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Travers and -the Online Distributed Proofreading Team at -http://www.pgdp.net (This file was produced from images -generously made available by the Bibliothèque nationale -de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) - - - - - - - - - -VOYAGE À CAYENNE. - -TOME SECOND. - - - - -[Illustration: _Désert de Konanama dans la Guyane Française. Cimetière -et Inhumation des Déportés._ - -À gauche un groupe de Déportés pleurent la mort de leurs confrères qu'on -enterre à moitié. À droite Prévost et Becard en dansent de joie avec les -négresses. - -_On a vu ceux qui enterraient les morts, leur casser les jambes, leur -marcher et peser sur le Ventre, pour faire entrer bien vîte leurs -cadavres dans une fosse trop étroite et trop courte. Ils commettaient -ces horreurs pour courir à la dépouille d'autres déportés expirans. -(Déportation de J. J. Aymé, pag. 156. Voyage à Cayenne, Tome 2. 4me -Partie.)_] - - - - -VOYAGE À CAYENNE, - -DANS LES DEUX AMÉRIQUES - -ET - -CHEZ LES ANTROPOPHAGES; - - - Ouvrage orné de gravures; contenant le tableau général des - déportés, la vie et les causes de l'exil de l'auteur; des - notions particulières sur Collot-d'Herbois et - Billaud-de-Varennes, sur les îles Séchelles et les déportés - de nivôse (an 8 et 9), sur la religion, le commerce et les - moeurs des sauvages, des noirs, des créoles et des quakers. - - -SECONDE ÉDITION, - -Augmentée de notions historiques sur les Antropophages, d'un remercîment -et d'une réponse aux observations de MM. les journalistes. - -Par L. A. PITOU, déporté à Cayenne en 1797, et rendu à la liberté en -1803, par des lettres de grâce de S. M. l'Empereur et Roi. - - -TOME SECOND. - -_Prix, 7 fr. 50 c._ - - - PARIS, - CHEZ L. A. PITOU, LIBRAIRE, - rue Croix-des-Petits-Champs, nº 21, près celle du Bouloi. - -Octobre 1807. - - - - -NOTICE DES LIVRES - -DE L. A. PITOU. - - - Télémaque, 2 vol. in-8{o}. - Bossuet, 2 vol. in-8{o}. - La Fontaine, 2 vol. in-8{o}. - Jean Racine, 3 vol. in-8{o}. - Biblia sacra, 8 vol. in-8{o}. - -Édition du Dauphin, de Didot aîné. Papier vélin, collection rare et -précieuse, reliée en maroquin, dorée sur tranche. - -Voltaire, 70 vol., in-8, papier à 6 fr. avec figures, relié racine, -filets. - -Rousseau de Poinçot, 38 vol. in-8, papier vélin, avec figures, relié en -veau dentelle, filets, tranche dorée. - -Histoire de Russie, par Pierre-Charles L'Évêque, 8 vol. in-8, reliés en -veau, filet, avec un superbe atlas. - -Voyage du jeune Anacharsis en Grèce, 4e édition, de l'imprimerie de -Didot jeune. 7 volumes in-8, atlas in-fol. - - -On n'a tiré que cinquante exemplaires en papier d'Hollande. Celui-ci est -le trente-sixième. - -Rollin, in-4, complet. Histoire ancienne, romaine, traité des études, -les empereurs, 22 vol. - - -_Magnifique exemplaire de collection de voyages_, in-folio. - - 1º Voyage en Grèce, par Choiseul-Gouffier, 1 vol. - 2º Voyage de Naples et de Sicile, par Saint-Nom, 5 vol. - 3º Tableau pittoresque de la Suisse, 4 vol. - Table analytique, 1 vol. - Reliure uniforme. - On ne séparera aucun de ces voyages. - - - - -UN MOT D'ANALYSE - -SUR CET OUVRAGE, - -ET SUR MON ÉPISODE DES ANTROPOPHAGES. - - -Jusqu'ici le lecteur n'a pas eu de peine à nous suivre. Nous avons -donné, jour par jour, notre itinéraire de Paris à Rochefort; notre -embarquement, notre combat, notre naufrage, notre second départ et notre -traversée se suivent de même. Notre arrivée, notre séjour à Cayenne, où -nous avons décrit le sol, le climat, les noirs, les blancs, et les -agents du directoire, ont été suivis de notre dispersion dans les -déserts: on nous a plongés graduellement dans le malheur, pour qu'il -comprimât mille fois nos coeurs avant de peser sur nos têtes. Si pendant -notre séjour à Cayenne nous gémissons dans les fers, au moins nous ne -sommes point inquiets pour vivre; mais de combien de larmes -arrosons-nous le pain qu'on nous distribue encore pour quelques jours! -Nous attendons chaque matin le signal du départ pour le désert.....; -chaque matin nous annonce une nouvelle plus sinistre que celle de la -veille. Cayenne nous offrait l'image d'une ville ou d'un bourg; nous y -voyons encore quelques visages européens; mais au moment que nous n'y -penserons pas, l'ordre du transfèrement au désert arrivera tout à coup. -C'est dans ce désert que périront misérablement et infailliblement ceux -qui n'auront pas obtenu la commisération des créoles de la capitale. -Quelle perspective, grand Dieu! voilà la mort et toutes ses -horreurs......; la cruelle s'approche et s'éloigne pour devenir encore -plus hideuse; et nous n'avons ni la puissance ni la force de l'éviter ou -de l'invoquer. Graces au ciel, nous échappons à la mesure générale; nous -voilà à Kourou; nous n'avons rien: le sol est un sable, et le ciel est -d'airain. Un vieux Philémon nous console et nous peint le désert..... -Quelle solitude, grand Dieu! nos maux finiront-ils?.... Dans ce moment -chérir la vie, et compter sur elle, ce serait embrasser une ombre. Cet -état violent me donna pour ma conservation cette indifférence, suite -naturelle des maux toujours croissants dont on n'ose calculer la fin. -Pour m'étourdir sur mon état, je formai le dessein de voir ces Caraïbes, -aussi extraordinaires par leur équité que par leur barbarie. Que -risquais-je, puisque mon retour et ma conservation étaient un prodige? -Si ce prodige, que je ne perdais pas de vue, m'arrivait un jour, je -m'étais instruit, et je gagnais beaucoup sans avoir rien hasardé. Cette -entreprise périlleuse, que je ne ferais peut-être plus aujourd'hui que -ma conservation dépend de moi, en montrant au lecteur le degré de misère -où le sort nous avait plongés, le tient sans cesse attaché à nos pas, et -donne a l'ouvrage ces nuances, ces transitions et cette unité de sujet -requises par nos censeurs comme par les écrivains méthodiques. Il est -vrai que je n'ai pas pris de compas pour mesurer les passages de la -douleur au plaisir. Je n'avais ni repos, ni fortune, ni cabinet pour -méditer à loisir, et mes transitions étaient encore plus rapides que je -ne les ai exprimées. C'est ce qui a fait dire à mes censeurs que la -certitude d'intéresser par mon récit m'a fait quelquefois négliger -l'unité du sujet; au reste, si leur analyse est aussi fidèle qu'elle est -précise, mon plan est correct, et mon ouvrage leur doit son mérite et -son débit. - -Comme il faut des transitions à tout, et que la vérité nue blesse autant -les yeux que le grand jour, j'emploierai quelques tours de langage pour -demander au rédacteur du Journal de l'Empire, qui croit que j'ai donné -un conte au lieu d'un voyage chez les Antropophages. S'il était à Paris -au commencement de 1802, il y aurait vu ce fameux sauvage du nord, -expatrié en France, accourir tous les matins dans les marchés et dans -les échaudoirs de la capitale, s'y gorger de sang, et dévorer avidement -les chairs et les entrailles encore palpitantes des animaux à moitié -assommés. Ses yeux étincelaient comme ceux d'un lion rugissant à la vue -d'un tendre agneau; ses lèvres tremblotantes à l'approche d'un enfant -indiquaient si bien son appétit, que le gouvernement, qui paraissait -n'avoir montré cet être aux Parisiens que pour leur prouver que les -Antropophages ne sont pas encore entièrement relégués hors de l'Europe, -prit la précaution de faire enfermer celui-ci pour qu'il ne dévorât -personne. S'il n'a tenu qu'au rédacteur de voir un Antropophage à Paris, -comment n'en aurai-je pas rencontré dans les déserts qu'ils habitent? -J'ai marqué assez clairement les nuances qui différencient les créoles, -les noirs, les Caraïbes des côtes et ceux de l'intérieur, pour que -chacun me suive et reconnaisse la vérité de mon récit. Si notre -éloignement prétendu des Antropophages a motivé l'incrédulité du -censeur, qu'il prenne la carte de la Guiane, il verra qu'à deux lieues -de la côte commencent les solitudes impénétrables de sept cents lieues -de profondeur sur quinze ou dix-huit cents de long; que tout ce pays est -couvert de bois, arrosé de rivières, et peuplé de toute espèce -d'animaux, dont quelques-uns ont la figure humaine, et quelque chose de -plus ou moins rapproché de nous. Dans mon avant-propos sur les Caraïbes -j'ai remonté à la source de leur férocité, pour que le lecteur ne crie -pas à l'invraisemblance. Si j'eusse été chercher ces Caraïbes -antropophages qui nous surprirent avec les Indiens des côtes, mon -excursion pourrait paraître fabuleuse; mais une rencontre imprévue n'est -pas arrivée qu'à moi seul: plusieurs missionnaires ont couru les mêmes -dangers en portant le flambeau de l'Évangile et de l'instruction de -Cayenne dans la Guiane, chez les Galibis. Les Indiens du grand désert -poursuivent ceux des côtes que les missionnaires ont un peu apprivoisés -avec les Européens, comme les animaux sauvages ou libres accablent ceux -qui s'échappent de chez nous. C'est une guerre à mort entre ces peuples: -le vaincu devient la proie du vainqueur, qui le déchire et le dévore -autant par férocité que par goût et par appétit. Cette fureur, dont j'ai -failli être victime, n'est incroyable qu'à Paris, où Cayenne et la -Guiane étaient un pays perdu avant notre exil; tant les hommes ne jugent -le monde et leurs semblables que par ce qu'ils voient dans le petit coin -de terre qu'ils habitent. J'aurais voulu que mes incrédules eussent -motivé leur scepticisme sur notre éloignement des Caraïbes, ou sur -l'impossibilité de retrouver des hommes aussi barbares que nos Indiens. -Le premier motif de leur doute eût disparu en ouvrant la topographie de -la Guiane. Le second se fut éclairci en France, où l'on a adopté la -méthode anglaise de se gorger de viandes encore saignantes. Nos -gourmets, qui savourent sans effroi un rostbif sanguinolant, se -souviendraient peut-être de cette apostrophe de Plutarque: - -«Homme policé, tu doutes qu'un autre homme ose te manger! ne lui en -as-tu pas inspiré la pensée? N'as-tu pas eu sous ses yeux le courage -d'approcher de ta bouche une chair meurtrie et sanglante? N'as-tu pas -brisé sous ta dent les os d'une bête expirante? N'a-t-on pas servi -devant toi des corps morts, des cadavres? Ton estomac n'a-t-il pas -englouti des membres qui, le moment d'auparavant, bêlaient, mugissaient, -marchaient et voyaient? Tu n'as faim que de bêtes innocentes et douces -qui ne font de mal à personne, qui s'attachent à toi, et que tu égorges -tranquillement, parce qu'elles ne peuvent se défendre, tandis que tu -épargnes les animaux carnassiers, parce qu'ils te font peur ou que tu -les imites. Ton ménagement pour ton espèce est donc une vertu d'égoïsme -ou de faiblesse, que le plus fort et le moins civilisé méconnaît en te -confondant comme lui dans la classe commune de tous les autres animaux, -dont chacun n'écoute que son instinct et son appétit. Homme policé, tu -pourrais nier cette vérité trop palpable pour toi, si tes lèvres et tes -mains n'avaient jamais touché un être vivant immolé à tes goûts, à tes -besoins ou à ton appétit.» - -Des incrédules d'une autre espèce s'y sont pris différemment pour me -démentir. Ils ont déplacé toutes les vertus du sein de la société -policée pour en gratifier nos Indiens; ils ont prêché d'exemple, comme -ce législateur qui se laissa mourir en secret loin de son pays pour -obtenir l'observance du code qu'il venait de donner à ses concitoyens. - -En 1799 nous vîmes arriver à Cayenne des hommes marquants, imbus des -principes de Rousseau sur la prétendue perfection des sauvages dans -l'état de nature. Ces hommes, en mettant pied à terre, évitent les -créoles et les blancs, comme des hommes pervers ou pestiférés, -s'enfoncent de suite dans le désert pour respirer au sein des Caraïbes -le charme de la nature, de l'innocence et de la vertu. Ces solitaires -boudeurs contre la société qui ne s'était pas mise à leurs genoux pour -implorer leurs lumières, en venant les donner à des êtres qu'ils -élevaient pour s'exhausser, s'étaient réellement persuadés, à force de -chimères, que la perfectibilité n'était que chez nos Indiens. Ces -visionnaires, réduits volontairement à la plus affreuse détresse, -poussèrent la misantropie jusqu'à refuser avec une humilité orgueilleuse -les offres du gouverneur de Cayenne, dont la visite fut accueillie par -eux comme celle d'Alexandre par Diogène. Le chef de cette singulière -académie avait inspiré à ses disciples une égale aversion pour les -habitants des côtes; quelques uns de ses néophites ayant communiqué avec -nous, furent presque soumis à un second noviciat. Ils ne devaient -trouver rien de beau et de naturel que la nudité, l'isolement et la -rusticité des Caraïbes, ces hommes si parfaits dans les romans des -voyageurs systématiques. L'ivrognerie dégoûtante et l'abrutissement de -ces barbares devaient être honorés du saint nom de liberté et -d'indépendance. - -Nos philosophes se mirent donc à singer les Indiens; leur pantomime -était si outrée, que ces sauvages s'en moquèrent, et s'éloignèrent d'eux -sans daigner leur accorder un signe de pitié. Alors nos réformateurs, -dupes de leur système, et jouets des Indiens, pour ne rien perdre du -stoïcisme de ce philosophe qui s'écriait dans un accès de goutte qui lui -retournait les membres, qu'il doutait de son mal, se laissèrent mourir -de misère et de consomption plutôt que de revenir à la côte au milieu -des créoles qui leur tendaient les bras. Voilà des vérités incroyables, -pour la confirmation desquelles j'en appelle en Amérique au témoignage -de tous les Cayennais, et en Europe à celui d'un célèbre professeur de -physique de l'École polytechnique, néophite de ces illuminés; il -s'applaudit de les avoir seulement encouragés du geste et de la voix en -restant sur le rivage de France, pour attendre à leur retour les effets -de la propagande. - -Puisque l'incrédulité a eu ses héros et ses martyrs jusque dans la -Guiane, les critiques de Paris ont eu plus raisonnablement le droit de -douter de ce qu'ils n'ont pas vu. Mais ces émigrations prouvent au moins -que notre voyage et les prodiges du pays où nous fûmes exilés ont piqué -la curiosité des hommes les plus marquants. Sans notre déportation, -Cayenne n'aurait peut-être jamais eu l'honneur d'être visitée par Jérôme -Napoléon, qui vogua sur cette plage l'année dernière, conduit par -l'étoile de bonheur qui précède le chef de cette auguste famille: et -j'entends répéter aujourd'hui à mes amis et à mes censeurs, que pour un -tiers de sa fortune chacun d'eux voudrait avoir fait mon voyage et mon -retour. Mais on ne désire pas voir un pays fabuleux; il fallait donc -examiner ma narration avant de la nier. Ma peinture des usages, des -moeurs et du caractère des Caraïbes n'est point un tableau de fantaisie -fait en Europe; la copie indique l'original. J'aurais mieux observé les -transitions en écrivant une nouvelle historique. Mon Voyage est un -journal où les évènements se classent dans l'ordre qu'ils se présentent. -Je l'ai rédigé dans les déserts, au milieu des privations, de la misère, -et d'une nuée d'insectes dont les aiguillons me faisaient souvent -jaillir le sang des yeux et des mains. Si je l'eusse trop retouché à mon -retour, mes censeurs m'auraient reproché de civiliser les Indiens. -Continuons donc de peindre le sol, les animaux et les habitants de la -Guiane. - - - - -VOYAGE À CAYENNE. - - _Forsan et hæc olim meninisse juvabit._ - Virg. Æneid., lib. I. - - L'innocent dans les fers, sème un doux avenir. - - -_Suite de la troisième partie._ - - -Nous fûmes agréablement distraits de la peinture de la Guyane par les -_holà_ d'une négritte qui venoit de prendre un _caméléon_ à qui elle -avoit crevé les yeux. - -Le caméléon, nommé ici _agaman_ ou _trompe-couleur_, est un lézard d'un -pouce de diamètre, long d'un pied et demi, qui a la gueule fournie de -deux rangs de dents incisives. Il marche lentement sur quatre pattes -armées de cinq griffes musculeuses. Ce phénomène n'a réellement aucune -couleur, il prend et dépose successivement celles des corps sur lesquels -il s'attache. Le hasard nous donna l'idée de faire sur celui-ci une -expérience singulière. Il avoit les deux yeux crevés: si sa peau n'est -qu'un miroir, quand nous l'aurons arraché de dessus un corps rouge ou -vert, que nous couvrirons de blanc, il doit être blanc à l'instant où -nous le mettrons sur cette dernière couleur; mais s'il s'écoule un tems -entre la première et la seconde métamorphose, alors il ne réfléchit pas -la couleur, mais il la dépose, puis il la pompe: en effet, nous le -mettons sur une calebasse verte, il s'y cramponne, ses pattes allongées -s'y fixent; il entr'ouvre sa gueule, et sa gorge nuancée d'une écharpe -brillante; il aspire l'air, laisse évaporer la couleur grise de la terre -où nous l'avions mis d'abord: à mesure que ses poumons s'enflent, il -élargit ses pattes, le gris de la terre est chassé par le vert de la -calebasse, et passe peu-à-peu, comme un nuage qu'un autre pousse: il -s'imprègne des esprits vitaux qui l'entourent, il n'en saisit que l'âme -ou la couleur. Nous répétons l'expérience sur différens objets, toujours -même résultat; la vérité me reste, la cause m'échappe: que les -naturalistes en rendent compte, il est tems de dîner. - -Le portrait que le maire nous avoit fait des fléaux de la colonie, me -revenoit sans cesse à l'idée, et me paroissoit exagéré relativement aux -vers et à la putréfaction; je ne pus m'en taire. Alors chaque habitant -confirma le récit par des faits plus ou moins frappans. - -Un nommé _Lahaye_, qui vit encore, venu ici avec la colonie de 1763, -s'étoit relégué sur les roches voisines,[1] où il couchoit en plein air -dans un canot, ne voulant pas, disoit-il, dépendre de personne. Il avoit -un cancer au nez, qui resta un jour découvert pendant son sommeil. Des -mouches y firent leur ponte, des vers suivirent, la putréfaction étoit -si grande, que personne ne pouvoit approcher du malade. On le fit porter -à Cayenne, dans la croyance qu'il mourroit en route. Le médecin Noyer -fit mourir les vers. La plaie se cicatrisa, et cet accident fit guérir -le cancer que les vers avoient rongé. (Je puis attester ce fait, tant -sur le témoignage du particulier que j'ai vu et qui a repassé en France -en 1800, que sur celui du chirurgien.) - -[Note 1: Les roches de Kourou sont remarquables par la blancheur et -la grosseur des veines qu'on y apperçoit; j'en ai mesuré plusieurs qui -ont plus d'un pied de diamètre. Ces veines, d'un marbre blanc, noir et -rouge, indiquent les momens de la pétrification. J'en ai tiré des -ossemens de grand poisson semi-pétrifiés, et la plus considérable de ces -masses se nomme techniquement, _roche de la baleine_. Le pied est arrosé -d'eaux minérales, et le fer se trouve là et dans toute la Guyane, en si -grande abondance, que les minéralogistes répondent d'en tirer 16 onces -sur 20. On y soupçonne des mines de diamant. Le caillou de Sinnamary est -un brillant connu et estimé des lapidaires. Il est aussi dur à tailler -que la rose, mais ses veines et ses paillettes diminuent beaucoup de sa -valeur.] - -Ce même homme, dans son canot, comme Diogène, dit M. Colin, trouva un -jour à ses côtés un serpent qui venoit se réchauffer sur son cou. Lahaye -se réveille à moitié, sent quelque chose de froid, le jette hors du -canot, se rendort, l'animal revient, Lahaye le retrouve le matin enlacé -autour de ses jambes, sans en avoir été piqué. - -«Nous ne nous effrayons pas, ajouta M. Colin, d'en trouver quelquefois -dans nos lits. Cet animal, froid comme glace, cherche la chaleur et ne -fait de mal que quand il a peur, il est aussi prudent que craintif; mais -quand il vit éloigné des cases, l'aspect de l'homme l'effarouche, il -fuit ou il entre en fureur, et se jette sur lui.»--C'est sûrement pour -apprivoiser ces rossignols-là, que le directoire m'a fait quitter Paris, -dit Margarita;» Mais comment nos premiers devanciers Collot et -Billaud-Varennes s'y sont-ils pris?[2] MM. Molly, Laugois et Langlet, -qui ont été à portée de les voir de près, satisfont à sa question. - -[Note 2: Rien ne nous intéresse plus que la vie privée des hommes -fameux, rentrés dans le néant, ou de force ou de plein gré. _Dioclétien, -Denis le jeune, Sylla et Charles XII_, dépouillés de leurs ornemens -royaux, éveillent la curiosité philosophique du spectateur impartial. Il -seroit bon que l'histoire recueillît jusqu'aux plus petites -particularités des hommes qu'elle ne pouvoit envisager au milieu du -tourbillon de gloire ou de fumée qui les environnoit. Quand la foudre a -brûlé l'auréole, et qu'ils survivent à leur chute, on se contente de -dire, ils végètent... Non non, ils naissent pour nous, et ils vivent -réellement pour tout le monde pensant.] - -Ces deux déportés, membres du formidable comité de salut public de 1793, -arrivèrent ici en juillet 1795. Après avoir essuyé à leur bord le même -traitement que vous sur la Décade, ils comptoient si bien sur un prompt -rappel, qu'ils demandoient en route au capitaine, si un bâtiment parti -après eux pour venir les chercher, pourroit les devancer à Cayenne. - -Cointet avoit succédé provisoirement à Jeannet. La colonie étoit en -combustion; ils s'attendrirent d'abord sur le sort des nègres que le -gouverneur protégeoit d'un côté et punissoit de l'autre. Chaque jour -voyoit éclore des nouvelles conspirations; Cointet ouvrit les yeux, -sonda les deux déportés l'un après l'autre; comme ils s'étoient divisés -sur le bâtiment, il les avoit séparés à Cayenne; Collot fut mis d'abord -au collège, et Billaud au fort. Celui-ci refusa de faire la cour au -gouverneur; l'autre plus insinuant, lui communiqua quelques projets de -correction fraternelle pour les noirs. Les voies de douceur n'ayant fait -qu'empirer le mal, Collot proposa l'établissement des maisons de -correction où les nègres rebelles ou conspirateurs reçoivent des -centaines de coups de nerf de boeuf. - -Il tomba malade et son collègue aussi, et ils furent mis à l'hospice. -Les soeurs frissonnoient à leur aspect, comme un voyageur sans armes à -la vue d'un lion ou d'un gros serpent qui passent fièrement à sa -rencontre en levant leur tête écaillée ou leur crinière à demi-hérissée; -les curieux les visitoient comme des bêtes fauves dans une cage de fer; -les observateurs les approchoient pour les approfondir et les juger. Un -soir Billaud vint se joindre à des colons qui faisoient l'office de -garde-malades auprès d'un habitant qui avoit été tourmenté pendant la -journée de crises très-violentes; un léger sommeil l'ayant surpris avec -la nuit, ses gardiens s'étoient retirés à l'embrasure d'une croisée -voisine; la conversation étoit peu animée, et Billaud, à chaque minute, -alloit sur la pointe du pied entr'ouvrir doucement les rideaux du -malade.... revenoit sans bruit, la main sur ses lèvres, en disant: -_Taisons-nous, il dort._ Un des colons le prend par la main, fait signe -aux autres.... Tous se réunissent au bout de la salle..... - -«Citoyen Billaud, comment montrez-vous tant de sensibilité pour un -vieillard qui vous est inconnu, après avoir fait égorger, de sang-froid, -tant de milliers de victimes, parmi lesquelles vous deviez avoir -quelques amis?»--Il le falloit d'après le système établi; si vous en -connoissiez les ressorts, vous ne verriez aucune contradiction dans ma -conduite.--Ne nous parlez pas d'un système qui ne peut être cimenté que -par le sang; un gouvernement de cette sorte, le crime à part, ne pose -que sur des bases ruineuses, ou, pour mieux dire, sur des échasses, et -vous ne pourrez disconvenir que les architectes d'un pareil édifice ne -soient responsables même de son succès momentané; à plus forte raison de -sa chute, et enfin de son entreprise.--Faites le procès à la république, -si vous voulez faire le mien.--Quelle identité, s'il vous plaît?--Quand -la moitié de l'état dispute ses droits à l'autre moitié, quand la guerre -intestine communique ses flammèches à celle de l'extérieur, quand -l'airain de toutes les nations vomit la mort sur nos têtes, quand le -bronze retentit jusque dans l'enceinte des loix, quel parti faut-il -prendre?--Il n'est plus tems de choisir en ce moment, mais il falloit -prévoir ces crises.--Nous ne l'avons pas fait, et la rage dans le coeur, -nous nous sommes battus comme des lions; des mesures énergiques ont -étouffé les séditieux de l'intérieur, tandis que nous portions nos -regards au-dehors.--Bien raisonné: mais qui vous a confié cette autorité -suprême?--Le peuple.--Mais le peuple qui vous l'a refusée a été -emprisonné, égorgé, en proie à la guerre civile; la majorité de vos -collègues a été chassée et suppliciée par vous; vous vous trompez donc -en mettant le peuple de votre côté?--S'il n'y étoit pas, pourquoi -avons-nous été les plus forts pour décréter la république, fixer le sort -de Capet et de sa famille, pour organiser le gouvernement -révolutionnaire; enfin pour pousser nos opérations, sinon à leur fin, du -moins à un terme qui empêche tout le monde de rétrograder?--Ce -_pourquoi_ fut votre droit tant que personne ne put vous faire rendre -compte. Le _pourquoi_ du vainqueur est la loi du plus foible. La mort de -Lucrèce servit de prétexte à Brutus pour s'élever contre Tarquin. La -mort d'Isménie assura le triomphe de Léonide. L'autorité des trente -tyrans fut légitime à Athènes, tant qu'ils purent la maintenir. -L'origine des différentes formes de gouvernement est presque toujours -l'effet de la témérité, du hasard et quelquefois de la nécessité. À -Rome, une femme violée renverse le trône; à Carthage, la guerre civile -et la mauvaise foi changent le siège des suffètes en dais royal. En -Égypte, un oracle mal interprété ou mal entendu, donne à Psammenit seul -les douze palais de ses collègues, au moment où ceux-ci alloient -l'égorger. À Syracuse, l'inconstance et l'esprit remuant de la populace -forcent Gelon de forger un sceptre et de porter le diadème. De nos -jours, les cantons helvétiques, à la voix d'un personnage obscur, se -révoltent, se coalisent, et se délivrent de l'autorité impériale; -partout le succès légitime l'entreprise. Le vainqueur ayant essuyé un -revers, dit ensuite comme vous: Vous me punissez: _Pourquoi ai-je été -maître?_ C'est que le peuple étoit de mon côté, s'il n'y est plus -aujourd'hui, dois-je en être victime?» - -»Non; mais quand j'ai reconquis mes droits, dit le souverain, j'examine -quel usage vous avez fait de votre victoire. Le _pourquoi_ devient un -chef d'accusation quand vous avez abusé du droit de vie et de mort que -vous aviez usurpé. L'arbitraire de votre conduite illégitime vos succès. -De l'acte je remonte à la cause, quand l'un et l'autre sont également -injustes, vous avez volé le pouvoir au parti même qui succombe avec -vous, et l'abus qui a suivi votre triomphe est une accusation générale -contre vous (ici suivit le tableau du régime de la terreur avec des -apostrophes vives et injurieuses à cet exilé.) Vous avez donc -visiblement abusé d'un pouvoir que vous pouviez mériter par un bon -usage. Nous ne concevons rien à votre flegme! Si vous avez puisé dans la -philosophie moderne le secret d'anéantir les remords, cette philosophie -est le plus grand fléau de l'univers. Mais comment concilier votre -logique et votre innocence avec le trouble de votre collègue; peut-il -être coupable d'avoir exécuté vos ordres?--À ces mots Billaud tournant -fièrement la tête sur Collot qui dormoit sur un lit voisin, s'écria: -C'est un lâche, il a fait son devoir comme moi, j'ai voulu être -républicain et si j'étois à recommencer je ne dis pas ce que je ferois, -je n'aurois plus la folie de prodiguer la liberté à des hommes qui n'en -connoissent pas le prix. Pour nos intérêts et pour le bonheur des deux -mondes, je voudrois modifier à l'infini le _décret du 16 pluviose an -II_. Ce fatal décret qui met la bride sur le col aux nègres, est -l'ouvrage de Pitt et de Robespierre.» La conversation reprit avec plus -de chaleur sans que Billaud refusât son estime à ceux qui lui parloient -si durement. - -Jeannet, retourné en France auprès du directoire installé à la fin de -1795, fut renvoyé à Cayenne avec le titre d'agent. Son retour fut un -coup de foudre pour ces deux exilés.--Hélas! s'écria Collot, nous sommes -perdus, Jeannet croit que nous avons trempé dans la mort de Danton; pour -moi, j'en suis innocent. Cointet part; Jeannet les consigne chez eux; au -bout de cinq jours ils doivent quitter l'île..... Ils ne sortoient -jamais sans escorte. C'étoit une garde d'honneur sous Cointet, qui se -changea en janissaires, sous son successeur; leurs guides leur -chantoient _le Réveil du peuple_, et les jeunes gens qui les entouroient -faisoient _chorus_. - -Victor Hugues, agent de la Guadeloupe, qui devoit sa promotion à ces -exilés apprit en frémissant la manière dont Jeannet se conduisoit à leur -égard. Une goëlette de Cayenne arrive à la Guadeloupe. «Il ne tient à -rien que je ne vous traite en ennemi, dit Hugues au capitaine. Votre -Jeannet est un royaliste que j'aurois du plaisir à faire fusiller, il se -venge sur les plus purs patriotes.» Il remit des malles, des fonds et -des lettres pour ces deux exilés, avec une grande semonce à Jeannet qui -ne fit qu'en rire et leur intima l'ordre de sortir de Cayenne -sur-le-champ. - -Leur système avoit donné une si odieuse célébrité à leurs personnes, -qu'au moment de leur départ, toute la ville accourut au rivage en -élevant les mains au ciel avec des transports de joie. Collot couvroit -sa figure de sa longue redingote liserée de rouge. - -Billaud tranquille marchoit à pas comptés, la tête haute, un perroquet -sur son doigt qu'il agaçoit d'une main nonchalante, se tournant par -degrés vers les flots de la multitude à qui il donnoit un rire -sardonique, ne répondant aux malédictions dont on le couvroit que par -ces mots à qui l'accent donne beaucoup d'expression dans la bouche d'un -homme de son caractère: _Pauvre peuple!... Jacquot!.... Jacquot!... -Viens-nous en, Jacquot!...._ Quelques partisans les suivoient de loin la -larme à l'oeil, plaignant l'un et admirant l'autre. Dans ce moment -Billaud avoit tant d'expression dans ses traits, que d'un même regard il -disoit au peuple: Vous brisez mon idole, parce qu'on vous l'ordonne, et -à ses affidés: Ne vous découragez pas, notre parti triomphera et ces -malédictions se changeront en hommages. Il marchoit à quelque distance -de Collot, le fixant toujours d'un air de pitié et d'indignation. - -Jeannet les relégua d'abord sur la sucrerie de Dallemand, séquestrée -alors au profit de qui de droit, parce que la propriétaire étoit restée -en France où elle avoit fait un long séminaire en prison durant le -régime de la terreur. Billaud voyoit son collègue avec indifférence; ils -étoient souvent en rixe au milieu de l'abondance, car le gouvernement -leur donnoit douze cents livres de pension, le logement et les vivres. - -Malgré ces prérogatives ils ont toujours été exécrés des blancs et des -noirs, qui ont constamment refusé tout ce qu'ils leur offroient. Ils -écrivoient souvent, ils savoient toutes les nouvelles malgré la -surveillance de Jeannet. Collot[3] avoit commencé l'histoire de la -révolution; il la suspendoit souvent pour envisager son sort....--_Je -suis puni_, s'écrioit-il, _cet abandon est un enfer_. Il attendoit son -épouse ou son retour, son impatience lui occasionna une fièvre -inflammatoire. M. Gauron, chirurgien du poste de Kourou, fut mandé; il -ordonna des calmans et d'heure en heure, une potion de vin mouillé de -trois quarts d'eau; le nègre qui le gardoit pendant la nuit, s'éloigna -ou s'endormit. Collot dans le délire, dévoré de soif et de mal se leva -brusquement et but d'un seul trait une bouteille de vin liqueureux, son -corps devint un brasier, le chirurgien donna ordre de le porter à -Cayenne, qui est éloigné de six lieues. Les nègres chargés de cette -commission, le jettèrent au milieu de la route, la face tournée sur un -soleil brûlant. Le poste qui étoit sur l'habitation, fut obligé d'y -mettre ordre; les nègres disoient:--_Yé pas vlé poté monde-là qui tué -bon Dieu que hom_. (Nous ne voulons pas porter ce bourreau de la -religion et des hommes).--Qu'avez-vous? lui dit en arrivant le -chirurgien Guisouf.--_J'ai la fièvre et une sueur brûlante._--_Je le -crois bien, vous suez le crime._ Collot se retourna et fondit en larmes; -il appeloit Dieu et la Vierge à son secours. Un soldat à qui il avoit -prêché en arrivant le système des athées, s'approche et lui demande -pourquoi il invoque ce Dieu et cette Vierge dont il se moquoit quelques -mois auparavant? - -[Note 3: Collot disoit à ceux qui frémissoient de voir en lui le -président des désastres de Lyon; si je n'avois pas adouci les ordres du -comité de salut public, j'aurois brûlé Lyon, élevé une colonne au -milieu, et gravé dessus: _ci gît Lyon_.] - -»_Ah mon ami, ma bouche en imposoit à mon coeur._ Puis il reprenoit: -_Mon Dieu, mon Dieu, puis-je encore espérer un pardon? Envoyez-moi un -consolateur, envoyez-moi quelqu'un qui détourne mes yeux du brasier qui -me consume.... Mon Dieu, donnez-moi la paix._» L'approche de ce dernier -moment étoit si affreux qu'on fut obligé de le mettre à l'écart: pendant -qu'on cherchoit un prêtre, il expira le 7 Juin 1796, les yeux -entrouverts, les membres retournés en vomissant des flots de sang et -d'écume. _Discite justitiam moniti et non temnere divos._ - -Jeannet faisoit une partie de billard, quand on vint lui annoncer cette -mort...--«Qu'on l'enterre, il aura plus d'honneur qu'un chien» dit-il -sans déranger son coup de queue. Son enterrement se fit un jour de fête. -Les nègres fossoyeurs, pressés d'aller danser, l'inhumèrent à moitié, -son cadavre devint la pâture des cochons et des corbeaux. - -Il avoit quarante-trois ans, étoit d'une taille avantageuse, d'une -figure commune, mais spirituelle; il avoit d'excellentes qualités du -côté du coeur, beaucoup de clinquant du côté de l'esprit; un caractère -foible et irascible à l'excès, généreux sans bornes, peu attaché à la -fortune, bon ami, et ennemi implacable. La révolution a fait sa perte; -il se proposoit d'expier ses torts dans l'histoire de sa vie qu'il avoit -commencée; il travailloit aussi à la rédaction des annales de la -révolution; ses notes ont disparu à sa mort; Billaud s'en est emparé -suivant quelques-uns, d'autres disent qu'il les a brûlées. - -Pendant la maladie de Collot, Billaud fut envoyé à Synnamari, à 24 -lieues au N. E. de Cayenne, tous les Synnamaritains se donnèrent le mot -pour le traiter comme une bête fauve. Bosquet seul, pour lui donner -asile, brava l'animadversion publique; sa maison fut redoutée comme -celle d'un lépreux; peu après, Billaud loua une case avec les deniers de -l'état, travailla sans relâche à l'histoire de la révolution et se -consola de sa solitude par une correspondance active avec Hugues. - -En 1796 et 1798, au moment où nous arrivions, ses amis publièrent -secrètement, pour relever son crédit, qu'il étoit rappelé au corps -législatif. Quelques jeunes gens indignés d'un pareil choix, -l'attendirent un jour à l'écart, au milieu du bois qui conduit au bord -de la mer, au moment où il passoit d'un air triomphant. Il fut interdit -par ces mots... _Arrête, scélérat!_ Il se jetta à genoux, demanda -très-humblement la vie à quatre chasseurs qui le mettoient en joue avec -une carabine qui n'avoit pas de chien. Il regagna le village à pas de -géant. De ce moment, il ne sortit plus de sa case que pour prendre son -dîner, et se barricada avec soin. - -À la fin de 1797, les seize déportés de _la Vaillante_ le rejoignirent, -il étoit sur la galerie de la case de Bosquet, quand ils traversèrent la -rue; il en salua quelques-uns, qui lui rendirent sans le reconnoître. -Pichegru le fit rentrer par une apostrophe énergique. Les seize se -logèrent comme ils purent. - -Au bout d'un mois, l'un d'eux (l'abbé Brottier) se trouva chez Bosquet -au moment du dîner de Billaud. Il s'ouvrit, Brottier en fit autant, et -Billaud retrouva un antagoniste, plutôt qu'un compagnon, les autres -n'ont eu avec lui aucune relation ni directe, ni indirecte. - -À la mort de Brottier, le 12 septembre 1798, il rentra dans sa case. À -la fin de novembre de la même année, lorsque les déportés de Konanama -furent transférés à Synnamari, il obtint la permission d'aller à -Cayenne. L'agent Burnel, qui ne faisoit alors que d'arriver, le garda -trois jours caché chez lui, pour prendre secrètement ses conseils, et ne -pas s'aliéner l'esprit des habitans. Il lui loua l'habitation de Lambert -au mont Sinery où toute la suite de l'agent se rendoit souvent en grande -pompe. - -_N. B._ L'arrivée de Hugues en 1800 a mis Billaud sur le pinacle. Ce -dernier agent a commencé par lui faire visite, lui donner tous les -moyens de venir à Cayenne, lui allouer dans l'île l'habitation -d'Orvilliers, afin de le voir à son aise. - -Quoique nous soyons déportés pour des causes différentes, et que nous -fassions deux corps, je dois dire que Billaud n'a jamais profité de son -crédit auprès de Burnel et de Hugues pour influencer en rien notre -existence; qu'il soit innocent, qu'il soit coupable, il a droit à la -vérité. - - * * * * * - -Ces dîners et ces fêtes ne dureront pas long-tems. La maladie nous a -déjà entamés. Nos vivres sont à moitié consommés; nous ne vendons plus -rien; nous n'avons point de plantage, point de canot pour aller à la -pêche, point de nègres chasseurs, point de cultivateurs. Givri et -Noiron, qui sont très-malades, ont trouvé à se placer chez le maire du -canton, celui de Makouria se charge de Pavy, qui ne se porte pas mieux. -Cardine, moribond, est porté chez M. Colin. Nous ne restons plus que -trois à la case, et déjà nous pesons nos vivres.... 70 livres de riz -pour tout le tems que nous resterons dans la Guyane française.... Quelle -perspective!.. Nous ne pouvons rien demander au gouvernement: nous -sommes sous la surveillance du maire et du poste. Nous obtenons des -permis comme les nègres, pour aller d'un canton dans l'autre; mais nous -ne pouvons même plus faire le sacrifice de ce dernier reste de liberté -pour aller aux déserts de Konanama et de Synnamari partager les vivres -avec nos compagnons d'infortune; il faut que nous devenions la pâture -des bêtes féroces, ou que les habitans se chargent gratuitement de notre -nourriture et de notre entretien. _Pourquoi, dira-t-on, avez-vous formé -un établissement, sans avoir les facultés suffisantes? Il falloit suivre -vos camarades dans le désert, ou vous enfoncer dans les terres, y bâtir -des cases et faire des abatis._ - -Quand nous étions encore à Cayenne, le respectable Chapel, officier -ingénieur, envoyé pour visiter le désert, avoit dit à Jeannet: _Konanama -sera le tombeau du plus grand nombre de ces malheureux; il seroit moins -inhumain de les tuer sur-le-champ à coup de fusils; on leur épargneroit -ainsi les souffrances d'une longue agonie_... Tous les habitans et -Jeannet lui-même nous engageoient à ne pas aller au désert... -_Sauvez-vous du désert à quelque prix que ce soit_, nous crioit-on de -toutes parts en versant des larmes. Jeannet, en nous donnant ce conseil, -auroit pu ajouter: Sauvez-vous du désert, pour me dispenser du soin de -m'occuper de vous davantage; achetez de moi ce que je ne devrois pas -vous vendre, achetez un peu plus de liberté pour vos vivres, vous -mourrez peut-être aussi bien chez les colons qu'à Konanama; mais une -fois le marché passé, je ne m'occuperai que de faire recueillir vos -successions, quand vous aurez vécu à vos frais ou à ceux des habitans. -Avec des bras et des vivres, nous aurions peut-être formé des -établissemens dans les terres incultes qui étoient notre seul -patrimoine, car les colons ont choisi les concessions les plus -favorables et les plus près des bords de la mer; nous n'avons point de -noirs, les habitans n'en peuvent pas avoir assez; quand le gouvernement -nous en céderoit, qu'en pourrions-nous faire depuis qu'ils sont libres -et que Jeannet nous peint à leurs yeux comme des tyrans? Il faudroit -donc travailler nous-mêmes, et nous sommes moribonds; nous n'avons point -de vivres pour atteindre la récolte; viendra-t-elle dans vingt-quatre -heures? Enfin, nous ne sommes que trois; donnez-nous donc à manger. -«_Travaillez_, dites-vous;» la chose est impossible, vous en convenez -vous-même dans votre lettre au ministre des colonies, en date du 3 -messidor an 6. - -_La culture ne peut être faite dans ces climats par les Européens; le -blanc qui travaille le moins et qui se soigne le plus, dégénère -sensiblement sous la zone torride. Celui qui y brave le soleil, qui ose -y travailler comme en Europe, paie de sa vie son ignorance et son -courage._ - -Nous n'avons plus d'espoir que dans nos voisins... Par quelles étamines -faudra-t-il passer pour nous acclimater au sol et aux hommes? Ceux qui -nous donnent à dîner aujourd'hui ne sont pas changeans, mais ils ont -des déportés chez eux. Continuons le journal de nos peines. - -_10 Septembre._ Avant de partir de Cayenne, nous sommes convenus avec M. -Trabaud, qui nous loue sa case, d'en payer le loyer par l'éducation de -son jeune garçon, âgé de douze ans. Il arrive ce matin, il sera nourri -chez Bourg et ne fera que prendre des leçons à notre case. Ce jeune -enfant est doué des plus heureuses dispositions; la nature donne aux -créoles de l'aptitude à tout, une intelligence précoce, une suavité -physique, qui contribuent à émousser les épines de l'apprentissage. Par -une fatalité attachée au climat, dont l'air est imprégné d'une rosée de -paresse, ils sont tous au-dessous des plus mal-adroits ouvriers de -France, qui forcent par la nature l'industrie de se rompre au travail. -Ce n'est pas sans raison que les Européens les appellent des enfans -gâtés. Leur plus mortel ennemi est le maître qui exige d'eux un travail -raisonnable. Les pères et mères, idolâtres de leur progéniture, -prétendent que l'application les tue; ils regardent la désobéissance de -leurs bambins comme une charmante espièglerie. Quand les enfans -comptent quatre ou cinq lustres, ils se cachent à l'approche des -Européens, comme des sauvages qui rougissent de leur ignorance. C'est un -de ces terrains qu'on nous donne à défricher; comment nous y -prendrons-nous? La méthode de France n'est pas de mise ici. Je passerois -les anecdotes suivantes, si chacune d'elles n'étoit pas une pierre du -tombeau de désespoir où nous allons être ensevelis. - -Aujourd'hui le vieux Raymond de Guatimala nous amène son petit-fils, et -nous prie de le corriger.--«Il est allé consulter le diable, nous -dit-il, vous savez ce que c'est, _mon père_ (les nègres ne désignent les -prêtres que sous ce nom); un certain Jérôme enseigne l'art de faire -mourir le monde qui touche à ses oranges ou qui lui déplaît. À l'aide -d'herbes entrelacées de certaine manière, et cachées aux yeux de son -ennemi, ou de paroles qu'il prononce, vous tombez en langueur, ou vous -êtes couvert de lèpre... ce misérable montre son secret au _petit -monde_, et j'ai surpris ce matin mon enfant à qui il donnoit de ses -poisons, pour en faire l'essai sur ses camarades, et peut-être sur -nous.» Le passager Bourg nous amenoit en même temps le petit Trabaud. -Étant près de la galerie, ils reculent et font un grand -cri.--Qu'est-ce?--_Au pyaye, au pyaye!_ (Un sort, un sort!) Ce mot est -emprunté des Indiens. Messieurs, vous êtes perdus, dirent nos quatre -quidams, à la vue d'une liane qui barroit tout le vestibule. Notre case -étoit cernée d'un cordon de racines, d'où pendoient çà et là de petits -paquets de cheveux, et des cailloux marqués de signes que nous ne -connoissions pas. Bourg et notre élève, toujours à l'écart, nous dirent -de prendre une torche, pour brûler le sortilège. Le père Raymond jetta -son juste-au-corps dans un seau d'eau, et se joignit à Bourg pour courir -au puits, afin de laver tous les lieux que l'ombre de la corde avoit -touchés. Ils passèrent ensuite une traînée de feu sur la terre, d'où on -voyoit sortir quelques branches de simples. Le vieux Raymond insista -dans son opinion, et Bourg nous prédit qu'il nous arriveroit quelque -chose de fâcheux. Les oisifs ignorans des habitations croient fermement -aux sorciers; quiconque les contredit sur ce point, perd leur confiance. -Quelques-uns mêlent le sortilège à la religion.--«Les vieux nègres, nous -dit Bourg, sont extrêmement dangereux; ils font des pactes avec le -diable, et leur crédit s'étend jusqu'au fond de la mer: l'autre jour -j'ai vu une croix de paille sur mon canot, c'étoit un _pyaye_. Je ne -voulus pas m'en rapporter au nègre qui me l'avoit dit avant que d'aller -à la pêche; il en revint trois jours de suite, sans avoir rien pris; le -poisson dansoit à son approche. Enfin nous lavâmes le canot, et le soir -du quatrième jour, nous le remplîmes de poisson. Le _pyaye_ que nous -venons de brûler est mortel; si vous l'avez touché, quelques-uns de -votre société périront sous peu.» Trabaud, enchanté de cette occasion -pour avoir congé, nous dit qu'il avoit la fièvre. La leçon fut remise au -lendemain. Nous fîmes sentinelle une partie de la nuit, mais les semeurs -de sortilège ne vinrent pas. - -_25 septembre_ (4 vendémiaire). Sur le minuit, nous entendons du monde -rôder autour de la case. Ils se disent tout bas: _Ils dorment_... Ils se -moquent des sortilèges, voyons s'ils échapperont à celui-ci. Ils vont au -cimetière exhumer le malheureux _Leroux_, déporté qui venoit de mourir -de chagrin, depuis quelques jours. Son cadavre, noir comme du charbon, -exhaloit une odeur pestilentielle qui ne les dégoûtoit pas; nous -descendons à pas de grue pour les surprendre. J'ai déjà dit que notre -haie de citronniers servoit de bornes au cimetière. La lune qui, dans -son plein, versoit l'ombre des branches sur nous, les éclairoit à -loisir. Ils lui arrachent la peau du crâne, les dents, les ongles, les -cheveux, la plante des pieds et toutes les extrémités, les coupent en -petits morceaux, et en font différens paquets. Nous étions hors de nous; -l'un d'eux va en avant pour marquer les postes; nous nous relevons pour -les envelopper. Ils nous entendent et s'enfoncent dans les palétuviers. -Nous courons dénoncer cette profanation à nos voisins; on fait la -visite, tous se trouvent dans leur case. L'uniformité de leur couleur, -et la crainte de faire tomber la plainte sur des innocens, nous -continrent dans les bornes d'une juste discrétion. Ils nous avoient voué -une haine éternelle, depuis que j'avois dit que leur inertie faisoit -dégénérer la liberté en licence. Heureusement que nous étions peu -affectés de cette _nécromancie_. Quoi qu'il en soit, ils pouvoient nous -empoisonner s'ils ne parvenoient pas à nous ensorceler, car le mystère -des magiciens d'Europe et d'Afrique, ressemble à celui des Indiens. - -L'intention de nos faiseurs de pyaye étoit criminelle si nous eussions -été aussi crédules qu'eux; la crainte lui auroit peut-être donné -quelqu'effet: ainsi nos pas sont semés de pièges dans les deux mondes, -et nos persécuteurs disent: - - _Flectere si nequeo superos, Acheronta movebo._ - -Si Dieu les protège, nous armerons l'enfer contr'eux! - -Nous sommes assaillis au-dehors par les Africains, dans l'intérieur par -les serpens, les insectes, la famine, la maladie et le chagrin: -Tronçon-du-Coudray avoit bien nommé la déportation _guillotine sèche_; -la mort seroit préférable à une pareille existence! L'espoir nous reste -encore; il en est de plus malheureux que nous! Mais nous n'avons cueilli -que des roses, dans peu de jours il ne nous restera que des épines. - - -_Décours de Septembre, Octobre, mi-Novembre 1798._ - -Nous tombons malades tous trois, sans pain, sans garde, sans voisin, ou -plutôt sans autres amis que notre bon Bélisaire, M. Colin..... - -Je ne me souviens de rien depuis le premier octobre jusqu'au dix -novembre; une fièvre putride m'a absorbé, et j'ai perdu connoissance -presque jusqu'à cette époque. - -Le six octobre, nos croisées ont été fermées pour nous cacher le convoi -de mon ami Pradal, déporté, qui demeuroit à Koroni, à deux lieues, où il -est mort de la même maladie qui nous dévore dans ce moment; il a été -inhumé au bord de notre jardin. - -Le 10 octobre 1798, Jean-Baptiste Cardine, membre de notre société, -meurt chez monsieur Colin, où il avoit resté un mois malade; on met le -scellé chez ce brave militaire, à qui il n'a laissé que des haillons. On -en fait autant à la case Saint-Jean; on reprend même jusqu'aux fonds que -Cardine avoit mis dans la société à l'époque de notre établissement. Le -mort étoit grevé de deux cents livres de dettes; on ne les paie point, -et on défend de réclamer; on s'empare d'un dépôt d'effets que nous -avions laissés en nantissement à Cayenne à notre départ. - -Le moment de notre maladie fut celui de notre plus cruel abandon. Le -jeune Trabaud, que nous avions mené trop sévèrement pour un créole, dit -au passager que nous avions tué des vaches et des poules, et que nous ne -vivions que de vols: la misère où nous étions plongés rendoit ce compte -vraisemblable. Bourg, homme simple, s'en rapporta au témoignage de -l'enfant, le fit partir pour Cayenne comme il le demandoit, nous -abandonna, et répandit cette calomnie dans le canton. Tout le monde nous -fuit; M. Gourgue étoit alors à Cayenne; il ne nous restoit plus que M. -Colin, qui ne fit que nous plaindre sans ajouter foi à cette fable. Les -vaches et les poules revinrent, et nous ne fûmes informés de ces détails -dégoûtans qu'au moment où nous commençâmes à nous traîner. - -À qui faire entendre nos cris? À qui compter nos peines? À notre orient, -une mer immense nous sépare de deux mille lieues de nos parens: même -obstacle à notre nord, à notre midi: un désert de sept cents lieues -commence à un mille de la côte!... Si cette malheureuse plage est -couverte de quelques huttes, elles sont éloignées de neuf ou dix milles -les unes des autres; elles enserrent des indigens qui partagent leur -nécessaire avec d'autres infortunés jetés sur le même bord, pour les -mêmes causes que nous.... - -Il ne nous reste plus de ressource que celle d'aller avec un bâton, de -case en case, dire aux propriétaires qui n'ont plus rien: _De grâce, -nourrissez-nous gratuitement ou tuez-nous._ Comme nous nous éloignions -du poste, sans avoir la force d'y revenir quelquefois coucher, le -sergent nous donna connoissance de l'ordre suivant: - -«Vous surveillerez les déportés de très-près, vous épierez leurs -démarches et leur conduite; s'ils bronchent, mandez-le moi; et -faites-les partir sur-le-champ bien escortés, ils seront très-sévèrement -punis, ils sont sous votre surveillance et responsabilité.» - - Cayenne, 9 Thermidor an 6. - _Signé_ DESVIEUX, _commandant - de place, chargé de la police générale_. - -Depuis quinze jours, nous errons comme des spectres: nous n'avons qu'un -ami sur la terre; il est pauvre, aveugle, sexagénaire, cul-de-jatte; il -a sacrifié une partie de sa fortune pour Cardine; il a desservi sa table -pour nous nourrir pendant notre maladie; il a tiré des bras de la mort -un autre déporté qui demeure chez lui. Il a une demoiselle de 17 ans; -Givry lui plaît, obtient sa main; nous en sommes instruits douze heures -avant la noce; notre confrère Noiron, curé de Crécy, leur donne, en -présence de témoins, la bénédiction nuptiale dans la maison paternelle. - -Le surlendemain, Noiron est conduit en prison à Cayenne pour avoir fait -ce mariage. Dans la suite on l'a relégué à Approuague (où il est mort). -Comme il avoit des fonds dans la société, il remit ses intérêts au -maire, et le peu qui nous restoit fut vendu. Nouvelles douleurs, -nouvelles recherches. - -St.-Aubert trouva le premier à se placer chez une veuve, à quatre lieues -au N. O. dans le fond du désert. - -_Le 23 décembre_, il revient à notre case pour chercher ses effets, la -joie le suffoque au point qu'il est près d'étouffer. Avant son départ, -il avoit les jambes enflées; à son retour, elles étoient sèches comme -des lattes. Nous étions en hiver; les pluies avoient formé de vastes -prispris ou étangs, où il faut s'enfoncer jusqu'à la ceinture; quand on -quitte les bords de la mer, et ces bords sont percés çà et là de criques -ou petits torrens. Les fruits, les sucs des herbes vénéneuses et la -fraîcheur de ces eaux croupies et empoisonnées, lui avoient fait -remonter l'humeur dans l'estomac. Il dînoit avec nous chez M. Colin. Il -s'endort subitement; au bout de quelques heures de léthargie, il se -réveille en sursaut, s'agite comme s'il eût avalé du plomb fondu; il -écume et vomit des flots de sang caillé, mêlé de pus. Il retombe ensuite -dans son premier sommeil, sans voix, sans connoissance, les yeux -hagards, enfin dans un état mixte entre la mort et la vie. Plus il est -robuste, plus la nature faisoit d'efforts pour l'acclimater. Nous crûmes -que le lendemain il n'existeroit plus; mais il vivoit, ou pour mieux -dire, il végétoit; il ne se plaignoit point, il avoit les yeux ouverts -et il ne voyoit rien, n'entendoit rien, ne demandoit rien, ne pouvoit -rien, ne sentoit rien. Son corps exhaloit une odeur cadavéreuse; sa -langue et ses lèvres étoient noires et gonflées. Au moment où sa crise -l'avoit pris, deux nègres de chez sa future hôtesse étoient venus pour -prendre ses effets, et s'en étoient retournés à vide, donner la nouvelle -de sa mort. - -Le surlendemain, il desserre les dents, prend quelque nourriture, et -retombe dans sa léthargie. Le 24, il se met sur son séant, comme un -homme dans le transport; il boit, il mange comme s'il n'étoit point -malade; il parle, il se promène comme un somnambule. M. Colin nous avoit -donné une garde qui ne le quittoit pas. Le jour de Noël, nous montâmes -dîner à Pariacabo; le soir, à notre retour, il avoit recouvré ses -organes et son bon sens. Il s'étonnoit d'être au lit, il nous demandoit -quelle heure il étoit, depuis quand il dormoit, si la marée étoit bonne -pour qu'il partît. Il vouloit se lever, et s'étonnoit de se trouver si -foible. Nous lui fîmes cent questions, pour voir s'il n'étoit pas encore -dans le délire. Après nous en être convaincus, nous restâmes aussi -stupéfaits que lui, quand il nous assura qu'il ne se souvenoit de rien, -qu'il n'avoit rien souffert, et qu'il ne se croyoit de retour que depuis -douze heures. Ses jambes enflèrent de nouveau; au bout de cinq jours, il -fut rétabli. - -Le premier de l'an 1799, il se mit en route, pour aller chez sa -propriétaire la veuve Simmer; il avoit pour trois heures de chemin. Il -se charge à notre insu d'une partie de son linge, s'égare, s'étourdit, -s'endort dans un sentier de traverse; ne se réveille qu'au coucher du -soleil, chemine à la hâte, s'enfonce dans un bois effrayant, et se -trouve à la nuit au milieu d'un de ces étangs formés tout-à-coup par les -eaux que les nuées d'orage ont déchargées dans le haut des déserts. -Durant l'été un chasseur vient par hasard une fois par mois dans ces -lieux bien desséchés; mais pendant l'hiver, des reptiles de toute -espèce, gros comme des troncs d'arbres, y font sentinelle au fond de -l'eau, et s'y suspendent au bout des branches, pour saisir et dévorer -l'homme ou l'animal sans défense. - -Le malheureux crie en vain; la nuit est close, il monte en tremblant sur -les branches tortueuses d'un acajou frugifer; c'est-là qu'il attend le -retour de la lumière, au milieu des animaux dont les hurlemens affreux -redoublent ses malheurs et son effroi... Quelle solitude... Quelle -nuit... L'enfer est-il plus redoutable?... Le jour vient, il respire -encore, il se traîne au milieu des eaux, du côté de l'Est.... Le soir, -il arrive à la côte, il apperçoit une case d'Indien; il lui conte ses -malheurs, lui montre ses jambes ensanglantées. Le sauvage l'accueille, -lui prête son lit, lui donne à manger..... Il n'avoit rien pris depuis -trente-six heures. Au bout de deux jours, il se rend chez son hôtesse. -Elle le croyoit mort; au récit de ses traverses, elle s'attendrit par -caprices, car cette vieille fait tout par caprices. Le 20 janvier, elle -le renvoie et il revient à Kourou, à nos charges. - -Ses habits étoient déchirés, ses jambes sanglantes, son visage maigre et -allongé, ses yeux creux. Givry nous l'amena: nous l'avions fait chercher -pendant huit jours; nous le croyions noyé ou dévoré par le tigre. Nous -nous assîmes tous trois pour pleurer jusqu'à satiété au milieu de notre -malheureuse cabane. - -Il avoit perdu, dans le désert, ce qu'il avoit pu emporter avec lui. -Nous nous décidâmes enfin à demander pour nous trois les vivres à -l'agent Burnel, qui en arrivant paroissoit vouloir adoucir le sort des -déportés. Après un exposé succinct de nos pertes et des causes de notre -établissement et de notre misère, nous terminons ainsi notre pétition: - -«Nous avons marchandé avec la misère pour conserver nos jours; nous ne -pouvions rien vendre au milieu d'un désert où nous n'avions rien. Quatre -cents livres de marchandises en denrées et en toile étoient tout notre -avoir entre sept compagnons de malheur, dont un est mort de chagrin et -de détresse. Trois, à moitié vivans, ont été arrachés au trépas par des -colons généreux; les trois qui implorent votre justice ne savent plus à -qui s'adresser pour vivre. Leurs malheurs ne seront qu'un songe, si vous -faites luire pour eux un rayon de justice....» Le maire de Makouria lui -présenta cette pièce, Burnel mit au bas: _Néant à la requête._ Avec -quelle ferveur nous prions Dieu dans cette crise terrible!... Lui seul -pouvoit la faire cesser. «Providence éternelle! je te remercie de -m'avoir rendu malheureux, tu m'as rendu plus attentif et plus sensible à -tes bienfaits, tu as ouvert ta main, et dans un clin-d'oeil nous sommes -sortis de l'abîme.» Une négresse libre nommée Dauphine a recueilli -St.-Aubert, l'a soigné comme son enfant, il ne pouvoit se remuer; elle a -pansé pendant trois ans ses larges plaies qui ne se sont jamais fermées. -(Aujourd'hui il est en France.) Ici le lecteur tressaille comme nous de -reconnoissance. Margarita a été placé en même tems chez M. Molli, alors -régisseur de Pariacabo. Que j'ai de plaisir à placer ici le nom de -Molli! Il m'inspire des sentimens de peine et d'effusion; je lui dois la -vie, cela suffit au lecteur. - -J'eus le meilleur lot, celui de rester chez M. Colin, où je fus placé -par Givry son gendre. Je n'ai jamais été plus heureux de ma vie; quoique -ce vieillard fût dans la détresse, il répétoit sans cesse à ceux qui -venoient le voir: _Si ma table est frugale, je m'honore de la voir -entourée de trois déportés._ Tant qu'il a vécu, j'ai partagé mon tems à -la rédaction de cet ouvrage et à la lecture; il m'a donné de grandes -lumières, il avoit trente-cinq ans de colonie. - -MM. Gauron, chirurgien, ami de M. de Préfontaine, et Gourgue, notre -voisin, dont je vous ai déjà parlé, sont propriétaires de manuscrits -précieux sur les indiens. Leur bibliothèque bien fournie a toujours été -à ma disposition; j'en ai fait bon usage par goût, et pour désennuyer M. -Colin qui étoit aveugle. Son gendre Beccard, garde-magasin à Konanama, -étant mort le 2 février 1799, j'ai fait un voyage à Synnamari, pour -viser la reddition des comptes de la veuve. Cet heureux hasard m'a -fourni les pièces authentiques que je rapporterai plus bas. Désirant -m'instruire sur les lieux, j'ai été moi-même à Konanama au milieu de -l'hiver et des torrens. J'ai pris le plan du désert et celui du village -à moitié embrasé; enfin j'ai visité la partie de l'ouest de la colonie, -accompagné du maire de Synnamari, qui m'a donné un permis pour aller -jusqu'aux Karbets indiens; ainsi, j'ai vu par mes yeux une grande partie -de ce que je dirai des naturels du pays. Les manuscrits de Préfontaine, -ceux des jésuites et des missionnaires du Saint-Esprit ont fait les -trois quarts de cet article. - -Dans cette nouvelle passe, où je n'avois tout juste que le stricte -nécessaire, je me trouvois plus heureux qu'un millionnaire à qui la -crainte d'un revers de fortune ôte ou diminue la jouissance du présent, -sans espoir pour l'avenir; l'amour du travail, le désir, la faculté et -la nécessité de m'instruire pour me distraire, m'ont fait bénir de bon -coeur ce prince qui sur son trône, dans le sein du luxe et des plaisirs, -écrivoit au livre de la sagesse, _qu'une honnête médiocrité vaut mieux -que l'opulence_; le plus grand bonheur de ma vie est d'en avoir fait, -avec réflexion, la délicieuse épreuve. Que de fois, me promenant seul le -soir sur les rochers, ou m'égarant par plaisir dans le désert, occupé -ou de ma lecture, ou de mon ouvrage, après avoir arrangé mon retour en -France, j'ai fait redire aux échos des bois: _Mon coeur est libre, je ne -me reproche rien!_ Quand la mer venoit lécher mes pieds nus et hâlés par -le soleil, je me sauvois en riant, et perché sur un cèdre brisé par les -torrens et jeté sur le rivage, je contemplois sans effroi le silence de -la nature et la fureur des vagues, que je défiois d'approcher jusqu'à -moi. Mon coeur suppléoit à la monotonie du spectacle, par la présence de -mes amis de France qui, dans un clin-d'oeil, venoient de deux mille -lieues se ranger à côté de moi, pour voir le désert. Comme je profitois -de leur surprise! Une heure après, j'allois les rejoindre à Paris, je -les surprenois; mon exil étoit mon triomphe; je ne pouvois suffire à -leurs questions. Quand le sommeil ou le repas me distrayoient de ces -heureux songes qui étoient toujours nouveaux pour moi, je me disois avec -ivresse: _Je n'ai donc plus d'inquiétude pour vivre; que je suis -heureux!_ - -Un autre jour, je fouillois le terrier d'un cabaçou, ou d'un tatou, -cochons de terre, dont le dos est couvert d'écailles qui ne redoutent -point la balle: cet animal plus habile que nos mineurs, creuse en un -clin-d'oeil, à plusieurs pieds sous terre, et, au bout de deux heures, -sort à sept et huit toises d'un second soupirail qu'il ouvre avec son -grouin; son manteau, qui ressemble à celui de nos cloportes, lui sert à -envelopper sa tête et ses pattes très-courtes et armées de griffes; les -cabaçous sont gros comme nos tonkins: c'est une excellente nourriture; -les chiens ne peuvent les atteindre dans le terrier, parce qu'ils en -referment l'ouverture à mesure qu'ils s'y enfoncent quand ils se sentent -poursuivis; on les prend pourtant quelquefois à l'improviste, mais alors -les chasseurs frottent les chiens avec du hallier, et cette recette qui -paroît risible, est un enchantement pour le gibier, que le chien -n'effraie plus; j'ai remarqué que certaines herbes ont tant de force sur -ces animaux, que le chien ne manque pas sa proie. On prétend que ces -frictions rendent les chiennes stériles, et font mourir leurs petits. Un -autre jour je rencontrois un _mangeur de fourmis_, un _mouton -paresseux_, ou un _tapir_. En voici la description: - -_Mangeur de fourmis._ Petit ours qui a le poil gris, long, les pattes -de devant courtes, très-grosses et très-fortes; la queue longue et -fournie comme celle d'un renard; les yeux horisontalement placés comme -l'ours; le museau pointu de même, et la bouche si petite que l'on ne -peut y enfoncer que le bout du petit doigt; il n'a point de dents; sa -langue pointue et très-longue est un peu grainée et gluante; il la -plonge dans une fourmilière pour servir d'amorce aux fourmis; quand elle -en est couverte il la retire. Sa défense est un croc gros comme le -doigt, qu'il a au bout de chaque patte; il s'en sert pour éventrer les -chiens; s'il est pris à l'improviste, il se couche sur le dos et saisit -le chasseur ou l'animal qui le cherche. Le _mouton paresseux_ et le -_tapir_ ont les mêmes défenses et en font le même usage, mais celui-ci -est beaucoup plus utile que les autres. Les fourmis créées, dit l'Esprit -Saint, pour donner l'exemple aux paresseux, sont en si grande quantité -dans certains plantages, que souvent elles trompent entièrement -l'espérance du colon. La Providence les multiplie d'un côté, pour faire -gagner le pain à l'homme, à la sueur de son front; de l'autre, elle crée -un destructeur de ces insectes pour qu'il ne perde pas le fruit de ses -travaux.... _O Providentia! o altitudo sapientiæ!_... - -_Mouton paresseux_, quadrupède gros comme un bon chat, a le front d'un -singe, le museau rond et un peu cave, les yeux petits d'un gris mort, -les dents petites et peu aiguës; le poil rude, brun et blanc sous le -ventre, aux pattes et à l'oréole de l'orbite de l'oeil. Les pattes -longues et musculeuses armées de cinq crocs d'une corne dure et -extrêmement aiguë. On l'appelle mouton, parce qu'il ne fait de mal à -personne. L'existence est un supplice pour lui: quand on le touche, il -pousse un cri aigu, entr'ouvre à peine sa gueule et ses yeux comme un -être attaqué d'une violente crispation de nerfs. Il a si peu de cénovie -dans les jointures et de mobilité dans les vertèbres, qu'il ne remue de -place que pour manger; il se nourrit de feuilles de mont-bin, arbre -très-commun, dont le fruit ressemble, pour la forme, à nos prunelles de -mirabelle. - -On l'appelle mouton paresseux, parce qu'il reste sur l'arbre jusqu'à ce -qu'il l'ait dépouillé de toutes ses feuilles. Si l'ambitieux alloit à -son école, il borneroit ses désirs, et ne mouilleroit pas la terre et -de sang et de larmes. - -_Tapir ou mahy-pouri_, quadrupède, a le poil noir et rude, et les yeux -d'un cochon; le museau pointu et mobile en trompe comme un éléphant; le -pied trifourchu et extrêmement musculeux, est gros comme une vache -trapue; il a le dos en arc..... Sa chair est aussi bonne que celle du -boeuf. Il se nourrit d'herbes au défaut de poisson; sa fiente semblable -à celle du cheval, est un enivrant pour le poisson, dont il est -très-friand. Il habite la terre et les eaux. Quand il trouve des étangs -bien peuplés, il y dépose ses excrémens, s'y plonge, les bat avec ses -pieds; le poisson, alléché, vient à l'odeur, mange, s'enivre, flotte sur -l'eau, et devient la pâture du tapir. Les créoles au fait de sa ruse, -l'attendent au bord des étangs, et emportent les restes de sa table. Il -court avec tant d'agilité et de force, qu'il rompt les trappes que les -grosses couleuvres tendent au milieu des _pripris_. On mange tous les -animaux dont je viens de parler. La superstition est si grande ici que -la plupart a horreur du tigre martelé, et mange le tigre rouge avec -délices. La chair de l'un et de l'autre est plus succulente que celle -de toutes nos grosses pièces de France. - -À la fin de l'hivernage, nous allions à la pêche aux flambeaux, où nous -faisions le quart pour surprendre la tortue de mer, et la retourner -pendant sa ponte; car cet animal, comme l'autruche, dépose ses oeufs -dans le sable, où elle vient pendant les ténèbres, à marée montante. Les -habitans en faisoient autrefois un grand commerce; le titre de propriété -est l'adresse de la retourner sur le dos. Les anses où les tortues -montent sont couvertes de sable et ordinairement peu poissonneuses. Les -habitans de Kourou m'ont assuré que la pêche qui étoit très-peu de chose -quand j'y étois, étoit si abondante avant que la mer eût emporté, dans -l'espace de cinq ans, plus de dix lieues de vase qui couvroit le rivage -jusqu'à Synnamari, que le soir les voyageurs prenoient des flambeaux -pour ne pas se heurter aux os et aux arêtes des poissons jetés et -pourris sur le rivage. - -On prend encore quelques grands poissons, tels que la vache marine. - -_Vache marine._ Poisson ainsi appelé, parce qu'il a sur le front deux -petites excroissances musculeuses et blanches, en forme de cornes, -longues de trois ou quatre pouces. Il imite aussi le meuglement de la -vache. Il est vivipare comme le lamentin, vorace comme le requin; sa -peau est la même. Chez tous ces grands poissons les mâles ont deux -lames, et les femelles deux fourreaux également propres à la génération; -de-là vient que quelques-uns multiplient sans cesse. Les lézards sont -pourvus de même: de-là cette quantité d'oeufs qu'ils cachent dans la -terre. Ces deux voies de la génération ne seroient-elles pas faites pour -classer les deux sexes?..... C'est ce que j'ignore. - -_Espadon_, grand poisson de mer, ennemi juré de la baleine, ainsi nommé -parce qu'il porte à l'extrémité de son nez une épée ou peigne à deux -rangs de dents, l'un à droite, l'autre à gauche. Au milieu de cette arme -est un muscle qui répond à son sensorium. Les pêcheurs qui le savent le -frappent à cet endroit, pour se soustraire à sa fureur, au moment où il -est pris, et c'est presque toujours à la ligne, car il est vorace, mais -il ne s'attache qu'aux poissons. La double scie, dont je viens de -parler, lui sert de défense contre les autres poissons, et sur-tout -contre le requin qu'il éventre souvent. - -Peu de jours après notre arrivée, une baleine et un espadon se -battirent près des îlets du Salut. La baleine fut la plus foible et -mourut: elle infectoit le rivage au loin. - -Au commencement de septembre 1798, le pêcheur de l'habitation attira sur -le rivage un gros espadon vivant qu'il avoit attaché à une forte ligne. -Il fut forcé d'attendre le pendant pour l'assommer: c'étoit une femelle; -nous l'ouvrîmes, et trouvâmes dans son estomac plusieurs poissons -entiers et à moitié délayés par le suc gastrique. (Les poissons en sont -plus pourvus que nous pour digérer, car ils avalent leurs alimens sans -les mâcher.) Nous trouvâmes au dépôt du chyle un gros cordon auquel -aboutissoient plusieurs fils qui se rendoient à une grosse enveloppe, -que nous brisâmes: elle contenoit deux autres sacs où étoient d'un côté -des oeufs, ou plutôt des embryons, et de l'autre des petits armés de -leurs peignes, et pourvus au nombril d'une grosse vessie adhérente, dont -un lacet communiquoit à l'estomac du petit, et l'autre beaucoup plus -fin, au cou de l'enveloppe, et de-là au dépôt du chyle, qui se divisoit -en rameaux comme un arbre. Plus le petit étoit foible, plus le cordon -communiquant au chyle étoit fort: il diminuoit à mesure que le petit -étoit près de naître. Ainsi, la vessie où repose la nourriture se -détache sans peine, et le lacet qui la suspend au nombril du petit, lui -fait prendre nourriture à chaque fois que la mère s'agite. Comme elle ne -peut l'allaiter, il sort de sa prison, sevré, armé et en état de -chercher sa vie. La couleur du chyle qu'il a pris est d'un blanc de lait -un peu tourné, et plus ou moins liquide suivant son terme. - -Pendant le jour, quand nous étions à la chasse au milieu des forêts ou -dans les déserts arides, nous trouvions, à chaque moment, des pauses à -faire pour remercier la Providence. Dans la plaine, le soleil à pic sur -nos têtes, nous faisoit suer jusqu'au sang, et nos poumons embrasés -soupiroient après une goutte d'eau; nous gagnions un taillis, deux -lianes nous entrelaçoient, l'une lisse et couverte d'une double -pellicule de gris cendré, l'autre canelée ou plutôt ridée; nous coupions -la première, nous tendions la main, elle nous versoit une eau plus -délicieuse, plus fraîche et plus limpide que la liqueur la mieux -distillée; elle nous la versoit en assez grande abondance pour que nous -fussions pleinement désaltérés sans être incommodés; l'autre nous -donnoit un jus laiteux, nous en imbibions de la farine de racine que -nous jettions aux poissons, qui s'en trouvoient enivrés, et que nous -prenions sans peine. - -À notre retour, nous nous félicitions d'avoir évité un gros scorpion, ou -d'avoir tué un serpent _grelot_, _amida_ ou _à deux têtes_; quelquefois -nous anatomisions ces mauvais voisins quand ils venoient dans nos cases. - -Un jour, Givri en tua un de sept pieds, c'étoit un petit amida. Il étoit -à Koroni, dans la case d'une négresse, si occupé à avaler les oeufs -d'une poule qui commençoit à couver, que la négresse le toucha sans -qu'il se dérangeât. Il avoit charmé la poule, qui ne remuoit pas de son -nid. Il l'auroit avalée si la couvée ne lui eût pas suffi. Comme nous -l'avions frappé sur le milieu de l'épine du dos, nous eûmes tout le -loisir de faire l'opération. Je fis sortir de son corps les oeufs qu'il -venoit d'avaler; ils étoient intacts; nous en fîmes une omelette qui -étoit très-bonne. Nous le dépouillâmes; il nous infecta de musc. Les -parties de la génération de cet animal sont si odoriférantes, que -certaines personnes le devinent au flair. En général, le musc des -animaux des pays chauds est une graisse jaune qui se trouve aux -jointures, et sur-tout aux parties de la génération; on l'extirpe, et on -lave ces parties avec du jus de citron. Le serpent en est plus pourvu -que les autres animaux; sa chair est d'un blanc de poulet. - -L'amida a l'écaille du dos ronde, d'un gris brun; celle de dessous jaune -et brillante comme la nacre de perle; sa mâchoire est armée de deux -rangs de dents très-incisives, longues et fortes comme des camions. -L'orifice de sa trachée-artère est couronné de deux petites poches d'où -sortent deux dards noirs, longs et pointus comme des épées. Au moment où -il serre un corps dans sa gueule, ses deux poches pressées et par son -souffle et par le solide qui remplit ses mâchoires, font sortir ses deux -lances qui sont les alambics éjaculateurs de son venin. - -Voilà le précis d'une partie de la destinée particulière qui nous -attendoit à Rochefort sur les deux frégates, à Cayenne, et dans la -Guyane, depuis le 18 fructidor (6 septembre 1797), jusqu'à la fin de -mars 1799. - -_Le 30 août_ (13 fructidor an 6.) Les soldats et les matelots se sont -révoltés contre Jeannet, Desvieux et Lerch, colonel du bataillon noir. -Depuis huit mois, ils ne recevoient point de prêt; on disoit que cet -argent servoit à agioter. Desvieux et Jeannet ont rejeté la faute sur le -colonel; l'agent a montré beaucoup de fermeté; Desvieux s'est enfui sur -son habitation retrouver son épouse avec qui il avoit divorcé. La -révolte a duré trois jours; tout Cayenne étoit en rumeur; enfin, le -colonel a été dégradé; _Jeannet_ l'a arraché des mains des soldats qui -vouloient l'égorger. Il a été envoyé aux îlets du Malingre, et la troupe -s'est apaisée par argent; les riches marchands ont fait des sacrifices; -au bout de cinq jours, tout est rentré dans l'ordre. Le bruit du rappel -de _Jeannet_ avoit augmenté le mécontentement de la troupe. Il ne -restoit que quelques déportés à l'hôpital; les autres étoient placés ou -partis pour Konanama; une goëlette en avoit emporté 87 qui étoient -restés trois jours en route sans eau, confondus avec leurs effets, et -plus entassés que sur _la Décade_. - -_Le 6 octobre_ (15 vendémiaire an 7), à cinq heures du soir, la corvette -_la Bayonnaise_ apporte 120 déportés, dont 9 sont morts en route. - -_Le 9 octobre_ (18 vendémiaire), une chaloupe va à bord de _la -Bayonnaise_. Vingt-quatre déportés sont conduits à l'hospice, dont la -moitié est expirante, et l'autre a acheté du chirurgien du bord la -permission de mettre pied à terre. Le reste est expédié à Konanama. -_Jeannet_ est pourtant bien informé que la moitié de ceux qui y sont, -est déjà moissonnée par la peste; il a même nommé une commission pour -visiter Konanama. Il sait, en outre, que ceux qu'il vient d'y envoyer -n'avoient point de médicamens à leur bord; que le scorbut en rongeoit -les trois quarts; il les y a donc envoyés pour mourir: voilà _Jeannet_, -il fait le bien et le mal avec la même indifférence. - -Nous avions apporté le directoire avec nous; _la Bayonnaise_ a amené ses -commissaires; et c'est l'agent lui-même qui leur donne en riant cette -qualification. Le commandant de _la Bayonnaise_, Richer, annonce un -nouvel agent qui est en route pour remplacer Jeannet. Beaucoup plus de -terreur en France que quand nous en sommes partis, scission dans le -directoire; la loi de conscription, et 100 liv. pour chaque -dénonciateur qui prendra un émigré ou un déporté qui s'étant sauvé du -lieu de son exil, sera traité comme ceux qui ont porté les armes contre -la république. - -_Le 13 octobre_ (22 vendémiaire), les États-Unis déclarent la guerre à -la colonie; Jeannet en prévient les habitans, annonce la famine, et -ordonne de planter des bananes et le double de maniok. Cette déclaration -de guerre est la suite de la rapacité de l'agent et des armateurs en -course. Notre capitaine Villeneau en a allumé la première torche. Le -lendemain que nous eûmes mouillé, un brick anglo-américain, chargé de -farine et de boeuf, fut arrêté par Villeneau, et confisqué par Jeannet, -qui l'avoit renvoyé, à vide, porter cette nouvelle aux États-Unis. Voilà -la cause de cette rupture à laquelle la France n'a peut-être aucune -part. Dans tous les cas, la famine annoncée vient de la dilapidation de -l'agent; à peine les corsaires ont-ils fait quelques prises que Cayenne -regorge de marchandises; l'agiotage commence; on porte tout à Surinam -pour avoir des piastres; le magasin reste vide; et quand il n'arrive pas -de nouvelles prises, on met les habitans et leurs vivres en réquisition, -ou bien on expédie des goëlettes à Surinam, pour racheter au quadruple -les comestibles qu'on y a portés pour rien. Les cayennais, comme les -filles de joie, vivent, au jour le jour, des rapines que les corsaires -partagent avec l'agent, qui les revend aux gros marchands, qui les -échangent à Surinam, quand le petit peuple ne veut pas les payer au -centuple: ce trafic n'auroit rien que de louable, si le magasin se -trouvoit approvisionné pour quelques mois. Au reste, la colonie n'a rien -reçu de France depuis le commencement de la guerre; et, dans quinze -mois, trois bâtimens lui ont apporté 329 exilés, qui n'ont pour toutes -munitions que les ordres des commissaires du directoire et de Rochefort. - -_21 Octobre._ (_30 vendémiaire._) Un envoyé de Cayenne à la poursuite de -M. Barthélemy et de ses sept compagnons d'évasion, nous dit en dînant -chez le maire que ces messieurs n'ont fait que passer à Surinam; qu'ils -étoient sous des noms empruntés, munis de très-bons passe-ports signés -de Jeannet; que de suite ils ont fait voile pour Démérary, d'où ils sont -tous partis à l'exception de M. Aubri qui est mort. - -_22 Octobre._ (1er. brumaire.) M. Martin, chirurgien, qui a été pris par -les Anglais en passant à Cayenne, nous donne des nouvelles de _la -Décade_. Cette frégate a été prise en même tems, sans coup férir; -l'officier qui a remis Villeneau sur le ponton, a dit aux Français -prisonniers qui se trouvoient sur son passage: «Il n'y a point d'homme -en France aussi lâche que celui-là. Nous serions bientôt à Paris, si -tous lui ressembloient.» Villeneau avoit à son bord l'Anglo-Américain -qui étoit arrivé trop tard, pour donner les papiers aux huit évadés de -la première déportation. Son bâtiment ayant mouillé trop près de -Synnamary, il fut pris par un croiseur cayennais et amené à la capitale -où il avoit la ville pour prison. Son bâtiment fut confisqué, l'agent -lui rendit sa liberté et un baril de farine pour se rendre à Surinam: il -va au magasin, demande un baril estampé d'un numéro qu'il indique. Il -prend fantaisie au garde-magasin de le visiter; il se trouve des -passe-ports au fond du tonneau; Jeannet fait resserrer le capitaine et -l'embarque sur _la Décade_ avec les pièces à sa charge. Ce brave homme, -nommé Tilly, en laissant son geôlier prisonnier dans la rade de -Plymouth, alla à Londres, et retrouva chez M. Wickam, l'adjudant -_Ramel_, _Pichegru_, _Dossonville_ et _de La Rue_. Villeneau l'avoit si -maltraité, qu'ils le prirent pour un phantôme. Quelle reconnoissance! -Quelle heureuse rencontre! - -Villeneau rentré en France a passé à une commission de marine, qui lui a -donné trois voix pour la mort, l'a destitué et classé comme Lalier. - -_5 Novembre 1798._ (15 brumaire.) Deux frégates amènent chacune un -agent, l'un, nommé Desfourneaux, remplace Hugues à la Guadeloupe; il -connoît Parisot et le recommande à Burnel qui est le nouvel agent de -Cayenne. - -Jeannet part au bout de trois jours, une nombreuse députation -l'accompagne jusqu'au Dégras; des femmes de toutes les couleurs pleurent -amèrement. Leurs époux rient sous-cape et tous lui font des adieux -différens. - -Burnel, comme tous les nouveaux arrivans, débute par de grandes -promesses, fait un pompeux éloge de son prédécesseur, qu'il doit, -dit-il, surpasser. Nous verrons s'il tiendra parole. - - -_Fin de la troisième partie._ - - - - -VOYAGE À CAYENNE. - - _Forsan et hæc olim meminisse juvabit._ - Virg. Æneid. lib. I. - - L'innocent dans les fers, sème un doux avenir. - - - - -QUATRIÈME PARTIE. - - _Déserts de Konanama et de Synnamari.--Traitemens et morts - des déportés: leur liste; leurs successions.--Agence de - Burnel.--Voyage jusques chez les Antropophages_ (ou mangeurs - d'hommes); _leurs guerres; origine, vie et moeurs des - Indiens caraïbes_. - - -Cette quatrième partie commence avec la septième année républicaine, qui -répond au 22 septembre 1798. Elle contiendra une année, durant laquelle -nous verrons d'abord le traitement des déportés à Konanama et à -Synnamari. Le lecteur sait déjà comment je me suis procuré les pièces -authentiques des agens et des ordonnateurs. Je lui ai annoncé aussi que -je m'étois transporté sur les lieux, afin de n'être ni au-dessus ni -au-dessous de ce que j'ai à dire. Ce qui suit est si terrible et paroît -si incroyable, que je n'ai pas voulu m'en rapporter au seul témoignage -de mes confrères, me défiant plus de moi contre mes ennemis, que je ne -me préviens pour mes amis. Passons donc à Konanama. - - * * * * * - -Occupons-nous du lieu de la scène avant de parler des acteurs. J'ai vu -ces déserts, j'ai passé des torrens pour visiter les ruines des Karbets. -J'ai frémi de la destinée de mes malheureux compagnons dont les tristes -restes flottoient dans un étang. J'ai mêlé mes larmes aux eaux des -torrens qui rouloient sur leur dernière demeure. Mais supposons qu'il -n'y ait eu personne, que les exilés n'y viendront pas; supposons que je -fais la découverte de cette terre: où est-elle? est-elle habitable? que -peut-elle produire? quel est son site, et quel est son sol?.... - -Partons de Cayenne: embarquez et côtoyez le rivage à neuf milles en mer, -à 30 lieues au N. O. se présente un grand bassin où les vents -engouffrent les flots et font remonter à deux et à quatre lieues vers sa -source une rivière rapide dont les bords étroits et escarpés sont -plantés de grands arbres si bien enlacés et si touffus que le soleil -n'éclaire jamais l'onde. Remontez cette rivière environ à six milles, -vous trouverez une chaîne de rochers au milieu de son lit, qui vous -forcera de mettre pied à terre pour tirer votre canot et le porter -au-delà de la cataracte ou du premier saut, à moins que vous ne -profitiez _du grand montant_. Gravissez la rive droite du fleuve et -décrivez votre horison. - -Au levant, une langue de bois aqueux s'élève jusqu'aux nues, se prolonge -depuis le rivage jusqu'à une demi-lieue du nord au sud, et intercepte la -brise qui vient de la mer; au couchant, une épaisse forêt ferme cette -immense grotte; au sud-couchant, des bouquets de bois çà et là, croisent -le vent de terre; au midi plein une vaste prairie couverte d'herbes -coupantes, est traversée par des rigoles et des étangs qui aboutissent à -une forêt circonscrite en demi-cercle; du côte du sud, ces bois -conservent une éternelle fraîcheur, leur pied pose sur des vases noires, -sur des gouffres, sur des terres tremblantes; l'été ne les dessèche -jamais assez, pour qu'un voyageur puisse s'y engager sans guide; outre -les remous, il s'y trouve une grande quantité de couleuvres plus grosses -que le corps d'un homme. Tous ces arbres sont stériles, quelques-uns -portent des fruits mortels, d'autres des serpens-lianes qui -s'entrelacent et font sentinelle au haut des branches; leur couleur -verte comme les feuilles ou grise comme le tronc de l'arbre, jointe à -l'obscurité et aux précipices, mettent la prévoyance en défaut; au -couchant-sud à l'angle du bois, est un chemin impratiqué, connu par les -Indiens _Arouas_, qui conduit dans d'autres précipices à perte de vue; -l'horison est borné par des forêts, des montagnes et des lacs; à l'est -et N. E. par des déserts et des palétuviers, comment échapper à la -misère, au désespoir et à la mort? - -Attachons-nous à la topographie de la plaine, c'est peut-être une terre -de promission. - -Les vastes forêts dont je viens de parler, ne me donnent point -d'ombrage; depuis huit heures du matin jusqu'à cinq heures du soir, je -suis rôti par un soleil brûlant qui ne se cache qu'à regret dans le bois -qui m'entoure; le bord des baches est un étang vaseux, et ces arbres ne -me couvriroient que de leurs troncs, car la couronne de leurs cimes à -cent pieds en l'air, n'est formée que d'un rang de feuilles découpées en -lance en forme d'éventail de la longueur de deux pieds..... La Savanne -ou vaste perspective où je suis, est inculte, sillonnée en dos d'âne; -les arbustes y viennent à regret. La terre est rougeâtre, couverte d'un -mauvais friche à trois tranchans, qui se dessèche aux premières chaleurs -de l'été; elle est encore peuplée de serpens de toutes espèces. - -Quand je tourne le dos au nord, ma vue s'étend à trois lieues à travers -les clairières que les _islets de bois_ laissent çà et là; à mon orient -et occident, le terrain boisé prend une forme sphéroïde. Là, le sol trop -fertile est couvert d'arbres qui ne redoutent ni la hache ni la cognée: -ici, où le sort me fixe, il a horreur de produire quelque chose. De -misérables acajous sauvages et des ronces se cherchent pour -s'entre-étouffer. Voilà pourtant le local qu'on leur destine, voilà -_Konanama_! La goëlette doit mouiller aujourd'hui, ils sont en route -depuis trois jours, ils meurent de soif et je ne vois point de puits... -Où vont-ils loger? Sur ces bords couverts d'une terre rouge comme du -sang? J'apperçois le bâtiment, des nègres sont débarqués d'avance: les -Indiens et les travailleurs se pressent sur le rivage, ils mettent pied -à terre......--quel aspect!...--Nous y voilà donc! s'écrient-ils..... -Ah! Konanama! Funèbre séjour, tu seras notre tombeau!.... Ils se -couchent sur les bords du fleuve pour se désaltérer, la marée monte et -l'eau est saumâtre, ils cherchent une source... un ruisseau, un puits, -l'inspecteur _Prévost_ n'en a pas creusé; tout est aride: ils sont -consignés, on va les compter, les loger, leur lire les ordres; le soleil -est à pic, ils sont épuisés, la marée a trois heures de montant: ils -n'auront d'eau douce qu'à neuf heures du soir..... - -Ils sont quatre-vingt-treize..... Prévost les harangue en peu de -mots.... - -«Songez bien que vous êtes ici sous ma surveillance et responsabilité, -nul ne s'écartera du poste à plus d'une journée, vous aurez l'appel -matin et soir comme à Cayenne, je vous invite à n'y pas manquer sous -peine de punition corporelle. Je défends à aucun de vous d'approcher de -ma case. Si on a des réclamations à m'adresser, on me fera appeler par -le sergent ou par un militaire..... Le gouvernement m'ordonne de n'avoir -aucune liaison avec vous, et _je ferai fusiller le premier qui osera -remuer_. Vous ne dépasserez point les baches qui sont à votre orient... -Je vais vous donner lecture des intentions du gouvernement à votre -égard.» - -République française, liberté, égalité, Cayenne, le 20 thermidor an six. - -L'agent du directoire au citoyen Prévost[4], directeur et commandant du -poste de Konanama: - -«Vous ferez part aux déportés de nos intentions philantropiques à leur -égard, qui sont dictées par la mère-patrie. - -[Note 4: Quand Jeannet eut appris par _la Bayonnaise_ qu'il alloit -être remplacé, il ne différa plus à exécuter le plan qu'il avoit conçu -de réunir tous les déportés à Synnamary. Desvieux eut ordre de rejetter -tout l'odieux sur Prévost, et il le destitua provisoirement pour avoir -lu cet arrêté aux déportés: et que n'auroit-il pas fait si Prévost l'eût -tu? Jeannet ne démentira pas plus le fait suivant que la pièce qu'on -vient de lire. Quand Monsieur Noyer lui représentoit que nous péririons -tous, il lui répondoit: «Ce sont si vous voulez de braves gens, bons à -employer dans d'autres tems, mais qui ne valent rien dans celui-ci; -d'ailleurs ils ont tort de n'être pas les plus forts; comme homme -particulier, je ne leur en veux pas; comme agent du directoire qui ne -les envoie pas ici pour leur amusement, _je ne dois pas les ménager_.»] - -»L'agent particulier du directoire exécutif, considérant que la -mère-patrie ne lui a point remis de fonds disponibles pour la nourriture -et l'entretien du grand nombre d'individus qu'elle a envoyés et de ceux -qui doivent encore arriver; considérant que la Guyane française manque -de nègres ou de cultivateurs, que la terre de ce vaste pays offre des -trésors à ceux qui veulent ouvrir son sein, a arrêté et arrête ce qui -suit: - -»1º. Les déportés seront nourris pendant un an, à compter du jour de -leur départ de la rade. - -»2º. Ceux qui ne se trouveront pas placés à cette époque, seront tenus -de se faire un abattis. Le gouvernement se charge de leur fournir les -outils nécessaires. - -»3º. Ceux qui s'adonneront à ce travail avant le terme prescrit, auront -les vivres pendant dix-huit mois et sont autorisés dès ce moment à -s'adresser à l'administration qui leur fera délivrer sur-le-champ un -permis pour s'établir dans quelque canton de la Savanne que ce puisse -être.» - -La lettre du ministre des colonies à Jeannet, en date du 25 ventose an -6, avoit donné lieu à cet arrêté. La voici: - -«En vous chargeant, par ma lettre du 20 fructidor, de donner vingt -arpens de terrain à chaque déporté, je ne vous ai pas dit d'établir ces -terrains à la charge de la république, le directoire étant seulement -autorisé par la loi du 19 fructidor, à procurer provisoirement à ces -déportés, _sur leurs biens, les moyens de pourvoir à leurs besoins_ les -plus urgens. En vous marquant de fixer l'emplacement d'un bourg ou d'un -hameau pour y bâtir leurs logemens, je n'ai pas entendu que ces vingt -arpens de concessions fussent dans ce hameau, mais extérieurement, le -bourg ne devant avoir que des lots pour logement, cour, poulailler et -petit jardin. Quant à l'établissement d'habitation, ce doit être à leurs -frais, s'ils y prennent goût, et vous leur procurerez toutes les -facilités que l'humanité commande. Je crois donc que Konanama et le -terrain de six cents toises de face sont propres à former ce bourg où se -retireront les déportés déjà arrivés, et ceux qui vous seront encore -envoyés, que leurs facultés et leurs goûts ne porteroient pas à la -culture ou au commerce. En donnant par exemple à chacun une largeur de -dix toises et une profondeur de vingt, à-peu-près, on peut placer -beaucoup de logemens et sur un plan régulier. Ce local vaut mieux que -celui désigné par les ingénieurs, parce qu'il est plus près des endroits -déjà habités, et que, par cette raison, les déportés qui deviendront -habitans trouveront plus de moyens de commerce et de débouchés pour -leurs denrées. - -»_Le directoire vous autorise à prendre, sur les réclamations des -déportés telles mesures que vous jugerez convenables, en conservant -cependant les moyens d'exercer la surveillance nécessaire pour qu'ils ne -puissent ni nuire, ni s'échapper._ Vous pouvez donc leur permettre de -former des établissemens de culture et de commerce dans toutes les -parties de la colonie, autres que le chef-lieu et l'île de Cayenne, que -le directoire a formellement exceptés.» - -Cette lettre prouve que le ministre n'avoit pas grande connoissance de -la colonie de Cayenne. Il auroit été très-tranquillisé sur les -concessions de terrain à faire aux déportés, il ne les auroit pas si -étroitement resserrés dans leurs dix et vingt toises, s'il eût su que -tout le canton de Konanama, avec ces six cents toises de face, et plus -de soixante mille toises de profondeur, ne se vendroit pas un petit écu. -Le terrain n'a aucune valeur dans les lieux inhabités de la colonie, -tels que Konanama; et il en a fort peu, même dans les cantons habités. -Avant la révolution on n'estimoit le terrain que relativement à la -valeur des noirs qui le cultivoient, et à celle des établissemens déjà -formés; mais à Konanama, il n'y avoit que deux établissemens abandonnés -et aucuns noirs. - -Jeannet lui-même avoit reconnu l'impossibilité de l'exécution de son -arrêté dans sa lettre au ministre des colonies en date du 11 nivôse an -6. - -«Si l'on s'en tient, citoyen ministre, à votre dépêche du 20 fructidor -an 5, les avances se borneroient à quelques _souches de bétail_, à -quelques outils aratoires, et à des instrumens de chasse et de pêche; -alors les déportés demeureroient chargés de se loger, de se procurer des -travailleurs, en les louant de gré à gré, et de les solder; mais en leur -admettant quelques moyens pécuniaires, quel nègre voudra quitter un -canton habité pour aller s'isoler avec eux à Konanama?» - -Les déportés qui étoient instruits et des dispositions de l'agent, et du -peu de moyens qu'il leur donneroit pour s'établir, s'écrièrent tous -après avoir entendu Prévost: «Il vaut mieux nous égorger... Nous n'avons -point été envoyés ici pour avoir le sort des nègres et nous attendrons -tout du tems...--_Baissez le ton, chiens de déportés, ou je vous ferai -taire à coups de fusil_, reprit l'inspecteur. Desvieux lui avoit envoyé -des instructions précises et sévères, comme celles du sergent de Kourou. -Le tout mitigé par quelques mots de consolation. Prévost passa sous -silence les paroles de justice, qui pouvoient modérer son despotisme. -Les malheureux se regardent comme des victimes entre les mains des -barbares. Les horreurs de la solitude, l'abandon qui donne plus d'empire -à l'arbitraire, la rapacité des soldats, par-dessus tout, cette pensée -effrayante qui seule est un enfer....--Quand sortirons-nous d'ici? nous -y périrons, et peut-être encore que dans dix ou vingt ans, les jette -dans une consternation qu'on ne peut peindre qu'en soi-même... - -Les soldats leur montrent leurs demeures: je vais en tracer le plan tel -que je l'ai copié en pleurant sur ces ruines malheureuses. - -À trois portées de pistolet de la rive droite de la rivière, s'élève une -butte qui se prolonge de l'Orient à l'Occident; cet endroit, à l'abri de -tous les côtés, reçoit, pendant l'été, les exhalaisons de la terre et -les feux d'un soleil brûlant qui resserre ses rayons comme dans le foyer -d'un verre concave. Le pied de la montagne est inculte. Le sol est une -terre de sang qui éblouit et reflète la lumière et la chaleur d'une -force insupportable. Le plan incliné et raboteux à l'extrémité du rayon -qui reçoit les torrens de feu ou de pluie d'une plaine de trois lieues -de diamètre... est précisément l'endroit que Prévost a choisi pour bâtir -le village; il le nomme la Décade, parce qu'il fera regretter ce -bâtiment à ceux qui vont l'occuper. - -Depuis un mois, il a mis soixante Indiens et quarante nègres en -réquisition pour activer les travaux. Le plan et la bâtisse sont plus -irréguliers que l'emplacement. - -Le village est bâti du Midi au Nord, depuis le haut jusqu'au bas du -ravin. C'est dans cette gorge que sont les principales huttes. - -Un sentier, large de vingt pieds, forme une rue en pente jusqu'à la -rivière dont les bords sont exhaussés. - -Au haut de la montagne, un peu à gauche, à trente pas des autres -karbets, est une loge assez propre, c'est celle du directeur; à droite, -une autre hutte, est le corps-de-garde des soldats blancs; à gauche, -celui des noirs... - -À quarante pas, sur le penchant du ravin, deux rangs parallèles de -couvertures de feuilles de balalou posent sur des piquets, on peut se -les figurer dans l'ordre suivant: - -Du haut de la montagne, descendez à la rivière, la première case qui -barre le point d'alignement, est celle de Prévost; elle est bousillée, -lattée, blanchie, ornée de fenêtres, et distribuée en deux petits -appartemens fort propres. - -Celles des noirs et des blancs sont seulement lattées, les autres le -sont à demi; l'architecte a fait consister son savoir à ficher en terre -quatre mauvais piquets qui soutiennent une frêle charpente montée à la -hâte. - -«Vitruve dit que, de son tems, on montroit encore à Athènes, comme une -chose curieuse pour son antiquité et son ignorance, les toits de -l'Aréopage, faits de terre grasse, et à Rome, dans le temple du -Capitole, la cabane de Romulus, couverte de chaume.» Ces vieux édifices -seroient des palais magnifiques en comparaison des karbets de Konanama. -Prévost se croit pourtant le premier Vitruve du dix-neuvième siècle; il -en remontreroit, dit-il, à M. Mentelle, dont il portoit les chaînes. -Cette ignorance est d'une antiquité reculée, et cette suffisance, d'un -comique original. - -Le magasin est à gauche dans le fond du vallon; le four du boulanger, -construit à grands frais, est derrière; l'hôpital est sur la même -ligne; un peu plus haut, la prison: en hiver, les torrens s'y -précipitent; les malades et les vivres nageront dans leur asile. Il est -tems de loger nos arrivans. - -La nuit étoit close avant qu'ils eussent marqué leur place, ils allument -de grands feux pour chasser les nuées d'insectes qui se reposent de -préférence dans cet endroit où ils trouvent à s'abriter et à se repaître -de sang. - -Les patiens sont distribués sous six halles, la moitié est debout pour -entretenir la fumée, tandis que l'autre, ou se suspend dans un mauvais -morceau de toile, ou s'étend en cercle sur des feuilles autour d'un feu -ardent. La moindre disgrâce causée au sommeil, est la bouffissure des -yeux crispés, rôtis et rouges, par la fumée comme par le chagrin et la -douleur. La piqûre des moustiques, comme la goutte d'huile bouillante, -forme des bouteilles sur ce qu'elle touche; nul ne peut parer à l'une et -l'autre incommodité. - -Les sauvages du fond des bois verseroient des larmes au spectacle que -l'aurore éclaire ce matin. Les uns ont le teint hâve, les lèvres sèches -comme du parchemin; d'autres s'éveillent avec effroi, toute l'horreur de -leur sort est empreinte sur leur front; ils errent comme des phantômes, -un livre à la main, sans savoir où ils vont, ce qu'ils veulent, s'ils -existent encore; ils se touchent et ne s'apperçoivent pas. Telles on -peint les ombres au bord du sombre manoir, se pressant avec effroi pour -entendre ou subir leurs destinées. Un seul habitant nommé Henri William -s'est relégué dans ces contrées. Il les reçoit avec bonté, les console; -mais il n'a rien à leur donner que des paroles de paix. Il leur permet -de tirer de l'eau à son puits, et c'est le plus grand bienfait pour eux. -Prévost n'avoit pas six pieds à creuser pour trouver une source vive: il -ne l'a pas voulu. Si la maladie, le désespoir, la peste, n'étoient pas -déjà parmi eux, ils en creuseroient eux-mêmes. Au bout de quelques -jours, Jean Sourzac, né à Colonge, invite ses amis à dîner avec lui, -distribue de l'argent aux moins fortunés, va se baigner sur le premier -saut, court de toutes ses forces, et se précipite dans le torrent. Le -même jour, Brunégat, vicaire de Bazoches, s'enfonce dans le désert; on -le fait chercher, il étoit étendu sans vie aux pieds d'une bache. Ces -morts violentes font une si vive impression sur la majorité, que les uns -tombent en démence, les autres sont agités d'une fièvre chaude ou -putride; ceux-ci meurent de peste, ceux-là de défaillance, de dégoût, de -consomption, de mal-propreté. - -Il n'y a pas quinze jours qu'ils sont arrivés, l'hôpital et les karbets -sont pleins de malades; les ongles leur tombent, leurs jambes et leur -corps sont enflés, gluans, pleins de pustules. Ils infectent l'air, et -ne prennent que des alimens salés, cuits dans l'eau de mer. Le boulanger -se sert de cette eau pour faire le pain. Leurs tisanes sont également -salées. Le gouvernement paie cinq pêcheurs pour les malades, et le -poisson frais, qui vaut quatre sous la livre, leur est vendu quarante. -Gernerd et Beccard en partagent le profit; le poisson salé que le -gouvernement leur envoie se paie le même prix; un couple de poulets -coûte douze francs, et c'est une protection d'en avoir à ce prix. Ils ne -peuvent se procurer un seul fruit pour se désaltérer. Les nègres et les -fripons dont je vous donnerai la liste, se coalisent pour leur arracher -leurs effets. Prévost tolère ce brigandage; il s'absente du poste pour -aller à la case Boudreau, où il passe sa vie dans la débauche avec les -négresses. Dans un mois, la peste fit de si grands ravages, qu'aucun -d'eux ne put se traîner jusqu'à la rivière. Jeannet en fut instruit, il -enjoignit provisoirement au citoyen Rougier, chirurgien d'Yracoubo, à -trois lieues du désert, de s'y transporter au moins une fois par décade. -Cet honnête homme s'en est acquitté avec zèle. Tous les fléaux de la -colonie les assaillirent en même tems: les nègres exigeoient -vingt-quatre sous pour leur extirper ces terribles insectes connus sous -le nom de _chiques_ ou piquans de cendre; les indigens, à qui on avoit -tout volé, en eurent une si grande quantité, que leur cadavre, encore -vivant, tomboit en lambeaux, rongé par les vers; d'autres, attaqués de -la dyssenterie, ne pouvant se remuer dessus leur cadre, exhaloient une -odeur si infecte, que personne n'osoit en approcher. Ils périssoient -dans ce déplorable état, les vers s'attachant aux parties internes déjà -ulcérées et sanglantes. La liste suivra cette troisième partie. Vous -êtes équitable, mon Dieu, nous pardonnons à nos ennemis, jugez-les..... - -Je crois devoir à la vérité la publicité de la correspondance suivante, -afin que les coupables seuls soient au moins flétris dans le souvenir -des hommes probes qui mettent l'opinion de côté. Cet extrait fidèle est -tiré des papiers du garde-magasin Beccard, dont j'ai fait le -dépouillement: - - -_Extrait de la correspondance de l'ordonnateur Roustagneng à Beccard, -garde-magasin à Konanama._ - - 27 thermidor an 6 (14 août 1798.) - -«Vous savez, citoyen, qu'il entre dans la composition des rations des -déportés 3/32emes de taffia; cette quantité me paroît un peu forte, au -moins susceptible de réduction d'un tiers, ce qui la porteroit encore à -deux coups par jour. Je vous prie de consulter le citoyen Prévost, et de -m'envoyer votre avis, motivé tant sur vos observations communes, _que -sur les conversations que vous pourriez avoir indirectement avec les -déportés_.» - - _Signé_ ROUSTAGNENG. - -Tous les mots soulignés sont rayés dans l'original, preuve des ordres -secrets donnés pour que les déportés ne communiquassent point avec les -autorités du poste. - - -_5 fructidor_, 22 août. Le même, au même. - -«Voici, citoyen, la marche que vous avez à suivre; la ration des -déportés, en taffia, sera réduite à deux trente-deuxièmes; celle en -huile de six onces, sera portée à quinze par mois. D'après les avaries -survenues au biscuit de la traversée, je vous invite à en constater -toute l'étendue, par un procès-verbal que vous dresserez en présence du -directeur de l'établissement, Prévost. Vous tiendrez la même marche -toutes les fois que les circonstances se présenteront. Afin de prévenir -les embarras, vous aurez soin de me prévenir d'avance des besoins, -sur-tout des subsistances. - -»Le magasin expédie 150 livres de clous, six serrures et 200 livres de -morue; cet envoi est déposé à Synnamary. J'écris au citoyen Prévost de -le réclamer auprès du citoyen Morgenstern.» - - _Signé_ ROUSTAGNENG. - -_N. B._ Le taffia a été retranché sans compensation d'huile. - - -_28 fructidor_, 14 septembre. Le même, au même. - -«Le citoyen Germain m'a remis votre lettre, du 18 courant. Je conçois -facilement qu'au milieu de l'insubordination, des vols et gaspillages, -joints à l'imperfection du bâtiment qui vous sert de magasin, vous avez -été hors d'état de répondre.» (C'étoit une mauvaise goëlette attachée à -deux palétuviers, sur les bords de la rivière, et abandonnée aux flots. -Je l'ai vue au même endroit en mai 1799: les torrens avoient presque -rompu les cables qui la retenoient.) - -«Vous me dites que la réduction en taffia occasionne des murmures, je le -crois; mais il faut bien s'entendre sur la valeur, mon intention étant, -pour me servir de l'expression vulgaire, qu'elle soit composée de deux -_boujearons_, ou deux coups par jour. Si le seizième que vous donnez -forme cette mesure, vous y tiendrez, et toute réclamation cessera.....» - - ROUSTAGNENG. - - -_Sur les successions._ - -_24 thermidor_, 11 août. Le même à Prévost. - -«Je vous envoie un cahier de quarante-huit feuilles, pour constater le -décès des déportés, employés civils et autres personnes attachées à -votre poste, vous en ferez usage suivant l'exigence des cas, et vous -m'adresserez chaque feuille par duplicata.» - - _Signé_ ROUSTAGNENG. - -_N. B._ Cette lettre étoit pour Beccard; mais il se trouva malade au -moment du départ; on le força d'accepter cette place lucrative par les -spéculations des sous-agens. Beccard étoit moribond au moment où la -goëlette sortoit du port; on la fit mouiller pour le reporter à -l'hôpital; il y demeura trois jours sans connoissance par l'attaque d'un -asthme qui l'a conduit au tombeau. Il étoit encore moribond quand il -s'embarqua avec sa femme et ses deux enfans en bas âge... La liste de -décès fut commencée par Prévost, qui mit un faux en-tête, annonçant que -_Soursac_ étoit mort à l'hôpital, tandis qu'il s'étoit noyé. Il fit -saisir les bijoux et les effets de ce malheureux, sans s'inquiéter où -les flots avoient jeté son cadavre, qui ne venoit de disparoître que -depuis un quart-d'heure. Il fit fouiller tous ceux qui approchoient -Soursac, et dressa un procès-verbal peu exact. - -Le lendemain 28 thermidor, deux pêcheurs trouvèrent un cadavre qui fut -reconnu pour être celui de Soursac. - -Les déportés se réunirent pour bénir un champ de mort où cette première -victime en attendit tant d'autres. C'étoit une enceinte ronde, sur le -bord du rivage, entourée de baches et de palmiers, qui inclinoient -majestueusement leurs couronnes et leurs branches sur les cendres de ces -martyrs. - - -_10 fructidor, 27 août._ Le même au citoyen Beccard. - -Voici la marche que vous avez à suivre lors du décès des déportés: - -Lorsqu'un de ces individus se rendra à l'hôpital, vous ferez la -reconnoissance des effets à son usage, qu'il introduira pour lui. S'il -vient à décéder, vous constaterez de suite par inventaire, en présence -de deux témoins, tout ce qui appartiendra à la succession. Vous fixerez -un jour pour la vente des effets au comptant. La totalité de la recette -à laquelle vous joindrez le numéraire, s'il s'en trouve, me sera -adressée avec une note par une occasion sûre, pour être versée dans la -caisse du trésor. - -Si le cas arrivoit que vous ne trouvassiez pas la défaite entière des -effets, vous les enverriez à Cayenne; et dans ce cas, vous en feriez des -factures par triplicata, en présence de deux témoins qui signeroient -avec vous. - -Tel est, en substance, l'arrêté de l'agent, du 6 nivôse, relatif au cas -présent. Observez que le concours des autorités civiles du canton est -absolument inutile, parce que le poste de Konanama est sous l'autorité -immédiate du gouvernement, que tout doit s'y faire par l'organe de ses -préposés: ainsi, tout ce qui a rapport dans ledit arrêté aux -fonctionnaires de l'intérieur, n'est point exécutoire. - -Vous observerez encore qu'étant la partie agissante, vous devez -constater vos opérations par des pièces bien en règle, signées des -personnes que vous y faites concourir; le tout visé par le directeur de -l'établissement avec lequel vous vous concerterez toujours, soit pour -l'envoi des objets, soit pour la meilleure harmonie de choses possibles. - -Vous communiquerez la présente à Prévost, directeur et chef du poste. -_Signé_ Roustagneng. - -_N. B._ Beccard a mis le plus grand désordre dans son travail; Prévost -s'est payé par ses mains de la bâtisse des karbets. Gerner, -aide-garde-magasin, a fini aussi misérablement que son chef, qui lui -avoit donné une aveugle confiance. Ces trois individus ont fait éprouver -toute sorte de mauvais traitemens aux déportés. - - -_26 fructidor, 12 septembre._ Le même au même. - -«Quoique je vous aie tracé dans ma lettre du 6 de ce mois, la marche que -vous aviez à suivre lors du décès de quelque déporté, il en reste encore -une à faire à l'égard de l'autorité civile du canton, prescrite par les -lois, et dont l'exécution est réclamée aujourd'hui par l'officier public -de cette commune; elle est consignée dans la loi du 20 septembre 1792, -et rappelée par l'article IX, titre V, de la section IV du réglement du -directoire exécutif, du 25 messidor an 4. C'est l'avis que toute -personne privée ou chargée de quelque détail au service, est tenue de -donner à l'officier public de la commune, du décès de tout individu, -afin qu'il constate ledit décès, pour en dresser acte. - -»À prendre cette formalité à la lettre, ce fonctionnaire seroit obligé -de se transporter chaque fois sur les lieux, et de le rédiger d'après ce -qu'il auroit vu par lui-même. Comme cette démarche est, vu la distance -de six lieues, sujette à plus d'un inconvénient, il a paru à -l'administration départementale et à moi, qu'il suffisoit de lui -adresser, le jour du décès, un avis motivé, dont la transcription sur -ses registres remplira suffisamment le voeu de la loi. (Beccard s'est -conformé à cet ordre, comme je m'en suis convaincu.) Vous trouverez -ci-joint le modèle de l'avis que vous adresserez à l'officier public du -canton de Synnamary. - -»Voilà vos seules relations avec cet officier, lesquelles ne dérogent -point à ce qui vous a été prescrit à l'égard des successions qui restent -toujours dévolues à la connoissance du commandant en chef et de moi.» -_Signé_ Roustagneng. - -_N. B._ Tous ceux qui mouroient sans succession étoient dépouillés, -leurs cadavres jettés nus dans les karbets, les nègres refusoient de les -inhumer, à moins que les autres ne se cotisassent pour la somme de 12 ou -de 18 fr. Beccard et Prévost gardoient le silence sur cet odieux trafic. -Le dernier voulut les contraindre à s'inhumer eux-mêmes; quelques-uns -faillirent être fusillés pour avoir répondu _que c'étoit aux bourreaux à -enterrer leurs victimes_. - -Pendant ces scènes d'horreur, Prévost bâtissoit fort à-propos de -nouveaux karbets. - - -_15 vendémiaire_ an 7, _7 octobre 1798_. Le même au même. - -Huybrek avoit donné ses effets à Bertrand Malachie, en présence de -témoins, Beccard se les fit rendre, consulta l'ordonnateur, qui répondit -que de semblables donations ou legs seroient dévolus à la république, à -moins que le légataire n'eût appelé le commandant en chef, et le -garde-magasin, pour leur dicter ses dernières volontés; il termine cette -longue lettre par ce paragraphe: - -«Pour prévenir les contestations qui pourroient naître à ce sujet, et -donner aux déportés la faculté de tester, vous leur communiquerez le -mode ci-joint.» _Signé_ Roustagneng. - -Dans une autre du 19 fructidor an 6, Roustagneng avertit Beccard que le -nommé Kercof, déporté belge, est mort à l'hôpital de Cayenne; il -l'invite à chercher sa malle, qui est remplie de bons effets, et -embarquée pour Konanama. Les réponses de Beccard trouveront place à la -fin de cet article. - - -19 vendémiaire. L'ordonnateur, à Beccard. - -«Le bateau _la Dépêche_ vous porte soixante-quatorze nouveaux déportés -arrivés sur la corvette _la Bayonnaise_; j'ignore ce que le commandant -en chef écrit à ce sujet; il est indispensable que vous en dressiez une -liste signée par le commandant du poste, pour être adressée au -directoire. - -»Pour prévenir les difficultés du service, que cette augmentation de -monde doit vous occasionner, je vous ai procuré un supplément de -journaliers et de femmes blanchisseuses..... La liste que je vous en -adresse ci-jointe, vous fera connoître leur nombre, et le salaire -attribué à chacun d'eux.» - - _Signé_ ROUSTAGNENG. - -_N. B._ Cette liste manquant, j'ai eu recours au registre-journal de -Beccard, où j'ai trouvé quatre pêcheurs, deux chasseurs, trois -blanchisseuses, trois cuisinières pour l'hôpital, un pharmacien, six -infirmiers, un aide-boulanger, neuf hommes de journée, un menuisier, un -tonnelier, qui forment trente-un servans. - -Ces noirs, tous plus voleurs et plus paresseux les uns que les autres, -ne faisoient pas l'ouvrage de deux européens dans un hôpital de trois -cents malades. Les déportés payoient leur blanchissage, faisoient leur -cuisine; souvent les malades n'avoient pas eu une goutte d'eau douce à -cinq heures du soir. Ces servans profitoient de l'absence de Prévost, -pour voler et le garde-magasin et les déportés; ils étoient ivres ou à -la danse depuis huit heures du matin jusqu'à minuit. Les nouveaux venus -offrirent un vaste champ à leurs spéculations. Au bout de quelques jours -ils gagnèrent la peste, et peuplèrent les sombres bords de la rivière. - - -_20 vendémiaire._ Le même au même: - -«Le rapport du citoyen Kerkove, le vôtre en date du 9 vendémiaire, et -celui du cit. Dardet donnent lieu au départ du commandant en chef -Desvieux, accompagné des citoyens Boucher et Chapel. Je m'en réfère pour -les détails particuliers à ce que ces citoyens feront sur les lieux.» - - _Signé_ ROUSTAGNENG. - -_N. B._ Desvieux frémit d'indignation du spectacle des malades et des -moribonds. Il appela _Prévost_, le réprimanda en présence des déportés. -Il se mit à pleurer, se jetta aux genoux du commandant; celui-ci le -congédia brusquement, le destitua, le chassa de sa présence, l'envoya à -Cayenne en lui défendant de l'accompagner, et produisit la lettre -suivante, pour justifier la cause du gouvernement et la sienne: - - _Au citoyen Desvieux, commandant en chef de la force armée - de la Guiane française, le 12 thermidor an six._ - -«Mes ennemis ne triompheront pas encore cette fois; grâce à vos lumières -et à mes soins, le village de Konanama est achevé; les karbets attendent -les déportés; tout est préparé pour les y recevoir. J'ai nommé ce poste -_la Décade_; ils y seront commodément; je les attends tous les jours. Je -vous prie de me continuer vos bontés.... J'ai l'honneur d'être, avec un -très-profond respect...., PRÉVOST, _ingénieur-géographe, commandant et -directeur du poste_ de la Décade, dit _Konanama_.» - -Si l'on en croit _Desvieux_, _Prévost_ avoit fait tout de son chef. -Chaque déporté puisa une nouvelle vie dans les paroles de consolation du -commandant; le sort des malades fut amélioré, les nègres rentrèrent dans -l'ordre pour quelques jours, et les exilés eurent des vivres frais, pour -la première fois, depuis trois mois. Ils eurent de l'eau en abondance; -enfin ils respirèrent durant le séjour du commandant. Une nuée d'orage -ayant arrosé la plaine au bout de trois mois de sécheresse, le magasin, -la boulangerie et l'hôpital furent, pendant une heure, à un pied sous -l'eau; cet accident parla très-efficacement contre Prévost. - -_Desvieux_ les visita de nouveau, leur promit de demander le changement -du poste; et, se tournant avec effroi et attendrissement vers ces vastes -solitudes, il dit d'un ton prophétique: _Vous êtes déportés aujourd'hui, -mon tour viendra peut-être bientôt._ Il ne se trompoit pas. - - -_29 vendémiaire an 7._ Le sous-chef d'administration, au citoyen -Beccard: - -«Je vous préviens que le citoyen agent, par son arrêté du 27 de ce mois, -vient de déterminer qu'à compter du 20 brumaire prochain, la ration de -pain sera réduite à douze onces, et que les douze onces supprimées -seront remplacées par douze onces de cassave; le peu de farine qui nous -reste nécessite cette mesure. - -(On publioit, à cette époque, que la Guadeloupe étoit prise, et que les -anglais menaçoient Cayenne et _Surinam_ ou Mapébo.) - -»L'administration chargée des vivres du pays a écrit à tous les -inspecteurs des cantons pour faire planter des bananes et du maniok; -vous vous adresserez à celui de votre endroit, pour vous procurer la -cassave, ou le coaq nécessaires.» - - _Signé_ ESTIBAUDOIS. - - -_24 vendémiaire an 7._ Roustagneng à Beccard: - -«J'attends, pour vous faire une réponse plus étendue, que, d'après le -rapport ci-joint du commandant et autres officiers du détachement, il -soit pris un parti sur Konanama. En attendant, je pense que leur -présence y aura produit un bon effet, et rétabli un peu la police.» - - _Signé_ ROUSTAGNENG. - - -_Précis du rapport sur Konanama._ - -«Nous, commandant en chef, accompagné du citoyen Chapel, capitaine du -génie, et Boucher, sous-chef d'administration, nous sommes transportés à -Konanama, où étant, nous sommes rendus à l'hospice, et avons vérifié que -sur quatre-vingt-deux déportés déposés au poste, à la fin de thermidor -(il y avoit deux mois), il y en a vingt-six morts de maladies putrides, -cinquante à l'hospice, dont plusieurs en danger, et aucuns des autres -parfaitement bien portans. - -»Cette mortalité est occasionnée, 1º. par l'eau qui est très-bourbeuse, -et même vitriolique; 2º. par les miasmes putrides qu'exhalent les -marécages qui environnent le poste à plus d'une demi-lieue; et 3º. par -les vidanges de l'hospice, qui séjournent dans les marais qui ne peuvent -être desséchés. Ces causes ne peuvent être détruites; et ce poste, dans -l'hiver, deviendra un marais. Le niveau des karbets est plus bas que les -_terres-pleins_ du poste. Ils sont mal faits, et les faîtages prêts à -tomber. La communication est très-difficile dans toutes les saisons. -Dans l'été, il y a trop peu d'eau pour les bâtimens à l'entrée de la -rivière; dans l'hiver, la côte est impraticable par la grosse mer et les -fréquens raz de marée. La communication par terre ne peut se faire que -par des piétons sans bagage. Le poste court donc risque de manquer -souvent de vivres, dont le canton inhabité est dépourvu. Les Indiens -même l'ont évacué à cause du mauvais air. L'officier, les soldats, les -délégués de l'administration sont dans le plus triste état. Il n'y a que -de la viande salée, aucun fruit, et pas même un citron pour corriger la -mauvaise qualité de l'eau. Ces raisons impérieuses nous font penser que -ce poste doit être transféré à Synnamary, éloigné de quatre à cinq -lieues.» - -Cayenne, le premier brumaire an 7. - - _Signé_ DESVIEUX, BOUCHER, CHAPEL. - -_N. B._ La correspondance de brumaire n'offre rien d'intéressant. Les -réponses de Beccard, quoique bien antérieures à cette époque, méritent -de trouver ici leur place, pour préparer le lecteur à la décision qui -sera prise sur Konanama. Je les transcris sur l'original, me permettant -seulement d'y mettre quelque ordre, car ces phrases paroissent -crayonnées, au hasard, par une tête aliénée. - - * * * * * - -_Beccard, au citoyen L. Estibaudois, sous-chef des approvisionnemens._ - - Konanama, 9 vendémiaire an 7 (30 septembre 1798). - -«J'ai eu tort de garder un silence aussi long à votre égard; je suis -obsédé de tous les côtés; figurez-vous un magasin où il n'y a ni portes -ni fenêtres, en plein air, au milieu de quatre piquets, sous un mauvais -toit, que le moindre coup de vent peut emporter à cent pas dans la -Savanne, où les débarquemens se font presque toujours de nuit. Les -déportés m'importunent par des réclamations les plus impertinentes, -ainsi que les Indiens qui bâtissent les karbets: il faut leur trouver du -coaq et du poisson salé qui sont très-rares. Pour prévenir le désordre, -j'ai pris le parti de délivrer le taffia tous les jours. Heureusement -que j'ai trouvé ici le citoyen Germain; sans lui, je n'aurois jamais pu -me reconnoître; je n'ai personne à qui je puisse accorder ma confiance, -car je suis entouré d'une bande de voleurs. Je vous avois demandé un -déporté pour m'aider dans mes opérations, vous ne m'avez pas répondu: -cet homme m'auroit bien servi, et j'aurois été exempt des reproches -qu'on fait aux personnes qui occupent un poste aussi critique que le -mien.» Cette adjonction mettoit le gouvernement et son agent à l'abri -des reproches. - -Beccard entre ensuite dans de très-longs détails sur la nature des -vivres qui ont été avariés, sur les pertes que le magasin a éprouvées -par les vols journaliers des noirs. Il termine par demander du vin, de -l'huile, du savon, de la poudre à feu, des lignes de pêche, des -serrures, des gonds, des contre-vents, etc., etc., etc. - - -_Le même, au citoyen Roustagneng._ - - 5 vendémiaire an 7 (27 septembre 1798.) - -Beccard, après lui avoir accusé la réception de toutes ses lettres -jusqu'à ce jour, et les avoir analysées, dit qu'il n'a pas pu lui -répondre à cause du grand désordre qui régnoit dans le magasin, il lui -adresse le procès-verbal de la vente des effets du déporté Sourzac. (La -copie de cet extrait de vente ne s'est pas trouvée dans ses papiers. -Sourzac a laissé trente-cinq louis en or, quelques écus de six livres, -une montre d'or, et pour près de 150 livres de linge; le tout, versé -dans la caisse du trésor, se monte à 1,500 francs monnaie de Cayenne, et -à 1,125 livres monnaie de France. Bouchard avoit une ceinture qui -renfermoit 900 livres argent de France; plus, une montre de dix louis, -et pour 150 livres d'effets; la copie de cette seconde succession, ne -s'est trouvée de même dans les papiers; je me suis pourtant convaincu -que lesdites sommes ont été versées au trésor; je ne saurois dire si les -pièces ont été soustraites ou perdues, mais Beccard n'en reste pas -responsable; c'est tout ce que je puis assurer en revenant à sa lettre.) -Conformément à la lettre de l'ordonnateur, du 27 thermidor, il a réduit -les 3--32e de taffia à 2, le 3 fructidor; ce qui a occasionné beaucoup -de murmures. Il ne m'a pas été possible, continue-t-il, de faire la -compensation que vous exigez, parce que je n'ai point d'huile. Je suis -sur _le qui vive_. Le magasin n'est pas goëlété, il n'y a ni portes ni -fenêtres; les vivres sont sous un toit couvert de feuilles de balalou et -de quelques lattes. (Comment les déportés étoient-ils logés, puisque le -magasin étoit à peine abrité?) Ma responsabilité ne me laissoit de repos -ni jour ni nuit; je couchois dans un mauvais hamac, rongé des insectes, -au milieu des barils entassés sans ordre les uns sur les autres. - -Vos vues sur la réduction du taffia, nous paroissent fort justes; ceux -qui ne font point usage de cette liqueur, la vendent aux autres, -c'est-à-dire à quelques mauvais sujets qui s'enivrent et troublent -l'ordre. (Beccard parle ici des cinq voleurs, et d'un nommé Marolle, -chartreux, qui, dans un excès de boisson, ont parlé de mettre le feu aux -karbets. Cette conduite les a fait conduire à Cayenne, où ils ont été -mis en liberté.) Quant à l'inventaire que vous m'ordonnez de faire, -lorsqu'un de ces individus entre à l'hôpital, j'ai craint de l'exécuter, -de peur d'exciter quelque tumulte. Il y a des malades qui ne veulent pas -absolument aller à l'hospice; ils prétendent se faire servir dans leurs -karbets. Quand le nègre leur porte quelque nourriture, un autre bien -portant la lui arrache des mains, en lui disant qu'il est infirmier de -ses confrères. Je leur en ai fait quelquefois des reproches très-amers; -mais cela ne sert de rien. Ils font désespérer le pauvre Souleine -(nègre), qui vous prie instamment de le faire relever. Il est seul pour -tout; car nous ne pouvons tirer aucun parti d'Albert (autre nègre). Ce -dernier refuse de coucher au poste et d'aider son camarade en quoique ce -soit: Souleine, d'ailleurs, y voit très-peu clair, et le service des -malades se fait très-mal. Notre médecin Rougier, qui ne peut venir ici -que tous les cinq jours, vous prie de faire une augmentation de cadres. -Il y a aujourd'hui soixante malades tant à l'hospice que dans les -karbets. (Ils n'étoient alors que quatre-vingt-treize.) - -Je suis chagrin des reproches que vous me faites de ma négligence: si -vous aviez été témoin de nos peines et de nos embarras, vous nous -auriez excusés, ou plutôt vous nous auriez plaints. Je vous écris à la -veillée, ainsi qu'au citoyen Estibaudois, à qui j'envoie l'état des -comestibles et effets reçus à Konanama, sans vous parler du pillage que -les nègres ont fait des effets des déportés et des miens; j'ai eu deux -malles forcées, mon linge pris ou déchiré, le vin, le taffia bu, le -lard, le boeuf volés et enfouis. - -Depuis la liberté, nous ne pouvons pas mettre ce monde noir à la raison; -ils rient entr'eux à notre nez de ce désordre, et nous disent dans leur -jargon: _Yé ben fait volé bequet ca yé permi pa loi qui bail-yé -liberté._ (Ils font bien de voler les blancs, la liberté leur en donne -le pouvoir.) - -Je n'ai pas pu velter le taffia faute de vases: nous avons scié une pipe -qui devoit être pleine de cette liqueur; nous avons trouvé, en présence -du cit. Prévost, une espèce de _sarbacanne_, ou gros roseau, cassé dans -la pipe qui a servi de pompe aux nègres pour tirer l'eau-de-vie. Ils ont -volé jusqu'aux lignes de pêche; je leur en ai prêté, mais de beaucoup -plus petites; cependant ils ne font rien, ils ne veulent rien faire, et -ils ne craignent personne. - -D'un autre côté les malades me cassent la tête la plupart du tems: je -n'ai rien à leur donner à souper. Ce désert sera notre tombeau à tous. -On n'a point creusé de puits; nous mourons de soif et de chagrin. Il -faut remonter bien haut vers la source de la rivière pour trouver de -l'eau douce, et souvent nous n'en avons pas une goutte à cinq heures du -soir. Quant aux pêcheurs, je vous prie de m'en procurer d'autres; ceux -du citoyen Boudreau sont beaucoup plus actifs. - -Le 18 fructidor, nous avons reçu par le lougre _le Brillant_ cinq -déportés: tous me harcellent continuellement pour une augmentation de -vinaigre, pour corrompre la crudité de l'eau qui est saumâtre et -scorbutique. - -Vous avez sans doute connoissance d'une pétition que les malades -adressent au citoyen agent; ils prétendent que la viande salée est -contraire à leur santé; qu'on doit les nourrir, une partie de la -semaine, du poisson et de la chasse des nègres attachés au service du -poste. Ils prétendent aussi qu'on doit les blanchir pour rien, leur -donner du vin et du sirop pour faire de la limonade; enfin ils font les -réclamations les plus absurdes. Je vous prie de me continuer vos -bontés. J'ai l'honneur d'être votre très-humble et très-obéissant -serviteur, - - BECCARD. - -_N. B._ Les notes suivantes sont prises sur les lieux, sur les registres -du commandant du poste, sur les procès-verbaux, sur les actes de décès; -enfin, sur les pièces les plus authentiques. - - * * * * * - -_Extrait de la correspondance de l'officier de poste, M. Freytag._ - -«Les déportés, disoit cet officier à l'agent Burnel, le détachement, les -employés sont dans un état épouvantable; tout le monde est malade, et -plusieurs sont près d'expirer; ils sont dépourvus de tout, et même de -médicamens: les déportés ont des hamacs fort étroits, qui n'ont que -quatre pieds de long. Les malades tombent et meurent sans secours. Il -est des jours où il en est mort trois et quatre, etc.» (Cette lettre est -du Ier. nivôse an 7.) - -_Le même à l'agent Burnel, 2 nivôse an 7._ - -L'hôpital est dans l'état le plus déplorable; la mal-propreté, le peu de -surveillance ont causé la mort à plusieurs déportés. Quelques malades -sont tombés de leurs hamacs pendant la nuit, sans qu'aucun infirmier les -relevât: on en a trouvé de morts ainsi par terre. Un d'eux a été -étouffé, les cordes de son hamac ayant cassé du côté de la tête, et les -pieds étant restés suspendus. - -Les effets des morts ont été enlevés de la manière la plus scandaleuse. -_On a vu ceux qui enterroient les morts, leur casser les jambes, leur -marcher et peser sur le ventre, pour faire entrer bien vîte leur cadavre -dans une fosse trop étroite et trop courte; ils commettoient promptement -ces horreurs, pour aussi-tôt courir à la dépouille des expirans._ Les -infirmiers insultoient les malades, et les accabloient d'expressions -infâmes, ignominieuses, cruelles, au moment même de leur agonie. - -Le garde-magasin, dépositaire des effets des déportés, ne consentoit à -leur rendre qu'une partie de ce qu'ils réclamoient, il leur disoit: -_Vous êtes morts; ceci doit vous suffire._ - -Les malades refusoient d'aller à l'hospice pour plusieurs raisons; il -n'y avoit ni table, ni chaise, ni aucun meuble; ils y étoient plus mal -que dans leurs karbets: les nègres les insultoient en leur montrant le -bâton; d'autres les rudoyoient, disant à ceux qui pouvoient encore se -soutenir: _Vous n'êtes pas malades, puisque vous êtes debout, et que -vous marchez._ Les malheureux se traînoient chez Henry, ou au magasin, -pour prendre leur ration, que Beccard et Gerner leur délivroient -très-chichement, en les maudissant. Les nègres laissoient pourrir les -malades dans leurs lits, leur demandoient vingt-quatre sols pour leur -extirper les chiques. _Garnesson_, _Vandersloten_, _Bailly_, _Mathieu_, -_Vanhessvic_, et trente autres, avoient les jambes si enflées par la -négligence des infirmiers, que quelques-uns n'ont point été déchaussés, -et tous avant de mourir voyoient sauter les vers qui sortoient de leurs -cadavres. (Extrait du journal du chirurgien.) La plupart de ces -malheureux attaqués de peste et scorbut, n'ont cessé de vivre, que quand -les vers ont eu gagné leurs intestins. Ce fléau provenoit des chiques -qu'ils ne pouvoient pas faire extirper faute d'argent, tandis que les -nègres étoient engagés pour les servir. - -Les déportés restoient dans leurs karbets pour être soignés par leurs -camarades plus attentifs que les nègres qui les laissoient mourir de -soif ou de consomption. - -Bourdois à l'hospice, tourmenté d'une fièvre convulsive, tombe le 27 -vendémiaire à moitié renversé de son hamac, les jambes prises dans les -rabans et le front sur le pavé; il y reste jusqu'au lendemain, et on le -trouve étouffé. (Voyez ci dessus la lettre du commandant.) - -Le 21 du même mois, le Divelec expire sur les onze heures du soir, -l'infirmier court éveiller le garde-magasin._--Levez-vous, voilà un -déporté mort!--À-t-il quelque chose?--Non, répond celui-ci.--Ce sera -pour demain._ - -Roux de _la Bayonnaise_ avoit mis ses effets dans la malle de son -confrère Pradier; ce dernier meurt, Roux demande le linge marqué à son -nom. Beccard le renvoie en l'outrageant. Il revient à la charge avec -témoins, Beccard lui dit en lui rendant quelques mauvais effets: «En -voilà assez _pour vous, vous êtes mort_.» J'omets les juremens et les -paroles indécentes. Roux à la vérité étoit sur le bord de sa tombe. Ses -jambes enflées ne lui permettoient pas de se soutenir, il a pourtant -survécu à Beccard; c'est lui qui m'a confirmé cette note avec plusieurs -autres témoins durant mon premier voyage à Synnamary en février 1799 -(pluviose et ventose an VIIe.) - -Le 28 brumaire an 7 une hécatombe étoit ouverte pour recevoir les restes -de cinq déportés morts les 26 et 27; les infirmiers qui les portoient au -cimetière apprennent en route que quatre autres viennent d'expirer à -l'hospice; ils jettent les cadavres dans la fosse qui se trouvoit déjà -étroite; l'appât du gain les fait redoubler de vîtesse; ils trépignent -sur les morts, leur jettent quelques pellées de sable, s'encourent au -milieu des prières que leurs confrères récitoient sur la tombe, et -reviennent combler la fosse après avoir tellement spolié les nouveaux -décédés, que les survivans furent obligés de leur fournir du linge pour -les inhumer. (Voyez plus haut le rapport du commandant du poste contre -Prévost et Beccard.) - -Le 22 fructidor an 6, Brunégat s'enfonce dans le bois; on le trouve mort -au pied d'une bache; il n'avoit absolument rien qu'un drap sale qui lui -servoit de lit et de garde-robe; Beccard indigné de ne trouver aucune -succession, lui fait retirer ce drap. Les nègres refusent de l'inhumer; -il reste trois jours nu; pendant ce tems, on le porte de karbets en -karbets; ils le jettent dehors avec moins de respect qu'un morceau de -boeuf fraîchement dépouillé; enfin ses confrères, faute d'avoir douze -francs à donner aux nègres, l'ensevelirent, creusèrent sa fosse et -l'inhumèrent; tous les morts sans succession ont éprouvé le même -traitement. J'ai visé le mémoire des fossoyeurs de Konanama, en deux -mois et demi, il montoit à onze cent cinquante deux livres. - -Le 14 brumaire an 7, Pierre Brétault dont la succession se monte à trois -francs, moribond et tourmenté depuis trois jours d'une soif brûlante, -demandoit depuis douze heures une goutte d'eau; personne n'avoit fait -attention à ce saint vieillard dont les lèvres noires étoient le siège -de la mort; il étoit d'un tempérament robuste; la voix lui manquant -faute de salive, il faisoit signe de la main, tantôt les yeux fixés vers -le ciel, tantôt vers l'infirmier où le soldat que l'appât du gain -engageoit à faire la visite. Le hasard y conduit un militaire blanc qui -poursuivoit un noir accusé _d'avoir fait un coup_; Brétault l'arrête, -lui fait signe qu'il a soif, le presse de lui apporter une goutte -d'eau, le soldat court dans les karbets, n'en trouve point, va chez le -garde-magasin, saisit un sapyra[5] plein d'eau de vaisselle, l'apporte à -ce moribond qui le saisit à deux mains, boit deux ou trois gorgées et -s'écrie: «Ah! mon Dieu, que c'est bon, vous me faites revivre!» Il -reprend le vase, le tarit avidement, et se sentant étouffer, aspire et -dit: «Au moins j'ai encore vécu... mais... Ah! mon Dieu....» À ces mots -il retombe dans son hamac et expire... - -[Note 5: Le sapyra est un plat rond coloré en banderoles, en forme -de soupière, dont le fond est étroit et le ventre très-large, s'évase -encore à son embouchure. C'est une poterie des femmes indiennes, les -hommes la mettent en couleur et s'en servent pour boire du cachyery.] - -Au commencement de vendémiaire an 7 (1er octobre 1798), les nègres -voyant que Prévost étoit à s'amuser chez Boudreau à une lieue au levant, -se mirent à la débandade pendant trois jours. Un soir, qu'ils étoient -enluminés de tafia, ils courent au pillage dans l'hospice, retournent -les malades dans leurs hamacs. Ces malheureux crient au secours, mais -tout le poste garde le silence. Le sergent Gerner si actif à inventorier -les effets des morts, se tapit chez le garde-magasin; les nègres peu -contens de leur expédition, se précipitent dans les autres karbets sous -prétexte de voir s'il y a des morts; les déportés ne viennent à bout de -les chasser qu'en se mettant en défense avec la hache que la nation leur -avoit donnée pour couper des choux palmistes. Les malades refusoient -souvent leurs soins de peur qu'ils ne les empoisonnassent pour les -dépouiller. - -Ces noirs, après avoir fait marché à six livres par tête (ils étoient -quatre), pour faire une fosse et enterrer un mort, reportoient jusqu'à -cinq et six fois le cadavre nu et infect au karbet où ils l'avoient -pris; de six francs dont ils étoient convenus, ils parvenoient à en -tirer dix-huit et vingt-quatre. Sourzac, Bouchard, Mathieu, et tant -d'autres, ont été les objets de semblables spéculations. - -Si quelque déporté, si Beccard même s'en plaignoit à Prévost, il parloit -de _mitrailler_; il écumoit de rage et s'écrioit comme un forcené: -«_Rien n'est trop chèrement vendu à ces monstres, ils ne sont pas au -bout de leur pelotons, ils danseront bien une autre carmagnole, quand -il faudra fouiller la terre. Au bout de six mois, ils n'auront plus de -vivres; ils connoissent l'arrêté de l'agent, qu'ils aient à se rétablir, -à se placer ou à crever au plus vîte._» - -Les nègres, en l'absence de Prévost, qui ne paroissoit jamais que pour -molester les malheureux, se sont permis de mettre aux fers un nommé -Lachenal injustement accusé de s'être approprié les haillons d'un jeune -prêtre savoyard qui venoit d'expirer; ce malheureux devoit même à -monsieur Missonier jusqu'à la chemise qui devoit l'ensevelir; mais il -fut jetté tout nu dans la fosse, parce que les perquisiteurs n'avoient -trouvé dans son gousset que six piastres qui font 42 liv. de Cayenne et -31 liv. 10 s. de France. - -Ici le lecteur ne peut contenir son indignation. Des sous-agens, il -remonte aux chefs; plus les faits sont graves, plus nous serons réservés -dans les inculpations. Nous n'étions pas des personnages assez -importans, pour que le directoire et les ministres s'occupassent des -détails de notre emplacement, ils vouloient nous rendre malheureux; mais -je crois qu'ils n'auroient pas souscrit aux mesures atroces secondaires -qui ont été employées; j'ajouterai même avec connoissance de cause, que -le mauvais traitement des seize premiers à Synnamary a été autant -l'effet du préposé Boucher, que de Jeannet. - -Ce Boucher, qui nous a plus tourmentés que les agens, enveloppe de -flatterie sa complaisance et son dévoûment aux ordres les plus durs et -les plus foiblement intimés. De semblables pestes dans les -administrations, sont les plus grands fléaux des gouvernemens, des -gouverneurs et des opprimés. - -En partant, nous avons eu contre nous les chances les plus funestes, -d'abord la présence du nommé Po.... au comité des colonies. Cet homme -avoit donné le plan de nos établissemens dans le canton de Vincent -Pinçon; s'il connoît bien ce local où il a gardé les vaches, il connoît -encore mieux l'abandon et les précipices de ce séjour tant dévasté par -les Portugais; c'est ce qui lui faisoit dire que _nous n'y pourrions pas -remuer_, ou plutôt qu'on pourroit nous y faire mourir, sans que nous -fussions entendus de personne. Ce plan révolta le ministre de la marine, -comme on le voit dans sa lettre du 25 ventose an 6: «Le local de -Konanama, dit-il, vaut mieux que _Vasa_, désigné par les ingénieurs; il -est plus près des endroits habités et les déportés qui voudroient -devenir habitans, y trouveroient plus de débouchés pour le commerce.» -Monsieur Lescalier, chef du bureau des colonies, qui, avec les -meilleures intentions du monde a souvent vu par les yeux des autres, a -publié en même tems un ouvrage sur la Guyane, où il fait le plus grand -éloge de ce pays. S'il avoit vu Konanama comme moi, il n'en auroit pas -dit tant de bien; je sais qu'il n'a rien négligé pour rendre la colonie -florissante; il auroit dû se souvenir qu'il a été dupé bien des fois, et -ne pas hasarder notre destinée par des assertions souvent téméraires; -nous sommes tentés de croire que son ouvrage a beaucoup influencé les -vues du gouvernement, car le directoire n'avoit pas plus de connoissance -du sol de la Guyane que le ministre de la marine à cette époque. S'ils -vouloient utiliser notre exil, sans qu'il leur en coûtât rien, ils ne -vouloient peut-être pas que nous pussions leur reprocher de nous avoir -envoyés à quinze cents lieues pour nous empoisonner. - -Un des directeurs à cette époque, François de Neuchâteau, doit être -exempt même de soupçon; le peu de bienfaits que nous avons reçus sont -dus à son foible crédit. - -Passons aux sous-agens du second rang. - -Dans la traversée, Villeneau avoit les ordres les plus sévères contre -nous; il s'en est chargé avec plaisir et les a exécutés de même. - -À Cayenne, Jeannet en a reçu de particuliers à notre égard. Le -directoire vu le nombre et l'affermissement que prenoit la journée du -dix-huit fructidor, n'a plus gardé de ménagemens, il nous a jettés dans -une île déserte, en ne nous accordant que des ombres de justice, afin de -se mettre au-dessus du châtiment. Il a paru se reposer sur la bonne foi -de Jeannet, qui nous a montré peut-être malgré lui une verge de fer; il -a changé notre séjour de Vasa en celui de Konanama. Desvieux a été -chargé du détail avec le département, il ne vouloit pas faire le mal et -n'a pas osé faire le bien. - -La bonne volonté et la sage administration de Roustagneng, le mettent à -l'abri des reproches; grâces à ses soins, Konanama a toujours été -très-bien approvisionné de vivres. _Beccard_, _Prévost_, _Gerner_, -seront moins coupables, si on veut scruter le coeur humain. Leur -férocité est un crime local dont ils ne se fussent point entachés, si -les déportés eussent été moins nombreux, si la mauvaise humeur n'eût pas -jetté des deux côtés une pomme de discorde, si l'insalubrité, la misère, -l'abandon, la nature du sol et du climat n'eussent pas influé sur leur -tempérament et sur leur caractère; il auroit fallu être plus qu'homme, -pour parer à tous ces accidens; l'hypocondrie ou la consomption sont les -fléaux de la zone torride; si le lecteur se transportoit sur les lieux, -il apprécieroit la force de mes raisons. - -Les nègres ne sont nullement impliqués dans tous ces crimes, ce sont des -êtres semblables à l'homme que la liberté rend méchans comme des tigres. -Ils ont tourmenté ceux-ci comme il ont tourmenté Billaud et Collot, -comme ils auroient tourmenté Robespierre, enfin ils gaspillent la -liberté. Les derniers sous-agens ont tous été malades de la peste. -Beccard et Gerner ont péri misérablement. Prévost est destitué quoiqu'il -dise:--J'avois des ordres; ceux qui me les ont donnés, rejetteront sur -moi l'animadversion publique, je m'y attends. Mais ils sont si justes, -qu'il ne m'ont pas encore payé l'ouvrage des Larbets; ce plan qu'on -improuve tant aujourd'hui a paru superbe à l'agent et à.....» (Jeannet a -fait monter cet ouvrage à dix mille francs, le tout n'a pas coûté -vingt-cinq louis[6]). «J'ai pu être trop sévère, mais si j'ai mal fait -je ne suis pas seul coupable». Ces messieurs voudroient tout rejetter -sur lui; tel fut le sort de l'amiral Thorinkton[7] et du fameux Lally. -Louis quinze, après lui avoir donné par sous seing-privé, signé de lui -et de la marquise de Pompadour, l'ordre de vendre Pondichéry pour huit -millions, le laissa entre les mains du parlement qui, méconnoissant la -signature du roi par une politique respectueuse pour le trône, condamna -Lally à être décapité, et lui fit mettre un bâillon dans la bouche de -peur que la vérité ne perçât[8]. Revenons aux déportés. - -[Note 6: J'ai vu près de Cayenne, le pont de Montabo, dont le plan -fut déposé au bureau de la marine bien avant la révolution. Le -gouverneur qui a fait dessécher le pripris auquel ce pont donne -écoulement, a envoyé en France le montant de l'ouvrage. C'est une -mauvaise charpente en bois qui vaut douze cents livres, et qui a été -payée cent mille écus, d'après les mémoires de prétendus architectes qui -étoient censés l'avoir fait en pierre et à trois arcades; si dans un -tems de paix il étoit si facile d'en imposer à la mère-patrie, combien -des agens ont-ils eu de plus grands moyens en tems de guerre?] - -[Note 7: Guillaume III, surnommé le Politique, se déclara pour la -Hollande, contre la France. Les flottes bataves et françaises étoient à -la voile, et celle de la Grande-Bretagne sortoit de ses ports, commandée -par l'amiral Thorinkton. «_Suivez mes ordres_, lui dit Guillaume; si les -français sont les plus forts, vous gagnerez au large, pour n'éprouver -aucun échec; s'ils sont inférieurs, vous donnerez pour avoir part au -butin.» La flotte batave fut dispersée. Thorinkton prit la fuite sans -brûler une amorce. La cause fut portée aux deux chambres. Guillaume, -pour ménager ses intérêts et l'amitié de ses alliés, laissa faire le -procès à l'amiral, le livra au peuple qui lui trancha la tête en criant: -_Vive Guillaume!_ (Extrait du Machiavel, ou Atlantis de madame Manley.)] - -[Note 8: Extrait des mémoires d'un officier de Pondichéry, imprimés -à Londres et prohibés en France. - -L'auteur de cet ouvrage fut sollicité sous main de vendre son manuscrit -à Louis XV qui vouloit le brûler; il refusa les offres du ministre -français en disant qu'il devoit la vérité aux manes de son chef; on ne -négligea rien pour le conduire dans un lieu propre à l'embarquer pour la -Bastille; il ne se laissa pas prendre au piège. Le même monarque employa -le même stratagème contre un chevalier attaché à Choiseul disgrâcié, -qui avoit fait recueillir la vie privée de la Dubary.] - -J'ai déjà dit qu'ils ne manquoient pas de vivres, je voudrois que leurs -persécuteurs n'innovassent rien à leur ration dans le nouveau désert -qu'ils vont habiter. Voici cette ration: - -8 onces de pain, 12 onces de cassave ou coaq, 8 onces de viande, 2 onces -de riz, 4/32me de tafia, 15 onces d'huile (qu'ils n'ont jamais eues -cependant), et une livre de savon par mois. Cette ration étoit la même -pour les 16 premiers. Billaud et Collot avoient cent francs par mois, -les vivres, du vin au lieu d'eau-de-vie, et une case aux frais de la -république. Au bout de trois semaines, on leur annonce qu'ils vont aller -à Synnamari. Des architectes un peu plus habiles que Prévost y bâtissent -de nouveaux karbets. L'épidémie fait trop de progrès pour retarder plus -long-tems leur départ; il aura lieu dans cinq jours. À cette nouvelle -ils élèvent les mains au ciel, ils s'embrassent et se trouvent à moitié -guéris, ils soupirent après ce cinquième jour comme le cerf après une -source d'eau vive.--Nous ne périrons donc pas tous, s'écrient-ils...! - -Maintenant que le trépas et la vie ont posé les armes, voyons ceux qui -restent sur le champ de bataille, depuis le 24 thermidor an 6 jusqu'au 5 -frimaire an 7, (11 août, jusqu'au 25 novembre 1798.) - -Liste des morts à Konanama, copiée sur les registres du garde-magasin et -de l'inspecteur Prévost, rédigée par ordre alphabétique. Je marquerai -les deux bâtimens de _la Bayonnaise_ et de _la Décade_, qui les ont -apportés, par les lettres initiales B...D. - - - - -LISTE ALPHABÉTIQUE - -_Des morts à Konanama, depuis le 28 thermidor an 6, jusqu'au 5 frimaire -an 7_; (15 août jusqu'au 25 novembre 1798.) - - -_B._--AZAERT, dit AZOR (Pierre-Jaques), prêtre âgé de 51 ans, né à -Haringhe, département de la Lys, mort de peste à l'hospice, le 29 -brumaire an 7 (18 novembre 1798). - -Sa succession monte à 14 livres 16 sols. - - -_D._--BAILLY (J. B.), âgé de 37 ans, bénédictin de Strasbourg, -département du bas-Rhin, né à Saal, mort dans des convulsions -effrayantes, le deuxième jour complémentaire de l'an six (18 septembre -1798). - - -_D._--BOTERF (dit BODU MARC); 40 ans, vicaire de la Roche-Bernard, -Nantes, dép. de la Loire-Inférieure. Il étoit rentré en vertu de la loi -du 7 fructidor an 5 (24 août 1797). Mort le 25 fructidor an 6 (11 -septembre 1798), de peste et de dyssenterie. - - -_D._--BOUGEARD (J. B.); 34 ans, vicaire de Rennes en Bretagne, natif -d'Iffendik, département d'Ille-et-Vilaine. Ce malheureux fut affligé -dans la traversée, de la gale et du scorbut. Il n'en est jamais guéri. -Mort d'une fièvre putride, le 1 vendémiaire an 7 (22 septembre 1798). - - -_D._--BOUCHARD (Pierre André); 46 ans, prêtre du diocèse de Tournay, -natif de Rumigny, département du Nord. Celui-ci avoit une montre et neuf -cents livres d'argent qui lui ont été volées par les nègres. (Voyez son -article, dans la lettre de Beccard à Roustagneng). Mort de peste, le 21 -brumaire an 7 (11 novembre 1798.) - - -_B._--BERGER (Charles-Henry); 32 ans, prêtre, commune d'Azerailles, dép. -de la Meurthe, mort de peste le 20 brumaire (10 novembre 1798). Il a -laissé 50 livres 12 sols de succession. - - -_B._--BOURGEOIS (J. Fr.), prêtre, 46 ans, commune de Villeneuve, -département de la Haute-Saône; mort de peste, le 18 brumaire an 7 (8 -novembre 1798). - -Sa succession monte à 49 livres 14 sols. - - -_D._--BRÉTAULT (P{rre}) 56 ans, pasteur digne des premiers siècles de -l'église. Il étoit curé de Poesme, près d'Angers, département de Maine -et Loire, né à Alençon, même département, mort de soif et de fièvre -putride, le 14 brumaire an 7 (4 novembre 1798). - -Sa succession monte à 3 livres. - - -_D._--BRUNÉGAT (Pierre); 52 ans, vicaire de Bazoches, Luçon, Vendée; né -à Soni, département de la Loire-Inférieure. On le taxoit de folie, mais, -plus brave que les autres, il refusa l'exemption qu'on lui offrit en -rade, de le soustraire à la déportation, s'enfonça dans le désert, et -fut trouvé mort au pied d'une bâche, le 22 fructidor an 6 (8 septembre -1798). - -Sans succession. - - -_D._--BOURDOIS (Marie-Edme); 45 ans, vicaire de Fleury, de Seure, -département d'Yonne, né à Joigny, même département, mort le 28 -vendémiaire an 7 (19 oct. 1798). Il étoit érudit et avoit une tête de -St.-Pierre. - -Sans succession. - - -_B._--BOLLERET (Louis); 48 ans, prêtre de la commune de la Rivière, -département de la Haute-Marne, mort de scorbut, rongé par les vers et -les chiques, le 2 frimaire an 7 (22 novembre 1798). - -Sa succession monte à 60 livres 4 sols. - - -_B._--CABEC (J. Nicolas), âgé de 55 ans, commune de Boulay, département -de la Moselle, mort de fièvre putride, de dyssenterie et de vers, le 15 -brumaire an 7 (15 novembre 1798). - -Sa succession monte à 13 livres 12 sols. - - -_B._--CAMPFORT (Paul), prêtre âgé de 55 ans, commune de Paul-Mignac, -département du Cantal; mort de chagrin et de consomption, le 19 brumaire -an 7 (9 novembre 1798). - -Sa succession monte à 47 livres 2 sols. - - -_B._--CHAPUIS (Joseph), prêtre, âgé de 46 ans, commune de Serre, -département de la Drôme; mort de peste, le 28 brumaire an 7 (18 -novembre). Il étoit un de ceux sur lesquels les nègres trépignèrent, -pour le faire entrer dans la fosse. - -Sa succession monte à 53 livres 12 sols. - - -_B._--COLARD (Jean), prêtre, âgé de 59 ans, commune Dorenand, -département du Doubs. Il avoit soixante ans quand il arriva. La loi -l'exemptoit de la déportation. Il étoit rentré en vertu de la loi du 7 -fructidor an 5 (1797). Ses persécutions passées et son attachement à la -France, méritoient un meilleur sort. - -Mort d'épidémie le 30 vendémiaire an 7 (21 octobre 1798). - -Sa succession monte à 19 livres 10 sols. Il avoit des papiers précieux -et quelques pièces de monnaie, qui ont disparu. - - -_D._--COMBAUT (Jean), âgé de 44 ans, vicaire de St.-Pol-de-Léon, né au -même lieu, département du Finistère, mort d'hydropisie et de scorbut, le -18 vendémiaire an 7 (9 octobre 1798). - - -_D._--DEBRUYNE (J. B.); 32 ans, curé de St. Quentin, _Malines_, (Dyle), -né à Louvain, même département, mort de la peste, le cinquième jour -complémentaire de l'an 6 (21 septembre 1798). - - -_B._--DEMALS (Fr.), prêtre âgé de 42 ans, commune de Verrebroëk, -département de l'Escaut, mort le 22 brumaire an 7 (12 novembre 1798). - -En marge du registre de Beccard, est écrit: Mort sans succession, et -enterré par les Belges ses confrères, au refus des nègres. - - -_D._--DESMASURES (Gaspard), curé de Conantré, près Chartres, né à Caen, -mort de peste chez Peintre, le 3 vendémiaire (25 septembre 1798). - - -_B._--DORIVAL (Jean), prêtre, âgé de 51 ans; commune de Marionval, -département de l'Oise; mort le 20 brumaire an 7 (10 novembre 1798). - -Sa succession monte à 2 livres 16 sols. - - -_D._--FRIQUET (Alexandre), âgé de 40 ans, tailleur, né à Lille en -Flandre, déporté pour avoir recélé chez lui un prêtre qui étoit son -parent, mort de scorbut le 6 vendémiaire an 7 (27 septembre 1798). - - -_B._--GALLEY (Joseph), prêtre, âgé de 38 ans, commune de Forclas; mort -de peste et de misère, le 24 brumaire an 7 (14 novembre 1798). En marge -du registre est écrit: Sans succession; les nègres ayant refusé de -l'inhumer, il a été enterré par ses confrères les Belges. C'est ce -malheureux qui n'avoit qu'un mauvais drap pour l'ensevelir; on le lui -arracha, il fut reporté trois fois dans les karbets, et jetté tout nu -sous la galerie. Son cadavre infectoit quand il fut confié à la terre. - - -_B._--GARRIC (Pierre), prêtre, âgé de 36 ans, commune de Castres, -département du Tarn, mort d'épidémie, le 18 brumaire an 7 (8 novembre -1798). - -Sur son inventaire, que j'ai, est écrit: _Sans succession._ - - -_B._--GEBDIL (François), prêtre, âgé de 53 ans, commune de Samoïns, -département du Mont-Blanc, mort de chagrin et de misère, le 17 brumaire -an 7 (7 novembre 1798). - -Sa succession monte à 42 livres 10 sols. - - -_D._--GUYOT (Ignace), âgé de 32 ans, desservant de Tinnecourt, né à -Morescourt, département des Vosges, mort d'épidémie le 28 brumaire an 7 -(20 novembre 1798). - -Sa succession monte à 21 livres 2 sols. - - -_B._--HUMBERT-DARMANT, prêtre, âgé de 41 ans, commune de Saint-Gireau, -département du Mont-Blanc; mort de chagrin, le 17 brumaire an 7 (7 -novembre 1798). - -Sa succession monte à 21 livres 12 sols. - - -_D._--HUYBRECHT (F.) âgé de 47 ans, curé de la cathédrale de Gand, né à -Taim, département de l'Escaut; homme plein de talent; la bonté de son -coeur se peignoit sur sa figure angélique. Mort de misère, rongé de vers -et de scorbut, le 21 fructidor an 6 (7 septembre 1798). - - -_B._--HEYKENS (Paul), prêtre, âgé de 40 ans, commune de Gierle, -département des Deux-Nèthes, mort d'épuisement, le 25 brumaire an 7 (15 -novembre 1798). - -Sa succession monte à 21 livres. - - -_B._--LAFORGUE (J.), prêtre, âgé de 45 ans, commune de -Villeneuve-de-Rivière, département de la Haute-Garonne; mort rongé par -les vers le 28 brumaire an 7 (18 novembre 1798). - -Sa succession monte à 4 livres 18 sols. - - -_B._--LAURENCE (Martin), prêtre, âgé de 35 ans, commune de Sourdeval, -département de la Manche; mort de misère et de chagrin, le 25 brumaire -an 7 (15 novembre 1798). - -Sa succession monte à 86 livres 2 sols. - - -_D._--LE DIVELECK (Louis), 52 ans, prêtre de Vannes, département du -Morbihan, né à Vannes, mort de chagrin et de misère, surnommé le _beau -vieillard_ (Voyez les détails de sa mort, dans les notes sur l'hôpital). -Mort le 22 vendémiaire an 7 (13 octobre). En marge du registre, est -écrit: Sans succession, déporté sans avoir été entendu. Six mois avant -sa déportation, il couchoit dans les bois, ses dénonciateurs pleuroient -en le voyant enchaîné sur la route. - - -_D._--LEGER (Jean-François), curé de Villerbieu, Orléans, âgé de 45 ans, -né à Orléans, département du Loiret; mort de peste et de misère, le 30 -brumaire an 7 (21 octobre 1798). - -Sa succession monte à 7 livres 16 sols. - - -_D._--LEMAITRE (J.) 42 ans, bernardin de Nantes, rentré en vertu de la -loi du 7 fructidor an 5, déporté sans avoir été entendu, né à -Chapel-Glain, département de la Loire-Inférieure; mort le 26 fructidor -an 6, de la peste (12 septembre 1798). - - -_D._--LEPAPE (André), âgé de 43 ans, vicaire de -Sainte-Trophisme-de-Quimper, né à Pont-l'Abbé, dép. des Côtes-du-Nord; -rentré comme le précédent; mort de misère et de peste, le 20 vendémiaire -an 7 (6 septembre 1798). En marge du registre, est écrit: Mort sans -succession, dans la plus grande misère, enterré par charité. - - -_B._--LEROY (André); 43 ans, curé de Saint-Martin, Rouen, -Seine-Inférieure, mort de peste, le 24 brumaire an 7 (31 octobre 1798). - -Sa succession monte à 133 livres 14 sols. - - -_D._--LORTEC (Jean-Joseph-Pascal); 54 ans, prêtre de la Merci, né à -Toulouse, département de la Haute-Garonne. Celui-ci a été déporté, parce -qu'il étoit prêtre. Il s'étoit soumis à toutes les loix de la -république, avoit fait tous les sermens, n'y avoit jamais manqué, étoit -disposé à les recommencer. Il est mort rongé de vers, plaint des -honnêtes gens et tourmenté d'une manière particulière, à cause de son -caractère irascible, le 23 fructidor an 6 (9 septembre 1798). - -Sans succession. - - -_B._--LUQUET (François), prêtre, âgé de 43 ans, commune de Mâcon, -département de Saône et Loire, mort de la dyssenterie et du scorbut, le -24 brumaire an 7 (14 novembre 1798). - -Sa succession monte à 73 livres 10 sols. - - -_D._--MALACHIE (Bertrand), 42 ans, procureur de l'abbaye des bénédictins -d'Orval de Trèves, département des Forêts; né à Mortevant, même -département. Il jouissoit de la plus brillante santé, la bonne foi et la -résignation étoient peintes sur son visage, il étoit rempli de vertus et -de talens. Quoique d'une complexion très robuste, il est mort d'éthysie -et de consomption, le 3 vendémiaire an 7 (25 septembre 1798). - -Sans succession. - - -_D._--MATHIEU (Jean-Charles), 33 ans, prêtre d'Épinal-Saint-Diez, -département des Vosges; né aux mêmes lieux; il avoit donné tous ses -soins aux mathématiques; Desvieux, commandant de place, l'engagea à se -reposer sur lui du soin de le placer, en qualité de pays; il l'a -abandonné pour ne pas se compromettre. Ce malheureux, à la fleur de son -âge, d'une complexion vigoureuse, a souffert comme Saint Laurent sur le -gril: en fermant l'oeil, il demandoit pardon à Dieu pour ses ennemis. -Mort le 25 fructidor an 6 (11 septembre 1798). - - -_B._--MILLOCHEAU (Lubin), prêtre âgé de 57 ans, commune de -Francourville, près Chartres, département d'Eure et Loir; mort de -peste, le 17 brumaire an 7, (7 novembre 1798). - -Sa succession monte à 35 livres 4 sols. - - -_B._--MERCIER DIDIER, âgé de 40 ans, laboureur, commune de Cuvigny, -département du Mont-Blanc, mort le 3 frimaire an 7 (23 novembre 1798). -Celui-ci se trouve le dernier sur le registre de Beccard, qui n'est pas -rédigé par ordre alphabétique. - - -_D._--MODESTE-BERNARD, âgé de 56 ans, prêtre de Saint-Jean-de-Dieu, -Poitiers, Vienne, né à Lille, département du Nord; d'une piété -exemplaire, supportant son sort, sans avoir jamais laissé échapper -aucune plainte. Il jouissoit de l'estime de tout le monde, prioit Dieu -sans ostentation; c'étoit un prédestiné. Il fut mis en rade en 1793, -avec les 700 martyrs si cruellement torturés par Lalier (Voyez la -traversée); mort de misère et de peste, en prononçant ces mots du -prophète roi: _Super flumina Babylonis illic sedimus et flevimus cùm -recordaremur Sion. (Ps. 136) Qui seminant in lacrymis, in exultatione -metent. (Ps. 125)._ - -_Chargés de chaînes, et assis sur les rives du fleuve de Babylone, nous -pleurions en tournant nos regards vers Sion._ - -_Ceux qui sèment dans les larmes, moissonneront dans la joie._ - -Le 19 vendémiaire an 7 (10 octobre 1798). - -En marge est écrit: Sans succession. - - -_B._--MOREL (Barthélemy), prêtre, âgé de 47 ans, commune de Bruneau, -département de l'Aisne; mort de peste, le 20 brumaire an 7 (10 novembre -1798). - -Sur son inventaire est écrit: sans Succession. - - -_D._--MONTAGNON (Grégoire-Joseph), âgé de 47 ans, né à Ambenou, -département de la Haute-Saône, curé de Besançon; mort de peste, le 29 -brumaire an 7 (19 novembre 1798). - -Sa succession monte à 6 livres. - - -_B._--PEYRAS (Pierre), capucin, âgé de 39 ans, commune d'Abriesse, -département des Hautes-Alpes; mort de chagrin, le 25 brumaire an 7 (15 -novembre 1798). - -Sa succession monte à 55 livres. - - -_D._--POIRSIN (Henri), 55 ans, capucin de Rouvray, né au même endroit, -département de la Meuse; protégé par Desvieux, qui l'a abandonné; il -prêchoit d'exemple dans la traversée, il a rendu les plus grands -services à Parisot malade, il n'exigea aucune reconnoissance et disoit -qu'il ne faisoit qu'observer la règle de son ordre; il refusa de se -placer et de se soustraire à la mort, pour un vieillard de 65 ans, nommé -Claudon, qui étoit son prieur et son compatriote. À Cayenne, il vendoit -une partie de ses vivres, pour améliorer le sort de ses commensaux; mort -de misère et de peste, le 12 brumaire an 7 (2 novembre 1798). - -Sa succession monte à 19 livres 2 sols. - - -_B._--PRADIER (Guillaume), prêtre, âgé de 51 ans, commune de Mazonère, -département du Puy-de-Dôme, mort d'éthysie, le 30 brumaire an 7 (20 -novembre 1798). - -Sa succession monte à 72 livres 12 sols. - - -_D._--PREVIGNAUD (Jacques Trudert), 52 ans, desservant de -Saint-Florent-de-Niort, natif de Périgueux, département de la Dordogne; -mauvaise tête et bon coeur. Mort chez Henry William, dans la seule case -qui reste dans la Savanne. La peste faisoit alors de grands ravages, la -jeune femme de William ne cessa pas de prodiguer gratuitement ses soins -à Prevignaud qui, sans le vouloir, infecta cette case d'épidémie, et vit -périr à ses côtés, dans le même jour, le père de la jeune femme et ses -deux enfans, le 22 vendémiaire an 7 (13 octobre 1798). William ayant -refusé d'être son héritier, a remis ses effets à Pilot son vicaire. - -J'allai voir ces ruines en mai 1799; le petit nègre de William me servit -de guide. Quand nous fûmes au cimetière, il se mit à pleurer, en me -disant dans son jargon: _C'est là que reposent mes bons maîtres_..... -Pour moi, assis sur le brancard qui étoit à l'entrée, je fixai les -bâches qui ombrageoient les tombes..... Après un morne silence, je me -fixai en pleurant... _Je les rejoindrai peut-être bientôt... Ils sont -dans votre sein, ô mon Dieu! Ils ont assez souffert.... Ils vous -demandent grâce pour leurs persécuteurs...._ - - -_B._--REY (Michel), prêtre, âgé de 50 ans, commune de Montemont, -département du Mont-Blanc; mort de dyssenterie, le 30 brumaire an 7 (20 -novembre 1798). - -Sa succession monte à 36 livres 12 sols. - - -_D._--ROELLANDIA (Abert), âgé de 49 ans, bernardin d'Anvers, son pays -natal, département des deux Nèthes; mort de peste, le 15 vendémiaire an -7 (6 octobre 1798). - -Sa succession monte à 35 livres 10 sols. - - -_B._--ROUIRE (Pierre), âgé de 52 ans, commune de Saint-Saturnin, -département du Cantal; mort de fièvre putride, rongé de vers, le 19 -brumaire an 7 (9 novembre 1798). - -Sa succession monte à 90 livres. - - -_D._--SCHER (Felix-Alexandre), prêtre, âgé de 65 ans, de Hamel, près -Cologne. En 1792, il échappa miraculeusement aux massacres du 2 -septembre. En 1793, il fut conduit aux Carmes à Paris; en 1794, renfermé -pendant huit mois dans un cabanon de Bicêtre. En 1795, il obtint sa -liberté, et un passe-port pour se rendre chez lui; il fut arrêté aux -frontières comme émigré, reconduit en 1796 à la prison de la Force, à -Paris. En 1797, il fut encore conduit jusqu'aux frontières de la Suisse, -et ramené à Rochefort. Il avoit été aumônier des pages des petites -Écuries de la reine. Il a été pillé deux fois dans la traversée, est -mort de misère et rongé de vers, le 16 vendémiaire an 7 (7 octobre -1798). - -En marge du registre est écrit: _Sans succession._ - - -_D._--SEGUIN (Nicolas), 48 ans, curé de Saint-Martin de Chartres, né à -Authon, même diocèse, département d'Eure-et-Loir, mort de peste le 22 -vendémiaire an 7 (13 octobre 1798). - -Cormier, son compatriote, a été son héritier. Seguin étoit instruit sans -prétention, religieux sans fanatisme, et généreux sans ostentation; il -avoit été attaché à la maison du philosophe _Helvétius_. - - -_D._--SCHILTS (Dominique), domestique, âgé de 57 ans, né à Catenay, -département de la Moselle, interprète pour les langues allemande et -anglaise, mort de peste le 18 fructidor an 7 (4 septembre 1798). Les -nègres se sont fait donner 18 fr. pour l'enterrer. - -Sa succession monte à 66 fr. - - -_B._--SOUCHON (Pierre-Paul), prêtre, âgé de 42 ans, commune -d'Issenjeaux, département de la Haute-Loire, mort de tranchées, le 22 -brumaire an 7 (18 novembre 1798). - -Sa succession monte à 84 liv. 10 s. - - -_D._--SOURZAC (Jean), âgé de 53 ans, né à Colonge, département de la -Corrèze, curé de Salignac en Limoges. Le chagrin lui avoit un peu aliéné -la tête, il s'est noyé le 27 thermidor an 6 (14 août 1798). Sa -succession monte à 1500 liv. monnaie de Cayenne, et à 1125 de France. -(Voyez ci-dessus la correspondance administrative sur Konanama.) - - -_D._--TOUPEAU (Nicolas), domestique, né à Beauvais, département de la -Meuse, l'un des voleurs, s'est brûlé les intestins à force de boire du -taffia. Un accès de fièvre chaude l'a conduit dans la rivière de -Konanama, où il a été trouvé par des pêcheurs, le 18 vendémiaire an 7 (9 -octobre 1798). - -En marge du registre est écrit, _sans succession_. Une partie de ces -détails s'y trouve consignée de même avec exactitude. - - -_B._--TOURNEFORT (Pierre), prêtre, âgé de 56 ans, commune d'Anneci, -département du Mont-Blanc, mort rongé de vers, le 22 brumaire an 7 (14 -novembre 1798). - -Sa succession monte à 26 fr. - - -_D._--VALLÉE (Alexis-Jean), 45 ans, curé de Plouhinet-Vannes, né à -Ponthivy, département du Morbihan, un peu fanatisé par le malheur; mort -d'épidémie et de misère, le 24 vendémiaire an 7 (13 octobre 1798). - -Sans succession. - - -_D._--VANDERSTOTEN (Ferdinand), 43 ans, curé de Turahout, Anvers, -Deux-Nèthes, né à Naoust, même département; mort d'une fièvre putride, -le premier frimaire an 7 (21 novembre 1798). - -En marge est écrit: Ses effets sont embarqués pour Synnamary. - - -_B._--VAMBVER (J. B.), prêtre, âgé de 48 ans, commune de Sempse, -département de la Dyle; mort de fièvre inflammatoire, le 19 brumaire an -7 (11 novembre 1798). - -Sa succession monte à 25 liv. 16 s. - - -_D._--VANHECSERVYCH (Thomas), âgé de 49 ans, né à Helchteren, -département de l'Escaut, oratorien, professeur de philosophie à Malines, -génie profond, aimable quoique très-infirme. Il étoit paralytique, -goutteux et sourd. Il avoit de si violentes attaques de sciatique, qu'il -restoit des huit jours entiers dans son hamac. Il n'a pas pu se -déshabiller durant toute la traversée. Ses confrères ne l'ont jamais -abandonné; mort rongé de vers et de peste, le 10 vendémiaire an 7 (1er. -octobre 1798). - - -_B._--VANVOLEXEM (François-Joseph), âgé de 54 ans, curé de -Saint-Livinhessche de Malines, département de la Dyle, mort de fièvre -pestilentielle, le 28 brumaire an 7 (18 novembre 1798). - -Sa succession monte à 17 fr. - - -_D._--WANCAUW-EN-BERGHC (J. B.), âgé de 49 ans, curé de Saint-Jacques de -Louvain, Malines, né à Etichone, département de l'Escaut; mort -d'hydropisie le 15 vendémiaire an 7 (6 septembre 1798). - - -_D._--VENATI (Jean), 57 ans, prémontré, desservant de Grodisé, évêché de -Laon, département de l'Aisne, mort de chagrin et de dyssenterie, le 6 -brumaire an 7 (27 octobre 1798). - -Sa succession monte à 3 liv. 10 s. - - -_D._--WLIEGEN (Arnauld-François), 45 ans, prêtre oratorien de Montaigu, -Malines, né à Montaigne, département de la Dyle, mort de dyssenterie, -rongé de vers, le 11 vendémiaire an 7 (2 octobre 1798). - -_Fin de la liste des morts à Konanama._ - - -TOTAUX. - - 36 .. de _la Décade_. - 30 .. de _la Bayonnaise_. - -_N. B._ Le total des successions de ces soixante-six infortunés, ne -monte pas à plus de 3,600 livres. Ceux dont je n'ai pas marqué l'avoir, -n'étoient pas plus riches que les autres; mais je n'ai pu me servir de -ces pièces qu'à la dérobée.... - - -_4 frimaire an 7 (24 novembre 1798.)_ - -Je n'aurai donc que des horreurs à dévoiler! Que la coupe d'amertume est -profonde! Je viens de fermer une hécatombe pour en ouvrir une autre. - -L'ordre du départ est arrivé; on se presse, on s'embrasse, comme si on -retournoit en France. Malheureux! si un rayon d'espérance suffit pour -vous rappeler à la vie, pourquoi n'a-t-il pas lui plutôt? - -Ils restent cent treize, dont quarante n'ont plus qu'un souffle de vie; -trente sont convalescens. En France, on diroit qu'ils sont moribonds; -les autres se portent bien, c'est-à-dire qu'ils peuvent se traîner. -Jeannet est rappelé en France, après avoir donné ses ordres pour le -transfèrement. Burnel qui le remplace, s'annonce sous les dehors les -plus favorables; il confirme l'arrêté de son prédécesseur: Roustagneng a -cédé sa place à Dusargues qui a tout autant de lumières et de bonne -volonté que lui. Germain part pour Konanama, afin d'aider à Beccard, qui -est à moitié fou de boisson, de chagrin et d'épidémie. Malgré la sage -prévoyance de Dusargues, tout s'exécute dans le plus grand désordre. -Cette nouvelle a donné le coup de la mort à Gerner et Beccard; ils -prévoient que leur conduite va être connue. Beccard fait traîner les -plus malades sans ménagement, sans vivres, sans cadres, sans eau; il les -entasse les uns sur les autres avec une partie de leurs effets sur le -tillac d'une mauvaise goëlette, à l'ardeur d'un soleil brûlant. Le -garde-magasin de Synnamary n'est pas averti de leur prochaine arrivée. -Nous les rejoindrons bientôt. Les convalescens attendent le retour d'un -autre bâtiment. Ceux qui pourront se traîner, feront le chemin par -terre. Au bout de huit jours, la seconde goëlette emporte les plus -malades et donne à Beccard l'ordre de brûler les karbets. Les Grecs -eurent moins de plaisir à se reconnoître à la lueur des flammes de -Troye..... Chaque déporté retrouva des forces pour incendier ces antres -de mort. Tous, une torche à la main, descendirent au cimetière, et -secouant les brandons sur la tombe des martyrs qui les précédoient, -entonnèrent cet hymne à l'Éternel et à la France: - - -_Tombeau des déportés morts à Konanama._ - -Ire. STROPHE. - - Dispensateur de la lumière, - Maître absolu de nos destins, - Au feu de ces brandons agités par nos mains, - Épure et fais mouvoir cette sainte poussière; - Cadavres mutilés, de vos persécuteurs - Déjà vous obtenez vengeance. - L'Éternel chaque jour vous met en leur présence. - Quelques-uns d'eux viendront partager vos malheurs. - Mais cette rive désolée, - Tremble et se ranime à nos voix... - Écoutez... un Dieu parle, et du fond de ces bois - Il nous apprend leur destinée, - «Tous les tyrans de fructidor - »Pour un vaste cercueil vont échanger leur or... - - -2e. STROPHE. - - »Près de vos cendres profanées - »Ces palmistes majestueux - »Seront baignés dans peu des pleurs de vos neveux. - »Dans les deux continens, vous aurez des trophées, - »Chaque goutte de sang injustement versé - »Est l'ineffaçable sentence - »Que la crainte en leur coeur vient de tracer d'avance. - »Et l'arrêt de leur mort ne peut être effacé.» - Que vois-je? ces ombres plaintives - Sont à demi dans leurs tombeaux, - L'un est rongé de vers, l'autre de ses lambeaux - Se couvre sur ces sombres rives. - Dans le bois tous semblent errer - Vers une source d'eau pour se désaltérer. - - -3e. STROPHE. - - Au fond de la zone torride - Noyés dans un étang de feux, - Dans le fond d'un désert, vois deux cents malheureux, - Aux bords d'une rivière à leur palais aride - Remontant vers sa source elle apporte en grondant - Les flots d'une mer écumante. - Pour activer leur soif et leur fièvre brûlante - Neptune en leur gosier enfonce son trident. - Dans cette atmosphère embrasée - La mort étend ses vastes bras: - Mort, pose tes armes; ceux que tu frapperas, - Étourdis de leur destinée - Sur ton sein hérissé de dards - Vont se précipiter au plus beau des hasards[9]. - -[Note 9: Le malheur avoit brisé leur lyre, ils se contentèrent de -réciter cette hymne qui pourroit être mise en musique par ceux qui -seroient touchés de nos malheurs... Elle l'a déjà été par M. de -Beauvais, un de nos confrères, qui a peint Konanama sur les plans que -je lui ai donnés, et d'après ce qu'on a lu.] - - -4e. STROPHE. - -(_Péroraison._) - - Mais leur voix nous rappelle encore... - «Que voulez-vous, braves amis?.. - »Pardonnez au vaincu quand vous l'aurez soumis; - »Des beaux tems de Janus faites naître l'aurore - »Portez dans vos foyers le glaive et l'olivier; - »Rendus dans le sein de la France - »Au plaisir du pardon immolez la vengeance, - »Et mariez enfin le myrte et le laurier... - .... Leur ombre s'échappe en fumée... - .... Revenus d'une douce erreur - L'amitié nous replonge dans un gouffre d'horreur; - Notre âme est presque inanimée... - Quand j'oublierai Konanama - À la clarté du jour mon oeil se fermera...» - -À ces mots, ils s'embrassèrent en pleurant, se mirent en route avec -joie. Le plaisir de vivre avec des humains leur retraçoit le souvenir de -leur pays. Quelques-uns s'égarèrent dans le désert, d'autres se -couchèrent au milieu de la route. Enfin, ils se rendirent à la nouvelle -destination, il en coûtera encore la vie à quelques-uns, mais on n'y -regarde pas de si près. Les premiers malades étoient fort à plaindre, -comme nous l'avions prévu; ils couchoient par terre sous des hangars, -entassés dans une grande case qui est la première du village; plusieurs -étoient rongés de vers; les autres furent déposés pêle-mêle dans -l'église: une partie trouva asile, pour son argent, chez quelques colons -du petit bourg et des environs. Les plus indigens restèrent -provisoirement dans l'église, avec les futailles et le reste de -l'attirail de Konanama. - -On leur bâtit à grands frais de vastes karbets, mais l'ouvrage ne sera -pas fini de deux mois; n'importe, ils sont plus à leur aise; M. -Lafond-Ladebat a cédé au gouvernement une grande case qui leur sert -d'hôpital. Leur sort est amélioré; mais la famine se fait sentir: on -parle d'échancrer leur ration. En pluviose, on leur retranche l'huile, -le savon, le riz, le tafia. Ils sont un peu dédommagés de ces privations -par l'accueil des habitans. L'officier du poste Freytag est aussi bon -que Prévost étoit méchant. Cabrol et Martin les favorisent autant qu'ils -peuvent. La rapacité de Gerner et de Beccard est modérée par -Morgenstern, garde-magasin de Synnamary; la rigidité et l'exactitude de -ce dernier déplaisent à son associé; au moment où ils se brouillent, -Beccard quitte la partie; le chagrin, la peste et le désordre de ses -affaires accélèrent ses derniers momens; il expire dans des convulsions -affreuses, le 2 février 1799 (14 pluviose an 7). Deux mois après, Gerner -succombe de même au moment de toucher le fruit de ses rapines. - -Mais les victimes étoient frappées de mort à Konanama. Leur pénible -retour en a moissonné un bon nombre; ils sont partis le 5 frimaire; tous -ont été rendus le 14 (4 décembre 1798). Cabrol, Freytag, Morgenstern -versoient des larmes de douleur et d'indignation au spectacle que je -n'ai fait qu'esquisser. On jugera de leur état, en apprenant qu'au bout -de trois mois ils étoient incapables de se reconnoître. Quand j'y allai, -ils me disoient: Nous nous portons bien. Tous étoient encore absorbés, -rêveurs, épuisés par une longue marche, insensibles à la douleur et au -plaisir, à demi-plongés dans le tombeau; plus semblables à l'animal qui -survit lourdement au coup de masse du boucher, qu'à l'homme préposé -jadis pour servir de fanal à ses semblables; ils conserveront cet état -d'abrutissement jusqu'à notre retour, si toutefois il n'est pas long. -Ouvrons la seconde hécatombe. Je logerai dans la même enceinte les morts -de la première déportation des seize députés, par la corvette _la -Vaillante_; car la mort égalise tous les hommes. J'ai vu à mon second -voyage à Synnamary, les deux seuls restans de ces seize proscrits qui -m'ont donné quelques notions sur leurs confrères. Dans ce moment ils -avoient été traînés à Cayenne, parce qu'ils faisoient ombrage à Burnel -qui craignoit son ombre. - - - - -LISTE ALPHABÉTIQUE - -DES DÉPORTÉS MORTS À SYNNAMARY, - -_Rédigée sur les registres du canton._ - - -Les lettres initiales des bâtimens qui les ont apportés seront en tête: -V. _Vaillante_, D. _Décade_, B. _Bayonnaise_. - - -_B._--ACHART-LAVORT (Marc-Jean), prêtre-curé de la Rochenoire, âgé de 52 -ans, mort de peste, le 13 frimaire an 6 (3 décembre 1798.) - - -_D._--BEAUFINET, officier de santé, natif de Saint-Avignan, -Charente-Inférieure, aide-major sur _la Décade_, s'est confiné à Cayenne -volontairement, a été envoyé à Konanama, où il a rendu les plus grands -services aux déportés; mort de peste, le 10 frimaire an 7 (30 novembre -1798.) - - -_B._--BERTHAUD (Pierre-François), prêtre-chanoine de Sallanche, âgé de -56 ans, commune de Saint-Sigismond, département du Mont-Blanc, mort de -peste, le 28 nivôse (17 janvier 1799). - - -_D._--BILLARD (Étienne), âgé de 48 ans, curé de Guyancourt-sous-Laon, né -à Corbenis, département de l'Aisne; mort de la dyssenterie, rongé de -vers le 7 nivôse an 7 (27 décembre 1798). - - -_D._--BOSSU (Louis-Augustin), 39 ans, graveur, né à l'île de France; -résidant à Paris, mort de dyssenterie et de peste le 16 nivôse an 7 (5 -janv. 1799). - - -_V._--BOURDON (de l'Oise), surnommé le Rouge, natif du Petit-Toüi, -département de la Somme, âgé de 37 ans, représentant du peuple. - -Il étoit d'un caractère très-irascible; mort le 4 messidor an 6 (24 juin -1798), pour avoir voulu travailler le sol de la Guyane, et de chagrin de -ce que ses collègues n'avoient pas voulu l'associer à eux pour -l'évasion. - - -_D._--BROLY (François-Joseph), 45 ans, curé de Meutfenheim, Strasbourg, -Haut-Rhin; né à Hittennem, même département, placé chez Konra-Lillebat, -canton de Sinnamary; mort d'une fièvre putride le 20 vendémiaire an 7 (6 -septembre 1798). - - -_V._--BROTTIER (André-Charles), natif de Tanoy, département de la -Nièvre, âgé de 46 ans, aumônier de _Monsieur_, mathématicien, auteur -d'une traduction de Tacite, très choyée des hommes de goût, et qui fera -la réputation de ce savant déporté, victime de Dunan-Duverle de Presle; -s'est brouillé d'abord avec ses amis et avec les habitans de la -bourgade; par les affinités qu'il avoit eues avec Billaud-Varennes. -Comme il avoit un bon esprit et un bon coeur, ses camarades -l'apprécièrent, et leur mauvaise humeur se changea en admiration, quand -ils surent que ses liaisons avec cet exilé avoient une source de -curiosité philosophique; celle de scruter le coeur d'un personnage si -fameusement célèbre, comme les principaux de Corinthe et Timoléon -lui-même causoient avec Denis le jeune, devenu maître d'école à -Syracuse. - -Brottier est mort d'un coup de soleil, dont il fut frappé en courant -tête nue porter le bagage des huit premiers évadés, dont les noms sont -inscrits à notre arrivée en rade; il donna tous ses soins à Rovère, et -après une langueur pénible, il mourut le 26 fructid. an 6 (3 septembre -1798). - - -_D._--CARRET (Joseph-Charles), dominicain de Metz, né à la Courbe, -département du Calvados; mort à l'hospice d'une fièvre maligne le 7 -frimaire an 7 (29 novembre 1798). - - -_B._--CHOLET (Antoine), âgé de 45 ans, prêtre chanoine régulier, commune -d'Angers, département de Maine-et-Loire; mort à l'hospice, de -dyssenterie et des vers le 19 frimaire an 7 (9 décembre 1798). - - -_D._--COLAS (Louis), laboureur, né à Coémieux, Dôle, Côtes-du-Nord; mort -d'hydropisie, à l'hospice le 27 pluviose an 7 (15 février 1799). - - -_B._--COURCIÈRE (J. B.), prêtre, âgé de 40 ans, commune de Champagnay, -département du Tarn, mort de consomption et de peste à l'hospice le 28 -nivôse an 7 (17 janvier 1799.) - - -_B._--DAVID (Pierre), prêtre, âgé de 45 ans, commune d'Angoulême, -département de la Haute-Charente, placé chez Konrad-Lillebat, habitant -de Synnamary; mort sur cette habitation de la suite de l'épidémie qui -étoit à bord de _la Bayonnaise_, le 14 pluviose an 7 (2 février 1799). - - -_D._--DAVIOT (Denis), 49 ans, bernardin de Besançon, né à Villeneuve, -près Besançon, mort à Yrocoubo en frimaire an 7 (5 décembre 1798). - - -_D._--DAVIOT (Franc.), capucin, né à Besançon, département de la -Haute-Saône, âgé de 51 ans. Ils étoient 3 cousins qui, au moment de -partir, reçurent une lettre qui leur annonçoit leur élargissement. Ils -la communiquèrent au commissaire B..... qui ne les écouta pas. Deux sont -morts après avoir essuyé tous les revers de la fortune. Celui-ci est -décédé à l'hospice de Synnamary le 25 vendémiaire an 9 (28 octobre -1800). - - -_D._--DENOUAILLES (Louis-Vincent), 54 ans, prêtre de Vannes, né à -Serens, département du Morbihan, mort à l'hospice, de misère, de peste -et de dyssenterie le 2 nivôse an 7 (22 décembre 1798). - - -_D._--DESPRÉS (François), âgé de 45 ans, chanoine de Bourges, surnommé -Ésope, né à Marsilly, département d'Indre-et-Loire; mort à Synnamary, -chez M. Duchesne, le 11 vendémiaire an 7 (2 octobre 1798). - - -_D._--DOAZAN (François), 54 ans, curé de Landron, diocèse de Poitiers, -dont il étoit natif; mort d'une fièvre putride, chez Peintre, canton de -Synnamary, le 25 pluviose an 7 (15 février 1799). - - -_D._--FAYET (Benoît), apothicaire, âgé de 18 ans, commune de Lamur, -département de l'Isère, jeune homme rempli de talent, a été déporté pour -une faute de police correctionnelle, toujours dans l'intention de -déshonorer la cause commune. Il a été corrompu par les autres voleurs -venus sur _la Bayonnaise_; mort de libertinage le 15 janvier 1799. - - -_D._--FLEURANCE (Joseph) dit père Barthélemi, capucin, âgé de 44 ans. Il -m'a aidé sur _la Décade_ à mettre la liste par ordre alphabétique. Au -bas de son nom se trouve la note suivante écrite de sa main: - -_Dénoncé et déporté pour avoir usé en 1795 du bénéfice de la loi, né à -Gerarmey, département des Vosges._ - -Mort de peste, rongé de vers à l'hospice, le 22 nivôse an 7 (10 janvier -1799). - - -_D._--FRANCILLEU (Mathieu) dit Pinsillon, l'un des cinq voleurs de la -Décade, se disant vigneron de Besançon, mais réellement sans aveu, -flétri dans l'ancien régime à la suite de quatre jugemens infamans, -avoit travaillé aux mines et ramé au bagne, fouété et marqué, nourri -dans le crime, il comptoit 68 ans quelques mois avant le 18 fructidor; -on le jugea aux fers, et par égard pour son âge, cette peine fut commuée -en prison perpétuelle. Après le 18 fructidor, le commissaire B..... le -confondit avec les prêtres déportés dans la prison de Saint-Maurice de -Rochefort, et le mit ensuite au cachot, mais aux charges des déportés -qui étoient forcés de lui fournir vingt sous par jour pour qu'il ne -restât pas avec eux. Au moment du départ, B..... le mit en tête sur la -liste, malgré nos réclamations, et nous ne pûmes le séparer de nous que -dans la Guyane; il s'étoit réfugié dans les bois à la suite d'un vol -qu'il avoit fait aux déportés; il fut pris, conduit à Synnamary, où il -mourut en prison à la fin de fructidor an 6 (15 septembre 1798). - - -_D._--GARNESSON (Pierre), 44 ans, curé de Conantré, Châlons, Marne, né -au même lieu, rentré en vertu de la loi du 7 fructidor an 5, instruit, -pauvre et tolérant; mort de peste, rongé de vers, à l'hospice, le 18 -frimaire an 7 (6 décembre 1798), dans la plus grande misère. - - -_B._--GAUDIN (Pierre), prêtre, âgé de 42 ans, commune de Chemiray, -département de Maine-et-Loire. Il étoit très-malade dans la traversée, -il fut renvoyé dans le désert sans être guéri; mort à l'hospice de -Synnamary, le 11 pluviose an 7 (1er. février 1799). - - -_D._--GUIN (Claude-François), prêtre lazariste de la maison de Paris, -natif de Vilfrye, département de la Haute-Saône; mort le 14 nivôse an 7 -(3 janvier 1799), de fièvre putride, chez Mlle. Rochereau, canton de -Synnamary. - - -_D._--HAVELANGE (J. Joseph), prêtre, âgé de 50 ans, recteur de -l'université de Louvain, déporté pour avoir exorcisé une possédée, né à -Siphoux, département de l'Ourthe; mort à Synnamary, chez M. Duchesne, le -20 fructidor an 6 (7 septembre 1799). - - -_D._--HUMBERT (J. B.), 40 ans, trinitaire desservant de la Marche, né au -même lieu, Toul, Vosges; mort de dyssenterie, rongé de vers, à -l'hospice, le 18 nivôse an 7 (7 janvier 1799). - - -_B._--LACHENAL (Jacques), prêtre, âgé de 34 ans, commune -d'Anneci-le-Vieux, département du Mont-Blanc; mort à l'hospice, de -dyssenterie et rongé de vers, le 15 frimaire an 7 (5 décembre 1798). - - -_B._--LAFORIE (Jean), prêtre-vicaire de Flognac, commune de Saint-Amel, -département du Lot; mort à l'hospice, de vers et de dyssenterie, -reliquats de peste, le 19 pluviose an 7 (7 février 1799). - - -_D._--LAPÔTRE (Mansuie), prémontré, âgé de 39 ans, desservant de Tilleu, -Toul, Vosges, né au même lieu. Il avoit trouvé une place au moment où -il mourut de la peste et de la dyssenterie, le 22 frimaire an 7 (12 -décembre 1798). - - -_V._--LAVILLEHEURNOIS (Charles-Honorine-Berthelot), natif de Toulon, -département du Var, maître des requêtes, âgé de 48 ans, victime comme -Brottier, mort à Synnamary, chez M. Morgenstern, le 10 thermidor an 6 -(28 juillet 1798). - - -_D._--LEBAIL (Julien-Alexis), âgé de 43 ans, vicaire de Sulnillac, de -Vannes, né à Beauhamel, département du Morbihan, rentré par la loi du 7 -fructidor. Les hommes de goût ont perdu en lui l'auteur d'un poëme sur -la révolution, que ses persécuteurs brûlèrent en l'arrêtant. Il m'en a -récité quelques morceaux qui me faisoient regretter le reste. Il mourut -en débarquant à Synnamary, le 8 frimaire (28 novembre 1798). - - -_B._--LEBAS (Bonaventure), prêtre, âgé de 50 ans, commune de -Fontaine-la-Malette, département de la Seine-Inférieure; mort à -l'hospice, de la dyssenterie et des vers, le 14 nivôse an 7 (3 janvier -1799). - - -_D._--LEBOURSICAUD (Pierre), prêtre, âgé de 36 ans, né à Delvend, -département du Morbihan, rentré avec Lebail; mort de misère et de besoin -à l'hospice, le 22 frimaire an 7 (2 décembre 1799). - - -_D._--LECORE (Alexis), diacre seulement, et déporté comme curé -fanatisant ses paroissiens, âgé de 30 ans, né à Martimer, département -d'Ille-et-Vilaine; mort de convulsions à l'hospice, le 23 pluviose an 7 -(13 février 1799). - - -_D._--MAROLLE (Jean), chartreux, né à Aubusson, diocèse de Limoges, -département de la Creuse, âgé de 37 ans. Le malheur lui avoit aliéné -l'esprit; mort à Synnamary, d'une manière misérable, le 8 vendémiaire an -8 (30 septembre 1799). - - -_B._--MICHEL (François), prêtre, âgé de 40 ans, commune de Lyon, -département du Rhône; mort à l'hospice, de vers et de peste, le 14 -nivôse an 7 (3 janvier 1799). - - -_D._--MULLER (Nicolas), 41 ans, professeur de philosophie à Luxembourg -sa ville natale; mort à Synnamary, chez monsieur Duchesne, le 20 -fructidor an 6 (6 septembre 1798). - - -_V._--MURINAIS (Antoine-Augustin-Victor), natif de Murinais, département -de l'Isère, âgé de 66 ans, représentant du peuple, victime du 18 -fructidor; mort le 15 frimaire an 6 (5 décembre 1797). - - -_D._--MUSQUIN (Pierre-Benoît), âgé de 42 ans, curé de Pont-sur-Vannes, -Sens, Yonne, né à Provins, Seine et Marne, a fini d'une manière -tragique, le 6 frimaire an 7 (26 novembre 1798). - - -_D._--PICARD (Mathieu), 58 ans, curé de Rupereux, Sens, Seine et Marne, -poitrinaire et attaqué de la gravelle, maladies reconnues par deux -visites des officiers de santé, né au village de Joigny, département de -l'Yonne, dans la Bourgogne; mort à l'hospice de Synnamary, après de -longues et inexprimables souffrances, en messidor an 7 (7 juillet 1799). - - -_B._--PONCI-CHARETIER (Jean), âgé de 23 ans, commune de Zignant, -département de l'Hérault; mort de peste à l'hospice, le 7 frimaire an 7 -(27 novembre 1798). - - -_D._--RAIMBAULD (César-Auguste), 45 ans, lazariste de Tours, curé de -Bruleau, résidant à Blois, excellent homme, instruit et pieux, sans -cagotisme. Il avoit eu un germe de peste à Konanama, où il s'étoit rendu -infirmier de ses confrères. Au bout de six mois de langueur, il est mort -étique, après avoir vendu jusqu'à son couteau pour vivre, le 8 prairial -an 7 (28 mai 1799). - - -_V._--ROVÈRE (Joseph-Stanislas), né à Bemieux, département de Vaucluse, -représentant du peuple, âgé de 49 ans. - -Rien n'est plus tendre que sa correspondance avec son épouse. Il ferma -les yeux dans la Guyane, au moment où elle embarquoit sur la Vaillante -pour le rejoindre. Cette corvette a été prise par les anglais. Les -douleurs qui ont précédé la fin tragique de Rovère, lui ont bien fait -expier les torts qu'il a pu avoir dans la révolution; mort en messidor -an 6 (juillet 1798). - - -_D._--ROYER (N.), prêtre, âgé de 35 ans, né à Velot, département des -Vosges; mort de la dyssenterie à l'hospice, le 4 pluviose an 7 (29 -janvier 1799). - - -_D._--SARTEL (Gabriel), né à Gand, curé de Notre-Dame de Gand; mort de -chagrin, le 30 fructidor an 6 (16 septembre 1798). Il étoit âgé de 49 -ans. - - -_B._--SAUTRÉ (Jean-François), prêtre, professeur à Vic, âgé de 51 ans, -commune de Metz, département de la Moselle; mort d'hydropisie à -l'hospice, le 5 avril 1800 (15 germinal an 8). - - -_D._--TREMAUDAN (François), officier d'infanterie de Plemey-Jugo, âgé de -21 ans; mort d'une fièvre putride à Corossoin, chez Vogel, canton de -Synnamary, le 12 brum. an 7 (2 novembre 1798). - - -_V._--TRONÇON-DUCOUDRAY (Guillaume-Alexandre), natif de Reims, -département de la Marne, âgé de 45 ans, représentant du peuple; mort de -fièvre putride, en prairial an 6 (mai 1798). Il nommoit la déportation -_guillotine sèche_. Il n'a jamais voulu boire de bouillon de tortue, qui -l'auroit guéri infailliblement; mort de chagrin. - - -_B._--VEAUZY (François), prêtre, curé de Busson, âgé de 49 ans, commune -de Thiers, département du Puy-de-Dôme; mort à l'hospice, d'épidémie, le -15 frimaire an 7 (5 novembre 1798). - - -_B._--VERGNE (Dominique), prêtre, vicaire, âgé de 41 ans, commune de -Beaufort, département de Maine et Loire; mort de peste à l'hospice, le -25 frimaire an 7 (15 novembre 1798). - - -_B._--VERILLOT (Antoine), prêtre-capucin, âgé de 48 ans, commune de -Langres, département de la Haute-Marne; mort à l'hospice d'une maladie -de consomption, le 12 germinal an 7 (1er. avril 1799). - - -_B._--VIEUX-MAIRE (Jean-Baptiste) prêtre-récollet, âgé de 45 ans, -commune de Vilers-le-Luxeuil, département de la Haute-Saône, mort à -l'hospice le 12 frimaire an 7 (2 décembre 1799). - - -TOTAUX de _la Vaillante_. - - Morts 6. - Évadés 8. - Restans 2. - ---- - TOTAL 16. - - - _Décade._ Morts à Konanama, 36. - Morts à Synnamary, 28. - ---- - TOTAL 64 morts sur 193. - RESTE 129. - - -BAYONNAISE. - -_Déportés morts à son bord dans la traversée de France à Cayenne._ - -ALLAGON, prêtre-chapelain de Toulouse. - -BEAUGÉ, prêtre, du Mont-Blanc. - -BUCHER, prêtre-curé, de Besançon. - -CHEVALIER, chanoine de Chambéry. - -MARCEL, curé du diocèse de Clermont en Auvergne. - -MOUTILS, prêtre du diocèse de Castres. - -REYPHINS aîné, d'Ypres. - -TRAIGNIER, originaire de Clermont en Auvergne, curé de Saint-Sernin, -diocèse de la Rochelle. - -Et un autre laïc, dont le nom nous a échappé, qui, en retournant de la -rade à Rochefort, est mort d'épidémie bien constatée. - - TOTAUX des déportés - de la Bayonnaise 120 - --- - Dont morts à Konanama 30 - à Synnamary 17 - Dans la traversée 9 - --- - TOTAL des morts 56 - --- - RESTANS 64. - -..... Konanama et Synnamary ont donc dévoré en deux mois la moitié des -malheureux qui y sont débarqués; les autres déserts de la Guyane n'ont -pas plus ménagé ceux qui s'y sont retirés, mais ces derniers, du moins, -ne sont pas morts sans secours et sans consolation. Nous suspendrons -pour quelque tems ces funèbres nomenclatures, nous ne dirons même rien -du désert de Synnamary, il ressemble parfaitement à celui de Konanama. -Ce dernier est inhabité, et à 2 lieues et demie de la mer. L'autre -également à l'entrée d'une grande savane, n'en est éloigné que de deux -milles, et sur les bords d'une rivière saumâtre comme Konanama. Le -prétendu village qui donne le nom au canton, est composé de douze ou -quinze mauvaises huttes, moins propres que les loges de nos sabotiers -des grandes forêts, où résident sept à huit créoles blancs à demi-vivans -comme la plupart des habitans de la Guyane. - -Avant d'aller chez les Indiens, disons un mot de l'agent Burnel que nous -n'avons fait qu'entrevoir, quand nous avons passé à Konanama. Il y a dix -mois qu'il est en place, au bout de six semaines, il ne s'est plus -déguisé. S'il lit ce que je vais dire de lui, je ne crois pas qu'il -m'accuse de partialité; plus il m'a fait verser de larmes, plus je lui -pardonne de bon coeur, je l'apprécie par mes malheurs, je le connais, je -le plains, et ne le hais point... Voici son portrait: - -Burnel, fils d'un homme de loi de Rennes en Bretagne, d'une taille -médiocre, d'une physionomie prévenante, a fait quelques mauvaises -études, s'est fourré chez un procureur, a voulu savoir de tout sans -jamais se fixer à aucun état. Le mauvais exemple de son père adonné sans -ménagement à tous les excès, l'abandon où il vivoit, la dissipation -naturelle à son âge, ont émoussé son aptitude, augmenté son orgueil, -nourri ses penchans et étouffé dans son coeur un naturel assez bon. Les -révolutions de la Bretagne ont achevé de le perdre; il a voyagé en -étourdi, s'est fait une fumée de réputation à l'île de France où il a -fait quelques feuilles incendiaires qui l'en ont fait déporter; a -intrigué auprès de la convention et du directoire; a été nommé agent _à -l'île de France_, pour y porter le décret de la liberté des noirs; a -manqué d'y être pendu avant d'en être chassé, et s'est enfin vu nommer -agent de Cayenne après avoir ruiné sa bourse et tari celle de ses amis. -Ces vicissitudes lui ont donné un caractère fluide, une âme foible, des -passions vives, un coeur ardent, des vues bornées, des moyens -compliqués, des apperçus faux, des essais téméraires, des plans -incohérens, des résultats aussi pernicieux pour lui que pour les autres. - -Le jour de sa nomination à Paris il accourt chez lui, rue des -Petits-Champs, s'affuble de son grand costume qu'il avoit fait faire -d'avance; envoie chercher son père qui étoit à moitié gris dans un petit -cabaret de la rue. Traînée; se cache dans un cabinet pour lui ménager la -surprise; le papa entre et tombe aux genoux de son cher fils qui le -relève, et lui dit: «_Embrassez l'agent de Cayenne... Je pars demain et -vous me suivrez._» Ce bon père l'a réellement suivi, et Cayenne a le -bonheur de l'avoir pour juge. Voici leur début et l'état de la colonie: -Les caisses sont vides, les nouveaux venus ont besoin de fonds et le -commerce de piraterie baisse tous les jours. La récolte est serrée, -Jeannet en a chargé une grande partie sur _la Décade_ et sur _la -Bayonnaise_. Burnel est criblé de dettes, entouré de sang-sues, il veut -contenter tout le monde, faire sa bourse et payer ses créatures; la -chose étant impossible, il a recours aux conspirations, il fait armer -les mulâtres contre les blancs et se décide à révolutionner la colonie -comme le cap Français; au moyen du désordre, il butinera et fera ensuite -voile pour un autre pays; mais le laissera-t-on partir et ne périra-t-il -pas lui même? Cette arrière-pensée lui fait tourner ses armes contre -ceux qu'il a mis en jeu; il dénonce la grande conspiration des mulâtres; -il nomme une commission pour les juger; au moment du prononcé des juges, -il se fait apporter les pièces et fait afficher une proclamation où il -reconnoît que les prévenus méritent la mort, mais que l'humanité ayant -aboli ce genre de punition, il ne veut pas ensanglanter la colonie. -Comme il étoit le plus grand coupable, il devoit la grâce aux autres; on -fut d'abord dupe de cette clémence. Les marchands firent des sacrifices, -l'agent fit des arrêtés sages, il ordonna le travail ou la mort. On -amena des prises qu'il envoya à Surinam comme Jeannet, et se disposa à -exécuter les ordres secrets du directoire qui lui avoit enjoint de faire -circuler sourdement dans cette colonie le fatal décret de la liberté des -nègres. Cette tentative homicide est un des reproches les plus fondés à -faire à Burnel. Son prédécesseur ne l'a jamais essayé. À peine est-il -arrivé qu'il y envoie un certain M........., qui a perdu la moitié de -ses membres à St.-Dominique, en combattant pour les hommes de couleur -contre les blancs. - -L'alliance qui existe entre la France et la Hollande, force le -gouverneur de Surinam, de ménager l'agent de Cayenne; ce dernier spécule -sa fortune sur la désorganisation qui suivroit le décret, et Surinam -entre ses mains lui donneroit en un clin-d'oeil une fortune quadruple de -celle de Jeannet; l'ambition qui le dévore lui fait compter pour rien -les désastres qui suivroient cette inoculation de liberté; la torche de -discorde, allumée dans ce coin populeux de la grande terre, éclairoit le -tombeau de tous les blancs et l'Amérique entière ne présentoit qu'un -vaste tombeau: ce point contigu au Mexique et au Pérou, faisoit de ces -riches climats un nouveau cap Français plus inabordable que les côtes -des Bisagots en Afrique, habitées par des mangeurs d'hommes; les -Européens qui n'ont jamais vu le gouvernement du Nouveau-Monde, ne se -persuadent pas facilement ce que je viens d'avancer; mais Burnel le -connoît et ses tentatives en sont plus criminelles; c'est à lui seul que -les Anglais doivent la conquête qu'ils ont faite momentanément de la -colonie de Surinam, l'inappréciable Frédérici n'avoit d'autre -alternative que de se laisser égorger et de perdre en mourant toutes les -colonies de l'Amérique méridionale, ou de se mettre sous la protection -des Anglais. - -Le nouveau continent attestera avec moi que Burnel seul doit porter la -faute et de l'envahissement de la colonie Hollandaise et des désastres -qui ont été pour Cayenne la suite funestes de cette reddition. Pour -ourdir cette trame à son aise, il séquestra tout, retrancha tout et -mania la terreur avec un machiavélisme si gradué, que tout le monde se -trouva enveloppé subitement dans son fatal épervier. En arrivant, il -avoit commandé le travail ou la mort. Un mois après, il demande aux -nègres s'ils sont contens de leurs propriétaires, et pour qu'ils -entendent mieux ses suppliques, il fait traduire en idiôme créole les -excuses qu'il leur adresse. Il avoit condamné à la franchise quelques -mulâtres conspirateurs; à l'approche des élections de germinal an VII., -il les fait relaxer pour qu'ils votent à son gré. Le mulâtre Ferrère de -St.-Dominique, à qui il s'étoit adressé pour la conjuration, ne pouvant -plus rester, est déporté de gré à gré et reçoit de l'agent une bonne -somme d'argent pour aller à St.-Barthélemy. - -Le conseil de Burnel lui insinue qu'il doit frapper un grand coup pour -avoir de l'argent et pour rejetter sur quelqu'autre personnage marquant -l'odieux d'une conspiration dont on le regarde comme chef[10]. Le -commandant de la force armée, Desvieux, créature de Jeannet, fut désigné -pour être leur dupe, cet homme foible a été l'idole et la dupe de tous -les partis, Burnel lui fit de nouvelles caresses, lui peignit son -embarras, prit jour pour une séance secrète, où il fut décidé qu'on -déporteroit les propriétaires riches et royalistes; Desvieux, -Frey-de-Neuville, Lefebvre, furent chargés d'en présenter chacun une -liste motivée. Burnel en rédigea une recensée sur les trois autres, et -envoya Desvieux à Synnamary pour préparer l'embarquement des futurs -déportés. Deux jours avant le conciliabule, un bâtiment danois qui -devoit sortir du port, eut ordre d'aller prendre ses dépêches à -Synnamary; à peine Desvieux fut-il en route pour les lui porter, que -Burnel fait mettre les scellés chez lui, donne à sa mode la clef de la -fameuse conspiration ourdie par Desvieux contre tous les habitans, lui -suppose une liste de proscription qu'il ne montre à personne, le -destitue et le déporte sur-le-champ à St.-Christophe. Frey-de-Neuville -qui envioit sa place, lui annonça cette nouvelle en pleurant, retourna -s'incliner devant Burnel qui profita de la crédulité que l'effroi -donnoit à ce détour, pour arracher des colons désignés quarante mille -francs et un nombre encore plus grand de bénédictions. «Généreux -habitans, dit-il en recevant cette somme, me voilà pourvu pour six mois, -je comptais faire un emprunt comme la loi m'y autorise; ma parole -d'honneur, je ne vous demanderai plus rien.» - -[Note 10: _L'auteur ne fait qu'analyser ici la procédure du citoyen -Burnel, envoyée en France, le 28 brumaire an 8, par son successeur. -Lesdites pièces sont signées du citoyen Franconie, de tous les habitans -et des mulâtres eux-mêmes._] - -Le choix des élections approchoit... Voici comme on y procède: - -Les choix sont fait d'avance, la majorité des votans est composée de -nègres qui nomment leurs confrères pour électeurs; ils ne savent pas -lire et sont à la dévotion de l'agent qui influence ouvertement les -assemblées; il attend les électeurs au Dégras, les fait emmener au -cabaret, on paie leur dépense, entre la poire et le fromage; on leur -demande; qui ils vont nommer; s'ils ne connoissent personne, on a une -liste dont on leur apprend les noms; s'ils ont fait un autre choix que -celui de l'agent, on leur objecte que le candidat de la liste réunit -tous les suffrages. Les blancs n'ont presque pas voix délibérative dans -ces antres lugubres de débauche et de licence; on les traite de -royalistes quand ils font choix d'un propriétaire honnête homme. D'après -ce mode on ne doit plus s'étonner d'avoir vu en 1796, Fréron et ses -associés rappelés au corps législatif. - - * * * * * - -Burnel qui connoissoit le mode d'élection, avoit pardonné aux mulâtres -leur conjuration, et se déclaroit de plus en plus l'ami des noirs pour -gagner leurs suffrages aux assemblées; d'un côté, il inscrit son père, -homme immoral, et de l'autre Jeannet son prédécesseur. - - * * * * * - -Jeannet est élu, Burnel se plaint que les assemblées ont été -influencées; ensuite il s'en console en disant à ses amis: «Puisque les -Cayennois ont élu Jeannet que je vaux bien, à la fin de ma prêture -j'aurai le même honneur; et je dirai à mon retour comme cet empereur -mourant: _Je sens que je deviens Dieu._» - - * * * * * - -Il lacère ensuite le code constitutionnel, pour affermir son despotisme. -Il accumule toutes les places et tout le pouvoir entre les mains d'un -seul homme de chaque canton avec qui il correspond directement, cette -organisation monstrueuse fait que le même individu est tout ensemble, -inspecteur de police civile et judiciaire, juge de paix, assesseur, -maire, municipal, et commissaire du pouvoir exécutif sous le nom -_d'agent municipal_. - -De ce premier échelon de tyrannie, il passe dans son antre des loix, et -tient sous sa verge de fer, la caisse, la justice, la police, les places -et les autorités civiles et militaires; ne craignant personne pour -contre-balancer son autorité colossale, il gouverne selon son plaisir et -ses intérêts personnels. (Voici le résumé de sa conduite pendant les six -derniers mois de cette année an 7, jusqu'en septembre 1799 an VIIIe.) - -Au-dehors il entretient une correspondance très-active avec M. Frédérici -gouverneur de Surinam; il envoie dans cette colonie des anarchistes -déguisés pour soulever les nègres en propageant la loi du 16 pluviose an -II, et faire déclarer la colonie, possession française et directoriale. - -Ainsi Burnel, toujours en sentinelle, pour agrandir sa fortune et -assouvir son ambition, se trouve disculpé, quand il envoie ses prises à -Surinam, pour être vendues à vil prix. Que la mère-patrie lui demande -compte, la pénurie de ses caisses proviendra de l'argent qu'il donnoit à -ses agens à Surinam. Qu'elle lui reproche quelques exactions, il se -retranchera sur ses dépenses secrètes. - -Au-dedans, il interceptoit tout ce qui venoit pour les déportés; il -incarcéroit les habitans qui leur apportoient des fonds, ou qui -laissoient transpirer quelques nouvelles; il traînoit les uns dans des -cachots, il déportoit les autres sur des rochers au milieu de la mer, il -montroit le glaive de la terreur à tous les navigateurs européens, -porteurs de quelques nouvelles subversives de son despotisme. - -Il échancra tellement la ration des déportés du dépôt de Synnamary, -qu'il leur fit regretter Konanama. L'huile, le savon, le taffia, le riz, -leur furent successivement retranchés. Quand il vouloit punir -quelqu'un[11], il le menaçoit de l'envoyer à Synnamary; ces privations -étoient un peu compensées par les permissions qu'il nous accordoit -d'aller à Cayenne passer quelques jours à nos frais. Pendant six mois il -ne fit point de reproches aux colons de leur humanité à notre égard. Un -bâtiment de l'Isle-de-France, chargé d'une vingtaine de déportés, de sa -connoissance et de son parti, relâcha à Cayenne à la fin de germinal an -7, mi-avril 1799, ces exilés fauteurs de la liberté des noirs, furent -reçus froidement par les habitans chez qui Burnel se permit de les -caserner. Il en fut affecté, s'en prit à tout le monde, et sur-tout à -nous, dans une proclamation ainsi conçue: - -«Ennemis de la république qui a été obligée de vous vomir de son sein, -vous tous, royalistes déportés, dont l'esprit remuant et les intrigues -ont, je n'en puis douter, provoqué toutes les crises qui ont pensé -perdre la colonie, vous ne deviez pas vous attendre à trouver place dans -une proclamation adressée à des citoyens français: que votre surprise -cesse; je n'ai qu'un mot à vous dire, il sera clair, mais dur. - -[Note 11: Burnel, en partant de France, avoit épousé civilement une -jeune fille d'apothicaire, qui se voyant prête d'accoucher à Cayenne, -voulut faire bénir son union par un prêtre insermenté. André Parisot, -chanoine d'Auxerre déporté, fut appelé en secret et les maria. Burnel -l'ayant soupçonné d'avoir ébruité cette grande affaire, l'exila pendant -huit jours à Synnamary; il en fit autant à Germon qui étoit sur -l'habitation Bremont, et le tout sur des rapports nègres. - - (_Extrait du mémoire de J. J. Aimé._)] - -»Puisque tout ce que l'humanité conciliée avec mon devoir, m'a porté à -faire pour vous, n'a pas suffi pour obtenir du plus grand nombre la -tranquillité qui convient seule à votre position, je vous préviens que -le premier qui sera convaincu d'avoir fomenté la sédition parmi les -cultivateurs, et porté ces hommes crédules à l'abandon des travaux de la -colonie, sera jugé comme perturbateur de l'ordre public, comme ennemi -irréconciliable de la colonie; que les insensés qui osent protéger avec -jactance les ennemis de la république apprennent que je les connois -tous, et que je les rend personnellement responsables _de toutes les -menées, faits et gestes de leurs protégés_. Sous un gouvernement juste -et ferme, les bons citoyens doivent seuls vivre tranquilles, les autres -doivent toujours voir suspendu le glaive de la loi. - -»La présente proclamation sera sur-le-champ imprimée, publiée, affichée -et portée dans tous les cantons, par un détachement de force armée, pour -être lue aux cultivateurs, et dans leur idiôme. - -»Fait à Cayenne, dans la maison de l'agent, le 4 floréal an 7 [23 avril -1799].» - - _Signé_ BURNEL; - LEGRAND, _secrétaire-général_. - -Le même jour, sort un autre arrêté qui ordonne aux habitans de payer -dans un mois, sans délai, le sixième brut de leur revenu. Cette pièce a -pour épigraphe: _constitution, article 156_. «Les agens particuliers -exerceront les mêmes fonctions que le directoire, et lui seront -subordonnés.» Suit le considérant que l'article 54 de la loi du 12 -nivôse an 6, organisatrice de la constitution dans les colonies, a -prévu, d'une manière très-claire, la circonstance déplorable où se -trouve actuellement le département de la Guyane. Suit l'arrêté, que tous -les propriétaires d'immeubles verseront, à titre de prêt, dans la caisse -nationale, le sixième du revenu brut de l'année. La commission chargée -de percevoir cet emprunt est autorisée à employer tous les moyens -coërcitifs pour qu'il soit fini au 15 prairial prochain, époque que -l'agent avoit fixée pour son départ. Personne ne pourra vendre son bien, -ni disposer de son revenu, sans avoir satisfait à cette dette. - -Un autre arrêté, en date du 7, met tout le bétail en réquisition: un -autre, en date du 8, force tous les colons de payer l'arriéré de leurs -contributions. - -Le sixième brut équivaut à la moitié du revenu; l'arriéré monte à près -des trois quarts de la récolte des moins aisés; il enlève les -habitations aux plus riches. Jadis, ils avoient des nègres, hypothèque -de leurs fonds et revenus; ils n'ont plus que leurs stériles abattis, -qu'il leur reprend après leur avoir enlevé leurs bras. - -Depuis brumaire an 7 [octobre 1798] leurs vivres sont en réquisition -pour le gouvernement en proie à la famine. En 1799, des corsaires -viennent de France, amènent des prises; Cayenne regorge de farine, la -réquisition continue. Burnel fait vendre les denrées à Surinam, fait -sortir les trois arrêtés précités, y tient tellement la main, que toutes -les pirogues qui vont à Cayenne sont déchargées au magasin général. Les -dons patriotiques, l'emprunt forcé, les patentes, les maîtrises, les -barrières, les réquisitions des fortunes, ne sont que des sous -additionnels, en comparaison des exactions de l'agent. - -Le 22 floréal, 11 mai, treize déportés belges s'échappent sur la pirogue -que Konrad avoit vendue à un soldat réformé, pour aller faire la pêche -de la tortue. Le vendeur, au défaut du propriétaire, est mis en prison, -comme devant répondre d'un bien qui ne lui appartient plus, comme il en -exhibe la preuve par le contrat du marché. - -Depuis un an, nous n'avons pas reçu de nouvelles directes de France. -Malgré les défenses de Burnel, la renommée en publie quelques-unes au -fond de nos déserts. En mai, Mezières de Synnamary, revient de Maroni, -et annonce que les Français sont repoussés; la pomme de discorde est -jettée dans le directoire; la Vendée a repris; le Midi est insurgé. Ces -bruits sourds prennent leur source dans la correspondance qu'Adelle -Robino, en mission à Surinam, a fait intercepter à l'agent, qui envoie -Dussault sur _la Aénus de Midisis_, pour vendre vingt milliers de -poudre à feu, et prendre Adelle par ruse. On l'invite à dîner à bord de -la goëlette; on le retient prisonnier; ce jeune homme prévoyant le sort -qui l'attendoit, se précipite dans la mer pour se sauver, et se noie. M. -Frédérici indigné de cette violation du droit des gens, renvoie toutes -les créatures de Burnel. Le plan du cabinet du Luxembourg restoit sans -effet; N.... reçoit une mission particulière, se rend à Surinam pour -faire des excuses au nom de Burnel qui venoit d'y envoyer le sixième des -denrées de la colonie. Ce trafic produit de larmes, valoit vingt sous à -Cayenne, et six francs à Panameribo. Il avoit en outre quatre prises qui -étoient déjà estimées soixante-dix mille piastres, ou quatre cent -quatre-vingt-dix mille livres. N.... est chargé d'envoyer à Cayenne au -plus vîte une partie de ces fonds: les deux agens se craignent. M. -Frédérici, en fin courtisan, amuse Burnel et son envoyé, laisse vendre -quelques objets peu importans: l'argent est apporté à Cayenne par Menard -et M...... jeune noble qui a souillé ses lettres par un abus de -confiance des Surinamais qui lui avoient déposé des fonds pour les -déportés. Cependant une étincelle d'espérance luit à nos yeux. - -En juillet, nous lisons dans le journal de Hambourg du 4 février 1799, -que le 17 janvier le directoire a fixé le lieu de la déportation à -l'isle d'Oléron; les proscrits qui se soumettront à cette loi, n'auront -qu'à se présenter pour obtenir un passe-port, _ils iront seuls et -librement à Oléron_.--_Il paroît certain_, ajoute le journaliste, _que -les déportés qui sont restés à Cayenne pourront aussi se rendre à -Oléron. Il n'y a de ceux qui étoient restés en France que Laharpe et -Dumolard, qui comptent n'y pas aller._ (Ce n'étoit que de trompeuses -amorces.) - -_28 janvier_ (dit le même journaliste): «On assure que plusieurs -ex-députés condamnés à la déportation s'empressent de se conformer à la -loi du 9 décembre (qui confisque leurs biens s'ils ne se rendent pas -prisonniers), depuis qu'ils savent que le lieu de leur déportation n'est -plus la Guyane; on cite dans le nombre _Pastoret_ et _Duplantier_.» - -_21 février, nº. 29_: «Plusieurs des ci-devant condamnés à la -déportation, parmi lesquels on nomme _Boissy-d'Anglas_, _Siméon_, -_Villaret-Joyeuse_, _Murer_, _Dommer_, _Praire_ et _Mailhe_, ont fait -leur déclaration au département de la Seine, et obtenu des passe-ports -pour se rendre à Oléron; ils se montrent dans Paris depuis le dernier -arrêté qui a fixé un délai pour leur départ et le lieu de leur exil. -L'ex-ministre _Cochon_ est du nombre de ceux qui se sont soumis à la -loi; on le dit en route pour Oléron.» - -Ces nouvelles sont parvenues à M. Lafond-Ladebat du 20 au 30 prairial an -7 (du 9 au 19 juin 1799.) Elles sont les premières qu'on a débitées sans -crainte et par écrit depuis deux ans. On nous informe, par cette même -occasion, que nous avons des fonds à Surinam; on demande la liste de -ceux qui ont survécu à de si grands malheurs. Tandis que les nations -étrangères à qui nous aurions dû être indifférens, donnoient des leçons -d'humanité à Burnel, il inventa pour nous accabler une fête que personne -ne connoissoit, celle du 18 fructidor; ce jour répond au 5 septembre. En -1792, que le 5 septembre fut funeste aux déportés dans les prisons! en -1799, l'agent célèbre l'anniversaire des réjouissances de leur misère et -de leur mort sous la zone torride. - -Pendant que Burnel se démène pour bouleverser Surinam, M. Frédérici -remet cette colonie aux Anglais, d'autres disent au stathouder qui s'est -réfugié dans la Grande-Bretagne. La fortune de Burnel et celle de ses -agens est confisquée; le nouveau gouverneur anglais renvoie en paix les -négocians de Cayenne. - -_15 septembre._ Deux frégates et un vaisseau rasé anglais incendient le -poste des Islets (de Cayenne), jettent l'alarme dans la colonie, et -menacent d'une descente: Burnel fait replier les postes sur Cayenne, -laisse les cantons sans défense, défend aux colons de sortir de chez -eux, lève un bataillon noir qui sera nourri aux frais des propriétaires, -fait précéder le tout de deux arrêtés du 8 et du 9 brumaire (20 et 21 -octobre 1799.) - -Dans le premier, il reproche aux habitans d'avoir fait des faux, pour -donner asile aux déportés; il enjoint à ces derniers de rester chez les -propriétaires, sous des peines rigoureuses. - -Un autre arrêté, en date du 9, est ainsi conçu: _La colonie est en état -de siège; toutes les propriétés publiques et particulières, tous les -individus qui habitent la Guyane française, tous les moyens de toute -espèce qu'elle fournit, sont en réquisition pour sa défense, et y -resteront assujétis jusqu'à un nouvel arrêté._ - -Les nègres affluoient à Cayenne, le bataillon blanc étoit dispersé, la -crainte du pillage et de l'anarchie consternoit tous les blancs. Burnel -se propose d'émettre pour 400,000 l. de papier: les autorités civiles et -militaires lui font des remontrances respectueuses et énergiques; il a -peur, change de plan, se décide à partir, puis à rester; proclame -tout-à-coup, de son chef, la paix avec les États-Unis, pour les attirer, -se ménager une issue, et faire partir son père, sa femme et ses trésors. - -Il éprouve des obstacles; il devient furieux, il devient fou; il s'en -prend sur-tout aux déportés. Frey de Neuville, qui a remplacé Desvieux, -va à Synnamary leur ordonner de partir au premier signal. _Ceux qui -seront malades ou infirmes, hors d'état de pouvoir suivre les autres -leur dit-il, seront fusillés._ Ces menaces n'ont eu aucun effet: je ne -dirai même pas qu'elles aient été faites par Burnel, car Frey étoit -toujours plein de vin quand il signoit quelque chose. - -L'ennemi disparoît après avoir bien poursuivi le capitaine Malvin. Ce -caboteur saisi d'une terreur panique, met pied à terre à l'embouchure de -Synnamary, brûle sa prise et son bateau, crie au secours, laisse son -équipage à l'abandon. Ses matelots s'enivrent, se battent au pistolet, -se débandent chez les habitans, les pillent et retournent à Cayenne, -rejeter la faute sur les synnamaritains et sur les déportés. Les -habitans s'étoient sauvés dans le haut des rivières, tous les déportés -étoient enfoncés et gardés dans leurs karbets; la terreur étoit si -grande, que le rivage de la mer, à une demi-lieue du hameau, fut couvert -de tonneaux de salaisons, de vin et de toute espèce de marchandises -sèches, sans que personne y touchât; soldats, colons, matelots avoient -jeté leur bagage pour s'enfoncer dans la forêt; ceux qui étoient -débarqués les derniers, voyant l'ennemi retiré, tirailloient sur les -autres pour butiner en sûreté. Malvin qui les avoit précédés à Cayenne, -avoit dit à l'agent qu'il s'étoit trouvé entre deux feux, assailli par -les synnamaritains et les déportés qui faisoient signe à l'ennemi. Cette -calomnie récompensée du grade de municipal, étoit détruite par une autre -partie du même équipage à la poursuite des marodeurs. Les colons, les -matelots, quelques militaires, les agens des cantons avoient envoyé -plusieurs procès-verbaux contre Malvin, tous étoient signés par Brutus -Magnier. Il étoit prouvé que Malvin avoit fui, sans donner d'ordre à sa -troupe, que quelques-uns de ses gens avoient frappé des habitans et des -déportés, qu'ils en avoient volé un grand nombre et tiré des coups de -fusils dans les karbets. Ces actes de violence furent autant de brevets -auprès de Burnel pour conserver à Malvin sa place d'officier municipal -et l'impunité à son équipage. - -Je n'ai jamais vu de crise plus critique que celle de Cayenne à cette -époque; l'agent et sa cour, d'un côté, ne voyoient que la mort; les -habitans et les déportés que le pillage et le meurtre. Chaque jour -éclairoit de nouvelles persécutions. L'agent scrutoit jusqu'au fond de -l'âme tout ce qui l'entouroit; il arrachoit les habitans et les déportés -de leurs retraites; il les incarcéroit sans raison et les relaxoit de -même; il s'enflammoit, s'appaisoit, proposoit des mesures, les -combattoit, les adoptoit, les rejettoit dans le même instant; enfin, -nous vivions dans le désespoir et l'effroi. - -Il feignit de battre en retraite pour revenir à la charge et frapper un -coup sûr dans le silence. Il se décida à déporter tous ceux de -l'état-major du bataillon d'Alsace dont il avoit quelque chose à -redouter. Le mécontentement éclata, il venoit de faire embarquer son -père et son épouse et sa fortune. Les habitans les firent revenir à -terre, alors le terrible agent devint doux comme un mouton. Cette -nouvelle se répandit dans les cantons. - - * * * * * - -Nous commencions à respirer; je demeurois à quatorze lieues de la -capitale: j'écrivis à un ami que j'y avois, pour lui demander des -nouvelles de Burnel dont je ne faisois pas l'éloge. On nous avoit assuré -qu'il étoit suspendu, j'en félicitois le peuple de Cayenne. Burnel plus -soupçonneux depuis cette crise étoit aux aguets; il prit la boëte, -ouvrit ma lettre, la remit à son adresse, se la fit apporter par la -personne à qui elle étoit adressée, et m'envoya chercher en diligence -par un capitaine et six gendarmes qui avoient ordre de faire une visite -domiciliaire pour prendre ce qu'on vient de lire, car j'en étois resté à -cet endroit de notre malheureuse histoire qui fut adroitement soustraite -par madame Givry. - - * * * * * - -On me traîne de cachots en cachots, les fers aux pieds et aux mains, -j'arrive au Dégras de Cayenne à la nuit, après avoir fait douze lieues -dans cette journée à l'ardeur d'un soleil brûlant, à travers des sables -mouvans et des nuées de maringouins. En débarquant, quatre grenadiers me -conduisent à la geôle; le concierge me connoissoit, sans m'avoir jamais -vu. Il aide à mes guides à décliner mon nom.... «C'est Pitou de Kourou, -il m'est recommandé depuis trois jours... L'agent m'a dit de l'enfermer -dans un cachot nègre, les fers aux pieds et aux mains; je n'en ferai -rien,» me dit-il tout bas. Quand les grenadiers furent partis, il fit -nétoyer une chambre au milieu de la galerie et me fit coucher sur des -planches, en me disant: _C'est tout ce que je puis faire sans me -compromettre._ - -Le lendemain, à onze heures, un gendarme et quatre grenadiers viennent -me chercher pour aller chez l'agent. J'étois obsédé de fatigues. Une -foule de monde de toute couleur et de toute espèce me fixoit jusqu'au -fond de l'âme. On m'introduisit ainsi, comme un grand coupable, dans la -chambre du conseil de l'agent. Robert, toute la justice, toute la police -et tout l'état-major de Burnel se promenoient en l'attendant. Je -m'arrête au milieu de la salle, les yeux fixés sur une espèce d'homme ou -de cyclope; c'étoit Malenfant qui me faisoit signe de le suivre dans -une chambre voisine; je reste immobile en souriant; l'adjudant de -Burnel, _Morsy_, chapeau bas, se tenant éloigné du cercle, fait signe -aux grenadiers de se mettre en sentinelle aux portes, pour préparer les -voies à l'agent qui vient en grand costume, me toise, me demande mon -nom.--Tirant ma lettre de sa poche: «Reconnoissez-vous cette -lettre?--Ouvrez-la.--Oui... c'est ma signature, je ne l'ai jamais -niée.--Je vous sais gré de votre franchise.--La franchise et la probité -doivent être si communes qu'on n'en doit savoir gré à personne. Cette -lettre fut dictée par un juste désespoir. Depuis six mois, vous vous -étudiez à nous torturer; vous menacez tout le monde de la mort; je n'ai -qu'une grâce à vous demander, c'est de m'accorder cette mort, je ne vous -maudirai plus, et cette lettre aura produit l'effet que je désire.--Quel -courage! Je ne vous connoissois pas, et vous, me connoissiez-vous?--Je -ne vous ai jamais vu, mais j'ai des griefs personnels contre vous.--Vous -allez me les dire?--Avec plaisir et vérité...... Quand vous arrivâtes -ici le 15 brumaire an 7, votre premier mot fut le bonheur de la -colonie; tout le monde vous bénissoit: je vous adressai une pétition -pour obtenir les vivres à Synnamary ou à Kourou, à la case Saint-Jean où -nous étions trois malheureux valétudinaires, sans plantations, sans -vivres, sans argent, sans linge et sans cultivateurs. - -»Le plus fort des trois pouvoit à peine donner à boire aux autres; -l'hôpital nous étoit interdit, comme il nous l'est encore; nous n'avions -plus rien à vendre; nous n'avions point de cassave. Le seul habitant que -nous connussions en avoit déjà pris deux d'entre nous à sa charge. Le -maire de Makouria, qui en avoit réchappé un autre de la mort, m'engagea -de vous adresser une pétition; je la lui remis, il vous la présenta, -vous mîtes au bas _néant à la requête_..... Nous fûmes obligés, pour -vivre, de nous jeter aux genoux des habitans, dont les plus voisins sont -à deux et trois lieues..... Si nous étions prisonniers en France, nous -serions nourris, et nous sommes à quinze cents lieues de nos familles, -ensevelis dans un désert, confiés à un préposé du directoire, qui nous -refuse les vivres..... Qu'il me soit permis de vous rappeler votre -proclamation du 4 floréal; après avoir fait planer la terreur sur la -tête de tout le monde et sur-tout sur la nôtre, vous rendez les colons, -qui ont retiré quelques-uns de nous, responsables de nos gestes; par -votre arrêté du 8 vendémiaire an 8, vous reprochez aux habitans d'avoir -fait des faux pour retirer des déportés, et si les déportés osent sortir -de ces habitations d'où vous les chassez par ces mots, vous leur -interdisez Synnamary et vous les menacez de les fusiller; vos agens en -font autant à ceux qui sont échappés de Konanama; de tous côtés, nous ne -voyons que le désespoir et la mort.... C'est le sujet de la lettre que -vous me présentez.... Je m'étonne d'ailleurs de voir cette lettre en vos -mains; si vous n'aviez pas violé le secret des postes, elle devroit vous -être inconnue; vous pouvez m'assassiner, mais non me juger sur une -pareille pièce. Quand vous écrivez à vos amis tout ce que vous n'avouez -pas en public, si la lettre tombe en d'autres mains, elle est réputée -non-avenue; c'est le secret de la pensée. Le directoire qui vous a -délégué, a prononcé sur ce fait. Prodon avoit écrit contre Barras, avant -le dix-huit fructidor; la lettre fut saisie et l'accusé mis en jugement. -Le tribunal prononça _qu'il n'y avoit pas lieu_. Prodon a été déporté, -non comme écrivain contre le gouvernement, mais comme agent -perturbateur.» - -Burnel ouvrit ma lettre, harangua les grenadiers contre moi, tira le -code pénal de sa poche et la loi du 23 germinal contre les abus de la -presse, me la relut et termina par ces mots: «Je ne me souviens point de -votre pétition, mais en tout cas j'ai eu tort de n'y pas faire -droit...... Le commissaire national vous a expliqué ma volonté; la -justice me vengera de votre scélératesse, et votre sort terrible -apprendra à vos confrères à ne jamais parler de moi ni en bien ni en -mal.--_Mon sort apprendra!_ vous le préjugez donc, citoyen agent; dans -ce cas, je suis jugé d'avance.--Vous pouvez choisir un défenseur -officieux.--Je me défendrai moi-même.» À ces mots il s'éloigna, et je -fus reconduit au cachot. Le complaisant Robert me suivit de près pour -dire au geôlier, de la part de Burnel, de me mettre les fers aux pieds -et aux mains. Le geôlier n'en fit pourtant rien; il me tint seulement au -secret. - -Ma chambre confinoit à celle des matelots du Danois que montoit la -famille de Burnel. Il n'avoit plié que pour ressaisir son autorité et -ses richesses mal acquises. L'insurrection étoit amortie, et le Danois -alloit mettre à la voile pour fréter cette famille aux abois. Malenfant, -Magnier et sa femme alloient partir aussi. L'agent déclara qu'il ne -s'occuperoit de la colonie qu'après le départ du Danois. Pendant dix -jours, le départ de madame Burnel fut la grande affaire d'état. - -Le 1er brumaire, un cultivateur du citoyen Bremont, nommé Gourgue-Barnabé, -étoit arrivé à la geôle pour être conduit de là à la maison de correction -de la Franchise. Ce nègre sachant que l'agent pouvoit casser le mandat du -juge de paix, profita d'un peu de liberté que lui donna le chef des -forçats, pour aller demander sa grâce. Il étoit mis en couvreur; il entre -sans difficulté, les sentinelles le prenant pour un ouvrier de la maison; -il demande l'agent à un de ses domestiques, qui lui montre son cabinet. -Burnel étoit seul, et très-occupé à compter des piastres qu'il tiroit d'un -grand pagara pour les jeter dans un matelas de coton.--Bonjour, citoyen -l'_argent_.--Bonjour, bonjour; _quarante-cinq, quarante-six_.--Citoyen -l'_argent_.--Qui êtes-vous, mon ami? qui êtes-vous? TROIS CENT -QUARANTE-CINQ, SIX, SOIXANTE; _vous êtes marron_, mon ami, vous êtes -_marron_; vous vous êtes sauvé de chez votre maître.--Non, citoyen -l'_argent_;--QUATRE-VINGT-DIX.... SEPT CENTS...... ET QUINZE...... SEPT -ET QUINZE.... VINGT-DEUX..... _Que me voulez-vous, mon ami, que me -voulez-vous? Allez, allez, j'arrangerai votre affaire..... Revenez dans -quatre jours, madame Burnel sera partie_....--Mais je serai à la -Franchise..... Le commandant de place arrive; le salut de la sentinelle -réveille Burnel; il s'élance de son cabinet, le ferme et se promène dans la -chambre du conseil avec le commandant; le nègre attendoit sa décision dans -une encoignure de la salle. Burnel le congédia en lui disant de revenir -dans cinq jours. Le pagara pouvoit contenir 35 à 40,000 liv. La renommée a -publié que madame Burnel emporta quelques animaux empaillés, parmi lesquels -étoit un chat tigre, rembourré de quadruples. C'est un conte; car on doit -la vérité à ses amis comme à ses ennemis. - -Le 26 octobre, 4 brumaire au soir, madame Burnel et sa suite mirent à la -voile avec tant de précipitation, que le capitaine oublia ses -passe-ports sur le bureau de l'agent. On eut toutes les peines du monde -à les rejoindre; et du fond de mon cachot, je me suis réjoui un moment, -dans l'espoir que la fortune du pirate passeroit à d'autres corsaires. -Je restai au cachot, couché sur les planches, jusqu'au 9 brumaire..... -J'étois malade, Burnel m'envoya à la Franchise, et pour me rétablir, me -condamna à travailler au dessèchement des marais de cette habitation, -acquise à la république par l'émigration forcée du propriétaire. La -Franchise est à neuf milles de la ville de Cayenne, et à deux milles -hors de l'enceinte de l'île, au bord de la rivière de Roura. Cet -établissement a été inventé par Collot-d'Herbois. Les nègres condamnés -aux fers ou à la police correctionnelle, y sont envoyés pour un tems -plus ou moins long; ils reçoivent quatre-vingts coups de fouet le -premier jour de leur arrivée, et soixante le jour de leur sortie. Leur -travail est de 120 toises de long sur une de large, à nétoyer dans les -vases. Ce terrain vaste et extrêmement fertile, est dans un bas-fond -sous l'eau, entouré de digues très-bien entretenues; l'air qu'on y -respire est méphitique, et les nègres libres attachés à cette culture, -sont presque tous attaqués de l'épian, branche de peste communicative -qui ne guérit qu'au bout de trois ans, et toujours après avoir rongé -quelques extrémités des pieds ou des mains. - -Le régisseur m'exhiba l'ordre de me faire travailler, en me conduisant -dans une cabane infecte, où soixante nègres dansoient et dormoient -tour-à-tour auprès d'un grand feu. L'aspect de ces figures bronzées qui -s'avancèrent toutes à ma rencontre, l'horreur et la saleté de ce réduit -me firent songer à l'enfer; je ne savois si je devois m'asseoir ou -rester immobile, parler ou pleurer..... Au bout de quelque tems, il me -survint un ulcère à la jambe, qui ne me donna point de repos pendant dix -jours; je crus que c'étoit le pian: une négresse incisa la tumeur, et -j'en fus quitte pour la peur et pour des souffrances inexprimables. - -Le soir, quand le mal me donnoit quelque répit, je m'amusois à écouter -les nègres causant entr'eux sans contrainte. Quand ils avoient fait -leur cuisine, ils inventoient des contes en soupant à la lueur d'une -fumée rougeâtre. Leur nourriture est _une panade_ de bananes à moitié -mûres, dépouillées, réduites en pâte et cuites avec une ou deux onces de -lamantin ou de mauvais boeuf portugais. Les héros de la _Bibliothèque -bleue_ de ce pays sont les blancs, les oiseaux, les soldats, les -plantes; les auditeurs et les orateurs sont en même tems acteurs pour -imiter le chant ou le cri des animaux, le pétillement de la flamme et -tout le mouvement des personnages ou des accessoires du conte; tantôt -ils forment des choeurs de danse ou de chant, des courses ou des -chasses. La comédie et le grand opéra sont naturels à ces sauvages, tout -est mis en action chez eux. Quand je comparois ce théâtre avec celui de -Scaurus à Rome, des jeux olympiques à Athènes, avec l'Odéon et le Muséum -de la Grèce et d'Alexandrie, je me disois: S'il existe une grande -différence, ce n'est pas pour le plaisir; les sybarites mettoient -l'univers à contribution pour se réjouir, leur plaisir étoit peut-être -moins vif sur des roses, que la jouissance de ceux-ci sur leurs morceaux -de planches; que de degrés de jouissance pour ces derniers se raffinant -jusqu'aux autres qui n'ont plus qu'à mourir de satiété! Le malheur et la -pauvreté sont des sources de bonheur pour celui qui se contente de peu -de chose; l'innocence loge parfois le plaisir sur les épines et cache le -dégoût sous les plis des roses. - -J'étois réduit à la plus affreuse misère et je ne voulois rien demander -à personne, car l'homme compatissant devenoit alors le complice de -l'accusé. Au moment où je me désolois, MM. Barbé-Marbois et -Laffond-Ladebat, spécialement proscrits par Burnel, m'envoyèrent de -l'argent. Le premier eut le courage d'écrire à l'officier du poste de la -Franchise, qui étoit une créature de Burnel, pour lui demander un reçu -de la somme qu'il me faisoit passer; je le donnai moi-même. - -Pendant que je gémissois dans cet antre lugubre, la mort sonnoit la -dernière heure de mon bon vieux Bélisaire, Colin: depuis deux mois il ne -sortoit plus de son lit; la misère, l'épuisement, les chagrins de -famille, l'avoient anéanti; il conserva jusqu'au dernier moment son sang -froid et sa gaité; il expira le 18 brumaire, 9 novembre, fut inhumé à -côté de Préfontaine, sur les décombres de l'hôpital fait pour la colonie -de 1763; il avoit 63 ans, il est allé rejoindre ces victimes dont il -avoit recueilli les extraits mortuaires..... Ô mon cher Colin, je n'ai -pas reçu ta bénédiction patriarcale, mais je t'ai donné des pleurs du -fond de ma retraite; tant que je demeurerai sur cette plage, je parlerai -de toi à ta famille!... J'irai verser sur ta tombe des larmes d'amour et -de reconnoissance; si je touche le sol qui m'a vu naître, mes amis -parleront de toi... Je les comparerai à toi; j'espère en retrouver en -France quelques-uns qui te ressembleront. La mort t'a épargné cette fois -les alarmes de la nouvelle conspiration. Le départ de la famille de -l'agent l'avoit fait tomber en syncope _de chagrin_, disoient ses amis; -de joie, disoient ses ennemis, _d'avoir sauvé le reste de ses -concussions_. Il se réveilla le 19 brumaire, pour achever sa dernière -conspiration: pour cette fois il jeta le gant; ses gendarmes, aidés des -noirs, s'emparèrent des pièces de canon pendant qu'il amusoit les -soldats blancs aux casernes. La guerre civile fut complétement organisée -à Cayenne; Burnel étoit à la tête des conjurés; la troupe courut aux -armes, sauva sa vie, celle des habitans et des déportés, consigna -l'agent dans sa maison, le suspendit, fixa le jour de son départ, arrêta -ses satellites, dont quelques-uns furent fusillés. Il avoit tellement -vidé les caisses et épuisé le magasin qu'il n'y restoit ni vivres, ni -vêtemens; l'hôpital manquoit de tout, la troupe étoit sans pain, les -habitans firent des sacrifices. Burnel, en mettant le pied dans le -canot, eut l'impudeur de dire qu'il laissoit la colonie florissante à -des royalistes, qui ne le déportoient que pour la livrer aux Anglais. -Nous apprendrons dans peu que le même soleil, le même jour et à la même -heure, éclairoit le 19 brumaire[12] à Paris, à la Guadeloupe et à -Cayenne, et que le directoire étoit renversé en même tems que ses agens. -Burnel fut relégué dans le port après avoir remis ses pouvoirs à M. -Franconie, vieillard respectable, plus riche en vertus qu'en talens. -Burnel, du milieu de la rade, essaya encore de revenir à terre: son plan -n'étoit ni si atroce ni si fou que le disent ses apologistes pour le -rendre incroyable; il n'auroit pas égorgé tous les blancs, mais il les -auroit tous comprimés, volés ou déportés; il auroit donné autant de -prépondérance aux gens de couleur qu'aux colons; les premiers, enivrés -de ces priviléges, l'auroient exempté de rendre ses comptes et fermé la -bouche aux autres; il auroit pu rester ou partir avec ses dépouilles, -enrichi des plus beaux certificats d'une sage, économe et bienveillante -administration; il avoit encore l'espoir de faire une riche moisson dans -les ports de Surinam où il auroit envoyé par terre en remontant le -Maroni, des bandes de propagateurs de la loi du 16 pluviose. La pénurie -où il laissoit Cayenne engageoit les noirs desoeuvrés à faire ce fatal -présent aux Hollandais, s'ils réussissoient dans cette entreprise, le -directoire, qui comme beaucoup de Français n'a jamais eu une juste idée -du désastre occasionné par la liberté des noirs, auroit voté des -remercîmens à Burnel pour cette acquisition, comme on en devroit à -Erostrate pour les cendres du temple d'Éphèse. - -[Note 12: La nuit du 20 au 21 brumaire (10 nov. 1798), a été -éclairée à Cayenne, par un superbe feu d'artifice, par des _étoiles -tombantes_. Ce phénomène céleste a duré jusqu'au jour. Ce n'étoit point -une aurore boréale, c'étoit quelque chose de plus majestueux; tout le -monde en a été frappé. Les nègres crédules ont vu des hommes de feu, des -bataillons sous les armes, des couronnes, enfin tous les fantômes d'une -imagination alarmée; les blancs ont également vu des choses -surprenantes, car la superstition n'est que la suite d'une continuelle -attache aux objets. Le malheur, l'anxiété et le grand désir de savoir, -d'obtenir ou d'éviter un objet, nous font tenter toutes les chances pour -nous satisfaire. J. J. Rousseau, dans les Charmettes, inquiet sur son -sort dans l'autre monde, jeta une pierre à un arbre, et dit qu'il -attacha sa destinée à la direction de cette pierre. Le _Spectateur -anglais_ se trouvant à dîner avec des savans, vit une dame aimable et -instruite se lever brusquement de table, parce qu'il avoit mis en croix -sa cuiller et sa fourchette. Tel qui traite ce fait de puérilité ne -voudroit pas s'asseoir treizième convive à une table, de peur de mourir -dans l'année. Quoi qu'il en soit, le 21 brumaire répond au jour de la -clôture des jacobins de Paris, en l'an 2; à la sommation aux départemens -de pourvoir à la subsistance de Paris, en l'an 4. Il répond aussi à la -culbute du directoire, en l'an 8. Ce qui nous fait dire avec Bayle, dans -ses pensées sur une comète qui parut de son tems: «_Nous faisons plus -d'attention aux choses simples qui sont au-dessus de nous, qu'aux -merveilles qui se passent tous les jours sous nos yeux._»] - -En France, il basa sa justification sur la prétendue reddition de -Cayenne aux Anglais, car son successeur Hu.... envoya à la découverte, -en arrivant, pour savoir si Burnel n'en avoit pas imposé. Son départ me -fit sortir de la Franchise et me donna la liberté de faire un second -voyage chez les Indiens, et d'y voir les antropophages ou mangeurs -d'hommes. - - -_De l'antiquité de la découverte de l'Amérique, par rapport à l'histoire -et à la religion._ - -L'histoire qui nous fait marcher dans les ténèbres et durant les -premiers âges du monde, et même beaucoup de siècles après le déluge, -garde un profond silence sur le Nouveau-Monde. Ce n'est que plus de -quatre mille ans après le déluge que le hasard nous fait soupçonner -qu'il doit exister une autre terre, que nous trouvons enfin dans le -quinzième siècle de l'ère chrétienne, c'est-à-dire, l'an du monde cinq -mille huit cent et tant; mais, disent les déistes aux théologiens, si J. -C. est venu racheter tous les hommes et substituer la loi nouvelle à -l'ancienne, il n'est donc pas venu pour les Américains; ou bien étant -plus parfaits que nous et nés d'un autre père, ils n'avoient pas besoin -des grâces du Rédempteur; mais alors le livre de la Genèse est un -conte, et l'Évangile, qui fait suite, en est un autre; retranchez-vous -donc à dire que le médiateur du monde est venu pour ceux-ci comme pour -nous, et que nous avons un même père; mais comment le Dieu qui a fait -tant de miracles pour tant d'ingrats, dans les trois continens, a-t-il -été sourd aux désirs de ces malheureux qu'il a abandonnés à leurs -penchans, sans leur faire luire ni aucun rayon de sa grâce, ni aucune -communication avec les peuples qu'il avoit formés à son culte? Tel est, -en substance, l'argument de presque tous les écrivains qui ont parlé de -l'Amérique. D'après les massacres des Péruviens, un inquisiteur diroit -qu'ils ont été trop heureux d'obtenir le baptême par l'effusion de leur -sang. Cette réponse, peu satisfaisante aux yeux de la religion et -odieuse à la raison, ne fut jamais celle du Christ, qui n'exige de -l'homme que l'observance de la loi naturelle, dégagée des entraves -théologiques de l'école. Des théologiens, en réfutant les athées et les -déistes, sont tombés dans un excès de rigorisme presque aussi pernicieux -que les détracteurs de la morale et des moeurs. Si _Helvétius_, -_Diderot_, _Voltaire_ et _Rousseau_ recommençoient aujourd'hui leur -carrière, ils se plaindroient de n'avoir point été entendus, se -trouveroient d'accord avec les principes de la théologie et de la -raison, et même avec ceux contre qui ils ont tant écrit, car la vérité -est la même pour tous les hommes, dans tous les siècles; tous la voient -d'un même oeil, mais tous lui donnent, suivant leurs intérêts, le profil -des circonstances. De l'abus d'un principe, ils en attaquent la source, -moins pour être crus que pour être admirés. Aujourd'hui, par exemple, -les écrivains incrédules ne font plus fortune, parce que les novateurs -s'étant mis au-dessus de tous les principes de religion et de morale, -ont mieux prouvé au peuple par leur conduite débordée, que les savans -par cent mille volumes en faveur de la religion et de la morale, que le -maintien de ces deux bras de la Divinité est aussi nécessaire au monde -que les élémens qui le conservent. Tant que les prêtres et les rois ont -eu trop de pouvoir, le désir de fronder les abus nous a fait sauter à -pieds joints sur les principes; mais le malheur qui est la suite de leur -renversement, nous fait presque retomber dans un excès contraire. Un -philosophe dit quelque part, que toujours le monde est ivre; tantôt il -chancelle à droite, tantôt à gauche; s'il n'avoit pas de mur pour -s'appuyer en route, il s'égareroit et tomberoit dans un abyme sans fond; -fidèle tableau de tous les siècles, et sur-tout des deux derniers, où -les théologiens et les inquisiteurs, d'un côté, les matérialistes et les -athées de l'autre, ont, chacun dans leur sens, tenaillé la religion et -la vérité. Du milieu des bûchers de Goa, et des _auto-da-fé_ d'Espagne, -l'Évangile, comme la salamandre, renaissoit de ses cendres, pour être -lacéré par les usurpateurs français de 1798, et gravé en 1799 dans tous -les coeurs incrédules que le malheur et la persécution ont rendus ses -prosélytes. L'histoire et la vérité se tamisent donc au _manaret_ du -tems. En 1792, toutes les Françaises dévoroient les écrits en faveur du -divorce; en 1797, elles abhorroient cette loi. Voltaire, Rousseau, -Raynal, d'Alembert, Diderot, Montesquieu, sont admirés pour leur esprit; -_Bayle_, _Helvétius_, _Spinosa_, _Boulanger_, _Freret_, pour leurs -talens, improuvés pour leur partialité, et souvent pour leurs principes; -_Rollin_, _Crevier_, _Lebeau_, _Vély_, _Daniel_, _le Laboureur_, -_Prideaux_, _Fleury_, pour leurs lumières, leurs principes, leurs talens -et leur amour pour la vérité. Un demi-siècle et un revers de fortune -dans les royaumes, ont à moitié défeuillé la couronne des premiers; les -horreurs de l'inquisition, les tyrannies des rois, le mécontentement des -peuples, la prodigalité des nobles, la servitude des artisans, n'ont -rien ôté du mérite des seconds; enfin, après tous les fléaux qui ont -pesé sur la tête du peuple, ce même peuple, entraîné d'abord, comme -l'ivrogne, du côté de ces Sirènes, se dégoûte brusquement de leurs -chants pour soupirer, direz-vous après son malheur?... non, certes, -c'est après les principes. C'est donc entre le fanatisme révolutionnaire -et religieux que l'histoire marche d'un pas ferme, non point sur une -route étroite, comme on le dit; mais sur le grand chemin de la vérité et -de l'honneur, qui ne sont point relégués dans une _île sans bord_, mais -en rase campagne, à la vue de tous ceux qui veulent avoir les yeux de la -bonne foi. - -Si le tems me permet de mettre la dernière main à cette partie de mon -ouvrage, je consulterai, avec un égal intérêt, les écrits pour et -contre. La vérité est partout la même, mais les réflexions opposées des -auteurs détournent souvent l'attention du lecteur. D'un côté, les -matérialistes voudront prouver l'éternité de l'univers, et réfuter le -système de la Genèse sur la création d'un seul père de tous les hommes; -ils prétendront, comme Voltaire dans l'histoire du Czar, nous démontrer -cette vérité par les restes que les arts ont laissés dans les pays -qu'ils prétendent avoir été abandonnés à des époques qui nous sont -inconnues. Quand je trouverois ici des manuscrits en langue française ou -grecque, comme l'auteur de l'histoire du Czar rapporte dans sa -description de la Russie, que dans la terre des Ostiaks et des Calmouks, -il s'est trouvé des morceaux d'ivoire fossile, des feuilles d'arbres qui -ne croissent que dans les pays chauds, et des écrits de tems -très-reculés en langue du Thibet, conclurai-je comme lui que ces trésors -dans une terre sauvage prouvent que les arts font continuellement le -tour du monde, et qu'ils enterrent ces preuves de leur éternité? Le -lecteur à qui je dirois que les Américains ne sont pas fils d'Adam, -parce qu'ils sont séparés des trois parties du monde, me demanderoit si -je connois mon alphabet; mais si je concluois, après avoir vu le palais -des Inkas et les huttes des sauvages de l'intérieur, que les arts font -le tour de l'Amérique, et qu'elle est éternelle, on me riroit au nez. Je -ne serois pas plus excusable aux yeux des hommes justes, si j'approuvois -le massacre des Indiens, parce qu'ils ne vouloient pas être catholiques. -L'Évangile est la semence de la persuasion, et la vérité, le -dépouillement des passions. - -L'Amérique a été soupçonnée par Platon, qui parle d'une terre australe -confinant aux trois autres parties du monde. L'auteur se trompe sur le -mot, car l'Amérique aujourd'hui, comme nous l'avons vu, ne touche plus -aux autres parties du monde par le pôle antarctique, mais seulement par -le pôle arctique. Il est vrai que nos navigateurs modernes n'ont pas -encore retrouvé cette route, mais l'histoire de cette Mexicaine qui alla -à Pekin par terre, sans doute par le détroit glacé de Bechring, en -seroit une preuve non-équivoque, si les missionnaires étoient moins -suspects aux historiens. Quelques-uns prennent ce récit pour un conte -vraisemblable, dicté par ceux qui ont voulu répondre aux objections des -philosophes contre le texte de la Genèse, et l'application des -souffrances de J. C. et du baptême à tous les hommes. Tous sont -pourtant d'accord de la possibilité de ce passage. Pour s'en convaincre, -il ne faut que lire l'histoire du Groënland, où nos navigateurs ont -trouvé des hommes, contre leur attente. Si l'homme peut vivre sous la -ligne, il peut s'avancer de même jusqu'à l'extrémité des pôles. Quand ce -trajet seroit impossible, l'histoire nous indique d'autres routes pour -aller en Amérique, car elle étoit bien peuplée quand nous la trouvâmes. -Voyons par qui. - - -_Des Indiens ou naturels d'Amérique._ - -Les peuples dont nous allons parler, sont nommés _Indiens naturels du -pays_, parce qu'ils habitoient paisiblement l'Amérique à l'époque où -nous l'avons retrouvée. D'où sont-ils venus? comment s'y sont-ils -introduits? depuis quel tems ont-ils fait cette découverte? Des -philosophes modernes, pour prouver l'éternité du monde et réfuter le -système de la Genèse, disent qu'un autre Adam a été créé, et que le -monde est beaucoup plus ancien que nous ne croyons: les matérialistes en -induisent l'éternité de la matière; enfin, cette trouvaille occupe -encore tous les hommes à systèmes. Ce champ étant aussi vaste que les -déserts de la Guyane, a été retourné et par les historiens et par les -missionnaires, sans leur avoir donné rien de positif; les uns et les -autres entrent dans des dissertations à perte de vue. Le désir -d'étouffer la religion a fait grossir les objets sous la plume de -quelques voyageurs; l'ardeur de la défendre a quelquefois fait conter -des fables aux missionnaires. Nous nous contenterons d'analyser ce que -les auteurs de la Guyane ont écrit sur les Indiens, en ne choisissant -que les traits qui donnent quelques connoissances de la manière de vivre -de ces peuples. - -MM. Legrand et Duhamel, dans l'introduction de leur voyage manuscrit, en -recherchant l'origine de la population de l'Amérique, la placent à l'an -du monde 3388 avant J. C. (616). - -La mer Méditerranée ayant été pendant long-tems le centre commun du -commerce et des arts de l'ancien continent, les peuples entassés sur ses -bords, sont tous devenus ou armateurs ou conquérans, et souvent l'un et -l'autre; le désir de faire fortune leur a tenu lieu de boussole, et on -s'étonne encore aujourd'hui de la hardiesse de leurs tentatives. On lit -dans Hérodote, liv. 1. chap. CLVIII: - - -_Dynasties des rois d'Égypte, règne de Néchao._ - -«Ce prince entreprit de joindre le Nil avec la mer Rouge, mais il ne -réussit pas à ce travail, dans lequel il vit périr six-vingt mille -hommes. Il fut plus heureux dans une entreprise d'un autre genre. -D'habiles mariniers de Phénicie, qui étoient à son service, partirent de -la mer Rouge avec ordre de reconnoître toutes les côtes d'Afrique; ils -en firent le tour, et retournèrent en Égypte par la Méditerranée, après -avoir heureusement passé le cap de Bonne-Espérance et le détroit de -Gibraltar (autrefois d'Hercule), qui est la clef de ces deux mers, entre -l'Espagne et l'Afrique.» - -Qui croiroit que cette entreprise, l'une des plus hardies dont parle -l'histoire, et la première boussole de la navigation, soit restée dans -l'oubli pendant plus de vingt siècles? Ce n'est qu'en 1497, trois ans -après le voyage de Christophe Colomb en Amérique, que Vasquez de Gama, -portugais, retrouva cette même route, pour aller aux Grandes-Indes par -le cap de _Bonne-Espérance_ ou des _Tempêtes_. - -Le laconisme de l'histoire ancienne, disent-ils, nous donne par-là -quelques indices, pour dater l'époque de la population de l'Amérique. -Les Phéniciens, originaires des Juifs, des Égyptiens et des Assyriens, -habitoient la rive orientale de la Méditerranée. Tyr la fameuse, -Carthage et Utique en Afrique, étoient des colonies phéniciennes, qui -toutes réunissoient leurs lumières et leur industrie pour le commerce -des mers. Les Hollandais, et les Portugais leurs imitateurs, n'ont fait -que retrouver les premières découvertes et les routes que ces premiers -navigateurs leur avoient tracées. Ainsi, les Phéniciens ayant eu la clef -de la Méditerranée, de l'Océan du nord, du sud et de la mer des Indes, -ont commencé à quitter un peu les côtes; quand ils ont eu gagné le -large, les alizés soufflant de l'est-est quart de nord, les ont fait -aborder sans malheur sur les côtes du Brésil et du Paraguay. Ceux qui -sont partis de la Méditerranée, des ports d'Utique et de Carthage, pour -voguer dans l'Océan du sud, ont remonté jusqu'à l'Amazone, d'où les -courans ont dû les porter aux îles Antilles, près du golfe du Mexique. -Ils ont trouvé, en côtoyant, la Jamaïque, la Floride et la Louisiane. -Comme ils n'avoient point de boussole, et que les vents du pays sont -long-tems invariables, ils s'y sont confinés d'abord forcément. Ainsi, -du côté des Européens, le Portugal, l'Espagne, l'Angleterre ont peuplé, -sans le savoir, les îles et la terre ferme de l'Amérique Septentrionale; -de là vient la confusion des langues et la nouvelle Babel. Aussi, chaque -canton de l'Amérique avoit-il une langue différente; chaque nouveau -débarqué devenant chef d'une peuplade, parloit son jargon, que le voisin -n'étoit pas curieux d'apprendre. L'usage de ces peuples étant de vivre -isolément chacun par famille, ils ne cultivoient les sciences que pour -leur usage, qui se bornoit à bien peu de chose. L'écriture ne leur étoit -pas connue, ou plutôt ils en avoient perdu l'usage, et dans l'ancien -Continent, elle n'étoit pas le secret du peuple; au reste, disent les -auteurs que j'extrais, les Américains y suppléoient par la mémoire: -aujourd'hui même ils se transmettent de père en fils les histoires les -plus reculées de leur origine. Quoiqu'ils ne comptent que par lunes, et -qu'aucun d'eux ne sache son âge, ils confondent si peu l'histoire des -tems reculés, que, toute défigurée qu'elle est pour nous par les -lacunes, on y démêle encore facilement leur origine. - -Quelques sauvages de l'intérieur des terres, connus sous le nom -_d'Indiens à longues oreilles_, parce qu'ils percent leurs oreilles en -naissant, les tirent et les font descendre jusqu'à l'extrémité de leurs -abajoues, croyant sans doute remplacer par ces oreilles naturelles les -pendans des anciens Perses et les longues breloques des Babyloniennes et -des modernes Européennes, furent pris et amenés dans ces derniers tems -dans une des missions ou paroisses d'Oyapok. Leur langage étoit -absolument inconnu aux autres Indiens plus voisins de la côte. Après -quelque tems ils parvinrent à se faire entendre. Le _baba_, ou curé de -la paroisse, en ayant attiré quelques-uns chez lui, leur demanda d'où -ils sortoient, quel âge ils avoient, ce qu'ils savoient, s'ils croyoient -en Dieu, pourquoi ils mangeoient leurs semblables. Je voudrois pouvoir -rendre leurs réponses dans leur jargon, qui a une grâce naturelle dans -l'accent, plus sensible pour les femmes dont le goût est épuré par la -finesse de leurs organes. C'est un mélange de la douceur des langues -asiatiques, et de la rudesse des hommes abrutis par la solitude, -l'épaisseur des bois et le silence éternel de la nature dans des climats -inhabités. Les oiseaux, quoique solitaires en apparence, semblent -rechercher de loin la société de l'homme. Ici ils ne roucoulent que -rarement; les rois du chant, le rossignol, la fauvette, le chardonneret -n'ayant point eu d'auditeurs, n'y font point entendre leur mélodie. Les -oiseaux sauvages qui les remplacent sont nuancés de plumes de toutes -couleurs et armés d'un bec très-long et très-fort, dont ils se servent -tous pour tirer les yeux à l'homme qui veut les prendre. Les -quadrupèdes, qui sont les tigres, les moutons paresseux, les tapirs, les -singes rouges et noirs, plus hideux que tous ceux de l'Europe, font -retentir l'air, pendant la nuit, de rugissemens ou de sons rauques et -lugubres, qui inspirent la barbarie et l'anéantissement de la nature: -c'est à cette école que ces sauvages ont formé leurs langages et leurs -moeurs; d'après cela faut-il s'étonner de la rusticité de leurs -habitudes? Mais comme l'Africain ne dépose jamais toute sa couleur noire -dans le sang où il se mêle, de même l'homme devient métis au moral comme -au physique. Ces sauvages conservent encore une teinture de leur origine -et ornent leur langage de beautés primordiales, aussi âpres que le pays -qui les produit. - -«Nous sommes les enfans d'un père bon et juste qui nous a donné un arc, -des flèches, un _boutou_; il nous a appris aussi à creuser un arbre pour -le confier à l'eau; il a disparu depuis bien des lunes. Il commença à -s'endormir après avoir beaucoup hélé (crié) pour une blessure qu'il -avoit reçue à la jambe droite, dans une bataille que nous eûmes avec les -Arouas; nous songeâmes enfin à le cacher dans la terre, en le baignant -de larmes. Avant de dormir, il nous appela tous auprès de son hamac. -Nous étions quatre frères; celui qui comptoit le plus de lunes après -notre père est mort de douleur; il joignoit les mains vers la montagne -où nous allions demander une bonne chasse au _Tamouzy_; il nous ordonna -d'en faire autant et d'apprendre à tous nos enfans tout ce qu'il nous -avoit raconté de l'_Hyrouka_, du _Tamouzy_ et des hommes bien loin, bien -loin du côté du soleil levant, d'où son grand-père lui avoit dit que ses -aïeux étoient venus depuis un nombre de lunes plus grand que toutes les -flèches que nous avons décochées aux _Ytauranés_, aux _Galibis_ et aux -_Arouas_. Il nous parla aussi de l'arrivée de blancs bien méchans, qui -étoient entortillés, de la tête aux pieds, de grands hamacs couleur de -_nécrou_ (c'est-à-dire noirs, couleur du diable des Indiens), par-dessus -lesquels étoit une côte ou _couillou_, couleur de tamouzy (c'est-à-dire -blanc). Ces Européens sont venus bien des lunes.... bien des lunes après -les autres, nous a dit notre père; ils vouloient nous faire renoncer au -_Tamouzy_, au grand _Lama_, au terrible _Hyrouca_ dont le souffle -déracine les arbres, les montagnes, et fait dormir plus d'Indiens dans -un jour qu'il n'y a de feuilles sur ces monbins. Ces blancs entortillés -_d'hyrouca_ et de _tamouzy_, annonçoient un autre _Lama_ qui venoit, -disoient-ils, renverser le nôtre. Les grands _babas_ de notre père se -sont battus avec eux; ces blancs qui avoient été reçus comme des envoyés -du Tamouzy, _rougirent_ plusieurs Indiens et forcèrent les autres à se -réfugier dans les montagnes et dans les forêts, d'où nous avons été -tirés par ces _galibis_ avec qui nous étions en guerre.» - -Cette narration dont j'analyse la teneur pour la rendre supportable dans -notre langue, prouve que les Indiens conservent le souvenir de leur -première origine, et qu'ils ne la confondent point avec l'arrivée des -Espagnols et de leurs missionnaires dominicains ou jacobins, entortillés -de hamacs noirs ou de soutanes et de _tamouzis_, c'est-à-dire, de -surplis. La simplicité des dates, la richesse des comparaisons, la -sublimité des pensées, la fidélité de la tradition prouvent, comme je -l'ai dit plus haut, que les Indiens cultivent les sciences, mais -seulement pour leur propre usage; qu'ils n'ont oublié ni les loix, ni le -culte de leurs premiers pères; qu'ils y sont fidèles sans avoir besoin -de calendrier pour marquer les jours de fêtes, ni de temples pour se -réunir à la prière. - -D'où leur vient ce précepte de tradition orale de père en fils, qui -supplée à l'écriture? L'ont-ils puisé dans les pays où ils se mangent -les uns les autres, ou dans les premières loix qu'ils ont reçues avant -l'invasion des Européens? Il n'y a personne qui ne soit de ce dernier -avis; ils n'ont donc retenu que les principes de leur culte et de leurs -moeurs; si on les trouve altérés, l'âpreté du sol en est cause; mais en -remontant à la source, on puise ces mêmes préceptes de tradition orale -dans les loix des premiers législateurs de la Grèce et de l'Asie. Mes -guides ajoutent sur les Indiens, que dans le tems de leurs -divertissemens, les vieux se couchent dans leurs hamacs pour _karbeter_, -ou raconter l'histoire de leurs ancêtres _au petit monde_, c'est-à-dire -aux enfans qui les servent comme leurs rois. - -Une grande partie des Indiens n'érige ni statues, ni temples, ni autels -à ses dieux; du haut des montagnes qu'ils gravissent avant le point du -jour, ils se prosternent du côté de l'orient pour invoquer le Tamouzy -dans les premiers rayons de l'astre qui féconde la nature; ils se -tournent ensuite à l'occident pour prier l'Hyrouca ou le diable avec une -ferveur particulière; on les croiroit Manichéens: point du tout, disent -les missionnaires; nous leur avons entendu dire plusieurs fois: _Nous -n'adorons pas l'Hyrouca de bon coeur, mais nous le prions parce qu'il -est puissant et méchant._ - -Les Indiens sont très-adonnés à la magie et à la superstition; leurs -sorciers sont de savans botanistes qui ne font rien que pour des -présens. Ces sorciers, prêtres et docteurs de la loi, sont le fléau ou -la consolation de ces pauvres gens. Les Indiens sont hospitaliers, -jaloux, passionnés pour les boissons enivrantes, furieux dans l'ivresse; -ils ont l'intempérance des Perses et la sobriété des Spartiates; ils -sont brutes dans certaines connoissances qui nous sont familières, -pénétrans dans les découvertes sublimes, comme dans leur briquet, dans -leur poterie, dans la manière de se médicamenter. Ce mélange de science -et d'abrutissement fait présumer aux écrivains que j'analyse, que -l'Amérique a été policée autrefois, et que des révolutions ont dispersé -les habitans, qui se sont enfoncés dans les déserts, et ont été -replongés dans l'abrutissement; ils appuient ces assertions des notes -suivantes. - -Platon, dans son _Timée_, prétend qu'un vaste continent nommé Atlantide, -plus grand que l'Asie et l'Afrique, fut submergé par un horrible -tremblement de terre et une pluie extraordinaire qui dura un jour et une -nuit. Le sol d'Amérique ne présente partout que des laves. Raynal -convient qu'en 1663, _Lima_ qui étoit pavé en argent fut englouti, que -les tremblemens de terre y sont aussi fréquens et beaucoup plus -terribles que dans la Calabre. M. de la Condamine qui a visité les -Cordillères, a trouvé des glaces sur des monceaux de cendres, des terres -brûlées. Les montagnes de l'intérieur offrent partout des pierres -noires et fondues; en 1766 le tremblement de terre dont le foyer étoit -sous le Cap-Français, se fit sentir à la même heure à Lima, au Chili et -dans la Guyane, c'est-à-dire à plus de deux mille lieues de distance. - -Le sentiment d'un volcan général allumé par la torche du tems et éteint -par les siècles, ne détruit point le système de la _Genèse_, et ce -témoignage est précieux dans la bouche de l'auteur de _l'Histoire des -deux Indes_. - -Platon parle encore des rois qui y commandoient, de leurs pouvoirs et de -leurs conquêtes. Crantor, qui le premier a interprété Platon, assure que -cette histoire est véritable. Je sais que le rigoriste Tertullien l'a -combattu parce que J. C. étant venu sauver tous les hommes, les grâces -du Messie ne paroissent point appliquées de fait à des nomades inconnus -du reste du monde; mais cette raison théologique confondue par la -découverte de Colomb, nous confirme de plus en plus que les secrets de -Dieu nous sont impénétrables sur nos destinées. Pamelius et Proclus ont -réfuté Tertullien par le témoignage d'un historien d'Éthiopie, nommé -Marcel, qui avoit écrit la même chose. - -Diodore de Sicile paroît confirmer l'époque à laquelle nous plaçons la -population de l'Amérique. - -«Quelques Phéniciens, dit-il, ayant passé les colonnes d'Hercule, furent -emportés par de furieuses tempêtes en des terres bien éloignées de -l'Océan; ils abordèrent à l'opposé de l'Afrique, dans une île -très-fertile, arrosée de grands fleuves navigables.» (Ce ne peut être ou -que dans l'Archipel de l'Amérique, à Saint-Domingue, à la Jamaïque, ou -bien au fleuve Saint-Laurent, aux Amazones, ou à la Plata.) Le même -historien ajoute que les Carthaginois réservèrent pour eux les données -qu'ils avoient sur ce pays. Carthage ayant été rasée par les Romains, -les habitans traînés en captivité, brisèrent leur boussole pour se -venger du vainqueur. - -Nos modernes commentateurs de la Bible, pour expliquer la route des -flottes de Salomon, qui mettoient trois ans au voyage d'Ophir, ont placé -ce pays dans l'Afrique, dans les grandes Indes, aux Moluques, aux îles -de la Sonde, dans l'Indostan, à l'extrémité de la mer Noire, sur les -rives du Phase et du Pactole, dans la Méditerranée, sur les bords de la -Lybie et de la Cyrénaïque, enfin dans tous les points de l'Afrique, sans -l'avoir pu reconnoître précisément, parce que chacun de ces pays produit -l'or ou une partie de richesses que la flotte rapportoit; mais il ne -falloit pas trois ans pour le voyage de ces côtes. Le savant -Arias-Montanus, éditeur de la fameuse Bible de Philippe II... _Postel_ -et d'autres (dit _don Calmet_ sur la Genèse, page 39, dissertation sur -le pays d'Ophir) ont été le chercher dans l'Amérique et l'ont placé dans -le Pérou; d'autres enfin ont cru le découvrir dans l'Hispaniole, -aujourd'hui Saint-Domingue. Christophe Colomb s'écria en y entrant: -_Voilà le véritable Ophir de Salomon!_ Il y vit de profondes cavernes, -des fleuves détournés, des ruisseaux qui couroient sur des lits d'or et -d'argent, et il n'y trouva que des hommes indifférens sur tous ces -biens, dont ils n'ignoroient peut-être le prix que parce qu'ils étoient -en petit nombre ou nouvellement transplantés, ou parce qu'ils avoient -perdu le besoin de communiquer avec les continens. - -Il sembla que _Sénèque_, contemporain de J. C., ait prophétisé les -découvertes que nous avons faites depuis deux siècles; et, pour parler -plus raisonnablement, dit Moréri, la connoissance que ce grand homme -avoit des secrets de la nature et de l'histoire, lui avoit fait prédire -que nous pourrions retrouver un pays connu anciennement des Phéniciens -et des Carthaginois; il s'explique ainsi: - - _Venient annis - Sæcula seris, quibus Oceanus - Vincula rerum laxet, et ingens - Pateat tellus, Tiphisque novos - Detegat orbes, nec sit terris - Ultima Thule._ - -«Les siècles à venir briseront les barrières de l'Océan; un vaste -continent nous sera connu; un nouveau Tiphis le découvrira et les bornes -du monde seront reculées au-delà des glaces de l'Islande.» Ainsi les -anciens se doutoient déjà que l'Amérique septentrionale confine à l'Asie -par le pôle arctique. - -Ces extraits sont suivis de la comparaison des moeurs des anciens -peuples sauvages avec les naturels Américains. Les auteurs en extorquent -quelques inductions à l'appui de leur système de chronologie; ils ont -écrit ceci, disent-ils, pour prouver que le système de la Genèse sur -l'origine du monde, n'est pas le moins raisonnable; que l'Amérique a pu -être peuplée d'hommes, qui, dociles à la loi naturelle, ne sont pas -privés des grâces de la venue du Médiateur; de là ils passent à la vie -privée des Indiens. Je puis les juger par ce que j'en ai connu; ils sont -plus instruits que moi; je n'aurai que le mérite de les compulser et de -les concilier en mettant de suite les traits qui se trouvent quelquefois -épars dans leurs manuscrits. - - - - -HYROUA ET LISBÉ, - -ou _les Indiens de la zone torride_. - - On dit que ces _Indiens_ au carnage acharnés, - Qui rougissent de sang la terre intimidée, - Ont cependant d'un Dieu conservé quelqu'idée, - Tant la nature même en toute nation, - Grava l'Être suprême et la religion! - VOLTAIRE, _Orphelin de la Chine_, scène Ire. - -On distingue deux sortes d'Indiens en Amérique: les uns, à demi -civilisés par les jésuites et les autres missionnaires, avoisinent à -quelques milles, les côtes cultivées par les Européens dépaysés qu'on -nomme colons, et qui n'habitent que les bords de la mer; les autres, -nommés antropophages et fugitifs pour les raisons que j'ai détaillées -ci-dessus, ne s'approchent presque jamais ni des colons, ni des autres -Indiens; ils sont également redoutés des uns et des autres. L'antipathie -de ces nations nous fait distinguer quatre classes d'hommes en Amérique: -les naturels du pays, ou Indiens _à longues oreilles_; _les Galibis_, ou -sauvages apprivoisés; les colons, c'est-à-dire les blancs qui ont quitté -le vieux continent pour s'établir dans le nouveau, et les Africains -_nègres_. Ces quatre classes d'hommes font bande à part; les deux -premières sont rouges, ont les cheveux longs et se ressemblent pour le -fond du caractère: je les confondrai souvent, en marquant seulement les -nuances qui les séparent; prenons-les à l'instant qu'ils naissent -jusqu'à celui où ils meurent. - -On ne s'aperçoit pas du moment où une Indienne va donner le jour à un -enfant; la nature, en ne la douant que d'une taille médiocre, lui a -donné autant de force que de courage; elle est si accoutumée à souffrir, -qu'elle ne laisse échapper ni plainte ni soupirs; son visage n'est pas -plus altéré que si elle ne ressentoit aucune douleur; elle va au bord -d'un ruisseau, se baigne, tient son nouveau-né par la main, le plonge -dans l'eau en le tenant par le talon, comme Thétis, pour l'accoutumer à -braver cet élément; il n'est pas sorti du sein de la mère qu'il n'aspire -l'air que pour s'endurcir à la fatigue; au bout d'un quart-d'heure, -cette jeune mère revient d'un air gai présenter humblement son petit au -père, qui le presse sur son sein et le garde dans son hamac. Dans -quelques peuplades de ces sauvages, les maris sont malades pour les -femmes, l'accouchée leur prodigue les soins qui lui seroient dus. Rien -n'est plus comique que cette coutume bizarre dont j'ai été témoin: le -mari se met au lit quand sa femme touche à son terme; il fait les -contorsions pour elle, observe tous les jeûnes d'une femme en couche, se -fait servir dans son hamac pendant quarante jours; la pauvre malade est -obligée d'aller à la chasse, à la pêche, de faire la cuisine, de -s'approcher du lit de son seigneur et maître pour allaiter son enfant; -puis de le servir debout, en posture de suppliante, pour manger les -restes qu'il veut bien lui abandonner pour elle, sa famille et ses -compagnes qu'elle doit voir de bon oeil... Je crois entendre mes -compatriotes trépigner des pieds en lisant ceci; je leur pardonne de -bon coeur, et je partage leur indignation. Je m'étendrois avec plus de -plaisir sur les naturels de l'Amérique, s'ils tyrannisoient moins un -sexe à qui nous devons, et les vertus sociales, et les charmes de -l'existence, et le bonheur de la vie. - -Tous les Indiens n'ont pas cette sotte manie, mais tous profitent de -leur force pour réduire leurs femmes au plus dur esclavage. - -Tant que l'enfant ne marche pas seul, il est sous l'aile de la mère, qui -le porte sur ses bras et l'accoutume à voir les précipices, à supporter -le poids d'un soleil brûlant; elle le frotte d'huile de palmier, et, -dans certaines peuplades, d'une pommade faite avec du roucou acide de -couleur de tuile; elle s'en frotte elle-même, et brave ainsi les injures -d'un climat dévastateur. Je n'ai pas besoin de dire que cette mère -trapue et vigoureuse allaite souvent deux petits à la fois. Au bout d'un -an, l'enfant marche sans peine, il accompagne la mère à la chasse, et -quand le mari y va seul, il reste au karbet pour servir d'espion, les -maris ne laissant jamais les femmes sans surveillans; ces argus sont, ou -les vieillards, ou les enfans, qui font fonction de duègne. La jalousie -de ces tyrans est aussi cruelle et aussi active que celle des disciples -de Mahomet. Les femmes galantes (et elles le sont presque toutes) -risquent d'être empoisonnées ou assassinées à coups de flèches et de -boutou[13]. Personne ne se mêle de ces querelles, et il n'y a point de -loix vengeresses de ces sortes d'assassinats: les Indiens les plus -policés n'ont jamais été assujettis sur cet article à aucun réglement -européen... Malheur au blanc qui déplaît à ces sauvages en voyageant -chez eux! ils le tuent impunément, sans qu'il soit jamais vengé, ses -semblables laissant les Indiens dans la plus grande indépendance. - -[Note 13: Le boutou est une massue guerrière, faite d'un bois dur, -de la longueur de deux pieds, ornée de brandebourgs ou de plumes, qu'on -tient par le milieu; aux deux bouts sont incrustées deux hachettes de -fer ou de pierre coupante. Les Indiens se servent de cette massue comme -d'un bâton à deux bouts.] - -Déjà nos petits Indiens ont vu six abatis, ils sont lestes et aguerris -comme de jeunes lionceaux; les filles suivent la mère, et les mâles -portent les flèches et l'arc du père; ils gravissent les montagnes, -passent les torrens et s'amusent gaiement avec les flots qui retournent -le foible canot qui les porte; ils s'affourchent dessus, les voilà sur -l'autre rive nu-pieds, portant un kalimbé ou suspensoir comme les -nègres, moins par pudeur que pour se garantir et des insectes et des -hernies qui sont communes aux trois quarts des habitans des pays chauds. -Ils ont aussi un _couillou_ fait comme une espèce de tablier, tissu de -rassades ou de morceaux de corail et d'une espèce de faux jaspe et de -jais qu'ils trouvent dans certains fleuves; ils sont plus curieux de ces -_rassades_ que d'or et d'argent; elles leur servent de collier, de -bracelets et de toile pour couvrir la nature, quoique ce voile soit -très-étroit, car il ressemble à un petit éventail attaché au-dessous du -nombril: comme ils marchent en dedans, c'est un obstacle suffisant -contre les yeux du plus avide scrutateur. Le reste de leur corps est -nuancé de plumes, dont l'arrangement et l'admirable variété passeroient -chez nous pour un chef-d'oeuvre de parure et même de coquetterie; leur -bonnet en forme de couronne, est plus galant et plus riche que les plus -beaux panaches; ils mettent à contribution l'édredon le plus fin, et -tous les volatiles se dépouillent pour leur faire un diadème. - -Mais j'oublie que mes Indiens sont à la chasse et à la pêche: ce n'est -pas un jour de fête, suivons-les dans les forêts, ils sont à l'affût et -sur la rive et sous une touffe épaisse; l'un vient de flécher un -poisson, il se jette à la nage, aussi leste que l'habitant des eaux, il -suit son vaincu aux traces de la flèche tremblante, il la saisit et -jette sa pêche sur le rivage. - -L'autre vient de frotter son chien avec des simples, le gibier ne fuit -point à l'approche de l'animal; mais pour s'assurer de sa chasse, il -attache en même tems quelques bottes de halier aux arbres qui sont vent -à lui; un agouty, qui est le lièvre du pays, vient brouter cette herbe, -il lui décoche un trait, l'atteint et le laisse là. Je me mets à rire de -son indifférence, en courant ramasser la proie: «Ce n'est pas votre -ouvrage, me dit gravement le chef de la famille; quand nous serons de -retour au karbet, ma femme ira le chercher, c'est sa besogne.» Il ajouta -que l'homme, roi dans sa maison, vouloit bien s'employer à la pêche et à -la chasse, mais que la femme étoit faite pour porter le fardeau. Un de -ses enfans courut à l'instant prévenir sa mère; je ne m'étois pas aperçu -de son absence, par l'attention que je prêtois à ce que me disoit le -père. Ces bottes de halier suspendues aux arbres, étoient des herbes -enchanteresses pour l'espèce de gibier qu'il désiroit avoir: je connois, -dit-il, la vertu des plantes, leur poison, et leurs charmes attracteurs -pour toutes sortes d'animaux; en effet il frotta sa ligne, y mit un -appât, et prit sur le champ un haymara, espèce de brochet que je lui -désignois. Ce peuple a les yeux d'un aigle, l'ouïe d'un aveugle, les -pieds d'un cerf, la sagacité d'un chien de chasse, et l'adresse d'un -dieu. - -Nous entendîmes au fond du bois un cri perçant, c'étoit l'enfant qui -étoit allé chercher sa mère: un serpent à sonnettes l'avoit entrelacé et -mordu au bras droit; le père sans se déconcerter, courut à l'animal, le -prit, l'éventra, en prit le foie, en exprima le sang, l'immisça au jus -d'une liane, ouvrit la bouche de son fils, lui en fit boire; il commença -à respirer. Le père frotta ensuite le bras malade, et au bout d'une -heure l'enfant en fut quitte pour quelques nausées. - -On voit en Amérique des descendans de ces fameux Psylles d'Afrique, qui -enchantoient les serpens et les faisoient fuir devant eux. Les nègres et -les Indiens possèdent quelques-uns de leurs secrets. Un grand nombre se -font faire des scarifications, où ils expriment le jus d'une liane, -contre-poison qui les garantit des serpens et les apprivoise avec tous -les reptiles; d'autres appellent les serpens, les prennent et les -charment: les possesseurs de ces recettes prétendent que s'ils en -tuoient quelques-uns, ils ne seroient plus préservés. J'ai vu des blancs -user des mêmes simples, qui s'en sont bien trouvés. Le maire de -Synnamari, Mr. Duchemin, a marché devant nous sur un serpent, qui s'est -détourné, a paru le flairer sans le mordre. Il y a des recettes -sympathiques et antipathiques; les premières dont je viens de parler ont -été, dit-on, indiquées par les reptiles eux-mêmes qui en se battant, -vont chercher après le combat, les simples pour la guérison du vaincu: -ainsi la couleuvre en France, à la poursuite du crapaud qui lui lance -son eau corrosive, court s'essuyer à la feuille cotonneuse du -bouillon-blanc. Les secondes nous viennent de l'horreur que ces mêmes -animaux ont pour d'autres plantes ou d'autres arbres. Ici un voyageur -qui a de l'ail dans sa poche, voit les serpens fuir à son approche; en -France, qu'il dorme sous un frêne, jamais reptile n'approchera de lui. - -Comme nous nous en retournions, je voulus prendre le poisson et -l'agouty, le chef y consentit d'un air dédaigneux. Au milieu de la -route, la patte de l'agouty, retournée par les branches d'un bois de -panacoco sur lequel reposoient deux oiseaux diables ou noirs, se trouva -croisée sur l'ouïe du poisson. «Hyrouca! Hyrouca!» s'écria l'Indien en -brisant ses flèches, «grâce, grâce.... punis cet étranger, lui seul a -touché ton arbre chéri avec des victimes impures; elles ont reculé -d'effroi à ton aspect....» Je ne comprenois rien à cette pantomime et je -riois sous cape. Mon guide entre en fureur, et d'un bras vigoureux il me -traînoit à l'eau, quand nous entendîmes au loin gronder le tonnerre; un -nuage rougeâtre siffloit dans les airs. «Tu es bien heureux, dit-il en -me lâchant, le _Tamouzi te protège_, mais prends garde de braver, par un -entêtement mal-entendu, la puissance de l'Hyrouca, car il te feroit -dormir; c'est lui qui m'avoit ordonné de te jeter à l'eau. Pourquoi -contreviens-tu à nos loix? C'est aux femmes à emporter le gibier; si tu -avois voulu m'en croire, nous n'aurions pas eu ce funeste présage.» Je -me rendis à ses raisons; il lava sa chasse et sa pêche et les jeta aux -pieds d'un maripa, magnifique palmier dont les feuilles ornent les -colonnes des palais dans l'ordre du corinthien composite. - -Nous cheminions au karbet; je suivois mon guide comme un craintif chien -de berger, à qui son maître a donné un coup de houlette pour avoir mordu -une brebis. Mon indien, en cassant de petites branches de bois, -traversoit comme un oiseau les buissons les plus épais. Les piquants des -haouaras et des orties sembloient s'émousser sur sa peau, quoiqu'il fût -tout nu; ses pieds et son corps étoient sans égratignures; mes habits -étoient en lambeaux et mes jambes en sang. Le désir d'apprendre me -faisoit oublier mon mal. Je mourois d'envie de savoir pourquoi mon guide -cassoit ainsi de petites branches; je n'osois le lui demander, de peur -que _l'Hyrouca_ ne me fît jeter à l'eau pour ma curiosité. - -Nous arrivons au karbet; le mari remet à sa femme quelques branches de -halier; elle sort; elle étoit déjà loin, et je disois au Banaret[14]: -«Nous ne mangerons point de cette chasse-là aujourd'hui, elle ne -trouvera jamais le chemin couvert que nous avons pris.--C'étoit pour lui -indiquer la route, que je cassois ces petites branches; je lui en ai -remis quelques-unes qui seront ses guides; elle ne se trompera pas, car -ce qui échappe à vos yeux ne nous est pas indifférent. C'est à l'aide de -ces branches de bois ou des arbres auxquels nous faisons certaines -marques, que nous nous frayons des routes au milieu des forêts les plus -épaisses; et du fond des déserts nous retrouvons sans peine le même -sentier que nous avons tenu six mois auparavant.» - -[Note 14: Banaret signifie en indien, _mon bon ami_; ils saluent -tout le monde avec ce mot. Les créoles leur ont donné ce sobriquet, qui -signifie _paresseux_ et _original_.] - -Au bout de deux heures, la femme revient avec la chasse, nous prépare à -dîner, et des boissons de vin de palme et de cachiery, liqueur faite -avec le poison le plus subtil, que le lecteur connoîtra bientôt. - -La vérité et le caractère de l'homme pétillent au bord du verre. Cette -orgie va nous donner plus d'une scène pittoresque. Le marmot qui avoit -accompagné sa mère, est venu _karbeter_ quelque chose à son père. Tous -les voisins sont au festin. Les chefs de famille, ainsi que les -compères, se bercent dans leurs sales branles ou hamacs dégouttants -d'huile de palme ou teints de roucou; les femmes apportent à boire dans -de grands couyes[15]. Ces peuples se font un mérite de l'ivresse la plus -dégoûtante et la plus furieuse. Quand leurs hamacs sont trempés de la -liqueur que leur estomac ne peut plus contenir, leurs femmes les -soutiennent. À peine sont-ils un peu déchargés, qu'ils se lestent de -nouveau jusqu'à ce qu'ils soient ivres-morts. - -[Note 15: Le couye est une gourde que produit une liane semblable au -potiron. Le calebassier, grand arbre dont la feuille ressemble à celle -du pommier, produit aussi des gourdes aussi grosses que nos cruches; on -l'appelle _Vaisselier indien_.] - -Quand la boisson commence à fermenter, les plus vieux karbètent le -petit monde, comme je vous l'ai dit plus haut; les jeunes maris -querellent leurs femmes, et se battent avec leurs rivaux. Mon Indien, -flegmatique comme un Caton avant le repas, n'avoit pas oublié ce que son -enfant lui avoit rapporté. Le lecteur devine que c'est quelque tour de -galanterie. La femme avoit trouvé un de ses compères en allant chercher -notre chasse. Le galant étoit de la fête. «Tu as été attendre ma femme; -vous êtes de concert; il faut nous arranger. Tu m'entends.» À ces mots -il saisit son boutou; voilà nos lutteurs en défense. Les pieds, les -poings, les dents, sont en usage. Le boutou est de côté pour un moment. -Ils se tournent, s'embrassent, s'étreignent, se soulèvent, se jettent -par terre; le sang et la sueur coulent de leurs membres; ils se -relèvent, s'éloignent à des distances égales comme deux coqs, deux -béliers, deux fiers taureaux; les yeux étincelans de fureur, ils se -précipitent l'un sur l'autre les doigts étendus, se tordent les bras, se -déchirent les membres sans pousser aucuns cris; ils sont égaux en force, -ils sont épuisés; ils s'en veulent à la mort. Une troisième épreuve -doit décider la victoire. Ils reprennent le boutou. «Mon Dieu! ils vont -s'assassiner, dis-je à la femme, courons les séparer.--Gardez-vous-en, -dit-elle, vous seriez leur première victime.» Tranquille spectatrice, -elle ajoute tout bas: «Il m'en reviendra autant tout à l'heure.»--Le -galant, plus adroit que le mari, lui décharge un coup de boutou sur la -tête qui le met hors de combat. La femme s'élance sur le vainqueur, lui -coupe un bras et lui entr'ouvre le crâne; il tombe mort à ses pieds. -L'assemblée pousse de grands cris, et claque des mains en signe de -réjouissance et d'applaudissement. Les spectateurs à l'instant, comme -s'ils se fussent donné le mot, s'arment tous de leurs boutous pour -battre leurs femmes; des cris aigus retentissent au loin; ces -malheureuses, loin de fuir, ce qui est un opprobre pour elles, se -défendent foiblement, toujours sous les poings de leurs bourreaux. Outré -d'indignation et frissonnant d'horreur, j'en arrache une des mains du -tigre qui lui avoit ensanglanté le visage et meurtri le sein. Son arme -étoit entrelacée d'une poignée de cheveux qu'il lui avoit arrachés; le -sang ne pouvoit être étanché par le sable; elle se relève, s'échappe, -saisit l'arc de son mari et m'en assène un grand coup sur les épaules. -Elle écumoit de rage de ce que je l'avois soustraite à sa fureur, et -s'écrioit: _S'il me bat, c'est qu'il m'aime._ - -Je n'aimerai jamais les femmes à ce prix-là, dis-je en m'enfuyant, car -toutes prenoient le parti de celle-ci. L'auteur des _Lettres Persanes_ -avoit donc copié la nature, en faisant dire à une jeune Moscovite que -son mari traitoit avec douceur: _Il ne m'aime pas, puisqu'il ne me bat -point._ Plusieurs Européennes ressemblent en ce point aux Indiennes. -Plus on scrute le coeur humain, plus on découvre dans cet amour forcené -un principe de sagacité pour émouvoir ensemble toutes les passions. La -douleur est le plus puissant aiguillon de l'amour. Qu'un amant infidèle -choisisse une rivale sous les yeux de sa maîtresse, celle-ci, loin de -passer à l'indifférence, gronde, tonne, éclate, s'apaise, s'adoucit, -devient suppliante: elle a trop de fois raison pour ne pas se donner -tort. Que l'auteur de ses larmes vienne les essuyer, elle n'aura jamais -eu de jouissance plus vive; elle diroit presque à son charmant coupable: -_Recommence encore pour donner de l'âme au plaisir._ L'abandon n'est-il -pas pour une femme policée le _boutou_ des sauvages de l'Amérique? Le -charme de la réconciliation et l'espoir de mériter une excuse sont les -beaux fleurons de la couronne des femmes. De notre part, l'aveu d'une -faute leur suffit pour leur triomphe comme pour leur bonheur; l'un -dépend de l'autre. Ne pouvant dompter nos forces, elles affrontent tous -les dangers pour enchaîner nos coeurs. On prétend d'ailleurs qu'elles -sont plus aimantes que nous: la partie seroit égale si j'en jugeois par -moi-même. - - * * * * * - -Pendant que je philosophois tout seul, cherchant la route pour gagner la -côte, celle qui m'avoit corrigé, avoit enivré ses enfans et son mari; -les convives étoient plongés dans un profond sommeil; elle s'échappe et -m'aborde: jugez de ma surprise!.... - - * * * * * - -«Étranger, vous nous fuyez, dit-elle, parce que vous ne nous connoissez -pas; mais soyez sans inquiétude; revenez, et personne ne vous dira rien, -pourvu que vous nous laissiez battre ou nous caresser comme nous -voudrons... Promettez-moi bien de revenir, dit-elle plusieurs fois en me -serrant la main...» Elle fut sensible.... - -Mon Indien, revenu de son ivresse, visite le village, m'aperçoit, me -ramène au Sura, grande galerie couverte en forme de halle, qui sert de -cimetière, de temple et de place d'assemblée à la peuplade. J'aperçois -le corps de celui qu'il avoit tué le matin; je détourne les yeux. -L'Indien donne le rappel avec une corne de boeuf.... La peuplade -s'assemble; le capitaine Roi sort de son karbet, accompagné des quatre -plus anciens. Un banc de gazon lui sert de trône et de lit de justice; -les amis du mort relèvent le cadavre pour le mettre en présence de son -juge; le capitaine Roi fait signe aux parties de s'expliquer. (Le mort -s'appeloit _Makayabo_, et mon guide Hyroua.) - -Hyroua dit: «Ma femme, mon canot, mes flèches, mon boutou sont mes -seules propriétés. Makayabo a voulu enlever ma compagne, mon petit Yram -m'en a averti. J'en jure par le _Tamouzi_ et le terrible _Hyrouca_. Je -ne l'ai puni que pour cet outrage. Je maudis ce ravisseur: qu'il n'entre -point dans le séjour du grand Lama, s'il peut nier ce rapt; s'il s'en -repent, je lui pardonne. Je jure par le Tamouzi, que j'ai dit la vérité. -Qu'il me fasse dormir et me mette sous la puissance de l'Hyrouca, si je -vous en impose, ô seigneur Roi!» - -Quoique Makayabo ne pût répondre, le roi l'interrogea, et son frère qui -le soutenoit, lui prêta sa voix... «Je revenois de la chasse; Lisbé est -à ma rencontre; je lui aide à passer le torrent voisin... elle me -devance au karbet: voilà mon crime». À ces mots, le Roi se lève, et dit -aux parties: «J'en connois assez. Makayabo a surpris Lisbé, le Tamouzi -le jugera; qu'il ne dorme pas au milieu de nous. Son canot et ses -flèches appartiennent à son frère.» À ces mots le cadavre fut traîné -dans la forêt et jeté aux courmous[16], oiseaux de proie et de mauvais -augure. Un autre indien représenta au roi que son voisin lui avoit brisé -son arc.--Qu'il apporte le sien, dit le roi.--Il le donna au plaignant, -qui le mit en pièces suivant la loi de l'état qui est celle du _Talion_. -Les voleurs, seuls, sont exceptés de cette loi; si le coupable a ôté à -son voisin les moyens de subsister, il est condamné à un jeûne de deux -jours, ou à mourir de faim. Celui qui attente à la vie de son père ou de -son roi, est brûlé au milieu de son champ. - -[Note 16: Courmous, corbeaux; ce sont des oiseaux gros comme des -dindes, très-nombreux dans les pays chauds, qui ne vivent que de corps -morts ou pourris. Ils sont très-protégés, parce qu'ils rendent de -très-grands services au pays en le purgeant des charognes. Tirer sur un -corbeau est un crime capital dans les pays chauds. Les Surinamais -pendent les nègres qui s'amusent à cette chasse, et ce n'est pas sans -raison; car le corbeau mort ne sert absolument à rien, tandis que sa -voracité exempte de la peste. - -Le roi des courmous est blanc, a le bout des ailes noir; quand il se -trouve à la tête d'une bande, il s'approche seul de la curée, et quelque -vorace que soient les autres, ils lui en font librement l'honneur, et -n'y touchent qu'après qu'il s'est retiré.] - -Il ne nous restoit qu'assez de liqueur pour nous mettre en gaieté. Le -soir, je m'étends dans un hamac, pour questionner mon indien sur le -gouvernement et la religion de son pays. - -«Dieu ne se découvre à nous, dit-il, que par ses bienfaits; nos mages -nous le font adorer dans l'astre qui éclaire nos abatis. L'ordre qui -règne dans tout ce qui nous environne, nous fait remonter à l'auteur; -trop impurs pour le voir, nous recevons ses décrets par ceux qui ne se -dévouent qu'à son culte. Ceux-là le voient face à face; ils nous -annoncent de sa part les biens qu'il nous accorde, ou les maux dont il -va nous affliger si nous ne songeons pas à apaiser sa colère par des -offrandes que nous remettons à nos _piayes_.--Mais malgré vos offrandes, -si vous succombez ou sous les dents du tigre ou sous l'oppression d'un -mauvais roi, à qui vous en prenez-vous?--À nous-mêmes, de ce que le -sacrifice étoit trop petit en compensation de l'offense. Quand la mort -est le prix de notre dévouement, le grand Lama nous reçoit dans son -palais, et le chef qui nous a opprimés, devient notre esclave à son -tour.--Qui vous a dit que le grand Lama a un palais pour vous recevoir?» - -Cette question parut impie au Banaret... Il me regarda quelque tems d'un -oeil aussi probatif que toutes les démonstrations métaphysiques. Ce -regard m'auroit fait revenir sur cette question, quand les matérialistes -m'en auroient démontré la fausseté, comme deux et deux font -quatre.--«Qui me l'a dit? mon coeur, mes yeux, mes voisins mes amis, -mes ennemis. Est-ce que tu n'y crois pas, toi? Est-ce qu'il y a dans ton -pays quelqu'un qui n'y croie pas?--Oui, des savans prétendent que cela -n'est pas démontré, que personne n'est jamais revenu leur en donner de -nouvelles; pour moi, je suis de ton avis, Banaret...--Les nuages -s'élèvent dans les airs, tombent et se reforment sans cesse; les plantes -se sèment et renaissent d'elles-mêmes; l'homme se reproduit; tout forme -un tramail continu. Ce spectacle nous dit que le moi qui est en moi (il -vouloit dire son âme) ne périt pas plus que cette graine déposée au -milieu des chemins par une liane desséchée, ou par un arbre dont la -foudre a brisé le tronc..... L'éternelle durée des bois, des plantes qui -m'environnent, me fait jeter les yeux sur moi, sur mon père dont je -pleure la mort tous les jours; je sens que le Tamouzy ne m'abandonnera -pas, puisqu'il cultive jusqu'au plus petit brin d'herbe. Quand on ne -m'auroit pas enseigné ce que je te dis je me le serois imaginé sans -peine..... Comment pourrois-je le croire, comment tout le monde le -croit-il ici, (_car il n'y a jamais eu_ que toi qui m'ais demandé ce -_qui m'a dit_), si la chose n'étoit pas vraie..?» - -Il me restoit cent questions à lui faire, mais je craignois de le -choquer; je m'étendis sur une autre matière qui devoit lui paroître -moins sacrée, sur la forme de leur gouvernement monarchique et -héréditaire; je croyois que ces lois étoient l'effet du -hasard.--«Êtes-vous libres, lui dis-je, sous un chef dont la volonté lui -sert quelquefois de règle?--Si nous étions tous maîtres, personne ne -nous défendroit contre les méchans; l'enfant au berceau seroit étranglé -ou volé par le plus fort; nous serions toujours en guerre.--Mais au lieu -d'un maître, que ne choisissez-vous plusieurs Banarets qui seroient -chargés tour-à-tour de vous représenter vos lois? par ce moyen vous -seriez capitaines tous les uns après les autres.--Nous nous égorgerions -sans cesse pour faire des choix. L'un nommeroit _Flamabo_ et l'autre -_Hyram_: l'envie de commander nous empêcheroit d'être heureux, chacun -feroit des lois selon ses intérêts ou ses caprices; à force d'ajouter ou -de retrancher, nous finirions par n'en plus avoir et par ne plus nous -entendre; c'est pour éviter cette contagion, que certains blancs, venus -du côté du soleil levant, ont apportée aux bekets des côtes, que nous -nous sommes enfoncés dans les terres. Ils disent qu'ils ont apporté la -liberté, mais nous l'avons toujours eue; nous vivons sans ambition, nous -aimons la paix, nous ne connoissons pas ces petits morceaux de blanc et -de jaune où l'on voit le visage d'autres blancs[17]. Ils ne peuvent se -passer de ces rassades, et nous savons nous contenter des plumes que -nous arrachons aux aras, aux flammans, aux aigrettes, aux tokokos, aux -coqs de bois et de roches, aux cardinaux, aux bluets. Nos colliers et -nos bracelets sont des cailloux que nous détachons du sommet des -montagnes où le Tamouzy vient se reposer. Nos coeurs nous font un devoir -d'aimer celui qui veille sur notre peuplade, et de songer à ses besoins -et à sa parure. Puisque nous ne sommes heureux que par lui, il est -juste qu'il le soit par nous. Il n'a pas dépendu de vos blancs, venus du -côté du soleil levant, de s'emparer de nos volontés pour nous donner des -rois de leur main; ils nous ont chargés de promesses, d'habits, de lois -nouvelles, mais nous tenons à notre roi; nous n'en voulons pas plus -changer que de Dieu.» - -[Note 17: Le représentant M. de Larue, déporté, écrivoit de -Sinnamary, le 13 frimaire an 6 (3 décembre 1797): - -«On a reçu depuis peu ordre de nous transférer dans un des coins de la -colonie le plus propre à nous isoler, et l'on ne pouvoit pas mieux -choisir que Sinnamary (il ne connoissoit ni Vincent Pinçon, ni le désert -de Touga, ni Konanama), village éloigné à plus de trente lieues de -Cayenne dans la grande terre sur les bords de la mer. C'est un groupe -composé de douze maisons au-dessous de la plus hideuse de nos -chaumières, et si rapproché des cantons habités, de ce qu'on appelle -_sauvages_, ou naturels du pays, que nous ne sommes pas deux heures sans -recevoir leurs visites; ils sont doux et obligeans; tout est ouvert ici, -tout est à la discrétion du premier venu, et il n'y a pas d'exemple de -vol de la part de ces _sauvages_ qui manquent de tout ce que nous -regardons comme indispensable, qui ont envie de tout ce qui est nouveau -pour eux, qui disent même aux Européens, avec un flegme et une naïveté -expressifs: _vous prenez notre bien_; qui vous le demandent avec la -candeur qu'ils mettent à vous offrir ce qu'ils possèdent. Un d'eux m'a -demandé ma montre, et sur-tout ma chaîne, en me promettant tout ce qu'il -a: ma réponse négative n'a pas altéré son humeur joviale; il s'est -trouvé bien dédommagé par un coup de rhum que je lui ai donné, qu'il a -partagé avec toute sa famille. Ils aiment assez les blancs, mais fort -peu les noirs, contre qui ils nous défendroient au besoin. - -»Tout se ressent ici de cet état de simplicité d'une nature monotone et -silencieuse. C'est un toit de feuilles que vont frapper mes soupirs.»] - -Une députation de la peuplade voisine venoit délibérer sur les affaires -du gouvernement; le début me parut original, c'étoit un triomphe. Ils -avoient remporté une victoire complète sur les Androgos, peuplade de -mangeurs d'hommes..... Les Perses et les Grecs, porteurs de bonnes -nouvelles, se paroient de chapeaux de fleurs, et se faisoient précéder -de fanfares pour entrer à Athènes, à Lacédémone, à Suze ou à Ecbatane. - -Leur musique est quelquefois aussi monotone que leur individu: un gros -roseau long d'un pied, leur sert de clarinette et de basson; leurs -lèvres et leurs gosiers modifient les sons; leur octave se réduit à -trois tons; leur flûte n'a qu'un trou près de l'extrémité opposée à -l'embouchure; elle ressemble à nos flûtes de berger. Son soupirail est -ouvert de quatre doigts. Ils imitent les instrumens à cordes avec des -lianes plus ou moins tendues et attachées à des cercles. De ces orgues -naturelles et agrestes, ils tirent des sons aigus et plus ou moins -agréables. Leur tambour de basque est une peau de tigre autour d'un -cerceau percé dans son contour de distance en distance, où ils passent -des rocailles percées pour former le son des cymbales; ils attachent -encore à deux piquets de petites lianes sèches et flexibles, pour imiter -les violoncelles. La cadence, le rhythme, la mesure leur sont naturels; -ces cacophonies ne sont pas aussi discordantes qu'on le croiroit. - -Le charme que je trouve à ces accords me fait souvenir de ce que Gresset -dit de l'harmonie: quand on l'analyse ou qu'on la calcule, la science de -l'algébriste est le bourreau de l'oreille. La nature, chez certains -hommes, est charmante dans son négligé; si l'art peignoit ses cheveux, -elle deviendroit guindée. Ainsi Jacques Borel (dit l'auteur du -_Géographe Parisien_, tome 1er.) mourut en 1616, dans la faveur de la -reine de France, Marie de Médicis, et des reines de Naples et -d'Espagne[18], dont il avoit été le maître de danse. Quoiqu'il fût -petit, bossu, borgne, d'une figure des plus hideuses, que ses jambes -fussent contournées en cercles, et qu'il ne connût pas une note de -musique, il composa plusieurs contre-danses et menuets, qui firent dans -le tems l'admiration des plus grands maîtres. - -[Note 18: Il est enterré à Paris, sous l'orgue de -Saint-Germain-l'Auxerrois.] - -Le sujet de la mission, expliqué par une danse en forme de chaconne, fut -suivi d'une réciprocité de politesses. Les envoyés venoient, au nom de -leur chef, promettre alliance, amitié, protection à notre peuplade. Le -roi ordonna un grand festin, qui devoit durer trois jours, suivant -l'usage. Les envoyés reçurent pour présent, des flèches, un arc -artistement travaillé, un perroquet tapyré[19] et une peau de tigre, -dont les mâchoires desséchées laissoient voir ses dents aiguës et plus -blanches que l'ivoire. - -[Note 19: _Perroquet tapyré_: on appelle ainsi un perroquet des -déserts, à qui les Indiens arrachent le duvet et la peau pour le couvrir -d'un vernis, détrempé dans le sang d'une grenouille de grand bois, -nuancée de différentes couleurs. L'animal, greffé comme un arbre, -s'incorpore à cette nouvelle nature, il se couvre de signes -hiéroglyphiques les plus merveilleux; très-peu résistent à cette épreuve -douloureuse, ce qui en augmente le prix.] - -La musique, la danse, la table, les liqueurs occupent nos momens de -sommeil. Le Sura est entouré de feux dont la fumée sert à chasser les -moustiques, insectes qui obscurcissent l'air, et dont la piqûre fait -enfler comme un boeuf. J'avois remarqué qu'avant le bal tout le monde -s'étoit tenu à l'écart, excepté les jeunes garçons, qui avoient paru -seuls au milieu du Sura, préludant comme les athlètes par un gymnase de -course et de lutte. - -Mon Indien m'avoit fait cacher comme les autres, en disant que si -j'avois l'imprudence de regarder avant le moment, je serois affligé de -quelque grand malheur. Ainsi nos gens simples en Europe attachent leur -destinée aux bonnes ou mauvaises herbes. La superstition a des temples -dans les quatre parties du monde. - -Comme l'âge n'a point glacé mes sens, je ne suis pas dispensé de danser -avec les envoyés. Après avoir choisi celle qui m'a fait le battu -content, je me cache auprès de mon guide pour me livrer au sommeil. Mais -le spectacle toujours nouveau d'hommes nus en présence les uns des -autres, qui de la fureur passent à l'amour, à la joie, à l'ivresse, à la -chasse, à la table, à la justice, au concert, suspendoit mes paupières. -N'avez-vous jamais entendu les concerts des blancs des côtes? dis-je à -Hyroua.--«Je crois que ces blancs descendent du Tamouzy ou de l'Hirouca: -par des lignes rouges ou noires tracées sur un petit morceau de blanc, -ils se disent ce qu'ils font à vingt et trente journées de chemin; je -crois qu'ils mettroient sur leur morceau de blanc jusqu'au langage de -nos oiseaux.» Plus je m'efforçois de lui démontrer la simplicité de ces -inventions, plus il m'en prouvoit la sublimité par son admiration. Je -m'offris de l'instruire; il s'y refusa d'abord, disant qu'il ne méritoit -pas de devenir le fils du grand Dieu; quand je l'eus convaincu qu'il -pouvoit le devenir sans crime, que le Tamouzy lui accorderoit sa faveur, -je m'étudiai à lui faire comprendre que l'habileté de l'homme consiste à -distinguer la différence des signes, puis à leur donner un nom, comme à -un poisson, à un oiseau, à un arc, à un boutou. Le respect balançoit -dans son âme le plaisir de s'instruire. - -La familiarité que nous avons avec les sciences nous les rend si -usuelles, que nous faisons quelquefois moins d'attention à leur -sublimité qu'à la profonde ignorance de ceux qui en sont privés: l'homme -de cabinet, circonscrit dans un grand cercle de connoissances -spéculatives, ne se figure pas toute la différence qu'il y a d'homme à -homme; et l'admiration de mon Indien pour l'écriture, l'étonnera autant -que j'admire ses lumières. - -Les Chinois, en voyant un de nos musiciens copier et exécuter dans cinq -minutes un air qu'ils avoient été plusieurs années à apprendre, -tombèrent à ses genoux en baisant son papier, ses mains et ses vêtemens, -comme s'il fût descendu du ciel. (_Extrait des Relations de la Chine._) - -Un colon envoya à un de ses amis par un nègre _nove_, un panier de -figues avec un billet qui lui en indiquoit la quantité; le nègre se -repose en route et mange des figues. L'ami compte.--Tu as mangé des -figues?--Non, maître.--Ce papier me le dit.--_Coquin de papier qu'a -babillé, tu ne me vendras plus une autre fois_, disoit-il au papier. -L'ami rit de la naïveté de l'esclave et le renvoie à son maître avec -des sapoutilles et un autre billet où il lui raconte l'histoire des -figues. Le nègre s'arrête encore au milieu de la route, prend le billet, -le met sous une pierre, mange des sapoutilles. À son retour, le maître -s'en aperçoit.--Tu as donc mangé des figues?--Non, maître.--Ce papier me -le dit.--Il ment.--Mais il me dit que tu as mangé quatre -sapoutilles.--Il ne peut pas vous dire cela, car je l'ai mis sous une -pierre, pendant que je me reposois. - -La danse fut interrompue par des cris perçans: aux armes! aux armes! -voilà les Androgos. Les plus agiles saisissent les boutous et les arcs -qui étoient suspendus au Sura, volent à l'ennemi, dont l'approche nous -fut annoncée par les cris d'un enfant d'Hyroua, qui étoit entre les -mains des espions qui formoient l'avant-garde. Ils l'entraînoient en le -dévorant. Son frère aîné l'arrache des mains de ces sauvages et prend un -des assassins, l'amène au karbet; ses mains et ses lèvres dégouttent de -sang. Lisbé accourt, saisit les restes de son fils, se précipite sur son -meurtrier, l'égorge et le déchire. - -J'étois resté au karbet, interdit et glacé d'effroi; à l'instant je -sors au bruit des combattans....... J'étois armé d'un boutou....... ô -Dieu! ce n'est point une bataille, ce n'est point un carnage, c'est -quelque chose de plus affreux. Chaque vainqueur emporte son vaincu, le -déchire, comme un lion se venge sur le chasseur qui l'a blessé; la tête -enfoncée dans les flancs des mourans, ils ne se donnent pas le tems de -respirer. Hyroua, mon cher Hyroua, mon cher guide en renverse deux à ses -pieds, trente accourent, le saisissent et l'égorgent; les nôtres volent -à son secours; je ne puis les suivre. La mère échevelée, se meurtrissant -le sein, laisse ses enfans pour voler à son mari. Je la saisis, -l'entraîne par les cheveux; elle se résout à fuir avec ses deux filles -et son père. Tandis que les nôtres sont repoussés de toutes parts, nous -courons au rivage d'un torrent voisin, où notre canot étoit attaché.... -Rendus à l'autre rive, nous brisons la nacelle, nous nous enfonçons dans -le bois. Je porte le père d'Hyroua sur mes épaules; ce vieillard aveugle -et octogénaire disoit à sa fille... «Ô Lisbé, Lisbé, tue-moi donc, -tue-moi donc, mon fils est mort...» - -Nous gagnons un fourré épais qui forme un berceau; la famille éplorée -s'y repose à la lueur argentine de la lune, qui semble éclairer nos -malheurs avec complaisance. Nous étions à environ deux milles du -village: un tourbillon de fumée nous avertit que l'ennemi étoit -vainqueur, que nos karbets étoient brûlés et nos compagnons en fuite ou -rôtis au feu de leurs masures. Un moment après, Lisbé étant allée puiser -de l'eau au torrent, revint nous dire en pleurant que des monceaux de -cadavres flottoient çà et là: l'eau qu'elle avoit apportée étoit -rougeâtre; nous en trouvâmes de plus pure à une source voisine qui -sortoit à petit bruit de la racine d'un fromager au pied d'une montagne. - -À la pointe du jour, Lisbé donne la tâche à chacun; j'étois le plus -fort, mon emploi fut de grager le maniok qu'elle avoit mis dans le -canot. La racine de cet arbre sert à faire le pain du pays. L'eau qui en -découle est un poison des plus subtils, et cette eau bouillie avec la -cassave, ou farine desséchée au feu, forme le cachiery, boisson -enivrante qui nous a été si funeste au retour de la pêche. Sa peau sert -de contre-poison aux animaux qui la mangent dans les abatis. Cette peau -est rouge et le dedans blanc; la racine ressemble à nos pommes de terre, -si ce n'est qu'elle est longue; sa tige est d'un bois rouge, et sa -feuille est longue et d'un vert couleur d'oseille de crapaud, dont elle -a la forme. Ma grage est une planche où sont incrustés de petits -morceaux de roche en pointe; en France, on l'appelleroit une rape. - -Ainsi, je rape ou je grage le maniok, les enfans le grattent, et la mère -bâtit à la hâte un fourneau d'argile pour nous servir de platine (ou -grand plateau de fonte sur lequel on met la racine après les préparatifs -nécessaires). - -Au bout de deux heures, j'attache deux couleuvres à une branche pour -exprimer l'eau de ma racine. Le lecteur me demande ce que c'est qu'une -couleuvre; jamais objet ne fut mieux désigné. On sait que la couleuvre -se replie, se rétrécit ou s'allonge à volonté; ainsi mon pressoir -ressemble à une peau de serpent. C'est un tissu de jonc flexible et peu -serré. À la place de la tête est une anse qui m'a servi à suspendre mon -pressoir. Pour ne pas m'épuiser en restant sur le balancier, j'attache -deux grosses roches à ses deux bouts; le poids du maniok fait allonger -la couleuvre, ainsi l'eau s'échappe dans un sapyra ou plat du pays, y -dépose une pâte d'un blanc de neige, qui est le poison dont je vous ai -parlé. Cette pâte lavée à plusieurs eaux et séchée au soleil, sera pour -nous la fleur de farine, que nous appellerons _cipipa_. - - * * * * * - -Le lecteur tremble de nous voir si tranquilles à une demi-lieue des -antropophages: leur rage est assouvie, et ce torrent a reflué vers sa -source. Ainsi le tigre ou la hyenne, après avoir dévoré leur proie, -regagnent leur antre pour se livrer au sommeil. Le matin, Lisbé et son -vieux père m'avoient rassuré, car je leur témoignois les mêmes craintes -que vous éprouvez en ce moment. Pendant que notre maniok s'égouttoit, -nous prîmes quelque nourriture; Lisbé attacha un hamac à son père qui -s'endormoit, puis elle prit l'arc et les flèches qui nous restoient, et -s'éloigna en nous disant de reposer jusqu'à son retour. - - * * * * * - -Au bout d'une heure d'un sommeil interrompu, je m'éveille en sursaut, -mes couleuvres ne dégouttoient plus, j'allume du feu pour faire sécher -mon maniok sur une claie de bois nommée _boukan_. Eglano, l'aînée des -petites, lave la cipipa. Nous passons ensuite le maniok au manaret, -tamis du pays qui est un tissu de jonc carré pour jeter les filandres -de la racine que la grage n'a point assez triturées. - -Lisbé revient, la joie et la douleur sillonnoient son visage; je cours -au devant d'elle, je l'embrasse, elle dépose sa pêche et sa chasse, se -jette entre mes bras, et verse un torrent de larmes..... Lisbé, Lisbé, -quel nouveau malheur nous menace?--«Nous en avons trop éprouvé, -dit-elle, en essuyant ses yeux avec ses beaux cheveux. Je reviens de -visiter nos karbets, tout est en cendre: les fourches qui ont échappé -aux flammes, supportent des morceaux de cadavres; j'ai reconnu les -restes de notre auguste roi, je les ai confiés à la terre en priant le -grand Lama de les recevoir tous dans son palais..... J'ai retrouvé aussi -le corps sanglant de mon petit Hyram, les courmous se le disputoient. -J'ai parcouru le champ de bataille, je n'ai point vu mon cher Hyroua, je -l'ai appelé bien long-tems du haut de la montagne où il prioit le -Tamouzy de si bon coeur. Quoique nos abatis soient brûlés, il nous reste -des vivres pour tant et tant de lunes. Cher étranger, repose-toi, -pendant que je vais faire cuire ce poisson et ce hara; j'ai trouvé de la -cassave pour aujourd'hui et demain; promets-moi de venir m'aider cette -nuit à enterrer nos morts, car le grand Lama nous puniroit de les -laisser manger aux corbeaux.» - -À la nuit, le bon vieillard s'endormit entre ses deux enfans, et je -suivis Lisbé; nous descendîmes le torrent, que nous traversâmes sans -peine dans un lieu où son lit étoit plus large. La lune dans son plein, -nous montroit son disque ensanglanté, il étoit huit heures du soir, nous -remontâmes aux karbets, ou plutôt aux ruines: je m'attendris de nouveau -sur ce spectacle d'horreur et de désolation. Après avoir caché les -restes des malheureux sous les décombres du _Sura_, nous visitâmes le -champ de bataille; amis et ennemis furent couverts de terre ou cachés -dans les ravins, que nous comblâmes avec des branches d'arbres. La lune -étoit au milieu de son cours, nous étions épuisés, mais ces lieux pleins -d'horreur ne laissoient pas approcher le sommeil de nos paupières; je ne -craignois ni les ennemis, ni la mort; ses ravages me faisoient frémir, -sans que je la redoutasse, et je me croyois immortel au milieu du -trépas. Je voulois trouver Hyroua; comment le reconnoître? nous avançons -jusqu'au lieu où l'ennemi avoit eu son camp de réserve. Quelque chose -fait remuer le feuillage. On vient à nous...... L'oreille aux aguets.... -C'est le chien d'Hyroua, il est percé de coups, il nous caresse les -jambes, n'ayant plus la force de se lever. _Ô mon cher Hyroua! vis-tu -encore? dit Lisbé,.... voilà ton compagnon, ton fidèle Aram; Aram!... -Aram! où est ton maître?_ Le chien nous conduit sur un monceau -d'ossemens mal décharnés..... s'y couche, et pousse des hurlemens -entrecoupés par la douleur; il avoit reçu deux coups de flèches, dont la -pointe étoit restée dans ses côtes. Nous ne pûmes douter alors de la -mort d'Hyroua. Ce moment fut un des plus affreux de ma vie.... Lisbé se -saisit de ces restes chéris, les emporte, étouffant tout-à-coup sa -douleur par un silence morne.... Le chien nous suit quelque tems. Comme -Lisbé marchoit vîte, il retourne au lieu du dépôt.... Je reviens pour le -prendre, il étoit mort..... Elle ne s'aperçoit de mon absence qu'au bord -du torrent....... La montagne de Tonga étoit en face du passage. - -Cette montagne domine une plaine de trois lieues; c'étoit là qu'Hyroua -alloit remercier les Dieux de lui avoir accordé quelques bienfaits. -Suivant les naturels du pays, le Tamouzy s'y reposa un jour pour donner -ses loix aux Indiens. - -Cette montagne prête bien à cette sainte illusion; de son pied, planté -de cèdres sourcilleux, s'élèvent des nuées épaisses et rouges d'où la -foudre gronde, scintille, et descend en traits de feu sur la cime de -chaque grand arbre qui s'incline majestueusement comme pour saluer -l'Éternel. Je songeois au mont Sina. Chaque étincelle me paroissoit un -article de la loi. Cet aspect imposant et sublime m'a souvent fait -croire que Dieu parloit à mes sens, quand sa voix ne frappoit que mon -coeur. - -Lisbé y enferma les restes de son époux, en poussant de longs sanglots; -le jour nous y auroit surpris, si le souvenir d'un père aveugle et -malheureux ne l'eût rappelée auprès de lui et de ses enfans. - -Ce vieillard s'étoit réveillé, il appeloit sa fille, il avoit faim; -Eglano et sa petite soeur étoient allées au devant nous, et s'étoient -égarées...... Nous tranquillisâmes le père: après qu'il eut mangé, nous -prîmes quelque nourriture, et nous nous mîmes en route. Lisbé courut à -l'est-sud, le long du torrent, et je remontai à la source. - -L'écho des bois silencieux et sombres retentit du nom d'Eglano. Cette -petite est la mienne, depuis la fin malheureuse de son père. Lisbé, dont -les attraits n'avoient eu rien que de sauvage à mes yeux, est ma -compagne, ma maîtresse, ma femme et ma meilleure amie....... Ô noeuds -serrés par le malheur et l'innocence, que vous avez de force et de -charmes! Pour qu'elles reconnoissent ma voix, je fredonne la chanson -qu'elles me font répéter si souvent. - - Vos messieurs de la grand'ville - Se bataillent nuit et jour: - Plus heureux dans notre asile, - La paix y fixe l'amour. - Des biens ou de la misère - Nous ne savons que le nom; - À nos bras jamais la terre - Ne refuse de moisson. - - LES FEMMES. - - On nous bat, on nous caresse, - Nos maris nous font des loix; - Pour un moment de tendresse, - Nous leur cédons tous nos droits. - Le lendemain de l'ivresse, - Ils préviennent nos désirs; - Nous savons avec adresse[20] - Unir la peine aux plaisirs. - - LES ENFANS. - - Le _petit monde_ de France - Est-il plus adroit que nous? - Fait-il avec plus d'aisance, - Des flèches ou des boutous? - Court-il avec ses compagnes, - Chasser au fond des forêts? - Et dans le creux des montagnes, - Sait-il tendre aussi des rets? - -[Note 20: L'hymen est un dur esclavage pour les femmes indiennes; -elles servent de chien de chasse et de bête de somme à leurs maris; -elles portent un koukrou, boîte ronde faite de roseaux, sans brassière, -qu'elles suspendent à leurs fronts par une anse très-longue, de la -manière que les boeufs portent le joug.] - -De tems en tems je les appelle....... Le morne silence me plonge -tout-à-coup dans une sombre rêverie, j'envisage mon sort... L'abandon de -la nature entière..... Hélas! que dire à Lisbé? où sont ces pauvres -petites? Je ne m'aperçois pas que des lacs à perte de vue m'ont fait -perdre le cours du torrent; des taillis épais couvrent des réservoirs -d'une eau plus noire que celle du Styx. Les oiseaux n'osent approcher de -ces rives effrayantes. J'appelle toujours Eglano, le sommeil m'absorbe, -je me blottis dans une grotte obscure; un tronc grisâtre que je prends -pour une vieille bâche me sert de degré pour y monter; je ne sais pas -quelle heure il est, je ne vois aucun danger, car tout l'est autour de -moi. Ô prévoyance humaine, que je serois malheureux, si tu ne m'avois -pas abandonné!... - -Je m'éveille en sursaut, au bruit d'un reptile énorme qui rôde autour de -mon antre; je m'élance pour sortir: une grosse couleuvre d'eau, que -j'avois prise pour un tronc d'arbre, étouffoit en se repliant un cerf -qui étoit venu se désaltérer; je reste spectateur involontaire, -craignant que l'animal ne quitte sa proie pour s'élancer sur moi. Cette -couleuvre, plus grosse que le corps d'un homme, entrelace sa proie, la -traîne sur l'herbe, l'entoure de plusieurs replis, lui brise les os, -s'allonge encore, la serre de nouveau; tout le corps est brisé comme un -morceau de viande presque baveux sous les coups d'un lourd marteau; elle -s'élargit en se raccourcissant, tourne sa proie qu'elle allonge, la -couvre d'une bave grisâtre, l'avale et s'endort. Je n'ai plus de peine à -croire ce que disent à ce sujet Valmont de Bomare, Pluche et Buffon. Si -Eglano et sa petite soeur étoient près d'ici, auroient-elles eu autant -de bonheur que moi?... - -Je sors enfin; j'appelle, une voix se fait entendre.... C'est Eglano, -avec sa petite soeur et son frère aîné, qui avoit saisi le meurtrier du -petit Hyram. Je leur montre à la distance de cent pas la grotte où je me -suis endormi; tous trois joignent les mains, me regardent comme si -j'étois un revenant; je leur parle de cette couleuvre.... ils sont -surpris que je n'aye pas été dévoré par une autre, ou par les tigres qui -y cachent leurs petits; je presse Eglano sur mon sein, son frère et sa -petite soeur s'attachent à moi; nous avançons quelque tems en nous -embrassant, sans pouvoir nous parler; ah! m'écriai-je en sanglotant, que -fait Lisbé? sommes-nous loin de la montagne de Tonga? Une immense -prairie se découvre à nos yeux; les bords d'un eau claire sont peuplés -d'aigrettes de tayaya, de tokocos, d'aiglons ou pagany, de sarcelles aux -plumes rouges. Nous sommes à cinq lieues des ruines de nos karbets; le -soleil est sur son déclin, et il n'est pas prudent de voyager la nuit, -de peur de fouler des serpens ou de tomber dans la gueule du tigre. - -L'aîné nous laisse sur une roche, pour aller à la provision. La chasse -et la pêche furent très-abondantes; mais il falloit les faire cuire, et -nous n'avions pas de feu. Quand le fidèle _Achate_ auroit été là avec -son pieux Énée, Virgile ne nous auroit pas tiré d'embarras en nous -donnant l'expédient de faire jaillir l'étincelle de la veine du caillou, -car nous étions entourés de gazon, d'arbres, et de rochers d'un seul -morceau et peu propres à faire du feu. - -Pendant que notre chasseur est en route, ses petites soeurs cherchent -quelques branches de bois sec, enfoncent la pointe du rocher dans un -morceau moins dur que les autres; elles en rabotent un autre plus dur. -Ravi d'admiration, je les laisse faire; enfin elles ont fabriqué une -tarière qu'elles tournent de toutes leurs forces pour échauffer le bois -par le frottement; les copeaux servent, et à fermer le trou qui -s'agrandit, et d'allumette au feu qui doit prendre, si elles irritent -assez fortement les parties ignées. Je supplée à leur foiblesse, une -légère fumée s'échappe, le feu prend, il pétille, voilà notre cuisine -échauffée. Le chasseur revient; nous pourrons faire rôtir notre gibier, -mais nous n'avons point de sel. - -Venez avec moi, dit-il, apprendre à ne manquer de rien au milieu des -forêts.... Il me conduisit dans un taillis de pineaux et me fit goûter -la sève qui en découloit. Elle étoit âcre comme l'eau de mer. J'allois -couper cet arbre sans précaution. Il me dit: «Prenez garde d'y trouver -des serpens corails ou rouges; leur morsure est mortelle, et ils -s'enferment volontiers dans les vieilles pinautières.» L'utilité de cet -arbre a pu faire décerner au serpent les honneurs que lui rendent -certains peuples de la côte de Guinée, comme au maître d'une si -précieuse découverte. - -Nos petites ménagères ont préparé notre souper. Notre table est une -pierre lisse; à côté, un bassin creusé par la nature, nous présente une -eau de cristal; nous sommes à l'abri du serein sous des arbustes dont -les racines pressées sur une petite langue de terre, serpentent dans le -creux du vallon. Nous mangeâmes du lamentin[21], de la tortue de -rivière et de l'anguille tremblante[22]. - -[Note 21: _Lamentin_, poisson très-commun dans les rivières de -l'Amérique méridionale, est le sphinx de la fable. _Horace_ le décrit -assez bien dans le début de son art poétique: - - _Humano capiti cervicem pictor equinam - Jungere si velit et varias inducere plumas, - Undique collatis membris, ut turpiter atrum - Desinat in piscem mulier formosa supernè._ - -À la tête et l'encolure d'un cheval, le mufle d'un boeuf, les seins -d'une femme et la queue d'un poisson; il a du poil de cochon jusqu'à la -ceinture; il se retire dans les rivières, dont les bords sont verts de -_moucou moucou_, oseille de rivage dont il mange la graine, qui est -rouge et grosse comme de petites cerises. La femelle a deux nageoires -au-dessus des côtes et deux ailerons qui lui servent de bras pour -retenir ses deux petits qu'elle allaite, et se traîne sur la vase pour -brouter l'herbe. Le mâle et la femelle ont les parties de la génération -faites comme l'homme. On trouve des lamentins qui pèsent jusqu'à cinq -cents; leur chair, bonne à manger, est comme celle du porc. Ils fuient à -l'approche de l'homme: ainsi le sphinx se jeta dans la mer quand Oedipe -eut deviné son énigme. Les Américains l'ont pris d'abord pour un enfant -de dieu, d'où lui vient le nom de _lamentin_ ou _petit dieu lama_; les -superstitieux lui donnent encore le nom de _Maman-Dileau_, _de -Tonanery_, _de Vieux-Monde_: ces expressions signifient, dans leur -jargon, _revenant_, _diable des eaux_, _esprits vengeurs_, et autres -rêveries renouvelées de la fable.] - -[Note 22: L'anguille _tremblante_ ressemble aux autres poissons à -qui on donne ce nom; elle est bonne à manger, et se trouve fréquemment -dans les rivières du Sénégal et de la Zone-Torride; le fluide électrique -dont elle est pleine, lui a fait donner l'épithète de _tremblante_; -souvent elle fait tomber du canot le pêcheur imprudent qui se suspend -trop au bord pour retirer son filet. On en voit de plus grosses que le -bras; jetées à terre, elles déposent et reprennent sans cesse une dose -de fluide suffisante pour renverser leur assassin, quand il ne prend pas -la précaution de déposer son sabre pour les assommer avec un bâton. La -Torpille, poisson de mer à qui celui-ci ressemble, n'a pas autant de -force.] - -Je demandai à Ydoman qui lui avoit appris le secret du briquet qui nous -avoit donné du feu; il m'en donna l'origine naturelle d'une manière -mystérieuse. Leur grand mage monté sur un chariot traîné par des -buffles, vit le feu prendre à une des roues et reçut des avis secrets du -Tamouzy, qui lui promit de mettre des étincelles de feu dans chaque -morceau de bois que toucheroit chaque Indien qui lui feroit des présens: -_qu'il l'use par le frottement_, dit le dieu. J'eus beau lui dire qu'il -n'y avoit rien là que de fort naturel, que j'en savois autant que lui, -il y trouvoit du mystère, et ne vouloit pas se persuader qu'il pût faire -du feu sans l'agrément de ses pyayes. Il fallut, par prudence, le -laisser dans son erreur. Ainsi certains novateurs relèvent l'origine des -découvertes qu'on doit quelquefois autant au hasard qu'à leurs -recherches; comme ce marmot qui, en jouant avec ses camarades, s'avisa -d'approcher à certaine distance deux morceaux de verre concave et -convexe; l'ampleur des objets l'ayant fait crier au miracle, des savans -qui s'occupoient de toute autre chose, assurèrent que le résultat de -leurs recherches leur avoit donné, avant l'enfant, la découverte des -lunettes d'approche. - -D'autres cerveaux creux excommunient les savans qui ne croyent pas qu'il -n'y a point de vide; Galilée et son disciple sont enfermés à -l'Inquisition, pour avoir été plus physiciens que les docteurs -d'Espagne; et Copernic, dans les prisons du Saint-Office, pour avoir -démontré les antipodes et fait tourner la terre autour du soleil, est -condamné à demander pardon aux dominicains, d'avoir eu plus de raison et -de lumière qu'eux. Les visionnaires entêtés sont plus difficiles à -éclairer que le père Mallebranche qui, à force de voir le monde parfait, -crut voir un gigot de mouton pendu à ses naseaux; un de ses amis s'arma -d'un grand couteau, lui pinça le nez en s'écriant: _voilà le gigot -coupé_. Mallebranche revint de sa folie et embrassa son ami qui écrivit -le lendemain sur le manche du gigot: - - Lui qui voit tout en Dieu, n'y voit pas qu'il est fou. - -Ydoman reprit la suite de nos désastres; il avoit vu égorger son père -avec qui il avoit été pris. Ses vainqueurs l'avoient attaché à un arbre, -pendant qu'ils égorgeoient ses compagnons. Il s'est sauvé, a erré à -l'aventure aux alentours des karbets où il revenoit, quand il a trouvé -ses deux soeurs qui se désoloient au bord d'un étang, et il nous conduit -à la montagne de Tonga. La nuit nous surprit, nous allumâmes de grands -feux et nous criâmes pour épouvanter les animaux voraces. Quand le -sommeil gagna mes guides, ils voulurent aller dormir loin de moi. Je les -retins.--«Mon Banaret, dit Ydoman, je ne veux pas mettre ta vie en -danger. L'odeur du roucou dont nous nous frottons, attire le tigre; s'il -est seul et que je dorme auprès de toi, il te laissera pour me prendre; -mais s'il vient en troupe, il ne fera pas de choix.» Son observation est -juste; qu'un Indien, un noir et un blanc dorment à côté l'un de l'autre, -le blanc, parce qu'il n'a point d'odeur, sera le pis aller de ces -animaux carnivores. - -À la pointe du jour, nous regagnâmes nos karbets. Lisbé en revoyant ses -enfans, poussoit des hurlemens de joie. Son père qui se chauffoit -auprès du fourneau où rôtissoit la cassave, se leva, vint à nous, tomba -dans nos bras épuisé de douleur et de plaisir; ses membres claquoient, -il étoit attaqué d'une fièvre violente. - -Ydoman courut chez les Ytauranés dont les envoyés étoient venus nous -voir avant le combat; ils vinrent nous consoler. Au bout de quinze -jours, ils eurent rebâti nos karbets à notre insu. Comment peindre nos -transports de joie à cette délicieuse surprise? Ces lieux nous -rappelleront nos pertes, mais nous y verserons de douces larmes; la -douleur et la réflexion sur ces ruines, auront des charmes pour nous, -car tous les hommes ont une patrie.--«Dieux justes, dit notre bon -vieillard, étendant au ciel ses mains décharnées!.. j'expirerai avec -joie. Je reposerai dans le _Sura_ avec mes pères: que je meure sur le -sol qui m'a vu naître! Ô ma Lisbé! fais moi traverser le torrent; mes -forces s'épuisent.» Quatre Indiens vigoureux l'étendent sur un -palanquin, et le portent sur leurs têtes. «Ma fille, et toi, Ydoman, -laissez-moi serrer chacun une de vos mains.» Nous le suivîmes, car un -Indien porte tout son avoir avec lui. - -Voilà nos chers karbets, il n'y manque que les anciens habitans, tout -est disposé comme auparavant; les ravages des barbares sont effacés -partout, excepté dans nos abatis; la terre est sarclée et replantée; nos -architectes libérateurs ont pourvu à nos besoins par une bonne quantité -de cassaves. Comme leur peuplade étoit trop nombreuse, ils saisissoient -cette occasion de s'éloigner sans se séparer. Le fils du roi est chef de -cette nouvelle colonie: il a un frère qui ne compte que seize abatis et -lui dix-sept. Ils demandèrent à Lisbé la main de ses petites: Ydoman est -promis à leur jeune soeur; le mariage sera conclu le jour que le grand -mage aura ordonné ses aspirans; on désigne pour époque le quatrième jour -de la lune du Lama, qui répond au 20 décembre. - -Depuis notre résurrection, chacun aimoit à se rapprocher et à former sa -peuplade particulière; mais deux mortelles ennemies se trouvoient en -présence l'une de l'autre, Lisbé et Barca; l'une alloit être alliée au -roi, l'autre étoit l'épouse du grand mage, et la soeur du malheureux -Makayabo, assommé par Lisbé dans notre première fête. Barca n'avoit -point oublié l'injure faite à ses mânes, que le roi avoit fait jeter -aux oiseaux de proie; elle cachoit son ressentiment en étouffant la -mémoire de son frère. Lisbé gardoit le même silence, sachant l'une et -l'autre ce qu'elles avoient à craindre et à venger. Lisbé ne m'en avoit -rien dit, mais elle étoit sur ses gardes pour elle, sa famille et moi. - -Le récipiendaire des pyayes et l'épreuve de puberté des filles, sont des -cérémonies trop singulières pour n'en pas dire un mot. - -L'ordination se fait la veille des mariages. Le grand mage, assis dans -son branle, fait prendre chaque aspirant par quatre Indiens qui lui -gauffrent les bras, le dos, les reins avec un caillou tranchant comme -l'acier. Le sang coule sous les doigts des graveurs qui lui impriment -des signes hiéroglyfiques; s'il lui échappe de pousser un cri, ou de -froncer le sourcil, il est regardé comme profane, et les jeûnes qu'il a -observés d'avance ainsi que les autres épreuves deviennent inutiles. -Cette douloureuse opération est la troisième du même genre, toutes sont -précédées d'un jeûne des plus rigoureux. Pendant trois jours l'aspirant -ne se nourrit que d'une petite quantité d'herbes crues. Les sculpteurs -sont plus de deux heures à martyriser les patiens, après quoi on fait -un grand festin aux frais des aspirans à demi initiés. Ils sont au -milieu du banc de gazon; chaque convive les invite à y prendre part; -s'ils acceptent autre chose que des herbes crues, l'épreuve est nulle; -pendant qu'on apporte des liqueurs à plein couye, ils boivent près de -deux pintes de jus de tabac; cette dernière épreuve, qui est la plus -rude, en fait mourir un très-grand nombre. Mais ce noviciat est une -règle sans exception. Un spartiate avoit-il plus de courage? les -exercices du Gymnase d'Athènes étoient-ils plus pénibles? Si on compare -les prêtres de Cybèle avec ceux-ci, ne se ressemblent-ils pas pour la -patience? Les premiers corybantes se donnoient des coups de couteau dont -ils mouroient, quoique le dieu qu'ils avoient élevé dût les rendre -invulnérables. - -Le tour des filles de Lisbé vint. Ces victimes sont entre les mains des -pyayes qui leur liment les dents en forme de mèche, leur gravent -certains signes sur le sein et sur le front. Lisbé les anime par sa -présence. Elles restent moins de tems entre les mains des bourreaux; -elles gardent un rigoureux silence, et après l'opération, observent le -jeûne des pyayes. Les voilà sanglantes, nues et confuses: Lisbé leur -attache à la ceinture une bandelette remplie de fourmis flamandes ou -brûlantes, grosses comme des lentilles dont la morsure brûle comme du -feu et donne la fièvre. Elles montent au sommet du Sura, qui ressemble à -nos greniers, pour y rester jusqu'au lendemain soir. - -Le repas se prolonge tout le long de la nuit: au premier chant du coq, -les pauvres petites, tremblantes et rouges comme du sang, descendent à -la dérobée pour manger dans un angle du Sura, quelques racines crues, -que les mages et la mère leur ont préparées, suivant la coutume[23]. À -cinq heures les pyayes s'assemblent; le père de Lisbé donne la main à -ses petites; Ydoman, Ysacar et son frère, parés de plumes et de -couronnes de fleurs, mettent chacun une main dans la droite du mage, qui -leur fait jurer de s'aimer, de se défendre de leurs ennemis jusqu'à la -mort; se tournant du côté de l'époux, il lui enjoint de creuser un -canot, d'aiguiser des flèches et de fournir aux besoins de sa femme et -de sa famille; il prescrit les mêmes lois à l'épouse, ajoutant qu'elle -doit suivre partout son maître et son roi. Il appelle les dieux témoins -de la promesse des deux parties, et fait signe aux aspirans à la -pyayerie de sonner la fête dans toute la peuplade. Une danse courte et -expressive prélude le repas du triomphe, où les nouveaux pyayes et -mariés peuvent s'asseoir. Les femmes sont à part, et n'ont jamais -l'honneur de manger avec leurs maris. - -[Note 23: Les Indiennes des côtes se font honneur de percer leurs -lèvres inférieures pour y passer leurs épingles qu'elles tirent avec -leurs langues.] - -Je remarquois que Barca, la femme du grand mage, n'avoit jamais été -aussi assidue auprès de Lisbé. Je pris cette politesse pour une -courtoisie intéressée; mais j'étois loin de deviner juste. Lisbé, qui -accueilloit tout le monde avec un égal intérêt, me paroissoit hautaine à -l'égard de celle-ci, je lui en voulois presque de son peu de prévenance. -Les convives, chacun de leur côté, se livroient au plaisir de la table; -Lisbé se trouve ivre, plus que les autres, de joie et de cachyeri; elle -avoit toujours servi à boire au roi et à ses enfans; son implacable -ennemie saisit ce moment pour verser à boire dans deux couyes à Ydoman, -à son frère, à Ysacar et à moi. Je le refusai, car je me trouvois -heureusement incommodé....... Elle remplit le couye d'Ydoman; je le -présentai aux deux soeurs; elles burent, puis Eglano, par un souvenir de -tendresse, courut embrasser sa mère et lui présenter le vase. Lisbé -acheva de le vuider. - -Au bout d'une demi-heure, Eglano, sa soeur, sa mère et le pauvre Ydoman -pousssoient des cris affreux; une soif ardente les consumoit; leurs -lèvres étoient violettes et arides; elles se rouloient par terre, -vouloient s'ouvrir les flancs pour arracher ce qui leur déchiroit les -entrailles; leurs yeux hagards, et les crises qui les agitent ne -permettent plus de douter qu'elles ne soient empoisonnées. - -Ces quatre victimes se roulent sur le sable en confondant leurs larmes -et leurs bras; Lisbé et ses enfans sentent quelque relâche, se soulèvent -pour s'embrasser en pleurant; Eglano et sa soeur tendent une main -défaillante à leurs époux consternés et stupéfaits. «Hélas! dit la mère -à Ysacar, auguste prince, prenez soin de cet étranger, je lui dois la -vie;» puis s'adressant à moi: «et toi, Banaret, veille sur mon vieux -père, ne laisse jamais Barca approcher de lui; elle venge sur nous la -mort de son frère Makayabo.» Pendant ce discours, le roi tenoit Eglano -entre ses bras, elle expira; un dernier accès prit à Lisbé, qui suivit -ses enfans. - -Cette affreuse nouvelle vint aux oreilles du bon vieillard; il -m'appelle; j'arrive après avoir enseveli les cadavres dans une natte de -jonc.--«Cher étranger, approche-toi: ma fille est morte, ma famille est -éteinte; je ne puis verser de larmes; donne-moi la main, embrasse-moi; -adieu; je t'adopte pour mon fils; que le Tamouzy et le grand Lama -prennent soin de tes jours. Fuis ces déserts et ces nouveaux Indiens, -ils sont aussi méchans que ces révolutionnaires dont tu parlois à -Hyroua; il est mort, Hyroua; Lisbé et mes petits enfans ne sont plus.... -Adieu, Banaret...» En achevant ces mots, je sentis foiblir sa main, qui -avoit placé la mienne sur son coeur; il s'éteignit, et je m'éloignai en -sanglotant.... - -La femme du grand mage fut mise à mort malgré les imprécations de son -époux qui nous menaça du Tamouzy et de l'Hyrouca. Elle avoit aussi -empoisonné les deux jeunes rois, qui furent sauvés par les soins d'un -autre pyaye, qui leur donna secrètement du contre-poison; la pâleur de -la mort étoit sur leur front; ils restèrent long-tems plongés dans un -sommeil léthargique. Le lendemain ils revinrent à eux, firent poursuivre -le grand mage et ses enfans, qui s'étoient sauvés dans un canot. La -peuplade revint ensuite à mon karbet pour rendre les derniers honneurs -aux morts. Le roi les appela plusieurs fois; voyant qu'ils ne -répondoient pas, il leva le coin de la natte et commença à se douter -qu'ils étoient morts. Les Indiens se persuadent difficilement que ceux -qu'ils aiment se séparent d'eux; souvent ils n'enterrent leurs morts que -quand ils sont à moitié pourris. - -Il découvrit les cadavres, qui étoient noirs, infects et -méconnoissables. Ysacar ne voyoit Eglano que dans sa fraîcheur; il -l'embrassoit, l'appeloit, lui serroit la main:--«Eglano, Eglano, -pourquoi m'as-tu quitté? Est-ce que tu ne m'aimois pas? Je ne voulois -vivre que pour toi.» Chaque Indien s'approchoit à son tour de chaque -mort pour lui faire la même prière. On lava les cadavres; le roi les fit -embaumer et mettre dans des hamacs blancs. J'ensevelis Lisbé avec son -père, Eglano avec sa soeur, et je mis Ydoman au milieu, comme le -restaurateur du village et des malheurs de sa famille. - -Les hamacs des morts étoient chargés de mets; on les invita à manger; le -repas continua dans un morne silence; la cérémonie funèbre commença -ensuite. Les jeunes filles, parées comme aux jours de fêtes, portoient -les deux princesses, et formoient des ronds de danse autour des hamacs. -Les jeunes gens couronnoient Ydoman de fleurs, et formoient les mêmes -choeurs. Les vieillards seuls marchoient lentement autour du corps de -Lisbé et de son vieux père. Le Sura leur sert de cimetière. Une musique -agreste forme de lugubres accords sur les marches du tombeau. Avant de -confier les corps à la terre, on leur demande encore pourquoi ils -veulent quitter leurs amis; on les met ensuite dans leur canot, avec -leurs flèches, leurs boutous, leurs rassades; puis la musique entonne un -hymne sépulcral où l'on récapitule les actions du mort; cet hymne se -nomme _le Tombeau_; en voici le modèle, adapté à nos usages: - -TOMBEAU - -DE LISBÉ ET DE SA FAMILLE. - - VOYAGEUR égaré dans ces vastes déserts, - Ne marche plus à l'aventure! - Au couchant de Tonga s'il reste une masure, - Viens-y sécher tes pleurs et compter tes revers. - Le mortel qui l'habite, au doux nom de Lisbé, - Au nom de sa triste famille, - Te dira: «Vous cherchez ou son fils ou sa fille; - »Ici, dans un seul jour, ils ont tous succombé!» - -Le choeur répéta trois fois cette strophe, et chacun jura de n'oublier -jamais Ysacar et Lisbé. Ces premiers vers servirent de ritournelle, ou -plutôt de mineur. - - Lisbé, contre son coeur écoutant son devoir, - Ne sauve un époux qu'elle honore, - Qu'en abrégeant les jours de l'amant qu'elle adore. - Bientôt l'amour contre elle arme le désespoir. - Hiroua, cet époux, avec son jeune fils, - Sont dévorés par les Sauvages. - Un étranger l'arrache à ces sanglans rivages; - Ydoman, son aîné, vient revoir ces débris. - - Voyageur égaré, etc. - - Il court chez ses amis, il court chez ses voisins: - «Venez voir nos karbets en cendre, - Venez nous consoler, nous aider, nous défendre; - À vos heureux succès unissez nos destins!» - Aux cris des malheureux l'Indien n'est jamais sourd: - On leur députe une ambassade; - Au village brûlé, la sensible peuplade - Accourt pour travailler sans attendre son tour. - - Voyageur égaré, etc. - - Les karbets sont couverts; on l'annonce à Lisbé, - À ses enfans, à son vieux père. - Ils sont cinq malheureux fugitifs sur la terre, - Reste de la peuplade au carnage échappé. - «Unissons, dit le roi, nos enfans, nos dangers; - Lisbé, sois ma soeur et leur mère: - Ma fille aime Ydoman; Ysacar et son frère - Préféreroient ton sang à des noeuds étrangers.» - - Voyageur égaré, etc. - - «Tant de gloire t'aveugle, et ce fatal moment - Où tu crois que ton bonheur touche, - Cet aveu de ton coeur, trop tardif dans ta bouche, - Sera pour nous, Lisbé, le plus cruel tourment: - Ton ami, sous tes coups, certain jour succomba; - L'hymen à l'amour fit outrage. - La soeur de cet amant est l'épouse du mage; - Sa haine est un brasier qui nous consumera.» - - Voyageur égaré, etc. - - «Hélas! tu luis trop tôt, trop tôt pour mon malheur, - Jour fatal de leur hymenée! - De gloire et de trépas ta fille est enivrée, - Et tu bois à ton tour la mort avec l'honneur. - Lisbé succombe, ses membres torturés, - Sur sa famille anéantie: - Banaret, C'EST BARCA QUI M'ARRACHE LA VIE, - Dit-elle; adieu!...» Couvrons leurs corps défigurés. - -À ces mots, la douleur brisa les instrumens, un morne silence fit place -à des cris, ou plutôt à des hurlemens..... Jamais pompe funèbre ne fut -plus imposante, plus sincère et moins fastueuse. On approcha les canots -du caveau; les tablettes où j'avois inscrit les épitaphes, furent -attachées sur la poitrine des morts, et enveloppées d'une cage de bois -de fer; enfin on les descendit; alors la musique reprit: - - Voyageur malheureux, etc. - -Lisbé et son vieux père disparurent les premiers; on lisoit sur leur -canot: - - La mort de mes enfans termina ma carrière; - Je n'eus qu'un étranger pour fermer ma paupière. - L'hymen contre l'amour avoit armé mon bras; - L'amour contre l'hymen avança mon trépas. - -Ydoman passa ensuite.... Il disoit aux grands hommes: - - Le poison que Barca déverse sur ma vie, - Doit faire envier mes destins: - Amans, héros, guerriers, c'est celui de l'envie; - Je meurs sous les karbets relevés par mes mains. - -Ysacar et son frère étoient attachés au canot où reposoient les deux -soeurs; leur sort étoit celui des illustres infortunés français, dont la -destinée malheureuse a tant fait de victimes.... Elles disoient _mors -erat in solio_. - - Nous, comme tant de rois à qui le sort la donne, - Avons bu le trépas en touchant la couronne. - -Cette terrible sentence confondit les jeunes monarques; la crainte, -l'amour, et la pâleur de la mort qui couvroit encore leurs visages, -firent couler leurs larmes avec plus d'abondance. Ils tombèrent, le -corps à moitié renversé, sur les marches du caveau; le grand mage les -releva, et voulut les éloigner. Ils s'y précipitèrent de rechef; on les -en arracha, on ferma la tombe, et le choeur reprit: - - C'en est fait! le tombeau les arrache à nos yeux; - Ils ne sont plus rien sur la terre, - Ils occupent déjà l'éternel sanctuaire. - Illustres malheureux, recevez nos adieux! - Bons coeurs, pleurez Lisbé; rois, pleurez Eglano. - Patriote, amant de la gloire, - Fais revivre Ydoman au temple de mémoire; - Nous suivrons le vieillard dans la nuit du tombeau. - - Voyageur égaré, etc. - -Le reste du jour, la peuplade fit des libations sur les tombeaux, se -réunit le soir pour pleurer encore, et passa la nuit dans une fête -brillante, qu'on appelleroit chez nous la noce de la résurrection. - -Je me retirai vers le roi, à qui je témoignai le désir de quitter ce -séjour de douleur; il y consentit avec peine. - -Le lendemain, à la pointe du jour, un petit canot m'attendoit au bord de -la rivière de Konanama, qui roule une eau noire dans un lit resserré par -des montagnes et couvert d'arbustes épais et croisés les uns sur les -autres. Nous suivions le fil de l'eau; quand nous fûmes auprès du -premier saut, les Indiens qui m'accompagnoient me chargèrent sur leur -dos pour me mettre à terre. Nous entendions l'eau qui tomboit avec un -bruit affreux; le lit de la rivière étoit obstrué par des montagnes, -qu'elle franchissoit en formant des cascades qu'on appelle sauts. Mes -guides se laissèrent aller au courant, et tombèrent en riant dans le -vortex écumeux. - -J'allois moins vîte que mes plongeurs, et j'observois avec effroi les -immenses prairies qui m'environnoient. Je vis un cadavre arrêté par les -cheveux dans les roches du saut; j'appelai mes Indiens; ils reconnurent -le fils du grand Barca. Nous trouvâmes son père fracassé dans sa barque, -qui s'étoit perdue dans un _recoude_ couvert de roseaux. Mes guides les -maudirent, et moi je les plaignis en pleurant Lisbé. - -Nous mouillâmes sur les bords de Konanama: je m'y arrêtai quelque tems à -fixer les ruines des karbets de mes compagnons; j'en pris le plan. Les -Indiens retournèrent à leur village, et moi à Synnamary, et de là à -Koroni, sur les bords de la mer, à 14 lieues au N. E. de Cayenne. - - -_Fin de la quatrième partie._ - - - - -CINQUIÈME PARTIE. - - _Per varios casus, per tot discrimina rerum, - Tendimus in Latium._ - VIRGIL. _Æneid. Liv. I, v. 16._ - - Après tant de hasards, après tant de revers, - En essuyant nos pleurs, un Dieu brise nos fers; - Nous reverrons la France!... - - - _Arrivée de H.... Révolution du 18 Brumaire. Coup-d'oeil sur - la France. Nouvelle de rappel. Départ de MM. Barbé-Marbois - et Lafond-Ladebat. Arrivée de la frégate_ la Dédaigneuse, - _venant chercher les déportés, et partant sans les emmener. - Départ de l'auteur par New-Yorck. Portrait des Américains. - Arrivée en France. Nouvelles persécutions de l'auteur: il - doit sa liberté au premier consul Bonaparte._ - - -Depuis vingt mois la France a disparu à nos yeux, et chaque minute -d'exil allume en nos coeurs l'impatience de la revoir. Pour peindre les -tourmens d'un déporté, il faut l'avoir été soi-même. Oh! la peine du -dam n'est point une chimère à ses yeux. Qu'on le suppose dans l'aisance, -le miel pour lui se change en absinthe; il défeuille les roses par ses -larmes; la table la plus somptueuse n'est chargée que de poisons; il dit -à ce qu'il voit, à ce qu'il touche, à l'air qu'il respire, à la feuille -qui grandit, à la fleur qui éclôt, aux fruits qui mûrissent, aux -troupeaux qui paissent, aux agneaux qui bondissent: vous n'êtes point la -France...... Il dit aux forêts, aux échos, aux montagnes, aux vallons, -aux gazons, aux ruisseaux: votre ombrage est moins frais, votre voix -moins douce, votre cime moins belle, votre site moins riant, votre tapis -moins lisse, votre murmure moins doux, votre roucoulement moins tendre -qu'en France. Un déporté est l'habitant d'_Othayti_ dans le Jardin des -Plantes de Paris, flairant sa patrie dans ce qui l'environne, s'élançant -au pied d'un palmier de son pays, qu'il arrose de pleurs: Othayti! -Othayti! mais tu n'es pas _Othayti_, dit-il en s'éloignant. Un déporté -frappé de cette sentence terrible: _retire-toi de ta patrie_, s'écrie -sans cesse: voilà l'enfer..... voilà l'enfer!.... je le sens..... le -voilà, ce brasier, il brûle mon coeur, il le dévore et ne le consume -pas! Quand l'infortune, la misère, la crainte attisent encore ce feu, -l'exil n'est-il pas le plus cruel supplice? - - * * * * * - -La terreur fait place à la justice; nous n'aurons plus à lutter que -contre la misère; un rayon d'espérance luit déjà pour nous; après avoir -dépassé le cratère du volcan, nous frémirons autant de son explosion et -de nos dangers, que de notre préservation. - - * * * * * - -Nous sommes au 13 décembre 1799. Monsieur Franconie est reconnu -vice-agent à la tête du bataillon, au milieu des cris d'alégresse.--«Mes -amis, dit-il, vous me chargez d'un emploi bien lourd à mon âge; la crise -est forte, mes lumières sont foibles: le timon du gouvernement seroit -beaucoup mieux en des mains plus énergiques. Le citoyen Burnel nous a -laissé bien des dettes; pour moi, je n'en ferai pas; je fais don à la -république des honoraires de la place que vous me confiez; c'est peu de -chose, mais les secrets du gouvernement seront les vôtres; les personnes -et les propriétés seront respectées; chacun pourra visiter les magasins -et les caisses; je ne veux que votre estime et votre amitié, et je serai -trop heureux de mériter votre reconnoissance.» - -_1er. janvier 1800._--Une proclamation des plus sinistres paroît avec -l'année 1800. Les soldats vont manquer de vivres et de vêtemens, les -magasins et les caisses sont entièrement à sec. Le sixième du revenu et -un emprunt forcé ne suffiront pas pour les frais de l'année. Franconie -termine par inviter tous les colons à venir se convaincre par eux-mêmes -de la vérité, en visitant les caisses, les magasins et les registres du -contrôle et des administrations; il les prie de se réunir à lui dans le -courant de la décade, pour lui communiquer leurs lumières. - -_7 janvier 1800...._ 17 nivôse.... Grandes nouvelles. - -Ce matin, à neuf heures, une longue salve d'artillerie a retenti dans -les airs, nous avons compté vingt et un coups de canon; à 11 heures, le -même salut recommence...... Nous sommes quatre déportés voisins les uns -des autres..... Éloignés de quatorze lieues de la capitale, chaque -matin, au lever du soleil, nous nous réunissons sur les bords de la mer, -pour nourrir l'espoir de notre retour... L'écho des ondes et des forêts -a retenti dans nos coeurs.... Desvieux, que Burnel avoit déporté, -revient revêtu du grade de général de la colonie; il amène un agent de -France.... Victor H....., qui étoit à la Guadeloupe; nous recevons les -nouvelles suivantes: - -Tout est changé en France depuis le 18 brumaire, 9 novembre 1799. Le -directoire ne savoit plus que faire; la guerre civile ravageoit la -république; personne ne couchoit en sûreté dans son lit. Tous les partis -étoient en présence; tous les hommes étoient mécontens; tous étoient las -de révolution; le peuple n'étoit pas plus tranquille que les gouvernans; -l'anarchie et le despotisme s'entre-culbutoient chaque jour. Bonaparte -est parti d'Alexandrie, a débarqué incognito, s'est rendu à Paris, a -médité son coup, s'est présenté aux deux conseils.... Celui des -cinq-cents a crié sur lui _hors la loi_; il s'est retourné vers les -grenadiers qui l'avoient suivi en Italie. Ces braves l'ont entouré. L'un -d'eux, en le couvrant de son corps, a reçu un coup de poignard pour lui. -L'entrée subite des soldats, a mis les conseils en fuite. Un nouvel -ordre de choses a été organisé, et ce grand mouvement s'est opéré sans -secousse, le dieu de la victoire et de la fortune couvrant de ses ailes -le pacificateur du Tibre et du Rhin. La renommée, qui grandit en -marchant, nous amplifia ces détails; et chaque habitant, effrayé de -l'arrivée du nouvel agent, se plut à les commenter à son tour, pour lui -montrer et se convaincre soi-même qu'il n'avoit plus que le pouvoir -impératif de faire le bien. - -Dans ce moment, H..... étoit en rade pour venir remplacer Burnel. La -marine française étoit si pauvre à cette époque, que depuis six mois, la -frégate n'avoit pas pu être équipée. H..... avoit ses expéditions..... -Et quelles expéditions, grand Dieu!..... et en quelles mains! Le 18 -brumaire arrive: tout change de face; les brouillons rentrent dans le -néant; les gens en place sont épurés; le consulat remplace le directoire -(Bonaparte, Sieyès, Roger-Ducos sont consuls). H..... est encore en rade -et pâlit d'effroi; quelques agens qui le protègent, sont encore dans les -bureaux; avant d'en sortir, ils lui font changer ses expéditions, il -paye le surplus de l'armement de sa division; il met à la voile le 13 -frimaire an 8 (4 décembre 1799), apporte des passe-ports à Mrs. -Lafond-Ladebat et Barbé-Marbois, seuls restans de la première -déportation. Ils peuvent partir quand ils voudront.... Il assure que -nous les suivrons de près.. Que de crises nous avons passées! - -La naissance de la révolution française fut annoncée par les présages -les plus sinistres. En 1783, la Calabre fut bouleversée par le Vésuve -embrasé. Les brumes de la Scythie consolidèrent les zones tempérées... -Un déluge de feu fut éteint par un océan de pluie.... La Pologne -anarchisée, devint le partage de la Russie, de la Porte, de la Prusse et -de la maison d'Autriche. Les deux rives de la mer Adriatique et les -anciennes bornes de l'Europe furent jonchées d'un côté de cadavres, de -l'autre, de cendres et de ruines; la nature sembloit voir avec douleur -la révolution des _États-Unis_, prélude de celle de l'univers. En 1786, -la Bretagne se révolte sans savoir ce qu'elle veut. L'Angleterre souffle -le feu pour se venger de la paix de 1783. L'année 1788 nous amène la -famine et la grêle. 1789 commence par un hiver des plus froids. La -famine reparoît quatre fois à la fin de cette année, et immédiatement -après la moisson. Tant de prodiges sembloient nous prédire les périodes -de 1792, 93, 94, 98 et 99. Ne serions-nous pas tentés de croire que ce -passage d'un auteur connu depuis 18 cents ans, est composé de nos jours? - - ... Solem quis dicere falsum - Audeat? Ille etiam cæcos instare tumultus - Sæpè monet, fraudemque et operta tumescere bella. - Ille etiam extincto miseratus Cæsare Romam, - Cùm caput obscurâ nitidum ferrugine texit, - Impiaque æternam timuerunt sæcula noctem. - Tempore quamquam illo tellus quoque, et æquora ponti, - Obscoenique canes, importunæque volucres - Signa dabant. Quoties Cyclopum effervere in agros, - Vidimus undantem ruptis fornacibus Ætnam, - Flammarumque globos, liquefactaque volvere saxa? - Armorum sonitum toto Germania coelo - Audiit, insolitis tremuerunt motibus Alpes. - Vox quoque per lucos vulgo exaudita silentes - Ingens, et simulacra modis pallentia miris - Visa sub obscurum noctis, pecudesque locutæ; - Infandum! sistunt amnes, terræque dehiscunt, - Et moestum illacrymat templis ebur, æraque sudant. - Proluit insano contorquens vortice sylvas - Fluviorum rex Eridanus, camposque per omnes - Cum stabulis armenta tulit; nec tempore eodem - Tristibus aut extis fibræ apparere minaces, - Aut puteis manare cruor cessavit; et altè - Per noctem resonare lupis ululantibus urbes. - Non aliàs coelo ceciderunt plura sereno - Fulgura, nec diri toties arsere cometæ. - ........................................ - Quippe ubi fas versum atque nefas, tot bella per orbem - Tam multæ scelerum facies; non ullus aratro - Dignus honos; squalent abductis arva colonis, - Et curvæ rigidum falces conflantur in ensem. - Hinc movet Euphrates, illinc Germania bellum; - Vicinæ ruptis inter se legibus urbes - Arma ferunt: sævit toto Mars impius orbe. - VIRGILE, Georg., liv. 1. - -Je ne veux expliquer ce morceau en l'honneur de la mort de César, que -par la révolution depuis 1780. Alors elle avoit pris naissance dans le -nouveau monde. - -En 1784, l'aurore boréale qui couvrit le disque du soleil, fit présager -aux peuples la guerre et les rumeurs qui éclatèrent dans les années -suivantes. - -L'éclipse de 1793 fut assez sensible..... - -En 1794, la mer gela; le Zuiderzée en Hollande vit des rues, des -boutiques et des feux sur ses flots consolidés. - -En 1794, les fleuves furent rougis de sang et remplis de cadavres. - -En 1794, les loups suivoient les camps dans la Vendée, et hurloient dans -l'attente du combat; ils avoient des villes entières pour retraite. - -En 1784, une comète avoit précédé ces événemens. Je me conforme au -texte, non par superstition, mais pour m'exempter de traduire. - -Au milieu de tant de guerres, nous nageons dans le meurtre et dans le -sang: amis et ennemis tombent sous nos coups; nos campagnes sont -désertes, nos guérets sont en friche; nos faulx sont redressées en -piques, et les socs de nos charrues fondus en épées. _L'Euphrate_, _le -Tibre_, _le Danube_, _le Rhône et le Rhin_ portent aux deux mers des -bataillons armés; toutes nos villes se soulèvent, et tout l'univers est -en armes. - -Auguste, à la fleur de son âge, part d'Alexandrie pour fixer le bonheur -du monde. Cette époque aussi chère à la religion qu'à l'histoire, renaît -pour nous, et les deux Continens redisent avec effusion: - - Dî patrii, indigetes..... - Hunc saltem everso juvenem succurrere sæclo - Ne prohibete: satis jam pridem sanguine nostro - Laomedonteæ luimus perjuria Trojæ. - -H..... profita des transports de joie auxquels on se livroit, pour -mettre pied à terre. Il étoit si connu et si décrié, que son entrée fut -celle d'une bête fauve, se glissant dans une bergerie même pacifiquement -si possible est. Les transports d'alégresse firent place à l'effroi: il -eut besoin de confirmer lui-même ces nouvelles pour gagner quelques -habitans; il étoit si convaincu de tout l'odieux qui l'entouroit, qu'il -prit une lettre de recommandation de Jeannet qui lui succédoit à la -Guadeloupe. Voici la teneur de cette pièce, qu'il fit circuler dans les -cantons pour calmer les esprits: - -«Bons habitans de Cayenne, calmez vos frayeurs; je sais que le citoyen -H..... paroît à vos yeux sous un aspect terrible. Il fera le bonheur de -votre colonie, il n'a plus rien à demander à la fortune; il vous fera -oublier, par sa clémence, les catastrophes qui ont eu lieu à la -Guadeloupe pendant qu'il la gouvernoit. Croyez-en celui qui emporta vos -regrets, et qui s'honorera toujours d'avoir mérité votre confiance et -vos suffrages.» - -Quelques-uns prirent cette lettre pour une ironie amère, très-peu de -monde y ajouta foi. Voici le début, l'administration et le caractère de -ce troisième agent. - -Il rend visite à Billaud, il l'appelle à Cayenne. Les autres déportés y -pourront venir également avec des permis limités; ils entreront même à -l'hôpital. Le gouvernement lui a ordonné, dit-il, de les traiter avec -égard; il donne des éloges aux habitans qui les ont retirés. Il demande -l'ordre et la paix; il ne change rien au dernier réglement de police de -Burnel, parce qu'il n'est que provisoire comme le gouvernement -consulaire qui l'a délégué. Il acquitte les dettes de la colonie; il -rédime les fautes de son prédécesseur dont il plaint déjà l'embarras; il -se répand en bals et en repas somptueux. La troupe qui a débarqué avec -lui, est un amalgame de déserteurs de toutes les nations, gens propres à -tous les coups de main, si le thermomètre redescendoit à l'anarchie. Il -a aussi amené une musique incomplète, qui, par ses accords, prend les -Cayennais aux gluaux. En promettant de rembourser l'emprunt forcé, fait -par Burnel, il le fait acquitter provisoirement par ceux qui sont en -arrière. Des prises lui arrivent, il les répartit justement; il acquitte -une partie des dettes de la colonie, qui se montoient à huit ou neuf -cent mille francs. Il traite les soldats noirs comme les blancs; il -réforme la discipline; il moleste et punit les fonctionnaires publics, -les habitans et les officiers qui ont démasqué Burnel; il paroît -affectionner Franconie, parce que ce vieillard qu'il remplace, réunit à -juste titre les suffrages de ses concitoyens: voilà sa conduite durant -les six premiers mois qu'il s'est attendu à son rappel. Malgré ce début, -il n'avoit encore captivé personne; il a eu soin de se faire préconiser -à Paris dans quelques journaux qui n'ont pas de lunettes de 1800 -lieues. La suite nous l'a mieux fait connoître, et le voici _au physique -et au moral_. - -Victor H....., originaire de Marseille, est entre deux âges, d'une -taille ordinaire et trapue; tout son ensemble est si expressif, que le -meilleur de ses amis n'ose l'aborder sans effroi; sa figure laide et -plombée exprime son âme; sa tête ronde est couverte de cheveux noirs et -plats qui se hérissent comme les serpens des Euménides, dans la colère -qui est sa fièvre habituelle; ses grosses lèvres, siège de la mauvaise -humeur, le dispensent de parler; son front sillonné de rides, élève ou -abaisse ses sourcils bronzés sur ses yeux noirs, creux et tourbillonnans -comme deux gouffres..... Son caractère est un mélange incompréhensible -de bien et de mal: il est brave et menteur à l'excès, cruel et sensible, -politique, inconséquent et indiscret, téméraire et pusillanime, despote -et rampant, ambitieux et fourbe, parfois loyal et simple; son coeur ne -mûrit aucune affection; il porte tout à l'excès: quoique les impressions -passent dans son âme avec la rapidité de la foudre, elles y laissent -toutes une empreinte marquée et terrible; il reconnoît le mérite lors -même qu'il l'opprime; il dévore un ennemi foible; il respecte, il -craint un adversaire courageux dont il triomphe. La vengeance lui fait -bien des ennemis. Il se prévient facilement pour et contre, et revient -de même. L'ambition, l'avarice, la soif du pouvoir, ternissent ses -vertus, dirigent ses penchans, s'identifient à son âme; il n'aime que -l'or, veut de l'or, travaille pour et par l'or; il se fait un si grand -besoin de ce métal, quoiqu'il en ait déjà assez, qu'il voudroit que -l'air qu'il respire, les alimens qu'il prend, les amis qui l'approchent, -fussent de l'or: les parcelles qu'il en a semées à Cayenne, sont les -actes de générosité de Persée ou de Mithridate semant l'or dans les -plaines de Cisique pour éblouir et arrêter leur vainqueur. Ces grandes -passions sont soutenues par une ardeur infatigable, une activité sans -relâche, par des vues éclairées, par des moyens toujours sûrs, quels -qu'ils soient. Le crime et la vertu ne lui répugnent pas plus à employer -l'un que l'autre, quoiqu'il en sache bien faire la différence. Crainte -de lenteur, il prend toujours avec connoissance de cause le premier -moyen sûr que lui présente la fortune. Il s'honore de l'athéisme, qu'il -ne professe qu'extérieurement. - -Au reste, il a un jugement sain, une mémoire sûre, un tact affiné par -l'expérience; il est bon marin routinier, administrateur sévère, juge -équitable et éclairé quand il n'écoute que sa conscience et ses -lumières. C'est un excellent homme dans des crises difficiles où il n'y -a rien à ménager. Autant les Guadeloupiens et les Rochefontains lui -reprochent d'abus de pouvoir et d'excès révolutionnaires que la -bienséance et l'humanité répugnent à retracer, autant les Anglais (j'en -suis témoin) donnent d'éloges à sa tactique et à sa bravoure. - -De mousse, H..... est devenu pilotin, puis boulanger à St.-Domingue; a -repassé en France à la première insurrection de cette colonie, a été -membre de la société populaire et du tribunal révolutionnaire de -Rochefort, s'est fait nommer agent de la Guadeloupe par le comité de -salut public, a repris cette colonie aux Anglais et s'est acquis dans -les Antilles et l'estime des Anglais et l'exécration de tous les colons. -Le tourbillon au milieu duquel il a vécu, a révolutionné son esprit, et -la vie paisible et douce est pour lui une mort anticipée. - -Il visite la colonie jusqu'à la rivière de Maroni qui nous sépare d'avec -les Hollandais; en route, il reçoit des dépêches et des nouvelles. - -À son allée et à son retour, il mouilla à Synnamari, et rendit visite -aux déportés. La première fois, ce fut pour insulter à leurs malheurs. -«Vous vous flattez, leur disoit-il, d'un rappel _qui ne viendra -jamais_.» Il assaisonna ces paroles accablantes de sarcasmes indécens et -orduriers. - -Deux jours après, ce n'étoit plus le même homme; il les plaignoit, leur -assuroit un prompt retour, il donneroit même, disoit-il, 200 louis pour -les voir partir: pour leur faire oublier sa première visite, il envoie à -chacun, deux chemises et une paire de souliers de magasin. Il laisse -transpirer quelques nouvelles; un des officiers de sa suite qui a servi -sous le premier consul, en fait l'éloge et se réjouit de la tournure que -le gouvernement prend en France. Des déportés mangeoient dans la même -maison où H..... s'étoit arrêté pour se rafraîchir, il ne put se -contenir. - -En s'en retournant, il ne s'entretenoit que des mesures énergiques qu'il -avoit employées à la Guadeloupe. - -Pour lui faire la cour, il falloit applaudir à ses expédiens, qu'il -appeloit petites espiègleries. Il trouva des apologistes dans certains -colons, et je n'ai pas pu retenir mon indignation, en entendant un de -mes anciens compagnons de la case Saint-Jean, Pavy, avec qui je me suis -brouillé pour cela, vouloir me forcer de louer certains traits -abominables; j'avoue qu'il se trouvoit dans la détresse et sous la -férule d'un propriétaire qui flattoit tous les goûts des agens: s'il -m'eût fallu exister à pareil prix, je serois mort. Je sais me taire, -mais le crime n'aura jamais de ma part, même un faux signe -d'approbation. - -Au bout de six mois, la famine se fit sentir, parce que l'agent avoit -donné une égale ration de pain, aux soldats noirs comme aux blancs; les -déportés furent réduits les premiers à la racine de maniok, et au -poisson salé. H..... ne leur a jamais rien restitué de ce que Burnel -leur avoit soustrait. Plus il a fait de prises, moins il a adouci leur -sort. Il nous a fait pleurer ses prédécesseurs. - -Il poursuivoit les habitans qui donnoient asile à certains déportés -contre qui on l'avoit injustement irrité. MM. Michonet et Casimir -Bernard furent exilés dans le fond du désert; il en arrache un d'eux de -l'habitation qu'il régissoit, le menace de l'envoyer à Vincent Pinçon -avec une main de maïs, une pelle et une pioche pour creuser sa fosse. -L'autre tombe dangereusement malade, il lui refuse la permission de -revenir à Cayenne. Son hôtesse sème adroitement le bruit de sa mort pour -éprouver H....., il en fait un festin de joie; le lendemain, en voyant -qu'on l'a abusé, il destitue le maire pour lui avoir donné, dit-il, une -fausse joie. Quelques mois après, à la mort de M. Colin, me trouvant -sans asile, je lui demandai la permission d'aller au dépôt de Synnamari; -il me fit répondre par le citoyen Franconie: - -«Le citoyen agent est instruit que ceux d'entre vous qui se sont -soustraits d'aller à Konanama, ont renoncé à la ration; je vous -conseille de ne pas le tourmenter, vous feriez peut-être votre mal et -celui des autres. Je vous engage à prendre patience.» La misère ne me -permit pas de patienter long-tems, je demandai un permis pour aller à -Cayenne solliciter cette justice. Je vis H..... qui, après m'avoir dit -mille injures pour ce que j'avois répondu jadis à Burnel, termina ainsi: -«je ne vous aurois pas menacé comme lui de la fusillade, mais je vous -aurois attaché à quatre piquets, et coupé de 500 coups de fouet.» (Il ne -vouloit venger ni l'individu Burnel qu'il méprisoit, ni les droits de -l'agence, mais il dévoroit une victime de l'ostracisme du 18 fructidor.) -«Nous ne resterons pas éternellement à Cayenne, lui dis-je.--Sur quoi -fondez-vous votre retour?--Sur celui de nos prédécesseurs: notre exil -est pour la même cause, nous attendons les mêmes effets de la justice du -premier consul.--_Ne vous honorez pas du titre d'exilés; vous êtes -proscrits et non exilés. Si quelqu'un peut attendre son rappel, c'est -Billaud._» Je lui peignis ma détresse: les habits qui me couvroient ne -m'appartenoient pas. Il insulta long-tems à ma misère, et me renvoya -sans rien m'accorder. À Cayenne, je logeois chez un ami charitable qui -étoit marchand; il lui dit mille invectives, parce qu'il m'avoit donné -des habits, le força de me faire partir, entrava son commerce, et le -réduisit à abandonner la colonie. M. Aimé a dit quelque chose -d'obligeant de madame Audifredi, H..... l'a spécialement molestée pour -cette raison. Il appesantissoit chaque jour sur nous une main si -terrible, que nous pâlissions d'effroi en entendant tirer le canon, ou -en voyant un bâtiment au large, de peur qu'il ne nous annonçât -l'assassinat du premier consul. Ceux qui sont encore dans la Guyane, -vivent depuis trois ans dans ces transes. Il paroît difficile de -concilier tant de rigueur avec le bien que H..... a fait à la colonie, -encore moins avec les éloges qu'il se fait donner dans certains -journaux. Il a ravivé le commerce en faisant lui-même la hausse et la -baisse, en ouvrant en son nom une maison de commerce où il figure tantôt -comme un marchand pour vendre, tantôt comme agent pour se faire adjuger -les denrées au prix qu'il veut y mettre. - -Malgré son activité, il a essuyé des pertes, et la famine s'est fait -sentir trois fois sous son agence; il ne s'est jamais déconcerté, il a -tenu la police avec sévérité, a contenu les nègres dans la crainte, plus -par la terreur de son nom que par ses proclamations, car il n'a rien dit -pour défendre ou ordonner le travail; il a affermé à ses amis les -habitations des colons absens. - -L'année 1800 s'avançoit, et nous étions toujours dans l'attente. Depuis -six mois Messieurs Barbé-Marbois et Lafond-Ladebat étoient en France; -nous les invoquions comme nos Dieux tutélaires. La dureté de H..... -donnoit plus de ferveur à nos prières. La crainte d'une réaction en -France nous inspiroit presque à tous des projets d'évasion dont l'agent -s'inquiétoit fort peu. Je m'ouvris à Margarita et à Rubline sur les -moyens de passer à Surinam dans un canot indien. Nous fûmes quelques -jours à mûrir ce projet; je voulus en informer Pavy pour me réconcilier -avec lui. Il nous dénonça au maire du canton, qui nous surveilla de plus -près; je ne le croyois pas capable d'un trait aussi noir contre un -ancien ami, qui n'étoit coupable que de n'avoir pas applaudi le -_bastringage_ de H..... - - * * * * * - -Le 28 juillet, nous reçûmes enfin des nouvelles de France qui nous -annonçoient notre prochain retour. - - * * * * * - -Le 1er. août (13 thermidor), un bâtiment marchand apporte le rappel -individuel de plusieurs déportés. H..... reçoit en même tems la loi du -13 frimaire an 8, que le ministre de la marine lui ordonne d'appliquer -aux _déportés de la Guyane_. - -Le ministre lui enjoignoit implicitement de nous renvoyer en France, -s'il en avoit les moyens; ils ne lui manquoient pas, car le port -regorgeoit alors de munitions et de bâtimens de prise. - -Il nous laissa dans le désert errer comme des squelettes affamés, et le -séjour de Konanama devint un paradis que H..... fit pleurer à mes -compagnons. - -Son préposé, Boucher, nous entrava de plus en plus. Ce personnage, qui -se pique d'être un connoisseur, vouloit faire une collection de raretés -pour les envoyer en France. Les déportés du dépôt, pour avoir quelques -vivres frais, se traînoient dans les habitations voisines. L'un d'eux, -nommé André, trouva chez un colon une ruche de mouche carton que le -citoyen Boucher convoitoit; André l'achète, la porte à son karbet, -Boucher la lui marchande, insiste, éprouve un refus, écrit à H..... des -calomnies atroces contre André, le fait traîner à Cayenne au cachot, et -reléguer avec les lépreux aux îlets du Malingre (d'où il est parti sur -_la Dédaigneuse_). - -Les mémoires de MM. Ramel et Aimé, où Jeannet et Burnel sont peints -d'après nature, rendoient H..... ombrageux et vindicatif; il nous -reléguoit dans le désert pour n'avoir pas d'argus, pour nous faire -désespérer, pour nous y faire mourir: car la guerre mettoit pour cela -une assez forte barrière entre lui et la France! - -Le 24 décembre 1800 (4 nivôse an 8), la frégate _la Dédaigneuse_ mouilla -à 2 lieues de Cayenne, et apporta notre rappel. Le capitaine, M. de la -Croix, écrivit laconiquement à H..... de lui envoyer promptement les -déportés, ajoutant qu'il avoit ordre de remettre à la voile -sur-le-champ. Cette nouvelle pétrifia l'agent et toute sa cour. -L'officier porteur des dépêches, fut surpris de ne voir aucun déporté à -Cayenne. H..... fit parvenir promptement l'arrêté dans les cantons. Il -invita le capitaine à descendre à terre; celui-ci le refusa en lui -reprochant, dit-on, la mort de ses proches. H..... entra en fureur; au -bout de cinq jours, il embarqua seulement dix-huit déportés après des -instances réitérées. - -Cependant nous arrivions tous à Cayenne, couverts de haillons et ivres -de joie; nous fixions le bâtiment libérateur qui nous attendoit avec -impatience; nos parens, nos amis nous exprimoient le désir qu'ils -avoient de nous embrasser, nos chaînes étoient tombées; M. Barbé, notre -illustre compagnon d'exil, nous en convainquoit par cette lettre. - - -LIBERTÉ. ÉGALITÉ. - - Paris, 2 fructidor an 8 de la République française. - -«Vous voilà prêts à revoir votre patrie, mes chers amis, puissiez-vous -tous recevoir en bonne santé la nouvelle qui vous en est portée! Ma joie -est plus grande que je ne puis vous l'exprimer de savoir que vos peines -vont finir. Vos amis, vos parens vous attendent avec la plus grande -impatience; vous jugerez des dispositions humaines et justes du -gouvernement, en apprenant qu'il envoie une frégate qui aura tous les -_aménagemens nécessaires_ pour faciliter et rendre moins pénible votre -traversée. - -»Le premier consul s'est porté à cet acte de justice avec un -empressement qui renouvelle l'attachement que lui ont voué tous les gens -de bien. - -»Que le lieu où vous devez être débarqués (l'île d'Oléron -provisoirement), ne vous effraye point; partout où vous aborderez sur -nos côtes, vous trouverez des Français et des amis; après un aussi cruel -bannissement, on ne vous en fera pas éprouver un nouveau. - -»Puisse votre retour être aussi prompt et aussi heureux que l'a été -celui de Lafond et le mien! - -»Adieu, donnez ces bonnes nouvelles à nos amis; je crois pouvoir donner -ce nom à tous les déportés du 18 fructidor. - - »_Barbé-Marbois._» - -Une goëlette est préparée pour nous, et demain Ier. janvier 1801, nous -devons mettre à la voile pour revoir notre patrie....... Quelle année! - -Nous soupirons après le jour..... Ce matin la frégate lève l'ancre au -moment où nous allons sortir du port; elle est chassée par des croiseurs -anglais; elle a ordre d'éviter toute rencontre....., nous lui tendons -les bras.....; est-ce un songe? elle disparoît..... - -Pendant quinze jours, notre joie, nourrie par la certitude, s'épanouit -peu-à-peu; le soupçon la défeuille, l'inquiétude la fanne, le chagrin la -brûle; la frégate a disparu pour toujours; nous avons quitté nos -habitations, nos malles sont là, nos fonds sont épuisés, l'agent -déconcerté ne prend encore aucun parti; qu'allons-nous devenir? - -Il nous fera partir dans un mois, dit-il, si elle ne reparoît point.... -Plus le tems s'éloigne, moins il tient sa parole. - -La corvette la Bergère, qui croisoit depuis un an, reparut, et apporta -70 mille piastres. H...... la croyant trop endommagée pour repartir en -croisière, résolut d'abord de la renvoyer en France chargée des -déportés, il les en informa; cinq jours après, il n'en fut plus -question; il nous a leurrés ainsi tous les mois. - -Le consul n'a reçu nulle part de voeux plus sincères pour sa -conservation qu'à Cayenne, dans les karbets des déportés, sous la férule -d'un pareil agent. La nouvelle de l'explosion de la machine infernale, -en nous glaçant d'effroi, nous fit redoubler de ferveur. Chacun se -sauvoit à quelque prix que ce fût; un bâtiment alloit à vide à -New-Yorck, je me concertai avec certains amis, je leur fis part de mes -craintes, je me mis en mesure pour partir. Ce n'étoit pas une petite -affaire; jadis j'étois débarqué à Cayenne avec quarante sols, je n'avois -pas eu trois louis en ma possession depuis trente mois, j'étois tout nu, -et je voulois partir pour New-Yorck, c'est-à-dire, pour un pays où je ne -connoissois personne, où je ne pouvois pas demander mes besoins. Ces -ancres de misère ne purent me retenir à Cayenne. Nous étions à la moitié -de l'année, je séchois d'impatience. Sept de mes camarades étoient déjà -sur la feuille du départ, je fis le huitième. H..... nous délivra des -passe-ports, où il inséra une clause qui nous dénuoit de tout secours -auprès des consuls français dans les États-Unis. La voici:--_Laissez -passer les citoyens déportés rappelés, retournant volontairement en -France, par les États-Unis, où il ne leur sera rien dû pour frais de -séjour et de passage_, etc. Plus il semoit d'épines devant nous, plus -nous franchissions les obstacles. - -Nous mîmes à la voile trois jours de suite, sans pouvoir sortir du port; -le quatrième, en voulant gagner le large, nous échouâmes six pieds dans -la vase à l'embouchure de la rivière de Cayenne. C'étoit le tems de -l'hivernage, nous fûmes assaillis d'une tempête, et d'un raz de marée si -fort, que nous pensâmes être moulus sur ces côtes que nous avions tant -de désir de quitter. Le bâtiment avoit éprouvé de si violentes -secousses, que deux passagers se débarquèrent, Monsieur Tournachon, -colon de Cayenne, et Dechapelle Jumignac, déporté comme nous; quatre -autres, pour assurer leur vie, vouloient faire de même le sacrifice de -leur passage qui nous revenoit à près de 500 francs. - -Enfin, le 26 mai 1801 (7 prairial an 9), le capitaine Prachet nous remit -à flot à cinq heures du soir; nous mouillâmes en face de Makouria, et, -le lendemain à midi, nous mîmes à la voile...... Nous ne restions plus -que sept déportés, un habitant de Cayenne et un Rochefortain, bijoutier, -venu sur _la Dédaigneuse_ pour s'établir dans la Guiane. - -MM. _Bodin_, curé de Voide; _Dezanneaux_, vicaire de Nuel; _Naudeau_, -curé de Tessonière; _Laisné_, curé de St. Julien de Vouvantes; -_Duchevreux l'Ecreviche_, minime desservant de Changi près -Châlons-sur-Marne; _Deluen_, âgé de 64 ans, prêtre de Nantes; _Doru_, -âgé de 70 ans, chanoine de Châteaudun; _Pitou_, de la même ville, -résidant à Paris; _Badoir_, soldat retiré, colon repassant en France -pour sa santé et pour recueillir une succession, et _Leroux_, bijoutier, -venu librement à Cayenne. - -_Tendimus in Latium_... nous voilà en route pour France; une brume -épaisse nous dérobe déjà Cayenne; il vente bon frais, nous rangeons la -côte; l'embouchure des rivières de Kourou, Synnamari et Konanama nous -laissent un sombre dans l'âme. Les manes des martyrs pour la religion -disent à nos coeurs: «Vous quittez donc ces climats où nos cendres -reposent en paix! dites à nos familles de pardonner à nos ennemis; nous -vînmes ici 329, la moitié a été moissonnée en un clin d'oeil; portez nos -noms en France, et n'oubliez pas que vous laissez dans ces déserts des -compagnons d'infortune qui sécheront encore ici long-tems en soupirant -sans jalousie après votre bonheur.......» - - * * * * * - -Le lecteur effrayé des listes qu'il a vues, seroit tenté de croire que -la Guyane est l'antre du Cyclope où personne ne peut aborder sans être -dévoré. Le désert est affreux; mais tout pays qui n'est pas défriché, où -les hommes entassés, se croient envoyés à la mort; où le chagrin, poison -subtil, les étreint en arrivant; ce pays, fût-il les silencieux vallons -chantés par nos poètes, moissonnera toujours la moitié de ses colons. -Cayenne et la Guiane, par leur site embrasé, exigent plus que les autres -climats, de ménagement et de résignation de la part des arrivans; mais -on y vit comme ailleurs, quand on est sobre, et qu'on ne se frappe pas -de l'idée d'une mort infailliblement prochaine. La consomption nous -avoit presque tous atteints. On va voir que les déportés répartis chez -les habitans, loin de Konanama et de Synnamari, ayant le vivre et une -espèce de liberté, n'ont pas été plus ménagés que les autres. Ce sombre -tableau sera bientôt nuancé d'une lumière douce à tous les coeurs -sensibles. Ceux que leur courage et la Providence ont fait demeurer -après nous, lors du traité d'Amiens, ont presque tous abordé à la -Martinique, où la famille de notre auguste souveraine leur a tendu les -bras, et fourni les moyens de revenir dans leur patrie. - - -_Premiers déportés par la loi du 19 pluviose an V._ - -Sur la corvette _la Vaillante_. Arrivés à Cayenne, le 12 novembre 1797. - -Seize généraux et représentans, dont huit évadés, et deux morts en -route. (Voyez leurs noms à la fin de la seconde partie.) Six morts à -Synnamari; deux rappelés à Paris: - -BARBÉ-MARBOIS (François), de Metz, 53 ans, député au conseil des -Anciens, aujourd'hui ministre du Trésor public. - -LAFOND-LADEBAT (André-Daniel), de Bordeaux, 50 ans, député au conseil -des Anciens; aujourd'hui à la tête de la Banque Territoriale. - - -_Seconds déportés par la même loi._ - -Embarqués, 1º. sur _la Charente_, le 12 mars 1798; ensuite sur _la -Décade_, le 25 avril suivant; débarqués à Cayenne, le 15 juin 1798. - -Cent quatre-vingt-treize, dont soixante-quatre morts à Konanama et à -Synnamari. (Voyez la liste dans la 4e. partie.) - - -_Morts à Cayenne et dans les cantons._ - -ADAM (Jean-Nicolas), bernardin de Paris, département de la Seine, âgé de -50 ans, né à Nigent-Corni, département de l'Aisne; mort à Gros Sou dans -la Guyane, chez M. Vidier, canton de Makouria, dans les derniers jours -de brumaire de l'an 7 (20 novembre 1798). La religion et les gens de -lettres lui doivent des pleurs. - -AGAISSE (Henri), âgé de 25 ans, clerc tonsuré, de Rezé, près Nantes, -déporté pour la seconde fois, toujours comme prêtre; la première, pour -s'être sauvé de la noyade; envoyé dans la Guyane pour être rentré à la -faveur des loix de 1795; mort de misère à la pointe de Cayenne, chez -Sevrin, le 22 septembre 1798. - -BECHEREL (Augustin), vicaire de Villepot, Rennes, Ille et Vilaine, âgé -de 45 ans, né à Rennes; mort chez _la Borde_ à _Roura_, en octobre 1798. - -BELOUET (J. B.), âgé de 47 ans, curé de Cramey-sur-Ourse, Langres, -département de la Côte-d'Or, né à Touerne. Il s'étoit retiré avec trois -autres infortunés dans une masure de la Guyane, dans le canton de -Makouria, pour se soustraire à la peste de Konanama: les vapeurs de -cette terre homicide, qu'il retournoit pour la fertiliser, l'ont -suffoqué le 20 septembre 1798. - -BOSCAULT (Victor), bernardin, 40 ans, Alby, Tarn, comm. de Cordes. Mort -en frimaire an 8 (déc 1799). - -BREMONT (Antoine), âgé de 52 ans, curé de Sury, Bourges, département du -Cher, né à la Valette, département du Cantal: il avoit une loupe grosse -comme les deux poings au genou. Quand il débarqua, sa loupe étoit plus -grosse que la tête; on la lui extirpa, il parut guéri; se plaça chez -Poulain, père, aux cataractes de la rivière d'Oyapok: il étoit -industrieux, spirituel et extrêmement sociable; mort de chagrin, en nov. -1798. - -CAILHIAT (Calixte), âgé de 36 ans, professeur de l'Université, d'une -profonde érudition, prêtre de Cahors, lieu de sa naissance, départem. du -Lot; mort à Approuague chez M. Tournachon, en vendémiaire an 7 (octobre -1798). - -CARDINE (J. B.); mort à Kourou, le 19 vendémiaire an 7 (10 oct. 1798), -un de nos compagnons à la case S. Jean. - -CLERC-DE-VAUDONE (Étienne-Mamert le), né à Langres, bernardin, compagnon -de malheur de Belouet; mort de misère et d'une fièvre putride dans la -même hutte, le 30 octobre 1798. - -COLUS (Jean-Nicolas), âgé de 47 ans, curé de Vomecours, dép. de la -Meurthe, Nancy, né au même lieu, homme d'un caractère inappréciable; -mort à Approuague, de chagrin et de misère, en décembre 1798. - -DELESTRE (François), âgé de 37 ans, rentré en vertu de la loi du 7 -fructidor an 5 (1796), qui rappeloit les prêtres insermentés; né à -Neuchâtel, près Rouen; principal du collège de sa ville natale; placé -chez M. Lane, dans le canton de Makouria; mort d'une fièvre putride, en -thermidor an 6 (août 1798). - -DENOINVILLE (Albert), curé de Vincy, Laon, Aisne; mort en décem. 1798, -canton de Makouria, chez M. Vidier. - -DESROLAND (J.-Jacques-Alexandre Rabaud), âgé de 36 ans, né à Marsilly, -département d'Indre et Loire, chanoine d'Airvault, de Poitiers; mort -dans la Guyane à la fin de 1798, victime, avec Clavier, du terrorisme de -Robespierre. Sur le vaisseau _le Washington_. - -DUBOIS (Jean), âgé de 60 ans, né à Richelieu, départ. d'Indre et Loire, -curé de Pierrefite, diocèse de la Rochelle; mort à l'hospice de Cayenne, -à la fin de brumaire an 7 (novembre 1798). - -DULAURENT (Jean-Jacques), né à Quimper, département du Finistère, -conseiller d'état au parlement Maupeou; mort de chagrin et de -dyssenterie à l'hospice, le 5 avril 1800 (15 germinal an 8.) - -DUVAL (Jean-Claude), âgé de 49 ans, né à Dormans, département de la -Marne, chanoine de Soissons; mort chez Regis, aux cascades de la rivière -de Cayenne, canton de Roura, le 30 vendém. an 7 (21 octobre 1798). - -ENIS (Louis-Pierre), 40 ans, prêtre de Besançon; mort à l'hôpital de -Cayenne, le 18 vendémiaire an 7 (9 octobre 1798). - -EVERARD (Jacques), âgé de 40 ans, chanoine de Chartres, sa patrie, a été -volé dans la traversée; mort à Makouria, le 26 frim. an 7 (17 déc. -1798). - -FOURNIER (Hugues), âgé de 42 ans, né à Saint-Saudoux, Puy-de-Dôme, -Chartreux, habile physicien et mécanicien, avoit l'estime de tous ceux -qui l'ont connu; mort d'une hydropisie, chez madame Lavatte, à Kaux, le -30 pluviose an 7 (18 février 1799). - -FRÈRE (Jean-François), chanoine de Ste.-Radegonde de Poitiers, Vienne; -mort de misère dans la Guyane, au commencement de septembre 1798. - -GAILLARD (Julien), âgé de 26 ans, eudiste de Coutances, né à -Couberville, d'une piété rare, brûlé du désir d'aller en mission aux -Indes-Orientales; mort chez madame Lavatte de Kaux, au commencement de -frimaire an 7 (décembre 1798). - -GARNIER (Jacques); sur le registre est écrit: _Prêtre dont on n'a pu -savoir ni les prénoms, ni le lieu de naissance, parce qu'il étoit sans -connoissance, au moment où nous, commissaires, nous sommes transportés à -bord de la corvette mouillée dans la rade de Cayenne._ Il étoit vicaire -de Bevrand, de Langres, Haute-Marne; il est mort en touchant la terre. - -GEMIN (Pierre-Joseph), 56 ans, curé de Rambergen, Malines, Dyle; mort de -chagrin à la fin de décembre 1799. - -GERIN (Jean-Nicolas), âgé de 41 ans, né à Metz, bénédictin, placé chez -Marie-Rose; mort à Cayenne, en octob. 1798. - -GIBERT-DESMOLIÈRES, représentant du peuple au conseil des anciens, né à -Paris, commissaire de la Trésorerie en 1797. L'arrivée de Burnel lui -causa la mort: sa mémoire sera toujours chère aux honnêtes gens, qui -prisent la probité d'Aristide; mort chez Lavatte, canton de Makouria, le -17 niv. an 7 (6 janvier 1799). - -JUDET (Nicolas), 32 ans, chanoine de Saint-Martial, de Limoges, -département de la Haute-Vienne; mort en février 1799. - -HUON AIMÉ, âgé de 29 ans, officier de marine, et cordonnier depuis la -révolution, placé dans le canton de Makouria; mort le 3 vendémiaire an 7 -(24 septembre 1798). - -HURACHE (Louis François), âgé de 60 ans, natif d'Amiens, département de -la Somme; mort chez Breton, à Oyapok, en vendémiaire an 7 (septembre -1798). Il étoit couvert d'ulcères avant la traversée, il avoit 60 ans, -rien n'a pu le soustraire à la déportation; on l'a hissé avec un palan -comme une bête de somme, pour le porter de _la Charente sur la Décade_. - -HURET (Jean), perruquier, âgé de 56 ans, déporté pour émigration, né à -Versailles, département de Seine et Oise; mort dans le canton de Roura, -à la fin de 1798. - -KERAUTEM (Joseph-Louis), âgé de 50 ans, officier de port, natif de -Carnot en Bretagne, résidant chez Methero, à la pointe de Cayenne, -canton de Makouria; mort d'un coup de soleil, en allant toucher 50 louis -qui lui étoient adressés de France, le 1er. fructidor an 7 (18 août -1799). - -KERICUF (Guillaume-Nicolas), né à Morlaix en Bretagne, chanoine de S. -Denis, près Paris: depuis la révolution, marchand épicier à S. Denis; -arrêté sur une dénonciation faite au ministre Sotin. Kericuf, confronté -avec son dénonciateur, fut condamné sur cette déposition: S'il n'a pas -tenu le propos de _vive le Roi, au diable le ministre Sotin_, il l'a -pensé. Mort à Approuague à la fin de 1798. - -KERCKOFF (Guillaume), vicaire de Montaigu, Malines, Dyle; mort de la -dyssenterie à l'hospice de Cayenne, en thermidor an 6 (août 1798). - -LAPANOUSE (Gabriel), vicaire de Rabasteins, né à Alby, département du -Tarn; mort dans la Guyane française, en frimaire an 8 (déc. 1799). - -LAUDIER (Nicolas), né à Neauphle, département de l'Orne, inscrit sur la -liste des émigrés; instruit et misantrope. «J'ai servi les républicains -que j'aime, disoit-il, ils m'ont assassiné......» - -Décédé à l'hospice de Cayenne, en thermidor an 6 (juillet 1798). - -LEROI (André), 47 ans, prêtre de Clinchamp, département du Calvados; il -s'étoit mis à la tête d'une habitation dans le canton de Roura. Mort de -trop de travail le 12 décembre 1800, cinq jours avant l'arrivée de la -frégate qui devoit nous rendre dans nos foyers. - -LEROUX (François), domestique de M. l'évêque du Mans, né au Mans; mort -de chagrin dans le canton de Kourou, sur l'habitation de M. Terrasson, -le 26 fructidor an 6 (12 septembre 1798). - -LOYAL (Charles), âgé de 67 ans, né à Bitche, département des Forêts, -apothicaire, prévenu d'émigration pour avoir été chercher, avec un -passe-port en règle, une succession que son épouse avoit en pays ennemi; -il fut rayé de la liste des émigrés par son département; il avoit 67 -ans, il étoit infirme. Mort, du 16 au 24 fruct. an 6 (10 septembre -1798), de la gangrène aux jambes; il demeuroit chez Mlle Lacour, canton -de Makouria. - -MENTEL (Claude), 58 ans, prêtre de Chambéry, Mont-Blanc; mort le 12 -floréal an 7. - -NOIRON (Hilaire-Augustin), âgé de 49 ans, curé de Mortier et de Crécy, -diocèse de Laon, instruit, guindé dans sa personne et difficile à vivre; -mort à Approuague, en brumaire an 8 (nov. 1799), à la suite d'une partie -de chasse où il avoit été pour son plaisir. - -NUSSE (Jean-François), âgé de 47 ans, curé de Chavignon, Soissons, -départ. de l'Aisne, ci-devant grand-vicaire de M. l'évêque Grégoire; -mort à Approuague, chez Dole, en fruct. an 6, au commencem. de sept. -1798. Nusse étoit né à Fave, diocèse de Soissons; les sciences, les -hommes sensibles et les pauvres, ont fait une perte dans ce digne -ministre, chéri de tous ses confrères. - -OUDAILLE (François-Augustin), âgé de 39 ans, curé de Lusarches, près -Paris, surnommé _le grand prêtre_, parce qu'il avoit six pieds un pouce, -bon et beau. - -En 1793, il fut condamné à la déportation pour avoir fait la procession -de Notre-Dame d'août ou du voeu de Louis XIII; il resta dans les cachots -de Bicêtre jusqu'au commencement de 1795. Mort en brum. an 7 (novembre -1798), de chagrin de survivre à Cardine. - -PILLON (René-Pierre), âgé de 48 ans, né à Laval, départ. de la Mayenne, -curé de S. Marc-sous-Balon; mort chez Martinot, à Roura, à la fin de -1798, de peste et de chagrin. - -PRADAL (Joseph), âgé de 32 ans, d'Alby, département du Tarn, prêtre, -déporté la première fois en 1794 à l'île d'Aix; mort chez M. Logois, -canton de Kourou, le 15 vendémiaire an 7 (6 octobre 1798); il -travailloit jour et nuit à l'histoire de la Déportation; il a laissé des -notes qui m'ont été fort utiles. - -ROSSIGNOL (Louis-Bernard), n'a jamais su ni comment ni pourquoi il étoit -déporté; né à Couci-le-Château, diacre d'office à S. Paul de Paris. Mort -de misère chez Dolé, à Approuague, en fructidor an 6 (août 1798). - -ROUSSEL (François-Geneviève), âgé de 57 ans, génovéfin, né à Soissons, -curé de Saint-Front de Neuilly: l'agent Jeannet eut des égards pour lui; -il fut d'abord bien accueilli à Oyapok chez Domingé, qui le maltraita -ensuite sans raison, et lui causa la mort, en le laissant à la merci des -autres colons, qu'il fut obligé d'implorer. Roussel étoit érudit, -religieux et tolérant. Mort à la fin de 1799, presque sans asile, -regretté de tous ses confrères. - -ROUX (Jean), 46 ans, né à Fontbonne, département du Cantal, chanoine de -Lezé, diocèse de Bourges, sans prétention et non sans génie, tolérant et -bon; mort chez Mlle Lacour, canton de Makouria, d'une fièvre putride, le -18 septembre 1798. - -SAINT-PRIVÉ (J. François), curé de Champ, département des Vosges, natif -de Chaune. Il s'est trouvé déporté avec celui qui lui avoit pris sa cure -lors du premier serment; il l'a traité comme l'Évangile le commande. -Mort chez Malvin, de Cayenne, à la fin de 1798. - -SENEZ (Louis), 47 ans, curé de l'Échelle-Lefranc, Soissons, Aisne; mort -en décembre 1799. - -SONGEON (Dominique), 29 ans, prêtre d'Anneci, Mont-Blanc; mort en -décembre 1799. - -SANTERRE (Julien-Mamert), 47 ans, curé de Grand-Champ, natif de Feret, -du département du Morbihan; mort à Oyak, à la fin de 1799. - -THOMAS (François-Thomas), 48 ans, né à Cuisan, département de Saône et -Loire, chanoine de Saint-Maximien, de Besançon, à peu de lieues de -Ferney; a été un des amis de Voltaire dans ses dernières années. Mort le -20 prairial an 7 (8 juin 1799), de la suite d'une indigestion, de -chagrin et un peu de folie. - -VATELIER (J. B.) 48 ans, né à Chantilly, département de l'Oise, musicien -de M. le duc d'Uzès; mort à Roura, à la fin de 1798. - -VILLETTE (J. Louis), boutonnier, 46 ans, natif de Lyon, l'un des mauvais -sujets de _la Décade_; mort à Cayenne, d'excès de boisson, en fructidor -an 6 (septembre 1798). - - -_Liste des évadés et des rappelés._ - -ANDRÉ (Jean-Nicolas), 83 ans; chanoine régulier de Nanci: Hugues l'avoit -relégué aux islets du Malingre, il fut le premier embarqué sur _la -Dédaigneuse_. - -AUBERT (Pierre), 47 ans, curé de Fromentière, Châlons-sur-Marne; parti -par _la Dédaigneuse_. - -AUDIN (Hilaire), 33 ans vicaire de Saint-Prix d'Auxerre, Yonne; celui-ci -étoit très-malade en sortant de Rochefort, il avoit perdu connoissance; -on le reporta sur _la Bombarde_, pour le remettre à Rochefort. Le -commissaire le fit recharger de suite sur _la Bayonnaise_; en mouillant -dans la rade de Cayenne, il tomba à l'eau, d'où on le hissa avec un -palan; il est revenu sain et sauf en France sur _la Dédaigneuse_. - -AYMÉ (Jean-Jacques), 46 ans, représentant du peuple, né à Montélimart, -département de la Drôme; évadé le 5 brumaire an 8, naufragé en Écosse -avec M. Perlet, et sauvés tous deux miraculeusement. - -BEAUVAIS (Daniel de), 47 ans, officier du génie, du Mans, condisciple du -directeur Carnot, savant et simple; parti sur un suédois, capitaine -Gardner, le 3 mars 1801, à ses frais, pour cent cinquante piastres, sans -vivres. - -BEGUÉ (Jean), 33 ans, prêtre de Lombés, du Gers, évadé le 12 mai 1799. - -BERNARD (Casimir), 26 ans, de Chartres, officier, parti par _la -Dédaigneuse_. - -BODIN (Mathurin), curé de Voide, la Rochelle; relégué en Espagne, savant -sans ostentation, et pieux sans cagotisme; parti à ses frais par les -États-Unis, pour seize cents francs; 7 prairial an 9 (26 mai 1801). - -BOSCAUT (Jean Raimond), 51 ans, chanoine d'Alby, Tarn; parti à ses -frais, pour mille francs, sur la goëlette de M. Duperrou, le 12 fév. -1801. - -BRODIN (Pierre-Julien), 34 ans, vicaire de Piré, de Rennes; parti sur -_la Dédaigneuse_. - -BROCHIER (Hugues-Joseph), 20 ans, domestique, de Grenoble; l'un des -mauvais sujets de _la Décade_; évadé en fructidor an 8 (août 1800). - -BRUMANT BEAUREGARD (Jean-B.), 51 ans, vicaire-général de Luçon, Vendée, -né à Poitiers; parti à ses frais pour mille fr., sur _le Victorieux_, à -la fin d'août 1798. - -BUFFEVANT (Jean-Aimé), 37 ans, vicaire de Sainte-Marguerite de Paris, -est neveu de M. d'Argental, à qui Voltaire a tant écrit. Cet exilé, en -me donnant des détails sur l'intimité de son oncle avec le philosophe de -Ferney, dont M. d'Argental, dit-il, baisoit les lettres, comme un amant -dans le délire, les rubans ou les cheveux de sa maîtresse, n'a pas -oublié le soufflet qu'il reçut de cet oncle moribond, pour lui avoir -parlé de prêtre et de confession. Parti à ses frais pour la somme de -cent cinquante piastres, sans vivres, sur un suédois, le 3 mars 1801. - -CLAIRE (Michel), 25 ans, domestique, de Chambéry, Mont-Blanc; parti sur -_la Dédaigneuse_. - -COLLIN (Claude), 38 ans, vic. de Vovincourt, Toul, Meuse; parti sur _la -Dédaigneuse_. - -COLLOQUIN (Pierre), 37 ans, vicaire de Vienne, né à Vienne-le-Château; -parti à ses frais au commencement de vendémiaire an 10 (septembre 1801). - -COURTAUD (Pierre-Alexis), vicaire de Lugsans, Besançon, Jura; évadé le -12 mai 1799. - -COP (Michel), 50 ans, curé de Sundrecht, Gand, Escaut; évadé le 12 mai -1799. - -CORMIER (J. B.), 40 ans, bénédictin de Vendôme, né à Yèvre, département -d'Eure et Loir; parti sur _la Dédaigneuse_. - -CUSTER (Nicolas), prêtre récollet de Namur, âgé de 30 ans; évadé à -Surinam avec Brochier. - -DAVI (Jean-Alexandre), 32 ans, vicaire de Ville-l'Évêque-d'Angers, né à -Châlons-sur-Loire; parti sur _la Dédaigneuse_, le 1er. janvier 1801. - -DEBAY (Jean), 41 ans, régent de l'école des pauvres, Bruges, la Lys; -évadé le 12 mai 1799. - -DELUEN (J. François), 60 ans, prêtre, de Nantes; parti à ses frais, par -les États-Unis, pour la somme de seize cents francs, le 7 prairial an 9 -(26 mai 1801). - -DENEVRE (Jacques), 54 ans, prêtre, commune d'Ectous, Bruges, Escaut; -évadé en mai 1799. - -DENOOD (Jacques), 34 ans, oratorien, Malines, Dyle; évadé le 12 mai -1799. - -DEYMIÉ (J. François), 42 ans, vicaire de Trac, né à Cordes, près Alby, -département du Tarn; parti par _la Dédaigneuse_. - -DEZANNEAUX (Joseph), 46 ans, vicaire de Nuel; parti à ses frais par les -États-Unis, pour la somme de seize cents francs, le 26 mai 1801 (7 -prairial an 9). - -DORU (Pierre-Guillaume), 70 ans, né à Châteaudun, principal du collège -et ensuite chanoine de la Sainte-Chapelle; déporté pour avoir consulté -un grand-vicaire de Chartres, sur sa conduite à tenir pour recevoir dans -le giron de l'église un prêtre qui avoit abjuré Dieu par crainte; parti -à ses frais, par les États-Unis, pour la somme de seize cents francs, le -7 prairial an 9 (26 mai 1801). - -DROUET (Pierre-François), 38 ans, natif de Beaulieu, sur la Roche, en la -Vendée, vicaire de Luçon; parti sur _la Dédaigneuse_. - -DUCHEVREUX LECREVICHE (Jean-Adrien), 40 ans, minime, desservant de -Changi, de Châlons-sur-Marne; parti avec le précédent. - -DUMONT (J.-B.), 45 ans, curé de Bergerac, Dordogne; parti sur _la -Dédaigneuse_. - -DUMONT (Philippe), 46 ans, curé de Mannelheusveert, Bruges, la Lys; -évadé le 12 mai 1799. - -FEUTRAY (Jean-Marie), trinitaire de Fontainebleau, né à Vannes, -département du Morbihan, d'un excellent caractère; parti à ses frais, -pour mille francs, sur _la Jeune-Annette_, le 28 frimaire an 11 (18 -décembre 1800). - -FLOTTEAU (Hubert), 34 ans, prêtre de la commune d'Hectou; évadé le 12 -mai 1799. - -GAYET (Jean-Pierre-Guillaume), 33 ans, prêtre de Lyon, sa ville natale; -parti à ses frais, pour la somme de mille francs, sur _le Rocou_, à la -fin d'août 1800. - -GERMON (Jean-Mathias), 40 ans, vicaire de Talmont, Luçon, Vendée; parti -avec le précédent, et pour le même prix. - -GODET (Charles-Louis), 32 ans, vicaire de Coin, Laon; parti pour mille -francs sur _le Rocou_, en fructidor an 8 (août 1800). - -GUERI DE LA VERGNE (Gabriel-Marie-François), 52 ans, Luçon, Vendée, -ancien gendarme de la gendarmerie du roi; parti à ses frais pour cent -cinquante piastres, sur un suédois, capitaine Gardner, le 3 mars 1801. - -HUISENS (Marc-Ant.), 37 ans, prêtre de S. Jean-de-Maurienne, Mont-Blanc; -parti à ses frais au commencement de vendém. an 10 (sept. 1801). - -JULIEN (Louis), 38 ans, laïque; hors de la colonie depuis 1800. - -KEUKEMAN (Jean), 46 ans, chapelain de Saint-Evalburg, Anvers, -Deux-Nèthes; évadé le 12 mai 1799. - -LAINÉ (Jean), 52 ans, curé de Saint-Julien de Vouvantes, de Nantes; -parti à ses frais, par les États-Unis, pour la somme de seize cents -francs, le 7 prairial an 9 (26 mai 1801). - -LEDIFFON (Charles), 38 ans, vicaire de Chrac, lieu de sa naissance, près -Vannes, Morbihan; parti sur _la Dédaigneuse_. - -LE JOLY (Jean), 54 ans, curé de Saint-Brieux, Côtes-du-Nord; parti sur -_la Dédaigneuse_. - -MARGARITA (Gaston-Marie-Cécile), curé de Saint-Laurent, de Paris, âgé de -39 ans; déporté pour avoir agi contre les théophilantropes; né à Avenay, -département de la Marne. Parti à ses frais pour la somme de mille -francs, sur _la Jeune-Annette_, le 28 frimaire an 9 (18 déc. 1801). - -Margarita, doué de talens supérieurs, d'une imagination ardente, d'une -mémoire vaste et bien meublée, avantagé d'une belle taille et d'une -figure angélique où se peignoient la bonté de son coeur, et sa trop -grande franchise, avoit été, avant la révolution, vicaire, maître des -enfans de choeur de S. Nicolas-des-Champs de Paris; ensuite curé de S. -Laurent de la même ville, et quelque temps après son retour, curé de la -Villette. - -La calomnie l'a poursuivi dans les Deux Mondes: personne ne méritoit -plus que lui de faire des envieux, et personne mieux que lui ne pouvoit -les confondre, s'il eût eu un caractère plus prononcé. - -Après six mois de langueur, suite d'une révolution terrible qu'il avoit -eue dans sa succursale, il est mort au milieu de septembre 1804, âgé de -42 ans, aimé et pleuré dans toutes les paroisses où il avoit été en -fonctions. - -MASSIOT (Jean-François), 41 ans, vicaire de Saint-Hélier, Rennes, Ille -et Vilaine; parti par _la Dédaigneuse_. Celui-ci, avec MM. Moulisse et -Brumeau de Beauregard, étoit chargé de fonds pour tous les déportés; la -calomnie ou la médisance les ont accusés d'une répartition partiale, non -point à leur profit, mais pour se faire des créatures, contre -l'intention des donateurs. - -MICHONNET (Jean-François), 33 ans, officier d'infanterie, doué d'un bon -coeur et d'un esprit conciliant, étoit à la tête d'une habitation -appelée Saint-Philippe, où il a servi les déportés de son crédit et de -sa bourse. Parti à ses frais par Saint-Barthélémi, en pluviose an 9 -(février 1801). - -Aujourd'hui (1805), secrétaire de la sous-préfecture de Gien (Loiret). - -MISSONNIER (Claude), 36 ans, vicaire de Mayra, de Clermont, domicilié au -départem. de la Haute-Loire; parti à ses frais, sur _la Jeune-Annette_, -pour la somme de mille francs, le 28 frim. an 9 (18 décembre 1800). -Celui-ci, étant à Sinnamari, a été volé par Paviot et Julien, deux des -cinq voleurs déportés sur _la Bayonnaise_, avec tant d'honnêtes gens, -dans l'intention de les flétrir. - -MOONS (Jean-Bapt.), 43 ans, vicaire de Boorn, Anvers, Deux-Nèthes; évadé -le 12 mai 1798. - -MOULISSE (Pierre), 54 ans, curé de Vindran, Alby, Tarn; parti à ses -frais pour la somme de mille francs, le 12 févr. 1801, sur la goëlette -du cit. Duperon. - -MOREAU DUFOURNEAU (L. M.), 40 ans, vicaire du Mont Saint-Sulpice, parti -à ses frais pour la somme de mille francs, sur _le Victorieux_, à la fin -d'août 1798; celui-ci a écrit l'histoire de la déportation, que je -regrette de ne pas avoir. - -NAUDAUD (Pierre), 50 ans, curé de Tessonière, de la Rochelle, parti à -ses frais, pour la somme de seize cents francs, par les États-Unis, le 7 -prairial (26 mai 1801). - -NERINKS (Jean), âgé de 22 ans, novice-capucin, de Malines, Dyle; né à -Ninove, département de l'Escaut; arrêté et pris comme curé, pour son -frère qui étoit prêtre, quoiqu'il ne fût lui-même que tonsuré; évadé le -12 mai 1799. - -PAIGNÉ (Guillaume-Jean), 48 ans, curé de Saunières, Rennes, Ille et -Vilaine; mauvaise tête et bon coeur, a été très-malheureux dans la -Guyane, par sa trop grande franchise envers quelques habitans à qui il -reprochoit leurs cyniques amours. Les créoles libertins, qui n'aiment la -morale qu'en peinture, lui ont fait pleurer ses justes applications; -parti à ses frais pour la somme de mille liv., en fructidor an 8 (août -1800). - -PARÈS (Pierre), 39 ans, curé de Tentavel, Narbonne, l'Aude; évadé le 12 -mai 1799. - -PARISOT (André), 50 ans, chantre et chanoine d'Auxerre; déporté pour -avoir poursuivi, en 97, les jacobins à coups de bâton. Celui-ci a marié -clandestinement l'agent Burnel, qui l'a persécuté pour avoir ébruité ce -mystère. Il étoit très-instruit, et d'un caractère sociable. Évadé le 5 -brumaire an 8, naufragé et mort en Écosse, le 9 janvier 1800. - -PAVY (Jean-Hilaire), 32 ans, vicaire de Faye, Angers; parti à ses frais -pour la somme de mille fr., sur _le Rocou_; excellent musicien, ayant -beaucoup de génie naturel, et encore plus de prétentions. Il étoit un de -nos compagnons à la case S. Jean; il avoit été déporté pour avoir fait -ou prêché un sermon qui déplaisoit au commissaire du directoire; il a -été vivement regretté de quelques amis au milieu desquels il se retrouve -aujourd'hui 1805. Parti à la fin de fructidor an 8 (septembre 1800). - -PERLET (Charles-Frédéric), 41 ans, journaliste de Paris, évadé le 5 -brumaire an 8. Son exil l'a ruiné; il a fait naufrage avec Parisot. À -son retour, il a été accueilli par M. Maradan; aujourd'hui, il est -libraire à Paris, rue de Tournon. Ses malheurs et sa franchise doivent -lui concilier l'estime et la confiance des honnêtes gens. - -PILOT (Adrien-Henri), 33 ans, vicaire de Niort; rappelé spécialement, et -parti à son compte sur la _Jeune-Annette_, le 28 frimaire (18 décembre -1800). - -PITOU (Louis-Ange), dit _le Chanteur_, âgé de 37 ans, laïque, né le 10 -avril 1767, à Valenville, paroisse de Moléans et Molitard, ci-devant -marquisat de Prunelay, comté de Dunois, à deux lieues de Châteaudun, -aujourd'hui sous-préfecture du département d'Eure-et-Loir; déporté à -Cayenne le 21 janvier 98, pour avoir composé et vendu des chansons -royalistes. Parti à ses frais, par les États-Unis, pour la somme de -seize cents francs, le 7 prairial an 9 (26 mai 1801). - -PLANCHAN (Antoine), 35 ans, né à Alby, desservant de Saint-Salvi, -département du Tarn; parti par _la Dédaigneuse_. - -REYPHINS (Joseph), 39 ans, vic. de Vesfleteren, Ypres, la Lys; évadé le -10 oct. 1798; vicaire de l'église catholique romaine des Irlandais de -New-Yorck, dans les États-Unis. - -ROMELOT (Jean-Louis), 47 ans, sous-chantre de la cathédrale de Bourges. -Celui-ci, d'une naïveté sans pareille, nous demandoit, pendant la -traversée, si nous trouverions de grandes routes et des phaétons dans -la Guyane. Cette question ne doit pas plus surprendre que celle de -certain déporté de bien meilleure foi, surnommé par nous Pont-Euxin, -pour avoir cru aller en Amérique par la Morée, et celle de cet autre qui -demandoit où étoient les relais de vaisseaux, servant d'auberge. - -Parti à ses frais, pour la somme de 1000 francs, sur _le Rocou_, en -fructidor an 8 (août 1800). - -RUBLINE (Jean-Baptiste-Joseph), 41 ans, curé de Chingi près Orléans, -département du Loiret; parti à ses frais, pour la somme de mille francs, -à la fin d'octobre 1799. Il est rentré dans sa même cure, chéri et aimé -de ses paroissiens, pour ses vertus et ses talens. Il prêche d'exemple. -Dans la Guyane, il a édifié le canton de Kourou par la sainteté de ses -moeurs, et l'a égayé par sa franchise et sa cordialité. - -SAINT-AUBERT (Louis), 52 ans, maréchal-expert, né à Rumaucourt, -département du Pas-de-Calais; il étoit notre jardinier et notre -compagnon d'infortune à la case S. Jean; il a été criblé d'ulcères; son -existence est un prodige. Déporté pour émigration, étant cocher d'un -grand prince. Parti par _la Dédaigneuse_; aujourd'hui résidant à Paris. - -SAINTUBERY (Jacques), 42 ans, vicaire de Rulains, Tarbes, -Hautes-Pyrénées; parti sur _la Dédaigneuse_. - -SERGENT (Pierre), 30 ans, sans état, de Lyon; l'un des cinq mauvais -sujets de _la Décade_; prisonnier à la Barbade; aujourd'hui en France. - -TAUPIN (Pierre), 46 ans, distillateur, Tréguier, Côtes-du-Nord; évadé le -12 mai 1799. - -WAGNER (Jean-Michel), 30 ans, prêtre de Trèves, Forêts; évadé avec -Brochier. - -VAUTRAUD (Claude-Étienne), 68 ans, prieur des bénédictins de Besançon, -natif d'Epneau; parti sur _la Dédaigneuse_. - - - _Liste des déportés établis à Cayenne; de ceux qui sont - revenus en France par la Martinique, accueillis par la - famille de Sa Majesté l'Impératrice; et enfin, de ceux pris - par les Anglais, et revenus par le Canada_ (tous à la suite - du traité d'Amiens). - -ABEILARD (Pierre-Joseph), 40 ans, né à Lauron, dans la Vendée, vicaire -de Noire-Terre, diocèse de la Rochelle. Rentré par la Martinique. - -BASSIÈRE (Louis-Raphaël), 32 ans, cocher, de Caen; établi cultivateur à -Cayenne. - -BONNERYE (Pierre-Vincent), 50 ans, curé de Béziers, l'Hérault; né à -Rougeant, même département. Parti par la Martinique. - -BONNIER (Claude), 31 ans, fondeur, Chambéry, Mont-Blanc; mal famé, un -des Barbets envoyés sur _la Bayonnaise_; évadé après le traité d'Amiens. - -BOUCHER (Jean), 50 ans, curé de Saint-Albe, Metz, Moselle. Parti par la -Martinique, où il est resté long-temps. - -BRIDEAUT (J.-B.), homme instruit, laborieux, bon habitant, bon ami, bon -cultivateur; resté à Cayenne chez M. Dubois. Cocher, né à Paris, dép. de -la Seine; déporté pour émigration. - -BRUS (Jacques), 50 ans, curé de Pichaudière, né à Bruyères, département -du Tarn. Parti par la Martinique. - -CAPON (Michel), 28 ans, menuisier, Paris, Seine; resté à Cayenne. -Celui-ci nous a prouvé par l'exercice de son métier, combien Rousseau -raisonnoit juste, en invitant les parens à donner un état manuel à leurs -enfans. Tandis qu'on lui faisoit la cour, et qu'on le payoit -généreusement pour qu'il fît ou des canots ou des meubles, nos casuistes -et nos lettrés mouroient de faim, ou demandoient humblement asile aux -hommes de la nature, qui n'ont besoin que de pêcher et de chasser pour -vivre sans bibliothèque et sans prêtre. - -CARVAL (Jean), 45 ans, vicaire de Planchant, de Quimper, Finistère. -Revenu par la Martinique. - -CHABASOL (Denis-Hugues), 51 ans, curé de la Duz, Sens, Yonne. Accueilli -à la Martinique; revenu en France en 1802; il est parti de Cayenne avec -soixante autres, sur une mauvaise goëlette, où ils ont été exposés à de -très-grands dangers. Aimé et chéri pour son érudition, son esprit -conciliant et ses moeurs. Aujourd'hui, 1805, curé en titre de Seignelei, -près Auxerre. - -CHACHAI (Laurent), 36 ans, chanoine régulier, Saint-Diez, Vosges; né à -Beaude-Supt. Parti par la Martinique. - -CHAVET (Joseph), 31 ans, prêtre d'Orgelet, Besançon, Doubs. Parti par la -Martinique. - -CLAVIER (Xavier), 54 ans, frère Trapiste de Sept-Fons. En 1792, il fut -déporté comme prêtre réfractaire, mis en rade devant l'Isle-d'Aix, avec -les 800 victimes si cruellement torturées par Lalier; déporté encore -cette fois comme prêtre, sans jamais se plaindre, sans cesser d'offrir -ses peines à Dieu, en bénissant ses persécuteurs, vivant du travail de -ses mains, prêchant d'exemple par sa piété, et partageant son strict -nécessaire avec les indigens. Accueilli à la Martinique. - -CLAUDON (Jean-Claude), dit père Ananie, gardien des Capucins de Toul, -Vosges, âgé de 67 ans; celui-ci ne s'est pas levé de son lit depuis deux -ans. La vieillesse et les grandes infirmités qui semblent chaque jour -ouvrir son tombeau, ne lui ont rien ôté de sa gaieté. Ce vénérable -vieillard, voûté et impotent, a été spécialement accueilli à la -Martinique, par la famille de Sa Majesté l'Impératrice. Il bénit Dieu, -l'empereur, sa famille, et ne désespère pas de revoir la France. - -COLENO (Jean-Louis), 48 ans, né à Vannes, Morbihan; revenu en France par -la Martinique. - -COLNÉ (Dieu-Donné), 45 ans, vicaire de Saint-Diez, Vosges; né à -Saint-Diez. À la Martinique. - -COMPOINT (Jean-Philippe-François), 34 ans, prêtre de Vendôme, Blois. -Parti par la Martinique. - -CORNEVILLE (Jacques), curé du Poilay, Chartres, Eure et Loir. Parti par -la Martinique. - -DARGENT (Christophe), 43 ans, ouvrier, Paris, Seine. Parti par la -Martinique. - -DAVIOT (Denis), 34 ans, bénédictin, Besançon, Haute-Saône. Parti par la -Martinique. - -DE LA CROIX (Julien), 39 ans, principal du collège de Dol, Ille et -Vilaine, instruit, tolérant et doux, vivant à Cayenne du travail de ses -mains. Mort dans cette île en 1802. - -DUJARIER (Jean-Julien), 45 ans, curé de Javron, Mans, Mayenne, né à -Amme. Le malheur lui avoit un peu aliéné l'esprit. Pendant la traversée, -lorsque nous passâmes le détroit des îles du cap Vert, il alla dire au -capitaine, avec ce flegme déchirant d'un malheureux qui va au supplice: -Monsieur, cette île de Saint-Vincent est déserte, il y a un volcan; -veuillez bien m'y débarquer, et que j'y meure en paix. Le capitaine le -renvoya, en se retournant pour pleurer. Parti par la Martinique. - -DUPUIS (Jacques), 48 ans, oratorien de Beauvais, né à Soissons, -départem. de l'Aisne. Parti par la Martinique. - -DUVAL (Guillaume), 40 ans, surnommé le Bon et le Brutal, par M. -Gilbert-Desmolières avec qui il avoit eu une violente rixe. Dans la -Guyane française, il gardoit les vaches au canton d'Yracoubo. Vicaire de -Sainte-Pazane de Nantes, natif de Saint-Dolet, de la Seine-Inférieure. -Parti par la Martinique. - -GARNIER (Jacques-François), 35 ans, vicaire de Gant-au-Perche, diocèse -de Chartres; né à Chaulnes, départem. de l'Orne; secrétaire de M. de -Marbois à Synnamari; d'une piété exemplaire. - -Il étoit de mon cours de rhétorique; nous l'appelions l'écolier -vertueux. Revenu en France par la Martinique. - -GENTEL (Jean-Pierre), 47 ans, curé de Meyriés, Vienne, Isère. Parti par -la Martinique. - -GIVRY DES TOURNELLE, (Jean-Charles-Juvenal-Henri, de), 35 ans, -chevalier, Laon, Aisne; a épousé par reconnoissance la fille de M. Colin -qui lui a sauvé la vie. Repassé en France en 1803. - -GRAFF (Bernard), 34 ans, prêtre, Metz, Moselle. Parti par la Martinique. - -GRANDE-MANGE (Hyacinthe), 42 ans, chapelain de Gigué, Vosges. Parti par -la Martinique. - -GURLIAT (Pierre-Louis), 51 ans, vicaire d'Aillou, Annecy, Mont-Blanc. À -la Martinique. - -HAYES (Julien de la), 51 ans, curé de Pont-l'Évêque, Lisieux, Calvados; -né à Vire, même département. Parti par la Martinique. Celui-ci avoit été -nommé à sa cure, par Louis XVI, dans son voyage de Cherbourg. La -paroisse dont il n'étoit alors que vicaire, venoit d'être ravagée par la -grêle; il dit au monarque, avec ce zèle évangélique digne d'un bon -ministre et d'un prince qui aime la vérité: Sire, les rois et les -prêtres ne doivent exister que pour le bonheur des peuples; nos -paroissiens sont ruinés par la grêle, ils n'ont point de pain; ils -soupiroient après votre arrivée; ils pourront dire: Nous l'avons vu, et -par lui, nous vivons.--Oui monsieur, répondit le roi, ils seront -secourus, et ils le seront par vous; tous ces infortunés sont mes -enfans; que par vous ils aiment leur religion et leur prince. - -JARDIN (François), 51 ans, desservant de Bolange; né à Bourges. - -Celui-ci a été mis au cachot par Burnel, qui l'a relaxé sans raison -comme il l'avoit fait arrêter. - -JUMILLAC (René-Félix-Chapelle de), 49 ans, né à Fontaine dans la -Vendée, chanoine de Toul, départem. de la Meurthe; il débarqua le 5 -prairial du brick _l'Assistance_, qui échoua au sortir de la rade. -Revenu en France, en 1802 avec M. Tournachon, ils ont été pris par les -Anglais, conduits à Hallifax, aux isles Miquelon, et de là à Québec, -dans l'Amérique septentrionale. - -LAFOND (Antoine), 43 ans, curé d'Epannes, Saintes, Charente-Inférieure. -À la Martinique. - -LA MALATHIE (Bernard Marc-Gabriel), 40 ans, vicaire de Salleiches, -Comminges, Haute-Garonne. À la Martinique. - -LAY (Antoine), 35 ans, vicaire de Luzarches Comminges, né à Lordet, -département des Hautes-Pyrénées. À la Martinique. - -LECLERC (Nicolas), 29 ans, cordonnier, Chambéry, Mont-Blanc, l'un des -cinq voleurs de _la Décade_. À Cayenne. - -LEGUEULT (Thomas), 49 ans, né à Vire, département du Calvados, vicaire -de Dourdan, près Chartres. À la Martinique. - -LHUILLIER, 42 ans, augustin de Paris, lieu de sa naissance; neveu de M. -Parent, curé de Saint-Nicolas-des-Champs de Paris; détenu à Bicêtre, en -1794, avec l'auteur, et tous les curés de Paris. Mort en 1802. Lhuillier -est repassé en France par la Martinique en 1802. - -MARDUEL (Humbert), 36 ans, Augustin, Rennes, Ille et Vilaine. À la -Martinique. - -MATERION (Toussaint-Pierre), 51 ans, curé d'Ignogles, Bourges, dép. du -Cher. À la Martinique. - -MAURI (Gabriel), 45 ans, curé de Montomier, Bourges, Cher; celui-ci a -été l'avocat des déportés indigens; il a fait sortir des mains rapaces -les fonds qui nous étoient envoyés de Surinam, et dont une grande partie -avoit été antérieurement mal distribuée, pour ne rien dire de plus. -Chéri à la Martinique, et revenu en France au frais de la famille de S. -M. l'Impératrice. - -MAZURIER (Jean-Bapt.), 42 ans, marin de Saint-Pol-de-Léon, Finistère, né -à Landernau, près Brest. Il a éprouvé de grands chagrins de famille, en -revenant en France. - -MIQUELOT (Marguerite), 33 ans, servante, de Nancy, Meurthe. Mariée à -Cayenne. Celle-ci est la seule femme qui ait été déportée avec les -prêtres. C'étoit une voleuse. Pendant la traversée, elle faisoit société -avec quelques bandits chargés sur _la Bayonnaise_. Une montre fut volée; -visite faite, la montre se trouva sur la Miquelot, dans certain endroit -qu'on devine plutôt qu'on ne le soupçonne. Elle a fait mentir le -proverbe qui dit qu'une coquine ne devient pas honnête femme. - -MONNEREAU (Jean-Pierre), 33 ans, sous-diacre, Rieux, Arriège; déporté -comme prêtre réfractaire. À la Martinique. - -MONTANGERAN (Pierre), 33 ans, prêtre, Mâcon, Saône et Loire. Décrié pour -ses moeurs. Parti par la Martinique. - -NECTOUX (Claude), 40 ans, curé de Sainte-Radegonde, Autun, Saône et -Loire. À la Martinique. - -NOGUE (René), 46 ans, curé près Saint-Malo, né à Saint-Mange, Ille et -Vilaine. À la Martinique. - -NOURRY (Jean), cordonnier, né à Rennes en Bretagne, placé chez Delpont, -à Cayenne. - -PAVEC (Yves), 47 ans, vic. de Plogonac, Quimper, Finistère. Parti par la -Martinique. - -PAVIOT (Martin), musicien, Bourges, Cher; l'un des voleurs de _la -Bayonnaise_. Resté à Cayenne. - -PELLETIER (Félix), 42 ans, né à Romorantin, départ. de Loir et Cher, -curé de Prugniers, Loiret; celui-ci possède un remède infaillible pour -la rage. Parti par la Martinique. - -PIERRON (Jean-Pierre), 52 ans, curé de Villers-le-Sec, Châlons, Marne, -né à Bievelle, département de la Haute-Marne, déporté en vertu de la loi -du 30 vendémiaire an I. En 1789, M. Pierron étoit lié avec M. Drouet, -qui a arrêté le roi à Varennes, le 23 juin 1791. Parti par la -Martinique. - -PILON (Nicolas), chanoine de Saint-Victor, de Paris, 43 ans. Parti par -la Martinique. - -PLOMBAT, (Antoine-Pierre), 50 ans, curé de Salvignac, Rhodez, Aveyron. -Parti par la Martinique. - -POIGNARD (Jacques-Denis), 41 ans, curé de Lumeau en Beauce, Orléans, -Loiret. Parti par la Martinique. - -PORTE (Guillaume), 52 ans, curé d'Esmolette, Chambéry, Mont-Blanc. Parti -par la Martinique. - -POITHIER (Nicolas), 22 ans, laïque, Metz, Moselle; l'un des mauvais -sujets de _la Bayonnaise_. Je ne sais rien de positif sur son sort. - -PRIGEANT (Jean-Guillaume), 41 ans, vicaire de Glomel, Finistère, né à -Rongé-Neuvil, Côtes du Nord. Parti par la Martinique. - -PRODON (Charles), 52 ans, né à Vire, dans le Calvados, prêtre, chanoine -de la Sainte-Chapelle de Dijon, commissaire du pouvoir exécutif à Lyon. -Établi à Cayenne. - -Celui-ci a été jugé le même jour que moi; il fut absous, remis en -prison, et déporté pour avoir écrit une lettre virulente contre -l'ex-directeur Barras. - -RAGUENEAU, 49 ans, capucin de Blois, Loir et Cher. À la Martinique. - -RENARD (Joseph), 34 ans, perruquier, de Saint-Malo, Ille et Vilaine. -Celui-ci, en repassant en France, en 1801, a été pris par les Anglais, -conduit aux îles Miquelon, de là à Québec dans l'Amérique -septentrionale. Les Français demeurés dans cette partie du Canada, l'ont -accueilli avec une joie inexprimable. Quoique ces colons soient soumis à -l'Angleterre depuis plus d'un demi-siècle, leurs vainqueurs n'ont jamais -pu se les concilier; ils dédaignent même d'apprendre leur langue. Renard -a été si fêté chez ces bons Français, que le gouverneur britannique l'a -fait repartir au bout de trois semaines, de peur que le souvenir du nom -français, réveillé par sa présence, ne fît fermenter les esprits contre -la Grande-Bretagne. Il m'a confirmé un fait que je savois déjà par des -Américains dignes de foi: aux sources du Missouri et près du saut de -Niagara, se trouvent plusieurs villes où le gouvernement anglais est si -exécré, qu'il est obligé de traduire en français ses réglemens -constitutionnels. Les vieux Francs qui habitent ces villes se sont -révoltés plusieurs fois. Le nom de Moncalme leur arrache des larmes. -Depuis peu, un émigré français qui portoit ce nom, ayant été mis à -terre, a été enlevé par les Canadiens caraïbes, qui l'ont entraîné dans -les terres, en baisant ses vêtemens avec la naïve expression des hommes -de la nature. - -ROUX (Étienne), 52 ans, curé de Coulange, Clermont, Puy-de-Dôme. Parti -par la Martinique. - -TENEBRES (Alexis-Charles-François), 57 ans, curé de Croix-de-Vic, Luçon, -Vendée. Parti par la Martinique. - -THEVENET (François-Thomas), 48 ans, chanoine de Besançon, Jura, né à -Cuisan, département de Saône et Loire; parti à ses frais, en vendémiaire -an 10 (24 septembre 1801). Revenu en France avec Renard, par le Canada. - -Celui-ci étoit notre cantinier à Rochefort. L'auteur a été détenu, en -1802, à Sainte-Pélagie, avec son neveu: il seroit à souhaiter qu'il -ressemblât à son oncle. - -TOREL (Nicolas-Aubin); 46 ans, vicaire d'Arcaney, Rouen, -Seine-Inférieure, celui-ci étoit moribond au moment de notre départ. -C'étoit un prédestiné pour le ciel; il est mort pulmonique à Cayenne, en -1801. - -TROLLÉ (Charles), 40 ans, vicaire de Nancré, né à Poissy, département de -l'Yonne. Celui-ci étoit du cours des deux Robespierre, dont il ne -partageoit point les opinions, mais sur le compte desquels il nous a -donné des renseignemens précieux. Revenu en France par la Martinique. - -VAILLANT (Jean-Pierre), 43 ans, curé de Vierson, lieu de sa naissance, -Bourges, Cher; spécialement accueilli par la famille de S. M. -l'Impératrice. Il a souffert des maux inouïs dans la Guyane. - -VERMOT (François), 37 ans, commis-marchand, né à Paris, Seine. Revenu en -France par la Martinique en 1803. Le gouvernement n'a pas d'amis plus -sincères. En 93, il étoit employé dans l'état-major de Dumouriez qui -l'enveloppa dans sa fuite. En 97, il fut condamné à mort comme émigré, -par une méprise de nom; ensuite déporté; aujourd'hui, il est -écrivain-copiste au palais de Justice à Paris, méritant à tous égards -une meilleure place. - -_Fin des listes._ - - * * * * * - -Sur le soir, Cayenne et la Guyane sont loin de nous; adieu, colons -sensibles, adieu, amis généreux qui avez brisé mes fers. - -Nous sommes à soixante-dix lieues de Cayenne entre le ciel et l'onde. - -Au moment où nous embarquions pour revenir dans notre patrie, 71 -déportés, pour une cause opposée à la nôtre (la machine infernale), -mettoient à la voile pour se rendre au lieu de leur exil, -_Mahée-les-Séchelles_. Nous nous sommes rencontrés en route; que nous -sommes-nous dit? Quelques-uns de ces exilés avoient été plus que -spectateurs du 18 fructidor; ils s'étoient même trouvés au passage de -quelques-uns de nos premiers déportés à la suite de cette fameuse -journée: ils ont suivi la même route, conduits par les mêmes gendarmes à -qui ils avoient donné des ordres pour notre exil trois ans auparavant. -Que nous sommes-nous dit? - -«Vous êtes exilés, nous vous plaignons; une leçon d'exil est une leçon -de sagesse et de modération; quels que soient vos griefs, nous vous -plaignons encore; quand on revient d'un tombeau comme le nôtre, le -pardon et l'oubli des injures n'est plus une lutte du coeur et de la -nature contre la raison et la vertu, c'est un doux penchant qui n'a de -retour sur nous que par le souvenir de nos plaies, dont les cicatrices, -si elles font couler nos pleurs, nous pénètrent d'une douce philosophie -pour tous les hommes, et d'une compassion vertueuse, même pour les -coupables qui vont subir leur sort. - -»Le gouvernement est un bon père qui ne punit qu'à regret et qui -pardonne avec plaisir. Quelquefois on lui en impose, ou il doit au -peuple pour sa sûreté des actes d'une justice rigoureuse. Vous vous -réjouissiez de notre exil, nous sommes sensibles au vôtre, et nous -voudrions que vous n'eussiez pas eu besoin de cette épreuve pour -acquérir notre expérience; allez à votre destination. Si quelques-uns -de vous reviennent en France, qu'ils aient du plaisir à dire avec nous: -_Après douze années de malheurs, enfin la révolution est finie, tous les -partis sont éteints, tous les Français s'embrassent, l'univers est en -paix; soyons tous unis, travaillons tous en commun à la tranquillité de -notre patrie et à l'édification de nos familles; que notre bonheur -individuel découle de la félicité publique!_» - -Voici quelques notions sur Mahée-les-Séchelles, extraites des lettres de -ces déportés. Je crois que ces détails, qui sont un tableau comparatif -de ce qu'on a lu dans cet ouvrage, intéresseront tous les Français. - -Cette parité est la roue de fortune de la révolution, dont nous avons -tous occupé un rayon; aujourd'hui que la morale, la religion et la paix -nous en font descendre et nous ouvrent les yeux, racontons-nous sans -aigreur les nuances différentes de ce terrible songe: puissions-nous -tous nous attendrir ensemble, nous pourrons tous nous pardonner -ensemble! - - * * * * * - -_À Mahée-les-Séchelles, le 25 vendémiaire an X._ - -Ma chère épouse, tu n'as tardé à recevoir de mes nouvelles que par un -événement malheureux qui nous est survenu dans la traversée. Nous avons -été six semaines à réparer les avaries faites au bâtiment de _la -Chiffonne_ sur laquelle j'étois embarqué. - -Notre départ précipité nous a fait faire plusieurs conjectures; nous ne -savions si c'étoit pour profiter du bon vent, ou pour éviter les -Anglais, qui nous observoient depuis long-tems avec deux frégates de 18 -et deux vaisseaux rasés, que le mauvais tems avoit obligés de gagner la -côte. Cette nuit fut terrible, je crus qu'elle seroit la dernière de ma -vie; la mer étoit si houlleuse, que l'équipage, dans un morne silence, -sembloit entendre sonner sa dernière heure; enfin nous en fûmes quittes -pour l'effroi: un vent favorable enfla nos voiles jusqu'à la hauteur de -Cayenne où nous croyions aller. (Ils y étoient attendus, et l'agent nous -a dit qu'il comptoit les envoyer de suite dans le désert, sans leur -permettre de mettre le pied dans l'île.) Nous prenions patience; mais -quelle fut notre surprise et notre douleur, lorsque, le 9 prairial, nous -longeâmes sa hauteur! que de pensées, que de troubles agitèrent notre -coeur, bouleversèrent, confondirent, comprimèrent nos facultés, notre -âme! nous ne savions si nous existions encore..... si nous devions -exister.... Ô incertitude!... ô incertitude! oui, tu es un enfer, tu es -tout un enfer!.... En passant le tropique du cancer et la ligne, nous ne -savions pas n'être encore qu'au quart de notre route, quoique nous -fussions à plus de 1,600 lieues du sol français. Nous devions dépasser -le tropique du capricorne, le cap des tempêtes, dit de Bonne-Espérance, -et remonter à l'Est, à 9 degrés de latitude au-dessous de Cayenne. Le 24 -floréal, nous aperçûmes une goëlette portugaise dont nous eûmes bon -marché: cette prise fut estimée 15,000 fr., et chaque matelot eut 40 fr. -de part. - -Le 14 prairial, une frégate portugaise vint à notre rencontre; le combat -s'engagea à midi: l'affaire fut chaude de part et d'autre, on se battit -à portée de pistolet; la Portugaise, démâtée, et ayant perdu 48 hommes, -amena à huit heures du soir. De notre côté, nous n'avons perdu qu'un -matelot. - -Le 28 prairial, notre _Chiffonne_ s'empara, sans coup férir, d'un navire -anglais venant des Grandes-Indes, chargé d'une cargaison estimée cinq -millions. (Ils étoient près du canal de Mosambique). La mer étoit si -houlleuse, que nous ne pûmes l'amariner. Le navire anglais le _Bellony_ -vint nous enlever cette riche capture; nous faillîmes succomber. Le feu -du ciel et celui de l'ennemi nous rasèrent deux mâts; la nuit nous fut -favorable. Nous nous sauvâmes à l'aide d'une voile que nous attachâmes -comme nous pûmes aux débris pendans de notre misène fracassée; l'ennemi -disparut, nous ne faisions pas d'eau, nous nous réparâmes comme nous -pûmes avec quelques bouts de mâts; nous prîmes et relâchâmes le -_Bellony_ qui fila vers l'Isle de France (ils ont passé entre Madagascar -et l'Isle de Bourbon), conduit par des officiers et des matelots -détachés de notre bord, tandis que nous fîmes voile pour -_Mahée-les-Séchelles_, où nous débarquâmes le 25 messidor (14 juillet -1801). Que nous aimons à payer un juste tribut de reconnoissance au -capitaine et à l'état-major de _la Chiffonne_! Oublie mes ennemis comme -je les oublie moi-même, pardonne-leur, tais leurs noms, mais prononce -avec ivresse celui du capit. _Guieysse_; il est bon guerrier, bon marin, -il nous a sauvé la vie; grave son nom dans tous les coeurs sensibles, -mets-le à côté du mien. - -En arrivant à Mahée-les-Séchelles, lieu de notre destination, nous -logeâmes au gouvernement, espèce de caserne. Le tableau de nos malheurs, -appuyé des témoignages que l'équipage rendit de notre conduite, pendant -notre traversée, nous gagnèrent la bienveillance du gouverneur, le -citoyen Guieysse; il consentit à nous recevoir dans l'archipel, en nous -surveillant, et bientôt il nous protégea contre plusieurs habitans qui -redoutoient notre présence, et qui s'opposoient à notre débarquement. - -Depuis notre arrivée, ces mêmes habitans sont un peu revenus sur notre -compte; plusieurs en ont pris plusieurs de nous chez eux, principalement -ceux qui ont des états utiles pour la colonie; les autres sont nourris -aux frais du gouvernement français qui, à ce qu'on assure, a fait, pour -cela, passer des fonds à l'Isle de France. Voici notre nourriture: - -Du riz crevé, en place de pain et de soupe; de la tortue, poisson dont -la chair ressemble beaucoup à celle du boeuf, meilleure à mon goût, et -beaucoup plus rafraîchissante (on en trouve qui pèsent jusqu'à 400 -liv.); enfin, du poisson, du riz; mais pour boisson, de l'eau, et -seulement de l'eau. Voilà la vie que nous avons menée pendant un mois. -La tortue nous a manqué pendant 15 jours, et nous étions fort -embarrassés pour y suppléer, car le lieu de notre exil est une colonie -naissante, dont nous sommes presque les fondateurs, ou du moins des -premiers habitans. Il n'y a à Mahée qu'environ soixante habitations de -blancs, distantes de quelques lieues les unes des autres. Le long séjour -que la frégate a fait dans cette île a consommé beaucoup de denrées, -quoiqu'elles y soient abondantes, même en volailles. - -Mahée est peuplé de plusieurs déportés de l'Isle de Bourbon qui ont -malheureusement figuré dans les terribles révolutions de ce pays. Ils -ont été aussi à plaindre que nous dans un lieu inculte comme celui-ci, -où ils ont été déposés, ou plutôt jetés, sans vivres et sans instrumens -aratoires, accompagnés seulement de quelques nègres avec qui ils ont -fait quelques plantages. Aujourd'hui plusieurs de ces nouveaux Robinsons -se trouvent dans l'aisance, nous donnent asile, et nous racontent en -pleurant combien ils ont souffert. Le tableau des erreurs -révolutionnaires et de l'industrie humaine, n'est pas moins sensible ici -que dans la métropole de France. Au bout de deux ans, des Suédois, -poussés par un coup de vent, ont abordé sur ces îles qui font partie des -Maldives. Ces points de terre oubliés, sont devenus un lieu de relâche -et un point de mire pour tous les navigateurs qui prennent la route des -Grandes-Indes par le canal de Mosambique. Ainsi les colonies se forment -et se peuplent quelquefois sans grever la mère-patrie. Nos îles, qui -n'avoient acquis quelque célébrité qu'en 1783, deviendront peut-être un -comptoir important. Si leur étendue est très-bornée d'un côté, de -l'autre elles sont en assez grand nombre et assez voisines et de -Madagascar et de l'Isle-de-France, et des côtes de la Cafrerie et du -Zanguebar, pour mériter l'attention du Gouvernement. Les Anglais les -convoitent déjà, et nous avons eu à nous défendre contre leurs -invasions. Le gouverneur nous anime, nous protège, et désire qu'on lui -envoie du monde......... - -L'auteur de cette lettre, en comparant ses désastres avec les nôtres, -nous apprend que lui et ses compagnons ont absolument couru les mêmes -chances. Dans le golfe de Gascogne, ils furent assaillis par les -Anglais; leur bâtiment eut le même sort que notre _Charente_, à -l'embouchure de la rade du Verdon[24]. Après le combat, ils relâchèrent -dans un des ports d'Espagne, d'où ils conçurent, comme nous, l'espérance -illusoire de rentrer sur le sol français. Ainsi, l'expérience du mal -qu'on fait aux autres, nous corrige en nous rendant plus circonspects et -plus sensibles. - -[Note 24: Voy. premier volume, seconde soirée, p. 75 et suivantes.] - -S'ils ont été repoussés d'abord par les habitans des Isles-de-France et -de Bourbon, aujourd'hui on leur tend une main secourable; car le malheur -a expié, ou leur délit, ou leur erreur, aux yeux des Français -d'outre-mer. L'auteur de cette lettre annonce qu'il espère passer à -l'Isle-de-France, pour succéder à l'imprimeur qui vient de mourir. Un -créole fortuné lui a confié l'éducation de ses enfans. Du reste, ils -n'ont perdu personne dans la traversée; mais le climat qu'ils habitent -étant à-peu-près au même degré de chaleur que Cayenne, leur a occasionné -les mêmes maladies. - -La teneur de cette lettre prouve que l'âme de celui qui l'a dictée est -fondue de douleur et de sensibilité. Les réflexions qu'il fait sur le -cours de la vie, et de la révolution à laquelle il ne fut point -étranger, prouvent que les circonstances et la fougue des événemens ont -plongé quelques hommes honnêtes dans une ivresse frénétique, que leur -repentir doit nous faire oublier, comme les coups que nous donneroit un -somnambule. Ma profession de foi n'est pas douteuse à l'égard de -celui-ci: en 1793, il étoit un des membres les plus zélés du comité -révolutionnaire de la section Marat, aujourd'hui l'Odéon; il m incarcéra -pendant huit mois, et me fit passer au tribunal révolutionnaire. Après -le 9 thermidor, la chance ayant tourné contre ceux qui avoient incarcéré -les autres, ma conduite à son égard m'assura son estime, sans jamais -concilier nos opinions. Son exil, comme le mien, m'a fait réfléchir de -nouveau sur les vicissitudes des révolutions et des empires qui, comme -de grands fleuves, courent au gouffre de l'éternité, en charriant dans -leurs lits des atomes, tristes jouets des ondes qu'ils croyent -gouverner. - -29 mai, nous sommes à 120 lieues de la Guyane. - -Le brik que nous montions, nommé _l'Assistance_, voguoit sur son lest, -à l'adresse de M. Johel, sous le nom de M. Schmit, à New-Yorck. C'étoit -une ancienne prise qui avoit changé de nom, et que l'agent, sous le nom -de Beauregard, avoit revendue, et envoyoit à vide avec des déportés -indigens, pour qu'elle ne fît pas envie aux Anglais. Les premiers huit -jours de cette traversée s'écoulèrent comme un songe. Au défaut de -pouvoir converser avec notre équipage, qui ne nous entendoit pas, nous -nous concertions pour savoir comment et quand nous nous embarquerions de -là pour France. La passe étoit neuve et critique. Aller à la grâce de -Dieu, sans fortune, sans moyens, dans un pays où on ne connoît personne, -et dont on n'entend pas la langue, c'est errer comme des fantômes au -milieu des vivans. Cette pénible sollicitude, jointe au motivé de nos -passe-ports, en redoublant l'ardeur que nous avions de revoir notre -patrie, comprimoit dans nos coeurs le plaisir du départ. Quoique nous -fussions tous également bornés à des moyens pécuniaires insuffisans pour -parer aux moindres retards et aux plus petites chances, les moins à -l'aise étoient les moins inquiets ici comme à notre arrivée à Cayenne: -la Providence met un trésor dans le coeur de l'honnête homme que la -fortune disgrâcie. - -Nous ne songions qu'au bonheur de toucher le sol des zones tempérées. -New-Yorck étoit tout ce que nous désirions. Au bout de douze jours, le -capitaine nous fit entendre que nous relâcherions à Newport pour ne pas -faire quarantaine à New-Yorck, parce que c'étoit le tems de la fièvre -jaune ou de la peste, et que nous venions des pays chauds. Cette -nouvelle nous consterna; nous pouvions rester un mois dans ce petit -port, faire encore quarantaine à New-Yorck, manger nos fonds, manquer -l'occasion du départ et nous voir réduits à une condition pire que celle -dont nous sortions. Nous ne présumions pas que les étrangers pussent -s'intéresser à nos malheurs et à nos personnes, qui leur étoient -inconnues. L'univers depuis long-tems étoit concentré pour nous sur les -fronts rébarbatifs, dédaigneux ou indifférens des affidés de H.....; et -malgré que l'expérience et la raison réclamassent contre cette -misantropie locale, l'habitude du malheur nous enveloppoit sans cesse -d'un nuage d'effroi. Nos haillons et nos mines déconcertées, servoient -de jouet au capitaine et à l'équipage, qui nous molestoient -grossièrement, parce que nous ne nous entendions pas. - -Le 18me jour de notre départ, nous nous trouvâmes par le travers de la -Vermude, assaillis d'une violente tempête. Le pont étoit couvert d'eau; -les secousses que le bâtiment éprouva pendant deux jours au passage du -Strim, furent si violentes, que nous nous attachâmes par la ceinture et -par les bras; nos liens cassoient par le choc. Un vieillard de 64 ans, -M. Deluen, qui s'étoit amarré dans l'entrepont avec plus de précaution -que nous, fut libéré malgré lui et jeté sur des caisses et des -bouteilles cassées. - -Au milieu de la route, nos provisions furent consommées ou gaspillées -par la négligence du capitaine et l'insubordination de l'équipage, qui -jetoit chaque jour une trentaine de livres de viande à la mer, et autant -de biscuit. Quoique nous eussions payé séparément notre passage et nos -vivres, ils faisoient main-basse sur ce qui nous appartenoit, le -mangeoient en cachette ou en notre présence, et souvent sans nous -permettre d'en goûter. - -Le 19 juin, nous fûmes arrêtés par un calme et une brume si épaisse, -que nous nous touchions sans nous voir; nous étions près de terre; le -brouillard venoit des grands lacs de l'Amérique septentrionale, qui ne -finissent de dégeler qu'au milieu de juillet. Les 20 et 21 il gela sur -le pont; le 23, le tems se leva; la plus excessive chaleur succéda -tout-à-coup au froid le plus cuisant. À midi nous vîmes la terre, à sept -heures nous mouillâmes à Newport. - -Cette jolie petite ville est bâtie sur les bords d'un bras de mer qui -s'avance en tournant à plusieurs milles dans les terres. Elle est -défendue par des forts, de distance en distance; on ne la voit qu'en y -abordant, et le premier aspect de cette place n'offre que des montagnes -incultes, ou des écueils indiqués par des phares. Le pavillon flotte -toujours au haut des forts. De jolies maisons de campagne bien peintes -et galamment bâties, sont entourées d'arbres et de jardins lucratifs et -enchanteurs; c'est un sol neuf, des hommes nouveaux, des loix et des -habitudes nouvelles. Les Américains ont leurs jardin à côté de leurs -demeures, leurs champs derrière leurs maisons; et leur comptoir en face -sur le tillac de leurs vaisseaux, qui sont tous à quai sous leurs -fenêtres. Le capitaine descend à terre, nous laisse en rade et veut nous -consigner. Un officier de santé nous visite, nous obtenons la permission -d'aller à terre pour faire des vivres..... Nos coeurs étoient bourrelés -de nous voir esclaves sur un sol où tout ce qui respire jouit de la plus -grande liberté. - -Quoique Newport ne fût pas notre patrie, nos coeurs tressaillirent de -joie en y abordant, parce que ce n'étoit plus le sol de Cayenne. - -Il faudroit pouvoir peindre la contenance d'étrangers comme nous, errans -dans les rues et fixant les habitans de la ville, pour qui nous ne -sommes que des machines ambulantes, et qui ne nous paroissent que des -automates vivans. C'est bien Nicodème débarqué dans la lune, disant aux -habitans: «Je ris d'être risible; vous riez de me voir si niais; rions -donc de nous voir sans nous entendre.» En gesticulant au lieu de parler, -nous fîmes bientôt comprendre que nous demandions à dîner, et un -interprète. Un marchand nous conduisit chez M. William Eins, qui parle -toutes les langues. Il nous questionna beaucoup sur Cayenne, sur nos -malheurs, et nous fit rafraîchir. Quand nous voulûmes trinquer avec lui -il nous dit en riant que nous étions chez un quaker, que cette cérémonie -puérile leur étoit interdite par leur loi; qu'ils étoient tous frères, -et que l'amitié ne croissoit ni ne diminuoit par ces choquemens de -verres. - -Ces moralistes méditans ne sont exagérés que dans la simplicité de leurs -moeurs, de leurs habits et de leur conduite. Leur vie s'écoule dans une -contemplation du bien qu'ils font avec un flegme imposant, sans -austérité; ils mettent leur orgueil à n'en point avoir. Plus on les -approfondit, plus on les révère, sans vouloir les imiter, non parce -qu'ils dissimulent leur conduite, car personne n'est plus loyal qu'un -quaker vraiment fidèle au catéchisme d'Houard, mais parce qu'ils -n'entourent le palais de la vertu que de cyprès et de saules pleureurs; -qu'ils ne la couvrent que d'habits funèbres, et qu'ils la croient -défigurée quand elle se montre parée de fleurs et entourée de grâces. -Ils ne rient, ne chantent, ne dansent jamais, ne saluent personne; ils -ont toujours la tête couverte aux temples comme aux assemblées et aux -palais. Ils ne prêtent aucun serment en justice, on ne leur en demande -point; ils disent _oui_ ou _non_, ils exécutent à la lettre le précepte -du plus sage des législateurs, qui ordonne de n'affirmer une chose que -par _oui_ ou _non_; ils tutoient tout le monde, mais cette régularité -grammaticale ne diminue rien du respect qu'ils portent aux dignités et -aux personnes. - -Ils sont eux-mêmes leurs prêtres et leurs interprètes des dogmes; leurs -temples sont des salles simples, sans ornement, peu éclairées, ouvertes -à tout le monde, où chacun se rend le dimanche, pour méditer, dans le -recueillement et dans le silence, sur la Bible et le Nouveau Testament. -Quelquefois ils se retirent comme ils sont venus, sans avoir rien dit, -parce que l'esprit n'a illuminé aucun fidèle de la société. Un autre -jour, une jeune fille ou un enfant aura médité sur certain passage, il -monte en chaire, pérore plus ou moins long-tems, et voilà l'office et le -culte. Ce prédicant se nomme quaker ou trembleur inspiré; mais cet -inspiré n'est agréable à Dieu qu'autant qu'il n'a pas préparé d'avance -ce qu'il va dire: il doit être, comme les apôtres, rempli subitement du -saint esprit. Cette religion, dégagée de l'obéissance à l'autorité du -Saint Père, unit chacun de ses membres par une charité aussi douce que -celle des premiers fidèles de l'Église, qui vivoient en communauté de -biens sans anarchie, et qui ne souffroient point de mendians parmi eux. - -L'habit des quakers est sans boutons, de couleur sombre; ils ont les -cheveux plats, des chapeaux ronds ou relevés sans agrafes et sans -boutons. Les quakeresses sont mises comme nos veuves, en demi-deuil; -leurs bonnets sont de petites toques garnies de linon sans plis, -simples, à pattes attachées sous le menton. Tous les quakers de chaque -état se réunissent deux fois l'année dans les villes, aux fêtes -solennelles, pour faire une collecte pour les indigens _de la famille_; -aucun ne descend à l'auberge; ils ont tous des asiles chez les quakers -des villes: comme ces religionnaires sont les plus nombreux, et les -premiers colons de l'Amérique septentrionale, connue aujourd'hui sous le -nom d'États-Unis, ils ont fait des réglemens de police, qui font loix -coërcitives. Ainsi le dimanche est consacré tout entier à méditer, à -s'enivrer sans bruit, ou à rouler en voiture dans les rues ou dans la -campagne. - -Les quakers ont horreur du sang, ne font point la guerre, paient des -remplaçans, et ne marchent jamais sans contrainte. Cette dernière clause -les a rendus impeccables quand ils se sont bandés en 1777 contre leur -souverain, le roi d'Angleterre, pour se soustraire à son obéissance et -se déclarer indépendans. Au reste, toutes les religions et toutes les -sectes sont tolérées et protégées. Chacun peut adorer Dieu à sa manière, -dire, publier et afficher tout ce qu'il pense du gouvernement et des -gouvernans. - -Ce peuple semble né dans l'eau; les enfans de six ans ne font que des -bateaux, ne connoissent que les rames et les avirons; les petites -filles, au lieu de faire des poupées, bordent les quais, descendent dans -des canots, et sont en même tems pilotes et rameurs; en été, les élégans -des deux sexes montent seuls dans un batelet, se promènent à la voile, -sur l'eau, en lisant avec autant de sécurité que s'ils étoient à l'ombre -dans un bosquet. - -Ici tous les enfans savent lire et écrire; les écoles sont assez -multipliées pour que personne ne manque d'instruction. Les pères et -mères en mourant s'inquiètent peu de la modicité de la fortune qu'ils -laissent à leurs enfans; quelque nombreux qu'ils soient, l'état fait -inventaire, se charge des orphelins qui sont adoptés par les autres -citoyens chez qui ils restent forcément jusqu'à l'âge de vingt et un -ans, et souvent le reste de leur vie par reconnoissance. Cette bonne -coutume dont l'habitude fait une douce loi, sert l'état et ses membres, -en augmentant la population qui se trouve décimée tous les ans par la -peste et la mortalité. La marine et la culture manquant toujours de -bras, la certitude d'être à l'abri de l'indigence, jointe à la liberté -que tout homme y respire, sont des amorces enchanteresses pour y faire -affluer l'étranger; l'état qui en a besoin leur assure une existence; -par cette loi d'adoption, ils se font naturaliser américains: voilà des -défenseurs contre les projets hostiles de la Grande-Bretagne et de -l'Europe. Les moeurs moitié simples et moitié dépravées, servent -également les projets du premier auteur de la révolution de ce pays. Le -législateur Franklin enjoint de faire marier les filles jeunes; pour y -parvenir, on leur donne la plus grande liberté de courir seules nuit et -jour avec les jeunes gens, et de s'absenter des semaines entières de la -maison pour aller s'amuser; s'il en arrive quelqu'accident naturel, la -fille somme le garçon de l'épouser; l'état s'en mêle, et voilà le -mariage forcé. Cette même personne devenue femme, est un modèle de -chasteté et de décence; elle est bonne mère, bonne épouse; elle est -femme ce qu'elle auroit dû être fille. Quand elle est enceinte, elle se -dérobe à tous les yeux, ne mange point à table avec son mari, et rougit -par préjugé du plus glorieux de ses titres, de celui de mère. Toutes les -filles sont passionnées pour les romans; les peintures et les situations -lascives des personnages ne les effarouchent pas à la lecture: qu'un -cavalier, en leur faisant la cour, nomme quelques ajustemens qui voilent -les parties sensuelles du corps, elles rougissent et boudent; s'il parle -innocemment de jarretière, de jambe, de taille, elles lui tournent le -dos, se mettent sérieusement en colère, par simplicité ou par pruderie, -tandis qu'elles oublient de se défendre d'un agresseur ingénu qui, en -allant à son but par degré, parle de morale et de continence. Le luxe et -la coquetterie, en gagnant du terrain, amènent avec eux la galanterie, -et la fable d'Eriphile pourroit bien s'y réaliser un jour. - -Le gouvernement est républicain représentatif et oligarchique. Chaque -état, autrefois canton ou province d'Angleterre, se gouverne -intérieurement suivant ses loix particulières, consenties par lui, et se -fait représenter par un mandataire qui se rend au congrès, centre commun -où toutes les volontés se réunissent tous les six mois, sur le bureau du -président qui tient les états aujourd'hui à Washington. Le chef suprême -ne reste en place que trois ans, et est ensuite remplacé ou continué en -fonctions par chaque section du peuple qui se réunit pour donner son -vote. Les élections y sont très-tumultueuses, car on compte -presqu'autant de sectes politiques que de religieuses. Ceux qui ont fait -la révolution et qui se voient ruinés, veulent rétablir l'ancien -système; ceux qui ont fait leur fortune ou qui sont en place, tiennent -pour le gouvernement actuel; ceux qui aiment le changement parce qu'ils -y gagnent, veulent des innovations. Les jacobins de France y intriguent -à leur manière; j'ignore s'ils se battent comme autrefois dans nos -sections. Un voyageur qui a demeuré dans la Virginie, m'a assuré que les -représentans de ces états arrivoient souvent au congrès avec un oeil de -moins. - -M. Eins, en nous annonçant que M. Jefferson remplaçoit M. Adams, émit -son sentiment sur les deux présidens; ce dernier est l'ami du peuple et -sur-tout des Français. Quelques-uns disent que son prédécesseur ne leur -pardonnoit pas d'avoir négligé de faire attention à lui lorsqu'il -accompagnoit Franklin venant en France pour mûrir sa révolution. - -Il est peut-être aussi difficile de savoir la vérité sur ce fait, que de -la démêler dans les journaux de ce pays; car l'un fait des pièces -officielles, l'autre les dément par d'autres pièces officielles qu'il -fabrique de même. Les partisans des Anglais culbutent la république -française et le consul; les autres détrônent le roi Georges, et nous -n'avons rien pu savoir de positif de France: car M. Eins nous donna des -nouvelles qui furent contredites un moment après par d'autres Français, -qui nous accueillirent avec bonté. - -Nous séjournâmes cinq jours à Newport, et nous en mîmes autant pour nous -rendre à New-Yorck, par le bras de mer nommé le Sund. La distance de -Newport dans l'état du Connecticut à New-Yorck, ville capitale du -New-Yorck, est de 60 lieues ou 180 milles. - -Les environs de cette ville offrent le coup d'oeil le plus ravissant. -Plus les rives s'approchent, plus l'art et la nature s'entendent pour -embellir le site, distribuer les arbres, semer les jardins, émailler les -prés, jeter de petits rochers, des cavernes, des collines, des déserts, -de jolis hermitages et des maisons de plaisance toutes voisines, toutes -régulières et toutes d'un goût différent. Là, ce sont de petits boudoirs -au milieu de peupliers, de sapins et de saules pleureurs; à côté, des -hôtels, des palais où Psyché attend l'amour; la pointe de la roche, -battue par les flots, menace ruine, et soutient un joli pavillon que -l'architecte a bâti à moitié renversé, pour faire crier à l'écroulement; -tout près, une eau claire jaillit et forme une fontaine et une petite -cataracte qui fait vaciller la pointe de l'herbe tendre et mouillée des -pleurs de la fécondité. - -Nous arrivâmes devant New-Yorck le 3 juillet, et nous passâmes à la -visite le 4; nous fûmes heureusement quittes de la quarantaine pour la -peur: c'étoit le jour de l'anniversaire de la liberté américaine, époque -également heureuse et beaucoup plus récente pour nous. À midi nous -mouillâmes en rade. Nous étions presque honteux de paroître sur un -mauvais coffre qui déparoit trois cents bâtimens, tous peints et -pavoisés. Le port est un des plus beaux des États-Unis; il est baigné -d'un côté par la mer; de l'autre, par les rivières de l'Est et du Nord -ou d'Hudson: toutes deux portent bateau. À toutes les heures du jour, -des convois montent et descendent, partent et arrivent de tous les ports -du monde. On peut juger de la magnificence de cette nouvelle Tyr par son -accroissement de population depuis vingt ans. En 1782, elle ne comptoit -que douze mille âmes; en 1801, elle en compte soixante-douze mille. - -J'allai à terre le premier pour chercher de quoi manger à mes deux -commensaux, MM. Doru et Deluen. Après avoir fait quelques tours dans les -rues, j'entrai chez M. Michel, tailleur, dont l'enseigne est en français -et en anglais. «Vous êtes français, je le suis aussi; je viens de -Cayenne; je ne puis me faire entendre, soyez mon interprète pour me -faire avoir des vivres pour moi et mes compagnons, qui sont des -vieillards de 70 ans.» Ces mots lui arrachèrent des larmes; il me fit -asseoir à sa table, m'envoya chercher ce que je demandois, me retint -long-tems, et me fit reconduire à notre bord, que j'eus beaucoup de -peine à reconnoître et à rejoindre, parce que nous n'étions pas à quai, -et que c'étoit un jour de fête où les passagers ne travailloient pas. -Nous ne pouvions pas débarquer nos effets avant la visite de la douane, -qui ne fait rien le dimanche ni les jours de fêtes nationales. - -Le cinq juillet se trouvoit un dimanche: nous allâmes à terre de bon -matin; la régularité, l'élégance des maisons, la propreté et la grandeur -des rues, où plusieurs voitures passent de front sans incommoder les -gens de pied, qui marchent sans se coudoyer sur deux grands trottoirs -parallèles, pavés de grandes dalles, nous donnèrent une idée avantageuse -de la police, du commerce, de l'industrie et de l'activité des habitans. -Toutes les boutiques étoient fermées, et les rues étoient pleines de -personnes qui alloient au prêche dans les églises de leur culte. Les -temples y sont presque aussi multipliés que les magasins, et l'on élève -toujours autel contre autel: si cette manie religieuse dure, il y aura -bientôt plus de temples que de sectaires. Une vingtaine de flèches de -clochers, en bois peints, et autant de tours, dominent sur toute la -ville. Chaque temple est d'une simplicité et d'une propreté admirables. -Les morts sont plus gênans que les vivans; on a la pieuse ferveur de les -inhumer dans la ville. Chaque religion a besoin d'une église et d'un -cimetière; chaque famille achète cinq pieds de terrain, et fait tailler -une grande dalle de marbre ou de grès, où le nom des morts est inscrit. -Cette pierre est debout au chevet des défunts. - -Ces champs de mort, encombrés chaque année par l'agrandissement de la -ville, et en été par la fièvre jaune, exhalent des miasmes -pestilentiels. - -Nous traversâmes New-Yorck pour aller à l'église des Irlandais: un -déporté de _la Bayonnaise_, M. Reyphyns, qui s'étoit sauvé de Konanama, -achevoit la messe au moment où nous entrâmes; nous le reconnûmes; il -nous mena déjeûner chez des dames religieuses, dont le directeur, M. -Joulins, exilé volontaire, est prêtre du diocèse de Blois, ami de -monsieur Doru, mon compatriote et compagnon d'études d'un de mes oncles. -Il nous accueillit comme un ami, comme un père; nous versâmes quelques -larmes..... ô! qu'elles étoient douces! que nos mauvais habits, nos -mines plombées, nos yeux caves furent d'éloquens interprètes de nos -longues infortunes! Notre misère devint un porte-respect; il sembloit -que nous étions attendus depuis long-temps: on nous trouva un logement, -une pension. Notre mise, qui contrastoit avec l'élégance des habitans, -dont le luxe et la somptuosité sont portés à l'excès, sembloit dire à -tout le monde: _ces respectables exilés viennent de Cayenne_. Nous -étions bien, mais nous n'étions pas en France. - -MM. Reyphyns et Joulins nous firent oublier nos chagrins. Le dernier -partit au bout de quelques jours pour faire un voyage de trois cents -lieues, chez les Indiens du fond des terres. Il nous recommanda à des -amis généreux, et nous quitta en pleurant. Son souvenir sera -éternellement gravé dans ma mémoire. MM. Vincendon et Labitche le -remplacèrent, et mirent tant de délicatesse dans leurs procédés, qu'ils -attribuoient à leurs amis tout ce qu'ils faisoient eux-mêmes. La -bienfaisance est une si douce habitude chez eux, que s'ils étoient à -côté de moi au moment où j'écris ceci, ils m'en demanderoient -sincèrement le secret. J'en dirai autant de M. J. B. Forbes à qui je -remis une lettre de recommandation de M. Tonnat de Cayenne. J'allai le -voir avec M. Bodin. Il avoit éprouvé des revers de fortune; mais plus -elle le disgrâcie, plus il est sensible et bon: nous nous trouvâmes -presque compagnons d'infortune. - -En 1793, il avoit été emprisonné à Paris, dans le collège des -Quatre-Nations, avec M. Raffet: le système de la terreur lui est connu, -il compatit aux maux qu'il a soufferts. Il nous donna l'espoir d'un -prompt départ, sollicita tous ses amis en notre faveur; ses qualités et -son bon coeur lui donnent tant d'ascendant sur eux, qu'ils préviennent -ses désirs. C'est un jeune homme franc, aimable, instruit, sensible, bon -mari, et ami trop généreux. - -Le peu de temps que nous avons passé à New-Yorck, ne nous a montré les -Américains que sous des jours favorables: s'ils ont des défauts, ils les -rachètent par de grandes qualités. Les Français qui les connoissent, -sont partagés sur leur compte; ils leur reprochent leur ambition, leur -témérité dans les entreprises, leur mauvaise foi dans les engagemens, -leur déloyauté dans le commerce; ils en donnent pour preuve et les -grosses et fréquentes banqueroutes frauduleuses qui s'opèrent tous les -ans, et le silence, la foiblesse et la complication des loix qui -semblent tolérer ce brigandage. Cela peut être, mais ces fautes -sont-elles personnelles aux Américains ou bien aux Européens dépaysés? -Je crois que les uns et les autres n'ont rien à se reprocher à ce sujet. -Les uns viennent avec peu de moyens pour faire fortune en peu de temps; -les autres s'en aperçoivent et les devancent. Ceux qui vont aux -États-Unis les mains vides, avec de l'industrie et l'amour du travail, -réussissent presque toujours, tandis que les autres s'y ruinent en n'y -apportant qu'un petit avoir. C'est un jeu de loterie, où le grand -capitaliste est sûr de doubler ses fonds, tandis que le petit marchand -fond son comptoir en remplissant la caisse publique. Ce jeu de hausse et -de baisse est un véritable cartel de bourse, que les négocians se font -en présence de la Fortune qui distribue en escamoteur la besace et la -corne d'abondance. Qu'un malheureux arrive, la scène change; on vole à -son secours, on lui donne les moyens de gagner sa vie et de se suffire -à lui-même; rien n'est épargné pour le tirer d'embarras: commence-t-il à -faire fortune et à spéculer? il joue à la hausse et à la baisse, il est -ruiné en voulant faire des dupes; alors il crie au brigandage, tandis -qu'il devroit se taire pour son honneur. - -Les Français ont autant lieu de se louer que de se plaindre des -Américains; les émigrés qui s'y sont réfugiés avec de la fortune, en -voulant éclabousser les autres, ont promptement dissipé leur avoir, sont -tombés dans la misère, ont éprouvé des revers, n'ont point retrouvé -d'amis et ont maudit le pays. Les colons qui se sont sauvés tout nus du -Cap et des autres possessions Françaises, ont trouvé dans les -Américains, et sur-tout dans les Quakers, des amis généreux qui ont -partagé gratuitement avec eux leurs fortunes, leur table et leurs -maisons. Plus de soixante-dix mille Français rendront témoignage de -ceci; le mal est donc compensé par le bien. Je crois ces mutations de -fortune presqu'inévitables dans un pays aussi commerçant que celui-ci, -où les naturalisés sont vingt fois plus nombreux que les originaires du -pays. La bonne foi et la probité ont rarement des balances justes pour -celui qui va sous un autre climat que le sien, dans le dessein de faire -une fortune rapide, et de reparoître chez lui avec éclat: il débarque -avec lui les vices qu'il croit retrouver dans le pays où il arrive. - -Les protêts de billets, les transactions, les cessions, les ventes -simulées, les emprunts, les faillites, les banqueroutes scandaleuses ne -sont pas déshonorantes: qu'un homme fausse son serment, manque à sa -parole, mente en témoignage, fraude les droits de la douane, c'est un -infâme qui a perdu la confiance de tout le monde; on le montre au doigt, -on le fuit comme un pestiféré; ainsi l'antique bonne foi dort à côté de -la friponnerie moderne. Les loix ruinent ou emprisonnent à perpétuité -celui qui, avec le meilleur droit possible, provoque son ennemi par des -voies de fait. C'est un moyen sûr de contenir les mécontens et de -maintenir la police sans beaucoup de dépense: aussi la tranquillité et -la sûreté ne sont plus grandes nulle part qu'à New-Yorck, à toute heure -de jour et de nuit. La ville est bien éclairée, et gardée par des -soldats armés seulement de bâtons, dont vous êtes le prisonnier -aussi-tôt qu'ils vous ont touché du bout du doigt, la résistance étant -un crime de lèse-nation. Quoique le duel soit sévèrement puni, on s'y -bat souvent à l'épée et au pistolet; les champions éludent la loi en -passant sur les terres d'un état voisin pour vider leur différend: ils -sont braves d'homme à homme et timides dans les rangs. Quoique libres -depuis vingt ans de la domination anglaise, ils tremblent encore devant -leurs premiers maîtres, comme un affranchi devant son ancien possesseur. -Leur pays, devenu l'entrepôt du monde pendant la révolution de l'Europe, -ne songe qu'au commerce et à la culture; et les révolutions dans les -états du vieux continent ont acquitté les Américains à bon marché des -capitaux et des arriérés qu'ils devoient à la France. Les richesses -immenses dont ils sont dépositaires depuis quelques années ont -prodigieusement fait augmenter le prix de la main-d'oeuvre; un -journalier gagne douze francs, et ils ne trouvent pas encore à ce prix -tous les bras dont ils ont besoin pour satisfaire leurs besoins et leurs -caprices; car leurs cités, leurs ports, leurs maisons de ville et de -campagne semblent être faits par les mains des fées; il ne leur manque, -pour être heureux, que de savoir borner leurs désirs; mais l'ambition et -la cupidité imprègnent l'air qu'ils respirent; et le bonheur qu'ils -veulent saisir, fait toujours un pas devant eux. - -Les Anglais se sont rédimés de la perte de ce beau pays, en y étouffant -les manufactures par le rabais des marchandises qu'ils y ont portées; le -prix de la main-d'oeuvre devenu excessif d'un côté, de l'autre le rabais -des marchandises données à perte aux Américains, les ont dégoûtés de -l'industrie; et la Grande-Bretagne, plus nécessaire que jamais aux -États-Unis, fait et fabrique tout pour ces nouveaux consommateurs, qui -lui portent leur or sans aucun retrait, depuis qu'elle n'a plus de -gouverneurs ni de troupes chez eux. - -J'ai dit que la fraude des droits de _Douane_ est un crime national; en -voici la raison: ce droit est le seul revenu de l'état, il ne se perçoit -que sur les marchandises étrangères qui doivent être vendues sur les -lieux: si le possesseur n'en trouve pas l'entier débit dans le courant -de l'année, on lui rend ce qu'il a payé de droits pour ce qui reste -invendu; les denrées du pays ne payent rien, à moins qu'on ne les -exporte d'un état dans un autre. Cette assiette d'impôt seroit -très-fragile, si la bonne foi n'y tenoit la main; elle seroit même -souvent onéreuse par le nombre d'employés qu'il faudroit avoir dans la -rade, où les bâtimens arrivent à toute heure et de tous côtés. - -La vente et la culture des terres sont encore des spéculations de -banqueroute et de grande fortune. Les Indiens, de qui William Penn -acheta autrefois une portion de terrain près la Delaware pour former la -colonie en 1681, sont aujourd'hui repoussés dans le derrière des terres; -les états empiètent, s'approprient les déserts, les vendent aux -particuliers, qui les revendent ou les louent à d'autres à si bas prix, -que les nouveaux fermiers deviennent propriétaires à leur tour, en -reculant toujours les limites du pays qu'ils rendent de plus en plus -habitable dans la partie de l'Ouest. Par ce moyen, les États-Unis -peuvent se passer de toutes les nations. Qu'ils se peuplent, que la -main-d'oeuvre devienne moins chère et que le commerce continue d'être -aussi florissant, ils nous donneront des lois, sans que nous puissions -les aller inquiéter chez eux, où la nature les défend sans le secours -de l'art, et où ils recueillent tout ce que nous avons en France. -J'avoue que cette idée m'a fait verser quelques larmes pour l'Europe -contre la liberté. Le souvenir des malheurs, des sacrifices et des -crimes que l'ancien continent a commis pour conquérir le nouveau, -devoit-il se borner à en perdre la plus belle partie! L'abbé Raynal qui -prévoyoit ce malheur, me paroît en avoir démontré les suites, en -traitant hypothétiquement la question de la liberté des États-Unis, dans -son septième volume de _l'Histoire des Deux Indes_. - -La beauté de ce pays ne servoit qu'à nous faire soupirer plus ardemment -après la France, où nous voulions retourner, parce que nous en avions -été exilés. Horace a bien dit: - - _Gens humana ruit per vetitum nefas - Audax Iapeti genus._ - -Nous partîmes tous en même tems sur différens bâtimens; Naudau, -Dezauneau, et Duchevreux, pour Bordeaux; Bodin et Deluen sur le -_Tromboel_, pour le même port, pour 160 piastres; et nous sur la -_Sophia_, pour la même somme. - -Nous mîmes tous à la voile le 22 juillet; nous étions entassés en -allant à Cayenne, nous le fûmes aussi en retournant en France; -l'équipage et les compagnons de retour étoient un peu différens; nous -sanglotions en sortant de Rochefort, nous tressaillions de joie en -dépassant Sandiou. - -Nous étions 23 passagers, _madame Cibert, et sa petite_, _madame et -Mlle. la Case_, _madame et Mlle. Roc_, _madame Lagué_, _Mrs. Marcadier_, -_Bourdon-Lamillière_, _Fonbonne_, _Cost_, _Getz_, _Maupertuis-Deverger_, -_Pobel_, _Motet_, _Logné_, _et Duportail_, ancien ministre de la guerre, -_Lagué et son enfant_, _Montulé_, _Doru_, _Lainé_, _Pitou_. - -L'union, les prévenances, le plaisir et l'affabilité nous ont fait -oublier les fatigues du voyage; des amis qui se seroient choisis, -n'auroient pas formé de société plus agréable, plus douce, et qui fût -plus d'accord que la nôtre; nous fûmes visités trois fois par les -Anglais, et trois fois nous dûmes notre laissez-passer à nos aimables -compagnes. Notre traversée fut troublée par un premier événement -fâcheux. - -Le dix août, à quatre heures du soir, M. Duportail, ancien ministre de -la guerre, fut attaqué d'un vomissement de bile et mourut subitement à -deux heures du matin, lorsque nous croyions qu'il s'endormoit; nous -venions de passer sur la queue du banc de Terre-Neuve; le onze, nous -eûmes un très-gros tems; nous restâmes huit jours à l'entrée de la -Manche, où nous fûmes visités par la frégate anglaise _la Galatée_. - -Le 29 août (12 fructidor), un pêcheur des Sorlingues vint à notre bord -nous vendre du poisson; à onze heures du soir, on crie terre..... -C'étoit le cap Lézard: enfin nous voilà en Europe. - -Le 30, à midi, nous voyons les côtes de France... La voilà donc cette -France; la voilà! nous lui tendons les bras avec un serrement de coeur -inexprimable; nous embrassons les haubans, en nous lançant vers elle, -comme l'oiseau impatient de voler. Plus on est près du bonheur, plus la -crainte de le manquer donne de piquant au désir. Le bâtiment vogue à -pleines voiles..... Il y a déjà un siècle que nous voyons la terre... -Chaque pointe de rochers, chaque maison, chaque arbre, chaque feuille du -sol français sont autant de points de contact, de sylphes, de fils qui -s'ancrent dans nos coeurs, les agitent, les électrisent et les attirent: -Cherbourg, Granville, le cap la Hogue, les îles de Jersey et de -Guernesey, ont déjà fui devant nous. - -À cinq heures, nous cinglons vers la baie du Havre; nous voyons les feux -des deux caps qui sont à l'embouchure de la Seine... Encore une -demi-heure, et nous sommes au port..... Il est bloqué par deux frégates -anglaises, _la Tartare_ et _la Concorde_. Nous sommes leurs prisonniers, -pour avoir voulu entrer dans un port bloqué. - -La frégate commandante nous fait amener à son bord avec notre capitaine -et notre équipage, qui sont remplacés par des Anglais. Nos dames et nos -vieillards restent sur notre bâtiment, où ils passent une cruelle nuit -dans la crainte et dans les alarmes. Un gros tems ayant rendu la mer -houlleuse, nous fûmes plus inquiets pour elles que pour nous; car le -capitaine nous traita avec tant d'égards, que nous regrettions de n'être -pas tous réunis. - -Le lendemain, 31 août (13 fructidor), il fut décidé que notre bâtiment -iroit en Angleterre, et nous au Havre; le capitaine nous fit rendre nos -malles, appela un pêcheur Français avec qui nous fîmes marché à raison -de cent écus pour les charger dans sa barque: ce dénouement qui combloit -de joie la majorité, coûtoit cher à quelques-uns qui étoient -très-intéressés dans la cargaison. Le malheur nous suivit à la piste, -jusqu'à ce que nous eussions mis pied à terre. - -La mer continuoit d'être agitée; au moment où nous descendions de la -frégate dans les canots, sa proue avança sur notre bâtiment qu'elle -faillit traverser. À trois heures nous partîmes pour le Havre; nous -fîmes quelques questions aux pêcheurs, en nous tenant toujours sur la -réserve; car nous nagions entre la crainte et la joie: nous voilà au -port...... - -La force armée nous entoure pour nous conduire à la municipalité, et de -là à l'amirauté. Nous fûmes libres sur parole et remis au lendemain; au -bout de deux jours, nous fûmes renvoyés tous les trois à M. Beugnot, -préfet de Rouen, qui nous donna aussi-tôt des passes pour nos -départemens. Ce n'est que là que nous fûmes dégagés de toutes les -entraves..... Là, nous respirâmes librement; là, nous nous dîmes en nous -embrassant: nous voilà donc dans notre patrie!...... Nous nous -séparâmes... - -Je pris la route de Paris par Poissy; je passai devant Malmaison; on me -dit que c'étoit-là la demeure du consul. Que le souvenir de ses dangers -et de mon bonheur me fit former de voeux sincères pour sa conservation! - -J'arrivai à Paris à dix heures; je trouvai beaucoup d'amis absens, -quelques-uns de morts; il m'en reste encore de sincères, et c'est toute -ma fortune. La douleur et la joie se succèdent pour moi tous les jours. - -J'ai été arrêté le 13 fructidor an 5 (31 août 1797), à cinq heures du -soir; j'ai remis le pied sur le sol français, le 13 fructidor an 9 (31 -août 1801), à cinq heures du soir: ma déportation a été résolue à Paris -le 22 fructidor, à dix heures du matin; je suis rentré à Paris le 22 -fructidor, à dix heures du matin. L'aspect des lieux et des amis témoins -de mon départ et de mon retour, est pour moi une jouissance bien neuve -et bien vive...... - -_P. S._ Le 21 janvier 1802 (1er. pluviose an 10), mes malheurs se -terminoient là, et je croyois que le sort avoit épuisé tous ses traits: -mais combien lui en restoit-il encore!.... - -Le cruel me fait arriver en France, m'y fait jouir pendant six mois -d'une liberté que je croyois irrévocable: mon jugement me condamnoit à -l'exil à perpétuité! De bonne foi je l'ignorois entièrement, car il ne -m'a jamais été signifié: au moment de notre départ toutes les pièces -étant restées entre les mains du commissaire du pouvoir exécutif de -Rochefort, nous avons été conduits à Cayenne, sur une simple liste, en -marge de laquelle étoit relatée la cause de déportation. Ces notes -dénuées de pièces officielles, et recopiées par nous-mêmes, à la suite -du combat du 2 germinal, pendant lequel les paquets avoient été jetés à -la mer, n'ayant point paru suffisantes au gouverneur de Cayenne qui, par -la nature de mes griefs, me croyoit compris dans l'arrêté de rappel, il -me donna un passe-port en règle. En arrivant à Paris, j'éprouvai un -serrement de coeur qui ne provenoit point du plaisir. Que certains -lecteurs me taxent ici de superstition; que d'autres philosophes -soutiennent que les grands malheurs rapetissent l'homme jusqu'à cette -pusillanimité: pour moi, je n'ai jamais éprouvé de chances funestes ou -avantageuses, sans un prélude de peine ou de plaisir. Quand l'histoire -se contente de nous rendre compte _du bon et du mauvais génie_ qui -tourmentoit Socrate quand il devoit faire quelque chose ou qu'il étoit -menacé de quelque malheur, elle est sublime, car elle copie la nature: -mais qui croit aux conjectures dont l'historien accompagne ce récit? Ses -doutes éloquens à cet égard sont pour lui seul, et le pressentiment du -bien et du mal n'est point une fable. Je sais que la ligne de -démarcation entre la prescience et la pusillanimité est invisible aux -philosophes prétendus, que même elle se confond pour les hommes foibles -ou visionnaires; mais l'honnête homme à caractère la distingue sans -peine. - -L'auteur de _Misantropie et Repentir_, exilé à Tobolsk sans savoir -pourquoi, tire les cartes comme on fait dans toutes les prisons, les -trouve favorables, reçoit sa liberté, et s'écrie dans ce premier -mouvement d'ivresse: _elles ont deviné juste!_..... voilà la -superstition. Alexandre, à son retour des Indes, près de rentrer à -Babylone, est prévenu par les mages de la Chaldée, que s'il rentre dans -cette ville elle sera son tombeau avant la fin de l'année: d'abord il -est tenté de les en croire; enfin il cède à son désir, et quoiqu'il dût -être sur ses gardes, il meurt comme on le lui a prédit...... voilà la -prescience: tous les sophismes des philosophes et des théologiens pour -l'atténuer, la distinguer, ou la nier, sont résolus par les -circonstances de ce trait, et de mille autres à son appui. - -Tout homme a pour lui le pressentiment et la prophétie mentale de ses -actions; car le cours de la morale dirige celui de l'existence. L'homme -terrestre, qui abandonne tout au hasard, ne voulant point calculer le -bonheur commun avant le sien, éprouve souvent, sans savoir pourquoi, un -trouble précurseur du mal qui va lui arriver sans qu'il le devine, parce -que l'idée d'un résultat qu'il a laissé échapper lui revient au moment -où sa raison le réclame malgré son coeur; ainsi la prescience n'est -point un don surnaturel ou imaginaire, et elle ne peut être que la -conséquence de nos actions. - -La superstition (qui signifie, en décomposant le mot, _attache sur les -objets_) est une fausse application de terribles conséquences à un -événement simple dont on amplifie le résultat, de même que la prophétie -est le don politique ou surnaturel de deviner pour les autres ce qui les -concerne, et par ce qu'ils ont fait, ce qu'ils feront: la connoissance -de l'espèce de châtiment ou de récompense, et l'époque d'un futur -contingent précisé invariable, nécessitent un don surnaturel qui mérite -seul le nom de prophétie. - -Mais, par extension, tout homme sensé doit être prophète pour lui-même; -c'est le voeu de la Providence et le plus bel hommage à la liberté: il -n'y a pas un seul être malheureux qui ne puisse trouver en lui la cause -de ses infortunes. Je ne dis pas pour cela aux riches de se croire -parfaits; car ils savent, mieux que nous, que la richesse n'est que dans -le contentement d'une conscience pure, dans les bras d'une tranquille -médiocrité. - -D'où il suit, d'après mes principes, ou que je n'ai pas dit toute la -vérité, ou que je suis moi-même l'artisan de mes malheurs. Les deux -conséquences sont parfaitement vraies: lecteur, puissiez-vous me -condamner et vous absoudre! L'honnêteté et la conscience sont deux -voisins qui devroient se confondre, et qui souvent ne se touchent pas: -remplir ses engagemens, ne point voler, se conformer aux loix, aimer le -gouvernement, ses amis et ses proches, oublier ses ennemis, faire du -bien quand on le peut, et jamais de mal (physique) à personne; voilà -l'honnêteté civile et exigible pour jouir de l'estime et de toute la -considération du monde. Sous ce point de vue, j'ai dit toute la vérité, -et mon malheur n'est pas mon ouvrage. - -Mais n'est-il point d'autres devoirs et plus secrets et plus sacrés? -oui, oui; à dix-huit ans la fougue des passions me dicta quelques -mauvais vers qui, sans être ni obscènes, ni impies, étoient loin de -cette morale qui doit couler de la plume d'un honnête homme. Pour me -servir de l'expression de _Tacite_, cette jeunesse, qu'on appelle _le -siècle_, m'encouragea, et ces prouesses me rendirent inconséquent dans -mes démarches, dans ma conduite, et malheureux: suite naturelle de mon -ingratitude envers l'être auguste à qui je dois l'existence! - -La réflexion m'ouvrit les yeux, je bénis l'infortune: alors je trouvai -toujours de l'emploi, ou des moyens d'existence avoués par l'honneur. -Quand la fortune m'a disgrâcié, car je me suis quelquefois trouvé sans -pain, j'ai toujours été sans chagrin, et jamais sans souci..... presque -toujours une douce aisance a été suivie pour moi d'une longue suite de -malheurs que je ne devois pas prévoir, mais que j'avois mérités aux yeux -de ma conscience quand le _siècle_ m'en absolvait volontiers.... Je n'ai -point eu de trône comme David: mais faut-il être roi pour être heureux -et coupable en amour? Si les manes d'Urie ne troublent point mon repos, -sa présence me reproche peut-être, sans qu'il puisse s'en douter, la -mort d'un objet que mes nouveaux malheurs ont trop vivement affecté. Au -reste, qu'on m'accuse de superstition, ce retour sur moi-même m'a -indiqué la cause de mes disgrâces, et me donne le courage de les -supporter. Il ne peut être infructueux à personne: puissent tous mes -lecteurs me condamner et s'absoudre! - -Reprenons les faits.... - -Le 25 janvier 1802, au moment où j'achevois ces mémoires, la personne -qui me les recopioit durant ma maladie, abusa cruellement de ma -confiance pour satisfaire sa passion du jeu. - -Quand ils furent au net, et prêts à paroître, on les suspendit pour -ménager ma liberté, car j'étois condamné à l'exil à perpétuité, sans que -je le susse. Comme c'étoit pour opinions, je me croyois compris dans -l'arrêté de rappel de l'an 8. - -Le gouvernement, sensible à mes malheurs, fermoit les yeux sur mon -retour. Je fis imprimer le commencement de ce livre. Comme j'y parle du -jugement qui me condamne à l'exil, le ministre fit suspendre -l'impression; je réclamai avec instance, et forçai, sans m'en douter, le -gouvernement de lancer contre moi un nouveau mandat d'arrêt daté du 24 -floréal an 10. - -Cette nouvelle détention de dix-huit mois a coûté la vie à l'amie -généreuse qui m'avoit donné asile à mon retour à Paris; mais j'en ai -conservé deux qui ne m'ont jamais abandonné. Les noms de Mercier et de -Cahouet méritent de ma part une éternelle reconnoissance. Que de -sacrifices! que de démarches! que de peines! que de soins! Ô amitié, -attachement, vertu, je vous rends hommage en célébrant leurs noms! - -J'avois choisi moi-même la prison de Sainte-Pélagie, rue de la Clef, -faubourg Saint-Marcel. Le concierge, M. Bochaut, mérite une place dans -tous les coeurs sensibles: il fut le seul des concierges, au 2 septembre -1792, qui osa, aux dépens de sa vie, sauver ses prisonniers du massacre -commis dans ces journées désastreuses. C'est là que j'ai vu le fameux -Trumeau, élève de Desrues, épicier à la place Saint-Michel, faux dévot -et scélérat plus consommé que son maître, convaincu d'avoir, au -commencement de janvier 1803, empoisonné sa fille prête à se marier, -pour ne pas lui rendre compte du bien de sa mère. - -Le premier jour que Trumeau sortit du secret, il affecta un air si -tranquille, que la vertu et la candeur paroissoient opprimées en lui. Il -faisoit des signes de croix en public, et le soir, dans sa chambre, il -chantoit des chansons lubriques, et tenoit les discours les plus -obscènes. Le libertinage de ce paillard honteux lui a fait abréger les -jours de sa nièce, de son épouse et de sa fille. J'y vis aussi le fameux -Frécinet, marchand de volaille, un des septembriseurs, convaincu au -tribunal de ce premier crime, et d'avoir assassiné en 1803 l'horloger de -la rue de Nevers à Paris: ceux-là étoient avec les voleurs. Je fus mis -au corridor de l'Opinion avec les imprimeurs des journaux _l'Ami du -Peuple_ et _les Hommes Libres_, _Lebois_ et _Vatard_; _Toulotte_ et -_Lémery_, médecins; _Brochet_, l'un de mes jurés au tribunal -révolutionnaire en 1794; _Louis Brutus_, secrétaire du directeur -_Barras_, et quelques autres détenus pour opinions ou crime d'état. - -On se voyoit, on se pardonnoit; car les hommes, sous les verroux, sont -des moutons dans une bergerie: mais le bouc, dont personne n'approchoit -sans horreur, étoit le marquis de _Sade_, de la famille de _Mirabeau_, -être horriblement célèbre par ses actions et par ses ouvrages qui font -frémir les plus grands scélérats. Ce vieillard, à cheveux blancs, -devient frénétique en entendant prononcer les mots _religion_, _morale_, -_vertu_, _Dieu_ et _trépas_; il ne peut souffrir personne. Cet homme -étant devenu insupportable au gouvernement, aux détenus et au concierge, -tant par sa conduite que par ses délations mensongères, a été logé à -Charenton avec les fous. - -Depuis deux mois on ne parloit dans les prisons que de déportation à -l'Isle-d'Oléron. Comme j'étois jugé à un exil perpétuel, le ministre de -la justice me fit dire que je n'avois qu'à me préparer à ce second -voyage. Je reçus cette nouvelle le 7 thermidor an 10 (19 juillet 1802). -Les autres qui faisoient à leur guise une liste des partans, furent -surpris le lendemain au soir de recevoir l'ordre de leur transfèrement à -Oléron, et dans la suite à Cayenne; et moi qui avois préparé mes -paquets, je restai. Sa Majesté, nommée alors consul à vie, eut droit de -faire grâce. J'implorai sa justice et sa clémence, et mon affaire passa -au conseil privé. La première fois, toutes les pièces n'ayant pas été -présentées, je fus remis à une autre séance. Six mois s'écoulèrent: -durant cette époque, le corridor de l'Opinion se trouva presque vide. Je -restai avec M. J. Durand-Lapeine, prévenu d'émigration, et commandant de -vaisseau de l'ancienne marine. Ce détenu, émule de Froger _l'Aiguile_, -criblé de blessures durant la guerre d'Amérique de 1779, lorsqu'il -servoit dans l'escadre de MM. le comte Destaing et Lamotte-Piquet, joint -à de grands talens de profondes connoissances dans l'astronomie et dans -la science nautique. Sa vie et ses mémoires prouvent qu'il doit ses -longs malheurs à ses étourderies, à sa trop grande crédulité, à -l'ambition et à l'hypocrisie d'un de ses proches, plus dangereux que le -_Tartufe_. J'ignore s'il vit encore. Il me donna quelques leçons -d'Italien. Pour oublier mes malheurs, je traduisis l'Hélène-Syracusaine -et quelques morceaux du _Pastor fido_. Le premier consul venoit de faire -son voyage dans la Belgique; on disoit qu'il ne reviendroit à Paris que -pour repartir de suite visiter l'armée des Côtes et toute la Bretagne, -ce qui me faisoit croire que je passerois encore l'hiver en prison. Le -21 fructidor an 11 (8 septembre 1803), qui m'a toujours été si funeste -et si favorable, j'obtins mes lettres de grâce. Jamais liberté ne fut -plus douce et plus inopinée: je ne me rappelle jamais ce bienfait, sans -répéter avec ivresse au monarque à qui je le dois: - - _Ante leves ergo pascentur in æthere cervi, - Et freta destituent nudos in littore pisces; - Ante pererratis amborum finibus exul - Aut Ararim Parthus bibet, aut Germania Tigrim, - Quàm nostro illius labatur pectore vultus._ - -«Le cerf altéré, s'élancera loin des sources d'eau vive; l'Euphrate et -le Tigre arrosant la Germanie, laisseront dans leurs lits le Rhône et le -Rhin couvrir de limon les ruines de Babylone, et la mer tarie dans ses -abîmes, mettre à nu ses énormes enfans, quand j'oublierai ou ce -bienfait ou son auteur.» - -«Auguste Prince, quand l'Europe pâlit au bruit de votre tonnerre, et que -Dieu vous conduisant comme Cyrus, vous fait relever son temple et vous -assied sur un trône que sa main vous éleva du milieu des orages; quand -il écarte de vous et le trépas et ses embûches; quand rien ne vous est -impossible à l'ombre de ses ailes; lorsque le successeur de Saint-Pierre -venant sacrer en vous un Charlemagne, un Constantin, les aigles des -Césars deviennent les aigles Françaises et les aigles Romaines; quand ce -Dieu, vous remettant le glaive de sa vengeance et le fléau de sa -justice, vous soumet des millions d'hommes; lorsque sous les auspices de -sa providence, par l'épée de nos braves, par votre valeur et votre -fortune, nous avons droit de répéter aux puissances coalisées contre -votre empire: - - Que peuvent contre nous tous les rois de la terre? - En vain ils s'armeront pour nous faire la guerre. - -enfin, quand l'Europe attentive prévient vos désirs, pourroit-il vous -manquer quelque chose?..... Oui, Sire! un bien au-dessus de tous les -trônes, un bien dont votre âme est avide, un bien que vous méritez par -tant de bienfaits, un bien que vous nous donnez d'avance; ce bien, -c'est l'amour, élan de la reconnoissance, de la justice et de la -liberté: sentiment immortel, précieux tribut qu'un roi de Perse, en -voyageant dans son empire, distingua parmi l'or et l'encens de ceux qui -l'entouroient, dans les deux jointées d'eau qu'une pauvre femme vint lui -présenter. - -«SIRE, ce tribut est le mien: doué d'un coeur sensible, froissé avec les -innocens que la révolution entraîna; étranger à la cour et aux factions -dont elle a été victime; monarchiste par principe, et proscrit pendant -dix ans uniquement pour cette opinion; aimant la liberté dans mon pays -et me sentant né pour elle, mais aimant ma patrie plus que mes -affections; digne par mon caractère et ma probité du glorieux titre -d'homme, digne de mes malheurs et de leur fin glorieuse, je paye et -paierai toute ma vie, au souverain qui les a terminés, le tribut d'amour -de cette pauvre femme, en répétant son offrande par les larmes de la -reconnoissance.» - -Ces sentimens que j'exprimai aux juges qui venoient de me prononcer ma -liberté, leur firent tant de plaisir qu'ils m'offrirent des secours. - -En entrant au parquet de M. Gerard, aujourd'hui procureur-impérial, le -frère de M. Clerine qui nous distribuoit les vivres à Cayenne, me -reconnut, m'offrit sa maison, et ne me permit pas de le refuser. - -Au bout d'un mois, mes amis me firent connoître à MM. Thurot et -Gayvernon, chefs d'une maison d'éducation, de sciences et de -belles-lettres, rue de Sève, à Paris. Ces messieurs avoient besoin d'un -répétiteur; malgré que je ne pusse leur apporter que du zèle et de la -bonne volonté, ils ne me jugèrent point indigne de seconder leurs -travaux. Leur indulgence et la recommandation de la dame chargée des -détails économiques de leur maison, me firent trouver place dans le plus -bel établissement de Paris, où la réunion des talens et du mérite -personnel des professeurs, qui le sont également de l'École -Polytechnique, me donna l'abri que le chêne doit au roseau. Là, comme -ailleurs, suivant la nouvelle méthode d'éducation, l'instruction est -divisée en deux branches: les _mathématiques_ et l'étude des langues -grecque, latine et française. Quoique tous les élèves appartiennent à -des parens riches et titrés, présens de la fortune souvent nuisibles -aux progrès de la jeunesse; les cours de cette maison sont formés de -brillans sujets qui ont la dissipation plus ou moins naturelle à -l'homme, ennemi de la contrainte et du travail, dont il ne connoît pas -le prix et encore moins la nécessité. - -MM. Le Coulteux-Canteleu, fils du sénateur, élèves particuliers de M. -Thurot, ont autant de dispositions que de bonnes qualités; s'ils sont un -peu turbulens, ils ont le coeur et le jugement droit. J'en peux dire -autant des trois enfans de M. Ferery, ambassadeur de Gènes. Ils -chérissent leurs maîtres et leurs camarades, ils désirent d'en être -aimés, et méritent d'être payés de retour. MM. Boyer et Cornuet, qui les -instruisent, méritent bien aussi de recueillir en cela le prix de leurs -talens et de leurs peines. - -Les trois cousins de Sa Majesté l'Impératrice, MM. Tascher de la -Pagerie, Desvergers, amenés par elle-même dans cet établissement, ont la -pétulance, l'aptitude et l'intelligence précoces des créoles, qui -naissent avec une facilité et une douceur propres à émousser les épines -de l'apprentissage ou de l'éducation. Le cadet sur-tout porte une âme -forte dans un corps débile. - -M. le marquis de Lucchésini, qui regarde l'éducation de ses enfans -aussi précieuse que les plus importantes négociations, tout en les -confiant à cette maison, entre les mains d'un gouverneur particulier, -homme riche en vertus et en moeurs, se distrait chaque jour de ses -importantes occupations pour venir les suivre de l'oeil, interroger -leurs maîtres et surveiller leurs progrès. C'est le père d'Horace qui -étoit, dit-il, _custos incorruptissimus_. Tant de soins ne seront pas -infructueux. - -MM. Hachette et Gayvernon, professeurs de physique et de mathématiques -dans cette maison, sont bien payés de leurs soins dans le jeune Petit. -La place gratuite qu'il partage avec Camille Branville, ne peut être -remplie par de meilleurs sujets. - -Les enfans de MM. Garat, tous deux avantagés de talens et de -très-heureuses dispositions, ont la pétulance, les moyens et la fougue -de la jeunesse de leurs pères. L'aigle n'engendre point de timides -colombes. Le salpêtre pétille dans leurs veines; ils donnent du mal à -leurs maîtres; c'est le vase en ébullition, qui se refroidira avec -l'âge. - -Le jeune Marescot, qui m'a tant tourmenté, est doué d'un bon coeur, -d'un jugement droit et d'une âme aimante; il se laisse entraîner à -l'exemple des autres; il se roidit contre le mentor qui le reprend avec -aigreur, il reconnoît ses torts. Je crois qu'il mettra à profit les -utiles leçons qu'il reçoit de M. Livet, l'un des quatre premiers sujets -de l'École Polytechnique. MM. Bouquet-Combe, Tattet, Chevalier, Didot, -Loreau, méritent les mêmes éloges et les mêmes reproches. Le jeune -Arcambal, neveu de M. Lacroix, donne les plus heureuses espérances. Mais -tous ces messieurs auroient besoin de ne pas connoître la fortune de -leurs parens; car le système de douceur adopté dans cette maison, dont -le chef ne manque pas de surveillance et de zèle, fait retomber toute la -fatigue sur les répétiteurs, qui sont plus à la chaîne que les élèves. -Là, comme dans toutes les maisons d'éducation, on peut dire des maîtres, -que ceux qui taillent la vigne et qui préparent la récolte et la -vendange, sont les plus mal partagés. - -On se croit même souvent dispensé à leur égard de procédés honnêtes et -francs. Eux seuls sont pourtant chargés de former le coeur et de -cultiver l'esprit des élèves. Les parens dédaignent de les voir. Les -professeurs en titre et les directeurs des maisons d'éducation ont de -beaux salons pour recevoir les pères et mères, qui savent bien que celui -à qui ils comptent leur argent n'est presque jamais celui qui surveille -directement les progrès, la tenue, la conduite, et sur-tout les moeurs -de leurs enfans. Il est bien singulier que l'on soit si scrupuleux sur -le choix d'un bon médecin, et si apathique sur celui d'un bon maître. Un -charlatan est-il plus dangereux qu'un pédagogue hypocrite et cafard, -libertin ou ivrogne, ou quelque chose de pis encore? - -Le gouvernement a déjà voulu nétoyer cette étable d'Augias; mais si -l'intérêt particulier ne le seconde point; si le répétiteur couvert de -haillons ne prouve pas que son indigence est la faute du sort; si ses -talens et ses vertus sont la moindre chose dont on s'inquiète; si ses -honoraires sont moindres que ceux d'un homme de journée; s'il est un -objet de ridicule ou de mépris pour les chefs de maison et même pour les -domestiques qui le servent par protection, ou pour les élèves qui -l'écoutent par complaisance et par routine, comment ne deviendra-t-il -pas insouciant s'il n'est pas déjà vicieux? Toutes les pensions doivent -leur réussite ou leur perte à leurs répétiteurs; les parens leur -doivent le bonheur, le succès ou le désespoir de leur famille. «Tendre -mère, dit Quintilien, voilà donc ce cher objet de tes voeux; il te serre -dans ses petits bras innocens; tu comptes tes jours, tes momens, tes -heures par ses caresses; mais tu le vois grandir, et tu trembles en -tressaillant de joie. Il a besoin d'un nouveau père, d'un nouvel être: -il ne balbutie pas encore, et tu lui cherches un maître.» Ce trésor -n'est donc pas si facile à trouver qu'on se l'imagine, dans certaines -maisons d'éducation, où l'on marchande les précepteurs comme les -légumes, où les bons sujets portent ombrage aux chefs, qui les -congédient tous les huit jours, et vont les remplacer au magasin, bien -ou mal assorti. - -«Si je remercie les dieux de m'avoir donné un fils, écrivoit Philippe à -Aristote, je les remercie encore plus de m'avoir donné en vous un maître -qui le rendra digne de vous et de moi.» Ce trésor seroit moins rare, si -l'intérêt et l'avarice ne formoient pas des maisons d'éducation comme -des comptoirs de commerce; si les parens et les instituteurs se -donnoient la main pour connoître et payer les personnes qui sont -chargées de leurs enfans; si les précepteurs passoient à un examen plus -sévère sur leur moralité et sur leurs talens; si les enfans de tout âge -n'étoient pas confondus; si chaque cours étoit isolé pendant l'étude et -les récréations, pour ne se trouver au collège qu'au moment des classes. -On dit que les pensions sont trop multipliées, et moi je crois qu'elles -sont trop confondues et trop peu nombreuses. Aucun établissement n'est -plus funeste et plus profitable à l'État, et ne mérite plus de -protection, de répression et de surveillance immédiate de sa part, que -celui qui par sa nature fixe la destinée des générations futures: c'est -une bonne ou mauvaise maison d'éducation! Les vices qui s'y mêlent aux -sublimes vertus qu'on y cultive avec tant de soin, exposent au plus -grand danger l'innocence ingénue, qui n'ouvre souvent les yeux qu'en se -précipitant dans l'abyme. À Dieu ne plaise que je donne plus de détails -sur cet article! mais j'en ai assez vu pour désirer la formation d'un -jury civil, mais secret, continuellement en activité, composé d'hommes -pris hors du corps des maîtres et maîtresses, payé à leurs frais, et -chargé de la surveillance de tous les chefs de ces établissemens, de la -moralité des hommes qu'ils emploient, de la répression des abus qui s'y -commettent, des vexations que le plus fort suscite au plus foible, de -l'audition des plaintes qu'on étouffe souvent pour ne pas ébruiter des -crimes honteux, dont la publicité seroit aussi dangereuse que -l'impunité. Ce jury fixeroit les honoraires des précepteurs, régleroit -le mode de leur paiement, connoîtroit des motifs de leur sortie, et -appelleroit en sa présence les deux parties si elles le requéroient, et -ne permettrait jamais à un chef de maison de congédier un précepteur, ni -à celui-ci de sortir, sans un écrit motivé dont l'agresseur seroit tenu -d'envoyer copie au jury qui le transcriroit sur ses registres. Ce moyen, -en prévenant la mauvaise humeur des deux côtés, étoufferoit la calomnie -et commanderoit la justice et la vérité. - -Le premier jury d'instruction devroit siéger dans le coeur des pères et -mères. Combien peu instruisent l'homme pour l'homme, et non pour leur -satisfaction personnelle! «Ô! Cornélie, vos bijoux étoient vos enfans, -mais si vous les pariez, c'étoit plutôt pour eux que pour vous. Vous -disiez à leurs maîtres: Peu importe qu'ils soient savans pourvu qu'ils -sachent toujours se suffire à eux-mêmes, et qu'ils n'ayent point une -valeur empruntée.» Tous les parens tiennent à-peu-près le même langage; -mais en donnant à l'instruction ce luxe homicide qui tue le travail et -fait naître l'orgueil, ils divisent la société en deux branches, l'une -oisive et paralysée en naissant; l'autre avilie et nourricière de sa -soeur, toute fière de sa glorieuse inutilité. Jadis un enfant pâlissoit -pendant dix à douze ans à l'étude des langues, et parvenu à sa -dix-septième année, il abhorroit le travail manuel, comme un hydrophobe -une source limpide. - -Les parens eux-mêmes, pour nourrir son émulation par la vanité, le -menaçoient de lui donner l'état pour lequel ils connoissoient son -aversion. Ainsi, l'enfant dont la nature auroit fait un bon artisan, ne -sera qu'un avocat sans cause, un mauvais prêtre, un charlatan, et en -somme un paresseux demi-savant, incapable de planer et de ramper. De -combien d'exemples pourrois-je appuyer ce principe si j'ouvrois notre -histoire, sur-tout depuis quinze ans! Nous venons de faire un grand pas -en avant par l'étude des mathématiques, dont l'application universelle -marie les sciences aux arts mécaniques, et peut guérir jusqu'à certain -point les maux du vieux préjugé contre le travail manuel. - -Je sais que par les mathématiques, Archimède à lui seul fit pâlir les -légions romaines; qu'à sa voix, comme aux accords d'Amphion, les -vaisseaux s'élevoient dans les ports de Syracuse; que ses leviers, plus -forts que la ceinture de la vestale, mettoient à flot des énormes -machines que des milliers d'hommes ne pouvoient pas ébranler; que de nos -jours un philosophe mathématicien a charmé nos sens par sa mélodie -calculée du Devin du Village; qu'un autre, sans mécanique, a fabriqué -dans mon pays un magnifique buffet d'orgues; enfin, que l'année dernière -de jeunes élèves de l'École Polytechnique, sans avoir jamais manié ni -cognée, ni marteau, ont fait une chaloupe canonnière avec une adresse, -une intelligence et une perfection admirables. Mais tous ceux qu'on -destine à l'étude des sciences mathématiques, sont-ils capables d'en -saisir les rapports, ou de se les utiliser pour le métier que la nature -leur destine? Il faut des siècles pour produire un grand homme, et nous -traitons nos enfans comme s'ils étoient nés des phénix. Le plus -brillant cours ne donne jamais plus de trois ou quatre sujets; les -autres végètent, et ne font que s'engourdir en essuyant la poussière des -écoles. L'âge vient, et l'homme bien ou mal instruit ne choisit plus ni -état, ni métier; mais il suit la routine, et ressemble à ces animaux -attachés à un pieu, qui ne broutent que l'herbe qui est à leur portée. - -«Homme aveugle et insensible, dit Rousseau, tu mutiles pour ton plaisir -tes animaux domestiques»; il pouvoit ajouter: tu mutiles pour ton -orgueil l'éducation de ton enfant; tu dis de celui-ci en naissant: il -sera prêtre; cet autre sera militaire; je ferai un magistrat du -troisième: ils ne sont pas faits pour travailler de leurs mains. Ce plan -une fois conçu dans ta tête, tu les conduis à ton but par un sentier qui -se rétrécit toujours pour eux à mesure qu'ils avancent en âge. - -Si l'on eût agrégé des corps de métiers aux anciens collèges, les sujets -foibles qui n'avoient eu d'autres ressources que le sacerdoce, ne -seroient pas restés à l'abandon. On avoue que les demi-talens rendent -l'homme malheureux; mais on ne songe pas à lui donner des talens -entiers, en utilisant ses bras comme on veut meubler sa tête. - -Ne faisons-nous pas chaque jour pour nous-mêmes l'application de -l'utilité de ce précepte, par la crainte qui nous tourmente lorsque nous -devons nous éloigner de notre pays? Aller en Russie, en Chine, dans le -Mogol: oh! mon Dieu! mon Dieu! comment faire pour y vivre? Les Chinois -et les Russes n'ont-ils pas les mêmes besoins que tes compatriotes? Un -avocat et un savant doivent apprendre la langue du pays; mais tu n'as -besoin que de tes outils, et même que de tes bras: l'univers est ta -patrie lorsque tu sais un métier. Si l'éducation a civilisé en toi cette -rudesse trop naturelle aux artisans, tu possèdes ce point d'appui -qu'Archimède cherchoit pour soulever l'Univers. Ton industrie, utilisant -tes connoissances, te fait franchir les climats; et quelque part que tu -arrives, le sauvage et le citadin t'attendoient. Véritable Orphée, la -nature et la société disent, à ton aspect: - - _... Dic ubi consistes? coelum terramque movebo._ - -«Dis où tu t'arrêteras? je déplacerai pour toi le ciel et la terre.» - -On est revenu du principe de Rousseau, qui ne vouloit pas forcer les -enfans à la contrainte des langues, avant l'âge de puberté; comme si la -jeune vigne n'avoit pas besoin du tranchant de la serpe ou du lien sur -l'échalas. Dieu n'a pas dit en vain que la terre ne produiroit à l'homme -que des épines et des ronces. Riche ou pauvre, jeune ou vieux, la loi -est faite pour tous; il faut la défricher en naissant, par l'étude et le -travail manuel, ou en vieillissant, par le dégoût, la servitude et le -remords. On ne recueille rien de bon sans l'avoir semé, et on ne sème -pas quand on veut. Direz-vous, je suis riche, je n'aurai besoin de -personne, et je ne veux pas gêner mon fils unique? mais la richesse, en -dépouillant l'homme titré, dont vous héritez aujourd'hui, ne peut-elle -pas vous exiler demain comme moi? Que n'avez-vous été témoin de nos -soupirs et de nos larmes à Konanama et à Synnamari! Combien nos grands -vicaires, nos littérateurs, nos gens de robe et d'épée regrettoient de -ne pas savoir de métier! Combien ils envioient le sort des cordonniers, -des menuisiers, des tailleurs! Que l'exil est une bonne leçon contre la -paresse, l'orgueil et la suffisance! Combien le savant, dans un désert -de sept cents lieues, à côté du charron qui lui fait un canot, s'humilie -sincèrement, et reconnoît de bonne foi son infériorité et sa -dépendance! Qu'il dit souvent en lui-même: moi transplanté, je suis -inutile ici, et je meurs de faim parmi les hommes de la nature; et celui -que je méprisois est riche ici et dans tout l'Univers! C'est dans cet -abandon que votre fils unique, devenu un fardeau insupportable pour lui -et pour vous, vous fera apprécier trop tard la vérité de cette sentence -terrible de Charles Ier, entre les mains de Cromwel: _Quel misérable -spectacle que celui d'un chef découronné!_ Aimez donc vos enfans pour le -travail, vous les aimerez pour eux-mêmes; sacrifiez courageusement vos -caresses puériles à leur bonheur; instruisez-les en naissant, à l'instar -de François de Sales, qui balbutioit le nom de Dieu aux orphelins à la -mamelle; balbutiez au vôtre celui de travail; maniez avec lui la lime et -le rabot; apprenez-lui à ne mépriser aucun état manuel; prouvez-lui bien -sa foiblesse; respectez devant lui tous les artisans honnêtes et sobres; -expliquez-lui bien que la gloire est attachée à toute profession avouée -par une honnête industrie, et que si le préjugé et la sottise confondent -le métier avec l'artisan dégradé, le bon sens les sépare comme l'or -d'avec la cendre. - -Votre enfant, ainsi occupé dès le berceau, sera tout disposé à son -apprentissage; et s'il a des talens, que les hautes sciences fassent ses -délices, vous avez ménagé sa constitution et sa santé pendant ses heures -de loisir. Ne vous bornez point aux connoissances contemplatives; -supposez toujours qu'il ira dans un désert, où la robe et l'épée sont -inutiles; suspendez depuis douze jusqu'à treize ans et demi le cours de -ses études, pour lui donner à son choix un état manuel. Qui sait si -quelque jour le gouvernement n'agrégera point à ses lycées un certain -nombre d'artisans distingués, à qui il confieroit les écoliers, depuis -tel âge jusqu'à tel âge? Quel ouvrier ne seroit pas honoré d'un pareil -choix? l'enfant en sauroit toujours assez pour se perfectionner au -besoin. - - _............. Labor omnia vincit - Improbus, et duris urgens in rebus egestas._ - -Aujourd'hui les sciences à la mode comme les rubans, sont la physique et -les mathématiques, les langues anciennes et modernes. Tous les parens en -faisant enseigner à un marmot de huit ans, le dessin, la danse, la -musique, le grec, le latin, l'anglais, l'allemand, l'algèbre, croyent -élever un Archimède, un Euclide, un Vauban, un Turenne, un Napoléon, un -Corneille, un Racine, un Gluck, un Lulli, un Vestris; comme si tous les -hommes étoient fondus dans le même moule, ou que les maîtres pussent -donner la science infuse à leurs élèves; que ceux-ci pussent apprendre -en même-temps, sans confusion, toutes ces sciences, dont chacune en -particulier suffit pour la capacité ordinaire d'un individu. Avons-nous -donc oublié, pour les autres, ce que nous suivons si ponctuellement pour -nous? - - _... Sit quod vis simplex duntaxat et unum._ - -Je croirois que si chaque pension étoit bornée à ne recevoir que les -enfans de tel âge, destinés uniformément à telle ou telle partie -d'éducation, les enfans, les maîtres de pension, les répétiteurs et les -parens y trouveroient beaucoup mieux leur compte, les moeurs y -gagneroient davantage, et cette instruction, comme une encyclopédie -méthodique, offrant un ensemble régulier, feroit moins de charlatans et -plus de sujets. L'école des sciences, en suivant ce plan autant que -possible, au moins par rapport au nombre des élèves, remplit l'épigraphe -de son prospectus, et on doit lui dire: - - _Gratum est quod patriæ civem populoque dedistis._ - -Malgré que les cours y soient séparés et bien surveillés, que les élèves -ne suivent que la branche d'éducation qui leur convient ou pour laquelle -ils ont le plus d'aptitude, cependant les jeunes mathématiciens tournent -quelquefois en ridicule ceux qui s'adonnent uniquement aux langues; -ceux-ci, de leur côté, ont tant d'horreur du calcul et des calculateurs, -qu'ils refusent même d'apprendre la table de Pythagore. Ils diroient -volontiers aux professeurs d'algèbre, ce que Voltaire écrivoit à un -grand ministre, pour l'encouragement des arts et des lettres: - - Le vois-tu s'avancer, ce sauvage algébriste, - À la démarche lente, au teint blême, à l'oeil triste, - Qui d'un calcul avide, à peine encore instruit - Sait que quatre est à deux comme seize est à huit? - Il méprise Racine, il insulte à Corneille: - Lulli n'a point de son pour sa pesante oreille; - Et Rubens vainement, sous ses pinceaux flatteurs, - De la belle nature assortit les couleurs; - Des X, X, redoublés, admirant la puissance, - Il croit que Varignon fut seul utile en France, - Et s'étonne sur-tout, qu'inspiré par l'amour, - Sans algèbre, autrefois, Quinault charmât la cour. - -Ces petits démêlés ne font pas naître autant l'émulation qu'on pourroit -le croire; mais les maîtres sont assez habiles pour ne donner de -préférence particulière à aucune branche d'instruction: voilà comme ils -remédient au mal autant que possible. - -Je devois ce tribut de vérité et de reconnoissance à cette maison, où -j'ai connu M. Garat. Son fils m'étoit confié: ce bon père, qui le chérit -comme lui-même, n'a pas dédaigné de connoître le répétiteur de son -enfant; il a été sensible à mes malheurs; il les a lus, il s'est -intéressé à leur publicité. Au bout de neuf mois, quand ma santé m'a -forcé de céder ma place, j'ai revu cet ouvrage: je l'achève aujourd'hui. -J'ai obtenu justice; et n'ayant rien, je suis riche s'il n'est pas -infructueux. - - -FIN. - - -[Notes au lecteur de ce fichier numérique: - -Seules les erreurs clairement introduites par le typographe ont été -corrigées. L'orthographe de l'auteur a été conservée. - -Les lettres supérieures inhabituelles sont entourées par { }.] - - - - - -End of the Project Gutenberg EBook of Voyage à Cayenne, dans les deux -Amériques et chez les anthropophages (Vol. 2 de 2), by Louis-Ange Pitou - -*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK VOYAGE À CAYENNE, DANS LES *** - -***** This file should be named 41124-8.txt or 41124-8.zip ***** -This and all associated files of various formats will be found in: - http://www.gutenberg.org/4/1/1/2/41124/ - -Produced by Mireille Harmelin, Christine P. 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