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-The Project Gutenberg EBook of Voyage à  Cayenne, dans les deux Amériques
-et chez les anthropophages (Vol. 2 de 2), by Louis-Ange Pitou
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
-almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
-re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
-with this eBook or online at www.gutenberg.org/license
-
-
-Title: Voyage à  Cayenne, dans les deux Amériques et chez les anthropophages (Vol. 2 de 2)
-
-Author: Louis-Ange Pitou
-
-Release Date: October 22, 2012 [EBook #41124]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: ISO-8859-1
-
-*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK VOYAGE À  CAYENNE, DANS LES ***
-
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-
-Produced by Mireille Harmelin, Christine P. Travers and
-the Online Distributed Proofreading Team at
-http://www.pgdp.net (This file was produced from images
-generously made available by the Bibliothèque nationale
-de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)
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-
-VOYAGE À CAYENNE.
-
-TOME SECOND.
-
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-[Illustration: _Désert de Konanama dans la Guyane Française. Cimetière
-et Inhumation des Déportés._
-
-À gauche un groupe de Déportés pleurent la mort de leurs confrères qu'on
-enterre à moitié. À droite Prévost et Becard en dansent de joie avec les
-négresses.
-
-_On a vu ceux qui enterraient les morts, leur casser les jambes, leur
-marcher et peser sur le Ventre, pour faire entrer bien vîte leurs
-cadavres dans une fosse trop étroite et trop courte. Ils commettaient
-ces horreurs pour courir à la dépouille d'autres déportés expirans.
-(Déportation de J. J. Aymé, pag. 156. Voyage à Cayenne, Tome 2. 4me
-Partie.)_]
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-
-VOYAGE À CAYENNE,
-
-DANS LES DEUX AMÉRIQUES
-
-ET
-
-CHEZ LES ANTROPOPHAGES;
-
-
- Ouvrage orné de gravures; contenant le tableau général des
- déportés, la vie et les causes de l'exil de l'auteur; des
- notions particulières sur Collot-d'Herbois et
- Billaud-de-Varennes, sur les îles Séchelles et les déportés
- de nivôse (an 8 et 9), sur la religion, le commerce et les
- moeurs des sauvages, des noirs, des créoles et des quakers.
-
-
-SECONDE ÉDITION,
-
-Augmentée de notions historiques sur les Antropophages, d'un remercîment
-et d'une réponse aux observations de MM. les journalistes.
-
-Par L. A. PITOU, déporté à Cayenne en 1797, et rendu à la liberté en
-1803, par des lettres de grâce de S. M. l'Empereur et Roi.
-
-
-TOME SECOND.
-
-_Prix, 7 fr. 50 c._
-
-
- PARIS,
- CHEZ L. A. PITOU, LIBRAIRE,
- rue Croix-des-Petits-Champs, nº 21, près celle du Bouloi.
-
-Octobre 1807.
-
-
-
-
-NOTICE DES LIVRES
-
-DE L. A. PITOU.
-
-
- Télémaque, 2 vol. in-8{o}.
- Bossuet, 2 vol. in-8{o}.
- La Fontaine, 2 vol. in-8{o}.
- Jean Racine, 3 vol. in-8{o}.
- Biblia sacra, 8 vol. in-8{o}.
-
-Édition du Dauphin, de Didot aîné. Papier vélin, collection rare et
-précieuse, reliée en maroquin, dorée sur tranche.
-
-Voltaire, 70 vol., in-8, papier à 6 fr. avec figures, relié racine,
-filets.
-
-Rousseau de Poinçot, 38 vol. in-8, papier vélin, avec figures, relié en
-veau dentelle, filets, tranche dorée.
-
-Histoire de Russie, par Pierre-Charles L'Évêque, 8 vol. in-8, reliés en
-veau, filet, avec un superbe atlas.
-
-Voyage du jeune Anacharsis en Grèce, 4e édition, de l'imprimerie de
-Didot jeune. 7 volumes in-8, atlas in-fol.
-
-
-On n'a tiré que cinquante exemplaires en papier d'Hollande. Celui-ci est
-le trente-sixième.
-
-Rollin, in-4, complet. Histoire ancienne, romaine, traité des études,
-les empereurs, 22 vol.
-
-
-_Magnifique exemplaire de collection de voyages_, in-folio.
-
- 1º Voyage en Grèce, par Choiseul-Gouffier, 1 vol.
- 2º Voyage de Naples et de Sicile, par Saint-Nom, 5 vol.
- 3º Tableau pittoresque de la Suisse, 4 vol.
- Table analytique, 1 vol.
- Reliure uniforme.
- On ne séparera aucun de ces voyages.
-
-
-
-
-UN MOT D'ANALYSE
-
-SUR CET OUVRAGE,
-
-ET SUR MON ÉPISODE DES ANTROPOPHAGES.
-
-
-Jusqu'ici le lecteur n'a pas eu de peine à nous suivre. Nous avons
-donné, jour par jour, notre itinéraire de Paris à Rochefort; notre
-embarquement, notre combat, notre naufrage, notre second départ et notre
-traversée se suivent de même. Notre arrivée, notre séjour à Cayenne, où
-nous avons décrit le sol, le climat, les noirs, les blancs, et les
-agents du directoire, ont été suivis de notre dispersion dans les
-déserts: on nous a plongés graduellement dans le malheur, pour qu'il
-comprimât mille fois nos coeurs avant de peser sur nos têtes. Si pendant
-notre séjour à Cayenne nous gémissons dans les fers, au moins nous ne
-sommes point inquiets pour vivre; mais de combien de larmes
-arrosons-nous le pain qu'on nous distribue encore pour quelques jours!
-Nous attendons chaque matin le signal du départ pour le désert.....;
-chaque matin nous annonce une nouvelle plus sinistre que celle de la
-veille. Cayenne nous offrait l'image d'une ville ou d'un bourg; nous y
-voyons encore quelques visages européens; mais au moment que nous n'y
-penserons pas, l'ordre du transfèrement au désert arrivera tout à coup.
-C'est dans ce désert que périront misérablement et infailliblement ceux
-qui n'auront pas obtenu la commisération des créoles de la capitale.
-Quelle perspective, grand Dieu! voilà la mort et toutes ses
-horreurs......; la cruelle s'approche et s'éloigne pour devenir encore
-plus hideuse; et nous n'avons ni la puissance ni la force de l'éviter ou
-de l'invoquer. Graces au ciel, nous échappons à la mesure générale; nous
-voilà à Kourou; nous n'avons rien: le sol est un sable, et le ciel est
-d'airain. Un vieux Philémon nous console et nous peint le désert.....
-Quelle solitude, grand Dieu! nos maux finiront-ils?.... Dans ce moment
-chérir la vie, et compter sur elle, ce serait embrasser une ombre. Cet
-état violent me donna pour ma conservation cette indifférence, suite
-naturelle des maux toujours croissants dont on n'ose calculer la fin.
-Pour m'étourdir sur mon état, je formai le dessein de voir ces Caraïbes,
-aussi extraordinaires par leur équité que par leur barbarie. Que
-risquais-je, puisque mon retour et ma conservation étaient un prodige?
-Si ce prodige, que je ne perdais pas de vue, m'arrivait un jour, je
-m'étais instruit, et je gagnais beaucoup sans avoir rien hasardé. Cette
-entreprise périlleuse, que je ne ferais peut-être plus aujourd'hui que
-ma conservation dépend de moi, en montrant au lecteur le degré de misère
-où le sort nous avait plongés, le tient sans cesse attaché à nos pas, et
-donne a l'ouvrage ces nuances, ces transitions et cette unité de sujet
-requises par nos censeurs comme par les écrivains méthodiques. Il est
-vrai que je n'ai pas pris de compas pour mesurer les passages de la
-douleur au plaisir. Je n'avais ni repos, ni fortune, ni cabinet pour
-méditer à loisir, et mes transitions étaient encore plus rapides que je
-ne les ai exprimées. C'est ce qui a fait dire à mes censeurs que la
-certitude d'intéresser par mon récit m'a fait quelquefois négliger
-l'unité du sujet; au reste, si leur analyse est aussi fidèle qu'elle est
-précise, mon plan est correct, et mon ouvrage leur doit son mérite et
-son débit.
-
-Comme il faut des transitions à tout, et que la vérité nue blesse autant
-les yeux que le grand jour, j'emploierai quelques tours de langage pour
-demander au rédacteur du Journal de l'Empire, qui croit que j'ai donné
-un conte au lieu d'un voyage chez les Antropophages. S'il était à Paris
-au commencement de 1802, il y aurait vu ce fameux sauvage du nord,
-expatrié en France, accourir tous les matins dans les marchés et dans
-les échaudoirs de la capitale, s'y gorger de sang, et dévorer avidement
-les chairs et les entrailles encore palpitantes des animaux à moitié
-assommés. Ses yeux étincelaient comme ceux d'un lion rugissant à la vue
-d'un tendre agneau; ses lèvres tremblotantes à l'approche d'un enfant
-indiquaient si bien son appétit, que le gouvernement, qui paraissait
-n'avoir montré cet être aux Parisiens que pour leur prouver que les
-Antropophages ne sont pas encore entièrement relégués hors de l'Europe,
-prit la précaution de faire enfermer celui-ci pour qu'il ne dévorât
-personne. S'il n'a tenu qu'au rédacteur de voir un Antropophage à Paris,
-comment n'en aurai-je pas rencontré dans les déserts qu'ils habitent?
-J'ai marqué assez clairement les nuances qui différencient les créoles,
-les noirs, les Caraïbes des côtes et ceux de l'intérieur, pour que
-chacun me suive et reconnaisse la vérité de mon récit. Si notre
-éloignement prétendu des Antropophages a motivé l'incrédulité du
-censeur, qu'il prenne la carte de la Guiane, il verra qu'à deux lieues
-de la côte commencent les solitudes impénétrables de sept cents lieues
-de profondeur sur quinze ou dix-huit cents de long; que tout ce pays est
-couvert de bois, arrosé de rivières, et peuplé de toute espèce
-d'animaux, dont quelques-uns ont la figure humaine, et quelque chose de
-plus ou moins rapproché de nous. Dans mon avant-propos sur les Caraïbes
-j'ai remonté à la source de leur férocité, pour que le lecteur ne crie
-pas à l'invraisemblance. Si j'eusse été chercher ces Caraïbes
-antropophages qui nous surprirent avec les Indiens des côtes, mon
-excursion pourrait paraître fabuleuse; mais une rencontre imprévue n'est
-pas arrivée qu'à moi seul: plusieurs missionnaires ont couru les mêmes
-dangers en portant le flambeau de l'Évangile et de l'instruction de
-Cayenne dans la Guiane, chez les Galibis. Les Indiens du grand désert
-poursuivent ceux des côtes que les missionnaires ont un peu apprivoisés
-avec les Européens, comme les animaux sauvages ou libres accablent ceux
-qui s'échappent de chez nous. C'est une guerre à mort entre ces peuples:
-le vaincu devient la proie du vainqueur, qui le déchire et le dévore
-autant par férocité que par goût et par appétit. Cette fureur, dont j'ai
-failli être victime, n'est incroyable qu'à Paris, où Cayenne et la
-Guiane étaient un pays perdu avant notre exil; tant les hommes ne jugent
-le monde et leurs semblables que par ce qu'ils voient dans le petit coin
-de terre qu'ils habitent. J'aurais voulu que mes incrédules eussent
-motivé leur scepticisme sur notre éloignement des Caraïbes, ou sur
-l'impossibilité de retrouver des hommes aussi barbares que nos Indiens.
-Le premier motif de leur doute eût disparu en ouvrant la topographie de
-la Guiane. Le second se fut éclairci en France, où l'on a adopté la
-méthode anglaise de se gorger de viandes encore saignantes. Nos
-gourmets, qui savourent sans effroi un rostbif sanguinolant, se
-souviendraient peut-être de cette apostrophe de Plutarque:
-
-«Homme policé, tu doutes qu'un autre homme ose te manger! ne lui en
-as-tu pas inspiré la pensée? N'as-tu pas eu sous ses yeux le courage
-d'approcher de ta bouche une chair meurtrie et sanglante? N'as-tu pas
-brisé sous ta dent les os d'une bête expirante? N'a-t-on pas servi
-devant toi des corps morts, des cadavres? Ton estomac n'a-t-il pas
-englouti des membres qui, le moment d'auparavant, bêlaient, mugissaient,
-marchaient et voyaient? Tu n'as faim que de bêtes innocentes et douces
-qui ne font de mal à personne, qui s'attachent à toi, et que tu égorges
-tranquillement, parce qu'elles ne peuvent se défendre, tandis que tu
-épargnes les animaux carnassiers, parce qu'ils te font peur ou que tu
-les imites. Ton ménagement pour ton espèce est donc une vertu d'égoïsme
-ou de faiblesse, que le plus fort et le moins civilisé méconnaît en te
-confondant comme lui dans la classe commune de tous les autres animaux,
-dont chacun n'écoute que son instinct et son appétit. Homme policé, tu
-pourrais nier cette vérité trop palpable pour toi, si tes lèvres et tes
-mains n'avaient jamais touché un être vivant immolé à tes goûts, à tes
-besoins ou à ton appétit.»
-
-Des incrédules d'une autre espèce s'y sont pris différemment pour me
-démentir. Ils ont déplacé toutes les vertus du sein de la société
-policée pour en gratifier nos Indiens; ils ont prêché d'exemple, comme
-ce législateur qui se laissa mourir en secret loin de son pays pour
-obtenir l'observance du code qu'il venait de donner à ses concitoyens.
-
-En 1799 nous vîmes arriver à Cayenne des hommes marquants, imbus des
-principes de Rousseau sur la prétendue perfection des sauvages dans
-l'état de nature. Ces hommes, en mettant pied à terre, évitent les
-créoles et les blancs, comme des hommes pervers ou pestiférés,
-s'enfoncent de suite dans le désert pour respirer au sein des Caraïbes
-le charme de la nature, de l'innocence et de la vertu. Ces solitaires
-boudeurs contre la société qui ne s'était pas mise à leurs genoux pour
-implorer leurs lumières, en venant les donner à des êtres qu'ils
-élevaient pour s'exhausser, s'étaient réellement persuadés, à force de
-chimères, que la perfectibilité n'était que chez nos Indiens. Ces
-visionnaires, réduits volontairement à la plus affreuse détresse,
-poussèrent la misantropie jusqu'à refuser avec une humilité orgueilleuse
-les offres du gouverneur de Cayenne, dont la visite fut accueillie par
-eux comme celle d'Alexandre par Diogène. Le chef de cette singulière
-académie avait inspiré à ses disciples une égale aversion pour les
-habitants des côtes; quelques uns de ses néophites ayant communiqué avec
-nous, furent presque soumis à un second noviciat. Ils ne devaient
-trouver rien de beau et de naturel que la nudité, l'isolement et la
-rusticité des Caraïbes, ces hommes si parfaits dans les romans des
-voyageurs systématiques. L'ivrognerie dégoûtante et l'abrutissement de
-ces barbares devaient être honorés du saint nom de liberté et
-d'indépendance.
-
-Nos philosophes se mirent donc à singer les Indiens; leur pantomime
-était si outrée, que ces sauvages s'en moquèrent, et s'éloignèrent d'eux
-sans daigner leur accorder un signe de pitié. Alors nos réformateurs,
-dupes de leur système, et jouets des Indiens, pour ne rien perdre du
-stoïcisme de ce philosophe qui s'écriait dans un accès de goutte qui lui
-retournait les membres, qu'il doutait de son mal, se laissèrent mourir
-de misère et de consomption plutôt que de revenir à la côte au milieu
-des créoles qui leur tendaient les bras. Voilà des vérités incroyables,
-pour la confirmation desquelles j'en appelle en Amérique au témoignage
-de tous les Cayennais, et en Europe à celui d'un célèbre professeur de
-physique de l'École polytechnique, néophite de ces illuminés; il
-s'applaudit de les avoir seulement encouragés du geste et de la voix en
-restant sur le rivage de France, pour attendre à leur retour les effets
-de la propagande.
-
-Puisque l'incrédulité a eu ses héros et ses martyrs jusque dans la
-Guiane, les critiques de Paris ont eu plus raisonnablement le droit de
-douter de ce qu'ils n'ont pas vu. Mais ces émigrations prouvent au moins
-que notre voyage et les prodiges du pays où nous fûmes exilés ont piqué
-la curiosité des hommes les plus marquants. Sans notre déportation,
-Cayenne n'aurait peut-être jamais eu l'honneur d'être visitée par Jérôme
-Napoléon, qui vogua sur cette plage l'année dernière, conduit par
-l'étoile de bonheur qui précède le chef de cette auguste famille: et
-j'entends répéter aujourd'hui à mes amis et à mes censeurs, que pour un
-tiers de sa fortune chacun d'eux voudrait avoir fait mon voyage et mon
-retour. Mais on ne désire pas voir un pays fabuleux; il fallait donc
-examiner ma narration avant de la nier. Ma peinture des usages, des
-moeurs et du caractère des Caraïbes n'est point un tableau de fantaisie
-fait en Europe; la copie indique l'original. J'aurais mieux observé les
-transitions en écrivant une nouvelle historique. Mon Voyage est un
-journal où les évènements se classent dans l'ordre qu'ils se présentent.
-Je l'ai rédigé dans les déserts, au milieu des privations, de la misère,
-et d'une nuée d'insectes dont les aiguillons me faisaient souvent
-jaillir le sang des yeux et des mains. Si je l'eusse trop retouché à mon
-retour, mes censeurs m'auraient reproché de civiliser les Indiens.
-Continuons donc de peindre le sol, les animaux et les habitants de la
-Guiane.
-
-
-
-
-VOYAGE À CAYENNE.
-
- _Forsan et hæc olim meninisse juvabit._
- Virg. Æneid., lib. I.
-
- L'innocent dans les fers, sème un doux avenir.
-
-
-_Suite de la troisième partie._
-
-
-Nous fûmes agréablement distraits de la peinture de la Guyane par les
-_holà_ d'une négritte qui venoit de prendre un _caméléon_ à qui elle
-avoit crevé les yeux.
-
-Le caméléon, nommé ici _agaman_ ou _trompe-couleur_, est un lézard d'un
-pouce de diamètre, long d'un pied et demi, qui a la gueule fournie de
-deux rangs de dents incisives. Il marche lentement sur quatre pattes
-armées de cinq griffes musculeuses. Ce phénomène n'a réellement aucune
-couleur, il prend et dépose successivement celles des corps sur lesquels
-il s'attache. Le hasard nous donna l'idée de faire sur celui-ci une
-expérience singulière. Il avoit les deux yeux crevés: si sa peau n'est
-qu'un miroir, quand nous l'aurons arraché de dessus un corps rouge ou
-vert, que nous couvrirons de blanc, il doit être blanc à l'instant où
-nous le mettrons sur cette dernière couleur; mais s'il s'écoule un tems
-entre la première et la seconde métamorphose, alors il ne réfléchit pas
-la couleur, mais il la dépose, puis il la pompe: en effet, nous le
-mettons sur une calebasse verte, il s'y cramponne, ses pattes allongées
-s'y fixent; il entr'ouvre sa gueule, et sa gorge nuancée d'une écharpe
-brillante; il aspire l'air, laisse évaporer la couleur grise de la terre
-où nous l'avions mis d'abord: à mesure que ses poumons s'enflent, il
-élargit ses pattes, le gris de la terre est chassé par le vert de la
-calebasse, et passe peu-à-peu, comme un nuage qu'un autre pousse: il
-s'imprègne des esprits vitaux qui l'entourent, il n'en saisit que l'âme
-ou la couleur. Nous répétons l'expérience sur différens objets, toujours
-même résultat; la vérité me reste, la cause m'échappe: que les
-naturalistes en rendent compte, il est tems de dîner.
-
-Le portrait que le maire nous avoit fait des fléaux de la colonie, me
-revenoit sans cesse à l'idée, et me paroissoit exagéré relativement aux
-vers et à la putréfaction; je ne pus m'en taire. Alors chaque habitant
-confirma le récit par des faits plus ou moins frappans.
-
-Un nommé _Lahaye_, qui vit encore, venu ici avec la colonie de 1763,
-s'étoit relégué sur les roches voisines,[1] où il couchoit en plein air
-dans un canot, ne voulant pas, disoit-il, dépendre de personne. Il avoit
-un cancer au nez, qui resta un jour découvert pendant son sommeil. Des
-mouches y firent leur ponte, des vers suivirent, la putréfaction étoit
-si grande, que personne ne pouvoit approcher du malade. On le fit porter
-à Cayenne, dans la croyance qu'il mourroit en route. Le médecin Noyer
-fit mourir les vers. La plaie se cicatrisa, et cet accident fit guérir
-le cancer que les vers avoient rongé. (Je puis attester ce fait, tant
-sur le témoignage du particulier que j'ai vu et qui a repassé en France
-en 1800, que sur celui du chirurgien.)
-
-[Note 1: Les roches de Kourou sont remarquables par la blancheur et
-la grosseur des veines qu'on y apperçoit; j'en ai mesuré plusieurs qui
-ont plus d'un pied de diamètre. Ces veines, d'un marbre blanc, noir et
-rouge, indiquent les momens de la pétrification. J'en ai tiré des
-ossemens de grand poisson semi-pétrifiés, et la plus considérable de ces
-masses se nomme techniquement, _roche de la baleine_. Le pied est arrosé
-d'eaux minérales, et le fer se trouve là et dans toute la Guyane, en si
-grande abondance, que les minéralogistes répondent d'en tirer 16 onces
-sur 20. On y soupçonne des mines de diamant. Le caillou de Sinnamary est
-un brillant connu et estimé des lapidaires. Il est aussi dur à tailler
-que la rose, mais ses veines et ses paillettes diminuent beaucoup de sa
-valeur.]
-
-Ce même homme, dans son canot, comme Diogène, dit M. Colin, trouva un
-jour à ses côtés un serpent qui venoit se réchauffer sur son cou. Lahaye
-se réveille à moitié, sent quelque chose de froid, le jette hors du
-canot, se rendort, l'animal revient, Lahaye le retrouve le matin enlacé
-autour de ses jambes, sans en avoir été piqué.
-
-«Nous ne nous effrayons pas, ajouta M. Colin, d'en trouver quelquefois
-dans nos lits. Cet animal, froid comme glace, cherche la chaleur et ne
-fait de mal que quand il a peur, il est aussi prudent que craintif; mais
-quand il vit éloigné des cases, l'aspect de l'homme l'effarouche, il
-fuit ou il entre en fureur, et se jette sur lui.»--C'est sûrement pour
-apprivoiser ces rossignols-là, que le directoire m'a fait quitter Paris,
-dit Margarita;» Mais comment nos premiers devanciers Collot et
-Billaud-Varennes s'y sont-ils pris?[2] MM. Molly, Laugois et Langlet,
-qui ont été à portée de les voir de près, satisfont à sa question.
-
-[Note 2: Rien ne nous intéresse plus que la vie privée des hommes
-fameux, rentrés dans le néant, ou de force ou de plein gré. _Dioclétien,
-Denis le jeune, Sylla et Charles XII_, dépouillés de leurs ornemens
-royaux, éveillent la curiosité philosophique du spectateur impartial. Il
-seroit bon que l'histoire recueillît jusqu'aux plus petites
-particularités des hommes qu'elle ne pouvoit envisager au milieu du
-tourbillon de gloire ou de fumée qui les environnoit. Quand la foudre a
-brûlé l'auréole, et qu'ils survivent à leur chute, on se contente de
-dire, ils végètent... Non non, ils naissent pour nous, et ils vivent
-réellement pour tout le monde pensant.]
-
-Ces deux déportés, membres du formidable comité de salut public de 1793,
-arrivèrent ici en juillet 1795. Après avoir essuyé à leur bord le même
-traitement que vous sur la Décade, ils comptoient si bien sur un prompt
-rappel, qu'ils demandoient en route au capitaine, si un bâtiment parti
-après eux pour venir les chercher, pourroit les devancer à Cayenne.
-
-Cointet avoit succédé provisoirement à Jeannet. La colonie étoit en
-combustion; ils s'attendrirent d'abord sur le sort des nègres que le
-gouverneur protégeoit d'un côté et punissoit de l'autre. Chaque jour
-voyoit éclore des nouvelles conspirations; Cointet ouvrit les yeux,
-sonda les deux déportés l'un après l'autre; comme ils s'étoient divisés
-sur le bâtiment, il les avoit séparés à Cayenne; Collot fut mis d'abord
-au collège, et Billaud au fort. Celui-ci refusa de faire la cour au
-gouverneur; l'autre plus insinuant, lui communiqua quelques projets de
-correction fraternelle pour les noirs. Les voies de douceur n'ayant fait
-qu'empirer le mal, Collot proposa l'établissement des maisons de
-correction où les nègres rebelles ou conspirateurs reçoivent des
-centaines de coups de nerf de boeuf.
-
-Il tomba malade et son collègue aussi, et ils furent mis à l'hospice.
-Les soeurs frissonnoient à leur aspect, comme un voyageur sans armes à
-la vue d'un lion ou d'un gros serpent qui passent fièrement à sa
-rencontre en levant leur tête écaillée ou leur crinière à demi-hérissée;
-les curieux les visitoient comme des bêtes fauves dans une cage de fer;
-les observateurs les approchoient pour les approfondir et les juger. Un
-soir Billaud vint se joindre à des colons qui faisoient l'office de
-garde-malades auprès d'un habitant qui avoit été tourmenté pendant la
-journée de crises très-violentes; un léger sommeil l'ayant surpris avec
-la nuit, ses gardiens s'étoient retirés à l'embrasure d'une croisée
-voisine; la conversation étoit peu animée, et Billaud, à chaque minute,
-alloit sur la pointe du pied entr'ouvrir doucement les rideaux du
-malade.... revenoit sans bruit, la main sur ses lèvres, en disant:
-_Taisons-nous, il dort._ Un des colons le prend par la main, fait signe
-aux autres.... Tous se réunissent au bout de la salle.....
-
-«Citoyen Billaud, comment montrez-vous tant de sensibilité pour un
-vieillard qui vous est inconnu, après avoir fait égorger, de sang-froid,
-tant de milliers de victimes, parmi lesquelles vous deviez avoir
-quelques amis?»--Il le falloit d'après le système établi; si vous en
-connoissiez les ressorts, vous ne verriez aucune contradiction dans ma
-conduite.--Ne nous parlez pas d'un système qui ne peut être cimenté que
-par le sang; un gouvernement de cette sorte, le crime à part, ne pose
-que sur des bases ruineuses, ou, pour mieux dire, sur des échasses, et
-vous ne pourrez disconvenir que les architectes d'un pareil édifice ne
-soient responsables même de son succès momentané; à plus forte raison de
-sa chute, et enfin de son entreprise.--Faites le procès à la république,
-si vous voulez faire le mien.--Quelle identité, s'il vous plaît?--Quand
-la moitié de l'état dispute ses droits à l'autre moitié, quand la guerre
-intestine communique ses flammèches à celle de l'extérieur, quand
-l'airain de toutes les nations vomit la mort sur nos têtes, quand le
-bronze retentit jusque dans l'enceinte des loix, quel parti faut-il
-prendre?--Il n'est plus tems de choisir en ce moment, mais il falloit
-prévoir ces crises.--Nous ne l'avons pas fait, et la rage dans le coeur,
-nous nous sommes battus comme des lions; des mesures énergiques ont
-étouffé les séditieux de l'intérieur, tandis que nous portions nos
-regards au-dehors.--Bien raisonné: mais qui vous a confié cette autorité
-suprême?--Le peuple.--Mais le peuple qui vous l'a refusée a été
-emprisonné, égorgé, en proie à la guerre civile; la majorité de vos
-collègues a été chassée et suppliciée par vous; vous vous trompez donc
-en mettant le peuple de votre côté?--S'il n'y étoit pas, pourquoi
-avons-nous été les plus forts pour décréter la république, fixer le sort
-de Capet et de sa famille, pour organiser le gouvernement
-révolutionnaire; enfin pour pousser nos opérations, sinon à leur fin, du
-moins à un terme qui empêche tout le monde de rétrograder?--Ce
-_pourquoi_ fut votre droit tant que personne ne put vous faire rendre
-compte. Le _pourquoi_ du vainqueur est la loi du plus foible. La mort de
-Lucrèce servit de prétexte à Brutus pour s'élever contre Tarquin. La
-mort d'Isménie assura le triomphe de Léonide. L'autorité des trente
-tyrans fut légitime à Athènes, tant qu'ils purent la maintenir.
-L'origine des différentes formes de gouvernement est presque toujours
-l'effet de la témérité, du hasard et quelquefois de la nécessité. À
-Rome, une femme violée renverse le trône; à Carthage, la guerre civile
-et la mauvaise foi changent le siège des suffètes en dais royal. En
-Égypte, un oracle mal interprété ou mal entendu, donne à Psammenit seul
-les douze palais de ses collègues, au moment où ceux-ci alloient
-l'égorger. À Syracuse, l'inconstance et l'esprit remuant de la populace
-forcent Gelon de forger un sceptre et de porter le diadème. De nos
-jours, les cantons helvétiques, à la voix d'un personnage obscur, se
-révoltent, se coalisent, et se délivrent de l'autorité impériale;
-partout le succès légitime l'entreprise. Le vainqueur ayant essuyé un
-revers, dit ensuite comme vous: Vous me punissez: _Pourquoi ai-je été
-maître?_ C'est que le peuple étoit de mon côté, s'il n'y est plus
-aujourd'hui, dois-je en être victime?»
-
-»Non; mais quand j'ai reconquis mes droits, dit le souverain, j'examine
-quel usage vous avez fait de votre victoire. Le _pourquoi_ devient un
-chef d'accusation quand vous avez abusé du droit de vie et de mort que
-vous aviez usurpé. L'arbitraire de votre conduite illégitime vos succès.
-De l'acte je remonte à la cause, quand l'un et l'autre sont également
-injustes, vous avez volé le pouvoir au parti même qui succombe avec
-vous, et l'abus qui a suivi votre triomphe est une accusation générale
-contre vous (ici suivit le tableau du régime de la terreur avec des
-apostrophes vives et injurieuses à cet exilé.) Vous avez donc
-visiblement abusé d'un pouvoir que vous pouviez mériter par un bon
-usage. Nous ne concevons rien à votre flegme! Si vous avez puisé dans la
-philosophie moderne le secret d'anéantir les remords, cette philosophie
-est le plus grand fléau de l'univers. Mais comment concilier votre
-logique et votre innocence avec le trouble de votre collègue; peut-il
-être coupable d'avoir exécuté vos ordres?--À ces mots Billaud tournant
-fièrement la tête sur Collot qui dormoit sur un lit voisin, s'écria:
-C'est un lâche, il a fait son devoir comme moi, j'ai voulu être
-républicain et si j'étois à recommencer je ne dis pas ce que je ferois,
-je n'aurois plus la folie de prodiguer la liberté à des hommes qui n'en
-connoissent pas le prix. Pour nos intérêts et pour le bonheur des deux
-mondes, je voudrois modifier à l'infini le _décret du 16 pluviose an
-II_. Ce fatal décret qui met la bride sur le col aux nègres, est
-l'ouvrage de Pitt et de Robespierre.» La conversation reprit avec plus
-de chaleur sans que Billaud refusât son estime à ceux qui lui parloient
-si durement.
-
-Jeannet, retourné en France auprès du directoire installé à la fin de
-1795, fut renvoyé à Cayenne avec le titre d'agent. Son retour fut un
-coup de foudre pour ces deux exilés.--Hélas! s'écria Collot, nous sommes
-perdus, Jeannet croit que nous avons trempé dans la mort de Danton; pour
-moi, j'en suis innocent. Cointet part; Jeannet les consigne chez eux; au
-bout de cinq jours ils doivent quitter l'île..... Ils ne sortoient
-jamais sans escorte. C'étoit une garde d'honneur sous Cointet, qui se
-changea en janissaires, sous son successeur; leurs guides leur
-chantoient _le Réveil du peuple_, et les jeunes gens qui les entouroient
-faisoient _chorus_.
-
-Victor Hugues, agent de la Guadeloupe, qui devoit sa promotion à ces
-exilés apprit en frémissant la manière dont Jeannet se conduisoit à leur
-égard. Une goëlette de Cayenne arrive à la Guadeloupe. «Il ne tient à
-rien que je ne vous traite en ennemi, dit Hugues au capitaine. Votre
-Jeannet est un royaliste que j'aurois du plaisir à faire fusiller, il se
-venge sur les plus purs patriotes.» Il remit des malles, des fonds et
-des lettres pour ces deux exilés, avec une grande semonce à Jeannet qui
-ne fit qu'en rire et leur intima l'ordre de sortir de Cayenne
-sur-le-champ.
-
-Leur système avoit donné une si odieuse célébrité à leurs personnes,
-qu'au moment de leur départ, toute la ville accourut au rivage en
-élevant les mains au ciel avec des transports de joie. Collot couvroit
-sa figure de sa longue redingote liserée de rouge.
-
-Billaud tranquille marchoit à pas comptés, la tête haute, un perroquet
-sur son doigt qu'il agaçoit d'une main nonchalante, se tournant par
-degrés vers les flots de la multitude à qui il donnoit un rire
-sardonique, ne répondant aux malédictions dont on le couvroit que par
-ces mots à qui l'accent donne beaucoup d'expression dans la bouche d'un
-homme de son caractère: _Pauvre peuple!... Jacquot!.... Jacquot!...
-Viens-nous en, Jacquot!...._ Quelques partisans les suivoient de loin la
-larme à l'oeil, plaignant l'un et admirant l'autre. Dans ce moment
-Billaud avoit tant d'expression dans ses traits, que d'un même regard il
-disoit au peuple: Vous brisez mon idole, parce qu'on vous l'ordonne, et
-à ses affidés: Ne vous découragez pas, notre parti triomphera et ces
-malédictions se changeront en hommages. Il marchoit à quelque distance
-de Collot, le fixant toujours d'un air de pitié et d'indignation.
-
-Jeannet les relégua d'abord sur la sucrerie de Dallemand, séquestrée
-alors au profit de qui de droit, parce que la propriétaire étoit restée
-en France où elle avoit fait un long séminaire en prison durant le
-régime de la terreur. Billaud voyoit son collègue avec indifférence; ils
-étoient souvent en rixe au milieu de l'abondance, car le gouvernement
-leur donnoit douze cents livres de pension, le logement et les vivres.
-
-Malgré ces prérogatives ils ont toujours été exécrés des blancs et des
-noirs, qui ont constamment refusé tout ce qu'ils leur offroient. Ils
-écrivoient souvent, ils savoient toutes les nouvelles malgré la
-surveillance de Jeannet. Collot[3] avoit commencé l'histoire de la
-révolution; il la suspendoit souvent pour envisager son sort....--_Je
-suis puni_, s'écrioit-il, _cet abandon est un enfer_. Il attendoit son
-épouse ou son retour, son impatience lui occasionna une fièvre
-inflammatoire. M. Gauron, chirurgien du poste de Kourou, fut mandé; il
-ordonna des calmans et d'heure en heure, une potion de vin mouillé de
-trois quarts d'eau; le nègre qui le gardoit pendant la nuit, s'éloigna
-ou s'endormit. Collot dans le délire, dévoré de soif et de mal se leva
-brusquement et but d'un seul trait une bouteille de vin liqueureux, son
-corps devint un brasier, le chirurgien donna ordre de le porter à
-Cayenne, qui est éloigné de six lieues. Les nègres chargés de cette
-commission, le jettèrent au milieu de la route, la face tournée sur un
-soleil brûlant. Le poste qui étoit sur l'habitation, fut obligé d'y
-mettre ordre; les nègres disoient:--_Yé pas vlé poté monde-là qui tué
-bon Dieu que hom_. (Nous ne voulons pas porter ce bourreau de la
-religion et des hommes).--Qu'avez-vous? lui dit en arrivant le
-chirurgien Guisouf.--_J'ai la fièvre et une sueur brûlante._--_Je le
-crois bien, vous suez le crime._ Collot se retourna et fondit en larmes;
-il appeloit Dieu et la Vierge à son secours. Un soldat à qui il avoit
-prêché en arrivant le système des athées, s'approche et lui demande
-pourquoi il invoque ce Dieu et cette Vierge dont il se moquoit quelques
-mois auparavant?
-
-[Note 3: Collot disoit à ceux qui frémissoient de voir en lui le
-président des désastres de Lyon; si je n'avois pas adouci les ordres du
-comité de salut public, j'aurois brûlé Lyon, élevé une colonne au
-milieu, et gravé dessus: _ci gît Lyon_.]
-
-»_Ah mon ami, ma bouche en imposoit à mon coeur._ Puis il reprenoit:
-_Mon Dieu, mon Dieu, puis-je encore espérer un pardon? Envoyez-moi un
-consolateur, envoyez-moi quelqu'un qui détourne mes yeux du brasier qui
-me consume.... Mon Dieu, donnez-moi la paix._» L'approche de ce dernier
-moment étoit si affreux qu'on fut obligé de le mettre à l'écart: pendant
-qu'on cherchoit un prêtre, il expira le 7 Juin 1796, les yeux
-entrouverts, les membres retournés en vomissant des flots de sang et
-d'écume. _Discite justitiam moniti et non temnere divos._
-
-Jeannet faisoit une partie de billard, quand on vint lui annoncer cette
-mort...--«Qu'on l'enterre, il aura plus d'honneur qu'un chien» dit-il
-sans déranger son coup de queue. Son enterrement se fit un jour de fête.
-Les nègres fossoyeurs, pressés d'aller danser, l'inhumèrent à moitié,
-son cadavre devint la pâture des cochons et des corbeaux.
-
-Il avoit quarante-trois ans, étoit d'une taille avantageuse, d'une
-figure commune, mais spirituelle; il avoit d'excellentes qualités du
-côté du coeur, beaucoup de clinquant du côté de l'esprit; un caractère
-foible et irascible à l'excès, généreux sans bornes, peu attaché à la
-fortune, bon ami, et ennemi implacable. La révolution a fait sa perte;
-il se proposoit d'expier ses torts dans l'histoire de sa vie qu'il avoit
-commencée; il travailloit aussi à la rédaction des annales de la
-révolution; ses notes ont disparu à sa mort; Billaud s'en est emparé
-suivant quelques-uns, d'autres disent qu'il les a brûlées.
-
-Pendant la maladie de Collot, Billaud fut envoyé à Synnamari, à 24
-lieues au N. E. de Cayenne, tous les Synnamaritains se donnèrent le mot
-pour le traiter comme une bête fauve. Bosquet seul, pour lui donner
-asile, brava l'animadversion publique; sa maison fut redoutée comme
-celle d'un lépreux; peu après, Billaud loua une case avec les deniers de
-l'état, travailla sans relâche à l'histoire de la révolution et se
-consola de sa solitude par une correspondance active avec Hugues.
-
-En 1796 et 1798, au moment où nous arrivions, ses amis publièrent
-secrètement, pour relever son crédit, qu'il étoit rappelé au corps
-législatif. Quelques jeunes gens indignés d'un pareil choix,
-l'attendirent un jour à l'écart, au milieu du bois qui conduit au bord
-de la mer, au moment où il passoit d'un air triomphant. Il fut interdit
-par ces mots... _Arrête, scélérat!_ Il se jetta à genoux, demanda
-très-humblement la vie à quatre chasseurs qui le mettoient en joue avec
-une carabine qui n'avoit pas de chien. Il regagna le village à pas de
-géant. De ce moment, il ne sortit plus de sa case que pour prendre son
-dîner, et se barricada avec soin.
-
-À la fin de 1797, les seize déportés de _la Vaillante_ le rejoignirent,
-il étoit sur la galerie de la case de Bosquet, quand ils traversèrent la
-rue; il en salua quelques-uns, qui lui rendirent sans le reconnoître.
-Pichegru le fit rentrer par une apostrophe énergique. Les seize se
-logèrent comme ils purent.
-
-Au bout d'un mois, l'un d'eux (l'abbé Brottier) se trouva chez Bosquet
-au moment du dîner de Billaud. Il s'ouvrit, Brottier en fit autant, et
-Billaud retrouva un antagoniste, plutôt qu'un compagnon, les autres
-n'ont eu avec lui aucune relation ni directe, ni indirecte.
-
-À la mort de Brottier, le 12 septembre 1798, il rentra dans sa case. À
-la fin de novembre de la même année, lorsque les déportés de Konanama
-furent transférés à Synnamari, il obtint la permission d'aller à
-Cayenne. L'agent Burnel, qui ne faisoit alors que d'arriver, le garda
-trois jours caché chez lui, pour prendre secrètement ses conseils, et ne
-pas s'aliéner l'esprit des habitans. Il lui loua l'habitation de Lambert
-au mont Sinery où toute la suite de l'agent se rendoit souvent en grande
-pompe.
-
-_N. B._ L'arrivée de Hugues en 1800 a mis Billaud sur le pinacle. Ce
-dernier agent a commencé par lui faire visite, lui donner tous les
-moyens de venir à Cayenne, lui allouer dans l'île l'habitation
-d'Orvilliers, afin de le voir à son aise.
-
-Quoique nous soyons déportés pour des causes différentes, et que nous
-fassions deux corps, je dois dire que Billaud n'a jamais profité de son
-crédit auprès de Burnel et de Hugues pour influencer en rien notre
-existence; qu'il soit innocent, qu'il soit coupable, il a droit à la
-vérité.
-
- * * * * *
-
-Ces dîners et ces fêtes ne dureront pas long-tems. La maladie nous a
-déjà entamés. Nos vivres sont à moitié consommés; nous ne vendons plus
-rien; nous n'avons point de plantage, point de canot pour aller à la
-pêche, point de nègres chasseurs, point de cultivateurs. Givri et
-Noiron, qui sont très-malades, ont trouvé à se placer chez le maire du
-canton, celui de Makouria se charge de Pavy, qui ne se porte pas mieux.
-Cardine, moribond, est porté chez M. Colin. Nous ne restons plus que
-trois à la case, et déjà nous pesons nos vivres.... 70 livres de riz
-pour tout le tems que nous resterons dans la Guyane française.... Quelle
-perspective!.. Nous ne pouvons rien demander au gouvernement: nous
-sommes sous la surveillance du maire et du poste. Nous obtenons des
-permis comme les nègres, pour aller d'un canton dans l'autre; mais nous
-ne pouvons même plus faire le sacrifice de ce dernier reste de liberté
-pour aller aux déserts de Konanama et de Synnamari partager les vivres
-avec nos compagnons d'infortune; il faut que nous devenions la pâture
-des bêtes féroces, ou que les habitans se chargent gratuitement de notre
-nourriture et de notre entretien. _Pourquoi, dira-t-on, avez-vous formé
-un établissement, sans avoir les facultés suffisantes? Il falloit suivre
-vos camarades dans le désert, ou vous enfoncer dans les terres, y bâtir
-des cases et faire des abatis._
-
-Quand nous étions encore à Cayenne, le respectable Chapel, officier
-ingénieur, envoyé pour visiter le désert, avoit dit à Jeannet: _Konanama
-sera le tombeau du plus grand nombre de ces malheureux; il seroit moins
-inhumain de les tuer sur-le-champ à coup de fusils; on leur épargneroit
-ainsi les souffrances d'une longue agonie_... Tous les habitans et
-Jeannet lui-même nous engageoient à ne pas aller au désert...
-_Sauvez-vous du désert à quelque prix que ce soit_, nous crioit-on de
-toutes parts en versant des larmes. Jeannet, en nous donnant ce conseil,
-auroit pu ajouter: Sauvez-vous du désert, pour me dispenser du soin de
-m'occuper de vous davantage; achetez de moi ce que je ne devrois pas
-vous vendre, achetez un peu plus de liberté pour vos vivres, vous
-mourrez peut-être aussi bien chez les colons qu'à Konanama; mais une
-fois le marché passé, je ne m'occuperai que de faire recueillir vos
-successions, quand vous aurez vécu à vos frais ou à ceux des habitans.
-Avec des bras et des vivres, nous aurions peut-être formé des
-établissemens dans les terres incultes qui étoient notre seul
-patrimoine, car les colons ont choisi les concessions les plus
-favorables et les plus près des bords de la mer; nous n'avons point de
-noirs, les habitans n'en peuvent pas avoir assez; quand le gouvernement
-nous en céderoit, qu'en pourrions-nous faire depuis qu'ils sont libres
-et que Jeannet nous peint à leurs yeux comme des tyrans? Il faudroit
-donc travailler nous-mêmes, et nous sommes moribonds; nous n'avons point
-de vivres pour atteindre la récolte; viendra-t-elle dans vingt-quatre
-heures? Enfin, nous ne sommes que trois; donnez-nous donc à manger.
-«_Travaillez_, dites-vous;» la chose est impossible, vous en convenez
-vous-même dans votre lettre au ministre des colonies, en date du 3
-messidor an 6.
-
-_La culture ne peut être faite dans ces climats par les Européens; le
-blanc qui travaille le moins et qui se soigne le plus, dégénère
-sensiblement sous la zone torride. Celui qui y brave le soleil, qui ose
-y travailler comme en Europe, paie de sa vie son ignorance et son
-courage._
-
-Nous n'avons plus d'espoir que dans nos voisins... Par quelles étamines
-faudra-t-il passer pour nous acclimater au sol et aux hommes? Ceux qui
-nous donnent à dîner aujourd'hui ne sont pas changeans, mais ils ont
-des déportés chez eux. Continuons le journal de nos peines.
-
-_10 Septembre._ Avant de partir de Cayenne, nous sommes convenus avec M.
-Trabaud, qui nous loue sa case, d'en payer le loyer par l'éducation de
-son jeune garçon, âgé de douze ans. Il arrive ce matin, il sera nourri
-chez Bourg et ne fera que prendre des leçons à notre case. Ce jeune
-enfant est doué des plus heureuses dispositions; la nature donne aux
-créoles de l'aptitude à tout, une intelligence précoce, une suavité
-physique, qui contribuent à émousser les épines de l'apprentissage. Par
-une fatalité attachée au climat, dont l'air est imprégné d'une rosée de
-paresse, ils sont tous au-dessous des plus mal-adroits ouvriers de
-France, qui forcent par la nature l'industrie de se rompre au travail.
-Ce n'est pas sans raison que les Européens les appellent des enfans
-gâtés. Leur plus mortel ennemi est le maître qui exige d'eux un travail
-raisonnable. Les pères et mères, idolâtres de leur progéniture,
-prétendent que l'application les tue; ils regardent la désobéissance de
-leurs bambins comme une charmante espièglerie. Quand les enfans
-comptent quatre ou cinq lustres, ils se cachent à l'approche des
-Européens, comme des sauvages qui rougissent de leur ignorance. C'est un
-de ces terrains qu'on nous donne à défricher; comment nous y
-prendrons-nous? La méthode de France n'est pas de mise ici. Je passerois
-les anecdotes suivantes, si chacune d'elles n'étoit pas une pierre du
-tombeau de désespoir où nous allons être ensevelis.
-
-Aujourd'hui le vieux Raymond de Guatimala nous amène son petit-fils, et
-nous prie de le corriger.--«Il est allé consulter le diable, nous
-dit-il, vous savez ce que c'est, _mon père_ (les nègres ne désignent les
-prêtres que sous ce nom); un certain Jérôme enseigne l'art de faire
-mourir le monde qui touche à ses oranges ou qui lui déplaît. À l'aide
-d'herbes entrelacées de certaine manière, et cachées aux yeux de son
-ennemi, ou de paroles qu'il prononce, vous tombez en langueur, ou vous
-êtes couvert de lèpre... ce misérable montre son secret au _petit
-monde_, et j'ai surpris ce matin mon enfant à qui il donnoit de ses
-poisons, pour en faire l'essai sur ses camarades, et peut-être sur
-nous.» Le passager Bourg nous amenoit en même temps le petit Trabaud.
-Étant près de la galerie, ils reculent et font un grand
-cri.--Qu'est-ce?--_Au pyaye, au pyaye!_ (Un sort, un sort!) Ce mot est
-emprunté des Indiens. Messieurs, vous êtes perdus, dirent nos quatre
-quidams, à la vue d'une liane qui barroit tout le vestibule. Notre case
-étoit cernée d'un cordon de racines, d'où pendoient çà et là de petits
-paquets de cheveux, et des cailloux marqués de signes que nous ne
-connoissions pas. Bourg et notre élève, toujours à l'écart, nous dirent
-de prendre une torche, pour brûler le sortilège. Le père Raymond jetta
-son juste-au-corps dans un seau d'eau, et se joignit à Bourg pour courir
-au puits, afin de laver tous les lieux que l'ombre de la corde avoit
-touchés. Ils passèrent ensuite une traînée de feu sur la terre, d'où on
-voyoit sortir quelques branches de simples. Le vieux Raymond insista
-dans son opinion, et Bourg nous prédit qu'il nous arriveroit quelque
-chose de fâcheux. Les oisifs ignorans des habitations croient fermement
-aux sorciers; quiconque les contredit sur ce point, perd leur confiance.
-Quelques-uns mêlent le sortilège à la religion.--«Les vieux nègres, nous
-dit Bourg, sont extrêmement dangereux; ils font des pactes avec le
-diable, et leur crédit s'étend jusqu'au fond de la mer: l'autre jour
-j'ai vu une croix de paille sur mon canot, c'étoit un _pyaye_. Je ne
-voulus pas m'en rapporter au nègre qui me l'avoit dit avant que d'aller
-à la pêche; il en revint trois jours de suite, sans avoir rien pris; le
-poisson dansoit à son approche. Enfin nous lavâmes le canot, et le soir
-du quatrième jour, nous le remplîmes de poisson. Le _pyaye_ que nous
-venons de brûler est mortel; si vous l'avez touché, quelques-uns de
-votre société périront sous peu.» Trabaud, enchanté de cette occasion
-pour avoir congé, nous dit qu'il avoit la fièvre. La leçon fut remise au
-lendemain. Nous fîmes sentinelle une partie de la nuit, mais les semeurs
-de sortilège ne vinrent pas.
-
-_25 septembre_ (4 vendémiaire). Sur le minuit, nous entendons du monde
-rôder autour de la case. Ils se disent tout bas: _Ils dorment_... Ils se
-moquent des sortilèges, voyons s'ils échapperont à celui-ci. Ils vont au
-cimetière exhumer le malheureux _Leroux_, déporté qui venoit de mourir
-de chagrin, depuis quelques jours. Son cadavre, noir comme du charbon,
-exhaloit une odeur pestilentielle qui ne les dégoûtoit pas; nous
-descendons à pas de grue pour les surprendre. J'ai déjà dit que notre
-haie de citronniers servoit de bornes au cimetière. La lune qui, dans
-son plein, versoit l'ombre des branches sur nous, les éclairoit à
-loisir. Ils lui arrachent la peau du crâne, les dents, les ongles, les
-cheveux, la plante des pieds et toutes les extrémités, les coupent en
-petits morceaux, et en font différens paquets. Nous étions hors de nous;
-l'un d'eux va en avant pour marquer les postes; nous nous relevons pour
-les envelopper. Ils nous entendent et s'enfoncent dans les palétuviers.
-Nous courons dénoncer cette profanation à nos voisins; on fait la
-visite, tous se trouvent dans leur case. L'uniformité de leur couleur,
-et la crainte de faire tomber la plainte sur des innocens, nous
-continrent dans les bornes d'une juste discrétion. Ils nous avoient voué
-une haine éternelle, depuis que j'avois dit que leur inertie faisoit
-dégénérer la liberté en licence. Heureusement que nous étions peu
-affectés de cette _nécromancie_. Quoi qu'il en soit, ils pouvoient nous
-empoisonner s'ils ne parvenoient pas à nous ensorceler, car le mystère
-des magiciens d'Europe et d'Afrique, ressemble à celui des Indiens.
-
-L'intention de nos faiseurs de pyaye étoit criminelle si nous eussions
-été aussi crédules qu'eux; la crainte lui auroit peut-être donné
-quelqu'effet: ainsi nos pas sont semés de pièges dans les deux mondes,
-et nos persécuteurs disent:
-
- _Flectere si nequeo superos, Acheronta movebo._
-
-Si Dieu les protège, nous armerons l'enfer contr'eux!
-
-Nous sommes assaillis au-dehors par les Africains, dans l'intérieur par
-les serpens, les insectes, la famine, la maladie et le chagrin:
-Tronçon-du-Coudray avoit bien nommé la déportation _guillotine sèche_;
-la mort seroit préférable à une pareille existence! L'espoir nous reste
-encore; il en est de plus malheureux que nous! Mais nous n'avons cueilli
-que des roses, dans peu de jours il ne nous restera que des épines.
-
-
-_Décours de Septembre, Octobre, mi-Novembre 1798._
-
-Nous tombons malades tous trois, sans pain, sans garde, sans voisin, ou
-plutôt sans autres amis que notre bon Bélisaire, M. Colin.....
-
-Je ne me souviens de rien depuis le premier octobre jusqu'au dix
-novembre; une fièvre putride m'a absorbé, et j'ai perdu connoissance
-presque jusqu'à cette époque.
-
-Le six octobre, nos croisées ont été fermées pour nous cacher le convoi
-de mon ami Pradal, déporté, qui demeuroit à Koroni, à deux lieues, où il
-est mort de la même maladie qui nous dévore dans ce moment; il a été
-inhumé au bord de notre jardin.
-
-Le 10 octobre 1798, Jean-Baptiste Cardine, membre de notre société,
-meurt chez monsieur Colin, où il avoit resté un mois malade; on met le
-scellé chez ce brave militaire, à qui il n'a laissé que des haillons. On
-en fait autant à la case Saint-Jean; on reprend même jusqu'aux fonds que
-Cardine avoit mis dans la société à l'époque de notre établissement. Le
-mort étoit grevé de deux cents livres de dettes; on ne les paie point,
-et on défend de réclamer; on s'empare d'un dépôt d'effets que nous
-avions laissés en nantissement à Cayenne à notre départ.
-
-Le moment de notre maladie fut celui de notre plus cruel abandon. Le
-jeune Trabaud, que nous avions mené trop sévèrement pour un créole, dit
-au passager que nous avions tué des vaches et des poules, et que nous ne
-vivions que de vols: la misère où nous étions plongés rendoit ce compte
-vraisemblable. Bourg, homme simple, s'en rapporta au témoignage de
-l'enfant, le fit partir pour Cayenne comme il le demandoit, nous
-abandonna, et répandit cette calomnie dans le canton. Tout le monde nous
-fuit; M. Gourgue étoit alors à Cayenne; il ne nous restoit plus que M.
-Colin, qui ne fit que nous plaindre sans ajouter foi à cette fable. Les
-vaches et les poules revinrent, et nous ne fûmes informés de ces détails
-dégoûtans qu'au moment où nous commençâmes à nous traîner.
-
-À qui faire entendre nos cris? À qui compter nos peines? À notre orient,
-une mer immense nous sépare de deux mille lieues de nos parens: même
-obstacle à notre nord, à notre midi: un désert de sept cents lieues
-commence à un mille de la côte!... Si cette malheureuse plage est
-couverte de quelques huttes, elles sont éloignées de neuf ou dix milles
-les unes des autres; elles enserrent des indigens qui partagent leur
-nécessaire avec d'autres infortunés jetés sur le même bord, pour les
-mêmes causes que nous....
-
-Il ne nous reste plus de ressource que celle d'aller avec un bâton, de
-case en case, dire aux propriétaires qui n'ont plus rien: _De grâce,
-nourrissez-nous gratuitement ou tuez-nous._ Comme nous nous éloignions
-du poste, sans avoir la force d'y revenir quelquefois coucher, le
-sergent nous donna connoissance de l'ordre suivant:
-
-«Vous surveillerez les déportés de très-près, vous épierez leurs
-démarches et leur conduite; s'ils bronchent, mandez-le moi; et
-faites-les partir sur-le-champ bien escortés, ils seront très-sévèrement
-punis, ils sont sous votre surveillance et responsabilité.»
-
- Cayenne, 9 Thermidor an 6.
- _Signé_ DESVIEUX, _commandant
- de place, chargé de la police générale_.
-
-Depuis quinze jours, nous errons comme des spectres: nous n'avons qu'un
-ami sur la terre; il est pauvre, aveugle, sexagénaire, cul-de-jatte; il
-a sacrifié une partie de sa fortune pour Cardine; il a desservi sa table
-pour nous nourrir pendant notre maladie; il a tiré des bras de la mort
-un autre déporté qui demeure chez lui. Il a une demoiselle de 17 ans;
-Givry lui plaît, obtient sa main; nous en sommes instruits douze heures
-avant la noce; notre confrère Noiron, curé de Crécy, leur donne, en
-présence de témoins, la bénédiction nuptiale dans la maison paternelle.
-
-Le surlendemain, Noiron est conduit en prison à Cayenne pour avoir fait
-ce mariage. Dans la suite on l'a relégué à Approuague (où il est mort).
-Comme il avoit des fonds dans la société, il remit ses intérêts au
-maire, et le peu qui nous restoit fut vendu. Nouvelles douleurs,
-nouvelles recherches.
-
-St.-Aubert trouva le premier à se placer chez une veuve, à quatre lieues
-au N. O. dans le fond du désert.
-
-_Le 23 décembre_, il revient à notre case pour chercher ses effets, la
-joie le suffoque au point qu'il est près d'étouffer. Avant son départ,
-il avoit les jambes enflées; à son retour, elles étoient sèches comme
-des lattes. Nous étions en hiver; les pluies avoient formé de vastes
-prispris ou étangs, où il faut s'enfoncer jusqu'à la ceinture; quand on
-quitte les bords de la mer, et ces bords sont percés çà et là de criques
-ou petits torrens. Les fruits, les sucs des herbes vénéneuses et la
-fraîcheur de ces eaux croupies et empoisonnées, lui avoient fait
-remonter l'humeur dans l'estomac. Il dînoit avec nous chez M. Colin. Il
-s'endort subitement; au bout de quelques heures de léthargie, il se
-réveille en sursaut, s'agite comme s'il eût avalé du plomb fondu; il
-écume et vomit des flots de sang caillé, mêlé de pus. Il retombe ensuite
-dans son premier sommeil, sans voix, sans connoissance, les yeux
-hagards, enfin dans un état mixte entre la mort et la vie. Plus il est
-robuste, plus la nature faisoit d'efforts pour l'acclimater. Nous crûmes
-que le lendemain il n'existeroit plus; mais il vivoit, ou pour mieux
-dire, il végétoit; il ne se plaignoit point, il avoit les yeux ouverts
-et il ne voyoit rien, n'entendoit rien, ne demandoit rien, ne pouvoit
-rien, ne sentoit rien. Son corps exhaloit une odeur cadavéreuse; sa
-langue et ses lèvres étoient noires et gonflées. Au moment où sa crise
-l'avoit pris, deux nègres de chez sa future hôtesse étoient venus pour
-prendre ses effets, et s'en étoient retournés à vide, donner la nouvelle
-de sa mort.
-
-Le surlendemain, il desserre les dents, prend quelque nourriture, et
-retombe dans sa léthargie. Le 24, il se met sur son séant, comme un
-homme dans le transport; il boit, il mange comme s'il n'étoit point
-malade; il parle, il se promène comme un somnambule. M. Colin nous avoit
-donné une garde qui ne le quittoit pas. Le jour de Noël, nous montâmes
-dîner à Pariacabo; le soir, à notre retour, il avoit recouvré ses
-organes et son bon sens. Il s'étonnoit d'être au lit, il nous demandoit
-quelle heure il étoit, depuis quand il dormoit, si la marée étoit bonne
-pour qu'il partît. Il vouloit se lever, et s'étonnoit de se trouver si
-foible. Nous lui fîmes cent questions, pour voir s'il n'étoit pas encore
-dans le délire. Après nous en être convaincus, nous restâmes aussi
-stupéfaits que lui, quand il nous assura qu'il ne se souvenoit de rien,
-qu'il n'avoit rien souffert, et qu'il ne se croyoit de retour que depuis
-douze heures. Ses jambes enflèrent de nouveau; au bout de cinq jours, il
-fut rétabli.
-
-Le premier de l'an 1799, il se mit en route, pour aller chez sa
-propriétaire la veuve Simmer; il avoit pour trois heures de chemin. Il
-se charge à notre insu d'une partie de son linge, s'égare, s'étourdit,
-s'endort dans un sentier de traverse; ne se réveille qu'au coucher du
-soleil, chemine à la hâte, s'enfonce dans un bois effrayant, et se
-trouve à la nuit au milieu d'un de ces étangs formés tout-à-coup par les
-eaux que les nuées d'orage ont déchargées dans le haut des déserts.
-Durant l'été un chasseur vient par hasard une fois par mois dans ces
-lieux bien desséchés; mais pendant l'hiver, des reptiles de toute
-espèce, gros comme des troncs d'arbres, y font sentinelle au fond de
-l'eau, et s'y suspendent au bout des branches, pour saisir et dévorer
-l'homme ou l'animal sans défense.
-
-Le malheureux crie en vain; la nuit est close, il monte en tremblant sur
-les branches tortueuses d'un acajou frugifer; c'est-là qu'il attend le
-retour de la lumière, au milieu des animaux dont les hurlemens affreux
-redoublent ses malheurs et son effroi... Quelle solitude... Quelle
-nuit... L'enfer est-il plus redoutable?... Le jour vient, il respire
-encore, il se traîne au milieu des eaux, du côté de l'Est.... Le soir,
-il arrive à la côte, il apperçoit une case d'Indien; il lui conte ses
-malheurs, lui montre ses jambes ensanglantées. Le sauvage l'accueille,
-lui prête son lit, lui donne à manger..... Il n'avoit rien pris depuis
-trente-six heures. Au bout de deux jours, il se rend chez son hôtesse.
-Elle le croyoit mort; au récit de ses traverses, elle s'attendrit par
-caprices, car cette vieille fait tout par caprices. Le 20 janvier, elle
-le renvoie et il revient à Kourou, à nos charges.
-
-Ses habits étoient déchirés, ses jambes sanglantes, son visage maigre et
-allongé, ses yeux creux. Givry nous l'amena: nous l'avions fait chercher
-pendant huit jours; nous le croyions noyé ou dévoré par le tigre. Nous
-nous assîmes tous trois pour pleurer jusqu'à satiété au milieu de notre
-malheureuse cabane.
-
-Il avoit perdu, dans le désert, ce qu'il avoit pu emporter avec lui.
-Nous nous décidâmes enfin à demander pour nous trois les vivres à
-l'agent Burnel, qui en arrivant paroissoit vouloir adoucir le sort des
-déportés. Après un exposé succinct de nos pertes et des causes de notre
-établissement et de notre misère, nous terminons ainsi notre pétition:
-
-«Nous avons marchandé avec la misère pour conserver nos jours; nous ne
-pouvions rien vendre au milieu d'un désert où nous n'avions rien. Quatre
-cents livres de marchandises en denrées et en toile étoient tout notre
-avoir entre sept compagnons de malheur, dont un est mort de chagrin et
-de détresse. Trois, à moitié vivans, ont été arrachés au trépas par des
-colons généreux; les trois qui implorent votre justice ne savent plus à
-qui s'adresser pour vivre. Leurs malheurs ne seront qu'un songe, si vous
-faites luire pour eux un rayon de justice....» Le maire de Makouria lui
-présenta cette pièce, Burnel mit au bas: _Néant à la requête._ Avec
-quelle ferveur nous prions Dieu dans cette crise terrible!... Lui seul
-pouvoit la faire cesser. «Providence éternelle! je te remercie de
-m'avoir rendu malheureux, tu m'as rendu plus attentif et plus sensible à
-tes bienfaits, tu as ouvert ta main, et dans un clin-d'oeil nous sommes
-sortis de l'abîme.» Une négresse libre nommée Dauphine a recueilli
-St.-Aubert, l'a soigné comme son enfant, il ne pouvoit se remuer; elle a
-pansé pendant trois ans ses larges plaies qui ne se sont jamais fermées.
-(Aujourd'hui il est en France.) Ici le lecteur tressaille comme nous de
-reconnoissance. Margarita a été placé en même tems chez M. Molli, alors
-régisseur de Pariacabo. Que j'ai de plaisir à placer ici le nom de
-Molli! Il m'inspire des sentimens de peine et d'effusion; je lui dois la
-vie, cela suffit au lecteur.
-
-J'eus le meilleur lot, celui de rester chez M. Colin, où je fus placé
-par Givry son gendre. Je n'ai jamais été plus heureux de ma vie; quoique
-ce vieillard fût dans la détresse, il répétoit sans cesse à ceux qui
-venoient le voir: _Si ma table est frugale, je m'honore de la voir
-entourée de trois déportés._ Tant qu'il a vécu, j'ai partagé mon tems à
-la rédaction de cet ouvrage et à la lecture; il m'a donné de grandes
-lumières, il avoit trente-cinq ans de colonie.
-
-MM. Gauron, chirurgien, ami de M. de Préfontaine, et Gourgue, notre
-voisin, dont je vous ai déjà parlé, sont propriétaires de manuscrits
-précieux sur les indiens. Leur bibliothèque bien fournie a toujours été
-à ma disposition; j'en ai fait bon usage par goût, et pour désennuyer M.
-Colin qui étoit aveugle. Son gendre Beccard, garde-magasin à Konanama,
-étant mort le 2 février 1799, j'ai fait un voyage à Synnamari, pour
-viser la reddition des comptes de la veuve. Cet heureux hasard m'a
-fourni les pièces authentiques que je rapporterai plus bas. Désirant
-m'instruire sur les lieux, j'ai été moi-même à Konanama au milieu de
-l'hiver et des torrens. J'ai pris le plan du désert et celui du village
-à moitié embrasé; enfin j'ai visité la partie de l'ouest de la colonie,
-accompagné du maire de Synnamari, qui m'a donné un permis pour aller
-jusqu'aux Karbets indiens; ainsi, j'ai vu par mes yeux une grande partie
-de ce que je dirai des naturels du pays. Les manuscrits de Préfontaine,
-ceux des jésuites et des missionnaires du Saint-Esprit ont fait les
-trois quarts de cet article.
-
-Dans cette nouvelle passe, où je n'avois tout juste que le stricte
-nécessaire, je me trouvois plus heureux qu'un millionnaire à qui la
-crainte d'un revers de fortune ôte ou diminue la jouissance du présent,
-sans espoir pour l'avenir; l'amour du travail, le désir, la faculté et
-la nécessité de m'instruire pour me distraire, m'ont fait bénir de bon
-coeur ce prince qui sur son trône, dans le sein du luxe et des plaisirs,
-écrivoit au livre de la sagesse, _qu'une honnête médiocrité vaut mieux
-que l'opulence_; le plus grand bonheur de ma vie est d'en avoir fait,
-avec réflexion, la délicieuse épreuve. Que de fois, me promenant seul le
-soir sur les rochers, ou m'égarant par plaisir dans le désert, occupé
-ou de ma lecture, ou de mon ouvrage, après avoir arrangé mon retour en
-France, j'ai fait redire aux échos des bois: _Mon coeur est libre, je ne
-me reproche rien!_ Quand la mer venoit lécher mes pieds nus et hâlés par
-le soleil, je me sauvois en riant, et perché sur un cèdre brisé par les
-torrens et jeté sur le rivage, je contemplois sans effroi le silence de
-la nature et la fureur des vagues, que je défiois d'approcher jusqu'à
-moi. Mon coeur suppléoit à la monotonie du spectacle, par la présence de
-mes amis de France qui, dans un clin-d'oeil, venoient de deux mille
-lieues se ranger à côté de moi, pour voir le désert. Comme je profitois
-de leur surprise! Une heure après, j'allois les rejoindre à Paris, je
-les surprenois; mon exil étoit mon triomphe; je ne pouvois suffire à
-leurs questions. Quand le sommeil ou le repas me distrayoient de ces
-heureux songes qui étoient toujours nouveaux pour moi, je me disois avec
-ivresse: _Je n'ai donc plus d'inquiétude pour vivre; que je suis
-heureux!_
-
-Un autre jour, je fouillois le terrier d'un cabaçou, ou d'un tatou,
-cochons de terre, dont le dos est couvert d'écailles qui ne redoutent
-point la balle: cet animal plus habile que nos mineurs, creuse en un
-clin-d'oeil, à plusieurs pieds sous terre, et, au bout de deux heures,
-sort à sept et huit toises d'un second soupirail qu'il ouvre avec son
-grouin; son manteau, qui ressemble à celui de nos cloportes, lui sert à
-envelopper sa tête et ses pattes très-courtes et armées de griffes; les
-cabaçous sont gros comme nos tonkins: c'est une excellente nourriture;
-les chiens ne peuvent les atteindre dans le terrier, parce qu'ils en
-referment l'ouverture à mesure qu'ils s'y enfoncent quand ils se sentent
-poursuivis; on les prend pourtant quelquefois à l'improviste, mais alors
-les chasseurs frottent les chiens avec du hallier, et cette recette qui
-paroît risible, est un enchantement pour le gibier, que le chien
-n'effraie plus; j'ai remarqué que certaines herbes ont tant de force sur
-ces animaux, que le chien ne manque pas sa proie. On prétend que ces
-frictions rendent les chiennes stériles, et font mourir leurs petits. Un
-autre jour je rencontrois un _mangeur de fourmis_, un _mouton
-paresseux_, ou un _tapir_. En voici la description:
-
-_Mangeur de fourmis._ Petit ours qui a le poil gris, long, les pattes
-de devant courtes, très-grosses et très-fortes; la queue longue et
-fournie comme celle d'un renard; les yeux horisontalement placés comme
-l'ours; le museau pointu de même, et la bouche si petite que l'on ne
-peut y enfoncer que le bout du petit doigt; il n'a point de dents; sa
-langue pointue et très-longue est un peu grainée et gluante; il la
-plonge dans une fourmilière pour servir d'amorce aux fourmis; quand elle
-en est couverte il la retire. Sa défense est un croc gros comme le
-doigt, qu'il a au bout de chaque patte; il s'en sert pour éventrer les
-chiens; s'il est pris à l'improviste, il se couche sur le dos et saisit
-le chasseur ou l'animal qui le cherche. Le _mouton paresseux_ et le
-_tapir_ ont les mêmes défenses et en font le même usage, mais celui-ci
-est beaucoup plus utile que les autres. Les fourmis créées, dit l'Esprit
-Saint, pour donner l'exemple aux paresseux, sont en si grande quantité
-dans certains plantages, que souvent elles trompent entièrement
-l'espérance du colon. La Providence les multiplie d'un côté, pour faire
-gagner le pain à l'homme, à la sueur de son front; de l'autre, elle crée
-un destructeur de ces insectes pour qu'il ne perde pas le fruit de ses
-travaux.... _O Providentia! o altitudo sapientiæ!_...
-
-_Mouton paresseux_, quadrupède gros comme un bon chat, a le front d'un
-singe, le museau rond et un peu cave, les yeux petits d'un gris mort,
-les dents petites et peu aiguës; le poil rude, brun et blanc sous le
-ventre, aux pattes et à l'oréole de l'orbite de l'oeil. Les pattes
-longues et musculeuses armées de cinq crocs d'une corne dure et
-extrêmement aiguë. On l'appelle mouton, parce qu'il ne fait de mal à
-personne. L'existence est un supplice pour lui: quand on le touche, il
-pousse un cri aigu, entr'ouvre à peine sa gueule et ses yeux comme un
-être attaqué d'une violente crispation de nerfs. Il a si peu de cénovie
-dans les jointures et de mobilité dans les vertèbres, qu'il ne remue de
-place que pour manger; il se nourrit de feuilles de mont-bin, arbre
-très-commun, dont le fruit ressemble, pour la forme, à nos prunelles de
-mirabelle.
-
-On l'appelle mouton paresseux, parce qu'il reste sur l'arbre jusqu'à ce
-qu'il l'ait dépouillé de toutes ses feuilles. Si l'ambitieux alloit à
-son école, il borneroit ses désirs, et ne mouilleroit pas la terre et
-de sang et de larmes.
-
-_Tapir ou mahy-pouri_, quadrupède, a le poil noir et rude, et les yeux
-d'un cochon; le museau pointu et mobile en trompe comme un éléphant; le
-pied trifourchu et extrêmement musculeux, est gros comme une vache
-trapue; il a le dos en arc..... Sa chair est aussi bonne que celle du
-boeuf. Il se nourrit d'herbes au défaut de poisson; sa fiente semblable
-à celle du cheval, est un enivrant pour le poisson, dont il est
-très-friand. Il habite la terre et les eaux. Quand il trouve des étangs
-bien peuplés, il y dépose ses excrémens, s'y plonge, les bat avec ses
-pieds; le poisson, alléché, vient à l'odeur, mange, s'enivre, flotte sur
-l'eau, et devient la pâture du tapir. Les créoles au fait de sa ruse,
-l'attendent au bord des étangs, et emportent les restes de sa table. Il
-court avec tant d'agilité et de force, qu'il rompt les trappes que les
-grosses couleuvres tendent au milieu des _pripris_. On mange tous les
-animaux dont je viens de parler. La superstition est si grande ici que
-la plupart a horreur du tigre martelé, et mange le tigre rouge avec
-délices. La chair de l'un et de l'autre est plus succulente que celle
-de toutes nos grosses pièces de France.
-
-À la fin de l'hivernage, nous allions à la pêche aux flambeaux, où nous
-faisions le quart pour surprendre la tortue de mer, et la retourner
-pendant sa ponte; car cet animal, comme l'autruche, dépose ses oeufs
-dans le sable, où elle vient pendant les ténèbres, à marée montante. Les
-habitans en faisoient autrefois un grand commerce; le titre de propriété
-est l'adresse de la retourner sur le dos. Les anses où les tortues
-montent sont couvertes de sable et ordinairement peu poissonneuses. Les
-habitans de Kourou m'ont assuré que la pêche qui étoit très-peu de chose
-quand j'y étois, étoit si abondante avant que la mer eût emporté, dans
-l'espace de cinq ans, plus de dix lieues de vase qui couvroit le rivage
-jusqu'à Synnamari, que le soir les voyageurs prenoient des flambeaux
-pour ne pas se heurter aux os et aux arêtes des poissons jetés et
-pourris sur le rivage.
-
-On prend encore quelques grands poissons, tels que la vache marine.
-
-_Vache marine._ Poisson ainsi appelé, parce qu'il a sur le front deux
-petites excroissances musculeuses et blanches, en forme de cornes,
-longues de trois ou quatre pouces. Il imite aussi le meuglement de la
-vache. Il est vivipare comme le lamentin, vorace comme le requin; sa
-peau est la même. Chez tous ces grands poissons les mâles ont deux
-lames, et les femelles deux fourreaux également propres à la génération;
-de-là vient que quelques-uns multiplient sans cesse. Les lézards sont
-pourvus de même: de-là cette quantité d'oeufs qu'ils cachent dans la
-terre. Ces deux voies de la génération ne seroient-elles pas faites pour
-classer les deux sexes?..... C'est ce que j'ignore.
-
-_Espadon_, grand poisson de mer, ennemi juré de la baleine, ainsi nommé
-parce qu'il porte à l'extrémité de son nez une épée ou peigne à deux
-rangs de dents, l'un à droite, l'autre à gauche. Au milieu de cette arme
-est un muscle qui répond à son sensorium. Les pêcheurs qui le savent le
-frappent à cet endroit, pour se soustraire à sa fureur, au moment où il
-est pris, et c'est presque toujours à la ligne, car il est vorace, mais
-il ne s'attache qu'aux poissons. La double scie, dont je viens de
-parler, lui sert de défense contre les autres poissons, et sur-tout
-contre le requin qu'il éventre souvent.
-
-Peu de jours après notre arrivée, une baleine et un espadon se
-battirent près des îlets du Salut. La baleine fut la plus foible et
-mourut: elle infectoit le rivage au loin.
-
-Au commencement de septembre 1798, le pêcheur de l'habitation attira sur
-le rivage un gros espadon vivant qu'il avoit attaché à une forte ligne.
-Il fut forcé d'attendre le pendant pour l'assommer: c'étoit une femelle;
-nous l'ouvrîmes, et trouvâmes dans son estomac plusieurs poissons
-entiers et à moitié délayés par le suc gastrique. (Les poissons en sont
-plus pourvus que nous pour digérer, car ils avalent leurs alimens sans
-les mâcher.) Nous trouvâmes au dépôt du chyle un gros cordon auquel
-aboutissoient plusieurs fils qui se rendoient à une grosse enveloppe,
-que nous brisâmes: elle contenoit deux autres sacs où étoient d'un côté
-des oeufs, ou plutôt des embryons, et de l'autre des petits armés de
-leurs peignes, et pourvus au nombril d'une grosse vessie adhérente, dont
-un lacet communiquoit à l'estomac du petit, et l'autre beaucoup plus
-fin, au cou de l'enveloppe, et de-là au dépôt du chyle, qui se divisoit
-en rameaux comme un arbre. Plus le petit étoit foible, plus le cordon
-communiquant au chyle étoit fort: il diminuoit à mesure que le petit
-étoit près de naître. Ainsi, la vessie où repose la nourriture se
-détache sans peine, et le lacet qui la suspend au nombril du petit, lui
-fait prendre nourriture à chaque fois que la mère s'agite. Comme elle ne
-peut l'allaiter, il sort de sa prison, sevré, armé et en état de
-chercher sa vie. La couleur du chyle qu'il a pris est d'un blanc de lait
-un peu tourné, et plus ou moins liquide suivant son terme.
-
-Pendant le jour, quand nous étions à la chasse au milieu des forêts ou
-dans les déserts arides, nous trouvions, à chaque moment, des pauses à
-faire pour remercier la Providence. Dans la plaine, le soleil à pic sur
-nos têtes, nous faisoit suer jusqu'au sang, et nos poumons embrasés
-soupiroient après une goutte d'eau; nous gagnions un taillis, deux
-lianes nous entrelaçoient, l'une lisse et couverte d'une double
-pellicule de gris cendré, l'autre canelée ou plutôt ridée; nous coupions
-la première, nous tendions la main, elle nous versoit une eau plus
-délicieuse, plus fraîche et plus limpide que la liqueur la mieux
-distillée; elle nous la versoit en assez grande abondance pour que nous
-fussions pleinement désaltérés sans être incommodés; l'autre nous
-donnoit un jus laiteux, nous en imbibions de la farine de racine que
-nous jettions aux poissons, qui s'en trouvoient enivrés, et que nous
-prenions sans peine.
-
-À notre retour, nous nous félicitions d'avoir évité un gros scorpion, ou
-d'avoir tué un serpent _grelot_, _amida_ ou _à deux têtes_; quelquefois
-nous anatomisions ces mauvais voisins quand ils venoient dans nos cases.
-
-Un jour, Givri en tua un de sept pieds, c'étoit un petit amida. Il étoit
-à Koroni, dans la case d'une négresse, si occupé à avaler les oeufs
-d'une poule qui commençoit à couver, que la négresse le toucha sans
-qu'il se dérangeât. Il avoit charmé la poule, qui ne remuoit pas de son
-nid. Il l'auroit avalée si la couvée ne lui eût pas suffi. Comme nous
-l'avions frappé sur le milieu de l'épine du dos, nous eûmes tout le
-loisir de faire l'opération. Je fis sortir de son corps les oeufs qu'il
-venoit d'avaler; ils étoient intacts; nous en fîmes une omelette qui
-étoit très-bonne. Nous le dépouillâmes; il nous infecta de musc. Les
-parties de la génération de cet animal sont si odoriférantes, que
-certaines personnes le devinent au flair. En général, le musc des
-animaux des pays chauds est une graisse jaune qui se trouve aux
-jointures, et sur-tout aux parties de la génération; on l'extirpe, et on
-lave ces parties avec du jus de citron. Le serpent en est plus pourvu
-que les autres animaux; sa chair est d'un blanc de poulet.
-
-L'amida a l'écaille du dos ronde, d'un gris brun; celle de dessous jaune
-et brillante comme la nacre de perle; sa mâchoire est armée de deux
-rangs de dents très-incisives, longues et fortes comme des camions.
-L'orifice de sa trachée-artère est couronné de deux petites poches d'où
-sortent deux dards noirs, longs et pointus comme des épées. Au moment où
-il serre un corps dans sa gueule, ses deux poches pressées et par son
-souffle et par le solide qui remplit ses mâchoires, font sortir ses deux
-lances qui sont les alambics éjaculateurs de son venin.
-
-Voilà le précis d'une partie de la destinée particulière qui nous
-attendoit à Rochefort sur les deux frégates, à Cayenne, et dans la
-Guyane, depuis le 18 fructidor (6 septembre 1797), jusqu'à la fin de
-mars 1799.
-
-_Le 30 août_ (13 fructidor an 6.) Les soldats et les matelots se sont
-révoltés contre Jeannet, Desvieux et Lerch, colonel du bataillon noir.
-Depuis huit mois, ils ne recevoient point de prêt; on disoit que cet
-argent servoit à agioter. Desvieux et Jeannet ont rejeté la faute sur le
-colonel; l'agent a montré beaucoup de fermeté; Desvieux s'est enfui sur
-son habitation retrouver son épouse avec qui il avoit divorcé. La
-révolte a duré trois jours; tout Cayenne étoit en rumeur; enfin, le
-colonel a été dégradé; _Jeannet_ l'a arraché des mains des soldats qui
-vouloient l'égorger. Il a été envoyé aux îlets du Malingre, et la troupe
-s'est apaisée par argent; les riches marchands ont fait des sacrifices;
-au bout de cinq jours, tout est rentré dans l'ordre. Le bruit du rappel
-de _Jeannet_ avoit augmenté le mécontentement de la troupe. Il ne
-restoit que quelques déportés à l'hôpital; les autres étoient placés ou
-partis pour Konanama; une goëlette en avoit emporté 87 qui étoient
-restés trois jours en route sans eau, confondus avec leurs effets, et
-plus entassés que sur _la Décade_.
-
-_Le 6 octobre_ (15 vendémiaire an 7), à cinq heures du soir, la corvette
-_la Bayonnaise_ apporte 120 déportés, dont 9 sont morts en route.
-
-_Le 9 octobre_ (18 vendémiaire), une chaloupe va à bord de _la
-Bayonnaise_. Vingt-quatre déportés sont conduits à l'hospice, dont la
-moitié est expirante, et l'autre a acheté du chirurgien du bord la
-permission de mettre pied à terre. Le reste est expédié à Konanama.
-_Jeannet_ est pourtant bien informé que la moitié de ceux qui y sont,
-est déjà moissonnée par la peste; il a même nommé une commission pour
-visiter Konanama. Il sait, en outre, que ceux qu'il vient d'y envoyer
-n'avoient point de médicamens à leur bord; que le scorbut en rongeoit
-les trois quarts; il les y a donc envoyés pour mourir: voilà _Jeannet_,
-il fait le bien et le mal avec la même indifférence.
-
-Nous avions apporté le directoire avec nous; _la Bayonnaise_ a amené ses
-commissaires; et c'est l'agent lui-même qui leur donne en riant cette
-qualification. Le commandant de _la Bayonnaise_, Richer, annonce un
-nouvel agent qui est en route pour remplacer Jeannet. Beaucoup plus de
-terreur en France que quand nous en sommes partis, scission dans le
-directoire; la loi de conscription, et 100 liv. pour chaque
-dénonciateur qui prendra un émigré ou un déporté qui s'étant sauvé du
-lieu de son exil, sera traité comme ceux qui ont porté les armes contre
-la république.
-
-_Le 13 octobre_ (22 vendémiaire), les États-Unis déclarent la guerre à
-la colonie; Jeannet en prévient les habitans, annonce la famine, et
-ordonne de planter des bananes et le double de maniok. Cette déclaration
-de guerre est la suite de la rapacité de l'agent et des armateurs en
-course. Notre capitaine Villeneau en a allumé la première torche. Le
-lendemain que nous eûmes mouillé, un brick anglo-américain, chargé de
-farine et de boeuf, fut arrêté par Villeneau, et confisqué par Jeannet,
-qui l'avoit renvoyé, à vide, porter cette nouvelle aux États-Unis. Voilà
-la cause de cette rupture à laquelle la France n'a peut-être aucune
-part. Dans tous les cas, la famine annoncée vient de la dilapidation de
-l'agent; à peine les corsaires ont-ils fait quelques prises que Cayenne
-regorge de marchandises; l'agiotage commence; on porte tout à Surinam
-pour avoir des piastres; le magasin reste vide; et quand il n'arrive pas
-de nouvelles prises, on met les habitans et leurs vivres en réquisition,
-ou bien on expédie des goëlettes à Surinam, pour racheter au quadruple
-les comestibles qu'on y a portés pour rien. Les cayennais, comme les
-filles de joie, vivent, au jour le jour, des rapines que les corsaires
-partagent avec l'agent, qui les revend aux gros marchands, qui les
-échangent à Surinam, quand le petit peuple ne veut pas les payer au
-centuple: ce trafic n'auroit rien que de louable, si le magasin se
-trouvoit approvisionné pour quelques mois. Au reste, la colonie n'a rien
-reçu de France depuis le commencement de la guerre; et, dans quinze
-mois, trois bâtimens lui ont apporté 329 exilés, qui n'ont pour toutes
-munitions que les ordres des commissaires du directoire et de Rochefort.
-
-_21 Octobre._ (_30 vendémiaire._) Un envoyé de Cayenne à la poursuite de
-M. Barthélemy et de ses sept compagnons d'évasion, nous dit en dînant
-chez le maire que ces messieurs n'ont fait que passer à Surinam; qu'ils
-étoient sous des noms empruntés, munis de très-bons passe-ports signés
-de Jeannet; que de suite ils ont fait voile pour Démérary, d'où ils sont
-tous partis à l'exception de M. Aubri qui est mort.
-
-_22 Octobre._ (1er. brumaire.) M. Martin, chirurgien, qui a été pris par
-les Anglais en passant à Cayenne, nous donne des nouvelles de _la
-Décade_. Cette frégate a été prise en même tems, sans coup férir;
-l'officier qui a remis Villeneau sur le ponton, a dit aux Français
-prisonniers qui se trouvoient sur son passage: «Il n'y a point d'homme
-en France aussi lâche que celui-là. Nous serions bientôt à Paris, si
-tous lui ressembloient.» Villeneau avoit à son bord l'Anglo-Américain
-qui étoit arrivé trop tard, pour donner les papiers aux huit évadés de
-la première déportation. Son bâtiment ayant mouillé trop près de
-Synnamary, il fut pris par un croiseur cayennais et amené à la capitale
-où il avoit la ville pour prison. Son bâtiment fut confisqué, l'agent
-lui rendit sa liberté et un baril de farine pour se rendre à Surinam: il
-va au magasin, demande un baril estampé d'un numéro qu'il indique. Il
-prend fantaisie au garde-magasin de le visiter; il se trouve des
-passe-ports au fond du tonneau; Jeannet fait resserrer le capitaine et
-l'embarque sur _la Décade_ avec les pièces à sa charge. Ce brave homme,
-nommé Tilly, en laissant son geôlier prisonnier dans la rade de
-Plymouth, alla à Londres, et retrouva chez M. Wickam, l'adjudant
-_Ramel_, _Pichegru_, _Dossonville_ et _de La Rue_. Villeneau l'avoit si
-maltraité, qu'ils le prirent pour un phantôme. Quelle reconnoissance!
-Quelle heureuse rencontre!
-
-Villeneau rentré en France a passé à une commission de marine, qui lui a
-donné trois voix pour la mort, l'a destitué et classé comme Lalier.
-
-_5 Novembre 1798._ (15 brumaire.) Deux frégates amènent chacune un
-agent, l'un, nommé Desfourneaux, remplace Hugues à la Guadeloupe; il
-connoît Parisot et le recommande à Burnel qui est le nouvel agent de
-Cayenne.
-
-Jeannet part au bout de trois jours, une nombreuse députation
-l'accompagne jusqu'au Dégras; des femmes de toutes les couleurs pleurent
-amèrement. Leurs époux rient sous-cape et tous lui font des adieux
-différens.
-
-Burnel, comme tous les nouveaux arrivans, débute par de grandes
-promesses, fait un pompeux éloge de son prédécesseur, qu'il doit,
-dit-il, surpasser. Nous verrons s'il tiendra parole.
-
-
-_Fin de la troisième partie._
-
-
-
-
-VOYAGE À CAYENNE.
-
- _Forsan et hæc olim meminisse juvabit._
- Virg. Æneid. lib. I.
-
- L'innocent dans les fers, sème un doux avenir.
-
-
-
-
-QUATRIÈME PARTIE.
-
- _Déserts de Konanama et de Synnamari.--Traitemens et morts
- des déportés: leur liste; leurs successions.--Agence de
- Burnel.--Voyage jusques chez les Antropophages_ (ou mangeurs
- d'hommes); _leurs guerres; origine, vie et moeurs des
- Indiens caraïbes_.
-
-
-Cette quatrième partie commence avec la septième année républicaine, qui
-répond au 22 septembre 1798. Elle contiendra une année, durant laquelle
-nous verrons d'abord le traitement des déportés à Konanama et à
-Synnamari. Le lecteur sait déjà comment je me suis procuré les pièces
-authentiques des agens et des ordonnateurs. Je lui ai annoncé aussi que
-je m'étois transporté sur les lieux, afin de n'être ni au-dessus ni
-au-dessous de ce que j'ai à dire. Ce qui suit est si terrible et paroît
-si incroyable, que je n'ai pas voulu m'en rapporter au seul témoignage
-de mes confrères, me défiant plus de moi contre mes ennemis, que je ne
-me préviens pour mes amis. Passons donc à Konanama.
-
- * * * * *
-
-Occupons-nous du lieu de la scène avant de parler des acteurs. J'ai vu
-ces déserts, j'ai passé des torrens pour visiter les ruines des Karbets.
-J'ai frémi de la destinée de mes malheureux compagnons dont les tristes
-restes flottoient dans un étang. J'ai mêlé mes larmes aux eaux des
-torrens qui rouloient sur leur dernière demeure. Mais supposons qu'il
-n'y ait eu personne, que les exilés n'y viendront pas; supposons que je
-fais la découverte de cette terre: où est-elle? est-elle habitable? que
-peut-elle produire? quel est son site, et quel est son sol?....
-
-Partons de Cayenne: embarquez et côtoyez le rivage à neuf milles en mer,
-à 30 lieues au N. O. se présente un grand bassin où les vents
-engouffrent les flots et font remonter à deux et à quatre lieues vers sa
-source une rivière rapide dont les bords étroits et escarpés sont
-plantés de grands arbres si bien enlacés et si touffus que le soleil
-n'éclaire jamais l'onde. Remontez cette rivière environ à six milles,
-vous trouverez une chaîne de rochers au milieu de son lit, qui vous
-forcera de mettre pied à terre pour tirer votre canot et le porter
-au-delà de la cataracte ou du premier saut, à moins que vous ne
-profitiez _du grand montant_. Gravissez la rive droite du fleuve et
-décrivez votre horison.
-
-Au levant, une langue de bois aqueux s'élève jusqu'aux nues, se prolonge
-depuis le rivage jusqu'à une demi-lieue du nord au sud, et intercepte la
-brise qui vient de la mer; au couchant, une épaisse forêt ferme cette
-immense grotte; au sud-couchant, des bouquets de bois çà et là, croisent
-le vent de terre; au midi plein une vaste prairie couverte d'herbes
-coupantes, est traversée par des rigoles et des étangs qui aboutissent à
-une forêt circonscrite en demi-cercle; du côte du sud, ces bois
-conservent une éternelle fraîcheur, leur pied pose sur des vases noires,
-sur des gouffres, sur des terres tremblantes; l'été ne les dessèche
-jamais assez, pour qu'un voyageur puisse s'y engager sans guide; outre
-les remous, il s'y trouve une grande quantité de couleuvres plus grosses
-que le corps d'un homme. Tous ces arbres sont stériles, quelques-uns
-portent des fruits mortels, d'autres des serpens-lianes qui
-s'entrelacent et font sentinelle au haut des branches; leur couleur
-verte comme les feuilles ou grise comme le tronc de l'arbre, jointe à
-l'obscurité et aux précipices, mettent la prévoyance en défaut; au
-couchant-sud à l'angle du bois, est un chemin impratiqué, connu par les
-Indiens _Arouas_, qui conduit dans d'autres précipices à perte de vue;
-l'horison est borné par des forêts, des montagnes et des lacs; à l'est
-et N. E. par des déserts et des palétuviers, comment échapper à la
-misère, au désespoir et à la mort?
-
-Attachons-nous à la topographie de la plaine, c'est peut-être une terre
-de promission.
-
-Les vastes forêts dont je viens de parler, ne me donnent point
-d'ombrage; depuis huit heures du matin jusqu'à cinq heures du soir, je
-suis rôti par un soleil brûlant qui ne se cache qu'à regret dans le bois
-qui m'entoure; le bord des baches est un étang vaseux, et ces arbres ne
-me couvriroient que de leurs troncs, car la couronne de leurs cimes à
-cent pieds en l'air, n'est formée que d'un rang de feuilles découpées en
-lance en forme d'éventail de la longueur de deux pieds..... La Savanne
-ou vaste perspective où je suis, est inculte, sillonnée en dos d'âne;
-les arbustes y viennent à regret. La terre est rougeâtre, couverte d'un
-mauvais friche à trois tranchans, qui se dessèche aux premières chaleurs
-de l'été; elle est encore peuplée de serpens de toutes espèces.
-
-Quand je tourne le dos au nord, ma vue s'étend à trois lieues à travers
-les clairières que les _islets de bois_ laissent çà et là; à mon orient
-et occident, le terrain boisé prend une forme sphéroïde. Là, le sol trop
-fertile est couvert d'arbres qui ne redoutent ni la hache ni la cognée:
-ici, où le sort me fixe, il a horreur de produire quelque chose. De
-misérables acajous sauvages et des ronces se cherchent pour
-s'entre-étouffer. Voilà pourtant le local qu'on leur destine, voilà
-_Konanama_! La goëlette doit mouiller aujourd'hui, ils sont en route
-depuis trois jours, ils meurent de soif et je ne vois point de puits...
-Où vont-ils loger? Sur ces bords couverts d'une terre rouge comme du
-sang? J'apperçois le bâtiment, des nègres sont débarqués d'avance: les
-Indiens et les travailleurs se pressent sur le rivage, ils mettent pied
-à terre......--quel aspect!...--Nous y voilà donc! s'écrient-ils.....
-Ah! Konanama! Funèbre séjour, tu seras notre tombeau!.... Ils se
-couchent sur les bords du fleuve pour se désaltérer, la marée monte et
-l'eau est saumâtre, ils cherchent une source... un ruisseau, un puits,
-l'inspecteur _Prévost_ n'en a pas creusé; tout est aride: ils sont
-consignés, on va les compter, les loger, leur lire les ordres; le soleil
-est à pic, ils sont épuisés, la marée a trois heures de montant: ils
-n'auront d'eau douce qu'à neuf heures du soir.....
-
-Ils sont quatre-vingt-treize..... Prévost les harangue en peu de
-mots....
-
-«Songez bien que vous êtes ici sous ma surveillance et responsabilité,
-nul ne s'écartera du poste à plus d'une journée, vous aurez l'appel
-matin et soir comme à Cayenne, je vous invite à n'y pas manquer sous
-peine de punition corporelle. Je défends à aucun de vous d'approcher de
-ma case. Si on a des réclamations à m'adresser, on me fera appeler par
-le sergent ou par un militaire..... Le gouvernement m'ordonne de n'avoir
-aucune liaison avec vous, et _je ferai fusiller le premier qui osera
-remuer_. Vous ne dépasserez point les baches qui sont à votre orient...
-Je vais vous donner lecture des intentions du gouvernement à votre
-égard.»
-
-République française, liberté, égalité, Cayenne, le 20 thermidor an six.
-
-L'agent du directoire au citoyen Prévost[4], directeur et commandant du
-poste de Konanama:
-
-«Vous ferez part aux déportés de nos intentions philantropiques à leur
-égard, qui sont dictées par la mère-patrie.
-
-[Note 4: Quand Jeannet eut appris par _la Bayonnaise_ qu'il alloit
-être remplacé, il ne différa plus à exécuter le plan qu'il avoit conçu
-de réunir tous les déportés à Synnamary. Desvieux eut ordre de rejetter
-tout l'odieux sur Prévost, et il le destitua provisoirement pour avoir
-lu cet arrêté aux déportés: et que n'auroit-il pas fait si Prévost l'eût
-tu? Jeannet ne démentira pas plus le fait suivant que la pièce qu'on
-vient de lire. Quand Monsieur Noyer lui représentoit que nous péririons
-tous, il lui répondoit: «Ce sont si vous voulez de braves gens, bons à
-employer dans d'autres tems, mais qui ne valent rien dans celui-ci;
-d'ailleurs ils ont tort de n'être pas les plus forts; comme homme
-particulier, je ne leur en veux pas; comme agent du directoire qui ne
-les envoie pas ici pour leur amusement, _je ne dois pas les ménager_.»]
-
-»L'agent particulier du directoire exécutif, considérant que la
-mère-patrie ne lui a point remis de fonds disponibles pour la nourriture
-et l'entretien du grand nombre d'individus qu'elle a envoyés et de ceux
-qui doivent encore arriver; considérant que la Guyane française manque
-de nègres ou de cultivateurs, que la terre de ce vaste pays offre des
-trésors à ceux qui veulent ouvrir son sein, a arrêté et arrête ce qui
-suit:
-
-»1º. Les déportés seront nourris pendant un an, à compter du jour de
-leur départ de la rade.
-
-»2º. Ceux qui ne se trouveront pas placés à cette époque, seront tenus
-de se faire un abattis. Le gouvernement se charge de leur fournir les
-outils nécessaires.
-
-»3º. Ceux qui s'adonneront à ce travail avant le terme prescrit, auront
-les vivres pendant dix-huit mois et sont autorisés dès ce moment à
-s'adresser à l'administration qui leur fera délivrer sur-le-champ un
-permis pour s'établir dans quelque canton de la Savanne que ce puisse
-être.»
-
-La lettre du ministre des colonies à Jeannet, en date du 25 ventose an
-6, avoit donné lieu à cet arrêté. La voici:
-
-«En vous chargeant, par ma lettre du 20 fructidor, de donner vingt
-arpens de terrain à chaque déporté, je ne vous ai pas dit d'établir ces
-terrains à la charge de la république, le directoire étant seulement
-autorisé par la loi du 19 fructidor, à procurer provisoirement à ces
-déportés, _sur leurs biens, les moyens de pourvoir à leurs besoins_ les
-plus urgens. En vous marquant de fixer l'emplacement d'un bourg ou d'un
-hameau pour y bâtir leurs logemens, je n'ai pas entendu que ces vingt
-arpens de concessions fussent dans ce hameau, mais extérieurement, le
-bourg ne devant avoir que des lots pour logement, cour, poulailler et
-petit jardin. Quant à l'établissement d'habitation, ce doit être à leurs
-frais, s'ils y prennent goût, et vous leur procurerez toutes les
-facilités que l'humanité commande. Je crois donc que Konanama et le
-terrain de six cents toises de face sont propres à former ce bourg où se
-retireront les déportés déjà arrivés, et ceux qui vous seront encore
-envoyés, que leurs facultés et leurs goûts ne porteroient pas à la
-culture ou au commerce. En donnant par exemple à chacun une largeur de
-dix toises et une profondeur de vingt, à-peu-près, on peut placer
-beaucoup de logemens et sur un plan régulier. Ce local vaut mieux que
-celui désigné par les ingénieurs, parce qu'il est plus près des endroits
-déjà habités, et que, par cette raison, les déportés qui deviendront
-habitans trouveront plus de moyens de commerce et de débouchés pour
-leurs denrées.
-
-»_Le directoire vous autorise à prendre, sur les réclamations des
-déportés telles mesures que vous jugerez convenables, en conservant
-cependant les moyens d'exercer la surveillance nécessaire pour qu'ils ne
-puissent ni nuire, ni s'échapper._ Vous pouvez donc leur permettre de
-former des établissemens de culture et de commerce dans toutes les
-parties de la colonie, autres que le chef-lieu et l'île de Cayenne, que
-le directoire a formellement exceptés.»
-
-Cette lettre prouve que le ministre n'avoit pas grande connoissance de
-la colonie de Cayenne. Il auroit été très-tranquillisé sur les
-concessions de terrain à faire aux déportés, il ne les auroit pas si
-étroitement resserrés dans leurs dix et vingt toises, s'il eût su que
-tout le canton de Konanama, avec ces six cents toises de face, et plus
-de soixante mille toises de profondeur, ne se vendroit pas un petit écu.
-Le terrain n'a aucune valeur dans les lieux inhabités de la colonie,
-tels que Konanama; et il en a fort peu, même dans les cantons habités.
-Avant la révolution on n'estimoit le terrain que relativement à la
-valeur des noirs qui le cultivoient, et à celle des établissemens déjà
-formés; mais à Konanama, il n'y avoit que deux établissemens abandonnés
-et aucuns noirs.
-
-Jeannet lui-même avoit reconnu l'impossibilité de l'exécution de son
-arrêté dans sa lettre au ministre des colonies en date du 11 nivôse an
-6.
-
-«Si l'on s'en tient, citoyen ministre, à votre dépêche du 20 fructidor
-an 5, les avances se borneroient à quelques _souches de bétail_, à
-quelques outils aratoires, et à des instrumens de chasse et de pêche;
-alors les déportés demeureroient chargés de se loger, de se procurer des
-travailleurs, en les louant de gré à gré, et de les solder; mais en leur
-admettant quelques moyens pécuniaires, quel nègre voudra quitter un
-canton habité pour aller s'isoler avec eux à Konanama?»
-
-Les déportés qui étoient instruits et des dispositions de l'agent, et du
-peu de moyens qu'il leur donneroit pour s'établir, s'écrièrent tous
-après avoir entendu Prévost: «Il vaut mieux nous égorger... Nous n'avons
-point été envoyés ici pour avoir le sort des nègres et nous attendrons
-tout du tems...--_Baissez le ton, chiens de déportés, ou je vous ferai
-taire à coups de fusil_, reprit l'inspecteur. Desvieux lui avoit envoyé
-des instructions précises et sévères, comme celles du sergent de Kourou.
-Le tout mitigé par quelques mots de consolation. Prévost passa sous
-silence les paroles de justice, qui pouvoient modérer son despotisme.
-Les malheureux se regardent comme des victimes entre les mains des
-barbares. Les horreurs de la solitude, l'abandon qui donne plus d'empire
-à l'arbitraire, la rapacité des soldats, par-dessus tout, cette pensée
-effrayante qui seule est un enfer....--Quand sortirons-nous d'ici? nous
-y périrons, et peut-être encore que dans dix ou vingt ans, les jette
-dans une consternation qu'on ne peut peindre qu'en soi-même...
-
-Les soldats leur montrent leurs demeures: je vais en tracer le plan tel
-que je l'ai copié en pleurant sur ces ruines malheureuses.
-
-À trois portées de pistolet de la rive droite de la rivière, s'élève une
-butte qui se prolonge de l'Orient à l'Occident; cet endroit, à l'abri de
-tous les côtés, reçoit, pendant l'été, les exhalaisons de la terre et
-les feux d'un soleil brûlant qui resserre ses rayons comme dans le foyer
-d'un verre concave. Le pied de la montagne est inculte. Le sol est une
-terre de sang qui éblouit et reflète la lumière et la chaleur d'une
-force insupportable. Le plan incliné et raboteux à l'extrémité du rayon
-qui reçoit les torrens de feu ou de pluie d'une plaine de trois lieues
-de diamètre... est précisément l'endroit que Prévost a choisi pour bâtir
-le village; il le nomme la Décade, parce qu'il fera regretter ce
-bâtiment à ceux qui vont l'occuper.
-
-Depuis un mois, il a mis soixante Indiens et quarante nègres en
-réquisition pour activer les travaux. Le plan et la bâtisse sont plus
-irréguliers que l'emplacement.
-
-Le village est bâti du Midi au Nord, depuis le haut jusqu'au bas du
-ravin. C'est dans cette gorge que sont les principales huttes.
-
-Un sentier, large de vingt pieds, forme une rue en pente jusqu'à la
-rivière dont les bords sont exhaussés.
-
-Au haut de la montagne, un peu à gauche, à trente pas des autres
-karbets, est une loge assez propre, c'est celle du directeur; à droite,
-une autre hutte, est le corps-de-garde des soldats blancs; à gauche,
-celui des noirs...
-
-À quarante pas, sur le penchant du ravin, deux rangs parallèles de
-couvertures de feuilles de balalou posent sur des piquets, on peut se
-les figurer dans l'ordre suivant:
-
-Du haut de la montagne, descendez à la rivière, la première case qui
-barre le point d'alignement, est celle de Prévost; elle est bousillée,
-lattée, blanchie, ornée de fenêtres, et distribuée en deux petits
-appartemens fort propres.
-
-Celles des noirs et des blancs sont seulement lattées, les autres le
-sont à demi; l'architecte a fait consister son savoir à ficher en terre
-quatre mauvais piquets qui soutiennent une frêle charpente montée à la
-hâte.
-
-«Vitruve dit que, de son tems, on montroit encore à Athènes, comme une
-chose curieuse pour son antiquité et son ignorance, les toits de
-l'Aréopage, faits de terre grasse, et à Rome, dans le temple du
-Capitole, la cabane de Romulus, couverte de chaume.» Ces vieux édifices
-seroient des palais magnifiques en comparaison des karbets de Konanama.
-Prévost se croit pourtant le premier Vitruve du dix-neuvième siècle; il
-en remontreroit, dit-il, à M. Mentelle, dont il portoit les chaînes.
-Cette ignorance est d'une antiquité reculée, et cette suffisance, d'un
-comique original.
-
-Le magasin est à gauche dans le fond du vallon; le four du boulanger,
-construit à grands frais, est derrière; l'hôpital est sur la même
-ligne; un peu plus haut, la prison: en hiver, les torrens s'y
-précipitent; les malades et les vivres nageront dans leur asile. Il est
-tems de loger nos arrivans.
-
-La nuit étoit close avant qu'ils eussent marqué leur place, ils allument
-de grands feux pour chasser les nuées d'insectes qui se reposent de
-préférence dans cet endroit où ils trouvent à s'abriter et à se repaître
-de sang.
-
-Les patiens sont distribués sous six halles, la moitié est debout pour
-entretenir la fumée, tandis que l'autre, ou se suspend dans un mauvais
-morceau de toile, ou s'étend en cercle sur des feuilles autour d'un feu
-ardent. La moindre disgrâce causée au sommeil, est la bouffissure des
-yeux crispés, rôtis et rouges, par la fumée comme par le chagrin et la
-douleur. La piqûre des moustiques, comme la goutte d'huile bouillante,
-forme des bouteilles sur ce qu'elle touche; nul ne peut parer à l'une et
-l'autre incommodité.
-
-Les sauvages du fond des bois verseroient des larmes au spectacle que
-l'aurore éclaire ce matin. Les uns ont le teint hâve, les lèvres sèches
-comme du parchemin; d'autres s'éveillent avec effroi, toute l'horreur de
-leur sort est empreinte sur leur front; ils errent comme des phantômes,
-un livre à la main, sans savoir où ils vont, ce qu'ils veulent, s'ils
-existent encore; ils se touchent et ne s'apperçoivent pas. Telles on
-peint les ombres au bord du sombre manoir, se pressant avec effroi pour
-entendre ou subir leurs destinées. Un seul habitant nommé Henri William
-s'est relégué dans ces contrées. Il les reçoit avec bonté, les console;
-mais il n'a rien à leur donner que des paroles de paix. Il leur permet
-de tirer de l'eau à son puits, et c'est le plus grand bienfait pour eux.
-Prévost n'avoit pas six pieds à creuser pour trouver une source vive: il
-ne l'a pas voulu. Si la maladie, le désespoir, la peste, n'étoient pas
-déjà parmi eux, ils en creuseroient eux-mêmes. Au bout de quelques
-jours, Jean Sourzac, né à Colonge, invite ses amis à dîner avec lui,
-distribue de l'argent aux moins fortunés, va se baigner sur le premier
-saut, court de toutes ses forces, et se précipite dans le torrent. Le
-même jour, Brunégat, vicaire de Bazoches, s'enfonce dans le désert; on
-le fait chercher, il étoit étendu sans vie aux pieds d'une bache. Ces
-morts violentes font une si vive impression sur la majorité, que les uns
-tombent en démence, les autres sont agités d'une fièvre chaude ou
-putride; ceux-ci meurent de peste, ceux-là de défaillance, de dégoût, de
-consomption, de mal-propreté.
-
-Il n'y a pas quinze jours qu'ils sont arrivés, l'hôpital et les karbets
-sont pleins de malades; les ongles leur tombent, leurs jambes et leur
-corps sont enflés, gluans, pleins de pustules. Ils infectent l'air, et
-ne prennent que des alimens salés, cuits dans l'eau de mer. Le boulanger
-se sert de cette eau pour faire le pain. Leurs tisanes sont également
-salées. Le gouvernement paie cinq pêcheurs pour les malades, et le
-poisson frais, qui vaut quatre sous la livre, leur est vendu quarante.
-Gernerd et Beccard en partagent le profit; le poisson salé que le
-gouvernement leur envoie se paie le même prix; un couple de poulets
-coûte douze francs, et c'est une protection d'en avoir à ce prix. Ils ne
-peuvent se procurer un seul fruit pour se désaltérer. Les nègres et les
-fripons dont je vous donnerai la liste, se coalisent pour leur arracher
-leurs effets. Prévost tolère ce brigandage; il s'absente du poste pour
-aller à la case Boudreau, où il passe sa vie dans la débauche avec les
-négresses. Dans un mois, la peste fit de si grands ravages, qu'aucun
-d'eux ne put se traîner jusqu'à la rivière. Jeannet en fut instruit, il
-enjoignit provisoirement au citoyen Rougier, chirurgien d'Yracoubo, à
-trois lieues du désert, de s'y transporter au moins une fois par décade.
-Cet honnête homme s'en est acquitté avec zèle. Tous les fléaux de la
-colonie les assaillirent en même tems: les nègres exigeoient
-vingt-quatre sous pour leur extirper ces terribles insectes connus sous
-le nom de _chiques_ ou piquans de cendre; les indigens, à qui on avoit
-tout volé, en eurent une si grande quantité, que leur cadavre, encore
-vivant, tomboit en lambeaux, rongé par les vers; d'autres, attaqués de
-la dyssenterie, ne pouvant se remuer dessus leur cadre, exhaloient une
-odeur si infecte, que personne n'osoit en approcher. Ils périssoient
-dans ce déplorable état, les vers s'attachant aux parties internes déjà
-ulcérées et sanglantes. La liste suivra cette troisième partie. Vous
-êtes équitable, mon Dieu, nous pardonnons à nos ennemis, jugez-les.....
-
-Je crois devoir à la vérité la publicité de la correspondance suivante,
-afin que les coupables seuls soient au moins flétris dans le souvenir
-des hommes probes qui mettent l'opinion de côté. Cet extrait fidèle est
-tiré des papiers du garde-magasin Beccard, dont j'ai fait le
-dépouillement:
-
-
-_Extrait de la correspondance de l'ordonnateur Roustagneng à Beccard,
-garde-magasin à Konanama._
-
- 27 thermidor an 6 (14 août 1798.)
-
-«Vous savez, citoyen, qu'il entre dans la composition des rations des
-déportés 3/32emes de taffia; cette quantité me paroît un peu forte, au
-moins susceptible de réduction d'un tiers, ce qui la porteroit encore à
-deux coups par jour. Je vous prie de consulter le citoyen Prévost, et de
-m'envoyer votre avis, motivé tant sur vos observations communes, _que
-sur les conversations que vous pourriez avoir indirectement avec les
-déportés_.»
-
- _Signé_ ROUSTAGNENG.
-
-Tous les mots soulignés sont rayés dans l'original, preuve des ordres
-secrets donnés pour que les déportés ne communiquassent point avec les
-autorités du poste.
-
-
-_5 fructidor_, 22 août. Le même, au même.
-
-«Voici, citoyen, la marche que vous avez à suivre; la ration des
-déportés, en taffia, sera réduite à deux trente-deuxièmes; celle en
-huile de six onces, sera portée à quinze par mois. D'après les avaries
-survenues au biscuit de la traversée, je vous invite à en constater
-toute l'étendue, par un procès-verbal que vous dresserez en présence du
-directeur de l'établissement, Prévost. Vous tiendrez la même marche
-toutes les fois que les circonstances se présenteront. Afin de prévenir
-les embarras, vous aurez soin de me prévenir d'avance des besoins,
-sur-tout des subsistances.
-
-»Le magasin expédie 150 livres de clous, six serrures et 200 livres de
-morue; cet envoi est déposé à Synnamary. J'écris au citoyen Prévost de
-le réclamer auprès du citoyen Morgenstern.»
-
- _Signé_ ROUSTAGNENG.
-
-_N. B._ Le taffia a été retranché sans compensation d'huile.
-
-
-_28 fructidor_, 14 septembre. Le même, au même.
-
-«Le citoyen Germain m'a remis votre lettre, du 18 courant. Je conçois
-facilement qu'au milieu de l'insubordination, des vols et gaspillages,
-joints à l'imperfection du bâtiment qui vous sert de magasin, vous avez
-été hors d'état de répondre.» (C'étoit une mauvaise goëlette attachée à
-deux palétuviers, sur les bords de la rivière, et abandonnée aux flots.
-Je l'ai vue au même endroit en mai 1799: les torrens avoient presque
-rompu les cables qui la retenoient.)
-
-«Vous me dites que la réduction en taffia occasionne des murmures, je le
-crois; mais il faut bien s'entendre sur la valeur, mon intention étant,
-pour me servir de l'expression vulgaire, qu'elle soit composée de deux
-_boujearons_, ou deux coups par jour. Si le seizième que vous donnez
-forme cette mesure, vous y tiendrez, et toute réclamation cessera.....»
-
- ROUSTAGNENG.
-
-
-_Sur les successions._
-
-_24 thermidor_, 11 août. Le même à Prévost.
-
-«Je vous envoie un cahier de quarante-huit feuilles, pour constater le
-décès des déportés, employés civils et autres personnes attachées à
-votre poste, vous en ferez usage suivant l'exigence des cas, et vous
-m'adresserez chaque feuille par duplicata.»
-
- _Signé_ ROUSTAGNENG.
-
-_N. B._ Cette lettre étoit pour Beccard; mais il se trouva malade au
-moment du départ; on le força d'accepter cette place lucrative par les
-spéculations des sous-agens. Beccard étoit moribond au moment où la
-goëlette sortoit du port; on la fit mouiller pour le reporter à
-l'hôpital; il y demeura trois jours sans connoissance par l'attaque d'un
-asthme qui l'a conduit au tombeau. Il étoit encore moribond quand il
-s'embarqua avec sa femme et ses deux enfans en bas âge... La liste de
-décès fut commencée par Prévost, qui mit un faux en-tête, annonçant que
-_Soursac_ étoit mort à l'hôpital, tandis qu'il s'étoit noyé. Il fit
-saisir les bijoux et les effets de ce malheureux, sans s'inquiéter où
-les flots avoient jeté son cadavre, qui ne venoit de disparoître que
-depuis un quart-d'heure. Il fit fouiller tous ceux qui approchoient
-Soursac, et dressa un procès-verbal peu exact.
-
-Le lendemain 28 thermidor, deux pêcheurs trouvèrent un cadavre qui fut
-reconnu pour être celui de Soursac.
-
-Les déportés se réunirent pour bénir un champ de mort où cette première
-victime en attendit tant d'autres. C'étoit une enceinte ronde, sur le
-bord du rivage, entourée de baches et de palmiers, qui inclinoient
-majestueusement leurs couronnes et leurs branches sur les cendres de ces
-martyrs.
-
-
-_10 fructidor, 27 août._ Le même au citoyen Beccard.
-
-Voici la marche que vous avez à suivre lors du décès des déportés:
-
-Lorsqu'un de ces individus se rendra à l'hôpital, vous ferez la
-reconnoissance des effets à son usage, qu'il introduira pour lui. S'il
-vient à décéder, vous constaterez de suite par inventaire, en présence
-de deux témoins, tout ce qui appartiendra à la succession. Vous fixerez
-un jour pour la vente des effets au comptant. La totalité de la recette
-à laquelle vous joindrez le numéraire, s'il s'en trouve, me sera
-adressée avec une note par une occasion sûre, pour être versée dans la
-caisse du trésor.
-
-Si le cas arrivoit que vous ne trouvassiez pas la défaite entière des
-effets, vous les enverriez à Cayenne; et dans ce cas, vous en feriez des
-factures par triplicata, en présence de deux témoins qui signeroient
-avec vous.
-
-Tel est, en substance, l'arrêté de l'agent, du 6 nivôse, relatif au cas
-présent. Observez que le concours des autorités civiles du canton est
-absolument inutile, parce que le poste de Konanama est sous l'autorité
-immédiate du gouvernement, que tout doit s'y faire par l'organe de ses
-préposés: ainsi, tout ce qui a rapport dans ledit arrêté aux
-fonctionnaires de l'intérieur, n'est point exécutoire.
-
-Vous observerez encore qu'étant la partie agissante, vous devez
-constater vos opérations par des pièces bien en règle, signées des
-personnes que vous y faites concourir; le tout visé par le directeur de
-l'établissement avec lequel vous vous concerterez toujours, soit pour
-l'envoi des objets, soit pour la meilleure harmonie de choses possibles.
-
-Vous communiquerez la présente à Prévost, directeur et chef du poste.
-_Signé_ Roustagneng.
-
-_N. B._ Beccard a mis le plus grand désordre dans son travail; Prévost
-s'est payé par ses mains de la bâtisse des karbets. Gerner,
-aide-garde-magasin, a fini aussi misérablement que son chef, qui lui
-avoit donné une aveugle confiance. Ces trois individus ont fait éprouver
-toute sorte de mauvais traitemens aux déportés.
-
-
-_26 fructidor, 12 septembre._ Le même au même.
-
-«Quoique je vous aie tracé dans ma lettre du 6 de ce mois, la marche que
-vous aviez à suivre lors du décès de quelque déporté, il en reste encore
-une à faire à l'égard de l'autorité civile du canton, prescrite par les
-lois, et dont l'exécution est réclamée aujourd'hui par l'officier public
-de cette commune; elle est consignée dans la loi du 20 septembre 1792,
-et rappelée par l'article IX, titre V, de la section IV du réglement du
-directoire exécutif, du 25 messidor an 4. C'est l'avis que toute
-personne privée ou chargée de quelque détail au service, est tenue de
-donner à l'officier public de la commune, du décès de tout individu,
-afin qu'il constate ledit décès, pour en dresser acte.
-
-»À prendre cette formalité à la lettre, ce fonctionnaire seroit obligé
-de se transporter chaque fois sur les lieux, et de le rédiger d'après ce
-qu'il auroit vu par lui-même. Comme cette démarche est, vu la distance
-de six lieues, sujette à plus d'un inconvénient, il a paru à
-l'administration départementale et à moi, qu'il suffisoit de lui
-adresser, le jour du décès, un avis motivé, dont la transcription sur
-ses registres remplira suffisamment le voeu de la loi. (Beccard s'est
-conformé à cet ordre, comme je m'en suis convaincu.) Vous trouverez
-ci-joint le modèle de l'avis que vous adresserez à l'officier public du
-canton de Synnamary.
-
-»Voilà vos seules relations avec cet officier, lesquelles ne dérogent
-point à ce qui vous a été prescrit à l'égard des successions qui restent
-toujours dévolues à la connoissance du commandant en chef et de moi.»
-_Signé_ Roustagneng.
-
-_N. B._ Tous ceux qui mouroient sans succession étoient dépouillés,
-leurs cadavres jettés nus dans les karbets, les nègres refusoient de les
-inhumer, à moins que les autres ne se cotisassent pour la somme de 12 ou
-de 18 fr. Beccard et Prévost gardoient le silence sur cet odieux trafic.
-Le dernier voulut les contraindre à s'inhumer eux-mêmes; quelques-uns
-faillirent être fusillés pour avoir répondu _que c'étoit aux bourreaux à
-enterrer leurs victimes_.
-
-Pendant ces scènes d'horreur, Prévost bâtissoit fort à-propos de
-nouveaux karbets.
-
-
-_15 vendémiaire_ an 7, _7 octobre 1798_. Le même au même.
-
-Huybrek avoit donné ses effets à Bertrand Malachie, en présence de
-témoins, Beccard se les fit rendre, consulta l'ordonnateur, qui répondit
-que de semblables donations ou legs seroient dévolus à la république, à
-moins que le légataire n'eût appelé le commandant en chef, et le
-garde-magasin, pour leur dicter ses dernières volontés; il termine cette
-longue lettre par ce paragraphe:
-
-«Pour prévenir les contestations qui pourroient naître à ce sujet, et
-donner aux déportés la faculté de tester, vous leur communiquerez le
-mode ci-joint.» _Signé_ Roustagneng.
-
-Dans une autre du 19 fructidor an 6, Roustagneng avertit Beccard que le
-nommé Kercof, déporté belge, est mort à l'hôpital de Cayenne; il
-l'invite à chercher sa malle, qui est remplie de bons effets, et
-embarquée pour Konanama. Les réponses de Beccard trouveront place à la
-fin de cet article.
-
-
-19 vendémiaire. L'ordonnateur, à Beccard.
-
-«Le bateau _la Dépêche_ vous porte soixante-quatorze nouveaux déportés
-arrivés sur la corvette _la Bayonnaise_; j'ignore ce que le commandant
-en chef écrit à ce sujet; il est indispensable que vous en dressiez une
-liste signée par le commandant du poste, pour être adressée au
-directoire.
-
-»Pour prévenir les difficultés du service, que cette augmentation de
-monde doit vous occasionner, je vous ai procuré un supplément de
-journaliers et de femmes blanchisseuses..... La liste que je vous en
-adresse ci-jointe, vous fera connoître leur nombre, et le salaire
-attribué à chacun d'eux.»
-
- _Signé_ ROUSTAGNENG.
-
-_N. B._ Cette liste manquant, j'ai eu recours au registre-journal de
-Beccard, où j'ai trouvé quatre pêcheurs, deux chasseurs, trois
-blanchisseuses, trois cuisinières pour l'hôpital, un pharmacien, six
-infirmiers, un aide-boulanger, neuf hommes de journée, un menuisier, un
-tonnelier, qui forment trente-un servans.
-
-Ces noirs, tous plus voleurs et plus paresseux les uns que les autres,
-ne faisoient pas l'ouvrage de deux européens dans un hôpital de trois
-cents malades. Les déportés payoient leur blanchissage, faisoient leur
-cuisine; souvent les malades n'avoient pas eu une goutte d'eau douce à
-cinq heures du soir. Ces servans profitoient de l'absence de Prévost,
-pour voler et le garde-magasin et les déportés; ils étoient ivres ou à
-la danse depuis huit heures du matin jusqu'à minuit. Les nouveaux venus
-offrirent un vaste champ à leurs spéculations. Au bout de quelques jours
-ils gagnèrent la peste, et peuplèrent les sombres bords de la rivière.
-
-
-_20 vendémiaire._ Le même au même:
-
-«Le rapport du citoyen Kerkove, le vôtre en date du 9 vendémiaire, et
-celui du cit. Dardet donnent lieu au départ du commandant en chef
-Desvieux, accompagné des citoyens Boucher et Chapel. Je m'en réfère pour
-les détails particuliers à ce que ces citoyens feront sur les lieux.»
-
- _Signé_ ROUSTAGNENG.
-
-_N. B._ Desvieux frémit d'indignation du spectacle des malades et des
-moribonds. Il appela _Prévost_, le réprimanda en présence des déportés.
-Il se mit à pleurer, se jetta aux genoux du commandant; celui-ci le
-congédia brusquement, le destitua, le chassa de sa présence, l'envoya à
-Cayenne en lui défendant de l'accompagner, et produisit la lettre
-suivante, pour justifier la cause du gouvernement et la sienne:
-
- _Au citoyen Desvieux, commandant en chef de la force armée
- de la Guiane française, le 12 thermidor an six._
-
-«Mes ennemis ne triompheront pas encore cette fois; grâce à vos lumières
-et à mes soins, le village de Konanama est achevé; les karbets attendent
-les déportés; tout est préparé pour les y recevoir. J'ai nommé ce poste
-_la Décade_; ils y seront commodément; je les attends tous les jours. Je
-vous prie de me continuer vos bontés.... J'ai l'honneur d'être, avec un
-très-profond respect...., PRÉVOST, _ingénieur-géographe, commandant et
-directeur du poste_ de la Décade, dit _Konanama_.»
-
-Si l'on en croit _Desvieux_, _Prévost_ avoit fait tout de son chef.
-Chaque déporté puisa une nouvelle vie dans les paroles de consolation du
-commandant; le sort des malades fut amélioré, les nègres rentrèrent dans
-l'ordre pour quelques jours, et les exilés eurent des vivres frais, pour
-la première fois, depuis trois mois. Ils eurent de l'eau en abondance;
-enfin ils respirèrent durant le séjour du commandant. Une nuée d'orage
-ayant arrosé la plaine au bout de trois mois de sécheresse, le magasin,
-la boulangerie et l'hôpital furent, pendant une heure, à un pied sous
-l'eau; cet accident parla très-efficacement contre Prévost.
-
-_Desvieux_ les visita de nouveau, leur promit de demander le changement
-du poste; et, se tournant avec effroi et attendrissement vers ces vastes
-solitudes, il dit d'un ton prophétique: _Vous êtes déportés aujourd'hui,
-mon tour viendra peut-être bientôt._ Il ne se trompoit pas.
-
-
-_29 vendémiaire an 7._ Le sous-chef d'administration, au citoyen
-Beccard:
-
-«Je vous préviens que le citoyen agent, par son arrêté du 27 de ce mois,
-vient de déterminer qu'à compter du 20 brumaire prochain, la ration de
-pain sera réduite à douze onces, et que les douze onces supprimées
-seront remplacées par douze onces de cassave; le peu de farine qui nous
-reste nécessite cette mesure.
-
-(On publioit, à cette époque, que la Guadeloupe étoit prise, et que les
-anglais menaçoient Cayenne et _Surinam_ ou Mapébo.)
-
-»L'administration chargée des vivres du pays a écrit à tous les
-inspecteurs des cantons pour faire planter des bananes et du maniok;
-vous vous adresserez à celui de votre endroit, pour vous procurer la
-cassave, ou le coaq nécessaires.»
-
- _Signé_ ESTIBAUDOIS.
-
-
-_24 vendémiaire an 7._ Roustagneng à Beccard:
-
-«J'attends, pour vous faire une réponse plus étendue, que, d'après le
-rapport ci-joint du commandant et autres officiers du détachement, il
-soit pris un parti sur Konanama. En attendant, je pense que leur
-présence y aura produit un bon effet, et rétabli un peu la police.»
-
- _Signé_ ROUSTAGNENG.
-
-
-_Précis du rapport sur Konanama._
-
-«Nous, commandant en chef, accompagné du citoyen Chapel, capitaine du
-génie, et Boucher, sous-chef d'administration, nous sommes transportés à
-Konanama, où étant, nous sommes rendus à l'hospice, et avons vérifié que
-sur quatre-vingt-deux déportés déposés au poste, à la fin de thermidor
-(il y avoit deux mois), il y en a vingt-six morts de maladies putrides,
-cinquante à l'hospice, dont plusieurs en danger, et aucuns des autres
-parfaitement bien portans.
-
-»Cette mortalité est occasionnée, 1º. par l'eau qui est très-bourbeuse,
-et même vitriolique; 2º. par les miasmes putrides qu'exhalent les
-marécages qui environnent le poste à plus d'une demi-lieue; et 3º. par
-les vidanges de l'hospice, qui séjournent dans les marais qui ne peuvent
-être desséchés. Ces causes ne peuvent être détruites; et ce poste, dans
-l'hiver, deviendra un marais. Le niveau des karbets est plus bas que les
-_terres-pleins_ du poste. Ils sont mal faits, et les faîtages prêts à
-tomber. La communication est très-difficile dans toutes les saisons.
-Dans l'été, il y a trop peu d'eau pour les bâtimens à l'entrée de la
-rivière; dans l'hiver, la côte est impraticable par la grosse mer et les
-fréquens raz de marée. La communication par terre ne peut se faire que
-par des piétons sans bagage. Le poste court donc risque de manquer
-souvent de vivres, dont le canton inhabité est dépourvu. Les Indiens
-même l'ont évacué à cause du mauvais air. L'officier, les soldats, les
-délégués de l'administration sont dans le plus triste état. Il n'y a que
-de la viande salée, aucun fruit, et pas même un citron pour corriger la
-mauvaise qualité de l'eau. Ces raisons impérieuses nous font penser que
-ce poste doit être transféré à Synnamary, éloigné de quatre à cinq
-lieues.»
-
-Cayenne, le premier brumaire an 7.
-
- _Signé_ DESVIEUX, BOUCHER, CHAPEL.
-
-_N. B._ La correspondance de brumaire n'offre rien d'intéressant. Les
-réponses de Beccard, quoique bien antérieures à cette époque, méritent
-de trouver ici leur place, pour préparer le lecteur à la décision qui
-sera prise sur Konanama. Je les transcris sur l'original, me permettant
-seulement d'y mettre quelque ordre, car ces phrases paroissent
-crayonnées, au hasard, par une tête aliénée.
-
- * * * * *
-
-_Beccard, au citoyen L. Estibaudois, sous-chef des approvisionnemens._
-
- Konanama, 9 vendémiaire an 7 (30 septembre 1798).
-
-«J'ai eu tort de garder un silence aussi long à votre égard; je suis
-obsédé de tous les côtés; figurez-vous un magasin où il n'y a ni portes
-ni fenêtres, en plein air, au milieu de quatre piquets, sous un mauvais
-toit, que le moindre coup de vent peut emporter à cent pas dans la
-Savanne, où les débarquemens se font presque toujours de nuit. Les
-déportés m'importunent par des réclamations les plus impertinentes,
-ainsi que les Indiens qui bâtissent les karbets: il faut leur trouver du
-coaq et du poisson salé qui sont très-rares. Pour prévenir le désordre,
-j'ai pris le parti de délivrer le taffia tous les jours. Heureusement
-que j'ai trouvé ici le citoyen Germain; sans lui, je n'aurois jamais pu
-me reconnoître; je n'ai personne à qui je puisse accorder ma confiance,
-car je suis entouré d'une bande de voleurs. Je vous avois demandé un
-déporté pour m'aider dans mes opérations, vous ne m'avez pas répondu:
-cet homme m'auroit bien servi, et j'aurois été exempt des reproches
-qu'on fait aux personnes qui occupent un poste aussi critique que le
-mien.» Cette adjonction mettoit le gouvernement et son agent à l'abri
-des reproches.
-
-Beccard entre ensuite dans de très-longs détails sur la nature des
-vivres qui ont été avariés, sur les pertes que le magasin a éprouvées
-par les vols journaliers des noirs. Il termine par demander du vin, de
-l'huile, du savon, de la poudre à feu, des lignes de pêche, des
-serrures, des gonds, des contre-vents, etc., etc., etc.
-
-
-_Le même, au citoyen Roustagneng._
-
- 5 vendémiaire an 7 (27 septembre 1798.)
-
-Beccard, après lui avoir accusé la réception de toutes ses lettres
-jusqu'à ce jour, et les avoir analysées, dit qu'il n'a pas pu lui
-répondre à cause du grand désordre qui régnoit dans le magasin, il lui
-adresse le procès-verbal de la vente des effets du déporté Sourzac. (La
-copie de cet extrait de vente ne s'est pas trouvée dans ses papiers.
-Sourzac a laissé trente-cinq louis en or, quelques écus de six livres,
-une montre d'or, et pour près de 150 livres de linge; le tout, versé
-dans la caisse du trésor, se monte à 1,500 francs monnaie de Cayenne, et
-à 1,125 livres monnaie de France. Bouchard avoit une ceinture qui
-renfermoit 900 livres argent de France; plus, une montre de dix louis,
-et pour 150 livres d'effets; la copie de cette seconde succession, ne
-s'est trouvée de même dans les papiers; je me suis pourtant convaincu
-que lesdites sommes ont été versées au trésor; je ne saurois dire si les
-pièces ont été soustraites ou perdues, mais Beccard n'en reste pas
-responsable; c'est tout ce que je puis assurer en revenant à sa lettre.)
-Conformément à la lettre de l'ordonnateur, du 27 thermidor, il a réduit
-les 3--32e de taffia à 2, le 3 fructidor; ce qui a occasionné beaucoup
-de murmures. Il ne m'a pas été possible, continue-t-il, de faire la
-compensation que vous exigez, parce que je n'ai point d'huile. Je suis
-sur _le qui vive_. Le magasin n'est pas goëlété, il n'y a ni portes ni
-fenêtres; les vivres sont sous un toit couvert de feuilles de balalou et
-de quelques lattes. (Comment les déportés étoient-ils logés, puisque le
-magasin étoit à peine abrité?) Ma responsabilité ne me laissoit de repos
-ni jour ni nuit; je couchois dans un mauvais hamac, rongé des insectes,
-au milieu des barils entassés sans ordre les uns sur les autres.
-
-Vos vues sur la réduction du taffia, nous paroissent fort justes; ceux
-qui ne font point usage de cette liqueur, la vendent aux autres,
-c'est-à-dire à quelques mauvais sujets qui s'enivrent et troublent
-l'ordre. (Beccard parle ici des cinq voleurs, et d'un nommé Marolle,
-chartreux, qui, dans un excès de boisson, ont parlé de mettre le feu aux
-karbets. Cette conduite les a fait conduire à Cayenne, où ils ont été
-mis en liberté.) Quant à l'inventaire que vous m'ordonnez de faire,
-lorsqu'un de ces individus entre à l'hôpital, j'ai craint de l'exécuter,
-de peur d'exciter quelque tumulte. Il y a des malades qui ne veulent pas
-absolument aller à l'hospice; ils prétendent se faire servir dans leurs
-karbets. Quand le nègre leur porte quelque nourriture, un autre bien
-portant la lui arrache des mains, en lui disant qu'il est infirmier de
-ses confrères. Je leur en ai fait quelquefois des reproches très-amers;
-mais cela ne sert de rien. Ils font désespérer le pauvre Souleine
-(nègre), qui vous prie instamment de le faire relever. Il est seul pour
-tout; car nous ne pouvons tirer aucun parti d'Albert (autre nègre). Ce
-dernier refuse de coucher au poste et d'aider son camarade en quoique ce
-soit: Souleine, d'ailleurs, y voit très-peu clair, et le service des
-malades se fait très-mal. Notre médecin Rougier, qui ne peut venir ici
-que tous les cinq jours, vous prie de faire une augmentation de cadres.
-Il y a aujourd'hui soixante malades tant à l'hospice que dans les
-karbets. (Ils n'étoient alors que quatre-vingt-treize.)
-
-Je suis chagrin des reproches que vous me faites de ma négligence: si
-vous aviez été témoin de nos peines et de nos embarras, vous nous
-auriez excusés, ou plutôt vous nous auriez plaints. Je vous écris à la
-veillée, ainsi qu'au citoyen Estibaudois, à qui j'envoie l'état des
-comestibles et effets reçus à Konanama, sans vous parler du pillage que
-les nègres ont fait des effets des déportés et des miens; j'ai eu deux
-malles forcées, mon linge pris ou déchiré, le vin, le taffia bu, le
-lard, le boeuf volés et enfouis.
-
-Depuis la liberté, nous ne pouvons pas mettre ce monde noir à la raison;
-ils rient entr'eux à notre nez de ce désordre, et nous disent dans leur
-jargon: _Yé ben fait volé bequet ca yé permi pa loi qui bail-yé
-liberté._ (Ils font bien de voler les blancs, la liberté leur en donne
-le pouvoir.)
-
-Je n'ai pas pu velter le taffia faute de vases: nous avons scié une pipe
-qui devoit être pleine de cette liqueur; nous avons trouvé, en présence
-du cit. Prévost, une espèce de _sarbacanne_, ou gros roseau, cassé dans
-la pipe qui a servi de pompe aux nègres pour tirer l'eau-de-vie. Ils ont
-volé jusqu'aux lignes de pêche; je leur en ai prêté, mais de beaucoup
-plus petites; cependant ils ne font rien, ils ne veulent rien faire, et
-ils ne craignent personne.
-
-D'un autre côté les malades me cassent la tête la plupart du tems: je
-n'ai rien à leur donner à souper. Ce désert sera notre tombeau à tous.
-On n'a point creusé de puits; nous mourons de soif et de chagrin. Il
-faut remonter bien haut vers la source de la rivière pour trouver de
-l'eau douce, et souvent nous n'en avons pas une goutte à cinq heures du
-soir. Quant aux pêcheurs, je vous prie de m'en procurer d'autres; ceux
-du citoyen Boudreau sont beaucoup plus actifs.
-
-Le 18 fructidor, nous avons reçu par le lougre _le Brillant_ cinq
-déportés: tous me harcellent continuellement pour une augmentation de
-vinaigre, pour corrompre la crudité de l'eau qui est saumâtre et
-scorbutique.
-
-Vous avez sans doute connoissance d'une pétition que les malades
-adressent au citoyen agent; ils prétendent que la viande salée est
-contraire à leur santé; qu'on doit les nourrir, une partie de la
-semaine, du poisson et de la chasse des nègres attachés au service du
-poste. Ils prétendent aussi qu'on doit les blanchir pour rien, leur
-donner du vin et du sirop pour faire de la limonade; enfin ils font les
-réclamations les plus absurdes. Je vous prie de me continuer vos
-bontés. J'ai l'honneur d'être votre très-humble et très-obéissant
-serviteur,
-
- BECCARD.
-
-_N. B._ Les notes suivantes sont prises sur les lieux, sur les registres
-du commandant du poste, sur les procès-verbaux, sur les actes de décès;
-enfin, sur les pièces les plus authentiques.
-
- * * * * *
-
-_Extrait de la correspondance de l'officier de poste, M. Freytag._
-
-«Les déportés, disoit cet officier à l'agent Burnel, le détachement, les
-employés sont dans un état épouvantable; tout le monde est malade, et
-plusieurs sont près d'expirer; ils sont dépourvus de tout, et même de
-médicamens: les déportés ont des hamacs fort étroits, qui n'ont que
-quatre pieds de long. Les malades tombent et meurent sans secours. Il
-est des jours où il en est mort trois et quatre, etc.» (Cette lettre est
-du Ier. nivôse an 7.)
-
-_Le même à l'agent Burnel, 2 nivôse an 7._
-
-L'hôpital est dans l'état le plus déplorable; la mal-propreté, le peu de
-surveillance ont causé la mort à plusieurs déportés. Quelques malades
-sont tombés de leurs hamacs pendant la nuit, sans qu'aucun infirmier les
-relevât: on en a trouvé de morts ainsi par terre. Un d'eux a été
-étouffé, les cordes de son hamac ayant cassé du côté de la tête, et les
-pieds étant restés suspendus.
-
-Les effets des morts ont été enlevés de la manière la plus scandaleuse.
-_On a vu ceux qui enterroient les morts, leur casser les jambes, leur
-marcher et peser sur le ventre, pour faire entrer bien vîte leur cadavre
-dans une fosse trop étroite et trop courte; ils commettoient promptement
-ces horreurs, pour aussi-tôt courir à la dépouille des expirans._ Les
-infirmiers insultoient les malades, et les accabloient d'expressions
-infâmes, ignominieuses, cruelles, au moment même de leur agonie.
-
-Le garde-magasin, dépositaire des effets des déportés, ne consentoit à
-leur rendre qu'une partie de ce qu'ils réclamoient, il leur disoit:
-_Vous êtes morts; ceci doit vous suffire._
-
-Les malades refusoient d'aller à l'hospice pour plusieurs raisons; il
-n'y avoit ni table, ni chaise, ni aucun meuble; ils y étoient plus mal
-que dans leurs karbets: les nègres les insultoient en leur montrant le
-bâton; d'autres les rudoyoient, disant à ceux qui pouvoient encore se
-soutenir: _Vous n'êtes pas malades, puisque vous êtes debout, et que
-vous marchez._ Les malheureux se traînoient chez Henry, ou au magasin,
-pour prendre leur ration, que Beccard et Gerner leur délivroient
-très-chichement, en les maudissant. Les nègres laissoient pourrir les
-malades dans leurs lits, leur demandoient vingt-quatre sols pour leur
-extirper les chiques. _Garnesson_, _Vandersloten_, _Bailly_, _Mathieu_,
-_Vanhessvic_, et trente autres, avoient les jambes si enflées par la
-négligence des infirmiers, que quelques-uns n'ont point été déchaussés,
-et tous avant de mourir voyoient sauter les vers qui sortoient de leurs
-cadavres. (Extrait du journal du chirurgien.) La plupart de ces
-malheureux attaqués de peste et scorbut, n'ont cessé de vivre, que quand
-les vers ont eu gagné leurs intestins. Ce fléau provenoit des chiques
-qu'ils ne pouvoient pas faire extirper faute d'argent, tandis que les
-nègres étoient engagés pour les servir.
-
-Les déportés restoient dans leurs karbets pour être soignés par leurs
-camarades plus attentifs que les nègres qui les laissoient mourir de
-soif ou de consomption.
-
-Bourdois à l'hospice, tourmenté d'une fièvre convulsive, tombe le 27
-vendémiaire à moitié renversé de son hamac, les jambes prises dans les
-rabans et le front sur le pavé; il y reste jusqu'au lendemain, et on le
-trouve étouffé. (Voyez ci dessus la lettre du commandant.)
-
-Le 21 du même mois, le Divelec expire sur les onze heures du soir,
-l'infirmier court éveiller le garde-magasin._--Levez-vous, voilà un
-déporté mort!--À-t-il quelque chose?--Non, répond celui-ci.--Ce sera
-pour demain._
-
-Roux de _la Bayonnaise_ avoit mis ses effets dans la malle de son
-confrère Pradier; ce dernier meurt, Roux demande le linge marqué à son
-nom. Beccard le renvoie en l'outrageant. Il revient à la charge avec
-témoins, Beccard lui dit en lui rendant quelques mauvais effets: «En
-voilà assez _pour vous, vous êtes mort_.» J'omets les juremens et les
-paroles indécentes. Roux à la vérité étoit sur le bord de sa tombe. Ses
-jambes enflées ne lui permettoient pas de se soutenir, il a pourtant
-survécu à Beccard; c'est lui qui m'a confirmé cette note avec plusieurs
-autres témoins durant mon premier voyage à Synnamary en février 1799
-(pluviose et ventose an VIIe.)
-
-Le 28 brumaire an 7 une hécatombe étoit ouverte pour recevoir les restes
-de cinq déportés morts les 26 et 27; les infirmiers qui les portoient au
-cimetière apprennent en route que quatre autres viennent d'expirer à
-l'hospice; ils jettent les cadavres dans la fosse qui se trouvoit déjà
-étroite; l'appât du gain les fait redoubler de vîtesse; ils trépignent
-sur les morts, leur jettent quelques pellées de sable, s'encourent au
-milieu des prières que leurs confrères récitoient sur la tombe, et
-reviennent combler la fosse après avoir tellement spolié les nouveaux
-décédés, que les survivans furent obligés de leur fournir du linge pour
-les inhumer. (Voyez plus haut le rapport du commandant du poste contre
-Prévost et Beccard.)
-
-Le 22 fructidor an 6, Brunégat s'enfonce dans le bois; on le trouve mort
-au pied d'une bache; il n'avoit absolument rien qu'un drap sale qui lui
-servoit de lit et de garde-robe; Beccard indigné de ne trouver aucune
-succession, lui fait retirer ce drap. Les nègres refusent de l'inhumer;
-il reste trois jours nu; pendant ce tems, on le porte de karbets en
-karbets; ils le jettent dehors avec moins de respect qu'un morceau de
-boeuf fraîchement dépouillé; enfin ses confrères, faute d'avoir douze
-francs à donner aux nègres, l'ensevelirent, creusèrent sa fosse et
-l'inhumèrent; tous les morts sans succession ont éprouvé le même
-traitement. J'ai visé le mémoire des fossoyeurs de Konanama, en deux
-mois et demi, il montoit à onze cent cinquante deux livres.
-
-Le 14 brumaire an 7, Pierre Brétault dont la succession se monte à trois
-francs, moribond et tourmenté depuis trois jours d'une soif brûlante,
-demandoit depuis douze heures une goutte d'eau; personne n'avoit fait
-attention à ce saint vieillard dont les lèvres noires étoient le siège
-de la mort; il étoit d'un tempérament robuste; la voix lui manquant
-faute de salive, il faisoit signe de la main, tantôt les yeux fixés vers
-le ciel, tantôt vers l'infirmier où le soldat que l'appât du gain
-engageoit à faire la visite. Le hasard y conduit un militaire blanc qui
-poursuivoit un noir accusé _d'avoir fait un coup_; Brétault l'arrête,
-lui fait signe qu'il a soif, le presse de lui apporter une goutte
-d'eau, le soldat court dans les karbets, n'en trouve point, va chez le
-garde-magasin, saisit un sapyra[5] plein d'eau de vaisselle, l'apporte à
-ce moribond qui le saisit à deux mains, boit deux ou trois gorgées et
-s'écrie: «Ah! mon Dieu, que c'est bon, vous me faites revivre!» Il
-reprend le vase, le tarit avidement, et se sentant étouffer, aspire et
-dit: «Au moins j'ai encore vécu... mais... Ah! mon Dieu....» À ces mots
-il retombe dans son hamac et expire...
-
-[Note 5: Le sapyra est un plat rond coloré en banderoles, en forme
-de soupière, dont le fond est étroit et le ventre très-large, s'évase
-encore à son embouchure. C'est une poterie des femmes indiennes, les
-hommes la mettent en couleur et s'en servent pour boire du cachyery.]
-
-Au commencement de vendémiaire an 7 (1er octobre 1798), les nègres
-voyant que Prévost étoit à s'amuser chez Boudreau à une lieue au levant,
-se mirent à la débandade pendant trois jours. Un soir, qu'ils étoient
-enluminés de tafia, ils courent au pillage dans l'hospice, retournent
-les malades dans leurs hamacs. Ces malheureux crient au secours, mais
-tout le poste garde le silence. Le sergent Gerner si actif à inventorier
-les effets des morts, se tapit chez le garde-magasin; les nègres peu
-contens de leur expédition, se précipitent dans les autres karbets sous
-prétexte de voir s'il y a des morts; les déportés ne viennent à bout de
-les chasser qu'en se mettant en défense avec la hache que la nation leur
-avoit donnée pour couper des choux palmistes. Les malades refusoient
-souvent leurs soins de peur qu'ils ne les empoisonnassent pour les
-dépouiller.
-
-Ces noirs, après avoir fait marché à six livres par tête (ils étoient
-quatre), pour faire une fosse et enterrer un mort, reportoient jusqu'à
-cinq et six fois le cadavre nu et infect au karbet où ils l'avoient
-pris; de six francs dont ils étoient convenus, ils parvenoient à en
-tirer dix-huit et vingt-quatre. Sourzac, Bouchard, Mathieu, et tant
-d'autres, ont été les objets de semblables spéculations.
-
-Si quelque déporté, si Beccard même s'en plaignoit à Prévost, il parloit
-de _mitrailler_; il écumoit de rage et s'écrioit comme un forcené:
-«_Rien n'est trop chèrement vendu à ces monstres, ils ne sont pas au
-bout de leur pelotons, ils danseront bien une autre carmagnole, quand
-il faudra fouiller la terre. Au bout de six mois, ils n'auront plus de
-vivres; ils connoissent l'arrêté de l'agent, qu'ils aient à se rétablir,
-à se placer ou à crever au plus vîte._»
-
-Les nègres, en l'absence de Prévost, qui ne paroissoit jamais que pour
-molester les malheureux, se sont permis de mettre aux fers un nommé
-Lachenal injustement accusé de s'être approprié les haillons d'un jeune
-prêtre savoyard qui venoit d'expirer; ce malheureux devoit même à
-monsieur Missonier jusqu'à la chemise qui devoit l'ensevelir; mais il
-fut jetté tout nu dans la fosse, parce que les perquisiteurs n'avoient
-trouvé dans son gousset que six piastres qui font 42 liv. de Cayenne et
-31 liv. 10 s. de France.
-
-Ici le lecteur ne peut contenir son indignation. Des sous-agens, il
-remonte aux chefs; plus les faits sont graves, plus nous serons réservés
-dans les inculpations. Nous n'étions pas des personnages assez
-importans, pour que le directoire et les ministres s'occupassent des
-détails de notre emplacement, ils vouloient nous rendre malheureux; mais
-je crois qu'ils n'auroient pas souscrit aux mesures atroces secondaires
-qui ont été employées; j'ajouterai même avec connoissance de cause, que
-le mauvais traitement des seize premiers à Synnamary a été autant
-l'effet du préposé Boucher, que de Jeannet.
-
-Ce Boucher, qui nous a plus tourmentés que les agens, enveloppe de
-flatterie sa complaisance et son dévoûment aux ordres les plus durs et
-les plus foiblement intimés. De semblables pestes dans les
-administrations, sont les plus grands fléaux des gouvernemens, des
-gouverneurs et des opprimés.
-
-En partant, nous avons eu contre nous les chances les plus funestes,
-d'abord la présence du nommé Po.... au comité des colonies. Cet homme
-avoit donné le plan de nos établissemens dans le canton de Vincent
-Pinçon; s'il connoît bien ce local où il a gardé les vaches, il connoît
-encore mieux l'abandon et les précipices de ce séjour tant dévasté par
-les Portugais; c'est ce qui lui faisoit dire que _nous n'y pourrions pas
-remuer_, ou plutôt qu'on pourroit nous y faire mourir, sans que nous
-fussions entendus de personne. Ce plan révolta le ministre de la marine,
-comme on le voit dans sa lettre du 25 ventose an 6: «Le local de
-Konanama, dit-il, vaut mieux que _Vasa_, désigné par les ingénieurs; il
-est plus près des endroits habités et les déportés qui voudroient
-devenir habitans, y trouveroient plus de débouchés pour le commerce.»
-Monsieur Lescalier, chef du bureau des colonies, qui, avec les
-meilleures intentions du monde a souvent vu par les yeux des autres, a
-publié en même tems un ouvrage sur la Guyane, où il fait le plus grand
-éloge de ce pays. S'il avoit vu Konanama comme moi, il n'en auroit pas
-dit tant de bien; je sais qu'il n'a rien négligé pour rendre la colonie
-florissante; il auroit dû se souvenir qu'il a été dupé bien des fois, et
-ne pas hasarder notre destinée par des assertions souvent téméraires;
-nous sommes tentés de croire que son ouvrage a beaucoup influencé les
-vues du gouvernement, car le directoire n'avoit pas plus de connoissance
-du sol de la Guyane que le ministre de la marine à cette époque. S'ils
-vouloient utiliser notre exil, sans qu'il leur en coûtât rien, ils ne
-vouloient peut-être pas que nous pussions leur reprocher de nous avoir
-envoyés à quinze cents lieues pour nous empoisonner.
-
-Un des directeurs à cette époque, François de Neuchâteau, doit être
-exempt même de soupçon; le peu de bienfaits que nous avons reçus sont
-dus à son foible crédit.
-
-Passons aux sous-agens du second rang.
-
-Dans la traversée, Villeneau avoit les ordres les plus sévères contre
-nous; il s'en est chargé avec plaisir et les a exécutés de même.
-
-À Cayenne, Jeannet en a reçu de particuliers à notre égard. Le
-directoire vu le nombre et l'affermissement que prenoit la journée du
-dix-huit fructidor, n'a plus gardé de ménagemens, il nous a jettés dans
-une île déserte, en ne nous accordant que des ombres de justice, afin de
-se mettre au-dessus du châtiment. Il a paru se reposer sur la bonne foi
-de Jeannet, qui nous a montré peut-être malgré lui une verge de fer; il
-a changé notre séjour de Vasa en celui de Konanama. Desvieux a été
-chargé du détail avec le département, il ne vouloit pas faire le mal et
-n'a pas osé faire le bien.
-
-La bonne volonté et la sage administration de Roustagneng, le mettent à
-l'abri des reproches; grâces à ses soins, Konanama a toujours été
-très-bien approvisionné de vivres. _Beccard_, _Prévost_, _Gerner_,
-seront moins coupables, si on veut scruter le coeur humain. Leur
-férocité est un crime local dont ils ne se fussent point entachés, si
-les déportés eussent été moins nombreux, si la mauvaise humeur n'eût pas
-jetté des deux côtés une pomme de discorde, si l'insalubrité, la misère,
-l'abandon, la nature du sol et du climat n'eussent pas influé sur leur
-tempérament et sur leur caractère; il auroit fallu être plus qu'homme,
-pour parer à tous ces accidens; l'hypocondrie ou la consomption sont les
-fléaux de la zone torride; si le lecteur se transportoit sur les lieux,
-il apprécieroit la force de mes raisons.
-
-Les nègres ne sont nullement impliqués dans tous ces crimes, ce sont des
-êtres semblables à l'homme que la liberté rend méchans comme des tigres.
-Ils ont tourmenté ceux-ci comme il ont tourmenté Billaud et Collot,
-comme ils auroient tourmenté Robespierre, enfin ils gaspillent la
-liberté. Les derniers sous-agens ont tous été malades de la peste.
-Beccard et Gerner ont péri misérablement. Prévost est destitué quoiqu'il
-dise:--J'avois des ordres; ceux qui me les ont donnés, rejetteront sur
-moi l'animadversion publique, je m'y attends. Mais ils sont si justes,
-qu'il ne m'ont pas encore payé l'ouvrage des Larbets; ce plan qu'on
-improuve tant aujourd'hui a paru superbe à l'agent et à.....» (Jeannet a
-fait monter cet ouvrage à dix mille francs, le tout n'a pas coûté
-vingt-cinq louis[6]). «J'ai pu être trop sévère, mais si j'ai mal fait
-je ne suis pas seul coupable». Ces messieurs voudroient tout rejetter
-sur lui; tel fut le sort de l'amiral Thorinkton[7] et du fameux Lally.
-Louis quinze, après lui avoir donné par sous seing-privé, signé de lui
-et de la marquise de Pompadour, l'ordre de vendre Pondichéry pour huit
-millions, le laissa entre les mains du parlement qui, méconnoissant la
-signature du roi par une politique respectueuse pour le trône, condamna
-Lally à être décapité, et lui fit mettre un bâillon dans la bouche de
-peur que la vérité ne perçât[8]. Revenons aux déportés.
-
-[Note 6: J'ai vu près de Cayenne, le pont de Montabo, dont le plan
-fut déposé au bureau de la marine bien avant la révolution. Le
-gouverneur qui a fait dessécher le pripris auquel ce pont donne
-écoulement, a envoyé en France le montant de l'ouvrage. C'est une
-mauvaise charpente en bois qui vaut douze cents livres, et qui a été
-payée cent mille écus, d'après les mémoires de prétendus architectes qui
-étoient censés l'avoir fait en pierre et à trois arcades; si dans un
-tems de paix il étoit si facile d'en imposer à la mère-patrie, combien
-des agens ont-ils eu de plus grands moyens en tems de guerre?]
-
-[Note 7: Guillaume III, surnommé le Politique, se déclara pour la
-Hollande, contre la France. Les flottes bataves et françaises étoient à
-la voile, et celle de la Grande-Bretagne sortoit de ses ports, commandée
-par l'amiral Thorinkton. «_Suivez mes ordres_, lui dit Guillaume; si les
-français sont les plus forts, vous gagnerez au large, pour n'éprouver
-aucun échec; s'ils sont inférieurs, vous donnerez pour avoir part au
-butin.» La flotte batave fut dispersée. Thorinkton prit la fuite sans
-brûler une amorce. La cause fut portée aux deux chambres. Guillaume,
-pour ménager ses intérêts et l'amitié de ses alliés, laissa faire le
-procès à l'amiral, le livra au peuple qui lui trancha la tête en criant:
-_Vive Guillaume!_ (Extrait du Machiavel, ou Atlantis de madame Manley.)]
-
-[Note 8: Extrait des mémoires d'un officier de Pondichéry, imprimés
-à Londres et prohibés en France.
-
-L'auteur de cet ouvrage fut sollicité sous main de vendre son manuscrit
-à Louis XV qui vouloit le brûler; il refusa les offres du ministre
-français en disant qu'il devoit la vérité aux manes de son chef; on ne
-négligea rien pour le conduire dans un lieu propre à l'embarquer pour la
-Bastille; il ne se laissa pas prendre au piège. Le même monarque employa
-le même stratagème contre un chevalier attaché à Choiseul disgrâcié,
-qui avoit fait recueillir la vie privée de la Dubary.]
-
-J'ai déjà dit qu'ils ne manquoient pas de vivres, je voudrois que leurs
-persécuteurs n'innovassent rien à leur ration dans le nouveau désert
-qu'ils vont habiter. Voici cette ration:
-
-8 onces de pain, 12 onces de cassave ou coaq, 8 onces de viande, 2 onces
-de riz, 4/32me de tafia, 15 onces d'huile (qu'ils n'ont jamais eues
-cependant), et une livre de savon par mois. Cette ration étoit la même
-pour les 16 premiers. Billaud et Collot avoient cent francs par mois,
-les vivres, du vin au lieu d'eau-de-vie, et une case aux frais de la
-république. Au bout de trois semaines, on leur annonce qu'ils vont aller
-à Synnamari. Des architectes un peu plus habiles que Prévost y bâtissent
-de nouveaux karbets. L'épidémie fait trop de progrès pour retarder plus
-long-tems leur départ; il aura lieu dans cinq jours. À cette nouvelle
-ils élèvent les mains au ciel, ils s'embrassent et se trouvent à moitié
-guéris, ils soupirent après ce cinquième jour comme le cerf après une
-source d'eau vive.--Nous ne périrons donc pas tous, s'écrient-ils...!
-
-Maintenant que le trépas et la vie ont posé les armes, voyons ceux qui
-restent sur le champ de bataille, depuis le 24 thermidor an 6 jusqu'au 5
-frimaire an 7, (11 août, jusqu'au 25 novembre 1798.)
-
-Liste des morts à Konanama, copiée sur les registres du garde-magasin et
-de l'inspecteur Prévost, rédigée par ordre alphabétique. Je marquerai
-les deux bâtimens de _la Bayonnaise_ et de _la Décade_, qui les ont
-apportés, par les lettres initiales B...D.
-
-
-
-
-LISTE ALPHABÉTIQUE
-
-_Des morts à Konanama, depuis le 28 thermidor an 6, jusqu'au 5 frimaire
-an 7_; (15 août jusqu'au 25 novembre 1798.)
-
-
-_B._--AZAERT, dit AZOR (Pierre-Jaques), prêtre âgé de 51 ans, né à
-Haringhe, département de la Lys, mort de peste à l'hospice, le 29
-brumaire an 7 (18 novembre 1798).
-
-Sa succession monte à 14 livres 16 sols.
-
-
-_D._--BAILLY (J. B.), âgé de 37 ans, bénédictin de Strasbourg,
-département du bas-Rhin, né à Saal, mort dans des convulsions
-effrayantes, le deuxième jour complémentaire de l'an six (18 septembre
-1798).
-
-
-_D._--BOTERF (dit BODU MARC); 40 ans, vicaire de la Roche-Bernard,
-Nantes, dép. de la Loire-Inférieure. Il étoit rentré en vertu de la loi
-du 7 fructidor an 5 (24 août 1797). Mort le 25 fructidor an 6 (11
-septembre 1798), de peste et de dyssenterie.
-
-
-_D._--BOUGEARD (J. B.); 34 ans, vicaire de Rennes en Bretagne, natif
-d'Iffendik, département d'Ille-et-Vilaine. Ce malheureux fut affligé
-dans la traversée, de la gale et du scorbut. Il n'en est jamais guéri.
-Mort d'une fièvre putride, le 1 vendémiaire an 7 (22 septembre 1798).
-
-
-_D._--BOUCHARD (Pierre André); 46 ans, prêtre du diocèse de Tournay,
-natif de Rumigny, département du Nord. Celui-ci avoit une montre et neuf
-cents livres d'argent qui lui ont été volées par les nègres. (Voyez son
-article, dans la lettre de Beccard à Roustagneng). Mort de peste, le 21
-brumaire an 7 (11 novembre 1798.)
-
-
-_B._--BERGER (Charles-Henry); 32 ans, prêtre, commune d'Azerailles, dép.
-de la Meurthe, mort de peste le 20 brumaire (10 novembre 1798). Il a
-laissé 50 livres 12 sols de succession.
-
-
-_B._--BOURGEOIS (J. Fr.), prêtre, 46 ans, commune de Villeneuve,
-département de la Haute-Saône; mort de peste, le 18 brumaire an 7 (8
-novembre 1798).
-
-Sa succession monte à 49 livres 14 sols.
-
-
-_D._--BRÉTAULT (P{rre}) 56 ans, pasteur digne des premiers siècles de
-l'église. Il étoit curé de Poesme, près d'Angers, département de Maine
-et Loire, né à Alençon, même département, mort de soif et de fièvre
-putride, le 14 brumaire an 7 (4 novembre 1798).
-
-Sa succession monte à 3 livres.
-
-
-_D._--BRUNÉGAT (Pierre); 52 ans, vicaire de Bazoches, Luçon, Vendée; né
-à Soni, département de la Loire-Inférieure. On le taxoit de folie, mais,
-plus brave que les autres, il refusa l'exemption qu'on lui offrit en
-rade, de le soustraire à la déportation, s'enfonça dans le désert, et
-fut trouvé mort au pied d'une bâche, le 22 fructidor an 6 (8 septembre
-1798).
-
-Sans succession.
-
-
-_D._--BOURDOIS (Marie-Edme); 45 ans, vicaire de Fleury, de Seure,
-département d'Yonne, né à Joigny, même département, mort le 28
-vendémiaire an 7 (19 oct. 1798). Il étoit érudit et avoit une tête de
-St.-Pierre.
-
-Sans succession.
-
-
-_B._--BOLLERET (Louis); 48 ans, prêtre de la commune de la Rivière,
-département de la Haute-Marne, mort de scorbut, rongé par les vers et
-les chiques, le 2 frimaire an 7 (22 novembre 1798).
-
-Sa succession monte à 60 livres 4 sols.
-
-
-_B._--CABEC (J. Nicolas), âgé de 55 ans, commune de Boulay, département
-de la Moselle, mort de fièvre putride, de dyssenterie et de vers, le 15
-brumaire an 7 (15 novembre 1798).
-
-Sa succession monte à 13 livres 12 sols.
-
-
-_B._--CAMPFORT (Paul), prêtre âgé de 55 ans, commune de Paul-Mignac,
-département du Cantal; mort de chagrin et de consomption, le 19 brumaire
-an 7 (9 novembre 1798).
-
-Sa succession monte à 47 livres 2 sols.
-
-
-_B._--CHAPUIS (Joseph), prêtre, âgé de 46 ans, commune de Serre,
-département de la Drôme; mort de peste, le 28 brumaire an 7 (18
-novembre). Il étoit un de ceux sur lesquels les nègres trépignèrent,
-pour le faire entrer dans la fosse.
-
-Sa succession monte à 53 livres 12 sols.
-
-
-_B._--COLARD (Jean), prêtre, âgé de 59 ans, commune Dorenand,
-département du Doubs. Il avoit soixante ans quand il arriva. La loi
-l'exemptoit de la déportation. Il étoit rentré en vertu de la loi du 7
-fructidor an 5 (1797). Ses persécutions passées et son attachement à la
-France, méritoient un meilleur sort.
-
-Mort d'épidémie le 30 vendémiaire an 7 (21 octobre 1798).
-
-Sa succession monte à 19 livres 10 sols. Il avoit des papiers précieux
-et quelques pièces de monnaie, qui ont disparu.
-
-
-_D._--COMBAUT (Jean), âgé de 44 ans, vicaire de St.-Pol-de-Léon, né au
-même lieu, département du Finistère, mort d'hydropisie et de scorbut, le
-18 vendémiaire an 7 (9 octobre 1798).
-
-
-_D._--DEBRUYNE (J. B.); 32 ans, curé de St. Quentin, _Malines_, (Dyle),
-né à Louvain, même département, mort de la peste, le cinquième jour
-complémentaire de l'an 6 (21 septembre 1798).
-
-
-_B._--DEMALS (Fr.), prêtre âgé de 42 ans, commune de Verrebroëk,
-département de l'Escaut, mort le 22 brumaire an 7 (12 novembre 1798).
-
-En marge du registre de Beccard, est écrit: Mort sans succession, et
-enterré par les Belges ses confrères, au refus des nègres.
-
-
-_D._--DESMASURES (Gaspard), curé de Conantré, près Chartres, né à Caen,
-mort de peste chez Peintre, le 3 vendémiaire (25 septembre 1798).
-
-
-_B._--DORIVAL (Jean), prêtre, âgé de 51 ans; commune de Marionval,
-département de l'Oise; mort le 20 brumaire an 7 (10 novembre 1798).
-
-Sa succession monte à 2 livres 16 sols.
-
-
-_D._--FRIQUET (Alexandre), âgé de 40 ans, tailleur, né à Lille en
-Flandre, déporté pour avoir recélé chez lui un prêtre qui étoit son
-parent, mort de scorbut le 6 vendémiaire an 7 (27 septembre 1798).
-
-
-_B._--GALLEY (Joseph), prêtre, âgé de 38 ans, commune de Forclas; mort
-de peste et de misère, le 24 brumaire an 7 (14 novembre 1798). En marge
-du registre est écrit: Sans succession; les nègres ayant refusé de
-l'inhumer, il a été enterré par ses confrères les Belges. C'est ce
-malheureux qui n'avoit qu'un mauvais drap pour l'ensevelir; on le lui
-arracha, il fut reporté trois fois dans les karbets, et jetté tout nu
-sous la galerie. Son cadavre infectoit quand il fut confié à la terre.
-
-
-_B._--GARRIC (Pierre), prêtre, âgé de 36 ans, commune de Castres,
-département du Tarn, mort d'épidémie, le 18 brumaire an 7 (8 novembre
-1798).
-
-Sur son inventaire, que j'ai, est écrit: _Sans succession._
-
-
-_B._--GEBDIL (François), prêtre, âgé de 53 ans, commune de Samoïns,
-département du Mont-Blanc, mort de chagrin et de misère, le 17 brumaire
-an 7 (7 novembre 1798).
-
-Sa succession monte à 42 livres 10 sols.
-
-
-_D._--GUYOT (Ignace), âgé de 32 ans, desservant de Tinnecourt, né à
-Morescourt, département des Vosges, mort d'épidémie le 28 brumaire an 7
-(20 novembre 1798).
-
-Sa succession monte à 21 livres 2 sols.
-
-
-_B._--HUMBERT-DARMANT, prêtre, âgé de 41 ans, commune de Saint-Gireau,
-département du Mont-Blanc; mort de chagrin, le 17 brumaire an 7 (7
-novembre 1798).
-
-Sa succession monte à 21 livres 12 sols.
-
-
-_D._--HUYBRECHT (F.) âgé de 47 ans, curé de la cathédrale de Gand, né à
-Taim, département de l'Escaut; homme plein de talent; la bonté de son
-coeur se peignoit sur sa figure angélique. Mort de misère, rongé de vers
-et de scorbut, le 21 fructidor an 6 (7 septembre 1798).
-
-
-_B._--HEYKENS (Paul), prêtre, âgé de 40 ans, commune de Gierle,
-département des Deux-Nèthes, mort d'épuisement, le 25 brumaire an 7 (15
-novembre 1798).
-
-Sa succession monte à 21 livres.
-
-
-_B._--LAFORGUE (J.), prêtre, âgé de 45 ans, commune de
-Villeneuve-de-Rivière, département de la Haute-Garonne; mort rongé par
-les vers le 28 brumaire an 7 (18 novembre 1798).
-
-Sa succession monte à 4 livres 18 sols.
-
-
-_B._--LAURENCE (Martin), prêtre, âgé de 35 ans, commune de Sourdeval,
-département de la Manche; mort de misère et de chagrin, le 25 brumaire
-an 7 (15 novembre 1798).
-
-Sa succession monte à 86 livres 2 sols.
-
-
-_D._--LE DIVELECK (Louis), 52 ans, prêtre de Vannes, département du
-Morbihan, né à Vannes, mort de chagrin et de misère, surnommé le _beau
-vieillard_ (Voyez les détails de sa mort, dans les notes sur l'hôpital).
-Mort le 22 vendémiaire an 7 (13 octobre). En marge du registre, est
-écrit: Sans succession, déporté sans avoir été entendu. Six mois avant
-sa déportation, il couchoit dans les bois, ses dénonciateurs pleuroient
-en le voyant enchaîné sur la route.
-
-
-_D._--LEGER (Jean-François), curé de Villerbieu, Orléans, âgé de 45 ans,
-né à Orléans, département du Loiret; mort de peste et de misère, le 30
-brumaire an 7 (21 octobre 1798).
-
-Sa succession monte à 7 livres 16 sols.
-
-
-_D._--LEMAITRE (J.) 42 ans, bernardin de Nantes, rentré en vertu de la
-loi du 7 fructidor an 5, déporté sans avoir été entendu, né à
-Chapel-Glain, département de la Loire-Inférieure; mort le 26 fructidor
-an 6, de la peste (12 septembre 1798).
-
-
-_D._--LEPAPE (André), âgé de 43 ans, vicaire de
-Sainte-Trophisme-de-Quimper, né à Pont-l'Abbé, dép. des Côtes-du-Nord;
-rentré comme le précédent; mort de misère et de peste, le 20 vendémiaire
-an 7 (6 septembre 1798). En marge du registre, est écrit: Mort sans
-succession, dans la plus grande misère, enterré par charité.
-
-
-_B._--LEROY (André); 43 ans, curé de Saint-Martin, Rouen,
-Seine-Inférieure, mort de peste, le 24 brumaire an 7 (31 octobre 1798).
-
-Sa succession monte à 133 livres 14 sols.
-
-
-_D._--LORTEC (Jean-Joseph-Pascal); 54 ans, prêtre de la Merci, né à
-Toulouse, département de la Haute-Garonne. Celui-ci a été déporté, parce
-qu'il étoit prêtre. Il s'étoit soumis à toutes les loix de la
-république, avoit fait tous les sermens, n'y avoit jamais manqué, étoit
-disposé à les recommencer. Il est mort rongé de vers, plaint des
-honnêtes gens et tourmenté d'une manière particulière, à cause de son
-caractère irascible, le 23 fructidor an 6 (9 septembre 1798).
-
-Sans succession.
-
-
-_B._--LUQUET (François), prêtre, âgé de 43 ans, commune de Mâcon,
-département de Saône et Loire, mort de la dyssenterie et du scorbut, le
-24 brumaire an 7 (14 novembre 1798).
-
-Sa succession monte à 73 livres 10 sols.
-
-
-_D._--MALACHIE (Bertrand), 42 ans, procureur de l'abbaye des bénédictins
-d'Orval de Trèves, département des Forêts; né à Mortevant, même
-département. Il jouissoit de la plus brillante santé, la bonne foi et la
-résignation étoient peintes sur son visage, il étoit rempli de vertus et
-de talens. Quoique d'une complexion très robuste, il est mort d'éthysie
-et de consomption, le 3 vendémiaire an 7 (25 septembre 1798).
-
-Sans succession.
-
-
-_D._--MATHIEU (Jean-Charles), 33 ans, prêtre d'Épinal-Saint-Diez,
-département des Vosges; né aux mêmes lieux; il avoit donné tous ses
-soins aux mathématiques; Desvieux, commandant de place, l'engagea à se
-reposer sur lui du soin de le placer, en qualité de pays; il l'a
-abandonné pour ne pas se compromettre. Ce malheureux, à la fleur de son
-âge, d'une complexion vigoureuse, a souffert comme Saint Laurent sur le
-gril: en fermant l'oeil, il demandoit pardon à Dieu pour ses ennemis.
-Mort le 25 fructidor an 6 (11 septembre 1798).
-
-
-_B._--MILLOCHEAU (Lubin), prêtre âgé de 57 ans, commune de
-Francourville, près Chartres, département d'Eure et Loir; mort de
-peste, le 17 brumaire an 7, (7 novembre 1798).
-
-Sa succession monte à 35 livres 4 sols.
-
-
-_B._--MERCIER DIDIER, âgé de 40 ans, laboureur, commune de Cuvigny,
-département du Mont-Blanc, mort le 3 frimaire an 7 (23 novembre 1798).
-Celui-ci se trouve le dernier sur le registre de Beccard, qui n'est pas
-rédigé par ordre alphabétique.
-
-
-_D._--MODESTE-BERNARD, âgé de 56 ans, prêtre de Saint-Jean-de-Dieu,
-Poitiers, Vienne, né à Lille, département du Nord; d'une piété
-exemplaire, supportant son sort, sans avoir jamais laissé échapper
-aucune plainte. Il jouissoit de l'estime de tout le monde, prioit Dieu
-sans ostentation; c'étoit un prédestiné. Il fut mis en rade en 1793,
-avec les 700 martyrs si cruellement torturés par Lalier (Voyez la
-traversée); mort de misère et de peste, en prononçant ces mots du
-prophète roi: _Super flumina Babylonis illic sedimus et flevimus cùm
-recordaremur Sion. (Ps. 136) Qui seminant in lacrymis, in exultatione
-metent. (Ps. 125)._
-
-_Chargés de chaînes, et assis sur les rives du fleuve de Babylone, nous
-pleurions en tournant nos regards vers Sion._
-
-_Ceux qui sèment dans les larmes, moissonneront dans la joie._
-
-Le 19 vendémiaire an 7 (10 octobre 1798).
-
-En marge est écrit: Sans succession.
-
-
-_B._--MOREL (Barthélemy), prêtre, âgé de 47 ans, commune de Bruneau,
-département de l'Aisne; mort de peste, le 20 brumaire an 7 (10 novembre
-1798).
-
-Sur son inventaire est écrit: sans Succession.
-
-
-_D._--MONTAGNON (Grégoire-Joseph), âgé de 47 ans, né à Ambenou,
-département de la Haute-Saône, curé de Besançon; mort de peste, le 29
-brumaire an 7 (19 novembre 1798).
-
-Sa succession monte à 6 livres.
-
-
-_B._--PEYRAS (Pierre), capucin, âgé de 39 ans, commune d'Abriesse,
-département des Hautes-Alpes; mort de chagrin, le 25 brumaire an 7 (15
-novembre 1798).
-
-Sa succession monte à 55 livres.
-
-
-_D._--POIRSIN (Henri), 55 ans, capucin de Rouvray, né au même endroit,
-département de la Meuse; protégé par Desvieux, qui l'a abandonné; il
-prêchoit d'exemple dans la traversée, il a rendu les plus grands
-services à Parisot malade, il n'exigea aucune reconnoissance et disoit
-qu'il ne faisoit qu'observer la règle de son ordre; il refusa de se
-placer et de se soustraire à la mort, pour un vieillard de 65 ans, nommé
-Claudon, qui étoit son prieur et son compatriote. À Cayenne, il vendoit
-une partie de ses vivres, pour améliorer le sort de ses commensaux; mort
-de misère et de peste, le 12 brumaire an 7 (2 novembre 1798).
-
-Sa succession monte à 19 livres 2 sols.
-
-
-_B._--PRADIER (Guillaume), prêtre, âgé de 51 ans, commune de Mazonère,
-département du Puy-de-Dôme, mort d'éthysie, le 30 brumaire an 7 (20
-novembre 1798).
-
-Sa succession monte à 72 livres 12 sols.
-
-
-_D._--PREVIGNAUD (Jacques Trudert), 52 ans, desservant de
-Saint-Florent-de-Niort, natif de Périgueux, département de la Dordogne;
-mauvaise tête et bon coeur. Mort chez Henry William, dans la seule case
-qui reste dans la Savanne. La peste faisoit alors de grands ravages, la
-jeune femme de William ne cessa pas de prodiguer gratuitement ses soins
-à Prevignaud qui, sans le vouloir, infecta cette case d'épidémie, et vit
-périr à ses côtés, dans le même jour, le père de la jeune femme et ses
-deux enfans, le 22 vendémiaire an 7 (13 octobre 1798). William ayant
-refusé d'être son héritier, a remis ses effets à Pilot son vicaire.
-
-J'allai voir ces ruines en mai 1799; le petit nègre de William me servit
-de guide. Quand nous fûmes au cimetière, il se mit à pleurer, en me
-disant dans son jargon: _C'est là que reposent mes bons maîtres_.....
-Pour moi, assis sur le brancard qui étoit à l'entrée, je fixai les
-bâches qui ombrageoient les tombes..... Après un morne silence, je me
-fixai en pleurant... _Je les rejoindrai peut-être bientôt... Ils sont
-dans votre sein, ô mon Dieu! Ils ont assez souffert.... Ils vous
-demandent grâce pour leurs persécuteurs...._
-
-
-_B._--REY (Michel), prêtre, âgé de 50 ans, commune de Montemont,
-département du Mont-Blanc; mort de dyssenterie, le 30 brumaire an 7 (20
-novembre 1798).
-
-Sa succession monte à 36 livres 12 sols.
-
-
-_D._--ROELLANDIA (Abert), âgé de 49 ans, bernardin d'Anvers, son pays
-natal, département des deux Nèthes; mort de peste, le 15 vendémiaire an
-7 (6 octobre 1798).
-
-Sa succession monte à 35 livres 10 sols.
-
-
-_B._--ROUIRE (Pierre), âgé de 52 ans, commune de Saint-Saturnin,
-département du Cantal; mort de fièvre putride, rongé de vers, le 19
-brumaire an 7 (9 novembre 1798).
-
-Sa succession monte à 90 livres.
-
-
-_D._--SCHER (Felix-Alexandre), prêtre, âgé de 65 ans, de Hamel, près
-Cologne. En 1792, il échappa miraculeusement aux massacres du 2
-septembre. En 1793, il fut conduit aux Carmes à Paris; en 1794, renfermé
-pendant huit mois dans un cabanon de Bicêtre. En 1795, il obtint sa
-liberté, et un passe-port pour se rendre chez lui; il fut arrêté aux
-frontières comme émigré, reconduit en 1796 à la prison de la Force, à
-Paris. En 1797, il fut encore conduit jusqu'aux frontières de la Suisse,
-et ramené à Rochefort. Il avoit été aumônier des pages des petites
-Écuries de la reine. Il a été pillé deux fois dans la traversée, est
-mort de misère et rongé de vers, le 16 vendémiaire an 7 (7 octobre
-1798).
-
-En marge du registre est écrit: _Sans succession._
-
-
-_D._--SEGUIN (Nicolas), 48 ans, curé de Saint-Martin de Chartres, né à
-Authon, même diocèse, département d'Eure-et-Loir, mort de peste le 22
-vendémiaire an 7 (13 octobre 1798).
-
-Cormier, son compatriote, a été son héritier. Seguin étoit instruit sans
-prétention, religieux sans fanatisme, et généreux sans ostentation; il
-avoit été attaché à la maison du philosophe _Helvétius_.
-
-
-_D._--SCHILTS (Dominique), domestique, âgé de 57 ans, né à Catenay,
-département de la Moselle, interprète pour les langues allemande et
-anglaise, mort de peste le 18 fructidor an 7 (4 septembre 1798). Les
-nègres se sont fait donner 18 fr. pour l'enterrer.
-
-Sa succession monte à 66 fr.
-
-
-_B._--SOUCHON (Pierre-Paul), prêtre, âgé de 42 ans, commune
-d'Issenjeaux, département de la Haute-Loire, mort de tranchées, le 22
-brumaire an 7 (18 novembre 1798).
-
-Sa succession monte à 84 liv. 10 s.
-
-
-_D._--SOURZAC (Jean), âgé de 53 ans, né à Colonge, département de la
-Corrèze, curé de Salignac en Limoges. Le chagrin lui avoit un peu aliéné
-la tête, il s'est noyé le 27 thermidor an 6 (14 août 1798). Sa
-succession monte à 1500 liv. monnaie de Cayenne, et à 1125 de France.
-(Voyez ci-dessus la correspondance administrative sur Konanama.)
-
-
-_D._--TOUPEAU (Nicolas), domestique, né à Beauvais, département de la
-Meuse, l'un des voleurs, s'est brûlé les intestins à force de boire du
-taffia. Un accès de fièvre chaude l'a conduit dans la rivière de
-Konanama, où il a été trouvé par des pêcheurs, le 18 vendémiaire an 7 (9
-octobre 1798).
-
-En marge du registre est écrit, _sans succession_. Une partie de ces
-détails s'y trouve consignée de même avec exactitude.
-
-
-_B._--TOURNEFORT (Pierre), prêtre, âgé de 56 ans, commune d'Anneci,
-département du Mont-Blanc, mort rongé de vers, le 22 brumaire an 7 (14
-novembre 1798).
-
-Sa succession monte à 26 fr.
-
-
-_D._--VALLÉE (Alexis-Jean), 45 ans, curé de Plouhinet-Vannes, né à
-Ponthivy, département du Morbihan, un peu fanatisé par le malheur; mort
-d'épidémie et de misère, le 24 vendémiaire an 7 (13 octobre 1798).
-
-Sans succession.
-
-
-_D._--VANDERSTOTEN (Ferdinand), 43 ans, curé de Turahout, Anvers,
-Deux-Nèthes, né à Naoust, même département; mort d'une fièvre putride,
-le premier frimaire an 7 (21 novembre 1798).
-
-En marge est écrit: Ses effets sont embarqués pour Synnamary.
-
-
-_B._--VAMBVER (J. B.), prêtre, âgé de 48 ans, commune de Sempse,
-département de la Dyle; mort de fièvre inflammatoire, le 19 brumaire an
-7 (11 novembre 1798).
-
-Sa succession monte à 25 liv. 16 s.
-
-
-_D._--VANHECSERVYCH (Thomas), âgé de 49 ans, né à Helchteren,
-département de l'Escaut, oratorien, professeur de philosophie à Malines,
-génie profond, aimable quoique très-infirme. Il étoit paralytique,
-goutteux et sourd. Il avoit de si violentes attaques de sciatique, qu'il
-restoit des huit jours entiers dans son hamac. Il n'a pas pu se
-déshabiller durant toute la traversée. Ses confrères ne l'ont jamais
-abandonné; mort rongé de vers et de peste, le 10 vendémiaire an 7 (1er.
-octobre 1798).
-
-
-_B._--VANVOLEXEM (François-Joseph), âgé de 54 ans, curé de
-Saint-Livinhessche de Malines, département de la Dyle, mort de fièvre
-pestilentielle, le 28 brumaire an 7 (18 novembre 1798).
-
-Sa succession monte à 17 fr.
-
-
-_D._--WANCAUW-EN-BERGHC (J. B.), âgé de 49 ans, curé de Saint-Jacques de
-Louvain, Malines, né à Etichone, département de l'Escaut; mort
-d'hydropisie le 15 vendémiaire an 7 (6 septembre 1798).
-
-
-_D._--VENATI (Jean), 57 ans, prémontré, desservant de Grodisé, évêché de
-Laon, département de l'Aisne, mort de chagrin et de dyssenterie, le 6
-brumaire an 7 (27 octobre 1798).
-
-Sa succession monte à 3 liv. 10 s.
-
-
-_D._--WLIEGEN (Arnauld-François), 45 ans, prêtre oratorien de Montaigu,
-Malines, né à Montaigne, département de la Dyle, mort de dyssenterie,
-rongé de vers, le 11 vendémiaire an 7 (2 octobre 1798).
-
-_Fin de la liste des morts à Konanama._
-
-
-TOTAUX.
-
- 36 .. de _la Décade_.
- 30 .. de _la Bayonnaise_.
-
-_N. B._ Le total des successions de ces soixante-six infortunés, ne
-monte pas à plus de 3,600 livres. Ceux dont je n'ai pas marqué l'avoir,
-n'étoient pas plus riches que les autres; mais je n'ai pu me servir de
-ces pièces qu'à la dérobée....
-
-
-_4 frimaire an 7 (24 novembre 1798.)_
-
-Je n'aurai donc que des horreurs à dévoiler! Que la coupe d'amertume est
-profonde! Je viens de fermer une hécatombe pour en ouvrir une autre.
-
-L'ordre du départ est arrivé; on se presse, on s'embrasse, comme si on
-retournoit en France. Malheureux! si un rayon d'espérance suffit pour
-vous rappeler à la vie, pourquoi n'a-t-il pas lui plutôt?
-
-Ils restent cent treize, dont quarante n'ont plus qu'un souffle de vie;
-trente sont convalescens. En France, on diroit qu'ils sont moribonds;
-les autres se portent bien, c'est-à-dire qu'ils peuvent se traîner.
-Jeannet est rappelé en France, après avoir donné ses ordres pour le
-transfèrement. Burnel qui le remplace, s'annonce sous les dehors les
-plus favorables; il confirme l'arrêté de son prédécesseur: Roustagneng a
-cédé sa place à Dusargues qui a tout autant de lumières et de bonne
-volonté que lui. Germain part pour Konanama, afin d'aider à Beccard, qui
-est à moitié fou de boisson, de chagrin et d'épidémie. Malgré la sage
-prévoyance de Dusargues, tout s'exécute dans le plus grand désordre.
-Cette nouvelle a donné le coup de la mort à Gerner et Beccard; ils
-prévoient que leur conduite va être connue. Beccard fait traîner les
-plus malades sans ménagement, sans vivres, sans cadres, sans eau; il les
-entasse les uns sur les autres avec une partie de leurs effets sur le
-tillac d'une mauvaise goëlette, à l'ardeur d'un soleil brûlant. Le
-garde-magasin de Synnamary n'est pas averti de leur prochaine arrivée.
-Nous les rejoindrons bientôt. Les convalescens attendent le retour d'un
-autre bâtiment. Ceux qui pourront se traîner, feront le chemin par
-terre. Au bout de huit jours, la seconde goëlette emporte les plus
-malades et donne à Beccard l'ordre de brûler les karbets. Les Grecs
-eurent moins de plaisir à se reconnoître à la lueur des flammes de
-Troye..... Chaque déporté retrouva des forces pour incendier ces antres
-de mort. Tous, une torche à la main, descendirent au cimetière, et
-secouant les brandons sur la tombe des martyrs qui les précédoient,
-entonnèrent cet hymne à l'Éternel et à la France:
-
-
-_Tombeau des déportés morts à Konanama._
-
-Ire. STROPHE.
-
- Dispensateur de la lumière,
- Maître absolu de nos destins,
- Au feu de ces brandons agités par nos mains,
- Épure et fais mouvoir cette sainte poussière;
- Cadavres mutilés, de vos persécuteurs
- Déjà vous obtenez vengeance.
- L'Éternel chaque jour vous met en leur présence.
- Quelques-uns d'eux viendront partager vos malheurs.
- Mais cette rive désolée,
- Tremble et se ranime à nos voix...
- Écoutez... un Dieu parle, et du fond de ces bois
- Il nous apprend leur destinée,
- «Tous les tyrans de fructidor
- »Pour un vaste cercueil vont échanger leur or...
-
-
-2e. STROPHE.
-
- »Près de vos cendres profanées
- »Ces palmistes majestueux
- »Seront baignés dans peu des pleurs de vos neveux.
- »Dans les deux continens, vous aurez des trophées,
- »Chaque goutte de sang injustement versé
- »Est l'ineffaçable sentence
- »Que la crainte en leur coeur vient de tracer d'avance.
- »Et l'arrêt de leur mort ne peut être effacé.»
- Que vois-je? ces ombres plaintives
- Sont à demi dans leurs tombeaux,
- L'un est rongé de vers, l'autre de ses lambeaux
- Se couvre sur ces sombres rives.
- Dans le bois tous semblent errer
- Vers une source d'eau pour se désaltérer.
-
-
-3e. STROPHE.
-
- Au fond de la zone torride
- Noyés dans un étang de feux,
- Dans le fond d'un désert, vois deux cents malheureux,
- Aux bords d'une rivière à leur palais aride
- Remontant vers sa source elle apporte en grondant
- Les flots d'une mer écumante.
- Pour activer leur soif et leur fièvre brûlante
- Neptune en leur gosier enfonce son trident.
- Dans cette atmosphère embrasée
- La mort étend ses vastes bras:
- Mort, pose tes armes; ceux que tu frapperas,
- Étourdis de leur destinée
- Sur ton sein hérissé de dards
- Vont se précipiter au plus beau des hasards[9].
-
-[Note 9: Le malheur avoit brisé leur lyre, ils se contentèrent de
-réciter cette hymne qui pourroit être mise en musique par ceux qui
-seroient touchés de nos malheurs... Elle l'a déjà été par M. de
-Beauvais, un de nos confrères, qui a peint Konanama sur les plans que
-je lui ai donnés, et d'après ce qu'on a lu.]
-
-
-4e. STROPHE.
-
-(_Péroraison._)
-
- Mais leur voix nous rappelle encore...
- «Que voulez-vous, braves amis?..
- »Pardonnez au vaincu quand vous l'aurez soumis;
- »Des beaux tems de Janus faites naître l'aurore
- »Portez dans vos foyers le glaive et l'olivier;
- »Rendus dans le sein de la France
- »Au plaisir du pardon immolez la vengeance,
- »Et mariez enfin le myrte et le laurier...
- .... Leur ombre s'échappe en fumée...
- .... Revenus d'une douce erreur
- L'amitié nous replonge dans un gouffre d'horreur;
- Notre âme est presque inanimée...
- Quand j'oublierai Konanama
- À la clarté du jour mon oeil se fermera...»
-
-À ces mots, ils s'embrassèrent en pleurant, se mirent en route avec
-joie. Le plaisir de vivre avec des humains leur retraçoit le souvenir de
-leur pays. Quelques-uns s'égarèrent dans le désert, d'autres se
-couchèrent au milieu de la route. Enfin, ils se rendirent à la nouvelle
-destination, il en coûtera encore la vie à quelques-uns, mais on n'y
-regarde pas de si près. Les premiers malades étoient fort à plaindre,
-comme nous l'avions prévu; ils couchoient par terre sous des hangars,
-entassés dans une grande case qui est la première du village; plusieurs
-étoient rongés de vers; les autres furent déposés pêle-mêle dans
-l'église: une partie trouva asile, pour son argent, chez quelques colons
-du petit bourg et des environs. Les plus indigens restèrent
-provisoirement dans l'église, avec les futailles et le reste de
-l'attirail de Konanama.
-
-On leur bâtit à grands frais de vastes karbets, mais l'ouvrage ne sera
-pas fini de deux mois; n'importe, ils sont plus à leur aise; M.
-Lafond-Ladebat a cédé au gouvernement une grande case qui leur sert
-d'hôpital. Leur sort est amélioré; mais la famine se fait sentir: on
-parle d'échancrer leur ration. En pluviose, on leur retranche l'huile,
-le savon, le riz, le tafia. Ils sont un peu dédommagés de ces privations
-par l'accueil des habitans. L'officier du poste Freytag est aussi bon
-que Prévost étoit méchant. Cabrol et Martin les favorisent autant qu'ils
-peuvent. La rapacité de Gerner et de Beccard est modérée par
-Morgenstern, garde-magasin de Synnamary; la rigidité et l'exactitude de
-ce dernier déplaisent à son associé; au moment où ils se brouillent,
-Beccard quitte la partie; le chagrin, la peste et le désordre de ses
-affaires accélèrent ses derniers momens; il expire dans des convulsions
-affreuses, le 2 février 1799 (14 pluviose an 7). Deux mois après, Gerner
-succombe de même au moment de toucher le fruit de ses rapines.
-
-Mais les victimes étoient frappées de mort à Konanama. Leur pénible
-retour en a moissonné un bon nombre; ils sont partis le 5 frimaire; tous
-ont été rendus le 14 (4 décembre 1798). Cabrol, Freytag, Morgenstern
-versoient des larmes de douleur et d'indignation au spectacle que je
-n'ai fait qu'esquisser. On jugera de leur état, en apprenant qu'au bout
-de trois mois ils étoient incapables de se reconnoître. Quand j'y allai,
-ils me disoient: Nous nous portons bien. Tous étoient encore absorbés,
-rêveurs, épuisés par une longue marche, insensibles à la douleur et au
-plaisir, à demi-plongés dans le tombeau; plus semblables à l'animal qui
-survit lourdement au coup de masse du boucher, qu'à l'homme préposé
-jadis pour servir de fanal à ses semblables; ils conserveront cet état
-d'abrutissement jusqu'à notre retour, si toutefois il n'est pas long.
-Ouvrons la seconde hécatombe. Je logerai dans la même enceinte les morts
-de la première déportation des seize députés, par la corvette _la
-Vaillante_; car la mort égalise tous les hommes. J'ai vu à mon second
-voyage à Synnamary, les deux seuls restans de ces seize proscrits qui
-m'ont donné quelques notions sur leurs confrères. Dans ce moment ils
-avoient été traînés à Cayenne, parce qu'ils faisoient ombrage à Burnel
-qui craignoit son ombre.
-
-
-
-
-LISTE ALPHABÉTIQUE
-
-DES DÉPORTÉS MORTS À SYNNAMARY,
-
-_Rédigée sur les registres du canton._
-
-
-Les lettres initiales des bâtimens qui les ont apportés seront en tête:
-V. _Vaillante_, D. _Décade_, B. _Bayonnaise_.
-
-
-_B._--ACHART-LAVORT (Marc-Jean), prêtre-curé de la Rochenoire, âgé de 52
-ans, mort de peste, le 13 frimaire an 6 (3 décembre 1798.)
-
-
-_D._--BEAUFINET, officier de santé, natif de Saint-Avignan,
-Charente-Inférieure, aide-major sur _la Décade_, s'est confiné à Cayenne
-volontairement, a été envoyé à Konanama, où il a rendu les plus grands
-services aux déportés; mort de peste, le 10 frimaire an 7 (30 novembre
-1798.)
-
-
-_B._--BERTHAUD (Pierre-François), prêtre-chanoine de Sallanche, âgé de
-56 ans, commune de Saint-Sigismond, département du Mont-Blanc, mort de
-peste, le 28 nivôse (17 janvier 1799).
-
-
-_D._--BILLARD (Étienne), âgé de 48 ans, curé de Guyancourt-sous-Laon, né
-à Corbenis, département de l'Aisne; mort de la dyssenterie, rongé de
-vers le 7 nivôse an 7 (27 décembre 1798).
-
-
-_D._--BOSSU (Louis-Augustin), 39 ans, graveur, né à l'île de France;
-résidant à Paris, mort de dyssenterie et de peste le 16 nivôse an 7 (5
-janv. 1799).
-
-
-_V._--BOURDON (de l'Oise), surnommé le Rouge, natif du Petit-Toüi,
-département de la Somme, âgé de 37 ans, représentant du peuple.
-
-Il étoit d'un caractère très-irascible; mort le 4 messidor an 6 (24 juin
-1798), pour avoir voulu travailler le sol de la Guyane, et de chagrin de
-ce que ses collègues n'avoient pas voulu l'associer à eux pour
-l'évasion.
-
-
-_D._--BROLY (François-Joseph), 45 ans, curé de Meutfenheim, Strasbourg,
-Haut-Rhin; né à Hittennem, même département, placé chez Konra-Lillebat,
-canton de Sinnamary; mort d'une fièvre putride le 20 vendémiaire an 7 (6
-septembre 1798).
-
-
-_V._--BROTTIER (André-Charles), natif de Tanoy, département de la
-Nièvre, âgé de 46 ans, aumônier de _Monsieur_, mathématicien, auteur
-d'une traduction de Tacite, très choyée des hommes de goût, et qui fera
-la réputation de ce savant déporté, victime de Dunan-Duverle de Presle;
-s'est brouillé d'abord avec ses amis et avec les habitans de la
-bourgade; par les affinités qu'il avoit eues avec Billaud-Varennes.
-Comme il avoit un bon esprit et un bon coeur, ses camarades
-l'apprécièrent, et leur mauvaise humeur se changea en admiration, quand
-ils surent que ses liaisons avec cet exilé avoient une source de
-curiosité philosophique; celle de scruter le coeur d'un personnage si
-fameusement célèbre, comme les principaux de Corinthe et Timoléon
-lui-même causoient avec Denis le jeune, devenu maître d'école à
-Syracuse.
-
-Brottier est mort d'un coup de soleil, dont il fut frappé en courant
-tête nue porter le bagage des huit premiers évadés, dont les noms sont
-inscrits à notre arrivée en rade; il donna tous ses soins à Rovère, et
-après une langueur pénible, il mourut le 26 fructid. an 6 (3 septembre
-1798).
-
-
-_D._--CARRET (Joseph-Charles), dominicain de Metz, né à la Courbe,
-département du Calvados; mort à l'hospice d'une fièvre maligne le 7
-frimaire an 7 (29 novembre 1798).
-
-
-_B._--CHOLET (Antoine), âgé de 45 ans, prêtre chanoine régulier, commune
-d'Angers, département de Maine-et-Loire; mort à l'hospice, de
-dyssenterie et des vers le 19 frimaire an 7 (9 décembre 1798).
-
-
-_D._--COLAS (Louis), laboureur, né à Coémieux, Dôle, Côtes-du-Nord; mort
-d'hydropisie, à l'hospice le 27 pluviose an 7 (15 février 1799).
-
-
-_B._--COURCIÈRE (J. B.), prêtre, âgé de 40 ans, commune de Champagnay,
-département du Tarn, mort de consomption et de peste à l'hospice le 28
-nivôse an 7 (17 janvier 1799.)
-
-
-_B._--DAVID (Pierre), prêtre, âgé de 45 ans, commune d'Angoulême,
-département de la Haute-Charente, placé chez Konrad-Lillebat, habitant
-de Synnamary; mort sur cette habitation de la suite de l'épidémie qui
-étoit à bord de _la Bayonnaise_, le 14 pluviose an 7 (2 février 1799).
-
-
-_D._--DAVIOT (Denis), 49 ans, bernardin de Besançon, né à Villeneuve,
-près Besançon, mort à Yrocoubo en frimaire an 7 (5 décembre 1798).
-
-
-_D._--DAVIOT (Franc.), capucin, né à Besançon, département de la
-Haute-Saône, âgé de 51 ans. Ils étoient 3 cousins qui, au moment de
-partir, reçurent une lettre qui leur annonçoit leur élargissement. Ils
-la communiquèrent au commissaire B..... qui ne les écouta pas. Deux sont
-morts après avoir essuyé tous les revers de la fortune. Celui-ci est
-décédé à l'hospice de Synnamary le 25 vendémiaire an 9 (28 octobre
-1800).
-
-
-_D._--DENOUAILLES (Louis-Vincent), 54 ans, prêtre de Vannes, né à
-Serens, département du Morbihan, mort à l'hospice, de misère, de peste
-et de dyssenterie le 2 nivôse an 7 (22 décembre 1798).
-
-
-_D._--DESPRÉS (François), âgé de 45 ans, chanoine de Bourges, surnommé
-Ésope, né à Marsilly, département d'Indre-et-Loire; mort à Synnamary,
-chez M. Duchesne, le 11 vendémiaire an 7 (2 octobre 1798).
-
-
-_D._--DOAZAN (François), 54 ans, curé de Landron, diocèse de Poitiers,
-dont il étoit natif; mort d'une fièvre putride, chez Peintre, canton de
-Synnamary, le 25 pluviose an 7 (15 février 1799).
-
-
-_D._--FAYET (Benoît), apothicaire, âgé de 18 ans, commune de Lamur,
-département de l'Isère, jeune homme rempli de talent, a été déporté pour
-une faute de police correctionnelle, toujours dans l'intention de
-déshonorer la cause commune. Il a été corrompu par les autres voleurs
-venus sur _la Bayonnaise_; mort de libertinage le 15 janvier 1799.
-
-
-_D._--FLEURANCE (Joseph) dit père Barthélemi, capucin, âgé de 44 ans. Il
-m'a aidé sur _la Décade_ à mettre la liste par ordre alphabétique. Au
-bas de son nom se trouve la note suivante écrite de sa main:
-
-_Dénoncé et déporté pour avoir usé en 1795 du bénéfice de la loi, né à
-Gerarmey, département des Vosges._
-
-Mort de peste, rongé de vers à l'hospice, le 22 nivôse an 7 (10 janvier
-1799).
-
-
-_D._--FRANCILLEU (Mathieu) dit Pinsillon, l'un des cinq voleurs de la
-Décade, se disant vigneron de Besançon, mais réellement sans aveu,
-flétri dans l'ancien régime à la suite de quatre jugemens infamans,
-avoit travaillé aux mines et ramé au bagne, fouété et marqué, nourri
-dans le crime, il comptoit 68 ans quelques mois avant le 18 fructidor;
-on le jugea aux fers, et par égard pour son âge, cette peine fut commuée
-en prison perpétuelle. Après le 18 fructidor, le commissaire B..... le
-confondit avec les prêtres déportés dans la prison de Saint-Maurice de
-Rochefort, et le mit ensuite au cachot, mais aux charges des déportés
-qui étoient forcés de lui fournir vingt sous par jour pour qu'il ne
-restât pas avec eux. Au moment du départ, B..... le mit en tête sur la
-liste, malgré nos réclamations, et nous ne pûmes le séparer de nous que
-dans la Guyane; il s'étoit réfugié dans les bois à la suite d'un vol
-qu'il avoit fait aux déportés; il fut pris, conduit à Synnamary, où il
-mourut en prison à la fin de fructidor an 6 (15 septembre 1798).
-
-
-_D._--GARNESSON (Pierre), 44 ans, curé de Conantré, Châlons, Marne, né
-au même lieu, rentré en vertu de la loi du 7 fructidor an 5, instruit,
-pauvre et tolérant; mort de peste, rongé de vers, à l'hospice, le 18
-frimaire an 7 (6 décembre 1798), dans la plus grande misère.
-
-
-_B._--GAUDIN (Pierre), prêtre, âgé de 42 ans, commune de Chemiray,
-département de Maine-et-Loire. Il étoit très-malade dans la traversée,
-il fut renvoyé dans le désert sans être guéri; mort à l'hospice de
-Synnamary, le 11 pluviose an 7 (1er. février 1799).
-
-
-_D._--GUIN (Claude-François), prêtre lazariste de la maison de Paris,
-natif de Vilfrye, département de la Haute-Saône; mort le 14 nivôse an 7
-(3 janvier 1799), de fièvre putride, chez Mlle. Rochereau, canton de
-Synnamary.
-
-
-_D._--HAVELANGE (J. Joseph), prêtre, âgé de 50 ans, recteur de
-l'université de Louvain, déporté pour avoir exorcisé une possédée, né à
-Siphoux, département de l'Ourthe; mort à Synnamary, chez M. Duchesne, le
-20 fructidor an 6 (7 septembre 1799).
-
-
-_D._--HUMBERT (J. B.), 40 ans, trinitaire desservant de la Marche, né au
-même lieu, Toul, Vosges; mort de dyssenterie, rongé de vers, à
-l'hospice, le 18 nivôse an 7 (7 janvier 1799).
-
-
-_B._--LACHENAL (Jacques), prêtre, âgé de 34 ans, commune
-d'Anneci-le-Vieux, département du Mont-Blanc; mort à l'hospice, de
-dyssenterie et rongé de vers, le 15 frimaire an 7 (5 décembre 1798).
-
-
-_B._--LAFORIE (Jean), prêtre-vicaire de Flognac, commune de Saint-Amel,
-département du Lot; mort à l'hospice, de vers et de dyssenterie,
-reliquats de peste, le 19 pluviose an 7 (7 février 1799).
-
-
-_D._--LAPÔTRE (Mansuie), prémontré, âgé de 39 ans, desservant de Tilleu,
-Toul, Vosges, né au même lieu. Il avoit trouvé une place au moment où
-il mourut de la peste et de la dyssenterie, le 22 frimaire an 7 (12
-décembre 1798).
-
-
-_V._--LAVILLEHEURNOIS (Charles-Honorine-Berthelot), natif de Toulon,
-département du Var, maître des requêtes, âgé de 48 ans, victime comme
-Brottier, mort à Synnamary, chez M. Morgenstern, le 10 thermidor an 6
-(28 juillet 1798).
-
-
-_D._--LEBAIL (Julien-Alexis), âgé de 43 ans, vicaire de Sulnillac, de
-Vannes, né à Beauhamel, département du Morbihan, rentré par la loi du 7
-fructidor. Les hommes de goût ont perdu en lui l'auteur d'un poëme sur
-la révolution, que ses persécuteurs brûlèrent en l'arrêtant. Il m'en a
-récité quelques morceaux qui me faisoient regretter le reste. Il mourut
-en débarquant à Synnamary, le 8 frimaire (28 novembre 1798).
-
-
-_B._--LEBAS (Bonaventure), prêtre, âgé de 50 ans, commune de
-Fontaine-la-Malette, département de la Seine-Inférieure; mort à
-l'hospice, de la dyssenterie et des vers, le 14 nivôse an 7 (3 janvier
-1799).
-
-
-_D._--LEBOURSICAUD (Pierre), prêtre, âgé de 36 ans, né à Delvend,
-département du Morbihan, rentré avec Lebail; mort de misère et de besoin
-à l'hospice, le 22 frimaire an 7 (2 décembre 1799).
-
-
-_D._--LECORE (Alexis), diacre seulement, et déporté comme curé
-fanatisant ses paroissiens, âgé de 30 ans, né à Martimer, département
-d'Ille-et-Vilaine; mort de convulsions à l'hospice, le 23 pluviose an 7
-(13 février 1799).
-
-
-_D._--MAROLLE (Jean), chartreux, né à Aubusson, diocèse de Limoges,
-département de la Creuse, âgé de 37 ans. Le malheur lui avoit aliéné
-l'esprit; mort à Synnamary, d'une manière misérable, le 8 vendémiaire an
-8 (30 septembre 1799).
-
-
-_B._--MICHEL (François), prêtre, âgé de 40 ans, commune de Lyon,
-département du Rhône; mort à l'hospice, de vers et de peste, le 14
-nivôse an 7 (3 janvier 1799).
-
-
-_D._--MULLER (Nicolas), 41 ans, professeur de philosophie à Luxembourg
-sa ville natale; mort à Synnamary, chez monsieur Duchesne, le 20
-fructidor an 6 (6 septembre 1798).
-
-
-_V._--MURINAIS (Antoine-Augustin-Victor), natif de Murinais, département
-de l'Isère, âgé de 66 ans, représentant du peuple, victime du 18
-fructidor; mort le 15 frimaire an 6 (5 décembre 1797).
-
-
-_D._--MUSQUIN (Pierre-Benoît), âgé de 42 ans, curé de Pont-sur-Vannes,
-Sens, Yonne, né à Provins, Seine et Marne, a fini d'une manière
-tragique, le 6 frimaire an 7 (26 novembre 1798).
-
-
-_D._--PICARD (Mathieu), 58 ans, curé de Rupereux, Sens, Seine et Marne,
-poitrinaire et attaqué de la gravelle, maladies reconnues par deux
-visites des officiers de santé, né au village de Joigny, département de
-l'Yonne, dans la Bourgogne; mort à l'hospice de Synnamary, après de
-longues et inexprimables souffrances, en messidor an 7 (7 juillet 1799).
-
-
-_B._--PONCI-CHARETIER (Jean), âgé de 23 ans, commune de Zignant,
-département de l'Hérault; mort de peste à l'hospice, le 7 frimaire an 7
-(27 novembre 1798).
-
-
-_D._--RAIMBAULD (César-Auguste), 45 ans, lazariste de Tours, curé de
-Bruleau, résidant à Blois, excellent homme, instruit et pieux, sans
-cagotisme. Il avoit eu un germe de peste à Konanama, où il s'étoit rendu
-infirmier de ses confrères. Au bout de six mois de langueur, il est mort
-étique, après avoir vendu jusqu'à son couteau pour vivre, le 8 prairial
-an 7 (28 mai 1799).
-
-
-_V._--ROVÈRE (Joseph-Stanislas), né à Bemieux, département de Vaucluse,
-représentant du peuple, âgé de 49 ans.
-
-Rien n'est plus tendre que sa correspondance avec son épouse. Il ferma
-les yeux dans la Guyane, au moment où elle embarquoit sur la Vaillante
-pour le rejoindre. Cette corvette a été prise par les anglais. Les
-douleurs qui ont précédé la fin tragique de Rovère, lui ont bien fait
-expier les torts qu'il a pu avoir dans la révolution; mort en messidor
-an 6 (juillet 1798).
-
-
-_D._--ROYER (N.), prêtre, âgé de 35 ans, né à Velot, département des
-Vosges; mort de la dyssenterie à l'hospice, le 4 pluviose an 7 (29
-janvier 1799).
-
-
-_D._--SARTEL (Gabriel), né à Gand, curé de Notre-Dame de Gand; mort de
-chagrin, le 30 fructidor an 6 (16 septembre 1798). Il étoit âgé de 49
-ans.
-
-
-_B._--SAUTRÉ (Jean-François), prêtre, professeur à Vic, âgé de 51 ans,
-commune de Metz, département de la Moselle; mort d'hydropisie à
-l'hospice, le 5 avril 1800 (15 germinal an 8).
-
-
-_D._--TREMAUDAN (François), officier d'infanterie de Plemey-Jugo, âgé de
-21 ans; mort d'une fièvre putride à Corossoin, chez Vogel, canton de
-Synnamary, le 12 brum. an 7 (2 novembre 1798).
-
-
-_V._--TRONÇON-DUCOUDRAY (Guillaume-Alexandre), natif de Reims,
-département de la Marne, âgé de 45 ans, représentant du peuple; mort de
-fièvre putride, en prairial an 6 (mai 1798). Il nommoit la déportation
-_guillotine sèche_. Il n'a jamais voulu boire de bouillon de tortue, qui
-l'auroit guéri infailliblement; mort de chagrin.
-
-
-_B._--VEAUZY (François), prêtre, curé de Busson, âgé de 49 ans, commune
-de Thiers, département du Puy-de-Dôme; mort à l'hospice, d'épidémie, le
-15 frimaire an 7 (5 novembre 1798).
-
-
-_B._--VERGNE (Dominique), prêtre, vicaire, âgé de 41 ans, commune de
-Beaufort, département de Maine et Loire; mort de peste à l'hospice, le
-25 frimaire an 7 (15 novembre 1798).
-
-
-_B._--VERILLOT (Antoine), prêtre-capucin, âgé de 48 ans, commune de
-Langres, département de la Haute-Marne; mort à l'hospice d'une maladie
-de consomption, le 12 germinal an 7 (1er. avril 1799).
-
-
-_B._--VIEUX-MAIRE (Jean-Baptiste) prêtre-récollet, âgé de 45 ans,
-commune de Vilers-le-Luxeuil, département de la Haute-Saône, mort à
-l'hospice le 12 frimaire an 7 (2 décembre 1799).
-
-
-TOTAUX de _la Vaillante_.
-
- Morts 6.
- Évadés 8.
- Restans 2.
- ----
- TOTAL 16.
-
-
- _Décade._ Morts à Konanama, 36.
- Morts à Synnamary, 28.
- ----
- TOTAL 64 morts sur 193.
- RESTE 129.
-
-
-BAYONNAISE.
-
-_Déportés morts à son bord dans la traversée de France à Cayenne._
-
-ALLAGON, prêtre-chapelain de Toulouse.
-
-BEAUGÉ, prêtre, du Mont-Blanc.
-
-BUCHER, prêtre-curé, de Besançon.
-
-CHEVALIER, chanoine de Chambéry.
-
-MARCEL, curé du diocèse de Clermont en Auvergne.
-
-MOUTILS, prêtre du diocèse de Castres.
-
-REYPHINS aîné, d'Ypres.
-
-TRAIGNIER, originaire de Clermont en Auvergne, curé de Saint-Sernin,
-diocèse de la Rochelle.
-
-Et un autre laïc, dont le nom nous a échappé, qui, en retournant de la
-rade à Rochefort, est mort d'épidémie bien constatée.
-
- TOTAUX des déportés
- de la Bayonnaise 120
- ---
- Dont morts à Konanama 30
- à Synnamary 17
- Dans la traversée 9
- ---
- TOTAL des morts 56
- ---
- RESTANS 64.
-
-..... Konanama et Synnamary ont donc dévoré en deux mois la moitié des
-malheureux qui y sont débarqués; les autres déserts de la Guyane n'ont
-pas plus ménagé ceux qui s'y sont retirés, mais ces derniers, du moins,
-ne sont pas morts sans secours et sans consolation. Nous suspendrons
-pour quelque tems ces funèbres nomenclatures, nous ne dirons même rien
-du désert de Synnamary, il ressemble parfaitement à celui de Konanama.
-Ce dernier est inhabité, et à 2 lieues et demie de la mer. L'autre
-également à l'entrée d'une grande savane, n'en est éloigné que de deux
-milles, et sur les bords d'une rivière saumâtre comme Konanama. Le
-prétendu village qui donne le nom au canton, est composé de douze ou
-quinze mauvaises huttes, moins propres que les loges de nos sabotiers
-des grandes forêts, où résident sept à huit créoles blancs à demi-vivans
-comme la plupart des habitans de la Guyane.
-
-Avant d'aller chez les Indiens, disons un mot de l'agent Burnel que nous
-n'avons fait qu'entrevoir, quand nous avons passé à Konanama. Il y a dix
-mois qu'il est en place, au bout de six semaines, il ne s'est plus
-déguisé. S'il lit ce que je vais dire de lui, je ne crois pas qu'il
-m'accuse de partialité; plus il m'a fait verser de larmes, plus je lui
-pardonne de bon coeur, je l'apprécie par mes malheurs, je le connais, je
-le plains, et ne le hais point... Voici son portrait:
-
-Burnel, fils d'un homme de loi de Rennes en Bretagne, d'une taille
-médiocre, d'une physionomie prévenante, a fait quelques mauvaises
-études, s'est fourré chez un procureur, a voulu savoir de tout sans
-jamais se fixer à aucun état. Le mauvais exemple de son père adonné sans
-ménagement à tous les excès, l'abandon où il vivoit, la dissipation
-naturelle à son âge, ont émoussé son aptitude, augmenté son orgueil,
-nourri ses penchans et étouffé dans son coeur un naturel assez bon. Les
-révolutions de la Bretagne ont achevé de le perdre; il a voyagé en
-étourdi, s'est fait une fumée de réputation à l'île de France où il a
-fait quelques feuilles incendiaires qui l'en ont fait déporter; a
-intrigué auprès de la convention et du directoire; a été nommé agent _à
-l'île de France_, pour y porter le décret de la liberté des noirs; a
-manqué d'y être pendu avant d'en être chassé, et s'est enfin vu nommer
-agent de Cayenne après avoir ruiné sa bourse et tari celle de ses amis.
-Ces vicissitudes lui ont donné un caractère fluide, une âme foible, des
-passions vives, un coeur ardent, des vues bornées, des moyens
-compliqués, des apperçus faux, des essais téméraires, des plans
-incohérens, des résultats aussi pernicieux pour lui que pour les autres.
-
-Le jour de sa nomination à Paris il accourt chez lui, rue des
-Petits-Champs, s'affuble de son grand costume qu'il avoit fait faire
-d'avance; envoie chercher son père qui étoit à moitié gris dans un petit
-cabaret de la rue. Traînée; se cache dans un cabinet pour lui ménager la
-surprise; le papa entre et tombe aux genoux de son cher fils qui le
-relève, et lui dit: «_Embrassez l'agent de Cayenne... Je pars demain et
-vous me suivrez._» Ce bon père l'a réellement suivi, et Cayenne a le
-bonheur de l'avoir pour juge. Voici leur début et l'état de la colonie:
-Les caisses sont vides, les nouveaux venus ont besoin de fonds et le
-commerce de piraterie baisse tous les jours. La récolte est serrée,
-Jeannet en a chargé une grande partie sur _la Décade_ et sur _la
-Bayonnaise_. Burnel est criblé de dettes, entouré de sang-sues, il veut
-contenter tout le monde, faire sa bourse et payer ses créatures; la
-chose étant impossible, il a recours aux conspirations, il fait armer
-les mulâtres contre les blancs et se décide à révolutionner la colonie
-comme le cap Français; au moyen du désordre, il butinera et fera ensuite
-voile pour un autre pays; mais le laissera-t-on partir et ne périra-t-il
-pas lui même? Cette arrière-pensée lui fait tourner ses armes contre
-ceux qu'il a mis en jeu; il dénonce la grande conspiration des mulâtres;
-il nomme une commission pour les juger; au moment du prononcé des juges,
-il se fait apporter les pièces et fait afficher une proclamation où il
-reconnoît que les prévenus méritent la mort, mais que l'humanité ayant
-aboli ce genre de punition, il ne veut pas ensanglanter la colonie.
-Comme il étoit le plus grand coupable, il devoit la grâce aux autres; on
-fut d'abord dupe de cette clémence. Les marchands firent des sacrifices,
-l'agent fit des arrêtés sages, il ordonna le travail ou la mort. On
-amena des prises qu'il envoya à Surinam comme Jeannet, et se disposa à
-exécuter les ordres secrets du directoire qui lui avoit enjoint de faire
-circuler sourdement dans cette colonie le fatal décret de la liberté des
-nègres. Cette tentative homicide est un des reproches les plus fondés à
-faire à Burnel. Son prédécesseur ne l'a jamais essayé. À peine est-il
-arrivé qu'il y envoie un certain M........., qui a perdu la moitié de
-ses membres à St.-Dominique, en combattant pour les hommes de couleur
-contre les blancs.
-
-L'alliance qui existe entre la France et la Hollande, force le
-gouverneur de Surinam, de ménager l'agent de Cayenne; ce dernier spécule
-sa fortune sur la désorganisation qui suivroit le décret, et Surinam
-entre ses mains lui donneroit en un clin-d'oeil une fortune quadruple de
-celle de Jeannet; l'ambition qui le dévore lui fait compter pour rien
-les désastres qui suivroient cette inoculation de liberté; la torche de
-discorde, allumée dans ce coin populeux de la grande terre, éclairoit le
-tombeau de tous les blancs et l'Amérique entière ne présentoit qu'un
-vaste tombeau: ce point contigu au Mexique et au Pérou, faisoit de ces
-riches climats un nouveau cap Français plus inabordable que les côtes
-des Bisagots en Afrique, habitées par des mangeurs d'hommes; les
-Européens qui n'ont jamais vu le gouvernement du Nouveau-Monde, ne se
-persuadent pas facilement ce que je viens d'avancer; mais Burnel le
-connoît et ses tentatives en sont plus criminelles; c'est à lui seul que
-les Anglais doivent la conquête qu'ils ont faite momentanément de la
-colonie de Surinam, l'inappréciable Frédérici n'avoit d'autre
-alternative que de se laisser égorger et de perdre en mourant toutes les
-colonies de l'Amérique méridionale, ou de se mettre sous la protection
-des Anglais.
-
-Le nouveau continent attestera avec moi que Burnel seul doit porter la
-faute et de l'envahissement de la colonie Hollandaise et des désastres
-qui ont été pour Cayenne la suite funestes de cette reddition. Pour
-ourdir cette trame à son aise, il séquestra tout, retrancha tout et
-mania la terreur avec un machiavélisme si gradué, que tout le monde se
-trouva enveloppé subitement dans son fatal épervier. En arrivant, il
-avoit commandé le travail ou la mort. Un mois après, il demande aux
-nègres s'ils sont contens de leurs propriétaires, et pour qu'ils
-entendent mieux ses suppliques, il fait traduire en idiôme créole les
-excuses qu'il leur adresse. Il avoit condamné à la franchise quelques
-mulâtres conspirateurs; à l'approche des élections de germinal an VII.,
-il les fait relaxer pour qu'ils votent à son gré. Le mulâtre Ferrère de
-St.-Dominique, à qui il s'étoit adressé pour la conjuration, ne pouvant
-plus rester, est déporté de gré à gré et reçoit de l'agent une bonne
-somme d'argent pour aller à St.-Barthélemy.
-
-Le conseil de Burnel lui insinue qu'il doit frapper un grand coup pour
-avoir de l'argent et pour rejetter sur quelqu'autre personnage marquant
-l'odieux d'une conspiration dont on le regarde comme chef[10]. Le
-commandant de la force armée, Desvieux, créature de Jeannet, fut désigné
-pour être leur dupe, cet homme foible a été l'idole et la dupe de tous
-les partis, Burnel lui fit de nouvelles caresses, lui peignit son
-embarras, prit jour pour une séance secrète, où il fut décidé qu'on
-déporteroit les propriétaires riches et royalistes; Desvieux,
-Frey-de-Neuville, Lefebvre, furent chargés d'en présenter chacun une
-liste motivée. Burnel en rédigea une recensée sur les trois autres, et
-envoya Desvieux à Synnamary pour préparer l'embarquement des futurs
-déportés. Deux jours avant le conciliabule, un bâtiment danois qui
-devoit sortir du port, eut ordre d'aller prendre ses dépêches à
-Synnamary; à peine Desvieux fut-il en route pour les lui porter, que
-Burnel fait mettre les scellés chez lui, donne à sa mode la clef de la
-fameuse conspiration ourdie par Desvieux contre tous les habitans, lui
-suppose une liste de proscription qu'il ne montre à personne, le
-destitue et le déporte sur-le-champ à St.-Christophe. Frey-de-Neuville
-qui envioit sa place, lui annonça cette nouvelle en pleurant, retourna
-s'incliner devant Burnel qui profita de la crédulité que l'effroi
-donnoit à ce détour, pour arracher des colons désignés quarante mille
-francs et un nombre encore plus grand de bénédictions. «Généreux
-habitans, dit-il en recevant cette somme, me voilà pourvu pour six mois,
-je comptais faire un emprunt comme la loi m'y autorise; ma parole
-d'honneur, je ne vous demanderai plus rien.»
-
-[Note 10: _L'auteur ne fait qu'analyser ici la procédure du citoyen
-Burnel, envoyée en France, le 28 brumaire an 8, par son successeur.
-Lesdites pièces sont signées du citoyen Franconie, de tous les habitans
-et des mulâtres eux-mêmes._]
-
-Le choix des élections approchoit... Voici comme on y procède:
-
-Les choix sont fait d'avance, la majorité des votans est composée de
-nègres qui nomment leurs confrères pour électeurs; ils ne savent pas
-lire et sont à la dévotion de l'agent qui influence ouvertement les
-assemblées; il attend les électeurs au Dégras, les fait emmener au
-cabaret, on paie leur dépense, entre la poire et le fromage; on leur
-demande; qui ils vont nommer; s'ils ne connoissent personne, on a une
-liste dont on leur apprend les noms; s'ils ont fait un autre choix que
-celui de l'agent, on leur objecte que le candidat de la liste réunit
-tous les suffrages. Les blancs n'ont presque pas voix délibérative dans
-ces antres lugubres de débauche et de licence; on les traite de
-royalistes quand ils font choix d'un propriétaire honnête homme. D'après
-ce mode on ne doit plus s'étonner d'avoir vu en 1796, Fréron et ses
-associés rappelés au corps législatif.
-
- * * * * *
-
-Burnel qui connoissoit le mode d'élection, avoit pardonné aux mulâtres
-leur conjuration, et se déclaroit de plus en plus l'ami des noirs pour
-gagner leurs suffrages aux assemblées; d'un côté, il inscrit son père,
-homme immoral, et de l'autre Jeannet son prédécesseur.
-
- * * * * *
-
-Jeannet est élu, Burnel se plaint que les assemblées ont été
-influencées; ensuite il s'en console en disant à ses amis: «Puisque les
-Cayennois ont élu Jeannet que je vaux bien, à la fin de ma prêture
-j'aurai le même honneur; et je dirai à mon retour comme cet empereur
-mourant: _Je sens que je deviens Dieu._»
-
- * * * * *
-
-Il lacère ensuite le code constitutionnel, pour affermir son despotisme.
-Il accumule toutes les places et tout le pouvoir entre les mains d'un
-seul homme de chaque canton avec qui il correspond directement, cette
-organisation monstrueuse fait que le même individu est tout ensemble,
-inspecteur de police civile et judiciaire, juge de paix, assesseur,
-maire, municipal, et commissaire du pouvoir exécutif sous le nom
-_d'agent municipal_.
-
-De ce premier échelon de tyrannie, il passe dans son antre des loix, et
-tient sous sa verge de fer, la caisse, la justice, la police, les places
-et les autorités civiles et militaires; ne craignant personne pour
-contre-balancer son autorité colossale, il gouverne selon son plaisir et
-ses intérêts personnels. (Voici le résumé de sa conduite pendant les six
-derniers mois de cette année an 7, jusqu'en septembre 1799 an VIIIe.)
-
-Au-dehors il entretient une correspondance très-active avec M. Frédérici
-gouverneur de Surinam; il envoie dans cette colonie des anarchistes
-déguisés pour soulever les nègres en propageant la loi du 16 pluviose an
-II, et faire déclarer la colonie, possession française et directoriale.
-
-Ainsi Burnel, toujours en sentinelle, pour agrandir sa fortune et
-assouvir son ambition, se trouve disculpé, quand il envoie ses prises à
-Surinam, pour être vendues à vil prix. Que la mère-patrie lui demande
-compte, la pénurie de ses caisses proviendra de l'argent qu'il donnoit à
-ses agens à Surinam. Qu'elle lui reproche quelques exactions, il se
-retranchera sur ses dépenses secrètes.
-
-Au-dedans, il interceptoit tout ce qui venoit pour les déportés; il
-incarcéroit les habitans qui leur apportoient des fonds, ou qui
-laissoient transpirer quelques nouvelles; il traînoit les uns dans des
-cachots, il déportoit les autres sur des rochers au milieu de la mer, il
-montroit le glaive de la terreur à tous les navigateurs européens,
-porteurs de quelques nouvelles subversives de son despotisme.
-
-Il échancra tellement la ration des déportés du dépôt de Synnamary,
-qu'il leur fit regretter Konanama. L'huile, le savon, le taffia, le riz,
-leur furent successivement retranchés. Quand il vouloit punir
-quelqu'un[11], il le menaçoit de l'envoyer à Synnamary; ces privations
-étoient un peu compensées par les permissions qu'il nous accordoit
-d'aller à Cayenne passer quelques jours à nos frais. Pendant six mois il
-ne fit point de reproches aux colons de leur humanité à notre égard. Un
-bâtiment de l'Isle-de-France, chargé d'une vingtaine de déportés, de sa
-connoissance et de son parti, relâcha à Cayenne à la fin de germinal an
-7, mi-avril 1799, ces exilés fauteurs de la liberté des noirs, furent
-reçus froidement par les habitans chez qui Burnel se permit de les
-caserner. Il en fut affecté, s'en prit à tout le monde, et sur-tout à
-nous, dans une proclamation ainsi conçue:
-
-«Ennemis de la république qui a été obligée de vous vomir de son sein,
-vous tous, royalistes déportés, dont l'esprit remuant et les intrigues
-ont, je n'en puis douter, provoqué toutes les crises qui ont pensé
-perdre la colonie, vous ne deviez pas vous attendre à trouver place dans
-une proclamation adressée à des citoyens français: que votre surprise
-cesse; je n'ai qu'un mot à vous dire, il sera clair, mais dur.
-
-[Note 11: Burnel, en partant de France, avoit épousé civilement une
-jeune fille d'apothicaire, qui se voyant prête d'accoucher à Cayenne,
-voulut faire bénir son union par un prêtre insermenté. André Parisot,
-chanoine d'Auxerre déporté, fut appelé en secret et les maria. Burnel
-l'ayant soupçonné d'avoir ébruité cette grande affaire, l'exila pendant
-huit jours à Synnamary; il en fit autant à Germon qui étoit sur
-l'habitation Bremont, et le tout sur des rapports nègres.
-
- (_Extrait du mémoire de J. J. Aimé._)]
-
-»Puisque tout ce que l'humanité conciliée avec mon devoir, m'a porté à
-faire pour vous, n'a pas suffi pour obtenir du plus grand nombre la
-tranquillité qui convient seule à votre position, je vous préviens que
-le premier qui sera convaincu d'avoir fomenté la sédition parmi les
-cultivateurs, et porté ces hommes crédules à l'abandon des travaux de la
-colonie, sera jugé comme perturbateur de l'ordre public, comme ennemi
-irréconciliable de la colonie; que les insensés qui osent protéger avec
-jactance les ennemis de la république apprennent que je les connois
-tous, et que je les rend personnellement responsables _de toutes les
-menées, faits et gestes de leurs protégés_. Sous un gouvernement juste
-et ferme, les bons citoyens doivent seuls vivre tranquilles, les autres
-doivent toujours voir suspendu le glaive de la loi.
-
-»La présente proclamation sera sur-le-champ imprimée, publiée, affichée
-et portée dans tous les cantons, par un détachement de force armée, pour
-être lue aux cultivateurs, et dans leur idiôme.
-
-»Fait à Cayenne, dans la maison de l'agent, le 4 floréal an 7 [23 avril
-1799].»
-
- _Signé_ BURNEL;
- LEGRAND, _secrétaire-général_.
-
-Le même jour, sort un autre arrêté qui ordonne aux habitans de payer
-dans un mois, sans délai, le sixième brut de leur revenu. Cette pièce a
-pour épigraphe: _constitution, article 156_. «Les agens particuliers
-exerceront les mêmes fonctions que le directoire, et lui seront
-subordonnés.» Suit le considérant que l'article 54 de la loi du 12
-nivôse an 6, organisatrice de la constitution dans les colonies, a
-prévu, d'une manière très-claire, la circonstance déplorable où se
-trouve actuellement le département de la Guyane. Suit l'arrêté, que tous
-les propriétaires d'immeubles verseront, à titre de prêt, dans la caisse
-nationale, le sixième du revenu brut de l'année. La commission chargée
-de percevoir cet emprunt est autorisée à employer tous les moyens
-coërcitifs pour qu'il soit fini au 15 prairial prochain, époque que
-l'agent avoit fixée pour son départ. Personne ne pourra vendre son bien,
-ni disposer de son revenu, sans avoir satisfait à cette dette.
-
-Un autre arrêté, en date du 7, met tout le bétail en réquisition: un
-autre, en date du 8, force tous les colons de payer l'arriéré de leurs
-contributions.
-
-Le sixième brut équivaut à la moitié du revenu; l'arriéré monte à près
-des trois quarts de la récolte des moins aisés; il enlève les
-habitations aux plus riches. Jadis, ils avoient des nègres, hypothèque
-de leurs fonds et revenus; ils n'ont plus que leurs stériles abattis,
-qu'il leur reprend après leur avoir enlevé leurs bras.
-
-Depuis brumaire an 7 [octobre 1798] leurs vivres sont en réquisition
-pour le gouvernement en proie à la famine. En 1799, des corsaires
-viennent de France, amènent des prises; Cayenne regorge de farine, la
-réquisition continue. Burnel fait vendre les denrées à Surinam, fait
-sortir les trois arrêtés précités, y tient tellement la main, que toutes
-les pirogues qui vont à Cayenne sont déchargées au magasin général. Les
-dons patriotiques, l'emprunt forcé, les patentes, les maîtrises, les
-barrières, les réquisitions des fortunes, ne sont que des sous
-additionnels, en comparaison des exactions de l'agent.
-
-Le 22 floréal, 11 mai, treize déportés belges s'échappent sur la pirogue
-que Konrad avoit vendue à un soldat réformé, pour aller faire la pêche
-de la tortue. Le vendeur, au défaut du propriétaire, est mis en prison,
-comme devant répondre d'un bien qui ne lui appartient plus, comme il en
-exhibe la preuve par le contrat du marché.
-
-Depuis un an, nous n'avons pas reçu de nouvelles directes de France.
-Malgré les défenses de Burnel, la renommée en publie quelques-unes au
-fond de nos déserts. En mai, Mezières de Synnamary, revient de Maroni,
-et annonce que les Français sont repoussés; la pomme de discorde est
-jettée dans le directoire; la Vendée a repris; le Midi est insurgé. Ces
-bruits sourds prennent leur source dans la correspondance qu'Adelle
-Robino, en mission à Surinam, a fait intercepter à l'agent, qui envoie
-Dussault sur _la Aénus de Midisis_, pour vendre vingt milliers de
-poudre à feu, et prendre Adelle par ruse. On l'invite à dîner à bord de
-la goëlette; on le retient prisonnier; ce jeune homme prévoyant le sort
-qui l'attendoit, se précipite dans la mer pour se sauver, et se noie. M.
-Frédérici indigné de cette violation du droit des gens, renvoie toutes
-les créatures de Burnel. Le plan du cabinet du Luxembourg restoit sans
-effet; N.... reçoit une mission particulière, se rend à Surinam pour
-faire des excuses au nom de Burnel qui venoit d'y envoyer le sixième des
-denrées de la colonie. Ce trafic produit de larmes, valoit vingt sous à
-Cayenne, et six francs à Panameribo. Il avoit en outre quatre prises qui
-étoient déjà estimées soixante-dix mille piastres, ou quatre cent
-quatre-vingt-dix mille livres. N.... est chargé d'envoyer à Cayenne au
-plus vîte une partie de ces fonds: les deux agens se craignent. M.
-Frédérici, en fin courtisan, amuse Burnel et son envoyé, laisse vendre
-quelques objets peu importans: l'argent est apporté à Cayenne par Menard
-et M...... jeune noble qui a souillé ses lettres par un abus de
-confiance des Surinamais qui lui avoient déposé des fonds pour les
-déportés. Cependant une étincelle d'espérance luit à nos yeux.
-
-En juillet, nous lisons dans le journal de Hambourg du 4 février 1799,
-que le 17 janvier le directoire a fixé le lieu de la déportation à
-l'isle d'Oléron; les proscrits qui se soumettront à cette loi, n'auront
-qu'à se présenter pour obtenir un passe-port, _ils iront seuls et
-librement à Oléron_.--_Il paroît certain_, ajoute le journaliste, _que
-les déportés qui sont restés à Cayenne pourront aussi se rendre à
-Oléron. Il n'y a de ceux qui étoient restés en France que Laharpe et
-Dumolard, qui comptent n'y pas aller._ (Ce n'étoit que de trompeuses
-amorces.)
-
-_28 janvier_ (dit le même journaliste): «On assure que plusieurs
-ex-députés condamnés à la déportation s'empressent de se conformer à la
-loi du 9 décembre (qui confisque leurs biens s'ils ne se rendent pas
-prisonniers), depuis qu'ils savent que le lieu de leur déportation n'est
-plus la Guyane; on cite dans le nombre _Pastoret_ et _Duplantier_.»
-
-_21 février, nº. 29_: «Plusieurs des ci-devant condamnés à la
-déportation, parmi lesquels on nomme _Boissy-d'Anglas_, _Siméon_,
-_Villaret-Joyeuse_, _Murer_, _Dommer_, _Praire_ et _Mailhe_, ont fait
-leur déclaration au département de la Seine, et obtenu des passe-ports
-pour se rendre à Oléron; ils se montrent dans Paris depuis le dernier
-arrêté qui a fixé un délai pour leur départ et le lieu de leur exil.
-L'ex-ministre _Cochon_ est du nombre de ceux qui se sont soumis à la
-loi; on le dit en route pour Oléron.»
-
-Ces nouvelles sont parvenues à M. Lafond-Ladebat du 20 au 30 prairial an
-7 (du 9 au 19 juin 1799.) Elles sont les premières qu'on a débitées sans
-crainte et par écrit depuis deux ans. On nous informe, par cette même
-occasion, que nous avons des fonds à Surinam; on demande la liste de
-ceux qui ont survécu à de si grands malheurs. Tandis que les nations
-étrangères à qui nous aurions dû être indifférens, donnoient des leçons
-d'humanité à Burnel, il inventa pour nous accabler une fête que personne
-ne connoissoit, celle du 18 fructidor; ce jour répond au 5 septembre. En
-1792, que le 5 septembre fut funeste aux déportés dans les prisons! en
-1799, l'agent célèbre l'anniversaire des réjouissances de leur misère et
-de leur mort sous la zone torride.
-
-Pendant que Burnel se démène pour bouleverser Surinam, M. Frédérici
-remet cette colonie aux Anglais, d'autres disent au stathouder qui s'est
-réfugié dans la Grande-Bretagne. La fortune de Burnel et celle de ses
-agens est confisquée; le nouveau gouverneur anglais renvoie en paix les
-négocians de Cayenne.
-
-_15 septembre._ Deux frégates et un vaisseau rasé anglais incendient le
-poste des Islets (de Cayenne), jettent l'alarme dans la colonie, et
-menacent d'une descente: Burnel fait replier les postes sur Cayenne,
-laisse les cantons sans défense, défend aux colons de sortir de chez
-eux, lève un bataillon noir qui sera nourri aux frais des propriétaires,
-fait précéder le tout de deux arrêtés du 8 et du 9 brumaire (20 et 21
-octobre 1799.)
-
-Dans le premier, il reproche aux habitans d'avoir fait des faux, pour
-donner asile aux déportés; il enjoint à ces derniers de rester chez les
-propriétaires, sous des peines rigoureuses.
-
-Un autre arrêté, en date du 9, est ainsi conçu: _La colonie est en état
-de siège; toutes les propriétés publiques et particulières, tous les
-individus qui habitent la Guyane française, tous les moyens de toute
-espèce qu'elle fournit, sont en réquisition pour sa défense, et y
-resteront assujétis jusqu'à un nouvel arrêté._
-
-Les nègres affluoient à Cayenne, le bataillon blanc étoit dispersé, la
-crainte du pillage et de l'anarchie consternoit tous les blancs. Burnel
-se propose d'émettre pour 400,000 l. de papier: les autorités civiles et
-militaires lui font des remontrances respectueuses et énergiques; il a
-peur, change de plan, se décide à partir, puis à rester; proclame
-tout-à-coup, de son chef, la paix avec les États-Unis, pour les attirer,
-se ménager une issue, et faire partir son père, sa femme et ses trésors.
-
-Il éprouve des obstacles; il devient furieux, il devient fou; il s'en
-prend sur-tout aux déportés. Frey de Neuville, qui a remplacé Desvieux,
-va à Synnamary leur ordonner de partir au premier signal. _Ceux qui
-seront malades ou infirmes, hors d'état de pouvoir suivre les autres
-leur dit-il, seront fusillés._ Ces menaces n'ont eu aucun effet: je ne
-dirai même pas qu'elles aient été faites par Burnel, car Frey étoit
-toujours plein de vin quand il signoit quelque chose.
-
-L'ennemi disparoît après avoir bien poursuivi le capitaine Malvin. Ce
-caboteur saisi d'une terreur panique, met pied à terre à l'embouchure de
-Synnamary, brûle sa prise et son bateau, crie au secours, laisse son
-équipage à l'abandon. Ses matelots s'enivrent, se battent au pistolet,
-se débandent chez les habitans, les pillent et retournent à Cayenne,
-rejeter la faute sur les synnamaritains et sur les déportés. Les
-habitans s'étoient sauvés dans le haut des rivières, tous les déportés
-étoient enfoncés et gardés dans leurs karbets; la terreur étoit si
-grande, que le rivage de la mer, à une demi-lieue du hameau, fut couvert
-de tonneaux de salaisons, de vin et de toute espèce de marchandises
-sèches, sans que personne y touchât; soldats, colons, matelots avoient
-jeté leur bagage pour s'enfoncer dans la forêt; ceux qui étoient
-débarqués les derniers, voyant l'ennemi retiré, tirailloient sur les
-autres pour butiner en sûreté. Malvin qui les avoit précédés à Cayenne,
-avoit dit à l'agent qu'il s'étoit trouvé entre deux feux, assailli par
-les synnamaritains et les déportés qui faisoient signe à l'ennemi. Cette
-calomnie récompensée du grade de municipal, étoit détruite par une autre
-partie du même équipage à la poursuite des marodeurs. Les colons, les
-matelots, quelques militaires, les agens des cantons avoient envoyé
-plusieurs procès-verbaux contre Malvin, tous étoient signés par Brutus
-Magnier. Il étoit prouvé que Malvin avoit fui, sans donner d'ordre à sa
-troupe, que quelques-uns de ses gens avoient frappé des habitans et des
-déportés, qu'ils en avoient volé un grand nombre et tiré des coups de
-fusils dans les karbets. Ces actes de violence furent autant de brevets
-auprès de Burnel pour conserver à Malvin sa place d'officier municipal
-et l'impunité à son équipage.
-
-Je n'ai jamais vu de crise plus critique que celle de Cayenne à cette
-époque; l'agent et sa cour, d'un côté, ne voyoient que la mort; les
-habitans et les déportés que le pillage et le meurtre. Chaque jour
-éclairoit de nouvelles persécutions. L'agent scrutoit jusqu'au fond de
-l'âme tout ce qui l'entouroit; il arrachoit les habitans et les déportés
-de leurs retraites; il les incarcéroit sans raison et les relaxoit de
-même; il s'enflammoit, s'appaisoit, proposoit des mesures, les
-combattoit, les adoptoit, les rejettoit dans le même instant; enfin,
-nous vivions dans le désespoir et l'effroi.
-
-Il feignit de battre en retraite pour revenir à la charge et frapper un
-coup sûr dans le silence. Il se décida à déporter tous ceux de
-l'état-major du bataillon d'Alsace dont il avoit quelque chose à
-redouter. Le mécontentement éclata, il venoit de faire embarquer son
-père et son épouse et sa fortune. Les habitans les firent revenir à
-terre, alors le terrible agent devint doux comme un mouton. Cette
-nouvelle se répandit dans les cantons.
-
- * * * * *
-
-Nous commencions à respirer; je demeurois à quatorze lieues de la
-capitale: j'écrivis à un ami que j'y avois, pour lui demander des
-nouvelles de Burnel dont je ne faisois pas l'éloge. On nous avoit assuré
-qu'il étoit suspendu, j'en félicitois le peuple de Cayenne. Burnel plus
-soupçonneux depuis cette crise étoit aux aguets; il prit la boëte,
-ouvrit ma lettre, la remit à son adresse, se la fit apporter par la
-personne à qui elle étoit adressée, et m'envoya chercher en diligence
-par un capitaine et six gendarmes qui avoient ordre de faire une visite
-domiciliaire pour prendre ce qu'on vient de lire, car j'en étois resté à
-cet endroit de notre malheureuse histoire qui fut adroitement soustraite
-par madame Givry.
-
- * * * * *
-
-On me traîne de cachots en cachots, les fers aux pieds et aux mains,
-j'arrive au Dégras de Cayenne à la nuit, après avoir fait douze lieues
-dans cette journée à l'ardeur d'un soleil brûlant, à travers des sables
-mouvans et des nuées de maringouins. En débarquant, quatre grenadiers me
-conduisent à la geôle; le concierge me connoissoit, sans m'avoir jamais
-vu. Il aide à mes guides à décliner mon nom.... «C'est Pitou de Kourou,
-il m'est recommandé depuis trois jours... L'agent m'a dit de l'enfermer
-dans un cachot nègre, les fers aux pieds et aux mains; je n'en ferai
-rien,» me dit-il tout bas. Quand les grenadiers furent partis, il fit
-nétoyer une chambre au milieu de la galerie et me fit coucher sur des
-planches, en me disant: _C'est tout ce que je puis faire sans me
-compromettre._
-
-Le lendemain, à onze heures, un gendarme et quatre grenadiers viennent
-me chercher pour aller chez l'agent. J'étois obsédé de fatigues. Une
-foule de monde de toute couleur et de toute espèce me fixoit jusqu'au
-fond de l'âme. On m'introduisit ainsi, comme un grand coupable, dans la
-chambre du conseil de l'agent. Robert, toute la justice, toute la police
-et tout l'état-major de Burnel se promenoient en l'attendant. Je
-m'arrête au milieu de la salle, les yeux fixés sur une espèce d'homme ou
-de cyclope; c'étoit Malenfant qui me faisoit signe de le suivre dans
-une chambre voisine; je reste immobile en souriant; l'adjudant de
-Burnel, _Morsy_, chapeau bas, se tenant éloigné du cercle, fait signe
-aux grenadiers de se mettre en sentinelle aux portes, pour préparer les
-voies à l'agent qui vient en grand costume, me toise, me demande mon
-nom.--Tirant ma lettre de sa poche: «Reconnoissez-vous cette
-lettre?--Ouvrez-la.--Oui... c'est ma signature, je ne l'ai jamais
-niée.--Je vous sais gré de votre franchise.--La franchise et la probité
-doivent être si communes qu'on n'en doit savoir gré à personne. Cette
-lettre fut dictée par un juste désespoir. Depuis six mois, vous vous
-étudiez à nous torturer; vous menacez tout le monde de la mort; je n'ai
-qu'une grâce à vous demander, c'est de m'accorder cette mort, je ne vous
-maudirai plus, et cette lettre aura produit l'effet que je désire.--Quel
-courage! Je ne vous connoissois pas, et vous, me connoissiez-vous?--Je
-ne vous ai jamais vu, mais j'ai des griefs personnels contre vous.--Vous
-allez me les dire?--Avec plaisir et vérité...... Quand vous arrivâtes
-ici le 15 brumaire an 7, votre premier mot fut le bonheur de la
-colonie; tout le monde vous bénissoit: je vous adressai une pétition
-pour obtenir les vivres à Synnamary ou à Kourou, à la case Saint-Jean où
-nous étions trois malheureux valétudinaires, sans plantations, sans
-vivres, sans argent, sans linge et sans cultivateurs.
-
-»Le plus fort des trois pouvoit à peine donner à boire aux autres;
-l'hôpital nous étoit interdit, comme il nous l'est encore; nous n'avions
-plus rien à vendre; nous n'avions point de cassave. Le seul habitant que
-nous connussions en avoit déjà pris deux d'entre nous à sa charge. Le
-maire de Makouria, qui en avoit réchappé un autre de la mort, m'engagea
-de vous adresser une pétition; je la lui remis, il vous la présenta,
-vous mîtes au bas _néant à la requête_..... Nous fûmes obligés, pour
-vivre, de nous jeter aux genoux des habitans, dont les plus voisins sont
-à deux et trois lieues..... Si nous étions prisonniers en France, nous
-serions nourris, et nous sommes à quinze cents lieues de nos familles,
-ensevelis dans un désert, confiés à un préposé du directoire, qui nous
-refuse les vivres..... Qu'il me soit permis de vous rappeler votre
-proclamation du 4 floréal; après avoir fait planer la terreur sur la
-tête de tout le monde et sur-tout sur la nôtre, vous rendez les colons,
-qui ont retiré quelques-uns de nous, responsables de nos gestes; par
-votre arrêté du 8 vendémiaire an 8, vous reprochez aux habitans d'avoir
-fait des faux pour retirer des déportés, et si les déportés osent sortir
-de ces habitations d'où vous les chassez par ces mots, vous leur
-interdisez Synnamary et vous les menacez de les fusiller; vos agens en
-font autant à ceux qui sont échappés de Konanama; de tous côtés, nous ne
-voyons que le désespoir et la mort.... C'est le sujet de la lettre que
-vous me présentez.... Je m'étonne d'ailleurs de voir cette lettre en vos
-mains; si vous n'aviez pas violé le secret des postes, elle devroit vous
-être inconnue; vous pouvez m'assassiner, mais non me juger sur une
-pareille pièce. Quand vous écrivez à vos amis tout ce que vous n'avouez
-pas en public, si la lettre tombe en d'autres mains, elle est réputée
-non-avenue; c'est le secret de la pensée. Le directoire qui vous a
-délégué, a prononcé sur ce fait. Prodon avoit écrit contre Barras, avant
-le dix-huit fructidor; la lettre fut saisie et l'accusé mis en jugement.
-Le tribunal prononça _qu'il n'y avoit pas lieu_. Prodon a été déporté,
-non comme écrivain contre le gouvernement, mais comme agent
-perturbateur.»
-
-Burnel ouvrit ma lettre, harangua les grenadiers contre moi, tira le
-code pénal de sa poche et la loi du 23 germinal contre les abus de la
-presse, me la relut et termina par ces mots: «Je ne me souviens point de
-votre pétition, mais en tout cas j'ai eu tort de n'y pas faire
-droit...... Le commissaire national vous a expliqué ma volonté; la
-justice me vengera de votre scélératesse, et votre sort terrible
-apprendra à vos confrères à ne jamais parler de moi ni en bien ni en
-mal.--_Mon sort apprendra!_ vous le préjugez donc, citoyen agent; dans
-ce cas, je suis jugé d'avance.--Vous pouvez choisir un défenseur
-officieux.--Je me défendrai moi-même.» À ces mots il s'éloigna, et je
-fus reconduit au cachot. Le complaisant Robert me suivit de près pour
-dire au geôlier, de la part de Burnel, de me mettre les fers aux pieds
-et aux mains. Le geôlier n'en fit pourtant rien; il me tint seulement au
-secret.
-
-Ma chambre confinoit à celle des matelots du Danois que montoit la
-famille de Burnel. Il n'avoit plié que pour ressaisir son autorité et
-ses richesses mal acquises. L'insurrection étoit amortie, et le Danois
-alloit mettre à la voile pour fréter cette famille aux abois. Malenfant,
-Magnier et sa femme alloient partir aussi. L'agent déclara qu'il ne
-s'occuperoit de la colonie qu'après le départ du Danois. Pendant dix
-jours, le départ de madame Burnel fut la grande affaire d'état.
-
-Le 1er brumaire, un cultivateur du citoyen Bremont, nommé Gourgue-Barnabé,
-étoit arrivé à la geôle pour être conduit de là à la maison de correction
-de la Franchise. Ce nègre sachant que l'agent pouvoit casser le mandat du
-juge de paix, profita d'un peu de liberté que lui donna le chef des
-forçats, pour aller demander sa grâce. Il étoit mis en couvreur; il entre
-sans difficulté, les sentinelles le prenant pour un ouvrier de la maison;
-il demande l'agent à un de ses domestiques, qui lui montre son cabinet.
-Burnel étoit seul, et très-occupé à compter des piastres qu'il tiroit d'un
-grand pagara pour les jeter dans un matelas de coton.--Bonjour, citoyen
-l'_argent_.--Bonjour, bonjour; _quarante-cinq, quarante-six_.--Citoyen
-l'_argent_.--Qui êtes-vous, mon ami? qui êtes-vous? TROIS CENT
-QUARANTE-CINQ, SIX, SOIXANTE; _vous êtes marron_, mon ami, vous êtes
-_marron_; vous vous êtes sauvé de chez votre maître.--Non, citoyen
-l'_argent_;--QUATRE-VINGT-DIX.... SEPT CENTS...... ET QUINZE...... SEPT
-ET QUINZE.... VINGT-DEUX..... _Que me voulez-vous, mon ami, que me
-voulez-vous? Allez, allez, j'arrangerai votre affaire..... Revenez dans
-quatre jours, madame Burnel sera partie_....--Mais je serai à la
-Franchise..... Le commandant de place arrive; le salut de la sentinelle
-réveille Burnel; il s'élance de son cabinet, le ferme et se promène dans la
-chambre du conseil avec le commandant; le nègre attendoit sa décision dans
-une encoignure de la salle. Burnel le congédia en lui disant de revenir
-dans cinq jours. Le pagara pouvoit contenir 35 à 40,000 liv. La renommée a
-publié que madame Burnel emporta quelques animaux empaillés, parmi lesquels
-étoit un chat tigre, rembourré de quadruples. C'est un conte; car on doit
-la vérité à ses amis comme à ses ennemis.
-
-Le 26 octobre, 4 brumaire au soir, madame Burnel et sa suite mirent à la
-voile avec tant de précipitation, que le capitaine oublia ses
-passe-ports sur le bureau de l'agent. On eut toutes les peines du monde
-à les rejoindre; et du fond de mon cachot, je me suis réjoui un moment,
-dans l'espoir que la fortune du pirate passeroit à d'autres corsaires.
-Je restai au cachot, couché sur les planches, jusqu'au 9 brumaire.....
-J'étois malade, Burnel m'envoya à la Franchise, et pour me rétablir, me
-condamna à travailler au dessèchement des marais de cette habitation,
-acquise à la république par l'émigration forcée du propriétaire. La
-Franchise est à neuf milles de la ville de Cayenne, et à deux milles
-hors de l'enceinte de l'île, au bord de la rivière de Roura. Cet
-établissement a été inventé par Collot-d'Herbois. Les nègres condamnés
-aux fers ou à la police correctionnelle, y sont envoyés pour un tems
-plus ou moins long; ils reçoivent quatre-vingts coups de fouet le
-premier jour de leur arrivée, et soixante le jour de leur sortie. Leur
-travail est de 120 toises de long sur une de large, à nétoyer dans les
-vases. Ce terrain vaste et extrêmement fertile, est dans un bas-fond
-sous l'eau, entouré de digues très-bien entretenues; l'air qu'on y
-respire est méphitique, et les nègres libres attachés à cette culture,
-sont presque tous attaqués de l'épian, branche de peste communicative
-qui ne guérit qu'au bout de trois ans, et toujours après avoir rongé
-quelques extrémités des pieds ou des mains.
-
-Le régisseur m'exhiba l'ordre de me faire travailler, en me conduisant
-dans une cabane infecte, où soixante nègres dansoient et dormoient
-tour-à-tour auprès d'un grand feu. L'aspect de ces figures bronzées qui
-s'avancèrent toutes à ma rencontre, l'horreur et la saleté de ce réduit
-me firent songer à l'enfer; je ne savois si je devois m'asseoir ou
-rester immobile, parler ou pleurer..... Au bout de quelque tems, il me
-survint un ulcère à la jambe, qui ne me donna point de repos pendant dix
-jours; je crus que c'étoit le pian: une négresse incisa la tumeur, et
-j'en fus quitte pour la peur et pour des souffrances inexprimables.
-
-Le soir, quand le mal me donnoit quelque répit, je m'amusois à écouter
-les nègres causant entr'eux sans contrainte. Quand ils avoient fait
-leur cuisine, ils inventoient des contes en soupant à la lueur d'une
-fumée rougeâtre. Leur nourriture est _une panade_ de bananes à moitié
-mûres, dépouillées, réduites en pâte et cuites avec une ou deux onces de
-lamantin ou de mauvais boeuf portugais. Les héros de la _Bibliothèque
-bleue_ de ce pays sont les blancs, les oiseaux, les soldats, les
-plantes; les auditeurs et les orateurs sont en même tems acteurs pour
-imiter le chant ou le cri des animaux, le pétillement de la flamme et
-tout le mouvement des personnages ou des accessoires du conte; tantôt
-ils forment des choeurs de danse ou de chant, des courses ou des
-chasses. La comédie et le grand opéra sont naturels à ces sauvages, tout
-est mis en action chez eux. Quand je comparois ce théâtre avec celui de
-Scaurus à Rome, des jeux olympiques à Athènes, avec l'Odéon et le Muséum
-de la Grèce et d'Alexandrie, je me disois: S'il existe une grande
-différence, ce n'est pas pour le plaisir; les sybarites mettoient
-l'univers à contribution pour se réjouir, leur plaisir étoit peut-être
-moins vif sur des roses, que la jouissance de ceux-ci sur leurs morceaux
-de planches; que de degrés de jouissance pour ces derniers se raffinant
-jusqu'aux autres qui n'ont plus qu'à mourir de satiété! Le malheur et la
-pauvreté sont des sources de bonheur pour celui qui se contente de peu
-de chose; l'innocence loge parfois le plaisir sur les épines et cache le
-dégoût sous les plis des roses.
-
-J'étois réduit à la plus affreuse misère et je ne voulois rien demander
-à personne, car l'homme compatissant devenoit alors le complice de
-l'accusé. Au moment où je me désolois, MM. Barbé-Marbois et
-Laffond-Ladebat, spécialement proscrits par Burnel, m'envoyèrent de
-l'argent. Le premier eut le courage d'écrire à l'officier du poste de la
-Franchise, qui étoit une créature de Burnel, pour lui demander un reçu
-de la somme qu'il me faisoit passer; je le donnai moi-même.
-
-Pendant que je gémissois dans cet antre lugubre, la mort sonnoit la
-dernière heure de mon bon vieux Bélisaire, Colin: depuis deux mois il ne
-sortoit plus de son lit; la misère, l'épuisement, les chagrins de
-famille, l'avoient anéanti; il conserva jusqu'au dernier moment son sang
-froid et sa gaité; il expira le 18 brumaire, 9 novembre, fut inhumé à
-côté de Préfontaine, sur les décombres de l'hôpital fait pour la colonie
-de 1763; il avoit 63 ans, il est allé rejoindre ces victimes dont il
-avoit recueilli les extraits mortuaires..... Ô mon cher Colin, je n'ai
-pas reçu ta bénédiction patriarcale, mais je t'ai donné des pleurs du
-fond de ma retraite; tant que je demeurerai sur cette plage, je parlerai
-de toi à ta famille!... J'irai verser sur ta tombe des larmes d'amour et
-de reconnoissance; si je touche le sol qui m'a vu naître, mes amis
-parleront de toi... Je les comparerai à toi; j'espère en retrouver en
-France quelques-uns qui te ressembleront. La mort t'a épargné cette fois
-les alarmes de la nouvelle conspiration. Le départ de la famille de
-l'agent l'avoit fait tomber en syncope _de chagrin_, disoient ses amis;
-de joie, disoient ses ennemis, _d'avoir sauvé le reste de ses
-concussions_. Il se réveilla le 19 brumaire, pour achever sa dernière
-conspiration: pour cette fois il jeta le gant; ses gendarmes, aidés des
-noirs, s'emparèrent des pièces de canon pendant qu'il amusoit les
-soldats blancs aux casernes. La guerre civile fut complétement organisée
-à Cayenne; Burnel étoit à la tête des conjurés; la troupe courut aux
-armes, sauva sa vie, celle des habitans et des déportés, consigna
-l'agent dans sa maison, le suspendit, fixa le jour de son départ, arrêta
-ses satellites, dont quelques-uns furent fusillés. Il avoit tellement
-vidé les caisses et épuisé le magasin qu'il n'y restoit ni vivres, ni
-vêtemens; l'hôpital manquoit de tout, la troupe étoit sans pain, les
-habitans firent des sacrifices. Burnel, en mettant le pied dans le
-canot, eut l'impudeur de dire qu'il laissoit la colonie florissante à
-des royalistes, qui ne le déportoient que pour la livrer aux Anglais.
-Nous apprendrons dans peu que le même soleil, le même jour et à la même
-heure, éclairoit le 19 brumaire[12] à Paris, à la Guadeloupe et à
-Cayenne, et que le directoire étoit renversé en même tems que ses agens.
-Burnel fut relégué dans le port après avoir remis ses pouvoirs à M.
-Franconie, vieillard respectable, plus riche en vertus qu'en talens.
-Burnel, du milieu de la rade, essaya encore de revenir à terre: son plan
-n'étoit ni si atroce ni si fou que le disent ses apologistes pour le
-rendre incroyable; il n'auroit pas égorgé tous les blancs, mais il les
-auroit tous comprimés, volés ou déportés; il auroit donné autant de
-prépondérance aux gens de couleur qu'aux colons; les premiers, enivrés
-de ces priviléges, l'auroient exempté de rendre ses comptes et fermé la
-bouche aux autres; il auroit pu rester ou partir avec ses dépouilles,
-enrichi des plus beaux certificats d'une sage, économe et bienveillante
-administration; il avoit encore l'espoir de faire une riche moisson dans
-les ports de Surinam où il auroit envoyé par terre en remontant le
-Maroni, des bandes de propagateurs de la loi du 16 pluviose. La pénurie
-où il laissoit Cayenne engageoit les noirs desoeuvrés à faire ce fatal
-présent aux Hollandais, s'ils réussissoient dans cette entreprise, le
-directoire, qui comme beaucoup de Français n'a jamais eu une juste idée
-du désastre occasionné par la liberté des noirs, auroit voté des
-remercîmens à Burnel pour cette acquisition, comme on en devroit à
-Erostrate pour les cendres du temple d'Éphèse.
-
-[Note 12: La nuit du 20 au 21 brumaire (10 nov. 1798), a été
-éclairée à Cayenne, par un superbe feu d'artifice, par des _étoiles
-tombantes_. Ce phénomène céleste a duré jusqu'au jour. Ce n'étoit point
-une aurore boréale, c'étoit quelque chose de plus majestueux; tout le
-monde en a été frappé. Les nègres crédules ont vu des hommes de feu, des
-bataillons sous les armes, des couronnes, enfin tous les fantômes d'une
-imagination alarmée; les blancs ont également vu des choses
-surprenantes, car la superstition n'est que la suite d'une continuelle
-attache aux objets. Le malheur, l'anxiété et le grand désir de savoir,
-d'obtenir ou d'éviter un objet, nous font tenter toutes les chances pour
-nous satisfaire. J. J. Rousseau, dans les Charmettes, inquiet sur son
-sort dans l'autre monde, jeta une pierre à un arbre, et dit qu'il
-attacha sa destinée à la direction de cette pierre. Le _Spectateur
-anglais_ se trouvant à dîner avec des savans, vit une dame aimable et
-instruite se lever brusquement de table, parce qu'il avoit mis en croix
-sa cuiller et sa fourchette. Tel qui traite ce fait de puérilité ne
-voudroit pas s'asseoir treizième convive à une table, de peur de mourir
-dans l'année. Quoi qu'il en soit, le 21 brumaire répond au jour de la
-clôture des jacobins de Paris, en l'an 2; à la sommation aux départemens
-de pourvoir à la subsistance de Paris, en l'an 4. Il répond aussi à la
-culbute du directoire, en l'an 8. Ce qui nous fait dire avec Bayle, dans
-ses pensées sur une comète qui parut de son tems: «_Nous faisons plus
-d'attention aux choses simples qui sont au-dessus de nous, qu'aux
-merveilles qui se passent tous les jours sous nos yeux._»]
-
-En France, il basa sa justification sur la prétendue reddition de
-Cayenne aux Anglais, car son successeur Hu.... envoya à la découverte,
-en arrivant, pour savoir si Burnel n'en avoit pas imposé. Son départ me
-fit sortir de la Franchise et me donna la liberté de faire un second
-voyage chez les Indiens, et d'y voir les antropophages ou mangeurs
-d'hommes.
-
-
-_De l'antiquité de la découverte de l'Amérique, par rapport à l'histoire
-et à la religion._
-
-L'histoire qui nous fait marcher dans les ténèbres et durant les
-premiers âges du monde, et même beaucoup de siècles après le déluge,
-garde un profond silence sur le Nouveau-Monde. Ce n'est que plus de
-quatre mille ans après le déluge que le hasard nous fait soupçonner
-qu'il doit exister une autre terre, que nous trouvons enfin dans le
-quinzième siècle de l'ère chrétienne, c'est-à-dire, l'an du monde cinq
-mille huit cent et tant; mais, disent les déistes aux théologiens, si J.
-C. est venu racheter tous les hommes et substituer la loi nouvelle à
-l'ancienne, il n'est donc pas venu pour les Américains; ou bien étant
-plus parfaits que nous et nés d'un autre père, ils n'avoient pas besoin
-des grâces du Rédempteur; mais alors le livre de la Genèse est un
-conte, et l'Évangile, qui fait suite, en est un autre; retranchez-vous
-donc à dire que le médiateur du monde est venu pour ceux-ci comme pour
-nous, et que nous avons un même père; mais comment le Dieu qui a fait
-tant de miracles pour tant d'ingrats, dans les trois continens, a-t-il
-été sourd aux désirs de ces malheureux qu'il a abandonnés à leurs
-penchans, sans leur faire luire ni aucun rayon de sa grâce, ni aucune
-communication avec les peuples qu'il avoit formés à son culte? Tel est,
-en substance, l'argument de presque tous les écrivains qui ont parlé de
-l'Amérique. D'après les massacres des Péruviens, un inquisiteur diroit
-qu'ils ont été trop heureux d'obtenir le baptême par l'effusion de leur
-sang. Cette réponse, peu satisfaisante aux yeux de la religion et
-odieuse à la raison, ne fut jamais celle du Christ, qui n'exige de
-l'homme que l'observance de la loi naturelle, dégagée des entraves
-théologiques de l'école. Des théologiens, en réfutant les athées et les
-déistes, sont tombés dans un excès de rigorisme presque aussi pernicieux
-que les détracteurs de la morale et des moeurs. Si _Helvétius_,
-_Diderot_, _Voltaire_ et _Rousseau_ recommençoient aujourd'hui leur
-carrière, ils se plaindroient de n'avoir point été entendus, se
-trouveroient d'accord avec les principes de la théologie et de la
-raison, et même avec ceux contre qui ils ont tant écrit, car la vérité
-est la même pour tous les hommes, dans tous les siècles; tous la voient
-d'un même oeil, mais tous lui donnent, suivant leurs intérêts, le profil
-des circonstances. De l'abus d'un principe, ils en attaquent la source,
-moins pour être crus que pour être admirés. Aujourd'hui, par exemple,
-les écrivains incrédules ne font plus fortune, parce que les novateurs
-s'étant mis au-dessus de tous les principes de religion et de morale,
-ont mieux prouvé au peuple par leur conduite débordée, que les savans
-par cent mille volumes en faveur de la religion et de la morale, que le
-maintien de ces deux bras de la Divinité est aussi nécessaire au monde
-que les élémens qui le conservent. Tant que les prêtres et les rois ont
-eu trop de pouvoir, le désir de fronder les abus nous a fait sauter à
-pieds joints sur les principes; mais le malheur qui est la suite de leur
-renversement, nous fait presque retomber dans un excès contraire. Un
-philosophe dit quelque part, que toujours le monde est ivre; tantôt il
-chancelle à droite, tantôt à gauche; s'il n'avoit pas de mur pour
-s'appuyer en route, il s'égareroit et tomberoit dans un abyme sans fond;
-fidèle tableau de tous les siècles, et sur-tout des deux derniers, où
-les théologiens et les inquisiteurs, d'un côté, les matérialistes et les
-athées de l'autre, ont, chacun dans leur sens, tenaillé la religion et
-la vérité. Du milieu des bûchers de Goa, et des _auto-da-fé_ d'Espagne,
-l'Évangile, comme la salamandre, renaissoit de ses cendres, pour être
-lacéré par les usurpateurs français de 1798, et gravé en 1799 dans tous
-les coeurs incrédules que le malheur et la persécution ont rendus ses
-prosélytes. L'histoire et la vérité se tamisent donc au _manaret_ du
-tems. En 1792, toutes les Françaises dévoroient les écrits en faveur du
-divorce; en 1797, elles abhorroient cette loi. Voltaire, Rousseau,
-Raynal, d'Alembert, Diderot, Montesquieu, sont admirés pour leur esprit;
-_Bayle_, _Helvétius_, _Spinosa_, _Boulanger_, _Freret_, pour leurs
-talens, improuvés pour leur partialité, et souvent pour leurs principes;
-_Rollin_, _Crevier_, _Lebeau_, _Vély_, _Daniel_, _le Laboureur_,
-_Prideaux_, _Fleury_, pour leurs lumières, leurs principes, leurs talens
-et leur amour pour la vérité. Un demi-siècle et un revers de fortune
-dans les royaumes, ont à moitié défeuillé la couronne des premiers; les
-horreurs de l'inquisition, les tyrannies des rois, le mécontentement des
-peuples, la prodigalité des nobles, la servitude des artisans, n'ont
-rien ôté du mérite des seconds; enfin, après tous les fléaux qui ont
-pesé sur la tête du peuple, ce même peuple, entraîné d'abord, comme
-l'ivrogne, du côté de ces Sirènes, se dégoûte brusquement de leurs
-chants pour soupirer, direz-vous après son malheur?... non, certes,
-c'est après les principes. C'est donc entre le fanatisme révolutionnaire
-et religieux que l'histoire marche d'un pas ferme, non point sur une
-route étroite, comme on le dit; mais sur le grand chemin de la vérité et
-de l'honneur, qui ne sont point relégués dans une _île sans bord_, mais
-en rase campagne, à la vue de tous ceux qui veulent avoir les yeux de la
-bonne foi.
-
-Si le tems me permet de mettre la dernière main à cette partie de mon
-ouvrage, je consulterai, avec un égal intérêt, les écrits pour et
-contre. La vérité est partout la même, mais les réflexions opposées des
-auteurs détournent souvent l'attention du lecteur. D'un côté, les
-matérialistes voudront prouver l'éternité de l'univers, et réfuter le
-système de la Genèse sur la création d'un seul père de tous les hommes;
-ils prétendront, comme Voltaire dans l'histoire du Czar, nous démontrer
-cette vérité par les restes que les arts ont laissés dans les pays
-qu'ils prétendent avoir été abandonnés à des époques qui nous sont
-inconnues. Quand je trouverois ici des manuscrits en langue française ou
-grecque, comme l'auteur de l'histoire du Czar rapporte dans sa
-description de la Russie, que dans la terre des Ostiaks et des Calmouks,
-il s'est trouvé des morceaux d'ivoire fossile, des feuilles d'arbres qui
-ne croissent que dans les pays chauds, et des écrits de tems
-très-reculés en langue du Thibet, conclurai-je comme lui que ces trésors
-dans une terre sauvage prouvent que les arts font continuellement le
-tour du monde, et qu'ils enterrent ces preuves de leur éternité? Le
-lecteur à qui je dirois que les Américains ne sont pas fils d'Adam,
-parce qu'ils sont séparés des trois parties du monde, me demanderoit si
-je connois mon alphabet; mais si je concluois, après avoir vu le palais
-des Inkas et les huttes des sauvages de l'intérieur, que les arts font
-le tour de l'Amérique, et qu'elle est éternelle, on me riroit au nez. Je
-ne serois pas plus excusable aux yeux des hommes justes, si j'approuvois
-le massacre des Indiens, parce qu'ils ne vouloient pas être catholiques.
-L'Évangile est la semence de la persuasion, et la vérité, le
-dépouillement des passions.
-
-L'Amérique a été soupçonnée par Platon, qui parle d'une terre australe
-confinant aux trois autres parties du monde. L'auteur se trompe sur le
-mot, car l'Amérique aujourd'hui, comme nous l'avons vu, ne touche plus
-aux autres parties du monde par le pôle antarctique, mais seulement par
-le pôle arctique. Il est vrai que nos navigateurs modernes n'ont pas
-encore retrouvé cette route, mais l'histoire de cette Mexicaine qui alla
-à Pekin par terre, sans doute par le détroit glacé de Bechring, en
-seroit une preuve non-équivoque, si les missionnaires étoient moins
-suspects aux historiens. Quelques-uns prennent ce récit pour un conte
-vraisemblable, dicté par ceux qui ont voulu répondre aux objections des
-philosophes contre le texte de la Genèse, et l'application des
-souffrances de J. C. et du baptême à tous les hommes. Tous sont
-pourtant d'accord de la possibilité de ce passage. Pour s'en convaincre,
-il ne faut que lire l'histoire du Groënland, où nos navigateurs ont
-trouvé des hommes, contre leur attente. Si l'homme peut vivre sous la
-ligne, il peut s'avancer de même jusqu'à l'extrémité des pôles. Quand ce
-trajet seroit impossible, l'histoire nous indique d'autres routes pour
-aller en Amérique, car elle étoit bien peuplée quand nous la trouvâmes.
-Voyons par qui.
-
-
-_Des Indiens ou naturels d'Amérique._
-
-Les peuples dont nous allons parler, sont nommés _Indiens naturels du
-pays_, parce qu'ils habitoient paisiblement l'Amérique à l'époque où
-nous l'avons retrouvée. D'où sont-ils venus? comment s'y sont-ils
-introduits? depuis quel tems ont-ils fait cette découverte? Des
-philosophes modernes, pour prouver l'éternité du monde et réfuter le
-système de la Genèse, disent qu'un autre Adam a été créé, et que le
-monde est beaucoup plus ancien que nous ne croyons: les matérialistes en
-induisent l'éternité de la matière; enfin, cette trouvaille occupe
-encore tous les hommes à systèmes. Ce champ étant aussi vaste que les
-déserts de la Guyane, a été retourné et par les historiens et par les
-missionnaires, sans leur avoir donné rien de positif; les uns et les
-autres entrent dans des dissertations à perte de vue. Le désir
-d'étouffer la religion a fait grossir les objets sous la plume de
-quelques voyageurs; l'ardeur de la défendre a quelquefois fait conter
-des fables aux missionnaires. Nous nous contenterons d'analyser ce que
-les auteurs de la Guyane ont écrit sur les Indiens, en ne choisissant
-que les traits qui donnent quelques connoissances de la manière de vivre
-de ces peuples.
-
-MM. Legrand et Duhamel, dans l'introduction de leur voyage manuscrit, en
-recherchant l'origine de la population de l'Amérique, la placent à l'an
-du monde 3388 avant J. C. (616).
-
-La mer Méditerranée ayant été pendant long-tems le centre commun du
-commerce et des arts de l'ancien continent, les peuples entassés sur ses
-bords, sont tous devenus ou armateurs ou conquérans, et souvent l'un et
-l'autre; le désir de faire fortune leur a tenu lieu de boussole, et on
-s'étonne encore aujourd'hui de la hardiesse de leurs tentatives. On lit
-dans Hérodote, liv. 1. chap. CLVIII:
-
-
-_Dynasties des rois d'Égypte, règne de Néchao._
-
-«Ce prince entreprit de joindre le Nil avec la mer Rouge, mais il ne
-réussit pas à ce travail, dans lequel il vit périr six-vingt mille
-hommes. Il fut plus heureux dans une entreprise d'un autre genre.
-D'habiles mariniers de Phénicie, qui étoient à son service, partirent de
-la mer Rouge avec ordre de reconnoître toutes les côtes d'Afrique; ils
-en firent le tour, et retournèrent en Égypte par la Méditerranée, après
-avoir heureusement passé le cap de Bonne-Espérance et le détroit de
-Gibraltar (autrefois d'Hercule), qui est la clef de ces deux mers, entre
-l'Espagne et l'Afrique.»
-
-Qui croiroit que cette entreprise, l'une des plus hardies dont parle
-l'histoire, et la première boussole de la navigation, soit restée dans
-l'oubli pendant plus de vingt siècles? Ce n'est qu'en 1497, trois ans
-après le voyage de Christophe Colomb en Amérique, que Vasquez de Gama,
-portugais, retrouva cette même route, pour aller aux Grandes-Indes par
-le cap de _Bonne-Espérance_ ou des _Tempêtes_.
-
-Le laconisme de l'histoire ancienne, disent-ils, nous donne par-là
-quelques indices, pour dater l'époque de la population de l'Amérique.
-Les Phéniciens, originaires des Juifs, des Égyptiens et des Assyriens,
-habitoient la rive orientale de la Méditerranée. Tyr la fameuse,
-Carthage et Utique en Afrique, étoient des colonies phéniciennes, qui
-toutes réunissoient leurs lumières et leur industrie pour le commerce
-des mers. Les Hollandais, et les Portugais leurs imitateurs, n'ont fait
-que retrouver les premières découvertes et les routes que ces premiers
-navigateurs leur avoient tracées. Ainsi, les Phéniciens ayant eu la clef
-de la Méditerranée, de l'Océan du nord, du sud et de la mer des Indes,
-ont commencé à quitter un peu les côtes; quand ils ont eu gagné le
-large, les alizés soufflant de l'est-est quart de nord, les ont fait
-aborder sans malheur sur les côtes du Brésil et du Paraguay. Ceux qui
-sont partis de la Méditerranée, des ports d'Utique et de Carthage, pour
-voguer dans l'Océan du sud, ont remonté jusqu'à l'Amazone, d'où les
-courans ont dû les porter aux îles Antilles, près du golfe du Mexique.
-Ils ont trouvé, en côtoyant, la Jamaïque, la Floride et la Louisiane.
-Comme ils n'avoient point de boussole, et que les vents du pays sont
-long-tems invariables, ils s'y sont confinés d'abord forcément. Ainsi,
-du côté des Européens, le Portugal, l'Espagne, l'Angleterre ont peuplé,
-sans le savoir, les îles et la terre ferme de l'Amérique Septentrionale;
-de là vient la confusion des langues et la nouvelle Babel. Aussi, chaque
-canton de l'Amérique avoit-il une langue différente; chaque nouveau
-débarqué devenant chef d'une peuplade, parloit son jargon, que le voisin
-n'étoit pas curieux d'apprendre. L'usage de ces peuples étant de vivre
-isolément chacun par famille, ils ne cultivoient les sciences que pour
-leur usage, qui se bornoit à bien peu de chose. L'écriture ne leur étoit
-pas connue, ou plutôt ils en avoient perdu l'usage, et dans l'ancien
-Continent, elle n'étoit pas le secret du peuple; au reste, disent les
-auteurs que j'extrais, les Américains y suppléoient par la mémoire:
-aujourd'hui même ils se transmettent de père en fils les histoires les
-plus reculées de leur origine. Quoiqu'ils ne comptent que par lunes, et
-qu'aucun d'eux ne sache son âge, ils confondent si peu l'histoire des
-tems reculés, que, toute défigurée qu'elle est pour nous par les
-lacunes, on y démêle encore facilement leur origine.
-
-Quelques sauvages de l'intérieur des terres, connus sous le nom
-_d'Indiens à longues oreilles_, parce qu'ils percent leurs oreilles en
-naissant, les tirent et les font descendre jusqu'à l'extrémité de leurs
-abajoues, croyant sans doute remplacer par ces oreilles naturelles les
-pendans des anciens Perses et les longues breloques des Babyloniennes et
-des modernes Européennes, furent pris et amenés dans ces derniers tems
-dans une des missions ou paroisses d'Oyapok. Leur langage étoit
-absolument inconnu aux autres Indiens plus voisins de la côte. Après
-quelque tems ils parvinrent à se faire entendre. Le _baba_, ou curé de
-la paroisse, en ayant attiré quelques-uns chez lui, leur demanda d'où
-ils sortoient, quel âge ils avoient, ce qu'ils savoient, s'ils croyoient
-en Dieu, pourquoi ils mangeoient leurs semblables. Je voudrois pouvoir
-rendre leurs réponses dans leur jargon, qui a une grâce naturelle dans
-l'accent, plus sensible pour les femmes dont le goût est épuré par la
-finesse de leurs organes. C'est un mélange de la douceur des langues
-asiatiques, et de la rudesse des hommes abrutis par la solitude,
-l'épaisseur des bois et le silence éternel de la nature dans des climats
-inhabités. Les oiseaux, quoique solitaires en apparence, semblent
-rechercher de loin la société de l'homme. Ici ils ne roucoulent que
-rarement; les rois du chant, le rossignol, la fauvette, le chardonneret
-n'ayant point eu d'auditeurs, n'y font point entendre leur mélodie. Les
-oiseaux sauvages qui les remplacent sont nuancés de plumes de toutes
-couleurs et armés d'un bec très-long et très-fort, dont ils se servent
-tous pour tirer les yeux à l'homme qui veut les prendre. Les
-quadrupèdes, qui sont les tigres, les moutons paresseux, les tapirs, les
-singes rouges et noirs, plus hideux que tous ceux de l'Europe, font
-retentir l'air, pendant la nuit, de rugissemens ou de sons rauques et
-lugubres, qui inspirent la barbarie et l'anéantissement de la nature:
-c'est à cette école que ces sauvages ont formé leurs langages et leurs
-moeurs; d'après cela faut-il s'étonner de la rusticité de leurs
-habitudes? Mais comme l'Africain ne dépose jamais toute sa couleur noire
-dans le sang où il se mêle, de même l'homme devient métis au moral comme
-au physique. Ces sauvages conservent encore une teinture de leur origine
-et ornent leur langage de beautés primordiales, aussi âpres que le pays
-qui les produit.
-
-«Nous sommes les enfans d'un père bon et juste qui nous a donné un arc,
-des flèches, un _boutou_; il nous a appris aussi à creuser un arbre pour
-le confier à l'eau; il a disparu depuis bien des lunes. Il commença à
-s'endormir après avoir beaucoup hélé (crié) pour une blessure qu'il
-avoit reçue à la jambe droite, dans une bataille que nous eûmes avec les
-Arouas; nous songeâmes enfin à le cacher dans la terre, en le baignant
-de larmes. Avant de dormir, il nous appela tous auprès de son hamac.
-Nous étions quatre frères; celui qui comptoit le plus de lunes après
-notre père est mort de douleur; il joignoit les mains vers la montagne
-où nous allions demander une bonne chasse au _Tamouzy_; il nous ordonna
-d'en faire autant et d'apprendre à tous nos enfans tout ce qu'il nous
-avoit raconté de l'_Hyrouka_, du _Tamouzy_ et des hommes bien loin, bien
-loin du côté du soleil levant, d'où son grand-père lui avoit dit que ses
-aïeux étoient venus depuis un nombre de lunes plus grand que toutes les
-flèches que nous avons décochées aux _Ytauranés_, aux _Galibis_ et aux
-_Arouas_. Il nous parla aussi de l'arrivée de blancs bien méchans, qui
-étoient entortillés, de la tête aux pieds, de grands hamacs couleur de
-_nécrou_ (c'est-à-dire noirs, couleur du diable des Indiens), par-dessus
-lesquels étoit une côte ou _couillou_, couleur de tamouzy (c'est-à-dire
-blanc). Ces Européens sont venus bien des lunes.... bien des lunes après
-les autres, nous a dit notre père; ils vouloient nous faire renoncer au
-_Tamouzy_, au grand _Lama_, au terrible _Hyrouca_ dont le souffle
-déracine les arbres, les montagnes, et fait dormir plus d'Indiens dans
-un jour qu'il n'y a de feuilles sur ces monbins. Ces blancs entortillés
-_d'hyrouca_ et de _tamouzy_, annonçoient un autre _Lama_ qui venoit,
-disoient-ils, renverser le nôtre. Les grands _babas_ de notre père se
-sont battus avec eux; ces blancs qui avoient été reçus comme des envoyés
-du Tamouzy, _rougirent_ plusieurs Indiens et forcèrent les autres à se
-réfugier dans les montagnes et dans les forêts, d'où nous avons été
-tirés par ces _galibis_ avec qui nous étions en guerre.»
-
-Cette narration dont j'analyse la teneur pour la rendre supportable dans
-notre langue, prouve que les Indiens conservent le souvenir de leur
-première origine, et qu'ils ne la confondent point avec l'arrivée des
-Espagnols et de leurs missionnaires dominicains ou jacobins, entortillés
-de hamacs noirs ou de soutanes et de _tamouzis_, c'est-à-dire, de
-surplis. La simplicité des dates, la richesse des comparaisons, la
-sublimité des pensées, la fidélité de la tradition prouvent, comme je
-l'ai dit plus haut, que les Indiens cultivent les sciences, mais
-seulement pour leur propre usage; qu'ils n'ont oublié ni les loix, ni le
-culte de leurs premiers pères; qu'ils y sont fidèles sans avoir besoin
-de calendrier pour marquer les jours de fêtes, ni de temples pour se
-réunir à la prière.
-
-D'où leur vient ce précepte de tradition orale de père en fils, qui
-supplée à l'écriture? L'ont-ils puisé dans les pays où ils se mangent
-les uns les autres, ou dans les premières loix qu'ils ont reçues avant
-l'invasion des Européens? Il n'y a personne qui ne soit de ce dernier
-avis; ils n'ont donc retenu que les principes de leur culte et de leurs
-moeurs; si on les trouve altérés, l'âpreté du sol en est cause; mais en
-remontant à la source, on puise ces mêmes préceptes de tradition orale
-dans les loix des premiers législateurs de la Grèce et de l'Asie. Mes
-guides ajoutent sur les Indiens, que dans le tems de leurs
-divertissemens, les vieux se couchent dans leurs hamacs pour _karbeter_,
-ou raconter l'histoire de leurs ancêtres _au petit monde_, c'est-à-dire
-aux enfans qui les servent comme leurs rois.
-
-Une grande partie des Indiens n'érige ni statues, ni temples, ni autels
-à ses dieux; du haut des montagnes qu'ils gravissent avant le point du
-jour, ils se prosternent du côté de l'orient pour invoquer le Tamouzy
-dans les premiers rayons de l'astre qui féconde la nature; ils se
-tournent ensuite à l'occident pour prier l'Hyrouca ou le diable avec une
-ferveur particulière; on les croiroit Manichéens: point du tout, disent
-les missionnaires; nous leur avons entendu dire plusieurs fois: _Nous
-n'adorons pas l'Hyrouca de bon coeur, mais nous le prions parce qu'il
-est puissant et méchant._
-
-Les Indiens sont très-adonnés à la magie et à la superstition; leurs
-sorciers sont de savans botanistes qui ne font rien que pour des
-présens. Ces sorciers, prêtres et docteurs de la loi, sont le fléau ou
-la consolation de ces pauvres gens. Les Indiens sont hospitaliers,
-jaloux, passionnés pour les boissons enivrantes, furieux dans l'ivresse;
-ils ont l'intempérance des Perses et la sobriété des Spartiates; ils
-sont brutes dans certaines connoissances qui nous sont familières,
-pénétrans dans les découvertes sublimes, comme dans leur briquet, dans
-leur poterie, dans la manière de se médicamenter. Ce mélange de science
-et d'abrutissement fait présumer aux écrivains que j'analyse, que
-l'Amérique a été policée autrefois, et que des révolutions ont dispersé
-les habitans, qui se sont enfoncés dans les déserts, et ont été
-replongés dans l'abrutissement; ils appuient ces assertions des notes
-suivantes.
-
-Platon, dans son _Timée_, prétend qu'un vaste continent nommé Atlantide,
-plus grand que l'Asie et l'Afrique, fut submergé par un horrible
-tremblement de terre et une pluie extraordinaire qui dura un jour et une
-nuit. Le sol d'Amérique ne présente partout que des laves. Raynal
-convient qu'en 1663, _Lima_ qui étoit pavé en argent fut englouti, que
-les tremblemens de terre y sont aussi fréquens et beaucoup plus
-terribles que dans la Calabre. M. de la Condamine qui a visité les
-Cordillères, a trouvé des glaces sur des monceaux de cendres, des terres
-brûlées. Les montagnes de l'intérieur offrent partout des pierres
-noires et fondues; en 1766 le tremblement de terre dont le foyer étoit
-sous le Cap-Français, se fit sentir à la même heure à Lima, au Chili et
-dans la Guyane, c'est-à-dire à plus de deux mille lieues de distance.
-
-Le sentiment d'un volcan général allumé par la torche du tems et éteint
-par les siècles, ne détruit point le système de la _Genèse_, et ce
-témoignage est précieux dans la bouche de l'auteur de _l'Histoire des
-deux Indes_.
-
-Platon parle encore des rois qui y commandoient, de leurs pouvoirs et de
-leurs conquêtes. Crantor, qui le premier a interprété Platon, assure que
-cette histoire est véritable. Je sais que le rigoriste Tertullien l'a
-combattu parce que J. C. étant venu sauver tous les hommes, les grâces
-du Messie ne paroissent point appliquées de fait à des nomades inconnus
-du reste du monde; mais cette raison théologique confondue par la
-découverte de Colomb, nous confirme de plus en plus que les secrets de
-Dieu nous sont impénétrables sur nos destinées. Pamelius et Proclus ont
-réfuté Tertullien par le témoignage d'un historien d'Éthiopie, nommé
-Marcel, qui avoit écrit la même chose.
-
-Diodore de Sicile paroît confirmer l'époque à laquelle nous plaçons la
-population de l'Amérique.
-
-«Quelques Phéniciens, dit-il, ayant passé les colonnes d'Hercule, furent
-emportés par de furieuses tempêtes en des terres bien éloignées de
-l'Océan; ils abordèrent à l'opposé de l'Afrique, dans une île
-très-fertile, arrosée de grands fleuves navigables.» (Ce ne peut être ou
-que dans l'Archipel de l'Amérique, à Saint-Domingue, à la Jamaïque, ou
-bien au fleuve Saint-Laurent, aux Amazones, ou à la Plata.) Le même
-historien ajoute que les Carthaginois réservèrent pour eux les données
-qu'ils avoient sur ce pays. Carthage ayant été rasée par les Romains,
-les habitans traînés en captivité, brisèrent leur boussole pour se
-venger du vainqueur.
-
-Nos modernes commentateurs de la Bible, pour expliquer la route des
-flottes de Salomon, qui mettoient trois ans au voyage d'Ophir, ont placé
-ce pays dans l'Afrique, dans les grandes Indes, aux Moluques, aux îles
-de la Sonde, dans l'Indostan, à l'extrémité de la mer Noire, sur les
-rives du Phase et du Pactole, dans la Méditerranée, sur les bords de la
-Lybie et de la Cyrénaïque, enfin dans tous les points de l'Afrique, sans
-l'avoir pu reconnoître précisément, parce que chacun de ces pays produit
-l'or ou une partie de richesses que la flotte rapportoit; mais il ne
-falloit pas trois ans pour le voyage de ces côtes. Le savant
-Arias-Montanus, éditeur de la fameuse Bible de Philippe II... _Postel_
-et d'autres (dit _don Calmet_ sur la Genèse, page 39, dissertation sur
-le pays d'Ophir) ont été le chercher dans l'Amérique et l'ont placé dans
-le Pérou; d'autres enfin ont cru le découvrir dans l'Hispaniole,
-aujourd'hui Saint-Domingue. Christophe Colomb s'écria en y entrant:
-_Voilà le véritable Ophir de Salomon!_ Il y vit de profondes cavernes,
-des fleuves détournés, des ruisseaux qui couroient sur des lits d'or et
-d'argent, et il n'y trouva que des hommes indifférens sur tous ces
-biens, dont ils n'ignoroient peut-être le prix que parce qu'ils étoient
-en petit nombre ou nouvellement transplantés, ou parce qu'ils avoient
-perdu le besoin de communiquer avec les continens.
-
-Il sembla que _Sénèque_, contemporain de J. C., ait prophétisé les
-découvertes que nous avons faites depuis deux siècles; et, pour parler
-plus raisonnablement, dit Moréri, la connoissance que ce grand homme
-avoit des secrets de la nature et de l'histoire, lui avoit fait prédire
-que nous pourrions retrouver un pays connu anciennement des Phéniciens
-et des Carthaginois; il s'explique ainsi:
-
- _Venient annis
- Sæcula seris, quibus Oceanus
- Vincula rerum laxet, et ingens
- Pateat tellus, Tiphisque novos
- Detegat orbes, nec sit terris
- Ultima Thule._
-
-«Les siècles à venir briseront les barrières de l'Océan; un vaste
-continent nous sera connu; un nouveau Tiphis le découvrira et les bornes
-du monde seront reculées au-delà des glaces de l'Islande.» Ainsi les
-anciens se doutoient déjà que l'Amérique septentrionale confine à l'Asie
-par le pôle arctique.
-
-Ces extraits sont suivis de la comparaison des moeurs des anciens
-peuples sauvages avec les naturels Américains. Les auteurs en extorquent
-quelques inductions à l'appui de leur système de chronologie; ils ont
-écrit ceci, disent-ils, pour prouver que le système de la Genèse sur
-l'origine du monde, n'est pas le moins raisonnable; que l'Amérique a pu
-être peuplée d'hommes, qui, dociles à la loi naturelle, ne sont pas
-privés des grâces de la venue du Médiateur; de là ils passent à la vie
-privée des Indiens. Je puis les juger par ce que j'en ai connu; ils sont
-plus instruits que moi; je n'aurai que le mérite de les compulser et de
-les concilier en mettant de suite les traits qui se trouvent quelquefois
-épars dans leurs manuscrits.
-
-
-
-
-HYROUA ET LISBÉ,
-
-ou _les Indiens de la zone torride_.
-
- On dit que ces _Indiens_ au carnage acharnés,
- Qui rougissent de sang la terre intimidée,
- Ont cependant d'un Dieu conservé quelqu'idée,
- Tant la nature même en toute nation,
- Grava l'Être suprême et la religion!
- VOLTAIRE, _Orphelin de la Chine_, scène Ire.
-
-On distingue deux sortes d'Indiens en Amérique: les uns, à demi
-civilisés par les jésuites et les autres missionnaires, avoisinent à
-quelques milles, les côtes cultivées par les Européens dépaysés qu'on
-nomme colons, et qui n'habitent que les bords de la mer; les autres,
-nommés antropophages et fugitifs pour les raisons que j'ai détaillées
-ci-dessus, ne s'approchent presque jamais ni des colons, ni des autres
-Indiens; ils sont également redoutés des uns et des autres. L'antipathie
-de ces nations nous fait distinguer quatre classes d'hommes en Amérique:
-les naturels du pays, ou Indiens _à longues oreilles_; _les Galibis_, ou
-sauvages apprivoisés; les colons, c'est-à-dire les blancs qui ont quitté
-le vieux continent pour s'établir dans le nouveau, et les Africains
-_nègres_. Ces quatre classes d'hommes font bande à part; les deux
-premières sont rouges, ont les cheveux longs et se ressemblent pour le
-fond du caractère: je les confondrai souvent, en marquant seulement les
-nuances qui les séparent; prenons-les à l'instant qu'ils naissent
-jusqu'à celui où ils meurent.
-
-On ne s'aperçoit pas du moment où une Indienne va donner le jour à un
-enfant; la nature, en ne la douant que d'une taille médiocre, lui a
-donné autant de force que de courage; elle est si accoutumée à souffrir,
-qu'elle ne laisse échapper ni plainte ni soupirs; son visage n'est pas
-plus altéré que si elle ne ressentoit aucune douleur; elle va au bord
-d'un ruisseau, se baigne, tient son nouveau-né par la main, le plonge
-dans l'eau en le tenant par le talon, comme Thétis, pour l'accoutumer à
-braver cet élément; il n'est pas sorti du sein de la mère qu'il n'aspire
-l'air que pour s'endurcir à la fatigue; au bout d'un quart-d'heure,
-cette jeune mère revient d'un air gai présenter humblement son petit au
-père, qui le presse sur son sein et le garde dans son hamac. Dans
-quelques peuplades de ces sauvages, les maris sont malades pour les
-femmes, l'accouchée leur prodigue les soins qui lui seroient dus. Rien
-n'est plus comique que cette coutume bizarre dont j'ai été témoin: le
-mari se met au lit quand sa femme touche à son terme; il fait les
-contorsions pour elle, observe tous les jeûnes d'une femme en couche, se
-fait servir dans son hamac pendant quarante jours; la pauvre malade est
-obligée d'aller à la chasse, à la pêche, de faire la cuisine, de
-s'approcher du lit de son seigneur et maître pour allaiter son enfant;
-puis de le servir debout, en posture de suppliante, pour manger les
-restes qu'il veut bien lui abandonner pour elle, sa famille et ses
-compagnes qu'elle doit voir de bon oeil... Je crois entendre mes
-compatriotes trépigner des pieds en lisant ceci; je leur pardonne de
-bon coeur, et je partage leur indignation. Je m'étendrois avec plus de
-plaisir sur les naturels de l'Amérique, s'ils tyrannisoient moins un
-sexe à qui nous devons, et les vertus sociales, et les charmes de
-l'existence, et le bonheur de la vie.
-
-Tous les Indiens n'ont pas cette sotte manie, mais tous profitent de
-leur force pour réduire leurs femmes au plus dur esclavage.
-
-Tant que l'enfant ne marche pas seul, il est sous l'aile de la mère, qui
-le porte sur ses bras et l'accoutume à voir les précipices, à supporter
-le poids d'un soleil brûlant; elle le frotte d'huile de palmier, et,
-dans certaines peuplades, d'une pommade faite avec du roucou acide de
-couleur de tuile; elle s'en frotte elle-même, et brave ainsi les injures
-d'un climat dévastateur. Je n'ai pas besoin de dire que cette mère
-trapue et vigoureuse allaite souvent deux petits à la fois. Au bout d'un
-an, l'enfant marche sans peine, il accompagne la mère à la chasse, et
-quand le mari y va seul, il reste au karbet pour servir d'espion, les
-maris ne laissant jamais les femmes sans surveillans; ces argus sont, ou
-les vieillards, ou les enfans, qui font fonction de duègne. La jalousie
-de ces tyrans est aussi cruelle et aussi active que celle des disciples
-de Mahomet. Les femmes galantes (et elles le sont presque toutes)
-risquent d'être empoisonnées ou assassinées à coups de flèches et de
-boutou[13]. Personne ne se mêle de ces querelles, et il n'y a point de
-loix vengeresses de ces sortes d'assassinats: les Indiens les plus
-policés n'ont jamais été assujettis sur cet article à aucun réglement
-européen... Malheur au blanc qui déplaît à ces sauvages en voyageant
-chez eux! ils le tuent impunément, sans qu'il soit jamais vengé, ses
-semblables laissant les Indiens dans la plus grande indépendance.
-
-[Note 13: Le boutou est une massue guerrière, faite d'un bois dur,
-de la longueur de deux pieds, ornée de brandebourgs ou de plumes, qu'on
-tient par le milieu; aux deux bouts sont incrustées deux hachettes de
-fer ou de pierre coupante. Les Indiens se servent de cette massue comme
-d'un bâton à deux bouts.]
-
-Déjà nos petits Indiens ont vu six abatis, ils sont lestes et aguerris
-comme de jeunes lionceaux; les filles suivent la mère, et les mâles
-portent les flèches et l'arc du père; ils gravissent les montagnes,
-passent les torrens et s'amusent gaiement avec les flots qui retournent
-le foible canot qui les porte; ils s'affourchent dessus, les voilà sur
-l'autre rive nu-pieds, portant un kalimbé ou suspensoir comme les
-nègres, moins par pudeur que pour se garantir et des insectes et des
-hernies qui sont communes aux trois quarts des habitans des pays chauds.
-Ils ont aussi un _couillou_ fait comme une espèce de tablier, tissu de
-rassades ou de morceaux de corail et d'une espèce de faux jaspe et de
-jais qu'ils trouvent dans certains fleuves; ils sont plus curieux de ces
-_rassades_ que d'or et d'argent; elles leur servent de collier, de
-bracelets et de toile pour couvrir la nature, quoique ce voile soit
-très-étroit, car il ressemble à un petit éventail attaché au-dessous du
-nombril: comme ils marchent en dedans, c'est un obstacle suffisant
-contre les yeux du plus avide scrutateur. Le reste de leur corps est
-nuancé de plumes, dont l'arrangement et l'admirable variété passeroient
-chez nous pour un chef-d'oeuvre de parure et même de coquetterie; leur
-bonnet en forme de couronne, est plus galant et plus riche que les plus
-beaux panaches; ils mettent à contribution l'édredon le plus fin, et
-tous les volatiles se dépouillent pour leur faire un diadème.
-
-Mais j'oublie que mes Indiens sont à la chasse et à la pêche: ce n'est
-pas un jour de fête, suivons-les dans les forêts, ils sont à l'affût et
-sur la rive et sous une touffe épaisse; l'un vient de flécher un
-poisson, il se jette à la nage, aussi leste que l'habitant des eaux, il
-suit son vaincu aux traces de la flèche tremblante, il la saisit et
-jette sa pêche sur le rivage.
-
-L'autre vient de frotter son chien avec des simples, le gibier ne fuit
-point à l'approche de l'animal; mais pour s'assurer de sa chasse, il
-attache en même tems quelques bottes de halier aux arbres qui sont vent
-à lui; un agouty, qui est le lièvre du pays, vient brouter cette herbe,
-il lui décoche un trait, l'atteint et le laisse là. Je me mets à rire de
-son indifférence, en courant ramasser la proie: «Ce n'est pas votre
-ouvrage, me dit gravement le chef de la famille; quand nous serons de
-retour au karbet, ma femme ira le chercher, c'est sa besogne.» Il ajouta
-que l'homme, roi dans sa maison, vouloit bien s'employer à la pêche et à
-la chasse, mais que la femme étoit faite pour porter le fardeau. Un de
-ses enfans courut à l'instant prévenir sa mère; je ne m'étois pas aperçu
-de son absence, par l'attention que je prêtois à ce que me disoit le
-père. Ces bottes de halier suspendues aux arbres, étoient des herbes
-enchanteresses pour l'espèce de gibier qu'il désiroit avoir: je connois,
-dit-il, la vertu des plantes, leur poison, et leurs charmes attracteurs
-pour toutes sortes d'animaux; en effet il frotta sa ligne, y mit un
-appât, et prit sur le champ un haymara, espèce de brochet que je lui
-désignois. Ce peuple a les yeux d'un aigle, l'ouïe d'un aveugle, les
-pieds d'un cerf, la sagacité d'un chien de chasse, et l'adresse d'un
-dieu.
-
-Nous entendîmes au fond du bois un cri perçant, c'étoit l'enfant qui
-étoit allé chercher sa mère: un serpent à sonnettes l'avoit entrelacé et
-mordu au bras droit; le père sans se déconcerter, courut à l'animal, le
-prit, l'éventra, en prit le foie, en exprima le sang, l'immisça au jus
-d'une liane, ouvrit la bouche de son fils, lui en fit boire; il commença
-à respirer. Le père frotta ensuite le bras malade, et au bout d'une
-heure l'enfant en fut quitte pour quelques nausées.
-
-On voit en Amérique des descendans de ces fameux Psylles d'Afrique, qui
-enchantoient les serpens et les faisoient fuir devant eux. Les nègres et
-les Indiens possèdent quelques-uns de leurs secrets. Un grand nombre se
-font faire des scarifications, où ils expriment le jus d'une liane,
-contre-poison qui les garantit des serpens et les apprivoise avec tous
-les reptiles; d'autres appellent les serpens, les prennent et les
-charment: les possesseurs de ces recettes prétendent que s'ils en
-tuoient quelques-uns, ils ne seroient plus préservés. J'ai vu des blancs
-user des mêmes simples, qui s'en sont bien trouvés. Le maire de
-Synnamari, Mr. Duchemin, a marché devant nous sur un serpent, qui s'est
-détourné, a paru le flairer sans le mordre. Il y a des recettes
-sympathiques et antipathiques; les premières dont je viens de parler ont
-été, dit-on, indiquées par les reptiles eux-mêmes qui en se battant,
-vont chercher après le combat, les simples pour la guérison du vaincu:
-ainsi la couleuvre en France, à la poursuite du crapaud qui lui lance
-son eau corrosive, court s'essuyer à la feuille cotonneuse du
-bouillon-blanc. Les secondes nous viennent de l'horreur que ces mêmes
-animaux ont pour d'autres plantes ou d'autres arbres. Ici un voyageur
-qui a de l'ail dans sa poche, voit les serpens fuir à son approche; en
-France, qu'il dorme sous un frêne, jamais reptile n'approchera de lui.
-
-Comme nous nous en retournions, je voulus prendre le poisson et
-l'agouty, le chef y consentit d'un air dédaigneux. Au milieu de la
-route, la patte de l'agouty, retournée par les branches d'un bois de
-panacoco sur lequel reposoient deux oiseaux diables ou noirs, se trouva
-croisée sur l'ouïe du poisson. «Hyrouca! Hyrouca!» s'écria l'Indien en
-brisant ses flèches, «grâce, grâce.... punis cet étranger, lui seul a
-touché ton arbre chéri avec des victimes impures; elles ont reculé
-d'effroi à ton aspect....» Je ne comprenois rien à cette pantomime et je
-riois sous cape. Mon guide entre en fureur, et d'un bras vigoureux il me
-traînoit à l'eau, quand nous entendîmes au loin gronder le tonnerre; un
-nuage rougeâtre siffloit dans les airs. «Tu es bien heureux, dit-il en
-me lâchant, le _Tamouzi te protège_, mais prends garde de braver, par un
-entêtement mal-entendu, la puissance de l'Hyrouca, car il te feroit
-dormir; c'est lui qui m'avoit ordonné de te jeter à l'eau. Pourquoi
-contreviens-tu à nos loix? C'est aux femmes à emporter le gibier; si tu
-avois voulu m'en croire, nous n'aurions pas eu ce funeste présage.» Je
-me rendis à ses raisons; il lava sa chasse et sa pêche et les jeta aux
-pieds d'un maripa, magnifique palmier dont les feuilles ornent les
-colonnes des palais dans l'ordre du corinthien composite.
-
-Nous cheminions au karbet; je suivois mon guide comme un craintif chien
-de berger, à qui son maître a donné un coup de houlette pour avoir mordu
-une brebis. Mon indien, en cassant de petites branches de bois,
-traversoit comme un oiseau les buissons les plus épais. Les piquants des
-haouaras et des orties sembloient s'émousser sur sa peau, quoiqu'il fût
-tout nu; ses pieds et son corps étoient sans égratignures; mes habits
-étoient en lambeaux et mes jambes en sang. Le désir d'apprendre me
-faisoit oublier mon mal. Je mourois d'envie de savoir pourquoi mon guide
-cassoit ainsi de petites branches; je n'osois le lui demander, de peur
-que _l'Hyrouca_ ne me fît jeter à l'eau pour ma curiosité.
-
-Nous arrivons au karbet; le mari remet à sa femme quelques branches de
-halier; elle sort; elle étoit déjà loin, et je disois au Banaret[14]:
-«Nous ne mangerons point de cette chasse-là aujourd'hui, elle ne
-trouvera jamais le chemin couvert que nous avons pris.--C'étoit pour lui
-indiquer la route, que je cassois ces petites branches; je lui en ai
-remis quelques-unes qui seront ses guides; elle ne se trompera pas, car
-ce qui échappe à vos yeux ne nous est pas indifférent. C'est à l'aide de
-ces branches de bois ou des arbres auxquels nous faisons certaines
-marques, que nous nous frayons des routes au milieu des forêts les plus
-épaisses; et du fond des déserts nous retrouvons sans peine le même
-sentier que nous avons tenu six mois auparavant.»
-
-[Note 14: Banaret signifie en indien, _mon bon ami_; ils saluent
-tout le monde avec ce mot. Les créoles leur ont donné ce sobriquet, qui
-signifie _paresseux_ et _original_.]
-
-Au bout de deux heures, la femme revient avec la chasse, nous prépare à
-dîner, et des boissons de vin de palme et de cachiery, liqueur faite
-avec le poison le plus subtil, que le lecteur connoîtra bientôt.
-
-La vérité et le caractère de l'homme pétillent au bord du verre. Cette
-orgie va nous donner plus d'une scène pittoresque. Le marmot qui avoit
-accompagné sa mère, est venu _karbeter_ quelque chose à son père. Tous
-les voisins sont au festin. Les chefs de famille, ainsi que les
-compères, se bercent dans leurs sales branles ou hamacs dégouttants
-d'huile de palme ou teints de roucou; les femmes apportent à boire dans
-de grands couyes[15]. Ces peuples se font un mérite de l'ivresse la plus
-dégoûtante et la plus furieuse. Quand leurs hamacs sont trempés de la
-liqueur que leur estomac ne peut plus contenir, leurs femmes les
-soutiennent. À peine sont-ils un peu déchargés, qu'ils se lestent de
-nouveau jusqu'à ce qu'ils soient ivres-morts.
-
-[Note 15: Le couye est une gourde que produit une liane semblable au
-potiron. Le calebassier, grand arbre dont la feuille ressemble à celle
-du pommier, produit aussi des gourdes aussi grosses que nos cruches; on
-l'appelle _Vaisselier indien_.]
-
-Quand la boisson commence à fermenter, les plus vieux karbètent le
-petit monde, comme je vous l'ai dit plus haut; les jeunes maris
-querellent leurs femmes, et se battent avec leurs rivaux. Mon Indien,
-flegmatique comme un Caton avant le repas, n'avoit pas oublié ce que son
-enfant lui avoit rapporté. Le lecteur devine que c'est quelque tour de
-galanterie. La femme avoit trouvé un de ses compères en allant chercher
-notre chasse. Le galant étoit de la fête. «Tu as été attendre ma femme;
-vous êtes de concert; il faut nous arranger. Tu m'entends.» À ces mots
-il saisit son boutou; voilà nos lutteurs en défense. Les pieds, les
-poings, les dents, sont en usage. Le boutou est de côté pour un moment.
-Ils se tournent, s'embrassent, s'étreignent, se soulèvent, se jettent
-par terre; le sang et la sueur coulent de leurs membres; ils se
-relèvent, s'éloignent à des distances égales comme deux coqs, deux
-béliers, deux fiers taureaux; les yeux étincelans de fureur, ils se
-précipitent l'un sur l'autre les doigts étendus, se tordent les bras, se
-déchirent les membres sans pousser aucuns cris; ils sont égaux en force,
-ils sont épuisés; ils s'en veulent à la mort. Une troisième épreuve
-doit décider la victoire. Ils reprennent le boutou. «Mon Dieu! ils vont
-s'assassiner, dis-je à la femme, courons les séparer.--Gardez-vous-en,
-dit-elle, vous seriez leur première victime.» Tranquille spectatrice,
-elle ajoute tout bas: «Il m'en reviendra autant tout à l'heure.»--Le
-galant, plus adroit que le mari, lui décharge un coup de boutou sur la
-tête qui le met hors de combat. La femme s'élance sur le vainqueur, lui
-coupe un bras et lui entr'ouvre le crâne; il tombe mort à ses pieds.
-L'assemblée pousse de grands cris, et claque des mains en signe de
-réjouissance et d'applaudissement. Les spectateurs à l'instant, comme
-s'ils se fussent donné le mot, s'arment tous de leurs boutous pour
-battre leurs femmes; des cris aigus retentissent au loin; ces
-malheureuses, loin de fuir, ce qui est un opprobre pour elles, se
-défendent foiblement, toujours sous les poings de leurs bourreaux. Outré
-d'indignation et frissonnant d'horreur, j'en arrache une des mains du
-tigre qui lui avoit ensanglanté le visage et meurtri le sein. Son arme
-étoit entrelacée d'une poignée de cheveux qu'il lui avoit arrachés; le
-sang ne pouvoit être étanché par le sable; elle se relève, s'échappe,
-saisit l'arc de son mari et m'en assène un grand coup sur les épaules.
-Elle écumoit de rage de ce que je l'avois soustraite à sa fureur, et
-s'écrioit: _S'il me bat, c'est qu'il m'aime._
-
-Je n'aimerai jamais les femmes à ce prix-là, dis-je en m'enfuyant, car
-toutes prenoient le parti de celle-ci. L'auteur des _Lettres Persanes_
-avoit donc copié la nature, en faisant dire à une jeune Moscovite que
-son mari traitoit avec douceur: _Il ne m'aime pas, puisqu'il ne me bat
-point._ Plusieurs Européennes ressemblent en ce point aux Indiennes.
-Plus on scrute le coeur humain, plus on découvre dans cet amour forcené
-un principe de sagacité pour émouvoir ensemble toutes les passions. La
-douleur est le plus puissant aiguillon de l'amour. Qu'un amant infidèle
-choisisse une rivale sous les yeux de sa maîtresse, celle-ci, loin de
-passer à l'indifférence, gronde, tonne, éclate, s'apaise, s'adoucit,
-devient suppliante: elle a trop de fois raison pour ne pas se donner
-tort. Que l'auteur de ses larmes vienne les essuyer, elle n'aura jamais
-eu de jouissance plus vive; elle diroit presque à son charmant coupable:
-_Recommence encore pour donner de l'âme au plaisir._ L'abandon n'est-il
-pas pour une femme policée le _boutou_ des sauvages de l'Amérique? Le
-charme de la réconciliation et l'espoir de mériter une excuse sont les
-beaux fleurons de la couronne des femmes. De notre part, l'aveu d'une
-faute leur suffit pour leur triomphe comme pour leur bonheur; l'un
-dépend de l'autre. Ne pouvant dompter nos forces, elles affrontent tous
-les dangers pour enchaîner nos coeurs. On prétend d'ailleurs qu'elles
-sont plus aimantes que nous: la partie seroit égale si j'en jugeois par
-moi-même.
-
- * * * * *
-
-Pendant que je philosophois tout seul, cherchant la route pour gagner la
-côte, celle qui m'avoit corrigé, avoit enivré ses enfans et son mari;
-les convives étoient plongés dans un profond sommeil; elle s'échappe et
-m'aborde: jugez de ma surprise!....
-
- * * * * *
-
-«Étranger, vous nous fuyez, dit-elle, parce que vous ne nous connoissez
-pas; mais soyez sans inquiétude; revenez, et personne ne vous dira rien,
-pourvu que vous nous laissiez battre ou nous caresser comme nous
-voudrons... Promettez-moi bien de revenir, dit-elle plusieurs fois en me
-serrant la main...» Elle fut sensible....
-
-Mon Indien, revenu de son ivresse, visite le village, m'aperçoit, me
-ramène au Sura, grande galerie couverte en forme de halle, qui sert de
-cimetière, de temple et de place d'assemblée à la peuplade. J'aperçois
-le corps de celui qu'il avoit tué le matin; je détourne les yeux.
-L'Indien donne le rappel avec une corne de boeuf.... La peuplade
-s'assemble; le capitaine Roi sort de son karbet, accompagné des quatre
-plus anciens. Un banc de gazon lui sert de trône et de lit de justice;
-les amis du mort relèvent le cadavre pour le mettre en présence de son
-juge; le capitaine Roi fait signe aux parties de s'expliquer. (Le mort
-s'appeloit _Makayabo_, et mon guide Hyroua.)
-
-Hyroua dit: «Ma femme, mon canot, mes flèches, mon boutou sont mes
-seules propriétés. Makayabo a voulu enlever ma compagne, mon petit Yram
-m'en a averti. J'en jure par le _Tamouzi_ et le terrible _Hyrouca_. Je
-ne l'ai puni que pour cet outrage. Je maudis ce ravisseur: qu'il n'entre
-point dans le séjour du grand Lama, s'il peut nier ce rapt; s'il s'en
-repent, je lui pardonne. Je jure par le Tamouzi, que j'ai dit la vérité.
-Qu'il me fasse dormir et me mette sous la puissance de l'Hyrouca, si je
-vous en impose, ô seigneur Roi!»
-
-Quoique Makayabo ne pût répondre, le roi l'interrogea, et son frère qui
-le soutenoit, lui prêta sa voix... «Je revenois de la chasse; Lisbé est
-à ma rencontre; je lui aide à passer le torrent voisin... elle me
-devance au karbet: voilà mon crime». À ces mots, le Roi se lève, et dit
-aux parties: «J'en connois assez. Makayabo a surpris Lisbé, le Tamouzi
-le jugera; qu'il ne dorme pas au milieu de nous. Son canot et ses
-flèches appartiennent à son frère.» À ces mots le cadavre fut traîné
-dans la forêt et jeté aux courmous[16], oiseaux de proie et de mauvais
-augure. Un autre indien représenta au roi que son voisin lui avoit brisé
-son arc.--Qu'il apporte le sien, dit le roi.--Il le donna au plaignant,
-qui le mit en pièces suivant la loi de l'état qui est celle du _Talion_.
-Les voleurs, seuls, sont exceptés de cette loi; si le coupable a ôté à
-son voisin les moyens de subsister, il est condamné à un jeûne de deux
-jours, ou à mourir de faim. Celui qui attente à la vie de son père ou de
-son roi, est brûlé au milieu de son champ.
-
-[Note 16: Courmous, corbeaux; ce sont des oiseaux gros comme des
-dindes, très-nombreux dans les pays chauds, qui ne vivent que de corps
-morts ou pourris. Ils sont très-protégés, parce qu'ils rendent de
-très-grands services au pays en le purgeant des charognes. Tirer sur un
-corbeau est un crime capital dans les pays chauds. Les Surinamais
-pendent les nègres qui s'amusent à cette chasse, et ce n'est pas sans
-raison; car le corbeau mort ne sert absolument à rien, tandis que sa
-voracité exempte de la peste.
-
-Le roi des courmous est blanc, a le bout des ailes noir; quand il se
-trouve à la tête d'une bande, il s'approche seul de la curée, et quelque
-vorace que soient les autres, ils lui en font librement l'honneur, et
-n'y touchent qu'après qu'il s'est retiré.]
-
-Il ne nous restoit qu'assez de liqueur pour nous mettre en gaieté. Le
-soir, je m'étends dans un hamac, pour questionner mon indien sur le
-gouvernement et la religion de son pays.
-
-«Dieu ne se découvre à nous, dit-il, que par ses bienfaits; nos mages
-nous le font adorer dans l'astre qui éclaire nos abatis. L'ordre qui
-règne dans tout ce qui nous environne, nous fait remonter à l'auteur;
-trop impurs pour le voir, nous recevons ses décrets par ceux qui ne se
-dévouent qu'à son culte. Ceux-là le voient face à face; ils nous
-annoncent de sa part les biens qu'il nous accorde, ou les maux dont il
-va nous affliger si nous ne songeons pas à apaiser sa colère par des
-offrandes que nous remettons à nos _piayes_.--Mais malgré vos offrandes,
-si vous succombez ou sous les dents du tigre ou sous l'oppression d'un
-mauvais roi, à qui vous en prenez-vous?--À nous-mêmes, de ce que le
-sacrifice étoit trop petit en compensation de l'offense. Quand la mort
-est le prix de notre dévouement, le grand Lama nous reçoit dans son
-palais, et le chef qui nous a opprimés, devient notre esclave à son
-tour.--Qui vous a dit que le grand Lama a un palais pour vous recevoir?»
-
-Cette question parut impie au Banaret... Il me regarda quelque tems d'un
-oeil aussi probatif que toutes les démonstrations métaphysiques. Ce
-regard m'auroit fait revenir sur cette question, quand les matérialistes
-m'en auroient démontré la fausseté, comme deux et deux font
-quatre.--«Qui me l'a dit? mon coeur, mes yeux, mes voisins mes amis,
-mes ennemis. Est-ce que tu n'y crois pas, toi? Est-ce qu'il y a dans ton
-pays quelqu'un qui n'y croie pas?--Oui, des savans prétendent que cela
-n'est pas démontré, que personne n'est jamais revenu leur en donner de
-nouvelles; pour moi, je suis de ton avis, Banaret...--Les nuages
-s'élèvent dans les airs, tombent et se reforment sans cesse; les plantes
-se sèment et renaissent d'elles-mêmes; l'homme se reproduit; tout forme
-un tramail continu. Ce spectacle nous dit que le moi qui est en moi (il
-vouloit dire son âme) ne périt pas plus que cette graine déposée au
-milieu des chemins par une liane desséchée, ou par un arbre dont la
-foudre a brisé le tronc..... L'éternelle durée des bois, des plantes qui
-m'environnent, me fait jeter les yeux sur moi, sur mon père dont je
-pleure la mort tous les jours; je sens que le Tamouzy ne m'abandonnera
-pas, puisqu'il cultive jusqu'au plus petit brin d'herbe. Quand on ne
-m'auroit pas enseigné ce que je te dis je me le serois imaginé sans
-peine..... Comment pourrois-je le croire, comment tout le monde le
-croit-il ici, (_car il n'y a jamais eu_ que toi qui m'ais demandé ce
-_qui m'a dit_), si la chose n'étoit pas vraie..?»
-
-Il me restoit cent questions à lui faire, mais je craignois de le
-choquer; je m'étendis sur une autre matière qui devoit lui paroître
-moins sacrée, sur la forme de leur gouvernement monarchique et
-héréditaire; je croyois que ces lois étoient l'effet du
-hasard.--«Êtes-vous libres, lui dis-je, sous un chef dont la volonté lui
-sert quelquefois de règle?--Si nous étions tous maîtres, personne ne
-nous défendroit contre les méchans; l'enfant au berceau seroit étranglé
-ou volé par le plus fort; nous serions toujours en guerre.--Mais au lieu
-d'un maître, que ne choisissez-vous plusieurs Banarets qui seroient
-chargés tour-à-tour de vous représenter vos lois? par ce moyen vous
-seriez capitaines tous les uns après les autres.--Nous nous égorgerions
-sans cesse pour faire des choix. L'un nommeroit _Flamabo_ et l'autre
-_Hyram_: l'envie de commander nous empêcheroit d'être heureux, chacun
-feroit des lois selon ses intérêts ou ses caprices; à force d'ajouter ou
-de retrancher, nous finirions par n'en plus avoir et par ne plus nous
-entendre; c'est pour éviter cette contagion, que certains blancs, venus
-du côté du soleil levant, ont apportée aux bekets des côtes, que nous
-nous sommes enfoncés dans les terres. Ils disent qu'ils ont apporté la
-liberté, mais nous l'avons toujours eue; nous vivons sans ambition, nous
-aimons la paix, nous ne connoissons pas ces petits morceaux de blanc et
-de jaune où l'on voit le visage d'autres blancs[17]. Ils ne peuvent se
-passer de ces rassades, et nous savons nous contenter des plumes que
-nous arrachons aux aras, aux flammans, aux aigrettes, aux tokokos, aux
-coqs de bois et de roches, aux cardinaux, aux bluets. Nos colliers et
-nos bracelets sont des cailloux que nous détachons du sommet des
-montagnes où le Tamouzy vient se reposer. Nos coeurs nous font un devoir
-d'aimer celui qui veille sur notre peuplade, et de songer à ses besoins
-et à sa parure. Puisque nous ne sommes heureux que par lui, il est
-juste qu'il le soit par nous. Il n'a pas dépendu de vos blancs, venus du
-côté du soleil levant, de s'emparer de nos volontés pour nous donner des
-rois de leur main; ils nous ont chargés de promesses, d'habits, de lois
-nouvelles, mais nous tenons à notre roi; nous n'en voulons pas plus
-changer que de Dieu.»
-
-[Note 17: Le représentant M. de Larue, déporté, écrivoit de
-Sinnamary, le 13 frimaire an 6 (3 décembre 1797):
-
-«On a reçu depuis peu ordre de nous transférer dans un des coins de la
-colonie le plus propre à nous isoler, et l'on ne pouvoit pas mieux
-choisir que Sinnamary (il ne connoissoit ni Vincent Pinçon, ni le désert
-de Touga, ni Konanama), village éloigné à plus de trente lieues de
-Cayenne dans la grande terre sur les bords de la mer. C'est un groupe
-composé de douze maisons au-dessous de la plus hideuse de nos
-chaumières, et si rapproché des cantons habités, de ce qu'on appelle
-_sauvages_, ou naturels du pays, que nous ne sommes pas deux heures sans
-recevoir leurs visites; ils sont doux et obligeans; tout est ouvert ici,
-tout est à la discrétion du premier venu, et il n'y a pas d'exemple de
-vol de la part de ces _sauvages_ qui manquent de tout ce que nous
-regardons comme indispensable, qui ont envie de tout ce qui est nouveau
-pour eux, qui disent même aux Européens, avec un flegme et une naïveté
-expressifs: _vous prenez notre bien_; qui vous le demandent avec la
-candeur qu'ils mettent à vous offrir ce qu'ils possèdent. Un d'eux m'a
-demandé ma montre, et sur-tout ma chaîne, en me promettant tout ce qu'il
-a: ma réponse négative n'a pas altéré son humeur joviale; il s'est
-trouvé bien dédommagé par un coup de rhum que je lui ai donné, qu'il a
-partagé avec toute sa famille. Ils aiment assez les blancs, mais fort
-peu les noirs, contre qui ils nous défendroient au besoin.
-
-»Tout se ressent ici de cet état de simplicité d'une nature monotone et
-silencieuse. C'est un toit de feuilles que vont frapper mes soupirs.»]
-
-Une députation de la peuplade voisine venoit délibérer sur les affaires
-du gouvernement; le début me parut original, c'étoit un triomphe. Ils
-avoient remporté une victoire complète sur les Androgos, peuplade de
-mangeurs d'hommes..... Les Perses et les Grecs, porteurs de bonnes
-nouvelles, se paroient de chapeaux de fleurs, et se faisoient précéder
-de fanfares pour entrer à Athènes, à Lacédémone, à Suze ou à Ecbatane.
-
-Leur musique est quelquefois aussi monotone que leur individu: un gros
-roseau long d'un pied, leur sert de clarinette et de basson; leurs
-lèvres et leurs gosiers modifient les sons; leur octave se réduit à
-trois tons; leur flûte n'a qu'un trou près de l'extrémité opposée à
-l'embouchure; elle ressemble à nos flûtes de berger. Son soupirail est
-ouvert de quatre doigts. Ils imitent les instrumens à cordes avec des
-lianes plus ou moins tendues et attachées à des cercles. De ces orgues
-naturelles et agrestes, ils tirent des sons aigus et plus ou moins
-agréables. Leur tambour de basque est une peau de tigre autour d'un
-cerceau percé dans son contour de distance en distance, où ils passent
-des rocailles percées pour former le son des cymbales; ils attachent
-encore à deux piquets de petites lianes sèches et flexibles, pour imiter
-les violoncelles. La cadence, le rhythme, la mesure leur sont naturels;
-ces cacophonies ne sont pas aussi discordantes qu'on le croiroit.
-
-Le charme que je trouve à ces accords me fait souvenir de ce que Gresset
-dit de l'harmonie: quand on l'analyse ou qu'on la calcule, la science de
-l'algébriste est le bourreau de l'oreille. La nature, chez certains
-hommes, est charmante dans son négligé; si l'art peignoit ses cheveux,
-elle deviendroit guindée. Ainsi Jacques Borel (dit l'auteur du
-_Géographe Parisien_, tome 1er.) mourut en 1616, dans la faveur de la
-reine de France, Marie de Médicis, et des reines de Naples et
-d'Espagne[18], dont il avoit été le maître de danse. Quoiqu'il fût
-petit, bossu, borgne, d'une figure des plus hideuses, que ses jambes
-fussent contournées en cercles, et qu'il ne connût pas une note de
-musique, il composa plusieurs contre-danses et menuets, qui firent dans
-le tems l'admiration des plus grands maîtres.
-
-[Note 18: Il est enterré à Paris, sous l'orgue de
-Saint-Germain-l'Auxerrois.]
-
-Le sujet de la mission, expliqué par une danse en forme de chaconne, fut
-suivi d'une réciprocité de politesses. Les envoyés venoient, au nom de
-leur chef, promettre alliance, amitié, protection à notre peuplade. Le
-roi ordonna un grand festin, qui devoit durer trois jours, suivant
-l'usage. Les envoyés reçurent pour présent, des flèches, un arc
-artistement travaillé, un perroquet tapyré[19] et une peau de tigre,
-dont les mâchoires desséchées laissoient voir ses dents aiguës et plus
-blanches que l'ivoire.
-
-[Note 19: _Perroquet tapyré_: on appelle ainsi un perroquet des
-déserts, à qui les Indiens arrachent le duvet et la peau pour le couvrir
-d'un vernis, détrempé dans le sang d'une grenouille de grand bois,
-nuancée de différentes couleurs. L'animal, greffé comme un arbre,
-s'incorpore à cette nouvelle nature, il se couvre de signes
-hiéroglyphiques les plus merveilleux; très-peu résistent à cette épreuve
-douloureuse, ce qui en augmente le prix.]
-
-La musique, la danse, la table, les liqueurs occupent nos momens de
-sommeil. Le Sura est entouré de feux dont la fumée sert à chasser les
-moustiques, insectes qui obscurcissent l'air, et dont la piqûre fait
-enfler comme un boeuf. J'avois remarqué qu'avant le bal tout le monde
-s'étoit tenu à l'écart, excepté les jeunes garçons, qui avoient paru
-seuls au milieu du Sura, préludant comme les athlètes par un gymnase de
-course et de lutte.
-
-Mon Indien m'avoit fait cacher comme les autres, en disant que si
-j'avois l'imprudence de regarder avant le moment, je serois affligé de
-quelque grand malheur. Ainsi nos gens simples en Europe attachent leur
-destinée aux bonnes ou mauvaises herbes. La superstition a des temples
-dans les quatre parties du monde.
-
-Comme l'âge n'a point glacé mes sens, je ne suis pas dispensé de danser
-avec les envoyés. Après avoir choisi celle qui m'a fait le battu
-content, je me cache auprès de mon guide pour me livrer au sommeil. Mais
-le spectacle toujours nouveau d'hommes nus en présence les uns des
-autres, qui de la fureur passent à l'amour, à la joie, à l'ivresse, à la
-chasse, à la table, à la justice, au concert, suspendoit mes paupières.
-N'avez-vous jamais entendu les concerts des blancs des côtes? dis-je à
-Hyroua.--«Je crois que ces blancs descendent du Tamouzy ou de l'Hirouca:
-par des lignes rouges ou noires tracées sur un petit morceau de blanc,
-ils se disent ce qu'ils font à vingt et trente journées de chemin; je
-crois qu'ils mettroient sur leur morceau de blanc jusqu'au langage de
-nos oiseaux.» Plus je m'efforçois de lui démontrer la simplicité de ces
-inventions, plus il m'en prouvoit la sublimité par son admiration. Je
-m'offris de l'instruire; il s'y refusa d'abord, disant qu'il ne méritoit
-pas de devenir le fils du grand Dieu; quand je l'eus convaincu qu'il
-pouvoit le devenir sans crime, que le Tamouzy lui accorderoit sa faveur,
-je m'étudiai à lui faire comprendre que l'habileté de l'homme consiste à
-distinguer la différence des signes, puis à leur donner un nom, comme à
-un poisson, à un oiseau, à un arc, à un boutou. Le respect balançoit
-dans son âme le plaisir de s'instruire.
-
-La familiarité que nous avons avec les sciences nous les rend si
-usuelles, que nous faisons quelquefois moins d'attention à leur
-sublimité qu'à la profonde ignorance de ceux qui en sont privés: l'homme
-de cabinet, circonscrit dans un grand cercle de connoissances
-spéculatives, ne se figure pas toute la différence qu'il y a d'homme à
-homme; et l'admiration de mon Indien pour l'écriture, l'étonnera autant
-que j'admire ses lumières.
-
-Les Chinois, en voyant un de nos musiciens copier et exécuter dans cinq
-minutes un air qu'ils avoient été plusieurs années à apprendre,
-tombèrent à ses genoux en baisant son papier, ses mains et ses vêtemens,
-comme s'il fût descendu du ciel. (_Extrait des Relations de la Chine._)
-
-Un colon envoya à un de ses amis par un nègre _nove_, un panier de
-figues avec un billet qui lui en indiquoit la quantité; le nègre se
-repose en route et mange des figues. L'ami compte.--Tu as mangé des
-figues?--Non, maître.--Ce papier me le dit.--_Coquin de papier qu'a
-babillé, tu ne me vendras plus une autre fois_, disoit-il au papier.
-L'ami rit de la naïveté de l'esclave et le renvoie à son maître avec
-des sapoutilles et un autre billet où il lui raconte l'histoire des
-figues. Le nègre s'arrête encore au milieu de la route, prend le billet,
-le met sous une pierre, mange des sapoutilles. À son retour, le maître
-s'en aperçoit.--Tu as donc mangé des figues?--Non, maître.--Ce papier me
-le dit.--Il ment.--Mais il me dit que tu as mangé quatre
-sapoutilles.--Il ne peut pas vous dire cela, car je l'ai mis sous une
-pierre, pendant que je me reposois.
-
-La danse fut interrompue par des cris perçans: aux armes! aux armes!
-voilà les Androgos. Les plus agiles saisissent les boutous et les arcs
-qui étoient suspendus au Sura, volent à l'ennemi, dont l'approche nous
-fut annoncée par les cris d'un enfant d'Hyroua, qui étoit entre les
-mains des espions qui formoient l'avant-garde. Ils l'entraînoient en le
-dévorant. Son frère aîné l'arrache des mains de ces sauvages et prend un
-des assassins, l'amène au karbet; ses mains et ses lèvres dégouttent de
-sang. Lisbé accourt, saisit les restes de son fils, se précipite sur son
-meurtrier, l'égorge et le déchire.
-
-J'étois resté au karbet, interdit et glacé d'effroi; à l'instant je
-sors au bruit des combattans....... J'étois armé d'un boutou....... ô
-Dieu! ce n'est point une bataille, ce n'est point un carnage, c'est
-quelque chose de plus affreux. Chaque vainqueur emporte son vaincu, le
-déchire, comme un lion se venge sur le chasseur qui l'a blessé; la tête
-enfoncée dans les flancs des mourans, ils ne se donnent pas le tems de
-respirer. Hyroua, mon cher Hyroua, mon cher guide en renverse deux à ses
-pieds, trente accourent, le saisissent et l'égorgent; les nôtres volent
-à son secours; je ne puis les suivre. La mère échevelée, se meurtrissant
-le sein, laisse ses enfans pour voler à son mari. Je la saisis,
-l'entraîne par les cheveux; elle se résout à fuir avec ses deux filles
-et son père. Tandis que les nôtres sont repoussés de toutes parts, nous
-courons au rivage d'un torrent voisin, où notre canot étoit attaché....
-Rendus à l'autre rive, nous brisons la nacelle, nous nous enfonçons dans
-le bois. Je porte le père d'Hyroua sur mes épaules; ce vieillard aveugle
-et octogénaire disoit à sa fille... «Ô Lisbé, Lisbé, tue-moi donc,
-tue-moi donc, mon fils est mort...»
-
-Nous gagnons un fourré épais qui forme un berceau; la famille éplorée
-s'y repose à la lueur argentine de la lune, qui semble éclairer nos
-malheurs avec complaisance. Nous étions à environ deux milles du
-village: un tourbillon de fumée nous avertit que l'ennemi étoit
-vainqueur, que nos karbets étoient brûlés et nos compagnons en fuite ou
-rôtis au feu de leurs masures. Un moment après, Lisbé étant allée puiser
-de l'eau au torrent, revint nous dire en pleurant que des monceaux de
-cadavres flottoient çà et là: l'eau qu'elle avoit apportée étoit
-rougeâtre; nous en trouvâmes de plus pure à une source voisine qui
-sortoit à petit bruit de la racine d'un fromager au pied d'une montagne.
-
-À la pointe du jour, Lisbé donne la tâche à chacun; j'étois le plus
-fort, mon emploi fut de grager le maniok qu'elle avoit mis dans le
-canot. La racine de cet arbre sert à faire le pain du pays. L'eau qui en
-découle est un poison des plus subtils, et cette eau bouillie avec la
-cassave, ou farine desséchée au feu, forme le cachiery, boisson
-enivrante qui nous a été si funeste au retour de la pêche. Sa peau sert
-de contre-poison aux animaux qui la mangent dans les abatis. Cette peau
-est rouge et le dedans blanc; la racine ressemble à nos pommes de terre,
-si ce n'est qu'elle est longue; sa tige est d'un bois rouge, et sa
-feuille est longue et d'un vert couleur d'oseille de crapaud, dont elle
-a la forme. Ma grage est une planche où sont incrustés de petits
-morceaux de roche en pointe; en France, on l'appelleroit une rape.
-
-Ainsi, je rape ou je grage le maniok, les enfans le grattent, et la mère
-bâtit à la hâte un fourneau d'argile pour nous servir de platine (ou
-grand plateau de fonte sur lequel on met la racine après les préparatifs
-nécessaires).
-
-Au bout de deux heures, j'attache deux couleuvres à une branche pour
-exprimer l'eau de ma racine. Le lecteur me demande ce que c'est qu'une
-couleuvre; jamais objet ne fut mieux désigné. On sait que la couleuvre
-se replie, se rétrécit ou s'allonge à volonté; ainsi mon pressoir
-ressemble à une peau de serpent. C'est un tissu de jonc flexible et peu
-serré. À la place de la tête est une anse qui m'a servi à suspendre mon
-pressoir. Pour ne pas m'épuiser en restant sur le balancier, j'attache
-deux grosses roches à ses deux bouts; le poids du maniok fait allonger
-la couleuvre, ainsi l'eau s'échappe dans un sapyra ou plat du pays, y
-dépose une pâte d'un blanc de neige, qui est le poison dont je vous ai
-parlé. Cette pâte lavée à plusieurs eaux et séchée au soleil, sera pour
-nous la fleur de farine, que nous appellerons _cipipa_.
-
- * * * * *
-
-Le lecteur tremble de nous voir si tranquilles à une demi-lieue des
-antropophages: leur rage est assouvie, et ce torrent a reflué vers sa
-source. Ainsi le tigre ou la hyenne, après avoir dévoré leur proie,
-regagnent leur antre pour se livrer au sommeil. Le matin, Lisbé et son
-vieux père m'avoient rassuré, car je leur témoignois les mêmes craintes
-que vous éprouvez en ce moment. Pendant que notre maniok s'égouttoit,
-nous prîmes quelque nourriture; Lisbé attacha un hamac à son père qui
-s'endormoit, puis elle prit l'arc et les flèches qui nous restoient, et
-s'éloigna en nous disant de reposer jusqu'à son retour.
-
- * * * * *
-
-Au bout d'une heure d'un sommeil interrompu, je m'éveille en sursaut,
-mes couleuvres ne dégouttoient plus, j'allume du feu pour faire sécher
-mon maniok sur une claie de bois nommée _boukan_. Eglano, l'aînée des
-petites, lave la cipipa. Nous passons ensuite le maniok au manaret,
-tamis du pays qui est un tissu de jonc carré pour jeter les filandres
-de la racine que la grage n'a point assez triturées.
-
-Lisbé revient, la joie et la douleur sillonnoient son visage; je cours
-au devant d'elle, je l'embrasse, elle dépose sa pêche et sa chasse, se
-jette entre mes bras, et verse un torrent de larmes..... Lisbé, Lisbé,
-quel nouveau malheur nous menace?--«Nous en avons trop éprouvé,
-dit-elle, en essuyant ses yeux avec ses beaux cheveux. Je reviens de
-visiter nos karbets, tout est en cendre: les fourches qui ont échappé
-aux flammes, supportent des morceaux de cadavres; j'ai reconnu les
-restes de notre auguste roi, je les ai confiés à la terre en priant le
-grand Lama de les recevoir tous dans son palais..... J'ai retrouvé aussi
-le corps sanglant de mon petit Hyram, les courmous se le disputoient.
-J'ai parcouru le champ de bataille, je n'ai point vu mon cher Hyroua, je
-l'ai appelé bien long-tems du haut de la montagne où il prioit le
-Tamouzy de si bon coeur. Quoique nos abatis soient brûlés, il nous reste
-des vivres pour tant et tant de lunes. Cher étranger, repose-toi,
-pendant que je vais faire cuire ce poisson et ce hara; j'ai trouvé de la
-cassave pour aujourd'hui et demain; promets-moi de venir m'aider cette
-nuit à enterrer nos morts, car le grand Lama nous puniroit de les
-laisser manger aux corbeaux.»
-
-À la nuit, le bon vieillard s'endormit entre ses deux enfans, et je
-suivis Lisbé; nous descendîmes le torrent, que nous traversâmes sans
-peine dans un lieu où son lit étoit plus large. La lune dans son plein,
-nous montroit son disque ensanglanté, il étoit huit heures du soir, nous
-remontâmes aux karbets, ou plutôt aux ruines: je m'attendris de nouveau
-sur ce spectacle d'horreur et de désolation. Après avoir caché les
-restes des malheureux sous les décombres du _Sura_, nous visitâmes le
-champ de bataille; amis et ennemis furent couverts de terre ou cachés
-dans les ravins, que nous comblâmes avec des branches d'arbres. La lune
-étoit au milieu de son cours, nous étions épuisés, mais ces lieux pleins
-d'horreur ne laissoient pas approcher le sommeil de nos paupières; je ne
-craignois ni les ennemis, ni la mort; ses ravages me faisoient frémir,
-sans que je la redoutasse, et je me croyois immortel au milieu du
-trépas. Je voulois trouver Hyroua; comment le reconnoître? nous avançons
-jusqu'au lieu où l'ennemi avoit eu son camp de réserve. Quelque chose
-fait remuer le feuillage. On vient à nous...... L'oreille aux aguets....
-C'est le chien d'Hyroua, il est percé de coups, il nous caresse les
-jambes, n'ayant plus la force de se lever. _Ô mon cher Hyroua! vis-tu
-encore? dit Lisbé,.... voilà ton compagnon, ton fidèle Aram; Aram!...
-Aram! où est ton maître?_ Le chien nous conduit sur un monceau
-d'ossemens mal décharnés..... s'y couche, et pousse des hurlemens
-entrecoupés par la douleur; il avoit reçu deux coups de flèches, dont la
-pointe étoit restée dans ses côtes. Nous ne pûmes douter alors de la
-mort d'Hyroua. Ce moment fut un des plus affreux de ma vie.... Lisbé se
-saisit de ces restes chéris, les emporte, étouffant tout-à-coup sa
-douleur par un silence morne.... Le chien nous suit quelque tems. Comme
-Lisbé marchoit vîte, il retourne au lieu du dépôt.... Je reviens pour le
-prendre, il étoit mort..... Elle ne s'aperçoit de mon absence qu'au bord
-du torrent....... La montagne de Tonga étoit en face du passage.
-
-Cette montagne domine une plaine de trois lieues; c'étoit là qu'Hyroua
-alloit remercier les Dieux de lui avoir accordé quelques bienfaits.
-Suivant les naturels du pays, le Tamouzy s'y reposa un jour pour donner
-ses loix aux Indiens.
-
-Cette montagne prête bien à cette sainte illusion; de son pied, planté
-de cèdres sourcilleux, s'élèvent des nuées épaisses et rouges d'où la
-foudre gronde, scintille, et descend en traits de feu sur la cime de
-chaque grand arbre qui s'incline majestueusement comme pour saluer
-l'Éternel. Je songeois au mont Sina. Chaque étincelle me paroissoit un
-article de la loi. Cet aspect imposant et sublime m'a souvent fait
-croire que Dieu parloit à mes sens, quand sa voix ne frappoit que mon
-coeur.
-
-Lisbé y enferma les restes de son époux, en poussant de longs sanglots;
-le jour nous y auroit surpris, si le souvenir d'un père aveugle et
-malheureux ne l'eût rappelée auprès de lui et de ses enfans.
-
-Ce vieillard s'étoit réveillé, il appeloit sa fille, il avoit faim;
-Eglano et sa petite soeur étoient allées au devant nous, et s'étoient
-égarées...... Nous tranquillisâmes le père: après qu'il eut mangé, nous
-prîmes quelque nourriture, et nous nous mîmes en route. Lisbé courut à
-l'est-sud, le long du torrent, et je remontai à la source.
-
-L'écho des bois silencieux et sombres retentit du nom d'Eglano. Cette
-petite est la mienne, depuis la fin malheureuse de son père. Lisbé, dont
-les attraits n'avoient eu rien que de sauvage à mes yeux, est ma
-compagne, ma maîtresse, ma femme et ma meilleure amie....... Ô noeuds
-serrés par le malheur et l'innocence, que vous avez de force et de
-charmes! Pour qu'elles reconnoissent ma voix, je fredonne la chanson
-qu'elles me font répéter si souvent.
-
- Vos messieurs de la grand'ville
- Se bataillent nuit et jour:
- Plus heureux dans notre asile,
- La paix y fixe l'amour.
- Des biens ou de la misère
- Nous ne savons que le nom;
- À nos bras jamais la terre
- Ne refuse de moisson.
-
- LES FEMMES.
-
- On nous bat, on nous caresse,
- Nos maris nous font des loix;
- Pour un moment de tendresse,
- Nous leur cédons tous nos droits.
- Le lendemain de l'ivresse,
- Ils préviennent nos désirs;
- Nous savons avec adresse[20]
- Unir la peine aux plaisirs.
-
- LES ENFANS.
-
- Le _petit monde_ de France
- Est-il plus adroit que nous?
- Fait-il avec plus d'aisance,
- Des flèches ou des boutous?
- Court-il avec ses compagnes,
- Chasser au fond des forêts?
- Et dans le creux des montagnes,
- Sait-il tendre aussi des rets?
-
-[Note 20: L'hymen est un dur esclavage pour les femmes indiennes;
-elles servent de chien de chasse et de bête de somme à leurs maris;
-elles portent un koukrou, boîte ronde faite de roseaux, sans brassière,
-qu'elles suspendent à leurs fronts par une anse très-longue, de la
-manière que les boeufs portent le joug.]
-
-De tems en tems je les appelle....... Le morne silence me plonge
-tout-à-coup dans une sombre rêverie, j'envisage mon sort... L'abandon de
-la nature entière..... Hélas! que dire à Lisbé? où sont ces pauvres
-petites? Je ne m'aperçois pas que des lacs à perte de vue m'ont fait
-perdre le cours du torrent; des taillis épais couvrent des réservoirs
-d'une eau plus noire que celle du Styx. Les oiseaux n'osent approcher de
-ces rives effrayantes. J'appelle toujours Eglano, le sommeil m'absorbe,
-je me blottis dans une grotte obscure; un tronc grisâtre que je prends
-pour une vieille bâche me sert de degré pour y monter; je ne sais pas
-quelle heure il est, je ne vois aucun danger, car tout l'est autour de
-moi. Ô prévoyance humaine, que je serois malheureux, si tu ne m'avois
-pas abandonné!...
-
-Je m'éveille en sursaut, au bruit d'un reptile énorme qui rôde autour de
-mon antre; je m'élance pour sortir: une grosse couleuvre d'eau, que
-j'avois prise pour un tronc d'arbre, étouffoit en se repliant un cerf
-qui étoit venu se désaltérer; je reste spectateur involontaire,
-craignant que l'animal ne quitte sa proie pour s'élancer sur moi. Cette
-couleuvre, plus grosse que le corps d'un homme, entrelace sa proie, la
-traîne sur l'herbe, l'entoure de plusieurs replis, lui brise les os,
-s'allonge encore, la serre de nouveau; tout le corps est brisé comme un
-morceau de viande presque baveux sous les coups d'un lourd marteau; elle
-s'élargit en se raccourcissant, tourne sa proie qu'elle allonge, la
-couvre d'une bave grisâtre, l'avale et s'endort. Je n'ai plus de peine à
-croire ce que disent à ce sujet Valmont de Bomare, Pluche et Buffon. Si
-Eglano et sa petite soeur étoient près d'ici, auroient-elles eu autant
-de bonheur que moi?...
-
-Je sors enfin; j'appelle, une voix se fait entendre.... C'est Eglano,
-avec sa petite soeur et son frère aîné, qui avoit saisi le meurtrier du
-petit Hyram. Je leur montre à la distance de cent pas la grotte où je me
-suis endormi; tous trois joignent les mains, me regardent comme si
-j'étois un revenant; je leur parle de cette couleuvre.... ils sont
-surpris que je n'aye pas été dévoré par une autre, ou par les tigres qui
-y cachent leurs petits; je presse Eglano sur mon sein, son frère et sa
-petite soeur s'attachent à moi; nous avançons quelque tems en nous
-embrassant, sans pouvoir nous parler; ah! m'écriai-je en sanglotant, que
-fait Lisbé? sommes-nous loin de la montagne de Tonga? Une immense
-prairie se découvre à nos yeux; les bords d'un eau claire sont peuplés
-d'aigrettes de tayaya, de tokocos, d'aiglons ou pagany, de sarcelles aux
-plumes rouges. Nous sommes à cinq lieues des ruines de nos karbets; le
-soleil est sur son déclin, et il n'est pas prudent de voyager la nuit,
-de peur de fouler des serpens ou de tomber dans la gueule du tigre.
-
-L'aîné nous laisse sur une roche, pour aller à la provision. La chasse
-et la pêche furent très-abondantes; mais il falloit les faire cuire, et
-nous n'avions pas de feu. Quand le fidèle _Achate_ auroit été là avec
-son pieux Énée, Virgile ne nous auroit pas tiré d'embarras en nous
-donnant l'expédient de faire jaillir l'étincelle de la veine du caillou,
-car nous étions entourés de gazon, d'arbres, et de rochers d'un seul
-morceau et peu propres à faire du feu.
-
-Pendant que notre chasseur est en route, ses petites soeurs cherchent
-quelques branches de bois sec, enfoncent la pointe du rocher dans un
-morceau moins dur que les autres; elles en rabotent un autre plus dur.
-Ravi d'admiration, je les laisse faire; enfin elles ont fabriqué une
-tarière qu'elles tournent de toutes leurs forces pour échauffer le bois
-par le frottement; les copeaux servent, et à fermer le trou qui
-s'agrandit, et d'allumette au feu qui doit prendre, si elles irritent
-assez fortement les parties ignées. Je supplée à leur foiblesse, une
-légère fumée s'échappe, le feu prend, il pétille, voilà notre cuisine
-échauffée. Le chasseur revient; nous pourrons faire rôtir notre gibier,
-mais nous n'avons point de sel.
-
-Venez avec moi, dit-il, apprendre à ne manquer de rien au milieu des
-forêts.... Il me conduisit dans un taillis de pineaux et me fit goûter
-la sève qui en découloit. Elle étoit âcre comme l'eau de mer. J'allois
-couper cet arbre sans précaution. Il me dit: «Prenez garde d'y trouver
-des serpens corails ou rouges; leur morsure est mortelle, et ils
-s'enferment volontiers dans les vieilles pinautières.» L'utilité de cet
-arbre a pu faire décerner au serpent les honneurs que lui rendent
-certains peuples de la côte de Guinée, comme au maître d'une si
-précieuse découverte.
-
-Nos petites ménagères ont préparé notre souper. Notre table est une
-pierre lisse; à côté, un bassin creusé par la nature, nous présente une
-eau de cristal; nous sommes à l'abri du serein sous des arbustes dont
-les racines pressées sur une petite langue de terre, serpentent dans le
-creux du vallon. Nous mangeâmes du lamentin[21], de la tortue de
-rivière et de l'anguille tremblante[22].
-
-[Note 21: _Lamentin_, poisson très-commun dans les rivières de
-l'Amérique méridionale, est le sphinx de la fable. _Horace_ le décrit
-assez bien dans le début de son art poétique:
-
- _Humano capiti cervicem pictor equinam
- Jungere si velit et varias inducere plumas,
- Undique collatis membris, ut turpiter atrum
- Desinat in piscem mulier formosa supernè._
-
-À la tête et l'encolure d'un cheval, le mufle d'un boeuf, les seins
-d'une femme et la queue d'un poisson; il a du poil de cochon jusqu'à la
-ceinture; il se retire dans les rivières, dont les bords sont verts de
-_moucou moucou_, oseille de rivage dont il mange la graine, qui est
-rouge et grosse comme de petites cerises. La femelle a deux nageoires
-au-dessus des côtes et deux ailerons qui lui servent de bras pour
-retenir ses deux petits qu'elle allaite, et se traîne sur la vase pour
-brouter l'herbe. Le mâle et la femelle ont les parties de la génération
-faites comme l'homme. On trouve des lamentins qui pèsent jusqu'à cinq
-cents; leur chair, bonne à manger, est comme celle du porc. Ils fuient à
-l'approche de l'homme: ainsi le sphinx se jeta dans la mer quand Oedipe
-eut deviné son énigme. Les Américains l'ont pris d'abord pour un enfant
-de dieu, d'où lui vient le nom de _lamentin_ ou _petit dieu lama_; les
-superstitieux lui donnent encore le nom de _Maman-Dileau_, _de
-Tonanery_, _de Vieux-Monde_: ces expressions signifient, dans leur
-jargon, _revenant_, _diable des eaux_, _esprits vengeurs_, et autres
-rêveries renouvelées de la fable.]
-
-[Note 22: L'anguille _tremblante_ ressemble aux autres poissons à
-qui on donne ce nom; elle est bonne à manger, et se trouve fréquemment
-dans les rivières du Sénégal et de la Zone-Torride; le fluide électrique
-dont elle est pleine, lui a fait donner l'épithète de _tremblante_;
-souvent elle fait tomber du canot le pêcheur imprudent qui se suspend
-trop au bord pour retirer son filet. On en voit de plus grosses que le
-bras; jetées à terre, elles déposent et reprennent sans cesse une dose
-de fluide suffisante pour renverser leur assassin, quand il ne prend pas
-la précaution de déposer son sabre pour les assommer avec un bâton. La
-Torpille, poisson de mer à qui celui-ci ressemble, n'a pas autant de
-force.]
-
-Je demandai à Ydoman qui lui avoit appris le secret du briquet qui nous
-avoit donné du feu; il m'en donna l'origine naturelle d'une manière
-mystérieuse. Leur grand mage monté sur un chariot traîné par des
-buffles, vit le feu prendre à une des roues et reçut des avis secrets du
-Tamouzy, qui lui promit de mettre des étincelles de feu dans chaque
-morceau de bois que toucheroit chaque Indien qui lui feroit des présens:
-_qu'il l'use par le frottement_, dit le dieu. J'eus beau lui dire qu'il
-n'y avoit rien là que de fort naturel, que j'en savois autant que lui,
-il y trouvoit du mystère, et ne vouloit pas se persuader qu'il pût faire
-du feu sans l'agrément de ses pyayes. Il fallut, par prudence, le
-laisser dans son erreur. Ainsi certains novateurs relèvent l'origine des
-découvertes qu'on doit quelquefois autant au hasard qu'à leurs
-recherches; comme ce marmot qui, en jouant avec ses camarades, s'avisa
-d'approcher à certaine distance deux morceaux de verre concave et
-convexe; l'ampleur des objets l'ayant fait crier au miracle, des savans
-qui s'occupoient de toute autre chose, assurèrent que le résultat de
-leurs recherches leur avoit donné, avant l'enfant, la découverte des
-lunettes d'approche.
-
-D'autres cerveaux creux excommunient les savans qui ne croyent pas qu'il
-n'y a point de vide; Galilée et son disciple sont enfermés à
-l'Inquisition, pour avoir été plus physiciens que les docteurs
-d'Espagne; et Copernic, dans les prisons du Saint-Office, pour avoir
-démontré les antipodes et fait tourner la terre autour du soleil, est
-condamné à demander pardon aux dominicains, d'avoir eu plus de raison et
-de lumière qu'eux. Les visionnaires entêtés sont plus difficiles à
-éclairer que le père Mallebranche qui, à force de voir le monde parfait,
-crut voir un gigot de mouton pendu à ses naseaux; un de ses amis s'arma
-d'un grand couteau, lui pinça le nez en s'écriant: _voilà le gigot
-coupé_. Mallebranche revint de sa folie et embrassa son ami qui écrivit
-le lendemain sur le manche du gigot:
-
- Lui qui voit tout en Dieu, n'y voit pas qu'il est fou.
-
-Ydoman reprit la suite de nos désastres; il avoit vu égorger son père
-avec qui il avoit été pris. Ses vainqueurs l'avoient attaché à un arbre,
-pendant qu'ils égorgeoient ses compagnons. Il s'est sauvé, a erré à
-l'aventure aux alentours des karbets où il revenoit, quand il a trouvé
-ses deux soeurs qui se désoloient au bord d'un étang, et il nous conduit
-à la montagne de Tonga. La nuit nous surprit, nous allumâmes de grands
-feux et nous criâmes pour épouvanter les animaux voraces. Quand le
-sommeil gagna mes guides, ils voulurent aller dormir loin de moi. Je les
-retins.--«Mon Banaret, dit Ydoman, je ne veux pas mettre ta vie en
-danger. L'odeur du roucou dont nous nous frottons, attire le tigre; s'il
-est seul et que je dorme auprès de toi, il te laissera pour me prendre;
-mais s'il vient en troupe, il ne fera pas de choix.» Son observation est
-juste; qu'un Indien, un noir et un blanc dorment à côté l'un de l'autre,
-le blanc, parce qu'il n'a point d'odeur, sera le pis aller de ces
-animaux carnivores.
-
-À la pointe du jour, nous regagnâmes nos karbets. Lisbé en revoyant ses
-enfans, poussoit des hurlemens de joie. Son père qui se chauffoit
-auprès du fourneau où rôtissoit la cassave, se leva, vint à nous, tomba
-dans nos bras épuisé de douleur et de plaisir; ses membres claquoient,
-il étoit attaqué d'une fièvre violente.
-
-Ydoman courut chez les Ytauranés dont les envoyés étoient venus nous
-voir avant le combat; ils vinrent nous consoler. Au bout de quinze
-jours, ils eurent rebâti nos karbets à notre insu. Comment peindre nos
-transports de joie à cette délicieuse surprise? Ces lieux nous
-rappelleront nos pertes, mais nous y verserons de douces larmes; la
-douleur et la réflexion sur ces ruines, auront des charmes pour nous,
-car tous les hommes ont une patrie.--«Dieux justes, dit notre bon
-vieillard, étendant au ciel ses mains décharnées!.. j'expirerai avec
-joie. Je reposerai dans le _Sura_ avec mes pères: que je meure sur le
-sol qui m'a vu naître! Ô ma Lisbé! fais moi traverser le torrent; mes
-forces s'épuisent.» Quatre Indiens vigoureux l'étendent sur un
-palanquin, et le portent sur leurs têtes. «Ma fille, et toi, Ydoman,
-laissez-moi serrer chacun une de vos mains.» Nous le suivîmes, car un
-Indien porte tout son avoir avec lui.
-
-Voilà nos chers karbets, il n'y manque que les anciens habitans, tout
-est disposé comme auparavant; les ravages des barbares sont effacés
-partout, excepté dans nos abatis; la terre est sarclée et replantée; nos
-architectes libérateurs ont pourvu à nos besoins par une bonne quantité
-de cassaves. Comme leur peuplade étoit trop nombreuse, ils saisissoient
-cette occasion de s'éloigner sans se séparer. Le fils du roi est chef de
-cette nouvelle colonie: il a un frère qui ne compte que seize abatis et
-lui dix-sept. Ils demandèrent à Lisbé la main de ses petites: Ydoman est
-promis à leur jeune soeur; le mariage sera conclu le jour que le grand
-mage aura ordonné ses aspirans; on désigne pour époque le quatrième jour
-de la lune du Lama, qui répond au 20 décembre.
-
-Depuis notre résurrection, chacun aimoit à se rapprocher et à former sa
-peuplade particulière; mais deux mortelles ennemies se trouvoient en
-présence l'une de l'autre, Lisbé et Barca; l'une alloit être alliée au
-roi, l'autre étoit l'épouse du grand mage, et la soeur du malheureux
-Makayabo, assommé par Lisbé dans notre première fête. Barca n'avoit
-point oublié l'injure faite à ses mânes, que le roi avoit fait jeter
-aux oiseaux de proie; elle cachoit son ressentiment en étouffant la
-mémoire de son frère. Lisbé gardoit le même silence, sachant l'une et
-l'autre ce qu'elles avoient à craindre et à venger. Lisbé ne m'en avoit
-rien dit, mais elle étoit sur ses gardes pour elle, sa famille et moi.
-
-Le récipiendaire des pyayes et l'épreuve de puberté des filles, sont des
-cérémonies trop singulières pour n'en pas dire un mot.
-
-L'ordination se fait la veille des mariages. Le grand mage, assis dans
-son branle, fait prendre chaque aspirant par quatre Indiens qui lui
-gauffrent les bras, le dos, les reins avec un caillou tranchant comme
-l'acier. Le sang coule sous les doigts des graveurs qui lui impriment
-des signes hiéroglyfiques; s'il lui échappe de pousser un cri, ou de
-froncer le sourcil, il est regardé comme profane, et les jeûnes qu'il a
-observés d'avance ainsi que les autres épreuves deviennent inutiles.
-Cette douloureuse opération est la troisième du même genre, toutes sont
-précédées d'un jeûne des plus rigoureux. Pendant trois jours l'aspirant
-ne se nourrit que d'une petite quantité d'herbes crues. Les sculpteurs
-sont plus de deux heures à martyriser les patiens, après quoi on fait
-un grand festin aux frais des aspirans à demi initiés. Ils sont au
-milieu du banc de gazon; chaque convive les invite à y prendre part;
-s'ils acceptent autre chose que des herbes crues, l'épreuve est nulle;
-pendant qu'on apporte des liqueurs à plein couye, ils boivent près de
-deux pintes de jus de tabac; cette dernière épreuve, qui est la plus
-rude, en fait mourir un très-grand nombre. Mais ce noviciat est une
-règle sans exception. Un spartiate avoit-il plus de courage? les
-exercices du Gymnase d'Athènes étoient-ils plus pénibles? Si on compare
-les prêtres de Cybèle avec ceux-ci, ne se ressemblent-ils pas pour la
-patience? Les premiers corybantes se donnoient des coups de couteau dont
-ils mouroient, quoique le dieu qu'ils avoient élevé dût les rendre
-invulnérables.
-
-Le tour des filles de Lisbé vint. Ces victimes sont entre les mains des
-pyayes qui leur liment les dents en forme de mèche, leur gravent
-certains signes sur le sein et sur le front. Lisbé les anime par sa
-présence. Elles restent moins de tems entre les mains des bourreaux;
-elles gardent un rigoureux silence, et après l'opération, observent le
-jeûne des pyayes. Les voilà sanglantes, nues et confuses: Lisbé leur
-attache à la ceinture une bandelette remplie de fourmis flamandes ou
-brûlantes, grosses comme des lentilles dont la morsure brûle comme du
-feu et donne la fièvre. Elles montent au sommet du Sura, qui ressemble à
-nos greniers, pour y rester jusqu'au lendemain soir.
-
-Le repas se prolonge tout le long de la nuit: au premier chant du coq,
-les pauvres petites, tremblantes et rouges comme du sang, descendent à
-la dérobée pour manger dans un angle du Sura, quelques racines crues,
-que les mages et la mère leur ont préparées, suivant la coutume[23]. À
-cinq heures les pyayes s'assemblent; le père de Lisbé donne la main à
-ses petites; Ydoman, Ysacar et son frère, parés de plumes et de
-couronnes de fleurs, mettent chacun une main dans la droite du mage, qui
-leur fait jurer de s'aimer, de se défendre de leurs ennemis jusqu'à la
-mort; se tournant du côté de l'époux, il lui enjoint de creuser un
-canot, d'aiguiser des flèches et de fournir aux besoins de sa femme et
-de sa famille; il prescrit les mêmes lois à l'épouse, ajoutant qu'elle
-doit suivre partout son maître et son roi. Il appelle les dieux témoins
-de la promesse des deux parties, et fait signe aux aspirans à la
-pyayerie de sonner la fête dans toute la peuplade. Une danse courte et
-expressive prélude le repas du triomphe, où les nouveaux pyayes et
-mariés peuvent s'asseoir. Les femmes sont à part, et n'ont jamais
-l'honneur de manger avec leurs maris.
-
-[Note 23: Les Indiennes des côtes se font honneur de percer leurs
-lèvres inférieures pour y passer leurs épingles qu'elles tirent avec
-leurs langues.]
-
-Je remarquois que Barca, la femme du grand mage, n'avoit jamais été
-aussi assidue auprès de Lisbé. Je pris cette politesse pour une
-courtoisie intéressée; mais j'étois loin de deviner juste. Lisbé, qui
-accueilloit tout le monde avec un égal intérêt, me paroissoit hautaine à
-l'égard de celle-ci, je lui en voulois presque de son peu de prévenance.
-Les convives, chacun de leur côté, se livroient au plaisir de la table;
-Lisbé se trouve ivre, plus que les autres, de joie et de cachyeri; elle
-avoit toujours servi à boire au roi et à ses enfans; son implacable
-ennemie saisit ce moment pour verser à boire dans deux couyes à Ydoman,
-à son frère, à Ysacar et à moi. Je le refusai, car je me trouvois
-heureusement incommodé....... Elle remplit le couye d'Ydoman; je le
-présentai aux deux soeurs; elles burent, puis Eglano, par un souvenir de
-tendresse, courut embrasser sa mère et lui présenter le vase. Lisbé
-acheva de le vuider.
-
-Au bout d'une demi-heure, Eglano, sa soeur, sa mère et le pauvre Ydoman
-pousssoient des cris affreux; une soif ardente les consumoit; leurs
-lèvres étoient violettes et arides; elles se rouloient par terre,
-vouloient s'ouvrir les flancs pour arracher ce qui leur déchiroit les
-entrailles; leurs yeux hagards, et les crises qui les agitent ne
-permettent plus de douter qu'elles ne soient empoisonnées.
-
-Ces quatre victimes se roulent sur le sable en confondant leurs larmes
-et leurs bras; Lisbé et ses enfans sentent quelque relâche, se soulèvent
-pour s'embrasser en pleurant; Eglano et sa soeur tendent une main
-défaillante à leurs époux consternés et stupéfaits. «Hélas! dit la mère
-à Ysacar, auguste prince, prenez soin de cet étranger, je lui dois la
-vie;» puis s'adressant à moi: «et toi, Banaret, veille sur mon vieux
-père, ne laisse jamais Barca approcher de lui; elle venge sur nous la
-mort de son frère Makayabo.» Pendant ce discours, le roi tenoit Eglano
-entre ses bras, elle expira; un dernier accès prit à Lisbé, qui suivit
-ses enfans.
-
-Cette affreuse nouvelle vint aux oreilles du bon vieillard; il
-m'appelle; j'arrive après avoir enseveli les cadavres dans une natte de
-jonc.--«Cher étranger, approche-toi: ma fille est morte, ma famille est
-éteinte; je ne puis verser de larmes; donne-moi la main, embrasse-moi;
-adieu; je t'adopte pour mon fils; que le Tamouzy et le grand Lama
-prennent soin de tes jours. Fuis ces déserts et ces nouveaux Indiens,
-ils sont aussi méchans que ces révolutionnaires dont tu parlois à
-Hyroua; il est mort, Hyroua; Lisbé et mes petits enfans ne sont plus....
-Adieu, Banaret...» En achevant ces mots, je sentis foiblir sa main, qui
-avoit placé la mienne sur son coeur; il s'éteignit, et je m'éloignai en
-sanglotant....
-
-La femme du grand mage fut mise à mort malgré les imprécations de son
-époux qui nous menaça du Tamouzy et de l'Hyrouca. Elle avoit aussi
-empoisonné les deux jeunes rois, qui furent sauvés par les soins d'un
-autre pyaye, qui leur donna secrètement du contre-poison; la pâleur de
-la mort étoit sur leur front; ils restèrent long-tems plongés dans un
-sommeil léthargique. Le lendemain ils revinrent à eux, firent poursuivre
-le grand mage et ses enfans, qui s'étoient sauvés dans un canot. La
-peuplade revint ensuite à mon karbet pour rendre les derniers honneurs
-aux morts. Le roi les appela plusieurs fois; voyant qu'ils ne
-répondoient pas, il leva le coin de la natte et commença à se douter
-qu'ils étoient morts. Les Indiens se persuadent difficilement que ceux
-qu'ils aiment se séparent d'eux; souvent ils n'enterrent leurs morts que
-quand ils sont à moitié pourris.
-
-Il découvrit les cadavres, qui étoient noirs, infects et
-méconnoissables. Ysacar ne voyoit Eglano que dans sa fraîcheur; il
-l'embrassoit, l'appeloit, lui serroit la main:--«Eglano, Eglano,
-pourquoi m'as-tu quitté? Est-ce que tu ne m'aimois pas? Je ne voulois
-vivre que pour toi.» Chaque Indien s'approchoit à son tour de chaque
-mort pour lui faire la même prière. On lava les cadavres; le roi les fit
-embaumer et mettre dans des hamacs blancs. J'ensevelis Lisbé avec son
-père, Eglano avec sa soeur, et je mis Ydoman au milieu, comme le
-restaurateur du village et des malheurs de sa famille.
-
-Les hamacs des morts étoient chargés de mets; on les invita à manger; le
-repas continua dans un morne silence; la cérémonie funèbre commença
-ensuite. Les jeunes filles, parées comme aux jours de fêtes, portoient
-les deux princesses, et formoient des ronds de danse autour des hamacs.
-Les jeunes gens couronnoient Ydoman de fleurs, et formoient les mêmes
-choeurs. Les vieillards seuls marchoient lentement autour du corps de
-Lisbé et de son vieux père. Le Sura leur sert de cimetière. Une musique
-agreste forme de lugubres accords sur les marches du tombeau. Avant de
-confier les corps à la terre, on leur demande encore pourquoi ils
-veulent quitter leurs amis; on les met ensuite dans leur canot, avec
-leurs flèches, leurs boutous, leurs rassades; puis la musique entonne un
-hymne sépulcral où l'on récapitule les actions du mort; cet hymne se
-nomme _le Tombeau_; en voici le modèle, adapté à nos usages:
-
-TOMBEAU
-
-DE LISBÉ ET DE SA FAMILLE.
-
- VOYAGEUR égaré dans ces vastes déserts,
- Ne marche plus à l'aventure!
- Au couchant de Tonga s'il reste une masure,
- Viens-y sécher tes pleurs et compter tes revers.
- Le mortel qui l'habite, au doux nom de Lisbé,
- Au nom de sa triste famille,
- Te dira: «Vous cherchez ou son fils ou sa fille;
- »Ici, dans un seul jour, ils ont tous succombé!»
-
-Le choeur répéta trois fois cette strophe, et chacun jura de n'oublier
-jamais Ysacar et Lisbé. Ces premiers vers servirent de ritournelle, ou
-plutôt de mineur.
-
- Lisbé, contre son coeur écoutant son devoir,
- Ne sauve un époux qu'elle honore,
- Qu'en abrégeant les jours de l'amant qu'elle adore.
- Bientôt l'amour contre elle arme le désespoir.
- Hiroua, cet époux, avec son jeune fils,
- Sont dévorés par les Sauvages.
- Un étranger l'arrache à ces sanglans rivages;
- Ydoman, son aîné, vient revoir ces débris.
-
- Voyageur égaré, etc.
-
- Il court chez ses amis, il court chez ses voisins:
- «Venez voir nos karbets en cendre,
- Venez nous consoler, nous aider, nous défendre;
- À vos heureux succès unissez nos destins!»
- Aux cris des malheureux l'Indien n'est jamais sourd:
- On leur députe une ambassade;
- Au village brûlé, la sensible peuplade
- Accourt pour travailler sans attendre son tour.
-
- Voyageur égaré, etc.
-
- Les karbets sont couverts; on l'annonce à Lisbé,
- À ses enfans, à son vieux père.
- Ils sont cinq malheureux fugitifs sur la terre,
- Reste de la peuplade au carnage échappé.
- «Unissons, dit le roi, nos enfans, nos dangers;
- Lisbé, sois ma soeur et leur mère:
- Ma fille aime Ydoman; Ysacar et son frère
- Préféreroient ton sang à des noeuds étrangers.»
-
- Voyageur égaré, etc.
-
- «Tant de gloire t'aveugle, et ce fatal moment
- Où tu crois que ton bonheur touche,
- Cet aveu de ton coeur, trop tardif dans ta bouche,
- Sera pour nous, Lisbé, le plus cruel tourment:
- Ton ami, sous tes coups, certain jour succomba;
- L'hymen à l'amour fit outrage.
- La soeur de cet amant est l'épouse du mage;
- Sa haine est un brasier qui nous consumera.»
-
- Voyageur égaré, etc.
-
- «Hélas! tu luis trop tôt, trop tôt pour mon malheur,
- Jour fatal de leur hymenée!
- De gloire et de trépas ta fille est enivrée,
- Et tu bois à ton tour la mort avec l'honneur.
- Lisbé succombe, ses membres torturés,
- Sur sa famille anéantie:
- Banaret, C'EST BARCA QUI M'ARRACHE LA VIE,
- Dit-elle; adieu!...» Couvrons leurs corps défigurés.
-
-À ces mots, la douleur brisa les instrumens, un morne silence fit place
-à des cris, ou plutôt à des hurlemens..... Jamais pompe funèbre ne fut
-plus imposante, plus sincère et moins fastueuse. On approcha les canots
-du caveau; les tablettes où j'avois inscrit les épitaphes, furent
-attachées sur la poitrine des morts, et enveloppées d'une cage de bois
-de fer; enfin on les descendit; alors la musique reprit:
-
- Voyageur malheureux, etc.
-
-Lisbé et son vieux père disparurent les premiers; on lisoit sur leur
-canot:
-
- La mort de mes enfans termina ma carrière;
- Je n'eus qu'un étranger pour fermer ma paupière.
- L'hymen contre l'amour avoit armé mon bras;
- L'amour contre l'hymen avança mon trépas.
-
-Ydoman passa ensuite.... Il disoit aux grands hommes:
-
- Le poison que Barca déverse sur ma vie,
- Doit faire envier mes destins:
- Amans, héros, guerriers, c'est celui de l'envie;
- Je meurs sous les karbets relevés par mes mains.
-
-Ysacar et son frère étoient attachés au canot où reposoient les deux
-soeurs; leur sort étoit celui des illustres infortunés français, dont la
-destinée malheureuse a tant fait de victimes.... Elles disoient _mors
-erat in solio_.
-
- Nous, comme tant de rois à qui le sort la donne,
- Avons bu le trépas en touchant la couronne.
-
-Cette terrible sentence confondit les jeunes monarques; la crainte,
-l'amour, et la pâleur de la mort qui couvroit encore leurs visages,
-firent couler leurs larmes avec plus d'abondance. Ils tombèrent, le
-corps à moitié renversé, sur les marches du caveau; le grand mage les
-releva, et voulut les éloigner. Ils s'y précipitèrent de rechef; on les
-en arracha, on ferma la tombe, et le choeur reprit:
-
- C'en est fait! le tombeau les arrache à nos yeux;
- Ils ne sont plus rien sur la terre,
- Ils occupent déjà l'éternel sanctuaire.
- Illustres malheureux, recevez nos adieux!
- Bons coeurs, pleurez Lisbé; rois, pleurez Eglano.
- Patriote, amant de la gloire,
- Fais revivre Ydoman au temple de mémoire;
- Nous suivrons le vieillard dans la nuit du tombeau.
-
- Voyageur égaré, etc.
-
-Le reste du jour, la peuplade fit des libations sur les tombeaux, se
-réunit le soir pour pleurer encore, et passa la nuit dans une fête
-brillante, qu'on appelleroit chez nous la noce de la résurrection.
-
-Je me retirai vers le roi, à qui je témoignai le désir de quitter ce
-séjour de douleur; il y consentit avec peine.
-
-Le lendemain, à la pointe du jour, un petit canot m'attendoit au bord de
-la rivière de Konanama, qui roule une eau noire dans un lit resserré par
-des montagnes et couvert d'arbustes épais et croisés les uns sur les
-autres. Nous suivions le fil de l'eau; quand nous fûmes auprès du
-premier saut, les Indiens qui m'accompagnoient me chargèrent sur leur
-dos pour me mettre à terre. Nous entendions l'eau qui tomboit avec un
-bruit affreux; le lit de la rivière étoit obstrué par des montagnes,
-qu'elle franchissoit en formant des cascades qu'on appelle sauts. Mes
-guides se laissèrent aller au courant, et tombèrent en riant dans le
-vortex écumeux.
-
-J'allois moins vîte que mes plongeurs, et j'observois avec effroi les
-immenses prairies qui m'environnoient. Je vis un cadavre arrêté par les
-cheveux dans les roches du saut; j'appelai mes Indiens; ils reconnurent
-le fils du grand Barca. Nous trouvâmes son père fracassé dans sa barque,
-qui s'étoit perdue dans un _recoude_ couvert de roseaux. Mes guides les
-maudirent, et moi je les plaignis en pleurant Lisbé.
-
-Nous mouillâmes sur les bords de Konanama: je m'y arrêtai quelque tems à
-fixer les ruines des karbets de mes compagnons; j'en pris le plan. Les
-Indiens retournèrent à leur village, et moi à Synnamary, et de là à
-Koroni, sur les bords de la mer, à 14 lieues au N. E. de Cayenne.
-
-
-_Fin de la quatrième partie._
-
-
-
-
-CINQUIÈME PARTIE.
-
- _Per varios casus, per tot discrimina rerum,
- Tendimus in Latium._
- VIRGIL. _Æneid. Liv. I, v. 16._
-
- Après tant de hasards, après tant de revers,
- En essuyant nos pleurs, un Dieu brise nos fers;
- Nous reverrons la France!...
-
-
- _Arrivée de H.... Révolution du 18 Brumaire. Coup-d'oeil sur
- la France. Nouvelle de rappel. Départ de MM. Barbé-Marbois
- et Lafond-Ladebat. Arrivée de la frégate_ la Dédaigneuse,
- _venant chercher les déportés, et partant sans les emmener.
- Départ de l'auteur par New-Yorck. Portrait des Américains.
- Arrivée en France. Nouvelles persécutions de l'auteur: il
- doit sa liberté au premier consul Bonaparte._
-
-
-Depuis vingt mois la France a disparu à nos yeux, et chaque minute
-d'exil allume en nos coeurs l'impatience de la revoir. Pour peindre les
-tourmens d'un déporté, il faut l'avoir été soi-même. Oh! la peine du
-dam n'est point une chimère à ses yeux. Qu'on le suppose dans l'aisance,
-le miel pour lui se change en absinthe; il défeuille les roses par ses
-larmes; la table la plus somptueuse n'est chargée que de poisons; il dit
-à ce qu'il voit, à ce qu'il touche, à l'air qu'il respire, à la feuille
-qui grandit, à la fleur qui éclôt, aux fruits qui mûrissent, aux
-troupeaux qui paissent, aux agneaux qui bondissent: vous n'êtes point la
-France...... Il dit aux forêts, aux échos, aux montagnes, aux vallons,
-aux gazons, aux ruisseaux: votre ombrage est moins frais, votre voix
-moins douce, votre cime moins belle, votre site moins riant, votre tapis
-moins lisse, votre murmure moins doux, votre roucoulement moins tendre
-qu'en France. Un déporté est l'habitant d'_Othayti_ dans le Jardin des
-Plantes de Paris, flairant sa patrie dans ce qui l'environne, s'élançant
-au pied d'un palmier de son pays, qu'il arrose de pleurs: Othayti!
-Othayti! mais tu n'es pas _Othayti_, dit-il en s'éloignant. Un déporté
-frappé de cette sentence terrible: _retire-toi de ta patrie_, s'écrie
-sans cesse: voilà l'enfer..... voilà l'enfer!.... je le sens..... le
-voilà, ce brasier, il brûle mon coeur, il le dévore et ne le consume
-pas! Quand l'infortune, la misère, la crainte attisent encore ce feu,
-l'exil n'est-il pas le plus cruel supplice?
-
- * * * * *
-
-La terreur fait place à la justice; nous n'aurons plus à lutter que
-contre la misère; un rayon d'espérance luit déjà pour nous; après avoir
-dépassé le cratère du volcan, nous frémirons autant de son explosion et
-de nos dangers, que de notre préservation.
-
- * * * * *
-
-Nous sommes au 13 décembre 1799. Monsieur Franconie est reconnu
-vice-agent à la tête du bataillon, au milieu des cris d'alégresse.--«Mes
-amis, dit-il, vous me chargez d'un emploi bien lourd à mon âge; la crise
-est forte, mes lumières sont foibles: le timon du gouvernement seroit
-beaucoup mieux en des mains plus énergiques. Le citoyen Burnel nous a
-laissé bien des dettes; pour moi, je n'en ferai pas; je fais don à la
-république des honoraires de la place que vous me confiez; c'est peu de
-chose, mais les secrets du gouvernement seront les vôtres; les personnes
-et les propriétés seront respectées; chacun pourra visiter les magasins
-et les caisses; je ne veux que votre estime et votre amitié, et je serai
-trop heureux de mériter votre reconnoissance.»
-
-_1er. janvier 1800._--Une proclamation des plus sinistres paroît avec
-l'année 1800. Les soldats vont manquer de vivres et de vêtemens, les
-magasins et les caisses sont entièrement à sec. Le sixième du revenu et
-un emprunt forcé ne suffiront pas pour les frais de l'année. Franconie
-termine par inviter tous les colons à venir se convaincre par eux-mêmes
-de la vérité, en visitant les caisses, les magasins et les registres du
-contrôle et des administrations; il les prie de se réunir à lui dans le
-courant de la décade, pour lui communiquer leurs lumières.
-
-_7 janvier 1800...._ 17 nivôse.... Grandes nouvelles.
-
-Ce matin, à neuf heures, une longue salve d'artillerie a retenti dans
-les airs, nous avons compté vingt et un coups de canon; à 11 heures, le
-même salut recommence...... Nous sommes quatre déportés voisins les uns
-des autres..... Éloignés de quatorze lieues de la capitale, chaque
-matin, au lever du soleil, nous nous réunissons sur les bords de la mer,
-pour nourrir l'espoir de notre retour... L'écho des ondes et des forêts
-a retenti dans nos coeurs.... Desvieux, que Burnel avoit déporté,
-revient revêtu du grade de général de la colonie; il amène un agent de
-France.... Victor H....., qui étoit à la Guadeloupe; nous recevons les
-nouvelles suivantes:
-
-Tout est changé en France depuis le 18 brumaire, 9 novembre 1799. Le
-directoire ne savoit plus que faire; la guerre civile ravageoit la
-république; personne ne couchoit en sûreté dans son lit. Tous les partis
-étoient en présence; tous les hommes étoient mécontens; tous étoient las
-de révolution; le peuple n'étoit pas plus tranquille que les gouvernans;
-l'anarchie et le despotisme s'entre-culbutoient chaque jour. Bonaparte
-est parti d'Alexandrie, a débarqué incognito, s'est rendu à Paris, a
-médité son coup, s'est présenté aux deux conseils.... Celui des
-cinq-cents a crié sur lui _hors la loi_; il s'est retourné vers les
-grenadiers qui l'avoient suivi en Italie. Ces braves l'ont entouré. L'un
-d'eux, en le couvrant de son corps, a reçu un coup de poignard pour lui.
-L'entrée subite des soldats, a mis les conseils en fuite. Un nouvel
-ordre de choses a été organisé, et ce grand mouvement s'est opéré sans
-secousse, le dieu de la victoire et de la fortune couvrant de ses ailes
-le pacificateur du Tibre et du Rhin. La renommée, qui grandit en
-marchant, nous amplifia ces détails; et chaque habitant, effrayé de
-l'arrivée du nouvel agent, se plut à les commenter à son tour, pour lui
-montrer et se convaincre soi-même qu'il n'avoit plus que le pouvoir
-impératif de faire le bien.
-
-Dans ce moment, H..... étoit en rade pour venir remplacer Burnel. La
-marine française étoit si pauvre à cette époque, que depuis six mois, la
-frégate n'avoit pas pu être équipée. H..... avoit ses expéditions.....
-Et quelles expéditions, grand Dieu!..... et en quelles mains! Le 18
-brumaire arrive: tout change de face; les brouillons rentrent dans le
-néant; les gens en place sont épurés; le consulat remplace le directoire
-(Bonaparte, Sieyès, Roger-Ducos sont consuls). H..... est encore en rade
-et pâlit d'effroi; quelques agens qui le protègent, sont encore dans les
-bureaux; avant d'en sortir, ils lui font changer ses expéditions, il
-paye le surplus de l'armement de sa division; il met à la voile le 13
-frimaire an 8 (4 décembre 1799), apporte des passe-ports à Mrs.
-Lafond-Ladebat et Barbé-Marbois, seuls restans de la première
-déportation. Ils peuvent partir quand ils voudront.... Il assure que
-nous les suivrons de près.. Que de crises nous avons passées!
-
-La naissance de la révolution française fut annoncée par les présages
-les plus sinistres. En 1783, la Calabre fut bouleversée par le Vésuve
-embrasé. Les brumes de la Scythie consolidèrent les zones tempérées...
-Un déluge de feu fut éteint par un océan de pluie.... La Pologne
-anarchisée, devint le partage de la Russie, de la Porte, de la Prusse et
-de la maison d'Autriche. Les deux rives de la mer Adriatique et les
-anciennes bornes de l'Europe furent jonchées d'un côté de cadavres, de
-l'autre, de cendres et de ruines; la nature sembloit voir avec douleur
-la révolution des _États-Unis_, prélude de celle de l'univers. En 1786,
-la Bretagne se révolte sans savoir ce qu'elle veut. L'Angleterre souffle
-le feu pour se venger de la paix de 1783. L'année 1788 nous amène la
-famine et la grêle. 1789 commence par un hiver des plus froids. La
-famine reparoît quatre fois à la fin de cette année, et immédiatement
-après la moisson. Tant de prodiges sembloient nous prédire les périodes
-de 1792, 93, 94, 98 et 99. Ne serions-nous pas tentés de croire que ce
-passage d'un auteur connu depuis 18 cents ans, est composé de nos jours?
-
- ... Solem quis dicere falsum
- Audeat? Ille etiam cæcos instare tumultus
- Sæpè monet, fraudemque et operta tumescere bella.
- Ille etiam extincto miseratus Cæsare Romam,
- Cùm caput obscurâ nitidum ferrugine texit,
- Impiaque æternam timuerunt sæcula noctem.
- Tempore quamquam illo tellus quoque, et æquora ponti,
- Obscoenique canes, importunæque volucres
- Signa dabant. Quoties Cyclopum effervere in agros,
- Vidimus undantem ruptis fornacibus Ætnam,
- Flammarumque globos, liquefactaque volvere saxa?
- Armorum sonitum toto Germania coelo
- Audiit, insolitis tremuerunt motibus Alpes.
- Vox quoque per lucos vulgo exaudita silentes
- Ingens, et simulacra modis pallentia miris
- Visa sub obscurum noctis, pecudesque locutæ;
- Infandum! sistunt amnes, terræque dehiscunt,
- Et moestum illacrymat templis ebur, æraque sudant.
- Proluit insano contorquens vortice sylvas
- Fluviorum rex Eridanus, camposque per omnes
- Cum stabulis armenta tulit; nec tempore eodem
- Tristibus aut extis fibræ apparere minaces,
- Aut puteis manare cruor cessavit; et altè
- Per noctem resonare lupis ululantibus urbes.
- Non aliàs coelo ceciderunt plura sereno
- Fulgura, nec diri toties arsere cometæ.
- ........................................
- Quippe ubi fas versum atque nefas, tot bella per orbem
- Tam multæ scelerum facies; non ullus aratro
- Dignus honos; squalent abductis arva colonis,
- Et curvæ rigidum falces conflantur in ensem.
- Hinc movet Euphrates, illinc Germania bellum;
- Vicinæ ruptis inter se legibus urbes
- Arma ferunt: sævit toto Mars impius orbe.
- VIRGILE, Georg., liv. 1.
-
-Je ne veux expliquer ce morceau en l'honneur de la mort de César, que
-par la révolution depuis 1780. Alors elle avoit pris naissance dans le
-nouveau monde.
-
-En 1784, l'aurore boréale qui couvrit le disque du soleil, fit présager
-aux peuples la guerre et les rumeurs qui éclatèrent dans les années
-suivantes.
-
-L'éclipse de 1793 fut assez sensible.....
-
-En 1794, la mer gela; le Zuiderzée en Hollande vit des rues, des
-boutiques et des feux sur ses flots consolidés.
-
-En 1794, les fleuves furent rougis de sang et remplis de cadavres.
-
-En 1794, les loups suivoient les camps dans la Vendée, et hurloient dans
-l'attente du combat; ils avoient des villes entières pour retraite.
-
-En 1784, une comète avoit précédé ces événemens. Je me conforme au
-texte, non par superstition, mais pour m'exempter de traduire.
-
-Au milieu de tant de guerres, nous nageons dans le meurtre et dans le
-sang: amis et ennemis tombent sous nos coups; nos campagnes sont
-désertes, nos guérets sont en friche; nos faulx sont redressées en
-piques, et les socs de nos charrues fondus en épées. _L'Euphrate_, _le
-Tibre_, _le Danube_, _le Rhône et le Rhin_ portent aux deux mers des
-bataillons armés; toutes nos villes se soulèvent, et tout l'univers est
-en armes.
-
-Auguste, à la fleur de son âge, part d'Alexandrie pour fixer le bonheur
-du monde. Cette époque aussi chère à la religion qu'à l'histoire, renaît
-pour nous, et les deux Continens redisent avec effusion:
-
- Dî patrii, indigetes.....
- Hunc saltem everso juvenem succurrere sæclo
- Ne prohibete: satis jam pridem sanguine nostro
- Laomedonteæ luimus perjuria Trojæ.
-
-H..... profita des transports de joie auxquels on se livroit, pour
-mettre pied à terre. Il étoit si connu et si décrié, que son entrée fut
-celle d'une bête fauve, se glissant dans une bergerie même pacifiquement
-si possible est. Les transports d'alégresse firent place à l'effroi: il
-eut besoin de confirmer lui-même ces nouvelles pour gagner quelques
-habitans; il étoit si convaincu de tout l'odieux qui l'entouroit, qu'il
-prit une lettre de recommandation de Jeannet qui lui succédoit à la
-Guadeloupe. Voici la teneur de cette pièce, qu'il fit circuler dans les
-cantons pour calmer les esprits:
-
-«Bons habitans de Cayenne, calmez vos frayeurs; je sais que le citoyen
-H..... paroît à vos yeux sous un aspect terrible. Il fera le bonheur de
-votre colonie, il n'a plus rien à demander à la fortune; il vous fera
-oublier, par sa clémence, les catastrophes qui ont eu lieu à la
-Guadeloupe pendant qu'il la gouvernoit. Croyez-en celui qui emporta vos
-regrets, et qui s'honorera toujours d'avoir mérité votre confiance et
-vos suffrages.»
-
-Quelques-uns prirent cette lettre pour une ironie amère, très-peu de
-monde y ajouta foi. Voici le début, l'administration et le caractère de
-ce troisième agent.
-
-Il rend visite à Billaud, il l'appelle à Cayenne. Les autres déportés y
-pourront venir également avec des permis limités; ils entreront même à
-l'hôpital. Le gouvernement lui a ordonné, dit-il, de les traiter avec
-égard; il donne des éloges aux habitans qui les ont retirés. Il demande
-l'ordre et la paix; il ne change rien au dernier réglement de police de
-Burnel, parce qu'il n'est que provisoire comme le gouvernement
-consulaire qui l'a délégué. Il acquitte les dettes de la colonie; il
-rédime les fautes de son prédécesseur dont il plaint déjà l'embarras; il
-se répand en bals et en repas somptueux. La troupe qui a débarqué avec
-lui, est un amalgame de déserteurs de toutes les nations, gens propres à
-tous les coups de main, si le thermomètre redescendoit à l'anarchie. Il
-a aussi amené une musique incomplète, qui, par ses accords, prend les
-Cayennais aux gluaux. En promettant de rembourser l'emprunt forcé, fait
-par Burnel, il le fait acquitter provisoirement par ceux qui sont en
-arrière. Des prises lui arrivent, il les répartit justement; il acquitte
-une partie des dettes de la colonie, qui se montoient à huit ou neuf
-cent mille francs. Il traite les soldats noirs comme les blancs; il
-réforme la discipline; il moleste et punit les fonctionnaires publics,
-les habitans et les officiers qui ont démasqué Burnel; il paroît
-affectionner Franconie, parce que ce vieillard qu'il remplace, réunit à
-juste titre les suffrages de ses concitoyens: voilà sa conduite durant
-les six premiers mois qu'il s'est attendu à son rappel. Malgré ce début,
-il n'avoit encore captivé personne; il a eu soin de se faire préconiser
-à Paris dans quelques journaux qui n'ont pas de lunettes de 1800
-lieues. La suite nous l'a mieux fait connoître, et le voici _au physique
-et au moral_.
-
-Victor H....., originaire de Marseille, est entre deux âges, d'une
-taille ordinaire et trapue; tout son ensemble est si expressif, que le
-meilleur de ses amis n'ose l'aborder sans effroi; sa figure laide et
-plombée exprime son âme; sa tête ronde est couverte de cheveux noirs et
-plats qui se hérissent comme les serpens des Euménides, dans la colère
-qui est sa fièvre habituelle; ses grosses lèvres, siège de la mauvaise
-humeur, le dispensent de parler; son front sillonné de rides, élève ou
-abaisse ses sourcils bronzés sur ses yeux noirs, creux et tourbillonnans
-comme deux gouffres..... Son caractère est un mélange incompréhensible
-de bien et de mal: il est brave et menteur à l'excès, cruel et sensible,
-politique, inconséquent et indiscret, téméraire et pusillanime, despote
-et rampant, ambitieux et fourbe, parfois loyal et simple; son coeur ne
-mûrit aucune affection; il porte tout à l'excès: quoique les impressions
-passent dans son âme avec la rapidité de la foudre, elles y laissent
-toutes une empreinte marquée et terrible; il reconnoît le mérite lors
-même qu'il l'opprime; il dévore un ennemi foible; il respecte, il
-craint un adversaire courageux dont il triomphe. La vengeance lui fait
-bien des ennemis. Il se prévient facilement pour et contre, et revient
-de même. L'ambition, l'avarice, la soif du pouvoir, ternissent ses
-vertus, dirigent ses penchans, s'identifient à son âme; il n'aime que
-l'or, veut de l'or, travaille pour et par l'or; il se fait un si grand
-besoin de ce métal, quoiqu'il en ait déjà assez, qu'il voudroit que
-l'air qu'il respire, les alimens qu'il prend, les amis qui l'approchent,
-fussent de l'or: les parcelles qu'il en a semées à Cayenne, sont les
-actes de générosité de Persée ou de Mithridate semant l'or dans les
-plaines de Cisique pour éblouir et arrêter leur vainqueur. Ces grandes
-passions sont soutenues par une ardeur infatigable, une activité sans
-relâche, par des vues éclairées, par des moyens toujours sûrs, quels
-qu'ils soient. Le crime et la vertu ne lui répugnent pas plus à employer
-l'un que l'autre, quoiqu'il en sache bien faire la différence. Crainte
-de lenteur, il prend toujours avec connoissance de cause le premier
-moyen sûr que lui présente la fortune. Il s'honore de l'athéisme, qu'il
-ne professe qu'extérieurement.
-
-Au reste, il a un jugement sain, une mémoire sûre, un tact affiné par
-l'expérience; il est bon marin routinier, administrateur sévère, juge
-équitable et éclairé quand il n'écoute que sa conscience et ses
-lumières. C'est un excellent homme dans des crises difficiles où il n'y
-a rien à ménager. Autant les Guadeloupiens et les Rochefontains lui
-reprochent d'abus de pouvoir et d'excès révolutionnaires que la
-bienséance et l'humanité répugnent à retracer, autant les Anglais (j'en
-suis témoin) donnent d'éloges à sa tactique et à sa bravoure.
-
-De mousse, H..... est devenu pilotin, puis boulanger à St.-Domingue; a
-repassé en France à la première insurrection de cette colonie, a été
-membre de la société populaire et du tribunal révolutionnaire de
-Rochefort, s'est fait nommer agent de la Guadeloupe par le comité de
-salut public, a repris cette colonie aux Anglais et s'est acquis dans
-les Antilles et l'estime des Anglais et l'exécration de tous les colons.
-Le tourbillon au milieu duquel il a vécu, a révolutionné son esprit, et
-la vie paisible et douce est pour lui une mort anticipée.
-
-Il visite la colonie jusqu'à la rivière de Maroni qui nous sépare d'avec
-les Hollandais; en route, il reçoit des dépêches et des nouvelles.
-
-À son allée et à son retour, il mouilla à Synnamari, et rendit visite
-aux déportés. La première fois, ce fut pour insulter à leurs malheurs.
-«Vous vous flattez, leur disoit-il, d'un rappel _qui ne viendra
-jamais_.» Il assaisonna ces paroles accablantes de sarcasmes indécens et
-orduriers.
-
-Deux jours après, ce n'étoit plus le même homme; il les plaignoit, leur
-assuroit un prompt retour, il donneroit même, disoit-il, 200 louis pour
-les voir partir: pour leur faire oublier sa première visite, il envoie à
-chacun, deux chemises et une paire de souliers de magasin. Il laisse
-transpirer quelques nouvelles; un des officiers de sa suite qui a servi
-sous le premier consul, en fait l'éloge et se réjouit de la tournure que
-le gouvernement prend en France. Des déportés mangeoient dans la même
-maison où H..... s'étoit arrêté pour se rafraîchir, il ne put se
-contenir.
-
-En s'en retournant, il ne s'entretenoit que des mesures énergiques qu'il
-avoit employées à la Guadeloupe.
-
-Pour lui faire la cour, il falloit applaudir à ses expédiens, qu'il
-appeloit petites espiègleries. Il trouva des apologistes dans certains
-colons, et je n'ai pas pu retenir mon indignation, en entendant un de
-mes anciens compagnons de la case Saint-Jean, Pavy, avec qui je me suis
-brouillé pour cela, vouloir me forcer de louer certains traits
-abominables; j'avoue qu'il se trouvoit dans la détresse et sous la
-férule d'un propriétaire qui flattoit tous les goûts des agens: s'il
-m'eût fallu exister à pareil prix, je serois mort. Je sais me taire,
-mais le crime n'aura jamais de ma part, même un faux signe
-d'approbation.
-
-Au bout de six mois, la famine se fit sentir, parce que l'agent avoit
-donné une égale ration de pain, aux soldats noirs comme aux blancs; les
-déportés furent réduits les premiers à la racine de maniok, et au
-poisson salé. H..... ne leur a jamais rien restitué de ce que Burnel
-leur avoit soustrait. Plus il a fait de prises, moins il a adouci leur
-sort. Il nous a fait pleurer ses prédécesseurs.
-
-Il poursuivoit les habitans qui donnoient asile à certains déportés
-contre qui on l'avoit injustement irrité. MM. Michonet et Casimir
-Bernard furent exilés dans le fond du désert; il en arrache un d'eux de
-l'habitation qu'il régissoit, le menace de l'envoyer à Vincent Pinçon
-avec une main de maïs, une pelle et une pioche pour creuser sa fosse.
-L'autre tombe dangereusement malade, il lui refuse la permission de
-revenir à Cayenne. Son hôtesse sème adroitement le bruit de sa mort pour
-éprouver H....., il en fait un festin de joie; le lendemain, en voyant
-qu'on l'a abusé, il destitue le maire pour lui avoir donné, dit-il, une
-fausse joie. Quelques mois après, à la mort de M. Colin, me trouvant
-sans asile, je lui demandai la permission d'aller au dépôt de Synnamari;
-il me fit répondre par le citoyen Franconie:
-
-«Le citoyen agent est instruit que ceux d'entre vous qui se sont
-soustraits d'aller à Konanama, ont renoncé à la ration; je vous
-conseille de ne pas le tourmenter, vous feriez peut-être votre mal et
-celui des autres. Je vous engage à prendre patience.» La misère ne me
-permit pas de patienter long-tems, je demandai un permis pour aller à
-Cayenne solliciter cette justice. Je vis H..... qui, après m'avoir dit
-mille injures pour ce que j'avois répondu jadis à Burnel, termina ainsi:
-«je ne vous aurois pas menacé comme lui de la fusillade, mais je vous
-aurois attaché à quatre piquets, et coupé de 500 coups de fouet.» (Il ne
-vouloit venger ni l'individu Burnel qu'il méprisoit, ni les droits de
-l'agence, mais il dévoroit une victime de l'ostracisme du 18 fructidor.)
-«Nous ne resterons pas éternellement à Cayenne, lui dis-je.--Sur quoi
-fondez-vous votre retour?--Sur celui de nos prédécesseurs: notre exil
-est pour la même cause, nous attendons les mêmes effets de la justice du
-premier consul.--_Ne vous honorez pas du titre d'exilés; vous êtes
-proscrits et non exilés. Si quelqu'un peut attendre son rappel, c'est
-Billaud._» Je lui peignis ma détresse: les habits qui me couvroient ne
-m'appartenoient pas. Il insulta long-tems à ma misère, et me renvoya
-sans rien m'accorder. À Cayenne, je logeois chez un ami charitable qui
-étoit marchand; il lui dit mille invectives, parce qu'il m'avoit donné
-des habits, le força de me faire partir, entrava son commerce, et le
-réduisit à abandonner la colonie. M. Aimé a dit quelque chose
-d'obligeant de madame Audifredi, H..... l'a spécialement molestée pour
-cette raison. Il appesantissoit chaque jour sur nous une main si
-terrible, que nous pâlissions d'effroi en entendant tirer le canon, ou
-en voyant un bâtiment au large, de peur qu'il ne nous annonçât
-l'assassinat du premier consul. Ceux qui sont encore dans la Guyane,
-vivent depuis trois ans dans ces transes. Il paroît difficile de
-concilier tant de rigueur avec le bien que H..... a fait à la colonie,
-encore moins avec les éloges qu'il se fait donner dans certains
-journaux. Il a ravivé le commerce en faisant lui-même la hausse et la
-baisse, en ouvrant en son nom une maison de commerce où il figure tantôt
-comme un marchand pour vendre, tantôt comme agent pour se faire adjuger
-les denrées au prix qu'il veut y mettre.
-
-Malgré son activité, il a essuyé des pertes, et la famine s'est fait
-sentir trois fois sous son agence; il ne s'est jamais déconcerté, il a
-tenu la police avec sévérité, a contenu les nègres dans la crainte, plus
-par la terreur de son nom que par ses proclamations, car il n'a rien dit
-pour défendre ou ordonner le travail; il a affermé à ses amis les
-habitations des colons absens.
-
-L'année 1800 s'avançoit, et nous étions toujours dans l'attente. Depuis
-six mois Messieurs Barbé-Marbois et Lafond-Ladebat étoient en France;
-nous les invoquions comme nos Dieux tutélaires. La dureté de H.....
-donnoit plus de ferveur à nos prières. La crainte d'une réaction en
-France nous inspiroit presque à tous des projets d'évasion dont l'agent
-s'inquiétoit fort peu. Je m'ouvris à Margarita et à Rubline sur les
-moyens de passer à Surinam dans un canot indien. Nous fûmes quelques
-jours à mûrir ce projet; je voulus en informer Pavy pour me réconcilier
-avec lui. Il nous dénonça au maire du canton, qui nous surveilla de plus
-près; je ne le croyois pas capable d'un trait aussi noir contre un
-ancien ami, qui n'étoit coupable que de n'avoir pas applaudi le
-_bastringage_ de H.....
-
- * * * * *
-
-Le 28 juillet, nous reçûmes enfin des nouvelles de France qui nous
-annonçoient notre prochain retour.
-
- * * * * *
-
-Le 1er. août (13 thermidor), un bâtiment marchand apporte le rappel
-individuel de plusieurs déportés. H..... reçoit en même tems la loi du
-13 frimaire an 8, que le ministre de la marine lui ordonne d'appliquer
-aux _déportés de la Guyane_.
-
-Le ministre lui enjoignoit implicitement de nous renvoyer en France,
-s'il en avoit les moyens; ils ne lui manquoient pas, car le port
-regorgeoit alors de munitions et de bâtimens de prise.
-
-Il nous laissa dans le désert errer comme des squelettes affamés, et le
-séjour de Konanama devint un paradis que H..... fit pleurer à mes
-compagnons.
-
-Son préposé, Boucher, nous entrava de plus en plus. Ce personnage, qui
-se pique d'être un connoisseur, vouloit faire une collection de raretés
-pour les envoyer en France. Les déportés du dépôt, pour avoir quelques
-vivres frais, se traînoient dans les habitations voisines. L'un d'eux,
-nommé André, trouva chez un colon une ruche de mouche carton que le
-citoyen Boucher convoitoit; André l'achète, la porte à son karbet,
-Boucher la lui marchande, insiste, éprouve un refus, écrit à H..... des
-calomnies atroces contre André, le fait traîner à Cayenne au cachot, et
-reléguer avec les lépreux aux îlets du Malingre (d'où il est parti sur
-_la Dédaigneuse_).
-
-Les mémoires de MM. Ramel et Aimé, où Jeannet et Burnel sont peints
-d'après nature, rendoient H..... ombrageux et vindicatif; il nous
-reléguoit dans le désert pour n'avoir pas d'argus, pour nous faire
-désespérer, pour nous y faire mourir: car la guerre mettoit pour cela
-une assez forte barrière entre lui et la France!
-
-Le 24 décembre 1800 (4 nivôse an 8), la frégate _la Dédaigneuse_ mouilla
-à 2 lieues de Cayenne, et apporta notre rappel. Le capitaine, M. de la
-Croix, écrivit laconiquement à H..... de lui envoyer promptement les
-déportés, ajoutant qu'il avoit ordre de remettre à la voile
-sur-le-champ. Cette nouvelle pétrifia l'agent et toute sa cour.
-L'officier porteur des dépêches, fut surpris de ne voir aucun déporté à
-Cayenne. H..... fit parvenir promptement l'arrêté dans les cantons. Il
-invita le capitaine à descendre à terre; celui-ci le refusa en lui
-reprochant, dit-on, la mort de ses proches. H..... entra en fureur; au
-bout de cinq jours, il embarqua seulement dix-huit déportés après des
-instances réitérées.
-
-Cependant nous arrivions tous à Cayenne, couverts de haillons et ivres
-de joie; nous fixions le bâtiment libérateur qui nous attendoit avec
-impatience; nos parens, nos amis nous exprimoient le désir qu'ils
-avoient de nous embrasser, nos chaînes étoient tombées; M. Barbé, notre
-illustre compagnon d'exil, nous en convainquoit par cette lettre.
-
-
-LIBERTÉ. ÉGALITÉ.
-
- Paris, 2 fructidor an 8 de la République française.
-
-«Vous voilà prêts à revoir votre patrie, mes chers amis, puissiez-vous
-tous recevoir en bonne santé la nouvelle qui vous en est portée! Ma joie
-est plus grande que je ne puis vous l'exprimer de savoir que vos peines
-vont finir. Vos amis, vos parens vous attendent avec la plus grande
-impatience; vous jugerez des dispositions humaines et justes du
-gouvernement, en apprenant qu'il envoie une frégate qui aura tous les
-_aménagemens nécessaires_ pour faciliter et rendre moins pénible votre
-traversée.
-
-»Le premier consul s'est porté à cet acte de justice avec un
-empressement qui renouvelle l'attachement que lui ont voué tous les gens
-de bien.
-
-»Que le lieu où vous devez être débarqués (l'île d'Oléron
-provisoirement), ne vous effraye point; partout où vous aborderez sur
-nos côtes, vous trouverez des Français et des amis; après un aussi cruel
-bannissement, on ne vous en fera pas éprouver un nouveau.
-
-»Puisse votre retour être aussi prompt et aussi heureux que l'a été
-celui de Lafond et le mien!
-
-»Adieu, donnez ces bonnes nouvelles à nos amis; je crois pouvoir donner
-ce nom à tous les déportés du 18 fructidor.
-
- »_Barbé-Marbois._»
-
-Une goëlette est préparée pour nous, et demain Ier. janvier 1801, nous
-devons mettre à la voile pour revoir notre patrie....... Quelle année!
-
-Nous soupirons après le jour..... Ce matin la frégate lève l'ancre au
-moment où nous allons sortir du port; elle est chassée par des croiseurs
-anglais; elle a ordre d'éviter toute rencontre....., nous lui tendons
-les bras.....; est-ce un songe? elle disparoît.....
-
-Pendant quinze jours, notre joie, nourrie par la certitude, s'épanouit
-peu-à-peu; le soupçon la défeuille, l'inquiétude la fanne, le chagrin la
-brûle; la frégate a disparu pour toujours; nous avons quitté nos
-habitations, nos malles sont là, nos fonds sont épuisés, l'agent
-déconcerté ne prend encore aucun parti; qu'allons-nous devenir?
-
-Il nous fera partir dans un mois, dit-il, si elle ne reparoît point....
-Plus le tems s'éloigne, moins il tient sa parole.
-
-La corvette la Bergère, qui croisoit depuis un an, reparut, et apporta
-70 mille piastres. H...... la croyant trop endommagée pour repartir en
-croisière, résolut d'abord de la renvoyer en France chargée des
-déportés, il les en informa; cinq jours après, il n'en fut plus
-question; il nous a leurrés ainsi tous les mois.
-
-Le consul n'a reçu nulle part de voeux plus sincères pour sa
-conservation qu'à Cayenne, dans les karbets des déportés, sous la férule
-d'un pareil agent. La nouvelle de l'explosion de la machine infernale,
-en nous glaçant d'effroi, nous fit redoubler de ferveur. Chacun se
-sauvoit à quelque prix que ce fût; un bâtiment alloit à vide à
-New-Yorck, je me concertai avec certains amis, je leur fis part de mes
-craintes, je me mis en mesure pour partir. Ce n'étoit pas une petite
-affaire; jadis j'étois débarqué à Cayenne avec quarante sols, je n'avois
-pas eu trois louis en ma possession depuis trente mois, j'étois tout nu,
-et je voulois partir pour New-Yorck, c'est-à-dire, pour un pays où je ne
-connoissois personne, où je ne pouvois pas demander mes besoins. Ces
-ancres de misère ne purent me retenir à Cayenne. Nous étions à la moitié
-de l'année, je séchois d'impatience. Sept de mes camarades étoient déjà
-sur la feuille du départ, je fis le huitième. H..... nous délivra des
-passe-ports, où il inséra une clause qui nous dénuoit de tout secours
-auprès des consuls français dans les États-Unis. La voici:--_Laissez
-passer les citoyens déportés rappelés, retournant volontairement en
-France, par les États-Unis, où il ne leur sera rien dû pour frais de
-séjour et de passage_, etc. Plus il semoit d'épines devant nous, plus
-nous franchissions les obstacles.
-
-Nous mîmes à la voile trois jours de suite, sans pouvoir sortir du port;
-le quatrième, en voulant gagner le large, nous échouâmes six pieds dans
-la vase à l'embouchure de la rivière de Cayenne. C'étoit le tems de
-l'hivernage, nous fûmes assaillis d'une tempête, et d'un raz de marée si
-fort, que nous pensâmes être moulus sur ces côtes que nous avions tant
-de désir de quitter. Le bâtiment avoit éprouvé de si violentes
-secousses, que deux passagers se débarquèrent, Monsieur Tournachon,
-colon de Cayenne, et Dechapelle Jumignac, déporté comme nous; quatre
-autres, pour assurer leur vie, vouloient faire de même le sacrifice de
-leur passage qui nous revenoit à près de 500 francs.
-
-Enfin, le 26 mai 1801 (7 prairial an 9), le capitaine Prachet nous remit
-à flot à cinq heures du soir; nous mouillâmes en face de Makouria, et,
-le lendemain à midi, nous mîmes à la voile...... Nous ne restions plus
-que sept déportés, un habitant de Cayenne et un Rochefortain, bijoutier,
-venu sur _la Dédaigneuse_ pour s'établir dans la Guiane.
-
-MM. _Bodin_, curé de Voide; _Dezanneaux_, vicaire de Nuel; _Naudeau_,
-curé de Tessonière; _Laisné_, curé de St. Julien de Vouvantes;
-_Duchevreux l'Ecreviche_, minime desservant de Changi près
-Châlons-sur-Marne; _Deluen_, âgé de 64 ans, prêtre de Nantes; _Doru_,
-âgé de 70 ans, chanoine de Châteaudun; _Pitou_, de la même ville,
-résidant à Paris; _Badoir_, soldat retiré, colon repassant en France
-pour sa santé et pour recueillir une succession, et _Leroux_, bijoutier,
-venu librement à Cayenne.
-
-_Tendimus in Latium_... nous voilà en route pour France; une brume
-épaisse nous dérobe déjà Cayenne; il vente bon frais, nous rangeons la
-côte; l'embouchure des rivières de Kourou, Synnamari et Konanama nous
-laissent un sombre dans l'âme. Les manes des martyrs pour la religion
-disent à nos coeurs: «Vous quittez donc ces climats où nos cendres
-reposent en paix! dites à nos familles de pardonner à nos ennemis; nous
-vînmes ici 329, la moitié a été moissonnée en un clin d'oeil; portez nos
-noms en France, et n'oubliez pas que vous laissez dans ces déserts des
-compagnons d'infortune qui sécheront encore ici long-tems en soupirant
-sans jalousie après votre bonheur.......»
-
- * * * * *
-
-Le lecteur effrayé des listes qu'il a vues, seroit tenté de croire que
-la Guyane est l'antre du Cyclope où personne ne peut aborder sans être
-dévoré. Le désert est affreux; mais tout pays qui n'est pas défriché, où
-les hommes entassés, se croient envoyés à la mort; où le chagrin, poison
-subtil, les étreint en arrivant; ce pays, fût-il les silencieux vallons
-chantés par nos poètes, moissonnera toujours la moitié de ses colons.
-Cayenne et la Guiane, par leur site embrasé, exigent plus que les autres
-climats, de ménagement et de résignation de la part des arrivans; mais
-on y vit comme ailleurs, quand on est sobre, et qu'on ne se frappe pas
-de l'idée d'une mort infailliblement prochaine. La consomption nous
-avoit presque tous atteints. On va voir que les déportés répartis chez
-les habitans, loin de Konanama et de Synnamari, ayant le vivre et une
-espèce de liberté, n'ont pas été plus ménagés que les autres. Ce sombre
-tableau sera bientôt nuancé d'une lumière douce à tous les coeurs
-sensibles. Ceux que leur courage et la Providence ont fait demeurer
-après nous, lors du traité d'Amiens, ont presque tous abordé à la
-Martinique, où la famille de notre auguste souveraine leur a tendu les
-bras, et fourni les moyens de revenir dans leur patrie.
-
-
-_Premiers déportés par la loi du 19 pluviose an V._
-
-Sur la corvette _la Vaillante_. Arrivés à Cayenne, le 12 novembre 1797.
-
-Seize généraux et représentans, dont huit évadés, et deux morts en
-route. (Voyez leurs noms à la fin de la seconde partie.) Six morts à
-Synnamari; deux rappelés à Paris:
-
-BARBÉ-MARBOIS (François), de Metz, 53 ans, député au conseil des
-Anciens, aujourd'hui ministre du Trésor public.
-
-LAFOND-LADEBAT (André-Daniel), de Bordeaux, 50 ans, député au conseil
-des Anciens; aujourd'hui à la tête de la Banque Territoriale.
-
-
-_Seconds déportés par la même loi._
-
-Embarqués, 1º. sur _la Charente_, le 12 mars 1798; ensuite sur _la
-Décade_, le 25 avril suivant; débarqués à Cayenne, le 15 juin 1798.
-
-Cent quatre-vingt-treize, dont soixante-quatre morts à Konanama et à
-Synnamari. (Voyez la liste dans la 4e. partie.)
-
-
-_Morts à Cayenne et dans les cantons._
-
-ADAM (Jean-Nicolas), bernardin de Paris, département de la Seine, âgé de
-50 ans, né à Nigent-Corni, département de l'Aisne; mort à Gros Sou dans
-la Guyane, chez M. Vidier, canton de Makouria, dans les derniers jours
-de brumaire de l'an 7 (20 novembre 1798). La religion et les gens de
-lettres lui doivent des pleurs.
-
-AGAISSE (Henri), âgé de 25 ans, clerc tonsuré, de Rezé, près Nantes,
-déporté pour la seconde fois, toujours comme prêtre; la première, pour
-s'être sauvé de la noyade; envoyé dans la Guyane pour être rentré à la
-faveur des loix de 1795; mort de misère à la pointe de Cayenne, chez
-Sevrin, le 22 septembre 1798.
-
-BECHEREL (Augustin), vicaire de Villepot, Rennes, Ille et Vilaine, âgé
-de 45 ans, né à Rennes; mort chez _la Borde_ à _Roura_, en octobre 1798.
-
-BELOUET (J. B.), âgé de 47 ans, curé de Cramey-sur-Ourse, Langres,
-département de la Côte-d'Or, né à Touerne. Il s'étoit retiré avec trois
-autres infortunés dans une masure de la Guyane, dans le canton de
-Makouria, pour se soustraire à la peste de Konanama: les vapeurs de
-cette terre homicide, qu'il retournoit pour la fertiliser, l'ont
-suffoqué le 20 septembre 1798.
-
-BOSCAULT (Victor), bernardin, 40 ans, Alby, Tarn, comm. de Cordes. Mort
-en frimaire an 8 (déc 1799).
-
-BREMONT (Antoine), âgé de 52 ans, curé de Sury, Bourges, département du
-Cher, né à la Valette, département du Cantal: il avoit une loupe grosse
-comme les deux poings au genou. Quand il débarqua, sa loupe étoit plus
-grosse que la tête; on la lui extirpa, il parut guéri; se plaça chez
-Poulain, père, aux cataractes de la rivière d'Oyapok: il étoit
-industrieux, spirituel et extrêmement sociable; mort de chagrin, en nov.
-1798.
-
-CAILHIAT (Calixte), âgé de 36 ans, professeur de l'Université, d'une
-profonde érudition, prêtre de Cahors, lieu de sa naissance, départem. du
-Lot; mort à Approuague chez M. Tournachon, en vendémiaire an 7 (octobre
-1798).
-
-CARDINE (J. B.); mort à Kourou, le 19 vendémiaire an 7 (10 oct. 1798),
-un de nos compagnons à la case S. Jean.
-
-CLERC-DE-VAUDONE (Étienne-Mamert le), né à Langres, bernardin, compagnon
-de malheur de Belouet; mort de misère et d'une fièvre putride dans la
-même hutte, le 30 octobre 1798.
-
-COLUS (Jean-Nicolas), âgé de 47 ans, curé de Vomecours, dép. de la
-Meurthe, Nancy, né au même lieu, homme d'un caractère inappréciable;
-mort à Approuague, de chagrin et de misère, en décembre 1798.
-
-DELESTRE (François), âgé de 37 ans, rentré en vertu de la loi du 7
-fructidor an 5 (1796), qui rappeloit les prêtres insermentés; né à
-Neuchâtel, près Rouen; principal du collège de sa ville natale; placé
-chez M. Lane, dans le canton de Makouria; mort d'une fièvre putride, en
-thermidor an 6 (août 1798).
-
-DENOINVILLE (Albert), curé de Vincy, Laon, Aisne; mort en décem. 1798,
-canton de Makouria, chez M. Vidier.
-
-DESROLAND (J.-Jacques-Alexandre Rabaud), âgé de 36 ans, né à Marsilly,
-département d'Indre et Loire, chanoine d'Airvault, de Poitiers; mort
-dans la Guyane à la fin de 1798, victime, avec Clavier, du terrorisme de
-Robespierre. Sur le vaisseau _le Washington_.
-
-DUBOIS (Jean), âgé de 60 ans, né à Richelieu, départ. d'Indre et Loire,
-curé de Pierrefite, diocèse de la Rochelle; mort à l'hospice de Cayenne,
-à la fin de brumaire an 7 (novembre 1798).
-
-DULAURENT (Jean-Jacques), né à Quimper, département du Finistère,
-conseiller d'état au parlement Maupeou; mort de chagrin et de
-dyssenterie à l'hospice, le 5 avril 1800 (15 germinal an 8.)
-
-DUVAL (Jean-Claude), âgé de 49 ans, né à Dormans, département de la
-Marne, chanoine de Soissons; mort chez Regis, aux cascades de la rivière
-de Cayenne, canton de Roura, le 30 vendém. an 7 (21 octobre 1798).
-
-ENIS (Louis-Pierre), 40 ans, prêtre de Besançon; mort à l'hôpital de
-Cayenne, le 18 vendémiaire an 7 (9 octobre 1798).
-
-EVERARD (Jacques), âgé de 40 ans, chanoine de Chartres, sa patrie, a été
-volé dans la traversée; mort à Makouria, le 26 frim. an 7 (17 déc.
-1798).
-
-FOURNIER (Hugues), âgé de 42 ans, né à Saint-Saudoux, Puy-de-Dôme,
-Chartreux, habile physicien et mécanicien, avoit l'estime de tous ceux
-qui l'ont connu; mort d'une hydropisie, chez madame Lavatte, à Kaux, le
-30 pluviose an 7 (18 février 1799).
-
-FRÈRE (Jean-François), chanoine de Ste.-Radegonde de Poitiers, Vienne;
-mort de misère dans la Guyane, au commencement de septembre 1798.
-
-GAILLARD (Julien), âgé de 26 ans, eudiste de Coutances, né à
-Couberville, d'une piété rare, brûlé du désir d'aller en mission aux
-Indes-Orientales; mort chez madame Lavatte de Kaux, au commencement de
-frimaire an 7 (décembre 1798).
-
-GARNIER (Jacques); sur le registre est écrit: _Prêtre dont on n'a pu
-savoir ni les prénoms, ni le lieu de naissance, parce qu'il étoit sans
-connoissance, au moment où nous, commissaires, nous sommes transportés à
-bord de la corvette mouillée dans la rade de Cayenne._ Il étoit vicaire
-de Bevrand, de Langres, Haute-Marne; il est mort en touchant la terre.
-
-GEMIN (Pierre-Joseph), 56 ans, curé de Rambergen, Malines, Dyle; mort de
-chagrin à la fin de décembre 1799.
-
-GERIN (Jean-Nicolas), âgé de 41 ans, né à Metz, bénédictin, placé chez
-Marie-Rose; mort à Cayenne, en octob. 1798.
-
-GIBERT-DESMOLIÈRES, représentant du peuple au conseil des anciens, né à
-Paris, commissaire de la Trésorerie en 1797. L'arrivée de Burnel lui
-causa la mort: sa mémoire sera toujours chère aux honnêtes gens, qui
-prisent la probité d'Aristide; mort chez Lavatte, canton de Makouria, le
-17 niv. an 7 (6 janvier 1799).
-
-JUDET (Nicolas), 32 ans, chanoine de Saint-Martial, de Limoges,
-département de la Haute-Vienne; mort en février 1799.
-
-HUON AIMÉ, âgé de 29 ans, officier de marine, et cordonnier depuis la
-révolution, placé dans le canton de Makouria; mort le 3 vendémiaire an 7
-(24 septembre 1798).
-
-HURACHE (Louis François), âgé de 60 ans, natif d'Amiens, département de
-la Somme; mort chez Breton, à Oyapok, en vendémiaire an 7 (septembre
-1798). Il étoit couvert d'ulcères avant la traversée, il avoit 60 ans,
-rien n'a pu le soustraire à la déportation; on l'a hissé avec un palan
-comme une bête de somme, pour le porter de _la Charente sur la Décade_.
-
-HURET (Jean), perruquier, âgé de 56 ans, déporté pour émigration, né à
-Versailles, département de Seine et Oise; mort dans le canton de Roura,
-à la fin de 1798.
-
-KERAUTEM (Joseph-Louis), âgé de 50 ans, officier de port, natif de
-Carnot en Bretagne, résidant chez Methero, à la pointe de Cayenne,
-canton de Makouria; mort d'un coup de soleil, en allant toucher 50 louis
-qui lui étoient adressés de France, le 1er. fructidor an 7 (18 août
-1799).
-
-KERICUF (Guillaume-Nicolas), né à Morlaix en Bretagne, chanoine de S.
-Denis, près Paris: depuis la révolution, marchand épicier à S. Denis;
-arrêté sur une dénonciation faite au ministre Sotin. Kericuf, confronté
-avec son dénonciateur, fut condamné sur cette déposition: S'il n'a pas
-tenu le propos de _vive le Roi, au diable le ministre Sotin_, il l'a
-pensé. Mort à Approuague à la fin de 1798.
-
-KERCKOFF (Guillaume), vicaire de Montaigu, Malines, Dyle; mort de la
-dyssenterie à l'hospice de Cayenne, en thermidor an 6 (août 1798).
-
-LAPANOUSE (Gabriel), vicaire de Rabasteins, né à Alby, département du
-Tarn; mort dans la Guyane française, en frimaire an 8 (déc. 1799).
-
-LAUDIER (Nicolas), né à Neauphle, département de l'Orne, inscrit sur la
-liste des émigrés; instruit et misantrope. «J'ai servi les républicains
-que j'aime, disoit-il, ils m'ont assassiné......»
-
-Décédé à l'hospice de Cayenne, en thermidor an 6 (juillet 1798).
-
-LEROI (André), 47 ans, prêtre de Clinchamp, département du Calvados; il
-s'étoit mis à la tête d'une habitation dans le canton de Roura. Mort de
-trop de travail le 12 décembre 1800, cinq jours avant l'arrivée de la
-frégate qui devoit nous rendre dans nos foyers.
-
-LEROUX (François), domestique de M. l'évêque du Mans, né au Mans; mort
-de chagrin dans le canton de Kourou, sur l'habitation de M. Terrasson,
-le 26 fructidor an 6 (12 septembre 1798).
-
-LOYAL (Charles), âgé de 67 ans, né à Bitche, département des Forêts,
-apothicaire, prévenu d'émigration pour avoir été chercher, avec un
-passe-port en règle, une succession que son épouse avoit en pays ennemi;
-il fut rayé de la liste des émigrés par son département; il avoit 67
-ans, il étoit infirme. Mort, du 16 au 24 fruct. an 6 (10 septembre
-1798), de la gangrène aux jambes; il demeuroit chez Mlle Lacour, canton
-de Makouria.
-
-MENTEL (Claude), 58 ans, prêtre de Chambéry, Mont-Blanc; mort le 12
-floréal an 7.
-
-NOIRON (Hilaire-Augustin), âgé de 49 ans, curé de Mortier et de Crécy,
-diocèse de Laon, instruit, guindé dans sa personne et difficile à vivre;
-mort à Approuague, en brumaire an 8 (nov. 1799), à la suite d'une partie
-de chasse où il avoit été pour son plaisir.
-
-NUSSE (Jean-François), âgé de 47 ans, curé de Chavignon, Soissons,
-départ. de l'Aisne, ci-devant grand-vicaire de M. l'évêque Grégoire;
-mort à Approuague, chez Dole, en fruct. an 6, au commencem. de sept.
-1798. Nusse étoit né à Fave, diocèse de Soissons; les sciences, les
-hommes sensibles et les pauvres, ont fait une perte dans ce digne
-ministre, chéri de tous ses confrères.
-
-OUDAILLE (François-Augustin), âgé de 39 ans, curé de Lusarches, près
-Paris, surnommé _le grand prêtre_, parce qu'il avoit six pieds un pouce,
-bon et beau.
-
-En 1793, il fut condamné à la déportation pour avoir fait la procession
-de Notre-Dame d'août ou du voeu de Louis XIII; il resta dans les cachots
-de Bicêtre jusqu'au commencement de 1795. Mort en brum. an 7 (novembre
-1798), de chagrin de survivre à Cardine.
-
-PILLON (René-Pierre), âgé de 48 ans, né à Laval, départ. de la Mayenne,
-curé de S. Marc-sous-Balon; mort chez Martinot, à Roura, à la fin de
-1798, de peste et de chagrin.
-
-PRADAL (Joseph), âgé de 32 ans, d'Alby, département du Tarn, prêtre,
-déporté la première fois en 1794 à l'île d'Aix; mort chez M. Logois,
-canton de Kourou, le 15 vendémiaire an 7 (6 octobre 1798); il
-travailloit jour et nuit à l'histoire de la Déportation; il a laissé des
-notes qui m'ont été fort utiles.
-
-ROSSIGNOL (Louis-Bernard), n'a jamais su ni comment ni pourquoi il étoit
-déporté; né à Couci-le-Château, diacre d'office à S. Paul de Paris. Mort
-de misère chez Dolé, à Approuague, en fructidor an 6 (août 1798).
-
-ROUSSEL (François-Geneviève), âgé de 57 ans, génovéfin, né à Soissons,
-curé de Saint-Front de Neuilly: l'agent Jeannet eut des égards pour lui;
-il fut d'abord bien accueilli à Oyapok chez Domingé, qui le maltraita
-ensuite sans raison, et lui causa la mort, en le laissant à la merci des
-autres colons, qu'il fut obligé d'implorer. Roussel étoit érudit,
-religieux et tolérant. Mort à la fin de 1799, presque sans asile,
-regretté de tous ses confrères.
-
-ROUX (Jean), 46 ans, né à Fontbonne, département du Cantal, chanoine de
-Lezé, diocèse de Bourges, sans prétention et non sans génie, tolérant et
-bon; mort chez Mlle Lacour, canton de Makouria, d'une fièvre putride, le
-18 septembre 1798.
-
-SAINT-PRIVÉ (J. François), curé de Champ, département des Vosges, natif
-de Chaune. Il s'est trouvé déporté avec celui qui lui avoit pris sa cure
-lors du premier serment; il l'a traité comme l'Évangile le commande.
-Mort chez Malvin, de Cayenne, à la fin de 1798.
-
-SENEZ (Louis), 47 ans, curé de l'Échelle-Lefranc, Soissons, Aisne; mort
-en décembre 1799.
-
-SONGEON (Dominique), 29 ans, prêtre d'Anneci, Mont-Blanc; mort en
-décembre 1799.
-
-SANTERRE (Julien-Mamert), 47 ans, curé de Grand-Champ, natif de Feret,
-du département du Morbihan; mort à Oyak, à la fin de 1799.
-
-THOMAS (François-Thomas), 48 ans, né à Cuisan, département de Saône et
-Loire, chanoine de Saint-Maximien, de Besançon, à peu de lieues de
-Ferney; a été un des amis de Voltaire dans ses dernières années. Mort le
-20 prairial an 7 (8 juin 1799), de la suite d'une indigestion, de
-chagrin et un peu de folie.
-
-VATELIER (J. B.) 48 ans, né à Chantilly, département de l'Oise, musicien
-de M. le duc d'Uzès; mort à Roura, à la fin de 1798.
-
-VILLETTE (J. Louis), boutonnier, 46 ans, natif de Lyon, l'un des mauvais
-sujets de _la Décade_; mort à Cayenne, d'excès de boisson, en fructidor
-an 6 (septembre 1798).
-
-
-_Liste des évadés et des rappelés._
-
-ANDRÉ (Jean-Nicolas), 83 ans; chanoine régulier de Nanci: Hugues l'avoit
-relégué aux islets du Malingre, il fut le premier embarqué sur _la
-Dédaigneuse_.
-
-AUBERT (Pierre), 47 ans, curé de Fromentière, Châlons-sur-Marne; parti
-par _la Dédaigneuse_.
-
-AUDIN (Hilaire), 33 ans vicaire de Saint-Prix d'Auxerre, Yonne; celui-ci
-étoit très-malade en sortant de Rochefort, il avoit perdu connoissance;
-on le reporta sur _la Bombarde_, pour le remettre à Rochefort. Le
-commissaire le fit recharger de suite sur _la Bayonnaise_; en mouillant
-dans la rade de Cayenne, il tomba à l'eau, d'où on le hissa avec un
-palan; il est revenu sain et sauf en France sur _la Dédaigneuse_.
-
-AYMÉ (Jean-Jacques), 46 ans, représentant du peuple, né à Montélimart,
-département de la Drôme; évadé le 5 brumaire an 8, naufragé en Écosse
-avec M. Perlet, et sauvés tous deux miraculeusement.
-
-BEAUVAIS (Daniel de), 47 ans, officier du génie, du Mans, condisciple du
-directeur Carnot, savant et simple; parti sur un suédois, capitaine
-Gardner, le 3 mars 1801, à ses frais, pour cent cinquante piastres, sans
-vivres.
-
-BEGUÉ (Jean), 33 ans, prêtre de Lombés, du Gers, évadé le 12 mai 1799.
-
-BERNARD (Casimir), 26 ans, de Chartres, officier, parti par _la
-Dédaigneuse_.
-
-BODIN (Mathurin), curé de Voide, la Rochelle; relégué en Espagne, savant
-sans ostentation, et pieux sans cagotisme; parti à ses frais par les
-États-Unis, pour seize cents francs; 7 prairial an 9 (26 mai 1801).
-
-BOSCAUT (Jean Raimond), 51 ans, chanoine d'Alby, Tarn; parti à ses
-frais, pour mille francs, sur la goëlette de M. Duperrou, le 12 fév.
-1801.
-
-BRODIN (Pierre-Julien), 34 ans, vicaire de Piré, de Rennes; parti sur
-_la Dédaigneuse_.
-
-BROCHIER (Hugues-Joseph), 20 ans, domestique, de Grenoble; l'un des
-mauvais sujets de _la Décade_; évadé en fructidor an 8 (août 1800).
-
-BRUMANT BEAUREGARD (Jean-B.), 51 ans, vicaire-général de Luçon, Vendée,
-né à Poitiers; parti à ses frais pour mille fr., sur _le Victorieux_, à
-la fin d'août 1798.
-
-BUFFEVANT (Jean-Aimé), 37 ans, vicaire de Sainte-Marguerite de Paris,
-est neveu de M. d'Argental, à qui Voltaire a tant écrit. Cet exilé, en
-me donnant des détails sur l'intimité de son oncle avec le philosophe de
-Ferney, dont M. d'Argental, dit-il, baisoit les lettres, comme un amant
-dans le délire, les rubans ou les cheveux de sa maîtresse, n'a pas
-oublié le soufflet qu'il reçut de cet oncle moribond, pour lui avoir
-parlé de prêtre et de confession. Parti à ses frais pour la somme de
-cent cinquante piastres, sans vivres, sur un suédois, le 3 mars 1801.
-
-CLAIRE (Michel), 25 ans, domestique, de Chambéry, Mont-Blanc; parti sur
-_la Dédaigneuse_.
-
-COLLIN (Claude), 38 ans, vic. de Vovincourt, Toul, Meuse; parti sur _la
-Dédaigneuse_.
-
-COLLOQUIN (Pierre), 37 ans, vicaire de Vienne, né à Vienne-le-Château;
-parti à ses frais au commencement de vendémiaire an 10 (septembre 1801).
-
-COURTAUD (Pierre-Alexis), vicaire de Lugsans, Besançon, Jura; évadé le
-12 mai 1799.
-
-COP (Michel), 50 ans, curé de Sundrecht, Gand, Escaut; évadé le 12 mai
-1799.
-
-CORMIER (J. B.), 40 ans, bénédictin de Vendôme, né à Yèvre, département
-d'Eure et Loir; parti sur _la Dédaigneuse_.
-
-CUSTER (Nicolas), prêtre récollet de Namur, âgé de 30 ans; évadé à
-Surinam avec Brochier.
-
-DAVI (Jean-Alexandre), 32 ans, vicaire de Ville-l'Évêque-d'Angers, né à
-Châlons-sur-Loire; parti sur _la Dédaigneuse_, le 1er. janvier 1801.
-
-DEBAY (Jean), 41 ans, régent de l'école des pauvres, Bruges, la Lys;
-évadé le 12 mai 1799.
-
-DELUEN (J. François), 60 ans, prêtre, de Nantes; parti à ses frais, par
-les États-Unis, pour la somme de seize cents francs, le 7 prairial an 9
-(26 mai 1801).
-
-DENEVRE (Jacques), 54 ans, prêtre, commune d'Ectous, Bruges, Escaut;
-évadé en mai 1799.
-
-DENOOD (Jacques), 34 ans, oratorien, Malines, Dyle; évadé le 12 mai
-1799.
-
-DEYMIÉ (J. François), 42 ans, vicaire de Trac, né à Cordes, près Alby,
-département du Tarn; parti par _la Dédaigneuse_.
-
-DEZANNEAUX (Joseph), 46 ans, vicaire de Nuel; parti à ses frais par les
-États-Unis, pour la somme de seize cents francs, le 26 mai 1801 (7
-prairial an 9).
-
-DORU (Pierre-Guillaume), 70 ans, né à Châteaudun, principal du collège
-et ensuite chanoine de la Sainte-Chapelle; déporté pour avoir consulté
-un grand-vicaire de Chartres, sur sa conduite à tenir pour recevoir dans
-le giron de l'église un prêtre qui avoit abjuré Dieu par crainte; parti
-à ses frais, par les États-Unis, pour la somme de seize cents francs, le
-7 prairial an 9 (26 mai 1801).
-
-DROUET (Pierre-François), 38 ans, natif de Beaulieu, sur la Roche, en la
-Vendée, vicaire de Luçon; parti sur _la Dédaigneuse_.
-
-DUCHEVREUX LECREVICHE (Jean-Adrien), 40 ans, minime, desservant de
-Changi, de Châlons-sur-Marne; parti avec le précédent.
-
-DUMONT (J.-B.), 45 ans, curé de Bergerac, Dordogne; parti sur _la
-Dédaigneuse_.
-
-DUMONT (Philippe), 46 ans, curé de Mannelheusveert, Bruges, la Lys;
-évadé le 12 mai 1799.
-
-FEUTRAY (Jean-Marie), trinitaire de Fontainebleau, né à Vannes,
-département du Morbihan, d'un excellent caractère; parti à ses frais,
-pour mille francs, sur _la Jeune-Annette_, le 28 frimaire an 11 (18
-décembre 1800).
-
-FLOTTEAU (Hubert), 34 ans, prêtre de la commune d'Hectou; évadé le 12
-mai 1799.
-
-GAYET (Jean-Pierre-Guillaume), 33 ans, prêtre de Lyon, sa ville natale;
-parti à ses frais, pour la somme de mille francs, sur _le Rocou_, à la
-fin d'août 1800.
-
-GERMON (Jean-Mathias), 40 ans, vicaire de Talmont, Luçon, Vendée; parti
-avec le précédent, et pour le même prix.
-
-GODET (Charles-Louis), 32 ans, vicaire de Coin, Laon; parti pour mille
-francs sur _le Rocou_, en fructidor an 8 (août 1800).
-
-GUERI DE LA VERGNE (Gabriel-Marie-François), 52 ans, Luçon, Vendée,
-ancien gendarme de la gendarmerie du roi; parti à ses frais pour cent
-cinquante piastres, sur un suédois, capitaine Gardner, le 3 mars 1801.
-
-HUISENS (Marc-Ant.), 37 ans, prêtre de S. Jean-de-Maurienne, Mont-Blanc;
-parti à ses frais au commencement de vendém. an 10 (sept. 1801).
-
-JULIEN (Louis), 38 ans, laïque; hors de la colonie depuis 1800.
-
-KEUKEMAN (Jean), 46 ans, chapelain de Saint-Evalburg, Anvers,
-Deux-Nèthes; évadé le 12 mai 1799.
-
-LAINÉ (Jean), 52 ans, curé de Saint-Julien de Vouvantes, de Nantes;
-parti à ses frais, par les États-Unis, pour la somme de seize cents
-francs, le 7 prairial an 9 (26 mai 1801).
-
-LEDIFFON (Charles), 38 ans, vicaire de Chrac, lieu de sa naissance, près
-Vannes, Morbihan; parti sur _la Dédaigneuse_.
-
-LE JOLY (Jean), 54 ans, curé de Saint-Brieux, Côtes-du-Nord; parti sur
-_la Dédaigneuse_.
-
-MARGARITA (Gaston-Marie-Cécile), curé de Saint-Laurent, de Paris, âgé de
-39 ans; déporté pour avoir agi contre les théophilantropes; né à Avenay,
-département de la Marne. Parti à ses frais pour la somme de mille
-francs, sur _la Jeune-Annette_, le 28 frimaire an 9 (18 déc. 1801).
-
-Margarita, doué de talens supérieurs, d'une imagination ardente, d'une
-mémoire vaste et bien meublée, avantagé d'une belle taille et d'une
-figure angélique où se peignoient la bonté de son coeur, et sa trop
-grande franchise, avoit été, avant la révolution, vicaire, maître des
-enfans de choeur de S. Nicolas-des-Champs de Paris; ensuite curé de S.
-Laurent de la même ville, et quelque temps après son retour, curé de la
-Villette.
-
-La calomnie l'a poursuivi dans les Deux Mondes: personne ne méritoit
-plus que lui de faire des envieux, et personne mieux que lui ne pouvoit
-les confondre, s'il eût eu un caractère plus prononcé.
-
-Après six mois de langueur, suite d'une révolution terrible qu'il avoit
-eue dans sa succursale, il est mort au milieu de septembre 1804, âgé de
-42 ans, aimé et pleuré dans toutes les paroisses où il avoit été en
-fonctions.
-
-MASSIOT (Jean-François), 41 ans, vicaire de Saint-Hélier, Rennes, Ille
-et Vilaine; parti par _la Dédaigneuse_. Celui-ci, avec MM. Moulisse et
-Brumeau de Beauregard, étoit chargé de fonds pour tous les déportés; la
-calomnie ou la médisance les ont accusés d'une répartition partiale, non
-point à leur profit, mais pour se faire des créatures, contre
-l'intention des donateurs.
-
-MICHONNET (Jean-François), 33 ans, officier d'infanterie, doué d'un bon
-coeur et d'un esprit conciliant, étoit à la tête d'une habitation
-appelée Saint-Philippe, où il a servi les déportés de son crédit et de
-sa bourse. Parti à ses frais par Saint-Barthélémi, en pluviose an 9
-(février 1801).
-
-Aujourd'hui (1805), secrétaire de la sous-préfecture de Gien (Loiret).
-
-MISSONNIER (Claude), 36 ans, vicaire de Mayra, de Clermont, domicilié au
-départem. de la Haute-Loire; parti à ses frais, sur _la Jeune-Annette_,
-pour la somme de mille francs, le 28 frim. an 9 (18 décembre 1800).
-Celui-ci, étant à Sinnamari, a été volé par Paviot et Julien, deux des
-cinq voleurs déportés sur _la Bayonnaise_, avec tant d'honnêtes gens,
-dans l'intention de les flétrir.
-
-MOONS (Jean-Bapt.), 43 ans, vicaire de Boorn, Anvers, Deux-Nèthes; évadé
-le 12 mai 1798.
-
-MOULISSE (Pierre), 54 ans, curé de Vindran, Alby, Tarn; parti à ses
-frais pour la somme de mille francs, le 12 févr. 1801, sur la goëlette
-du cit. Duperon.
-
-MOREAU DUFOURNEAU (L. M.), 40 ans, vicaire du Mont Saint-Sulpice, parti
-à ses frais pour la somme de mille francs, sur _le Victorieux_, à la fin
-d'août 1798; celui-ci a écrit l'histoire de la déportation, que je
-regrette de ne pas avoir.
-
-NAUDAUD (Pierre), 50 ans, curé de Tessonière, de la Rochelle, parti à
-ses frais, pour la somme de seize cents francs, par les États-Unis, le 7
-prairial (26 mai 1801).
-
-NERINKS (Jean), âgé de 22 ans, novice-capucin, de Malines, Dyle; né à
-Ninove, département de l'Escaut; arrêté et pris comme curé, pour son
-frère qui étoit prêtre, quoiqu'il ne fût lui-même que tonsuré; évadé le
-12 mai 1799.
-
-PAIGNÉ (Guillaume-Jean), 48 ans, curé de Saunières, Rennes, Ille et
-Vilaine; mauvaise tête et bon coeur, a été très-malheureux dans la
-Guyane, par sa trop grande franchise envers quelques habitans à qui il
-reprochoit leurs cyniques amours. Les créoles libertins, qui n'aiment la
-morale qu'en peinture, lui ont fait pleurer ses justes applications;
-parti à ses frais pour la somme de mille liv., en fructidor an 8 (août
-1800).
-
-PARÈS (Pierre), 39 ans, curé de Tentavel, Narbonne, l'Aude; évadé le 12
-mai 1799.
-
-PARISOT (André), 50 ans, chantre et chanoine d'Auxerre; déporté pour
-avoir poursuivi, en 97, les jacobins à coups de bâton. Celui-ci a marié
-clandestinement l'agent Burnel, qui l'a persécuté pour avoir ébruité ce
-mystère. Il étoit très-instruit, et d'un caractère sociable. Évadé le 5
-brumaire an 8, naufragé et mort en Écosse, le 9 janvier 1800.
-
-PAVY (Jean-Hilaire), 32 ans, vicaire de Faye, Angers; parti à ses frais
-pour la somme de mille fr., sur _le Rocou_; excellent musicien, ayant
-beaucoup de génie naturel, et encore plus de prétentions. Il étoit un de
-nos compagnons à la case S. Jean; il avoit été déporté pour avoir fait
-ou prêché un sermon qui déplaisoit au commissaire du directoire; il a
-été vivement regretté de quelques amis au milieu desquels il se retrouve
-aujourd'hui 1805. Parti à la fin de fructidor an 8 (septembre 1800).
-
-PERLET (Charles-Frédéric), 41 ans, journaliste de Paris, évadé le 5
-brumaire an 8. Son exil l'a ruiné; il a fait naufrage avec Parisot. À
-son retour, il a été accueilli par M. Maradan; aujourd'hui, il est
-libraire à Paris, rue de Tournon. Ses malheurs et sa franchise doivent
-lui concilier l'estime et la confiance des honnêtes gens.
-
-PILOT (Adrien-Henri), 33 ans, vicaire de Niort; rappelé spécialement, et
-parti à son compte sur la _Jeune-Annette_, le 28 frimaire (18 décembre
-1800).
-
-PITOU (Louis-Ange), dit _le Chanteur_, âgé de 37 ans, laïque, né le 10
-avril 1767, à Valenville, paroisse de Moléans et Molitard, ci-devant
-marquisat de Prunelay, comté de Dunois, à deux lieues de Châteaudun,
-aujourd'hui sous-préfecture du département d'Eure-et-Loir; déporté à
-Cayenne le 21 janvier 98, pour avoir composé et vendu des chansons
-royalistes. Parti à ses frais, par les États-Unis, pour la somme de
-seize cents francs, le 7 prairial an 9 (26 mai 1801).
-
-PLANCHAN (Antoine), 35 ans, né à Alby, desservant de Saint-Salvi,
-département du Tarn; parti par _la Dédaigneuse_.
-
-REYPHINS (Joseph), 39 ans, vic. de Vesfleteren, Ypres, la Lys; évadé le
-10 oct. 1798; vicaire de l'église catholique romaine des Irlandais de
-New-Yorck, dans les États-Unis.
-
-ROMELOT (Jean-Louis), 47 ans, sous-chantre de la cathédrale de Bourges.
-Celui-ci, d'une naïveté sans pareille, nous demandoit, pendant la
-traversée, si nous trouverions de grandes routes et des phaétons dans
-la Guyane. Cette question ne doit pas plus surprendre que celle de
-certain déporté de bien meilleure foi, surnommé par nous Pont-Euxin,
-pour avoir cru aller en Amérique par la Morée, et celle de cet autre qui
-demandoit où étoient les relais de vaisseaux, servant d'auberge.
-
-Parti à ses frais, pour la somme de 1000 francs, sur _le Rocou_, en
-fructidor an 8 (août 1800).
-
-RUBLINE (Jean-Baptiste-Joseph), 41 ans, curé de Chingi près Orléans,
-département du Loiret; parti à ses frais, pour la somme de mille francs,
-à la fin d'octobre 1799. Il est rentré dans sa même cure, chéri et aimé
-de ses paroissiens, pour ses vertus et ses talens. Il prêche d'exemple.
-Dans la Guyane, il a édifié le canton de Kourou par la sainteté de ses
-moeurs, et l'a égayé par sa franchise et sa cordialité.
-
-SAINT-AUBERT (Louis), 52 ans, maréchal-expert, né à Rumaucourt,
-département du Pas-de-Calais; il étoit notre jardinier et notre
-compagnon d'infortune à la case S. Jean; il a été criblé d'ulcères; son
-existence est un prodige. Déporté pour émigration, étant cocher d'un
-grand prince. Parti par _la Dédaigneuse_; aujourd'hui résidant à Paris.
-
-SAINTUBERY (Jacques), 42 ans, vicaire de Rulains, Tarbes,
-Hautes-Pyrénées; parti sur _la Dédaigneuse_.
-
-SERGENT (Pierre), 30 ans, sans état, de Lyon; l'un des cinq mauvais
-sujets de _la Décade_; prisonnier à la Barbade; aujourd'hui en France.
-
-TAUPIN (Pierre), 46 ans, distillateur, Tréguier, Côtes-du-Nord; évadé le
-12 mai 1799.
-
-WAGNER (Jean-Michel), 30 ans, prêtre de Trèves, Forêts; évadé avec
-Brochier.
-
-VAUTRAUD (Claude-Étienne), 68 ans, prieur des bénédictins de Besançon,
-natif d'Epneau; parti sur _la Dédaigneuse_.
-
-
- _Liste des déportés établis à Cayenne; de ceux qui sont
- revenus en France par la Martinique, accueillis par la
- famille de Sa Majesté l'Impératrice; et enfin, de ceux pris
- par les Anglais, et revenus par le Canada_ (tous à la suite
- du traité d'Amiens).
-
-ABEILARD (Pierre-Joseph), 40 ans, né à Lauron, dans la Vendée, vicaire
-de Noire-Terre, diocèse de la Rochelle. Rentré par la Martinique.
-
-BASSIÈRE (Louis-Raphaël), 32 ans, cocher, de Caen; établi cultivateur à
-Cayenne.
-
-BONNERYE (Pierre-Vincent), 50 ans, curé de Béziers, l'Hérault; né à
-Rougeant, même département. Parti par la Martinique.
-
-BONNIER (Claude), 31 ans, fondeur, Chambéry, Mont-Blanc; mal famé, un
-des Barbets envoyés sur _la Bayonnaise_; évadé après le traité d'Amiens.
-
-BOUCHER (Jean), 50 ans, curé de Saint-Albe, Metz, Moselle. Parti par la
-Martinique, où il est resté long-temps.
-
-BRIDEAUT (J.-B.), homme instruit, laborieux, bon habitant, bon ami, bon
-cultivateur; resté à Cayenne chez M. Dubois. Cocher, né à Paris, dép. de
-la Seine; déporté pour émigration.
-
-BRUS (Jacques), 50 ans, curé de Pichaudière, né à Bruyères, département
-du Tarn. Parti par la Martinique.
-
-CAPON (Michel), 28 ans, menuisier, Paris, Seine; resté à Cayenne.
-Celui-ci nous a prouvé par l'exercice de son métier, combien Rousseau
-raisonnoit juste, en invitant les parens à donner un état manuel à leurs
-enfans. Tandis qu'on lui faisoit la cour, et qu'on le payoit
-généreusement pour qu'il fît ou des canots ou des meubles, nos casuistes
-et nos lettrés mouroient de faim, ou demandoient humblement asile aux
-hommes de la nature, qui n'ont besoin que de pêcher et de chasser pour
-vivre sans bibliothèque et sans prêtre.
-
-CARVAL (Jean), 45 ans, vicaire de Planchant, de Quimper, Finistère.
-Revenu par la Martinique.
-
-CHABASOL (Denis-Hugues), 51 ans, curé de la Duz, Sens, Yonne. Accueilli
-à la Martinique; revenu en France en 1802; il est parti de Cayenne avec
-soixante autres, sur une mauvaise goëlette, où ils ont été exposés à de
-très-grands dangers. Aimé et chéri pour son érudition, son esprit
-conciliant et ses moeurs. Aujourd'hui, 1805, curé en titre de Seignelei,
-près Auxerre.
-
-CHACHAI (Laurent), 36 ans, chanoine régulier, Saint-Diez, Vosges; né à
-Beaude-Supt. Parti par la Martinique.
-
-CHAVET (Joseph), 31 ans, prêtre d'Orgelet, Besançon, Doubs. Parti par la
-Martinique.
-
-CLAVIER (Xavier), 54 ans, frère Trapiste de Sept-Fons. En 1792, il fut
-déporté comme prêtre réfractaire, mis en rade devant l'Isle-d'Aix, avec
-les 800 victimes si cruellement torturées par Lalier; déporté encore
-cette fois comme prêtre, sans jamais se plaindre, sans cesser d'offrir
-ses peines à Dieu, en bénissant ses persécuteurs, vivant du travail de
-ses mains, prêchant d'exemple par sa piété, et partageant son strict
-nécessaire avec les indigens. Accueilli à la Martinique.
-
-CLAUDON (Jean-Claude), dit père Ananie, gardien des Capucins de Toul,
-Vosges, âgé de 67 ans; celui-ci ne s'est pas levé de son lit depuis deux
-ans. La vieillesse et les grandes infirmités qui semblent chaque jour
-ouvrir son tombeau, ne lui ont rien ôté de sa gaieté. Ce vénérable
-vieillard, voûté et impotent, a été spécialement accueilli à la
-Martinique, par la famille de Sa Majesté l'Impératrice. Il bénit Dieu,
-l'empereur, sa famille, et ne désespère pas de revoir la France.
-
-COLENO (Jean-Louis), 48 ans, né à Vannes, Morbihan; revenu en France par
-la Martinique.
-
-COLNÉ (Dieu-Donné), 45 ans, vicaire de Saint-Diez, Vosges; né à
-Saint-Diez. À la Martinique.
-
-COMPOINT (Jean-Philippe-François), 34 ans, prêtre de Vendôme, Blois.
-Parti par la Martinique.
-
-CORNEVILLE (Jacques), curé du Poilay, Chartres, Eure et Loir. Parti par
-la Martinique.
-
-DARGENT (Christophe), 43 ans, ouvrier, Paris, Seine. Parti par la
-Martinique.
-
-DAVIOT (Denis), 34 ans, bénédictin, Besançon, Haute-Saône. Parti par la
-Martinique.
-
-DE LA CROIX (Julien), 39 ans, principal du collège de Dol, Ille et
-Vilaine, instruit, tolérant et doux, vivant à Cayenne du travail de ses
-mains. Mort dans cette île en 1802.
-
-DUJARIER (Jean-Julien), 45 ans, curé de Javron, Mans, Mayenne, né à
-Amme. Le malheur lui avoit un peu aliéné l'esprit. Pendant la traversée,
-lorsque nous passâmes le détroit des îles du cap Vert, il alla dire au
-capitaine, avec ce flegme déchirant d'un malheureux qui va au supplice:
-Monsieur, cette île de Saint-Vincent est déserte, il y a un volcan;
-veuillez bien m'y débarquer, et que j'y meure en paix. Le capitaine le
-renvoya, en se retournant pour pleurer. Parti par la Martinique.
-
-DUPUIS (Jacques), 48 ans, oratorien de Beauvais, né à Soissons,
-départem. de l'Aisne. Parti par la Martinique.
-
-DUVAL (Guillaume), 40 ans, surnommé le Bon et le Brutal, par M.
-Gilbert-Desmolières avec qui il avoit eu une violente rixe. Dans la
-Guyane française, il gardoit les vaches au canton d'Yracoubo. Vicaire de
-Sainte-Pazane de Nantes, natif de Saint-Dolet, de la Seine-Inférieure.
-Parti par la Martinique.
-
-GARNIER (Jacques-François), 35 ans, vicaire de Gant-au-Perche, diocèse
-de Chartres; né à Chaulnes, départem. de l'Orne; secrétaire de M. de
-Marbois à Synnamari; d'une piété exemplaire.
-
-Il étoit de mon cours de rhétorique; nous l'appelions l'écolier
-vertueux. Revenu en France par la Martinique.
-
-GENTEL (Jean-Pierre), 47 ans, curé de Meyriés, Vienne, Isère. Parti par
-la Martinique.
-
-GIVRY DES TOURNELLE, (Jean-Charles-Juvenal-Henri, de), 35 ans,
-chevalier, Laon, Aisne; a épousé par reconnoissance la fille de M. Colin
-qui lui a sauvé la vie. Repassé en France en 1803.
-
-GRAFF (Bernard), 34 ans, prêtre, Metz, Moselle. Parti par la Martinique.
-
-GRANDE-MANGE (Hyacinthe), 42 ans, chapelain de Gigué, Vosges. Parti par
-la Martinique.
-
-GURLIAT (Pierre-Louis), 51 ans, vicaire d'Aillou, Annecy, Mont-Blanc. À
-la Martinique.
-
-HAYES (Julien de la), 51 ans, curé de Pont-l'Évêque, Lisieux, Calvados;
-né à Vire, même département. Parti par la Martinique. Celui-ci avoit été
-nommé à sa cure, par Louis XVI, dans son voyage de Cherbourg. La
-paroisse dont il n'étoit alors que vicaire, venoit d'être ravagée par la
-grêle; il dit au monarque, avec ce zèle évangélique digne d'un bon
-ministre et d'un prince qui aime la vérité: Sire, les rois et les
-prêtres ne doivent exister que pour le bonheur des peuples; nos
-paroissiens sont ruinés par la grêle, ils n'ont point de pain; ils
-soupiroient après votre arrivée; ils pourront dire: Nous l'avons vu, et
-par lui, nous vivons.--Oui monsieur, répondit le roi, ils seront
-secourus, et ils le seront par vous; tous ces infortunés sont mes
-enfans; que par vous ils aiment leur religion et leur prince.
-
-JARDIN (François), 51 ans, desservant de Bolange; né à Bourges.
-
-Celui-ci a été mis au cachot par Burnel, qui l'a relaxé sans raison
-comme il l'avoit fait arrêter.
-
-JUMILLAC (René-Félix-Chapelle de), 49 ans, né à Fontaine dans la
-Vendée, chanoine de Toul, départem. de la Meurthe; il débarqua le 5
-prairial du brick _l'Assistance_, qui échoua au sortir de la rade.
-Revenu en France, en 1802 avec M. Tournachon, ils ont été pris par les
-Anglais, conduits à Hallifax, aux isles Miquelon, et de là à Québec,
-dans l'Amérique septentrionale.
-
-LAFOND (Antoine), 43 ans, curé d'Epannes, Saintes, Charente-Inférieure.
-À la Martinique.
-
-LA MALATHIE (Bernard Marc-Gabriel), 40 ans, vicaire de Salleiches,
-Comminges, Haute-Garonne. À la Martinique.
-
-LAY (Antoine), 35 ans, vicaire de Luzarches Comminges, né à Lordet,
-département des Hautes-Pyrénées. À la Martinique.
-
-LECLERC (Nicolas), 29 ans, cordonnier, Chambéry, Mont-Blanc, l'un des
-cinq voleurs de _la Décade_. À Cayenne.
-
-LEGUEULT (Thomas), 49 ans, né à Vire, département du Calvados, vicaire
-de Dourdan, près Chartres. À la Martinique.
-
-LHUILLIER, 42 ans, augustin de Paris, lieu de sa naissance; neveu de M.
-Parent, curé de Saint-Nicolas-des-Champs de Paris; détenu à Bicêtre, en
-1794, avec l'auteur, et tous les curés de Paris. Mort en 1802. Lhuillier
-est repassé en France par la Martinique en 1802.
-
-MARDUEL (Humbert), 36 ans, Augustin, Rennes, Ille et Vilaine. À la
-Martinique.
-
-MATERION (Toussaint-Pierre), 51 ans, curé d'Ignogles, Bourges, dép. du
-Cher. À la Martinique.
-
-MAURI (Gabriel), 45 ans, curé de Montomier, Bourges, Cher; celui-ci a
-été l'avocat des déportés indigens; il a fait sortir des mains rapaces
-les fonds qui nous étoient envoyés de Surinam, et dont une grande partie
-avoit été antérieurement mal distribuée, pour ne rien dire de plus.
-Chéri à la Martinique, et revenu en France au frais de la famille de S.
-M. l'Impératrice.
-
-MAZURIER (Jean-Bapt.), 42 ans, marin de Saint-Pol-de-Léon, Finistère, né
-à Landernau, près Brest. Il a éprouvé de grands chagrins de famille, en
-revenant en France.
-
-MIQUELOT (Marguerite), 33 ans, servante, de Nancy, Meurthe. Mariée à
-Cayenne. Celle-ci est la seule femme qui ait été déportée avec les
-prêtres. C'étoit une voleuse. Pendant la traversée, elle faisoit société
-avec quelques bandits chargés sur _la Bayonnaise_. Une montre fut volée;
-visite faite, la montre se trouva sur la Miquelot, dans certain endroit
-qu'on devine plutôt qu'on ne le soupçonne. Elle a fait mentir le
-proverbe qui dit qu'une coquine ne devient pas honnête femme.
-
-MONNEREAU (Jean-Pierre), 33 ans, sous-diacre, Rieux, Arriège; déporté
-comme prêtre réfractaire. À la Martinique.
-
-MONTANGERAN (Pierre), 33 ans, prêtre, Mâcon, Saône et Loire. Décrié pour
-ses moeurs. Parti par la Martinique.
-
-NECTOUX (Claude), 40 ans, curé de Sainte-Radegonde, Autun, Saône et
-Loire. À la Martinique.
-
-NOGUE (René), 46 ans, curé près Saint-Malo, né à Saint-Mange, Ille et
-Vilaine. À la Martinique.
-
-NOURRY (Jean), cordonnier, né à Rennes en Bretagne, placé chez Delpont,
-à Cayenne.
-
-PAVEC (Yves), 47 ans, vic. de Plogonac, Quimper, Finistère. Parti par la
-Martinique.
-
-PAVIOT (Martin), musicien, Bourges, Cher; l'un des voleurs de _la
-Bayonnaise_. Resté à Cayenne.
-
-PELLETIER (Félix), 42 ans, né à Romorantin, départ. de Loir et Cher,
-curé de Prugniers, Loiret; celui-ci possède un remède infaillible pour
-la rage. Parti par la Martinique.
-
-PIERRON (Jean-Pierre), 52 ans, curé de Villers-le-Sec, Châlons, Marne,
-né à Bievelle, département de la Haute-Marne, déporté en vertu de la loi
-du 30 vendémiaire an I. En 1789, M. Pierron étoit lié avec M. Drouet,
-qui a arrêté le roi à Varennes, le 23 juin 1791. Parti par la
-Martinique.
-
-PILON (Nicolas), chanoine de Saint-Victor, de Paris, 43 ans. Parti par
-la Martinique.
-
-PLOMBAT, (Antoine-Pierre), 50 ans, curé de Salvignac, Rhodez, Aveyron.
-Parti par la Martinique.
-
-POIGNARD (Jacques-Denis), 41 ans, curé de Lumeau en Beauce, Orléans,
-Loiret. Parti par la Martinique.
-
-PORTE (Guillaume), 52 ans, curé d'Esmolette, Chambéry, Mont-Blanc. Parti
-par la Martinique.
-
-POITHIER (Nicolas), 22 ans, laïque, Metz, Moselle; l'un des mauvais
-sujets de _la Bayonnaise_. Je ne sais rien de positif sur son sort.
-
-PRIGEANT (Jean-Guillaume), 41 ans, vicaire de Glomel, Finistère, né à
-Rongé-Neuvil, Côtes du Nord. Parti par la Martinique.
-
-PRODON (Charles), 52 ans, né à Vire, dans le Calvados, prêtre, chanoine
-de la Sainte-Chapelle de Dijon, commissaire du pouvoir exécutif à Lyon.
-Établi à Cayenne.
-
-Celui-ci a été jugé le même jour que moi; il fut absous, remis en
-prison, et déporté pour avoir écrit une lettre virulente contre
-l'ex-directeur Barras.
-
-RAGUENEAU, 49 ans, capucin de Blois, Loir et Cher. À la Martinique.
-
-RENARD (Joseph), 34 ans, perruquier, de Saint-Malo, Ille et Vilaine.
-Celui-ci, en repassant en France, en 1801, a été pris par les Anglais,
-conduit aux îles Miquelon, de là à Québec dans l'Amérique
-septentrionale. Les Français demeurés dans cette partie du Canada, l'ont
-accueilli avec une joie inexprimable. Quoique ces colons soient soumis à
-l'Angleterre depuis plus d'un demi-siècle, leurs vainqueurs n'ont jamais
-pu se les concilier; ils dédaignent même d'apprendre leur langue. Renard
-a été si fêté chez ces bons Français, que le gouverneur britannique l'a
-fait repartir au bout de trois semaines, de peur que le souvenir du nom
-français, réveillé par sa présence, ne fît fermenter les esprits contre
-la Grande-Bretagne. Il m'a confirmé un fait que je savois déjà par des
-Américains dignes de foi: aux sources du Missouri et près du saut de
-Niagara, se trouvent plusieurs villes où le gouvernement anglais est si
-exécré, qu'il est obligé de traduire en français ses réglemens
-constitutionnels. Les vieux Francs qui habitent ces villes se sont
-révoltés plusieurs fois. Le nom de Moncalme leur arrache des larmes.
-Depuis peu, un émigré français qui portoit ce nom, ayant été mis à
-terre, a été enlevé par les Canadiens caraïbes, qui l'ont entraîné dans
-les terres, en baisant ses vêtemens avec la naïve expression des hommes
-de la nature.
-
-ROUX (Étienne), 52 ans, curé de Coulange, Clermont, Puy-de-Dôme. Parti
-par la Martinique.
-
-TENEBRES (Alexis-Charles-François), 57 ans, curé de Croix-de-Vic, Luçon,
-Vendée. Parti par la Martinique.
-
-THEVENET (François-Thomas), 48 ans, chanoine de Besançon, Jura, né à
-Cuisan, département de Saône et Loire; parti à ses frais, en vendémiaire
-an 10 (24 septembre 1801). Revenu en France avec Renard, par le Canada.
-
-Celui-ci étoit notre cantinier à Rochefort. L'auteur a été détenu, en
-1802, à Sainte-Pélagie, avec son neveu: il seroit à souhaiter qu'il
-ressemblât à son oncle.
-
-TOREL (Nicolas-Aubin); 46 ans, vicaire d'Arcaney, Rouen,
-Seine-Inférieure, celui-ci étoit moribond au moment de notre départ.
-C'étoit un prédestiné pour le ciel; il est mort pulmonique à Cayenne, en
-1801.
-
-TROLLÉ (Charles), 40 ans, vicaire de Nancré, né à Poissy, département de
-l'Yonne. Celui-ci étoit du cours des deux Robespierre, dont il ne
-partageoit point les opinions, mais sur le compte desquels il nous a
-donné des renseignemens précieux. Revenu en France par la Martinique.
-
-VAILLANT (Jean-Pierre), 43 ans, curé de Vierson, lieu de sa naissance,
-Bourges, Cher; spécialement accueilli par la famille de S. M.
-l'Impératrice. Il a souffert des maux inouïs dans la Guyane.
-
-VERMOT (François), 37 ans, commis-marchand, né à Paris, Seine. Revenu en
-France par la Martinique en 1803. Le gouvernement n'a pas d'amis plus
-sincères. En 93, il étoit employé dans l'état-major de Dumouriez qui
-l'enveloppa dans sa fuite. En 97, il fut condamné à mort comme émigré,
-par une méprise de nom; ensuite déporté; aujourd'hui, il est
-écrivain-copiste au palais de Justice à Paris, méritant à tous égards
-une meilleure place.
-
-_Fin des listes._
-
- * * * * *
-
-Sur le soir, Cayenne et la Guyane sont loin de nous; adieu, colons
-sensibles, adieu, amis généreux qui avez brisé mes fers.
-
-Nous sommes à soixante-dix lieues de Cayenne entre le ciel et l'onde.
-
-Au moment où nous embarquions pour revenir dans notre patrie, 71
-déportés, pour une cause opposée à la nôtre (la machine infernale),
-mettoient à la voile pour se rendre au lieu de leur exil,
-_Mahée-les-Séchelles_. Nous nous sommes rencontrés en route; que nous
-sommes-nous dit? Quelques-uns de ces exilés avoient été plus que
-spectateurs du 18 fructidor; ils s'étoient même trouvés au passage de
-quelques-uns de nos premiers déportés à la suite de cette fameuse
-journée: ils ont suivi la même route, conduits par les mêmes gendarmes à
-qui ils avoient donné des ordres pour notre exil trois ans auparavant.
-Que nous sommes-nous dit?
-
-«Vous êtes exilés, nous vous plaignons; une leçon d'exil est une leçon
-de sagesse et de modération; quels que soient vos griefs, nous vous
-plaignons encore; quand on revient d'un tombeau comme le nôtre, le
-pardon et l'oubli des injures n'est plus une lutte du coeur et de la
-nature contre la raison et la vertu, c'est un doux penchant qui n'a de
-retour sur nous que par le souvenir de nos plaies, dont les cicatrices,
-si elles font couler nos pleurs, nous pénètrent d'une douce philosophie
-pour tous les hommes, et d'une compassion vertueuse, même pour les
-coupables qui vont subir leur sort.
-
-»Le gouvernement est un bon père qui ne punit qu'à regret et qui
-pardonne avec plaisir. Quelquefois on lui en impose, ou il doit au
-peuple pour sa sûreté des actes d'une justice rigoureuse. Vous vous
-réjouissiez de notre exil, nous sommes sensibles au vôtre, et nous
-voudrions que vous n'eussiez pas eu besoin de cette épreuve pour
-acquérir notre expérience; allez à votre destination. Si quelques-uns
-de vous reviennent en France, qu'ils aient du plaisir à dire avec nous:
-_Après douze années de malheurs, enfin la révolution est finie, tous les
-partis sont éteints, tous les Français s'embrassent, l'univers est en
-paix; soyons tous unis, travaillons tous en commun à la tranquillité de
-notre patrie et à l'édification de nos familles; que notre bonheur
-individuel découle de la félicité publique!_»
-
-Voici quelques notions sur Mahée-les-Séchelles, extraites des lettres de
-ces déportés. Je crois que ces détails, qui sont un tableau comparatif
-de ce qu'on a lu dans cet ouvrage, intéresseront tous les Français.
-
-Cette parité est la roue de fortune de la révolution, dont nous avons
-tous occupé un rayon; aujourd'hui que la morale, la religion et la paix
-nous en font descendre et nous ouvrent les yeux, racontons-nous sans
-aigreur les nuances différentes de ce terrible songe: puissions-nous
-tous nous attendrir ensemble, nous pourrons tous nous pardonner
-ensemble!
-
- * * * * *
-
-_À Mahée-les-Séchelles, le 25 vendémiaire an X._
-
-Ma chère épouse, tu n'as tardé à recevoir de mes nouvelles que par un
-événement malheureux qui nous est survenu dans la traversée. Nous avons
-été six semaines à réparer les avaries faites au bâtiment de _la
-Chiffonne_ sur laquelle j'étois embarqué.
-
-Notre départ précipité nous a fait faire plusieurs conjectures; nous ne
-savions si c'étoit pour profiter du bon vent, ou pour éviter les
-Anglais, qui nous observoient depuis long-tems avec deux frégates de 18
-et deux vaisseaux rasés, que le mauvais tems avoit obligés de gagner la
-côte. Cette nuit fut terrible, je crus qu'elle seroit la dernière de ma
-vie; la mer étoit si houlleuse, que l'équipage, dans un morne silence,
-sembloit entendre sonner sa dernière heure; enfin nous en fûmes quittes
-pour l'effroi: un vent favorable enfla nos voiles jusqu'à la hauteur de
-Cayenne où nous croyions aller. (Ils y étoient attendus, et l'agent nous
-a dit qu'il comptoit les envoyer de suite dans le désert, sans leur
-permettre de mettre le pied dans l'île.) Nous prenions patience; mais
-quelle fut notre surprise et notre douleur, lorsque, le 9 prairial, nous
-longeâmes sa hauteur! que de pensées, que de troubles agitèrent notre
-coeur, bouleversèrent, confondirent, comprimèrent nos facultés, notre
-âme! nous ne savions si nous existions encore..... si nous devions
-exister.... Ô incertitude!... ô incertitude! oui, tu es un enfer, tu es
-tout un enfer!.... En passant le tropique du cancer et la ligne, nous ne
-savions pas n'être encore qu'au quart de notre route, quoique nous
-fussions à plus de 1,600 lieues du sol français. Nous devions dépasser
-le tropique du capricorne, le cap des tempêtes, dit de Bonne-Espérance,
-et remonter à l'Est, à 9 degrés de latitude au-dessous de Cayenne. Le 24
-floréal, nous aperçûmes une goëlette portugaise dont nous eûmes bon
-marché: cette prise fut estimée 15,000 fr., et chaque matelot eut 40 fr.
-de part.
-
-Le 14 prairial, une frégate portugaise vint à notre rencontre; le combat
-s'engagea à midi: l'affaire fut chaude de part et d'autre, on se battit
-à portée de pistolet; la Portugaise, démâtée, et ayant perdu 48 hommes,
-amena à huit heures du soir. De notre côté, nous n'avons perdu qu'un
-matelot.
-
-Le 28 prairial, notre _Chiffonne_ s'empara, sans coup férir, d'un navire
-anglais venant des Grandes-Indes, chargé d'une cargaison estimée cinq
-millions. (Ils étoient près du canal de Mosambique). La mer étoit si
-houlleuse, que nous ne pûmes l'amariner. Le navire anglais le _Bellony_
-vint nous enlever cette riche capture; nous faillîmes succomber. Le feu
-du ciel et celui de l'ennemi nous rasèrent deux mâts; la nuit nous fut
-favorable. Nous nous sauvâmes à l'aide d'une voile que nous attachâmes
-comme nous pûmes aux débris pendans de notre misène fracassée; l'ennemi
-disparut, nous ne faisions pas d'eau, nous nous réparâmes comme nous
-pûmes avec quelques bouts de mâts; nous prîmes et relâchâmes le
-_Bellony_ qui fila vers l'Isle de France (ils ont passé entre Madagascar
-et l'Isle de Bourbon), conduit par des officiers et des matelots
-détachés de notre bord, tandis que nous fîmes voile pour
-_Mahée-les-Séchelles_, où nous débarquâmes le 25 messidor (14 juillet
-1801). Que nous aimons à payer un juste tribut de reconnoissance au
-capitaine et à l'état-major de _la Chiffonne_! Oublie mes ennemis comme
-je les oublie moi-même, pardonne-leur, tais leurs noms, mais prononce
-avec ivresse celui du capit. _Guieysse_; il est bon guerrier, bon marin,
-il nous a sauvé la vie; grave son nom dans tous les coeurs sensibles,
-mets-le à côté du mien.
-
-En arrivant à Mahée-les-Séchelles, lieu de notre destination, nous
-logeâmes au gouvernement, espèce de caserne. Le tableau de nos malheurs,
-appuyé des témoignages que l'équipage rendit de notre conduite, pendant
-notre traversée, nous gagnèrent la bienveillance du gouverneur, le
-citoyen Guieysse; il consentit à nous recevoir dans l'archipel, en nous
-surveillant, et bientôt il nous protégea contre plusieurs habitans qui
-redoutoient notre présence, et qui s'opposoient à notre débarquement.
-
-Depuis notre arrivée, ces mêmes habitans sont un peu revenus sur notre
-compte; plusieurs en ont pris plusieurs de nous chez eux, principalement
-ceux qui ont des états utiles pour la colonie; les autres sont nourris
-aux frais du gouvernement français qui, à ce qu'on assure, a fait, pour
-cela, passer des fonds à l'Isle de France. Voici notre nourriture:
-
-Du riz crevé, en place de pain et de soupe; de la tortue, poisson dont
-la chair ressemble beaucoup à celle du boeuf, meilleure à mon goût, et
-beaucoup plus rafraîchissante (on en trouve qui pèsent jusqu'à 400
-liv.); enfin, du poisson, du riz; mais pour boisson, de l'eau, et
-seulement de l'eau. Voilà la vie que nous avons menée pendant un mois.
-La tortue nous a manqué pendant 15 jours, et nous étions fort
-embarrassés pour y suppléer, car le lieu de notre exil est une colonie
-naissante, dont nous sommes presque les fondateurs, ou du moins des
-premiers habitans. Il n'y a à Mahée qu'environ soixante habitations de
-blancs, distantes de quelques lieues les unes des autres. Le long séjour
-que la frégate a fait dans cette île a consommé beaucoup de denrées,
-quoiqu'elles y soient abondantes, même en volailles.
-
-Mahée est peuplé de plusieurs déportés de l'Isle de Bourbon qui ont
-malheureusement figuré dans les terribles révolutions de ce pays. Ils
-ont été aussi à plaindre que nous dans un lieu inculte comme celui-ci,
-où ils ont été déposés, ou plutôt jetés, sans vivres et sans instrumens
-aratoires, accompagnés seulement de quelques nègres avec qui ils ont
-fait quelques plantages. Aujourd'hui plusieurs de ces nouveaux Robinsons
-se trouvent dans l'aisance, nous donnent asile, et nous racontent en
-pleurant combien ils ont souffert. Le tableau des erreurs
-révolutionnaires et de l'industrie humaine, n'est pas moins sensible ici
-que dans la métropole de France. Au bout de deux ans, des Suédois,
-poussés par un coup de vent, ont abordé sur ces îles qui font partie des
-Maldives. Ces points de terre oubliés, sont devenus un lieu de relâche
-et un point de mire pour tous les navigateurs qui prennent la route des
-Grandes-Indes par le canal de Mosambique. Ainsi les colonies se forment
-et se peuplent quelquefois sans grever la mère-patrie. Nos îles, qui
-n'avoient acquis quelque célébrité qu'en 1783, deviendront peut-être un
-comptoir important. Si leur étendue est très-bornée d'un côté, de
-l'autre elles sont en assez grand nombre et assez voisines et de
-Madagascar et de l'Isle-de-France, et des côtes de la Cafrerie et du
-Zanguebar, pour mériter l'attention du Gouvernement. Les Anglais les
-convoitent déjà, et nous avons eu à nous défendre contre leurs
-invasions. Le gouverneur nous anime, nous protège, et désire qu'on lui
-envoie du monde.........
-
-L'auteur de cette lettre, en comparant ses désastres avec les nôtres,
-nous apprend que lui et ses compagnons ont absolument couru les mêmes
-chances. Dans le golfe de Gascogne, ils furent assaillis par les
-Anglais; leur bâtiment eut le même sort que notre _Charente_, à
-l'embouchure de la rade du Verdon[24]. Après le combat, ils relâchèrent
-dans un des ports d'Espagne, d'où ils conçurent, comme nous, l'espérance
-illusoire de rentrer sur le sol français. Ainsi, l'expérience du mal
-qu'on fait aux autres, nous corrige en nous rendant plus circonspects et
-plus sensibles.
-
-[Note 24: Voy. premier volume, seconde soirée, p. 75 et suivantes.]
-
-S'ils ont été repoussés d'abord par les habitans des Isles-de-France et
-de Bourbon, aujourd'hui on leur tend une main secourable; car le malheur
-a expié, ou leur délit, ou leur erreur, aux yeux des Français
-d'outre-mer. L'auteur de cette lettre annonce qu'il espère passer à
-l'Isle-de-France, pour succéder à l'imprimeur qui vient de mourir. Un
-créole fortuné lui a confié l'éducation de ses enfans. Du reste, ils
-n'ont perdu personne dans la traversée; mais le climat qu'ils habitent
-étant à-peu-près au même degré de chaleur que Cayenne, leur a occasionné
-les mêmes maladies.
-
-La teneur de cette lettre prouve que l'âme de celui qui l'a dictée est
-fondue de douleur et de sensibilité. Les réflexions qu'il fait sur le
-cours de la vie, et de la révolution à laquelle il ne fut point
-étranger, prouvent que les circonstances et la fougue des événemens ont
-plongé quelques hommes honnêtes dans une ivresse frénétique, que leur
-repentir doit nous faire oublier, comme les coups que nous donneroit un
-somnambule. Ma profession de foi n'est pas douteuse à l'égard de
-celui-ci: en 1793, il étoit un des membres les plus zélés du comité
-révolutionnaire de la section Marat, aujourd'hui l'Odéon; il m incarcéra
-pendant huit mois, et me fit passer au tribunal révolutionnaire. Après
-le 9 thermidor, la chance ayant tourné contre ceux qui avoient incarcéré
-les autres, ma conduite à son égard m'assura son estime, sans jamais
-concilier nos opinions. Son exil, comme le mien, m'a fait réfléchir de
-nouveau sur les vicissitudes des révolutions et des empires qui, comme
-de grands fleuves, courent au gouffre de l'éternité, en charriant dans
-leurs lits des atomes, tristes jouets des ondes qu'ils croyent
-gouverner.
-
-29 mai, nous sommes à 120 lieues de la Guyane.
-
-Le brik que nous montions, nommé _l'Assistance_, voguoit sur son lest,
-à l'adresse de M. Johel, sous le nom de M. Schmit, à New-Yorck. C'étoit
-une ancienne prise qui avoit changé de nom, et que l'agent, sous le nom
-de Beauregard, avoit revendue, et envoyoit à vide avec des déportés
-indigens, pour qu'elle ne fît pas envie aux Anglais. Les premiers huit
-jours de cette traversée s'écoulèrent comme un songe. Au défaut de
-pouvoir converser avec notre équipage, qui ne nous entendoit pas, nous
-nous concertions pour savoir comment et quand nous nous embarquerions de
-là pour France. La passe étoit neuve et critique. Aller à la grâce de
-Dieu, sans fortune, sans moyens, dans un pays où on ne connoît personne,
-et dont on n'entend pas la langue, c'est errer comme des fantômes au
-milieu des vivans. Cette pénible sollicitude, jointe au motivé de nos
-passe-ports, en redoublant l'ardeur que nous avions de revoir notre
-patrie, comprimoit dans nos coeurs le plaisir du départ. Quoique nous
-fussions tous également bornés à des moyens pécuniaires insuffisans pour
-parer aux moindres retards et aux plus petites chances, les moins à
-l'aise étoient les moins inquiets ici comme à notre arrivée à Cayenne:
-la Providence met un trésor dans le coeur de l'honnête homme que la
-fortune disgrâcie.
-
-Nous ne songions qu'au bonheur de toucher le sol des zones tempérées.
-New-Yorck étoit tout ce que nous désirions. Au bout de douze jours, le
-capitaine nous fit entendre que nous relâcherions à Newport pour ne pas
-faire quarantaine à New-Yorck, parce que c'étoit le tems de la fièvre
-jaune ou de la peste, et que nous venions des pays chauds. Cette
-nouvelle nous consterna; nous pouvions rester un mois dans ce petit
-port, faire encore quarantaine à New-Yorck, manger nos fonds, manquer
-l'occasion du départ et nous voir réduits à une condition pire que celle
-dont nous sortions. Nous ne présumions pas que les étrangers pussent
-s'intéresser à nos malheurs et à nos personnes, qui leur étoient
-inconnues. L'univers depuis long-tems étoit concentré pour nous sur les
-fronts rébarbatifs, dédaigneux ou indifférens des affidés de H.....; et
-malgré que l'expérience et la raison réclamassent contre cette
-misantropie locale, l'habitude du malheur nous enveloppoit sans cesse
-d'un nuage d'effroi. Nos haillons et nos mines déconcertées, servoient
-de jouet au capitaine et à l'équipage, qui nous molestoient
-grossièrement, parce que nous ne nous entendions pas.
-
-Le 18me jour de notre départ, nous nous trouvâmes par le travers de la
-Vermude, assaillis d'une violente tempête. Le pont étoit couvert d'eau;
-les secousses que le bâtiment éprouva pendant deux jours au passage du
-Strim, furent si violentes, que nous nous attachâmes par la ceinture et
-par les bras; nos liens cassoient par le choc. Un vieillard de 64 ans,
-M. Deluen, qui s'étoit amarré dans l'entrepont avec plus de précaution
-que nous, fut libéré malgré lui et jeté sur des caisses et des
-bouteilles cassées.
-
-Au milieu de la route, nos provisions furent consommées ou gaspillées
-par la négligence du capitaine et l'insubordination de l'équipage, qui
-jetoit chaque jour une trentaine de livres de viande à la mer, et autant
-de biscuit. Quoique nous eussions payé séparément notre passage et nos
-vivres, ils faisoient main-basse sur ce qui nous appartenoit, le
-mangeoient en cachette ou en notre présence, et souvent sans nous
-permettre d'en goûter.
-
-Le 19 juin, nous fûmes arrêtés par un calme et une brume si épaisse,
-que nous nous touchions sans nous voir; nous étions près de terre; le
-brouillard venoit des grands lacs de l'Amérique septentrionale, qui ne
-finissent de dégeler qu'au milieu de juillet. Les 20 et 21 il gela sur
-le pont; le 23, le tems se leva; la plus excessive chaleur succéda
-tout-à-coup au froid le plus cuisant. À midi nous vîmes la terre, à sept
-heures nous mouillâmes à Newport.
-
-Cette jolie petite ville est bâtie sur les bords d'un bras de mer qui
-s'avance en tournant à plusieurs milles dans les terres. Elle est
-défendue par des forts, de distance en distance; on ne la voit qu'en y
-abordant, et le premier aspect de cette place n'offre que des montagnes
-incultes, ou des écueils indiqués par des phares. Le pavillon flotte
-toujours au haut des forts. De jolies maisons de campagne bien peintes
-et galamment bâties, sont entourées d'arbres et de jardins lucratifs et
-enchanteurs; c'est un sol neuf, des hommes nouveaux, des loix et des
-habitudes nouvelles. Les Américains ont leurs jardin à côté de leurs
-demeures, leurs champs derrière leurs maisons; et leur comptoir en face
-sur le tillac de leurs vaisseaux, qui sont tous à quai sous leurs
-fenêtres. Le capitaine descend à terre, nous laisse en rade et veut nous
-consigner. Un officier de santé nous visite, nous obtenons la permission
-d'aller à terre pour faire des vivres..... Nos coeurs étoient bourrelés
-de nous voir esclaves sur un sol où tout ce qui respire jouit de la plus
-grande liberté.
-
-Quoique Newport ne fût pas notre patrie, nos coeurs tressaillirent de
-joie en y abordant, parce que ce n'étoit plus le sol de Cayenne.
-
-Il faudroit pouvoir peindre la contenance d'étrangers comme nous, errans
-dans les rues et fixant les habitans de la ville, pour qui nous ne
-sommes que des machines ambulantes, et qui ne nous paroissent que des
-automates vivans. C'est bien Nicodème débarqué dans la lune, disant aux
-habitans: «Je ris d'être risible; vous riez de me voir si niais; rions
-donc de nous voir sans nous entendre.» En gesticulant au lieu de parler,
-nous fîmes bientôt comprendre que nous demandions à dîner, et un
-interprète. Un marchand nous conduisit chez M. William Eins, qui parle
-toutes les langues. Il nous questionna beaucoup sur Cayenne, sur nos
-malheurs, et nous fit rafraîchir. Quand nous voulûmes trinquer avec lui
-il nous dit en riant que nous étions chez un quaker, que cette cérémonie
-puérile leur étoit interdite par leur loi; qu'ils étoient tous frères,
-et que l'amitié ne croissoit ni ne diminuoit par ces choquemens de
-verres.
-
-Ces moralistes méditans ne sont exagérés que dans la simplicité de leurs
-moeurs, de leurs habits et de leur conduite. Leur vie s'écoule dans une
-contemplation du bien qu'ils font avec un flegme imposant, sans
-austérité; ils mettent leur orgueil à n'en point avoir. Plus on les
-approfondit, plus on les révère, sans vouloir les imiter, non parce
-qu'ils dissimulent leur conduite, car personne n'est plus loyal qu'un
-quaker vraiment fidèle au catéchisme d'Houard, mais parce qu'ils
-n'entourent le palais de la vertu que de cyprès et de saules pleureurs;
-qu'ils ne la couvrent que d'habits funèbres, et qu'ils la croient
-défigurée quand elle se montre parée de fleurs et entourée de grâces.
-Ils ne rient, ne chantent, ne dansent jamais, ne saluent personne; ils
-ont toujours la tête couverte aux temples comme aux assemblées et aux
-palais. Ils ne prêtent aucun serment en justice, on ne leur en demande
-point; ils disent _oui_ ou _non_, ils exécutent à la lettre le précepte
-du plus sage des législateurs, qui ordonne de n'affirmer une chose que
-par _oui_ ou _non_; ils tutoient tout le monde, mais cette régularité
-grammaticale ne diminue rien du respect qu'ils portent aux dignités et
-aux personnes.
-
-Ils sont eux-mêmes leurs prêtres et leurs interprètes des dogmes; leurs
-temples sont des salles simples, sans ornement, peu éclairées, ouvertes
-à tout le monde, où chacun se rend le dimanche, pour méditer, dans le
-recueillement et dans le silence, sur la Bible et le Nouveau Testament.
-Quelquefois ils se retirent comme ils sont venus, sans avoir rien dit,
-parce que l'esprit n'a illuminé aucun fidèle de la société. Un autre
-jour, une jeune fille ou un enfant aura médité sur certain passage, il
-monte en chaire, pérore plus ou moins long-tems, et voilà l'office et le
-culte. Ce prédicant se nomme quaker ou trembleur inspiré; mais cet
-inspiré n'est agréable à Dieu qu'autant qu'il n'a pas préparé d'avance
-ce qu'il va dire: il doit être, comme les apôtres, rempli subitement du
-saint esprit. Cette religion, dégagée de l'obéissance à l'autorité du
-Saint Père, unit chacun de ses membres par une charité aussi douce que
-celle des premiers fidèles de l'Église, qui vivoient en communauté de
-biens sans anarchie, et qui ne souffroient point de mendians parmi eux.
-
-L'habit des quakers est sans boutons, de couleur sombre; ils ont les
-cheveux plats, des chapeaux ronds ou relevés sans agrafes et sans
-boutons. Les quakeresses sont mises comme nos veuves, en demi-deuil;
-leurs bonnets sont de petites toques garnies de linon sans plis,
-simples, à pattes attachées sous le menton. Tous les quakers de chaque
-état se réunissent deux fois l'année dans les villes, aux fêtes
-solennelles, pour faire une collecte pour les indigens _de la famille_;
-aucun ne descend à l'auberge; ils ont tous des asiles chez les quakers
-des villes: comme ces religionnaires sont les plus nombreux, et les
-premiers colons de l'Amérique septentrionale, connue aujourd'hui sous le
-nom d'États-Unis, ils ont fait des réglemens de police, qui font loix
-coërcitives. Ainsi le dimanche est consacré tout entier à méditer, à
-s'enivrer sans bruit, ou à rouler en voiture dans les rues ou dans la
-campagne.
-
-Les quakers ont horreur du sang, ne font point la guerre, paient des
-remplaçans, et ne marchent jamais sans contrainte. Cette dernière clause
-les a rendus impeccables quand ils se sont bandés en 1777 contre leur
-souverain, le roi d'Angleterre, pour se soustraire à son obéissance et
-se déclarer indépendans. Au reste, toutes les religions et toutes les
-sectes sont tolérées et protégées. Chacun peut adorer Dieu à sa manière,
-dire, publier et afficher tout ce qu'il pense du gouvernement et des
-gouvernans.
-
-Ce peuple semble né dans l'eau; les enfans de six ans ne font que des
-bateaux, ne connoissent que les rames et les avirons; les petites
-filles, au lieu de faire des poupées, bordent les quais, descendent dans
-des canots, et sont en même tems pilotes et rameurs; en été, les élégans
-des deux sexes montent seuls dans un batelet, se promènent à la voile,
-sur l'eau, en lisant avec autant de sécurité que s'ils étoient à l'ombre
-dans un bosquet.
-
-Ici tous les enfans savent lire et écrire; les écoles sont assez
-multipliées pour que personne ne manque d'instruction. Les pères et
-mères en mourant s'inquiètent peu de la modicité de la fortune qu'ils
-laissent à leurs enfans; quelque nombreux qu'ils soient, l'état fait
-inventaire, se charge des orphelins qui sont adoptés par les autres
-citoyens chez qui ils restent forcément jusqu'à l'âge de vingt et un
-ans, et souvent le reste de leur vie par reconnoissance. Cette bonne
-coutume dont l'habitude fait une douce loi, sert l'état et ses membres,
-en augmentant la population qui se trouve décimée tous les ans par la
-peste et la mortalité. La marine et la culture manquant toujours de
-bras, la certitude d'être à l'abri de l'indigence, jointe à la liberté
-que tout homme y respire, sont des amorces enchanteresses pour y faire
-affluer l'étranger; l'état qui en a besoin leur assure une existence;
-par cette loi d'adoption, ils se font naturaliser américains: voilà des
-défenseurs contre les projets hostiles de la Grande-Bretagne et de
-l'Europe. Les moeurs moitié simples et moitié dépravées, servent
-également les projets du premier auteur de la révolution de ce pays. Le
-législateur Franklin enjoint de faire marier les filles jeunes; pour y
-parvenir, on leur donne la plus grande liberté de courir seules nuit et
-jour avec les jeunes gens, et de s'absenter des semaines entières de la
-maison pour aller s'amuser; s'il en arrive quelqu'accident naturel, la
-fille somme le garçon de l'épouser; l'état s'en mêle, et voilà le
-mariage forcé. Cette même personne devenue femme, est un modèle de
-chasteté et de décence; elle est bonne mère, bonne épouse; elle est
-femme ce qu'elle auroit dû être fille. Quand elle est enceinte, elle se
-dérobe à tous les yeux, ne mange point à table avec son mari, et rougit
-par préjugé du plus glorieux de ses titres, de celui de mère. Toutes les
-filles sont passionnées pour les romans; les peintures et les situations
-lascives des personnages ne les effarouchent pas à la lecture: qu'un
-cavalier, en leur faisant la cour, nomme quelques ajustemens qui voilent
-les parties sensuelles du corps, elles rougissent et boudent; s'il parle
-innocemment de jarretière, de jambe, de taille, elles lui tournent le
-dos, se mettent sérieusement en colère, par simplicité ou par pruderie,
-tandis qu'elles oublient de se défendre d'un agresseur ingénu qui, en
-allant à son but par degré, parle de morale et de continence. Le luxe et
-la coquetterie, en gagnant du terrain, amènent avec eux la galanterie,
-et la fable d'Eriphile pourroit bien s'y réaliser un jour.
-
-Le gouvernement est républicain représentatif et oligarchique. Chaque
-état, autrefois canton ou province d'Angleterre, se gouverne
-intérieurement suivant ses loix particulières, consenties par lui, et se
-fait représenter par un mandataire qui se rend au congrès, centre commun
-où toutes les volontés se réunissent tous les six mois, sur le bureau du
-président qui tient les états aujourd'hui à Washington. Le chef suprême
-ne reste en place que trois ans, et est ensuite remplacé ou continué en
-fonctions par chaque section du peuple qui se réunit pour donner son
-vote. Les élections y sont très-tumultueuses, car on compte
-presqu'autant de sectes politiques que de religieuses. Ceux qui ont fait
-la révolution et qui se voient ruinés, veulent rétablir l'ancien
-système; ceux qui ont fait leur fortune ou qui sont en place, tiennent
-pour le gouvernement actuel; ceux qui aiment le changement parce qu'ils
-y gagnent, veulent des innovations. Les jacobins de France y intriguent
-à leur manière; j'ignore s'ils se battent comme autrefois dans nos
-sections. Un voyageur qui a demeuré dans la Virginie, m'a assuré que les
-représentans de ces états arrivoient souvent au congrès avec un oeil de
-moins.
-
-M. Eins, en nous annonçant que M. Jefferson remplaçoit M. Adams, émit
-son sentiment sur les deux présidens; ce dernier est l'ami du peuple et
-sur-tout des Français. Quelques-uns disent que son prédécesseur ne leur
-pardonnoit pas d'avoir négligé de faire attention à lui lorsqu'il
-accompagnoit Franklin venant en France pour mûrir sa révolution.
-
-Il est peut-être aussi difficile de savoir la vérité sur ce fait, que de
-la démêler dans les journaux de ce pays; car l'un fait des pièces
-officielles, l'autre les dément par d'autres pièces officielles qu'il
-fabrique de même. Les partisans des Anglais culbutent la république
-française et le consul; les autres détrônent le roi Georges, et nous
-n'avons rien pu savoir de positif de France: car M. Eins nous donna des
-nouvelles qui furent contredites un moment après par d'autres Français,
-qui nous accueillirent avec bonté.
-
-Nous séjournâmes cinq jours à Newport, et nous en mîmes autant pour nous
-rendre à New-Yorck, par le bras de mer nommé le Sund. La distance de
-Newport dans l'état du Connecticut à New-Yorck, ville capitale du
-New-Yorck, est de 60 lieues ou 180 milles.
-
-Les environs de cette ville offrent le coup d'oeil le plus ravissant.
-Plus les rives s'approchent, plus l'art et la nature s'entendent pour
-embellir le site, distribuer les arbres, semer les jardins, émailler les
-prés, jeter de petits rochers, des cavernes, des collines, des déserts,
-de jolis hermitages et des maisons de plaisance toutes voisines, toutes
-régulières et toutes d'un goût différent. Là, ce sont de petits boudoirs
-au milieu de peupliers, de sapins et de saules pleureurs; à côté, des
-hôtels, des palais où Psyché attend l'amour; la pointe de la roche,
-battue par les flots, menace ruine, et soutient un joli pavillon que
-l'architecte a bâti à moitié renversé, pour faire crier à l'écroulement;
-tout près, une eau claire jaillit et forme une fontaine et une petite
-cataracte qui fait vaciller la pointe de l'herbe tendre et mouillée des
-pleurs de la fécondité.
-
-Nous arrivâmes devant New-Yorck le 3 juillet, et nous passâmes à la
-visite le 4; nous fûmes heureusement quittes de la quarantaine pour la
-peur: c'étoit le jour de l'anniversaire de la liberté américaine, époque
-également heureuse et beaucoup plus récente pour nous. À midi nous
-mouillâmes en rade. Nous étions presque honteux de paroître sur un
-mauvais coffre qui déparoit trois cents bâtimens, tous peints et
-pavoisés. Le port est un des plus beaux des États-Unis; il est baigné
-d'un côté par la mer; de l'autre, par les rivières de l'Est et du Nord
-ou d'Hudson: toutes deux portent bateau. À toutes les heures du jour,
-des convois montent et descendent, partent et arrivent de tous les ports
-du monde. On peut juger de la magnificence de cette nouvelle Tyr par son
-accroissement de population depuis vingt ans. En 1782, elle ne comptoit
-que douze mille âmes; en 1801, elle en compte soixante-douze mille.
-
-J'allai à terre le premier pour chercher de quoi manger à mes deux
-commensaux, MM. Doru et Deluen. Après avoir fait quelques tours dans les
-rues, j'entrai chez M. Michel, tailleur, dont l'enseigne est en français
-et en anglais. «Vous êtes français, je le suis aussi; je viens de
-Cayenne; je ne puis me faire entendre, soyez mon interprète pour me
-faire avoir des vivres pour moi et mes compagnons, qui sont des
-vieillards de 70 ans.» Ces mots lui arrachèrent des larmes; il me fit
-asseoir à sa table, m'envoya chercher ce que je demandois, me retint
-long-tems, et me fit reconduire à notre bord, que j'eus beaucoup de
-peine à reconnoître et à rejoindre, parce que nous n'étions pas à quai,
-et que c'étoit un jour de fête où les passagers ne travailloient pas.
-Nous ne pouvions pas débarquer nos effets avant la visite de la douane,
-qui ne fait rien le dimanche ni les jours de fêtes nationales.
-
-Le cinq juillet se trouvoit un dimanche: nous allâmes à terre de bon
-matin; la régularité, l'élégance des maisons, la propreté et la grandeur
-des rues, où plusieurs voitures passent de front sans incommoder les
-gens de pied, qui marchent sans se coudoyer sur deux grands trottoirs
-parallèles, pavés de grandes dalles, nous donnèrent une idée avantageuse
-de la police, du commerce, de l'industrie et de l'activité des habitans.
-Toutes les boutiques étoient fermées, et les rues étoient pleines de
-personnes qui alloient au prêche dans les églises de leur culte. Les
-temples y sont presque aussi multipliés que les magasins, et l'on élève
-toujours autel contre autel: si cette manie religieuse dure, il y aura
-bientôt plus de temples que de sectaires. Une vingtaine de flèches de
-clochers, en bois peints, et autant de tours, dominent sur toute la
-ville. Chaque temple est d'une simplicité et d'une propreté admirables.
-Les morts sont plus gênans que les vivans; on a la pieuse ferveur de les
-inhumer dans la ville. Chaque religion a besoin d'une église et d'un
-cimetière; chaque famille achète cinq pieds de terrain, et fait tailler
-une grande dalle de marbre ou de grès, où le nom des morts est inscrit.
-Cette pierre est debout au chevet des défunts.
-
-Ces champs de mort, encombrés chaque année par l'agrandissement de la
-ville, et en été par la fièvre jaune, exhalent des miasmes
-pestilentiels.
-
-Nous traversâmes New-Yorck pour aller à l'église des Irlandais: un
-déporté de _la Bayonnaise_, M. Reyphyns, qui s'étoit sauvé de Konanama,
-achevoit la messe au moment où nous entrâmes; nous le reconnûmes; il
-nous mena déjeûner chez des dames religieuses, dont le directeur, M.
-Joulins, exilé volontaire, est prêtre du diocèse de Blois, ami de
-monsieur Doru, mon compatriote et compagnon d'études d'un de mes oncles.
-Il nous accueillit comme un ami, comme un père; nous versâmes quelques
-larmes..... ô! qu'elles étoient douces! que nos mauvais habits, nos
-mines plombées, nos yeux caves furent d'éloquens interprètes de nos
-longues infortunes! Notre misère devint un porte-respect; il sembloit
-que nous étions attendus depuis long-temps: on nous trouva un logement,
-une pension. Notre mise, qui contrastoit avec l'élégance des habitans,
-dont le luxe et la somptuosité sont portés à l'excès, sembloit dire à
-tout le monde: _ces respectables exilés viennent de Cayenne_. Nous
-étions bien, mais nous n'étions pas en France.
-
-MM. Reyphyns et Joulins nous firent oublier nos chagrins. Le dernier
-partit au bout de quelques jours pour faire un voyage de trois cents
-lieues, chez les Indiens du fond des terres. Il nous recommanda à des
-amis généreux, et nous quitta en pleurant. Son souvenir sera
-éternellement gravé dans ma mémoire. MM. Vincendon et Labitche le
-remplacèrent, et mirent tant de délicatesse dans leurs procédés, qu'ils
-attribuoient à leurs amis tout ce qu'ils faisoient eux-mêmes. La
-bienfaisance est une si douce habitude chez eux, que s'ils étoient à
-côté de moi au moment où j'écris ceci, ils m'en demanderoient
-sincèrement le secret. J'en dirai autant de M. J. B. Forbes à qui je
-remis une lettre de recommandation de M. Tonnat de Cayenne. J'allai le
-voir avec M. Bodin. Il avoit éprouvé des revers de fortune; mais plus
-elle le disgrâcie, plus il est sensible et bon: nous nous trouvâmes
-presque compagnons d'infortune.
-
-En 1793, il avoit été emprisonné à Paris, dans le collège des
-Quatre-Nations, avec M. Raffet: le système de la terreur lui est connu,
-il compatit aux maux qu'il a soufferts. Il nous donna l'espoir d'un
-prompt départ, sollicita tous ses amis en notre faveur; ses qualités et
-son bon coeur lui donnent tant d'ascendant sur eux, qu'ils préviennent
-ses désirs. C'est un jeune homme franc, aimable, instruit, sensible, bon
-mari, et ami trop généreux.
-
-Le peu de temps que nous avons passé à New-Yorck, ne nous a montré les
-Américains que sous des jours favorables: s'ils ont des défauts, ils les
-rachètent par de grandes qualités. Les Français qui les connoissent,
-sont partagés sur leur compte; ils leur reprochent leur ambition, leur
-témérité dans les entreprises, leur mauvaise foi dans les engagemens,
-leur déloyauté dans le commerce; ils en donnent pour preuve et les
-grosses et fréquentes banqueroutes frauduleuses qui s'opèrent tous les
-ans, et le silence, la foiblesse et la complication des loix qui
-semblent tolérer ce brigandage. Cela peut être, mais ces fautes
-sont-elles personnelles aux Américains ou bien aux Européens dépaysés?
-Je crois que les uns et les autres n'ont rien à se reprocher à ce sujet.
-Les uns viennent avec peu de moyens pour faire fortune en peu de temps;
-les autres s'en aperçoivent et les devancent. Ceux qui vont aux
-États-Unis les mains vides, avec de l'industrie et l'amour du travail,
-réussissent presque toujours, tandis que les autres s'y ruinent en n'y
-apportant qu'un petit avoir. C'est un jeu de loterie, où le grand
-capitaliste est sûr de doubler ses fonds, tandis que le petit marchand
-fond son comptoir en remplissant la caisse publique. Ce jeu de hausse et
-de baisse est un véritable cartel de bourse, que les négocians se font
-en présence de la Fortune qui distribue en escamoteur la besace et la
-corne d'abondance. Qu'un malheureux arrive, la scène change; on vole à
-son secours, on lui donne les moyens de gagner sa vie et de se suffire
-à lui-même; rien n'est épargné pour le tirer d'embarras: commence-t-il à
-faire fortune et à spéculer? il joue à la hausse et à la baisse, il est
-ruiné en voulant faire des dupes; alors il crie au brigandage, tandis
-qu'il devroit se taire pour son honneur.
-
-Les Français ont autant lieu de se louer que de se plaindre des
-Américains; les émigrés qui s'y sont réfugiés avec de la fortune, en
-voulant éclabousser les autres, ont promptement dissipé leur avoir, sont
-tombés dans la misère, ont éprouvé des revers, n'ont point retrouvé
-d'amis et ont maudit le pays. Les colons qui se sont sauvés tout nus du
-Cap et des autres possessions Françaises, ont trouvé dans les
-Américains, et sur-tout dans les Quakers, des amis généreux qui ont
-partagé gratuitement avec eux leurs fortunes, leur table et leurs
-maisons. Plus de soixante-dix mille Français rendront témoignage de
-ceci; le mal est donc compensé par le bien. Je crois ces mutations de
-fortune presqu'inévitables dans un pays aussi commerçant que celui-ci,
-où les naturalisés sont vingt fois plus nombreux que les originaires du
-pays. La bonne foi et la probité ont rarement des balances justes pour
-celui qui va sous un autre climat que le sien, dans le dessein de faire
-une fortune rapide, et de reparoître chez lui avec éclat: il débarque
-avec lui les vices qu'il croit retrouver dans le pays où il arrive.
-
-Les protêts de billets, les transactions, les cessions, les ventes
-simulées, les emprunts, les faillites, les banqueroutes scandaleuses ne
-sont pas déshonorantes: qu'un homme fausse son serment, manque à sa
-parole, mente en témoignage, fraude les droits de la douane, c'est un
-infâme qui a perdu la confiance de tout le monde; on le montre au doigt,
-on le fuit comme un pestiféré; ainsi l'antique bonne foi dort à côté de
-la friponnerie moderne. Les loix ruinent ou emprisonnent à perpétuité
-celui qui, avec le meilleur droit possible, provoque son ennemi par des
-voies de fait. C'est un moyen sûr de contenir les mécontens et de
-maintenir la police sans beaucoup de dépense: aussi la tranquillité et
-la sûreté ne sont plus grandes nulle part qu'à New-Yorck, à toute heure
-de jour et de nuit. La ville est bien éclairée, et gardée par des
-soldats armés seulement de bâtons, dont vous êtes le prisonnier
-aussi-tôt qu'ils vous ont touché du bout du doigt, la résistance étant
-un crime de lèse-nation. Quoique le duel soit sévèrement puni, on s'y
-bat souvent à l'épée et au pistolet; les champions éludent la loi en
-passant sur les terres d'un état voisin pour vider leur différend: ils
-sont braves d'homme à homme et timides dans les rangs. Quoique libres
-depuis vingt ans de la domination anglaise, ils tremblent encore devant
-leurs premiers maîtres, comme un affranchi devant son ancien possesseur.
-Leur pays, devenu l'entrepôt du monde pendant la révolution de l'Europe,
-ne songe qu'au commerce et à la culture; et les révolutions dans les
-états du vieux continent ont acquitté les Américains à bon marché des
-capitaux et des arriérés qu'ils devoient à la France. Les richesses
-immenses dont ils sont dépositaires depuis quelques années ont
-prodigieusement fait augmenter le prix de la main-d'oeuvre; un
-journalier gagne douze francs, et ils ne trouvent pas encore à ce prix
-tous les bras dont ils ont besoin pour satisfaire leurs besoins et leurs
-caprices; car leurs cités, leurs ports, leurs maisons de ville et de
-campagne semblent être faits par les mains des fées; il ne leur manque,
-pour être heureux, que de savoir borner leurs désirs; mais l'ambition et
-la cupidité imprègnent l'air qu'ils respirent; et le bonheur qu'ils
-veulent saisir, fait toujours un pas devant eux.
-
-Les Anglais se sont rédimés de la perte de ce beau pays, en y étouffant
-les manufactures par le rabais des marchandises qu'ils y ont portées; le
-prix de la main-d'oeuvre devenu excessif d'un côté, de l'autre le rabais
-des marchandises données à perte aux Américains, les ont dégoûtés de
-l'industrie; et la Grande-Bretagne, plus nécessaire que jamais aux
-États-Unis, fait et fabrique tout pour ces nouveaux consommateurs, qui
-lui portent leur or sans aucun retrait, depuis qu'elle n'a plus de
-gouverneurs ni de troupes chez eux.
-
-J'ai dit que la fraude des droits de _Douane_ est un crime national; en
-voici la raison: ce droit est le seul revenu de l'état, il ne se perçoit
-que sur les marchandises étrangères qui doivent être vendues sur les
-lieux: si le possesseur n'en trouve pas l'entier débit dans le courant
-de l'année, on lui rend ce qu'il a payé de droits pour ce qui reste
-invendu; les denrées du pays ne payent rien, à moins qu'on ne les
-exporte d'un état dans un autre. Cette assiette d'impôt seroit
-très-fragile, si la bonne foi n'y tenoit la main; elle seroit même
-souvent onéreuse par le nombre d'employés qu'il faudroit avoir dans la
-rade, où les bâtimens arrivent à toute heure et de tous côtés.
-
-La vente et la culture des terres sont encore des spéculations de
-banqueroute et de grande fortune. Les Indiens, de qui William Penn
-acheta autrefois une portion de terrain près la Delaware pour former la
-colonie en 1681, sont aujourd'hui repoussés dans le derrière des terres;
-les états empiètent, s'approprient les déserts, les vendent aux
-particuliers, qui les revendent ou les louent à d'autres à si bas prix,
-que les nouveaux fermiers deviennent propriétaires à leur tour, en
-reculant toujours les limites du pays qu'ils rendent de plus en plus
-habitable dans la partie de l'Ouest. Par ce moyen, les États-Unis
-peuvent se passer de toutes les nations. Qu'ils se peuplent, que la
-main-d'oeuvre devienne moins chère et que le commerce continue d'être
-aussi florissant, ils nous donneront des lois, sans que nous puissions
-les aller inquiéter chez eux, où la nature les défend sans le secours
-de l'art, et où ils recueillent tout ce que nous avons en France.
-J'avoue que cette idée m'a fait verser quelques larmes pour l'Europe
-contre la liberté. Le souvenir des malheurs, des sacrifices et des
-crimes que l'ancien continent a commis pour conquérir le nouveau,
-devoit-il se borner à en perdre la plus belle partie! L'abbé Raynal qui
-prévoyoit ce malheur, me paroît en avoir démontré les suites, en
-traitant hypothétiquement la question de la liberté des États-Unis, dans
-son septième volume de _l'Histoire des Deux Indes_.
-
-La beauté de ce pays ne servoit qu'à nous faire soupirer plus ardemment
-après la France, où nous voulions retourner, parce que nous en avions
-été exilés. Horace a bien dit:
-
- _Gens humana ruit per vetitum nefas
- Audax Iapeti genus._
-
-Nous partîmes tous en même tems sur différens bâtimens; Naudau,
-Dezauneau, et Duchevreux, pour Bordeaux; Bodin et Deluen sur le
-_Tromboel_, pour le même port, pour 160 piastres; et nous sur la
-_Sophia_, pour la même somme.
-
-Nous mîmes tous à la voile le 22 juillet; nous étions entassés en
-allant à Cayenne, nous le fûmes aussi en retournant en France;
-l'équipage et les compagnons de retour étoient un peu différens; nous
-sanglotions en sortant de Rochefort, nous tressaillions de joie en
-dépassant Sandiou.
-
-Nous étions 23 passagers, _madame Cibert, et sa petite_, _madame et
-Mlle. la Case_, _madame et Mlle. Roc_, _madame Lagué_, _Mrs. Marcadier_,
-_Bourdon-Lamillière_, _Fonbonne_, _Cost_, _Getz_, _Maupertuis-Deverger_,
-_Pobel_, _Motet_, _Logné_, _et Duportail_, ancien ministre de la guerre,
-_Lagué et son enfant_, _Montulé_, _Doru_, _Lainé_, _Pitou_.
-
-L'union, les prévenances, le plaisir et l'affabilité nous ont fait
-oublier les fatigues du voyage; des amis qui se seroient choisis,
-n'auroient pas formé de société plus agréable, plus douce, et qui fût
-plus d'accord que la nôtre; nous fûmes visités trois fois par les
-Anglais, et trois fois nous dûmes notre laissez-passer à nos aimables
-compagnes. Notre traversée fut troublée par un premier événement
-fâcheux.
-
-Le dix août, à quatre heures du soir, M. Duportail, ancien ministre de
-la guerre, fut attaqué d'un vomissement de bile et mourut subitement à
-deux heures du matin, lorsque nous croyions qu'il s'endormoit; nous
-venions de passer sur la queue du banc de Terre-Neuve; le onze, nous
-eûmes un très-gros tems; nous restâmes huit jours à l'entrée de la
-Manche, où nous fûmes visités par la frégate anglaise _la Galatée_.
-
-Le 29 août (12 fructidor), un pêcheur des Sorlingues vint à notre bord
-nous vendre du poisson; à onze heures du soir, on crie terre.....
-C'étoit le cap Lézard: enfin nous voilà en Europe.
-
-Le 30, à midi, nous voyons les côtes de France... La voilà donc cette
-France; la voilà! nous lui tendons les bras avec un serrement de coeur
-inexprimable; nous embrassons les haubans, en nous lançant vers elle,
-comme l'oiseau impatient de voler. Plus on est près du bonheur, plus la
-crainte de le manquer donne de piquant au désir. Le bâtiment vogue à
-pleines voiles..... Il y a déjà un siècle que nous voyons la terre...
-Chaque pointe de rochers, chaque maison, chaque arbre, chaque feuille du
-sol français sont autant de points de contact, de sylphes, de fils qui
-s'ancrent dans nos coeurs, les agitent, les électrisent et les attirent:
-Cherbourg, Granville, le cap la Hogue, les îles de Jersey et de
-Guernesey, ont déjà fui devant nous.
-
-À cinq heures, nous cinglons vers la baie du Havre; nous voyons les feux
-des deux caps qui sont à l'embouchure de la Seine... Encore une
-demi-heure, et nous sommes au port..... Il est bloqué par deux frégates
-anglaises, _la Tartare_ et _la Concorde_. Nous sommes leurs prisonniers,
-pour avoir voulu entrer dans un port bloqué.
-
-La frégate commandante nous fait amener à son bord avec notre capitaine
-et notre équipage, qui sont remplacés par des Anglais. Nos dames et nos
-vieillards restent sur notre bâtiment, où ils passent une cruelle nuit
-dans la crainte et dans les alarmes. Un gros tems ayant rendu la mer
-houlleuse, nous fûmes plus inquiets pour elles que pour nous; car le
-capitaine nous traita avec tant d'égards, que nous regrettions de n'être
-pas tous réunis.
-
-Le lendemain, 31 août (13 fructidor), il fut décidé que notre bâtiment
-iroit en Angleterre, et nous au Havre; le capitaine nous fit rendre nos
-malles, appela un pêcheur Français avec qui nous fîmes marché à raison
-de cent écus pour les charger dans sa barque: ce dénouement qui combloit
-de joie la majorité, coûtoit cher à quelques-uns qui étoient
-très-intéressés dans la cargaison. Le malheur nous suivit à la piste,
-jusqu'à ce que nous eussions mis pied à terre.
-
-La mer continuoit d'être agitée; au moment où nous descendions de la
-frégate dans les canots, sa proue avança sur notre bâtiment qu'elle
-faillit traverser. À trois heures nous partîmes pour le Havre; nous
-fîmes quelques questions aux pêcheurs, en nous tenant toujours sur la
-réserve; car nous nagions entre la crainte et la joie: nous voilà au
-port......
-
-La force armée nous entoure pour nous conduire à la municipalité, et de
-là à l'amirauté. Nous fûmes libres sur parole et remis au lendemain; au
-bout de deux jours, nous fûmes renvoyés tous les trois à M. Beugnot,
-préfet de Rouen, qui nous donna aussi-tôt des passes pour nos
-départemens. Ce n'est que là que nous fûmes dégagés de toutes les
-entraves..... Là, nous respirâmes librement; là, nous nous dîmes en nous
-embrassant: nous voilà donc dans notre patrie!...... Nous nous
-séparâmes...
-
-Je pris la route de Paris par Poissy; je passai devant Malmaison; on me
-dit que c'étoit-là la demeure du consul. Que le souvenir de ses dangers
-et de mon bonheur me fit former de voeux sincères pour sa conservation!
-
-J'arrivai à Paris à dix heures; je trouvai beaucoup d'amis absens,
-quelques-uns de morts; il m'en reste encore de sincères, et c'est toute
-ma fortune. La douleur et la joie se succèdent pour moi tous les jours.
-
-J'ai été arrêté le 13 fructidor an 5 (31 août 1797), à cinq heures du
-soir; j'ai remis le pied sur le sol français, le 13 fructidor an 9 (31
-août 1801), à cinq heures du soir: ma déportation a été résolue à Paris
-le 22 fructidor, à dix heures du matin; je suis rentré à Paris le 22
-fructidor, à dix heures du matin. L'aspect des lieux et des amis témoins
-de mon départ et de mon retour, est pour moi une jouissance bien neuve
-et bien vive......
-
-_P. S._ Le 21 janvier 1802 (1er. pluviose an 10), mes malheurs se
-terminoient là, et je croyois que le sort avoit épuisé tous ses traits:
-mais combien lui en restoit-il encore!....
-
-Le cruel me fait arriver en France, m'y fait jouir pendant six mois
-d'une liberté que je croyois irrévocable: mon jugement me condamnoit à
-l'exil à perpétuité! De bonne foi je l'ignorois entièrement, car il ne
-m'a jamais été signifié: au moment de notre départ toutes les pièces
-étant restées entre les mains du commissaire du pouvoir exécutif de
-Rochefort, nous avons été conduits à Cayenne, sur une simple liste, en
-marge de laquelle étoit relatée la cause de déportation. Ces notes
-dénuées de pièces officielles, et recopiées par nous-mêmes, à la suite
-du combat du 2 germinal, pendant lequel les paquets avoient été jetés à
-la mer, n'ayant point paru suffisantes au gouverneur de Cayenne qui, par
-la nature de mes griefs, me croyoit compris dans l'arrêté de rappel, il
-me donna un passe-port en règle. En arrivant à Paris, j'éprouvai un
-serrement de coeur qui ne provenoit point du plaisir. Que certains
-lecteurs me taxent ici de superstition; que d'autres philosophes
-soutiennent que les grands malheurs rapetissent l'homme jusqu'à cette
-pusillanimité: pour moi, je n'ai jamais éprouvé de chances funestes ou
-avantageuses, sans un prélude de peine ou de plaisir. Quand l'histoire
-se contente de nous rendre compte _du bon et du mauvais génie_ qui
-tourmentoit Socrate quand il devoit faire quelque chose ou qu'il étoit
-menacé de quelque malheur, elle est sublime, car elle copie la nature:
-mais qui croit aux conjectures dont l'historien accompagne ce récit? Ses
-doutes éloquens à cet égard sont pour lui seul, et le pressentiment du
-bien et du mal n'est point une fable. Je sais que la ligne de
-démarcation entre la prescience et la pusillanimité est invisible aux
-philosophes prétendus, que même elle se confond pour les hommes foibles
-ou visionnaires; mais l'honnête homme à caractère la distingue sans
-peine.
-
-L'auteur de _Misantropie et Repentir_, exilé à Tobolsk sans savoir
-pourquoi, tire les cartes comme on fait dans toutes les prisons, les
-trouve favorables, reçoit sa liberté, et s'écrie dans ce premier
-mouvement d'ivresse: _elles ont deviné juste!_..... voilà la
-superstition. Alexandre, à son retour des Indes, près de rentrer à
-Babylone, est prévenu par les mages de la Chaldée, que s'il rentre dans
-cette ville elle sera son tombeau avant la fin de l'année: d'abord il
-est tenté de les en croire; enfin il cède à son désir, et quoiqu'il dût
-être sur ses gardes, il meurt comme on le lui a prédit...... voilà la
-prescience: tous les sophismes des philosophes et des théologiens pour
-l'atténuer, la distinguer, ou la nier, sont résolus par les
-circonstances de ce trait, et de mille autres à son appui.
-
-Tout homme a pour lui le pressentiment et la prophétie mentale de ses
-actions; car le cours de la morale dirige celui de l'existence. L'homme
-terrestre, qui abandonne tout au hasard, ne voulant point calculer le
-bonheur commun avant le sien, éprouve souvent, sans savoir pourquoi, un
-trouble précurseur du mal qui va lui arriver sans qu'il le devine, parce
-que l'idée d'un résultat qu'il a laissé échapper lui revient au moment
-où sa raison le réclame malgré son coeur; ainsi la prescience n'est
-point un don surnaturel ou imaginaire, et elle ne peut être que la
-conséquence de nos actions.
-
-La superstition (qui signifie, en décomposant le mot, _attache sur les
-objets_) est une fausse application de terribles conséquences à un
-événement simple dont on amplifie le résultat, de même que la prophétie
-est le don politique ou surnaturel de deviner pour les autres ce qui les
-concerne, et par ce qu'ils ont fait, ce qu'ils feront: la connoissance
-de l'espèce de châtiment ou de récompense, et l'époque d'un futur
-contingent précisé invariable, nécessitent un don surnaturel qui mérite
-seul le nom de prophétie.
-
-Mais, par extension, tout homme sensé doit être prophète pour lui-même;
-c'est le voeu de la Providence et le plus bel hommage à la liberté: il
-n'y a pas un seul être malheureux qui ne puisse trouver en lui la cause
-de ses infortunes. Je ne dis pas pour cela aux riches de se croire
-parfaits; car ils savent, mieux que nous, que la richesse n'est que dans
-le contentement d'une conscience pure, dans les bras d'une tranquille
-médiocrité.
-
-D'où il suit, d'après mes principes, ou que je n'ai pas dit toute la
-vérité, ou que je suis moi-même l'artisan de mes malheurs. Les deux
-conséquences sont parfaitement vraies: lecteur, puissiez-vous me
-condamner et vous absoudre! L'honnêteté et la conscience sont deux
-voisins qui devroient se confondre, et qui souvent ne se touchent pas:
-remplir ses engagemens, ne point voler, se conformer aux loix, aimer le
-gouvernement, ses amis et ses proches, oublier ses ennemis, faire du
-bien quand on le peut, et jamais de mal (physique) à personne; voilà
-l'honnêteté civile et exigible pour jouir de l'estime et de toute la
-considération du monde. Sous ce point de vue, j'ai dit toute la vérité,
-et mon malheur n'est pas mon ouvrage.
-
-Mais n'est-il point d'autres devoirs et plus secrets et plus sacrés?
-oui, oui; à dix-huit ans la fougue des passions me dicta quelques
-mauvais vers qui, sans être ni obscènes, ni impies, étoient loin de
-cette morale qui doit couler de la plume d'un honnête homme. Pour me
-servir de l'expression de _Tacite_, cette jeunesse, qu'on appelle _le
-siècle_, m'encouragea, et ces prouesses me rendirent inconséquent dans
-mes démarches, dans ma conduite, et malheureux: suite naturelle de mon
-ingratitude envers l'être auguste à qui je dois l'existence!
-
-La réflexion m'ouvrit les yeux, je bénis l'infortune: alors je trouvai
-toujours de l'emploi, ou des moyens d'existence avoués par l'honneur.
-Quand la fortune m'a disgrâcié, car je me suis quelquefois trouvé sans
-pain, j'ai toujours été sans chagrin, et jamais sans souci..... presque
-toujours une douce aisance a été suivie pour moi d'une longue suite de
-malheurs que je ne devois pas prévoir, mais que j'avois mérités aux yeux
-de ma conscience quand le _siècle_ m'en absolvait volontiers.... Je n'ai
-point eu de trône comme David: mais faut-il être roi pour être heureux
-et coupable en amour? Si les manes d'Urie ne troublent point mon repos,
-sa présence me reproche peut-être, sans qu'il puisse s'en douter, la
-mort d'un objet que mes nouveaux malheurs ont trop vivement affecté. Au
-reste, qu'on m'accuse de superstition, ce retour sur moi-même m'a
-indiqué la cause de mes disgrâces, et me donne le courage de les
-supporter. Il ne peut être infructueux à personne: puissent tous mes
-lecteurs me condamner et s'absoudre!
-
-Reprenons les faits....
-
-Le 25 janvier 1802, au moment où j'achevois ces mémoires, la personne
-qui me les recopioit durant ma maladie, abusa cruellement de ma
-confiance pour satisfaire sa passion du jeu.
-
-Quand ils furent au net, et prêts à paroître, on les suspendit pour
-ménager ma liberté, car j'étois condamné à l'exil à perpétuité, sans que
-je le susse. Comme c'étoit pour opinions, je me croyois compris dans
-l'arrêté de rappel de l'an 8.
-
-Le gouvernement, sensible à mes malheurs, fermoit les yeux sur mon
-retour. Je fis imprimer le commencement de ce livre. Comme j'y parle du
-jugement qui me condamne à l'exil, le ministre fit suspendre
-l'impression; je réclamai avec instance, et forçai, sans m'en douter, le
-gouvernement de lancer contre moi un nouveau mandat d'arrêt daté du 24
-floréal an 10.
-
-Cette nouvelle détention de dix-huit mois a coûté la vie à l'amie
-généreuse qui m'avoit donné asile à mon retour à Paris; mais j'en ai
-conservé deux qui ne m'ont jamais abandonné. Les noms de Mercier et de
-Cahouet méritent de ma part une éternelle reconnoissance. Que de
-sacrifices! que de démarches! que de peines! que de soins! Ô amitié,
-attachement, vertu, je vous rends hommage en célébrant leurs noms!
-
-J'avois choisi moi-même la prison de Sainte-Pélagie, rue de la Clef,
-faubourg Saint-Marcel. Le concierge, M. Bochaut, mérite une place dans
-tous les coeurs sensibles: il fut le seul des concierges, au 2 septembre
-1792, qui osa, aux dépens de sa vie, sauver ses prisonniers du massacre
-commis dans ces journées désastreuses. C'est là que j'ai vu le fameux
-Trumeau, élève de Desrues, épicier à la place Saint-Michel, faux dévot
-et scélérat plus consommé que son maître, convaincu d'avoir, au
-commencement de janvier 1803, empoisonné sa fille prête à se marier,
-pour ne pas lui rendre compte du bien de sa mère.
-
-Le premier jour que Trumeau sortit du secret, il affecta un air si
-tranquille, que la vertu et la candeur paroissoient opprimées en lui. Il
-faisoit des signes de croix en public, et le soir, dans sa chambre, il
-chantoit des chansons lubriques, et tenoit les discours les plus
-obscènes. Le libertinage de ce paillard honteux lui a fait abréger les
-jours de sa nièce, de son épouse et de sa fille. J'y vis aussi le fameux
-Frécinet, marchand de volaille, un des septembriseurs, convaincu au
-tribunal de ce premier crime, et d'avoir assassiné en 1803 l'horloger de
-la rue de Nevers à Paris: ceux-là étoient avec les voleurs. Je fus mis
-au corridor de l'Opinion avec les imprimeurs des journaux _l'Ami du
-Peuple_ et _les Hommes Libres_, _Lebois_ et _Vatard_; _Toulotte_ et
-_Lémery_, médecins; _Brochet_, l'un de mes jurés au tribunal
-révolutionnaire en 1794; _Louis Brutus_, secrétaire du directeur
-_Barras_, et quelques autres détenus pour opinions ou crime d'état.
-
-On se voyoit, on se pardonnoit; car les hommes, sous les verroux, sont
-des moutons dans une bergerie: mais le bouc, dont personne n'approchoit
-sans horreur, étoit le marquis de _Sade_, de la famille de _Mirabeau_,
-être horriblement célèbre par ses actions et par ses ouvrages qui font
-frémir les plus grands scélérats. Ce vieillard, à cheveux blancs,
-devient frénétique en entendant prononcer les mots _religion_, _morale_,
-_vertu_, _Dieu_ et _trépas_; il ne peut souffrir personne. Cet homme
-étant devenu insupportable au gouvernement, aux détenus et au concierge,
-tant par sa conduite que par ses délations mensongères, a été logé à
-Charenton avec les fous.
-
-Depuis deux mois on ne parloit dans les prisons que de déportation à
-l'Isle-d'Oléron. Comme j'étois jugé à un exil perpétuel, le ministre de
-la justice me fit dire que je n'avois qu'à me préparer à ce second
-voyage. Je reçus cette nouvelle le 7 thermidor an 10 (19 juillet 1802).
-Les autres qui faisoient à leur guise une liste des partans, furent
-surpris le lendemain au soir de recevoir l'ordre de leur transfèrement à
-Oléron, et dans la suite à Cayenne; et moi qui avois préparé mes
-paquets, je restai. Sa Majesté, nommée alors consul à vie, eut droit de
-faire grâce. J'implorai sa justice et sa clémence, et mon affaire passa
-au conseil privé. La première fois, toutes les pièces n'ayant pas été
-présentées, je fus remis à une autre séance. Six mois s'écoulèrent:
-durant cette époque, le corridor de l'Opinion se trouva presque vide. Je
-restai avec M. J. Durand-Lapeine, prévenu d'émigration, et commandant de
-vaisseau de l'ancienne marine. Ce détenu, émule de Froger _l'Aiguile_,
-criblé de blessures durant la guerre d'Amérique de 1779, lorsqu'il
-servoit dans l'escadre de MM. le comte Destaing et Lamotte-Piquet, joint
-à de grands talens de profondes connoissances dans l'astronomie et dans
-la science nautique. Sa vie et ses mémoires prouvent qu'il doit ses
-longs malheurs à ses étourderies, à sa trop grande crédulité, à
-l'ambition et à l'hypocrisie d'un de ses proches, plus dangereux que le
-_Tartufe_. J'ignore s'il vit encore. Il me donna quelques leçons
-d'Italien. Pour oublier mes malheurs, je traduisis l'Hélène-Syracusaine
-et quelques morceaux du _Pastor fido_. Le premier consul venoit de faire
-son voyage dans la Belgique; on disoit qu'il ne reviendroit à Paris que
-pour repartir de suite visiter l'armée des Côtes et toute la Bretagne,
-ce qui me faisoit croire que je passerois encore l'hiver en prison. Le
-21 fructidor an 11 (8 septembre 1803), qui m'a toujours été si funeste
-et si favorable, j'obtins mes lettres de grâce. Jamais liberté ne fut
-plus douce et plus inopinée: je ne me rappelle jamais ce bienfait, sans
-répéter avec ivresse au monarque à qui je le dois:
-
- _Ante leves ergo pascentur in æthere cervi,
- Et freta destituent nudos in littore pisces;
- Ante pererratis amborum finibus exul
- Aut Ararim Parthus bibet, aut Germania Tigrim,
- Quàm nostro illius labatur pectore vultus._
-
-«Le cerf altéré, s'élancera loin des sources d'eau vive; l'Euphrate et
-le Tigre arrosant la Germanie, laisseront dans leurs lits le Rhône et le
-Rhin couvrir de limon les ruines de Babylone, et la mer tarie dans ses
-abîmes, mettre à nu ses énormes enfans, quand j'oublierai ou ce
-bienfait ou son auteur.»
-
-«Auguste Prince, quand l'Europe pâlit au bruit de votre tonnerre, et que
-Dieu vous conduisant comme Cyrus, vous fait relever son temple et vous
-assied sur un trône que sa main vous éleva du milieu des orages; quand
-il écarte de vous et le trépas et ses embûches; quand rien ne vous est
-impossible à l'ombre de ses ailes; lorsque le successeur de Saint-Pierre
-venant sacrer en vous un Charlemagne, un Constantin, les aigles des
-Césars deviennent les aigles Françaises et les aigles Romaines; quand ce
-Dieu, vous remettant le glaive de sa vengeance et le fléau de sa
-justice, vous soumet des millions d'hommes; lorsque sous les auspices de
-sa providence, par l'épée de nos braves, par votre valeur et votre
-fortune, nous avons droit de répéter aux puissances coalisées contre
-votre empire:
-
- Que peuvent contre nous tous les rois de la terre?
- En vain ils s'armeront pour nous faire la guerre.
-
-enfin, quand l'Europe attentive prévient vos désirs, pourroit-il vous
-manquer quelque chose?..... Oui, Sire! un bien au-dessus de tous les
-trônes, un bien dont votre âme est avide, un bien que vous méritez par
-tant de bienfaits, un bien que vous nous donnez d'avance; ce bien,
-c'est l'amour, élan de la reconnoissance, de la justice et de la
-liberté: sentiment immortel, précieux tribut qu'un roi de Perse, en
-voyageant dans son empire, distingua parmi l'or et l'encens de ceux qui
-l'entouroient, dans les deux jointées d'eau qu'une pauvre femme vint lui
-présenter.
-
-«SIRE, ce tribut est le mien: doué d'un coeur sensible, froissé avec les
-innocens que la révolution entraîna; étranger à la cour et aux factions
-dont elle a été victime; monarchiste par principe, et proscrit pendant
-dix ans uniquement pour cette opinion; aimant la liberté dans mon pays
-et me sentant né pour elle, mais aimant ma patrie plus que mes
-affections; digne par mon caractère et ma probité du glorieux titre
-d'homme, digne de mes malheurs et de leur fin glorieuse, je paye et
-paierai toute ma vie, au souverain qui les a terminés, le tribut d'amour
-de cette pauvre femme, en répétant son offrande par les larmes de la
-reconnoissance.»
-
-Ces sentimens que j'exprimai aux juges qui venoient de me prononcer ma
-liberté, leur firent tant de plaisir qu'ils m'offrirent des secours.
-
-En entrant au parquet de M. Gerard, aujourd'hui procureur-impérial, le
-frère de M. Clerine qui nous distribuoit les vivres à Cayenne, me
-reconnut, m'offrit sa maison, et ne me permit pas de le refuser.
-
-Au bout d'un mois, mes amis me firent connoître à MM. Thurot et
-Gayvernon, chefs d'une maison d'éducation, de sciences et de
-belles-lettres, rue de Sève, à Paris. Ces messieurs avoient besoin d'un
-répétiteur; malgré que je ne pusse leur apporter que du zèle et de la
-bonne volonté, ils ne me jugèrent point indigne de seconder leurs
-travaux. Leur indulgence et la recommandation de la dame chargée des
-détails économiques de leur maison, me firent trouver place dans le plus
-bel établissement de Paris, où la réunion des talens et du mérite
-personnel des professeurs, qui le sont également de l'École
-Polytechnique, me donna l'abri que le chêne doit au roseau. Là, comme
-ailleurs, suivant la nouvelle méthode d'éducation, l'instruction est
-divisée en deux branches: les _mathématiques_ et l'étude des langues
-grecque, latine et française. Quoique tous les élèves appartiennent à
-des parens riches et titrés, présens de la fortune souvent nuisibles
-aux progrès de la jeunesse; les cours de cette maison sont formés de
-brillans sujets qui ont la dissipation plus ou moins naturelle à
-l'homme, ennemi de la contrainte et du travail, dont il ne connoît pas
-le prix et encore moins la nécessité.
-
-MM. Le Coulteux-Canteleu, fils du sénateur, élèves particuliers de M.
-Thurot, ont autant de dispositions que de bonnes qualités; s'ils sont un
-peu turbulens, ils ont le coeur et le jugement droit. J'en peux dire
-autant des trois enfans de M. Ferery, ambassadeur de Gènes. Ils
-chérissent leurs maîtres et leurs camarades, ils désirent d'en être
-aimés, et méritent d'être payés de retour. MM. Boyer et Cornuet, qui les
-instruisent, méritent bien aussi de recueillir en cela le prix de leurs
-talens et de leurs peines.
-
-Les trois cousins de Sa Majesté l'Impératrice, MM. Tascher de la
-Pagerie, Desvergers, amenés par elle-même dans cet établissement, ont la
-pétulance, l'aptitude et l'intelligence précoces des créoles, qui
-naissent avec une facilité et une douceur propres à émousser les épines
-de l'apprentissage ou de l'éducation. Le cadet sur-tout porte une âme
-forte dans un corps débile.
-
-M. le marquis de Lucchésini, qui regarde l'éducation de ses enfans
-aussi précieuse que les plus importantes négociations, tout en les
-confiant à cette maison, entre les mains d'un gouverneur particulier,
-homme riche en vertus et en moeurs, se distrait chaque jour de ses
-importantes occupations pour venir les suivre de l'oeil, interroger
-leurs maîtres et surveiller leurs progrès. C'est le père d'Horace qui
-étoit, dit-il, _custos incorruptissimus_. Tant de soins ne seront pas
-infructueux.
-
-MM. Hachette et Gayvernon, professeurs de physique et de mathématiques
-dans cette maison, sont bien payés de leurs soins dans le jeune Petit.
-La place gratuite qu'il partage avec Camille Branville, ne peut être
-remplie par de meilleurs sujets.
-
-Les enfans de MM. Garat, tous deux avantagés de talens et de
-très-heureuses dispositions, ont la pétulance, les moyens et la fougue
-de la jeunesse de leurs pères. L'aigle n'engendre point de timides
-colombes. Le salpêtre pétille dans leurs veines; ils donnent du mal à
-leurs maîtres; c'est le vase en ébullition, qui se refroidira avec
-l'âge.
-
-Le jeune Marescot, qui m'a tant tourmenté, est doué d'un bon coeur,
-d'un jugement droit et d'une âme aimante; il se laisse entraîner à
-l'exemple des autres; il se roidit contre le mentor qui le reprend avec
-aigreur, il reconnoît ses torts. Je crois qu'il mettra à profit les
-utiles leçons qu'il reçoit de M. Livet, l'un des quatre premiers sujets
-de l'École Polytechnique. MM. Bouquet-Combe, Tattet, Chevalier, Didot,
-Loreau, méritent les mêmes éloges et les mêmes reproches. Le jeune
-Arcambal, neveu de M. Lacroix, donne les plus heureuses espérances. Mais
-tous ces messieurs auroient besoin de ne pas connoître la fortune de
-leurs parens; car le système de douceur adopté dans cette maison, dont
-le chef ne manque pas de surveillance et de zèle, fait retomber toute la
-fatigue sur les répétiteurs, qui sont plus à la chaîne que les élèves.
-Là, comme dans toutes les maisons d'éducation, on peut dire des maîtres,
-que ceux qui taillent la vigne et qui préparent la récolte et la
-vendange, sont les plus mal partagés.
-
-On se croit même souvent dispensé à leur égard de procédés honnêtes et
-francs. Eux seuls sont pourtant chargés de former le coeur et de
-cultiver l'esprit des élèves. Les parens dédaignent de les voir. Les
-professeurs en titre et les directeurs des maisons d'éducation ont de
-beaux salons pour recevoir les pères et mères, qui savent bien que celui
-à qui ils comptent leur argent n'est presque jamais celui qui surveille
-directement les progrès, la tenue, la conduite, et sur-tout les moeurs
-de leurs enfans. Il est bien singulier que l'on soit si scrupuleux sur
-le choix d'un bon médecin, et si apathique sur celui d'un bon maître. Un
-charlatan est-il plus dangereux qu'un pédagogue hypocrite et cafard,
-libertin ou ivrogne, ou quelque chose de pis encore?
-
-Le gouvernement a déjà voulu nétoyer cette étable d'Augias; mais si
-l'intérêt particulier ne le seconde point; si le répétiteur couvert de
-haillons ne prouve pas que son indigence est la faute du sort; si ses
-talens et ses vertus sont la moindre chose dont on s'inquiète; si ses
-honoraires sont moindres que ceux d'un homme de journée; s'il est un
-objet de ridicule ou de mépris pour les chefs de maison et même pour les
-domestiques qui le servent par protection, ou pour les élèves qui
-l'écoutent par complaisance et par routine, comment ne deviendra-t-il
-pas insouciant s'il n'est pas déjà vicieux? Toutes les pensions doivent
-leur réussite ou leur perte à leurs répétiteurs; les parens leur
-doivent le bonheur, le succès ou le désespoir de leur famille. «Tendre
-mère, dit Quintilien, voilà donc ce cher objet de tes voeux; il te serre
-dans ses petits bras innocens; tu comptes tes jours, tes momens, tes
-heures par ses caresses; mais tu le vois grandir, et tu trembles en
-tressaillant de joie. Il a besoin d'un nouveau père, d'un nouvel être:
-il ne balbutie pas encore, et tu lui cherches un maître.» Ce trésor
-n'est donc pas si facile à trouver qu'on se l'imagine, dans certaines
-maisons d'éducation, où l'on marchande les précepteurs comme les
-légumes, où les bons sujets portent ombrage aux chefs, qui les
-congédient tous les huit jours, et vont les remplacer au magasin, bien
-ou mal assorti.
-
-«Si je remercie les dieux de m'avoir donné un fils, écrivoit Philippe à
-Aristote, je les remercie encore plus de m'avoir donné en vous un maître
-qui le rendra digne de vous et de moi.» Ce trésor seroit moins rare, si
-l'intérêt et l'avarice ne formoient pas des maisons d'éducation comme
-des comptoirs de commerce; si les parens et les instituteurs se
-donnoient la main pour connoître et payer les personnes qui sont
-chargées de leurs enfans; si les précepteurs passoient à un examen plus
-sévère sur leur moralité et sur leurs talens; si les enfans de tout âge
-n'étoient pas confondus; si chaque cours étoit isolé pendant l'étude et
-les récréations, pour ne se trouver au collège qu'au moment des classes.
-On dit que les pensions sont trop multipliées, et moi je crois qu'elles
-sont trop confondues et trop peu nombreuses. Aucun établissement n'est
-plus funeste et plus profitable à l'État, et ne mérite plus de
-protection, de répression et de surveillance immédiate de sa part, que
-celui qui par sa nature fixe la destinée des générations futures: c'est
-une bonne ou mauvaise maison d'éducation! Les vices qui s'y mêlent aux
-sublimes vertus qu'on y cultive avec tant de soin, exposent au plus
-grand danger l'innocence ingénue, qui n'ouvre souvent les yeux qu'en se
-précipitant dans l'abyme. À Dieu ne plaise que je donne plus de détails
-sur cet article! mais j'en ai assez vu pour désirer la formation d'un
-jury civil, mais secret, continuellement en activité, composé d'hommes
-pris hors du corps des maîtres et maîtresses, payé à leurs frais, et
-chargé de la surveillance de tous les chefs de ces établissemens, de la
-moralité des hommes qu'ils emploient, de la répression des abus qui s'y
-commettent, des vexations que le plus fort suscite au plus foible, de
-l'audition des plaintes qu'on étouffe souvent pour ne pas ébruiter des
-crimes honteux, dont la publicité seroit aussi dangereuse que
-l'impunité. Ce jury fixeroit les honoraires des précepteurs, régleroit
-le mode de leur paiement, connoîtroit des motifs de leur sortie, et
-appelleroit en sa présence les deux parties si elles le requéroient, et
-ne permettrait jamais à un chef de maison de congédier un précepteur, ni
-à celui-ci de sortir, sans un écrit motivé dont l'agresseur seroit tenu
-d'envoyer copie au jury qui le transcriroit sur ses registres. Ce moyen,
-en prévenant la mauvaise humeur des deux côtés, étoufferoit la calomnie
-et commanderoit la justice et la vérité.
-
-Le premier jury d'instruction devroit siéger dans le coeur des pères et
-mères. Combien peu instruisent l'homme pour l'homme, et non pour leur
-satisfaction personnelle! «Ô! Cornélie, vos bijoux étoient vos enfans,
-mais si vous les pariez, c'étoit plutôt pour eux que pour vous. Vous
-disiez à leurs maîtres: Peu importe qu'ils soient savans pourvu qu'ils
-sachent toujours se suffire à eux-mêmes, et qu'ils n'ayent point une
-valeur empruntée.» Tous les parens tiennent à-peu-près le même langage;
-mais en donnant à l'instruction ce luxe homicide qui tue le travail et
-fait naître l'orgueil, ils divisent la société en deux branches, l'une
-oisive et paralysée en naissant; l'autre avilie et nourricière de sa
-soeur, toute fière de sa glorieuse inutilité. Jadis un enfant pâlissoit
-pendant dix à douze ans à l'étude des langues, et parvenu à sa
-dix-septième année, il abhorroit le travail manuel, comme un hydrophobe
-une source limpide.
-
-Les parens eux-mêmes, pour nourrir son émulation par la vanité, le
-menaçoient de lui donner l'état pour lequel ils connoissoient son
-aversion. Ainsi, l'enfant dont la nature auroit fait un bon artisan, ne
-sera qu'un avocat sans cause, un mauvais prêtre, un charlatan, et en
-somme un paresseux demi-savant, incapable de planer et de ramper. De
-combien d'exemples pourrois-je appuyer ce principe si j'ouvrois notre
-histoire, sur-tout depuis quinze ans! Nous venons de faire un grand pas
-en avant par l'étude des mathématiques, dont l'application universelle
-marie les sciences aux arts mécaniques, et peut guérir jusqu'à certain
-point les maux du vieux préjugé contre le travail manuel.
-
-Je sais que par les mathématiques, Archimède à lui seul fit pâlir les
-légions romaines; qu'à sa voix, comme aux accords d'Amphion, les
-vaisseaux s'élevoient dans les ports de Syracuse; que ses leviers, plus
-forts que la ceinture de la vestale, mettoient à flot des énormes
-machines que des milliers d'hommes ne pouvoient pas ébranler; que de nos
-jours un philosophe mathématicien a charmé nos sens par sa mélodie
-calculée du Devin du Village; qu'un autre, sans mécanique, a fabriqué
-dans mon pays un magnifique buffet d'orgues; enfin, que l'année dernière
-de jeunes élèves de l'École Polytechnique, sans avoir jamais manié ni
-cognée, ni marteau, ont fait une chaloupe canonnière avec une adresse,
-une intelligence et une perfection admirables. Mais tous ceux qu'on
-destine à l'étude des sciences mathématiques, sont-ils capables d'en
-saisir les rapports, ou de se les utiliser pour le métier que la nature
-leur destine? Il faut des siècles pour produire un grand homme, et nous
-traitons nos enfans comme s'ils étoient nés des phénix. Le plus
-brillant cours ne donne jamais plus de trois ou quatre sujets; les
-autres végètent, et ne font que s'engourdir en essuyant la poussière des
-écoles. L'âge vient, et l'homme bien ou mal instruit ne choisit plus ni
-état, ni métier; mais il suit la routine, et ressemble à ces animaux
-attachés à un pieu, qui ne broutent que l'herbe qui est à leur portée.
-
-«Homme aveugle et insensible, dit Rousseau, tu mutiles pour ton plaisir
-tes animaux domestiques»; il pouvoit ajouter: tu mutiles pour ton
-orgueil l'éducation de ton enfant; tu dis de celui-ci en naissant: il
-sera prêtre; cet autre sera militaire; je ferai un magistrat du
-troisième: ils ne sont pas faits pour travailler de leurs mains. Ce plan
-une fois conçu dans ta tête, tu les conduis à ton but par un sentier qui
-se rétrécit toujours pour eux à mesure qu'ils avancent en âge.
-
-Si l'on eût agrégé des corps de métiers aux anciens collèges, les sujets
-foibles qui n'avoient eu d'autres ressources que le sacerdoce, ne
-seroient pas restés à l'abandon. On avoue que les demi-talens rendent
-l'homme malheureux; mais on ne songe pas à lui donner des talens
-entiers, en utilisant ses bras comme on veut meubler sa tête.
-
-Ne faisons-nous pas chaque jour pour nous-mêmes l'application de
-l'utilité de ce précepte, par la crainte qui nous tourmente lorsque nous
-devons nous éloigner de notre pays? Aller en Russie, en Chine, dans le
-Mogol: oh! mon Dieu! mon Dieu! comment faire pour y vivre? Les Chinois
-et les Russes n'ont-ils pas les mêmes besoins que tes compatriotes? Un
-avocat et un savant doivent apprendre la langue du pays; mais tu n'as
-besoin que de tes outils, et même que de tes bras: l'univers est ta
-patrie lorsque tu sais un métier. Si l'éducation a civilisé en toi cette
-rudesse trop naturelle aux artisans, tu possèdes ce point d'appui
-qu'Archimède cherchoit pour soulever l'Univers. Ton industrie, utilisant
-tes connoissances, te fait franchir les climats; et quelque part que tu
-arrives, le sauvage et le citadin t'attendoient. Véritable Orphée, la
-nature et la société disent, à ton aspect:
-
- _... Dic ubi consistes? coelum terramque movebo._
-
-«Dis où tu t'arrêteras? je déplacerai pour toi le ciel et la terre.»
-
-On est revenu du principe de Rousseau, qui ne vouloit pas forcer les
-enfans à la contrainte des langues, avant l'âge de puberté; comme si la
-jeune vigne n'avoit pas besoin du tranchant de la serpe ou du lien sur
-l'échalas. Dieu n'a pas dit en vain que la terre ne produiroit à l'homme
-que des épines et des ronces. Riche ou pauvre, jeune ou vieux, la loi
-est faite pour tous; il faut la défricher en naissant, par l'étude et le
-travail manuel, ou en vieillissant, par le dégoût, la servitude et le
-remords. On ne recueille rien de bon sans l'avoir semé, et on ne sème
-pas quand on veut. Direz-vous, je suis riche, je n'aurai besoin de
-personne, et je ne veux pas gêner mon fils unique? mais la richesse, en
-dépouillant l'homme titré, dont vous héritez aujourd'hui, ne peut-elle
-pas vous exiler demain comme moi? Que n'avez-vous été témoin de nos
-soupirs et de nos larmes à Konanama et à Synnamari! Combien nos grands
-vicaires, nos littérateurs, nos gens de robe et d'épée regrettoient de
-ne pas savoir de métier! Combien ils envioient le sort des cordonniers,
-des menuisiers, des tailleurs! Que l'exil est une bonne leçon contre la
-paresse, l'orgueil et la suffisance! Combien le savant, dans un désert
-de sept cents lieues, à côté du charron qui lui fait un canot, s'humilie
-sincèrement, et reconnoît de bonne foi son infériorité et sa
-dépendance! Qu'il dit souvent en lui-même: moi transplanté, je suis
-inutile ici, et je meurs de faim parmi les hommes de la nature; et celui
-que je méprisois est riche ici et dans tout l'Univers! C'est dans cet
-abandon que votre fils unique, devenu un fardeau insupportable pour lui
-et pour vous, vous fera apprécier trop tard la vérité de cette sentence
-terrible de Charles Ier, entre les mains de Cromwel: _Quel misérable
-spectacle que celui d'un chef découronné!_ Aimez donc vos enfans pour le
-travail, vous les aimerez pour eux-mêmes; sacrifiez courageusement vos
-caresses puériles à leur bonheur; instruisez-les en naissant, à l'instar
-de François de Sales, qui balbutioit le nom de Dieu aux orphelins à la
-mamelle; balbutiez au vôtre celui de travail; maniez avec lui la lime et
-le rabot; apprenez-lui à ne mépriser aucun état manuel; prouvez-lui bien
-sa foiblesse; respectez devant lui tous les artisans honnêtes et sobres;
-expliquez-lui bien que la gloire est attachée à toute profession avouée
-par une honnête industrie, et que si le préjugé et la sottise confondent
-le métier avec l'artisan dégradé, le bon sens les sépare comme l'or
-d'avec la cendre.
-
-Votre enfant, ainsi occupé dès le berceau, sera tout disposé à son
-apprentissage; et s'il a des talens, que les hautes sciences fassent ses
-délices, vous avez ménagé sa constitution et sa santé pendant ses heures
-de loisir. Ne vous bornez point aux connoissances contemplatives;
-supposez toujours qu'il ira dans un désert, où la robe et l'épée sont
-inutiles; suspendez depuis douze jusqu'à treize ans et demi le cours de
-ses études, pour lui donner à son choix un état manuel. Qui sait si
-quelque jour le gouvernement n'agrégera point à ses lycées un certain
-nombre d'artisans distingués, à qui il confieroit les écoliers, depuis
-tel âge jusqu'à tel âge? Quel ouvrier ne seroit pas honoré d'un pareil
-choix? l'enfant en sauroit toujours assez pour se perfectionner au
-besoin.
-
- _............. Labor omnia vincit
- Improbus, et duris urgens in rebus egestas._
-
-Aujourd'hui les sciences à la mode comme les rubans, sont la physique et
-les mathématiques, les langues anciennes et modernes. Tous les parens en
-faisant enseigner à un marmot de huit ans, le dessin, la danse, la
-musique, le grec, le latin, l'anglais, l'allemand, l'algèbre, croyent
-élever un Archimède, un Euclide, un Vauban, un Turenne, un Napoléon, un
-Corneille, un Racine, un Gluck, un Lulli, un Vestris; comme si tous les
-hommes étoient fondus dans le même moule, ou que les maîtres pussent
-donner la science infuse à leurs élèves; que ceux-ci pussent apprendre
-en même-temps, sans confusion, toutes ces sciences, dont chacune en
-particulier suffit pour la capacité ordinaire d'un individu. Avons-nous
-donc oublié, pour les autres, ce que nous suivons si ponctuellement pour
-nous?
-
- _... Sit quod vis simplex duntaxat et unum._
-
-Je croirois que si chaque pension étoit bornée à ne recevoir que les
-enfans de tel âge, destinés uniformément à telle ou telle partie
-d'éducation, les enfans, les maîtres de pension, les répétiteurs et les
-parens y trouveroient beaucoup mieux leur compte, les moeurs y
-gagneroient davantage, et cette instruction, comme une encyclopédie
-méthodique, offrant un ensemble régulier, feroit moins de charlatans et
-plus de sujets. L'école des sciences, en suivant ce plan autant que
-possible, au moins par rapport au nombre des élèves, remplit l'épigraphe
-de son prospectus, et on doit lui dire:
-
- _Gratum est quod patriæ civem populoque dedistis._
-
-Malgré que les cours y soient séparés et bien surveillés, que les élèves
-ne suivent que la branche d'éducation qui leur convient ou pour laquelle
-ils ont le plus d'aptitude, cependant les jeunes mathématiciens tournent
-quelquefois en ridicule ceux qui s'adonnent uniquement aux langues;
-ceux-ci, de leur côté, ont tant d'horreur du calcul et des calculateurs,
-qu'ils refusent même d'apprendre la table de Pythagore. Ils diroient
-volontiers aux professeurs d'algèbre, ce que Voltaire écrivoit à un
-grand ministre, pour l'encouragement des arts et des lettres:
-
- Le vois-tu s'avancer, ce sauvage algébriste,
- À la démarche lente, au teint blême, à l'oeil triste,
- Qui d'un calcul avide, à peine encore instruit
- Sait que quatre est à deux comme seize est à huit?
- Il méprise Racine, il insulte à Corneille:
- Lulli n'a point de son pour sa pesante oreille;
- Et Rubens vainement, sous ses pinceaux flatteurs,
- De la belle nature assortit les couleurs;
- Des X, X, redoublés, admirant la puissance,
- Il croit que Varignon fut seul utile en France,
- Et s'étonne sur-tout, qu'inspiré par l'amour,
- Sans algèbre, autrefois, Quinault charmât la cour.
-
-Ces petits démêlés ne font pas naître autant l'émulation qu'on pourroit
-le croire; mais les maîtres sont assez habiles pour ne donner de
-préférence particulière à aucune branche d'instruction: voilà comme ils
-remédient au mal autant que possible.
-
-Je devois ce tribut de vérité et de reconnoissance à cette maison, où
-j'ai connu M. Garat. Son fils m'étoit confié: ce bon père, qui le chérit
-comme lui-même, n'a pas dédaigné de connoître le répétiteur de son
-enfant; il a été sensible à mes malheurs; il les a lus, il s'est
-intéressé à leur publicité. Au bout de neuf mois, quand ma santé m'a
-forcé de céder ma place, j'ai revu cet ouvrage: je l'achève aujourd'hui.
-J'ai obtenu justice; et n'ayant rien, je suis riche s'il n'est pas
-infructueux.
-
-
-FIN.
-
-
-[Notes au lecteur de ce fichier numérique:
-
-Seules les erreurs clairement introduites par le typographe ont été
-corrigées. L'orthographe de l'auteur a été conservée.
-
-Les lettres supérieures inhabituelles sont entourées par { }.]
-
-
-
-
-
-End of the Project Gutenberg EBook of Voyage à  Cayenne, dans les deux
-Amériques et chez les anthropophages (Vol. 2 de 2), by Louis-Ange Pitou
-
-*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK VOYAGE À  CAYENNE, DANS LES ***
-
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-
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-Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
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-
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-
-Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
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-works.
-
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-concept of a library of electronic works that could be freely shared
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