château, pour nous permettre de juger de son importance. Les +habitants de ce quartier semblent fuir les étrangers; peut-être est-ce +la peur atavique d'une invasion ennemie? Après s'être pourtant assurés +de loin que nous ne sommes rien de plus redoutables que de simples +_Sawarhine_, et alléchés par la perspective d'un _bakschish_, quelques +êtres se montrent et nous suivent jusqu'à l'église de Saint-Georges ou +Mâri Girgis. + +Il y a tant de similitude entre la vie que mènent ces gens et celle de +la _mellah_ maure (le Ghetto arabe), que je n'aurais point été surpris +de remarquer quelques types juifs parmi nos suiveurs, au lieu de +l'absence complète de traits sémites à observer chez les Arabes. + +Ces Coptes, dans le quartier desquels nous pénétrons, sont les plus purs +Égyptiens. Leur nom seul, dérivé du grec _Aiguptios_ et devenu en arabe +_Kupt_, suffit à le prouver. De tous les habitants de la vallée du Nil, +ceux-là attirent le plus notre sympathie, et il est agréable de songer +qu'après des siècles d'oppression ils peuvent enfin jouir d'une pleine +liberté sous le protectorat britannique. + + * + * * + + + + +_CHAPITRE IX_ + +DANS LE QUARTIER COPTE + +UN PEU D'HISTOIRE. || L'ÉGLISE CHRÉTIENNE SAINT-GEORGES. || UN COUVENT +COPTE. || LA LÉGENDE DE LA TOURTERELLE. || LA PREMIÈRE MOSQUÉE D'ÉGYPTE. +|| LA COLONNE MERVEILLEUSE. + + +Avant de pénétrer dans l'église copte de Saint-Georges, il serait +intéressant de se reporter au temps où les Coptes, reniant le culte +d'Osiris, furent reçus au sein de l'Église chrétienne. En l'an 62, +Armianus fut nommé évêque d'Alexandrie, et pendant le patriarcat de +Démétrius, un siècle plus tard, de nombreuses congrégations, associées +aux noms de Clément, Origen, Pantænus, se formèrent dans diverses +parties du Delta. Le IIIe siècle donna naissance au système monastique, +et les ruines des premiers monastères, disséminées depuis le Delta +jusqu'aux confins de la Nubie, démontrent quels rapides progrès fit la +religion nouvelle. En plus de ces couvents, chaque temple est un +monument du zèle religieux des nouveaux chrétiens. Éloignés de Rome, +ceux-ci eurent sans nul doute moins de persécutions à souffrir que leurs +frères soumis au joug de l'Empire; mais à cette époque, des luttes +intérieures firent plus pour arrêter les progrès de la religion, que les +persécutions d'aucun autocrate romain. Les enseignements d'Arius, +d'Alexandrie, influencèrent la majorité, malgré les exhortations de +l'évêque Alexandre et l'éloquence de son diacre Athanasius. Au concile +de Nice, en 325, auquel ce dernier assista, Arius fut condamné et les +chrétiens d'Égypte divisés en deux camps hostiles. Nous ignorons à quel +point cette controverse intéressa Constantin, mais son fils Constantius, +qui lui succéda, se déclara pour les Ariens. Athanasius fut exilé, et +ses disciples persécutés par les Ariens, jusqu'en l'an 379; l'Édit de +Théodosius ayant alors déclaré la religion orthodoxe, religion d'État, +ce fut au tour des Ariens de souffrir la persécution. Une Église +nationale s'érigea à côté de l'Église d'État, et en 451, après le +concile de Chalcedon, elles se séparèrent définitivement l'une de +l'autre. Les nationalistes, dont le parti était le plus fort, étaient +connus sous le nom de Jacobites ou Coptes, les orthodoxes s'appelaient +en Égypte les Mélékites. Au moment de l'invasion de l'Égypte par Anir, +le grand général du Calife Omar, les Coptes étaient prêts à suivre celui +qui les libérerait de la tyrannie de leurs gouverneurs byzantins. Nous +aurons plus à dire par la suite au sujet d'Anir. + +[PLANCHE 19: UNE ÉGLISE COPTE PRÈS D'ABYDOS] + +L'extérieur de l'église Saint-Georges ne fait en rien prévoir l'extrême +richesse de sa décoration intérieure, et cette remarque s'applique +également aux six autres églises cachées dans la forteresse. Le but de +cette simplicité extérieure était probablement d'échapper à la cupidité +que le luxe eût sans nul doute éveillée chez les ennemis; mais les +mosquées de cette époque étant également d'apparence fort simple, ce +détail n'offre que peu d'intérêt. Sauf la crypte qui date d'avant la +conquête musulmane, toute l'église fut bâtie presque à la même époque +que la grande mosquée d'Ibn-Tulûn, et rien ne peut être imaginé de plus +modeste que l'extérieur de cette dernière. Nous pénétrons dans un petit +vestibule et de là dans une belle petite basilique à deux rangs +d'arcades séparant les ailes de la nef; celle-ci nous paraît courte, +parce qu'une belle barrière de bois ouvragé divise l'église en deux, à +quelque distance du sanctuaire. La lumière tamisée qui tombe des +étroites fenêtres en triptyques, illumine les saints rangés au sommet de +la barrière, se joue sur les icônes en leur faisant un halo doré, et +caresse les boiseries sculptées. Pendant le service, les femmes occupent +un côté de la boiserie, l'autre étant réservé aux hommes. + +Sortant de la nef et traversant ce qui correspond au choeur, nous nous +trouvons devant trois autels, chacun d'eux renfermé dans un espace +circulaire et surmonté d'un dôme. Des boiseries encore, cachent ces +autels; celui du milieu, surélevé, est dissimulé derrière un paravent +ouvragé, d'une richesse extrême, formé de minuscules croix d'ivoire et +d'ébène entremêlées et exquisement fouillées. Durant la messe, ces +boiseries s'ouvrent, les rideaux sont relevés, et l'on voit une grande +image du Christ au-dessus de l'autel. Les guirlandes d'oeufs d'autruches +teints de couleurs voyantes, qui pendent de la voûte, forment une +décoration bizarre. On rencontre ce genre d'ornementation dans quelques +mosquées, dans la chapelle de Sainte-Hélène et dans le Saint-Sépulcre, à +Jérusalem. + +Quelques marches descendent du choeur à la crypte, où l'on nous montre +un banc sur lequel la Sainte Famille prit quelques instants de repos, +lors de son voyage en Égypte. Il est difficile d'obtenir l'autorisation +de peindre dans les églises coptes, et ce n'est que pendant mon séjour à +Abydos que je pus tenter quelques esquisses. + +Une petite colonie chrétienne habite un vieux fort dynastique, à l'est +du temple de Seti; on nomme cet endroit le Couvent copte. En comparaison +de l'église où nous nous trouvons en ce moment, ce couvent me semble une +vieille chapelle de campagne. Je le trouve pourtant digne d'une visite +prolongée, même par cette chaleur étouffante. L'intérieur de la vieille +forteresse me rappelle quelque peu l'intérieur de la forteresse de +Babylone. Quelques oiseaux domestiques picorant des graines, quelques +hangars destinés à abriter le bétail, lui donnent un air champêtre; le +même calme, les mêmes maisons presque entièrement dépourvues de +fenêtres, se retrouvent ici et là. Le bon vieux prêtre qui me fit +visiter l'édifice, semblait si bien en faire partie, que j'avais peine à +me rendre compte que je parlais à un contemporain. Ses vêtements et son +entourage sentaient tellement le moyen âge, qu'il me semblait m'être +endormi, puis réveillé six cents ans plus tôt. Le fort, dont cette +église et le groupe de maisons occupent le centre, date des premiers +temps de l'Empire. Il fut donc érigé environ trois mille ans avant le +monastère. Le vieux prêtre m'intéressa tout autant que son habitacle; le +petit monde où il vit semble lui suffire. De temps en temps, une visite +à Balliana, situé à 10 kilomètres, sur une rive du Nil, ne lui fait +qu'apprécier davantage la paix de sa retraite. + +Il est intéressant de visiter les églises de Babylone. Le nom donné par +les Grecs à la forteresse romaine est une énigme pour les archéologues; +il se pourrait que ce fût un souvenir du nom de la partie est de la +Memphis d'autrefois; mais ceci me paraît incertain. Ses tours massives +et les bastions que l'on voit, semblent être les seuls vestiges de +l'ancienne cité de Misr. Le vieux Caire, ou Masr-el-Abko, date de plus +près que le XIIIe siècle, car jusqu'alors son emplacement et celui du +Caire moderne demeurèrent sous l'eau. La plus grande partie de l'Égypte +fut facilement conquise par Anir, qui, nous dit-on, l'envahit avec une +armée de 4 000 hommes seulement. Les Coptes, ne se doutant pas de +l'intention des Musulmans de s'établir définitivement, furent trop +heureux d'avoir leur concours pour se libérer de la tyrannie +byzantine. La prise de cette forteresse fut pourtant une autre affaire, +car ici l'Empire était tout-puissant. Anir dut attendre des renforts et +ce ne fut qu'après sept mois de siège qu'il s'en rendit maître. Cet +événement eut lieu en avril 641, et depuis lors l'Égypte fait partie du +monde mahométan. + +[PLANCHE 20: UNE TOMBE DE CHEIK, AU CAIRE] + +Mais les Coptes comprirent bientôt qu'ils n'avaient fait que changer de +maîtres: le joug des Musulmans était dur, et, séparés de l'Église mère, +les Coptes ne surent plus où chercher un appui lorsque des souverains +moins tolérants succédèrent à Anir. Bien des croyants plus faibles +sauvegardèrent leur vie et leurs biens en embrassant la religion des +conquérants, tandis que d'autres périrent en défendant la foi de leurs +pères. Ce qui reste de ce peuple compose à peu près un dixième de la +population de l'Égypte, mais quand nous songeons à ce que les Sarrasins +eurent à souffrir de la part des Croisés, nous ne pouvons qu'être +étonnés de trouver encore des survivants à la vengeance de l'Islam. +Beaucoup d'entre eux, grâce à leurs indiscutables aptitudes, occupent de +hautes positions dans le Gouvernement. + +En quittant le _Kasr-el-Shêma_, ainsi que les Arabes nomment cette +forteresse, nous contournons une partie de l'enceinte et traversons des +monceaux de ruines qui nous séparent de la mosquée d'Anir. Ces ruines +sont tout ce qui reste de Fostât, la première ville que bâtirent les +envahisseurs musulmans sur la terre d'Égypte. On retrouve encore moins +de traces de l'antique Misr qui entourait Babylone et était située au +bord du Nil, avant que les eaux de ce fleuve ne se fussent retirées dans +leur lit actuel. + +Je ne prétends ni raconter l'Égypte du moyen âge, ni rivaliser avec +l'oeuvre de Stanley Lane Poole; mais ce voyage éveillant une curiosité +plus archéologique encore qu'esthétique, quelques mots sur le +développement progressif du Caire ne me semblent pas déplacés. + +Lorsqu'Anir assiégeait la forteresse que nous venons de quitter, il +planta sa tente à l'endroit même où s'élève aujourd'hui sa mosquée. Une +gracieuse légende raconte comment ce lieu lui devint cher. Après la +prise de Babylone, Anir se préparait à partir pour Alexandrie, dont le +peuple, fidèle à l'empereur Héraclius, se défendait encore. Des soldats +furent envoyés pour plier et emporter la tente. Une tourterelle y avait +fait son nid et couvait. Les soldats rapportant cet incident à leur +général, Anir ordonna d'abandonner la tente afin de ne point troubler +l'oiseau, et, après la prise d'Alexandrie, la tente, surmontée du nid de +tourterelle, fut retrouvée intacte. Depuis, cet endroit demeura sacré, +et la première mosquée d'Égypte fut érigée en mémoire de ce simple +incident. _El Fostât_ ou _la ville de la Tente_, fut le noyau de la cité +qui grandit au nord de cette mosquée. Les terrains vagues, parsemés de +ruines, qui séparent El Fostât du Caire, furent jadis un faubourg de la +ville d'El-Askâr ou _les cantonnements_, qui s'éleva en 750, au moment +où les Califes Abbasides succédèrent aux Califes Omayad. Le Gouverneur y +bâtit son palais, et ce faubourg devint bientôt pour El Fostât ce que le +West-End de Londres est pour la métropole. Plus au nord s'étendaient les +bâtiments affectés aux diverses nationalités qui formaient la suite de +l'Émir. Ce fut lorsqu'Ibn-Tulûn vint comme premier représentant du +Calife de Turquie, gouverneur d'Égypte en 868, que l'emplacement de ces +bâtiments fut choisi pour son palais. El-Askâr s'étendait jusqu'à la +colline de Yeshkur, derrière laquelle s'élèvent les murailles de la +capitale actuelle, comprenant la mosquée de Tulûn dont nous avons parlé +plus haut. Fostât et El-Askâr perdirent de leur importance, à mesure +que s'élevait le nouveau faubourg royal, et rien n'en reste aujourd'hui, +si ce n'est cette mosquée en ruines. El Katai, ou _les baraquements_, +eut un meilleur sort; elle devint une cité prospère dont les historiens +arabes ne se lassent point de vanter la splendeur; son emplacement est +couvert de maisons plus récentes et seule la mosquée déserte qui porte +son nom survit au glorieux faubourg que bâtit Ibn-Tulûn et que son fils +Khumârenyeh embellit. Les descriptions de ce palais, la _Maison Dorée_, +le _Pavillon d'Été_, ou _le Dôme de l'air_, et les jardins et les +fontaines inspirèrent sans doute les auteurs des _Mille et une nuits_ +plus que les richesses d'Haroun-al-Raschid, moins luxueuses que celles +de ses successeurs. + +La mosquée que fit élever Anir, et qui fut la première construite en +Égypte, n'est pas arrivée intacte jusqu'à nous. _La Couronne des +Mosquées_, ainsi que les guerriers arabes appelèrent leur première +mosquée élevée en terre conquise, était de structure plutôt modeste, +différente de ce qu'elle devint plus tard sous l'influence artistique +des Coptes et des gouverneurs turcs. Elle fut rebâtie dans de plus +grandes proportions deux siècles plus tard, et restaurée en 1798 par +Murad Bey. La plus grande partie de ce que nous voyons, date par +conséquent du IXe siècle; elle peut donc toujours s'enorgueillir d'être +la première mosquée du Caire. Les colonnes de marbre soutenant l'immense +arcade provenaient d'églises chrétiennes pillées, et le fait qu'elles ne +correspondaient point les unes aux autres sembla inquiéter fort peu les +architectes: on raccourcit l'une, on allongea l'autre, de manière à les +rendre égales. On aurait pu tout de même, à mon humble avis, s'arranger +de façon à ne pas mettre les chapiteaux à l'envers! + +Les guides vous montreront la colonne faisant face à la chaire, avec le +_Kurbûg_ du Prophète dessiné par les veines mêmes du marbre, et vous +diront comment cette colonne vola à travers l'espace, de la Kaaba à la +Mecque, jusqu'à Anir, afin de l'aider à orner sa mosquée. Leur +chronologie laisse quelque peu à désirer, mais leurs contes sont +amusants. Une prophétie dit que l'Islam tombera en ruines en même temps +que cette mosquée, mais à en juger par le peu d'entretien dont elle est +l'objet, il me semble que les fidèles ne doivent guère ajouter foi à la +prédiction. Une promenade à pied ou à dos d'âne, d'ici aux tombes des +Mamelouks, est charmante. Les lueurs du couchant allument les dômes de +la citadelle-mosquée, qui de loin a un aspect imposant, puis ce sont les +collines de Mokattam, avec, plus loin, la petite mosquée de Giyûshi. Une +grande ombre pâle couvre l'arrière-plan et cache de ses effets de +clair-obscur les détails inférieurs du tableau. Les derniers rayons du +soleil dorent ces collines, puis les vêtent d'une teinte orangée qui se +fond bientôt dans l'ombre rosée du couchant. + +Les tombes des Mamelouks sont moins intéressantes que celles des +soi-disant Califes, mais la promenade, au coucher du soleil, laisse une +impression durable. Nous rentrons en ville par la Bâb-el-Karâfeh, et le +tramway nous conduit jusqu'à Esbekîyeh. + + * + * * + + + + +_CHAPITRE X_ + +LES PYRAMIDES + +LA «DÉCOUVERTE» DES GÉANTS DE PIERRE. || QUELQUES CURIEUSES ÉVALUATIONS +MATÉRIELLES. || LE SPHINX. || LES «GATE-PLAISIR.» || DES PYRAMIDES DE +GISEH AU SAKKARA. || LA TOMBE DE TYI. || RETOUR DANS LE SOIR COLORÉ. + + +Le grand événement d'un séjour au Caire est la première excursion aux +Pyramides. Personne n'ignore leur aspect, leurs dimensions et leur +histoire, car aucune oeuvre de l'activité humaine ne fut plus souvent +décrite; mais personne, avant de s'être trouvé sur le plateau où s'élève +l'imposante tombe de Chéops, ne comprend l'espèce de terreur qu'elles +inspirent. Ce sentiment augmente graduellement à mesure qu'on parcourt +les 5 kilomètres de la route de Gîzeh, d'où on les découvre devant soi. +D'abord, elles semblent petites, comparées aux objets du premier plan, +puis, après 2 ou 3 kilomètres, on éprouve encore une sorte de +désappointement en les regardant. Leurs dimensions augmentent à mesure +qu'on approche, mais pas au point qu'on pourrait supposer. On ne +commence à bien les juger qu'en arrivant à la limite des terrains +cultivés, et alors c'est l'impression complète, dans toute sa force, +surtout lorsque, parvenant au bord du désert, on se trouve aux pieds de +la Grande Pyramide. Ayant gravi le plateau qui lui sert de piédestal, on +est positivement écrasé par cette masse gigantesque, assise sur le roc +et environnée d'une immense plaine de sable. Que ne donnerait-on pour +pouvoir jouir en paix de ce merveilleux spectacle? Mais les Arabes qui +demeurent là depuis si longtemps qu'ils en ont perdu leurs instincts +nomades, prétendent vous faire les honneurs intéressés de ce qu'ils +considèrent comme leur propriété. On en a lu et appris bien plus qu'ils +ne peuvent vous en dire en leur anglais fantaisiste, et leurs +explications qui viennent troubler vos pensées sont absolument +exaspérantes. Inutile de chercher à les repousser, la grande habitude +qu'ils ont d'être traités ainsi les a rendus insensibles: partout où +vous irez, ils vous suivront. Des mesures sont prises, sans grand +succès, contre ces importuns. + +Pour jouir vraiment de la contemplation des Pyramides, il ne faut pas +les visiter en pleine saison. Les caravanes de touristes se disputant +avec leurs conducteurs, se préparant bruyamment à déjeuner ou à se faire +photographier, sont fort réjouissantes vues d'une terrasse d'hôtel, mais +ici, elles gâtent tout à fait le caractère du lieu. Avant ou après la +saison, on échappe aux touristes, mais jamais aux Bédouins quêteurs de +_bakschish_. S'il faut en croire les on-dit, la police aurait une part +de leurs aubaines, ce qui explique la mollesse avec laquelle elle défend +l'étranger contre les attaques de ces mendiants. Le seul moyen efficace +qu'on ait proposé serait d'acheter le village et de transporter la +population ailleurs. Mais le service des Antiquités, à qui incomberait +cette tâche, subvient déjà péniblement à ses frais courants: il ne +saurait donc être question de réaliser cette réforme. + +Une promenade autour de la tombe de Chéops vous donne l'idée de sa +dimension. Une distance de 260 mètres sépare entre eux les angles et si +vous faites le tour de la Pyramide, vous aurez fait plus des trois +quarts d'un kilomètre. Cette base couvre 520 ares, c'est-à-dire une +superficie plus grande que celle du square de Lincoln's Inn Fields. + +Les grands blocs superposés en gradins qui, de la route, nous +paraissaient de simples briques, mesurent quarante pieds cubes, et, +selon le calcul du Professeur Flinders Petrie, deux millions trois cent +mille de ces blocs furent employés à la construction de la Pyramide. +L'imagination ne saurait vous reporter à soixante siècles en arrière. La +pierre changeant fort peu dans le désert, sa couleur ne vous aide point. +Il est vrai que ce que nous voyons n'a été exposé aux intempéries que +durant cinq siècles, toute la couche de granit extérieure ayant été +utilisée au Caire, lors de la construction de la mosquée d'Hasan. On +s'étonne qu'on n'ait pas tiré parti plus tôt d'une carrière si commode, +pourvue de pierres toutes taillées. + +La dépense d'activité humaine que nécessitèrent ces constructions est +inouïe. Le Professeur Flinders Petrie nous explique que les ouvriers n'y +travaillaient que durant la crue du Nil, alors que la terre ne réclamait +point leurs soins; mais, le moment de la crue étant justement le plus +pénible pour l'agriculteur en Égypte, ceci me paraît inexact. De plus, +il ne faut pas s'imaginer que l'indigène ne souffre pas de la chaleur. +Le _fellah_ a peu changé depuis soixante siècles, et quoique très brave +travailleur, il mollit sensiblement pendant les périodes de chaleur. +Hérodote raconte que la construction de cette Pyramide nécessita le +travail de cent mille hommes pendant vingt années consécutives, et +Flinders Petrie estime que cette évaluation est exacte. Nourrir et +discipliner cette armée de travailleurs dut exiger un merveilleux talent +d'organisation. L'extraction de ces pierres à 10 kilomètres plus loin, +aux collines de Mokattam, et la façon dont elles furent taillées et +ajustées, font preuve d'une civilisation raffinée. + +Je me suis laissé dire qu'un entrepreneur séjournant à Mena House, s'est +amusé à faire un devis de ce que coûterait aujourd'hui la Grande +Pyramide, élevée avec l'aide de nos machines, et il arriva au chiffre de +six millions. Il serait curieux de savoir combien cette construction a +coûté en son temps. + +Nous n'avons parlé jusqu'ici que d'une seule pyramide; celle de Képhren +est aussi importante, et il en existe encore une grande et six plus +petites. Ce groupe de pyramides constitue la plus ancienne et la plus +belle des _sept merveilles du monde_, la seule du reste qu'il nous soit +encore permis d'admirer. + +A quelque distance de là nous nous trouvons face à face avec le Sphinx, +dont la tête gigantesque se détache rudement sur le bleu magnifique du +ciel. + +Le nez et la lèvre supérieure manquent, ainsi que la barbe. Le contour +général des épaules est visible, mais on a peine à discerner d'autres +détails dans le bloc de rocher où ce buste colossal fut taillé. +Pourtant, en reculant sur l'étroite plate-forme qui contourne cette +masse, on distingue vaguement le dessin d'un avant-bras et de quelques +doigts. Le dessin des yeux et des lèvres est encore assez net pour qu'on +puisse y voir cet air d'impassibilité que les grands artistes égyptiens +ont donné à leurs dieux et à leurs Pharaons. Quel est le Pharaon que +représente ou qui fit construire le Sphinx? C'est un point sur lequel +les égyptologues ne sont pas d'accord. Il est certain en tout cas que le +sculpteur qui tailla ce buste chercha moins à lui donner une +ressemblance qu'à en faire en quelque sorte le symbole de la royauté +absolue. + +[PLANCHE 21: LE SPHINX ET LES PYRAMIDES DE GIZEH] + +Une excursion des Pyramides de Gîseh au Sakkâra est délicieuse. Longeant +le désert pendant une heure ou deux, nous dépassons les Pyramides de +Zâniyer, et, continuant notre course pendant le même espace de temps, +nous rencontrons encore tout un groupe de pyramides: mais, tout pleins +de celles de Chéops et de Képhren, nous jetons un coup d'oeil à peine +indulgent sur ces monuments trop ruinés. Le paysage, à droite, est en +contraste frappant avec celui de gauche: d'un côté, la réverbération +crue du grand désert; de l'autre, une végétation fraîche et reposante. +La large bande de couleur est coupée çà et là par des villages et par le +ruban gris des routes. Les collines du désert arabe, beaucoup plus +imposantes que celles qui nous cachent le grand Sahara, constituent un +fond très pittoresque. L'Égypte est en vérité «le Don de la Rivière». + +Une race à part peuple cette contrée. Le Bedari est très différent du +_fellah_. Les Bédouins établis autour des Pyramides depuis des siècles +sont méprisés par leurs frères nomades; ils ont d'ailleurs perdu les +qualités et les traits génériques qui rendent ces derniers si +intéressants. + +Nous arrivons bientôt en vue du village de Mit Rahîneh, qui s'élève sur +le site de Memphis. + +Des ornières dans le sable nous obligent à choisir avec précaution notre +chemin, et les sombres ouvertures des tombes creusées dans les falaises +basses, nous montrent que nous sommes dans un vaste cimetière. Des +débris de tombes violées jonchent le sol, mais la brillante lumière et +le scintillement du terrain sablonneux et sec font diversion au +sentiment d'horreur que nous ne manquerions pas d'éprouver à la vue d'un +cimetière européen ainsi profané. La _Pyramide à marches_, entourée +d'autres pyramides plus petites, domine la scène. + +Après le déjeuner, on nous conduit au Sérapenen. Je n'ai point +l'intention de m'étendre sur l'intérêt archéologique que présentent les +monuments célèbres groupés sous ce nom. La façon dont Mariette découvrit +les tombes d'Apis, en lisant un passage de Strabon, est racontée par +Amélia H. Edwards dans son livre _Mille lieues sur le Nil_. Les +impressions de cet auteur sur sa visite au Sakkâra me dispensent de rien +ajouter sur ce sujet. Je n'ai d'ailleurs pas de souvenir notoire de ma +promenade sous les voûtes basses, pauvrement éclairées, qui contiennent +les sarcophages des taureaux sacrés. + +La tombe de Tyi, qui fait époque dans l'histoire de l'art, m'a intéressé +davantage. Les bas-reliefs qui ornent les murailles de ce sépulcre de la +cinquième dynastie, peuvent se comparer aux travaux d'art plus solides +de la dix-huitième dynastie. Le développement de l'Égypte ne fut point +continu. Parvenu à son apogée au cinquième siècle, il déclina, puis +cessa presque d'être pendant les siècles suivants; il reprit à nouveau +au onzième siècle, pour s'arrêter complètement pendant les âges sombres +de Hyksos. Mais l'Art, en cette race privilégiée, semble être immortel, +car à peine les Thothiens eurent-ils débarrassé leur pays des tyrans +étrangers, qu'il reconquit rapidement sa gloire passée et la surpassa, +avant que Ramsès II ne le pliât au joug de sa glorification personnelle. + +Ici, de même que dans les oeuvres vues à Debr-el-Bahri, la qualité de la +pierre a permis le travail le plus délicat, et les silhouettes, dans les +deux cas, sont fermement et purement dessinées, bien que le relief en +soit très léger. Comme elles sont très colorées, un relief plus accentué +était inutile. Malgré le grand laps de temps qui sépare les deux +oeuvres, beaucoup de caractéristiques semblables se retrouvent dans le +temple de Hatshepsu, à Dîr-el-Bahri, et il est évident que l'art de ce +temple n'est que le développement de celui de ces peintures murales. + +Nous reviendrons plus longuement sur l'oeuvre de la dix-huitième +dynastie qui, quoique plus subtile et plus fine, nous étonne moins que +ces admirables reliefs de Tyi, qui sont les premières manifestations +d'un art vivant, survenant après une période de décadence. L'étude des +tombes de Sakkâra nous apprend à apprécier la collection unique du musée +du Caire que la nécropole a enrichi de plus d'une oeuvre rare. + +En allant à Bedrashîu, où nous prenons le train pour le Caire, nous +remarquons des monceaux de ruines qui marquent l'emplacement de Memphis, +et les deux colossales statues de Ramsès II. Les villages que nous +rencontrons, avec leurs _combumbarius_ en forme de gigantesques pylônes +et leur épais rideau de palmiers, sont un peu élevés au-dessus du niveau +de la plaine, et, de loin, paraissent autant d'îles sur une mer +d'émeraude. Pendant la crue du Nil, ils deviennent vraiment des îles au +sol merveilleusement fertile. Des troupeaux qu'on ramène du pâturage, et +bien d'autres pittoresques scènes champêtres, rappellent les peintures +murales du temple de Tyi, auxquelles elles servirent de modèles, +peut-être, il y a quelque mille ans. Ces étendues de champs verts se +prêtent pourtant encore mieux à être peints lorsque le soleil a doré les +épis, et que la moisson est en train. Les instruments aratoires +perfectionnés sont peu connus ici, et le travail du _fellah_ se fait à +peu près de la même manière qu'il se faisait au temps des Pharaons. + +[PLANCHE 22: AAHMES, MÈRE DE HASTHEPSU, TEMPLE DE DER-EL-BAHRI] + +Les femmes, revenant de la rivière, des cruches pleines sur la tête, +sont vêtues comme leurs soeurs des villes, mais non voilées. Le +_yashmak_ rendrait leur dur labeur intolérable. Mais elles détournent +les yeux en rencontrant des _Firangi_, ou ramènent sur leur visage le +voile qui coiffe leur tête, preuve que l'antique loi vit toujours en +elles. + +Le paysage, pendant les 15 kilomètres de voyage en chemin de fer, est +magnifique; les lueurs du couchant donnent un vif relief au Gebel Turra, +et au delà de Helouan, sur la rive du Nil, de délicates ombres violettes +estompent les masses rocheuses sur le fond de ciel noyé d'or. Les +villages se silhouettent finement contre la pénombre du désert Lybien, +et les groupes de palmiers se dressent dans l'air calme. Avant d'arriver +au Caire, les rails suivent la rive; la lumière, rosée à présent, +idéalise les voiles des _gyassas_ et se répète, en ton plus doux, sur +les lointaines collines du Mokattam. Près de Zîreh, le clair-obscur +prête son mystère à quelques personnages sur le bord du Nil, et la +petite ville elle-même, peu intéressante à la lumière crue du jour, +s'enveloppe à cette heure d'un charme délicat. Peu après, nous arrivons +au Caire, fatigués, mais heureux de cette belle soirée qui couronne une +passionnante journée. + + * + * * + + + + +_CHAPITRE XI_ + +D'ALEXANDRIE AU CAIRE + +LA ROUTE DU CAIRE, _viâ_ ALEXANDRIE. || LES ANTIQUES PAYSAGES DU DELTA. +|| LE SÉPULCRE DU SAINT SEYID-EL-BEDAWI. || UNE MISSION DÉLICATE. || +VOYAGE EN «DAHABIYEH». + + +Je quittai l'Égypte peu après ma visite à Sakkâra, et les hivers +suivants me trouvèrent travaillant en Europe. Je songeais souvent avec +une sorte de nostalgie au climat ensoleillé de la vallée du Nil; +frissonnant dans quelque ville italienne, ou cherchant à m'abriter de la +pluie en France ou en Angleterre, je pensais avec regret à cette +délicieuse excursion à Sakkâra. Une commande d'aquarelles égyptiennes me +permit enfin de reprendre la route du Caire, _viâ_ Alexandrie cette +fois. + +La route du Caire, _viâ_ Alexandrie, donne une autre idée de la contrée +que le voyage de Port-Saïd. + +J'ai essayé de décrire la route de Port-Saïd; il peut être intéressant +de me suivre dans mon voyage à travers le Delta jusqu'à l'Égypte +supérieure. + +Pendant la première heure de ce voyage on passe à travers de prospères +faubourgs, bâtis à grands frais avec un minimum de goût artistique. Le +manque d'ombre et peut-être le désir de cacher les fautes d'architecture +ont poussé les propriétaires de ces bâtisses à soigner tout +particulièrement les jardins, ce qui fait que ces constructions sont +pour la plupart entourées d'un fouillis d'arbres et d'arbustes qui les +dérobent aux regards. + +Le train longe la côte sur une longueur de quelques kilomètres, mais dès +que la partie nord du Lac Maryût est contournée, nous nous trouvons dans +les riches terres du Delta et le paysage change complètement. Plus de +villas; l'oriental _tarboush_ fait place au turban du _fellah_; +l'automobile est remplacée par l'âne ou le chameau. Les villages n'ont +pas dû se transformer beaucoup depuis le temps des Enfants d'Israël, +employés au service peu profitable des Pharaons. Les maisons, comme +alors, sont bâties en briques faites de boue desséchée; on y voit les +mêmes toits de chaume ou de troncs de palmiers; les dômes aussi devaient +exister dans ce temps-là, car nous retrouvons cette forme de toiture +dans les documents dynastiques. Chaque envahisseur respecta les choses +établies, comme convenant le mieux à la contrée, et bien que le culte +d'Isis fût remplacé par celui du Christ, puis tous deux par le puissant +Islam, il n'y eut là, en somme, qu'une évolution morale, qui n'altéra +point le paysage, et l'aspect de cette partie de l'Égypte changea moins +en quatre mille ans que celui d'un comté anglais en quatre siècles. + +Le minaret, qui indique le changement de foi, est fort rare ici, tous +les matériaux de construction étant très chers. Un enclos carré de +briques en boue desséchée au soleil, orné de motifs arabes autour de +l'entrée, sert de mosquée au village. Sur les toits des maisons sèchent +des graines, des légumes ou des plantes, et l'on y remarque souvent des +cruches brisées où les tourterelles font leurs nids. Les hommes et les +bêtes vivent ensemble. Un excellent système d'irrigation a étendu la +partie de terres cultivées, mais le spectacle qui frappe notre vue +aujourd'hui diffère probablement peu de celui que rencontraient les yeux +de Joseph lorsqu'il exploitait les terres du Pharaon. + +Le magnifique paysage s'étend vers l'est, parsemé de villages, coupé de +temps à autre de bosquets de palmiers. Le grincement d'un _sakiyah_ +nous arrive à travers le bruit du train et un archaïque moulin à eau, +actionné par un buffle, passe devant nos yeux. + +Nous ne voyons point encore le Nil, bien que de tous côtés nous +admirions sa généreuse influence. Nous apercevons pourtant le Mahmûdieh +Canal, la grande oeuvre de Mohammed Ali, qui fertilisa ainsi Alexandrie +en la reliant aux grandes eaux d'Égypte. De temps à autre aussi, le ciel +et le paysage se mirent dans les nombreux canaux de moindre importance +qui sillonnent le Delta. A la halte de Kafr-el-Zaiyât, le bras du Nil, +Rosetta est devant nous, et nous remarquons de nombreux bâtiments +chargés des produits de cette riche contrée, apportant des poteries et +de la canne à sucre de la Haute Égypte. Quelques hangars surmontés de +cheminées en fer rouillé nous reportent aux laideurs européennes, mais +l'aspect pittoresque des bords du Nil et l'admirable lumière fluide qui +baigne le tableau nous font vite abandonner ce souvenir. + +Nous atteignons bientôt Tanta, une ville florissante, à mi-chemin entre +les deux bras de la rivière qui se séparent au Barrage, près du Caire. +Le saint Seyid-el-Bedawi est enterré en cet endroit; son sépulcre ne +présente aucune beauté architecturale, mais il doit être intéressant de +voir les multitudes de pèlerins mahométans y affluer le jour de _Molid_, +jour anniversaire de sa naissance. Malheureusement, ce jour tombe en +août, au gros des chaleurs. + +Après Tanta, le train traverse la partie la plus riche de cette fertile +contrée, mais le paysage est abîmé par de nombreux moulins à nettoyer le +coton. Puis nous traversons le bras est du Nil en arrivant à Bulâh; +enfin, jusqu'au Caire, nous parcourons une contrée décrite au +commencement de ce livre. + +Mon amour de l'Égypte et des choses égyptiennes me fait détester le +quartier européen du Caire où je suis forcé de demeurer. Quittant +l'Europe pluvieuse et froide, on devrait être trop heureux de se trouver +sous ce beau ciel pur et dans ce soleil étincelant; malheureusement, le +vieux Caire qu'on désire peindre n'offre rien de commun avec le Nouveau +où l'on est contraint de demeurer. Les habitants ont la même mine +rébarbative que leurs demeures. Leur seule raison d'être est d'ailleurs +d'écorcher l'étranger vite et bien, et de se retirer après fortune +faite... Ah! ce morceau d'Europe moderne n'est guère en harmonie avec sa +voisine, la pittoresque cité moyen-âge! Autrefois, un artiste pouvait +vivre au milieu des choses qu'il désirait peindre; à présent, s'il +descend dans une auberge où peu de membres de la colonie anglaise +daigneraient s'arrêter, il est obligé de payer des prix dignes de la +Riviera. Heureusement, ces deux dernières années, je pus travailler dans +un milieu qui fut mieux à ma convenance: la tente, la _dahabiyeh_, les +carrières, sont plus de mon goût. + +La vie sur une _dahabiyeh_ est pittoresque et charmante. On peut +circuler à peu près partout, en Égypte, sur ces bateaux; on s'y installe +confortablement et l'on y réunit des amis: c'est l'idéal! + +Une partie des terrains qui entourent les monuments historiques ont été +acquis par le Service des Antiquités et il est défendu d'y camper. Ceci +est une mesure en apparence inutile. Cependant, elle est de grande +importance. Il serait difficile de résister au désir d'emporter quelque +précieux débris d'antiquités si l'on campait autour des excavations où +s'opèrent les fouilles. Un Arabe vous offre un scarabée ou un _ushabti_ +bleuté et vous vous demandez tout d'abord si l'objet est véritable, s'il +n'a pas été volé? Si l'Arabe est sûr que son acheteur n'a rien de commun +avec le Service des fouilles, il avouera même le vol, comme preuve de +l'authenticité de l'objet. Le Professeur Maspero, qui est à la tête du +Service, me disait qu'on ne saurait trop observer cette règle sévère. +Mais, sans trop enfreindre le règlement, il aide comme il peut les +étudiants et les peintres qui désirent séjourner autour des monuments. +Les Inspecteurs des Antiquités sont également fort obligeants et +aimables. + +Le _Metropolitan Museum_ de New-York avait demandé l'autorisation de +relever l'impression d'une partie des bas-reliefs du temple de +Hatshepsu, à Thèbes. Les maquettes devaient, autant que possible, être +coloriées comme l'original afin de donner aux New-Yorkais une idée de la +plus délicieuse ornementation murale de la dix-huitième dynastie. M. +Laffan, qui faisait les frais de l'entreprise, confia à M. Currelly, qui +dirigeait à cette époque les travaux d'excavation, le soin de surveiller +l'entreprise et de trouver un artiste capable de donner aux bas-reliefs +le coloris exigé. Ce travail me fut offert, et, ayant obtenu de +consacrer la moitié de mes journées à mes aquarelles, j'acceptai. Mon +séjour au Caire fut court, car Erskine Nicol m'ayant invité à demeurer +sur sa _dahabiyeh_, alors à Boulâk, la _Mavis_ fut la base de mes +opérations jusqu'à ce que le camp d'hiver de Thèbes se fût formé. Le +bateau subissait quelques réparations, mais mon hôte, un frère artiste, +partageant mon dégoût pour la vie d'hôtel et la soi-disant «haute +société», pensa avec raison que je leur préférerais même l'odeur des +vernis et le désordre qui régnait à bord. + +Certaines parties de Boulâk sont telles que par le passé, et le marché +aux fruits et aux poteries, entre autres, est charmant. Je ne me +souviens pas d'avoir jamais travaillé parmi des gens aussi curieux que +les habitants de ce coin de Boulâk. Mon fidèle Mohammed ne pouvait +m'accompagner, malheureusement; un mot de lui à un agent de police, la +parenté imaginée du _Hawaga_ ou d'un _Moufetish_ quelconque m'auraient +assuré la paix. Le retour à la _dahabiyeh_ est vraiment une joie, après +une journée de travail, chaude et encombrée de mouches et autres +parasites. Le soir, les bruits provenant des travaux cessaient, les +clameurs alentour s'apaisaient, seul le clapotis des rames troublait le +calme de la nuit pendant que nous fumions nos cigarettes sur le pont. + +Le voyage en _dahabiyeh_, jusqu'à Thèbes, est un rêve. J'avais descendu +la rivière à bord de la _Mavis_, le printemps passé, et je fus désolé de +refuser l'invitation de mon ami. Je convins de le rejoindre à Karnâk, +lorsque la saison des travaux de Dêr-el-Bahri serait terminée. Un voyage +d'une nuit par le train du Luxor est certainement plus prosaïque qu'une +excursion en _dahabiyeh_, mais ce dernier mode de locomotion m'aurait +fait perdre trois semaines. + + * + * * + + + + +_CHAPITRE XII_ + +THÈBES + +EN ROUTE POUR LE CAMPEMENT, DANS LA CITÉ DES RUINES. || LE VILLAGE DE +KURNAH. || LES TOMBES VIVANTES. || LA HUTTE DE PIERRE, PRÈS DU TEMPLE DE +HATSHEPSU. || MON INSTALLATION. || UNE PREMIÈRE NUIT A LA BELLE ÉTOILE. + + +J'arrivai à Luxor le 1er décembre. Le train avait quelques heures de +retard, mais cela n'était pas pour me surprendre. Quelques personnes +m'attendaient. On mit à dos de chameau mon bagage; mes ustensiles de +peintre voisinèrent dans un panier avec une énorme provision de boîtes +de sardines. Dans un autre panier on plaça un sac de _plâtre de Paris_ +qui pesait plus que ma valise, ainsi que des bougies et encore des +boîtes de sardines. Que de sardines!... + +Montés sur des ânes, Mohammed Effendi, qui représentait la Société +d'Exploration Égyptienne, et moi, nous nous mîmes en route, suivis du +_commissarel camuel_. Un demi-kilomètre de boue sèche et de sable +sépare la rivière des terrains cultivés: nous le franchîmes au galop, +laissant le chameau et son guide loin derrière nous. Après avoir dépassé +des jardins enclos de murs, et traversé le pont d'un canal, nous +descendîmes dans la large plaine verdoyante qui s'étend de la nécropole +de Thèbes à la rivière. Les colosses d'Amenhotep III s'élèvent à la +limite des terres cultivées, et, à leur gauche, au bord même du désert, +on aperçoit les pylônes du grand temple de Medinet Habu. Les ruines du +Ramesseum sont en partie cachées par des arbres, et l'amphithéâtre que +forment les rochers derrière le temple de Dêr-el-Bahri est à peine +visible au loin. Après une marche de deux kilomètres, nous laissons les +colosses à notre gauche, mais nous voyons encore leurs bases assombries +par les inondations annuelles du Nil. Nous passons auprès du pylône +brisé du Ramesseum qui s'élève juste au-dessus de la plaine fertile que +nous allons quitter. Ici, nous devons choisir notre chemin entre des +monceaux de débris, des tombes et des ornières, et cela continue ainsi +jusqu'au village de Kurnah, qui se trouve sur un plateau légèrement +surélevé. + +[PLANCHE 23: LE RAMESSEUM, A THÈBES] + +Nous montons entre les huttes du village. Des gamins à demi nus qui +poursuivent des volatiles sont pour nous, dans ce vaste cimetière, un +signe de vie réjouissant. Une femme apparaît à l'entrée d'une large +excavation et crie aux enfants de laisser les poules tranquilles. En +regardant d'en haut, nous voyons que cette ouverture n'est qu'une tombe +de plus, et que ces gens en ont fait leur demeure. Une ou deux bâtisses +de briques, basses et carrées, forment l'habitation des riches; tous les +autres habitants de ce grand village occupent les tombes. Une muraille +enclôt une cour, dans laquelle nous remarquons de bizarres objets, comme +de gigantesques champignons aux bords retournés et qui seraient en boue +desséchée. Plusieurs d'entre eux contiennent en ce moment de la paille +ou des céréales; ce sont les demeures d'été des pauvres gens que les +scorpions ont chassés des tombes. Dans le creux où le dormeur se blottit +pour la nuit, nous remarquons deux espèces de coquetiers, assez grands +pour contenir une _kulla_ ou cruche à eau, taillée dans une pierre +poreuse. Quelques habitants fortunés du village possèdent plusieurs +tombes rangées en cercle autour de la cour centrale. Alors, l'une sert +de dortoir, l'autre de cuisine, une troisième d'étable. Les habitations +diffèrent selon la nature des tombes. Parfois, une hutte en constitue la +première partie, et la tombe, à laquelle mènent quelques marches, +représente le fond. Nous remarquons plus bas quelques sépulcres fermés +de lourdes portes de fer, et munis de numéros officiels. Ils sont moins +pittoresques que ceux que nous avons vus tout d'abord, mais ils sont +apparemment de plus d'importance. De fait, ce sont les tombes du Cheik +Abd-el-Kurnah, dont nous parlerons plus tard. Quelques ruines évoquent +en moi l'image d'un antique monastère copte; j'apprends que ce sont les +décombres d'une maison datant du siècle dernier, où demeura Wilkinson. +Il y recueillit des notes pour son livre _Moeurs et coutumes des Anciens +Égyptiens_, livre considéré comme surranné par beaucoup de gens, mais +fort intéressant cependant, et savamment illustré par l'auteur. +Wilkinson mourut d'un accident d'arme à feu dans cette maison où il +avait travaillé si longtemps. Sur le point de mourir, il eut peur que +ses gens ne fussent soupçonnés, et, faisant mander l'_omdeh_ (chef du +village), il l'assura que sa mort n'était causée que par sa propre +maladresse. + +Le grand amphithéâtre que forment les falaises encerclant à demi le côté +ouest de la vallée de Dêr-el-Bahri, s'ouvre devant nous. Le temple de +Hatshepsu, avec ses terrasses et ses colonnades, en occupe la base, +et fait face au temple de Luxor, à 4 kilomètres de là, sur la rive +opposée du Nil. Une hutte de pierre, tout à côté du temple, m'intéresse +vivement: pendant cinq mois, cette hutte me servira de demeure. Un nuage +de poussière qui s'élevait à gauche du temple et les voix des ouvriers +nous apprirent que les travaux d'excavation étaient en train. + +[PLANCHE 24: DER-EL-BAHRI] + +Mon ami Currelly était occupé; je fus reçu par un Américain charmant qui +me présenta trois jeunes Arabes: le cuisinier, le maître d'hôtel et le +valet; ils me baisèrent respectueusement la main, puis me dévisagèrent +avec curiosité. M. Dennis, s'instituant mon hôte, envoya Albrikman, le +chef, préparer le thé, et Bulbul, le maître d'hôtel, couvrit d'une nappe +la caisse qui servait de table. Comme nous avions laissé le _commissarel +camuel_ sensiblement en arrière, je fus informé que mes bagages +n'arriveraient pas avant une heure; je me rendis donc dans la tente +contiguë à la hutte, pour réparer tant bien que mal le désordre de ma +toilette. Un long sifflement et l'exclamation de ce qui me parut être +une armée de travailleurs, m'avertirent que le labeur du jour avait pris +fin. Un chien ayant aboyé, le son fut répercuté encore et encore, et +l'on eût dit que tous les roquets de la contrée donnaient de la voix. +Passant ma tête par l'ouverture de la tente pour demander une serviette, +le mot _serviette, serviette, serviette_ me revint en échos successifs. +Tout s'accordait pour rendre ma nouvelle demeure bien étrange. + +Le soleil s'était couché au fond de la vallée; le creux qui, en plein +jour, était enlaidi de monceaux de débris, était à présent noyé d'une +ombre douce et bienfaisante. Le thé, la beauté croissante du paysage, me +mirent en excellente humeur. Nous fûmes rejoints par un second membre de +la famille, un major Griffith, et bientôt Currelly vint en personne +partager notre repas. J'appris que, des difficultés étant survenues dans +l'organisation des fouilles, je ne pouvais commencer mon travail. Nous +discutâmes la question jusqu'à l'obscurité complète, éclairés simplement +par quelques bougies posées sur notre table improvisée. + +[PLANCHE 25: STATUE DE RHAMSÈS II, AU TEMPLE DE LUXOR] + +Le chameau étant enfin arrivé, je commençai mes préparatifs pour la +nuit. La hutte possédait deux pièces vides ouvrant sur la salle commune, +et un large cabinet de débarras réservé aux _trouvailles_, et qui +sentait vaguement la momie et la souris. Les deux pièces étant +destinées à deux dames qui devaient nous arriver du Caire le lendemain, +je commençais à me demander où je coucherais moi-même, et à regretter +les hôtels modernes, hier méprisés, lorsque Bulbul apparut, portant un +lit indigène qu'il plaça entre deux monceaux de _trouvailles_. Achmet +suivit avec un matelas, et ma chambre fut bientôt prête. Mon ami +semblait étonné de mon peu d'habileté à me diriger dans l'obscurité, +parmi les débris de temple disséminés un peu partout. Je l'assurai que +beaucoup de mes compatriotes souffraient de la même infirmité, et il me +conduisit obligeamment à la hutte. Une tente à côté de nos deux lits (je +ne vis celui de mon ami que lorsque je l'eus heurté dans l'ombre) devait +nous servir de cabinet de travail. Mon ami est Canadien et, ayant campé +presque toute sa vie, soit dans son pays, soit en Égypte, il est un +maître organisateur sous ce rapport. Notre salle à manger nous parut, +par contraste, brillamment éclairée. Mes yeux coururent à la table: je +m'attendais à un plat monstre de sardines relevé de _pickles_. Mais non, +Achmet apparut avec de délicieux hors-d'oeuvre d'anchois à l'huile, puis +Bulbul le suivit, porteur d'une soupe acceptable. Les bouchons sautèrent +bientôt joyeusement, et le dîner fut assaisonné de la meilleure des +sauces: la gaieté et le bon appétit. + +Les histoires variées des quatre convives rendaient la conversation +intéressante. Le Major avait servi quatre ans en Afrique pendant la +guerre des Boërs; Currelly avait passé une saison avec Flinders Petrie, +à explorer la Péninsule Sinaïtique; Dennis, qui est Américain du Sud, +avait une collection divertissante d'anecdotes, et moi-même, je pus +placer à propos quelque curieux ou réjouissant épisode. On menait une +vie sérieuse et réglée au campement; la lune ayant éclairé notre chambre +à coucher, je gagnai mon lit sans encombre. + +[PLANCHE 26: LES COLOSSES DE THÈBES] + +On s'habitue difficilement à dormir à la belle étoile. Des chiens qui +aboyaient à intervalles réguliers, me firent prévoir une nuit blanche. +Tout d'abord, intéressé par la nouveauté de mon entourage, je +considérai cette perspective sans ennui. L'air était délicieusement +frais et la lune faisait paraître les rochers environnants plus +majestueux encore. A un certain moment, les chiens se taisant, j'eus la +sensation de tomber dans une agréable inconscience. Mais le hurlement +d'un chacal réveilla les chiens: ombres de Thèbes, quel vacarme! Enfin, +je parvins à m'endormir. + +Je rêvai que le vacarme avait éveillé les morts et que de chaque tombe +les momies sortaient. Bientôt, je crus être moi-même une momie. La +pierre tombale qui me recouvrait essayait de se soulever. A chacun de +ses efforts, un frisson mortel me secouait. Une étrange sensation de +liberté reconquise, comme si la pierre se fût tout à coup envolée, +m'arracha à mon sommeil, et j'observai qu'une lourde couverture +tunisienne venait de tomber de mon lit, enlevée par un coup de vent +violent. Dans mes efforts pour la rattraper, je me cognai contre un des +gardiens de nuit qui était accouru à mon secours et qui m'aida à la +reprendre. Nous en couvrîmes le lit, en l'assujettissant au moyen de +lourds morceaux d'une statue d'Osiris. J'avais les yeux et les oreilles +pleins de gravier et de poussière et le cou égratigné. Des appels +désespérés retentirent l'instant d'après: le Major, empêtré dans les +toiles qui protégeaient sa couchette, cherchait à se dégager et appelait +à l'aide. Puis, ce fut Dennis qui, ne voulant pas risquer d'être +enseveli sous sa tente, allait chercher un refuge dans la hutte. On +éveilla Currelly à grand'peine!... Griffith et Dennis s'arrangèrent pour +passer le reste de la nuit dans la hutte; quant à Currelly et à moi, la +tête enveloppée dans de vastes mouchoirs, nous réintégrâmes nos lits +et, bercés par la tourmente, nous nous abandonnâmes de nouveau au +sommeil. + +Le soleil, se levant sur les collines au delà de Luxor, m'éveilla. Le +vent était complètement tombé. + +Des groupes d'ouvriers apparurent bientôt, silhouettes sombres dans la +brume lumineuse du levant. A sept heures, trois cents hommes et jeunes +garçons étaient rangés près du camp et répondaient à l'appel de Mohammed +Effendi. Je pus enfin procéder à une toilette en règle. Cette nuit au +grand air m'avait affamé et j'aurais embrassé Bulbul lorsque, devinant +mes désirs, il m'apporta une tasse de thé. Ce nom de _Bulbul_ ne m'étant +point connu, j'interrogeai le jeune garçon. Il m'avoua que ce nom était +celui d'un oiseau qui chante très bien (le rossignol, ainsi que je le +compris plus tard), et qu'on l'avait surnommé de la sorte en raison de +son talent de chanteur. + + * + * * + + + + +_CHAPITRE XIII_ + +LE TEMPLE D'AMMON + +COMMENT ON OBTIENT UNE EMPREINTE D'UN BAS-RELIEF. || UNE PYRAMIDE SUR UN +TEMPLE. || LA MYSTÉRIEUSE VACHE DE HATHOR. || QUELQUES DÉTAILS +HISTORIQUES AUTOUR DU TEMPLE DE LA REINE HATSHEPSU. || «L'EXPÉDITION EN +PONT». + + +Après le déjeuner, j'allai avec Currelly au temple de Hatshepsu, pour me +rendre compte de la manière dont on pourrait relever le contour des +bas-reliefs sans endommager les murailles. Nous nous fîmes accompagner +de quelques ouvriers que mon ami savait être experts dans la fabrication +des fausses antiquités, et nous nous munîmes de cire à modeler et de +feuilles de papier d'étain. Choisissant pour notre expérience un +bas-relief des plus simples, nous le couvrîmes d'une feuille de papier +d'étain, et, avec une légère pression, nous obtînmes le dessin des +contours. Les contours les plus accentués furent obtenus à l'aide d'une +brosse de crin avec laquelle nous fîmes pénétrer partout la feuille de +métal souple. La cire, après avoir été chauffée au soleil, fut placée +sur la feuille d'étain, puis nous attendîmes que le froid de la pierre +l'eût à nouveau durcie. + +Il fallut ensuite retirer le moule avec son revêtement de cire et le +poser sur une surface unie. Ceci fait, nous obtînmes un bas-relief +argenté qui nous parut très satisfaisant et le _Quies keteer_ des +fabricants d'antiquités nous fit grand plaisir. Le moule fut emporté à +la hutte, et, après l'avoir enduit de graisse, j'en pris une empreinte +au plâtre. Nous laissâmes le plâtre se durcir à son tour et nous allâmes +voir ce qui se passait dans le nuage de poussière qui flottait au-dessus +des fouilles, à gauche du temple de Hatshepsu. + +La Société d'Exploration Égyptienne a obtenu la concession des fouilles +du temple de Hatshepsu en 1903, après que les travaux commencés dans le +temple voisin, moins ancien, eussent été remis au Service des +Antiquités. Le Professeur Naville offrit ses services pour cette +entreprise, et, avec le concours de M. Henry Hall, du Bristish Museum, +et plus récemment, de C. F. Currelly, il termina les travaux en trois +ans. Tout en gravissant les trois terrasses, nous remarquons la +similitude de ce plan avec celui du sanctuaire de Hatshepsu, érigé +quelque sept siècles plus tard. Il y a cependant un détail qui distingue +le temple de Mentuhotep II; c'est la ruine d'une pyramide sur la +troisième terrasse. C'est le seul exemple que l'on rencontre d'une +pyramide faisant partie d'un temple, et la singularité de cette +construction a été l'occasion d'études intéressantes. Un papyrus +conservé au Musée de Turin relate que le Pharaon (un des derniers +Ramsès) avait nommé une commission pour visiter les tombes de ses +prédécesseurs et dresser un rapport sur l'état de ces tombes. Le rapport +mentionne que la tombe de Mentuhotep II était intacte, mais il n'indique +pas son emplacement; toutefois, le dessin d'une pyramide faisait suite +au passage qui avait trait à cette construction. Ceci décida le +Professeur Naville à rechercher la tombe sous cette pyramide. Il ne la +trouva pas, mais il fut récompensé de ses travaux par la découverte de +six statues de Usertesen III, dont trois sont actuellement au British +Museum, et les trois autres au Caire. Comme ce monarque appartient à une +dynastie plus récente, la douzième, il y a là un problème de plus ajouté +à tous ceux que nous offre ce temple. + +Une tombe de femme a été mise à jour à quelques mètres de la pyramide; +quelques fresques, bien conservées, datant de la onzième dynastie, qui +couvraient l'extérieur de ce sépulcre, sont très intéressantes, quoique +grossières. Quant à l'emplacement de la dernière demeure de Mentuhotep, +il reste toujours un mystère. + +Les fouilles ont été continuées dans la base des rochers qui se trouvent +derrière le temple; des débris de pierre calcaire ont été enlevés, et +une couche inférieure avait à peine été entamée, que, à la grande +surprise de M. Dalison qui dirigeait les travaux à cette époque, une +masse de roc glissa, laissant à découvert une cavité, et la tête et les +épaules d'une vache de Hathor. L'hiver de 1906 à Thèbes fut fertile en +surprises; mais celle-ci fut une des plus intéressantes, en raison de la +beauté de la sculpture et de son parfait état de conservation. Currelly +qui accourut avant même que la trouvaille ne fût débarrassée de sa +poussière, me donna tous les détails. + +Les travaux durent être très prudemment menés. Les ouvriers indigènes +s'intéressent vivement à la découverte d'objets de valeur et perdent +facilement leur sang-froid. Si l'on n'observe pas les plus grandes +précautions, les fouilles dans ces rochers peuvent amener des +éboulements funestes. La cavité où apparaissait cette étonnante tête de +vache, demandait une étude spéciale. On s'aperçut d'abord qu'elle avait +un toit en forme de voûte; les peintures murales, fort bien conservées, +ne laissaient aucun doute sur l'époque de la construction. Il est +regrettable que cette construction n'ait point été laissée intacte. Les +autorités du Musée du Caire, naturellement désireuses d'ajouter à leurs +collections un si beau spécimen de la sculpture de la dix-huitième +dynastie, firent valoir les risques que courrait la sculpture si on la +laissait en cet endroit. De son côté, l'Inspecteur local des Antiquités, +M. Weigall, demandait qu'on laissât la caverne intacte, en se déclarant +prêt à assumer toute responsabilité. Les grilles de fer qui auraient été +nécessaires pour protéger la vache de Hathor contre les actes de +vandalisme ou contre les chercheurs de reliques, auraient certainement +nui à l'aspect du monument, mais, située dans cette niche, près du +sanctuaire de Hatshepsu, combien mieux dans son cadre elle aurait été +qu'au Musée du Caire! + +La gravure ci-contre représente la terrasse supérieure du temple de +Mentuhotep, avec la base en ruines de la pyramide, à droite. La partie +sud du temple, plus récente, est au milieu, et les collines qui +entourent la vallée forment le fond. La seconde cavité, à gauche, est +celle où la vache de Hathor fut trouvée, mais, bien qu'elle soit à +proximité du temple de Mentuhotep, elle n'a rien de commun avec ce +sanctuaire. Le sanctuaire de Hathor fut élevé sur les ordres de la reine +Hatshepsu après que l'autre, dont nous retrouvons les traces, fût tombé +en ruines. Tous deux furent restaurés plus tard, sous Ramsès II. + +[PLANCHE 27: RUINES DU TEMPLE DE MENTUHOTEP, A THÈBES] + +L'excavation, à l'extrême gauche de la gravure, concentra tout l'intérêt +des fouilles de cet hiver. On avait trouvé l'entrée d'une tombe très +intéressante, et, pensant qu'il s'agissait de la tombe recherchée par le +Professeur Naville, on attendit l'arrivée de ce dernier pour l'ouvrir. + +De retour à la hutte, nous procédâmes à l'ouverture du moule de cire. +Une impression se trouvait bien reproduite, mais le papier de plomb qui +servait à empêcher la cire de détériorer le coloris de la muraille, +avait arrondi les bords des incisions qui donnent tant de vie au travail +original. La cire n'avait pas pénétré assez profondément, et il nous +fallut corriger minutieusement les angles trop arrondis. Une autre +difficulté se présentait: la cire qui s'était bien durcie sur la +surface froide de la muraille, s'était ramollie avant d'avoir été +recouverte de plâtre, et certains reliefs s'étaient empâtés. + +Avant de commencer le moulage de la seconde pierre, nous étendîmes notre +cire sur une table de fer, chauffée par une lampe à alcool. A l'aide de +baguettes de bois, nous pressâmes le papier d'étain dans les creux de la +sculpture, et, la cire étant plus malléable, elle fut plus facile à +appliquer dans ces mêmes creux. En employant du plâtre de Paris, nous +n'aurions eu à craindre aucun affaissement, mais nous avions promis au +Professeur Maspero de ne pas nous en servir dans le temple, de crainte +qu'un ouvrier maladroit n'en éclaboussât les murs. Une seconde couche de +cire plus épaisse donna quelque résultat, mais comme les pierres du mur +n'étaient pas toutes égales de surface, nous ne pouvions éviter certains +creux. Cet inconvénient n'aurait pas été si grave s'il ne s'était agi +que d'une seule pierre, mais cette partie de la muraille était formée de +deux cents pierres environ, et il fallait des raccords exacts. + +Il ne m'était pas facile, avec ma connaissance très imparfaite de la +langue arabe, d'instruire dans un art que je devais apprendre moi-même +les paysans qui m'aidaient. Currelly me seconda de son mieux, mais +après l'arrivée du Professeur Naville, l'ouverture de la tombe dans le +temple de Mentuhotep absorba tout son temps et tous ses efforts. Je +trouvai heureusement les six Arabes qui m'aidaient fort intelligents et +prenant beaucoup d'intérêt à leur travail. Au fur et à mesure que les +résultats se perfectionnaient, nous augmentions leurs gages, et lorsque +je fus certain que les moulages ne pouvaient être meilleurs, leur +salaire était le triple de celui qu'ils recevaient aux fouilles. Il faut +dire en passant que _el Kompania_, comme ils nomment la Société +Égyptienne d'Exploration, rétribue fort mal ses ouvriers, et je suis sûr +que seule la perspective de pouvoir subtiliser quelques scarabées ou +morceaux d'antiquités, les décide à travailler à vil prix. + +A propos de ces reproductions, quelques détails sur leurs originaux et +sur le temple où ils se trouvent ne seront point déplacés ici. + +[PLANCHE 28: SENSENEB, DANS LE TEMPLE DE HATSHEPSU, A DER-EL-BAHRI] + +Makere-Hatshepsu est la première souveraine d'une grande contrée dont +nous parle l'Histoire. Fille de Thothmès I, elle avait également droit +au trône par sa mère, Ahmès, qui descendait d'une longue lignée de +princes thébains. Ses deux demi-frères, Thothmès II et Thothmès III, +contestaient ces droits. Bien que leurs prétentions ne fussent point +aussi justifiées que celles de leur demi-soeur, leur sexe les désignait +au choix de leurs sujets. Des deux frères, Thothmès II avait plus de +droits par sa naissance, sa mère étant princesse, alors que la mère de +Thothmès III n'avait été qu'une obscure concubine. Mais Thothmès III +apporta une heureuse solution au problème en épousant sa demi-soeur. +Pendant un certain temps, les deux époux régnèrent conjointement, et +pendant que Thothmès agrandissait le temple de Karnâk, Hatshepsu élevait +ce sanctuaire qu'elle consacra à Ammon. Mais le pays eut à souffrir de +la discorde qui régnait entre les deux époux, et Thothmès II ne manqua +pas d'exploiter à son profit le mécontentement de la population. Tout +d'abord, la reine fut dépossédée par son mari et l'on donna ordre +d'effacer son image des murailles encore inachevées du temple. Le parti +de Thothmès II plaça celui-ci sur le trône. Mais son règne fut de courte +durée, et, à sa mort, les partisans de Hatshepsu furent assez puissants +pour la rétablir sur le trône. Elle régna jusqu'à la fin de sa vie, et +l'embellissement du temple d'Ammon fut son oeuvre principale. + +Les prêtres d'Ammon, qui étaient ses partisans fervents, firent tout au +monde pour affermir son prestige aux yeux du peuple. Dans la colonnade +nord, l'histoire de sa naissance divine est dépeinte: son père +terrestre, Thothmès I, est entièrement ignoré, et une belle série de +bas-reliefs représentent Ahmès devant Ammon Ra; les hiéroglyphes +rapportent les paroles du dieu: «Hatshepsu sera le nom de ma fille... +Elle régnera sur toute cette contrée». Plus loin, l'enfant nouveau-né +est représenté comme un garçon, et, plus loin encore, la reine couronnée +par les dieux porte une barbe et est vêtue de la courte jupe d'un roi. +Thothmès n'apparaît que dans la scène finale où, devant la cour +assemblée, il reconnaît la reine comme souveraine du pays. Le parti de +la reine avait eu soin de faire graver certaines inscriptions pour +renforcer son autorité. Son prédécesseur est représenté, disant: «Vous +proclamerez sa parole; vous serez unis sous son commandement. Celui qui +lui rendra hommage vivra; celui qui parlera de sa majesté en blasphémant +mourra». + +Bien que tardivement racontée, cette légende trouva créance dans le +peuple qui de tout temps avait regardé les Pharaons comme les +descendants terrestres du dieu-soleil, et, malgré son sexe, Hatshepsu +continua de régner jusqu'à la fin de sa vie. + +La contrée de Pont est regardée comme le berceau des dieux; les +égyptologues la placent à l'extrême-est de l'Afrique, connu à présent +sous le nom de Somaliland; de temps immémorial on y récoltait la myrrhe +dont on offrait l'encens sur les autels. Planter de myrrhe les terrasses +de son temple, devint l'ambition de la reine. Cinq navires furent +équipés et envoyés sur le Nil, à un endroit où un canal relie le fleuve +à la mer Rouge. Ils sont représentés dans la colonnade portant la +désignation de _l'Expédition en Pont_ et une large raie bleue qui se +déroule au-dessous figure l'eau où se jouent de nombreux poissons du +Nil. Lorsque ces mêmes vaisseaux sont représentés sur les côtes de Pont, +les poissons particuliers à la mer Rouge figurent à leur tour. Des +hommes chargés d'arbres à myrrhe gravissent les échelles des navires; un +lourd chargement se trouve déjà embarqué, et quelques singes se +promènent çà et là. La structure et la mâture de ces vaisseaux sont +rendues avec une étonnante fidélité. + +Des hiéroglyphes relatant cette expédition couvrent les espaces vides de +l'arrière-plan. + +Le sujet de la muraille sud nous transporte dans la contrée de Pont. Les +envoyés de la Reine sont reçus par le souverain de la contrée; la pierre +où est représentée l'énorme épouse du souverain, ne se trouve +malheureusement plus ici; elle est au Musée du Caire. Des bestiaux à +cornes courtes sont offerts au roi; un village de Pont bâti sur pilotis, +sert de fond. Ailleurs, des indigènes transportent les arbres sur les +navires; leur type, très différent de celui des Égyptiens, a sans doute +été minutieusement observé d'après les quelques habitants de Pont qui +accompagnèrent l'expédition à son retour à Thèbes. Beaucoup de pierres +manquent, elles se trouvent dans les différents musées européens. + +La couleur a disparu des portions de la muraille qui furent exposées aux +intempéries. Les ocres rouges et jaunes ont résisté à la lumière, mais +sont parfois éraflés par les tourbillons de sable. Les parties noires +qui ont été exposées au soleil sont entièrement effacées, ainsi que les +bleus et les verts que l'on ne retrouve que dans les creux profonds. + +Là où les peintures ont été protégées du soleil, de la pluie et du vent, +elles ont gardé toute la fraîcheur de coloris qu'elles avaient il y a +trois mille cinq cents ans, lorsqu'elles furent exécutées par les +artistes à la solde d'Hatshepsu. + +Il semble n'y avoir eu que peu de mélange de couleurs. Les artistes +employaient une nuance conventionnelle pour chaque objet représenté par +le relief, sans faire aucun effort pour employer la teinte exacte; mais +il y a dans l'ensemble beaucoup de richesse et de pittoresque. Çà et là, +la pluie et la lumière, en atténuant les tons, ont mis sur ces +bas-reliefs une patine admirable. + +M. Somers Clarke, architecte honoraire de la Société d'Exploration +Égyptienne, a reconstitué les fragments absents de la colonnade sur +laquelle se trouvent ces bas-reliefs uniques, et M. Howard Carter a +passé deux années à surveiller les travaux. Il reste davantage à faire +pour protéger des intempéries les bas-reliefs de la troisième terrasse, +mais on me dit que ce travail sera bientôt entrepris. + + * + * * + + + + +_CHAPITRE XIV_ + +PARMI LES TEMPLES + +LES TEMPLES ONT SUCCESSIVEMENT SERVI A DES CULTES DIVERS. || +L'INSCRIPTION D'UN PRÊTRE CHRÉTIEN. || LE PETIT TEMPLE DE +DER-EL-MEDINEH. || DÉTAILS ARCHÉOLOGIQUES. || «CE MONDE N'EST PAS UNE +VILLE DURABLE.» + + +Dans l'espace couvert par les deux temples dont nous venons de parler, à +Dêr-el-Bahri, on peut étudier l'art et la vie de ce peuple intéressant +tels qu'ils se développèrent pendant une période de trois mille ans. + +Senmut, l'architecte du temple de Hatshepsu, ne put terminer son oeuvre +avant la mort de la Reine, et comme il était un de ses partisans, il dut +probablement prendre la fuite lorsque Thothmès III saisit à nouveau les +rênes du Gouvernement. Des restaurations furent faites par la dynastie +suivante, sous Ramsès II, mais elles font preuve d'un déclin marqué dans +le sens artistique. Un sanctuaire fut ajouté sur la troisième terrasse +sous les Ptolémées, et nous pouvons comparer cet ouvrage avec ceux de la +dix-huitième dynastie. La nature de la pierre sablonneuse qui servit à +la construction de ce sanctuaire explique probablement le manque de +finesse de certains bas-reliefs. Les personnages sont traités à la +manière grecque, plutôt qu'égyptienne, en tout cas la décadence de l'art +est évidente. L'influence grecque est visible dans tous les monuments de +l'époque des Ptolémées. + +Ce même sanctuaire devint plus tard la chapelle d'une communauté +chrétienne, et les murailles sont encore noircies par la fumée des +torches et des cierges qui l'éclairaient durant la célébration de la +messe. Cette chapelle est creusée dans le rocher, et les pierres +sablonneuses formant le mur et le toit ont été évidemment employées pour +résister à la pesée des pierres calcaires de la partie supérieure. On +retrouve les traces d'un autel dans la table d'offrandes de Hatshepsu, +et, partout où les dieux païens n'ont pas été cachés par quelque objet +du culte chrétien, leur visage a été détruit. + +[PLANCHE 29: COUR INTÉRIEURE DE TEMPLE, A MÉDINET-HABU] + +Les décorations anciennes ne furent point respectées. Une pierre +représentant la tête de Thothmès admirablement sculptée était mise +sens dessus dessous dans le mur, si l'on trouvait qu'elle s'adaptait +mieux ainsi. Sur les espaces qui ne sont pas couverts d'hiéroglyphes ou +de sculptures, on trouve des inscriptions en écriture cursive, +hiératique ou démotique. Une prière à Esculape, en caractères grecs, fut +probablement gravée par un ouvrier grec, sous le règne des Ptolémées. +Plus loin, un moine copte, quelques siècles plus tard, a mis au-dessus +de cette prière une croix, avec ces mots: «Dieu seul guérit». + +De la terrasse supérieure, la vue est splendide. Vous avez devant vous +la sauvage contrée qui forme une partie de la nécropole thébaine. La +plaine fertile traversée par le Nil, se détache sur un fond de collines. +A droite, se trouve le Ramesseum, avec le temple de Seti à gauche, et, +de l'autre côté du fleuve, sur ses bords, apparaissent les grandes +colonnades de Luxor et l'immense pylône de Karnak. + +En 1894-1895, le temple entier fut mis à jour après de longs travaux +dirigés par le professeur Naville et entrepris aux frais de la Société +d'Exploration Égyptienne. + +De mes aides, quelques-uns retournèrent bientôt à _la poussière_, ainsi +qu'ils nommaient les fouilles. L'un de ceux qui restèrent avec moi, +montra une telle habileté dans le moulage des bas-reliefs, que je le +reconnus sans peine pour être, de son métier, un fabricant d'antiquités. +Cet homme savait quelques mots d'anglais et je le laissais souvent +parler. J'ai oublié son nom, mais je me souviens qu'on l'appelait +_Tyndale Koom_, d'après les termes dans lesquels il s'adressait à moi, +lorsqu'il voulait me faire voir son travail. + +Mon second aide était un ânier qui avait abandonné son métier après la +mort de sa bête. Puis venait, par ordre de distinction, un ex-forçat, +individu taciturne et rude travailleur. On m'avait dit que dans un accès +de colère il avait tué quelqu'un, mais qu'au fond il n'était pas +méchant. + +[PLANCHE 30: TEMPLE DE DÊR-EL-MEDINET, A THÈBES] + +Un collaborateur important restait dans la hutte et faisait le moulage +des impressions relevées par nous. Ce travail était extrêmement +difficile, aucun de nous ne sachant bien se servir du plâtre de Paris. +La peinture des maquettes étant moins longue que leur préparation, je +pus consacrer de nombreux loisirs à mes aquarelles. Le petit temple de +Ptolémée à Dêr-el-Medîneh, caché dans les replis des collines désertes à +un kilomètre et demi au sud de notre vallée, fut un de mes sujets +favoris. Le mot arabe _Dêr_, signifie couvent, et ce temple porte les +traces du passage des moines coptes. Il fut élevé en l'honneur de +Hathor, la déesse de la mort, et aussi de la déesse Maat. Bien que les +inscriptions soient inférieures à celles de Dêr-el-Bahri, l'intérieur me +parut plus propre à inspirer de pittoresques esquisses que celui de son +trop célèbre voisin. Les colonnes couronnées de calyx et les initiales +entrelacées de Hathor, ainsi que la porte du sanctuaire, se prêtent sous +un certain éclairage à de délicieuses compositions. Des traces de +couleur se retrouvent sur ces initiales, ainsi que sur le cadran solaire +qui surmonte la porte. + +Les temples de Ptolémée ont un grand avantage sur ceux de dates plus +anciennes, c'est qu'ils sont dans un bien meilleur état de conservation; +en fait, on ne peut guère leur donner le nom de ruines. A part les +objets qui se trouvaient dans ces temples et qui sont maintenant dans +les musées, les temples de Dendera, Esneh et Edfu n'ont guère changé +depuis qu'ils ont été construits. + +Il y a beaucoup à peindre à Medînet Habu, qui se trouve à quinze cent +mètres au sud. Les décorations de la vingtième dynastie dans le grand +temple de Ramsès III, me paraissaient extrêmement grossières après les +bas-reliefs délicats de Dêr-el-Bahri. J'eus beaucoup de difficultés à +reproduire les premiers bas-reliefs si peu accentués. Dans les séries de +Pont, où le fond est enlevé, le relief des personnages ne dépasse guère +un millimètre. Les figures de moindre importance ont à peine un +demi-millimètre, quelquefois moins. Les grandes figures sur les colonnes +ne se détachent pas du fond, et sont souvent à peine indiquées. A +l'époque de Ramsès III, les inscriptions ont atteint une profondeur de +dix à douze centimètres. Les restaurations de Ramsès II à Dêr-el-Bahri +sont en relief, mais elles offrent plutôt une imitation de celles de son +prédécesseur qu'un signe caractéristique de leur propre époque. La +surface plus rugueuse de la pierre et les dimensions plus grandes de +l'édifice expliquent probablement l'accentuation plus sensible des +inscriptions, mais la crainte d'un effacement peut en être aussi la +cause. Les reliefs accentués furent employés au XVIIIe siècle, mais +seulement dans le cas où un effet de perspective était recherché. Le +bas-relief paraît avoir disparu après le règne de Séti I. Je le +retrouvai à Karnak dans un petit temple modeste de la vingt-cinquième +dynastie. Quoique taillé dans de la pierre sablonneuse, le relief en +était fort beau et accusait une renaissance de l'art, qui pourtant +déclina rapidement pendant la domination des Perses. Quelque grossières +que soient les décorations, leur dessin est souvent grandiose; j'ai vu +des scènes de bataille d'un mouvement étonnant. L'art semble avoir lutté +énergiquement avant de décliner pendant le règne suivant. L'espace me +manque pour donner de plus amples détails, mais, dans son _Histoire de +l'Égypte_, le Professeur Breasted relate les événements du règne +mouvementé de Ramsès III, événements que le souverain fit du reste +graver sur son temple monumental. + +En sortant par le pylône massif, nous trouvons à notre gauche une série +de petits temples qui nous représentent quatorze siècles, du règne de +Hatshepsu aux derniers Ptolémées. Les murailles du temple de Hatshepsu +portent des traces des luttes de cette reine avec son père, son mari et +son frère, et sur ses portraits effacés, nous voyons les figures en +cartouches des trois Thothmès. Ceci servit probablement d'enseignement à +Ramsès III, qui fit graver très profondément les inscriptions sur son +temple. Nous passons par un pylône érigé par Taharqua, de la +vingt-cinquième dynastie--le Tirharkah de la Bible--et nous pénétrons +dans le délicieux petit temple de Nektanebos, le dernier Pharaon de la +dernière dynastie (trentième). Huit colonnes représentant des papyrus +entrelacés, à chapiteaux fleuris, supportaient autrefois la toiture; +deux seulement sont encore entières. Ces colonnes, reliées par un écran +en pierre fouillée et se détachant sur le pylône de Taharqua, forment un +charmant ensemble. Le grand pylône du dixième des Ptolémées nous conduit +dans un vestibule à colonnes puis dans une large cour qui termine cette +série de temples. + +Cette oeuvre de Nektanebos et du Ptolémée ne fut exécutée qu'après que +le grand monument de Ramsès fut presque tombé en ruines; cela ressort de +ce fait que les constructions de Nektanebos et Ptolémée furent faites à +l'intérieur et à l'extérieur des murailles formant l'enceinte du grand +temple; elles empiètent aussi sur une partie de l'emplacement du +pavillon de Ramsès. Ce pavillon, dont nous ne voyons plus que la partie +centrale, forme l'entrée principale du temple. + +[PLANCHE 31: VUE INTÉRIEURE DU TEMPLE DE RHAMSÈS III, MEDINET-HABU] + +A mesure que de nouveaux temples s'élevaient, les anciens tombaient en +ruines et l'on employait les pierres ainsi toutes prêtes comme matériaux +de construction. On retrouve des inscriptions des anciens temples sur +les murs des temples plus récents. Il est étonnant que les ruines du +village chrétien situé à l'est du grand temple, n'offrent que des murs +en boue desséchée. L'église du village qui occupait le centre de la +seconde cour était également construite à l'aide de cette pauvre +matière, alors que des pierres toutes préparées et toutes taillées se +trouvaient à proximité. + +Le magnifique Amenhotep III bâtit son palais somptueux auprès des +temples de Medînet Habu, mais on en retrouve peu de vestiges. Ce palais +était probablement déjà tombé en ruines lorsque Ramsès III fit +construire son grand temple. «Ce monde n'est pas une ville durable», +disait-on au temps des Pharaons. Les grands palais qui ont existé à +Thèbes et qui servaient de demeures aux rois et aux nobles, étaient tous +construits en briques de boue; ils durèrent peu, mais ils nous ont +laissé quelques fragments qui nous permettent de juger de leur +splendeur. Nous retrouvons heureusement des dessins de ces palais sur +les murailles des temples et des sépulcres, ainsi que des spécimens de +mobiliers qui ornent à présent la dernière demeure des morts, et qui +nous donnent une idée des anciens intérieurs égyptiens. + +Le pavillon de Ramsès III, dont nous ne voyons qu'une partie, nous fait +songer à une forteresse plutôt qu'à un palais; il fut sans doute +construit en pierres taillées, pour des raisons stratégiques, par ce roi +guerrier. + + * + * * + + + + +_CHAPITRE XV_ + +LA TOMBE DE LA REINE TYI + +COMMENT LES INDIGÈNES JUGENT LES ARCHÉOLOGUES. || DU RÔLE DE LA REINE +TYI DANS L'HISTOIRE DES PHARAONS. || LE DIEU NOUVEAU. || VISITE A LA +TOMBE MYSTÉRIEUSE. || «SIC TRANSIT GLORIA MUNDI.» || UNE CRUELLE +DÉSILLUSION. + + +Noël était passé, et les travaux d'excavation n'avaient donné aucun +résultat intéressant. L'intérêt qu'ils inspiraient tout d'abord était +tombé. Cette vallée renfermant les tombes des rois, que j'étais +impatient de revoir aussitôt que mes travaux personnels m'en +laisseraient le loisir, devait pourtant, à mon avis, recéler bien des +mystères, que des fouilles habilement dirigées ne tarderaient point à +dévoiler. Un jour, la nouvelle se répandit qu'Ayrton avait découvert de +l'or et des pierres précieuses, et les habitants du pays le voyaient +déjà ramassant à la main des trésors incalculables. Mon travail n'avança +guère ce jour-là, car _Tyndale Koom_, Ahmet et même l'ex-forçat +taciturne ne tarissaient pas en bavardages. Inutile de dire que la +valeur archéologique de la découverte ne les intéressait pas. Les +indigènes sont pleins de cette idée que tous les Européens qui +s'occupent des fouilles ne le font que par rapacité et amour du pillage. +La pensée qu'avec ce qu'ils retireraient du butin, _Mistr Davis_ et +_Mistr Eirton_ pourraient vivre tranquillement jusqu'à la fin de leurs +jours, occupait leur esprit et, probablement, excitait leur rancune; ils +trouvaient mauvais que ces chiens de chrétiens pussent s'emparer ainsi +de ce qu'Allah avait mis en réserve pour les vrais croyants! + +[PLANCHE 32: LES PYLONES DES PTOLÉMÉES, MEDINET-HABU] + +Une chose était certaine: on avait trouvé et ouvert la tombe de la Reine +Tyi. On aurait dit que les roches calcaires qui protégeaient l'entrée +des fouilles avaient la transparence d'un rideau de mousseline, tant les +curieux étaient bien renseignés. M. Théodore Davis avait quitté sa +_dahabiyeh_ pour venir sur les lieux; le Bash Moufetish était arrivé, +accompagné de son _wakeel_ et de ses gardes particuliers; on avait +télégraphié à M. Maspero; un artiste spécial était sur le terrain et un +photographe avait été mandé du Caire. L'arrivée de notre ami Ayrton mit +fin à notre impatience d'en savoir davantage. Il pouvait être +satisfait, car sa découverte était une des plus belles qui se fussent +produites depuis nombre d'années. Il nous dit que la tombe de la Reine +Tyi avait certainement été ouverte depuis que la Reine y avait été +ensevelie, mais que le vol apparemment n'avait pas été le but du +sacrilège; les objets de valeur s'y trouvaient encore, mais les +hiéroglyphes se rapportant à l'hérésie qu'elle avait favorisée et au +fils qu'elle avait essayé d'établir, avaient été effacés. Il paraissait +clair que le sacrilège n'avait été commis que quelques années après la +mort de la Reine, et que les prêtres d'Ammon, ayant satisfait leur zèle +religieux et réparé la brèche faite dans la muraille, Tyi avait reposé +tranquillement pendant plus de trois mille ans. Un éboulement de rochers +avait protégé sa tombe du pillage des Romains, du fanatisme des premiers +chrétiens et de la rapacité des Arabes, mais non des investigations des +égyptologues. + +Ce soir-là notre conversation roula sur la Reine Tyi, son fils Akhnaton +et sur l'évolution religieuse de leur époque. Nous fûmes désappointés en +apprenant que l'entrée de la tombe nous serait fermée pendant quelques +jours encore; le photographe du Caire était absent, et rien ne pouvait +être déplacé avant son arrivée. On craignait d'autre part que les +objets ne se détériorassent à la température extérieure, car il arrive +souvent que des choses demeurées intactes dans un sépulcre pendant des +siècles, tombent en poussière dès qu'elles sont exposées à la +température du dehors. Cette crainte n'était que trop justifiée, comme +on le verra plus loin. + +Une semaine s'écoula avant que personne, à l'exception de ceux qui y +travaillaient, ne pût visiter la précieuse tombe. Notre curiosité était +continuellement excitée par J. Lindon Smith, un artiste américain, +chargé de peindre l'intérieur de la tombe et son contenu, et qui en s'en +retournant à Luxor s'arrêtait à notre campement pour nous raconter sa +journée. Les longues heures passées dans la chambre mortuaire +n'attristaient point l'artiste, et ce fut l'un des plus gais compagnons +que j'eus la bonne fortune de rencontrer. + +Quatre grandes jarres, dont les couvercles portaient l'image de la +Reine, avaient été trouvées, ainsi qu'une cassette renfermant des objets +de toilette en bel émail bleu. Avant de rendre visite à la dépouille +mortelle de cette reine romanesque, il sera intéressant, pour ceux qui +ne connaissent qu'imparfaitement l'histoire de l'Égypte, d'apprendre le +rôle important qu'elle joua pendant la dix-huitième dynastie, alors que +l'Empire avait atteint l'apogée de sa puissance. A l'encontre de +Hatshepsu, elle était de naissance obscure, et l'on dit même qu'elle +n'était point Égyptienne, mais les preuves manquent à l'appui de cette +assertion. Elle épousa le jeune Pharaon, Amenhotep III, à peu près au +moment de son avènement; ce prince magnifique laissa de nombreux +documents où il la nommait _Reine Consort_, et la déclaration royale se +termine par ces mots: «Elle est la femme d'un Roi Puissant, dont +l'empire s'étend au sud jusqu'à Karoy et au nord jusqu'à Naharin». Ainsi +que Breasted le remarque dans son _Histoire de l'Égypte_, «le roi +voulait par là rappeler la haute position qu'elle occupait à tous ceux +qui auraient pu songer à l'humble origine de la Reine». Thothmès III et +ses deux successeurs guerriers avaient consolidé l'empire sur lequel +Amenhotep était appelé à régner; d'une haute culture artistique et ayant +à sa disposition d'inépuisables trésors, ce dernier fit de Thèbes la +plus splendide capitale du monde. Seuls, quelques fragments disséminés +dans les musées nous restent de son grand palais; quelques pierres +marquent l'emplacement de son mausolée, et les colosses ont été +cruellement détériorés par le temps. + +Le grand temple de Luxor, encore debout, nous donne la meilleure idée de +ce qui fut fait durant ce règne. L'architecte Amenhotep, fils d'Api, fut +connu des Grecs douze siècles plus tard, et la sagesse de ses maximes +est citée dans _Les Proverbes des Sept Sages_. On peut voir de lui un +curieux portrait au Musée du Caire. + +Contrairement aux usages de la contrée, la Reine prit une part +prééminente à toutes les cérémonies religieuses ainsi qu'aux affaires de +l'État, et il est curieux de penser que cette petite femme délicate et +fine, tandis qu'elle suivait ces rites religieux, encourageait en secret +une hérésie qui, pendant le règne de son fils, devait amener la ruine de +l'empire. Les causes de cette réforme religieuse demeurent un mystère; +les prêtres d'Ammon, qui étaient alors tout-puissants, cachèrent leur +mécontentement. La Reine eut sans doute beaucoup d'influence sur son +mari, mais elle en eut bien davantage sur son fils, et ce fut ce jeune +homme qui, après la mort de son père, déclara hardiment la guerre aux +prêtres et proclama l'existence d'un Être Suprême, dont la +manifestation visible était le disque solaire. Son nom, Amenhotep +IV,--«Ammon repose»--lui devint impossible à porter; comment pouvait-on +l'appeler ainsi, alors qu'il effaçait le nom d'Ammon des murs des +temples et offrait un autel au nouveau dieu Aton? Il échangea ce nom +contre celui d'_Akh-en-Aton_, signifiant «Esprit d'Aton». Pendant six +ans il lutta pour effacer toute trace du culte d'Ammon, mais les +souvenirs du passé étaient trop vivaces à Thèbes pour qu'ils pussent +être détruits. Aidé de sa mère et du prêtre Eye, qui avait toujours +encouragé son zèle réformateur, il résolut de construire une nouvelle +capitale qu'il dédierait à Aton. Il choisit un site pittoresque à +quelque cinq cents kilomètres au-dessous de Thèbes, appelé maintenant +Tell-el-Amarna, mais qu'il nomma _Akhetaton_, «Horizon d'Aton». Il +paraît y avoir vécu le reste de sa vie, comme le Pape dans le Vatican, +refusant de visiter les régions qui n'étaient pas dédiées à son dieu. +Les provinces asiatiques refusèrent bientôt de payer leur tribut, et à +la fin de son règne l'immense empire ne comprenait plus que les +provinces arrosées par le Nil. Il mourut sans successeur mâle direct, et +son gendre, Sakere, dont on ne connaît pas l'histoire, lui succéda. Un +autre de ses gendres, Twet-ankh-Amon, succéda à ce dernier, et après +entente avec les prêtres d'Ammon, il retourna à Thèbes qui, depuis vingt +ans, n'avait pas vu de Pharaon. Ce fut probablement durant son règne que +le culte d'Ammon fut rétabli, la tombe de la Reine Tyi ouverte et tous +les souvenirs du maudit Aton détruits. + +[PLANCHE 33: KHNUM, KEPR, RA, DANS LA TOMBE DE SÉTI Ier, A THÈBES] + +Il nous fut enfin permis de visiter cette Reine avant que son cercueil +gemmé ne fût envoyé au Musée du Caire et ses ossements ensevelis au pied +de la colline protectrice de son tombeau. Mes amis, M. Henry Holiday et +Miss Mothersole, firent partie de l'expédition. Nous ne fûmes pas long à +gravir la montagne et à descendre dans la vallée des Tombes des Rois. +Deux policiers en faction nous indiquèrent l'endroit que nous +cherchions, et lorsque les sentinelles furent bien convaincues que nous +étions des amis de _Hawaha_, nous fûmes conduits à la tombe nouvellement +ouverte. Je fus assez surpris de ce qui se présenta d'abord à nos yeux: +un jeune Anglais de stature athlétique, revêtu d'un costume de flanelle, +était là, entouré de boîtes de fer-blanc, et, éclairé d'une lanterne +électrique, il classait des pierres précieuses; la lumière qui faisait +étinceler les joyaux tombait aussi sur les murs blancs du sépulcre, et +l'ombre sinistre de notre compatriote aurait pu être prise pour celle +d'un sorcier ou d'un prêtre d'Ammon. L'or et le blanc étaient les +couleurs dominantes de tout ce qui était éclairé par les rayons +électriques, et, au premier coup d'oeil, on se serait plutôt cru dans un +boudoir dévasté que dans une mystérieuse demeure funéraire. + +Ces réflexions furent de courte durée, car notre ami ayant prestement +rentré ses pierres: des lapis-lazuli en forme de demi-lune dans une +boîte de _Beautés égyptiennes_, des cornalines et des turquoises dans +des boîtes de _Démétrius_ et de _Nestor Genakalis_, s'empressa de nous +souhaiter la bienvenue et de nous faire descendre dans la tombe, située +à quelques pieds au-dessous de l'entrée qui y conduisait. Nous devions +marcher avec précaution et avoir soin de ne rien toucher, car la plupart +des objets étaient très fragiles et le moindre heurt aurait été funeste. +Le dais effondré nous cachait la vue du cercueil; enfin nous vîmes +devant nous l'effigie de Tyi. C'était le spectacle le plus émotionnant +que j'eusse jamais vu: vêtue et parée comme elle l'était sans doute le +jour où Amenhotep le Magnifique la conduisit au festin nuptial, elle +reposait, les bras croisés. Émerveillé par la splendeur de ce tableau, +je ne vis point tout d'abord qu'un côté du cercueil était tombé et que +le corps réel de la Reine reposait à côté de cette glorieuse effigie. +Son visage desséché, ses joues creuses, ses lèvres minces et +parcheminées, découvrant quelques dents, offraient un contraste frappant +avec le diadème d'or qui encerclait son front et le collier qui cachait +une partie de sa gorge momifiée. Son corps était enveloppé de minces +feuilles d'or qui, déchirées en plusieurs endroits, rendaient le +spectacle encore plus lamentable. + +Je compris bientôt pourquoi le corps gisait à côté du cercueil. La +bière, très lourde, avait été posée sur de beaux tréteaux surmontés d'un +dais doré, mais l'un des pieds sculptés des tréteaux ayant cédé, le +cercueil était tombé à terre et l'un des côtés s'étant brisé, la momie +s'en était échappée. _Sic transit gloria mundi!_ + +Avant que ce livre ne soit publié, tous les objets renfermés dans la +tombe de Tyi auront été étiquetés, catalogués et classés dans le Musée +du Caire. La Reine, elle, n'y sera pas. Tout objet ayant une valeur +artistique ou archéologique sera transporté dans la _dahabiyeh_ de M. +Davis, et le corps sera remis dans sa sépulture, et la tombe murée. + +Ces pages furent écrites au moment où, tout à l'enthousiasme de la +découverte, nous ne songions pas à mettre en doute son authenticité, et +je les publie ainsi afin de ne pas leur enlever leur sincérité de +premières impressions. Mais une triste désillusion nous était réservée. +Depuis mon départ d'Égypte, cette intéressante momie a été examinée par +de savants chirurgiens qui ont déclaré que le squelette était celui d'un +jeune homme âgé de vingt-cinq à vingt-six ans.... + +Il n'y a pas de doute que tout ce qui se trouvait dans le sépulcre +appartenait à la tombe de la Reine Tyi, mais l'endroit où repose +réellement son corps, et l'identité du jeune homme qui usurpait ici sa +place demeurent autant de mystères. Il ne semble guère possible que ce +corps soit celui d'Ikhnaton qui aurait été transporté ici de +Tel-el-Amarna pour reposer près de ses ancêtres. Son règne, sous lequel +se sont accomplis tant d'événements, n'aurait guère pu se terminer si +tôt. Obtiendra-t-on quelque nouvel éclaircissement sur ce que firent les +prêtres d'Ammon, lorsqu'ils ouvrirent le sépulcre pour y effacer le nom +maudit d'Aton? Peut-être le cérémonial somptueux des obsèques royales ne +fut-il qu'un simulacre et le corps de la Reine a-t-il été transporté +dans la ville d'Akhetaton, construite par son fils, pour échapper aux +mains sacrilèges des prêtres? + +Nous laisserons ces questions sans réponse et nous retournerons aux +excavations du temple de Mentuhotep. + + * + * * + + + + +_CHAPITRE XVI_ + +LE TEMPLE DE MENTUHOTEP + +ENCORE DES TOMBES, DES SARCOPHAGES, DES MOMIES. || ANTIQUITÉS +MODERNES... || L'HONNÊTE VOLEUR. || DANS LE CLAIR-OBSCUR DES CAVEAUX. +|| LES PEINTURES DE LA TOMBE DE NAKHT: SCÈNES DE LA VIE D'UN GENTILHOMME +CAMPAGNARD. || VERS LE TEMPLE DE SETI. + + +Vers la fin du mois de janvier 1907, le fond du puits fut atteint, et, à +six cents pieds de son orifice, la chambre mortuaire ouverte. Dans une +niche creusée dans la muraille gauche, se trouvait la momie. Cette niche +était assez haute pour qu'on pût s'y tenir debout et assez profonde pour +contenir un sarcophage. De larges plaques d'albâtre couvraient les +murailles, et bien qu'il n'y eût nulle inscription pour nous renseigner, +nous nous trouvions évidemment en présence du sépulcre d'un grand +personnage. Le désordre qui y régnait prouvait que la tombe avait déjà +été ouverte et pillée; le sol était jonché de débris de cercueil, d'arcs +et de flèches, de statues de bois et de poteries. Dans un coin, un amas +de poussière brunâtre et de morceaux de bandelettes était tout ce qui +restait du corps pour lequel cette tombe avait été construite. La +chaleur y était telle que nos bougies fondaient entre nos doigts; l'air +était irrespirable. + +Mais la trouvaille était importante, et au fur et à mesure que les +objets renfermés dans la chambre mortuaire étaient apportés à la hutte, +il devenait évident qu'ils avaient dû appartenir à une tombe royale. Le +classement et remballage de tous ces objets prit quelque temps, et nous +dûmes abandonner nos essais de reconstitution des meubles et des +ornements. + +Une autre tombe fut découverte à gauche du grand puits; l'immense +sarcophage de granit qu'elle renfermait et sa situation près du +sanctuaire du temple laissaient supposer qu'elle avait dû contenir une +momie royale. + +[PLANCHE 34: LE TEMPLE DE MEKTENEBO, MEDINET-HABU] + +Mrs. Naville passa six semaines à rassembler, à classer les fragments de +sept petits autels qui avaient occupé la terrasse supérieure, et dont +son gendre fit la reconstitution sur papier. Le dessin en était fort +beau, et les ornements sculptés de quelques fragments pouvaient se +comparer aux ouvrages de la dix-huitième dynastie. Les dessins qui +ornent les murailles des terrasses sont inférieurs; on y trouve la +manière conventionnelle d'ouvriers habiles plutôt que la marque d'un +génie personnel, comme on en rencontre dans le temple de Hatshepsu. Il +est regrettable qu'on n'ait pu reconstruire complètement et laisser sur +place un de ces petits autels; on aurait eu ainsi un curieux spécimen de +l'art de la onzième dynastie. Comme fragments, ils rempliront les +vitrines de quelques musées, mais leur valeur au point de vue +architectural sera nulle. Toutefois, après avoir reconstruit un de ces +autels, il aurait fallu l'entourer d'une grille de fer afin de le +protéger des indigènes, et certainement cette cage de fer au milieu des +ruines aurait été peu à sa place. Il est difficile de sauvegarder les +oeuvres d'art dans une contrée où les gens ne se rendent pas compte de +leur valeur idéale. Si l'on arrête un voleur en possession d'antiquités, +il est presque impossible d'obtenir pour lui, d'un magistrat indigène, +une condamnation. Le fait de «voler une antiquité» bénéficie de quelque +indulgence, même auprès des Européens: une dame vint un jour à notre +campement pour prier Currelly de l'aider à déchiffrer le cartouche d'un +scarabée et à en estimer la valeur. Currelly, après examen, déclara que +le scarabée était faux, au grand désappointement de la dame, qui, +refusant de se rendre à l'évidence, nous expliqua que le verdict de +Currelly ne pouvait être exact, «car, nous dit-elle, Achmet (le jeune +ânier) m'a assuré qu'il a volé ce scarabée pendant les fouilles, et il a +une figure si honnête que je ne saurais croire qu'il a menti!» Nous ne +pûmes nous empêcher de rire devant tant de simplicité, et la bonne dame +comprit peut-être que le doux Achmet, honnête voleur, était bien capable +d'être aussi un menteur. + +Au début de ses travaux à Thèbes, Currelly était moins habile à +reconnaître un scarabée _Kurnah-made_; voulant un jour faire quelques +achats à Luxor, il eut l'idée de s'adjoindre quelqu'un de compétent. Le +chef d'équipe, ou _reis_, comme on les appelle, était originaire de +Kurnah et, sans nul doute, très habile à fabriquer lui-même des +antiquités; ce fut lui que Currelly choisit. Le contre-maître accepta, +et comme Currelly traitait ses hommes avec bonté et qu'il avait quelque +expérience du caractère des indigènes, il savait qu'il pouvait compter +sur son allié. Dans le magasin, un lot tentant de curiosités fut étalé +devant lui, et notre ami commença à choisir: «Pouvez-vous me garantir +l'authenticité de ceci?» demanda-t-il en montrant un bel _ushabti_ bleu +et poli. Le marchand jura «par la barbe du prophète» qu'il connaissait +la tombe où l'objet avait été trouvé, et en appela à son coreligionnaire +pour corroborer ses dires. Le _reis_ voulant servir son maître sans +encourir la colère du marchand, joignit ses protestations à celles de ce +dernier, mais pressa du pied la bottine de Currelly, et notre ami +comprenant que le contre-maître mentait par complaisance, l'achat de +l'_ushabti_ ne fut pas fait. + +L'objet suivant était authentique; un léger coup de coude en avertit +Currelly qui parvint ainsi à faire quelques achats vraiment +intéressants. Une fois les objets choisis, vint la discussion au sujet +du prix, et le mot inévitable du marchand: «Vous ne voudriez pas que je +vous fisse un prix inférieur à ce que j'ai payé moi-même? Mais parce que +c'est vous, vous seulement, vous entendez, je suis prêt à perdre tant et +tant». Cette preuve de bienveillance termina la transaction. + +Vers la fin de mars, les rayons du soleil brûlant les rochers de la +vallée de Dêr-el-Bahri, y rendaient le séjour insupportable. Lorsque le +vent du Sud s'en mêlait, la chaleur était telle que nous ne pouvions +travailler que de l'aube à dix heures du matin, la cire demeurant molle +tout le long du jour. Je dus souvent attendre le soir pour prendre mes +impressions, et travailler fort avant dans la nuit. Je désirais vivement +terminer le moulage de «Pont» durant cette saison; le coloris serait +forcément remis à la saison suivante. Aussi, dès que le vent eut changé, +je fus au travail des journées entières. + +Mes hommes étaient heureux de pouvoir se reposer à l'ombre pendant le +_Khamsîn_. Les seuls endroits frais étant les tombes, je m'y retirais +pour faire mes aquarelles. Tout d'abord, après la violente lumière du +dehors, je distinguais mal les objets que je voulais peindre, mais mes +yeux s'habituaient bien vite au clair-obscur environnant. + +[PLANCHE 35: PEINTURES MURALES DANS LA TOMBE DE NACHT, A THÈBES] + +La gravure ci-contre représente une peinture murale de la tombe de +Nakht, un des sépulcres que l'on rencontre en allant du Ramesseum à +Dêr-el-Bahri; en consultant son guide, le visiteur verra que cette tombe +porte le nº 125 sur le plan des tombes du Cheik Abd-el-Kurnah; il +trouvera également une description des scènes représentées sur les +murailles de ces tombes qui forment un groupe intéressant de la +nécropole thébaine. En dehors de ce que ces peintures murales nous +enseignent, nous ne savons pas grand'chose de Nakht. On le dit scribe, +il était probablement prêtre d'Ammon, ou faisait partie de cette +corporation puissante qui joua un rôle si important dans les destinées +du Nouvel Empire. Il vécut à l'époque d'Hatshepsu, et il est évident +qu'il s'intéressa vivement à ce qui devait être sa dernière demeure. Il +connaissait suffisamment les dieux et déesses à têtes d'oiseaux et les +jugeait sans doute à leur valeur, car il préféra entourer son esprit des +scènes auxquelles son corps avait pris part. On y rencontre maintes +allusions à Ammon, car la croyance en une manifestation corporelle de +l'Être Suprême ne cessa d'exister, malgré le rire des augures. + +Les occupations de Nakht semblent avoir été celles d'un riche +gentilhomme campagnard. On le voit surveillant des travaux agricoles, +depuis le labourage et les semailles jusqu'à la moisson. On le voit +aussi présidant en personne aux vendanges et au pressoir. Si l'on en +juge par la finesse de ces tableaux, le sport fut son plaisir favori; un +panneau très décoratif le représente à la pêche, retirant ses filets, +chargés d'oiseaux pris parmi les plantes aquatiques. On le voit +également à table avec son épouse; dans un coin, le chat de la maison +se régale d'un poisson; des musiciens et des danseuses égaient le repas. + +J'ai choisi trois de ces dernières représentations parce qu'elles +étaient admirablement conservées, et parce que la lumière tombant du +dehors sur ce pan de muraille facilitait mon travail. + +Les rochers dans lesquels ces tombes ont été taillées sont d'un grain +plus rugueux que ceux de Dêr-el-Bahri; leur surface a été égalisée et +cimentée avant d'être peinte. L'artiste ici n'a pas eu recours aux +délicates incisions des bas-reliefs du temple de Hatshepsu, mais il a +essayé de donner du relief aux figures en les ombrant légèrement. Le +résultat n'est pas aussi heureux, et les éraflures et les craquelures du +ciment donnent à ces fresques un air de pauvreté qu'on ne voit jamais +dans les ornements taillés à même la pierre, tout endommagés qu'ils +soient par le temps ou par des mains sacrilèges. On juge pourtant mieux +ici de l'art du dessinateur. Ces personnages, de 40 centimètres de haut +environ, sont dessinés d'une main très ferme: souvent le geste d'un bras +est indiqué de deux coups de pinceau seulement. Les cordes d'une harpe +semblent faciles à faire, et c'est seulement lorsque j'essayai de les +tracer d'un seul coup de pinceau, comme sur l'original, que j'appréciai +la dextérité de l'artiste de Nakht. Peut-être ce dernier est-il lui-même +l'auteur de ces peintures, car le terme scribe signifiait probablement +aussi sculpteur et peintre. Cette idée me préoccupait pendant que je +travaillais dans la tombe. Les artistes qui exécutèrent les belles +figures des dix-huitième et dix-neuvième dynasties devaient, à +contre-coeur, substituer une tête de chacal à celle d'un homme, ou +surmonter d'une tête de vache l'exquise silhouette de Hathor. Décorant +sa propre tombe, Nakht put faire comme bon lui semblait, et aucune tête +monstrueuse ne défigure sa dernière demeure. Les passages habituels du +_Livre de ce qui est en dessous du Monde_ ou du _Livre des Portraits_ ne +se trouvent pas ici: il en eut probablement _ad nauseam_ au temps où il +servait dans le temple. Puisse son âme errer à travers champs et vignes +et se délecter aux souvenirs des joyeux festins qu'il fit sur cette +terre! + +Il y a quelques tombes plus importantes que celle de Nakht: je ne +saurais les décrire toutes dans ce livre. Mais on ne doit pas manquer de +visiter celle de Rekhmere, qui est ornée de vivantes peintures. + +[PLANCHE 36: SÉTI Ier OFFRANT A OSIRIS UNE IMAGE DE LA VÉRITÉ, +BAS-RELIEF DU TEMPLE D'ABYDOS] + +Les moulages de «Pont» tiraient à leur fin, et le vent chaud rendant la +température insoutenable, je me décidai à quitter la vallée de +Dêr-el-Bahri. Je ne connaissais pas Abydos, et l'occasion de passer +quelque temps à proximité du temple de Seti se présentant, j'acceptai +avec empressement l'invitation de M. Garstang qui y dirigeait les +fouilles. Le temple est situé à une douzaine de kilomètres de la +rivière, juste à la limite des terrains cultivés, et la plus proche +station est celle de Beliâneh. Bien que le camp ne fût qu'à 120 +kilomètres environ de celui de Dêr-el-Bahri, il me fallut aller à Luxor +et y passer la nuit pour pouvoir prendre un train tout au matin. +Heureusement, le vent avait fraîchi, et je pus supporter la chaleur du +train. Celui-ci longe la rive est du Nil pendant la plus grande partie +du chemin et traverse le fleuve à Nag Hamâdeh. De fréquents arrêts aux +gares où aucun voyageur ne monte ni ne descend, prolongent ce voyage +pendant cinq ou six heures. Arrivé à Beliâneh, je me procurai deux ânes +pour me transporter avec mon bagage à travers les terrains cultivés. Le +soleil dardait ses rayons brûlants au-dessus de ma tête; il n'y avait +guère qu'une semaine que les blés avaient perdu leur première couleur et +déjà ils paraissaient mûrs pour la moisson. Le paysage était plus +riche, plus pittoresque, et l'étendue des plaines d'or foncé donnait, +par contraste, un reflet argenté aux collines désertes. + +Après avoir quitté la plaine, on arrive bientôt au temple de Seti. +L'intérieur de ce temple laisse une désillusion et ne se prête guère au +croquis. A 400 mètres plus loin dans le désert, on rencontre le temple +en ruines de Ramsès II. A l'exception de ces deux temples et du +cimetière plus éloigné, rien ne subsiste de l'antique cité d'Abydos. +Elle était déjà probablement en ruines lorsque Strabon visita l'Égypte, +car il en parle comme de «jadis une grande ville, presque l'égale de +Thèbes, mais sans importance maintenant». + +Après avoir franchi quelques basses collines parsemées de débris de +poterie, nous descendîmes dans une plaine sablonneuse, fermée à l'ouest +par les monts du Liban. Un _Union Jack_ flotte mollement au sommet d'une +maison à un étage, construite en briques de boue: c'est le lieu de ma +destination. + +Les fouilles que dirige Garstang pour le compte de l'Université de +Liverpool devant durer quelques années, on a jugé utile de construire +des habitations confortables pour les membres de l'expédition et un +dépôt pour les trouvailles. Mon hôte ayant été obligé d'aller au Caire +pour quelques jours, je fus reçu par M. Harold Jones et M. Blackman qui +dirigeaient les travaux en son absence. Je trouvai là également Howard +Carter, venu, comme moi, pour étudier les bas-reliefs du temple de Seti. +La maison, ingénieusement construite, comprenait une salle de réunion +claire et fraîche et assez de chambres pour loger confortablement six +personnes. Le déjeuner me prouva que Harold Jones était non seulement +habile architecte, mais un parfait maître de maison. N'ayant rien pris +depuis cinq heures du matin, je fis largement honneur au repas. + + * + * * + + + + +_CHAPITRE XVII_ + +KARNAK + +UNE VISITE AU TEMPLE DE SETI. || LES PLUS BEAUX DOCUMENTS DE L'ART +DÉCORATIF ÉGYPTIEN. || LE «KHAMSIN» OU LE DÉSERT INCENDIÉ. || JE REGAGNE +LUXOR POUR ALLER ENSUITE A KARNAK. || UNE CITÉ DE RUINES, TOUTES EN +COLONNADES GRANDIOSES. || LE MONOLITHE DE GRANIT ROSE. + + +Lors de ma première visite au temple de Seti, j'eus le plaisir d'être +accompagné par Howard Carter, très documenté en matière d'art égyptien. + +Bien que l'art fût arrivé à son apogée pendant la dix-huitième dynastie, +on ne trouve aucune trace de décadence dans les bas-reliefs de ce +temple, et j'incline à les regarder comme la plus grande manifestation +d'art décoratif que l'Égypte nous ait donnée. Ils sont l'oeuvre d'un +grand artiste qui, quoique encore imbu des traditions de la dynastie +précédente, y apporta le sceau de son génie personnel. + +D'une manière générale, l'art était dans une période de décadence, mais +non pas l'art de celui qui dessina les ornements de ces murs; quant à la +partie du temple qui est couverte d'inscriptions datant de Ramsès II, la +décadence y est très marquée. Les règnes de Seti et de son fils ayant +été fort longs, une période de quarante à cinquante années sépara +probablement l'apogée de l'art de son déclin. + +[PLANCHE 37: ISIS ALLAITANT SÉTI Ier, ABYDOS] + +Les reliefs de Seti sont légèrement plus accentués que ceux du temple de +Hatshepsu à Thèbes, mais ceci est peut-être une conséquence des plus +grandes dimensions des figures. Ils ne sont pas tous colorés, mais nous +ne pouvons que nous en féliciter, puisque le temps a presque partout +effacé le coloris des autres. J'ai choisi un sujet dans les deux séries. +Dans le premier sujet où la patine du temps a donné une belle teinte +chaude à la pierre, on voit Seti apportant une offrande à Osiris dont +une partie de la silhouette est demeurée intacte. Dans la série de +reliefs colorés, j'ai choisi celui qui représente Seti allaité par Isis. +Le modelé est plus beau dans le premier; dans le second les éraflures de +la couleur nuisent aux effets de lumière et d'ombre. J'ai restauré les +visages de la déesse et du jeune roi, afin de rendre le sujet +intelligible. Les bleus et les verts sont presque effacés, tandis que +les rouges et les jaunes ont gardé toute leur vivacité; nous ne +pouvons donc donner d'opinion sur cette oeuvre quant à la combinaison +des teintes. En tout cas, son dessin la place au rang des grandes +oeuvres artistiques du monde. Maintenant que ces murailles sont exposées +au soleil et aux rares pluies de la Haute-Égypte, elles se dégraderont +probablement plus en un an que pendant tout le temps qu'elles ont été +enfouies sous le sable. + +Les rochers servaient autrefois de toit à ces murailles et il est +regrettable qu'on n'ait pas trouvé un moyen de protéger les quelques +fragments colorés qui nous restent. Jadis, la couleur était protégée par +un vernis dont on retrouve des traces là où ni le soleil ni la pluie +n'ont pu pénétrer. + +Le temple qui est érigé non loin du tombeau supposé du dieu Osiris, lui +fut dédié ainsi qu'à la déesse Isis et à leur fils Horus. Les honneurs +rendus à la divine triade forment le sujet traité par l'artiste, qui ne +manqua pas de faire ressortir la faveur spéciale dont jouissait Seti, +qui alla jusqu'à usurper la place de l'enfant Horus. Nous voyons le roi +dans différentes scènes sur la muraille nord du hall hypostyle de +Karnak. Il y est représenté sous les traits d'un guerrier subjuguant un +chef lybien, et les vigoureuses scènes guerrières qui précèdent et +suivent cet épisode ont sans doute servi de modèles à celles que nous +trouverons plus tard sur les temples de Ramesid. + +Nous trouvons encore des traces d'un beau travail sur les murs en ruines +du temple mortuaire de Seti à Karnak, et le plan de celui de Abu Simbel, +connu comme oeuvre de Ramsès II, fut établi pendant le règne du père +illustre de ce Pharaon. Tous les genres de décoration murale ont été +employés durant le règne de Seti. Les bas-reliefs d'Abydos sont les plus +beaux, mais le relief en creux était également très employé et avec +beaucoup d'effet; ici, le fond n'est pas enlevé, mais le contour est +coupé et le relief est formé par la profondeur de cette incision. On +trouve un beau spécimen de ce travail dans la tombe de Seti à Thèbes, où +le jeune roi est représenté faisant une offrande à l'image de la Vérité. +Cette même tombe est aussi richement décorée de peintures murales +plates. + +Peu après mon arrivée à Abydos, le _Khamsîn_ rendit l'endroit aussi +inhabitable que Dêr-el-Bahri. Le nom donné à ce vent provient du mot +arabe signifiant _cinquante_, parce qu'il souffle pendant cinquante +jours, à partir du commencement d'avril. On l'appelle aussi _Simoon_. +Il est précédé par une élévation de la température, un changement de la +teinte du ciel qui passe du bleu au gris, et une tranquillité spéciale +de l'atmosphère. Bientôt la teinte grise du ciel passe au jaune vers le +sud et une ou deux rafales d'air brûlant annoncent l'arrivée imminente +du fléau. Il semble que les portes de l'enfer s'ouvrent. Un tourbillon +de sable se meut à travers le désert, et l'horizon est noyé dans un +brouillard jaune. J'ai essayé de peindre cet effet, mais je n'avais pas +le temps d'appliquer mes couleurs tant elles séchaient vite. La surface +de ma palette et de mon croquis ressemblait à du papier d'émeri avant +que j'aie pu reprendre de la couleur, si ma toile faisait face au vent, +et d'un autre côté, si je faisais face au vent moi-même, j'étais aveuglé +par le sable. Il n'y a qu'un parti à prendre au moment du _Khamsîn_, +c'est de rester chez soi. On se demande ce que ce sera en juin si la +chaleur est déjà si fatigante en avril. Je m'étais empressé d'emballer +tous mes vêtements chauds pour les expédier chez moi par petite vitesse, +mais deux jours plus tard je m'estimais heureux de ce que l'expédition +n'ait pu être faite, car un changement de vent m'avertissait qu'ils +pourraient m'être encore utiles. La seule consolation de ces brusques +changements est que cette plaie d'Égypte, les mouches, en souffre +également. Le mois d'avril, en Égypte, n'est jamais attristé par la +pluie, et il dépend de la direction du vent que le séjour y soit +charmant ou détestable. + +Je m'en retournai à Luxor par un train de nuit, car je ne me souciais +pas de refaire le trajet par la chaleur du jour. Il faisait un peu plus +frais à Dêr-el-Bahri lorsque j'y arrivai le matin suivant. Les fouilles +étaient terminées et tout le monde était parti, sauf Currelly qui +surveillait l'emballage de fragments provenant du temple de Mentuhotep. +La trouvaille de l'année précédente, la vache de Hathor, ayant été +acquise par le Musée du Caire, toutes les autres découvertes devaient +revenir à la Société d'Exploration Égyptienne. Mes bagages furent vite +prêts et expédiés à dos de chameau sur la rive opposée à Karnak, où +attendait la _dahabiyeh_ de mon ami Nicol. J'eus le regret d'abandonner +Currelly dans cette fournaise, avec une si grande quantité de fragments +à emballer, mais mon temps était limité et j'avais hâte de visiter +Karnak. + +Lorsque nous atteignîmes Karnak, mon ami Erskine Nicol fit jeter l'ancre +à cinq minutes du grand temple. Howard Carter m'avait donné une lettre +d'introduction auprès de M. Legrain qui était à la tête des travaux de +Karnak et qui est un des hommes les mieux renseignés de notre temps sur +cette partie de la contrée; ma première matinée se passa en compagnie de +cet aimable Français et de Nicol, à visiter les temples de la région. M. +Legrain nous conta l'histoire de Karnak et nous fit remarquer le +développement de cette citée dédiée à Ammon. Nous trouvâmes des traces +de son histoire depuis la douzième dynastie jusqu'à l'ère chrétienne, +soit pendant une période de deux mille ans. On peut y voir aussi des +vestiges des temps archaïques, mais comme je ne veux parler ici que des +monuments intéressants au point de vue artistique, je laisserai de côté +ces ruines des premiers âges. M. Legrain est un artiste élève de l'École +des Beaux-Arts et sa connaissance des lieux jointe à ses qualités +artistiques en font un guide unique. + +Pour avoir une idée vraiment grandiose de cette vaste étendue de ruines, +il faut se diriger vers le Nil par l'avenue des Sphinx. On passe sous un +gigantesque portail, érigé par l'un des Ptolémées; c'est le pylône +principal. Les dimensions de ce portail sont imposantes, mais nous ne +nous y arrêtons pas longtemps, car la grande cour qui suit attire notre +attention. Nous remarquons une haute colonne à chapiteau en forme de +calice, qui supportait sans doute autrefois une statue; des neuf autres +colonnes qui formaient une double rangée dans la cour, il ne reste que +les bases et des tronçons brisés. Contre le bleu clair du ciel, le beau +chapiteau du pylône de Ramsès I se détache hardiment. L'Éthiopien +Taharqua éleva, dit-on, ces hautes colonnes durant la vingt-cinquième +dynastie, période qui marqua le début de la dernière renaissance de +l'art égyptien. + +Nous dépassons le grand pylône pour pénétrer dans le hall hypostyle +élevé par Seti I et terminé par Ramsès II. En entrant pour la première +fois dans ce hall orné de 134 colonnes, on ressent quelque chose de +l'effroi et de la surprise qu'inspire une première vue des Pyramides, +mais ici un art plus raffiné a aidé la force brutale dans la +construction de cette oeuvre monumentale. Ce que nous voyons suffit pour +nous permettre d'imaginer l'impression que l'édifice entier devait +produire; telles qu'elles sont, ce sont les ruines les plus grandioses +de l'univers. + +[PLANCHE 38: GALERIE HYPOSTYLE, A KARNAK] + +La gravure ci-contre représente imparfaitement les deux rangs de +colonnes qui supportaient la voûte de la nef. Les deux ailes étaient +supportées par 122 colonnes, mais ces dernières étaient moins élevées +que celles de la nef, de sorte qu'elles permettaient à la lumière de +pénétrer dans l'intérieur à travers une double rangée de fenêtres. Ce +que nous appelons la nef, comprend trois grandes ailes. Les deux moins +élevées, à droite et à gauche, sont supportées chacune par sept rangs de +colonnes qui, avec les murs extérieurs, forment sept ailes moins +importantes. + +L'effet de ces 134 colonnes est fort imposant; la circonférence de +chacune est si énorme que leurs bases couvrent presque entièrement la +surface du sol. Je ne sais si au point de vue architectural cette +disposition est heureuse, mais je sais que l'effet est imposant. Je +donnerai une idée de la circonférence de ces colonnes en disant que six +personnes se tenant par les mains, peuvent à peine entourer une seule +colonne. Leur hauteur est de 69 pieds, ce qui, avec les blocs de granit +qui les surmontent et supportent le toit, donne à l'extérieur 78 pieds +de hauteur. Les architraves au-dessus de ces colonnes s'élèvent à peu +près à la hauteur des fûts de celles qui sont au centre. Quelques-unes +de celles-ci étaient tombées il y a sept ou huit ans, et M. Legrain nous +raconta comment il s'y prit pour les relever et les replacer. Le +procédé qu'il employa est sans doute le même que celui des architectes +de Seti. M. Legrain fit amonceler de la terre jusqu'à la hauteur de +l'emplacement de la pierre tombée, en réservant une sorte de chemin sur +cette colline artificielle. Au moyen de poulies et de cordes, on hissait +le bloc écroulé jusqu'à sa place primitive. La terre ainsi employée, +provenant des fouilles du temple voisin, ne coûtait rien. Comme la +main-d'oeuvre est très bon marché pendant certains mois de l'année, le +travail était moins coûteux que si l'on avait employé des grues +actionnées par des moteurs. Beaucoup de fouilles restent encore à faire. +Un grand nombre des colonnes des ailes sont encore enfouies jusqu'à la +naissance de leurs chapiteaux. Les pierres formant la toiture +proviennent sans doute de l'époque des Ptolémées, alors que ceux-ci +désiraient ajouter leur tribut en l'honneur d'Ammon ou de quelque autre +dieu thébain. Toutes les colonnes centrales et la plupart des petites +sont gravées et ornées d'inscriptions et de cartouches datant de Ramsès +II. La plus belle oeuvre de Seti se trouve sur la façade intérieure des +pylônes qui entourent le hall, à l'est et à l'ouest, et des deux côtés +du mur nord. Les quelques colonnes qui nous restent de l'oeuvre de ce +Pharaon nous font regretter qu'il ne l'ait pas terminée. On y retrouve +de délicats bas-reliefs, rappelant ceux d'Abydos, et qui forment un +contraste frappant avec l'oeuvre de son fils. + +En quittant cette galerie par la porte de la muraille nord, nous pouvons +étudier une série de bas-reliefs représentant les victoires de Seti +pendant sa campagne de Syrie; ils sont aussi intéressants au point de +vue artistique qu'au point de vue historique. Nous voyons toutes les +scènes guerrières depuis les origines de l'Empire jusqu'à la conquête de +l'Égypte par Alexandre. Ce sont sans doute ces ouvrages artistiques qui +ont inspiré la scène, reproduite à l'infini, d'un Ramsès quelconque +terrassant un barbare. + +[PLANCHE 39: LE SANCTUAIRE, A KARNAK] + +Retournant dans la galerie, nous traversons cette forêt de colonnes et +nous sortons par la porte de l'est, sous le pylône d'Amenhotep III. +Cette partie plus ancienne du temple d'Ammon est dans un tel état de +ruines que, sans l'aide de M. Legrain, nous n'aurions pu nous y +retrouver. Deux obélisques de Thothmès I, dont un seul est debout, et le +piédestal d'une statue colossale qui a disparu, forment la partie +frontale de ce temple de la dix-huitième dynastie. A l'origine, aucun +édifice ne lui cachait la vue de la rivière. Le pylône des Thothmès +n'est plus qu'un amas de ruines. Le second pylône dont il y a encore +moins de vestiges, forme la façade est d'une étroite cour à colonnes, +dont rien ne subsiste, si ce n'est le grand obélisque de la fille de +Thothmès, Hatshepsu. Son époux, Thothmès III, en avait entouré la base +de murailles qui, maintenant en ruines, nous laissent admirer dans son +entier l'exquis monolithe de granit rose. C'est le plus beau des +obélisques d'Égypte; il a près de cent pieds de haut, et son poids est +estimé à trois mille six cents soixante-treize tonnes par le professeur +Steindorf. Sur la surface polie de la pierre, on remarque des +inscriptions se rapportant aux guerres de l'époque des Thothmès, à la +révolution religieuse d'Ikhnaton, où la figure d'Ammon a été effacée +pour être restaurée ensuite durant le règne de Seti, alors que le culte +de ce dieu était fermement rétabli. Au delà, une seconde cour à +colonnades de l'époque de Thothmès I, flanquée de figures d'Osiris, se +prolonge vers la rivière. Passant sous un autre pylône, nous pénétrons +dans l'avant-cour du sanctuaire. On remarque sur la grande porte en +granit du dernier et du plus petit pylône, de belles inscriptions avec +des figures caractéristiques de Nubiens et de Syriens faits +prisonniers par Thothmès III. Le même Pharaon fit élever deux piliers de +granit dans cette cour; le lys de la Haute Égypte se détache en un +relief accentué sur l'un, face au soleil, tandis que sur la partie nord +du second, nous voyons le papyrus de la Basse Égypte. J'ai pris les +croquis ci-joints de l'un des appartements en ruines de la Reine +Hatshepsu. La statue mutilée de Thothmès III a été placée dans le +boudoir dilapidé de sa demi-soeur. Au-dessus s'élève le sanctuaire que +Philippe Arrhidaeus éleva longtemps après la mort de ce couple. Le +temple de la dix-huitième dynastie était déjà partiellement en ruines. +Cette oeuvre est un des joyaux de Karnak. Presque toute la couleur +primitive a gardé son éclat et le granit dont il est fait est d'un ton +merveilleux. Les inscriptions, gravées dans une pierre très dure, +demeurent aussi nettes que si elles venaient d'être faites. Les murs +intérieurs sont peut-être encore plus beaux. Les scènes sont +généralement représentées en une teinte vert-malachite sur le fond rose +de la pierre. La gravure ci-contre étant une réduction d'une aquarelle, +il est très difficile de suivre les inscriptions du mur sud qui y sont +représentées. Ici, elles sont généralement indiquées en rouge, mais la +teinte conventionnelle des hiéroglyphes et des personnages a été +profondément modifiée pour suivre une combinaison choisie de couleurs, +licence que l'artiste ne se serait pas permise au moment où les +souverains d'Égypte montraient plus de respect pour leurs dieux. A +gauche de la gravure, nous voyons le lys de la Haute Égypte sur le +pilier tronqué de Thothmès, et plus haut se dresse le grand obélisque de +Hatshepsu. Ce qui reste des fenêtres du hall hypostyle est visible dans +le lointain, et les tours en ruines du dernier pylône brisent la ligne +de l'horizon. Quelques marches taillées dans un bloc de pierre +intriguent encore les archéologues. Elles ressemblent beaucoup à celles +de l'escalier qui conduit à l'autel du sacrifice, dans le temple de +Hatshepsu, à Dêr-el-Bahri. + +A l'est du sanctuaire, il ne reste guère que les fondations du temple de +la douzième dynastie. Le temps écoulé depuis la construction de ces +édifices jusqu'au moment où fut élevé le temple de Seti, embrasserait +les siècles qui se sont écoulés depuis la conquête de l'Angleterre par +les Normands jusqu'à nos jours. + + * + * * + + + + +_CHAPITRE XVIII_ + +ENCORE KARNAK + +LA PROMENADE MERVEILLEUSE PARMI LES RUINES DE KARNAK CONTINUE. || LE +PETIT SANCTUAIRE DU ROI ÉTHIOPIEN, SHABAKO. || LE JEUNE PHARAON COURONNÉ +DE LOTUS. || LA DÉESSE A TÊTE DE LIONNE. || LE LAC SACRÉ ET L'AVENUE DES +SPHINX. + + +Au delà de ce temple se trouve la galerie à colonnades de Thothmès III, +précédant son sanctuaire. En cherchant notre chemin à travers les +ruines, nous voyons que cette galerie n'est qu'une partie d'un vaste +temple. Le faîte est supporté par trente-quatre piliers carrés et une +double rangée de colonnes. Ces dernières sont plutôt bizarres que +belles, avec leurs chapiteaux à calice renversé et leurs fûts +s'amincissant à la base. La plupart des inscriptions sont intéressantes, +mais en bien mauvais état. Dans une pièce au nord du sanctuaire, les +murs sont couverts de reliefs reproduisant des plantes et des animaux +que Thothmès rapporta, dit-on, de Syrie. Ils sont dessinés avec ce +sentiment de la forme qui caractérise l'oeuvre de Dêr-el-Bahri. Les +quatre colonnes qui supportaient le toit de cette pièce sont bien +conservées; elles sont du type qui emprunte son modèle au papyrus, dont +les boutons entourent le chapiteau. + +[PLANCHE 40: BAS-RELIEFS DANS LA CHAPELLE DE SHABAKA, A KARNAK] + +Après que nous eûmes franchi la muraille de ce temple, M. Legrain nous +conduisit vers un modeste petit autel qu'il venait de découvrir à +l'extrême est de la grande enceinte. Il est heureux que M. Legrain soit +un artiste en même temps qu'un égyptologue, car, quiconque n'aurait pas +eu le sentiment de la beauté de ces reliefs endommagés, aurait pu nous +perdre un très curieux spécimen du travail de la vingt-cinquième +dynastie. Notre excellent guide nous dit comment ce petit sanctuaire fut +érigé par Shabako, le premier des rois éthiopiens; les reliefs étaient +dans un triste état et avaient presque disparu aux endroits où la pierre +sablonneuse s'était désagrégée, mais, dans une chambre intérieure, M. +Legrain nous montra un relief qui représentait un Pharaon portant une +offrande à un dieu. La couleur originale est presque complètement +disparue, mais ce qui en reste s'harmonise admirablement avec la surface +de la pierre. A mesure que nous nous habituons à la lumière +incertaine, nous discernons plus clairement la beauté du dessin, et nous +nous arrêtons moins aux joints inexacts des pierres. Ce Pharaon est +probablement un successeur de Shabako Taharqua; en tout cas je préfère +croire que cette belle créature n'est pas le barbare qui brûla vif son +ennemi vaincu, Bokchoris. Il est surprenant qu'un art aussi parfait ait +pu renaître durant le règne de ces farouches Éthiopiens. + +Le peu de temps dont je pouvais disposer m'empêcha de traiter mon sujet +aussi à fond que je l'aurais désiré. La ligne onduleuse des bras amène +notre regard à la droite de la gravure; au delà se trouve l'objet +d'adoration. On distingue à peine les oiseaux qui sont offerts au dieu, +mais combien ils remplissent joliment l'espace! Ici, la ligne de la +composition s'arrête net et les têtes des oiseaux conduisent le regard +vers le dieu que le roi cherche à fléchir. Quelle couronne pourrait être +plus belle que celle, faite de fleurs de lotus, qui ceint le front du +jeune Pharaon? + +Le petit temple qui renferme ce trésor est heureusement fermé, et +protégé ainsi contre les profanes. + +Pour apprécier Karnak, il faut y vivre. Durant les trois semaines que +j'y passai avec Nicol, la _Mavis_ étant ancrée près du grand temple, je +passai trop de temps à peindre pour pouvoir étudier l'endroit d'une +façon complète. + +Blotti contre la muraille d'enceinte nord, se trouve un petit temple +élevé par Thothmès III et dédié au dieu Ptah. Il fut plus tard agrandi +par les Ptolémées. Le soir, l'ombre du grand temple recouvre l'espace +qui sépare les deux monuments, et les colonnes de ce petit sanctuaire se +profilent au premier plan. Lorsque la lumière crue de midi tombe sur +cette vaste masse de ruines grises, il est difficile d'en rendre la +couleur, et l'on ne peut les traiter qu'en noir et en blanc. + +[PLANCHE 41: SEKHET] + +M. Legrain nous conduisit au temple de Ptah; la chaleur intense du jour +nous faisait vivement désirer d'y trouver de l'ombre fraîche. Après +avoir traversé deux cours, nous pénétrons dans une petite pièce, et y +heurtons presque la statue à tête de lionne de la déesse Sekhmet. C'est +une splendide créature et nous sommes reconnaissants au sort qui, au +lieu de l'adjuger à quelque musée, lui permit de demeurer dans le cadre +où la plaça Thothmès. M. Legrain nous raconta qu'il l'avait trouvée +quelques années auparavant dans le même endroit, mais brisée en soixante +morceaux. Heureusement, aucun ne manquant, il put la reconstituer et +on lui permit de la laisser dans le cadre qui lui convient si bien. +Cette déesse de la Guerre, à tête de lionne, inspire la frayeur et le +respect au prime abord, quand on la voit dans l'ombre de la pièce, toute +voilée de mystère. + +Laissant Sekhmet à la garde du sanctuaire, nous revenons sur nos pas +pour nous diriger vers la cour centrale du temple d'Ammon, et, après +l'avoir traversée, nous allons examiner les ruines du côté sud. Il est +difficile ici de reconstituer un plan quelconque et de comprendre quel a +été le but de l'architecte en faisant élever quatre pylônes qui se +succèdent sur un espace de trois à quatre cents mètres jusqu'au mur +d'enceinte. Thothmès III et Hatshepsu firent élever les deux premiers, +tandis que les deux derniers, qui ne semblent pas à leur place dans le +grand temple, furent élevés par Haremheb, le fondateur de la +dix-neuvième dynastie. La base de la muraille gauche, qui relie le +pylône en ruines de Thothmès au temple, est ornée d'inscriptions dues à +Merneptah. L'éternel massacre des Syriens, auquel Ramsès II, père de +Merneptah, dédiait l'art de son époque, a été fait ici par le fils, mais +ce qui nous intéresse le plus, c'est la ressemblance que présente cette +oeuvre avec celle du grand-père de Merneptah, Seti I, et des premiers +artistes de la dix-huitième dynastie. + +Le peuple étant d'une nature pacifique, il semblait que l'art de la +contrée dût s'inspirer de sujets en harmonie avec le caractère du +peuple; en effet, les guerres de Thothmès ne sont point rappelées par +des scènes de bataille; nous voyons simplement une offrande des trophées +à Ammon, mais lorsque Seti repoussa les tribus sémites qui, en +envahissant ses provinces asiatiques, devenaient un sérieux danger pour +l'Égypte elle-même, l'art s'émut de l'importance de ces victoires et +nous en laissa les inscriptions commémoratives que nous voyons sur le +mur nord du hall hypostyle. Durant les longues guerres de Ramsès II, il +semble que les temples n'aient été bâtis que pour y représenter sur +leurs murailles les faits et gestes des Pharaons. On voit à l'infini le +souverain tenant un adversaire par les cheveux et se préparant à lui +trancher la tête. Ce même sujet traité si fréquemment semble avoir +paralysé l'effort de l'artiste et l'on remarque un déclin sensible qui +continue durant le règne de Merneptah. Il restait cependant de grands +artistes à la fin du règne de Seti; lorsqu'ils ont pu travailler +librement, ils ont produit de belles choses. On trouve beaucoup de +chefs-d'oeuvre dans le Ramesseum à Thèbes et le temple taillé dans le +roc, d'Abu-Simbel, est peut-être le plus beau monument, dans son genre, +que l'univers ait produit; le petit temple de Bet-el-Walli, en Nubie, me +semble aussi difficile à égaler. Je pourrais encore citer bien des +oeuvres de valeur, mais, comparées à celles de Seti et des dynasties +précédentes, elles ne laissent point d'accuser une sensible décadence. +Merneptah serait, d'après certains historiens, le Pharaon de +l'oppression, plutôt que Ramsès II, mais on ne sait comment concilier le +fait de la découverte de son corps dans la Vallée des Tombes des Rois, à +Thèbes, avec les documents historiques qui prétendent qu'il trouva la +mort dans les flots de la mer Rouge. + +Au delà du pylône en ruines de Thothmès III, nous voyons quelques belles +statues de ce souverain qui précèdent un autre pylône. L'étang qui se +trouve plus loin cacha longtemps des merveilles que M. Legrain découvrit +il y a quelques années. C'est au Musée du Caire que nous devrons nous +rendre pour apprécier la valeur de cette découverte. Quant aux statues +que nous voyons ici, ce sont celles qui n'ont pas été jugées assez +intéressantes pour être envoyées au Caire. On se demande comment ces +statues se trouvaient au fond de cet étang; c'est là un de ces problèmes +insolubles qui se présentent à chaque instant dans cette contrée +merveilleuse. + +La partie sud de Karnak est la plus pittoresque. Le Lac Sacré et la +partie la plus ancienne du grand temple inspirent maint tableau. La vue, +au-dessus du Lac, avec, au loin, le pylône de Nestanebo, baigné dans +l'or du couchant, donna à Erskine Nicol le sujet d'une de ses meilleures +oeuvres. + +Sous l'arcade du pylône de Hatshepsu, les statues mutilées des Pharaons +forment un groupe pittoresque qui attire mes regards. Malheureusement, +mon temps limité ne me permet point de les peindre. Le paysage avec ses +beaux arbres, le modeste temple de Amenhotep II dans l'espace compris +entre les deux pylônes de Haremheb, sont également très attrayants. Nous +nous sommes souvent promenés aux lumières dans la partie sud de Karnak. +Là, les groupes de palmiers, l'herbe drue et vigoureuse, les buissons, +coupent la monotonie de la pierre grise et inspirent tout +particulièrement le paysagiste. + +Une avenue de sphinx de près de quatre cents mètres relie l'enceinte du +temple d'Amenhotep III de Mut à celle du grand temple d'Ammon. Un lac +en forme de fer à cheval entoure ce qui reste de l'autel élevé par ce +Pharaon magnifique. Cette zone est en dehors de celle appartenant au +Service des Antiquités, et les _fellahîn_ sont libres d'y faire paître +leurs troupeaux. Les enfants se baignent dans ce lac sacré et l'on y +abreuve les bestiaux. Quelques sphinx à tête de bélier émergent du sol +çà et là, et des déesses à tête de lionne projettent leur ombre sur les +eaux du lac. On ressent ici un charme infini de paix mystérieuse. + +Le temple de Khons, situé près de la rivière et au nord de celui de Mut, +est le mieux préservé des trois sanctuaires que Ramsès III fit +construire à Karnak. Bien qu'il n'ait pas été construit pendant la +meilleure période de l'architecture égyptienne, le temple de Khons offre +un intérêt tout particulier en ceci qu'il subsiste presque en entier. En +le contemplant, nous pouvons imaginer ceux dont il ne reste que des +ruines. Comme le toit est demeuré presque intact, nous remarquons à +l'intérieur une lumière mystérieusement tamisée qui manque dans les +autres temples. Le grand portail d'Euergetes I se trouve un peu en avant +du sanctuaire de Khons, et l'on y arrive par une avenue de sphinx qui +datent du dernier Ramsès. Au delà du portail s'étend le village et +entre les dattiers s'élèvent quelques sphinx à tête de bouc. + +Enfin, la chaleur de l'été nous obligea à nous diriger vers le nord, et +nous descendîmes la rivière. + + * + * * + + + + +_CHAPITRE XIX_ + +LE TEMPLE DE DENDERA + +EN DESCENDANT LE NIL. || LA FERTILITÉ ET LE PITTORESQUE DE LA CAMPAGNE +ÉGYPTIENNE. || LE «FELLAH» N'A PAS LA HAINE DE L'ÉTRANGER. || LE TEMPLE +DE DENDERA ET L'INFLUENCE GRECQUE DANS L'ARCHITECTURE DU Ier SIÈCLE. + + +Malgré la chaleur, notre voyage sur le Nil fut délicieux. Avançant à +raison de trois ou quatre milles à l'heure, au plus, nous passions +souvent nos soirées et nos nuits à l'ancre, pour repartir au lever du +jour. Un sujet de tableau particulièrement intéressant nous retenait +parfois plusieurs jours au même endroit, mais dès que le vent tournait +au sud, nous nous empressions d'en profiter. Nous avions notre atelier à +bord, avec une grande quantité d'esquisses et de sujets à mettre en +ordre, ce que nous faisions pendant que nous descendions lentement le +fleuve. Parfois, jetant l'ancre avant le soir, nous partions à la +chasse, le fusil sur l'épaule, ce qui, n'enrichissant pas toujours +notre garde-manger, nous procurait du moins quelques heures d'un +exercice fort sain. Les écriteaux «_chasse gardée_» que nous rencontrons +à chaque pas dans la mère patrie, n'existent pas ici. Chacun est libre +d'errer dans les champs, à condition toutefois de respecter les +récoltes. Comme nous étions discrets et que nous savions distinguer les +pigeons domestiques des pigeons sauvages qui nichent dans les +columbariums, les paysans nous aidaient complaisamment dans nos chasses. +La foule indigène est ici bien différente de celle des centres de +tourisme. L'impertinence de l'habitant de Luxor qui ne considère +l'Européen que comme une source de revenus, ne se rencontre pas ici. Il +est bien rare qu'on entende l'éternel cri de _baksheesh_, si obsédant au +Caire et à Assouan, et, pour ma part, j'ai toujours trouvé le _fellah_ +poli et complaisant. Il est vrai que Nicol, qui a vécu de longues années +parmi ce peuple et qui parle couramment l'arabe, contribua à rendre nos +relations agréables. Il est difficile à un Occidental de comprendre +l'âme orientale; pourtant, m'aidant de l'expérience de mon ami, je fus à +même de me former une meilleure opinion de l'Égyptien moderne, et aussi +de me faire une idée de l'impression que lui produit l'Européen. Des +rumeurs, recueillies à Luxor, nous avaient appris que la contrée était +dans un état d'effervescence. L'incident de Denshaur avait excité les +esprits au Caire et dans les villes du Delta, mais les bateliers du Nil +et les habitants de la campagne semblaient n'en rien savoir. Tant que +ceux-ci jouissent tranquillement de leurs possessions agricoles et +qu'ils trouvent un débouché pour leurs produits, ils ne se soucient +guère de la politique de leur Gouvernement. Les bateliers ne semblent +pas avoir participé à la prospérité que l'occupation britannique apporta +à leur pays, mais ce sont des gens paisibles qui ne se rendent guère +compte du rôle prépondérant que notre gouvernement joue en Égypte. Au +fur et à mesure que les produits agricoles trouvaient de nouveaux +débouchés, le prix des articles de première nécessité augmentait, mais, +particulièrement en raison de la concurrence des chemins de fer, les +salaires des bateliers du Nil sont demeurés stationnaires, ce qui fait +que leur condition est pire qu'elle ne l'était il y a dix ou quinze ans. + +Au bord du fleuve, se trouve Kûs, importante cité du moyen âge, réduite +maintenant à l'état de simple village. Au delà de Kuft,--l'ancien +Koptos--on rencontre de charmants paysages, et nous préférâmes errer à +la recherche de quelque gibier qui varierait notre ordinaire, plutôt que +de visiter les ruines du temple de Min. Sur la rive est du Nil, quelques +_gayassa_ chargées de poteries de Ballâs attendaient un vent favorable +pour descendre le fleuve. Les dépôts de terre glaise se trouvent dans +l'intérieur des terres, mais sur le bord du fleuve s'élevaient de hautes +meules de Ballâssa d'où le village tire son nom. Notre station suivante +fut près d'un modeste petit village sur la rive ouest, en face de Kaneh; +là, nous nous arrêtâmes pour visiter le temple de Dendera. Nicol +cherchait un endroit de la rive qu'il pût donner comme fond à son +tableau: _Les troupeaux à l'abreuvoir_, et tout nous indiquait qu'en cet +endroit les _fellah_ avaient coutume de désaltérer leurs bestiaux. Le +temple se trouvait à 5 ou 6 kilomètres dans l'intérieur des terres, mais +nous avions le temps d'aller le visiter et de revenir avant la nuit. + +Le paysage en Égypte a un charme qui lui est absolument particulier; +parfois, en Palestine, vous découvrez quelque coin qui vous fait songer +au pays natal; le Liban présente les particularités propres aux +districts montagneux. Mais les grandes plaines fertilisées par le Nil +n'éveillent point de comparaisons et appartiennent bien à la seule +Égypte. Point de haies, seule la différence de couleurs indique qu'une +certaine culture est plus avancée que l'autre, et les collines désertes +de l'est et de l'ouest vous rappellent constamment que «l'Égypte est un +don de la rivière». Bien que nous ne fûmes qu'au commencement de mai, +les moissons étaient presque terminées. De temps à autre nous +rencontrions un couple de boeufs foulant le blé, pendant que quelques +paysans, profitant de la brise, séparaient le grain de la paille. Des +troupeaux de chèvres et de brebis se dirigeaient lentement vers +l'endroit d'où nous venions, pour se désaltérer dans le Nil. + +Nous approchions du temple; la poussière grise qui tourbillonne toujours +sur les amas de ruines, voilait la vue, et nous distinguions vaguement +la façade. Le sol que recouvrent en partie les habitations en ruines +près des temples, est vendu par le Service des Antiquités aux +_fellahîn_, qui le jugent précieux. C'est en labourant et en piochant +autour de ces ruines que les paysans trouvent parfois quelque scarabée +ou autre _antika_ de valeur, et la possibilité de ces trouvailles entre +sans doute dans leurs calculs. Pendant l'été, les ânes qui, l'hiver, +portent le touriste, servent à transporter la poussière, du temple aux +champs, comme engrais. Cette poussière m'empêcha souvent de poursuivre +mon travail. Heureusement que la façade du temple se trouvait déblayée +et nettoyée, et nous pûmes admirer à l'aise sa symétrie et ses belles +proportions. + +[PLANCHE 42: COUR INTÉRIEURE D'UN TEMPLE, A DENDERA] + +L'influence grecque est très marquée dans l'architecture de ce temple. +Il fut construit au début du premier siècle, au moment de la conquête de +l'Égypte par les Romains, et bien qu'élevé par l'empereur Auguste, on le +regarde plutôt comme un monument des Ptolémées que comme un monument +romain. L'effet de la façade est fort beau; comme dans la plupart des +monuments de cette période, les détails rappellent plutôt l'oeuvre d'un +habile ouvrier que celle d'un artiste. Il est difficile de comparer +l'extérieur de ce temple avec celui de n'importe quel temple de la +dix-huitième dynastie, car nous avons ici l'avantage de voir un monument +dans son entier, tandis que les autres n'existent qu'en fragments. Six +colonnes à tête de Hathor supportent l'architrave et la corniche +concave, au dessin très hardi; un disque solaire ailé surmonte la porte +d'entrée. Les trois colonnes, de chaque côté de l'entrée, sont réunies +par une balustrade qui monte jusqu'à moitié des fûts. Le pronaos, ou +vestibule, est plus beau que ceux des temples de construction plus +ancienne; les dix-huit colonnes qui s'élancent du sol supportent le +toit, et les chapiteaux sont perdus dans l'ombre. + +Ce temple ne peut être classé parmi les monuments en ruines; les effets +d'ombre et de lumière, cherchés par l'architecte, existent encore. Les +monuments de la dix-huitième dynastie peuvent être plus beaux, mais leur +état lamentable ne nous permet pas de juger exactement de leur valeur +architecturale. En examinant les inscriptions des murailles, on remarque +la décadence de l'art de la sculpture, mais perdues et fondues dans les +effets d'ombre et de lumière, ces inscriptions paraissent remplir le but +artistique cherché par le sculpteur. Du centre du pronaos, le regard +embrasse le hall hypostyle, avec les hautes colonnes supportant le toit, +les deux antichambres au delà, et l'ombre croissante qui se perd enfin +dans l'obscurité du sanctuaire. Nous n'allumons pas de torches; nos yeux +s'habituent au clair-obscur et les ouvertures carrées du toit admettent +assez de lumière pour que nous puissions distinguer les têtes de Hathor +des chapiteaux. Traversant les deux antichambres, nous arrivons à la +porte du sanctuaire où l'obscurité est complète. Un vestibule sur lequel +s'ouvrent onze chambres fait le tour du sanctuaire; l'une de ces +chambres, qui se trouve derrière le sanctuaire, est connue sous le nom +de «chambre de Hathor». Elle renfermait autrefois un autel et une image +de la déesse; maintenant elle sert d'abri à une quantité innombrable de +chauves-souris, et l'odeur y est insupportable. Du sanctuaire, nous +voyons toute la perspective du temple, qui se prolonge sur quatre-vingts +mètres environ. + +Le paysage, au coucher du soleil, est fort imposant; il valait bien la +peine de notre longue course, avec le retour à la _Mavis_, à tâtons, +dans l'ombre du soir. + + * + * * + + + + +_CHAPITRE XX_ + +ROSETTA + +EL-RASCHID, LA CITÉ PITTORESQUE MAIS INCONFORTABLE. || L'HOTEL KARALAMBO +ET LE «BAKKAL». || DU MOINS, LES SUJETS DE TABLEAUX NE MANQUENT POINT +DANS CETTE VIEILLE VILLE RESPECTÉE DES EUROPÉENS. || LE DERNIER MINARET. + + +En dépit de l'ordre chronologique de mes voyages, je prie le lecteur de +m'accompagner à Rosetta, où je fis un court séjour il y a une dizaine +d'années. + +Afin d'éviter la chaleur de juillet au Caire, je transportai mon bagage +de peintre dans le Liban, où je demeurai assez longtemps pour permettre +à Damas de devenir habitable. Pendant que j'étais dans cette dernière +ville, mon vieil ami, Henry Simpson, me fit savoir que Rosetta, où il +séjournait alors, était une cité délicieusement pittoresque et offrant +d'innombrables sujets à un artiste. Je décidai donc de me rendre à +Rosetta dès que j'aurais terminé mon travail à Damas. Je pris à Berût +un bateau qui fait la côte jusqu'à Alexandrie, d'où un train fort lent +me conduisit en cinq heures à _El-Raschid_, nom par lequel on m'apprit à +désigner Rosetta. Préoccupé uniquement de la valeur artistique de la +ville, je n'avais pas songé à m'y faire préparer un gîte. Si j'avais +consulté mon guide, j'aurais vu la mention _Pas d'Hôtel_. Cependant mon +ami m'attendait à la gare, et lorsque je lui demandai si nous étions +loin de l'hôtel, je crus voir qu'il souriait en me répondant que l'hôtel +était à dix minutes de marche. J'eus bientôt l'explication de son +amusement en voyant un bâtiment démantelé au milieu de la vieille ville +pittoresque. Le rez-de-chaussée servait de magasin pour certaines +marchandises capables de supporter la chute possible de l'étage +supérieur. Je n'y vis guère qu'un peu de charbon et de paille où +couraient des rats. Simpson m'avertit que l'escalier, oublié par +l'architecte, et ajouté ensuite au flanc de ce bizarre bâtiment, ne +supporterait qu'un de nous à la fois. En effet, une large fissure me +donna à penser que l'_hôtel_ et l'_escalier_ ne resteraient pas +longtemps unis, et je compris les appréhensions de mon ami. Ce fut pour +moi une occasion de me réjouir de mon peu de poids! Ce peu de poids, je +pus bientôt juger, d'après le menu du dîner, que je ne courrais aucun +risque de l'augmenter tant que je séjournerais à l'hôtel Karalambo! +M'étant rendu compte, à l'aide d'une bougie, des endroits dangereux de +ma chambre, je plaçai mes malles de manière qu'elles ne fussent pas trop +à la portée des rats et des souris, et je priai Simpson de me montrer le +chemin de la salle à manger, car je n'avais mangé que des dattes vertes +depuis mon déjeuner. Il me répondit, à mon grand désappointement, que +nous prendrions nos repas au _bakkal_, du côté opposé au square, et, +l'un après l'autre, nous descendîmes l'escalier dangereux. Un _bakkal_ +est une combinaison d'épicerie, de café et de restaurant, et comme il +n'y avait pas là de chambres à coucher, Karalambo, le propriétaire, +avait loué le bâtiment que nous venions de quitter, afin de recevoir les +voyageurs assez braves pour ne pas reculer devant l'escalier. + +[PLANCHE 43: UNE ÉCOLE ARABE] + +Je fus présenté à Karalambo qui essuya poliment ses doigts graisseux +avant de me tendre la main. Puis ce fut le tour de Mme Karalambo, et +avant qu'une ratatouille fumante fût apportée sur notre table, j'avais +fait la connaissance des notabilités de Rosetta. Ce _bakkal_ était le +lieu de réunion de l'élite de la ville et était rempli d'Arabes fumant +leur _nargilehs_ et jouant au tric-trac. Je fus heureux de me mettre à +table et n'essayai pas de deviner de quoi se composaient les mets qu'on +nous servait. + +Le docteur indigène vint se joindre à nous au moment du café; c'était un +joyeux garçon, très affable, qui parlait très bien l'anglais. Bien qu'il +n'eût jamais quitté l'Égypte, il était aussi instruit que si ses études +avaient été faites à Paris ou à Londres. Il nous raconta ses luttes +acharnées contre les préjugés de ses coreligionnaires et combien il lui +était difficile, pour ne pas dire impossible, de donner des soins aux +femmes. Il était pourtant arrivé à obtenir l'autorisation de quelques +maris, de tâter le pouls ou de regarder la langue de leurs femmes, au +moyen d'une ouverture pratiquée dans un rideau. Généralement, la maladie +était bien avancée lorsqu'on se décidait à l'appeler. Il nous invita à +dîner avec lui le jour suivant et nous abandonna au bas de notre +dangereux escalier. + +Rosetta, en tant que source d'inspirations artistiques, justifia tous +mes espoirs. Les bazars étaient dans tout leur éclat; les étalages +s'ouvraient, remplis de fruits de Syrie et des pays environnants. Rien +ici ne rappelle l'Europe, et peu d'indigènes ont abandonné le costume +national. On remarque çà et là des colonnes d'anciens temples ou des +premières églises chrétiennes, employées pour soutenir un étage ou +_finir_ le coin d'un bâtiment. Les maisons sont construites en briques +longues et étroites, laissant un vide entre elles; elles sont d'une +riche couleur brun rouge. On trouve beaucoup d'ouvrages en bois sculpté, +mais la _meshrebiya_ est plus grossière qu'au Caire. La mosquée de Sidi +Sakhlûn est fort imposante avec sa voûte supportée par d'antiques +colonnes de marbre. D'autres mosquées, plus petites et bien délabrées, +offrent néanmoins de jolis sujets de tableaux. Les fontaines, les bains, +les écoles sont plus modestes qu'au Caire, mais nulle part ici l'on ne +trouve les illogismes que l'on rencontre si souvent dans la grande cité. + +Simpson fit quelques délicieux tableaux dans plusieurs des petits cafés, +et j'espère que Londres connaîtra bientôt ces exquises aquarelles. La +période de Rosetta est, à mon avis, la meilleure de son art. + +Malgré le manque de confortable de mon installation, je décidai de +séjourner à Rosetta aussi longtemps que possible, car cet endroit est +vraiment un joyau. Je fus assez heureux pour pouvoir engager un gardien +de nuit qui, pendant que je travaillais, me protégea de la foule +curieuse et des chiens. Les étalages des fruitiers m'attirèrent tout +d'abord. Les oranges et les citrons, en énormes monceaux, attendaient la +vente à la criée. De longues grappes de dattes, des corbeilles débordant +de grenades, des piles de cannes à sucre et des tas d'artichauts +formaient un tableau pittoresque de tons vifs. Les tons de lumière de +ces bazars sont très beaux. Les rayons de soleil tamisés par les nattes +et les treillis qui protègent l'étalage, ne baignent de clarté que +l'extérieur, tandis que les fruits sont éclairés d'une douce lumière +d'un brun chaud. Naturellement, ces sujets doivent être peints +rapidement, car le tas de citrons d'aujourd'hui peut être remplacé +demain par une pile de grenades. En outre, la vue est continuellement +interrompue par les allées et venues du vendeur et des clients. Mon +labeur, au moment où la crue du Nil rendait l'air chaud et humide, était +extrêmement fatigant. + +Après deux jours de travail avec un étal de fruitier comme modèle, je +commençai l'intérieur d'une mosquée. Un ordre du Mahmoor (le gouverneur +de la ville) au Cheik, aplanit toutes difficultés, et il nous fut permis +de placer nos chevalets devant l'autel de Sidi Sakhlûn. La vie de ce +saint personnage m'a été racontée, mais elle se confond tellement dans +mon esprit avec celle des autres célébrités musulmanes, que je ne me +hasarderai pas à la redire. + +Un autre saint de la localité repose sous le dôme d'une mosquée située +au bord du désert qui sépare Rosetta de la baie d'Aboukir. Les vents de +la mer ont amoncelé le sable à un tel point que cet édifice est à moitié +enseveli, et l'on est constamment obligé de déblayer le portail pour +permettre aux fidèles d'y pénétrer. Le cimetière actuel se trouve à plus +de dix pieds au-dessus du niveau du sol de la mosquée. J'ai fait le +dessin reproduit dans la gravure ci-contre durant le mois de _Shanwâl_ +qui succède au jeûne du Ramadân. Il est d'usage pour les femmes, à ce +moment-là, d'aller visiter les tombes de leurs défunts et de les orner +de feuilles de palmiers. Elles demeurent au cimetière toute la journée, +les unes pleurant une mort récente, tandis que d'autres, accroupies en +rond, passent leur temps à discuter les affaires de leurs voisines. + +Une attaque de fièvre intermittente me retint pendant près d'une semaine +dans mon taudis de l'hôtel Karalambo. Notre ami le médecin s'institua +encore infirmier, et surveilla la cuisine de Mme Karalambo. Ses visites +duraient le temps d'un gros cigare. Lorsque le cigare arrivait à sa fin, +le joyeux petit _hakim_ se souvenait brusquement d'un autre malade qui +l'attendait et filait prestement, en me promettant de revenir dans le +courant de la journée. Lorsque je pus enfin me lever, je ne me sentais +guère la force de travailler, et la maigre chère de notre hôtel n'était +pas faite pour me réconforter. La saison des pluies ayant commencé, je +m'aperçus que le plafond de ma chambre était aussi crevassé que le +parquet. Une douche glacée ou le bruit d'un morceau de plâtre qui se +détachait du plafond, m'éveillait en pleine nuit. De fortes pluies sont +très fréquentes à la fin de l'automne sur la côte égyptienne, et je +craignis que notre escalier, emporté par l'eau, ne tombât tout à fait. +Je me décidai enfin à quitter Rosetta et à retourner au Caire. Simpson, +resté à Rosetta pour terminer une série d'aquarelles, me rejoignit +bientôt. J'espère avoir l'occasion de peindre encore dans cette ville +pittoresque, mais je me promets de camper ou de demeurer en _dahabiyeh_, +car j'ai dix ans de plus maintenant, et je ne pourrais plus me résoudre +à vivre dans un _bakkal_ grec. + +[PLANCHE 44: LA MOSQUÉE D'ABOUKIR] + +Quelques années après mon séjour à Rosetta, un concours d'heureuses +circonstances me ramena à proximité de cette ville. Mon ami Simpson +passait la fin de l'été sur la _dahabiyeh_ de M. G. R. Alderson, un +membre influent de la colonie anglaise d'Alexandrie. _Noé_, ainsi que le +nomment ses familiers, m'invita à passer quelque temps dans son _arche_, +avant mon départ pour la Haute Égypte. Cette arche, jadis un petit +navire de guerre, avait été transformée en une confortable et spacieuse +habitation flottante. Elle était ancrée dans la baie d'Aboukir, en face +de la villa entourée de palmiers où habitait la fille de notre hôte, +Mrs. Richmond. Nous venions prendre nos repas à la villa, mais nous +passions nos nuits à bord. Je passai une délicieuse semaine dans ce +paradis terrestre. Le temps était exquis, juste assez chaud pour nous +permettre d'apprécier la brise de la mer et l'ombre des palmiers. Les +arbres étaient couverts d'immenses grappes de dattes, variant de +couleurs, de l'or le plus pâle à un brun riche, suivant leur exposition +au soleil. J'étais heureux de pouvoir en faire quelques études, mais +notre hôte m'assura que j'étais arrivé une semaine trop tard pour les +voir dans toute leur splendeur, car beaucoup de fruits déjà avaient été +cueillis. + +Le minaret que l'on aperçoit entre les palmiers sur la gravure +ci-jointe, est de construction récente et n'a point connu les jours +historiques d'Aboukir. Il a pourtant son intérêt, car il est +probablement le seul édifice construit par un chrétien en hommage à un +peuple d'une foi différente. Cette mosquée ajoute au pittoresque de +l'endroit et nous prouve que ce n'est pas seulement le temps qui donne +leur beauté aux oeuvres antiques. Si les proportions sont bonnes et +l'architecture en harmonie avec l'entourage, l'édifice sera beau par +lui-même, mais si ces qualités font défaut, le temps ne l'embellira +jamais, tout au plus aidera-t-il à déguiser les imperfections. + +Cependant, comme mes travaux m'appelaient ailleurs, je dus prendre congé +de mes charmants hôtes et m'engager dans le pays. Comme je traversais le +village pour la dernière fois, l'appel à la prière attira encore mon +attention sur le minaret, et dans mon dernier souvenir de ce délicieux +endroit sonne la voix vibrante du muezzin clamant: «Allah akbar, Allah +akbar!» + + * + * * + + + + +INDEX ALPHABÉTIQUE + + + ABD-EL-KURNAH (LE CHEIK), 148, 196. + + ABU-SIMBEL, 223. + + ABYDOS, 115, 201, 213. + + AHMED IBN TULUN, 70, 71, 72, 74. + + AKHNATON, 181. + + AKSUNKUR (LA MOSQUÉE), 91. + + ALEXANDRE (L'ÉVÊQUE), 112. + + ALEXANDRIE, 111, 119, 135, 138. + + AMENHOTEP III, 146, 177, 213. + + AMENHOTEP IV, 185. + + ANIR, 74, 113, 116, 117, 118, 120, 121. + + APIS, 130. + + ARIUS, 112. + + ARMIANUS, 111. + + ASHRAFIYEH (EL), 38. + + ASKAR (EL), 74, 119. + + ATABA-KHADRA, 108. + + ATHANASIUS, 112. + + + BAB-EL-FUTUH, 103. + + BAB-EL-KARAFEH, 122. + + BAB-EL-KHALK, 53. + + BAB-EL-NASR, 100, 103. + + BAB-EZ-ZUWÊLEH, 41, 45, 94, 103. + + BABYLONE, 109, 115, 116. + + BALLIANA, 116. + + BARKUK (LA MOSQUÉE DU SULTAN), 19, 100. + + BARNAK, 143. + + BEDR (LE VIZIR), 41. + + BEDRASHIU, 132. + + BEDR-EL-YAMALI, 103. + + BELIANEH, 200. + + BET-EL-WALLI, 223. + + BEULIA, 7. + + BIBARS, 102. + + BOKCHORIS, 219. + + BOULAK, 38, 139, 141, 142. + + BUBASTIS, 7. + + BURKHARDT, 106. + + + CAIRE (LE), 5, 6, 7, 8, 9, 11, 12, 13, 14, 18, 31, 41, 42, 65, 67, + 69, 93, 97, 100, 103, 105, 109, 116, 118, 132, 133, 134, 135, 139, + 157. + + CLÉMENT, 111. + + CHALCEDON, 112. + + CONSTANTIN, 112. + + CONSTANTIUS, 112. + + + DAMAS, 235. + + DARGHAM (LE VIZIR), 42. + + DÉMÉTRIUS, 111. + + DENDERA, 173, 227. + + DERB-EL-AHMAR, 46. + + DERB-EL-BAHRI, 131, 143, 146, 169, 195, 199, 200, 216. + + DERB-EL-GAMAMIZ, 54, 57. + + DERB-EL-JEHUDUPEH, 97. + + DÊR-EL-MEDINEH, 172. + + + EDFU, 173. + + ESNEH, 173. + + EUERGETES I, 225. + + EZBEK-EL-YUSIFI (LA MOSQUÉE), 69. + + EZBEKIYEH, 11, 53. + + + FATIMID (LE CALIFE), 35. + + FLINDERS PETRIE, 126, 127, 152. + + FOSTAT, 74, 118, 119. + + FOUYATIEH, 11. + + + GALAL (LE CHEIK), 106. + + GAMALIYEH, 100, 101, 102, 103. + + GAMIA-EL-AZHAR, 35, 36, 37, 44, 58. + + GAMIA IBN KALAUN, 81. + + GAZA, 42. + + GEBEL TURRA, 133. + + GHURI (MOSQUÉE DE), 39. + + GIYUSHI, 122. + + + HAHIM, 103, 104. + + HAREMHEB, 224. + + HASAN (LE SULTAN), 40, 44, 83, 84, 85. + + HASAN (LA MOSQUÉE DE), 64, 65, 88, 126. + + HATHOR, 158, 160, 173, 208. + + HATSHEPSU, 131, 141, 149, 155, 157, 160, 163, 164, 167, 193, 214, + 215, 216. + + HELOUAN, 133. + + HÉRODOTE, 127. + + HERZ BEY, 36, 47, 100. + + + IBN-TULUN (LA MOSQUÉE), 69, 83, 104. + + IBN YUBEYR, 99. + + IBRAHIM AGHA, 91. + + ISMAEL PACHA, 88. + + ISMAS-EL-ISHAKI, 47. + + + KAFR-EL-ZAIYAT, 138. + + KAHIRA, 41. + + KAIT BEY (LE SULTAN), 108. + + KALAT-EL-KEBSH, 70. + + KALAUN (LE SULTAN), 98, 99, 100. + + KALURO (EL), 74. + + KANEH, 230. + + KARAKUSH, 104. + + KARNAK, 171, 203, 205, 206, 208, 209, 215, 219. + + KASR-EN-NIL, 109. + + KATAI (EL), 71, 74, 120. + + KHALIG, 97. + + KHALIZ (EL), 54. + + KHAN KHALEL (LE), 10, 25, 32, 55, 107. + + KHONS, 225. + + KURNAH, 146. + + KUS, 229. + + KUTB-EL-MITWELLI, 43, 44. + + KUTUZ (LE MAMELOUK), 42. + + + LE STRANGE (M. GUY), 99. + + LIBYE (DÉSERT DE), 81. + + LUXOR, 143, 145, 171, 182, 184, 200, 208. + + + MAAT, 173. + + MAHMUDIEH CANAL, 138. + + MARIETTE, 130. + + MARI GIRGIS, 110. + + MARYUT (LE LAC), 136. + + MASPERO (LE PROFESSEUR), 141, 161. + + MASR EL KAHIRA, 9, 33. + + MAUSUR KALAUN (SULTAN), 19. + + MECQUE (LA), 72, 92, 107. + + MEDINET HABU, 146, 173, 177. + + MENTUHOTEP II, 157. + + MENTUHOTEP (LE TEMPLE DE), 191. + + MENZALEH (LE LAC DE), 5. + + MERDANI (EL), 47, 48, 50, 94. + + MERNEPTAH, 221. + + MISR, 118. + + MIT RAHINEH, 129. + + MOHAMED-EN-NASR, 19. + + MOHAMET ALI, 54, 66, 79. + + MOHAMET ALI (LA MOSQUÉE), 75. + + MOÏSE, 70. + + MOKATTAM (LES COLLINES), 70, 74, 122, 127, 133. + + MORISTAN EL MUAIYAD, 40. + + MUAIYAD (EL), 40, 41, 43, 45, 46, 94. + + MURAD BEY, 121. + + MURISTAN, 14, 19, 21. + + MURISTAN DE KALAUN, 98, 100. + + MUSKI, 33, 97, 108. + + MUSTAUSIR (EL), 41. + + + NAHASSIN (EL), 13, 21, 25, 38, 100, 101. + + NAKHT, 196, 197, 199. + + NAPOLÉON, 103. + + NASIR (EL), 81, 91. + + NASR, 41. + + NAVILLE (LE PROFESSEUR), 7. + + NEKTANEBOS, 176. + + NIL (LE), 2, 80. + + + OMAR (LE CALIFE), 113. + + ORIGEN, 111. + + OSIRIS, 205, 214. + + + PANTÆNUS, 111. + + PONT, 165, 166, 196, 199. + + PORT-SAÏD, 1, 3, 5, 6, 135. + + PYRAMIDES (LES), 3, 7, 74, 81, 123. + + + RAMESID, 206. + + RAMESSEUM, 146, 171. + + RAMSÈS II, 131, 132, 160, 169, 174, 201, 204, 222, 223. + + RAMSÈS III, 174, 175, 178. + + RASCHID (EL), 236. + + REFAIYEH (LA MOSQUÉE), 88. + + REKHMERE, 199. + + ROSETTA, 138, 235 à 244. + + RUMELEH, 79. + + + SHABAKO, 218. + + SADAAT (LE CHEIK), 60, 64, 66. + + SAKKARA, 132, 135. + + SALADIN, 42, 45, 75, 82, 98, 99, 105. + + SEBIL ABD-ER-KAHMAN, 14, 100. + + SÉRAPENEN, 130. + + SETI, 201, 203, 204, 206, 210, 212. + + SEYID-EL-BEDAWI, 138. + + SHARIA-EL-HALWAYI, 33. + + SHARIA-EL-MAGAR, 89. + + SHARIA-ESH-SHARAWANI, 108. + + SHARIA MOHAMET ALI, 53, 80. + + SHARIA TULUN, 69, 75. + + SIDI SAKHLUN, 240. + + SPHINX, 3, 127, 128. + + STANLEY LANE POOLE, 38, 41, 64, 104. + + STRABON, 130, 201. + + SUEZ (CANAL DE), 5. + + SUK-EL-SELLAHA, 50. + + SUK-ES-SAÏGH, 23. + + SUK-EZ-SALAT, 11, 13. + + + TAHARQUA, 175, 210. + + TANTA, 138, 139. + + TELL-EL-AMARNA, 185. + + THÈBES, 91, 141, 142, 145. + + THEODOSIUS, 112. + + THOTHMÈS, 162, 163, 169, 170, 175, 213, 217. + + TYI, 130, 131, 179, 180, 181, 187, 188, 189. + + + USERTESEN III, 157. + + + VAN BERCHEM (M.), 103. + + + WILKINSON, 148. + + + YESHKUR, 70. + + + ZAKAZIK, 7. + + ZAKIR (LE SULTAN EL-), 41. + + ZIREH, 133. + + * + * * + + + + +TABLE DES PLANCHES + + + Pages + + _PLANCHE 1._ + AU TEMPLE DE LUXOR FRONTISPICE + + _PLANCHE 2._ + EL-FOUYATIEH, AU CAIRE 12 + + _PLANCHE 3._ + LA MAISON-MOSQUÉE DE NAHASSIN, AU CAIRE 16 + + _PLANCHE 4._ + LE KHAN-EL-KALIL, AU CAIRE 24 + + _PLANCHE 5._ + APRÈS LA PRIÈRE DE MIDI 36 + + _PLANCHE 6._ + UNE RUELLE PRÈS DE LA PORTE DE ZUWÊLEH 40 + + _PLANCHE 7._ + LES DEUX MINARETS DE EL-MUAIYAD 44 + + _PLANCHE 8._ + LE GARDIEN DU HAREM 48 + + _PLANCHE 9._ + EL-GAMAMIZ, AU CAIRE 56 + + _PLANCHE 10._ + UNE ÉCOLE KHÉDIVIALE 60 + + _PLANCHE 11._ + COUR INTÉRIEURE DANS UNE MAISON DU CAIRE 64 + + _PLANCHE 12._ + UNE RUELLE DANS LE QUARTIER DE TULUN, AU CAIRE 72 + + _PLANCHE 13._ + UNE RUE PRÈS DE LA CITADELLE, AU CAIRE 80 + + _PLANCHE 14._ + LE SANCTUAIRE DE LA MOSQUÉE DU SULTAN HASAN 86 + + _PLANCHE 15._ + LA TOMBE-MOSQUÉE DE ARBOUGHAN, AU CAIRE 88 + + _PLANCHE 16._ + L'INTÉRIEUR DE LA MOSQUÉE BLEUE, AU CAIRE 92 + + _PLANCHE 17._ + LA TOMBE DE IBRAHIM-AGA 98 + + _PLANCHE 18._ + EL-GAMALYEH, AU CAIRE 102 + + _PLANCHE 19._ + UNE ÉGLISE COPTE PRÈS D'ABYDOS 112 + + _PLANCHE 20._ + UNE TOMBE DE CHEIK, AU CAIRE 116 + + _PLANCHE 21._ + LE SPHINX ET LES PYRAMIDES DE GIZEH 128 + + _PLANCHE 22._ + AAHMES, MÈRE DE HASTHEPSU, TEMPLE DE DER-EL-BAHRI 132 + + _PLANCHE 23._ + LE RAMESSEUM, A THÈBES 146 + + _PLANCHE 24._ + DER-EL-BAHRI 148 + + _PLANCHE 25._ + STATUE DE RHAMSÈS II, AU TEMPLE DE LUXOR 150 + + _PLANCHE 26._ + LES COLOSSES DE THÈBES 152 + + _PLANCHE 27._ + RUINES DU TEMPLE DE MENTUHOTEP, A THÈBES 158 + + _PLANCHE 28._ + SENSENEB, DANS LE TEMPLE DE HATSHEPSU, A DER-EL-BAHRI 162 + + _PLANCHE 29._ + COUR INTÉRIEURE DE TEMPLE, A MÉDINET-HABU 170 + + _PLANCHE 30._ + TEMPLE DE DÊR-EL-MEDINET, A THÈBES 172 + + _PLANCHE 31._ + VUE INTÉRIEURE DU TEMPLE DE RHAMSÈS III, MEDINET-HABU 176 + + _PLANCHE 32._ + LES PYLONES DES PTOLÉMÉES, MEDINET-HABU 180 + + _PLANCHE 33._ + KHNUM, KEPR, RA, DANS LA TOMBE DE SÉTI Ier, A THÈBES 186 + + _PLANCHE 34._ + LE TEMPLE DE MEKTENEBO, MEDINET-HABU 192 + + _PLANCHE 35._ + PEINTURES MURALES DANS LA TOMBE DE NACHT, A THÈBES 196 + + _PLANCHE 36._ + SÉTI Ier OFFRANT A OSIRIS UNE IMAGE DE LA VÉRITÉ, + BAS-RELIEF DU TEMPLE D'ABYDOS 200 + + _PLANCHE 37._ + ISIS ALLAITANT SÉTI Ier, ABYDOS 204 + + _PLANCHE 38._ + GALERIE HYPOSTYLE, A KARNAK 210 + + _PLANCHE 39._ + LE SANCTUAIRE, A KARNAK 214 + + _PLANCHE 40._ + BAS-RELIEFS DANS LA CHAPELLE DE SHABAKA, A KARNAK 218 + + _PLANCHE 41._ + SEKHET 220 + + _PLANCHE 42._ + COUR INTÉRIEURE D'UN TEMPLE, A DENDERA 232 + + _PLANCHE 43._ + UNE ÉCOLE ARABE 236 + + _PLANCHE 44._ + LA MOSQUÉE D'ABOUKIR 242 + + * + * * + + + + +TABLE DES MATIERES + + + CHAPITRE I.--PORT-SAÏD 1 + + _L'ARRIVÉE DANS LES EAUX ÉGYPTIENNES.--PREMIÈRES + IMPRESSIONS.--UNE ÉGYPTE RÉALISTE.--EN CHEMIN DE FER + VERS LE CAIRE.--LE MIRAGE.--LES PYRAMIDES DE GIZEH._ + + CHAPITRE II.--MASR EL KAHIRA 9 + + _«MODERN-CAIRO» ET LE VIEUX CAIRE.--INFLUENCES + EUROPÉENNES.--ART MAURESQUE ET ART NOUVEAU.--LES BOIS + SCULPTÉS DES ANCIENNES FENÊTRES.--LES FONTAINES + PUBLIQUES.--LA MAISON MOSQUÉE._ + + CHAPITRE III.--DANS LES BAZARS 21 + + _LE MARCHÉ AUX CUIVRES.--LE BAZAR DES ORFÈVRES.--LE + BAZAR TURC.--L'ART DE VENDRE BIEN, OU LES PETITES + HABILETÉS DES MARCHANDS CAIROTES.--UN SUJET DE TABLEAU + QUI NE VEUT PAS SE LAISSER PEINDRE._ + + CHAPITRE IV.--LES RUES DU CAIRE 35 + + _GAMIA EL AZHAR.--L'ART DE RESTAURER LES MONUMENTS.--LES + «MEDRESSEH».--LE BAZAR DES PARFUMS ET CELUI DES ÉPICES. + --LA GRANDE MOSQUÉE«EL-MUAIYAD».--UNE PORTE HISTORIQUE. + --L'HOMME-FONTAINE.--LE PORTRAIT DE L'EUNUQUE._ + + CHAPITRE V.--LE VIEUX CAIRE 53 + + _LE PROGRÈS DESTRUCTEUR.--LE SPECTACLE DE LA RUE: LES + FRUITIERS ET LEURS ÉTALAGES AUX VIVES COULEURS.--LE + COMPLET ANGLAIS DES PETITS ÉCOLIERS.--LA MAISON DU + CHEIK SADAAT.--L'ARCHITECTURE ARABE._ + + CHAPITRE VI.--LA MOSQUÉE IBN-TULUN 69 + + _UN LIEU HISTORIQUE ET LÉGENDAIRE.--UNE MERVEILLE + ARCHITECTURALE.--UN CORTÈGE PITTORESQUE.--MARIAGE A LA + TURQUE.--LA MOSQUÉE ABANDONNÉE.--LE PUITS DE JOSEPH._ + + CHAPITRE VII.--LA MOSQUÉE DU SULTAN HASAN 83 + + _LE PLUS BEAU MONUMENT DU CAIRE.--L'EXODE DES + LAMPADAIRES.--LE SUPPLICE D'UN ARCHITECTE TROP GÉNIAL. + --ENTERREMENTS ET PLEUREUSES DE PROFESSION.--LA MOSQUÉE + BLEUE._ + + CHAPITRE VIII.--AU HASARD DES RUES 97 + + _LE QUARTIER JUIF.--LE MURISTAN DE KALAUN.--LE DÉPEÇAGE + D'UN CHAMEAU VIVANT.--DEUX PORTES MONUMENTALES DU XIe + SIÈCLE.--GUIGNOL ÉGYPTIEN.--AUTOUR D'UN CIMETIÈRE._ + + CHAPITRE IX.--DANS LE QUARTIER COPTE 111 + + _UN PEU D'HISTOIRE.--L'ÉGLISE CHRÉTIENNE SAINT-GEORGES. + --UN COUVENT COPTE.--LA LÉGENDE DE LA TOURTERELLE.--LA + PREMIÈRE MOSQUÉE D'ÉGYPTE.--LA COLONNE MERVEILLEUSE._ + + CHAPITRE X.--LES PYRAMIDES 123 + + _LA «DÉCOUVERTE» DES GÉANTS DE PIERRE.--QUELQUES + CURIEUSES ÉVALUATIONS MATÉRIELLES.--LE SPHINX.--LES + «GATE-PLAISIR».--DES PYRAMIDES DE GISEH AU SAKKARA. + --LA TOMBE DE TYI.--RETOUR DANS LE SOIR COLORÉ._ + + CHAPITRE XI.--D'ALEXANDRIE AU CAIRE 135 + + _LA ROUTE DU CAIRE, VIA ALEXANDRIE.--LES ANTIQUES + PAYSAGES DU DELTA.--LE SÉPULCRE DU SAINT SEYID-EL-BEDAWI. + --UNE MISSION DÉLICATE.--VOYAGE EN «DAHABIYEH»._ + + CHAPITRE XII.--THÈBES 145 + + _EN ROUTE POUR LE CAMPEMENT, DANS LA CITÉ DES RUINES. + --LE VILLAGE DE KURNAH.--LES TOMBES VIVANTES.--LA HUTTE + DE PIERRE, PRÈS DU TEMPLE DE HATSHEPSU.--MON INSTALLATION. + --UNE PREMIÈRE NUIT A LA BELLE ÉTOILE._ + + CHAPITRE XIII.--LE TEMPLE D'AMMON 155 + + _COMMENT ON OBTIENT UNE EMPREINTE D'UN BAS-RELIEF.--UNE + PYRAMIDE SUR UN TEMPLE.--LA MYSTÉRIEUSE VACHE DE + HATHOR.--QUELQUES DÉTAILS HISTORIQUES AUTOUR DU TEMPLE + DE LA REINE HATSHEPSU.--«L'EXPÉDITION EN PONT.»_ + + CHAPITRE XIV.--PARMI LES TEMPLES 169 + + _LES TEMPLES ONT SUCCESSIVEMENT SERVI A DES CULTES + DIVERS.--L'INSCRIPTION D'UN PRÊTRE CHRÉTIEN.--LE PETIT + TEMPLE DE DER-EL-MEDINEH.--DÉTAILS ARCHÉOLOGIQUES. + --«CE MONDE N'EST PAS UNE VILLE DURABLE»._ + + CHAPITRE XV.--LA TOMBE DE LA REINE TYI 179 + + _COMMENT LES INDIGÈNES JUGENT LES ARCHÉOLOGUES.--DU ROLE + DE LA REINE TYI DANS L'HISTOIRE DES PHARAONS.--LE DIEU + NOUVEAU.--VISITE A LA TOMBE MYSTÉRIEUSE.--«SIC TRANSIT + GLORIA MUNDI.»--UNE CRUELLE DÉSILLUSION._ + + CHAPITRE XVI.--LE TEMPLE DE MENTUHOTEP 191 + + _ENCORE DES TOMBES, DES SARCOPHAGES, DES MOMIES. + --ANTIQUITÉS MODERNES...--L'HONNÊTE VOLEUR.--DANS LE + CLAIR-OBSCUR DES CAVEAUX.--LES PEINTURES DE LA TOMBE DE + NAKHT: SCÈNES DE LA VIE D'UN GENTILHOMME CAMPAGNARD. + --VERS LE TEMPLE DE SETI._ + + CHAPITRE XVII.--KARNAK 203 + + _UNE VISITE AU TEMPLE DE SETI.--LES PLUS BEAUX DOCUMENTS + DE L'ART DÉCORATIF ÉGYPTIEN.--LE «KHAMSIN» OU LE DÉSERT + INCENDIÉ.--JE REGAGNE LUXOR POUR ALLER ENSUITE A KARNAK. + --UNE CITÉ DE RUINES, TOUTES EN COLONNADES GRANDIOSES. + --LE MONOLITHE DE GRANIT ROSE._ + + CHAPITRE XVIII.--ENCORE KARNAK 217 + + _LA PROMENADE MERVEILLEUSE PARMI LES RUINES DE KARNAK + CONTINUE.--LE PETIT SANCTUAIRE DU ROI ÉTHIOPIEN, SHABAKO. + --LE JEUNE PHARAON COURONNÉ DE LOTUS.--LA DÉESSE A TÊTE + DE LIONNE.--LE LAC SACRÉ ET L'AVENUE DES SPHINX._ + + CHAPITRE XIX.--LE TEMPLE DE DENDERA 227 + + _EN DESCENDANT LE NIL.--LA FERTILITÉ ET LE PITTORESQUE + DE LA CAMPAGNE ÉGYPTIENNE.--LE «FELLAH» N'A PAS LA HAINE + DE L'ÉTRANGER.--LE TEMPLE DE DENDERA ET L'INFLUENCE + GRECQUE DANS L'ARCHITECTURE DU Ie SIÈCLE._ + + CHAPITRE XX.--ROSETTA 235 + + _EL-RASCHID, LA CITÉ PITTORESQUE MAIS INCONFORTABLE. + --L'HOTEL KARALAMBO ET LE «BAKKAL».--DU MOINS, LES + SUJETS DE TABLEAUX NE MANQUENT POINT DANS CETTE VIEILLE + VILLE RESPECTÉE DES EUROPÉENS.--LE DERNIER MINARET._ + + INDEX ALPHABÉTIQUE 245 + + TABLE DES PLANCHES 249 + + * + * * + + + CORBEIL.--IMPRIMERIE CRÉTÉ. + + + * * * * * + + + Liste des modifications: + + Page 40: «contruit» par «construit» (Cet imposant bâtiment fut + construit) + Page 86: «Mvhrab» par «Mihrab» (La _Mihrab_ ou _Kibla_, niche + sacrée) + Page 114: «scupltées» par «sculptées» (et caresse les boiseries + sculptées) + Page 116: «cemblent» par «semblent» (les bastions que l'on voit, + semblent être) + Page 125: «Lincol's» par «Lincoln's» (du square de Lincoln's Inn + Fields) + Page 138: «enropéennes» par «européennes» (aux laideurs européennes) + Page 152: «consisidérai» par «considérai» (je considérai cette + perspective) + Page 173: «temlpe» par «temple» (dans le grand temple de Ramsès III) + Page 189: «ving» par «vingt» (jeune homme âgé de vingt-cinq à + vingt-six ans....) + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of L'égypte, by Walter Tyndale + +*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 41155 *** |
