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authorRoger Frank <rfrank@pglaf.org>2025-10-14 20:08:16 -0700
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+The Project Gutenberg EBook of La Maison de l'Ogre, by Alphonse Karr
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: La Maison de l'Ogre
+
+Author: Alphonse Karr
+
+Release Date: September 29, 2011 [EBook #37569]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA MAISON DE L'OGRE ***
+
+
+
+
+Produced by Hélène de Mink, Charlene Taylor and the Online
+Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
+book was created from images of public domain material
+made available by the University of Toronto Libraries
+(http://link.library.utoronto.ca/booksonline/).)
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+Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le
+typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée
+et n'a pas été harmonisée.
+
+
+
+
+ LA MAISON DE L'OGRE
+
+
+
+
+ CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
+
+ OEUVRES COMPLÈTES
+
+ D'ALPHONSE KARR
+
+
+ Format grand in-18
+
+
+ A BAS LES MASQUES! 1 vol.
+
+ A L'ENCRE VERTE 1 --
+
+ AGATHE ET CÉCILE 1 --
+
+ L'ART D'ÊTRE MALHEUREUX 1 --
+
+ AU SOLEIL 1 --
+
+ LES BÊTES A BON DIEU 1 --
+
+ BOURDONNEMENTS 1 --
+
+ LES CAILLOUX BLANCS DU PETIT POUCET 1 --
+
+ LE CHEMIN LE PLUS COURT 1 --
+
+ CLOTILDE 1 --
+
+ CLOVIS GOSSELIN 1 --
+
+ CONTES ET NOUVELLES 1 --
+
+ LE CREDO DU JARDINIER 1 --
+
+ DANS LA LUNE 1 --
+
+ LES DENTS DU DRAGON 1 --
+
+ DE LOIN ET DE PRÈS 1 --
+
+ DIEU ET DIABLE 1 --
+
+ ENCORE LES FEMMES 1 --
+
+ EN FUMANT 1 --
+
+ L'ESPRIT D'ALPHONSE KARR 1 --
+
+ FA DIÈZE 1 --
+
+ LA FAMILLE ALLAIN 1 --
+
+ LES FEMMES 1 --
+
+ FEU BRESSIER 1 --
+
+ LES FLEURS 1 --
+
+ LES GAIETÉS ROMAINES 1 --
+
+ GENEVIÈVE 1 --
+
+ GRAINS DE BON SENS 1 --
+
+ LES GUÊPES 6 --
+
+ HISTOIRE DE ROSE ET DE JEAN DUCHEMIN 1 --
+
+ HORTENSE 1 --
+
+ LETTRES ÉCRITES DE MON JARDIN 1 --
+
+ LE LIVRE DE BORD 1 --
+
+ LE RÈGNE DES CHAMPIGNONS 1 --
+
+ LA MAISON CLOSE 1 --
+
+ MENUS PROPOS 1 --
+
+ MIDI A QUATORZE HEURES 1 --
+
+ NOTES DE VOYAGE D'UN CASANIER 1 --
+
+ ON DEMANDE UN TYRAN 1 --
+
+ LA PÊCHE EN EAU DOUCE 1 --
+
+ ET EN EAU SALÉE 1 --
+
+ PENDANT LA PLUIE 1 --
+
+ LA PÉNÊLOPE NORMANDE 1 --
+
+ PLUS ÇA CHANGE 1 --
+
+ .. PLUS C'EST LA MÊME CHOSE 1 --
+
+ LES POINTS SUR LES I 1 --
+
+ LE POT AUX ROSES 1 --
+
+ POUR NE PAS ÊTRE TREIZE 1 --
+
+ PROMENADES AU BORD DE LA MER 1 --
+
+ PROMENADES HORS DE MON JARDIN 1 --
+
+ LA PROMENADE DES ANGLAIS 1 --
+
+ LA QUEUE D'OR 1 --
+
+ RAOUL 1 --
+
+ ROSES ET CHARDONS 1 --
+
+ ROSES NOIRES ET ROSES BLEUES 1 --
+
+ LES SOIRÉES DE SAINTE-ADRESSE 1 --
+
+ LA SOUPE AU CAILLOU 1 --
+
+ SOUS LES ORANGERS 1 --
+
+ SOUS LES POMMIERS 1 --
+
+ SOUS LES TILLEULS 1 --
+
+ SUR LA PLAGE 1 --
+
+ TROIS CENTS PAGES 1 --
+
+ UNE HEURE TROP TARD 1 --
+
+ UNE POIGNÉE DE VÉRITÉS 1 --
+
+ VOYAGE AUTOUR DE MON JARDIN 1 --
+
+Tours.--Imp. E. Mazereau.
+
+
+
+
+ LA
+
+ MAISON DE L'OGRE
+
+ PAR
+
+ ALPHONSE KARR
+
+ TROISIÈME ÉDITION
+
+ PARIS
+
+ CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
+
+ ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES
+
+ 3, RUE AUBER, 3
+
+ 1890
+
+ Droits de reproduction et de traduction réservés.
+
+
+
+
+LA MAISON DE L'OGRE
+
+
+Tout à fait au bord de la mer, dans un bouquet de pins, de tamarix que
+j'ai plantés il y a vingt ans, et qui sont devenus de grands arbres,
+se cache une sorte de cabane, de tonnelle, couverte, en guise de
+chaume, par des branches de notre grande bruyère blanche si parfumée;
+elle est ouverte du côté qui fait face à la mer, et comme fortifiée de
+ce côté par des yuccas et des agaves sous lesquels s'étend une pelouse
+de cette grande ficoïde dont les fleurs, semblables à la
+reine-marguerite et plus larges qu'elle, sont, selon la variété, ou
+d'un jaune brillant sur un feuillage d'un vert gai, ou d'un rouge
+amaranthe, sur un feuillage d'un vert un peu cendré. Lorsque le vent
+vient du large, on y est fort exposé au poudrin, et même quelque lame
+vient baigner le pied de la cabane. A quelques pas au-dessous, nos
+bateaux, le plus souvent, sont mouillés dans un petit abri de rochers
+ou tirés plus haut sur le sable quand la mer est mauvaise ou
+menaçante.
+
+J'étais blotti dans cette cabane un des jours où la flotte cuirassée
+et les torpilleurs sont venus faire une petite guerre dans la baie de
+Saint-Raphaël.
+
+Ces vaisseaux cuirassés, qui semblent des monstres énormes, sont loin
+d'avoir le charme et la grâce des bateaux de pêche qui seuls
+d'ordinaire sillonnent une mer le plus souvent calme ou ridée par une
+douce brise--semblables avec leurs voiles blanches à de grands cygnes
+glissant sur l'eau.--Les gigantesques vaisseaux cuirassés rompent les
+dimensions et l'harmonie; notre baie paraît plus étroite, les collines
+et les montagnes qui la bornent à l'ouest et au nord-ouest semblent
+moins élevées, et nos deux îlots de porphyre rouge ne paraissent plus
+que comme deux gros cailloux.
+
+Sur le sable, au pied du talus sur lequel repose la cabane, deux
+jeunes hommes étaient couchés et devisaient ensemble:--l'un que je
+connais de vue était un jeune professeur aspirant aux hauts grades
+universitaires, l'autre était un marin qui était venu en congé de
+convalescence se «refaire» dans sa famille à Saint-Raphaël.
+
+--Que c'est donc beau! disait le marin,--en désignant les vaisseaux à
+son compagnon,--voici _l'Indomptable_,--voici _la Dévastation_,--voici
+_le Courbet_ et voici le mien, _le Richelieu_, sur lequel, après
+demain, j'irai remonter à Toulon. Est-ce assez beau, assez _chic_ ces
+grands cuirassés!
+
+--Tu ne te fâcheras pas, reprit l'autre, si je te dis que, pour les
+yeux, pour la beauté, pour la magnificence, je préfère de beaucoup ces
+anciens vaisseaux à voiles, dont on voit encore les modèles à
+l'arsenal de Toulon et des autres ports de mer.
+
+--Peut-on dire! s'écria le marin indigné; préférer ces beaux fichus
+bateaux à voiles à nos cuirassés, à nos torpilleurs, à nos citadelles
+d'acier;--mais, en comparaison, c'étaient des joujous, tes bateaux à
+voiles.
+
+--Ah! dit le professeur, je respecte tes cuirassés, mais il faut
+avouer que ce n'est pas joli; au lieu de ces monstres, qui semblent
+peser sur la mer et la fatiguer, quel charmant spectacle ce serait que
+de voir glisser sur l'eau le vaisseau sur lequel Cléopâtre alla
+au-devant d'Antoine!--Ah! si tu lisais Plutarque!
+
+--Plutarque? je ne connais pas.--J'ai quitté l'école où nous étions
+ensemble pour m'embarquer, je savais mon alphabet--et je dois l'avoir
+un peu oublié.
+
+--Eh bien, dit le professeur, voici ce que dit Plutarque de la belle
+reine d'Égypte et de son navire:
+
+«Elle se mit sur le fleuve Cydnus en une nef dont la poupe était d'or,
+les voiles de pourpre, les rames d'argent qu'on maniait au son et à la
+cadence d'une musique de flûtes, hautbois, cithares, violes et autres
+tels instruments dont on jouait dedans; quant à sa personne, elle
+était couchée sous un pavillon d'or tissu, vestue et accoudée toute en
+la sorte qu'on peint ordinairement Vénus;--ses femmes et ses
+demoiselles semblablement estaient habillées en néréides.»
+
+--Eh bien,--reprit le marin,--tout ça, c'est des bêtises;--on ne me
+fera jamais accroire que des «rames d'argent» soient bonnes à quelque
+chose et vaillent nos bons avirons de frêne. Mais, vous autres
+savants, vous vivez de préférence dans le passé, sans vous préoccuper
+du progrès; le progrès vous réveille, vous gêne et vous ennuie; mais,
+moi, je suis pour le progrès. Voici l'heure de la cambuse, allons
+déjeuner.--Mais ton Plutarque ni toi vous n'êtes ni marins ni malins.
+
+Ils se levèrent, s'en allèrent, et moi, je restai pensif.
+
+D'abord je rappelai à ma mémoire le passage de Plutarque que venait de
+citer le jeune professeur, d'après la traduction d'Amyot,--et je
+retrouvai trois lignes qui m'avaient toujours frappé par une
+observation intelligente sur l'influence des femmes.
+
+«Quoiqu'elle eût chargé sa nef de présents, de force or et argent,
+elle ne portait rien avec elle, en quoi elle eut tant de fiance comme
+en soi-même et aux charmes et enchantements de sa beauté, en l'âge où
+les femmes sont en la fleur épanouie de leur beauté et en la vigueur
+de leur entendement.»
+
+Certes, je ne dirai pas de mal de la virginité qui permet à l'amant
+d'avoir à soi seul la vie tout entière de la femme aimée et la
+possession avare et exclusive de sa beauté et des mystères de son beau
+corps;--mais, quant à l'esprit, au coeur et à l'âme, il est des
+richesses qui ne s'épanouissent que plus tard, et j'ai toujours
+préféré une femme de vingt-cinq à trente ans à une jeune fille,
+cependant avec un désir de temps en temps de l'étrangler pour avoir
+été à un autre et ne pas m'avoir attendu.
+
+Puis je revins aux dernières paroles du marin: «le Progrès.»
+
+Ce n'est que depuis quelque temps qu'on semble convenu de prendre le
+mot progrès dans le sens absolu de perfectionnement.
+
+Étymologiquement «progrès» veut dire: marche en avant.
+
+De même qu'on dit progrès dans le bien, dans la vertu, on dit progrès
+dans le mal et dans le vice;--on dit: les progrès de la maladie, les
+progrès de l'incendie, les progrès de l'inondation.
+
+«Un si grand mal, dit Bossuet, faisait des progrès étonnants.»
+
+Il est une école de philosophie qui professe que Dieu n'a fait
+qu'ébaucher le monde et qu'il l'a donné à l'homme à perfectionner;
+l'humanité, dit cette école, est perfectible, et va incessamment du
+moins bien au mieux, de l'ignorance à la science, de la barbarie à la
+civilisation.
+
+C'est par erreur, ajoute-t-elle, qu'on a placé l'âge d'or dans le
+passé; il est dans l'avenir. Cette théorie est toujours soutenue par
+certains inventeurs de religions, certains fauteurs de révolutions qui
+offrent de nous conduire à ce but en s'en faisant les prêtres ou les
+guides--plus ou moins rétribués.
+
+D'autres vous diront, au contraire, que le monde, en sortant des mains
+de Dieu, avait toute la perfection qu'il peut avoir et que c'est
+l'homme qui l'a gâté et détérioré. Les sociétés humaines sont-elles en
+marche incessante vers leur perfectionnement, vers leur bonheur?
+
+--Nous marchons, nous allons en avant, du moins en apparence;--mais
+est-il bien certain que nous marchions--quand nous marchons--que nous
+fassions nos pas, c'est-à-dire nos progrès précisément dans la
+direction qui mène au perfectionnement et au bonheur?
+
+Lorsque le petit Poucet, perdu avec ses frères dans la forêt,
+s'efforce de retrouver la maison; quand les oiseaux ont mangé le pain
+qu'il avait émietté et semé sur le chemin pour le reconnaître;
+lorsque, après avoir hésité, il s'engage dans un sentier qu'il pense
+être le bon, il s'est trompé, tourne le dos au but, chaque pas, chaque
+«progrès» l'en éloigne davantage; il voit une lumière, il se dirige
+sur la lumière et arrive... à
+
+ LA MAISON DE L'OGRE!
+
+Il me revient, en ce moment, à l'esprit, Louis Blanc, dont la taille
+était exiguë jusqu'à l'invraisemblance. Un jour, du temps des
+_Guêpes_, il vint me voir rue de la Tour-d'Auvergne (à Paris); il
+était accompagné de ce farceur de Caussidière, qui était un géant. Ce
+charmant Gérard de Nerval qui se tenait debout devant une de mes
+fenêtres et qui jouait sur la vitre, avec les ongles, un air
+arabe,--s'écria en les voyant tous deux traverser la cour: «Tiens!
+l'Ogre et le Petit Poucet!»
+
+En 1848,--Louis Blanc, lors de la nomination par acclamation du
+Gouvernement provisoire, avait été élu secrétaire avec Albert
+«ouvrier»; il avait tout doucement, sur les affiches, supprimé le
+trait, le filet--qui séparait les secrétaires des autres membres;
+puis, ce trait effacé, avait diminué, puis supprimé l'intervalle, et
+lui et Albert «ouvrier» s'étaient trouvés membres du Gouvernement
+comme les autres.
+
+Comme il était fort effacé par l'éloquence et la bravoure de
+Lamartine, autant que par la taille du poète, par la faconde et la
+popularité de Ledru-Rollin, il voulut se faire une place à part:--il
+proposa à ses collègues d'instituer un
+
+ Ministère--du «progrès»,
+
+dont il serait naturellement le ministre. Cette proposition n'étant
+pas acceptée, il se donna à lui-même des fonctions équivalentes: il
+ouvrit au Luxembourg une sorte de club qu'il présidait:--c'étaient des
+conférences sur le «progrès.»
+
+Il se fit facilement un auditoire très nombreux de quinze cents ou
+deux mille ouvriers,--leur parla de leurs misères, de leurs
+droits,--nullement de leurs défauts et de leurs devoirs.--Beaucoup de
+droits étaient de son invention, entre autres, celui de l'égalité des
+salaires entre tous les ouvriers,--les ouvriers laborieux et habiles
+formant, au détriment des fainéants et des malhabiles, une
+aristocratie qui devait disparaître avec les autres.
+
+Toujours au nom du progrès, il parla de «l'infâme capital»,--des
+bourgeois,--et, un jour qu'il sortait de la conférence et qu'il
+montait dans une des voitures du roi Louis-Philippe qu'il avait
+confisquée à son usage,--il fut un peu embarrassé de voir qu'un
+certain nombre de ses auditeurs l'attendaient à la porte pour lui
+faire honneur et l'acclamer.--Cette voiture, ces chevaux, ces laquais,
+ne sentaient guère l'égalité; mais il reprit vite son aplomb--et
+s'écria: «Mes amis, vous voyez cette voiture et ces chevaux! eh bien,
+dans la voie du progrès où nous marchons aujourd'hui, il viendra un
+jour où vous en aurez tous de semblables.»
+
+Vous rappelez-vous où on arriva en marchant dans cette voie du
+«progrès?»
+
+ «A la maison de l'ogre»,
+
+aux terribles et tristes journées de Juin d'abord, puis au despotisme
+du second Empire.
+
+Il y aura cent ans dans quelques mois que, sous prétexte de «progrès»
+et de «liberté», la France est en révolutions, à travers des guerres
+civiles, des massacres, des misères et des crimes horribles;--et on ne
+s'aperçoit pas que l'on tourne bêtement en rond, de la monarchie à
+l'anarchie, de l'anarchie au despotisme, dont elle est la souche
+naturelle; puis combien de pas, de «progrès», avons-nous faits qui
+nous aient rapprochés du «perfectionnement» et du bonheur de
+l'humanité?
+
+Moins bêtes étaient les boeufs de Memphis employés à faire tourner le
+manège d'une _noria_, machine hydraulique très commune en Italie et en
+Provence.--On ne leur faisait faire que cent tours;--ils ne manquaient
+pas de s'arrêter d'eux-mêmes au centième.
+
+J'ai eu, à Nice, un grand mulet blanc, plus malin.--Les puits d'où on
+tire l'eau, au moyen de chapelets de godets, ne sont pas inépuisables;
+quand les godets remontent vides, on arrête, on dételle les bêtes et
+on laisse l'eau revenir dans le puits.--Tous les animaux, chevaux,
+ânes ou mulets, qu'on emploie à ce travail, sentent très bien, au
+poids diminué, quand il n'y a plus d'eau, et s'arrêtent
+d'eux-mêmes.--Ce mulet annonçait la chose par le cri--moitié
+hennissement, moitié braiment, auquel il a droit;--on allait donc, à
+ce signal, le dételer et le remettre à l'écurie; mais je m'inquiétais
+depuis quelque temps de voir l'eau moins abondante et le puits si
+promptement à sec.--Je finis par découvrir que le mulet avait remarqué
+que, lorsqu'il s'arrêtait et faisait entendre sa voix, on venait le
+dételer, et il avait jugé absurde d'attendre qu'il n'y eût plus d'eau
+et qu'il fût fatigué pour donner le signal du repos.
+
+C'est ainsi que, sous prétexte de «progrès» et de «liberté», le peuple
+attelé à une _noria_, les yeux couverts d'une oeillère comme les
+chevaux qui font le même métier, croit marcher et ne fait que
+tourner,--en faisant monter l'eau pour désaltérer ceux par lesquels il
+se laisse si sottement atteler.
+
+J'ai lu, dans le très intéressant voyage que fit Tournefort dans le
+Levant, vers 1715,--une anecdote qui me semble venir à propos pour
+représenter, par une autre image, ce que c'est, jusqu'ici, que la
+marche du prétendu «progrès».
+
+Tout le monde sait, au degré où on sait beaucoup d'autres choses, que,
+lors du déluge, l'arche construite par Noé s'arrêta au sommet du mont
+Ararat.--En Arménie, jamais mortel n'a pu parvenir au sommet neigeux
+de l'Ararat, où on dit que l'arche subsiste encore et subsistera
+toujours. Un religieux du monastère, appelé des Trois-Églises, qui est
+au pied de la montagne, résolut de tenter l'aventure; il s'y prépara
+par une année entière de jeûnes, de macérations et de prières, puis il
+se mit en route.--Ce n'était pas en un jour qu'on pouvait gravir la
+montagne. Le soir venu, il se coucha sur l'herbe,--dormit, et, le
+lendemain matin, se remit en route; à la fin du jour, il s'arrêta
+comme la veille, fit ses prières, se coucha et s'endormit.--Mais, le
+lendemain matin, quel fut son étonnement de se trouver précisément au
+point d'où il était parti la veille.
+
+Et il en fut toujours ainsi pendant un mois; il marchait tout le jour,
+s'endormait le soir, et se réveillait toujours au point où il s'était
+endormi le premier jour. Enfin, au bout d'un mois, un ange lui apparut
+dans la nuit:
+
+--Il est inutile, lui dit l'ange, que tu t'opiniâtres davantage;
+l'Éternel a décidé qu'aucun mortel ne parviendrait au sommet de
+l'Ararat et ne verrait l'arche.--Cependant, tes austérités et tes
+prières t'ont mérité une récompense.--Voici un morceau de l'arche que
+je t'apporte. Le religieux, nommé Jacques, qui fut plus tard évoque de
+Ninive, crut d'abord avoir rêvé; mais il trouva à côté de lui la
+planche que l'ange avait apportée, et l'emporta à son couvent, où
+cette précieuse relique a toujours, depuis, reçu les hommages et le
+culte qui lui sont dus.
+
+C'est sous prétexte de «progrès», de marche en avant vers le
+perfectionnement et le bonheur de l'humanité, que l'on a poussé et
+entraîné un peuple, autrefois spirituel, à retourner à 1789, d'où l'on
+descend par une pente fatale à 1793, à la Terreur, à la guillotine
+permanente, aux mitraillades, aux noyades, aux assignats, à la ruine,
+à la Commune, parodie ridicule, triste et sanglante de la Terreur, à
+la multiplicité des tyrans, à l'anarchie, puis à un despotisme
+nécessaire, fatal, sortant de l'anarchie comme de sa souche
+naturelle, despotisme dont les soi-disant républicains s'empresseront
+de se faire les serviteurs dévoués.
+
+Revenons à ces beaux vaisseaux cuirassés et au «progrès» dont notre
+jeune marin est si fier.
+
+Le prix d'un grand vaisseau cuirassé est «officiellement» de quinze à
+seize millions;--mais, comme il faut quatre, cinq, six ans et
+quelquefois plus longtemps pour le construire, pendant cette
+construction, de nouveaux «progrès», de nouveaux systèmes, de
+nouvelles inventions, de nouvelles modes même ou de nouveaux
+engouements ont amené des changements dans les plans, dans les devis,
+partant des dépenses plus fortes, si bien qu'il est de notoriété qu'un
+grand cuirassé de premier rang revient à vingt millions, si ce n'est
+plus.
+
+Une fois construit, vivant et en exercice, le monstre mange pour cinq
+à six mille francs de charbon par jour.
+
+Ce n'est pas tout, ces ogres portent des canons; un de ces canons--de
+cent dix tonnes, par exemple, coûte quatre cent quatre-vingt-sept
+mille cinq cents francs,--tandis que, bien près de nous, en 1856,--le
+canon du plus fort calibre se payait deux mille huit cents
+francs.--Quel progrès!
+
+Ce n'est pas encore tout:--les canons ne sont pas des monstres moins
+voraces que le bâtiment lui-même; grâce aux progrès de la poudre, de
+la poudre de coton, à la mélinite, à la roburite, etc., aux nouveaux
+boulets, etc., chaque coup de canon coûte quatre mille six cent
+soixante-quinze francs,--tandis qu'en 1856,--quels rapides
+progrès!--on satisfaisait un canon avec quatorze francs,--et ce n'est
+qu'un commencement. Combien d'esprits, de savants, d'inventeurs
+s'évertuent sans cesse à trouver de nouveaux «progrès.»
+
+Par mon âge, par mes idées, par certains dégoûts, je ne suis pas de ce
+temps-ci:--j'y suis, pour ainsi dire, étranger;--je suis moins loin
+des anciens que de mes contemporains, et je vis beaucoup avec les
+anciens;--ils avaient certes leurs défauts, mais ils ne reste d'eux
+que ce qu'ils avaient de meilleur:--leurs livres--et c'est une bonne,
+saine et agréable société.
+
+Je copie Florus:
+
+«Lors de la première guerre punique, soixante jours après qu'on eut
+porté la hache dans la forêt, une flotte de cent soixante vaisseaux se
+trouva sur les ancres;--on eût dit qu'ils n'étaient pas l'ouvrage de
+l'art, mais que les dieux protecteurs de Rome avaient métamorphosé
+les arbres en navires.--Près des îles de Lipari, cette flotte
+improvisée coula à fond et mit en fuite la flotte des Carthaginois.»
+
+Tite-Live rapporte que, dans la guerre contre le roi Hiéron, deux cent
+vingt navires furent mis à la mer en quarante-cinq jours, depuis qu'on
+eut donné le premier coup de cognée.
+
+Que coûtaient ces navires?--Rien; les soldats les construisaient
+eux-mêmes.--Le vent et les bras des hommes se chargeaient de la
+locomotion.
+
+--Ah! s'écrierait mon jeune marin, vous nous parlez là de jolis
+sabots! des canots de sauvages!
+
+Canots de sauvages et sabots,--je le veux bien, mais il n'en est pas
+moins vrai que ces canots de sauvages et ces sabots des Romains
+valaient bien vos cuirassés d'aujourd'hui, car leurs ennemis, les
+Carthaginois, n'avaient que des sabots semblables,--de même
+qu'aujourd'hui vos adversaires possibles ont des vaisseaux cuirassés
+pareils aux vôtres.
+
+Il y a donc aujourd'hui grands et incontestables progrès dans l'art de
+travailler les métaux, progrès dans la chimie, progrès dans
+l'électricité,--science tout à fait nouvelle,--mais nul progrès, tant
+s'en faut, vers «le perfectionnement et le bonheur de l'humanité», les
+seuls dont il soit juste et sage de se féliciter.
+
+Il n'y a même pas progrès dans l'art de s'entre-tuer: car, avec les
+sabots en question, les Romains et les Carthaginois réussissaient à
+s'enfoncer mutuellement des choses pointues dans le corps, à se briser
+les bras, les jambes et la tête, à se noyer... enfin tout ce qu'on
+peut désirer sous ce rapport. Peut-être même les combats sur mer de ce
+temps-là étaient-ils plus meurtriers qu'ils ne le seraient
+aujourd'hui. Les Romains se sentant, comme navigateurs, inférieurs aux
+Carthaginois, avaient imaginé des grappins qu'ils jetaient sur les
+vaisseaux ennemis et les accrochaient à leurs vaisseaux, de façon que
+les deux tillacs ne faisaient plus qu'un; ils sautaient à l'abordage
+et on se battait corps à corps (_cominus_), comme sur terre. Or, dans
+ces combats corps à corps, tous les coups portent, et il doit y avoir
+au moins la moitié des combattants tués ou blessés, résultat bien
+supérieur à celui qu'on peut obtenir en se battant de loin (_eminus_),
+même avec les engins les plus perfectionnés.
+
+Le progrès consiste donc dans l'énormité des dépenses ruineuses que
+s'imposent réciproquement les peuples ou plutôt leurs soi-disant
+bergers, qu'il serait, en ce cas, plus justes d'appeler leurs
+bouchers.
+
+Je parlais tout à l'heure du système, de l'engouement, de la mode qui
+pouvaient changer pendant le temps qu'on met à construire un
+vaisseau-cuirassé; déjà des objections se sont élevées contre
+eux,--quelques personnes très compétentes semblent regretter les
+navires légers et rapides.
+
+Ouvrons Florus; nous y verrons les gros et lourds bâtiments d'abord en
+faveur:
+
+«Nos pesants bâtiments arrêtèrent ceux des ennemis, qui, dans leur
+agilité, semblaient voler sur l'eau. Les Carthaginois, malgré leur
+science nautique, durent s'enfuir sur ceux de leurs vaisseaux que nous
+n'avions pas coulés.»
+
+Mais, plus tard, en racontant la bataille d'Actium,--où Marc-Antoine
+fut vaincu par Octave,--voici comment il parle des gros vaisseaux:
+
+«Nous n'avions pas moins de quatre cents vaisseaux, et les ennemis
+n'en avaient pas plus de deux cents;--mais la grandeur de ces
+vaisseaux compensait l'infériorité du nombre.
+
+»Ils étaient surmontés de tours à plusieurs étages et semblaient des
+citadelles ou même des villes flottantes. La mer gémissait sous leur
+poids et le vent ne suffisait qu'avec peine à les faire mouvoir.
+
+»Les navires d'Octave, légers et exécutant facilement toutes
+manoeuvres, attaquaient, évitaient, se retiraient avec rapidité; ils
+se réunissaient plusieurs contre une seule de ces énormes masses et
+les accablaient de traits et de feux lancés de près.»
+
+Il était réservé à l'Italie de fournir un argument aux détracteurs des
+vaisseaux cuirassés.
+
+Le jeune empereur d'Allemagne, qui s'est montré naguère si désireux
+d'être empereur que ça ne lui a peut-être pas permis d'être aussi fils
+qu'il l'eût fallu, se plaît à se produire partout et à toutes les
+cours, comme une femme qui a une robe neuve et veut la montrer.
+
+Philippe de Commines a dit: «Les accointances des rois ne valent rien
+pour les peuples».
+
+«Les Sabéens, dit Diodore de Sicile, étaient fort de cet avis.--Le roi
+auquel ils laissaient un pouvoir absolu tant qu'il restait dans son
+palais, était assailli de pierres aussitôt qu'il en sortait». On ne
+voit pas bien quel avantage les rois en tirent eux-mêmes.--On a dit:
+«Au contraire des statues qui grandissent à mesure qu'on en approche,
+les hommes se rapetissent vus de trop près.»Cette maxime s'applique
+surtout aux rois, dont la grandeur doit beaucoup à l'imagination.--De
+deux souverains dont l'un fait une visite à l'autre, il y en a
+toujours un qui est plus ou moins humilié de son infériorité et
+désireux de la faire cesser.
+
+Dernièrement, le jeune empereur d'Allemagne a été visiter et le pape
+et le roi d'Italie--et, assure-t-on, n'a satisfait ni l'un ni l'autre.
+
+Pendant cette visite, l'Italie qui croit s'acquitter envers la France,
+à laquelle elle doit d'exister, en se montrant ingrate comme un
+débiteur qui déchirerait l'obligation qu'il a signée et dirait: «Je ne
+dois rien;»--l'Italie--qui croit se grandir en se faisant vassale de
+l'Allemagne, s'est mise en grands frais pour éblouir l'empereur.--Elle
+lui a fait passer en revue des troupes qui n'ont pas échappé à la
+critique des officiers prussiens--et a montré sa flotte--avec orgueil.
+
+L'Italie qui, sous le ministère Crispi, s'évertue--ici à moi le latin,
+selon le précepte de Boileau, quoique les mots dont je veux me servir
+et que je ne traduirai pas, soient des mots _autorisés_, comme on
+dit aujourd'hui et que non-seulement Plaute, mais aussi Pline et
+Cicéron, les aient écrits--et Victor Hugo a dit bien pis;--l'Italie
+qui s'évertue à _crepitare altius quam habet clunes_--a voulu
+avoir et possède en effet le plus gros vaisseau cuirassé qui
+existe;--mais--dans l'exhibition qui a été faite à l'empereur
+d'Allemagne, ce vaisseau n'a pu ni avancer, ni reculer, ni tourner et
+a fait un _fiasco_ complet.
+
+Il en est de même de la guerre sur terre.--Pompée «le Grand», qui
+n'avait ni fusils ni canons, put faire inscrire dans le temple de
+Minerve qu'il avait tué deux millions quatre-vingt-trois mille hommes.
+Ça, c'est le nombre des adversaires; car il ne donne pas le compte des
+soldats de son armée tués sous son commandement.
+
+Vous me direz que Napoléon--non moins «le Grand», a fait tuer cinq
+millions de Français, et on peut supposer un nombre au moins égal
+d'Autrichiens, de Prussiens, de Russes, d'Italiens, d'Espagnols,
+d'Égyptiens, etc.
+
+Les armes à feu seraient donc un «progrès»; mais on pouvait se
+contenter de ce que tuaient Pompée, César, Alexandre et les autres
+«grands hommes» au moyen des anciens engins de guerre--épées, haches,
+lances, javelots, etc.
+
+De ce temps-ci, la recherche des armes à longue portée a été due en
+grande partie à la rancune, à la haine, à la défiance que le règne de
+Napoléon avait éveillé dans la mémoire des autres peuples,--et c'est
+surtout contre la _furia francese_ et la charge à la baïonnette qu'on
+s'est efforcé de combattre de loin.
+
+Je ne sais si, avec les nouveaux fusils, les nouveaux canons, la
+nouvelle poudre, les nouveaux boulets, on tue plus de monde
+qu'autrefois;--mais les conditions de la bravoure militaire sont
+changées.
+
+La victoire, autrefois, était au plus fort, au plus adroit, au plus
+brave.
+
+Elle peut aujourd'hui encore, favoriser la bravoure, mais ce n'est pas
+la même bravoure qu'autrefois.--On tue des hommes si éloignés qu'on ne
+les voit pas et qu'ils ne vous voient pas, et on est tué par eux.
+
+La bravoure doit se faire de résignation et de fatalisme, c'est un
+apprentissage que les Français avaient à faire et qu'ils ont fait tout
+de suite:--car la nation française est la _gent porte-épée_;--_Nullum
+bellum sine milite gallo_, disait César; mais vrai,--il n'y a plus de
+plaisir à être héros.--A quoi servent aujourd'hui la grande taille, le
+regard terrible, la voix formidable,--les armes brillantes?
+
+Ecoutez Homère:
+
+«Le casque et le bouclier de Diomède jetaient la flamme autour de
+lui».
+
+Et Virgile:
+
+«Le casque d'Énée jette sur sa tête un éclat étincelant; la crinière
+s'agite semblable à la flamme, et son bouclier d'or vomit des
+éclairs.--Telle une comète lugubre lance ses feux rougeâtres, etc.»
+
+Que sont devenus, dans nos vieilles histoires de chevalerie, ces
+hommes aux armures, aux panaches de couleur éclatante? A quoi
+serviraient aujourd'hui la _Durandale_, la fameuse épée de Roland,--la
+_Joyeuse_, l'épée de Charlemagne, avec laquelle il tua de sa main
+mille Sarrasins dans une seule bataille,--la _Flamberge_ de
+Brodisart,--la _Balisarde_ de Renaud,--la _Courtène_ d'Ogier,
+l'_Escalibor_ d'Artus, qu'en mourant il fit jeter dans un lac par un
+écuyer, pour que personne ne la possédât après lui?
+
+Je sais bien que, lorsque M. Boulanger fit éclipse
+dernièrement,--lorsque les uns le disaient à Saint-Pétersbourg, les
+autres à Ville-d'Avray,--les autres à Paris,--on a dit qu'il était
+allé pour rechercher l'_Escalibor_ du roi Artus.--Mais ce n'était pas
+vrai, et aucune, d'ailleurs, de ces épées triomphantes, grâce au
+«progrès», ne pourrait plus servir à rien.
+
+Pas plus que la fameuse épée à deux mains de Godefroy de Bouillon,
+épée que l'on voit, dit-on, encore à Jérusalem,--épée avec laquelle
+d'un seul coup, il fendait et coupait en deux,--de la tête au bas des
+reins, un Sarrazin comme une pomme.
+
+Et les écus, et les armoiries, et les devises?--A quoi bon
+aujourd'hui? Le chevalier Brandelis avait peint sur son écu--à fond
+d'azur, une épée dont la poignée était d'or--avec ces mots: _Je pare_,
+_je brille_, _je frappe_.
+
+Arrodian de Coleih, chroniqueur et chevalier, portait pour armes, sur
+fond de _sable_ (noir), un coq d'argent, et sa devise était: _Plumes
+et ongles!_
+
+Le roi Pharamond portait un lion d'azur à trois fleurs de lis d'or et
+ces mots: _Que de beaux fruits de ces fleurs doivent naître!_
+
+Aujourd'hui, toujours grâce au «progrès», Ulysse et Ajax ne se
+disputeraient plus les armes d'Achille, qui ne seraient d'aucun usage.
+
+J'ai publié, il y a longtemps, un _Dialogue des morts_ qui m'avait été
+révélé en songe--il y a si longtemps et c'est si vieux que ça serait
+nouveau si je le reproduisais aujourd'hui,--mais la place me manque.
+
+Au moment où une grande guerre éclate, Mercure, par l'ordre de
+Jupiter, descend aux enfers, appelle les héros et demande quels sont
+ceux qui veulent remonter sur la terre et reprendre leur métier.--Tous
+refusent en haussant les épaules et en ricanant.
+
+Où est le temps où Homère disait:
+
+«Le bouclier soutenait le bouclier, le casque s'appuyait contre le
+casque, l'homme contre l'homme; on voyait alors à qui on avait
+affaire.
+
+»Par Hécate, dit Léonidas, que ferions-nous avec nos épées si courtes
+dont nous étions fiers contre des ennemis invisibles!»
+
+«J'ai pu, dit Horatius Coclès, empêcher les Étrusques de franchir un
+pont, mais je ne pourrais empêcher une bombe venant d'un point que je
+ne verrais pas, de passer par-dessus.»
+
+«Je ne pourrais, dit Arnold Winkelried, comme à la bataille de
+Sempach, ouvrir un chemin à mes compagnons à travers les phalanges
+autrichiennes--en m'enfonçant dans la poitrine une brassée de piques
+des ennemis--les ennemis aujourd'hui seraient à une demi-lieue.»
+
+«Il n'y aurait pas moyen, dit Condé, de jeter mon bâton de
+commandement au milieu d'ennemis si éloignés.» Et comment, dit le
+maréchal de Saxe, inviter, comme nous fîmes à Fontenoy--_Messieurs les
+Anglais à tirer les premiers?_--Aujourd'hui, notre voix se perdrait
+dans l'espace, et nous ne pourrions pas voir si nos adversaires sont
+des Anglais.»
+
+«Pour moi, dit Turenne, j'avoue que je ne saurais pas commander et
+conduire une armée de plus de 30,000 hommes.--Cependant, en ce
+temps-là, nous faisions de grandes choses avec de petites armées.»
+
+Aujourd'hui, il ne s'agit plus d'armées, de science, d'art
+militaire,--ce sont des invasions de sauterelles.
+
+«Les anciens Romains, dit Varron, n'avaient qu'un seul
+mot--_Hostis_--pour dire ennemis et étrangers.»
+
+Il faut en revenir là.--Aujourd'hui, dans cette Europe qui prétend
+être au plus haut point de la civilisation, un peuple doit se tenir
+sur ses gardes, croire possible que, sans raison, sans motif,--un
+peuple voisin se précipite sur lui comme un oiseau de proie ou un
+brigand.
+
+Aujourd'hui, la guerre est aussi odieuse, aussi féroce, aussi sauvage
+qu'autrefois;--il n'y a qu'une différence, c'est qu'elle est beaucoup
+plus bête.--Autrefois, le vainqueur dépouillait entièrement le vaincu
+et emmenait les hommes, les femmes, les enfants en esclavage.
+Aujourd'hui, on doit se contenter d'une certaine partie des
+dépouilles--et s'en retourner chez soi.--Or, le vainqueur n'a pas fait
+ses frais.--Avec nos cinq milliards, l'Allemagne n'en est pas moins
+ruinée, surtout par la préoccupation d'une revanche qui l'oblige à se
+tenir sur un pied de guerre qui absorbe toutes ses ressources et au
+delà.
+
+Il faut donc avouer que, si les canons _Krupp_, les _fusils Gras_, les
+poudres nouvelles sont un «progrès», une marche en avant,--ce ne sont
+point des pas sur le chemin du perfectionnement et du bonheur de
+l'humanité.
+
+
+C'est au nom du «progrès» que tant de villes en France veulent
+s'élargir et demandent des autorisations qu'on ne leur refuse jamais,
+de faire des emprunts qui obèrent le présent et engagent l'avenir.
+
+Toutes veulent avoir de grandes rues, le gaz, la lumière électrique,
+des théâtres, des casinos, à «l'instar» de la capitale--grenouilles
+qui veulent se faire aussi grosses que le boeuf;--ce qu'on appelle par
+habitude et plutôt par antiphrase «le gouvernement» les provoque à
+bâtir des monuments pour des écoles laïques; puis vient un jour où
+les villes et les communes n'ont plus d'argent pour des besoins
+impérieux.--En attendant, la vie y est plus chère, plus difficile, les
+moeurs plus relâchées.
+
+«Les maisons, dans la ville, disait Henri IV, se bâtissent avec les
+débris des chaumières.»
+
+Autour de chaque ville règne une zone pestiférée, dont les habitants
+n'aspirent qu'à quitter les champs et la terre, pour venir habiter la
+ville, s'y livrer à des métiers moins rudes, plus rétribués et surtout
+à des amusements plus ou moins malsains.--Les garçons, ouvriers ou
+domestiques, les filles servantes en attendant pis.--Par suite de
+quoi, un tiers des terres si riches de ce beau pays de France, si
+favorisé du ciel, est aujourd'hui sans culture;--et l'on va bêtement
+et criminellement dépenser des centaines de millions et des milliers
+d'hommes pour conquérir des colonies, quand il y aurait une si belle
+colonie à faire en France: mettre le pays en état de culture et de
+production.
+
+C'est au nom du «progrès» qu'on couvre la France d'écoles laïques où
+l'on enseigne principalement l'indiscipline, l'irréligion, les
+ambitions effrénées de sortir de sa sphère, de se jeter dans des
+professions dites libérales, et depuis longtemps encombrées.--«Il ne
+faut pas, dit Richelieu dans son testament, profaner les lettres à
+toutes sortes d'esprits; vous produiriez ainsi beaucoup de gens plus
+propres à faire naître les difficultés qu'à les résoudre.»--Depuis
+soixante ans, la moitié des jeunes hommes se faisaient médecins,
+l'autre moitié avocats.--Comme il y en avait beaucoup plus que la
+société n'en pouvait nourrir, on a augmenté graduellement les
+difficultés de l'admission, mais absurdement et sottement on a placé
+ces difficultés,--ces obstacles, ces banquettes irlandaises à la fin
+de la carrière au lieu de les mettre au commencement et de ne pas
+laisser s'y engager les concurrents trop nombreux.--De là des
+intelligences surmenées, des générations exténuées, anémiques,
+malheureuses, désabusées trop tard;--de là cette foule de déclassés
+qui se jettent dans la politique au grand détriment du pays.--Une
+nouvelle carrière s'est ouverte, c'est celle des ingénieurs;--mais
+comptons combien s'y sont déjà jetés et combien sont en route.
+
+Quant aux filles, le «progrès» consiste à les faire savantes; on ne
+tient aucun compte de ce que disait un ancien des enfants, et qui
+doit s'entendre aussi bien des filles que des garçons: «Que doit-on
+enseigner aux enfants? Ce qu'ils auront à faire étant hommes, étant
+femmes.»--On tend à ne faire qu'un sexe; on a vendu longtemps, on vend
+encore un peu, à l'usage des femmes, une «poudre épilatoire» pour
+faire disparaître le duvet trop prononcé des bras, des joues et de la
+lèvre supérieure.--Si le «progrès» continue, nous verrons bientôt
+annoncer une pommade pour faire pousser la barbe au menton des femmes.
+
+En attendant, pour les provoquer à cette instruction pour le moins
+inutile, on leur fait des promesses qu'on ne peut pas tenir.
+
+Pendant quatre années, 1882, 1883, 1884, 1885, il a été délivré à des
+jeunes filles soixante-dix mille brevets élémentaires et sept mille
+trois cent cinquante brevets supérieurs;--un peu plus de
+soixante-dix-sept mille institutrices.
+
+Un inspecteur primaire du Dauphiné disait dernièrement aux maîtres
+d'école: «La carrière de l'instruction est encombrée; pour une place,
+il y a cinquante individus. Prévenez vos élèves, et qu'ils portent
+ailleurs leurs ambitions.»
+
+Cette observation peut s'appliquer à toutes les carrières pour
+lesquelles on quitte l'agriculture et le métier de son père,--les
+postes, les télégraphes, les contributions, les douanes,--les écoles
+militaires et maritimes;--tout est encombré.
+
+De là tant de désappointements, de désespoirs, d'_ouvriers sans
+ouvrage_ de toutes les classes;--de là aussi les tribuns de brasserie,
+les hommes d'État de café, les politiques de cabaret;--de là, comme je
+le disais dernièrement,--les trottoirs devenus trop étroits pour les
+filles qui n'ont que cet équivalent de la politique qu'ont les
+garçons.
+
+Le philosophe Momentus s'était efforcé de scruter et de dévoiler les
+secrets des mystères religieux et d'en «désabuser» les femmes.
+
+Les déesses honorées à Éleusis lui apparurent en songe--et lui dirent
+qu'il les avait offensées;--étonné de les voir vêtues du costume des
+courtisanes et debout sur le seuil d'un lieu de prostitution, il leur
+demanda la cause de cet avilissement. «Ne t'en prends qu'à toi, lui
+dirent-elles en courroux:--tu nous a arrachées avec violence de
+l'asile que s'était ménagé notre pudeur.»
+
+
+Comme «progrès», nous avons les chemins de fer; où est le temps où
+Tournefort écrivait à M. de Pontchartrain qu'il avait quitté à Paris:
+«Ne nous arrêtant pas, nous sommes arrivés à Lyon en sept jours.»
+
+Je sais tout ce qu'on a dit et tout ce qu'on peut dire relativement au
+commerce, à l'industrie, etc.
+
+Mais j'applique à bien des choses ce que Pascal disait des individus:
+
+«La plupart de nos malheurs viennent de ce qu'on ne sait pas rester
+dans sa chambre.»
+
+S'il est un peuple qui aurait pu se passer des autres et rester
+paisiblement chez lui, c'est le peuple français. «Toutes les nations
+voisines, disait le roi de Pologne Stanislas Leczynski,--doivent
+devenir tributaires du peuple cultivateur d'un bon sol, s'il est
+encouragé et soutenu dans son travail.»
+
+Placé au milieu de l'Europe, d'une part, dominant sur l'océan par
+la longue étendue et les détours de ses côtes, sur les mers des
+Flandres, d'Espagne, d'Allemagne; de l'autre, tenant à la
+Méditerranée--vis-à-vis de l'Algérie, qui est à lui, l'Espagne à sa
+droite, l'Italie à sa gauche,--quelle situation si la France savait en
+profiter!--un sol presque partout excellent et fertile.
+
+Le Français, cultivateur laborieux et guerrier intrépide à l'occasion,
+devait être le plus heureux et le plus respecté des peuples--le
+commerce restant, comme il l'a été toujours, une source accessoire de
+bénéfices--ayant plus à vendre qu'il n'aurait besoin d'acheter.
+
+«Voulez-vous, dit un ancien, conquérir une riche province?--Cultivez
+les terres incultes.»
+
+Aujourd'hui, un tiers du sol de la France, et pour la plupart des
+terres excellentes, reste en friche.
+
+La France a de plus l'Afrique, à la fois pépinière et gymnase de
+soldats, et un sol riche et d'une étendue immense, qui est bien loin
+d'être exploité et d'être mis en rapport; et, pendant ce temps, des
+hommes d'État de café, des hommes politiques de taverne, commettent le
+crime aussi bête que punissable de dépenser des centaines de millions
+et des centaines de mille de soldats et de marins pour s'emparer du
+Tonkin, climat meurtrier, où les usurpateurs sont sans cesse entourés
+d'ennemis acharnés et implacables, avec aucune chance de soumission
+réelle et de paix.
+
+«Nos ancêtres, dit Caton l'Ancien, dans son livre _De re rustica_, des
+travaux de la terre,--lorsqu'ils voulaient louer un bon citoyen, lui
+donnaient le titre de bon agriculteur;--cette expression était pour
+eux la dernière limite de la louange.
+
+«C'est parmi les agriculteurs que naissent les meilleurs citoyens et
+les soldats les plus courageux; que les bénéfices sont honorables,
+assurés, et nullement odieux.--Ceux qui se vouent à l'agriculture
+n'ourdissent point de mauvais projets (_Minime sunt mali
+cogitantes_).»
+
+Les voies ferrées, je ne le nierai pas, le transport facile et rapide
+des denrées peut donner plus de richesses avec plus de risques;--mais
+donne-t-il plus de bonheur?--Ce «progrès» est-il un pas en avant vers
+le perfectionnement et le bonheur de l'humanité?
+
+J'ai consulté les vieillards d'un petit port de pêche, devant lequel
+passe un chemin de fer seulement depuis quelques années.
+
+Êtes-vous plus riches? êtes-vous plus heureux?--Pas plus riches et
+moins heureux.--Il entre beaucoup plus d'argent chez nous, mais ce
+n'est pas, tant s'en faut, pour tout le monde.--C'est pour quelques
+mareyeurs et pour quelques marchands qui nous exploitent. Avant le
+chemin de fer, notre pêche et notre gibier, qui étaient abondants, ne
+pouvaient se consommer et se vendre que dans un très petit rayon;--il
+se vendait très bon marché, mais nous en mangions tant que nous
+voulions, et on en donnait aux plus pauvres. Aujourd'hui,--ça se vend
+cher à une grande distance, mais ce n'est pas nous qui le vendons au
+dehors;--nous le vendons, il est vrai, plus cher chez nous, mais nous
+n'en mangeons plus et nous ne pouvons plus en donner.
+
+Il vient ici des étrangers passer une saison. Comme ce sont des gens
+riches, on leur fait tout payer plus cher,--et ces prix, une fois
+établis, nous devons les subir comme les étrangers et les riches.--De
+plus, il s'est ouvert des cafés, des casinos où nos jeunes gens
+dépensent leur argent et leur santé.--Nos femmes et nos filles ne
+veulent plus _ramender_, raccommoder nos filets;--les plus modestes se
+font couturières, beaucoup se font institutrices;--beaucoup profitent
+des chemins de fer pour aller se faire servantes en quelque grande
+ville;--aucunes ne veulent plus s'habiller comme leurs mères,--elles
+se déguisent en dames et en demoiselles.
+
+Nous ne sommes pas plus riches, tant s'en faut, et nous sommes surtout
+moins heureux, et quelques-uns moins honnêtes.
+
+Avant les chemins de fer, le Parisien sortait peu de sa
+ville;--parfois, le dimanche, à une campagne voisine, à Romainville au
+temps des lilas;--à Saint-Cloud, lors de la fête annuelle; à
+Saint-Denis, pour manger une friture en famille, etc.
+
+On vivait et on mourait dans le quartier où on était né.
+
+On avait pour voisins un ou deux amis, camarades d'enfance et
+d'école;--on s'était toujours vu, on ne se perdait pas de vue, on
+s'arrangeait pour loger dans la même rue ou, du moins, dans le même
+quartier.--On n'essayait pas, ce qui, d'ailleurs, n'eût pas réussi, de
+se faire croire plus riche qu'on n'était, le vieil ami savait votre
+situation et vos affaires comme vous saviez les siennes; on s'était
+mutuellement, avec le temps, rendu de petits et quelquefois de grands
+services; on mangeait parfois ensemble sans cérémonie, sans
+apparat.--Si l'un avait tué un lièvre, si l'autre avait pêché un bon
+poisson ou reçu un pâté, on appelait la famille amie,--on régalait ses
+amis, on ne s'évertuait pas à les «épater», comme on dit aujourd'hui.
+
+On épousait une fille qu'on avait connue, qu'on connaissait depuis
+l'enfance,--dont on savait toute la vie,--le caractère, la famille.
+
+Aujourd'hui, grâce au «progrès», on veut être admiré et envié;--on a
+des connaissances, des relations;--on ment sur sa fortune, sur sa
+famille, sur sa situation; pour cela, il ne faut voir que des gens qui
+vous connaissent peu et depuis peu de temps. D'ailleurs,--en quelques
+heures de chemin de fer, on se débarrasse d'antécédents fâcheux, d'un
+nom au moins compromis;--on va aux bains de mer, aux stations d'hiver,
+où on est comte ou pour le moins baron.
+
+Les mariages se font au hasard entre gens qui ne se connaissent
+pas--et qui sont souvent fort surpris et fort désappointés quand la
+connaissance tardive se fait.
+
+
+Est-ce dans le commerce, dans l'industrie qu'est le «progrès», dans le
+sens que j'y attache et qui seul est désirable?
+
+On ne veut plus fonder un établissement qui, après de longues années
+laborieuses, vous permettrait de vous retirer avec une petite aisance
+en laissant à vos enfants--l'établissement ou le métier que vous avez
+fondé ou exercé, en leur laissant en même temps, pour arriver d'un pas
+plus sûr et par un chemin moins rude, votre expérience, votre
+réputation, vos relations, votre clientèle.
+
+Non, aujourd'hui,--il faut être riche tout de suite; on fait des
+coups--ou une fortune presque subite et une faillite qui ruine les
+autres.
+
+Du reste, la vie est devenue si chère, si difficile, que le métier
+correct ne nourrit plus une famille. Il faut se jeter dans les
+affaires aléatoires, hardies, douteuses.--«Les affaires, a-t-on dit,
+c'est l'argent des autres.»--On a tant de besoins qu'on ne peut plus
+se contenter de son pain; on ne dîne qu'en interceptant ou escroquant
+le dîner des autres.
+
+Rien n'est plus que jeu;--la police, naïvement, découvre et saisit de
+temps en temps quelque pauvre tripot,--mais elle ne va ni chez le
+président Grévy, ni chez les ministres, ni chez les députés.--Tout ce
+monde-là joue;--les plus malins ne mettent pas au jeu et trichent.
+
+En même temps que toutes les villes veulent s'élargir à l'«instar» de
+Paris--Paris lui-même s'élargit tous les jours.--Paris, que Pierre le
+Grand trouvait déjà être une tête trop grosse pour le corps, et une
+ville trop grande au point de vue de la tranquillité du gouvernement
+et de la discipline.--Paris que la royauté de nos anciens rois
+s'efforça à plusieurs reprises de borner dans son extension. Le
+premier édit à ce sujet est de novembre 1552, sous Henri II. On donna
+cinq raisons de cette interdiction de continuer à bâtir;--un autre
+édit de Louis XIII (janvier 1638) donna six raisons;--mais la
+cinquième de l'édit de 1552 et la sixième de l'édit de 1638 sont
+identiques,--je ne citerai que le second: «Ce peuple trop nombreux
+donne lieu aux dérèglements de tous genres, rend la police difficile
+et expose à des vols de jour et de nuit;--une des raisons est la
+difficulté de se débarrasser des immondices.
+
+Depuis ce temps, Paris a toujours été en «progrès». La Seine, qui
+était le principal attrait pour la limpidité et la douceur des eaux,
+qui rappelait à Lutèce Julien alors proconsul et bientôt
+empereur,--est devenue un égout infect;--les poissons y meurent
+empoisonnés.--Paris, traversé par ce grand fleuve, manque d'eau, les
+dépenses énormes qu'on fait pour en avoir de loin ne réussissent pas à
+en fournir suffisamment; l'eau jadis si fraîche, si limpide de la
+Seine, cause des fièvres typhoïdes et pernicieuses;--quant aux
+immondices, on achève d'empoisonner la rivière, et on infecte quelques
+environs de la ville.
+
+Ces questions de l'eau et des immondices viennent tout doucement
+frapper les villes induites à s'élargir--au nom du «progrès».
+
+
+Il est une science très belle, très intéressante et qui, avec sa
+langue très bien faite, est en grand «progrès» de ce temps-ci, mais ce
+«progrès» je ne puis l'accepter comme un pas vers le perfectionnement
+et le bonheur de l'humanité.
+
+La chimie surtout nous donne de faux vin, de faux sucre, de fausse
+farine. Il n'y a plus aucune denrée qui soit pure et réelle. La
+margarine faite de vieilles graisses, de vieux os ramassés au coin des
+bornes,--on ajoute même de vieilles bottes,--a remplacé le beurre.
+Toutes ces sophistications, quand elles n'empoisonnent pas tout de
+suite, détruisent les estomacs,--provoquent des maladies autrefois
+inconnues et abrègent une existence douloureuse et misérable.
+
+
+Est-ce un «progrès» vers «le perfectionnement et le bonheur de
+l'humanité» que ce qu'on a fait de la justice en France?
+
+Un ancien a dit: «Le plus grand malheur pour une société, c'est la
+force sans justice et la justice sans force».
+
+Pour satisfaire à des camaraderies de taverne, pour payer les
+complaisances électorales, pour prévenir de justes reproches des
+complices et soi-même, on a «épuré» la magistrature. Il faut entendre
+«épurer» dans le sens d'ébrancher, effeuiller, «écrémer», couper les
+branches et les feuilles, enlever la crème; pour «épurer», on a
+destitué les «purs» et on les a remplacés par des complices et des
+complaisants.
+
+Est-ce «un progrès» de voir la justice au moins suspecte? N'est-ce pas
+tout ce qu'il y a de plus funeste pour une société?
+
+Je ne parlerai pas du jury qu'on a empoisonné de théories
+absurdes--par suite desquelles la peine de mort est réservée aux
+innocentes victimes, écartée de la tête de leurs assassins. Je vous
+défie d'imaginer un forfait avec les circonstances les plus atroces
+qui soit nécessairement puni de la peine capitale: c'est encore pour
+les assassins un jeu de hasard.
+
+
+Un «progrès», c'est de payer les députés. Avons-nous obtenu une
+qualité supérieure, tout le monde est d'accord que c'est le contraire
+qui est arrivé.
+
+Du temps qu'on ne payait pas les députés, jamais un député n'a volé le
+portefeuille d'un collègue comme cela vient d'avoir lieu.
+
+Autrefois, le dimanche, les ouvriers, en costume de leur état, de
+beaux gars, pantalon et veste de velours, allaient à Belleville dîner
+joyeusement avec leur femme et leurs enfants.--Aujourd'hui, ils vont
+encore à Belleville,--mais seuls, la femme et les enfants restent à la
+maison, le plus souvent à la charge du bureau de bienfaisance;--car
+les maris, les pères, dépensent toute leur paye au cabaret et aux
+clubs à écouter et à débagouler des théories absurdes et criminelles.
+
+
+_La presse_:--Le journaliste tient de l'avocat et du médecin et du
+pharmacien.
+
+Les drogues qu'il donne à ses lecteurs sont plus dangereuses que
+celles qu'ordonnent et préparent les médecins et les apothicaires.
+Pourquoi la presse n'est-elle soumise à aucune condition sanitaire?
+Pourquoi n'est-on pas, après examen, n'est-on pas reçu journaliste,
+comme on doit être reçu médecin, avocat, apothicaire.
+
+
+Autre «progrès»: le suffrage universel--la plus grosse, la plus
+formidable, la plus mortelle des bêtises; le plus ridicule, le plus
+mortel des mensonges.
+
+Par le suffrage universel--«deux cailloux valent mieux qu'un diamant,
+deux crottins valent mieux qu'une rose».
+
+Cicéron (_De la République_) dit: Servius Tullius eut grand soin--ce
+qu'on ne doit jamais négliger dans une constitution de république, de
+ne pas laisser la puissance au nombre.--_Ne plurimum valeant plurimi_.
+
+Finira-t-on par s'en apercevoir--ce qu'on appelle aujourd'hui «le
+progrès». Chaque pas--et les pas sont grands--nous approche de «la
+maison de l'ogre»--et heureusement pour le Petit Poucet et ses frères,
+ce n'est, au contraire, que pour s'en éloigner qu'il avait chaussé ses
+bottes de sept lieues.
+
+Ah! que Jéhovah avait donc raison quand, au Paradis, il défendait à
+Adam et Ève de manger les fruits de l'arbre de la science!
+
+
+«Progrès»--la musique sans mélodie? Une perdrix aux choux où il n'y
+aurait que des choux.
+
+«Progrès»--des vers richement et puérilement rimés--_bouts-rimés_
+remplis au hasard--semblables à des habits couverts de paillettes et
+de clinquant,--tristement accrochés, pendus, vides et flasques chez un
+fripier, loueur de costumes pour le carnaval.
+
+Je dois cependant reconnaître et signaler un vrai «progrès». C'est la
+machine à coudre.
+
+Et j'ai appris avec joie que l'invention en est due à un Français, à
+un tailleur de Tarare (près Lyon), nommé Thimonnier.--En 1830 ou 1831,
+il travaillait avec la machine qu'il avait inventée, machine qui,
+m'assure-t-on, se voit encore place de la Bourse, à Lyon, au Musée des
+arts industriels;--maintenant, qu'il y a plus qu'assez de rues
+Gambetta,--les Lyonnais devraient bien consacrer, si ce n'est déjà
+fait, au moins une ruelle à la mémoire de Thimonnier!--j'aimerais
+mieux une statue de Thimonnier qu'une statue de Danton, le promoteur
+des massacres de Septembre, qu'on vient d'élever à Paris.
+
+
+Lorsque paraîtront ces lignes, le tribunal de Constantine aura jugé un
+monstre.
+
+Dissimulant plus que probablement par des mensonges un crime
+plus horrible encore que celui qu'il avoue!--Voici ce que raconte
+Chambige: Amoureux d'une jeune femme mariée et mère de deux
+enfants, et généralement estimée, il l'avait rendue sensible à son
+amour;--désespérés de ne pouvoir être unis, ils avaient décidé de
+mourir ensemble.--D'une main ferme, il avait fracassé la tête de
+madame Grille;--puis il s'était fait à lui-même deux légères
+blessures, deux simulacres, deux mensonges de blessures, et s'en était
+contenté ayant encore deux balles dans son pistolet. Aujourd'hui,
+parfaitement guéri, il vient devant la justice essayer de sauver sa
+misérable vie; il appelle à son secours, de Paris, le bâtonnier de
+l'ordre des avocats.--Et la défense va consister à s'efforcer de
+flétrir sa victime. Si j'étais appelé à soutenir l'accusation, je
+dirais aux jurés:
+
+Cet homme est un lâche assassin!--si vous admettez, par impossible, le
+récit qu'il vous fait comme étant la vérité et toute la vérité, il
+mériterait encore et déjà la mort par cela seul qu'il est vivant.
+
+Mais, cette femme, il a pu la désirer sauvagement;--mais l'aimer! il
+se vante. S'il l'eût aimée--il n'eût pas laissé son corps nu à
+découvert après la mort.
+
+
+
+
+A MONSIEUR ERNEST LEGOUVÉ DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE
+
+
+J'ai trois raisons d'adresser cette causerie à Ernest Legouvé.--Il est
+académicien, et mes chrysanthèmes sont en fleurs.
+
+Ces deux raisons seront expliquées un peu plus loin.
+
+Camarades de collège, nous sommes devenus et restés amis, quoique
+«physiquement» séparés à peu près toujours, de son côté, par le
+bonheur et la sagesse qu'il a eus de passer sa vie à Paris dans la
+maison où il est né et où a vécu son père, tandis que, moi, j'ai obéi
+à des instincts, à des goûts, à des besoins impérieux de vivre aux
+champs, aux bois, sur les rives et sur les plages.--Je n'ai jamais eu
+l'occasion ni le plaisir de lui être bon à quelque chose, et, moi, je
+lui ai attribué, au moins pour une grande part, un honneur que m'a
+fait l'Académie, il y a, je crois, une dizaine d'années.
+
+Ceux qui se sont donné le plaisir de lire un livre qu'il a publié en
+1887.--_Soixante ans de souvenirs_--et qui auraient lu par hasard
+celui que j'avais publié quelques années auparavant--_le Livre du
+bord_--auraient pu remarquer le contraste de la destinée de ces deux
+camarades, à peu près, je crois, du même âge et sortant en même temps
+du collège pour entrer dans la vie.
+
+On pourrait se représenter--au moment où la porte du collège s'ouvrait
+pour tous les deux--l'un montant dans une gondole pavoisée, mouillée
+d'avance à la porte et descendant doucement et sans secousses entre
+des rives fleuries jusqu'à une oasis où l'attendent des amis et des
+succès de tous genres; l'autre gravissant à pied une montagne
+escarpée, couverte de ronces et d'épines, ne sachant pas précisément
+où il allait, mais décidé à monter.
+
+Et, cependant, si le premier se félicite de sa vie, le second ne se
+plaint pas de celle qui lui était destinée.
+
+Il avait reçu des bonnes fées qui avaient présidé à sa naissance un
+don plus précieux que la lance d'Argail--et que les trois oeufs donnés
+à la princesse de _l'Oiseau bleu_.
+
+Il était né poète--et vrai poète.
+
+Je n'entends pas par là faiseur de vers, aligneur de syllabes et
+chercheur de consonances,--quoiqu'il eût fait passablement de vers
+aussi bons pour le moins que ceux de beaucoup d'autres et entre autres
+dix mille vers au moins pour une jeune fille, jeune homme alors
+lui-même, à laquelle il n'a jamais osé en montrer un seul,--ignorant
+alors ce qu'il n'a su que trop tard, combien les femmes sont sensibles
+à ce langage, et combien ont été mises à mal par des vers de treize
+pieds avec des rimes insuffisantes ou douteuses et vides de toute
+pensée.
+
+J'entends par poète qu'il était doué de deux ou trois sens exquis
+perfectionnés par l'étude et la contemplation de la nature, peut-être
+aussi aux dépens des autres sens moins développés et moins
+exercés,--grâce auxquels il voyait, il entendait, il respirait dans
+les champs, dans les bois, au bord des rivières et des ruisseaux, sur
+les plages de la mer, des magnificences, des harmonies, des parfums et
+des ivresses inconnus aux autres humains;--presque semblable à cet
+homme d'un conte de fée qui voyait et entendait l'herbe pousser.--Il
+jouissait tant de la vue et de l'odeur de l'aubépine, qu'il n'avait
+jamais consenti à appeler avec les savants _cratægus oxyacantha_,
+qu'il en aimait même les épines.--Il avait tout d'abord deviné ou
+senti qu'une violette est d'une aussi riche couleur qu'une améthyste
+et a, de plus que l'améthyste, le parfum et la vie.--Il se sentait
+appelé par préférence et invité aux fêtes perpétuelles que donne la
+nature;--il ressemblait à ce saint dont je me reproche d'avoir oublié
+le nom et qui disait: «Mes maîtres ont été les chênes, les hêtres et
+les bouleaux; je ne sais rien que ce qu'ils m'ont appris, et cependant
+je sais beaucoup de choses!» et à cet autre, saint François d'Assise,
+qui comprenait le langage des oiseaux et causait avec eux. Il ne
+considérait comme beau et grand que ce qui était en réalité beau et
+grand,--ne se laissant influencer ni par les engouements ni par la
+mode. Il savait que la nature ne produit par siècle que quelques
+douzaines d'hommes de bon sens, de grand coeur, de grand esprit, qu'il
+lui faut distribuer et éparpiller dans le monde entier,--si bien qu'on
+n'a que peu de chance de les rencontrer,--au milieu des esprits faux
+ou faussés des fats, des sots, des mauvais, des vulgaires,--et à
+ceux-là il ne se résignait pas.--S'il mettait au nombre des grands et
+vrais plaisirs une conversation intelligente à coeur ouvert, à esprit
+déboutonné, il ne supportait pas l'échange de phrases vides, apprises
+par coeur, les mots soufflés et creux, les «potins», les bavardages.
+Il avait réuni sur trois planches les génies et les grands esprits de
+tous les temps et de tous les pays,--toujours prêts à lui tenir bonne
+et saine compagnie.--Il n'avait nulle envie de paraître, et nulle
+envie surtout de paraître riche,--ce qui est déjà presque une fortune;
+au point de vue de l'argent, il se contentait d'avoir de quoi
+satisfaire les vrais et naturels besoins, y compris le plus impérieux
+peut-être, avoir de quoi donner.
+
+Il n'ambitionnait aucun rang, honneur ni dignité; il ne s'était pas
+mis sur l'échelle, gravissant, ou s'efforçant de gravir chaque échelon
+en en faisant tomber un autre;--il s'était tapi seul, isolé en son
+coin;--il n'avait jamais voulu être rien dans rien, il n'était même
+pas gendelettre.--Il s'était maintenu fidèle à ses deux devises, à ses
+deux cachets: [Grec: Autotatos] (toujours et tout à fait moi-même), et
+«Je ne crains que ceux que j'aime»! aimant peu de gens, mais les
+aimant beaucoup et sincèrement;--heureux d'aimer ses enfants et ses
+petits-enfants, sans en exiger, ni peut-être en espérer de
+retour;--considérant que c'est déjà un grand bonheur d'aimer,--et ne
+leur demandant que de les voir heureux, en s'efforçant d'être pour
+quelque chose dans ce bonheur,--comme un cerisier, qui semble si
+satisfait de voir les oiseaux et les enfants manger ses cerises, qu'il
+n'hésite pas à refleurir à la saison suivante et à produire de
+nouvelles cerises qu'il leur a fait espérer et comme promises. Il
+n'était donc pas à plaindre et ne se plaignait pas.
+
+Mais revenons à mon académicien et à mes chrysanthèmes.
+
+Ah! mon ami l'académicien, si j'avais le grand plaisir de te voir ici,
+chez moi, dans cette humble et pauvre masure si richement revêtue de
+rosiers, de jasmins et de passiflores,--je te montrerais mes
+chrysanthèmes en leurs grands épanouissements; tu en verrais de toutes
+les couleurs:--blanc, rose, violet, amarante, cramoisi, jaune, orange,
+lilas et panaché de ces diverses couleurs,--et exhalant cette odeur
+particulière que j'appellerai odeur d'automne; puis, comme tu serais
+honteux de lire dans _votre_ Dictionnaire, dont tu es solidaire et
+responsable pour ta part:
+
+Je copie:
+
+«CHRYSANTHÈME.--Substantif _masculin_, plante que l'on cultive dans
+les jardins à cause de ses belles fleurs JAUNES.»
+
+C'est l'étymologie qui vous a égarés--[Grec: chrysos] et [Grec:
+anthos]--fleur d'or;--mais alors comment ce respect de l'étymologie
+vous a-t-il permis de faire de ce nom un substantif _masculin_?
+
+Quand vous dites:
+
+_Un_ chrysanthème,
+
+Moi qui respecte aussi l'étymologie, j'entends:
+
+_Un_ fleur d'or.
+
+Pendant que nous sommes au jardin,--permets-moi une autre observation,
+toujours à propos de _votre_ Dictionnaire.
+
+Regarde cette fleur tardive épanouie sur une plante paresseuse,--car
+c'est l'été qu'elle se montre d'ordinaire.
+
+ _... Ces jolis bleuets que, pour mettre en couronne,
+ Les filles vont chercher au sein des blés jaunis._
+
+Pourquoi les appelez-vous _bluets_? tout en disant:
+
+«Sorte de centaurée qu'on appelle _bluet_ à cause de sa couleur
+bleue.»
+
+Le bleuet--la fleur bleue par excellence! qui vous empêche alors
+d'appeler la rose roé? le _rouge-gorge_, ruge ou roge-gorge?
+
+N'était-ce pas déjà trop d'avoir laissé les étincelles bleues devenir
+des _bluettes_, que, pour mon compte, je m'obstine à appeler
+bleuettes.
+
+Sortons, si tu veux, du jardin, mais ne sortons pas de _votre_
+Dictionnaire?
+
+Pourquoi appelez-vous _charcutier_ le marchand de _chair cuite_?
+Pourquoi vous êtes-vous laissé imposer cette mauvaise prononciation
+populaire?
+
+Pourquoi ne pas dire simplement _chaircuitier_? ou alors pourquoi ne
+dirait-on pas _bucher_ au lieu de _boucher_, _épcier_ au lieu
+d'_épicier_, _chabonier_ au lieu de _charbonnier_, _frutier_ au lieu
+de _fruitier_? Il y a, je le sais, des marchandes de pommes qui
+prononcent comme cela, mais elles ne sont pas de l'Académie.
+
+Je n'ai aucune objection à faire contre le mot _myrte_--comme vous
+l'écrivez,--et, si j'ai l'habitude de l'écrire MYRTHE, c'est
+simplement que je l'ai trouvé plus joli ainsi orthographié, l'ayant lu
+dans de vieux livres, et notamment dans une histoire de chevalerie, où
+un chevalier de la table ronde se présente vêtu entièrement de vert,
+et sur son écu, de la même couleur, on lisait:
+
+«Le verd est la couleur du _myrthe_ et du laurier.»
+
+Je demanderai seulement pourquoi le nom de cette couleur, qu'on
+écrivait autrefois avec un _d_ final, s'est écrit depuis et s'écrit
+aujourd'hui par un _t_; ce qui ne va guère bien avec ses dérivés
+_verdure_ et _verdoyant_.
+
+Pourquoi a-t-on cessé d'écrire pri_m_temps (premier temps) pour écrire
+pri_n_temps? sans compter qu'il y a aujourd'hui des gens qui écrivent
+_printems_.
+
+Pourquoi ne se contente-t-on plus, au mot _enfant_, d'ajouter un _s_
+comme signe du pluriel;--quel avantage trouve-t-on à supprimer le _t_
+et à écrire _enfans_?
+
+Pourquoi alors, si cela est admis, n'écrirait-on pas, en pratiquant un
+retranchement semblable, des abricos--des almanas,--et le pluriel de
+_soleil_ serait _soleis_.
+
+Au mot _un_, dans _votre_ Dictionnaire, vous indiquez, avec raison,
+qu'on ajoute l'article devant _un_ quand on l'oppose à l'_autre_--l'un
+et l'autre;--mais vous ne dites pas que c'est _seulement_ dans ce
+cas--et quand il ne s'agit que de deux. Si bien qu'on prend
+aujourd'hui--surtout dans les journaux--cet article précédant _un_
+comme s'il était simplement euphonique;--on dit: «De trois voleurs,
+_l'un_ s'est enfui, les deux autres ont été arrêtés,» tandis qu'on ne
+devrait dire _l'un_ que s'il y avait seulement deux voleurs;--_l'un_
+ne devrait se dire que par opposition à _l'autre_. C'est l'_alter_ des
+Latins, qui ne se dit également qu'en parlant de deux.
+
+Et si on peut dire _les uns_ et _les autres_, c'est lorsque vous
+désignez une quantité quelconque,--mais divisée en deux parties dont
+chacune devient une unité,--ce que vous négligez de dire.
+
+Etc., etc., etc...
+
+Peut-être me trouveras-tu un peu pointilleux,--c'est que je m'inquiète
+de voir notre belle langue française menacée.
+
+Saint François de Sales,--que j'ai choisi pour mon patron dans le ciel
+et dont j'aurais été si heureux d'être l'ami sur la terre, cet homme
+si sensé, si spirituel, si vrai, si indulgent, si charitable, si
+humain, a dit à Philotée: «Défiez-vous de ces petites blandices et
+muguetteries qu'on appelle innocentes et qui ne le sont pas
+longtemps.»
+
+De même il ne faut pas permettre qu'on prenne avec la langue française
+même de petites libertés, et ce soin vous incombe surtout à vous
+autres les académiciens,--vestales chargées d'entretenir et de
+défendre le feu sacré, et n'oubliez pas qu'on enterrait vivante la
+vestale qui le laissait éteindre, ne fût-ce qu'en s'endormant.
+
+Longtemps--et peut-être encore un peu--la langue française a été la
+seconde langue de tous les peuples, comme la France était leur seconde
+patrie;--la pauvre France, tombée au pouvoir des incapables, des
+avides, des fous et des coquins, est en train de ne plus être bientôt
+une patrie, même pour nous.
+
+Défendez au moins la langue contre l'invasion des barbares, et, si
+vous craignez de n'élever contre les attaques des Tartares qu'une
+impuissante muraille de porcelaine qui serait brisée comme une
+tasse,--vous aurez au moins retardé le désastre en disant, comme
+disaient les Anglais, lors de leur lutte désespérée contre Napoléon,
+qui avait bien vu le défaut de leur cuirasse et les attaquait si
+dangereusement pour eux par le blocus continental:
+
+«Défendons-nous jusqu'à la mort; et, d'ailleurs, si l'Angleterre doit
+périr, il vaut mieux que ce soit ce soir que ce matin.»
+
+La danger qui menace la langue française--se compose de plusieurs
+dangers:--la tribune politique, où les avocats, en majorité, ont
+apporté la faconde creuse sans mesure et sans responsabilité du
+palais;--les clubs, les réunions publiques, les conférences, où s'en
+donnent à coeur joie les Démosthènes du ruisseau,--des ouvriers qui
+ont adopté la profession «d'ouvriers sans ouvrage», récitent des
+articles de journaux que ces journaux reproduisent et que d'autres
+orateurs récitent à leur tour;--à la Chambre des députés, chaque
+incident chaque «question» amène ses deux ou trois petits
+barbarismes--les journaux eux-mêmes nécessairement improvisés--ce qui
+est leur moindre défaut.
+
+Ces nuées de sauterelles s'abattant sur le papier blanc, ces
+innombrables phalanges d'écrivains ou mieux d'écriveurs, la plupart
+illettrés encombrant le rez-de-chaussée des journaux et se hissant par
+l'influence des journaux jusqu'aux libraires: le besoin pour ceux qui
+se sentent incapables d'intéresser, s'efforçant d'étonner--«d'épater»,
+comme on dit aujourd'hui,--la critique hostile ou complaisante
+ou payée, engouement ou dénigrement;--les lecteurs dupes des
+réclames de deux francs à dix francs la ligne qui vendent les
+journaux aux libraires, lesquels annoncent la trente-septième, la
+soixante-treizième édition des livres qu'ils publient souvent en
+faisant payer le papier, l'impression et les annonces aux auteurs.
+
+Ajoutons la mode d'emprunter à la langue anglaise une foule de mots
+non seulement pour la chasse, la pêche, l'équitation, le canotage,
+tous les exercices,--mais encore pour les jeux et pour «le monde» une
+assemblée, etc., _select_--_high life_--_lunch_--_five o'clock_.
+
+Tout conspire contre notre belle langue française, que presque seuls
+parlent aujourd'hui correctement et noblement les étrangers qui l'ont
+apprise par la lecture des écrivains du siècle dit de Louis XIV--et du
+dix-huitième siècle.
+
+Pourquoi l'Académie ne publierait-elle pas mensuellement des cahiers
+de critique sérieuse, de bonne foi, où elle lutterait peut-être avec
+autorité contre le mauvais goût et la décadence.
+
+Après avoir dit les dangers, je crois devoir aussi réduire les
+craintes à leur proportion réelle.
+
+La phalange naturaliste, intransigeante, documentaire d'aujourd'hui,
+n'est qu'une imitation avec grossissement, comme disent les
+photographes, de la phalange romantique de 1830.
+
+Il y avait alors dans cette armée une quinzaine d'hommes de
+talent--dont huit ou dix sont restés et resteront--le reste a disparu.
+
+Où sont Petrus Borel, _le licanthrope_, et Bouchardy, _au coeur de
+salpêtre_?
+
+Ils sont où ira bientôt la foule à la suite des documentaires,
+naturalistes, etc.,--dont trois, disons quatre pour être gracieux,
+survivront à la mode.
+
+Avec cette différence cependant que--vu le grossissement--la foule, la
+tourbe à la suite des romantiques se composait de fous, et que celle à
+la suite des documentaires se compose d'enragés.
+
+Nous venons d'en voir une triste et odieuse preuve dans un procès
+récent dont j'ai déjà dit quelques mots et dont je vais reparler tout
+à l'heure.
+
+Parmi les écrivains, surtout parmi les contemporains, quelques-uns
+joignent à un véritable talent--la manière de s'en servir, de le
+mettre en valeur.--Quelquefois même ce don complète ou remplace même
+le talent à un certain degré.
+
+Décidés à arriver, ne se contentant pas du rêve démodé de la
+«postérité», ils se font une petite armée qu'ils payent de promesses
+magnifiques; s'ils marchent à la tête, c'est pour enfoncer les
+portes, pour préparer le festin auquel tous auront part;--pour une
+armée en campagne, il faut un drapeau et une devise.
+
+Saint-simonisme--romantisme, naturalisme, etc.,--il en est
+de même pour la politique, démocratie, intransigeance,
+irréconciliabilité--possibilisme, anarchie, etc.
+
+Je compare les uns et les autres à des aéronautes qui ont besoin
+d'aides pour s'élever,--ceux-ci cousent le ballon et fabriquent la
+nacelle,--d'autres, et c'est le plus grand nombre, s'essoufflent à le
+gonfler. Ah! comme vous soufflez bien! quel génie! c'est vous qui
+faites tout!--encore un peu de courage et _nous_ allons monter pour le
+moins à la lune. La nacelle est un peu petite, mais l'aéronaute dit en
+confidence à chacun de ses ouvriers qu'il compte n'emmener que le
+choix, les meilleurs, et qu'il est naturellement un des choisis;--tous
+se cramponnent aux cordes qui retiennent le ballon, et, tout à coup,
+l'aéronaute monte dans la nacelle, s'installe, et, tout à coup, crie:
+Je vais vous préparer les logements Lâchez tout!
+
+On lâche les cordes, il s'élève et plane, laissant ses aides
+stupéfaits, ahuris, essoufflés avec les bouts des cordes dans les
+mains.
+
+Il est une question assez difficile à résoudre: Est-ce la société qui
+agit sur la littérature? Est-ce la littérature qui agit sur la
+société?--Je crois que l'influence est mutuelle et réciproque--et
+qu'il n'y a pas plus de mauvais goût et de décadence à écrire certains
+volumes, qu'il n'y en a à les lire.--Encore un souvenir du collège; te
+rappelles-tu une certaine lettre de Sénèque à Lucilius? «En certain
+temps, dit-il, la façon de parler et d'écrire se corrompt,--l'enflure
+devient à la mode, _inflata oratio viget_;--il y a un vieux proverbe
+grec qui dit: «On a toujours parlé comme on a vécu, _talis oratio
+qualis vita_.--L'esprit dégoûté des choses ordinaires, affecte de
+s'exprimer d'une nouvelle façon; il va chercher des mots hors d'usage,
+il en invente ou change le sens de ceux usités ou en emprunte à une
+langue inconnue. Partout où vous verrez prendre goût à un langage
+corrompu, soyez certain que les moeurs y suivent une mauvaise
+pente--_a recto descivisse_.» Ainsi parle Sénèque.
+
+Dans «l'affaire» Chambige, un avocat a fortement tonné contre la
+littérature contemporaine; le ministère public,--autre avocat, en vue
+peut-être de se rendre les journaux favorables et de leur subtiliser,
+extorquer un «bon article», a pris la défense de cette littérature,
+du «grand Balzac» et de ses «continuateurs».
+
+Ah! oui,--Balzac! parlons-en de Balzac.
+
+On dit aujourd'hui «le grand Balzac», et, de son vivant, pendant la
+lutte qui l'a tué si jeune et en plein talent, on le discutait, on le
+contestait, on le niait, on le vilipendait.
+
+Il faut ici rappeler l'Auvergnat qui se plaint à son gargotier de
+trouver un soulier d'enfant dans la soupe.
+
+Balzac,--les livres de Balzac, ce n'était pas que ce fût sale,--mais
+«ils tenaient de la place», une place que chacun de ses impuissants
+détracteurs pensait pouvoir occuper, si Balzac ne l'eût usurpée.
+
+Balzac!
+
+J'ai été le seul alors à dire et à imprimer:
+
+«L'Académie de notre temps veut avoir aussi son Molière à ne pas
+nommer.»
+
+
+Deux procès simultanés ont excité singulièrement des intérêts
+différents.
+
+Prado était un voleur, un assassin, un scélérat de profession;--il
+était accusé d'avoir assassiné une fille publique pour lui voler ses
+diamants;--il le niait avec une invincible obstination, beaucoup
+d'adresse, de sang-froid, je dirai presque de talent,--malgré
+beaucoup de faits, on peut dire de preuves à l'appui de
+l'accusation.--Pour mon compte, je crois qu'il a assassiné Marie
+Aguettant; mais je ne sais si j'aurais osé le condamner à mort--faute
+d'une de ces preuves auxquelles l'accusé n'a plus rien à répondre et
+qui lui arrachent soit un aveu, soit un silence équivalent à un aveu.
+
+Si je le crois coupable,--ce n'est pas sur les preuves avancées par
+l'accusation, quelque graves et vraisemblables qu'elles soient; c'est
+sur sa défense même si habile, si adroite, si troublante; c'est une
+plaidoirie d'un avocat très fort, et si son avocat avait assassiné
+Marie Aguettant, et, si Prado avait été le défenseur--peut-être
+l'accusé eût été acquitté ou eût obtenu des circonstances
+atténuantes.--Mais cette défense est une plaidoirie d'avocat; pas un
+cri, pas une phrase, pas un mot d'innocent.
+
+--Prado a été condamné à mort, quoique son avocat dît, dans son
+plaidoyer--qu'il ne croyait guère à la légitimité de la peine de mort
+prononcée par la loi et la société.
+
+L'autre était plus qu'un scélérat, c'est un monstre et un lâche.
+
+Il a assassiné une honnête femme, mère de famille. Il prétend, contre
+toute vraisemblance, que lui et elle voulaient mourir ensemble; il
+l'avait tuée d'une main ferme, de deux coups de pistolet--et
+qu'ensuite lui-même, avec quatre balles restées dans le pistolet et
+vingt-deux balles dans la poche, il s'était contenté d'une blessure
+ridicule, laissant sur un lit le cadavre nu jusqu'au-dessus de la
+ceinture. Non seulement il avouait le crime,--mais il s'en vantait
+comme d'une action admirable, sublime.--Il a fait venir de Paris le
+bâtonnier de l'ordre des avocats,--chargé de déshonorer sa victime, et
+qui s'en est acquitté de son mieux.
+
+Un gamin de lettres est venu à l'audience le glorifier, sans que le
+président ait fait jeter le gamin à la porte du prétoire.
+
+Le ministère public n'a pas osé requérir la peine de mort, dans la
+crainte de venir en aide à une vieille rengaine, à une vieille
+rouerie, à une vieille «ficelle» de la défense: «L'accusé aime mieux
+la mort que le bagne.» L'avocat général n'a pas osé parce qu'il
+courait le risque, en demandant la mort de ce monstre, de provoquer un
+acquittement. Dans ce crime, que toutes les circonstances rendaient
+plus horrible, le jury a trouvé des circonstances atténuantes, et M.
+Chambige en est quitte pour sept ans de travaux forcés.
+
+Le lendemain de la condamnation, ses amis «littéraires» ont voulu
+avoir leur part dans la notoriété, dans la gloire de M. Chambige, et
+un d'eux a vu une occasion de célébrité et de bénéfices, en faisant
+annoncer dans les journaux un livre dédié au condamné!--espérant que
+ça se vendrait bien et aurait trente-sept éditions comme tant
+d'autres.
+
+Comment le ministère public eût-il dû risquer un acquittement qui
+n'eût guère été plus scandaleux que la peine dérisoire--dont ce lâche,
+que son avocat avait dit «préférer la mort au bagne,»--se donne bien
+de garde d'appeler et se trouve satisfait!--comment l'avocat général
+n'a-t-il pas dit:
+
+«Chambige, je requiers contre vous la peine de mort.--Soyez heureux
+que la loi et la justice vous débarrassent d'une vie désormais
+honteuse et misérable, d'une vie que, en admettant la fable dont vous
+avez accru votre crime, vous deviez à la morte, et que vous avez tenté
+par tous les moyens de lui escroquer.»
+
+
+Cet avocat n'osait pas demander la peine capitale dans la crainte d'un
+acquittement pour un crime monstrueux commis par un homme ne méritant
+aucune pitié.
+
+Cet autre avocat,--également ministère public, demandant et obtenant
+la mort de l'accusé, mais disant qu'il n'est pas certain que la
+société ait le droit de tuer--me font voir--une fois de plus--qu'il
+est des absurdités, des bêtises qui ont la vie bien dure et qu'il faut
+tuer plusieurs fois.
+
+Aux mêmes insanités, je ne puis faire que les mêmes réponses;--mais je
+commencerai par dire:
+
+A soutenir l'abolition de la peine de mort, on peut se laisser
+entraîner sans une conviction bien entière, parce que cette plaidoirie
+est féconde en phrases brillantes, faciles et toutes faites,--parce
+qu'elle a un air généreux, libéral, humain.
+
+Pour soutenir l'avis contraire qu'on aimerait peut-être mieux ne pas
+avoir, et dont la popularité et le succès sont beaucoup moins
+certains, il faut être bien complètement, bien résolument de cet avis.
+
+Il est curieux de remarquer que les plus ardents adversaires de la
+peine de mort sont des gens qui, en même temps, s'efforcent de
+réhabiliter Robespierre, Danton, Fouquier-Tinville, Carrier, Marat,
+etc., etc., puis d'excuser d'abord et d'expliquer ensuite et de
+glorifier _la Terreur_, la guillotine permanente, les mitraillades de
+Lyon, les noyades de Nantes, la Commune, etc.
+
+Les adversaires de la peine de mort se fondent sur deux arguments que
+voici:
+
+1º «L'échafaud est inutile;--l'échafaud n'effraye pas les assassins.»
+
+Qu'en savez-vous? Vous savez qu'un homme n'a pas été arrêté par
+crainte de l'échafaud; mais, si un homme, dix hommes ont subi cette
+crainte salutaire, iront-ils vous dire: «Mon bon monsieur, j'étais
+tourmenté d'un âpre désir de tuer mon ennemi et d'assassiner un homme
+riche qu'on ne pouvait dépouiller autrement, mais j'ai reculé devant
+l'idée de la guillotine.»
+
+Admettons un moment que la peine de mort n'empêche pas l'assassinat,
+vous supprimez la peine de mort; mais que faites-vous des assassins?
+Vous leur infligez les travaux forcés.--Mais, si la crainte de la plus
+forte peine a été inefficace, pensez-vous que la crainte d'une peine
+moindre serait plus puissante?
+
+Non; alors supprimons les travaux forcés.
+
+De même pour l'emprisonnement--et nous descendrons toujours jusqu'à ce
+que nous ayons une peine homéopathique à la trois centième relative.
+
+Mais heureusement que votre raisonnement ne vaut rien; car il
+conduirait à ce raisonnement terrible:
+
+La peine de mort est impuissante; il faut donc ne pas diminuer la
+peine, mais l'augmenter jusqu'à ce qu'on obtienne un résultat;--alors
+il faut recourir aux supplices, à la torture, aux membres rompus, à
+l'écartellement: est-ce là ce que vous voulez?--C'est cependant ce que
+vous demandez--en disant la peine de mort inefficace, c'est-à-dire
+insuffisante.
+
+Dans le crime, comme dans toutes les autres circonstances, l'homme, à
+son insu parfois, fait un calcul des peines et des plaisirs;--on ne
+veut pas payer trop cher:--tel jouera un an de sa liberté contre la
+chance de s'approprier cent francs, qui reculera s'il ne peut prendre
+que dix sous en encourant la même peine, ou s'il doit jouer deux ans
+contre la capture de cent francs.
+
+Il y a des voleurs qui ne volent jamais la nuit, quoiqu'ils aient
+moins chance d'être pris qu'en volant le jour, parce qu'ils ne veulent
+risquer qu'une certaine peine, et ne pas trop mettre au jeu.
+
+Ces assassins sont une bande à part,--devenue plus nombreuse depuis
+qu'ils ne jouent plus contre l'échafaud, mais seulement contre
+certaines chances aléatoires de l'échafaud--depuis qu'on rend des
+points aux assassins.
+
+2º Argument.
+
+«La société n'a pas le droit de tuer un homme, elle ferait dans ce cas
+ce qu'elle reproche au criminel d'avoir fait.»
+
+Il y a cependant une certaine nuance sur laquelle j'appelle votre
+attention.--La société tue un homme parce qu'il en a tué un--et aussi
+pour l'empêcher d'en tuer d'autres, et aussi pour faire savoir à ceux
+qui seraient tentés de l'imiter qu'ils jouent leur tête, et aussi pour
+rassurer la société justement alarmée.
+
+La société tue un homme parce qu'il en a tué un autre, l'assassin a
+tué un homme parce qu'il avait une montre.
+
+L'homme attaqué par un assassin a-t-il le droit de le tuer pour se
+défendre?
+
+C'est ce droit de se défendre que l'individu transmet à la société, et
+le transmet diminué de tout ce que la passion, la peur, la colère
+pourraient y ajouter d'arbitraire et d'excessif.
+
+Mais, si la société avoue qu'elle est impuissante à protéger ses
+membres contre l'assassinat, elle rend à chaque individu la délégation
+qu'il lui a faite,--chacun rentre en possession de sa défense
+personnelle;--de là nécessairement, la vendetta, la loi de Lynch, le
+revolver et le tomahawk.
+
+Qu'aurait-on dit et fait à M. Grille, si, voyant que l'assassin et le
+calomniateur de sa femme n'est pas condamné à mort, l'y avait condamné
+lui-même en lui brûlant la cervelle à l'audience?--Ce n'est certes pas
+moi qui l'aurait blâmé.
+
+Vous trouvez que tuer un homme est horrible,--moi aussi.
+
+Que tuer un homme, fût-il un scélérat, c'est encore fort triste.
+
+C'est mon avis.
+
+Que la guillotine est un objet hideux.
+
+Je le pense comme vous.
+
+Que l'office de bourreau et le bourreau lui-même sont ignobles et
+répugnants.
+
+Rien n'est plus clair.
+
+Qu'il serait à désirer qu'on ne tuât plus personne, qu'on brûlât la
+guillotine.
+
+Nul au monde ne le désire plus sincèrement et plus vivement que moi.
+
+En un mot qu'on supprimât la peine de mort.
+
+Je vous défie d'y applaudir plus que moi.
+
+Supprimons donc la peine de mort, mais que messieurs les assassins
+commencent.
+
+La peine de mort, grâce aux phrases dues à la sympathie qu'il est de
+mode d'afficher pour les scélérats,--grâce aux faiblesses et à la
+sottise des jurés, n'existe déjà plus que très exceptionnellement pour
+quelques assassins, empoisonneurs, incendiaires, parricides,
+etc.;--mais elle subsiste et elle subsistera pour ceux qui laissent
+voir des chaînes de montre, pour ceux qui passeront pour avoir de
+vieux louis enfouis; elle subsistera pour la pauvre fille qui refuse
+d'épouser un mauvais sujet auquel elle aura inspiré une fantaisie.
+
+La peine de mort n'existera plus pour les criminels, elle sera
+réservée exclusivement aux innocents.
+
+
+
+
+KLMPRSK
+
+ Un jour le Bon Dieu s'éveillant.
+ Fut pour nous assez bienveillant.
+
+
+La mode, qui exerce un despotisme si invincible est en même temps si
+mobile, que, si elle inquiète à juste titre ceux qu'elle adopte, elle
+ne doit pas décourager ceux qu'elle néglige et semble dédaigner, et
+qui peuvent avoir leur tour demain; elle est si changeante, qu'elle a
+fini par s'ennuyer d'elle-même, se trouve vieillie, ne se croit plus
+elle-même à la mode, change de nom, et se fait aujourd'hui appeler le
+«chic».
+
+Aussi ai-je hésité, dans la crainte d'effaroucher les lecteurs, à
+rappeler ces deux vers de Béranger, si admiré, si loué pendant un
+temps, et aujourd'hui si dédaigné, si oublié avec une égale injustice
+et une semblable exagération. Mais cette épigraphe convenait si bien
+à la petite histoire que je vais raconter, elle m'est si bien venue
+d'elle-même sous la plume, que je me suis risqué et résigné.
+
+On aimerait à se représenter l'Être suprême invisible et senti dans
+tout, sans qu'on osât lui donner une forme et une figure, aimant,
+protégeant, réglant d'un égal et paternel amour son oeuvre tout
+entière, tout ce qu'il a créé,--tout ce que nous voyons et tout ce qui
+est au delà de ce que nous voyons, les mondes infinis et un grain de
+poussière--les soleils et les lucioles--les mers et la goutte de
+rosée--l'homme et les insectes microscopiques, rien n'étant grand ni
+petit aux regards de cette souveraine et divine intelligence.
+
+Malheureusement, la Bible, que nous sommes obligés de croire, nous le
+montre autrement.--Pendant plusieurs siècles, selon les saintes
+écritures, Dieu s'est presque exclusivement consacré au petit peuple
+hébreux qu'il a appelé «son peuple» par préférence et excellence, et
+dont il a été le Dieu particulier et confisqué, lui sacrifiant le
+grand peuple Égyptien et tous les peuples ses voisins, dans cette
+terre qu'il lui avait «promise», et où il l'avait conduit sans se
+décourager, quoiqu'il dit lui-même à Moïse: «Décidément, ce peuple a
+la tête trop dure» (Duræ cervicis; _Exode, XXXII, 9_. Ce qui est
+répété dans le _Deutéronome, IX, 13_.)--Il alla jusqu'à lui envoyer
+son fils, par une préférence extraordinaire, et, je dirai même,
+difficile à comprendre--et, ce fils, ils le crucifièrent.
+
+Je me croyais donc fondé à croire Jéhovah moins jeune, et guéri à
+jamais d'un pareil engouement et remonté chez lui, à cette hauteur
+d'où sont égales les montagnes et les taupinières, les chênes et les
+brins d'herbe, les éléphants et les fourmis.
+
+Lorsque je trouvai par hasard en flânant sur les quais de Paris un
+vieux petit volume recouvert de parchemin jauni, qui m'obligea à
+penser autrement.
+
+Oh! les bonnes flâneries sur les quais de Paris, à fouiller sur les
+parapets les boîtes des bouquinistes!
+
+A vrai dire, depuis si longtemps que j'ai quitté Paris, c'est la seule
+chose que j'aie jamais regrettée--de cette ville, que Victor Hugo a
+appelée la «ville lumière», prenant naïvement pour une lumière la
+lueur rouge de l'incendie.
+
+Voici ce que raconte ce _bouquin_:
+
+«La terre, dit un jour Jéhovah, ce monde, un des moindres du nombre
+infini que j'ai créés, me donne plus de soucis que tous les
+autres.--J'avais de mon mieux, et assez bien je puis le dire sans
+vanité, organisé les choses, pour que la courte existence des
+habitants de la terre fût très supportable et même assez heureuse;
+mais tous leurs efforts tendent à déranger l'ordre que j'ai établi, à
+inventer des maladies du corps et de l'esprit, à se créer des
+ambitions absurdes, des désirs irréalisables, des chagrins et des maux
+de tous genres, tant les uns contre les autres, que chacun contre
+soi-même, et je n'entends monter que des plaintes, des récriminations
+contre le sort, contre la vie, contre moi-même.
+
+»Je veux faire encore un essai;--mais, par le Styx, ce sera le
+dernier!--Je vais tenter de rendre un peuple heureux et de lui donner
+tout ce qu'il peut raisonnablement désirer, et même un peu au delà.»
+
+Il prit un peuple, le plaça dans une contrée située de la façon la
+plus avantageuse, entre des mers--un climat tempéré, un sol fertile;
+puis il doua les femmes non seulement d'une beauté suffisante, mais
+encore d'une grâce particulière et d'un charme spécial;--il doua les
+hommes de bravoure et d'un certain esprit qui n'est pas précisément
+«la raison ornée et armée», mais d'une autre espèce plus pratique,
+plus agréable, peut-être plus capable de distraire et d'amuser:--il
+leur donna surtout la gaieté. La gaieté! cette santé de l'esprit, ce
+soleil qui colore la vie de teintes si riantes, qui rend les maux
+légers; il leur donna le rire, le seul avantage bien constaté que
+l'homme ait sur le singe.
+
+Il leur expliqua que la monarchie est l'image du gouvernement paternel
+et fait d'un peuple une famille, puis il leur choisit lui-même une
+succession de rois aimant tendrement le peuple.
+
+Mais de ces rois ils assassinèrent le premier, ils décapitèrent le
+second et forcèrent le troisième à s'en aller, après avoir échappé six
+fois aux couteaux et aux pistolets, aux cris de «Vive la liberté!»
+
+«La liberté! dit Jéhovah, c'est un aliment de trop haut goût et de
+trop difficile digestion et assimilation pour vos faibles estomacs.
+Vous en avez eu jusqu'ici plus que vous n'en pouvez supporter; vous
+n'êtes pas des esclaves aspirant à briser leurs chaînes, vous êtes des
+domestiques capricieux aimant à changer de maîtres.--Eh bien, je vais
+vous satisfaire,--je vais vous mettre en République;--vous aurez alors
+quelques douzaines de maîtres, de tyrans, dont vous changerez tous
+les dimanches.
+
+«Puis je ne m'occupe plus de vous--débrouillez-vous. Je vous défends
+même d'écrire sur vos pièces de cent sous que je vous protège
+particulièrement, parce que désormais cela ne sera plus vrai.»
+
+A ceux-là il n'envoya pas son fils, peut-être ne l'osa-t-il pas.
+
+Et il fit comme il l'avait dit.
+
+Et ce peuple se mit à ne plus labourer la terre si fertile qui lui
+avait été donnée.
+
+Tout le monde voulut être médecin, avocat, notaire, homme politique,
+ministre, président de la République. La gaieté disparut; il ne crut
+plus à Dieu, mais il crut à tel ou tel avocat, à tel ou tel général, à
+tel ou tel déclassé, à tel ou tel fruit sec.
+
+Il nomma pour le gouverner des hommes dont il exigea des promesses
+impossibles à réaliser,--qui ne seraient pas restés trois jours au
+pouvoir s'ils avaient tenté de tenir leur parole, et qui, ne la tenant
+pas, étaient renversés au bout de huit jours. Ce peuple, qui avait été
+longtemps un objet d'envie et de respect, devint un objet de pitié et
+de dérision;--au drapeau blanc, il substitua le drapeau tricolore,
+puis le drapeau rouge, puis le drapeau noir;--il déclara _la_
+république _une et indivisible_, et se partagea en cent hordes ou
+meutes sous différents noms, si bien que leur vrai drapeau, celui qui
+eût convenu à cette situation, eût été la culotte d'Arlequin.
+
+On gaspilla, on vola, on assassina; on fit, sinon des vertus, du moins
+des titres de gloire et de popularité, de tout ce qui autrefois
+déshonorait.
+
+Au milieu de la foule, il se trouva par hasard un homme un peu
+bizarre, ami du vrai, du juste, du grand et du beau,--spectateur
+désintéressé, n'ayant envie de rien, ne voulant rien être dans
+rien;--il n'était guère écouté et choquait beaucoup de gens par les
+vérités qu'il émettait de temps en temps;--on ne disait jamais de lui:
+«Il a raison, aujourd'hui»;--mais on a dû souvent dire: «Comme il
+avait raison, il y a dix ans, il y a vingt ans!» Son faible, sa
+marotte, sa manie était de chercher patiemment des vérités;--puis,
+quand il en avait trouvé une, de l'éplucher, de la décortiquer, de la
+«décaper», de la nettoyer, de la fourbir, de la frotter, de la faire
+luire, en la réduisant à la plus simple, plus intelligible et plus
+brève expression.
+
+Puis, quand il en avait rassemblé quelques-unes, de leur donner la
+volée comme à un essaim de libellules échappées de leurs chrysalides.
+
+Non seulement on ne lui en savait aucun gré, mais beaucoup s'en
+ennuyèrent, s'en offensèrent et lui voulaient du mal;--il s'en
+affligeait quelque peu, parce que cette indifférence ou cette
+malveillance l'empêchaient de faire le bien qu'il aurait voulu
+faire,--et il ressemblait à cet autre homme qui avait gagé de vendre
+sur un pont des louis d'or à trois sous la pièce, et auquel on n'en
+acheta pas un; ce qui lui fit gagner son pari. Cependant, comme cette
+malveillance allait jusqu'à la haine, il imagina de mettre à l'avenir
+ce qu'il avait à dire sous un nom d'emprunt qui ne serait pas
+compromis comme le sien, et permettrait peut-être de voir accepter et
+adopter quelques-unes des vérités qu'il croyait utiles.
+
+Il pensa un moment à prendre pour _gérant responsable_ le grand
+philosophe Koung-fou-Tsé que les jésuites ont appelé Confucius--mais
+on était habitué à ne pas prendre les Chinois au sérieux, la Chine
+n'était pas à la mode, et lui-même avait plus d'une fois parlé de ce
+grand homme avec admiration; ce qui aurait fait soupçonner
+l'expédient.
+
+Un jour qu'il avait amassé un certain nombre d'aphorismes, d'axiomes
+plus hardis encore que de coutume, il jugea que, pour échapper à
+l'indignation et au mépris, il était temps de mettre son idée à
+exécution.
+
+En effet.
+
+C'était un chapelet assez dangereux.
+
+Par exemple.
+
+Deux et deux font quatre.
+
+La prétendue république n'est pas un but, c'est une échelle.
+
+La partie est toujours moins grande que le tout.
+
+On attaque les abus non pour les détruire, mais pour s'en emparer et
+en jouir.
+
+Le plus court chemin d'un point à un autre est la ligne droite.
+
+Les avocats s'intitulent les «défenseurs de la veuve et de
+l'orphelin»;--mais la veuve et l'orphelin n'auraient pas besoin d'eux,
+s'il n'y avait toujours en face de leur défenseur un autre avocat qui
+y oblige.
+
+Un nombre, quel qu'il soit, est toujours pair ou impair.
+
+L'avocat, après dix ans d'exercice de sa profession, ayant plaidé dans
+toutes les questions le pour et le contre, n'a plus aucun discernement
+du juste ni du vrai--et est tout à fait incapable de prendre part aux
+affaires publiques.
+
+La liberté de chacun a pour limite la liberté des autres.
+
+Cinq et quatre font neuf, ôté deux reste sept, etc., etc., etc., et
+autres paradoxes vrais peut-être, mais étranges, choquants, n'ayant
+nulle chance d'être acceptés.--C'était plus que n'en pouvait supporter
+la patience de ses concitoyens.
+
+Il se décida à ne publier de pareilles hardiesses que sous le nom du
+«philosophe».
+
+ KLMPRSK
+
+Cette publication n'excita pas autant qu'il l'avait craint
+l'indignation générale,--à cause de la situation du gouvernement; le
+Président trônait depuis trois ans, le ministère depuis trois
+mois.--C'était un assez rare exemple de longévité.--Un parti s'était
+formé de tous les partis aussi ennemis entre eux pour le moins qu'ils
+l'étaient du parti au pouvoir, mais pour le moment d'accord sur ce
+point, qu'il fallait le renverser et rendre la place libre,--chacun à
+part soi, espérant jouer ses alliés et s'emparer de la place.
+
+Ce qui, dans les idées émises par _Klmprsk_, concernait la république,
+reçu avec colère et haine par les uns, était accepté par les autres,
+qui ne l'appliquaient qu'à leurs adversaires.
+
+On en parla beaucoup, on questionna l'écrivain; il prit des airs
+réservés et mystérieux, répondit qu'il avait juré de ne pas trahir
+_Klmprsk_--qu'à la moindre indiscrétion, cesserait toutes relations
+avec lui--puis il s'en alla à la campagne, et de là, croit-on, à
+l'étranger, mais, en tout cas, disparut tout à fait.
+
+Mais, se demandait-on, quel est ce _Klmprsk_? Les uns disaient: «C'est
+un diplomate!»--les autres, c'est un général ou un ancien
+ministre,--en tout cas, un homme supérieur. Mais quel nom! comment ça
+se prononce-t-il? Quelqu'un s'avisa de donner à chaque lettre le nom
+dont on l'appelle et cela produisit:
+
+_Kaelempeereska_--mais c'était encore long et difficile. Une personne
+plus pratique rappela ce qu'avait fait autrefois un musicien
+compositeur allemand qui avait beaucoup de talent, mais un nom si
+hérissé de consonnes, si impossible à prononcer, qu'il n'y avait pas
+moyen d'en faire un nom répété par la foule et célèbre;--il avait
+imaginé, au-dessous de son nom, d'ajouter entre parenthèses:
+prononcez: _Guillaume_.
+
+Eh bien, Klmprsk--se prononcera GUSTAVE.
+
+Ce logogriphe avait occupé l'attention pendant une semaine.--Quelques
+individus s'étaient fait une position dans certains salons en
+affectant des airs discrets comme s'ils en avaient su sur Klmprsk plus
+qu'ils n'en voulaient dire.
+
+La mode s'en empara,--les femmes portèrent des manches et des
+tournures à la _Gustave_.
+
+En même temps, on créa un petit journal--et on fit jouer un vaudeville
+sous ce titre:
+
+ KLMPRSK
+
+ _Prononcez Gustave_
+
+Le journal, dont les collaborateurs étaient soupçonnés de ne pas être
+étrangers au vaudeville, répandit le bruit que le ministère avait
+exigé des suppressions et des modifications.--C'était un attentat à la
+liberté de la presse et cela devait amener du bruit; aussi la police
+meubla la salle d'un nombre respectable de ses agents, ce qui provoqua
+ce qu'elle voulait empêcher. On applaudit la pièce à tout rompre. Les
+sifflets risqués par la police firent applaudir jusqu'au délire. On
+cria: «Vive Gustave!» et «A bas le ministère! A bas le président!»
+
+Ce journal rendit un compte enthousiaste de l'oeuvre; un journal
+appartenant au pouvoir «actuel», comme il avait appartenu au pouvoir
+précédent, tout prêt à se livrer à ses successeurs, écrivit:
+
+«Ce nom ridicule que vous acclamez, ce nom de _Klmprsk_ que vous
+prononcez arbitrairement _Gustave_, nous le prononçons _Jocrisse_.»
+
+Le premier journal répliqua: «Il vous plaît de donner un nom au héros
+du jour et, en bon parrain, vous lui donnez le vôtre.»
+
+Le journal officiel, offensé, envoya treize témoins demandant une
+réparation,--l'offenseur leur opposa treize témoins qui rédigèrent et
+publièrent des procès-verbaux, de sorte que vingt-six individus
+bénéficièrent de la publicité qui leur avait échappé jusque-là et
+eurent leur part de la gloire des combattants. Le duel fut ainsi
+annoncé comme une pièce de théâtre,--contrairement à l'usage ancien
+qui aurait blâmé comme du plus mauvais goût que combattants et témoins
+ne gardassent pas le silence complet sur ce genre d'affaires; le
+combat dura une heure et demie:--il y eut trente-deux reprises; il est
+vrai que les adversaires se contentèrent de battre l'air de leurs
+flamberges à quatre longueurs de la lame;--un cependant, s'étant
+imprudemment rapproché, reçut un coup sur les doigts.--Les vingt-six
+témoins arrêtèrent le duel,--douze médecins qu'ils avaient amenés
+déclarèrent que le blessé ne pouvait continuer sans se trouver dans un
+état d'infériorité,--on déclara l'honneur satisfait.--Le blessé, qui
+était le rédacteur du _Klmprsk_, soupçonné d'être l'auteur du
+vaudeville, rentra en ville le bras en écharpe et se montra ainsi au
+théâtre le soir.--Les deux journaux publièrent un nouveau
+procès-verbal du duel rendant hommage à la bravoure, à l'intrépidité
+des deux adversaires,--signé des vingt-six témoins et des douze
+médecins. Le public qui, chaque soir, encombrait le théâtre pour aller
+applaudir le vaudeville et crier: _Vive Gustave! Conspuez le
+ministère! Conspuez le président!_--fit une ovation au blessé, accusa
+le ministère d'être intervenu sans nécessité et d'avoir aggravé ainsi
+son premier crime d'attentat à la liberté de la presse.
+
+Le nombre des abonnés du _Gustave_ se décupla en trois jours;--le
+ministère fit éplucher le journal, un substitut zélé trouva facilement
+un délit dans quelques lignes--et on fit un procès.--Le jour de
+l'audience, le tribunal était encombré;--en vain, le président menaça
+de faire évacuer la salle si on se permettait la moindre
+_manifestation d'approbation ou d'improbation_. Il ne put empêcher
+les cris de: _Vive Gustave! A bas le président! A bas le ministère!_
+
+L'accusé fut prudemment acquitté;--en vain le président du tribunal
+voulut résister, on le saisit sur son fauteuil, et quatre solides
+gaillards, relayés de temps en temps par quatre autres gaillards non
+moins solides,--le portèrent en triomphe et lui firent faire le tour
+de la place--en mêlant son nom et son éloge à ceux de Gustave--et aux
+imprécations contre le ministère et contre le président.
+
+On arrêta quelques-uns des manifestants; mais les autres les
+arrachèrent presque tous aux mains des agents de police;--ceux que ces
+agents purent emmener furent relâchés le soir; on n'osait pas leur
+faire des procès qui, dans l'état d'effervescence des esprits,
+seraient suivi d'autant d'acquittements.
+
+Arriva le moment des élections générales.--Quelqu'un proposa la
+candidature de _Klmprsk_;--elle fut acclamée avec ardeur non seulement
+dans la capitale mais dans toutes les circonscriptions;--le cri de
+_Vive Gustave!_ fut déclaré par le ministère «cri séditieux» et
+faisait tomber ceux qui le hurlaient sous le coup de soixante-quatorze
+articles de loi, ce qui centupla en vingt-quatre heures le nombre des
+crieurs.--Le cri de _Vive Gustave_ était toujours accompagné des cris
+de: A bas les ministres! A bas le président!
+
+Le journal _Klmprsk_--prononcez _Gustave_--célébra les vertus de son
+candidat,--et elles étaient nombreuses. L'avenir que son élection
+promettait au pays décuplait toutes les félicités du paradis de
+Mahomet.
+
+Le journal officiel attribua à _Klmprsk_ tous les vices et quelques
+crimes--et annonça que son élection serait la ruine et la perte de la
+patrie.
+
+Le ministère fit un _chassé croisé_ de préfets et de sous-préfets pour
+s'opposer au torrent; on ne s'occupa plus que de la question
+_Klmprsk_.--Ce fut une belle époque pour les filous et les escarpes de
+la capitale, auxquels la ville fut abandonnée à merci.
+
+Les deux partis couvrirent les murs et les maisons d'affiches de
+toutes les couleurs; les _gustavistes_ rappelaient que c'était
+_Klmprsk_ qui, à Xerxès, qui lui disait de rendre ses armes, avait
+répondu: «Viens les prendre!»
+
+Les _antigustavistes_ soutenaient qu'ils avaient des preuves qu'il
+était le petit-fils du célèbre _Cartouche_ et les électeurs croyaient
+les uns et les autres.
+
+Quelques agents de police ayant reçu l'ordre d'arracher les affiches
+_gustavistes_, furent roués de coups, assommés par les _gustavistes_
+qui tapaient en criant: «On assassine nos frères!» A l'émeute manquait
+encore le cadavre traditionnel qu'on doit promener par les rues en
+criant: «Aux armes!»
+
+On ramassa un citoyen ivre-mort qu'on coucha sur un brancard et que
+quatre robustes manifestants commencèrent à promener. Mais l'ivrogne
+se réveilla et se prit à chanter sans qu'il fût possible de le faire
+taire;--il fallut le remettre à terre au coin d'une borne où il se
+rendormit.
+
+Heureusement passait une de ces mascarades appelées _enterrements
+civils_, avec des drapeaux et des immortelles teintes en rouge--sans
+oublier des stations aux cabarets, chemin faisant, où on buvait aux
+vertus et au patriotisme du mort «libre penseur».
+
+Les citoyens qui portaient le défunt se firent un plaisir et un devoir
+de prêter le corps de leur ami pour accomplir la tradition, le rite et
+le cérémonial de l'émeute.
+
+Deux millions de bourgeois terrifiés fermèrent leurs portes, laissant
+la rue au pouvoir de quelques centaines de fripouilles.
+
+Le président avait déjà quitté son palais, les ministres déguisés, qui
+en marmitons, qui en vieilles femmes, s'étaient mis à l'abri. Pendant
+ce temps, le suffrage universel fonctionnait. _Klmprsk_ fut élu à la
+presque unanimité par trois cent soixante-cinq collègues sur trois
+cent soixante-six. Au trois cent soixante-sixième, il y eut
+ballottage; mais tout portait à croire qu'il suivrait l'exemple des
+autres. Voilà donc _Klrmpsk_--prononcez _Gustave_--seul représentant
+de tous les départements. On cherche quel titre lui donner. Tout le
+peuple était dans l'ivresse. On le nomma.
+
+ CHAMBRE DES DÉPUTÉS
+
+et protecteur à vie--avec hérédité pour les enfants qu'il pourrait
+avoir, mâles ou femelles.
+
+--Maintenant, dit un des plus forts politiques du parti gustaviste, il
+est temps que le héros paraisse, et qu'on le conduise, ou plutôt qu'on
+le porte en triomphe au palais de la présidence.
+
+Et déjà les plus obstinés adversaires se préparaient à faire amende
+honorable et à lui offrir leur concours fidèle et dévoué.
+
+Mais où est-il?
+
+On se mit à sa recherche, on proclama, on fouilla.. on...
+
+Mon petit livre couvert de parchemin ne va pas plus loin; les
+dernières pages ont été déchirées et manquent.
+
+De sorte que nous ne pouvons savoir quel fantoche, Arlequin,
+Polichinelle ou Pierrot, a hérité de l'enthousiasme et de l'engouement
+excités pour cet homme qui n'avait jamais existé, ni à quel degré de
+bêtise et de misère tomba ce peuple que Jéhovah avait en vain essayé
+de faire heureux.
+
+
+
+
+LOGOGRIPHE
+
+
+J'avais résolu, pour cette fois, de m'abstenir de toute politique. Si
+je ne puis tenir tout à fait cette promesse faite à moi-même, je m'en
+approcherai cependant le plus possible; après avoir, comme disent les
+papes en nommant des cardinaux, _expectoré_ deux ou trois petits
+points que j'ai sur le coeur, et qui m'étoufferaient, je passerai à
+autre chose.
+
+Rien ne réussit comme le succès;--qu'on se rappelle l'audacieuse
+tentative de Malet,--improprement appelée la conspiration de Malet,
+puisqu'il était seul, sans complices; en 1812, pendant la guerre de
+Russie, il se nomme gouverneur de Paris, jette en prison Rovigo et
+Pasquier,--ministre et préfet de police--entraîne plusieurs
+régiments, etc.--Traduit devant une commission militaire, le président
+Dejean lui demandant quels étaient ses complices, il lui répondit:
+«Vous-même, si j'avais réussi.»
+
+C'est ce qu'on vient de voir pour le général Boulanger. Nommé dans
+trois départements, il voit, en vingt-quatre heures, s'accroître,
+d'une façon à la fois comique et répugnante, le nombre de ses
+partisans, de ses flatteurs--parmi lesquels des hommes qui, la veille,
+le vilipendaient et le bafouaient ne se montrent pas les moins
+ardents.
+
+Je me rappelle que, lors de la révolution de 1848, un des plus dévoués
+et des plus ardents serviteurs du gouvernement si malheureusement
+tombé, rencontrant un des chefs du parti républicain, s'élance vers
+lui, lui prend la main, la serre avec force, et lui dit: «J'espère que
+vous êtes des nôtres!--Vive la République!»
+
+Naturellement,--les membres d'une nouvelle institution, les
+«reporters», se sont précipités sur le général à sa rentrée à
+Paris;--il les a tous reçus, a répondu à toutes leurs questions et
+surtout leur a dit ce qu'il a pensé avoir intérêt à répandre ou à
+faire croire, car les reporters en chasse ont l'avidité du requin qui
+suit un navire, et avale gloutonnement tout ce qu'on en jette, les
+vieilles marmites et les casseroles, comme le lard.
+
+Le général, donc, ne leur a pas caché l'enthousiasme dont il est
+l'objet:--il n'a pas gardé le secret aux nouveaux et subitement
+convertis.
+
+Un de ces messieurs lui ayant effrontément et cyniquement demandé où
+il prenait les grosses sommes qu'il avait dépensées pour sa triple
+élection, et pour la vie qu'il mène depuis quelque temps, M. Boulanger
+lui a répondu: «De l'argent? Ne me parlez pas d'argent, j'en regorge,
+tout le monde m'en envoie: voici un plein panier de lettres chargées
+que je n'ai pas encore pu décacheter, tant il y en a d'autres non
+moins chargées et pleines d'argent.--Il y en a qui m'envoient 20,000
+francs, d'autres 1,000 francs, d'autres trente sous;--il me faut cinq
+secrétaires pour décacheter les lettres,--et le reporter s'est
+empressé d'aller porter la chose à son journal. Ce n'est peut-être pas
+vrai, mais cette situation n'est pas sans exemple.--Du temps d'une
+autre Fronde contre le Floquet qui s'appelait alors Mazarin, le
+Boulanger qui s'appelait duc de Beaufort,--devint l'idole de la
+population de Paris, et fut surnommé le «Roi des halles».--Un jour
+qu'il jouait à la paume, au Marais, les dames de la halle allaient
+par peloton le voir jouer et faire des voeux pour qu'il gagnât.--Comme
+elles faisaient du tumulte pour entrer et que le maître paumier s'en
+plaignait, le duc fut obligé de quitter le jeu et de venir leur parler
+à la porte. On convint que les femmes entreraient en petit nombre les
+unes après les autres pour le voir jouer. «Eh bien, ma commère, dit-il
+à une d'elles, vous avez voulu entrer: quel plaisir prenez-vous à me
+voir perdre mon argent?»--Elle lui répondit: «Monsieur de Beaufort
+jouez hardiment, vous ne manquerez pas d'argent; ma commère que voici
+et moi, nous avons apporté deux cents écus; s'il en faut davantage,
+j'irai en chercher.»
+
+Quelque temps après, comme il passait devant l'église Saint-Eustache,
+une troupe de femmes se mit à lui crier: «Monsieur, ne consentez pas
+au mariage avec la nièce du Mazarin, quelque chose que vous dise ou
+vous fasse votre père; s'il vous abandonne, vous ne manquerez de rien:
+nous vous ferons tous les ans une pension de soixante mille livres
+dans la halle.»
+
+La popularité dont jouit en ce moment le général Boulanger est
+incontestable: les relations des reporters et des journaux suffiraient
+pour rendre vrai demain ce qui ne l'était pas hier;--la foule va où
+va la foule, sans bien savoir où; on lui envoie tant d'argent que
+cela!--et moi aussi, je vais lui envoyer 1 fr. 50.
+
+On va donner son nom à une rue de Paris, et, dans tous les chefs-lieux
+des départements où il a été et sera élu, on parle d'une statue.
+
+Mais que de lettres! que de félicitations! que d'offres de dévouement!
+que de demandes aussi!--des femmes lui tricotent des bretelles, une
+vieille dame lui envoie des pruneaux, en rappelant combien sa santé
+est précieuse à la France.
+
+Il reçoit des vers, des odes, des acrostiches;--entre toutes ces
+missives, une mérite d'être citée: elle est de M. Joseph Prudhomme,
+fils naturel d'Henri Monnier, professeur d'écriture et de grammaire,
+élève de Brard et Saint-Omer, expert assermenté près les cours et
+tribunaux.
+
+
+«Brave général, lui dit-il, c'est comme grammairien et au nom de la
+langue française et de l'alphabet que je viens vous dire: Heureuses
+les lettres, les neuf lettres qui ont l'honneur d'entrer dans votre
+nom!--tristes sont celles qui restent en dehors!--Ces neuf lettres
+deviennent l'aristocratie de l'alphabet, les autres sont la foule, la
+populace, l'_ignobile vulgus_; les écrivains de mérite, s'efforceront
+de les employer le moins possible.
+
+»Déjà ces neuf lettres composent un grand nombre de mots, un si grand
+nombre de mots qu'il ferait presque une langue, et qu'il suffirait de
+quelques légères modifications dans l'orthographe pour qu'on pût
+parler le «boulangisme».
+
+»Ce nom est bien grand, il promet, il contient tout; outre la paix et
+la revanche, outre la prospérité et la moralisation du pays, le
+patriotisme, la liberté, la fraternité, etc.
+
+»Voici un petit échantillon des mots qui, déjà, se peuvent écrire avec
+les neuf lettres de votre nom.--Je dis petit échantillon; car j'en ai
+trouvé cent trente et un;--j'en cherche et j'en trouverai encore.
+
+»Blague--gabeur--gobeur--bouge--boue--rouge--ogre--roué--rogne--bagne
+--glu--rue--v'lan--âne--auge--Labre (saint)--bulle (de savon)--onagre
+--bougre--grue--bourbe--balle--grêlon--rage--gueule--borne--grève--râle
+--nul--goule--ravage--banal--grabuge--borgne--lave--gaver--bave
+--glou-glou--narguer--galon--geôle--gale--veule--bran, etc., etc., etc.
+
+»Qui sait si on ne compléterait pas la langue avec vos prénoms?
+
+»Si, par votre influence toute-puissante, brav' général, j'entre à
+l'Académie française, d'abord vous pourriez compter sur ma voix pour
+vous y faire entrer à votre tour, et ensuite je consacrerais mes
+veilles à la formation, au perfectionnement de la langue boulangienne
+toute tirée de votre nom; les lettres qui, obstinément, se
+refuseraient à cet honneur, seraient considérées comme suspectes, et
+rejetées pour le goût et le beau langage.
+
+ »JOSEPH PRUDHOMME.»
+
+Et moi aussi, je veux donner quelque chose au brav' général; car on
+s'aborde dans la rue, et on se demande réciproquement: «Qu'avez-vous
+envoyé au général?...» Je n'ai pas, du reste, ce qui me distingue
+avantageusement, attendu son triple succès, pour lui fournir, par les
+exemples de Cromwell et de Bonaparte, la seule et efficace manière de
+dissoudre une Assemblée.
+
+Je veux aujourd'hui, quoique ce soit hardi, peut-être imprudent--lui
+dire deux vérités:
+
+La première, c'est qu'il ne faut pas s'enorgueillir de la
+popularité--et de la multiplicité des suffrages.--On ne vote pas pour
+celui-ci ou celui-là, mais contre celui-là ou celui-ci.--Le favori
+n'est le plus souvent qu'un prétexte.--«Vive Boulanger!» ne veut
+peut-être dire que «A bas Floquet!» et même «A bas la République!»
+
+--Vous valiez mieux, dit Sénèque à Lucilius, quand vous plaisiez à
+moins de monde.
+
+Pourquoi, brav' général?--Connaissez-vous un général qui n'ait donné
+des preuves de bravoure?--Où, quand, et comment M. Boulanger en a-t-il
+donné plus que les autres? Et, d'ailleurs, que signifie cette épithète
+qui s'applique à tous, non seulement à tous les généraux, mais à tous
+les colonels, à tous les sergents, à tous les soldats?--Comme éloge,
+c'est banal et commun.
+
+A Cromwell--qui, lui, savait dissoudre une Assemblée, un de ses
+courtisans faisait remarquer, avec enthousiasme, la foule énorme qui
+se pressait sous ses fenêtres pour le voir.
+
+--Il y en aurait encore bien plus, dit le Protecteur, si on me menait
+pendre.
+
+
+Beaucoup--même parmi les conservateurs, ont voté pour le brav'
+général, le jugeant instrument de guerre, machine de dissolution pour
+la République--et peu capable par lui-même de se soutenir et de
+s'installer. C'est ce sentiment qui a tant servi à l'élection du
+prince président en 1848.--C'était quelqu'un dont on se débarrasserait
+facilement.--On a vu plus tard qu'on s'était trompé.
+
+Peut-être agit-on aujourd'hui aussi légèrement, en ne faisant qu'un
+cas très médiocre de la personnalité de M. Boulanger.
+
+Cependant--en examinant l'entourage, la cour, les associés de M.
+Boulanger, on peut dire que «ça manque de Morny», et, sans Morny, le
+prince Louis-Bonaparte ne serait pas devenu l'empereur des
+Français;--de même que, sans Ollivier, il serait peut-être encore sur
+le trône.
+
+On me dit qu'un député,--un de ceux qui ont crié le plus énergiquement
+«A bas le dictateur!» lors de la séance de la démission,--inquiet de
+sa situation et, pour se concilier la faveur du général, témoigner son
+repentir et assurer sa réélection, se propose, à la rentrée des
+Chambres, de déposer deux projets de loi, par lesquels--à l'exemple du
+Sénat romain pour César:--1º il serait au-dessus des lois de façon à
+n'être jamais forcé de faire ce qui ne lui plairait pas--ni empêché de
+faire ce qui lui plairait;--2º on lui donnerait un droit absolu sur
+toutes les femmes de la République.
+
+Les pauvres terrassiers viennent de recevoir une leçon dont je
+voudrais être certain qu'ils profiteront. C'était bonnement,
+innocemment, naïvement qu'ils s'étaient mis en grève, poussés,
+encouragés par les démocrates, les labouvistes, les anarchistes, les
+intransigeants, les exclusifs, les fructidoriens, les robespierristes,
+les dantoniens, les maratistes, les montagnards, les possibilistes,
+les nihilistes, les patriotes plus patriotes que les patriotes, les
+sans-culottes, les terroristes, les communards, les tape-durs et
+autres factions, tous ennemis acharnés les uns des autres et d'une
+République soi-disant concentrée, une et indivisible.
+
+Ces bons terrassiers n'avaient aucune idée politique; aucun ne
+pensait à être président de la République.--Ce qu'ils voulaient,
+ce qu'on leur faisait espérer, c'était d'être plus payés à proportion
+qu'ils travailleraient moins, d'avoir plus de temps à passer au
+cabaret et plus d'argent à y dépenser, en s'offrant quelques petites
+douceurs; car, demandez aux marchands de la halle si les ouvriers
+aujourd'hui se privent de bons morceaux--et, regardez à la porte
+des marchands de vin, vous y verrez de coquettes écaillères ouvrant
+des huîtres.--On leur disait que c'était par méchanceté que les
+patrons ne les payaient pas plus cher et exigeaient le travail de la
+journée d'autrefois.--Les patrons avares avaient de l'or à n'en savoir
+que faire.--Nul ne leur disait que, si la main-d'oeuvre devenait plus
+chère, beaucoup de patrons seraient forcés de fermer les ateliers ou
+de faire faillite. Tout cela intéressait peu le conseil municipal et
+les «hommes politiques» de taverne, les Démosthènes du ruisseau.--J'ai
+vu en 1830, en 1834 et en 1848, des émeutiers fanatiques prêts à se
+faire tuer, mais les deux derniers sont morts en 1871: c'étaient
+Flourens et Delescluze.--Aujourd'hui, on ne veut pas mourir, on veut
+vivre et bien vivre, on attaque les abus pour s'en emparer et en
+jouir; on avait donc espéré pousser les terrassiers et les autres
+corps d'état en avant pour une revanche des journées de juin, en se
+tenant à l'abri, et leur faire tirer les marrons du feu.
+
+Alors, on les accablait d'éloges, de sympathies, d'enthousiasme, on
+leur promettait beaucoup d'argent, on leur en donnait même un
+peu,--c'étaient tous des héros.
+
+Mais les terrassiers, très probablement grâce à leurs femmes, ne s'y
+sont pas laissé prendre et sont restés sur leur terrain.
+
+Alors, conseil municipal, démocrates, patriotes, possibilistes,
+nihilistes, etc., les ont subitement et carrément lâchés et
+abandonnés.--Quelques terrassiers ont été blessés, d'autres mis en
+prison,--tous ont perdu un mois de travail et de gain.
+
+
+Je parlais tout à l'heure des reporters et de l'ardeur avec laquelle
+ils s'étaient rués sur le général Boulanger, qui ne leur a pas plaint
+une pâture qu'ils ont gobée avidemment.
+
+Il y a longtemps déjà--j'en ai cependant vu les commencements--que le
+journalisme a triomphalement laissé derrière lui cette prétendue
+renommée des Anciens--avec ses cent malheureuses trompettes; une
+nouvelle classe de littérature, l'institution des reporters, y a mis
+le comble.
+
+Une armée d'hommes de tous âges, sortis de toutes conditions ingrates,
+ou moins amusantes,--les uns plus, les autres moins lettrés, plus ou
+moins bien vêtus et quelques-uns très bien et «ayant du monde»; tous
+hardis, résolus, imperturbables, quelquefois effrontés, forts d'un
+droit qu'ils s'attribuent et qu'ils réclament hautement. Cette armée
+infatigable ne se repose ni le jour ni la nuit.--Quelques-uns chassent
+avec un carnier à la dernière mode, quelques-uns chiffonnent avec la
+hotte et le crochet.--Cette armée se répand sur la ville en quête de
+nouvelles--tous résolus à ne pas revenir bredouilles;--ils entrent
+partout, avec l'autorité que des magistrats n'exercent qu'avec des
+restrictions inviolables.
+
+Un artiste, un peintre, une cantatrice, célèbres ou à la mode, un roi,
+un empereur arrivent-ils à Paris, à l'instant même, le reporter envoie
+sa carte, et suit, sans attendre de réponse, le domestique qui la
+porte, il s'assied et pose une série de questions à ces diverses
+majestés qui répondent avec complaisance, les uns intimidés, les
+autres malins:--«Quel âge avez-vous? Sortez-vous de parents
+honnêtes?--Quelles sont vos vertus, quels sont vos vices? Quel vin,
+quels mets préférez-vous? Tous ces cheveux sont-ils à vous? etc.»
+
+Une famille vient d'être frappée d'un immense malheur, un de
+ses membres vient d'être assassiné ou de se tuer lui-même, le
+reporter sonne: il demande à voir la veuve, les enfants... On
+répond qu'ils sont tous accablés par la douleur et ne reçoivent
+personne.--«Personne, c'est possible; mais moi, c'est différent;--je
+suis--la presse!» Et alors on le reçoit, on répond en pleurant à des
+questions les plus risquées, les plus indiscrètes.
+
+Pourquoi s'est-il tué? «Avait-il volé à la banque; où il était
+employé? ou a-t-il découvert, madame, que vous le trompiez avec un de
+ses amis? etc.»
+
+Le reporter s'en va, le carnier plein, mais, à l'instant même, lui
+succède le reporter d'un autre journal;--pourquoi refuser à celui-ci
+ce qu'on a accordé à l'autre?--Il fait à peu près les mêmes questions
+et empoche les mêmes réponses.
+
+Un crime a été commis, le reporter va voir l'accusé dans sa prison,
+les geôles lui sont ouvertes comme des palais.
+
+--Eh bien, mon pauvre criminel, nous avons donc tué notre père?
+
+Il n'était pas encore question du reportage, lorsqu'il courut
+l'anecdote suivante, attribuée à Victor Hugo,--qui était, lui aussi,
+en quête de documents pour «_Le Dernier Jour d'un Condamné_».
+
+Il obtint facilement l'autorisation des magistrats compétents, pour
+aller voir à la Force un assassin qui venait d'être condamné à la
+peine de mort.
+
+Hugo,--très correct--et ne voulant pas manquer d'égards au condamné,
+se fait annoncer:
+
+--Un monsieur demande à vous voir, dit le geôlier au prisonnier.
+
+--Qui ça... un monsieur?
+
+--M. Victor Hugo.
+
+--Rugo?... répond le condamné--Rugo?... je connais pas; de quel bagne
+qu'i'sort?
+
+Un nouveau volume «illustré» de charmants dessins de Riou,--que vient
+de publier l'heureux auteur d'un petit chef-d'oeuvre _Boule de
+suif_--me rappelle une circonstance où une femme sut se servir
+habilement de l'intervention d'un reporter:
+
+Bazaine, moins coupable peut-être que certains de nos ministres de la
+guerre, était dans la plus délicieuse prison, l'île Sainte-Marguerite,
+une oasis dans la Méditerranée;--je comptais même, si des amis à moi
+arrivaient au pouvoir, demander la survivance--en m'efforçant d'être
+ensuite transféré à l'île voisine, l'île Saint-Honorat, que je préfère
+de beaucoup.
+
+On apprit un matin que le maréchal Bazaine s'était évadé et on
+attribua l'aventure à sa femme.--Le «pouvoir» ne s'en soucia
+point;--c'était un débarras.
+
+Les fugitifs furent cependant poursuivis, mais par le reporter d'un
+journal très répandu--et qui ne regarde pas à la dépense pour
+satisfaire la curiosité de ses nombreux lecteurs;--voies ferrées,
+postes, etc., il ne négligea rien et les rejoignit;--il déclina ses
+titres, et demanda une entrevue à madame Bazaine, qui, après un peu
+d'apparente hésitation, voulut bien le recevoir, montra quelques
+répugnances à répondre à ses questions, puis y consentit après lui
+avoir recommandé une discrétion qu'elle eût été bien fâchée de lui
+voir pratiquer.
+
+--Eh bien, monsieur, dit-elle, je cède et je vais vous dire toute la
+vérité. Après quoi, elle commença une fable, ayant le but honnête de
+ne pas compromettre, peut-être de sauver les complices de l'évasion du
+maréchal.
+
+--La nuit, au moyen d'une corde, dit-elle, le maréchal était descendu
+sur les rochers au pied de la forteresse;--pendant cette périlleuse
+gymnastique, il avait même frotté et fait luire une allumette pour se
+signaler aux sauveurs.
+
+Les sauveurs étaient tout simplement madame Bazaine et un sien cousin,
+jeune homme aussi nouveau qu'elle aux choses de la mer;--ils avaient
+pris un petit bateau à la Croisette, en face de l'île,--avaient
+traversé, avaient accosté sur les rochers, où ils avaient recueilli M.
+Bazaine, puis étaient allés trouver un bâtiment italien mouillé au
+large du côté de Nice.--Voilà toute la vérité.
+
+Et le reporter triomphant adressa son butin à son journal par le
+télégraphe, sans compter les mots.
+
+Le récit fut lu avec avidité, reproduit par d'autres feuilles--et la
+légende était fondée.
+
+Mais on en rit beaucoup à Cannes et à Saint-Raphaël.
+
+Cette même nuit, en effet, j'avais à Saint-Raphaël des filets à la
+mer;--il se mit à souffler un des plus forts mistrals, vent du
+nord-ouest, que j'aie vu;--la mer était plus que grosse et les lames
+montaient en écumant sur les deux îlots, le _Lion de terre_ et le
+_Lion de mer_ en face de chez moi,--il s'agissait d'aller tirer ou,
+mieux, retirer nos filets, non pour prendre le poisson, mais pour
+sauver les filets.--Nous partîmes trois sur un canot, mon matelot,
+Basile Simon, M. Léon Bouyer et moi--tous trois hommes de mer
+endurcis.
+
+Eh bien, nous mîmes plus d'une heure à atteindre les filets avec six
+avirons, et plus d'une heure et demie à les tirer de l'eau, après
+avoir été vingt fois sur le point d'y renoncer;--au retour, nous
+étions aussi mouillés que si nous étions venus à la nage, les lames
+nous passaient par-dessus la tête et notre canot était à moitié plein
+d'eau.
+
+Cette nuit-là, aucun marin, aucun homme même connaissant un peu la
+mer, je ne dis pas n'aurait réussi, je ne dis pas n'aurait tenté
+d'accoster l'île Sainte-Marguerite par le côté où, selon la légende,
+madame Bazaine et son petit cousin avaient abordé les rochers; mais je
+dis même n'y aurait songé un instant, certain de voir l'embarcation
+s'emplir et couler en route, ou se briser en éclats sur les rochers.
+
+Il n'était pas beaucoup plus vraisemblable de se figurer le maréchal,
+gros, pesant, peu gymnasiarque, pendu au bout d'une corde que le vent
+aurait agitée, secouée en le frappant et le meurtrissant contre la
+muraille.
+
+Les choses ne s'étaient donc point passées ainsi.
+
+Le maréchal--je ne me charge pas d'expliquer comment--était sorti par
+la porte, s'était transporté sur l'autre bord de l'île en face de
+l'île Saint-Honorat, côte à peu près possible par ce temps pour des
+marins,--où était venue le prendre une embarcation du navire italien
+en panne près de l'île, montée pour le moins par quatre vigoureux
+rameurs avec un homme à la barre.
+
+Si, lorsque M. de Maupassant me fit le plaisir de me venir voir à
+Saint-Raphaël, la conversation était tombée sur ce sujet, je me
+serais empressé de l'éclairer--et il n'eût pas, dans son livre dont la
+scène se passe entre Nice et Saint-Raphaël, adopté la légende de
+madame Bazaine,--modifiée cependant par ceux qui la lui avaient
+contée.--M. de Maupassant est propriétaire d'un yacht de plaisance et
+pas tout à fait étranger aux choses de la mer. On n'osa pas le traiter
+tout à fait en _bourgeois_ et en _terrien_,--on corrigea et changea
+certains détails par trop invraisemblables:--on fit disparaître le
+«petit cousin» et on le remplaça par «un ami dévoué».
+
+
+Pendant trois jours et trois nuits, le golfe de Saint-Raphaël vient
+d'être le théâtre d'un spectacle curieux et émouvant,--une petite
+guerre maritime: cinq ou six vaisseaux cuirassés tentant une descente
+sur les côtes d'Agay à Saint-Tropez, à Saint-Eygulph et à
+Saint-Raphaël,--harcelés par un guêpier de torpilleurs; le vaisseau
+qui se laissait surprendre par le torpilleur et approcher à 400 mètres
+de distance, était censé avoir reçu ses torpilles; si le torpilleur
+était aperçu en avant des 400 mètres, il était réputé foudroyé par
+le cuirassé. D'où une canonnade incessante de jour et de nuit;
+les torpilleurs s'embusquant dans les anfractuosités, les _caranques_
+de la côte, les cuirassés envoyant des éclaireurs et des
+contre-torpilleurs à leur recherche.--Je crois que les torpilleurs ont
+eu l'avantage sur les cuirassés, représentant l'ennemi.
+
+Nous avons vu manoeuvrer ce que la science peut montrer jusqu'à
+présent de plus fort et de plus nouveau dans l'art de tuer les hommes
+en dépensant des trésors perdus.
+
+On ne peut s'empêcher de remarquer qu'on n'a jusqu'ici trouvé qu'un
+seul moyen de faire des hommes, et qu'on a inventé et invente tous les
+jours de nouvelles manières de les tuer.
+
+Notre petit Saint-Raphaël a joué dans l'histoire contemporaine, par
+deux fois, un rôle resté anonyme:--c'est à Saint-Raphaël
+(San-Raphaëlo)--que Bonaparte est descendu en revenant d'Égypte, c'est
+à Saint-Raphaël qu'il s'est embarqué pour l'île d'Elbe.
+
+Mais ce n'était alors qu'une bourgade de pêcheurs, et on désignait, on
+désigne encore souvent le golfe qui le baigne, par le nom de Fréjus,
+qui est à une lieue de la mer.--Le territoire de Saint-Raphaël, dont
+Agay, Saint-Eygulph, Valescure, sont des dépendances, est fort étendu
+et même bien changé depuis vingt-huit ans que je l'ai découvert et
+vingt-deux ans que je l'habite.
+
+
+Quelques jours avant la petite guerre, on avait assisté à une scène
+triste et touchante:--il y a à Saint-Raphaël un jeune médecin
+instruit, studieux, soigneux et qui plus est... heureux,--pour lui
+appliquer ce que disait de lui-même un très célèbre médecin: «Je le
+soignais, Dieu l'a guéri.» La Providence a guéri la plupart des
+malades qu'il a soignés.
+
+Il a eu le malheur de perdre un petit garçon de trois ans après
+l'avoir disputé à la mort pendant plusieurs mois. Nous n'avons pas
+encore ici le «hideux corbillard»,--et le petit corps couvert de
+fleurs était porté à l'église et au cimetière par des jeunes filles
+vêtues de blanc.
+
+Le père suivait le convoi nombreux au bras d'un ami;--ses regards
+tombèrent sur une des jeunes filles qui portaient l'enfant, il la
+reconnut et dit avec amertume: «En voilà une que j'ai réussi à
+rappeler de bien loin et à sauver et je n'ai pu sauver mon pauvre
+petit garçon!»
+
+Il n'est personne qui, ayant vu dangereusement malade une personne
+chère, n'ait eu des anxiétés, des doutes sur la médecine.
+
+Surtout si on a étudié l'histoire de cette science que Galien lui-même
+appelait une science de conjectures--et dont Pline dit qu'il n'y a
+point de discipline plus inconstante que la médecine.
+
+Il n'y a que la politique, certaines religions, la philosophie et «la
+sagesse» qui aient engendré et fait croire autant d'absurdités et de
+saugrenuités que la médecine;--il n'y a que les jupes des femmes qui
+aient subi autant de variations, de révolutions et de modes
+différentes.
+
+Pendant six cents ans, dit Pline, le chou composa toute la médecine
+des Romains.
+
+Caton l'ancien, dans son livre «_De re rustica, Des choses de la
+terre_», dit:
+
+Le chou tient le premier rang entre tous les légumes; c'est un aliment
+excellent qui détruit les germes de toutes les maladies;--il guérit la
+mélancolie, les palpitations du coeur, les lésions du foie, des
+poumons, des entrailles; il guérit la goutte, les insomnies, les maux
+de tête, les maux d'yeux, la surdité, les dartres. Si, dans un repas,
+dit-il textuellement, vous voulez bien boire et bien manger, mangez
+auparavant quelques feuilles de chou confites dans le vinaigre, après
+le repas mangez-en encore cinq feuilles, vous serez comme si vous
+n'aviez ni bu ni mangé, et vous pourrez boire à votre fantaisie. Et il
+détaille la façon de préparer le chou d'après ce qu'on lui demande. En
+1766, un nouveau légume vint remplacer le chou tombé tout à fait en
+oubli.
+
+M. Ami-Félix Bridault, médecin des hôpitaux civils et militaires de la
+Rochelle, président du comité de santé de la Rochelle, publia un
+volume de près de 500 pages--grand in-8º--avec l'approbation et les
+éloges des principaux médecins de son temps et de nombreuses
+attestations de malades guéris;--on n'acceptait que les malades
+«incurables» et désespérés.
+
+A cette époque, la carotte guérissait trente-sept maladies.--J'ai ouï
+dire qu'elle allait reparaître dans la pharmacopée. _Insanas gentes!_
+dit Juvénal en parlant des Égyptiens, heureux peuples qui voyaient
+croître leurs dieux dans leurs jardins.
+
+Un autre légume a eu, de ce temps-ci, une destinée bien glorieuse,
+bien tapageuse, bien productive, dit-on pour ceux qui le cultivent, je
+parle de la lentille.
+
+La lentille a été bien longtemps méconnue, calomniée même, je le veux
+croire,-- Pline seul en parlait favorablement:--«A ceux qui se
+nourrissent de lentilles, dit-il, une parfaite égalité d'âme.»
+
+Mais écoutez les autres:
+
+«Les lentilles sont de mauvais et grossier suc, engendrant peu de
+sang;--elles causent des tournoiements de tête et des vertiges, des
+convulsions, et parfois même l'épilepsie, elles nuisent à la vue selon
+certains auteurs», dit le docteur Philibert Guybert, docteur régent en
+la faculté de médecine de Paris (MDCL). Mais depuis quarante ans
+justice lui a été rendue; elle guérit non seulement toutes les
+maladies connues, mais aussi celles que les pauvres médecins devenus
+trop nombreux sont forcés d'inventer tous les jours; en effet, depuis
+trois quarts de siècle, la moitié des jeunes Français se font
+médecins, l'autre moitié avocats,--le trop-plein est forcé de se jeter
+dans la politique.
+
+Le sort des médecins a presque autant varié que la discipline de la
+médecine.
+
+Hérodote raconte que le médecin Mélampe ne consentit à donner ses
+soins à la fille de Proetus, roi d'Argos, qu'à condition qu'on lui
+donnerait cette belle princesse Cyrianase et la moitié du royaume.
+
+Le médecin Musa, ayant guéri Octave Auguste, se vit élever une statue
+et fut créé chevalier romain.
+
+Mais, d'autre part, Alexandre, après la mort d'Éphestion, fit raser le
+temple d'Esculape et mettre en croix son médecin Glaucias.
+
+Gontran, roi d'Orléans, fit couper la tête à deux médecins après la
+mort de sa femme Austrigilde, à laquelle il avait juré de la venger de
+l'ignorance ou de l'impuissance de ces deux malheureux.
+
+A une autre époque, j'avais lu dans un livre de Cornélius Agrippa: _De
+l'incertitude et de la vanité des sciences_, une assertion que j'avais
+prise pour une de ces plaisanteries qu'on a toujours faites sur la
+médecine: «Le médecin, dit-il, examine le contenu des bassins, allant
+même quelquefois jusqu'à le goûter au bout du doigt (1590).» Et ce
+médecin lui-même de Louise de Savoie, mère de François Ier, appelle
+ses confrères scatophages, nom formé, comme anthropophages (mangeurs
+d'hommes), de deux mots grecs que je ne traduirai pas. Mais voici ce
+que j'ai lu dans _les Tableaux de Paris_, de Mercier, chapitre
+DLXXXV.» Voici les propres mots d'un règlement fait par Henri II sur
+la plainte des héritiers des personnes décédées par la faute des
+médecins: «Il en sera informé et rendu justice comme de tout autre
+homicide, et seront les médecins mercenaires tenus de goûter les
+excréments de leurs patients et de leur importer toute autre
+sollicitude; autrement ils seront réputés avoir été cause de leur mort
+et décès.»
+
+Je ne m'étendrai pas sur des panacées qui ont longtemps régné en
+médecine: l'orviétan, la thériaque, le mithridate, toutes trois
+composées d'une quantité prodigieuse d'éléments variés: des herbes,
+des pierres, des fientes et toujours des vipères;--ça guérissait de
+tout!--procédé naïf qui ressemble à celui d'un chasseur maladroit ou
+peu confiant qui, au lieu de mettre une balle dans son fusil, y
+entasse de nombreuses chevrotines et même du petit plomb. Sur cette
+quantité de drogues, il peut s'en trouver une qui atteigne la maladie.
+
+La vipère a eu longtemps un grand succès--même auprès de ceux qui ne
+croyaient ni au bézoard ni à cent autres inventions,--et ces drogues
+si variées, si souvent contradictoires dans leurs effets, si inertes,
+ce n'étaient pas seulement de vulgaires charlatans qui les
+prescrivaient, ni des imbéciles qui les avalaient;--j'en produirai
+pour exemple madame de Sévigné.--Son gendre, M. de Grignan, avait des
+accès de faiblesse et de débilité, madame de Sévigné, pleine de
+sollicitude pour le bonheur de sa fille, envoyait à M. de Grignan des
+vipères pour en confectionner des bouillons qui devaient lui rendre sa
+vigueur première. Nous la voyons préconiser minutieusement et avec
+enthousiasme la pervenche: «Si on demande sur quelle herbe vous avez
+marché pour redevenir si belle, dit-elle à sa fille, répondez: «Sur la
+pervenche!» Dieu l'a créée pour vous.
+
+Elle croit à «l'eau divine de la reine de Hongrie» qui dissipe toute
+tristesse, et elle «s'en enivre».
+
+Elle croit à _la poudre de M. Delorme_ et à _la poudre des capucins_.
+
+Elle demande qu'on lui fasse de _l'huile de scorpion_.
+
+Elle croit aux _gouttes du frère Ange_ et à _la moelle de cerf_.
+
+Elle a estimé _l'essence d'urine_ et «elle en boit huit gouttes.»
+
+Blessée à une jambe, les «chers pères» appliquent à cette jambe des
+emplâtres de diverses herbes--qu'on change deux fois par jour:--«ces
+herbes, on les enfouit dans la terre, et, quand elles sont pourries,
+on est guéri.»
+
+Cependant, elle ne guérit pas: elle a recours à un «baume tranquille»
+qui ne la guérit pas davantage. Alors elle s'enthousiasme pour la
+«poudre sympathique» du célèbre docteur Digby. Ah! le docteur Digby,
+voilà un fort charlatan.
+
+Ce n'était cependant pas une personne bien naïve et bien crédule que
+madame de Sévigné.
+
+Tallemant des Réaux conte qu'une «dame» de son temps ayant un enfant
+très malade lui donna un clystère dans lequel elle avait fait
+dissoudre des reliques d'un saint;--il ne dit pas s'il y eut
+guérison.--Tout porte à croire que ce fut une inspiration personnelle,
+ce ne fut jamais de doctrine.
+
+Une drogue merveilleuse, qui a longtemps régné dans le monde entier,
+c'est le bézoard.--C'était une pierre qu'on trouvait dans l'estomac
+d'une sorte de chèvre des Indes;--cette pierre était formée du suc et
+de l'esprit de certaines plantes salutaires que l'animal avait
+broutées; l'eau où avait un peu séjourné ce bézoard, la moindre
+raclure qu'on en absorbait suffisait pour préserver non-seulement de
+tout poison, de toute morsure de serpent ou de bête enragée, mais de
+toute maladie et surtout de la peste;--il suffisait même d'avoir un
+bézoard dans sa poche pour pouvoir tout braver;--les rois s'en
+envoyaient comme chose plus précieuse que l'or et les diamants. Voici
+ce que raconte à ce sujet (en 1550) le célèbre chirurgien Ambroise
+Paré, qui fut chirurgien de quatre rois: Henri II, François II,
+Charles IX et Henri III, au chapitre XLIV du XXIe livre de la
+chirurgie:
+
+«Le roi estant en la ville de Clermont, un seigneur lui apporta
+d'Espagne une pierre de bézoard; étant alors dans la chambre dudit
+seigneur roi, il m'appela et me demanda s'il existait quelque drogue
+qui pût préserver de tout poison; je lui répondis que non,--à cause de
+la diversité des venins et de leur action;--le seigneur qui avait
+apporté la pierre soutint l'efficacité du bézoard;--alors, je dis au
+roi qu'on aurait bien moyen d'en faire expérience certaine sur quelque
+coquin qui aurait gagné le pendre. Alors promptement il envoya querir
+M. de la Trousse, prévost de son hôtel et lui demanda s'il avait
+quelqu'un qui eust mérité la corde; il lui dit qu'il avait en ses
+prisons un cuisinier qui avait dérobé deux plats d'argent en la maison
+de son maître, et que, le lendemain, il devait être pendu et
+estranglé. Le roy lui dit qu'il voulait faire expérience d'une pierre
+qu'on lui disait être bonne contre tout venin, et qu'il sust dudit
+cuisinier s'il voulait prendre un certain poison, et qu'à l'instant
+on lui baillerait un contre-poison, et que, s'il réchappait, il s'en
+irait la vie sauve, ce que ledit cuisinier très volontiers accorda,
+disant qu'il aimait trop mieux mourir dudit poison dans la prison que
+d'être estranglé à la vue du peuple. Alors un apothicaire lui donna un
+certain poison et subitement une raclure de ladite pierre de bézoard.
+Ayant ces deux drogues dans l'estomac, il cria qu'il avait le feu dans
+le corps.--Une heure après, je priai le sieur de la Trousse d'aller
+voir, ce qu'il m'accorda en compagnie de trois de ses archers; je
+trouvai le pauvre cuisinier à quatre pieds, cheminant comme une beste,
+la langue hors la bouche, les yeux et toute la face flamboyants,
+jetant le sang par les oreilles, par la bouche et par le nez, et
+mourut misérablement, criant qu'il eust mieux valu être mis à la
+potence. Ainsi la pierre d'Espagne n'eut aucune vertu; à cette cause,
+le roi commanda qu'on la jettast au feu: ce qui fut fait.»
+
+Le bézoard n'était pas la seule pierre admise en médecine; on avait la
+pierre alectorienne,--qu'on trouvait dans les coqs et qui assurait la
+victoire à la guerre et la pluralité des suffrages aux comices.
+
+Saint Isidore vante une petite pierre trouvée dans la tête d'une
+tortue des Indes qui donne la faculté de deviner l'avenir à qui la
+porte sous la langue; mais on ferait un gros volume des inventions ou
+des crédulités de saint Isidore en fait d'histoire naturelle.
+
+Un concile d'Auxerre défend l'expérience de la pierre oolithe, qui,
+broyée et mêlée à du pain, dénonçait les voleurs qui ne pouvaient
+manger ce pain.
+
+On se servait beaucoup en médecine des cinq fragments précieux, qui
+étaient l'améthyste, le saphir, l'hyacinthe, la topaze et l'émeraude.
+
+Cette pierre, d'ailleurs, ayant ses vertus particulières, l'hyacinthe,
+les perles, le rubis, préservaient celui qui les portaient de tout
+poison. L'émeraude guérissait l'épilepsie.
+
+La topaze faisait disparaître l'hypocondrie, l'opale préservait de la
+peste, donnait plus d'éclat et de puissance aux yeux.
+
+L'améthyste préservait de l'ivresse.
+
+Sans parler de la pierre philosophale qui eût guéri de tout et eût
+supprimé la mort si on eût pu la trouver.
+
+Le docteur Jean Marius, d'Augsbourg, élève de Jean Scutter, grand
+médecin, a écrit vers 1730 un _Traité du castor_, publié à Vienne en
+1746, traduit en français et publié de nouveau chez David fils,
+libraire, à l'enseigne du Saint-Esprit, quai des Augustins.
+
+Cet ouvrage est approuvé par un grand nombre de médecins de ce
+temps-là.
+
+Marius y parle de la puissance de la pâquerette, «d'une si grande
+utilité dans la cure des blessures»; des vers de terre, si efficaces
+dans le traitement de la goutte. Il préconise les vertus des
+cloportes, de la chair des cerfs, des loups, des lièvres, des vipères.
+
+Mais ce n'est rien à côté du castor et surtout du castoréum qu'on
+trouve dans cet animal. Le castor fournit des remèdes assurés pour
+presque tous les malades.
+
+Une dent de castor les préserve des douleurs que leur causent leurs
+propres dents et de l'épilepsie.
+
+La peau de castor--fût-ce une paire de gants--augmente la mémoire.
+
+Le _castoreum_ est souverain contre le mal caduc et contre
+l'apoplexie, contre les fièvres, les maux d'oreilles, les faiblesses
+d'estomac, contre la paralysie, l'asthme, les maladies des poumons,
+contre tous les maux,--enfin tout.
+
+Dans le même ouvrage, Jean Marius préconise l'esprit de suie,--l'huile
+des philosophes où il entre des perles, des vipères, des crottes de
+souris et de la cendre de jeunes corbeaux.
+
+En 1684, un docteur Confupe a publié un livre sur les fièvres. Cet
+ouvrage, adressé à M. Naquem, premier médecin de Sa Majesté, est
+approuvé officiellement par les professeurs royaux en médecine de
+l'université de Toulon.
+
+On y trouve la chair, poudre et sel de vipère, le bouillon composé de
+chapon, de vipère, des yeux et des pieds d'écrevisses de rivière, du
+corail et des perles; la corne de cerf, la dent de sanglier, les
+«fragments précieux».
+
+En 1685 parut, avec privilège du Roi, un traité du _thé_, du _café_ et
+du _chocolat_, par un docteur Sylvestre Dufour.
+
+On y dit que le docteur Monin, célèbre médecin de Grenoble, a inventé
+quelques années auparavant le café au lait. Voilà une des rares
+drogues qui ont survécu aux modes.--Ce célèbre médecin, dit le médecin
+Dufour,--a «employé le café au lait et en a fait de fort belles
+cures».
+
+«Au moyen de lait _cafeté_, j'ai arrêté la toux, guéri la migraine, la
+phtisie, la pleuropéripneumonie, la fièvre tierce, double tierce,
+triple quarte.»
+
+Une des plus jolies fougères--l'_adiantum_ cheveux de Vénus--a joué un
+assez grand rôle et a guéri bien des maux en 1644, comme en fait foi
+un traité publié par le docteur Pierre Formi, docteur de l'université
+médicale de Montpellier. L'_adiantum_ est une délicieuse petite
+fougère qui, dans la région que j'habite, vit très volontiers dans les
+anfractuosités et les fentes intérieures des vieux puits; elle ne
+s'élève pas à plus de dix à douze centimètres--sur des tiges fines
+comme des cheveux et d'un noir vernissé, elle émet des feuilles
+arrondies et découpées d'un vert gai;--on l'appelle, et on l'a appelée
+de tout temps, cheveux de Vénus;--cela me gêne un peu parce que je
+vois Vénus blonde. Elle sert, dit Pline, à teindre les cheveux et à
+les faire croître longs, épais et frisés; pour cet effet, on la fait
+cuire dans du vin et de l'huile.
+
+On lui a découvert d'autres vertus. En MDCXLIV,--le docteur Pierre
+Formi, de l'université de médecine de Montpellier, a publié un _Traité
+de l'adiantum, cheveux de Vénus_--contenant la description, les
+utilités et les diverses préparations galiéniques et spagiriques de
+cette plante pour la «guérison de quelque _indisposition_ que ce
+soit». Ce titre est modeste, car, dans la dédicace faite à puissante
+dame Marguerite de Montprat, abbesse de Noneuques,--il avoue--qu' «il
+n'est de maladie contre laquelle l'_adiantum_ ne déploie le bénéfice
+de sa vertu».
+
+Il purifie le sang, guérit la mélancolie, l'hypocondrie, toutes
+fièvres; fait croître et épaissir les cheveux, combat victorieusement
+le catarrhe, l'épilepsie, la céphalalgie, les maux de dents et
+d'oreilles; éclaircit la vue, éveille les facultés du cerveau, excite
+les puissances vitales, réjouit le coeur, annihile le venin des
+serpents, des scorpions, des vipères.
+
+Il guérit encore l'asthme, la péripneumonie, la gravelle; remédie à la
+stérilité et à l'impuissance, la teigne, la jaunisse, les écrouelles,
+les ulcères, les fistules, etc. L'auteur cite encore Galien,
+Théophraste et Dioscoride.
+
+La tisane qu'on en fait est un vrai or potable par sa couleur et par
+ses vertus; on en fait du vin _adiantum_, des opiats, des tablettes,
+des pastilles, des pilules, des poudres, des juleps, des gargarismes,
+des cataplasmes, etc.
+
+Enfin, on ne voit pas ce qu'il reste à guérir aux autres drogues,
+médicaments, panacées, etc.
+
+Le volume est terminé par des éloges, en prose, en vers, en français,
+en latin, en grec, du docteur Formi et de son ouvrage par d'autres
+médecins et savants.
+
+En MDCLXVIII, le docteur Baillaud dédie à M. Bourdelle, premier
+médecin de la reine de Suède, conseiller et médecin du roy, un
+«discours du tabac».
+
+Le tabac, alors tout nouveau, avait été fort attaqué, rejeté; le
+docteur avait pris sa défense;--c'est pourquoi le docteur Baillaud lui
+dit qu'il a un esprit plus qu'humain.
+
+Le livre est précédé des approbations du docteur Daquin, conseiller du
+roi en ses conseils et premier médecin de la reine; du docteur Lizot,
+conseiller et médecin ordinaire du roi; du docteur Guérin, régent en
+la faculté de médecine de Paris; du docteur de Michu, docteur en
+médecine de la faculté de Montpellier.
+
+Il est inutile que je copie une nomenclature. Le tabac guérit
+complètement de tout.
+
+L'auteur termine ainsi son volume, orné d'une jolie reliure en
+maroquin vert, orné de filets d'or.
+
+«Mon ouvrage est complet, s'il n'est pas achevé; puisse-t-il donner
+l'estime que les véritables savants ont pour le tabac; c'est le plus
+riche trésor qui soit venu du pays de l'or et des perles. Il contient
+tout réuni ce que les autres médicaments n'ont que séparé.--La nature
+ayant fait un pareil miracle, ne devait pas le cacher plus de six
+mille ans à l'une des moitiés du monde; elle fut injuste de le
+reléguer si longtemps parmi les barbares; elle fut moins indulgente
+pour nous que pour eux, lorsque, ayant égard à leur peu de lumières,
+elle ramassa tous les remèdes en un seul remède.»
+
+
+Le chevalier Digby, dont nous allons parler, n'était pas le premier
+venu. Nommé gentilhomme de la chambre par le roi d'Angleterre Charles
+Ier, après la révolution, il émigra en France et s'y lia avec des
+savants, entre autres Descartes, pendant le séjour de Charles II en
+France; il avait été nommé «chancelier de la reine de la
+Grande-Bretagne». C'était à la fois un homme savant, un grand et
+effronté charlatan et un grand fou!
+
+Il avait une très belle femme--qu'il droguait sans cesse pour
+conserver sa beauté; il la nourrissait de poulardes nourries
+elles-mêmes de la chair de vipères;--ce qui ne l'empêcha pas de mourir
+très jeune, et qui peut-être y contribua.
+
+J'ai un petit livre, imprimé avec «Privilège de roi», daté de 1668.
+Sous ce titre: «Remèdes souverains et secrètes expériences de M. le
+chevalier Digby, chancelier de la reine d'Angleterre, avec plusieurs
+autres secrets pour la beauté des dames,» l'éditeur, Jean Malbec de
+Trespel, «médecin spagirique», dit dans une préface: «Le nom du
+chevalier Digby est trop connu par toute l'Europe pour douter que ce
+qui vient de lui ne soit estimé; la délicatesse de son génie et la
+subtilité de son esprit ont toujours brillé dans ses ouvrages, etc.»
+
+En voici quelques passages,
+
+_Poudre de la comtesse de Kent, laquelle a des vertus surprenantes:_
+
+«Prendre les extrémités des serres de cancres pendant que le soleil
+est au signe du cancer,--quatre onces des yeux des mêmes cancres,--sel
+de perles, sel de corail,--bézoard oriental,--de l'os qui se trouve au
+coeur des cerfs,--un peu de jus de céleri,--de la gelée de peau de
+vipère;--spécifiques pour empêcher les vapeurs de monter au cerveau,
+empêcher l'effet du vin pour enivrer, corroborer toute la
+nature--contre tous venins et morsures des chiens enragés et toutes
+les vertus.»
+
+_Remède contre le mal caduc:_
+
+«Prenez de la fiente de paon autant qu'il en peut tenir pour une pièce
+de quinze sous, et avalez le matin à jeun.
+
+«_Poudre de cloportes contre la gravelle_,--on peut également avaler
+la fiente d'un taureau de trois ans.»
+
+«_Contre une hémorrhagie prenez du crâne humain_: râpez-le en poudre
+et avalez-le dans un verre de vin blanc.»
+
+«_Contre la morsure des serpents_; des pâquerettes blanches en
+cataplasme.
+
+«_Contre la pleurésie_; de la fiente de cheval dans du vin blanc.
+
+»Également quelques pous dans un oeuf à la coque, pour arrêter le sang
+d'une plaie.
+
+»Prenez la mousse qui vient sur les têtes de mort;--mais que ce soit
+une tête d'homme; humectez d'eau de rose et mettez sur la veine du
+front descendant sur le nez.»
+
+«_Pour les yeux:_
+
+»De la moelle de l'os d'une aile d'oie avec gingembre.»
+
+«_Contre le mal de dents:_
+
+»Portez sur vous la dent d'un homme mort et frottez-en la dent qui
+vous fait souffrir.»
+
+Autre remède:
+
+»Prenez un clou, écorchez votre gencive de façon qu'il y ait un peu de
+sang, puis enfoncez le clou dans un arbre jusqu'à la tête, et le mal
+ne viendra plus.
+
+»Or potable pour servir aux maladies les plus abandonnées, dont les
+effets sont admirables: on mêle à l'or des perles, du bézoard, de
+l'ambre gris, du corail rouge.
+
+»Huile de vitriol philosophique, pour les blessures.
+
+»Les belles vertus du noble sel d'esprit d'urine: il guérit tout
+cancer,--le loup des jambes, les vieux ulcères,--les fièvres
+continues;--pour les maux d'yeux,--contre la peste,--contre les
+dartres, gales et toutes autres maladies de la peau; contre le mal de
+dents, contre la gravelle;--mais il faut le prendre au déclin de la
+lune.»
+
+Parlons de la _poudre de sympathie_:
+
+Dans un appartement voisin de celui qu'occupait le chevalier Digby, se
+trouvait un M. Jacques Hovell, secrétaire du duc de Buckingham, qui,
+voulant séparer deux de ses amis qui se battaient, reçut un terrible
+coup d'épée à la main droite, et la plaie ne se cicatrisant pas, quoi
+que fissent les médecins, on voyait des signes de gangrène, et on
+allait couper la main lorsqu'on s'adressa au chevalier Digby.
+
+Celui-ci refusa de voir la blessure et le blessé, demandant seulement
+un des linges qui avaient servi à panser la blessure et l'épée qui
+l'avait faite. On lui donna un linge, le chevalier jeta une poignée de
+sa poudre dans un bain plein d'eau où il plongea le linge en
+question.
+
+Pendant ce temps, M. Hovell, dans la chambre, causant avec un
+gentilhomme, fit un mouvement en disant: «Je ne sens plus de douleur.»
+
+Ce fait fut rapporté à M. de Buckingham et au roy, dit le chevalier.
+
+«Un peu après, ajoute-t-il, je tirai le linge hors de l'eau et le fis
+sécher à un grand feu.--Voilà le laquais de M. Hovell qui vint me dire
+que les douleurs avaient repris à son maître, avec plus de force.
+«Retournez auprès de votre maître, lui dis-je, il sera guéri avant que
+vous soyez arrivé.» Il s'en va, je remets le linge dans l'eau et le
+laquais trouva son maître sans la moindre douleur; en cinq jours, la
+plaie fut entièrement cicatrisée.»
+
+C'est de cette poudre de sympathie que nous avons vu madame de Sévigné
+si enthousiaste, ainsi que du «noble sel d'esprit d'urine».
+
+Tous ces médicaments--et je n'en ai relaté qu'une partie--ont été
+longtemps dits, écrits, préconisés, approuvés, expérimentés,--non
+point par de vulgaires charlatans des rues et places publiques,--mais
+par de savants et célèbres médecins;--tout cela a été cru,
+accepté, subi,--non point par des niais, par de pauvres esprits
+crédules,--mais par les esprits les plus éclairés, les plus défiants
+même,--tant est puissant l'instinct de l'amour de la vie et de la
+santé!
+
+De la santé surtout.--On disait de je ne sais quel grand homme:--Il ne
+prenait aucun soin pour sa vie, et s'exposait volontiers à être tué;
+mais, sur l'article de la santé, il n'entendait pas raillerie et se
+soignait scrupuleusement.
+
+C'est ainsi que lord Chesterfield écrivait à son fils: «Soignez votre
+santé;--il ne s'agit pas de vivre, vivre est peu important;--non, il
+s'agit de se bien porter pendant qu'on vit.»
+
+Je veux cependant terminer cette conférence par quelques exemples de
+bon sens.
+
+L'École de Salerne était au royaume de Naples une université très
+florissante et très célèbre; elle a laissé un recueil d'aphorismes
+écrits en vers latins, dits léonins, c'est-à-dire rimés soit à la fin,
+soit au milieu du vers, ce qui donne à ces sentences, le plus souvent
+très sages--quoique absolues--un certain air bouffon.
+
+Citons en quelques-uns:
+
+_Ablue sæpe manus._
+
+Lavez-vous souvent les mains, on dit que ça éclaircit la vue; mais,
+en tout cas, ça rend les mains propres.
+
+_Sex horas dormire satis est._
+
+Six heures au sommeil, c'est assez que l'on donne.
+
+Sept pour le paresseux, huit heures pour personne.
+
+L'empereur du Brésil, qui me fit l'honneur de me venir voir à
+Saint-Raphaël, était préoccupé d'une question: son médecin voulait
+qu'il dormît sept ou huit heures,--lui n'en voulait dormir que quatre
+ou cinq;--je lui rappelai à ce propos l'aphorisme de l'école de
+Salerne, et, quoique ça lui parût encore donner au sommeil une trop
+grande part de la vie,--un quart de la vie employé à ne pas vivre,--il
+accepta la sentence,--disant à son médecin: «Eh bien, vous dormirez
+sept heures, et moi six.»
+
+Comment l'homme meurt-il quand il a de la sauge dans son jardin? c'est
+qu'il n'y a pas de remède contre la mort.
+
+_Si tibi deficiunt medici._
+
+Es-tu sans médecin, je vais t'en donner trois:
+
+Gaieté, diète et repos.
+
+On ferait un gros volume rien que des prescriptions non seulement
+imaginées, conseillées par les médecins, mais ordonnées sous des
+peines sévères par l'autorité et le gouvernement. Dans un très curieux
+livre,--quatre gros volumes in-folio, par Delamare, conseiller
+commissaire du Roy au Châtelet de Paris (MDCCXXIX); c'est un traité de
+la police, mais dans un sens élevé et général.
+
+A l'article de la peste, les médecins sont sévèrement traités,
+et on leur impose de rudes devoirs. On donne une liste de
+parfums,--préservatifs;--après en avoir indiqué quelques-uns, on en
+signale un autre sous ce titre:
+
+Autre parfum préservatif pour les personnes de condition.
+
+Un médecin raconte qu'un client riche lui dit un jour: «Qu'est-ce que
+ce médicament de deux sous! gardez ça pour les pauvres, et donnez-moi
+quelque chose de rare, j'y mettrai le prix.»
+
+Dans un autre livre très estimable du docteur Guybert, _le Médecin et
+l'Apothicaire charitables_ (MDCLIII), il indique au contraire, après
+les médicaments rares, coûteux ou à la mode, des drogues équivalentes
+pour les pauvres.
+
+Ainsi, en place de l'orviétan et du bézoard, si fort en crédit de son
+temps, il indique comme contrepoison le citron;--peut-être en
+exagère-t-il les vertus, par la confiance en Virgile, qui a dit au
+livre II des _Géorgiques_:
+
+«Contre les poisons des marâtres, il n'est rien de plus sûr que le
+citron.»
+
+Mais, ce qui est au moins aussi certain, il cite contre la peste une
+recette dite médicament des trois adverbes:
+
+_Cite_, _longe_, _tarde_, vite, loin, tard.
+
+Allez-vous-en vite, assez loin, et revenez tard.
+
+Je dois avouer que sa théorie sur le sommeil est assez étrange.
+
+«Il faut, dit-il d'abord, se coucher sur le côté droit afin que le
+souper descende plus profondément au fond du ventricule, puis se
+retourner et se coucher sur le côté gauche, afin de hâter la coction
+de l'aliment; puis, un peu plus tard, se retourner encore et se
+recoucher sur le côté droit pour faciliter la distribution du chyle.
+
+Il me semble que ce sommeil est bien laborieux et que, pour obéir aux
+prescriptions du docteur, il serait nécessaire de ne pas s'endormir.
+
+Le célèbre Guy Patin (de 1601 à 1672) était un médecin non seulement
+très savant, très lettré et de plus très spirituel: on a raconté que,
+pour l'avoir souvent à leur table, «quelques grands mettaient un
+louis d'or sous son assiette,» tant son entretien était intéressant,
+varié, gai et spirituel.
+
+Il était sans pitié sur le charlatanisme de ses confrères et sur la
+médecine elle-même, à laquelle il croyait assez peu.
+
+«J'aurais, disait-il, désiré être le médecin d'un vieil empereur;--il
+n'y a rien à faire avec un jeune prince:--il se passe de remèdes et il
+a raison, tandis qu'un vieux, il a peur, il s'affaiblit, devient
+crédule, et j'en aurais profité.»
+
+«La nature, disait-il encore, a des secrets qu'elle ne nous révèle
+pas, et la vie de chacun est fixée à un certain nombre de jours qu'il
+n'est pas en notre pouvoir de prolonger.»
+
+A un homme riche et gourmand qui se plaignait des premières atteintes
+de la goutte, il disait: «Il y a encore un moyen de vous guérir, vivez
+pendant un an avec trois francs par jour et gagnez-les en
+travaillant.»
+
+«Nous profitons, disait-il encore, de l'entêtement des femmes, de la
+faiblesse des hommes et de la crédulité de tous.»
+
+«Dans ma jeunesse, je rougissais quand on me donnait de l'argent; si
+je rougis aujourd'hui, c'est quand on ne m'en donne pas.»
+
+Il disait encore:
+
+«En fait de remèdes, je ne crois que ce que je vois.»
+
+On usait beaucoup de la raclure de corne de cerf et surtout de
+licorne,--animal fabuleux que personne n'a vu plus que les tritons des
+Grecs et les hippogriffes.
+
+«Pourquoi, disait-il, au lieu de prescrire de la corne de licorne, qui
+n'existe pas,--les médecins ne raclent-ils pas leurs propres
+cornes?--car aucune profession autant que la nôtre, qui nous oblige à
+être sans cesse hors de la maison et à y laisser nos femmes seules,
+n'expose la tête des hommes à cet ornement.»
+
+Résumons: les anciens médecins n'étaient ni moins savants, ni moins
+intelligents, ni moins honnêtes que ceux d'aujourd'hui; leurs clients
+n'étaient ni plus crédules ni plus bêtes.
+
+On a abandonné l'orviétan, la thériaque, les vipères, les pierres
+précieuses, etc.
+
+Mais nous avons la morphine, la cocaïne, l'atropine, l'antipyrine, la
+caféine, etc.
+
+Nous avons l'homéopathie, nous avons la théorie des altitudes sur les
+moulages, nous avons la guérison par persuasion, l'hypnotisme, la
+purgation par suggestion, etc.
+
+Un évêque, voyant canoniser saints ou du moins bienheureux des
+personnages qu'il avait connus, disait: «Les nouveaux saints me font
+beaucoup douter des anciens.»
+
+Je dirai, en renversant l'idée: l'étude de l'ancienne médecine et des
+anciens médicaments m'inspire beaucoup de doutes sur les nouveaux.
+
+
+
+
+CONFÉRENCE SUR LE BONHEUR
+
+
+Sur cette question du bonheur, que j'ai, non sans un peu d'imprudence
+peut-être, entrepris de traiter, je vais simplement écrire un peu
+pêle-mêle ce que j'ai vu et appris et pensé par moi-même, et ajouter
+ce que je me rappelerai d'ailleurs, soit que je l'aie lu, soit que je
+l'aie entendu dire.
+
+Il n'y a aucun sentiment plus naturel à l'homme, plus unanime, que le
+désir d'être «heureux»; mais rien n'est plus différent, plus opposé
+même que les opinions qu'il se forme du «bonheur» et les routes qu'il
+prend pour y parvenir. «Tel, dit Horace, met son bonheur à se couvrir
+de la poussière du cirque, tel autre met le sien à entasser dans ses
+greniers toutes les moissons de la Lybie;--celui-ci ne sera heureux
+que, si la faveur d'un peuple inconstant l'élève aux honneurs,
+celui-là veut le bruit des camps, le choc des armes et le son des
+clairons;--moi, la couronne de lierre qu'on donne aux poètes me fait
+l'égal des dieux--et, si Mæcenas me donne un rang parmi eux, mon front
+touchera le ciel.» (_Horace._)
+
+Comment réunirait-on les suffrages des hommes sur ce qu'est le
+bonheur? Le même homme n'est pas, sur ce sujet, deux heures d'accord
+avec lui-même--et dédaigne le soir ce qu'il désirait tant le matin.
+
+«Juvénal, dites-vous, l'avait dit avant vous.» Je le sais. Et il dit
+encore: «Souvent les dieux trop faciles ont ruiné et perdu des
+familles entières en accordant ce qu'elles imploraient.»
+
+ _Eruere domos totas optantibus ipsis
+ Di faciles._
+
+Je ne maudirai pas, comme fit un poète moderne, les anciens d'avoir
+exprimé ses propres pensées avant lui;--mais la crainte de dire la
+même chose que Juvénal, si longtemps après lui, ne me fera pas, pour
+ne pas penser comme lui, ne pas penser comme moi.
+
+Varron, dit-on, avait recueilli deux cent quatre-vingt-huit opinions
+sur le bonheur.
+
+Je crois qu'on en trouverait facilement davantage. Chaque homme,
+peut-être, s'en fait une idée différente, et change bien des fois de
+sentiments dans le cour de sa vie.
+
+
+«Le bonheur n'est pas un gros diamant;--c'est une mosaïque de petites
+pierres!»--disait Delphine Gay.--Ajoutons: de pierres d'inégale valeur
+et d'éclat différent, parmi lesquelles se trouvent quelques cailloux
+et qui souvent n'ont d'éclat que par le rapprochement ou le contraste
+des couleurs.
+
+Ce n'est pas une rose bleue;--c'est un bouquet dans lequel il faut
+admettre le liseron des haies, la pâquerette des champs et la giroflée
+des murailles.
+
+Ce n'est pas la pierre philosophale, dont la recherche a produit tant
+de déceptions, de fraudes et de misères.
+
+Ce n'est pas le saint Graal que, à travers tant d'aventures et de
+périls, cherchaient les chevaliers de la «Table ronde».
+
+ _.....Le bonheur, c'est la boule
+ Que cet enfant poursuit tout le temps qu'elle roule,
+ Et que, dès quelle s'arrête, il repousse du pied._
+
+Certains philosophes ont fait consister le bonheur dans l'absence des
+maux.
+
+ _De malheurs évités, le bonheur se compose;
+ L'homme, à l'âge envieux où naît l'austérité,
+ Où l'on fait la sagesse avec l'infirmité.
+ Saigne encor de l'épine et ne sent plus la rose._
+
+Il y a des malheureux imaginaires, comme des malades
+imaginaires.--J'ai connu un homme dont la vie, divisée entre dix, eût
+fait dix bonheurs présentables, et qui se plaignait amèrement de son
+sort.--Je lui ai fait une longue liste des maux qu'il n'avait pas.
+
+Êtes-vous aveugle?--Êtes-vous sourd?--Êtes-vous
+paralytique?--Êtes-vous défiguré par un chancre?--Ici, une page de
+maladies.
+
+Êtes-vous pauvre jusqu'à la misère? Avez-vous une femme et des enfants
+que vous ne puissiez nourrir? Avez-vous une femme et des enfants laids
+ou malingres; les avez-vous perdus?--Sont-ils idiots, méchants,
+vicieux,--vous exposant à la honte et au déshonneur? Votre femme vous
+trompe-t-elle avec votre ami? Vous êtes-vous déshonoré vous-même par
+quelque action honteuse? Votre maison est-elle brûlée? Êtes-vous
+injustement accusé d'un crime, ou, qui pis est, l'êtes-vous
+justement?--Êtes-vous imbécile et ridicule?--Ici, trois pages de maux
+et de calamités.
+
+Eh bien, il y a des gens qui subissent tout cela. Quel droit et
+quelle chance particulière avez-vous d'en être exempt? Il faut donc
+vous faire un bonheur modeste de tous les maux qui vous sont épargnés.
+
+
+Que d'heureux on pourrait faire avec tout le bonheur qui se perd et se
+gaspille dans le monde, par des gens qui en jouissent sans le sentir
+ni le comprendre?
+
+
+Depuis que le monde existe, on fait des commentaires sur le bonheur,
+on le dissèque, on le discute, etc., et la vérité est que les gens les
+plus heureux sont ceux qui n'y ont jamais pensé, qui seraient fort
+embarrassés de dire ce que c'est que le bonheur, et qui en jouissent
+sans presque le connaître.
+
+
+Oh! la charmante maison couverte de chaume avec des iris sur le faîte,
+entourée et tapissée de rosiers et de jasmins.
+
+Arrêtez-vous, restez en face. Si vous étiez dedans, vous ne la verriez
+pas.
+
+
+Prétendre trouver un bonheur parfait dans ce monde, c'est vouloir
+faire un canapé d'un buisson d'épines.
+
+
+On n'est jamais si heureux ni si malheureux qu'on l'imagine.
+
+En considérant l'impuissance des objets à nous satisfaire et la
+faiblesse de nos propres sens à recevoir leurs impressions et à en
+jouir, on renonce à la vaine poursuite de cette chimère du bonheur.
+
+
+Les plaisirs sont de la monnaie du bonheur--peut-être sont-ils la
+monnaie d'une valeur de convention, fictive, idéale et n'existant pas,
+comme le _grand sesterce_ des Romains et le _talent_ des Grecs.
+
+
+L'Académie et le Lycée--divisaient en trois classes les biens
+désirables et constituant le bonheur.--D'abord et avant tout: les
+biens de l'âme, les vertus;--ensuite: les biens extérieurs, les biens
+du corps, la santé, la force et la bonté;--enfin, les biens étrangers,
+comme la bonne réputation, les amis, les honneurs, les richesses.
+
+
+J'ai vu, à la mer, un pêcheur prenant à sa ligne un très gros
+poisson;--il est un moment anxieux où le poisson et l'homme tirent
+chacun de son côté. Est-ce l'homme qui pêchera le poisson, ou le
+poisson qui pêchera l'homme?
+
+Eh bien, dans ce moment, ambition, famille, amour, devoir, chagrin,
+honneur, patrie, tout disparaît, il ne pense, il ne voit que ceci:
+aura-t-il son poisson?--Et j'avouerai humblement que, cet homme, ç'a
+été quelquefois moi-même.
+
+
+Épicure, qui se connaissait en bonheur et qui mettait la vertu au
+nombre des voluptés, ne cessait de prêcher à ses disciples les goûts
+de l'obscurité et de l'éloignement de la foule.
+
+
+Démosthène, au contraire, avouait qu'il était heureux lorsque, passant
+devant la halle au poisson, une des vendeuses disait à une autre, en
+le montrant du doigt:
+
+Voilà Démosthène qui passe.
+
+
+Quant au bonheur de laisser après soi un grand nom et une glorieuse
+renommée, l'empereur Marc-Antonin disait: «Je ne vois pas la
+différence qu'il y a entre les louanges des hommes qui naissent après
+nous, et les discours qu'on tenait avant notre naissance.»
+
+
+Dioclétien, ayant abdiqué l'empire, répondit à celui qui l'exhortait à
+remonter sur le trône: «On voit bien que vous n'avez pas vu les belles
+laitues que je cultive dans mon jardin.»
+
+
+L'ignorance et l'incuriosité, dit Montaigne, sont de doux oreillers
+pour une tête bien faite.
+
+
+Euripide ayant mis dans la bouche de Bellérophon un éloge emphatique
+des richesses, les spectateurs furent si indignés qu'on le hua et
+qu'on voulait l'exiler;--il s'avança sur le théâtre et pria qu'on
+attendit la fin de la pièce, et qu'on verrait au dénouement le
+panégyriste des richesses périr misérablement.
+
+
+Un peu dans le creux de la main, dit l'Ecclésiaste, vaut mieux avec le
+calme et le repos que plein les deux mains avec travail et contention
+d'esprit.
+
+
+--On recommande avec raison le respect pour le malheur;--il ne faut
+pas moins respecter le bonheur, qui est plus rare. Si je vois un
+oiseau picorer des grains qu'il a trouvés, je m'écarte et je change de
+chemin pour ne pas le déranger.
+
+
+Il y a un bonheur qui consiste à avoir assez de grands ennuis pour
+être insensible aux petits.
+
+
+Solon disait: «Je vieillis en courtisant assidûment les Muses, Bacchus
+et Vénus, qui sont les seules sources des plaisirs permis aux
+mortels.»
+
+
+On ne manque jamais d'expressions pour peindre la douleur, l'absence,
+la mort, la séparation, les regrets;--mais le poète ne sait bien
+parler du bonheur que lorsqu'il est absent, perdu ou passé; presque
+tous les poètes qui s'en sont avisés ont fait des enfers très
+passables;--tous les _ciels_ ont été manqués.
+
+
+Ne souhaitez pas d'être élevé avant que d'être grand;--ça ne servirait
+qu'à montrer l'exiguïté de votre taille.
+
+
+Fût-on un héros, on peut avoir peu de soin de sa vie; mais il faut en
+avoir beaucoup de sa santé.
+
+
+Femme, un peu de beauté, médiocrement d'esprit, et pas du tout de
+coeur, et tu seras heureuse si tu mets ton bonheur à gouverner les
+hommes.
+
+
+«Les richesses, les honneurs, la renommée, dit Longin, ne passent
+jamais pour des biens vantables dans l'esprit du sage, puisque ce
+n'est pas un bien médiocre que de les pouvoir mépriser.»
+
+
+Dans le choix du petit nombre de lieux que j'ai habités, j'ai toujours
+eu soin de me placer de façon à bien voir le soleil couchant;--le
+choix et l'orientation des fenêtres ont toujours été le plus grand,
+souvent le seul luxe de mes habitations.
+
+
+«Manquons-nous de maux véritables, nous sommes ingénieux à nous en
+créer, dit Ménandre, qui, pour être imaginaires, ne sont pas moins
+douloureux:--quelques paroles malveillantes,--un songe,--le cri d'une
+chouette, etc.
+
+
+Socrate s'en rapportait au jugement de Dieu, et le priait de choisir
+pour lui et de lui accorder ce qu'il y aurait de mieux pour son bien,
+se déclarant incapable de le savoir lui-même.
+
+
+La nature s'arrête au nécessaire;--la raison désire l'honnête et
+l'utile; la vanité et la passion portent au voluptueux et à
+l'excessif.
+
+
+Dans la rigueur de l'hiver, celui-ci se contente de ne pas avoir
+froid, celui-là veut avoir chaud, un autre veut se brûler les tibias
+devant le feu et être forcé de s'en reculer.
+
+
+Gygès, roi de Lydie, ayant consulté l'oracle pour savoir s'il y avait
+un mortel plus heureux que lui, l'oracle lui désigna un certain
+Aglaus.--Et cet Aglaus, dit Valère-Maxime,--avait cultivé toute sa
+vie un petit champ qui fournissait à tous ses besoins.
+
+
+«Les philosophes, dit Cicéron, ne recherchent-ils pas la gloire par
+l'affectation de la mépriser, et n'ont-ils pas soin de mettre leur nom
+à la première page des livres qu'ils composent sur la vanité de la
+renommée?»
+
+ _De leur meilleur côté tâchons de voir les choses:
+ Vous vous plaignez de voir les rosiers épineux;
+ Moi, je me réjouis et rends grâces aux dieux
+ Que les épines créent des roses._
+
+Il y a dans le coeur de l'homme un instinct qui le fait s'inquiéter
+d'un bonheur sans mélange, et penser que le malheur veille et cherche
+s'il est prudent d'être heureux tout bas.
+
+J'ai entendu une femme dire: «Je suis trop heureuse, j'ai peur!»
+
+
+«Il y a eu autrefois _en l'homme_, dit Pascal, un véritable bonheur
+dont il ne lui reste maintenant que la marque et la trace toute vide
+qu'il essaye inutilement de remplir de tout ce qui l'environne, en
+cherchant dans les choses absentes ce qu'il n'obtient pas des
+présentes, et ce que les unes et les autres sont incapables de lui
+donner.»
+
+
+Les amis:--une famille dont on a choisi les membres.
+
+
+Le bonheur et le malheur des hommes ne dépendent pas moins de leur
+humeur que de la fortune.
+
+
+Dacruon pense que les dieux et les hommes sont conjurés contre
+lui.--Parfois il signe une lettre: «Le plus malheureux des hommes.»
+
+Cependant il a une bonne santé, une fortune suffisante, sa femme et
+ses enfants, sans être mieux que les autres, ne sont pas plus mal.
+Mais il appelle malheurs et calamités les plus petits contretemps;--il
+s'indigne et se désespère de tout ce qui n'est pas juste comme il le
+désire et peut-être comme il ne le désirera pas demain.
+
+Après une longue sécheresse, le ciel accorde à la terre une pluie
+bienfaisante. Mais comme, ce jour-là, il avait l'intention de se
+promener, il s'écrie:
+
+«C'est fait pour moi!»
+
+
+Brentos, au contraire, pense que lui d'abord et ensuite tout ce qui
+lui appartient est ce qu'il y a de mieux au monde. Sa maison est la
+mieux située, la mieux orientée, la plus belle et la plus commode de
+toutes les maisons;--son jardin produit les légumes les plus
+savoureux et les fruits les plus exquis; sa femme est la plus belle
+des femmes, ses enfants l'emportent de beaucoup sur tous les autres
+enfants par la beauté et l'intelligence;--son chien est sans
+pareil;--la rosse qu'il a achetée hier n'a pas plus tôt passé une nuit
+dans son écurie--que c'est un arabe, un pur sang, un coursier, un
+destrier, un palefroi;--s'il plante un clou dans un pan de mur, c'est
+le meilleur des clous dans le meilleur des murs;--chaque matin, il se
+réveille heureux de se trouver et d'être précisément lui-même,
+c'est-à-dire ce que le Créateur pouvait faire de mieux.
+
+
+Ce qui n'est que le nécessaire pour tel homme, suffirait pour faire le
+bonheur de toute la rue qu'il habite.
+
+
+ _Jetant sur un ciel gris des tons bleus et sereins,
+ La Providence emploie à charmer nos chagrins
+ L'amour,--comme aux bonbons a recours une mère...
+ Mais ses pralines ont souvent l'amende amère._
+
+Le bonheur d'être décoré:--mettre un oeillet rouge à sa
+boutonnière;--à dix pas, on croit que vous êtes officier de la Légion
+d'honneur; à trois pas, on voit que vous êtes un sot.
+
+Je lis dans un livre publié par un Allemand en 1753: «L'Allemagne
+soumise à un seul prince serait sans doute plus puissante,--mais
+serait-elle plus heureuse?»
+
+Dans un autre livre d'un baron de Biefeld, diplomate au service du
+grand Frédéric,--livre écrit en français et imprimé en 1772--je lis:
+«Voici les titres que tout bon Allemand donne à l'empereur:
+resplendissantissime, transparentissime, puissantissime et invincible
+empereur, etc. _Allerdurchlauchttigster, grossmaechtigster und
+unueberwindlischter Kayser allergnaedister Kayser und Herr._
+
+Il faut dire que le baron, qui se raille agréablement de ce
+«galimatias», était Prussien, et que l'empire d'Allemagne appartenait
+alors à l'Autriche. J'ignore, si les Prussiens, devenus aujourd'hui
+les maîtres, et leur roi étant passé empereur, ont ramassé ces titres
+comme joyaux de la couronne impériale, et si peuple et roi en sont
+très heureux.
+
+ _Le bonheur légitime est si cher aujourd'hui,
+ Que, pour peu qu'un jeune homme ait d'ordre et de conduite,
+ Au banquet de l'amour il vit en parasite,
+ Et n'ose plus aimer que la femme d'autrui._
+
+«La plupart de nos malheurs et de nos chagrins, dit Pascal, viennent
+de ce qu'on ne sait pas rester dans sa chambre.»
+
+
+Un riche malaisé et embarrassé dans ses affaires est cent fois plus
+malheureux qu'un pauvre simplement pauvre.
+
+
+Nous regardons les biens qui nous arrivent comme des dettes que paye
+la Providence, et les maux comme des injustices; nous jouissons des
+premiers sans reconnaissance, et nous subissons les autres sans
+résignation.
+
+
+Tout bonheur se compose pour au moins, la moitié de deux sensations
+tristes:--le souvenir de la privation dans le passé, la crainte de la
+perte dans l'avenir.
+
+
+On jouit toujours de ce qu'on espère, et on ne jouit pas même si
+longtemps de ce qu'on possède.
+
+
+La nouveauté n'a plus le même attrait pour les vieillards; ils ont
+appris à se défier des promesses qu'elle fait.
+
+
+Nos pères dînaient ensemble pour jaser, chanter, rire et boire.
+
+Aujourd'hui, un dîner est une question de politique ou d'affaires:--on
+dîne contre ou pour le gouvernement; on a invité le punch d'honneur et
+le punch d'indignation:
+
+_Nalis in usumlæ titiæ scyphis pugnam thracum est._ (Horace).
+
+
+Se battre à table et se jeter à la tête les verres, inventés pour la
+gaieté,--c'est se conduire en sauvages.
+
+
+Il n'y eut jamais si bel habit qui ne devint haillon, si mignonne et
+élégante pantoufle--qui ne devînt savate. Ainsi de tout bonheur, qu'on
+attend des autres et qu'on ne trouve pas en soi-même.
+
+
+Une affaire importante dans la vie est de pouvoir être seul sans ennui
+et sans oisiveté.
+
+
+Il vaudrait mieux être toujours seul que de n'être jamais seul.
+
+
+Un des grands obstacles au bonheur--naît de ce que nous le faisons
+dépendre des autres:--nous nous agitons moins pour être heureux que
+pour le paraître. «Je me suis souvent étonné, dit l'empereur
+Marc-Aurèle, que les hommes, qui ont tant de vanité, fassent plus de
+cas de l'opinion des autres que de la leur propre.»
+
+
+Il est un proverbe populaire qui exprime bien cette sottise:
+
+«Il vaut mieux faire envie que pitié.» On se déguise en quelqu'un de
+plus riche, de plus noble, de plus beau, de plus heureux qu'on ne
+l'est en réalité,--source de déceptions et de misères. On ne se
+contente pas d'être riche, beau, noble, on veut que d'autres le
+voient--et en soient un peu chagrinés.
+
+
+Je crois que c'est Tallemant des Réaux qui raconte cette histoire d'un
+jeune seigneur:
+
+A force de parler de son amour à une belle dame du matin au soir, il
+avait obtenu la permission d'en parler une fois du soir au
+matin;--mais, au milieu de la nuit, il se montre si inquiet, si agité,
+que la belle lui demanda s'il était malade.
+
+--Non, dit-il; mais je voudrais qu'il fît jour pour aller raconter mon
+bonheur.
+
+
+Il y a des hypocrites et des menteurs de bonheur--qui parfois payent
+de la réalité l'apparence qu'ils étalent.
+
+
+Cependant les gens sages savent qu'il faut cacher son bonheur, comme
+le voyageur cache son or, quand il doit traverser une forêt
+périlleuse,--et la vie est fort boisée.
+
+On sait ce qui arriva au roi Candaule pour avoir voulu montrer la
+beauté de sa femme.
+
+
+«Il n'y a pas beaucoup de différence entre posséder un bien et en
+retrancher le désir,» a dit Sénèque.
+
+La mesure des biens la plus avantageuse est celle qui ne nous expose
+pas à l'indigence, mais ne nous éloigne pas de la pauvreté.
+
+_O bona paupertas!_ dit Horace, heureuse pauvreté, présent des dieux,
+ton prix n'est pas assez connu des hommes; les vertus sont tranquilles
+à l'ombre de ta salutaire obscurité.
+
+
+Il vient un âge où on ne peut plus être aimé, mais il n'en est pas où
+on ne puisse aimer--et c'est la moitié, plus que la moitié, du moins
+la meilleure moitié de l'amour que l'on conserve jusqu'à la fin.
+
+
+L'envie qu'inspire le bonheur qu'on suppose à certaines gens vient de
+ce qu'on ne voit que l'endroit et le velours du manteau--et que celui
+qui s'en couvre connaît seul la grossièreté ou les trous de la
+doublure.
+
+
+On est bien,--on s'en fatigue, on s'en ennuie;--on sort du bien pour
+trouver mieux, on s'agite, on trouve plus mal, et on s'y résigne, et
+on s'y installe,--crainte de pire.
+
+
+La civilisation, l'industrie, les arts,--la vanité surtout ont ajouté
+beaucoup de besoins factices à trois ou quatre besoins réels et
+faciles à satisfaire que nous avait donnés la Nature; d'où la vie
+plus difficile, et le pain quotidien si cher, que c'est non plus à
+Dieu, mais au diable qu'on le demande.
+
+
+De ces besoins nouveaux le nombre s'accroît tous les jours; il est
+vrai qu'on invente également tous les jours des moyens de les
+satisfaire, mais incomplètement et dans la proportion de deux à cinq.
+
+
+Ce qui était luxe autrefois devient usage, décence, nécessité.--Ce qui
+était les vices est devenu les moeurs.
+
+
+Il est des gens qui ont ce don d'avoir froid aux pieds des autres--de
+souffrir du vide de l'estomac d'autrui.
+
+Il en est, au contraire, qui ne pensent jamais aux pieds et à
+l'estomac des autres et qui savent à peine qu'il y a des autres, qui
+cependant ne sont pas méchants--et peut-être seraient bons--s'ils
+savaient.
+
+
+Ne pas mettre le bonheur dans des choses impossibles ni le malheur
+dans des choses inévitables--comme on le fait si souvent.
+
+
+Un homme fatigué d'exciter l'envie et la haine de ses voisins écrivit
+sur sa porte:
+
+«Je fais savoir à mes voisins que je ne suis pas heureux.»
+
+
+Combien c'est un plus grand plaisir de donner que de recevoir!--et
+comme on a envie de remercier ceux à qui on peut faire un vrai
+plaisir, surtout un plaisir inattendu!
+
+
+Je vois une chèvre attachée à un pieu sur une pelouse tapissée d'une
+herbe verte, drue et savoureuse;--elle marche dessus sans la brouter,
+tire sur sa corde, s'étrangle pour atteindre du bout des dents
+quelques brins de la même herbe--au dehors du cercle que la corde lui
+permet de parcourir.
+
+
+Là-bas, de l'autre côté de la rivière, est une jolie maisonnette, au
+milieu d'un jardin plein de roses,--avec des gazons de fraisiers;
+mais, depuis quelque temps, je ne vois plus l'habitant que j'avais
+souvent envié. Est-il mort? Est-il malade?
+
+--Non, monsieur, au contraire: il est devenu riche, il a hérité, il
+est heureux;--il demeure maintenant à Paris, au cinquième étage d'une
+grande maison, dans une des rues les plus fréquentées, les plus
+sillonnées de riches équipages. Quelle chance! ce n'est pas à moi
+qu'il en arriverait une pareille.
+
+
+Être libre,--mais j'entends tout à fait libre c'est-à-dire n'avoir ni
+à obéir ni à commander à personne,--et ne pas se laisser persuader
+par la vanité qu'il y a un des deux bouts de la chaîne où il y a plus
+de liberté qu'à l'autre bout.
+
+Cette pensée me rappelle un magnifique chien de Terre-Neuve auquel, du
+temps de ma jeunesse, j'ai appartenu pendant dix ans.--Il était
+violent et brutal dans ses mouvements; plus d'une fois je l'ai vu
+bousculer un passant dans la rue;--le passant se retournait et
+commençait un juron.
+
+--Sacre...
+
+Puis s'arrêtait et disait:
+
+--Ah! le beau chien!
+
+Il ne prétendait pas rester seul à la maison; quand il voyait seller
+mon cheval, qui du reste était son ami, il s'échappait et allait nous
+attendre dans la rue;--je n'allais que là où je pouvais l'emmener, et
+chez les gens qui l'invitaient en même temps que moi.--Comme, vu ses
+dimensions, il ne pouvait être admis dans l'intérieur des voitures,
+pendant dix ans je n'ai voyagé que sur l'impériale et sous la bâche
+des diligences.
+
+Un de nos amis disait un jour: «J'ai rencontré Freyschütz et Alphonse
+chacun à un bout d'une corde; je n'ai pu discerner lequel était celui
+qui menait l'autre.»
+
+Mais ici je dois m'arrêter sur ce sujet de bonheur à peine ébauché.
+
+
+_P.-S._--M. Alikoff, dans sa dernière chronique politique, en citant
+la plus brève et la plus radicale des constitutions dit: «Si je ne me
+trompe, elle est due à un des plus farouches intransigeants.»
+
+M. Alikoff se trompe;--ce sont les _Guêpes_ (Ier volume, page 85,
+édition Lévy) qui ont promulgué cette charte.--L'écrivain que M.
+Alikoff désigne, et qui, d'ailleurs, est assez riche de son propre
+fond, n'a fait que la reproduire dix ou douze ans plus tard, en y
+ajoutant un second article,--ce qui l'a gâtée, _si je ne me trompe_,
+pour parler comme M. Alikoff.
+
+Puisque j'ai tant fait que de feuilleter _les Guêpes_ pour retrouver
+ce passage, je vais le transcrire ici--pour constater humblement que
+si, comme Cassandre, j'ai reçu le don de prophétie, je n'ai, pas plus
+que la fille de Priam, été écouté ni compris des gens auxquels
+j'annonçais les destinées de Troie--qu'ils eussent pu alors conjurer,
+et sauver Pergame, _si Pergama defendi possent_--et s'ils avaient été
+moins aveugles--_si mens non læva fuisset_, mot à mot:--si l'esprit
+n'était pas tombé à _gauche_.
+
+Voici le _passage_ en question, du moins en partie; peut-être y
+reviendrons-nous quelqu'un de ces jours.
+
+
+LA DÉMOCRATIE
+
+ Janvier 1810.
+
+«Dans la société actuelle, dites-vous, quelques-uns ont, à l'exclusion
+des autres, le monopole des capitaux.»
+
+Ouf! voilà le gros mot lâché.
+
+Mais, messieurs, le capital, l'argent est le fruit du travail; ceux
+qui ont ce que vous appelez le «monopole des capitaux» ont aussi le
+monopole des fatigues, des veilles, des soirées, l'intelligence, le
+monopole de l'ordre et de l'économie; tout le monde--vous comme les
+autres--a le droit de vivre de ses rentes: il ne s'agit que de gagner
+ces rentes ou d'avoir un père qui les ait gagnées;--que voulez-vous de
+plus! Serait-ce par hasard de vivre des rentes des autres?
+
+Vous réclamez la liberté religieuse;--mais un de ces jours derniers,
+vous vous êtes assemblés pour discuter et mettre aux voix la
+«reconnaissance de l'Être suprême», et l'Être suprême n'a passé qu'à
+une voix de majorité.
+
+Vous parlez de supprimer aussi la propriété:--on le comprend, c'est
+supprimer le vol;--c'est supprimer la justice, les tribunaux, les
+juges, les gendarmes.--Pourquoi ne promulguez-vous pas franchement
+votre charte en trois mots?
+
+ARTICLE UNIQUE.
+
+_Il n'y a plus rien._
+
+C'est d'autant plus facile qu'il ne reste déjà pas grand'chose.
+
+
+
+
+LA STATUE DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU
+
+LES DEUX SCRUTINS
+
+UN PROJET DE CONSTITUTION
+
+
+I
+
+LA STATUE DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU
+
+Il est d'usage constant, pour reconnaître le génie et le talent, et
+rendre un légitime et public hommage à ceux qui en ont porté le faix
+et en ont subi les conséquences, d'attendre que ceux-ci soient morts
+et que ça ne puisse plus leur faire aucun plaisir.
+
+Alexandre Dumas a sa statue, Balzac va avoir la sienne.--Or, j'ai vécu
+fraternellement avec le premier, familièrement avec le second, et je
+puis affirmer que bien des fois, pendant leur vie, ils auraient de
+grand coeur cédé pour cinq louis leurs chances d'avoir une statue
+vingt ans après leur mort.
+
+On a, l'autre jour, dressé la statue de Jean-Jacques Rousseau près du
+Panthéon; il y a eu musique, discours, etc.--M. Lockroy, ministre de
+l'instruction publique, s'est fait représenter par un de ses
+subalternes; qui diable peut représenter M. Lockroy, qui, lui, ne
+représente rien?--Du temps des rois, lorsque, pour rendre hommage à la
+mémoire d'un citoyen plus ou moins grand, plus ou moins célèbre, ils
+envoyaient leur voiture, selon un usage antique, suivre le convoi
+du mort, je m'étais permis de plaisanter ce cérémonial et de dire
+que c'était absolument comme si, moi qui n'ai pas de voiture, je
+faisais, derrière le corbillard, porter mes souliers sur un
+coussin.--Aujourd'hui, M. Lockroy et les autres,--car _c'est eux
+qu'est les rois_,--n'ont pas manqué de s'emparer de cette tradition.
+
+Lorsque après la cérémonie--qui avait attiré beaucoup de monde comme
+tous les spectacles gratis, la foule se fut dissipée, beaucoup croyant
+que cette statue de Jean-Jacques était celle du distillateur
+Jacques,--la nuit tomba sur la ville,--le ciel était pur, la lune
+jetait sa douce et poétique clarté,--et il arriva quelque chose
+d'extraordinaire qui vaut la peine d'être raconté.
+
+Tout le monde a lu l'histoire de cette statue de Memnon, à Thèbes en
+Égypte, qui rendait des sons harmonieux lorsqu'elle était frappée des
+premiers rayons du soleil;--eh bien, la lune sur la statue de
+Jean-Jacques Rousseau produisit le même effet que le soleil sur celle
+de Memnon.
+
+Ce n'était pas, du reste, la première fois qu'une statue parlait,--le
+souverain maître, créateur des mondes, dans sa divine indulgence, a
+accepté tous les noms et tous les attributs sous lesquels les hommes
+ont imaginé de l'adorer, pourvu que sous ces noms on prêchât la vertu
+et la bonté,--peu lui a importé d'être appelé Indra, Jupiter, [Grec:
+Zeus], Thor, Jehovah, etc.; pourvu que le culte qu'on lui rendait
+tendît à rendre les hommes meilleurs ou moins mauvais; aussi toutes
+les religions ont eu des temples dans lesquels descendait un Dieu, des
+statues qu'il animait et faisait parler rendant des oracles et faisant
+des prodiges,--depuis Teutatès jusqu'à cette douce, poétique et
+légendaire Marie, mère du Christ, dont les sanctuaires et les statues
+attirent encore tant de dévots et effectuent, dit-on, tant de miracles
+à Lorette, à Lourdes, à la Salette, au Laghetto, etc.
+
+Donc, la statue de Jean-Jacques se mit à parler:
+
+«Ah çà! dit-elle, quelle singulière idée ont ces gens, de m'élever
+aujourd'hui une statue? Que signifie cette foule que j'ai toujours
+détestée,--cette musique, ces discours moins bons que la musique? Je
+crains de comprendre ce qui se passe--il ne me manque plus que cela!
+comme si je n'avais pas autrefois subi toutes les mauvaises chances de
+la vie!
+
+»Non,--c'est bien cela, ils me mettent au nombre de leurs
+patrons,--mais c'est idiot!--ils n'ont donc pas lu mes livres? Qui?
+moi?--me compromettre avec leurs héros, leurs grands hommes, ces fous,
+ces coquins, ces imbéciles et ces monstres.
+
+»Certes, si j'avais été vivant en 1793, j'aurais été par eux accroché
+à une lanterne, guillotiné ou massacré à l'Abbaye;--en 1871, j'aurais
+figuré parmi les otages assassinés.
+
+»Moi! Jean-Jacques! avec ces gens-là! je ne le souffrirai pas.»
+
+Et il se mit à réciter des passages de ses livres:
+
+«N'ai-je pas dit d'avance que ce serait le comble de l'absurdité et de
+la folie de tenter d'établir la démocratie dans un pays comme la
+France?
+
+»La démocratie ne convient qu'aux États petits et pauvres,--aux
+nations grandes et opulentes, la monarchie.» (_Contrat social._)
+
+«Que de conditions à réunir pour une démocratie! D'abord, un État
+très petit où le peuple soit facile à rassembler, où chaque citoyen
+puisse aisément connaître tous les autres;--une grande simplicité de
+moeurs, beaucoup d'égalité dans les rangs et dans les fortunes, peu ou
+pas de luxe.
+
+»Il n'y a point de gouvernement aussi sujet aux guerres civiles et aux
+agitations intestines que le gouvernement démocratique, parce qu'il
+n'en est aucun qui tende si fortement et si continuellement à changer
+de forme.» (_Contrat social._)
+
+Je viens de voir un joli exemple de la façon dont ces insensés, dont
+ces jobards trompés par des coquins entendent la république.
+
+Cette élection d'un député,--cette population se partageant
+passionnément, haineusement entre un général tout à fait quelconque et
+un marchand de vin.
+
+Ces journaux, ces affiches collées les unes sur les autres, augmentant
+l'épaisseur des murailles et diminuant la largeur des rues,--les deux
+partis se prétendant exclusivement amis du peuple--et dépensant trois
+cent mille francs à imprimer des mensonges et à en tapisser la
+ville,--un conseil municipal sacrifiant par deux fois, en un mois, une
+somme énorme à faire des ripailles de victuailles les plus
+chères:--et cela dans une ville où la statistique dénonce un indigent
+sur douze habitants!--combien, pendant qu'on employait tant d'argent à
+gâter du papier, tant d'argent à s'empiffrer de pâtés de foies
+gras,--combien de gens se sont, ce jour-là, couchés sans souper,--ceux
+du moins qui avaient où se coucher.
+
+Une jolie manière de faire des élections!
+
+«Pour obtenir l'expression de la volonté générale, il faut qu'il n'y
+ait pas de sociétés partielles dans l'État, et que chaque citoyen
+n'opine que d'après lui-même;--que les citoyens, au moment des
+suffrages, n'aient entre eux aucune communication;--mais s'il se fait
+des associations partielles et des brigues, il n'y a plus autant de
+votants que d'hommes, mais seulement autant que d'associations.»
+(_Contrat social_.)
+
+«Il faudrait donc, pendant la période électorale, suspendre toutes
+réunions, ne pas permettre aux journaux de discourir sur la politique
+et les élections, et c'est précisément le contraire que vous faites.
+
+»Corrigez s'il se peut les abus de votre Constitution, mais ne
+méprisez pas celle qui vous fait ce que vous êtes.» (_Gouvernement de
+Pologne_.)
+
+«Les peuples prenant pour la liberté une licence effrénée qui lui est
+opposée, leurs révolutions les livrent à des enjôleurs qui ne font
+qu'aggraver les choses.» (_Origine de l'inégalité._)
+
+«C'est surtout la grande antiquité des lois qui les rend saintes et
+vénérables, le peuple méprise bientôt celles qu'il voit changer tous
+les jours. Il ne devrait être permis à personne de proposer de
+nouvelles lois à sa fantaisie. C'est ce qui perdit les Athéniens à
+force d'innovations dangereuses favorisant des projets insensés ou mal
+conçus.» (_Sur l'inégalité._)
+
+«Je ne voudrais pas habiter une république de nouvelle institution, de
+peur que le gouvernement ne convienne pas aux nouveaux citoyens ou que
+les citoyens ne conviennent pas au nouveau gouvernement, l'État est
+fort exposé à être ébranlé et déchiré presque dès sa naissance.
+
+»Il en est de la liberté comme de certains aliments solides et
+succulents, propres à nourrir et à fortifier les tempéraments
+robustes, mais qui ruinent et énervent les faibles, les délicats, qui,
+une fois accoutumés à des maîtres, ne sont plus en état de s'en passer
+et ne font des révolutions que pour en changer.» (_De l'inégalité._)
+
+«Si la république vous donne plusieurs chefs, il vous faut supporter à
+la fois et leur tyrannie et leurs divisions.» (_Économie politique._)
+
+«Si vous comparez le monarque au père de famille, la nature fait une
+multitude de bons pères de famille; mais, depuis l'existence du monde,
+la sagesse humaine n'a fait que bien peu de bons magistrats.»
+(_Économie politique._)
+
+«La république est à la veille de se ruiner, sitôt que quelqu'un peut
+penser qu'il est beau de ne pas obéir aux lois.» (_Économie
+politique._)
+
+Depuis que vous payez vos députés, en avez-vous obtenu d'une qualité
+supérieure, et ne pourriez-vous dire:
+
+«Tous mes maux ne viennent que de ceux que je paye pour m'en
+garantir.» (_Économie politique._)
+
+«Les peuples perdent le sens commun, non parce qu'ils sont ignorants,
+mais parce qu'ils ont la bêtise de croire savoir quelque chose.»
+(_Réponse à M. Bondy._)
+
+«Comment une multitude aveugle, qui souvent ne sait ce qu'elle veut
+parce qu'elle sait rarement ce qui lui est bon, exécuterait-elle
+d'elle-même une entreprise aussi grande, aussi difficile qu'un
+système de législation?» (_Contrat social._)
+
+«Le plus actif des gouvernements est celui d'un seul.» (_Contrat
+social._)
+
+«Les Lacédémoniens n'avaient pas d'avocats.» (_Lettre à M. Grimm._)
+
+«Le luxe corrompt et le riche qui en jouit et le misérable qui le
+convoite.» (_Au roi de Pologne._)
+
+«Vous étiez à la direction d'un maître, vous croyez être mieux en en
+ayant plusieurs, et il faut supporter à la fois et leur tyrannie et
+leurs divisions.» (_Économie politique._)
+
+«Quelques hommes adroits, avec du crédit et une certaine faconde,
+sauront substituer aux intérêts du peuple leurs intérêts
+particuliers.» (_Économie politique._)
+
+«Consulter la volonté générale, ressource impraticable dans un grand
+peuple.» (_Économie politique._)
+
+«On ajoute édits sur édits, règlements sur règlements, et cela ne sert
+qu'à introduire de nouveaux abus sans corriger les anciens;--plus vous
+multipliez les lois, plus vous les rendez méprisables, et tous les
+surveillants que vous instituez ne sont que de nouveaux imposteurs
+destinés à partager avec les anciens, ou à faire leur pillage à part;
+les hommes les plus vils sont les plus accrédités; leur infamie
+éclate dans leurs dignités, et ils sont déshonorés par leurs
+honneurs.» (_Économie politique._)
+
+«La plupart des peuples, ainsi que les hommes, ne sont flexibles que
+dans leur jeunesse.--Quand une fois les coutumes sont établies et les
+préjugés enracinés, c'est une entreprise dangereuse et vaine de
+vouloir les changer.» (_Contrat social._)
+
+«Il ne faut pas souffrir de capitale, il faut faire siéger le
+gouvernement alternativement dans chaque ville.» (_Contrat social._)
+
+«Les Romains n'accordaient pas à la populace l'honneur de porter les
+armes, il fallait avoir des foyers pour obtenir le droit de les
+défendre.» (_Contrat social._)
+
+«Dans les circonstances graves, on doit, pour décider, arriver le plus
+près possible de l'unanimité.» (_Contrat social._)
+
+«Vous avez appelé suffrage universel «le triomphe d'une
+coterie»,--votre République votée à la majorité d'une voix,--peut-être
+celle d'un absent,--selon l'absurde et criminelle habitude que vous
+avez de permettre à un membre présent de voter pour un membre
+absent;--si bien que cette prétendue République consiste à mettre la
+moitié moins un des «citoyens» sous le despotisme de la moitié plus
+un.
+
+»Et vous appelez cela être en République!
+
+»Je ne vous reconnais plus, ô Français! peuple autrefois si léger, si
+brave, si spirituel, si bienveillant, si poli, si galant, si gai, si
+sensé.
+
+»Vous êtes devenus esclaves volontaires, crédules, aveugles,
+imbéciles, haineux, avides, cruels, grossiers, bêtes, ennuyés et
+ennuyeux;--la prétendue République vous a métamorphosés comme fit
+Circé des compagnons d'Ulysse.
+
+»Et vous, les maîtres, les soi-disant républicains, arlequins,
+polichinelles et pierrots qui, dans les lambeaux de pourpre du manteau
+royal, vous êtes taillé des carmagnoles et des bonnets rouges, pour
+vous déguiser qui en Robespierre, qui en Danton, qui en Marat ou en
+Père Duchesne, vous les effrontés bavards, les affamés, les pillards,
+lâches, ignorants,--je vous défends de me déshonorer, de m'encanailler
+en me mettant au nombre de vos modèles, de vos maîtres, des saints et
+des dieux de votre calendrier...
+
+»Je...»
+
+A ce moment un gros nuage passa sur la lune, et la statue, cessant
+d'être éclairée, cessa de parler et retomba dans le silence
+probablement pour toujours.
+
+J'espérais qu'elle parlerait du scrutin de liste et du scrutin
+d'arrondissement;--mais je pensai que, à défaut d'elle, j'en sais
+assez long sur ce sujet, et que j'en puis parler moi-même.
+
+
+II
+
+LES DEUX SCRUTINS
+
+Le ministère défunt et la Chambre malade étaient composés de
+ceux qui, avant de remplacer le scrutin de liste par le scrutin
+d'arrondissement, avaient remplacé le scrutin d'arrondissement par le
+scrutin de liste.
+
+Le scrutin d'arrondissement ou uninominal, sans nous mettre beaucoup
+plus à l'abri des intrigues, des compromis, des corruptions, des
+mensonges, présente cependant un tour d'escamotage un peu plus
+difficile à exécuter que le tour du scrutin de liste, c'est pourquoi
+le cabinet Floquet et sa majorité obéissante et ahurie, en présence
+d'une dissolution presque inévitable, se sont avisés que leurs ennemis
+d'aujourd'hui avaient été leurs amis, leurs complices, leurs compères
+d'hier, et possédaient comme eux tous les pièges, tous les boniments,
+tous les trucs du scrutin de liste--et, confiants dans une dextérité
+qu'ils pensent supérieure, ils ont voulu imposer au jeu des conditions
+plus ardues;--aussi nous avons vu les grands prestidigitateurs, Bosco,
+Robert Houdin, de Gaston, etc., abandonner aux faiseurs de tours de
+place publique de vulgaires escamotages, des muscades sous les
+gobelets avec la baguette, la gibecière et la poudre de perlimpinpin,
+que cette tourbe exécutait aussi bien qu'auraient pu le faire les
+maîtres, que d'autres montent sur les théâtres où ils travaillent, que
+des prestiges plus compliqués et plus difficiles à produire.
+
+En effet, l'élection au scrutin de liste s'effectue ainsi;--c'est
+l'élection au panier; vous ramassez des fruits secs, des fruits verts,
+des fruits gâtés si vous voulez, et vous en emplissez votre panier en
+réservant au-dessus la place pour y placer un petit nombre de fruits
+sains, mûrs, appétissants du moins en apparence, et vous ne vendez que
+le panier entier sans permettre de déranger le dessus et de vérifier
+le dessous.
+
+Le scrutin uninominal est la vente au détail,--beaucoup de fruits du
+scrutin de liste n'y pourraient figurer;--mais l'art consiste, en
+étalant la marchandise, à bien placer chaque fruit, la tache ou la
+tare en-dessous, de les entourer, de les envelopper artistement de
+feuilles de vigne et de les montrer de façon à n'en laisser voir
+qu'une partie à peu près saine;--à annoncer aux acheteurs avec emphase
+telle pèche de vigne pour une _grosse mignonne_ ou un _teton de
+Vénus_, telle pomme à cuire pour une _calville_ ou une _reinette_,
+telle poire âpre et à peine bonne à cuire pour une _beurrée William_
+ou une _crassane_, telle prune à cochon pour une prune de
+_reine-Claude_.
+
+Ça demande un peu plus d'aplomb, un peu plus de rouerie, un peu plus
+d'intrigue et de corruption, parfois même ça coûte un peu plus cher,
+mais enfin ça se fait.
+
+Je vais, après vous en avoir préalablement demandé la permission, vous
+raconter une petite comédie, qui, je crois, n'est pas ennuyeuse, et où
+j'ai joué un rôle--rôle sacrifié, en 1848
+
+ _Quæque ipse miserrima vidi
+ Et quorum pars magna fui!_
+
+et qui mettra bien en relief et en vue le fameux scrutin de liste et
+le scrutin d'arrondissement.--Puis, la comédie racontée, en guise de
+moralité de ma fable, qui n'est pas une fable, mais une vérité
+rigoureuse, je vous dirai comme disait Ésope à la fin des scènes
+
+ [Grec: ho mythos dêloi hoti]
+
+cette fable prouve que...
+
+Je vous dirai, pour l'avoir étudié et expérimenté à mes dépens, ce
+qu'il faudrait changer, ajouter, retrancher, modifier au vote pour que
+le scrutin de liste et le scrutin uninominal ne fussent plus la plus
+effrontée des mystifications, le plus insolent et le plus pernicieux
+des mensonges.
+
+En 1848,--la scène se passe à Sainte-Adresse, au Havre et à
+Rouen,--c'est une trilogie.
+
+Je m'étais laissé persuader par Lamartine, qui jouait alors un si
+grand et si noble rôle, et par un groupe de notables habitants du
+Havre de me faire comparse dans la pièce;--le feu était à la maison,
+tout le monde devait se mettre à la chaîne et porter au moins son seau
+d'eau. Me voici donc, après quelques hésitations et avec une
+répugnance instinctive,--pressentant ma vie changée et ma liberté
+menacée, me voici candidat à la représentation nationale.--J'avais,
+parmi les marins et les pêcheurs, une amicale popularité;--j'avais
+plus d'une fois partagé leur rude existence, quelquefois même leurs
+périls--j'avais pu, dans certaines circonstances, défendre leurs
+intérêts;--j'avais pu provoquer avec succès, en faveur des familles
+des marins morts à la mer, des souscriptions auxquelles le roi
+Louis-Philippe et ses fils avaient contribué.
+
+Quant aux autres Havrais, mon titre était cette popularité qu'ils
+connaissaient.
+
+Une fois décidé, je me mis à faire consciencieusement mon métier de
+«candidat»; j'assistai à diverses assemblées où j'étais convoqué avec
+mes concurrents;--j'étais parfois attaqué et j'avais à me défendre.
+
+Je me rappelle la première séance.
+
+Quand vient mon tour de parler, je monte sur une estrade que, jouant à
+l'Assemblée, on appelle la tribune--et je commence:
+
+--Mes amis...
+
+On crie:--Dites citoyens!
+
+--Volontiers: Mes chers concitoyens, je ne viens pas solliciter vos
+suffrages. (_Murmures_), je ne viens pas solliciter vos suffrages, et
+voici pourquoi: c'est que je n'ai et n'aurais aucun avantage à être
+député.--Si j'aimais les fonctions, les places, les honneurs, etc., je
+serais à Paris et ne serais pas venu me confiner à Sainte-Adresse.--Si
+vous me faites l'honneur de me nommer votre représentant, je n'en
+tirerai aucun bénéfice;--bien plus, il me faudra, pour défendre vos
+intérêts, travailler, étudier, apprendre des choses que je ne sais pas
+ou que je ne sais qu'imparfaitement et quitter, au moins pour un
+temps, la vie que j'ai choisie, que j'aime, que je me suis faite, et
+que, depuis longtemps, vous me voyez mener au milieu de vous, mon
+jardin et mon bateau.
+
+«Mais, si je ne viens pas solliciter vos suffrages, je viens m'offrir
+à vous: de même que vous me connaissez depuis longtemps, je vous
+connais aussi, je sais votre situation, vos affaires, vos intérêts,
+vos besoins. Si vous pensez, comme je le pense, que je puis vous être
+utile, je viens m'offrir à vous, avec tout ce que je puis avoir
+d'intelligence, d'énergie et de dévouement.
+
+A ce moment, on me crie:--Vous êtes un républicain du lendemain!
+
+Cette voix était celle d'un citoyen, récemment nommé sous-préfet, je
+crois par lui-même;--je ne me rappelle pas si on avait changé le
+titre, mais il en occupait la place, et en touchait les
+appointements;--il était en outre administrateur ou employé supérieur
+du chemin de fer de Paris au Havre, et, comme moi, candidat à la
+députation.
+
+--Puisque, répondis-je, citoyen sous-préfet, vous me reprochez d'être
+un républicain du lendemain!... (_Murmures_). Vous êtes, vous, un
+républicain de la veille?
+
+--Oui, certes!
+
+--Disons de l'avant-veille, si vous voulez,--mais permettez-moi de
+chercher ce que, à cette avant-veille dont vous vous parez avec un
+juste orgueil, ce que nous faisions, vous qui étiez républicain, et
+moi qui, selon vous, ne l'étais pas.
+
+»A cette avant-veille, vous républicain, vous transportiez de Paris au
+Havre les voyageurs de troisième classe, c'est-à-dire les paysans, les
+ouvriers, les pauvres,--dans des tombereaux découverts, à travers des
+régions froides et humides où il pleut un jour sur trois, c'est-à-dire
+dans des conditions où il n'eût été ni humain ni prudent de voiturer
+des bestiaux; et moi, qui n'étais pas un républicain, je vous faisais
+à mes frais un procès à la suite duquel il fallut couvrir et fermer
+les wagons de troisième classe.
+
+Le sous-préfet fut hué et dut quitter l'assemblée.
+
+J'avais sur mes concurrents un avantage considérable,--c'est qu'au
+fond, je ne tenais que médiocrement à réussir,--et résolu à n'être
+élu que dans les conditions qui me conviendraient tout à
+fait,--c'est-à-dire sans m'abaisser en rien, sans dissimuler mes
+sentiments ni mes opinions, sans faire de dissimulations ni de
+concessions.
+
+En fait de concurrent, la vérité est que je n'en avais--ou du moins
+aurais dû n'en avoir qu'un; et, si je n'en avais eu qu'un, je n'en
+n'avais plus: car l'arrondissement du Havre avait droit à deux
+représentants, comme l'ancienne Rome à deux consuls,--et nous pouvions
+être élus tous les deux; cet autre candidat était un négociant très
+riche qui n'avait d'autre titre à ces fonctions législatives que le
+désir vaniteux et ardent qu'il en avait;--un nommé Morlot,--décidé à y
+mettre le prix.
+
+Mais ce candidat se composait de deux personnes.
+
+La mode était aux ouvriers.--Au gouvernement provisoire figurait:
+
+ALBERT, _ouvrier_.
+
+Garnier-Pagès,--membre de ce gouvernement provisoire, faisait
+instruire, chez un gros négociant de la rue de la Verrerie, son fils,
+qu'il destinait au commerce, et, dans une assemblée d'ouvriers, il
+dit: «Ouvriers! nous le sommes tous,--et moi, votre ministre, j'ai mon
+fils garçon épicier rue de la Verrerie.»
+
+Un conseiller d'État publia une brochure signée: _Un ouvrier_, et fut
+élu député, et on dut casser l'élection, quoiqu'il prétendît qu'il
+n'avait pas menti et était ouvrier en lois,--comme d'autres étaient
+ouvriers en bois; on s'accolait un ouvrier comme certains mendiants
+volent ou louent des enfants pour émouvoir la charité publique.
+
+M. Morlot avait pris _Martinez_, _ouvrier_,--et on disait, on
+imprimait, on affichait: Morlot et Martinez, presque comme en un seul
+mot.
+
+Morlot ne pensait pas avec raison pouvoir être élu s'il ne passait à
+la faveur de Martinez, et, comme le Havre n'avait droit qu'à deux
+députés, pour que Morlot et Martinez fussent ou plutôt pour que
+Morlot-Martinez fût élu, il fallait que je ne le fusse pas.
+
+On institua un «comité Morlot»; on envoya à grands frais des
+émissaires dans les communes rurales, on inonda le pays de professions
+de foi;--on couvrit les murs d'affiches, etc.
+
+Mais on fit mieux: on alla à Rouen, le chef-lieu; là, le comité Morlot
+s'entendit avec le comité présidé par l'avocat Senard, ce bon Senard
+qui fut depuis ministre de l'intérieur sous Cavaignac et, avec une
+naïve confiance, planta dans le petit jardin du ministère des
+pommiers dont il ne devait pas boire le cidre.
+
+Le comité Morlot obtint du comité Senard l'admission sur la liste de
+Morlot-Martinez, en affirmant que je n'avais aucune chance au Havre,
+et on s'engagea à faire voter la liste Senard--mais le comité Senard
+exigeait un des deux sièges du Havre;--le comité Morlot le promit,
+mais dit: Laissez-nous jusqu'à l'élection notre ouvrier dont nous ne
+pouvons nous passer,--mais l'élection faite, nous nous en
+débarrasserons, il y aura réélection, et nous nommerons un Rouennais.
+
+La liste du comité Senard fut répandue, affichée à profusion.
+
+Il n'y avait pas de comité Karr,--pas de liste, pas d'affiches;--seul,
+un petit journal qui existe encore et a grandi, _l'Arrondissement du
+Havre_, auquel je donnais parfois quelques articles, soutenait ma
+candidature avec courage et désintéressement; le jour du vote, il
+imprima simplement de petits carrés de papier avec mon nom, et en
+donna à ceux qui vinrent en prendre.
+
+Au Havre, le résultat du vote fut:
+
+ Morlot 6,591 voix.
+ Martinez 2,773 --
+ A. Karr 8,131 --
+
+J'avais bien l'air d'être député du Havre; mais je n'avais eu de voix
+qu'au Havre, à Etretat, à Sainte-Adresse, etc., là où j'étais connu,
+tandis que Martinez et Morlot, portés sur la liste Senard, furent
+nommés dans le reste du département, où ni eux ni moi n'étions
+nullement connus,--à une grande majorité.
+
+Voilà donc Morlot et Martinez députés, installés à Paris, et, moi, je
+retourne chez moi à Sainte-Adresse; mais il fallait s'acquitter envers
+Rouen et donner le siège promis.
+
+Au bout de quinze jours, l'engouement, la mode de l'ouvrier ne
+sévissant plus aussi fort, on invita Martinez à un déjeuner, où l'on
+but non pas le cidre national, mais des vins dont il n'avait jamais
+entendu parler, et qui lui parurent bons;--on le grisa à fond et on le
+mena à la Chambre; là, on le décida à monter à la tribune; les amis du
+Havre s'étonnaient qu'il n'eût encore rien dit; il demanda la parole
+et monta hardiment sur l'estrade.--Dieu sait les gestes, les phrases
+ponctuées de hoquets! la tribune avait l'air d'un «guignol» et
+l'orateur d'un polichinelle en délire.--Il prit le verre d'eau, en
+goûta le contenu, remit le verre sur le marbre avec dégoût, en disant:
+«Pouah!» et cria: «Garçon! du vin!»
+
+Il finit par disparaître comme dans une trappe, on dut
+l'emporter;--le lendemain, on lui fit honte de sa conduite, et on lui
+fit signer sa démission; il fallait refaire une élection; le comité de
+Rouen, d'accord avec le comité Morlot, proposa un filateur Rouennais
+appelé Loger; le comité de Rouen m'adressa une lettre pour me prier
+instamment de ne pas me présenter; à cette lettre signée Delaporte,
+secrétaire du comité, je répondis:
+
+«Comme vous me le demandez, messieurs, je me suis désisté publiquement
+de ma candidature, mais c'était deux jours avant la réception de votre
+lettre et par dégoût de voir les intrigues des coteries se jouer des
+intérêts de la France.»
+
+A mon refus de seconde candidature, cinq mille électeurs du Havre
+refusèrent de voter et, dans une protestation adressée à la Chambre
+des députés, laquelle Victor Hugo se chargea de déposer et M. Thiers
+d'appuyer, affirmèrent qu'ils continueraient à ne pas voter tant qu'on
+continuerait l'escobarderie du scrutin de liste. Morlot et le
+Rouennais Loger furent donc définitivement les députés du Havre--et
+jamais on n'en entendit plus parler ni à la Chambre ni ailleurs.
+
+Seulement, lorsque, après le coup d'État de Décembre, le bon Goudchaux
+vint au Havre, comme il allait parler, provoquer et organiser une
+souscription pour les exilés, le citoyen Morlot eut peur et refusa
+hardiment sa maison pour la réunion du comité, et cette réunion eut
+lieu dans mon jardin de Sainte-Adresse.
+
+On peut voir, par cet exemple, qu'à cette époque il était possible,
+par le scrutin d'arrondissement, d'arriver assez près de la vérité, ce
+qui était impossible avec le scrutin de liste;--mais, depuis quarante
+ans les procédés d'escamotage ont été très perfectionnés, l'audace des
+prestidigitateurs s'est singulièrement accrue, et le scrutin
+d'arrondissement, ou uninominal, n'est plus qu'un peu meilleur que le
+scrutin de liste,--et le vote, quelle que soit la forme des deux qu'on
+adopte, si on n'y apporte pas une réforme radicale, restera le plus
+effronté et le plus pernicieux des mensonges, la plus absurde et la
+plus déplorable des sottises.
+
+Il est triste de voir une grande nation jouer depuis vingt ans le rôle
+que voici: nous le peuple souverain, nous sommes tous attelés à un de
+ces jeux de bagues que l'on fait tourner dans les foires pour
+l'amusement des enfants:--chevaux et fauteuils occupés par une
+douzaine de joueurs: Ferry, Rouvier, Freycinet, Floquet, Ferrouillat,
+Lockroy, Méline, etc. Les bagues que ceux qui occupent les fauteuils
+et les chevaux s'évertuent à enfiler au passage sont des portefeuilles
+gonflés de billets de banque, de concessions, d'actions, de places, de
+dignités, etc.
+
+Et nous, attelés à la machine, nous nous exténuons à la faire
+tourner;--si Ferry manque la bague, nous nous croyons débarrassés de
+lui:--nullement! il repasse au tour suivant, et essaye de nouveau;--il
+en est de même de Floquet, de Freycinet et des autres.
+
+On semble commencer à comprendre que ce jeu n'amuse qu'eux;--les
+citoyens de somme attelés à la machine menacent de s'arrêter, de se
+mettre en grève.
+
+
+III
+
+PROJET DE CONSTITUTION
+
+On parle de dissolution et d'Assemblée constituante. Eh bien, je vais
+faire ce que chacun doit faire en pareille circonstance, dire
+maintenant ce que doit être cette Assemblée avant de dire ce qu'elle
+doit faire;--c'est un rôle honorable à jouer pour l'Assemblée qui s'en
+va, qui pourrait la réhabiliter. Ce que je vais proposer est si
+simple, si indiscutable, si naïf même, que ça pourrait se chanter sur
+l'air de M. de La Palisse:
+
+ _Un quart d'heure avant sa mort,
+ Il était encore en vie!_
+
+Car c'est le développement de cette thèse méconnue jusqu'ici, que,
+pour représenter un département, il faut le connaître, et, pour être
+choisi, il faut en être connu.
+
+_Article premier._--Nul ne peut être candidat et député que dans un
+arrondissement où il réside depuis au moins dix ans,--y exerçant une
+profession, un métier, une industrie, y exploitant une propriété, ou y
+vivant d'un revenu quelconque.
+
+De façon, d'une part, à connaître l'histoire, les intérêts, les
+besoins, les ressources de ce département et y ayant des intérêts
+communs avec les autres habitants.
+
+Et, d'autre part, y étant parfaitement connu de tous,--tant pour sa
+vie publique, politique, etc.,--que pour sa vie privée et sa _petite
+vie_, son caractère, ses habitudes, ses moeurs, son intelligence, ses
+qualités et ses défauts.
+
+Entre deux concurrents--le bon sens réveillé des électeurs choisissant
+celui qui est né dans la région et y a sa famille, ce qui assure à un
+plus haut degré la connaissance des qualités nécessaires au
+représentant, on serait ainsi débarrassé des charlatans, des marchands
+d'orviétan, de pilules et de crayons,--coureurs de bénéfices et de
+places, ayant soin de poser leur candidature le plus loin possible des
+lieux où ils sont connus.
+
+_Article II._--La division du territoire par cantons est rétablie
+comme elle l'était sous l'ancienne monarchie, comme elle le fut par
+l'Assemblée nationale le 26 février 1790 et par l'Assemblée
+constituante en 1791.
+
+Ce qui amenait le suffrage à deux degrés, ce mode de suffrage n'ayant
+nullement pour résultat d'en restreindre le droit, mais en réalité de
+l'étendre en y faisant participer effectivement et individuellement un
+bien plus grand nombre--au lieu de mener les électeurs aux urnes comme
+on mène au marché une troupe de dindons au moyen d'une baguette à
+laquelle est attachée une loque rouge, les électeurs primaires votant
+au chef-lieu de canton nommaient des représentants qui allaient en
+leur nom nommer les députés au baillage, c'est-à-dire au chef-lieu
+d'arrondissement.
+
+Ce mode fut naturellement aboli par le Consulat;--et, en effet, comme
+le dit Lamartine, le vote au chef-lieu de département a pour résultat
+d'aristocratiser l'élection;--ce que veulent toujours faire les
+soi-disant républicains à leur propre bénéfice.
+
+Il sera toujours libre au candidat de faire des promesses d'autant
+plus magnifiques qu'une fois élu il ne pensera plus à les tenir;--mais
+les électeurs ne l'écouteront pas:--les électeurs prendront au sérieux
+ce programme que le député est leur représentant et, à ce titre, doit
+les représenter.--Ce sont eux qui rédigeront ce programme, consignant
+leurs intentions, leurs sentiments, leurs volontés, des «cahiers»,
+comme on avait fait en 1789--s'expliquant nettement sur les idées et
+les actes alors en l'air;--et, en cas d'incidents imprévus, ils
+rappelleront le député pour lui donner de nouvelles instructions;--le
+député qui s'écarterait des instructions de ses commettants serait
+rappelé à l'ordre une première fois, et, à la seconde infraction
+considéré comme démissionnaire remplacé.
+
+_Article III._--Le chef de l'État, roi ou président, ne pourrait
+choisir les ministres dans aucune de ces Chambres. Il ne faut pas
+croire, comme il semblerait depuis vingt ans, que la France ne possède
+que le demi-quarteron de farceurs qui se succèdent, se réunissent, se
+séparent, se combattent, se supplantent, depuis 1871.--Aucun député,
+pendant tout le cours de son mandat, ni pendant l'année qui en suivra
+l'expiration, ne pourra être promu à aucune place, à aucun emploi, à
+aucune dignité;--il sera toujours loisible aux électeurs, au cas où
+ces faveurs tomberaient sur quelque parent ou ami de député, de le
+mander pour lui demander des explications; le chemin étant ainsi fermé
+aux ambitions, aux vanités, aux avidités, aux corruptions, etc., les
+députés pourraient s'occuper d'autre chose que de se faire les
+complices, les associés, les hommes liges des ministres, n'en ayant
+rien à craindre ni à espérer, et, ne fût-ce que pour ne pas s'ennuyer,
+s'occuperaient des intérêts de leurs commettants et des affaires de
+l'État.--Resterait, il est vrai, la corruption par l'argent; mais,
+outre qu'elle est particulièrement honteuse, et ferait au moins
+hésiter assez de gens, l'électeur qui aurait lieu de les soupçonner
+pourrait demander des explications à son représentant, toujours
+révocable.
+
+_Article IV._--Pendant longtemps, on n'a pas payé les députés;--depuis
+qu'on les paye, il ne paraît pas, tant s'en faut, qu'on obtienne une
+qualité supérieure.
+
+Si on continuait à les payer, faudrait-il que ce fût non au mois, mais
+sur des jetons de présence--donnés au député au commencement de la
+séance, et contrôlés à la sortie. Mais ne vaudrait-il pas mieux
+revenir à l'ancienne gratuité du mandat, sauf au département ou à
+l'arrondissement de subventionner le candidat pauvre qu'il aurait jugé
+apte à servir les intérêts publics, de préférence à de plus riches?
+
+On serait ainsi débarrassé des pauvres hères, fruits secs, décavés,
+avocats à la _serviette_ vide, médecins à la sonnette muette, pour
+lesquels les neuf mille francs sont un revenu jamais atteint,
+inespéré, surtout si on ajoute les chances de menus bénéfices, plus ou
+moins clandestins, pour des services plus ou moins honteux.
+
+C'est ainsi que la France serait réellement représentée dans les deux
+Chambres, et qu'un gouvernement serait possible.--Tandis
+qu'aujourd'hui tout gouvernement est impossible, et le pays n'est
+nullement représenté, comme nous en faisons la triste et déplorable
+expérience depuis 1871. Ajoutons qu'on ne permettrait plus aux
+orateurs, comme cela se fait aujourd'hui, de venir corriger leur
+discours avant l'insertion au _Journal officiel_--de même qu'on ne
+permettrait plus au président d'interdire aux sténographes de
+mentionner tel ou tel membre, telle ou telle phrase risquée ou
+malsonnante.
+
+L'électeur doit pouvoir suivre toujours son mandataire, le surveiller
+et ne pas lui permettre de se masquer ni de se maquiller.
+
+Ajoutons une prohibition sévère de voter jamais pour un absent.
+
+Mais--me direz-vous--on ne voudra plus être député.
+
+Tant mieux!--Alors les fonctions de député ne seront plus qu'un devoir
+et un honneur. Heureux, pour la France, le temps où il faudrait, dans
+l'âge mûr, imposer ces fonctions, comme on impose le service militaire
+dans la jeunesse.
+
+_Article V._--On ne sera plus admis à exercer des fonctions sans en
+avoir fait l'apprentissage. On ne s'improvise pas plus ministre,
+préfet, etc., qu'on ne peut s'improviser cordonnier ou serrurier. On
+n'arrivera alors aux places que par degrés, en commençant par en bas,
+ce qui supprimera les pluies de crapauds qui tombent d'en haut
+aujourd'hui sur les sièges et les positions rétribuées, au gré de la
+faveur, des complicités, des compromis, des corruptions.
+
+Il sera nécessaire aussi que Paris donne des garanties au reste de la
+France, et que les départements ne soient plus exposés, chaque matin,
+à apprendre, par la poste, que les voyous de Paris, les banquiers de
+bonneteau et les souteneurs de filles ont changé le gouvernement de la
+France. Il ne faut plus que le conseil municipal de Paris puisse
+prétendre à devenir un «comité de Salut public» et une «Commune».
+
+Et voilà!
+
+
+_P.-S._--Que serait-il probablement arrivé si, le 28 janvier, M.
+Carnot, au lieu de s'obstiner à ramasser dans son _écart_ des
+ministres déjà une ou plusieurs fois renversés comme incapables ou
+usés, impopulaires ou odieux, eût fait appeler le général Boulanger et
+lui eût dit:
+
+«Président d'une République basée sur le suffrage universel, je dois
+obéir aux manifestations de l'opinion, même si je la croyais fausse ou
+erronée.
+
+»Dans la situation actuelle, je ne chercherai pas si cette
+manifestation est spontanée ou factice, ni par quelles intrigues,
+quelle suggestion elle a pu être créée, excitée, exaspérée; je dois
+m'y soumettre et je m'y soumets.
+
+»La Chambre des députés est dès aujourd'hui dissoute de fait, sa
+dissolution légale et la revision de la constitution sont inévitables.
+
+»Mais dans le ministère que j'avais il y a huit jours, comme dans
+celui que j'ai aujourd'hui, comme dans celui que j'aurai peut-être la
+semaine prochaine, il ne se trouve pas d'hommes résignés ou décidés à
+pratiquer l'opération.
+
+»C'est pourquoi je vous ai fait appeler pour vous dire: Non seulement
+je vous autorise à former un cabinet dont vous serez le chef pour en
+exécuter ce que vous demandez avec tant de bruit, de fracas et de
+menaces, mais je vous somme de le faire pour calmer l'inquiétude et
+l'agitation dont souffre le pays.--Pour me servir d'une expression
+empruntée au jeu du billard, cher à mon prédécesseur,--vous avez
+_collé la bille_, il faut _prendre à faire_. Si vous refusez, c'est
+vous qui n'aurez voulu ni de la dissolution ni de la revision.»
+
+Que serait-il arrivé? Ou le général aurait refusé, et l'ancien élu
+avouait que dissolution et revision ne seraient qu'un prétexte et un
+voile pour cacher des projets et des expédients moins avouables, et on
+aurait vu un assez grand nombre de gens de bonne foi et de dupes
+désabusés se séparer de lui, et l'isoler au milieu d'un groupe de
+complices et de dupes opiniâtres. Ou il aurait accepté, il aurait
+formé un ministère pris dans ses partisans, et pour qui connaît son
+entourage, pour qui se rappelle le rôle joué par Morny dans le coup du
+Deux-Décembre,--celui qu'on suppose un aspirant César eût complètement
+manqué de Morny et fût resté Gros-Jean.--Il eût fallu aux _boniments_,
+aux promesses magnifiques, aux théories vagues, aux utopies faire
+succéder des réalisations, des applications sérieuses, et
+nécessairement certaines résistances;--et, comme l'avocat Floquet,
+comme l'avocat Gambetta, exemple plus frappant, le général n'eût eu
+devant lui que peu de mois de popularité et d'influence souveraine et
+dangereuse.
+
+Mais nos soi-disants républicains ont agi autrement et ont montré, une
+fois de plus, qu'ils ne sont qu'une misérable et ridicule parodie de
+ceux qu'ils proclament leurs ancêtres, leurs maîtres et leurs modèles.
+
+Ces grands hommes d'alors, lorsque, au nom de la liberté, ils se
+disputaient le despotisme, n'hésitaient pas à s'entre-guillotiner.--Je
+sais bien que certains de nos grands hommes d'aujourd'hui, qui ont
+fait leurs preuves comme membres ou partisans de la Commune, ne
+détesteraient pas ces expédients; mais ils sont arrêtés par un
+scrupule: c'est que, pour demander la tête de ses adversaires, il
+faut mettre la sienne en jeu.--La méchanceté ne manquerait pas, mais
+le tempérament manque tout à fait.
+
+C'est pourquoi ces farceurs et ces chienlits déguisés qui
+en Robespierre et en Danton, qui en Fouquier-Tinville, en
+Collot-d'Herbois, en Marat, etc., pâlissent sous leurs masques et
+se contentent puérilement de prendre un sanglier avec des filets à
+papillons et de jouer, dans la politique, le rôle que jouent dans les
+cirques les clowns, qui, en faisant des cabrioles, viennent dans
+l'arène élever des obstacles apparents, barrières, banderoles, cercles
+de papier, que jamais, on le sait d'avance, le cheval et l'écuyer vêtu
+d'un maillot, frisé et pommadé, ne manque de franchir, de crever et de
+traverser aux applaudissements du public.
+
+
+
+
+ÉLOGE DE LA MORT
+
+ [Grec: Thanatou
+ Enchomion.]
+
+
+Vous avez l'air ennuyé.--Qu'avez-vous?
+
+--Je voudrais être mort.
+
+--Vous n'êtes pas dégoûté!
+
+
+Le mieux serait de n'être pas né, de le savoir et d'en jouir en
+regardant les hommes et la vie.
+
+
+Quelle est l'âme qui--au moment de descendre animer un être--sous deux
+baisers, si l'on faisait apparaître devant elle toute sa vie
+probable--consentirait à naître?
+
+
+Qui consentirait à recommencer sa vie tout entière sans en effacer ou
+du moins en modifier certains jours et certaines heures?
+
+Ma vie a été--comme celle du plus grand nombre--mélangée de bonnes et
+de mauvaises chance;--je n'ai pas coutume de me plaindre, n'ayant pas
+demandé à la vie plus qu'elle n'a à donner.
+
+Cependant j'ai deux ou trois quarts d'heure que je ne voudrais pas
+recommencer, fût-ce au prix de l'immortalité.--Et notez que je ne mets
+certes pas dans ces quarts d'heure les quelques minutes que j'ai--il y
+a bien longtemps--passées sous l'eau de la Marne, à moitié étranglé, à
+moitié noyé par un cuirassier que j'eus le bonheur de ramener au bord.
+
+
+L'enfant commence à mourir au moment où il sort du sein de sa
+mère;--chaque instant qui s'écoule est un pas vers la mort.
+
+
+Depuis l'origine des mondes, deux hommes seuls ne sont pas
+morts:--Élie et Énoch, disent les livres saints.
+
+Beaucoup de gens cependant osent croire que ce n'est peut-être pas
+vrai, et Tertullien, sentant le besoin d'atténuer ce prodige, prétend
+que leur mort n'a été que différée jusqu'à l'arrivée de l'Antéchrist,
+qu'ils noieront de leur sang;--ce qui, même ainsi expliqué, reste
+encore assez fort:
+
+_Mors dilata ut sanguine suo Antechristum extinguant._ (Tertullien,
+_De anima_.)
+
+Dans le rôle de l'homme, pour ne parler que de lui, sont compris
+certains devoirs, certaines opérations, certaines corvées;--il y est
+attiré, poussé, enfermé par divers instincts.--Ainsi il doit se
+reproduire et multiplier selon l'ordre donné à Abraham; il y est
+entraîné par l'attrait mutuel des sexes et par l'amour de ses
+petits;--ce qui engendre des joies et des bonheurs, mais aussi de
+cruelles anxiétés et angoisses.--Aussi, à ces instincts, il a été
+ajouté un autre instinct, c'est l'horreur irréfléchie de la
+mort;--sans quoi, l'homme aurait refusé de vivre plus longtemps et se
+serait tué à son premier mal de dents, à son premier accès de jalousie
+contre la femme adorée, à sa première inquiétude pour la vie de ses
+enfants. Dans l'ordre immuable de la nature, par la suprême
+intelligence, il a imposé son rôle à tout ce qui est,--depuis
+l'insecte microscopique dont trois cents se meuvent dans une goutte
+d'eau, jusqu'au Béhémoth, dont il est parlé dans le _Livre de Job_ et
+dans les commentateurs de la Bible,--qui broutait chaque jour l'herbe
+de mille montagnes, herbe qui repoussait pendant la nuit,--buvant le
+Jourdain et le mettant à sec en vingt-quatre heures, depuis le grain
+de poussière jusqu'aux astres et aux mondes.
+
+L'homme a son rôle assigné dont il ne peut sortir.--J'ai lu, dans je
+ne sais plus quel livre de je ne sais plus quel savant,--trop savant
+ou peut-être pas assez savant,--que le seul emploi de l'homme et sa
+seule utilité dans l'ordre et les opérations de la nature est
+d'aspirer de l'oxygène, de brûler du carbone et d'expirer une certaine
+quantité donnée d'acide carbonique dont la nature a besoin pour
+l'ensemble de ces opérations.
+
+Dans ce rôle, la mort est aussi nécessaire que la vie aux opérations
+de la nature;--elle a besoin, à un moment donné, de désagréger les
+divers éléments dont l'aggrégation a formé l'homme pour en faire un
+autre emploi;--ce qui a été chair et os doit devenir ou redevenir
+terre, puis herbe, et servir, par un nouveau mode d'aggrégation, à la
+formation d'autres êtres.
+
+Aussi simplement que les poulets que la fermière nourrit et qui seront
+mis à la broche quand ils seront assez gras,--un seul atome qui se
+perdrait, ou manquerait à son rôle au moment fixé pour son entrée en
+scène dérangerait et peut-être détruirait l'ordre immuable et
+peut-être le monde.
+
+Donc tout homme doit mourir par cela seul qu'il est né;--il est né
+pour mourir.--Peut-être la mort est-elle non seulement la fin, mais le
+but de la vie?
+
+Mais cette crainte, cette horreur instinctive de la mort que l'homme
+avait reçue comme tous les autres animaux, lui avait été donnée comme
+aux autres êtres, dans une juste et nécessaire proportion. Seul, il
+s'est appliqué à l'augmenter, à l'exagérer et à en faire un supplice
+que la Providence ne lui avait pas destiné.
+
+Il a entouré, orné la mort d'une foule de circonstances, de terreurs
+et d'angoisses nées de son imagination.--La nature avait fait une
+mort,--il en a fait une autre tout à fait terrible et empoisonnant sa
+vie;--la nature en avait fait une phase nécessaire de l'existence, il
+en a fait une torture.
+
+On a imaginé un au-delà de la vie et de la mort--une autre vie dont la
+première ne serait que la préface;--on a beaucoup parlé, discouru,
+écrit de «l'immortalité» de l'âme: c'est un sujet sur lequel l'auteur
+de la nature ne nous a jusqu'ici permis que des opinions, gardant pour
+lui le vrai.
+
+Jamais personne n'a pu décider, par les seules lumières de la raison
+humaine, si l'âme survit au corps et est immortelle,--cette pensée
+plaît à l'imagination et s'accorde avec certaines idées consolantes de
+la justice divine,--il est agréable d'y croire, mais peu facile de le
+concevoir. Quant aux preuves qu'on a prétendu en donner, elles ont le
+défaut de ne pas être des preuves: il faut avoir recours à une
+révélation d'en haut;--dans les questions douteuses, le mieux est de
+tâcher de croire la solution la plus consolante.--Quant à ce qui nous
+a été donné de raison, le raisonnement nous dit que nous sommes, après
+la mort, ce que nous étions avant la naissance, c'est-à-dire que nous
+n'étions rien et que nous ne sommes plus rien.--Mais il ne faut pas se
+fier trop entièrement à la raison;--la vue de notre intelligence a une
+portée bornée comme celle de nos yeux,--le vrai--le seul vrai qu'on
+peut affirmer, c'est que nous n'en savons rien.
+
+
+Socrate--devant ses juges--leur dit: «Si j'avais un conseil à vous
+donner, juges voulant dire justice, vu le bon effet que mes
+conversations ont eu sur un assez grand nombre de nos concitoyens en
+les rendant plus sages, plus honnêtes, plus vertueux, vu aussi ma
+pauvreté, ce serait de me loger et nourrir au prytanée, comme vous
+l'avez accordé à d'autres. Mais on dit que vous voulez me faire
+mourir; je ne puis vous prier de ne pas le faire, parce que je ne sais
+pas s'il m'est plus avantageux de ne pas mourir que de mourir;--je
+puis craindre ce que je connais: la maladie, les blessures, le
+chagrin, l'exil, la prison.
+
+«Mais, quant à la mort, je ne sais absolument pas ce que c'est,--et je
+n'en ai conséquemment aucune peur.»
+
+Quant à l'immortalité de l'âme, je ne saurais la prouver et je n'ai
+aucun désir de la nier;--mais, pour propager une terreur peut-être
+salutaire sous certains rapports, on y a ajouté l'immortalité du
+corps, sans laquelle il n'y aurait pas eu moyen de faire redouter, au
+delà de la vie, certains supplices que les inventeurs, les ministres
+de toutes les religions se sont évertués à rendre épouvantables à qui
+mieux mieux.
+
+Si la croyance à une autre vie avec des peines et des récompenses est
+un hommage à la justice raisonnablement présumée de Dieu,--il faut
+rendre sa justice égale à sa bonté et à sa toute-puissance--et ne pas
+supposer une lutte perpétuelle entre lui et le diable;--idée empruntée
+aux plus vieilles théories,--sorte de partie de trictrac ou de besigue
+où Dieu et le diable jouent nos âmes, et où, vu les conditions
+exagérées, promulguées pour être sauvé,--le diable triche et gagne à
+peu près toujours,--le nombre des âmes gagnées par Dieu étant minime,
+en proportion du nombre de celles filoutées par le diable.
+
+Pour mon compte, je crois fermement à toute la justice de Dieu; mais
+je crois aussi fermement à sa toute-puissance et à son immense bonté.
+En nous créant, il a prévu notre folie, notre légèreté, notre
+méchanceté de singes malfaisants, et il a mis son oeuvre à l'abri, en
+ne nous donnant la puissance de créer ni de détruire, ni un brin
+d'herbe, ni une goutte d'eau.
+
+Une des causes qui ont le plus puissamment fait admettre l'hypothèse
+d'une autre vie, c'est une crainte vague et orgueilleuse du
+néant,--auquel je ne reproche que ceci, qu'on ne le voit pas, ce qui
+aurait bien son charme. Ayant connu la vie,--l'homme aime encore mieux
+souffrir que ne pas être;--il veut étendre son existence en tous
+sens;--il l'étend avant sa vie par le culte moins pieux qu'orgueilleux
+des ancêtres,--il l'étend après la vie par l'idée d'une immortalité et
+d'une renommée sur les lèvres de la postérité.
+
+Quoi qu'il en soit,--il est nécessaire, fatal, que nous fassions
+restitution à la nature, pour les besoins de ses opérations, des
+éléments qui nous ont été prêtés, et dont l'aggrégation peut être
+utile à former notre individu; il ne faut pas penser à se dérober à
+cette nécessité.
+
+Le corps est-il le vêtement, l'enveloppe et, selon quelques-uns, la
+prison de l'âme,--ou l'âme est-elle le résultat, le jeu, l'harmonie et
+la mélodie des organes?--C'est encore ce que Dieu seul pourrait nous
+dire et ce qu'il ne nous a pas dit.
+
+Il faut mourir!--il n'y a pas moyen de refuser, d'escroquer à la
+nature les éléments de notre être qui se désagrègent--et qu'elle veut
+faire rentrer dans son trésor pour en faire de la terre, de la
+poussière, de l'herbe--que mangeront les moutons, moutons que mangera
+l'homme pour en faire de la chair humaine, jusqu'au jour où il faudra
+que homme accomplisse la restitution de soi-même.
+
+
+Tout le monde est mort, tout le monde mourra.--Dans cent ans d'ici,
+tout ce qui est sur la terre sera dessous;--des centaines de millions
+d'hommes sont morts avant moi, des centaines de millions mourront
+après moi;--des centaines de mille mourront la même année que moi,
+des milliers mourront le même jour, plusieurs centaines mourront à la
+même minute que moi.
+
+Le plus sage est donc de s'accoutumer à cette idée, de se la rendre
+quotidienne et familière, de penser à la mort et d'en parler comme on
+pense au sommeil de chaque nuit,--d'en entretenir ceux qui nous
+entourent comme on s'entretient de la naissance, de la jeunesse, de la
+vieillesse et de tout autre sujet,--de leur faire envisager notre
+départ comme une nécessité contre laquelle il n'y a pas à lutter,--qui
+ne sera pas un mal pour nous-même--et qui ne sera pour eux qu'un
+chagrin que la Providence, dans sa souveraine bonté, a rendu le plus
+fugace et le plus momentané des chagrins:--«Dieu mesurant, comme on
+l'a dit, le froid à brebis tondue,»--appréciation que je voudrais
+avoir faite plus que tout ce qu'on a jamais écrit sur les religions.
+
+De leur côté, il faut que ceux qui doivent nous rendre à la terre, se
+préparent à ne pas trop attrister pour nous notre départ par l'aspect
+de douleurs--qu'on croit souvent devoir exagérer pensant faire plaisir
+aux mourants--ce qui est une erreur.
+
+En effet, si l'on a--entre les opinions et les croyances, si l'on a
+adopté celle d'une vie future dont celle-ci n'est qu'une épreuve,
+comme le cocon que file la chenille pour s'y enfermer et en sortir
+papillon; si l'on croit que celui qui s'en va de cette vie--grâce à la
+miséricorde infinie de Dieu, va entrer dans la véritable vie, dans une
+vie heureuse et glorieuse:--on peut ressentir pour soi-même un certain
+regret, un certain chagrin d'être privé de sa présence; mais on doit
+se réjouir pour lui de le voir s'élever à cette vie bien heureuse, où
+on ira le rejoindre plus tard,--non pour quelques jours, comme dans
+cette première vie, mais pour l'éternité.--Si c'est l'autre sentiment
+que vous avez adopté, songez aux maux de la vie et aux ennuis de la
+vieillesse dont celui qui part est à jamais délivré.
+
+J'ai connu un homme qui avait été, durant sa vie, riche, puissant,
+obéi entre tous;--il mourut «plein de jours» et de la mort
+«naturelle», c'est-à-dire lorsque la lampe, ayant consumé toute son
+huile, n'émet plus que quelques dernières lueurs vacillantes.
+
+Aux suprêmes moments, on enleva sa femme, et il ne resta auprès de lui
+que son fils, désespéré et fondant en larmes.
+
+--Mon ami, lui dit-il d'une voix affaiblie, tu as été un bon fils, tu
+n'as plus qu'une fois à m'obéir et tu ne vas pas te démentir:--je n'ai
+plus que quelques instants à vivre,--je me sens m'éteindre, ne va pas
+attrister ces derniers moments par la tristesse et par l'ennui que
+j'ai redoutés toute ma vie.--Passe dans la chambre à côté où il y a un
+piano, et joue-moi jusqu'à la fin--qui ne va pas tarder--cet air de
+notre pays que j'ai toujours aimé et que je t'ai fait jouer tant de
+fois!
+
+Le fils, qui est grâce à Dieu, encore de ce monde, et un de mes
+meilleurs amis, avait été accoutumé si scrupuleusement à obéir à son
+père, qu'il lui baisa la main,--sortit de la chambre, alla se mettre
+au piano et joua l'air favori pendant une demi-heure;--quand il rentra
+dans la chambre de son père, le vieillard était mort.
+
+Il fut longtemps sans oser mettre les mains sur un piano;--mais la
+première fois qu'il s'y décida, ce fut pour jouer, et non sans une
+douce mélancolie, l'air sur lequel son père s'était endormi.
+
+
+Il faut donc, dès à présent, et en pleine vie, se dire: «Quand je vais
+mourir, ce sera ou pour être mieux ou pour ne plus être.--Donc, s'il
+y a du chagrin à avoir de cette désagrégation des éléments qui me
+composent, de cette restitution à la nature, ce n'est pas pour moi,
+c'est pour ceux que je quitterai;--il faut les accoutumer à cette idée
+de la séparation inévitable.»
+
+Il est cependant un cas où le mourant doit subir d'horribles
+angoisses, c'est lorsque sa vie, son travail, sont nécessaires à ceux
+qu'il quitte; s'il va les laisser sans appui, sans ressources;--dans
+cette situation, si la vérité est une autre vie, mais d'où il ne soit
+pas possible de veiller sur ceux qu'on a aimés, de les défendre, de
+les protéger,--de quelques délices que soit remplie cette vie, je n'y
+verrais qu'un horrible supplice, et, si le choix m'était donné, sans
+hésiter je choisirais le néant,--en regrettant de ne pouvoir les y
+entraîner avec moi.
+
+
+Une des causes qui font surtout redouter la mort est un faux
+raisonnement: on pense, en présence de la maladie ou d'un danger
+quelconque, qu'il s'agit de mourir ou de ne pas mourir,--tandis qu'en
+réalité il s'agit de mourir aujourd'hui ou de mourir demain.
+
+
+La mort est le magasin, le trésor où la nature prend la vie;--les
+feuilles meurent et tombent des arbres, l'herbe jaunit et se
+dessèche,--feuilles et herbes deviennent un engrais et produisent les
+feuilles nouvelles et l'herbe fraîche du printemps suivant,--la vie et
+la mort sont une évolution en cercle.
+
+Tout nous parle sans cesse de la mort;--les portraits d'ancêtres sont
+des témoins de la mort;--nos divertissements, nos théâtres nous en
+retracent l'idée; la tragédie évoque et tire du tombeau le héros ou la
+beauté qui y reposent depuis des siècles, réveille leur poussière et
+les force de venir sur la scène nous divertir.
+
+Nos tables les plus somptueuses, celles autour desquelles on se réunit
+pour la joie et la gaieté--nous parlent aussi de la mort;--poissons,
+gibier, viandes de toutes sortes savamment préparées et assaisonnées,
+nous nous nourrissons de cadavres.
+
+C'est à la mort que la terre doit sa fertilité; la bêche et la charrue
+remuent et retournent les débris de ceux qui ont vécu avant
+nous,--nous les recueillons dans nos moissons, dans nos vendanges, ils
+forment, ils sont le pain que nous mangeons, le vin que nous
+buvons;--la surface de la terre, à une grande profondeur, est faite de
+la poussière des ancêtres;--nous marchons, nous dansons sur les
+ruines de l'espèce humaine;--et ce que nous appelons notre science est
+l'épitaphe non seulement des hommes, mais des cités et des empires
+détruits.
+
+
+Une des plus grandes folies que l'on ait imaginées a été de vouloir
+dérober son corps à la mort, filouter son cadavre à la nature qui en
+avait prêté les éléments--on s'est fait «embaumer».
+
+On a voulu rendre éternels des restes horribles, hideux, et dont on
+n'a pu que retarder la destruction;--car la nature, qui est éternelle,
+a le temps d'attendre, est patiente et sûre d'arriver à ses
+fins.--Peut-être, dans notre histoire, la naissance du Corse
+Bonaparte, la Révolution, la Terreur, l'expédition d'Égypte n'avaient
+pour but que de faire sortir des Pyramides quelques poignées de grains
+de blé qu'on y avait enfermées avec les cadavres récalcitrants--et
+dont la faculté germinative approchait de son terme; en effet, on les
+a semés et ils ont donné des grains et du pain.
+
+Cette affaire était au moins aussi importante pour l'ordre immuable de
+la nature que les batailles et les révolutions d'empires;--rien ne
+doit se perdre dans le cercle éternel de ses évolutions et de ses
+opérations;--un grain de blé a son rôle comme un homme, comme une
+nation;--si ce grain de blé manquait, tout l'ordre serait dérangé,
+compromis, peut-être détruit;--aussi, je ne crois guère à Élie et à
+Énoch--ou du moins j'accepte l'interprétation de Tertullien, à savoir
+que leur mort n'en était que différée:--le tout à mettre au nombre
+immense des choses que nous ne savons pas.
+
+Quant à la pratique absurde et répugnante des embaumements, s'il
+dépendait de moi, j'aurais, au contraire, hâté l'anéantissement des
+corps de ceux que j'ai perdus--et dont ma pensée a suivi malgré moi
+sous la terre la lente décomposition:--d'abord cadavres, puis, comme
+l'a dit je crois Bossuet, quelque chose qui n'a plus de nom dans
+aucune langue,--quelque chose de hideux, d'horrible en quoi sont
+changés ceux que j'ai, avec tendresse et bonheur, serrés dans mes
+bras.--Je suis soulagé quand je calcule qu'il s'est écoulé le temps
+nécessaire pour qu'il n'y ait plus rien... du moins là. Aussi je n'ai
+rien contre la crémation, ou les lits de chaux dont on a, dit-on,
+enveloppé le corps de Louis XVI assassiné dans la crainte que ce corps
+ne devînt une relique.
+
+Où ai-je lu cette vieille chanson? il y a si longtemps que je la sais,
+que j'ai presque envie de me persuader--ce qui ne serait pas vrai que
+j'en suis l'auteur.
+
+. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
+
+ _Quand la Parque aura sonné l'heure,
+ De coudriers et de lilas,
+ Prends soin d'embellir ma demeure;
+ Je veux, dans un pareil bouquet,
+ Plaire encore à jeune fillette,
+ Tantôt cueilli comme bouquet,
+ Tantôt croqué comme noisette._
+
+Je citais un jour ce couplet à Victor Hugo, à propos de la pratique de
+l'embaumement. «La chanson a raison, me dit-il; il vaut mieux embaumer
+que d'être embaumé.»
+
+
+Quant à la mort et à ce qui suit la mort, comme nous ne savons rien et
+que nous ne saurons jamais rien, nous sommes fort exposés à voir
+varier nos idées et nos opinions selon nos sensations.
+
+Hugo, par exemple, qui était surtout un grand peintre--et qui
+choisissait dans tout le côté, la face qui présentait les couleurs les
+plus harmonieuses, surtout les plus éclatantes, était fort enclin à
+voir ses impressions changées, selon l'heure et la hauteur du soleil
+qui dorait ou abandonnait les objets, ou les dorait d'un autre côté.
+
+Lorsque sa charmante fille Léopoldine fut noyée à Quillebeuf avec son
+mari, qui, ne pouvant la sauver, voulut rester avec elle, lorsque
+j'allai avec la famille mettre les deux corps dans le même
+cercueil,--j'eus la triste mission d'apprendre à Victor Hugo, alors en
+voyage, le malheur qui le frappait; à son retour, il me dit un soir:
+«Ma douleur est bien adoucie par la ferme croyance que j'ai dans une
+autre vie où ma fille m'attend et où j'irai la rejoindre.»
+
+Il est évident qu'il ne voyait plus cette question du même côté et
+sous le même aspect, lorsque, dans son testament, préparant, dernière
+antithèse, la mise en scène de ses funérailles, il ordonnait de le
+porter dans le corbillard des pauvres--et se faisait enterrer
+civilement.
+
+
+Cette pensée de chicaner la mort,--de rester encore sous on ne sait
+quelle forme et quelle figure quelque temps de plus sur la terre, de
+se préoccuper d'un effet à produire sur les survivants, est très
+commun.
+
+J'ai connu une vieille femme qui, avec une très petite fortune,
+suffisante cependant pour ses modestes besoins, s'imposa toute sa vie
+quelques privations pour amasser un petit pécule qu'on trouva à sa
+mort avec cette note écrite de sa main: «Pour mon enterrement.»
+Suivaient les détails de cet enterrement: tant pour les voitures, tant
+pour les cierges, tant pour les pauvres et les pleureuses.. En un mot,
+un bel enterrement.
+
+
+Je fus prié un jour d'assister à une cérémonie de ce genre par une
+famille de mon voisinage. Un des parents du mort me remercia et,
+faisant allusion à certains petits services que j'ai pu rendre au pays
+que nous habitions l'un et l'autre et à une certaine popularité:
+
+--Ah! Monsieur, me dit-il, c'est vous qui aurez un bel enterrement!
+
+--Croyez-vous, monsieur? lui répondis-je; mais quel chagrin j'aurai de
+ne pas le voir!
+
+
+Lorsque tout est mort en nous, la vanité seule survit, cependant; la
+magnificence des obsèques est plus pour flatter la vanité des
+survivants que pour honorer les morts. Les gens qui ont pour métier
+d'enterrer les autres comptent pour leur fortune sur cette vanité--et
+mettent sur leur enseigne: _Pompes funèbres._
+
+Un jour, comme je revenais d'une de ces cérémonies où tout aurait
+surtout fait comprendre la vanité des vanités, j'ai pris la plume et
+ajouté à mon testament toutes les recommandations pour que cette
+opération à mon égard eût lieu avec la plus grande modestie, le moins
+de temps et le moins de dépenses possibles--et par le plus court
+chemin:--me contentant, en fait de pompes funèbres, de ne pas être
+enterré vivant,--soin que j'ai toujours eu pour ceux que j'ai perdus
+en ne les laissant mettre en cercueil qu'après un commencement visible
+de décomposition, seul signe certain, quoi qu'on dise, de la mort.
+
+
+Les livres sont remplis de gémissements sur la brièveté de la vie--et
+néanmoins, pendant la durée de cette vie si courte, notre principale
+occupation est de nous en distraire, de ne pas la sentir, de «tuer le
+temps».
+
+
+«La mort, dit Épicure,--ne nous concerne en rien; tant que nous
+vivons, elle n'est pas là;--quand elle arrive, nous n'y sommes plus.»
+
+
+Lisez la traduction qu'a faite Boileau-Despréaux d'une ode de
+Sapho--et vous verrez que la même description peut s'appliquer
+exactement et à la mort et aux délices de l'amour:
+
+ _Un nuage confus se répand sur ma vue,
+ Je n'entends plus, je tombe en de molles langueurs,
+ Et, pâle, sans haleine, interdite, éperdue,
+ Un frisson me saisit, je tremble, je me meurs!_
+
+Quel que soit le sentiment qu'on adopte sur une vie future ou sur
+l'anéantissement ou la transformation perpétuelle, le plus sûr est de
+se conduire d'après la première hypothèse--et de pouvoir dire, comme
+Épictète:
+
+«Je veux, à mon dernier moment, pouvoir dire à Dieu: »Grand Dieu,
+ai-je suivi vos commandements? Ai-je abusé de vos dons? Ne vous ai-je
+pas soumis mes sens, mes voeux, mes opinions? Me suis-je jamais plaint
+de vous? Ai-je jamais accusé votre providence? Quand vous avez voulu
+que je fusse malade; j'ai voulu être malade;--vous avez voulu que je
+fusse pauvre, et j'ai été content de ma pauvreté. Aujourd'hui, vous
+voulez que je meure;--je sors de ce monde en vous remerciant de m'y
+avoir admis pour me faire voir tous vos ouvrages, et l'ordre admirable
+avec lequel vous gouvernez cet univers.»
+
+«A la mort, dit saint Ambroise, commence l'égalité; les cadavres des
+riches et des pauvres sont semblables; seulement, comme les riches se
+sont nourris avec excès de mets savoureux et recherchés, leurs
+cadavres sentent plus mauvais que ceux des pauvres.»
+
+
+On ne rencontre jamais de cadavres d'oiseaux dans les rues ni sur les
+chemins; c'est qu'ils vont pour mourir se cacher dans le fond des
+bois.
+
+De même il faut cacher sa vieillesse--et épargner aux autres le
+spectacle de notre décrépitude.--On a dit avec raison: «Quand on
+n'orne plus les salons, il faut en disparaître.»
+
+Il est rare que nous mourions tout d'un coup et tout vifs:
+--nous assistons à la mort successive de nos sens et de nos
+facultés.--J'avais trente ans lorsque j'ai écrit l'oraison funèbre
+d'une dent que j'avais perdue par accident.--Quand on dépasse le terme
+ordinaire de la vie, on se trouve dans une vaste solitude;--nos
+contemporains, nos amis, ceux que nous avons aimés et qui nous ont
+aimés ne sont plus; nous sommes étrangers dans un pays nouveau, la
+langue qu'on y parle n'est plus la même que nous savons parler; les
+intérêts, les goûts, les idées ne sont plus les mêmes; nous gênons,
+nous encombrons,--nous sommes dans la vie comme de vieilles femmes
+dans un salon condamnées à «faire tapisserie», et on trouve cette
+tapisserie trop épaisse et tenant trop de place;--ce qui, de notre
+temps, était vice, est devenu coutume;--ce que nous trouvions beau et
+élégant est ridicule;--les meilleurs--et ils ne sont pas
+nombreux--nous traitent avec des marques affectées de bienveillance et
+de commisération humiliantes.
+
+
+L'autre soir, traversant le cimetière, je voyais un grand nombre de
+tombes connues des élus morts bien plus jeunes que je ne suis
+aujourd'hui, et il me semblait entendre sortir de ces tombes des voix
+qui me disaient:
+
+«Eh bien?...»
+
+
+Les heures, faisant comme le Parthe, nous blessent en fuyant; et ces
+heures, comme nos journées et nos années, nous ne les comptons qu'à
+mesure qu'elles sont passées.--Quand on dit: «J'ai vingt ans,» c'est
+au contraire vingt ans qu'on n'a plus, vingt ans qu'on a dépensés du
+mystérieux nombre qui nous a été donné.
+
+
+On m'a quelquefois reproché «de gâter» les enfants. C'est toujours ça
+de bon qui leur est assuré.
+
+Je n'ai jamais songé à leur demander, comme on fait d'ordinaire, de la
+reconnaissance de ce qu'ils «nous doivent la vie»,--et cela pour
+plusieurs raisons.--La première, c'est que, au moment où nous leur
+«donnions la vie», nous ne pensions guère à eux.--La seconde, c'est
+que, bien des fois dans le cours de leur existence, ils ne seraient
+pas d'accord sur la valeur du «don» et qu'ils pourraient nous
+répondre: «Je m'en serais bien passé!--plût à Dieu qu'un bon petit
+croup m'en eût délivré quand je venais de naître!»
+
+
+Dans la jeunesse, un excès de sève nous fait nous étendre et épancher
+notre vie, notre âme, nos sens autour de nous et parfois très
+loin;--on aime tout,--on veut tout,--on est tout amour,--et cet amour
+qu'on éprouve est tout en soi;--les objets aimés ne sont que des
+prétextes;--notre vie s'étend comme la chaleur d'un foyer
+ardent;--mais, quand nous sommes vieux,--nous n'entendons plus, nous
+ne voyons plus d'aussi loin,--notre foyer ne rayonne plus au
+dehors,--la vie se resserre autour de nous.
+
+ _... On finit un laid jour
+ Par n'aimer plus que soi--sot, froid et triste amour!_
+
+Beaucoup de vieillards, à force de vivre, finissent par se croire
+immortels,--comme si leur temps de mourir avait passé. Combien j'en ai
+vu ayant une telle horreur de la pensée de la mort--qu'ils retardaient
+de jour en jour, jusqu'à la fin, le soin de faire un testament dont
+l'absence, après leur mort, laisse à ceux qu'ils ont aimés mille
+soucis, mille tracas et souvent la ruine.
+
+
+Louis XI, qui avait si peu marchandé la mort aux autres, en avait pour
+lui-même une terreur vengeresse.--Il se fit apporter la sainte ampoule
+et plusieurs reliques;--puis, comme on faisait des prières à un saint,
+demandant pour lui la santé du corps et le salut de l'âme, il
+interrompit le prêtre en disant: «Un peu de discrétion et pas
+d'importunité;--demandez seulement la santé--nous verrons le reste
+plus tard.»
+
+
+Un «seigneur» avait défendu qu'on lui parlât jamais de mort.--Son
+secrétaire étant emporté par une maladie, on ne lui en dit
+rien;--mais, comme il le demandait opinâtrément, on lui dit: «On ne
+trouve votre secrétaire nulle part.»--Il comprit et n'en parla plus.
+
+
+Les anciens évitaient le mot «mort»; ils se servaient de
+synonymes.--Cicéron, pour annoncer au Sénat la mort des complices de
+Catilina, dit: «Ils ont vécu (_vixerunt_).»
+
+Ils avaient un autre mot très beau pour exprimer la même
+idée--_defunctus_--quitte, ayant payé sa dette.
+
+Malheureusement, la «pratique» s'est emparée de ce mot--et l'a rendu
+vulgaire;--pour conserver le mot et l'étymologie, je l'écris
+_defunct_, comme on l'écrivait autrefois.
+
+Quant à _feu_, on a voulu le tirer du celtique--puis de _felix_,
+heureux, puis de _fatum_, destin;--il est plus simple et plus vrai de
+le tirer du latin _fuit_,--il fut.
+
+Les étymologistes se sont livrés à de curieux excès.--On sait que
+Ménage tirait _alfana_ d'_equus_.
+
+On a tiré haricot de _fistula_ par le procédé que voici:
+
+_Fistula_--_fistularis_--_fistularicus_;--retranchez _fistul_ vous
+aurez _aricus_--haricot.
+
+De même _Babet_ vient de Ludovicus par ce procédé analogue:
+
+Ludovicus--Louis--Louise--Lise--Élisa--Élisabeth--Lisbet--Babet.
+
+L'expression--_n'est plus_--est surtout claire et vraie.
+
+
+Les vieux boivent la lie de leur vie;--pardonnez-leur de faire un peu
+la grimace.
+
+
+Pendant que tu roules entre tes doigts, pour la friser, cette boucle
+de cheveux, elle devient blanche.
+
+Chaque fois que je te baise la main en te quittant, en disant: «A
+demain!» c'est un prélude à l'éternel adieu, qui n'aura pas de
+lendemain.
+
+
+La Providence, dans son extrême bonté, rend souvent les vieillards
+exigeants, égoïstes, radoteurs, ennuyeux, maussades, envieux de la
+jeunesse et sévères pour les fautes qu'ils ne peuvent plus commettre.
+
+C'est autant de consolations efficaces préparées pour ceux qui leur
+survivront--et qui laisseront à leur tour les mêmes consolations.
+
+
+
+
+L'AFFAIRE BOULANGER.--LE CENTENAIRE
+
+
+I
+
+L'AFFAIRE BOULANGER
+
+Je n'essayerai pas de cacher à mes lecteurs que je me trouve dans un
+assez singulier embarras.
+
+Pendant l'instruction laborieuse faite pour le procès du général
+Boulanger, beaucoup de gens ont été mandés, interrogés, ont eu leurs
+tiroirs forcés, leurs papiers indiscrètement feuilletés et emportés
+qui n'étaient peut-être pas aussi exposés aux soupçons de la justice
+que je le suis en ce moment.
+
+Je ne sais si vous vous rappelez que, dans le numéro 9 de la _Grande
+Revue_, paru le 10 mars, je vous disais:
+
+«Nos soi-disant républicains ne sont qu'une misérable et ridicule
+parodie de ceux qu'ils proclament leurs ancêtres, leurs maîtres et
+leurs modèles.
+
+»Ces grands hommes d'alors, lorsque, au nom de la liberté, ils se
+disputaient le despotisme, n'hésitaient pas à s'entre-guillotiner.--Je
+sais bien que certains de nos grands hommes d'aujourd'hui qui ont fait
+leurs preuves comme membres ou partisans de la Commune ne
+détesteraient pas cet expédient, mais ils sont arrêtés par un
+scrupule: c'est que, pour demander la tête de ses adversaires, il faut
+mettre la sienne au jeu,--la méchanceté ne manquerait pas, mais le
+tempérament manque tout à fait.»
+
+Or, le 19 avril suivant, dans un banquet à Saint-Denis, le citoyen
+Naquet a lu, comme régal, une lettre du général Boulanger adressée de
+Bruxelles à ses «amis de Saint-Denis».
+
+Et, dans cette lettre, il est dit:
+
+«Quant à la Terreur, ils se bornent à la parodie en miniature,--ils
+n'oublient pas cette leçon de l'histoire que, lorsqu'on fait tomber
+des têtes, on risque fort de perdre la sienne, et ils ne sont pas
+désireux de faire de leur tête un enjeu;--c'était bon pour les hommes
+de la Convention.»
+
+Ne suis-je pas exposé à ce que M. de Beaurepaire me soupçonne de
+faire les discours et les lettres de M. Boulanger?--envoie fouiller
+mes papiers et m'invite à aller causer un brin au Luxembourg?
+
+Je ne le connais pas et ne puis apprécier l'agrément que me pourrait
+donner cette entrevue en tout autre temps, mais, en ce moment de la
+magnifique explosion du printemps dans mon jardin, au moment où les
+camélias donnent leurs dernières fleurs pour faire humblement place
+aux roses, au moment où, d'un arbre à l'autre, s'étendent les
+guirlandes parfumées des glycines et des chèvrefeuilles, au moment où
+l'aponogéton couvre l'eau de ses coquillages blancs et noirs doucement
+odorants, au moment où comme disait le charmant chansonnier, mon ami
+Bérat:
+
+ _Ça sent bon dans la plaine,
+ Deux à deux v'là qu'on s'y promène;
+ Les amours ont déjà r'pris,
+ L'rossignol chante toutes les nuits,
+ Dans les nids,
+ Y a des petits._
+
+Je ferais une résistance sérieuse au voyage, je serais malade, vieux,
+etc.
+
+Et, comme dit une de mes petites-filles, quand j'élude pour cette
+raison ou sous ce prétexte quelque chose d'ennuyeux: «Voici le
+grand-père qui va tirer son grand âge.»
+
+On a vu, par ces derniers temps, des gens mandés, amenés, interrogés,
+ennuyés, fouillés, pour des situations moins graves que celle où je me
+trouve par ce malheureux petit morceau de ma prose qui se trouve
+reproduit dans la lettre de M. Boulanger.
+
+Mais je veux espérer que M. de Beaurepaire se contentera de recevoir
+par écrit et de Saint-Raphaël les renseignements, explications,
+éclaircissements, révélations et même humbles avis de son
+serviteur.--Je vais lui dire tout ce que je sais et tout ce que je
+pense, non pas de M. Boulanger, mais de l'affaire Boulanger,--car
+celui-ci y est personnellement pour peu de chose; je ne le connais
+pas, je n'en veux pas, mais je ne lui en veux pas, convaincu comme je
+le suis que ce n'est pas sa faute,--et, si j'allais à Bruxelles, ce ne
+serait certainement pas pour le voir. J'aurai soin que ces quelques
+pages soient mises sous les yeux de M. de Beaurepaire.
+
+Quant aux dix lignes qui se trouvent dans mon article et dans la
+lettre du brav'général--la pensée qu'elles expriment est si vraie, je
+le maintiens, qu'elle a pu le frapper comme moi, quoique après
+moi;--et, d'ailleurs, on admettra facilement que, depuis qu'il est à
+Bruxelles, il ait pour se distraire nourri son esprit et endormi ses
+ennuis par de bonnes lectures--et que ce passage lui ait paru exprimer
+congrûment une idée qu'il aurait pu avoir.
+
+Permettez-moi de vous dire qu'il est puéril et même un peu ridicule,
+pour un procès entre républicains, de chercher, de colliger,
+d'inventer au besoin des «preuves», des révélations, etc. Vous vous
+jetez tout à fait hors des traditions que vous ont laissées vos
+maîtres, vos modèles et les saints de votre calendrier.
+
+Un seul des membres de la Chambre des députés a conservé le dépôt de
+ces traditions;--est-ce Félix Pyat,--héros de la commune,--que, pour
+le comparer à Achille, on a dû choisir une des épithètes qu'Homère
+donne au fils de Pelée: «Achille aux pieds légers.»
+
+ [Grec: Podas ochus Achilleus]
+
+Est-ce le vieux Madier-Montjau?--Un des deux a récemment ramené le
+parti soi-disant républicain à ces traditions trop oubliées:
+
+«Quand un homme gêne on le supprime.»
+
+Au fond, c'est ce que vous voulez faire; mais pourquoi tant de détours
+et de fioritures?
+
+Jean-Jacques Rousseau, auquel votre parti vient de faire l'injure
+d'une statue, tandis que, si on l'avait lu et compris, vos ancêtres,
+s'il eût vécu de leur temps, n'eussent pas manqué de le guillotiner.
+
+Jean-Jacques Rousseau a dit:
+
+«Il n'y a pas de gouvernement si sujet aux guerres civiles et aux
+agitations intestines que le démocratique, parce qu'il n'y en a aucun
+qui tende si fortement et si continuellement à changer de forme.»
+
+Et Diderot, que vous allez déranger sottement pour le mettre au
+Panthéon, et pour lequel également il n'y eût pas eu assez de
+lanternes pour l'accrocher, si on l'avait lu et compris, vous dit
+franchement que, en République, la popularité est un crime.
+
+«Comme le peuple n'est pas aimable, dit-il dans l'_Encyclopédie_, il
+faut supposer un but intéressé à ceux qui le caressent.»
+
+«Les tyrans les plus odieux qui ont opprimé Rome ne manquaient pas de
+se rendre populaires par les assemblées, les spectacles et les
+libéralités folles.»
+
+Il n'y a pas de République possible sans «l'ostracisme»; pour
+maintenir la République, il faut pouvoir exiler Aristide, parce que ça
+ennuie de l'entendre appeler le Juste; Alcibiade parce qu'il a coupé
+la queue à son chien, et fait périr Socrate sans savoir pourquoi.
+
+Jusque-là, vous alliez assez bien,--vous vous étiez naturellement et
+fatalement, au nom de la liberté, avancé vers le despotisme le plus
+insolent;--vous combattez le suffrage universel, qui est le fondement
+et le prétexte de votre gouvernement; vous attaquez la liberté de la
+presse,--l'arche sainte quand vous n'étiez pas au pouvoir et quand
+vous vous en serviez; vous êtes comme des acrobates et funambules qui
+scieraient la corde sur laquelle ils dansent et font leurs tours.
+
+Mais voici que tout à coup vous devenez timides, et, au lieu de
+«supprimer», vous chicanez, vous faites des procès qui vous perdent si
+vous les perdez, qui achèvent de vous couvrir de honte et de ridicule
+si vous les gagnez.
+
+Mon Dieu! pourvu que le brav'général ne mette pas cette phrase-là dans
+une de ses lettres.
+
+A Atticus Naquet!
+
+Si cependant vous persévérez dans la voie où vous vous êtes engagés,
+je vais, même dans cette voie, vous donner des avis utiles, mais à
+condition que vous ne me dérangerez pas.
+
+Vous avez bien inutilement dérangé, ennuyé, troublé, «embêté»,
+beaucoup de témoins qui n'avaient rien vu, de complices qui ne
+savaient rien ou ne voulaient rien dire, et auxquels vous avez donné
+deux fois le temps de brûler ou de mettre en sûreté les papiers,
+«pièces», etc., qui pouvaient les trahir.--Vous avez fait jaser des
+cochers, des passants et des portières--et, par une étourderie ou par
+un vertige étrange, vous avez oublié ou négligé les vrais coupables.
+
+Je ne dirai pas les complices du brav'général, mais les vrais
+coupables; car c'est lui qui n'est que leur complice et qui n'a droit
+dans la répression qu'à un rang tout à fait subalterne.
+
+Ces vrais coupables, je vais vous les révéler, vous les dénoncer; mais
+il est bien convenu que vous me laisserez tranquille à mes roses et à
+mon bateau.
+
+Un de vos principaux chefs d'accusation contre le général Boulanger
+est la «tentative d'embauchage de l'armée».
+
+Eh bien, oui, il y a eu tentative d'embauchage et tentative suivie
+d'effet.
+
+Mais cette tentative a été commise par les groupes, par le tas de
+farceurs qui ont formé un ministère dans lequel ils l'ont fait
+entrer.--Je ne vous dis pas leurs noms, parce que je ne charge pas ma
+mémoire des noms de ces gens-là;--mais il vous sera facile de les
+retrouver.
+
+Ce sont ceux qui, pensant avoir besoin d'un «sabre», ont appelé à eux
+un général auquel, je l'ai déjà dit, il n'a peut-être manqué que les
+occasions, mais à qui elles ont tout à fait manqué, pour sortir de la
+foule des généraux. Un nom sans passé, sans illustration, et ils l'ont
+choisi exprès dans ces conditions, parce qu'un nom plus éclatant par
+lui-même, Mac-Mahon, Galliffet, le vieux Canrobert, etc., ou
+n'auraient pas voulu de l'association, ou n'auraient pas fait espérer
+d'être un instrument aussi docile, aussi dévoué, aussi obéissant.
+
+Une fois leur homme choisi, ils l'ont traité comme un ballon, comme un
+pantin de baudruche; ils lui ont appliqué un chalumeau, et se sont mis
+à souffler de tous leurs poumons pour l'enfler et le grossir; ils lui
+ont permis, en l'aidant même, de capter la faveur des soldats des
+chambrées par toutes sortes de menues concessions, de flatteries, et
+de «douceurs».
+
+C'est là qu'il y a eu embauchage, embauchage du général par ses
+coministres, embauchage des soldats par le général et surtout par
+lesdits coministres.
+
+Voilà les vrais coupables, et je n'ai pas ouï dire que vous vous soyez
+jusqu'ici adressé à eux.
+
+Complices aussi ceux qui l'ont accusé, attaqué maladroitement et
+sottement: les Floquet, les Freycinet, les Lockroy, gens plus récents
+dont je n'ai pas encore oublié les noms.
+
+Complice, ce grotesque Jacques qu'ils ont opposé au brav'général,
+autre pantin de baudruche qu'ils ont en vain soufflé de leurs poumons
+fatigués, et qui n'a pu se dilater et grossir suffisamment.
+
+Complice, ce M. Antoine, qui va discourir et pérorer dans les
+départements.
+
+Complice, la majorité de la Chambre des députés.
+
+Complice, vous aussi, monsieur le procureur général, qui me semblez
+conduire l'affaire avec plus de passion ou plus de complaisance que de
+sagacité et de savoir-faire.
+
+Voilà les vrais auteurs, les vrais coupables. J'espère que vous me
+saurez gré de vous avoir ainsi éclairé.
+
+Vous savez maintenant tout ce que je sais sur cette affaire; je ne
+vous en dirais pas davantage au Luxembourg.
+
+Si j'apprends quelque autre chose et du nouveau, je m'empresserai de
+vous le communiquer.
+
+Je suis, monsieur le procureur, avec tous les sentiments que l'on a
+au bas d'une lettre,
+
+ Votre serviteur,
+ A. K.
+
+
+II
+
+LE CENTENAIRE DE 1789
+
+Vous mentez!
+
+Ce n'est pas le centenaire de 1789 que vous voulez célébrer.
+
+C'est le centenaire de 1792 et de 1793 que vous voulez fêter, en en
+rappelant les traditions, en en renouvelant et continuant les
+criminelles et monstrueuses folies. Vous mentez, et je vais le
+prouver, non aux soi-disant républicains, qui le savent aussi bien que
+moi, mais aux naïfs, aux crédules, aux ignorants, aux jobards qui se
+laissent endoctriner et atteler au cheval de Troie, _machina foeta
+armis_, qu'ils traîneront dans la ville pour achever de la ruiner.
+
+Louis XIV, Louis le Grand, le plus despote des rois et le plus égoïste
+des hommes, possédait une faculté de premier ordre pour un roi, «la
+science du choix»;--il se trouvait lui-même trop grand pour avoir à
+craindre d'approcher de lui les grands hommes qu'il avait la
+conscience de toujours surpasser ou plutôt qu'il absorbait comme des
+rayons à ajouter à son soleil, auquel ils appartenaient;--en dehors de
+cela, il «aimait la guerre», comme il se le reprocha en
+mourant;--amour singulier pour la guerre, dont il n'avait ni la
+science, ni les instincts, ni le tempérament;--personne n'était moins
+guerrier,--mais c'était une occasion, un piédestal pour recevoir des
+louanges dont il était insatiable, louanges qu'il prenait tellement au
+sérieux qu'il avait fini par se croire lui-même un héros.
+
+La France était à lui et aussi les hommes de la France, et le sang et
+l'argent de ces hommes tout lui appartenait, et il ne croyait en
+devoir compte à personne.
+
+Sur la fin de sa vie, il l'avait tellement épuisée qu'il fut un moment
+obligé de faire négocier trente-deux millions de billets pour se
+procurer huit millions en espèces;--dans son règne il avait dépensé
+dix-huit milliards.--Il laissa la France endettée de quatre milliards
+cinq cents millions; ajoutez le scandale de ses amours effrontément
+publiques et ruineuses pour le pays. C'était le despotisme sous la
+forme la plus cruelle, la plus dangereuse, la plus intolérable.
+
+Le peuple français ne bougea pas.
+
+Louis XV le _Bien-Aimé_, s'amusait davantage, quoique avec moins de
+faste, mais sans plus d'économie, et, quant à ses amours, il descendit
+graduellement jusqu'à la crapule.--La France subit de grandes
+humiliations en rendant toutes ses conquêtes par le second traité de
+paix d'Aix-la-Chapelle, par la sanglante défaite de Forbach et la
+guerre de Sept ans, par le traité de Paris, qui céda le Canada à
+l'Angleterre.
+
+Le peuple français ne bougea pas.
+
+Les parlements ayant risqué des réprimandes furent simplement exilées
+et supprimées.
+
+Le duc de Berry monte sur le trône sous le nom de Louis XVI. Il
+refuse le don onéreux du joyeux avènement, de même que sa femme
+«la ceinture de la reine»; il supprime une partie de sa maison
+militaire,--fait disparaître tout le faste de la royauté, restreint
+ses dépenses personnelles à des actes de bienfaisance, abolit
+la torture,--supprime les lettres de cachet, délivre les prisonniers
+de laBastille,--rappelle les parlements, met au ministère les hommes
+que lui désigne l'opinion publique--entre autres deux hommes éminents
+par la science, par l'honnêteté, par les moeurs, par le caractère:
+Malesherbes et Turgot;--crée la Caisse d'escompte. La France se
+trouvait en face d'un déficit qui datait des règnes précédents et
+s'élevant à cinquante-cinq millions,--chiffre qui ferait lever les
+épaules à nos maîtres d'aujourd'hui. Il cherche, demande et accepte
+des conseils. A cet effet, il convoque les États généraux. Les députés
+envoyés à Paris arrivent avec des cahiers imposés par leurs
+commettants; tous ces cahiers, sans exception, veulent la monarchie
+héréditaire et l'inviolabilité du roi.
+
+Dans la nuit du 4 août 1789,--la noblesse et le clergé renoncent
+à leurs droits et privilèges--et Louis XVI est déclaré à
+l'unanimité--«restaurateur de la liberté de la France.»
+
+C'était une immense révolution que celle qui avait lieu dans le
+gouvernement, dans les moeurs, dans la liberté,--comparée aux deux
+règnes précédents; c'était bien au delà de ce qu'on avait pu espérer,
+même désirer: c'était l'entrée dans une ère nouvelle--d'égalité, de
+liberté, d'amour du peuple,--d'économie, de prospérité. La sagesse, le
+bon sens, la justice étaient d'arrêter là--et d'attendre de l'avenir
+les progrès peut-être désirables, mais non encore définis qu'on
+pourrait désirer.
+
+Mais l'audace qu'on n'avait pas eue contre le despotisme humiliant,
+contre les scandales ruineux, se montra contre un roi honnête,
+vertueux, ami du peuple--qui avait eu l'imprudence de dire, un jour
+d'émeute: «Je ne consentirai jamais à ce qu'une goutte de sang
+français coule pour ma défense.» Alors on l'attaqua.
+
+C'était bête, c'était lâche,--deux des éléments constitutifs de la
+cruauté.
+
+Cela rappelle un vaudeville joué autrefois par le célèbre acteur
+Potier--_les Inconvénients de la diligence_.--Un voleur a établi à un
+tournant de la route trois manches à balai fichés en terre et coiffés
+d'un vieux chapeau, vêtus d'une vieille capote et armés d'un
+bâton étendu comme un fusil en joue. Cela fait, il arrête la
+diligence qui passe le soir, et les voyageurs, effrayés par le
+nombre des agresseurs, n'opposent pas une inutile et dangereuse
+résistance,--Potier tombe la face à terre devant un des manches à
+balai--et sans oser relever la tête lui dit:
+
+--Monsieur le voleur, honorable voleur, ne me tuez pas, ne me faites
+pas de mal, je ne pense même pas à me défendre; voici ma montre; c'est
+un bréguet que je vous recommande; je la monte tous les soirs à neuf
+heures; elle n'avance ni ne retarde pas d'une minute en six mois;
+vous en serez content. Voulez-vous mon habit, voulez-vous ma culotte?
+
+Mais, comme la main offrant la bourse et la montre ne sent pas une
+autre main qui les prenne, il lève la tête, regarde l'ennemi et
+s'aperçoit de sa supercherie;--alors il se relève furieux, tombe sur
+le mannequin à coups de parapluie. Ah! coquin! ah! voleur! tu n'es
+qu'un mannequin?--Je vais t'arranger, tu sauras que tu as affaire à M.
+Prud'homme, je ne suis pas quelqu'un qu'on effraye--et, en s'adressant
+à moi, on trouve à qui parler.
+
+Les coquins, les bavards, les ambitieux, les avides persuadèrent à la
+populace qu'elle était le peuple, et que ce peuple avait héroïquement
+pris et détruit la Bastille, laquelle n'existait plus depuis treize
+ans, c'est-à-dire depuis que le roi et Malesherbes avaient ouvert les
+portes aux prisonniers et supprimé les lettres de cachet; le bâtiment
+de la Bastille était non défendu, mais gardé par quelques invalides
+qui furent massacrés.
+
+Pendant ce temps, que faisait le roi?
+
+Il écrivait à un de ses amis:
+
+«Sous le gouvernement des rois qui m'ont précédé, monsieur, des
+circonstances malheureuses et imprévues ont formé la dette publique;
+j'ai cherché tous les moyens de l'éteindre; j'ai consulté les hommes
+qui joignirent la théorie à la pratique; j'ai confié les places
+administratives, en cette partie, aux financiers les plus habiles: ils
+ne m'ont offert pour remède que des emprunts, des impôts, ou la
+banqueroute; des projets désastreux de banque, ou des actes
+frauduleux... Ruiner l'État ou pressurer le peuple, voilà tout leur
+secret! Ce n'est pas ainsi que Sully acquittait les dettes contractées
+par le bon Henri, après une guerre longue et sanglante, lorsque les
+forfaits de la Ligue, la haine des catholiques et la méfiance des
+protestants semblèrent ôter toute confiance. Sully ne se borna point à
+de bizarres spéculations, il méprisait les esprits systématiques: ce
+n'est que dans l'économie qu'il trouvait des ressources. Exciter
+l'industrie, protéger l'agriculture, encourager le commerce: voilà
+toute sa politique, toutes ses ressources et tous ses moyens
+financiers. Je ne m'étonne plus si mon aïeul, le grand Henri, que mon
+coeur chérit et révère, avait acquis, par les services de cet
+excellent ministre, le coeur des Français. Henri était adoré, et
+cependant j'ose vous assurer qu'il ne pouvait pas aimer le peuple
+d'un amour plus tendre que celui que je porte à tous mes sujets.»
+
+Il écrivait à Malesherbes:
+
+«Entouré, comme je le suis, d'hommes qui ont intérêt à égarer mes
+principes, à empêcher que l'opinion publique ne parvienne jusqu'à moi,
+il est de la plus haute importance, pour la prospérité de mon règne,
+que mes yeux se reposent avec satisfaction sur quelques sages de mon
+choix; que je puisse appeler les amis de mon coeur, et qui
+m'avertissent de mes erreurs avant qu'elles aient influé sur la
+destinée de vingt-quatre millions d'hommes.
+
+»Mon cher Malesherbes, vous me demandez votre retraite? Non, je ne
+vous l'accorderai pas, vous êtes trop nécessaire à mon service; et,
+quand vous aurez lu cette lettre en entier, je connais assez votre âme
+sensible pour ne pas croire que vous cesserez de me la demander.
+
+»Vous balançâtes longtemps à venir respirer à la cour un air qui
+convenait peu à la touchante simplicité de vos moeurs; mais Turgot
+vous fit entendre qu'il ne pouvait pas sans vous opérer un bien
+durable: il vous décida, et je l'en estimai davantage.
+
+»Vous avez commencé votre ministère avec une vigueur qui ne
+contrariait pas mes principes: on se plaignait des lettres de cachet,
+dont votre prédécesseur disposait au gré de ses favorites, et vous
+avez refusé d'en faire usage. La Bastille regorgeait de prisonniers
+qui, après plusieurs années de détention, ignoraient quelquefois leurs
+crimes; et vous avez rendu à la liberté tous les hommes à qui on ne
+reprochait que d'avoir déplu à ces messieurs en faveur, et tous les
+coupables qui avaient été trop punis.
+
+»Temps plus heureux, le moment si cher à mon coeur, où, bannissant une
+vaine pompe, je n'aurai plus d'autre maison que les hommes de bien,
+tels que vous, qui m'entourent; et pour gardes les coeurs des
+Français.»
+
+Voyons maintenant comment, dans l'éducation de son fils, il préparait
+un roi pour la France.
+
+A l'instituteur du dauphin:
+
+«Vous avez à former le coeur, l'esprit et le corps d'un enfant.
+
+»L'exemple, de sages conseils, des louanges accordées avec art et des
+réprimandes toujours faites avec douceur feront naître dans le coeur
+de votre jeune élève la douce sensibilité, la honte de la faute,
+l'envie de bien faire, une louable émulation et le désir de plaire à
+son instituteur.
+
+»Peu de livres, mais bien choisis; des livres élémentaires, clairs,
+précis et méthodiques; une aimable occupation qui ne fatigue point la
+mémoire, qui excite la curiosité, donne le goût de l'étude et l'amour
+du travail doivent former bientôt l'esprit d'un enfant bien organisé,
+docile et studieux.
+
+»Je ne serais pas fâché que mon fils s'occupât d'un état mécanique
+dans les moments de loisir ou pendant les récréations. Je sais bien
+que certaines gens me blâment, qu'ils trouvent plaisant de me voir
+joindre les instruments de la serrurerie au sceptre des rois. Je tiens
+ce goût de mes aïeux; un de nos sages philosophes par excellence a
+fait mon apologie: mon fils ne sera que trop tenté d'imiter un jour
+ceux de ses ancêtres qui ne furent recommandables que par des exploits
+guerriers. La gloire militaire tourne la tête. Eh! quelle gloire que
+celle qui répand des flots de sang humain et ravage l'univers!
+Apprenez-lui, avec Fénelon, que les princes pacifiques sont les seuls
+dont les peuples conservent un religieux souvenir. Le premier devoir
+d'un prince est de rendre un peuple heureux: s'il sait être roi, il
+saura toujours bien défendre le peuple et sa couronne.
+
+»Il faut le familiariser avec nos bons auteurs français, afin de
+développer dans ses facultés intellectuelles cette pureté d'expression
+que doit avoir, dans ses paroles et ses écrits, un prince que tous les
+sujets auront droit un jour de juger.
+
+»Ce n'est point des exploits d'Alexandre ni de Charles XII dont il
+faut entretenir votre élève: ces princes sont des météores qui ont
+protégé le commerce, agrandi la sphère des arts, enfin des rois tels
+qu'il les faut aux peuples, et non tels que l'histoire se plaît à les
+louer.
+
+»En attendant que votre jeune élève apprenne l'art de régner, faites
+réfléchir sur lui le miroir de la vérité sur tout ce qui peut lui
+rappeler qu'il n'est au-dessus des autres hommes que pour les rendre
+heureux.
+
+»Je me réserverai certains moments pour apprendre à mon fils la
+géographie, bientôt les premiers éléments de l'histoire lui seront
+développés, nous déroulerons devant lui les annales des peuples
+anciens et modernes.
+
+»Souvenez-vous de lui enseigner que c'est lorsqu'on peut tout qu'il
+faut être très sobre de son autorité. Les lois sont les colonnes du
+trône: si on les viole, les peuples se croient déliés de leurs
+engagements.»
+
+Il semble que Louis XVII eût été mieux élevé pour être un grand et
+bon roi que ne l'ont été MM. Ferry, Constans, Lockroy, Rouvier,
+Freycinet, Tirard, Floquet, Laguerre, Vergoin, sans compter la horde
+des affamés qui se disputent les lambeaux de la France.
+
+On a guillotiné Louis XVI, sa femme et sa sainte soeur, et on a fait
+mourir le dauphin de misère dans une prison.
+
+Vous mentez!
+
+Ce n'est pas 1789, mais 1792 et 1793 que vous voulez célébrer,
+rappeler et ramener, parce que là seulement vous voyez satisfaction à
+vos ambitions, à vos vanités, à vos appétits.
+
+Les gouvernements étrangers ne s'y trompent pas et ne permettent pas à
+leurs ambassadeurs d'assister à cette comédie, à cette mascarade.
+
+Aujourd'hui, après un siècle de guerres étrangères et intestines,
+après des pillages, des ruines, des misères de tout genre, nous sommes
+moins avancés dans la liberté que nous l'étions après la nuit du 4
+août.
+
+Si Louis XVI avait alors--et la France et l'impartiale histoire
+peuvent lui reprocher de ne pas l'avoir fait--si Louis XVI avait
+fait pendre une demi-douzaine de scélérats et de monstres et envoyé
+pérorer dans quelques colonies une cinquantaine de bavards,--monstres
+et bavards qui, plus tard, mais trop tard, se sont entre
+guillotinés,--quelques-uns se réservant pour l'antichambre
+de Napoléon!--Louis XVI eût épargné à la France neuf cent
+quatre-vingt-neuf mille huit cent seize femmes, hommes, enfants,
+guillotinés, mitraillés, noyés, massacrés avec des raffinements de
+cruauté sauvage,--le pillage, le gaspillage effréné de la fortune
+publique,--la banqueroute. Il eût épargné les cinq millions de
+cadavres français laissés sur les champs de bataille--et deux
+invasions. Il nous eût épargné la haine et la défiance de l'Europe
+dont nous souffrons encore aujourd'hui.
+
+Combien eût été différent le sort de la France si Louis XVI, finissant
+ses jours sur le trône, eût laissé pour continuer son oeuvre le fils
+qu'il élevait si soigneusement pour le bonheur de la France!
+
+En 1830, la Providence nous permit de renouer le fil de la tradition
+et de repartir de 1789.
+
+Nous dûmes à cette phase heureuse dix-huit années d'une prospérité,
+d'un éclat en tous genres; dix-huit années dont on ne trouverait
+peut-être pas l'équivalent dans toute notre histoire,--la haine et la
+rancune de l'Europe s'étaient calmées, presque effacées. Les Français
+ont préféré une parodie de l'Empire avec une troisième invasion et un
+nouvel isolement de la France, puis une parodie de 1792 et 1793.
+--C'est là que vous voulez en revenir, car vous élevez des statues à
+Étienne Marcel, assassin et traître qui allait livrer Paris à Charles
+le Mauvais, lorsqu'il eût la tête fendue par un bourgeois; à Danton,
+l'instigateur des massacres de Septembre.--Mais, pour célébrer
+justement, honnêtement, heureusement le centenaire de 1789, c'est aux
+quatre victimes assassinées,--Louis XVI, Marie-Antoinette, Madame
+Elisabeth et le petit dauphin, qu'il faudrait élever un monument
+national, symbole de regrets et d'expiation. C'est à Malesherbes,
+à Turgot qu'il faudrait élever des statues. Il faudrait renouer
+encore une fois le fil de la tradition de 1789.--Vous avez encore
+cette belle, noble et surtout si française famille d'Orléans; ses
+membres n'ont aucun besoin de vous, ni comme fortune ni comme
+illustration,--mais ils sont prêts à se dévouer au salut de la France.
+
+Si j'avais l'honneur--ça s'appelle-t-il encore comme cela--d'être
+député,--je monterais à la tribune et je proposerais de mettre aux
+voix cette motion;
+
+«Pas de mensonges, pas de quiproquos; l'Assemblée nationale s'associe
+pleinement à la célébration du centenaire de 1789,--c'est-à-dire à
+l'abolition du despotisme, à l'extinction des privilèges, à l'égalité
+devant la loi, à la liberté dont Louis XVI fut unanimement déclaré le
+restaurateur. Mais, en même temps, elle affirme son horreur et son
+mépris pour les cruautés et les folies de 1792 et de 1793.»
+
+Il serait curieux et instructif pour les électeurs de voir ceux qui se
+dérobaient à ce vote.
+
+
+
+
+LES PRIX DE BEAUTÉ
+
+
+A Vienne, à Spa, à Turin, à Nice, on vient de décerner des prix de
+beauté.
+
+Quelques doutes se sont élevés à ce sujet dans mon esprit;--je vais
+vous les dire,--peut-être quelqu'un pourra les dissiper.
+
+Quels sont--quels peuvent être les juges? quelles garanties aura-t-on
+de leur compétence, de leur goût, de leur équité, de leur
+incorruptibilité?
+
+Ils sont assez rares, les hommes qui se connaissent véritablement en
+beauté féminine.--Combien savent par la pensée séparer une femme de sa
+parure, et ne pas trouver plus jolie que les autres celle qui est la
+plus «à la mode».
+
+Dans le fameux jugement de Pâris, qui eut pour résultat la ruine de
+Troie, l'_Iliade_, l'_Odyssée_ et l'_Énéide_,--Vénus, malgré sa
+supériorité sur Junon et Pallas,--eut des doutes au dernier moment, et
+ne dédaigna pas de corrompre Pâris en lui promettant Hélène!
+
+Les concurrentes--quelles diablesses de femmes peuvent êtres ces
+concurrentes?--se présenteront-elles aux yeux des juges en grande
+toilette, ou telles que la peinture nous a si souvent représenté les
+trois déesses,--seul costume convenable pour un jugement sérieux.--Si
+les candidates sont vêtues, il ne s'agit plus que du visage, et la
+tête n'est en hauteur que la septième partie d'une femme bien
+proportionnée;--si elles sont nues, comme fit la princesse Borghèse
+devant Canova, laissant la pudeur pour éterniser la beauté, les juges
+conserveront-ils leur sang-froid?
+
+Les concurrentes elles-mêmes ont-elles des idées suffisamment justes
+et arrêtées sur les charmes qu'elles apportent au combat? Je soupçonne
+les femmes de ne pas entendre grand'chose à leur propre
+beauté.--Autrement permettraient-elles à des modes absurdes--tantôt de
+leur faire les bras plus gros que la taille, les _manches à gigot_;
+tantôt de leur mettre, par les hautes coiffures, les visage au milieu
+du corps; tantôt de leur faire un gros ventre--ou un gros derrière,
+que la mode vient placer à sa fantaisie parfois au milieu du dos?
+
+Combien mourraient désespérées dans la nuit si, en se déshabillant le
+soir telles se trouvaient construites comme elles se sont évertuées à
+le faire le jour!
+
+Les femmes se scandalisent sans cesse des succès qu'obtiennent auprès
+des hommes certaines femmes qu'elles déclarent des «laiderons».
+
+C'est qu'il faut diviser la beauté en deux espèces très souvent fort
+différentes.
+
+Il y a la beauté qui se prouve--et la beauté qui s'éprouve.
+
+La première a des règles fixes souvent imaginées et pour le moins
+consacrées par les arts;--c'est une question, ou plutôt une grammaire,
+une syntaxe qui dit inflexiblement comment on doit avoir le front, le
+nez, les yeux, les hanches, les jambes, les mains, etc.
+
+Mais tout cela réuni peut laisser celles qui le possèdent manquer d'un
+don qui l'emporte victorieusement sur cette réunion:--c'est le
+charme,--et c'est ce qui constitue la seconde, c'est-à-dire la beauté
+qui s'éprouve, qui émeut, qui trouble, qui fascine.
+
+La beauté, qui se prouve et dont les conditions peuvent changer et
+changent très souvent, exige un petit front, un petit nez droit; elle
+fixe la dimension et la forme légale des yeux, mais elle ne tient pas
+compte du regard.
+
+Or les yeux sont des fenêtres où viennent se montrer l'âme et
+l'esprit.--Que deviendraient les plus grandes, les plus belles, les
+plus correctes fenêtres s'il ne s'y montrait personne?
+
+A propos du nez, parlerons-nous du petit nez retroussé de Roxelane,
+qui changea les lois d'un empire?
+
+Le soulier de Rodolphe ne la portera-t-il pas sur le trône?
+
+Les femmes ne croiront jamais qu'on puisse avoir les yeux trop grands,
+la bouche et les pieds trop petits, la taille trop menue.
+
+Le plus sûr encore pour elles, c'est de juger de leur propre beauté
+par le succès qu'elles obtiennent sur les hommes qu'elles ont attirés;
+mais, là encore, elles peuvent se tromper:--les hommes, dans leurs
+préférences, se soumettent aussi à la mode.
+
+J'ai vu, dans le cours relativement restreint de ma vie, les femmes
+maigres et vertes à la mode, et une noble Italienne, qui portait à
+l'excès ces deux dons, être entourée, comblée d'hommages pendant dix
+ans;--puis les femmes maigres et vertes ont été remplacées par les
+beautés plantureuses et colorées de Rubens. J'ai vu les cheveux roux
+honnis d'abord, puis ensuite adorés au point de faire gâter les plus
+belles chevelures noires, brunes ou blondes par des teintures
+vénéneuses.--J'ai vu plus d'une fois telle femme médiocrement et même
+point du tout belle, mais se déclarant elle-même, s'établissant,
+s'installant jolie femme et disant: «Nous autres jolies femmes,» et,
+au besoin, se plaignant «du don funeste de la beauté», qui expose les
+jolies femmes à tant de périls, être entourée, courtisée
+préférablement à d'autres réellement belles ou jolies, à peu près
+comme les fermières mettent un faux oeuf, un oeuf de plâtre, dans le
+nid où elles veulent que leurs poules aillent pondre.
+
+Un autre point qui abuse certaines femmes: telle vous dira, avec une
+mine hypocritement fâchée: «Mon Dieu que les hommes sont ennuyeux,
+_on_ ne peut se montrer dans la rue sans être «dévisagée» et suivie!
+
+Mais, ma chère petite,--tu te glorifies de ce qui te devrait te faire
+rougir de honte,--regarde cette autre femme bien plus belle que toi
+qui n'est guère regardée ni surtout suivie;--eh bien, les hommes ne
+«l'ennuient» pas, ne la «dévisagent» pas, de même qu'elle est moins
+entourée que toi dans un salon.--Prends garde, examine, surveille, au
+besoin modifie tes «toilettes», ta démarche, tes attitudes, tes airs
+de tête,--il y a là quelque chose à corriger;--ces hommes si
+«ennuyeux» ne veulent pas perdre leur temps ni «payer trop cher».
+Quand ils suivent une femme dans la rue, c'est qu'elle a le malheur de
+leur inspirer la pensée que ce genre d'attaque peut réussir--et les
+mener à un but qui n'a pas de quoi t'enorgueillir;--combien, même au
+salon, doivent ce qu'elles croient un succès à une apparence de
+facilité,--tandis que cette femme que tu vois moins entourée, jamais
+suivie dans la rue doit ce que tu crois un abandon, une infériorité,
+une défaite à la parfaite correction, à la sévérité de son costume, de
+sa démarche, de ses attitudes, de ses airs de tête, de ses
+regards;--sa longue jupe tombe sur ses pieds à plis lourds et
+inflexibles comme du plomb--et ne permet pas à l'imagination de se
+figurer ces plis dans un autre sens que la perpendiculaire; ses
+vêtements semblent rigoureusement attachés à sa personne comme les
+plumes à l'oiseau,--tandis que, pour toi, il semble que la moindre
+brise, peut-être même le vent d'un soupir, peut déranger les plis de
+ta robe, les agiter, les rendre transversaux, les chiffonner.
+
+Il y avait autrefois un usage général que quelques-unes seulement
+aujourd'hui conservent; c'était de ne paraître dans la rue, à la
+promenade et dans les lieux publics que modestement, simplement,
+austèrement vêtues--presque sous le domino du bal masqué,--de passer
+inaperçue;--on laissait les triomphes de la rue aux filles qui n'ont
+pas de salons.
+
+Il en est aujourd'hui beaucoup trop qui, voyant leurs salons
+abandonnés pour les cercles, elles-même délaissées pour les «filles»,
+ont voulu engager le combat et aller braver et vaincre leur indignes
+rivales là où elles pouvaient les rencontrer;--de là à s'enquérir de
+la modiste de telle courtisane, de la couturière de telle «impure»
+dont elles savent les noms et la demeure; de là à imiter leurs
+costumes et, par une pente insensible, leurs allures, il n'y avait que
+quelques pas qu'elles ont vite franchis.--Et tout cela pour se faire
+battre, car, comme filles, elles sont toujours moins filles que les
+vraies filles;--très peu même peuvent lutter de luxe avec elles, car
+une «honnête femme» ne peut guère ruiner que son mari et, à la
+rigueur, un amant,--tandis que les filles ruinent le public;--elles
+n'ont pas compris, elles ne comprennent pas que c'était en sens
+contraire qu'il fallait engager la lutte, qu'il fallait être «autres»,
+ce grand charme! qu'il fallait rendre leurs salons plus rigoureux,
+plus fermés, plus solennels, et elles-mêmes plus sévères, plus
+majestueuses, plus imposantes et rester et être plus que jamais d'une
+autre espèce, presque d'un autre sexe que les filles,--redevenir les
+grandes justicières de la société,--faire comprendre que, pour leur
+plaire, il ne suffit pas d'être riche, habillée à la mode, d'être
+«chic», mais que leurs préférences sont absolument réservées aux plus
+braves, aux plus spirituels aux plus distingués, aux plus
+respectueux... en public.
+
+Je parlais de salons fermés,--c'est-à-dire de salons où il faut, pour
+y être admis, remplir certaines conditions;--aujourd'hui, sauf
+quelques rares exceptions,--on veut la foule--la publicité; on a soin
+d'inviter des journalistes pour qu'ils entretiennent leurs lecteurs
+des magnificences, des splendeurs, de tel dîner, de telle soirée, de
+tel bal.
+
+Avec le «menu» du dîner--la parure des femmes, on les flatte, on les
+cajole pour avoir un «bon article», sauf à dire ensuite: «Mon Dieu,
+que ces journaux sont insupportables!»
+
+
+Un homme était éperdument amoureux d'une femme douée de cette
+puissance, de ce charme magnétique, plus triomphant que les plus rares
+et les plus incontestables beautés;--une autre femme scandalisée de
+cette influence que naturellement elle ne pouvait sentir ni
+comprendre, lui dit: «Mais, enfin, elle n'est pas jolie.--Peut-être,
+répondit l'amoureux, mais elle est pire.»
+
+
+Il est un autre genre, sinon de beauté, du moins de puissance tout à
+fait relative,--c'est d'être «autre». Eûtes-vous, Madame, toutes les
+perfections de formes, d'élégance, de teint, d'expression; fûtes-vous
+Vénus elle-même, il est un succès que vous ne pouvez atteindre, c'est
+d'être une autre,--et vous risquez fort d'être vaincue par une femme
+qui n'aura que ce seul avantage,--fût-elle d'une figure médiocre et
+même laide.
+
+Quelques femmes cependant--mais très rares--ont le don de se
+métamorphoser d'un jour ou d'une heure à l'autre, de n'être jamais la
+même, de composer d'une seule femme un harem complet; mais ne croyez
+pas que ce don-là, peu prodigué par la Providence, se puisse obtenir
+en se déguisant, en se métamorphosant;--non, il est natif, naturel et
+dépend plus du caractère, du tempérament que des conditions
+extérieures;--il ne suffit pas cependant d'être capricieuse, quoique
+cela n'y nuise pas.
+
+
+A propos de se déguiser, une preuve: les femmes n'entendent pas
+toujours grand'chose à leur propre beauté, c'est l'adoption immédiate
+et universelle dans le monde entier de telle ou telle forme de
+vêtements, de coiffures, de chaussures, de telle ou telle
+couleur;--formes et couleurs qui rompent follement les harmonies, qui
+tiennent une si grande place dans la beauté.
+
+
+Ce n'est pas d'aujourd'hui ni même d'hier que date la mode des cheveux
+rouges, mode intermittente; car cette couleur a été, à certaines
+époques, méprisée, haïe, proscrite.
+
+Nous la voyons admise du temps de _Martial_! qui envoie un _savon_ à
+une belle Romaine en lui disant:
+
+«Recevez ce savon; son écume mordante allume et rougit la chevelure
+des Teutones, et rendra la vôtre plus belle encore que celle des
+captives de ce pays.»
+
+ _Caustic Teutanicos accendit spuma capillos._
+
+Juvénal nous montre Messaline--préférant un grabat au lit impérial,
+s'en allant la nuit cachant ses cheveux noirs sous une perruque jaune.
+
+ _Nigrum flavo crinem abscondante_
+
+A une époque où sévissait dans sa plus grande intensité la mode des
+cheveux rouges, où tant de femmes gâtaient et perdaient de belles
+chevelures noires, blondes et brunes, les empoisonnant de drogues
+corrosives, un homme de ma connaissance s'éprit jusqu'à la frénésie
+d'une jeune fille à la crinière orange qu'il rencontrait dans le
+monde.--Il faut dire que nous étions en pays italien,--et que, au
+milieu des teints d'ivoire d'un blanc mat, des cheveux d'un noir
+reflété de bleu,--des yeux de velours noir, cette peau de l'étoffe et
+de la couleur des roses pâles comme «le Souvenir de la _Malmaison_ ou
+le _Captain Christy_, ces yeux de turquoise, cette abondante
+chevelure rutilante, il était impossible d'être plus «autre» et d'en
+bénéficier davantage, et, à ce titre, elle excitait plus d'admiration
+qu'il ne lui en était légitimement dû.--Un des amis de l'amoureux
+s'avisa, dans une intention qu'il croyait bonne, de le conduire un
+jour sans l'avertir, dans un jardin où il savait que la belle rousse
+avait coutume de se promener tous les matins pour prendre l'air avec
+toute sa famille; là, il vit non seulement l'objet adoré, mais aussi
+la mère qui n'allait plus dans le monde et qu'il ne connaissait pas,
+de même que deux soeurs de la belle qui n'y allaient pas encore, âgées
+l'une de seize ans, l'autre de quatorze;--plus encore, deux autres
+petites filles et deux petits garçons, tous avec la même chevelure
+enflammée; là, au milieu d'eux, tous en restant une jolie fille, comme
+elle l'était en effet, elle perdit l'avantage de l'étrangeté et du
+contraste, elle ne restait plus «autre».
+
+L'ami se vanta plus tard d'avoir guéri l'amoureux.
+
+Je ne l'eusse pas fait ni même tenté--estimant, comme je le fais, que
+l'amour, loin d'être une maladie qu'on doive s'efforcer de guérir,
+est, au contraire, l'état le plus complet de la pleine et heureuse
+santé du corps, de l'esprit et de l'âme--et qu'il vaut cent fois mieux
+un amour, même fou, même malheureux, que pas d'amour.
+
+
+De même que ce vrai savant, le centenaire Chevreul, avec autant
+d'esprit que de bon sens en constatant que la science est un chemin
+dont personne n'a vu la fin,--se dit «le doyen des étudiants» de même,
+pour ceux qui ont étudié la femme, on est obligé de s'avouer qu'on ne
+sait pas grand'chose et qu'il faut se dire étudiant de première, de
+seconde, de trentième, de centième année, ès problèmes sans solution,
+ès hiéroglyphes indéchiffrables, ès énigmes sans mot dans cette
+charmante, terrible et périlleuse étude.
+
+On a beau apprendre tous les jours quelque chose, on finit par
+découvrir qu'on ne sait à peu près rien; cependant, m'étant quelque
+peu livré à l'attrait de cette étude ardue et vertigineuse, je ne me
+lasse pas de chercher partout des lumières et même des lueurs; j'en
+demande même aux saints, et je veux communiquer à mes lecteurs ce que
+m'ont enseigné et ce que m'ont appris à ce sujet saint Bernard et
+surtout saint François de Sales.
+
+Saint Bernard tenait pour une oeuvre plus miraculeuse que de
+ressusciter les morts, de converser souvent en termes familiers avec
+des femmes sans perdre quelque chose de la chasteté du coeur ou
+quelquefois sans la perdre tout entière.
+
+Un jour, raconte l'évêque de Belley, Pierre Camus, on parlait à saint
+François de Sales d'une _dame_ de son pays et un peu sa parente, et,
+comme on disait que c'était la plus belle femme de cette contrée, il
+se tourna vers moi et me dit: «Je l'ai déjà ouï dire à plusieurs.»--Je
+lui répondis un peu brusquement: «Vous la voyez souvent, elle est
+votre parente d'assez proche; comment en parlez-vous ainsi sur le
+rapport d'autrui?
+
+Il me répondit avec sa simplicité ordinaire:
+
+«--Il est vrai que je l'ai vue souvent et que je lui ai parlé beaucoup
+de fois; mais je puis vous assurer que je ne l'ai pas encore regardée.
+
+--Mon père, lui dis-je, comment faut-il faire pour voir les gens sans
+les regarder?
+
+--Cette personne, me répondit-il, est d'un sexe qu'on peut voir, mais
+qu'il ne faut pas regarder; il le faut voir superficiellement et en
+général pour distinguer que c'est une femme à qui on parle, et se
+tenir sur ses gardes pour ne la regarder pas fixement et d'un regard
+trop arrêté et trop discernant.»
+
+Au fond, François de Sales aimait les femmes--au moins avec une
+tendresse et une indulgences paternelles,--mais il se défiait d'elles
+et surtout de lui-même;--ce que je viens de citer en est la preuve.
+
+Quelqu'un lui disait un jour qu'on était surpris qu'une personne de
+«grande qualité» et de grande dévotion, qui était sous sa conduite,
+n'avait pas seulement quitté les pendeloques et les diamants aux
+oreilles. Il répondit:
+
+«--Je vous assure que je ne sais pas seulement si elle a des oreilles;
+ces pendeloques, ce sont mondanités féminines de l'essence de ce sexe,
+et puis je crois que la sainte femme Rébecca, qui était bien aussi
+vertueuse que cette dame, ne perdit rien de sa sainteté pour porter
+les pendants d'oreilles qu'Éliézer lui apporta de la part d'Isaac.»
+
+Comme il était bienveillant, modeste et ne craignait pas la vérité ni
+les observations, quelqu'un lui dit un jour assez indiscrètement que
+l'on ne voyait que des femmes autour de lui.
+
+«--Sans comparaison, répondit-il, il en était de même de Jésus-Christ,
+et les pharisiens en murmuraient.
+
+--Mais, répliqua la même personne, je ne sais pourquoi ni à quoi elles
+s'amusent autour de vous; car je ne m'aperçois pas que vous jasiez
+beaucoup avec elles, ni que vous leur disiez grand'chose.--Et
+comptez-vous pour rien, repartit François de Sales, de les laisser
+tout dire? Elles ont plus de besoin et de désir d'oreilles pour les
+écouter que des langues qui leur parlent et leur répondent;--elles en
+disent pour elles et pour moi;--c'est cette facilité à les écouter qui
+les fait s'empresser autour de moi.--Les femmes seraient trop faibles
+et désarmées, sans la langue qui est leur épée, et elles ne la
+laissent pas se rouiller.»
+
+Quelqu'un que j'ai quelques raisons de ne pas nommer ajoute à ce
+secret, pour se concilier les femmes, de les écouter, de les
+encourager à parler et à tout dire, et aussi de faire semblant de les
+croire.
+
+
+On a pu voir longtemps, en consultant les archives et les statistiques
+de la justice, que les femmes commettaient moins de crimes que les
+hommes, et cela dans une proportion assez grande; quelques-uns
+attribuaient cette différence à la douceur naturelle du beau sexe;
+d'autres, avec plus de raison, l'attribuaient à ceci, que la plupart
+des crimes commis par les hommes étaient commis pour les femmes;--d'où
+cet aphorisme généralement adopté par la justice: «Quand un crime est
+commis, cherchez la femme.» Mais il faut constater aujourd'hui que
+cette proportion n'est déjà plus la même et tend encore tous les jours
+à se rapprocher de l'égalité,--c'est une conséquence fatale d'une
+modification dans le caractère féminin.--Les femmes tendent à se
+_masculiniser_,--elles veulent être médecins, avocats, savants;--le
+nombre des femmes de lettres s'est prodigieusement accru.
+
+Autrefois, elles inspiraient des vers et des crimes; aujourd'hui,
+elles commettent les vers et les crimes elles-mêmes; sur ce second
+point, encouragées qu'elles sont par l'indulgence singulière du
+jury,--qui acquitte ou ne frappe que de peines légères les femmes qui
+déclarent digne de mort l'infidélité des hommes; elles défigurent, à
+l'aide du vitriol, les hommes qui cessent de les aimer et leur crèvent
+les yeux, jugés inutiles et coupables, lorsqu'ils ne sont plus
+consacrés uniquement à les admirer.
+
+Le mariage légal était autrefois indissoluble;--le divorce aujourd'hui
+y a mis ordre.
+
+Il n'y a plus d'insolubles que les unions illégitimes, grâce à la
+crainte du vitriol et à l'indulgence de la justice envers les Arianes
+abandonnées.
+
+Et, partant de ce point, je terminerai aujourd'hui par une histoire
+qui m'a été contée il y a longtemps.
+
+
+«Le fils du roi--on ne disait pas de quel roi--possédait un joli
+pavillon de chasse. Au milieu d'un parc distant de la ville de
+quelques heures;--un jour les paysans, qui cultivaient la terre autour
+du pavillon, et les gardes-chasse virent avec étonnement, à un
+kilomètre du pavillon, une chaumière qu'il n'avaient jamais vue et
+qu'aucun des plus anciens ne se souvenaient d'avoir vu bâtir.
+
+»Elle était habitée par une femme d'un âge mûr et par une jeune fille
+d'une extraordinaire beauté; elles étaient servies uniquement par un
+homme très basané--qui faisait toutes leurs provisions au village,
+mais ne répondait à aucune question. Cet homme, qui vécut jusqu'à près
+de cent ans et survécut beaucoup à tous ceux qui vivaient au moment où
+se passe cette histoire--se voyant près de mourir, demanda un prêtre
+et lui fit d'étranges révélations sur ses maîtresses.
+
+»--La mère, dit-il, était une puissante sorcière qui avait fait un
+pacte avec le diable, de ces femmes qui, comme dit Lucien, sont
+expertes dans les «charmes thessaliens», faisant à sa volonté
+descendre la lune sur la terre
+
+ [Grec: tên selênhên chatagousa].
+
+Tous les vendredis, elle montait à cheval sur un manche à balai équipé
+d'une riche housse comme un palefroi,--disparaissait dans les airs et
+allait au sabbat,--d'où elle était toujours revenue avec le chant du
+coq.
+
+»Longtemps auparavant, comme il allait être pendu pour un crime qu'il
+avait commis dans un pays bien loin de là, elle l'avait fait
+disparaître et l'avait enlevé:--par reconnaissance, il lui avait
+consacré la vie qu'elle lui avait sauvée.
+
+»Quant à la fille, on ne lui avait jamais connu de père; on n'avait,
+non plus, jamais connu de mari ni d'amant à sa mère,--dont la
+grossesse avait paru dater d'une nuit passée au sabbat.
+
+»Toujours est-il qu'un jour, le fils du roi, se promenant dans la
+forêt, fut surpris par un orage subit--tonnerre, pluie et grêle,--et
+que, se trouvant devant la chaumière, il avait dû y demander asile.
+
+»Il fut frappé de l'extrême beauté de la fille.--On lui offrit
+des fruits et du lait;--l'homme basané croyait que la mère avait
+versé clandestinement un philtre dans le lait que but le
+prince;--mais Proserpine--c'est le nom étrange que sa mère lui
+avait donné,--Proserpine était si belle, que le philtre était
+peut-être inutile.
+
+»Le fils du roi revint plusieurs fois à la chaumière, se déclara
+amoureux et ne trouva pas Proserpine insensible;--mais, sans en
+obtenir les preuves qu'il aurait désirées.--Il avertit un jour la mère
+et la fille qu'il serait quelques jours sans les voir, à cause d'un
+voyage qu'il était obligé de faire;--il demanda un gage de souvenir,
+et Proserpine lui offrit et lui donna une mèche de ses cheveux.
+
+»Il faut dire que ces cheveux étaient une merveille; ils étaient d'un
+noir refleté de bleu, si épais et si longs, que, éployés sur ses
+épaules, ils la revêtaient tout entière comme d'un vaste manteau
+royal, et si fins, qu'il en fallait cinq pour faire le volume d'un
+cheveu d'une autre femme.--On enferma la boucle de cheveux dans un
+joli petit sachet de soie que le prince plaça sur son coeur.
+
+»De ce moment, dit l'homme basané au prêtre, il était perdu;--ces
+cheveux étaient un talisman, un amulette, un prophylactère fabriqué
+par Satan.
+
+»Or il n'avait pas dit le but de son absence:--c'est qu'il allait se
+marier avec la fille d'un prince voisin. Ces gens-là, pour mieux dire
+ne se marient pas, on les marie;--il parut froid et préoccupé,--sembla
+insensible à la grande beauté de sa femme et s'empressa de revenir
+auprès de celle qui l'avait ensorcelé. Mais l'homme basané, en allant
+aux provisions dans le village, avait appris et rapporté à ses
+maîtresses ce qui se passait.--Leur désappointement fut terrible et
+leur colère menaçante; mais elles ne firent paraître que de la
+tristesse--et Proserpine se contenta de supprimer les quelques
+familiarités et privautés quasi innocentes qu'elle avait précédemment
+permises.
+
+»Le prince protesta de son amour,--parla des nécessités de son
+rang,--d'alliance politique inévitable, etc. On sembla lui pardonner,
+mais avec des restrictions graduées juste au point nécessaire pour
+exaspérer sa passion. Proserpine était peu susceptible de tendresse,
+mais elle était ambitieuse et aimait le luxe. Sa mère lui persuada que
+tout n'était pas perdu si elle continuait à se conduire avec une
+réserve... relative.
+
+»Le prince les logea dans le pavillon de chasse, les entoura de
+toutes sortes de magnificences et faisait de très fréquentes
+visites;--parfois il lui semblait qu'il gagnait quelque chose sur les
+savantes et stratégiques résistances de la belle; mais, le lendemain,
+il avait perdu le terrain gagné, et c'était à recommencer.
+
+»Quant à la pauvre princesse qu'il avait épousée de si mauvaise grâce,
+il s'était conduit et se conduisait avec elle d'une façon
+incroyable.--Dominé, enchanté, ensorcelé par la funeste mèche de
+cheveux, par ce diabolique talisman, il éprouvait pour cette très
+belle, très charmante personne un éloignement, une répugnance qu'on
+pourrait dire miraculeuse, si bien que, dans son honnête et adorable
+innocente naïveté, à une de ses dames qui risquait quelques questions
+sur les chances de voir bientôt un héritier de la couronne, elle
+répondit:
+
+»Je ne sais pas, je ne sais rien; mon mari, tous les soirs, me donne
+un baiser sur le front et s'en va dormir chez lui; je pense que c'est
+ainsi que se font les enfants.
+
+»Proserpine faisait des questions au prince sur sa femme; il essayait
+d'éluder les réponses, puis finissait par les faire.
+
+»--Est-elle laide?
+
+»--Non; elle est, dit-on, très belle, mais je ne la regarde pas; je
+vous aime uniquement et je ne vois que vous.
+
+»--Comment a-t-elle les pieds, dit un jour Proserpine en allongeant
+son ravissant petit pied.
+
+»--Très jolis, je crois, je n'y ai pas fait attention,--on me l'a dit.
+
+»--Apporte-moi un de ses souliers.
+
+»Il refusa, puis obéit. Le soulier était si petit, que Proserpine,
+malgré l'exiguïté de son pied, ne put le chausser. Sa haine et son
+désespoir furent à leur comble.--Elle parla à sa mère de se
+tuer;--celle-ci la calma par une promesse solennelle de la venger et
+lui traça un plan de conduite.
+
+»--Je suis vaincue quant aux pieds, dit-elle avec un doux
+sourire,--mais peut-elle lutter avec moi pour la chevelure?
+
+»--Personne ne peut lutter en aucun point avec vous aux yeux de
+l'homme qui vous adore,--elle passe pour avoir de très beaux
+cheveux.--mais j'y ai fait peu d'attention;--ils m'ont paru de la
+couleur et presque de l'éclat des vôtres.
+
+»--Je veux les comparer, dit-elle, couleur, longueur et finesse, et,
+si je suis encore vaincue, je me résignerai à accepter le second
+rang;--car, pour ce qui est des femmes, le premier rang, la royauté
+légitime appartiennent à la plus belle.
+
+»--Mais c'est impossible... Comment lui demander une mèche de ses
+cheveux?--avec le peu de familiarité qui existe entre nous.
+
+»--Arrangez-vous;--cette mèche de cheveux sera le prix de ce que vous
+appelez un bonheur que vous sollicitez avec tant d'instances.
+
+»Le prince partit tout perplexe--demander à sa femme une boucle de ses
+cheveux; elle lui répondrait: «Pourquoi une boucle? Ils sont tous à
+vous», avec la tête et le reste.
+
+»Il était tout à fait impossible de faire dérober cette mèche par une
+des dames d'atours.
+
+»Cependant le prix qu'avait promis Proserpine était bien séduisant,
+bien enivrant;--il s'avisa d'une idée;--elle sait déjà que la
+princesse a les cheveux de la même couleur que les siens,--je vais lui
+porter ses propres cheveux que j'ai dans le petit sachet;--je n'ai
+plus besoin de ce gage, puisqu'en le sacrifiant je conquiers
+Proserpine tout entière. Il ouvrit le sachet, prit la mèche de cheveux
+et les porta à son tyran.--Il ne s'aperçut pas du sourire de haine
+satisfaite qui se dessina sur le beau visage de Proserpine.
+
+»--Ils sont très beaux, dit-elle; laissez-les-moi pour que, ce soir,
+quand je serai décoiffée, je les compare aux miens pour la longueur.
+A demain la récompense.
+
+»Le prince parti,--elle courut à sa mère:
+
+»--J'ai les cheveux.
+
+»--C'est bien, cette nuit, tu seras débarrassée de ta rivale;--je
+ferai des incantations, des conjurations qui mettront fin à sa vie en
+quelques instants, dans d'horribles souffrances. Mais tu verras ce que
+c'est que l'amour d'une mère; car c'est le dernier prodige que je puis
+demander à Satan, et, dès lors, je lui appartiendrai.
+
+»A minuit--la mère et la fille gagnèrent un certain carrefour de la
+forêt; j'avais ordre de les suivre d'assez loin.
+
+»Là, la mère traça un cercle,--y entassa certaines herbes sèches,--y
+mit le feu--et prononça d'horribles paroles, des malédictions, des
+promesses au diable, etc;--puis elle alluma les herbes et y jeta la
+mèche de cheveux; mais, au premier crépitement que firent les cheveux
+en brûlant, celle à qui ils appartenaient et contre laquelle la
+conjuration était faite, Proserpine tomba en poussant un grand cri, se
+roula dans d'épouvantables convulsions et expira. Une main invisible
+saisit la vieille par les cheveux et l'enleva.--Je tombai évanoui de
+terreur.
+
+»Quant au prince, aussitôt qu'il eut quitté le talisman, il fut
+délivré de l'obsession;--ses yeux s'ouvrirent,--il vit la beauté et le
+charme de sa femme.
+
+»Et la naissance d'un héritier coïncida, quant à la conception, avec
+cette même nuit où Proserpine avait promis de se donner.»
+
+C'est ainsi que l'homme basané raconta l'histoire avant de mourir avec
+l'absolution du prêtre qui l'assistait.
+
+
+_P.-S._--J'ai voulu, moi aussi, célébrer le fameux Centenaire de 1789
+à 1889.
+
+J'ai condensé en CINQ CENTS LIGNES la véritable histoire de France
+depuis cent ans, _par un vieux spectateur désintéressé qui n'a jamais
+voulu être rien dans rien_.
+
+Ces cinq cents lignes sont la réfutation des mensonges effrontés
+publiés sur cette époque en tant de volumes par Thiers, Louis Blanc
+Michelet et tant d'autres.
+
+Mensonges qui ont empoisonné tant d'esprits et infligé à la France
+tant de désastres et de misères.
+
+Ça se vend cinq centimes et ça se trouve à Paris, boulevard
+Victor-Hugo, 104, à la Librairie nationale.
+
+
+
+
+UNE FEMME DANS UN SALON
+
+
+Vos regards rencontrent dans un salon une femme d'une si parfaite et
+splendide beauté qu'ils ne peuvent plus s'en détacher: à la régularité
+des traits, à la magie de la physionomie en même temps douce, fière et
+spirituelle,--elle joint la majesté et la souplesse de la taille, la
+noblesse et l'harmonie de la démarche, une voix mélodieuse et
+doucement vibrante et pénétrante. «Ah! la belle, la charmante
+créature! elle est mariée?--Oui.» Et on vous montre après, dans un
+coin, à une table de jeu, un homme gros, court, ventru, épais, mal
+bâti--vulgaire, grossier, la physionomie effacée, présomptueuse et
+bête.
+
+--Ah! mon Dieu, vous écriez-vous, quelle profanation! quel crime
+d'avoir livré cette admirable créature à cet immonde personnage!
+
+Mais l'on vous dit: «On ne l'a pas livrée, c'est elle qui l'a choisi,
+c'est un mariage d'amour.» Vous êtes désenchanté, et vous cherchez à
+démêler sur ce visage qui vous charmait des signes de vulgarité,
+d'inintelligence, de bêtise ou de vice,--et vos regards se détournent
+avec dégoût.
+
+C'est l'impression que doivent ressentir en ce moment les étrangers
+qui viennent à Paris, à l'Exposition. Ils voient la France grande,
+riche, puissante, embellie de toutes les magnificences, de tous les
+miracles de l'intelligence et du génie.
+
+Oh! la grande, la merveilleuse nation!
+
+Quels sont les hommes supérieurs, les grands hommes, les génies, les
+demi-dieux, dignes de la diriger, de la commander?
+
+Et on leur montre un ramassis d'hommes vulgaires dont les meilleurs
+sont des médiocres, dont la plupart ont déjà été plus d'une fois
+renversés du pouvoir comme incapables et dangereux,--dont aucun n'est
+recommandable par aucune supériorité en aucun genre, dont la moralité
+a subi de vives attaques. Celui-ci est un bijoutier en faux, cet autre
+un vidangeur ayant fait de mauvaises affaires;--celui-là, du temps
+que le petit Thiers se faisait leur complice pour devenir leur maître,
+a été publiquement accusé par lui d'avoir son incapacité et sa
+présomption infligé à la France la moitié de ses pertes en hommes, en
+argent et en territoire; tel autre a participé aux crimes de la
+Commune, pillage, assassinats, incendies. Chacun d'eux se sentant
+petit, ayant soin de ne pas laisser arriver auprès de lui au pouvoir
+des hommes moins petits qu'eux qui dénonceraient l'exiguité de leur
+taille;--mais, pour porter un jugement plus certain, moins suspect,
+sur les maîtres actuels de la France, laissons parler un homme qui a
+été un peu étourdiment leur ami et leur complice et paraît s'en être
+fort dégoûté: je copie textuellement, dans le journal de M. Rochefort,
+_l'Intransigeant_ du 31 mai:
+
+--_Ces fripouilles, ces bandits, ces tire-laine, ces crapules, ces
+escarpes, et ces souteneurs qui ont fait de la France leur marmite._
+
+--Oh! la pauvre grande nation! quelle tristesse de la voir avilie,
+déshonorée par une pareille horde de tyrans!
+
+Ce ne sont pas des tyrans; elle les a choisis, elle les soutient, elle
+les aime.
+
+Ah! la malheureuse! quelle déplorable prostitution! comment allier
+tant de grandeur et tant de bassesse!
+
+
+_A M. Q. de Beaurepaire_,
+
+C'est encore moi, Monsieur, je tiens ma parole; vous ne m'avez pas
+dérangé, et je vous ai promis, en retour, de vous aider de mon petit
+mieux par des renseignements et des avis dans la besogne ingrate et
+peu facile que vous êtes peut-être aux regrets d'avoir assumée.
+
+Savez-vous, Monsieur, que le brav' général, MM. Rochefort et Dillon
+n'ont pas eu tort de se dérober à l'arrestation préventive que vous
+aviez décrétée contre eux, qu'il y a déjà longtemps qu'ils seraient à
+Mazas, sans pouvoir deviner pour combien de temps ils y seraient
+encore renfermés avant d'être jugés.
+
+A vrai dire, je ne comprends les lenteurs étranges de cette
+instruction, que par l'espoir que vous aurez conçu d'en fatiguer la
+légèreté et d'exciter l'amour du nouveau caractère français. Le public
+finira par dire: «Quoi! encore le procès Boulanger! Ah! c'est vieux,
+c'est une rengaîne, donnez-nous autre chose.» Et alors on pourrait
+tout doucement n'en plus parler et laisser tomber l'affaire.
+
+En attendant, je viens aujourd'hui vous manifester mon étonnement d'un
+oubli bien étrange que vous avez fait.--Eh quoi! vous avez dérangé,
+ennuyé tant de gens qui ne tenaient ni de près ni de loin à l'affaire,
+et vous n'avez pas pensé au cheval noir, au fameux cheval noir qui a
+contribué pour une si large part à la popularité du général!
+
+Où est ce cheval? Est-il en fourrière? ou a-t-il, comme son maître,
+réussi à gagner la Belgique ou l'Angleterre?
+
+N'avez-vous pas compris, ne comprenez-vous pas le rôle important que
+ce cheval a joué dans le complot? Savez-vous seulement son nom? ce nom
+destiné à l'immortalité, comme celui du _Bucéphale_ d'Alexandre, du
+_Bayard_ de Roland, de l'_El-Borach_ sur lequel Mahomet monta au ciel
+pour jaser avec Dieu, d'_Incitatus_, qui fut nommé consul par
+Caligula.
+
+De _Rossinante_.
+
+_La fleur des coursiers d'Ibérie._
+
+Les historiens n'ont-ils pas dû regretter d'ignorer le nom du cheval
+de Darius, fils d'Hystape, qui donna l'empire à son maître par un
+hennissement fait à propos. Et ce cheval pour lequel Richard III
+offrait son royaume. Et le cheval de Job, qui disait: «Allons!» Et
+l'âne de Balaam qui donnait de si bons conseils au prophète, lequel se
+repentit amèrement de ne pas les avoir suivis. Et l'ânesse sur
+laquelle le fils de la vierge Marie fit son entrée à Jérusalem. Et
+_Pégase_, qui porte les poètes, parfois dans l'empyrée, plus souvent à
+l'hôpital.
+
+Savez-vous si le cheval noir sait hennir à propos; s'il peut dire:
+_Allons!_ à son maître irrésolu; s'il est capable de le porter au ciel
+ou à l'hôpital; s'il est en état de lui donner de sages avis; si,
+contrairement à Richard III, le brav'général pourrait le troquer
+contre un royaume. S'il a, en réalité, annoncé le désir de le nommer
+consul, sénateur ou procureur de la République. Et le cheval de Troie,
+
+ _Instar montis equum_,
+
+à l'instar de «la Montagne», c'est-à-dire feignant d'être républicain.
+
+ _Machina foeta armis_,
+
+machine grosse d'armes et de périls, à laquelle le peuple français,
+peuple aussi jobard que les Troyens, s'attelle pour l'introduction
+dans la ville et dans la République.
+
+N'avez-vous pas à jouer en cette circonstance le rôle de Laocoon?
+
+ _Equo ne credite teneri._
+
+
+Troyens, défiez-vous du cheval noir!
+
+Et ne devez-vous pas percer ses flancs de votre éloquence, comme le
+fit Laocoon avec le fer de sa javeline?
+
+ _Validis ingentem viribus hastam contorsit._
+
+«Les Allemands, dit Tacite, ajoutaient beaucoup de foi aux augures
+tirés des chevaux.»
+
+Et vous, n'en sauriez-vous tirer aucun présage, aucune idée, aucun
+moyen?
+
+Si vous l'avez laissé échapper, c'est une grande faute. Sans son
+cheval noir, le général Boulanger, à pied, perd plus de la moitié de
+son prestige.
+
+Si vous le tenez, ne le lâchez pas, mais ne vous laissez pas aller à
+une colère irréfléchie. Je vous rappellerai à ce sujet ce qui arriva
+lors de la Restauration:
+
+En 1815, on répandit le bruit que le roi Louis XVIII avait assassiné
+les chevaux «café au lait» de l'empereur Napoléon. Ce n'était pas
+vrai, mais tout le monde le crut, et cette légende ne contribua pas
+peu à renverser la Restauration en 1830.
+
+
+Philippe de Commines disait: «Entrevues et accointances de rois ne
+valent rien pour les peuples.»
+
+Sous le règne de Bismarck, en Allemagne, et de Crispi, en Italie, nous
+venons d'assister à une conférence entre l'empereur Guillaume et le
+roi Humbert, tous deux faisant les gestes et, derrière eux, tenant les
+ficelles, les deux ministres avec des «pratiques» dans la bouche,
+faisant le dialogue.
+
+Il y a eu, certes, un côté comique à ces scènes menaçantes; les deux
+souverains se déguisant: l'Italien en soldat prussien, le Prussien en
+soldat italien, se privant de parler le français, qu'ils savent tous
+deux, et se servant chacun de sa langue, dont l'autre ne comprend pas
+un mot.
+
+Je n'ai rien contre la langue allemande, ni contre la langue
+italienne,--toutes deux ont produit des chefs-d'oeuvre
+immortels;--mais il faut croire qu'il y a certaines raisons au moins
+de clarté pour que, depuis si longtemps, on ait adopté la langue
+française comme langue diplomatique et commune à tous pour les
+conférences, traités, etc., entre les différents peuples de l'Europe.
+Langue, du reste, qui entre dans l'éducation des diverses nations, et
+est la seconde langue de tout le monde.
+
+Déjà, après 1871, M. de Bismarck, ivre du succès, avait tenté de
+substituer la langue allemande à la langue française dans les
+relations politiques, et, dérogeant à l'usage, avait écrit en
+allemand au gouvernement russe; mais l'empereur de Russie avait haussé
+les épaules et avait ordonné de répondre en langue russe.
+
+Pour cette fois, l'entrevue des deux monarques avait, pense-t-on
+généralement, pour but une alliance offensive et défensive,--pour le
+cas d'une guerre possible contre la France.
+
+L'Allemagne, en s'emparant de deux provinces, s'est créée de graves
+soucis et l'obligation, dans la prévision d'une revendication et d'une
+revanche, de se maintenir sur un pied de guerre ruineux pour elle et
+qui est loin de lui concilier la bienveillance des autres États de
+l'Europe, forcés de s'imposer les mêmes charges. On a dit que le père
+de l'empereur actuel songeait à se débarrasser de la garde onéreuse de
+l'Alsace et de la Lorraine, et, en les rendant à la France, d'en faire
+le gage d'une paix solide et durable pour les deux nations.
+
+Quant à l'Italie, il est difficile de préciser les avantages qu'elle
+peut trouver dans cette alliance, sinon d'en finir tout à fait et de
+régler ses comptes avec la France, sa bienfaitrice, par l'ingratitude
+déclarée et une sorte de faillite,--elle se croit alliée de la Prusse
+et elle n'est qu'une vassale.
+
+Jusqu'ici, sa rupture commerciale avec sa voisine a jeté une partie
+des populations italiennes dans une triste misère.
+
+En attendant, deux souverains, dînant et trinquant ensemble,
+conviennent d'un signal auquel on se mettrait à casser des têtes, des
+jambes et des bras à trois ou quatre peuples différents, en comptant
+les leurs, à faire chez les autres et chez eux-mêmes, des veuves, des
+orphelins, des mères sans enfants,--des terres en friche, des moissons
+foulées aux pieds des chevaux, etc, etc.
+
+Après quoi, les peuples imbéciles appellent _grands_ et _héros_ ceux
+de leurs rois qui ont fait casser un peu plus de têtes, de bras et de
+jambes, qui ont fait un peu plus de veuves et d'orphelins et de mères
+sans enfants chez le peuple voisin--appelé l'ennemi sans qu'on sache
+pourquoi,--que chez leur peuple lui-même, qui n'en a pas moins eu sa
+bonne part.
+
+Je ne connais pas le roi Humbert; je l'ai aperçu lorsqu'il était
+enfant dans les rues de Nice, il y a longtemps, mais j'ai assez connu
+son père, le brave, bon et intelligent Victor-Emmanuel, qui m'honora
+de quelque amitié, et j'ai quelque lieu de douter qu'il eût accepté
+le rôle qu'on fait jouer à son fils.
+
+J'en ai pour garant la dernière conversation que j'ai eue avec lui, à
+Rome, deux ans, je crois, avant sa mort.
+
+Lorsqu'en 1852--je quittai la France, après avoir passé à peu près une
+année à Nervi, auprès de Gênes, je vins planter ma tente à Nice, ville
+alors italienne appartenant au Piémont.
+
+Je dus, à propos des _Guêpes_, dont je voulais continuer la
+publication, m'adresser à M. de Cavour, relativement à certaines
+formalités imposées par la loi aux étrangers.--Il s'agissait de
+prendre un Italien comme «gérant responsable».--J'écrivis au ministre
+pour demander d'être dispensé de cette fiction et de rester, comme je
+l'avais été toute ma vie,--seul et entièrement responsable de mes
+écrits.
+
+M. de Cavour me répondit:
+
+«_Dura lex, sed lex._--Je comprends que cette loi vous choque, mais
+c'est la loi,--il n'y a pas moyen d'éviter le gérant;--le Roi, qui
+connaît vos _Guêpes_, m'ordonne de faire mettre son nom en tête de la
+liste de vos abonnés, et, comme ministre constitutionnel, gérant
+responsable moi-même, je vous prie d'inscrire mon nom au-dessous de
+celui du roi.»
+
+On me trouva donc un certain Bonnavera qui consentait, pour un prix
+médiocre, à répondre de mes fautes, erreurs, sottises et crimes, et à
+payer, en mon lieu et place, les diverses peines et les supplices que
+je pourrais encourir.
+
+Je me résignai--et, par une dernière protestation, je refusai de
+connaître Bonnavera--et je ne l'ai jamais vu pendant plusieurs années
+qu'il joua ce rôle, c'est-à-dire jusqu'à la cession de Nice à la
+France.
+
+Un peu plus tard, le roi Victor-Emmanuel vint deux fois à Nice:--la
+première fois, je ne sais plus pourquoi; la seconde, pour rendre
+visite à l'impératrice de Russie, qui y passait l'hiver.
+
+Je demandai l'honneur de lui être présenté et j'eus le très grand
+plaisir de le voir plusieurs fois.--Sa conversation gaie, familière,
+sans apprêt, et, en même temps, sérieuse, nette et intelligente,
+rapprochée de ce que j'apprenais à son sujet me frappèrent par une
+ressemblance singulière avec notre Henri IV de France.
+
+Je me rappelle un détail:--Un jour, son maître d'hôtel vint dans mon
+jardin--je m'étais alors fait jardinier--demander je ne sais quel
+légume ou quel assaisonnement peu ordinaire pour lesquels on dut avoir
+recours à moi;--je le fis jaser.
+
+--J'aime beaucoup mon maître, me dit-il, c'est le meilleur et le plus
+juste des hommes; cependant j'ai amassé de quoi assurer le macaroni
+pour mes vieux jours, et je ne tarderai pas à prendre ma
+retraite--pour un homme de mon métier, et qui n'y est pas le premier
+venu, il n'y a pas de plaisir à travailler pour Sa Majesté.
+
+»Voici ce qui m'arrive à chaque instant: Je fais mon dîner, je suis
+content de mon menu, j'espère des compliments,--je suis prêt à
+l'heure.--Mais le roi est parti pour la chasse dans la montagne; il
+rentre une heure, deux heures, trois heures plus tard.--Enfin, j'ai
+fait de mon mieux, j'ai tenu le dîner chaud, et, lorsque je viens
+annoncer que Sa Majesté est servie, il me répond: «J'ai dîné.»
+
+»Et savez-vous où et comment il a dîné, et ce qu'il appelle avoir
+dîné? Il est entré dans une cabane de berger, s'est fait donner une
+miche de pain de maïs ou un morceau de polenta, un peu de fromage de
+chèvre et un oignon cru, puis un ou deux verres de vin sauvage.
+
+Des trois talents que la chanson attribue à Henry IV, je n'ai pas ouï
+dire que Victor-Emmanuel se piquât du premier,--pas plus, du reste,
+que Henry, qui se contentait si bien du «petit vin» d'Arbois, de son
+compère Rosny;--les deux autres: «aimer, battre» sont tout à fait
+constatés au compte de l'un et de l'autre, tous deux étaient braves,
+intrépides et «verts galants».
+
+Plus tard,--lors de la guerre contre l'Autriche,--à Solferino,
+Victor-Emmanuel combattit de sa personne avec tant d'ardeur avec les
+soldats français, que ceux-ci le proclamèrent «caporal des zouaves».
+
+J'écrivis à M. de Cavour:
+
+»Votre roi a la sagesse de vous écouter un peu à l'occasion.--Je
+voudrais bien lui faire entendre ceci:
+
+»Il est beau, il est juste--que les rois guerriers ou batailleurs, les
+généraux et autres chefs d'armée--montrent quelquefois que, à
+l'occasion, ils ne font pas meilleur marché de leur peau et de leur
+vie que de la peau et de la vie de leurs soldats.--Mais ce ne peut
+être qu'accidentellement; car un roi ou un général qui sabre ne vaut
+qu'un homme, et il a dans son armée un assez grand nombre d'hommes qui
+le valent par le courage, et valent mieux que lui pour la vigueur des
+coups de sabre.
+
+»Comme général, par sa science, son sang-froid, sa décision, son
+génie,--il peut représenter et valoir plusieurs milliers d'hommes.»
+
+»Il est très beau que votre roi ait été, par les troupes françaises,
+proclamé _caporal des zouaves_, mais il n'a aucun intérêt à devenir
+sergent.»
+
+M. de Cavour me répondit:
+
+«J'ai lu votre lettre au roi.» D'abord il a ri, puis il a dit: «Au
+fond, il a raison.» Et il m'a ordonné de vous envoyer la croix des
+Saints Maurice et Lazare.
+
+Certes, je ne suis pas grand chasseur de croix.--J'ai passé douze à
+quinze ans à Nice, où les souverains, rois, empereurs, etc., en
+distribuent en partant--comme les bourgeois distribuent des cartes
+P. P. C. pour prendre congé--et je n'en ai pas visé une seule.
+
+Je passe un peu plus des trois quarts de ma vie--au jardin et à la
+mer, en manches de chemise, ce qui me donnerait peu d'occasions de
+m'en orner.
+
+Mais ce présent de Victor-Emmanuel--me fit un vrai plaisir, comme tout
+ce qui me serait venu de lui. D'autre part, le ruban de cette
+décoration est vert, couleur qui s'associe si harmonieusement au ruban
+rouge de la croix de France;--et je ne cache pas mon faible pour
+l'harmonie des couleurs.
+
+Je ne revis le roi Victor-Emmanuel que longtemps après.--La
+France avait subi l'humiliation et les désastres de la guerre
+d'Allemagne,--dus pour la première moitié à Napoléon III et à
+Ollivier, et pour la seconde moitié à Gambetta, à Freycinet et à la
+horde des avocats à la suite.
+
+Je me trouvais à Rome, et, apprenant que le roi y était, je lui
+écrivis, pour lui demander la permission de lui présenter mes
+respects.--Je connaissais un peu, pour l'avoir vu à Nice, l'officier
+qui m'apporta l'invitation de me présenter au Quirinal,--et il me dit:
+
+--Avez-vous un habit?
+
+Or il y a plus d'un demi-siècle que j'ai cherché et trouvé le costume
+simple, commode, qui convient le mieux à mes habitudes d'exercices un
+peu violents, à ma stature, à ma forme, peut-être à ma physionomie,
+peut-être aussi au peu d'argent que je comptais et pouvais y
+mettre.--Ce choix fait, je n'ai pas plus changé que l'oiseau ne change
+son plumage, pas plus que le chien ou le cheval ne change sa
+peau;--depuis cinquante ans, je me suis trouvé deux ou trois fois à la
+mode, mais c'est la mode qui a changé.
+
+Je ne me préoccupai donc pas de l'avertissement bienveillant que me
+donnait l'officier et, le lendemain, en abordant le roi, je lui dis
+qu'on m'avait presque détourné de le voir, parce que je n'avais pas
+d'habit.
+
+--Heureusement, me dit-il en riant, que nous nous connaissions depuis
+longtemps et que vous n'avez pas tenu compte de ces sottises.--Si vous
+restez quelque temps à Rome, si vous revenez me voir, et s'il fait
+chaud comme aujourd'hui, venez en manches de chemise.--Qu'avez-vous
+fait depuis que nous ne nous sommes vus?
+
+--Mais, Sire, j'ai fait comme Votre Majesté, j'ai continué mon métier;
+seulement vous avez eu plus d'avancement que moi: le caporal des
+zouaves est devenu roi d'Italie.
+
+--Ce n'est pas toutefois sans peine, reprit-il, sans soucis, sans
+inquiétudes et sans travail;--il m'est arrivé plus d'une fois d'envier
+le sort d'un vrai caporal des zouaves. Et encore, j'ai eu d'heureuses
+chances; je n'étais pas aussi mal qu'on l'a cru avec le pape, qui
+aurait pu, s'il l'avait voulu, me créer de grandes difficultés: par
+exemple, s'il s'était avisé de fermer les églises, je ne sais comment
+je me serais tiré d'affaire avec les femmes.
+
+--Mais, lui dis-je, Votre Majesté passe pour avoir assez
+d'intelligence et d'accointances dans ce parti.
+
+--Vous parlez d'autrefois, répondit-il,--et, vous et moi, nous avons
+quinze ans de plus qu'alors. Mais parlons un peu sérieusement--je ne
+veux pas que vous croyiez--je ne veux pas que personne croie--que j'ai
+été ingrat, et que j'ai volontairement abandonné la France dans son
+malheur; c'est la faute de l'empereur Napoléon;--il avait été question
+entre nous de l'éventualité, de la possibilité de cette guerre--et je
+lui avais dit:
+
+--«En tous cas, faites en sorte que je sois averti trois mois
+d'avance; roi constitutionnel, je n'ai ni armée ni argent, il faut que
+je m'en fasse donner par ma Chambre des députés.»
+
+»Cela convenu, quel fut mon étonnement d'apprendre, par hasard, étant
+à la chasse dans la montagne, que la guerre était déclarée et
+commencée!
+
+»Mais, ajouta-t-il, après un silence, la France a la vie dure, elle ne
+tardera pas à se relever noblement.»
+
+Quand je pris congé du roi, il m'accompagna jusque dans la salle
+pleine d'officiers, qui précédait son cabinet, et, là, me tendant de
+nouveau la main, d'une voix ferme et sonore, il me dit:
+
+--«Français et Italiens, soyons toujours unis!»
+
+Ces paroles prononcées--avec intention devant un grand nombre de
+témoins, me frappèrent;--je les écrivis alors et les publiai;--et je
+me les rappelle aujourd'hui en pensant que le fils du glorieux
+fondateur du royaume d'Italie n'aurait certes pas l'approbation de son
+père.
+
+D'autre part,--je ne pense pas qu'un Français doive--et,
+conséquemment, puisse porter une décoration italienne, et j'ai détaché
+de la boutonnière de ma vareuse le ruban vert qui, depuis trente ans,
+y tenait, le plus souvent il est vrai dans une armoire, compagnie au
+ruban rouge de France.
+
+
+Ah çà!--Français, mes frères, est ce que ce peuple auquel on a permis
+si longtemps de se dire le peuple le plus spirituel de la terre,
+serait devenu le plus crédule, le plus jobard et le plus gobe-mouches?
+
+Est-ce que, sérieusement, on vous fait croire que vous êtes en
+république?
+
+La république!--mais laquelle? Ce n'est certes pas celle qui
+s'intitule «une et indivisible;»--de la pourpre du manteau royal
+déchiré en lambeaux, une douzaine et demie de petites républiques se
+sont taillé des carmagnoles et sont plus divisées entre elles, plus
+ennemies, plus acharnées les unes contre les autres, qu'elles ne l'ont
+jamais été contre la royauté.--Nous avons la République, mère Gigogne
+ayant enfanté une famille de petites républicailles.
+
+Puis la République démocratique:--idem sociale;--idem
+opportuniste;--idem radicale;--idem possibiliste;--idem
+revisionniste;--idem intransigeante;--idem anarchiste;--idem
+nihiliste, etc., etc., etc., etc.
+
+Toutes d'accord en un seul point qui a été trahi et dénoncé par la
+digne moitié d'un de nos maîtres du jour:
+
+«A présent, c'est nous qu'est les princesses, c'est nous qu'est les
+rois.»
+
+Jamais vous n'avez été si loin de la République
+qu'aujourd'hui.--Jamais vous n'en avez été si près que sous trois
+rois;--Henri IV, Louis XVI et Louis-Philippe;--de ces trois rois, deux
+ont été assassinés et le troisième chassé, après sept tentatives
+d'assassinat.
+
+Voyons celle des républiques qui est au pouvoir aujourd'hui, elle se
+compose mi-parti de radicaux, mi-parti d'opportunistes, unis
+provisoirement contre le boulangisme, sauf à se séparer et à se battre
+plus tard.
+
+Savez-vous combien il y a d'indigents dans la ville de Paris?
+
+Il y a, à Paris,--selon les statistiques établies il y a quarante
+ans,--un indigent légal, c'est-à-dire «assisté», sur douze habitants.
+
+Et les statistiques ne tiennent pas compte de la misère honteuse,
+dissimulée, qui lutte et attend la mort sans rien dire.
+
+Cette misère a-t-elle diminué depuis l'établissement de la soi-disant
+République?
+
+Il serait facile de prouver le contraire:--les grèves interrompant le
+travail, l'enchérissement des denrées,--des habitudes de luxe
+relatif,--le «pain quotidien», se composent de beaucoup plus
+d'éléments qu'autrefois, la multiplicité des cabarets, des brasseries,
+des cafés, etc, une foule de besoins nouveaux et factices, etc.
+
+Eh bien, dans cette ville qui renferme un indigent sur douze
+habitants,--voici les festins que la République, que le conseil
+municipal de Paris se donne avec six cents de ses partisans:
+
+POTAGE
+
+ Crème d'écrevisses Saint-Germain
+ Rissoles Lucullus--Tartelettes Conti
+ Saumon sauce Indienne
+ Turbot sauce Normande
+ Quartier de Marcassin Moscovite
+ Poulardes Périgourdines
+ Homards Bordelaise
+ Chauds-froids de Becfigues
+ Granités fine Champagne
+ Spooms au Cliquot
+ Paons truffés--Rocher de foie gras
+ Salade Russe
+ Asperges sauce Mousseline
+ Glace Eiffel--Glace Centenaire
+ Gaufrettes
+ Gâteau Millefeuilles--Gâteau Napolitain
+ Dessert
+
+VINS
+
+ Madère 1858 retour de l'Inde
+ Grand Montrachez 1877
+ Saint-Nicolas Bourgueil 1884
+ Smith Haut-Laffitte 1875--Chambertin 1877
+ Château-Yquem 1875
+ Veuve Cliquot--Georges Goulet 1884
+ Fine Champagne 1842
+ Café--Liqueurs
+
+Le service fait par quatre-vingts maîtres d'hôtel--aidés du personnel
+secondaire d'à peu près autant de personnes.
+
+Chacun des six cents convives avait devant lui cinq verres de couleurs
+différentes.
+
+Des noces de Gamache.
+
+Et, ce soir-là, combien de malheureux, combien de femmes, d'enfants se
+sont couchés sans souper.
+
+Voyons, le nouveau président de la République,--c'est, dit-on, un
+honnête homme, mais on dit aussi qu'il n'est que cela;--il ne met pas,
+comme son prédécesseur, dans sa poche, la grosse liste civile qui lui
+est allouée,--il dépense l'argent qu'il reçoit,--il s'est fait faire
+pour l'Exposition un très beau landau neuf, attelé de deux chevaux de
+prix. Ah! le beau landau! ah! les beaux chevaux! Ça a dû coûter cher.
+
+Les journaux publient les toilettes de madame la
+présidente:--aujourd'hui, le rose tendre, le blanc, le bleu pâle,--un
+tricolore discret,--une aigrette de diamants, et, un autre jour,--et,
+d'autres jours encore, d'autres et de nouvelles parures.
+
+C'est très bien;--mais n'était-on pas plus près de la République quand
+Henri IV écrivait à Sully:
+
+«Mon ami, j'irai ce soir dîner chez vous à l'Arsenal.--Tâchez d'avoir
+du poisson,--nous boirons une ou deux bouteilles de votre petit vin
+d'Arbois.»
+
+Louis-Philippe se promenant dans les rues de Paris avec son chapeau
+gris sur la tête--et son parapluie à la main,--n'avait-il pas l'air
+plus républicain que M. Carnot dans son beau landau?
+
+Jamais les journaux ne rendaient compte des toilettes de la reine
+Amélie ni des parures de ses filles et de ses brus,--on ne les voyait
+jamais dehors. Autour de la reine, elles travaillaient pour les
+enfants pauvres,--elles se conformaient modestement à la célèbre
+épitaphe d'une matrone romaine.
+
+Elle vécut chaste, restant dans sa maison et filant de la laine.
+
+ _Gasta vixit, domun servivit, lanam fecit._
+
+Quand la femme que j'ai citée disait: «C'est nous, aujourd'hui, qu'est
+les principes!» ce n'est pas ces principes-là qu'elle voulait, qu'elle
+espérait imiter.
+
+Mais, si la République veut de la magnificence, elle doit regretter
+Louis XIV, qui se montrait avec dix millions de pierreries sur son
+habit.
+
+La «maison militaire», que le roi Louis XVI avait supprimée par
+économie, a été rétablie par M. Carnot et pour l'avocat Grévy.
+
+Et M. Yves Guyot est reçu dans les villes au bruit du canon.
+
+C'est nous qu'est les rois.
+
+Qui pourrait dire en France qu'il est plus heureux depuis que nous
+sommes censés en République,--excepté les quelques centaines de
+naufrageurs qui ont partagé les épaves--et qui n'oseraient pas,
+ceux-là, prétendre qu'ils ne sont pas heureux des désastres de la
+patrie; car, sans la tempête qui a troublé et agité les profondeurs,
+la vase et la fange n'auraient pu monter à la surface sous forme
+d'écume.
+
+
+
+
+UNE PROPHÉTIE
+
+
+J'ai lu dernièrement, dans un journal,--je crois bien que c'est dans
+la _Grande Revue--Paris et Saint-Pétersbourg_,--que quelques critiques
+m'accusent de me répéter quelquefois,--et le journal me défendait très
+gracieusement.
+
+Si vous le permettez, nous allons un peu causer.--Je commencerai,
+comme font les criminels pour se concilier l'indulgence du juge
+d'instruction et du tribunal, comme on dit au Palais et dans les
+journaux judiciaires:--«J'entrerai d'abord dans la voie des aveux;»
+puis j'essayerai de plaider ma cause et d'obtenir au moins les
+«circonstances atténuantes.»
+
+Je me répète quelquefois, tantôt sans m'en apercevoir, tantôt avec
+préméditation.--Voilà quant aux aveux.
+
+J'ai eu pour ami un juge d'instruction. Un jour que j'avais voulu
+assister à l'interrogatoire qu'il faisait subir à un accusé qui
+s'embrouilla ou qu'il embrouilla assez vite, je lui fis cette
+question: «Ne seriez-vous pas bien embarrassé si l'accusé ne vous
+répondait absolument rien et, à vos questions plus ou moins
+captieuses, gardait un silence obstiné?--Plus embarrassé, me dit-il,
+que vous ne sauriez le supposer; mais cela n'est jamais arrivé ni à
+moi ni à aucun de mes confrères; quelques accusés essayent de ne pas
+parler, mais ça ne dure pas longtemps. Peut-être suis-je comme eux et
+aurais-je mieux fait de laisser passer l'accusation sans rien dire;
+parmi les lecteurs bienveillants, quelques-uns ne s'en seraient pas
+aperçus ou y attacheraient peu d'importance; quant aux autres, tout ce
+que je dirais ne convaincrait pas ceux qui ne veulent pas être
+convaincus.--Mais, puisque j'ai commencé, continuons.
+
+Je voudrais qu'on me montrât un homme, parleur ou écrivain, qui, ayant
+raconté des histoires et des contes pendant plus de soixante ans,
+oserait affirmer qu'il ne lui est jamais arrivé de raconter deux fois
+le même conte ou la même histoire.
+
+Je me rappelle en ce moment un journaliste qui eut, sous la
+Restauration, une célébrité incontestée alors, bien vite oublié
+depuis,--il s'appelait Châtelain.--Il disait un jour: «Voilà vingt ans
+que je fais tous les matins, dans mon journal, le même article avec le
+même succès.»
+
+Ce n'est pas ma faute si des gens auxquels j'ai déclaré la guerre
+n'ont pas plus varié, les uns leurs coquineries, les autres leur
+bêtise.
+
+Si un tire-laine, d'une main, me vole ma bourse, je crie au voleur! Si
+de l'autre main, il me prend ma montre, que voulez-vous que je crie?--
+Je crie encore au voleur! n'est-ce pas? et, excepté le voleur,
+personne ne songera à m'en blâmer.
+
+Si le feu est à la maison, on crie au feu! et on crie au feu jusqu'à
+ce que les secours arrivent, sans se préoccuper de chercher des
+synonymes et de varier ses cris.
+
+Il me revient à la mémoire un exemple de «répétition» qui, d'après une
+légende conservée à la Sorbonne, fit obtenir un prix de vers latins à
+l'élève qui s'en avisa.
+
+Le sujet proposé était la description d'un incendie, et dans cette
+description il avait écrit ce vers:
+
+ _Undam, undam, undam, accurite cives!_
+
+que j'ai traduit assez bien, mais pas tout à fait bien, par ce vers
+français:
+
+ _De l'eau! de l'eau! de l'eau! citoyens, accourez!_
+
+Je dis assez bien--parce que ce qui fut remarqué dans ce vers, c'était
+l'harmonie imitative--qui était alors très à la mode.--Il semblait, en
+lisant ce vers, entendre le son monotone et sinistre des cloches et du
+tocsin.
+
+Si ce son est reproduit par cette répétition:
+
+ _De l'eau! de l'eau! de l'eau!_
+
+il l'est bien mieux encore par le latin si on pratique, en le lisant,
+les élisions exigées pour la mesure du vers:
+
+ _Und! und! und!--accurite, cives_
+
+autant que dans le vers célèbre:
+
+ _Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes?_
+
+Une des plus vives et des plus complètes jouissances qui soient
+permises à l'esprit humain--est d'abord de découvrir une vérité.
+
+Puis ensuite de trouver, pour exprimer cette vérité, une formule
+nette, concise, disant tout, sans un seul mot de trop, formant une
+image qui frappe l'imagination, s'imprime, s'incruste dans la mémoire.
+
+C'est un travail qui ressemble à celui d'un naturaliste
+conchyliologiste qui a trouvé dans la mer une coquille dont il ne fait
+qu'entrevoir ou deviner la beauté, enveloppée qu'elle est par la vase
+durcie--qu'on appelle le «drap marin». Au moyen de certains acides et
+d'une patience obstinée, il arrive à la nettoyer, à la débarrasser du
+«drap marin», à la «décaper», et alors il lui est permis de la
+contempler dans tout son éclat.
+
+Cette jouissance extrême, il m'a été donné de l'éprouver trois ou
+quatre fois dans ma vie,--et de trouver des formules qui ont été
+acceptées comme aphorismes, axiomes--et mêmes proverbes;--ce qui
+n'arrive que lorsque l'auteur a disparu, lorsque la chose est tombée
+dans le «domaine public», que chacun en prend possession et s'en sert
+comme d'une chose à lui.
+
+Comme sur certains points j'ai résumé, condensé, parfois, un travail
+assez long, et exprimé en quelques mots ce qu'il serait facile de
+délayer en vingt pages, je considère le sujet comme suffisamment
+étudié; d'autres peut-être feraient mieux, mais pas moi.--J'ai dit
+tout ce que [je] sais, et, lorsque se représentent de nouveau le
+mensonge, l'erreur ou la bêtise que j'ai voulu combattre, je reproduis
+sans scrupule ma réponse déjà faite aux mensonges, erreurs ou bêtises
+déjà combattus.
+
+J'ai ma poudrière et mon sac à plomb garnis, et je ne me crois pas
+obligé, pour chaque coup de fusil, de fabriquer de nouvelle poudre et
+de fondre de nouvelles balles.
+
+Quand un bûcheron veut abattre un arbre, il donne de nouveaux coups
+précisément dans l'entaille que sa hache a faite au premier coup.
+
+Quand le marin veut atteindre, accoster telle île ou telle
+embarcation, il donne des coups d'aviron répétés,--égaux, mesurés,
+cadencés, et d'autant plus puissants qu'ils sont toujours les mêmes.
+
+J'ai, depuis longtemps, des principes fixes, des idées arrêtées sur
+les hommes et sur les choses, moins variés qu'on ne croit, formant un
+cercle, tournant en rond et se reproduisant les uns après les
+autres.--J'appelle par son nom chaque homme, chaque mensonge, chaque
+bévue, chaque infamie, à mesure que chacun ou chacune repasse.
+
+Certes, il me serait plus facile de varier mes formules si j'avais un
+certain nombre de fois modifié mes principes, mes opinions, mes
+jugements.
+
+On vient de discuter, pour la vingtième fois, plusieurs questions à la
+Chambre des députés.--Eh bien, ces questions, je les ai laborieusement
+étudiées, je me suis formé des sentiments qui n'ont pas changé et ne
+changeront pas.
+
+
+Sur la question des vagabonds, par exemple, et des mendiants, je ne
+puis que répéter ce que j'ai dit plus d'une fois: Il faut distinguer
+le «pauvre» par vieillesse, par maladie, par manque de travail,--le
+pauvre de situation,--du pauvre de profession, qui, dans la mendicité,
+a trouvé des ressources plus fortes que ne pourrait lui en donner le
+travail.--Ces pauvres de profession sont les parasites des vrais
+pauvres; par leur effronterie, par leurs importunités opiniâtres, ils
+interceptent la charité et l'empêchent d'arriver aux vrais
+pauvres.--Ces pauvres de profession, ces mendiants audacieux, ces
+vagabonds sont les voleurs et les assassins de demain.
+
+Eh bien, que chaque commune garde ses pauvres;--elle saura ceux qui ne
+_peuvent pas_ travailler et gagner leur vie, par la vieillesse, par
+l'infirmité, par la maladie,--par le manque d'ouvrage;--elle verra si
+cette situation cesse et quand elle cessera,--si la commune est pauvre
+elle-même, elle sera soutenue par le département.
+
+
+Il vient de se faire une campagne contre le Laboratoire de Paris, qui
+ne réprime qu'une partie des fraudes des marchands de vins;--je ne
+sais si l'administration du directeur a été parfaitement correcte,
+mais les attaques visaient l'institution, et non pas lui; les
+marchands de vins, qui sont aujourd'hui un des pouvoirs de l'Etat,
+voulant détruire une surveillance incommode qui les gêne dans une
+industrie qui consiste à voler et à empoisonner les populations,--il
+faut pourtant, puisque cette question se représente, que je répète ce
+que j'ai déjà dit tant de fois.
+
+Si l'acheteur glissait au marchand de vins de fausses pièces de cent
+sous, il serait arrêté, emprisonné, frappé de grosses amendes comme
+voleur,--peut-être mis aux travaux forcés comme faux monnayeur.
+
+Si le chaland mettait dans la marmite de l'épicier ou du marchand de
+vins de l'arsenic ou tout autre substance toxique, il serait arrêté
+et jugé comme empoisonneur, et subirait les peines édictées par la
+loi.
+
+Eh bien, le marchand de vins et l'épicier qui volent et empoisonnent
+l'acheteur font juste ce que ferait l'acheteur qui volerait ou
+empoisonnerait l'épicier et le marchand de vins. Pourquoi des
+synonymes atténuants et doucereux? pourquoi vente à faux poids,
+sophistication, etc.,--pourquoi ne sont-ils pas également punis des
+mêmes peines?
+
+
+M. Pelletan, député, en pleine Assemblée, vient de faire le
+panégyrique des féroces assassins de l'ingénieur Watrin, de
+Decazeville, et d'insulter à la mémoire de la victime, prétendant
+qu'il fallait amnistier ces pauvres assassins et ne pas les exaspérer.
+«Les amnistier, s'est écrié un autre député, M. de Lanjuinais; que MM.
+les assassins commencent!»
+
+Cette fois, ce n'est pas moi qui me suis répété.
+
+Je vois entre parenthèses. (_Rires_); c'était cependant ce qui s'était
+dit de plus raisonnable et de plus sérieux dans cette scandaleuse
+réunion.
+
+Eh bien, supposons que la chose et l'homme en valussent la peine, que
+je cherche et probablement trouve un mot, un terme, une formule qui
+exprimerait combien a été odieux, absurde, criminel et bête le
+discours de M. Pelletan. Supposons qu'un de ces jours, il recommence,
+en vue d'une ignoble popularité, à proférer des élucubrations ou des
+discours analogues, je n'hésiterai pas répéter le terme dont je me
+serais servi si, du premier coup, il avait suffisamment exprimé ma
+pensée.
+
+A ce propos, lors de l'horrible catastrophe de Saint-Étienne, deux
+ingénieurs se sont fait intrépidement descendre dans le puits et en
+ont été retirés plus d'à moitié morts.
+
+M. Basly, l'ex-cabaretier,--s'est écrié tout de suite que c'était la
+faute des patrons et des ingénieurs.--On ne dit pas quelle part de ses
+vingt-cinq francs il a donné pour les familles des victimes;--les
+ministres Guyot et Constans se sont portés sur les lieux et,
+lâchement, n'ont pas oser décorer les deux ingénieurs.--Quant aux
+ouvriers, ce n'est pas ces deux hommes qui se sont si intrépidement,
+si noblement dévoués pour les secourir,--qu'ils aimeront, qu'ils
+écouteront, auxquels, le cas échéant, ils donneront leurs voix pour
+les représenter à la Chambre: ce sera à M. Basly.--Eh bien, quand
+j'aurai dit une fois que M. Basly, l'ex-cabaretier, l'entrepreneur,
+l'impresario de grèves et d'émeutes est un animal dangereux, une bête
+puante et enragée, surtout pour le malheur des ouvriers!--chaque fois
+que reparaîtra M. Basly, je répéterai que M. Basly est un animal
+dangereux et une bête puante et enragée, qu'il serait juste et
+salutaire de jeter au fond d'un puits, en plein grisou, avec autant de
+calme que le «divin» Homère répète et donne sans cesse à Achille le
+nom d'Achille aux pieds légers [Grec: podas ochus]--et Agamemnon celui
+de roi des hommes [Grec: anax andrôn].
+
+Pour finir sur ce point, j'adresse mes remerciements à ceux qui ont
+remarqué mes répétitions; car c'est une preuve qu'ils m'ont lu au
+moins pendant deux fois.
+
+Quand le procès Boulanger sera fini,--s'il est destiné à finir, il y
+en a un autre tout prêt--qui demandera moins de temps et moins de
+peine à la commission et aux magistrats chargés de l'instruction.
+
+C'est celui de M. Constans, aujourd'hui ministre de l'intérieur.
+
+Lorsque Verrès revint de Sicile chargé de dépouilles, on ne le fit pas
+consul. Cicéron dévoila ses forfaitures, ses concussions, ses
+pillages, ses crimes de tous genres, et il dut disparaître.
+
+M. Constans, qui, il n'est plus permis d'en douter, depuis qu'on a
+publié le rapport de Richaud, a joué au Tonkin le petit Verrès; pour
+prix de ses déprédations, de ses exactions, a été choisi pour ministre
+par M. Carnot.
+
+Le procès doit être fait non seulement à M. Constans, mais aussi à ses
+collègues, qui connaissaient les rapports du malheureux Richaud;--et à
+M. Carnot, qui n'ignorait pas les bruits qui couraient et qui sont
+tellement confirmés aujourd'hui, que l'opinion publique, exaspérée,
+commence à émettre des doutes sur le choléra qui aurait frappé
+Richaud, à la mort duquel M. Constans avait tant d'intérêt.--Je ne
+répète ce bruit que «sous toutes réserves», comme disent les journaux.
+
+M. Carnot est «honnête»; mais cela ne suffit pas, il faut qu'il ne
+s'entoure que d'honnêtes gens;--sans cela, il manque essentiellement à
+son devoir.--Cadet Roussel (ça, c'est encore une chose que j'ai déjà
+dite et que je répète), Cadet Roussel était bon enfant, mais on
+n'avait pas songé à en faire le chef d'une grande nation, le président
+de la République française.
+
+Comment M. Carnot a-t-il pu choisir d'abord et conserver ensuite un
+homme comme M. Constans, dont on peut dire avec vérité:
+
+Ce qu'il y a de plus propre dans sa vie, c'est d'avoir été vidangeur.
+
+
+Ce n'était pas au moment où on appelait et attirait le monde entier à
+Paris par les splendeurs de l'Exposition qu'il fallait lui présenter
+un pareil ministère, comme spécimen de ce que peut produire la France
+en honnêtes gens et en hommes d'État.
+
+Puisque que je suis «entré dans la voie des aveux», il n'en coûtera
+pas davantage à mes lecteurs, à mes juges, de me pardonner une
+infraction de plus.
+
+Je vais me «répéter», reproduire quelques courts passages d'un livre
+que j'ai publié il y a une vingtaine années et qui a pour titre: ON
+DEMANDE UN TYRAN.
+
+Ce livre contient des prédictions dont la plus grande partie ne s'est
+déjà que trop réalisée.
+
+«On proclamait l'amnistie, et on allait en grande pompe recevoir aux
+frontières et dans les ports tous les citoyens, tous les
+«martyrs»;--ils «rentraient dans leurs droits», et étaient non
+seulement électeurs, mais candidats acclamés plutôt qu'élus. M.
+Gambetta n'était nommé qu'à une faible majorité.--On voyait pêle-mêle
+entrer à la députation, d'abord tous les condamnés, déportés, etc.,
+puis les plus compromis des «socialistes», puis tous les piliers
+d'estaminet, les orateurs de taverne, les forts au billard, etc.»
+
+On redémolissait la maison de M. Thiers, on supprimait _le
+Rappel_,--on donnait des avertissements à _la République française_,
+le _Journal officiel_ s'appelait _la Carmagnole_, on élevait des
+statues aux martyrs de la Commune, assassinés par les Versaillais,--la
+propriété étant décidément le vol, on faisait rendre gorge aux
+propriétaires.
+
+Mais bientôt ce ministère était déclaré traître et l'Assemblée
+réactionnaire:--nouvelle dissolution,--nouvelles élections,--avènement
+d'une nouvelle couche sociale.
+
+Entrent alors à l'Assemblée, les souteneurs de filles, les marchands
+de chaînes de sûreté,--les croupiers des trois cartes,--les _victimes_
+de la police correctionnelle et les _martyrs_ de la cour d'assises.
+
+Le ministère se compose de _Polyte_, de _Gugusse_ et d'un fils naturel
+de _Troppmann_;--on déclare _Ça ira_ l'air national,--mais ce
+gouvernement est bientôt à son tour traité de réactionnaire, _Polyte_,
+_Gugusse_ et _Troppmann fils_ se trouvent bien au pouvoir, s'y
+défendent par la force et se déclarent triumvirs.
+
+Alors,--de mon rêve,--je ne me rappelle qu'une confusion de gâchis, de
+boue et de sang, des fuites, des exils, des pillages, des incendies,
+des pendaisons, des têtes coupées.
+
+Puis je vis les murs de Paris couverts d'affiches:
+
+ ON DEMANDE UN TYRAN
+
+et il se trouve qu'un tyran régnait sur la France; venait-il d'en
+haut, venait-il d'en bas? Je l'ignore, les rêves sont parfois aussi
+incohérents, aussi invraisemblables que la vie.
+
+Toujours est-il que celui-ci régnait,--qu'on lui obéissait...
+
+Voici le discours qu'il avait prononcé le premier jour de sa prise de
+possession:
+
+«Tas de coquins d'un côté, tas d'imbéciles et de jobards de l'autre.
+
+»Trois fois vous avez fait semblant de vous mettre en
+république;--pour cette troisième fois, comme pour les deux autres,
+alliés et disciplinés pour l'attaque, pour les surprises, en y
+ajoutant l'assassinat, le vol et l'incendie...
+
+»Vous vous séparez, vous vous quittez, vous vous «engueulez», vous
+vous menacez au moment de la curée.
+
+»Puis, d'excès en excès, de sottises en sottises, d'abus en crimes,
+vous avez inspiré à tous les honnêtes gens la terreur, le dégoût et
+l'horreur de la République, dont vous vous dites les apôtres, et vous
+l'avez tuée pour la troisième fois.
+
+»Tas de coquins, tas d'imbéciles et de jobards.
+
+»La liberté!
+
+»Ah! mes gaillards, c'est un nom que vous avez sottement donné au
+changement de despotisme.
+
+»La liberté! c'est un vin trop pur et trop généreux pour vos pauvres
+têtes:--vous naissez gais, à moitié ivres, il n'en faut pas beaucoup
+pour vous achever.
+
+»La liberté! c'est le pain des forts, des justes et des vertueux. A
+bas les pattes!--à bas les gueules!
+
+»La liberté,--la sainte liberté,--vous ne la connaissez seulement
+pas;--vous ne vous croyez libres que quand vous êtes oppresseurs.
+
+»Résignez-vous à m'obéir; n'essayez pas de résistance, vous savez bien
+que vous n'êtes pas braves;--vous savez bien que vous avez laissé ou
+plutôt fait tuer en les abandonnant le très petit nombre de
+républicains et le nombre plus grand de dupes, derrière lesquels vous
+vous abritiez...
+
+»La France s'est dégoûtée de son bonheur,--la mode d'être heureux a
+cessé à la suite d'une maladie.
+
+»Cette maladie vient de trop parler et de trop écouter parler.
+
+Pour sauver le pays d'une ruine complète,--il est nécessaire
+d'appliquer une malédiction énergique, et, me conformant à l'exemple
+d'un autre tyran, mon prédécesseur chez les Grecs: «Il condamne Sparte
+à servir, Athènes à se taire.»
+
+ _Lacedæmon servire jubet, Athenas tacere._
+
+»J'ordonne un silence complet pendant un an; pendant cette année,
+chacun remettra dans son esprit un certain ordre logique qui consiste
+à penser avant de parler,--ordre qui s'était misérablement
+interverti:--le Français s'était accoutumé à lire, tous les matins,
+dans les journaux, ses opinions et ses pensées toutes faites pour la
+journée, comme son pain tout cuit;--son esprit, faute d'exercice, est
+devenu paresseux, puis s'est ankilosé et atrophié...
+
+»Au bout d'un an de ce règne du silence, nous verrons s'il convient de
+le modifier ou de le prolonger.
+
+»Tas de coquins d'un côté,--d'imbéciles et de jobards de l'autre.»
+
+
+Ainsi, je prophétisais, il y a vingt ans;--mais alors--je n'osais
+prédire ce qui allait arriver et le point où nous sommes aujourd'hui
+que sous la forme d'un rêve.
+
+Et voilà que nous y sommes.
+
+
+Il vient de mourir à Versailles une femme pour laquelle je professais,
+depuis un demi siècle, et je professe encore au delà de la tombe, une
+profonde et respectueuse affection.
+
+C'est la duchesse d'Elchingen.
+
+Je me suis demandé pourquoi la perte des gens que j'aime me cause
+aujourd'hui un chagrin plus calme, moins poignant qu'autrefois;
+serait-ce que mes sensations sont devenues plus obtuses et que je suis
+un peu mort moi-même?? Non,--c'est que, dans la première moitié de la
+vie, alors qu'on peut espérer ou craindre encore de nombreux jours, la
+mort des gens aimés vous inflige une longue séparation,--tandis qu'à
+l'âge que j'ai aujourd'hui, on se sent plus près des morts que des
+vivants; que, d'ailleurs, nous voyons la mort de près, la regardons
+bien en face, voyons, comme des fantômes, se dissiper les mystérieuses
+terreurs--et sommes convaincus qu'après tout ce n'est pas un grand
+mal, ou plutôt que c'est une délivrance pour presque le plus grand
+nombre.
+
+C'est vers 1843 que j'ai connu la duchesse d'Elchingen; depuis un peu
+plus de deux ans, je venais de découvrir Saint-Adresse après Étretat,
+et mes bavardages, et aussi la réputation que m'avait fait Étretat de
+me connaître en beaux paysages, commençaient à mettre Sainte-Adresse à
+la mode.
+
+Le colonel d'Elchingen avait amené toute sa famille à Saint-Adresse,
+me l'avait recommandée et était retourné à son régiment; c'était une
+charmante famille;--la duchesse avait été, était encore une des femmes
+les plus belles, les plus aimées, les plus respectées de la cour des
+Tuileries, fort attristée depuis la mort du duc d'Orléans.
+
+D'un premier mariage avec le baron de Vatry, elle avait un fils,
+Edgard de Vatry, alors âgé d'une douzaine d'années, et, du second
+mariage, Michel, qui n'avait que huit ou neuf ans, et la toute petite
+Hélène, filleule de la duchesse d'Orléans, qui en avait à peine quatre
+ou cinq; puis Henry Souham, à peu près de l'âge de Michel;--à la mort
+de Henry Souham, frère de madame d'Elchingen, capitaine des lanciers,
+le duc et la duchesse avaient adopté son fils et l'élevaient avec
+leurs enfants, d'une affection si égale, qu'à moins d'être initié, on
+le croyait un de leurs enfants.
+
+La duchesse avait encore auprès d'elle une nièce qu'elle maria plus
+tard;--musicienne et pianiste habile, elle ajoutait un grand charme
+aux soirées, avec des mélodies rapportées d'Afrique pour le régiment
+de son oncle, qui faisait d'assez grands frais pour sa musique
+militaire.
+
+Le colonel d'Elchingen, second fils du maréchal Ney, était un des plus
+beaux soldats que j'aie vus.--Reçu à l'École polytechnique en 1821,
+mais n'ayant pas pu y entrer à cause de son nom, il avait été prendre
+du service en Suède auprès de Bernadotte, où il était devenu capitaine
+d'artillerie; mais, en 1830, il rentra en France et fut nommé
+capitaine de cavalerie; il fit la campagne d'Anvers et les trois
+campagnes d'Afrique comme aide de camp du prince royal. Aussitôt qu'il
+avait quelques instants de liberté, il accourait à Sainte-Adresse et y
+passait quelques jours.
+
+Les enfants était lâchés comme des jeunes chevaux en liberté au bord
+de la mer, et le professeur des garçons passait je crois plus de temps
+à jouer avec eux qu'à leur donner des leçons.
+
+J'aime--surtout aujourd'hui--à me rappeler certains détails et
+certaines circonstances de ce temps-là, où toute cette belle famille
+était heureuse et ignorante et imprévoyante de l'avenir.
+
+Les pauvres n'avaient pas besoin de chercher madame d'Elchingen,
+c'était elle qui les cherchait;--elle s'occupait aussi de mettre
+ordre, par ses relations à Paris, à des injustices, à des
+passe-droits;--elle savait consoler les affligés, soigner et
+encourager les malades.
+
+Si aujourd'hui, à Sainte-Adresse, où il n'y a plus que les enfants et
+les petits-enfants de ceux qui y vivaient alors, vous parliez de
+madame d'Elchingen, peut-être ne comprendrait-on pas tout de suite;
+mais, si vous disiez: «Vous souvenez-vous de _la bonne duchesse_?
+personne n'hésiterait.»
+
+Elle était assez mal logée, et, comme elle revint plusieurs étés de
+suite, il ne manquait pas de maisons plus «confortables» qu'on lui
+offrait et qu'on l'engageait à prendre;--mais elle refusa toujours de
+changer de résidence, en disant: «Je ne peux pas, ça ferait trop de
+peine à ces pauvres gens qui me louent leur maison.»
+
+Pour penser à quel point les enfants étaient heureux de
+courir, de barboter,--je me rappelle qu'un jour madame Isidore
+Geoffroy-Saint-Hilaire, qui était installée aux bains de Frascati au
+Havre, vint avec ses enfants faire à Sainte-Adresse une visite à
+madame d'Elchingen; elle s'excusa du costume «à peine présentable de
+ses enfants».--«Attendez un instant, dit la duchesse, qu'on me cherche
+toute la troupe.» Ils arrivèrent couverts de sable, trempés d'eau,
+etc. On avait dû tirer Michel par les pieds pour le faire sortir d'un
+souterrain qu'il était en train de creuser dans le sable et la
+«tangue» de la mer, barbouillé de vase et des algues dans les
+cheveux;--Hélène avait voulu suivre son frère et était déjà entrée au
+commencement du souterrain, Edgard et Henry n'étaient pas en meilleur
+état.
+
+Quant aux enfants d'Isidore Geoffroy-Saint-Hilaire,--dont l'un est
+aujourd'hui avec grand succès, directeur du Jardin d'acclimatation à
+Paris,--je me rappelle qu'allant un jour voir leur père au Muséum, je
+trouvai dans une chambre les enfants jouant et se roulant avec de
+jeunes lionceaux nés au Jardin des plantes.
+
+Un jour, la duchesse voit au bord de la mer une femme qui pleurait;
+elle s'approche d'elle, et, d'une voix compatissante, lui dit:
+
+--Qu'avez-vous, ma pauvre femme?
+
+--Pourquoi m'appelez-vous pauvre femme? répondit l'affligée; qui vous
+a dit que je suis pauvre;--je ne suis pas pauvre, je suis
+propriétaire, et vous voyez ma maison d'ici.
+
+--Excusez-moi, dit madame d'Elchingen; je vous voyais pleurer, j'ai
+pensé que vous aviez du chagrin, et j'aurais voulu vous donner
+quelques consolations, et peut-être vous aider en quelque chose.
+
+--Oui, je pleure, c'est vrai, parce que mon fils, qui est au service,
+devait avoir un congé pour venir me voir et qu'on lui a refusé.
+
+--Ah! votre fils est soldat?
+
+--Qui vous dit qu'il est soldat?--Mon fils n'est pas soldat,--il est
+sergent.
+
+--Pardonnez-moi, je n'ai pas voulu vous offenser, au contraire; c'est
+un beau titre que celui de soldat;--mon mari est colonel, et, en
+parlant de lui, je dis: «Il est soldat.»
+
+Enfin, elle réussit à calmer cette revêche personne, écrivit à Paris,
+obtint le congé désiré, et ensuite fit recommander le sergent à son
+colonel.
+
+Elle avait fait rapprocher un douanier de ses parents très vieux, qui
+avaient besoin de lui;--un autre douanier qui avait quelque faveur ou
+quelque justice à obtenir lui écrivit:
+
+
+«Madame,
+
+»On sait combien vous aimez les douaniers, c'est pourquoi je
+m'adresse à vous, etc.»
+
+Un matin, elle me fait appeler et me dit:
+
+--Mon mari m'a dit: «Je ne veux pas que, vous et les enfants, vous
+alliez sur la mer en mon absence.
+
+»Cependant, si ces enfants, vous forçaient de manquer à l'ordre, en
+voici un autre.--Mais celui-là,--il est de rigueur et inflexible.
+
+»Si vous allez à la mer, n'y allez pas sans Karr. Eh bien, j'en suis à
+ce second ordre; voulez-vous nous mener promener?
+
+--Je ferai mieux, je mettrai ce soir mes _trois-mailles_ à la mer, et,
+demain matin, nous irons les lever ensemble.
+
+Le lendemain, en effet, tout le monde s'embarque; mais nous n'étions
+pas encore à nos filets, tendus assez au large, que la pauvre duchesse
+fut prise d'un tel mal de mer, qu'après une lutte héroïque, elle fut
+forcée d'avouer ce qui se manifesta dans des conditions si affreuses
+que je lui dis:
+
+--Madame, je ne puis en ce moment vous rendre qu'un service, ne vous
+faire qu'un plaisir, c'est de m'éloigner de vous et de disparaître.
+
+Je criai à mon matelot:
+
+--Toi, à terre, et bon train.
+
+Et, piquant tout habillé une tête dans la mer, je m'en allai à la
+nage sur un point différent de celui où elle allait aborder;--puis je
+courus chez elle chercher sa femme de chambre, qui vint la recevoir et
+la fit entrer dans ma cabane jusqu'à ce que le mal fût calmé.
+
+--Je savais bien que je serais malade, dit madame d'Elchingen,
+seulement je ne croyais pas l'être autant. Mais les enfants en avaient
+tant d'envie!
+
+--Voilà, disait, quelques jours après, mon matelot Buquet, voilà des
+gens qu'il est agréable de mener promener; vous ne savez pas tout ce
+qu'elle a donné à ma femme et à mes enfants!
+
+Un jour qu'on avait envoyé des livres de contes aux quatre enfants,
+Michel me dit:
+
+--Vous devriez bien nous faire les fées de la mer.
+
+J'avoue que je n'y pensai plus, et ce n'est que bien longtemps après
+que Hetzel, l'éditeur de l'excellent _Magasin illustré_, me demandant
+un conte, je me rappelai les «Fées de la mer».--Mais Michel était
+alors général, et je n'osai pas le lui dédier.
+
+Qu'est devenue cette famille, alors si heureuse?
+
+La révolution de 1848, qui avait trouvé d'Elchingen colonel du 7e
+régiment de dragons s'empressa de le mettre à l'écart;--puis en 1851,
+le président le fit général de brigade, et il fut choisi pour
+commander une brigade de grosse cavalerie, lors de la guerre d'Orient;
+mais il mourut du choléra en arrivant à Gallipoli.
+
+Son fils Michel Ney est mort d'une mort terrible et mystérieuse, au
+moment où, déjà général de brigade, il allait être promu
+divisionnaire--à quarante-quatre ans;--il avait vingt-sept ans de
+service, dix-neuf campagnes, six citations à l'ordre de l'armée, cinq
+blessures.
+
+Henry Souham est mort d'une attaque d'apoplexie, lieutenant-colonel de
+cavalerie, chevalier de la Légion d'honneur.
+
+Edgard de Vatry, obligé de quitter le service à la suite de douleurs
+incurables gagnées à la dernière guerre, s'est donné la tâche de
+traduire en français et de publier un ouvrage très célèbre en
+Allemagne, du général de Clausevitz:--_Théorie de la grande
+guerre_.--Cet ouvrage, commencé, dit-il, sans autre intention que de
+tromper ses regrets en continuant à s'occuper des choses du métier, a
+demandé treize ans d'un travail de traduction, et a reçu de l'Académie
+un prix Montyon, comme ouvrage d'utilité publique.
+
+Quant à Hélène, l'enfant que j'avais plus d'une fois rapportée sur un
+bras à la maison de sa mère et qui annonçait une grande beauté,
+promesse qu'elle a dit-on tenue,--je ne l'ai jamais revue;--elle a
+épousé le prince Nicolas Bibesco, élève de l'école Polytechnique,
+officier de la Légion d'honneur, chef d'escadron en France, au titre
+étranger,--ayant fait la campagne de 1870 comme aide de camp du
+général Trochu, et aujourd'hui membre de la Chambre des députés de
+Roumanie.
+
+Hélène est mère de trois ou quatre beaux enfants.
+
+
+_P.-S._--Au livre III de l'_Énéide_, Virgile fait un récit qu'on peut
+appliquer à notre situation. Les Troyens débarqués se préparent,
+étendus sur des lits de gazon, à savourer un repas dont ils ont grand
+besoin. Mais tout à coup du haut de la «montagne», _de montibus_, les
+harpies fondent sur eux d'un effroyable vol, battant bruyamment des
+ailes et poussant des cris sinistres; elle se jettent sur leur
+nourriture, l'emportent, souillent tout de leur contact immonde, et
+mêlent à leurs cris d'insupportables et fétides odeurs:--_Contacta
+omnia foedunt_.
+
+Mais peut-être cette comparaison empruntée au grand poète est-elle
+trop noble pour la circonstance;--nos maîtres ne ressemblent-ils pas
+davantage à ces fripouilles qui, sur le point d'être chassés d'un
+«garni» qu'ils ont sali sans jamais payer le loyer, «déménagent à la
+cloche de bois», c'est-à-dire s'en vont par la fenêtre, emportant les
+meubles du logeur, brisant les vitres, arrachant les tentures, etc.
+
+C'est ainsi qu'avant de partir ils ont achevé de déshonorer et de
+détruire la «Légion d'honneur»; le gendre de M. Grévy vendait les
+décorations, mais au moins il les vendait cher;--ceux-ci en ont fait
+une monnaie de billon pour payer ou acheter de petits services et
+donner des pourboires à leurs complices «subalternes». Le _Journal
+officiel_ vient de publier une liste de décorations qui, dit le
+_Figaro_, ne tiendrait pas dans les seize colonnes de ce journal.
+
+M. Carnot sera-t-il assez «innocent», assez complice de M. Boulanger
+pour affronter les élections avec le ministère actuel?
+
+Beaucoup voient déjà le brav' général président de la République,
+qu'il aura de son mieux tant contribué à détruire.--Quelque chose
+comme le gardien de Pompéi ou d'Herculanum.
+
+Le cas échéant, il est difficile de prévoir, il sera curieux de voir
+le premier ministère du président Boulanger;--par allusion au coup de
+1852, ça manque totalement de Morny;--ça aussi je l'ai dit, et je le
+répète.
+
+
+
+
+PANORAMA DU SIÈCLE
+
+
+Rien n'est plus laid, plus absurde, plus bête, plus contraire à toute
+idée de justice qu'un procès politique.
+
+On y voit des vaincus jugés par des vainqueurs, qui viennent d'avoir
+grand'peur et en ont encore un peu.
+
+Il est incontestable que le général Boulanger et ses amis conspirèrent
+et conspirent encore pour s'emparer du pouvoir et de toutes ses
+douceurs, blandices et petits profits;--mais ils ont été jugés par des
+gens qui conspirent pour le garder après avoir antérieurement conspiré
+pour le prendre, et ont conspiré hier avec le même Boulanger contre
+lequel ils conspirent aujourd'hui comme il conspire contre eux.
+
+«Il n'y a pas, dit J.-J. Rousseau, de gouvernement si sujet aux
+guerres civiles et aux agitations intestines que le démocratique,
+parce qu'il n'y en a aucun qui tende si fortement et si
+continuellement à changer de forme.»
+
+Sous un gouvernement monarchique,--solidement appuyé sur les lois, sur
+l'ancienneté, personne ne peut rêver de le renverser pour prendre sa
+place,--et les ambitions ne peuvent s'agiter qu'au-dessous de lui et à
+une certaine hauteur;--mais sous un gouvernement où on a vu la royauté
+exercée par le vieil avocat Grévy, par tel petit journaliste comme
+Yves Guyot, par tel vidangeur malheureux comme M. Constans, chacun se
+dit: «Pourquoi pas moi!»--Et on met en usage pour les remplacer les
+procédés qu'eux-mêmes ont employés pour se jucher au pouvoir.
+
+Dans cette circonstance du procès Boulanger, la droite du Sénat s'est
+conduite avec une adresse incontestable:--elle n'a voulu ni condamner
+ni absoudre le «brav'général»; elle a laissé les soi-disant
+républicains et les soi-disant révisionnistes se gourmer entre
+eux;--le général a été condamné, les juges ont été pas mal
+déshonorés;--cela pourrait se représenter, s'illustrer par deux rats
+dans une cage qui se battent, se mordent, se déchirent, se mangent si
+bien, qu'il finit par ne rester que les deux queues.
+
+Oui, tant que nous conserverons cette forme de gouvernement soi-disant
+démocratique, nous serons en guerre civile perpétuelle,--nous verrons
+les acteurs se battre derrière la toile à qui aura les grands rôles,
+et la pièce ne se jouera pas,--jusqu'à ce que les sifflets et les
+pommes cuites aient eu raison des histrions.
+
+Notez que le niveau des ambitions politiques va toujours descendant et
+s'abaissant;--autrefois, du temps de Richelieu, de Mazarin, du
+cardinal de Retz,--c'était l'orgueil, la vanité qui étaient en
+jeu;--on voulait le «pouvoir», on voulait dominer;--aujourd'hui, ce
+qu'on veut, c'est le profit, on veut l'argent, on veut s'enrichir, on
+n'est pas ambitieux, on est avide,--ce n'est pas moins dangereux, ce
+l'est plus et davantage, parce que le nombre des compétiteurs est plus
+grand, mais surtout c'est beaucoup plus laid.
+
+Cette forme de gouvernement est tellement antipathique au caractère
+français qu'elle a notablement altéré et détérioré ce caractère, un
+peuple autrefois bon, bienveillant, chevaleresque, heureux et
+gai,--est devenu haineux, avide, malheureux et triste.
+
+Jean-Jacques Rousseau disait: «La démocratie n'est possible que dans
+un État très petit, où chaque citoyen puisse aisément connaître tous
+les autres;--une grande simplicité de moeurs, peu ou point de luxe.»
+
+Le prince de Ligne disait: «Je n'aime les républicains que dans
+l'eau,--une petite île entourée par la mer,--au moins la liberté ne
+peut gâter les autres pays,--et, alors, on pourra essayer et voir
+comme ça marcherait en petit,--sauf à vérifier si, en agrandissant
+l'échelle, la chose serait possible.»
+
+On est de tempérament si peu républicain en France que, après s'être
+servi de certaines maximes pour grimper au pouvoir, c'est la première
+chose dont on se débarrasse aussitôt qu'on est arrivé, parce qu'il n'y
+a point moyen de gouverner avec ces maximes;--ainsi l'absolue
+souveraineté du peuple--rend inutiles et inapplicables toutes les
+lois;--que devient l'arrêt du Sénat qui déclare le général Boulanger
+inéligible--quand le peuple est le maître d'élire Boulanger et de
+casser le Sénat?
+
+Nous disions tout à l'heure que les conspirations sont aujourd'hui des
+affaires;--voyez la conspiration de Boulanger contre Carnot,
+Constans, Yves Guyot, Freycinet, etc.,--et la conspiration de ceux-ci
+contre Boulanger.
+
+Boulanger a des actionnaires,--les grosses sommes d'argent dont il
+dispose en sont une preuve irréfutable; les actionnaires, «les gogos»
+qui fournissent l'argent comptent bien rentrer dans leurs fonds avec
+d'honnêtes ou de déshonnêtes bénéfices.
+
+D'autre part, Freycinet, Constans, etc., prennent pour actionnaires
+tous les Français, tous les contribuables,--et cela sans les
+consulter, malgré eux;--leurs louis d'or et leurs pièces de cent sous,
+produits par leur travail, deviennent des projectiles contre
+Boulanger.
+
+J'ai raconté autrefois l'histoire d'un voyageur qui rencontre deux
+Hurons accroupis et jouant avec des cailloux à un jeu de hasard,--il
+les regarde et finit par prendre, sans savoir pourquoi, intérêt à un
+des deux joueurs;--la partie terminée, il félicite le gagnant pour
+lequel il avait fait des voeux et s'enquiert de l'enjeu.
+
+Homme blanc, lui dit un des «Peaux-Rouges», en te voyant venir de loin
+nous avons joué à qui te mangerait, et c'est moi qui aurai cette joie.
+
+C'est l'histoire du peuple français s'intéressant à telle ou telle
+coterie,--et pariant pour elle,--Constans ou Boulanger;--quel que
+soit le gagnant, il sera mangé.
+
+Pas de démocratie--sans ostracisme,--les vertus y sont aussi
+inquiétantes que les vices;--faute d'être assez grands, les démocrates
+doivent diminuer les plus grands qu'eux au moins de la tête,--il faut
+exiler Alcibiade et faire mourir Socrate--et bannir Aristide, parce
+que cela ennuie de l'entendre appeler le juste; ça n'est pas joli,
+mais c'est comme ça,--cela a, cependant, souvent des mérites; entre
+autres, celui de nous épargner l'écoeurant spectacle d'un semblant de
+justice et des réquisitoires de cancans, de potins, de ramages,--de
+_on-dit_,--il _paraît_,--on _croit que_--comme l'oeuvre de M. de
+Beaurepaire, qui a l'air d'avoir été tricotée par une vieille
+portière.
+
+
+Nous allons un peu jaser, si vous le voulez bien, du
+_Panorama-histoire du siècle_.
+
+Je dois commencer par remercier MM. Stevens et Gervex de ne pas avoir
+oublié dans leur intéressant ouvrage--un homme qu'à tout autre, il
+était facile et permis d'oublier; un homme qui a toujours vécu loin de
+tout et de tous,--qui n'a jamais fait partie de rien,--qui ne s'est
+jamais affilié ni à un parti, ni à une école, ni à une secte, ni à
+une coterie, et qui n'est pas même gendelettres.
+
+Ce devoir accompli avec justice et plaisir,--je vais parler du
+panorama:
+
+Tout le monde est d'accord sur la grandeur et la noblesse de l'idée,
+sur l'habileté, l'intelligence, le goût avec lesquels les personnages
+sont groupés,--sur la frappante ressemblance d'un si grand nombre de
+portraits, sur les brillantes et rares qualités de l'exécution.
+
+Cette oeuvre présentait deux grandes difficultés: la première, de
+n'oublier aucun de ceux qui avaient droit d'y figurer;--la seconde, de
+ne pas se laisser influencer et circonvenir par des importunités, des
+obsessions, des exigences, des camaraderies, des pressions, pour
+donner à certaines personnes dans le panorama une place qu'elles n'ont
+pas occupée ou n'occupent pas dans le siècle ni même dans la vie,--de
+gens qui n'existent que dans le panorama, et qu'il s'agissait non de
+reproduire, mais de produire.
+
+Nous allons commencer par le premier point--et signaler aux éminents
+auteurs de l'oeuvre quelques oublis involontaires, quelques
+erreurs--qu'il leur sera facile de réparer;--aussi et tout à l'heure,
+nous leur en dirons les moyens; probablement je me contenterai
+d'avoir indiqué le second point.
+
+Je commence par une critique,--l'homme chargé, une baguette à la main,
+d'énumérer les personnages,--l'homme chargé de la préface, de la
+notice, de la brochure explicative,--n'aurait pas dû être un
+homme se mêlant de politique, affilié, qui plus est, à une
+coterie;--cette exhibition ne pouvait être faite qu'avec une complète
+impartialité,--une parfaite sincérité, comme les peintres en donnaient
+si bien l'exemple; cette notice devait être une notice comme le
+promettait son titre, et non une oeuvre de politique boursouflée.
+
+Elle devait s'adresser à tous les visiteurs du panorama et ne pas
+imposer des opinions, des appréciations qui ne seront acceptées que
+par un petit nombre.
+
+M. Reinach--lui, je crois d'ailleurs, figure parmi les illustrations
+du siècle,--déclare Necker _probe et austère_;--eh bien, tout le monde
+n'est pas d'accord sur le droit à ces épithètes du financier genevois.
+
+Il eût fallu désigner au moins avec respect Louis XVI, qui va être
+assassiné par un semblant de justice et ne pas dire, en croyant faire
+de l'esprit: «Louis XVI, bon, doux et gros.»
+
+Il ne fallait pas appeler «l'Autrichienne» cette reine assassinée,
+comme son époux, après avoir été l'idole des Parisiens. Il ne fallait
+pas appeler «la Belle dame» madame de Lamballe, aussi assassinée et
+dont le cadavre fut si odieusement profané.
+
+Il fallait dire comme MM. Gervex et Stevens:
+
+Le roi Louis XVI--la reine Marie-Antoinette--la princesse de Lamballe.
+
+Voici David; M. Reinach constate qu'il a peint avec le même talent--et
+Marat et Napoléon Ier,--qu'il a été républicain farouche et
+humble courtisan;--et, voulant ajouter une épithète au nom du
+peintre,--l'auteur de la notice tombe malheureusement,--quand il avait
+tant d'adjectifs à sa disposition, sur l'épithète la moins juste, la
+moins appropriée au sujet,--il l'appelle peintre _impeccable_.
+
+Il paraît que c'est son mot pour les peintres;--il appelle également
+_Ingres l'impeccable_.--Décidément la peinture n'est pas généreuse
+pour lui en adjectifs;--il appelle Horace Vernet le «fantassin de la
+peinture»; peut-être n'a-t-il jamais vu les magnifiques chevaux de
+front s'élancer hors du cadre de la Prise de la Smala d'Abdel-Kader;
+pourquoi «fantassin», ce peintre qui aimait tant les chevaux et en a
+fait tant de chefs-d'oeuvre?
+
+Pourquoi _Berlioz_ est-il appelé _divin_ au milieu d'Auber, d'Halévy,
+d'Adam sans épithètes?
+
+Quant à _Daguerre_ «qui arrache à la nature ses secrets», nous en
+reparlerons tout à l'heure, à MM. Gervex et Stevens. Décidément, c'est
+une grande difficulté, que M. Reinach surmonte rarement, que de
+s'imposer le devoir de mettre une adjectif à chaque nom. Ainsi, il
+appelle les esprits riants, les plus gais, les plus doux de notre
+temps--le _sombre_ Gérard de Nerval, et Morny également était loin
+d'être un homme _sombre_, quoi qu'en dise l'auteur de la notice. De
+même,--Victor Hugo n'est pas un «républicain vaincu», nous en
+reparlerons également tout à l'heure, lorsque je m'adresserai à MM.
+Gervex et Stevens.
+
+De quel droit M. Reinach--aux acheteurs de la brochure qui veulent
+simplement qu'on leur désigne les si nombreux personnages du
+panorama--prétend-il leur donner, leur imposer des appréciations comme
+celle-ci:
+
+«Le grand Gambetta et M. de Freycinet--font sortir des armées de terre
+et les organisent.»
+
+Tandis que beaucoup de visiteurs de panoramas--ont leur opinion faite
+sur ces deux dictateurs,--auxquels--Thiers a reproché publiquement
+d'avoir, par leur incapacité et leur outrecuidance, coûté à la France
+la moitié de ses pertes en hommes, en territoire et en argent.
+
+MM. Stevens et Gervex--se contentent de dire: «Voici Gambetta, voici
+M. de Freycinet,»--et tout le monde est d'accord pour applaudir le
+talent des artistes.
+
+M. Reinach--annonce que «la France renaît et étonne le monde par la
+rapidité de sa régénération, par le règne de la liberté».
+
+Eh bien, il est des gens qui ne voient pas ni liberté ni régénération,
+sous le gouvernement de MM. Constans, Rouvier, de Freycinet, etc., et
+au moins une grande partie du monde s'étonne du degré d'abaissement où
+ce grand et noble pays est tombé.
+
+Ce que les acheteurs de cette notice demandent, c'est un catalogue
+explicatif,--une notice pour reconnaître une figure,--et non des
+opinions toutes faites sur les hommes et sur les choses, et non les
+opinions et les idées de M. Reinach.
+
+Depuis quelque temps, il est à la mode d'assigner à Victor Hugo une
+place plus haute et plus large encore, dans l'histoire du siècle, que
+celle qui lui appartient légitimement, et qui déjà est bien belle.
+Cette apothéose est due en très grande partie au zèle et à
+l'enthousiasme nouveau des républicains et soi-disant républicains,
+qui l'accablaient de tant d'injures et d'avanies en 1828, lorsqu'il
+était légitimiste; en 1830, lorsqu'il était orléaniste; en 1848,
+lorsqu'il était bonapartiste;--je me rappelle qu'en 1830, et 1848, _le
+National_, qui était alors à la tête du parti républicain, ayant
+découvert que Victor Hugo était vicomte disait: «Il ne manquait à M.
+Hugo que ce ridicule.»
+
+Je répondis au _National_: «Soyez plus indulgent, ce n'est pas sa
+faute, c'est de naissance.»
+
+Et combien connaissez-vous de gens ayant assez de modestie ou
+d'orgueil pour laisser trente ans au hasard, qui vous l'a fait
+découvrir, la révélation de cette _tare_?
+
+Victor Hugo est un grand poète, un très grand poète, un des grands
+poètes dont s'honore la France;--mais il n'est que cela.--Certes c'est
+beaucoup, et cela assigne une haute place et fait une belle destinée.
+
+Mais ce ne fut jamais ni un caractère, ni un philosophe, ni un grand
+homme.
+
+Lamartine--qui n'a droit qu'au second rang comme poète, en 1848, de
+grand poète monta grand homme et héros.
+
+Pour expliquer, pour justifier toutes les mobilités opposées des
+principes et des opinions de Victor Hugo, il faut comparer la nature
+de son génie à un beau lac dont les eaux limpides réfléchissent comme
+un miroir, les arbres et les palais qui l'entourent devant, derrière à
+droite et à gauche--et aussi le ciel et les formes changeantes des
+nuages qui voguent dans l'azur, et les splendides couleurs de l'aurore
+et du couchant--le tout avec calme inconscience, sans préférence et
+sans choix.
+
+Causons maintenant avec MM. Stevens et Gervex.
+
+Vous avez représenté M. Daguerre comme l'inventeur de la photographie,
+de l'héliographie, etc.
+
+Eh bien, on vous a trompés.--M. Daguerre n'est nullement
+l'inventeur--et voici l'histoire irrécusable de l'inventeur;
+
+L'inventeur est M. Nicéphore Niepce--qui avait obtenu les premiers
+résultats.--M. Daguerre, qui faisait des recherches à ce sujet, abusa
+de la candeur, de la naïveté d'un homme de génie--et l'amena à
+l'associer avec lui, sous prétexte de perfectionnements alors inconnus
+et des avantages que lui donnait sa position pour propager
+l'invention.--Voici, du reste, le traité qui fut fait entre eux.
+
+Article premier.--Il y aura entre MM. Niepce et Daguerre une société
+sous la raison Niepce et Daguerre pour coopérer aux perfectionnements
+de la découverte inventée par M. Niepce et perfectionnée par M.
+Daguerre.
+
+Art. 2.--M. Niepce apporte son invention et M. Daguerre une nouvelle
+combinaison de chambre noire, ses talents et son industrie, et les
+bénéfices seront partagés entre M. Niepce pour son invention et M.
+Daguerre, pour ses perfectionnements.
+
+M. Daguerre, grâce à la protection d'Arago, qu'il trompa,--se
+substitua à Niepce,--qui mourut ruiné.--M. Daguerre escroqua la gloire
+et aussi les profits, la rosette d'officier de la Légion d'honneur, et
+je crois, une pension. Je ne sais par quelle finesse, quelle influence
+il obtint du fils de Niepce, malgré les conventions formelles du
+traité,--peut-être pour un peu d'argent à l'héritier sans
+héritage--l'autorisation de donner son nom de Daguerre à l'invention
+de Niepce.
+
+Voilà donc une figure à changer--et vous ferez justice. On vous a
+laissé oublier Frédéric Sauvage l'inventeur des hélices;--moi qui ai
+eu l'honneur de défendre Sauvage contre l'oppression et d'être son
+hôte pendant deux ans dans ma petite maison de Sainte-Adresse, je
+sais ce qu'il y a subi et courageusement supporté de luttes, de
+mauvais vouloir, de tentatives d'escroquerie--de misères.
+
+On vous a laissé oublier Pradier, le grand sculpteur, dont on disait
+alors que c'était Praxitèle ayant changé la dernière syllabe de son
+nom, et aussi Carrier-Belleuse.
+
+Gudin, le grand peintre de marine dont tant de tableaux sont à
+Versailles.
+
+Ary Scheffer,--l'auteur de _Saint Augustin et Sainte Monique_, de
+_Francesca de Rimini_,--les _Femmes souliotes_, etc.
+
+Scheffer, que le duc d'Orléans allait familièrement visiter dans son
+atelier.--Un jour, le fils de Louis-Philippe venant le voir, fut
+arrêté par le portier. «Monsieur, vous allez chez M. Scheffer?--Oui,
+mon ami.--Est-ce que vous auriez la complaisance de lui monter son
+pantalon, qu'il m'a donné à raccommoder, et faute duquel vous allez le
+trouver au lit?--Très volontiers.» Et le duc porta le pantalon.
+
+Les deux Johannot,--qui ont _illustré_ de si charmants dessins toutes
+les oeuvres du romantisme:--Walter Scott et Cooper, _Faust_, de
+Goethe, Molière, _Don Quichotte_, _le Diable Boiteux_, _Paul et
+Virginie_ et des tableaux dont plusieurs sont à Versailles; je
+relèverai d'Alfred,--l'_Entrée de Mademoiselle de Montpensier à
+Orléans_,--_Saint Martin donnant la moitié de son manteau à un
+pauvre_,--_Don Juan naufragé_, etc. Et de Thony, le _Fleuve
+Scamandre_,--l'_Enfance de Duguesclin_,--_Un soldat auquel une femme
+donne à boire_.
+
+Quant au magnifique tableau d'après le roman de Walter Scott--_la
+Marée d'équinoxe sur la falaise_--je ne sais plus de qui il
+était;--peut-être des deux, car ils travaillaient souvent
+ensemble--c'étaient de vrais frères.
+
+Raffet, le peintre militaire de tant de talent; Montgolfier, dont le
+nom est attaché à l'invention des aérostats, appelés longtemps
+montgolfières. Parmentier, l'introducteur de ce pain tout fait appelé
+pomme de terre--et qu'on a appelé parmentière tant que le légume
+précieux ne fut pas adopté,--malgré la protection de Louis XVI, qui
+porta tout un jour à la boutonnière un bouquet de fleurs violettes de
+ce tubercule.
+
+Vous avez oubliez les Roqueplan.
+
+L'aîné, peintre si gracieux, l'auteur du _Lion amoureux_ et du
+_Cerisier_ de Jean-Jacques.
+
+Le second, le Parisien par excellence,--le fondateur du _Figaro_.
+
+En même temps que vous faisiez les portraits de Béranger, de
+Désaugiers et de Pierre Dupont, vous négligiez celui de Frédéric
+Bérat, le premier qui publia tant de romances et de chansons, dont,
+le premier après Jean-Jacques Rousseau, il faisait les paroles et la
+musique: _Ma Normandie_,--_la Lisette de Béranger_,--_Viv' la joie et
+les pomm's de terre_;--_Monsieur l'écrivain_, etc.
+
+Et Gustave Nadaud,--qui agrandit le cadre de Bérat par une douce
+philosophie,--auteur également des paroles et de la musique,--de
+_Cheval et Cavalier_, de _la Valse des adieux_,--_la Mouche de M.
+Letortut_. En parlant de Cavaignac et de Charras, vous avez oublié
+Tourret, le seul ministre de l'agriculture que j'aie connu depuis que
+je suis au monde.--Notons, en passant, que pas un des ministres de
+Cavaignac ne fut accusé ni soupçonné de la moindre improbité;--la
+calomnie n'eût même pu les attaquer.
+
+A côté de Bonjean assassiné par la Commune, j'aurais voulu voir le
+fils de la victime, par une inspiration sublime, consacrant sa
+fortune, son intelligence et sa vie à sauver les enfants abandonnés ou
+coupables, les enfants des assassins de son père, par une éducation
+honnête et paternelle.
+
+Parmi les braves marins qui ont combattu les Prussiens et la Commune
+avec tant d'énergie, de dévouement, je ne vois pas chez vous
+Jauréguiberry, l'intrépide amiral qui eût représenté la part
+admirable que prirent nos marins à la guerre de 1870.
+
+Au nombre des grands comédiens dont vous avez admis des moyens et des
+petits, pourquoi ne voit-on pas Dorval, Georges, Duchesnois, Potier,
+Bouffé;--les Brohan, la mère et les filles, Jenny Vertpré. Mais vous
+oubliez aussi des grandes cantatrices? Et cet intrépide et dévoué
+Ducatel qui fit entrer l'armée de Versailles dans Paris, où les
+communards répandaient le sang et mettaient le feu.
+
+D'autres figures sans doute encore ont échappé à vos si patientes
+recherches, à vos si louables études;--il en est, j'en suis certain,
+pour ne parler que de celles que je viens de vous signaler, que vous
+seriez heureux d'admettre dans ce panthéon, dans cette oeuvre qui
+gardera sa place et avec vos noms dans le siècle que vous avez voulu
+glorifier.
+
+Et il serait triste de répondre aux légitimes réclamations comme font
+les conducteurs d'omnibus: _Complet!_ Il n'y a plus de place.
+
+Mais, dans votre collection, vous avez passablement de ministres, de
+fonctionnaires, et, parmi ces ministres, un nombre remarquable qui,
+tombant au pouvoir, comme tombent les pluies de crapauds,--ont fait,
+font et feront comme les grenouilles dont parle Publius Syrus:
+
+ _Du trône, elles ressautent dans le bourbier._
+
+Beaucoup n'existaient pas avant d'être ministres,--et n'existent plus
+après.--Je n'irai pas aussi loin, au moins quant à la forme, que ce
+vieux courtisan qui disait: «Je déclare à l'avance que je suis l'ami
+et un peu le parent de tout homme qui arrive au pouvoir, décidé que je
+suis, au besoin, à tenir le pot de chambre au ministre tant qu'il est
+ministre, mais aussi prêt à le lui verser sur la tête aussitôt qu'il
+est tombé du pouvoir.»
+
+C'est d'abord parmi les ministres qui vont disparaître que vous
+pourrez, en les effaçant proprement, trouver des places pour réparer
+les oublis involontaires que, j'en suis certain, vous regrettez
+amèrement;--et ainsi, en profitant de ces vacances et de quelques
+autres dont je ne parle pas,--vous complèterez votre oeuvre, et vous
+la rendrez digne de survivre à jamais à la circonstance qui vous l'a
+fait évoquer.
+
+Cela dit,--je vous renouvelle, Messieurs, et mes félicitations, et mes
+remerciements, et vous adresse un salut cordial.
+
+Autre chose.
+
+Il s'est installé à Paris, depuis quelque temps, une entreprise qui
+peut et doit être très agréable et utile à beaucoup de gens.
+
+Écrivains, artistes, hommes et femmes du monde, hommes d'affaires,
+etc., etc.,--l'abonné reçoit, par l'entremise du journal, tout ce
+qu'on peut dire de lui dans tous les journaux du monde entier.
+
+Le directeur, avec un désintéressement complet, et dans un but de
+simple bienveillance, m'a adressé quelques-uns de ses numéros où il
+était question de moi.
+
+J'ai dû le remercier et lui écrire:
+
+«Monsieur, je suis très reconnaissant de l'envoi que vous voulez bien
+me faire de quelques extraits de journaux qui, par hasard, parlent de
+moi--et, avec mes remerciements, je viens vous prier de ne plus
+continuer cette gracieuseté.
+
+»Depuis... presque toujours, je vis loin de tous et de tout, je ne
+suis rien dans rien et de rien, je ne pense pas au public qui, de son
+côté, ne pense pas à moi.
+
+»Ce n'est pas pour lui que j'écris depuis plus d'un demi-siècle, c'est
+pour un auditoire restreint mais fidèle, un petit auditoire d'amis
+connus et inconnus que je me suis acquis dans ma longue
+carrière;--tel de mes livres a été écrit pour une seule personne--que
+parfois même je ne connais pas, qui ne me connaît pas et qui ne me
+connaîtra jamais, comme je ne la connaîtrai pas;--parfois ce livre
+s'adresse à une femme que, en passant, j'ai vue à sa fenêtre, qui ne
+m'a pas vu, ne me verra jamais, et que je ne reverrai pas davantage.
+
+»D'autre part, je suis convaincu que l'homme dont on dit le plus de
+bien aurait grand avantage à ce qu'on ne parlât jamais de lui.
+
+»Vous avez, jusqu'ici, eu la bonté de m'adresser quelques extraits de
+feuilles bienveillantes ou endoctrinées par mon éditeur Calmann
+Lévy.--Je ne cache pas que j'ai humé ces quelques grains d'encens;
+mais, après les éloges, viendraient les critiques, sans doute même les
+mauvais compliments--j'ai pensé que c'était le moment de vous
+arrêter.--J'ai bu le breuvage agréable, je crains la lie,--et je ne
+vide pas le verre.
+
+»D'ailleurs, les éloges même les plus flatteurs ne satisfont que
+rarement celui qui les reçoit: il lui semble que ce n'est que
+justice--et il y manque toujours quelque chose;--on ne serait donc
+tout à fait loué à son goût que par soi-même.--Les critiques, au
+contraire, semblent facilement injustes, malveillantes,
+hostiles.--Fontenelle montrait un jour à ses amis une grand malle
+fermée. «Dans cette malle, dit-il, j'ai mis tout ce qu'on a écrit
+contre moi--et je ne l'ai jamais lu;--peut-être dans le nombre se
+trouve-t-il des louanges, mais je payerais trop cher celles-ci en
+lisant les autres.» J'ajoute: à moins qu'on ne dise de moi que je suis
+un voleur, un lâche ou un menteur, je m'inquiète peu du reste, et,
+quant à mes assertions, j'attendrais, pour m'en occuper, qu'on vînt me
+les dire, parlant à ma personne; ce qu'on n'a pas fait jusqu'ici, et
+ce que je ne conseillerais de faire à personne.
+
+»Agréez, avec mes remerciements, mes cordiales civilités--et une
+poignée de main encore assez solide de pêcheur et de jardinier.»
+
+
+
+
+TABLE
+
+
+ Pages
+
+ LA MAISON DE L'OGRE 1
+
+ A ERNEST LEGOUVÉ 46
+
+ KLMPRSK 72
+
+ LOGOGRIPHE 91
+
+ CONFÉRENCE SUR LE BONHEUR 139
+
+ LA STATUE DE JEAN JACQUES ROUSSEAU 163
+
+ ÉLOGE DE LA MORT 198
+
+ AFFAIRE BOULANGER 225
+
+ PRIX DE BEAUTÉ 250
+
+ UNE FEMME DANS UN SALON 276
+
+ UNE PROPHÉTIE 301
+
+ PANORAMA DU SIÈCLE 330
+
+
+Tours, imp. E. Mazereau.
+
+
+
+
+
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+Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the
+Foundation as set forth in Section 3 below.
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+1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
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+works, and the medium on which they may be stored, may contain
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+
+1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
+of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
+Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
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+LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
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+INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
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+receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
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+received the work on a physical medium, you must return the medium with
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+receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy
+is also defective, you may demand a refund in writing without further
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+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
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+trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
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+promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
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+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
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+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
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+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
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+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
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+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
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+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
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+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ http://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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+The Project Gutenberg EBook of La Maison de l'Ogre, by Alphonse Karr
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+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
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+with this eBook or online at www.gutenberg.org
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+Title: La Maison de l'Ogre
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+Author: Alphonse Karr
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+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA MAISON DE L'OGRE ***
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+Produced by Hélène de Mink, Charlene Taylor and the Online
+Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
+book was created from images of public domain material
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+<div class="box">
+<p>Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées.
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+<p class="p4"><a name="Page_I" id="Page_I"></a></p>
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+<div class="figcenter"><img src="images/cover.jpg" width="400" height="643"
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+<h2 class="p2">LA MAISON DE L'OGRE</h2>
+<p class="p4"><a name="Page_II" id="Page_II"></a></p>
+
+<p class="center"><big><b>CALMANN LÉVY, ÉDITEUR</b></big></p>
+
+<hr class="c5" />
+
+<p class="center"><b>&OElig;UVRES COMPLÈTES</b></p>
+
+<h3 class="sper"><big><b>D'ALPHONSE KARR</b></big></h3>
+
+<p class="center"><small><b>Format grand in-18</b></small></p>
+
+<table border="0" cellpadding="5" cellspacing="5" summary="ads">
+<tr>
+ <td>A BAS LES MASQUES!</td>
+ <td class="tdr">1</td>
+ <td>vol.</td>
+</tr>
+<tr>
+ <td>A L'ENCRE VERTE</td>
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+ <td>&mdash;</td>
+</tr>
+<tr>
+ <td>AGATHE ET CÉCILE</td>
+ <td class="tdr">1</td>
+ <td>&mdash;</td>
+</tr>
+<tr>
+ <td>L'ART D'ÊTRE MALHEUREUX</td>
+ <td class="tdr">1</td>
+ <td>&mdash;</td>
+</tr>
+<tr>
+ <td>AU SOLEIL</td>
+ <td class="tdr">1</td>
+ <td>&mdash;</td>
+</tr>
+<tr>
+ <td>LES BÊTES A BON DIEU</td>
+ <td class="tdr">1</td>
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+</tr>
+<tr>
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+ <td class="tdr">1</td>
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+</tr>
+<tr>
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+ <td class="tdr">1</td>
+ <td>&mdash;</td>
+</tr>
+<tr>
+ <td>LE CHEMIN LE PLUS COURT</td>
+ <td class="tdr">1</td>
+ <td>&mdash;</td>
+</tr>
+<tr>
+ <td>CLOTILDE</td>
+ <td class="tdr">1</td>
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+<tr>
+ <td>CLOVIS GOSSELIN</td>
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+<tr>
+ <td>CONTES ET NOUVELLES</td>
+ <td class="tdr">1</td>
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+<tr>
+ <td>LE CREDO DU JARDINIER</td>
+ <td class="tdr">1</td>
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+<tr>
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+ <td class="tdr">1</td>
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+<tr>
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+<tr>
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+<tr>
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+</tr>
+<tr>
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+<tr>
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+<tr>
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+<tr>
+ <td>LES FEMMES</td>
+ <td class="tdr">1</td>
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+</tr>
+<tr>
+ <td>FEU BRESSIER</td>
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+<tr>
+ <td>LES FLEURS</td>
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+</tr>
+<tr>
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+ <td class="tdr">1</td>
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+</tr>
+<tr>
+ <td>GENEVIÈVE</td>
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+<tr>
+ <td>LES GUÊPES</td>
+ <td class="tdr">6</td>
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+</tr>
+<tr>
+ <td>HISTOIRE DE ROSE ET DE JEAN DUCHEMIN</td>
+ <td class="tdr">1</td>
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+</tr>
+<tr>
+ <td>HORTENSE</td>
+ <td class="tdr">1</td>
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+</tr>
+<tr>
+ <td>LETTRES ÉCRITES DE MON JARDIN</td>
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+</tr>
+<tr>
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+</tr>
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+ <td>LA MAISON CLOSE</td>
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+</tr>
+<tr>
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+<tr>
+ <td>MIDI A QUATORZE HEURES</td>
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+</tr>
+<tr>
+ <td>NOTES DE VOYAGE D'UN CASANIER</td>
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+ <td>LA PÊCHE EN EAU DOUCE</td>
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+</tr>
+<tr>
+ <td>ET EN EAU SALÉE</td>
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+<tr>
+ <td>PENDANT LA PLUIE</td>
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+</tr>
+<tr>
+ <td>LA PÉNÊLOPE NORMANDE</td>
+ <td class="tdr">1</td>
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+<tr>
+ <td>PLUS ÇA CHANGE</td>
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+<tr>
+ <td>.. PLUS C'EST LA MÊME CHOSE</td>
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+</tr>
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+<tr>
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+</tr>
+<tr>
+ <td>POUR NE PAS ÊTRE TREIZE</td>
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+ <td>PROMENADES AU BORD DE LA MER</td>
+ <td class="tdr">1</td>
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+</tr>
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+ <td>PROMENADES HORS DE MON JARDIN</td>
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+<tr>
+ <td>LA QUEUE D'OR</td>
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+<tr>
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+ <td>ROSES NOIRES ET ROSES BLEUES</td>
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+<tr>
+ <td>LES SOIRÉES DE SAINTE-ADRESSE</td>
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+ <td>TROIS CENTS PAGES</td>
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+ <td>UNE POIGNÉE DE VÉRITÉS</td>
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+<tr>
+ <td>VOYAGE AUTOUR DE MON JARDIN</td>
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+</tr>
+</table>
+
+<p class="center"><small>Tours.&mdash;Imp. E. Mazereau.</small></p>
+
+<p class="p4"><a name="Page_III" id="Page_III"></a></p>
+
+<p class="center"><b>LA</b></p>
+
+<h1>MAISON DE L'OGRE</h1>
+
+<p class="center"><small><b>PAR</b></small></p>
+
+<p class="center"><big><b>ALPHONSE KARR</b></big></p>
+
+<p class="center"><b>TROISIÈME ÉDITION</b></p>
+
+<div class="figcenter"><img src="images/colophon.jpg" width="267" height="182" alt="logo" />
+</div>
+
+<p class="center"><b>PARIS</b><br />
+<b>CALMANN LÉVY, ÉDITEUR</b><br />
+<b>ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES</b><br />
+<b>3, RUE AUBER, 3</b></p>
+
+<hr class="c5" />
+<p class="center">1890</p>
+
+<p class="center"><small>Droits de reproduction et de traduction réservés.</small></p>
+<p><a name="Page_IV" id="Page_IV"></a></p>
+
+<p class="p4"><span class="pagenum"><a name="Page_1" id="Page_1">1</a></span></p>
+
+<h2>LA MAISON DE L'OGRE</h2>
+
+<p class="p2">Tout à fait au bord de la mer, dans un bouquet
+de pins, de tamarix que j'ai plantés il y a
+vingt ans, et qui sont devenus de grands
+arbres, se cache une sorte de cabane, de tonnelle,
+couverte, en guise de chaume, par des
+branches de notre grande bruyère blanche si
+parfumée; elle est ouverte du côté qui fait
+face à la mer, et comme fortifiée de ce côté
+par des yuccas et des agaves sous lesquels
+s'étend une pelouse de cette grande ficoïde
+dont les fleurs, semblables à la reine-marguerite
+et plus larges qu'elle, sont, selon la
+variété, ou d'un jaune brillant sur un feuillage
+d'un vert gai, ou d'un rouge amaranthe, sur
+un feuillage d'un vert un peu cendré. Lorsque
+<span class="pagenum"><a name="Page_2" id="Page_2">2</a></span>
+le vent vient du large, on y est fort exposé
+au poudrin, et même quelque lame vient baigner
+le pied de la cabane. A quelques pas
+au-dessous, nos bateaux, le plus souvent, sont
+mouillés dans un petit abri de rochers ou tirés
+plus haut sur le sable quand la mer est mauvaise
+ou menaçante.</p>
+
+<p>J'étais blotti dans cette cabane un des jours
+où la flotte cuirassée et les torpilleurs sont
+venus faire une petite guerre dans la baie de
+Saint-Raphaël.</p>
+
+<p>Ces vaisseaux cuirassés, qui semblent des
+monstres énormes, sont loin d'avoir le charme
+et la grâce des bateaux de pêche qui seuls
+d'ordinaire sillonnent une mer le plus souvent
+calme ou ridée par une douce brise&mdash;semblables
+avec leurs voiles blanches à de grands
+cygnes glissant sur l'eau.&mdash;Les gigantesques
+vaisseaux cuirassés rompent les dimensions
+et l'harmonie; notre baie paraît plus étroite,
+les collines et les montagnes qui la bornent
+à l'ouest et au nord-ouest semblent moins
+élevées, et nos deux îlots de porphyre rouge
+ne paraissent plus que comme deux gros
+cailloux.</p>
+
+<p>Sur le sable, au pied du talus sur lequel
+repose la cabane, deux jeunes hommes étaient
+couchés et devisaient ensemble:&mdash;l'un que
+<span class="pagenum"><a name="Page_3" id="Page_3">3</a></span>
+je connais de vue était un jeune professeur
+aspirant aux hauts grades universitaires,
+l'autre était un marin qui était venu en congé
+de convalescence se «refaire» dans sa famille
+à Saint-Raphaël.</p>
+
+<p>&mdash;Que c'est donc beau! disait le marin,&mdash;en
+désignant les vaisseaux à son compagnon,&mdash;voici
+<i>l'Indomptable</i>,&mdash;voici <i>la Dévastation</i>,&mdash;voici
+<i>le Courbet</i> et voici le mien, <i>le Richelieu</i>,
+sur lequel, après demain, j'irai remonter à
+Toulon. Est-ce assez beau, assez <i>chic</i> ces
+grands cuirassés!</p>
+
+<p>&mdash;Tu ne te fâcheras pas, reprit l'autre, si
+je te dis que, pour les yeux, pour la beauté,
+pour la magnificence, je préfère de beaucoup
+ces anciens vaisseaux à voiles, dont on voit
+encore les modèles à l'arsenal de Toulon et
+des autres ports de mer.</p>
+
+<p>&mdash;Peut-on dire! s'écria le marin indigné;
+préférer ces beaux fichus bateaux à voiles à nos
+cuirassés, à nos torpilleurs, à nos citadelles
+d'acier;&mdash;mais, en comparaison, c'étaient des
+joujous, tes bateaux à voiles.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! dit le professeur, je respecte tes
+cuirassés, mais il faut avouer que ce n'est pas
+joli; au lieu de ces monstres, qui semblent
+peser sur la mer et la fatiguer, quel charmant
+spectacle ce serait que de voir glisser sur l'eau
+<span class="pagenum"><a name="Page_4" id="Page_4">4</a></span>
+le vaisseau sur lequel Cléopâtre alla au-devant
+d'Antoine!&mdash;Ah! si tu lisais Plutarque!</p>
+
+<p>&mdash;Plutarque? je ne connais pas.&mdash;J'ai
+quitté l'école où nous étions ensemble pour
+m'embarquer, je savais mon alphabet&mdash;et je
+dois l'avoir un peu oublié.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, dit le professeur, voici ce que
+dit Plutarque de la belle reine d'Égypte et de
+son navire:</p>
+
+<p>«Elle se mit sur le fleuve Cydnus en une
+nef dont la poupe était d'or, les voiles de
+pourpre, les rames d'argent qu'on maniait au
+son et à la cadence d'une musique de flûtes,
+hautbois, cithares, violes et autres tels instruments
+dont on jouait dedans; quant à sa
+personne, elle était couchée sous un pavillon
+d'or tissu, vestue et accoudée toute en la sorte
+qu'on peint ordinairement Vénus;&mdash;ses
+femmes et ses demoiselles semblablement
+estaient habillées en néréides.»</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien,&mdash;reprit le marin,&mdash;tout ça, c'est
+des bêtises;&mdash;on ne me fera jamais accroire
+que des «rames d'argent» soient bonnes à
+quelque chose et vaillent nos bons avirons de
+frêne. Mais, vous autres savants, vous vivez de
+préférence dans le passé, sans vous préoccuper
+du progrès; le progrès vous réveille,
+<span class="pagenum"><a name="Page_5" id="Page_5">5</a></span>
+vous gêne et vous ennuie; mais, moi, je suis
+pour le progrès. Voici l'heure de la cambuse,
+allons déjeuner.&mdash;Mais ton Plutarque ni toi
+vous n'êtes ni marins ni malins.</p>
+
+<p>Ils se levèrent, s'en allèrent, et moi, je restai
+pensif.</p>
+
+<p>D'abord je rappelai à ma mémoire le passage
+de Plutarque que venait de citer le jeune professeur,
+d'après la traduction d'Amyot,&mdash;et je
+retrouvai trois lignes qui m'avaient toujours
+frappé par une observation intelligente sur
+l'influence des femmes.</p>
+
+<p>«Quoiqu'elle eût chargé sa nef de présents,
+de force or et argent, elle ne portait rien avec
+elle, en quoi elle eut tant de fiance comme en
+soi-même et aux charmes et enchantements
+de sa beauté, en l'âge où les femmes sont en
+la fleur épanouie de leur beauté et en la
+vigueur de leur entendement.»</p>
+
+<p>Certes, je ne dirai pas de mal de la virginité
+qui permet à l'amant d'avoir à soi seul la vie
+tout entière de la femme aimée et la possession
+avare et exclusive de sa beauté et des
+mystères de son beau corps;&mdash;mais, quant à
+l'esprit, au c&oelig;ur et à l'âme, il est des richesses
+qui ne s'épanouissent que plus tard, et j'ai
+toujours préféré une femme de vingt-cinq à
+trente ans à une jeune fille, cependant avec un
+<span class="pagenum"><a name="Page_6" id="Page_6">6</a></span>
+désir de temps en temps de l'étrangler pour
+avoir été à un autre et ne pas m'avoir attendu.</p>
+
+<p>Puis je revins aux dernières paroles du
+marin: «le Progrès.»</p>
+
+<p>Ce n'est que depuis quelque temps qu'on
+semble convenu de prendre le mot progrès
+dans le sens absolu de perfectionnement.</p>
+
+<p>Étymologiquement «progrès» veut dire:
+marche en avant.</p>
+
+<p>De même qu'on dit progrès dans le bien,
+dans la vertu, on dit progrès dans le mal et
+dans le vice;&mdash;on dit: les progrès de la
+maladie, les progrès de l'incendie, les progrès
+de l'inondation.</p>
+
+<p>«Un si grand mal, dit Bossuet, faisait des
+progrès étonnants.»</p>
+
+<p>Il est une école de philosophie qui professe
+que Dieu n'a fait qu'ébaucher le monde et
+qu'il l'a donné à l'homme à perfectionner;
+l'humanité, dit cette école, est perfectible, et
+va incessamment du moins bien au mieux, de
+l'ignorance à la science, de la barbarie à la
+civilisation.</p>
+
+<p>C'est par erreur, ajoute-t-elle, qu'on a placé
+l'âge d'or dans le passé; il est dans l'avenir.
+Cette théorie est toujours soutenue par certains
+inventeurs de religions, certains fauteurs
+de révolutions qui offrent de nous conduire
+<span class="pagenum"><a name="Page_7" id="Page_7">7</a></span>
+à ce but en s'en faisant les prêtres ou
+les guides&mdash;plus ou moins rétribués.</p>
+
+<p>D'autres vous diront, au contraire, que le
+monde, en sortant des mains de Dieu, avait
+toute la perfection qu'il peut avoir et que
+c'est l'homme qui l'a gâté et détérioré. Les
+sociétés humaines sont-elles en marche incessante
+vers leur perfectionnement, vers leur
+bonheur?</p>
+
+<p>&mdash;Nous marchons, nous allons en avant,
+du moins en apparence;&mdash;mais est-il bien
+certain que nous marchions&mdash;quand nous
+marchons&mdash;que nous fassions nos pas, c'est-à-dire
+nos progrès précisément dans la direction
+qui mène au perfectionnement et au bonheur?</p>
+
+<p>Lorsque le petit Poucet, perdu avec ses
+frères dans la forêt, s'efforce de retrouver la
+maison; quand les oiseaux ont mangé le
+pain qu'il avait émietté et semé sur le chemin
+pour le reconnaître; lorsque, après avoir
+hésité, il s'engage dans un sentier qu'il pense
+être le bon, il s'est trompé, tourne le dos au
+but, chaque pas, chaque «progrès» l'en
+éloigne davantage; il voit une lumière, il se
+dirige sur la lumière et arrive... à</p>
+
+<p class="center">LA MAISON DE L'OGRE!</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_8" id="Page_8">8</a></span>
+Il me revient, en ce moment, à l'esprit,
+Louis Blanc, dont la taille était exiguë jusqu'à
+l'invraisemblance. Un jour, du temps des
+<i>Guêpes</i>, il vint me voir rue de la Tour-d'Auvergne
+(à Paris); il était accompagné de ce farceur
+de Caussidière, qui était un géant. Ce charmant
+Gérard de Nerval qui se tenait debout
+devant une de mes fenêtres et qui jouait sur
+la vitre, avec les ongles, un air arabe,&mdash;s'écria
+en les voyant tous deux traverser la
+cour: «Tiens! l'Ogre et le Petit Poucet!»</p>
+
+<p>En 1848,&mdash;Louis Blanc, lors de la nomination
+par acclamation du Gouvernement provisoire,
+avait été élu secrétaire avec Albert
+«ouvrier»; il avait tout doucement, sur les
+affiches, supprimé le trait, le filet&mdash;qui séparait
+les secrétaires des autres membres; puis,
+ce trait effacé, avait diminué, puis supprimé
+l'intervalle, et lui et Albert «ouvrier» s'étaient
+trouvés membres du Gouvernement
+comme les autres.</p>
+
+<p>Comme il était fort effacé par l'éloquence et
+la bravoure de Lamartine, autant que par la
+taille du poète, par la faconde et la popularité
+de Ledru-Rollin, il voulut se faire une place à
+part:&mdash;il proposa à ses collègues d'instituer
+un</p>
+
+<p class="center">Ministère&mdash;du «progrès»,</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_9" id="Page_9">9</a></span>
+dont il serait naturellement le ministre.
+Cette proposition n'étant pas acceptée, il se
+donna à lui-même des fonctions équivalentes:
+il ouvrit au Luxembourg une sorte de club
+qu'il présidait:&mdash;c'étaient des conférences
+sur le «progrès.»</p>
+
+<p>Il se fit facilement un auditoire très nombreux
+de quinze cents ou deux mille ouvriers,&mdash;leur
+parla de leurs misères, de leurs droits,&mdash;nullement
+de leurs défauts et de leurs
+devoirs.&mdash;Beaucoup de droits étaient de son
+invention, entre autres, celui de l'égalité des
+salaires entre tous les ouvriers,&mdash;les ouvriers
+laborieux et habiles formant, au détriment des
+fainéants et des malhabiles, une aristocratie
+qui devait disparaître avec les autres.</p>
+
+<p>Toujours au nom du progrès, il parla de
+«l'infâme capital»,&mdash;des bourgeois,&mdash;et, un
+jour qu'il sortait de la conférence et qu'il
+montait dans une des voitures du roi Louis-Philippe
+qu'il avait confisquée à son usage,&mdash;il
+fut un peu embarrassé de voir qu'un certain
+nombre de ses auditeurs l'attendaient à la
+porte pour lui faire honneur et l'acclamer.&mdash;Cette
+voiture, ces chevaux, ces laquais, ne
+sentaient guère l'égalité; mais il reprit vite
+son aplomb&mdash;et s'écria: «Mes amis, vous
+voyez cette voiture et ces chevaux! eh bien,
+<span class="pagenum"><a name="Page_10" id="Page_10">10</a></span>
+dans la voie du progrès où nous marchons
+aujourd'hui, il viendra un jour où vous en
+aurez tous de semblables.»</p>
+
+<p>Vous rappelez-vous où on arriva en marchant
+dans cette voie du «progrès?»</p>
+
+<p class="center">«A la maison de l'ogre»,</p>
+
+<p>aux terribles et tristes journées de Juin d'abord,
+puis au despotisme du second Empire.</p>
+
+<p>Il y aura cent ans dans quelques mois que,
+sous prétexte de «progrès» et de «liberté»,
+la France est en révolutions, à travers des
+guerres civiles, des massacres, des misères et
+des crimes horribles;&mdash;et on ne s'aperçoit
+pas que l'on tourne bêtement en rond, de la
+monarchie à l'anarchie, de l'anarchie au despotisme,
+dont elle est la souche naturelle;
+puis combien de pas, de «progrès», avons-nous
+faits qui nous aient rapprochés du
+«perfectionnement» et du bonheur de l'humanité?</p>
+
+<p>Moins bêtes étaient les b&oelig;ufs de Memphis
+employés à faire tourner le manège d'une
+<i>noria</i>, machine hydraulique très commune
+en Italie et en Provence.&mdash;On ne leur faisait
+faire que cent tours;&mdash;ils ne manquaient
+pas de s'arrêter d'eux-mêmes au centième.
+<span class="pagenum"><a name="Page_11" id="Page_11">11</a></span></p>
+
+<p>J'ai eu, à Nice, un grand mulet blanc, plus
+malin.&mdash;Les puits d'où on tire l'eau, au
+moyen de chapelets de godets, ne sont pas
+inépuisables; quand les godets remontent
+vides, on arrête, on dételle les bêtes et on
+laisse l'eau revenir dans le puits.&mdash;Tous les
+animaux, chevaux, ânes ou mulets, qu'on emploie
+à ce travail, sentent très bien, au poids
+diminué, quand il n'y a plus d'eau, et s'arrêtent
+d'eux-mêmes.&mdash;Ce mulet annonçait
+la chose par le cri&mdash;moitié hennissement,
+moitié braiment, auquel il a droit;&mdash;on allait
+donc, à ce signal, le dételer et le remettre à
+l'écurie; mais je m'inquiétais depuis quelque
+temps de voir l'eau moins abondante et le
+puits si promptement à sec.&mdash;Je finis par
+découvrir que le mulet avait remarqué que,
+lorsqu'il s'arrêtait et faisait entendre sa voix,
+on venait le dételer, et il avait jugé absurde
+d'attendre qu'il n'y eût plus d'eau et qu'il fût
+fatigué pour donner le signal du repos.</p>
+
+<p>C'est ainsi que, sous prétexte de «progrès»
+et de «liberté», le peuple attelé à une <i>noria</i>,
+les yeux couverts d'une &oelig;illère comme les
+chevaux qui font le même métier, croit marcher
+et ne fait que tourner,&mdash;en faisant
+monter l'eau pour désaltérer ceux par lesquels
+il se laisse si sottement atteler.
+<span class="pagenum"><a name="Page_12" id="Page_12">12</a></span></p>
+
+<p>J'ai lu, dans le très intéressant voyage que
+fit Tournefort dans le Levant, vers 1715,&mdash;une
+anecdote qui me semble venir à propos
+pour représenter, par une autre image, ce
+que c'est, jusqu'ici, que la marche du prétendu
+«progrès».</p>
+
+<p>Tout le monde sait, au degré où on sait
+beaucoup d'autres choses, que, lors du déluge,
+l'arche construite par Noé s'arrêta au sommet
+du mont Ararat.&mdash;En Arménie, jamais mortel
+n'a pu parvenir au sommet neigeux de
+l'Ararat, où on dit que l'arche subsiste encore
+et subsistera toujours. Un religieux du monastère,
+appelé des Trois-Églises, qui est au
+pied de la montagne, résolut de tenter l'aventure;
+il s'y prépara par une année entière de
+jeûnes, de macérations et de prières, puis il
+se mit en route.&mdash;Ce n'était pas en un jour
+qu'on pouvait gravir la montagne. Le soir
+venu, il se coucha sur l'herbe,&mdash;dormit, et,
+le lendemain matin, se remit en route; à la
+fin du jour, il s'arrêta comme la veille, fit ses
+prières, se coucha et s'endormit.&mdash;Mais,
+le lendemain matin, quel fut son étonnement
+de se trouver précisément au point d'où il
+était parti la veille.</p>
+
+<p>Et il en fut toujours ainsi pendant un mois;
+il marchait tout le jour, s'endormait le soir,
+<span class="pagenum"><a name="Page_13" id="Page_13">13</a></span>
+et se réveillait toujours au point où il s'était
+endormi le premier jour. Enfin, au bout d'un
+mois, un ange lui apparut dans la nuit:</p>
+
+<p>&mdash;Il est inutile, lui dit l'ange, que tu t'opiniâtres
+davantage; l'Éternel a décidé qu'aucun
+mortel ne parviendrait au sommet de
+l'Ararat et ne verrait l'arche.&mdash;Cependant,
+tes austérités et tes prières t'ont mérité une
+récompense.&mdash;Voici un morceau de l'arche
+que je t'apporte. Le religieux, nommé Jacques,
+qui fut plus tard évoque de Ninive, crut d'abord
+avoir rêvé; mais il trouva à côté de lui
+la planche que l'ange avait apportée, et l'emporta
+à son couvent, où cette précieuse relique
+a toujours, depuis, reçu les hommages
+et le culte qui lui sont dus.</p>
+
+<p>C'est sous prétexte de «progrès», de
+marche en avant vers le perfectionnement et
+le bonheur de l'humanité, que l'on a poussé
+et entraîné un peuple, autrefois spirituel, à
+retourner à 1789, d'où l'on descend par une
+pente fatale à 1793, à la Terreur, à la guillotine
+permanente, aux mitraillades, aux
+noyades, aux assignats, à la ruine, à la Commune,
+parodie ridicule, triste et sanglante de
+la Terreur, à la multiplicité des tyrans, à l'anarchie,
+puis à un despotisme nécessaire, fatal,
+sortant de l'anarchie comme de sa souche
+<span class="pagenum"><a name="Page_14" id="Page_14">14</a></span>
+naturelle, despotisme dont les soi-disant républicains
+s'empresseront de se faire les serviteurs
+dévoués.</p>
+
+<p>Revenons à ces beaux vaisseaux cuirassés et
+au «progrès» dont notre jeune marin est si fier.</p>
+
+<p>Le prix d'un grand vaisseau cuirassé est
+«officiellement» de quinze à seize millions;&mdash;mais,
+comme il faut quatre, cinq, six ans
+et quelquefois plus longtemps pour le construire,
+pendant cette construction, de nouveaux
+«progrès», de nouveaux systèmes, de
+nouvelles inventions, de nouvelles modes
+même ou de nouveaux engouements ont amené
+des changements dans les plans, dans les
+devis, partant des dépenses plus fortes, si
+bien qu'il est de notoriété qu'un grand cuirassé
+de premier rang revient à vingt millions,
+si ce n'est plus.</p>
+
+<p>Une fois construit, vivant et en exercice,
+le monstre mange pour cinq à six mille francs
+de charbon par jour.</p>
+
+<p>Ce n'est pas tout, ces ogres portent des canons;
+un de ces canons&mdash;de cent dix tonnes,
+par exemple, coûte quatre cent quatre-vingt-sept
+mille cinq cents francs,&mdash;tandis que, bien
+près de nous, en 1856,&mdash;le canon du plus fort
+calibre se payait deux mille huit cents francs.&mdash;Quel
+progrès!
+<span class="pagenum"><a name="Page_15" id="Page_15">15</a></span></p>
+
+<p>Ce n'est pas encore tout:&mdash;les canons ne
+sont pas des monstres moins voraces que le
+bâtiment lui-même; grâce aux progrès de la
+poudre, de la poudre de coton, à la mélinite, à
+la roburite, etc., aux nouveaux boulets, etc.,
+chaque coup de canon coûte quatre mille six
+cent soixante-quinze francs,&mdash;tandis qu'en
+1856,&mdash;quels rapides progrès!&mdash;on satisfaisait
+un canon avec quatorze francs,&mdash;et ce
+n'est qu'un commencement. Combien d'esprits,
+de savants, d'inventeurs s'évertuent sans
+cesse à trouver de nouveaux «progrès.»</p>
+
+<p>Par mon âge, par mes idées, par certains
+dégoûts, je ne suis pas de ce temps-ci:&mdash;j'y
+suis, pour ainsi dire, étranger;&mdash;je suis
+moins loin des anciens que de mes contemporains,
+et je vis beaucoup avec les anciens;&mdash;ils
+avaient certes leurs défauts, mais ils ne
+reste d'eux que ce qu'ils avaient de meilleur:&mdash;leurs
+livres&mdash;et c'est une bonne, saine et
+agréable société.</p>
+
+<p>Je copie Florus:</p>
+
+<p>«Lors de la première guerre punique,
+soixante jours après qu'on eut porté la hache
+dans la forêt, une flotte de cent soixante vaisseaux
+se trouva sur les ancres;&mdash;on eût dit
+qu'ils n'étaient pas l'ouvrage de l'art, mais que
+les dieux protecteurs de Rome avaient métamorphosé
+<span class="pagenum"><a name="Page_16" id="Page_16">16</a></span>
+les arbres en navires.&mdash;Près des
+îles de Lipari, cette flotte improvisée coula à
+fond et mit en fuite la flotte des Carthaginois.»</p>
+
+<p>Tite-Live rapporte que, dans la guerre
+contre le roi Hiéron, deux cent vingt navires
+furent mis à la mer en quarante-cinq jours,
+depuis qu'on eut donné le premier coup de
+cognée.</p>
+
+<p>Que coûtaient ces navires?&mdash;Rien; les soldats
+les construisaient eux-mêmes.&mdash;Le vent
+et les bras des hommes se chargeaient de la
+locomotion.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! s'écrierait mon jeune marin, vous
+nous parlez là de jolis sabots! des canots de
+sauvages!</p>
+
+<p>Canots de sauvages et sabots,&mdash;je le veux
+bien, mais il n'en est pas moins vrai que ces
+canots de sauvages et ces sabots des Romains
+valaient bien vos cuirassés d'aujourd'hui, car
+leurs ennemis, les Carthaginois, n'avaient que
+des sabots semblables,&mdash;de même qu'aujourd'hui
+vos adversaires possibles ont des vaisseaux
+cuirassés pareils aux vôtres.</p>
+
+<p>Il y a donc aujourd'hui grands et incontestables
+progrès dans l'art de travailler les métaux,
+progrès dans la chimie, progrès dans
+l'électricité,&mdash;science tout à fait nouvelle,&mdash;mais
+<span class="pagenum"><a name="Page_17" id="Page_17">17</a></span>
+nul progrès, tant s'en faut, vers «le perfectionnement
+et le bonheur de l'humanité»,
+les seuls dont il soit juste et sage de se féliciter.</p>
+
+<p>Il n'y a même pas progrès dans l'art de
+s'entre-tuer: car, avec les sabots en question,
+les Romains et les Carthaginois réussissaient
+à s'enfoncer mutuellement des choses pointues
+dans le corps, à se briser les bras, les
+jambes et la tête, à se noyer... enfin tout ce
+qu'on peut désirer sous ce rapport. Peut-être
+même les combats sur mer de ce temps-là
+étaient-ils plus meurtriers qu'ils ne le seraient
+aujourd'hui. Les Romains se sentant, comme
+navigateurs, inférieurs aux Carthaginois,
+avaient imaginé des grappins qu'ils jetaient
+sur les vaisseaux ennemis et les accrochaient
+à leurs vaisseaux, de façon que les deux tillacs
+ne faisaient plus qu'un; ils sautaient à l'abordage
+et on se battait corps à corps (<i>cominus</i>),
+comme sur terre. Or, dans ces combats corps
+à corps, tous les coups portent, et il doit y
+avoir au moins la moitié des combattants tués
+ou blessés, résultat bien supérieur à celui
+qu'on peut obtenir en se battant de loin
+(<i>eminus</i>), même avec les engins les plus perfectionnés.</p>
+
+<p>Le progrès consiste donc dans l'énormité
+<span class="pagenum"><a name="Page_18" id="Page_18">18</a></span>
+des dépenses ruineuses que s'imposent réciproquement
+les peuples ou plutôt leurs soi-disant
+bergers, qu'il serait, en ce cas, plus
+justes d'appeler leurs bouchers.</p>
+
+<p>Je parlais tout à l'heure du système, de l'engouement,
+de la mode qui pouvaient changer
+pendant le temps qu'on met à construire un
+vaisseau-cuirassé; déjà des objections se sont
+élevées contre eux,&mdash;quelques personnes
+très compétentes semblent regretter les navires
+légers et rapides.</p>
+
+<p>Ouvrons Florus; nous y verrons les gros et
+lourds bâtiments d'abord en faveur:</p>
+
+<p>«Nos pesants bâtiments arrêtèrent ceux des
+ennemis, qui, dans leur agilité, semblaient
+voler sur l'eau. Les Carthaginois, malgré leur
+science nautique, durent s'enfuir sur ceux de
+leurs vaisseaux que nous n'avions pas
+coulés.»</p>
+
+<p>Mais, plus tard, en racontant la bataille
+d'Actium,&mdash;où Marc-Antoine fut vaincu par
+Octave,&mdash;voici comment il parle des gros
+vaisseaux:</p>
+
+<p>«Nous n'avions pas moins de quatre cents
+vaisseaux, et les ennemis n'en avaient pas plus
+de deux cents;&mdash;mais la grandeur de ces vaisseaux
+compensait l'infériorité du nombre.</p>
+
+<p>»Ils étaient surmontés de tours à plusieurs
+<span class="pagenum"><a name="Page_19" id="Page_19">19</a></span>
+étages et semblaient des citadelles ou même
+des villes flottantes. La mer gémissait sous
+leur poids et le vent ne suffisait qu'avec peine
+à les faire mouvoir.</p>
+
+<p>»Les navires d'Octave, légers et exécutant
+facilement toutes man&oelig;uvres, attaquaient,
+évitaient, se retiraient avec rapidité; ils se
+réunissaient plusieurs contre une seule de ces
+énormes masses et les accablaient de traits et
+de feux lancés de près.»</p>
+
+<p>Il était réservé à l'Italie de fournir un argument
+aux détracteurs des vaisseaux cuirassés.</p>
+
+<p>Le jeune empereur d'Allemagne, qui s'est
+montré naguère si désireux d'être empereur
+que ça ne lui a peut-être pas permis d'être aussi
+fils qu'il l'eût fallu, se plaît à se produire partout
+et à toutes les cours, comme une femme
+qui a une robe neuve et veut la montrer.</p>
+
+<p>Philippe de Commines a dit: «Les accointances
+des rois ne valent rien pour les
+peuples».</p>
+
+<p>«Les Sabéens, dit Diodore de Sicile, étaient
+fort de cet avis.&mdash;Le roi auquel ils laissaient
+un pouvoir absolu tant qu'il restait dans son
+palais, était assailli de pierres aussitôt qu'il en
+sortait». On ne voit pas bien quel avantage
+les rois en tirent eux-mêmes.&mdash;On a dit: «Au
+contraire des statues qui grandissent à mesure
+<span class="pagenum"><a name="Page_20" id="Page_20">20</a></span>
+qu'on en approche, les hommes se rapetissent
+vus de trop près.»Cette maxime s'applique
+surtout aux rois, dont la grandeur doit
+beaucoup à l'imagination.&mdash;De deux souverains
+dont l'un fait une visite à l'autre, il y en
+a toujours un qui est plus ou moins humilié de
+son infériorité et désireux de la faire cesser.</p>
+
+<p>Dernièrement, le jeune empereur d'Allemagne
+a été visiter et le pape et le roi d'Italie&mdash;et,
+assure-t-on, n'a satisfait ni l'un ni
+l'autre.</p>
+
+<p>Pendant cette visite, l'Italie qui croit s'acquitter
+envers la France, à laquelle elle doit
+d'exister, en se montrant ingrate comme un
+débiteur qui déchirerait l'obligation qu'il a signée
+et dirait: «Je ne dois rien;»&mdash;l'Italie&mdash;qui
+croit se grandir en se faisant vassale de
+l'Allemagne, s'est mise en grands frais pour
+éblouir l'empereur.&mdash;Elle lui a fait passer en
+revue des troupes qui n'ont pas échappé à la
+critique des officiers prussiens&mdash;et a montré
+sa flotte&mdash;avec orgueil.</p>
+
+<p>L'Italie qui, sous le ministère Crispi, s'évertue&mdash;ici
+à moi le latin, selon le précepte de
+Boileau, quoique les mots dont je veux me
+servir et que je ne traduirai pas, soient des mots
+<i>autorisés</i>, comme on dit aujourd'hui et que
+non-seulement Plaute, mais aussi Pline et Cicéron,
+<span class="pagenum"><a name="Page_21" id="Page_21">21</a></span>
+les aient écrits&mdash;et Victor Hugo a dit bien
+pis;&mdash;l'Italie qui s'évertue à <i>crepitare altius
+quam habet clunes</i>&mdash;a voulu avoir et possède
+en effet le plus gros vaisseau cuirassé qui
+existe;&mdash;mais&mdash;dans l'exhibition qui a été
+faite à l'empereur d'Allemagne, ce vaisseau
+n'a pu ni avancer, ni reculer, ni tourner et a
+fait un <i>fiasco</i> complet.</p>
+
+<p>Il en est de même de la guerre sur terre.&mdash;Pompée
+«le Grand», qui n'avait ni fusils ni
+canons, put faire inscrire dans le temple de Minerve
+qu'il avait tué deux millions quatre-vingt-trois
+mille hommes. Ça, c'est le nombre
+des adversaires; car il ne donne pas le compte
+des soldats de son armée tués sous son commandement.</p>
+
+<p>Vous me direz que Napoléon&mdash;non moins
+«le Grand», a fait tuer cinq millions de Français,
+et on peut supposer un nombre au moins
+égal d'Autrichiens, de Prussiens, de Russes,
+d'Italiens, d'Espagnols, d'Égyptiens, etc.</p>
+
+<p>Les armes à feu seraient donc un «progrès»;
+mais on pouvait se contenter de ce que
+tuaient Pompée, César, Alexandre et les autres
+«grands hommes» au moyen des anciens
+engins de guerre&mdash;épées, haches, lances,
+javelots, etc.</p>
+
+<p>De ce temps-ci, la recherche des armes à
+<span class="pagenum"><a name="Page_22" id="Page_22">22</a></span>
+longue portée a été due en grande partie à la
+rancune, à la haine, à la défiance que le
+règne de Napoléon avait éveillé dans la mémoire
+des autres peuples,&mdash;et c'est surtout
+contre la <i>furia francese</i> et la charge à la
+baïonnette qu'on s'est efforcé de combattre de
+loin.</p>
+
+<p>Je ne sais si, avec les nouveaux fusils, les
+nouveaux canons, la nouvelle poudre, les nouveaux
+boulets, on tue plus de monde qu'autrefois;&mdash;mais
+les conditions de la bravoure
+militaire sont changées.</p>
+
+<p>La victoire, autrefois, était au plus fort, au
+plus adroit, au plus brave.</p>
+
+<p>Elle peut aujourd'hui encore, favoriser la
+bravoure, mais ce n'est pas la même bravoure
+qu'autrefois.&mdash;On tue des hommes si éloignés
+qu'on ne les voit pas et qu'ils ne vous
+voient pas, et on est tué par eux.</p>
+
+<p>La bravoure doit se faire de résignation et
+de fatalisme, c'est un apprentissage que les
+Français avaient à faire et qu'ils ont fait tout
+de suite:&mdash;car la nation française est la <i>gent
+porte-épée</i>;&mdash;<i>Nullum bellum sine milite gallo</i>,
+disait César; mais vrai,&mdash;il n'y a plus de plaisir
+à être héros.&mdash;A quoi servent aujourd'hui
+la grande taille, le regard terrible, la voix
+formidable,&mdash;les armes brillantes?
+<span class="pagenum"><a name="Page_23" id="Page_23">23</a></span></p>
+
+<p>Ecoutez Homère:</p>
+
+<p>«Le casque et le bouclier de Diomède jetaient
+la flamme autour de lui».</p>
+
+<p>Et Virgile:</p>
+
+<p>«Le casque d'Énée jette sur sa tête un éclat
+étincelant; la crinière s'agite semblable à la
+flamme, et son bouclier d'or vomit des éclairs.&mdash;Telle
+une comète lugubre lance ses feux
+rougeâtres, etc.»</p>
+
+<p>Que sont devenus, dans nos vieilles histoires
+de chevalerie, ces hommes aux armures, aux
+panaches de couleur éclatante? A quoi serviraient
+aujourd'hui la <i>Durandale</i>, la fameuse
+épée de Roland,&mdash;la <i>Joyeuse</i>, l'épée de Charlemagne,
+avec laquelle il tua de sa main mille
+Sarrasins dans une seule bataille,&mdash;la <i>Flamberge</i>
+de Brodisart,&mdash;la <i>Balisarde</i> de Renaud,&mdash;la
+<i>Courtène</i> d'Ogier, l'<i>Escalibor</i> d'Artus,
+qu'en mourant il fit jeter dans un lac par un
+écuyer, pour que personne ne la possédât
+après lui?</p>
+
+<p>Je sais bien que, lorsque M. Boulanger fit
+éclipse dernièrement,&mdash;lorsque les uns le
+disaient à Saint-Pétersbourg, les autres à
+Ville-d'Avray,&mdash;les autres à Paris,&mdash;on a
+dit qu'il était allé pour rechercher l'<i>Escalibor</i>
+du roi Artus.&mdash;Mais ce n'était pas vrai, et aucune,
+d'ailleurs, de ces épées triomphantes,
+<span class="pagenum"><a name="Page_24" id="Page_24">24</a></span>
+grâce au «progrès», ne pourrait plus servir
+à rien.</p>
+
+<p>Pas plus que la fameuse épée à deux mains
+de Godefroy de Bouillon, épée que l'on voit,
+dit-on, encore à Jérusalem,&mdash;épée avec laquelle
+d'un seul coup, il fendait et coupait en
+deux,&mdash;de la tête au bas des reins, un Sarrazin
+comme une pomme.</p>
+
+<p>Et les écus, et les armoiries, et les devises?&mdash;A
+quoi bon aujourd'hui? Le chevalier Brandelis
+avait peint sur son écu&mdash;à fond d'azur,
+une épée dont la poignée était d'or&mdash;avec ces
+mots: <i>Je pare</i>, <i>je brille</i>, <i>je frappe</i>.</p>
+
+<p>Arrodian de Coleih, chroniqueur et chevalier,
+portait pour armes, sur fond de <i>sable</i>
+(noir), un coq d'argent, et sa devise était:
+<i>Plumes et ongles!</i></p>
+
+<p>Le roi Pharamond portait un lion d'azur à
+trois fleurs de lis d'or et ces mots: <i>Que de
+beaux fruits de ces fleurs doivent naître!</i></p>
+
+<p>Aujourd'hui, toujours grâce au «progrès»,
+Ulysse et Ajax ne se disputeraient plus les
+armes d'Achille, qui ne seraient d'aucun usage.</p>
+
+<p>J'ai publié, il y a longtemps, un <i>Dialogue
+des morts</i> qui m'avait été révélé en songe&mdash;il
+y a si longtemps et c'est si vieux que ça serait
+nouveau si je le reproduisais aujourd'hui,&mdash;mais
+la place me manque.
+<span class="pagenum"><a name="Page_25" id="Page_25">25</a></span></p>
+
+<p>Au moment où une grande guerre éclate,
+Mercure, par l'ordre de Jupiter, descend aux
+enfers, appelle les héros et demande quels
+sont ceux qui veulent remonter sur la terre
+et reprendre leur métier.&mdash;Tous refusent en
+haussant les épaules et en ricanant.</p>
+
+<p>Où est le temps où Homère disait:</p>
+
+<p>«Le bouclier soutenait le bouclier, le
+casque s'appuyait contre le casque, l'homme
+contre l'homme; on voyait alors à qui on
+avait affaire.</p>
+
+<p>»Par Hécate, dit Léonidas, que ferions-nous
+avec nos épées si courtes dont nous étions
+fiers contre des ennemis invisibles!»</p>
+
+<p>«J'ai pu, dit Horatius Coclès, empêcher les
+Étrusques de franchir un pont, mais je ne
+pourrais empêcher une bombe venant d'un
+point que je ne verrais pas, de passer par-dessus.»</p>
+
+<p>«Je ne pourrais, dit Arnold Winkelried,
+comme à la bataille de Sempach, ouvrir un
+chemin à mes compagnons à travers les phalanges
+autrichiennes&mdash;en m'enfonçant dans
+la poitrine une brassée de piques des ennemis&mdash;les
+ennemis aujourd'hui seraient à une
+demi-lieue.»</p>
+
+<p>«Il n'y aurait pas moyen, dit Condé, de
+jeter mon bâton de commandement au milieu
+<span class="pagenum"><a name="Page_26" id="Page_26">26</a></span>
+d'ennemis si éloignés.» Et comment, dit le maréchal
+de Saxe, inviter, comme nous fîmes à
+Fontenoy&mdash;<i>Messieurs les Anglais à tirer les
+premiers?</i>&mdash;Aujourd'hui, notre voix se perdrait
+dans l'espace, et nous ne pourrions pas
+voir si nos adversaires sont des Anglais.»</p>
+
+<p>«Pour moi, dit Turenne, j'avoue que je ne
+saurais pas commander et conduire une armée
+de plus de 30,000 hommes.&mdash;Cependant,
+en ce temps-là, nous faisions de grandes choses
+avec de petites armées.»</p>
+
+<p>Aujourd'hui, il ne s'agit plus d'armées, de
+science, d'art militaire,&mdash;ce sont des invasions
+de sauterelles.</p>
+
+<p>«Les anciens Romains, dit Varron, n'avaient
+qu'un seul mot&mdash;<i>Hostis</i>&mdash;pour dire ennemis
+et étrangers.»</p>
+
+<p>Il faut en revenir là.&mdash;Aujourd'hui, dans
+cette Europe qui prétend être au plus haut
+point de la civilisation, un peuple doit se tenir
+sur ses gardes, croire possible que, sans
+raison, sans motif,&mdash;un peuple voisin se précipite
+sur lui comme un oiseau de proie ou un
+brigand.</p>
+
+<p>Aujourd'hui, la guerre est aussi odieuse,
+aussi féroce, aussi sauvage qu'autrefois;&mdash;il
+n'y a qu'une différence, c'est qu'elle est beaucoup
+plus bête.&mdash;Autrefois, le vainqueur dépouillait
+<span class="pagenum"><a name="Page_27" id="Page_27">27</a></span>
+entièrement le vaincu et emmenait
+les hommes, les femmes, les enfants en esclavage.
+Aujourd'hui, on doit se contenter d'une
+certaine partie des dépouilles&mdash;et s'en retourner
+chez soi.&mdash;Or, le vainqueur n'a pas
+fait ses frais.&mdash;Avec nos cinq milliards, l'Allemagne
+n'en est pas moins ruinée, surtout
+par la préoccupation d'une revanche qui l'oblige
+à se tenir sur un pied de guerre qui
+absorbe toutes ses ressources et au delà.</p>
+
+<p>Il faut donc avouer que, si les canons <i>Krupp</i>,
+les <i>fusils Gras</i>, les poudres nouvelles sont un
+«progrès», une marche en avant,&mdash;ce ne
+sont point des pas sur le chemin du perfectionnement
+et du bonheur de l'humanité.</p>
+
+<p class="p2">C'est au nom du «progrès» que tant de
+villes en France veulent s'élargir et demandent
+des autorisations qu'on ne leur refuse jamais,
+de faire des emprunts qui obèrent le présent
+et engagent l'avenir.</p>
+
+<p>Toutes veulent avoir de grandes rues, le
+gaz, la lumière électrique, des théâtres, des
+casinos, à «l'instar» de la capitale&mdash;grenouilles
+qui veulent se faire aussi grosses que
+le b&oelig;uf;&mdash;ce qu'on appelle par habitude et
+plutôt par antiphrase «le gouvernement» les
+provoque à bâtir des monuments pour des
+<span class="pagenum"><a name="Page_28" id="Page_28">28</a></span>
+écoles laïques; puis vient un jour où les villes
+et les communes n'ont plus d'argent pour des
+besoins impérieux.&mdash;En attendant, la vie y
+est plus chère, plus difficile, les m&oelig;urs plus
+relâchées.</p>
+
+<p>«Les maisons, dans la ville, disait
+Henri IV, se bâtissent avec les débris des
+chaumières.»</p>
+
+<p>Autour de chaque ville règne une zone pestiférée,
+dont les habitants n'aspirent qu'à
+quitter les champs et la terre, pour venir habiter
+la ville, s'y livrer à des métiers moins
+rudes, plus rétribués et surtout à des amusements
+plus ou moins malsains.&mdash;Les garçons,
+ouvriers ou domestiques, les filles servantes
+en attendant pis.&mdash;Par suite de quoi, un tiers
+des terres si riches de ce beau pays de France,
+si favorisé du ciel, est aujourd'hui sans culture;&mdash;et
+l'on va bêtement et criminellement
+dépenser des centaines de millions et des milliers
+d'hommes pour conquérir des colonies,
+quand il y aurait une si belle colonie à faire
+en France: mettre le pays en état de culture
+et de production.</p>
+
+<p>C'est au nom du «progrès» qu'on couvre
+la France d'écoles laïques où l'on enseigne
+principalement l'indiscipline, l'irréligion, les
+ambitions effrénées de sortir de sa sphère, de
+<span class="pagenum"><a name="Page_29" id="Page_29">29</a></span>
+se jeter dans des professions dites libérales,
+et depuis longtemps encombrées.&mdash;«Il ne
+faut pas, dit Richelieu dans son testament,
+profaner les lettres à toutes sortes d'esprits;
+vous produiriez ainsi beaucoup de gens plus
+propres à faire naître les difficultés qu'à les
+résoudre.»&mdash;Depuis soixante ans, la moitié
+des jeunes hommes se faisaient médecins,
+l'autre moitié avocats.&mdash;Comme il y en avait
+beaucoup plus que la société n'en pouvait
+nourrir, on a augmenté graduellement les
+difficultés de l'admission, mais absurdement
+et sottement on a placé ces difficultés,&mdash;ces
+obstacles, ces banquettes irlandaises à la fin
+de la carrière au lieu de les mettre au commencement
+et de ne pas laisser s'y engager
+les concurrents trop nombreux.&mdash;De là des
+intelligences surmenées, des générations exténuées,
+anémiques, malheureuses, désabusées
+trop tard;&mdash;de là cette foule de déclassés
+qui se jettent dans la politique au grand détriment
+du pays.&mdash;Une nouvelle carrière
+s'est ouverte, c'est celle des ingénieurs;&mdash;mais
+comptons combien s'y sont déjà jetés et
+combien sont en route.</p>
+
+<p>Quant aux filles, le «progrès» consiste à
+les faire savantes; on ne tient aucun compte
+de ce que disait un ancien des enfants, et qui
+<span class="pagenum"><a name="Page_30" id="Page_30">30</a></span>
+doit s'entendre aussi bien des filles que des
+garçons: «Que doit-on enseigner aux enfants?
+Ce qu'ils auront à faire étant hommes,
+étant femmes.»&mdash;On tend à ne faire qu'un
+sexe; on a vendu longtemps, on vend encore
+un peu, à l'usage des femmes, une «poudre
+épilatoire» pour faire disparaître le duvet
+trop prononcé des bras, des joues et de la
+lèvre supérieure.&mdash;Si le «progrès» continue,
+nous verrons bientôt annoncer une
+pommade pour faire pousser la barbe au menton
+des femmes.</p>
+
+<p>En attendant, pour les provoquer à cette
+instruction pour le moins inutile, on leur fait
+des promesses qu'on ne peut pas tenir.</p>
+
+<p>Pendant quatre années, 1882, 1883, 1884,
+1885, il a été délivré à des jeunes filles
+soixante-dix mille brevets élémentaires et
+sept mille trois cent cinquante brevets supérieurs;&mdash;un
+peu plus de soixante-dix-sept
+mille institutrices.</p>
+
+<p>Un inspecteur primaire du Dauphiné disait
+dernièrement aux maîtres d'école: «La carrière
+de l'instruction est encombrée; pour
+une place, il y a cinquante individus. Prévenez
+vos élèves, et qu'ils portent ailleurs
+leurs ambitions.»</p>
+
+<p>Cette observation peut s'appliquer à toutes
+<span class="pagenum"><a name="Page_31" id="Page_31">31</a></span>
+les carrières pour lesquelles on quitte l'agriculture
+et le métier de son père,&mdash;les postes,
+les télégraphes, les contributions, les douanes,&mdash;les
+écoles militaires et maritimes;&mdash;tout
+est encombré.</p>
+
+<p>De là tant de désappointements, de désespoirs,
+d'<i>ouvriers sans ouvrage</i> de toutes les
+classes;&mdash;de là aussi les tribuns de brasserie,
+les hommes d'État de café, les politiques de
+cabaret;&mdash;de là, comme je le disais dernièrement,&mdash;les
+trottoirs devenus trop étroits
+pour les filles qui n'ont que cet équivalent de
+la politique qu'ont les garçons.</p>
+
+<p>Le philosophe Momentus s'était efforcé de
+scruter et de dévoiler les secrets des mystères
+religieux et d'en «désabuser» les
+femmes.</p>
+
+<p>Les déesses honorées à Éleusis lui apparurent
+en songe&mdash;et lui dirent qu'il les avait
+offensées;&mdash;étonné de les voir vêtues du
+costume des courtisanes et debout sur le seuil
+d'un lieu de prostitution, il leur demanda la
+cause de cet avilissement. «Ne t'en prends
+qu'à toi, lui dirent-elles en courroux:&mdash;tu
+nous a arrachées avec violence de l'asile que
+s'était ménagé notre pudeur.»</p>
+
+<p class="p2">Comme «progrès», nous avons les chemins
+<span class="pagenum"><a name="Page_32" id="Page_32">32</a></span>
+ de fer; où est le temps où Tournefort
+écrivait à M. de Pontchartrain qu'il avait
+quitté à Paris: «Ne nous arrêtant pas, nous
+sommes arrivés à Lyon en sept jours.»</p>
+
+<p>Je sais tout ce qu'on a dit et tout ce qu'on
+peut dire relativement au commerce, à l'industrie,
+etc.</p>
+
+<p>Mais j'applique à bien des choses ce que
+Pascal disait des individus:</p>
+
+<p>«La plupart de nos malheurs viennent
+de ce qu'on ne sait pas rester dans sa
+chambre.»</p>
+
+<p>S'il est un peuple qui aurait pu se passer
+des autres et rester paisiblement chez lui,
+c'est le peuple français. «Toutes les nations
+voisines, disait le roi de Pologne Stanislas
+Leczynski,&mdash;doivent devenir tributaires du
+peuple cultivateur d'un bon sol, s'il est encouragé
+et soutenu dans son travail.»</p>
+
+<p>Placé au milieu de l'Europe, d'une part,
+dominant sur l'océan par la longue étendue
+et les détours de ses côtes, sur les mers des
+Flandres, d'Espagne, d'Allemagne; de l'autre,
+tenant à la Méditerranée&mdash;vis-à-vis de l'Algérie,
+qui est à lui, l'Espagne à sa droite,
+l'Italie à sa gauche,&mdash;quelle situation si la
+France savait en profiter!&mdash;un sol presque
+partout excellent et fertile.
+<span class="pagenum"><a name="Page_33" id="Page_33">33</a></span></p>
+
+<p>Le Français, cultivateur laborieux et guerrier
+intrépide à l'occasion, devait être le plus
+heureux et le plus respecté des peuples&mdash;le
+commerce restant, comme il l'a été toujours,
+une source accessoire de bénéfices&mdash;ayant
+plus à vendre qu'il n'aurait besoin d'acheter.</p>
+
+<p>«Voulez-vous, dit un ancien, conquérir
+une riche province?&mdash;Cultivez les terres
+incultes.»</p>
+
+<p>Aujourd'hui, un tiers du sol de la France,
+et pour la plupart des terres excellentes,
+reste en friche.</p>
+
+<p>La France a de plus l'Afrique, à la fois pépinière
+et gymnase de soldats, et un sol riche
+et d'une étendue immense, qui est bien loin
+d'être exploité et d'être mis en rapport; et,
+pendant ce temps, des hommes d'État de
+café, des hommes politiques de taverne, commettent
+le crime aussi bête que punissable de
+dépenser des centaines de millions et des centaines
+de mille de soldats et de marins pour
+s'emparer du Tonkin, climat meurtrier, où
+les usurpateurs sont sans cesse entourés d'ennemis
+acharnés et implacables, avec aucune
+chance de soumission réelle et de paix.</p>
+
+<p>«Nos ancêtres, dit Caton l'Ancien, dans son
+livre <i>De re rustica</i>, des travaux de la terre,&mdash;lorsqu'ils
+voulaient louer un bon citoyen,
+<span class="pagenum"><a name="Page_34" id="Page_34">34</a></span>
+lui donnaient le titre de bon agriculteur;&mdash;cette
+expression était pour eux la dernière
+limite de la louange.</p>
+
+<p>«C'est parmi les agriculteurs que naissent
+les meilleurs citoyens et les soldats les plus
+courageux; que les bénéfices sont honorables,
+assurés, et nullement odieux.&mdash;Ceux qui se
+vouent à l'agriculture n'ourdissent point de
+mauvais projets (<i>Minime sunt mali cogitantes</i>).»</p>
+
+<p>Les voies ferrées, je ne le nierai pas, le
+transport facile et rapide des denrées peut
+donner plus de richesses avec plus de risques;&mdash;mais
+donne-t-il plus de bonheur?&mdash;Ce
+«progrès» est-il un pas en avant vers le
+perfectionnement et le bonheur de l'humanité?</p>
+
+<p>J'ai consulté les vieillards d'un petit port de
+pêche, devant lequel passe un chemin de fer
+seulement depuis quelques années.</p>
+
+<p>Êtes-vous plus riches? êtes-vous plus heureux?&mdash;Pas
+plus riches et moins heureux.&mdash;Il
+entre beaucoup plus d'argent chez nous,
+mais ce n'est pas, tant s'en faut, pour tout le
+monde.&mdash;C'est pour quelques mareyeurs et
+pour quelques marchands qui nous exploitent.
+Avant le chemin de fer, notre pêche et notre
+gibier, qui étaient abondants, ne pouvaient se
+<span class="pagenum"><a name="Page_35" id="Page_35">35</a></span>
+consommer et se vendre que dans un très
+petit rayon;&mdash;il se vendait très bon marché,
+mais nous en mangions tant que nous voulions,
+et on en donnait aux plus pauvres.
+Aujourd'hui,&mdash;ça se vend cher à une grande
+distance, mais ce n'est pas nous qui le vendons
+au dehors;&mdash;nous le vendons, il est vrai,
+plus cher chez nous, mais nous n'en mangeons
+plus et nous ne pouvons plus en
+donner.</p>
+
+<p>Il vient ici des étrangers passer une saison.
+Comme ce sont des gens riches, on leur fait
+tout payer plus cher,&mdash;et ces prix, une fois
+établis, nous devons les subir comme les
+étrangers et les riches.&mdash;De plus, il s'est
+ouvert des cafés, des casinos où nos jeunes
+gens dépensent leur argent et leur santé.&mdash;Nos
+femmes et nos filles ne veulent plus
+<i>ramender</i>, raccommoder nos filets;&mdash;les
+plus modestes se font couturières, beaucoup
+se font institutrices;&mdash;beaucoup profitent
+des chemins de fer pour aller se faire servantes
+en quelque grande ville;&mdash;aucunes ne
+veulent plus s'habiller comme leurs mères,&mdash;elles
+se déguisent en dames et en demoiselles.</p>
+
+<p>Nous ne sommes pas plus riches, tant s'en
+faut, et nous sommes surtout moins heureux,
+et quelques-uns moins honnêtes.
+<span class="pagenum"><a name="Page_36" id="Page_36">36</a></span></p>
+
+<p>Avant les chemins de fer, le Parisien sortait
+peu de sa ville;&mdash;parfois, le dimanche, à
+une campagne voisine, à Romainville au
+temps des lilas;&mdash;à Saint-Cloud, lors de la
+fête annuelle; à Saint-Denis, pour manger une
+friture en famille, etc.</p>
+
+<p>On vivait et on mourait dans le quartier où
+on était né.</p>
+
+<p>On avait pour voisins un ou deux amis,
+camarades d'enfance et d'école;&mdash;on s'était
+toujours vu, on ne se perdait pas de vue, on
+s'arrangeait pour loger dans la même rue ou,
+du moins, dans le même quartier.&mdash;On
+n'essayait pas, ce qui, d'ailleurs, n'eût pas
+réussi, de se faire croire plus riche qu'on
+n'était, le vieil ami savait votre situation et
+vos affaires comme vous saviez les siennes;
+on s'était mutuellement, avec le temps, rendu
+de petits et quelquefois de grands services;
+on mangeait parfois ensemble sans cérémonie,
+sans apparat.&mdash;Si l'un avait tué un lièvre, si
+l'autre avait pêché un bon poisson ou reçu un
+pâté, on appelait la famille amie,&mdash;on régalait
+ses amis, on ne s'évertuait pas à les
+«épater», comme on dit aujourd'hui.</p>
+
+<p>On épousait une fille qu'on avait connue,
+qu'on connaissait depuis l'enfance,&mdash;dont on
+savait toute la vie,&mdash;le caractère, la famille.
+<span class="pagenum"><a name="Page_37" id="Page_37">37</a></span></p>
+
+<p>Aujourd'hui, grâce au «progrès», on veut
+être admiré et envié;&mdash;on a des connaissances,
+des relations;&mdash;on ment sur sa fortune,
+sur sa famille, sur sa situation; pour
+cela, il ne faut voir que des gens qui vous
+connaissent peu et depuis peu de temps.
+D'ailleurs,&mdash;en quelques heures de chemin
+de fer, on se débarrasse d'antécédents
+fâcheux, d'un nom au moins compromis;&mdash;on
+va aux bains de mer, aux stations d'hiver,
+où on est comte ou pour le moins baron.</p>
+
+<p>Les mariages se font au hasard entre gens
+qui ne se connaissent pas&mdash;et qui sont souvent
+fort surpris et fort désappointés quand
+la connaissance tardive se fait.</p>
+
+<p class="p2">Est-ce dans le commerce, dans l'industrie
+qu'est le «progrès», dans le sens que j'y
+attache et qui seul est désirable?</p>
+
+<p>On ne veut plus fonder un établissement
+qui, après de longues années laborieuses,
+vous permettrait de vous retirer avec une
+petite aisance en laissant à vos enfants&mdash;l'établissement
+ou le métier que vous avez
+fondé ou exercé, en leur laissant en même
+temps, pour arriver d'un pas plus sûr et par
+un chemin moins rude, votre expérience,
+votre réputation, vos relations, votre clientèle.
+<span class="pagenum"><a name="Page_38" id="Page_38">38</a></span></p>
+
+<p>Non, aujourd'hui,&mdash;il faut être riche tout
+de suite; on fait des coups&mdash;ou une fortune
+presque subite et une faillite qui ruine les
+autres.</p>
+
+<p>Du reste, la vie est devenue si chère, si
+difficile, que le métier correct ne nourrit
+plus une famille. Il faut se jeter dans les
+affaires aléatoires, hardies, douteuses.&mdash;«Les
+affaires, a-t-on dit, c'est l'argent des
+autres.»&mdash;On a tant de besoins qu'on ne
+peut plus se contenter de son pain; on ne
+dîne qu'en interceptant ou escroquant le
+dîner des autres.</p>
+
+<p>Rien n'est plus que jeu;&mdash;la police, naïvement,
+découvre et saisit de temps en temps
+quelque pauvre tripot,&mdash;mais elle ne va ni
+chez le président Grévy, ni chez les ministres,
+ni chez les députés.&mdash;Tout ce monde-là
+joue;&mdash;les plus malins ne mettent pas au
+jeu et trichent.</p>
+
+<p>En même temps que toutes les villes veulent
+s'élargir à l'«instar» de Paris&mdash;Paris lui-même
+s'élargit tous les jours.&mdash;Paris, que
+Pierre le Grand trouvait déjà être une tête
+trop grosse pour le corps, et une ville trop
+grande au point de vue de la tranquillité du
+gouvernement et de la discipline.&mdash;Paris que
+la royauté de nos anciens rois s'efforça à plusieurs
+<span class="pagenum"><a name="Page_39" id="Page_39">39</a></span>
+reprises de borner dans son extension.
+Le premier édit à ce sujet est de novembre
+1552, sous Henri II. On donna cinq raisons de
+cette interdiction de continuer à bâtir;&mdash;un
+autre édit de Louis XIII (janvier 1638) donna
+six raisons;&mdash;mais la cinquième de l'édit de
+1552 et la sixième de l'édit de 1638 sont identiques,&mdash;je
+ne citerai que le second: «Ce
+peuple trop nombreux donne lieu aux dérèglements
+de tous genres, rend la police difficile
+et expose à des vols de jour et de nuit;&mdash;une
+des raisons est la difficulté de se débarrasser
+des immondices.</p>
+
+<p>Depuis ce temps, Paris a toujours été en
+«progrès». La Seine, qui était le principal
+attrait pour la limpidité et la douceur des
+eaux, qui rappelait à Lutèce Julien alors proconsul
+et bientôt empereur,&mdash;est devenue un
+égout infect;&mdash;les poissons y meurent empoisonnés.&mdash;Paris,
+traversé par ce grand fleuve,
+manque d'eau, les dépenses énormes qu'on
+fait pour en avoir de loin ne réussissent pas à
+en fournir suffisamment; l'eau jadis si fraîche,
+si limpide de la Seine, cause des fièvres typhoïdes
+et pernicieuses;&mdash;quant aux immondices,
+on achève d'empoisonner la rivière, et
+on infecte quelques environs de la ville.</p>
+
+<p>Ces questions de l'eau et des immondices
+<span class="pagenum"><a name="Page_40" id="Page_40">40</a></span>
+viennent tout doucement frapper les villes induites
+à s'élargir&mdash;au nom du «progrès».</p>
+
+<p class="p2">Il est une science très belle, très intéressante
+et qui, avec sa langue très bien faite, est
+en grand «progrès» de ce temps-ci, mais ce
+«progrès» je ne puis l'accepter comme un
+pas vers le perfectionnement et le bonheur de
+l'humanité.</p>
+
+<p>La chimie surtout nous donne de faux vin,
+de faux sucre, de fausse farine. Il n'y a plus
+aucune denrée qui soit pure et réelle. La margarine
+faite de vieilles graisses, de vieux os
+ramassés au coin des bornes,&mdash;on ajoute
+même de vieilles bottes,&mdash;a remplacé le
+beurre. Toutes ces sophistications, quand elles
+n'empoisonnent pas tout de suite, détruisent
+les estomacs,&mdash;provoquent des maladies autrefois
+inconnues et abrègent une existence
+douloureuse et misérable.</p>
+
+<p class="p2">Est-ce un «progrès» vers «le perfectionnement
+et le bonheur de l'humanité» que ce
+qu'on a fait de la justice en France?</p>
+
+<p>Un ancien a dit: «Le plus grand malheur
+pour une société, c'est la force sans justice et
+la justice sans force».</p>
+
+<p>Pour satisfaire à des camaraderies de taverne,
+<span class="pagenum"><a name="Page_41" id="Page_41">41</a></span>
+pour payer les complaisances électorales,
+pour prévenir de justes reproches des
+complices et soi-même, on a «épuré» la magistrature.
+Il faut entendre «épurer» dans le
+sens d'ébrancher, effeuiller, «écrémer», couper
+les branches et les feuilles, enlever la
+crème; pour «épurer», on a destitué les
+«purs» et on les a remplacés par des complices
+et des complaisants.</p>
+
+<p>Est-ce «un progrès» de voir la justice au
+moins suspecte? N'est-ce pas tout ce qu'il y a
+de plus funeste pour une société?</p>
+
+<p>Je ne parlerai pas du jury qu'on a empoisonné
+de théories absurdes&mdash;par suite desquelles
+la peine de mort est réservée aux innocentes
+victimes, écartée de la tête de leurs
+assassins. Je vous défie d'imaginer un forfait
+avec les circonstances les plus atroces qui soit
+nécessairement puni de la peine capitale: c'est
+encore pour les assassins un jeu de hasard.</p>
+
+<p class="p2">Un «progrès», c'est de payer les députés.
+Avons-nous obtenu une qualité supérieure,
+tout le monde est d'accord que c'est le contraire
+qui est arrivé.</p>
+
+<p>Du temps qu'on ne payait pas les députés,
+jamais un député n'a volé le portefeuille d'un
+collègue comme cela vient d'avoir lieu.
+<span class="pagenum"><a name="Page_42" id="Page_42">42</a></span></p>
+
+<p>Autrefois, le dimanche, les ouvriers, en costume
+de leur état, de beaux gars, pantalon et
+veste de velours, allaient à Belleville dîner
+joyeusement avec leur femme et leurs enfants.&mdash;Aujourd'hui,
+ils vont encore à Belleville,&mdash;mais
+seuls, la femme et les enfants
+restent à la maison, le plus souvent à la charge
+du bureau de bienfaisance;&mdash;car les maris,
+les pères, dépensent toute leur paye au cabaret
+et aux clubs à écouter et à débagouler des
+théories absurdes et criminelles.</p>
+
+<p class="p2"><i>La presse</i>:&mdash;Le journaliste tient de l'avocat
+et du médecin et du pharmacien.</p>
+
+<p>Les drogues qu'il donne à ses lecteurs sont
+plus dangereuses que celles qu'ordonnent et
+préparent les médecins et les apothicaires.
+Pourquoi la presse n'est-elle soumise à aucune
+condition sanitaire? Pourquoi n'est-on pas,
+après examen, n'est-on pas reçu journaliste,
+comme on doit être reçu médecin, avocat, apothicaire.</p>
+
+<p class="p2">Autre «progrès»: le suffrage universel&mdash;la
+plus grosse, la plus formidable, la plus mortelle
+des bêtises; le plus ridicule, le plus mortel
+des mensonges.</p>
+
+<p>Par le suffrage universel&mdash;«deux cailloux
+<span class="pagenum"><a name="Page_43" id="Page_43">43</a></span>
+valent mieux qu'un diamant, deux crottins
+valent mieux qu'une rose».</p>
+
+<p>Cicéron (<i>De la République</i>) dit: Servius Tullius
+eut grand soin&mdash;ce qu'on ne doit jamais
+négliger dans une constitution de république,
+de ne pas laisser la puissance au nombre.&mdash;<i>Ne
+plurimum valeant plurimi</i>.</p>
+
+<p>Finira-t-on par s'en apercevoir&mdash;ce qu'on
+appelle aujourd'hui «le progrès». Chaque
+pas&mdash;et les pas sont grands&mdash;nous approche
+de «la maison de l'ogre»&mdash;et heureusement
+pour le Petit Poucet et ses frères, ce n'est, au
+contraire, que pour s'en éloigner qu'il avait
+chaussé ses bottes de sept lieues.</p>
+
+<p>Ah! que Jéhovah avait donc raison quand,
+au Paradis, il défendait à Adam et Ève de manger
+les fruits de l'arbre de la science!</p>
+
+<p class="p2">«Progrès»&mdash;la musique sans mélodie?
+Une perdrix aux choux où il n'y aurait que
+des choux.</p>
+
+<p>«Progrès»&mdash;des vers richement et puérilement
+rimés&mdash;<i>bouts-rimés</i> remplis au hasard&mdash;semblables
+à des habits couverts de paillettes
+et de clinquant,&mdash;tristement accrochés,
+pendus, vides et flasques chez un fripier,
+loueur de costumes pour le carnaval.</p>
+
+<p>Je dois cependant reconnaître et signaler un
+<span class="pagenum"><a name="Page_44" id="Page_44">44</a></span>
+vrai «progrès». C'est la machine à coudre.</p>
+
+<p>Et j'ai appris avec joie que l'invention en
+est due à un Français, à un tailleur de Tarare
+(près Lyon), nommé Thimonnier.&mdash;En 1830
+ou 1831, il travaillait avec la machine qu'il
+avait inventée, machine qui, m'assure-t-on,
+se voit encore place de la Bourse, à Lyon, au
+Musée des arts industriels;&mdash;maintenant,
+qu'il y a plus qu'assez de rues Gambetta,&mdash;les
+Lyonnais devraient bien consacrer, si ce n'est
+déjà fait, au moins une ruelle à la mémoire de
+Thimonnier!&mdash;j'aimerais mieux une statue de
+Thimonnier qu'une statue de Danton, le promoteur
+des massacres de Septembre, qu'on
+vient d'élever à Paris.</p>
+
+<p class="p2">Lorsque paraîtront ces lignes, le tribunal de
+Constantine aura jugé un monstre.</p>
+
+<p>Dissimulant plus que probablement par des
+mensonges un crime plus horrible encore que
+celui qu'il avoue!&mdash;Voici ce que raconte
+Chambige: Amoureux d'une jeune femme mariée
+et mère de deux enfants, et généralement
+estimée, il l'avait rendue sensible à son
+amour;&mdash;désespérés de ne pouvoir être unis,
+ils avaient décidé de mourir ensemble.&mdash;D'une
+main ferme, il avait fracassé la tête de
+madame Grille;&mdash;puis il s'était fait à lui-même
+<span class="pagenum"><a name="Page_45" id="Page_45">45</a></span>
+deux légères blessures, deux simulacres, deux
+mensonges de blessures, et s'en était contenté
+ayant encore deux balles dans son pistolet.
+Aujourd'hui, parfaitement guéri, il vient devant
+la justice essayer de sauver sa misérable
+vie; il appelle à son secours, de Paris, le bâtonnier
+de l'ordre des avocats.&mdash;Et la défense
+va consister à s'efforcer de flétrir sa victime.
+Si j'étais appelé à soutenir l'accusation, je dirais
+aux jurés:</p>
+
+<p>Cet homme est un lâche assassin!&mdash;si vous
+admettez, par impossible, le récit qu'il vous
+fait comme étant la vérité et toute la vérité,
+il mériterait encore et déjà la mort par cela
+seul qu'il est vivant.</p>
+
+<p>Mais, cette femme, il a pu la désirer sauvagement;&mdash;mais
+l'aimer! il se vante. S'il l'eût
+aimée&mdash;il n'eût pas laissé son corps nu à découvert
+après la mort.</p>
+
+<p class="p4"><span class="pagenum"><a name="Page_46" id="Page_46">46</a></span></p>
+
+<h2>A MONSIEUR ERNEST LEGOUVÉ</h2>
+<h3>DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE</h3>
+
+<p class="p2">J'ai trois raisons d'adresser cette causerie
+à Ernest Legouvé.&mdash;Il est académicien, et
+mes chrysanthèmes sont en fleurs.</p>
+
+<p>Ces deux raisons seront expliquées un peu
+plus loin.</p>
+
+<p>Camarades de collège, nous sommes devenus
+et restés amis, quoique «physiquement»
+séparés à peu près toujours, de son côté, par
+le bonheur et la sagesse qu'il a eus de passer
+sa vie à Paris dans la maison où il est né et
+où a vécu son père, tandis que, moi, j'ai obéi
+à des instincts, à des goûts, à des besoins
+impérieux de vivre aux champs, aux bois, sur
+les rives et sur les plages.&mdash;Je n'ai jamais
+eu l'occasion ni le plaisir de lui être bon à
+<span class="pagenum"><a name="Page_47" id="Page_47">47</a></span>
+quelque chose, et, moi, je lui ai attribué, au
+moins pour une grande part, un honneur que
+m'a fait l'Académie, il y a, je crois, une
+dizaine d'années.</p>
+
+<p>Ceux qui se sont donné le plaisir de lire un
+livre qu'il a publié en 1887.&mdash;<i>Soixante ans
+de souvenirs</i>&mdash;et qui auraient lu par hasard
+celui que j'avais publié quelques années
+auparavant&mdash;<i>le Livre du bord</i>&mdash;auraient pu
+remarquer le contraste de la destinée de ces
+deux camarades, à peu près, je crois, du
+même âge et sortant en même temps du
+collège pour entrer dans la vie.</p>
+
+<p>On pourrait se représenter&mdash;au moment
+où la porte du collège s'ouvrait pour tous les
+deux&mdash;l'un montant dans une gondole
+pavoisée, mouillée d'avance à la porte et descendant
+doucement et sans secousses entre
+des rives fleuries jusqu'à une oasis où l'attendent
+des amis et des succès de tous genres;
+l'autre gravissant à pied une montagne escarpée,
+couverte de ronces et d'épines, ne
+sachant pas précisément où il allait, mais
+décidé à monter.</p>
+
+<p>Et, cependant, si le premier se félicite de
+sa vie, le second ne se plaint pas de celle qui
+lui était destinée.</p>
+
+<p>Il avait reçu des bonnes fées qui avaient
+<span class="pagenum"><a name="Page_48" id="Page_48">48</a></span>
+présidé à sa naissance un don plus précieux
+que la lance d'Argail&mdash;et que les trois &oelig;ufs
+donnés à la princesse de <i>l'Oiseau bleu</i>.</p>
+
+<p>Il était né poète&mdash;et vrai poète.</p>
+
+<p>Je n'entends pas par là faiseur de vers,
+aligneur de syllabes et chercheur de consonances,&mdash;quoiqu'il
+eût fait passablement de
+vers aussi bons pour le moins que ceux de
+beaucoup d'autres et entre autres dix mille
+vers au moins pour une jeune fille, jeune
+homme alors lui-même, à laquelle il n'a
+jamais osé en montrer un seul,&mdash;ignorant
+alors ce qu'il n'a su que trop tard, combien
+les femmes sont sensibles à ce langage, et
+combien ont été mises à mal par des vers de
+treize pieds avec des rimes insuffisantes ou
+douteuses et vides de toute pensée.</p>
+
+<p>J'entends par poète qu'il était doué de deux
+ou trois sens exquis perfectionnés par l'étude
+et la contemplation de la nature, peut-être
+aussi aux dépens des autres sens moins développés
+et moins exercés,&mdash;grâce auxquels il
+voyait, il entendait, il respirait dans les
+champs, dans les bois, au bord des rivières et
+des ruisseaux, sur les plages de la mer, des
+magnificences, des harmonies, des parfums et
+des ivresses inconnus aux autres humains;&mdash;presque
+semblable à cet homme d'un conte de
+<span class="pagenum"><a name="Page_49" id="Page_49">49</a></span>
+fée qui voyait et entendait l'herbe pousser.&mdash;Il
+jouissait tant de la vue et de l'odeur de
+l'aubépine, qu'il n'avait jamais consenti à
+appeler avec les savants <i>cratægus oxyacantha</i>,
+qu'il en aimait même les épines.&mdash;Il avait
+tout d'abord deviné ou senti qu'une violette
+est d'une aussi riche couleur qu'une améthyste
+et a, de plus que l'améthyste, le parfum
+et la vie.&mdash;Il se sentait appelé par préférence
+et invité aux fêtes perpétuelles que donne la
+nature;&mdash;il ressemblait à ce saint dont je
+me reproche d'avoir oublié le nom et qui
+disait: «Mes maîtres ont été les chênes, les
+hêtres et les bouleaux; je ne sais rien que ce
+qu'ils m'ont appris, et cependant je sais beaucoup
+de choses!» et à cet autre, saint François
+d'Assise, qui comprenait le langage des
+oiseaux et causait avec eux. Il ne considérait
+comme beau et grand que ce qui était en
+réalité beau et grand,&mdash;ne se laissant influencer
+ni par les engouements ni par la mode.
+Il savait que la nature ne produit par siècle
+que quelques douzaines d'hommes de bon sens,
+de grand c&oelig;ur, de grand esprit, qu'il lui faut
+distribuer et éparpiller dans le monde entier,&mdash;si
+bien qu'on n'a que peu de chance de les
+rencontrer,&mdash;au milieu des esprits faux ou
+faussés des fats, des sots, des mauvais, des
+<span class="pagenum"><a name="Page_50" id="Page_50">50</a></span>
+vulgaires,&mdash;et à ceux-là il ne se résignait
+pas.&mdash;S'il mettait au nombre des grands et
+vrais plaisirs une conversation intelligente à
+c&oelig;ur ouvert, à esprit déboutonné, il ne supportait
+pas l'échange de phrases vides, apprises
+par c&oelig;ur, les mots soufflés et creux, les
+«potins», les bavardages. Il avait réuni sur
+trois planches les génies et les grands esprits
+de tous les temps et de tous les pays,&mdash;toujours
+prêts à lui tenir bonne et saine compagnie.&mdash;Il
+n'avait nulle envie de paraître, et
+nulle envie surtout de paraître riche,&mdash;ce
+qui est déjà presque une fortune; au point de
+vue de l'argent, il se contentait d'avoir de quoi
+satisfaire les vrais et naturels besoins, y compris
+le plus impérieux peut-être, avoir de quoi
+donner.</p>
+
+<p>Il n'ambitionnait aucun rang, honneur ni
+dignité; il ne s'était pas mis sur l'échelle,
+gravissant, ou s'efforçant de gravir chaque
+échelon en en faisant tomber un autre;&mdash;il
+s'était tapi seul, isolé en son coin;&mdash;il n'avait
+jamais voulu être rien dans rien, il n'était
+même pas gendelettre.&mdash;Il s'était maintenu
+fidèle à ses deux devises, à ses deux cachets:
+&#913;&#965;&#964;&#959;&#964;&#945;&#964;&#959;&#962; [Autotatos]
+(toujours et tout à fait moi-même),
+et «Je ne crains que ceux que j'aime»!
+aimant peu de gens, mais les aimant beaucoup
+<span class="pagenum"><a name="Page_51" id="Page_51">51</a></span>
+et sincèrement;&mdash;heureux d'aimer ses
+enfants et ses petits-enfants, sans en exiger,
+ni peut-être en espérer de retour;&mdash;considérant
+que c'est déjà un grand bonheur d'aimer,&mdash;et
+ne leur demandant que de les voir
+heureux, en s'efforçant d'être pour quelque
+chose dans ce bonheur,&mdash;comme un cerisier,
+qui semble si satisfait de voir les oiseaux et
+les enfants manger ses cerises, qu'il n'hésite
+pas à refleurir à la saison suivante et à produire
+de nouvelles cerises qu'il leur a fait
+espérer et comme promises. Il n'était donc
+pas à plaindre et ne se plaignait pas.</p>
+
+<p>Mais revenons à mon académicien et à mes
+chrysanthèmes.</p>
+
+<p>Ah! mon ami l'académicien, si j'avais le
+grand plaisir de te voir ici, chez moi, dans
+cette humble et pauvre masure si richement
+revêtue de rosiers, de jasmins et de passiflores,&mdash;je
+te montrerais mes chrysanthèmes
+en leurs grands épanouissements; tu en verrais
+de toutes les couleurs:&mdash;blanc, rose,
+violet, amarante, cramoisi, jaune, orange,
+lilas et panaché de ces diverses couleurs,&mdash;et
+exhalant cette odeur particulière que j'appellerai
+odeur d'automne; puis, comme tu
+serais honteux de lire dans <i>votre</i> Dictionnaire,
+dont tu es solidaire et responsable pour ta part:
+<span class="pagenum"><a name="Page_52" id="Page_52">52</a></span></p>
+
+<p>Je copie:</p>
+
+<p>«<span class="smcap">Chrysanthème.</span>&mdash;Substantif <i>masculin</i>,
+plante que l'on cultive dans les jardins à
+cause de ses belles fleurs <span class="smcap">JAUNES</span>.»</p>
+
+<p>C'est l'étymologie qui vous a égarés&mdash; &#967;&#961;&#965;&#963;&#959;&#962; [chrysos]
+et &#945;&#957;&#952;&#959;&#962; [anthos]&mdash;fleur d'or;&mdash;mais alors comment
+ce respect de l'étymologie vous a-t-il permis
+de faire de ce nom un substantif <i>masculin</i>?</p>
+
+<p>Quand vous dites:</p>
+
+<p><i>Un</i> chrysanthème,</p>
+
+<p>Moi qui respecte aussi l'étymologie, j'entends:</p>
+
+<p><i>Un</i> fleur d'or.</p>
+
+<p>Pendant que nous sommes au jardin,&mdash;permets-moi
+une autre observation, toujours
+à propos de <i>votre</i> Dictionnaire.</p>
+
+<p>Regarde cette fleur tardive épanouie sur
+une plante paresseuse,&mdash;car c'est l'été qu'elle
+se montre d'ordinaire.</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p><i>... Ces jolis bleuets que, pour mettre en couronne,</i></p>
+<p><i>Les filles vont chercher au sein des blés jaunis.</i></p>
+</div></div>
+
+<p>Pourquoi les appelez-vous <i>bluets</i>? tout en
+disant:</p>
+
+<p>«Sorte de centaurée qu'on appelle <i>bluet</i> à
+cause de sa couleur bleue.»</p>
+
+<p>Le bleuet&mdash;la fleur bleue par excellence!
+<span class="pagenum"><a name="Page_53" id="Page_53">53</a></span>
+qui vous empêche alors d'appeler la rose
+roé? le <i>rouge-gorge</i>, ruge ou roge-gorge?</p>
+
+<p>N'était-ce pas déjà trop d'avoir laissé les
+étincelles bleues devenir des <i>bluettes</i>, que,
+pour mon compte, je m'obstine à appeler
+bleuettes.</p>
+
+<p>Sortons, si tu veux, du jardin, mais ne sortons
+pas de <i>votre</i> Dictionnaire?</p>
+
+<p>Pourquoi appelez-vous <i>charcutier</i> le marchand
+de <i>chair cuite</i>? Pourquoi vous êtes-vous
+laissé imposer cette mauvaise prononciation
+populaire?</p>
+
+<p>Pourquoi ne pas dire simplement <i>chaircuitier</i>?
+ou alors pourquoi ne dirait-on pas
+<i>bucher</i> au lieu de <i>boucher</i>, <i>épcier</i> au lieu
+d'<i>épicier</i>, <i>chabonier</i> au lieu de <i>charbonnier</i>,
+<i>frutier</i> au lieu de <i>fruitier</i>? Il y a, je le sais, des
+marchandes de pommes qui prononcent comme
+cela, mais elles ne sont pas de l'Académie.</p>
+
+<p>Je n'ai aucune objection à faire contre le
+mot <i>myrte</i>&mdash;comme vous l'écrivez,&mdash;et, si
+j'ai l'habitude de l'écrire <span class="smcap">MYRTHE</span>, c'est simplement
+que je l'ai trouvé plus joli ainsi orthographié,
+l'ayant lu dans de vieux livres, et
+notamment dans une histoire de chevalerie,
+où un chevalier de la table ronde se présente
+vêtu entièrement de vert, et sur son écu, de
+la même couleur, on lisait:</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_54" id="Page_54">54</a></span>
+«Le verd est la couleur du <i>myrthe</i> et du
+laurier.»</p>
+
+<p>Je demanderai seulement pourquoi le nom
+de cette couleur, qu'on écrivait autrefois avec
+un <i>d</i> final, s'est écrit depuis et s'écrit aujourd'hui
+par un <i>t</i>; ce qui ne va guère bien avec
+ses dérivés <i>verdure</i> et <i>verdoyant</i>.</p>
+
+<p>Pourquoi a-t-on cessé d'écrire pri<i>m</i>temps
+(premier temps) pour écrire pri<i>n</i>temps? sans
+compter qu'il y a aujourd'hui des gens qui
+écrivent <i>printems</i>.</p>
+
+<p>Pourquoi ne se contente-t-on plus, au mot
+<i>enfant</i>, d'ajouter un <i>s</i> comme signe du pluriel;&mdash;quel
+avantage trouve-t-on à supprimer le
+<i>t</i> et à écrire <i>enfans</i>?</p>
+
+<p>Pourquoi alors, si cela est admis, n'écrirait-on
+pas, en pratiquant un retranchement semblable,
+des abricos&mdash;des almanas,&mdash;et le
+pluriel de <i>soleil</i> serait <i>soleis</i>.</p>
+
+<p>Au mot <i>un</i>, dans <i>votre</i> Dictionnaire, vous
+indiquez, avec raison, qu'on ajoute l'article
+devant <i>un</i> quand on l'oppose à l'<i>autre</i>&mdash;l'un
+et l'autre;&mdash;mais vous ne dites pas que c'est
+<i>seulement</i> dans ce cas&mdash;et quand il ne s'agit
+que de deux. Si bien qu'on prend aujourd'hui&mdash;surtout
+dans les journaux&mdash;cet article
+précédant <i>un</i> comme s'il était simplement
+euphonique;&mdash;on dit: «De trois voleurs,
+<span class="pagenum"><a name="Page_55" id="Page_55">55</a></span>
+<i>l'un</i> s'est enfui, les deux autres ont été arrêtés,»
+tandis qu'on ne devrait dire <i>l'un</i> que
+s'il y avait seulement deux voleurs;&mdash;<i>l'un</i> ne
+devrait se dire que par opposition à <i>l'autre</i>.
+C'est l'<i>alter</i> des Latins, qui ne se dit également
+qu'en parlant de deux.</p>
+
+<p>Et si on peut dire <i>les uns</i> et <i>les autres</i>, c'est
+lorsque vous désignez une quantité quelconque,&mdash;mais
+divisée en deux parties dont
+chacune devient une unité,&mdash;ce que vous
+négligez de dire.</p>
+
+<p>Etc., etc., etc...</p>
+
+<p>Peut-être me trouveras-tu un peu pointilleux,&mdash;c'est
+que je m'inquiète de voir notre
+belle langue française menacée.</p>
+
+<p>Saint François de Sales,&mdash;que j'ai choisi
+pour mon patron dans le ciel et dont j'aurais
+été si heureux d'être l'ami sur la terre, cet
+homme si sensé, si spirituel, si vrai, si indulgent,
+si charitable, si humain, a dit à Philotée:
+«Défiez-vous de ces petites blandices et muguetteries
+qu'on appelle innocentes et qui ne
+le sont pas longtemps.»</p>
+
+<p>De même il ne faut pas permettre qu'on
+prenne avec la langue française même de petites
+libertés, et ce soin vous incombe surtout
+à vous autres les académiciens,&mdash;vestales
+chargées d'entretenir et de défendre le feu
+<span class="pagenum"><a name="Page_56" id="Page_56">56</a></span>
+sacré, et n'oubliez pas qu'on enterrait vivante
+la vestale qui le laissait éteindre, ne fût-ce
+qu'en s'endormant.</p>
+
+<p>Longtemps&mdash;et peut-être encore un peu&mdash;la
+langue française a été la seconde langue
+de tous les peuples, comme la France était
+leur seconde patrie;&mdash;la pauvre France,
+tombée au pouvoir des incapables, des avides,
+des fous et des coquins, est en train de ne
+plus être bientôt une patrie, même pour
+nous.</p>
+
+<p>Défendez au moins la langue contre l'invasion
+des barbares, et, si vous craignez de n'élever
+contre les attaques des Tartares qu'une
+impuissante muraille de porcelaine qui serait
+brisée comme une tasse,&mdash;vous aurez au
+moins retardé le désastre en disant, comme
+disaient les Anglais, lors de leur lutte désespérée
+contre Napoléon, qui avait bien vu le
+défaut de leur cuirasse et les attaquait si dangereusement
+pour eux par le blocus continental:</p>
+
+<p>«Défendons-nous jusqu'à la mort; et, d'ailleurs,
+si l'Angleterre doit périr, il vaut mieux
+que ce soit ce soir que ce matin.»</p>
+
+<p>La danger qui menace la langue française&mdash;se
+compose de plusieurs dangers:&mdash;la
+tribune politique, où les avocats, en majorité,
+<span class="pagenum"><a name="Page_57" id="Page_57">57</a></span>
+ont apporté la faconde creuse sans mesure et
+sans responsabilité du palais;&mdash;les clubs, les
+réunions publiques, les conférences, où s'en
+donnent à c&oelig;ur joie les Démosthènes du ruisseau,&mdash;des
+ouvriers qui ont adopté la profession
+«d'ouvriers sans ouvrage», récitent
+des articles de journaux que ces journaux reproduisent
+et que d'autres orateurs récitent
+à leur tour;&mdash;à la Chambre des députés,
+chaque incident chaque «question» amène
+ses deux ou trois petits barbarismes&mdash;les
+journaux eux-mêmes nécessairement improvisés&mdash;ce
+qui est leur moindre défaut.</p>
+
+<p>Ces nuées de sauterelles s'abattant sur le
+papier blanc, ces innombrables phalanges d'écrivains
+ou mieux d'écriveurs, la plupart illettrés
+encombrant le rez-de-chaussée des
+journaux et se hissant par l'influence des
+journaux jusqu'aux libraires: le besoin pour
+ceux qui se sentent incapables d'intéresser,
+s'efforçant d'étonner&mdash;«d'épater», comme
+on dit aujourd'hui,&mdash;la critique hostile ou
+complaisante ou payée, engouement ou dénigrement;&mdash;les
+lecteurs dupes des réclames
+de deux francs à dix francs la ligne qui
+vendent les journaux aux libraires, lesquels
+annoncent la trente-septième, la soixante-treizième
+édition des livres qu'ils publient
+<span class="pagenum"><a name="Page_58" id="Page_58">58</a></span>
+souvent en faisant payer le papier, l'impression
+et les annonces aux auteurs.</p>
+
+<p>Ajoutons la mode d'emprunter à la langue
+anglaise une foule de mots non seulement
+pour la chasse, la pêche, l'équitation, le canotage,
+tous les exercices,&mdash;mais encore pour
+les jeux et pour «le monde» une assemblée,
+etc., <i>select</i>&mdash;<i>high life</i>&mdash;<i>lunch</i>&mdash;<i>five
+o'clock</i>.</p>
+
+<p>Tout conspire contre notre belle langue
+française, que presque seuls parlent aujourd'hui
+correctement et noblement les étrangers
+qui l'ont apprise par la lecture des écrivains
+du siècle dit de Louis XIV&mdash;et du dix-huitième
+siècle.</p>
+
+<p>Pourquoi l'Académie ne publierait-elle pas
+mensuellement des cahiers de critique sérieuse,
+de bonne foi, où elle lutterait peut-être
+avec autorité contre le mauvais goût et
+la décadence.</p>
+
+<p>Après avoir dit les dangers, je crois devoir
+aussi réduire les craintes à leur proportion
+réelle.</p>
+
+<p>La phalange naturaliste, intransigeante,
+documentaire d'aujourd'hui, n'est qu'une
+imitation avec grossissement, comme disent
+les photographes, de la phalange romantique
+de 1830.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_59" id="Page_59">59</a></span>
+Il y avait alors dans cette armée une quinzaine
+d'hommes de talent&mdash;dont huit ou dix
+sont restés et resteront&mdash;le reste a disparu.</p>
+
+<p>Où sont Petrus Borel, <i>le licanthrope</i>, et Bouchardy,
+<i>au c&oelig;ur de salpêtre</i>?</p>
+
+<p>Ils sont où ira bientôt la foule à la suite des
+documentaires, naturalistes, etc.,&mdash;dont
+trois, disons quatre pour être gracieux, survivront
+à la mode.</p>
+
+<p>Avec cette différence cependant que&mdash;vu
+le grossissement&mdash;la foule, la tourbe à la
+suite des romantiques se composait de fous,
+et que celle à la suite des documentaires se
+compose d'enragés.</p>
+
+<p>Nous venons d'en voir une triste et odieuse
+preuve dans un procès récent dont j'ai déjà
+dit quelques mots et dont je vais reparler tout
+à l'heure.</p>
+
+<p>Parmi les écrivains, surtout parmi les contemporains,
+quelques-uns joignent à un véritable
+talent&mdash;la manière de s'en servir, de
+le mettre en valeur.&mdash;Quelquefois même ce
+don complète ou remplace même le talent à
+un certain degré.</p>
+
+<p>Décidés à arriver, ne se contentant pas du
+rêve démodé de la «postérité», ils se font
+une petite armée qu'ils payent de promesses
+magnifiques; s'ils marchent à la tête, c'est
+<span class="pagenum"><a name="Page_60" id="Page_60">60</a></span>
+pour enfoncer les portes, pour préparer le
+festin auquel tous auront part;&mdash;pour une
+armée en campagne, il faut un drapeau et
+une devise.</p>
+
+<p>Saint-simonisme&mdash;romantisme, naturalisme,
+etc.,&mdash;il en est de même pour la politique,
+démocratie, intransigeance, irréconciliabilité&mdash;possibilisme,
+anarchie, etc.</p>
+
+<p>Je compare les uns et les autres à des aéronautes
+qui ont besoin d'aides pour s'élever,&mdash;ceux-ci
+cousent le ballon et fabriquent la nacelle,&mdash;d'autres,
+et c'est le plus grand nombre,
+s'essoufflent à le gonfler. Ah! comme vous
+soufflez bien! quel génie! c'est vous qui faites
+tout!&mdash;encore un peu de courage et <i>nous</i>
+allons monter pour le moins à la lune. La nacelle
+est un peu petite, mais l'aéronaute dit en
+confidence à chacun de ses ouvriers qu'il
+compte n'emmener que le choix, les meilleurs,
+et qu'il est naturellement un des choisis;&mdash;tous
+se cramponnent aux cordes qui
+retiennent le ballon, et, tout à coup, l'aéronaute
+monte dans la nacelle, s'installe, et,
+tout à coup, crie: Je vais vous préparer les
+logements Lâchez tout!</p>
+
+<p>On lâche les cordes, il s'élève et plane, laissant
+ses aides stupéfaits, ahuris, essoufflés
+avec les bouts des cordes dans les mains.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_61" id="Page_61">61</a></span>
+Il est une question assez difficile à résoudre:
+Est-ce la société qui agit sur la littérature?
+Est-ce la littérature qui agit sur la société?&mdash;Je
+crois que l'influence est mutuelle et réciproque&mdash;et
+qu'il n'y a pas plus de mauvais
+goût et de décadence à écrire certains volumes,
+qu'il n'y en a à les lire.&mdash;Encore un
+souvenir du collège; te rappelles-tu une certaine
+lettre de Sénèque à Lucilius? «En certain
+temps, dit-il, la façon de parler et d'écrire
+se corrompt,&mdash;l'enflure devient à la mode,
+<i>inflata oratio viget</i>;&mdash;il y a un vieux proverbe
+grec qui dit: «On a toujours parlé comme
+on a vécu, <i>talis oratio qualis vita</i>.&mdash;L'esprit
+dégoûté des choses ordinaires, affecte de s'exprimer
+d'une nouvelle façon; il va chercher
+des mots hors d'usage, il en invente ou change
+le sens de ceux usités ou en emprunte à une
+langue inconnue. Partout où vous verrez prendre
+goût à un langage corrompu, soyez certain
+que les m&oelig;urs y suivent une mauvaise
+pente&mdash;<i>a recto descivisse</i>.» Ainsi parle Sénèque.</p>
+
+<p>Dans «l'affaire» Chambige, un avocat a
+fortement tonné contre la littérature contemporaine;
+le ministère public,&mdash;autre avocat,
+en vue peut-être de se rendre les journaux
+favorables et de leur subtiliser, extorquer un
+<span class="pagenum"><a name="Page_62" id="Page_62">62</a></span>
+«bon article», a pris la défense de cette littérature,
+du «grand Balzac» et de ses «continuateurs».</p>
+
+<p>Ah! oui,&mdash;Balzac! parlons-en de Balzac.</p>
+
+<p>On dit aujourd'hui «le grand Balzac», et, de
+son vivant, pendant la lutte qui l'a tué si jeune
+et en plein talent, on le discutait, on le contestait,
+on le niait, on le vilipendait.</p>
+
+<p>Il faut ici rappeler l'Auvergnat qui se plaint
+à son gargotier de trouver un soulier d'enfant
+dans la soupe.</p>
+
+<p>Balzac,&mdash;les livres de Balzac, ce n'était pas
+que ce fût sale,&mdash;mais «ils tenaient de la
+place», une place que chacun de ses impuissants
+détracteurs pensait pouvoir occuper, si
+Balzac ne l'eût usurpée.</p>
+
+<p>Balzac!</p>
+
+<p>J'ai été le seul alors à dire et à imprimer:</p>
+
+<p>«L'Académie de notre temps veut avoir
+aussi son Molière à ne pas nommer.»</p>
+
+<p class="p2">Deux procès simultanés ont excité singulièrement
+des intérêts différents.</p>
+
+<p>Prado était un voleur, un assassin, un scélérat
+de profession;&mdash;il était accusé d'avoir
+assassiné une fille publique pour lui voler ses
+diamants;&mdash;il le niait avec une invincible
+obstination, beaucoup d'adresse, de sang-froid,
+<span class="pagenum"><a name="Page_63" id="Page_63">63</a></span>
+je dirai presque de talent,&mdash;malgré beaucoup
+de faits, on peut dire de preuves à l'appui de
+l'accusation.&mdash;Pour mon compte, je crois
+qu'il a assassiné Marie Aguettant; mais je ne
+sais si j'aurais osé le condamner à mort&mdash;faute
+d'une de ces preuves auxquelles l'accusé
+n'a plus rien à répondre et qui lui arrachent
+soit un aveu, soit un silence équivalent à un
+aveu.</p>
+
+<p>Si je le crois coupable,&mdash;ce n'est pas sur les
+preuves avancées par l'accusation, quelque
+graves et vraisemblables qu'elles soient; c'est
+sur sa défense même si habile, si adroite, si
+troublante; c'est une plaidoirie d'un avocat
+très fort, et si son avocat avait assassiné Marie
+Aguettant, et, si Prado avait été le défenseur&mdash;peut-être
+l'accusé eût été acquitté ou eût
+obtenu des circonstances atténuantes.&mdash;Mais
+cette défense est une plaidoirie d'avocat; pas
+un cri, pas une phrase, pas un mot d'innocent.</p>
+
+<p>&mdash;Prado a été condamné à mort, quoique
+son avocat dît, dans son plaidoyer&mdash;qu'il
+ne croyait guère à la légitimité de la peine de
+mort prononcée par la loi et la société.</p>
+
+<p>L'autre était plus qu'un scélérat, c'est un
+monstre et un lâche.</p>
+
+<p>Il a assassiné une honnête femme, mère de
+famille. Il prétend, contre toute vraisemblance,
+<span class="pagenum"><a name="Page_64" id="Page_64">64</a></span>
+que lui et elle voulaient mourir
+ensemble; il l'avait tuée d'une main ferme, de
+deux coups de pistolet&mdash;et qu'ensuite lui-même,
+avec quatre balles restées dans le pistolet
+et vingt-deux balles dans la poche, il s'était
+contenté d'une blessure ridicule, laissant sur
+un lit le cadavre nu jusqu'au-dessus de la
+ceinture. Non seulement il avouait le crime,&mdash;mais
+il s'en vantait comme d'une action
+admirable, sublime.&mdash;Il a fait venir de Paris
+le bâtonnier de l'ordre des avocats,&mdash;chargé
+de déshonorer sa victime, et qui s'en est
+acquitté de son mieux.</p>
+
+<p>Un gamin de lettres est venu à l'audience
+le glorifier, sans que le président ait fait jeter
+le gamin à la porte du prétoire.</p>
+
+<p>Le ministère public n'a pas osé requérir la
+peine de mort, dans la crainte de venir en
+aide à une vieille rengaine, à une vieille
+rouerie, à une vieille «ficelle» de la défense:
+«L'accusé aime mieux la mort que le bagne.»
+L'avocat général n'a pas osé parce qu'il courait
+le risque, en demandant la mort de ce
+monstre, de provoquer un acquittement. Dans
+ce crime, que toutes les circonstances rendaient
+plus horrible, le jury a trouvé des circonstances
+atténuantes, et M. Chambige en est
+quitte pour sept ans de travaux forcés.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_65" id="Page_65">65</a></span>
+Le lendemain de la condamnation, ses amis
+«littéraires» ont voulu avoir leur part dans
+la notoriété, dans la gloire de M. Chambige,
+et un d'eux a vu une occasion de célébrité et
+de bénéfices, en faisant annoncer dans les
+journaux un livre dédié au condamné!&mdash;espérant
+que ça se vendrait bien et aurait
+trente-sept éditions comme tant d'autres.</p>
+
+<p>Comment le ministère public eût-il dû risquer
+un acquittement qui n'eût guère été plus
+scandaleux que la peine dérisoire&mdash;dont ce
+lâche, que son avocat avait dit «préférer la
+mort au bagne,»&mdash;se donne bien de garde
+d'appeler et se trouve satisfait!&mdash;comment
+l'avocat général n'a-t-il pas dit:</p>
+
+<p>«Chambige, je requiers contre vous la peine
+de mort.&mdash;Soyez heureux que la loi et la
+justice vous débarrassent d'une vie désormais
+honteuse et misérable, d'une vie que, en
+admettant la fable dont vous avez accru votre
+crime, vous deviez à la morte, et que vous
+avez tenté par tous les moyens de lui escroquer.»</p>
+
+<p class="p2">Cet avocat n'osait pas demander la peine
+capitale dans la crainte d'un acquittement
+pour un crime monstrueux commis par un
+homme ne méritant aucune pitié.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_66" id="Page_66">66</a></span>
+Cet autre avocat,&mdash;également ministère
+public, demandant et obtenant la mort de l'accusé,
+mais disant qu'il n'est pas certain que
+la société ait le droit de tuer&mdash;me font voir&mdash;une
+fois de plus&mdash;qu'il est des absurdités,
+des bêtises qui ont la vie bien dure et qu'il
+faut tuer plusieurs fois.</p>
+
+<p>Aux mêmes insanités, je ne puis faire que
+les mêmes réponses;&mdash;mais je commencerai
+par dire:</p>
+
+<p>A soutenir l'abolition de la peine de mort,
+on peut se laisser entraîner sans une conviction
+bien entière, parce que cette plaidoirie
+est féconde en phrases brillantes, faciles et
+toutes faites,&mdash;parce qu'elle a un air généreux,
+libéral, humain.</p>
+
+<p>Pour soutenir l'avis contraire qu'on aimerait
+peut-être mieux ne pas avoir, et dont la
+popularité et le succès sont beaucoup moins
+certains, il faut être bien complètement, bien
+résolument de cet avis.</p>
+
+<p>Il est curieux de remarquer que les plus
+ardents adversaires de la peine de mort sont
+des gens qui, en même temps, s'efforcent de
+réhabiliter Robespierre, Danton, Fouquier-Tinville,
+Carrier, Marat, etc., etc., puis d'excuser
+d'abord et d'expliquer ensuite et de glorifier
+<i>la Terreur</i>, la guillotine permanente,
+<span class="pagenum"><a name="Page_67" id="Page_67">67</a></span>
+les mitraillades de Lyon, les noyades de
+Nantes, la Commune, etc.</p>
+
+<p>Les adversaires de la peine de mort se fondent
+sur deux arguments que voici:</p>
+
+<p>1<sup>o</sup> «L'échafaud est inutile;&mdash;l'échafaud
+n'effraye pas les assassins.»</p>
+
+<p>Qu'en savez-vous? Vous savez qu'un homme
+n'a pas été arrêté par crainte de l'échafaud;
+mais, si un homme, dix hommes ont
+subi cette crainte salutaire, iront-ils vous
+dire: «Mon bon monsieur, j'étais tourmenté
+d'un âpre désir de tuer mon ennemi et d'assassiner
+un homme riche qu'on ne pouvait
+dépouiller autrement, mais j'ai reculé devant
+l'idée de la guillotine.»</p>
+
+<p>Admettons un moment que la peine de mort
+n'empêche pas l'assassinat, vous supprimez la
+peine de mort; mais que faites-vous des assassins?
+Vous leur infligez les travaux forcés.&mdash;Mais,
+si la crainte de la plus forte peine a été
+inefficace, pensez-vous que la crainte d'une
+peine moindre serait plus puissante?</p>
+
+<p>Non; alors supprimons les travaux forcés.</p>
+
+<p>De même pour l'emprisonnement&mdash;et nous
+descendrons toujours jusqu'à ce que nous
+ayons une peine homéopathique à la trois
+centième relative.</p>
+
+<p>Mais heureusement que votre raisonnement
+<span class="pagenum"><a name="Page_68" id="Page_68">68</a></span>
+ne vaut rien; car il conduirait à ce raisonnement
+terrible:</p>
+
+<p>La peine de mort est impuissante; il faut
+donc ne pas diminuer la peine, mais l'augmenter
+jusqu'à ce qu'on obtienne un résultat;&mdash;alors
+il faut recourir aux supplices, à la
+torture, aux membres rompus, à l'écartellement:
+est-ce là ce que vous voulez?&mdash;C'est
+cependant ce que vous demandez&mdash;en disant
+la peine de mort inefficace, c'est-à-dire insuffisante.</p>
+
+<p>Dans le crime, comme dans toutes les autres
+circonstances, l'homme, à son insu parfois,
+fait un calcul des peines et des plaisirs;&mdash;on
+ne veut pas payer trop cher:&mdash;tel jouera un
+an de sa liberté contre la chance de s'approprier
+cent francs, qui reculera s'il ne peut
+prendre que dix sous en encourant la même
+peine, ou s'il doit jouer deux ans contre la capture
+de cent francs.</p>
+
+<p>Il y a des voleurs qui ne volent jamais la
+nuit, quoiqu'ils aient moins chance d'être pris
+qu'en volant le jour, parce qu'ils ne veulent
+risquer qu'une certaine peine, et ne pas trop
+mettre au jeu.</p>
+
+<p>Ces assassins sont une bande à part,&mdash;devenue
+plus nombreuse depuis qu'ils ne jouent
+plus contre l'échafaud, mais seulement contre
+<span class="pagenum"><a name="Page_69" id="Page_69">69</a></span>
+certaines chances aléatoires de l'échafaud&mdash;depuis
+qu'on rend des points aux assassins.</p>
+
+<p>2<sup>o</sup> Argument.</p>
+
+<p>«La société n'a pas le droit de tuer un
+homme, elle ferait dans ce cas ce qu'elle
+reproche au criminel d'avoir fait.»</p>
+
+<p>Il y a cependant une certaine nuance sur
+laquelle j'appelle votre attention.&mdash;La société
+tue un homme parce qu'il en a tué un&mdash;et
+aussi pour l'empêcher d'en tuer d'autres, et
+aussi pour faire savoir à ceux qui seraient
+tentés de l'imiter qu'ils jouent leur tête, et aussi
+pour rassurer la société justement alarmée.</p>
+
+<p>La société tue un homme parce qu'il en a
+tué un autre, l'assassin a tué un homme parce
+qu'il avait une montre.</p>
+
+<p>L'homme attaqué par un assassin a-t-il le
+droit de le tuer pour se défendre?</p>
+
+<p>C'est ce droit de se défendre que l'individu
+transmet à la société, et le transmet
+diminué de tout ce que la passion, la peur,
+la colère pourraient y ajouter d'arbitraire et
+d'excessif.</p>
+
+<p>Mais, si la société avoue qu'elle est impuissante
+à protéger ses membres contre l'assassinat,
+elle rend à chaque individu la délégation
+qu'il lui a faite,&mdash;chacun rentre en possession
+de sa défense personnelle;&mdash;de là nécessairement,
+<span class="pagenum"><a name="Page_70" id="Page_70">70</a></span>
+la vendetta, la loi de Lynch, le revolver
+et le tomahawk.</p>
+
+<p>Qu'aurait-on dit et fait à M. Grille, si, voyant
+que l'assassin et le calomniateur de sa femme
+n'est pas condamné à mort, l'y avait condamné
+lui-même en lui brûlant la cervelle à l'audience?&mdash;Ce
+n'est certes pas moi qui l'aurait
+blâmé.</p>
+
+<p>Vous trouvez que tuer un homme est horrible,&mdash;moi
+aussi.</p>
+
+<p>Que tuer un homme, fût-il un scélérat, c'est
+encore fort triste.</p>
+
+<p>C'est mon avis.</p>
+
+<p>Que la guillotine est un objet hideux.</p>
+
+<p>Je le pense comme vous.</p>
+
+<p>Que l'office de bourreau et le bourreau lui-même
+sont ignobles et répugnants.</p>
+
+<p>Rien n'est plus clair.</p>
+
+<p>Qu'il serait à désirer qu'on ne tuât plus
+personne, qu'on brûlât la guillotine.</p>
+
+<p>Nul au monde ne le désire plus sincèrement
+et plus vivement que moi.</p>
+
+<p>En un mot qu'on supprimât la peine de
+mort.</p>
+
+<p>Je vous défie d'y applaudir plus que moi.</p>
+
+<p>Supprimons donc la peine de mort, mais que
+messieurs les assassins commencent.</p>
+
+<p>La peine de mort, grâce aux phrases dues à
+<span class="pagenum"><a name="Page_71" id="Page_71">71</a></span>
+la sympathie qu'il est de mode d'afficher pour
+les scélérats,&mdash;grâce aux faiblesses et à la
+sottise des jurés, n'existe déjà plus que très
+exceptionnellement pour quelques assassins,
+empoisonneurs, incendiaires, parricides, etc.;&mdash;mais
+elle subsiste et elle subsistera pour
+ceux qui laissent voir des chaînes de montre,
+pour ceux qui passeront pour avoir de vieux
+louis enfouis; elle subsistera pour la pauvre
+fille qui refuse d'épouser un mauvais sujet
+auquel elle aura inspiré une fantaisie.</p>
+
+<p>La peine de mort n'existera plus pour les
+criminels, elle sera réservée exclusivement
+aux innocents.</p>
+
+<p class="p4"><span class="pagenum"><a name="Page_72" id="Page_72">72</a></span></p>
+<h2>KLMPRSK</h2>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="right">Un jour le Bon Dieu s'éveillant.</p>
+<p class="right">Fut pour nous assez bienveillant.</p>
+</div></div>
+
+<p class="p2">La mode, qui exerce un despotisme si invincible
+est en même temps si mobile, que, si
+elle inquiète à juste titre ceux qu'elle adopte,
+elle ne doit pas décourager ceux qu'elle
+néglige et semble dédaigner, et qui peuvent
+avoir leur tour demain; elle est si changeante,
+qu'elle a fini par s'ennuyer d'elle-même, se
+trouve vieillie, ne se croit plus elle-même à
+la mode, change de nom, et se fait aujourd'hui
+appeler le «chic».</p>
+
+<p>Aussi ai-je hésité, dans la crainte d'effaroucher
+les lecteurs, à rappeler ces deux vers de
+Béranger, si admiré, si loué pendant un temps,
+et aujourd'hui si dédaigné, si oublié avec une
+égale injustice et une semblable exagération.
+<span class="pagenum"><a name="Page_73" id="Page_73">73</a></span>
+Mais cette épigraphe convenait si bien à la
+petite histoire que je vais raconter, elle m'est
+si bien venue d'elle-même sous la plume, que
+je me suis risqué et résigné.</p>
+
+<p>On aimerait à se représenter l'Être suprême
+invisible et senti dans tout, sans qu'on osât
+lui donner une forme et une figure, aimant,
+protégeant, réglant d'un égal et paternel
+amour son &oelig;uvre tout entière, tout ce qu'il a
+créé,&mdash;tout ce que nous voyons et tout ce qui
+est au delà de ce que nous voyons, les mondes
+infinis et un grain de poussière&mdash;les soleils
+et les lucioles&mdash;les mers et la goutte de rosée&mdash;l'homme
+et les insectes microscopiques,
+rien n'étant grand ni petit aux regards de
+cette souveraine et divine intelligence.</p>
+
+<p>Malheureusement, la Bible, que nous sommes
+obligés de croire, nous le montre autrement.&mdash;Pendant
+plusieurs siècles, selon les saintes
+écritures, Dieu s'est presque exclusivement
+consacré au petit peuple hébreux qu'il a
+appelé «son peuple» par préférence et excellence,
+et dont il a été le Dieu particulier et
+confisqué, lui sacrifiant le grand peuple
+Égyptien et tous les peuples ses voisins, dans
+cette terre qu'il lui avait «promise», et où
+il l'avait conduit sans se décourager, quoiqu'il
+dit lui-même à Moïse: «Décidément,
+<span class="pagenum"><a name="Page_74" id="Page_74">74</a></span>
+ce peuple a la tête trop dure» (Duræ cervicis;
+<i>Exode, XXXII, 9</i>. Ce qui est répété dans le
+<i>Deutéronome, IX, 13</i>.)&mdash;Il alla jusqu'à lui
+envoyer son fils, par une préférence extraordinaire,
+et, je dirai même, difficile à comprendre&mdash;et,
+ce fils, ils le crucifièrent.</p>
+
+<p>Je me croyais donc fondé à croire Jéhovah
+moins jeune, et guéri à jamais d'un pareil
+engouement et remonté chez lui, à cette hauteur
+d'où sont égales les montagnes et les
+taupinières, les chênes et les brins d'herbe,
+les éléphants et les fourmis.</p>
+
+<p>Lorsque je trouvai par hasard en flânant
+sur les quais de Paris un vieux petit volume
+recouvert de parchemin jauni, qui m'obligea
+à penser autrement.</p>
+
+<p>Oh! les bonnes flâneries sur les quais de
+Paris, à fouiller sur les parapets les boîtes des
+bouquinistes!</p>
+
+<p>A vrai dire, depuis si longtemps que j'ai
+quitté Paris, c'est la seule chose que j'aie jamais
+regrettée&mdash;de cette ville, que Victor Hugo
+a appelée la «ville lumière», prenant naïvement
+pour une lumière la lueur rouge de l'incendie.</p>
+
+<p>Voici ce que raconte ce <i>bouquin</i>:</p>
+
+<p>«La terre, dit un jour Jéhovah, ce monde,
+un des moindres du nombre infini que j'ai
+<span class="pagenum"><a name="Page_75" id="Page_75">75</a></span>
+créés, me donne plus de soucis que tous les
+autres.&mdash;J'avais de mon mieux, et assez bien
+je puis le dire sans vanité, organisé les choses,
+pour que la courte existence des habitants de
+la terre fût très supportable et même assez
+heureuse; mais tous leurs efforts tendent à
+déranger l'ordre que j'ai établi, à inventer
+des maladies du corps et de l'esprit, à se créer
+des ambitions absurdes, des désirs irréalisables,
+des chagrins et des maux de tous
+genres, tant les uns contre les autres, que
+chacun contre soi-même, et je n'entends
+monter que des plaintes, des récriminations
+contre le sort, contre la vie, contre moi-même.</p>
+
+<p>»Je veux faire encore un essai;&mdash;mais, par
+le Styx, ce sera le dernier!&mdash;Je vais tenter
+de rendre un peuple heureux et de lui donner
+tout ce qu'il peut raisonnablement désirer, et
+même un peu au delà.»</p>
+
+<p>Il prit un peuple, le plaça dans une contrée
+située de la façon la plus avantageuse, entre
+des mers&mdash;un climat tempéré, un sol fertile;
+puis il doua les femmes non seulement d'une
+beauté suffisante, mais encore d'une grâce
+particulière et d'un charme spécial;&mdash;il doua
+les hommes de bravoure et d'un certain esprit
+qui n'est pas précisément «la raison ornée
+<span class="pagenum"><a name="Page_76" id="Page_76">76</a></span>
+et armée», mais d'une autre espèce plus
+pratique, plus agréable, peut-être plus capable
+de distraire et d'amuser:&mdash;il leur donna
+surtout la gaieté. La gaieté! cette santé de
+l'esprit, ce soleil qui colore la vie de teintes
+si riantes, qui rend les maux légers; il leur
+donna le rire, le seul avantage bien constaté
+que l'homme ait sur le singe.</p>
+
+<p>Il leur expliqua que la monarchie est l'image
+du gouvernement paternel et fait d'un
+peuple une famille, puis il leur choisit lui-même
+une succession de rois aimant tendrement
+le peuple.</p>
+
+<p>Mais de ces rois ils assassinèrent le premier,
+ils décapitèrent le second et forcèrent
+le troisième à s'en aller, après avoir échappé
+six fois aux couteaux et aux pistolets, aux
+cris de «Vive la liberté!»</p>
+
+<p>«La liberté! dit Jéhovah, c'est un aliment
+de trop haut goût et de trop difficile digestion
+et assimilation pour vos faibles estomacs.
+Vous en avez eu jusqu'ici plus que vous n'en
+pouvez supporter; vous n'êtes pas des esclaves
+aspirant à briser leurs chaînes, vous
+êtes des domestiques capricieux aimant à
+changer de maîtres.&mdash;Eh bien, je vais vous
+satisfaire,&mdash;je vais vous mettre en République;&mdash;vous
+aurez alors quelques douzaines de
+<span class="pagenum"><a name="Page_77" id="Page_77">77</a></span>
+maîtres, de tyrans, dont vous changerez tous
+les dimanches.</p>
+
+<p>«Puis je ne m'occupe plus de vous&mdash;débrouillez-vous.
+Je vous défends même d'écrire
+sur vos pièces de cent sous que je vous
+protège particulièrement, parce que désormais
+cela ne sera plus vrai.»</p>
+
+<p>A ceux-là il n'envoya pas son fils, peut-être
+ne l'osa-t-il pas.</p>
+
+<p>Et il fit comme il l'avait dit.</p>
+
+<p>Et ce peuple se mit à ne plus labourer la
+terre si fertile qui lui avait été donnée.</p>
+
+<p>Tout le monde voulut être médecin, avocat,
+notaire, homme politique, ministre, président
+de la République. La gaieté disparut; il ne
+crut plus à Dieu, mais il crut à tel ou tel avocat,
+à tel ou tel général, à tel ou tel déclassé,
+à tel ou tel fruit sec.</p>
+
+<p>Il nomma pour le gouverner des hommes
+dont il exigea des promesses impossibles à
+réaliser,&mdash;qui ne seraient pas restés trois
+jours au pouvoir s'ils avaient tenté de tenir
+leur parole, et qui, ne la tenant pas, étaient
+renversés au bout de huit jours. Ce peuple,
+qui avait été longtemps un objet d'envie et de
+respect, devint un objet de pitié et de dérision;&mdash;au
+drapeau blanc, il substitua le drapeau
+tricolore, puis le drapeau rouge, puis le drapeau
+<span class="pagenum"><a name="Page_78" id="Page_78">78</a></span>
+noir;&mdash;il déclara <i>la</i> république <i>une et
+indivisible</i>, et se partagea en cent hordes ou
+meutes sous différents noms, si bien que leur
+vrai drapeau, celui qui eût convenu à cette
+situation, eût été la culotte d'Arlequin.</p>
+
+<p>On gaspilla, on vola, on assassina; on fit,
+sinon des vertus, du moins des titres de gloire
+et de popularité, de tout ce qui autrefois
+déshonorait.</p>
+
+<p>Au milieu de la foule, il se trouva par hasard
+un homme un peu bizarre, ami du vrai,
+du juste, du grand et du beau,&mdash;spectateur
+désintéressé, n'ayant envie de rien, ne voulant
+rien être dans rien;&mdash;il n'était guère écouté
+et choquait beaucoup de gens par les vérités
+qu'il émettait de temps en temps;&mdash;on ne
+disait jamais de lui: «Il a raison, aujourd'hui»;&mdash;mais
+on a dû souvent dire: «Comme il avait
+raison, il y a dix ans, il y a vingt ans!» Son
+faible, sa marotte, sa manie était de chercher
+patiemment des vérités;&mdash;puis, quand il en
+avait trouvé une, de l'éplucher, de la décortiquer,
+de la «décaper», de la nettoyer, de
+la fourbir, de la frotter, de la faire luire, en
+la réduisant à la plus simple, plus intelligible
+et plus brève expression.</p>
+
+<p>Puis, quand il en avait rassemblé quelques-unes,
+de leur donner la volée comme à un
+<span class="pagenum"><a name="Page_79" id="Page_79">79</a></span>
+essaim de libellules échappées de leurs chrysalides.</p>
+
+<p>Non seulement on ne lui en savait aucun
+gré, mais beaucoup s'en ennuyèrent, s'en offensèrent
+et lui voulaient du mal;&mdash;il s'en affligeait
+quelque peu, parce que cette indifférence
+ou cette malveillance l'empêchaient de faire
+le bien qu'il aurait voulu faire,&mdash;et il ressemblait
+à cet autre homme qui avait gagé de
+vendre sur un pont des louis d'or à trois sous
+la pièce, et auquel on n'en acheta pas un; ce
+qui lui fit gagner son pari. Cependant, comme
+cette malveillance allait jusqu'à la haine, il
+imagina de mettre à l'avenir ce qu'il avait à
+dire sous un nom d'emprunt qui ne serait pas
+compromis comme le sien, et permettrait peut-être
+de voir accepter et adopter quelques-unes
+des vérités qu'il croyait utiles.</p>
+
+<p>Il pensa un moment à prendre pour <i>gérant
+responsable</i> le grand philosophe Koung-fou-Tsé
+que les jésuites ont appelé Confucius&mdash;mais
+on était habitué à ne pas prendre les
+Chinois au sérieux, la Chine n'était pas à la
+mode, et lui-même avait plus d'une fois parlé
+de ce grand homme avec admiration; ce qui
+aurait fait soupçonner l'expédient.</p>
+
+<p>Un jour qu'il avait amassé un certain nombre
+d'aphorismes, d'axiomes plus hardis encore
+<span class="pagenum"><a name="Page_80" id="Page_80">80</a></span>
+que de coutume, il jugea que, pour échapper à
+l'indignation et au mépris, il était temps de
+mettre son idée à exécution.</p>
+
+<p>En effet.</p>
+
+<p>C'était un chapelet assez dangereux.</p>
+
+<p>Par exemple.</p>
+
+<p>Deux et deux font quatre.</p>
+
+<p>La prétendue république n'est pas un but,
+c'est une échelle.</p>
+
+<p>La partie est toujours moins grande que le
+tout.</p>
+
+<p>On attaque les abus non pour les détruire,
+mais pour s'en emparer et en jouir.</p>
+
+<p>Le plus court chemin d'un point à un autre
+est la ligne droite.</p>
+
+<p>Les avocats s'intitulent les «défenseurs de la
+veuve et de l'orphelin»;&mdash;mais la veuve et
+l'orphelin n'auraient pas besoin d'eux, s'il n'y
+avait toujours en face de leur défenseur un
+autre avocat qui y oblige.</p>
+
+<p>Un nombre, quel qu'il soit, est toujours pair
+ou impair.</p>
+
+<p>L'avocat, après dix ans d'exercice de sa profession,
+ayant plaidé dans toutes les questions
+le pour et le contre, n'a plus aucun discernement
+du juste ni du vrai&mdash;et est tout à fait
+incapable de prendre part aux affaires publiques.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_81" id="Page_81">81</a></span>
+La liberté de chacun a pour limite la liberté
+des autres.</p>
+
+<p>Cinq et quatre font neuf, ôté deux reste
+sept, etc., etc., etc., et autres paradoxes vrais
+peut-être, mais étranges, choquants, n'ayant
+nulle chance d'être acceptés.&mdash;C'était plus
+que n'en pouvait supporter la patience de ses
+concitoyens.</p>
+
+<p>Il se décida à ne publier de pareilles hardiesses
+que sous le nom du «philosophe».</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">Klmprsk</span></p>
+
+<p>Cette publication n'excita pas autant qu'il
+l'avait craint l'indignation générale,&mdash;à cause
+de la situation du gouvernement; le Président
+trônait depuis trois ans, le ministère depuis
+trois mois.&mdash;C'était un assez rare exemple de
+longévité.&mdash;Un parti s'était formé de tous les
+partis aussi ennemis entre eux pour le moins
+qu'ils l'étaient du parti au pouvoir, mais pour
+le moment d'accord sur ce point, qu'il fallait
+le renverser et rendre la place libre,&mdash;chacun
+à part soi, espérant jouer ses alliés et
+s'emparer de la place.</p>
+
+<p>Ce qui, dans les idées émises par <i>Klmprsk</i>,
+concernait la république, reçu avec colère et
+haine par les uns, était accepté par les
+<span class="pagenum"><a name="Page_82" id="Page_82">82</a></span>
+autres, qui ne l'appliquaient qu'à leurs adversaires.</p>
+
+<p>On en parla beaucoup, on questionna l'écrivain;
+il prit des airs réservés et mystérieux,
+répondit qu'il avait juré de ne pas trahir
+<i>Klmprsk</i>&mdash;qu'à la moindre indiscrétion, cesserait
+toutes relations avec lui&mdash;puis il s'en
+alla à la campagne, et de là, croit-on, à l'étranger,
+mais, en tout cas, disparut tout à fait.</p>
+
+<p>Mais, se demandait-on, quel est ce <i>Klmprsk</i>?
+Les uns disaient: «C'est un diplomate!»&mdash;les
+autres, c'est un général ou un ancien ministre,&mdash;en
+tout cas, un homme supérieur. Mais
+quel nom! comment ça se prononce-t-il? Quelqu'un
+s'avisa de donner à chaque lettre le
+nom dont on l'appelle et cela produisit:</p>
+
+<p><i>Kaelempeereska</i>&mdash;mais c'était encore long
+et difficile. Une personne plus pratique rappela
+ce qu'avait fait autrefois un musicien
+compositeur allemand qui avait beaucoup de
+talent, mais un nom si hérissé de consonnes,
+si impossible à prononcer, qu'il n'y avait pas
+moyen d'en faire un nom répété par la foule et
+célèbre;&mdash;il avait imaginé, au-dessous de son
+nom, d'ajouter entre parenthèses: prononcez:
+<i>Guillaume</i>.</p>
+
+<p>Eh bien, Klmprsk&mdash;se prononcera <span class="smcap">Gustave</span>.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_83" id="Page_83">83</a></span>
+Ce logogriphe avait occupé l'attention pendant
+une semaine.&mdash;Quelques individus s'étaient
+fait une position dans certains salons
+en affectant des airs discrets comme s'ils en
+avaient su sur Klmprsk plus qu'ils n'en voulaient
+dire.</p>
+
+<p>La mode s'en empara,&mdash;les femmes portèrent
+des manches et des tournures à la
+<i>Gustave</i>.</p>
+
+<p>En même temps, on créa un petit journal&mdash;et
+on fit jouer un vaudeville sous ce titre:</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">Klmprsk</span><br />
+<i>Prononcez Gustave</i></p>
+
+<p>Le journal, dont les collaborateurs étaient
+soupçonnés de ne pas être étrangers au vaudeville,
+répandit le bruit que le ministère avait
+exigé des suppressions et des modifications.&mdash;C'était
+un attentat à la liberté de la presse et
+cela devait amener du bruit; aussi la police
+meubla la salle d'un nombre respectable de
+ses agents, ce qui provoqua ce qu'elle voulait
+empêcher. On applaudit la pièce à tout rompre.
+Les sifflets risqués par la police firent applaudir
+jusqu'au délire. On cria: «Vive Gustave!» et
+«A bas le ministère! A bas le président!»</p>
+
+<p>Ce journal rendit un compte enthousiaste
+<span class="pagenum"><a name="Page_84" id="Page_84">84</a></span>
+de l'&oelig;uvre; un journal appartenant au pouvoir
+«actuel», comme il avait appartenu au
+pouvoir précédent, tout prêt à se livrer à ses
+successeurs, écrivit:</p>
+
+<p>«Ce nom ridicule que vous acclamez, ce
+nom de <i>Klmprsk</i> que vous prononcez arbitrairement
+<i>Gustave</i>, nous le prononçons <i>Jocrisse</i>.»</p>
+
+<p>Le premier journal répliqua: «Il vous
+plaît de donner un nom au héros du jour et,
+en bon parrain, vous lui donnez le vôtre.»</p>
+
+<p>Le journal officiel, offensé, envoya treize
+témoins demandant une réparation,&mdash;l'offenseur
+leur opposa treize témoins qui rédigèrent
+et publièrent des procès-verbaux, de
+sorte que vingt-six individus bénéficièrent de
+la publicité qui leur avait échappé jusque-là
+et eurent leur part de la gloire des combattants.
+Le duel fut ainsi annoncé comme une
+pièce de théâtre,&mdash;contrairement à l'usage
+ancien qui aurait blâmé comme du plus mauvais
+goût que combattants et témoins ne gardassent
+pas le silence complet sur ce genre
+d'affaires; le combat dura une heure et demie:&mdash;il
+y eut trente-deux reprises; il est vrai que
+les adversaires se contentèrent de battre l'air
+de leurs flamberges à quatre longueurs de la
+lame;&mdash;un cependant, s'étant imprudemment
+rapproché, reçut un coup sur les doigts.&mdash;Les
+<span class="pagenum"><a name="Page_85" id="Page_85">85</a></span>
+vingt-six témoins arrêtèrent le duel,&mdash;douze
+médecins qu'ils avaient amenés déclarèrent
+que le blessé ne pouvait continuer
+sans se trouver dans un état d'infériorité,&mdash;on
+déclara l'honneur satisfait.&mdash;Le blessé,
+qui était le rédacteur du <i>Klmprsk</i>, soupçonné
+d'être l'auteur du vaudeville, rentra en ville
+le bras en écharpe et se montra ainsi au
+théâtre le soir.&mdash;Les deux journaux publièrent
+un nouveau procès-verbal du duel rendant
+hommage à la bravoure, à l'intrépidité
+des deux adversaires,&mdash;signé des vingt-six
+témoins et des douze médecins. Le public qui,
+chaque soir, encombrait le théâtre pour aller
+applaudir le vaudeville et crier: <i>Vive Gustave!</i>
+<i>Conspuez le ministère!</i> <i>Conspuez le président!</i>&mdash;fit
+une ovation au blessé, accusa le
+ministère d'être intervenu sans nécessité et
+d'avoir aggravé ainsi son premier crime d'attentat
+à la liberté de la presse.</p>
+
+<p>Le nombre des abonnés du <i>Gustave</i> se décupla
+en trois jours;&mdash;le ministère fit éplucher
+le journal, un substitut zélé trouva facilement
+un délit dans quelques lignes&mdash;et on fit un
+procès.&mdash;Le jour de l'audience, le tribunal
+était encombré;&mdash;en vain, le président
+menaça de faire évacuer la salle si on se permettait
+la moindre <i>manifestation d'approbation
+<span class="pagenum"><a name="Page_86" id="Page_86">86</a></span>
+ou d'improbation</i>. Il ne put empêcher les
+cris de: <i>Vive Gustave!</i> <i>A bas le président!</i>
+<i>A bas le ministère!</i></p>
+
+<p>L'accusé fut prudemment acquitté;&mdash;en
+vain le président du tribunal voulut résister,
+on le saisit sur son fauteuil, et quatre solides
+gaillards, relayés de temps en temps par quatre
+autres gaillards non moins solides,&mdash;le portèrent
+en triomphe et lui firent faire le tour
+de la place&mdash;en mêlant son nom et son éloge
+à ceux de Gustave&mdash;et aux imprécations
+contre le ministère et contre le président.</p>
+
+<p>On arrêta quelques-uns des manifestants;
+mais les autres les arrachèrent presque tous
+aux mains des agents de police;&mdash;ceux que
+ces agents purent emmener furent relâchés
+le soir; on n'osait pas leur faire des procès
+qui, dans l'état d'effervescence des esprits,
+seraient suivi d'autant d'acquittements.</p>
+
+<p>Arriva le moment des élections générales.&mdash;Quelqu'un
+proposa la candidature de
+<i>Klmprsk</i>;&mdash;elle fut acclamée avec ardeur
+non seulement dans la capitale mais dans
+toutes les circonscriptions;&mdash;le cri de <i>Vive
+Gustave!</i> fut déclaré par le ministère «cri
+séditieux» et faisait tomber ceux qui le hurlaient
+sous le coup de soixante-quatorze articles
+de loi, ce qui centupla en vingt-quatre heures
+<span class="pagenum"><a name="Page_87" id="Page_87">87</a></span>
+le nombre des crieurs.&mdash;Le cri de <i>Vive Gustave</i>
+était toujours accompagné des cris de:
+A bas les ministres! A bas le président!</p>
+
+<p>Le journal <i>Klmprsk</i>&mdash;prononcez <i>Gustave</i>&mdash;célébra
+les vertus de son candidat,&mdash;et
+elles étaient nombreuses. L'avenir que son
+élection promettait au pays décuplait toutes
+les félicités du paradis de Mahomet.</p>
+
+<p>Le journal officiel attribua à <i>Klmprsk</i> tous
+les vices et quelques crimes&mdash;et annonça
+que son élection serait la ruine et la perte de
+la patrie.</p>
+
+<p>Le ministère fit un <i>chassé croisé</i> de préfets
+et de sous-préfets pour s'opposer au torrent;
+on ne s'occupa plus que de la question
+<i>Klmprsk</i>.&mdash;Ce fut une belle époque pour les
+filous et les escarpes de la capitale, auxquels
+la ville fut abandonnée à merci.</p>
+
+<p>Les deux partis couvrirent les murs et les
+maisons d'affiches de toutes les couleurs; les
+<i>gustavistes</i> rappelaient que c'était <i>Klmprsk</i>
+qui, à Xerxès, qui lui disait de rendre ses
+armes, avait répondu: «Viens les prendre!»</p>
+
+<p>Les <i>antigustavistes</i> soutenaient qu'ils
+avaient des preuves qu'il était le petit-fils du
+célèbre <i>Cartouche</i> et les électeurs croyaient
+les uns et les autres.</p>
+
+<p>Quelques agents de police ayant reçu l'ordre
+<span class="pagenum"><a name="Page_88" id="Page_88">88</a></span>
+d'arracher les affiches <i>gustavistes</i>, furent roués
+de coups, assommés par les <i>gustavistes</i> qui
+tapaient en criant: «On assassine nos frères!»
+A l'émeute manquait encore le cadavre traditionnel
+qu'on doit promener par les rues en
+criant: «Aux armes!»</p>
+
+<p>On ramassa un citoyen ivre-mort qu'on
+coucha sur un brancard et que quatre robustes
+manifestants commencèrent à promener. Mais
+l'ivrogne se réveilla et se prit à chanter sans
+qu'il fût possible de le faire taire;&mdash;il fallut
+le remettre à terre au coin d'une borne où il
+se rendormit.</p>
+
+<p>Heureusement passait une de ces mascarades
+appelées <i>enterrements civils</i>, avec des
+drapeaux et des immortelles teintes en rouge&mdash;sans
+oublier des stations aux cabarets, chemin
+faisant, où on buvait aux vertus et au
+patriotisme du mort «libre penseur».</p>
+
+<p>Les citoyens qui portaient le défunt se
+firent un plaisir et un devoir de prêter le
+corps de leur ami pour accomplir la tradition,
+le rite et le cérémonial de l'émeute.</p>
+
+<p>Deux millions de bourgeois terrifiés fermèrent
+leurs portes, laissant la rue au pouvoir
+de quelques centaines de fripouilles.</p>
+
+<p>Le président avait déjà quitté son palais, les
+ministres déguisés, qui en marmitons, qui en
+<span class="pagenum"><a name="Page_89" id="Page_89">89</a></span>
+vieilles femmes, s'étaient mis à l'abri. Pendant
+ce temps, le suffrage universel fonctionnait.
+<i>Klmprsk</i> fut élu à la presque unanimité par
+trois cent soixante-cinq collègues sur trois
+cent soixante-six. Au trois cent soixante-sixième,
+il y eut ballottage; mais tout portait à
+croire qu'il suivrait l'exemple des autres.
+Voilà donc <i>Klrmpsk</i>&mdash;prononcez <i>Gustave</i>&mdash;seul
+représentant de tous les départements.
+On cherche quel titre lui donner. Tout le
+peuple était dans l'ivresse. On le nomma.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">CHAMBRE DES DÉPUTÉS</span></p>
+
+<p>et protecteur à vie&mdash;avec hérédité pour les
+enfants qu'il pourrait avoir, mâles ou femelles.</p>
+
+<p>&mdash;Maintenant, dit un des plus forts politiques
+du parti gustaviste, il est temps que le
+héros paraisse, et qu'on le conduise, ou plutôt
+qu'on le porte en triomphe au palais de la présidence.</p>
+
+<p>Et déjà les plus obstinés adversaires se préparaient
+à faire amende honorable et à lui
+offrir leur concours fidèle et dévoué.</p>
+
+<p>Mais où est-il?</p>
+
+<p>On se mit à sa recherche, on proclama, on
+fouilla.. on...</p>
+
+<p>Mon petit livre couvert de parchemin ne va
+<span class="pagenum"><a name="Page_90" id="Page_90">90</a></span>
+pas plus loin; les dernières pages ont été déchirées
+et manquent.</p>
+
+<p>De sorte que nous ne pouvons savoir quel
+fantoche, Arlequin, Polichinelle ou Pierrot, a
+hérité de l'enthousiasme et de l'engouement
+excités pour cet homme qui n'avait jamais
+existé, ni à quel degré de bêtise et de misère
+tomba ce peuple que Jéhovah avait en vain
+essayé de faire heureux.</p>
+
+<p class="p4"><span class="pagenum"><a name="Page_91" id="Page_91">91</a></span></p>
+
+<h2>LOGOGRIPHE</h2>
+
+<p class="p2">J'avais résolu, pour cette fois, de m'abstenir
+de toute politique. Si je ne puis tenir tout à
+fait cette promesse faite à moi-même, je m'en
+approcherai cependant le plus possible; après
+avoir, comme disent les papes en nommant
+des cardinaux, <i>expectoré</i> deux ou trois petits
+points que j'ai sur le c&oelig;ur, et qui m'étoufferaient,
+je passerai à autre chose.</p>
+
+<p>Rien ne réussit comme le succès;&mdash;qu'on
+se rappelle l'audacieuse tentative de Malet,&mdash;improprement
+appelée la conspiration de
+Malet, puisqu'il était seul, sans complices; en
+1812, pendant la guerre de Russie, il se nomme
+gouverneur de Paris, jette en prison Rovigo
+et Pasquier,&mdash;ministre et préfet de police&mdash;entraîne
+<span class="pagenum"><a name="Page_92" id="Page_92">92</a></span>
+plusieurs régiments, etc.&mdash;Traduit
+devant une commission militaire, le président
+Dejean lui demandant quels étaient ses complices,
+il lui répondit: «Vous-même, si j'avais
+réussi.»</p>
+
+<p>C'est ce qu'on vient de voir pour le général
+Boulanger. Nommé dans trois départements,
+il voit, en vingt-quatre heures, s'accroître,
+d'une façon à la fois comique et répugnante,
+le nombre de ses partisans, de ses flatteurs&mdash;parmi
+lesquels des hommes qui, la veille, le
+vilipendaient et le bafouaient ne se montrent
+pas les moins ardents.</p>
+
+<p>Je me rappelle que, lors de la révolution de
+1848, un des plus dévoués et des plus ardents
+serviteurs du gouvernement si malheureusement
+tombé, rencontrant un des chefs du
+parti républicain, s'élance vers lui, lui prend la
+main, la serre avec force, et lui dit: «J'espère
+que vous êtes des nôtres!&mdash;Vive la République!»</p>
+
+<p>Naturellement,&mdash;les membres d'une nouvelle
+institution, les «reporters», se sont précipités
+sur le général à sa rentrée à Paris;&mdash;il
+les a tous reçus, a répondu à toutes leurs
+questions et surtout leur a dit ce qu'il a pensé
+avoir intérêt à répandre ou à faire croire, car
+les reporters en chasse ont l'avidité du requin
+<span class="pagenum"><a name="Page_93" id="Page_93">93</a></span>
+qui suit un navire, et avale gloutonnement
+tout ce qu'on en jette, les vieilles marmites et
+les casseroles, comme le lard.</p>
+
+<p>Le général, donc, ne leur a pas caché l'enthousiasme
+dont il est l'objet:&mdash;il n'a pas gardé
+le secret aux nouveaux et subitement convertis.</p>
+
+<p>Un de ces messieurs lui ayant effrontément et
+cyniquement demandé où il prenait les grosses
+sommes qu'il avait dépensées pour sa triple élection,
+et pour la vie qu'il mène depuis quelque
+temps, M. Boulanger lui a répondu: «De l'argent?
+Ne me parlez pas d'argent, j'en regorge,
+tout le monde m'en envoie: voici un plein panier
+de lettres chargées que je n'ai pas encore pu
+décacheter, tant il y en a d'autres non moins
+chargées et pleines d'argent.&mdash;Il y en a qui
+m'envoient 20,000 francs, d'autres 1,000 francs,
+d'autres trente sous;&mdash;il me faut cinq secrétaires
+pour décacheter les lettres,&mdash;et le reporter
+s'est empressé d'aller porter la chose
+à son journal. Ce n'est peut-être pas vrai,
+mais cette situation n'est pas sans exemple.&mdash;Du
+temps d'une autre Fronde contre le Floquet
+qui s'appelait alors Mazarin, le Boulanger
+qui s'appelait duc de Beaufort,&mdash;devint l'idole
+de la population de Paris, et fut surnommé le
+«Roi des halles».&mdash;Un jour qu'il jouait à la
+<span class="pagenum"><a name="Page_94" id="Page_94">94</a></span>
+paume, au Marais, les dames de la halle allaient
+par peloton le voir jouer et faire des
+v&oelig;ux pour qu'il gagnât.&mdash;Comme elles faisaient
+du tumulte pour entrer et que le maître
+paumier s'en plaignait, le duc fut obligé de
+quitter le jeu et de venir leur parler à la
+porte. On convint que les femmes entreraient
+en petit nombre les unes après les autres pour
+le voir jouer. «Eh bien, ma commère, dit-il à
+une d'elles, vous avez voulu entrer: quel plaisir
+prenez-vous à me voir perdre mon argent?»&mdash;Elle
+lui répondit: «Monsieur de Beaufort
+jouez hardiment, vous ne manquerez pas d'argent;
+ma commère que voici et moi, nous
+avons apporté deux cents écus; s'il en faut
+davantage, j'irai en chercher.»</p>
+
+<p>Quelque temps après, comme il passait devant
+l'église Saint-Eustache, une troupe de
+femmes se mit à lui crier: «Monsieur, ne consentez
+pas au mariage avec la nièce du Mazarin,
+quelque chose que vous dise ou vous
+fasse votre père; s'il vous abandonne, vous ne
+manquerez de rien: nous vous ferons tous les
+ans une pension de soixante mille livres dans
+la halle.»</p>
+
+<p>La popularité dont jouit en ce moment le
+général Boulanger est incontestable: les relations
+des reporters et des journaux suffiraient
+<span class="pagenum"><a name="Page_95" id="Page_95">95</a></span>
+pour rendre vrai demain ce qui ne l'était
+pas hier;&mdash;la foule va où va la foule, sans bien
+savoir où; on lui envoie tant d'argent que cela!&mdash;et
+moi aussi, je vais lui envoyer 1 fr. 50.</p>
+
+<p>On va donner son nom à une rue de Paris, et,
+dans tous les chefs-lieux des départements où
+il a été et sera élu, on parle d'une statue.</p>
+
+<p>Mais que de lettres! que de félicitations!
+que d'offres de dévouement! que de demandes
+aussi!&mdash;des femmes lui tricotent des bretelles,
+une vieille dame lui envoie des pruneaux,
+en rappelant combien sa santé est précieuse à
+la France.</p>
+
+<p>Il reçoit des vers, des odes, des acrostiches;&mdash;entre
+toutes ces missives, une mérite d'être
+citée: elle est de M. Joseph Prudhomme, fils
+naturel d'Henri Monnier, professeur d'écriture
+et de grammaire, élève de Brard et
+Saint-Omer, expert assermenté près les cours
+et tribunaux.</p>
+
+<p class="p2">«Brave général, lui dit-il, c'est comme
+grammairien et au nom de la langue française
+et de l'alphabet que je viens vous dire: Heureuses
+les lettres, les neuf lettres qui ont l'honneur
+d'entrer dans votre nom!&mdash;tristes sont
+celles qui restent en dehors!&mdash;Ces neuf lettres
+deviennent l'aristocratie de l'alphabet, les
+<span class="pagenum"><a name="Page_96" id="Page_96">96</a></span>
+autres sont la foule, la populace, l'<i>ignobile
+vulgus</i>; les écrivains de mérite, s'efforceront
+de les employer le moins possible.</p>
+
+<p>»Déjà ces neuf lettres composent un grand
+nombre de mots, un si grand nombre de mots
+qu'il ferait presque une langue, et qu'il suffirait
+de quelques légères modifications dans
+l'orthographe pour qu'on pût parler le «boulangisme».</p>
+
+<p>»Ce nom est bien grand, il promet, il contient
+tout; outre la paix et la revanche, outre
+la prospérité et la moralisation du pays, le
+patriotisme, la liberté, la fraternité, etc.</p>
+
+<p>»Voici un petit échantillon des mots qui,
+déjà, se peuvent écrire avec les neuf lettres
+de votre nom.&mdash;Je dis petit échantillon; car
+j'en ai trouvé cent trente et un;&mdash;j'en cherche
+et j'en trouverai encore.</p>
+
+<p>»Blague&mdash;gabeur&mdash;gobeur&mdash;bouge&mdash;boue&mdash;rouge&mdash;ogre&mdash;roué&mdash;rogne&mdash;bagne&mdash;glu&mdash;rue&mdash;v'lan&mdash;âne&mdash;auge&mdash;Labre
+(saint)&mdash;bulle (de savon)&mdash;onagre&mdash;bougre&mdash;grue&mdash;bourbe&mdash;balle&mdash;grêlon&mdash;rage&mdash;gueule&mdash;borne&mdash;grève&mdash;râle&mdash;nul&mdash;goule&mdash;ravage&mdash;banal&mdash;grabuge&mdash;borgne&mdash;lave&mdash;gaver&mdash;bave&mdash;glou-glou&mdash;narguer&mdash;galon&mdash;geôle&mdash;gale&mdash;veule&mdash;bran,
+etc., etc., etc.
+<span class="pagenum"><a name="Page_97" id="Page_97">97</a></span></p>
+
+<p>»Qui sait si on ne compléterait pas la langue
+avec vos prénoms?</p>
+
+<p>»Si, par votre influence toute-puissante,
+brav' général, j'entre à l'Académie française,
+d'abord vous pourriez compter sur ma voix
+pour vous y faire entrer à votre tour, et
+ensuite je consacrerais mes veilles à la formation,
+au perfectionnement de la langue boulangienne
+toute tirée de votre nom; les lettres
+qui, obstinément, se refuseraient à cet honneur,
+seraient considérées comme suspectes,
+et rejetées pour le goût et le beau langage.</p>
+
+<p class="right">»<span class="smcap">Joseph Prudhomme.</span>»</p>
+
+<p class="p2">Et moi aussi, je veux donner quelque chose
+au brav' général; car on s'aborde dans la rue,
+et on se demande réciproquement: «Qu'avez-vous
+envoyé au général?...» Je n'ai pas, du
+reste, ce qui me distingue avantageusement,
+attendu son triple succès, pour lui fournir,
+par les exemples de Cromwell et de Bonaparte,
+la seule et efficace manière de dissoudre
+une Assemblée.</p>
+
+<p>Je veux aujourd'hui, quoique ce soit hardi,
+peut-être imprudent&mdash;lui dire deux vérités:</p>
+
+<p>La première, c'est qu'il ne faut pas s'enorgueillir
+de la popularité&mdash;et de la multiplicité
+des suffrages.&mdash;On ne vote pas pour
+<span class="pagenum"><a name="Page_98" id="Page_98">98</a></span>
+celui-ci ou celui-là, mais contre celui-là ou
+celui-ci.&mdash;Le favori n'est le plus souvent
+qu'un prétexte.&mdash;«Vive Boulanger!» ne veut
+peut-être dire que «A bas Floquet!» et même
+«A bas la République!»</p>
+
+<p>&mdash;Vous valiez mieux, dit Sénèque à Lucilius,
+quand vous plaisiez à moins de monde.</p>
+
+<p>Pourquoi, brav' général?&mdash;Connaissez-vous
+un général qui n'ait donné des preuves
+de bravoure?&mdash;Où, quand, et comment
+M. Boulanger en a-t-il donné plus que les
+autres? Et, d'ailleurs, que signifie cette épithète
+qui s'applique à tous, non seulement à
+tous les généraux, mais à tous les colonels, à
+tous les sergents, à tous les soldats?&mdash;Comme
+éloge, c'est banal et commun.</p>
+
+<p>A Cromwell&mdash;qui, lui, savait dissoudre une
+Assemblée, un de ses courtisans faisait remarquer,
+avec enthousiasme, la foule énorme qui
+se pressait sous ses fenêtres pour le voir.</p>
+
+<p>&mdash;Il y en aurait encore bien plus, dit le
+Protecteur, si on me menait pendre.</p>
+
+<p class="p2">Beaucoup&mdash;même parmi les conservateurs,
+ont voté pour le brav' général, le jugeant instrument
+de guerre, machine de dissolution
+pour la République&mdash;et peu capable par lui-même
+de se soutenir et de s'installer. C'est ce
+<span class="pagenum"><a name="Page_99" id="Page_99">99</a></span>
+sentiment qui a tant servi à l'élection du
+prince président en 1848.&mdash;C'était quelqu'un
+dont on se débarrasserait facilement.&mdash;On a
+vu plus tard qu'on s'était trompé.</p>
+
+<p>Peut-être agit-on aujourd'hui aussi légèrement,
+en ne faisant qu'un cas très médiocre
+de la personnalité de M. Boulanger.</p>
+
+<p>Cependant&mdash;en examinant l'entourage, la
+cour, les associés de M. Boulanger, on peut
+dire que «ça manque de Morny», et, sans
+Morny, le prince Louis-Bonaparte ne serait
+pas devenu l'empereur des Français;&mdash;de
+même que, sans Ollivier, il serait peut-être
+encore sur le trône.</p>
+
+<p>On me dit qu'un député,&mdash;un de ceux qui
+ont crié le plus énergiquement «A bas le dictateur!»
+lors de la séance de la démission,&mdash;inquiet
+de sa situation et, pour se concilier la
+faveur du général, témoigner son repentir et
+assurer sa réélection, se propose, à la rentrée
+des Chambres, de déposer deux projets de loi,
+par lesquels&mdash;à l'exemple du Sénat romain
+pour César:&mdash;1<sup>o</sup> il serait au-dessus des lois
+de façon à n'être jamais forcé de faire ce qui
+ne lui plairait pas&mdash;ni empêché de faire ce
+qui lui plairait;&mdash;2<sup>o</sup> on lui donnerait un
+droit absolu sur toutes les femmes de la
+République.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_100" id="Page_100">100</a></span>
+Les pauvres terrassiers viennent de recevoir
+une leçon dont je voudrais être certain qu'ils
+profiteront. C'était bonnement, innocemment,
+naïvement qu'ils s'étaient mis en grève, poussés,
+encouragés par les démocrates, les labouvistes,
+les anarchistes, les intransigeants, les
+exclusifs, les fructidoriens, les robespierristes,
+les dantoniens, les maratistes, les montagnards,
+les possibilistes, les nihilistes, les patriotes
+plus patriotes que les patriotes, les
+sans-culottes, les terroristes, les communards,
+les tape-durs et autres factions, tous ennemis
+acharnés les uns des autres et d'une République
+soi-disant concentrée, une et indivisible.</p>
+
+<p>Ces bons terrassiers n'avaient aucune idée
+politique; aucun ne pensait à être président de
+la République.&mdash;Ce qu'ils voulaient, ce qu'on
+leur faisait espérer, c'était d'être plus payés à
+proportion qu'ils travailleraient moins, d'avoir
+plus de temps à passer au cabaret et plus
+d'argent à y dépenser, en s'offrant quelques
+petites douceurs; car, demandez aux marchands
+de la halle si les ouvriers aujourd'hui
+se privent de bons morceaux&mdash;et, regardez à
+la porte des marchands de vin, vous y verrez
+de coquettes écaillères ouvrant des huîtres.&mdash;On
+leur disait que c'était par méchanceté que
+les patrons ne les payaient pas plus cher et
+<span class="pagenum"><a name="Page_101" id="Page_101">101</a></span>
+exigeaient le travail de la journée d'autrefois.&mdash;Les
+patrons avares avaient de l'or à n'en savoir
+que faire.&mdash;Nul ne leur disait que, si la
+main-d'&oelig;uvre devenait plus chère, beaucoup
+de patrons seraient forcés de fermer les ateliers
+ou de faire faillite. Tout cela intéressait
+peu le conseil municipal et les «hommes politiques»
+de taverne, les Démosthènes du
+ruisseau.&mdash;J'ai vu en 1830, en 1834 et en 1848,
+des émeutiers fanatiques prêts à se faire tuer,
+mais les deux derniers sont morts en 1871:
+c'étaient Flourens et Delescluze.&mdash;Aujourd'hui,
+on ne veut pas mourir, on veut vivre et
+bien vivre, on attaque les abus pour s'en emparer
+et en jouir; on avait donc espéré pousser
+les terrassiers et les autres corps d'état en
+avant pour une revanche des journées de juin,
+en se tenant à l'abri, et leur faire tirer les marrons
+du feu.</p>
+
+<p>Alors, on les accablait d'éloges, de sympathies,
+d'enthousiasme, on leur promettait beaucoup
+d'argent, on leur en donnait même un
+peu,&mdash;c'étaient tous des héros.</p>
+
+<p>Mais les terrassiers, très probablement
+grâce à leurs femmes, ne s'y sont pas laissé
+prendre et sont restés sur leur terrain.</p>
+
+<p>Alors, conseil municipal, démocrates, patriotes,
+possibilistes, nihilistes, etc., les ont
+<span class="pagenum"><a name="Page_102" id="Page_102">102</a></span>
+subitement et carrément lâchés et abandonnés.&mdash;Quelques
+terrassiers ont été blessés, d'autres
+mis en prison,&mdash;tous ont perdu un mois de
+travail et de gain.</p>
+
+<p class="p2">Je parlais tout à l'heure des reporters et de
+l'ardeur avec laquelle ils s'étaient rués sur le
+général Boulanger, qui ne leur a pas plaint une
+pâture qu'ils ont gobée avidemment.</p>
+
+<p>Il y a longtemps déjà&mdash;j'en ai cependant
+vu les commencements&mdash;que le journalisme a
+triomphalement laissé derrière lui cette prétendue
+renommée des Anciens&mdash;avec ses cent
+malheureuses trompettes; une nouvelle classe
+de littérature, l'institution des reporters, y a
+mis le comble.</p>
+
+<p>Une armée d'hommes de tous âges, sortis de
+toutes conditions ingrates, ou moins amusantes,&mdash;les
+uns plus, les autres moins lettrés,
+plus ou moins bien vêtus et quelques-uns très
+bien et «ayant du monde»; tous hardis, résolus,
+imperturbables, quelquefois effrontés, forts
+d'un droit qu'ils s'attribuent et qu'ils réclament
+hautement. Cette armée infatigable ne se repose
+ni le jour ni la nuit.&mdash;Quelques-uns
+chassent avec un carnier à la dernière mode,
+quelques-uns chiffonnent avec la hotte et le
+crochet.&mdash;Cette armée se répand sur la ville
+<span class="pagenum"><a name="Page_103" id="Page_103">103</a></span>
+en quête de nouvelles&mdash;tous résolus à ne pas
+revenir bredouilles;&mdash;ils entrent partout,
+avec l'autorité que des magistrats n'exercent
+qu'avec des restrictions inviolables.</p>
+
+<p>Un artiste, un peintre, une cantatrice, célèbres
+ou à la mode, un roi, un empereur arrivent-ils
+à Paris, à l'instant même, le reporter
+envoie sa carte, et suit, sans attendre de
+réponse, le domestique qui la porte, il s'assied
+et pose une série de questions à ces diverses
+majestés qui répondent avec complaisance, les
+uns intimidés, les autres malins:&mdash;«Quel âge
+avez-vous? Sortez-vous de parents honnêtes?&mdash;Quelles
+sont vos vertus, quels sont vos
+vices? Quel vin, quels mets préférez-vous?
+Tous ces cheveux sont-ils à vous? etc.»</p>
+
+<p>Une famille vient d'être frappée d'un immense
+malheur, un de ses membres vient
+d'être assassiné ou de se tuer lui-même, le
+reporter sonne: il demande à voir la veuve, les
+enfants... On répond qu'ils sont tous accablés
+par la douleur et ne reçoivent personne.&mdash;«Personne,
+c'est possible; mais moi, c'est différent;&mdash;je
+suis&mdash;la presse!» Et alors on le
+reçoit, on répond en pleurant à des questions
+les plus risquées, les plus indiscrètes.</p>
+
+<p>Pourquoi s'est-il tué? «Avait-il volé à la
+banque; où il était employé? ou a-t-il découvert,
+<span class="pagenum"><a name="Page_104" id="Page_104">104</a></span>
+madame, que vous le trompiez avec un de
+ses amis? etc.»</p>
+
+<p>Le reporter s'en va, le carnier plein, mais, à
+l'instant même, lui succède le reporter d'un
+autre journal;&mdash;pourquoi refuser à celui-ci ce
+qu'on a accordé à l'autre?&mdash;Il fait à peu près
+les mêmes questions et empoche les mêmes
+réponses.</p>
+
+<p>Un crime a été commis, le reporter va voir
+l'accusé dans sa prison, les geôles lui sont ouvertes
+comme des palais.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, mon pauvre criminel, nous
+avons donc tué notre père?</p>
+
+<p>Il n'était pas encore question du reportage,
+lorsqu'il courut l'anecdote suivante, attribuée
+à Victor Hugo,&mdash;qui était, lui aussi, en quête
+de documents pour «<i>Le Dernier Jour d'un
+Condamné</i>».</p>
+
+<p>Il obtint facilement l'autorisation des magistrats
+compétents, pour aller voir à la Force un
+assassin qui venait d'être condamné à la peine
+de mort.</p>
+
+<p>Hugo,&mdash;très correct&mdash;et ne voulant pas
+manquer d'égards au condamné, se fait annoncer:</p>
+
+<p>&mdash;Un monsieur demande à vous voir, dit le
+geôlier au prisonnier.</p>
+
+<p>&mdash;Qui ça... un monsieur?
+<span class="pagenum"><a name="Page_105" id="Page_105">105</a></span></p>
+
+<p>&mdash;M. Victor Hugo.</p>
+
+<p>&mdash;Rugo?... répond le condamné&mdash;Rugo?...
+je connais pas; de quel bagne qu'i'sort?</p>
+
+<p>Un nouveau volume «illustré» de charmants
+dessins de Riou,&mdash;que vient de publier
+l'heureux auteur d'un petit chef-d'&oelig;uvre
+<i>Boule de suif</i>&mdash;me rappelle une circonstance
+où une femme sut se servir habilement
+de l'intervention d'un reporter:</p>
+
+<p>Bazaine, moins coupable peut-être que certains
+de nos ministres de la guerre, était dans
+la plus délicieuse prison, l'île Sainte-Marguerite,
+une oasis dans la Méditerranée;&mdash;je
+comptais même, si des amis à moi arrivaient
+au pouvoir, demander la survivance&mdash;en
+m'efforçant d'être ensuite transféré à l'île
+voisine, l'île Saint-Honorat, que je préfère de
+beaucoup.</p>
+
+<p>On apprit un matin que le maréchal Bazaine
+s'était évadé et on attribua l'aventure à sa
+femme.&mdash;Le «pouvoir» ne s'en soucia point;&mdash;c'était
+un débarras.</p>
+
+<p>Les fugitifs furent cependant poursuivis,
+mais par le reporter d'un journal très répandu&mdash;et
+qui ne regarde pas à la dépense
+pour satisfaire la curiosité de ses nombreux
+lecteurs;&mdash;voies ferrées, postes, etc., il ne
+négligea rien et les rejoignit;&mdash;il déclina ses
+<span class="pagenum"><a name="Page_106" id="Page_106">106</a></span>
+titres, et demanda une entrevue à madame
+Bazaine, qui, après un peu d'apparente hésitation,
+voulut bien le recevoir, montra
+quelques répugnances à répondre à ses questions,
+puis y consentit après lui avoir recommandé
+une discrétion qu'elle eût été bien
+fâchée de lui voir pratiquer.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, monsieur, dit-elle, je cède et je
+vais vous dire toute la vérité. Après quoi,
+elle commença une fable, ayant le but honnête
+de ne pas compromettre, peut-être de
+sauver les complices de l'évasion du maréchal.</p>
+
+<p>&mdash;La nuit, au moyen d'une corde, dit-elle,
+le maréchal était descendu sur les rochers
+au pied de la forteresse;&mdash;pendant cette périlleuse
+gymnastique, il avait même frotté et
+fait luire une allumette pour se signaler aux
+sauveurs.</p>
+
+<p>Les sauveurs étaient tout simplement madame
+Bazaine et un sien cousin, jeune
+homme aussi nouveau qu'elle aux choses de
+la mer;&mdash;ils avaient pris un petit bateau à
+la Croisette, en face de l'île,&mdash;avaient traversé,
+avaient accosté sur les rochers, où
+ils avaient recueilli M. Bazaine, puis étaient
+allés trouver un bâtiment italien mouillé au
+large du côté de Nice.&mdash;Voilà toute la vérité.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_107" id="Page_107">107</a></span>
+Et le reporter triomphant adressa son butin
+à son journal par le télégraphe, sans
+compter les mots.</p>
+
+<p>Le récit fut lu avec avidité, reproduit par
+d'autres feuilles&mdash;et la légende était fondée.</p>
+
+<p>Mais on en rit beaucoup à Cannes et à Saint-Raphaël.</p>
+
+<p>Cette même nuit, en effet, j'avais à Saint-Raphaël
+des filets à la mer;&mdash;il se mit à
+souffler un des plus forts mistrals, vent du
+nord-ouest, que j'aie vu;&mdash;la mer était plus
+que grosse et les lames montaient en écumant
+sur les deux îlots, le <i>Lion de terre</i> et le <i>Lion
+de mer</i> en face de chez moi,&mdash;il s'agissait
+d'aller tirer ou, mieux, retirer nos filets, non
+pour prendre le poisson, mais pour sauver
+les filets.&mdash;Nous partîmes trois sur un canot,
+mon matelot, Basile Simon, M. Léon Bouyer
+et moi&mdash;tous trois hommes de mer endurcis.</p>
+
+<p>Eh bien, nous mîmes plus d'une heure à
+atteindre les filets avec six avirons, et plus
+d'une heure et demie à les tirer de l'eau, après
+avoir été vingt fois sur le point d'y renoncer;&mdash;au
+retour, nous étions aussi mouillés que
+si nous étions venus à la nage, les lames nous
+passaient par-dessus la tête et notre canot
+était à moitié plein d'eau.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_108" id="Page_108">108</a></span>
+Cette nuit-là, aucun marin, aucun homme
+même connaissant un peu la mer, je ne dis
+pas n'aurait réussi, je ne dis pas n'aurait tenté
+d'accoster l'île Sainte-Marguerite par le côté
+où, selon la légende, madame Bazaine et
+son petit cousin avaient abordé les rochers;
+mais je dis même n'y aurait songé un instant,
+certain de voir l'embarcation s'emplir et couler
+en route, ou se briser en éclats sur les
+rochers.</p>
+
+<p>Il n'était pas beaucoup plus vraisemblable
+de se figurer le maréchal, gros, pesant, peu
+gymnasiarque, pendu au bout d'une corde
+que le vent aurait agitée, secouée en le frappant
+et le meurtrissant contre la muraille.</p>
+
+<p>Les choses ne s'étaient donc point passées
+ainsi.</p>
+
+<p>Le maréchal&mdash;je ne me charge pas d'expliquer
+comment&mdash;était sorti par la porte,
+s'était transporté sur l'autre bord de l'île en
+face de l'île Saint-Honorat, côte à peu près
+possible par ce temps pour des marins,&mdash;où
+était venue le prendre une embarcation du
+navire italien en panne près de l'île, montée
+pour le moins par quatre vigoureux rameurs
+avec un homme à la barre.</p>
+
+<p>Si, lorsque M. de Maupassant me fit le plaisir
+de me venir voir à Saint-Raphaël, la conversation
+<span class="pagenum"><a name="Page_109" id="Page_109">109</a></span>
+était tombée sur ce sujet, je me serais
+empressé de l'éclairer&mdash;et il n'eût pas,
+dans son livre dont la scène se passe entre
+Nice et Saint-Raphaël, adopté la légende
+de madame Bazaine,&mdash;modifiée cependant
+par ceux qui la lui avaient contée.&mdash;M. de
+Maupassant est propriétaire d'un yacht de
+plaisance et pas tout à fait étranger aux choses
+de la mer. On n'osa pas le traiter tout à fait
+en <i>bourgeois</i> et en <i>terrien</i>,&mdash;on corrigea et
+changea certains détails par trop invraisemblables:&mdash;on
+fit disparaître le «petit cousin»
+et on le remplaça par «un ami dévoué».</p>
+
+<p class="p2">Pendant trois jours et trois nuits, le golfe
+de Saint-Raphaël vient d'être le théâtre d'un
+spectacle curieux et émouvant,&mdash;une petite
+guerre maritime: cinq ou six vaisseaux cuirassés
+tentant une descente sur les côtes
+d'Agay à Saint-Tropez, à Saint-Eygulph et à
+Saint-Raphaël,&mdash;harcelés par un guêpier de
+torpilleurs; le vaisseau qui se laissait surprendre
+par le torpilleur et approcher à
+400 mètres de distance, était censé avoir reçu
+ses torpilles; si le torpilleur était aperçu en
+avant des 400 mètres, il était réputé foudroyé
+par le cuirassé. D'où une canonnade incessante
+<span class="pagenum"><a name="Page_110" id="Page_110">110</a></span>
+de jour et de nuit; les torpilleurs s'embusquant
+dans les anfractuosités, les <i>caranques</i>
+de la côte, les cuirassés envoyant des
+éclaireurs et des contre-torpilleurs à leur recherche.&mdash;Je
+crois que les torpilleurs ont eu
+l'avantage sur les cuirassés, représentant
+l'ennemi.</p>
+
+<p>Nous avons vu man&oelig;uvrer ce que la science
+peut montrer jusqu'à présent de plus fort et
+de plus nouveau dans l'art de tuer les hommes
+en dépensant des trésors perdus.</p>
+
+<p>On ne peut s'empêcher de remarquer qu'on
+n'a jusqu'ici trouvé qu'un seul moyen de faire
+des hommes, et qu'on a inventé et invente
+tous les jours de nouvelles manières de les
+tuer.</p>
+
+<p>Notre petit Saint-Raphaël a joué dans l'histoire
+contemporaine, par deux fois, un rôle
+resté anonyme:&mdash;c'est à Saint-Raphaël
+(San-Raphaëlo)&mdash;que Bonaparte est descendu
+en revenant d'Égypte, c'est à Saint-Raphaël
+qu'il s'est embarqué pour l'île d'Elbe.</p>
+
+<p>Mais ce n'était alors qu'une bourgade de
+pêcheurs, et on désignait, on désigne encore
+souvent le golfe qui le baigne, par le nom de
+Fréjus, qui est à une lieue de la mer.&mdash;Le
+territoire de Saint-Raphaël, dont Agay, Saint-Eygulph,
+Valescure, sont des dépendances,
+<span class="pagenum"><a name="Page_111" id="Page_111">111</a></span>
+est fort étendu et même bien changé depuis
+vingt-huit ans que je l'ai découvert et vingt-deux
+ans que je l'habite.</p>
+
+<p class="p2">Quelques jours avant la petite guerre, on
+avait assisté à une scène triste et touchante:&mdash;il
+y a à Saint-Raphaël un jeune médecin
+instruit, studieux, soigneux et qui plus est...
+heureux,&mdash;pour lui appliquer ce que disait
+de lui-même un très célèbre médecin: «Je le
+soignais, Dieu l'a guéri.» La Providence a
+guéri la plupart des malades qu'il a soignés.</p>
+
+<p>Il a eu le malheur de perdre un petit garçon
+de trois ans après l'avoir disputé à la mort
+pendant plusieurs mois. Nous n'avons pas
+encore ici le «hideux corbillard»,&mdash;et le
+petit corps couvert de fleurs était porté à
+l'église et au cimetière par des jeunes filles
+vêtues de blanc.</p>
+
+<p>Le père suivait le convoi nombreux au bras
+d'un ami;&mdash;ses regards tombèrent sur une
+des jeunes filles qui portaient l'enfant, il la
+reconnut et dit avec amertume: «En voilà
+une que j'ai réussi à rappeler de bien loin et
+à sauver et je n'ai pu sauver mon pauvre petit
+garçon!»</p>
+
+<p>Il n'est personne qui, ayant vu dangereusement
+<span class="pagenum"><a name="Page_112" id="Page_112">112</a></span>
+malade une personne chère, n'ait eu des
+anxiétés, des doutes sur la médecine.</p>
+
+<p>Surtout si on a étudié l'histoire de cette
+science que Galien lui-même appelait une
+science de conjectures&mdash;et dont Pline dit
+qu'il n'y a point de discipline plus inconstante
+que la médecine.</p>
+
+<p>Il n'y a que la politique, certaines religions,
+la philosophie et «la sagesse» qui aient engendré
+et fait croire autant d'absurdités et de
+saugrenuités que la médecine;&mdash;il n'y a que
+les jupes des femmes qui aient subi autant de
+variations, de révolutions et de modes différentes.</p>
+
+<p>Pendant six cents ans, dit Pline, le chou
+composa toute la médecine des Romains.</p>
+
+<p>Caton l'ancien, dans son livre «<i>De re rustica,
+Des choses de la terre</i>», dit:</p>
+
+<p>Le chou tient le premier rang entre tous
+les légumes; c'est un aliment excellent qui
+détruit les germes de toutes les maladies;&mdash;il
+guérit la mélancolie, les palpitations du
+c&oelig;ur, les lésions du foie, des poumons, des
+entrailles; il guérit la goutte, les insomnies,
+les maux de tête, les maux d'yeux, la surdité,
+les dartres. Si, dans un repas, dit-il textuellement,
+vous voulez bien boire et bien manger,
+mangez auparavant quelques feuilles de
+<span class="pagenum"><a name="Page_113" id="Page_113">113</a></span>
+chou confites dans le vinaigre, après le repas
+mangez-en encore cinq feuilles, vous serez
+comme si vous n'aviez ni bu ni mangé, et vous
+pourrez boire à votre fantaisie. Et il détaille
+la façon de préparer le chou d'après ce qu'on
+lui demande. En 1766, un nouveau légume
+vint remplacer le chou tombé tout à fait en
+oubli.</p>
+
+<p>M. Ami-Félix Bridault, médecin des hôpitaux
+civils et militaires de la Rochelle, président
+du comité de santé de la Rochelle, publia
+un volume de près de 500 pages&mdash;grand
+in-8<sup>o</sup>&mdash;avec l'approbation et les éloges des
+principaux médecins de son temps et de nombreuses
+attestations de malades guéris;&mdash;on
+n'acceptait que les malades «incurables» et
+désespérés.</p>
+
+<p>A cette époque, la carotte guérissait trente-sept
+maladies.&mdash;J'ai ouï dire qu'elle allait
+reparaître dans la pharmacopée. <i>Insanas
+gentes!</i> dit Juvénal en parlant des Égyptiens,
+heureux peuples qui voyaient croître leurs
+dieux dans leurs jardins.</p>
+
+<p>Un autre légume a eu, de ce temps-ci, une
+destinée bien glorieuse, bien tapageuse, bien
+productive, dit-on pour ceux qui le cultivent,
+je parle de la lentille.</p>
+
+<p>La lentille a été bien longtemps méconnue,
+<span class="pagenum"><a name="Page_114" id="Page_114">114</a></span>
+calomniée même, je le veux croire,&mdash; Pline
+seul en parlait favorablement:&mdash;«A ceux
+qui se nourrissent de lentilles, dit-il, une
+parfaite égalité d'âme.»</p>
+
+<p>Mais écoutez les autres:</p>
+
+<p>«Les lentilles sont de mauvais et grossier
+suc, engendrant peu de sang;&mdash;elles causent
+des tournoiements de tête et des vertiges, des
+convulsions, et parfois même l'épilepsie, elles
+nuisent à la vue selon certains auteurs», dit le
+docteur Philibert Guybert, docteur régent en
+la faculté de médecine de Paris (MDCL). Mais
+depuis quarante ans justice lui a été rendue;
+elle guérit non seulement toutes les maladies
+connues, mais aussi celles que les pauvres
+médecins devenus trop nombreux sont forcés
+d'inventer tous les jours; en effet, depuis
+trois quarts de siècle, la moitié des jeunes
+Français se font médecins, l'autre moitié avocats,&mdash;le
+trop-plein est forcé de se jeter dans
+la politique.</p>
+
+<p>Le sort des médecins a presque autant varié
+que la discipline de la médecine.</p>
+
+<p>Hérodote raconte que le médecin Mélampe
+ne consentit à donner ses soins à la fille de
+Pr&oelig;tus, roi d'Argos, qu'à condition qu'on lui
+donnerait cette belle princesse Cyrianase et la
+moitié du royaume.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_115" id="Page_115">115</a></span>
+Le médecin Musa, ayant guéri Octave Auguste,
+se vit élever une statue et fut créé chevalier
+romain.</p>
+
+<p>Mais, d'autre part, Alexandre, après la mort
+d'Éphestion, fit raser le temple d'Esculape et
+mettre en croix son médecin Glaucias.</p>
+
+<p>Gontran, roi d'Orléans, fit couper la tête à
+deux médecins après la mort de sa femme Austrigilde,
+à laquelle il avait juré de la venger
+de l'ignorance ou de l'impuissance de ces deux
+malheureux.</p>
+
+<p>A une autre époque, j'avais lu dans un livre
+de Cornélius Agrippa: <i>De l'incertitude et de la
+vanité des sciences</i>, une assertion que j'avais
+prise pour une de ces plaisanteries qu'on a
+toujours faites sur la médecine: «Le médecin,
+dit-il, examine le contenu des bassins, allant
+même quelquefois jusqu'à le goûter au bout
+du doigt (1590).» Et ce médecin lui-même de
+Louise de Savoie, mère de François I<sup>er</sup>, appelle
+ses confrères scatophages, nom formé, comme
+anthropophages (mangeurs d'hommes), de deux
+mots grecs que je ne traduirai pas. Mais voici
+ce que j'ai lu dans <i>les Tableaux de Paris</i>, de
+Mercier, chapitre <span class="smcap">DLXXXV</span>.» Voici les propres
+mots d'un règlement fait par Henri II sur
+la plainte des héritiers des personnes décédées
+par la faute des médecins: «Il en sera informé
+<span class="pagenum"><a name="Page_116" id="Page_116">116</a></span>
+et rendu justice comme de tout autre homicide,
+et seront les médecins mercenaires tenus
+de goûter les excréments de leurs patients et
+de leur importer toute autre sollicitude; autrement
+ils seront réputés avoir été cause de
+leur mort et décès.»</p>
+
+<p>Je ne m'étendrai pas sur des panacées qui ont
+longtemps régné en médecine: l'orviétan, la
+thériaque, le mithridate, toutes trois composées
+d'une quantité prodigieuse d'éléments variés:
+des herbes, des pierres, des fientes et
+toujours des vipères;&mdash;ça guérissait de tout!&mdash;procédé
+naïf qui ressemble à celui d'un chasseur
+maladroit ou peu confiant qui, au lieu de
+mettre une balle dans son fusil, y entasse de
+nombreuses chevrotines et même du petit
+plomb. Sur cette quantité de drogues, il peut
+s'en trouver une qui atteigne la maladie.</p>
+
+<p>La vipère a eu longtemps un grand succès&mdash;même
+auprès de ceux qui ne croyaient ni
+au bézoard ni à cent autres inventions,&mdash;et
+ces drogues si variées, si souvent contradictoires
+dans leurs effets, si inertes, ce n'étaient
+pas seulement de vulgaires charlatans qui
+les prescrivaient, ni des imbéciles qui les
+avalaient;&mdash;j'en produirai pour exemple
+madame de Sévigné.&mdash;Son gendre, M. de
+Grignan, avait des accès de faiblesse et
+<span class="pagenum"><a name="Page_117" id="Page_117">117</a></span>
+de débilité, madame de Sévigné, pleine de
+sollicitude pour le bonheur de sa fille,
+envoyait à M. de Grignan des vipères pour en
+confectionner des bouillons qui devaient lui
+rendre sa vigueur première. Nous la voyons
+préconiser minutieusement et avec enthousiasme
+la pervenche: «Si on demande sur
+quelle herbe vous avez marché pour redevenir
+si belle, dit-elle à sa fille, répondez: «Sur la
+pervenche!» Dieu l'a créée pour vous.</p>
+
+<p>Elle croit à «l'eau divine de la reine de
+Hongrie» qui dissipe toute tristesse, et elle
+«s'en enivre».</p>
+
+<p>Elle croit à <i>la poudre de M. Delorme</i> et à <i>la
+poudre des capucins</i>.</p>
+
+<p>Elle demande qu'on lui fasse de <i>l'huile de
+scorpion</i>.</p>
+
+<p>Elle croit aux <i>gouttes du frère Ange</i> et à <i>la
+moelle de cerf</i>.</p>
+
+<p>Elle a estimé <i>l'essence d'urine</i> et «elle en
+boit huit gouttes.»</p>
+
+<p>Blessée à une jambe, les «chers pères» appliquent
+à cette jambe des emplâtres de
+diverses herbes&mdash;qu'on change deux fois par
+jour:&mdash;«ces herbes, on les enfouit dans la
+terre, et, quand elles sont pourries, on est
+guéri.»</p>
+
+<p>Cependant, elle ne guérit pas: elle a recours
+<span class="pagenum"><a name="Page_118" id="Page_118">118</a></span>
+à un «baume tranquille» qui ne la guérit pas
+davantage. Alors elle s'enthousiasme pour la
+«poudre sympathique» du célèbre docteur
+Digby. Ah! le docteur Digby, voilà un fort
+charlatan.</p>
+
+<p>Ce n'était cependant pas une personne bien
+naïve et bien crédule que madame de Sévigné.</p>
+
+<p>Tallemant des Réaux conte qu'une «dame»
+de son temps ayant un enfant très malade lui
+donna un clystère dans lequel elle avait fait
+dissoudre des reliques d'un saint;&mdash;il ne dit
+pas s'il y eut guérison.&mdash;Tout porte à croire
+que ce fut une inspiration personnelle, ce ne
+fut jamais de doctrine.</p>
+
+<p>Une drogue merveilleuse, qui a longtemps
+régné dans le monde entier, c'est le bézoard.&mdash;C'était
+une pierre qu'on trouvait dans l'estomac
+d'une sorte de chèvre des Indes;&mdash;cette
+pierre était formée du suc et de l'esprit
+de certaines plantes salutaires que l'animal
+avait broutées; l'eau où avait un peu séjourné
+ce bézoard, la moindre raclure qu'on en absorbait
+suffisait pour préserver non-seulement
+de tout poison, de toute morsure de serpent
+ou de bête enragée, mais de toute maladie et
+surtout de la peste;&mdash;il suffisait même d'avoir
+un bézoard dans sa poche pour pouvoir
+tout braver;&mdash;les rois s'en envoyaient comme
+<span class="pagenum"><a name="Page_119" id="Page_119">119</a></span>
+chose plus précieuse que l'or et les diamants.
+Voici ce que raconte à ce sujet (en 1550) le
+célèbre chirurgien Ambroise Paré, qui fut chirurgien
+de quatre rois: Henri II, François II,
+Charles IX et Henri III, au chapitre XLIV
+du XXI<sup>e</sup> livre de la chirurgie:</p>
+
+<p>«Le roi estant en la ville de Clermont, un
+seigneur lui apporta d'Espagne une pierre de
+bézoard; étant alors dans la chambre dudit
+seigneur roi, il m'appela et me demanda s'il
+existait quelque drogue qui pût préserver de
+tout poison; je lui répondis que non,&mdash;à cause
+de la diversité des venins et de leur action;&mdash;le
+seigneur qui avait apporté la pierre soutint
+l'efficacité du bézoard;&mdash;alors, je dis au
+roi qu'on aurait bien moyen d'en faire expérience
+certaine sur quelque coquin qui aurait
+gagné le pendre. Alors promptement il envoya
+querir M. de la Trousse, prévost de son hôtel
+et lui demanda s'il avait quelqu'un qui eust
+mérité la corde; il lui dit qu'il avait en ses
+prisons un cuisinier qui avait dérobé deux
+plats d'argent en la maison de son maître, et
+que, le lendemain, il devait être pendu et estranglé.
+Le roy lui dit qu'il voulait faire expérience
+d'une pierre qu'on lui disait être bonne
+contre tout venin, et qu'il sust dudit cuisinier
+s'il voulait prendre un certain poison, et qu'à
+<span class="pagenum"><a name="Page_120" id="Page_120">120</a></span>
+l'instant on lui baillerait un contre-poison, et
+que, s'il réchappait, il s'en irait la vie sauve,
+ce que ledit cuisinier très volontiers accorda,
+disant qu'il aimait trop mieux mourir dudit
+poison dans la prison que d'être estranglé à la
+vue du peuple. Alors un apothicaire lui donna
+un certain poison et subitement une raclure
+de ladite pierre de bézoard. Ayant ces deux
+drogues dans l'estomac, il cria qu'il avait le
+feu dans le corps.&mdash;Une heure après, je priai
+le sieur de la Trousse d'aller voir, ce qu'il
+m'accorda en compagnie de trois de ses archers;
+je trouvai le pauvre cuisinier à quatre
+pieds, cheminant comme une beste, la langue
+hors la bouche, les yeux et toute la face flamboyants,
+jetant le sang par les oreilles, par la
+bouche et par le nez, et mourut misérablement,
+criant qu'il eust mieux valu être mis à
+la potence. Ainsi la pierre d'Espagne n'eut
+aucune vertu; à cette cause, le roi commanda
+qu'on la jettast au feu: ce qui fut fait.»</p>
+
+<p>Le bézoard n'était pas la seule pierre admise
+en médecine; on avait la pierre alectorienne,&mdash;qu'on
+trouvait dans les coqs et qui
+assurait la victoire à la guerre et la pluralité
+des suffrages aux comices.</p>
+
+<p>Saint Isidore vante une petite pierre trouvée
+dans la tête d'une tortue des Indes qui donne
+<span class="pagenum"><a name="Page_121" id="Page_121">121</a></span>
+la faculté de deviner l'avenir à qui la porte
+sous la langue; mais on ferait un gros volume
+des inventions ou des crédulités de saint Isidore
+en fait d'histoire naturelle.</p>
+
+<p>Un concile d'Auxerre défend l'expérience de
+la pierre oolithe, qui, broyée et mêlée à du
+pain, dénonçait les voleurs qui ne pouvaient
+manger ce pain.</p>
+
+<p>On se servait beaucoup en médecine des cinq
+fragments précieux, qui étaient l'améthyste,
+le saphir, l'hyacinthe, la topaze et l'émeraude.</p>
+
+<p>Cette pierre, d'ailleurs, ayant ses vertus particulières,
+l'hyacinthe, les perles, le rubis, préservaient
+celui qui les portaient de tout
+poison. L'émeraude guérissait l'épilepsie.</p>
+
+<p>La topaze faisait disparaître l'hypocondrie,
+l'opale préservait de la peste, donnait plus
+d'éclat et de puissance aux yeux.</p>
+
+<p>L'améthyste préservait de l'ivresse.</p>
+
+<p>Sans parler de la pierre philosophale qui eût
+guéri de tout et eût supprimé la mort si on
+eût pu la trouver.</p>
+
+<p>Le docteur Jean Marius, d'Augsbourg, élève
+de Jean Scutter, grand médecin, a écrit vers
+1730 un <i>Traité du castor</i>, publié à Vienne en
+1746, traduit en français et publié de nouveau
+chez David fils, libraire, à l'enseigne du Saint-Esprit,
+quai des Augustins.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_122" id="Page_122">122</a></span>
+Cet ouvrage est approuvé par un grand nombre
+de médecins de ce temps-là.</p>
+
+<p>Marius y parle de la puissance de la pâquerette,
+«d'une si grande utilité dans la cure
+des blessures»; des vers de terre, si efficaces
+dans le traitement de la goutte. Il préconise
+les vertus des cloportes, de la chair des cerfs,
+des loups, des lièvres, des vipères.</p>
+
+<p>Mais ce n'est rien à côté du castor et surtout
+du castoréum qu'on trouve dans cet animal.
+Le castor fournit des remèdes assurés
+pour presque tous les malades.</p>
+
+<p>Une dent de castor les préserve des douleurs
+que leur causent leurs propres dents et
+de l'épilepsie.</p>
+
+<p>La peau de castor&mdash;fût-ce une paire de
+gants&mdash;augmente la mémoire.</p>
+
+<p>Le <i>castoreum</i> est souverain contre le mal
+caduc et contre l'apoplexie, contre les fièvres,
+les maux d'oreilles, les faiblesses d'estomac,
+contre la paralysie, l'asthme, les maladies des
+poumons, contre tous les maux,&mdash;enfin tout.</p>
+
+<p>Dans le même ouvrage, Jean Marius préconise
+l'esprit de suie,&mdash;l'huile des philosophes
+où il entre des perles, des vipères, des crottes
+de souris et de la cendre de jeunes corbeaux.</p>
+
+<p>En 1684, un docteur Confupe a publié un
+livre sur les fièvres. Cet ouvrage, adressé à
+<span class="pagenum"><a name="Page_123" id="Page_123">123</a></span>
+M. Naquem, premier médecin de Sa Majesté,
+est approuvé officiellement par les professeurs
+royaux en médecine de l'université de
+Toulon.</p>
+
+<p>On y trouve la chair, poudre et sel de vipère,
+le bouillon composé de chapon, de
+vipère, des yeux et des pieds d'écrevisses
+de rivière, du corail et des perles; la corne
+de cerf, la dent de sanglier, les «fragments
+précieux».</p>
+
+<p>En 1685 parut, avec privilège du Roi, un
+traité du <i>thé</i>, du <i>café</i> et du <i>chocolat</i>, par
+un docteur Sylvestre Dufour.</p>
+
+<p>On y dit que le docteur Monin, célèbre médecin
+de Grenoble, a inventé quelques années
+auparavant le café au lait. Voilà une des rares
+drogues qui ont survécu aux modes.&mdash;Ce
+célèbre médecin, dit le médecin Dufour,&mdash;a
+«employé le café au lait et en a fait de fort
+belles cures».</p>
+
+<p>«Au moyen de lait <i>cafeté</i>, j'ai arrêté la
+toux, guéri la migraine, la phtisie, la pleuropéripneumonie,
+la fièvre tierce, double
+tierce, triple quarte.»</p>
+
+<p>Une des plus jolies fougères&mdash;l'<i>adiantum</i>
+cheveux de Vénus&mdash;a joué un assez grand
+rôle et a guéri bien des maux en 1644, comme
+en fait foi un traité publié par le docteur Pierre
+<span class="pagenum"><a name="Page_124" id="Page_124">124</a></span>
+Formi, docteur de l'université médicale de
+Montpellier. L'<i>adiantum</i> est une délicieuse
+petite fougère qui, dans la région que j'habite,
+vit très volontiers dans les anfractuosités
+et les fentes intérieures des vieux puits; elle
+ne s'élève pas à plus de dix à douze centimètres&mdash;sur
+des tiges fines comme des cheveux
+et d'un noir vernissé, elle émet des
+feuilles arrondies et découpées d'un vert gai;&mdash;on
+l'appelle, et on l'a appelée de tout temps,
+cheveux de Vénus;&mdash;cela me gêne un peu
+parce que je vois Vénus blonde. Elle sert, dit
+Pline, à teindre les cheveux et à les faire
+croître longs, épais et frisés; pour cet effet,
+on la fait cuire dans du vin et de l'huile.</p>
+
+<p>On lui a découvert d'autres vertus. En
+MDCXLIV,&mdash;le docteur Pierre Formi, de
+l'université de médecine de Montpellier, a
+publié un <i>Traité de l'adiantum, cheveux de
+Vénus</i>&mdash;contenant la description, les utilités
+et les diverses préparations galiéniques
+et spagiriques de cette plante pour la «guérison
+de quelque <i>indisposition</i> que ce soit». Ce
+titre est modeste, car, dans la dédicace faite
+à puissante dame Marguerite de Montprat,
+abbesse de Noneuques,&mdash;il avoue&mdash;qu' «il
+n'est de maladie contre laquelle l'<i>adiantum</i> ne
+déploie le bénéfice de sa vertu».
+<span class="pagenum"><a name="Page_125" id="Page_125">125</a></span></p>
+
+<p>Il purifie le sang, guérit la mélancolie, l'hypocondrie,
+toutes fièvres; fait croître et
+épaissir les cheveux, combat victorieusement
+le catarrhe, l'épilepsie, la céphalalgie, les
+maux de dents et d'oreilles; éclaircit la vue,
+éveille les facultés du cerveau, excite les
+puissances vitales, réjouit le c&oelig;ur, annihile
+le venin des serpents, des scorpions, des
+vipères.</p>
+
+<p>Il guérit encore l'asthme, la péripneumonie,
+la gravelle; remédie à la stérilité et à l'impuissance,
+la teigne, la jaunisse, les écrouelles,
+les ulcères, les fistules, etc. L'auteur cite
+encore Galien, Théophraste et Dioscoride.</p>
+
+<p>La tisane qu'on en fait est un vrai or potable
+par sa couleur et par ses vertus; on en
+fait du vin <i>adiantum</i>, des opiats, des tablettes,
+des pastilles, des pilules, des poudres,
+des juleps, des gargarismes, des cataplasmes,
+etc.</p>
+
+<p>Enfin, on ne voit pas ce qu'il reste à guérir
+aux autres drogues, médicaments, panacées,
+etc.</p>
+
+<p>Le volume est terminé par des éloges, en
+prose, en vers, en français, en latin, en grec,
+du docteur Formi et de son ouvrage par d'autres
+médecins et savants.</p>
+
+<p>En MDCLXVIII, le docteur Baillaud dédie
+<span class="pagenum"><a name="Page_126" id="Page_126">126</a></span>
+à M. Bourdelle, premier médecin de la reine
+de Suède, conseiller et médecin du roy, un
+«discours du tabac».</p>
+
+<p>Le tabac, alors tout nouveau, avait été fort
+attaqué, rejeté; le docteur avait pris sa défense;&mdash;c'est
+pourquoi le docteur Baillaud
+lui dit qu'il a un esprit plus qu'humain.</p>
+
+<p>Le livre est précédé des approbations du
+docteur Daquin, conseiller du roi en ses conseils
+et premier médecin de la reine; du
+docteur Lizot, conseiller et médecin ordinaire
+du roi; du docteur Guérin, régent en la faculté
+de médecine de Paris; du docteur de
+Michu, docteur en médecine de la faculté de
+Montpellier.</p>
+
+<p>Il est inutile que je copie une nomenclature.
+Le tabac guérit complètement de tout.</p>
+
+<p>L'auteur termine ainsi son volume, orné
+d'une jolie reliure en maroquin vert, orné de
+filets d'or.</p>
+
+<p>«Mon ouvrage est complet, s'il n'est pas
+achevé; puisse-t-il donner l'estime que les
+véritables savants ont pour le tabac; c'est le
+plus riche trésor qui soit venu du pays de l'or
+et des perles. Il contient tout réuni ce que les
+autres médicaments n'ont que séparé.&mdash;La
+nature ayant fait un pareil miracle, ne devait
+pas le cacher plus de six mille ans à l'une des
+<span class="pagenum"><a name="Page_127" id="Page_127">127</a></span>
+moitiés du monde; elle fut injuste de le reléguer
+si longtemps parmi les barbares; elle
+fut moins indulgente pour nous que pour
+eux, lorsque, ayant égard à leur peu de lumières,
+elle ramassa tous les remèdes en un
+seul remède.»</p>
+
+<p class="p2">Le chevalier Digby, dont nous allons parler,
+n'était pas le premier venu. Nommé
+gentilhomme de la chambre par le roi d'Angleterre
+Charles I<sup>er</sup>, après la révolution, il
+émigra en France et s'y lia avec des savants,
+entre autres Descartes, pendant le séjour de
+Charles II en France; il avait été nommé
+«chancelier de la reine de la Grande-Bretagne».
+C'était à la fois un homme savant, un
+grand et effronté charlatan et un grand fou!</p>
+
+<p>Il avait une très belle femme&mdash;qu'il droguait
+sans cesse pour conserver sa beauté;
+il la nourrissait de poulardes nourries elles-mêmes
+de la chair de vipères;&mdash;ce qui ne
+l'empêcha pas de mourir très jeune, et qui
+peut-être y contribua.</p>
+
+<p>J'ai un petit livre, imprimé avec «Privilège
+de roi», daté de 1668. Sous ce titre: «Remèdes
+souverains et secrètes expériences de
+M. le chevalier Digby, chancelier de la reine
+d'Angleterre, avec plusieurs autres secrets
+<span class="pagenum"><a name="Page_128" id="Page_128">128</a></span>
+pour la beauté des dames,» l'éditeur, Jean
+Malbec de Trespel, «médecin spagirique»,
+dit dans une préface: «Le nom du chevalier
+Digby est trop connu par toute l'Europe pour
+douter que ce qui vient de lui ne soit estimé;
+la délicatesse de son génie et la subtilité
+de son esprit ont toujours brillé dans ses
+ouvrages, etc.»</p>
+
+<p>En voici quelques passages,</p>
+
+<p><i>Poudre de la comtesse de Kent, laquelle a
+des vertus surprenantes:</i></p>
+
+<p>«Prendre les extrémités des serres de
+cancres pendant que le soleil est au signe du
+cancer,&mdash;quatre onces des yeux des mêmes
+cancres,&mdash;sel de perles, sel de corail,&mdash;bézoard
+oriental,&mdash;de l'os qui se trouve au
+c&oelig;ur des cerfs,&mdash;un peu de jus de céleri,&mdash;de
+la gelée de peau de vipère;&mdash;spécifiques pour
+empêcher les vapeurs de monter au cerveau,
+empêcher l'effet du vin pour enivrer, corroborer
+toute la nature&mdash;contre tous venins et
+morsures des chiens enragés et toutes les
+vertus.»</p>
+
+<p><i>Remède contre le mal caduc:</i></p>
+
+<p>«Prenez de la fiente de paon autant qu'il
+en peut tenir pour une pièce de quinze sous,
+et avalez le matin à jeun.</p>
+
+<p>«<i>Poudre de cloportes contre la gravelle</i>,&mdash;on
+<span class="pagenum"><a name="Page_129" id="Page_129">129</a></span>
+peut également avaler la fiente d'un taureau
+de trois ans.»</p>
+
+<p>«<i>Contre une hémorrhagie prenez du crâne
+humain</i>: râpez-le en poudre et avalez-le dans
+un verre de vin blanc.»</p>
+
+<p>«<i>Contre la morsure des serpents</i>; des pâquerettes
+blanches en cataplasme.</p>
+
+<p>«<i>Contre la pleurésie</i>; de la fiente de cheval
+dans du vin blanc.</p>
+
+<p>»Également quelques pous dans un &oelig;uf à
+la coque, pour arrêter le sang d'une plaie.</p>
+
+<p>»Prenez la mousse qui vient sur les têtes
+de mort;&mdash;mais que ce soit une tête d'homme;
+humectez d'eau de rose et mettez sur la veine
+du front descendant sur le nez.»</p>
+
+<p>«<i>Pour les yeux:</i></p>
+
+<p>»De la moelle de l'os d'une aile d'oie avec
+gingembre.»</p>
+
+<p>«<i>Contre le mal de dents:</i></p>
+
+<p>»Portez sur vous la dent d'un homme mort
+et frottez-en la dent qui vous fait souffrir.»</p>
+
+<p>Autre remède:</p>
+
+<p>»Prenez un clou, écorchez votre gencive
+de façon qu'il y ait un peu de sang, puis enfoncez
+le clou dans un arbre jusqu'à la tête, et
+le mal ne viendra plus.</p>
+
+<p>»Or potable pour servir aux maladies les
+plus abandonnées, dont les effets sont admirables:
+<span class="pagenum"><a name="Page_130" id="Page_130">130</a></span>
+on mêle à l'or des perles, du bézoard,
+de l'ambre gris, du corail rouge.</p>
+
+<p>»Huile de vitriol philosophique, pour les
+blessures.</p>
+
+<p>»Les belles vertus du noble sel d'esprit
+d'urine: il guérit tout cancer,&mdash;le loup des
+jambes, les vieux ulcères,&mdash;les fièvres continues;&mdash;pour
+les maux d'yeux,&mdash;contre la
+peste,&mdash;contre les dartres, gales et toutes
+autres maladies de la peau; contre le mal
+de dents, contre la gravelle;&mdash;mais il faut
+le prendre au déclin de la lune.»</p>
+
+<p>Parlons de la <i>poudre de sympathie</i>:</p>
+
+<p>Dans un appartement voisin de celui qu'occupait
+le chevalier Digby, se trouvait un
+M. Jacques Hovell, secrétaire du duc de
+Buckingham, qui, voulant séparer deux de
+ses amis qui se battaient, reçut un terrible
+coup d'épée à la main droite, et la plaie ne se
+cicatrisant pas, quoi que fissent les médecins,
+on voyait des signes de gangrène, et on
+allait couper la main lorsqu'on s'adressa au
+chevalier Digby.</p>
+
+<p>Celui-ci refusa de voir la blessure et le
+blessé, demandant seulement un des linges
+qui avaient servi à panser la blessure et l'épée
+qui l'avait faite. On lui donna un linge, le
+chevalier jeta une poignée de sa poudre dans
+<span class="pagenum"><a name="Page_131" id="Page_131">131</a></span>
+un bain plein d'eau où il plongea le linge en
+question.</p>
+
+<p>Pendant ce temps, M. Hovell, dans la
+chambre, causant avec un gentilhomme, fit
+un mouvement en disant: «Je ne sens plus de
+douleur.»</p>
+
+<p>Ce fait fut rapporté à M. de Buckingham et
+au roy, dit le chevalier.</p>
+
+<p>«Un peu après, ajoute-t-il, je tirai le linge
+hors de l'eau et le fis sécher à un grand feu.&mdash;Voilà
+le laquais de M. Hovell qui vint me
+dire que les douleurs avaient repris à son
+maître, avec plus de force. «Retournez auprès
+de votre maître, lui dis-je, il sera guéri avant
+que vous soyez arrivé.» Il s'en va, je remets
+le linge dans l'eau et le laquais trouva son
+maître sans la moindre douleur; en cinq jours,
+la plaie fut entièrement cicatrisée.»</p>
+
+<p>C'est de cette poudre de sympathie que nous
+avons vu madame de Sévigné si enthousiaste,
+ainsi que du «noble sel d'esprit d'urine».</p>
+
+<p>Tous ces médicaments&mdash;et je n'en ai relaté
+qu'une partie&mdash;ont été longtemps dits, écrits,
+préconisés, approuvés, expérimentés,&mdash;non
+point par de vulgaires charlatans des rues et
+places publiques,&mdash;mais par de savants et
+célèbres médecins;&mdash;tout cela a été cru, accepté,
+subi,&mdash;non point par des niais, par de
+<span class="pagenum"><a name="Page_132" id="Page_132">132</a></span>
+pauvres esprits crédules,&mdash;mais par les
+esprits les plus éclairés, les plus défiants
+même,&mdash;tant est puissant l'instinct de l'amour
+de la vie et de la santé!</p>
+
+<p>De la santé surtout.&mdash;On disait de je ne
+sais quel grand homme:&mdash;Il ne prenait aucun
+soin pour sa vie, et s'exposait volontiers à
+être tué; mais, sur l'article de la santé, il
+n'entendait pas raillerie et se soignait scrupuleusement.</p>
+
+<p>C'est ainsi que lord Chesterfield écrivait à
+son fils: «Soignez votre santé;&mdash;il ne s'agit
+pas de vivre, vivre est peu important;&mdash;non,
+il s'agit de se bien porter pendant qu'on
+vit.»</p>
+
+<p>Je veux cependant terminer cette conférence
+par quelques exemples de bon sens.</p>
+
+<p>L'École de Salerne était au royaume de
+Naples une université très florissante et très
+célèbre; elle a laissé un recueil d'aphorismes
+écrits en vers latins, dits léonins, c'est-à-dire
+rimés soit à la fin, soit au milieu du vers,
+ce qui donne à ces sentences, le plus souvent
+très sages&mdash;quoique absolues&mdash;un certain
+air bouffon.</p>
+
+<p>Citons en quelques-uns:</p>
+
+<p><i>Ablue sæpe manus.</i></p>
+
+<p>Lavez-vous souvent les mains, on dit que
+<span class="pagenum"><a name="Page_133" id="Page_133">133</a></span>
+ça éclaircit la vue; mais, en tout cas, ça rend
+les mains propres.</p>
+
+<p><i>Sex horas dormire satis est.</i></p>
+
+<p>Six heures au sommeil, c'est assez que l'on
+donne.</p>
+
+<p>Sept pour le paresseux, huit heures pour
+personne.</p>
+
+<p>L'empereur du Brésil, qui me fit l'honneur
+de me venir voir à Saint-Raphaël, était préoccupé
+d'une question: son médecin voulait
+qu'il dormît sept ou huit heures,&mdash;lui n'en
+voulait dormir que quatre ou cinq;&mdash;je lui
+rappelai à ce propos l'aphorisme de l'école de
+Salerne, et, quoique ça lui parût encore donner
+au sommeil une trop grande part de la vie,&mdash;un
+quart de la vie employé à ne pas vivre,&mdash;il
+accepta la sentence,&mdash;disant à son médecin:
+«Eh bien, vous dormirez sept heures,
+et moi six.»</p>
+
+<p>Comment l'homme meurt-il quand il a de
+la sauge dans son jardin? c'est qu'il n'y a pas
+de remède contre la mort.</p>
+
+<p><i>Si tibi deficiunt medici.</i></p>
+
+<p>Es-tu sans médecin, je vais t'en donner
+trois:</p>
+
+<p>Gaieté, diète et repos.</p>
+
+<p>On ferait un gros volume rien que des prescriptions
+non seulement imaginées, conseillées
+<span class="pagenum"><a name="Page_134" id="Page_134">134</a></span>
+par les médecins, mais ordonnées sous
+des peines sévères par l'autorité et le gouvernement.
+Dans un très curieux livre,&mdash;quatre
+gros volumes in-folio, par Delamare, conseiller
+commissaire du Roy au Châtelet de Paris
+(MDCCXXIX); c'est un traité de la police, mais
+dans un sens élevé et général.</p>
+
+<p>A l'article de la peste, les médecins sont
+sévèrement traités, et on leur impose de rudes
+devoirs. On donne une liste de parfums,&mdash;préservatifs;&mdash;après
+en avoir indiqué quelques-uns,
+on en signale un autre sous ce
+titre:</p>
+
+<p>Autre parfum préservatif pour les personnes
+de condition.</p>
+
+<p>Un médecin raconte qu'un client riche lui
+dit un jour: «Qu'est-ce que ce médicament
+de deux sous! gardez ça pour les pauvres, et
+donnez-moi quelque chose de rare, j'y mettrai
+le prix.»</p>
+
+<p>Dans un autre livre très estimable du docteur
+Guybert, <i>le Médecin et l'Apothicaire charitables</i>
+(MDCLIII), il indique au contraire,
+après les médicaments rares, coûteux ou à la
+mode, des drogues équivalentes pour les
+pauvres.</p>
+
+<p>Ainsi, en place de l'orviétan et du bézoard,
+si fort en crédit de son temps, il indique comme
+<span class="pagenum"><a name="Page_135" id="Page_135">135</a></span>
+contrepoison le citron;&mdash;peut-être en
+exagère-t-il les vertus, par la confiance en
+Virgile, qui a dit au livre II des <i>Géorgiques</i>:</p>
+
+<p>«Contre les poisons des marâtres, il n'est
+rien de plus sûr que le citron.»</p>
+
+<p>Mais, ce qui est au moins aussi certain, il
+cite contre la peste une recette dite médicament
+des trois adverbes:</p>
+
+<p><i>Cite</i>, <i>longe</i>, <i>tarde</i>, vite, loin, tard.</p>
+
+<p>Allez-vous-en vite, assez loin, et revenez tard.</p>
+
+<p>Je dois avouer que sa théorie sur le sommeil
+est assez étrange.</p>
+
+<p>«Il faut, dit-il d'abord, se coucher sur le côté
+droit afin que le souper descende plus profondément
+au fond du ventricule, puis se retourner
+et se coucher sur le côté gauche, afin de
+hâter la coction de l'aliment; puis, un peu plus
+tard, se retourner encore et se recoucher sur
+le côté droit pour faciliter la distribution du
+chyle.</p>
+
+<p>Il me semble que ce sommeil est bien laborieux
+et que, pour obéir aux prescriptions du
+docteur, il serait nécessaire de ne pas s'endormir.</p>
+
+<p>Le célèbre Guy Patin (de 1601 à 1672) était
+un médecin non seulement très savant, très
+lettré et de plus très spirituel: on a raconté
+que, pour l'avoir souvent à leur table,
+<span class="pagenum"><a name="Page_136" id="Page_136">136</a></span>
+«quelques grands mettaient un louis d'or
+sous son assiette,» tant son entretien était
+intéressant, varié, gai et spirituel.</p>
+
+<p>Il était sans pitié sur le charlatanisme de ses
+confrères et sur la médecine elle-même, à
+laquelle il croyait assez peu.</p>
+
+<p>«J'aurais, disait-il, désiré être le médecin
+d'un vieil empereur;&mdash;il n'y a rien à faire
+avec un jeune prince:&mdash;il se passe de remèdes
+et il a raison, tandis qu'un vieux, il a
+peur, il s'affaiblit, devient crédule, et j'en
+aurais profité.»</p>
+
+<p>«La nature, disait-il encore, a des secrets
+qu'elle ne nous révèle pas, et la vie de chacun
+est fixée à un certain nombre de jours qu'il
+n'est pas en notre pouvoir de prolonger.»</p>
+
+<p>A un homme riche et gourmand qui se plaignait
+des premières atteintes de la goutte, il
+disait: «Il y a encore un moyen de vous guérir,
+vivez pendant un an avec trois francs par
+jour et gagnez-les en travaillant.»</p>
+
+<p>«Nous profitons, disait-il encore, de l'entêtement
+des femmes, de la faiblesse des
+hommes et de la crédulité de tous.»</p>
+
+<p>«Dans ma jeunesse, je rougissais quand
+on me donnait de l'argent; si je rougis aujourd'hui,
+c'est quand on ne m'en donne pas.»</p>
+
+<p>Il disait encore:</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_137" id="Page_137">137</a></span>
+«En fait de remèdes, je ne crois que ce que
+je vois.»</p>
+
+<p>On usait beaucoup de la raclure de corne de
+cerf et surtout de licorne,&mdash;animal fabuleux
+que personne n'a vu plus que les tritons des
+Grecs et les hippogriffes.</p>
+
+<p>«Pourquoi, disait-il, au lieu de prescrire
+de la corne de licorne, qui n'existe pas,&mdash;les
+médecins ne raclent-ils pas leurs propres
+cornes?&mdash;car aucune profession autant que
+la nôtre, qui nous oblige à être sans cesse
+hors de la maison et à y laisser nos femmes
+seules, n'expose la tête des hommes à cet
+ornement.»</p>
+
+<p>Résumons: les anciens médecins n'étaient
+ni moins savants, ni moins intelligents, ni
+moins honnêtes que ceux d'aujourd'hui;
+leurs clients n'étaient ni plus crédules ni plus
+bêtes.</p>
+
+<p>On a abandonné l'orviétan, la thériaque, les
+vipères, les pierres précieuses, etc.</p>
+
+<p>Mais nous avons la morphine, la cocaïne,
+l'atropine, l'antipyrine, la caféine, etc.</p>
+
+<p>Nous avons l'homéopathie, nous avons la
+théorie des altitudes sur les moulages, nous
+avons la guérison par persuasion, l'hypnotisme,
+la purgation par suggestion, etc.</p>
+
+<p>Un évêque, voyant canoniser saints ou du
+<span class="pagenum"><a name="Page_138" id="Page_138">138</a></span>
+moins bienheureux des personnages qu'il avait
+connus, disait: «Les nouveaux saints me font
+beaucoup douter des anciens.»</p>
+
+<p>Je dirai, en renversant l'idée: l'étude de
+l'ancienne médecine et des anciens médicaments
+m'inspire beaucoup de doutes sur les
+nouveaux.</p>
+
+<p class="p4"><span class="pagenum"><a name="Page_139" id="Page_139">139</a></span></p>
+
+<h2>CONFÉRENCE SUR LE BONHEUR</h2>
+
+<p class="p2">Sur cette question du bonheur, que j'ai, non
+sans un peu d'imprudence peut-être, entrepris
+de traiter, je vais simplement écrire un peu
+pêle-mêle ce que j'ai vu et appris et pensé par
+moi-même, et ajouter ce que je me rappelerai
+d'ailleurs, soit que je l'aie lu, soit que je l'aie
+entendu dire.</p>
+
+<p>Il n'y a aucun sentiment plus naturel à
+l'homme, plus unanime, que le désir d'être
+«heureux»; mais rien n'est plus différent,
+plus opposé même que les opinions qu'il se
+forme du «bonheur» et les routes qu'il prend
+pour y parvenir. «Tel, dit Horace, met son
+bonheur à se couvrir de la poussière du cirque,
+tel autre met le sien à entasser dans ses
+<span class="pagenum"><a name="Page_140" id="Page_140">140</a></span>
+greniers toutes les moissons de la Lybie;&mdash;celui-ci
+ne sera heureux que, si la faveur d'un
+peuple inconstant l'élève aux honneurs, celui-là
+veut le bruit des camps, le choc des armes et le
+son des clairons;&mdash;moi, la couronne de lierre
+qu'on donne aux poètes me fait l'égal des dieux&mdash;et,
+si Mæcenas me donne un rang parmi
+eux, mon front touchera le ciel.» (<i>Horace.</i>)</p>
+
+<p>Comment réunirait-on les suffrages des
+hommes sur ce qu'est le bonheur? Le même
+homme n'est pas, sur ce sujet, deux heures
+d'accord avec lui-même&mdash;et dédaigne le soir
+ce qu'il désirait tant le matin.</p>
+
+<p>«Juvénal, dites-vous, l'avait dit avant
+vous.» Je le sais. Et il dit encore: «Souvent les
+dieux trop faciles ont ruiné et perdu des familles
+entières en accordant ce qu'elles imploraient.»</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p><i>Eruere domos totas optantibus ipsis</i></p>
+<p><i>Di faciles.</i></p>
+</div></div>
+
+<p>Je ne maudirai pas, comme fit un poète moderne,
+les anciens d'avoir exprimé ses propres
+pensées avant lui;&mdash;mais la crainte de dire la
+même chose que Juvénal, si longtemps après
+lui, ne me fera pas, pour ne pas penser comme
+lui, ne pas penser comme moi.</p>
+
+<p>Varron, dit-on, avait recueilli deux cent
+quatre-vingt-huit opinions sur le bonheur.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_141" id="Page_141">141</a></span>
+Je crois qu'on en trouverait facilement
+davantage. Chaque homme, peut-être, s'en fait
+une idée différente, et change bien des fois de
+sentiments dans le cour de sa vie.</p>
+
+<p class="p2">«Le bonheur n'est pas un gros diamant;&mdash;c'est
+une mosaïque de petites pierres!»&mdash;disait
+Delphine Gay.&mdash;Ajoutons: de pierres
+d'inégale valeur et d'éclat différent, parmi
+lesquelles se trouvent quelques cailloux et
+qui souvent n'ont d'éclat que par le rapprochement
+ou le contraste des couleurs.</p>
+
+<p>Ce n'est pas une rose bleue;&mdash;c'est un bouquet
+dans lequel il faut admettre le liseron
+des haies, la pâquerette des champs et la giroflée
+des murailles.</p>
+
+<p>Ce n'est pas la pierre philosophale, dont la
+recherche a produit tant de déceptions, de
+fraudes et de misères.</p>
+
+<p>Ce n'est pas le saint Graal que, à travers
+tant d'aventures et de périls, cherchaient les
+chevaliers de la «Table ronde».</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i8"><i>.....Le bonheur, c'est la boule</i></p>
+<p><i>Que cet enfant poursuit tout le temps qu'elle roule,</i></p>
+<p><i>Et que, dès quelle s'arrête, il repousse du pied.</i></p>
+</div></div>
+
+<p>Certains philosophes ont fait consister le
+bonheur dans l'absence des maux.
+<span class="pagenum"><a name="Page_142" id="Page_142">142</a></span></p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p><i>De malheurs évités, le bonheur se compose;</i></p>
+<p><i>L'homme, à l'âge envieux où naît l'austérité,</i></p>
+<p><i>Où l'on fait la sagesse avec l'infirmité.</i></p>
+<p><i>Saigne encor de l'épine et ne sent plus la rose.</i></p>
+</div></div>
+
+<p>Il y a des malheureux imaginaires, comme
+des malades imaginaires.&mdash;J'ai connu un
+homme dont la vie, divisée entre dix, eût fait
+dix bonheurs présentables, et qui se plaignait
+amèrement de son sort.&mdash;Je lui ai fait une
+longue liste des maux qu'il n'avait pas.</p>
+
+<p>Êtes-vous aveugle?&mdash;Êtes-vous sourd?&mdash;Êtes-vous
+paralytique?&mdash;Êtes-vous défiguré
+par un chancre?&mdash;Ici, une page de maladies.</p>
+
+<p>Êtes-vous pauvre jusqu'à la misère? Avez-vous
+une femme et des enfants que vous ne
+puissiez nourrir? Avez-vous une femme et
+des enfants laids ou malingres; les avez-vous
+perdus?&mdash;Sont-ils idiots, méchants, vicieux,&mdash;vous
+exposant à la honte et au déshonneur?
+Votre femme vous trompe-t-elle avec votre
+ami? Vous êtes-vous déshonoré vous-même
+par quelque action honteuse? Votre maison
+est-elle brûlée? Êtes-vous injustement accusé
+d'un crime, ou, qui pis est, l'êtes-vous justement?&mdash;Êtes-vous
+imbécile et ridicule?&mdash;Ici,
+trois pages de maux et de calamités.</p>
+
+<p>Eh bien, il y a des gens qui subissent tout
+<span class="pagenum"><a name="Page_143" id="Page_143">143</a></span>
+cela. Quel droit et quelle chance particulière
+avez-vous d'en être exempt? Il faut donc
+vous faire un bonheur modeste de tous les
+maux qui vous sont épargnés.</p>
+
+<p class="p2">Que d'heureux on pourrait faire avec tout
+le bonheur qui se perd et se gaspille dans le
+monde, par des gens qui en jouissent sans le
+sentir ni le comprendre?</p>
+
+<p class="p2">Depuis que le monde existe, on fait des
+commentaires sur le bonheur, on le dissèque,
+on le discute, etc., et la vérité est que les gens
+les plus heureux sont ceux qui n'y ont jamais
+pensé, qui seraient fort embarrassés de dire
+ce que c'est que le bonheur, et qui en jouissent
+sans presque le connaître.</p>
+
+<p class="p2">Oh! la charmante maison couverte de
+chaume avec des iris sur le faîte, entourée et
+tapissée de rosiers et de jasmins.</p>
+
+<p>Arrêtez-vous, restez en face. Si vous étiez
+dedans, vous ne la verriez pas.</p>
+
+<p class="p2">Prétendre trouver un bonheur parfait dans
+ce monde, c'est vouloir faire un canapé d'un
+buisson d'épines.</p>
+
+<p class="p2">On n'est jamais si heureux ni si malheureux
+qu'on l'imagine.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_144" id="Page_144">144</a></span>
+En considérant l'impuissance des objets à
+nous satisfaire et la faiblesse de nos propres
+sens à recevoir leurs impressions et à en
+jouir, on renonce à la vaine poursuite de cette
+chimère du bonheur.</p>
+
+<p class="p2">Les plaisirs sont de la monnaie du bonheur&mdash;peut-être
+sont-ils la monnaie d'une valeur
+de convention, fictive, idéale et n'existant
+pas, comme le <i>grand sesterce</i> des Romains et
+le <i>talent</i> des Grecs.</p>
+
+<p class="p2">L'Académie et le Lycée&mdash;divisaient en
+trois classes les biens désirables et constituant
+le bonheur.&mdash;D'abord et avant tout: les biens
+de l'âme, les vertus;&mdash;ensuite: les biens extérieurs,
+les biens du corps, la santé, la force et
+la bonté;&mdash;enfin, les biens étrangers, comme
+la bonne réputation, les amis, les honneurs,
+les richesses.</p>
+
+<p class="p2">J'ai vu, à la mer, un pêcheur prenant à sa
+ligne un très gros poisson;&mdash;il est un moment
+anxieux où le poisson et l'homme tirent
+chacun de son côté. Est-ce l'homme qui pêchera
+le poisson, ou le poisson qui pêchera
+l'homme?</p>
+
+<p>Eh bien, dans ce moment, ambition, famille,
+amour, devoir, chagrin, honneur,
+<span class="pagenum"><a name="Page_145" id="Page_145">145</a></span>
+patrie, tout disparaît, il ne pense, il ne voit
+que ceci: aura-t-il son poisson?&mdash;Et j'avouerai
+humblement que, cet homme, ç'a été
+quelquefois moi-même.</p>
+
+<p class="p2">Épicure, qui se connaissait en bonheur et
+qui mettait la vertu au nombre des voluptés,
+ne cessait de prêcher à ses disciples les goûts
+de l'obscurité et de l'éloignement de la foule.</p>
+
+<p class="p2">Démosthène, au contraire, avouait qu'il
+était heureux lorsque, passant devant la halle
+au poisson, une des vendeuses disait à une
+autre, en le montrant du doigt:</p>
+
+<p>Voilà Démosthène qui passe.</p>
+
+<p class="p2">Quant au bonheur de laisser après soi un
+grand nom et une glorieuse renommée, l'empereur
+Marc-Antonin disait: «Je ne vois pas
+la différence qu'il y a entre les louanges des
+hommes qui naissent après nous, et les
+discours qu'on tenait avant notre naissance.»</p>
+
+<p class="p2">Dioclétien, ayant abdiqué l'empire, répondit
+à celui qui l'exhortait à remonter sur le
+trône: «On voit bien que vous n'avez pas vu les
+belles laitues que je cultive dans mon jardin.»</p>
+
+<p class="p2">L'ignorance et l'incuriosité, dit Montaigne,
+sont de doux oreillers pour une tête bien faite.</p>
+
+<p class="p2"><span class="pagenum"><a name="Page_146" id="Page_146">146</a></span>
+Euripide ayant mis dans la bouche de Bellérophon
+un éloge emphatique des richesses,
+les spectateurs furent si indignés qu'on le
+hua et qu'on voulait l'exiler;&mdash;il s'avança
+sur le théâtre et pria qu'on attendit la fin de
+la pièce, et qu'on verrait au dénouement le
+panégyriste des richesses périr misérablement.</p>
+
+<p class="p2">Un peu dans le creux de la main, dit l'Ecclésiaste,
+vaut mieux avec le calme et le repos
+que plein les deux mains avec travail et contention
+d'esprit.</p>
+
+<p class="p2">&mdash;On recommande avec raison le respect
+pour le malheur;&mdash;il ne faut pas moins respecter
+le bonheur, qui est plus rare. Si je vois
+un oiseau picorer des grains qu'il a trouvés,
+je m'écarte et je change de chemin pour ne
+pas le déranger.</p>
+
+<p class="p2">Il y a un bonheur qui consiste à avoir assez
+de grands ennuis pour être insensible aux
+petits.</p>
+
+<p class="p2">Solon disait: «Je vieillis en courtisant assidûment
+les Muses, Bacchus et Vénus, qui sont
+les seules sources des plaisirs permis aux
+mortels.»</p>
+
+<p class="p2"><span class="pagenum"><a name="Page_147" id="Page_147">147</a></span>
+On ne manque jamais d'expressions pour
+peindre la douleur, l'absence, la mort, la séparation,
+les regrets;&mdash;mais le poète ne sait
+bien parler du bonheur que lorsqu'il est
+absent, perdu ou passé; presque tous les
+poètes qui s'en sont avisés ont fait des enfers
+très passables;&mdash;tous les <i>ciels</i> ont été manqués.</p>
+
+<p class="p2">Ne souhaitez pas d'être élevé avant que
+d'être grand;&mdash;ça ne servirait qu'à montrer
+l'exiguïté de votre taille.</p>
+
+<p class="p2">Fût-on un héros, on peut avoir peu de soin
+de sa vie; mais il faut en avoir beaucoup de sa
+santé.</p>
+
+<p class="p2">Femme, un peu de beauté, médiocrement
+d'esprit, et pas du tout de c&oelig;ur, et tu seras
+heureuse si tu mets ton bonheur à gouverner
+les hommes.</p>
+
+<p class="p2">«Les richesses, les honneurs, la renommée,
+dit Longin, ne passent jamais pour des biens
+vantables dans l'esprit du sage, puisque ce
+n'est pas un bien médiocre que de les pouvoir
+mépriser.»</p>
+
+<p class="p2">Dans le choix du petit nombre de lieux que
+j'ai habités, j'ai toujours eu soin de me placer
+<span class="pagenum"><a name="Page_148" id="Page_148">148</a></span>
+de façon à bien voir le soleil couchant;&mdash;le
+choix et l'orientation des fenêtres ont toujours
+été le plus grand, souvent le seul luxe
+de mes habitations.</p>
+
+<p class="p2">«Manquons-nous de maux véritables, nous
+sommes ingénieux à nous en créer, dit Ménandre,
+qui, pour être imaginaires, ne sont
+pas moins douloureux:&mdash;quelques paroles
+malveillantes,&mdash;un songe,&mdash;le cri d'une
+chouette, etc.</p>
+
+<p class="p2">Socrate s'en rapportait au jugement de
+Dieu, et le priait de choisir pour lui et de lui
+accorder ce qu'il y aurait de mieux pour son
+bien, se déclarant incapable de le savoir lui-même.</p>
+
+<p class="p2">La nature s'arrête au nécessaire;&mdash;la raison
+désire l'honnête et l'utile; la vanité et la
+passion portent au voluptueux et à l'excessif.</p>
+
+<p class="p2">Dans la rigueur de l'hiver, celui-ci se contente
+de ne pas avoir froid, celui-là veut
+avoir chaud, un autre veut se brûler les tibias
+devant le feu et être forcé de s'en reculer.</p>
+
+<p class="p2">Gygès, roi de Lydie, ayant consulté l'oracle
+pour savoir s'il y avait un mortel plus heureux
+que lui, l'oracle lui désigna un certain Aglaus.&mdash;Et
+<span class="pagenum"><a name="Page_149" id="Page_149">149</a></span>
+cet Aglaus, dit Valère-Maxime,&mdash;avait
+cultivé toute sa vie un petit champ qui fournissait
+à tous ses besoins.</p>
+
+<p class="p2">«Les philosophes, dit Cicéron, ne recherchent-ils
+pas la gloire par l'affectation de la
+mépriser, et n'ont-ils pas soin de mettre leur
+nom à la première page des livres qu'ils composent
+sur la vanité de la renommée?»</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p><i>De leur meilleur côté tâchons de voir les choses:</i></p>
+<p><i>Vous vous plaignez de voir les rosiers épineux;</i></p>
+<p><i>Moi, je me réjouis et rends grâces aux dieux</i></p>
+<p class="i3"><i>Que les épines créent des roses.</i></p>
+</div></div>
+
+<p>Il y a dans le c&oelig;ur de l'homme un instinct
+qui le fait s'inquiéter d'un bonheur sans mélange,
+et penser que le malheur veille et
+cherche s'il est prudent d'être heureux tout
+bas.</p>
+
+<p>J'ai entendu une femme dire: «Je suis trop
+heureuse, j'ai peur!»</p>
+
+<p class="p2">«Il y a eu autrefois <i>en l'homme</i>, dit Pascal,
+un véritable bonheur dont il ne lui reste
+maintenant que la marque et la trace toute
+vide qu'il essaye inutilement de remplir de
+tout ce qui l'environne, en cherchant dans
+les choses absentes ce qu'il n'obtient pas des
+présentes, et ce que les unes et les autres
+sont incapables de lui donner.»</p>
+
+<p class="p2"><span class="pagenum"><a name="Page_150" id="Page_150">150</a></span>
+Les amis:&mdash;une famille dont on a choisi
+les membres.</p>
+
+<p class="p2">Le bonheur et le malheur des hommes ne
+dépendent pas moins de leur humeur que de
+la fortune.</p>
+
+<p class="p2">Dacruon pense que les dieux et les hommes
+sont conjurés contre lui.&mdash;Parfois il signe une
+lettre: «Le plus malheureux des hommes.»</p>
+
+<p>Cependant il a une bonne santé, une fortune
+suffisante, sa femme et ses enfants, sans
+être mieux que les autres, ne sont pas plus
+mal. Mais il appelle malheurs et calamités
+les plus petits contretemps;&mdash;il s'indigne et
+se désespère de tout ce qui n'est pas juste
+comme il le désire et peut-être comme il ne
+le désirera pas demain.</p>
+
+<p>Après une longue sécheresse, le ciel accorde
+à la terre une pluie bienfaisante. Mais
+comme, ce jour-là, il avait l'intention de se
+promener, il s'écrie:</p>
+
+<p>«C'est fait pour moi!»</p>
+
+<p class="p2">Brentos, au contraire, pense que lui
+d'abord et ensuite tout ce qui lui appartient
+est ce qu'il y a de mieux au monde. Sa maison
+est la mieux située, la mieux orientée, la plus
+belle et la plus commode de toutes les maisons;&mdash;son
+<span class="pagenum"><a name="Page_151" id="Page_151">151</a></span>
+jardin produit les légumes les
+plus savoureux et les fruits les plus exquis;
+sa femme est la plus belle des femmes, ses
+enfants l'emportent de beaucoup sur tous les
+autres enfants par la beauté et l'intelligence;&mdash;son
+chien est sans pareil;&mdash;la rosse qu'il
+a achetée hier n'a pas plus tôt passé une nuit
+dans son écurie&mdash;que c'est un arabe, un pur
+sang, un coursier, un destrier, un palefroi;&mdash;s'il
+plante un clou dans un pan de mur,
+c'est le meilleur des clous dans le meilleur
+des murs;&mdash;chaque matin, il se réveille heureux
+de se trouver et d'être précisément lui-même,
+c'est-à-dire ce que le Créateur pouvait
+faire de mieux.</p>
+
+<p class="p2">Ce qui n'est que le nécessaire pour tel
+homme, suffirait pour faire le bonheur de
+toute la rue qu'il habite.</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p><i>Jetant sur un ciel gris des tons bleus et sereins,</i></p>
+<p><i>La Providence emploie à charmer nos chagrins</i></p>
+<p><i>L'amour,&mdash;comme aux bonbons a recours une mère...</i></p>
+<p><i>Mais ses pralines ont souvent l'amende amère.</i></p>
+</div></div>
+
+<p class="p2">Le bonheur d'être décoré:&mdash;mettre un
+&oelig;illet rouge à sa boutonnière;&mdash;à dix pas, on
+croit que vous êtes officier de la Légion
+d'honneur; à trois pas, on voit que vous êtes
+un sot.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_152" id="Page_152">152</a></span>
+Je lis dans un livre publié par un Allemand
+en 1753: «L'Allemagne soumise à un seul
+prince serait sans doute plus puissante,&mdash;mais
+serait-elle plus heureuse?»</p>
+
+<p>Dans un autre livre d'un baron de Biefeld,
+diplomate au service du grand Frédéric,&mdash;livre
+écrit en français et imprimé en 1772&mdash;je
+lis: «Voici les titres que tout bon Allemand
+donne à l'empereur: resplendissantissime,
+transparentissime, puissantissime et invincible
+empereur, etc. <i>Allerdurchlauchttigster, grossmaechtigster
+und unueberwindlischter Kayser
+allergnaedister Kayser und Herr.</i></p>
+
+<p>Il faut dire que le baron, qui se raille agréablement
+de ce «galimatias», était Prussien, et
+que l'empire d'Allemagne appartenait alors à
+l'Autriche. J'ignore, si les Prussiens, devenus
+aujourd'hui les maîtres, et leur roi étant passé
+empereur, ont ramassé ces titres comme
+joyaux de la couronne impériale, et si peuple
+et roi en sont très heureux.</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p><i>Le bonheur légitime est si cher aujourd'hui,</i></p>
+<p><i>Que, pour peu qu'un jeune homme ait d'ordre et de conduite,</i></p>
+<p><i>Au banquet de l'amour il vit en parasite,</i></p>
+<p><i>Et n'ose plus aimer que la femme d'autrui.</i></p>
+</div></div>
+
+<p>«La plupart de nos malheurs et de nos chagrins,
+dit Pascal, viennent de ce qu'on ne sait
+pas rester dans sa chambre.»</p>
+
+<p class="p2"><span class="pagenum"><a name="Page_153" id="Page_153">153</a></span>
+Un riche malaisé et embarrassé dans ses
+affaires est cent fois plus malheureux qu'un
+pauvre simplement pauvre.</p>
+
+<p class="p2">Nous regardons les biens qui nous arrivent
+comme des dettes que paye la Providence, et
+les maux comme des injustices; nous jouissons
+des premiers sans reconnaissance, et nous
+subissons les autres sans résignation.</p>
+
+<p class="p2">Tout bonheur se compose pour au moins, la
+moitié de deux sensations tristes:&mdash;le souvenir
+de la privation dans le passé, la crainte
+de la perte dans l'avenir.</p>
+
+<p class="p2">On jouit toujours de ce qu'on espère, et on
+ne jouit pas même si longtemps de ce qu'on
+possède.</p>
+
+<p class="p2">La nouveauté n'a plus le même attrait pour
+les vieillards; ils ont appris à se défier des
+promesses qu'elle fait.</p>
+
+<p class="p2">Nos pères dînaient ensemble pour jaser,
+chanter, rire et boire.</p>
+
+<p>Aujourd'hui, un dîner est une question de
+politique ou d'affaires:&mdash;on dîne contre ou
+pour le gouvernement; on a invité le punch
+d'honneur et le punch d'indignation:</p>
+
+<p><i>Nalis in usumlæ titiæ scyphis pugnam thracum
+est.</i> (Horace).</p>
+
+<p class="p2"><span class="pagenum"><a name="Page_154" id="Page_154">154</a></span>
+Se battre à table et se jeter à la tête les
+verres, inventés pour la gaieté,&mdash;c'est se
+conduire en sauvages.</p>
+
+<p class="p2">Il n'y eut jamais si bel habit qui ne devint
+haillon, si mignonne et élégante pantoufle&mdash;qui
+ne devînt savate. Ainsi de tout bonheur,
+qu'on attend des autres et qu'on ne trouve pas
+en soi-même.</p>
+
+<p class="p2">Une affaire importante dans la vie est de
+pouvoir être seul sans ennui et sans oisiveté.</p>
+
+<p class="p2">Il vaudrait mieux être toujours seul que de
+n'être jamais seul.</p>
+
+<p class="p2">Un des grands obstacles au bonheur&mdash;naît
+de ce que nous le faisons dépendre des autres:&mdash;nous
+nous agitons moins pour être heureux
+que pour le paraître. «Je me suis souvent
+étonné, dit l'empereur Marc-Aurèle, que les
+hommes, qui ont tant de vanité, fassent plus
+de cas de l'opinion des autres que de la leur
+propre.»</p>
+
+<p class="p2">Il est un proverbe populaire qui exprime
+bien cette sottise:</p>
+
+<p>«Il vaut mieux faire envie que pitié.» On
+se déguise en quelqu'un de plus riche, de
+plus noble, de plus beau, de plus heureux
+<span class="pagenum"><a name="Page_155" id="Page_155">155</a></span>
+qu'on ne l'est en réalité,&mdash;source de déceptions
+et de misères. On ne se contente pas
+d'être riche, beau, noble, on veut que d'autres
+le voient&mdash;et en soient un peu chagrinés.</p>
+
+<p class="p2">Je crois que c'est Tallemant des Réaux qui
+raconte cette histoire d'un jeune seigneur:</p>
+
+<p>A force de parler de son amour à une belle
+dame du matin au soir, il avait obtenu la permission
+d'en parler une fois du soir au matin;&mdash;mais,
+au milieu de la nuit, il se montre si
+inquiet, si agité, que la belle lui demanda s'il
+était malade.</p>
+
+<p>&mdash;Non, dit-il; mais je voudrais qu'il fît jour
+pour aller raconter mon bonheur.</p>
+
+<p class="p2">Il y a des hypocrites et des menteurs de
+bonheur&mdash;qui parfois payent de la réalité
+l'apparence qu'ils étalent.</p>
+
+<p class="p2">Cependant les gens sages savent qu'il faut
+cacher son bonheur, comme le voyageur
+cache son or, quand il doit traverser une forêt
+périlleuse,&mdash;et la vie est fort boisée.</p>
+
+<p>On sait ce qui arriva au roi Candaule pour
+avoir voulu montrer la beauté de sa femme.</p>
+
+<p class="p2">«Il n'y a pas beaucoup de différence entre
+posséder un bien et en retrancher le désir,»
+a dit Sénèque.</p>
+
+<p class="p2"><span class="pagenum"><a name="Page_156" id="Page_156">156</a></span>
+La mesure des biens la plus avantageuse est
+celle qui ne nous expose pas à l'indigence,
+mais ne nous éloigne pas de la pauvreté.</p>
+
+<p><i>O bona paupertas!</i> dit Horace, heureuse
+pauvreté, présent des dieux, ton prix n'est
+pas assez connu des hommes; les vertus
+sont tranquilles à l'ombre de ta salutaire
+obscurité.</p>
+
+<p class="p2">Il vient un âge où on ne peut plus être
+aimé, mais il n'en est pas où on ne puisse aimer&mdash;et
+c'est la moitié, plus que la moitié,
+du moins la meilleure moitié de l'amour que
+l'on conserve jusqu'à la fin.</p>
+
+<p class="p2">L'envie qu'inspire le bonheur qu'on suppose
+à certaines gens vient de ce qu'on ne voit que
+l'endroit et le velours du manteau&mdash;et que
+celui qui s'en couvre connaît seul la grossièreté
+ou les trous de la doublure.</p>
+
+<p class="p2">On est bien,&mdash;on s'en fatigue, on s'en ennuie;&mdash;on
+sort du bien pour trouver mieux,
+on s'agite, on trouve plus mal, et on s'y résigne,
+et on s'y installe,&mdash;crainte de pire.</p>
+
+<p class="p2">La civilisation, l'industrie, les arts,&mdash;la vanité
+surtout ont ajouté beaucoup de besoins
+factices à trois ou quatre besoins réels et faciles
+à satisfaire que nous avait donnés la Nature;
+<span class="pagenum"><a name="Page_157" id="Page_157">157</a></span>
+d'où la vie plus difficile, et le pain quotidien
+si cher, que c'est non plus à Dieu, mais
+au diable qu'on le demande.</p>
+
+<p class="p2">De ces besoins nouveaux le nombre s'accroît
+tous les jours; il est vrai qu'on invente
+également tous les jours des moyens de les
+satisfaire, mais incomplètement et dans la
+proportion de deux à cinq.</p>
+
+<p class="p2">Ce qui était luxe autrefois devient usage,
+décence, nécessité.&mdash;Ce qui était les vices
+est devenu les m&oelig;urs.</p>
+
+<p class="p2">Il est des gens qui ont ce don d'avoir froid
+aux pieds des autres&mdash;de souffrir du vide de
+l'estomac d'autrui.</p>
+
+<p>Il en est, au contraire, qui ne pensent jamais
+aux pieds et à l'estomac des autres et qui
+savent à peine qu'il y a des autres, qui cependant
+ne sont pas méchants&mdash;et peut-être seraient
+bons&mdash;s'ils savaient.</p>
+
+<p class="p2">Ne pas mettre le bonheur dans des choses
+impossibles ni le malheur dans des choses inévitables&mdash;comme
+on le fait si souvent.</p>
+
+<p class="p2">Un homme fatigué d'exciter l'envie et la
+haine de ses voisins écrivit sur sa porte:</p>
+
+<p>«Je fais savoir à mes voisins que je ne suis
+pas heureux.»</p>
+
+<p class="p2"><span class="pagenum"><a name="Page_158" id="Page_158">158</a></span>
+Combien c'est un plus grand plaisir de donner
+que de recevoir!&mdash;et comme on a envie
+de remercier ceux à qui on peut faire un vrai
+plaisir, surtout un plaisir inattendu!</p>
+
+<p class="p2">Je vois une chèvre attachée à un pieu sur
+une pelouse tapissée d'une herbe verte, drue
+et savoureuse;&mdash;elle marche dessus sans la
+brouter, tire sur sa corde, s'étrangle pour
+atteindre du bout des dents quelques brins de
+la même herbe&mdash;au dehors du cercle que la
+corde lui permet de parcourir.</p>
+
+<p class="p2">Là-bas, de l'autre côté de la rivière, est
+une jolie maisonnette, au milieu d'un jardin
+plein de roses,&mdash;avec des gazons de fraisiers;
+mais, depuis quelque temps, je ne vois plus
+l'habitant que j'avais souvent envié. Est-il
+mort? Est-il malade?</p>
+
+<p>&mdash;Non, monsieur, au contraire: il est devenu
+riche, il a hérité, il est heureux;&mdash;il
+demeure maintenant à Paris, au cinquième
+étage d'une grande maison, dans une des rues
+les plus fréquentées, les plus sillonnées de
+riches équipages. Quelle chance! ce n'est pas
+à moi qu'il en arriverait une pareille.</p>
+
+<p class="p2">Être libre,&mdash;mais j'entends tout à fait libre
+c'est-à-dire n'avoir ni à obéir ni à commander
+<span class="pagenum"><a name="Page_159" id="Page_159">159</a></span>
+à personne,&mdash;et ne pas se laisser persuader
+par la vanité qu'il y a un des deux bouts de la
+chaîne où il y a plus de liberté qu'à l'autre
+bout.</p>
+
+<p>Cette pensée me rappelle un magnifique
+chien de Terre-Neuve auquel, du temps de ma
+jeunesse, j'ai appartenu pendant dix ans.&mdash;Il
+était violent et brutal dans ses mouvements;
+plus d'une fois je l'ai vu bousculer un passant
+dans la rue;&mdash;le passant se retournait et commençait
+un juron.</p>
+
+<p>&mdash;Sacre...</p>
+
+<p>Puis s'arrêtait et disait:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! le beau chien!</p>
+
+<p>Il ne prétendait pas rester seul à la maison;
+quand il voyait seller mon cheval, qui du reste
+était son ami, il s'échappait et allait nous
+attendre dans la rue;&mdash;je n'allais que là où
+je pouvais l'emmener, et chez les gens qui
+l'invitaient en même temps que moi.&mdash;Comme,
+vu ses dimensions, il ne pouvait être
+admis dans l'intérieur des voitures, pendant
+dix ans je n'ai voyagé que sur l'impériale et
+sous la bâche des diligences.</p>
+
+<p>Un de nos amis disait un jour: «J'ai rencontré
+Freyschütz et Alphonse chacun à un bout
+d'une corde; je n'ai pu discerner lequel était
+celui qui menait l'autre.»</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_160" id="Page_160">160</a></span>
+Mais ici je dois m'arrêter sur ce sujet de
+bonheur à peine ébauché.</p>
+
+<p class="p2"><i>P.-S.</i>&mdash;M. Alikoff, dans sa dernière chronique
+politique, en citant la plus brève et la
+plus radicale des constitutions dit: «Si je ne
+me trompe, elle est due à un des plus farouches
+intransigeants.»</p>
+
+<p>M. Alikoff se trompe;&mdash;ce sont les <i>Guêpes</i>
+(I<sup>er</sup> volume, page 85, édition Lévy) qui ont promulgué
+cette charte.&mdash;L'écrivain que M. Alikoff
+désigne, et qui, d'ailleurs, est assez riche
+de son propre fond, n'a fait que la reproduire
+dix ou douze ans plus tard, en y ajoutant un
+second article,&mdash;ce qui l'a gâtée, <i>si je ne me
+trompe</i>, pour parler comme M. Alikoff.</p>
+
+<p>Puisque j'ai tant fait que de feuilleter <i>les
+Guêpes</i> pour retrouver ce passage, je vais le
+transcrire ici&mdash;pour constater humblement
+que si, comme Cassandre, j'ai reçu le don de
+prophétie, je n'ai, pas plus que la fille de
+Priam, été écouté ni compris des gens auxquels
+j'annonçais les destinées de Troie&mdash;qu'ils
+eussent pu alors conjurer, et sauver
+Pergame, <i>si Pergama defendi possent</i>&mdash;et s'ils
+avaient été moins aveugles&mdash;<i>si mens non
+læva fuisset</i>, mot à mot:&mdash;si l'esprit n'était
+pas tombé à <i>gauche</i>.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_161" id="Page_161">161</a></span>
+Voici le <i>passage</i> en question, du moins en
+partie; peut-être y reviendrons-nous quelqu'un
+de ces jours.</p>
+
+<p class="p2 center"><span class="smcap">La Démocratie</span></p>
+
+<p class="right">Janvier 1810.</p>
+
+<p>«Dans la société actuelle, dites-vous, quelques-uns
+ont, à l'exclusion des autres, le monopole
+des capitaux.»</p>
+
+<p>Ouf! voilà le gros mot lâché.</p>
+
+<p>Mais, messieurs, le capital, l'argent est le
+fruit du travail; ceux qui ont ce que vous appelez
+le «monopole des capitaux» ont aussi
+le monopole des fatigues, des veilles, des
+soirées, l'intelligence, le monopole de l'ordre
+et de l'économie; tout le monde&mdash;vous
+comme les autres&mdash;a le droit de vivre de ses
+rentes: il ne s'agit que de gagner ces rentes
+ou d'avoir un père qui les ait gagnées;&mdash;que
+voulez-vous de plus! Serait-ce par hasard de
+vivre des rentes des autres?</p>
+
+<p>Vous réclamez la liberté religieuse;&mdash;mais
+un de ces jours derniers, vous vous êtes assemblés
+pour discuter et mettre aux voix la
+«reconnaissance de l'Être suprême», et l'Être
+suprême n'a passé qu'à une voix de majorité.</p>
+
+<p>Vous parlez de supprimer aussi la propriété:&mdash;on
+<span class="pagenum"><a name="Page_162" id="Page_162">162</a></span>
+le comprend, c'est supprimer le vol;&mdash;c'est
+supprimer la justice, les tribunaux, les
+juges, les gendarmes.&mdash;Pourquoi ne promulguez-vous
+pas franchement votre charte en
+trois mots?</p>
+
+<p><span class="smcap">Article unique.</span></p>
+
+<p><i>Il n'y a plus rien.</i></p>
+
+<p>C'est d'autant plus facile qu'il ne reste déjà
+pas grand'chose.</p>
+
+<p class="p4"><span class="pagenum"><a name="Page_163" id="Page_163">163</a></span></p>
+
+<h2>LA STATUE DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU<br />
+LES DEUX SCRUTINS<br />
+UN PROJET DE CONSTITUTION</h2>
+
+<h3 class="p2">I</h3>
+
+<h4>LA STATUE DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU</h4>
+
+<p>Il est d'usage constant, pour reconnaître le
+génie et le talent, et rendre un légitime et public
+hommage à ceux qui en ont porté le faix
+et en ont subi les conséquences, d'attendre
+que ceux-ci soient morts et que ça ne puisse
+plus leur faire aucun plaisir.</p>
+
+<p>Alexandre Dumas a sa statue, Balzac va avoir
+la sienne.&mdash;Or, j'ai vécu fraternellement avec
+le premier, familièrement avec le second, et
+je puis affirmer que bien des fois, pendant
+leur vie, ils auraient de grand c&oelig;ur cédé pour
+cinq louis leurs chances d'avoir une statue
+vingt ans après leur mort.</p>
+
+<p>On a, l'autre jour, dressé la statue de Jean-Jacques
+Rousseau près du Panthéon; il y a
+<span class="pagenum"><a name="Page_164" id="Page_164">164</a></span>
+eu musique, discours, etc.&mdash;M. Lockroy, ministre
+de l'instruction publique, s'est fait
+représenter par un de ses subalternes; qui
+diable peut représenter M. Lockroy, qui, lui,
+ne représente rien?&mdash;Du temps des rois,
+lorsque, pour rendre hommage à la mémoire
+d'un citoyen plus ou moins grand, plus ou moins
+célèbre, ils envoyaient leur voiture, selon un
+usage antique, suivre le convoi du mort, je
+m'étais permis de plaisanter ce cérémonial et
+de dire que c'était absolument comme si, moi
+qui n'ai pas de voiture, je faisais, derrière le
+corbillard, porter mes souliers sur un coussin.&mdash;Aujourd'hui,
+M. Lockroy et les autres,&mdash;car
+<i>c'est eux qu'est les rois</i>,&mdash;n'ont pas
+manqué de s'emparer de cette tradition.</p>
+
+<p>Lorsque après la cérémonie&mdash;qui avait attiré
+beaucoup de monde comme tous les spectacles
+gratis, la foule se fut dissipée, beaucoup
+croyant que cette statue de Jean-Jacques était
+celle du distillateur Jacques,&mdash;la nuit tomba
+sur la ville,&mdash;le ciel était pur, la lune jetait
+sa douce et poétique clarté,&mdash;et il arriva
+quelque chose d'extraordinaire qui vaut la
+peine d'être raconté.</p>
+
+<p>Tout le monde a lu l'histoire de cette statue
+de Memnon, à Thèbes en Égypte, qui rendait
+des sons harmonieux lorsqu'elle était frappée
+<span class="pagenum"><a name="Page_165" id="Page_165">165</a></span>
+des premiers rayons du soleil;&mdash;eh bien, la
+lune sur la statue de Jean-Jacques Rousseau
+produisit le même effet que le soleil sur celle
+de Memnon.</p>
+
+<p>Ce n'était pas, du reste, la première fois
+qu'une statue parlait,&mdash;le souverain maître,
+créateur des mondes, dans sa divine indulgence,
+a accepté tous les noms et tous les attributs
+sous lesquels les hommes ont imaginé
+de l'adorer, pourvu que sous ces noms on prêchât
+la vertu et la bonté,&mdash;peu lui a importé
+d'être appelé Indra, Jupiter, &#918;&#949;&#965;&#962; [Zeus], Thor, Jehovah,
+etc.; pourvu que le culte qu'on lui rendait
+tendît à rendre les hommes meilleurs ou
+moins mauvais; aussi toutes les religions ont
+eu des temples dans lesquels descendait un
+Dieu, des statues qu'il animait et faisait parler
+rendant des oracles et faisant des prodiges,&mdash;depuis
+Teutatès jusqu'à cette douce, poétique
+et légendaire Marie, mère du Christ, dont
+les sanctuaires et les statues attirent encore
+tant de dévots et effectuent, dit-on, tant de
+miracles à Lorette, à Lourdes, à la Salette,
+au Laghetto, etc.</p>
+
+<p>Donc, la statue de Jean-Jacques se mit à parler:</p>
+
+<p>«Ah çà! dit-elle, quelle singulière idée ont
+ces gens, de m'élever aujourd'hui une statue?
+<span class="pagenum"><a name="Page_166" id="Page_166">166</a></span>
+Que signifie cette foule que j'ai toujours détestée,&mdash;cette
+musique, ces discours moins
+bons que la musique? Je crains de comprendre
+ce qui se passe&mdash;il ne me manque plus que
+cela! comme si je n'avais pas autrefois subi
+toutes les mauvaises chances de la vie!</p>
+
+<p>»Non,&mdash;c'est bien cela, ils me mettent au
+nombre de leurs patrons,&mdash;mais c'est idiot!&mdash;ils
+n'ont donc pas lu mes livres? Qui? moi?&mdash;me
+compromettre avec leurs héros, leurs grands
+hommes, ces fous, ces coquins, ces imbéciles
+et ces monstres.</p>
+
+<p>»Certes, si j'avais été vivant en 1793, j'aurais
+été par eux accroché à une lanterne, guillotiné
+ou massacré à l'Abbaye;&mdash;en 1871, j'aurais
+figuré parmi les otages assassinés.</p>
+
+<p>»Moi! Jean-Jacques! avec ces gens-là! je
+ne le souffrirai pas.»</p>
+
+<p>Et il se mit à réciter des passages de ses
+livres:</p>
+
+<p>«N'ai-je pas dit d'avance que ce serait le
+comble de l'absurdité et de la folie de tenter
+d'établir la démocratie dans un pays comme la
+France?</p>
+
+<p>»La démocratie ne convient qu'aux États
+petits et pauvres,&mdash;aux nations grandes et
+opulentes, la monarchie.» (<i>Contrat social.</i>)</p>
+
+<p>«Que de conditions à réunir pour une démocratie!
+<span class="pagenum"><a name="Page_167" id="Page_167">167</a></span>
+D'abord, un État très petit où le
+peuple soit facile à rassembler, où chaque citoyen
+puisse aisément connaître tous les
+autres;&mdash;une grande simplicité de m&oelig;urs,
+beaucoup d'égalité dans les rangs et dans les
+fortunes, peu ou pas de luxe.</p>
+
+<p>»Il n'y a point de gouvernement aussi sujet
+aux guerres civiles et aux agitations intestines
+que le gouvernement démocratique, parce
+qu'il n'en est aucun qui tende si fortement et
+si continuellement à changer de forme.»
+(<i>Contrat social.</i>)</p>
+
+<p>Je viens de voir un joli exemple de la façon
+dont ces insensés, dont ces jobards trompés
+par des coquins entendent la république.</p>
+
+<p>Cette élection d'un député,&mdash;cette population
+se partageant passionnément, haineusement
+entre un général tout à fait quelconque
+et un marchand de vin.</p>
+
+<p>Ces journaux, ces affiches collées les unes
+sur les autres, augmentant l'épaisseur des
+murailles et diminuant la largeur des rues,&mdash;les
+deux partis se prétendant exclusivement
+amis du peuple&mdash;et dépensant trois cent
+mille francs à imprimer des mensonges et à
+en tapisser la ville,&mdash;un conseil municipal
+sacrifiant par deux fois, en un mois, une
+somme énorme à faire des ripailles de victuailles
+<span class="pagenum"><a name="Page_168" id="Page_168">168</a></span>
+les plus chères:&mdash;et cela dans une
+ville où la statistique dénonce un indigent sur
+douze habitants!&mdash;combien, pendant qu'on
+employait tant d'argent à gâter du papier,
+tant d'argent à s'empiffrer de pâtés de foies
+gras,&mdash;combien de gens se sont, ce jour-là,
+couchés sans souper,&mdash;ceux du moins qui
+avaient où se coucher.</p>
+
+<p>Une jolie manière de faire des élections!</p>
+
+<p>«Pour obtenir l'expression de la volonté
+générale, il faut qu'il n'y ait pas de sociétés
+partielles dans l'État, et que chaque citoyen
+n'opine que d'après lui-même;&mdash;que les
+citoyens, au moment des suffrages, n'aient
+entre eux aucune communication;&mdash;mais
+s'il se fait des associations partielles et des
+brigues, il n'y a plus autant de votants que
+d'hommes, mais seulement autant que d'associations.»
+(<i>Contrat social</i>.)</p>
+
+<p>«Il faudrait donc, pendant la période électorale,
+suspendre toutes réunions, ne pas
+permettre aux journaux de discourir sur la
+politique et les élections, et c'est précisément
+le contraire que vous faites.</p>
+
+<p>»Corrigez s'il se peut les abus de votre
+Constitution, mais ne méprisez pas celle qui
+vous fait ce que vous êtes.» (<i>Gouvernement
+de Pologne</i>.)</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_169" id="Page_169">169</a></span>
+«Les peuples prenant pour la liberté une
+licence effrénée qui lui est opposée, leurs révolutions
+les livrent à des enjôleurs qui ne
+font qu'aggraver les choses.» (<i>Origine de
+l'inégalité.</i>)</p>
+
+<p>«C'est surtout la grande antiquité des lois
+qui les rend saintes et vénérables, le peuple
+méprise bientôt celles qu'il voit changer tous
+les jours. Il ne devrait être permis à personne
+de proposer de nouvelles lois à sa fantaisie.
+C'est ce qui perdit les Athéniens à force
+d'innovations dangereuses favorisant des projets
+insensés ou mal conçus.» (<i>Sur l'inégalité.</i>)</p>
+
+<p>«Je ne voudrais pas habiter une république
+de nouvelle institution, de peur que le
+gouvernement ne convienne pas aux nouveaux
+citoyens ou que les citoyens ne conviennent
+pas au nouveau gouvernement,
+l'État est fort exposé à être ébranlé et déchiré
+presque dès sa naissance.</p>
+
+<p>»Il en est de la liberté comme de certains
+aliments solides et succulents, propres à nourrir
+et à fortifier les tempéraments robustes,
+mais qui ruinent et énervent les faibles, les délicats,
+qui, une fois accoutumés à des maîtres,
+ne sont plus en état de s'en passer et ne font
+des révolutions que pour en changer.» (<i>De
+l'inégalité.</i>)</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_170" id="Page_170">170</a></span>
+«Si la république vous donne plusieurs
+chefs, il vous faut supporter à la fois et leur
+tyrannie et leurs divisions.» (<i>Économie politique.</i>)</p>
+
+<p>«Si vous comparez le monarque au père de
+famille, la nature fait une multitude de bons
+pères de famille; mais, depuis l'existence du
+monde, la sagesse humaine n'a fait que bien
+peu de bons magistrats.» (<i>Économie politique.</i>)</p>
+
+<p>«La république est à la veille de se ruiner,
+sitôt que quelqu'un peut penser qu'il est beau
+de ne pas obéir aux lois.» (<i>Économie politique.</i>)</p>
+
+<p>Depuis que vous payez vos députés, en
+avez-vous obtenu d'une qualité supérieure, et
+ne pourriez-vous dire:</p>
+
+<p>«Tous mes maux ne viennent que de ceux
+que je paye pour m'en garantir.» (<i>Économie
+politique.</i>)</p>
+
+<p>«Les peuples perdent le sens commun, non
+parce qu'ils sont ignorants, mais parce qu'ils
+ont la bêtise de croire savoir quelque chose.»
+(<i>Réponse à M. Bondy.</i>)</p>
+
+<p>«Comment une multitude aveugle, qui souvent
+ne sait ce qu'elle veut parce qu'elle sait
+rarement ce qui lui est bon, exécuterait-elle
+d'elle-même une entreprise aussi grande,
+<span class="pagenum"><a name="Page_171" id="Page_171">171</a></span>
+aussi difficile qu'un système de législation?»
+(<i>Contrat social.</i>)</p>
+
+<p>«Le plus actif des gouvernements est celui
+d'un seul.» (<i>Contrat social.</i>)</p>
+
+<p>«Les Lacédémoniens n'avaient pas d'avocats.»
+(<i>Lettre à M. Grimm.</i>)</p>
+
+<p>«Le luxe corrompt et le riche qui en jouit
+et le misérable qui le convoite.» (<i>Au roi de
+Pologne.</i>)</p>
+
+<p>«Vous étiez à la direction d'un maître,
+vous croyez être mieux en en ayant plusieurs,
+et il faut supporter à la fois et leur tyrannie
+et leurs divisions.» (<i>Économie politique.</i>)</p>
+
+<p>«Quelques hommes adroits, avec du crédit
+et une certaine faconde, sauront substituer
+aux intérêts du peuple leurs intérêts particuliers.»
+(<i>Économie politique.</i>)</p>
+
+<p>«Consulter la volonté générale, ressource
+impraticable dans un grand peuple.» (<i>Économie
+politique.</i>)</p>
+
+<p>«On ajoute édits sur édits, règlements sur
+règlements, et cela ne sert qu'à introduire de
+nouveaux abus sans corriger les anciens;&mdash;plus
+vous multipliez les lois, plus vous les
+rendez méprisables, et tous les surveillants
+que vous instituez ne sont que de nouveaux
+imposteurs destinés à partager avec les anciens,
+ou à faire leur pillage à part; les
+<span class="pagenum"><a name="Page_172" id="Page_172">172</a></span>
+hommes les plus vils sont les plus accrédités;
+leur infamie éclate dans leurs dignités, et ils
+sont déshonorés par leurs honneurs.» (<i>Économie
+politique.</i>)</p>
+
+<p>«La plupart des peuples, ainsi que les
+hommes, ne sont flexibles que dans leur jeunesse.&mdash;Quand
+une fois les coutumes sont
+établies et les préjugés enracinés, c'est une
+entreprise dangereuse et vaine de vouloir les
+changer.» (<i>Contrat social.</i>)</p>
+
+<p>«Il ne faut pas souffrir de capitale, il faut
+faire siéger le gouvernement alternativement
+dans chaque ville.» (<i>Contrat social.</i>)</p>
+
+<p>«Les Romains n'accordaient pas à la populace
+l'honneur de porter les armes, il fallait
+avoir des foyers pour obtenir le droit de les
+défendre.» (<i>Contrat social.</i>)</p>
+
+<p>«Dans les circonstances graves, on doit,
+pour décider, arriver le plus près possible de
+l'unanimité.» (<i>Contrat social.</i>)</p>
+
+<p>«Vous avez appelé suffrage universel «le
+triomphe d'une coterie»,&mdash;votre République
+votée à la majorité d'une voix,&mdash;peut-être
+celle d'un absent,&mdash;selon l'absurde et criminelle
+habitude que vous avez de permettre à
+un membre présent de voter pour un membre
+absent;&mdash;si bien que cette prétendue République
+consiste à mettre la moitié moins un
+<span class="pagenum"><a name="Page_173" id="Page_173">173</a></span>
+des «citoyens» sous le despotisme de la moitié
+plus un.</p>
+
+<p>»Et vous appelez cela être en République!</p>
+
+<p>»Je ne vous reconnais plus, ô Français!
+peuple autrefois si léger, si brave, si spirituel,
+si bienveillant, si poli, si galant, si gai, si
+sensé.</p>
+
+<p>»Vous êtes devenus esclaves volontaires,
+crédules, aveugles, imbéciles, haineux, avides,
+cruels, grossiers, bêtes, ennuyés et ennuyeux;&mdash;la
+prétendue République vous a métamorphosés
+comme fit Circé des compagnons
+d'Ulysse.</p>
+
+<p>»Et vous, les maîtres, les soi-disant républicains,
+arlequins, polichinelles et pierrots
+qui, dans les lambeaux de pourpre du manteau
+royal, vous êtes taillé des carmagnoles
+et des bonnets rouges, pour vous déguiser qui
+en Robespierre, qui en Danton, qui en Marat
+ou en Père Duchesne, vous les effrontés bavards,
+les affamés, les pillards, lâches, ignorants,&mdash;je
+vous défends de me déshonorer,
+de m'encanailler en me mettant au nombre de
+vos modèles, de vos maîtres, des saints et des
+dieux de votre calendrier...</p>
+
+<p>»Je...»</p>
+
+<p>A ce moment un gros nuage passa sur la
+<span class="pagenum"><a name="Page_174" id="Page_174">174</a></span>
+lune, et la statue, cessant d'être éclairée,
+cessa de parler et retomba dans le silence probablement
+pour toujours.</p>
+
+<p>J'espérais qu'elle parlerait du scrutin de
+liste et du scrutin d'arrondissement;&mdash;mais
+je pensai que, à défaut d'elle, j'en sais assez
+long sur ce sujet, et que j'en puis parler moi-même.</p>
+
+<h3 class="p2">II</h3>
+
+<h4>LES DEUX SCRUTINS</h4>
+
+<p>Le ministère défunt et la Chambre malade
+étaient composés de ceux qui, avant de remplacer
+le scrutin de liste par le scrutin d'arrondissement,
+avaient remplacé le scrutin
+d'arrondissement par le scrutin de liste.</p>
+
+<p>Le scrutin d'arrondissement ou uninominal,
+sans nous mettre beaucoup plus à l'abri des
+intrigues, des compromis, des corruptions,
+des mensonges, présente cependant un tour
+d'escamotage un peu plus difficile à exécuter
+que le tour du scrutin de liste, c'est pourquoi
+le cabinet Floquet et sa majorité obéissante
+et ahurie, en présence d'une dissolution
+presque inévitable, se sont avisés que leurs
+ennemis d'aujourd'hui avaient été leurs amis,
+leurs complices, leurs compères d'hier, et
+<span class="pagenum"><a name="Page_175" id="Page_175">175</a></span>
+possédaient comme eux tous les pièges, tous
+les boniments, tous les trucs du scrutin de
+liste&mdash;et, confiants dans une dextérité qu'ils
+pensent supérieure, ils ont voulu imposer au
+jeu des conditions plus ardues;&mdash;aussi nous
+avons vu les grands prestidigitateurs, Bosco,
+Robert Houdin, de Gaston, etc., abandonner
+aux faiseurs de tours de place publique de
+vulgaires escamotages, des muscades sous les
+gobelets avec la baguette, la gibecière et la
+poudre de perlimpinpin, que cette tourbe exécutait
+aussi bien qu'auraient pu le faire les
+maîtres, que d'autres montent sur les théâtres
+où ils travaillent, que des prestiges plus compliqués
+et plus difficiles à produire.</p>
+
+<p>En effet, l'élection au scrutin de liste s'effectue
+ainsi;&mdash;c'est l'élection au panier; vous
+ramassez des fruits secs, des fruits verts, des
+fruits gâtés si vous voulez, et vous en emplissez
+votre panier en réservant au-dessus la place
+pour y placer un petit nombre de fruits sains,
+mûrs, appétissants du moins en apparence, et
+vous ne vendez que le panier entier sans permettre
+de déranger le dessus et de vérifier le
+dessous.</p>
+
+<p>Le scrutin uninominal est la vente au détail,&mdash;beaucoup
+de fruits du scrutin de liste n'y
+pourraient figurer;&mdash;mais l'art consiste, en
+<span class="pagenum"><a name="Page_176" id="Page_176">176</a></span>
+étalant la marchandise, à bien placer chaque
+fruit, la tache ou la tare en-dessous, de les
+entourer, de les envelopper artistement de
+feuilles de vigne et de les montrer de façon à
+n'en laisser voir qu'une partie à peu près
+saine;&mdash;à annoncer aux acheteurs avec emphase
+telle pèche de vigne pour une <i>grosse
+mignonne</i> ou un <i>teton de Vénus</i>, telle pomme
+à cuire pour une <i>calville</i> ou une <i>reinette</i>, telle
+poire âpre et à peine bonne à cuire pour une
+<i>beurrée William</i> ou une <i>crassane</i>, telle prune
+à cochon pour une prune de <i>reine-Claude</i>.</p>
+
+<p>Ça demande un peu plus d'aplomb, un peu
+plus de rouerie, un peu plus d'intrigue et de
+corruption, parfois même ça coûte un peu
+plus cher, mais enfin ça se fait.</p>
+
+<p>Je vais, après vous en avoir préalablement
+demandé la permission, vous raconter une
+petite comédie, qui, je crois, n'est pas ennuyeuse,
+et où j'ai joué un rôle&mdash;rôle sacrifié,
+en 1848</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p><i>Quæque ipse miserrima vidi</i></p>
+<p><i>Et quorum pars magna fui!</i></p>
+</div></div>
+
+<p>et qui mettra bien en relief et en vue le fameux
+scrutin de liste et le scrutin d'arrondissement.&mdash;Puis,
+la comédie racontée, en guise de moralité
+de ma fable, qui n'est pas une fable,
+<span class="pagenum"><a name="Page_177" id="Page_177">177</a></span>
+mais une vérité rigoureuse, je vous dirai
+comme disait Ésope à la fin des scènes</p>
+
+<p class="poem">&#956;&#965;&#952;&#959;&#962; &#948;&#951;&#955;&#959;&#953; &#8001;&#964;&#953;
+[mythos dêloi hoti]</p>
+
+<p>cette fable prouve que...</p>
+
+<p>Je vous dirai, pour l'avoir étudié et expérimenté
+à mes dépens, ce qu'il faudrait changer,
+ajouter, retrancher, modifier au vote
+pour que le scrutin de liste et le scrutin uninominal
+ne fussent plus la plus effrontée des
+mystifications, le plus insolent et le plus pernicieux
+des mensonges.</p>
+
+<p>En 1848,&mdash;la scène se passe à Sainte-Adresse,
+au Havre et à Rouen,&mdash;c'est une
+trilogie.</p>
+
+<p>Je m'étais laissé persuader par Lamartine,
+qui jouait alors un si grand et si noble rôle,
+et par un groupe de notables habitants du
+Havre de me faire comparse dans la pièce;&mdash;le
+feu était à la maison, tout le monde devait
+se mettre à la chaîne et porter au moins son
+seau d'eau. Me voici donc, après quelques hésitations
+et avec une répugnance instinctive,&mdash;pressentant
+ma vie changée et ma liberté
+menacée, me voici candidat à la représentation
+nationale.&mdash;J'avais, parmi les marins et
+les pêcheurs, une amicale popularité;&mdash;j'avais
+plus d'une fois partagé leur rude existence,
+<span class="pagenum"><a name="Page_178" id="Page_178">178</a></span>
+quelquefois même leurs périls&mdash;j'avais pu,
+dans certaines circonstances, défendre leurs
+intérêts;&mdash;j'avais pu provoquer avec succès,
+en faveur des familles des marins morts à la
+mer, des souscriptions auxquelles le roi Louis-Philippe
+et ses fils avaient contribué.</p>
+
+<p>Quant aux autres Havrais, mon titre était
+cette popularité qu'ils connaissaient.</p>
+
+<p>Une fois décidé, je me mis à faire consciencieusement
+mon métier de «candidat»; j'assistai
+à diverses assemblées où j'étais convoqué
+avec mes concurrents;&mdash;j'étais parfois
+attaqué et j'avais à me défendre.</p>
+
+<p>Je me rappelle la première séance.</p>
+
+<p>Quand vient mon tour de parler, je monte
+sur une estrade que, jouant à l'Assemblée, on
+appelle la tribune&mdash;et je commence:</p>
+
+<p>&mdash;Mes amis...</p>
+
+<p>On crie:&mdash;Dites citoyens!</p>
+
+<p>&mdash;Volontiers: Mes chers concitoyens, je ne
+viens pas solliciter vos suffrages. (<i>Murmures</i>),
+je ne viens pas solliciter vos suffrages, et voici
+pourquoi: c'est que je n'ai et n'aurais aucun
+avantage à être député.&mdash;Si j'aimais les fonctions,
+les places, les honneurs, etc., je serais
+à Paris et ne serais pas venu me confiner à
+Sainte-Adresse.&mdash;Si vous me faites l'honneur
+de me nommer votre représentant, je n'en
+<span class="pagenum"><a name="Page_179" id="Page_179">179</a></span>
+tirerai aucun bénéfice;&mdash;bien plus, il me
+faudra, pour défendre vos intérêts, travailler,
+étudier, apprendre des choses que je ne sais
+pas ou que je ne sais qu'imparfaitement et
+quitter, au moins pour un temps, la vie que
+j'ai choisie, que j'aime, que je me suis faite, et
+que, depuis longtemps, vous me voyez mener
+au milieu de vous, mon jardin et mon
+bateau.</p>
+
+<p>«Mais, si je ne viens pas solliciter vos suffrages,
+je viens m'offrir à vous: de même que
+vous me connaissez depuis longtemps, je vous
+connais aussi, je sais votre situation, vos
+affaires, vos intérêts, vos besoins. Si vous
+pensez, comme je le pense, que je puis vous
+être utile, je viens m'offrir à vous, avec tout ce
+que je puis avoir d'intelligence, d'énergie et
+de dévouement.</p>
+
+<p>A ce moment, on me crie:&mdash;Vous êtes un
+républicain du lendemain!</p>
+
+<p>Cette voix était celle d'un citoyen, récemment
+nommé sous-préfet, je crois par lui-même;&mdash;je
+ne me rappelle pas si on avait
+changé le titre, mais il en occupait la place,
+et en touchait les appointements;&mdash;il était en
+outre administrateur ou employé supérieur
+du chemin de fer de Paris au Havre, et, comme
+moi, candidat à la députation.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_180" id="Page_180">180</a></span>
+&mdash;Puisque, répondis-je, citoyen sous-préfet,
+vous me reprochez d'être un républicain
+du lendemain!... (<i>Murmures</i>). Vous êtes, vous,
+un républicain de la veille?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, certes!</p>
+
+<p>&mdash;Disons de l'avant-veille, si vous voulez,&mdash;mais
+permettez-moi de chercher ce que, à
+cette avant-veille dont vous vous parez avec
+un juste orgueil, ce que nous faisions, vous
+qui étiez républicain, et moi qui, selon vous,
+ne l'étais pas.</p>
+
+<p>»A cette avant-veille, vous républicain, vous
+transportiez de Paris au Havre les voyageurs
+de troisième classe, c'est-à-dire les paysans,
+les ouvriers, les pauvres,&mdash;dans des tombereaux
+découverts, à travers des régions
+froides et humides où il pleut un jour sur
+trois, c'est-à-dire dans des conditions où il
+n'eût été ni humain ni prudent de voiturer
+des bestiaux; et moi, qui n'étais pas un républicain,
+je vous faisais à mes frais un procès à
+la suite duquel il fallut couvrir et fermer les
+wagons de troisième classe.</p>
+
+<p>Le sous-préfet fut hué et dut quitter l'assemblée.</p>
+
+<p>J'avais sur mes concurrents un avantage
+considérable,&mdash;c'est qu'au fond, je ne tenais
+que médiocrement à réussir,&mdash;et résolu à
+<span class="pagenum"><a name="Page_181" id="Page_181">181</a></span>
+n'être élu que dans les conditions qui me conviendraient
+tout à fait,&mdash;c'est-à-dire sans
+m'abaisser en rien, sans dissimuler mes sentiments
+ni mes opinions, sans faire de dissimulations
+ni de concessions.</p>
+
+<p>En fait de concurrent, la vérité est que je
+n'en avais&mdash;ou du moins aurais dû n'en avoir
+qu'un; et, si je n'en avais eu qu'un, je n'en
+n'avais plus: car l'arrondissement du Havre
+avait droit à deux représentants, comme l'ancienne
+Rome à deux consuls,&mdash;et nous pouvions
+être élus tous les deux; cet autre candidat
+était un négociant très riche qui n'avait
+d'autre titre à ces fonctions législatives que le
+désir vaniteux et ardent qu'il en avait;&mdash;un
+nommé Morlot,&mdash;décidé à y mettre le prix.</p>
+
+<p>Mais ce candidat se composait de deux personnes.</p>
+
+<p>La mode était aux ouvriers.&mdash;Au gouvernement
+provisoire figurait:</p>
+
+<p><span class="smcap">Albert</span>, <i>ouvrier</i>.</p>
+
+<p>Garnier-Pagès,&mdash;membre de ce gouvernement
+provisoire, faisait instruire, chez un gros
+négociant de la rue de la Verrerie, son fils,
+qu'il destinait au commerce, et, dans une assemblée
+d'ouvriers, il dit: «Ouvriers! nous le
+sommes tous,&mdash;et moi, votre ministre, j'ai
+mon fils garçon épicier rue de la Verrerie.»</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_182" id="Page_182">182</a></span>
+Un conseiller d'État publia une brochure
+signée: <i>Un ouvrier</i>, et fut élu député, et on
+dut casser l'élection, quoiqu'il prétendît qu'il
+n'avait pas menti et était ouvrier en lois,&mdash;comme
+d'autres étaient ouvriers en bois; on
+s'accolait un ouvrier comme certains mendiants
+volent ou louent des enfants pour
+émouvoir la charité publique.</p>
+
+<p>M. Morlot avait pris <i>Martinez</i>, <i>ouvrier</i>,&mdash;et
+on disait, on imprimait, on affichait: Morlot
+et Martinez, presque comme en un seul mot.</p>
+
+<p>Morlot ne pensait pas avec raison pouvoir
+être élu s'il ne passait à la faveur de Martinez,
+et, comme le Havre n'avait droit qu'à deux députés,
+pour que Morlot et Martinez fussent ou
+plutôt pour que Morlot-Martinez fût élu, il
+fallait que je ne le fusse pas.</p>
+
+<p>On institua un «comité Morlot»; on envoya
+à grands frais des émissaires dans les
+communes rurales, on inonda le pays de professions
+de foi;&mdash;on couvrit les murs d'affiches,
+etc.</p>
+
+<p>Mais on fit mieux: on alla à Rouen, le chef-lieu;
+là, le comité Morlot s'entendit avec le
+comité présidé par l'avocat Senard, ce bon
+Senard qui fut depuis ministre de l'intérieur
+sous Cavaignac et, avec une naïve confiance,
+planta dans le petit jardin du ministère des
+<span class="pagenum"><a name="Page_183" id="Page_183">183</a></span>
+pommiers dont il ne devait pas boire le cidre.</p>
+
+<p>Le comité Morlot obtint du comité Senard
+l'admission sur la liste de Morlot-Martinez,
+en affirmant que je n'avais aucune chance au
+Havre, et on s'engagea à faire voter la liste
+Senard&mdash;mais le comité Senard exigeait un
+des deux sièges du Havre;&mdash;le comité Morlot
+le promit, mais dit: Laissez-nous jusqu'à l'élection
+notre ouvrier dont nous ne pouvons nous
+passer,&mdash;mais l'élection faite, nous nous en
+débarrasserons, il y aura réélection, et nous
+nommerons un Rouennais.</p>
+
+<p>La liste du comité Senard fut répandue, affichée
+à profusion.</p>
+
+<p>Il n'y avait pas de comité Karr,&mdash;pas de
+liste, pas d'affiches;&mdash;seul, un petit journal qui
+existe encore et a grandi, <i>l'Arrondissement
+du Havre</i>, auquel je donnais parfois quelques
+articles, soutenait ma candidature avec courage
+et désintéressement; le jour du vote, il
+imprima simplement de petits carrés de papier
+avec mon nom, et en donna à ceux qui vinrent
+en prendre.</p>
+
+<p>Au Havre, le résultat du vote fut:</p>
+
+<table border="0" cellpadding="5" cellspacing="1" summary="vote">
+<tr>
+ <td>Morlot</td>
+ <td>6,591</td>
+ <td>voix.</td>
+</tr>
+<tr>
+ <td>Martinez</td>
+ <td>2,773</td>
+ <td class="tdc">&mdash;</td>
+</tr>
+<tr>
+ <td>A. Karr</td>
+ <td>8,131</td>
+ <td class="tdc">&mdash;</td>
+</tr>
+</table>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_184" id="Page_184">184</a></span>
+J'avais bien l'air d'être député du Havre;
+mais je n'avais eu de voix qu'au Havre, à Etretat,
+à Sainte-Adresse, etc., là où j'étais connu,
+tandis que Martinez et Morlot, portés sur la
+liste Senard, furent nommés dans le reste du
+département, où ni eux ni moi n'étions nullement
+connus,&mdash;à une grande majorité.</p>
+
+<p>Voilà donc Morlot et Martinez députés, installés
+à Paris, et, moi, je retourne chez moi
+à Sainte-Adresse; mais il fallait s'acquitter
+envers Rouen et donner le siège promis.</p>
+
+<p>Au bout de quinze jours, l'engouement, la
+mode de l'ouvrier ne sévissant plus aussi fort,
+on invita Martinez à un déjeuner, où l'on but
+non pas le cidre national, mais des vins dont
+il n'avait jamais entendu parler, et qui lui
+parurent bons;&mdash;on le grisa à fond et on le
+mena à la Chambre; là, on le décida à monter
+à la tribune; les amis du Havre s'étonnaient
+qu'il n'eût encore rien dit; il demanda la parole
+et monta hardiment sur l'estrade.&mdash;Dieu
+sait les gestes, les phrases ponctuées de hoquets!
+la tribune avait l'air d'un «guignol» et
+l'orateur d'un polichinelle en délire.&mdash;Il prit
+le verre d'eau, en goûta le contenu, remit le
+verre sur le marbre avec dégoût, en disant:
+«Pouah!» et cria: «Garçon! du vin!»</p>
+
+<p>Il finit par disparaître comme dans une
+<span class="pagenum"><a name="Page_185" id="Page_185">185</a></span>
+trappe, on dut l'emporter;&mdash;le lendemain, on
+lui fit honte de sa conduite, et on lui fit signer
+sa démission; il fallait refaire une élection;
+le comité de Rouen, d'accord avec le comité
+Morlot, proposa un filateur Rouennais appelé
+Loger; le comité de Rouen m'adressa une
+lettre pour me prier instamment de ne pas me
+présenter; à cette lettre signée Delaporte,
+secrétaire du comité, je répondis:</p>
+
+<p>«Comme vous me le demandez, messieurs,
+je me suis désisté publiquement de ma candidature,
+mais c'était deux jours avant la réception
+de votre lettre et par dégoût de voir les
+intrigues des coteries se jouer des intérêts de
+la France.»</p>
+
+<p>A mon refus de seconde candidature, cinq
+mille électeurs du Havre refusèrent de voter
+et, dans une protestation adressée à la Chambre
+des députés, laquelle Victor Hugo se chargea
+de déposer et M. Thiers d'appuyer, affirmèrent
+qu'ils continueraient à ne pas voter tant qu'on
+continuerait l'escobarderie du scrutin de liste.
+Morlot et le Rouennais Loger furent donc définitivement
+les députés du Havre&mdash;et jamais
+on n'en entendit plus parler ni à la Chambre
+ni ailleurs.</p>
+
+<p>Seulement, lorsque, après le coup d'État de
+Décembre, le bon Goudchaux vint au Havre,
+<span class="pagenum"><a name="Page_186" id="Page_186">186</a></span>
+comme il allait parler, provoquer et organiser
+une souscription pour les exilés, le citoyen
+Morlot eut peur et refusa hardiment sa maison
+pour la réunion du comité, et cette réunion
+eut lieu dans mon jardin de Sainte-Adresse.</p>
+
+<p>On peut voir, par cet exemple, qu'à cette
+époque il était possible, par le scrutin d'arrondissement,
+d'arriver assez près de la vérité,
+ce qui était impossible avec le scrutin de liste;&mdash;mais,
+depuis quarante ans les procédés d'escamotage
+ont été très perfectionnés, l'audace
+des prestidigitateurs s'est singulièrement accrue,
+et le scrutin d'arrondissement, ou uninominal,
+n'est plus qu'un peu meilleur que le
+scrutin de liste,&mdash;et le vote, quelle que soit
+la forme des deux qu'on adopte, si on n'y apporte
+pas une réforme radicale, restera le plus
+effronté et le plus pernicieux des mensonges,
+la plus absurde et la plus déplorable des sottises.</p>
+
+<p>Il est triste de voir une grande nation jouer
+depuis vingt ans le rôle que voici: nous le
+peuple souverain, nous sommes tous attelés à
+un de ces jeux de bagues que l'on fait tourner
+dans les foires pour l'amusement des enfants:&mdash;chevaux
+et fauteuils occupés par une douzaine
+de joueurs: Ferry, Rouvier, Freycinet,
+Floquet, Ferrouillat, Lockroy, Méline, etc.
+<span class="pagenum"><a name="Page_187" id="Page_187">187</a></span>
+Les bagues que ceux qui occupent les fauteuils
+et les chevaux s'évertuent à enfiler au passage
+sont des portefeuilles gonflés de billets
+de banque, de concessions, d'actions, de places,
+de dignités, etc.</p>
+
+<p>Et nous, attelés à la machine, nous nous
+exténuons à la faire tourner;&mdash;si Ferry
+manque la bague, nous nous croyons débarrassés
+de lui:&mdash;nullement! il repasse au tour
+suivant, et essaye de nouveau;&mdash;il en est de
+même de Floquet, de Freycinet et des autres.</p>
+
+<p>On semble commencer à comprendre que
+ce jeu n'amuse qu'eux;&mdash;les citoyens de somme
+attelés à la machine menacent de s'arrêter, de
+se mettre en grève.</p>
+
+<h3 class="p2">III</h3>
+
+<h4>PROJET DE CONSTITUTION</h4>
+
+<p>On parle de dissolution et d'Assemblée constituante.
+Eh bien, je vais faire ce que chacun
+doit faire en pareille circonstance, dire maintenant
+ce que doit être cette Assemblée avant
+de dire ce qu'elle doit faire;&mdash;c'est un rôle
+honorable à jouer pour l'Assemblée qui s'en
+va, qui pourrait la réhabiliter. Ce que je vais
+proposer est si simple, si indiscutable, si naïf
+<span class="pagenum"><a name="Page_188" id="Page_188">188</a></span>
+même, que ça pourrait se chanter sur l'air de
+M. de La Palisse:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p><i>Un quart d'heure avant sa mort,</i></p>
+<p><i>Il était encore en vie!</i></p>
+</div></div>
+
+<p>Car c'est le développement de cette thèse
+méconnue jusqu'ici, que, pour représenter un
+département, il faut le connaître, et, pour être
+choisi, il faut en être connu.</p>
+
+<p><i>Article premier.</i>&mdash;Nul ne peut être candidat
+et député que dans un arrondissement
+où il réside depuis au moins dix ans,&mdash;y exerçant
+une profession, un métier, une industrie,
+y exploitant une propriété, ou y vivant d'un
+revenu quelconque.</p>
+
+<p>De façon, d'une part, à connaître l'histoire,
+les intérêts, les besoins, les ressources de ce
+département et y ayant des intérêts communs
+avec les autres habitants.</p>
+
+<p>Et, d'autre part, y étant parfaitement connu
+de tous,&mdash;tant pour sa vie publique, politique,
+etc.,&mdash;que pour sa vie privée et sa
+<i>petite vie</i>, son caractère, ses habitudes, ses
+m&oelig;urs, son intelligence, ses qualités et ses
+défauts.</p>
+
+<p>Entre deux concurrents&mdash;le bon sens réveillé
+des électeurs choisissant celui qui est
+né dans la région et y a sa famille, ce qui
+<span class="pagenum"><a name="Page_189" id="Page_189">189</a></span>
+assure à un plus haut degré la connaissance
+des qualités nécessaires au représentant, on
+serait ainsi débarrassé des charlatans, des
+marchands d'orviétan, de pilules et de crayons,&mdash;coureurs
+de bénéfices et de places, ayant
+soin de poser leur candidature le plus loin
+possible des lieux où ils sont connus.</p>
+
+<p><i>Article II.</i>&mdash;La division du territoire par
+cantons est rétablie comme elle l'était sous
+l'ancienne monarchie, comme elle le fut par
+l'Assemblée nationale le 26 février 1790 et par
+l'Assemblée constituante en 1791.</p>
+
+<p>Ce qui amenait le suffrage à deux degrés,
+ce mode de suffrage n'ayant nullement pour
+résultat d'en restreindre le droit, mais en réalité
+de l'étendre en y faisant participer effectivement
+et individuellement un bien plus
+grand nombre&mdash;au lieu de mener les électeurs
+aux urnes comme on mène au marché
+une troupe de dindons au moyen d'une baguette
+à laquelle est attachée une loque rouge,
+les électeurs primaires votant au chef-lieu de
+canton nommaient des représentants qui
+allaient en leur nom nommer les députés au
+baillage, c'est-à-dire au chef-lieu d'arrondissement.</p>
+
+<p>Ce mode fut naturellement aboli par le Consulat;&mdash;et,
+en effet, comme le dit Lamartine,
+<span class="pagenum"><a name="Page_190" id="Page_190">190</a></span>
+le vote au chef-lieu de département a pour
+résultat d'aristocratiser l'élection;&mdash;ce que
+veulent toujours faire les soi-disant républicains
+à leur propre bénéfice.</p>
+
+<p>Il sera toujours libre au candidat de faire
+des promesses d'autant plus magnifiques
+qu'une fois élu il ne pensera plus à les tenir;&mdash;mais
+les électeurs ne l'écouteront pas:&mdash;les
+électeurs prendront au sérieux ce programme
+que le député est leur représentant
+et, à ce titre, doit les représenter.&mdash;Ce sont
+eux qui rédigeront ce programme, consignant
+leurs intentions, leurs sentiments, leurs
+volontés, des «cahiers», comme on avait
+fait en 1789&mdash;s'expliquant nettement sur les
+idées et les actes alors en l'air;&mdash;et, en cas
+d'incidents imprévus, ils rappelleront le député
+pour lui donner de nouvelles instructions;&mdash;le
+député qui s'écarterait des instructions
+de ses commettants serait rappelé à
+l'ordre une première fois, et, à la seconde
+infraction considéré comme démissionnaire
+remplacé.</p>
+
+<p><i>Article III.</i>&mdash;Le chef de l'État, roi ou président,
+ne pourrait choisir les ministres dans
+aucune de ces Chambres. Il ne faut pas croire,
+comme il semblerait depuis vingt ans, que la
+France ne possède que le demi-quarteron de
+<span class="pagenum"><a name="Page_191" id="Page_191">191</a></span>
+farceurs qui se succèdent, se réunissent, se
+séparent, se combattent, se supplantent, depuis
+1871.&mdash;Aucun député, pendant tout le
+cours de son mandat, ni pendant l'année qui
+en suivra l'expiration, ne pourra être promu
+à aucune place, à aucun emploi, à aucune
+dignité;&mdash;il sera toujours loisible aux électeurs,
+au cas où ces faveurs tomberaient sur
+quelque parent ou ami de député, de le mander
+pour lui demander des explications; le
+chemin étant ainsi fermé aux ambitions, aux
+vanités, aux avidités, aux corruptions, etc.,
+les députés pourraient s'occuper d'autre chose
+que de se faire les complices, les associés, les
+hommes liges des ministres, n'en ayant rien à
+craindre ni à espérer, et, ne fût-ce que pour
+ne pas s'ennuyer, s'occuperaient des intérêts
+de leurs commettants et des affaires de l'État.&mdash;Resterait,
+il est vrai, la corruption par l'argent;
+mais, outre qu'elle est particulièrement
+honteuse, et ferait au moins hésiter assez de
+gens, l'électeur qui aurait lieu de les soupçonner
+pourrait demander des explications à
+son représentant, toujours révocable.</p>
+
+<p><i>Article IV.</i>&mdash;Pendant longtemps, on n'a pas
+payé les députés;&mdash;depuis qu'on les paye, il
+ne paraît pas, tant s'en faut, qu'on obtienne
+une qualité supérieure.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_192" id="Page_192">192</a></span>
+Si on continuait à les payer, faudrait-il que
+ce fût non au mois, mais sur des jetons de
+présence&mdash;donnés au député au commencement
+de la séance, et contrôlés à la sortie.
+Mais ne vaudrait-il pas mieux revenir à l'ancienne
+gratuité du mandat, sauf au département
+ou à l'arrondissement de subventionner
+le candidat pauvre qu'il aurait jugé apte à
+servir les intérêts publics, de préférence à de
+plus riches?</p>
+
+<p>On serait ainsi débarrassé des pauvres hères,
+fruits secs, décavés, avocats à la <i>serviette</i> vide,
+médecins à la sonnette muette, pour lesquels
+les neuf mille francs sont un revenu jamais
+atteint, inespéré, surtout si on ajoute les
+chances de menus bénéfices, plus ou moins
+clandestins, pour des services plus ou moins
+honteux.</p>
+
+<p>C'est ainsi que la France serait réellement
+représentée dans les deux Chambres, et qu'un
+gouvernement serait possible.&mdash;Tandis
+qu'aujourd'hui tout gouvernement est impossible,
+et le pays n'est nullement représenté,
+comme nous en faisons la triste et déplorable
+expérience depuis 1871. Ajoutons qu'on ne
+permettrait plus aux orateurs, comme cela se
+fait aujourd'hui, de venir corriger leur discours
+avant l'insertion au <i>Journal officiel</i>&mdash;de
+<span class="pagenum"><a name="Page_193" id="Page_193">193</a></span>
+même qu'on ne permettrait plus au président
+d'interdire aux sténographes de mentionner tel
+ou tel membre, telle ou telle phrase risquée
+ou malsonnante.</p>
+
+<p>L'électeur doit pouvoir suivre toujours son
+mandataire, le surveiller et ne pas lui permettre
+de se masquer ni de se maquiller.</p>
+
+<p>Ajoutons une prohibition sévère de voter
+jamais pour un absent.</p>
+
+<p>Mais&mdash;me direz-vous&mdash;on ne voudra plus
+être député.</p>
+
+<p>Tant mieux!&mdash;Alors les fonctions de député
+ne seront plus qu'un devoir et un honneur.
+Heureux, pour la France, le temps où il faudrait,
+dans l'âge mûr, imposer ces fonctions,
+comme on impose le service militaire dans la
+jeunesse.</p>
+
+<p><i>Article V.</i>&mdash;On ne sera plus admis à exercer
+des fonctions sans en avoir fait l'apprentissage.
+On ne s'improvise pas plus ministre,
+préfet, etc., qu'on ne peut s'improviser cordonnier
+ou serrurier. On n'arrivera alors aux
+places que par degrés, en commençant par en
+bas, ce qui supprimera les pluies de crapauds
+qui tombent d'en haut aujourd'hui sur les
+sièges et les positions rétribuées, au gré de la
+faveur, des complicités, des compromis, des
+corruptions.
+<span class="pagenum"><a name="Page_194" id="Page_194">194</a></span></p>
+
+<p>Il sera nécessaire aussi que Paris donne des
+garanties au reste de la France, et que les départements
+ne soient plus exposés, chaque
+matin, à apprendre, par la poste, que les
+voyous de Paris, les banquiers de bonneteau et
+les souteneurs de filles ont changé le gouvernement
+de la France. Il ne faut plus que le
+conseil municipal de Paris puisse prétendre à
+devenir un «comité de Salut public» et une
+«Commune».</p>
+
+<p>Et voilà!</p>
+
+<p class="p2"><i>P.-S.</i>&mdash;Que serait-il probablement arrivé si,
+le 28 janvier, M. Carnot, au lieu de s'obstiner à
+ramasser dans son <i>écart</i> des ministres déjà
+une ou plusieurs fois renversés comme incapables
+ou usés, impopulaires ou odieux, eût
+fait appeler le général Boulanger et lui eût
+dit:</p>
+
+<p>«Président d'une République basée sur le
+suffrage universel, je dois obéir aux manifestations
+de l'opinion, même si je la croyais
+fausse ou erronée.</p>
+
+<p>»Dans la situation actuelle, je ne chercherai
+pas si cette manifestation est spontanée ou
+factice, ni par quelles intrigues, quelle suggestion
+elle a pu être créée, excitée, exaspérée;
+je dois m'y soumettre et je m'y soumets.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_195" id="Page_195">195</a></span>
+»La Chambre des députés est dès aujourd'hui
+dissoute de fait, sa dissolution légale et
+la revision de la constitution sont inévitables.</p>
+
+<p>»Mais dans le ministère que j'avais il y a huit
+jours, comme dans celui que j'ai aujourd'hui,
+comme dans celui que j'aurai peut-être la semaine
+prochaine, il ne se trouve pas d'hommes
+résignés ou décidés à pratiquer l'opération.</p>
+
+<p>»C'est pourquoi je vous ai fait appeler pour
+vous dire: Non seulement je vous autorise à
+former un cabinet dont vous serez le chef pour
+en exécuter ce que vous demandez avec tant
+de bruit, de fracas et de menaces, mais je vous
+somme de le faire pour calmer l'inquiétude et
+l'agitation dont souffre le pays.&mdash;Pour me
+servir d'une expression empruntée au jeu du
+billard, cher à mon prédécesseur,&mdash;vous avez
+<i>collé la bille</i>, il faut <i>prendre à faire</i>. Si vous
+refusez, c'est vous qui n'aurez voulu ni de la
+dissolution ni de la revision.»</p>
+
+<p>Que serait-il arrivé? Ou le général aurait
+refusé, et l'ancien élu avouait que dissolution
+et revision ne seraient qu'un prétexte et un
+voile pour cacher des projets et des expédients
+moins avouables, et on aurait vu un assez
+grand nombre de gens de bonne foi et de dupes
+désabusés se séparer de lui, et l'isoler au milieu
+d'un groupe de complices et de dupes
+<span class="pagenum"><a name="Page_196" id="Page_196">196</a></span>
+opiniâtres. Ou il aurait accepté, il aurait
+formé un ministère pris dans ses partisans, et
+pour qui connaît son entourage, pour qui se
+rappelle le rôle joué par Morny dans le coup
+du Deux-Décembre,&mdash;celui qu'on suppose
+un aspirant César eût complètement manqué
+de Morny et fût resté Gros-Jean.&mdash;Il eût fallu
+aux <i>boniments</i>, aux promesses magnifiques,
+aux théories vagues, aux utopies faire succéder
+des réalisations, des applications sérieuses,
+et nécessairement certaines résistances;&mdash;et,
+comme l'avocat Floquet, comme l'avocat Gambetta,
+exemple plus frappant, le général n'eût
+eu devant lui que peu de mois de popularité et
+d'influence souveraine et dangereuse.</p>
+
+<p>Mais nos soi-disants républicains ont agi
+autrement et ont montré, une fois de plus,
+qu'ils ne sont qu'une misérable et ridicule parodie
+de ceux qu'ils proclament leurs ancêtres,
+leurs maîtres et leurs modèles.</p>
+
+<p>Ces grands hommes d'alors, lorsque, au
+nom de la liberté, ils se disputaient le despotisme,
+n'hésitaient pas à s'entre-guillotiner.&mdash;Je
+sais bien que certains de nos grands
+hommes d'aujourd'hui, qui ont fait leurs
+preuves comme membres ou partisans de la
+Commune, ne détesteraient pas ces expédients;
+mais ils sont arrêtés par un scrupule:
+<span class="pagenum"><a name="Page_197" id="Page_197">197</a></span>
+c'est que, pour demander la tête de ses adversaires,
+il faut mettre la sienne en jeu.&mdash;La
+méchanceté ne manquerait pas, mais le tempérament
+manque tout à fait.</p>
+
+<p>C'est pourquoi ces farceurs et ces chienlits
+déguisés qui en Robespierre et en Danton, qui
+en Fouquier-Tinville, en Collot-d'Herbois, en
+Marat, etc., pâlissent sous leurs masques et se
+contentent puérilement de prendre un sanglier
+avec des filets à papillons et de jouer,
+dans la politique, le rôle que jouent dans les
+cirques les clowns, qui, en faisant des cabrioles,
+viennent dans l'arène élever des obstacles
+apparents, barrières, banderoles, cercles
+de papier, que jamais, on le sait d'avance,
+le cheval et l'écuyer vêtu d'un maillot, frisé et
+pommadé, ne manque de franchir, de crever
+et de traverser aux applaudissements du public.</p>
+
+<p class="p4"><span class="pagenum"><a name="Page_198" id="Page_198">198</a></span></p>
+
+<h2>ÉLOGE DE LA MORT</h2>
+
+<p class="right">&#920;&#945;&#957;&#945;&#964;&#959;&#965;<br />
+&#917;&#947;&#967;&#959;&#956;&#953;&#959;&#957;<br />
+[Thanatou<br />
+Enchomion.]</p>
+
+<p class="p2">Vous avez l'air ennuyé.&mdash;Qu'avez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Je voudrais être mort.</p>
+
+<p>&mdash;Vous n'êtes pas dégoûté!</p>
+
+<p class="p2">Le mieux serait de n'être pas né, de le savoir
+et d'en jouir en regardant les hommes et
+la vie.</p>
+
+<p class="p2">Quelle est l'âme qui&mdash;au moment de descendre
+animer un être&mdash;sous deux baisers,
+si l'on faisait apparaître devant elle toute sa
+vie probable&mdash;consentirait à naître?</p>
+
+<p class="p2">Qui consentirait à recommencer sa vie tout
+entière sans en effacer ou du moins en modifier
+certains jours et certaines heures?
+<span class="pagenum"><a name="Page_199" id="Page_199">199</a></span></p>
+
+<p>Ma vie a été&mdash;comme celle du plus grand
+nombre&mdash;mélangée de bonnes et de mauvaises
+chance;&mdash;je n'ai pas coutume de me
+plaindre, n'ayant pas demandé à la vie plus
+qu'elle n'a à donner.</p>
+
+<p>Cependant j'ai deux ou trois quarts d'heure
+que je ne voudrais pas recommencer, fût-ce
+au prix de l'immortalité.&mdash;Et notez que je ne
+mets certes pas dans ces quarts d'heure les
+quelques minutes que j'ai&mdash;il y a bien longtemps&mdash;passées
+sous l'eau de la Marne, à
+moitié étranglé, à moitié noyé par un cuirassier
+que j'eus le bonheur de ramener au
+bord.</p>
+
+<p class="p2">L'enfant commence à mourir au moment
+où il sort du sein de sa mère;&mdash;chaque instant
+qui s'écoule est un pas vers la mort.</p>
+
+<p class="p2">Depuis l'origine des mondes, deux hommes
+seuls ne sont pas morts:&mdash;Élie et Énoch,
+disent les livres saints.</p>
+
+<p>Beaucoup de gens cependant osent croire
+que ce n'est peut-être pas vrai, et Tertullien,
+sentant le besoin d'atténuer ce prodige, prétend
+que leur mort n'a été que différée jusqu'à
+l'arrivée de l'Antéchrist, qu'ils noieront
+de leur sang;&mdash;ce qui, même ainsi expliqué,
+reste encore assez fort:</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_200" id="Page_200">200</a></span>
+<i>Mors dilata ut sanguine suo Antechristum
+extinguant.</i> (Tertullien, <i>De anima</i>.)</p>
+
+<p>Dans le rôle de l'homme, pour ne parler
+que de lui, sont compris certains devoirs, certaines
+opérations, certaines corvées;&mdash;il y
+est attiré, poussé, enfermé par divers instincts.&mdash;Ainsi
+il doit se reproduire et multiplier
+selon l'ordre donné à Abraham; il y est
+entraîné par l'attrait mutuel des sexes et par
+l'amour de ses petits;&mdash;ce qui engendre des
+joies et des bonheurs, mais aussi de cruelles
+anxiétés et angoisses.&mdash;Aussi, à ces instincts,
+il a été ajouté un autre instinct, c'est l'horreur
+irréfléchie de la mort;&mdash;sans quoi,
+l'homme aurait refusé de vivre plus longtemps
+et se serait tué à son premier mal de dents, à
+son premier accès de jalousie contre la femme
+adorée, à sa première inquiétude pour la vie
+de ses enfants. Dans l'ordre immuable de la
+nature, par la suprême intelligence, il a imposé
+son rôle à tout ce qui est,&mdash;depuis l'insecte
+microscopique dont trois cents se meuvent
+dans une goutte d'eau, jusqu'au Béhémoth,
+dont il est parlé dans le <i>Livre de Job</i> et dans
+les commentateurs de la Bible,&mdash;qui broutait
+chaque jour l'herbe de mille montagnes,
+herbe qui repoussait pendant la nuit,&mdash;buvant
+le Jourdain et le mettant à sec en vingt-quatre</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_201" id="Page_201">201</a></span>
+heures, depuis le grain de poussière
+jusqu'aux astres et aux mondes.</p>
+
+<p>L'homme a son rôle assigné dont il ne peut
+sortir.&mdash;J'ai lu, dans je ne sais plus quel
+livre de je ne sais plus quel savant,&mdash;trop savant
+ou peut-être pas assez savant,&mdash;que le
+seul emploi de l'homme et sa seule utilité dans
+l'ordre et les opérations de la nature est d'aspirer
+de l'oxygène, de brûler du carbone et
+d'expirer une certaine quantité donnée d'acide
+carbonique dont la nature a besoin pour l'ensemble
+de ces opérations.</p>
+
+<p>Dans ce rôle, la mort est aussi nécessaire
+que la vie aux opérations de la nature;&mdash;elle
+a besoin, à un moment donné, de désagréger
+les divers éléments dont l'aggrégation a formé
+l'homme pour en faire un autre emploi;&mdash;ce
+qui a été chair et os doit devenir ou redevenir
+terre, puis herbe, et servir, par un nouveau
+mode d'aggrégation, à la formation d'autres
+êtres.</p>
+
+<p>Aussi simplement que les poulets que la fermière
+nourrit et qui seront mis à la broche
+quand ils seront assez gras,&mdash;un seul atome
+qui se perdrait, ou manquerait à son rôle au
+moment fixé pour son entrée en scène dérangerait
+et peut-être détruirait l'ordre immuable
+et peut-être le monde.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_202" id="Page_202">202</a></span>
+Donc tout homme doit mourir par cela seul
+qu'il est né;&mdash;il est né pour mourir.&mdash;Peut-être
+la mort est-elle non seulement la fin,
+mais le but de la vie?</p>
+
+<p>Mais cette crainte, cette horreur instinctive
+de la mort que l'homme avait reçue comme
+tous les autres animaux, lui avait été donnée
+comme aux autres êtres, dans une juste et nécessaire
+proportion. Seul, il s'est appliqué à
+l'augmenter, à l'exagérer et à en faire un supplice
+que la Providence ne lui avait pas destiné.</p>
+
+<p>Il a entouré, orné la mort d'une foule de
+circonstances, de terreurs et d'angoisses nées
+de son imagination.&mdash;La nature avait fait une
+mort,&mdash;il en a fait une autre tout à fait terrible
+et empoisonnant sa vie;&mdash;la nature en
+avait fait une phase nécessaire de l'existence,
+il en a fait une torture.</p>
+
+<p>On a imaginé un au-delà de la vie et de la
+mort&mdash;une autre vie dont la première ne serait
+que la préface;&mdash;on a beaucoup parlé,
+discouru, écrit de «l'immortalité» de l'âme:
+c'est un sujet sur lequel l'auteur de la nature
+ne nous a jusqu'ici permis que des opinions,
+gardant pour lui le vrai.</p>
+
+<p>Jamais personne n'a pu décider, par les
+seules lumières de la raison humaine, si l'âme
+<span class="pagenum"><a name="Page_203" id="Page_203">203</a></span>
+survit au corps et est immortelle,&mdash;cette
+pensée plaît à l'imagination et s'accorde avec
+certaines idées consolantes de la justice divine,&mdash;il
+est agréable d'y croire, mais peu facile
+de le concevoir. Quant aux preuves qu'on
+a prétendu en donner, elles ont le défaut de
+ne pas être des preuves: il faut avoir recours
+à une révélation d'en haut;&mdash;dans les questions
+douteuses, le mieux est de tâcher de
+croire la solution la plus consolante.&mdash;Quant
+à ce qui nous a été donné de raison, le raisonnement
+nous dit que nous sommes, après la
+mort, ce que nous étions avant la naissance,
+c'est-à-dire que nous n'étions rien et que nous
+ne sommes plus rien.&mdash;Mais il ne faut pas se
+fier trop entièrement à la raison;&mdash;la vue de
+notre intelligence a une portée bornée comme
+celle de nos yeux,&mdash;le vrai&mdash;le seul vrai
+qu'on peut affirmer, c'est que nous n'en savons
+rien.</p>
+
+<p class="p2">Socrate&mdash;devant ses juges&mdash;leur dit: «Si
+j'avais un conseil à vous donner, juges voulant
+dire justice, vu le bon effet que mes conversations
+ont eu sur un assez grand nombre de nos
+concitoyens en les rendant plus sages, plus
+honnêtes, plus vertueux, vu aussi ma pauvreté,
+ce serait de me loger et nourrir au prytanée,
+<span class="pagenum"><a name="Page_204" id="Page_204">204</a></span>
+comme vous l'avez accordé à d'autres. Mais
+on dit que vous voulez me faire mourir; je ne
+puis vous prier de ne pas le faire, parce que
+je ne sais pas s'il m'est plus avantageux de
+ne pas mourir que de mourir;&mdash;je puis
+craindre ce que je connais: la maladie, les
+blessures, le chagrin, l'exil, la prison.</p>
+
+<p>«Mais, quant à la mort, je ne sais absolument
+pas ce que c'est,&mdash;et je n'en ai conséquemment
+aucune peur.»</p>
+
+<p>Quant à l'immortalité de l'âme, je ne saurais
+la prouver et je n'ai aucun désir de la nier;&mdash;mais,
+pour propager une terreur peut-être
+salutaire sous certains rapports, on y a ajouté
+l'immortalité du corps, sans laquelle il n'y aurait
+pas eu moyen de faire redouter, au delà
+de la vie, certains supplices que les inventeurs,
+les ministres de toutes les religions se
+sont évertués à rendre épouvantables à qui
+mieux mieux.</p>
+
+<p>Si la croyance à une autre vie avec des
+peines et des récompenses est un hommage à
+la justice raisonnablement présumée de Dieu,&mdash;il
+faut rendre sa justice égale à sa bonté et
+à sa toute-puissance&mdash;et ne pas supposer
+une lutte perpétuelle entre lui et le diable;&mdash;idée
+empruntée aux plus vieilles théories,&mdash;sorte
+de partie de trictrac ou de besigue où
+<span class="pagenum"><a name="Page_205" id="Page_205">205</a></span>
+Dieu et le diable jouent nos âmes, et où, vu
+les conditions exagérées, promulguées pour
+être sauvé,&mdash;le diable triche et gagne à peu
+près toujours,&mdash;le nombre des âmes gagnées
+par Dieu étant minime, en proportion du
+nombre de celles filoutées par le diable.</p>
+
+<p>Pour mon compte, je crois fermement à
+toute la justice de Dieu; mais je crois aussi
+fermement à sa toute-puissance et à son immense
+bonté. En nous créant, il a prévu notre
+folie, notre légèreté, notre méchanceté de
+singes malfaisants, et il a mis son &oelig;uvre à
+l'abri, en ne nous donnant la puissance de
+créer ni de détruire, ni un brin d'herbe, ni
+une goutte d'eau.</p>
+
+<p>Une des causes qui ont le plus puissamment
+fait admettre l'hypothèse d'une autre vie,
+c'est une crainte vague et orgueilleuse du
+néant,&mdash;auquel je ne reproche que ceci, qu'on
+ne le voit pas, ce qui aurait bien son charme.
+Ayant connu la vie,&mdash;l'homme aime encore
+mieux souffrir que ne pas être;&mdash;il veut
+étendre son existence en tous sens;&mdash;il l'étend
+avant sa vie par le culte moins pieux
+qu'orgueilleux des ancêtres,&mdash;il l'étend après
+la vie par l'idée d'une immortalité et d'une
+renommée sur les lèvres de la postérité.</p>
+
+<p>Quoi qu'il en soit,&mdash;il est nécessaire, fatal,
+<span class="pagenum"><a name="Page_206" id="Page_206">206</a></span>
+que nous fassions restitution à la nature, pour
+les besoins de ses opérations, des éléments
+qui nous ont été prêtés, et dont l'aggrégation
+peut être utile à former notre individu; il ne
+faut pas penser à se dérober à cette nécessité.</p>
+
+<p>Le corps est-il le vêtement, l'enveloppe et,
+selon quelques-uns, la prison de l'âme,&mdash;ou
+l'âme est-elle le résultat, le jeu, l'harmonie
+et la mélodie des organes?&mdash;C'est encore ce
+que Dieu seul pourrait nous dire et ce qu'il
+ne nous a pas dit.</p>
+
+<p>Il faut mourir!&mdash;il n'y a pas moyen de refuser,
+d'escroquer à la nature les éléments de
+notre être qui se désagrègent&mdash;et qu'elle
+veut faire rentrer dans son trésor pour en
+faire de la terre, de la poussière, de l'herbe&mdash;que
+mangeront les moutons, moutons que
+mangera l'homme pour en faire de la chair
+humaine, jusqu'au jour où il faudra que
+homme accomplisse la restitution de soi-même.</p>
+
+<p class="p2">Tout le monde est mort, tout le monde
+mourra.&mdash;Dans cent ans d'ici, tout ce qui est
+sur la terre sera dessous;&mdash;des centaines de
+millions d'hommes sont morts avant moi, des
+centaines de millions mourront après moi;&mdash;des
+<span class="pagenum"><a name="Page_207" id="Page_207">207</a></span>
+centaines de mille mourront la même
+année que moi, des milliers mourront le
+même jour, plusieurs centaines mourront à
+la même minute que moi.</p>
+
+<p>Le plus sage est donc de s'accoutumer à
+cette idée, de se la rendre quotidienne et familière,
+de penser à la mort et d'en parler
+comme on pense au sommeil de chaque nuit,&mdash;d'en
+entretenir ceux qui nous entourent
+comme on s'entretient de la naissance, de la
+jeunesse, de la vieillesse et de tout autre sujet,&mdash;de
+leur faire envisager notre départ comme
+une nécessité contre laquelle il n'y a pas à
+lutter,&mdash;qui ne sera pas un mal pour nous-même&mdash;et
+qui ne sera pour eux qu'un chagrin
+que la Providence, dans sa souveraine
+bonté, a rendu le plus fugace et le plus momentané
+des chagrins:&mdash;«Dieu mesurant,
+comme on l'a dit, le froid à brebis tondue,»&mdash;appréciation
+que je voudrais avoir faite
+plus que tout ce qu'on a jamais écrit sur les
+religions.</p>
+
+<p>De leur côté, il faut que ceux qui doivent
+nous rendre à la terre, se préparent à ne pas
+trop attrister pour nous notre départ par l'aspect
+de douleurs&mdash;qu'on croit souvent devoir
+exagérer pensant faire plaisir aux mourants&mdash;ce
+qui est une erreur.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_208" id="Page_208">208</a></span>
+En effet, si l'on a&mdash;entre les opinions et les
+croyances, si l'on a adopté celle d'une vie future
+dont celle-ci n'est qu'une épreuve,
+comme le cocon que file la chenille pour s'y
+enfermer et en sortir papillon; si l'on croit
+que celui qui s'en va de cette vie&mdash;grâce à
+la miséricorde infinie de Dieu, va entrer dans
+la véritable vie, dans une vie heureuse et glorieuse:&mdash;on
+peut ressentir pour soi-même
+un certain regret, un certain chagrin d'être
+privé de sa présence; mais on doit se réjouir
+pour lui de le voir s'élever à cette vie bien
+heureuse, où on ira le rejoindre plus tard,&mdash;non
+pour quelques jours, comme dans cette
+première vie, mais pour l'éternité.&mdash;Si c'est
+l'autre sentiment que vous avez adopté, songez
+aux maux de la vie et aux ennuis de la
+vieillesse dont celui qui part est à jamais
+délivré.</p>
+
+<p>J'ai connu un homme qui avait été, durant
+sa vie, riche, puissant, obéi entre tous;&mdash;il
+mourut «plein de jours» et de la mort «naturelle»,
+c'est-à-dire lorsque la lampe, ayant
+consumé toute son huile, n'émet plus que
+quelques dernières lueurs vacillantes.</p>
+
+<p>Aux suprêmes moments, on enleva sa femme,
+et il ne resta auprès de lui que son fils, désespéré
+et fondant en larmes.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_209" id="Page_209">209</a></span>
+&mdash;Mon ami, lui dit-il d'une voix affaiblie,
+tu as été un bon fils, tu n'as plus qu'une fois
+à m'obéir et tu ne vas pas te démentir:&mdash;je
+n'ai plus que quelques instants à vivre,&mdash;je
+me sens m'éteindre, ne va pas attrister ces
+derniers moments par la tristesse et par l'ennui
+que j'ai redoutés toute ma vie.&mdash;Passe
+dans la chambre à côté où il y a un piano, et
+joue-moi jusqu'à la fin&mdash;qui ne va pas tarder&mdash;cet
+air de notre pays que j'ai toujours aimé
+et que je t'ai fait jouer tant de fois!</p>
+
+<p>Le fils, qui est grâce à Dieu, encore de ce
+monde, et un de mes meilleurs amis, avait été
+accoutumé si scrupuleusement à obéir à son
+père, qu'il lui baisa la main,&mdash;sortit de
+la chambre, alla se mettre au piano et joua
+l'air favori pendant une demi-heure;&mdash;quand
+il rentra dans la chambre de son père, le vieillard
+était mort.</p>
+
+<p>Il fut longtemps sans oser mettre les mains
+sur un piano;&mdash;mais la première fois qu'il
+s'y décida, ce fut pour jouer, et non sans une
+douce mélancolie, l'air sur lequel son père
+s'était endormi.</p>
+
+<p class="p2">Il faut donc, dès à présent, et en pleine vie,
+se dire: «Quand je vais mourir, ce sera ou pour
+être mieux ou pour ne plus être.&mdash;Donc, s'il
+<span class="pagenum"><a name="Page_210" id="Page_210">210</a></span>
+y a du chagrin à avoir de cette désagrégation
+des éléments qui me composent, de cette restitution
+à la nature, ce n'est pas pour moi,
+c'est pour ceux que je quitterai;&mdash;il faut les
+accoutumer à cette idée de la séparation inévitable.»</p>
+
+<p>Il est cependant un cas où le mourant doit
+subir d'horribles angoisses, c'est lorsque sa
+vie, son travail, sont nécessaires à ceux qu'il
+quitte; s'il va les laisser sans appui, sans ressources;&mdash;dans
+cette situation, si la vérité
+est une autre vie, mais d'où il ne soit pas possible
+de veiller sur ceux qu'on a aimés, de les
+défendre, de les protéger,&mdash;de quelques délices
+que soit remplie cette vie, je n'y verrais
+qu'un horrible supplice, et, si le choix m'était
+donné, sans hésiter je choisirais le néant,&mdash;en
+regrettant de ne pouvoir les y entraîner
+avec moi.</p>
+
+<p class="p2">Une des causes qui font surtout redouter la
+mort est un faux raisonnement: on pense, en
+présence de la maladie ou d'un danger quelconque,
+qu'il s'agit de mourir ou de ne pas
+mourir,&mdash;tandis qu'en réalité il s'agit de
+mourir aujourd'hui ou de mourir demain.</p>
+
+<p class="p2">La mort est le magasin, le trésor où la nature
+<span class="pagenum"><a name="Page_211" id="Page_211">211</a></span>
+prend la vie;&mdash;les feuilles meurent et
+tombent des arbres, l'herbe jaunit et se dessèche,&mdash;feuilles
+et herbes deviennent un
+engrais et produisent les feuilles nouvelles et
+l'herbe fraîche du printemps suivant,&mdash;la vie
+et la mort sont une évolution en cercle.</p>
+
+<p>Tout nous parle sans cesse de la mort;&mdash;les
+portraits d'ancêtres sont des témoins de la
+mort;&mdash;nos divertissements, nos théâtres
+nous en retracent l'idée; la tragédie évoque
+et tire du tombeau le héros ou la beauté
+qui y reposent depuis des siècles, réveille
+leur poussière et les force de venir sur la
+scène nous divertir.</p>
+
+<p>Nos tables les plus somptueuses, celles autour
+desquelles on se réunit pour la joie et la
+gaieté&mdash;nous parlent aussi de la mort;&mdash;poissons,
+gibier, viandes de toutes sortes savamment
+préparées et assaisonnées, nous nous
+nourrissons de cadavres.</p>
+
+<p>C'est à la mort que la terre doit sa fertilité;
+la bêche et la charrue remuent et retournent
+les débris de ceux qui ont vécu avant nous,&mdash;nous
+les recueillons dans nos moissons, dans
+nos vendanges, ils forment, ils sont le pain
+que nous mangeons, le vin que nous buvons;&mdash;la
+surface de la terre, à une grande profondeur,
+est faite de la poussière des ancêtres;&mdash;nous
+<span class="pagenum"><a name="Page_212" id="Page_212">212</a></span>
+marchons, nous dansons sur les ruines
+de l'espèce humaine;&mdash;et ce que nous appelons
+notre science est l'épitaphe non seulement
+des hommes, mais des cités et des empires
+détruits.</p>
+
+<p class="p2">Une des plus grandes folies que l'on ait imaginées
+a été de vouloir dérober son corps à la
+mort, filouter son cadavre à la nature qui en
+avait prêté les éléments&mdash;on s'est fait «embaumer».</p>
+
+<p>On a voulu rendre éternels des restes horribles,
+hideux, et dont on n'a pu que retarder
+la destruction;&mdash;car la nature, qui est éternelle,
+a le temps d'attendre, est patiente et
+sûre d'arriver à ses fins.&mdash;Peut-être, dans
+notre histoire, la naissance du Corse Bonaparte,
+la Révolution, la Terreur, l'expédition
+d'Égypte n'avaient pour but que de faire sortir
+des Pyramides quelques poignées de grains
+de blé qu'on y avait enfermées avec les cadavres
+récalcitrants&mdash;et dont la faculté germinative
+approchait de son terme; en effet,
+on les a semés et ils ont donné des grains et
+du pain.</p>
+
+<p>Cette affaire était au moins aussi importante
+pour l'ordre immuable de la nature que les
+batailles et les révolutions d'empires;&mdash;rien
+<span class="pagenum"><a name="Page_213" id="Page_213">213</a></span>
+ne doit se perdre dans le cercle éternel de ses
+évolutions et de ses opérations;&mdash;un grain
+de blé a son rôle comme un homme, comme
+une nation;&mdash;si ce grain de blé manquait,
+tout l'ordre serait dérangé, compromis, peut-être
+détruit;&mdash;aussi, je ne crois guère à Élie
+et à Énoch&mdash;ou du moins j'accepte l'interprétation
+de Tertullien, à savoir que leur
+mort n'en était que différée:&mdash;le tout à
+mettre au nombre immense des choses que
+nous ne savons pas.</p>
+
+<p>Quant à la pratique absurde et répugnante
+des embaumements, s'il dépendait de moi,
+j'aurais, au contraire, hâté l'anéantissement
+des corps de ceux que j'ai perdus&mdash;et dont
+ma pensée a suivi malgré moi sous la terre la
+lente décomposition:&mdash;d'abord cadavres, puis,
+comme l'a dit je crois Bossuet, quelque chose
+qui n'a plus de nom dans aucune langue,&mdash;quelque
+chose de hideux, d'horrible en quoi
+sont changés ceux que j'ai, avec tendresse et
+bonheur, serrés dans mes bras.&mdash;Je suis soulagé
+quand je calcule qu'il s'est écoulé le temps
+nécessaire pour qu'il n'y ait plus rien... du
+moins là. Aussi je n'ai rien contre la crémation,
+ou les lits de chaux dont on a, dit-on,
+enveloppé le corps de Louis XVI assassiné dans
+la crainte que ce corps ne devînt une relique.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_214" id="Page_214">214</a></span>
+Où ai-je lu cette vieille chanson? il y a si
+longtemps que je la sais, que j'ai presque
+envie de me persuader&mdash;ce qui ne serait pas
+vrai que j'en suis l'auteur.</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
+<p><i>Quand la Parque aura sonné l'heure,</i></p>
+<p><i>De coudriers et de lilas,</i></p>
+<p><i>Prends soin d'embellir ma demeure;</i></p>
+<p><i>Je veux, dans un pareil bouquet,</i></p>
+<p><i>Plaire encore à jeune fillette,</i></p>
+<p><i>Tantôt cueilli comme bouquet,</i></p>
+<p><i>Tantôt croqué comme noisette.</i></p>
+</div></div>
+
+<p>Je citais un jour ce couplet à Victor Hugo, à
+propos de la pratique de l'embaumement. «La
+chanson a raison, me dit-il; il vaut mieux embaumer
+que d'être embaumé.»</p>
+
+<p class="p2">Quant à la mort et à ce qui suit la mort,
+comme nous ne savons rien et que nous ne
+saurons jamais rien, nous sommes fort exposés
+à voir varier nos idées et nos opinions selon
+nos sensations.</p>
+
+<p>Hugo, par exemple, qui était surtout un
+grand peintre&mdash;et qui choisissait dans tout
+le côté, la face qui présentait les couleurs les
+plus harmonieuses, surtout les plus éclatantes,
+était fort enclin à voir ses impressions
+changées, selon l'heure et la hauteur du soleil
+<span class="pagenum"><a name="Page_215" id="Page_215">215</a></span>
+qui dorait ou abandonnait les objets, ou
+les dorait d'un autre côté.</p>
+
+<p>Lorsque sa charmante fille Léopoldine fut
+noyée à Quillebeuf avec son mari, qui, ne pouvant
+la sauver, voulut rester avec elle, lorsque
+j'allai avec la famille mettre les deux corps
+dans le même cercueil,&mdash;j'eus la triste mission
+d'apprendre à Victor Hugo, alors en
+voyage, le malheur qui le frappait; à son retour,
+il me dit un soir: «Ma douleur est bien
+adoucie par la ferme croyance que j'ai dans
+une autre vie où ma fille m'attend et où j'irai
+la rejoindre.»</p>
+
+<p>Il est évident qu'il ne voyait plus cette question
+du même côté et sous le même aspect,
+lorsque, dans son testament, préparant, dernière
+antithèse, la mise en scène de ses funérailles,
+il ordonnait de le porter dans le corbillard
+des pauvres&mdash;et se faisait enterrer
+civilement.</p>
+
+<p class="p2">Cette pensée de chicaner la mort,&mdash;de rester
+encore sous on ne sait quelle forme et
+quelle figure quelque temps de plus sur la
+terre, de se préoccuper d'un effet à produire
+sur les survivants, est très commun.</p>
+
+<p>J'ai connu une vieille femme qui, avec une
+très petite fortune, suffisante cependant pour
+<span class="pagenum"><a name="Page_216" id="Page_216">216</a></span>
+ses modestes besoins, s'imposa toute sa vie
+quelques privations pour amasser un petit pécule
+qu'on trouva à sa mort avec cette note
+écrite de sa main: «Pour mon enterrement.»
+Suivaient les détails de cet enterrement:
+tant pour les voitures, tant pour les
+cierges, tant pour les pauvres et les pleureuses..
+En un mot, un bel enterrement.</p>
+
+<p class="p2">Je fus prié un jour d'assister à une cérémonie
+de ce genre par une famille de mon voisinage.
+Un des parents du mort me remercia et,
+faisant allusion à certains petits services que
+j'ai pu rendre au pays que nous habitions
+l'un et l'autre et à une certaine popularité:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! Monsieur, me dit-il, c'est vous qui
+aurez un bel enterrement!</p>
+
+<p>&mdash;Croyez-vous, monsieur? lui répondis-je;
+mais quel chagrin j'aurai de ne pas le voir!</p>
+
+<p class="p2">Lorsque tout est mort en nous, la vanité
+seule survit, cependant; la magnificence des
+obsèques est plus pour flatter la vanité des
+survivants que pour honorer les morts. Les
+gens qui ont pour métier d'enterrer les autres
+comptent pour leur fortune sur cette vanité&mdash;et
+mettent sur leur enseigne: <i>Pompes funèbres.</i></p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_217" id="Page_217">217</a></span>
+Un jour, comme je revenais d'une de ces
+cérémonies où tout aurait surtout fait comprendre
+la vanité des vanités, j'ai pris la
+plume et ajouté à mon testament toutes les
+recommandations pour que cette opération à
+mon égard eût lieu avec la plus grande modestie,
+le moins de temps et le moins de dépenses
+possibles&mdash;et par le plus court chemin:&mdash;me
+contentant, en fait de pompes
+funèbres, de ne pas être enterré vivant,&mdash;soin
+que j'ai toujours eu pour ceux que j'ai perdus
+en ne les laissant mettre en cercueil qu'après
+un commencement visible de décomposition,
+seul signe certain, quoi qu'on dise, de la
+mort.</p>
+
+<p class="p2">Les livres sont remplis de gémissements sur
+la brièveté de la vie&mdash;et néanmoins, pendant
+la durée de cette vie si courte, notre principale
+occupation est de nous en distraire, de
+ne pas la sentir, de «tuer le temps».</p>
+
+<p class="p2">«La mort, dit Épicure,&mdash;ne nous concerne
+en rien; tant que nous vivons, elle n'est pas
+là;&mdash;quand elle arrive, nous n'y sommes
+plus.»</p>
+
+<p class="p2">Lisez la traduction qu'a faite Boileau-Despréaux
+<span class="pagenum"><a name="Page_218" id="Page_218">218</a></span>
+d'une ode de Sapho&mdash;et vous verrez
+que la même description peut s'appliquer exactement
+et à la mort et aux délices de l'amour:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p><i>Un nuage confus se répand sur ma vue,</i></p>
+<p><i>Je n'entends plus, je tombe en de molles langueurs,</i></p>
+<p><i>Et, pâle, sans haleine, interdite, éperdue,</i></p>
+<p><i>Un frisson me saisit, je tremble, je me meurs!</i></p>
+</div></div>
+
+<p>Quel que soit le sentiment qu'on adopte sur
+une vie future ou sur l'anéantissement ou la
+transformation perpétuelle, le plus sûr est de
+se conduire d'après la première hypothèse&mdash;et
+de pouvoir dire, comme Épictète:</p>
+
+<p>«Je veux, à mon dernier moment, pouvoir
+dire à Dieu: »Grand Dieu, ai-je suivi vos commandements?
+Ai-je abusé de vos dons? Ne
+vous ai-je pas soumis mes sens, mes v&oelig;ux,
+mes opinions? Me suis-je jamais plaint de
+vous? Ai-je jamais accusé votre providence?
+Quand vous avez voulu que je fusse malade;
+j'ai voulu être malade;&mdash;vous avez voulu que
+je fusse pauvre, et j'ai été content de ma pauvreté.
+Aujourd'hui, vous voulez que je meure;&mdash;je
+sors de ce monde en vous remerciant de
+m'y avoir admis pour me faire voir tous vos
+ouvrages, et l'ordre admirable avec lequel
+vous gouvernez cet univers.»
+<span class="pagenum"><a name="Page_219" id="Page_219">219</a></span></p>
+
+<p>«A la mort, dit saint Ambroise, commence
+l'égalité; les cadavres des riches et des pauvres
+sont semblables; seulement, comme les
+riches se sont nourris avec excès de mets savoureux
+et recherchés, leurs cadavres sentent
+plus mauvais que ceux des pauvres.»</p>
+
+<p class="p2">On ne rencontre jamais de cadavres d'oiseaux
+dans les rues ni sur les chemins; c'est
+qu'ils vont pour mourir se cacher dans le fond
+des bois.</p>
+
+<p>De même il faut cacher sa vieillesse&mdash;et
+épargner aux autres le spectacle de notre décrépitude.&mdash;On
+a dit avec raison: «Quand
+on n'orne plus les salons, il faut en disparaître.»</p>
+
+<p>Il est rare que nous mourions tout d'un
+coup et tout vifs:&mdash;nous assistons à la mort
+successive de nos sens et de nos facultés.&mdash;J'avais
+trente ans lorsque j'ai écrit l'oraison
+funèbre d'une dent que j'avais perdue par accident.&mdash;Quand
+on dépasse le terme ordinaire
+de la vie, on se trouve dans une vaste
+solitude;&mdash;nos contemporains, nos amis,
+ceux que nous avons aimés et qui nous ont
+aimés ne sont plus; nous sommes étrangers
+dans un pays nouveau, la langue qu'on y parle
+n'est plus la même que nous savons parler;
+<span class="pagenum"><a name="Page_220" id="Page_220">220</a></span>
+les intérêts, les goûts, les idées ne sont plus
+les mêmes; nous gênons, nous encombrons,&mdash;nous
+sommes dans la vie comme de vieilles
+femmes dans un salon condamnées à «faire
+tapisserie», et on trouve cette tapisserie trop
+épaisse et tenant trop de place;&mdash;ce qui, de
+notre temps, était vice, est devenu coutume;&mdash;ce
+que nous trouvions beau et élégant est ridicule;&mdash;les
+meilleurs&mdash;et ils ne sont pas
+nombreux&mdash;nous traitent avec des marques
+affectées de bienveillance et de commisération
+humiliantes.</p>
+
+<p class="p2">L'autre soir, traversant le cimetière, je
+voyais un grand nombre de tombes connues
+des élus morts bien plus jeunes que je ne suis
+aujourd'hui, et il me semblait entendre sortir
+de ces tombes des voix qui me disaient:</p>
+
+<p>«Eh bien?...»</p>
+
+<p class="p2">Les heures, faisant comme le Parthe, nous
+blessent en fuyant; et ces heures, comme nos
+journées et nos années, nous ne les comptons
+qu'à mesure qu'elles sont passées.&mdash;Quand on
+dit: «J'ai vingt ans,» c'est au contraire vingt
+ans qu'on n'a plus, vingt ans qu'on a dépensés
+du mystérieux nombre qui nous a été donné.</p>
+
+<p class="p2">On m'a quelquefois reproché «de gâter»
+<span class="pagenum"><a name="Page_221" id="Page_221">221</a></span>
+les enfants. C'est toujours ça de bon qui leur
+est assuré.</p>
+
+<p>Je n'ai jamais songé à leur demander,
+comme on fait d'ordinaire, de la reconnaissance
+de ce qu'ils «nous doivent la vie»,&mdash;et
+cela pour plusieurs raisons.&mdash;La première,
+c'est que, au moment où nous leur
+«donnions la vie», nous ne pensions guère à
+eux.&mdash;La seconde, c'est que, bien des fois
+dans le cours de leur existence, ils ne seraient
+pas d'accord sur la valeur du «don»
+et qu'ils pourraient nous répondre: «Je m'en
+serais bien passé!&mdash;plût à Dieu qu'un bon
+petit croup m'en eût délivré quand je venais
+de naître!»</p>
+
+<p class="p2">Dans la jeunesse, un excès de sève nous fait
+nous étendre et épancher notre vie, notre
+âme, nos sens autour de nous et parfois très
+loin;&mdash;on aime tout,&mdash;on veut tout,&mdash;on est
+tout amour,&mdash;et cet amour qu'on éprouve
+est tout en soi;&mdash;les objets aimés ne sont que
+des prétextes;&mdash;notre vie s'étend comme la
+chaleur d'un foyer ardent;&mdash;mais, quand
+nous sommes vieux,&mdash;nous n'entendons plus,
+nous ne voyons plus d'aussi loin,&mdash;notre foyer
+ne rayonne plus au dehors,&mdash;la vie se resserre
+autour de nous.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_222" id="Page_222">222</a></span></p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i13"><i>... On finit un laid jour</i></p>
+<p><i>Par n'aimer plus que soi&mdash;sot, froid et triste amour!</i></p>
+</div></div>
+
+<p class="p2">Beaucoup de vieillards, à force de vivre,
+finissent par se croire immortels,&mdash;comme si
+leur temps de mourir avait passé. Combien
+j'en ai vu ayant une telle horreur de la pensée
+de la mort&mdash;qu'ils retardaient de jour en
+jour, jusqu'à la fin, le soin de faire un testament
+dont l'absence, après leur mort, laisse à
+ceux qu'ils ont aimés mille soucis, mille tracas
+et souvent la ruine.</p>
+
+<p class="p2">Louis XI, qui avait si peu marchandé la
+mort aux autres, en avait pour lui-même une
+terreur vengeresse.&mdash;Il se fit apporter la
+sainte ampoule et plusieurs reliques;&mdash;puis,
+comme on faisait des prières à un saint, demandant
+pour lui la santé du corps et le salut
+de l'âme, il interrompit le prêtre en disant:
+«Un peu de discrétion et pas d'importunité;&mdash;demandez
+seulement la santé&mdash;nous verrons
+le reste plus tard.»</p>
+
+<p class="p2">Un «seigneur» avait défendu qu'on lui
+parlât jamais de mort.&mdash;Son secrétaire étant
+emporté par une maladie, on ne lui en dit
+rien;&mdash;mais, comme il le demandait opinâtrément,
+<span class="pagenum"><a name="Page_223" id="Page_223">223</a></span>
+on lui dit: «On ne trouve votre secrétaire
+nulle part.»&mdash;Il comprit et n'en
+parla plus.</p>
+
+<p class="p2">Les anciens évitaient le mot «mort»; ils
+se servaient de synonymes.&mdash;Cicéron, pour
+annoncer au Sénat la mort des complices de
+Catilina, dit: «Ils ont vécu (<i>vixerunt</i>).»</p>
+
+<p>Ils avaient un autre mot très beau pour
+exprimer la même idée&mdash;<i>defunctus</i>&mdash;quitte,
+ayant payé sa dette.</p>
+
+<p>Malheureusement, la «pratique» s'est emparée
+de ce mot&mdash;et l'a rendu vulgaire;&mdash;pour
+conserver le mot et l'étymologie, je l'écris
+<i>defunct</i>, comme on l'écrivait autrefois.</p>
+
+<p>Quant à <i>feu</i>, on a voulu le tirer du celtique&mdash;puis
+de <i>felix</i>, heureux, puis de <i>fatum</i>, destin;&mdash;il
+est plus simple et plus vrai de le
+tirer du latin <i>fuit</i>,&mdash;il fut.</p>
+
+<p>Les étymologistes se sont livrés à de curieux
+excès.&mdash;On sait que Ménage tirait <i>alfana</i> d'<i>equus</i>.</p>
+
+<p>On a tiré haricot de <i>fistula</i> par le procédé
+que voici:</p>
+
+<p><i>Fistula</i>&mdash;<i>fistularis</i>&mdash;<i>fistularicus</i>;&mdash;retranchez
+<i>fistul</i> vous aurez <i>aricus</i>&mdash;haricot.</p>
+
+<p>De même <i>Babet</i> vient de Ludovicus par ce
+procédé analogue:
+<span class="pagenum"><a name="Page_224" id="Page_224">224</a></span></p>
+
+<p>Ludovicus&mdash;Louis&mdash;Louise&mdash;Lise&mdash;Élisa&mdash;Élisabeth&mdash;Lisbet&mdash;Babet.</p>
+
+<p>L'expression&mdash;<i>n'est plus</i>&mdash;est surtout
+claire et vraie.</p>
+
+<p class="p2">Les vieux boivent la lie de leur vie;&mdash;pardonnez-leur
+de faire un peu la grimace.</p>
+
+<p class="p2">Pendant que tu roules entre tes doigts, pour
+la friser, cette boucle de cheveux, elle devient
+blanche.</p>
+
+<p>Chaque fois que je te baise la main en te quittant,
+en disant: «A demain!» c'est un prélude
+à l'éternel adieu, qui n'aura pas de lendemain.</p>
+
+<p class="p2">La Providence, dans son extrême bonté,
+rend souvent les vieillards exigeants, égoïstes,
+radoteurs, ennuyeux, maussades, envieux de
+la jeunesse et sévères pour les fautes qu'ils ne
+peuvent plus commettre.</p>
+
+<p>C'est autant de consolations efficaces préparées
+pour ceux qui leur survivront&mdash;et
+qui laisseront à leur tour les mêmes consolations.</p>
+
+<p class="p4"><span class="pagenum"><a name="Page_225" id="Page_225">225</a></span></p>
+
+<h2>L'AFFAIRE BOULANGER.&mdash;LE CENTENAIRE</h2>
+
+<h3 class="p2">I</h3>
+
+<h4>L'AFFAIRE BOULANGER</h4>
+
+<p>Je n'essayerai pas de cacher à mes lecteurs
+que je me trouve dans un assez singulier embarras.</p>
+
+<p>Pendant l'instruction laborieuse faite pour
+le procès du général Boulanger, beaucoup de
+gens ont été mandés, interrogés, ont eu leurs
+tiroirs forcés, leurs papiers indiscrètement
+feuilletés et emportés qui n'étaient peut-être
+pas aussi exposés aux soupçons de la justice
+que je le suis en ce moment.</p>
+
+<p>Je ne sais si vous vous rappelez que, dans le
+numéro 9 de la <i>Grande Revue</i>, paru le 10 mars,
+je vous disais:</p>
+
+<p>«Nos soi-disant républicains ne sont
+qu'une misérable et ridicule parodie de ceux
+<span class="pagenum"><a name="Page_226" id="Page_226">226</a></span>
+qu'ils proclament leurs ancêtres, leurs maîtres
+et leurs modèles.</p>
+
+<p>»Ces grands hommes d'alors, lorsque, au
+nom de la liberté, ils se disputaient le despotisme,
+n'hésitaient pas à s'entre-guillotiner.&mdash;Je
+sais bien que certains de nos grands
+hommes d'aujourd'hui qui ont fait leurs
+preuves comme membres ou partisans de la
+Commune ne détesteraient pas cet expédient,
+mais ils sont arrêtés par un scrupule: c'est
+que, pour demander la tête de ses adversaires,
+il faut mettre la sienne au jeu,&mdash;la méchanceté
+ne manquerait pas, mais le tempérament
+manque tout à fait.»</p>
+
+<p>Or, le 19 avril suivant, dans un banquet à
+Saint-Denis, le citoyen Naquet a lu, comme
+régal, une lettre du général Boulanger adressée
+de Bruxelles à ses «amis de Saint-Denis».</p>
+
+<p>Et, dans cette lettre, il est dit:</p>
+
+<p>«Quant à la Terreur, ils se bornent à la parodie
+en miniature,&mdash;ils n'oublient pas cette
+leçon de l'histoire que, lorsqu'on fait tomber
+des têtes, on risque fort de perdre la sienne,
+et ils ne sont pas désireux de faire de leur
+tête un enjeu;&mdash;c'était bon pour les hommes
+de la Convention.»</p>
+
+<p>Ne suis-je pas exposé à ce que M. de Beaurepaire
+<span class="pagenum"><a name="Page_227" id="Page_227">227</a></span>
+me soupçonne de faire les discours
+et les lettres de M. Boulanger?&mdash;envoie
+fouiller mes papiers et m'invite à aller causer
+un brin au Luxembourg?</p>
+
+<p>Je ne le connais pas et ne puis apprécier
+l'agrément que me pourrait donner cette entrevue
+en tout autre temps, mais, en ce moment
+de la magnifique explosion du printemps dans
+mon jardin, au moment où les camélias donnent
+leurs dernières fleurs pour faire humblement
+place aux roses, au moment où, d'un arbre
+à l'autre, s'étendent les guirlandes parfumées
+des glycines et des chèvrefeuilles, au moment
+où l'aponogéton couvre l'eau de ses coquillages
+blancs et noirs doucement odorants, au
+moment où comme disait le charmant chansonnier,
+mon ami Bérat:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i2"><i>Ça sent bon dans la plaine,</i></p>
+<p><i>Deux à deux v'là qu'on s'y promène;</i></p>
+<p class="i1"><i>Les amours ont déjà r'pris,</i></p>
+<p><i>L'rossignol chante toutes les nuits,</i></p>
+<p class="i4"><i>Dans les nids,</i></p>
+<p class="i4"><i>Y a des petits.</i></p>
+</div></div>
+
+<p>Je ferais une résistance sérieuse au voyage,
+je serais malade, vieux, etc.</p>
+
+<p>Et, comme dit une de mes petites-filles,
+quand j'élude pour cette raison ou sous ce
+<span class="pagenum"><a name="Page_228" id="Page_228">228</a></span>
+prétexte quelque chose d'ennuyeux: «Voici
+le grand-père qui va tirer son grand âge.»</p>
+
+<p>On a vu, par ces derniers temps, des gens
+mandés, amenés, interrogés, ennuyés, fouillés,
+pour des situations moins graves que celle où
+je me trouve par ce malheureux petit morceau
+de ma prose qui se trouve reproduit dans la
+lettre de M. Boulanger.</p>
+
+<p>Mais je veux espérer que M. de Beaurepaire
+se contentera de recevoir par écrit et de Saint-Raphaël
+les renseignements, explications,
+éclaircissements, révélations et même humbles
+avis de son serviteur.&mdash;Je vais lui dire tout
+ce que je sais et tout ce que je pense, non pas
+de M. Boulanger, mais de l'affaire Boulanger,&mdash;car
+celui-ci y est personnellement pour peu
+de chose; je ne le connais pas, je n'en veux
+pas, mais je ne lui en veux pas, convaincu
+comme je le suis que ce n'est pas sa faute,&mdash;et,
+si j'allais à Bruxelles, ce ne serait certainement
+pas pour le voir. J'aurai soin que ces
+quelques pages soient mises sous les yeux de
+M. de Beaurepaire.</p>
+
+<p>Quant aux dix lignes qui se trouvent dans
+mon article et dans la lettre du brav'général&mdash;la
+pensée qu'elles expriment est si vraie, je le
+maintiens, qu'elle a pu le frapper comme moi,
+quoique après moi;&mdash;et, d'ailleurs, on admettra
+<span class="pagenum"><a name="Page_229" id="Page_229">229</a></span>
+facilement que, depuis qu'il est à Bruxelles,
+il ait pour se distraire nourri son esprit et endormi
+ses ennuis par de bonnes lectures&mdash;et
+que ce passage lui ait paru exprimer congrûment
+une idée qu'il aurait pu avoir.</p>
+
+<p>Permettez-moi de vous dire qu'il est puéril
+et même un peu ridicule, pour un procès entre
+républicains, de chercher, de colliger, d'inventer
+au besoin des «preuves», des révélations,
+etc. Vous vous jetez tout à fait hors des
+traditions que vous ont laissées vos maîtres,
+vos modèles et les saints de votre calendrier.</p>
+
+<p>Un seul des membres de la Chambre des députés
+a conservé le dépôt de ces traditions;&mdash;est-ce
+Félix Pyat,&mdash;héros de la commune,&mdash;que,
+pour le comparer à Achille, on a dû
+choisir une des épithètes qu'Homère donne au
+fils de Pelée: «Achille aux pieds légers.»</p>
+
+<p class="poem">&#928;&#959;&#948;&#945;&#962; &#959;&#967;&#965;&#962; &#913;&#967;&#953;&#955;&#955;&#949;&#965;&#962;
+[Podas ochus Achilleus]</p>
+
+<p>Est-ce le vieux Madier-Montjau?&mdash;Un des
+deux a récemment ramené le parti soi-disant
+républicain à ces traditions trop oubliées:</p>
+
+<p>«Quand un homme gêne on le supprime.»</p>
+
+<p>Au fond, c'est ce que vous voulez faire; mais
+pourquoi tant de détours et de fioritures?</p>
+
+<p>Jean-Jacques Rousseau, auquel votre parti
+vient de faire l'injure d'une statue, tandis que,
+<span class="pagenum"><a name="Page_230" id="Page_230">230</a></span>
+si on l'avait lu et compris, vos ancêtres, s'il eût
+vécu de leur temps, n'eussent pas manqué de
+le guillotiner.</p>
+
+<p>Jean-Jacques Rousseau a dit:</p>
+
+<p>«Il n'y a pas de gouvernement si sujet aux
+guerres civiles et aux agitations intestines que
+le démocratique, parce qu'il n'y en a aucun
+qui tende si fortement et si continuellement à
+changer de forme.»</p>
+
+<p>Et Diderot, que vous allez déranger sottement
+pour le mettre au Panthéon, et pour
+lequel également il n'y eût pas eu assez de lanternes
+pour l'accrocher, si on l'avait lu et
+compris, vous dit franchement que, en République,
+la popularité est un crime.</p>
+
+<p>«Comme le peuple n'est pas aimable,
+dit-il dans l'<i>Encyclopédie</i>, il faut supposer un
+but intéressé à ceux qui le caressent.»</p>
+
+<p>«Les tyrans les plus odieux qui ont opprimé
+Rome ne manquaient pas de se rendre populaires
+par les assemblées, les spectacles et les
+libéralités folles.»</p>
+
+<p>Il n'y a pas de République possible sans
+«l'ostracisme»; pour maintenir la République,
+il faut pouvoir exiler Aristide, parce que ça
+ennuie de l'entendre appeler le Juste; Alcibiade
+parce qu'il a coupé la queue à son chien,
+et fait périr Socrate sans savoir pourquoi.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_231" id="Page_231">231</a></span>
+Jusque-là, vous alliez assez bien,&mdash;vous vous
+étiez naturellement et fatalement, au nom de
+la liberté, avancé vers le despotisme le plus
+insolent;&mdash;vous combattez le suffrage universel,
+qui est le fondement et le prétexte de
+votre gouvernement; vous attaquez la liberté
+de la presse,&mdash;l'arche sainte quand vous
+n'étiez pas au pouvoir et quand vous vous en
+serviez; vous êtes comme des acrobates et funambules
+qui scieraient la corde sur laquelle
+ils dansent et font leurs tours.</p>
+
+<p>Mais voici que tout à coup vous devenez
+timides, et, au lieu de «supprimer», vous
+chicanez, vous faites des procès qui vous
+perdent si vous les perdez, qui achèvent de
+vous couvrir de honte et de ridicule si vous
+les gagnez.</p>
+
+<p>Mon Dieu! pourvu que le brav'général ne
+mette pas cette phrase-là dans une de ses
+lettres.</p>
+
+<p>A Atticus Naquet!</p>
+
+<p>Si cependant vous persévérez dans la voie
+où vous vous êtes engagés, je vais, même dans
+cette voie, vous donner des avis utiles, mais à
+condition que vous ne me dérangerez pas.</p>
+
+<p>Vous avez bien inutilement dérangé, ennuyé,
+troublé, «embêté», beaucoup de témoins qui
+n'avaient rien vu, de complices qui ne savaient
+<span class="pagenum"><a name="Page_232" id="Page_232">232</a></span>
+rien ou ne voulaient rien dire, et auxquels
+vous avez donné deux fois le temps de brûler
+ou de mettre en sûreté les papiers, «pièces»,
+etc., qui pouvaient les trahir.&mdash;Vous avez
+fait jaser des cochers, des passants et des portières&mdash;et,
+par une étourderie ou par un vertige
+étrange, vous avez oublié ou négligé les
+vrais coupables.</p>
+
+<p>Je ne dirai pas les complices du brav'général,
+mais les vrais coupables; car c'est lui qui
+n'est que leur complice et qui n'a droit dans la
+répression qu'à un rang tout à fait subalterne.</p>
+
+<p>Ces vrais coupables, je vais vous les révéler,
+vous les dénoncer; mais il est bien convenu
+que vous me laisserez tranquille à mes roses
+et à mon bateau.</p>
+
+<p>Un de vos principaux chefs d'accusation
+contre le général Boulanger est la «tentative
+d'embauchage de l'armée».</p>
+
+<p>Eh bien, oui, il y a eu tentative d'embauchage
+et tentative suivie d'effet.</p>
+
+<p>Mais cette tentative a été commise par les
+groupes, par le tas de farceurs qui ont formé
+un ministère dans lequel ils l'ont fait entrer.&mdash;Je
+ne vous dis pas leurs noms, parce que je
+ne charge pas ma mémoire des noms de ces
+gens-là;&mdash;mais il vous sera facile de les retrouver.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_233" id="Page_233">233</a></span>
+Ce sont ceux qui, pensant avoir besoin d'un
+«sabre», ont appelé à eux un général auquel,
+je l'ai déjà dit, il n'a peut-être manqué que
+les occasions, mais à qui elles ont tout à fait
+manqué, pour sortir de la foule des généraux.
+Un nom sans passé, sans illustration, et ils
+l'ont choisi exprès dans ces conditions, parce
+qu'un nom plus éclatant par lui-même, Mac-Mahon,
+Galliffet, le vieux Canrobert, etc., ou
+n'auraient pas voulu de l'association, ou n'auraient
+pas fait espérer d'être un instrument
+aussi docile, aussi dévoué, aussi obéissant.</p>
+
+<p>Une fois leur homme choisi, ils l'ont traité
+comme un ballon, comme un pantin de baudruche;
+ils lui ont appliqué un chalumeau, et
+se sont mis à souffler de tous leurs poumons
+pour l'enfler et le grossir; ils lui ont permis,
+en l'aidant même, de capter la faveur des soldats
+des chambrées par toutes sortes de menues
+concessions, de flatteries, et de «douceurs».</p>
+
+<p>C'est là qu'il y a eu embauchage, embauchage
+du général par ses coministres, embauchage
+des soldats par le général et surtout
+par lesdits coministres.</p>
+
+<p>Voilà les vrais coupables, et je n'ai pas ouï
+dire que vous vous soyez jusqu'ici adressé à
+eux.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_234" id="Page_234">234</a></span>
+Complices aussi ceux qui l'ont accusé, attaqué
+maladroitement et sottement: les Floquet,
+les Freycinet, les Lockroy, gens plus
+récents dont je n'ai pas encore oublié les
+noms.</p>
+
+<p>Complice, ce grotesque Jacques qu'ils ont
+opposé au brav'général, autre pantin de baudruche
+qu'ils ont en vain soufflé de leurs poumons
+fatigués, et qui n'a pu se dilater et grossir
+suffisamment.</p>
+
+<p>Complice, ce M. Antoine, qui va discourir et
+pérorer dans les départements.</p>
+
+<p>Complice, la majorité de la Chambre des
+députés.</p>
+
+<p>Complice, vous aussi, monsieur le procureur
+général, qui me semblez conduire l'affaire
+avec plus de passion ou plus de complaisance
+que de sagacité et de savoir-faire.</p>
+
+<p>Voilà les vrais auteurs, les vrais coupables.
+J'espère que vous me saurez gré de vous avoir
+ainsi éclairé.</p>
+
+<p>Vous savez maintenant tout ce que je sais sur
+cette affaire; je ne vous en dirais pas davantage
+au Luxembourg.</p>
+
+<p>Si j'apprends quelque autre chose et du
+nouveau, je m'empresserai de vous le communiquer.</p>
+
+<p>Je suis, monsieur le procureur, avec
+<span class="pagenum"><a name="Page_235" id="Page_235">235</a></span>
+tous les sentiments que l'on a au bas d'une
+lettre,</p>
+
+<p class="right">Votre serviteur,<br />
+A. K.</p>
+
+<h3 class="p2">II</h3>
+
+<h4>LE CENTENAIRE DE 1789</h4>
+
+<p>Vous mentez!</p>
+
+<p>Ce n'est pas le centenaire de 1789 que vous
+voulez célébrer.</p>
+
+<p>C'est le centenaire de 1792 et de 1793 que
+vous voulez fêter, en en rappelant les traditions,
+en en renouvelant et continuant les criminelles
+et monstrueuses folies. Vous mentez,
+et je vais le prouver, non aux soi-disant républicains,
+qui le savent aussi bien que moi, mais
+aux naïfs, aux crédules, aux ignorants, aux
+jobards qui se laissent endoctriner et atteler
+au cheval de Troie, <i>machina f&oelig;ta armis</i>,
+qu'ils traîneront dans la ville pour achever de
+la ruiner.</p>
+
+<p>Louis XIV, Louis le Grand, le plus despote
+des rois et le plus égoïste des hommes, possédait
+une faculté de premier ordre pour un
+roi, «la science du choix»;&mdash;il se trouvait
+lui-même trop grand pour avoir à craindre
+<span class="pagenum"><a name="Page_236" id="Page_236">236</a></span>
+d'approcher de lui les grands hommes qu'il
+avait la conscience de toujours surpasser ou
+plutôt qu'il absorbait comme des rayons à
+ajouter à son soleil, auquel ils appartenaient;&mdash;en
+dehors de cela, il «aimait la guerre»,
+comme il se le reprocha en mourant;&mdash;amour
+singulier pour la guerre, dont il n'avait ni la
+science, ni les instincts, ni le tempérament;&mdash;personne
+n'était moins guerrier,&mdash;mais
+c'était une occasion, un piédestal pour recevoir
+des louanges dont il était insatiable, louanges
+qu'il prenait tellement au sérieux qu'il avait
+fini par se croire lui-même un héros.</p>
+
+<p>La France était à lui et aussi les hommes de
+la France, et le sang et l'argent de ces hommes
+tout lui appartenait, et il ne croyait en devoir
+compte à personne.</p>
+
+<p>Sur la fin de sa vie, il l'avait tellement épuisée
+qu'il fut un moment obligé de faire négocier
+trente-deux millions de billets pour se
+procurer huit millions en espèces;&mdash;dans son
+règne il avait dépensé dix-huit milliards.&mdash;Il
+laissa la France endettée de quatre milliards
+cinq cents millions; ajoutez le scandale de ses
+amours effrontément publiques et ruineuses
+pour le pays. C'était le despotisme sous la forme
+la plus cruelle, la plus dangereuse, la plus intolérable.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_237" id="Page_237">237</a></span>
+Le peuple français ne bougea pas.</p>
+
+<p>Louis XV le <i>Bien-Aimé</i>, s'amusait davantage,
+quoique avec moins de faste, mais sans
+plus d'économie, et, quant à ses amours, il descendit
+graduellement jusqu'à la crapule.&mdash;La
+France subit de grandes humiliations en rendant
+toutes ses conquêtes par le second traité
+de paix d'Aix-la-Chapelle, par la sanglante
+défaite de Forbach et la guerre de Sept ans,
+par le traité de Paris, qui céda le Canada à
+l'Angleterre.</p>
+
+<p>Le peuple français ne bougea pas.</p>
+
+<p>Les parlements ayant risqué des réprimandes
+furent simplement exilées et supprimées.</p>
+
+<p>Le duc de Berry monte sur le trône sous le
+nom de Louis XVI. Il refuse le don onéreux du
+joyeux avènement, de même que sa femme
+«la ceinture de la reine»; il supprime une
+partie de sa maison militaire,&mdash;fait disparaître
+tout le faste de la royauté, restreint ses
+dépenses personnelles à des actes de bienfaisance,
+abolit la torture,&mdash;supprime les lettres
+de cachet, délivre les prisonniers de la Bastille,&mdash;rappelle
+les parlements, met au ministère
+les hommes que lui désigne l'opinion
+publique&mdash;entre autres deux hommes éminents
+par la science, par l'honnêteté, par les
+<span class="pagenum"><a name="Page_238" id="Page_238">238</a></span>
+m&oelig;urs, par le caractère: Malesherbes et Turgot;&mdash;crée
+la Caisse d'escompte. La France
+se trouvait en face d'un déficit qui datait des
+règnes précédents et s'élevant à cinquante-cinq
+millions,&mdash;chiffre qui ferait lever les
+épaules à nos maîtres d'aujourd'hui. Il
+cherche, demande et accepte des conseils.
+A cet effet, il convoque les États généraux.
+Les députés envoyés à Paris arrivent avec des
+cahiers imposés par leurs commettants; tous
+ces cahiers, sans exception, veulent la monarchie
+héréditaire et l'inviolabilité du roi.</p>
+
+<p>Dans la nuit du 4 août 1789,&mdash;la noblesse et
+le clergé renoncent à leurs droits et privilèges&mdash;et
+Louis XVI est déclaré à l'unanimité&mdash;«restaurateur
+de la liberté de la France.»</p>
+
+<p>C'était une immense révolution que celle qui
+avait lieu dans le gouvernement, dans les
+m&oelig;urs, dans la liberté,&mdash;comparée aux deux
+règnes précédents; c'était bien au delà de ce
+qu'on avait pu espérer, même désirer:
+c'était l'entrée dans une ère nouvelle&mdash;d'égalité,
+de liberté, d'amour du peuple,&mdash;d'économie,
+de prospérité. La sagesse, le bon
+sens, la justice étaient d'arrêter là&mdash;et d'attendre
+de l'avenir les progrès peut-être désirables,
+mais non encore définis qu'on pourrait
+désirer.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_239" id="Page_239">239</a></span>
+Mais l'audace qu'on n'avait pas eue contre le
+despotisme humiliant, contre les scandales ruineux,
+se montra contre un roi honnête, vertueux,
+ami du peuple&mdash;qui avait eu l'imprudence
+de dire, un jour d'émeute: «Je ne consentirai
+jamais à ce qu'une goutte de sang
+français coule pour ma défense.» Alors on
+l'attaqua.</p>
+
+<p>C'était bête, c'était lâche,&mdash;deux des éléments
+constitutifs de la cruauté.</p>
+
+<p>Cela rappelle un vaudeville joué autrefois
+par le célèbre acteur Potier&mdash;<i>les Inconvénients
+de la diligence</i>.&mdash;Un voleur a établi à
+un tournant de la route trois manches à balai
+fichés en terre et coiffés d'un vieux chapeau,
+vêtus d'une vieille capote et armés d'un bâton
+étendu comme un fusil en joue. Cela fait, il
+arrête la diligence qui passe le soir, et les
+voyageurs, effrayés par le nombre des agresseurs,
+n'opposent pas une inutile et dangereuse
+résistance,&mdash;Potier tombe la face à
+terre devant un des manches à balai&mdash;et sans
+oser relever la tête lui dit:</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur le voleur, honorable voleur, ne
+me tuez pas, ne me faites pas de mal, je ne
+pense même pas à me défendre; voici ma
+montre; c'est un bréguet que je vous recommande;
+je la monte tous les soirs à neuf
+<span class="pagenum"><a name="Page_240" id="Page_240">240</a></span>
+heures; elle n'avance ni ne retarde pas d'une
+minute en six mois; vous en serez content.
+Voulez-vous mon habit, voulez-vous ma culotte?</p>
+
+<p>Mais, comme la main offrant la bourse et la
+montre ne sent pas une autre main qui les
+prenne, il lève la tête, regarde l'ennemi et
+s'aperçoit de sa supercherie;&mdash;alors il se relève
+furieux, tombe sur le mannequin à coups
+de parapluie. Ah! coquin! ah! voleur! tu n'es
+qu'un mannequin?&mdash;Je vais t'arranger, tu sauras
+que tu as affaire à M. Prud'homme, je ne
+suis pas quelqu'un qu'on effraye&mdash;et, en s'adressant
+à moi, on trouve à qui parler.</p>
+
+<p>Les coquins, les bavards, les ambitieux, les
+avides persuadèrent à la populace qu'elle était
+le peuple, et que ce peuple avait héroïquement
+pris et détruit la Bastille, laquelle n'existait
+plus depuis treize ans, c'est-à-dire depuis que
+le roi et Malesherbes avaient ouvert les portes
+aux prisonniers et supprimé les lettres de cachet;
+le bâtiment de la Bastille était non
+défendu, mais gardé par quelques invalides qui
+furent massacrés.</p>
+
+<p>Pendant ce temps, que faisait le roi?</p>
+
+<p>Il écrivait à un de ses amis:</p>
+
+<p>«Sous le gouvernement des rois qui m'ont
+précédé, monsieur, des circonstances malheureuses
+<span class="pagenum"><a name="Page_241" id="Page_241">241</a></span>
+et imprévues ont formé la dette publique;
+j'ai cherché tous les moyens de l'éteindre;
+j'ai consulté les hommes qui joignirent
+la théorie à la pratique; j'ai confié les
+places administratives, en cette partie, aux
+financiers les plus habiles: ils ne m'ont offert
+pour remède que des emprunts, des impôts,
+ou la banqueroute; des projets désastreux de
+banque, ou des actes frauduleux... Ruiner
+l'État ou pressurer le peuple, voilà tout
+leur secret! Ce n'est pas ainsi que Sully
+acquittait les dettes contractées par le bon
+Henri, après une guerre longue et sanglante,
+lorsque les forfaits de la Ligue, la
+haine des catholiques et la méfiance des protestants
+semblèrent ôter toute confiance. Sully
+ne se borna point à de bizarres spéculations,
+il méprisait les esprits systématiques: ce n'est
+que dans l'économie qu'il trouvait des ressources.
+Exciter l'industrie, protéger l'agriculture,
+encourager le commerce: voilà toute sa
+politique, toutes ses ressources et tous ses
+moyens financiers. Je ne m'étonne plus si
+mon aïeul, le grand Henri, que mon c&oelig;ur
+chérit et révère, avait acquis, par les services
+de cet excellent ministre, le c&oelig;ur des Français.
+Henri était adoré, et cependant j'ose vous
+assurer qu'il ne pouvait pas aimer le peuple
+<span class="pagenum"><a name="Page_242" id="Page_242">242</a></span>
+d'un amour plus tendre que celui que je porte
+à tous mes sujets.»</p>
+
+<p>Il écrivait à Malesherbes:</p>
+
+<p>«Entouré, comme je le suis, d'hommes qui
+ont intérêt à égarer mes principes, à empêcher
+que l'opinion publique ne parvienne jusqu'à
+moi, il est de la plus haute importance, pour
+la prospérité de mon règne, que mes yeux se
+reposent avec satisfaction sur quelques sages de
+mon choix; que je puisse appeler les amis de
+mon c&oelig;ur, et qui m'avertissent de mes erreurs
+avant qu'elles aient influé sur la destinée de
+vingt-quatre millions d'hommes.</p>
+
+<p>»Mon cher Malesherbes, vous me demandez
+votre retraite? Non, je ne vous l'accorderai
+pas, vous êtes trop nécessaire à mon
+service; et, quand vous aurez lu cette lettre
+en entier, je connais assez votre âme sensible
+pour ne pas croire que vous cesserez de me la
+demander.</p>
+
+<p>»Vous balançâtes longtemps à venir respirer
+à la cour un air qui convenait peu à la touchante
+simplicité de vos m&oelig;urs; mais Turgot
+vous fit entendre qu'il ne pouvait pas sans vous
+opérer un bien durable: il vous décida, et je
+l'en estimai davantage.</p>
+
+<p>»Vous avez commencé votre ministère avec
+une vigueur qui ne contrariait pas mes principes:
+<span class="pagenum"><a name="Page_243" id="Page_243">243</a></span>
+on se plaignait des lettres de cachet,
+dont votre prédécesseur disposait au gré de
+ses favorites, et vous avez refusé d'en faire
+usage. La Bastille regorgeait de prisonniers
+qui, après plusieurs années de détention, ignoraient
+quelquefois leurs crimes; et vous avez
+rendu à la liberté tous les hommes à qui on
+ne reprochait que d'avoir déplu à ces messieurs
+en faveur, et tous les coupables qui
+avaient été trop punis.</p>
+
+<p>»Temps plus heureux, le moment si cher à
+mon c&oelig;ur, où, bannissant une vaine pompe,
+je n'aurai plus d'autre maison que les hommes
+de bien, tels que vous, qui m'entourent; et
+pour gardes les c&oelig;urs des Français.»</p>
+
+<p>Voyons maintenant comment, dans l'éducation
+de son fils, il préparait un roi pour la
+France.</p>
+
+<p>A l'instituteur du dauphin:</p>
+
+<p>«Vous avez à former le c&oelig;ur, l'esprit et le
+corps d'un enfant.</p>
+
+<p>»L'exemple, de sages conseils, des louanges
+accordées avec art et des réprimandes toujours
+faites avec douceur feront naître dans le c&oelig;ur
+de votre jeune élève la douce sensibilité, la
+honte de la faute, l'envie de bien faire, une
+louable émulation et le désir de plaire à son
+instituteur.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_244" id="Page_244">244</a></span>
+»Peu de livres, mais bien choisis; des livres
+élémentaires, clairs, précis et méthodiques;
+une aimable occupation qui ne fatigue point
+la mémoire, qui excite la curiosité, donne le
+goût de l'étude et l'amour du travail doivent
+former bientôt l'esprit d'un enfant bien organisé,
+docile et studieux.</p>
+
+<p>»Je ne serais pas fâché que mon fils s'occupât
+d'un état mécanique dans les moments de
+loisir ou pendant les récréations. Je sais bien
+que certaines gens me blâment, qu'ils trouvent
+plaisant de me voir joindre les instruments de
+la serrurerie au sceptre des rois. Je tiens ce
+goût de mes aïeux; un de nos sages philosophes
+par excellence a fait mon apologie:
+mon fils ne sera que trop tenté d'imiter un
+jour ceux de ses ancêtres qui ne furent recommandables
+que par des exploits guerriers.
+La gloire militaire tourne la tête. Eh! quelle
+gloire que celle qui répand des flots de sang
+humain et ravage l'univers! Apprenez-lui,
+avec Fénelon, que les princes pacifiques sont
+les seuls dont les peuples conservent un religieux
+souvenir. Le premier devoir d'un prince
+est de rendre un peuple heureux: s'il sait être
+roi, il saura toujours bien défendre le peuple
+et sa couronne.</p>
+
+<p>»Il faut le familiariser avec nos bons auteurs
+<span class="pagenum"><a name="Page_245" id="Page_245">245</a></span>
+français, afin de développer dans ses facultés
+intellectuelles cette pureté d'expression
+que doit avoir, dans ses paroles et ses écrits,
+un prince que tous les sujets auront droit un
+jour de juger.</p>
+
+<p>»Ce n'est point des exploits d'Alexandre ni
+de Charles XII dont il faut entretenir votre
+élève: ces princes sont des météores qui ont
+protégé le commerce, agrandi la sphère des
+arts, enfin des rois tels qu'il les faut aux
+peuples, et non tels que l'histoire se plaît à les
+louer.</p>
+
+<p>»En attendant que votre jeune élève apprenne
+l'art de régner, faites réfléchir sur lui
+le miroir de la vérité sur tout ce qui peut lui
+rappeler qu'il n'est au-dessus des autres
+hommes que pour les rendre heureux.</p>
+
+<p>»Je me réserverai certains moments pour
+apprendre à mon fils la géographie, bientôt les
+premiers éléments de l'histoire lui seront développés,
+nous déroulerons devant lui les
+annales des peuples anciens et modernes.</p>
+
+<p>»Souvenez-vous de lui enseigner que c'est
+lorsqu'on peut tout qu'il faut être très sobre
+de son autorité. Les lois sont les colonnes du
+trône: si on les viole, les peuples se croient
+déliés de leurs engagements.»</p>
+
+<p>Il semble que Louis XVII eût été mieux
+<span class="pagenum"><a name="Page_246" id="Page_246">246</a></span>
+élevé pour être un grand et bon roi que ne
+l'ont été MM. Ferry, Constans, Lockroy,
+Rouvier, Freycinet, Tirard, Floquet, Laguerre,
+Vergoin, sans compter la horde des affamés
+qui se disputent les lambeaux de la France.</p>
+
+<p>On a guillotiné Louis XVI, sa femme et sa
+sainte s&oelig;ur, et on a fait mourir le dauphin de
+misère dans une prison.</p>
+
+<p>Vous mentez!</p>
+
+<p>Ce n'est pas 1789, mais 1792 et 1793 que vous
+voulez célébrer, rappeler et ramener, parce
+que là seulement vous voyez satisfaction à vos
+ambitions, à vos vanités, à vos appétits.</p>
+
+<p>Les gouvernements étrangers ne s'y trompent
+pas et ne permettent pas à leurs ambassadeurs
+d'assister à cette comédie, à cette
+mascarade.</p>
+
+<p>Aujourd'hui, après un siècle de guerres
+étrangères et intestines, après des pillages,
+des ruines, des misères de tout genre, nous
+sommes moins avancés dans la liberté que
+nous l'étions après la nuit du 4 août.</p>
+
+<p>Si Louis XVI avait alors&mdash;et la France et
+l'impartiale histoire peuvent lui reprocher
+de ne pas l'avoir fait&mdash;si Louis XVI avait fait
+pendre une demi-douzaine de scélérats et de
+monstres et envoyé pérorer dans quelques
+colonies une cinquantaine de bavards,&mdash;monstres
+<span class="pagenum"><a name="Page_247" id="Page_247">247</a></span>
+et bavards qui, plus tard, mais trop
+tard, se sont entre guillotinés,&mdash;quelques-uns
+se réservant pour l'antichambre de Napoléon!&mdash;Louis
+XVI eût épargné à la France
+neuf cent quatre-vingt-neuf mille huit cent
+seize femmes, hommes, enfants, guillotinés, mitraillés,
+noyés, massacrés avec des raffinements
+de cruauté sauvage,&mdash;le pillage, le gaspillage
+effréné de la fortune publique,&mdash;la banqueroute.
+Il eût épargné les cinq millions de cadavres
+français laissés sur les champs de bataille&mdash;et
+deux invasions. Il nous eût épargné
+la haine et la défiance de l'Europe dont
+nous souffrons encore aujourd'hui.</p>
+
+<p>Combien eût été différent le sort de la
+France si Louis XVI, finissant ses jours sur le
+trône, eût laissé pour continuer son &oelig;uvre le
+fils qu'il élevait si soigneusement pour le bonheur
+de la France!</p>
+
+<p>En 1830, la Providence nous permit de renouer
+le fil de la tradition et de repartir de
+1789.</p>
+
+<p>Nous dûmes à cette phase heureuse dix-huit
+années d'une prospérité, d'un éclat en
+tous genres; dix-huit années dont on ne trouverait
+peut-être pas l'équivalent dans toute notre
+histoire,&mdash;la haine et la rancune de l'Europe
+s'étaient calmées, presque effacées. Les Français
+<span class="pagenum"><a name="Page_248" id="Page_248">248</a></span>
+ ont préféré une parodie de l'Empire avec
+une troisième invasion et un nouvel isolement
+de la France, puis une parodie de 1792
+et 1793. &mdash;C'est là que vous voulez en revenir,
+car vous élevez des statues à Étienne Marcel,
+assassin et traître qui allait livrer Paris à
+Charles le Mauvais, lorsqu'il eût la tête fendue
+par un bourgeois; à Danton, l'instigateur des
+massacres de Septembre.&mdash;Mais, pour célébrer
+justement, honnêtement, heureusement
+le centenaire de 1789, c'est aux quatre
+victimes assassinées,&mdash;Louis XVI, Marie-Antoinette,
+Madame Elisabeth et le petit dauphin,
+qu'il faudrait élever un monument national,
+symbole de regrets et d'expiation.
+C'est à Malesherbes, à Turgot qu'il faudrait
+élever des statues. Il faudrait renouer encore
+une fois le fil de la tradition de 1789.&mdash;Vous
+avez encore cette belle, noble et surtout si
+française famille d'Orléans; ses membres
+n'ont aucun besoin de vous, ni comme fortune
+ni comme illustration,&mdash;mais ils sont prêts à
+se dévouer au salut de la France.</p>
+
+<p>Si j'avais l'honneur&mdash;ça s'appelle-t-il
+encore comme cela&mdash;d'être député,&mdash;je
+monterais à la tribune et je proposerais de
+mettre aux voix cette motion;</p>
+
+<p>«Pas de mensonges, pas de quiproquos;
+<span class="pagenum"><a name="Page_249" id="Page_249">249</a></span>
+l'Assemblée nationale s'associe pleinement à
+la célébration du centenaire de 1789,&mdash;c'est-à-dire
+à l'abolition du despotisme, à l'extinction
+des privilèges, à l'égalité devant la loi,
+à la liberté dont Louis XVI fut unanimement
+déclaré le restaurateur. Mais, en même temps,
+elle affirme son horreur et son mépris pour
+les cruautés et les folies de 1792 et de 1793.»</p>
+
+<p>Il serait curieux et instructif pour les
+électeurs de voir ceux qui se dérobaient
+à ce vote.</p>
+
+<p class="p4"><span class="pagenum"><a name="Page_250" id="Page_250">250</a></span></p>
+
+<h2>LES PRIX DE BEAUTÉ</h2>
+
+<p class="p2">A Vienne, à Spa, à Turin, à Nice, on vient
+de décerner des prix de beauté.</p>
+
+<p>Quelques doutes se sont élevés à ce sujet
+dans mon esprit;&mdash;je vais vous les dire,&mdash;peut-être
+quelqu'un pourra les dissiper.</p>
+
+<p>Quels sont&mdash;quels peuvent être les juges?
+quelles garanties aura-t-on de leur compétence,
+de leur goût, de leur équité, de leur
+incorruptibilité?</p>
+
+<p>Ils sont assez rares, les hommes qui se connaissent
+véritablement en beauté féminine.&mdash;Combien
+savent par la pensée séparer une
+femme de sa parure, et ne pas trouver plus
+jolie que les autres celle qui est la plus «à la
+mode».</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_251" id="Page_251">251</a></span>
+Dans le fameux jugement de Pâris, qui eut
+pour résultat la ruine de Troie, l'<i>Iliade</i>,
+l'<i>Odyssée</i> et l'<i>Énéide</i>,&mdash;Vénus, malgré sa
+supériorité sur Junon et Pallas,&mdash;eut des
+doutes au dernier moment, et ne dédaigna
+pas de corrompre Pâris en lui promettant
+Hélène!</p>
+
+<p>Les concurrentes&mdash;quelles diablesses de
+femmes peuvent êtres ces concurrentes?&mdash;se
+présenteront-elles aux yeux des juges en
+grande toilette, ou telles que la peinture nous
+a si souvent représenté les trois déesses,&mdash;seul
+costume convenable pour un jugement
+sérieux.&mdash;Si les candidates sont vêtues, il ne
+s'agit plus que du visage, et la tête n'est en
+hauteur que la septième partie d'une femme
+bien proportionnée;&mdash;si elles sont nues,
+comme fit la princesse Borghèse devant
+Canova, laissant la pudeur pour éterniser la
+beauté, les juges conserveront-ils leur sang-froid?</p>
+
+<p>Les concurrentes elles-mêmes ont-elles des
+idées suffisamment justes et arrêtées sur les
+charmes qu'elles apportent au combat? Je
+soupçonne les femmes de ne pas entendre
+grand'chose à leur propre beauté.&mdash;Autrement
+permettraient-elles à des modes
+absurdes&mdash;tantôt de leur faire les bras plus
+<span class="pagenum"><a name="Page_252" id="Page_252">252</a></span>
+gros que la taille, les <i>manches à gigot</i>; tantôt
+de leur mettre, par les hautes coiffures, les
+visage au milieu du corps; tantôt de leur faire
+un gros ventre&mdash;ou un gros derrière, que la
+mode vient placer à sa fantaisie parfois au
+milieu du dos?</p>
+
+<p>Combien mourraient désespérées dans la
+nuit si, en se déshabillant le soir telles se
+trouvaient construites comme elles se sont
+évertuées à le faire le jour!</p>
+
+<p>Les femmes se scandalisent sans cesse des
+succès qu'obtiennent auprès des hommes certaines
+femmes qu'elles déclarent des «laiderons».</p>
+
+<p>C'est qu'il faut diviser la beauté en deux
+espèces très souvent fort différentes.</p>
+
+<p>Il y a la beauté qui se prouve&mdash;et la beauté
+qui s'éprouve.</p>
+
+<p>La première a des règles fixes souvent imaginées
+et pour le moins consacrées par les
+arts;&mdash;c'est une question, ou plutôt une
+grammaire, une syntaxe qui dit inflexiblement
+comment on doit avoir le front, le nez,
+les yeux, les hanches, les jambes, les
+mains, etc.</p>
+
+<p>Mais tout cela réuni peut laisser celles qui
+le possèdent manquer d'un don qui l'emporte
+victorieusement sur cette réunion:&mdash;c'est le
+<span class="pagenum"><a name="Page_253" id="Page_253">253</a></span>
+charme,&mdash;et c'est ce qui constitue la seconde,
+c'est-à-dire la beauté qui s'éprouve, qui émeut,
+qui trouble, qui fascine.</p>
+
+<p>La beauté, qui se prouve et dont les conditions
+peuvent changer et changent très souvent,
+exige un petit front, un petit nez droit;
+elle fixe la dimension et la forme légale des
+yeux, mais elle ne tient pas compte du
+regard.</p>
+
+<p>Or les yeux sont des fenêtres où viennent
+se montrer l'âme et l'esprit.&mdash;Que deviendraient
+les plus grandes, les plus belles, les
+plus correctes fenêtres s'il ne s'y montrait
+personne?</p>
+
+<p>A propos du nez, parlerons-nous du petit
+nez retroussé de Roxelane, qui changea les lois
+d'un empire?</p>
+
+<p>Le soulier de Rodolphe ne la portera-t-il
+pas sur le trône?</p>
+
+<p>Les femmes ne croiront jamais qu'on puisse
+avoir les yeux trop grands, la bouche et
+les pieds trop petits, la taille trop menue.</p>
+
+<p>Le plus sûr encore pour elles, c'est de juger
+de leur propre beauté par le succès qu'elles
+obtiennent sur les hommes qu'elles ont attirés;
+mais, là encore, elles peuvent se tromper:&mdash;les
+hommes, dans leurs préférences, se soumettent
+aussi à la mode.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_254" id="Page_254">254</a></span>
+J'ai vu, dans le cours relativement restreint
+de ma vie, les femmes maigres et vertes à la
+mode, et une noble Italienne, qui portait à
+l'excès ces deux dons, être entourée, comblée
+d'hommages pendant dix ans;&mdash;puis les
+femmes maigres et vertes ont été remplacées
+par les beautés plantureuses et colorées de
+Rubens. J'ai vu les cheveux roux honnis
+d'abord, puis ensuite adorés au point de faire
+gâter les plus belles chevelures noires, brunes
+ou blondes par des teintures vénéneuses.&mdash;J'ai
+vu plus d'une fois telle femme médiocrement
+et même point du tout belle, mais se
+déclarant elle-même, s'établissant, s'installant
+jolie femme et disant: «Nous autres jolies
+femmes,» et, au besoin, se plaignant «du don
+funeste de la beauté», qui expose les jolies
+femmes à tant de périls, être entourée, courtisée
+préférablement à d'autres réellement
+belles ou jolies, à peu près comme les fermières
+mettent un faux &oelig;uf, un &oelig;uf de
+plâtre, dans le nid où elles veulent que leurs
+poules aillent pondre.</p>
+
+<p>Un autre point qui abuse certaines femmes:
+telle vous dira, avec une mine hypocritement
+fâchée: «Mon Dieu que les hommes sont ennuyeux,
+<i>on</i> ne peut se montrer dans la rue
+sans être «dévisagée» et suivie!</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_255" id="Page_255">255</a></span>
+Mais, ma chère petite,&mdash;tu te glorifies de
+ce qui te devrait te faire rougir de honte,&mdash;regarde
+cette autre femme bien plus belle que
+toi qui n'est guère regardée ni surtout suivie;&mdash;eh
+bien, les hommes ne «l'ennuient» pas, ne
+la «dévisagent» pas, de même qu'elle est
+moins entourée que toi dans un salon.&mdash;Prends
+garde, examine, surveille, au besoin
+modifie tes «toilettes», ta démarche, tes attitudes,
+tes airs de tête,&mdash;il y a là quelque
+chose à corriger;&mdash;ces hommes si
+«ennuyeux» ne veulent pas perdre leur temps
+ni «payer trop cher». Quand ils suivent une
+femme dans la rue, c'est qu'elle a le malheur
+de leur inspirer la pensée que ce genre d'attaque
+peut réussir&mdash;et les mener à un but
+qui n'a pas de quoi t'enorgueillir;&mdash;combien,
+même au salon, doivent ce qu'elles croient un
+succès à une apparence de facilité,&mdash;tandis
+que cette femme que tu vois moins entourée,
+jamais suivie dans la rue doit ce que tu crois
+un abandon, une infériorité, une défaite à la
+parfaite correction, à la sévérité de son costume,
+de sa démarche, de ses attitudes, de ses
+airs de tête, de ses regards;&mdash;sa longue jupe
+tombe sur ses pieds à plis lourds et inflexibles
+comme du plomb&mdash;et ne permet pas à l'imagination
+de se figurer ces plis dans un autre
+<span class="pagenum"><a name="Page_256" id="Page_256">256</a></span>
+sens que la perpendiculaire; ses vêtements
+semblent rigoureusement attachés à sa personne
+comme les plumes à l'oiseau,&mdash;tandis
+que, pour toi, il semble que la moindre brise,
+peut-être même le vent d'un soupir, peut déranger
+les plis de ta robe, les agiter, les rendre
+transversaux, les chiffonner.</p>
+
+<p>Il y avait autrefois un usage général que
+quelques-unes seulement aujourd'hui conservent;
+c'était de ne paraître dans la rue, à
+la promenade et dans les lieux publics que
+modestement, simplement, austèrement vêtues&mdash;presque
+sous le domino du bal masqué,&mdash;de
+passer inaperçue;&mdash;on laissait les
+triomphes de la rue aux filles qui n'ont pas de
+salons.</p>
+
+<p>Il en est aujourd'hui beaucoup trop qui,
+voyant leurs salons abandonnés pour les
+cercles, elles-même délaissées pour les «filles»,
+ont voulu engager le combat et aller braver et
+vaincre leur indignes rivales là où elles pouvaient
+les rencontrer;&mdash;de là à s'enquérir
+de la modiste de telle courtisane, de la couturière
+de telle «impure» dont elles savent les
+noms et la demeure; de là à imiter leurs costumes
+et, par une pente insensible, leurs
+allures, il n'y avait que quelques pas qu'elles
+ont vite franchis.&mdash;Et tout cela pour se faire
+<span class="pagenum"><a name="Page_257" id="Page_257">257</a></span>
+battre, car, comme filles, elles sont toujours
+moins filles que les vraies filles;&mdash;très peu
+même peuvent lutter de luxe avec elles, car
+une «honnête femme» ne peut guère ruiner
+que son mari et, à la rigueur, un amant,&mdash;tandis
+que les filles ruinent le public;&mdash;elles
+n'ont pas compris, elles ne comprennent pas
+que c'était en sens contraire qu'il fallait engager
+la lutte, qu'il fallait être «autres», ce
+grand charme! qu'il fallait rendre leurs
+salons plus rigoureux, plus fermés, plus solennels,
+et elles-mêmes plus sévères, plus
+majestueuses, plus imposantes et rester et être
+plus que jamais d'une autre espèce, presque
+d'un autre sexe que les filles,&mdash;redevenir les
+grandes justicières de la société,&mdash;faire comprendre
+que, pour leur plaire, il ne suffit pas
+d'être riche, habillée à la mode, d'être «chic»,
+mais que leurs préférences sont absolument
+réservées aux plus braves, aux plus spirituels
+aux plus distingués, aux plus respectueux...
+en public.</p>
+
+<p>Je parlais de salons fermés,&mdash;c'est-à-dire
+de salons où il faut, pour y être admis, remplir
+certaines conditions;&mdash;aujourd'hui, sauf
+quelques rares exceptions,&mdash;on veut la foule&mdash;la
+publicité; on a soin d'inviter des journalistes
+pour qu'ils entretiennent leurs lecteurs
+<span class="pagenum"><a name="Page_258" id="Page_258">258</a></span>
+des magnificences, des splendeurs, de tel
+dîner, de telle soirée, de tel bal.</p>
+
+<p>Avec le «menu» du dîner&mdash;la parure des
+femmes, on les flatte, on les cajole pour avoir
+un «bon article», sauf à dire ensuite:
+«Mon Dieu, que ces journaux sont insupportables!»</p>
+
+<p class="p2">Un homme était éperdument amoureux
+d'une femme douée de cette puissance, de
+ce charme magnétique, plus triomphant que
+les plus rares et les plus incontestables
+beautés;&mdash;une autre femme scandalisée de
+cette influence que naturellement elle ne pouvait
+sentir ni comprendre, lui dit: «Mais,
+enfin, elle n'est pas jolie.&mdash;Peut-être,
+répondit l'amoureux, mais elle est pire.»</p>
+
+<p class="p2">Il est un autre genre, sinon de beauté, du
+moins de puissance tout à fait relative,&mdash;c'est
+d'être «autre». Eûtes-vous, Madame, toutes
+les perfections de formes, d'élégance, de teint,
+d'expression; fûtes-vous Vénus elle-même, il
+est un succès que vous ne pouvez atteindre,
+c'est d'être une autre,&mdash;et vous risquez fort
+d'être vaincue par une femme qui n'aura que
+ce seul avantage,&mdash;fût-elle d'une figure médiocre
+et même laide.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_259" id="Page_259">259</a></span>
+Quelques femmes cependant&mdash;mais très
+rares&mdash;ont le don de se métamorphoser d'un
+jour ou d'une heure à l'autre, de n'être jamais
+la même, de composer d'une seule femme un
+harem complet; mais ne croyez pas que ce
+don-là, peu prodigué par la Providence, se
+puisse obtenir en se déguisant, en se métamorphosant;&mdash;non,
+il est natif, naturel et
+dépend plus du caractère, du tempérament
+que des conditions extérieures;&mdash;il ne suffit
+pas cependant d'être capricieuse, quoique
+cela n'y nuise pas.</p>
+
+<p class="p2">A propos de se déguiser, une preuve: les
+femmes n'entendent pas toujours grand'chose
+à leur propre beauté, c'est l'adoption immédiate
+et universelle dans le monde entier de
+telle ou telle forme de vêtements, de coiffures,
+de chaussures, de telle ou telle couleur;&mdash;formes
+et couleurs qui rompent follement les
+harmonies, qui tiennent une si grande place
+dans la beauté.</p>
+
+<p class="p2">Ce n'est pas d'aujourd'hui ni même d'hier que
+date la mode des cheveux rouges, mode intermittente;
+car cette couleur a été, à certaines
+époques, méprisée, haïe, proscrite.</p>
+
+<p>Nous la voyons admise du temps de <i>Martial</i>!
+<span class="pagenum"><a name="Page_260" id="Page_260">260</a></span>
+qui envoie un <i>savon</i> à une belle Romaine en
+lui disant:</p>
+
+<p>«Recevez ce savon; son écume mordante
+allume et rougit la chevelure des Teutones,
+et rendra la vôtre plus belle encore que celle
+des captives de ce pays.»</p>
+
+<p class="poem"><i>Caustic Teutanicos accendit spuma capillos.</i></p>
+
+<p>Juvénal nous montre Messaline&mdash;préférant
+un grabat au lit impérial, s'en allant
+la nuit cachant ses cheveux noirs sous une
+perruque jaune.</p>
+
+<p class="poem"><i>Nigrum flavo crinem abscondante</i></p>
+
+<p>A une époque où sévissait dans sa plus
+grande intensité la mode des cheveux rouges,
+où tant de femmes gâtaient et perdaient de
+belles chevelures noires, blondes et brunes,
+les empoisonnant de drogues corrosives, un
+homme de ma connaissance s'éprit jusqu'à la
+frénésie d'une jeune fille à la crinière orange
+qu'il rencontrait dans le monde.&mdash;Il faut
+dire que nous étions en pays italien,&mdash;et
+que, au milieu des teints d'ivoire d'un
+blanc mat, des cheveux d'un noir reflété de
+bleu,&mdash;des yeux de velours noir, cette peau
+de l'étoffe et de la couleur des roses pâles
+comme «le Souvenir de la <i>Malmaison</i> ou le
+<span class="pagenum"><a name="Page_261" id="Page_261">261</a></span>
+<i>Captain Christy</i>, ces yeux de turquoise, cette
+abondante chevelure rutilante, il était impossible
+d'être plus «autre» et d'en bénéficier davantage,
+et, à ce titre, elle excitait plus d'admiration
+qu'il ne lui en était légitimement dû.&mdash;Un
+des amis de l'amoureux s'avisa, dans une
+intention qu'il croyait bonne, de le conduire
+un jour sans l'avertir, dans un jardin où il
+savait que la belle rousse avait coutume de se
+promener tous les matins pour prendre l'air
+avec toute sa famille; là, il vit non seulement
+l'objet adoré, mais aussi la mère qui n'allait
+plus dans le monde et qu'il ne connaissait pas,
+de même que deux s&oelig;urs de la belle qui n'y
+allaient pas encore, âgées l'une de seize ans,
+l'autre de quatorze;&mdash;plus encore, deux autres
+petites filles et deux petits garçons, tous avec
+la même chevelure enflammée; là, au milieu
+d'eux, tous en restant une jolie fille, comme
+elle l'était en effet, elle perdit l'avantage de
+l'étrangeté et du contraste, elle ne restait
+plus «autre».</p>
+
+<p>L'ami se vanta plus tard d'avoir guéri l'amoureux.</p>
+
+<p>Je ne l'eusse pas fait ni même tenté&mdash;estimant,
+comme je le fais, que l'amour, loin
+d'être une maladie qu'on doive s'efforcer de
+guérir, est, au contraire, l'état le plus complet
+<span class="pagenum"><a name="Page_262" id="Page_262">262</a></span>
+de la pleine et heureuse santé du corps, de l'esprit
+et de l'âme&mdash;et qu'il vaut cent fois mieux
+un amour, même fou, même malheureux, que
+pas d'amour.</p>
+
+<p class="p2">De même que ce vrai savant, le centenaire
+Chevreul, avec autant d'esprit que de bon
+sens en constatant que la science est un chemin
+dont personne n'a vu la fin,&mdash;se dit «le
+doyen des étudiants» de même, pour ceux qui
+ont étudié la femme, on est obligé de s'avouer
+qu'on ne sait pas grand'chose et qu'il faut se
+dire étudiant de première, de seconde, de trentième,
+de centième année, ès problèmes sans
+solution, ès hiéroglyphes indéchiffrables, ès
+énigmes sans mot dans cette charmante, terrible
+et périlleuse étude.</p>
+
+<p>On a beau apprendre tous les jours quelque
+chose, on finit par découvrir qu'on ne sait à
+peu près rien; cependant, m'étant quelque
+peu livré à l'attrait de cette étude ardue et
+vertigineuse, je ne me lasse pas de chercher
+partout des lumières et même des lueurs; j'en
+demande même aux saints, et je veux communiquer
+à mes lecteurs ce que m'ont enseigné
+et ce que m'ont appris à ce sujet saint Bernard
+et surtout saint François de Sales.</p>
+
+<p>Saint Bernard tenait pour une &oelig;uvre plus
+<span class="pagenum"><a name="Page_263" id="Page_263">263</a></span>
+miraculeuse que de ressusciter les morts, de
+converser souvent en termes familiers avec
+des femmes sans perdre quelque chose de
+la chasteté du c&oelig;ur ou quelquefois sans la
+perdre tout entière.</p>
+
+<p>Un jour, raconte l'évêque de Belley, Pierre
+Camus, on parlait à saint François de Sales
+d'une <i>dame</i> de son pays et un peu sa parente,
+et, comme on disait que c'était la plus belle
+femme de cette contrée, il se tourna vers moi
+et me dit: «Je l'ai déjà ouï dire à plusieurs.»&mdash;Je
+lui répondis un peu brusquement: «Vous
+la voyez souvent, elle est votre parente d'assez
+proche; comment en parlez-vous ainsi sur le
+rapport d'autrui?</p>
+
+<p>Il me répondit avec sa simplicité ordinaire:</p>
+
+<p>«&mdash;Il est vrai que je l'ai vue souvent et que je
+lui ai parlé beaucoup de fois; mais je puis vous
+assurer que je ne l'ai pas encore regardée.</p>
+
+<p>&mdash;Mon père, lui dis-je, comment faut-il
+faire pour voir les gens sans les regarder?</p>
+
+<p>&mdash;Cette personne, me répondit-il, est d'un
+sexe qu'on peut voir, mais qu'il ne faut pas
+regarder; il le faut voir superficiellement
+et en général pour distinguer que c'est une
+femme à qui on parle, et se tenir sur ses
+gardes pour ne la regarder pas fixement et
+d'un regard trop arrêté et trop discernant.»</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_264" id="Page_264">264</a></span>
+Au fond, François de Sales aimait les femmes&mdash;au
+moins avec une tendresse et une indulgences
+paternelles,&mdash;mais il se défiait d'elles
+et surtout de lui-même;&mdash;ce que je viens de
+citer en est la preuve.</p>
+
+<p>Quelqu'un lui disait un jour qu'on était surpris
+qu'une personne de «grande qualité» et
+de grande dévotion, qui était sous sa conduite,
+n'avait pas seulement quitté les pendeloques
+et les diamants aux oreilles. Il répondit:</p>
+
+<p>«&mdash;Je vous assure que je ne sais pas seulement
+si elle a des oreilles; ces pendeloques,
+ce sont mondanités féminines de l'essence de
+ce sexe, et puis je crois que la sainte femme
+Rébecca, qui était bien aussi vertueuse que
+cette dame, ne perdit rien de sa sainteté pour
+porter les pendants d'oreilles qu'Éliézer lui
+apporta de la part d'Isaac.»</p>
+
+<p>Comme il était bienveillant, modeste et ne
+craignait pas la vérité ni les observations,
+quelqu'un lui dit un jour assez indiscrètement
+que l'on ne voyait que des femmes autour de
+lui.</p>
+
+<p>«&mdash;Sans comparaison, répondit-il, il en
+était de même de Jésus-Christ, et les pharisiens
+en murmuraient.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, répliqua la même personne, je ne
+sais pourquoi ni à quoi elles s'amusent autour
+<span class="pagenum"><a name="Page_265" id="Page_265">265</a></span>
+de vous; car je ne m'aperçois pas que vous
+jasiez beaucoup avec elles, ni que vous leur
+disiez grand'chose.&mdash;Et comptez-vous pour
+rien, repartit François de Sales, de les laisser
+tout dire? Elles ont plus de besoin et de désir
+d'oreilles pour les écouter que des langues
+qui leur parlent et leur répondent;&mdash;elles en
+disent pour elles et pour moi;&mdash;c'est cette
+facilité à les écouter qui les fait s'empresser
+autour de moi.&mdash;Les femmes seraient trop
+faibles et désarmées, sans la langue qui est leur
+épée, et elles ne la laissent pas se rouiller.»</p>
+
+<p>Quelqu'un que j'ai quelques raisons de ne
+pas nommer ajoute à ce secret, pour se concilier
+les femmes, de les écouter, de les encourager
+à parler et à tout dire, et aussi de faire
+semblant de les croire.</p>
+
+<p class="p2">On a pu voir longtemps, en consultant les
+archives et les statistiques de la justice, que
+les femmes commettaient moins de crimes que
+les hommes, et cela dans une proportion assez
+grande; quelques-uns attribuaient cette différence
+à la douceur naturelle du beau sexe;
+d'autres, avec plus de raison, l'attribuaient à
+ceci, que la plupart des crimes commis par les
+hommes étaient commis pour les femmes;&mdash;d'où
+cet aphorisme généralement adopté par
+<span class="pagenum"><a name="Page_266" id="Page_266">266</a></span>
+la justice: «Quand un crime est commis, cherchez
+la femme.» Mais il faut constater aujourd'hui
+que cette proportion n'est déjà plus la
+même et tend encore tous les jours à se rapprocher
+de l'égalité,&mdash;c'est une conséquence
+fatale d'une modification dans le caractère
+féminin.&mdash;Les femmes tendent à se <i>masculiniser</i>,&mdash;elles
+veulent être médecins, avocats,
+savants;&mdash;le nombre des femmes de lettres
+s'est prodigieusement accru.</p>
+
+<p>Autrefois, elles inspiraient des vers et des
+crimes; aujourd'hui, elles commettent les
+vers et les crimes elles-mêmes; sur ce second
+point, encouragées qu'elles sont par l'indulgence
+singulière du jury,&mdash;qui acquitte ou ne
+frappe que de peines légères les femmes qui
+déclarent digne de mort l'infidélité des hommes;
+elles défigurent, à l'aide du vitriol, les hommes
+qui cessent de les aimer et leur crèvent les
+yeux, jugés inutiles et coupables, lorsqu'ils ne
+sont plus consacrés uniquement à les admirer.</p>
+
+<p>Le mariage légal était autrefois indissoluble;&mdash;le
+divorce aujourd'hui y a mis ordre.</p>
+
+<p>Il n'y a plus d'insolubles que les unions illégitimes,
+grâce à la crainte du vitriol et à l'indulgence
+de la justice envers les Arianes
+abandonnées.
+<span class="pagenum"><a name="Page_267" id="Page_267">267</a></span></p>
+
+<p>Et, partant de ce point, je terminerai aujourd'hui
+par une histoire qui m'a été contée
+il y a longtemps.</p>
+
+<p class="p2">«Le fils du roi&mdash;on ne disait pas de quel
+roi&mdash;possédait un joli pavillon de chasse. Au
+milieu d'un parc distant de la ville de quelques
+heures;&mdash;un jour les paysans, qui cultivaient
+la terre autour du pavillon, et les gardes-chasse
+virent avec étonnement, à un kilomètre du
+pavillon, une chaumière qu'il n'avaient jamais
+vue et qu'aucun des plus anciens ne se souvenaient
+d'avoir vu bâtir.</p>
+
+<p>»Elle était habitée par une femme d'un âge
+mûr et par une jeune fille d'une extraordinaire
+beauté; elles étaient servies uniquement par
+un homme très basané&mdash;qui faisait toutes
+leurs provisions au village, mais ne répondait
+à aucune question. Cet homme, qui vécut jusqu'à
+près de cent ans et survécut beaucoup à
+tous ceux qui vivaient au moment où se passe
+cette histoire&mdash;se voyant près de mourir,
+demanda un prêtre et lui fit d'étranges révélations
+sur ses maîtresses.</p>
+
+<p>»&mdash;La mère, dit-il, était une puissante sorcière
+qui avait fait un pacte avec le diable, de ces
+femmes qui, comme dit Lucien, sont expertes
+dans les «charmes thessaliens», faisant
+<span class="pagenum"><a name="Page_268" id="Page_268">268</a></span>
+à sa volonté descendre la lune sur la terre</p>
+
+<p class="poem">&#964;&#951;&#957; &#963;&#949;&#955;&#951;&#957;&#7969;&#957; &#967;&#945;&#964;&#945;&#947;&#959;&#965;&#963;&#945;
+[tên selênhên chatagousa].</p>
+
+<p>Tous les vendredis, elle montait à cheval sur
+un manche à balai équipé d'une riche housse
+comme un palefroi,&mdash;disparaissait dans les
+airs et allait au sabbat,&mdash;d'où elle était toujours
+revenue avec le chant du coq.</p>
+
+<p>»Longtemps auparavant, comme il allait
+être pendu pour un crime qu'il avait commis
+dans un pays bien loin de là, elle l'avait fait
+disparaître et l'avait enlevé:&mdash;par reconnaissance,
+il lui avait consacré la vie qu'elle
+lui avait sauvée.</p>
+
+<p>»Quant à la fille, on ne lui avait jamais
+connu de père; on n'avait, non plus, jamais
+connu de mari ni d'amant à sa mère,&mdash;dont
+la grossesse avait paru dater d'une nuit passée
+au sabbat.</p>
+
+<p>»Toujours est-il qu'un jour, le fils du roi, se
+promenant dans la forêt, fut surpris par un
+orage subit&mdash;tonnerre, pluie et grêle,&mdash;et
+que, se trouvant devant la chaumière, il avait
+dû y demander asile.</p>
+
+<p>»Il fut frappé de l'extrême beauté de la fille.&mdash;On
+lui offrit des fruits et du lait;&mdash;l'homme
+basané croyait que la mère avait versé clandestinement
+un philtre dans le lait que but le
+<span class="pagenum"><a name="Page_269" id="Page_269">269</a></span>
+prince;&mdash;mais Proserpine&mdash;c'est le nom
+étrange que sa mère lui avait donné,&mdash;Proserpine
+était si belle, que le philtre était peut-être
+inutile.</p>
+
+<p>»Le fils du roi revint plusieurs fois à la
+chaumière, se déclara amoureux et ne trouva
+pas Proserpine insensible;&mdash;mais, sans en
+obtenir les preuves qu'il aurait désirées.&mdash;Il
+avertit un jour la mère et la fille qu'il serait
+quelques jours sans les voir, à cause d'un
+voyage qu'il était obligé de faire;&mdash;il demanda
+un gage de souvenir, et Proserpine lui offrit et
+lui donna une mèche de ses cheveux.</p>
+
+<p>»Il faut dire que ces cheveux étaient une merveille;
+ils étaient d'un noir refleté de bleu, si
+épais et si longs, que, éployés sur ses épaules,
+ils la revêtaient tout entière comme d'un vaste
+manteau royal, et si fins, qu'il en fallait cinq
+pour faire le volume d'un cheveu d'une autre
+femme.&mdash;On enferma la boucle de cheveux
+dans un joli petit sachet de soie que le prince
+plaça sur son c&oelig;ur.</p>
+
+<p>»De ce moment, dit l'homme basané au
+prêtre, il était perdu;&mdash;ces cheveux étaient un
+talisman, un amulette, un prophylactère fabriqué
+par Satan.</p>
+
+<p>»Or il n'avait pas dit le but de son absence:&mdash;c'est
+qu'il allait se marier avec la fille d'un
+<span class="pagenum"><a name="Page_270" id="Page_270">270</a></span>
+prince voisin. Ces gens-là, pour mieux dire
+ne se marient pas, on les marie;&mdash;il parut
+froid et préoccupé,&mdash;sembla insensible à la
+grande beauté de sa femme et s'empressa de
+revenir auprès de celle qui l'avait ensorcelé.
+Mais l'homme basané, en allant aux provisions
+dans le village, avait appris et rapporté à ses
+maîtresses ce qui se passait.&mdash;Leur désappointement
+fut terrible et leur colère menaçante;
+mais elles ne firent paraître que de la
+tristesse&mdash;et Proserpine se contenta de supprimer
+les quelques familiarités et privautés
+quasi innocentes qu'elle avait précédemment
+permises.</p>
+
+<p>»Le prince protesta de son amour,&mdash;parla
+des nécessités de son rang,&mdash;d'alliance politique
+inévitable, etc. On sembla lui pardonner,
+mais avec des restrictions graduées juste au
+point nécessaire pour exaspérer sa passion.
+Proserpine était peu susceptible de tendresse,
+mais elle était ambitieuse et aimait le luxe. Sa
+mère lui persuada que tout n'était pas perdu
+si elle continuait à se conduire avec une réserve...
+relative.</p>
+
+<p>»Le prince les logea dans le pavillon de
+chasse, les entoura de toutes sortes de magnificences
+et faisait de très fréquentes visites;&mdash;parfois
+il lui semblait qu'il gagnait quelque
+<span class="pagenum"><a name="Page_271" id="Page_271">271</a></span>
+chose sur les savantes et stratégiques résistances
+de la belle; mais, le lendemain, il avait
+perdu le terrain gagné, et c'était à recommencer.</p>
+
+<p>»Quant à la pauvre princesse qu'il avait
+épousée de si mauvaise grâce, il s'était conduit
+et se conduisait avec elle d'une façon incroyable.&mdash;Dominé,
+enchanté, ensorcelé par
+la funeste mèche de cheveux, par ce diabolique
+talisman, il éprouvait pour cette très
+belle, très charmante personne un éloignement,
+une répugnance qu'on pourrait dire
+miraculeuse, si bien que, dans son honnête et
+adorable innocente naïveté, à une de ses dames
+qui risquait quelques questions sur les
+chances de voir bientôt un héritier de la couronne,
+elle répondit:</p>
+
+<p>»Je ne sais pas, je ne sais rien; mon mari,
+tous les soirs, me donne un baiser sur le front
+et s'en va dormir chez lui; je pense que c'est
+ainsi que se font les enfants.</p>
+
+<p>»Proserpine faisait des questions au prince
+sur sa femme; il essayait d'éluder les réponses,
+puis finissait par les faire.</p>
+
+<p>»&mdash;Est-elle laide?</p>
+
+<p>»&mdash;Non; elle est, dit-on, très belle, mais je
+ne la regarde pas; je vous aime uniquement
+et je ne vois que vous.
+<span class="pagenum"><a name="Page_272" id="Page_272">272</a></span></p>
+
+<p>»&mdash;Comment a-t-elle les pieds, dit un jour
+Proserpine en allongeant son ravissant petit
+pied.</p>
+
+<p>»&mdash;Très jolis, je crois, je n'y ai pas fait
+attention,&mdash;on me l'a dit.</p>
+
+<p>»&mdash;Apporte-moi un de ses souliers.</p>
+
+<p>»Il refusa, puis obéit. Le soulier était si
+petit, que Proserpine, malgré l'exiguïté de son
+pied, ne put le chausser. Sa haine et son désespoir
+furent à leur comble.&mdash;Elle parla à sa
+mère de se tuer;&mdash;celle-ci la calma par une
+promesse solennelle de la venger et lui traça
+un plan de conduite.</p>
+
+<p>»&mdash;Je suis vaincue quant aux pieds, dit-elle
+avec un doux sourire,&mdash;mais peut-elle lutter
+avec moi pour la chevelure?</p>
+
+<p>»&mdash;Personne ne peut lutter en aucun point
+avec vous aux yeux de l'homme qui vous
+adore,&mdash;elle passe pour avoir de très beaux
+cheveux.&mdash;mais j'y ai fait peu d'attention;&mdash;ils
+m'ont paru de la couleur et presque de l'éclat
+des vôtres.</p>
+
+<p>»&mdash;Je veux les comparer, dit-elle, couleur,
+longueur et finesse, et, si je suis encore vaincue,
+je me résignerai à accepter le second rang;&mdash;car,
+pour ce qui est des femmes, le premier
+rang, la royauté légitime appartiennent à la
+plus belle.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_273" id="Page_273">273</a></span>
+»&mdash;Mais c'est impossible... Comment lui
+demander une mèche de ses cheveux?&mdash;avec
+le peu de familiarité qui existe entre nous.</p>
+
+<p>»&mdash;Arrangez-vous;&mdash;cette mèche de cheveux
+sera le prix de ce que vous appelez un
+bonheur que vous sollicitez avec tant d'instances.</p>
+
+<p>»Le prince partit tout perplexe&mdash;demander
+à sa femme une boucle de ses cheveux;
+elle lui répondrait: «Pourquoi une boucle?
+Ils sont tous à vous», avec la tête et le reste.</p>
+
+<p>»Il était tout à fait impossible de faire
+dérober cette mèche par une des dames d'atours.</p>
+
+<p>»Cependant le prix qu'avait promis Proserpine
+était bien séduisant, bien enivrant;&mdash;il
+s'avisa d'une idée;&mdash;elle sait déjà que la princesse
+a les cheveux de la même couleur que
+les siens,&mdash;je vais lui porter ses propres cheveux
+que j'ai dans le petit sachet;&mdash;je n'ai
+plus besoin de ce gage, puisqu'en le sacrifiant
+je conquiers Proserpine tout entière. Il ouvrit
+le sachet, prit la mèche de cheveux et les
+porta à son tyran.&mdash;Il ne s'aperçut pas du
+sourire de haine satisfaite qui se dessina sur
+le beau visage de Proserpine.</p>
+
+<p>»&mdash;Ils sont très beaux, dit-elle; laissez-les-moi
+pour que, ce soir, quand je serai décoiffée,
+<span class="pagenum"><a name="Page_274" id="Page_274">274</a></span>
+je les compare aux miens pour la longueur.
+A demain la récompense.</p>
+
+<p>»Le prince parti,&mdash;elle courut à sa mère:</p>
+
+<p>»&mdash;J'ai les cheveux.</p>
+
+<p>»&mdash;C'est bien, cette nuit, tu seras débarrassée
+de ta rivale;&mdash;je ferai des incantations,
+des conjurations qui mettront fin à sa vie en
+quelques instants, dans d'horribles souffrances.
+Mais tu verras ce que c'est que l'amour d'une
+mère; car c'est le dernier prodige que je puis
+demander à Satan, et, dès lors, je lui appartiendrai.</p>
+
+<p>»A minuit&mdash;la mère et la fille gagnèrent
+un certain carrefour de la forêt; j'avais ordre
+de les suivre d'assez loin.</p>
+
+<p>»Là, la mère traça un cercle,&mdash;y entassa
+certaines herbes sèches,&mdash;y mit le feu&mdash;et
+prononça d'horribles paroles, des malédictions,
+des promesses au diable, etc;&mdash;puis
+elle alluma les herbes et y jeta la mèche de
+cheveux; mais, au premier crépitement que
+firent les cheveux en brûlant, celle à qui ils
+appartenaient et contre laquelle la conjuration
+était faite, Proserpine tomba en poussant
+un grand cri, se roula dans d'épouvantables
+convulsions et expira. Une main invisible saisit
+la vieille par les cheveux et l'enleva.&mdash;Je
+tombai évanoui de terreur.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_275" id="Page_275">275</a></span>
+»Quant au prince, aussitôt qu'il eut quitté
+le talisman, il fut délivré de l'obsession;&mdash;ses
+yeux s'ouvrirent,&mdash;il vit la beauté et le
+charme de sa femme.</p>
+
+<p>»Et la naissance d'un héritier coïncida,
+quant à la conception, avec cette même nuit
+où Proserpine avait promis de se donner.»</p>
+
+<p>C'est ainsi que l'homme basané raconta
+l'histoire avant de mourir avec l'absolution
+du prêtre qui l'assistait.</p>
+
+<p class="p2"><i>P.-S.</i>&mdash;J'ai voulu, moi aussi, célébrer le fameux
+Centenaire de 1789 à 1889.</p>
+
+<p>J'ai condensé en <span class="smcap">CINQ CENTS LIGNES</span> la véritable
+histoire de France depuis cent ans, <i>par
+un vieux spectateur désintéressé qui n'a jamais
+voulu être rien dans rien</i>.</p>
+
+<p>Ces cinq cents lignes sont la réfutation des
+mensonges effrontés publiés sur cette époque
+en tant de volumes par Thiers, Louis Blanc
+Michelet et tant d'autres.</p>
+
+<p>Mensonges qui ont empoisonné tant d'esprits
+et infligé à la France tant de désastres et
+de misères.</p>
+
+<p>Ça se vend cinq centimes et ça se trouve à
+Paris, boulevard Victor-Hugo, 104, à la Librairie
+nationale.</p>
+
+<p class="p4"><span class="pagenum"><a name="Page_276" id="Page_276">276</a></span></p>
+
+<h2>UNE FEMME DANS UN SALON</h2>
+
+<p class="p2">Vos regards rencontrent dans un salon une
+femme d'une si parfaite et splendide beauté
+qu'ils ne peuvent plus s'en détacher: à la régularité
+des traits, à la magie de la physionomie
+en même temps douce, fière et spirituelle,&mdash;elle
+joint la majesté et la souplesse de la
+taille, la noblesse et l'harmonie de la démarche,
+une voix mélodieuse et doucement vibrante
+et pénétrante. «Ah! la belle, la charmante
+créature! elle est mariée?&mdash;Oui.» Et
+on vous montre après, dans un coin, à une table
+de jeu, un homme gros, court, ventru, épais,
+mal bâti&mdash;vulgaire, grossier, la physionomie
+effacée, présomptueuse et bête.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! mon Dieu, vous écriez-vous, quelle
+<span class="pagenum"><a name="Page_277" id="Page_277">277</a></span>
+profanation! quel crime d'avoir livré cette
+admirable créature à cet immonde personnage!</p>
+
+<p>Mais l'on vous dit: «On ne l'a pas livrée,
+c'est elle qui l'a choisi, c'est un mariage d'amour.»
+Vous êtes désenchanté, et vous cherchez
+à démêler sur ce visage qui vous charmait
+des signes de vulgarité, d'inintelligence,
+de bêtise ou de vice,&mdash;et vos regards se détournent
+avec dégoût.</p>
+
+<p>C'est l'impression que doivent ressentir en
+ce moment les étrangers qui viennent à Paris,
+à l'Exposition. Ils voient la France grande,
+riche, puissante, embellie de toutes les magnificences,
+de tous les miracles de l'intelligence
+et du génie.</p>
+
+<p>Oh! la grande, la merveilleuse nation!</p>
+
+<p>Quels sont les hommes supérieurs, les grands
+hommes, les génies, les demi-dieux, dignes de
+la diriger, de la commander?</p>
+
+<p>Et on leur montre un ramassis d'hommes
+vulgaires dont les meilleurs sont des médiocres,
+dont la plupart ont déjà été plus d'une fois
+renversés du pouvoir comme incapables et
+dangereux,&mdash;dont aucun n'est recommandable
+par aucune supériorité en aucun genre, dont
+la moralité a subi de vives attaques. Celui-ci
+est un bijoutier en faux, cet autre un vidangeur
+<span class="pagenum"><a name="Page_278" id="Page_278">278</a></span>
+ayant fait de mauvaises affaires;&mdash;celui-là,
+du temps que le petit Thiers se faisait
+leur complice pour devenir leur maître, a été
+publiquement accusé par lui d'avoir son incapacité
+et sa présomption infligé à la France
+la moitié de ses pertes en hommes, en
+argent et en territoire; tel autre a participé
+aux crimes de la Commune, pillage, assassinats,
+incendies. Chacun d'eux se sentant petit,
+ayant soin de ne pas laisser arriver auprès de
+lui au pouvoir des hommes moins petits qu'eux
+qui dénonceraient l'exiguité de leur taille;&mdash;mais,
+pour porter un jugement plus certain,
+moins suspect, sur les maîtres actuels de la
+France, laissons parler un homme qui a été un
+peu étourdiment leur ami et leur complice et
+paraît s'en être fort dégoûté: je copie textuellement,
+dans le journal de M. Rochefort, <i>l'Intransigeant</i>
+du 31 mai:</p>
+
+<p>&mdash;<i>Ces fripouilles, ces bandits, ces tire-laine,
+ces crapules, ces escarpes, et ces souteneurs qui
+ont fait de la France leur marmite.</i></p>
+
+<p>&mdash;Oh! la pauvre grande nation! quelle
+tristesse de la voir avilie, déshonorée par une
+pareille horde de tyrans!</p>
+
+<p>Ce ne sont pas des tyrans; elle les a choisis,
+elle les soutient, elle les aime.</p>
+
+<p>Ah! la malheureuse! quelle déplorable
+<span class="pagenum"><a name="Page_279" id="Page_279">279</a></span>
+prostitution! comment allier tant de grandeur
+et tant de bassesse!</p>
+
+<p class="p2"><i>A M. Q. de Beaurepaire</i>,</p>
+
+<p>C'est encore moi, Monsieur, je tiens ma parole;
+vous ne m'avez pas dérangé, et je vous
+ai promis, en retour, de vous aider de mon
+petit mieux par des renseignements et des
+avis dans la besogne ingrate et peu facile que
+vous êtes peut-être aux regrets d'avoir assumée.</p>
+
+<p>Savez-vous, Monsieur, que le brav' général,
+MM. Rochefort et Dillon n'ont pas eu tort de
+se dérober à l'arrestation préventive que vous
+aviez décrétée contre eux, qu'il y a déjà longtemps
+qu'ils seraient à Mazas, sans pouvoir deviner
+pour combien de temps ils y seraient
+encore renfermés avant d'être jugés.</p>
+
+<p>A vrai dire, je ne comprends les lenteurs
+étranges de cette instruction, que par l'espoir
+que vous aurez conçu d'en fatiguer la légèreté
+et d'exciter l'amour du nouveau caractère
+français. Le public finira par dire: «Quoi! encore
+le procès Boulanger! Ah! c'est vieux,
+c'est une rengaîne, donnez-nous autre chose.»
+Et alors on pourrait tout doucement n'en plus
+parler et laisser tomber l'affaire.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_280" id="Page_280">280</a></span>
+En attendant, je viens aujourd'hui vous manifester
+mon étonnement d'un oubli bien
+étrange que vous avez fait.&mdash;Eh quoi! vous
+avez dérangé, ennuyé tant de gens qui ne tenaient
+ni de près ni de loin à l'affaire, et vous
+n'avez pas pensé au cheval noir, au fameux
+cheval noir qui a contribué pour une si large
+part à la popularité du général!</p>
+
+<p>Où est ce cheval? Est-il en fourrière? ou a-t-il,
+comme son maître, réussi à gagner la Belgique
+ou l'Angleterre?</p>
+
+<p>N'avez-vous pas compris, ne comprenez-vous
+pas le rôle important que ce cheval a
+joué dans le complot? Savez-vous seulement
+son nom? ce nom destiné à l'immortalité,
+comme celui du <i>Bucéphale</i> d'Alexandre, du
+<i>Bayard</i> de Roland, de l'<i>El-Borach</i> sur lequel
+Mahomet monta au ciel pour jaser avec Dieu,
+d'<i>Incitatus</i>, qui fut nommé consul par Caligula.</p>
+
+<p>De <i>Rossinante</i>.</p>
+
+<p><i>La fleur des coursiers d'Ibérie.</i></p>
+
+<p>Les historiens n'ont-ils pas dû regretter
+d'ignorer le nom du cheval de Darius, fils
+d'Hystape, qui donna l'empire à son maître
+par un hennissement fait à propos. Et ce
+cheval pour lequel Richard III offrait son
+royaume. Et le cheval de Job, qui disait:
+<span class="pagenum"><a name="Page_281" id="Page_281">281</a></span>
+«Allons!» Et l'âne de Balaam qui donnait de si
+bons conseils au prophète, lequel se repentit
+amèrement de ne pas les avoir suivis. Et l'ânesse
+sur laquelle le fils de la vierge Marie fit
+son entrée à Jérusalem. Et <i>Pégase</i>, qui porte
+les poètes, parfois dans l'empyrée, plus souvent
+à l'hôpital.</p>
+
+<p>Savez-vous si le cheval noir sait hennir à
+propos; s'il peut dire: <i>Allons!</i> à son maître
+irrésolu; s'il est capable de le porter au ciel
+ou à l'hôpital; s'il est en état de lui donner de
+sages avis; si, contrairement à Richard III, le
+brav'général pourrait le troquer contre un
+royaume. S'il a, en réalité, annoncé le désir
+de le nommer consul, sénateur ou procureur
+de la République. Et le cheval de Troie,</p>
+
+<p class="poem"><i>Instar montis equum</i>,</p>
+
+<p>à l'instar de «la Montagne», c'est-à-dire feignant
+d'être républicain.</p>
+
+<p class="poem"><i>Machina f&oelig;ta armis</i>,</p>
+
+<p>machine grosse d'armes et de périls, à laquelle
+le peuple français, peuple aussi jobard que les
+Troyens, s'attelle pour l'introduction dans la
+ville et dans la République.</p>
+
+<p>N'avez-vous pas à jouer en cette circonstance
+le rôle de Laocoon?</p>
+
+<p class="poem"><i>Equo ne credite teneri.</i></p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_282" id="Page_282">282</a></span>
+Troyens, défiez-vous du cheval noir!</p>
+
+<p>Et ne devez-vous pas percer ses flancs de
+votre éloquence, comme le fit Laocoon avec
+le fer de sa javeline?</p>
+
+<p class="poem"><i>Validis ingentem viribus hastam contorsit.</i></p>
+
+<p>«Les Allemands, dit Tacite, ajoutaient beaucoup
+de foi aux augures tirés des chevaux.»</p>
+
+<p>Et vous, n'en sauriez-vous tirer aucun présage,
+aucune idée, aucun moyen?</p>
+
+<p>Si vous l'avez laissé échapper, c'est une
+grande faute. Sans son cheval noir, le général
+Boulanger, à pied, perd plus de la moitié de
+son prestige.</p>
+
+<p>Si vous le tenez, ne le lâchez pas, mais ne
+vous laissez pas aller à une colère irréfléchie.
+Je vous rappellerai à ce sujet ce qui arriva lors
+de la Restauration:</p>
+
+<p>En 1815, on répandit le bruit que le roi
+Louis XVIII avait assassiné les chevaux «café
+au lait» de l'empereur Napoléon. Ce n'était
+pas vrai, mais tout le monde le crut, et cette
+légende ne contribua pas peu à renverser la
+Restauration en 1830.</p>
+
+<p class="p2">Philippe de Commines disait: «Entrevues
+et accointances de rois ne valent rien pour les
+peuples.»</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_283" id="Page_283">283</a></span>
+Sous le règne de Bismarck, en Allemagne, et
+de Crispi, en Italie, nous venons d'assister à
+une conférence entre l'empereur Guillaume et
+le roi Humbert, tous deux faisant les gestes
+et, derrière eux, tenant les ficelles, les deux
+ministres avec des «pratiques» dans la
+bouche, faisant le dialogue.</p>
+
+<p>Il y a eu, certes, un côté comique à ces
+scènes menaçantes; les deux souverains se
+déguisant: l'Italien en soldat prussien, le
+Prussien en soldat italien, se privant de parler
+le français, qu'ils savent tous deux, et se servant
+chacun de sa langue, dont l'autre ne
+comprend pas un mot.</p>
+
+<p>Je n'ai rien contre la langue allemande, ni
+contre la langue italienne,&mdash;toutes deux ont
+produit des chefs-d'&oelig;uvre immortels;&mdash;mais
+il faut croire qu'il y a certaines raisons au
+moins de clarté pour que, depuis si longtemps,
+on ait adopté la langue française comme
+langue diplomatique et commune à tous pour
+les conférences, traités, etc., entre les différents
+peuples de l'Europe. Langue, du reste,
+qui entre dans l'éducation des diverses nations,
+et est la seconde langue de tout le monde.</p>
+
+<p>Déjà, après 1871, M. de Bismarck, ivre du
+succès, avait tenté de substituer la langue allemande
+à la langue française dans les relations
+<span class="pagenum"><a name="Page_284" id="Page_284">284</a></span>
+politiques, et, dérogeant à l'usage, avait
+écrit en allemand au gouvernement russe;
+mais l'empereur de Russie avait haussé les
+épaules et avait ordonné de répondre en
+langue russe.</p>
+
+<p>Pour cette fois, l'entrevue des deux monarques
+avait, pense-t-on généralement, pour
+but une alliance offensive et défensive,&mdash;pour
+le cas d'une guerre possible contre la
+France.</p>
+
+<p>L'Allemagne, en s'emparant de deux provinces,
+s'est créée de graves soucis et l'obligation,
+dans la prévision d'une revendication
+et d'une revanche, de se maintenir sur un
+pied de guerre ruineux pour elle et qui est
+loin de lui concilier la bienveillance des autres
+États de l'Europe, forcés de s'imposer les
+mêmes charges. On a dit que le père de l'empereur
+actuel songeait à se débarrasser de la
+garde onéreuse de l'Alsace et de la Lorraine,
+et, en les rendant à la France, d'en faire le
+gage d'une paix solide et durable pour les
+deux nations.</p>
+
+<p>Quant à l'Italie, il est difficile de préciser les
+avantages qu'elle peut trouver dans cette alliance,
+sinon d'en finir tout à fait et de régler
+ses comptes avec la France, sa bienfaitrice,
+par l'ingratitude déclarée et une sorte de faillite,&mdash;elle
+<span class="pagenum"><a name="Page_285" id="Page_285">285</a></span>
+se croit alliée de la Prusse et elle
+n'est qu'une vassale.</p>
+
+<p>Jusqu'ici, sa rupture commerciale avec sa
+voisine a jeté une partie des populations italiennes
+dans une triste misère.</p>
+
+<p>En attendant, deux souverains, dînant et
+trinquant ensemble, conviennent d'un signal
+auquel on se mettrait à casser des têtes, des
+jambes et des bras à trois ou quatre peuples
+différents, en comptant les leurs, à faire chez
+les autres et chez eux-mêmes, des veuves, des
+orphelins, des mères sans enfants,&mdash;des
+terres en friche, des moissons foulées aux
+pieds des chevaux, etc, etc.</p>
+
+<p>Après quoi, les peuples imbéciles appellent
+<i>grands</i> et <i>héros</i> ceux de leurs rois qui ont fait
+casser un peu plus de têtes, de bras et de
+jambes, qui ont fait un peu plus de veuves
+et d'orphelins et de mères sans enfants chez le
+peuple voisin&mdash;appelé l'ennemi sans qu'on
+sache pourquoi,&mdash;que chez leur peuple lui-même,
+qui n'en a pas moins eu sa bonne
+part.</p>
+
+<p>Je ne connais pas le roi Humbert; je l'ai
+aperçu lorsqu'il était enfant dans les rues de
+Nice, il y a longtemps, mais j'ai assez connu
+son père, le brave, bon et intelligent Victor-Emmanuel,
+qui m'honora de quelque amitié,
+<span class="pagenum"><a name="Page_286" id="Page_286">286</a></span>
+et j'ai quelque lieu de douter qu'il eût accepté
+le rôle qu'on fait jouer à son fils.</p>
+
+<p>J'en ai pour garant la dernière conversation
+que j'ai eue avec lui, à Rome, deux ans, je crois,
+avant sa mort.</p>
+
+<p>Lorsqu'en 1852&mdash;je quittai la France, après
+avoir passé à peu près une année à Nervi,
+auprès de Gênes, je vins planter ma tente à
+Nice, ville alors italienne appartenant au Piémont.</p>
+
+<p>Je dus, à propos des <i>Guêpes</i>, dont je voulais
+continuer la publication, m'adresser à M. de
+Cavour, relativement à certaines formalités
+imposées par la loi aux étrangers.&mdash;Il s'agissait
+de prendre un Italien comme «gérant
+responsable».&mdash;J'écrivis au ministre pour
+demander d'être dispensé de cette fiction et
+de rester, comme je l'avais été toute ma vie,&mdash;seul
+et entièrement responsable de mes
+écrits.</p>
+
+<p>M. de Cavour me répondit:</p>
+
+<p>«<i>Dura lex, sed lex.</i>&mdash;Je comprends que
+cette loi vous choque, mais c'est la loi,&mdash;il
+n'y a pas moyen d'éviter le gérant;&mdash;le Roi,
+qui connaît vos <i>Guêpes</i>, m'ordonne de faire
+mettre son nom en tête de la liste de vos
+abonnés, et, comme ministre constitutionnel,
+gérant responsable moi-même, je vous prie
+<span class="pagenum"><a name="Page_287" id="Page_287">287</a></span>
+d'inscrire mon nom au-dessous de celui du
+roi.»</p>
+
+<p>On me trouva donc un certain Bonnavera
+qui consentait, pour un prix médiocre, à répondre
+de mes fautes, erreurs, sottises et
+crimes, et à payer, en mon lieu et place, les
+diverses peines et les supplices que je pourrais
+encourir.</p>
+
+<p>Je me résignai&mdash;et, par une dernière protestation,
+je refusai de connaître Bonnavera&mdash;et
+je ne l'ai jamais vu pendant plusieurs années
+qu'il joua ce rôle, c'est-à-dire jusqu'à la
+cession de Nice à la France.</p>
+
+<p>Un peu plus tard, le roi Victor-Emmanuel
+vint deux fois à Nice:&mdash;la première fois, je
+ne sais plus pourquoi; la seconde, pour rendre
+visite à l'impératrice de Russie, qui y passait
+l'hiver.</p>
+
+<p>Je demandai l'honneur de lui être présenté
+et j'eus le très grand plaisir de le voir plusieurs
+fois.&mdash;Sa conversation gaie, familière, sans
+apprêt, et, en même temps, sérieuse, nette et
+intelligente, rapprochée de ce que j'apprenais
+à son sujet me frappèrent par une ressemblance
+singulière avec notre Henri IV de
+France.</p>
+
+<p>Je me rappelle un détail:&mdash;Un jour, son
+maître d'hôtel vint dans mon jardin&mdash;je
+<span class="pagenum"><a name="Page_288" id="Page_288">288</a></span>
+m'étais alors fait jardinier&mdash;demander je ne
+sais quel légume ou quel assaisonnement peu
+ordinaire pour lesquels on dut avoir recours
+à moi;&mdash;je le fis jaser.</p>
+
+<p>&mdash;J'aime beaucoup mon maître, me dit-il,
+c'est le meilleur et le plus juste des hommes;
+cependant j'ai amassé de quoi assurer le macaroni
+pour mes vieux jours, et je ne tarderai
+pas à prendre ma retraite&mdash;pour un homme
+de mon métier, et qui n'y est pas le premier
+venu, il n'y a pas de plaisir à travailler pour
+Sa Majesté.</p>
+
+<p>»Voici ce qui m'arrive à chaque instant: Je
+fais mon dîner, je suis content de mon menu,
+j'espère des compliments,&mdash;je suis prêt à
+l'heure.&mdash;Mais le roi est parti pour la chasse
+dans la montagne; il rentre une heure, deux
+heures, trois heures plus tard.&mdash;Enfin, j'ai
+fait de mon mieux, j'ai tenu le dîner chaud, et,
+lorsque je viens annoncer que Sa Majesté est
+servie, il me répond: «J'ai dîné.»</p>
+
+<p>»Et savez-vous où et comment il a dîné, et ce
+qu'il appelle avoir dîné? Il est entré dans une
+cabane de berger, s'est fait donner une miche
+de pain de maïs ou un morceau de polenta, un
+peu de fromage de chèvre et un oignon cru,
+puis un ou deux verres de vin sauvage.</p>
+
+<p>Des trois talents que la chanson attribue à
+<span class="pagenum"><a name="Page_289" id="Page_289">289</a></span>
+Henry IV, je n'ai pas ouï dire que Victor-Emmanuel
+se piquât du premier,&mdash;pas plus,
+du reste, que Henry, qui se contentait si bien
+du «petit vin» d'Arbois, de son compère
+Rosny;&mdash;les deux autres: «aimer, battre»
+sont tout à fait constatés au compte de l'un et
+de l'autre, tous deux étaient braves, intrépides
+et «verts galants».</p>
+
+<p>Plus tard,&mdash;lors de la guerre contre l'Autriche,&mdash;à
+Solferino, Victor-Emmanuel combattit
+de sa personne avec tant d'ardeur avec
+les soldats français, que ceux-ci le proclamèrent
+«caporal des zouaves».</p>
+
+<p>J'écrivis à M. de Cavour:</p>
+
+<p>»Votre roi a la sagesse de vous écouter un
+peu à l'occasion.&mdash;Je voudrais bien lui faire
+entendre ceci:</p>
+
+<p>»Il est beau, il est juste&mdash;que les rois
+guerriers ou batailleurs, les généraux et autres
+chefs d'armée&mdash;montrent quelquefois que, à
+l'occasion, ils ne font pas meilleur marché de
+leur peau et de leur vie que de la peau et de la
+vie de leurs soldats.&mdash;Mais ce ne peut être
+qu'accidentellement; car un roi ou un général
+qui sabre ne vaut qu'un homme, et il a dans
+son armée un assez grand nombre d'hommes
+qui le valent par le courage, et valent mieux
+que lui pour la vigueur des coups de sabre.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_290" id="Page_290">290</a></span>
+»Comme général, par sa science, son sang-froid,
+sa décision, son génie,&mdash;il peut représenter
+et valoir plusieurs milliers d'hommes.»</p>
+
+<p>»Il est très beau que votre roi ait été, par
+les troupes françaises, proclamé <i>caporal des
+zouaves</i>, mais il n'a aucun intérêt à devenir
+sergent.»</p>
+
+<p>M. de Cavour me répondit:</p>
+
+<p>«J'ai lu votre lettre au roi.» D'abord il a
+ri, puis il a dit: «Au fond, il a raison.» Et il
+m'a ordonné de vous envoyer la croix des
+Saints Maurice et Lazare.</p>
+
+<p>Certes, je ne suis pas grand chasseur de
+croix.&mdash;J'ai passé douze à quinze ans à Nice,
+où les souverains, rois, empereurs, etc., en
+distribuent en partant&mdash;comme les bourgeois
+distribuent des cartes P. P. C. pour
+prendre congé&mdash;et je n'en ai pas visé une
+seule.</p>
+
+<p>Je passe un peu plus des trois quarts de ma
+vie&mdash;au jardin et à la mer, en manches de
+chemise, ce qui me donnerait peu d'occasions
+de m'en orner.</p>
+
+<p>Mais ce présent de Victor-Emmanuel&mdash;me
+fit un vrai plaisir, comme tout ce qui me serait
+venu de lui. D'autre part, le ruban de cette
+décoration est vert, couleur qui s'associe si
+harmonieusement au ruban rouge de la croix
+<span class="pagenum"><a name="Page_291" id="Page_291">291</a></span>
+de France;&mdash;et je ne cache pas mon faible
+pour l'harmonie des couleurs.</p>
+
+<p>Je ne revis le roi Victor-Emmanuel que
+longtemps après.&mdash;La France avait subi l'humiliation
+et les désastres de la guerre d'Allemagne,&mdash;dus
+pour la première moitié à Napoléon
+III et à Ollivier, et pour la seconde moitié
+à Gambetta, à Freycinet et à la horde des avocats
+à la suite.</p>
+
+<p>Je me trouvais à Rome, et, apprenant que le
+roi y était, je lui écrivis, pour lui demander la
+permission de lui présenter mes respects.&mdash;Je
+connaissais un peu, pour l'avoir vu à Nice,
+l'officier qui m'apporta l'invitation de me
+présenter au Quirinal,&mdash;et il me dit:</p>
+
+<p>&mdash;Avez-vous un habit?</p>
+
+<p>Or il y a plus d'un demi-siècle que j'ai cherché
+et trouvé le costume simple, commode, qui
+convient le mieux à mes habitudes d'exercices
+un peu violents, à ma stature, à ma forme,
+peut-être à ma physionomie, peut-être aussi
+au peu d'argent que je comptais et pouvais y
+mettre.&mdash;Ce choix fait, je n'ai pas plus changé
+que l'oiseau ne change son plumage, pas plus
+que le chien ou le cheval ne change sa peau;&mdash;depuis
+cinquante ans, je me suis trouvé
+deux ou trois fois à la mode, mais c'est la
+mode qui a changé.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_292" id="Page_292">292</a></span>
+Je ne me préoccupai donc pas de l'avertissement
+bienveillant que me donnait l'officier et,
+le lendemain, en abordant le roi, je lui dis
+qu'on m'avait presque détourné de le voir,
+parce que je n'avais pas d'habit.</p>
+
+<p>&mdash;Heureusement, me dit-il en riant, que
+nous nous connaissions depuis longtemps et
+que vous n'avez pas tenu compte de ces sottises.&mdash;Si
+vous restez quelque temps à Rome,
+si vous revenez me voir, et s'il fait chaud
+comme aujourd'hui, venez en manches de chemise.&mdash;Qu'avez-vous
+fait depuis que nous
+ne nous sommes vus?</p>
+
+<p>&mdash;Mais, Sire, j'ai fait comme Votre Majesté,
+j'ai continué mon métier; seulement vous
+avez eu plus d'avancement que moi: le caporal
+des zouaves est devenu roi d'Italie.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas toutefois sans peine, reprit-il,
+sans soucis, sans inquiétudes et sans travail;&mdash;il
+m'est arrivé plus d'une fois d'envier
+le sort d'un vrai caporal des zouaves. Et
+encore, j'ai eu d'heureuses chances; je n'étais
+pas aussi mal qu'on l'a cru avec le pape,
+qui aurait pu, s'il l'avait voulu, me créer de
+grandes difficultés: par exemple, s'il s'était
+avisé de fermer les églises, je ne sais comment
+je me serais tiré d'affaire avec les femmes.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, lui dis-je, Votre Majesté passe pour
+<span class="pagenum"><a name="Page_293" id="Page_293">293</a></span>
+avoir assez d'intelligence et d'accointances
+dans ce parti.</p>
+
+<p>&mdash;Vous parlez d'autrefois, répondit-il,&mdash;et,
+vous et moi, nous avons quinze ans de
+plus qu'alors. Mais parlons un peu sérieusement&mdash;je
+ne veux pas que vous croyiez&mdash;je
+ne veux pas que personne croie&mdash;que
+j'ai été ingrat, et que j'ai volontairement
+abandonné la France dans son malheur;
+c'est la faute de l'empereur Napoléon;&mdash;il
+avait été question entre nous de l'éventualité,
+de la possibilité de cette guerre&mdash;et je lui
+avais dit:</p>
+
+<p>&mdash;«En tous cas, faites en sorte que je sois
+averti trois mois d'avance; roi constitutionnel,
+je n'ai ni armée ni argent, il faut que je m'en
+fasse donner par ma Chambre des députés.»</p>
+
+<p>»Cela convenu, quel fut mon étonnement
+d'apprendre, par hasard, étant à la chasse
+dans la montagne, que la guerre était déclarée
+et commencée!</p>
+
+<p>»Mais, ajouta-t-il, après un silence, la
+France a la vie dure, elle ne tardera pas à se
+relever noblement.»</p>
+
+<p>Quand je pris congé du roi, il m'accompagna
+jusque dans la salle pleine d'officiers, qui précédait
+son cabinet, et, là, me tendant de nouveau
+la main, d'une voix ferme et sonore, il me dit:</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_294" id="Page_294">294</a></span>
+&mdash;«Français et Italiens, soyons toujours
+unis!»</p>
+
+<p>Ces paroles prononcées&mdash;avec intention
+devant un grand nombre de témoins, me frappèrent;&mdash;je
+les écrivis alors et les publiai;&mdash;et
+je me les rappelle aujourd'hui en pensant
+que le fils du glorieux fondateur du royaume
+d'Italie n'aurait certes pas l'approbation de
+son père.</p>
+
+<p>D'autre part,&mdash;je ne pense pas qu'un
+Français doive&mdash;et, conséquemment, puisse
+porter une décoration italienne, et j'ai détaché
+de la boutonnière de ma vareuse le ruban
+vert qui, depuis trente ans, y tenait, le plus
+souvent il est vrai dans une armoire,
+compagnie au ruban rouge de France.</p>
+
+<p class="p2">Ah çà!&mdash;Français, mes frères, est ce que ce
+peuple auquel on a permis si longtemps de se
+dire le peuple le plus spirituel de la terre,
+serait devenu le plus crédule, le plus jobard
+et le plus gobe-mouches?</p>
+
+<p>Est-ce que, sérieusement, on vous fait
+croire que vous êtes en république?</p>
+
+<p>La république!&mdash;mais laquelle? Ce n'est
+certes pas celle qui s'intitule «une et indivisible;»&mdash;de
+la pourpre du manteau royal déchiré
+en lambeaux, une douzaine et demie de
+<span class="pagenum"><a name="Page_295" id="Page_295">295</a></span>
+petites républiques se sont taillé des carmagnoles
+et sont plus divisées entre elles,
+plus ennemies, plus acharnées les unes contre
+les autres, qu'elles ne l'ont jamais été contre
+la royauté.&mdash;Nous avons la République,
+mère Gigogne ayant enfanté une famille de
+petites républicailles.</p>
+
+<p>Puis la République démocratique:&mdash;idem
+sociale;&mdash;idem opportuniste;&mdash;idem radicale;&mdash;idem
+possibiliste;&mdash;idem revisionniste;&mdash;idem
+intransigeante;&mdash;idem anarchiste;&mdash;idem
+nihiliste, etc., etc., etc., etc.</p>
+
+<p>Toutes d'accord en un seul point qui a été
+trahi et dénoncé par la digne moitié d'un de
+nos maîtres du jour:</p>
+
+<p>«A présent, c'est nous qu'est les princesses,
+c'est nous qu'est les rois.»</p>
+
+<p>Jamais vous n'avez été si loin de la République
+qu'aujourd'hui.&mdash;Jamais vous n'en avez
+été si près que sous trois rois;&mdash;Henri IV,
+Louis XVI et Louis-Philippe;&mdash;de ces trois
+rois, deux ont été assassinés et le troisième
+chassé, après sept tentatives d'assassinat.</p>
+
+<p>Voyons celle des républiques qui est au
+pouvoir aujourd'hui, elle se compose mi-parti
+de radicaux, mi-parti d'opportunistes, unis
+provisoirement contre le boulangisme, sauf à
+se séparer et à se battre plus tard.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_296" id="Page_296">296</a></span>
+Savez-vous combien il y a d'indigents dans la
+ville de Paris?</p>
+
+<p>Il y a, à Paris,&mdash;selon les statistiques établies
+il y a quarante ans,&mdash;un indigent légal,
+c'est-à-dire «assisté», sur douze habitants.</p>
+
+<p>Et les statistiques ne tiennent pas compte
+de la misère honteuse, dissimulée, qui lutte et
+attend la mort sans rien dire.</p>
+
+<p>Cette misère a-t-elle diminué depuis l'établissement
+de la soi-disant République?</p>
+
+<p>Il serait facile de prouver le contraire:&mdash;les
+grèves interrompant le travail, l'enchérissement
+des denrées,&mdash;des habitudes de luxe
+relatif,&mdash;le «pain quotidien», se composent
+de beaucoup plus d'éléments qu'autrefois,
+la multiplicité des cabarets, des brasseries,
+des cafés, etc, une foule de besoins nouveaux
+et factices, etc.</p>
+
+<p>Eh bien, dans cette ville qui renferme un
+indigent sur douze habitants,&mdash;voici les festins
+que la République, que le conseil municipal
+de Paris se donne avec six cents de ses partisans:</p>
+
+<p class="center">POTAGE</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i1">Crème d'écrevisses Saint-Germain</p>
+<p>Rissoles Lucullus&mdash;Tartelettes Conti</p>
+<p class="i3">Saumon sauce Indienne</p>
+<p class="i3">Turbot sauce Normande</p>
+<div><span class="pagenum"><a name="Page_297" id="Page_297">297</a></span></div>
+<p class="i1">Quartier de Marcassin Moscovite</p>
+<p class="i3">Poulardes Périgourdines</p>
+<p class="i4">Homards Bordelaise</p>
+<p class="i2">Chauds-froids de Becfigues</p>
+<p class="i3">Granités fine Champagne</p>
+<p class="i4">Spooms au Cliquot</p>
+<p class="i1">Paons truffés&mdash;Rocher de foie gras</p>
+<p class="i5">Salade Russe</p>
+<p class="i2">Asperges sauce Mousseline</p>
+<p class="i2">Glace Eiffel&mdash;Glace Centenaire</p>
+<p class="i5">Gaufrettes</p>
+<p>Gâteau Millefeuilles&mdash;Gâteau Napolitain</p>
+<p class="i5">Dessert</p>
+</div></div>
+
+<p class="center">VINS</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i2">Madère 1858 retour de l'Inde</p>
+<p class="i3">Grand Montrachez 1877</p>
+<p class="i2">Saint-Nicolas Bourgueil 1884</p>
+<p>Smith Haut-Laffitte 1875&mdash;Chambertin 1877</p>
+<p class="i3">Château-Yquem 1875</p>
+<p class="i1">Veuve Cliquot&mdash;Georges Goulet 1884</p>
+<p class="i3">Fine Champagne 1842</p>
+<p class="i4">Café&mdash;Liqueurs</p>
+</div></div>
+
+<p>Le service fait par quatre-vingts maîtres
+d'hôtel&mdash;aidés du personnel secondaire d'à
+peu près autant de personnes.</p>
+
+<p>Chacun des six cents convives avait devant
+lui cinq verres de couleurs différentes.</p>
+
+<p>Des noces de Gamache.</p>
+
+<p>Et, ce soir-là, combien de malheureux, combien
+de femmes, d'enfants se sont couchés
+sans souper.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_298" id="Page_298">298</a></span>
+Voyons, le nouveau président de la République,&mdash;c'est,
+dit-on, un honnête homme,
+mais on dit aussi qu'il n'est que cela;&mdash;il ne
+met pas, comme son prédécesseur, dans sa
+poche, la grosse liste civile qui lui est allouée,&mdash;il
+dépense l'argent qu'il reçoit,&mdash;il s'est
+fait faire pour l'Exposition un très beau landau
+neuf, attelé de deux chevaux de prix. Ah!
+le beau landau! ah! les beaux chevaux! Ça
+a dû coûter cher.</p>
+
+<p>Les journaux publient les toilettes de madame
+la présidente:&mdash;aujourd'hui, le rose tendre, le
+blanc, le bleu pâle,&mdash;un tricolore discret,&mdash;une
+aigrette de diamants, et, un autre jour,&mdash;et,
+d'autres jours encore, d'autres et de nouvelles
+parures.</p>
+
+<p>C'est très bien;&mdash;mais n'était-on pas plus
+près de la République quand Henri IV écrivait
+à Sully:</p>
+
+<p>«Mon ami, j'irai ce soir dîner chez vous à
+l'Arsenal.&mdash;Tâchez d'avoir du poisson,&mdash;nous
+boirons une ou deux bouteilles de votre
+petit vin d'Arbois.»</p>
+
+<p>Louis-Philippe se promenant dans les rues
+de Paris avec son chapeau gris sur la tête&mdash;et
+son parapluie à la main,&mdash;n'avait-il pas l'air
+plus républicain que M. Carnot dans son beau
+landau?</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_299" id="Page_299">299</a></span>
+Jamais les journaux ne rendaient compte
+des toilettes de la reine Amélie ni des parures
+de ses filles et de ses brus,&mdash;on ne les voyait
+jamais dehors. Autour de la reine, elles travaillaient
+pour les enfants pauvres,&mdash;elles se
+conformaient modestement à la célèbre épitaphe
+d'une matrone romaine.</p>
+
+<p>Elle vécut chaste, restant dans sa maison et
+filant de la laine.</p>
+
+<p class="poem"><i>Gasta vixit, domun servivit, lanam fecit.</i></p>
+
+<p>Quand la femme que j'ai citée disait: «C'est
+nous, aujourd'hui, qu'est les principes!» ce
+n'est pas ces principes-là qu'elle voulait, qu'elle
+espérait imiter.</p>
+
+<p>Mais, si la République veut de la magnificence,
+elle doit regretter Louis XIV, qui se
+montrait avec dix millions de pierreries sur
+son habit.</p>
+
+<p>La «maison militaire», que le roi Louis XVI
+avait supprimée par économie, a été rétablie
+par M. Carnot et pour l'avocat Grévy.</p>
+
+<p>Et M. Yves Guyot est reçu dans les villes au
+bruit du canon.</p>
+
+<p>C'est nous qu'est les rois.</p>
+
+<p>Qui pourrait dire en France qu'il est plus
+heureux depuis que nous sommes censés en
+République,&mdash;excepté les quelques centaines
+<span class="pagenum"><a name="Page_300" id="Page_300">300</a></span>
+de naufrageurs qui ont partagé les épaves&mdash;et
+qui n'oseraient pas, ceux-là, prétendre
+qu'ils ne sont pas heureux des désastres de la
+patrie; car, sans la tempête qui a troublé et
+agité les profondeurs, la vase et la fange n'auraient
+pu monter à la surface sous forme d'écume.</p>
+
+<p class="p4"><span class="pagenum"><a name="Page_301" id="Page_301">301</a></span></p>
+
+<h2>UNE PROPHÉTIE</h2>
+
+<p class="p2">J'ai lu dernièrement, dans un journal,&mdash;je
+crois bien que c'est dans la <i>Grande Revue&mdash;Paris
+et Saint-Pétersbourg</i>,&mdash;que quelques
+critiques m'accusent de me répéter quelquefois,&mdash;et
+le journal me défendait très gracieusement.</p>
+
+<p>Si vous le permettez, nous allons un peu
+causer.&mdash;Je commencerai, comme font les
+criminels pour se concilier l'indulgence du
+juge d'instruction et du tribunal, comme on
+dit au Palais et dans les journaux judiciaires:&mdash;«J'entrerai
+d'abord dans la voie des
+aveux;» puis j'essayerai de plaider ma cause et
+d'obtenir au moins les «circonstances atténuantes.»</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_302" id="Page_302">302</a></span>
+Je me répète quelquefois, tantôt sans m'en
+apercevoir, tantôt avec préméditation.&mdash;Voilà
+quant aux aveux.</p>
+
+<p>J'ai eu pour ami un juge d'instruction. Un
+jour que j'avais voulu assister à l'interrogatoire
+qu'il faisait subir à un accusé qui s'embrouilla
+ou qu'il embrouilla assez vite, je lui
+fis cette question: «Ne seriez-vous pas bien
+embarrassé si l'accusé ne vous répondait absolument
+rien et, à vos questions plus ou moins
+captieuses, gardait un silence obstiné?&mdash;Plus
+embarrassé, me dit-il, que vous ne sauriez le
+supposer; mais cela n'est jamais arrivé ni à
+moi ni à aucun de mes confrères; quelques
+accusés essayent de ne pas parler, mais ça ne
+dure pas longtemps. Peut-être suis-je comme
+eux et aurais-je mieux fait de laisser passer
+l'accusation sans rien dire; parmi les lecteurs
+bienveillants, quelques-uns ne s'en seraient
+pas aperçus ou y attacheraient peu d'importance;
+quant aux autres, tout ce que je dirais
+ne convaincrait pas ceux qui ne veulent pas
+être convaincus.&mdash;Mais, puisque j'ai commencé,
+continuons.</p>
+
+<p>Je voudrais qu'on me montrât un homme,
+parleur ou écrivain, qui, ayant raconté des
+histoires et des contes pendant plus de
+soixante ans, oserait affirmer qu'il ne lui est
+<span class="pagenum"><a name="Page_303" id="Page_303">303</a></span>
+jamais arrivé de raconter deux fois le même
+conte ou la même histoire.</p>
+
+<p>Je me rappelle en ce moment un journaliste
+qui eut, sous la Restauration, une célébrité
+incontestée alors, bien vite oublié depuis,&mdash;il
+s'appelait Châtelain.&mdash;Il disait un jour:
+«Voilà vingt ans que je fais tous les matins,
+dans mon journal, le même article avec le
+même succès.»</p>
+
+<p>Ce n'est pas ma faute si des gens auxquels
+j'ai déclaré la guerre n'ont pas plus varié,
+les uns leurs coquineries, les autres leur bêtise.</p>
+
+<p>Si un tire-laine, d'une main, me vole ma
+bourse, je crie au voleur! Si de l'autre main,
+il me prend ma montre, que voulez-vous que
+je crie?&mdash; Je crie encore au voleur! n'est-ce
+pas? et, excepté le voleur, personne ne songera
+à m'en blâmer.</p>
+
+<p>Si le feu est à la maison, on crie au feu! et
+on crie au feu jusqu'à ce que les secours arrivent,
+sans se préoccuper de chercher des
+synonymes et de varier ses cris.</p>
+
+<p>Il me revient à la mémoire un exemple de
+«répétition» qui, d'après une légende conservée
+à la Sorbonne, fit obtenir un prix de vers
+latins à l'élève qui s'en avisa.</p>
+
+<p>Le sujet proposé était la description d'un
+<span class="pagenum"><a name="Page_304" id="Page_304">304</a></span>
+incendie, et dans cette description il avait
+écrit ce vers:</p>
+
+<p class="poem"><i>Undam, undam, undam, accurite cives!</i></p>
+
+<p>que j'ai traduit assez bien, mais pas tout à fait
+bien, par ce vers français:</p>
+
+<p class="poem"><i>De l'eau! de l'eau! de l'eau! citoyens, accourez!</i></p>
+
+<p>Je dis assez bien&mdash;parce que ce qui fut remarqué
+dans ce vers, c'était l'harmonie imitative&mdash;qui
+était alors très à la mode.&mdash;Il
+semblait, en lisant ce vers, entendre le son
+monotone et sinistre des cloches et du tocsin.</p>
+
+<p>Si ce son est reproduit par cette répétition:</p>
+
+<p class="poem"><i>De l'eau! de l'eau! de l'eau!</i></p>
+
+<p>il l'est bien mieux encore par le latin si on
+pratique, en le lisant, les élisions exigées
+pour la mesure du vers:</p>
+
+<p class="poem"><i>Und! und! und!&mdash;accurite, cives</i></p>
+
+<p>autant que dans le vers célèbre:</p>
+
+<p class="poem"><i>Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes?</i></p>
+
+<p>Une des plus vives et des plus complètes
+jouissances qui soient permises à l'esprit humain&mdash;est
+d'abord de découvrir une vérité.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_305" id="Page_305">305</a></span>
+Puis ensuite de trouver, pour exprimer
+cette vérité, une formule nette, concise, disant
+tout, sans un seul mot de trop, formant une
+image qui frappe l'imagination, s'imprime,
+s'incruste dans la mémoire.</p>
+
+<p>C'est un travail qui ressemble à celui d'un
+naturaliste conchyliologiste qui a trouvé dans
+la mer une coquille dont il ne fait qu'entrevoir
+ou deviner la beauté, enveloppée qu'elle
+est par la vase durcie&mdash;qu'on appelle le
+«drap marin». Au moyen de certains acides
+et d'une patience obstinée, il arrive à la nettoyer,
+à la débarrasser du «drap marin», à la
+«décaper», et alors il lui est permis de la
+contempler dans tout son éclat.</p>
+
+<p>Cette jouissance extrême, il m'a été donné
+de l'éprouver trois ou quatre fois dans ma vie,&mdash;et
+de trouver des formules qui ont été acceptées
+comme aphorismes, axiomes&mdash;et
+mêmes proverbes;&mdash;ce qui n'arrive que lorsque
+l'auteur a disparu, lorsque la chose est
+tombée dans le «domaine public», que chacun
+en prend possession et s'en sert comme
+d'une chose à lui.</p>
+
+<p>Comme sur certains points j'ai résumé, condensé,
+parfois, un travail assez long, et exprimé
+en quelques mots ce qu'il serait facile de délayer
+en vingt pages, je considère le sujet
+<span class="pagenum"><a name="Page_306" id="Page_306">306</a></span>
+comme suffisamment étudié; d'autres peut-être
+feraient mieux, mais pas moi.&mdash;J'ai dit
+tout ce que [je] sais, et, lorsque se représentent
+de nouveau le mensonge, l'erreur ou la bêtise
+que j'ai voulu combattre, je reproduis sans
+scrupule ma réponse déjà faite aux mensonges,
+erreurs ou bêtises déjà combattus.</p>
+
+<p>J'ai ma poudrière et mon sac à plomb garnis,
+et je ne me crois pas obligé, pour chaque coup
+de fusil, de fabriquer de nouvelle poudre et
+de fondre de nouvelles balles.</p>
+
+<p>Quand un bûcheron veut abattre un arbre,
+il donne de nouveaux coups précisément dans
+l'entaille que sa hache a faite au premier
+coup.</p>
+
+<p>Quand le marin veut atteindre, accoster
+telle île ou telle embarcation, il donne des
+coups d'aviron répétés,&mdash;égaux, mesurés,
+cadencés, et d'autant plus puissants qu'ils sont
+toujours les mêmes.</p>
+
+<p>J'ai, depuis longtemps, des principes fixes,
+des idées arrêtées sur les hommes et sur les
+choses, moins variés qu'on ne croit, formant
+un cercle, tournant en rond et se reproduisant
+les uns après les autres.&mdash;J'appelle par son
+nom chaque homme, chaque mensonge, chaque
+bévue, chaque infamie, à mesure que chacun
+ou chacune repasse.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_307" id="Page_307">307</a></span>
+Certes, il me serait plus facile de varier
+mes formules si j'avais un certain nombre de
+fois modifié mes principes, mes opinions, mes
+jugements.</p>
+
+<p>On vient de discuter, pour la vingtième fois,
+plusieurs questions à la Chambre des députés.&mdash;Eh
+bien, ces questions, je les ai laborieusement
+étudiées, je me suis formé des sentiments
+qui n'ont pas changé et ne changeront
+pas.</p>
+
+<p>Sur la question des vagabonds, par exemple,
+et des mendiants, je ne puis que répéter ce
+que j'ai dit plus d'une fois: Il faut distinguer le
+«pauvre» par vieillesse, par maladie, par
+manque de travail,&mdash;le pauvre de situation,&mdash;du
+pauvre de profession, qui, dans la mendicité,
+a trouvé des ressources plus fortes que
+ne pourrait lui en donner le travail.&mdash;Ces
+pauvres de profession sont les parasites des
+vrais pauvres; par leur effronterie, par leurs
+importunités opiniâtres, ils interceptent la
+charité et l'empêchent d'arriver aux vrais
+pauvres.&mdash;Ces pauvres de profession, ces
+mendiants audacieux, ces vagabonds sont les
+voleurs et les assassins de demain.</p>
+
+<p>Eh bien, que chaque commune garde ses
+pauvres;&mdash;elle saura ceux qui ne <i>peuvent</i>
+<span class="pagenum"><a name="Page_308" id="Page_308">308</a></span>
+<i>pas</i> travailler et gagner leur vie, par la vieillesse,
+par l'infirmité, par la maladie,&mdash;par
+le manque d'ouvrage;&mdash;elle verra si cette situation
+cesse et quand elle cessera,&mdash;si la
+commune est pauvre elle-même, elle sera soutenue
+par le département.</p>
+
+<p class="p2">Il vient de se faire une campagne contre le
+Laboratoire de Paris, qui ne réprime qu'une
+partie des fraudes des marchands de vins;&mdash;je
+ne sais si l'administration du directeur a
+été parfaitement correcte, mais les attaques
+visaient l'institution, et non pas lui; les marchands
+de vins, qui sont aujourd'hui un des
+pouvoirs de l'Etat, voulant détruire une surveillance
+incommode qui les gêne dans une
+industrie qui consiste à voler et à empoisonner
+les populations,&mdash;il faut pourtant, puisque
+cette question se représente, que je répète ce
+que j'ai déjà dit tant de fois.</p>
+
+<p>Si l'acheteur glissait au marchand de vins
+de fausses pièces de cent sous, il serait arrêté,
+emprisonné, frappé de grosses amendes comme
+voleur,&mdash;peut-être mis aux travaux forcés
+comme faux monnayeur.</p>
+
+<p>Si le chaland mettait dans la marmite de
+l'épicier ou du marchand de vins de l'arsenic
+ou tout autre substance toxique, il serait arrêté
+<span class="pagenum"><a name="Page_309" id="Page_309">309</a></span>
+et jugé comme empoisonneur, et subirait les
+peines édictées par la loi.</p>
+
+<p>Eh bien, le marchand de vins et l'épicier qui
+volent et empoisonnent l'acheteur font juste ce
+que ferait l'acheteur qui volerait ou empoisonnerait
+l'épicier et le marchand de vins.
+Pourquoi des synonymes atténuants et doucereux?
+pourquoi vente à faux poids, sophistication,
+etc.,&mdash;pourquoi ne sont-ils pas
+également punis des mêmes peines?</p>
+
+<p class="p2">M. Pelletan, député, en pleine Assemblée,
+vient de faire le panégyrique des féroces assassins
+de l'ingénieur Watrin, de Decazeville, et
+d'insulter à la mémoire de la victime, prétendant
+qu'il fallait amnistier ces pauvres assassins
+et ne pas les exaspérer. «Les amnistier,
+s'est écrié un autre député, M. de Lanjuinais;
+que MM. les assassins commencent!»</p>
+
+<p>Cette fois, ce n'est pas moi qui me suis répété.</p>
+
+<p>Je vois entre parenthèses. (<i>Rires</i>); c'était
+cependant ce qui s'était dit de plus raisonnable
+et de plus sérieux dans cette scandaleuse réunion.</p>
+
+<p>Eh bien, supposons que la chose et l'homme
+en valussent la peine, que je cherche et probablement
+trouve un mot, un terme, une formule
+<span class="pagenum"><a name="Page_310" id="Page_310">310</a></span>
+qui exprimerait combien a été odieux,
+absurde, criminel et bête le discours de
+M. Pelletan. Supposons qu'un de ces jours, il
+recommence, en vue d'une ignoble popularité,
+à proférer des élucubrations ou des discours
+analogues, je n'hésiterai pas répéter le terme
+dont je me serais servi si, du premier coup, il
+avait suffisamment exprimé ma pensée.</p>
+
+<p>A ce propos, lors de l'horrible catastrophe
+de Saint-Étienne, deux ingénieurs se sont fait
+intrépidement descendre dans le puits et en
+ont été retirés plus d'à moitié morts.</p>
+
+<p>M. Basly, l'ex-cabaretier,&mdash;s'est écrié tout
+de suite que c'était la faute des patrons et des
+ingénieurs.&mdash;On ne dit pas quelle part de ses
+vingt-cinq francs il a donné pour les familles
+des victimes;&mdash;les ministres Guyot et Constans
+se sont portés sur les lieux et, lâchement,
+n'ont pas oser décorer les deux ingénieurs.&mdash;Quant
+aux ouvriers, ce n'est pas ces deux
+hommes qui se sont si intrépidement, si noblement
+dévoués pour les secourir,&mdash;qu'ils aimeront,
+qu'ils écouteront, auxquels, le cas
+échéant, ils donneront leurs voix pour les représenter
+à la Chambre: ce sera à M. Basly.&mdash;Eh
+bien, quand j'aurai dit une fois que M. Basly,
+l'ex-cabaretier, l'entrepreneur, l'impresario
+de grèves et d'émeutes est un animal dangereux,
+<span class="pagenum"><a name="Page_311" id="Page_311">311</a></span>
+une bête puante et enragée, surtout pour
+le malheur des ouvriers!&mdash;chaque fois que
+reparaîtra M. Basly, je répéterai que M. Basly
+est un animal dangereux et une bête puante
+et enragée, qu'il serait juste et salutaire de
+jeter au fond d'un puits, en plein grisou, avec
+autant de calme que le «divin» Homère répète
+et donne sans cesse à Achille le nom d'Achille
+aux pieds légers &#960;&#959;&#948;&#945;&#962; &#959;&#967;&#965;&#962;
+[podas ochus]&mdash;et Agamemnon
+celui de roi des hommes &#945;&#957;&#945;&#958; &#945;&#957;&#948;&#961;&#969;&#957;
+[anax andrôn].</p>
+
+<p>Pour finir sur ce point, j'adresse mes remerciements
+à ceux qui ont remarqué mes répétitions;
+car c'est une preuve qu'ils m'ont lu au
+moins pendant deux fois.</p>
+
+<p>Quand le procès Boulanger sera fini,&mdash;s'il
+est destiné à finir, il y en a un autre tout prêt&mdash;qui
+demandera moins de temps et moins de
+peine à la commission et aux magistrats
+chargés de l'instruction.</p>
+
+<p>C'est celui de M. Constans, aujourd'hui ministre
+de l'intérieur.</p>
+
+<p>Lorsque Verrès revint de Sicile chargé de
+dépouilles, on ne le fit pas consul. Cicéron dévoila
+ses forfaitures, ses concussions, ses
+pillages, ses crimes de tous genres, et il dut
+disparaître.</p>
+
+<p>M. Constans, qui, il n'est plus permis d'en
+douter, depuis qu'on a publié le rapport de Richaud,
+<span class="pagenum"><a name="Page_312" id="Page_312">312</a></span>
+a joué au Tonkin le petit Verrès; pour
+prix de ses déprédations, de ses exactions, a
+été choisi pour ministre par M. Carnot.</p>
+
+<p>Le procès doit être fait non seulement à
+M. Constans, mais aussi à ses collègues, qui
+connaissaient les rapports du malheureux Richaud;&mdash;et
+à M. Carnot, qui n'ignorait pas
+les bruits qui couraient et qui sont tellement
+confirmés aujourd'hui, que l'opinion publique,
+exaspérée, commence à émettre des doutes sur
+le choléra qui aurait frappé Richaud, à la
+mort duquel M. Constans avait tant d'intérêt.&mdash;Je
+ne répète ce bruit que «sous toutes réserves»,
+comme disent les journaux.</p>
+
+<p>M. Carnot est «honnête»; mais cela ne suffit
+pas, il faut qu'il ne s'entoure que d'honnêtes
+gens;&mdash;sans cela, il manque essentiellement
+à son devoir.&mdash;Cadet Roussel (ça, c'est
+encore une chose que j'ai déjà dite et que je
+répète), Cadet Roussel était bon enfant, mais
+on n'avait pas songé à en faire le chef d'une
+grande nation, le président de la République
+française.</p>
+
+<p>Comment M. Carnot a-t-il pu choisir d'abord
+et conserver ensuite un homme comme
+M. Constans, dont on peut dire avec vérité:</p>
+
+<p>Ce qu'il y a de plus propre dans sa vie, c'est
+d'avoir été vidangeur.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_313" id="Page_313">313</a></span>
+Ce n'était pas au moment où on appelait et
+attirait le monde entier à Paris par les splendeurs
+de l'Exposition qu'il fallait lui présenter
+un pareil ministère, comme spécimen de ce que
+peut produire la France en honnêtes gens et
+en hommes d'État.</p>
+
+<p>Puisque que je suis «entré dans la voie des
+aveux», il n'en coûtera pas davantage à mes
+lecteurs, à mes juges, de me pardonner une
+infraction de plus.</p>
+
+<p>Je vais me «répéter», reproduire quelques
+courts passages d'un livre que j'ai publié il y
+a une vingtaine années et qui a pour titre:
+<span class="smcap">On demande un tyran</span>.</p>
+
+<p>Ce livre contient des prédictions dont la plus
+grande partie ne s'est déjà que trop réalisée.</p>
+
+<p>«On proclamait l'amnistie, et on allait en
+grande pompe recevoir aux frontières et dans
+les ports tous les citoyens, tous les «martyrs»;&mdash;ils
+«rentraient dans leurs droits», et
+étaient non seulement électeurs, mais candidats
+acclamés plutôt qu'élus. M. Gambetta
+n'était nommé qu'à une faible majorité.&mdash;On
+voyait pêle-mêle entrer à la députation,
+d'abord tous les condamnés, déportés, etc.,
+puis les plus compromis des «socialistes»,
+puis tous les piliers d'estaminet, les orateurs
+de taverne, les forts au billard, etc.»</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_314" id="Page_314">314</a></span>
+On redémolissait la maison de M. Thiers,
+on supprimait <i>le Rappel</i>,&mdash;on donnait des
+avertissements à <i>la République française</i>, le
+<i>Journal officiel</i> s'appelait <i>la Carmagnole</i>, on
+élevait des statues aux martyrs de la Commune,
+assassinés par les Versaillais,&mdash;la propriété
+étant décidément le vol, on faisait
+rendre gorge aux propriétaires.</p>
+
+<p>Mais bientôt ce ministère était déclaré
+traître et l'Assemblée réactionnaire:&mdash;nouvelle
+dissolution,&mdash;nouvelles élections,&mdash;avènement
+d'une nouvelle couche sociale.</p>
+
+<p>Entrent alors à l'Assemblée, les souteneurs
+de filles, les marchands de chaînes de sûreté,&mdash;les
+croupiers des trois cartes,&mdash;les <i>victimes</i>
+de la police correctionnelle et les <i>martyrs</i> de
+la cour d'assises.</p>
+
+<p>Le ministère se compose de <i>Polyte</i>, de
+<i>Gugusse</i> et d'un fils naturel de <i>Troppmann</i>;&mdash;on
+déclare <i>Ça ira</i> l'air national,&mdash;mais ce
+gouvernement est bientôt à son tour traité
+de réactionnaire, <i>Polyte</i>, <i>Gugusse</i> et <i>Troppmann
+fils</i> se trouvent bien au pouvoir, s'y défendent
+par la force et se déclarent triumvirs.</p>
+
+<p>Alors,&mdash;de mon rêve,&mdash;je ne me rappelle
+qu'une confusion de gâchis, de boue et de sang,
+des fuites, des exils, des pillages, des incendies,
+des pendaisons, des têtes coupées.
+<span class="pagenum"><a name="Page_315" id="Page_315">315</a></span></p>
+
+<p>Puis je vis les murs de Paris couverts d'affiches:</p>
+
+<p class="center">ON DEMANDE UN TYRAN</p>
+
+<p>et il se trouve qu'un tyran régnait sur la
+France; venait-il d'en haut, venait-il d'en bas?
+Je l'ignore, les rêves sont parfois aussi incohérents,
+aussi invraisemblables que la vie.</p>
+
+<p>Toujours est-il que celui-ci régnait,&mdash;qu'on
+lui obéissait...</p>
+
+<p>Voici le discours qu'il avait prononcé le
+premier jour de sa prise de possession:</p>
+
+<p>«Tas de coquins d'un côté, tas d'imbéciles
+et de jobards de l'autre.</p>
+
+<p>»Trois fois vous avez fait semblant de vous
+mettre en république;&mdash;pour cette troisième
+fois, comme pour les deux autres, alliés et disciplinés
+pour l'attaque, pour les surprises,
+en y ajoutant l'assassinat, le vol et l'incendie...</p>
+
+<p>»Vous vous séparez, vous vous quittez, vous
+vous «engueulez», vous vous menacez au moment
+de la curée.</p>
+
+<p>»Puis, d'excès en excès, de sottises en sottises,
+d'abus en crimes, vous avez inspiré à
+tous les honnêtes gens la terreur, le dégoût
+et l'horreur de la République, dont vous vous
+dites les apôtres, et vous l'avez tuée pour la
+troisième fois.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_316" id="Page_316">316</a></span>
+»Tas de coquins, tas d'imbéciles et de
+jobards.</p>
+
+<p>»La liberté!</p>
+
+<p>»Ah! mes gaillards, c'est un nom que vous
+avez sottement donné au changement de despotisme.</p>
+
+<p>»La liberté! c'est un vin trop pur et trop
+généreux pour vos pauvres têtes:&mdash;vous
+naissez gais, à moitié ivres, il n'en faut pas
+beaucoup pour vous achever.</p>
+
+<p>»La liberté! c'est le pain des forts, des
+justes et des vertueux. A bas les pattes!&mdash;à bas
+les gueules!</p>
+
+<p>»La liberté,&mdash;la sainte liberté,&mdash;vous ne
+la connaissez seulement pas;&mdash;vous ne vous
+croyez libres que quand vous êtes oppresseurs.</p>
+
+<p>»Résignez-vous à m'obéir; n'essayez pas de
+résistance, vous savez bien que vous n'êtes
+pas braves;&mdash;vous savez bien que vous avez
+laissé ou plutôt fait tuer en les abandonnant
+le très petit nombre de républicains et le
+nombre plus grand de dupes, derrière lesquels
+vous vous abritiez...</p>
+
+<p>»La France s'est dégoûtée de son bonheur,&mdash;la
+mode d'être heureux a cessé à la suite
+d'une maladie.</p>
+
+<p>»Cette maladie vient de trop parler et de
+trop écouter parler.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_317" id="Page_317">317</a></span>
+Pour sauver le pays d'une ruine complète,&mdash;il
+est nécessaire d'appliquer une malédiction
+énergique, et, me conformant à l'exemple
+d'un autre tyran, mon prédécesseur chez les
+Grecs: «Il condamne Sparte à servir, Athènes
+à se taire.»</p>
+
+<p class="poem"><i>Lacedæmon servire jubet, Athenas tacere.</i></p>
+
+<p>»J'ordonne un silence complet pendant un an;
+pendant cette année, chacun remettra dans
+son esprit un certain ordre logique qui consiste
+à penser avant de parler,&mdash;ordre qui
+s'était misérablement interverti:&mdash;le Français
+s'était accoutumé à lire, tous les matins, dans
+les journaux, ses opinions et ses pensées toutes
+faites pour la journée, comme son pain tout
+cuit;&mdash;son esprit, faute d'exercice, est devenu
+paresseux, puis s'est ankilosé et atrophié...</p>
+
+<p>»Au bout d'un an de ce règne du silence,
+nous verrons s'il convient de le modifier ou
+de le prolonger.</p>
+
+<p>»Tas de coquins d'un côté,&mdash;d'imbéciles et
+de jobards de l'autre.»</p>
+
+<p class="p2">Ainsi, je prophétisais, il y a vingt ans;&mdash;mais
+alors&mdash;je n'osais prédire ce qui allait
+<span class="pagenum"><a name="Page_318" id="Page_318">318</a></span>
+arriver et le point où nous sommes aujourd'hui
+que sous la forme d'un rêve.</p>
+
+<p>Et voilà que nous y sommes.</p>
+
+<p class="p2">Il vient de mourir à Versailles une femme
+pour laquelle je professais, depuis un demi
+siècle, et je professe encore au delà de la
+tombe, une profonde et respectueuse affection.</p>
+
+<p>C'est la duchesse d'Elchingen.</p>
+
+<p>Je me suis demandé pourquoi la perte des
+gens que j'aime me cause aujourd'hui un chagrin
+plus calme, moins poignant qu'autrefois;
+serait-ce que mes sensations sont devenues
+plus obtuses et que je suis un peu mort moi-même??
+Non,&mdash;c'est que, dans la première
+moitié de la vie, alors qu'on peut espérer ou
+craindre encore de nombreux jours, la mort
+des gens aimés vous inflige une longue séparation,&mdash;tandis
+qu'à l'âge que j'ai aujourd'hui,
+on se sent plus près des morts que des vivants;
+que, d'ailleurs, nous voyons la mort de près, la
+regardons bien en face, voyons, comme des
+fantômes, se dissiper les mystérieuses terreurs&mdash;et
+sommes convaincus qu'après tout ce n'est
+pas un grand mal, ou plutôt que c'est une délivrance
+pour presque le plus grand nombre.</p>
+
+<p>C'est vers 1843 que j'ai connu la duchesse
+<span class="pagenum"><a name="Page_319" id="Page_319">319</a></span>
+d'Elchingen; depuis un peu plus de deux
+ans, je venais de découvrir Saint-Adresse
+après Étretat, et mes bavardages, et aussi la
+réputation que m'avait fait Étretat de me connaître
+en beaux paysages, commençaient à
+mettre Sainte-Adresse à la mode.</p>
+
+<p>Le colonel d'Elchingen avait amené toute
+sa famille à Saint-Adresse, me l'avait recommandée
+et était retourné à son régiment; c'était
+une charmante famille;&mdash;la duchesse
+avait été, était encore une des femmes les
+plus belles, les plus aimées, les plus respectées
+de la cour des Tuileries, fort attristée
+depuis la mort du duc d'Orléans.</p>
+
+<p>D'un premier mariage avec le baron de
+Vatry, elle avait un fils, Edgard de Vatry,
+alors âgé d'une douzaine d'années, et, du second
+mariage, Michel, qui n'avait que huit
+ou neuf ans, et la toute petite Hélène, filleule
+de la duchesse d'Orléans, qui en avait à peine
+quatre ou cinq; puis Henry Souham, à peu
+près de l'âge de Michel;&mdash;à la mort de Henry
+Souham, frère de madame d'Elchingen, capitaine
+des lanciers, le duc et la duchesse
+avaient adopté son fils et l'élevaient avec leurs
+enfants, d'une affection si égale, qu'à moins
+d'être initié, on le croyait un de leurs enfants.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_320" id="Page_320">320</a></span>
+La duchesse avait encore auprès d'elle une
+nièce qu'elle maria plus tard;&mdash;musicienne
+et pianiste habile, elle ajoutait un grand
+charme aux soirées, avec des mélodies rapportées
+d'Afrique pour le régiment de son
+oncle, qui faisait d'assez grands frais pour sa
+musique militaire.</p>
+
+<p>Le colonel d'Elchingen, second fils du maréchal
+Ney, était un des plus beaux soldats que
+j'aie vus.&mdash;Reçu à l'École polytechnique en
+1821, mais n'ayant pas pu y entrer à cause de
+son nom, il avait été prendre du service en
+Suède auprès de Bernadotte, où il était devenu
+capitaine d'artillerie; mais, en 1830, il rentra
+en France et fut nommé capitaine de cavalerie;
+il fit la campagne d'Anvers et les trois
+campagnes d'Afrique comme aide de camp du
+prince royal. Aussitôt qu'il avait quelques
+instants de liberté, il accourait à Sainte-Adresse
+et y passait quelques jours.</p>
+
+<p>Les enfants était lâchés comme des jeunes
+chevaux en liberté au bord de la mer, et le
+professeur des garçons passait je crois plus
+de temps à jouer avec eux qu'à leur donner
+des leçons.</p>
+
+<p>J'aime&mdash;surtout aujourd'hui&mdash;à me rappeler
+certains détails et certaines circonstances
+de ce temps-là, où toute cette belle famille
+<span class="pagenum"><a name="Page_321" id="Page_321">321</a></span>
+était heureuse et ignorante et imprévoyante
+de l'avenir.</p>
+
+<p>Les pauvres n'avaient pas besoin de chercher
+madame d'Elchingen, c'était elle qui les
+cherchait;&mdash;elle s'occupait aussi de mettre
+ordre, par ses relations à Paris, à des injustices,
+à des passe-droits;&mdash;elle savait consoler les
+affligés, soigner et encourager les malades.</p>
+
+<p>Si aujourd'hui, à Sainte-Adresse, où il n'y a
+plus que les enfants et les petits-enfants de
+ceux qui y vivaient alors, vous parliez de
+madame d'Elchingen, peut-être ne comprendrait-on
+pas tout de suite; mais, si vous disiez:
+«Vous souvenez-vous de <i>la bonne duchesse</i>?
+personne n'hésiterait.»</p>
+
+<p>Elle était assez mal logée, et, comme elle revint
+plusieurs étés de suite, il ne manquait
+pas de maisons plus «confortables» qu'on lui
+offrait et qu'on l'engageait à prendre;&mdash;mais
+elle refusa toujours de changer de résidence,
+en disant: «Je ne peux pas, ça ferait trop de
+peine à ces pauvres gens qui me louent leur
+maison.»</p>
+
+<p>Pour penser à quel point les enfants étaient
+heureux de courir, de barboter,&mdash;je me rappelle
+qu'un jour madame Isidore Geoffroy-Saint-Hilaire,
+qui était installée aux bains de
+Frascati au Havre, vint avec ses enfants faire
+<span class="pagenum"><a name="Page_322" id="Page_322">322</a></span>
+à Sainte-Adresse une visite à madame d'Elchingen;
+elle s'excusa du costume «à peine
+présentable de ses enfants».&mdash;«Attendez un
+instant, dit la duchesse, qu'on me cherche
+toute la troupe.» Ils arrivèrent couverts de
+sable, trempés d'eau, etc. On avait dû tirer
+Michel par les pieds pour le faire sortir d'un
+souterrain qu'il était en train de creuser dans
+le sable et la «tangue» de la mer, barbouillé
+de vase et des algues dans les cheveux;&mdash;Hélène
+avait voulu suivre son frère et était
+déjà entrée au commencement du souterrain,
+Edgard et Henry n'étaient pas en meilleur
+état.</p>
+
+<p>Quant aux enfants d'Isidore Geoffroy-Saint-Hilaire,&mdash;dont
+l'un est aujourd'hui avec
+grand succès, directeur du Jardin d'acclimatation
+à Paris,&mdash;je me rappelle qu'allant un
+jour voir leur père au Muséum, je trouvai
+dans une chambre les enfants jouant et se
+roulant avec de jeunes lionceaux nés au Jardin
+des plantes.</p>
+
+<p>Un jour, la duchesse voit au bord de la mer
+une femme qui pleurait; elle s'approche
+d'elle, et, d'une voix compatissante, lui dit:</p>
+
+<p>&mdash;Qu'avez-vous, ma pauvre femme?</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi m'appelez-vous pauvre femme?
+répondit l'affligée; qui vous a dit que je suis
+<span class="pagenum"><a name="Page_323" id="Page_323">323</a></span>
+pauvre;&mdash;je ne suis pas pauvre, je suis propriétaire,
+et vous voyez ma maison d'ici.</p>
+
+<p>&mdash;Excusez-moi, dit madame d'Elchingen;
+je vous voyais pleurer, j'ai pensé que vous
+aviez du chagrin, et j'aurais voulu vous donner
+quelques consolations, et peut-être vous aider
+en quelque chose.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, je pleure, c'est vrai, parce que mon
+fils, qui est au service, devait avoir un congé
+pour venir me voir et qu'on lui a refusé.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! votre fils est soldat?</p>
+
+<p>&mdash;Qui vous dit qu'il est soldat?&mdash;Mon fils
+n'est pas soldat,&mdash;il est sergent.</p>
+
+<p>&mdash;Pardonnez-moi, je n'ai pas voulu vous
+offenser, au contraire; c'est un beau titre que
+celui de soldat;&mdash;mon mari est colonel, et,
+en parlant de lui, je dis: «Il est soldat.»</p>
+
+<p>Enfin, elle réussit à calmer cette revêche
+personne, écrivit à Paris, obtint le congé désiré,
+et ensuite fit recommander le sergent à
+son colonel.</p>
+
+<p>Elle avait fait rapprocher un douanier de
+ses parents très vieux, qui avaient besoin de
+lui;&mdash;un autre douanier qui avait quelque
+faveur ou quelque justice à obtenir lui écrivit:</p>
+
+<p class="p2 left5">«Madame,</p>
+
+<p>»On sait combien vous aimez les douaniers,
+<span class="pagenum"><a name="Page_324" id="Page_324">324</a></span>
+c'est pourquoi je m'adresse à vous, etc.»</p>
+
+<p>Un matin, elle me fait appeler et me dit:</p>
+
+<p>&mdash;Mon mari m'a dit: «Je ne veux pas que,
+vous et les enfants, vous alliez sur la mer en
+mon absence.</p>
+
+<p>»Cependant, si ces enfants, vous forçaient de
+manquer à l'ordre, en voici un autre.&mdash;Mais
+celui-là,&mdash;il est de rigueur et inflexible.</p>
+
+<p>»Si vous allez à la mer, n'y allez pas sans
+Karr. Eh bien, j'en suis à ce second ordre;
+voulez-vous nous mener promener?</p>
+
+<p>&mdash;Je ferai mieux, je mettrai ce soir mes
+<i>trois-mailles</i> à la mer, et, demain matin, nous
+irons les lever ensemble.</p>
+
+<p>Le lendemain, en effet, tout le monde s'embarque;
+mais nous n'étions pas encore à nos
+filets, tendus assez au large, que la pauvre
+duchesse fut prise d'un tel mal de mer, qu'après
+une lutte héroïque, elle fut forcée d'avouer
+ce qui se manifesta dans des conditions
+si affreuses que je lui dis:</p>
+
+<p>&mdash;Madame, je ne puis en ce moment vous
+rendre qu'un service, ne vous faire qu'un
+plaisir, c'est de m'éloigner de vous et de disparaître.</p>
+
+<p>Je criai à mon matelot:</p>
+
+<p>&mdash;Toi, à terre, et bon train.</p>
+
+<p>Et, piquant tout habillé une tête dans la mer,
+<span class="pagenum"><a name="Page_325" id="Page_325">325</a></span>
+je m'en allai à la nage sur un point différent
+de celui où elle allait aborder;&mdash;puis je courus
+chez elle chercher sa femme de chambre,
+qui vint la recevoir et la fit entrer dans ma
+cabane jusqu'à ce que le mal fût calmé.</p>
+
+<p>&mdash;Je savais bien que je serais malade, dit
+madame d'Elchingen, seulement je ne croyais
+pas l'être autant. Mais les enfants en avaient
+tant d'envie!</p>
+
+<p>&mdash;Voilà, disait, quelques jours après, mon
+matelot Buquet, voilà des gens qu'il est agréable
+de mener promener; vous ne savez pas tout ce
+qu'elle a donné à ma femme et à mes enfants!</p>
+
+<p>Un jour qu'on avait envoyé des livres de
+contes aux quatre enfants, Michel me dit:</p>
+
+<p>&mdash;Vous devriez bien nous faire les fées de
+la mer.</p>
+
+<p>J'avoue que je n'y pensai plus, et ce n'est que
+bien longtemps après que Hetzel, l'éditeur de
+l'excellent <i>Magasin illustré</i>, me demandant un
+conte, je me rappelai les «Fées de la mer».&mdash;Mais
+Michel était alors général, et je n'osai
+pas le lui dédier.</p>
+
+<p>Qu'est devenue cette famille, alors si heureuse?</p>
+
+<p>La révolution de 1848, qui avait trouvé d'Elchingen
+colonel du 7<sup>e</sup> régiment de dragons
+s'empressa de le mettre à l'écart;&mdash;puis en
+<span class="pagenum"><a name="Page_326" id="Page_326">326</a></span>
+1851, le président le fit général de brigade, et
+il fut choisi pour commander une brigade de
+grosse cavalerie, lors de la guerre d'Orient;
+mais il mourut du choléra en arrivant à Gallipoli.</p>
+
+<p>Son fils Michel Ney est mort d'une mort terrible
+et mystérieuse, au moment où, déjà général
+de brigade, il allait être promu divisionnaire&mdash;à
+quarante-quatre ans;&mdash;il avait
+vingt-sept ans de service, dix-neuf campagnes,
+six citations à l'ordre de l'armée, cinq
+blessures.</p>
+
+<p>Henry Souham est mort d'une attaque d'apoplexie,
+lieutenant-colonel de cavalerie,
+chevalier de la Légion d'honneur.</p>
+
+<p>Edgard de Vatry, obligé de quitter le service
+à la suite de douleurs incurables gagnées à la
+dernière guerre, s'est donné la tâche de traduire
+en français et de publier un ouvrage
+très célèbre en Allemagne, du général de Clausevitz:&mdash;<i>Théorie
+de la grande guerre</i>.&mdash;Cet
+ouvrage, commencé, dit-il, sans autre intention
+que de tromper ses regrets en continuant
+à s'occuper des choses du métier, a demandé
+treize ans d'un travail de traduction, et a reçu
+de l'Académie un prix Montyon, comme ouvrage
+d'utilité publique.</p>
+
+<p>Quant à Hélène, l'enfant que j'avais plus d'une
+<span class="pagenum"><a name="Page_327" id="Page_327">327</a></span>
+fois rapportée sur un bras à la maison de
+sa mère et qui annonçait une grande beauté,
+promesse qu'elle a dit-on tenue,&mdash;je ne l'ai
+jamais revue;&mdash;elle a épousé le prince Nicolas
+Bibesco, élève de l'école Polytechnique, officier
+de la Légion d'honneur, chef d'escadron en
+France, au titre étranger,&mdash;ayant fait la campagne
+de 1870 comme aide de camp du général
+Trochu, et aujourd'hui membre de la Chambre
+des députés de Roumanie.</p>
+
+<p>Hélène est mère de trois ou quatre beaux
+enfants.</p>
+
+<p class="p2"><i>P.-S.</i>&mdash;Au livre III de l'<i>Énéide</i>, Virgile fait
+un récit qu'on peut appliquer à notre situation.
+Les Troyens débarqués se préparent, étendus
+sur des lits de gazon, à savourer un repas dont
+ils ont grand besoin. Mais tout à coup du haut
+de la «montagne», <i>de montibus</i>, les harpies
+fondent sur eux d'un effroyable vol, battant
+bruyamment des ailes et poussant des cris sinistres;
+elle se jettent sur leur nourriture,
+l'emportent, souillent tout de leur contact
+immonde, et mêlent à leurs cris d'insupportables
+et fétides odeurs:&mdash;<i>Contacta omnia
+f&oelig;dunt</i>.</p>
+
+<p>Mais peut-être cette comparaison empruntée
+au grand poète est-elle trop noble pour la circonstance;&mdash;nos
+<span class="pagenum"><a name="Page_328" id="Page_328">328</a></span>
+maîtres ne ressemblent-ils
+pas davantage à ces fripouilles qui, sur le
+point d'être chassés d'un «garni» qu'ils ont
+sali sans jamais payer le loyer, «déménagent
+à la cloche de bois», c'est-à-dire s'en vont
+par la fenêtre, emportant les meubles du
+logeur, brisant les vitres, arrachant les tentures,
+etc.</p>
+
+<p>C'est ainsi qu'avant de partir ils ont achevé
+de déshonorer et de détruire la «Légion d'honneur»;
+le gendre de M. Grévy vendait les décorations,
+mais au moins il les vendait cher;&mdash;ceux-ci
+en ont fait une monnaie de billon
+pour payer ou acheter de petits services et
+donner des pourboires à leurs complices «subalternes».
+Le <i>Journal officiel</i> vient de publier
+une liste de décorations qui, dit le <i>Figaro</i>, ne
+tiendrait pas dans les seize colonnes de ce journal.</p>
+
+<p>M. Carnot sera-t-il assez «innocent», assez
+complice de M. Boulanger pour affronter les
+élections avec le ministère actuel?</p>
+
+<p>Beaucoup voient déjà le brav' général président
+de la République, qu'il aura de son mieux
+tant contribué à détruire.&mdash;Quelque chose
+comme le gardien de Pompéi ou d'Herculanum.</p>
+
+<p>Le cas échéant, il est difficile de prévoir, il
+<span class="pagenum"><a name="Page_329" id="Page_329">329</a></span>
+sera curieux de voir le premier ministère du
+président Boulanger;&mdash;par allusion au coup
+de 1852, ça manque totalement de Morny;&mdash;ça
+aussi je l'ai dit, et je le répète.</p>
+
+<p class="p4"><span class="pagenum"><a name="Page_330" id="Page_330">330</a></span></p>
+
+<h2><i>PANORAMA DU SIÈCLE</i></h2>
+
+<p class="p2">Rien n'est plus laid, plus absurde, plus bête,
+plus contraire à toute idée de justice qu'un
+procès politique.</p>
+
+<p>On y voit des vaincus jugés par des vainqueurs,
+qui viennent d'avoir grand'peur et en
+ont encore un peu.</p>
+
+<p>Il est incontestable que le général Boulanger
+et ses amis conspirèrent et conspirent encore
+pour s'emparer du pouvoir et de toutes ses
+douceurs, blandices et petits profits;&mdash;mais
+ils ont été jugés par des gens qui conspirent
+pour le garder après avoir antérieurement
+conspiré pour le prendre, et ont conspiré hier
+avec le même Boulanger contre lequel ils
+<span class="pagenum"><a name="Page_331" id="Page_331">331</a></span>
+conspirent aujourd'hui comme il conspire
+contre eux.</p>
+
+<p>«Il n'y a pas, dit J.-J. Rousseau, de gouvernement
+si sujet aux guerres civiles et aux agitations
+intestines que le démocratique, parce
+qu'il n'y en a aucun qui tende si fortement et
+si continuellement à changer de forme.»</p>
+
+<p>Sous un gouvernement monarchique,&mdash;solidement
+appuyé sur les lois, sur l'ancienneté,
+personne ne peut rêver de le renverser pour
+prendre sa place,&mdash;et les ambitions ne
+peuvent s'agiter qu'au-dessous de lui et à une
+certaine hauteur;&mdash;mais sous un gouvernement
+où on a vu la royauté exercée par le
+vieil avocat Grévy, par tel petit journaliste
+comme Yves Guyot, par tel vidangeur malheureux
+comme M. Constans, chacun se dit:
+«Pourquoi pas moi!»&mdash;Et on met en usage
+pour les remplacer les procédés qu'eux-mêmes
+ont employés pour se jucher au pouvoir.</p>
+
+<p>Dans cette circonstance du procès Boulanger,
+la droite du Sénat s'est conduite avec une
+adresse incontestable:&mdash;elle n'a voulu ni
+condamner ni absoudre le «brav'général»;
+elle a laissé les soi-disant républicains et les
+soi-disant révisionnistes se gourmer entre eux;&mdash;le
+général a été condamné, les juges ont
+été pas mal déshonorés;&mdash;cela pourrait se
+<span class="pagenum"><a name="Page_332" id="Page_332">332</a></span>
+représenter, s'illustrer par deux rats dans une
+cage qui se battent, se mordent, se déchirent,
+se mangent si bien, qu'il finit par ne rester que
+les deux queues.</p>
+
+<p>Oui, tant que nous conserverons cette forme
+de gouvernement soi-disant démocratique,
+nous serons en guerre civile perpétuelle,&mdash;nous
+verrons les acteurs se battre derrière la
+toile à qui aura les grands rôles, et la pièce
+ne se jouera pas,&mdash;jusqu'à ce que les sifflets
+et les pommes cuites aient eu raison des histrions.</p>
+
+<p>Notez que le niveau des ambitions politiques
+va toujours descendant et s'abaissant;&mdash;autrefois,
+du temps de Richelieu, de Mazarin, du
+cardinal de Retz,&mdash;c'était l'orgueil, la vanité
+qui étaient en jeu;&mdash;on voulait le «pouvoir»,
+on voulait dominer;&mdash;aujourd'hui,
+ce qu'on veut, c'est le profit, on veut l'argent,
+on veut s'enrichir, on n'est pas ambitieux, on
+est avide,&mdash;ce n'est pas moins dangereux, ce
+l'est plus et davantage, parce que le nombre
+des compétiteurs est plus grand, mais surtout
+c'est beaucoup plus laid.</p>
+
+<p>Cette forme de gouvernement est tellement
+antipathique au caractère français qu'elle a
+notablement altéré et détérioré ce caractère,
+un peuple autrefois bon, bienveillant, chevaleresque,
+<span class="pagenum"><a name="Page_333" id="Page_333">333</a></span>
+heureux et gai,&mdash;est devenu haineux,
+avide, malheureux et triste.</p>
+
+<p>Jean-Jacques Rousseau disait: «La démocratie
+n'est possible que dans un État très
+petit, où chaque citoyen puisse aisément
+connaître tous les autres;&mdash;une grande simplicité
+de m&oelig;urs, peu ou point de luxe.»</p>
+
+<p>Le prince de Ligne disait: «Je n'aime les
+républicains que dans l'eau,&mdash;une petite île
+entourée par la mer,&mdash;au moins la liberté ne
+peut gâter les autres pays,&mdash;et, alors, on
+pourra essayer et voir comme ça marcherait
+en petit,&mdash;sauf à vérifier si, en agrandissant
+l'échelle, la chose serait possible.»</p>
+
+<p>On est de tempérament si peu républicain en
+France que, après s'être servi de certaines
+maximes pour grimper au pouvoir, c'est la
+première chose dont on se débarrasse aussitôt
+qu'on est arrivé, parce qu'il n'y a point moyen
+de gouverner avec ces maximes;&mdash;ainsi l'absolue
+souveraineté du peuple&mdash;rend inutiles
+et inapplicables toutes les lois;&mdash;que devient
+l'arrêt du Sénat qui déclare le général Boulanger
+inéligible&mdash;quand le peuple est le
+maître d'élire Boulanger et de casser le Sénat?</p>
+
+<p>Nous disions tout à l'heure que les conspirations
+sont aujourd'hui des affaires;&mdash;voyez
+<span class="pagenum"><a name="Page_334" id="Page_334">334</a></span>
+la conspiration de Boulanger contre Carnot,
+Constans, Yves Guyot, Freycinet, etc.,&mdash;et la
+conspiration de ceux-ci contre Boulanger.</p>
+
+<p>Boulanger a des actionnaires,&mdash;les grosses
+sommes d'argent dont il dispose en sont une
+preuve irréfutable; les actionnaires, «les
+gogos» qui fournissent l'argent comptent
+bien rentrer dans leurs fonds avec d'honnêtes
+ou de déshonnêtes bénéfices.</p>
+
+<p>D'autre part, Freycinet, Constans, etc.,
+prennent pour actionnaires tous les Français,
+tous les contribuables,&mdash;et cela sans les consulter,
+malgré eux;&mdash;leurs louis d'or et leurs
+pièces de cent sous, produits par leur travail,
+deviennent des projectiles contre Boulanger.</p>
+
+<p>J'ai raconté autrefois l'histoire d'un voyageur
+qui rencontre deux Hurons accroupis et jouant
+avec des cailloux à un jeu de hasard,&mdash;il les
+regarde et finit par prendre, sans savoir pourquoi,
+intérêt à un des deux joueurs;&mdash;la partie
+terminée, il félicite le gagnant pour lequel
+il avait fait des v&oelig;ux et s'enquiert de l'enjeu.</p>
+
+<p>Homme blanc, lui dit un des «Peaux-Rouges»,
+en te voyant venir de loin nous
+avons joué à qui te mangerait, et c'est moi qui
+aurai cette joie.</p>
+
+<p>C'est l'histoire du peuple français s'intéressant
+à telle ou telle coterie,&mdash;et pariant pour
+<span class="pagenum"><a name="Page_335" id="Page_335">335</a></span>
+elle,&mdash;Constans ou Boulanger;&mdash;quel que
+soit le gagnant, il sera mangé.</p>
+
+<p>Pas de démocratie&mdash;sans ostracisme,&mdash;les
+vertus y sont aussi inquiétantes que les
+vices;&mdash;faute d'être assez grands, les démocrates
+doivent diminuer les plus grands qu'eux
+au moins de la tête,&mdash;il faut exiler Alcibiade
+et faire mourir Socrate&mdash;et bannir Aristide,
+parce que cela ennuie de l'entendre appeler le
+juste; ça n'est pas joli, mais c'est comme ça,&mdash;cela
+a, cependant, souvent des mérites;
+entre autres, celui de nous épargner l'éc&oelig;urant
+spectacle d'un semblant de justice et des
+réquisitoires de cancans, de potins, de ramages,&mdash;de
+<i>on-dit</i>,&mdash;il <i>paraît</i>,&mdash;on <i>croit que</i>&mdash;comme
+l'&oelig;uvre de M. de Beaurepaire, qui a
+l'air d'avoir été tricotée par une vieille portière.</p>
+
+<p class="p2">Nous allons un peu jaser, si vous le voulez
+bien, du <i>Panorama-histoire du siècle</i>.</p>
+
+<p>Je dois commencer par remercier MM. Stevens
+et Gervex de ne pas avoir oublié dans
+leur intéressant ouvrage&mdash;un homme qu'à
+tout autre, il était facile et permis d'oublier;
+un homme qui a toujours vécu loin de tout et
+de tous,&mdash;qui n'a jamais fait partie de rien,&mdash;qui
+ne s'est jamais affilié ni à un parti, ni à
+<span class="pagenum"><a name="Page_336" id="Page_336">336</a></span>
+une école, ni à une secte, ni à une coterie, et
+qui n'est pas même gendelettres.</p>
+
+<p>Ce devoir accompli avec justice et plaisir,&mdash;je
+vais parler du panorama:</p>
+
+<p>Tout le monde est d'accord sur la grandeur
+et la noblesse de l'idée, sur l'habileté, l'intelligence,
+le goût avec lesquels les personnages
+sont groupés,&mdash;sur la frappante ressemblance
+d'un si grand nombre de portraits,
+sur les brillantes et rares qualités de l'exécution.</p>
+
+<p>Cette &oelig;uvre présentait deux grandes difficultés:
+la première, de n'oublier aucun de ceux
+qui avaient droit d'y figurer;&mdash;la seconde,
+de ne pas se laisser influencer et circonvenir
+par des importunités, des obsessions, des
+exigences, des camaraderies, des pressions,
+pour donner à certaines personnes dans le panorama
+une place qu'elles n'ont pas occupée
+ou n'occupent pas dans le siècle ni même dans
+la vie,&mdash;de gens qui n'existent que dans le
+panorama, et qu'il s'agissait non de reproduire,
+mais de produire.</p>
+
+<p>Nous allons commencer par le premier point&mdash;et
+signaler aux éminents auteurs de l'&oelig;uvre
+quelques oublis involontaires, quelques erreurs&mdash;qu'il
+leur sera facile de réparer;&mdash;aussi et
+tout à l'heure, nous leur en dirons les moyens;
+<span class="pagenum"><a name="Page_337" id="Page_337">337</a></span>
+probablement je me contenterai d'avoir indiqué
+le second point.</p>
+
+<p>Je commence par une critique,&mdash;l'homme
+chargé, une baguette à la main, d'énumérer
+les personnages,&mdash;l'homme chargé de la préface,
+de la notice, de la brochure explicative,&mdash;n'aurait
+pas dû être un homme se mêlant
+de politique, affilié, qui plus est, à une coterie;&mdash;cette
+exhibition ne pouvait être faite qu'avec
+une complète impartialité,&mdash;une parfaite
+sincérité, comme les peintres en donnaient si
+bien l'exemple; cette notice devait être une
+notice comme le promettait son titre, et non
+une &oelig;uvre de politique boursouflée.</p>
+
+<p>Elle devait s'adresser à tous les visiteurs du
+panorama et ne pas imposer des opinions, des
+appréciations qui ne seront acceptées que par
+un petit nombre.</p>
+
+<p>M. Reinach&mdash;lui, je crois d'ailleurs, figure
+parmi les illustrations du siècle,&mdash;déclare
+Necker <i>probe et austère</i>;&mdash;eh bien, tout le
+monde n'est pas d'accord sur le droit à ces épithètes
+du financier genevois.</p>
+
+<p>Il eût fallu désigner au moins avec respect
+Louis XVI, qui va être assassiné par un semblant
+de justice et ne pas dire, en croyant faire
+de l'esprit: «Louis XVI, bon, doux et gros.»</p>
+
+<p>Il ne fallait pas appeler «l'Autrichienne»
+<span class="pagenum"><a name="Page_338" id="Page_338">338</a></span>
+cette reine assassinée, comme son époux,
+après avoir été l'idole des Parisiens. Il ne fallait
+pas appeler «la Belle dame» madame de
+Lamballe, aussi assassinée et dont le cadavre
+fut si odieusement profané.</p>
+
+<p>Il fallait dire comme MM. Gervex et Stevens:</p>
+
+<p>Le roi Louis XVI&mdash;la reine Marie-Antoinette&mdash;la
+princesse de Lamballe.</p>
+
+<p>Voici David; M. Reinach constate qu'il a
+peint avec le même talent&mdash;et Marat et Napoléon
+I<sup>er</sup>,&mdash;qu'il a été républicain farouche et
+humble courtisan;&mdash;et, voulant ajouter une
+épithète au nom du peintre,&mdash;l'auteur de la
+notice tombe malheureusement,&mdash;quand il
+avait tant d'adjectifs à sa disposition, sur l'épithète
+la moins juste, la moins appropriée au
+sujet,&mdash;il l'appelle peintre <i>impeccable</i>.</p>
+
+<p>Il paraît que c'est son mot pour les peintres;&mdash;il
+appelle également <i>Ingres l'impeccable</i>.&mdash;Décidément
+la peinture n'est pas généreuse
+pour lui en adjectifs;&mdash;il appelle Horace
+Vernet le «fantassin de la peinture»; peut-être
+n'a-t-il jamais vu les magnifiques chevaux
+de front s'élancer hors du cadre de la
+Prise de la Smala d'Abdel-Kader; pourquoi
+«fantassin», ce peintre qui aimait tant les
+chevaux et en a fait tant de chefs-d'&oelig;uvre?</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_339" id="Page_339">339</a></span>
+Pourquoi <i>Berlioz</i> est-il appelé <i>divin</i> au
+milieu d'Auber, d'Halévy, d'Adam sans épithètes?</p>
+
+<p>Quant à <i>Daguerre</i> «qui arrache à la nature
+ses secrets», nous en reparlerons tout à
+l'heure, à MM. Gervex et Stevens. Décidément,
+c'est une grande difficulté, que M. Reinach
+surmonte rarement, que de s'imposer le
+devoir de mettre une adjectif à chaque nom.
+Ainsi, il appelle les esprits riants, les plus gais,
+les plus doux de notre temps&mdash;le <i>sombre</i>
+Gérard de Nerval, et Morny également était
+loin d'être un homme <i>sombre</i>, quoi qu'en dise
+l'auteur de la notice. De même,&mdash;Victor
+Hugo n'est pas un «républicain vaincu», nous
+en reparlerons également tout à l'heure,
+lorsque je m'adresserai à MM. Gervex et
+Stevens.</p>
+
+<p>De quel droit M. Reinach&mdash;aux acheteurs
+de la brochure qui veulent simplement qu'on
+leur désigne les si nombreux personnages du
+panorama&mdash;prétend-il leur donner, leur imposer
+des appréciations comme celle-ci:</p>
+
+<p>«Le grand Gambetta et M. de Freycinet&mdash;font
+sortir des armées de terre et les organisent.»</p>
+
+<p>Tandis que beaucoup de visiteurs de panoramas&mdash;ont
+leur opinion faite sur ces deux
+<span class="pagenum"><a name="Page_340" id="Page_340">340</a></span>
+dictateurs,&mdash;auxquels&mdash;Thiers a reproché
+publiquement d'avoir, par leur incapacité et
+leur outrecuidance, coûté à la France la moitié
+de ses pertes en hommes, en territoire et
+en argent.</p>
+
+<p>MM. Stevens et Gervex&mdash;se contentent de
+dire: «Voici Gambetta, voici M. de Freycinet,»&mdash;et
+tout le monde est d'accord pour
+applaudir le talent des artistes.</p>
+
+<p>M. Reinach&mdash;annonce que «la France renaît
+et étonne le monde par la rapidité de sa
+régénération, par le règne de la liberté».</p>
+
+<p>Eh bien, il est des gens qui ne voient pas ni
+liberté ni régénération, sous le gouvernement
+de MM. Constans, Rouvier, de Freycinet, etc.,
+et au moins une grande partie du monde s'étonne
+du degré d'abaissement où ce grand
+et noble pays est tombé.</p>
+
+<p>Ce que les acheteurs de cette notice demandent,
+c'est un catalogue explicatif,&mdash;une notice
+pour reconnaître une figure,&mdash;et non des
+opinions toutes faites sur les hommes et sur
+les choses, et non les opinions et les idées de
+M. Reinach.</p>
+
+<p>Depuis quelque temps, il est à la mode d'assigner
+à Victor Hugo une place plus haute et
+plus large encore, dans l'histoire du siècle,
+que celle qui lui appartient légitimement, et qui
+<span class="pagenum"><a name="Page_341" id="Page_341">341</a></span>
+déjà est bien belle. Cette apothéose est due en
+très grande partie au zèle et à l'enthousiasme
+nouveau des républicains et soi-disant républicains,
+qui l'accablaient de tant d'injures et
+d'avanies en 1828, lorsqu'il était légitimiste;
+en 1830, lorsqu'il était orléaniste; en 1848,
+lorsqu'il était bonapartiste;&mdash;je me rappelle
+qu'en 1830, et 1848, <i>le National</i>, qui était
+alors à la tête du parti républicain, ayant découvert
+que Victor Hugo était vicomte disait:
+«Il ne manquait à M. Hugo que ce ridicule.»</p>
+
+<p>Je répondis au <i>National</i>: «Soyez plus indulgent,
+ce n'est pas sa faute, c'est de naissance.»</p>
+
+<p>Et combien connaissez-vous de gens ayant
+assez de modestie ou d'orgueil pour laisser
+trente ans au hasard, qui vous l'a fait découvrir,
+la révélation de cette <i>tare</i>?</p>
+
+<p>Victor Hugo est un grand poète, un très
+grand poète, un des grands poètes dont s'honore
+la France;&mdash;mais il n'est que cela.&mdash;Certes
+c'est beaucoup, et cela assigne une
+haute place et fait une belle destinée.</p>
+
+<p>Mais ce ne fut jamais ni un caractère, ni un
+philosophe, ni un grand homme.</p>
+
+<p>Lamartine&mdash;qui n'a droit qu'au second
+rang comme poète, en 1848, de grand poète
+monta grand homme et héros.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_342" id="Page_342">342</a></span>
+Pour expliquer, pour justifier toutes les
+mobilités opposées des principes et des opinions
+de Victor Hugo, il faut comparer la nature
+de son génie à un beau lac dont les eaux
+limpides réfléchissent comme un miroir, les
+arbres et les palais qui l'entourent devant,
+derrière à droite et à gauche&mdash;et aussi le
+ciel et les formes changeantes des nuages qui
+voguent dans l'azur, et les splendides couleurs
+de l'aurore et du couchant&mdash;le tout avec calme
+inconscience, sans préférence et sans choix.</p>
+
+<p>Causons maintenant avec MM. Stevens et
+Gervex.</p>
+
+<p>Vous avez représenté M. Daguerre comme
+l'inventeur de la photographie, de l'héliographie,
+etc.</p>
+
+<p>Eh bien, on vous a trompés.&mdash;M. Daguerre
+n'est nullement l'inventeur&mdash;et voici l'histoire
+irrécusable de l'inventeur;</p>
+
+<p>L'inventeur est M. Nicéphore Niepce&mdash;qui
+avait obtenu les premiers résultats.&mdash;M.
+Daguerre, qui faisait des recherches à ce sujet,
+abusa de la candeur, de la naïveté d'un
+homme de génie&mdash;et l'amena à l'associer avec
+lui, sous prétexte de perfectionnements alors
+inconnus et des avantages que lui donnait sa
+position pour propager l'invention.&mdash;Voici,
+du reste, le traité qui fut fait entre eux.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_343" id="Page_343">343</a></span>
+Article premier.&mdash;Il y aura entre MM.
+Niepce et Daguerre une société sous la raison
+Niepce et Daguerre pour coopérer aux perfectionnements
+de la découverte inventée par
+M. Niepce et perfectionnée par M. Daguerre.</p>
+
+<p>Art. 2.&mdash;M. Niepce apporte son invention
+et M. Daguerre une nouvelle combinaison de
+chambre noire, ses talents et son industrie,
+et les bénéfices seront partagés entre M. Niepce
+pour son invention et M. Daguerre, pour ses
+perfectionnements.</p>
+
+<p>M. Daguerre, grâce à la protection d'Arago,
+qu'il trompa,&mdash;se substitua à Niepce,&mdash;qui
+mourut ruiné.&mdash;M. Daguerre escroqua la
+gloire et aussi les profits, la rosette d'officier
+de la Légion d'honneur, et je crois, une pension.
+Je ne sais par quelle finesse, quelle influence
+il obtint du fils de Niepce, malgré les
+conventions formelles du traité,&mdash;peut-être
+pour un peu d'argent à l'héritier sans héritage&mdash;l'autorisation
+de donner son nom de Daguerre
+à l'invention de Niepce.</p>
+
+<p>Voilà donc une figure à changer&mdash;et vous
+ferez justice. On vous a laissé oublier Frédéric
+Sauvage l'inventeur des hélices;&mdash;moi qui
+ai eu l'honneur de défendre Sauvage contre
+l'oppression et d'être son hôte pendant deux
+ans dans ma petite maison de Sainte-Adresse,
+<span class="pagenum"><a name="Page_344" id="Page_344">344</a></span>
+je sais ce qu'il y a subi et courageusement
+supporté de luttes, de mauvais vouloir, de
+tentatives d'escroquerie&mdash;de misères.</p>
+
+<p>On vous a laissé oublier Pradier, le grand
+sculpteur, dont on disait alors que c'était Praxitèle
+ayant changé la dernière syllabe de son
+nom, et aussi Carrier-Belleuse.</p>
+
+<p>Gudin, le grand peintre de marine dont tant
+de tableaux sont à Versailles.</p>
+
+<p>Ary Scheffer,&mdash;l'auteur de <i>Saint Augustin
+et Sainte Monique</i>, de <i>Francesca de Rimini</i>,&mdash;les
+<i>Femmes souliotes</i>, etc.</p>
+
+<p>Scheffer, que le duc d'Orléans allait familièrement
+visiter dans son atelier.&mdash;Un jour,
+le fils de Louis-Philippe venant le voir, fut
+arrêté par le portier. «Monsieur, vous allez
+chez M. Scheffer?&mdash;Oui, mon ami.&mdash;Est-ce
+que vous auriez la complaisance de lui monter
+son pantalon, qu'il m'a donné à raccommoder,
+et faute duquel vous allez le trouver au lit?&mdash;Très
+volontiers.» Et le duc porta le pantalon.</p>
+
+<p>Les deux Johannot,&mdash;qui ont <i>illustré</i> de si
+charmants dessins toutes les &oelig;uvres du romantisme:&mdash;Walter
+Scott et Cooper, <i>Faust</i>, de
+G&oelig;the, Molière, <i>Don Quichotte</i>, <i>le Diable Boiteux</i>,
+<i>Paul et Virginie</i> et des tableaux dont plusieurs
+sont à Versailles; je relèverai d'Alfred,&mdash;l'<i>Entrée
+de Mademoiselle de Montpensier à
+<span class="pagenum"><a name="Page_345" id="Page_345">345</a></span>
+Orléans</i>,&mdash;<i>Saint Martin donnant la moitié de
+son manteau à un pauvre</i>,&mdash;<i>Don Juan naufragé</i>,
+etc. Et de Thony, le <i>Fleuve Scamandre</i>,&mdash;l'<i>Enfance
+de Duguesclin</i>,&mdash;<i>Un soldat auquel
+une femme donne à boire</i>.</p>
+
+<p>Quant au magnifique tableau d'après le
+roman de Walter Scott&mdash;<i>la Marée d'équinoxe
+sur la falaise</i>&mdash;je ne sais plus de qui il était;&mdash;peut-être
+des deux, car ils travaillaient
+souvent ensemble&mdash;c'étaient de vrais frères.</p>
+
+<p>Raffet, le peintre militaire de tant de talent;
+Montgolfier, dont le nom est attaché à l'invention
+des aérostats, appelés longtemps montgolfières.
+Parmentier, l'introducteur de ce
+pain tout fait appelé pomme de terre&mdash;et
+qu'on a appelé parmentière tant que le légume
+précieux ne fut pas adopté,&mdash;malgré la protection
+de Louis XVI, qui porta tout un jour à
+la boutonnière un bouquet de fleurs violettes
+de ce tubercule.</p>
+
+<p>Vous avez oubliez les Roqueplan.</p>
+
+<p>L'aîné, peintre si gracieux, l'auteur du <i>Lion
+amoureux</i> et du <i>Cerisier</i> de Jean-Jacques.</p>
+
+<p>Le second, le Parisien par excellence,&mdash;le
+fondateur du <i>Figaro</i>.</p>
+
+<p>En même temps que vous faisiez les portraits
+de Béranger, de Désaugiers et de Pierre
+Dupont, vous négligiez celui de Frédéric Bérat,
+<span class="pagenum"><a name="Page_346" id="Page_346">346</a></span>
+le premier qui publia tant de romances et de
+chansons, dont, le premier après Jean-Jacques
+Rousseau, il faisait les paroles et la musique:
+<i>Ma Normandie</i>,&mdash;<i>la Lisette de Béranger</i>,&mdash;<i>Viv'
+la joie et les pomm's de terre</i>;&mdash;<i>Monsieur
+l'écrivain</i>, etc.</p>
+
+<p>Et Gustave Nadaud,&mdash;qui agrandit le cadre
+de Bérat par une douce philosophie,&mdash;auteur
+également des paroles et de la musique,&mdash;de
+<i>Cheval et Cavalier</i>, de <i>la Valse des adieux</i>,&mdash;<i>la
+Mouche de M. Letortut</i>. En parlant de Cavaignac
+et de Charras, vous avez oublié Tourret,
+le seul ministre de l'agriculture que j'aie
+connu depuis que je suis au monde.&mdash;Notons,
+en passant, que pas un des ministres de Cavaignac
+ne fut accusé ni soupçonné de la moindre
+improbité;&mdash;la calomnie n'eût même pu les
+attaquer.</p>
+
+<p>A côté de Bonjean assassiné par la Commune,
+j'aurais voulu voir le fils de la victime, par
+une inspiration sublime, consacrant sa fortune,
+son intelligence et sa vie à sauver les enfants
+abandonnés ou coupables, les enfants des assassins
+de son père, par une éducation honnête
+et paternelle.</p>
+
+<p>Parmi les braves marins qui ont combattu
+les Prussiens et la Commune avec tant d'énergie,
+de dévouement, je ne vois pas chez vous
+<span class="pagenum"><a name="Page_347" id="Page_347">347</a></span>
+Jauréguiberry, l'intrépide amiral qui eût
+représenté la part admirable que prirent nos
+marins à la guerre de 1870.</p>
+
+<p>Au nombre des grands comédiens dont vous
+avez admis des moyens et des petits, pourquoi
+ne voit-on pas Dorval, Georges, Duchesnois,
+Potier, Bouffé;&mdash;les Brohan, la mère et les
+filles, Jenny Vertpré. Mais vous oubliez aussi
+des grandes cantatrices? Et cet intrépide et
+dévoué Ducatel qui fit entrer l'armée de Versailles
+dans Paris, où les communards répandaient
+le sang et mettaient le feu.</p>
+
+<p>D'autres figures sans doute encore ont
+échappé à vos si patientes recherches, à vos
+si louables études;&mdash;il en est, j'en suis certain,
+pour ne parler que de celles que je viens
+de vous signaler, que vous seriez heureux
+d'admettre dans ce panthéon, dans cette &oelig;uvre
+qui gardera sa place et avec vos noms dans le
+siècle que vous avez voulu glorifier.</p>
+
+<p>Et il serait triste de répondre aux légitimes
+réclamations comme font les conducteurs
+d'omnibus: <i>Complet!</i> Il n'y a plus de place.</p>
+
+<p>Mais, dans votre collection, vous avez passablement
+de ministres, de fonctionnaires, et,
+parmi ces ministres, un nombre remarquable
+qui, tombant au pouvoir, comme tombent les
+pluies de crapauds,&mdash;ont fait, font et feront
+<span class="pagenum"><a name="Page_348" id="Page_348">348</a></span>
+comme les grenouilles dont parle Publius
+Syrus:</p>
+
+<p class="poem"><i>Du trône, elles ressautent dans le bourbier.</i></p>
+
+<p>Beaucoup n'existaient pas avant d'être ministres,&mdash;et
+n'existent plus après.&mdash;Je n'irai
+pas aussi loin, au moins quant à la forme, que
+ce vieux courtisan qui disait: «Je déclare à
+l'avance que je suis l'ami et un peu le parent
+de tout homme qui arrive au pouvoir, décidé
+que je suis, au besoin, à tenir le pot de
+chambre au ministre tant qu'il est ministre,
+mais aussi prêt à le lui verser sur la tête aussitôt
+qu'il est tombé du pouvoir.»</p>
+
+<p>C'est d'abord parmi les ministres qui vont
+disparaître que vous pourrez, en les effaçant
+proprement, trouver des places pour réparer
+les oublis involontaires que, j'en suis certain,
+vous regrettez amèrement;&mdash;et ainsi, en profitant
+de ces vacances et de quelques autres
+dont je ne parle pas,&mdash;vous complèterez
+votre &oelig;uvre, et vous la rendrez digne de survivre
+à jamais à la circonstance qui vous l'a fait
+évoquer.</p>
+
+<p>Cela dit,&mdash;je vous renouvelle, Messieurs,
+et mes félicitations, et mes remerciements, et
+vous adresse un salut cordial.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_349" id="Page_349">349</a></span>
+Autre chose.</p>
+
+<p>Il s'est installé à Paris, depuis quelque
+temps, une entreprise qui peut et doit être
+très agréable et utile à beaucoup de gens.</p>
+
+<p>Écrivains, artistes, hommes et femmes du
+monde, hommes d'affaires, etc., etc.,&mdash;l'abonné
+reçoit, par l'entremise du journal, tout ce
+qu'on peut dire de lui dans tous les journaux
+du monde entier.</p>
+
+<p>Le directeur, avec un désintéressement
+complet, et dans un but de simple bienveillance,
+m'a adressé quelques-uns de ses numéros
+où il était question de moi.</p>
+
+<p>J'ai dû le remercier et lui écrire:</p>
+
+<p>«Monsieur, je suis très reconnaissant de
+l'envoi que vous voulez bien me faire de quelques
+extraits de journaux qui, par hasard,
+parlent de moi&mdash;et, avec mes remerciements,
+je viens vous prier de ne plus continuer cette
+gracieuseté.</p>
+
+<p>»Depuis... presque toujours, je vis loin de
+tous et de tout, je ne suis rien dans rien et de
+rien, je ne pense pas au public qui, de son
+côté, ne pense pas à moi.</p>
+
+<p>»Ce n'est pas pour lui que j'écris depuis
+plus d'un demi-siècle, c'est pour un auditoire
+restreint mais fidèle, un petit auditoire d'amis
+connus et inconnus que je me suis acquis dans
+<span class="pagenum"><a name="Page_350" id="Page_350">350</a></span>
+ma longue carrière;&mdash;tel de mes livres a été
+écrit pour une seule personne&mdash;que parfois
+même je ne connais pas, qui ne me connaît
+pas et qui ne me connaîtra jamais, comme
+je ne la connaîtrai pas;&mdash;parfois ce livre
+s'adresse à une femme que, en passant, j'ai
+vue à sa fenêtre, qui ne m'a pas vu, ne me
+verra jamais, et que je ne reverrai pas davantage.</p>
+
+<p>»D'autre part, je suis convaincu que l'homme
+dont on dit le plus de bien aurait grand avantage
+à ce qu'on ne parlât jamais de lui.</p>
+
+<p>»Vous avez, jusqu'ici, eu la bonté de m'adresser
+quelques extraits de feuilles bienveillantes
+ou endoctrinées par mon éditeur Calmann
+Lévy.&mdash;Je ne cache pas que j'ai humé
+ces quelques grains d'encens; mais, après les
+éloges, viendraient les critiques, sans doute
+même les mauvais compliments&mdash;j'ai pensé
+que c'était le moment de vous arrêter.&mdash;J'ai
+bu le breuvage agréable, je crains la lie,&mdash;et
+je ne vide pas le verre.</p>
+
+<p>»D'ailleurs, les éloges même les plus flatteurs
+ne satisfont que rarement celui qui les
+reçoit: il lui semble que ce n'est que justice&mdash;et
+il y manque toujours quelque chose;&mdash;on
+ne serait donc tout à fait loué à son goût que
+par soi-même.&mdash;Les critiques, au contraire,
+<span class="pagenum"><a name="Page_351" id="Page_351">351</a></span>
+semblent facilement injustes, malveillantes,
+hostiles.&mdash;Fontenelle montrait un jour à ses
+amis une grand malle fermée. «Dans cette
+malle, dit-il, j'ai mis tout ce qu'on a écrit contre
+moi&mdash;et je ne l'ai jamais lu;&mdash;peut-être
+dans le nombre se trouve-t-il des louanges,
+mais je payerais trop cher celles-ci en lisant
+les autres.» J'ajoute: à moins qu'on ne dise
+de moi que je suis un voleur, un lâche ou un
+menteur, je m'inquiète peu du reste, et, quant
+à mes assertions, j'attendrais, pour m'en occuper,
+qu'on vînt me les dire, parlant à ma
+personne; ce qu'on n'a pas fait jusqu'ici, et ce
+que je ne conseillerais de faire à personne.</p>
+
+<p>»Agréez, avec mes remerciements, mes
+cordiales civilités&mdash;et une poignée de main
+encore assez solide de pêcheur et de jardinier.»</p>
+<p><a name="Page_352" id="Page_352"></a></p>
+
+<p class="p4"><span class="pagenum"><a name="Page_353" id="Page_353">353</a></span></p>
+
+<h2>TABLE</h2>
+
+<hr class="c5" />
+
+<table border="0" cellpadding="5" cellspacing="5" summary="toc">
+
+<tr>
+ <td>&nbsp;</td>
+ <td class="tdr">Pages</td>
+</tr>
+<tr>
+ <td>LA MAISON DE L'OGRE</td>
+ <td class="tdr"><a href="#Page_1">1</a></td>
+</tr>
+<tr>
+ <td>A ERNEST LEGOUVÉ</td>
+ <td class="tdr"><a href="#Page_46">46</a></td>
+</tr>
+<tr>
+ <td>KLMPRSK</td>
+ <td class="tdr"><a href="#Page_72">72</a></td>
+</tr>
+<tr>
+ <td>LOGOGRIPHE</td>
+ <td class="tdr"><a href="#Page_91">91</a></td>
+</tr>
+<tr>
+ <td>CONFÉRENCE SUR LE BONHEUR</td>
+ <td class="tdr"><a href="#Page_139">139</a></td>
+</tr>
+<tr>
+ <td>LA STATUE DE JEAN JACQUES ROUSSEAU</td>
+ <td class="tdr"><a href="#Page_163">163</a></td>
+</tr>
+<tr>
+ <td>ÉLOGE DE LA MORT</td>
+ <td class="tdr"><a href="#Page_198">198</a></td>
+</tr>
+<tr>
+ <td>AFFAIRE BOULANGER</td>
+ <td class="tdr"><a href="#Page_225">225</a></td>
+</tr>
+<tr>
+ <td>PRIX DE BEAUTÉ</td>
+ <td class="tdr"><a href="#Page_250">250</a></td>
+</tr>
+<tr>
+ <td>UNE FEMME DANS UN SALON</td>
+ <td class="tdr"><a href="#Page_276">276</a></td>
+</tr>
+<tr>
+ <td>UNE PROPHÉTIE</td>
+ <td class="tdr"><a href="#Page_301">301</a></td>
+</tr>
+<tr>
+ <td>PANORAMA DU SIÈCLE</td>
+ <td class="tdr"><a href="#Page_330">330</a></td>
+</tr>
+</table>
+
+<p class="center"><small>Tours, imp. E. Mazereau.</small></p>
+
+<div class="figcenter"><img src="images/backcover.jpg" width="400" height="565" alt="backcover" />
+</div>
+
+<hr class="c5" />
+
+
+
+
+
+
+
+
+<pre>
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of La Maison de l'Ogre, by Alphonse Karr
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA MAISON DE L'OGRE ***
+
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+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
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+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
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+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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