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| author | Roger Frank <rfrank@pglaf.org> | 2025-10-14 20:08:16 -0700 |
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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: La Maison de l'Ogre + +Author: Alphonse Karr + +Release Date: September 29, 2011 [EBook #37569] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA MAISON DE L'OGRE *** + + + + +Produced by Hélène de Mink, Charlene Taylor and the Online +Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This +book was created from images of public domain material +made available by the University of Toronto Libraries +(http://link.library.utoronto.ca/booksonline/).) + + + + + + + +Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le +typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée +et n'a pas été harmonisée. + + + + + LA MAISON DE L'OGRE + + + + + CALMANN LÉVY, ÉDITEUR + + OEUVRES COMPLÈTES + + D'ALPHONSE KARR + + + Format grand in-18 + + + A BAS LES MASQUES! 1 vol. + + A L'ENCRE VERTE 1 -- + + AGATHE ET CÉCILE 1 -- + + L'ART D'ÊTRE MALHEUREUX 1 -- + + AU SOLEIL 1 -- + + LES BÊTES A BON DIEU 1 -- + + BOURDONNEMENTS 1 -- + + LES CAILLOUX BLANCS DU PETIT POUCET 1 -- + + LE CHEMIN LE PLUS COURT 1 -- + + CLOTILDE 1 -- + + CLOVIS GOSSELIN 1 -- + + CONTES ET NOUVELLES 1 -- + + LE CREDO DU JARDINIER 1 -- + + DANS LA LUNE 1 -- + + LES DENTS DU DRAGON 1 -- + + DE LOIN ET DE PRÈS 1 -- + + DIEU ET DIABLE 1 -- + + ENCORE LES FEMMES 1 -- + + EN FUMANT 1 -- + + L'ESPRIT D'ALPHONSE KARR 1 -- + + FA DIÈZE 1 -- + + LA FAMILLE ALLAIN 1 -- + + LES FEMMES 1 -- + + FEU BRESSIER 1 -- + + LES FLEURS 1 -- + + LES GAIETÉS ROMAINES 1 -- + + GENEVIÈVE 1 -- + + GRAINS DE BON SENS 1 -- + + LES GUÊPES 6 -- + + HISTOIRE DE ROSE ET DE JEAN DUCHEMIN 1 -- + + HORTENSE 1 -- + + LETTRES ÉCRITES DE MON JARDIN 1 -- + + LE LIVRE DE BORD 1 -- + + LE RÈGNE DES CHAMPIGNONS 1 -- + + LA MAISON CLOSE 1 -- + + MENUS PROPOS 1 -- + + MIDI A QUATORZE HEURES 1 -- + + NOTES DE VOYAGE D'UN CASANIER 1 -- + + ON DEMANDE UN TYRAN 1 -- + + LA PÊCHE EN EAU DOUCE 1 -- + + ET EN EAU SALÉE 1 -- + + PENDANT LA PLUIE 1 -- + + LA PÉNÊLOPE NORMANDE 1 -- + + PLUS ÇA CHANGE 1 -- + + .. PLUS C'EST LA MÊME CHOSE 1 -- + + LES POINTS SUR LES I 1 -- + + LE POT AUX ROSES 1 -- + + POUR NE PAS ÊTRE TREIZE 1 -- + + PROMENADES AU BORD DE LA MER 1 -- + + PROMENADES HORS DE MON JARDIN 1 -- + + LA PROMENADE DES ANGLAIS 1 -- + + LA QUEUE D'OR 1 -- + + RAOUL 1 -- + + ROSES ET CHARDONS 1 -- + + ROSES NOIRES ET ROSES BLEUES 1 -- + + LES SOIRÉES DE SAINTE-ADRESSE 1 -- + + LA SOUPE AU CAILLOU 1 -- + + SOUS LES ORANGERS 1 -- + + SOUS LES POMMIERS 1 -- + + SOUS LES TILLEULS 1 -- + + SUR LA PLAGE 1 -- + + TROIS CENTS PAGES 1 -- + + UNE HEURE TROP TARD 1 -- + + UNE POIGNÉE DE VÉRITÉS 1 -- + + VOYAGE AUTOUR DE MON JARDIN 1 -- + +Tours.--Imp. E. Mazereau. + + + + + LA + + MAISON DE L'OGRE + + PAR + + ALPHONSE KARR + + TROISIÈME ÉDITION + + PARIS + + CALMANN LÉVY, ÉDITEUR + + ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES + + 3, RUE AUBER, 3 + + 1890 + + Droits de reproduction et de traduction réservés. + + + + +LA MAISON DE L'OGRE + + +Tout à fait au bord de la mer, dans un bouquet de pins, de tamarix que +j'ai plantés il y a vingt ans, et qui sont devenus de grands arbres, +se cache une sorte de cabane, de tonnelle, couverte, en guise de +chaume, par des branches de notre grande bruyère blanche si parfumée; +elle est ouverte du côté qui fait face à la mer, et comme fortifiée de +ce côté par des yuccas et des agaves sous lesquels s'étend une pelouse +de cette grande ficoïde dont les fleurs, semblables à la +reine-marguerite et plus larges qu'elle, sont, selon la variété, ou +d'un jaune brillant sur un feuillage d'un vert gai, ou d'un rouge +amaranthe, sur un feuillage d'un vert un peu cendré. Lorsque le vent +vient du large, on y est fort exposé au poudrin, et même quelque lame +vient baigner le pied de la cabane. A quelques pas au-dessous, nos +bateaux, le plus souvent, sont mouillés dans un petit abri de rochers +ou tirés plus haut sur le sable quand la mer est mauvaise ou +menaçante. + +J'étais blotti dans cette cabane un des jours où la flotte cuirassée +et les torpilleurs sont venus faire une petite guerre dans la baie de +Saint-Raphaël. + +Ces vaisseaux cuirassés, qui semblent des monstres énormes, sont loin +d'avoir le charme et la grâce des bateaux de pêche qui seuls +d'ordinaire sillonnent une mer le plus souvent calme ou ridée par une +douce brise--semblables avec leurs voiles blanches à de grands cygnes +glissant sur l'eau.--Les gigantesques vaisseaux cuirassés rompent les +dimensions et l'harmonie; notre baie paraît plus étroite, les collines +et les montagnes qui la bornent à l'ouest et au nord-ouest semblent +moins élevées, et nos deux îlots de porphyre rouge ne paraissent plus +que comme deux gros cailloux. + +Sur le sable, au pied du talus sur lequel repose la cabane, deux +jeunes hommes étaient couchés et devisaient ensemble:--l'un que je +connais de vue était un jeune professeur aspirant aux hauts grades +universitaires, l'autre était un marin qui était venu en congé de +convalescence se «refaire» dans sa famille à Saint-Raphaël. + +--Que c'est donc beau! disait le marin,--en désignant les vaisseaux à +son compagnon,--voici _l'Indomptable_,--voici _la Dévastation_,--voici +_le Courbet_ et voici le mien, _le Richelieu_, sur lequel, après +demain, j'irai remonter à Toulon. Est-ce assez beau, assez _chic_ ces +grands cuirassés! + +--Tu ne te fâcheras pas, reprit l'autre, si je te dis que, pour les +yeux, pour la beauté, pour la magnificence, je préfère de beaucoup ces +anciens vaisseaux à voiles, dont on voit encore les modèles à +l'arsenal de Toulon et des autres ports de mer. + +--Peut-on dire! s'écria le marin indigné; préférer ces beaux fichus +bateaux à voiles à nos cuirassés, à nos torpilleurs, à nos citadelles +d'acier;--mais, en comparaison, c'étaient des joujous, tes bateaux à +voiles. + +--Ah! dit le professeur, je respecte tes cuirassés, mais il faut +avouer que ce n'est pas joli; au lieu de ces monstres, qui semblent +peser sur la mer et la fatiguer, quel charmant spectacle ce serait que +de voir glisser sur l'eau le vaisseau sur lequel Cléopâtre alla +au-devant d'Antoine!--Ah! si tu lisais Plutarque! + +--Plutarque? je ne connais pas.--J'ai quitté l'école où nous étions +ensemble pour m'embarquer, je savais mon alphabet--et je dois l'avoir +un peu oublié. + +--Eh bien, dit le professeur, voici ce que dit Plutarque de la belle +reine d'Égypte et de son navire: + +«Elle se mit sur le fleuve Cydnus en une nef dont la poupe était d'or, +les voiles de pourpre, les rames d'argent qu'on maniait au son et à la +cadence d'une musique de flûtes, hautbois, cithares, violes et autres +tels instruments dont on jouait dedans; quant à sa personne, elle +était couchée sous un pavillon d'or tissu, vestue et accoudée toute en +la sorte qu'on peint ordinairement Vénus;--ses femmes et ses +demoiselles semblablement estaient habillées en néréides.» + +--Eh bien,--reprit le marin,--tout ça, c'est des bêtises;--on ne me +fera jamais accroire que des «rames d'argent» soient bonnes à quelque +chose et vaillent nos bons avirons de frêne. Mais, vous autres +savants, vous vivez de préférence dans le passé, sans vous préoccuper +du progrès; le progrès vous réveille, vous gêne et vous ennuie; mais, +moi, je suis pour le progrès. Voici l'heure de la cambuse, allons +déjeuner.--Mais ton Plutarque ni toi vous n'êtes ni marins ni malins. + +Ils se levèrent, s'en allèrent, et moi, je restai pensif. + +D'abord je rappelai à ma mémoire le passage de Plutarque que venait de +citer le jeune professeur, d'après la traduction d'Amyot,--et je +retrouvai trois lignes qui m'avaient toujours frappé par une +observation intelligente sur l'influence des femmes. + +«Quoiqu'elle eût chargé sa nef de présents, de force or et argent, +elle ne portait rien avec elle, en quoi elle eut tant de fiance comme +en soi-même et aux charmes et enchantements de sa beauté, en l'âge où +les femmes sont en la fleur épanouie de leur beauté et en la vigueur +de leur entendement.» + +Certes, je ne dirai pas de mal de la virginité qui permet à l'amant +d'avoir à soi seul la vie tout entière de la femme aimée et la +possession avare et exclusive de sa beauté et des mystères de son beau +corps;--mais, quant à l'esprit, au coeur et à l'âme, il est des +richesses qui ne s'épanouissent que plus tard, et j'ai toujours +préféré une femme de vingt-cinq à trente ans à une jeune fille, +cependant avec un désir de temps en temps de l'étrangler pour avoir +été à un autre et ne pas m'avoir attendu. + +Puis je revins aux dernières paroles du marin: «le Progrès.» + +Ce n'est que depuis quelque temps qu'on semble convenu de prendre le +mot progrès dans le sens absolu de perfectionnement. + +Étymologiquement «progrès» veut dire: marche en avant. + +De même qu'on dit progrès dans le bien, dans la vertu, on dit progrès +dans le mal et dans le vice;--on dit: les progrès de la maladie, les +progrès de l'incendie, les progrès de l'inondation. + +«Un si grand mal, dit Bossuet, faisait des progrès étonnants.» + +Il est une école de philosophie qui professe que Dieu n'a fait +qu'ébaucher le monde et qu'il l'a donné à l'homme à perfectionner; +l'humanité, dit cette école, est perfectible, et va incessamment du +moins bien au mieux, de l'ignorance à la science, de la barbarie à la +civilisation. + +C'est par erreur, ajoute-t-elle, qu'on a placé l'âge d'or dans le +passé; il est dans l'avenir. Cette théorie est toujours soutenue par +certains inventeurs de religions, certains fauteurs de révolutions qui +offrent de nous conduire à ce but en s'en faisant les prêtres ou les +guides--plus ou moins rétribués. + +D'autres vous diront, au contraire, que le monde, en sortant des mains +de Dieu, avait toute la perfection qu'il peut avoir et que c'est +l'homme qui l'a gâté et détérioré. Les sociétés humaines sont-elles en +marche incessante vers leur perfectionnement, vers leur bonheur? + +--Nous marchons, nous allons en avant, du moins en apparence;--mais +est-il bien certain que nous marchions--quand nous marchons--que nous +fassions nos pas, c'est-à-dire nos progrès précisément dans la +direction qui mène au perfectionnement et au bonheur? + +Lorsque le petit Poucet, perdu avec ses frères dans la forêt, +s'efforce de retrouver la maison; quand les oiseaux ont mangé le pain +qu'il avait émietté et semé sur le chemin pour le reconnaître; +lorsque, après avoir hésité, il s'engage dans un sentier qu'il pense +être le bon, il s'est trompé, tourne le dos au but, chaque pas, chaque +«progrès» l'en éloigne davantage; il voit une lumière, il se dirige +sur la lumière et arrive... à + + LA MAISON DE L'OGRE! + +Il me revient, en ce moment, à l'esprit, Louis Blanc, dont la taille +était exiguë jusqu'à l'invraisemblance. Un jour, du temps des +_Guêpes_, il vint me voir rue de la Tour-d'Auvergne (à Paris); il +était accompagné de ce farceur de Caussidière, qui était un géant. Ce +charmant Gérard de Nerval qui se tenait debout devant une de mes +fenêtres et qui jouait sur la vitre, avec les ongles, un air +arabe,--s'écria en les voyant tous deux traverser la cour: «Tiens! +l'Ogre et le Petit Poucet!» + +En 1848,--Louis Blanc, lors de la nomination par acclamation du +Gouvernement provisoire, avait été élu secrétaire avec Albert +«ouvrier»; il avait tout doucement, sur les affiches, supprimé le +trait, le filet--qui séparait les secrétaires des autres membres; +puis, ce trait effacé, avait diminué, puis supprimé l'intervalle, et +lui et Albert «ouvrier» s'étaient trouvés membres du Gouvernement +comme les autres. + +Comme il était fort effacé par l'éloquence et la bravoure de +Lamartine, autant que par la taille du poète, par la faconde et la +popularité de Ledru-Rollin, il voulut se faire une place à part:--il +proposa à ses collègues d'instituer un + + Ministère--du «progrès», + +dont il serait naturellement le ministre. Cette proposition n'étant +pas acceptée, il se donna à lui-même des fonctions équivalentes: il +ouvrit au Luxembourg une sorte de club qu'il présidait:--c'étaient des +conférences sur le «progrès.» + +Il se fit facilement un auditoire très nombreux de quinze cents ou +deux mille ouvriers,--leur parla de leurs misères, de leurs +droits,--nullement de leurs défauts et de leurs devoirs.--Beaucoup de +droits étaient de son invention, entre autres, celui de l'égalité des +salaires entre tous les ouvriers,--les ouvriers laborieux et habiles +formant, au détriment des fainéants et des malhabiles, une +aristocratie qui devait disparaître avec les autres. + +Toujours au nom du progrès, il parla de «l'infâme capital»,--des +bourgeois,--et, un jour qu'il sortait de la conférence et qu'il +montait dans une des voitures du roi Louis-Philippe qu'il avait +confisquée à son usage,--il fut un peu embarrassé de voir qu'un +certain nombre de ses auditeurs l'attendaient à la porte pour lui +faire honneur et l'acclamer.--Cette voiture, ces chevaux, ces laquais, +ne sentaient guère l'égalité; mais il reprit vite son aplomb--et +s'écria: «Mes amis, vous voyez cette voiture et ces chevaux! eh bien, +dans la voie du progrès où nous marchons aujourd'hui, il viendra un +jour où vous en aurez tous de semblables.» + +Vous rappelez-vous où on arriva en marchant dans cette voie du +«progrès?» + + «A la maison de l'ogre», + +aux terribles et tristes journées de Juin d'abord, puis au despotisme +du second Empire. + +Il y aura cent ans dans quelques mois que, sous prétexte de «progrès» +et de «liberté», la France est en révolutions, à travers des guerres +civiles, des massacres, des misères et des crimes horribles;--et on ne +s'aperçoit pas que l'on tourne bêtement en rond, de la monarchie à +l'anarchie, de l'anarchie au despotisme, dont elle est la souche +naturelle; puis combien de pas, de «progrès», avons-nous faits qui +nous aient rapprochés du «perfectionnement» et du bonheur de +l'humanité? + +Moins bêtes étaient les boeufs de Memphis employés à faire tourner le +manège d'une _noria_, machine hydraulique très commune en Italie et en +Provence.--On ne leur faisait faire que cent tours;--ils ne manquaient +pas de s'arrêter d'eux-mêmes au centième. + +J'ai eu, à Nice, un grand mulet blanc, plus malin.--Les puits d'où on +tire l'eau, au moyen de chapelets de godets, ne sont pas inépuisables; +quand les godets remontent vides, on arrête, on dételle les bêtes et +on laisse l'eau revenir dans le puits.--Tous les animaux, chevaux, +ânes ou mulets, qu'on emploie à ce travail, sentent très bien, au +poids diminué, quand il n'y a plus d'eau, et s'arrêtent +d'eux-mêmes.--Ce mulet annonçait la chose par le cri--moitié +hennissement, moitié braiment, auquel il a droit;--on allait donc, à +ce signal, le dételer et le remettre à l'écurie; mais je m'inquiétais +depuis quelque temps de voir l'eau moins abondante et le puits si +promptement à sec.--Je finis par découvrir que le mulet avait remarqué +que, lorsqu'il s'arrêtait et faisait entendre sa voix, on venait le +dételer, et il avait jugé absurde d'attendre qu'il n'y eût plus d'eau +et qu'il fût fatigué pour donner le signal du repos. + +C'est ainsi que, sous prétexte de «progrès» et de «liberté», le peuple +attelé à une _noria_, les yeux couverts d'une oeillère comme les +chevaux qui font le même métier, croit marcher et ne fait que +tourner,--en faisant monter l'eau pour désaltérer ceux par lesquels il +se laisse si sottement atteler. + +J'ai lu, dans le très intéressant voyage que fit Tournefort dans le +Levant, vers 1715,--une anecdote qui me semble venir à propos pour +représenter, par une autre image, ce que c'est, jusqu'ici, que la +marche du prétendu «progrès». + +Tout le monde sait, au degré où on sait beaucoup d'autres choses, que, +lors du déluge, l'arche construite par Noé s'arrêta au sommet du mont +Ararat.--En Arménie, jamais mortel n'a pu parvenir au sommet neigeux +de l'Ararat, où on dit que l'arche subsiste encore et subsistera +toujours. Un religieux du monastère, appelé des Trois-Églises, qui est +au pied de la montagne, résolut de tenter l'aventure; il s'y prépara +par une année entière de jeûnes, de macérations et de prières, puis il +se mit en route.--Ce n'était pas en un jour qu'on pouvait gravir la +montagne. Le soir venu, il se coucha sur l'herbe,--dormit, et, le +lendemain matin, se remit en route; à la fin du jour, il s'arrêta +comme la veille, fit ses prières, se coucha et s'endormit.--Mais, le +lendemain matin, quel fut son étonnement de se trouver précisément au +point d'où il était parti la veille. + +Et il en fut toujours ainsi pendant un mois; il marchait tout le jour, +s'endormait le soir, et se réveillait toujours au point où il s'était +endormi le premier jour. Enfin, au bout d'un mois, un ange lui apparut +dans la nuit: + +--Il est inutile, lui dit l'ange, que tu t'opiniâtres davantage; +l'Éternel a décidé qu'aucun mortel ne parviendrait au sommet de +l'Ararat et ne verrait l'arche.--Cependant, tes austérités et tes +prières t'ont mérité une récompense.--Voici un morceau de l'arche que +je t'apporte. Le religieux, nommé Jacques, qui fut plus tard évoque de +Ninive, crut d'abord avoir rêvé; mais il trouva à côté de lui la +planche que l'ange avait apportée, et l'emporta à son couvent, où +cette précieuse relique a toujours, depuis, reçu les hommages et le +culte qui lui sont dus. + +C'est sous prétexte de «progrès», de marche en avant vers le +perfectionnement et le bonheur de l'humanité, que l'on a poussé et +entraîné un peuple, autrefois spirituel, à retourner à 1789, d'où l'on +descend par une pente fatale à 1793, à la Terreur, à la guillotine +permanente, aux mitraillades, aux noyades, aux assignats, à la ruine, +à la Commune, parodie ridicule, triste et sanglante de la Terreur, à +la multiplicité des tyrans, à l'anarchie, puis à un despotisme +nécessaire, fatal, sortant de l'anarchie comme de sa souche +naturelle, despotisme dont les soi-disant républicains s'empresseront +de se faire les serviteurs dévoués. + +Revenons à ces beaux vaisseaux cuirassés et au «progrès» dont notre +jeune marin est si fier. + +Le prix d'un grand vaisseau cuirassé est «officiellement» de quinze à +seize millions;--mais, comme il faut quatre, cinq, six ans et +quelquefois plus longtemps pour le construire, pendant cette +construction, de nouveaux «progrès», de nouveaux systèmes, de +nouvelles inventions, de nouvelles modes même ou de nouveaux +engouements ont amené des changements dans les plans, dans les devis, +partant des dépenses plus fortes, si bien qu'il est de notoriété qu'un +grand cuirassé de premier rang revient à vingt millions, si ce n'est +plus. + +Une fois construit, vivant et en exercice, le monstre mange pour cinq +à six mille francs de charbon par jour. + +Ce n'est pas tout, ces ogres portent des canons; un de ces canons--de +cent dix tonnes, par exemple, coûte quatre cent quatre-vingt-sept +mille cinq cents francs,--tandis que, bien près de nous, en 1856,--le +canon du plus fort calibre se payait deux mille huit cents +francs.--Quel progrès! + +Ce n'est pas encore tout:--les canons ne sont pas des monstres moins +voraces que le bâtiment lui-même; grâce aux progrès de la poudre, de +la poudre de coton, à la mélinite, à la roburite, etc., aux nouveaux +boulets, etc., chaque coup de canon coûte quatre mille six cent +soixante-quinze francs,--tandis qu'en 1856,--quels rapides +progrès!--on satisfaisait un canon avec quatorze francs,--et ce n'est +qu'un commencement. Combien d'esprits, de savants, d'inventeurs +s'évertuent sans cesse à trouver de nouveaux «progrès.» + +Par mon âge, par mes idées, par certains dégoûts, je ne suis pas de ce +temps-ci:--j'y suis, pour ainsi dire, étranger;--je suis moins loin +des anciens que de mes contemporains, et je vis beaucoup avec les +anciens;--ils avaient certes leurs défauts, mais ils ne reste d'eux +que ce qu'ils avaient de meilleur:--leurs livres--et c'est une bonne, +saine et agréable société. + +Je copie Florus: + +«Lors de la première guerre punique, soixante jours après qu'on eut +porté la hache dans la forêt, une flotte de cent soixante vaisseaux se +trouva sur les ancres;--on eût dit qu'ils n'étaient pas l'ouvrage de +l'art, mais que les dieux protecteurs de Rome avaient métamorphosé +les arbres en navires.--Près des îles de Lipari, cette flotte +improvisée coula à fond et mit en fuite la flotte des Carthaginois.» + +Tite-Live rapporte que, dans la guerre contre le roi Hiéron, deux cent +vingt navires furent mis à la mer en quarante-cinq jours, depuis qu'on +eut donné le premier coup de cognée. + +Que coûtaient ces navires?--Rien; les soldats les construisaient +eux-mêmes.--Le vent et les bras des hommes se chargeaient de la +locomotion. + +--Ah! s'écrierait mon jeune marin, vous nous parlez là de jolis +sabots! des canots de sauvages! + +Canots de sauvages et sabots,--je le veux bien, mais il n'en est pas +moins vrai que ces canots de sauvages et ces sabots des Romains +valaient bien vos cuirassés d'aujourd'hui, car leurs ennemis, les +Carthaginois, n'avaient que des sabots semblables,--de même +qu'aujourd'hui vos adversaires possibles ont des vaisseaux cuirassés +pareils aux vôtres. + +Il y a donc aujourd'hui grands et incontestables progrès dans l'art de +travailler les métaux, progrès dans la chimie, progrès dans +l'électricité,--science tout à fait nouvelle,--mais nul progrès, tant +s'en faut, vers «le perfectionnement et le bonheur de l'humanité», les +seuls dont il soit juste et sage de se féliciter. + +Il n'y a même pas progrès dans l'art de s'entre-tuer: car, avec les +sabots en question, les Romains et les Carthaginois réussissaient à +s'enfoncer mutuellement des choses pointues dans le corps, à se briser +les bras, les jambes et la tête, à se noyer... enfin tout ce qu'on +peut désirer sous ce rapport. Peut-être même les combats sur mer de ce +temps-là étaient-ils plus meurtriers qu'ils ne le seraient +aujourd'hui. Les Romains se sentant, comme navigateurs, inférieurs aux +Carthaginois, avaient imaginé des grappins qu'ils jetaient sur les +vaisseaux ennemis et les accrochaient à leurs vaisseaux, de façon que +les deux tillacs ne faisaient plus qu'un; ils sautaient à l'abordage +et on se battait corps à corps (_cominus_), comme sur terre. Or, dans +ces combats corps à corps, tous les coups portent, et il doit y avoir +au moins la moitié des combattants tués ou blessés, résultat bien +supérieur à celui qu'on peut obtenir en se battant de loin (_eminus_), +même avec les engins les plus perfectionnés. + +Le progrès consiste donc dans l'énormité des dépenses ruineuses que +s'imposent réciproquement les peuples ou plutôt leurs soi-disant +bergers, qu'il serait, en ce cas, plus justes d'appeler leurs +bouchers. + +Je parlais tout à l'heure du système, de l'engouement, de la mode qui +pouvaient changer pendant le temps qu'on met à construire un +vaisseau-cuirassé; déjà des objections se sont élevées contre +eux,--quelques personnes très compétentes semblent regretter les +navires légers et rapides. + +Ouvrons Florus; nous y verrons les gros et lourds bâtiments d'abord en +faveur: + +«Nos pesants bâtiments arrêtèrent ceux des ennemis, qui, dans leur +agilité, semblaient voler sur l'eau. Les Carthaginois, malgré leur +science nautique, durent s'enfuir sur ceux de leurs vaisseaux que nous +n'avions pas coulés.» + +Mais, plus tard, en racontant la bataille d'Actium,--où Marc-Antoine +fut vaincu par Octave,--voici comment il parle des gros vaisseaux: + +«Nous n'avions pas moins de quatre cents vaisseaux, et les ennemis +n'en avaient pas plus de deux cents;--mais la grandeur de ces +vaisseaux compensait l'infériorité du nombre. + +»Ils étaient surmontés de tours à plusieurs étages et semblaient des +citadelles ou même des villes flottantes. La mer gémissait sous leur +poids et le vent ne suffisait qu'avec peine à les faire mouvoir. + +»Les navires d'Octave, légers et exécutant facilement toutes +manoeuvres, attaquaient, évitaient, se retiraient avec rapidité; ils +se réunissaient plusieurs contre une seule de ces énormes masses et +les accablaient de traits et de feux lancés de près.» + +Il était réservé à l'Italie de fournir un argument aux détracteurs des +vaisseaux cuirassés. + +Le jeune empereur d'Allemagne, qui s'est montré naguère si désireux +d'être empereur que ça ne lui a peut-être pas permis d'être aussi fils +qu'il l'eût fallu, se plaît à se produire partout et à toutes les +cours, comme une femme qui a une robe neuve et veut la montrer. + +Philippe de Commines a dit: «Les accointances des rois ne valent rien +pour les peuples». + +«Les Sabéens, dit Diodore de Sicile, étaient fort de cet avis.--Le roi +auquel ils laissaient un pouvoir absolu tant qu'il restait dans son +palais, était assailli de pierres aussitôt qu'il en sortait». On ne +voit pas bien quel avantage les rois en tirent eux-mêmes.--On a dit: +«Au contraire des statues qui grandissent à mesure qu'on en approche, +les hommes se rapetissent vus de trop près.»Cette maxime s'applique +surtout aux rois, dont la grandeur doit beaucoup à l'imagination.--De +deux souverains dont l'un fait une visite à l'autre, il y en a +toujours un qui est plus ou moins humilié de son infériorité et +désireux de la faire cesser. + +Dernièrement, le jeune empereur d'Allemagne a été visiter et le pape +et le roi d'Italie--et, assure-t-on, n'a satisfait ni l'un ni l'autre. + +Pendant cette visite, l'Italie qui croit s'acquitter envers la France, +à laquelle elle doit d'exister, en se montrant ingrate comme un +débiteur qui déchirerait l'obligation qu'il a signée et dirait: «Je ne +dois rien;»--l'Italie--qui croit se grandir en se faisant vassale de +l'Allemagne, s'est mise en grands frais pour éblouir l'empereur.--Elle +lui a fait passer en revue des troupes qui n'ont pas échappé à la +critique des officiers prussiens--et a montré sa flotte--avec orgueil. + +L'Italie qui, sous le ministère Crispi, s'évertue--ici à moi le latin, +selon le précepte de Boileau, quoique les mots dont je veux me servir +et que je ne traduirai pas, soient des mots _autorisés_, comme on +dit aujourd'hui et que non-seulement Plaute, mais aussi Pline et +Cicéron, les aient écrits--et Victor Hugo a dit bien pis;--l'Italie +qui s'évertue à _crepitare altius quam habet clunes_--a voulu +avoir et possède en effet le plus gros vaisseau cuirassé qui +existe;--mais--dans l'exhibition qui a été faite à l'empereur +d'Allemagne, ce vaisseau n'a pu ni avancer, ni reculer, ni tourner et +a fait un _fiasco_ complet. + +Il en est de même de la guerre sur terre.--Pompée «le Grand», qui +n'avait ni fusils ni canons, put faire inscrire dans le temple de +Minerve qu'il avait tué deux millions quatre-vingt-trois mille hommes. +Ça, c'est le nombre des adversaires; car il ne donne pas le compte des +soldats de son armée tués sous son commandement. + +Vous me direz que Napoléon--non moins «le Grand», a fait tuer cinq +millions de Français, et on peut supposer un nombre au moins égal +d'Autrichiens, de Prussiens, de Russes, d'Italiens, d'Espagnols, +d'Égyptiens, etc. + +Les armes à feu seraient donc un «progrès»; mais on pouvait se +contenter de ce que tuaient Pompée, César, Alexandre et les autres +«grands hommes» au moyen des anciens engins de guerre--épées, haches, +lances, javelots, etc. + +De ce temps-ci, la recherche des armes à longue portée a été due en +grande partie à la rancune, à la haine, à la défiance que le règne de +Napoléon avait éveillé dans la mémoire des autres peuples,--et c'est +surtout contre la _furia francese_ et la charge à la baïonnette qu'on +s'est efforcé de combattre de loin. + +Je ne sais si, avec les nouveaux fusils, les nouveaux canons, la +nouvelle poudre, les nouveaux boulets, on tue plus de monde +qu'autrefois;--mais les conditions de la bravoure militaire sont +changées. + +La victoire, autrefois, était au plus fort, au plus adroit, au plus +brave. + +Elle peut aujourd'hui encore, favoriser la bravoure, mais ce n'est pas +la même bravoure qu'autrefois.--On tue des hommes si éloignés qu'on ne +les voit pas et qu'ils ne vous voient pas, et on est tué par eux. + +La bravoure doit se faire de résignation et de fatalisme, c'est un +apprentissage que les Français avaient à faire et qu'ils ont fait tout +de suite:--car la nation française est la _gent porte-épée_;--_Nullum +bellum sine milite gallo_, disait César; mais vrai,--il n'y a plus de +plaisir à être héros.--A quoi servent aujourd'hui la grande taille, le +regard terrible, la voix formidable,--les armes brillantes? + +Ecoutez Homère: + +«Le casque et le bouclier de Diomède jetaient la flamme autour de +lui». + +Et Virgile: + +«Le casque d'Énée jette sur sa tête un éclat étincelant; la crinière +s'agite semblable à la flamme, et son bouclier d'or vomit des +éclairs.--Telle une comète lugubre lance ses feux rougeâtres, etc.» + +Que sont devenus, dans nos vieilles histoires de chevalerie, ces +hommes aux armures, aux panaches de couleur éclatante? A quoi +serviraient aujourd'hui la _Durandale_, la fameuse épée de Roland,--la +_Joyeuse_, l'épée de Charlemagne, avec laquelle il tua de sa main +mille Sarrasins dans une seule bataille,--la _Flamberge_ de +Brodisart,--la _Balisarde_ de Renaud,--la _Courtène_ d'Ogier, +l'_Escalibor_ d'Artus, qu'en mourant il fit jeter dans un lac par un +écuyer, pour que personne ne la possédât après lui? + +Je sais bien que, lorsque M. Boulanger fit éclipse +dernièrement,--lorsque les uns le disaient à Saint-Pétersbourg, les +autres à Ville-d'Avray,--les autres à Paris,--on a dit qu'il était +allé pour rechercher l'_Escalibor_ du roi Artus.--Mais ce n'était pas +vrai, et aucune, d'ailleurs, de ces épées triomphantes, grâce au +«progrès», ne pourrait plus servir à rien. + +Pas plus que la fameuse épée à deux mains de Godefroy de Bouillon, +épée que l'on voit, dit-on, encore à Jérusalem,--épée avec laquelle +d'un seul coup, il fendait et coupait en deux,--de la tête au bas des +reins, un Sarrazin comme une pomme. + +Et les écus, et les armoiries, et les devises?--A quoi bon +aujourd'hui? Le chevalier Brandelis avait peint sur son écu--à fond +d'azur, une épée dont la poignée était d'or--avec ces mots: _Je pare_, +_je brille_, _je frappe_. + +Arrodian de Coleih, chroniqueur et chevalier, portait pour armes, sur +fond de _sable_ (noir), un coq d'argent, et sa devise était: _Plumes +et ongles!_ + +Le roi Pharamond portait un lion d'azur à trois fleurs de lis d'or et +ces mots: _Que de beaux fruits de ces fleurs doivent naître!_ + +Aujourd'hui, toujours grâce au «progrès», Ulysse et Ajax ne se +disputeraient plus les armes d'Achille, qui ne seraient d'aucun usage. + +J'ai publié, il y a longtemps, un _Dialogue des morts_ qui m'avait été +révélé en songe--il y a si longtemps et c'est si vieux que ça serait +nouveau si je le reproduisais aujourd'hui,--mais la place me manque. + +Au moment où une grande guerre éclate, Mercure, par l'ordre de +Jupiter, descend aux enfers, appelle les héros et demande quels sont +ceux qui veulent remonter sur la terre et reprendre leur métier.--Tous +refusent en haussant les épaules et en ricanant. + +Où est le temps où Homère disait: + +«Le bouclier soutenait le bouclier, le casque s'appuyait contre le +casque, l'homme contre l'homme; on voyait alors à qui on avait +affaire. + +»Par Hécate, dit Léonidas, que ferions-nous avec nos épées si courtes +dont nous étions fiers contre des ennemis invisibles!» + +«J'ai pu, dit Horatius Coclès, empêcher les Étrusques de franchir un +pont, mais je ne pourrais empêcher une bombe venant d'un point que je +ne verrais pas, de passer par-dessus.» + +«Je ne pourrais, dit Arnold Winkelried, comme à la bataille de +Sempach, ouvrir un chemin à mes compagnons à travers les phalanges +autrichiennes--en m'enfonçant dans la poitrine une brassée de piques +des ennemis--les ennemis aujourd'hui seraient à une demi-lieue.» + +«Il n'y aurait pas moyen, dit Condé, de jeter mon bâton de +commandement au milieu d'ennemis si éloignés.» Et comment, dit le +maréchal de Saxe, inviter, comme nous fîmes à Fontenoy--_Messieurs les +Anglais à tirer les premiers?_--Aujourd'hui, notre voix se perdrait +dans l'espace, et nous ne pourrions pas voir si nos adversaires sont +des Anglais.» + +«Pour moi, dit Turenne, j'avoue que je ne saurais pas commander et +conduire une armée de plus de 30,000 hommes.--Cependant, en ce +temps-là, nous faisions de grandes choses avec de petites armées.» + +Aujourd'hui, il ne s'agit plus d'armées, de science, d'art +militaire,--ce sont des invasions de sauterelles. + +«Les anciens Romains, dit Varron, n'avaient qu'un seul +mot--_Hostis_--pour dire ennemis et étrangers.» + +Il faut en revenir là.--Aujourd'hui, dans cette Europe qui prétend +être au plus haut point de la civilisation, un peuple doit se tenir +sur ses gardes, croire possible que, sans raison, sans motif,--un +peuple voisin se précipite sur lui comme un oiseau de proie ou un +brigand. + +Aujourd'hui, la guerre est aussi odieuse, aussi féroce, aussi sauvage +qu'autrefois;--il n'y a qu'une différence, c'est qu'elle est beaucoup +plus bête.--Autrefois, le vainqueur dépouillait entièrement le vaincu +et emmenait les hommes, les femmes, les enfants en esclavage. +Aujourd'hui, on doit se contenter d'une certaine partie des +dépouilles--et s'en retourner chez soi.--Or, le vainqueur n'a pas fait +ses frais.--Avec nos cinq milliards, l'Allemagne n'en est pas moins +ruinée, surtout par la préoccupation d'une revanche qui l'oblige à se +tenir sur un pied de guerre qui absorbe toutes ses ressources et au +delà. + +Il faut donc avouer que, si les canons _Krupp_, les _fusils Gras_, les +poudres nouvelles sont un «progrès», une marche en avant,--ce ne sont +point des pas sur le chemin du perfectionnement et du bonheur de +l'humanité. + + +C'est au nom du «progrès» que tant de villes en France veulent +s'élargir et demandent des autorisations qu'on ne leur refuse jamais, +de faire des emprunts qui obèrent le présent et engagent l'avenir. + +Toutes veulent avoir de grandes rues, le gaz, la lumière électrique, +des théâtres, des casinos, à «l'instar» de la capitale--grenouilles +qui veulent se faire aussi grosses que le boeuf;--ce qu'on appelle par +habitude et plutôt par antiphrase «le gouvernement» les provoque à +bâtir des monuments pour des écoles laïques; puis vient un jour où +les villes et les communes n'ont plus d'argent pour des besoins +impérieux.--En attendant, la vie y est plus chère, plus difficile, les +moeurs plus relâchées. + +«Les maisons, dans la ville, disait Henri IV, se bâtissent avec les +débris des chaumières.» + +Autour de chaque ville règne une zone pestiférée, dont les habitants +n'aspirent qu'à quitter les champs et la terre, pour venir habiter la +ville, s'y livrer à des métiers moins rudes, plus rétribués et surtout +à des amusements plus ou moins malsains.--Les garçons, ouvriers ou +domestiques, les filles servantes en attendant pis.--Par suite de +quoi, un tiers des terres si riches de ce beau pays de France, si +favorisé du ciel, est aujourd'hui sans culture;--et l'on va bêtement +et criminellement dépenser des centaines de millions et des milliers +d'hommes pour conquérir des colonies, quand il y aurait une si belle +colonie à faire en France: mettre le pays en état de culture et de +production. + +C'est au nom du «progrès» qu'on couvre la France d'écoles laïques où +l'on enseigne principalement l'indiscipline, l'irréligion, les +ambitions effrénées de sortir de sa sphère, de se jeter dans des +professions dites libérales, et depuis longtemps encombrées.--«Il ne +faut pas, dit Richelieu dans son testament, profaner les lettres à +toutes sortes d'esprits; vous produiriez ainsi beaucoup de gens plus +propres à faire naître les difficultés qu'à les résoudre.»--Depuis +soixante ans, la moitié des jeunes hommes se faisaient médecins, +l'autre moitié avocats.--Comme il y en avait beaucoup plus que la +société n'en pouvait nourrir, on a augmenté graduellement les +difficultés de l'admission, mais absurdement et sottement on a placé +ces difficultés,--ces obstacles, ces banquettes irlandaises à la fin +de la carrière au lieu de les mettre au commencement et de ne pas +laisser s'y engager les concurrents trop nombreux.--De là des +intelligences surmenées, des générations exténuées, anémiques, +malheureuses, désabusées trop tard;--de là cette foule de déclassés +qui se jettent dans la politique au grand détriment du pays.--Une +nouvelle carrière s'est ouverte, c'est celle des ingénieurs;--mais +comptons combien s'y sont déjà jetés et combien sont en route. + +Quant aux filles, le «progrès» consiste à les faire savantes; on ne +tient aucun compte de ce que disait un ancien des enfants, et qui +doit s'entendre aussi bien des filles que des garçons: «Que doit-on +enseigner aux enfants? Ce qu'ils auront à faire étant hommes, étant +femmes.»--On tend à ne faire qu'un sexe; on a vendu longtemps, on vend +encore un peu, à l'usage des femmes, une «poudre épilatoire» pour +faire disparaître le duvet trop prononcé des bras, des joues et de la +lèvre supérieure.--Si le «progrès» continue, nous verrons bientôt +annoncer une pommade pour faire pousser la barbe au menton des femmes. + +En attendant, pour les provoquer à cette instruction pour le moins +inutile, on leur fait des promesses qu'on ne peut pas tenir. + +Pendant quatre années, 1882, 1883, 1884, 1885, il a été délivré à des +jeunes filles soixante-dix mille brevets élémentaires et sept mille +trois cent cinquante brevets supérieurs;--un peu plus de +soixante-dix-sept mille institutrices. + +Un inspecteur primaire du Dauphiné disait dernièrement aux maîtres +d'école: «La carrière de l'instruction est encombrée; pour une place, +il y a cinquante individus. Prévenez vos élèves, et qu'ils portent +ailleurs leurs ambitions.» + +Cette observation peut s'appliquer à toutes les carrières pour +lesquelles on quitte l'agriculture et le métier de son père,--les +postes, les télégraphes, les contributions, les douanes,--les écoles +militaires et maritimes;--tout est encombré. + +De là tant de désappointements, de désespoirs, d'_ouvriers sans +ouvrage_ de toutes les classes;--de là aussi les tribuns de brasserie, +les hommes d'État de café, les politiques de cabaret;--de là, comme je +le disais dernièrement,--les trottoirs devenus trop étroits pour les +filles qui n'ont que cet équivalent de la politique qu'ont les +garçons. + +Le philosophe Momentus s'était efforcé de scruter et de dévoiler les +secrets des mystères religieux et d'en «désabuser» les femmes. + +Les déesses honorées à Éleusis lui apparurent en songe--et lui dirent +qu'il les avait offensées;--étonné de les voir vêtues du costume des +courtisanes et debout sur le seuil d'un lieu de prostitution, il leur +demanda la cause de cet avilissement. «Ne t'en prends qu'à toi, lui +dirent-elles en courroux:--tu nous a arrachées avec violence de +l'asile que s'était ménagé notre pudeur.» + + +Comme «progrès», nous avons les chemins de fer; où est le temps où +Tournefort écrivait à M. de Pontchartrain qu'il avait quitté à Paris: +«Ne nous arrêtant pas, nous sommes arrivés à Lyon en sept jours.» + +Je sais tout ce qu'on a dit et tout ce qu'on peut dire relativement au +commerce, à l'industrie, etc. + +Mais j'applique à bien des choses ce que Pascal disait des individus: + +«La plupart de nos malheurs viennent de ce qu'on ne sait pas rester +dans sa chambre.» + +S'il est un peuple qui aurait pu se passer des autres et rester +paisiblement chez lui, c'est le peuple français. «Toutes les nations +voisines, disait le roi de Pologne Stanislas Leczynski,--doivent +devenir tributaires du peuple cultivateur d'un bon sol, s'il est +encouragé et soutenu dans son travail.» + +Placé au milieu de l'Europe, d'une part, dominant sur l'océan par +la longue étendue et les détours de ses côtes, sur les mers des +Flandres, d'Espagne, d'Allemagne; de l'autre, tenant à la +Méditerranée--vis-à-vis de l'Algérie, qui est à lui, l'Espagne à sa +droite, l'Italie à sa gauche,--quelle situation si la France savait en +profiter!--un sol presque partout excellent et fertile. + +Le Français, cultivateur laborieux et guerrier intrépide à l'occasion, +devait être le plus heureux et le plus respecté des peuples--le +commerce restant, comme il l'a été toujours, une source accessoire de +bénéfices--ayant plus à vendre qu'il n'aurait besoin d'acheter. + +«Voulez-vous, dit un ancien, conquérir une riche province?--Cultivez +les terres incultes.» + +Aujourd'hui, un tiers du sol de la France, et pour la plupart des +terres excellentes, reste en friche. + +La France a de plus l'Afrique, à la fois pépinière et gymnase de +soldats, et un sol riche et d'une étendue immense, qui est bien loin +d'être exploité et d'être mis en rapport; et, pendant ce temps, des +hommes d'État de café, des hommes politiques de taverne, commettent le +crime aussi bête que punissable de dépenser des centaines de millions +et des centaines de mille de soldats et de marins pour s'emparer du +Tonkin, climat meurtrier, où les usurpateurs sont sans cesse entourés +d'ennemis acharnés et implacables, avec aucune chance de soumission +réelle et de paix. + +«Nos ancêtres, dit Caton l'Ancien, dans son livre _De re rustica_, des +travaux de la terre,--lorsqu'ils voulaient louer un bon citoyen, lui +donnaient le titre de bon agriculteur;--cette expression était pour +eux la dernière limite de la louange. + +«C'est parmi les agriculteurs que naissent les meilleurs citoyens et +les soldats les plus courageux; que les bénéfices sont honorables, +assurés, et nullement odieux.--Ceux qui se vouent à l'agriculture +n'ourdissent point de mauvais projets (_Minime sunt mali +cogitantes_).» + +Les voies ferrées, je ne le nierai pas, le transport facile et rapide +des denrées peut donner plus de richesses avec plus de risques;--mais +donne-t-il plus de bonheur?--Ce «progrès» est-il un pas en avant vers +le perfectionnement et le bonheur de l'humanité? + +J'ai consulté les vieillards d'un petit port de pêche, devant lequel +passe un chemin de fer seulement depuis quelques années. + +Êtes-vous plus riches? êtes-vous plus heureux?--Pas plus riches et +moins heureux.--Il entre beaucoup plus d'argent chez nous, mais ce +n'est pas, tant s'en faut, pour tout le monde.--C'est pour quelques +mareyeurs et pour quelques marchands qui nous exploitent. Avant le +chemin de fer, notre pêche et notre gibier, qui étaient abondants, ne +pouvaient se consommer et se vendre que dans un très petit rayon;--il +se vendait très bon marché, mais nous en mangions tant que nous +voulions, et on en donnait aux plus pauvres. Aujourd'hui,--ça se vend +cher à une grande distance, mais ce n'est pas nous qui le vendons au +dehors;--nous le vendons, il est vrai, plus cher chez nous, mais nous +n'en mangeons plus et nous ne pouvons plus en donner. + +Il vient ici des étrangers passer une saison. Comme ce sont des gens +riches, on leur fait tout payer plus cher,--et ces prix, une fois +établis, nous devons les subir comme les étrangers et les riches.--De +plus, il s'est ouvert des cafés, des casinos où nos jeunes gens +dépensent leur argent et leur santé.--Nos femmes et nos filles ne +veulent plus _ramender_, raccommoder nos filets;--les plus modestes se +font couturières, beaucoup se font institutrices;--beaucoup profitent +des chemins de fer pour aller se faire servantes en quelque grande +ville;--aucunes ne veulent plus s'habiller comme leurs mères,--elles +se déguisent en dames et en demoiselles. + +Nous ne sommes pas plus riches, tant s'en faut, et nous sommes surtout +moins heureux, et quelques-uns moins honnêtes. + +Avant les chemins de fer, le Parisien sortait peu de sa +ville;--parfois, le dimanche, à une campagne voisine, à Romainville au +temps des lilas;--à Saint-Cloud, lors de la fête annuelle; à +Saint-Denis, pour manger une friture en famille, etc. + +On vivait et on mourait dans le quartier où on était né. + +On avait pour voisins un ou deux amis, camarades d'enfance et +d'école;--on s'était toujours vu, on ne se perdait pas de vue, on +s'arrangeait pour loger dans la même rue ou, du moins, dans le même +quartier.--On n'essayait pas, ce qui, d'ailleurs, n'eût pas réussi, de +se faire croire plus riche qu'on n'était, le vieil ami savait votre +situation et vos affaires comme vous saviez les siennes; on s'était +mutuellement, avec le temps, rendu de petits et quelquefois de grands +services; on mangeait parfois ensemble sans cérémonie, sans +apparat.--Si l'un avait tué un lièvre, si l'autre avait pêché un bon +poisson ou reçu un pâté, on appelait la famille amie,--on régalait ses +amis, on ne s'évertuait pas à les «épater», comme on dit aujourd'hui. + +On épousait une fille qu'on avait connue, qu'on connaissait depuis +l'enfance,--dont on savait toute la vie,--le caractère, la famille. + +Aujourd'hui, grâce au «progrès», on veut être admiré et envié;--on a +des connaissances, des relations;--on ment sur sa fortune, sur sa +famille, sur sa situation; pour cela, il ne faut voir que des gens qui +vous connaissent peu et depuis peu de temps. D'ailleurs,--en quelques +heures de chemin de fer, on se débarrasse d'antécédents fâcheux, d'un +nom au moins compromis;--on va aux bains de mer, aux stations d'hiver, +où on est comte ou pour le moins baron. + +Les mariages se font au hasard entre gens qui ne se connaissent +pas--et qui sont souvent fort surpris et fort désappointés quand la +connaissance tardive se fait. + + +Est-ce dans le commerce, dans l'industrie qu'est le «progrès», dans le +sens que j'y attache et qui seul est désirable? + +On ne veut plus fonder un établissement qui, après de longues années +laborieuses, vous permettrait de vous retirer avec une petite aisance +en laissant à vos enfants--l'établissement ou le métier que vous avez +fondé ou exercé, en leur laissant en même temps, pour arriver d'un pas +plus sûr et par un chemin moins rude, votre expérience, votre +réputation, vos relations, votre clientèle. + +Non, aujourd'hui,--il faut être riche tout de suite; on fait des +coups--ou une fortune presque subite et une faillite qui ruine les +autres. + +Du reste, la vie est devenue si chère, si difficile, que le métier +correct ne nourrit plus une famille. Il faut se jeter dans les +affaires aléatoires, hardies, douteuses.--«Les affaires, a-t-on dit, +c'est l'argent des autres.»--On a tant de besoins qu'on ne peut plus +se contenter de son pain; on ne dîne qu'en interceptant ou escroquant +le dîner des autres. + +Rien n'est plus que jeu;--la police, naïvement, découvre et saisit de +temps en temps quelque pauvre tripot,--mais elle ne va ni chez le +président Grévy, ni chez les ministres, ni chez les députés.--Tout ce +monde-là joue;--les plus malins ne mettent pas au jeu et trichent. + +En même temps que toutes les villes veulent s'élargir à l'«instar» de +Paris--Paris lui-même s'élargit tous les jours.--Paris, que Pierre le +Grand trouvait déjà être une tête trop grosse pour le corps, et une +ville trop grande au point de vue de la tranquillité du gouvernement +et de la discipline.--Paris que la royauté de nos anciens rois +s'efforça à plusieurs reprises de borner dans son extension. Le +premier édit à ce sujet est de novembre 1552, sous Henri II. On donna +cinq raisons de cette interdiction de continuer à bâtir;--un autre +édit de Louis XIII (janvier 1638) donna six raisons;--mais la +cinquième de l'édit de 1552 et la sixième de l'édit de 1638 sont +identiques,--je ne citerai que le second: «Ce peuple trop nombreux +donne lieu aux dérèglements de tous genres, rend la police difficile +et expose à des vols de jour et de nuit;--une des raisons est la +difficulté de se débarrasser des immondices. + +Depuis ce temps, Paris a toujours été en «progrès». La Seine, qui +était le principal attrait pour la limpidité et la douceur des eaux, +qui rappelait à Lutèce Julien alors proconsul et bientôt +empereur,--est devenue un égout infect;--les poissons y meurent +empoisonnés.--Paris, traversé par ce grand fleuve, manque d'eau, les +dépenses énormes qu'on fait pour en avoir de loin ne réussissent pas à +en fournir suffisamment; l'eau jadis si fraîche, si limpide de la +Seine, cause des fièvres typhoïdes et pernicieuses;--quant aux +immondices, on achève d'empoisonner la rivière, et on infecte quelques +environs de la ville. + +Ces questions de l'eau et des immondices viennent tout doucement +frapper les villes induites à s'élargir--au nom du «progrès». + + +Il est une science très belle, très intéressante et qui, avec sa +langue très bien faite, est en grand «progrès» de ce temps-ci, mais ce +«progrès» je ne puis l'accepter comme un pas vers le perfectionnement +et le bonheur de l'humanité. + +La chimie surtout nous donne de faux vin, de faux sucre, de fausse +farine. Il n'y a plus aucune denrée qui soit pure et réelle. La +margarine faite de vieilles graisses, de vieux os ramassés au coin des +bornes,--on ajoute même de vieilles bottes,--a remplacé le beurre. +Toutes ces sophistications, quand elles n'empoisonnent pas tout de +suite, détruisent les estomacs,--provoquent des maladies autrefois +inconnues et abrègent une existence douloureuse et misérable. + + +Est-ce un «progrès» vers «le perfectionnement et le bonheur de +l'humanité» que ce qu'on a fait de la justice en France? + +Un ancien a dit: «Le plus grand malheur pour une société, c'est la +force sans justice et la justice sans force». + +Pour satisfaire à des camaraderies de taverne, pour payer les +complaisances électorales, pour prévenir de justes reproches des +complices et soi-même, on a «épuré» la magistrature. Il faut entendre +«épurer» dans le sens d'ébrancher, effeuiller, «écrémer», couper les +branches et les feuilles, enlever la crème; pour «épurer», on a +destitué les «purs» et on les a remplacés par des complices et des +complaisants. + +Est-ce «un progrès» de voir la justice au moins suspecte? N'est-ce pas +tout ce qu'il y a de plus funeste pour une société? + +Je ne parlerai pas du jury qu'on a empoisonné de théories +absurdes--par suite desquelles la peine de mort est réservée aux +innocentes victimes, écartée de la tête de leurs assassins. Je vous +défie d'imaginer un forfait avec les circonstances les plus atroces +qui soit nécessairement puni de la peine capitale: c'est encore pour +les assassins un jeu de hasard. + + +Un «progrès», c'est de payer les députés. Avons-nous obtenu une +qualité supérieure, tout le monde est d'accord que c'est le contraire +qui est arrivé. + +Du temps qu'on ne payait pas les députés, jamais un député n'a volé le +portefeuille d'un collègue comme cela vient d'avoir lieu. + +Autrefois, le dimanche, les ouvriers, en costume de leur état, de +beaux gars, pantalon et veste de velours, allaient à Belleville dîner +joyeusement avec leur femme et leurs enfants.--Aujourd'hui, ils vont +encore à Belleville,--mais seuls, la femme et les enfants restent à la +maison, le plus souvent à la charge du bureau de bienfaisance;--car +les maris, les pères, dépensent toute leur paye au cabaret et aux +clubs à écouter et à débagouler des théories absurdes et criminelles. + + +_La presse_:--Le journaliste tient de l'avocat et du médecin et du +pharmacien. + +Les drogues qu'il donne à ses lecteurs sont plus dangereuses que +celles qu'ordonnent et préparent les médecins et les apothicaires. +Pourquoi la presse n'est-elle soumise à aucune condition sanitaire? +Pourquoi n'est-on pas, après examen, n'est-on pas reçu journaliste, +comme on doit être reçu médecin, avocat, apothicaire. + + +Autre «progrès»: le suffrage universel--la plus grosse, la plus +formidable, la plus mortelle des bêtises; le plus ridicule, le plus +mortel des mensonges. + +Par le suffrage universel--«deux cailloux valent mieux qu'un diamant, +deux crottins valent mieux qu'une rose». + +Cicéron (_De la République_) dit: Servius Tullius eut grand soin--ce +qu'on ne doit jamais négliger dans une constitution de république, de +ne pas laisser la puissance au nombre.--_Ne plurimum valeant plurimi_. + +Finira-t-on par s'en apercevoir--ce qu'on appelle aujourd'hui «le +progrès». Chaque pas--et les pas sont grands--nous approche de «la +maison de l'ogre»--et heureusement pour le Petit Poucet et ses frères, +ce n'est, au contraire, que pour s'en éloigner qu'il avait chaussé ses +bottes de sept lieues. + +Ah! que Jéhovah avait donc raison quand, au Paradis, il défendait à +Adam et Ève de manger les fruits de l'arbre de la science! + + +«Progrès»--la musique sans mélodie? Une perdrix aux choux où il n'y +aurait que des choux. + +«Progrès»--des vers richement et puérilement rimés--_bouts-rimés_ +remplis au hasard--semblables à des habits couverts de paillettes et +de clinquant,--tristement accrochés, pendus, vides et flasques chez un +fripier, loueur de costumes pour le carnaval. + +Je dois cependant reconnaître et signaler un vrai «progrès». C'est la +machine à coudre. + +Et j'ai appris avec joie que l'invention en est due à un Français, à +un tailleur de Tarare (près Lyon), nommé Thimonnier.--En 1830 ou 1831, +il travaillait avec la machine qu'il avait inventée, machine qui, +m'assure-t-on, se voit encore place de la Bourse, à Lyon, au Musée des +arts industriels;--maintenant, qu'il y a plus qu'assez de rues +Gambetta,--les Lyonnais devraient bien consacrer, si ce n'est déjà +fait, au moins une ruelle à la mémoire de Thimonnier!--j'aimerais +mieux une statue de Thimonnier qu'une statue de Danton, le promoteur +des massacres de Septembre, qu'on vient d'élever à Paris. + + +Lorsque paraîtront ces lignes, le tribunal de Constantine aura jugé un +monstre. + +Dissimulant plus que probablement par des mensonges un crime +plus horrible encore que celui qu'il avoue!--Voici ce que raconte +Chambige: Amoureux d'une jeune femme mariée et mère de deux +enfants, et généralement estimée, il l'avait rendue sensible à son +amour;--désespérés de ne pouvoir être unis, ils avaient décidé de +mourir ensemble.--D'une main ferme, il avait fracassé la tête de +madame Grille;--puis il s'était fait à lui-même deux légères +blessures, deux simulacres, deux mensonges de blessures, et s'en était +contenté ayant encore deux balles dans son pistolet. Aujourd'hui, +parfaitement guéri, il vient devant la justice essayer de sauver sa +misérable vie; il appelle à son secours, de Paris, le bâtonnier de +l'ordre des avocats.--Et la défense va consister à s'efforcer de +flétrir sa victime. Si j'étais appelé à soutenir l'accusation, je +dirais aux jurés: + +Cet homme est un lâche assassin!--si vous admettez, par impossible, le +récit qu'il vous fait comme étant la vérité et toute la vérité, il +mériterait encore et déjà la mort par cela seul qu'il est vivant. + +Mais, cette femme, il a pu la désirer sauvagement;--mais l'aimer! il +se vante. S'il l'eût aimée--il n'eût pas laissé son corps nu à +découvert après la mort. + + + + +A MONSIEUR ERNEST LEGOUVÉ DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE + + +J'ai trois raisons d'adresser cette causerie à Ernest Legouvé.--Il est +académicien, et mes chrysanthèmes sont en fleurs. + +Ces deux raisons seront expliquées un peu plus loin. + +Camarades de collège, nous sommes devenus et restés amis, quoique +«physiquement» séparés à peu près toujours, de son côté, par le +bonheur et la sagesse qu'il a eus de passer sa vie à Paris dans la +maison où il est né et où a vécu son père, tandis que, moi, j'ai obéi +à des instincts, à des goûts, à des besoins impérieux de vivre aux +champs, aux bois, sur les rives et sur les plages.--Je n'ai jamais eu +l'occasion ni le plaisir de lui être bon à quelque chose, et, moi, je +lui ai attribué, au moins pour une grande part, un honneur que m'a +fait l'Académie, il y a, je crois, une dizaine d'années. + +Ceux qui se sont donné le plaisir de lire un livre qu'il a publié en +1887.--_Soixante ans de souvenirs_--et qui auraient lu par hasard +celui que j'avais publié quelques années auparavant--_le Livre du +bord_--auraient pu remarquer le contraste de la destinée de ces deux +camarades, à peu près, je crois, du même âge et sortant en même temps +du collège pour entrer dans la vie. + +On pourrait se représenter--au moment où la porte du collège s'ouvrait +pour tous les deux--l'un montant dans une gondole pavoisée, mouillée +d'avance à la porte et descendant doucement et sans secousses entre +des rives fleuries jusqu'à une oasis où l'attendent des amis et des +succès de tous genres; l'autre gravissant à pied une montagne +escarpée, couverte de ronces et d'épines, ne sachant pas précisément +où il allait, mais décidé à monter. + +Et, cependant, si le premier se félicite de sa vie, le second ne se +plaint pas de celle qui lui était destinée. + +Il avait reçu des bonnes fées qui avaient présidé à sa naissance un +don plus précieux que la lance d'Argail--et que les trois oeufs donnés +à la princesse de _l'Oiseau bleu_. + +Il était né poète--et vrai poète. + +Je n'entends pas par là faiseur de vers, aligneur de syllabes et +chercheur de consonances,--quoiqu'il eût fait passablement de vers +aussi bons pour le moins que ceux de beaucoup d'autres et entre autres +dix mille vers au moins pour une jeune fille, jeune homme alors +lui-même, à laquelle il n'a jamais osé en montrer un seul,--ignorant +alors ce qu'il n'a su que trop tard, combien les femmes sont sensibles +à ce langage, et combien ont été mises à mal par des vers de treize +pieds avec des rimes insuffisantes ou douteuses et vides de toute +pensée. + +J'entends par poète qu'il était doué de deux ou trois sens exquis +perfectionnés par l'étude et la contemplation de la nature, peut-être +aussi aux dépens des autres sens moins développés et moins +exercés,--grâce auxquels il voyait, il entendait, il respirait dans +les champs, dans les bois, au bord des rivières et des ruisseaux, sur +les plages de la mer, des magnificences, des harmonies, des parfums et +des ivresses inconnus aux autres humains;--presque semblable à cet +homme d'un conte de fée qui voyait et entendait l'herbe pousser.--Il +jouissait tant de la vue et de l'odeur de l'aubépine, qu'il n'avait +jamais consenti à appeler avec les savants _cratægus oxyacantha_, +qu'il en aimait même les épines.--Il avait tout d'abord deviné ou +senti qu'une violette est d'une aussi riche couleur qu'une améthyste +et a, de plus que l'améthyste, le parfum et la vie.--Il se sentait +appelé par préférence et invité aux fêtes perpétuelles que donne la +nature;--il ressemblait à ce saint dont je me reproche d'avoir oublié +le nom et qui disait: «Mes maîtres ont été les chênes, les hêtres et +les bouleaux; je ne sais rien que ce qu'ils m'ont appris, et cependant +je sais beaucoup de choses!» et à cet autre, saint François d'Assise, +qui comprenait le langage des oiseaux et causait avec eux. Il ne +considérait comme beau et grand que ce qui était en réalité beau et +grand,--ne se laissant influencer ni par les engouements ni par la +mode. Il savait que la nature ne produit par siècle que quelques +douzaines d'hommes de bon sens, de grand coeur, de grand esprit, qu'il +lui faut distribuer et éparpiller dans le monde entier,--si bien qu'on +n'a que peu de chance de les rencontrer,--au milieu des esprits faux +ou faussés des fats, des sots, des mauvais, des vulgaires,--et à +ceux-là il ne se résignait pas.--S'il mettait au nombre des grands et +vrais plaisirs une conversation intelligente à coeur ouvert, à esprit +déboutonné, il ne supportait pas l'échange de phrases vides, apprises +par coeur, les mots soufflés et creux, les «potins», les bavardages. +Il avait réuni sur trois planches les génies et les grands esprits de +tous les temps et de tous les pays,--toujours prêts à lui tenir bonne +et saine compagnie.--Il n'avait nulle envie de paraître, et nulle +envie surtout de paraître riche,--ce qui est déjà presque une fortune; +au point de vue de l'argent, il se contentait d'avoir de quoi +satisfaire les vrais et naturels besoins, y compris le plus impérieux +peut-être, avoir de quoi donner. + +Il n'ambitionnait aucun rang, honneur ni dignité; il ne s'était pas +mis sur l'échelle, gravissant, ou s'efforçant de gravir chaque échelon +en en faisant tomber un autre;--il s'était tapi seul, isolé en son +coin;--il n'avait jamais voulu être rien dans rien, il n'était même +pas gendelettre.--Il s'était maintenu fidèle à ses deux devises, à ses +deux cachets: [Grec: Autotatos] (toujours et tout à fait moi-même), et +«Je ne crains que ceux que j'aime»! aimant peu de gens, mais les +aimant beaucoup et sincèrement;--heureux d'aimer ses enfants et ses +petits-enfants, sans en exiger, ni peut-être en espérer de +retour;--considérant que c'est déjà un grand bonheur d'aimer,--et ne +leur demandant que de les voir heureux, en s'efforçant d'être pour +quelque chose dans ce bonheur,--comme un cerisier, qui semble si +satisfait de voir les oiseaux et les enfants manger ses cerises, qu'il +n'hésite pas à refleurir à la saison suivante et à produire de +nouvelles cerises qu'il leur a fait espérer et comme promises. Il +n'était donc pas à plaindre et ne se plaignait pas. + +Mais revenons à mon académicien et à mes chrysanthèmes. + +Ah! mon ami l'académicien, si j'avais le grand plaisir de te voir ici, +chez moi, dans cette humble et pauvre masure si richement revêtue de +rosiers, de jasmins et de passiflores,--je te montrerais mes +chrysanthèmes en leurs grands épanouissements; tu en verrais de toutes +les couleurs:--blanc, rose, violet, amarante, cramoisi, jaune, orange, +lilas et panaché de ces diverses couleurs,--et exhalant cette odeur +particulière que j'appellerai odeur d'automne; puis, comme tu serais +honteux de lire dans _votre_ Dictionnaire, dont tu es solidaire et +responsable pour ta part: + +Je copie: + +«CHRYSANTHÈME.--Substantif _masculin_, plante que l'on cultive dans +les jardins à cause de ses belles fleurs JAUNES.» + +C'est l'étymologie qui vous a égarés--[Grec: chrysos] et [Grec: +anthos]--fleur d'or;--mais alors comment ce respect de l'étymologie +vous a-t-il permis de faire de ce nom un substantif _masculin_? + +Quand vous dites: + +_Un_ chrysanthème, + +Moi qui respecte aussi l'étymologie, j'entends: + +_Un_ fleur d'or. + +Pendant que nous sommes au jardin,--permets-moi une autre observation, +toujours à propos de _votre_ Dictionnaire. + +Regarde cette fleur tardive épanouie sur une plante paresseuse,--car +c'est l'été qu'elle se montre d'ordinaire. + + _... Ces jolis bleuets que, pour mettre en couronne, + Les filles vont chercher au sein des blés jaunis._ + +Pourquoi les appelez-vous _bluets_? tout en disant: + +«Sorte de centaurée qu'on appelle _bluet_ à cause de sa couleur +bleue.» + +Le bleuet--la fleur bleue par excellence! qui vous empêche alors +d'appeler la rose roé? le _rouge-gorge_, ruge ou roge-gorge? + +N'était-ce pas déjà trop d'avoir laissé les étincelles bleues devenir +des _bluettes_, que, pour mon compte, je m'obstine à appeler +bleuettes. + +Sortons, si tu veux, du jardin, mais ne sortons pas de _votre_ +Dictionnaire? + +Pourquoi appelez-vous _charcutier_ le marchand de _chair cuite_? +Pourquoi vous êtes-vous laissé imposer cette mauvaise prononciation +populaire? + +Pourquoi ne pas dire simplement _chaircuitier_? ou alors pourquoi ne +dirait-on pas _bucher_ au lieu de _boucher_, _épcier_ au lieu +d'_épicier_, _chabonier_ au lieu de _charbonnier_, _frutier_ au lieu +de _fruitier_? Il y a, je le sais, des marchandes de pommes qui +prononcent comme cela, mais elles ne sont pas de l'Académie. + +Je n'ai aucune objection à faire contre le mot _myrte_--comme vous +l'écrivez,--et, si j'ai l'habitude de l'écrire MYRTHE, c'est +simplement que je l'ai trouvé plus joli ainsi orthographié, l'ayant lu +dans de vieux livres, et notamment dans une histoire de chevalerie, où +un chevalier de la table ronde se présente vêtu entièrement de vert, +et sur son écu, de la même couleur, on lisait: + +«Le verd est la couleur du _myrthe_ et du laurier.» + +Je demanderai seulement pourquoi le nom de cette couleur, qu'on +écrivait autrefois avec un _d_ final, s'est écrit depuis et s'écrit +aujourd'hui par un _t_; ce qui ne va guère bien avec ses dérivés +_verdure_ et _verdoyant_. + +Pourquoi a-t-on cessé d'écrire pri_m_temps (premier temps) pour écrire +pri_n_temps? sans compter qu'il y a aujourd'hui des gens qui écrivent +_printems_. + +Pourquoi ne se contente-t-on plus, au mot _enfant_, d'ajouter un _s_ +comme signe du pluriel;--quel avantage trouve-t-on à supprimer le _t_ +et à écrire _enfans_? + +Pourquoi alors, si cela est admis, n'écrirait-on pas, en pratiquant un +retranchement semblable, des abricos--des almanas,--et le pluriel de +_soleil_ serait _soleis_. + +Au mot _un_, dans _votre_ Dictionnaire, vous indiquez, avec raison, +qu'on ajoute l'article devant _un_ quand on l'oppose à l'_autre_--l'un +et l'autre;--mais vous ne dites pas que c'est _seulement_ dans ce +cas--et quand il ne s'agit que de deux. Si bien qu'on prend +aujourd'hui--surtout dans les journaux--cet article précédant _un_ +comme s'il était simplement euphonique;--on dit: «De trois voleurs, +_l'un_ s'est enfui, les deux autres ont été arrêtés,» tandis qu'on ne +devrait dire _l'un_ que s'il y avait seulement deux voleurs;--_l'un_ +ne devrait se dire que par opposition à _l'autre_. C'est l'_alter_ des +Latins, qui ne se dit également qu'en parlant de deux. + +Et si on peut dire _les uns_ et _les autres_, c'est lorsque vous +désignez une quantité quelconque,--mais divisée en deux parties dont +chacune devient une unité,--ce que vous négligez de dire. + +Etc., etc., etc... + +Peut-être me trouveras-tu un peu pointilleux,--c'est que je m'inquiète +de voir notre belle langue française menacée. + +Saint François de Sales,--que j'ai choisi pour mon patron dans le ciel +et dont j'aurais été si heureux d'être l'ami sur la terre, cet homme +si sensé, si spirituel, si vrai, si indulgent, si charitable, si +humain, a dit à Philotée: «Défiez-vous de ces petites blandices et +muguetteries qu'on appelle innocentes et qui ne le sont pas +longtemps.» + +De même il ne faut pas permettre qu'on prenne avec la langue française +même de petites libertés, et ce soin vous incombe surtout à vous +autres les académiciens,--vestales chargées d'entretenir et de +défendre le feu sacré, et n'oubliez pas qu'on enterrait vivante la +vestale qui le laissait éteindre, ne fût-ce qu'en s'endormant. + +Longtemps--et peut-être encore un peu--la langue française a été la +seconde langue de tous les peuples, comme la France était leur seconde +patrie;--la pauvre France, tombée au pouvoir des incapables, des +avides, des fous et des coquins, est en train de ne plus être bientôt +une patrie, même pour nous. + +Défendez au moins la langue contre l'invasion des barbares, et, si +vous craignez de n'élever contre les attaques des Tartares qu'une +impuissante muraille de porcelaine qui serait brisée comme une +tasse,--vous aurez au moins retardé le désastre en disant, comme +disaient les Anglais, lors de leur lutte désespérée contre Napoléon, +qui avait bien vu le défaut de leur cuirasse et les attaquait si +dangereusement pour eux par le blocus continental: + +«Défendons-nous jusqu'à la mort; et, d'ailleurs, si l'Angleterre doit +périr, il vaut mieux que ce soit ce soir que ce matin.» + +La danger qui menace la langue française--se compose de plusieurs +dangers:--la tribune politique, où les avocats, en majorité, ont +apporté la faconde creuse sans mesure et sans responsabilité du +palais;--les clubs, les réunions publiques, les conférences, où s'en +donnent à coeur joie les Démosthènes du ruisseau,--des ouvriers qui +ont adopté la profession «d'ouvriers sans ouvrage», récitent des +articles de journaux que ces journaux reproduisent et que d'autres +orateurs récitent à leur tour;--à la Chambre des députés, chaque +incident chaque «question» amène ses deux ou trois petits +barbarismes--les journaux eux-mêmes nécessairement improvisés--ce qui +est leur moindre défaut. + +Ces nuées de sauterelles s'abattant sur le papier blanc, ces +innombrables phalanges d'écrivains ou mieux d'écriveurs, la plupart +illettrés encombrant le rez-de-chaussée des journaux et se hissant par +l'influence des journaux jusqu'aux libraires: le besoin pour ceux qui +se sentent incapables d'intéresser, s'efforçant d'étonner--«d'épater», +comme on dit aujourd'hui,--la critique hostile ou complaisante +ou payée, engouement ou dénigrement;--les lecteurs dupes des +réclames de deux francs à dix francs la ligne qui vendent les +journaux aux libraires, lesquels annoncent la trente-septième, la +soixante-treizième édition des livres qu'ils publient souvent en +faisant payer le papier, l'impression et les annonces aux auteurs. + +Ajoutons la mode d'emprunter à la langue anglaise une foule de mots +non seulement pour la chasse, la pêche, l'équitation, le canotage, +tous les exercices,--mais encore pour les jeux et pour «le monde» une +assemblée, etc., _select_--_high life_--_lunch_--_five o'clock_. + +Tout conspire contre notre belle langue française, que presque seuls +parlent aujourd'hui correctement et noblement les étrangers qui l'ont +apprise par la lecture des écrivains du siècle dit de Louis XIV--et du +dix-huitième siècle. + +Pourquoi l'Académie ne publierait-elle pas mensuellement des cahiers +de critique sérieuse, de bonne foi, où elle lutterait peut-être avec +autorité contre le mauvais goût et la décadence. + +Après avoir dit les dangers, je crois devoir aussi réduire les +craintes à leur proportion réelle. + +La phalange naturaliste, intransigeante, documentaire d'aujourd'hui, +n'est qu'une imitation avec grossissement, comme disent les +photographes, de la phalange romantique de 1830. + +Il y avait alors dans cette armée une quinzaine d'hommes de +talent--dont huit ou dix sont restés et resteront--le reste a disparu. + +Où sont Petrus Borel, _le licanthrope_, et Bouchardy, _au coeur de +salpêtre_? + +Ils sont où ira bientôt la foule à la suite des documentaires, +naturalistes, etc.,--dont trois, disons quatre pour être gracieux, +survivront à la mode. + +Avec cette différence cependant que--vu le grossissement--la foule, la +tourbe à la suite des romantiques se composait de fous, et que celle à +la suite des documentaires se compose d'enragés. + +Nous venons d'en voir une triste et odieuse preuve dans un procès +récent dont j'ai déjà dit quelques mots et dont je vais reparler tout +à l'heure. + +Parmi les écrivains, surtout parmi les contemporains, quelques-uns +joignent à un véritable talent--la manière de s'en servir, de le +mettre en valeur.--Quelquefois même ce don complète ou remplace même +le talent à un certain degré. + +Décidés à arriver, ne se contentant pas du rêve démodé de la +«postérité», ils se font une petite armée qu'ils payent de promesses +magnifiques; s'ils marchent à la tête, c'est pour enfoncer les +portes, pour préparer le festin auquel tous auront part;--pour une +armée en campagne, il faut un drapeau et une devise. + +Saint-simonisme--romantisme, naturalisme, etc.,--il en est +de même pour la politique, démocratie, intransigeance, +irréconciliabilité--possibilisme, anarchie, etc. + +Je compare les uns et les autres à des aéronautes qui ont besoin +d'aides pour s'élever,--ceux-ci cousent le ballon et fabriquent la +nacelle,--d'autres, et c'est le plus grand nombre, s'essoufflent à le +gonfler. Ah! comme vous soufflez bien! quel génie! c'est vous qui +faites tout!--encore un peu de courage et _nous_ allons monter pour le +moins à la lune. La nacelle est un peu petite, mais l'aéronaute dit en +confidence à chacun de ses ouvriers qu'il compte n'emmener que le +choix, les meilleurs, et qu'il est naturellement un des choisis;--tous +se cramponnent aux cordes qui retiennent le ballon, et, tout à coup, +l'aéronaute monte dans la nacelle, s'installe, et, tout à coup, crie: +Je vais vous préparer les logements Lâchez tout! + +On lâche les cordes, il s'élève et plane, laissant ses aides +stupéfaits, ahuris, essoufflés avec les bouts des cordes dans les +mains. + +Il est une question assez difficile à résoudre: Est-ce la société qui +agit sur la littérature? Est-ce la littérature qui agit sur la +société?--Je crois que l'influence est mutuelle et réciproque--et +qu'il n'y a pas plus de mauvais goût et de décadence à écrire certains +volumes, qu'il n'y en a à les lire.--Encore un souvenir du collège; te +rappelles-tu une certaine lettre de Sénèque à Lucilius? «En certain +temps, dit-il, la façon de parler et d'écrire se corrompt,--l'enflure +devient à la mode, _inflata oratio viget_;--il y a un vieux proverbe +grec qui dit: «On a toujours parlé comme on a vécu, _talis oratio +qualis vita_.--L'esprit dégoûté des choses ordinaires, affecte de +s'exprimer d'une nouvelle façon; il va chercher des mots hors d'usage, +il en invente ou change le sens de ceux usités ou en emprunte à une +langue inconnue. Partout où vous verrez prendre goût à un langage +corrompu, soyez certain que les moeurs y suivent une mauvaise +pente--_a recto descivisse_.» Ainsi parle Sénèque. + +Dans «l'affaire» Chambige, un avocat a fortement tonné contre la +littérature contemporaine; le ministère public,--autre avocat, en vue +peut-être de se rendre les journaux favorables et de leur subtiliser, +extorquer un «bon article», a pris la défense de cette littérature, +du «grand Balzac» et de ses «continuateurs». + +Ah! oui,--Balzac! parlons-en de Balzac. + +On dit aujourd'hui «le grand Balzac», et, de son vivant, pendant la +lutte qui l'a tué si jeune et en plein talent, on le discutait, on le +contestait, on le niait, on le vilipendait. + +Il faut ici rappeler l'Auvergnat qui se plaint à son gargotier de +trouver un soulier d'enfant dans la soupe. + +Balzac,--les livres de Balzac, ce n'était pas que ce fût sale,--mais +«ils tenaient de la place», une place que chacun de ses impuissants +détracteurs pensait pouvoir occuper, si Balzac ne l'eût usurpée. + +Balzac! + +J'ai été le seul alors à dire et à imprimer: + +«L'Académie de notre temps veut avoir aussi son Molière à ne pas +nommer.» + + +Deux procès simultanés ont excité singulièrement des intérêts +différents. + +Prado était un voleur, un assassin, un scélérat de profession;--il +était accusé d'avoir assassiné une fille publique pour lui voler ses +diamants;--il le niait avec une invincible obstination, beaucoup +d'adresse, de sang-froid, je dirai presque de talent,--malgré +beaucoup de faits, on peut dire de preuves à l'appui de +l'accusation.--Pour mon compte, je crois qu'il a assassiné Marie +Aguettant; mais je ne sais si j'aurais osé le condamner à mort--faute +d'une de ces preuves auxquelles l'accusé n'a plus rien à répondre et +qui lui arrachent soit un aveu, soit un silence équivalent à un aveu. + +Si je le crois coupable,--ce n'est pas sur les preuves avancées par +l'accusation, quelque graves et vraisemblables qu'elles soient; c'est +sur sa défense même si habile, si adroite, si troublante; c'est une +plaidoirie d'un avocat très fort, et si son avocat avait assassiné +Marie Aguettant, et, si Prado avait été le défenseur--peut-être +l'accusé eût été acquitté ou eût obtenu des circonstances +atténuantes.--Mais cette défense est une plaidoirie d'avocat; pas un +cri, pas une phrase, pas un mot d'innocent. + +--Prado a été condamné à mort, quoique son avocat dît, dans son +plaidoyer--qu'il ne croyait guère à la légitimité de la peine de mort +prononcée par la loi et la société. + +L'autre était plus qu'un scélérat, c'est un monstre et un lâche. + +Il a assassiné une honnête femme, mère de famille. Il prétend, contre +toute vraisemblance, que lui et elle voulaient mourir ensemble; il +l'avait tuée d'une main ferme, de deux coups de pistolet--et +qu'ensuite lui-même, avec quatre balles restées dans le pistolet et +vingt-deux balles dans la poche, il s'était contenté d'une blessure +ridicule, laissant sur un lit le cadavre nu jusqu'au-dessus de la +ceinture. Non seulement il avouait le crime,--mais il s'en vantait +comme d'une action admirable, sublime.--Il a fait venir de Paris le +bâtonnier de l'ordre des avocats,--chargé de déshonorer sa victime, et +qui s'en est acquitté de son mieux. + +Un gamin de lettres est venu à l'audience le glorifier, sans que le +président ait fait jeter le gamin à la porte du prétoire. + +Le ministère public n'a pas osé requérir la peine de mort, dans la +crainte de venir en aide à une vieille rengaine, à une vieille +rouerie, à une vieille «ficelle» de la défense: «L'accusé aime mieux +la mort que le bagne.» L'avocat général n'a pas osé parce qu'il +courait le risque, en demandant la mort de ce monstre, de provoquer un +acquittement. Dans ce crime, que toutes les circonstances rendaient +plus horrible, le jury a trouvé des circonstances atténuantes, et M. +Chambige en est quitte pour sept ans de travaux forcés. + +Le lendemain de la condamnation, ses amis «littéraires» ont voulu +avoir leur part dans la notoriété, dans la gloire de M. Chambige, et +un d'eux a vu une occasion de célébrité et de bénéfices, en faisant +annoncer dans les journaux un livre dédié au condamné!--espérant que +ça se vendrait bien et aurait trente-sept éditions comme tant +d'autres. + +Comment le ministère public eût-il dû risquer un acquittement qui +n'eût guère été plus scandaleux que la peine dérisoire--dont ce lâche, +que son avocat avait dit «préférer la mort au bagne,»--se donne bien +de garde d'appeler et se trouve satisfait!--comment l'avocat général +n'a-t-il pas dit: + +«Chambige, je requiers contre vous la peine de mort.--Soyez heureux +que la loi et la justice vous débarrassent d'une vie désormais +honteuse et misérable, d'une vie que, en admettant la fable dont vous +avez accru votre crime, vous deviez à la morte, et que vous avez tenté +par tous les moyens de lui escroquer.» + + +Cet avocat n'osait pas demander la peine capitale dans la crainte d'un +acquittement pour un crime monstrueux commis par un homme ne méritant +aucune pitié. + +Cet autre avocat,--également ministère public, demandant et obtenant +la mort de l'accusé, mais disant qu'il n'est pas certain que la +société ait le droit de tuer--me font voir--une fois de plus--qu'il +est des absurdités, des bêtises qui ont la vie bien dure et qu'il faut +tuer plusieurs fois. + +Aux mêmes insanités, je ne puis faire que les mêmes réponses;--mais je +commencerai par dire: + +A soutenir l'abolition de la peine de mort, on peut se laisser +entraîner sans une conviction bien entière, parce que cette plaidoirie +est féconde en phrases brillantes, faciles et toutes faites,--parce +qu'elle a un air généreux, libéral, humain. + +Pour soutenir l'avis contraire qu'on aimerait peut-être mieux ne pas +avoir, et dont la popularité et le succès sont beaucoup moins +certains, il faut être bien complètement, bien résolument de cet avis. + +Il est curieux de remarquer que les plus ardents adversaires de la +peine de mort sont des gens qui, en même temps, s'efforcent de +réhabiliter Robespierre, Danton, Fouquier-Tinville, Carrier, Marat, +etc., etc., puis d'excuser d'abord et d'expliquer ensuite et de +glorifier _la Terreur_, la guillotine permanente, les mitraillades de +Lyon, les noyades de Nantes, la Commune, etc. + +Les adversaires de la peine de mort se fondent sur deux arguments que +voici: + +1º «L'échafaud est inutile;--l'échafaud n'effraye pas les assassins.» + +Qu'en savez-vous? Vous savez qu'un homme n'a pas été arrêté par +crainte de l'échafaud; mais, si un homme, dix hommes ont subi cette +crainte salutaire, iront-ils vous dire: «Mon bon monsieur, j'étais +tourmenté d'un âpre désir de tuer mon ennemi et d'assassiner un homme +riche qu'on ne pouvait dépouiller autrement, mais j'ai reculé devant +l'idée de la guillotine.» + +Admettons un moment que la peine de mort n'empêche pas l'assassinat, +vous supprimez la peine de mort; mais que faites-vous des assassins? +Vous leur infligez les travaux forcés.--Mais, si la crainte de la plus +forte peine a été inefficace, pensez-vous que la crainte d'une peine +moindre serait plus puissante? + +Non; alors supprimons les travaux forcés. + +De même pour l'emprisonnement--et nous descendrons toujours jusqu'à ce +que nous ayons une peine homéopathique à la trois centième relative. + +Mais heureusement que votre raisonnement ne vaut rien; car il +conduirait à ce raisonnement terrible: + +La peine de mort est impuissante; il faut donc ne pas diminuer la +peine, mais l'augmenter jusqu'à ce qu'on obtienne un résultat;--alors +il faut recourir aux supplices, à la torture, aux membres rompus, à +l'écartellement: est-ce là ce que vous voulez?--C'est cependant ce que +vous demandez--en disant la peine de mort inefficace, c'est-à-dire +insuffisante. + +Dans le crime, comme dans toutes les autres circonstances, l'homme, à +son insu parfois, fait un calcul des peines et des plaisirs;--on ne +veut pas payer trop cher:--tel jouera un an de sa liberté contre la +chance de s'approprier cent francs, qui reculera s'il ne peut prendre +que dix sous en encourant la même peine, ou s'il doit jouer deux ans +contre la capture de cent francs. + +Il y a des voleurs qui ne volent jamais la nuit, quoiqu'ils aient +moins chance d'être pris qu'en volant le jour, parce qu'ils ne veulent +risquer qu'une certaine peine, et ne pas trop mettre au jeu. + +Ces assassins sont une bande à part,--devenue plus nombreuse depuis +qu'ils ne jouent plus contre l'échafaud, mais seulement contre +certaines chances aléatoires de l'échafaud--depuis qu'on rend des +points aux assassins. + +2º Argument. + +«La société n'a pas le droit de tuer un homme, elle ferait dans ce cas +ce qu'elle reproche au criminel d'avoir fait.» + +Il y a cependant une certaine nuance sur laquelle j'appelle votre +attention.--La société tue un homme parce qu'il en a tué un--et aussi +pour l'empêcher d'en tuer d'autres, et aussi pour faire savoir à ceux +qui seraient tentés de l'imiter qu'ils jouent leur tête, et aussi pour +rassurer la société justement alarmée. + +La société tue un homme parce qu'il en a tué un autre, l'assassin a +tué un homme parce qu'il avait une montre. + +L'homme attaqué par un assassin a-t-il le droit de le tuer pour se +défendre? + +C'est ce droit de se défendre que l'individu transmet à la société, et +le transmet diminué de tout ce que la passion, la peur, la colère +pourraient y ajouter d'arbitraire et d'excessif. + +Mais, si la société avoue qu'elle est impuissante à protéger ses +membres contre l'assassinat, elle rend à chaque individu la délégation +qu'il lui a faite,--chacun rentre en possession de sa défense +personnelle;--de là nécessairement, la vendetta, la loi de Lynch, le +revolver et le tomahawk. + +Qu'aurait-on dit et fait à M. Grille, si, voyant que l'assassin et le +calomniateur de sa femme n'est pas condamné à mort, l'y avait condamné +lui-même en lui brûlant la cervelle à l'audience?--Ce n'est certes pas +moi qui l'aurait blâmé. + +Vous trouvez que tuer un homme est horrible,--moi aussi. + +Que tuer un homme, fût-il un scélérat, c'est encore fort triste. + +C'est mon avis. + +Que la guillotine est un objet hideux. + +Je le pense comme vous. + +Que l'office de bourreau et le bourreau lui-même sont ignobles et +répugnants. + +Rien n'est plus clair. + +Qu'il serait à désirer qu'on ne tuât plus personne, qu'on brûlât la +guillotine. + +Nul au monde ne le désire plus sincèrement et plus vivement que moi. + +En un mot qu'on supprimât la peine de mort. + +Je vous défie d'y applaudir plus que moi. + +Supprimons donc la peine de mort, mais que messieurs les assassins +commencent. + +La peine de mort, grâce aux phrases dues à la sympathie qu'il est de +mode d'afficher pour les scélérats,--grâce aux faiblesses et à la +sottise des jurés, n'existe déjà plus que très exceptionnellement pour +quelques assassins, empoisonneurs, incendiaires, parricides, +etc.;--mais elle subsiste et elle subsistera pour ceux qui laissent +voir des chaînes de montre, pour ceux qui passeront pour avoir de +vieux louis enfouis; elle subsistera pour la pauvre fille qui refuse +d'épouser un mauvais sujet auquel elle aura inspiré une fantaisie. + +La peine de mort n'existera plus pour les criminels, elle sera +réservée exclusivement aux innocents. + + + + +KLMPRSK + + Un jour le Bon Dieu s'éveillant. + Fut pour nous assez bienveillant. + + +La mode, qui exerce un despotisme si invincible est en même temps si +mobile, que, si elle inquiète à juste titre ceux qu'elle adopte, elle +ne doit pas décourager ceux qu'elle néglige et semble dédaigner, et +qui peuvent avoir leur tour demain; elle est si changeante, qu'elle a +fini par s'ennuyer d'elle-même, se trouve vieillie, ne se croit plus +elle-même à la mode, change de nom, et se fait aujourd'hui appeler le +«chic». + +Aussi ai-je hésité, dans la crainte d'effaroucher les lecteurs, à +rappeler ces deux vers de Béranger, si admiré, si loué pendant un +temps, et aujourd'hui si dédaigné, si oublié avec une égale injustice +et une semblable exagération. Mais cette épigraphe convenait si bien +à la petite histoire que je vais raconter, elle m'est si bien venue +d'elle-même sous la plume, que je me suis risqué et résigné. + +On aimerait à se représenter l'Être suprême invisible et senti dans +tout, sans qu'on osât lui donner une forme et une figure, aimant, +protégeant, réglant d'un égal et paternel amour son oeuvre tout +entière, tout ce qu'il a créé,--tout ce que nous voyons et tout ce qui +est au delà de ce que nous voyons, les mondes infinis et un grain de +poussière--les soleils et les lucioles--les mers et la goutte de +rosée--l'homme et les insectes microscopiques, rien n'étant grand ni +petit aux regards de cette souveraine et divine intelligence. + +Malheureusement, la Bible, que nous sommes obligés de croire, nous le +montre autrement.--Pendant plusieurs siècles, selon les saintes +écritures, Dieu s'est presque exclusivement consacré au petit peuple +hébreux qu'il a appelé «son peuple» par préférence et excellence, et +dont il a été le Dieu particulier et confisqué, lui sacrifiant le +grand peuple Égyptien et tous les peuples ses voisins, dans cette +terre qu'il lui avait «promise», et où il l'avait conduit sans se +décourager, quoiqu'il dit lui-même à Moïse: «Décidément, ce peuple a +la tête trop dure» (Duræ cervicis; _Exode, XXXII, 9_. Ce qui est +répété dans le _Deutéronome, IX, 13_.)--Il alla jusqu'à lui envoyer +son fils, par une préférence extraordinaire, et, je dirai même, +difficile à comprendre--et, ce fils, ils le crucifièrent. + +Je me croyais donc fondé à croire Jéhovah moins jeune, et guéri à +jamais d'un pareil engouement et remonté chez lui, à cette hauteur +d'où sont égales les montagnes et les taupinières, les chênes et les +brins d'herbe, les éléphants et les fourmis. + +Lorsque je trouvai par hasard en flânant sur les quais de Paris un +vieux petit volume recouvert de parchemin jauni, qui m'obligea à +penser autrement. + +Oh! les bonnes flâneries sur les quais de Paris, à fouiller sur les +parapets les boîtes des bouquinistes! + +A vrai dire, depuis si longtemps que j'ai quitté Paris, c'est la seule +chose que j'aie jamais regrettée--de cette ville, que Victor Hugo a +appelée la «ville lumière», prenant naïvement pour une lumière la +lueur rouge de l'incendie. + +Voici ce que raconte ce _bouquin_: + +«La terre, dit un jour Jéhovah, ce monde, un des moindres du nombre +infini que j'ai créés, me donne plus de soucis que tous les +autres.--J'avais de mon mieux, et assez bien je puis le dire sans +vanité, organisé les choses, pour que la courte existence des +habitants de la terre fût très supportable et même assez heureuse; +mais tous leurs efforts tendent à déranger l'ordre que j'ai établi, à +inventer des maladies du corps et de l'esprit, à se créer des +ambitions absurdes, des désirs irréalisables, des chagrins et des maux +de tous genres, tant les uns contre les autres, que chacun contre +soi-même, et je n'entends monter que des plaintes, des récriminations +contre le sort, contre la vie, contre moi-même. + +»Je veux faire encore un essai;--mais, par le Styx, ce sera le +dernier!--Je vais tenter de rendre un peuple heureux et de lui donner +tout ce qu'il peut raisonnablement désirer, et même un peu au delà.» + +Il prit un peuple, le plaça dans une contrée située de la façon la +plus avantageuse, entre des mers--un climat tempéré, un sol fertile; +puis il doua les femmes non seulement d'une beauté suffisante, mais +encore d'une grâce particulière et d'un charme spécial;--il doua les +hommes de bravoure et d'un certain esprit qui n'est pas précisément +«la raison ornée et armée», mais d'une autre espèce plus pratique, +plus agréable, peut-être plus capable de distraire et d'amuser:--il +leur donna surtout la gaieté. La gaieté! cette santé de l'esprit, ce +soleil qui colore la vie de teintes si riantes, qui rend les maux +légers; il leur donna le rire, le seul avantage bien constaté que +l'homme ait sur le singe. + +Il leur expliqua que la monarchie est l'image du gouvernement paternel +et fait d'un peuple une famille, puis il leur choisit lui-même une +succession de rois aimant tendrement le peuple. + +Mais de ces rois ils assassinèrent le premier, ils décapitèrent le +second et forcèrent le troisième à s'en aller, après avoir échappé six +fois aux couteaux et aux pistolets, aux cris de «Vive la liberté!» + +«La liberté! dit Jéhovah, c'est un aliment de trop haut goût et de +trop difficile digestion et assimilation pour vos faibles estomacs. +Vous en avez eu jusqu'ici plus que vous n'en pouvez supporter; vous +n'êtes pas des esclaves aspirant à briser leurs chaînes, vous êtes des +domestiques capricieux aimant à changer de maîtres.--Eh bien, je vais +vous satisfaire,--je vais vous mettre en République;--vous aurez alors +quelques douzaines de maîtres, de tyrans, dont vous changerez tous +les dimanches. + +«Puis je ne m'occupe plus de vous--débrouillez-vous. Je vous défends +même d'écrire sur vos pièces de cent sous que je vous protège +particulièrement, parce que désormais cela ne sera plus vrai.» + +A ceux-là il n'envoya pas son fils, peut-être ne l'osa-t-il pas. + +Et il fit comme il l'avait dit. + +Et ce peuple se mit à ne plus labourer la terre si fertile qui lui +avait été donnée. + +Tout le monde voulut être médecin, avocat, notaire, homme politique, +ministre, président de la République. La gaieté disparut; il ne crut +plus à Dieu, mais il crut à tel ou tel avocat, à tel ou tel général, à +tel ou tel déclassé, à tel ou tel fruit sec. + +Il nomma pour le gouverner des hommes dont il exigea des promesses +impossibles à réaliser,--qui ne seraient pas restés trois jours au +pouvoir s'ils avaient tenté de tenir leur parole, et qui, ne la tenant +pas, étaient renversés au bout de huit jours. Ce peuple, qui avait été +longtemps un objet d'envie et de respect, devint un objet de pitié et +de dérision;--au drapeau blanc, il substitua le drapeau tricolore, +puis le drapeau rouge, puis le drapeau noir;--il déclara _la_ +république _une et indivisible_, et se partagea en cent hordes ou +meutes sous différents noms, si bien que leur vrai drapeau, celui qui +eût convenu à cette situation, eût été la culotte d'Arlequin. + +On gaspilla, on vola, on assassina; on fit, sinon des vertus, du moins +des titres de gloire et de popularité, de tout ce qui autrefois +déshonorait. + +Au milieu de la foule, il se trouva par hasard un homme un peu +bizarre, ami du vrai, du juste, du grand et du beau,--spectateur +désintéressé, n'ayant envie de rien, ne voulant rien être dans +rien;--il n'était guère écouté et choquait beaucoup de gens par les +vérités qu'il émettait de temps en temps;--on ne disait jamais de lui: +«Il a raison, aujourd'hui»;--mais on a dû souvent dire: «Comme il +avait raison, il y a dix ans, il y a vingt ans!» Son faible, sa +marotte, sa manie était de chercher patiemment des vérités;--puis, +quand il en avait trouvé une, de l'éplucher, de la décortiquer, de la +«décaper», de la nettoyer, de la fourbir, de la frotter, de la faire +luire, en la réduisant à la plus simple, plus intelligible et plus +brève expression. + +Puis, quand il en avait rassemblé quelques-unes, de leur donner la +volée comme à un essaim de libellules échappées de leurs chrysalides. + +Non seulement on ne lui en savait aucun gré, mais beaucoup s'en +ennuyèrent, s'en offensèrent et lui voulaient du mal;--il s'en +affligeait quelque peu, parce que cette indifférence ou cette +malveillance l'empêchaient de faire le bien qu'il aurait voulu +faire,--et il ressemblait à cet autre homme qui avait gagé de vendre +sur un pont des louis d'or à trois sous la pièce, et auquel on n'en +acheta pas un; ce qui lui fit gagner son pari. Cependant, comme cette +malveillance allait jusqu'à la haine, il imagina de mettre à l'avenir +ce qu'il avait à dire sous un nom d'emprunt qui ne serait pas +compromis comme le sien, et permettrait peut-être de voir accepter et +adopter quelques-unes des vérités qu'il croyait utiles. + +Il pensa un moment à prendre pour _gérant responsable_ le grand +philosophe Koung-fou-Tsé que les jésuites ont appelé Confucius--mais +on était habitué à ne pas prendre les Chinois au sérieux, la Chine +n'était pas à la mode, et lui-même avait plus d'une fois parlé de ce +grand homme avec admiration; ce qui aurait fait soupçonner +l'expédient. + +Un jour qu'il avait amassé un certain nombre d'aphorismes, d'axiomes +plus hardis encore que de coutume, il jugea que, pour échapper à +l'indignation et au mépris, il était temps de mettre son idée à +exécution. + +En effet. + +C'était un chapelet assez dangereux. + +Par exemple. + +Deux et deux font quatre. + +La prétendue république n'est pas un but, c'est une échelle. + +La partie est toujours moins grande que le tout. + +On attaque les abus non pour les détruire, mais pour s'en emparer et +en jouir. + +Le plus court chemin d'un point à un autre est la ligne droite. + +Les avocats s'intitulent les «défenseurs de la veuve et de +l'orphelin»;--mais la veuve et l'orphelin n'auraient pas besoin d'eux, +s'il n'y avait toujours en face de leur défenseur un autre avocat qui +y oblige. + +Un nombre, quel qu'il soit, est toujours pair ou impair. + +L'avocat, après dix ans d'exercice de sa profession, ayant plaidé dans +toutes les questions le pour et le contre, n'a plus aucun discernement +du juste ni du vrai--et est tout à fait incapable de prendre part aux +affaires publiques. + +La liberté de chacun a pour limite la liberté des autres. + +Cinq et quatre font neuf, ôté deux reste sept, etc., etc., etc., et +autres paradoxes vrais peut-être, mais étranges, choquants, n'ayant +nulle chance d'être acceptés.--C'était plus que n'en pouvait supporter +la patience de ses concitoyens. + +Il se décida à ne publier de pareilles hardiesses que sous le nom du +«philosophe». + + KLMPRSK + +Cette publication n'excita pas autant qu'il l'avait craint +l'indignation générale,--à cause de la situation du gouvernement; le +Président trônait depuis trois ans, le ministère depuis trois +mois.--C'était un assez rare exemple de longévité.--Un parti s'était +formé de tous les partis aussi ennemis entre eux pour le moins qu'ils +l'étaient du parti au pouvoir, mais pour le moment d'accord sur ce +point, qu'il fallait le renverser et rendre la place libre,--chacun à +part soi, espérant jouer ses alliés et s'emparer de la place. + +Ce qui, dans les idées émises par _Klmprsk_, concernait la république, +reçu avec colère et haine par les uns, était accepté par les autres, +qui ne l'appliquaient qu'à leurs adversaires. + +On en parla beaucoup, on questionna l'écrivain; il prit des airs +réservés et mystérieux, répondit qu'il avait juré de ne pas trahir +_Klmprsk_--qu'à la moindre indiscrétion, cesserait toutes relations +avec lui--puis il s'en alla à la campagne, et de là, croit-on, à +l'étranger, mais, en tout cas, disparut tout à fait. + +Mais, se demandait-on, quel est ce _Klmprsk_? Les uns disaient: «C'est +un diplomate!»--les autres, c'est un général ou un ancien +ministre,--en tout cas, un homme supérieur. Mais quel nom! comment ça +se prononce-t-il? Quelqu'un s'avisa de donner à chaque lettre le nom +dont on l'appelle et cela produisit: + +_Kaelempeereska_--mais c'était encore long et difficile. Une personne +plus pratique rappela ce qu'avait fait autrefois un musicien +compositeur allemand qui avait beaucoup de talent, mais un nom si +hérissé de consonnes, si impossible à prononcer, qu'il n'y avait pas +moyen d'en faire un nom répété par la foule et célèbre;--il avait +imaginé, au-dessous de son nom, d'ajouter entre parenthèses: +prononcez: _Guillaume_. + +Eh bien, Klmprsk--se prononcera GUSTAVE. + +Ce logogriphe avait occupé l'attention pendant une semaine.--Quelques +individus s'étaient fait une position dans certains salons en +affectant des airs discrets comme s'ils en avaient su sur Klmprsk plus +qu'ils n'en voulaient dire. + +La mode s'en empara,--les femmes portèrent des manches et des +tournures à la _Gustave_. + +En même temps, on créa un petit journal--et on fit jouer un vaudeville +sous ce titre: + + KLMPRSK + + _Prononcez Gustave_ + +Le journal, dont les collaborateurs étaient soupçonnés de ne pas être +étrangers au vaudeville, répandit le bruit que le ministère avait +exigé des suppressions et des modifications.--C'était un attentat à la +liberté de la presse et cela devait amener du bruit; aussi la police +meubla la salle d'un nombre respectable de ses agents, ce qui provoqua +ce qu'elle voulait empêcher. On applaudit la pièce à tout rompre. Les +sifflets risqués par la police firent applaudir jusqu'au délire. On +cria: «Vive Gustave!» et «A bas le ministère! A bas le président!» + +Ce journal rendit un compte enthousiaste de l'oeuvre; un journal +appartenant au pouvoir «actuel», comme il avait appartenu au pouvoir +précédent, tout prêt à se livrer à ses successeurs, écrivit: + +«Ce nom ridicule que vous acclamez, ce nom de _Klmprsk_ que vous +prononcez arbitrairement _Gustave_, nous le prononçons _Jocrisse_.» + +Le premier journal répliqua: «Il vous plaît de donner un nom au héros +du jour et, en bon parrain, vous lui donnez le vôtre.» + +Le journal officiel, offensé, envoya treize témoins demandant une +réparation,--l'offenseur leur opposa treize témoins qui rédigèrent et +publièrent des procès-verbaux, de sorte que vingt-six individus +bénéficièrent de la publicité qui leur avait échappé jusque-là et +eurent leur part de la gloire des combattants. Le duel fut ainsi +annoncé comme une pièce de théâtre,--contrairement à l'usage ancien +qui aurait blâmé comme du plus mauvais goût que combattants et témoins +ne gardassent pas le silence complet sur ce genre d'affaires; le +combat dura une heure et demie:--il y eut trente-deux reprises; il est +vrai que les adversaires se contentèrent de battre l'air de leurs +flamberges à quatre longueurs de la lame;--un cependant, s'étant +imprudemment rapproché, reçut un coup sur les doigts.--Les vingt-six +témoins arrêtèrent le duel,--douze médecins qu'ils avaient amenés +déclarèrent que le blessé ne pouvait continuer sans se trouver dans un +état d'infériorité,--on déclara l'honneur satisfait.--Le blessé, qui +était le rédacteur du _Klmprsk_, soupçonné d'être l'auteur du +vaudeville, rentra en ville le bras en écharpe et se montra ainsi au +théâtre le soir.--Les deux journaux publièrent un nouveau +procès-verbal du duel rendant hommage à la bravoure, à l'intrépidité +des deux adversaires,--signé des vingt-six témoins et des douze +médecins. Le public qui, chaque soir, encombrait le théâtre pour aller +applaudir le vaudeville et crier: _Vive Gustave! Conspuez le +ministère! Conspuez le président!_--fit une ovation au blessé, accusa +le ministère d'être intervenu sans nécessité et d'avoir aggravé ainsi +son premier crime d'attentat à la liberté de la presse. + +Le nombre des abonnés du _Gustave_ se décupla en trois jours;--le +ministère fit éplucher le journal, un substitut zélé trouva facilement +un délit dans quelques lignes--et on fit un procès.--Le jour de +l'audience, le tribunal était encombré;--en vain, le président menaça +de faire évacuer la salle si on se permettait la moindre +_manifestation d'approbation ou d'improbation_. Il ne put empêcher +les cris de: _Vive Gustave! A bas le président! A bas le ministère!_ + +L'accusé fut prudemment acquitté;--en vain le président du tribunal +voulut résister, on le saisit sur son fauteuil, et quatre solides +gaillards, relayés de temps en temps par quatre autres gaillards non +moins solides,--le portèrent en triomphe et lui firent faire le tour +de la place--en mêlant son nom et son éloge à ceux de Gustave--et aux +imprécations contre le ministère et contre le président. + +On arrêta quelques-uns des manifestants; mais les autres les +arrachèrent presque tous aux mains des agents de police;--ceux que ces +agents purent emmener furent relâchés le soir; on n'osait pas leur +faire des procès qui, dans l'état d'effervescence des esprits, +seraient suivi d'autant d'acquittements. + +Arriva le moment des élections générales.--Quelqu'un proposa la +candidature de _Klmprsk_;--elle fut acclamée avec ardeur non seulement +dans la capitale mais dans toutes les circonscriptions;--le cri de +_Vive Gustave!_ fut déclaré par le ministère «cri séditieux» et +faisait tomber ceux qui le hurlaient sous le coup de soixante-quatorze +articles de loi, ce qui centupla en vingt-quatre heures le nombre des +crieurs.--Le cri de _Vive Gustave_ était toujours accompagné des cris +de: A bas les ministres! A bas le président! + +Le journal _Klmprsk_--prononcez _Gustave_--célébra les vertus de son +candidat,--et elles étaient nombreuses. L'avenir que son élection +promettait au pays décuplait toutes les félicités du paradis de +Mahomet. + +Le journal officiel attribua à _Klmprsk_ tous les vices et quelques +crimes--et annonça que son élection serait la ruine et la perte de la +patrie. + +Le ministère fit un _chassé croisé_ de préfets et de sous-préfets pour +s'opposer au torrent; on ne s'occupa plus que de la question +_Klmprsk_.--Ce fut une belle époque pour les filous et les escarpes de +la capitale, auxquels la ville fut abandonnée à merci. + +Les deux partis couvrirent les murs et les maisons d'affiches de +toutes les couleurs; les _gustavistes_ rappelaient que c'était +_Klmprsk_ qui, à Xerxès, qui lui disait de rendre ses armes, avait +répondu: «Viens les prendre!» + +Les _antigustavistes_ soutenaient qu'ils avaient des preuves qu'il +était le petit-fils du célèbre _Cartouche_ et les électeurs croyaient +les uns et les autres. + +Quelques agents de police ayant reçu l'ordre d'arracher les affiches +_gustavistes_, furent roués de coups, assommés par les _gustavistes_ +qui tapaient en criant: «On assassine nos frères!» A l'émeute manquait +encore le cadavre traditionnel qu'on doit promener par les rues en +criant: «Aux armes!» + +On ramassa un citoyen ivre-mort qu'on coucha sur un brancard et que +quatre robustes manifestants commencèrent à promener. Mais l'ivrogne +se réveilla et se prit à chanter sans qu'il fût possible de le faire +taire;--il fallut le remettre à terre au coin d'une borne où il se +rendormit. + +Heureusement passait une de ces mascarades appelées _enterrements +civils_, avec des drapeaux et des immortelles teintes en rouge--sans +oublier des stations aux cabarets, chemin faisant, où on buvait aux +vertus et au patriotisme du mort «libre penseur». + +Les citoyens qui portaient le défunt se firent un plaisir et un devoir +de prêter le corps de leur ami pour accomplir la tradition, le rite et +le cérémonial de l'émeute. + +Deux millions de bourgeois terrifiés fermèrent leurs portes, laissant +la rue au pouvoir de quelques centaines de fripouilles. + +Le président avait déjà quitté son palais, les ministres déguisés, qui +en marmitons, qui en vieilles femmes, s'étaient mis à l'abri. Pendant +ce temps, le suffrage universel fonctionnait. _Klmprsk_ fut élu à la +presque unanimité par trois cent soixante-cinq collègues sur trois +cent soixante-six. Au trois cent soixante-sixième, il y eut +ballottage; mais tout portait à croire qu'il suivrait l'exemple des +autres. Voilà donc _Klrmpsk_--prononcez _Gustave_--seul représentant +de tous les départements. On cherche quel titre lui donner. Tout le +peuple était dans l'ivresse. On le nomma. + + CHAMBRE DES DÉPUTÉS + +et protecteur à vie--avec hérédité pour les enfants qu'il pourrait +avoir, mâles ou femelles. + +--Maintenant, dit un des plus forts politiques du parti gustaviste, il +est temps que le héros paraisse, et qu'on le conduise, ou plutôt qu'on +le porte en triomphe au palais de la présidence. + +Et déjà les plus obstinés adversaires se préparaient à faire amende +honorable et à lui offrir leur concours fidèle et dévoué. + +Mais où est-il? + +On se mit à sa recherche, on proclama, on fouilla.. on... + +Mon petit livre couvert de parchemin ne va pas plus loin; les +dernières pages ont été déchirées et manquent. + +De sorte que nous ne pouvons savoir quel fantoche, Arlequin, +Polichinelle ou Pierrot, a hérité de l'enthousiasme et de l'engouement +excités pour cet homme qui n'avait jamais existé, ni à quel degré de +bêtise et de misère tomba ce peuple que Jéhovah avait en vain essayé +de faire heureux. + + + + +LOGOGRIPHE + + +J'avais résolu, pour cette fois, de m'abstenir de toute politique. Si +je ne puis tenir tout à fait cette promesse faite à moi-même, je m'en +approcherai cependant le plus possible; après avoir, comme disent les +papes en nommant des cardinaux, _expectoré_ deux ou trois petits +points que j'ai sur le coeur, et qui m'étoufferaient, je passerai à +autre chose. + +Rien ne réussit comme le succès;--qu'on se rappelle l'audacieuse +tentative de Malet,--improprement appelée la conspiration de Malet, +puisqu'il était seul, sans complices; en 1812, pendant la guerre de +Russie, il se nomme gouverneur de Paris, jette en prison Rovigo et +Pasquier,--ministre et préfet de police--entraîne plusieurs +régiments, etc.--Traduit devant une commission militaire, le président +Dejean lui demandant quels étaient ses complices, il lui répondit: +«Vous-même, si j'avais réussi.» + +C'est ce qu'on vient de voir pour le général Boulanger. Nommé dans +trois départements, il voit, en vingt-quatre heures, s'accroître, +d'une façon à la fois comique et répugnante, le nombre de ses +partisans, de ses flatteurs--parmi lesquels des hommes qui, la veille, +le vilipendaient et le bafouaient ne se montrent pas les moins +ardents. + +Je me rappelle que, lors de la révolution de 1848, un des plus dévoués +et des plus ardents serviteurs du gouvernement si malheureusement +tombé, rencontrant un des chefs du parti républicain, s'élance vers +lui, lui prend la main, la serre avec force, et lui dit: «J'espère que +vous êtes des nôtres!--Vive la République!» + +Naturellement,--les membres d'une nouvelle institution, les +«reporters», se sont précipités sur le général à sa rentrée à +Paris;--il les a tous reçus, a répondu à toutes leurs questions et +surtout leur a dit ce qu'il a pensé avoir intérêt à répandre ou à +faire croire, car les reporters en chasse ont l'avidité du requin qui +suit un navire, et avale gloutonnement tout ce qu'on en jette, les +vieilles marmites et les casseroles, comme le lard. + +Le général, donc, ne leur a pas caché l'enthousiasme dont il est +l'objet:--il n'a pas gardé le secret aux nouveaux et subitement +convertis. + +Un de ces messieurs lui ayant effrontément et cyniquement demandé où +il prenait les grosses sommes qu'il avait dépensées pour sa triple +élection, et pour la vie qu'il mène depuis quelque temps, M. Boulanger +lui a répondu: «De l'argent? Ne me parlez pas d'argent, j'en regorge, +tout le monde m'en envoie: voici un plein panier de lettres chargées +que je n'ai pas encore pu décacheter, tant il y en a d'autres non +moins chargées et pleines d'argent.--Il y en a qui m'envoient 20,000 +francs, d'autres 1,000 francs, d'autres trente sous;--il me faut cinq +secrétaires pour décacheter les lettres,--et le reporter s'est +empressé d'aller porter la chose à son journal. Ce n'est peut-être pas +vrai, mais cette situation n'est pas sans exemple.--Du temps d'une +autre Fronde contre le Floquet qui s'appelait alors Mazarin, le +Boulanger qui s'appelait duc de Beaufort,--devint l'idole de la +population de Paris, et fut surnommé le «Roi des halles».--Un jour +qu'il jouait à la paume, au Marais, les dames de la halle allaient +par peloton le voir jouer et faire des voeux pour qu'il gagnât.--Comme +elles faisaient du tumulte pour entrer et que le maître paumier s'en +plaignait, le duc fut obligé de quitter le jeu et de venir leur parler +à la porte. On convint que les femmes entreraient en petit nombre les +unes après les autres pour le voir jouer. «Eh bien, ma commère, dit-il +à une d'elles, vous avez voulu entrer: quel plaisir prenez-vous à me +voir perdre mon argent?»--Elle lui répondit: «Monsieur de Beaufort +jouez hardiment, vous ne manquerez pas d'argent; ma commère que voici +et moi, nous avons apporté deux cents écus; s'il en faut davantage, +j'irai en chercher.» + +Quelque temps après, comme il passait devant l'église Saint-Eustache, +une troupe de femmes se mit à lui crier: «Monsieur, ne consentez pas +au mariage avec la nièce du Mazarin, quelque chose que vous dise ou +vous fasse votre père; s'il vous abandonne, vous ne manquerez de rien: +nous vous ferons tous les ans une pension de soixante mille livres +dans la halle.» + +La popularité dont jouit en ce moment le général Boulanger est +incontestable: les relations des reporters et des journaux suffiraient +pour rendre vrai demain ce qui ne l'était pas hier;--la foule va où +va la foule, sans bien savoir où; on lui envoie tant d'argent que +cela!--et moi aussi, je vais lui envoyer 1 fr. 50. + +On va donner son nom à une rue de Paris, et, dans tous les chefs-lieux +des départements où il a été et sera élu, on parle d'une statue. + +Mais que de lettres! que de félicitations! que d'offres de dévouement! +que de demandes aussi!--des femmes lui tricotent des bretelles, une +vieille dame lui envoie des pruneaux, en rappelant combien sa santé +est précieuse à la France. + +Il reçoit des vers, des odes, des acrostiches;--entre toutes ces +missives, une mérite d'être citée: elle est de M. Joseph Prudhomme, +fils naturel d'Henri Monnier, professeur d'écriture et de grammaire, +élève de Brard et Saint-Omer, expert assermenté près les cours et +tribunaux. + + +«Brave général, lui dit-il, c'est comme grammairien et au nom de la +langue française et de l'alphabet que je viens vous dire: Heureuses +les lettres, les neuf lettres qui ont l'honneur d'entrer dans votre +nom!--tristes sont celles qui restent en dehors!--Ces neuf lettres +deviennent l'aristocratie de l'alphabet, les autres sont la foule, la +populace, l'_ignobile vulgus_; les écrivains de mérite, s'efforceront +de les employer le moins possible. + +»Déjà ces neuf lettres composent un grand nombre de mots, un si grand +nombre de mots qu'il ferait presque une langue, et qu'il suffirait de +quelques légères modifications dans l'orthographe pour qu'on pût +parler le «boulangisme». + +»Ce nom est bien grand, il promet, il contient tout; outre la paix et +la revanche, outre la prospérité et la moralisation du pays, le +patriotisme, la liberté, la fraternité, etc. + +»Voici un petit échantillon des mots qui, déjà, se peuvent écrire avec +les neuf lettres de votre nom.--Je dis petit échantillon; car j'en ai +trouvé cent trente et un;--j'en cherche et j'en trouverai encore. + +»Blague--gabeur--gobeur--bouge--boue--rouge--ogre--roué--rogne--bagne +--glu--rue--v'lan--âne--auge--Labre (saint)--bulle (de savon)--onagre +--bougre--grue--bourbe--balle--grêlon--rage--gueule--borne--grève--râle +--nul--goule--ravage--banal--grabuge--borgne--lave--gaver--bave +--glou-glou--narguer--galon--geôle--gale--veule--bran, etc., etc., etc. + +»Qui sait si on ne compléterait pas la langue avec vos prénoms? + +»Si, par votre influence toute-puissante, brav' général, j'entre à +l'Académie française, d'abord vous pourriez compter sur ma voix pour +vous y faire entrer à votre tour, et ensuite je consacrerais mes +veilles à la formation, au perfectionnement de la langue boulangienne +toute tirée de votre nom; les lettres qui, obstinément, se +refuseraient à cet honneur, seraient considérées comme suspectes, et +rejetées pour le goût et le beau langage. + + »JOSEPH PRUDHOMME.» + +Et moi aussi, je veux donner quelque chose au brav' général; car on +s'aborde dans la rue, et on se demande réciproquement: «Qu'avez-vous +envoyé au général?...» Je n'ai pas, du reste, ce qui me distingue +avantageusement, attendu son triple succès, pour lui fournir, par les +exemples de Cromwell et de Bonaparte, la seule et efficace manière de +dissoudre une Assemblée. + +Je veux aujourd'hui, quoique ce soit hardi, peut-être imprudent--lui +dire deux vérités: + +La première, c'est qu'il ne faut pas s'enorgueillir de la +popularité--et de la multiplicité des suffrages.--On ne vote pas pour +celui-ci ou celui-là, mais contre celui-là ou celui-ci.--Le favori +n'est le plus souvent qu'un prétexte.--«Vive Boulanger!» ne veut +peut-être dire que «A bas Floquet!» et même «A bas la République!» + +--Vous valiez mieux, dit Sénèque à Lucilius, quand vous plaisiez à +moins de monde. + +Pourquoi, brav' général?--Connaissez-vous un général qui n'ait donné +des preuves de bravoure?--Où, quand, et comment M. Boulanger en a-t-il +donné plus que les autres? Et, d'ailleurs, que signifie cette épithète +qui s'applique à tous, non seulement à tous les généraux, mais à tous +les colonels, à tous les sergents, à tous les soldats?--Comme éloge, +c'est banal et commun. + +A Cromwell--qui, lui, savait dissoudre une Assemblée, un de ses +courtisans faisait remarquer, avec enthousiasme, la foule énorme qui +se pressait sous ses fenêtres pour le voir. + +--Il y en aurait encore bien plus, dit le Protecteur, si on me menait +pendre. + + +Beaucoup--même parmi les conservateurs, ont voté pour le brav' +général, le jugeant instrument de guerre, machine de dissolution pour +la République--et peu capable par lui-même de se soutenir et de +s'installer. C'est ce sentiment qui a tant servi à l'élection du +prince président en 1848.--C'était quelqu'un dont on se débarrasserait +facilement.--On a vu plus tard qu'on s'était trompé. + +Peut-être agit-on aujourd'hui aussi légèrement, en ne faisant qu'un +cas très médiocre de la personnalité de M. Boulanger. + +Cependant--en examinant l'entourage, la cour, les associés de M. +Boulanger, on peut dire que «ça manque de Morny», et, sans Morny, le +prince Louis-Bonaparte ne serait pas devenu l'empereur des +Français;--de même que, sans Ollivier, il serait peut-être encore sur +le trône. + +On me dit qu'un député,--un de ceux qui ont crié le plus énergiquement +«A bas le dictateur!» lors de la séance de la démission,--inquiet de +sa situation et, pour se concilier la faveur du général, témoigner son +repentir et assurer sa réélection, se propose, à la rentrée des +Chambres, de déposer deux projets de loi, par lesquels--à l'exemple du +Sénat romain pour César:--1º il serait au-dessus des lois de façon à +n'être jamais forcé de faire ce qui ne lui plairait pas--ni empêché de +faire ce qui lui plairait;--2º on lui donnerait un droit absolu sur +toutes les femmes de la République. + +Les pauvres terrassiers viennent de recevoir une leçon dont je +voudrais être certain qu'ils profiteront. C'était bonnement, +innocemment, naïvement qu'ils s'étaient mis en grève, poussés, +encouragés par les démocrates, les labouvistes, les anarchistes, les +intransigeants, les exclusifs, les fructidoriens, les robespierristes, +les dantoniens, les maratistes, les montagnards, les possibilistes, +les nihilistes, les patriotes plus patriotes que les patriotes, les +sans-culottes, les terroristes, les communards, les tape-durs et +autres factions, tous ennemis acharnés les uns des autres et d'une +République soi-disant concentrée, une et indivisible. + +Ces bons terrassiers n'avaient aucune idée politique; aucun ne +pensait à être président de la République.--Ce qu'ils voulaient, +ce qu'on leur faisait espérer, c'était d'être plus payés à proportion +qu'ils travailleraient moins, d'avoir plus de temps à passer au +cabaret et plus d'argent à y dépenser, en s'offrant quelques petites +douceurs; car, demandez aux marchands de la halle si les ouvriers +aujourd'hui se privent de bons morceaux--et, regardez à la porte +des marchands de vin, vous y verrez de coquettes écaillères ouvrant +des huîtres.--On leur disait que c'était par méchanceté que les +patrons ne les payaient pas plus cher et exigeaient le travail de la +journée d'autrefois.--Les patrons avares avaient de l'or à n'en savoir +que faire.--Nul ne leur disait que, si la main-d'oeuvre devenait plus +chère, beaucoup de patrons seraient forcés de fermer les ateliers ou +de faire faillite. Tout cela intéressait peu le conseil municipal et +les «hommes politiques» de taverne, les Démosthènes du ruisseau.--J'ai +vu en 1830, en 1834 et en 1848, des émeutiers fanatiques prêts à se +faire tuer, mais les deux derniers sont morts en 1871: c'étaient +Flourens et Delescluze.--Aujourd'hui, on ne veut pas mourir, on veut +vivre et bien vivre, on attaque les abus pour s'en emparer et en +jouir; on avait donc espéré pousser les terrassiers et les autres +corps d'état en avant pour une revanche des journées de juin, en se +tenant à l'abri, et leur faire tirer les marrons du feu. + +Alors, on les accablait d'éloges, de sympathies, d'enthousiasme, on +leur promettait beaucoup d'argent, on leur en donnait même un +peu,--c'étaient tous des héros. + +Mais les terrassiers, très probablement grâce à leurs femmes, ne s'y +sont pas laissé prendre et sont restés sur leur terrain. + +Alors, conseil municipal, démocrates, patriotes, possibilistes, +nihilistes, etc., les ont subitement et carrément lâchés et +abandonnés.--Quelques terrassiers ont été blessés, d'autres mis en +prison,--tous ont perdu un mois de travail et de gain. + + +Je parlais tout à l'heure des reporters et de l'ardeur avec laquelle +ils s'étaient rués sur le général Boulanger, qui ne leur a pas plaint +une pâture qu'ils ont gobée avidemment. + +Il y a longtemps déjà--j'en ai cependant vu les commencements--que le +journalisme a triomphalement laissé derrière lui cette prétendue +renommée des Anciens--avec ses cent malheureuses trompettes; une +nouvelle classe de littérature, l'institution des reporters, y a mis +le comble. + +Une armée d'hommes de tous âges, sortis de toutes conditions ingrates, +ou moins amusantes,--les uns plus, les autres moins lettrés, plus ou +moins bien vêtus et quelques-uns très bien et «ayant du monde»; tous +hardis, résolus, imperturbables, quelquefois effrontés, forts d'un +droit qu'ils s'attribuent et qu'ils réclament hautement. Cette armée +infatigable ne se repose ni le jour ni la nuit.--Quelques-uns chassent +avec un carnier à la dernière mode, quelques-uns chiffonnent avec la +hotte et le crochet.--Cette armée se répand sur la ville en quête de +nouvelles--tous résolus à ne pas revenir bredouilles;--ils entrent +partout, avec l'autorité que des magistrats n'exercent qu'avec des +restrictions inviolables. + +Un artiste, un peintre, une cantatrice, célèbres ou à la mode, un roi, +un empereur arrivent-ils à Paris, à l'instant même, le reporter envoie +sa carte, et suit, sans attendre de réponse, le domestique qui la +porte, il s'assied et pose une série de questions à ces diverses +majestés qui répondent avec complaisance, les uns intimidés, les +autres malins:--«Quel âge avez-vous? Sortez-vous de parents +honnêtes?--Quelles sont vos vertus, quels sont vos vices? Quel vin, +quels mets préférez-vous? Tous ces cheveux sont-ils à vous? etc.» + +Une famille vient d'être frappée d'un immense malheur, un de +ses membres vient d'être assassiné ou de se tuer lui-même, le +reporter sonne: il demande à voir la veuve, les enfants... On +répond qu'ils sont tous accablés par la douleur et ne reçoivent +personne.--«Personne, c'est possible; mais moi, c'est différent;--je +suis--la presse!» Et alors on le reçoit, on répond en pleurant à des +questions les plus risquées, les plus indiscrètes. + +Pourquoi s'est-il tué? «Avait-il volé à la banque; où il était +employé? ou a-t-il découvert, madame, que vous le trompiez avec un de +ses amis? etc.» + +Le reporter s'en va, le carnier plein, mais, à l'instant même, lui +succède le reporter d'un autre journal;--pourquoi refuser à celui-ci +ce qu'on a accordé à l'autre?--Il fait à peu près les mêmes questions +et empoche les mêmes réponses. + +Un crime a été commis, le reporter va voir l'accusé dans sa prison, +les geôles lui sont ouvertes comme des palais. + +--Eh bien, mon pauvre criminel, nous avons donc tué notre père? + +Il n'était pas encore question du reportage, lorsqu'il courut +l'anecdote suivante, attribuée à Victor Hugo,--qui était, lui aussi, +en quête de documents pour «_Le Dernier Jour d'un Condamné_». + +Il obtint facilement l'autorisation des magistrats compétents, pour +aller voir à la Force un assassin qui venait d'être condamné à la +peine de mort. + +Hugo,--très correct--et ne voulant pas manquer d'égards au condamné, +se fait annoncer: + +--Un monsieur demande à vous voir, dit le geôlier au prisonnier. + +--Qui ça... un monsieur? + +--M. Victor Hugo. + +--Rugo?... répond le condamné--Rugo?... je connais pas; de quel bagne +qu'i'sort? + +Un nouveau volume «illustré» de charmants dessins de Riou,--que vient +de publier l'heureux auteur d'un petit chef-d'oeuvre _Boule de +suif_--me rappelle une circonstance où une femme sut se servir +habilement de l'intervention d'un reporter: + +Bazaine, moins coupable peut-être que certains de nos ministres de la +guerre, était dans la plus délicieuse prison, l'île Sainte-Marguerite, +une oasis dans la Méditerranée;--je comptais même, si des amis à moi +arrivaient au pouvoir, demander la survivance--en m'efforçant d'être +ensuite transféré à l'île voisine, l'île Saint-Honorat, que je préfère +de beaucoup. + +On apprit un matin que le maréchal Bazaine s'était évadé et on +attribua l'aventure à sa femme.--Le «pouvoir» ne s'en soucia +point;--c'était un débarras. + +Les fugitifs furent cependant poursuivis, mais par le reporter d'un +journal très répandu--et qui ne regarde pas à la dépense pour +satisfaire la curiosité de ses nombreux lecteurs;--voies ferrées, +postes, etc., il ne négligea rien et les rejoignit;--il déclina ses +titres, et demanda une entrevue à madame Bazaine, qui, après un peu +d'apparente hésitation, voulut bien le recevoir, montra quelques +répugnances à répondre à ses questions, puis y consentit après lui +avoir recommandé une discrétion qu'elle eût été bien fâchée de lui +voir pratiquer. + +--Eh bien, monsieur, dit-elle, je cède et je vais vous dire toute la +vérité. Après quoi, elle commença une fable, ayant le but honnête de +ne pas compromettre, peut-être de sauver les complices de l'évasion du +maréchal. + +--La nuit, au moyen d'une corde, dit-elle, le maréchal était descendu +sur les rochers au pied de la forteresse;--pendant cette périlleuse +gymnastique, il avait même frotté et fait luire une allumette pour se +signaler aux sauveurs. + +Les sauveurs étaient tout simplement madame Bazaine et un sien cousin, +jeune homme aussi nouveau qu'elle aux choses de la mer;--ils avaient +pris un petit bateau à la Croisette, en face de l'île,--avaient +traversé, avaient accosté sur les rochers, où ils avaient recueilli M. +Bazaine, puis étaient allés trouver un bâtiment italien mouillé au +large du côté de Nice.--Voilà toute la vérité. + +Et le reporter triomphant adressa son butin à son journal par le +télégraphe, sans compter les mots. + +Le récit fut lu avec avidité, reproduit par d'autres feuilles--et la +légende était fondée. + +Mais on en rit beaucoup à Cannes et à Saint-Raphaël. + +Cette même nuit, en effet, j'avais à Saint-Raphaël des filets à la +mer;--il se mit à souffler un des plus forts mistrals, vent du +nord-ouest, que j'aie vu;--la mer était plus que grosse et les lames +montaient en écumant sur les deux îlots, le _Lion de terre_ et le +_Lion de mer_ en face de chez moi,--il s'agissait d'aller tirer ou, +mieux, retirer nos filets, non pour prendre le poisson, mais pour +sauver les filets.--Nous partîmes trois sur un canot, mon matelot, +Basile Simon, M. Léon Bouyer et moi--tous trois hommes de mer +endurcis. + +Eh bien, nous mîmes plus d'une heure à atteindre les filets avec six +avirons, et plus d'une heure et demie à les tirer de l'eau, après +avoir été vingt fois sur le point d'y renoncer;--au retour, nous +étions aussi mouillés que si nous étions venus à la nage, les lames +nous passaient par-dessus la tête et notre canot était à moitié plein +d'eau. + +Cette nuit-là, aucun marin, aucun homme même connaissant un peu la +mer, je ne dis pas n'aurait réussi, je ne dis pas n'aurait tenté +d'accoster l'île Sainte-Marguerite par le côté où, selon la légende, +madame Bazaine et son petit cousin avaient abordé les rochers; mais je +dis même n'y aurait songé un instant, certain de voir l'embarcation +s'emplir et couler en route, ou se briser en éclats sur les rochers. + +Il n'était pas beaucoup plus vraisemblable de se figurer le maréchal, +gros, pesant, peu gymnasiarque, pendu au bout d'une corde que le vent +aurait agitée, secouée en le frappant et le meurtrissant contre la +muraille. + +Les choses ne s'étaient donc point passées ainsi. + +Le maréchal--je ne me charge pas d'expliquer comment--était sorti par +la porte, s'était transporté sur l'autre bord de l'île en face de +l'île Saint-Honorat, côte à peu près possible par ce temps pour des +marins,--où était venue le prendre une embarcation du navire italien +en panne près de l'île, montée pour le moins par quatre vigoureux +rameurs avec un homme à la barre. + +Si, lorsque M. de Maupassant me fit le plaisir de me venir voir à +Saint-Raphaël, la conversation était tombée sur ce sujet, je me +serais empressé de l'éclairer--et il n'eût pas, dans son livre dont la +scène se passe entre Nice et Saint-Raphaël, adopté la légende de +madame Bazaine,--modifiée cependant par ceux qui la lui avaient +contée.--M. de Maupassant est propriétaire d'un yacht de plaisance et +pas tout à fait étranger aux choses de la mer. On n'osa pas le traiter +tout à fait en _bourgeois_ et en _terrien_,--on corrigea et changea +certains détails par trop invraisemblables:--on fit disparaître le +«petit cousin» et on le remplaça par «un ami dévoué». + + +Pendant trois jours et trois nuits, le golfe de Saint-Raphaël vient +d'être le théâtre d'un spectacle curieux et émouvant,--une petite +guerre maritime: cinq ou six vaisseaux cuirassés tentant une descente +sur les côtes d'Agay à Saint-Tropez, à Saint-Eygulph et à +Saint-Raphaël,--harcelés par un guêpier de torpilleurs; le vaisseau +qui se laissait surprendre par le torpilleur et approcher à 400 mètres +de distance, était censé avoir reçu ses torpilles; si le torpilleur +était aperçu en avant des 400 mètres, il était réputé foudroyé par +le cuirassé. D'où une canonnade incessante de jour et de nuit; +les torpilleurs s'embusquant dans les anfractuosités, les _caranques_ +de la côte, les cuirassés envoyant des éclaireurs et des +contre-torpilleurs à leur recherche.--Je crois que les torpilleurs ont +eu l'avantage sur les cuirassés, représentant l'ennemi. + +Nous avons vu manoeuvrer ce que la science peut montrer jusqu'à +présent de plus fort et de plus nouveau dans l'art de tuer les hommes +en dépensant des trésors perdus. + +On ne peut s'empêcher de remarquer qu'on n'a jusqu'ici trouvé qu'un +seul moyen de faire des hommes, et qu'on a inventé et invente tous les +jours de nouvelles manières de les tuer. + +Notre petit Saint-Raphaël a joué dans l'histoire contemporaine, par +deux fois, un rôle resté anonyme:--c'est à Saint-Raphaël +(San-Raphaëlo)--que Bonaparte est descendu en revenant d'Égypte, c'est +à Saint-Raphaël qu'il s'est embarqué pour l'île d'Elbe. + +Mais ce n'était alors qu'une bourgade de pêcheurs, et on désignait, on +désigne encore souvent le golfe qui le baigne, par le nom de Fréjus, +qui est à une lieue de la mer.--Le territoire de Saint-Raphaël, dont +Agay, Saint-Eygulph, Valescure, sont des dépendances, est fort étendu +et même bien changé depuis vingt-huit ans que je l'ai découvert et +vingt-deux ans que je l'habite. + + +Quelques jours avant la petite guerre, on avait assisté à une scène +triste et touchante:--il y a à Saint-Raphaël un jeune médecin +instruit, studieux, soigneux et qui plus est... heureux,--pour lui +appliquer ce que disait de lui-même un très célèbre médecin: «Je le +soignais, Dieu l'a guéri.» La Providence a guéri la plupart des +malades qu'il a soignés. + +Il a eu le malheur de perdre un petit garçon de trois ans après +l'avoir disputé à la mort pendant plusieurs mois. Nous n'avons pas +encore ici le «hideux corbillard»,--et le petit corps couvert de +fleurs était porté à l'église et au cimetière par des jeunes filles +vêtues de blanc. + +Le père suivait le convoi nombreux au bras d'un ami;--ses regards +tombèrent sur une des jeunes filles qui portaient l'enfant, il la +reconnut et dit avec amertume: «En voilà une que j'ai réussi à +rappeler de bien loin et à sauver et je n'ai pu sauver mon pauvre +petit garçon!» + +Il n'est personne qui, ayant vu dangereusement malade une personne +chère, n'ait eu des anxiétés, des doutes sur la médecine. + +Surtout si on a étudié l'histoire de cette science que Galien lui-même +appelait une science de conjectures--et dont Pline dit qu'il n'y a +point de discipline plus inconstante que la médecine. + +Il n'y a que la politique, certaines religions, la philosophie et «la +sagesse» qui aient engendré et fait croire autant d'absurdités et de +saugrenuités que la médecine;--il n'y a que les jupes des femmes qui +aient subi autant de variations, de révolutions et de modes +différentes. + +Pendant six cents ans, dit Pline, le chou composa toute la médecine +des Romains. + +Caton l'ancien, dans son livre «_De re rustica, Des choses de la +terre_», dit: + +Le chou tient le premier rang entre tous les légumes; c'est un aliment +excellent qui détruit les germes de toutes les maladies;--il guérit la +mélancolie, les palpitations du coeur, les lésions du foie, des +poumons, des entrailles; il guérit la goutte, les insomnies, les maux +de tête, les maux d'yeux, la surdité, les dartres. Si, dans un repas, +dit-il textuellement, vous voulez bien boire et bien manger, mangez +auparavant quelques feuilles de chou confites dans le vinaigre, après +le repas mangez-en encore cinq feuilles, vous serez comme si vous +n'aviez ni bu ni mangé, et vous pourrez boire à votre fantaisie. Et il +détaille la façon de préparer le chou d'après ce qu'on lui demande. En +1766, un nouveau légume vint remplacer le chou tombé tout à fait en +oubli. + +M. Ami-Félix Bridault, médecin des hôpitaux civils et militaires de la +Rochelle, président du comité de santé de la Rochelle, publia un +volume de près de 500 pages--grand in-8º--avec l'approbation et les +éloges des principaux médecins de son temps et de nombreuses +attestations de malades guéris;--on n'acceptait que les malades +«incurables» et désespérés. + +A cette époque, la carotte guérissait trente-sept maladies.--J'ai ouï +dire qu'elle allait reparaître dans la pharmacopée. _Insanas gentes!_ +dit Juvénal en parlant des Égyptiens, heureux peuples qui voyaient +croître leurs dieux dans leurs jardins. + +Un autre légume a eu, de ce temps-ci, une destinée bien glorieuse, +bien tapageuse, bien productive, dit-on pour ceux qui le cultivent, je +parle de la lentille. + +La lentille a été bien longtemps méconnue, calomniée même, je le veux +croire,-- Pline seul en parlait favorablement:--«A ceux qui se +nourrissent de lentilles, dit-il, une parfaite égalité d'âme.» + +Mais écoutez les autres: + +«Les lentilles sont de mauvais et grossier suc, engendrant peu de +sang;--elles causent des tournoiements de tête et des vertiges, des +convulsions, et parfois même l'épilepsie, elles nuisent à la vue selon +certains auteurs», dit le docteur Philibert Guybert, docteur régent en +la faculté de médecine de Paris (MDCL). Mais depuis quarante ans +justice lui a été rendue; elle guérit non seulement toutes les +maladies connues, mais aussi celles que les pauvres médecins devenus +trop nombreux sont forcés d'inventer tous les jours; en effet, depuis +trois quarts de siècle, la moitié des jeunes Français se font +médecins, l'autre moitié avocats,--le trop-plein est forcé de se jeter +dans la politique. + +Le sort des médecins a presque autant varié que la discipline de la +médecine. + +Hérodote raconte que le médecin Mélampe ne consentit à donner ses +soins à la fille de Proetus, roi d'Argos, qu'à condition qu'on lui +donnerait cette belle princesse Cyrianase et la moitié du royaume. + +Le médecin Musa, ayant guéri Octave Auguste, se vit élever une statue +et fut créé chevalier romain. + +Mais, d'autre part, Alexandre, après la mort d'Éphestion, fit raser le +temple d'Esculape et mettre en croix son médecin Glaucias. + +Gontran, roi d'Orléans, fit couper la tête à deux médecins après la +mort de sa femme Austrigilde, à laquelle il avait juré de la venger de +l'ignorance ou de l'impuissance de ces deux malheureux. + +A une autre époque, j'avais lu dans un livre de Cornélius Agrippa: _De +l'incertitude et de la vanité des sciences_, une assertion que j'avais +prise pour une de ces plaisanteries qu'on a toujours faites sur la +médecine: «Le médecin, dit-il, examine le contenu des bassins, allant +même quelquefois jusqu'à le goûter au bout du doigt (1590).» Et ce +médecin lui-même de Louise de Savoie, mère de François Ier, appelle +ses confrères scatophages, nom formé, comme anthropophages (mangeurs +d'hommes), de deux mots grecs que je ne traduirai pas. Mais voici ce +que j'ai lu dans _les Tableaux de Paris_, de Mercier, chapitre +DLXXXV.» Voici les propres mots d'un règlement fait par Henri II sur +la plainte des héritiers des personnes décédées par la faute des +médecins: «Il en sera informé et rendu justice comme de tout autre +homicide, et seront les médecins mercenaires tenus de goûter les +excréments de leurs patients et de leur importer toute autre +sollicitude; autrement ils seront réputés avoir été cause de leur mort +et décès.» + +Je ne m'étendrai pas sur des panacées qui ont longtemps régné en +médecine: l'orviétan, la thériaque, le mithridate, toutes trois +composées d'une quantité prodigieuse d'éléments variés: des herbes, +des pierres, des fientes et toujours des vipères;--ça guérissait de +tout!--procédé naïf qui ressemble à celui d'un chasseur maladroit ou +peu confiant qui, au lieu de mettre une balle dans son fusil, y +entasse de nombreuses chevrotines et même du petit plomb. Sur cette +quantité de drogues, il peut s'en trouver une qui atteigne la maladie. + +La vipère a eu longtemps un grand succès--même auprès de ceux qui ne +croyaient ni au bézoard ni à cent autres inventions,--et ces drogues +si variées, si souvent contradictoires dans leurs effets, si inertes, +ce n'étaient pas seulement de vulgaires charlatans qui les +prescrivaient, ni des imbéciles qui les avalaient;--j'en produirai +pour exemple madame de Sévigné.--Son gendre, M. de Grignan, avait des +accès de faiblesse et de débilité, madame de Sévigné, pleine de +sollicitude pour le bonheur de sa fille, envoyait à M. de Grignan des +vipères pour en confectionner des bouillons qui devaient lui rendre sa +vigueur première. Nous la voyons préconiser minutieusement et avec +enthousiasme la pervenche: «Si on demande sur quelle herbe vous avez +marché pour redevenir si belle, dit-elle à sa fille, répondez: «Sur la +pervenche!» Dieu l'a créée pour vous. + +Elle croit à «l'eau divine de la reine de Hongrie» qui dissipe toute +tristesse, et elle «s'en enivre». + +Elle croit à _la poudre de M. Delorme_ et à _la poudre des capucins_. + +Elle demande qu'on lui fasse de _l'huile de scorpion_. + +Elle croit aux _gouttes du frère Ange_ et à _la moelle de cerf_. + +Elle a estimé _l'essence d'urine_ et «elle en boit huit gouttes.» + +Blessée à une jambe, les «chers pères» appliquent à cette jambe des +emplâtres de diverses herbes--qu'on change deux fois par jour:--«ces +herbes, on les enfouit dans la terre, et, quand elles sont pourries, +on est guéri.» + +Cependant, elle ne guérit pas: elle a recours à un «baume tranquille» +qui ne la guérit pas davantage. Alors elle s'enthousiasme pour la +«poudre sympathique» du célèbre docteur Digby. Ah! le docteur Digby, +voilà un fort charlatan. + +Ce n'était cependant pas une personne bien naïve et bien crédule que +madame de Sévigné. + +Tallemant des Réaux conte qu'une «dame» de son temps ayant un enfant +très malade lui donna un clystère dans lequel elle avait fait +dissoudre des reliques d'un saint;--il ne dit pas s'il y eut +guérison.--Tout porte à croire que ce fut une inspiration personnelle, +ce ne fut jamais de doctrine. + +Une drogue merveilleuse, qui a longtemps régné dans le monde entier, +c'est le bézoard.--C'était une pierre qu'on trouvait dans l'estomac +d'une sorte de chèvre des Indes;--cette pierre était formée du suc et +de l'esprit de certaines plantes salutaires que l'animal avait +broutées; l'eau où avait un peu séjourné ce bézoard, la moindre +raclure qu'on en absorbait suffisait pour préserver non-seulement de +tout poison, de toute morsure de serpent ou de bête enragée, mais de +toute maladie et surtout de la peste;--il suffisait même d'avoir un +bézoard dans sa poche pour pouvoir tout braver;--les rois s'en +envoyaient comme chose plus précieuse que l'or et les diamants. Voici +ce que raconte à ce sujet (en 1550) le célèbre chirurgien Ambroise +Paré, qui fut chirurgien de quatre rois: Henri II, François II, +Charles IX et Henri III, au chapitre XLIV du XXIe livre de la +chirurgie: + +«Le roi estant en la ville de Clermont, un seigneur lui apporta +d'Espagne une pierre de bézoard; étant alors dans la chambre dudit +seigneur roi, il m'appela et me demanda s'il existait quelque drogue +qui pût préserver de tout poison; je lui répondis que non,--à cause de +la diversité des venins et de leur action;--le seigneur qui avait +apporté la pierre soutint l'efficacité du bézoard;--alors, je dis au +roi qu'on aurait bien moyen d'en faire expérience certaine sur quelque +coquin qui aurait gagné le pendre. Alors promptement il envoya querir +M. de la Trousse, prévost de son hôtel et lui demanda s'il avait +quelqu'un qui eust mérité la corde; il lui dit qu'il avait en ses +prisons un cuisinier qui avait dérobé deux plats d'argent en la maison +de son maître, et que, le lendemain, il devait être pendu et +estranglé. Le roy lui dit qu'il voulait faire expérience d'une pierre +qu'on lui disait être bonne contre tout venin, et qu'il sust dudit +cuisinier s'il voulait prendre un certain poison, et qu'à l'instant +on lui baillerait un contre-poison, et que, s'il réchappait, il s'en +irait la vie sauve, ce que ledit cuisinier très volontiers accorda, +disant qu'il aimait trop mieux mourir dudit poison dans la prison que +d'être estranglé à la vue du peuple. Alors un apothicaire lui donna un +certain poison et subitement une raclure de ladite pierre de bézoard. +Ayant ces deux drogues dans l'estomac, il cria qu'il avait le feu dans +le corps.--Une heure après, je priai le sieur de la Trousse d'aller +voir, ce qu'il m'accorda en compagnie de trois de ses archers; je +trouvai le pauvre cuisinier à quatre pieds, cheminant comme une beste, +la langue hors la bouche, les yeux et toute la face flamboyants, +jetant le sang par les oreilles, par la bouche et par le nez, et +mourut misérablement, criant qu'il eust mieux valu être mis à la +potence. Ainsi la pierre d'Espagne n'eut aucune vertu; à cette cause, +le roi commanda qu'on la jettast au feu: ce qui fut fait.» + +Le bézoard n'était pas la seule pierre admise en médecine; on avait la +pierre alectorienne,--qu'on trouvait dans les coqs et qui assurait la +victoire à la guerre et la pluralité des suffrages aux comices. + +Saint Isidore vante une petite pierre trouvée dans la tête d'une +tortue des Indes qui donne la faculté de deviner l'avenir à qui la +porte sous la langue; mais on ferait un gros volume des inventions ou +des crédulités de saint Isidore en fait d'histoire naturelle. + +Un concile d'Auxerre défend l'expérience de la pierre oolithe, qui, +broyée et mêlée à du pain, dénonçait les voleurs qui ne pouvaient +manger ce pain. + +On se servait beaucoup en médecine des cinq fragments précieux, qui +étaient l'améthyste, le saphir, l'hyacinthe, la topaze et l'émeraude. + +Cette pierre, d'ailleurs, ayant ses vertus particulières, l'hyacinthe, +les perles, le rubis, préservaient celui qui les portaient de tout +poison. L'émeraude guérissait l'épilepsie. + +La topaze faisait disparaître l'hypocondrie, l'opale préservait de la +peste, donnait plus d'éclat et de puissance aux yeux. + +L'améthyste préservait de l'ivresse. + +Sans parler de la pierre philosophale qui eût guéri de tout et eût +supprimé la mort si on eût pu la trouver. + +Le docteur Jean Marius, d'Augsbourg, élève de Jean Scutter, grand +médecin, a écrit vers 1730 un _Traité du castor_, publié à Vienne en +1746, traduit en français et publié de nouveau chez David fils, +libraire, à l'enseigne du Saint-Esprit, quai des Augustins. + +Cet ouvrage est approuvé par un grand nombre de médecins de ce +temps-là. + +Marius y parle de la puissance de la pâquerette, «d'une si grande +utilité dans la cure des blessures»; des vers de terre, si efficaces +dans le traitement de la goutte. Il préconise les vertus des +cloportes, de la chair des cerfs, des loups, des lièvres, des vipères. + +Mais ce n'est rien à côté du castor et surtout du castoréum qu'on +trouve dans cet animal. Le castor fournit des remèdes assurés pour +presque tous les malades. + +Une dent de castor les préserve des douleurs que leur causent leurs +propres dents et de l'épilepsie. + +La peau de castor--fût-ce une paire de gants--augmente la mémoire. + +Le _castoreum_ est souverain contre le mal caduc et contre +l'apoplexie, contre les fièvres, les maux d'oreilles, les faiblesses +d'estomac, contre la paralysie, l'asthme, les maladies des poumons, +contre tous les maux,--enfin tout. + +Dans le même ouvrage, Jean Marius préconise l'esprit de suie,--l'huile +des philosophes où il entre des perles, des vipères, des crottes de +souris et de la cendre de jeunes corbeaux. + +En 1684, un docteur Confupe a publié un livre sur les fièvres. Cet +ouvrage, adressé à M. Naquem, premier médecin de Sa Majesté, est +approuvé officiellement par les professeurs royaux en médecine de +l'université de Toulon. + +On y trouve la chair, poudre et sel de vipère, le bouillon composé de +chapon, de vipère, des yeux et des pieds d'écrevisses de rivière, du +corail et des perles; la corne de cerf, la dent de sanglier, les +«fragments précieux». + +En 1685 parut, avec privilège du Roi, un traité du _thé_, du _café_ et +du _chocolat_, par un docteur Sylvestre Dufour. + +On y dit que le docteur Monin, célèbre médecin de Grenoble, a inventé +quelques années auparavant le café au lait. Voilà une des rares +drogues qui ont survécu aux modes.--Ce célèbre médecin, dit le médecin +Dufour,--a «employé le café au lait et en a fait de fort belles +cures». + +«Au moyen de lait _cafeté_, j'ai arrêté la toux, guéri la migraine, la +phtisie, la pleuropéripneumonie, la fièvre tierce, double tierce, +triple quarte.» + +Une des plus jolies fougères--l'_adiantum_ cheveux de Vénus--a joué un +assez grand rôle et a guéri bien des maux en 1644, comme en fait foi +un traité publié par le docteur Pierre Formi, docteur de l'université +médicale de Montpellier. L'_adiantum_ est une délicieuse petite +fougère qui, dans la région que j'habite, vit très volontiers dans les +anfractuosités et les fentes intérieures des vieux puits; elle ne +s'élève pas à plus de dix à douze centimètres--sur des tiges fines +comme des cheveux et d'un noir vernissé, elle émet des feuilles +arrondies et découpées d'un vert gai;--on l'appelle, et on l'a appelée +de tout temps, cheveux de Vénus;--cela me gêne un peu parce que je +vois Vénus blonde. Elle sert, dit Pline, à teindre les cheveux et à +les faire croître longs, épais et frisés; pour cet effet, on la fait +cuire dans du vin et de l'huile. + +On lui a découvert d'autres vertus. En MDCXLIV,--le docteur Pierre +Formi, de l'université de médecine de Montpellier, a publié un _Traité +de l'adiantum, cheveux de Vénus_--contenant la description, les +utilités et les diverses préparations galiéniques et spagiriques de +cette plante pour la «guérison de quelque _indisposition_ que ce +soit». Ce titre est modeste, car, dans la dédicace faite à puissante +dame Marguerite de Montprat, abbesse de Noneuques,--il avoue--qu' «il +n'est de maladie contre laquelle l'_adiantum_ ne déploie le bénéfice +de sa vertu». + +Il purifie le sang, guérit la mélancolie, l'hypocondrie, toutes +fièvres; fait croître et épaissir les cheveux, combat victorieusement +le catarrhe, l'épilepsie, la céphalalgie, les maux de dents et +d'oreilles; éclaircit la vue, éveille les facultés du cerveau, excite +les puissances vitales, réjouit le coeur, annihile le venin des +serpents, des scorpions, des vipères. + +Il guérit encore l'asthme, la péripneumonie, la gravelle; remédie à la +stérilité et à l'impuissance, la teigne, la jaunisse, les écrouelles, +les ulcères, les fistules, etc. L'auteur cite encore Galien, +Théophraste et Dioscoride. + +La tisane qu'on en fait est un vrai or potable par sa couleur et par +ses vertus; on en fait du vin _adiantum_, des opiats, des tablettes, +des pastilles, des pilules, des poudres, des juleps, des gargarismes, +des cataplasmes, etc. + +Enfin, on ne voit pas ce qu'il reste à guérir aux autres drogues, +médicaments, panacées, etc. + +Le volume est terminé par des éloges, en prose, en vers, en français, +en latin, en grec, du docteur Formi et de son ouvrage par d'autres +médecins et savants. + +En MDCLXVIII, le docteur Baillaud dédie à M. Bourdelle, premier +médecin de la reine de Suède, conseiller et médecin du roy, un +«discours du tabac». + +Le tabac, alors tout nouveau, avait été fort attaqué, rejeté; le +docteur avait pris sa défense;--c'est pourquoi le docteur Baillaud lui +dit qu'il a un esprit plus qu'humain. + +Le livre est précédé des approbations du docteur Daquin, conseiller du +roi en ses conseils et premier médecin de la reine; du docteur Lizot, +conseiller et médecin ordinaire du roi; du docteur Guérin, régent en +la faculté de médecine de Paris; du docteur de Michu, docteur en +médecine de la faculté de Montpellier. + +Il est inutile que je copie une nomenclature. Le tabac guérit +complètement de tout. + +L'auteur termine ainsi son volume, orné d'une jolie reliure en +maroquin vert, orné de filets d'or. + +«Mon ouvrage est complet, s'il n'est pas achevé; puisse-t-il donner +l'estime que les véritables savants ont pour le tabac; c'est le plus +riche trésor qui soit venu du pays de l'or et des perles. Il contient +tout réuni ce que les autres médicaments n'ont que séparé.--La nature +ayant fait un pareil miracle, ne devait pas le cacher plus de six +mille ans à l'une des moitiés du monde; elle fut injuste de le +reléguer si longtemps parmi les barbares; elle fut moins indulgente +pour nous que pour eux, lorsque, ayant égard à leur peu de lumières, +elle ramassa tous les remèdes en un seul remède.» + + +Le chevalier Digby, dont nous allons parler, n'était pas le premier +venu. Nommé gentilhomme de la chambre par le roi d'Angleterre Charles +Ier, après la révolution, il émigra en France et s'y lia avec des +savants, entre autres Descartes, pendant le séjour de Charles II en +France; il avait été nommé «chancelier de la reine de la +Grande-Bretagne». C'était à la fois un homme savant, un grand et +effronté charlatan et un grand fou! + +Il avait une très belle femme--qu'il droguait sans cesse pour +conserver sa beauté; il la nourrissait de poulardes nourries +elles-mêmes de la chair de vipères;--ce qui ne l'empêcha pas de mourir +très jeune, et qui peut-être y contribua. + +J'ai un petit livre, imprimé avec «Privilège de roi», daté de 1668. +Sous ce titre: «Remèdes souverains et secrètes expériences de M. le +chevalier Digby, chancelier de la reine d'Angleterre, avec plusieurs +autres secrets pour la beauté des dames,» l'éditeur, Jean Malbec de +Trespel, «médecin spagirique», dit dans une préface: «Le nom du +chevalier Digby est trop connu par toute l'Europe pour douter que ce +qui vient de lui ne soit estimé; la délicatesse de son génie et la +subtilité de son esprit ont toujours brillé dans ses ouvrages, etc.» + +En voici quelques passages, + +_Poudre de la comtesse de Kent, laquelle a des vertus surprenantes:_ + +«Prendre les extrémités des serres de cancres pendant que le soleil +est au signe du cancer,--quatre onces des yeux des mêmes cancres,--sel +de perles, sel de corail,--bézoard oriental,--de l'os qui se trouve au +coeur des cerfs,--un peu de jus de céleri,--de la gelée de peau de +vipère;--spécifiques pour empêcher les vapeurs de monter au cerveau, +empêcher l'effet du vin pour enivrer, corroborer toute la +nature--contre tous venins et morsures des chiens enragés et toutes +les vertus.» + +_Remède contre le mal caduc:_ + +«Prenez de la fiente de paon autant qu'il en peut tenir pour une pièce +de quinze sous, et avalez le matin à jeun. + +«_Poudre de cloportes contre la gravelle_,--on peut également avaler +la fiente d'un taureau de trois ans.» + +«_Contre une hémorrhagie prenez du crâne humain_: râpez-le en poudre +et avalez-le dans un verre de vin blanc.» + +«_Contre la morsure des serpents_; des pâquerettes blanches en +cataplasme. + +«_Contre la pleurésie_; de la fiente de cheval dans du vin blanc. + +»Également quelques pous dans un oeuf à la coque, pour arrêter le sang +d'une plaie. + +»Prenez la mousse qui vient sur les têtes de mort;--mais que ce soit +une tête d'homme; humectez d'eau de rose et mettez sur la veine du +front descendant sur le nez.» + +«_Pour les yeux:_ + +»De la moelle de l'os d'une aile d'oie avec gingembre.» + +«_Contre le mal de dents:_ + +»Portez sur vous la dent d'un homme mort et frottez-en la dent qui +vous fait souffrir.» + +Autre remède: + +»Prenez un clou, écorchez votre gencive de façon qu'il y ait un peu de +sang, puis enfoncez le clou dans un arbre jusqu'à la tête, et le mal +ne viendra plus. + +»Or potable pour servir aux maladies les plus abandonnées, dont les +effets sont admirables: on mêle à l'or des perles, du bézoard, de +l'ambre gris, du corail rouge. + +»Huile de vitriol philosophique, pour les blessures. + +»Les belles vertus du noble sel d'esprit d'urine: il guérit tout +cancer,--le loup des jambes, les vieux ulcères,--les fièvres +continues;--pour les maux d'yeux,--contre la peste,--contre les +dartres, gales et toutes autres maladies de la peau; contre le mal de +dents, contre la gravelle;--mais il faut le prendre au déclin de la +lune.» + +Parlons de la _poudre de sympathie_: + +Dans un appartement voisin de celui qu'occupait le chevalier Digby, se +trouvait un M. Jacques Hovell, secrétaire du duc de Buckingham, qui, +voulant séparer deux de ses amis qui se battaient, reçut un terrible +coup d'épée à la main droite, et la plaie ne se cicatrisant pas, quoi +que fissent les médecins, on voyait des signes de gangrène, et on +allait couper la main lorsqu'on s'adressa au chevalier Digby. + +Celui-ci refusa de voir la blessure et le blessé, demandant seulement +un des linges qui avaient servi à panser la blessure et l'épée qui +l'avait faite. On lui donna un linge, le chevalier jeta une poignée de +sa poudre dans un bain plein d'eau où il plongea le linge en +question. + +Pendant ce temps, M. Hovell, dans la chambre, causant avec un +gentilhomme, fit un mouvement en disant: «Je ne sens plus de douleur.» + +Ce fait fut rapporté à M. de Buckingham et au roy, dit le chevalier. + +«Un peu après, ajoute-t-il, je tirai le linge hors de l'eau et le fis +sécher à un grand feu.--Voilà le laquais de M. Hovell qui vint me dire +que les douleurs avaient repris à son maître, avec plus de force. +«Retournez auprès de votre maître, lui dis-je, il sera guéri avant que +vous soyez arrivé.» Il s'en va, je remets le linge dans l'eau et le +laquais trouva son maître sans la moindre douleur; en cinq jours, la +plaie fut entièrement cicatrisée.» + +C'est de cette poudre de sympathie que nous avons vu madame de Sévigné +si enthousiaste, ainsi que du «noble sel d'esprit d'urine». + +Tous ces médicaments--et je n'en ai relaté qu'une partie--ont été +longtemps dits, écrits, préconisés, approuvés, expérimentés,--non +point par de vulgaires charlatans des rues et places publiques,--mais +par de savants et célèbres médecins;--tout cela a été cru, +accepté, subi,--non point par des niais, par de pauvres esprits +crédules,--mais par les esprits les plus éclairés, les plus défiants +même,--tant est puissant l'instinct de l'amour de la vie et de la +santé! + +De la santé surtout.--On disait de je ne sais quel grand homme:--Il ne +prenait aucun soin pour sa vie, et s'exposait volontiers à être tué; +mais, sur l'article de la santé, il n'entendait pas raillerie et se +soignait scrupuleusement. + +C'est ainsi que lord Chesterfield écrivait à son fils: «Soignez votre +santé;--il ne s'agit pas de vivre, vivre est peu important;--non, il +s'agit de se bien porter pendant qu'on vit.» + +Je veux cependant terminer cette conférence par quelques exemples de +bon sens. + +L'École de Salerne était au royaume de Naples une université très +florissante et très célèbre; elle a laissé un recueil d'aphorismes +écrits en vers latins, dits léonins, c'est-à-dire rimés soit à la fin, +soit au milieu du vers, ce qui donne à ces sentences, le plus souvent +très sages--quoique absolues--un certain air bouffon. + +Citons en quelques-uns: + +_Ablue sæpe manus._ + +Lavez-vous souvent les mains, on dit que ça éclaircit la vue; mais, +en tout cas, ça rend les mains propres. + +_Sex horas dormire satis est._ + +Six heures au sommeil, c'est assez que l'on donne. + +Sept pour le paresseux, huit heures pour personne. + +L'empereur du Brésil, qui me fit l'honneur de me venir voir à +Saint-Raphaël, était préoccupé d'une question: son médecin voulait +qu'il dormît sept ou huit heures,--lui n'en voulait dormir que quatre +ou cinq;--je lui rappelai à ce propos l'aphorisme de l'école de +Salerne, et, quoique ça lui parût encore donner au sommeil une trop +grande part de la vie,--un quart de la vie employé à ne pas vivre,--il +accepta la sentence,--disant à son médecin: «Eh bien, vous dormirez +sept heures, et moi six.» + +Comment l'homme meurt-il quand il a de la sauge dans son jardin? c'est +qu'il n'y a pas de remède contre la mort. + +_Si tibi deficiunt medici._ + +Es-tu sans médecin, je vais t'en donner trois: + +Gaieté, diète et repos. + +On ferait un gros volume rien que des prescriptions non seulement +imaginées, conseillées par les médecins, mais ordonnées sous des +peines sévères par l'autorité et le gouvernement. Dans un très curieux +livre,--quatre gros volumes in-folio, par Delamare, conseiller +commissaire du Roy au Châtelet de Paris (MDCCXXIX); c'est un traité de +la police, mais dans un sens élevé et général. + +A l'article de la peste, les médecins sont sévèrement traités, +et on leur impose de rudes devoirs. On donne une liste de +parfums,--préservatifs;--après en avoir indiqué quelques-uns, on en +signale un autre sous ce titre: + +Autre parfum préservatif pour les personnes de condition. + +Un médecin raconte qu'un client riche lui dit un jour: «Qu'est-ce que +ce médicament de deux sous! gardez ça pour les pauvres, et donnez-moi +quelque chose de rare, j'y mettrai le prix.» + +Dans un autre livre très estimable du docteur Guybert, _le Médecin et +l'Apothicaire charitables_ (MDCLIII), il indique au contraire, après +les médicaments rares, coûteux ou à la mode, des drogues équivalentes +pour les pauvres. + +Ainsi, en place de l'orviétan et du bézoard, si fort en crédit de son +temps, il indique comme contrepoison le citron;--peut-être en +exagère-t-il les vertus, par la confiance en Virgile, qui a dit au +livre II des _Géorgiques_: + +«Contre les poisons des marâtres, il n'est rien de plus sûr que le +citron.» + +Mais, ce qui est au moins aussi certain, il cite contre la peste une +recette dite médicament des trois adverbes: + +_Cite_, _longe_, _tarde_, vite, loin, tard. + +Allez-vous-en vite, assez loin, et revenez tard. + +Je dois avouer que sa théorie sur le sommeil est assez étrange. + +«Il faut, dit-il d'abord, se coucher sur le côté droit afin que le +souper descende plus profondément au fond du ventricule, puis se +retourner et se coucher sur le côté gauche, afin de hâter la coction +de l'aliment; puis, un peu plus tard, se retourner encore et se +recoucher sur le côté droit pour faciliter la distribution du chyle. + +Il me semble que ce sommeil est bien laborieux et que, pour obéir aux +prescriptions du docteur, il serait nécessaire de ne pas s'endormir. + +Le célèbre Guy Patin (de 1601 à 1672) était un médecin non seulement +très savant, très lettré et de plus très spirituel: on a raconté que, +pour l'avoir souvent à leur table, «quelques grands mettaient un +louis d'or sous son assiette,» tant son entretien était intéressant, +varié, gai et spirituel. + +Il était sans pitié sur le charlatanisme de ses confrères et sur la +médecine elle-même, à laquelle il croyait assez peu. + +«J'aurais, disait-il, désiré être le médecin d'un vieil empereur;--il +n'y a rien à faire avec un jeune prince:--il se passe de remèdes et il +a raison, tandis qu'un vieux, il a peur, il s'affaiblit, devient +crédule, et j'en aurais profité.» + +«La nature, disait-il encore, a des secrets qu'elle ne nous révèle +pas, et la vie de chacun est fixée à un certain nombre de jours qu'il +n'est pas en notre pouvoir de prolonger.» + +A un homme riche et gourmand qui se plaignait des premières atteintes +de la goutte, il disait: «Il y a encore un moyen de vous guérir, vivez +pendant un an avec trois francs par jour et gagnez-les en +travaillant.» + +«Nous profitons, disait-il encore, de l'entêtement des femmes, de la +faiblesse des hommes et de la crédulité de tous.» + +«Dans ma jeunesse, je rougissais quand on me donnait de l'argent; si +je rougis aujourd'hui, c'est quand on ne m'en donne pas.» + +Il disait encore: + +«En fait de remèdes, je ne crois que ce que je vois.» + +On usait beaucoup de la raclure de corne de cerf et surtout de +licorne,--animal fabuleux que personne n'a vu plus que les tritons des +Grecs et les hippogriffes. + +«Pourquoi, disait-il, au lieu de prescrire de la corne de licorne, qui +n'existe pas,--les médecins ne raclent-ils pas leurs propres +cornes?--car aucune profession autant que la nôtre, qui nous oblige à +être sans cesse hors de la maison et à y laisser nos femmes seules, +n'expose la tête des hommes à cet ornement.» + +Résumons: les anciens médecins n'étaient ni moins savants, ni moins +intelligents, ni moins honnêtes que ceux d'aujourd'hui; leurs clients +n'étaient ni plus crédules ni plus bêtes. + +On a abandonné l'orviétan, la thériaque, les vipères, les pierres +précieuses, etc. + +Mais nous avons la morphine, la cocaïne, l'atropine, l'antipyrine, la +caféine, etc. + +Nous avons l'homéopathie, nous avons la théorie des altitudes sur les +moulages, nous avons la guérison par persuasion, l'hypnotisme, la +purgation par suggestion, etc. + +Un évêque, voyant canoniser saints ou du moins bienheureux des +personnages qu'il avait connus, disait: «Les nouveaux saints me font +beaucoup douter des anciens.» + +Je dirai, en renversant l'idée: l'étude de l'ancienne médecine et des +anciens médicaments m'inspire beaucoup de doutes sur les nouveaux. + + + + +CONFÉRENCE SUR LE BONHEUR + + +Sur cette question du bonheur, que j'ai, non sans un peu d'imprudence +peut-être, entrepris de traiter, je vais simplement écrire un peu +pêle-mêle ce que j'ai vu et appris et pensé par moi-même, et ajouter +ce que je me rappelerai d'ailleurs, soit que je l'aie lu, soit que je +l'aie entendu dire. + +Il n'y a aucun sentiment plus naturel à l'homme, plus unanime, que le +désir d'être «heureux»; mais rien n'est plus différent, plus opposé +même que les opinions qu'il se forme du «bonheur» et les routes qu'il +prend pour y parvenir. «Tel, dit Horace, met son bonheur à se couvrir +de la poussière du cirque, tel autre met le sien à entasser dans ses +greniers toutes les moissons de la Lybie;--celui-ci ne sera heureux +que, si la faveur d'un peuple inconstant l'élève aux honneurs, +celui-là veut le bruit des camps, le choc des armes et le son des +clairons;--moi, la couronne de lierre qu'on donne aux poètes me fait +l'égal des dieux--et, si Mæcenas me donne un rang parmi eux, mon front +touchera le ciel.» (_Horace._) + +Comment réunirait-on les suffrages des hommes sur ce qu'est le +bonheur? Le même homme n'est pas, sur ce sujet, deux heures d'accord +avec lui-même--et dédaigne le soir ce qu'il désirait tant le matin. + +«Juvénal, dites-vous, l'avait dit avant vous.» Je le sais. Et il dit +encore: «Souvent les dieux trop faciles ont ruiné et perdu des +familles entières en accordant ce qu'elles imploraient.» + + _Eruere domos totas optantibus ipsis + Di faciles._ + +Je ne maudirai pas, comme fit un poète moderne, les anciens d'avoir +exprimé ses propres pensées avant lui;--mais la crainte de dire la +même chose que Juvénal, si longtemps après lui, ne me fera pas, pour +ne pas penser comme lui, ne pas penser comme moi. + +Varron, dit-on, avait recueilli deux cent quatre-vingt-huit opinions +sur le bonheur. + +Je crois qu'on en trouverait facilement davantage. Chaque homme, +peut-être, s'en fait une idée différente, et change bien des fois de +sentiments dans le cour de sa vie. + + +«Le bonheur n'est pas un gros diamant;--c'est une mosaïque de petites +pierres!»--disait Delphine Gay.--Ajoutons: de pierres d'inégale valeur +et d'éclat différent, parmi lesquelles se trouvent quelques cailloux +et qui souvent n'ont d'éclat que par le rapprochement ou le contraste +des couleurs. + +Ce n'est pas une rose bleue;--c'est un bouquet dans lequel il faut +admettre le liseron des haies, la pâquerette des champs et la giroflée +des murailles. + +Ce n'est pas la pierre philosophale, dont la recherche a produit tant +de déceptions, de fraudes et de misères. + +Ce n'est pas le saint Graal que, à travers tant d'aventures et de +périls, cherchaient les chevaliers de la «Table ronde». + + _.....Le bonheur, c'est la boule + Que cet enfant poursuit tout le temps qu'elle roule, + Et que, dès quelle s'arrête, il repousse du pied._ + +Certains philosophes ont fait consister le bonheur dans l'absence des +maux. + + _De malheurs évités, le bonheur se compose; + L'homme, à l'âge envieux où naît l'austérité, + Où l'on fait la sagesse avec l'infirmité. + Saigne encor de l'épine et ne sent plus la rose._ + +Il y a des malheureux imaginaires, comme des malades +imaginaires.--J'ai connu un homme dont la vie, divisée entre dix, eût +fait dix bonheurs présentables, et qui se plaignait amèrement de son +sort.--Je lui ai fait une longue liste des maux qu'il n'avait pas. + +Êtes-vous aveugle?--Êtes-vous sourd?--Êtes-vous +paralytique?--Êtes-vous défiguré par un chancre?--Ici, une page de +maladies. + +Êtes-vous pauvre jusqu'à la misère? Avez-vous une femme et des enfants +que vous ne puissiez nourrir? Avez-vous une femme et des enfants laids +ou malingres; les avez-vous perdus?--Sont-ils idiots, méchants, +vicieux,--vous exposant à la honte et au déshonneur? Votre femme vous +trompe-t-elle avec votre ami? Vous êtes-vous déshonoré vous-même par +quelque action honteuse? Votre maison est-elle brûlée? Êtes-vous +injustement accusé d'un crime, ou, qui pis est, l'êtes-vous +justement?--Êtes-vous imbécile et ridicule?--Ici, trois pages de maux +et de calamités. + +Eh bien, il y a des gens qui subissent tout cela. Quel droit et +quelle chance particulière avez-vous d'en être exempt? Il faut donc +vous faire un bonheur modeste de tous les maux qui vous sont épargnés. + + +Que d'heureux on pourrait faire avec tout le bonheur qui se perd et se +gaspille dans le monde, par des gens qui en jouissent sans le sentir +ni le comprendre? + + +Depuis que le monde existe, on fait des commentaires sur le bonheur, +on le dissèque, on le discute, etc., et la vérité est que les gens les +plus heureux sont ceux qui n'y ont jamais pensé, qui seraient fort +embarrassés de dire ce que c'est que le bonheur, et qui en jouissent +sans presque le connaître. + + +Oh! la charmante maison couverte de chaume avec des iris sur le faîte, +entourée et tapissée de rosiers et de jasmins. + +Arrêtez-vous, restez en face. Si vous étiez dedans, vous ne la verriez +pas. + + +Prétendre trouver un bonheur parfait dans ce monde, c'est vouloir +faire un canapé d'un buisson d'épines. + + +On n'est jamais si heureux ni si malheureux qu'on l'imagine. + +En considérant l'impuissance des objets à nous satisfaire et la +faiblesse de nos propres sens à recevoir leurs impressions et à en +jouir, on renonce à la vaine poursuite de cette chimère du bonheur. + + +Les plaisirs sont de la monnaie du bonheur--peut-être sont-ils la +monnaie d'une valeur de convention, fictive, idéale et n'existant pas, +comme le _grand sesterce_ des Romains et le _talent_ des Grecs. + + +L'Académie et le Lycée--divisaient en trois classes les biens +désirables et constituant le bonheur.--D'abord et avant tout: les +biens de l'âme, les vertus;--ensuite: les biens extérieurs, les biens +du corps, la santé, la force et la bonté;--enfin, les biens étrangers, +comme la bonne réputation, les amis, les honneurs, les richesses. + + +J'ai vu, à la mer, un pêcheur prenant à sa ligne un très gros +poisson;--il est un moment anxieux où le poisson et l'homme tirent +chacun de son côté. Est-ce l'homme qui pêchera le poisson, ou le +poisson qui pêchera l'homme? + +Eh bien, dans ce moment, ambition, famille, amour, devoir, chagrin, +honneur, patrie, tout disparaît, il ne pense, il ne voit que ceci: +aura-t-il son poisson?--Et j'avouerai humblement que, cet homme, ç'a +été quelquefois moi-même. + + +Épicure, qui se connaissait en bonheur et qui mettait la vertu au +nombre des voluptés, ne cessait de prêcher à ses disciples les goûts +de l'obscurité et de l'éloignement de la foule. + + +Démosthène, au contraire, avouait qu'il était heureux lorsque, passant +devant la halle au poisson, une des vendeuses disait à une autre, en +le montrant du doigt: + +Voilà Démosthène qui passe. + + +Quant au bonheur de laisser après soi un grand nom et une glorieuse +renommée, l'empereur Marc-Antonin disait: «Je ne vois pas la +différence qu'il y a entre les louanges des hommes qui naissent après +nous, et les discours qu'on tenait avant notre naissance.» + + +Dioclétien, ayant abdiqué l'empire, répondit à celui qui l'exhortait à +remonter sur le trône: «On voit bien que vous n'avez pas vu les belles +laitues que je cultive dans mon jardin.» + + +L'ignorance et l'incuriosité, dit Montaigne, sont de doux oreillers +pour une tête bien faite. + + +Euripide ayant mis dans la bouche de Bellérophon un éloge emphatique +des richesses, les spectateurs furent si indignés qu'on le hua et +qu'on voulait l'exiler;--il s'avança sur le théâtre et pria qu'on +attendit la fin de la pièce, et qu'on verrait au dénouement le +panégyriste des richesses périr misérablement. + + +Un peu dans le creux de la main, dit l'Ecclésiaste, vaut mieux avec le +calme et le repos que plein les deux mains avec travail et contention +d'esprit. + + +--On recommande avec raison le respect pour le malheur;--il ne faut +pas moins respecter le bonheur, qui est plus rare. Si je vois un +oiseau picorer des grains qu'il a trouvés, je m'écarte et je change de +chemin pour ne pas le déranger. + + +Il y a un bonheur qui consiste à avoir assez de grands ennuis pour +être insensible aux petits. + + +Solon disait: «Je vieillis en courtisant assidûment les Muses, Bacchus +et Vénus, qui sont les seules sources des plaisirs permis aux +mortels.» + + +On ne manque jamais d'expressions pour peindre la douleur, l'absence, +la mort, la séparation, les regrets;--mais le poète ne sait bien +parler du bonheur que lorsqu'il est absent, perdu ou passé; presque +tous les poètes qui s'en sont avisés ont fait des enfers très +passables;--tous les _ciels_ ont été manqués. + + +Ne souhaitez pas d'être élevé avant que d'être grand;--ça ne servirait +qu'à montrer l'exiguïté de votre taille. + + +Fût-on un héros, on peut avoir peu de soin de sa vie; mais il faut en +avoir beaucoup de sa santé. + + +Femme, un peu de beauté, médiocrement d'esprit, et pas du tout de +coeur, et tu seras heureuse si tu mets ton bonheur à gouverner les +hommes. + + +«Les richesses, les honneurs, la renommée, dit Longin, ne passent +jamais pour des biens vantables dans l'esprit du sage, puisque ce +n'est pas un bien médiocre que de les pouvoir mépriser.» + + +Dans le choix du petit nombre de lieux que j'ai habités, j'ai toujours +eu soin de me placer de façon à bien voir le soleil couchant;--le +choix et l'orientation des fenêtres ont toujours été le plus grand, +souvent le seul luxe de mes habitations. + + +«Manquons-nous de maux véritables, nous sommes ingénieux à nous en +créer, dit Ménandre, qui, pour être imaginaires, ne sont pas moins +douloureux:--quelques paroles malveillantes,--un songe,--le cri d'une +chouette, etc. + + +Socrate s'en rapportait au jugement de Dieu, et le priait de choisir +pour lui et de lui accorder ce qu'il y aurait de mieux pour son bien, +se déclarant incapable de le savoir lui-même. + + +La nature s'arrête au nécessaire;--la raison désire l'honnête et +l'utile; la vanité et la passion portent au voluptueux et à +l'excessif. + + +Dans la rigueur de l'hiver, celui-ci se contente de ne pas avoir +froid, celui-là veut avoir chaud, un autre veut se brûler les tibias +devant le feu et être forcé de s'en reculer. + + +Gygès, roi de Lydie, ayant consulté l'oracle pour savoir s'il y avait +un mortel plus heureux que lui, l'oracle lui désigna un certain +Aglaus.--Et cet Aglaus, dit Valère-Maxime,--avait cultivé toute sa +vie un petit champ qui fournissait à tous ses besoins. + + +«Les philosophes, dit Cicéron, ne recherchent-ils pas la gloire par +l'affectation de la mépriser, et n'ont-ils pas soin de mettre leur nom +à la première page des livres qu'ils composent sur la vanité de la +renommée?» + + _De leur meilleur côté tâchons de voir les choses: + Vous vous plaignez de voir les rosiers épineux; + Moi, je me réjouis et rends grâces aux dieux + Que les épines créent des roses._ + +Il y a dans le coeur de l'homme un instinct qui le fait s'inquiéter +d'un bonheur sans mélange, et penser que le malheur veille et cherche +s'il est prudent d'être heureux tout bas. + +J'ai entendu une femme dire: «Je suis trop heureuse, j'ai peur!» + + +«Il y a eu autrefois _en l'homme_, dit Pascal, un véritable bonheur +dont il ne lui reste maintenant que la marque et la trace toute vide +qu'il essaye inutilement de remplir de tout ce qui l'environne, en +cherchant dans les choses absentes ce qu'il n'obtient pas des +présentes, et ce que les unes et les autres sont incapables de lui +donner.» + + +Les amis:--une famille dont on a choisi les membres. + + +Le bonheur et le malheur des hommes ne dépendent pas moins de leur +humeur que de la fortune. + + +Dacruon pense que les dieux et les hommes sont conjurés contre +lui.--Parfois il signe une lettre: «Le plus malheureux des hommes.» + +Cependant il a une bonne santé, une fortune suffisante, sa femme et +ses enfants, sans être mieux que les autres, ne sont pas plus mal. +Mais il appelle malheurs et calamités les plus petits contretemps;--il +s'indigne et se désespère de tout ce qui n'est pas juste comme il le +désire et peut-être comme il ne le désirera pas demain. + +Après une longue sécheresse, le ciel accorde à la terre une pluie +bienfaisante. Mais comme, ce jour-là, il avait l'intention de se +promener, il s'écrie: + +«C'est fait pour moi!» + + +Brentos, au contraire, pense que lui d'abord et ensuite tout ce qui +lui appartient est ce qu'il y a de mieux au monde. Sa maison est la +mieux située, la mieux orientée, la plus belle et la plus commode de +toutes les maisons;--son jardin produit les légumes les plus +savoureux et les fruits les plus exquis; sa femme est la plus belle +des femmes, ses enfants l'emportent de beaucoup sur tous les autres +enfants par la beauté et l'intelligence;--son chien est sans +pareil;--la rosse qu'il a achetée hier n'a pas plus tôt passé une nuit +dans son écurie--que c'est un arabe, un pur sang, un coursier, un +destrier, un palefroi;--s'il plante un clou dans un pan de mur, c'est +le meilleur des clous dans le meilleur des murs;--chaque matin, il se +réveille heureux de se trouver et d'être précisément lui-même, +c'est-à-dire ce que le Créateur pouvait faire de mieux. + + +Ce qui n'est que le nécessaire pour tel homme, suffirait pour faire le +bonheur de toute la rue qu'il habite. + + + _Jetant sur un ciel gris des tons bleus et sereins, + La Providence emploie à charmer nos chagrins + L'amour,--comme aux bonbons a recours une mère... + Mais ses pralines ont souvent l'amende amère._ + +Le bonheur d'être décoré:--mettre un oeillet rouge à sa +boutonnière;--à dix pas, on croit que vous êtes officier de la Légion +d'honneur; à trois pas, on voit que vous êtes un sot. + +Je lis dans un livre publié par un Allemand en 1753: «L'Allemagne +soumise à un seul prince serait sans doute plus puissante,--mais +serait-elle plus heureuse?» + +Dans un autre livre d'un baron de Biefeld, diplomate au service du +grand Frédéric,--livre écrit en français et imprimé en 1772--je lis: +«Voici les titres que tout bon Allemand donne à l'empereur: +resplendissantissime, transparentissime, puissantissime et invincible +empereur, etc. _Allerdurchlauchttigster, grossmaechtigster und +unueberwindlischter Kayser allergnaedister Kayser und Herr._ + +Il faut dire que le baron, qui se raille agréablement de ce +«galimatias», était Prussien, et que l'empire d'Allemagne appartenait +alors à l'Autriche. J'ignore, si les Prussiens, devenus aujourd'hui +les maîtres, et leur roi étant passé empereur, ont ramassé ces titres +comme joyaux de la couronne impériale, et si peuple et roi en sont +très heureux. + + _Le bonheur légitime est si cher aujourd'hui, + Que, pour peu qu'un jeune homme ait d'ordre et de conduite, + Au banquet de l'amour il vit en parasite, + Et n'ose plus aimer que la femme d'autrui._ + +«La plupart de nos malheurs et de nos chagrins, dit Pascal, viennent +de ce qu'on ne sait pas rester dans sa chambre.» + + +Un riche malaisé et embarrassé dans ses affaires est cent fois plus +malheureux qu'un pauvre simplement pauvre. + + +Nous regardons les biens qui nous arrivent comme des dettes que paye +la Providence, et les maux comme des injustices; nous jouissons des +premiers sans reconnaissance, et nous subissons les autres sans +résignation. + + +Tout bonheur se compose pour au moins, la moitié de deux sensations +tristes:--le souvenir de la privation dans le passé, la crainte de la +perte dans l'avenir. + + +On jouit toujours de ce qu'on espère, et on ne jouit pas même si +longtemps de ce qu'on possède. + + +La nouveauté n'a plus le même attrait pour les vieillards; ils ont +appris à se défier des promesses qu'elle fait. + + +Nos pères dînaient ensemble pour jaser, chanter, rire et boire. + +Aujourd'hui, un dîner est une question de politique ou d'affaires:--on +dîne contre ou pour le gouvernement; on a invité le punch d'honneur et +le punch d'indignation: + +_Nalis in usumlæ titiæ scyphis pugnam thracum est._ (Horace). + + +Se battre à table et se jeter à la tête les verres, inventés pour la +gaieté,--c'est se conduire en sauvages. + + +Il n'y eut jamais si bel habit qui ne devint haillon, si mignonne et +élégante pantoufle--qui ne devînt savate. Ainsi de tout bonheur, qu'on +attend des autres et qu'on ne trouve pas en soi-même. + + +Une affaire importante dans la vie est de pouvoir être seul sans ennui +et sans oisiveté. + + +Il vaudrait mieux être toujours seul que de n'être jamais seul. + + +Un des grands obstacles au bonheur--naît de ce que nous le faisons +dépendre des autres:--nous nous agitons moins pour être heureux que +pour le paraître. «Je me suis souvent étonné, dit l'empereur +Marc-Aurèle, que les hommes, qui ont tant de vanité, fassent plus de +cas de l'opinion des autres que de la leur propre.» + + +Il est un proverbe populaire qui exprime bien cette sottise: + +«Il vaut mieux faire envie que pitié.» On se déguise en quelqu'un de +plus riche, de plus noble, de plus beau, de plus heureux qu'on ne +l'est en réalité,--source de déceptions et de misères. On ne se +contente pas d'être riche, beau, noble, on veut que d'autres le +voient--et en soient un peu chagrinés. + + +Je crois que c'est Tallemant des Réaux qui raconte cette histoire d'un +jeune seigneur: + +A force de parler de son amour à une belle dame du matin au soir, il +avait obtenu la permission d'en parler une fois du soir au +matin;--mais, au milieu de la nuit, il se montre si inquiet, si agité, +que la belle lui demanda s'il était malade. + +--Non, dit-il; mais je voudrais qu'il fît jour pour aller raconter mon +bonheur. + + +Il y a des hypocrites et des menteurs de bonheur--qui parfois payent +de la réalité l'apparence qu'ils étalent. + + +Cependant les gens sages savent qu'il faut cacher son bonheur, comme +le voyageur cache son or, quand il doit traverser une forêt +périlleuse,--et la vie est fort boisée. + +On sait ce qui arriva au roi Candaule pour avoir voulu montrer la +beauté de sa femme. + + +«Il n'y a pas beaucoup de différence entre posséder un bien et en +retrancher le désir,» a dit Sénèque. + +La mesure des biens la plus avantageuse est celle qui ne nous expose +pas à l'indigence, mais ne nous éloigne pas de la pauvreté. + +_O bona paupertas!_ dit Horace, heureuse pauvreté, présent des dieux, +ton prix n'est pas assez connu des hommes; les vertus sont tranquilles +à l'ombre de ta salutaire obscurité. + + +Il vient un âge où on ne peut plus être aimé, mais il n'en est pas où +on ne puisse aimer--et c'est la moitié, plus que la moitié, du moins +la meilleure moitié de l'amour que l'on conserve jusqu'à la fin. + + +L'envie qu'inspire le bonheur qu'on suppose à certaines gens vient de +ce qu'on ne voit que l'endroit et le velours du manteau--et que celui +qui s'en couvre connaît seul la grossièreté ou les trous de la +doublure. + + +On est bien,--on s'en fatigue, on s'en ennuie;--on sort du bien pour +trouver mieux, on s'agite, on trouve plus mal, et on s'y résigne, et +on s'y installe,--crainte de pire. + + +La civilisation, l'industrie, les arts,--la vanité surtout ont ajouté +beaucoup de besoins factices à trois ou quatre besoins réels et +faciles à satisfaire que nous avait donnés la Nature; d'où la vie +plus difficile, et le pain quotidien si cher, que c'est non plus à +Dieu, mais au diable qu'on le demande. + + +De ces besoins nouveaux le nombre s'accroît tous les jours; il est +vrai qu'on invente également tous les jours des moyens de les +satisfaire, mais incomplètement et dans la proportion de deux à cinq. + + +Ce qui était luxe autrefois devient usage, décence, nécessité.--Ce qui +était les vices est devenu les moeurs. + + +Il est des gens qui ont ce don d'avoir froid aux pieds des autres--de +souffrir du vide de l'estomac d'autrui. + +Il en est, au contraire, qui ne pensent jamais aux pieds et à +l'estomac des autres et qui savent à peine qu'il y a des autres, qui +cependant ne sont pas méchants--et peut-être seraient bons--s'ils +savaient. + + +Ne pas mettre le bonheur dans des choses impossibles ni le malheur +dans des choses inévitables--comme on le fait si souvent. + + +Un homme fatigué d'exciter l'envie et la haine de ses voisins écrivit +sur sa porte: + +«Je fais savoir à mes voisins que je ne suis pas heureux.» + + +Combien c'est un plus grand plaisir de donner que de recevoir!--et +comme on a envie de remercier ceux à qui on peut faire un vrai +plaisir, surtout un plaisir inattendu! + + +Je vois une chèvre attachée à un pieu sur une pelouse tapissée d'une +herbe verte, drue et savoureuse;--elle marche dessus sans la brouter, +tire sur sa corde, s'étrangle pour atteindre du bout des dents +quelques brins de la même herbe--au dehors du cercle que la corde lui +permet de parcourir. + + +Là-bas, de l'autre côté de la rivière, est une jolie maisonnette, au +milieu d'un jardin plein de roses,--avec des gazons de fraisiers; +mais, depuis quelque temps, je ne vois plus l'habitant que j'avais +souvent envié. Est-il mort? Est-il malade? + +--Non, monsieur, au contraire: il est devenu riche, il a hérité, il +est heureux;--il demeure maintenant à Paris, au cinquième étage d'une +grande maison, dans une des rues les plus fréquentées, les plus +sillonnées de riches équipages. Quelle chance! ce n'est pas à moi +qu'il en arriverait une pareille. + + +Être libre,--mais j'entends tout à fait libre c'est-à-dire n'avoir ni +à obéir ni à commander à personne,--et ne pas se laisser persuader +par la vanité qu'il y a un des deux bouts de la chaîne où il y a plus +de liberté qu'à l'autre bout. + +Cette pensée me rappelle un magnifique chien de Terre-Neuve auquel, du +temps de ma jeunesse, j'ai appartenu pendant dix ans.--Il était +violent et brutal dans ses mouvements; plus d'une fois je l'ai vu +bousculer un passant dans la rue;--le passant se retournait et +commençait un juron. + +--Sacre... + +Puis s'arrêtait et disait: + +--Ah! le beau chien! + +Il ne prétendait pas rester seul à la maison; quand il voyait seller +mon cheval, qui du reste était son ami, il s'échappait et allait nous +attendre dans la rue;--je n'allais que là où je pouvais l'emmener, et +chez les gens qui l'invitaient en même temps que moi.--Comme, vu ses +dimensions, il ne pouvait être admis dans l'intérieur des voitures, +pendant dix ans je n'ai voyagé que sur l'impériale et sous la bâche +des diligences. + +Un de nos amis disait un jour: «J'ai rencontré Freyschütz et Alphonse +chacun à un bout d'une corde; je n'ai pu discerner lequel était celui +qui menait l'autre.» + +Mais ici je dois m'arrêter sur ce sujet de bonheur à peine ébauché. + + +_P.-S._--M. Alikoff, dans sa dernière chronique politique, en citant +la plus brève et la plus radicale des constitutions dit: «Si je ne me +trompe, elle est due à un des plus farouches intransigeants.» + +M. Alikoff se trompe;--ce sont les _Guêpes_ (Ier volume, page 85, +édition Lévy) qui ont promulgué cette charte.--L'écrivain que M. +Alikoff désigne, et qui, d'ailleurs, est assez riche de son propre +fond, n'a fait que la reproduire dix ou douze ans plus tard, en y +ajoutant un second article,--ce qui l'a gâtée, _si je ne me trompe_, +pour parler comme M. Alikoff. + +Puisque j'ai tant fait que de feuilleter _les Guêpes_ pour retrouver +ce passage, je vais le transcrire ici--pour constater humblement que +si, comme Cassandre, j'ai reçu le don de prophétie, je n'ai, pas plus +que la fille de Priam, été écouté ni compris des gens auxquels +j'annonçais les destinées de Troie--qu'ils eussent pu alors conjurer, +et sauver Pergame, _si Pergama defendi possent_--et s'ils avaient été +moins aveugles--_si mens non læva fuisset_, mot à mot:--si l'esprit +n'était pas tombé à _gauche_. + +Voici le _passage_ en question, du moins en partie; peut-être y +reviendrons-nous quelqu'un de ces jours. + + +LA DÉMOCRATIE + + Janvier 1810. + +«Dans la société actuelle, dites-vous, quelques-uns ont, à l'exclusion +des autres, le monopole des capitaux.» + +Ouf! voilà le gros mot lâché. + +Mais, messieurs, le capital, l'argent est le fruit du travail; ceux +qui ont ce que vous appelez le «monopole des capitaux» ont aussi le +monopole des fatigues, des veilles, des soirées, l'intelligence, le +monopole de l'ordre et de l'économie; tout le monde--vous comme les +autres--a le droit de vivre de ses rentes: il ne s'agit que de gagner +ces rentes ou d'avoir un père qui les ait gagnées;--que voulez-vous de +plus! Serait-ce par hasard de vivre des rentes des autres? + +Vous réclamez la liberté religieuse;--mais un de ces jours derniers, +vous vous êtes assemblés pour discuter et mettre aux voix la +«reconnaissance de l'Être suprême», et l'Être suprême n'a passé qu'à +une voix de majorité. + +Vous parlez de supprimer aussi la propriété:--on le comprend, c'est +supprimer le vol;--c'est supprimer la justice, les tribunaux, les +juges, les gendarmes.--Pourquoi ne promulguez-vous pas franchement +votre charte en trois mots? + +ARTICLE UNIQUE. + +_Il n'y a plus rien._ + +C'est d'autant plus facile qu'il ne reste déjà pas grand'chose. + + + + +LA STATUE DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU + +LES DEUX SCRUTINS + +UN PROJET DE CONSTITUTION + + +I + +LA STATUE DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU + +Il est d'usage constant, pour reconnaître le génie et le talent, et +rendre un légitime et public hommage à ceux qui en ont porté le faix +et en ont subi les conséquences, d'attendre que ceux-ci soient morts +et que ça ne puisse plus leur faire aucun plaisir. + +Alexandre Dumas a sa statue, Balzac va avoir la sienne.--Or, j'ai vécu +fraternellement avec le premier, familièrement avec le second, et je +puis affirmer que bien des fois, pendant leur vie, ils auraient de +grand coeur cédé pour cinq louis leurs chances d'avoir une statue +vingt ans après leur mort. + +On a, l'autre jour, dressé la statue de Jean-Jacques Rousseau près du +Panthéon; il y a eu musique, discours, etc.--M. Lockroy, ministre de +l'instruction publique, s'est fait représenter par un de ses +subalternes; qui diable peut représenter M. Lockroy, qui, lui, ne +représente rien?--Du temps des rois, lorsque, pour rendre hommage à la +mémoire d'un citoyen plus ou moins grand, plus ou moins célèbre, ils +envoyaient leur voiture, selon un usage antique, suivre le convoi +du mort, je m'étais permis de plaisanter ce cérémonial et de dire +que c'était absolument comme si, moi qui n'ai pas de voiture, je +faisais, derrière le corbillard, porter mes souliers sur un +coussin.--Aujourd'hui, M. Lockroy et les autres,--car _c'est eux +qu'est les rois_,--n'ont pas manqué de s'emparer de cette tradition. + +Lorsque après la cérémonie--qui avait attiré beaucoup de monde comme +tous les spectacles gratis, la foule se fut dissipée, beaucoup croyant +que cette statue de Jean-Jacques était celle du distillateur +Jacques,--la nuit tomba sur la ville,--le ciel était pur, la lune +jetait sa douce et poétique clarté,--et il arriva quelque chose +d'extraordinaire qui vaut la peine d'être raconté. + +Tout le monde a lu l'histoire de cette statue de Memnon, à Thèbes en +Égypte, qui rendait des sons harmonieux lorsqu'elle était frappée des +premiers rayons du soleil;--eh bien, la lune sur la statue de +Jean-Jacques Rousseau produisit le même effet que le soleil sur celle +de Memnon. + +Ce n'était pas, du reste, la première fois qu'une statue parlait,--le +souverain maître, créateur des mondes, dans sa divine indulgence, a +accepté tous les noms et tous les attributs sous lesquels les hommes +ont imaginé de l'adorer, pourvu que sous ces noms on prêchât la vertu +et la bonté,--peu lui a importé d'être appelé Indra, Jupiter, [Grec: +Zeus], Thor, Jehovah, etc.; pourvu que le culte qu'on lui rendait +tendît à rendre les hommes meilleurs ou moins mauvais; aussi toutes +les religions ont eu des temples dans lesquels descendait un Dieu, des +statues qu'il animait et faisait parler rendant des oracles et faisant +des prodiges,--depuis Teutatès jusqu'à cette douce, poétique et +légendaire Marie, mère du Christ, dont les sanctuaires et les statues +attirent encore tant de dévots et effectuent, dit-on, tant de miracles +à Lorette, à Lourdes, à la Salette, au Laghetto, etc. + +Donc, la statue de Jean-Jacques se mit à parler: + +«Ah çà! dit-elle, quelle singulière idée ont ces gens, de m'élever +aujourd'hui une statue? Que signifie cette foule que j'ai toujours +détestée,--cette musique, ces discours moins bons que la musique? Je +crains de comprendre ce qui se passe--il ne me manque plus que cela! +comme si je n'avais pas autrefois subi toutes les mauvaises chances de +la vie! + +»Non,--c'est bien cela, ils me mettent au nombre de leurs +patrons,--mais c'est idiot!--ils n'ont donc pas lu mes livres? Qui? +moi?--me compromettre avec leurs héros, leurs grands hommes, ces fous, +ces coquins, ces imbéciles et ces monstres. + +»Certes, si j'avais été vivant en 1793, j'aurais été par eux accroché +à une lanterne, guillotiné ou massacré à l'Abbaye;--en 1871, j'aurais +figuré parmi les otages assassinés. + +»Moi! Jean-Jacques! avec ces gens-là! je ne le souffrirai pas.» + +Et il se mit à réciter des passages de ses livres: + +«N'ai-je pas dit d'avance que ce serait le comble de l'absurdité et de +la folie de tenter d'établir la démocratie dans un pays comme la +France? + +»La démocratie ne convient qu'aux États petits et pauvres,--aux +nations grandes et opulentes, la monarchie.» (_Contrat social._) + +«Que de conditions à réunir pour une démocratie! D'abord, un État +très petit où le peuple soit facile à rassembler, où chaque citoyen +puisse aisément connaître tous les autres;--une grande simplicité de +moeurs, beaucoup d'égalité dans les rangs et dans les fortunes, peu ou +pas de luxe. + +»Il n'y a point de gouvernement aussi sujet aux guerres civiles et aux +agitations intestines que le gouvernement démocratique, parce qu'il +n'en est aucun qui tende si fortement et si continuellement à changer +de forme.» (_Contrat social._) + +Je viens de voir un joli exemple de la façon dont ces insensés, dont +ces jobards trompés par des coquins entendent la république. + +Cette élection d'un député,--cette population se partageant +passionnément, haineusement entre un général tout à fait quelconque et +un marchand de vin. + +Ces journaux, ces affiches collées les unes sur les autres, augmentant +l'épaisseur des murailles et diminuant la largeur des rues,--les deux +partis se prétendant exclusivement amis du peuple--et dépensant trois +cent mille francs à imprimer des mensonges et à en tapisser la +ville,--un conseil municipal sacrifiant par deux fois, en un mois, une +somme énorme à faire des ripailles de victuailles les plus +chères:--et cela dans une ville où la statistique dénonce un indigent +sur douze habitants!--combien, pendant qu'on employait tant d'argent à +gâter du papier, tant d'argent à s'empiffrer de pâtés de foies +gras,--combien de gens se sont, ce jour-là, couchés sans souper,--ceux +du moins qui avaient où se coucher. + +Une jolie manière de faire des élections! + +«Pour obtenir l'expression de la volonté générale, il faut qu'il n'y +ait pas de sociétés partielles dans l'État, et que chaque citoyen +n'opine que d'après lui-même;--que les citoyens, au moment des +suffrages, n'aient entre eux aucune communication;--mais s'il se fait +des associations partielles et des brigues, il n'y a plus autant de +votants que d'hommes, mais seulement autant que d'associations.» +(_Contrat social_.) + +«Il faudrait donc, pendant la période électorale, suspendre toutes +réunions, ne pas permettre aux journaux de discourir sur la politique +et les élections, et c'est précisément le contraire que vous faites. + +»Corrigez s'il se peut les abus de votre Constitution, mais ne +méprisez pas celle qui vous fait ce que vous êtes.» (_Gouvernement de +Pologne_.) + +«Les peuples prenant pour la liberté une licence effrénée qui lui est +opposée, leurs révolutions les livrent à des enjôleurs qui ne font +qu'aggraver les choses.» (_Origine de l'inégalité._) + +«C'est surtout la grande antiquité des lois qui les rend saintes et +vénérables, le peuple méprise bientôt celles qu'il voit changer tous +les jours. Il ne devrait être permis à personne de proposer de +nouvelles lois à sa fantaisie. C'est ce qui perdit les Athéniens à +force d'innovations dangereuses favorisant des projets insensés ou mal +conçus.» (_Sur l'inégalité._) + +«Je ne voudrais pas habiter une république de nouvelle institution, de +peur que le gouvernement ne convienne pas aux nouveaux citoyens ou que +les citoyens ne conviennent pas au nouveau gouvernement, l'État est +fort exposé à être ébranlé et déchiré presque dès sa naissance. + +»Il en est de la liberté comme de certains aliments solides et +succulents, propres à nourrir et à fortifier les tempéraments +robustes, mais qui ruinent et énervent les faibles, les délicats, qui, +une fois accoutumés à des maîtres, ne sont plus en état de s'en passer +et ne font des révolutions que pour en changer.» (_De l'inégalité._) + +«Si la république vous donne plusieurs chefs, il vous faut supporter à +la fois et leur tyrannie et leurs divisions.» (_Économie politique._) + +«Si vous comparez le monarque au père de famille, la nature fait une +multitude de bons pères de famille; mais, depuis l'existence du monde, +la sagesse humaine n'a fait que bien peu de bons magistrats.» +(_Économie politique._) + +«La république est à la veille de se ruiner, sitôt que quelqu'un peut +penser qu'il est beau de ne pas obéir aux lois.» (_Économie +politique._) + +Depuis que vous payez vos députés, en avez-vous obtenu d'une qualité +supérieure, et ne pourriez-vous dire: + +«Tous mes maux ne viennent que de ceux que je paye pour m'en +garantir.» (_Économie politique._) + +«Les peuples perdent le sens commun, non parce qu'ils sont ignorants, +mais parce qu'ils ont la bêtise de croire savoir quelque chose.» +(_Réponse à M. Bondy._) + +«Comment une multitude aveugle, qui souvent ne sait ce qu'elle veut +parce qu'elle sait rarement ce qui lui est bon, exécuterait-elle +d'elle-même une entreprise aussi grande, aussi difficile qu'un +système de législation?» (_Contrat social._) + +«Le plus actif des gouvernements est celui d'un seul.» (_Contrat +social._) + +«Les Lacédémoniens n'avaient pas d'avocats.» (_Lettre à M. Grimm._) + +«Le luxe corrompt et le riche qui en jouit et le misérable qui le +convoite.» (_Au roi de Pologne._) + +«Vous étiez à la direction d'un maître, vous croyez être mieux en en +ayant plusieurs, et il faut supporter à la fois et leur tyrannie et +leurs divisions.» (_Économie politique._) + +«Quelques hommes adroits, avec du crédit et une certaine faconde, +sauront substituer aux intérêts du peuple leurs intérêts +particuliers.» (_Économie politique._) + +«Consulter la volonté générale, ressource impraticable dans un grand +peuple.» (_Économie politique._) + +«On ajoute édits sur édits, règlements sur règlements, et cela ne sert +qu'à introduire de nouveaux abus sans corriger les anciens;--plus vous +multipliez les lois, plus vous les rendez méprisables, et tous les +surveillants que vous instituez ne sont que de nouveaux imposteurs +destinés à partager avec les anciens, ou à faire leur pillage à part; +les hommes les plus vils sont les plus accrédités; leur infamie +éclate dans leurs dignités, et ils sont déshonorés par leurs +honneurs.» (_Économie politique._) + +«La plupart des peuples, ainsi que les hommes, ne sont flexibles que +dans leur jeunesse.--Quand une fois les coutumes sont établies et les +préjugés enracinés, c'est une entreprise dangereuse et vaine de +vouloir les changer.» (_Contrat social._) + +«Il ne faut pas souffrir de capitale, il faut faire siéger le +gouvernement alternativement dans chaque ville.» (_Contrat social._) + +«Les Romains n'accordaient pas à la populace l'honneur de porter les +armes, il fallait avoir des foyers pour obtenir le droit de les +défendre.» (_Contrat social._) + +«Dans les circonstances graves, on doit, pour décider, arriver le plus +près possible de l'unanimité.» (_Contrat social._) + +«Vous avez appelé suffrage universel «le triomphe d'une +coterie»,--votre République votée à la majorité d'une voix,--peut-être +celle d'un absent,--selon l'absurde et criminelle habitude que vous +avez de permettre à un membre présent de voter pour un membre +absent;--si bien que cette prétendue République consiste à mettre la +moitié moins un des «citoyens» sous le despotisme de la moitié plus +un. + +»Et vous appelez cela être en République! + +»Je ne vous reconnais plus, ô Français! peuple autrefois si léger, si +brave, si spirituel, si bienveillant, si poli, si galant, si gai, si +sensé. + +»Vous êtes devenus esclaves volontaires, crédules, aveugles, +imbéciles, haineux, avides, cruels, grossiers, bêtes, ennuyés et +ennuyeux;--la prétendue République vous a métamorphosés comme fit +Circé des compagnons d'Ulysse. + +»Et vous, les maîtres, les soi-disant républicains, arlequins, +polichinelles et pierrots qui, dans les lambeaux de pourpre du manteau +royal, vous êtes taillé des carmagnoles et des bonnets rouges, pour +vous déguiser qui en Robespierre, qui en Danton, qui en Marat ou en +Père Duchesne, vous les effrontés bavards, les affamés, les pillards, +lâches, ignorants,--je vous défends de me déshonorer, de m'encanailler +en me mettant au nombre de vos modèles, de vos maîtres, des saints et +des dieux de votre calendrier... + +»Je...» + +A ce moment un gros nuage passa sur la lune, et la statue, cessant +d'être éclairée, cessa de parler et retomba dans le silence +probablement pour toujours. + +J'espérais qu'elle parlerait du scrutin de liste et du scrutin +d'arrondissement;--mais je pensai que, à défaut d'elle, j'en sais +assez long sur ce sujet, et que j'en puis parler moi-même. + + +II + +LES DEUX SCRUTINS + +Le ministère défunt et la Chambre malade étaient composés de +ceux qui, avant de remplacer le scrutin de liste par le scrutin +d'arrondissement, avaient remplacé le scrutin d'arrondissement par le +scrutin de liste. + +Le scrutin d'arrondissement ou uninominal, sans nous mettre beaucoup +plus à l'abri des intrigues, des compromis, des corruptions, des +mensonges, présente cependant un tour d'escamotage un peu plus +difficile à exécuter que le tour du scrutin de liste, c'est pourquoi +le cabinet Floquet et sa majorité obéissante et ahurie, en présence +d'une dissolution presque inévitable, se sont avisés que leurs ennemis +d'aujourd'hui avaient été leurs amis, leurs complices, leurs compères +d'hier, et possédaient comme eux tous les pièges, tous les boniments, +tous les trucs du scrutin de liste--et, confiants dans une dextérité +qu'ils pensent supérieure, ils ont voulu imposer au jeu des conditions +plus ardues;--aussi nous avons vu les grands prestidigitateurs, Bosco, +Robert Houdin, de Gaston, etc., abandonner aux faiseurs de tours de +place publique de vulgaires escamotages, des muscades sous les +gobelets avec la baguette, la gibecière et la poudre de perlimpinpin, +que cette tourbe exécutait aussi bien qu'auraient pu le faire les +maîtres, que d'autres montent sur les théâtres où ils travaillent, que +des prestiges plus compliqués et plus difficiles à produire. + +En effet, l'élection au scrutin de liste s'effectue ainsi;--c'est +l'élection au panier; vous ramassez des fruits secs, des fruits verts, +des fruits gâtés si vous voulez, et vous en emplissez votre panier en +réservant au-dessus la place pour y placer un petit nombre de fruits +sains, mûrs, appétissants du moins en apparence, et vous ne vendez que +le panier entier sans permettre de déranger le dessus et de vérifier +le dessous. + +Le scrutin uninominal est la vente au détail,--beaucoup de fruits du +scrutin de liste n'y pourraient figurer;--mais l'art consiste, en +étalant la marchandise, à bien placer chaque fruit, la tache ou la +tare en-dessous, de les entourer, de les envelopper artistement de +feuilles de vigne et de les montrer de façon à n'en laisser voir +qu'une partie à peu près saine;--à annoncer aux acheteurs avec emphase +telle pèche de vigne pour une _grosse mignonne_ ou un _teton de +Vénus_, telle pomme à cuire pour une _calville_ ou une _reinette_, +telle poire âpre et à peine bonne à cuire pour une _beurrée William_ +ou une _crassane_, telle prune à cochon pour une prune de +_reine-Claude_. + +Ça demande un peu plus d'aplomb, un peu plus de rouerie, un peu plus +d'intrigue et de corruption, parfois même ça coûte un peu plus cher, +mais enfin ça se fait. + +Je vais, après vous en avoir préalablement demandé la permission, vous +raconter une petite comédie, qui, je crois, n'est pas ennuyeuse, et où +j'ai joué un rôle--rôle sacrifié, en 1848 + + _Quæque ipse miserrima vidi + Et quorum pars magna fui!_ + +et qui mettra bien en relief et en vue le fameux scrutin de liste et +le scrutin d'arrondissement.--Puis, la comédie racontée, en guise de +moralité de ma fable, qui n'est pas une fable, mais une vérité +rigoureuse, je vous dirai comme disait Ésope à la fin des scènes + + [Grec: ho mythos dêloi hoti] + +cette fable prouve que... + +Je vous dirai, pour l'avoir étudié et expérimenté à mes dépens, ce +qu'il faudrait changer, ajouter, retrancher, modifier au vote pour que +le scrutin de liste et le scrutin uninominal ne fussent plus la plus +effrontée des mystifications, le plus insolent et le plus pernicieux +des mensonges. + +En 1848,--la scène se passe à Sainte-Adresse, au Havre et à +Rouen,--c'est une trilogie. + +Je m'étais laissé persuader par Lamartine, qui jouait alors un si +grand et si noble rôle, et par un groupe de notables habitants du +Havre de me faire comparse dans la pièce;--le feu était à la maison, +tout le monde devait se mettre à la chaîne et porter au moins son seau +d'eau. Me voici donc, après quelques hésitations et avec une +répugnance instinctive,--pressentant ma vie changée et ma liberté +menacée, me voici candidat à la représentation nationale.--J'avais, +parmi les marins et les pêcheurs, une amicale popularité;--j'avais +plus d'une fois partagé leur rude existence, quelquefois même leurs +périls--j'avais pu, dans certaines circonstances, défendre leurs +intérêts;--j'avais pu provoquer avec succès, en faveur des familles +des marins morts à la mer, des souscriptions auxquelles le roi +Louis-Philippe et ses fils avaient contribué. + +Quant aux autres Havrais, mon titre était cette popularité qu'ils +connaissaient. + +Une fois décidé, je me mis à faire consciencieusement mon métier de +«candidat»; j'assistai à diverses assemblées où j'étais convoqué avec +mes concurrents;--j'étais parfois attaqué et j'avais à me défendre. + +Je me rappelle la première séance. + +Quand vient mon tour de parler, je monte sur une estrade que, jouant à +l'Assemblée, on appelle la tribune--et je commence: + +--Mes amis... + +On crie:--Dites citoyens! + +--Volontiers: Mes chers concitoyens, je ne viens pas solliciter vos +suffrages. (_Murmures_), je ne viens pas solliciter vos suffrages, et +voici pourquoi: c'est que je n'ai et n'aurais aucun avantage à être +député.--Si j'aimais les fonctions, les places, les honneurs, etc., je +serais à Paris et ne serais pas venu me confiner à Sainte-Adresse.--Si +vous me faites l'honneur de me nommer votre représentant, je n'en +tirerai aucun bénéfice;--bien plus, il me faudra, pour défendre vos +intérêts, travailler, étudier, apprendre des choses que je ne sais pas +ou que je ne sais qu'imparfaitement et quitter, au moins pour un +temps, la vie que j'ai choisie, que j'aime, que je me suis faite, et +que, depuis longtemps, vous me voyez mener au milieu de vous, mon +jardin et mon bateau. + +«Mais, si je ne viens pas solliciter vos suffrages, je viens m'offrir +à vous: de même que vous me connaissez depuis longtemps, je vous +connais aussi, je sais votre situation, vos affaires, vos intérêts, +vos besoins. Si vous pensez, comme je le pense, que je puis vous être +utile, je viens m'offrir à vous, avec tout ce que je puis avoir +d'intelligence, d'énergie et de dévouement. + +A ce moment, on me crie:--Vous êtes un républicain du lendemain! + +Cette voix était celle d'un citoyen, récemment nommé sous-préfet, je +crois par lui-même;--je ne me rappelle pas si on avait changé le +titre, mais il en occupait la place, et en touchait les +appointements;--il était en outre administrateur ou employé supérieur +du chemin de fer de Paris au Havre, et, comme moi, candidat à la +députation. + +--Puisque, répondis-je, citoyen sous-préfet, vous me reprochez d'être +un républicain du lendemain!... (_Murmures_). Vous êtes, vous, un +républicain de la veille? + +--Oui, certes! + +--Disons de l'avant-veille, si vous voulez,--mais permettez-moi de +chercher ce que, à cette avant-veille dont vous vous parez avec un +juste orgueil, ce que nous faisions, vous qui étiez républicain, et +moi qui, selon vous, ne l'étais pas. + +»A cette avant-veille, vous républicain, vous transportiez de Paris au +Havre les voyageurs de troisième classe, c'est-à-dire les paysans, les +ouvriers, les pauvres,--dans des tombereaux découverts, à travers des +régions froides et humides où il pleut un jour sur trois, c'est-à-dire +dans des conditions où il n'eût été ni humain ni prudent de voiturer +des bestiaux; et moi, qui n'étais pas un républicain, je vous faisais +à mes frais un procès à la suite duquel il fallut couvrir et fermer +les wagons de troisième classe. + +Le sous-préfet fut hué et dut quitter l'assemblée. + +J'avais sur mes concurrents un avantage considérable,--c'est qu'au +fond, je ne tenais que médiocrement à réussir,--et résolu à n'être +élu que dans les conditions qui me conviendraient tout à +fait,--c'est-à-dire sans m'abaisser en rien, sans dissimuler mes +sentiments ni mes opinions, sans faire de dissimulations ni de +concessions. + +En fait de concurrent, la vérité est que je n'en avais--ou du moins +aurais dû n'en avoir qu'un; et, si je n'en avais eu qu'un, je n'en +n'avais plus: car l'arrondissement du Havre avait droit à deux +représentants, comme l'ancienne Rome à deux consuls,--et nous pouvions +être élus tous les deux; cet autre candidat était un négociant très +riche qui n'avait d'autre titre à ces fonctions législatives que le +désir vaniteux et ardent qu'il en avait;--un nommé Morlot,--décidé à y +mettre le prix. + +Mais ce candidat se composait de deux personnes. + +La mode était aux ouvriers.--Au gouvernement provisoire figurait: + +ALBERT, _ouvrier_. + +Garnier-Pagès,--membre de ce gouvernement provisoire, faisait +instruire, chez un gros négociant de la rue de la Verrerie, son fils, +qu'il destinait au commerce, et, dans une assemblée d'ouvriers, il +dit: «Ouvriers! nous le sommes tous,--et moi, votre ministre, j'ai mon +fils garçon épicier rue de la Verrerie.» + +Un conseiller d'État publia une brochure signée: _Un ouvrier_, et fut +élu député, et on dut casser l'élection, quoiqu'il prétendît qu'il +n'avait pas menti et était ouvrier en lois,--comme d'autres étaient +ouvriers en bois; on s'accolait un ouvrier comme certains mendiants +volent ou louent des enfants pour émouvoir la charité publique. + +M. Morlot avait pris _Martinez_, _ouvrier_,--et on disait, on +imprimait, on affichait: Morlot et Martinez, presque comme en un seul +mot. + +Morlot ne pensait pas avec raison pouvoir être élu s'il ne passait à +la faveur de Martinez, et, comme le Havre n'avait droit qu'à deux +députés, pour que Morlot et Martinez fussent ou plutôt pour que +Morlot-Martinez fût élu, il fallait que je ne le fusse pas. + +On institua un «comité Morlot»; on envoya à grands frais des +émissaires dans les communes rurales, on inonda le pays de professions +de foi;--on couvrit les murs d'affiches, etc. + +Mais on fit mieux: on alla à Rouen, le chef-lieu; là, le comité Morlot +s'entendit avec le comité présidé par l'avocat Senard, ce bon Senard +qui fut depuis ministre de l'intérieur sous Cavaignac et, avec une +naïve confiance, planta dans le petit jardin du ministère des +pommiers dont il ne devait pas boire le cidre. + +Le comité Morlot obtint du comité Senard l'admission sur la liste de +Morlot-Martinez, en affirmant que je n'avais aucune chance au Havre, +et on s'engagea à faire voter la liste Senard--mais le comité Senard +exigeait un des deux sièges du Havre;--le comité Morlot le promit, +mais dit: Laissez-nous jusqu'à l'élection notre ouvrier dont nous ne +pouvons nous passer,--mais l'élection faite, nous nous en +débarrasserons, il y aura réélection, et nous nommerons un Rouennais. + +La liste du comité Senard fut répandue, affichée à profusion. + +Il n'y avait pas de comité Karr,--pas de liste, pas d'affiches;--seul, +un petit journal qui existe encore et a grandi, _l'Arrondissement du +Havre_, auquel je donnais parfois quelques articles, soutenait ma +candidature avec courage et désintéressement; le jour du vote, il +imprima simplement de petits carrés de papier avec mon nom, et en +donna à ceux qui vinrent en prendre. + +Au Havre, le résultat du vote fut: + + Morlot 6,591 voix. + Martinez 2,773 -- + A. Karr 8,131 -- + +J'avais bien l'air d'être député du Havre; mais je n'avais eu de voix +qu'au Havre, à Etretat, à Sainte-Adresse, etc., là où j'étais connu, +tandis que Martinez et Morlot, portés sur la liste Senard, furent +nommés dans le reste du département, où ni eux ni moi n'étions +nullement connus,--à une grande majorité. + +Voilà donc Morlot et Martinez députés, installés à Paris, et, moi, je +retourne chez moi à Sainte-Adresse; mais il fallait s'acquitter envers +Rouen et donner le siège promis. + +Au bout de quinze jours, l'engouement, la mode de l'ouvrier ne +sévissant plus aussi fort, on invita Martinez à un déjeuner, où l'on +but non pas le cidre national, mais des vins dont il n'avait jamais +entendu parler, et qui lui parurent bons;--on le grisa à fond et on le +mena à la Chambre; là, on le décida à monter à la tribune; les amis du +Havre s'étonnaient qu'il n'eût encore rien dit; il demanda la parole +et monta hardiment sur l'estrade.--Dieu sait les gestes, les phrases +ponctuées de hoquets! la tribune avait l'air d'un «guignol» et +l'orateur d'un polichinelle en délire.--Il prit le verre d'eau, en +goûta le contenu, remit le verre sur le marbre avec dégoût, en disant: +«Pouah!» et cria: «Garçon! du vin!» + +Il finit par disparaître comme dans une trappe, on dut +l'emporter;--le lendemain, on lui fit honte de sa conduite, et on lui +fit signer sa démission; il fallait refaire une élection; le comité de +Rouen, d'accord avec le comité Morlot, proposa un filateur Rouennais +appelé Loger; le comité de Rouen m'adressa une lettre pour me prier +instamment de ne pas me présenter; à cette lettre signée Delaporte, +secrétaire du comité, je répondis: + +«Comme vous me le demandez, messieurs, je me suis désisté publiquement +de ma candidature, mais c'était deux jours avant la réception de votre +lettre et par dégoût de voir les intrigues des coteries se jouer des +intérêts de la France.» + +A mon refus de seconde candidature, cinq mille électeurs du Havre +refusèrent de voter et, dans une protestation adressée à la Chambre +des députés, laquelle Victor Hugo se chargea de déposer et M. Thiers +d'appuyer, affirmèrent qu'ils continueraient à ne pas voter tant qu'on +continuerait l'escobarderie du scrutin de liste. Morlot et le +Rouennais Loger furent donc définitivement les députés du Havre--et +jamais on n'en entendit plus parler ni à la Chambre ni ailleurs. + +Seulement, lorsque, après le coup d'État de Décembre, le bon Goudchaux +vint au Havre, comme il allait parler, provoquer et organiser une +souscription pour les exilés, le citoyen Morlot eut peur et refusa +hardiment sa maison pour la réunion du comité, et cette réunion eut +lieu dans mon jardin de Sainte-Adresse. + +On peut voir, par cet exemple, qu'à cette époque il était possible, +par le scrutin d'arrondissement, d'arriver assez près de la vérité, ce +qui était impossible avec le scrutin de liste;--mais, depuis quarante +ans les procédés d'escamotage ont été très perfectionnés, l'audace des +prestidigitateurs s'est singulièrement accrue, et le scrutin +d'arrondissement, ou uninominal, n'est plus qu'un peu meilleur que le +scrutin de liste,--et le vote, quelle que soit la forme des deux qu'on +adopte, si on n'y apporte pas une réforme radicale, restera le plus +effronté et le plus pernicieux des mensonges, la plus absurde et la +plus déplorable des sottises. + +Il est triste de voir une grande nation jouer depuis vingt ans le rôle +que voici: nous le peuple souverain, nous sommes tous attelés à un de +ces jeux de bagues que l'on fait tourner dans les foires pour +l'amusement des enfants:--chevaux et fauteuils occupés par une +douzaine de joueurs: Ferry, Rouvier, Freycinet, Floquet, Ferrouillat, +Lockroy, Méline, etc. Les bagues que ceux qui occupent les fauteuils +et les chevaux s'évertuent à enfiler au passage sont des portefeuilles +gonflés de billets de banque, de concessions, d'actions, de places, de +dignités, etc. + +Et nous, attelés à la machine, nous nous exténuons à la faire +tourner;--si Ferry manque la bague, nous nous croyons débarrassés de +lui:--nullement! il repasse au tour suivant, et essaye de nouveau;--il +en est de même de Floquet, de Freycinet et des autres. + +On semble commencer à comprendre que ce jeu n'amuse qu'eux;--les +citoyens de somme attelés à la machine menacent de s'arrêter, de se +mettre en grève. + + +III + +PROJET DE CONSTITUTION + +On parle de dissolution et d'Assemblée constituante. Eh bien, je vais +faire ce que chacun doit faire en pareille circonstance, dire +maintenant ce que doit être cette Assemblée avant de dire ce qu'elle +doit faire;--c'est un rôle honorable à jouer pour l'Assemblée qui s'en +va, qui pourrait la réhabiliter. Ce que je vais proposer est si +simple, si indiscutable, si naïf même, que ça pourrait se chanter sur +l'air de M. de La Palisse: + + _Un quart d'heure avant sa mort, + Il était encore en vie!_ + +Car c'est le développement de cette thèse méconnue jusqu'ici, que, +pour représenter un département, il faut le connaître, et, pour être +choisi, il faut en être connu. + +_Article premier._--Nul ne peut être candidat et député que dans un +arrondissement où il réside depuis au moins dix ans,--y exerçant une +profession, un métier, une industrie, y exploitant une propriété, ou y +vivant d'un revenu quelconque. + +De façon, d'une part, à connaître l'histoire, les intérêts, les +besoins, les ressources de ce département et y ayant des intérêts +communs avec les autres habitants. + +Et, d'autre part, y étant parfaitement connu de tous,--tant pour sa +vie publique, politique, etc.,--que pour sa vie privée et sa _petite +vie_, son caractère, ses habitudes, ses moeurs, son intelligence, ses +qualités et ses défauts. + +Entre deux concurrents--le bon sens réveillé des électeurs choisissant +celui qui est né dans la région et y a sa famille, ce qui assure à un +plus haut degré la connaissance des qualités nécessaires au +représentant, on serait ainsi débarrassé des charlatans, des marchands +d'orviétan, de pilules et de crayons,--coureurs de bénéfices et de +places, ayant soin de poser leur candidature le plus loin possible des +lieux où ils sont connus. + +_Article II._--La division du territoire par cantons est rétablie +comme elle l'était sous l'ancienne monarchie, comme elle le fut par +l'Assemblée nationale le 26 février 1790 et par l'Assemblée +constituante en 1791. + +Ce qui amenait le suffrage à deux degrés, ce mode de suffrage n'ayant +nullement pour résultat d'en restreindre le droit, mais en réalité de +l'étendre en y faisant participer effectivement et individuellement un +bien plus grand nombre--au lieu de mener les électeurs aux urnes comme +on mène au marché une troupe de dindons au moyen d'une baguette à +laquelle est attachée une loque rouge, les électeurs primaires votant +au chef-lieu de canton nommaient des représentants qui allaient en +leur nom nommer les députés au baillage, c'est-à-dire au chef-lieu +d'arrondissement. + +Ce mode fut naturellement aboli par le Consulat;--et, en effet, comme +le dit Lamartine, le vote au chef-lieu de département a pour résultat +d'aristocratiser l'élection;--ce que veulent toujours faire les +soi-disant républicains à leur propre bénéfice. + +Il sera toujours libre au candidat de faire des promesses d'autant +plus magnifiques qu'une fois élu il ne pensera plus à les tenir;--mais +les électeurs ne l'écouteront pas:--les électeurs prendront au sérieux +ce programme que le député est leur représentant et, à ce titre, doit +les représenter.--Ce sont eux qui rédigeront ce programme, consignant +leurs intentions, leurs sentiments, leurs volontés, des «cahiers», +comme on avait fait en 1789--s'expliquant nettement sur les idées et +les actes alors en l'air;--et, en cas d'incidents imprévus, ils +rappelleront le député pour lui donner de nouvelles instructions;--le +député qui s'écarterait des instructions de ses commettants serait +rappelé à l'ordre une première fois, et, à la seconde infraction +considéré comme démissionnaire remplacé. + +_Article III._--Le chef de l'État, roi ou président, ne pourrait +choisir les ministres dans aucune de ces Chambres. Il ne faut pas +croire, comme il semblerait depuis vingt ans, que la France ne possède +que le demi-quarteron de farceurs qui se succèdent, se réunissent, se +séparent, se combattent, se supplantent, depuis 1871.--Aucun député, +pendant tout le cours de son mandat, ni pendant l'année qui en suivra +l'expiration, ne pourra être promu à aucune place, à aucun emploi, à +aucune dignité;--il sera toujours loisible aux électeurs, au cas où +ces faveurs tomberaient sur quelque parent ou ami de député, de le +mander pour lui demander des explications; le chemin étant ainsi fermé +aux ambitions, aux vanités, aux avidités, aux corruptions, etc., les +députés pourraient s'occuper d'autre chose que de se faire les +complices, les associés, les hommes liges des ministres, n'en ayant +rien à craindre ni à espérer, et, ne fût-ce que pour ne pas s'ennuyer, +s'occuperaient des intérêts de leurs commettants et des affaires de +l'État.--Resterait, il est vrai, la corruption par l'argent; mais, +outre qu'elle est particulièrement honteuse, et ferait au moins +hésiter assez de gens, l'électeur qui aurait lieu de les soupçonner +pourrait demander des explications à son représentant, toujours +révocable. + +_Article IV._--Pendant longtemps, on n'a pas payé les députés;--depuis +qu'on les paye, il ne paraît pas, tant s'en faut, qu'on obtienne une +qualité supérieure. + +Si on continuait à les payer, faudrait-il que ce fût non au mois, mais +sur des jetons de présence--donnés au député au commencement de la +séance, et contrôlés à la sortie. Mais ne vaudrait-il pas mieux +revenir à l'ancienne gratuité du mandat, sauf au département ou à +l'arrondissement de subventionner le candidat pauvre qu'il aurait jugé +apte à servir les intérêts publics, de préférence à de plus riches? + +On serait ainsi débarrassé des pauvres hères, fruits secs, décavés, +avocats à la _serviette_ vide, médecins à la sonnette muette, pour +lesquels les neuf mille francs sont un revenu jamais atteint, +inespéré, surtout si on ajoute les chances de menus bénéfices, plus ou +moins clandestins, pour des services plus ou moins honteux. + +C'est ainsi que la France serait réellement représentée dans les deux +Chambres, et qu'un gouvernement serait possible.--Tandis +qu'aujourd'hui tout gouvernement est impossible, et le pays n'est +nullement représenté, comme nous en faisons la triste et déplorable +expérience depuis 1871. Ajoutons qu'on ne permettrait plus aux +orateurs, comme cela se fait aujourd'hui, de venir corriger leur +discours avant l'insertion au _Journal officiel_--de même qu'on ne +permettrait plus au président d'interdire aux sténographes de +mentionner tel ou tel membre, telle ou telle phrase risquée ou +malsonnante. + +L'électeur doit pouvoir suivre toujours son mandataire, le surveiller +et ne pas lui permettre de se masquer ni de se maquiller. + +Ajoutons une prohibition sévère de voter jamais pour un absent. + +Mais--me direz-vous--on ne voudra plus être député. + +Tant mieux!--Alors les fonctions de député ne seront plus qu'un devoir +et un honneur. Heureux, pour la France, le temps où il faudrait, dans +l'âge mûr, imposer ces fonctions, comme on impose le service militaire +dans la jeunesse. + +_Article V._--On ne sera plus admis à exercer des fonctions sans en +avoir fait l'apprentissage. On ne s'improvise pas plus ministre, +préfet, etc., qu'on ne peut s'improviser cordonnier ou serrurier. On +n'arrivera alors aux places que par degrés, en commençant par en bas, +ce qui supprimera les pluies de crapauds qui tombent d'en haut +aujourd'hui sur les sièges et les positions rétribuées, au gré de la +faveur, des complicités, des compromis, des corruptions. + +Il sera nécessaire aussi que Paris donne des garanties au reste de la +France, et que les départements ne soient plus exposés, chaque matin, +à apprendre, par la poste, que les voyous de Paris, les banquiers de +bonneteau et les souteneurs de filles ont changé le gouvernement de la +France. Il ne faut plus que le conseil municipal de Paris puisse +prétendre à devenir un «comité de Salut public» et une «Commune». + +Et voilà! + + +_P.-S._--Que serait-il probablement arrivé si, le 28 janvier, M. +Carnot, au lieu de s'obstiner à ramasser dans son _écart_ des +ministres déjà une ou plusieurs fois renversés comme incapables ou +usés, impopulaires ou odieux, eût fait appeler le général Boulanger et +lui eût dit: + +«Président d'une République basée sur le suffrage universel, je dois +obéir aux manifestations de l'opinion, même si je la croyais fausse ou +erronée. + +»Dans la situation actuelle, je ne chercherai pas si cette +manifestation est spontanée ou factice, ni par quelles intrigues, +quelle suggestion elle a pu être créée, excitée, exaspérée; je dois +m'y soumettre et je m'y soumets. + +»La Chambre des députés est dès aujourd'hui dissoute de fait, sa +dissolution légale et la revision de la constitution sont inévitables. + +»Mais dans le ministère que j'avais il y a huit jours, comme dans +celui que j'ai aujourd'hui, comme dans celui que j'aurai peut-être la +semaine prochaine, il ne se trouve pas d'hommes résignés ou décidés à +pratiquer l'opération. + +»C'est pourquoi je vous ai fait appeler pour vous dire: Non seulement +je vous autorise à former un cabinet dont vous serez le chef pour en +exécuter ce que vous demandez avec tant de bruit, de fracas et de +menaces, mais je vous somme de le faire pour calmer l'inquiétude et +l'agitation dont souffre le pays.--Pour me servir d'une expression +empruntée au jeu du billard, cher à mon prédécesseur,--vous avez +_collé la bille_, il faut _prendre à faire_. Si vous refusez, c'est +vous qui n'aurez voulu ni de la dissolution ni de la revision.» + +Que serait-il arrivé? Ou le général aurait refusé, et l'ancien élu +avouait que dissolution et revision ne seraient qu'un prétexte et un +voile pour cacher des projets et des expédients moins avouables, et on +aurait vu un assez grand nombre de gens de bonne foi et de dupes +désabusés se séparer de lui, et l'isoler au milieu d'un groupe de +complices et de dupes opiniâtres. Ou il aurait accepté, il aurait +formé un ministère pris dans ses partisans, et pour qui connaît son +entourage, pour qui se rappelle le rôle joué par Morny dans le coup du +Deux-Décembre,--celui qu'on suppose un aspirant César eût complètement +manqué de Morny et fût resté Gros-Jean.--Il eût fallu aux _boniments_, +aux promesses magnifiques, aux théories vagues, aux utopies faire +succéder des réalisations, des applications sérieuses, et +nécessairement certaines résistances;--et, comme l'avocat Floquet, +comme l'avocat Gambetta, exemple plus frappant, le général n'eût eu +devant lui que peu de mois de popularité et d'influence souveraine et +dangereuse. + +Mais nos soi-disants républicains ont agi autrement et ont montré, une +fois de plus, qu'ils ne sont qu'une misérable et ridicule parodie de +ceux qu'ils proclament leurs ancêtres, leurs maîtres et leurs modèles. + +Ces grands hommes d'alors, lorsque, au nom de la liberté, ils se +disputaient le despotisme, n'hésitaient pas à s'entre-guillotiner.--Je +sais bien que certains de nos grands hommes d'aujourd'hui, qui ont +fait leurs preuves comme membres ou partisans de la Commune, ne +détesteraient pas ces expédients; mais ils sont arrêtés par un +scrupule: c'est que, pour demander la tête de ses adversaires, il +faut mettre la sienne en jeu.--La méchanceté ne manquerait pas, mais +le tempérament manque tout à fait. + +C'est pourquoi ces farceurs et ces chienlits déguisés qui +en Robespierre et en Danton, qui en Fouquier-Tinville, en +Collot-d'Herbois, en Marat, etc., pâlissent sous leurs masques et +se contentent puérilement de prendre un sanglier avec des filets à +papillons et de jouer, dans la politique, le rôle que jouent dans les +cirques les clowns, qui, en faisant des cabrioles, viennent dans +l'arène élever des obstacles apparents, barrières, banderoles, cercles +de papier, que jamais, on le sait d'avance, le cheval et l'écuyer vêtu +d'un maillot, frisé et pommadé, ne manque de franchir, de crever et de +traverser aux applaudissements du public. + + + + +ÉLOGE DE LA MORT + + [Grec: Thanatou + Enchomion.] + + +Vous avez l'air ennuyé.--Qu'avez-vous? + +--Je voudrais être mort. + +--Vous n'êtes pas dégoûté! + + +Le mieux serait de n'être pas né, de le savoir et d'en jouir en +regardant les hommes et la vie. + + +Quelle est l'âme qui--au moment de descendre animer un être--sous deux +baisers, si l'on faisait apparaître devant elle toute sa vie +probable--consentirait à naître? + + +Qui consentirait à recommencer sa vie tout entière sans en effacer ou +du moins en modifier certains jours et certaines heures? + +Ma vie a été--comme celle du plus grand nombre--mélangée de bonnes et +de mauvaises chance;--je n'ai pas coutume de me plaindre, n'ayant pas +demandé à la vie plus qu'elle n'a à donner. + +Cependant j'ai deux ou trois quarts d'heure que je ne voudrais pas +recommencer, fût-ce au prix de l'immortalité.--Et notez que je ne mets +certes pas dans ces quarts d'heure les quelques minutes que j'ai--il y +a bien longtemps--passées sous l'eau de la Marne, à moitié étranglé, à +moitié noyé par un cuirassier que j'eus le bonheur de ramener au bord. + + +L'enfant commence à mourir au moment où il sort du sein de sa +mère;--chaque instant qui s'écoule est un pas vers la mort. + + +Depuis l'origine des mondes, deux hommes seuls ne sont pas +morts:--Élie et Énoch, disent les livres saints. + +Beaucoup de gens cependant osent croire que ce n'est peut-être pas +vrai, et Tertullien, sentant le besoin d'atténuer ce prodige, prétend +que leur mort n'a été que différée jusqu'à l'arrivée de l'Antéchrist, +qu'ils noieront de leur sang;--ce qui, même ainsi expliqué, reste +encore assez fort: + +_Mors dilata ut sanguine suo Antechristum extinguant._ (Tertullien, +_De anima_.) + +Dans le rôle de l'homme, pour ne parler que de lui, sont compris +certains devoirs, certaines opérations, certaines corvées;--il y est +attiré, poussé, enfermé par divers instincts.--Ainsi il doit se +reproduire et multiplier selon l'ordre donné à Abraham; il y est +entraîné par l'attrait mutuel des sexes et par l'amour de ses +petits;--ce qui engendre des joies et des bonheurs, mais aussi de +cruelles anxiétés et angoisses.--Aussi, à ces instincts, il a été +ajouté un autre instinct, c'est l'horreur irréfléchie de la +mort;--sans quoi, l'homme aurait refusé de vivre plus longtemps et se +serait tué à son premier mal de dents, à son premier accès de jalousie +contre la femme adorée, à sa première inquiétude pour la vie de ses +enfants. Dans l'ordre immuable de la nature, par la suprême +intelligence, il a imposé son rôle à tout ce qui est,--depuis +l'insecte microscopique dont trois cents se meuvent dans une goutte +d'eau, jusqu'au Béhémoth, dont il est parlé dans le _Livre de Job_ et +dans les commentateurs de la Bible,--qui broutait chaque jour l'herbe +de mille montagnes, herbe qui repoussait pendant la nuit,--buvant le +Jourdain et le mettant à sec en vingt-quatre heures, depuis le grain +de poussière jusqu'aux astres et aux mondes. + +L'homme a son rôle assigné dont il ne peut sortir.--J'ai lu, dans je +ne sais plus quel livre de je ne sais plus quel savant,--trop savant +ou peut-être pas assez savant,--que le seul emploi de l'homme et sa +seule utilité dans l'ordre et les opérations de la nature est +d'aspirer de l'oxygène, de brûler du carbone et d'expirer une certaine +quantité donnée d'acide carbonique dont la nature a besoin pour +l'ensemble de ces opérations. + +Dans ce rôle, la mort est aussi nécessaire que la vie aux opérations +de la nature;--elle a besoin, à un moment donné, de désagréger les +divers éléments dont l'aggrégation a formé l'homme pour en faire un +autre emploi;--ce qui a été chair et os doit devenir ou redevenir +terre, puis herbe, et servir, par un nouveau mode d'aggrégation, à la +formation d'autres êtres. + +Aussi simplement que les poulets que la fermière nourrit et qui seront +mis à la broche quand ils seront assez gras,--un seul atome qui se +perdrait, ou manquerait à son rôle au moment fixé pour son entrée en +scène dérangerait et peut-être détruirait l'ordre immuable et +peut-être le monde. + +Donc tout homme doit mourir par cela seul qu'il est né;--il est né +pour mourir.--Peut-être la mort est-elle non seulement la fin, mais le +but de la vie? + +Mais cette crainte, cette horreur instinctive de la mort que l'homme +avait reçue comme tous les autres animaux, lui avait été donnée comme +aux autres êtres, dans une juste et nécessaire proportion. Seul, il +s'est appliqué à l'augmenter, à l'exagérer et à en faire un supplice +que la Providence ne lui avait pas destiné. + +Il a entouré, orné la mort d'une foule de circonstances, de terreurs +et d'angoisses nées de son imagination.--La nature avait fait une +mort,--il en a fait une autre tout à fait terrible et empoisonnant sa +vie;--la nature en avait fait une phase nécessaire de l'existence, il +en a fait une torture. + +On a imaginé un au-delà de la vie et de la mort--une autre vie dont la +première ne serait que la préface;--on a beaucoup parlé, discouru, +écrit de «l'immortalité» de l'âme: c'est un sujet sur lequel l'auteur +de la nature ne nous a jusqu'ici permis que des opinions, gardant pour +lui le vrai. + +Jamais personne n'a pu décider, par les seules lumières de la raison +humaine, si l'âme survit au corps et est immortelle,--cette pensée +plaît à l'imagination et s'accorde avec certaines idées consolantes de +la justice divine,--il est agréable d'y croire, mais peu facile de le +concevoir. Quant aux preuves qu'on a prétendu en donner, elles ont le +défaut de ne pas être des preuves: il faut avoir recours à une +révélation d'en haut;--dans les questions douteuses, le mieux est de +tâcher de croire la solution la plus consolante.--Quant à ce qui nous +a été donné de raison, le raisonnement nous dit que nous sommes, après +la mort, ce que nous étions avant la naissance, c'est-à-dire que nous +n'étions rien et que nous ne sommes plus rien.--Mais il ne faut pas se +fier trop entièrement à la raison;--la vue de notre intelligence a une +portée bornée comme celle de nos yeux,--le vrai--le seul vrai qu'on +peut affirmer, c'est que nous n'en savons rien. + + +Socrate--devant ses juges--leur dit: «Si j'avais un conseil à vous +donner, juges voulant dire justice, vu le bon effet que mes +conversations ont eu sur un assez grand nombre de nos concitoyens en +les rendant plus sages, plus honnêtes, plus vertueux, vu aussi ma +pauvreté, ce serait de me loger et nourrir au prytanée, comme vous +l'avez accordé à d'autres. Mais on dit que vous voulez me faire +mourir; je ne puis vous prier de ne pas le faire, parce que je ne sais +pas s'il m'est plus avantageux de ne pas mourir que de mourir;--je +puis craindre ce que je connais: la maladie, les blessures, le +chagrin, l'exil, la prison. + +«Mais, quant à la mort, je ne sais absolument pas ce que c'est,--et je +n'en ai conséquemment aucune peur.» + +Quant à l'immortalité de l'âme, je ne saurais la prouver et je n'ai +aucun désir de la nier;--mais, pour propager une terreur peut-être +salutaire sous certains rapports, on y a ajouté l'immortalité du +corps, sans laquelle il n'y aurait pas eu moyen de faire redouter, au +delà de la vie, certains supplices que les inventeurs, les ministres +de toutes les religions se sont évertués à rendre épouvantables à qui +mieux mieux. + +Si la croyance à une autre vie avec des peines et des récompenses est +un hommage à la justice raisonnablement présumée de Dieu,--il faut +rendre sa justice égale à sa bonté et à sa toute-puissance--et ne pas +supposer une lutte perpétuelle entre lui et le diable;--idée empruntée +aux plus vieilles théories,--sorte de partie de trictrac ou de besigue +où Dieu et le diable jouent nos âmes, et où, vu les conditions +exagérées, promulguées pour être sauvé,--le diable triche et gagne à +peu près toujours,--le nombre des âmes gagnées par Dieu étant minime, +en proportion du nombre de celles filoutées par le diable. + +Pour mon compte, je crois fermement à toute la justice de Dieu; mais +je crois aussi fermement à sa toute-puissance et à son immense bonté. +En nous créant, il a prévu notre folie, notre légèreté, notre +méchanceté de singes malfaisants, et il a mis son oeuvre à l'abri, en +ne nous donnant la puissance de créer ni de détruire, ni un brin +d'herbe, ni une goutte d'eau. + +Une des causes qui ont le plus puissamment fait admettre l'hypothèse +d'une autre vie, c'est une crainte vague et orgueilleuse du +néant,--auquel je ne reproche que ceci, qu'on ne le voit pas, ce qui +aurait bien son charme. Ayant connu la vie,--l'homme aime encore mieux +souffrir que ne pas être;--il veut étendre son existence en tous +sens;--il l'étend avant sa vie par le culte moins pieux qu'orgueilleux +des ancêtres,--il l'étend après la vie par l'idée d'une immortalité et +d'une renommée sur les lèvres de la postérité. + +Quoi qu'il en soit,--il est nécessaire, fatal, que nous fassions +restitution à la nature, pour les besoins de ses opérations, des +éléments qui nous ont été prêtés, et dont l'aggrégation peut être +utile à former notre individu; il ne faut pas penser à se dérober à +cette nécessité. + +Le corps est-il le vêtement, l'enveloppe et, selon quelques-uns, la +prison de l'âme,--ou l'âme est-elle le résultat, le jeu, l'harmonie et +la mélodie des organes?--C'est encore ce que Dieu seul pourrait nous +dire et ce qu'il ne nous a pas dit. + +Il faut mourir!--il n'y a pas moyen de refuser, d'escroquer à la +nature les éléments de notre être qui se désagrègent--et qu'elle veut +faire rentrer dans son trésor pour en faire de la terre, de la +poussière, de l'herbe--que mangeront les moutons, moutons que mangera +l'homme pour en faire de la chair humaine, jusqu'au jour où il faudra +que homme accomplisse la restitution de soi-même. + + +Tout le monde est mort, tout le monde mourra.--Dans cent ans d'ici, +tout ce qui est sur la terre sera dessous;--des centaines de millions +d'hommes sont morts avant moi, des centaines de millions mourront +après moi;--des centaines de mille mourront la même année que moi, +des milliers mourront le même jour, plusieurs centaines mourront à la +même minute que moi. + +Le plus sage est donc de s'accoutumer à cette idée, de se la rendre +quotidienne et familière, de penser à la mort et d'en parler comme on +pense au sommeil de chaque nuit,--d'en entretenir ceux qui nous +entourent comme on s'entretient de la naissance, de la jeunesse, de la +vieillesse et de tout autre sujet,--de leur faire envisager notre +départ comme une nécessité contre laquelle il n'y a pas à lutter,--qui +ne sera pas un mal pour nous-même--et qui ne sera pour eux qu'un +chagrin que la Providence, dans sa souveraine bonté, a rendu le plus +fugace et le plus momentané des chagrins:--«Dieu mesurant, comme on +l'a dit, le froid à brebis tondue,»--appréciation que je voudrais +avoir faite plus que tout ce qu'on a jamais écrit sur les religions. + +De leur côté, il faut que ceux qui doivent nous rendre à la terre, se +préparent à ne pas trop attrister pour nous notre départ par l'aspect +de douleurs--qu'on croit souvent devoir exagérer pensant faire plaisir +aux mourants--ce qui est une erreur. + +En effet, si l'on a--entre les opinions et les croyances, si l'on a +adopté celle d'une vie future dont celle-ci n'est qu'une épreuve, +comme le cocon que file la chenille pour s'y enfermer et en sortir +papillon; si l'on croit que celui qui s'en va de cette vie--grâce à la +miséricorde infinie de Dieu, va entrer dans la véritable vie, dans une +vie heureuse et glorieuse:--on peut ressentir pour soi-même un certain +regret, un certain chagrin d'être privé de sa présence; mais on doit +se réjouir pour lui de le voir s'élever à cette vie bien heureuse, où +on ira le rejoindre plus tard,--non pour quelques jours, comme dans +cette première vie, mais pour l'éternité.--Si c'est l'autre sentiment +que vous avez adopté, songez aux maux de la vie et aux ennuis de la +vieillesse dont celui qui part est à jamais délivré. + +J'ai connu un homme qui avait été, durant sa vie, riche, puissant, +obéi entre tous;--il mourut «plein de jours» et de la mort +«naturelle», c'est-à-dire lorsque la lampe, ayant consumé toute son +huile, n'émet plus que quelques dernières lueurs vacillantes. + +Aux suprêmes moments, on enleva sa femme, et il ne resta auprès de lui +que son fils, désespéré et fondant en larmes. + +--Mon ami, lui dit-il d'une voix affaiblie, tu as été un bon fils, tu +n'as plus qu'une fois à m'obéir et tu ne vas pas te démentir:--je n'ai +plus que quelques instants à vivre,--je me sens m'éteindre, ne va pas +attrister ces derniers moments par la tristesse et par l'ennui que +j'ai redoutés toute ma vie.--Passe dans la chambre à côté où il y a un +piano, et joue-moi jusqu'à la fin--qui ne va pas tarder--cet air de +notre pays que j'ai toujours aimé et que je t'ai fait jouer tant de +fois! + +Le fils, qui est grâce à Dieu, encore de ce monde, et un de mes +meilleurs amis, avait été accoutumé si scrupuleusement à obéir à son +père, qu'il lui baisa la main,--sortit de la chambre, alla se mettre +au piano et joua l'air favori pendant une demi-heure;--quand il rentra +dans la chambre de son père, le vieillard était mort. + +Il fut longtemps sans oser mettre les mains sur un piano;--mais la +première fois qu'il s'y décida, ce fut pour jouer, et non sans une +douce mélancolie, l'air sur lequel son père s'était endormi. + + +Il faut donc, dès à présent, et en pleine vie, se dire: «Quand je vais +mourir, ce sera ou pour être mieux ou pour ne plus être.--Donc, s'il +y a du chagrin à avoir de cette désagrégation des éléments qui me +composent, de cette restitution à la nature, ce n'est pas pour moi, +c'est pour ceux que je quitterai;--il faut les accoutumer à cette idée +de la séparation inévitable.» + +Il est cependant un cas où le mourant doit subir d'horribles +angoisses, c'est lorsque sa vie, son travail, sont nécessaires à ceux +qu'il quitte; s'il va les laisser sans appui, sans ressources;--dans +cette situation, si la vérité est une autre vie, mais d'où il ne soit +pas possible de veiller sur ceux qu'on a aimés, de les défendre, de +les protéger,--de quelques délices que soit remplie cette vie, je n'y +verrais qu'un horrible supplice, et, si le choix m'était donné, sans +hésiter je choisirais le néant,--en regrettant de ne pouvoir les y +entraîner avec moi. + + +Une des causes qui font surtout redouter la mort est un faux +raisonnement: on pense, en présence de la maladie ou d'un danger +quelconque, qu'il s'agit de mourir ou de ne pas mourir,--tandis qu'en +réalité il s'agit de mourir aujourd'hui ou de mourir demain. + + +La mort est le magasin, le trésor où la nature prend la vie;--les +feuilles meurent et tombent des arbres, l'herbe jaunit et se +dessèche,--feuilles et herbes deviennent un engrais et produisent les +feuilles nouvelles et l'herbe fraîche du printemps suivant,--la vie et +la mort sont une évolution en cercle. + +Tout nous parle sans cesse de la mort;--les portraits d'ancêtres sont +des témoins de la mort;--nos divertissements, nos théâtres nous en +retracent l'idée; la tragédie évoque et tire du tombeau le héros ou la +beauté qui y reposent depuis des siècles, réveille leur poussière et +les force de venir sur la scène nous divertir. + +Nos tables les plus somptueuses, celles autour desquelles on se réunit +pour la joie et la gaieté--nous parlent aussi de la mort;--poissons, +gibier, viandes de toutes sortes savamment préparées et assaisonnées, +nous nous nourrissons de cadavres. + +C'est à la mort que la terre doit sa fertilité; la bêche et la charrue +remuent et retournent les débris de ceux qui ont vécu avant +nous,--nous les recueillons dans nos moissons, dans nos vendanges, ils +forment, ils sont le pain que nous mangeons, le vin que nous +buvons;--la surface de la terre, à une grande profondeur, est faite de +la poussière des ancêtres;--nous marchons, nous dansons sur les +ruines de l'espèce humaine;--et ce que nous appelons notre science est +l'épitaphe non seulement des hommes, mais des cités et des empires +détruits. + + +Une des plus grandes folies que l'on ait imaginées a été de vouloir +dérober son corps à la mort, filouter son cadavre à la nature qui en +avait prêté les éléments--on s'est fait «embaumer». + +On a voulu rendre éternels des restes horribles, hideux, et dont on +n'a pu que retarder la destruction;--car la nature, qui est éternelle, +a le temps d'attendre, est patiente et sûre d'arriver à ses +fins.--Peut-être, dans notre histoire, la naissance du Corse +Bonaparte, la Révolution, la Terreur, l'expédition d'Égypte n'avaient +pour but que de faire sortir des Pyramides quelques poignées de grains +de blé qu'on y avait enfermées avec les cadavres récalcitrants--et +dont la faculté germinative approchait de son terme; en effet, on les +a semés et ils ont donné des grains et du pain. + +Cette affaire était au moins aussi importante pour l'ordre immuable de +la nature que les batailles et les révolutions d'empires;--rien ne +doit se perdre dans le cercle éternel de ses évolutions et de ses +opérations;--un grain de blé a son rôle comme un homme, comme une +nation;--si ce grain de blé manquait, tout l'ordre serait dérangé, +compromis, peut-être détruit;--aussi, je ne crois guère à Élie et à +Énoch--ou du moins j'accepte l'interprétation de Tertullien, à savoir +que leur mort n'en était que différée:--le tout à mettre au nombre +immense des choses que nous ne savons pas. + +Quant à la pratique absurde et répugnante des embaumements, s'il +dépendait de moi, j'aurais, au contraire, hâté l'anéantissement des +corps de ceux que j'ai perdus--et dont ma pensée a suivi malgré moi +sous la terre la lente décomposition:--d'abord cadavres, puis, comme +l'a dit je crois Bossuet, quelque chose qui n'a plus de nom dans +aucune langue,--quelque chose de hideux, d'horrible en quoi sont +changés ceux que j'ai, avec tendresse et bonheur, serrés dans mes +bras.--Je suis soulagé quand je calcule qu'il s'est écoulé le temps +nécessaire pour qu'il n'y ait plus rien... du moins là. Aussi je n'ai +rien contre la crémation, ou les lits de chaux dont on a, dit-on, +enveloppé le corps de Louis XVI assassiné dans la crainte que ce corps +ne devînt une relique. + +Où ai-je lu cette vieille chanson? il y a si longtemps que je la sais, +que j'ai presque envie de me persuader--ce qui ne serait pas vrai que +j'en suis l'auteur. + +. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . + + _Quand la Parque aura sonné l'heure, + De coudriers et de lilas, + Prends soin d'embellir ma demeure; + Je veux, dans un pareil bouquet, + Plaire encore à jeune fillette, + Tantôt cueilli comme bouquet, + Tantôt croqué comme noisette._ + +Je citais un jour ce couplet à Victor Hugo, à propos de la pratique de +l'embaumement. «La chanson a raison, me dit-il; il vaut mieux embaumer +que d'être embaumé.» + + +Quant à la mort et à ce qui suit la mort, comme nous ne savons rien et +que nous ne saurons jamais rien, nous sommes fort exposés à voir +varier nos idées et nos opinions selon nos sensations. + +Hugo, par exemple, qui était surtout un grand peintre--et qui +choisissait dans tout le côté, la face qui présentait les couleurs les +plus harmonieuses, surtout les plus éclatantes, était fort enclin à +voir ses impressions changées, selon l'heure et la hauteur du soleil +qui dorait ou abandonnait les objets, ou les dorait d'un autre côté. + +Lorsque sa charmante fille Léopoldine fut noyée à Quillebeuf avec son +mari, qui, ne pouvant la sauver, voulut rester avec elle, lorsque +j'allai avec la famille mettre les deux corps dans le même +cercueil,--j'eus la triste mission d'apprendre à Victor Hugo, alors en +voyage, le malheur qui le frappait; à son retour, il me dit un soir: +«Ma douleur est bien adoucie par la ferme croyance que j'ai dans une +autre vie où ma fille m'attend et où j'irai la rejoindre.» + +Il est évident qu'il ne voyait plus cette question du même côté et +sous le même aspect, lorsque, dans son testament, préparant, dernière +antithèse, la mise en scène de ses funérailles, il ordonnait de le +porter dans le corbillard des pauvres--et se faisait enterrer +civilement. + + +Cette pensée de chicaner la mort,--de rester encore sous on ne sait +quelle forme et quelle figure quelque temps de plus sur la terre, de +se préoccuper d'un effet à produire sur les survivants, est très +commun. + +J'ai connu une vieille femme qui, avec une très petite fortune, +suffisante cependant pour ses modestes besoins, s'imposa toute sa vie +quelques privations pour amasser un petit pécule qu'on trouva à sa +mort avec cette note écrite de sa main: «Pour mon enterrement.» +Suivaient les détails de cet enterrement: tant pour les voitures, tant +pour les cierges, tant pour les pauvres et les pleureuses.. En un mot, +un bel enterrement. + + +Je fus prié un jour d'assister à une cérémonie de ce genre par une +famille de mon voisinage. Un des parents du mort me remercia et, +faisant allusion à certains petits services que j'ai pu rendre au pays +que nous habitions l'un et l'autre et à une certaine popularité: + +--Ah! Monsieur, me dit-il, c'est vous qui aurez un bel enterrement! + +--Croyez-vous, monsieur? lui répondis-je; mais quel chagrin j'aurai de +ne pas le voir! + + +Lorsque tout est mort en nous, la vanité seule survit, cependant; la +magnificence des obsèques est plus pour flatter la vanité des +survivants que pour honorer les morts. Les gens qui ont pour métier +d'enterrer les autres comptent pour leur fortune sur cette vanité--et +mettent sur leur enseigne: _Pompes funèbres._ + +Un jour, comme je revenais d'une de ces cérémonies où tout aurait +surtout fait comprendre la vanité des vanités, j'ai pris la plume et +ajouté à mon testament toutes les recommandations pour que cette +opération à mon égard eût lieu avec la plus grande modestie, le moins +de temps et le moins de dépenses possibles--et par le plus court +chemin:--me contentant, en fait de pompes funèbres, de ne pas être +enterré vivant,--soin que j'ai toujours eu pour ceux que j'ai perdus +en ne les laissant mettre en cercueil qu'après un commencement visible +de décomposition, seul signe certain, quoi qu'on dise, de la mort. + + +Les livres sont remplis de gémissements sur la brièveté de la vie--et +néanmoins, pendant la durée de cette vie si courte, notre principale +occupation est de nous en distraire, de ne pas la sentir, de «tuer le +temps». + + +«La mort, dit Épicure,--ne nous concerne en rien; tant que nous +vivons, elle n'est pas là;--quand elle arrive, nous n'y sommes plus.» + + +Lisez la traduction qu'a faite Boileau-Despréaux d'une ode de +Sapho--et vous verrez que la même description peut s'appliquer +exactement et à la mort et aux délices de l'amour: + + _Un nuage confus se répand sur ma vue, + Je n'entends plus, je tombe en de molles langueurs, + Et, pâle, sans haleine, interdite, éperdue, + Un frisson me saisit, je tremble, je me meurs!_ + +Quel que soit le sentiment qu'on adopte sur une vie future ou sur +l'anéantissement ou la transformation perpétuelle, le plus sûr est de +se conduire d'après la première hypothèse--et de pouvoir dire, comme +Épictète: + +«Je veux, à mon dernier moment, pouvoir dire à Dieu: »Grand Dieu, +ai-je suivi vos commandements? Ai-je abusé de vos dons? Ne vous ai-je +pas soumis mes sens, mes voeux, mes opinions? Me suis-je jamais plaint +de vous? Ai-je jamais accusé votre providence? Quand vous avez voulu +que je fusse malade; j'ai voulu être malade;--vous avez voulu que je +fusse pauvre, et j'ai été content de ma pauvreté. Aujourd'hui, vous +voulez que je meure;--je sors de ce monde en vous remerciant de m'y +avoir admis pour me faire voir tous vos ouvrages, et l'ordre admirable +avec lequel vous gouvernez cet univers.» + +«A la mort, dit saint Ambroise, commence l'égalité; les cadavres des +riches et des pauvres sont semblables; seulement, comme les riches se +sont nourris avec excès de mets savoureux et recherchés, leurs +cadavres sentent plus mauvais que ceux des pauvres.» + + +On ne rencontre jamais de cadavres d'oiseaux dans les rues ni sur les +chemins; c'est qu'ils vont pour mourir se cacher dans le fond des +bois. + +De même il faut cacher sa vieillesse--et épargner aux autres le +spectacle de notre décrépitude.--On a dit avec raison: «Quand on +n'orne plus les salons, il faut en disparaître.» + +Il est rare que nous mourions tout d'un coup et tout vifs: +--nous assistons à la mort successive de nos sens et de nos +facultés.--J'avais trente ans lorsque j'ai écrit l'oraison funèbre +d'une dent que j'avais perdue par accident.--Quand on dépasse le terme +ordinaire de la vie, on se trouve dans une vaste solitude;--nos +contemporains, nos amis, ceux que nous avons aimés et qui nous ont +aimés ne sont plus; nous sommes étrangers dans un pays nouveau, la +langue qu'on y parle n'est plus la même que nous savons parler; les +intérêts, les goûts, les idées ne sont plus les mêmes; nous gênons, +nous encombrons,--nous sommes dans la vie comme de vieilles femmes +dans un salon condamnées à «faire tapisserie», et on trouve cette +tapisserie trop épaisse et tenant trop de place;--ce qui, de notre +temps, était vice, est devenu coutume;--ce que nous trouvions beau et +élégant est ridicule;--les meilleurs--et ils ne sont pas +nombreux--nous traitent avec des marques affectées de bienveillance et +de commisération humiliantes. + + +L'autre soir, traversant le cimetière, je voyais un grand nombre de +tombes connues des élus morts bien plus jeunes que je ne suis +aujourd'hui, et il me semblait entendre sortir de ces tombes des voix +qui me disaient: + +«Eh bien?...» + + +Les heures, faisant comme le Parthe, nous blessent en fuyant; et ces +heures, comme nos journées et nos années, nous ne les comptons qu'à +mesure qu'elles sont passées.--Quand on dit: «J'ai vingt ans,» c'est +au contraire vingt ans qu'on n'a plus, vingt ans qu'on a dépensés du +mystérieux nombre qui nous a été donné. + + +On m'a quelquefois reproché «de gâter» les enfants. C'est toujours ça +de bon qui leur est assuré. + +Je n'ai jamais songé à leur demander, comme on fait d'ordinaire, de la +reconnaissance de ce qu'ils «nous doivent la vie»,--et cela pour +plusieurs raisons.--La première, c'est que, au moment où nous leur +«donnions la vie», nous ne pensions guère à eux.--La seconde, c'est +que, bien des fois dans le cours de leur existence, ils ne seraient +pas d'accord sur la valeur du «don» et qu'ils pourraient nous +répondre: «Je m'en serais bien passé!--plût à Dieu qu'un bon petit +croup m'en eût délivré quand je venais de naître!» + + +Dans la jeunesse, un excès de sève nous fait nous étendre et épancher +notre vie, notre âme, nos sens autour de nous et parfois très +loin;--on aime tout,--on veut tout,--on est tout amour,--et cet amour +qu'on éprouve est tout en soi;--les objets aimés ne sont que des +prétextes;--notre vie s'étend comme la chaleur d'un foyer +ardent;--mais, quand nous sommes vieux,--nous n'entendons plus, nous +ne voyons plus d'aussi loin,--notre foyer ne rayonne plus au +dehors,--la vie se resserre autour de nous. + + _... On finit un laid jour + Par n'aimer plus que soi--sot, froid et triste amour!_ + +Beaucoup de vieillards, à force de vivre, finissent par se croire +immortels,--comme si leur temps de mourir avait passé. Combien j'en ai +vu ayant une telle horreur de la pensée de la mort--qu'ils retardaient +de jour en jour, jusqu'à la fin, le soin de faire un testament dont +l'absence, après leur mort, laisse à ceux qu'ils ont aimés mille +soucis, mille tracas et souvent la ruine. + + +Louis XI, qui avait si peu marchandé la mort aux autres, en avait pour +lui-même une terreur vengeresse.--Il se fit apporter la sainte ampoule +et plusieurs reliques;--puis, comme on faisait des prières à un saint, +demandant pour lui la santé du corps et le salut de l'âme, il +interrompit le prêtre en disant: «Un peu de discrétion et pas +d'importunité;--demandez seulement la santé--nous verrons le reste +plus tard.» + + +Un «seigneur» avait défendu qu'on lui parlât jamais de mort.--Son +secrétaire étant emporté par une maladie, on ne lui en dit +rien;--mais, comme il le demandait opinâtrément, on lui dit: «On ne +trouve votre secrétaire nulle part.»--Il comprit et n'en parla plus. + + +Les anciens évitaient le mot «mort»; ils se servaient de +synonymes.--Cicéron, pour annoncer au Sénat la mort des complices de +Catilina, dit: «Ils ont vécu (_vixerunt_).» + +Ils avaient un autre mot très beau pour exprimer la même +idée--_defunctus_--quitte, ayant payé sa dette. + +Malheureusement, la «pratique» s'est emparée de ce mot--et l'a rendu +vulgaire;--pour conserver le mot et l'étymologie, je l'écris +_defunct_, comme on l'écrivait autrefois. + +Quant à _feu_, on a voulu le tirer du celtique--puis de _felix_, +heureux, puis de _fatum_, destin;--il est plus simple et plus vrai de +le tirer du latin _fuit_,--il fut. + +Les étymologistes se sont livrés à de curieux excès.--On sait que +Ménage tirait _alfana_ d'_equus_. + +On a tiré haricot de _fistula_ par le procédé que voici: + +_Fistula_--_fistularis_--_fistularicus_;--retranchez _fistul_ vous +aurez _aricus_--haricot. + +De même _Babet_ vient de Ludovicus par ce procédé analogue: + +Ludovicus--Louis--Louise--Lise--Élisa--Élisabeth--Lisbet--Babet. + +L'expression--_n'est plus_--est surtout claire et vraie. + + +Les vieux boivent la lie de leur vie;--pardonnez-leur de faire un peu +la grimace. + + +Pendant que tu roules entre tes doigts, pour la friser, cette boucle +de cheveux, elle devient blanche. + +Chaque fois que je te baise la main en te quittant, en disant: «A +demain!» c'est un prélude à l'éternel adieu, qui n'aura pas de +lendemain. + + +La Providence, dans son extrême bonté, rend souvent les vieillards +exigeants, égoïstes, radoteurs, ennuyeux, maussades, envieux de la +jeunesse et sévères pour les fautes qu'ils ne peuvent plus commettre. + +C'est autant de consolations efficaces préparées pour ceux qui leur +survivront--et qui laisseront à leur tour les mêmes consolations. + + + + +L'AFFAIRE BOULANGER.--LE CENTENAIRE + + +I + +L'AFFAIRE BOULANGER + +Je n'essayerai pas de cacher à mes lecteurs que je me trouve dans un +assez singulier embarras. + +Pendant l'instruction laborieuse faite pour le procès du général +Boulanger, beaucoup de gens ont été mandés, interrogés, ont eu leurs +tiroirs forcés, leurs papiers indiscrètement feuilletés et emportés +qui n'étaient peut-être pas aussi exposés aux soupçons de la justice +que je le suis en ce moment. + +Je ne sais si vous vous rappelez que, dans le numéro 9 de la _Grande +Revue_, paru le 10 mars, je vous disais: + +«Nos soi-disant républicains ne sont qu'une misérable et ridicule +parodie de ceux qu'ils proclament leurs ancêtres, leurs maîtres et +leurs modèles. + +»Ces grands hommes d'alors, lorsque, au nom de la liberté, ils se +disputaient le despotisme, n'hésitaient pas à s'entre-guillotiner.--Je +sais bien que certains de nos grands hommes d'aujourd'hui qui ont fait +leurs preuves comme membres ou partisans de la Commune ne +détesteraient pas cet expédient, mais ils sont arrêtés par un +scrupule: c'est que, pour demander la tête de ses adversaires, il faut +mettre la sienne au jeu,--la méchanceté ne manquerait pas, mais le +tempérament manque tout à fait.» + +Or, le 19 avril suivant, dans un banquet à Saint-Denis, le citoyen +Naquet a lu, comme régal, une lettre du général Boulanger adressée de +Bruxelles à ses «amis de Saint-Denis». + +Et, dans cette lettre, il est dit: + +«Quant à la Terreur, ils se bornent à la parodie en miniature,--ils +n'oublient pas cette leçon de l'histoire que, lorsqu'on fait tomber +des têtes, on risque fort de perdre la sienne, et ils ne sont pas +désireux de faire de leur tête un enjeu;--c'était bon pour les hommes +de la Convention.» + +Ne suis-je pas exposé à ce que M. de Beaurepaire me soupçonne de +faire les discours et les lettres de M. Boulanger?--envoie fouiller +mes papiers et m'invite à aller causer un brin au Luxembourg? + +Je ne le connais pas et ne puis apprécier l'agrément que me pourrait +donner cette entrevue en tout autre temps, mais, en ce moment de la +magnifique explosion du printemps dans mon jardin, au moment où les +camélias donnent leurs dernières fleurs pour faire humblement place +aux roses, au moment où, d'un arbre à l'autre, s'étendent les +guirlandes parfumées des glycines et des chèvrefeuilles, au moment où +l'aponogéton couvre l'eau de ses coquillages blancs et noirs doucement +odorants, au moment où comme disait le charmant chansonnier, mon ami +Bérat: + + _Ça sent bon dans la plaine, + Deux à deux v'là qu'on s'y promène; + Les amours ont déjà r'pris, + L'rossignol chante toutes les nuits, + Dans les nids, + Y a des petits._ + +Je ferais une résistance sérieuse au voyage, je serais malade, vieux, +etc. + +Et, comme dit une de mes petites-filles, quand j'élude pour cette +raison ou sous ce prétexte quelque chose d'ennuyeux: «Voici le +grand-père qui va tirer son grand âge.» + +On a vu, par ces derniers temps, des gens mandés, amenés, interrogés, +ennuyés, fouillés, pour des situations moins graves que celle où je me +trouve par ce malheureux petit morceau de ma prose qui se trouve +reproduit dans la lettre de M. Boulanger. + +Mais je veux espérer que M. de Beaurepaire se contentera de recevoir +par écrit et de Saint-Raphaël les renseignements, explications, +éclaircissements, révélations et même humbles avis de son +serviteur.--Je vais lui dire tout ce que je sais et tout ce que je +pense, non pas de M. Boulanger, mais de l'affaire Boulanger,--car +celui-ci y est personnellement pour peu de chose; je ne le connais +pas, je n'en veux pas, mais je ne lui en veux pas, convaincu comme je +le suis que ce n'est pas sa faute,--et, si j'allais à Bruxelles, ce ne +serait certainement pas pour le voir. J'aurai soin que ces quelques +pages soient mises sous les yeux de M. de Beaurepaire. + +Quant aux dix lignes qui se trouvent dans mon article et dans la +lettre du brav'général--la pensée qu'elles expriment est si vraie, je +le maintiens, qu'elle a pu le frapper comme moi, quoique après +moi;--et, d'ailleurs, on admettra facilement que, depuis qu'il est à +Bruxelles, il ait pour se distraire nourri son esprit et endormi ses +ennuis par de bonnes lectures--et que ce passage lui ait paru exprimer +congrûment une idée qu'il aurait pu avoir. + +Permettez-moi de vous dire qu'il est puéril et même un peu ridicule, +pour un procès entre républicains, de chercher, de colliger, +d'inventer au besoin des «preuves», des révélations, etc. Vous vous +jetez tout à fait hors des traditions que vous ont laissées vos +maîtres, vos modèles et les saints de votre calendrier. + +Un seul des membres de la Chambre des députés a conservé le dépôt de +ces traditions;--est-ce Félix Pyat,--héros de la commune,--que, pour +le comparer à Achille, on a dû choisir une des épithètes qu'Homère +donne au fils de Pelée: «Achille aux pieds légers.» + + [Grec: Podas ochus Achilleus] + +Est-ce le vieux Madier-Montjau?--Un des deux a récemment ramené le +parti soi-disant républicain à ces traditions trop oubliées: + +«Quand un homme gêne on le supprime.» + +Au fond, c'est ce que vous voulez faire; mais pourquoi tant de détours +et de fioritures? + +Jean-Jacques Rousseau, auquel votre parti vient de faire l'injure +d'une statue, tandis que, si on l'avait lu et compris, vos ancêtres, +s'il eût vécu de leur temps, n'eussent pas manqué de le guillotiner. + +Jean-Jacques Rousseau a dit: + +«Il n'y a pas de gouvernement si sujet aux guerres civiles et aux +agitations intestines que le démocratique, parce qu'il n'y en a aucun +qui tende si fortement et si continuellement à changer de forme.» + +Et Diderot, que vous allez déranger sottement pour le mettre au +Panthéon, et pour lequel également il n'y eût pas eu assez de +lanternes pour l'accrocher, si on l'avait lu et compris, vous dit +franchement que, en République, la popularité est un crime. + +«Comme le peuple n'est pas aimable, dit-il dans l'_Encyclopédie_, il +faut supposer un but intéressé à ceux qui le caressent.» + +«Les tyrans les plus odieux qui ont opprimé Rome ne manquaient pas de +se rendre populaires par les assemblées, les spectacles et les +libéralités folles.» + +Il n'y a pas de République possible sans «l'ostracisme»; pour +maintenir la République, il faut pouvoir exiler Aristide, parce que ça +ennuie de l'entendre appeler le Juste; Alcibiade parce qu'il a coupé +la queue à son chien, et fait périr Socrate sans savoir pourquoi. + +Jusque-là, vous alliez assez bien,--vous vous étiez naturellement et +fatalement, au nom de la liberté, avancé vers le despotisme le plus +insolent;--vous combattez le suffrage universel, qui est le fondement +et le prétexte de votre gouvernement; vous attaquez la liberté de la +presse,--l'arche sainte quand vous n'étiez pas au pouvoir et quand +vous vous en serviez; vous êtes comme des acrobates et funambules qui +scieraient la corde sur laquelle ils dansent et font leurs tours. + +Mais voici que tout à coup vous devenez timides, et, au lieu de +«supprimer», vous chicanez, vous faites des procès qui vous perdent si +vous les perdez, qui achèvent de vous couvrir de honte et de ridicule +si vous les gagnez. + +Mon Dieu! pourvu que le brav'général ne mette pas cette phrase-là dans +une de ses lettres. + +A Atticus Naquet! + +Si cependant vous persévérez dans la voie où vous vous êtes engagés, +je vais, même dans cette voie, vous donner des avis utiles, mais à +condition que vous ne me dérangerez pas. + +Vous avez bien inutilement dérangé, ennuyé, troublé, «embêté», +beaucoup de témoins qui n'avaient rien vu, de complices qui ne +savaient rien ou ne voulaient rien dire, et auxquels vous avez donné +deux fois le temps de brûler ou de mettre en sûreté les papiers, +«pièces», etc., qui pouvaient les trahir.--Vous avez fait jaser des +cochers, des passants et des portières--et, par une étourderie ou par +un vertige étrange, vous avez oublié ou négligé les vrais coupables. + +Je ne dirai pas les complices du brav'général, mais les vrais +coupables; car c'est lui qui n'est que leur complice et qui n'a droit +dans la répression qu'à un rang tout à fait subalterne. + +Ces vrais coupables, je vais vous les révéler, vous les dénoncer; mais +il est bien convenu que vous me laisserez tranquille à mes roses et à +mon bateau. + +Un de vos principaux chefs d'accusation contre le général Boulanger +est la «tentative d'embauchage de l'armée». + +Eh bien, oui, il y a eu tentative d'embauchage et tentative suivie +d'effet. + +Mais cette tentative a été commise par les groupes, par le tas de +farceurs qui ont formé un ministère dans lequel ils l'ont fait +entrer.--Je ne vous dis pas leurs noms, parce que je ne charge pas ma +mémoire des noms de ces gens-là;--mais il vous sera facile de les +retrouver. + +Ce sont ceux qui, pensant avoir besoin d'un «sabre», ont appelé à eux +un général auquel, je l'ai déjà dit, il n'a peut-être manqué que les +occasions, mais à qui elles ont tout à fait manqué, pour sortir de la +foule des généraux. Un nom sans passé, sans illustration, et ils l'ont +choisi exprès dans ces conditions, parce qu'un nom plus éclatant par +lui-même, Mac-Mahon, Galliffet, le vieux Canrobert, etc., ou +n'auraient pas voulu de l'association, ou n'auraient pas fait espérer +d'être un instrument aussi docile, aussi dévoué, aussi obéissant. + +Une fois leur homme choisi, ils l'ont traité comme un ballon, comme un +pantin de baudruche; ils lui ont appliqué un chalumeau, et se sont mis +à souffler de tous leurs poumons pour l'enfler et le grossir; ils lui +ont permis, en l'aidant même, de capter la faveur des soldats des +chambrées par toutes sortes de menues concessions, de flatteries, et +de «douceurs». + +C'est là qu'il y a eu embauchage, embauchage du général par ses +coministres, embauchage des soldats par le général et surtout par +lesdits coministres. + +Voilà les vrais coupables, et je n'ai pas ouï dire que vous vous soyez +jusqu'ici adressé à eux. + +Complices aussi ceux qui l'ont accusé, attaqué maladroitement et +sottement: les Floquet, les Freycinet, les Lockroy, gens plus récents +dont je n'ai pas encore oublié les noms. + +Complice, ce grotesque Jacques qu'ils ont opposé au brav'général, +autre pantin de baudruche qu'ils ont en vain soufflé de leurs poumons +fatigués, et qui n'a pu se dilater et grossir suffisamment. + +Complice, ce M. Antoine, qui va discourir et pérorer dans les +départements. + +Complice, la majorité de la Chambre des députés. + +Complice, vous aussi, monsieur le procureur général, qui me semblez +conduire l'affaire avec plus de passion ou plus de complaisance que de +sagacité et de savoir-faire. + +Voilà les vrais auteurs, les vrais coupables. J'espère que vous me +saurez gré de vous avoir ainsi éclairé. + +Vous savez maintenant tout ce que je sais sur cette affaire; je ne +vous en dirais pas davantage au Luxembourg. + +Si j'apprends quelque autre chose et du nouveau, je m'empresserai de +vous le communiquer. + +Je suis, monsieur le procureur, avec tous les sentiments que l'on a +au bas d'une lettre, + + Votre serviteur, + A. K. + + +II + +LE CENTENAIRE DE 1789 + +Vous mentez! + +Ce n'est pas le centenaire de 1789 que vous voulez célébrer. + +C'est le centenaire de 1792 et de 1793 que vous voulez fêter, en en +rappelant les traditions, en en renouvelant et continuant les +criminelles et monstrueuses folies. Vous mentez, et je vais le +prouver, non aux soi-disant républicains, qui le savent aussi bien que +moi, mais aux naïfs, aux crédules, aux ignorants, aux jobards qui se +laissent endoctriner et atteler au cheval de Troie, _machina foeta +armis_, qu'ils traîneront dans la ville pour achever de la ruiner. + +Louis XIV, Louis le Grand, le plus despote des rois et le plus égoïste +des hommes, possédait une faculté de premier ordre pour un roi, «la +science du choix»;--il se trouvait lui-même trop grand pour avoir à +craindre d'approcher de lui les grands hommes qu'il avait la +conscience de toujours surpasser ou plutôt qu'il absorbait comme des +rayons à ajouter à son soleil, auquel ils appartenaient;--en dehors de +cela, il «aimait la guerre», comme il se le reprocha en +mourant;--amour singulier pour la guerre, dont il n'avait ni la +science, ni les instincts, ni le tempérament;--personne n'était moins +guerrier,--mais c'était une occasion, un piédestal pour recevoir des +louanges dont il était insatiable, louanges qu'il prenait tellement au +sérieux qu'il avait fini par se croire lui-même un héros. + +La France était à lui et aussi les hommes de la France, et le sang et +l'argent de ces hommes tout lui appartenait, et il ne croyait en +devoir compte à personne. + +Sur la fin de sa vie, il l'avait tellement épuisée qu'il fut un moment +obligé de faire négocier trente-deux millions de billets pour se +procurer huit millions en espèces;--dans son règne il avait dépensé +dix-huit milliards.--Il laissa la France endettée de quatre milliards +cinq cents millions; ajoutez le scandale de ses amours effrontément +publiques et ruineuses pour le pays. C'était le despotisme sous la +forme la plus cruelle, la plus dangereuse, la plus intolérable. + +Le peuple français ne bougea pas. + +Louis XV le _Bien-Aimé_, s'amusait davantage, quoique avec moins de +faste, mais sans plus d'économie, et, quant à ses amours, il descendit +graduellement jusqu'à la crapule.--La France subit de grandes +humiliations en rendant toutes ses conquêtes par le second traité de +paix d'Aix-la-Chapelle, par la sanglante défaite de Forbach et la +guerre de Sept ans, par le traité de Paris, qui céda le Canada à +l'Angleterre. + +Le peuple français ne bougea pas. + +Les parlements ayant risqué des réprimandes furent simplement exilées +et supprimées. + +Le duc de Berry monte sur le trône sous le nom de Louis XVI. Il +refuse le don onéreux du joyeux avènement, de même que sa femme +«la ceinture de la reine»; il supprime une partie de sa maison +militaire,--fait disparaître tout le faste de la royauté, restreint +ses dépenses personnelles à des actes de bienfaisance, abolit +la torture,--supprime les lettres de cachet, délivre les prisonniers +de laBastille,--rappelle les parlements, met au ministère les hommes +que lui désigne l'opinion publique--entre autres deux hommes éminents +par la science, par l'honnêteté, par les moeurs, par le caractère: +Malesherbes et Turgot;--crée la Caisse d'escompte. La France se +trouvait en face d'un déficit qui datait des règnes précédents et +s'élevant à cinquante-cinq millions,--chiffre qui ferait lever les +épaules à nos maîtres d'aujourd'hui. Il cherche, demande et accepte +des conseils. A cet effet, il convoque les États généraux. Les députés +envoyés à Paris arrivent avec des cahiers imposés par leurs +commettants; tous ces cahiers, sans exception, veulent la monarchie +héréditaire et l'inviolabilité du roi. + +Dans la nuit du 4 août 1789,--la noblesse et le clergé renoncent +à leurs droits et privilèges--et Louis XVI est déclaré à +l'unanimité--«restaurateur de la liberté de la France.» + +C'était une immense révolution que celle qui avait lieu dans le +gouvernement, dans les moeurs, dans la liberté,--comparée aux deux +règnes précédents; c'était bien au delà de ce qu'on avait pu espérer, +même désirer: c'était l'entrée dans une ère nouvelle--d'égalité, de +liberté, d'amour du peuple,--d'économie, de prospérité. La sagesse, le +bon sens, la justice étaient d'arrêter là--et d'attendre de l'avenir +les progrès peut-être désirables, mais non encore définis qu'on +pourrait désirer. + +Mais l'audace qu'on n'avait pas eue contre le despotisme humiliant, +contre les scandales ruineux, se montra contre un roi honnête, +vertueux, ami du peuple--qui avait eu l'imprudence de dire, un jour +d'émeute: «Je ne consentirai jamais à ce qu'une goutte de sang +français coule pour ma défense.» Alors on l'attaqua. + +C'était bête, c'était lâche,--deux des éléments constitutifs de la +cruauté. + +Cela rappelle un vaudeville joué autrefois par le célèbre acteur +Potier--_les Inconvénients de la diligence_.--Un voleur a établi à un +tournant de la route trois manches à balai fichés en terre et coiffés +d'un vieux chapeau, vêtus d'une vieille capote et armés d'un +bâton étendu comme un fusil en joue. Cela fait, il arrête la +diligence qui passe le soir, et les voyageurs, effrayés par le +nombre des agresseurs, n'opposent pas une inutile et dangereuse +résistance,--Potier tombe la face à terre devant un des manches à +balai--et sans oser relever la tête lui dit: + +--Monsieur le voleur, honorable voleur, ne me tuez pas, ne me faites +pas de mal, je ne pense même pas à me défendre; voici ma montre; c'est +un bréguet que je vous recommande; je la monte tous les soirs à neuf +heures; elle n'avance ni ne retarde pas d'une minute en six mois; +vous en serez content. Voulez-vous mon habit, voulez-vous ma culotte? + +Mais, comme la main offrant la bourse et la montre ne sent pas une +autre main qui les prenne, il lève la tête, regarde l'ennemi et +s'aperçoit de sa supercherie;--alors il se relève furieux, tombe sur +le mannequin à coups de parapluie. Ah! coquin! ah! voleur! tu n'es +qu'un mannequin?--Je vais t'arranger, tu sauras que tu as affaire à M. +Prud'homme, je ne suis pas quelqu'un qu'on effraye--et, en s'adressant +à moi, on trouve à qui parler. + +Les coquins, les bavards, les ambitieux, les avides persuadèrent à la +populace qu'elle était le peuple, et que ce peuple avait héroïquement +pris et détruit la Bastille, laquelle n'existait plus depuis treize +ans, c'est-à-dire depuis que le roi et Malesherbes avaient ouvert les +portes aux prisonniers et supprimé les lettres de cachet; le bâtiment +de la Bastille était non défendu, mais gardé par quelques invalides +qui furent massacrés. + +Pendant ce temps, que faisait le roi? + +Il écrivait à un de ses amis: + +«Sous le gouvernement des rois qui m'ont précédé, monsieur, des +circonstances malheureuses et imprévues ont formé la dette publique; +j'ai cherché tous les moyens de l'éteindre; j'ai consulté les hommes +qui joignirent la théorie à la pratique; j'ai confié les places +administratives, en cette partie, aux financiers les plus habiles: ils +ne m'ont offert pour remède que des emprunts, des impôts, ou la +banqueroute; des projets désastreux de banque, ou des actes +frauduleux... Ruiner l'État ou pressurer le peuple, voilà tout leur +secret! Ce n'est pas ainsi que Sully acquittait les dettes contractées +par le bon Henri, après une guerre longue et sanglante, lorsque les +forfaits de la Ligue, la haine des catholiques et la méfiance des +protestants semblèrent ôter toute confiance. Sully ne se borna point à +de bizarres spéculations, il méprisait les esprits systématiques: ce +n'est que dans l'économie qu'il trouvait des ressources. Exciter +l'industrie, protéger l'agriculture, encourager le commerce: voilà +toute sa politique, toutes ses ressources et tous ses moyens +financiers. Je ne m'étonne plus si mon aïeul, le grand Henri, que mon +coeur chérit et révère, avait acquis, par les services de cet +excellent ministre, le coeur des Français. Henri était adoré, et +cependant j'ose vous assurer qu'il ne pouvait pas aimer le peuple +d'un amour plus tendre que celui que je porte à tous mes sujets.» + +Il écrivait à Malesherbes: + +«Entouré, comme je le suis, d'hommes qui ont intérêt à égarer mes +principes, à empêcher que l'opinion publique ne parvienne jusqu'à moi, +il est de la plus haute importance, pour la prospérité de mon règne, +que mes yeux se reposent avec satisfaction sur quelques sages de mon +choix; que je puisse appeler les amis de mon coeur, et qui +m'avertissent de mes erreurs avant qu'elles aient influé sur la +destinée de vingt-quatre millions d'hommes. + +»Mon cher Malesherbes, vous me demandez votre retraite? Non, je ne +vous l'accorderai pas, vous êtes trop nécessaire à mon service; et, +quand vous aurez lu cette lettre en entier, je connais assez votre âme +sensible pour ne pas croire que vous cesserez de me la demander. + +»Vous balançâtes longtemps à venir respirer à la cour un air qui +convenait peu à la touchante simplicité de vos moeurs; mais Turgot +vous fit entendre qu'il ne pouvait pas sans vous opérer un bien +durable: il vous décida, et je l'en estimai davantage. + +»Vous avez commencé votre ministère avec une vigueur qui ne +contrariait pas mes principes: on se plaignait des lettres de cachet, +dont votre prédécesseur disposait au gré de ses favorites, et vous +avez refusé d'en faire usage. La Bastille regorgeait de prisonniers +qui, après plusieurs années de détention, ignoraient quelquefois leurs +crimes; et vous avez rendu à la liberté tous les hommes à qui on ne +reprochait que d'avoir déplu à ces messieurs en faveur, et tous les +coupables qui avaient été trop punis. + +»Temps plus heureux, le moment si cher à mon coeur, où, bannissant une +vaine pompe, je n'aurai plus d'autre maison que les hommes de bien, +tels que vous, qui m'entourent; et pour gardes les coeurs des +Français.» + +Voyons maintenant comment, dans l'éducation de son fils, il préparait +un roi pour la France. + +A l'instituteur du dauphin: + +«Vous avez à former le coeur, l'esprit et le corps d'un enfant. + +»L'exemple, de sages conseils, des louanges accordées avec art et des +réprimandes toujours faites avec douceur feront naître dans le coeur +de votre jeune élève la douce sensibilité, la honte de la faute, +l'envie de bien faire, une louable émulation et le désir de plaire à +son instituteur. + +»Peu de livres, mais bien choisis; des livres élémentaires, clairs, +précis et méthodiques; une aimable occupation qui ne fatigue point la +mémoire, qui excite la curiosité, donne le goût de l'étude et l'amour +du travail doivent former bientôt l'esprit d'un enfant bien organisé, +docile et studieux. + +»Je ne serais pas fâché que mon fils s'occupât d'un état mécanique +dans les moments de loisir ou pendant les récréations. Je sais bien +que certaines gens me blâment, qu'ils trouvent plaisant de me voir +joindre les instruments de la serrurerie au sceptre des rois. Je tiens +ce goût de mes aïeux; un de nos sages philosophes par excellence a +fait mon apologie: mon fils ne sera que trop tenté d'imiter un jour +ceux de ses ancêtres qui ne furent recommandables que par des exploits +guerriers. La gloire militaire tourne la tête. Eh! quelle gloire que +celle qui répand des flots de sang humain et ravage l'univers! +Apprenez-lui, avec Fénelon, que les princes pacifiques sont les seuls +dont les peuples conservent un religieux souvenir. Le premier devoir +d'un prince est de rendre un peuple heureux: s'il sait être roi, il +saura toujours bien défendre le peuple et sa couronne. + +»Il faut le familiariser avec nos bons auteurs français, afin de +développer dans ses facultés intellectuelles cette pureté d'expression +que doit avoir, dans ses paroles et ses écrits, un prince que tous les +sujets auront droit un jour de juger. + +»Ce n'est point des exploits d'Alexandre ni de Charles XII dont il +faut entretenir votre élève: ces princes sont des météores qui ont +protégé le commerce, agrandi la sphère des arts, enfin des rois tels +qu'il les faut aux peuples, et non tels que l'histoire se plaît à les +louer. + +»En attendant que votre jeune élève apprenne l'art de régner, faites +réfléchir sur lui le miroir de la vérité sur tout ce qui peut lui +rappeler qu'il n'est au-dessus des autres hommes que pour les rendre +heureux. + +»Je me réserverai certains moments pour apprendre à mon fils la +géographie, bientôt les premiers éléments de l'histoire lui seront +développés, nous déroulerons devant lui les annales des peuples +anciens et modernes. + +»Souvenez-vous de lui enseigner que c'est lorsqu'on peut tout qu'il +faut être très sobre de son autorité. Les lois sont les colonnes du +trône: si on les viole, les peuples se croient déliés de leurs +engagements.» + +Il semble que Louis XVII eût été mieux élevé pour être un grand et +bon roi que ne l'ont été MM. Ferry, Constans, Lockroy, Rouvier, +Freycinet, Tirard, Floquet, Laguerre, Vergoin, sans compter la horde +des affamés qui se disputent les lambeaux de la France. + +On a guillotiné Louis XVI, sa femme et sa sainte soeur, et on a fait +mourir le dauphin de misère dans une prison. + +Vous mentez! + +Ce n'est pas 1789, mais 1792 et 1793 que vous voulez célébrer, +rappeler et ramener, parce que là seulement vous voyez satisfaction à +vos ambitions, à vos vanités, à vos appétits. + +Les gouvernements étrangers ne s'y trompent pas et ne permettent pas à +leurs ambassadeurs d'assister à cette comédie, à cette mascarade. + +Aujourd'hui, après un siècle de guerres étrangères et intestines, +après des pillages, des ruines, des misères de tout genre, nous sommes +moins avancés dans la liberté que nous l'étions après la nuit du 4 +août. + +Si Louis XVI avait alors--et la France et l'impartiale histoire +peuvent lui reprocher de ne pas l'avoir fait--si Louis XVI avait +fait pendre une demi-douzaine de scélérats et de monstres et envoyé +pérorer dans quelques colonies une cinquantaine de bavards,--monstres +et bavards qui, plus tard, mais trop tard, se sont entre +guillotinés,--quelques-uns se réservant pour l'antichambre +de Napoléon!--Louis XVI eût épargné à la France neuf cent +quatre-vingt-neuf mille huit cent seize femmes, hommes, enfants, +guillotinés, mitraillés, noyés, massacrés avec des raffinements de +cruauté sauvage,--le pillage, le gaspillage effréné de la fortune +publique,--la banqueroute. Il eût épargné les cinq millions de +cadavres français laissés sur les champs de bataille--et deux +invasions. Il nous eût épargné la haine et la défiance de l'Europe +dont nous souffrons encore aujourd'hui. + +Combien eût été différent le sort de la France si Louis XVI, finissant +ses jours sur le trône, eût laissé pour continuer son oeuvre le fils +qu'il élevait si soigneusement pour le bonheur de la France! + +En 1830, la Providence nous permit de renouer le fil de la tradition +et de repartir de 1789. + +Nous dûmes à cette phase heureuse dix-huit années d'une prospérité, +d'un éclat en tous genres; dix-huit années dont on ne trouverait +peut-être pas l'équivalent dans toute notre histoire,--la haine et la +rancune de l'Europe s'étaient calmées, presque effacées. Les Français +ont préféré une parodie de l'Empire avec une troisième invasion et un +nouvel isolement de la France, puis une parodie de 1792 et 1793. +--C'est là que vous voulez en revenir, car vous élevez des statues à +Étienne Marcel, assassin et traître qui allait livrer Paris à Charles +le Mauvais, lorsqu'il eût la tête fendue par un bourgeois; à Danton, +l'instigateur des massacres de Septembre.--Mais, pour célébrer +justement, honnêtement, heureusement le centenaire de 1789, c'est aux +quatre victimes assassinées,--Louis XVI, Marie-Antoinette, Madame +Elisabeth et le petit dauphin, qu'il faudrait élever un monument +national, symbole de regrets et d'expiation. C'est à Malesherbes, +à Turgot qu'il faudrait élever des statues. Il faudrait renouer +encore une fois le fil de la tradition de 1789.--Vous avez encore +cette belle, noble et surtout si française famille d'Orléans; ses +membres n'ont aucun besoin de vous, ni comme fortune ni comme +illustration,--mais ils sont prêts à se dévouer au salut de la France. + +Si j'avais l'honneur--ça s'appelle-t-il encore comme cela--d'être +député,--je monterais à la tribune et je proposerais de mettre aux +voix cette motion; + +«Pas de mensonges, pas de quiproquos; l'Assemblée nationale s'associe +pleinement à la célébration du centenaire de 1789,--c'est-à-dire à +l'abolition du despotisme, à l'extinction des privilèges, à l'égalité +devant la loi, à la liberté dont Louis XVI fut unanimement déclaré le +restaurateur. Mais, en même temps, elle affirme son horreur et son +mépris pour les cruautés et les folies de 1792 et de 1793.» + +Il serait curieux et instructif pour les électeurs de voir ceux qui se +dérobaient à ce vote. + + + + +LES PRIX DE BEAUTÉ + + +A Vienne, à Spa, à Turin, à Nice, on vient de décerner des prix de +beauté. + +Quelques doutes se sont élevés à ce sujet dans mon esprit;--je vais +vous les dire,--peut-être quelqu'un pourra les dissiper. + +Quels sont--quels peuvent être les juges? quelles garanties aura-t-on +de leur compétence, de leur goût, de leur équité, de leur +incorruptibilité? + +Ils sont assez rares, les hommes qui se connaissent véritablement en +beauté féminine.--Combien savent par la pensée séparer une femme de sa +parure, et ne pas trouver plus jolie que les autres celle qui est la +plus «à la mode». + +Dans le fameux jugement de Pâris, qui eut pour résultat la ruine de +Troie, l'_Iliade_, l'_Odyssée_ et l'_Énéide_,--Vénus, malgré sa +supériorité sur Junon et Pallas,--eut des doutes au dernier moment, et +ne dédaigna pas de corrompre Pâris en lui promettant Hélène! + +Les concurrentes--quelles diablesses de femmes peuvent êtres ces +concurrentes?--se présenteront-elles aux yeux des juges en grande +toilette, ou telles que la peinture nous a si souvent représenté les +trois déesses,--seul costume convenable pour un jugement sérieux.--Si +les candidates sont vêtues, il ne s'agit plus que du visage, et la +tête n'est en hauteur que la septième partie d'une femme bien +proportionnée;--si elles sont nues, comme fit la princesse Borghèse +devant Canova, laissant la pudeur pour éterniser la beauté, les juges +conserveront-ils leur sang-froid? + +Les concurrentes elles-mêmes ont-elles des idées suffisamment justes +et arrêtées sur les charmes qu'elles apportent au combat? Je soupçonne +les femmes de ne pas entendre grand'chose à leur propre +beauté.--Autrement permettraient-elles à des modes absurdes--tantôt de +leur faire les bras plus gros que la taille, les _manches à gigot_; +tantôt de leur mettre, par les hautes coiffures, les visage au milieu +du corps; tantôt de leur faire un gros ventre--ou un gros derrière, +que la mode vient placer à sa fantaisie parfois au milieu du dos? + +Combien mourraient désespérées dans la nuit si, en se déshabillant le +soir telles se trouvaient construites comme elles se sont évertuées à +le faire le jour! + +Les femmes se scandalisent sans cesse des succès qu'obtiennent auprès +des hommes certaines femmes qu'elles déclarent des «laiderons». + +C'est qu'il faut diviser la beauté en deux espèces très souvent fort +différentes. + +Il y a la beauté qui se prouve--et la beauté qui s'éprouve. + +La première a des règles fixes souvent imaginées et pour le moins +consacrées par les arts;--c'est une question, ou plutôt une grammaire, +une syntaxe qui dit inflexiblement comment on doit avoir le front, le +nez, les yeux, les hanches, les jambes, les mains, etc. + +Mais tout cela réuni peut laisser celles qui le possèdent manquer d'un +don qui l'emporte victorieusement sur cette réunion:--c'est le +charme,--et c'est ce qui constitue la seconde, c'est-à-dire la beauté +qui s'éprouve, qui émeut, qui trouble, qui fascine. + +La beauté, qui se prouve et dont les conditions peuvent changer et +changent très souvent, exige un petit front, un petit nez droit; elle +fixe la dimension et la forme légale des yeux, mais elle ne tient pas +compte du regard. + +Or les yeux sont des fenêtres où viennent se montrer l'âme et +l'esprit.--Que deviendraient les plus grandes, les plus belles, les +plus correctes fenêtres s'il ne s'y montrait personne? + +A propos du nez, parlerons-nous du petit nez retroussé de Roxelane, +qui changea les lois d'un empire? + +Le soulier de Rodolphe ne la portera-t-il pas sur le trône? + +Les femmes ne croiront jamais qu'on puisse avoir les yeux trop grands, +la bouche et les pieds trop petits, la taille trop menue. + +Le plus sûr encore pour elles, c'est de juger de leur propre beauté +par le succès qu'elles obtiennent sur les hommes qu'elles ont attirés; +mais, là encore, elles peuvent se tromper:--les hommes, dans leurs +préférences, se soumettent aussi à la mode. + +J'ai vu, dans le cours relativement restreint de ma vie, les femmes +maigres et vertes à la mode, et une noble Italienne, qui portait à +l'excès ces deux dons, être entourée, comblée d'hommages pendant dix +ans;--puis les femmes maigres et vertes ont été remplacées par les +beautés plantureuses et colorées de Rubens. J'ai vu les cheveux roux +honnis d'abord, puis ensuite adorés au point de faire gâter les plus +belles chevelures noires, brunes ou blondes par des teintures +vénéneuses.--J'ai vu plus d'une fois telle femme médiocrement et même +point du tout belle, mais se déclarant elle-même, s'établissant, +s'installant jolie femme et disant: «Nous autres jolies femmes,» et, +au besoin, se plaignant «du don funeste de la beauté», qui expose les +jolies femmes à tant de périls, être entourée, courtisée +préférablement à d'autres réellement belles ou jolies, à peu près +comme les fermières mettent un faux oeuf, un oeuf de plâtre, dans le +nid où elles veulent que leurs poules aillent pondre. + +Un autre point qui abuse certaines femmes: telle vous dira, avec une +mine hypocritement fâchée: «Mon Dieu que les hommes sont ennuyeux, +_on_ ne peut se montrer dans la rue sans être «dévisagée» et suivie! + +Mais, ma chère petite,--tu te glorifies de ce qui te devrait te faire +rougir de honte,--regarde cette autre femme bien plus belle que toi +qui n'est guère regardée ni surtout suivie;--eh bien, les hommes ne +«l'ennuient» pas, ne la «dévisagent» pas, de même qu'elle est moins +entourée que toi dans un salon.--Prends garde, examine, surveille, au +besoin modifie tes «toilettes», ta démarche, tes attitudes, tes airs +de tête,--il y a là quelque chose à corriger;--ces hommes si +«ennuyeux» ne veulent pas perdre leur temps ni «payer trop cher». +Quand ils suivent une femme dans la rue, c'est qu'elle a le malheur de +leur inspirer la pensée que ce genre d'attaque peut réussir--et les +mener à un but qui n'a pas de quoi t'enorgueillir;--combien, même au +salon, doivent ce qu'elles croient un succès à une apparence de +facilité,--tandis que cette femme que tu vois moins entourée, jamais +suivie dans la rue doit ce que tu crois un abandon, une infériorité, +une défaite à la parfaite correction, à la sévérité de son costume, de +sa démarche, de ses attitudes, de ses airs de tête, de ses +regards;--sa longue jupe tombe sur ses pieds à plis lourds et +inflexibles comme du plomb--et ne permet pas à l'imagination de se +figurer ces plis dans un autre sens que la perpendiculaire; ses +vêtements semblent rigoureusement attachés à sa personne comme les +plumes à l'oiseau,--tandis que, pour toi, il semble que la moindre +brise, peut-être même le vent d'un soupir, peut déranger les plis de +ta robe, les agiter, les rendre transversaux, les chiffonner. + +Il y avait autrefois un usage général que quelques-unes seulement +aujourd'hui conservent; c'était de ne paraître dans la rue, à la +promenade et dans les lieux publics que modestement, simplement, +austèrement vêtues--presque sous le domino du bal masqué,--de passer +inaperçue;--on laissait les triomphes de la rue aux filles qui n'ont +pas de salons. + +Il en est aujourd'hui beaucoup trop qui, voyant leurs salons +abandonnés pour les cercles, elles-même délaissées pour les «filles», +ont voulu engager le combat et aller braver et vaincre leur indignes +rivales là où elles pouvaient les rencontrer;--de là à s'enquérir de +la modiste de telle courtisane, de la couturière de telle «impure» +dont elles savent les noms et la demeure; de là à imiter leurs +costumes et, par une pente insensible, leurs allures, il n'y avait que +quelques pas qu'elles ont vite franchis.--Et tout cela pour se faire +battre, car, comme filles, elles sont toujours moins filles que les +vraies filles;--très peu même peuvent lutter de luxe avec elles, car +une «honnête femme» ne peut guère ruiner que son mari et, à la +rigueur, un amant,--tandis que les filles ruinent le public;--elles +n'ont pas compris, elles ne comprennent pas que c'était en sens +contraire qu'il fallait engager la lutte, qu'il fallait être «autres», +ce grand charme! qu'il fallait rendre leurs salons plus rigoureux, +plus fermés, plus solennels, et elles-mêmes plus sévères, plus +majestueuses, plus imposantes et rester et être plus que jamais d'une +autre espèce, presque d'un autre sexe que les filles,--redevenir les +grandes justicières de la société,--faire comprendre que, pour leur +plaire, il ne suffit pas d'être riche, habillée à la mode, d'être +«chic», mais que leurs préférences sont absolument réservées aux plus +braves, aux plus spirituels aux plus distingués, aux plus +respectueux... en public. + +Je parlais de salons fermés,--c'est-à-dire de salons où il faut, pour +y être admis, remplir certaines conditions;--aujourd'hui, sauf +quelques rares exceptions,--on veut la foule--la publicité; on a soin +d'inviter des journalistes pour qu'ils entretiennent leurs lecteurs +des magnificences, des splendeurs, de tel dîner, de telle soirée, de +tel bal. + +Avec le «menu» du dîner--la parure des femmes, on les flatte, on les +cajole pour avoir un «bon article», sauf à dire ensuite: «Mon Dieu, +que ces journaux sont insupportables!» + + +Un homme était éperdument amoureux d'une femme douée de cette +puissance, de ce charme magnétique, plus triomphant que les plus rares +et les plus incontestables beautés;--une autre femme scandalisée de +cette influence que naturellement elle ne pouvait sentir ni +comprendre, lui dit: «Mais, enfin, elle n'est pas jolie.--Peut-être, +répondit l'amoureux, mais elle est pire.» + + +Il est un autre genre, sinon de beauté, du moins de puissance tout à +fait relative,--c'est d'être «autre». Eûtes-vous, Madame, toutes les +perfections de formes, d'élégance, de teint, d'expression; fûtes-vous +Vénus elle-même, il est un succès que vous ne pouvez atteindre, c'est +d'être une autre,--et vous risquez fort d'être vaincue par une femme +qui n'aura que ce seul avantage,--fût-elle d'une figure médiocre et +même laide. + +Quelques femmes cependant--mais très rares--ont le don de se +métamorphoser d'un jour ou d'une heure à l'autre, de n'être jamais la +même, de composer d'une seule femme un harem complet; mais ne croyez +pas que ce don-là, peu prodigué par la Providence, se puisse obtenir +en se déguisant, en se métamorphosant;--non, il est natif, naturel et +dépend plus du caractère, du tempérament que des conditions +extérieures;--il ne suffit pas cependant d'être capricieuse, quoique +cela n'y nuise pas. + + +A propos de se déguiser, une preuve: les femmes n'entendent pas +toujours grand'chose à leur propre beauté, c'est l'adoption immédiate +et universelle dans le monde entier de telle ou telle forme de +vêtements, de coiffures, de chaussures, de telle ou telle +couleur;--formes et couleurs qui rompent follement les harmonies, qui +tiennent une si grande place dans la beauté. + + +Ce n'est pas d'aujourd'hui ni même d'hier que date la mode des cheveux +rouges, mode intermittente; car cette couleur a été, à certaines +époques, méprisée, haïe, proscrite. + +Nous la voyons admise du temps de _Martial_! qui envoie un _savon_ à +une belle Romaine en lui disant: + +«Recevez ce savon; son écume mordante allume et rougit la chevelure +des Teutones, et rendra la vôtre plus belle encore que celle des +captives de ce pays.» + + _Caustic Teutanicos accendit spuma capillos._ + +Juvénal nous montre Messaline--préférant un grabat au lit impérial, +s'en allant la nuit cachant ses cheveux noirs sous une perruque jaune. + + _Nigrum flavo crinem abscondante_ + +A une époque où sévissait dans sa plus grande intensité la mode des +cheveux rouges, où tant de femmes gâtaient et perdaient de belles +chevelures noires, blondes et brunes, les empoisonnant de drogues +corrosives, un homme de ma connaissance s'éprit jusqu'à la frénésie +d'une jeune fille à la crinière orange qu'il rencontrait dans le +monde.--Il faut dire que nous étions en pays italien,--et que, au +milieu des teints d'ivoire d'un blanc mat, des cheveux d'un noir +reflété de bleu,--des yeux de velours noir, cette peau de l'étoffe et +de la couleur des roses pâles comme «le Souvenir de la _Malmaison_ ou +le _Captain Christy_, ces yeux de turquoise, cette abondante +chevelure rutilante, il était impossible d'être plus «autre» et d'en +bénéficier davantage, et, à ce titre, elle excitait plus d'admiration +qu'il ne lui en était légitimement dû.--Un des amis de l'amoureux +s'avisa, dans une intention qu'il croyait bonne, de le conduire un +jour sans l'avertir, dans un jardin où il savait que la belle rousse +avait coutume de se promener tous les matins pour prendre l'air avec +toute sa famille; là, il vit non seulement l'objet adoré, mais aussi +la mère qui n'allait plus dans le monde et qu'il ne connaissait pas, +de même que deux soeurs de la belle qui n'y allaient pas encore, âgées +l'une de seize ans, l'autre de quatorze;--plus encore, deux autres +petites filles et deux petits garçons, tous avec la même chevelure +enflammée; là, au milieu d'eux, tous en restant une jolie fille, comme +elle l'était en effet, elle perdit l'avantage de l'étrangeté et du +contraste, elle ne restait plus «autre». + +L'ami se vanta plus tard d'avoir guéri l'amoureux. + +Je ne l'eusse pas fait ni même tenté--estimant, comme je le fais, que +l'amour, loin d'être une maladie qu'on doive s'efforcer de guérir, +est, au contraire, l'état le plus complet de la pleine et heureuse +santé du corps, de l'esprit et de l'âme--et qu'il vaut cent fois mieux +un amour, même fou, même malheureux, que pas d'amour. + + +De même que ce vrai savant, le centenaire Chevreul, avec autant +d'esprit que de bon sens en constatant que la science est un chemin +dont personne n'a vu la fin,--se dit «le doyen des étudiants» de même, +pour ceux qui ont étudié la femme, on est obligé de s'avouer qu'on ne +sait pas grand'chose et qu'il faut se dire étudiant de première, de +seconde, de trentième, de centième année, ès problèmes sans solution, +ès hiéroglyphes indéchiffrables, ès énigmes sans mot dans cette +charmante, terrible et périlleuse étude. + +On a beau apprendre tous les jours quelque chose, on finit par +découvrir qu'on ne sait à peu près rien; cependant, m'étant quelque +peu livré à l'attrait de cette étude ardue et vertigineuse, je ne me +lasse pas de chercher partout des lumières et même des lueurs; j'en +demande même aux saints, et je veux communiquer à mes lecteurs ce que +m'ont enseigné et ce que m'ont appris à ce sujet saint Bernard et +surtout saint François de Sales. + +Saint Bernard tenait pour une oeuvre plus miraculeuse que de +ressusciter les morts, de converser souvent en termes familiers avec +des femmes sans perdre quelque chose de la chasteté du coeur ou +quelquefois sans la perdre tout entière. + +Un jour, raconte l'évêque de Belley, Pierre Camus, on parlait à saint +François de Sales d'une _dame_ de son pays et un peu sa parente, et, +comme on disait que c'était la plus belle femme de cette contrée, il +se tourna vers moi et me dit: «Je l'ai déjà ouï dire à plusieurs.»--Je +lui répondis un peu brusquement: «Vous la voyez souvent, elle est +votre parente d'assez proche; comment en parlez-vous ainsi sur le +rapport d'autrui? + +Il me répondit avec sa simplicité ordinaire: + +«--Il est vrai que je l'ai vue souvent et que je lui ai parlé beaucoup +de fois; mais je puis vous assurer que je ne l'ai pas encore regardée. + +--Mon père, lui dis-je, comment faut-il faire pour voir les gens sans +les regarder? + +--Cette personne, me répondit-il, est d'un sexe qu'on peut voir, mais +qu'il ne faut pas regarder; il le faut voir superficiellement et en +général pour distinguer que c'est une femme à qui on parle, et se +tenir sur ses gardes pour ne la regarder pas fixement et d'un regard +trop arrêté et trop discernant.» + +Au fond, François de Sales aimait les femmes--au moins avec une +tendresse et une indulgences paternelles,--mais il se défiait d'elles +et surtout de lui-même;--ce que je viens de citer en est la preuve. + +Quelqu'un lui disait un jour qu'on était surpris qu'une personne de +«grande qualité» et de grande dévotion, qui était sous sa conduite, +n'avait pas seulement quitté les pendeloques et les diamants aux +oreilles. Il répondit: + +«--Je vous assure que je ne sais pas seulement si elle a des oreilles; +ces pendeloques, ce sont mondanités féminines de l'essence de ce sexe, +et puis je crois que la sainte femme Rébecca, qui était bien aussi +vertueuse que cette dame, ne perdit rien de sa sainteté pour porter +les pendants d'oreilles qu'Éliézer lui apporta de la part d'Isaac.» + +Comme il était bienveillant, modeste et ne craignait pas la vérité ni +les observations, quelqu'un lui dit un jour assez indiscrètement que +l'on ne voyait que des femmes autour de lui. + +«--Sans comparaison, répondit-il, il en était de même de Jésus-Christ, +et les pharisiens en murmuraient. + +--Mais, répliqua la même personne, je ne sais pourquoi ni à quoi elles +s'amusent autour de vous; car je ne m'aperçois pas que vous jasiez +beaucoup avec elles, ni que vous leur disiez grand'chose.--Et +comptez-vous pour rien, repartit François de Sales, de les laisser +tout dire? Elles ont plus de besoin et de désir d'oreilles pour les +écouter que des langues qui leur parlent et leur répondent;--elles en +disent pour elles et pour moi;--c'est cette facilité à les écouter qui +les fait s'empresser autour de moi.--Les femmes seraient trop faibles +et désarmées, sans la langue qui est leur épée, et elles ne la +laissent pas se rouiller.» + +Quelqu'un que j'ai quelques raisons de ne pas nommer ajoute à ce +secret, pour se concilier les femmes, de les écouter, de les +encourager à parler et à tout dire, et aussi de faire semblant de les +croire. + + +On a pu voir longtemps, en consultant les archives et les statistiques +de la justice, que les femmes commettaient moins de crimes que les +hommes, et cela dans une proportion assez grande; quelques-uns +attribuaient cette différence à la douceur naturelle du beau sexe; +d'autres, avec plus de raison, l'attribuaient à ceci, que la plupart +des crimes commis par les hommes étaient commis pour les femmes;--d'où +cet aphorisme généralement adopté par la justice: «Quand un crime est +commis, cherchez la femme.» Mais il faut constater aujourd'hui que +cette proportion n'est déjà plus la même et tend encore tous les jours +à se rapprocher de l'égalité,--c'est une conséquence fatale d'une +modification dans le caractère féminin.--Les femmes tendent à se +_masculiniser_,--elles veulent être médecins, avocats, savants;--le +nombre des femmes de lettres s'est prodigieusement accru. + +Autrefois, elles inspiraient des vers et des crimes; aujourd'hui, +elles commettent les vers et les crimes elles-mêmes; sur ce second +point, encouragées qu'elles sont par l'indulgence singulière du +jury,--qui acquitte ou ne frappe que de peines légères les femmes qui +déclarent digne de mort l'infidélité des hommes; elles défigurent, à +l'aide du vitriol, les hommes qui cessent de les aimer et leur crèvent +les yeux, jugés inutiles et coupables, lorsqu'ils ne sont plus +consacrés uniquement à les admirer. + +Le mariage légal était autrefois indissoluble;--le divorce aujourd'hui +y a mis ordre. + +Il n'y a plus d'insolubles que les unions illégitimes, grâce à la +crainte du vitriol et à l'indulgence de la justice envers les Arianes +abandonnées. + +Et, partant de ce point, je terminerai aujourd'hui par une histoire +qui m'a été contée il y a longtemps. + + +«Le fils du roi--on ne disait pas de quel roi--possédait un joli +pavillon de chasse. Au milieu d'un parc distant de la ville de +quelques heures;--un jour les paysans, qui cultivaient la terre autour +du pavillon, et les gardes-chasse virent avec étonnement, à un +kilomètre du pavillon, une chaumière qu'il n'avaient jamais vue et +qu'aucun des plus anciens ne se souvenaient d'avoir vu bâtir. + +»Elle était habitée par une femme d'un âge mûr et par une jeune fille +d'une extraordinaire beauté; elles étaient servies uniquement par un +homme très basané--qui faisait toutes leurs provisions au village, +mais ne répondait à aucune question. Cet homme, qui vécut jusqu'à près +de cent ans et survécut beaucoup à tous ceux qui vivaient au moment où +se passe cette histoire--se voyant près de mourir, demanda un prêtre +et lui fit d'étranges révélations sur ses maîtresses. + +»--La mère, dit-il, était une puissante sorcière qui avait fait un +pacte avec le diable, de ces femmes qui, comme dit Lucien, sont +expertes dans les «charmes thessaliens», faisant à sa volonté +descendre la lune sur la terre + + [Grec: tên selênhên chatagousa]. + +Tous les vendredis, elle montait à cheval sur un manche à balai équipé +d'une riche housse comme un palefroi,--disparaissait dans les airs et +allait au sabbat,--d'où elle était toujours revenue avec le chant du +coq. + +»Longtemps auparavant, comme il allait être pendu pour un crime qu'il +avait commis dans un pays bien loin de là, elle l'avait fait +disparaître et l'avait enlevé:--par reconnaissance, il lui avait +consacré la vie qu'elle lui avait sauvée. + +»Quant à la fille, on ne lui avait jamais connu de père; on n'avait, +non plus, jamais connu de mari ni d'amant à sa mère,--dont la +grossesse avait paru dater d'une nuit passée au sabbat. + +»Toujours est-il qu'un jour, le fils du roi, se promenant dans la +forêt, fut surpris par un orage subit--tonnerre, pluie et grêle,--et +que, se trouvant devant la chaumière, il avait dû y demander asile. + +»Il fut frappé de l'extrême beauté de la fille.--On lui offrit +des fruits et du lait;--l'homme basané croyait que la mère avait +versé clandestinement un philtre dans le lait que but le +prince;--mais Proserpine--c'est le nom étrange que sa mère lui +avait donné,--Proserpine était si belle, que le philtre était +peut-être inutile. + +»Le fils du roi revint plusieurs fois à la chaumière, se déclara +amoureux et ne trouva pas Proserpine insensible;--mais, sans en +obtenir les preuves qu'il aurait désirées.--Il avertit un jour la mère +et la fille qu'il serait quelques jours sans les voir, à cause d'un +voyage qu'il était obligé de faire;--il demanda un gage de souvenir, +et Proserpine lui offrit et lui donna une mèche de ses cheveux. + +»Il faut dire que ces cheveux étaient une merveille; ils étaient d'un +noir refleté de bleu, si épais et si longs, que, éployés sur ses +épaules, ils la revêtaient tout entière comme d'un vaste manteau +royal, et si fins, qu'il en fallait cinq pour faire le volume d'un +cheveu d'une autre femme.--On enferma la boucle de cheveux dans un +joli petit sachet de soie que le prince plaça sur son coeur. + +»De ce moment, dit l'homme basané au prêtre, il était perdu;--ces +cheveux étaient un talisman, un amulette, un prophylactère fabriqué +par Satan. + +»Or il n'avait pas dit le but de son absence:--c'est qu'il allait se +marier avec la fille d'un prince voisin. Ces gens-là, pour mieux dire +ne se marient pas, on les marie;--il parut froid et préoccupé,--sembla +insensible à la grande beauté de sa femme et s'empressa de revenir +auprès de celle qui l'avait ensorcelé. Mais l'homme basané, en allant +aux provisions dans le village, avait appris et rapporté à ses +maîtresses ce qui se passait.--Leur désappointement fut terrible et +leur colère menaçante; mais elles ne firent paraître que de la +tristesse--et Proserpine se contenta de supprimer les quelques +familiarités et privautés quasi innocentes qu'elle avait précédemment +permises. + +»Le prince protesta de son amour,--parla des nécessités de son +rang,--d'alliance politique inévitable, etc. On sembla lui pardonner, +mais avec des restrictions graduées juste au point nécessaire pour +exaspérer sa passion. Proserpine était peu susceptible de tendresse, +mais elle était ambitieuse et aimait le luxe. Sa mère lui persuada que +tout n'était pas perdu si elle continuait à se conduire avec une +réserve... relative. + +»Le prince les logea dans le pavillon de chasse, les entoura de +toutes sortes de magnificences et faisait de très fréquentes +visites;--parfois il lui semblait qu'il gagnait quelque chose sur les +savantes et stratégiques résistances de la belle; mais, le lendemain, +il avait perdu le terrain gagné, et c'était à recommencer. + +»Quant à la pauvre princesse qu'il avait épousée de si mauvaise grâce, +il s'était conduit et se conduisait avec elle d'une façon +incroyable.--Dominé, enchanté, ensorcelé par la funeste mèche de +cheveux, par ce diabolique talisman, il éprouvait pour cette très +belle, très charmante personne un éloignement, une répugnance qu'on +pourrait dire miraculeuse, si bien que, dans son honnête et adorable +innocente naïveté, à une de ses dames qui risquait quelques questions +sur les chances de voir bientôt un héritier de la couronne, elle +répondit: + +»Je ne sais pas, je ne sais rien; mon mari, tous les soirs, me donne +un baiser sur le front et s'en va dormir chez lui; je pense que c'est +ainsi que se font les enfants. + +»Proserpine faisait des questions au prince sur sa femme; il essayait +d'éluder les réponses, puis finissait par les faire. + +»--Est-elle laide? + +»--Non; elle est, dit-on, très belle, mais je ne la regarde pas; je +vous aime uniquement et je ne vois que vous. + +»--Comment a-t-elle les pieds, dit un jour Proserpine en allongeant +son ravissant petit pied. + +»--Très jolis, je crois, je n'y ai pas fait attention,--on me l'a dit. + +»--Apporte-moi un de ses souliers. + +»Il refusa, puis obéit. Le soulier était si petit, que Proserpine, +malgré l'exiguïté de son pied, ne put le chausser. Sa haine et son +désespoir furent à leur comble.--Elle parla à sa mère de se +tuer;--celle-ci la calma par une promesse solennelle de la venger et +lui traça un plan de conduite. + +»--Je suis vaincue quant aux pieds, dit-elle avec un doux +sourire,--mais peut-elle lutter avec moi pour la chevelure? + +»--Personne ne peut lutter en aucun point avec vous aux yeux de +l'homme qui vous adore,--elle passe pour avoir de très beaux +cheveux.--mais j'y ai fait peu d'attention;--ils m'ont paru de la +couleur et presque de l'éclat des vôtres. + +»--Je veux les comparer, dit-elle, couleur, longueur et finesse, et, +si je suis encore vaincue, je me résignerai à accepter le second +rang;--car, pour ce qui est des femmes, le premier rang, la royauté +légitime appartiennent à la plus belle. + +»--Mais c'est impossible... Comment lui demander une mèche de ses +cheveux?--avec le peu de familiarité qui existe entre nous. + +»--Arrangez-vous;--cette mèche de cheveux sera le prix de ce que vous +appelez un bonheur que vous sollicitez avec tant d'instances. + +»Le prince partit tout perplexe--demander à sa femme une boucle de ses +cheveux; elle lui répondrait: «Pourquoi une boucle? Ils sont tous à +vous», avec la tête et le reste. + +»Il était tout à fait impossible de faire dérober cette mèche par une +des dames d'atours. + +»Cependant le prix qu'avait promis Proserpine était bien séduisant, +bien enivrant;--il s'avisa d'une idée;--elle sait déjà que la +princesse a les cheveux de la même couleur que les siens,--je vais lui +porter ses propres cheveux que j'ai dans le petit sachet;--je n'ai +plus besoin de ce gage, puisqu'en le sacrifiant je conquiers +Proserpine tout entière. Il ouvrit le sachet, prit la mèche de cheveux +et les porta à son tyran.--Il ne s'aperçut pas du sourire de haine +satisfaite qui se dessina sur le beau visage de Proserpine. + +»--Ils sont très beaux, dit-elle; laissez-les-moi pour que, ce soir, +quand je serai décoiffée, je les compare aux miens pour la longueur. +A demain la récompense. + +»Le prince parti,--elle courut à sa mère: + +»--J'ai les cheveux. + +»--C'est bien, cette nuit, tu seras débarrassée de ta rivale;--je +ferai des incantations, des conjurations qui mettront fin à sa vie en +quelques instants, dans d'horribles souffrances. Mais tu verras ce que +c'est que l'amour d'une mère; car c'est le dernier prodige que je puis +demander à Satan, et, dès lors, je lui appartiendrai. + +»A minuit--la mère et la fille gagnèrent un certain carrefour de la +forêt; j'avais ordre de les suivre d'assez loin. + +»Là, la mère traça un cercle,--y entassa certaines herbes sèches,--y +mit le feu--et prononça d'horribles paroles, des malédictions, des +promesses au diable, etc;--puis elle alluma les herbes et y jeta la +mèche de cheveux; mais, au premier crépitement que firent les cheveux +en brûlant, celle à qui ils appartenaient et contre laquelle la +conjuration était faite, Proserpine tomba en poussant un grand cri, se +roula dans d'épouvantables convulsions et expira. Une main invisible +saisit la vieille par les cheveux et l'enleva.--Je tombai évanoui de +terreur. + +»Quant au prince, aussitôt qu'il eut quitté le talisman, il fut +délivré de l'obsession;--ses yeux s'ouvrirent,--il vit la beauté et le +charme de sa femme. + +»Et la naissance d'un héritier coïncida, quant à la conception, avec +cette même nuit où Proserpine avait promis de se donner.» + +C'est ainsi que l'homme basané raconta l'histoire avant de mourir avec +l'absolution du prêtre qui l'assistait. + + +_P.-S._--J'ai voulu, moi aussi, célébrer le fameux Centenaire de 1789 +à 1889. + +J'ai condensé en CINQ CENTS LIGNES la véritable histoire de France +depuis cent ans, _par un vieux spectateur désintéressé qui n'a jamais +voulu être rien dans rien_. + +Ces cinq cents lignes sont la réfutation des mensonges effrontés +publiés sur cette époque en tant de volumes par Thiers, Louis Blanc +Michelet et tant d'autres. + +Mensonges qui ont empoisonné tant d'esprits et infligé à la France +tant de désastres et de misères. + +Ça se vend cinq centimes et ça se trouve à Paris, boulevard +Victor-Hugo, 104, à la Librairie nationale. + + + + +UNE FEMME DANS UN SALON + + +Vos regards rencontrent dans un salon une femme d'une si parfaite et +splendide beauté qu'ils ne peuvent plus s'en détacher: à la régularité +des traits, à la magie de la physionomie en même temps douce, fière et +spirituelle,--elle joint la majesté et la souplesse de la taille, la +noblesse et l'harmonie de la démarche, une voix mélodieuse et +doucement vibrante et pénétrante. «Ah! la belle, la charmante +créature! elle est mariée?--Oui.» Et on vous montre après, dans un +coin, à une table de jeu, un homme gros, court, ventru, épais, mal +bâti--vulgaire, grossier, la physionomie effacée, présomptueuse et +bête. + +--Ah! mon Dieu, vous écriez-vous, quelle profanation! quel crime +d'avoir livré cette admirable créature à cet immonde personnage! + +Mais l'on vous dit: «On ne l'a pas livrée, c'est elle qui l'a choisi, +c'est un mariage d'amour.» Vous êtes désenchanté, et vous cherchez à +démêler sur ce visage qui vous charmait des signes de vulgarité, +d'inintelligence, de bêtise ou de vice,--et vos regards se détournent +avec dégoût. + +C'est l'impression que doivent ressentir en ce moment les étrangers +qui viennent à Paris, à l'Exposition. Ils voient la France grande, +riche, puissante, embellie de toutes les magnificences, de tous les +miracles de l'intelligence et du génie. + +Oh! la grande, la merveilleuse nation! + +Quels sont les hommes supérieurs, les grands hommes, les génies, les +demi-dieux, dignes de la diriger, de la commander? + +Et on leur montre un ramassis d'hommes vulgaires dont les meilleurs +sont des médiocres, dont la plupart ont déjà été plus d'une fois +renversés du pouvoir comme incapables et dangereux,--dont aucun n'est +recommandable par aucune supériorité en aucun genre, dont la moralité +a subi de vives attaques. Celui-ci est un bijoutier en faux, cet autre +un vidangeur ayant fait de mauvaises affaires;--celui-là, du temps +que le petit Thiers se faisait leur complice pour devenir leur maître, +a été publiquement accusé par lui d'avoir son incapacité et sa +présomption infligé à la France la moitié de ses pertes en hommes, en +argent et en territoire; tel autre a participé aux crimes de la +Commune, pillage, assassinats, incendies. Chacun d'eux se sentant +petit, ayant soin de ne pas laisser arriver auprès de lui au pouvoir +des hommes moins petits qu'eux qui dénonceraient l'exiguité de leur +taille;--mais, pour porter un jugement plus certain, moins suspect, +sur les maîtres actuels de la France, laissons parler un homme qui a +été un peu étourdiment leur ami et leur complice et paraît s'en être +fort dégoûté: je copie textuellement, dans le journal de M. Rochefort, +_l'Intransigeant_ du 31 mai: + +--_Ces fripouilles, ces bandits, ces tire-laine, ces crapules, ces +escarpes, et ces souteneurs qui ont fait de la France leur marmite._ + +--Oh! la pauvre grande nation! quelle tristesse de la voir avilie, +déshonorée par une pareille horde de tyrans! + +Ce ne sont pas des tyrans; elle les a choisis, elle les soutient, elle +les aime. + +Ah! la malheureuse! quelle déplorable prostitution! comment allier +tant de grandeur et tant de bassesse! + + +_A M. Q. de Beaurepaire_, + +C'est encore moi, Monsieur, je tiens ma parole; vous ne m'avez pas +dérangé, et je vous ai promis, en retour, de vous aider de mon petit +mieux par des renseignements et des avis dans la besogne ingrate et +peu facile que vous êtes peut-être aux regrets d'avoir assumée. + +Savez-vous, Monsieur, que le brav' général, MM. Rochefort et Dillon +n'ont pas eu tort de se dérober à l'arrestation préventive que vous +aviez décrétée contre eux, qu'il y a déjà longtemps qu'ils seraient à +Mazas, sans pouvoir deviner pour combien de temps ils y seraient +encore renfermés avant d'être jugés. + +A vrai dire, je ne comprends les lenteurs étranges de cette +instruction, que par l'espoir que vous aurez conçu d'en fatiguer la +légèreté et d'exciter l'amour du nouveau caractère français. Le public +finira par dire: «Quoi! encore le procès Boulanger! Ah! c'est vieux, +c'est une rengaîne, donnez-nous autre chose.» Et alors on pourrait +tout doucement n'en plus parler et laisser tomber l'affaire. + +En attendant, je viens aujourd'hui vous manifester mon étonnement d'un +oubli bien étrange que vous avez fait.--Eh quoi! vous avez dérangé, +ennuyé tant de gens qui ne tenaient ni de près ni de loin à l'affaire, +et vous n'avez pas pensé au cheval noir, au fameux cheval noir qui a +contribué pour une si large part à la popularité du général! + +Où est ce cheval? Est-il en fourrière? ou a-t-il, comme son maître, +réussi à gagner la Belgique ou l'Angleterre? + +N'avez-vous pas compris, ne comprenez-vous pas le rôle important que +ce cheval a joué dans le complot? Savez-vous seulement son nom? ce nom +destiné à l'immortalité, comme celui du _Bucéphale_ d'Alexandre, du +_Bayard_ de Roland, de l'_El-Borach_ sur lequel Mahomet monta au ciel +pour jaser avec Dieu, d'_Incitatus_, qui fut nommé consul par +Caligula. + +De _Rossinante_. + +_La fleur des coursiers d'Ibérie._ + +Les historiens n'ont-ils pas dû regretter d'ignorer le nom du cheval +de Darius, fils d'Hystape, qui donna l'empire à son maître par un +hennissement fait à propos. Et ce cheval pour lequel Richard III +offrait son royaume. Et le cheval de Job, qui disait: «Allons!» Et +l'âne de Balaam qui donnait de si bons conseils au prophète, lequel se +repentit amèrement de ne pas les avoir suivis. Et l'ânesse sur +laquelle le fils de la vierge Marie fit son entrée à Jérusalem. Et +_Pégase_, qui porte les poètes, parfois dans l'empyrée, plus souvent à +l'hôpital. + +Savez-vous si le cheval noir sait hennir à propos; s'il peut dire: +_Allons!_ à son maître irrésolu; s'il est capable de le porter au ciel +ou à l'hôpital; s'il est en état de lui donner de sages avis; si, +contrairement à Richard III, le brav'général pourrait le troquer +contre un royaume. S'il a, en réalité, annoncé le désir de le nommer +consul, sénateur ou procureur de la République. Et le cheval de Troie, + + _Instar montis equum_, + +à l'instar de «la Montagne», c'est-à-dire feignant d'être républicain. + + _Machina foeta armis_, + +machine grosse d'armes et de périls, à laquelle le peuple français, +peuple aussi jobard que les Troyens, s'attelle pour l'introduction +dans la ville et dans la République. + +N'avez-vous pas à jouer en cette circonstance le rôle de Laocoon? + + _Equo ne credite teneri._ + + +Troyens, défiez-vous du cheval noir! + +Et ne devez-vous pas percer ses flancs de votre éloquence, comme le +fit Laocoon avec le fer de sa javeline? + + _Validis ingentem viribus hastam contorsit._ + +«Les Allemands, dit Tacite, ajoutaient beaucoup de foi aux augures +tirés des chevaux.» + +Et vous, n'en sauriez-vous tirer aucun présage, aucune idée, aucun +moyen? + +Si vous l'avez laissé échapper, c'est une grande faute. Sans son +cheval noir, le général Boulanger, à pied, perd plus de la moitié de +son prestige. + +Si vous le tenez, ne le lâchez pas, mais ne vous laissez pas aller à +une colère irréfléchie. Je vous rappellerai à ce sujet ce qui arriva +lors de la Restauration: + +En 1815, on répandit le bruit que le roi Louis XVIII avait assassiné +les chevaux «café au lait» de l'empereur Napoléon. Ce n'était pas +vrai, mais tout le monde le crut, et cette légende ne contribua pas +peu à renverser la Restauration en 1830. + + +Philippe de Commines disait: «Entrevues et accointances de rois ne +valent rien pour les peuples.» + +Sous le règne de Bismarck, en Allemagne, et de Crispi, en Italie, nous +venons d'assister à une conférence entre l'empereur Guillaume et le +roi Humbert, tous deux faisant les gestes et, derrière eux, tenant les +ficelles, les deux ministres avec des «pratiques» dans la bouche, +faisant le dialogue. + +Il y a eu, certes, un côté comique à ces scènes menaçantes; les deux +souverains se déguisant: l'Italien en soldat prussien, le Prussien en +soldat italien, se privant de parler le français, qu'ils savent tous +deux, et se servant chacun de sa langue, dont l'autre ne comprend pas +un mot. + +Je n'ai rien contre la langue allemande, ni contre la langue +italienne,--toutes deux ont produit des chefs-d'oeuvre +immortels;--mais il faut croire qu'il y a certaines raisons au moins +de clarté pour que, depuis si longtemps, on ait adopté la langue +française comme langue diplomatique et commune à tous pour les +conférences, traités, etc., entre les différents peuples de l'Europe. +Langue, du reste, qui entre dans l'éducation des diverses nations, et +est la seconde langue de tout le monde. + +Déjà, après 1871, M. de Bismarck, ivre du succès, avait tenté de +substituer la langue allemande à la langue française dans les +relations politiques, et, dérogeant à l'usage, avait écrit en +allemand au gouvernement russe; mais l'empereur de Russie avait haussé +les épaules et avait ordonné de répondre en langue russe. + +Pour cette fois, l'entrevue des deux monarques avait, pense-t-on +généralement, pour but une alliance offensive et défensive,--pour le +cas d'une guerre possible contre la France. + +L'Allemagne, en s'emparant de deux provinces, s'est créée de graves +soucis et l'obligation, dans la prévision d'une revendication et d'une +revanche, de se maintenir sur un pied de guerre ruineux pour elle et +qui est loin de lui concilier la bienveillance des autres États de +l'Europe, forcés de s'imposer les mêmes charges. On a dit que le père +de l'empereur actuel songeait à se débarrasser de la garde onéreuse de +l'Alsace et de la Lorraine, et, en les rendant à la France, d'en faire +le gage d'une paix solide et durable pour les deux nations. + +Quant à l'Italie, il est difficile de préciser les avantages qu'elle +peut trouver dans cette alliance, sinon d'en finir tout à fait et de +régler ses comptes avec la France, sa bienfaitrice, par l'ingratitude +déclarée et une sorte de faillite,--elle se croit alliée de la Prusse +et elle n'est qu'une vassale. + +Jusqu'ici, sa rupture commerciale avec sa voisine a jeté une partie +des populations italiennes dans une triste misère. + +En attendant, deux souverains, dînant et trinquant ensemble, +conviennent d'un signal auquel on se mettrait à casser des têtes, des +jambes et des bras à trois ou quatre peuples différents, en comptant +les leurs, à faire chez les autres et chez eux-mêmes, des veuves, des +orphelins, des mères sans enfants,--des terres en friche, des moissons +foulées aux pieds des chevaux, etc, etc. + +Après quoi, les peuples imbéciles appellent _grands_ et _héros_ ceux +de leurs rois qui ont fait casser un peu plus de têtes, de bras et de +jambes, qui ont fait un peu plus de veuves et d'orphelins et de mères +sans enfants chez le peuple voisin--appelé l'ennemi sans qu'on sache +pourquoi,--que chez leur peuple lui-même, qui n'en a pas moins eu sa +bonne part. + +Je ne connais pas le roi Humbert; je l'ai aperçu lorsqu'il était +enfant dans les rues de Nice, il y a longtemps, mais j'ai assez connu +son père, le brave, bon et intelligent Victor-Emmanuel, qui m'honora +de quelque amitié, et j'ai quelque lieu de douter qu'il eût accepté +le rôle qu'on fait jouer à son fils. + +J'en ai pour garant la dernière conversation que j'ai eue avec lui, à +Rome, deux ans, je crois, avant sa mort. + +Lorsqu'en 1852--je quittai la France, après avoir passé à peu près une +année à Nervi, auprès de Gênes, je vins planter ma tente à Nice, ville +alors italienne appartenant au Piémont. + +Je dus, à propos des _Guêpes_, dont je voulais continuer la +publication, m'adresser à M. de Cavour, relativement à certaines +formalités imposées par la loi aux étrangers.--Il s'agissait de +prendre un Italien comme «gérant responsable».--J'écrivis au ministre +pour demander d'être dispensé de cette fiction et de rester, comme je +l'avais été toute ma vie,--seul et entièrement responsable de mes +écrits. + +M. de Cavour me répondit: + +«_Dura lex, sed lex._--Je comprends que cette loi vous choque, mais +c'est la loi,--il n'y a pas moyen d'éviter le gérant;--le Roi, qui +connaît vos _Guêpes_, m'ordonne de faire mettre son nom en tête de la +liste de vos abonnés, et, comme ministre constitutionnel, gérant +responsable moi-même, je vous prie d'inscrire mon nom au-dessous de +celui du roi.» + +On me trouva donc un certain Bonnavera qui consentait, pour un prix +médiocre, à répondre de mes fautes, erreurs, sottises et crimes, et à +payer, en mon lieu et place, les diverses peines et les supplices que +je pourrais encourir. + +Je me résignai--et, par une dernière protestation, je refusai de +connaître Bonnavera--et je ne l'ai jamais vu pendant plusieurs années +qu'il joua ce rôle, c'est-à-dire jusqu'à la cession de Nice à la +France. + +Un peu plus tard, le roi Victor-Emmanuel vint deux fois à Nice:--la +première fois, je ne sais plus pourquoi; la seconde, pour rendre +visite à l'impératrice de Russie, qui y passait l'hiver. + +Je demandai l'honneur de lui être présenté et j'eus le très grand +plaisir de le voir plusieurs fois.--Sa conversation gaie, familière, +sans apprêt, et, en même temps, sérieuse, nette et intelligente, +rapprochée de ce que j'apprenais à son sujet me frappèrent par une +ressemblance singulière avec notre Henri IV de France. + +Je me rappelle un détail:--Un jour, son maître d'hôtel vint dans mon +jardin--je m'étais alors fait jardinier--demander je ne sais quel +légume ou quel assaisonnement peu ordinaire pour lesquels on dut avoir +recours à moi;--je le fis jaser. + +--J'aime beaucoup mon maître, me dit-il, c'est le meilleur et le plus +juste des hommes; cependant j'ai amassé de quoi assurer le macaroni +pour mes vieux jours, et je ne tarderai pas à prendre ma +retraite--pour un homme de mon métier, et qui n'y est pas le premier +venu, il n'y a pas de plaisir à travailler pour Sa Majesté. + +»Voici ce qui m'arrive à chaque instant: Je fais mon dîner, je suis +content de mon menu, j'espère des compliments,--je suis prêt à +l'heure.--Mais le roi est parti pour la chasse dans la montagne; il +rentre une heure, deux heures, trois heures plus tard.--Enfin, j'ai +fait de mon mieux, j'ai tenu le dîner chaud, et, lorsque je viens +annoncer que Sa Majesté est servie, il me répond: «J'ai dîné.» + +»Et savez-vous où et comment il a dîné, et ce qu'il appelle avoir +dîné? Il est entré dans une cabane de berger, s'est fait donner une +miche de pain de maïs ou un morceau de polenta, un peu de fromage de +chèvre et un oignon cru, puis un ou deux verres de vin sauvage. + +Des trois talents que la chanson attribue à Henry IV, je n'ai pas ouï +dire que Victor-Emmanuel se piquât du premier,--pas plus, du reste, +que Henry, qui se contentait si bien du «petit vin» d'Arbois, de son +compère Rosny;--les deux autres: «aimer, battre» sont tout à fait +constatés au compte de l'un et de l'autre, tous deux étaient braves, +intrépides et «verts galants». + +Plus tard,--lors de la guerre contre l'Autriche,--à Solferino, +Victor-Emmanuel combattit de sa personne avec tant d'ardeur avec les +soldats français, que ceux-ci le proclamèrent «caporal des zouaves». + +J'écrivis à M. de Cavour: + +»Votre roi a la sagesse de vous écouter un peu à l'occasion.--Je +voudrais bien lui faire entendre ceci: + +»Il est beau, il est juste--que les rois guerriers ou batailleurs, les +généraux et autres chefs d'armée--montrent quelquefois que, à +l'occasion, ils ne font pas meilleur marché de leur peau et de leur +vie que de la peau et de la vie de leurs soldats.--Mais ce ne peut +être qu'accidentellement; car un roi ou un général qui sabre ne vaut +qu'un homme, et il a dans son armée un assez grand nombre d'hommes qui +le valent par le courage, et valent mieux que lui pour la vigueur des +coups de sabre. + +»Comme général, par sa science, son sang-froid, sa décision, son +génie,--il peut représenter et valoir plusieurs milliers d'hommes.» + +»Il est très beau que votre roi ait été, par les troupes françaises, +proclamé _caporal des zouaves_, mais il n'a aucun intérêt à devenir +sergent.» + +M. de Cavour me répondit: + +«J'ai lu votre lettre au roi.» D'abord il a ri, puis il a dit: «Au +fond, il a raison.» Et il m'a ordonné de vous envoyer la croix des +Saints Maurice et Lazare. + +Certes, je ne suis pas grand chasseur de croix.--J'ai passé douze à +quinze ans à Nice, où les souverains, rois, empereurs, etc., en +distribuent en partant--comme les bourgeois distribuent des cartes +P. P. C. pour prendre congé--et je n'en ai pas visé une seule. + +Je passe un peu plus des trois quarts de ma vie--au jardin et à la +mer, en manches de chemise, ce qui me donnerait peu d'occasions de +m'en orner. + +Mais ce présent de Victor-Emmanuel--me fit un vrai plaisir, comme tout +ce qui me serait venu de lui. D'autre part, le ruban de cette +décoration est vert, couleur qui s'associe si harmonieusement au ruban +rouge de la croix de France;--et je ne cache pas mon faible pour +l'harmonie des couleurs. + +Je ne revis le roi Victor-Emmanuel que longtemps après.--La +France avait subi l'humiliation et les désastres de la guerre +d'Allemagne,--dus pour la première moitié à Napoléon III et à +Ollivier, et pour la seconde moitié à Gambetta, à Freycinet et à la +horde des avocats à la suite. + +Je me trouvais à Rome, et, apprenant que le roi y était, je lui +écrivis, pour lui demander la permission de lui présenter mes +respects.--Je connaissais un peu, pour l'avoir vu à Nice, l'officier +qui m'apporta l'invitation de me présenter au Quirinal,--et il me dit: + +--Avez-vous un habit? + +Or il y a plus d'un demi-siècle que j'ai cherché et trouvé le costume +simple, commode, qui convient le mieux à mes habitudes d'exercices un +peu violents, à ma stature, à ma forme, peut-être à ma physionomie, +peut-être aussi au peu d'argent que je comptais et pouvais y +mettre.--Ce choix fait, je n'ai pas plus changé que l'oiseau ne change +son plumage, pas plus que le chien ou le cheval ne change sa +peau;--depuis cinquante ans, je me suis trouvé deux ou trois fois à la +mode, mais c'est la mode qui a changé. + +Je ne me préoccupai donc pas de l'avertissement bienveillant que me +donnait l'officier et, le lendemain, en abordant le roi, je lui dis +qu'on m'avait presque détourné de le voir, parce que je n'avais pas +d'habit. + +--Heureusement, me dit-il en riant, que nous nous connaissions depuis +longtemps et que vous n'avez pas tenu compte de ces sottises.--Si vous +restez quelque temps à Rome, si vous revenez me voir, et s'il fait +chaud comme aujourd'hui, venez en manches de chemise.--Qu'avez-vous +fait depuis que nous ne nous sommes vus? + +--Mais, Sire, j'ai fait comme Votre Majesté, j'ai continué mon métier; +seulement vous avez eu plus d'avancement que moi: le caporal des +zouaves est devenu roi d'Italie. + +--Ce n'est pas toutefois sans peine, reprit-il, sans soucis, sans +inquiétudes et sans travail;--il m'est arrivé plus d'une fois d'envier +le sort d'un vrai caporal des zouaves. Et encore, j'ai eu d'heureuses +chances; je n'étais pas aussi mal qu'on l'a cru avec le pape, qui +aurait pu, s'il l'avait voulu, me créer de grandes difficultés: par +exemple, s'il s'était avisé de fermer les églises, je ne sais comment +je me serais tiré d'affaire avec les femmes. + +--Mais, lui dis-je, Votre Majesté passe pour avoir assez +d'intelligence et d'accointances dans ce parti. + +--Vous parlez d'autrefois, répondit-il,--et, vous et moi, nous avons +quinze ans de plus qu'alors. Mais parlons un peu sérieusement--je ne +veux pas que vous croyiez--je ne veux pas que personne croie--que j'ai +été ingrat, et que j'ai volontairement abandonné la France dans son +malheur; c'est la faute de l'empereur Napoléon;--il avait été question +entre nous de l'éventualité, de la possibilité de cette guerre--et je +lui avais dit: + +--«En tous cas, faites en sorte que je sois averti trois mois +d'avance; roi constitutionnel, je n'ai ni armée ni argent, il faut que +je m'en fasse donner par ma Chambre des députés.» + +»Cela convenu, quel fut mon étonnement d'apprendre, par hasard, étant +à la chasse dans la montagne, que la guerre était déclarée et +commencée! + +»Mais, ajouta-t-il, après un silence, la France a la vie dure, elle ne +tardera pas à se relever noblement.» + +Quand je pris congé du roi, il m'accompagna jusque dans la salle +pleine d'officiers, qui précédait son cabinet, et, là, me tendant de +nouveau la main, d'une voix ferme et sonore, il me dit: + +--«Français et Italiens, soyons toujours unis!» + +Ces paroles prononcées--avec intention devant un grand nombre de +témoins, me frappèrent;--je les écrivis alors et les publiai;--et je +me les rappelle aujourd'hui en pensant que le fils du glorieux +fondateur du royaume d'Italie n'aurait certes pas l'approbation de son +père. + +D'autre part,--je ne pense pas qu'un Français doive--et, +conséquemment, puisse porter une décoration italienne, et j'ai détaché +de la boutonnière de ma vareuse le ruban vert qui, depuis trente ans, +y tenait, le plus souvent il est vrai dans une armoire, compagnie au +ruban rouge de France. + + +Ah çà!--Français, mes frères, est ce que ce peuple auquel on a permis +si longtemps de se dire le peuple le plus spirituel de la terre, +serait devenu le plus crédule, le plus jobard et le plus gobe-mouches? + +Est-ce que, sérieusement, on vous fait croire que vous êtes en +république? + +La république!--mais laquelle? Ce n'est certes pas celle qui +s'intitule «une et indivisible;»--de la pourpre du manteau royal +déchiré en lambeaux, une douzaine et demie de petites républiques se +sont taillé des carmagnoles et sont plus divisées entre elles, plus +ennemies, plus acharnées les unes contre les autres, qu'elles ne l'ont +jamais été contre la royauté.--Nous avons la République, mère Gigogne +ayant enfanté une famille de petites républicailles. + +Puis la République démocratique:--idem sociale;--idem +opportuniste;--idem radicale;--idem possibiliste;--idem +revisionniste;--idem intransigeante;--idem anarchiste;--idem +nihiliste, etc., etc., etc., etc. + +Toutes d'accord en un seul point qui a été trahi et dénoncé par la +digne moitié d'un de nos maîtres du jour: + +«A présent, c'est nous qu'est les princesses, c'est nous qu'est les +rois.» + +Jamais vous n'avez été si loin de la République +qu'aujourd'hui.--Jamais vous n'en avez été si près que sous trois +rois;--Henri IV, Louis XVI et Louis-Philippe;--de ces trois rois, deux +ont été assassinés et le troisième chassé, après sept tentatives +d'assassinat. + +Voyons celle des républiques qui est au pouvoir aujourd'hui, elle se +compose mi-parti de radicaux, mi-parti d'opportunistes, unis +provisoirement contre le boulangisme, sauf à se séparer et à se battre +plus tard. + +Savez-vous combien il y a d'indigents dans la ville de Paris? + +Il y a, à Paris,--selon les statistiques établies il y a quarante +ans,--un indigent légal, c'est-à-dire «assisté», sur douze habitants. + +Et les statistiques ne tiennent pas compte de la misère honteuse, +dissimulée, qui lutte et attend la mort sans rien dire. + +Cette misère a-t-elle diminué depuis l'établissement de la soi-disant +République? + +Il serait facile de prouver le contraire:--les grèves interrompant le +travail, l'enchérissement des denrées,--des habitudes de luxe +relatif,--le «pain quotidien», se composent de beaucoup plus +d'éléments qu'autrefois, la multiplicité des cabarets, des brasseries, +des cafés, etc, une foule de besoins nouveaux et factices, etc. + +Eh bien, dans cette ville qui renferme un indigent sur douze +habitants,--voici les festins que la République, que le conseil +municipal de Paris se donne avec six cents de ses partisans: + +POTAGE + + Crème d'écrevisses Saint-Germain + Rissoles Lucullus--Tartelettes Conti + Saumon sauce Indienne + Turbot sauce Normande + Quartier de Marcassin Moscovite + Poulardes Périgourdines + Homards Bordelaise + Chauds-froids de Becfigues + Granités fine Champagne + Spooms au Cliquot + Paons truffés--Rocher de foie gras + Salade Russe + Asperges sauce Mousseline + Glace Eiffel--Glace Centenaire + Gaufrettes + Gâteau Millefeuilles--Gâteau Napolitain + Dessert + +VINS + + Madère 1858 retour de l'Inde + Grand Montrachez 1877 + Saint-Nicolas Bourgueil 1884 + Smith Haut-Laffitte 1875--Chambertin 1877 + Château-Yquem 1875 + Veuve Cliquot--Georges Goulet 1884 + Fine Champagne 1842 + Café--Liqueurs + +Le service fait par quatre-vingts maîtres d'hôtel--aidés du personnel +secondaire d'à peu près autant de personnes. + +Chacun des six cents convives avait devant lui cinq verres de couleurs +différentes. + +Des noces de Gamache. + +Et, ce soir-là, combien de malheureux, combien de femmes, d'enfants se +sont couchés sans souper. + +Voyons, le nouveau président de la République,--c'est, dit-on, un +honnête homme, mais on dit aussi qu'il n'est que cela;--il ne met pas, +comme son prédécesseur, dans sa poche, la grosse liste civile qui lui +est allouée,--il dépense l'argent qu'il reçoit,--il s'est fait faire +pour l'Exposition un très beau landau neuf, attelé de deux chevaux de +prix. Ah! le beau landau! ah! les beaux chevaux! Ça a dû coûter cher. + +Les journaux publient les toilettes de madame la +présidente:--aujourd'hui, le rose tendre, le blanc, le bleu pâle,--un +tricolore discret,--une aigrette de diamants, et, un autre jour,--et, +d'autres jours encore, d'autres et de nouvelles parures. + +C'est très bien;--mais n'était-on pas plus près de la République quand +Henri IV écrivait à Sully: + +«Mon ami, j'irai ce soir dîner chez vous à l'Arsenal.--Tâchez d'avoir +du poisson,--nous boirons une ou deux bouteilles de votre petit vin +d'Arbois.» + +Louis-Philippe se promenant dans les rues de Paris avec son chapeau +gris sur la tête--et son parapluie à la main,--n'avait-il pas l'air +plus républicain que M. Carnot dans son beau landau? + +Jamais les journaux ne rendaient compte des toilettes de la reine +Amélie ni des parures de ses filles et de ses brus,--on ne les voyait +jamais dehors. Autour de la reine, elles travaillaient pour les +enfants pauvres,--elles se conformaient modestement à la célèbre +épitaphe d'une matrone romaine. + +Elle vécut chaste, restant dans sa maison et filant de la laine. + + _Gasta vixit, domun servivit, lanam fecit._ + +Quand la femme que j'ai citée disait: «C'est nous, aujourd'hui, qu'est +les principes!» ce n'est pas ces principes-là qu'elle voulait, qu'elle +espérait imiter. + +Mais, si la République veut de la magnificence, elle doit regretter +Louis XIV, qui se montrait avec dix millions de pierreries sur son +habit. + +La «maison militaire», que le roi Louis XVI avait supprimée par +économie, a été rétablie par M. Carnot et pour l'avocat Grévy. + +Et M. Yves Guyot est reçu dans les villes au bruit du canon. + +C'est nous qu'est les rois. + +Qui pourrait dire en France qu'il est plus heureux depuis que nous +sommes censés en République,--excepté les quelques centaines de +naufrageurs qui ont partagé les épaves--et qui n'oseraient pas, +ceux-là, prétendre qu'ils ne sont pas heureux des désastres de la +patrie; car, sans la tempête qui a troublé et agité les profondeurs, +la vase et la fange n'auraient pu monter à la surface sous forme +d'écume. + + + + +UNE PROPHÉTIE + + +J'ai lu dernièrement, dans un journal,--je crois bien que c'est dans +la _Grande Revue--Paris et Saint-Pétersbourg_,--que quelques critiques +m'accusent de me répéter quelquefois,--et le journal me défendait très +gracieusement. + +Si vous le permettez, nous allons un peu causer.--Je commencerai, +comme font les criminels pour se concilier l'indulgence du juge +d'instruction et du tribunal, comme on dit au Palais et dans les +journaux judiciaires:--«J'entrerai d'abord dans la voie des aveux;» +puis j'essayerai de plaider ma cause et d'obtenir au moins les +«circonstances atténuantes.» + +Je me répète quelquefois, tantôt sans m'en apercevoir, tantôt avec +préméditation.--Voilà quant aux aveux. + +J'ai eu pour ami un juge d'instruction. Un jour que j'avais voulu +assister à l'interrogatoire qu'il faisait subir à un accusé qui +s'embrouilla ou qu'il embrouilla assez vite, je lui fis cette +question: «Ne seriez-vous pas bien embarrassé si l'accusé ne vous +répondait absolument rien et, à vos questions plus ou moins +captieuses, gardait un silence obstiné?--Plus embarrassé, me dit-il, +que vous ne sauriez le supposer; mais cela n'est jamais arrivé ni à +moi ni à aucun de mes confrères; quelques accusés essayent de ne pas +parler, mais ça ne dure pas longtemps. Peut-être suis-je comme eux et +aurais-je mieux fait de laisser passer l'accusation sans rien dire; +parmi les lecteurs bienveillants, quelques-uns ne s'en seraient pas +aperçus ou y attacheraient peu d'importance; quant aux autres, tout ce +que je dirais ne convaincrait pas ceux qui ne veulent pas être +convaincus.--Mais, puisque j'ai commencé, continuons. + +Je voudrais qu'on me montrât un homme, parleur ou écrivain, qui, ayant +raconté des histoires et des contes pendant plus de soixante ans, +oserait affirmer qu'il ne lui est jamais arrivé de raconter deux fois +le même conte ou la même histoire. + +Je me rappelle en ce moment un journaliste qui eut, sous la +Restauration, une célébrité incontestée alors, bien vite oublié +depuis,--il s'appelait Châtelain.--Il disait un jour: «Voilà vingt ans +que je fais tous les matins, dans mon journal, le même article avec le +même succès.» + +Ce n'est pas ma faute si des gens auxquels j'ai déclaré la guerre +n'ont pas plus varié, les uns leurs coquineries, les autres leur +bêtise. + +Si un tire-laine, d'une main, me vole ma bourse, je crie au voleur! Si +de l'autre main, il me prend ma montre, que voulez-vous que je crie?-- +Je crie encore au voleur! n'est-ce pas? et, excepté le voleur, +personne ne songera à m'en blâmer. + +Si le feu est à la maison, on crie au feu! et on crie au feu jusqu'à +ce que les secours arrivent, sans se préoccuper de chercher des +synonymes et de varier ses cris. + +Il me revient à la mémoire un exemple de «répétition» qui, d'après une +légende conservée à la Sorbonne, fit obtenir un prix de vers latins à +l'élève qui s'en avisa. + +Le sujet proposé était la description d'un incendie, et dans cette +description il avait écrit ce vers: + + _Undam, undam, undam, accurite cives!_ + +que j'ai traduit assez bien, mais pas tout à fait bien, par ce vers +français: + + _De l'eau! de l'eau! de l'eau! citoyens, accourez!_ + +Je dis assez bien--parce que ce qui fut remarqué dans ce vers, c'était +l'harmonie imitative--qui était alors très à la mode.--Il semblait, en +lisant ce vers, entendre le son monotone et sinistre des cloches et du +tocsin. + +Si ce son est reproduit par cette répétition: + + _De l'eau! de l'eau! de l'eau!_ + +il l'est bien mieux encore par le latin si on pratique, en le lisant, +les élisions exigées pour la mesure du vers: + + _Und! und! und!--accurite, cives_ + +autant que dans le vers célèbre: + + _Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes?_ + +Une des plus vives et des plus complètes jouissances qui soient +permises à l'esprit humain--est d'abord de découvrir une vérité. + +Puis ensuite de trouver, pour exprimer cette vérité, une formule +nette, concise, disant tout, sans un seul mot de trop, formant une +image qui frappe l'imagination, s'imprime, s'incruste dans la mémoire. + +C'est un travail qui ressemble à celui d'un naturaliste +conchyliologiste qui a trouvé dans la mer une coquille dont il ne fait +qu'entrevoir ou deviner la beauté, enveloppée qu'elle est par la vase +durcie--qu'on appelle le «drap marin». Au moyen de certains acides et +d'une patience obstinée, il arrive à la nettoyer, à la débarrasser du +«drap marin», à la «décaper», et alors il lui est permis de la +contempler dans tout son éclat. + +Cette jouissance extrême, il m'a été donné de l'éprouver trois ou +quatre fois dans ma vie,--et de trouver des formules qui ont été +acceptées comme aphorismes, axiomes--et mêmes proverbes;--ce qui +n'arrive que lorsque l'auteur a disparu, lorsque la chose est tombée +dans le «domaine public», que chacun en prend possession et s'en sert +comme d'une chose à lui. + +Comme sur certains points j'ai résumé, condensé, parfois, un travail +assez long, et exprimé en quelques mots ce qu'il serait facile de +délayer en vingt pages, je considère le sujet comme suffisamment +étudié; d'autres peut-être feraient mieux, mais pas moi.--J'ai dit +tout ce que [je] sais, et, lorsque se représentent de nouveau le +mensonge, l'erreur ou la bêtise que j'ai voulu combattre, je reproduis +sans scrupule ma réponse déjà faite aux mensonges, erreurs ou bêtises +déjà combattus. + +J'ai ma poudrière et mon sac à plomb garnis, et je ne me crois pas +obligé, pour chaque coup de fusil, de fabriquer de nouvelle poudre et +de fondre de nouvelles balles. + +Quand un bûcheron veut abattre un arbre, il donne de nouveaux coups +précisément dans l'entaille que sa hache a faite au premier coup. + +Quand le marin veut atteindre, accoster telle île ou telle +embarcation, il donne des coups d'aviron répétés,--égaux, mesurés, +cadencés, et d'autant plus puissants qu'ils sont toujours les mêmes. + +J'ai, depuis longtemps, des principes fixes, des idées arrêtées sur +les hommes et sur les choses, moins variés qu'on ne croit, formant un +cercle, tournant en rond et se reproduisant les uns après les +autres.--J'appelle par son nom chaque homme, chaque mensonge, chaque +bévue, chaque infamie, à mesure que chacun ou chacune repasse. + +Certes, il me serait plus facile de varier mes formules si j'avais un +certain nombre de fois modifié mes principes, mes opinions, mes +jugements. + +On vient de discuter, pour la vingtième fois, plusieurs questions à la +Chambre des députés.--Eh bien, ces questions, je les ai laborieusement +étudiées, je me suis formé des sentiments qui n'ont pas changé et ne +changeront pas. + + +Sur la question des vagabonds, par exemple, et des mendiants, je ne +puis que répéter ce que j'ai dit plus d'une fois: Il faut distinguer +le «pauvre» par vieillesse, par maladie, par manque de travail,--le +pauvre de situation,--du pauvre de profession, qui, dans la mendicité, +a trouvé des ressources plus fortes que ne pourrait lui en donner le +travail.--Ces pauvres de profession sont les parasites des vrais +pauvres; par leur effronterie, par leurs importunités opiniâtres, ils +interceptent la charité et l'empêchent d'arriver aux vrais +pauvres.--Ces pauvres de profession, ces mendiants audacieux, ces +vagabonds sont les voleurs et les assassins de demain. + +Eh bien, que chaque commune garde ses pauvres;--elle saura ceux qui ne +_peuvent pas_ travailler et gagner leur vie, par la vieillesse, par +l'infirmité, par la maladie,--par le manque d'ouvrage;--elle verra si +cette situation cesse et quand elle cessera,--si la commune est pauvre +elle-même, elle sera soutenue par le département. + + +Il vient de se faire une campagne contre le Laboratoire de Paris, qui +ne réprime qu'une partie des fraudes des marchands de vins;--je ne +sais si l'administration du directeur a été parfaitement correcte, +mais les attaques visaient l'institution, et non pas lui; les +marchands de vins, qui sont aujourd'hui un des pouvoirs de l'Etat, +voulant détruire une surveillance incommode qui les gêne dans une +industrie qui consiste à voler et à empoisonner les populations,--il +faut pourtant, puisque cette question se représente, que je répète ce +que j'ai déjà dit tant de fois. + +Si l'acheteur glissait au marchand de vins de fausses pièces de cent +sous, il serait arrêté, emprisonné, frappé de grosses amendes comme +voleur,--peut-être mis aux travaux forcés comme faux monnayeur. + +Si le chaland mettait dans la marmite de l'épicier ou du marchand de +vins de l'arsenic ou tout autre substance toxique, il serait arrêté +et jugé comme empoisonneur, et subirait les peines édictées par la +loi. + +Eh bien, le marchand de vins et l'épicier qui volent et empoisonnent +l'acheteur font juste ce que ferait l'acheteur qui volerait ou +empoisonnerait l'épicier et le marchand de vins. Pourquoi des +synonymes atténuants et doucereux? pourquoi vente à faux poids, +sophistication, etc.,--pourquoi ne sont-ils pas également punis des +mêmes peines? + + +M. Pelletan, député, en pleine Assemblée, vient de faire le +panégyrique des féroces assassins de l'ingénieur Watrin, de +Decazeville, et d'insulter à la mémoire de la victime, prétendant +qu'il fallait amnistier ces pauvres assassins et ne pas les exaspérer. +«Les amnistier, s'est écrié un autre député, M. de Lanjuinais; que MM. +les assassins commencent!» + +Cette fois, ce n'est pas moi qui me suis répété. + +Je vois entre parenthèses. (_Rires_); c'était cependant ce qui s'était +dit de plus raisonnable et de plus sérieux dans cette scandaleuse +réunion. + +Eh bien, supposons que la chose et l'homme en valussent la peine, que +je cherche et probablement trouve un mot, un terme, une formule qui +exprimerait combien a été odieux, absurde, criminel et bête le +discours de M. Pelletan. Supposons qu'un de ces jours, il recommence, +en vue d'une ignoble popularité, à proférer des élucubrations ou des +discours analogues, je n'hésiterai pas répéter le terme dont je me +serais servi si, du premier coup, il avait suffisamment exprimé ma +pensée. + +A ce propos, lors de l'horrible catastrophe de Saint-Étienne, deux +ingénieurs se sont fait intrépidement descendre dans le puits et en +ont été retirés plus d'à moitié morts. + +M. Basly, l'ex-cabaretier,--s'est écrié tout de suite que c'était la +faute des patrons et des ingénieurs.--On ne dit pas quelle part de ses +vingt-cinq francs il a donné pour les familles des victimes;--les +ministres Guyot et Constans se sont portés sur les lieux et, +lâchement, n'ont pas oser décorer les deux ingénieurs.--Quant aux +ouvriers, ce n'est pas ces deux hommes qui se sont si intrépidement, +si noblement dévoués pour les secourir,--qu'ils aimeront, qu'ils +écouteront, auxquels, le cas échéant, ils donneront leurs voix pour +les représenter à la Chambre: ce sera à M. Basly.--Eh bien, quand +j'aurai dit une fois que M. Basly, l'ex-cabaretier, l'entrepreneur, +l'impresario de grèves et d'émeutes est un animal dangereux, une bête +puante et enragée, surtout pour le malheur des ouvriers!--chaque fois +que reparaîtra M. Basly, je répéterai que M. Basly est un animal +dangereux et une bête puante et enragée, qu'il serait juste et +salutaire de jeter au fond d'un puits, en plein grisou, avec autant de +calme que le «divin» Homère répète et donne sans cesse à Achille le +nom d'Achille aux pieds légers [Grec: podas ochus]--et Agamemnon celui +de roi des hommes [Grec: anax andrôn]. + +Pour finir sur ce point, j'adresse mes remerciements à ceux qui ont +remarqué mes répétitions; car c'est une preuve qu'ils m'ont lu au +moins pendant deux fois. + +Quand le procès Boulanger sera fini,--s'il est destiné à finir, il y +en a un autre tout prêt--qui demandera moins de temps et moins de +peine à la commission et aux magistrats chargés de l'instruction. + +C'est celui de M. Constans, aujourd'hui ministre de l'intérieur. + +Lorsque Verrès revint de Sicile chargé de dépouilles, on ne le fit pas +consul. Cicéron dévoila ses forfaitures, ses concussions, ses +pillages, ses crimes de tous genres, et il dut disparaître. + +M. Constans, qui, il n'est plus permis d'en douter, depuis qu'on a +publié le rapport de Richaud, a joué au Tonkin le petit Verrès; pour +prix de ses déprédations, de ses exactions, a été choisi pour ministre +par M. Carnot. + +Le procès doit être fait non seulement à M. Constans, mais aussi à ses +collègues, qui connaissaient les rapports du malheureux Richaud;--et à +M. Carnot, qui n'ignorait pas les bruits qui couraient et qui sont +tellement confirmés aujourd'hui, que l'opinion publique, exaspérée, +commence à émettre des doutes sur le choléra qui aurait frappé +Richaud, à la mort duquel M. Constans avait tant d'intérêt.--Je ne +répète ce bruit que «sous toutes réserves», comme disent les journaux. + +M. Carnot est «honnête»; mais cela ne suffit pas, il faut qu'il ne +s'entoure que d'honnêtes gens;--sans cela, il manque essentiellement à +son devoir.--Cadet Roussel (ça, c'est encore une chose que j'ai déjà +dite et que je répète), Cadet Roussel était bon enfant, mais on +n'avait pas songé à en faire le chef d'une grande nation, le président +de la République française. + +Comment M. Carnot a-t-il pu choisir d'abord et conserver ensuite un +homme comme M. Constans, dont on peut dire avec vérité: + +Ce qu'il y a de plus propre dans sa vie, c'est d'avoir été vidangeur. + + +Ce n'était pas au moment où on appelait et attirait le monde entier à +Paris par les splendeurs de l'Exposition qu'il fallait lui présenter +un pareil ministère, comme spécimen de ce que peut produire la France +en honnêtes gens et en hommes d'État. + +Puisque que je suis «entré dans la voie des aveux», il n'en coûtera +pas davantage à mes lecteurs, à mes juges, de me pardonner une +infraction de plus. + +Je vais me «répéter», reproduire quelques courts passages d'un livre +que j'ai publié il y a une vingtaine années et qui a pour titre: ON +DEMANDE UN TYRAN. + +Ce livre contient des prédictions dont la plus grande partie ne s'est +déjà que trop réalisée. + +«On proclamait l'amnistie, et on allait en grande pompe recevoir aux +frontières et dans les ports tous les citoyens, tous les +«martyrs»;--ils «rentraient dans leurs droits», et étaient non +seulement électeurs, mais candidats acclamés plutôt qu'élus. M. +Gambetta n'était nommé qu'à une faible majorité.--On voyait pêle-mêle +entrer à la députation, d'abord tous les condamnés, déportés, etc., +puis les plus compromis des «socialistes», puis tous les piliers +d'estaminet, les orateurs de taverne, les forts au billard, etc.» + +On redémolissait la maison de M. Thiers, on supprimait _le +Rappel_,--on donnait des avertissements à _la République française_, +le _Journal officiel_ s'appelait _la Carmagnole_, on élevait des +statues aux martyrs de la Commune, assassinés par les Versaillais,--la +propriété étant décidément le vol, on faisait rendre gorge aux +propriétaires. + +Mais bientôt ce ministère était déclaré traître et l'Assemblée +réactionnaire:--nouvelle dissolution,--nouvelles élections,--avènement +d'une nouvelle couche sociale. + +Entrent alors à l'Assemblée, les souteneurs de filles, les marchands +de chaînes de sûreté,--les croupiers des trois cartes,--les _victimes_ +de la police correctionnelle et les _martyrs_ de la cour d'assises. + +Le ministère se compose de _Polyte_, de _Gugusse_ et d'un fils naturel +de _Troppmann_;--on déclare _Ça ira_ l'air national,--mais ce +gouvernement est bientôt à son tour traité de réactionnaire, _Polyte_, +_Gugusse_ et _Troppmann fils_ se trouvent bien au pouvoir, s'y +défendent par la force et se déclarent triumvirs. + +Alors,--de mon rêve,--je ne me rappelle qu'une confusion de gâchis, de +boue et de sang, des fuites, des exils, des pillages, des incendies, +des pendaisons, des têtes coupées. + +Puis je vis les murs de Paris couverts d'affiches: + + ON DEMANDE UN TYRAN + +et il se trouve qu'un tyran régnait sur la France; venait-il d'en +haut, venait-il d'en bas? Je l'ignore, les rêves sont parfois aussi +incohérents, aussi invraisemblables que la vie. + +Toujours est-il que celui-ci régnait,--qu'on lui obéissait... + +Voici le discours qu'il avait prononcé le premier jour de sa prise de +possession: + +«Tas de coquins d'un côté, tas d'imbéciles et de jobards de l'autre. + +»Trois fois vous avez fait semblant de vous mettre en +république;--pour cette troisième fois, comme pour les deux autres, +alliés et disciplinés pour l'attaque, pour les surprises, en y +ajoutant l'assassinat, le vol et l'incendie... + +»Vous vous séparez, vous vous quittez, vous vous «engueulez», vous +vous menacez au moment de la curée. + +»Puis, d'excès en excès, de sottises en sottises, d'abus en crimes, +vous avez inspiré à tous les honnêtes gens la terreur, le dégoût et +l'horreur de la République, dont vous vous dites les apôtres, et vous +l'avez tuée pour la troisième fois. + +»Tas de coquins, tas d'imbéciles et de jobards. + +»La liberté! + +»Ah! mes gaillards, c'est un nom que vous avez sottement donné au +changement de despotisme. + +»La liberté! c'est un vin trop pur et trop généreux pour vos pauvres +têtes:--vous naissez gais, à moitié ivres, il n'en faut pas beaucoup +pour vous achever. + +»La liberté! c'est le pain des forts, des justes et des vertueux. A +bas les pattes!--à bas les gueules! + +»La liberté,--la sainte liberté,--vous ne la connaissez seulement +pas;--vous ne vous croyez libres que quand vous êtes oppresseurs. + +»Résignez-vous à m'obéir; n'essayez pas de résistance, vous savez bien +que vous n'êtes pas braves;--vous savez bien que vous avez laissé ou +plutôt fait tuer en les abandonnant le très petit nombre de +républicains et le nombre plus grand de dupes, derrière lesquels vous +vous abritiez... + +»La France s'est dégoûtée de son bonheur,--la mode d'être heureux a +cessé à la suite d'une maladie. + +»Cette maladie vient de trop parler et de trop écouter parler. + +Pour sauver le pays d'une ruine complète,--il est nécessaire +d'appliquer une malédiction énergique, et, me conformant à l'exemple +d'un autre tyran, mon prédécesseur chez les Grecs: «Il condamne Sparte +à servir, Athènes à se taire.» + + _Lacedæmon servire jubet, Athenas tacere._ + +»J'ordonne un silence complet pendant un an; pendant cette année, +chacun remettra dans son esprit un certain ordre logique qui consiste +à penser avant de parler,--ordre qui s'était misérablement +interverti:--le Français s'était accoutumé à lire, tous les matins, +dans les journaux, ses opinions et ses pensées toutes faites pour la +journée, comme son pain tout cuit;--son esprit, faute d'exercice, est +devenu paresseux, puis s'est ankilosé et atrophié... + +»Au bout d'un an de ce règne du silence, nous verrons s'il convient de +le modifier ou de le prolonger. + +»Tas de coquins d'un côté,--d'imbéciles et de jobards de l'autre.» + + +Ainsi, je prophétisais, il y a vingt ans;--mais alors--je n'osais +prédire ce qui allait arriver et le point où nous sommes aujourd'hui +que sous la forme d'un rêve. + +Et voilà que nous y sommes. + + +Il vient de mourir à Versailles une femme pour laquelle je professais, +depuis un demi siècle, et je professe encore au delà de la tombe, une +profonde et respectueuse affection. + +C'est la duchesse d'Elchingen. + +Je me suis demandé pourquoi la perte des gens que j'aime me cause +aujourd'hui un chagrin plus calme, moins poignant qu'autrefois; +serait-ce que mes sensations sont devenues plus obtuses et que je suis +un peu mort moi-même?? Non,--c'est que, dans la première moitié de la +vie, alors qu'on peut espérer ou craindre encore de nombreux jours, la +mort des gens aimés vous inflige une longue séparation,--tandis qu'à +l'âge que j'ai aujourd'hui, on se sent plus près des morts que des +vivants; que, d'ailleurs, nous voyons la mort de près, la regardons +bien en face, voyons, comme des fantômes, se dissiper les mystérieuses +terreurs--et sommes convaincus qu'après tout ce n'est pas un grand +mal, ou plutôt que c'est une délivrance pour presque le plus grand +nombre. + +C'est vers 1843 que j'ai connu la duchesse d'Elchingen; depuis un peu +plus de deux ans, je venais de découvrir Saint-Adresse après Étretat, +et mes bavardages, et aussi la réputation que m'avait fait Étretat de +me connaître en beaux paysages, commençaient à mettre Sainte-Adresse à +la mode. + +Le colonel d'Elchingen avait amené toute sa famille à Saint-Adresse, +me l'avait recommandée et était retourné à son régiment; c'était une +charmante famille;--la duchesse avait été, était encore une des femmes +les plus belles, les plus aimées, les plus respectées de la cour des +Tuileries, fort attristée depuis la mort du duc d'Orléans. + +D'un premier mariage avec le baron de Vatry, elle avait un fils, +Edgard de Vatry, alors âgé d'une douzaine d'années, et, du second +mariage, Michel, qui n'avait que huit ou neuf ans, et la toute petite +Hélène, filleule de la duchesse d'Orléans, qui en avait à peine quatre +ou cinq; puis Henry Souham, à peu près de l'âge de Michel;--à la mort +de Henry Souham, frère de madame d'Elchingen, capitaine des lanciers, +le duc et la duchesse avaient adopté son fils et l'élevaient avec +leurs enfants, d'une affection si égale, qu'à moins d'être initié, on +le croyait un de leurs enfants. + +La duchesse avait encore auprès d'elle une nièce qu'elle maria plus +tard;--musicienne et pianiste habile, elle ajoutait un grand charme +aux soirées, avec des mélodies rapportées d'Afrique pour le régiment +de son oncle, qui faisait d'assez grands frais pour sa musique +militaire. + +Le colonel d'Elchingen, second fils du maréchal Ney, était un des plus +beaux soldats que j'aie vus.--Reçu à l'École polytechnique en 1821, +mais n'ayant pas pu y entrer à cause de son nom, il avait été prendre +du service en Suède auprès de Bernadotte, où il était devenu capitaine +d'artillerie; mais, en 1830, il rentra en France et fut nommé +capitaine de cavalerie; il fit la campagne d'Anvers et les trois +campagnes d'Afrique comme aide de camp du prince royal. Aussitôt qu'il +avait quelques instants de liberté, il accourait à Sainte-Adresse et y +passait quelques jours. + +Les enfants était lâchés comme des jeunes chevaux en liberté au bord +de la mer, et le professeur des garçons passait je crois plus de temps +à jouer avec eux qu'à leur donner des leçons. + +J'aime--surtout aujourd'hui--à me rappeler certains détails et +certaines circonstances de ce temps-là, où toute cette belle famille +était heureuse et ignorante et imprévoyante de l'avenir. + +Les pauvres n'avaient pas besoin de chercher madame d'Elchingen, +c'était elle qui les cherchait;--elle s'occupait aussi de mettre +ordre, par ses relations à Paris, à des injustices, à des +passe-droits;--elle savait consoler les affligés, soigner et +encourager les malades. + +Si aujourd'hui, à Sainte-Adresse, où il n'y a plus que les enfants et +les petits-enfants de ceux qui y vivaient alors, vous parliez de +madame d'Elchingen, peut-être ne comprendrait-on pas tout de suite; +mais, si vous disiez: «Vous souvenez-vous de _la bonne duchesse_? +personne n'hésiterait.» + +Elle était assez mal logée, et, comme elle revint plusieurs étés de +suite, il ne manquait pas de maisons plus «confortables» qu'on lui +offrait et qu'on l'engageait à prendre;--mais elle refusa toujours de +changer de résidence, en disant: «Je ne peux pas, ça ferait trop de +peine à ces pauvres gens qui me louent leur maison.» + +Pour penser à quel point les enfants étaient heureux de +courir, de barboter,--je me rappelle qu'un jour madame Isidore +Geoffroy-Saint-Hilaire, qui était installée aux bains de Frascati au +Havre, vint avec ses enfants faire à Sainte-Adresse une visite à +madame d'Elchingen; elle s'excusa du costume «à peine présentable de +ses enfants».--«Attendez un instant, dit la duchesse, qu'on me cherche +toute la troupe.» Ils arrivèrent couverts de sable, trempés d'eau, +etc. On avait dû tirer Michel par les pieds pour le faire sortir d'un +souterrain qu'il était en train de creuser dans le sable et la +«tangue» de la mer, barbouillé de vase et des algues dans les +cheveux;--Hélène avait voulu suivre son frère et était déjà entrée au +commencement du souterrain, Edgard et Henry n'étaient pas en meilleur +état. + +Quant aux enfants d'Isidore Geoffroy-Saint-Hilaire,--dont l'un est +aujourd'hui avec grand succès, directeur du Jardin d'acclimatation à +Paris,--je me rappelle qu'allant un jour voir leur père au Muséum, je +trouvai dans une chambre les enfants jouant et se roulant avec de +jeunes lionceaux nés au Jardin des plantes. + +Un jour, la duchesse voit au bord de la mer une femme qui pleurait; +elle s'approche d'elle, et, d'une voix compatissante, lui dit: + +--Qu'avez-vous, ma pauvre femme? + +--Pourquoi m'appelez-vous pauvre femme? répondit l'affligée; qui vous +a dit que je suis pauvre;--je ne suis pas pauvre, je suis +propriétaire, et vous voyez ma maison d'ici. + +--Excusez-moi, dit madame d'Elchingen; je vous voyais pleurer, j'ai +pensé que vous aviez du chagrin, et j'aurais voulu vous donner +quelques consolations, et peut-être vous aider en quelque chose. + +--Oui, je pleure, c'est vrai, parce que mon fils, qui est au service, +devait avoir un congé pour venir me voir et qu'on lui a refusé. + +--Ah! votre fils est soldat? + +--Qui vous dit qu'il est soldat?--Mon fils n'est pas soldat,--il est +sergent. + +--Pardonnez-moi, je n'ai pas voulu vous offenser, au contraire; c'est +un beau titre que celui de soldat;--mon mari est colonel, et, en +parlant de lui, je dis: «Il est soldat.» + +Enfin, elle réussit à calmer cette revêche personne, écrivit à Paris, +obtint le congé désiré, et ensuite fit recommander le sergent à son +colonel. + +Elle avait fait rapprocher un douanier de ses parents très vieux, qui +avaient besoin de lui;--un autre douanier qui avait quelque faveur ou +quelque justice à obtenir lui écrivit: + + +«Madame, + +»On sait combien vous aimez les douaniers, c'est pourquoi je +m'adresse à vous, etc.» + +Un matin, elle me fait appeler et me dit: + +--Mon mari m'a dit: «Je ne veux pas que, vous et les enfants, vous +alliez sur la mer en mon absence. + +»Cependant, si ces enfants, vous forçaient de manquer à l'ordre, en +voici un autre.--Mais celui-là,--il est de rigueur et inflexible. + +»Si vous allez à la mer, n'y allez pas sans Karr. Eh bien, j'en suis à +ce second ordre; voulez-vous nous mener promener? + +--Je ferai mieux, je mettrai ce soir mes _trois-mailles_ à la mer, et, +demain matin, nous irons les lever ensemble. + +Le lendemain, en effet, tout le monde s'embarque; mais nous n'étions +pas encore à nos filets, tendus assez au large, que la pauvre duchesse +fut prise d'un tel mal de mer, qu'après une lutte héroïque, elle fut +forcée d'avouer ce qui se manifesta dans des conditions si affreuses +que je lui dis: + +--Madame, je ne puis en ce moment vous rendre qu'un service, ne vous +faire qu'un plaisir, c'est de m'éloigner de vous et de disparaître. + +Je criai à mon matelot: + +--Toi, à terre, et bon train. + +Et, piquant tout habillé une tête dans la mer, je m'en allai à la +nage sur un point différent de celui où elle allait aborder;--puis je +courus chez elle chercher sa femme de chambre, qui vint la recevoir et +la fit entrer dans ma cabane jusqu'à ce que le mal fût calmé. + +--Je savais bien que je serais malade, dit madame d'Elchingen, +seulement je ne croyais pas l'être autant. Mais les enfants en avaient +tant d'envie! + +--Voilà, disait, quelques jours après, mon matelot Buquet, voilà des +gens qu'il est agréable de mener promener; vous ne savez pas tout ce +qu'elle a donné à ma femme et à mes enfants! + +Un jour qu'on avait envoyé des livres de contes aux quatre enfants, +Michel me dit: + +--Vous devriez bien nous faire les fées de la mer. + +J'avoue que je n'y pensai plus, et ce n'est que bien longtemps après +que Hetzel, l'éditeur de l'excellent _Magasin illustré_, me demandant +un conte, je me rappelai les «Fées de la mer».--Mais Michel était +alors général, et je n'osai pas le lui dédier. + +Qu'est devenue cette famille, alors si heureuse? + +La révolution de 1848, qui avait trouvé d'Elchingen colonel du 7e +régiment de dragons s'empressa de le mettre à l'écart;--puis en 1851, +le président le fit général de brigade, et il fut choisi pour +commander une brigade de grosse cavalerie, lors de la guerre d'Orient; +mais il mourut du choléra en arrivant à Gallipoli. + +Son fils Michel Ney est mort d'une mort terrible et mystérieuse, au +moment où, déjà général de brigade, il allait être promu +divisionnaire--à quarante-quatre ans;--il avait vingt-sept ans de +service, dix-neuf campagnes, six citations à l'ordre de l'armée, cinq +blessures. + +Henry Souham est mort d'une attaque d'apoplexie, lieutenant-colonel de +cavalerie, chevalier de la Légion d'honneur. + +Edgard de Vatry, obligé de quitter le service à la suite de douleurs +incurables gagnées à la dernière guerre, s'est donné la tâche de +traduire en français et de publier un ouvrage très célèbre en +Allemagne, du général de Clausevitz:--_Théorie de la grande +guerre_.--Cet ouvrage, commencé, dit-il, sans autre intention que de +tromper ses regrets en continuant à s'occuper des choses du métier, a +demandé treize ans d'un travail de traduction, et a reçu de l'Académie +un prix Montyon, comme ouvrage d'utilité publique. + +Quant à Hélène, l'enfant que j'avais plus d'une fois rapportée sur un +bras à la maison de sa mère et qui annonçait une grande beauté, +promesse qu'elle a dit-on tenue,--je ne l'ai jamais revue;--elle a +épousé le prince Nicolas Bibesco, élève de l'école Polytechnique, +officier de la Légion d'honneur, chef d'escadron en France, au titre +étranger,--ayant fait la campagne de 1870 comme aide de camp du +général Trochu, et aujourd'hui membre de la Chambre des députés de +Roumanie. + +Hélène est mère de trois ou quatre beaux enfants. + + +_P.-S._--Au livre III de l'_Énéide_, Virgile fait un récit qu'on peut +appliquer à notre situation. Les Troyens débarqués se préparent, +étendus sur des lits de gazon, à savourer un repas dont ils ont grand +besoin. Mais tout à coup du haut de la «montagne», _de montibus_, les +harpies fondent sur eux d'un effroyable vol, battant bruyamment des +ailes et poussant des cris sinistres; elle se jettent sur leur +nourriture, l'emportent, souillent tout de leur contact immonde, et +mêlent à leurs cris d'insupportables et fétides odeurs:--_Contacta +omnia foedunt_. + +Mais peut-être cette comparaison empruntée au grand poète est-elle +trop noble pour la circonstance;--nos maîtres ne ressemblent-ils pas +davantage à ces fripouilles qui, sur le point d'être chassés d'un +«garni» qu'ils ont sali sans jamais payer le loyer, «déménagent à la +cloche de bois», c'est-à-dire s'en vont par la fenêtre, emportant les +meubles du logeur, brisant les vitres, arrachant les tentures, etc. + +C'est ainsi qu'avant de partir ils ont achevé de déshonorer et de +détruire la «Légion d'honneur»; le gendre de M. Grévy vendait les +décorations, mais au moins il les vendait cher;--ceux-ci en ont fait +une monnaie de billon pour payer ou acheter de petits services et +donner des pourboires à leurs complices «subalternes». Le _Journal +officiel_ vient de publier une liste de décorations qui, dit le +_Figaro_, ne tiendrait pas dans les seize colonnes de ce journal. + +M. Carnot sera-t-il assez «innocent», assez complice de M. Boulanger +pour affronter les élections avec le ministère actuel? + +Beaucoup voient déjà le brav' général président de la République, +qu'il aura de son mieux tant contribué à détruire.--Quelque chose +comme le gardien de Pompéi ou d'Herculanum. + +Le cas échéant, il est difficile de prévoir, il sera curieux de voir +le premier ministère du président Boulanger;--par allusion au coup de +1852, ça manque totalement de Morny;--ça aussi je l'ai dit, et je le +répète. + + + + +PANORAMA DU SIÈCLE + + +Rien n'est plus laid, plus absurde, plus bête, plus contraire à toute +idée de justice qu'un procès politique. + +On y voit des vaincus jugés par des vainqueurs, qui viennent d'avoir +grand'peur et en ont encore un peu. + +Il est incontestable que le général Boulanger et ses amis conspirèrent +et conspirent encore pour s'emparer du pouvoir et de toutes ses +douceurs, blandices et petits profits;--mais ils ont été jugés par des +gens qui conspirent pour le garder après avoir antérieurement conspiré +pour le prendre, et ont conspiré hier avec le même Boulanger contre +lequel ils conspirent aujourd'hui comme il conspire contre eux. + +«Il n'y a pas, dit J.-J. Rousseau, de gouvernement si sujet aux +guerres civiles et aux agitations intestines que le démocratique, +parce qu'il n'y en a aucun qui tende si fortement et si +continuellement à changer de forme.» + +Sous un gouvernement monarchique,--solidement appuyé sur les lois, sur +l'ancienneté, personne ne peut rêver de le renverser pour prendre sa +place,--et les ambitions ne peuvent s'agiter qu'au-dessous de lui et à +une certaine hauteur;--mais sous un gouvernement où on a vu la royauté +exercée par le vieil avocat Grévy, par tel petit journaliste comme +Yves Guyot, par tel vidangeur malheureux comme M. Constans, chacun se +dit: «Pourquoi pas moi!»--Et on met en usage pour les remplacer les +procédés qu'eux-mêmes ont employés pour se jucher au pouvoir. + +Dans cette circonstance du procès Boulanger, la droite du Sénat s'est +conduite avec une adresse incontestable:--elle n'a voulu ni condamner +ni absoudre le «brav'général»; elle a laissé les soi-disant +républicains et les soi-disant révisionnistes se gourmer entre +eux;--le général a été condamné, les juges ont été pas mal +déshonorés;--cela pourrait se représenter, s'illustrer par deux rats +dans une cage qui se battent, se mordent, se déchirent, se mangent si +bien, qu'il finit par ne rester que les deux queues. + +Oui, tant que nous conserverons cette forme de gouvernement soi-disant +démocratique, nous serons en guerre civile perpétuelle,--nous verrons +les acteurs se battre derrière la toile à qui aura les grands rôles, +et la pièce ne se jouera pas,--jusqu'à ce que les sifflets et les +pommes cuites aient eu raison des histrions. + +Notez que le niveau des ambitions politiques va toujours descendant et +s'abaissant;--autrefois, du temps de Richelieu, de Mazarin, du +cardinal de Retz,--c'était l'orgueil, la vanité qui étaient en +jeu;--on voulait le «pouvoir», on voulait dominer;--aujourd'hui, ce +qu'on veut, c'est le profit, on veut l'argent, on veut s'enrichir, on +n'est pas ambitieux, on est avide,--ce n'est pas moins dangereux, ce +l'est plus et davantage, parce que le nombre des compétiteurs est plus +grand, mais surtout c'est beaucoup plus laid. + +Cette forme de gouvernement est tellement antipathique au caractère +français qu'elle a notablement altéré et détérioré ce caractère, un +peuple autrefois bon, bienveillant, chevaleresque, heureux et +gai,--est devenu haineux, avide, malheureux et triste. + +Jean-Jacques Rousseau disait: «La démocratie n'est possible que dans +un État très petit, où chaque citoyen puisse aisément connaître tous +les autres;--une grande simplicité de moeurs, peu ou point de luxe.» + +Le prince de Ligne disait: «Je n'aime les républicains que dans +l'eau,--une petite île entourée par la mer,--au moins la liberté ne +peut gâter les autres pays,--et, alors, on pourra essayer et voir +comme ça marcherait en petit,--sauf à vérifier si, en agrandissant +l'échelle, la chose serait possible.» + +On est de tempérament si peu républicain en France que, après s'être +servi de certaines maximes pour grimper au pouvoir, c'est la première +chose dont on se débarrasse aussitôt qu'on est arrivé, parce qu'il n'y +a point moyen de gouverner avec ces maximes;--ainsi l'absolue +souveraineté du peuple--rend inutiles et inapplicables toutes les +lois;--que devient l'arrêt du Sénat qui déclare le général Boulanger +inéligible--quand le peuple est le maître d'élire Boulanger et de +casser le Sénat? + +Nous disions tout à l'heure que les conspirations sont aujourd'hui des +affaires;--voyez la conspiration de Boulanger contre Carnot, +Constans, Yves Guyot, Freycinet, etc.,--et la conspiration de ceux-ci +contre Boulanger. + +Boulanger a des actionnaires,--les grosses sommes d'argent dont il +dispose en sont une preuve irréfutable; les actionnaires, «les gogos» +qui fournissent l'argent comptent bien rentrer dans leurs fonds avec +d'honnêtes ou de déshonnêtes bénéfices. + +D'autre part, Freycinet, Constans, etc., prennent pour actionnaires +tous les Français, tous les contribuables,--et cela sans les +consulter, malgré eux;--leurs louis d'or et leurs pièces de cent sous, +produits par leur travail, deviennent des projectiles contre +Boulanger. + +J'ai raconté autrefois l'histoire d'un voyageur qui rencontre deux +Hurons accroupis et jouant avec des cailloux à un jeu de hasard,--il +les regarde et finit par prendre, sans savoir pourquoi, intérêt à un +des deux joueurs;--la partie terminée, il félicite le gagnant pour +lequel il avait fait des voeux et s'enquiert de l'enjeu. + +Homme blanc, lui dit un des «Peaux-Rouges», en te voyant venir de loin +nous avons joué à qui te mangerait, et c'est moi qui aurai cette joie. + +C'est l'histoire du peuple français s'intéressant à telle ou telle +coterie,--et pariant pour elle,--Constans ou Boulanger;--quel que +soit le gagnant, il sera mangé. + +Pas de démocratie--sans ostracisme,--les vertus y sont aussi +inquiétantes que les vices;--faute d'être assez grands, les démocrates +doivent diminuer les plus grands qu'eux au moins de la tête,--il faut +exiler Alcibiade et faire mourir Socrate--et bannir Aristide, parce +que cela ennuie de l'entendre appeler le juste; ça n'est pas joli, +mais c'est comme ça,--cela a, cependant, souvent des mérites; entre +autres, celui de nous épargner l'écoeurant spectacle d'un semblant de +justice et des réquisitoires de cancans, de potins, de ramages,--de +_on-dit_,--il _paraît_,--on _croit que_--comme l'oeuvre de M. de +Beaurepaire, qui a l'air d'avoir été tricotée par une vieille +portière. + + +Nous allons un peu jaser, si vous le voulez bien, du +_Panorama-histoire du siècle_. + +Je dois commencer par remercier MM. Stevens et Gervex de ne pas avoir +oublié dans leur intéressant ouvrage--un homme qu'à tout autre, il +était facile et permis d'oublier; un homme qui a toujours vécu loin de +tout et de tous,--qui n'a jamais fait partie de rien,--qui ne s'est +jamais affilié ni à un parti, ni à une école, ni à une secte, ni à +une coterie, et qui n'est pas même gendelettres. + +Ce devoir accompli avec justice et plaisir,--je vais parler du +panorama: + +Tout le monde est d'accord sur la grandeur et la noblesse de l'idée, +sur l'habileté, l'intelligence, le goût avec lesquels les personnages +sont groupés,--sur la frappante ressemblance d'un si grand nombre de +portraits, sur les brillantes et rares qualités de l'exécution. + +Cette oeuvre présentait deux grandes difficultés: la première, de +n'oublier aucun de ceux qui avaient droit d'y figurer;--la seconde, de +ne pas se laisser influencer et circonvenir par des importunités, des +obsessions, des exigences, des camaraderies, des pressions, pour +donner à certaines personnes dans le panorama une place qu'elles n'ont +pas occupée ou n'occupent pas dans le siècle ni même dans la vie,--de +gens qui n'existent que dans le panorama, et qu'il s'agissait non de +reproduire, mais de produire. + +Nous allons commencer par le premier point--et signaler aux éminents +auteurs de l'oeuvre quelques oublis involontaires, quelques +erreurs--qu'il leur sera facile de réparer;--aussi et tout à l'heure, +nous leur en dirons les moyens; probablement je me contenterai +d'avoir indiqué le second point. + +Je commence par une critique,--l'homme chargé, une baguette à la main, +d'énumérer les personnages,--l'homme chargé de la préface, de la +notice, de la brochure explicative,--n'aurait pas dû être un +homme se mêlant de politique, affilié, qui plus est, à une +coterie;--cette exhibition ne pouvait être faite qu'avec une complète +impartialité,--une parfaite sincérité, comme les peintres en donnaient +si bien l'exemple; cette notice devait être une notice comme le +promettait son titre, et non une oeuvre de politique boursouflée. + +Elle devait s'adresser à tous les visiteurs du panorama et ne pas +imposer des opinions, des appréciations qui ne seront acceptées que +par un petit nombre. + +M. Reinach--lui, je crois d'ailleurs, figure parmi les illustrations +du siècle,--déclare Necker _probe et austère_;--eh bien, tout le monde +n'est pas d'accord sur le droit à ces épithètes du financier genevois. + +Il eût fallu désigner au moins avec respect Louis XVI, qui va être +assassiné par un semblant de justice et ne pas dire, en croyant faire +de l'esprit: «Louis XVI, bon, doux et gros.» + +Il ne fallait pas appeler «l'Autrichienne» cette reine assassinée, +comme son époux, après avoir été l'idole des Parisiens. Il ne fallait +pas appeler «la Belle dame» madame de Lamballe, aussi assassinée et +dont le cadavre fut si odieusement profané. + +Il fallait dire comme MM. Gervex et Stevens: + +Le roi Louis XVI--la reine Marie-Antoinette--la princesse de Lamballe. + +Voici David; M. Reinach constate qu'il a peint avec le même talent--et +Marat et Napoléon Ier,--qu'il a été républicain farouche et +humble courtisan;--et, voulant ajouter une épithète au nom du +peintre,--l'auteur de la notice tombe malheureusement,--quand il avait +tant d'adjectifs à sa disposition, sur l'épithète la moins juste, la +moins appropriée au sujet,--il l'appelle peintre _impeccable_. + +Il paraît que c'est son mot pour les peintres;--il appelle également +_Ingres l'impeccable_.--Décidément la peinture n'est pas généreuse +pour lui en adjectifs;--il appelle Horace Vernet le «fantassin de la +peinture»; peut-être n'a-t-il jamais vu les magnifiques chevaux de +front s'élancer hors du cadre de la Prise de la Smala d'Abdel-Kader; +pourquoi «fantassin», ce peintre qui aimait tant les chevaux et en a +fait tant de chefs-d'oeuvre? + +Pourquoi _Berlioz_ est-il appelé _divin_ au milieu d'Auber, d'Halévy, +d'Adam sans épithètes? + +Quant à _Daguerre_ «qui arrache à la nature ses secrets», nous en +reparlerons tout à l'heure, à MM. Gervex et Stevens. Décidément, c'est +une grande difficulté, que M. Reinach surmonte rarement, que de +s'imposer le devoir de mettre une adjectif à chaque nom. Ainsi, il +appelle les esprits riants, les plus gais, les plus doux de notre +temps--le _sombre_ Gérard de Nerval, et Morny également était loin +d'être un homme _sombre_, quoi qu'en dise l'auteur de la notice. De +même,--Victor Hugo n'est pas un «républicain vaincu», nous en +reparlerons également tout à l'heure, lorsque je m'adresserai à MM. +Gervex et Stevens. + +De quel droit M. Reinach--aux acheteurs de la brochure qui veulent +simplement qu'on leur désigne les si nombreux personnages du +panorama--prétend-il leur donner, leur imposer des appréciations comme +celle-ci: + +«Le grand Gambetta et M. de Freycinet--font sortir des armées de terre +et les organisent.» + +Tandis que beaucoup de visiteurs de panoramas--ont leur opinion faite +sur ces deux dictateurs,--auxquels--Thiers a reproché publiquement +d'avoir, par leur incapacité et leur outrecuidance, coûté à la France +la moitié de ses pertes en hommes, en territoire et en argent. + +MM. Stevens et Gervex--se contentent de dire: «Voici Gambetta, voici +M. de Freycinet,»--et tout le monde est d'accord pour applaudir le +talent des artistes. + +M. Reinach--annonce que «la France renaît et étonne le monde par la +rapidité de sa régénération, par le règne de la liberté». + +Eh bien, il est des gens qui ne voient pas ni liberté ni régénération, +sous le gouvernement de MM. Constans, Rouvier, de Freycinet, etc., et +au moins une grande partie du monde s'étonne du degré d'abaissement où +ce grand et noble pays est tombé. + +Ce que les acheteurs de cette notice demandent, c'est un catalogue +explicatif,--une notice pour reconnaître une figure,--et non des +opinions toutes faites sur les hommes et sur les choses, et non les +opinions et les idées de M. Reinach. + +Depuis quelque temps, il est à la mode d'assigner à Victor Hugo une +place plus haute et plus large encore, dans l'histoire du siècle, que +celle qui lui appartient légitimement, et qui déjà est bien belle. +Cette apothéose est due en très grande partie au zèle et à +l'enthousiasme nouveau des républicains et soi-disant républicains, +qui l'accablaient de tant d'injures et d'avanies en 1828, lorsqu'il +était légitimiste; en 1830, lorsqu'il était orléaniste; en 1848, +lorsqu'il était bonapartiste;--je me rappelle qu'en 1830, et 1848, _le +National_, qui était alors à la tête du parti républicain, ayant +découvert que Victor Hugo était vicomte disait: «Il ne manquait à M. +Hugo que ce ridicule.» + +Je répondis au _National_: «Soyez plus indulgent, ce n'est pas sa +faute, c'est de naissance.» + +Et combien connaissez-vous de gens ayant assez de modestie ou +d'orgueil pour laisser trente ans au hasard, qui vous l'a fait +découvrir, la révélation de cette _tare_? + +Victor Hugo est un grand poète, un très grand poète, un des grands +poètes dont s'honore la France;--mais il n'est que cela.--Certes c'est +beaucoup, et cela assigne une haute place et fait une belle destinée. + +Mais ce ne fut jamais ni un caractère, ni un philosophe, ni un grand +homme. + +Lamartine--qui n'a droit qu'au second rang comme poète, en 1848, de +grand poète monta grand homme et héros. + +Pour expliquer, pour justifier toutes les mobilités opposées des +principes et des opinions de Victor Hugo, il faut comparer la nature +de son génie à un beau lac dont les eaux limpides réfléchissent comme +un miroir, les arbres et les palais qui l'entourent devant, derrière à +droite et à gauche--et aussi le ciel et les formes changeantes des +nuages qui voguent dans l'azur, et les splendides couleurs de l'aurore +et du couchant--le tout avec calme inconscience, sans préférence et +sans choix. + +Causons maintenant avec MM. Stevens et Gervex. + +Vous avez représenté M. Daguerre comme l'inventeur de la photographie, +de l'héliographie, etc. + +Eh bien, on vous a trompés.--M. Daguerre n'est nullement +l'inventeur--et voici l'histoire irrécusable de l'inventeur; + +L'inventeur est M. Nicéphore Niepce--qui avait obtenu les premiers +résultats.--M. Daguerre, qui faisait des recherches à ce sujet, abusa +de la candeur, de la naïveté d'un homme de génie--et l'amena à +l'associer avec lui, sous prétexte de perfectionnements alors inconnus +et des avantages que lui donnait sa position pour propager +l'invention.--Voici, du reste, le traité qui fut fait entre eux. + +Article premier.--Il y aura entre MM. Niepce et Daguerre une société +sous la raison Niepce et Daguerre pour coopérer aux perfectionnements +de la découverte inventée par M. Niepce et perfectionnée par M. +Daguerre. + +Art. 2.--M. Niepce apporte son invention et M. Daguerre une nouvelle +combinaison de chambre noire, ses talents et son industrie, et les +bénéfices seront partagés entre M. Niepce pour son invention et M. +Daguerre, pour ses perfectionnements. + +M. Daguerre, grâce à la protection d'Arago, qu'il trompa,--se +substitua à Niepce,--qui mourut ruiné.--M. Daguerre escroqua la gloire +et aussi les profits, la rosette d'officier de la Légion d'honneur, et +je crois, une pension. Je ne sais par quelle finesse, quelle influence +il obtint du fils de Niepce, malgré les conventions formelles du +traité,--peut-être pour un peu d'argent à l'héritier sans +héritage--l'autorisation de donner son nom de Daguerre à l'invention +de Niepce. + +Voilà donc une figure à changer--et vous ferez justice. On vous a +laissé oublier Frédéric Sauvage l'inventeur des hélices;--moi qui ai +eu l'honneur de défendre Sauvage contre l'oppression et d'être son +hôte pendant deux ans dans ma petite maison de Sainte-Adresse, je +sais ce qu'il y a subi et courageusement supporté de luttes, de +mauvais vouloir, de tentatives d'escroquerie--de misères. + +On vous a laissé oublier Pradier, le grand sculpteur, dont on disait +alors que c'était Praxitèle ayant changé la dernière syllabe de son +nom, et aussi Carrier-Belleuse. + +Gudin, le grand peintre de marine dont tant de tableaux sont à +Versailles. + +Ary Scheffer,--l'auteur de _Saint Augustin et Sainte Monique_, de +_Francesca de Rimini_,--les _Femmes souliotes_, etc. + +Scheffer, que le duc d'Orléans allait familièrement visiter dans son +atelier.--Un jour, le fils de Louis-Philippe venant le voir, fut +arrêté par le portier. «Monsieur, vous allez chez M. Scheffer?--Oui, +mon ami.--Est-ce que vous auriez la complaisance de lui monter son +pantalon, qu'il m'a donné à raccommoder, et faute duquel vous allez le +trouver au lit?--Très volontiers.» Et le duc porta le pantalon. + +Les deux Johannot,--qui ont _illustré_ de si charmants dessins toutes +les oeuvres du romantisme:--Walter Scott et Cooper, _Faust_, de +Goethe, Molière, _Don Quichotte_, _le Diable Boiteux_, _Paul et +Virginie_ et des tableaux dont plusieurs sont à Versailles; je +relèverai d'Alfred,--l'_Entrée de Mademoiselle de Montpensier à +Orléans_,--_Saint Martin donnant la moitié de son manteau à un +pauvre_,--_Don Juan naufragé_, etc. Et de Thony, le _Fleuve +Scamandre_,--l'_Enfance de Duguesclin_,--_Un soldat auquel une femme +donne à boire_. + +Quant au magnifique tableau d'après le roman de Walter Scott--_la +Marée d'équinoxe sur la falaise_--je ne sais plus de qui il +était;--peut-être des deux, car ils travaillaient souvent +ensemble--c'étaient de vrais frères. + +Raffet, le peintre militaire de tant de talent; Montgolfier, dont le +nom est attaché à l'invention des aérostats, appelés longtemps +montgolfières. Parmentier, l'introducteur de ce pain tout fait appelé +pomme de terre--et qu'on a appelé parmentière tant que le légume +précieux ne fut pas adopté,--malgré la protection de Louis XVI, qui +porta tout un jour à la boutonnière un bouquet de fleurs violettes de +ce tubercule. + +Vous avez oubliez les Roqueplan. + +L'aîné, peintre si gracieux, l'auteur du _Lion amoureux_ et du +_Cerisier_ de Jean-Jacques. + +Le second, le Parisien par excellence,--le fondateur du _Figaro_. + +En même temps que vous faisiez les portraits de Béranger, de +Désaugiers et de Pierre Dupont, vous négligiez celui de Frédéric +Bérat, le premier qui publia tant de romances et de chansons, dont, +le premier après Jean-Jacques Rousseau, il faisait les paroles et la +musique: _Ma Normandie_,--_la Lisette de Béranger_,--_Viv' la joie et +les pomm's de terre_;--_Monsieur l'écrivain_, etc. + +Et Gustave Nadaud,--qui agrandit le cadre de Bérat par une douce +philosophie,--auteur également des paroles et de la musique,--de +_Cheval et Cavalier_, de _la Valse des adieux_,--_la Mouche de M. +Letortut_. En parlant de Cavaignac et de Charras, vous avez oublié +Tourret, le seul ministre de l'agriculture que j'aie connu depuis que +je suis au monde.--Notons, en passant, que pas un des ministres de +Cavaignac ne fut accusé ni soupçonné de la moindre improbité;--la +calomnie n'eût même pu les attaquer. + +A côté de Bonjean assassiné par la Commune, j'aurais voulu voir le +fils de la victime, par une inspiration sublime, consacrant sa +fortune, son intelligence et sa vie à sauver les enfants abandonnés ou +coupables, les enfants des assassins de son père, par une éducation +honnête et paternelle. + +Parmi les braves marins qui ont combattu les Prussiens et la Commune +avec tant d'énergie, de dévouement, je ne vois pas chez vous +Jauréguiberry, l'intrépide amiral qui eût représenté la part +admirable que prirent nos marins à la guerre de 1870. + +Au nombre des grands comédiens dont vous avez admis des moyens et des +petits, pourquoi ne voit-on pas Dorval, Georges, Duchesnois, Potier, +Bouffé;--les Brohan, la mère et les filles, Jenny Vertpré. Mais vous +oubliez aussi des grandes cantatrices? Et cet intrépide et dévoué +Ducatel qui fit entrer l'armée de Versailles dans Paris, où les +communards répandaient le sang et mettaient le feu. + +D'autres figures sans doute encore ont échappé à vos si patientes +recherches, à vos si louables études;--il en est, j'en suis certain, +pour ne parler que de celles que je viens de vous signaler, que vous +seriez heureux d'admettre dans ce panthéon, dans cette oeuvre qui +gardera sa place et avec vos noms dans le siècle que vous avez voulu +glorifier. + +Et il serait triste de répondre aux légitimes réclamations comme font +les conducteurs d'omnibus: _Complet!_ Il n'y a plus de place. + +Mais, dans votre collection, vous avez passablement de ministres, de +fonctionnaires, et, parmi ces ministres, un nombre remarquable qui, +tombant au pouvoir, comme tombent les pluies de crapauds,--ont fait, +font et feront comme les grenouilles dont parle Publius Syrus: + + _Du trône, elles ressautent dans le bourbier._ + +Beaucoup n'existaient pas avant d'être ministres,--et n'existent plus +après.--Je n'irai pas aussi loin, au moins quant à la forme, que ce +vieux courtisan qui disait: «Je déclare à l'avance que je suis l'ami +et un peu le parent de tout homme qui arrive au pouvoir, décidé que je +suis, au besoin, à tenir le pot de chambre au ministre tant qu'il est +ministre, mais aussi prêt à le lui verser sur la tête aussitôt qu'il +est tombé du pouvoir.» + +C'est d'abord parmi les ministres qui vont disparaître que vous +pourrez, en les effaçant proprement, trouver des places pour réparer +les oublis involontaires que, j'en suis certain, vous regrettez +amèrement;--et ainsi, en profitant de ces vacances et de quelques +autres dont je ne parle pas,--vous complèterez votre oeuvre, et vous +la rendrez digne de survivre à jamais à la circonstance qui vous l'a +fait évoquer. + +Cela dit,--je vous renouvelle, Messieurs, et mes félicitations, et mes +remerciements, et vous adresse un salut cordial. + +Autre chose. + +Il s'est installé à Paris, depuis quelque temps, une entreprise qui +peut et doit être très agréable et utile à beaucoup de gens. + +Écrivains, artistes, hommes et femmes du monde, hommes d'affaires, +etc., etc.,--l'abonné reçoit, par l'entremise du journal, tout ce +qu'on peut dire de lui dans tous les journaux du monde entier. + +Le directeur, avec un désintéressement complet, et dans un but de +simple bienveillance, m'a adressé quelques-uns de ses numéros où il +était question de moi. + +J'ai dû le remercier et lui écrire: + +«Monsieur, je suis très reconnaissant de l'envoi que vous voulez bien +me faire de quelques extraits de journaux qui, par hasard, parlent de +moi--et, avec mes remerciements, je viens vous prier de ne plus +continuer cette gracieuseté. + +»Depuis... presque toujours, je vis loin de tous et de tout, je ne +suis rien dans rien et de rien, je ne pense pas au public qui, de son +côté, ne pense pas à moi. + +»Ce n'est pas pour lui que j'écris depuis plus d'un demi-siècle, c'est +pour un auditoire restreint mais fidèle, un petit auditoire d'amis +connus et inconnus que je me suis acquis dans ma longue +carrière;--tel de mes livres a été écrit pour une seule personne--que +parfois même je ne connais pas, qui ne me connaît pas et qui ne me +connaîtra jamais, comme je ne la connaîtrai pas;--parfois ce livre +s'adresse à une femme que, en passant, j'ai vue à sa fenêtre, qui ne +m'a pas vu, ne me verra jamais, et que je ne reverrai pas davantage. + +»D'autre part, je suis convaincu que l'homme dont on dit le plus de +bien aurait grand avantage à ce qu'on ne parlât jamais de lui. + +»Vous avez, jusqu'ici, eu la bonté de m'adresser quelques extraits de +feuilles bienveillantes ou endoctrinées par mon éditeur Calmann +Lévy.--Je ne cache pas que j'ai humé ces quelques grains d'encens; +mais, après les éloges, viendraient les critiques, sans doute même les +mauvais compliments--j'ai pensé que c'était le moment de vous +arrêter.--J'ai bu le breuvage agréable, je crains la lie,--et je ne +vide pas le verre. + +»D'ailleurs, les éloges même les plus flatteurs ne satisfont que +rarement celui qui les reçoit: il lui semble que ce n'est que +justice--et il y manque toujours quelque chose;--on ne serait donc +tout à fait loué à son goût que par soi-même.--Les critiques, au +contraire, semblent facilement injustes, malveillantes, +hostiles.--Fontenelle montrait un jour à ses amis une grand malle +fermée. «Dans cette malle, dit-il, j'ai mis tout ce qu'on a écrit +contre moi--et je ne l'ai jamais lu;--peut-être dans le nombre se +trouve-t-il des louanges, mais je payerais trop cher celles-ci en +lisant les autres.» J'ajoute: à moins qu'on ne dise de moi que je suis +un voleur, un lâche ou un menteur, je m'inquiète peu du reste, et, +quant à mes assertions, j'attendrais, pour m'en occuper, qu'on vînt me +les dire, parlant à ma personne; ce qu'on n'a pas fait jusqu'ici, et +ce que je ne conseillerais de faire à personne. + +»Agréez, avec mes remerciements, mes cordiales civilités--et une +poignée de main encore assez solide de pêcheur et de jardinier.» + + + + +TABLE + + + Pages + + LA MAISON DE L'OGRE 1 + + A ERNEST LEGOUVÉ 46 + + KLMPRSK 72 + + LOGOGRIPHE 91 + + CONFÉRENCE SUR LE BONHEUR 139 + + LA STATUE DE JEAN JACQUES ROUSSEAU 163 + + ÉLOGE DE LA MORT 198 + + AFFAIRE BOULANGER 225 + + PRIX DE BEAUTÉ 250 + + UNE FEMME DANS UN SALON 276 + + UNE PROPHÉTIE 301 + + PANORAMA DU SIÈCLE 330 + + +Tours, imp. E. Mazereau. + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of La Maison de l'Ogre, by Alphonse Karr + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA MAISON DE L'OGRE *** + +***** This file should be named 37569-8.txt or 37569-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/3/7/5/6/37569/ + +Produced by Hélène de Mink, Charlene Taylor and the Online +Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This +book was created from images of public domain material +made available by the University of Toronto Libraries +(http://link.library.utoronto.ca/booksonline/).) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: La Maison de l'Ogre + +Author: Alphonse Karr + +Release Date: September 29, 2011 [EBook #37569] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA MAISON DE L'OGRE *** + + + + +Produced by Hélène de Mink, Charlene Taylor and the Online +Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This +book was created from images of public domain material +made available by the University of Toronto Libraries +(http://link.library.utoronto.ca/booksonline/).) + + + + + + +</pre> + + +<div class="box"> +<p>Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. +L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée. +Les numéros des pages blanches n'ont pas été repris.</p></div> + +<p class="p4"><a name="Page_I" id="Page_I"></a></p> + +<div class="figcenter"><img src="images/cover.jpg" width="400" height="643" +alt="frontcover" /> +</div> + +<h2 class="p2">LA MAISON DE L'OGRE</h2> +<p class="p4"><a name="Page_II" id="Page_II"></a></p> + +<p class="center"><big><b>CALMANN LÉVY, ÉDITEUR</b></big></p> + +<hr class="c5" /> + +<p class="center"><b>ŒUVRES COMPLÈTES</b></p> + +<h3 class="sper"><big><b>D'ALPHONSE KARR</b></big></h3> + +<p class="center"><small><b>Format grand in-18</b></small></p> + +<table border="0" cellpadding="5" cellspacing="5" summary="ads"> +<tr> + <td>A BAS LES MASQUES!</td> + <td class="tdr">1</td> + <td>vol.</td> +</tr> +<tr> + <td>A L'ENCRE VERTE</td> + <td class="tdr">1</td> + <td>—</td> +</tr> +<tr> + <td>AGATHE ET CÉCILE</td> + <td class="tdr">1</td> + <td>—</td> +</tr> +<tr> + <td>L'ART D'ÊTRE MALHEUREUX</td> + <td class="tdr">1</td> + <td>—</td> +</tr> +<tr> + <td>AU SOLEIL</td> + <td class="tdr">1</td> + <td>—</td> +</tr> +<tr> + <td>LES BÊTES A BON DIEU</td> + <td class="tdr">1</td> + <td>—</td> +</tr> +<tr> + <td>BOURDONNEMENTS</td> + <td class="tdr">1</td> + <td>—</td> +</tr> +<tr> + <td>LES CAILLOUX BLANCS DU PETIT POUCET</td> + <td class="tdr">1</td> + <td>—</td> +</tr> +<tr> + <td>LE CHEMIN LE PLUS COURT</td> + <td class="tdr">1</td> + <td>—</td> +</tr> +<tr> + <td>CLOTILDE</td> + <td class="tdr">1</td> + <td>—</td> +</tr> +<tr> + <td>CLOVIS GOSSELIN</td> + <td class="tdr">1</td> + <td>—</td> +</tr> +<tr> + <td>CONTES ET NOUVELLES</td> + <td class="tdr">1</td> + <td>—</td> +</tr> +<tr> + <td>LE CREDO DU JARDINIER</td> + <td class="tdr">1</td> + <td>—</td> +</tr> +<tr> + <td>DANS LA LUNE</td> + <td class="tdr">1</td> + <td>—</td> +</tr> +<tr> + <td>LES DENTS DU DRAGON</td> + <td class="tdr">1</td> + <td>—</td> +</tr> +<tr> + <td>DE LOIN ET DE PRÈS</td> + <td class="tdr">1</td> + <td>—</td> +</tr> +<tr> + <td>DIEU ET DIABLE</td> + <td class="tdr">1</td> + <td>—</td> +</tr> +<tr> + <td>ENCORE LES FEMMES</td> + <td class="tdr">1</td> + <td>—</td> +</tr> +<tr> + <td>EN FUMANT</td> + <td class="tdr">1</td> + <td>—</td> +</tr> +<tr> + <td>L'ESPRIT D'ALPHONSE KARR</td> + <td class="tdr">1</td> + <td>—</td> +</tr> +<tr> + <td>FA DIÈZE</td> + <td class="tdr">1</td> + <td>—</td> +</tr> +<tr> + <td>LA FAMILLE ALLAIN</td> + <td class="tdr">1</td> + <td>—</td> +</tr> +<tr> + <td>LES FEMMES</td> + <td class="tdr">1</td> + <td>—</td> +</tr> +<tr> + <td>FEU BRESSIER</td> + <td class="tdr">1</td> + <td>—</td> +</tr> +<tr> + <td>LES FLEURS</td> + <td class="tdr">1</td> + <td>—</td> +</tr> +<tr> + <td>LES GAIETÉS ROMAINES</td> + <td class="tdr">1</td> + <td>—</td> +</tr> +<tr> + <td>GENEVIÈVE</td> + <td class="tdr">1</td> + <td>—</td> +</tr> +<tr> + <td>GRAINS DE BON SENS</td> + <td class="tdr">1</td> + <td>—</td> +</tr> +<tr> + <td>LES GUÊPES</td> + <td class="tdr">6</td> + <td>—</td> +</tr> +<tr> + <td>HISTOIRE DE ROSE ET DE JEAN DUCHEMIN</td> + <td class="tdr">1</td> + <td>—</td> +</tr> +<tr> + <td>HORTENSE</td> + <td class="tdr">1</td> + <td>—</td> +</tr> +<tr> + <td>LETTRES ÉCRITES DE MON JARDIN</td> + <td class="tdr">1</td> + <td>—</td> +</tr> +<tr> + <td>LE LIVRE DE BORD</td> + <td class="tdr">1</td> + <td>—</td> +</tr> +<tr> + <td>LE RÈGNE DES CHAMPIGNONS</td> + <td class="tdr">1</td> + <td>—</td> +</tr> +<tr> + <td>LA MAISON CLOSE</td> + <td class="tdr">1</td> + <td>—</td> +</tr> +<tr> + <td>MENUS PROPOS</td> + <td class="tdr">1</td> + <td>—</td> +</tr> +<tr> + <td>MIDI A QUATORZE HEURES</td> + <td class="tdr">1</td> + <td>—</td> +</tr> +<tr> + <td>NOTES DE VOYAGE D'UN CASANIER</td> + <td class="tdr">1</td> + <td>—</td> +</tr> +<tr> + <td>ON DEMANDE UN TYRAN</td> + <td class="tdr">1</td> + <td>—</td> +</tr> +<tr> + <td>LA PÊCHE EN EAU DOUCE</td> + <td class="tdr">1</td> + <td>—</td> +</tr> +<tr> + <td>ET EN EAU SALÉE</td> + <td class="tdr">1</td> + <td>—</td> +</tr> +<tr> + <td>PENDANT LA PLUIE</td> + <td class="tdr">1</td> + <td>—</td> +</tr> +<tr> + <td>LA PÉNÊLOPE NORMANDE</td> + <td class="tdr">1</td> + <td>—</td> +</tr> +<tr> + <td>PLUS ÇA CHANGE</td> + <td class="tdr">1</td> + <td>—</td> +</tr> +<tr> + <td>.. PLUS C'EST LA MÊME CHOSE</td> + <td class="tdr">1</td> + <td>—</td> +</tr> +<tr> + <td>LES POINTS SUR LES I</td> + <td class="tdr">1</td> + <td>—</td> +</tr> +<tr> + <td>LE POT AUX ROSES</td> + <td class="tdr">1</td> + <td>—</td> +</tr> +<tr> + <td>POUR NE PAS ÊTRE TREIZE</td> + <td class="tdr">1</td> + <td>—</td> +</tr> +<tr> + <td>PROMENADES AU BORD DE LA MER</td> + <td class="tdr">1</td> + <td>—</td> +</tr> +<tr> + <td>PROMENADES HORS DE MON JARDIN</td> + <td class="tdr">1</td> + <td>—</td> +</tr> +<tr> + <td>LA PROMENADE DES ANGLAIS</td> + <td class="tdr">1</td> + <td>—</td> +</tr> +<tr> + <td>LA QUEUE D'OR</td> + <td class="tdr">1</td> + <td>—</td> +</tr> +<tr> + <td>RAOUL</td> + <td class="tdr">1</td> + <td>—</td> +</tr> +<tr> + <td>ROSES ET CHARDONS</td> + <td class="tdr">1</td> + <td>—</td> +</tr> +<tr> + <td>ROSES NOIRES ET ROSES BLEUES</td> + <td class="tdr">1</td> + <td>—</td> +</tr> +<tr> + <td>LES SOIRÉES DE SAINTE-ADRESSE</td> + <td class="tdr">1</td> + <td>—</td> +</tr> +<tr> + <td>LA SOUPE AU CAILLOU</td> + <td class="tdr">1</td> + <td>—</td> +</tr> +<tr> + <td>SOUS LES ORANGERS</td> + <td class="tdr">1</td> + <td>—</td> +</tr> +<tr> + <td>SOUS LES POMMIERS</td> + <td class="tdr">1</td> + <td>—</td> +</tr> +<tr> + <td>SOUS LES TILLEULS</td> + <td class="tdr">1</td> + <td>—</td> +</tr> +<tr> + <td>SUR LA PLAGE</td> + <td class="tdr">1</td> + <td>—</td> +</tr> +<tr> + <td>TROIS CENTS PAGES</td> + <td class="tdr">1</td> + <td>—</td> +</tr> +<tr> + <td>UNE HEURE TROP TARD</td> + <td class="tdr">1</td> + <td>—</td> +</tr> +<tr> + <td>UNE POIGNÉE DE VÉRITÉS</td> + <td class="tdr">1</td> + <td>—</td> +</tr> +<tr> + <td>VOYAGE AUTOUR DE MON JARDIN</td> + <td class="tdr">1</td> + <td>—</td> +</tr> +</table> + +<p class="center"><small>Tours.—Imp. E. Mazereau.</small></p> + +<p class="p4"><a name="Page_III" id="Page_III"></a></p> + +<p class="center"><b>LA</b></p> + +<h1>MAISON DE L'OGRE</h1> + +<p class="center"><small><b>PAR</b></small></p> + +<p class="center"><big><b>ALPHONSE KARR</b></big></p> + +<p class="center"><b>TROISIÈME ÉDITION</b></p> + +<div class="figcenter"><img src="images/colophon.jpg" width="267" height="182" alt="logo" /> +</div> + +<p class="center"><b>PARIS</b><br /> +<b>CALMANN LÉVY, ÉDITEUR</b><br /> +<b>ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES</b><br /> +<b>3, RUE AUBER, 3</b></p> + +<hr class="c5" /> +<p class="center">1890</p> + +<p class="center"><small>Droits de reproduction et de traduction réservés.</small></p> +<p><a name="Page_IV" id="Page_IV"></a></p> + +<p class="p4"><span class="pagenum"><a name="Page_1" id="Page_1">1</a></span></p> + +<h2>LA MAISON DE L'OGRE</h2> + +<p class="p2">Tout à fait au bord de la mer, dans un bouquet +de pins, de tamarix que j'ai plantés il y a +vingt ans, et qui sont devenus de grands +arbres, se cache une sorte de cabane, de tonnelle, +couverte, en guise de chaume, par des +branches de notre grande bruyère blanche si +parfumée; elle est ouverte du côté qui fait +face à la mer, et comme fortifiée de ce côté +par des yuccas et des agaves sous lesquels +s'étend une pelouse de cette grande ficoïde +dont les fleurs, semblables à la reine-marguerite +et plus larges qu'elle, sont, selon la +variété, ou d'un jaune brillant sur un feuillage +d'un vert gai, ou d'un rouge amaranthe, sur +un feuillage d'un vert un peu cendré. Lorsque +<span class="pagenum"><a name="Page_2" id="Page_2">2</a></span> +le vent vient du large, on y est fort exposé +au poudrin, et même quelque lame vient baigner +le pied de la cabane. A quelques pas +au-dessous, nos bateaux, le plus souvent, sont +mouillés dans un petit abri de rochers ou tirés +plus haut sur le sable quand la mer est mauvaise +ou menaçante.</p> + +<p>J'étais blotti dans cette cabane un des jours +où la flotte cuirassée et les torpilleurs sont +venus faire une petite guerre dans la baie de +Saint-Raphaël.</p> + +<p>Ces vaisseaux cuirassés, qui semblent des +monstres énormes, sont loin d'avoir le charme +et la grâce des bateaux de pêche qui seuls +d'ordinaire sillonnent une mer le plus souvent +calme ou ridée par une douce brise—semblables +avec leurs voiles blanches à de grands +cygnes glissant sur l'eau.—Les gigantesques +vaisseaux cuirassés rompent les dimensions +et l'harmonie; notre baie paraît plus étroite, +les collines et les montagnes qui la bornent +à l'ouest et au nord-ouest semblent moins +élevées, et nos deux îlots de porphyre rouge +ne paraissent plus que comme deux gros +cailloux.</p> + +<p>Sur le sable, au pied du talus sur lequel +repose la cabane, deux jeunes hommes étaient +couchés et devisaient ensemble:—l'un que +<span class="pagenum"><a name="Page_3" id="Page_3">3</a></span> +je connais de vue était un jeune professeur +aspirant aux hauts grades universitaires, +l'autre était un marin qui était venu en congé +de convalescence se «refaire» dans sa famille +à Saint-Raphaël.</p> + +<p>—Que c'est donc beau! disait le marin,—en +désignant les vaisseaux à son compagnon,—voici +<i>l'Indomptable</i>,—voici <i>la Dévastation</i>,—voici +<i>le Courbet</i> et voici le mien, <i>le Richelieu</i>, +sur lequel, après demain, j'irai remonter à +Toulon. Est-ce assez beau, assez <i>chic</i> ces +grands cuirassés!</p> + +<p>—Tu ne te fâcheras pas, reprit l'autre, si +je te dis que, pour les yeux, pour la beauté, +pour la magnificence, je préfère de beaucoup +ces anciens vaisseaux à voiles, dont on voit +encore les modèles à l'arsenal de Toulon et +des autres ports de mer.</p> + +<p>—Peut-on dire! s'écria le marin indigné; +préférer ces beaux fichus bateaux à voiles à nos +cuirassés, à nos torpilleurs, à nos citadelles +d'acier;—mais, en comparaison, c'étaient des +joujous, tes bateaux à voiles.</p> + +<p>—Ah! dit le professeur, je respecte tes +cuirassés, mais il faut avouer que ce n'est pas +joli; au lieu de ces monstres, qui semblent +peser sur la mer et la fatiguer, quel charmant +spectacle ce serait que de voir glisser sur l'eau +<span class="pagenum"><a name="Page_4" id="Page_4">4</a></span> +le vaisseau sur lequel Cléopâtre alla au-devant +d'Antoine!—Ah! si tu lisais Plutarque!</p> + +<p>—Plutarque? je ne connais pas.—J'ai +quitté l'école où nous étions ensemble pour +m'embarquer, je savais mon alphabet—et je +dois l'avoir un peu oublié.</p> + +<p>—Eh bien, dit le professeur, voici ce que +dit Plutarque de la belle reine d'Égypte et de +son navire:</p> + +<p>«Elle se mit sur le fleuve Cydnus en une +nef dont la poupe était d'or, les voiles de +pourpre, les rames d'argent qu'on maniait au +son et à la cadence d'une musique de flûtes, +hautbois, cithares, violes et autres tels instruments +dont on jouait dedans; quant à sa +personne, elle était couchée sous un pavillon +d'or tissu, vestue et accoudée toute en la sorte +qu'on peint ordinairement Vénus;—ses +femmes et ses demoiselles semblablement +estaient habillées en néréides.»</p> + +<p>—Eh bien,—reprit le marin,—tout ça, c'est +des bêtises;—on ne me fera jamais accroire +que des «rames d'argent» soient bonnes à +quelque chose et vaillent nos bons avirons de +frêne. Mais, vous autres savants, vous vivez de +préférence dans le passé, sans vous préoccuper +du progrès; le progrès vous réveille, +<span class="pagenum"><a name="Page_5" id="Page_5">5</a></span> +vous gêne et vous ennuie; mais, moi, je suis +pour le progrès. Voici l'heure de la cambuse, +allons déjeuner.—Mais ton Plutarque ni toi +vous n'êtes ni marins ni malins.</p> + +<p>Ils se levèrent, s'en allèrent, et moi, je restai +pensif.</p> + +<p>D'abord je rappelai à ma mémoire le passage +de Plutarque que venait de citer le jeune professeur, +d'après la traduction d'Amyot,—et je +retrouvai trois lignes qui m'avaient toujours +frappé par une observation intelligente sur +l'influence des femmes.</p> + +<p>«Quoiqu'elle eût chargé sa nef de présents, +de force or et argent, elle ne portait rien avec +elle, en quoi elle eut tant de fiance comme en +soi-même et aux charmes et enchantements +de sa beauté, en l'âge où les femmes sont en +la fleur épanouie de leur beauté et en la +vigueur de leur entendement.»</p> + +<p>Certes, je ne dirai pas de mal de la virginité +qui permet à l'amant d'avoir à soi seul la vie +tout entière de la femme aimée et la possession +avare et exclusive de sa beauté et des +mystères de son beau corps;—mais, quant à +l'esprit, au cœur et à l'âme, il est des richesses +qui ne s'épanouissent que plus tard, et j'ai +toujours préféré une femme de vingt-cinq à +trente ans à une jeune fille, cependant avec un +<span class="pagenum"><a name="Page_6" id="Page_6">6</a></span> +désir de temps en temps de l'étrangler pour +avoir été à un autre et ne pas m'avoir attendu.</p> + +<p>Puis je revins aux dernières paroles du +marin: «le Progrès.»</p> + +<p>Ce n'est que depuis quelque temps qu'on +semble convenu de prendre le mot progrès +dans le sens absolu de perfectionnement.</p> + +<p>Étymologiquement «progrès» veut dire: +marche en avant.</p> + +<p>De même qu'on dit progrès dans le bien, +dans la vertu, on dit progrès dans le mal et +dans le vice;—on dit: les progrès de la +maladie, les progrès de l'incendie, les progrès +de l'inondation.</p> + +<p>«Un si grand mal, dit Bossuet, faisait des +progrès étonnants.»</p> + +<p>Il est une école de philosophie qui professe +que Dieu n'a fait qu'ébaucher le monde et +qu'il l'a donné à l'homme à perfectionner; +l'humanité, dit cette école, est perfectible, et +va incessamment du moins bien au mieux, de +l'ignorance à la science, de la barbarie à la +civilisation.</p> + +<p>C'est par erreur, ajoute-t-elle, qu'on a placé +l'âge d'or dans le passé; il est dans l'avenir. +Cette théorie est toujours soutenue par certains +inventeurs de religions, certains fauteurs +de révolutions qui offrent de nous conduire +<span class="pagenum"><a name="Page_7" id="Page_7">7</a></span> +à ce but en s'en faisant les prêtres ou +les guides—plus ou moins rétribués.</p> + +<p>D'autres vous diront, au contraire, que le +monde, en sortant des mains de Dieu, avait +toute la perfection qu'il peut avoir et que +c'est l'homme qui l'a gâté et détérioré. Les +sociétés humaines sont-elles en marche incessante +vers leur perfectionnement, vers leur +bonheur?</p> + +<p>—Nous marchons, nous allons en avant, +du moins en apparence;—mais est-il bien +certain que nous marchions—quand nous +marchons—que nous fassions nos pas, c'est-à-dire +nos progrès précisément dans la direction +qui mène au perfectionnement et au bonheur?</p> + +<p>Lorsque le petit Poucet, perdu avec ses +frères dans la forêt, s'efforce de retrouver la +maison; quand les oiseaux ont mangé le +pain qu'il avait émietté et semé sur le chemin +pour le reconnaître; lorsque, après avoir +hésité, il s'engage dans un sentier qu'il pense +être le bon, il s'est trompé, tourne le dos au +but, chaque pas, chaque «progrès» l'en +éloigne davantage; il voit une lumière, il se +dirige sur la lumière et arrive... à</p> + +<p class="center">LA MAISON DE L'OGRE!</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_8" id="Page_8">8</a></span> +Il me revient, en ce moment, à l'esprit, +Louis Blanc, dont la taille était exiguë jusqu'à +l'invraisemblance. Un jour, du temps des +<i>Guêpes</i>, il vint me voir rue de la Tour-d'Auvergne +(à Paris); il était accompagné de ce farceur +de Caussidière, qui était un géant. Ce charmant +Gérard de Nerval qui se tenait debout +devant une de mes fenêtres et qui jouait sur +la vitre, avec les ongles, un air arabe,—s'écria +en les voyant tous deux traverser la +cour: «Tiens! l'Ogre et le Petit Poucet!»</p> + +<p>En 1848,—Louis Blanc, lors de la nomination +par acclamation du Gouvernement provisoire, +avait été élu secrétaire avec Albert +«ouvrier»; il avait tout doucement, sur les +affiches, supprimé le trait, le filet—qui séparait +les secrétaires des autres membres; puis, +ce trait effacé, avait diminué, puis supprimé +l'intervalle, et lui et Albert «ouvrier» s'étaient +trouvés membres du Gouvernement +comme les autres.</p> + +<p>Comme il était fort effacé par l'éloquence et +la bravoure de Lamartine, autant que par la +taille du poète, par la faconde et la popularité +de Ledru-Rollin, il voulut se faire une place à +part:—il proposa à ses collègues d'instituer +un</p> + +<p class="center">Ministère—du «progrès»,</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_9" id="Page_9">9</a></span> +dont il serait naturellement le ministre. +Cette proposition n'étant pas acceptée, il se +donna à lui-même des fonctions équivalentes: +il ouvrit au Luxembourg une sorte de club +qu'il présidait:—c'étaient des conférences +sur le «progrès.»</p> + +<p>Il se fit facilement un auditoire très nombreux +de quinze cents ou deux mille ouvriers,—leur +parla de leurs misères, de leurs droits,—nullement +de leurs défauts et de leurs +devoirs.—Beaucoup de droits étaient de son +invention, entre autres, celui de l'égalité des +salaires entre tous les ouvriers,—les ouvriers +laborieux et habiles formant, au détriment des +fainéants et des malhabiles, une aristocratie +qui devait disparaître avec les autres.</p> + +<p>Toujours au nom du progrès, il parla de +«l'infâme capital»,—des bourgeois,—et, un +jour qu'il sortait de la conférence et qu'il +montait dans une des voitures du roi Louis-Philippe +qu'il avait confisquée à son usage,—il +fut un peu embarrassé de voir qu'un certain +nombre de ses auditeurs l'attendaient à la +porte pour lui faire honneur et l'acclamer.—Cette +voiture, ces chevaux, ces laquais, ne +sentaient guère l'égalité; mais il reprit vite +son aplomb—et s'écria: «Mes amis, vous +voyez cette voiture et ces chevaux! eh bien, +<span class="pagenum"><a name="Page_10" id="Page_10">10</a></span> +dans la voie du progrès où nous marchons +aujourd'hui, il viendra un jour où vous en +aurez tous de semblables.»</p> + +<p>Vous rappelez-vous où on arriva en marchant +dans cette voie du «progrès?»</p> + +<p class="center">«A la maison de l'ogre»,</p> + +<p>aux terribles et tristes journées de Juin d'abord, +puis au despotisme du second Empire.</p> + +<p>Il y aura cent ans dans quelques mois que, +sous prétexte de «progrès» et de «liberté», +la France est en révolutions, à travers des +guerres civiles, des massacres, des misères et +des crimes horribles;—et on ne s'aperçoit +pas que l'on tourne bêtement en rond, de la +monarchie à l'anarchie, de l'anarchie au despotisme, +dont elle est la souche naturelle; +puis combien de pas, de «progrès», avons-nous +faits qui nous aient rapprochés du +«perfectionnement» et du bonheur de l'humanité?</p> + +<p>Moins bêtes étaient les bœufs de Memphis +employés à faire tourner le manège d'une +<i>noria</i>, machine hydraulique très commune +en Italie et en Provence.—On ne leur faisait +faire que cent tours;—ils ne manquaient +pas de s'arrêter d'eux-mêmes au centième. +<span class="pagenum"><a name="Page_11" id="Page_11">11</a></span></p> + +<p>J'ai eu, à Nice, un grand mulet blanc, plus +malin.—Les puits d'où on tire l'eau, au +moyen de chapelets de godets, ne sont pas +inépuisables; quand les godets remontent +vides, on arrête, on dételle les bêtes et on +laisse l'eau revenir dans le puits.—Tous les +animaux, chevaux, ânes ou mulets, qu'on emploie +à ce travail, sentent très bien, au poids +diminué, quand il n'y a plus d'eau, et s'arrêtent +d'eux-mêmes.—Ce mulet annonçait +la chose par le cri—moitié hennissement, +moitié braiment, auquel il a droit;—on allait +donc, à ce signal, le dételer et le remettre à +l'écurie; mais je m'inquiétais depuis quelque +temps de voir l'eau moins abondante et le +puits si promptement à sec.—Je finis par +découvrir que le mulet avait remarqué que, +lorsqu'il s'arrêtait et faisait entendre sa voix, +on venait le dételer, et il avait jugé absurde +d'attendre qu'il n'y eût plus d'eau et qu'il fût +fatigué pour donner le signal du repos.</p> + +<p>C'est ainsi que, sous prétexte de «progrès» +et de «liberté», le peuple attelé à une <i>noria</i>, +les yeux couverts d'une œillère comme les +chevaux qui font le même métier, croit marcher +et ne fait que tourner,—en faisant +monter l'eau pour désaltérer ceux par lesquels +il se laisse si sottement atteler. +<span class="pagenum"><a name="Page_12" id="Page_12">12</a></span></p> + +<p>J'ai lu, dans le très intéressant voyage que +fit Tournefort dans le Levant, vers 1715,—une +anecdote qui me semble venir à propos +pour représenter, par une autre image, ce +que c'est, jusqu'ici, que la marche du prétendu +«progrès».</p> + +<p>Tout le monde sait, au degré où on sait +beaucoup d'autres choses, que, lors du déluge, +l'arche construite par Noé s'arrêta au sommet +du mont Ararat.—En Arménie, jamais mortel +n'a pu parvenir au sommet neigeux de +l'Ararat, où on dit que l'arche subsiste encore +et subsistera toujours. Un religieux du monastère, +appelé des Trois-Églises, qui est au +pied de la montagne, résolut de tenter l'aventure; +il s'y prépara par une année entière de +jeûnes, de macérations et de prières, puis il +se mit en route.—Ce n'était pas en un jour +qu'on pouvait gravir la montagne. Le soir +venu, il se coucha sur l'herbe,—dormit, et, +le lendemain matin, se remit en route; à la +fin du jour, il s'arrêta comme la veille, fit ses +prières, se coucha et s'endormit.—Mais, +le lendemain matin, quel fut son étonnement +de se trouver précisément au point d'où il +était parti la veille.</p> + +<p>Et il en fut toujours ainsi pendant un mois; +il marchait tout le jour, s'endormait le soir, +<span class="pagenum"><a name="Page_13" id="Page_13">13</a></span> +et se réveillait toujours au point où il s'était +endormi le premier jour. Enfin, au bout d'un +mois, un ange lui apparut dans la nuit:</p> + +<p>—Il est inutile, lui dit l'ange, que tu t'opiniâtres +davantage; l'Éternel a décidé qu'aucun +mortel ne parviendrait au sommet de +l'Ararat et ne verrait l'arche.—Cependant, +tes austérités et tes prières t'ont mérité une +récompense.—Voici un morceau de l'arche +que je t'apporte. Le religieux, nommé Jacques, +qui fut plus tard évoque de Ninive, crut d'abord +avoir rêvé; mais il trouva à côté de lui +la planche que l'ange avait apportée, et l'emporta +à son couvent, où cette précieuse relique +a toujours, depuis, reçu les hommages +et le culte qui lui sont dus.</p> + +<p>C'est sous prétexte de «progrès», de +marche en avant vers le perfectionnement et +le bonheur de l'humanité, que l'on a poussé +et entraîné un peuple, autrefois spirituel, à +retourner à 1789, d'où l'on descend par une +pente fatale à 1793, à la Terreur, à la guillotine +permanente, aux mitraillades, aux +noyades, aux assignats, à la ruine, à la Commune, +parodie ridicule, triste et sanglante de +la Terreur, à la multiplicité des tyrans, à l'anarchie, +puis à un despotisme nécessaire, fatal, +sortant de l'anarchie comme de sa souche +<span class="pagenum"><a name="Page_14" id="Page_14">14</a></span> +naturelle, despotisme dont les soi-disant républicains +s'empresseront de se faire les serviteurs +dévoués.</p> + +<p>Revenons à ces beaux vaisseaux cuirassés et +au «progrès» dont notre jeune marin est si fier.</p> + +<p>Le prix d'un grand vaisseau cuirassé est +«officiellement» de quinze à seize millions;—mais, +comme il faut quatre, cinq, six ans +et quelquefois plus longtemps pour le construire, +pendant cette construction, de nouveaux +«progrès», de nouveaux systèmes, de +nouvelles inventions, de nouvelles modes +même ou de nouveaux engouements ont amené +des changements dans les plans, dans les +devis, partant des dépenses plus fortes, si +bien qu'il est de notoriété qu'un grand cuirassé +de premier rang revient à vingt millions, +si ce n'est plus.</p> + +<p>Une fois construit, vivant et en exercice, +le monstre mange pour cinq à six mille francs +de charbon par jour.</p> + +<p>Ce n'est pas tout, ces ogres portent des canons; +un de ces canons—de cent dix tonnes, +par exemple, coûte quatre cent quatre-vingt-sept +mille cinq cents francs,—tandis que, bien +près de nous, en 1856,—le canon du plus fort +calibre se payait deux mille huit cents francs.—Quel +progrès! +<span class="pagenum"><a name="Page_15" id="Page_15">15</a></span></p> + +<p>Ce n'est pas encore tout:—les canons ne +sont pas des monstres moins voraces que le +bâtiment lui-même; grâce aux progrès de la +poudre, de la poudre de coton, à la mélinite, à +la roburite, etc., aux nouveaux boulets, etc., +chaque coup de canon coûte quatre mille six +cent soixante-quinze francs,—tandis qu'en +1856,—quels rapides progrès!—on satisfaisait +un canon avec quatorze francs,—et ce +n'est qu'un commencement. Combien d'esprits, +de savants, d'inventeurs s'évertuent sans +cesse à trouver de nouveaux «progrès.»</p> + +<p>Par mon âge, par mes idées, par certains +dégoûts, je ne suis pas de ce temps-ci:—j'y +suis, pour ainsi dire, étranger;—je suis +moins loin des anciens que de mes contemporains, +et je vis beaucoup avec les anciens;—ils +avaient certes leurs défauts, mais ils ne +reste d'eux que ce qu'ils avaient de meilleur:—leurs +livres—et c'est une bonne, saine et +agréable société.</p> + +<p>Je copie Florus:</p> + +<p>«Lors de la première guerre punique, +soixante jours après qu'on eut porté la hache +dans la forêt, une flotte de cent soixante vaisseaux +se trouva sur les ancres;—on eût dit +qu'ils n'étaient pas l'ouvrage de l'art, mais que +les dieux protecteurs de Rome avaient métamorphosé +<span class="pagenum"><a name="Page_16" id="Page_16">16</a></span> +les arbres en navires.—Près des +îles de Lipari, cette flotte improvisée coula à +fond et mit en fuite la flotte des Carthaginois.»</p> + +<p>Tite-Live rapporte que, dans la guerre +contre le roi Hiéron, deux cent vingt navires +furent mis à la mer en quarante-cinq jours, +depuis qu'on eut donné le premier coup de +cognée.</p> + +<p>Que coûtaient ces navires?—Rien; les soldats +les construisaient eux-mêmes.—Le vent +et les bras des hommes se chargeaient de la +locomotion.</p> + +<p>—Ah! s'écrierait mon jeune marin, vous +nous parlez là de jolis sabots! des canots de +sauvages!</p> + +<p>Canots de sauvages et sabots,—je le veux +bien, mais il n'en est pas moins vrai que ces +canots de sauvages et ces sabots des Romains +valaient bien vos cuirassés d'aujourd'hui, car +leurs ennemis, les Carthaginois, n'avaient que +des sabots semblables,—de même qu'aujourd'hui +vos adversaires possibles ont des vaisseaux +cuirassés pareils aux vôtres.</p> + +<p>Il y a donc aujourd'hui grands et incontestables +progrès dans l'art de travailler les métaux, +progrès dans la chimie, progrès dans +l'électricité,—science tout à fait nouvelle,—mais +<span class="pagenum"><a name="Page_17" id="Page_17">17</a></span> +nul progrès, tant s'en faut, vers «le perfectionnement +et le bonheur de l'humanité», +les seuls dont il soit juste et sage de se féliciter.</p> + +<p>Il n'y a même pas progrès dans l'art de +s'entre-tuer: car, avec les sabots en question, +les Romains et les Carthaginois réussissaient +à s'enfoncer mutuellement des choses pointues +dans le corps, à se briser les bras, les +jambes et la tête, à se noyer... enfin tout ce +qu'on peut désirer sous ce rapport. Peut-être +même les combats sur mer de ce temps-là +étaient-ils plus meurtriers qu'ils ne le seraient +aujourd'hui. Les Romains se sentant, comme +navigateurs, inférieurs aux Carthaginois, +avaient imaginé des grappins qu'ils jetaient +sur les vaisseaux ennemis et les accrochaient +à leurs vaisseaux, de façon que les deux tillacs +ne faisaient plus qu'un; ils sautaient à l'abordage +et on se battait corps à corps (<i>cominus</i>), +comme sur terre. Or, dans ces combats corps +à corps, tous les coups portent, et il doit y +avoir au moins la moitié des combattants tués +ou blessés, résultat bien supérieur à celui +qu'on peut obtenir en se battant de loin +(<i>eminus</i>), même avec les engins les plus perfectionnés.</p> + +<p>Le progrès consiste donc dans l'énormité +<span class="pagenum"><a name="Page_18" id="Page_18">18</a></span> +des dépenses ruineuses que s'imposent réciproquement +les peuples ou plutôt leurs soi-disant +bergers, qu'il serait, en ce cas, plus +justes d'appeler leurs bouchers.</p> + +<p>Je parlais tout à l'heure du système, de l'engouement, +de la mode qui pouvaient changer +pendant le temps qu'on met à construire un +vaisseau-cuirassé; déjà des objections se sont +élevées contre eux,—quelques personnes +très compétentes semblent regretter les navires +légers et rapides.</p> + +<p>Ouvrons Florus; nous y verrons les gros et +lourds bâtiments d'abord en faveur:</p> + +<p>«Nos pesants bâtiments arrêtèrent ceux des +ennemis, qui, dans leur agilité, semblaient +voler sur l'eau. Les Carthaginois, malgré leur +science nautique, durent s'enfuir sur ceux de +leurs vaisseaux que nous n'avions pas +coulés.»</p> + +<p>Mais, plus tard, en racontant la bataille +d'Actium,—où Marc-Antoine fut vaincu par +Octave,—voici comment il parle des gros +vaisseaux:</p> + +<p>«Nous n'avions pas moins de quatre cents +vaisseaux, et les ennemis n'en avaient pas plus +de deux cents;—mais la grandeur de ces vaisseaux +compensait l'infériorité du nombre.</p> + +<p>»Ils étaient surmontés de tours à plusieurs +<span class="pagenum"><a name="Page_19" id="Page_19">19</a></span> +étages et semblaient des citadelles ou même +des villes flottantes. La mer gémissait sous +leur poids et le vent ne suffisait qu'avec peine +à les faire mouvoir.</p> + +<p>»Les navires d'Octave, légers et exécutant +facilement toutes manœuvres, attaquaient, +évitaient, se retiraient avec rapidité; ils se +réunissaient plusieurs contre une seule de ces +énormes masses et les accablaient de traits et +de feux lancés de près.»</p> + +<p>Il était réservé à l'Italie de fournir un argument +aux détracteurs des vaisseaux cuirassés.</p> + +<p>Le jeune empereur d'Allemagne, qui s'est +montré naguère si désireux d'être empereur +que ça ne lui a peut-être pas permis d'être aussi +fils qu'il l'eût fallu, se plaît à se produire partout +et à toutes les cours, comme une femme +qui a une robe neuve et veut la montrer.</p> + +<p>Philippe de Commines a dit: «Les accointances +des rois ne valent rien pour les +peuples».</p> + +<p>«Les Sabéens, dit Diodore de Sicile, étaient +fort de cet avis.—Le roi auquel ils laissaient +un pouvoir absolu tant qu'il restait dans son +palais, était assailli de pierres aussitôt qu'il en +sortait». On ne voit pas bien quel avantage +les rois en tirent eux-mêmes.—On a dit: «Au +contraire des statues qui grandissent à mesure +<span class="pagenum"><a name="Page_20" id="Page_20">20</a></span> +qu'on en approche, les hommes se rapetissent +vus de trop près.»Cette maxime s'applique +surtout aux rois, dont la grandeur doit +beaucoup à l'imagination.—De deux souverains +dont l'un fait une visite à l'autre, il y en +a toujours un qui est plus ou moins humilié de +son infériorité et désireux de la faire cesser.</p> + +<p>Dernièrement, le jeune empereur d'Allemagne +a été visiter et le pape et le roi d'Italie—et, +assure-t-on, n'a satisfait ni l'un ni +l'autre.</p> + +<p>Pendant cette visite, l'Italie qui croit s'acquitter +envers la France, à laquelle elle doit +d'exister, en se montrant ingrate comme un +débiteur qui déchirerait l'obligation qu'il a signée +et dirait: «Je ne dois rien;»—l'Italie—qui +croit se grandir en se faisant vassale de +l'Allemagne, s'est mise en grands frais pour +éblouir l'empereur.—Elle lui a fait passer en +revue des troupes qui n'ont pas échappé à la +critique des officiers prussiens—et a montré +sa flotte—avec orgueil.</p> + +<p>L'Italie qui, sous le ministère Crispi, s'évertue—ici +à moi le latin, selon le précepte de +Boileau, quoique les mots dont je veux me +servir et que je ne traduirai pas, soient des mots +<i>autorisés</i>, comme on dit aujourd'hui et que +non-seulement Plaute, mais aussi Pline et Cicéron, +<span class="pagenum"><a name="Page_21" id="Page_21">21</a></span> +les aient écrits—et Victor Hugo a dit bien +pis;—l'Italie qui s'évertue à <i>crepitare altius +quam habet clunes</i>—a voulu avoir et possède +en effet le plus gros vaisseau cuirassé qui +existe;—mais—dans l'exhibition qui a été +faite à l'empereur d'Allemagne, ce vaisseau +n'a pu ni avancer, ni reculer, ni tourner et a +fait un <i>fiasco</i> complet.</p> + +<p>Il en est de même de la guerre sur terre.—Pompée +«le Grand», qui n'avait ni fusils ni +canons, put faire inscrire dans le temple de Minerve +qu'il avait tué deux millions quatre-vingt-trois +mille hommes. Ça, c'est le nombre +des adversaires; car il ne donne pas le compte +des soldats de son armée tués sous son commandement.</p> + +<p>Vous me direz que Napoléon—non moins +«le Grand», a fait tuer cinq millions de Français, +et on peut supposer un nombre au moins +égal d'Autrichiens, de Prussiens, de Russes, +d'Italiens, d'Espagnols, d'Égyptiens, etc.</p> + +<p>Les armes à feu seraient donc un «progrès»; +mais on pouvait se contenter de ce que +tuaient Pompée, César, Alexandre et les autres +«grands hommes» au moyen des anciens +engins de guerre—épées, haches, lances, +javelots, etc.</p> + +<p>De ce temps-ci, la recherche des armes à +<span class="pagenum"><a name="Page_22" id="Page_22">22</a></span> +longue portée a été due en grande partie à la +rancune, à la haine, à la défiance que le +règne de Napoléon avait éveillé dans la mémoire +des autres peuples,—et c'est surtout +contre la <i>furia francese</i> et la charge à la +baïonnette qu'on s'est efforcé de combattre de +loin.</p> + +<p>Je ne sais si, avec les nouveaux fusils, les +nouveaux canons, la nouvelle poudre, les nouveaux +boulets, on tue plus de monde qu'autrefois;—mais +les conditions de la bravoure +militaire sont changées.</p> + +<p>La victoire, autrefois, était au plus fort, au +plus adroit, au plus brave.</p> + +<p>Elle peut aujourd'hui encore, favoriser la +bravoure, mais ce n'est pas la même bravoure +qu'autrefois.—On tue des hommes si éloignés +qu'on ne les voit pas et qu'ils ne vous +voient pas, et on est tué par eux.</p> + +<p>La bravoure doit se faire de résignation et +de fatalisme, c'est un apprentissage que les +Français avaient à faire et qu'ils ont fait tout +de suite:—car la nation française est la <i>gent +porte-épée</i>;—<i>Nullum bellum sine milite gallo</i>, +disait César; mais vrai,—il n'y a plus de plaisir +à être héros.—A quoi servent aujourd'hui +la grande taille, le regard terrible, la voix +formidable,—les armes brillantes? +<span class="pagenum"><a name="Page_23" id="Page_23">23</a></span></p> + +<p>Ecoutez Homère:</p> + +<p>«Le casque et le bouclier de Diomède jetaient +la flamme autour de lui».</p> + +<p>Et Virgile:</p> + +<p>«Le casque d'Énée jette sur sa tête un éclat +étincelant; la crinière s'agite semblable à la +flamme, et son bouclier d'or vomit des éclairs.—Telle +une comète lugubre lance ses feux +rougeâtres, etc.»</p> + +<p>Que sont devenus, dans nos vieilles histoires +de chevalerie, ces hommes aux armures, aux +panaches de couleur éclatante? A quoi serviraient +aujourd'hui la <i>Durandale</i>, la fameuse +épée de Roland,—la <i>Joyeuse</i>, l'épée de Charlemagne, +avec laquelle il tua de sa main mille +Sarrasins dans une seule bataille,—la <i>Flamberge</i> +de Brodisart,—la <i>Balisarde</i> de Renaud,—la +<i>Courtène</i> d'Ogier, l'<i>Escalibor</i> d'Artus, +qu'en mourant il fit jeter dans un lac par un +écuyer, pour que personne ne la possédât +après lui?</p> + +<p>Je sais bien que, lorsque M. Boulanger fit +éclipse dernièrement,—lorsque les uns le +disaient à Saint-Pétersbourg, les autres à +Ville-d'Avray,—les autres à Paris,—on a +dit qu'il était allé pour rechercher l'<i>Escalibor</i> +du roi Artus.—Mais ce n'était pas vrai, et aucune, +d'ailleurs, de ces épées triomphantes, +<span class="pagenum"><a name="Page_24" id="Page_24">24</a></span> +grâce au «progrès», ne pourrait plus servir +à rien.</p> + +<p>Pas plus que la fameuse épée à deux mains +de Godefroy de Bouillon, épée que l'on voit, +dit-on, encore à Jérusalem,—épée avec laquelle +d'un seul coup, il fendait et coupait en +deux,—de la tête au bas des reins, un Sarrazin +comme une pomme.</p> + +<p>Et les écus, et les armoiries, et les devises?—A +quoi bon aujourd'hui? Le chevalier Brandelis +avait peint sur son écu—à fond d'azur, +une épée dont la poignée était d'or—avec ces +mots: <i>Je pare</i>, <i>je brille</i>, <i>je frappe</i>.</p> + +<p>Arrodian de Coleih, chroniqueur et chevalier, +portait pour armes, sur fond de <i>sable</i> +(noir), un coq d'argent, et sa devise était: +<i>Plumes et ongles!</i></p> + +<p>Le roi Pharamond portait un lion d'azur à +trois fleurs de lis d'or et ces mots: <i>Que de +beaux fruits de ces fleurs doivent naître!</i></p> + +<p>Aujourd'hui, toujours grâce au «progrès», +Ulysse et Ajax ne se disputeraient plus les +armes d'Achille, qui ne seraient d'aucun usage.</p> + +<p>J'ai publié, il y a longtemps, un <i>Dialogue +des morts</i> qui m'avait été révélé en songe—il +y a si longtemps et c'est si vieux que ça serait +nouveau si je le reproduisais aujourd'hui,—mais +la place me manque. +<span class="pagenum"><a name="Page_25" id="Page_25">25</a></span></p> + +<p>Au moment où une grande guerre éclate, +Mercure, par l'ordre de Jupiter, descend aux +enfers, appelle les héros et demande quels +sont ceux qui veulent remonter sur la terre +et reprendre leur métier.—Tous refusent en +haussant les épaules et en ricanant.</p> + +<p>Où est le temps où Homère disait:</p> + +<p>«Le bouclier soutenait le bouclier, le +casque s'appuyait contre le casque, l'homme +contre l'homme; on voyait alors à qui on +avait affaire.</p> + +<p>»Par Hécate, dit Léonidas, que ferions-nous +avec nos épées si courtes dont nous étions +fiers contre des ennemis invisibles!»</p> + +<p>«J'ai pu, dit Horatius Coclès, empêcher les +Étrusques de franchir un pont, mais je ne +pourrais empêcher une bombe venant d'un +point que je ne verrais pas, de passer par-dessus.»</p> + +<p>«Je ne pourrais, dit Arnold Winkelried, +comme à la bataille de Sempach, ouvrir un +chemin à mes compagnons à travers les phalanges +autrichiennes—en m'enfonçant dans +la poitrine une brassée de piques des ennemis—les +ennemis aujourd'hui seraient à une +demi-lieue.»</p> + +<p>«Il n'y aurait pas moyen, dit Condé, de +jeter mon bâton de commandement au milieu +<span class="pagenum"><a name="Page_26" id="Page_26">26</a></span> +d'ennemis si éloignés.» Et comment, dit le maréchal +de Saxe, inviter, comme nous fîmes à +Fontenoy—<i>Messieurs les Anglais à tirer les +premiers?</i>—Aujourd'hui, notre voix se perdrait +dans l'espace, et nous ne pourrions pas +voir si nos adversaires sont des Anglais.»</p> + +<p>«Pour moi, dit Turenne, j'avoue que je ne +saurais pas commander et conduire une armée +de plus de 30,000 hommes.—Cependant, +en ce temps-là, nous faisions de grandes choses +avec de petites armées.»</p> + +<p>Aujourd'hui, il ne s'agit plus d'armées, de +science, d'art militaire,—ce sont des invasions +de sauterelles.</p> + +<p>«Les anciens Romains, dit Varron, n'avaient +qu'un seul mot—<i>Hostis</i>—pour dire ennemis +et étrangers.»</p> + +<p>Il faut en revenir là.—Aujourd'hui, dans +cette Europe qui prétend être au plus haut +point de la civilisation, un peuple doit se tenir +sur ses gardes, croire possible que, sans +raison, sans motif,—un peuple voisin se précipite +sur lui comme un oiseau de proie ou un +brigand.</p> + +<p>Aujourd'hui, la guerre est aussi odieuse, +aussi féroce, aussi sauvage qu'autrefois;—il +n'y a qu'une différence, c'est qu'elle est beaucoup +plus bête.—Autrefois, le vainqueur dépouillait +<span class="pagenum"><a name="Page_27" id="Page_27">27</a></span> +entièrement le vaincu et emmenait +les hommes, les femmes, les enfants en esclavage. +Aujourd'hui, on doit se contenter d'une +certaine partie des dépouilles—et s'en retourner +chez soi.—Or, le vainqueur n'a pas +fait ses frais.—Avec nos cinq milliards, l'Allemagne +n'en est pas moins ruinée, surtout +par la préoccupation d'une revanche qui l'oblige +à se tenir sur un pied de guerre qui +absorbe toutes ses ressources et au delà.</p> + +<p>Il faut donc avouer que, si les canons <i>Krupp</i>, +les <i>fusils Gras</i>, les poudres nouvelles sont un +«progrès», une marche en avant,—ce ne +sont point des pas sur le chemin du perfectionnement +et du bonheur de l'humanité.</p> + +<p class="p2">C'est au nom du «progrès» que tant de +villes en France veulent s'élargir et demandent +des autorisations qu'on ne leur refuse jamais, +de faire des emprunts qui obèrent le présent +et engagent l'avenir.</p> + +<p>Toutes veulent avoir de grandes rues, le +gaz, la lumière électrique, des théâtres, des +casinos, à «l'instar» de la capitale—grenouilles +qui veulent se faire aussi grosses que +le bœuf;—ce qu'on appelle par habitude et +plutôt par antiphrase «le gouvernement» les +provoque à bâtir des monuments pour des +<span class="pagenum"><a name="Page_28" id="Page_28">28</a></span> +écoles laïques; puis vient un jour où les villes +et les communes n'ont plus d'argent pour des +besoins impérieux.—En attendant, la vie y +est plus chère, plus difficile, les mœurs plus +relâchées.</p> + +<p>«Les maisons, dans la ville, disait +Henri IV, se bâtissent avec les débris des +chaumières.»</p> + +<p>Autour de chaque ville règne une zone pestiférée, +dont les habitants n'aspirent qu'à +quitter les champs et la terre, pour venir habiter +la ville, s'y livrer à des métiers moins +rudes, plus rétribués et surtout à des amusements +plus ou moins malsains.—Les garçons, +ouvriers ou domestiques, les filles servantes +en attendant pis.—Par suite de quoi, un tiers +des terres si riches de ce beau pays de France, +si favorisé du ciel, est aujourd'hui sans culture;—et +l'on va bêtement et criminellement +dépenser des centaines de millions et des milliers +d'hommes pour conquérir des colonies, +quand il y aurait une si belle colonie à faire +en France: mettre le pays en état de culture +et de production.</p> + +<p>C'est au nom du «progrès» qu'on couvre +la France d'écoles laïques où l'on enseigne +principalement l'indiscipline, l'irréligion, les +ambitions effrénées de sortir de sa sphère, de +<span class="pagenum"><a name="Page_29" id="Page_29">29</a></span> +se jeter dans des professions dites libérales, +et depuis longtemps encombrées.—«Il ne +faut pas, dit Richelieu dans son testament, +profaner les lettres à toutes sortes d'esprits; +vous produiriez ainsi beaucoup de gens plus +propres à faire naître les difficultés qu'à les +résoudre.»—Depuis soixante ans, la moitié +des jeunes hommes se faisaient médecins, +l'autre moitié avocats.—Comme il y en avait +beaucoup plus que la société n'en pouvait +nourrir, on a augmenté graduellement les +difficultés de l'admission, mais absurdement +et sottement on a placé ces difficultés,—ces +obstacles, ces banquettes irlandaises à la fin +de la carrière au lieu de les mettre au commencement +et de ne pas laisser s'y engager +les concurrents trop nombreux.—De là des +intelligences surmenées, des générations exténuées, +anémiques, malheureuses, désabusées +trop tard;—de là cette foule de déclassés +qui se jettent dans la politique au grand détriment +du pays.—Une nouvelle carrière +s'est ouverte, c'est celle des ingénieurs;—mais +comptons combien s'y sont déjà jetés et +combien sont en route.</p> + +<p>Quant aux filles, le «progrès» consiste à +les faire savantes; on ne tient aucun compte +de ce que disait un ancien des enfants, et qui +<span class="pagenum"><a name="Page_30" id="Page_30">30</a></span> +doit s'entendre aussi bien des filles que des +garçons: «Que doit-on enseigner aux enfants? +Ce qu'ils auront à faire étant hommes, +étant femmes.»—On tend à ne faire qu'un +sexe; on a vendu longtemps, on vend encore +un peu, à l'usage des femmes, une «poudre +épilatoire» pour faire disparaître le duvet +trop prononcé des bras, des joues et de la +lèvre supérieure.—Si le «progrès» continue, +nous verrons bientôt annoncer une +pommade pour faire pousser la barbe au menton +des femmes.</p> + +<p>En attendant, pour les provoquer à cette +instruction pour le moins inutile, on leur fait +des promesses qu'on ne peut pas tenir.</p> + +<p>Pendant quatre années, 1882, 1883, 1884, +1885, il a été délivré à des jeunes filles +soixante-dix mille brevets élémentaires et +sept mille trois cent cinquante brevets supérieurs;—un +peu plus de soixante-dix-sept +mille institutrices.</p> + +<p>Un inspecteur primaire du Dauphiné disait +dernièrement aux maîtres d'école: «La carrière +de l'instruction est encombrée; pour +une place, il y a cinquante individus. Prévenez +vos élèves, et qu'ils portent ailleurs +leurs ambitions.»</p> + +<p>Cette observation peut s'appliquer à toutes +<span class="pagenum"><a name="Page_31" id="Page_31">31</a></span> +les carrières pour lesquelles on quitte l'agriculture +et le métier de son père,—les postes, +les télégraphes, les contributions, les douanes,—les +écoles militaires et maritimes;—tout +est encombré.</p> + +<p>De là tant de désappointements, de désespoirs, +d'<i>ouvriers sans ouvrage</i> de toutes les +classes;—de là aussi les tribuns de brasserie, +les hommes d'État de café, les politiques de +cabaret;—de là, comme je le disais dernièrement,—les +trottoirs devenus trop étroits +pour les filles qui n'ont que cet équivalent de +la politique qu'ont les garçons.</p> + +<p>Le philosophe Momentus s'était efforcé de +scruter et de dévoiler les secrets des mystères +religieux et d'en «désabuser» les +femmes.</p> + +<p>Les déesses honorées à Éleusis lui apparurent +en songe—et lui dirent qu'il les avait +offensées;—étonné de les voir vêtues du +costume des courtisanes et debout sur le seuil +d'un lieu de prostitution, il leur demanda la +cause de cet avilissement. «Ne t'en prends +qu'à toi, lui dirent-elles en courroux:—tu +nous a arrachées avec violence de l'asile que +s'était ménagé notre pudeur.»</p> + +<p class="p2">Comme «progrès», nous avons les chemins +<span class="pagenum"><a name="Page_32" id="Page_32">32</a></span> + de fer; où est le temps où Tournefort +écrivait à M. de Pontchartrain qu'il avait +quitté à Paris: «Ne nous arrêtant pas, nous +sommes arrivés à Lyon en sept jours.»</p> + +<p>Je sais tout ce qu'on a dit et tout ce qu'on +peut dire relativement au commerce, à l'industrie, +etc.</p> + +<p>Mais j'applique à bien des choses ce que +Pascal disait des individus:</p> + +<p>«La plupart de nos malheurs viennent +de ce qu'on ne sait pas rester dans sa +chambre.»</p> + +<p>S'il est un peuple qui aurait pu se passer +des autres et rester paisiblement chez lui, +c'est le peuple français. «Toutes les nations +voisines, disait le roi de Pologne Stanislas +Leczynski,—doivent devenir tributaires du +peuple cultivateur d'un bon sol, s'il est encouragé +et soutenu dans son travail.»</p> + +<p>Placé au milieu de l'Europe, d'une part, +dominant sur l'océan par la longue étendue +et les détours de ses côtes, sur les mers des +Flandres, d'Espagne, d'Allemagne; de l'autre, +tenant à la Méditerranée—vis-à-vis de l'Algérie, +qui est à lui, l'Espagne à sa droite, +l'Italie à sa gauche,—quelle situation si la +France savait en profiter!—un sol presque +partout excellent et fertile. +<span class="pagenum"><a name="Page_33" id="Page_33">33</a></span></p> + +<p>Le Français, cultivateur laborieux et guerrier +intrépide à l'occasion, devait être le plus +heureux et le plus respecté des peuples—le +commerce restant, comme il l'a été toujours, +une source accessoire de bénéfices—ayant +plus à vendre qu'il n'aurait besoin d'acheter.</p> + +<p>«Voulez-vous, dit un ancien, conquérir +une riche province?—Cultivez les terres +incultes.»</p> + +<p>Aujourd'hui, un tiers du sol de la France, +et pour la plupart des terres excellentes, +reste en friche.</p> + +<p>La France a de plus l'Afrique, à la fois pépinière +et gymnase de soldats, et un sol riche +et d'une étendue immense, qui est bien loin +d'être exploité et d'être mis en rapport; et, +pendant ce temps, des hommes d'État de +café, des hommes politiques de taverne, commettent +le crime aussi bête que punissable de +dépenser des centaines de millions et des centaines +de mille de soldats et de marins pour +s'emparer du Tonkin, climat meurtrier, où +les usurpateurs sont sans cesse entourés d'ennemis +acharnés et implacables, avec aucune +chance de soumission réelle et de paix.</p> + +<p>«Nos ancêtres, dit Caton l'Ancien, dans son +livre <i>De re rustica</i>, des travaux de la terre,—lorsqu'ils +voulaient louer un bon citoyen, +<span class="pagenum"><a name="Page_34" id="Page_34">34</a></span> +lui donnaient le titre de bon agriculteur;—cette +expression était pour eux la dernière +limite de la louange.</p> + +<p>«C'est parmi les agriculteurs que naissent +les meilleurs citoyens et les soldats les plus +courageux; que les bénéfices sont honorables, +assurés, et nullement odieux.—Ceux qui se +vouent à l'agriculture n'ourdissent point de +mauvais projets (<i>Minime sunt mali cogitantes</i>).»</p> + +<p>Les voies ferrées, je ne le nierai pas, le +transport facile et rapide des denrées peut +donner plus de richesses avec plus de risques;—mais +donne-t-il plus de bonheur?—Ce +«progrès» est-il un pas en avant vers le +perfectionnement et le bonheur de l'humanité?</p> + +<p>J'ai consulté les vieillards d'un petit port de +pêche, devant lequel passe un chemin de fer +seulement depuis quelques années.</p> + +<p>Êtes-vous plus riches? êtes-vous plus heureux?—Pas +plus riches et moins heureux.—Il +entre beaucoup plus d'argent chez nous, +mais ce n'est pas, tant s'en faut, pour tout le +monde.—C'est pour quelques mareyeurs et +pour quelques marchands qui nous exploitent. +Avant le chemin de fer, notre pêche et notre +gibier, qui étaient abondants, ne pouvaient se +<span class="pagenum"><a name="Page_35" id="Page_35">35</a></span> +consommer et se vendre que dans un très +petit rayon;—il se vendait très bon marché, +mais nous en mangions tant que nous voulions, +et on en donnait aux plus pauvres. +Aujourd'hui,—ça se vend cher à une grande +distance, mais ce n'est pas nous qui le vendons +au dehors;—nous le vendons, il est vrai, +plus cher chez nous, mais nous n'en mangeons +plus et nous ne pouvons plus en +donner.</p> + +<p>Il vient ici des étrangers passer une saison. +Comme ce sont des gens riches, on leur fait +tout payer plus cher,—et ces prix, une fois +établis, nous devons les subir comme les +étrangers et les riches.—De plus, il s'est +ouvert des cafés, des casinos où nos jeunes +gens dépensent leur argent et leur santé.—Nos +femmes et nos filles ne veulent plus +<i>ramender</i>, raccommoder nos filets;—les +plus modestes se font couturières, beaucoup +se font institutrices;—beaucoup profitent +des chemins de fer pour aller se faire servantes +en quelque grande ville;—aucunes ne +veulent plus s'habiller comme leurs mères,—elles +se déguisent en dames et en demoiselles.</p> + +<p>Nous ne sommes pas plus riches, tant s'en +faut, et nous sommes surtout moins heureux, +et quelques-uns moins honnêtes. +<span class="pagenum"><a name="Page_36" id="Page_36">36</a></span></p> + +<p>Avant les chemins de fer, le Parisien sortait +peu de sa ville;—parfois, le dimanche, à +une campagne voisine, à Romainville au +temps des lilas;—à Saint-Cloud, lors de la +fête annuelle; à Saint-Denis, pour manger une +friture en famille, etc.</p> + +<p>On vivait et on mourait dans le quartier où +on était né.</p> + +<p>On avait pour voisins un ou deux amis, +camarades d'enfance et d'école;—on s'était +toujours vu, on ne se perdait pas de vue, on +s'arrangeait pour loger dans la même rue ou, +du moins, dans le même quartier.—On +n'essayait pas, ce qui, d'ailleurs, n'eût pas +réussi, de se faire croire plus riche qu'on +n'était, le vieil ami savait votre situation et +vos affaires comme vous saviez les siennes; +on s'était mutuellement, avec le temps, rendu +de petits et quelquefois de grands services; +on mangeait parfois ensemble sans cérémonie, +sans apparat.—Si l'un avait tué un lièvre, si +l'autre avait pêché un bon poisson ou reçu un +pâté, on appelait la famille amie,—on régalait +ses amis, on ne s'évertuait pas à les +«épater», comme on dit aujourd'hui.</p> + +<p>On épousait une fille qu'on avait connue, +qu'on connaissait depuis l'enfance,—dont on +savait toute la vie,—le caractère, la famille. +<span class="pagenum"><a name="Page_37" id="Page_37">37</a></span></p> + +<p>Aujourd'hui, grâce au «progrès», on veut +être admiré et envié;—on a des connaissances, +des relations;—on ment sur sa fortune, +sur sa famille, sur sa situation; pour +cela, il ne faut voir que des gens qui vous +connaissent peu et depuis peu de temps. +D'ailleurs,—en quelques heures de chemin +de fer, on se débarrasse d'antécédents +fâcheux, d'un nom au moins compromis;—on +va aux bains de mer, aux stations d'hiver, +où on est comte ou pour le moins baron.</p> + +<p>Les mariages se font au hasard entre gens +qui ne se connaissent pas—et qui sont souvent +fort surpris et fort désappointés quand +la connaissance tardive se fait.</p> + +<p class="p2">Est-ce dans le commerce, dans l'industrie +qu'est le «progrès», dans le sens que j'y +attache et qui seul est désirable?</p> + +<p>On ne veut plus fonder un établissement +qui, après de longues années laborieuses, +vous permettrait de vous retirer avec une +petite aisance en laissant à vos enfants—l'établissement +ou le métier que vous avez +fondé ou exercé, en leur laissant en même +temps, pour arriver d'un pas plus sûr et par +un chemin moins rude, votre expérience, +votre réputation, vos relations, votre clientèle. +<span class="pagenum"><a name="Page_38" id="Page_38">38</a></span></p> + +<p>Non, aujourd'hui,—il faut être riche tout +de suite; on fait des coups—ou une fortune +presque subite et une faillite qui ruine les +autres.</p> + +<p>Du reste, la vie est devenue si chère, si +difficile, que le métier correct ne nourrit +plus une famille. Il faut se jeter dans les +affaires aléatoires, hardies, douteuses.—«Les +affaires, a-t-on dit, c'est l'argent des +autres.»—On a tant de besoins qu'on ne +peut plus se contenter de son pain; on ne +dîne qu'en interceptant ou escroquant le +dîner des autres.</p> + +<p>Rien n'est plus que jeu;—la police, naïvement, +découvre et saisit de temps en temps +quelque pauvre tripot,—mais elle ne va ni +chez le président Grévy, ni chez les ministres, +ni chez les députés.—Tout ce monde-là +joue;—les plus malins ne mettent pas au +jeu et trichent.</p> + +<p>En même temps que toutes les villes veulent +s'élargir à l'«instar» de Paris—Paris lui-même +s'élargit tous les jours.—Paris, que +Pierre le Grand trouvait déjà être une tête +trop grosse pour le corps, et une ville trop +grande au point de vue de la tranquillité du +gouvernement et de la discipline.—Paris que +la royauté de nos anciens rois s'efforça à plusieurs +<span class="pagenum"><a name="Page_39" id="Page_39">39</a></span> +reprises de borner dans son extension. +Le premier édit à ce sujet est de novembre +1552, sous Henri II. On donna cinq raisons de +cette interdiction de continuer à bâtir;—un +autre édit de Louis XIII (janvier 1638) donna +six raisons;—mais la cinquième de l'édit de +1552 et la sixième de l'édit de 1638 sont identiques,—je +ne citerai que le second: «Ce +peuple trop nombreux donne lieu aux dérèglements +de tous genres, rend la police difficile +et expose à des vols de jour et de nuit;—une +des raisons est la difficulté de se débarrasser +des immondices.</p> + +<p>Depuis ce temps, Paris a toujours été en +«progrès». La Seine, qui était le principal +attrait pour la limpidité et la douceur des +eaux, qui rappelait à Lutèce Julien alors proconsul +et bientôt empereur,—est devenue un +égout infect;—les poissons y meurent empoisonnés.—Paris, +traversé par ce grand fleuve, +manque d'eau, les dépenses énormes qu'on +fait pour en avoir de loin ne réussissent pas à +en fournir suffisamment; l'eau jadis si fraîche, +si limpide de la Seine, cause des fièvres typhoïdes +et pernicieuses;—quant aux immondices, +on achève d'empoisonner la rivière, et +on infecte quelques environs de la ville.</p> + +<p>Ces questions de l'eau et des immondices +<span class="pagenum"><a name="Page_40" id="Page_40">40</a></span> +viennent tout doucement frapper les villes induites +à s'élargir—au nom du «progrès».</p> + +<p class="p2">Il est une science très belle, très intéressante +et qui, avec sa langue très bien faite, est +en grand «progrès» de ce temps-ci, mais ce +«progrès» je ne puis l'accepter comme un +pas vers le perfectionnement et le bonheur de +l'humanité.</p> + +<p>La chimie surtout nous donne de faux vin, +de faux sucre, de fausse farine. Il n'y a plus +aucune denrée qui soit pure et réelle. La margarine +faite de vieilles graisses, de vieux os +ramassés au coin des bornes,—on ajoute +même de vieilles bottes,—a remplacé le +beurre. Toutes ces sophistications, quand elles +n'empoisonnent pas tout de suite, détruisent +les estomacs,—provoquent des maladies autrefois +inconnues et abrègent une existence +douloureuse et misérable.</p> + +<p class="p2">Est-ce un «progrès» vers «le perfectionnement +et le bonheur de l'humanité» que ce +qu'on a fait de la justice en France?</p> + +<p>Un ancien a dit: «Le plus grand malheur +pour une société, c'est la force sans justice et +la justice sans force».</p> + +<p>Pour satisfaire à des camaraderies de taverne, +<span class="pagenum"><a name="Page_41" id="Page_41">41</a></span> +pour payer les complaisances électorales, +pour prévenir de justes reproches des +complices et soi-même, on a «épuré» la magistrature. +Il faut entendre «épurer» dans le +sens d'ébrancher, effeuiller, «écrémer», couper +les branches et les feuilles, enlever la +crème; pour «épurer», on a destitué les +«purs» et on les a remplacés par des complices +et des complaisants.</p> + +<p>Est-ce «un progrès» de voir la justice au +moins suspecte? N'est-ce pas tout ce qu'il y a +de plus funeste pour une société?</p> + +<p>Je ne parlerai pas du jury qu'on a empoisonné +de théories absurdes—par suite desquelles +la peine de mort est réservée aux innocentes +victimes, écartée de la tête de leurs +assassins. Je vous défie d'imaginer un forfait +avec les circonstances les plus atroces qui soit +nécessairement puni de la peine capitale: c'est +encore pour les assassins un jeu de hasard.</p> + +<p class="p2">Un «progrès», c'est de payer les députés. +Avons-nous obtenu une qualité supérieure, +tout le monde est d'accord que c'est le contraire +qui est arrivé.</p> + +<p>Du temps qu'on ne payait pas les députés, +jamais un député n'a volé le portefeuille d'un +collègue comme cela vient d'avoir lieu. +<span class="pagenum"><a name="Page_42" id="Page_42">42</a></span></p> + +<p>Autrefois, le dimanche, les ouvriers, en costume +de leur état, de beaux gars, pantalon et +veste de velours, allaient à Belleville dîner +joyeusement avec leur femme et leurs enfants.—Aujourd'hui, +ils vont encore à Belleville,—mais +seuls, la femme et les enfants +restent à la maison, le plus souvent à la charge +du bureau de bienfaisance;—car les maris, +les pères, dépensent toute leur paye au cabaret +et aux clubs à écouter et à débagouler des +théories absurdes et criminelles.</p> + +<p class="p2"><i>La presse</i>:—Le journaliste tient de l'avocat +et du médecin et du pharmacien.</p> + +<p>Les drogues qu'il donne à ses lecteurs sont +plus dangereuses que celles qu'ordonnent et +préparent les médecins et les apothicaires. +Pourquoi la presse n'est-elle soumise à aucune +condition sanitaire? Pourquoi n'est-on pas, +après examen, n'est-on pas reçu journaliste, +comme on doit être reçu médecin, avocat, apothicaire.</p> + +<p class="p2">Autre «progrès»: le suffrage universel—la +plus grosse, la plus formidable, la plus mortelle +des bêtises; le plus ridicule, le plus mortel +des mensonges.</p> + +<p>Par le suffrage universel—«deux cailloux +<span class="pagenum"><a name="Page_43" id="Page_43">43</a></span> +valent mieux qu'un diamant, deux crottins +valent mieux qu'une rose».</p> + +<p>Cicéron (<i>De la République</i>) dit: Servius Tullius +eut grand soin—ce qu'on ne doit jamais +négliger dans une constitution de république, +de ne pas laisser la puissance au nombre.—<i>Ne +plurimum valeant plurimi</i>.</p> + +<p>Finira-t-on par s'en apercevoir—ce qu'on +appelle aujourd'hui «le progrès». Chaque +pas—et les pas sont grands—nous approche +de «la maison de l'ogre»—et heureusement +pour le Petit Poucet et ses frères, ce n'est, au +contraire, que pour s'en éloigner qu'il avait +chaussé ses bottes de sept lieues.</p> + +<p>Ah! que Jéhovah avait donc raison quand, +au Paradis, il défendait à Adam et Ève de manger +les fruits de l'arbre de la science!</p> + +<p class="p2">«Progrès»—la musique sans mélodie? +Une perdrix aux choux où il n'y aurait que +des choux.</p> + +<p>«Progrès»—des vers richement et puérilement +rimés—<i>bouts-rimés</i> remplis au hasard—semblables +à des habits couverts de paillettes +et de clinquant,—tristement accrochés, +pendus, vides et flasques chez un fripier, +loueur de costumes pour le carnaval.</p> + +<p>Je dois cependant reconnaître et signaler un +<span class="pagenum"><a name="Page_44" id="Page_44">44</a></span> +vrai «progrès». C'est la machine à coudre.</p> + +<p>Et j'ai appris avec joie que l'invention en +est due à un Français, à un tailleur de Tarare +(près Lyon), nommé Thimonnier.—En 1830 +ou 1831, il travaillait avec la machine qu'il +avait inventée, machine qui, m'assure-t-on, +se voit encore place de la Bourse, à Lyon, au +Musée des arts industriels;—maintenant, +qu'il y a plus qu'assez de rues Gambetta,—les +Lyonnais devraient bien consacrer, si ce n'est +déjà fait, au moins une ruelle à la mémoire de +Thimonnier!—j'aimerais mieux une statue de +Thimonnier qu'une statue de Danton, le promoteur +des massacres de Septembre, qu'on +vient d'élever à Paris.</p> + +<p class="p2">Lorsque paraîtront ces lignes, le tribunal de +Constantine aura jugé un monstre.</p> + +<p>Dissimulant plus que probablement par des +mensonges un crime plus horrible encore que +celui qu'il avoue!—Voici ce que raconte +Chambige: Amoureux d'une jeune femme mariée +et mère de deux enfants, et généralement +estimée, il l'avait rendue sensible à son +amour;—désespérés de ne pouvoir être unis, +ils avaient décidé de mourir ensemble.—D'une +main ferme, il avait fracassé la tête de +madame Grille;—puis il s'était fait à lui-même +<span class="pagenum"><a name="Page_45" id="Page_45">45</a></span> +deux légères blessures, deux simulacres, deux +mensonges de blessures, et s'en était contenté +ayant encore deux balles dans son pistolet. +Aujourd'hui, parfaitement guéri, il vient devant +la justice essayer de sauver sa misérable +vie; il appelle à son secours, de Paris, le bâtonnier +de l'ordre des avocats.—Et la défense +va consister à s'efforcer de flétrir sa victime. +Si j'étais appelé à soutenir l'accusation, je dirais +aux jurés:</p> + +<p>Cet homme est un lâche assassin!—si vous +admettez, par impossible, le récit qu'il vous +fait comme étant la vérité et toute la vérité, +il mériterait encore et déjà la mort par cela +seul qu'il est vivant.</p> + +<p>Mais, cette femme, il a pu la désirer sauvagement;—mais +l'aimer! il se vante. S'il l'eût +aimée—il n'eût pas laissé son corps nu à découvert +après la mort.</p> + +<p class="p4"><span class="pagenum"><a name="Page_46" id="Page_46">46</a></span></p> + +<h2>A MONSIEUR ERNEST LEGOUVÉ</h2> +<h3>DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE</h3> + +<p class="p2">J'ai trois raisons d'adresser cette causerie +à Ernest Legouvé.—Il est académicien, et +mes chrysanthèmes sont en fleurs.</p> + +<p>Ces deux raisons seront expliquées un peu +plus loin.</p> + +<p>Camarades de collège, nous sommes devenus +et restés amis, quoique «physiquement» +séparés à peu près toujours, de son côté, par +le bonheur et la sagesse qu'il a eus de passer +sa vie à Paris dans la maison où il est né et +où a vécu son père, tandis que, moi, j'ai obéi +à des instincts, à des goûts, à des besoins +impérieux de vivre aux champs, aux bois, sur +les rives et sur les plages.—Je n'ai jamais +eu l'occasion ni le plaisir de lui être bon à +<span class="pagenum"><a name="Page_47" id="Page_47">47</a></span> +quelque chose, et, moi, je lui ai attribué, au +moins pour une grande part, un honneur que +m'a fait l'Académie, il y a, je crois, une +dizaine d'années.</p> + +<p>Ceux qui se sont donné le plaisir de lire un +livre qu'il a publié en 1887.—<i>Soixante ans +de souvenirs</i>—et qui auraient lu par hasard +celui que j'avais publié quelques années +auparavant—<i>le Livre du bord</i>—auraient pu +remarquer le contraste de la destinée de ces +deux camarades, à peu près, je crois, du +même âge et sortant en même temps du +collège pour entrer dans la vie.</p> + +<p>On pourrait se représenter—au moment +où la porte du collège s'ouvrait pour tous les +deux—l'un montant dans une gondole +pavoisée, mouillée d'avance à la porte et descendant +doucement et sans secousses entre +des rives fleuries jusqu'à une oasis où l'attendent +des amis et des succès de tous genres; +l'autre gravissant à pied une montagne escarpée, +couverte de ronces et d'épines, ne +sachant pas précisément où il allait, mais +décidé à monter.</p> + +<p>Et, cependant, si le premier se félicite de +sa vie, le second ne se plaint pas de celle qui +lui était destinée.</p> + +<p>Il avait reçu des bonnes fées qui avaient +<span class="pagenum"><a name="Page_48" id="Page_48">48</a></span> +présidé à sa naissance un don plus précieux +que la lance d'Argail—et que les trois œufs +donnés à la princesse de <i>l'Oiseau bleu</i>.</p> + +<p>Il était né poète—et vrai poète.</p> + +<p>Je n'entends pas par là faiseur de vers, +aligneur de syllabes et chercheur de consonances,—quoiqu'il +eût fait passablement de +vers aussi bons pour le moins que ceux de +beaucoup d'autres et entre autres dix mille +vers au moins pour une jeune fille, jeune +homme alors lui-même, à laquelle il n'a +jamais osé en montrer un seul,—ignorant +alors ce qu'il n'a su que trop tard, combien +les femmes sont sensibles à ce langage, et +combien ont été mises à mal par des vers de +treize pieds avec des rimes insuffisantes ou +douteuses et vides de toute pensée.</p> + +<p>J'entends par poète qu'il était doué de deux +ou trois sens exquis perfectionnés par l'étude +et la contemplation de la nature, peut-être +aussi aux dépens des autres sens moins développés +et moins exercés,—grâce auxquels il +voyait, il entendait, il respirait dans les +champs, dans les bois, au bord des rivières et +des ruisseaux, sur les plages de la mer, des +magnificences, des harmonies, des parfums et +des ivresses inconnus aux autres humains;—presque +semblable à cet homme d'un conte de +<span class="pagenum"><a name="Page_49" id="Page_49">49</a></span> +fée qui voyait et entendait l'herbe pousser.—Il +jouissait tant de la vue et de l'odeur de +l'aubépine, qu'il n'avait jamais consenti à +appeler avec les savants <i>cratægus oxyacantha</i>, +qu'il en aimait même les épines.—Il avait +tout d'abord deviné ou senti qu'une violette +est d'une aussi riche couleur qu'une améthyste +et a, de plus que l'améthyste, le parfum +et la vie.—Il se sentait appelé par préférence +et invité aux fêtes perpétuelles que donne la +nature;—il ressemblait à ce saint dont je +me reproche d'avoir oublié le nom et qui +disait: «Mes maîtres ont été les chênes, les +hêtres et les bouleaux; je ne sais rien que ce +qu'ils m'ont appris, et cependant je sais beaucoup +de choses!» et à cet autre, saint François +d'Assise, qui comprenait le langage des +oiseaux et causait avec eux. Il ne considérait +comme beau et grand que ce qui était en +réalité beau et grand,—ne se laissant influencer +ni par les engouements ni par la mode. +Il savait que la nature ne produit par siècle +que quelques douzaines d'hommes de bon sens, +de grand cœur, de grand esprit, qu'il lui faut +distribuer et éparpiller dans le monde entier,—si +bien qu'on n'a que peu de chance de les +rencontrer,—au milieu des esprits faux ou +faussés des fats, des sots, des mauvais, des +<span class="pagenum"><a name="Page_50" id="Page_50">50</a></span> +vulgaires,—et à ceux-là il ne se résignait +pas.—S'il mettait au nombre des grands et +vrais plaisirs une conversation intelligente à +cœur ouvert, à esprit déboutonné, il ne supportait +pas l'échange de phrases vides, apprises +par cœur, les mots soufflés et creux, les +«potins», les bavardages. Il avait réuni sur +trois planches les génies et les grands esprits +de tous les temps et de tous les pays,—toujours +prêts à lui tenir bonne et saine compagnie.—Il +n'avait nulle envie de paraître, et +nulle envie surtout de paraître riche,—ce +qui est déjà presque une fortune; au point de +vue de l'argent, il se contentait d'avoir de quoi +satisfaire les vrais et naturels besoins, y compris +le plus impérieux peut-être, avoir de quoi +donner.</p> + +<p>Il n'ambitionnait aucun rang, honneur ni +dignité; il ne s'était pas mis sur l'échelle, +gravissant, ou s'efforçant de gravir chaque +échelon en en faisant tomber un autre;—il +s'était tapi seul, isolé en son coin;—il n'avait +jamais voulu être rien dans rien, il n'était +même pas gendelettre.—Il s'était maintenu +fidèle à ses deux devises, à ses deux cachets: +Αυτοτατος [Autotatos] +(toujours et tout à fait moi-même), +et «Je ne crains que ceux que j'aime»! +aimant peu de gens, mais les aimant beaucoup +<span class="pagenum"><a name="Page_51" id="Page_51">51</a></span> +et sincèrement;—heureux d'aimer ses +enfants et ses petits-enfants, sans en exiger, +ni peut-être en espérer de retour;—considérant +que c'est déjà un grand bonheur d'aimer,—et +ne leur demandant que de les voir +heureux, en s'efforçant d'être pour quelque +chose dans ce bonheur,—comme un cerisier, +qui semble si satisfait de voir les oiseaux et +les enfants manger ses cerises, qu'il n'hésite +pas à refleurir à la saison suivante et à produire +de nouvelles cerises qu'il leur a fait +espérer et comme promises. Il n'était donc +pas à plaindre et ne se plaignait pas.</p> + +<p>Mais revenons à mon académicien et à mes +chrysanthèmes.</p> + +<p>Ah! mon ami l'académicien, si j'avais le +grand plaisir de te voir ici, chez moi, dans +cette humble et pauvre masure si richement +revêtue de rosiers, de jasmins et de passiflores,—je +te montrerais mes chrysanthèmes +en leurs grands épanouissements; tu en verrais +de toutes les couleurs:—blanc, rose, +violet, amarante, cramoisi, jaune, orange, +lilas et panaché de ces diverses couleurs,—et +exhalant cette odeur particulière que j'appellerai +odeur d'automne; puis, comme tu +serais honteux de lire dans <i>votre</i> Dictionnaire, +dont tu es solidaire et responsable pour ta part: +<span class="pagenum"><a name="Page_52" id="Page_52">52</a></span></p> + +<p>Je copie:</p> + +<p>«<span class="smcap">Chrysanthème.</span>—Substantif <i>masculin</i>, +plante que l'on cultive dans les jardins à +cause de ses belles fleurs <span class="smcap">JAUNES</span>.»</p> + +<p>C'est l'étymologie qui vous a égarés— χρυσος [chrysos] +et ανθος [anthos]—fleur d'or;—mais alors comment +ce respect de l'étymologie vous a-t-il permis +de faire de ce nom un substantif <i>masculin</i>?</p> + +<p>Quand vous dites:</p> + +<p><i>Un</i> chrysanthème,</p> + +<p>Moi qui respecte aussi l'étymologie, j'entends:</p> + +<p><i>Un</i> fleur d'or.</p> + +<p>Pendant que nous sommes au jardin,—permets-moi +une autre observation, toujours +à propos de <i>votre</i> Dictionnaire.</p> + +<p>Regarde cette fleur tardive épanouie sur +une plante paresseuse,—car c'est l'été qu'elle +se montre d'ordinaire.</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p><i>... Ces jolis bleuets que, pour mettre en couronne,</i></p> +<p><i>Les filles vont chercher au sein des blés jaunis.</i></p> +</div></div> + +<p>Pourquoi les appelez-vous <i>bluets</i>? tout en +disant:</p> + +<p>«Sorte de centaurée qu'on appelle <i>bluet</i> à +cause de sa couleur bleue.»</p> + +<p>Le bleuet—la fleur bleue par excellence! +<span class="pagenum"><a name="Page_53" id="Page_53">53</a></span> +qui vous empêche alors d'appeler la rose +roé? le <i>rouge-gorge</i>, ruge ou roge-gorge?</p> + +<p>N'était-ce pas déjà trop d'avoir laissé les +étincelles bleues devenir des <i>bluettes</i>, que, +pour mon compte, je m'obstine à appeler +bleuettes.</p> + +<p>Sortons, si tu veux, du jardin, mais ne sortons +pas de <i>votre</i> Dictionnaire?</p> + +<p>Pourquoi appelez-vous <i>charcutier</i> le marchand +de <i>chair cuite</i>? Pourquoi vous êtes-vous +laissé imposer cette mauvaise prononciation +populaire?</p> + +<p>Pourquoi ne pas dire simplement <i>chaircuitier</i>? +ou alors pourquoi ne dirait-on pas +<i>bucher</i> au lieu de <i>boucher</i>, <i>épcier</i> au lieu +d'<i>épicier</i>, <i>chabonier</i> au lieu de <i>charbonnier</i>, +<i>frutier</i> au lieu de <i>fruitier</i>? Il y a, je le sais, des +marchandes de pommes qui prononcent comme +cela, mais elles ne sont pas de l'Académie.</p> + +<p>Je n'ai aucune objection à faire contre le +mot <i>myrte</i>—comme vous l'écrivez,—et, si +j'ai l'habitude de l'écrire <span class="smcap">MYRTHE</span>, c'est simplement +que je l'ai trouvé plus joli ainsi orthographié, +l'ayant lu dans de vieux livres, et +notamment dans une histoire de chevalerie, +où un chevalier de la table ronde se présente +vêtu entièrement de vert, et sur son écu, de +la même couleur, on lisait:</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_54" id="Page_54">54</a></span> +«Le verd est la couleur du <i>myrthe</i> et du +laurier.»</p> + +<p>Je demanderai seulement pourquoi le nom +de cette couleur, qu'on écrivait autrefois avec +un <i>d</i> final, s'est écrit depuis et s'écrit aujourd'hui +par un <i>t</i>; ce qui ne va guère bien avec +ses dérivés <i>verdure</i> et <i>verdoyant</i>.</p> + +<p>Pourquoi a-t-on cessé d'écrire pri<i>m</i>temps +(premier temps) pour écrire pri<i>n</i>temps? sans +compter qu'il y a aujourd'hui des gens qui +écrivent <i>printems</i>.</p> + +<p>Pourquoi ne se contente-t-on plus, au mot +<i>enfant</i>, d'ajouter un <i>s</i> comme signe du pluriel;—quel +avantage trouve-t-on à supprimer le +<i>t</i> et à écrire <i>enfans</i>?</p> + +<p>Pourquoi alors, si cela est admis, n'écrirait-on +pas, en pratiquant un retranchement semblable, +des abricos—des almanas,—et le +pluriel de <i>soleil</i> serait <i>soleis</i>.</p> + +<p>Au mot <i>un</i>, dans <i>votre</i> Dictionnaire, vous +indiquez, avec raison, qu'on ajoute l'article +devant <i>un</i> quand on l'oppose à l'<i>autre</i>—l'un +et l'autre;—mais vous ne dites pas que c'est +<i>seulement</i> dans ce cas—et quand il ne s'agit +que de deux. Si bien qu'on prend aujourd'hui—surtout +dans les journaux—cet article +précédant <i>un</i> comme s'il était simplement +euphonique;—on dit: «De trois voleurs, +<span class="pagenum"><a name="Page_55" id="Page_55">55</a></span> +<i>l'un</i> s'est enfui, les deux autres ont été arrêtés,» +tandis qu'on ne devrait dire <i>l'un</i> que +s'il y avait seulement deux voleurs;—<i>l'un</i> ne +devrait se dire que par opposition à <i>l'autre</i>. +C'est l'<i>alter</i> des Latins, qui ne se dit également +qu'en parlant de deux.</p> + +<p>Et si on peut dire <i>les uns</i> et <i>les autres</i>, c'est +lorsque vous désignez une quantité quelconque,—mais +divisée en deux parties dont +chacune devient une unité,—ce que vous +négligez de dire.</p> + +<p>Etc., etc., etc...</p> + +<p>Peut-être me trouveras-tu un peu pointilleux,—c'est +que je m'inquiète de voir notre +belle langue française menacée.</p> + +<p>Saint François de Sales,—que j'ai choisi +pour mon patron dans le ciel et dont j'aurais +été si heureux d'être l'ami sur la terre, cet +homme si sensé, si spirituel, si vrai, si indulgent, +si charitable, si humain, a dit à Philotée: +«Défiez-vous de ces petites blandices et muguetteries +qu'on appelle innocentes et qui ne +le sont pas longtemps.»</p> + +<p>De même il ne faut pas permettre qu'on +prenne avec la langue française même de petites +libertés, et ce soin vous incombe surtout +à vous autres les académiciens,—vestales +chargées d'entretenir et de défendre le feu +<span class="pagenum"><a name="Page_56" id="Page_56">56</a></span> +sacré, et n'oubliez pas qu'on enterrait vivante +la vestale qui le laissait éteindre, ne fût-ce +qu'en s'endormant.</p> + +<p>Longtemps—et peut-être encore un peu—la +langue française a été la seconde langue +de tous les peuples, comme la France était +leur seconde patrie;—la pauvre France, +tombée au pouvoir des incapables, des avides, +des fous et des coquins, est en train de ne +plus être bientôt une patrie, même pour +nous.</p> + +<p>Défendez au moins la langue contre l'invasion +des barbares, et, si vous craignez de n'élever +contre les attaques des Tartares qu'une +impuissante muraille de porcelaine qui serait +brisée comme une tasse,—vous aurez au +moins retardé le désastre en disant, comme +disaient les Anglais, lors de leur lutte désespérée +contre Napoléon, qui avait bien vu le +défaut de leur cuirasse et les attaquait si dangereusement +pour eux par le blocus continental:</p> + +<p>«Défendons-nous jusqu'à la mort; et, d'ailleurs, +si l'Angleterre doit périr, il vaut mieux +que ce soit ce soir que ce matin.»</p> + +<p>La danger qui menace la langue française—se +compose de plusieurs dangers:—la +tribune politique, où les avocats, en majorité, +<span class="pagenum"><a name="Page_57" id="Page_57">57</a></span> +ont apporté la faconde creuse sans mesure et +sans responsabilité du palais;—les clubs, les +réunions publiques, les conférences, où s'en +donnent à cœur joie les Démosthènes du ruisseau,—des +ouvriers qui ont adopté la profession +«d'ouvriers sans ouvrage», récitent +des articles de journaux que ces journaux reproduisent +et que d'autres orateurs récitent +à leur tour;—à la Chambre des députés, +chaque incident chaque «question» amène +ses deux ou trois petits barbarismes—les +journaux eux-mêmes nécessairement improvisés—ce +qui est leur moindre défaut.</p> + +<p>Ces nuées de sauterelles s'abattant sur le +papier blanc, ces innombrables phalanges d'écrivains +ou mieux d'écriveurs, la plupart illettrés +encombrant le rez-de-chaussée des +journaux et se hissant par l'influence des +journaux jusqu'aux libraires: le besoin pour +ceux qui se sentent incapables d'intéresser, +s'efforçant d'étonner—«d'épater», comme +on dit aujourd'hui,—la critique hostile ou +complaisante ou payée, engouement ou dénigrement;—les +lecteurs dupes des réclames +de deux francs à dix francs la ligne qui +vendent les journaux aux libraires, lesquels +annoncent la trente-septième, la soixante-treizième +édition des livres qu'ils publient +<span class="pagenum"><a name="Page_58" id="Page_58">58</a></span> +souvent en faisant payer le papier, l'impression +et les annonces aux auteurs.</p> + +<p>Ajoutons la mode d'emprunter à la langue +anglaise une foule de mots non seulement +pour la chasse, la pêche, l'équitation, le canotage, +tous les exercices,—mais encore pour +les jeux et pour «le monde» une assemblée, +etc., <i>select</i>—<i>high life</i>—<i>lunch</i>—<i>five +o'clock</i>.</p> + +<p>Tout conspire contre notre belle langue +française, que presque seuls parlent aujourd'hui +correctement et noblement les étrangers +qui l'ont apprise par la lecture des écrivains +du siècle dit de Louis XIV—et du dix-huitième +siècle.</p> + +<p>Pourquoi l'Académie ne publierait-elle pas +mensuellement des cahiers de critique sérieuse, +de bonne foi, où elle lutterait peut-être +avec autorité contre le mauvais goût et +la décadence.</p> + +<p>Après avoir dit les dangers, je crois devoir +aussi réduire les craintes à leur proportion +réelle.</p> + +<p>La phalange naturaliste, intransigeante, +documentaire d'aujourd'hui, n'est qu'une +imitation avec grossissement, comme disent +les photographes, de la phalange romantique +de 1830.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_59" id="Page_59">59</a></span> +Il y avait alors dans cette armée une quinzaine +d'hommes de talent—dont huit ou dix +sont restés et resteront—le reste a disparu.</p> + +<p>Où sont Petrus Borel, <i>le licanthrope</i>, et Bouchardy, +<i>au cœur de salpêtre</i>?</p> + +<p>Ils sont où ira bientôt la foule à la suite des +documentaires, naturalistes, etc.,—dont +trois, disons quatre pour être gracieux, survivront +à la mode.</p> + +<p>Avec cette différence cependant que—vu +le grossissement—la foule, la tourbe à la +suite des romantiques se composait de fous, +et que celle à la suite des documentaires se +compose d'enragés.</p> + +<p>Nous venons d'en voir une triste et odieuse +preuve dans un procès récent dont j'ai déjà +dit quelques mots et dont je vais reparler tout +à l'heure.</p> + +<p>Parmi les écrivains, surtout parmi les contemporains, +quelques-uns joignent à un véritable +talent—la manière de s'en servir, de +le mettre en valeur.—Quelquefois même ce +don complète ou remplace même le talent à +un certain degré.</p> + +<p>Décidés à arriver, ne se contentant pas du +rêve démodé de la «postérité», ils se font +une petite armée qu'ils payent de promesses +magnifiques; s'ils marchent à la tête, c'est +<span class="pagenum"><a name="Page_60" id="Page_60">60</a></span> +pour enfoncer les portes, pour préparer le +festin auquel tous auront part;—pour une +armée en campagne, il faut un drapeau et +une devise.</p> + +<p>Saint-simonisme—romantisme, naturalisme, +etc.,—il en est de même pour la politique, +démocratie, intransigeance, irréconciliabilité—possibilisme, +anarchie, etc.</p> + +<p>Je compare les uns et les autres à des aéronautes +qui ont besoin d'aides pour s'élever,—ceux-ci +cousent le ballon et fabriquent la nacelle,—d'autres, +et c'est le plus grand nombre, +s'essoufflent à le gonfler. Ah! comme vous +soufflez bien! quel génie! c'est vous qui faites +tout!—encore un peu de courage et <i>nous</i> +allons monter pour le moins à la lune. La nacelle +est un peu petite, mais l'aéronaute dit en +confidence à chacun de ses ouvriers qu'il +compte n'emmener que le choix, les meilleurs, +et qu'il est naturellement un des choisis;—tous +se cramponnent aux cordes qui +retiennent le ballon, et, tout à coup, l'aéronaute +monte dans la nacelle, s'installe, et, +tout à coup, crie: Je vais vous préparer les +logements Lâchez tout!</p> + +<p>On lâche les cordes, il s'élève et plane, laissant +ses aides stupéfaits, ahuris, essoufflés +avec les bouts des cordes dans les mains.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_61" id="Page_61">61</a></span> +Il est une question assez difficile à résoudre: +Est-ce la société qui agit sur la littérature? +Est-ce la littérature qui agit sur la société?—Je +crois que l'influence est mutuelle et réciproque—et +qu'il n'y a pas plus de mauvais +goût et de décadence à écrire certains volumes, +qu'il n'y en a à les lire.—Encore un +souvenir du collège; te rappelles-tu une certaine +lettre de Sénèque à Lucilius? «En certain +temps, dit-il, la façon de parler et d'écrire +se corrompt,—l'enflure devient à la mode, +<i>inflata oratio viget</i>;—il y a un vieux proverbe +grec qui dit: «On a toujours parlé comme +on a vécu, <i>talis oratio qualis vita</i>.—L'esprit +dégoûté des choses ordinaires, affecte de s'exprimer +d'une nouvelle façon; il va chercher +des mots hors d'usage, il en invente ou change +le sens de ceux usités ou en emprunte à une +langue inconnue. Partout où vous verrez prendre +goût à un langage corrompu, soyez certain +que les mœurs y suivent une mauvaise +pente—<i>a recto descivisse</i>.» Ainsi parle Sénèque.</p> + +<p>Dans «l'affaire» Chambige, un avocat a +fortement tonné contre la littérature contemporaine; +le ministère public,—autre avocat, +en vue peut-être de se rendre les journaux +favorables et de leur subtiliser, extorquer un +<span class="pagenum"><a name="Page_62" id="Page_62">62</a></span> +«bon article», a pris la défense de cette littérature, +du «grand Balzac» et de ses «continuateurs».</p> + +<p>Ah! oui,—Balzac! parlons-en de Balzac.</p> + +<p>On dit aujourd'hui «le grand Balzac», et, de +son vivant, pendant la lutte qui l'a tué si jeune +et en plein talent, on le discutait, on le contestait, +on le niait, on le vilipendait.</p> + +<p>Il faut ici rappeler l'Auvergnat qui se plaint +à son gargotier de trouver un soulier d'enfant +dans la soupe.</p> + +<p>Balzac,—les livres de Balzac, ce n'était pas +que ce fût sale,—mais «ils tenaient de la +place», une place que chacun de ses impuissants +détracteurs pensait pouvoir occuper, si +Balzac ne l'eût usurpée.</p> + +<p>Balzac!</p> + +<p>J'ai été le seul alors à dire et à imprimer:</p> + +<p>«L'Académie de notre temps veut avoir +aussi son Molière à ne pas nommer.»</p> + +<p class="p2">Deux procès simultanés ont excité singulièrement +des intérêts différents.</p> + +<p>Prado était un voleur, un assassin, un scélérat +de profession;—il était accusé d'avoir +assassiné une fille publique pour lui voler ses +diamants;—il le niait avec une invincible +obstination, beaucoup d'adresse, de sang-froid, +<span class="pagenum"><a name="Page_63" id="Page_63">63</a></span> +je dirai presque de talent,—malgré beaucoup +de faits, on peut dire de preuves à l'appui de +l'accusation.—Pour mon compte, je crois +qu'il a assassiné Marie Aguettant; mais je ne +sais si j'aurais osé le condamner à mort—faute +d'une de ces preuves auxquelles l'accusé +n'a plus rien à répondre et qui lui arrachent +soit un aveu, soit un silence équivalent à un +aveu.</p> + +<p>Si je le crois coupable,—ce n'est pas sur les +preuves avancées par l'accusation, quelque +graves et vraisemblables qu'elles soient; c'est +sur sa défense même si habile, si adroite, si +troublante; c'est une plaidoirie d'un avocat +très fort, et si son avocat avait assassiné Marie +Aguettant, et, si Prado avait été le défenseur—peut-être +l'accusé eût été acquitté ou eût +obtenu des circonstances atténuantes.—Mais +cette défense est une plaidoirie d'avocat; pas +un cri, pas une phrase, pas un mot d'innocent.</p> + +<p>—Prado a été condamné à mort, quoique +son avocat dît, dans son plaidoyer—qu'il +ne croyait guère à la légitimité de la peine de +mort prononcée par la loi et la société.</p> + +<p>L'autre était plus qu'un scélérat, c'est un +monstre et un lâche.</p> + +<p>Il a assassiné une honnête femme, mère de +famille. Il prétend, contre toute vraisemblance, +<span class="pagenum"><a name="Page_64" id="Page_64">64</a></span> +que lui et elle voulaient mourir +ensemble; il l'avait tuée d'une main ferme, de +deux coups de pistolet—et qu'ensuite lui-même, +avec quatre balles restées dans le pistolet +et vingt-deux balles dans la poche, il s'était +contenté d'une blessure ridicule, laissant sur +un lit le cadavre nu jusqu'au-dessus de la +ceinture. Non seulement il avouait le crime,—mais +il s'en vantait comme d'une action +admirable, sublime.—Il a fait venir de Paris +le bâtonnier de l'ordre des avocats,—chargé +de déshonorer sa victime, et qui s'en est +acquitté de son mieux.</p> + +<p>Un gamin de lettres est venu à l'audience +le glorifier, sans que le président ait fait jeter +le gamin à la porte du prétoire.</p> + +<p>Le ministère public n'a pas osé requérir la +peine de mort, dans la crainte de venir en +aide à une vieille rengaine, à une vieille +rouerie, à une vieille «ficelle» de la défense: +«L'accusé aime mieux la mort que le bagne.» +L'avocat général n'a pas osé parce qu'il courait +le risque, en demandant la mort de ce +monstre, de provoquer un acquittement. Dans +ce crime, que toutes les circonstances rendaient +plus horrible, le jury a trouvé des circonstances +atténuantes, et M. Chambige en est +quitte pour sept ans de travaux forcés.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_65" id="Page_65">65</a></span> +Le lendemain de la condamnation, ses amis +«littéraires» ont voulu avoir leur part dans +la notoriété, dans la gloire de M. Chambige, +et un d'eux a vu une occasion de célébrité et +de bénéfices, en faisant annoncer dans les +journaux un livre dédié au condamné!—espérant +que ça se vendrait bien et aurait +trente-sept éditions comme tant d'autres.</p> + +<p>Comment le ministère public eût-il dû risquer +un acquittement qui n'eût guère été plus +scandaleux que la peine dérisoire—dont ce +lâche, que son avocat avait dit «préférer la +mort au bagne,»—se donne bien de garde +d'appeler et se trouve satisfait!—comment +l'avocat général n'a-t-il pas dit:</p> + +<p>«Chambige, je requiers contre vous la peine +de mort.—Soyez heureux que la loi et la +justice vous débarrassent d'une vie désormais +honteuse et misérable, d'une vie que, en +admettant la fable dont vous avez accru votre +crime, vous deviez à la morte, et que vous +avez tenté par tous les moyens de lui escroquer.»</p> + +<p class="p2">Cet avocat n'osait pas demander la peine +capitale dans la crainte d'un acquittement +pour un crime monstrueux commis par un +homme ne méritant aucune pitié.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_66" id="Page_66">66</a></span> +Cet autre avocat,—également ministère +public, demandant et obtenant la mort de l'accusé, +mais disant qu'il n'est pas certain que +la société ait le droit de tuer—me font voir—une +fois de plus—qu'il est des absurdités, +des bêtises qui ont la vie bien dure et qu'il +faut tuer plusieurs fois.</p> + +<p>Aux mêmes insanités, je ne puis faire que +les mêmes réponses;—mais je commencerai +par dire:</p> + +<p>A soutenir l'abolition de la peine de mort, +on peut se laisser entraîner sans une conviction +bien entière, parce que cette plaidoirie +est féconde en phrases brillantes, faciles et +toutes faites,—parce qu'elle a un air généreux, +libéral, humain.</p> + +<p>Pour soutenir l'avis contraire qu'on aimerait +peut-être mieux ne pas avoir, et dont la +popularité et le succès sont beaucoup moins +certains, il faut être bien complètement, bien +résolument de cet avis.</p> + +<p>Il est curieux de remarquer que les plus +ardents adversaires de la peine de mort sont +des gens qui, en même temps, s'efforcent de +réhabiliter Robespierre, Danton, Fouquier-Tinville, +Carrier, Marat, etc., etc., puis d'excuser +d'abord et d'expliquer ensuite et de glorifier +<i>la Terreur</i>, la guillotine permanente, +<span class="pagenum"><a name="Page_67" id="Page_67">67</a></span> +les mitraillades de Lyon, les noyades de +Nantes, la Commune, etc.</p> + +<p>Les adversaires de la peine de mort se fondent +sur deux arguments que voici:</p> + +<p>1<sup>o</sup> «L'échafaud est inutile;—l'échafaud +n'effraye pas les assassins.»</p> + +<p>Qu'en savez-vous? Vous savez qu'un homme +n'a pas été arrêté par crainte de l'échafaud; +mais, si un homme, dix hommes ont +subi cette crainte salutaire, iront-ils vous +dire: «Mon bon monsieur, j'étais tourmenté +d'un âpre désir de tuer mon ennemi et d'assassiner +un homme riche qu'on ne pouvait +dépouiller autrement, mais j'ai reculé devant +l'idée de la guillotine.»</p> + +<p>Admettons un moment que la peine de mort +n'empêche pas l'assassinat, vous supprimez la +peine de mort; mais que faites-vous des assassins? +Vous leur infligez les travaux forcés.—Mais, +si la crainte de la plus forte peine a été +inefficace, pensez-vous que la crainte d'une +peine moindre serait plus puissante?</p> + +<p>Non; alors supprimons les travaux forcés.</p> + +<p>De même pour l'emprisonnement—et nous +descendrons toujours jusqu'à ce que nous +ayons une peine homéopathique à la trois +centième relative.</p> + +<p>Mais heureusement que votre raisonnement +<span class="pagenum"><a name="Page_68" id="Page_68">68</a></span> +ne vaut rien; car il conduirait à ce raisonnement +terrible:</p> + +<p>La peine de mort est impuissante; il faut +donc ne pas diminuer la peine, mais l'augmenter +jusqu'à ce qu'on obtienne un résultat;—alors +il faut recourir aux supplices, à la +torture, aux membres rompus, à l'écartellement: +est-ce là ce que vous voulez?—C'est +cependant ce que vous demandez—en disant +la peine de mort inefficace, c'est-à-dire insuffisante.</p> + +<p>Dans le crime, comme dans toutes les autres +circonstances, l'homme, à son insu parfois, +fait un calcul des peines et des plaisirs;—on +ne veut pas payer trop cher:—tel jouera un +an de sa liberté contre la chance de s'approprier +cent francs, qui reculera s'il ne peut +prendre que dix sous en encourant la même +peine, ou s'il doit jouer deux ans contre la capture +de cent francs.</p> + +<p>Il y a des voleurs qui ne volent jamais la +nuit, quoiqu'ils aient moins chance d'être pris +qu'en volant le jour, parce qu'ils ne veulent +risquer qu'une certaine peine, et ne pas trop +mettre au jeu.</p> + +<p>Ces assassins sont une bande à part,—devenue +plus nombreuse depuis qu'ils ne jouent +plus contre l'échafaud, mais seulement contre +<span class="pagenum"><a name="Page_69" id="Page_69">69</a></span> +certaines chances aléatoires de l'échafaud—depuis +qu'on rend des points aux assassins.</p> + +<p>2<sup>o</sup> Argument.</p> + +<p>«La société n'a pas le droit de tuer un +homme, elle ferait dans ce cas ce qu'elle +reproche au criminel d'avoir fait.»</p> + +<p>Il y a cependant une certaine nuance sur +laquelle j'appelle votre attention.—La société +tue un homme parce qu'il en a tué un—et +aussi pour l'empêcher d'en tuer d'autres, et +aussi pour faire savoir à ceux qui seraient +tentés de l'imiter qu'ils jouent leur tête, et aussi +pour rassurer la société justement alarmée.</p> + +<p>La société tue un homme parce qu'il en a +tué un autre, l'assassin a tué un homme parce +qu'il avait une montre.</p> + +<p>L'homme attaqué par un assassin a-t-il le +droit de le tuer pour se défendre?</p> + +<p>C'est ce droit de se défendre que l'individu +transmet à la société, et le transmet +diminué de tout ce que la passion, la peur, +la colère pourraient y ajouter d'arbitraire et +d'excessif.</p> + +<p>Mais, si la société avoue qu'elle est impuissante +à protéger ses membres contre l'assassinat, +elle rend à chaque individu la délégation +qu'il lui a faite,—chacun rentre en possession +de sa défense personnelle;—de là nécessairement, +<span class="pagenum"><a name="Page_70" id="Page_70">70</a></span> +la vendetta, la loi de Lynch, le revolver +et le tomahawk.</p> + +<p>Qu'aurait-on dit et fait à M. Grille, si, voyant +que l'assassin et le calomniateur de sa femme +n'est pas condamné à mort, l'y avait condamné +lui-même en lui brûlant la cervelle à l'audience?—Ce +n'est certes pas moi qui l'aurait +blâmé.</p> + +<p>Vous trouvez que tuer un homme est horrible,—moi +aussi.</p> + +<p>Que tuer un homme, fût-il un scélérat, c'est +encore fort triste.</p> + +<p>C'est mon avis.</p> + +<p>Que la guillotine est un objet hideux.</p> + +<p>Je le pense comme vous.</p> + +<p>Que l'office de bourreau et le bourreau lui-même +sont ignobles et répugnants.</p> + +<p>Rien n'est plus clair.</p> + +<p>Qu'il serait à désirer qu'on ne tuât plus +personne, qu'on brûlât la guillotine.</p> + +<p>Nul au monde ne le désire plus sincèrement +et plus vivement que moi.</p> + +<p>En un mot qu'on supprimât la peine de +mort.</p> + +<p>Je vous défie d'y applaudir plus que moi.</p> + +<p>Supprimons donc la peine de mort, mais que +messieurs les assassins commencent.</p> + +<p>La peine de mort, grâce aux phrases dues à +<span class="pagenum"><a name="Page_71" id="Page_71">71</a></span> +la sympathie qu'il est de mode d'afficher pour +les scélérats,—grâce aux faiblesses et à la +sottise des jurés, n'existe déjà plus que très +exceptionnellement pour quelques assassins, +empoisonneurs, incendiaires, parricides, etc.;—mais +elle subsiste et elle subsistera pour +ceux qui laissent voir des chaînes de montre, +pour ceux qui passeront pour avoir de vieux +louis enfouis; elle subsistera pour la pauvre +fille qui refuse d'épouser un mauvais sujet +auquel elle aura inspiré une fantaisie.</p> + +<p>La peine de mort n'existera plus pour les +criminels, elle sera réservée exclusivement +aux innocents.</p> + +<p class="p4"><span class="pagenum"><a name="Page_72" id="Page_72">72</a></span></p> +<h2>KLMPRSK</h2> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="right">Un jour le Bon Dieu s'éveillant.</p> +<p class="right">Fut pour nous assez bienveillant.</p> +</div></div> + +<p class="p2">La mode, qui exerce un despotisme si invincible +est en même temps si mobile, que, si +elle inquiète à juste titre ceux qu'elle adopte, +elle ne doit pas décourager ceux qu'elle +néglige et semble dédaigner, et qui peuvent +avoir leur tour demain; elle est si changeante, +qu'elle a fini par s'ennuyer d'elle-même, se +trouve vieillie, ne se croit plus elle-même à +la mode, change de nom, et se fait aujourd'hui +appeler le «chic».</p> + +<p>Aussi ai-je hésité, dans la crainte d'effaroucher +les lecteurs, à rappeler ces deux vers de +Béranger, si admiré, si loué pendant un temps, +et aujourd'hui si dédaigné, si oublié avec une +égale injustice et une semblable exagération. +<span class="pagenum"><a name="Page_73" id="Page_73">73</a></span> +Mais cette épigraphe convenait si bien à la +petite histoire que je vais raconter, elle m'est +si bien venue d'elle-même sous la plume, que +je me suis risqué et résigné.</p> + +<p>On aimerait à se représenter l'Être suprême +invisible et senti dans tout, sans qu'on osât +lui donner une forme et une figure, aimant, +protégeant, réglant d'un égal et paternel +amour son œuvre tout entière, tout ce qu'il a +créé,—tout ce que nous voyons et tout ce qui +est au delà de ce que nous voyons, les mondes +infinis et un grain de poussière—les soleils +et les lucioles—les mers et la goutte de rosée—l'homme +et les insectes microscopiques, +rien n'étant grand ni petit aux regards de +cette souveraine et divine intelligence.</p> + +<p>Malheureusement, la Bible, que nous sommes +obligés de croire, nous le montre autrement.—Pendant +plusieurs siècles, selon les saintes +écritures, Dieu s'est presque exclusivement +consacré au petit peuple hébreux qu'il a +appelé «son peuple» par préférence et excellence, +et dont il a été le Dieu particulier et +confisqué, lui sacrifiant le grand peuple +Égyptien et tous les peuples ses voisins, dans +cette terre qu'il lui avait «promise», et où +il l'avait conduit sans se décourager, quoiqu'il +dit lui-même à Moïse: «Décidément, +<span class="pagenum"><a name="Page_74" id="Page_74">74</a></span> +ce peuple a la tête trop dure» (Duræ cervicis; +<i>Exode, XXXII, 9</i>. Ce qui est répété dans le +<i>Deutéronome, IX, 13</i>.)—Il alla jusqu'à lui +envoyer son fils, par une préférence extraordinaire, +et, je dirai même, difficile à comprendre—et, +ce fils, ils le crucifièrent.</p> + +<p>Je me croyais donc fondé à croire Jéhovah +moins jeune, et guéri à jamais d'un pareil +engouement et remonté chez lui, à cette hauteur +d'où sont égales les montagnes et les +taupinières, les chênes et les brins d'herbe, +les éléphants et les fourmis.</p> + +<p>Lorsque je trouvai par hasard en flânant +sur les quais de Paris un vieux petit volume +recouvert de parchemin jauni, qui m'obligea +à penser autrement.</p> + +<p>Oh! les bonnes flâneries sur les quais de +Paris, à fouiller sur les parapets les boîtes des +bouquinistes!</p> + +<p>A vrai dire, depuis si longtemps que j'ai +quitté Paris, c'est la seule chose que j'aie jamais +regrettée—de cette ville, que Victor Hugo +a appelée la «ville lumière», prenant naïvement +pour une lumière la lueur rouge de l'incendie.</p> + +<p>Voici ce que raconte ce <i>bouquin</i>:</p> + +<p>«La terre, dit un jour Jéhovah, ce monde, +un des moindres du nombre infini que j'ai +<span class="pagenum"><a name="Page_75" id="Page_75">75</a></span> +créés, me donne plus de soucis que tous les +autres.—J'avais de mon mieux, et assez bien +je puis le dire sans vanité, organisé les choses, +pour que la courte existence des habitants de +la terre fût très supportable et même assez +heureuse; mais tous leurs efforts tendent à +déranger l'ordre que j'ai établi, à inventer +des maladies du corps et de l'esprit, à se créer +des ambitions absurdes, des désirs irréalisables, +des chagrins et des maux de tous +genres, tant les uns contre les autres, que +chacun contre soi-même, et je n'entends +monter que des plaintes, des récriminations +contre le sort, contre la vie, contre moi-même.</p> + +<p>»Je veux faire encore un essai;—mais, par +le Styx, ce sera le dernier!—Je vais tenter +de rendre un peuple heureux et de lui donner +tout ce qu'il peut raisonnablement désirer, et +même un peu au delà.»</p> + +<p>Il prit un peuple, le plaça dans une contrée +située de la façon la plus avantageuse, entre +des mers—un climat tempéré, un sol fertile; +puis il doua les femmes non seulement d'une +beauté suffisante, mais encore d'une grâce +particulière et d'un charme spécial;—il doua +les hommes de bravoure et d'un certain esprit +qui n'est pas précisément «la raison ornée +<span class="pagenum"><a name="Page_76" id="Page_76">76</a></span> +et armée», mais d'une autre espèce plus +pratique, plus agréable, peut-être plus capable +de distraire et d'amuser:—il leur donna +surtout la gaieté. La gaieté! cette santé de +l'esprit, ce soleil qui colore la vie de teintes +si riantes, qui rend les maux légers; il leur +donna le rire, le seul avantage bien constaté +que l'homme ait sur le singe.</p> + +<p>Il leur expliqua que la monarchie est l'image +du gouvernement paternel et fait d'un +peuple une famille, puis il leur choisit lui-même +une succession de rois aimant tendrement +le peuple.</p> + +<p>Mais de ces rois ils assassinèrent le premier, +ils décapitèrent le second et forcèrent +le troisième à s'en aller, après avoir échappé +six fois aux couteaux et aux pistolets, aux +cris de «Vive la liberté!»</p> + +<p>«La liberté! dit Jéhovah, c'est un aliment +de trop haut goût et de trop difficile digestion +et assimilation pour vos faibles estomacs. +Vous en avez eu jusqu'ici plus que vous n'en +pouvez supporter; vous n'êtes pas des esclaves +aspirant à briser leurs chaînes, vous +êtes des domestiques capricieux aimant à +changer de maîtres.—Eh bien, je vais vous +satisfaire,—je vais vous mettre en République;—vous +aurez alors quelques douzaines de +<span class="pagenum"><a name="Page_77" id="Page_77">77</a></span> +maîtres, de tyrans, dont vous changerez tous +les dimanches.</p> + +<p>«Puis je ne m'occupe plus de vous—débrouillez-vous. +Je vous défends même d'écrire +sur vos pièces de cent sous que je vous +protège particulièrement, parce que désormais +cela ne sera plus vrai.»</p> + +<p>A ceux-là il n'envoya pas son fils, peut-être +ne l'osa-t-il pas.</p> + +<p>Et il fit comme il l'avait dit.</p> + +<p>Et ce peuple se mit à ne plus labourer la +terre si fertile qui lui avait été donnée.</p> + +<p>Tout le monde voulut être médecin, avocat, +notaire, homme politique, ministre, président +de la République. La gaieté disparut; il ne +crut plus à Dieu, mais il crut à tel ou tel avocat, +à tel ou tel général, à tel ou tel déclassé, +à tel ou tel fruit sec.</p> + +<p>Il nomma pour le gouverner des hommes +dont il exigea des promesses impossibles à +réaliser,—qui ne seraient pas restés trois +jours au pouvoir s'ils avaient tenté de tenir +leur parole, et qui, ne la tenant pas, étaient +renversés au bout de huit jours. Ce peuple, +qui avait été longtemps un objet d'envie et de +respect, devint un objet de pitié et de dérision;—au +drapeau blanc, il substitua le drapeau +tricolore, puis le drapeau rouge, puis le drapeau +<span class="pagenum"><a name="Page_78" id="Page_78">78</a></span> +noir;—il déclara <i>la</i> république <i>une et +indivisible</i>, et se partagea en cent hordes ou +meutes sous différents noms, si bien que leur +vrai drapeau, celui qui eût convenu à cette +situation, eût été la culotte d'Arlequin.</p> + +<p>On gaspilla, on vola, on assassina; on fit, +sinon des vertus, du moins des titres de gloire +et de popularité, de tout ce qui autrefois +déshonorait.</p> + +<p>Au milieu de la foule, il se trouva par hasard +un homme un peu bizarre, ami du vrai, +du juste, du grand et du beau,—spectateur +désintéressé, n'ayant envie de rien, ne voulant +rien être dans rien;—il n'était guère écouté +et choquait beaucoup de gens par les vérités +qu'il émettait de temps en temps;—on ne +disait jamais de lui: «Il a raison, aujourd'hui»;—mais +on a dû souvent dire: «Comme il avait +raison, il y a dix ans, il y a vingt ans!» Son +faible, sa marotte, sa manie était de chercher +patiemment des vérités;—puis, quand il en +avait trouvé une, de l'éplucher, de la décortiquer, +de la «décaper», de la nettoyer, de +la fourbir, de la frotter, de la faire luire, en +la réduisant à la plus simple, plus intelligible +et plus brève expression.</p> + +<p>Puis, quand il en avait rassemblé quelques-unes, +de leur donner la volée comme à un +<span class="pagenum"><a name="Page_79" id="Page_79">79</a></span> +essaim de libellules échappées de leurs chrysalides.</p> + +<p>Non seulement on ne lui en savait aucun +gré, mais beaucoup s'en ennuyèrent, s'en offensèrent +et lui voulaient du mal;—il s'en affligeait +quelque peu, parce que cette indifférence +ou cette malveillance l'empêchaient de faire +le bien qu'il aurait voulu faire,—et il ressemblait +à cet autre homme qui avait gagé de +vendre sur un pont des louis d'or à trois sous +la pièce, et auquel on n'en acheta pas un; ce +qui lui fit gagner son pari. Cependant, comme +cette malveillance allait jusqu'à la haine, il +imagina de mettre à l'avenir ce qu'il avait à +dire sous un nom d'emprunt qui ne serait pas +compromis comme le sien, et permettrait peut-être +de voir accepter et adopter quelques-unes +des vérités qu'il croyait utiles.</p> + +<p>Il pensa un moment à prendre pour <i>gérant +responsable</i> le grand philosophe Koung-fou-Tsé +que les jésuites ont appelé Confucius—mais +on était habitué à ne pas prendre les +Chinois au sérieux, la Chine n'était pas à la +mode, et lui-même avait plus d'une fois parlé +de ce grand homme avec admiration; ce qui +aurait fait soupçonner l'expédient.</p> + +<p>Un jour qu'il avait amassé un certain nombre +d'aphorismes, d'axiomes plus hardis encore +<span class="pagenum"><a name="Page_80" id="Page_80">80</a></span> +que de coutume, il jugea que, pour échapper à +l'indignation et au mépris, il était temps de +mettre son idée à exécution.</p> + +<p>En effet.</p> + +<p>C'était un chapelet assez dangereux.</p> + +<p>Par exemple.</p> + +<p>Deux et deux font quatre.</p> + +<p>La prétendue république n'est pas un but, +c'est une échelle.</p> + +<p>La partie est toujours moins grande que le +tout.</p> + +<p>On attaque les abus non pour les détruire, +mais pour s'en emparer et en jouir.</p> + +<p>Le plus court chemin d'un point à un autre +est la ligne droite.</p> + +<p>Les avocats s'intitulent les «défenseurs de la +veuve et de l'orphelin»;—mais la veuve et +l'orphelin n'auraient pas besoin d'eux, s'il n'y +avait toujours en face de leur défenseur un +autre avocat qui y oblige.</p> + +<p>Un nombre, quel qu'il soit, est toujours pair +ou impair.</p> + +<p>L'avocat, après dix ans d'exercice de sa profession, +ayant plaidé dans toutes les questions +le pour et le contre, n'a plus aucun discernement +du juste ni du vrai—et est tout à fait +incapable de prendre part aux affaires publiques.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_81" id="Page_81">81</a></span> +La liberté de chacun a pour limite la liberté +des autres.</p> + +<p>Cinq et quatre font neuf, ôté deux reste +sept, etc., etc., etc., et autres paradoxes vrais +peut-être, mais étranges, choquants, n'ayant +nulle chance d'être acceptés.—C'était plus +que n'en pouvait supporter la patience de ses +concitoyens.</p> + +<p>Il se décida à ne publier de pareilles hardiesses +que sous le nom du «philosophe».</p> + +<p class="center"><span class="smcap">Klmprsk</span></p> + +<p>Cette publication n'excita pas autant qu'il +l'avait craint l'indignation générale,—à cause +de la situation du gouvernement; le Président +trônait depuis trois ans, le ministère depuis +trois mois.—C'était un assez rare exemple de +longévité.—Un parti s'était formé de tous les +partis aussi ennemis entre eux pour le moins +qu'ils l'étaient du parti au pouvoir, mais pour +le moment d'accord sur ce point, qu'il fallait +le renverser et rendre la place libre,—chacun +à part soi, espérant jouer ses alliés et +s'emparer de la place.</p> + +<p>Ce qui, dans les idées émises par <i>Klmprsk</i>, +concernait la république, reçu avec colère et +haine par les uns, était accepté par les +<span class="pagenum"><a name="Page_82" id="Page_82">82</a></span> +autres, qui ne l'appliquaient qu'à leurs adversaires.</p> + +<p>On en parla beaucoup, on questionna l'écrivain; +il prit des airs réservés et mystérieux, +répondit qu'il avait juré de ne pas trahir +<i>Klmprsk</i>—qu'à la moindre indiscrétion, cesserait +toutes relations avec lui—puis il s'en +alla à la campagne, et de là, croit-on, à l'étranger, +mais, en tout cas, disparut tout à fait.</p> + +<p>Mais, se demandait-on, quel est ce <i>Klmprsk</i>? +Les uns disaient: «C'est un diplomate!»—les +autres, c'est un général ou un ancien ministre,—en +tout cas, un homme supérieur. Mais +quel nom! comment ça se prononce-t-il? Quelqu'un +s'avisa de donner à chaque lettre le +nom dont on l'appelle et cela produisit:</p> + +<p><i>Kaelempeereska</i>—mais c'était encore long +et difficile. Une personne plus pratique rappela +ce qu'avait fait autrefois un musicien +compositeur allemand qui avait beaucoup de +talent, mais un nom si hérissé de consonnes, +si impossible à prononcer, qu'il n'y avait pas +moyen d'en faire un nom répété par la foule et +célèbre;—il avait imaginé, au-dessous de son +nom, d'ajouter entre parenthèses: prononcez: +<i>Guillaume</i>.</p> + +<p>Eh bien, Klmprsk—se prononcera <span class="smcap">Gustave</span>.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_83" id="Page_83">83</a></span> +Ce logogriphe avait occupé l'attention pendant +une semaine.—Quelques individus s'étaient +fait une position dans certains salons +en affectant des airs discrets comme s'ils en +avaient su sur Klmprsk plus qu'ils n'en voulaient +dire.</p> + +<p>La mode s'en empara,—les femmes portèrent +des manches et des tournures à la +<i>Gustave</i>.</p> + +<p>En même temps, on créa un petit journal—et +on fit jouer un vaudeville sous ce titre:</p> + +<p class="center"><span class="smcap">Klmprsk</span><br /> +<i>Prononcez Gustave</i></p> + +<p>Le journal, dont les collaborateurs étaient +soupçonnés de ne pas être étrangers au vaudeville, +répandit le bruit que le ministère avait +exigé des suppressions et des modifications.—C'était +un attentat à la liberté de la presse et +cela devait amener du bruit; aussi la police +meubla la salle d'un nombre respectable de +ses agents, ce qui provoqua ce qu'elle voulait +empêcher. On applaudit la pièce à tout rompre. +Les sifflets risqués par la police firent applaudir +jusqu'au délire. On cria: «Vive Gustave!» et +«A bas le ministère! A bas le président!»</p> + +<p>Ce journal rendit un compte enthousiaste +<span class="pagenum"><a name="Page_84" id="Page_84">84</a></span> +de l'œuvre; un journal appartenant au pouvoir +«actuel», comme il avait appartenu au +pouvoir précédent, tout prêt à se livrer à ses +successeurs, écrivit:</p> + +<p>«Ce nom ridicule que vous acclamez, ce +nom de <i>Klmprsk</i> que vous prononcez arbitrairement +<i>Gustave</i>, nous le prononçons <i>Jocrisse</i>.»</p> + +<p>Le premier journal répliqua: «Il vous +plaît de donner un nom au héros du jour et, +en bon parrain, vous lui donnez le vôtre.»</p> + +<p>Le journal officiel, offensé, envoya treize +témoins demandant une réparation,—l'offenseur +leur opposa treize témoins qui rédigèrent +et publièrent des procès-verbaux, de +sorte que vingt-six individus bénéficièrent de +la publicité qui leur avait échappé jusque-là +et eurent leur part de la gloire des combattants. +Le duel fut ainsi annoncé comme une +pièce de théâtre,—contrairement à l'usage +ancien qui aurait blâmé comme du plus mauvais +goût que combattants et témoins ne gardassent +pas le silence complet sur ce genre +d'affaires; le combat dura une heure et demie:—il +y eut trente-deux reprises; il est vrai que +les adversaires se contentèrent de battre l'air +de leurs flamberges à quatre longueurs de la +lame;—un cependant, s'étant imprudemment +rapproché, reçut un coup sur les doigts.—Les +<span class="pagenum"><a name="Page_85" id="Page_85">85</a></span> +vingt-six témoins arrêtèrent le duel,—douze +médecins qu'ils avaient amenés déclarèrent +que le blessé ne pouvait continuer +sans se trouver dans un état d'infériorité,—on +déclara l'honneur satisfait.—Le blessé, +qui était le rédacteur du <i>Klmprsk</i>, soupçonné +d'être l'auteur du vaudeville, rentra en ville +le bras en écharpe et se montra ainsi au +théâtre le soir.—Les deux journaux publièrent +un nouveau procès-verbal du duel rendant +hommage à la bravoure, à l'intrépidité +des deux adversaires,—signé des vingt-six +témoins et des douze médecins. Le public qui, +chaque soir, encombrait le théâtre pour aller +applaudir le vaudeville et crier: <i>Vive Gustave!</i> +<i>Conspuez le ministère!</i> <i>Conspuez le président!</i>—fit +une ovation au blessé, accusa le +ministère d'être intervenu sans nécessité et +d'avoir aggravé ainsi son premier crime d'attentat +à la liberté de la presse.</p> + +<p>Le nombre des abonnés du <i>Gustave</i> se décupla +en trois jours;—le ministère fit éplucher +le journal, un substitut zélé trouva facilement +un délit dans quelques lignes—et on fit un +procès.—Le jour de l'audience, le tribunal +était encombré;—en vain, le président +menaça de faire évacuer la salle si on se permettait +la moindre <i>manifestation d'approbation +<span class="pagenum"><a name="Page_86" id="Page_86">86</a></span> +ou d'improbation</i>. Il ne put empêcher les +cris de: <i>Vive Gustave!</i> <i>A bas le président!</i> +<i>A bas le ministère!</i></p> + +<p>L'accusé fut prudemment acquitté;—en +vain le président du tribunal voulut résister, +on le saisit sur son fauteuil, et quatre solides +gaillards, relayés de temps en temps par quatre +autres gaillards non moins solides,—le portèrent +en triomphe et lui firent faire le tour +de la place—en mêlant son nom et son éloge +à ceux de Gustave—et aux imprécations +contre le ministère et contre le président.</p> + +<p>On arrêta quelques-uns des manifestants; +mais les autres les arrachèrent presque tous +aux mains des agents de police;—ceux que +ces agents purent emmener furent relâchés +le soir; on n'osait pas leur faire des procès +qui, dans l'état d'effervescence des esprits, +seraient suivi d'autant d'acquittements.</p> + +<p>Arriva le moment des élections générales.—Quelqu'un +proposa la candidature de +<i>Klmprsk</i>;—elle fut acclamée avec ardeur +non seulement dans la capitale mais dans +toutes les circonscriptions;—le cri de <i>Vive +Gustave!</i> fut déclaré par le ministère «cri +séditieux» et faisait tomber ceux qui le hurlaient +sous le coup de soixante-quatorze articles +de loi, ce qui centupla en vingt-quatre heures +<span class="pagenum"><a name="Page_87" id="Page_87">87</a></span> +le nombre des crieurs.—Le cri de <i>Vive Gustave</i> +était toujours accompagné des cris de: +A bas les ministres! A bas le président!</p> + +<p>Le journal <i>Klmprsk</i>—prononcez <i>Gustave</i>—célébra +les vertus de son candidat,—et +elles étaient nombreuses. L'avenir que son +élection promettait au pays décuplait toutes +les félicités du paradis de Mahomet.</p> + +<p>Le journal officiel attribua à <i>Klmprsk</i> tous +les vices et quelques crimes—et annonça +que son élection serait la ruine et la perte de +la patrie.</p> + +<p>Le ministère fit un <i>chassé croisé</i> de préfets +et de sous-préfets pour s'opposer au torrent; +on ne s'occupa plus que de la question +<i>Klmprsk</i>.—Ce fut une belle époque pour les +filous et les escarpes de la capitale, auxquels +la ville fut abandonnée à merci.</p> + +<p>Les deux partis couvrirent les murs et les +maisons d'affiches de toutes les couleurs; les +<i>gustavistes</i> rappelaient que c'était <i>Klmprsk</i> +qui, à Xerxès, qui lui disait de rendre ses +armes, avait répondu: «Viens les prendre!»</p> + +<p>Les <i>antigustavistes</i> soutenaient qu'ils +avaient des preuves qu'il était le petit-fils du +célèbre <i>Cartouche</i> et les électeurs croyaient +les uns et les autres.</p> + +<p>Quelques agents de police ayant reçu l'ordre +<span class="pagenum"><a name="Page_88" id="Page_88">88</a></span> +d'arracher les affiches <i>gustavistes</i>, furent roués +de coups, assommés par les <i>gustavistes</i> qui +tapaient en criant: «On assassine nos frères!» +A l'émeute manquait encore le cadavre traditionnel +qu'on doit promener par les rues en +criant: «Aux armes!»</p> + +<p>On ramassa un citoyen ivre-mort qu'on +coucha sur un brancard et que quatre robustes +manifestants commencèrent à promener. Mais +l'ivrogne se réveilla et se prit à chanter sans +qu'il fût possible de le faire taire;—il fallut +le remettre à terre au coin d'une borne où il +se rendormit.</p> + +<p>Heureusement passait une de ces mascarades +appelées <i>enterrements civils</i>, avec des +drapeaux et des immortelles teintes en rouge—sans +oublier des stations aux cabarets, chemin +faisant, où on buvait aux vertus et au +patriotisme du mort «libre penseur».</p> + +<p>Les citoyens qui portaient le défunt se +firent un plaisir et un devoir de prêter le +corps de leur ami pour accomplir la tradition, +le rite et le cérémonial de l'émeute.</p> + +<p>Deux millions de bourgeois terrifiés fermèrent +leurs portes, laissant la rue au pouvoir +de quelques centaines de fripouilles.</p> + +<p>Le président avait déjà quitté son palais, les +ministres déguisés, qui en marmitons, qui en +<span class="pagenum"><a name="Page_89" id="Page_89">89</a></span> +vieilles femmes, s'étaient mis à l'abri. Pendant +ce temps, le suffrage universel fonctionnait. +<i>Klmprsk</i> fut élu à la presque unanimité par +trois cent soixante-cinq collègues sur trois +cent soixante-six. Au trois cent soixante-sixième, +il y eut ballottage; mais tout portait à +croire qu'il suivrait l'exemple des autres. +Voilà donc <i>Klrmpsk</i>—prononcez <i>Gustave</i>—seul +représentant de tous les départements. +On cherche quel titre lui donner. Tout le +peuple était dans l'ivresse. On le nomma.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">CHAMBRE DES DÉPUTÉS</span></p> + +<p>et protecteur à vie—avec hérédité pour les +enfants qu'il pourrait avoir, mâles ou femelles.</p> + +<p>—Maintenant, dit un des plus forts politiques +du parti gustaviste, il est temps que le +héros paraisse, et qu'on le conduise, ou plutôt +qu'on le porte en triomphe au palais de la présidence.</p> + +<p>Et déjà les plus obstinés adversaires se préparaient +à faire amende honorable et à lui +offrir leur concours fidèle et dévoué.</p> + +<p>Mais où est-il?</p> + +<p>On se mit à sa recherche, on proclama, on +fouilla.. on...</p> + +<p>Mon petit livre couvert de parchemin ne va +<span class="pagenum"><a name="Page_90" id="Page_90">90</a></span> +pas plus loin; les dernières pages ont été déchirées +et manquent.</p> + +<p>De sorte que nous ne pouvons savoir quel +fantoche, Arlequin, Polichinelle ou Pierrot, a +hérité de l'enthousiasme et de l'engouement +excités pour cet homme qui n'avait jamais +existé, ni à quel degré de bêtise et de misère +tomba ce peuple que Jéhovah avait en vain +essayé de faire heureux.</p> + +<p class="p4"><span class="pagenum"><a name="Page_91" id="Page_91">91</a></span></p> + +<h2>LOGOGRIPHE</h2> + +<p class="p2">J'avais résolu, pour cette fois, de m'abstenir +de toute politique. Si je ne puis tenir tout à +fait cette promesse faite à moi-même, je m'en +approcherai cependant le plus possible; après +avoir, comme disent les papes en nommant +des cardinaux, <i>expectoré</i> deux ou trois petits +points que j'ai sur le cœur, et qui m'étoufferaient, +je passerai à autre chose.</p> + +<p>Rien ne réussit comme le succès;—qu'on +se rappelle l'audacieuse tentative de Malet,—improprement +appelée la conspiration de +Malet, puisqu'il était seul, sans complices; en +1812, pendant la guerre de Russie, il se nomme +gouverneur de Paris, jette en prison Rovigo +et Pasquier,—ministre et préfet de police—entraîne +<span class="pagenum"><a name="Page_92" id="Page_92">92</a></span> +plusieurs régiments, etc.—Traduit +devant une commission militaire, le président +Dejean lui demandant quels étaient ses complices, +il lui répondit: «Vous-même, si j'avais +réussi.»</p> + +<p>C'est ce qu'on vient de voir pour le général +Boulanger. Nommé dans trois départements, +il voit, en vingt-quatre heures, s'accroître, +d'une façon à la fois comique et répugnante, +le nombre de ses partisans, de ses flatteurs—parmi +lesquels des hommes qui, la veille, le +vilipendaient et le bafouaient ne se montrent +pas les moins ardents.</p> + +<p>Je me rappelle que, lors de la révolution de +1848, un des plus dévoués et des plus ardents +serviteurs du gouvernement si malheureusement +tombé, rencontrant un des chefs du +parti républicain, s'élance vers lui, lui prend la +main, la serre avec force, et lui dit: «J'espère +que vous êtes des nôtres!—Vive la République!»</p> + +<p>Naturellement,—les membres d'une nouvelle +institution, les «reporters», se sont précipités +sur le général à sa rentrée à Paris;—il +les a tous reçus, a répondu à toutes leurs +questions et surtout leur a dit ce qu'il a pensé +avoir intérêt à répandre ou à faire croire, car +les reporters en chasse ont l'avidité du requin +<span class="pagenum"><a name="Page_93" id="Page_93">93</a></span> +qui suit un navire, et avale gloutonnement +tout ce qu'on en jette, les vieilles marmites et +les casseroles, comme le lard.</p> + +<p>Le général, donc, ne leur a pas caché l'enthousiasme +dont il est l'objet:—il n'a pas gardé +le secret aux nouveaux et subitement convertis.</p> + +<p>Un de ces messieurs lui ayant effrontément et +cyniquement demandé où il prenait les grosses +sommes qu'il avait dépensées pour sa triple élection, +et pour la vie qu'il mène depuis quelque +temps, M. Boulanger lui a répondu: «De l'argent? +Ne me parlez pas d'argent, j'en regorge, +tout le monde m'en envoie: voici un plein panier +de lettres chargées que je n'ai pas encore pu +décacheter, tant il y en a d'autres non moins +chargées et pleines d'argent.—Il y en a qui +m'envoient 20,000 francs, d'autres 1,000 francs, +d'autres trente sous;—il me faut cinq secrétaires +pour décacheter les lettres,—et le reporter +s'est empressé d'aller porter la chose +à son journal. Ce n'est peut-être pas vrai, +mais cette situation n'est pas sans exemple.—Du +temps d'une autre Fronde contre le Floquet +qui s'appelait alors Mazarin, le Boulanger +qui s'appelait duc de Beaufort,—devint l'idole +de la population de Paris, et fut surnommé le +«Roi des halles».—Un jour qu'il jouait à la +<span class="pagenum"><a name="Page_94" id="Page_94">94</a></span> +paume, au Marais, les dames de la halle allaient +par peloton le voir jouer et faire des +vœux pour qu'il gagnât.—Comme elles faisaient +du tumulte pour entrer et que le maître +paumier s'en plaignait, le duc fut obligé de +quitter le jeu et de venir leur parler à la +porte. On convint que les femmes entreraient +en petit nombre les unes après les autres pour +le voir jouer. «Eh bien, ma commère, dit-il à +une d'elles, vous avez voulu entrer: quel plaisir +prenez-vous à me voir perdre mon argent?»—Elle +lui répondit: «Monsieur de Beaufort +jouez hardiment, vous ne manquerez pas d'argent; +ma commère que voici et moi, nous +avons apporté deux cents écus; s'il en faut +davantage, j'irai en chercher.»</p> + +<p>Quelque temps après, comme il passait devant +l'église Saint-Eustache, une troupe de +femmes se mit à lui crier: «Monsieur, ne consentez +pas au mariage avec la nièce du Mazarin, +quelque chose que vous dise ou vous +fasse votre père; s'il vous abandonne, vous ne +manquerez de rien: nous vous ferons tous les +ans une pension de soixante mille livres dans +la halle.»</p> + +<p>La popularité dont jouit en ce moment le +général Boulanger est incontestable: les relations +des reporters et des journaux suffiraient +<span class="pagenum"><a name="Page_95" id="Page_95">95</a></span> +pour rendre vrai demain ce qui ne l'était +pas hier;—la foule va où va la foule, sans bien +savoir où; on lui envoie tant d'argent que cela!—et +moi aussi, je vais lui envoyer 1 fr. 50.</p> + +<p>On va donner son nom à une rue de Paris, et, +dans tous les chefs-lieux des départements où +il a été et sera élu, on parle d'une statue.</p> + +<p>Mais que de lettres! que de félicitations! +que d'offres de dévouement! que de demandes +aussi!—des femmes lui tricotent des bretelles, +une vieille dame lui envoie des pruneaux, +en rappelant combien sa santé est précieuse à +la France.</p> + +<p>Il reçoit des vers, des odes, des acrostiches;—entre +toutes ces missives, une mérite d'être +citée: elle est de M. Joseph Prudhomme, fils +naturel d'Henri Monnier, professeur d'écriture +et de grammaire, élève de Brard et +Saint-Omer, expert assermenté près les cours +et tribunaux.</p> + +<p class="p2">«Brave général, lui dit-il, c'est comme +grammairien et au nom de la langue française +et de l'alphabet que je viens vous dire: Heureuses +les lettres, les neuf lettres qui ont l'honneur +d'entrer dans votre nom!—tristes sont +celles qui restent en dehors!—Ces neuf lettres +deviennent l'aristocratie de l'alphabet, les +<span class="pagenum"><a name="Page_96" id="Page_96">96</a></span> +autres sont la foule, la populace, l'<i>ignobile +vulgus</i>; les écrivains de mérite, s'efforceront +de les employer le moins possible.</p> + +<p>»Déjà ces neuf lettres composent un grand +nombre de mots, un si grand nombre de mots +qu'il ferait presque une langue, et qu'il suffirait +de quelques légères modifications dans +l'orthographe pour qu'on pût parler le «boulangisme».</p> + +<p>»Ce nom est bien grand, il promet, il contient +tout; outre la paix et la revanche, outre +la prospérité et la moralisation du pays, le +patriotisme, la liberté, la fraternité, etc.</p> + +<p>»Voici un petit échantillon des mots qui, +déjà, se peuvent écrire avec les neuf lettres +de votre nom.—Je dis petit échantillon; car +j'en ai trouvé cent trente et un;—j'en cherche +et j'en trouverai encore.</p> + +<p>»Blague—gabeur—gobeur—bouge—boue—rouge—ogre—roué—rogne—bagne—glu—rue—v'lan—âne—auge—Labre +(saint)—bulle (de savon)—onagre—bougre—grue—bourbe—balle—grêlon—rage—gueule—borne—grève—râle—nul—goule—ravage—banal—grabuge—borgne—lave—gaver—bave—glou-glou—narguer—galon—geôle—gale—veule—bran, +etc., etc., etc. +<span class="pagenum"><a name="Page_97" id="Page_97">97</a></span></p> + +<p>»Qui sait si on ne compléterait pas la langue +avec vos prénoms?</p> + +<p>»Si, par votre influence toute-puissante, +brav' général, j'entre à l'Académie française, +d'abord vous pourriez compter sur ma voix +pour vous y faire entrer à votre tour, et +ensuite je consacrerais mes veilles à la formation, +au perfectionnement de la langue boulangienne +toute tirée de votre nom; les lettres +qui, obstinément, se refuseraient à cet honneur, +seraient considérées comme suspectes, +et rejetées pour le goût et le beau langage.</p> + +<p class="right">»<span class="smcap">Joseph Prudhomme.</span>»</p> + +<p class="p2">Et moi aussi, je veux donner quelque chose +au brav' général; car on s'aborde dans la rue, +et on se demande réciproquement: «Qu'avez-vous +envoyé au général?...» Je n'ai pas, du +reste, ce qui me distingue avantageusement, +attendu son triple succès, pour lui fournir, +par les exemples de Cromwell et de Bonaparte, +la seule et efficace manière de dissoudre +une Assemblée.</p> + +<p>Je veux aujourd'hui, quoique ce soit hardi, +peut-être imprudent—lui dire deux vérités:</p> + +<p>La première, c'est qu'il ne faut pas s'enorgueillir +de la popularité—et de la multiplicité +des suffrages.—On ne vote pas pour +<span class="pagenum"><a name="Page_98" id="Page_98">98</a></span> +celui-ci ou celui-là, mais contre celui-là ou +celui-ci.—Le favori n'est le plus souvent +qu'un prétexte.—«Vive Boulanger!» ne veut +peut-être dire que «A bas Floquet!» et même +«A bas la République!»</p> + +<p>—Vous valiez mieux, dit Sénèque à Lucilius, +quand vous plaisiez à moins de monde.</p> + +<p>Pourquoi, brav' général?—Connaissez-vous +un général qui n'ait donné des preuves +de bravoure?—Où, quand, et comment +M. Boulanger en a-t-il donné plus que les +autres? Et, d'ailleurs, que signifie cette épithète +qui s'applique à tous, non seulement à +tous les généraux, mais à tous les colonels, à +tous les sergents, à tous les soldats?—Comme +éloge, c'est banal et commun.</p> + +<p>A Cromwell—qui, lui, savait dissoudre une +Assemblée, un de ses courtisans faisait remarquer, +avec enthousiasme, la foule énorme qui +se pressait sous ses fenêtres pour le voir.</p> + +<p>—Il y en aurait encore bien plus, dit le +Protecteur, si on me menait pendre.</p> + +<p class="p2">Beaucoup—même parmi les conservateurs, +ont voté pour le brav' général, le jugeant instrument +de guerre, machine de dissolution +pour la République—et peu capable par lui-même +de se soutenir et de s'installer. C'est ce +<span class="pagenum"><a name="Page_99" id="Page_99">99</a></span> +sentiment qui a tant servi à l'élection du +prince président en 1848.—C'était quelqu'un +dont on se débarrasserait facilement.—On a +vu plus tard qu'on s'était trompé.</p> + +<p>Peut-être agit-on aujourd'hui aussi légèrement, +en ne faisant qu'un cas très médiocre +de la personnalité de M. Boulanger.</p> + +<p>Cependant—en examinant l'entourage, la +cour, les associés de M. Boulanger, on peut +dire que «ça manque de Morny», et, sans +Morny, le prince Louis-Bonaparte ne serait +pas devenu l'empereur des Français;—de +même que, sans Ollivier, il serait peut-être +encore sur le trône.</p> + +<p>On me dit qu'un député,—un de ceux qui +ont crié le plus énergiquement «A bas le dictateur!» +lors de la séance de la démission,—inquiet +de sa situation et, pour se concilier la +faveur du général, témoigner son repentir et +assurer sa réélection, se propose, à la rentrée +des Chambres, de déposer deux projets de loi, +par lesquels—à l'exemple du Sénat romain +pour César:—1<sup>o</sup> il serait au-dessus des lois +de façon à n'être jamais forcé de faire ce qui +ne lui plairait pas—ni empêché de faire ce +qui lui plairait;—2<sup>o</sup> on lui donnerait un +droit absolu sur toutes les femmes de la +République.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_100" id="Page_100">100</a></span> +Les pauvres terrassiers viennent de recevoir +une leçon dont je voudrais être certain qu'ils +profiteront. C'était bonnement, innocemment, +naïvement qu'ils s'étaient mis en grève, poussés, +encouragés par les démocrates, les labouvistes, +les anarchistes, les intransigeants, les +exclusifs, les fructidoriens, les robespierristes, +les dantoniens, les maratistes, les montagnards, +les possibilistes, les nihilistes, les patriotes +plus patriotes que les patriotes, les +sans-culottes, les terroristes, les communards, +les tape-durs et autres factions, tous ennemis +acharnés les uns des autres et d'une République +soi-disant concentrée, une et indivisible.</p> + +<p>Ces bons terrassiers n'avaient aucune idée +politique; aucun ne pensait à être président de +la République.—Ce qu'ils voulaient, ce qu'on +leur faisait espérer, c'était d'être plus payés à +proportion qu'ils travailleraient moins, d'avoir +plus de temps à passer au cabaret et plus +d'argent à y dépenser, en s'offrant quelques +petites douceurs; car, demandez aux marchands +de la halle si les ouvriers aujourd'hui +se privent de bons morceaux—et, regardez à +la porte des marchands de vin, vous y verrez +de coquettes écaillères ouvrant des huîtres.—On +leur disait que c'était par méchanceté que +les patrons ne les payaient pas plus cher et +<span class="pagenum"><a name="Page_101" id="Page_101">101</a></span> +exigeaient le travail de la journée d'autrefois.—Les +patrons avares avaient de l'or à n'en savoir +que faire.—Nul ne leur disait que, si la +main-d'œuvre devenait plus chère, beaucoup +de patrons seraient forcés de fermer les ateliers +ou de faire faillite. Tout cela intéressait +peu le conseil municipal et les «hommes politiques» +de taverne, les Démosthènes du +ruisseau.—J'ai vu en 1830, en 1834 et en 1848, +des émeutiers fanatiques prêts à se faire tuer, +mais les deux derniers sont morts en 1871: +c'étaient Flourens et Delescluze.—Aujourd'hui, +on ne veut pas mourir, on veut vivre et +bien vivre, on attaque les abus pour s'en emparer +et en jouir; on avait donc espéré pousser +les terrassiers et les autres corps d'état en +avant pour une revanche des journées de juin, +en se tenant à l'abri, et leur faire tirer les marrons +du feu.</p> + +<p>Alors, on les accablait d'éloges, de sympathies, +d'enthousiasme, on leur promettait beaucoup +d'argent, on leur en donnait même un +peu,—c'étaient tous des héros.</p> + +<p>Mais les terrassiers, très probablement +grâce à leurs femmes, ne s'y sont pas laissé +prendre et sont restés sur leur terrain.</p> + +<p>Alors, conseil municipal, démocrates, patriotes, +possibilistes, nihilistes, etc., les ont +<span class="pagenum"><a name="Page_102" id="Page_102">102</a></span> +subitement et carrément lâchés et abandonnés.—Quelques +terrassiers ont été blessés, d'autres +mis en prison,—tous ont perdu un mois de +travail et de gain.</p> + +<p class="p2">Je parlais tout à l'heure des reporters et de +l'ardeur avec laquelle ils s'étaient rués sur le +général Boulanger, qui ne leur a pas plaint une +pâture qu'ils ont gobée avidemment.</p> + +<p>Il y a longtemps déjà—j'en ai cependant +vu les commencements—que le journalisme a +triomphalement laissé derrière lui cette prétendue +renommée des Anciens—avec ses cent +malheureuses trompettes; une nouvelle classe +de littérature, l'institution des reporters, y a +mis le comble.</p> + +<p>Une armée d'hommes de tous âges, sortis de +toutes conditions ingrates, ou moins amusantes,—les +uns plus, les autres moins lettrés, +plus ou moins bien vêtus et quelques-uns très +bien et «ayant du monde»; tous hardis, résolus, +imperturbables, quelquefois effrontés, forts +d'un droit qu'ils s'attribuent et qu'ils réclament +hautement. Cette armée infatigable ne se repose +ni le jour ni la nuit.—Quelques-uns +chassent avec un carnier à la dernière mode, +quelques-uns chiffonnent avec la hotte et le +crochet.—Cette armée se répand sur la ville +<span class="pagenum"><a name="Page_103" id="Page_103">103</a></span> +en quête de nouvelles—tous résolus à ne pas +revenir bredouilles;—ils entrent partout, +avec l'autorité que des magistrats n'exercent +qu'avec des restrictions inviolables.</p> + +<p>Un artiste, un peintre, une cantatrice, célèbres +ou à la mode, un roi, un empereur arrivent-ils +à Paris, à l'instant même, le reporter +envoie sa carte, et suit, sans attendre de +réponse, le domestique qui la porte, il s'assied +et pose une série de questions à ces diverses +majestés qui répondent avec complaisance, les +uns intimidés, les autres malins:—«Quel âge +avez-vous? Sortez-vous de parents honnêtes?—Quelles +sont vos vertus, quels sont vos +vices? Quel vin, quels mets préférez-vous? +Tous ces cheveux sont-ils à vous? etc.»</p> + +<p>Une famille vient d'être frappée d'un immense +malheur, un de ses membres vient +d'être assassiné ou de se tuer lui-même, le +reporter sonne: il demande à voir la veuve, les +enfants... On répond qu'ils sont tous accablés +par la douleur et ne reçoivent personne.—«Personne, +c'est possible; mais moi, c'est différent;—je +suis—la presse!» Et alors on le +reçoit, on répond en pleurant à des questions +les plus risquées, les plus indiscrètes.</p> + +<p>Pourquoi s'est-il tué? «Avait-il volé à la +banque; où il était employé? ou a-t-il découvert, +<span class="pagenum"><a name="Page_104" id="Page_104">104</a></span> +madame, que vous le trompiez avec un de +ses amis? etc.»</p> + +<p>Le reporter s'en va, le carnier plein, mais, à +l'instant même, lui succède le reporter d'un +autre journal;—pourquoi refuser à celui-ci ce +qu'on a accordé à l'autre?—Il fait à peu près +les mêmes questions et empoche les mêmes +réponses.</p> + +<p>Un crime a été commis, le reporter va voir +l'accusé dans sa prison, les geôles lui sont ouvertes +comme des palais.</p> + +<p>—Eh bien, mon pauvre criminel, nous +avons donc tué notre père?</p> + +<p>Il n'était pas encore question du reportage, +lorsqu'il courut l'anecdote suivante, attribuée +à Victor Hugo,—qui était, lui aussi, en quête +de documents pour «<i>Le Dernier Jour d'un +Condamné</i>».</p> + +<p>Il obtint facilement l'autorisation des magistrats +compétents, pour aller voir à la Force un +assassin qui venait d'être condamné à la peine +de mort.</p> + +<p>Hugo,—très correct—et ne voulant pas +manquer d'égards au condamné, se fait annoncer:</p> + +<p>—Un monsieur demande à vous voir, dit le +geôlier au prisonnier.</p> + +<p>—Qui ça... un monsieur? +<span class="pagenum"><a name="Page_105" id="Page_105">105</a></span></p> + +<p>—M. Victor Hugo.</p> + +<p>—Rugo?... répond le condamné—Rugo?... +je connais pas; de quel bagne qu'i'sort?</p> + +<p>Un nouveau volume «illustré» de charmants +dessins de Riou,—que vient de publier +l'heureux auteur d'un petit chef-d'œuvre +<i>Boule de suif</i>—me rappelle une circonstance +où une femme sut se servir habilement +de l'intervention d'un reporter:</p> + +<p>Bazaine, moins coupable peut-être que certains +de nos ministres de la guerre, était dans +la plus délicieuse prison, l'île Sainte-Marguerite, +une oasis dans la Méditerranée;—je +comptais même, si des amis à moi arrivaient +au pouvoir, demander la survivance—en +m'efforçant d'être ensuite transféré à l'île +voisine, l'île Saint-Honorat, que je préfère de +beaucoup.</p> + +<p>On apprit un matin que le maréchal Bazaine +s'était évadé et on attribua l'aventure à sa +femme.—Le «pouvoir» ne s'en soucia point;—c'était +un débarras.</p> + +<p>Les fugitifs furent cependant poursuivis, +mais par le reporter d'un journal très répandu—et +qui ne regarde pas à la dépense +pour satisfaire la curiosité de ses nombreux +lecteurs;—voies ferrées, postes, etc., il ne +négligea rien et les rejoignit;—il déclina ses +<span class="pagenum"><a name="Page_106" id="Page_106">106</a></span> +titres, et demanda une entrevue à madame +Bazaine, qui, après un peu d'apparente hésitation, +voulut bien le recevoir, montra +quelques répugnances à répondre à ses questions, +puis y consentit après lui avoir recommandé +une discrétion qu'elle eût été bien +fâchée de lui voir pratiquer.</p> + +<p>—Eh bien, monsieur, dit-elle, je cède et je +vais vous dire toute la vérité. Après quoi, +elle commença une fable, ayant le but honnête +de ne pas compromettre, peut-être de +sauver les complices de l'évasion du maréchal.</p> + +<p>—La nuit, au moyen d'une corde, dit-elle, +le maréchal était descendu sur les rochers +au pied de la forteresse;—pendant cette périlleuse +gymnastique, il avait même frotté et +fait luire une allumette pour se signaler aux +sauveurs.</p> + +<p>Les sauveurs étaient tout simplement madame +Bazaine et un sien cousin, jeune +homme aussi nouveau qu'elle aux choses de +la mer;—ils avaient pris un petit bateau à +la Croisette, en face de l'île,—avaient traversé, +avaient accosté sur les rochers, où +ils avaient recueilli M. Bazaine, puis étaient +allés trouver un bâtiment italien mouillé au +large du côté de Nice.—Voilà toute la vérité.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_107" id="Page_107">107</a></span> +Et le reporter triomphant adressa son butin +à son journal par le télégraphe, sans +compter les mots.</p> + +<p>Le récit fut lu avec avidité, reproduit par +d'autres feuilles—et la légende était fondée.</p> + +<p>Mais on en rit beaucoup à Cannes et à Saint-Raphaël.</p> + +<p>Cette même nuit, en effet, j'avais à Saint-Raphaël +des filets à la mer;—il se mit à +souffler un des plus forts mistrals, vent du +nord-ouest, que j'aie vu;—la mer était plus +que grosse et les lames montaient en écumant +sur les deux îlots, le <i>Lion de terre</i> et le <i>Lion +de mer</i> en face de chez moi,—il s'agissait +d'aller tirer ou, mieux, retirer nos filets, non +pour prendre le poisson, mais pour sauver +les filets.—Nous partîmes trois sur un canot, +mon matelot, Basile Simon, M. Léon Bouyer +et moi—tous trois hommes de mer endurcis.</p> + +<p>Eh bien, nous mîmes plus d'une heure à +atteindre les filets avec six avirons, et plus +d'une heure et demie à les tirer de l'eau, après +avoir été vingt fois sur le point d'y renoncer;—au +retour, nous étions aussi mouillés que +si nous étions venus à la nage, les lames nous +passaient par-dessus la tête et notre canot +était à moitié plein d'eau.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_108" id="Page_108">108</a></span> +Cette nuit-là, aucun marin, aucun homme +même connaissant un peu la mer, je ne dis +pas n'aurait réussi, je ne dis pas n'aurait tenté +d'accoster l'île Sainte-Marguerite par le côté +où, selon la légende, madame Bazaine et +son petit cousin avaient abordé les rochers; +mais je dis même n'y aurait songé un instant, +certain de voir l'embarcation s'emplir et couler +en route, ou se briser en éclats sur les +rochers.</p> + +<p>Il n'était pas beaucoup plus vraisemblable +de se figurer le maréchal, gros, pesant, peu +gymnasiarque, pendu au bout d'une corde +que le vent aurait agitée, secouée en le frappant +et le meurtrissant contre la muraille.</p> + +<p>Les choses ne s'étaient donc point passées +ainsi.</p> + +<p>Le maréchal—je ne me charge pas d'expliquer +comment—était sorti par la porte, +s'était transporté sur l'autre bord de l'île en +face de l'île Saint-Honorat, côte à peu près +possible par ce temps pour des marins,—où +était venue le prendre une embarcation du +navire italien en panne près de l'île, montée +pour le moins par quatre vigoureux rameurs +avec un homme à la barre.</p> + +<p>Si, lorsque M. de Maupassant me fit le plaisir +de me venir voir à Saint-Raphaël, la conversation +<span class="pagenum"><a name="Page_109" id="Page_109">109</a></span> +était tombée sur ce sujet, je me serais +empressé de l'éclairer—et il n'eût pas, +dans son livre dont la scène se passe entre +Nice et Saint-Raphaël, adopté la légende +de madame Bazaine,—modifiée cependant +par ceux qui la lui avaient contée.—M. de +Maupassant est propriétaire d'un yacht de +plaisance et pas tout à fait étranger aux choses +de la mer. On n'osa pas le traiter tout à fait +en <i>bourgeois</i> et en <i>terrien</i>,—on corrigea et +changea certains détails par trop invraisemblables:—on +fit disparaître le «petit cousin» +et on le remplaça par «un ami dévoué».</p> + +<p class="p2">Pendant trois jours et trois nuits, le golfe +de Saint-Raphaël vient d'être le théâtre d'un +spectacle curieux et émouvant,—une petite +guerre maritime: cinq ou six vaisseaux cuirassés +tentant une descente sur les côtes +d'Agay à Saint-Tropez, à Saint-Eygulph et à +Saint-Raphaël,—harcelés par un guêpier de +torpilleurs; le vaisseau qui se laissait surprendre +par le torpilleur et approcher à +400 mètres de distance, était censé avoir reçu +ses torpilles; si le torpilleur était aperçu en +avant des 400 mètres, il était réputé foudroyé +par le cuirassé. D'où une canonnade incessante +<span class="pagenum"><a name="Page_110" id="Page_110">110</a></span> +de jour et de nuit; les torpilleurs s'embusquant +dans les anfractuosités, les <i>caranques</i> +de la côte, les cuirassés envoyant des +éclaireurs et des contre-torpilleurs à leur recherche.—Je +crois que les torpilleurs ont eu +l'avantage sur les cuirassés, représentant +l'ennemi.</p> + +<p>Nous avons vu manœuvrer ce que la science +peut montrer jusqu'à présent de plus fort et +de plus nouveau dans l'art de tuer les hommes +en dépensant des trésors perdus.</p> + +<p>On ne peut s'empêcher de remarquer qu'on +n'a jusqu'ici trouvé qu'un seul moyen de faire +des hommes, et qu'on a inventé et invente +tous les jours de nouvelles manières de les +tuer.</p> + +<p>Notre petit Saint-Raphaël a joué dans l'histoire +contemporaine, par deux fois, un rôle +resté anonyme:—c'est à Saint-Raphaël +(San-Raphaëlo)—que Bonaparte est descendu +en revenant d'Égypte, c'est à Saint-Raphaël +qu'il s'est embarqué pour l'île d'Elbe.</p> + +<p>Mais ce n'était alors qu'une bourgade de +pêcheurs, et on désignait, on désigne encore +souvent le golfe qui le baigne, par le nom de +Fréjus, qui est à une lieue de la mer.—Le +territoire de Saint-Raphaël, dont Agay, Saint-Eygulph, +Valescure, sont des dépendances, +<span class="pagenum"><a name="Page_111" id="Page_111">111</a></span> +est fort étendu et même bien changé depuis +vingt-huit ans que je l'ai découvert et vingt-deux +ans que je l'habite.</p> + +<p class="p2">Quelques jours avant la petite guerre, on +avait assisté à une scène triste et touchante:—il +y a à Saint-Raphaël un jeune médecin +instruit, studieux, soigneux et qui plus est... +heureux,—pour lui appliquer ce que disait +de lui-même un très célèbre médecin: «Je le +soignais, Dieu l'a guéri.» La Providence a +guéri la plupart des malades qu'il a soignés.</p> + +<p>Il a eu le malheur de perdre un petit garçon +de trois ans après l'avoir disputé à la mort +pendant plusieurs mois. Nous n'avons pas +encore ici le «hideux corbillard»,—et le +petit corps couvert de fleurs était porté à +l'église et au cimetière par des jeunes filles +vêtues de blanc.</p> + +<p>Le père suivait le convoi nombreux au bras +d'un ami;—ses regards tombèrent sur une +des jeunes filles qui portaient l'enfant, il la +reconnut et dit avec amertume: «En voilà +une que j'ai réussi à rappeler de bien loin et +à sauver et je n'ai pu sauver mon pauvre petit +garçon!»</p> + +<p>Il n'est personne qui, ayant vu dangereusement +<span class="pagenum"><a name="Page_112" id="Page_112">112</a></span> +malade une personne chère, n'ait eu des +anxiétés, des doutes sur la médecine.</p> + +<p>Surtout si on a étudié l'histoire de cette +science que Galien lui-même appelait une +science de conjectures—et dont Pline dit +qu'il n'y a point de discipline plus inconstante +que la médecine.</p> + +<p>Il n'y a que la politique, certaines religions, +la philosophie et «la sagesse» qui aient engendré +et fait croire autant d'absurdités et de +saugrenuités que la médecine;—il n'y a que +les jupes des femmes qui aient subi autant de +variations, de révolutions et de modes différentes.</p> + +<p>Pendant six cents ans, dit Pline, le chou +composa toute la médecine des Romains.</p> + +<p>Caton l'ancien, dans son livre «<i>De re rustica, +Des choses de la terre</i>», dit:</p> + +<p>Le chou tient le premier rang entre tous +les légumes; c'est un aliment excellent qui +détruit les germes de toutes les maladies;—il +guérit la mélancolie, les palpitations du +cœur, les lésions du foie, des poumons, des +entrailles; il guérit la goutte, les insomnies, +les maux de tête, les maux d'yeux, la surdité, +les dartres. Si, dans un repas, dit-il textuellement, +vous voulez bien boire et bien manger, +mangez auparavant quelques feuilles de +<span class="pagenum"><a name="Page_113" id="Page_113">113</a></span> +chou confites dans le vinaigre, après le repas +mangez-en encore cinq feuilles, vous serez +comme si vous n'aviez ni bu ni mangé, et vous +pourrez boire à votre fantaisie. Et il détaille +la façon de préparer le chou d'après ce qu'on +lui demande. En 1766, un nouveau légume +vint remplacer le chou tombé tout à fait en +oubli.</p> + +<p>M. Ami-Félix Bridault, médecin des hôpitaux +civils et militaires de la Rochelle, président +du comité de santé de la Rochelle, publia +un volume de près de 500 pages—grand +in-8<sup>o</sup>—avec l'approbation et les éloges des +principaux médecins de son temps et de nombreuses +attestations de malades guéris;—on +n'acceptait que les malades «incurables» et +désespérés.</p> + +<p>A cette époque, la carotte guérissait trente-sept +maladies.—J'ai ouï dire qu'elle allait +reparaître dans la pharmacopée. <i>Insanas +gentes!</i> dit Juvénal en parlant des Égyptiens, +heureux peuples qui voyaient croître leurs +dieux dans leurs jardins.</p> + +<p>Un autre légume a eu, de ce temps-ci, une +destinée bien glorieuse, bien tapageuse, bien +productive, dit-on pour ceux qui le cultivent, +je parle de la lentille.</p> + +<p>La lentille a été bien longtemps méconnue, +<span class="pagenum"><a name="Page_114" id="Page_114">114</a></span> +calomniée même, je le veux croire,— Pline +seul en parlait favorablement:—«A ceux +qui se nourrissent de lentilles, dit-il, une +parfaite égalité d'âme.»</p> + +<p>Mais écoutez les autres:</p> + +<p>«Les lentilles sont de mauvais et grossier +suc, engendrant peu de sang;—elles causent +des tournoiements de tête et des vertiges, des +convulsions, et parfois même l'épilepsie, elles +nuisent à la vue selon certains auteurs», dit le +docteur Philibert Guybert, docteur régent en +la faculté de médecine de Paris (MDCL). Mais +depuis quarante ans justice lui a été rendue; +elle guérit non seulement toutes les maladies +connues, mais aussi celles que les pauvres +médecins devenus trop nombreux sont forcés +d'inventer tous les jours; en effet, depuis +trois quarts de siècle, la moitié des jeunes +Français se font médecins, l'autre moitié avocats,—le +trop-plein est forcé de se jeter dans +la politique.</p> + +<p>Le sort des médecins a presque autant varié +que la discipline de la médecine.</p> + +<p>Hérodote raconte que le médecin Mélampe +ne consentit à donner ses soins à la fille de +Prœtus, roi d'Argos, qu'à condition qu'on lui +donnerait cette belle princesse Cyrianase et la +moitié du royaume.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_115" id="Page_115">115</a></span> +Le médecin Musa, ayant guéri Octave Auguste, +se vit élever une statue et fut créé chevalier +romain.</p> + +<p>Mais, d'autre part, Alexandre, après la mort +d'Éphestion, fit raser le temple d'Esculape et +mettre en croix son médecin Glaucias.</p> + +<p>Gontran, roi d'Orléans, fit couper la tête à +deux médecins après la mort de sa femme Austrigilde, +à laquelle il avait juré de la venger +de l'ignorance ou de l'impuissance de ces deux +malheureux.</p> + +<p>A une autre époque, j'avais lu dans un livre +de Cornélius Agrippa: <i>De l'incertitude et de la +vanité des sciences</i>, une assertion que j'avais +prise pour une de ces plaisanteries qu'on a +toujours faites sur la médecine: «Le médecin, +dit-il, examine le contenu des bassins, allant +même quelquefois jusqu'à le goûter au bout +du doigt (1590).» Et ce médecin lui-même de +Louise de Savoie, mère de François I<sup>er</sup>, appelle +ses confrères scatophages, nom formé, comme +anthropophages (mangeurs d'hommes), de deux +mots grecs que je ne traduirai pas. Mais voici +ce que j'ai lu dans <i>les Tableaux de Paris</i>, de +Mercier, chapitre <span class="smcap">DLXXXV</span>.» Voici les propres +mots d'un règlement fait par Henri II sur +la plainte des héritiers des personnes décédées +par la faute des médecins: «Il en sera informé +<span class="pagenum"><a name="Page_116" id="Page_116">116</a></span> +et rendu justice comme de tout autre homicide, +et seront les médecins mercenaires tenus +de goûter les excréments de leurs patients et +de leur importer toute autre sollicitude; autrement +ils seront réputés avoir été cause de +leur mort et décès.»</p> + +<p>Je ne m'étendrai pas sur des panacées qui ont +longtemps régné en médecine: l'orviétan, la +thériaque, le mithridate, toutes trois composées +d'une quantité prodigieuse d'éléments variés: +des herbes, des pierres, des fientes et +toujours des vipères;—ça guérissait de tout!—procédé +naïf qui ressemble à celui d'un chasseur +maladroit ou peu confiant qui, au lieu de +mettre une balle dans son fusil, y entasse de +nombreuses chevrotines et même du petit +plomb. Sur cette quantité de drogues, il peut +s'en trouver une qui atteigne la maladie.</p> + +<p>La vipère a eu longtemps un grand succès—même +auprès de ceux qui ne croyaient ni +au bézoard ni à cent autres inventions,—et +ces drogues si variées, si souvent contradictoires +dans leurs effets, si inertes, ce n'étaient +pas seulement de vulgaires charlatans qui +les prescrivaient, ni des imbéciles qui les +avalaient;—j'en produirai pour exemple +madame de Sévigné.—Son gendre, M. de +Grignan, avait des accès de faiblesse et +<span class="pagenum"><a name="Page_117" id="Page_117">117</a></span> +de débilité, madame de Sévigné, pleine de +sollicitude pour le bonheur de sa fille, +envoyait à M. de Grignan des vipères pour en +confectionner des bouillons qui devaient lui +rendre sa vigueur première. Nous la voyons +préconiser minutieusement et avec enthousiasme +la pervenche: «Si on demande sur +quelle herbe vous avez marché pour redevenir +si belle, dit-elle à sa fille, répondez: «Sur la +pervenche!» Dieu l'a créée pour vous.</p> + +<p>Elle croit à «l'eau divine de la reine de +Hongrie» qui dissipe toute tristesse, et elle +«s'en enivre».</p> + +<p>Elle croit à <i>la poudre de M. Delorme</i> et à <i>la +poudre des capucins</i>.</p> + +<p>Elle demande qu'on lui fasse de <i>l'huile de +scorpion</i>.</p> + +<p>Elle croit aux <i>gouttes du frère Ange</i> et à <i>la +moelle de cerf</i>.</p> + +<p>Elle a estimé <i>l'essence d'urine</i> et «elle en +boit huit gouttes.»</p> + +<p>Blessée à une jambe, les «chers pères» appliquent +à cette jambe des emplâtres de +diverses herbes—qu'on change deux fois par +jour:—«ces herbes, on les enfouit dans la +terre, et, quand elles sont pourries, on est +guéri.»</p> + +<p>Cependant, elle ne guérit pas: elle a recours +<span class="pagenum"><a name="Page_118" id="Page_118">118</a></span> +à un «baume tranquille» qui ne la guérit pas +davantage. Alors elle s'enthousiasme pour la +«poudre sympathique» du célèbre docteur +Digby. Ah! le docteur Digby, voilà un fort +charlatan.</p> + +<p>Ce n'était cependant pas une personne bien +naïve et bien crédule que madame de Sévigné.</p> + +<p>Tallemant des Réaux conte qu'une «dame» +de son temps ayant un enfant très malade lui +donna un clystère dans lequel elle avait fait +dissoudre des reliques d'un saint;—il ne dit +pas s'il y eut guérison.—Tout porte à croire +que ce fut une inspiration personnelle, ce ne +fut jamais de doctrine.</p> + +<p>Une drogue merveilleuse, qui a longtemps +régné dans le monde entier, c'est le bézoard.—C'était +une pierre qu'on trouvait dans l'estomac +d'une sorte de chèvre des Indes;—cette +pierre était formée du suc et de l'esprit +de certaines plantes salutaires que l'animal +avait broutées; l'eau où avait un peu séjourné +ce bézoard, la moindre raclure qu'on en absorbait +suffisait pour préserver non-seulement +de tout poison, de toute morsure de serpent +ou de bête enragée, mais de toute maladie et +surtout de la peste;—il suffisait même d'avoir +un bézoard dans sa poche pour pouvoir +tout braver;—les rois s'en envoyaient comme +<span class="pagenum"><a name="Page_119" id="Page_119">119</a></span> +chose plus précieuse que l'or et les diamants. +Voici ce que raconte à ce sujet (en 1550) le +célèbre chirurgien Ambroise Paré, qui fut chirurgien +de quatre rois: Henri II, François II, +Charles IX et Henri III, au chapitre XLIV +du XXI<sup>e</sup> livre de la chirurgie:</p> + +<p>«Le roi estant en la ville de Clermont, un +seigneur lui apporta d'Espagne une pierre de +bézoard; étant alors dans la chambre dudit +seigneur roi, il m'appela et me demanda s'il +existait quelque drogue qui pût préserver de +tout poison; je lui répondis que non,—à cause +de la diversité des venins et de leur action;—le +seigneur qui avait apporté la pierre soutint +l'efficacité du bézoard;—alors, je dis au +roi qu'on aurait bien moyen d'en faire expérience +certaine sur quelque coquin qui aurait +gagné le pendre. Alors promptement il envoya +querir M. de la Trousse, prévost de son hôtel +et lui demanda s'il avait quelqu'un qui eust +mérité la corde; il lui dit qu'il avait en ses +prisons un cuisinier qui avait dérobé deux +plats d'argent en la maison de son maître, et +que, le lendemain, il devait être pendu et estranglé. +Le roy lui dit qu'il voulait faire expérience +d'une pierre qu'on lui disait être bonne +contre tout venin, et qu'il sust dudit cuisinier +s'il voulait prendre un certain poison, et qu'à +<span class="pagenum"><a name="Page_120" id="Page_120">120</a></span> +l'instant on lui baillerait un contre-poison, et +que, s'il réchappait, il s'en irait la vie sauve, +ce que ledit cuisinier très volontiers accorda, +disant qu'il aimait trop mieux mourir dudit +poison dans la prison que d'être estranglé à la +vue du peuple. Alors un apothicaire lui donna +un certain poison et subitement une raclure +de ladite pierre de bézoard. Ayant ces deux +drogues dans l'estomac, il cria qu'il avait le +feu dans le corps.—Une heure après, je priai +le sieur de la Trousse d'aller voir, ce qu'il +m'accorda en compagnie de trois de ses archers; +je trouvai le pauvre cuisinier à quatre +pieds, cheminant comme une beste, la langue +hors la bouche, les yeux et toute la face flamboyants, +jetant le sang par les oreilles, par la +bouche et par le nez, et mourut misérablement, +criant qu'il eust mieux valu être mis à +la potence. Ainsi la pierre d'Espagne n'eut +aucune vertu; à cette cause, le roi commanda +qu'on la jettast au feu: ce qui fut fait.»</p> + +<p>Le bézoard n'était pas la seule pierre admise +en médecine; on avait la pierre alectorienne,—qu'on +trouvait dans les coqs et qui +assurait la victoire à la guerre et la pluralité +des suffrages aux comices.</p> + +<p>Saint Isidore vante une petite pierre trouvée +dans la tête d'une tortue des Indes qui donne +<span class="pagenum"><a name="Page_121" id="Page_121">121</a></span> +la faculté de deviner l'avenir à qui la porte +sous la langue; mais on ferait un gros volume +des inventions ou des crédulités de saint Isidore +en fait d'histoire naturelle.</p> + +<p>Un concile d'Auxerre défend l'expérience de +la pierre oolithe, qui, broyée et mêlée à du +pain, dénonçait les voleurs qui ne pouvaient +manger ce pain.</p> + +<p>On se servait beaucoup en médecine des cinq +fragments précieux, qui étaient l'améthyste, +le saphir, l'hyacinthe, la topaze et l'émeraude.</p> + +<p>Cette pierre, d'ailleurs, ayant ses vertus particulières, +l'hyacinthe, les perles, le rubis, préservaient +celui qui les portaient de tout +poison. L'émeraude guérissait l'épilepsie.</p> + +<p>La topaze faisait disparaître l'hypocondrie, +l'opale préservait de la peste, donnait plus +d'éclat et de puissance aux yeux.</p> + +<p>L'améthyste préservait de l'ivresse.</p> + +<p>Sans parler de la pierre philosophale qui eût +guéri de tout et eût supprimé la mort si on +eût pu la trouver.</p> + +<p>Le docteur Jean Marius, d'Augsbourg, élève +de Jean Scutter, grand médecin, a écrit vers +1730 un <i>Traité du castor</i>, publié à Vienne en +1746, traduit en français et publié de nouveau +chez David fils, libraire, à l'enseigne du Saint-Esprit, +quai des Augustins.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_122" id="Page_122">122</a></span> +Cet ouvrage est approuvé par un grand nombre +de médecins de ce temps-là.</p> + +<p>Marius y parle de la puissance de la pâquerette, +«d'une si grande utilité dans la cure +des blessures»; des vers de terre, si efficaces +dans le traitement de la goutte. Il préconise +les vertus des cloportes, de la chair des cerfs, +des loups, des lièvres, des vipères.</p> + +<p>Mais ce n'est rien à côté du castor et surtout +du castoréum qu'on trouve dans cet animal. +Le castor fournit des remèdes assurés +pour presque tous les malades.</p> + +<p>Une dent de castor les préserve des douleurs +que leur causent leurs propres dents et +de l'épilepsie.</p> + +<p>La peau de castor—fût-ce une paire de +gants—augmente la mémoire.</p> + +<p>Le <i>castoreum</i> est souverain contre le mal +caduc et contre l'apoplexie, contre les fièvres, +les maux d'oreilles, les faiblesses d'estomac, +contre la paralysie, l'asthme, les maladies des +poumons, contre tous les maux,—enfin tout.</p> + +<p>Dans le même ouvrage, Jean Marius préconise +l'esprit de suie,—l'huile des philosophes +où il entre des perles, des vipères, des crottes +de souris et de la cendre de jeunes corbeaux.</p> + +<p>En 1684, un docteur Confupe a publié un +livre sur les fièvres. Cet ouvrage, adressé à +<span class="pagenum"><a name="Page_123" id="Page_123">123</a></span> +M. Naquem, premier médecin de Sa Majesté, +est approuvé officiellement par les professeurs +royaux en médecine de l'université de +Toulon.</p> + +<p>On y trouve la chair, poudre et sel de vipère, +le bouillon composé de chapon, de +vipère, des yeux et des pieds d'écrevisses +de rivière, du corail et des perles; la corne +de cerf, la dent de sanglier, les «fragments +précieux».</p> + +<p>En 1685 parut, avec privilège du Roi, un +traité du <i>thé</i>, du <i>café</i> et du <i>chocolat</i>, par +un docteur Sylvestre Dufour.</p> + +<p>On y dit que le docteur Monin, célèbre médecin +de Grenoble, a inventé quelques années +auparavant le café au lait. Voilà une des rares +drogues qui ont survécu aux modes.—Ce +célèbre médecin, dit le médecin Dufour,—a +«employé le café au lait et en a fait de fort +belles cures».</p> + +<p>«Au moyen de lait <i>cafeté</i>, j'ai arrêté la +toux, guéri la migraine, la phtisie, la pleuropéripneumonie, +la fièvre tierce, double +tierce, triple quarte.»</p> + +<p>Une des plus jolies fougères—l'<i>adiantum</i> +cheveux de Vénus—a joué un assez grand +rôle et a guéri bien des maux en 1644, comme +en fait foi un traité publié par le docteur Pierre +<span class="pagenum"><a name="Page_124" id="Page_124">124</a></span> +Formi, docteur de l'université médicale de +Montpellier. L'<i>adiantum</i> est une délicieuse +petite fougère qui, dans la région que j'habite, +vit très volontiers dans les anfractuosités +et les fentes intérieures des vieux puits; elle +ne s'élève pas à plus de dix à douze centimètres—sur +des tiges fines comme des cheveux +et d'un noir vernissé, elle émet des +feuilles arrondies et découpées d'un vert gai;—on +l'appelle, et on l'a appelée de tout temps, +cheveux de Vénus;—cela me gêne un peu +parce que je vois Vénus blonde. Elle sert, dit +Pline, à teindre les cheveux et à les faire +croître longs, épais et frisés; pour cet effet, +on la fait cuire dans du vin et de l'huile.</p> + +<p>On lui a découvert d'autres vertus. En +MDCXLIV,—le docteur Pierre Formi, de +l'université de médecine de Montpellier, a +publié un <i>Traité de l'adiantum, cheveux de +Vénus</i>—contenant la description, les utilités +et les diverses préparations galiéniques +et spagiriques de cette plante pour la «guérison +de quelque <i>indisposition</i> que ce soit». Ce +titre est modeste, car, dans la dédicace faite +à puissante dame Marguerite de Montprat, +abbesse de Noneuques,—il avoue—qu' «il +n'est de maladie contre laquelle l'<i>adiantum</i> ne +déploie le bénéfice de sa vertu». +<span class="pagenum"><a name="Page_125" id="Page_125">125</a></span></p> + +<p>Il purifie le sang, guérit la mélancolie, l'hypocondrie, +toutes fièvres; fait croître et +épaissir les cheveux, combat victorieusement +le catarrhe, l'épilepsie, la céphalalgie, les +maux de dents et d'oreilles; éclaircit la vue, +éveille les facultés du cerveau, excite les +puissances vitales, réjouit le cœur, annihile +le venin des serpents, des scorpions, des +vipères.</p> + +<p>Il guérit encore l'asthme, la péripneumonie, +la gravelle; remédie à la stérilité et à l'impuissance, +la teigne, la jaunisse, les écrouelles, +les ulcères, les fistules, etc. L'auteur cite +encore Galien, Théophraste et Dioscoride.</p> + +<p>La tisane qu'on en fait est un vrai or potable +par sa couleur et par ses vertus; on en +fait du vin <i>adiantum</i>, des opiats, des tablettes, +des pastilles, des pilules, des poudres, +des juleps, des gargarismes, des cataplasmes, +etc.</p> + +<p>Enfin, on ne voit pas ce qu'il reste à guérir +aux autres drogues, médicaments, panacées, +etc.</p> + +<p>Le volume est terminé par des éloges, en +prose, en vers, en français, en latin, en grec, +du docteur Formi et de son ouvrage par d'autres +médecins et savants.</p> + +<p>En MDCLXVIII, le docteur Baillaud dédie +<span class="pagenum"><a name="Page_126" id="Page_126">126</a></span> +à M. Bourdelle, premier médecin de la reine +de Suède, conseiller et médecin du roy, un +«discours du tabac».</p> + +<p>Le tabac, alors tout nouveau, avait été fort +attaqué, rejeté; le docteur avait pris sa défense;—c'est +pourquoi le docteur Baillaud +lui dit qu'il a un esprit plus qu'humain.</p> + +<p>Le livre est précédé des approbations du +docteur Daquin, conseiller du roi en ses conseils +et premier médecin de la reine; du +docteur Lizot, conseiller et médecin ordinaire +du roi; du docteur Guérin, régent en la faculté +de médecine de Paris; du docteur de +Michu, docteur en médecine de la faculté de +Montpellier.</p> + +<p>Il est inutile que je copie une nomenclature. +Le tabac guérit complètement de tout.</p> + +<p>L'auteur termine ainsi son volume, orné +d'une jolie reliure en maroquin vert, orné de +filets d'or.</p> + +<p>«Mon ouvrage est complet, s'il n'est pas +achevé; puisse-t-il donner l'estime que les +véritables savants ont pour le tabac; c'est le +plus riche trésor qui soit venu du pays de l'or +et des perles. Il contient tout réuni ce que les +autres médicaments n'ont que séparé.—La +nature ayant fait un pareil miracle, ne devait +pas le cacher plus de six mille ans à l'une des +<span class="pagenum"><a name="Page_127" id="Page_127">127</a></span> +moitiés du monde; elle fut injuste de le reléguer +si longtemps parmi les barbares; elle +fut moins indulgente pour nous que pour +eux, lorsque, ayant égard à leur peu de lumières, +elle ramassa tous les remèdes en un +seul remède.»</p> + +<p class="p2">Le chevalier Digby, dont nous allons parler, +n'était pas le premier venu. Nommé +gentilhomme de la chambre par le roi d'Angleterre +Charles I<sup>er</sup>, après la révolution, il +émigra en France et s'y lia avec des savants, +entre autres Descartes, pendant le séjour de +Charles II en France; il avait été nommé +«chancelier de la reine de la Grande-Bretagne». +C'était à la fois un homme savant, un +grand et effronté charlatan et un grand fou!</p> + +<p>Il avait une très belle femme—qu'il droguait +sans cesse pour conserver sa beauté; +il la nourrissait de poulardes nourries elles-mêmes +de la chair de vipères;—ce qui ne +l'empêcha pas de mourir très jeune, et qui +peut-être y contribua.</p> + +<p>J'ai un petit livre, imprimé avec «Privilège +de roi», daté de 1668. Sous ce titre: «Remèdes +souverains et secrètes expériences de +M. le chevalier Digby, chancelier de la reine +d'Angleterre, avec plusieurs autres secrets +<span class="pagenum"><a name="Page_128" id="Page_128">128</a></span> +pour la beauté des dames,» l'éditeur, Jean +Malbec de Trespel, «médecin spagirique», +dit dans une préface: «Le nom du chevalier +Digby est trop connu par toute l'Europe pour +douter que ce qui vient de lui ne soit estimé; +la délicatesse de son génie et la subtilité +de son esprit ont toujours brillé dans ses +ouvrages, etc.»</p> + +<p>En voici quelques passages,</p> + +<p><i>Poudre de la comtesse de Kent, laquelle a +des vertus surprenantes:</i></p> + +<p>«Prendre les extrémités des serres de +cancres pendant que le soleil est au signe du +cancer,—quatre onces des yeux des mêmes +cancres,—sel de perles, sel de corail,—bézoard +oriental,—de l'os qui se trouve au +cœur des cerfs,—un peu de jus de céleri,—de +la gelée de peau de vipère;—spécifiques pour +empêcher les vapeurs de monter au cerveau, +empêcher l'effet du vin pour enivrer, corroborer +toute la nature—contre tous venins et +morsures des chiens enragés et toutes les +vertus.»</p> + +<p><i>Remède contre le mal caduc:</i></p> + +<p>«Prenez de la fiente de paon autant qu'il +en peut tenir pour une pièce de quinze sous, +et avalez le matin à jeun.</p> + +<p>«<i>Poudre de cloportes contre la gravelle</i>,—on +<span class="pagenum"><a name="Page_129" id="Page_129">129</a></span> +peut également avaler la fiente d'un taureau +de trois ans.»</p> + +<p>«<i>Contre une hémorrhagie prenez du crâne +humain</i>: râpez-le en poudre et avalez-le dans +un verre de vin blanc.»</p> + +<p>«<i>Contre la morsure des serpents</i>; des pâquerettes +blanches en cataplasme.</p> + +<p>«<i>Contre la pleurésie</i>; de la fiente de cheval +dans du vin blanc.</p> + +<p>»Également quelques pous dans un œuf à +la coque, pour arrêter le sang d'une plaie.</p> + +<p>»Prenez la mousse qui vient sur les têtes +de mort;—mais que ce soit une tête d'homme; +humectez d'eau de rose et mettez sur la veine +du front descendant sur le nez.»</p> + +<p>«<i>Pour les yeux:</i></p> + +<p>»De la moelle de l'os d'une aile d'oie avec +gingembre.»</p> + +<p>«<i>Contre le mal de dents:</i></p> + +<p>»Portez sur vous la dent d'un homme mort +et frottez-en la dent qui vous fait souffrir.»</p> + +<p>Autre remède:</p> + +<p>»Prenez un clou, écorchez votre gencive +de façon qu'il y ait un peu de sang, puis enfoncez +le clou dans un arbre jusqu'à la tête, et +le mal ne viendra plus.</p> + +<p>»Or potable pour servir aux maladies les +plus abandonnées, dont les effets sont admirables: +<span class="pagenum"><a name="Page_130" id="Page_130">130</a></span> +on mêle à l'or des perles, du bézoard, +de l'ambre gris, du corail rouge.</p> + +<p>»Huile de vitriol philosophique, pour les +blessures.</p> + +<p>»Les belles vertus du noble sel d'esprit +d'urine: il guérit tout cancer,—le loup des +jambes, les vieux ulcères,—les fièvres continues;—pour +les maux d'yeux,—contre la +peste,—contre les dartres, gales et toutes +autres maladies de la peau; contre le mal +de dents, contre la gravelle;—mais il faut +le prendre au déclin de la lune.»</p> + +<p>Parlons de la <i>poudre de sympathie</i>:</p> + +<p>Dans un appartement voisin de celui qu'occupait +le chevalier Digby, se trouvait un +M. Jacques Hovell, secrétaire du duc de +Buckingham, qui, voulant séparer deux de +ses amis qui se battaient, reçut un terrible +coup d'épée à la main droite, et la plaie ne se +cicatrisant pas, quoi que fissent les médecins, +on voyait des signes de gangrène, et on +allait couper la main lorsqu'on s'adressa au +chevalier Digby.</p> + +<p>Celui-ci refusa de voir la blessure et le +blessé, demandant seulement un des linges +qui avaient servi à panser la blessure et l'épée +qui l'avait faite. On lui donna un linge, le +chevalier jeta une poignée de sa poudre dans +<span class="pagenum"><a name="Page_131" id="Page_131">131</a></span> +un bain plein d'eau où il plongea le linge en +question.</p> + +<p>Pendant ce temps, M. Hovell, dans la +chambre, causant avec un gentilhomme, fit +un mouvement en disant: «Je ne sens plus de +douleur.»</p> + +<p>Ce fait fut rapporté à M. de Buckingham et +au roy, dit le chevalier.</p> + +<p>«Un peu après, ajoute-t-il, je tirai le linge +hors de l'eau et le fis sécher à un grand feu.—Voilà +le laquais de M. Hovell qui vint me +dire que les douleurs avaient repris à son +maître, avec plus de force. «Retournez auprès +de votre maître, lui dis-je, il sera guéri avant +que vous soyez arrivé.» Il s'en va, je remets +le linge dans l'eau et le laquais trouva son +maître sans la moindre douleur; en cinq jours, +la plaie fut entièrement cicatrisée.»</p> + +<p>C'est de cette poudre de sympathie que nous +avons vu madame de Sévigné si enthousiaste, +ainsi que du «noble sel d'esprit d'urine».</p> + +<p>Tous ces médicaments—et je n'en ai relaté +qu'une partie—ont été longtemps dits, écrits, +préconisés, approuvés, expérimentés,—non +point par de vulgaires charlatans des rues et +places publiques,—mais par de savants et +célèbres médecins;—tout cela a été cru, accepté, +subi,—non point par des niais, par de +<span class="pagenum"><a name="Page_132" id="Page_132">132</a></span> +pauvres esprits crédules,—mais par les +esprits les plus éclairés, les plus défiants +même,—tant est puissant l'instinct de l'amour +de la vie et de la santé!</p> + +<p>De la santé surtout.—On disait de je ne +sais quel grand homme:—Il ne prenait aucun +soin pour sa vie, et s'exposait volontiers à +être tué; mais, sur l'article de la santé, il +n'entendait pas raillerie et se soignait scrupuleusement.</p> + +<p>C'est ainsi que lord Chesterfield écrivait à +son fils: «Soignez votre santé;—il ne s'agit +pas de vivre, vivre est peu important;—non, +il s'agit de se bien porter pendant qu'on +vit.»</p> + +<p>Je veux cependant terminer cette conférence +par quelques exemples de bon sens.</p> + +<p>L'École de Salerne était au royaume de +Naples une université très florissante et très +célèbre; elle a laissé un recueil d'aphorismes +écrits en vers latins, dits léonins, c'est-à-dire +rimés soit à la fin, soit au milieu du vers, +ce qui donne à ces sentences, le plus souvent +très sages—quoique absolues—un certain +air bouffon.</p> + +<p>Citons en quelques-uns:</p> + +<p><i>Ablue sæpe manus.</i></p> + +<p>Lavez-vous souvent les mains, on dit que +<span class="pagenum"><a name="Page_133" id="Page_133">133</a></span> +ça éclaircit la vue; mais, en tout cas, ça rend +les mains propres.</p> + +<p><i>Sex horas dormire satis est.</i></p> + +<p>Six heures au sommeil, c'est assez que l'on +donne.</p> + +<p>Sept pour le paresseux, huit heures pour +personne.</p> + +<p>L'empereur du Brésil, qui me fit l'honneur +de me venir voir à Saint-Raphaël, était préoccupé +d'une question: son médecin voulait +qu'il dormît sept ou huit heures,—lui n'en +voulait dormir que quatre ou cinq;—je lui +rappelai à ce propos l'aphorisme de l'école de +Salerne, et, quoique ça lui parût encore donner +au sommeil une trop grande part de la vie,—un +quart de la vie employé à ne pas vivre,—il +accepta la sentence,—disant à son médecin: +«Eh bien, vous dormirez sept heures, +et moi six.»</p> + +<p>Comment l'homme meurt-il quand il a de +la sauge dans son jardin? c'est qu'il n'y a pas +de remède contre la mort.</p> + +<p><i>Si tibi deficiunt medici.</i></p> + +<p>Es-tu sans médecin, je vais t'en donner +trois:</p> + +<p>Gaieté, diète et repos.</p> + +<p>On ferait un gros volume rien que des prescriptions +non seulement imaginées, conseillées +<span class="pagenum"><a name="Page_134" id="Page_134">134</a></span> +par les médecins, mais ordonnées sous +des peines sévères par l'autorité et le gouvernement. +Dans un très curieux livre,—quatre +gros volumes in-folio, par Delamare, conseiller +commissaire du Roy au Châtelet de Paris +(MDCCXXIX); c'est un traité de la police, mais +dans un sens élevé et général.</p> + +<p>A l'article de la peste, les médecins sont +sévèrement traités, et on leur impose de rudes +devoirs. On donne une liste de parfums,—préservatifs;—après +en avoir indiqué quelques-uns, +on en signale un autre sous ce +titre:</p> + +<p>Autre parfum préservatif pour les personnes +de condition.</p> + +<p>Un médecin raconte qu'un client riche lui +dit un jour: «Qu'est-ce que ce médicament +de deux sous! gardez ça pour les pauvres, et +donnez-moi quelque chose de rare, j'y mettrai +le prix.»</p> + +<p>Dans un autre livre très estimable du docteur +Guybert, <i>le Médecin et l'Apothicaire charitables</i> +(MDCLIII), il indique au contraire, +après les médicaments rares, coûteux ou à la +mode, des drogues équivalentes pour les +pauvres.</p> + +<p>Ainsi, en place de l'orviétan et du bézoard, +si fort en crédit de son temps, il indique comme +<span class="pagenum"><a name="Page_135" id="Page_135">135</a></span> +contrepoison le citron;—peut-être en +exagère-t-il les vertus, par la confiance en +Virgile, qui a dit au livre II des <i>Géorgiques</i>:</p> + +<p>«Contre les poisons des marâtres, il n'est +rien de plus sûr que le citron.»</p> + +<p>Mais, ce qui est au moins aussi certain, il +cite contre la peste une recette dite médicament +des trois adverbes:</p> + +<p><i>Cite</i>, <i>longe</i>, <i>tarde</i>, vite, loin, tard.</p> + +<p>Allez-vous-en vite, assez loin, et revenez tard.</p> + +<p>Je dois avouer que sa théorie sur le sommeil +est assez étrange.</p> + +<p>«Il faut, dit-il d'abord, se coucher sur le côté +droit afin que le souper descende plus profondément +au fond du ventricule, puis se retourner +et se coucher sur le côté gauche, afin de +hâter la coction de l'aliment; puis, un peu plus +tard, se retourner encore et se recoucher sur +le côté droit pour faciliter la distribution du +chyle.</p> + +<p>Il me semble que ce sommeil est bien laborieux +et que, pour obéir aux prescriptions du +docteur, il serait nécessaire de ne pas s'endormir.</p> + +<p>Le célèbre Guy Patin (de 1601 à 1672) était +un médecin non seulement très savant, très +lettré et de plus très spirituel: on a raconté +que, pour l'avoir souvent à leur table, +<span class="pagenum"><a name="Page_136" id="Page_136">136</a></span> +«quelques grands mettaient un louis d'or +sous son assiette,» tant son entretien était +intéressant, varié, gai et spirituel.</p> + +<p>Il était sans pitié sur le charlatanisme de ses +confrères et sur la médecine elle-même, à +laquelle il croyait assez peu.</p> + +<p>«J'aurais, disait-il, désiré être le médecin +d'un vieil empereur;—il n'y a rien à faire +avec un jeune prince:—il se passe de remèdes +et il a raison, tandis qu'un vieux, il a +peur, il s'affaiblit, devient crédule, et j'en +aurais profité.»</p> + +<p>«La nature, disait-il encore, a des secrets +qu'elle ne nous révèle pas, et la vie de chacun +est fixée à un certain nombre de jours qu'il +n'est pas en notre pouvoir de prolonger.»</p> + +<p>A un homme riche et gourmand qui se plaignait +des premières atteintes de la goutte, il +disait: «Il y a encore un moyen de vous guérir, +vivez pendant un an avec trois francs par +jour et gagnez-les en travaillant.»</p> + +<p>«Nous profitons, disait-il encore, de l'entêtement +des femmes, de la faiblesse des +hommes et de la crédulité de tous.»</p> + +<p>«Dans ma jeunesse, je rougissais quand +on me donnait de l'argent; si je rougis aujourd'hui, +c'est quand on ne m'en donne pas.»</p> + +<p>Il disait encore:</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_137" id="Page_137">137</a></span> +«En fait de remèdes, je ne crois que ce que +je vois.»</p> + +<p>On usait beaucoup de la raclure de corne de +cerf et surtout de licorne,—animal fabuleux +que personne n'a vu plus que les tritons des +Grecs et les hippogriffes.</p> + +<p>«Pourquoi, disait-il, au lieu de prescrire +de la corne de licorne, qui n'existe pas,—les +médecins ne raclent-ils pas leurs propres +cornes?—car aucune profession autant que +la nôtre, qui nous oblige à être sans cesse +hors de la maison et à y laisser nos femmes +seules, n'expose la tête des hommes à cet +ornement.»</p> + +<p>Résumons: les anciens médecins n'étaient +ni moins savants, ni moins intelligents, ni +moins honnêtes que ceux d'aujourd'hui; +leurs clients n'étaient ni plus crédules ni plus +bêtes.</p> + +<p>On a abandonné l'orviétan, la thériaque, les +vipères, les pierres précieuses, etc.</p> + +<p>Mais nous avons la morphine, la cocaïne, +l'atropine, l'antipyrine, la caféine, etc.</p> + +<p>Nous avons l'homéopathie, nous avons la +théorie des altitudes sur les moulages, nous +avons la guérison par persuasion, l'hypnotisme, +la purgation par suggestion, etc.</p> + +<p>Un évêque, voyant canoniser saints ou du +<span class="pagenum"><a name="Page_138" id="Page_138">138</a></span> +moins bienheureux des personnages qu'il avait +connus, disait: «Les nouveaux saints me font +beaucoup douter des anciens.»</p> + +<p>Je dirai, en renversant l'idée: l'étude de +l'ancienne médecine et des anciens médicaments +m'inspire beaucoup de doutes sur les +nouveaux.</p> + +<p class="p4"><span class="pagenum"><a name="Page_139" id="Page_139">139</a></span></p> + +<h2>CONFÉRENCE SUR LE BONHEUR</h2> + +<p class="p2">Sur cette question du bonheur, que j'ai, non +sans un peu d'imprudence peut-être, entrepris +de traiter, je vais simplement écrire un peu +pêle-mêle ce que j'ai vu et appris et pensé par +moi-même, et ajouter ce que je me rappelerai +d'ailleurs, soit que je l'aie lu, soit que je l'aie +entendu dire.</p> + +<p>Il n'y a aucun sentiment plus naturel à +l'homme, plus unanime, que le désir d'être +«heureux»; mais rien n'est plus différent, +plus opposé même que les opinions qu'il se +forme du «bonheur» et les routes qu'il prend +pour y parvenir. «Tel, dit Horace, met son +bonheur à se couvrir de la poussière du cirque, +tel autre met le sien à entasser dans ses +<span class="pagenum"><a name="Page_140" id="Page_140">140</a></span> +greniers toutes les moissons de la Lybie;—celui-ci +ne sera heureux que, si la faveur d'un +peuple inconstant l'élève aux honneurs, celui-là +veut le bruit des camps, le choc des armes et le +son des clairons;—moi, la couronne de lierre +qu'on donne aux poètes me fait l'égal des dieux—et, +si Mæcenas me donne un rang parmi +eux, mon front touchera le ciel.» (<i>Horace.</i>)</p> + +<p>Comment réunirait-on les suffrages des +hommes sur ce qu'est le bonheur? Le même +homme n'est pas, sur ce sujet, deux heures +d'accord avec lui-même—et dédaigne le soir +ce qu'il désirait tant le matin.</p> + +<p>«Juvénal, dites-vous, l'avait dit avant +vous.» Je le sais. Et il dit encore: «Souvent les +dieux trop faciles ont ruiné et perdu des familles +entières en accordant ce qu'elles imploraient.»</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p><i>Eruere domos totas optantibus ipsis</i></p> +<p><i>Di faciles.</i></p> +</div></div> + +<p>Je ne maudirai pas, comme fit un poète moderne, +les anciens d'avoir exprimé ses propres +pensées avant lui;—mais la crainte de dire la +même chose que Juvénal, si longtemps après +lui, ne me fera pas, pour ne pas penser comme +lui, ne pas penser comme moi.</p> + +<p>Varron, dit-on, avait recueilli deux cent +quatre-vingt-huit opinions sur le bonheur.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_141" id="Page_141">141</a></span> +Je crois qu'on en trouverait facilement +davantage. Chaque homme, peut-être, s'en fait +une idée différente, et change bien des fois de +sentiments dans le cour de sa vie.</p> + +<p class="p2">«Le bonheur n'est pas un gros diamant;—c'est +une mosaïque de petites pierres!»—disait +Delphine Gay.—Ajoutons: de pierres +d'inégale valeur et d'éclat différent, parmi +lesquelles se trouvent quelques cailloux et +qui souvent n'ont d'éclat que par le rapprochement +ou le contraste des couleurs.</p> + +<p>Ce n'est pas une rose bleue;—c'est un bouquet +dans lequel il faut admettre le liseron +des haies, la pâquerette des champs et la giroflée +des murailles.</p> + +<p>Ce n'est pas la pierre philosophale, dont la +recherche a produit tant de déceptions, de +fraudes et de misères.</p> + +<p>Ce n'est pas le saint Graal que, à travers +tant d'aventures et de périls, cherchaient les +chevaliers de la «Table ronde».</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i8"><i>.....Le bonheur, c'est la boule</i></p> +<p><i>Que cet enfant poursuit tout le temps qu'elle roule,</i></p> +<p><i>Et que, dès quelle s'arrête, il repousse du pied.</i></p> +</div></div> + +<p>Certains philosophes ont fait consister le +bonheur dans l'absence des maux. +<span class="pagenum"><a name="Page_142" id="Page_142">142</a></span></p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p><i>De malheurs évités, le bonheur se compose;</i></p> +<p><i>L'homme, à l'âge envieux où naît l'austérité,</i></p> +<p><i>Où l'on fait la sagesse avec l'infirmité.</i></p> +<p><i>Saigne encor de l'épine et ne sent plus la rose.</i></p> +</div></div> + +<p>Il y a des malheureux imaginaires, comme +des malades imaginaires.—J'ai connu un +homme dont la vie, divisée entre dix, eût fait +dix bonheurs présentables, et qui se plaignait +amèrement de son sort.—Je lui ai fait une +longue liste des maux qu'il n'avait pas.</p> + +<p>Êtes-vous aveugle?—Êtes-vous sourd?—Êtes-vous +paralytique?—Êtes-vous défiguré +par un chancre?—Ici, une page de maladies.</p> + +<p>Êtes-vous pauvre jusqu'à la misère? Avez-vous +une femme et des enfants que vous ne +puissiez nourrir? Avez-vous une femme et +des enfants laids ou malingres; les avez-vous +perdus?—Sont-ils idiots, méchants, vicieux,—vous +exposant à la honte et au déshonneur? +Votre femme vous trompe-t-elle avec votre +ami? Vous êtes-vous déshonoré vous-même +par quelque action honteuse? Votre maison +est-elle brûlée? Êtes-vous injustement accusé +d'un crime, ou, qui pis est, l'êtes-vous justement?—Êtes-vous +imbécile et ridicule?—Ici, +trois pages de maux et de calamités.</p> + +<p>Eh bien, il y a des gens qui subissent tout +<span class="pagenum"><a name="Page_143" id="Page_143">143</a></span> +cela. Quel droit et quelle chance particulière +avez-vous d'en être exempt? Il faut donc +vous faire un bonheur modeste de tous les +maux qui vous sont épargnés.</p> + +<p class="p2">Que d'heureux on pourrait faire avec tout +le bonheur qui se perd et se gaspille dans le +monde, par des gens qui en jouissent sans le +sentir ni le comprendre?</p> + +<p class="p2">Depuis que le monde existe, on fait des +commentaires sur le bonheur, on le dissèque, +on le discute, etc., et la vérité est que les gens +les plus heureux sont ceux qui n'y ont jamais +pensé, qui seraient fort embarrassés de dire +ce que c'est que le bonheur, et qui en jouissent +sans presque le connaître.</p> + +<p class="p2">Oh! la charmante maison couverte de +chaume avec des iris sur le faîte, entourée et +tapissée de rosiers et de jasmins.</p> + +<p>Arrêtez-vous, restez en face. Si vous étiez +dedans, vous ne la verriez pas.</p> + +<p class="p2">Prétendre trouver un bonheur parfait dans +ce monde, c'est vouloir faire un canapé d'un +buisson d'épines.</p> + +<p class="p2">On n'est jamais si heureux ni si malheureux +qu'on l'imagine.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_144" id="Page_144">144</a></span> +En considérant l'impuissance des objets à +nous satisfaire et la faiblesse de nos propres +sens à recevoir leurs impressions et à en +jouir, on renonce à la vaine poursuite de cette +chimère du bonheur.</p> + +<p class="p2">Les plaisirs sont de la monnaie du bonheur—peut-être +sont-ils la monnaie d'une valeur +de convention, fictive, idéale et n'existant +pas, comme le <i>grand sesterce</i> des Romains et +le <i>talent</i> des Grecs.</p> + +<p class="p2">L'Académie et le Lycée—divisaient en +trois classes les biens désirables et constituant +le bonheur.—D'abord et avant tout: les biens +de l'âme, les vertus;—ensuite: les biens extérieurs, +les biens du corps, la santé, la force et +la bonté;—enfin, les biens étrangers, comme +la bonne réputation, les amis, les honneurs, +les richesses.</p> + +<p class="p2">J'ai vu, à la mer, un pêcheur prenant à sa +ligne un très gros poisson;—il est un moment +anxieux où le poisson et l'homme tirent +chacun de son côté. Est-ce l'homme qui pêchera +le poisson, ou le poisson qui pêchera +l'homme?</p> + +<p>Eh bien, dans ce moment, ambition, famille, +amour, devoir, chagrin, honneur, +<span class="pagenum"><a name="Page_145" id="Page_145">145</a></span> +patrie, tout disparaît, il ne pense, il ne voit +que ceci: aura-t-il son poisson?—Et j'avouerai +humblement que, cet homme, ç'a été +quelquefois moi-même.</p> + +<p class="p2">Épicure, qui se connaissait en bonheur et +qui mettait la vertu au nombre des voluptés, +ne cessait de prêcher à ses disciples les goûts +de l'obscurité et de l'éloignement de la foule.</p> + +<p class="p2">Démosthène, au contraire, avouait qu'il +était heureux lorsque, passant devant la halle +au poisson, une des vendeuses disait à une +autre, en le montrant du doigt:</p> + +<p>Voilà Démosthène qui passe.</p> + +<p class="p2">Quant au bonheur de laisser après soi un +grand nom et une glorieuse renommée, l'empereur +Marc-Antonin disait: «Je ne vois pas +la différence qu'il y a entre les louanges des +hommes qui naissent après nous, et les +discours qu'on tenait avant notre naissance.»</p> + +<p class="p2">Dioclétien, ayant abdiqué l'empire, répondit +à celui qui l'exhortait à remonter sur le +trône: «On voit bien que vous n'avez pas vu les +belles laitues que je cultive dans mon jardin.»</p> + +<p class="p2">L'ignorance et l'incuriosité, dit Montaigne, +sont de doux oreillers pour une tête bien faite.</p> + +<p class="p2"><span class="pagenum"><a name="Page_146" id="Page_146">146</a></span> +Euripide ayant mis dans la bouche de Bellérophon +un éloge emphatique des richesses, +les spectateurs furent si indignés qu'on le +hua et qu'on voulait l'exiler;—il s'avança +sur le théâtre et pria qu'on attendit la fin de +la pièce, et qu'on verrait au dénouement le +panégyriste des richesses périr misérablement.</p> + +<p class="p2">Un peu dans le creux de la main, dit l'Ecclésiaste, +vaut mieux avec le calme et le repos +que plein les deux mains avec travail et contention +d'esprit.</p> + +<p class="p2">—On recommande avec raison le respect +pour le malheur;—il ne faut pas moins respecter +le bonheur, qui est plus rare. Si je vois +un oiseau picorer des grains qu'il a trouvés, +je m'écarte et je change de chemin pour ne +pas le déranger.</p> + +<p class="p2">Il y a un bonheur qui consiste à avoir assez +de grands ennuis pour être insensible aux +petits.</p> + +<p class="p2">Solon disait: «Je vieillis en courtisant assidûment +les Muses, Bacchus et Vénus, qui sont +les seules sources des plaisirs permis aux +mortels.»</p> + +<p class="p2"><span class="pagenum"><a name="Page_147" id="Page_147">147</a></span> +On ne manque jamais d'expressions pour +peindre la douleur, l'absence, la mort, la séparation, +les regrets;—mais le poète ne sait +bien parler du bonheur que lorsqu'il est +absent, perdu ou passé; presque tous les +poètes qui s'en sont avisés ont fait des enfers +très passables;—tous les <i>ciels</i> ont été manqués.</p> + +<p class="p2">Ne souhaitez pas d'être élevé avant que +d'être grand;—ça ne servirait qu'à montrer +l'exiguïté de votre taille.</p> + +<p class="p2">Fût-on un héros, on peut avoir peu de soin +de sa vie; mais il faut en avoir beaucoup de sa +santé.</p> + +<p class="p2">Femme, un peu de beauté, médiocrement +d'esprit, et pas du tout de cœur, et tu seras +heureuse si tu mets ton bonheur à gouverner +les hommes.</p> + +<p class="p2">«Les richesses, les honneurs, la renommée, +dit Longin, ne passent jamais pour des biens +vantables dans l'esprit du sage, puisque ce +n'est pas un bien médiocre que de les pouvoir +mépriser.»</p> + +<p class="p2">Dans le choix du petit nombre de lieux que +j'ai habités, j'ai toujours eu soin de me placer +<span class="pagenum"><a name="Page_148" id="Page_148">148</a></span> +de façon à bien voir le soleil couchant;—le +choix et l'orientation des fenêtres ont toujours +été le plus grand, souvent le seul luxe +de mes habitations.</p> + +<p class="p2">«Manquons-nous de maux véritables, nous +sommes ingénieux à nous en créer, dit Ménandre, +qui, pour être imaginaires, ne sont +pas moins douloureux:—quelques paroles +malveillantes,—un songe,—le cri d'une +chouette, etc.</p> + +<p class="p2">Socrate s'en rapportait au jugement de +Dieu, et le priait de choisir pour lui et de lui +accorder ce qu'il y aurait de mieux pour son +bien, se déclarant incapable de le savoir lui-même.</p> + +<p class="p2">La nature s'arrête au nécessaire;—la raison +désire l'honnête et l'utile; la vanité et la +passion portent au voluptueux et à l'excessif.</p> + +<p class="p2">Dans la rigueur de l'hiver, celui-ci se contente +de ne pas avoir froid, celui-là veut +avoir chaud, un autre veut se brûler les tibias +devant le feu et être forcé de s'en reculer.</p> + +<p class="p2">Gygès, roi de Lydie, ayant consulté l'oracle +pour savoir s'il y avait un mortel plus heureux +que lui, l'oracle lui désigna un certain Aglaus.—Et +<span class="pagenum"><a name="Page_149" id="Page_149">149</a></span> +cet Aglaus, dit Valère-Maxime,—avait +cultivé toute sa vie un petit champ qui fournissait +à tous ses besoins.</p> + +<p class="p2">«Les philosophes, dit Cicéron, ne recherchent-ils +pas la gloire par l'affectation de la +mépriser, et n'ont-ils pas soin de mettre leur +nom à la première page des livres qu'ils composent +sur la vanité de la renommée?»</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p><i>De leur meilleur côté tâchons de voir les choses:</i></p> +<p><i>Vous vous plaignez de voir les rosiers épineux;</i></p> +<p><i>Moi, je me réjouis et rends grâces aux dieux</i></p> +<p class="i3"><i>Que les épines créent des roses.</i></p> +</div></div> + +<p>Il y a dans le cœur de l'homme un instinct +qui le fait s'inquiéter d'un bonheur sans mélange, +et penser que le malheur veille et +cherche s'il est prudent d'être heureux tout +bas.</p> + +<p>J'ai entendu une femme dire: «Je suis trop +heureuse, j'ai peur!»</p> + +<p class="p2">«Il y a eu autrefois <i>en l'homme</i>, dit Pascal, +un véritable bonheur dont il ne lui reste +maintenant que la marque et la trace toute +vide qu'il essaye inutilement de remplir de +tout ce qui l'environne, en cherchant dans +les choses absentes ce qu'il n'obtient pas des +présentes, et ce que les unes et les autres +sont incapables de lui donner.»</p> + +<p class="p2"><span class="pagenum"><a name="Page_150" id="Page_150">150</a></span> +Les amis:—une famille dont on a choisi +les membres.</p> + +<p class="p2">Le bonheur et le malheur des hommes ne +dépendent pas moins de leur humeur que de +la fortune.</p> + +<p class="p2">Dacruon pense que les dieux et les hommes +sont conjurés contre lui.—Parfois il signe une +lettre: «Le plus malheureux des hommes.»</p> + +<p>Cependant il a une bonne santé, une fortune +suffisante, sa femme et ses enfants, sans +être mieux que les autres, ne sont pas plus +mal. Mais il appelle malheurs et calamités +les plus petits contretemps;—il s'indigne et +se désespère de tout ce qui n'est pas juste +comme il le désire et peut-être comme il ne +le désirera pas demain.</p> + +<p>Après une longue sécheresse, le ciel accorde +à la terre une pluie bienfaisante. Mais +comme, ce jour-là, il avait l'intention de se +promener, il s'écrie:</p> + +<p>«C'est fait pour moi!»</p> + +<p class="p2">Brentos, au contraire, pense que lui +d'abord et ensuite tout ce qui lui appartient +est ce qu'il y a de mieux au monde. Sa maison +est la mieux située, la mieux orientée, la plus +belle et la plus commode de toutes les maisons;—son +<span class="pagenum"><a name="Page_151" id="Page_151">151</a></span> +jardin produit les légumes les +plus savoureux et les fruits les plus exquis; +sa femme est la plus belle des femmes, ses +enfants l'emportent de beaucoup sur tous les +autres enfants par la beauté et l'intelligence;—son +chien est sans pareil;—la rosse qu'il +a achetée hier n'a pas plus tôt passé une nuit +dans son écurie—que c'est un arabe, un pur +sang, un coursier, un destrier, un palefroi;—s'il +plante un clou dans un pan de mur, +c'est le meilleur des clous dans le meilleur +des murs;—chaque matin, il se réveille heureux +de se trouver et d'être précisément lui-même, +c'est-à-dire ce que le Créateur pouvait +faire de mieux.</p> + +<p class="p2">Ce qui n'est que le nécessaire pour tel +homme, suffirait pour faire le bonheur de +toute la rue qu'il habite.</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p><i>Jetant sur un ciel gris des tons bleus et sereins,</i></p> +<p><i>La Providence emploie à charmer nos chagrins</i></p> +<p><i>L'amour,—comme aux bonbons a recours une mère...</i></p> +<p><i>Mais ses pralines ont souvent l'amende amère.</i></p> +</div></div> + +<p class="p2">Le bonheur d'être décoré:—mettre un +œillet rouge à sa boutonnière;—à dix pas, on +croit que vous êtes officier de la Légion +d'honneur; à trois pas, on voit que vous êtes +un sot.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_152" id="Page_152">152</a></span> +Je lis dans un livre publié par un Allemand +en 1753: «L'Allemagne soumise à un seul +prince serait sans doute plus puissante,—mais +serait-elle plus heureuse?»</p> + +<p>Dans un autre livre d'un baron de Biefeld, +diplomate au service du grand Frédéric,—livre +écrit en français et imprimé en 1772—je +lis: «Voici les titres que tout bon Allemand +donne à l'empereur: resplendissantissime, +transparentissime, puissantissime et invincible +empereur, etc. <i>Allerdurchlauchttigster, grossmaechtigster +und unueberwindlischter Kayser +allergnaedister Kayser und Herr.</i></p> + +<p>Il faut dire que le baron, qui se raille agréablement +de ce «galimatias», était Prussien, et +que l'empire d'Allemagne appartenait alors à +l'Autriche. J'ignore, si les Prussiens, devenus +aujourd'hui les maîtres, et leur roi étant passé +empereur, ont ramassé ces titres comme +joyaux de la couronne impériale, et si peuple +et roi en sont très heureux.</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p><i>Le bonheur légitime est si cher aujourd'hui,</i></p> +<p><i>Que, pour peu qu'un jeune homme ait d'ordre et de conduite,</i></p> +<p><i>Au banquet de l'amour il vit en parasite,</i></p> +<p><i>Et n'ose plus aimer que la femme d'autrui.</i></p> +</div></div> + +<p>«La plupart de nos malheurs et de nos chagrins, +dit Pascal, viennent de ce qu'on ne sait +pas rester dans sa chambre.»</p> + +<p class="p2"><span class="pagenum"><a name="Page_153" id="Page_153">153</a></span> +Un riche malaisé et embarrassé dans ses +affaires est cent fois plus malheureux qu'un +pauvre simplement pauvre.</p> + +<p class="p2">Nous regardons les biens qui nous arrivent +comme des dettes que paye la Providence, et +les maux comme des injustices; nous jouissons +des premiers sans reconnaissance, et nous +subissons les autres sans résignation.</p> + +<p class="p2">Tout bonheur se compose pour au moins, la +moitié de deux sensations tristes:—le souvenir +de la privation dans le passé, la crainte +de la perte dans l'avenir.</p> + +<p class="p2">On jouit toujours de ce qu'on espère, et on +ne jouit pas même si longtemps de ce qu'on +possède.</p> + +<p class="p2">La nouveauté n'a plus le même attrait pour +les vieillards; ils ont appris à se défier des +promesses qu'elle fait.</p> + +<p class="p2">Nos pères dînaient ensemble pour jaser, +chanter, rire et boire.</p> + +<p>Aujourd'hui, un dîner est une question de +politique ou d'affaires:—on dîne contre ou +pour le gouvernement; on a invité le punch +d'honneur et le punch d'indignation:</p> + +<p><i>Nalis in usumlæ titiæ scyphis pugnam thracum +est.</i> (Horace).</p> + +<p class="p2"><span class="pagenum"><a name="Page_154" id="Page_154">154</a></span> +Se battre à table et se jeter à la tête les +verres, inventés pour la gaieté,—c'est se +conduire en sauvages.</p> + +<p class="p2">Il n'y eut jamais si bel habit qui ne devint +haillon, si mignonne et élégante pantoufle—qui +ne devînt savate. Ainsi de tout bonheur, +qu'on attend des autres et qu'on ne trouve pas +en soi-même.</p> + +<p class="p2">Une affaire importante dans la vie est de +pouvoir être seul sans ennui et sans oisiveté.</p> + +<p class="p2">Il vaudrait mieux être toujours seul que de +n'être jamais seul.</p> + +<p class="p2">Un des grands obstacles au bonheur—naît +de ce que nous le faisons dépendre des autres:—nous +nous agitons moins pour être heureux +que pour le paraître. «Je me suis souvent +étonné, dit l'empereur Marc-Aurèle, que les +hommes, qui ont tant de vanité, fassent plus +de cas de l'opinion des autres que de la leur +propre.»</p> + +<p class="p2">Il est un proverbe populaire qui exprime +bien cette sottise:</p> + +<p>«Il vaut mieux faire envie que pitié.» On +se déguise en quelqu'un de plus riche, de +plus noble, de plus beau, de plus heureux +<span class="pagenum"><a name="Page_155" id="Page_155">155</a></span> +qu'on ne l'est en réalité,—source de déceptions +et de misères. On ne se contente pas +d'être riche, beau, noble, on veut que d'autres +le voient—et en soient un peu chagrinés.</p> + +<p class="p2">Je crois que c'est Tallemant des Réaux qui +raconte cette histoire d'un jeune seigneur:</p> + +<p>A force de parler de son amour à une belle +dame du matin au soir, il avait obtenu la permission +d'en parler une fois du soir au matin;—mais, +au milieu de la nuit, il se montre si +inquiet, si agité, que la belle lui demanda s'il +était malade.</p> + +<p>—Non, dit-il; mais je voudrais qu'il fît jour +pour aller raconter mon bonheur.</p> + +<p class="p2">Il y a des hypocrites et des menteurs de +bonheur—qui parfois payent de la réalité +l'apparence qu'ils étalent.</p> + +<p class="p2">Cependant les gens sages savent qu'il faut +cacher son bonheur, comme le voyageur +cache son or, quand il doit traverser une forêt +périlleuse,—et la vie est fort boisée.</p> + +<p>On sait ce qui arriva au roi Candaule pour +avoir voulu montrer la beauté de sa femme.</p> + +<p class="p2">«Il n'y a pas beaucoup de différence entre +posséder un bien et en retrancher le désir,» +a dit Sénèque.</p> + +<p class="p2"><span class="pagenum"><a name="Page_156" id="Page_156">156</a></span> +La mesure des biens la plus avantageuse est +celle qui ne nous expose pas à l'indigence, +mais ne nous éloigne pas de la pauvreté.</p> + +<p><i>O bona paupertas!</i> dit Horace, heureuse +pauvreté, présent des dieux, ton prix n'est +pas assez connu des hommes; les vertus +sont tranquilles à l'ombre de ta salutaire +obscurité.</p> + +<p class="p2">Il vient un âge où on ne peut plus être +aimé, mais il n'en est pas où on ne puisse aimer—et +c'est la moitié, plus que la moitié, +du moins la meilleure moitié de l'amour que +l'on conserve jusqu'à la fin.</p> + +<p class="p2">L'envie qu'inspire le bonheur qu'on suppose +à certaines gens vient de ce qu'on ne voit que +l'endroit et le velours du manteau—et que +celui qui s'en couvre connaît seul la grossièreté +ou les trous de la doublure.</p> + +<p class="p2">On est bien,—on s'en fatigue, on s'en ennuie;—on +sort du bien pour trouver mieux, +on s'agite, on trouve plus mal, et on s'y résigne, +et on s'y installe,—crainte de pire.</p> + +<p class="p2">La civilisation, l'industrie, les arts,—la vanité +surtout ont ajouté beaucoup de besoins +factices à trois ou quatre besoins réels et faciles +à satisfaire que nous avait donnés la Nature; +<span class="pagenum"><a name="Page_157" id="Page_157">157</a></span> +d'où la vie plus difficile, et le pain quotidien +si cher, que c'est non plus à Dieu, mais +au diable qu'on le demande.</p> + +<p class="p2">De ces besoins nouveaux le nombre s'accroît +tous les jours; il est vrai qu'on invente +également tous les jours des moyens de les +satisfaire, mais incomplètement et dans la +proportion de deux à cinq.</p> + +<p class="p2">Ce qui était luxe autrefois devient usage, +décence, nécessité.—Ce qui était les vices +est devenu les mœurs.</p> + +<p class="p2">Il est des gens qui ont ce don d'avoir froid +aux pieds des autres—de souffrir du vide de +l'estomac d'autrui.</p> + +<p>Il en est, au contraire, qui ne pensent jamais +aux pieds et à l'estomac des autres et qui +savent à peine qu'il y a des autres, qui cependant +ne sont pas méchants—et peut-être seraient +bons—s'ils savaient.</p> + +<p class="p2">Ne pas mettre le bonheur dans des choses +impossibles ni le malheur dans des choses inévitables—comme +on le fait si souvent.</p> + +<p class="p2">Un homme fatigué d'exciter l'envie et la +haine de ses voisins écrivit sur sa porte:</p> + +<p>«Je fais savoir à mes voisins que je ne suis +pas heureux.»</p> + +<p class="p2"><span class="pagenum"><a name="Page_158" id="Page_158">158</a></span> +Combien c'est un plus grand plaisir de donner +que de recevoir!—et comme on a envie +de remercier ceux à qui on peut faire un vrai +plaisir, surtout un plaisir inattendu!</p> + +<p class="p2">Je vois une chèvre attachée à un pieu sur +une pelouse tapissée d'une herbe verte, drue +et savoureuse;—elle marche dessus sans la +brouter, tire sur sa corde, s'étrangle pour +atteindre du bout des dents quelques brins de +la même herbe—au dehors du cercle que la +corde lui permet de parcourir.</p> + +<p class="p2">Là-bas, de l'autre côté de la rivière, est +une jolie maisonnette, au milieu d'un jardin +plein de roses,—avec des gazons de fraisiers; +mais, depuis quelque temps, je ne vois plus +l'habitant que j'avais souvent envié. Est-il +mort? Est-il malade?</p> + +<p>—Non, monsieur, au contraire: il est devenu +riche, il a hérité, il est heureux;—il +demeure maintenant à Paris, au cinquième +étage d'une grande maison, dans une des rues +les plus fréquentées, les plus sillonnées de +riches équipages. Quelle chance! ce n'est pas +à moi qu'il en arriverait une pareille.</p> + +<p class="p2">Être libre,—mais j'entends tout à fait libre +c'est-à-dire n'avoir ni à obéir ni à commander +<span class="pagenum"><a name="Page_159" id="Page_159">159</a></span> +à personne,—et ne pas se laisser persuader +par la vanité qu'il y a un des deux bouts de la +chaîne où il y a plus de liberté qu'à l'autre +bout.</p> + +<p>Cette pensée me rappelle un magnifique +chien de Terre-Neuve auquel, du temps de ma +jeunesse, j'ai appartenu pendant dix ans.—Il +était violent et brutal dans ses mouvements; +plus d'une fois je l'ai vu bousculer un passant +dans la rue;—le passant se retournait et commençait +un juron.</p> + +<p>—Sacre...</p> + +<p>Puis s'arrêtait et disait:</p> + +<p>—Ah! le beau chien!</p> + +<p>Il ne prétendait pas rester seul à la maison; +quand il voyait seller mon cheval, qui du reste +était son ami, il s'échappait et allait nous +attendre dans la rue;—je n'allais que là où +je pouvais l'emmener, et chez les gens qui +l'invitaient en même temps que moi.—Comme, +vu ses dimensions, il ne pouvait être +admis dans l'intérieur des voitures, pendant +dix ans je n'ai voyagé que sur l'impériale et +sous la bâche des diligences.</p> + +<p>Un de nos amis disait un jour: «J'ai rencontré +Freyschütz et Alphonse chacun à un bout +d'une corde; je n'ai pu discerner lequel était +celui qui menait l'autre.»</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_160" id="Page_160">160</a></span> +Mais ici je dois m'arrêter sur ce sujet de +bonheur à peine ébauché.</p> + +<p class="p2"><i>P.-S.</i>—M. Alikoff, dans sa dernière chronique +politique, en citant la plus brève et la +plus radicale des constitutions dit: «Si je ne +me trompe, elle est due à un des plus farouches +intransigeants.»</p> + +<p>M. Alikoff se trompe;—ce sont les <i>Guêpes</i> +(I<sup>er</sup> volume, page 85, édition Lévy) qui ont promulgué +cette charte.—L'écrivain que M. Alikoff +désigne, et qui, d'ailleurs, est assez riche +de son propre fond, n'a fait que la reproduire +dix ou douze ans plus tard, en y ajoutant un +second article,—ce qui l'a gâtée, <i>si je ne me +trompe</i>, pour parler comme M. Alikoff.</p> + +<p>Puisque j'ai tant fait que de feuilleter <i>les +Guêpes</i> pour retrouver ce passage, je vais le +transcrire ici—pour constater humblement +que si, comme Cassandre, j'ai reçu le don de +prophétie, je n'ai, pas plus que la fille de +Priam, été écouté ni compris des gens auxquels +j'annonçais les destinées de Troie—qu'ils +eussent pu alors conjurer, et sauver +Pergame, <i>si Pergama defendi possent</i>—et s'ils +avaient été moins aveugles—<i>si mens non +læva fuisset</i>, mot à mot:—si l'esprit n'était +pas tombé à <i>gauche</i>.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_161" id="Page_161">161</a></span> +Voici le <i>passage</i> en question, du moins en +partie; peut-être y reviendrons-nous quelqu'un +de ces jours.</p> + +<p class="p2 center"><span class="smcap">La Démocratie</span></p> + +<p class="right">Janvier 1810.</p> + +<p>«Dans la société actuelle, dites-vous, quelques-uns +ont, à l'exclusion des autres, le monopole +des capitaux.»</p> + +<p>Ouf! voilà le gros mot lâché.</p> + +<p>Mais, messieurs, le capital, l'argent est le +fruit du travail; ceux qui ont ce que vous appelez +le «monopole des capitaux» ont aussi +le monopole des fatigues, des veilles, des +soirées, l'intelligence, le monopole de l'ordre +et de l'économie; tout le monde—vous +comme les autres—a le droit de vivre de ses +rentes: il ne s'agit que de gagner ces rentes +ou d'avoir un père qui les ait gagnées;—que +voulez-vous de plus! Serait-ce par hasard de +vivre des rentes des autres?</p> + +<p>Vous réclamez la liberté religieuse;—mais +un de ces jours derniers, vous vous êtes assemblés +pour discuter et mettre aux voix la +«reconnaissance de l'Être suprême», et l'Être +suprême n'a passé qu'à une voix de majorité.</p> + +<p>Vous parlez de supprimer aussi la propriété:—on +<span class="pagenum"><a name="Page_162" id="Page_162">162</a></span> +le comprend, c'est supprimer le vol;—c'est +supprimer la justice, les tribunaux, les +juges, les gendarmes.—Pourquoi ne promulguez-vous +pas franchement votre charte en +trois mots?</p> + +<p><span class="smcap">Article unique.</span></p> + +<p><i>Il n'y a plus rien.</i></p> + +<p>C'est d'autant plus facile qu'il ne reste déjà +pas grand'chose.</p> + +<p class="p4"><span class="pagenum"><a name="Page_163" id="Page_163">163</a></span></p> + +<h2>LA STATUE DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU<br /> +LES DEUX SCRUTINS<br /> +UN PROJET DE CONSTITUTION</h2> + +<h3 class="p2">I</h3> + +<h4>LA STATUE DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU</h4> + +<p>Il est d'usage constant, pour reconnaître le +génie et le talent, et rendre un légitime et public +hommage à ceux qui en ont porté le faix +et en ont subi les conséquences, d'attendre +que ceux-ci soient morts et que ça ne puisse +plus leur faire aucun plaisir.</p> + +<p>Alexandre Dumas a sa statue, Balzac va avoir +la sienne.—Or, j'ai vécu fraternellement avec +le premier, familièrement avec le second, et +je puis affirmer que bien des fois, pendant +leur vie, ils auraient de grand cœur cédé pour +cinq louis leurs chances d'avoir une statue +vingt ans après leur mort.</p> + +<p>On a, l'autre jour, dressé la statue de Jean-Jacques +Rousseau près du Panthéon; il y a +<span class="pagenum"><a name="Page_164" id="Page_164">164</a></span> +eu musique, discours, etc.—M. Lockroy, ministre +de l'instruction publique, s'est fait +représenter par un de ses subalternes; qui +diable peut représenter M. Lockroy, qui, lui, +ne représente rien?—Du temps des rois, +lorsque, pour rendre hommage à la mémoire +d'un citoyen plus ou moins grand, plus ou moins +célèbre, ils envoyaient leur voiture, selon un +usage antique, suivre le convoi du mort, je +m'étais permis de plaisanter ce cérémonial et +de dire que c'était absolument comme si, moi +qui n'ai pas de voiture, je faisais, derrière le +corbillard, porter mes souliers sur un coussin.—Aujourd'hui, +M. Lockroy et les autres,—car +<i>c'est eux qu'est les rois</i>,—n'ont pas +manqué de s'emparer de cette tradition.</p> + +<p>Lorsque après la cérémonie—qui avait attiré +beaucoup de monde comme tous les spectacles +gratis, la foule se fut dissipée, beaucoup +croyant que cette statue de Jean-Jacques était +celle du distillateur Jacques,—la nuit tomba +sur la ville,—le ciel était pur, la lune jetait +sa douce et poétique clarté,—et il arriva +quelque chose d'extraordinaire qui vaut la +peine d'être raconté.</p> + +<p>Tout le monde a lu l'histoire de cette statue +de Memnon, à Thèbes en Égypte, qui rendait +des sons harmonieux lorsqu'elle était frappée +<span class="pagenum"><a name="Page_165" id="Page_165">165</a></span> +des premiers rayons du soleil;—eh bien, la +lune sur la statue de Jean-Jacques Rousseau +produisit le même effet que le soleil sur celle +de Memnon.</p> + +<p>Ce n'était pas, du reste, la première fois +qu'une statue parlait,—le souverain maître, +créateur des mondes, dans sa divine indulgence, +a accepté tous les noms et tous les attributs +sous lesquels les hommes ont imaginé +de l'adorer, pourvu que sous ces noms on prêchât +la vertu et la bonté,—peu lui a importé +d'être appelé Indra, Jupiter, Ζευς [Zeus], Thor, Jehovah, +etc.; pourvu que le culte qu'on lui rendait +tendît à rendre les hommes meilleurs ou +moins mauvais; aussi toutes les religions ont +eu des temples dans lesquels descendait un +Dieu, des statues qu'il animait et faisait parler +rendant des oracles et faisant des prodiges,—depuis +Teutatès jusqu'à cette douce, poétique +et légendaire Marie, mère du Christ, dont +les sanctuaires et les statues attirent encore +tant de dévots et effectuent, dit-on, tant de +miracles à Lorette, à Lourdes, à la Salette, +au Laghetto, etc.</p> + +<p>Donc, la statue de Jean-Jacques se mit à parler:</p> + +<p>«Ah çà! dit-elle, quelle singulière idée ont +ces gens, de m'élever aujourd'hui une statue? +<span class="pagenum"><a name="Page_166" id="Page_166">166</a></span> +Que signifie cette foule que j'ai toujours détestée,—cette +musique, ces discours moins +bons que la musique? Je crains de comprendre +ce qui se passe—il ne me manque plus que +cela! comme si je n'avais pas autrefois subi +toutes les mauvaises chances de la vie!</p> + +<p>»Non,—c'est bien cela, ils me mettent au +nombre de leurs patrons,—mais c'est idiot!—ils +n'ont donc pas lu mes livres? Qui? moi?—me +compromettre avec leurs héros, leurs grands +hommes, ces fous, ces coquins, ces imbéciles +et ces monstres.</p> + +<p>»Certes, si j'avais été vivant en 1793, j'aurais +été par eux accroché à une lanterne, guillotiné +ou massacré à l'Abbaye;—en 1871, j'aurais +figuré parmi les otages assassinés.</p> + +<p>»Moi! Jean-Jacques! avec ces gens-là! je +ne le souffrirai pas.»</p> + +<p>Et il se mit à réciter des passages de ses +livres:</p> + +<p>«N'ai-je pas dit d'avance que ce serait le +comble de l'absurdité et de la folie de tenter +d'établir la démocratie dans un pays comme la +France?</p> + +<p>»La démocratie ne convient qu'aux États +petits et pauvres,—aux nations grandes et +opulentes, la monarchie.» (<i>Contrat social.</i>)</p> + +<p>«Que de conditions à réunir pour une démocratie! +<span class="pagenum"><a name="Page_167" id="Page_167">167</a></span> +D'abord, un État très petit où le +peuple soit facile à rassembler, où chaque citoyen +puisse aisément connaître tous les +autres;—une grande simplicité de mœurs, +beaucoup d'égalité dans les rangs et dans les +fortunes, peu ou pas de luxe.</p> + +<p>»Il n'y a point de gouvernement aussi sujet +aux guerres civiles et aux agitations intestines +que le gouvernement démocratique, parce +qu'il n'en est aucun qui tende si fortement et +si continuellement à changer de forme.» +(<i>Contrat social.</i>)</p> + +<p>Je viens de voir un joli exemple de la façon +dont ces insensés, dont ces jobards trompés +par des coquins entendent la république.</p> + +<p>Cette élection d'un député,—cette population +se partageant passionnément, haineusement +entre un général tout à fait quelconque +et un marchand de vin.</p> + +<p>Ces journaux, ces affiches collées les unes +sur les autres, augmentant l'épaisseur des +murailles et diminuant la largeur des rues,—les +deux partis se prétendant exclusivement +amis du peuple—et dépensant trois cent +mille francs à imprimer des mensonges et à +en tapisser la ville,—un conseil municipal +sacrifiant par deux fois, en un mois, une +somme énorme à faire des ripailles de victuailles +<span class="pagenum"><a name="Page_168" id="Page_168">168</a></span> +les plus chères:—et cela dans une +ville où la statistique dénonce un indigent sur +douze habitants!—combien, pendant qu'on +employait tant d'argent à gâter du papier, +tant d'argent à s'empiffrer de pâtés de foies +gras,—combien de gens se sont, ce jour-là, +couchés sans souper,—ceux du moins qui +avaient où se coucher.</p> + +<p>Une jolie manière de faire des élections!</p> + +<p>«Pour obtenir l'expression de la volonté +générale, il faut qu'il n'y ait pas de sociétés +partielles dans l'État, et que chaque citoyen +n'opine que d'après lui-même;—que les +citoyens, au moment des suffrages, n'aient +entre eux aucune communication;—mais +s'il se fait des associations partielles et des +brigues, il n'y a plus autant de votants que +d'hommes, mais seulement autant que d'associations.» +(<i>Contrat social</i>.)</p> + +<p>«Il faudrait donc, pendant la période électorale, +suspendre toutes réunions, ne pas +permettre aux journaux de discourir sur la +politique et les élections, et c'est précisément +le contraire que vous faites.</p> + +<p>»Corrigez s'il se peut les abus de votre +Constitution, mais ne méprisez pas celle qui +vous fait ce que vous êtes.» (<i>Gouvernement +de Pologne</i>.)</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_169" id="Page_169">169</a></span> +«Les peuples prenant pour la liberté une +licence effrénée qui lui est opposée, leurs révolutions +les livrent à des enjôleurs qui ne +font qu'aggraver les choses.» (<i>Origine de +l'inégalité.</i>)</p> + +<p>«C'est surtout la grande antiquité des lois +qui les rend saintes et vénérables, le peuple +méprise bientôt celles qu'il voit changer tous +les jours. Il ne devrait être permis à personne +de proposer de nouvelles lois à sa fantaisie. +C'est ce qui perdit les Athéniens à force +d'innovations dangereuses favorisant des projets +insensés ou mal conçus.» (<i>Sur l'inégalité.</i>)</p> + +<p>«Je ne voudrais pas habiter une république +de nouvelle institution, de peur que le +gouvernement ne convienne pas aux nouveaux +citoyens ou que les citoyens ne conviennent +pas au nouveau gouvernement, +l'État est fort exposé à être ébranlé et déchiré +presque dès sa naissance.</p> + +<p>»Il en est de la liberté comme de certains +aliments solides et succulents, propres à nourrir +et à fortifier les tempéraments robustes, +mais qui ruinent et énervent les faibles, les délicats, +qui, une fois accoutumés à des maîtres, +ne sont plus en état de s'en passer et ne font +des révolutions que pour en changer.» (<i>De +l'inégalité.</i>)</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_170" id="Page_170">170</a></span> +«Si la république vous donne plusieurs +chefs, il vous faut supporter à la fois et leur +tyrannie et leurs divisions.» (<i>Économie politique.</i>)</p> + +<p>«Si vous comparez le monarque au père de +famille, la nature fait une multitude de bons +pères de famille; mais, depuis l'existence du +monde, la sagesse humaine n'a fait que bien +peu de bons magistrats.» (<i>Économie politique.</i>)</p> + +<p>«La république est à la veille de se ruiner, +sitôt que quelqu'un peut penser qu'il est beau +de ne pas obéir aux lois.» (<i>Économie politique.</i>)</p> + +<p>Depuis que vous payez vos députés, en +avez-vous obtenu d'une qualité supérieure, et +ne pourriez-vous dire:</p> + +<p>«Tous mes maux ne viennent que de ceux +que je paye pour m'en garantir.» (<i>Économie +politique.</i>)</p> + +<p>«Les peuples perdent le sens commun, non +parce qu'ils sont ignorants, mais parce qu'ils +ont la bêtise de croire savoir quelque chose.» +(<i>Réponse à M. Bondy.</i>)</p> + +<p>«Comment une multitude aveugle, qui souvent +ne sait ce qu'elle veut parce qu'elle sait +rarement ce qui lui est bon, exécuterait-elle +d'elle-même une entreprise aussi grande, +<span class="pagenum"><a name="Page_171" id="Page_171">171</a></span> +aussi difficile qu'un système de législation?» +(<i>Contrat social.</i>)</p> + +<p>«Le plus actif des gouvernements est celui +d'un seul.» (<i>Contrat social.</i>)</p> + +<p>«Les Lacédémoniens n'avaient pas d'avocats.» +(<i>Lettre à M. Grimm.</i>)</p> + +<p>«Le luxe corrompt et le riche qui en jouit +et le misérable qui le convoite.» (<i>Au roi de +Pologne.</i>)</p> + +<p>«Vous étiez à la direction d'un maître, +vous croyez être mieux en en ayant plusieurs, +et il faut supporter à la fois et leur tyrannie +et leurs divisions.» (<i>Économie politique.</i>)</p> + +<p>«Quelques hommes adroits, avec du crédit +et une certaine faconde, sauront substituer +aux intérêts du peuple leurs intérêts particuliers.» +(<i>Économie politique.</i>)</p> + +<p>«Consulter la volonté générale, ressource +impraticable dans un grand peuple.» (<i>Économie +politique.</i>)</p> + +<p>«On ajoute édits sur édits, règlements sur +règlements, et cela ne sert qu'à introduire de +nouveaux abus sans corriger les anciens;—plus +vous multipliez les lois, plus vous les +rendez méprisables, et tous les surveillants +que vous instituez ne sont que de nouveaux +imposteurs destinés à partager avec les anciens, +ou à faire leur pillage à part; les +<span class="pagenum"><a name="Page_172" id="Page_172">172</a></span> +hommes les plus vils sont les plus accrédités; +leur infamie éclate dans leurs dignités, et ils +sont déshonorés par leurs honneurs.» (<i>Économie +politique.</i>)</p> + +<p>«La plupart des peuples, ainsi que les +hommes, ne sont flexibles que dans leur jeunesse.—Quand +une fois les coutumes sont +établies et les préjugés enracinés, c'est une +entreprise dangereuse et vaine de vouloir les +changer.» (<i>Contrat social.</i>)</p> + +<p>«Il ne faut pas souffrir de capitale, il faut +faire siéger le gouvernement alternativement +dans chaque ville.» (<i>Contrat social.</i>)</p> + +<p>«Les Romains n'accordaient pas à la populace +l'honneur de porter les armes, il fallait +avoir des foyers pour obtenir le droit de les +défendre.» (<i>Contrat social.</i>)</p> + +<p>«Dans les circonstances graves, on doit, +pour décider, arriver le plus près possible de +l'unanimité.» (<i>Contrat social.</i>)</p> + +<p>«Vous avez appelé suffrage universel «le +triomphe d'une coterie»,—votre République +votée à la majorité d'une voix,—peut-être +celle d'un absent,—selon l'absurde et criminelle +habitude que vous avez de permettre à +un membre présent de voter pour un membre +absent;—si bien que cette prétendue République +consiste à mettre la moitié moins un +<span class="pagenum"><a name="Page_173" id="Page_173">173</a></span> +des «citoyens» sous le despotisme de la moitié +plus un.</p> + +<p>»Et vous appelez cela être en République!</p> + +<p>»Je ne vous reconnais plus, ô Français! +peuple autrefois si léger, si brave, si spirituel, +si bienveillant, si poli, si galant, si gai, si +sensé.</p> + +<p>»Vous êtes devenus esclaves volontaires, +crédules, aveugles, imbéciles, haineux, avides, +cruels, grossiers, bêtes, ennuyés et ennuyeux;—la +prétendue République vous a métamorphosés +comme fit Circé des compagnons +d'Ulysse.</p> + +<p>»Et vous, les maîtres, les soi-disant républicains, +arlequins, polichinelles et pierrots +qui, dans les lambeaux de pourpre du manteau +royal, vous êtes taillé des carmagnoles +et des bonnets rouges, pour vous déguiser qui +en Robespierre, qui en Danton, qui en Marat +ou en Père Duchesne, vous les effrontés bavards, +les affamés, les pillards, lâches, ignorants,—je +vous défends de me déshonorer, +de m'encanailler en me mettant au nombre de +vos modèles, de vos maîtres, des saints et des +dieux de votre calendrier...</p> + +<p>»Je...»</p> + +<p>A ce moment un gros nuage passa sur la +<span class="pagenum"><a name="Page_174" id="Page_174">174</a></span> +lune, et la statue, cessant d'être éclairée, +cessa de parler et retomba dans le silence probablement +pour toujours.</p> + +<p>J'espérais qu'elle parlerait du scrutin de +liste et du scrutin d'arrondissement;—mais +je pensai que, à défaut d'elle, j'en sais assez +long sur ce sujet, et que j'en puis parler moi-même.</p> + +<h3 class="p2">II</h3> + +<h4>LES DEUX SCRUTINS</h4> + +<p>Le ministère défunt et la Chambre malade +étaient composés de ceux qui, avant de remplacer +le scrutin de liste par le scrutin d'arrondissement, +avaient remplacé le scrutin +d'arrondissement par le scrutin de liste.</p> + +<p>Le scrutin d'arrondissement ou uninominal, +sans nous mettre beaucoup plus à l'abri des +intrigues, des compromis, des corruptions, +des mensonges, présente cependant un tour +d'escamotage un peu plus difficile à exécuter +que le tour du scrutin de liste, c'est pourquoi +le cabinet Floquet et sa majorité obéissante +et ahurie, en présence d'une dissolution +presque inévitable, se sont avisés que leurs +ennemis d'aujourd'hui avaient été leurs amis, +leurs complices, leurs compères d'hier, et +<span class="pagenum"><a name="Page_175" id="Page_175">175</a></span> +possédaient comme eux tous les pièges, tous +les boniments, tous les trucs du scrutin de +liste—et, confiants dans une dextérité qu'ils +pensent supérieure, ils ont voulu imposer au +jeu des conditions plus ardues;—aussi nous +avons vu les grands prestidigitateurs, Bosco, +Robert Houdin, de Gaston, etc., abandonner +aux faiseurs de tours de place publique de +vulgaires escamotages, des muscades sous les +gobelets avec la baguette, la gibecière et la +poudre de perlimpinpin, que cette tourbe exécutait +aussi bien qu'auraient pu le faire les +maîtres, que d'autres montent sur les théâtres +où ils travaillent, que des prestiges plus compliqués +et plus difficiles à produire.</p> + +<p>En effet, l'élection au scrutin de liste s'effectue +ainsi;—c'est l'élection au panier; vous +ramassez des fruits secs, des fruits verts, des +fruits gâtés si vous voulez, et vous en emplissez +votre panier en réservant au-dessus la place +pour y placer un petit nombre de fruits sains, +mûrs, appétissants du moins en apparence, et +vous ne vendez que le panier entier sans permettre +de déranger le dessus et de vérifier le +dessous.</p> + +<p>Le scrutin uninominal est la vente au détail,—beaucoup +de fruits du scrutin de liste n'y +pourraient figurer;—mais l'art consiste, en +<span class="pagenum"><a name="Page_176" id="Page_176">176</a></span> +étalant la marchandise, à bien placer chaque +fruit, la tache ou la tare en-dessous, de les +entourer, de les envelopper artistement de +feuilles de vigne et de les montrer de façon à +n'en laisser voir qu'une partie à peu près +saine;—à annoncer aux acheteurs avec emphase +telle pèche de vigne pour une <i>grosse +mignonne</i> ou un <i>teton de Vénus</i>, telle pomme +à cuire pour une <i>calville</i> ou une <i>reinette</i>, telle +poire âpre et à peine bonne à cuire pour une +<i>beurrée William</i> ou une <i>crassane</i>, telle prune +à cochon pour une prune de <i>reine-Claude</i>.</p> + +<p>Ça demande un peu plus d'aplomb, un peu +plus de rouerie, un peu plus d'intrigue et de +corruption, parfois même ça coûte un peu +plus cher, mais enfin ça se fait.</p> + +<p>Je vais, après vous en avoir préalablement +demandé la permission, vous raconter une +petite comédie, qui, je crois, n'est pas ennuyeuse, +et où j'ai joué un rôle—rôle sacrifié, +en 1848</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p><i>Quæque ipse miserrima vidi</i></p> +<p><i>Et quorum pars magna fui!</i></p> +</div></div> + +<p>et qui mettra bien en relief et en vue le fameux +scrutin de liste et le scrutin d'arrondissement.—Puis, +la comédie racontée, en guise de moralité +de ma fable, qui n'est pas une fable, +<span class="pagenum"><a name="Page_177" id="Page_177">177</a></span> +mais une vérité rigoureuse, je vous dirai +comme disait Ésope à la fin des scènes</p> + +<p class="poem">μυθος δηλοι ὁτι +[mythos dêloi hoti]</p> + +<p>cette fable prouve que...</p> + +<p>Je vous dirai, pour l'avoir étudié et expérimenté +à mes dépens, ce qu'il faudrait changer, +ajouter, retrancher, modifier au vote +pour que le scrutin de liste et le scrutin uninominal +ne fussent plus la plus effrontée des +mystifications, le plus insolent et le plus pernicieux +des mensonges.</p> + +<p>En 1848,—la scène se passe à Sainte-Adresse, +au Havre et à Rouen,—c'est une +trilogie.</p> + +<p>Je m'étais laissé persuader par Lamartine, +qui jouait alors un si grand et si noble rôle, +et par un groupe de notables habitants du +Havre de me faire comparse dans la pièce;—le +feu était à la maison, tout le monde devait +se mettre à la chaîne et porter au moins son +seau d'eau. Me voici donc, après quelques hésitations +et avec une répugnance instinctive,—pressentant +ma vie changée et ma liberté +menacée, me voici candidat à la représentation +nationale.—J'avais, parmi les marins et +les pêcheurs, une amicale popularité;—j'avais +plus d'une fois partagé leur rude existence, +<span class="pagenum"><a name="Page_178" id="Page_178">178</a></span> +quelquefois même leurs périls—j'avais pu, +dans certaines circonstances, défendre leurs +intérêts;—j'avais pu provoquer avec succès, +en faveur des familles des marins morts à la +mer, des souscriptions auxquelles le roi Louis-Philippe +et ses fils avaient contribué.</p> + +<p>Quant aux autres Havrais, mon titre était +cette popularité qu'ils connaissaient.</p> + +<p>Une fois décidé, je me mis à faire consciencieusement +mon métier de «candidat»; j'assistai +à diverses assemblées où j'étais convoqué +avec mes concurrents;—j'étais parfois +attaqué et j'avais à me défendre.</p> + +<p>Je me rappelle la première séance.</p> + +<p>Quand vient mon tour de parler, je monte +sur une estrade que, jouant à l'Assemblée, on +appelle la tribune—et je commence:</p> + +<p>—Mes amis...</p> + +<p>On crie:—Dites citoyens!</p> + +<p>—Volontiers: Mes chers concitoyens, je ne +viens pas solliciter vos suffrages. (<i>Murmures</i>), +je ne viens pas solliciter vos suffrages, et voici +pourquoi: c'est que je n'ai et n'aurais aucun +avantage à être député.—Si j'aimais les fonctions, +les places, les honneurs, etc., je serais +à Paris et ne serais pas venu me confiner à +Sainte-Adresse.—Si vous me faites l'honneur +de me nommer votre représentant, je n'en +<span class="pagenum"><a name="Page_179" id="Page_179">179</a></span> +tirerai aucun bénéfice;—bien plus, il me +faudra, pour défendre vos intérêts, travailler, +étudier, apprendre des choses que je ne sais +pas ou que je ne sais qu'imparfaitement et +quitter, au moins pour un temps, la vie que +j'ai choisie, que j'aime, que je me suis faite, et +que, depuis longtemps, vous me voyez mener +au milieu de vous, mon jardin et mon +bateau.</p> + +<p>«Mais, si je ne viens pas solliciter vos suffrages, +je viens m'offrir à vous: de même que +vous me connaissez depuis longtemps, je vous +connais aussi, je sais votre situation, vos +affaires, vos intérêts, vos besoins. Si vous +pensez, comme je le pense, que je puis vous +être utile, je viens m'offrir à vous, avec tout ce +que je puis avoir d'intelligence, d'énergie et +de dévouement.</p> + +<p>A ce moment, on me crie:—Vous êtes un +républicain du lendemain!</p> + +<p>Cette voix était celle d'un citoyen, récemment +nommé sous-préfet, je crois par lui-même;—je +ne me rappelle pas si on avait +changé le titre, mais il en occupait la place, +et en touchait les appointements;—il était en +outre administrateur ou employé supérieur +du chemin de fer de Paris au Havre, et, comme +moi, candidat à la députation.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_180" id="Page_180">180</a></span> +—Puisque, répondis-je, citoyen sous-préfet, +vous me reprochez d'être un républicain +du lendemain!... (<i>Murmures</i>). Vous êtes, vous, +un républicain de la veille?</p> + +<p>—Oui, certes!</p> + +<p>—Disons de l'avant-veille, si vous voulez,—mais +permettez-moi de chercher ce que, à +cette avant-veille dont vous vous parez avec +un juste orgueil, ce que nous faisions, vous +qui étiez républicain, et moi qui, selon vous, +ne l'étais pas.</p> + +<p>»A cette avant-veille, vous républicain, vous +transportiez de Paris au Havre les voyageurs +de troisième classe, c'est-à-dire les paysans, +les ouvriers, les pauvres,—dans des tombereaux +découverts, à travers des régions +froides et humides où il pleut un jour sur +trois, c'est-à-dire dans des conditions où il +n'eût été ni humain ni prudent de voiturer +des bestiaux; et moi, qui n'étais pas un républicain, +je vous faisais à mes frais un procès à +la suite duquel il fallut couvrir et fermer les +wagons de troisième classe.</p> + +<p>Le sous-préfet fut hué et dut quitter l'assemblée.</p> + +<p>J'avais sur mes concurrents un avantage +considérable,—c'est qu'au fond, je ne tenais +que médiocrement à réussir,—et résolu à +<span class="pagenum"><a name="Page_181" id="Page_181">181</a></span> +n'être élu que dans les conditions qui me conviendraient +tout à fait,—c'est-à-dire sans +m'abaisser en rien, sans dissimuler mes sentiments +ni mes opinions, sans faire de dissimulations +ni de concessions.</p> + +<p>En fait de concurrent, la vérité est que je +n'en avais—ou du moins aurais dû n'en avoir +qu'un; et, si je n'en avais eu qu'un, je n'en +n'avais plus: car l'arrondissement du Havre +avait droit à deux représentants, comme l'ancienne +Rome à deux consuls,—et nous pouvions +être élus tous les deux; cet autre candidat +était un négociant très riche qui n'avait +d'autre titre à ces fonctions législatives que le +désir vaniteux et ardent qu'il en avait;—un +nommé Morlot,—décidé à y mettre le prix.</p> + +<p>Mais ce candidat se composait de deux personnes.</p> + +<p>La mode était aux ouvriers.—Au gouvernement +provisoire figurait:</p> + +<p><span class="smcap">Albert</span>, <i>ouvrier</i>.</p> + +<p>Garnier-Pagès,—membre de ce gouvernement +provisoire, faisait instruire, chez un gros +négociant de la rue de la Verrerie, son fils, +qu'il destinait au commerce, et, dans une assemblée +d'ouvriers, il dit: «Ouvriers! nous le +sommes tous,—et moi, votre ministre, j'ai +mon fils garçon épicier rue de la Verrerie.»</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_182" id="Page_182">182</a></span> +Un conseiller d'État publia une brochure +signée: <i>Un ouvrier</i>, et fut élu député, et on +dut casser l'élection, quoiqu'il prétendît qu'il +n'avait pas menti et était ouvrier en lois,—comme +d'autres étaient ouvriers en bois; on +s'accolait un ouvrier comme certains mendiants +volent ou louent des enfants pour +émouvoir la charité publique.</p> + +<p>M. Morlot avait pris <i>Martinez</i>, <i>ouvrier</i>,—et +on disait, on imprimait, on affichait: Morlot +et Martinez, presque comme en un seul mot.</p> + +<p>Morlot ne pensait pas avec raison pouvoir +être élu s'il ne passait à la faveur de Martinez, +et, comme le Havre n'avait droit qu'à deux députés, +pour que Morlot et Martinez fussent ou +plutôt pour que Morlot-Martinez fût élu, il +fallait que je ne le fusse pas.</p> + +<p>On institua un «comité Morlot»; on envoya +à grands frais des émissaires dans les +communes rurales, on inonda le pays de professions +de foi;—on couvrit les murs d'affiches, +etc.</p> + +<p>Mais on fit mieux: on alla à Rouen, le chef-lieu; +là, le comité Morlot s'entendit avec le +comité présidé par l'avocat Senard, ce bon +Senard qui fut depuis ministre de l'intérieur +sous Cavaignac et, avec une naïve confiance, +planta dans le petit jardin du ministère des +<span class="pagenum"><a name="Page_183" id="Page_183">183</a></span> +pommiers dont il ne devait pas boire le cidre.</p> + +<p>Le comité Morlot obtint du comité Senard +l'admission sur la liste de Morlot-Martinez, +en affirmant que je n'avais aucune chance au +Havre, et on s'engagea à faire voter la liste +Senard—mais le comité Senard exigeait un +des deux sièges du Havre;—le comité Morlot +le promit, mais dit: Laissez-nous jusqu'à l'élection +notre ouvrier dont nous ne pouvons nous +passer,—mais l'élection faite, nous nous en +débarrasserons, il y aura réélection, et nous +nommerons un Rouennais.</p> + +<p>La liste du comité Senard fut répandue, affichée +à profusion.</p> + +<p>Il n'y avait pas de comité Karr,—pas de +liste, pas d'affiches;—seul, un petit journal qui +existe encore et a grandi, <i>l'Arrondissement +du Havre</i>, auquel je donnais parfois quelques +articles, soutenait ma candidature avec courage +et désintéressement; le jour du vote, il +imprima simplement de petits carrés de papier +avec mon nom, et en donna à ceux qui vinrent +en prendre.</p> + +<p>Au Havre, le résultat du vote fut:</p> + +<table border="0" cellpadding="5" cellspacing="1" summary="vote"> +<tr> + <td>Morlot</td> + <td>6,591</td> + <td>voix.</td> +</tr> +<tr> + <td>Martinez</td> + <td>2,773</td> + <td class="tdc">—</td> +</tr> +<tr> + <td>A. Karr</td> + <td>8,131</td> + <td class="tdc">—</td> +</tr> +</table> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_184" id="Page_184">184</a></span> +J'avais bien l'air d'être député du Havre; +mais je n'avais eu de voix qu'au Havre, à Etretat, +à Sainte-Adresse, etc., là où j'étais connu, +tandis que Martinez et Morlot, portés sur la +liste Senard, furent nommés dans le reste du +département, où ni eux ni moi n'étions nullement +connus,—à une grande majorité.</p> + +<p>Voilà donc Morlot et Martinez députés, installés +à Paris, et, moi, je retourne chez moi +à Sainte-Adresse; mais il fallait s'acquitter +envers Rouen et donner le siège promis.</p> + +<p>Au bout de quinze jours, l'engouement, la +mode de l'ouvrier ne sévissant plus aussi fort, +on invita Martinez à un déjeuner, où l'on but +non pas le cidre national, mais des vins dont +il n'avait jamais entendu parler, et qui lui +parurent bons;—on le grisa à fond et on le +mena à la Chambre; là, on le décida à monter +à la tribune; les amis du Havre s'étonnaient +qu'il n'eût encore rien dit; il demanda la parole +et monta hardiment sur l'estrade.—Dieu +sait les gestes, les phrases ponctuées de hoquets! +la tribune avait l'air d'un «guignol» et +l'orateur d'un polichinelle en délire.—Il prit +le verre d'eau, en goûta le contenu, remit le +verre sur le marbre avec dégoût, en disant: +«Pouah!» et cria: «Garçon! du vin!»</p> + +<p>Il finit par disparaître comme dans une +<span class="pagenum"><a name="Page_185" id="Page_185">185</a></span> +trappe, on dut l'emporter;—le lendemain, on +lui fit honte de sa conduite, et on lui fit signer +sa démission; il fallait refaire une élection; +le comité de Rouen, d'accord avec le comité +Morlot, proposa un filateur Rouennais appelé +Loger; le comité de Rouen m'adressa une +lettre pour me prier instamment de ne pas me +présenter; à cette lettre signée Delaporte, +secrétaire du comité, je répondis:</p> + +<p>«Comme vous me le demandez, messieurs, +je me suis désisté publiquement de ma candidature, +mais c'était deux jours avant la réception +de votre lettre et par dégoût de voir les +intrigues des coteries se jouer des intérêts de +la France.»</p> + +<p>A mon refus de seconde candidature, cinq +mille électeurs du Havre refusèrent de voter +et, dans une protestation adressée à la Chambre +des députés, laquelle Victor Hugo se chargea +de déposer et M. Thiers d'appuyer, affirmèrent +qu'ils continueraient à ne pas voter tant qu'on +continuerait l'escobarderie du scrutin de liste. +Morlot et le Rouennais Loger furent donc définitivement +les députés du Havre—et jamais +on n'en entendit plus parler ni à la Chambre +ni ailleurs.</p> + +<p>Seulement, lorsque, après le coup d'État de +Décembre, le bon Goudchaux vint au Havre, +<span class="pagenum"><a name="Page_186" id="Page_186">186</a></span> +comme il allait parler, provoquer et organiser +une souscription pour les exilés, le citoyen +Morlot eut peur et refusa hardiment sa maison +pour la réunion du comité, et cette réunion +eut lieu dans mon jardin de Sainte-Adresse.</p> + +<p>On peut voir, par cet exemple, qu'à cette +époque il était possible, par le scrutin d'arrondissement, +d'arriver assez près de la vérité, +ce qui était impossible avec le scrutin de liste;—mais, +depuis quarante ans les procédés d'escamotage +ont été très perfectionnés, l'audace +des prestidigitateurs s'est singulièrement accrue, +et le scrutin d'arrondissement, ou uninominal, +n'est plus qu'un peu meilleur que le +scrutin de liste,—et le vote, quelle que soit +la forme des deux qu'on adopte, si on n'y apporte +pas une réforme radicale, restera le plus +effronté et le plus pernicieux des mensonges, +la plus absurde et la plus déplorable des sottises.</p> + +<p>Il est triste de voir une grande nation jouer +depuis vingt ans le rôle que voici: nous le +peuple souverain, nous sommes tous attelés à +un de ces jeux de bagues que l'on fait tourner +dans les foires pour l'amusement des enfants:—chevaux +et fauteuils occupés par une douzaine +de joueurs: Ferry, Rouvier, Freycinet, +Floquet, Ferrouillat, Lockroy, Méline, etc. +<span class="pagenum"><a name="Page_187" id="Page_187">187</a></span> +Les bagues que ceux qui occupent les fauteuils +et les chevaux s'évertuent à enfiler au passage +sont des portefeuilles gonflés de billets +de banque, de concessions, d'actions, de places, +de dignités, etc.</p> + +<p>Et nous, attelés à la machine, nous nous +exténuons à la faire tourner;—si Ferry +manque la bague, nous nous croyons débarrassés +de lui:—nullement! il repasse au tour +suivant, et essaye de nouveau;—il en est de +même de Floquet, de Freycinet et des autres.</p> + +<p>On semble commencer à comprendre que +ce jeu n'amuse qu'eux;—les citoyens de somme +attelés à la machine menacent de s'arrêter, de +se mettre en grève.</p> + +<h3 class="p2">III</h3> + +<h4>PROJET DE CONSTITUTION</h4> + +<p>On parle de dissolution et d'Assemblée constituante. +Eh bien, je vais faire ce que chacun +doit faire en pareille circonstance, dire maintenant +ce que doit être cette Assemblée avant +de dire ce qu'elle doit faire;—c'est un rôle +honorable à jouer pour l'Assemblée qui s'en +va, qui pourrait la réhabiliter. Ce que je vais +proposer est si simple, si indiscutable, si naïf +<span class="pagenum"><a name="Page_188" id="Page_188">188</a></span> +même, que ça pourrait se chanter sur l'air de +M. de La Palisse:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p><i>Un quart d'heure avant sa mort,</i></p> +<p><i>Il était encore en vie!</i></p> +</div></div> + +<p>Car c'est le développement de cette thèse +méconnue jusqu'ici, que, pour représenter un +département, il faut le connaître, et, pour être +choisi, il faut en être connu.</p> + +<p><i>Article premier.</i>—Nul ne peut être candidat +et député que dans un arrondissement +où il réside depuis au moins dix ans,—y exerçant +une profession, un métier, une industrie, +y exploitant une propriété, ou y vivant d'un +revenu quelconque.</p> + +<p>De façon, d'une part, à connaître l'histoire, +les intérêts, les besoins, les ressources de ce +département et y ayant des intérêts communs +avec les autres habitants.</p> + +<p>Et, d'autre part, y étant parfaitement connu +de tous,—tant pour sa vie publique, politique, +etc.,—que pour sa vie privée et sa +<i>petite vie</i>, son caractère, ses habitudes, ses +mœurs, son intelligence, ses qualités et ses +défauts.</p> + +<p>Entre deux concurrents—le bon sens réveillé +des électeurs choisissant celui qui est +né dans la région et y a sa famille, ce qui +<span class="pagenum"><a name="Page_189" id="Page_189">189</a></span> +assure à un plus haut degré la connaissance +des qualités nécessaires au représentant, on +serait ainsi débarrassé des charlatans, des +marchands d'orviétan, de pilules et de crayons,—coureurs +de bénéfices et de places, ayant +soin de poser leur candidature le plus loin +possible des lieux où ils sont connus.</p> + +<p><i>Article II.</i>—La division du territoire par +cantons est rétablie comme elle l'était sous +l'ancienne monarchie, comme elle le fut par +l'Assemblée nationale le 26 février 1790 et par +l'Assemblée constituante en 1791.</p> + +<p>Ce qui amenait le suffrage à deux degrés, +ce mode de suffrage n'ayant nullement pour +résultat d'en restreindre le droit, mais en réalité +de l'étendre en y faisant participer effectivement +et individuellement un bien plus +grand nombre—au lieu de mener les électeurs +aux urnes comme on mène au marché +une troupe de dindons au moyen d'une baguette +à laquelle est attachée une loque rouge, +les électeurs primaires votant au chef-lieu de +canton nommaient des représentants qui +allaient en leur nom nommer les députés au +baillage, c'est-à-dire au chef-lieu d'arrondissement.</p> + +<p>Ce mode fut naturellement aboli par le Consulat;—et, +en effet, comme le dit Lamartine, +<span class="pagenum"><a name="Page_190" id="Page_190">190</a></span> +le vote au chef-lieu de département a pour +résultat d'aristocratiser l'élection;—ce que +veulent toujours faire les soi-disant républicains +à leur propre bénéfice.</p> + +<p>Il sera toujours libre au candidat de faire +des promesses d'autant plus magnifiques +qu'une fois élu il ne pensera plus à les tenir;—mais +les électeurs ne l'écouteront pas:—les +électeurs prendront au sérieux ce programme +que le député est leur représentant +et, à ce titre, doit les représenter.—Ce sont +eux qui rédigeront ce programme, consignant +leurs intentions, leurs sentiments, leurs +volontés, des «cahiers», comme on avait +fait en 1789—s'expliquant nettement sur les +idées et les actes alors en l'air;—et, en cas +d'incidents imprévus, ils rappelleront le député +pour lui donner de nouvelles instructions;—le +député qui s'écarterait des instructions +de ses commettants serait rappelé à +l'ordre une première fois, et, à la seconde +infraction considéré comme démissionnaire +remplacé.</p> + +<p><i>Article III.</i>—Le chef de l'État, roi ou président, +ne pourrait choisir les ministres dans +aucune de ces Chambres. Il ne faut pas croire, +comme il semblerait depuis vingt ans, que la +France ne possède que le demi-quarteron de +<span class="pagenum"><a name="Page_191" id="Page_191">191</a></span> +farceurs qui se succèdent, se réunissent, se +séparent, se combattent, se supplantent, depuis +1871.—Aucun député, pendant tout le +cours de son mandat, ni pendant l'année qui +en suivra l'expiration, ne pourra être promu +à aucune place, à aucun emploi, à aucune +dignité;—il sera toujours loisible aux électeurs, +au cas où ces faveurs tomberaient sur +quelque parent ou ami de député, de le mander +pour lui demander des explications; le +chemin étant ainsi fermé aux ambitions, aux +vanités, aux avidités, aux corruptions, etc., +les députés pourraient s'occuper d'autre chose +que de se faire les complices, les associés, les +hommes liges des ministres, n'en ayant rien à +craindre ni à espérer, et, ne fût-ce que pour +ne pas s'ennuyer, s'occuperaient des intérêts +de leurs commettants et des affaires de l'État.—Resterait, +il est vrai, la corruption par l'argent; +mais, outre qu'elle est particulièrement +honteuse, et ferait au moins hésiter assez de +gens, l'électeur qui aurait lieu de les soupçonner +pourrait demander des explications à +son représentant, toujours révocable.</p> + +<p><i>Article IV.</i>—Pendant longtemps, on n'a pas +payé les députés;—depuis qu'on les paye, il +ne paraît pas, tant s'en faut, qu'on obtienne +une qualité supérieure.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_192" id="Page_192">192</a></span> +Si on continuait à les payer, faudrait-il que +ce fût non au mois, mais sur des jetons de +présence—donnés au député au commencement +de la séance, et contrôlés à la sortie. +Mais ne vaudrait-il pas mieux revenir à l'ancienne +gratuité du mandat, sauf au département +ou à l'arrondissement de subventionner +le candidat pauvre qu'il aurait jugé apte à +servir les intérêts publics, de préférence à de +plus riches?</p> + +<p>On serait ainsi débarrassé des pauvres hères, +fruits secs, décavés, avocats à la <i>serviette</i> vide, +médecins à la sonnette muette, pour lesquels +les neuf mille francs sont un revenu jamais +atteint, inespéré, surtout si on ajoute les +chances de menus bénéfices, plus ou moins +clandestins, pour des services plus ou moins +honteux.</p> + +<p>C'est ainsi que la France serait réellement +représentée dans les deux Chambres, et qu'un +gouvernement serait possible.—Tandis +qu'aujourd'hui tout gouvernement est impossible, +et le pays n'est nullement représenté, +comme nous en faisons la triste et déplorable +expérience depuis 1871. Ajoutons qu'on ne +permettrait plus aux orateurs, comme cela se +fait aujourd'hui, de venir corriger leur discours +avant l'insertion au <i>Journal officiel</i>—de +<span class="pagenum"><a name="Page_193" id="Page_193">193</a></span> +même qu'on ne permettrait plus au président +d'interdire aux sténographes de mentionner tel +ou tel membre, telle ou telle phrase risquée +ou malsonnante.</p> + +<p>L'électeur doit pouvoir suivre toujours son +mandataire, le surveiller et ne pas lui permettre +de se masquer ni de se maquiller.</p> + +<p>Ajoutons une prohibition sévère de voter +jamais pour un absent.</p> + +<p>Mais—me direz-vous—on ne voudra plus +être député.</p> + +<p>Tant mieux!—Alors les fonctions de député +ne seront plus qu'un devoir et un honneur. +Heureux, pour la France, le temps où il faudrait, +dans l'âge mûr, imposer ces fonctions, +comme on impose le service militaire dans la +jeunesse.</p> + +<p><i>Article V.</i>—On ne sera plus admis à exercer +des fonctions sans en avoir fait l'apprentissage. +On ne s'improvise pas plus ministre, +préfet, etc., qu'on ne peut s'improviser cordonnier +ou serrurier. On n'arrivera alors aux +places que par degrés, en commençant par en +bas, ce qui supprimera les pluies de crapauds +qui tombent d'en haut aujourd'hui sur les +sièges et les positions rétribuées, au gré de la +faveur, des complicités, des compromis, des +corruptions. +<span class="pagenum"><a name="Page_194" id="Page_194">194</a></span></p> + +<p>Il sera nécessaire aussi que Paris donne des +garanties au reste de la France, et que les départements +ne soient plus exposés, chaque +matin, à apprendre, par la poste, que les +voyous de Paris, les banquiers de bonneteau et +les souteneurs de filles ont changé le gouvernement +de la France. Il ne faut plus que le +conseil municipal de Paris puisse prétendre à +devenir un «comité de Salut public» et une +«Commune».</p> + +<p>Et voilà!</p> + +<p class="p2"><i>P.-S.</i>—Que serait-il probablement arrivé si, +le 28 janvier, M. Carnot, au lieu de s'obstiner à +ramasser dans son <i>écart</i> des ministres déjà +une ou plusieurs fois renversés comme incapables +ou usés, impopulaires ou odieux, eût +fait appeler le général Boulanger et lui eût +dit:</p> + +<p>«Président d'une République basée sur le +suffrage universel, je dois obéir aux manifestations +de l'opinion, même si je la croyais +fausse ou erronée.</p> + +<p>»Dans la situation actuelle, je ne chercherai +pas si cette manifestation est spontanée ou +factice, ni par quelles intrigues, quelle suggestion +elle a pu être créée, excitée, exaspérée; +je dois m'y soumettre et je m'y soumets.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_195" id="Page_195">195</a></span> +»La Chambre des députés est dès aujourd'hui +dissoute de fait, sa dissolution légale et +la revision de la constitution sont inévitables.</p> + +<p>»Mais dans le ministère que j'avais il y a huit +jours, comme dans celui que j'ai aujourd'hui, +comme dans celui que j'aurai peut-être la semaine +prochaine, il ne se trouve pas d'hommes +résignés ou décidés à pratiquer l'opération.</p> + +<p>»C'est pourquoi je vous ai fait appeler pour +vous dire: Non seulement je vous autorise à +former un cabinet dont vous serez le chef pour +en exécuter ce que vous demandez avec tant +de bruit, de fracas et de menaces, mais je vous +somme de le faire pour calmer l'inquiétude et +l'agitation dont souffre le pays.—Pour me +servir d'une expression empruntée au jeu du +billard, cher à mon prédécesseur,—vous avez +<i>collé la bille</i>, il faut <i>prendre à faire</i>. Si vous +refusez, c'est vous qui n'aurez voulu ni de la +dissolution ni de la revision.»</p> + +<p>Que serait-il arrivé? Ou le général aurait +refusé, et l'ancien élu avouait que dissolution +et revision ne seraient qu'un prétexte et un +voile pour cacher des projets et des expédients +moins avouables, et on aurait vu un assez +grand nombre de gens de bonne foi et de dupes +désabusés se séparer de lui, et l'isoler au milieu +d'un groupe de complices et de dupes +<span class="pagenum"><a name="Page_196" id="Page_196">196</a></span> +opiniâtres. Ou il aurait accepté, il aurait +formé un ministère pris dans ses partisans, et +pour qui connaît son entourage, pour qui se +rappelle le rôle joué par Morny dans le coup +du Deux-Décembre,—celui qu'on suppose +un aspirant César eût complètement manqué +de Morny et fût resté Gros-Jean.—Il eût fallu +aux <i>boniments</i>, aux promesses magnifiques, +aux théories vagues, aux utopies faire succéder +des réalisations, des applications sérieuses, +et nécessairement certaines résistances;—et, +comme l'avocat Floquet, comme l'avocat Gambetta, +exemple plus frappant, le général n'eût +eu devant lui que peu de mois de popularité et +d'influence souveraine et dangereuse.</p> + +<p>Mais nos soi-disants républicains ont agi +autrement et ont montré, une fois de plus, +qu'ils ne sont qu'une misérable et ridicule parodie +de ceux qu'ils proclament leurs ancêtres, +leurs maîtres et leurs modèles.</p> + +<p>Ces grands hommes d'alors, lorsque, au +nom de la liberté, ils se disputaient le despotisme, +n'hésitaient pas à s'entre-guillotiner.—Je +sais bien que certains de nos grands +hommes d'aujourd'hui, qui ont fait leurs +preuves comme membres ou partisans de la +Commune, ne détesteraient pas ces expédients; +mais ils sont arrêtés par un scrupule: +<span class="pagenum"><a name="Page_197" id="Page_197">197</a></span> +c'est que, pour demander la tête de ses adversaires, +il faut mettre la sienne en jeu.—La +méchanceté ne manquerait pas, mais le tempérament +manque tout à fait.</p> + +<p>C'est pourquoi ces farceurs et ces chienlits +déguisés qui en Robespierre et en Danton, qui +en Fouquier-Tinville, en Collot-d'Herbois, en +Marat, etc., pâlissent sous leurs masques et se +contentent puérilement de prendre un sanglier +avec des filets à papillons et de jouer, +dans la politique, le rôle que jouent dans les +cirques les clowns, qui, en faisant des cabrioles, +viennent dans l'arène élever des obstacles +apparents, barrières, banderoles, cercles +de papier, que jamais, on le sait d'avance, +le cheval et l'écuyer vêtu d'un maillot, frisé et +pommadé, ne manque de franchir, de crever +et de traverser aux applaudissements du public.</p> + +<p class="p4"><span class="pagenum"><a name="Page_198" id="Page_198">198</a></span></p> + +<h2>ÉLOGE DE LA MORT</h2> + +<p class="right">Θανατου<br /> +Εγχομιον<br /> +[Thanatou<br /> +Enchomion.]</p> + +<p class="p2">Vous avez l'air ennuyé.—Qu'avez-vous?</p> + +<p>—Je voudrais être mort.</p> + +<p>—Vous n'êtes pas dégoûté!</p> + +<p class="p2">Le mieux serait de n'être pas né, de le savoir +et d'en jouir en regardant les hommes et +la vie.</p> + +<p class="p2">Quelle est l'âme qui—au moment de descendre +animer un être—sous deux baisers, +si l'on faisait apparaître devant elle toute sa +vie probable—consentirait à naître?</p> + +<p class="p2">Qui consentirait à recommencer sa vie tout +entière sans en effacer ou du moins en modifier +certains jours et certaines heures? +<span class="pagenum"><a name="Page_199" id="Page_199">199</a></span></p> + +<p>Ma vie a été—comme celle du plus grand +nombre—mélangée de bonnes et de mauvaises +chance;—je n'ai pas coutume de me +plaindre, n'ayant pas demandé à la vie plus +qu'elle n'a à donner.</p> + +<p>Cependant j'ai deux ou trois quarts d'heure +que je ne voudrais pas recommencer, fût-ce +au prix de l'immortalité.—Et notez que je ne +mets certes pas dans ces quarts d'heure les +quelques minutes que j'ai—il y a bien longtemps—passées +sous l'eau de la Marne, à +moitié étranglé, à moitié noyé par un cuirassier +que j'eus le bonheur de ramener au +bord.</p> + +<p class="p2">L'enfant commence à mourir au moment +où il sort du sein de sa mère;—chaque instant +qui s'écoule est un pas vers la mort.</p> + +<p class="p2">Depuis l'origine des mondes, deux hommes +seuls ne sont pas morts:—Élie et Énoch, +disent les livres saints.</p> + +<p>Beaucoup de gens cependant osent croire +que ce n'est peut-être pas vrai, et Tertullien, +sentant le besoin d'atténuer ce prodige, prétend +que leur mort n'a été que différée jusqu'à +l'arrivée de l'Antéchrist, qu'ils noieront +de leur sang;—ce qui, même ainsi expliqué, +reste encore assez fort:</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_200" id="Page_200">200</a></span> +<i>Mors dilata ut sanguine suo Antechristum +extinguant.</i> (Tertullien, <i>De anima</i>.)</p> + +<p>Dans le rôle de l'homme, pour ne parler +que de lui, sont compris certains devoirs, certaines +opérations, certaines corvées;—il y +est attiré, poussé, enfermé par divers instincts.—Ainsi +il doit se reproduire et multiplier +selon l'ordre donné à Abraham; il y est +entraîné par l'attrait mutuel des sexes et par +l'amour de ses petits;—ce qui engendre des +joies et des bonheurs, mais aussi de cruelles +anxiétés et angoisses.—Aussi, à ces instincts, +il a été ajouté un autre instinct, c'est l'horreur +irréfléchie de la mort;—sans quoi, +l'homme aurait refusé de vivre plus longtemps +et se serait tué à son premier mal de dents, à +son premier accès de jalousie contre la femme +adorée, à sa première inquiétude pour la vie +de ses enfants. Dans l'ordre immuable de la +nature, par la suprême intelligence, il a imposé +son rôle à tout ce qui est,—depuis l'insecte +microscopique dont trois cents se meuvent +dans une goutte d'eau, jusqu'au Béhémoth, +dont il est parlé dans le <i>Livre de Job</i> et dans +les commentateurs de la Bible,—qui broutait +chaque jour l'herbe de mille montagnes, +herbe qui repoussait pendant la nuit,—buvant +le Jourdain et le mettant à sec en vingt-quatre</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_201" id="Page_201">201</a></span> +heures, depuis le grain de poussière +jusqu'aux astres et aux mondes.</p> + +<p>L'homme a son rôle assigné dont il ne peut +sortir.—J'ai lu, dans je ne sais plus quel +livre de je ne sais plus quel savant,—trop savant +ou peut-être pas assez savant,—que le +seul emploi de l'homme et sa seule utilité dans +l'ordre et les opérations de la nature est d'aspirer +de l'oxygène, de brûler du carbone et +d'expirer une certaine quantité donnée d'acide +carbonique dont la nature a besoin pour l'ensemble +de ces opérations.</p> + +<p>Dans ce rôle, la mort est aussi nécessaire +que la vie aux opérations de la nature;—elle +a besoin, à un moment donné, de désagréger +les divers éléments dont l'aggrégation a formé +l'homme pour en faire un autre emploi;—ce +qui a été chair et os doit devenir ou redevenir +terre, puis herbe, et servir, par un nouveau +mode d'aggrégation, à la formation d'autres +êtres.</p> + +<p>Aussi simplement que les poulets que la fermière +nourrit et qui seront mis à la broche +quand ils seront assez gras,—un seul atome +qui se perdrait, ou manquerait à son rôle au +moment fixé pour son entrée en scène dérangerait +et peut-être détruirait l'ordre immuable +et peut-être le monde.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_202" id="Page_202">202</a></span> +Donc tout homme doit mourir par cela seul +qu'il est né;—il est né pour mourir.—Peut-être +la mort est-elle non seulement la fin, +mais le but de la vie?</p> + +<p>Mais cette crainte, cette horreur instinctive +de la mort que l'homme avait reçue comme +tous les autres animaux, lui avait été donnée +comme aux autres êtres, dans une juste et nécessaire +proportion. Seul, il s'est appliqué à +l'augmenter, à l'exagérer et à en faire un supplice +que la Providence ne lui avait pas destiné.</p> + +<p>Il a entouré, orné la mort d'une foule de +circonstances, de terreurs et d'angoisses nées +de son imagination.—La nature avait fait une +mort,—il en a fait une autre tout à fait terrible +et empoisonnant sa vie;—la nature en +avait fait une phase nécessaire de l'existence, +il en a fait une torture.</p> + +<p>On a imaginé un au-delà de la vie et de la +mort—une autre vie dont la première ne serait +que la préface;—on a beaucoup parlé, +discouru, écrit de «l'immortalité» de l'âme: +c'est un sujet sur lequel l'auteur de la nature +ne nous a jusqu'ici permis que des opinions, +gardant pour lui le vrai.</p> + +<p>Jamais personne n'a pu décider, par les +seules lumières de la raison humaine, si l'âme +<span class="pagenum"><a name="Page_203" id="Page_203">203</a></span> +survit au corps et est immortelle,—cette +pensée plaît à l'imagination et s'accorde avec +certaines idées consolantes de la justice divine,—il +est agréable d'y croire, mais peu facile +de le concevoir. Quant aux preuves qu'on +a prétendu en donner, elles ont le défaut de +ne pas être des preuves: il faut avoir recours +à une révélation d'en haut;—dans les questions +douteuses, le mieux est de tâcher de +croire la solution la plus consolante.—Quant +à ce qui nous a été donné de raison, le raisonnement +nous dit que nous sommes, après la +mort, ce que nous étions avant la naissance, +c'est-à-dire que nous n'étions rien et que nous +ne sommes plus rien.—Mais il ne faut pas se +fier trop entièrement à la raison;—la vue de +notre intelligence a une portée bornée comme +celle de nos yeux,—le vrai—le seul vrai +qu'on peut affirmer, c'est que nous n'en savons +rien.</p> + +<p class="p2">Socrate—devant ses juges—leur dit: «Si +j'avais un conseil à vous donner, juges voulant +dire justice, vu le bon effet que mes conversations +ont eu sur un assez grand nombre de nos +concitoyens en les rendant plus sages, plus +honnêtes, plus vertueux, vu aussi ma pauvreté, +ce serait de me loger et nourrir au prytanée, +<span class="pagenum"><a name="Page_204" id="Page_204">204</a></span> +comme vous l'avez accordé à d'autres. Mais +on dit que vous voulez me faire mourir; je ne +puis vous prier de ne pas le faire, parce que +je ne sais pas s'il m'est plus avantageux de +ne pas mourir que de mourir;—je puis +craindre ce que je connais: la maladie, les +blessures, le chagrin, l'exil, la prison.</p> + +<p>«Mais, quant à la mort, je ne sais absolument +pas ce que c'est,—et je n'en ai conséquemment +aucune peur.»</p> + +<p>Quant à l'immortalité de l'âme, je ne saurais +la prouver et je n'ai aucun désir de la nier;—mais, +pour propager une terreur peut-être +salutaire sous certains rapports, on y a ajouté +l'immortalité du corps, sans laquelle il n'y aurait +pas eu moyen de faire redouter, au delà +de la vie, certains supplices que les inventeurs, +les ministres de toutes les religions se +sont évertués à rendre épouvantables à qui +mieux mieux.</p> + +<p>Si la croyance à une autre vie avec des +peines et des récompenses est un hommage à +la justice raisonnablement présumée de Dieu,—il +faut rendre sa justice égale à sa bonté et +à sa toute-puissance—et ne pas supposer +une lutte perpétuelle entre lui et le diable;—idée +empruntée aux plus vieilles théories,—sorte +de partie de trictrac ou de besigue où +<span class="pagenum"><a name="Page_205" id="Page_205">205</a></span> +Dieu et le diable jouent nos âmes, et où, vu +les conditions exagérées, promulguées pour +être sauvé,—le diable triche et gagne à peu +près toujours,—le nombre des âmes gagnées +par Dieu étant minime, en proportion du +nombre de celles filoutées par le diable.</p> + +<p>Pour mon compte, je crois fermement à +toute la justice de Dieu; mais je crois aussi +fermement à sa toute-puissance et à son immense +bonté. En nous créant, il a prévu notre +folie, notre légèreté, notre méchanceté de +singes malfaisants, et il a mis son œuvre à +l'abri, en ne nous donnant la puissance de +créer ni de détruire, ni un brin d'herbe, ni +une goutte d'eau.</p> + +<p>Une des causes qui ont le plus puissamment +fait admettre l'hypothèse d'une autre vie, +c'est une crainte vague et orgueilleuse du +néant,—auquel je ne reproche que ceci, qu'on +ne le voit pas, ce qui aurait bien son charme. +Ayant connu la vie,—l'homme aime encore +mieux souffrir que ne pas être;—il veut +étendre son existence en tous sens;—il l'étend +avant sa vie par le culte moins pieux +qu'orgueilleux des ancêtres,—il l'étend après +la vie par l'idée d'une immortalité et d'une +renommée sur les lèvres de la postérité.</p> + +<p>Quoi qu'il en soit,—il est nécessaire, fatal, +<span class="pagenum"><a name="Page_206" id="Page_206">206</a></span> +que nous fassions restitution à la nature, pour +les besoins de ses opérations, des éléments +qui nous ont été prêtés, et dont l'aggrégation +peut être utile à former notre individu; il ne +faut pas penser à se dérober à cette nécessité.</p> + +<p>Le corps est-il le vêtement, l'enveloppe et, +selon quelques-uns, la prison de l'âme,—ou +l'âme est-elle le résultat, le jeu, l'harmonie +et la mélodie des organes?—C'est encore ce +que Dieu seul pourrait nous dire et ce qu'il +ne nous a pas dit.</p> + +<p>Il faut mourir!—il n'y a pas moyen de refuser, +d'escroquer à la nature les éléments de +notre être qui se désagrègent—et qu'elle +veut faire rentrer dans son trésor pour en +faire de la terre, de la poussière, de l'herbe—que +mangeront les moutons, moutons que +mangera l'homme pour en faire de la chair +humaine, jusqu'au jour où il faudra que +homme accomplisse la restitution de soi-même.</p> + +<p class="p2">Tout le monde est mort, tout le monde +mourra.—Dans cent ans d'ici, tout ce qui est +sur la terre sera dessous;—des centaines de +millions d'hommes sont morts avant moi, des +centaines de millions mourront après moi;—des +<span class="pagenum"><a name="Page_207" id="Page_207">207</a></span> +centaines de mille mourront la même +année que moi, des milliers mourront le +même jour, plusieurs centaines mourront à +la même minute que moi.</p> + +<p>Le plus sage est donc de s'accoutumer à +cette idée, de se la rendre quotidienne et familière, +de penser à la mort et d'en parler +comme on pense au sommeil de chaque nuit,—d'en +entretenir ceux qui nous entourent +comme on s'entretient de la naissance, de la +jeunesse, de la vieillesse et de tout autre sujet,—de +leur faire envisager notre départ comme +une nécessité contre laquelle il n'y a pas à +lutter,—qui ne sera pas un mal pour nous-même—et +qui ne sera pour eux qu'un chagrin +que la Providence, dans sa souveraine +bonté, a rendu le plus fugace et le plus momentané +des chagrins:—«Dieu mesurant, +comme on l'a dit, le froid à brebis tondue,»—appréciation +que je voudrais avoir faite +plus que tout ce qu'on a jamais écrit sur les +religions.</p> + +<p>De leur côté, il faut que ceux qui doivent +nous rendre à la terre, se préparent à ne pas +trop attrister pour nous notre départ par l'aspect +de douleurs—qu'on croit souvent devoir +exagérer pensant faire plaisir aux mourants—ce +qui est une erreur.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_208" id="Page_208">208</a></span> +En effet, si l'on a—entre les opinions et les +croyances, si l'on a adopté celle d'une vie future +dont celle-ci n'est qu'une épreuve, +comme le cocon que file la chenille pour s'y +enfermer et en sortir papillon; si l'on croit +que celui qui s'en va de cette vie—grâce à +la miséricorde infinie de Dieu, va entrer dans +la véritable vie, dans une vie heureuse et glorieuse:—on +peut ressentir pour soi-même +un certain regret, un certain chagrin d'être +privé de sa présence; mais on doit se réjouir +pour lui de le voir s'élever à cette vie bien +heureuse, où on ira le rejoindre plus tard,—non +pour quelques jours, comme dans cette +première vie, mais pour l'éternité.—Si c'est +l'autre sentiment que vous avez adopté, songez +aux maux de la vie et aux ennuis de la +vieillesse dont celui qui part est à jamais +délivré.</p> + +<p>J'ai connu un homme qui avait été, durant +sa vie, riche, puissant, obéi entre tous;—il +mourut «plein de jours» et de la mort «naturelle», +c'est-à-dire lorsque la lampe, ayant +consumé toute son huile, n'émet plus que +quelques dernières lueurs vacillantes.</p> + +<p>Aux suprêmes moments, on enleva sa femme, +et il ne resta auprès de lui que son fils, désespéré +et fondant en larmes.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_209" id="Page_209">209</a></span> +—Mon ami, lui dit-il d'une voix affaiblie, +tu as été un bon fils, tu n'as plus qu'une fois +à m'obéir et tu ne vas pas te démentir:—je +n'ai plus que quelques instants à vivre,—je +me sens m'éteindre, ne va pas attrister ces +derniers moments par la tristesse et par l'ennui +que j'ai redoutés toute ma vie.—Passe +dans la chambre à côté où il y a un piano, et +joue-moi jusqu'à la fin—qui ne va pas tarder—cet +air de notre pays que j'ai toujours aimé +et que je t'ai fait jouer tant de fois!</p> + +<p>Le fils, qui est grâce à Dieu, encore de ce +monde, et un de mes meilleurs amis, avait été +accoutumé si scrupuleusement à obéir à son +père, qu'il lui baisa la main,—sortit de +la chambre, alla se mettre au piano et joua +l'air favori pendant une demi-heure;—quand +il rentra dans la chambre de son père, le vieillard +était mort.</p> + +<p>Il fut longtemps sans oser mettre les mains +sur un piano;—mais la première fois qu'il +s'y décida, ce fut pour jouer, et non sans une +douce mélancolie, l'air sur lequel son père +s'était endormi.</p> + +<p class="p2">Il faut donc, dès à présent, et en pleine vie, +se dire: «Quand je vais mourir, ce sera ou pour +être mieux ou pour ne plus être.—Donc, s'il +<span class="pagenum"><a name="Page_210" id="Page_210">210</a></span> +y a du chagrin à avoir de cette désagrégation +des éléments qui me composent, de cette restitution +à la nature, ce n'est pas pour moi, +c'est pour ceux que je quitterai;—il faut les +accoutumer à cette idée de la séparation inévitable.»</p> + +<p>Il est cependant un cas où le mourant doit +subir d'horribles angoisses, c'est lorsque sa +vie, son travail, sont nécessaires à ceux qu'il +quitte; s'il va les laisser sans appui, sans ressources;—dans +cette situation, si la vérité +est une autre vie, mais d'où il ne soit pas possible +de veiller sur ceux qu'on a aimés, de les +défendre, de les protéger,—de quelques délices +que soit remplie cette vie, je n'y verrais +qu'un horrible supplice, et, si le choix m'était +donné, sans hésiter je choisirais le néant,—en +regrettant de ne pouvoir les y entraîner +avec moi.</p> + +<p class="p2">Une des causes qui font surtout redouter la +mort est un faux raisonnement: on pense, en +présence de la maladie ou d'un danger quelconque, +qu'il s'agit de mourir ou de ne pas +mourir,—tandis qu'en réalité il s'agit de +mourir aujourd'hui ou de mourir demain.</p> + +<p class="p2">La mort est le magasin, le trésor où la nature +<span class="pagenum"><a name="Page_211" id="Page_211">211</a></span> +prend la vie;—les feuilles meurent et +tombent des arbres, l'herbe jaunit et se dessèche,—feuilles +et herbes deviennent un +engrais et produisent les feuilles nouvelles et +l'herbe fraîche du printemps suivant,—la vie +et la mort sont une évolution en cercle.</p> + +<p>Tout nous parle sans cesse de la mort;—les +portraits d'ancêtres sont des témoins de la +mort;—nos divertissements, nos théâtres +nous en retracent l'idée; la tragédie évoque +et tire du tombeau le héros ou la beauté +qui y reposent depuis des siècles, réveille +leur poussière et les force de venir sur la +scène nous divertir.</p> + +<p>Nos tables les plus somptueuses, celles autour +desquelles on se réunit pour la joie et la +gaieté—nous parlent aussi de la mort;—poissons, +gibier, viandes de toutes sortes savamment +préparées et assaisonnées, nous nous +nourrissons de cadavres.</p> + +<p>C'est à la mort que la terre doit sa fertilité; +la bêche et la charrue remuent et retournent +les débris de ceux qui ont vécu avant nous,—nous +les recueillons dans nos moissons, dans +nos vendanges, ils forment, ils sont le pain +que nous mangeons, le vin que nous buvons;—la +surface de la terre, à une grande profondeur, +est faite de la poussière des ancêtres;—nous +<span class="pagenum"><a name="Page_212" id="Page_212">212</a></span> +marchons, nous dansons sur les ruines +de l'espèce humaine;—et ce que nous appelons +notre science est l'épitaphe non seulement +des hommes, mais des cités et des empires +détruits.</p> + +<p class="p2">Une des plus grandes folies que l'on ait imaginées +a été de vouloir dérober son corps à la +mort, filouter son cadavre à la nature qui en +avait prêté les éléments—on s'est fait «embaumer».</p> + +<p>On a voulu rendre éternels des restes horribles, +hideux, et dont on n'a pu que retarder +la destruction;—car la nature, qui est éternelle, +a le temps d'attendre, est patiente et +sûre d'arriver à ses fins.—Peut-être, dans +notre histoire, la naissance du Corse Bonaparte, +la Révolution, la Terreur, l'expédition +d'Égypte n'avaient pour but que de faire sortir +des Pyramides quelques poignées de grains +de blé qu'on y avait enfermées avec les cadavres +récalcitrants—et dont la faculté germinative +approchait de son terme; en effet, +on les a semés et ils ont donné des grains et +du pain.</p> + +<p>Cette affaire était au moins aussi importante +pour l'ordre immuable de la nature que les +batailles et les révolutions d'empires;—rien +<span class="pagenum"><a name="Page_213" id="Page_213">213</a></span> +ne doit se perdre dans le cercle éternel de ses +évolutions et de ses opérations;—un grain +de blé a son rôle comme un homme, comme +une nation;—si ce grain de blé manquait, +tout l'ordre serait dérangé, compromis, peut-être +détruit;—aussi, je ne crois guère à Élie +et à Énoch—ou du moins j'accepte l'interprétation +de Tertullien, à savoir que leur +mort n'en était que différée:—le tout à +mettre au nombre immense des choses que +nous ne savons pas.</p> + +<p>Quant à la pratique absurde et répugnante +des embaumements, s'il dépendait de moi, +j'aurais, au contraire, hâté l'anéantissement +des corps de ceux que j'ai perdus—et dont +ma pensée a suivi malgré moi sous la terre la +lente décomposition:—d'abord cadavres, puis, +comme l'a dit je crois Bossuet, quelque chose +qui n'a plus de nom dans aucune langue,—quelque +chose de hideux, d'horrible en quoi +sont changés ceux que j'ai, avec tendresse et +bonheur, serrés dans mes bras.—Je suis soulagé +quand je calcule qu'il s'est écoulé le temps +nécessaire pour qu'il n'y ait plus rien... du +moins là. Aussi je n'ai rien contre la crémation, +ou les lits de chaux dont on a, dit-on, +enveloppé le corps de Louis XVI assassiné dans +la crainte que ce corps ne devînt une relique.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_214" id="Page_214">214</a></span> +Où ai-je lu cette vieille chanson? il y a si +longtemps que je la sais, que j'ai presque +envie de me persuader—ce qui ne serait pas +vrai que j'en suis l'auteur.</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . +<p><i>Quand la Parque aura sonné l'heure,</i></p> +<p><i>De coudriers et de lilas,</i></p> +<p><i>Prends soin d'embellir ma demeure;</i></p> +<p><i>Je veux, dans un pareil bouquet,</i></p> +<p><i>Plaire encore à jeune fillette,</i></p> +<p><i>Tantôt cueilli comme bouquet,</i></p> +<p><i>Tantôt croqué comme noisette.</i></p> +</div></div> + +<p>Je citais un jour ce couplet à Victor Hugo, à +propos de la pratique de l'embaumement. «La +chanson a raison, me dit-il; il vaut mieux embaumer +que d'être embaumé.»</p> + +<p class="p2">Quant à la mort et à ce qui suit la mort, +comme nous ne savons rien et que nous ne +saurons jamais rien, nous sommes fort exposés +à voir varier nos idées et nos opinions selon +nos sensations.</p> + +<p>Hugo, par exemple, qui était surtout un +grand peintre—et qui choisissait dans tout +le côté, la face qui présentait les couleurs les +plus harmonieuses, surtout les plus éclatantes, +était fort enclin à voir ses impressions +changées, selon l'heure et la hauteur du soleil +<span class="pagenum"><a name="Page_215" id="Page_215">215</a></span> +qui dorait ou abandonnait les objets, ou +les dorait d'un autre côté.</p> + +<p>Lorsque sa charmante fille Léopoldine fut +noyée à Quillebeuf avec son mari, qui, ne pouvant +la sauver, voulut rester avec elle, lorsque +j'allai avec la famille mettre les deux corps +dans le même cercueil,—j'eus la triste mission +d'apprendre à Victor Hugo, alors en +voyage, le malheur qui le frappait; à son retour, +il me dit un soir: «Ma douleur est bien +adoucie par la ferme croyance que j'ai dans +une autre vie où ma fille m'attend et où j'irai +la rejoindre.»</p> + +<p>Il est évident qu'il ne voyait plus cette question +du même côté et sous le même aspect, +lorsque, dans son testament, préparant, dernière +antithèse, la mise en scène de ses funérailles, +il ordonnait de le porter dans le corbillard +des pauvres—et se faisait enterrer +civilement.</p> + +<p class="p2">Cette pensée de chicaner la mort,—de rester +encore sous on ne sait quelle forme et +quelle figure quelque temps de plus sur la +terre, de se préoccuper d'un effet à produire +sur les survivants, est très commun.</p> + +<p>J'ai connu une vieille femme qui, avec une +très petite fortune, suffisante cependant pour +<span class="pagenum"><a name="Page_216" id="Page_216">216</a></span> +ses modestes besoins, s'imposa toute sa vie +quelques privations pour amasser un petit pécule +qu'on trouva à sa mort avec cette note +écrite de sa main: «Pour mon enterrement.» +Suivaient les détails de cet enterrement: +tant pour les voitures, tant pour les +cierges, tant pour les pauvres et les pleureuses.. +En un mot, un bel enterrement.</p> + +<p class="p2">Je fus prié un jour d'assister à une cérémonie +de ce genre par une famille de mon voisinage. +Un des parents du mort me remercia et, +faisant allusion à certains petits services que +j'ai pu rendre au pays que nous habitions +l'un et l'autre et à une certaine popularité:</p> + +<p>—Ah! Monsieur, me dit-il, c'est vous qui +aurez un bel enterrement!</p> + +<p>—Croyez-vous, monsieur? lui répondis-je; +mais quel chagrin j'aurai de ne pas le voir!</p> + +<p class="p2">Lorsque tout est mort en nous, la vanité +seule survit, cependant; la magnificence des +obsèques est plus pour flatter la vanité des +survivants que pour honorer les morts. Les +gens qui ont pour métier d'enterrer les autres +comptent pour leur fortune sur cette vanité—et +mettent sur leur enseigne: <i>Pompes funèbres.</i></p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_217" id="Page_217">217</a></span> +Un jour, comme je revenais d'une de ces +cérémonies où tout aurait surtout fait comprendre +la vanité des vanités, j'ai pris la +plume et ajouté à mon testament toutes les +recommandations pour que cette opération à +mon égard eût lieu avec la plus grande modestie, +le moins de temps et le moins de dépenses +possibles—et par le plus court chemin:—me +contentant, en fait de pompes +funèbres, de ne pas être enterré vivant,—soin +que j'ai toujours eu pour ceux que j'ai perdus +en ne les laissant mettre en cercueil qu'après +un commencement visible de décomposition, +seul signe certain, quoi qu'on dise, de la +mort.</p> + +<p class="p2">Les livres sont remplis de gémissements sur +la brièveté de la vie—et néanmoins, pendant +la durée de cette vie si courte, notre principale +occupation est de nous en distraire, de +ne pas la sentir, de «tuer le temps».</p> + +<p class="p2">«La mort, dit Épicure,—ne nous concerne +en rien; tant que nous vivons, elle n'est pas +là;—quand elle arrive, nous n'y sommes +plus.»</p> + +<p class="p2">Lisez la traduction qu'a faite Boileau-Despréaux +<span class="pagenum"><a name="Page_218" id="Page_218">218</a></span> +d'une ode de Sapho—et vous verrez +que la même description peut s'appliquer exactement +et à la mort et aux délices de l'amour:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p><i>Un nuage confus se répand sur ma vue,</i></p> +<p><i>Je n'entends plus, je tombe en de molles langueurs,</i></p> +<p><i>Et, pâle, sans haleine, interdite, éperdue,</i></p> +<p><i>Un frisson me saisit, je tremble, je me meurs!</i></p> +</div></div> + +<p>Quel que soit le sentiment qu'on adopte sur +une vie future ou sur l'anéantissement ou la +transformation perpétuelle, le plus sûr est de +se conduire d'après la première hypothèse—et +de pouvoir dire, comme Épictète:</p> + +<p>«Je veux, à mon dernier moment, pouvoir +dire à Dieu: »Grand Dieu, ai-je suivi vos commandements? +Ai-je abusé de vos dons? Ne +vous ai-je pas soumis mes sens, mes vœux, +mes opinions? Me suis-je jamais plaint de +vous? Ai-je jamais accusé votre providence? +Quand vous avez voulu que je fusse malade; +j'ai voulu être malade;—vous avez voulu que +je fusse pauvre, et j'ai été content de ma pauvreté. +Aujourd'hui, vous voulez que je meure;—je +sors de ce monde en vous remerciant de +m'y avoir admis pour me faire voir tous vos +ouvrages, et l'ordre admirable avec lequel +vous gouvernez cet univers.» +<span class="pagenum"><a name="Page_219" id="Page_219">219</a></span></p> + +<p>«A la mort, dit saint Ambroise, commence +l'égalité; les cadavres des riches et des pauvres +sont semblables; seulement, comme les +riches se sont nourris avec excès de mets savoureux +et recherchés, leurs cadavres sentent +plus mauvais que ceux des pauvres.»</p> + +<p class="p2">On ne rencontre jamais de cadavres d'oiseaux +dans les rues ni sur les chemins; c'est +qu'ils vont pour mourir se cacher dans le fond +des bois.</p> + +<p>De même il faut cacher sa vieillesse—et +épargner aux autres le spectacle de notre décrépitude.—On +a dit avec raison: «Quand +on n'orne plus les salons, il faut en disparaître.»</p> + +<p>Il est rare que nous mourions tout d'un +coup et tout vifs:—nous assistons à la mort +successive de nos sens et de nos facultés.—J'avais +trente ans lorsque j'ai écrit l'oraison +funèbre d'une dent que j'avais perdue par accident.—Quand +on dépasse le terme ordinaire +de la vie, on se trouve dans une vaste +solitude;—nos contemporains, nos amis, +ceux que nous avons aimés et qui nous ont +aimés ne sont plus; nous sommes étrangers +dans un pays nouveau, la langue qu'on y parle +n'est plus la même que nous savons parler; +<span class="pagenum"><a name="Page_220" id="Page_220">220</a></span> +les intérêts, les goûts, les idées ne sont plus +les mêmes; nous gênons, nous encombrons,—nous +sommes dans la vie comme de vieilles +femmes dans un salon condamnées à «faire +tapisserie», et on trouve cette tapisserie trop +épaisse et tenant trop de place;—ce qui, de +notre temps, était vice, est devenu coutume;—ce +que nous trouvions beau et élégant est ridicule;—les +meilleurs—et ils ne sont pas +nombreux—nous traitent avec des marques +affectées de bienveillance et de commisération +humiliantes.</p> + +<p class="p2">L'autre soir, traversant le cimetière, je +voyais un grand nombre de tombes connues +des élus morts bien plus jeunes que je ne suis +aujourd'hui, et il me semblait entendre sortir +de ces tombes des voix qui me disaient:</p> + +<p>«Eh bien?...»</p> + +<p class="p2">Les heures, faisant comme le Parthe, nous +blessent en fuyant; et ces heures, comme nos +journées et nos années, nous ne les comptons +qu'à mesure qu'elles sont passées.—Quand on +dit: «J'ai vingt ans,» c'est au contraire vingt +ans qu'on n'a plus, vingt ans qu'on a dépensés +du mystérieux nombre qui nous a été donné.</p> + +<p class="p2">On m'a quelquefois reproché «de gâter» +<span class="pagenum"><a name="Page_221" id="Page_221">221</a></span> +les enfants. C'est toujours ça de bon qui leur +est assuré.</p> + +<p>Je n'ai jamais songé à leur demander, +comme on fait d'ordinaire, de la reconnaissance +de ce qu'ils «nous doivent la vie»,—et +cela pour plusieurs raisons.—La première, +c'est que, au moment où nous leur +«donnions la vie», nous ne pensions guère à +eux.—La seconde, c'est que, bien des fois +dans le cours de leur existence, ils ne seraient +pas d'accord sur la valeur du «don» +et qu'ils pourraient nous répondre: «Je m'en +serais bien passé!—plût à Dieu qu'un bon +petit croup m'en eût délivré quand je venais +de naître!»</p> + +<p class="p2">Dans la jeunesse, un excès de sève nous fait +nous étendre et épancher notre vie, notre +âme, nos sens autour de nous et parfois très +loin;—on aime tout,—on veut tout,—on est +tout amour,—et cet amour qu'on éprouve +est tout en soi;—les objets aimés ne sont que +des prétextes;—notre vie s'étend comme la +chaleur d'un foyer ardent;—mais, quand +nous sommes vieux,—nous n'entendons plus, +nous ne voyons plus d'aussi loin,—notre foyer +ne rayonne plus au dehors,—la vie se resserre +autour de nous.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_222" id="Page_222">222</a></span></p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i13"><i>... On finit un laid jour</i></p> +<p><i>Par n'aimer plus que soi—sot, froid et triste amour!</i></p> +</div></div> + +<p class="p2">Beaucoup de vieillards, à force de vivre, +finissent par se croire immortels,—comme si +leur temps de mourir avait passé. Combien +j'en ai vu ayant une telle horreur de la pensée +de la mort—qu'ils retardaient de jour en +jour, jusqu'à la fin, le soin de faire un testament +dont l'absence, après leur mort, laisse à +ceux qu'ils ont aimés mille soucis, mille tracas +et souvent la ruine.</p> + +<p class="p2">Louis XI, qui avait si peu marchandé la +mort aux autres, en avait pour lui-même une +terreur vengeresse.—Il se fit apporter la +sainte ampoule et plusieurs reliques;—puis, +comme on faisait des prières à un saint, demandant +pour lui la santé du corps et le salut +de l'âme, il interrompit le prêtre en disant: +«Un peu de discrétion et pas d'importunité;—demandez +seulement la santé—nous verrons +le reste plus tard.»</p> + +<p class="p2">Un «seigneur» avait défendu qu'on lui +parlât jamais de mort.—Son secrétaire étant +emporté par une maladie, on ne lui en dit +rien;—mais, comme il le demandait opinâtrément, +<span class="pagenum"><a name="Page_223" id="Page_223">223</a></span> +on lui dit: «On ne trouve votre secrétaire +nulle part.»—Il comprit et n'en +parla plus.</p> + +<p class="p2">Les anciens évitaient le mot «mort»; ils +se servaient de synonymes.—Cicéron, pour +annoncer au Sénat la mort des complices de +Catilina, dit: «Ils ont vécu (<i>vixerunt</i>).»</p> + +<p>Ils avaient un autre mot très beau pour +exprimer la même idée—<i>defunctus</i>—quitte, +ayant payé sa dette.</p> + +<p>Malheureusement, la «pratique» s'est emparée +de ce mot—et l'a rendu vulgaire;—pour +conserver le mot et l'étymologie, je l'écris +<i>defunct</i>, comme on l'écrivait autrefois.</p> + +<p>Quant à <i>feu</i>, on a voulu le tirer du celtique—puis +de <i>felix</i>, heureux, puis de <i>fatum</i>, destin;—il +est plus simple et plus vrai de le +tirer du latin <i>fuit</i>,—il fut.</p> + +<p>Les étymologistes se sont livrés à de curieux +excès.—On sait que Ménage tirait <i>alfana</i> d'<i>equus</i>.</p> + +<p>On a tiré haricot de <i>fistula</i> par le procédé +que voici:</p> + +<p><i>Fistula</i>—<i>fistularis</i>—<i>fistularicus</i>;—retranchez +<i>fistul</i> vous aurez <i>aricus</i>—haricot.</p> + +<p>De même <i>Babet</i> vient de Ludovicus par ce +procédé analogue: +<span class="pagenum"><a name="Page_224" id="Page_224">224</a></span></p> + +<p>Ludovicus—Louis—Louise—Lise—Élisa—Élisabeth—Lisbet—Babet.</p> + +<p>L'expression—<i>n'est plus</i>—est surtout +claire et vraie.</p> + +<p class="p2">Les vieux boivent la lie de leur vie;—pardonnez-leur +de faire un peu la grimace.</p> + +<p class="p2">Pendant que tu roules entre tes doigts, pour +la friser, cette boucle de cheveux, elle devient +blanche.</p> + +<p>Chaque fois que je te baise la main en te quittant, +en disant: «A demain!» c'est un prélude +à l'éternel adieu, qui n'aura pas de lendemain.</p> + +<p class="p2">La Providence, dans son extrême bonté, +rend souvent les vieillards exigeants, égoïstes, +radoteurs, ennuyeux, maussades, envieux de +la jeunesse et sévères pour les fautes qu'ils ne +peuvent plus commettre.</p> + +<p>C'est autant de consolations efficaces préparées +pour ceux qui leur survivront—et +qui laisseront à leur tour les mêmes consolations.</p> + +<p class="p4"><span class="pagenum"><a name="Page_225" id="Page_225">225</a></span></p> + +<h2>L'AFFAIRE BOULANGER.—LE CENTENAIRE</h2> + +<h3 class="p2">I</h3> + +<h4>L'AFFAIRE BOULANGER</h4> + +<p>Je n'essayerai pas de cacher à mes lecteurs +que je me trouve dans un assez singulier embarras.</p> + +<p>Pendant l'instruction laborieuse faite pour +le procès du général Boulanger, beaucoup de +gens ont été mandés, interrogés, ont eu leurs +tiroirs forcés, leurs papiers indiscrètement +feuilletés et emportés qui n'étaient peut-être +pas aussi exposés aux soupçons de la justice +que je le suis en ce moment.</p> + +<p>Je ne sais si vous vous rappelez que, dans le +numéro 9 de la <i>Grande Revue</i>, paru le 10 mars, +je vous disais:</p> + +<p>«Nos soi-disant républicains ne sont +qu'une misérable et ridicule parodie de ceux +<span class="pagenum"><a name="Page_226" id="Page_226">226</a></span> +qu'ils proclament leurs ancêtres, leurs maîtres +et leurs modèles.</p> + +<p>»Ces grands hommes d'alors, lorsque, au +nom de la liberté, ils se disputaient le despotisme, +n'hésitaient pas à s'entre-guillotiner.—Je +sais bien que certains de nos grands +hommes d'aujourd'hui qui ont fait leurs +preuves comme membres ou partisans de la +Commune ne détesteraient pas cet expédient, +mais ils sont arrêtés par un scrupule: c'est +que, pour demander la tête de ses adversaires, +il faut mettre la sienne au jeu,—la méchanceté +ne manquerait pas, mais le tempérament +manque tout à fait.»</p> + +<p>Or, le 19 avril suivant, dans un banquet à +Saint-Denis, le citoyen Naquet a lu, comme +régal, une lettre du général Boulanger adressée +de Bruxelles à ses «amis de Saint-Denis».</p> + +<p>Et, dans cette lettre, il est dit:</p> + +<p>«Quant à la Terreur, ils se bornent à la parodie +en miniature,—ils n'oublient pas cette +leçon de l'histoire que, lorsqu'on fait tomber +des têtes, on risque fort de perdre la sienne, +et ils ne sont pas désireux de faire de leur +tête un enjeu;—c'était bon pour les hommes +de la Convention.»</p> + +<p>Ne suis-je pas exposé à ce que M. de Beaurepaire +<span class="pagenum"><a name="Page_227" id="Page_227">227</a></span> +me soupçonne de faire les discours +et les lettres de M. Boulanger?—envoie +fouiller mes papiers et m'invite à aller causer +un brin au Luxembourg?</p> + +<p>Je ne le connais pas et ne puis apprécier +l'agrément que me pourrait donner cette entrevue +en tout autre temps, mais, en ce moment +de la magnifique explosion du printemps dans +mon jardin, au moment où les camélias donnent +leurs dernières fleurs pour faire humblement +place aux roses, au moment où, d'un arbre +à l'autre, s'étendent les guirlandes parfumées +des glycines et des chèvrefeuilles, au moment +où l'aponogéton couvre l'eau de ses coquillages +blancs et noirs doucement odorants, au +moment où comme disait le charmant chansonnier, +mon ami Bérat:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i2"><i>Ça sent bon dans la plaine,</i></p> +<p><i>Deux à deux v'là qu'on s'y promène;</i></p> +<p class="i1"><i>Les amours ont déjà r'pris,</i></p> +<p><i>L'rossignol chante toutes les nuits,</i></p> +<p class="i4"><i>Dans les nids,</i></p> +<p class="i4"><i>Y a des petits.</i></p> +</div></div> + +<p>Je ferais une résistance sérieuse au voyage, +je serais malade, vieux, etc.</p> + +<p>Et, comme dit une de mes petites-filles, +quand j'élude pour cette raison ou sous ce +<span class="pagenum"><a name="Page_228" id="Page_228">228</a></span> +prétexte quelque chose d'ennuyeux: «Voici +le grand-père qui va tirer son grand âge.»</p> + +<p>On a vu, par ces derniers temps, des gens +mandés, amenés, interrogés, ennuyés, fouillés, +pour des situations moins graves que celle où +je me trouve par ce malheureux petit morceau +de ma prose qui se trouve reproduit dans la +lettre de M. Boulanger.</p> + +<p>Mais je veux espérer que M. de Beaurepaire +se contentera de recevoir par écrit et de Saint-Raphaël +les renseignements, explications, +éclaircissements, révélations et même humbles +avis de son serviteur.—Je vais lui dire tout +ce que je sais et tout ce que je pense, non pas +de M. Boulanger, mais de l'affaire Boulanger,—car +celui-ci y est personnellement pour peu +de chose; je ne le connais pas, je n'en veux +pas, mais je ne lui en veux pas, convaincu +comme je le suis que ce n'est pas sa faute,—et, +si j'allais à Bruxelles, ce ne serait certainement +pas pour le voir. J'aurai soin que ces +quelques pages soient mises sous les yeux de +M. de Beaurepaire.</p> + +<p>Quant aux dix lignes qui se trouvent dans +mon article et dans la lettre du brav'général—la +pensée qu'elles expriment est si vraie, je le +maintiens, qu'elle a pu le frapper comme moi, +quoique après moi;—et, d'ailleurs, on admettra +<span class="pagenum"><a name="Page_229" id="Page_229">229</a></span> +facilement que, depuis qu'il est à Bruxelles, +il ait pour se distraire nourri son esprit et endormi +ses ennuis par de bonnes lectures—et +que ce passage lui ait paru exprimer congrûment +une idée qu'il aurait pu avoir.</p> + +<p>Permettez-moi de vous dire qu'il est puéril +et même un peu ridicule, pour un procès entre +républicains, de chercher, de colliger, d'inventer +au besoin des «preuves», des révélations, +etc. Vous vous jetez tout à fait hors des +traditions que vous ont laissées vos maîtres, +vos modèles et les saints de votre calendrier.</p> + +<p>Un seul des membres de la Chambre des députés +a conservé le dépôt de ces traditions;—est-ce +Félix Pyat,—héros de la commune,—que, +pour le comparer à Achille, on a dû +choisir une des épithètes qu'Homère donne au +fils de Pelée: «Achille aux pieds légers.»</p> + +<p class="poem">Ποδας οχυς Αχιλλευς +[Podas ochus Achilleus]</p> + +<p>Est-ce le vieux Madier-Montjau?—Un des +deux a récemment ramené le parti soi-disant +républicain à ces traditions trop oubliées:</p> + +<p>«Quand un homme gêne on le supprime.»</p> + +<p>Au fond, c'est ce que vous voulez faire; mais +pourquoi tant de détours et de fioritures?</p> + +<p>Jean-Jacques Rousseau, auquel votre parti +vient de faire l'injure d'une statue, tandis que, +<span class="pagenum"><a name="Page_230" id="Page_230">230</a></span> +si on l'avait lu et compris, vos ancêtres, s'il eût +vécu de leur temps, n'eussent pas manqué de +le guillotiner.</p> + +<p>Jean-Jacques Rousseau a dit:</p> + +<p>«Il n'y a pas de gouvernement si sujet aux +guerres civiles et aux agitations intestines que +le démocratique, parce qu'il n'y en a aucun +qui tende si fortement et si continuellement à +changer de forme.»</p> + +<p>Et Diderot, que vous allez déranger sottement +pour le mettre au Panthéon, et pour +lequel également il n'y eût pas eu assez de lanternes +pour l'accrocher, si on l'avait lu et +compris, vous dit franchement que, en République, +la popularité est un crime.</p> + +<p>«Comme le peuple n'est pas aimable, +dit-il dans l'<i>Encyclopédie</i>, il faut supposer un +but intéressé à ceux qui le caressent.»</p> + +<p>«Les tyrans les plus odieux qui ont opprimé +Rome ne manquaient pas de se rendre populaires +par les assemblées, les spectacles et les +libéralités folles.»</p> + +<p>Il n'y a pas de République possible sans +«l'ostracisme»; pour maintenir la République, +il faut pouvoir exiler Aristide, parce que ça +ennuie de l'entendre appeler le Juste; Alcibiade +parce qu'il a coupé la queue à son chien, +et fait périr Socrate sans savoir pourquoi.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_231" id="Page_231">231</a></span> +Jusque-là, vous alliez assez bien,—vous vous +étiez naturellement et fatalement, au nom de +la liberté, avancé vers le despotisme le plus +insolent;—vous combattez le suffrage universel, +qui est le fondement et le prétexte de +votre gouvernement; vous attaquez la liberté +de la presse,—l'arche sainte quand vous +n'étiez pas au pouvoir et quand vous vous en +serviez; vous êtes comme des acrobates et funambules +qui scieraient la corde sur laquelle +ils dansent et font leurs tours.</p> + +<p>Mais voici que tout à coup vous devenez +timides, et, au lieu de «supprimer», vous +chicanez, vous faites des procès qui vous +perdent si vous les perdez, qui achèvent de +vous couvrir de honte et de ridicule si vous +les gagnez.</p> + +<p>Mon Dieu! pourvu que le brav'général ne +mette pas cette phrase-là dans une de ses +lettres.</p> + +<p>A Atticus Naquet!</p> + +<p>Si cependant vous persévérez dans la voie +où vous vous êtes engagés, je vais, même dans +cette voie, vous donner des avis utiles, mais à +condition que vous ne me dérangerez pas.</p> + +<p>Vous avez bien inutilement dérangé, ennuyé, +troublé, «embêté», beaucoup de témoins qui +n'avaient rien vu, de complices qui ne savaient +<span class="pagenum"><a name="Page_232" id="Page_232">232</a></span> +rien ou ne voulaient rien dire, et auxquels +vous avez donné deux fois le temps de brûler +ou de mettre en sûreté les papiers, «pièces», +etc., qui pouvaient les trahir.—Vous avez +fait jaser des cochers, des passants et des portières—et, +par une étourderie ou par un vertige +étrange, vous avez oublié ou négligé les +vrais coupables.</p> + +<p>Je ne dirai pas les complices du brav'général, +mais les vrais coupables; car c'est lui qui +n'est que leur complice et qui n'a droit dans la +répression qu'à un rang tout à fait subalterne.</p> + +<p>Ces vrais coupables, je vais vous les révéler, +vous les dénoncer; mais il est bien convenu +que vous me laisserez tranquille à mes roses +et à mon bateau.</p> + +<p>Un de vos principaux chefs d'accusation +contre le général Boulanger est la «tentative +d'embauchage de l'armée».</p> + +<p>Eh bien, oui, il y a eu tentative d'embauchage +et tentative suivie d'effet.</p> + +<p>Mais cette tentative a été commise par les +groupes, par le tas de farceurs qui ont formé +un ministère dans lequel ils l'ont fait entrer.—Je +ne vous dis pas leurs noms, parce que je +ne charge pas ma mémoire des noms de ces +gens-là;—mais il vous sera facile de les retrouver.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_233" id="Page_233">233</a></span> +Ce sont ceux qui, pensant avoir besoin d'un +«sabre», ont appelé à eux un général auquel, +je l'ai déjà dit, il n'a peut-être manqué que +les occasions, mais à qui elles ont tout à fait +manqué, pour sortir de la foule des généraux. +Un nom sans passé, sans illustration, et ils +l'ont choisi exprès dans ces conditions, parce +qu'un nom plus éclatant par lui-même, Mac-Mahon, +Galliffet, le vieux Canrobert, etc., ou +n'auraient pas voulu de l'association, ou n'auraient +pas fait espérer d'être un instrument +aussi docile, aussi dévoué, aussi obéissant.</p> + +<p>Une fois leur homme choisi, ils l'ont traité +comme un ballon, comme un pantin de baudruche; +ils lui ont appliqué un chalumeau, et +se sont mis à souffler de tous leurs poumons +pour l'enfler et le grossir; ils lui ont permis, +en l'aidant même, de capter la faveur des soldats +des chambrées par toutes sortes de menues +concessions, de flatteries, et de «douceurs».</p> + +<p>C'est là qu'il y a eu embauchage, embauchage +du général par ses coministres, embauchage +des soldats par le général et surtout +par lesdits coministres.</p> + +<p>Voilà les vrais coupables, et je n'ai pas ouï +dire que vous vous soyez jusqu'ici adressé à +eux.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_234" id="Page_234">234</a></span> +Complices aussi ceux qui l'ont accusé, attaqué +maladroitement et sottement: les Floquet, +les Freycinet, les Lockroy, gens plus +récents dont je n'ai pas encore oublié les +noms.</p> + +<p>Complice, ce grotesque Jacques qu'ils ont +opposé au brav'général, autre pantin de baudruche +qu'ils ont en vain soufflé de leurs poumons +fatigués, et qui n'a pu se dilater et grossir +suffisamment.</p> + +<p>Complice, ce M. Antoine, qui va discourir et +pérorer dans les départements.</p> + +<p>Complice, la majorité de la Chambre des +députés.</p> + +<p>Complice, vous aussi, monsieur le procureur +général, qui me semblez conduire l'affaire +avec plus de passion ou plus de complaisance +que de sagacité et de savoir-faire.</p> + +<p>Voilà les vrais auteurs, les vrais coupables. +J'espère que vous me saurez gré de vous avoir +ainsi éclairé.</p> + +<p>Vous savez maintenant tout ce que je sais sur +cette affaire; je ne vous en dirais pas davantage +au Luxembourg.</p> + +<p>Si j'apprends quelque autre chose et du +nouveau, je m'empresserai de vous le communiquer.</p> + +<p>Je suis, monsieur le procureur, avec +<span class="pagenum"><a name="Page_235" id="Page_235">235</a></span> +tous les sentiments que l'on a au bas d'une +lettre,</p> + +<p class="right">Votre serviteur,<br /> +A. K.</p> + +<h3 class="p2">II</h3> + +<h4>LE CENTENAIRE DE 1789</h4> + +<p>Vous mentez!</p> + +<p>Ce n'est pas le centenaire de 1789 que vous +voulez célébrer.</p> + +<p>C'est le centenaire de 1792 et de 1793 que +vous voulez fêter, en en rappelant les traditions, +en en renouvelant et continuant les criminelles +et monstrueuses folies. Vous mentez, +et je vais le prouver, non aux soi-disant républicains, +qui le savent aussi bien que moi, mais +aux naïfs, aux crédules, aux ignorants, aux +jobards qui se laissent endoctriner et atteler +au cheval de Troie, <i>machina fœta armis</i>, +qu'ils traîneront dans la ville pour achever de +la ruiner.</p> + +<p>Louis XIV, Louis le Grand, le plus despote +des rois et le plus égoïste des hommes, possédait +une faculté de premier ordre pour un +roi, «la science du choix»;—il se trouvait +lui-même trop grand pour avoir à craindre +<span class="pagenum"><a name="Page_236" id="Page_236">236</a></span> +d'approcher de lui les grands hommes qu'il +avait la conscience de toujours surpasser ou +plutôt qu'il absorbait comme des rayons à +ajouter à son soleil, auquel ils appartenaient;—en +dehors de cela, il «aimait la guerre», +comme il se le reprocha en mourant;—amour +singulier pour la guerre, dont il n'avait ni la +science, ni les instincts, ni le tempérament;—personne +n'était moins guerrier,—mais +c'était une occasion, un piédestal pour recevoir +des louanges dont il était insatiable, louanges +qu'il prenait tellement au sérieux qu'il avait +fini par se croire lui-même un héros.</p> + +<p>La France était à lui et aussi les hommes de +la France, et le sang et l'argent de ces hommes +tout lui appartenait, et il ne croyait en devoir +compte à personne.</p> + +<p>Sur la fin de sa vie, il l'avait tellement épuisée +qu'il fut un moment obligé de faire négocier +trente-deux millions de billets pour se +procurer huit millions en espèces;—dans son +règne il avait dépensé dix-huit milliards.—Il +laissa la France endettée de quatre milliards +cinq cents millions; ajoutez le scandale de ses +amours effrontément publiques et ruineuses +pour le pays. C'était le despotisme sous la forme +la plus cruelle, la plus dangereuse, la plus intolérable.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_237" id="Page_237">237</a></span> +Le peuple français ne bougea pas.</p> + +<p>Louis XV le <i>Bien-Aimé</i>, s'amusait davantage, +quoique avec moins de faste, mais sans +plus d'économie, et, quant à ses amours, il descendit +graduellement jusqu'à la crapule.—La +France subit de grandes humiliations en rendant +toutes ses conquêtes par le second traité +de paix d'Aix-la-Chapelle, par la sanglante +défaite de Forbach et la guerre de Sept ans, +par le traité de Paris, qui céda le Canada à +l'Angleterre.</p> + +<p>Le peuple français ne bougea pas.</p> + +<p>Les parlements ayant risqué des réprimandes +furent simplement exilées et supprimées.</p> + +<p>Le duc de Berry monte sur le trône sous le +nom de Louis XVI. Il refuse le don onéreux du +joyeux avènement, de même que sa femme +«la ceinture de la reine»; il supprime une +partie de sa maison militaire,—fait disparaître +tout le faste de la royauté, restreint ses +dépenses personnelles à des actes de bienfaisance, +abolit la torture,—supprime les lettres +de cachet, délivre les prisonniers de la Bastille,—rappelle +les parlements, met au ministère +les hommes que lui désigne l'opinion +publique—entre autres deux hommes éminents +par la science, par l'honnêteté, par les +<span class="pagenum"><a name="Page_238" id="Page_238">238</a></span> +mœurs, par le caractère: Malesherbes et Turgot;—crée +la Caisse d'escompte. La France +se trouvait en face d'un déficit qui datait des +règnes précédents et s'élevant à cinquante-cinq +millions,—chiffre qui ferait lever les +épaules à nos maîtres d'aujourd'hui. Il +cherche, demande et accepte des conseils. +A cet effet, il convoque les États généraux. +Les députés envoyés à Paris arrivent avec des +cahiers imposés par leurs commettants; tous +ces cahiers, sans exception, veulent la monarchie +héréditaire et l'inviolabilité du roi.</p> + +<p>Dans la nuit du 4 août 1789,—la noblesse et +le clergé renoncent à leurs droits et privilèges—et +Louis XVI est déclaré à l'unanimité—«restaurateur +de la liberté de la France.»</p> + +<p>C'était une immense révolution que celle qui +avait lieu dans le gouvernement, dans les +mœurs, dans la liberté,—comparée aux deux +règnes précédents; c'était bien au delà de ce +qu'on avait pu espérer, même désirer: +c'était l'entrée dans une ère nouvelle—d'égalité, +de liberté, d'amour du peuple,—d'économie, +de prospérité. La sagesse, le bon +sens, la justice étaient d'arrêter là—et d'attendre +de l'avenir les progrès peut-être désirables, +mais non encore définis qu'on pourrait +désirer.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_239" id="Page_239">239</a></span> +Mais l'audace qu'on n'avait pas eue contre le +despotisme humiliant, contre les scandales ruineux, +se montra contre un roi honnête, vertueux, +ami du peuple—qui avait eu l'imprudence +de dire, un jour d'émeute: «Je ne consentirai +jamais à ce qu'une goutte de sang +français coule pour ma défense.» Alors on +l'attaqua.</p> + +<p>C'était bête, c'était lâche,—deux des éléments +constitutifs de la cruauté.</p> + +<p>Cela rappelle un vaudeville joué autrefois +par le célèbre acteur Potier—<i>les Inconvénients +de la diligence</i>.—Un voleur a établi à +un tournant de la route trois manches à balai +fichés en terre et coiffés d'un vieux chapeau, +vêtus d'une vieille capote et armés d'un bâton +étendu comme un fusil en joue. Cela fait, il +arrête la diligence qui passe le soir, et les +voyageurs, effrayés par le nombre des agresseurs, +n'opposent pas une inutile et dangereuse +résistance,—Potier tombe la face à +terre devant un des manches à balai—et sans +oser relever la tête lui dit:</p> + +<p>—Monsieur le voleur, honorable voleur, ne +me tuez pas, ne me faites pas de mal, je ne +pense même pas à me défendre; voici ma +montre; c'est un bréguet que je vous recommande; +je la monte tous les soirs à neuf +<span class="pagenum"><a name="Page_240" id="Page_240">240</a></span> +heures; elle n'avance ni ne retarde pas d'une +minute en six mois; vous en serez content. +Voulez-vous mon habit, voulez-vous ma culotte?</p> + +<p>Mais, comme la main offrant la bourse et la +montre ne sent pas une autre main qui les +prenne, il lève la tête, regarde l'ennemi et +s'aperçoit de sa supercherie;—alors il se relève +furieux, tombe sur le mannequin à coups +de parapluie. Ah! coquin! ah! voleur! tu n'es +qu'un mannequin?—Je vais t'arranger, tu sauras +que tu as affaire à M. Prud'homme, je ne +suis pas quelqu'un qu'on effraye—et, en s'adressant +à moi, on trouve à qui parler.</p> + +<p>Les coquins, les bavards, les ambitieux, les +avides persuadèrent à la populace qu'elle était +le peuple, et que ce peuple avait héroïquement +pris et détruit la Bastille, laquelle n'existait +plus depuis treize ans, c'est-à-dire depuis que +le roi et Malesherbes avaient ouvert les portes +aux prisonniers et supprimé les lettres de cachet; +le bâtiment de la Bastille était non +défendu, mais gardé par quelques invalides qui +furent massacrés.</p> + +<p>Pendant ce temps, que faisait le roi?</p> + +<p>Il écrivait à un de ses amis:</p> + +<p>«Sous le gouvernement des rois qui m'ont +précédé, monsieur, des circonstances malheureuses +<span class="pagenum"><a name="Page_241" id="Page_241">241</a></span> +et imprévues ont formé la dette publique; +j'ai cherché tous les moyens de l'éteindre; +j'ai consulté les hommes qui joignirent +la théorie à la pratique; j'ai confié les +places administratives, en cette partie, aux +financiers les plus habiles: ils ne m'ont offert +pour remède que des emprunts, des impôts, +ou la banqueroute; des projets désastreux de +banque, ou des actes frauduleux... Ruiner +l'État ou pressurer le peuple, voilà tout +leur secret! Ce n'est pas ainsi que Sully +acquittait les dettes contractées par le bon +Henri, après une guerre longue et sanglante, +lorsque les forfaits de la Ligue, la +haine des catholiques et la méfiance des protestants +semblèrent ôter toute confiance. Sully +ne se borna point à de bizarres spéculations, +il méprisait les esprits systématiques: ce n'est +que dans l'économie qu'il trouvait des ressources. +Exciter l'industrie, protéger l'agriculture, +encourager le commerce: voilà toute sa +politique, toutes ses ressources et tous ses +moyens financiers. Je ne m'étonne plus si +mon aïeul, le grand Henri, que mon cœur +chérit et révère, avait acquis, par les services +de cet excellent ministre, le cœur des Français. +Henri était adoré, et cependant j'ose vous +assurer qu'il ne pouvait pas aimer le peuple +<span class="pagenum"><a name="Page_242" id="Page_242">242</a></span> +d'un amour plus tendre que celui que je porte +à tous mes sujets.»</p> + +<p>Il écrivait à Malesherbes:</p> + +<p>«Entouré, comme je le suis, d'hommes qui +ont intérêt à égarer mes principes, à empêcher +que l'opinion publique ne parvienne jusqu'à +moi, il est de la plus haute importance, pour +la prospérité de mon règne, que mes yeux se +reposent avec satisfaction sur quelques sages de +mon choix; que je puisse appeler les amis de +mon cœur, et qui m'avertissent de mes erreurs +avant qu'elles aient influé sur la destinée de +vingt-quatre millions d'hommes.</p> + +<p>»Mon cher Malesherbes, vous me demandez +votre retraite? Non, je ne vous l'accorderai +pas, vous êtes trop nécessaire à mon +service; et, quand vous aurez lu cette lettre +en entier, je connais assez votre âme sensible +pour ne pas croire que vous cesserez de me la +demander.</p> + +<p>»Vous balançâtes longtemps à venir respirer +à la cour un air qui convenait peu à la touchante +simplicité de vos mœurs; mais Turgot +vous fit entendre qu'il ne pouvait pas sans vous +opérer un bien durable: il vous décida, et je +l'en estimai davantage.</p> + +<p>»Vous avez commencé votre ministère avec +une vigueur qui ne contrariait pas mes principes: +<span class="pagenum"><a name="Page_243" id="Page_243">243</a></span> +on se plaignait des lettres de cachet, +dont votre prédécesseur disposait au gré de +ses favorites, et vous avez refusé d'en faire +usage. La Bastille regorgeait de prisonniers +qui, après plusieurs années de détention, ignoraient +quelquefois leurs crimes; et vous avez +rendu à la liberté tous les hommes à qui on +ne reprochait que d'avoir déplu à ces messieurs +en faveur, et tous les coupables qui +avaient été trop punis.</p> + +<p>»Temps plus heureux, le moment si cher à +mon cœur, où, bannissant une vaine pompe, +je n'aurai plus d'autre maison que les hommes +de bien, tels que vous, qui m'entourent; et +pour gardes les cœurs des Français.»</p> + +<p>Voyons maintenant comment, dans l'éducation +de son fils, il préparait un roi pour la +France.</p> + +<p>A l'instituteur du dauphin:</p> + +<p>«Vous avez à former le cœur, l'esprit et le +corps d'un enfant.</p> + +<p>»L'exemple, de sages conseils, des louanges +accordées avec art et des réprimandes toujours +faites avec douceur feront naître dans le cœur +de votre jeune élève la douce sensibilité, la +honte de la faute, l'envie de bien faire, une +louable émulation et le désir de plaire à son +instituteur.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_244" id="Page_244">244</a></span> +»Peu de livres, mais bien choisis; des livres +élémentaires, clairs, précis et méthodiques; +une aimable occupation qui ne fatigue point +la mémoire, qui excite la curiosité, donne le +goût de l'étude et l'amour du travail doivent +former bientôt l'esprit d'un enfant bien organisé, +docile et studieux.</p> + +<p>»Je ne serais pas fâché que mon fils s'occupât +d'un état mécanique dans les moments de +loisir ou pendant les récréations. Je sais bien +que certaines gens me blâment, qu'ils trouvent +plaisant de me voir joindre les instruments de +la serrurerie au sceptre des rois. Je tiens ce +goût de mes aïeux; un de nos sages philosophes +par excellence a fait mon apologie: +mon fils ne sera que trop tenté d'imiter un +jour ceux de ses ancêtres qui ne furent recommandables +que par des exploits guerriers. +La gloire militaire tourne la tête. Eh! quelle +gloire que celle qui répand des flots de sang +humain et ravage l'univers! Apprenez-lui, +avec Fénelon, que les princes pacifiques sont +les seuls dont les peuples conservent un religieux +souvenir. Le premier devoir d'un prince +est de rendre un peuple heureux: s'il sait être +roi, il saura toujours bien défendre le peuple +et sa couronne.</p> + +<p>»Il faut le familiariser avec nos bons auteurs +<span class="pagenum"><a name="Page_245" id="Page_245">245</a></span> +français, afin de développer dans ses facultés +intellectuelles cette pureté d'expression +que doit avoir, dans ses paroles et ses écrits, +un prince que tous les sujets auront droit un +jour de juger.</p> + +<p>»Ce n'est point des exploits d'Alexandre ni +de Charles XII dont il faut entretenir votre +élève: ces princes sont des météores qui ont +protégé le commerce, agrandi la sphère des +arts, enfin des rois tels qu'il les faut aux +peuples, et non tels que l'histoire se plaît à les +louer.</p> + +<p>»En attendant que votre jeune élève apprenne +l'art de régner, faites réfléchir sur lui +le miroir de la vérité sur tout ce qui peut lui +rappeler qu'il n'est au-dessus des autres +hommes que pour les rendre heureux.</p> + +<p>»Je me réserverai certains moments pour +apprendre à mon fils la géographie, bientôt les +premiers éléments de l'histoire lui seront développés, +nous déroulerons devant lui les +annales des peuples anciens et modernes.</p> + +<p>»Souvenez-vous de lui enseigner que c'est +lorsqu'on peut tout qu'il faut être très sobre +de son autorité. Les lois sont les colonnes du +trône: si on les viole, les peuples se croient +déliés de leurs engagements.»</p> + +<p>Il semble que Louis XVII eût été mieux +<span class="pagenum"><a name="Page_246" id="Page_246">246</a></span> +élevé pour être un grand et bon roi que ne +l'ont été MM. Ferry, Constans, Lockroy, +Rouvier, Freycinet, Tirard, Floquet, Laguerre, +Vergoin, sans compter la horde des affamés +qui se disputent les lambeaux de la France.</p> + +<p>On a guillotiné Louis XVI, sa femme et sa +sainte sœur, et on a fait mourir le dauphin de +misère dans une prison.</p> + +<p>Vous mentez!</p> + +<p>Ce n'est pas 1789, mais 1792 et 1793 que vous +voulez célébrer, rappeler et ramener, parce +que là seulement vous voyez satisfaction à vos +ambitions, à vos vanités, à vos appétits.</p> + +<p>Les gouvernements étrangers ne s'y trompent +pas et ne permettent pas à leurs ambassadeurs +d'assister à cette comédie, à cette +mascarade.</p> + +<p>Aujourd'hui, après un siècle de guerres +étrangères et intestines, après des pillages, +des ruines, des misères de tout genre, nous +sommes moins avancés dans la liberté que +nous l'étions après la nuit du 4 août.</p> + +<p>Si Louis XVI avait alors—et la France et +l'impartiale histoire peuvent lui reprocher +de ne pas l'avoir fait—si Louis XVI avait fait +pendre une demi-douzaine de scélérats et de +monstres et envoyé pérorer dans quelques +colonies une cinquantaine de bavards,—monstres +<span class="pagenum"><a name="Page_247" id="Page_247">247</a></span> +et bavards qui, plus tard, mais trop +tard, se sont entre guillotinés,—quelques-uns +se réservant pour l'antichambre de Napoléon!—Louis +XVI eût épargné à la France +neuf cent quatre-vingt-neuf mille huit cent +seize femmes, hommes, enfants, guillotinés, mitraillés, +noyés, massacrés avec des raffinements +de cruauté sauvage,—le pillage, le gaspillage +effréné de la fortune publique,—la banqueroute. +Il eût épargné les cinq millions de cadavres +français laissés sur les champs de bataille—et +deux invasions. Il nous eût épargné +la haine et la défiance de l'Europe dont +nous souffrons encore aujourd'hui.</p> + +<p>Combien eût été différent le sort de la +France si Louis XVI, finissant ses jours sur le +trône, eût laissé pour continuer son œuvre le +fils qu'il élevait si soigneusement pour le bonheur +de la France!</p> + +<p>En 1830, la Providence nous permit de renouer +le fil de la tradition et de repartir de +1789.</p> + +<p>Nous dûmes à cette phase heureuse dix-huit +années d'une prospérité, d'un éclat en +tous genres; dix-huit années dont on ne trouverait +peut-être pas l'équivalent dans toute notre +histoire,—la haine et la rancune de l'Europe +s'étaient calmées, presque effacées. Les Français +<span class="pagenum"><a name="Page_248" id="Page_248">248</a></span> + ont préféré une parodie de l'Empire avec +une troisième invasion et un nouvel isolement +de la France, puis une parodie de 1792 +et 1793. —C'est là que vous voulez en revenir, +car vous élevez des statues à Étienne Marcel, +assassin et traître qui allait livrer Paris à +Charles le Mauvais, lorsqu'il eût la tête fendue +par un bourgeois; à Danton, l'instigateur des +massacres de Septembre.—Mais, pour célébrer +justement, honnêtement, heureusement +le centenaire de 1789, c'est aux quatre +victimes assassinées,—Louis XVI, Marie-Antoinette, +Madame Elisabeth et le petit dauphin, +qu'il faudrait élever un monument national, +symbole de regrets et d'expiation. +C'est à Malesherbes, à Turgot qu'il faudrait +élever des statues. Il faudrait renouer encore +une fois le fil de la tradition de 1789.—Vous +avez encore cette belle, noble et surtout si +française famille d'Orléans; ses membres +n'ont aucun besoin de vous, ni comme fortune +ni comme illustration,—mais ils sont prêts à +se dévouer au salut de la France.</p> + +<p>Si j'avais l'honneur—ça s'appelle-t-il +encore comme cela—d'être député,—je +monterais à la tribune et je proposerais de +mettre aux voix cette motion;</p> + +<p>«Pas de mensonges, pas de quiproquos; +<span class="pagenum"><a name="Page_249" id="Page_249">249</a></span> +l'Assemblée nationale s'associe pleinement à +la célébration du centenaire de 1789,—c'est-à-dire +à l'abolition du despotisme, à l'extinction +des privilèges, à l'égalité devant la loi, +à la liberté dont Louis XVI fut unanimement +déclaré le restaurateur. Mais, en même temps, +elle affirme son horreur et son mépris pour +les cruautés et les folies de 1792 et de 1793.»</p> + +<p>Il serait curieux et instructif pour les +électeurs de voir ceux qui se dérobaient +à ce vote.</p> + +<p class="p4"><span class="pagenum"><a name="Page_250" id="Page_250">250</a></span></p> + +<h2>LES PRIX DE BEAUTÉ</h2> + +<p class="p2">A Vienne, à Spa, à Turin, à Nice, on vient +de décerner des prix de beauté.</p> + +<p>Quelques doutes se sont élevés à ce sujet +dans mon esprit;—je vais vous les dire,—peut-être +quelqu'un pourra les dissiper.</p> + +<p>Quels sont—quels peuvent être les juges? +quelles garanties aura-t-on de leur compétence, +de leur goût, de leur équité, de leur +incorruptibilité?</p> + +<p>Ils sont assez rares, les hommes qui se connaissent +véritablement en beauté féminine.—Combien +savent par la pensée séparer une +femme de sa parure, et ne pas trouver plus +jolie que les autres celle qui est la plus «à la +mode».</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_251" id="Page_251">251</a></span> +Dans le fameux jugement de Pâris, qui eut +pour résultat la ruine de Troie, l'<i>Iliade</i>, +l'<i>Odyssée</i> et l'<i>Énéide</i>,—Vénus, malgré sa +supériorité sur Junon et Pallas,—eut des +doutes au dernier moment, et ne dédaigna +pas de corrompre Pâris en lui promettant +Hélène!</p> + +<p>Les concurrentes—quelles diablesses de +femmes peuvent êtres ces concurrentes?—se +présenteront-elles aux yeux des juges en +grande toilette, ou telles que la peinture nous +a si souvent représenté les trois déesses,—seul +costume convenable pour un jugement +sérieux.—Si les candidates sont vêtues, il ne +s'agit plus que du visage, et la tête n'est en +hauteur que la septième partie d'une femme +bien proportionnée;—si elles sont nues, +comme fit la princesse Borghèse devant +Canova, laissant la pudeur pour éterniser la +beauté, les juges conserveront-ils leur sang-froid?</p> + +<p>Les concurrentes elles-mêmes ont-elles des +idées suffisamment justes et arrêtées sur les +charmes qu'elles apportent au combat? Je +soupçonne les femmes de ne pas entendre +grand'chose à leur propre beauté.—Autrement +permettraient-elles à des modes +absurdes—tantôt de leur faire les bras plus +<span class="pagenum"><a name="Page_252" id="Page_252">252</a></span> +gros que la taille, les <i>manches à gigot</i>; tantôt +de leur mettre, par les hautes coiffures, les +visage au milieu du corps; tantôt de leur faire +un gros ventre—ou un gros derrière, que la +mode vient placer à sa fantaisie parfois au +milieu du dos?</p> + +<p>Combien mourraient désespérées dans la +nuit si, en se déshabillant le soir telles se +trouvaient construites comme elles se sont +évertuées à le faire le jour!</p> + +<p>Les femmes se scandalisent sans cesse des +succès qu'obtiennent auprès des hommes certaines +femmes qu'elles déclarent des «laiderons».</p> + +<p>C'est qu'il faut diviser la beauté en deux +espèces très souvent fort différentes.</p> + +<p>Il y a la beauté qui se prouve—et la beauté +qui s'éprouve.</p> + +<p>La première a des règles fixes souvent imaginées +et pour le moins consacrées par les +arts;—c'est une question, ou plutôt une +grammaire, une syntaxe qui dit inflexiblement +comment on doit avoir le front, le nez, +les yeux, les hanches, les jambes, les +mains, etc.</p> + +<p>Mais tout cela réuni peut laisser celles qui +le possèdent manquer d'un don qui l'emporte +victorieusement sur cette réunion:—c'est le +<span class="pagenum"><a name="Page_253" id="Page_253">253</a></span> +charme,—et c'est ce qui constitue la seconde, +c'est-à-dire la beauté qui s'éprouve, qui émeut, +qui trouble, qui fascine.</p> + +<p>La beauté, qui se prouve et dont les conditions +peuvent changer et changent très souvent, +exige un petit front, un petit nez droit; +elle fixe la dimension et la forme légale des +yeux, mais elle ne tient pas compte du +regard.</p> + +<p>Or les yeux sont des fenêtres où viennent +se montrer l'âme et l'esprit.—Que deviendraient +les plus grandes, les plus belles, les +plus correctes fenêtres s'il ne s'y montrait +personne?</p> + +<p>A propos du nez, parlerons-nous du petit +nez retroussé de Roxelane, qui changea les lois +d'un empire?</p> + +<p>Le soulier de Rodolphe ne la portera-t-il +pas sur le trône?</p> + +<p>Les femmes ne croiront jamais qu'on puisse +avoir les yeux trop grands, la bouche et +les pieds trop petits, la taille trop menue.</p> + +<p>Le plus sûr encore pour elles, c'est de juger +de leur propre beauté par le succès qu'elles +obtiennent sur les hommes qu'elles ont attirés; +mais, là encore, elles peuvent se tromper:—les +hommes, dans leurs préférences, se soumettent +aussi à la mode.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_254" id="Page_254">254</a></span> +J'ai vu, dans le cours relativement restreint +de ma vie, les femmes maigres et vertes à la +mode, et une noble Italienne, qui portait à +l'excès ces deux dons, être entourée, comblée +d'hommages pendant dix ans;—puis les +femmes maigres et vertes ont été remplacées +par les beautés plantureuses et colorées de +Rubens. J'ai vu les cheveux roux honnis +d'abord, puis ensuite adorés au point de faire +gâter les plus belles chevelures noires, brunes +ou blondes par des teintures vénéneuses.—J'ai +vu plus d'une fois telle femme médiocrement +et même point du tout belle, mais se +déclarant elle-même, s'établissant, s'installant +jolie femme et disant: «Nous autres jolies +femmes,» et, au besoin, se plaignant «du don +funeste de la beauté», qui expose les jolies +femmes à tant de périls, être entourée, courtisée +préférablement à d'autres réellement +belles ou jolies, à peu près comme les fermières +mettent un faux œuf, un œuf de +plâtre, dans le nid où elles veulent que leurs +poules aillent pondre.</p> + +<p>Un autre point qui abuse certaines femmes: +telle vous dira, avec une mine hypocritement +fâchée: «Mon Dieu que les hommes sont ennuyeux, +<i>on</i> ne peut se montrer dans la rue +sans être «dévisagée» et suivie!</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_255" id="Page_255">255</a></span> +Mais, ma chère petite,—tu te glorifies de +ce qui te devrait te faire rougir de honte,—regarde +cette autre femme bien plus belle que +toi qui n'est guère regardée ni surtout suivie;—eh +bien, les hommes ne «l'ennuient» pas, ne +la «dévisagent» pas, de même qu'elle est +moins entourée que toi dans un salon.—Prends +garde, examine, surveille, au besoin +modifie tes «toilettes», ta démarche, tes attitudes, +tes airs de tête,—il y a là quelque +chose à corriger;—ces hommes si +«ennuyeux» ne veulent pas perdre leur temps +ni «payer trop cher». Quand ils suivent une +femme dans la rue, c'est qu'elle a le malheur +de leur inspirer la pensée que ce genre d'attaque +peut réussir—et les mener à un but +qui n'a pas de quoi t'enorgueillir;—combien, +même au salon, doivent ce qu'elles croient un +succès à une apparence de facilité,—tandis +que cette femme que tu vois moins entourée, +jamais suivie dans la rue doit ce que tu crois +un abandon, une infériorité, une défaite à la +parfaite correction, à la sévérité de son costume, +de sa démarche, de ses attitudes, de ses +airs de tête, de ses regards;—sa longue jupe +tombe sur ses pieds à plis lourds et inflexibles +comme du plomb—et ne permet pas à l'imagination +de se figurer ces plis dans un autre +<span class="pagenum"><a name="Page_256" id="Page_256">256</a></span> +sens que la perpendiculaire; ses vêtements +semblent rigoureusement attachés à sa personne +comme les plumes à l'oiseau,—tandis +que, pour toi, il semble que la moindre brise, +peut-être même le vent d'un soupir, peut déranger +les plis de ta robe, les agiter, les rendre +transversaux, les chiffonner.</p> + +<p>Il y avait autrefois un usage général que +quelques-unes seulement aujourd'hui conservent; +c'était de ne paraître dans la rue, à +la promenade et dans les lieux publics que +modestement, simplement, austèrement vêtues—presque +sous le domino du bal masqué,—de +passer inaperçue;—on laissait les +triomphes de la rue aux filles qui n'ont pas de +salons.</p> + +<p>Il en est aujourd'hui beaucoup trop qui, +voyant leurs salons abandonnés pour les +cercles, elles-même délaissées pour les «filles», +ont voulu engager le combat et aller braver et +vaincre leur indignes rivales là où elles pouvaient +les rencontrer;—de là à s'enquérir +de la modiste de telle courtisane, de la couturière +de telle «impure» dont elles savent les +noms et la demeure; de là à imiter leurs costumes +et, par une pente insensible, leurs +allures, il n'y avait que quelques pas qu'elles +ont vite franchis.—Et tout cela pour se faire +<span class="pagenum"><a name="Page_257" id="Page_257">257</a></span> +battre, car, comme filles, elles sont toujours +moins filles que les vraies filles;—très peu +même peuvent lutter de luxe avec elles, car +une «honnête femme» ne peut guère ruiner +que son mari et, à la rigueur, un amant,—tandis +que les filles ruinent le public;—elles +n'ont pas compris, elles ne comprennent pas +que c'était en sens contraire qu'il fallait engager +la lutte, qu'il fallait être «autres», ce +grand charme! qu'il fallait rendre leurs +salons plus rigoureux, plus fermés, plus solennels, +et elles-mêmes plus sévères, plus +majestueuses, plus imposantes et rester et être +plus que jamais d'une autre espèce, presque +d'un autre sexe que les filles,—redevenir les +grandes justicières de la société,—faire comprendre +que, pour leur plaire, il ne suffit pas +d'être riche, habillée à la mode, d'être «chic», +mais que leurs préférences sont absolument +réservées aux plus braves, aux plus spirituels +aux plus distingués, aux plus respectueux... +en public.</p> + +<p>Je parlais de salons fermés,—c'est-à-dire +de salons où il faut, pour y être admis, remplir +certaines conditions;—aujourd'hui, sauf +quelques rares exceptions,—on veut la foule—la +publicité; on a soin d'inviter des journalistes +pour qu'ils entretiennent leurs lecteurs +<span class="pagenum"><a name="Page_258" id="Page_258">258</a></span> +des magnificences, des splendeurs, de tel +dîner, de telle soirée, de tel bal.</p> + +<p>Avec le «menu» du dîner—la parure des +femmes, on les flatte, on les cajole pour avoir +un «bon article», sauf à dire ensuite: +«Mon Dieu, que ces journaux sont insupportables!»</p> + +<p class="p2">Un homme était éperdument amoureux +d'une femme douée de cette puissance, de +ce charme magnétique, plus triomphant que +les plus rares et les plus incontestables +beautés;—une autre femme scandalisée de +cette influence que naturellement elle ne pouvait +sentir ni comprendre, lui dit: «Mais, +enfin, elle n'est pas jolie.—Peut-être, +répondit l'amoureux, mais elle est pire.»</p> + +<p class="p2">Il est un autre genre, sinon de beauté, du +moins de puissance tout à fait relative,—c'est +d'être «autre». Eûtes-vous, Madame, toutes +les perfections de formes, d'élégance, de teint, +d'expression; fûtes-vous Vénus elle-même, il +est un succès que vous ne pouvez atteindre, +c'est d'être une autre,—et vous risquez fort +d'être vaincue par une femme qui n'aura que +ce seul avantage,—fût-elle d'une figure médiocre +et même laide.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_259" id="Page_259">259</a></span> +Quelques femmes cependant—mais très +rares—ont le don de se métamorphoser d'un +jour ou d'une heure à l'autre, de n'être jamais +la même, de composer d'une seule femme un +harem complet; mais ne croyez pas que ce +don-là, peu prodigué par la Providence, se +puisse obtenir en se déguisant, en se métamorphosant;—non, +il est natif, naturel et +dépend plus du caractère, du tempérament +que des conditions extérieures;—il ne suffit +pas cependant d'être capricieuse, quoique +cela n'y nuise pas.</p> + +<p class="p2">A propos de se déguiser, une preuve: les +femmes n'entendent pas toujours grand'chose +à leur propre beauté, c'est l'adoption immédiate +et universelle dans le monde entier de +telle ou telle forme de vêtements, de coiffures, +de chaussures, de telle ou telle couleur;—formes +et couleurs qui rompent follement les +harmonies, qui tiennent une si grande place +dans la beauté.</p> + +<p class="p2">Ce n'est pas d'aujourd'hui ni même d'hier que +date la mode des cheveux rouges, mode intermittente; +car cette couleur a été, à certaines +époques, méprisée, haïe, proscrite.</p> + +<p>Nous la voyons admise du temps de <i>Martial</i>! +<span class="pagenum"><a name="Page_260" id="Page_260">260</a></span> +qui envoie un <i>savon</i> à une belle Romaine en +lui disant:</p> + +<p>«Recevez ce savon; son écume mordante +allume et rougit la chevelure des Teutones, +et rendra la vôtre plus belle encore que celle +des captives de ce pays.»</p> + +<p class="poem"><i>Caustic Teutanicos accendit spuma capillos.</i></p> + +<p>Juvénal nous montre Messaline—préférant +un grabat au lit impérial, s'en allant +la nuit cachant ses cheveux noirs sous une +perruque jaune.</p> + +<p class="poem"><i>Nigrum flavo crinem abscondante</i></p> + +<p>A une époque où sévissait dans sa plus +grande intensité la mode des cheveux rouges, +où tant de femmes gâtaient et perdaient de +belles chevelures noires, blondes et brunes, +les empoisonnant de drogues corrosives, un +homme de ma connaissance s'éprit jusqu'à la +frénésie d'une jeune fille à la crinière orange +qu'il rencontrait dans le monde.—Il faut +dire que nous étions en pays italien,—et +que, au milieu des teints d'ivoire d'un +blanc mat, des cheveux d'un noir reflété de +bleu,—des yeux de velours noir, cette peau +de l'étoffe et de la couleur des roses pâles +comme «le Souvenir de la <i>Malmaison</i> ou le +<span class="pagenum"><a name="Page_261" id="Page_261">261</a></span> +<i>Captain Christy</i>, ces yeux de turquoise, cette +abondante chevelure rutilante, il était impossible +d'être plus «autre» et d'en bénéficier davantage, +et, à ce titre, elle excitait plus d'admiration +qu'il ne lui en était légitimement dû.—Un +des amis de l'amoureux s'avisa, dans une +intention qu'il croyait bonne, de le conduire +un jour sans l'avertir, dans un jardin où il +savait que la belle rousse avait coutume de se +promener tous les matins pour prendre l'air +avec toute sa famille; là, il vit non seulement +l'objet adoré, mais aussi la mère qui n'allait +plus dans le monde et qu'il ne connaissait pas, +de même que deux sœurs de la belle qui n'y +allaient pas encore, âgées l'une de seize ans, +l'autre de quatorze;—plus encore, deux autres +petites filles et deux petits garçons, tous avec +la même chevelure enflammée; là, au milieu +d'eux, tous en restant une jolie fille, comme +elle l'était en effet, elle perdit l'avantage de +l'étrangeté et du contraste, elle ne restait +plus «autre».</p> + +<p>L'ami se vanta plus tard d'avoir guéri l'amoureux.</p> + +<p>Je ne l'eusse pas fait ni même tenté—estimant, +comme je le fais, que l'amour, loin +d'être une maladie qu'on doive s'efforcer de +guérir, est, au contraire, l'état le plus complet +<span class="pagenum"><a name="Page_262" id="Page_262">262</a></span> +de la pleine et heureuse santé du corps, de l'esprit +et de l'âme—et qu'il vaut cent fois mieux +un amour, même fou, même malheureux, que +pas d'amour.</p> + +<p class="p2">De même que ce vrai savant, le centenaire +Chevreul, avec autant d'esprit que de bon +sens en constatant que la science est un chemin +dont personne n'a vu la fin,—se dit «le +doyen des étudiants» de même, pour ceux qui +ont étudié la femme, on est obligé de s'avouer +qu'on ne sait pas grand'chose et qu'il faut se +dire étudiant de première, de seconde, de trentième, +de centième année, ès problèmes sans +solution, ès hiéroglyphes indéchiffrables, ès +énigmes sans mot dans cette charmante, terrible +et périlleuse étude.</p> + +<p>On a beau apprendre tous les jours quelque +chose, on finit par découvrir qu'on ne sait à +peu près rien; cependant, m'étant quelque +peu livré à l'attrait de cette étude ardue et +vertigineuse, je ne me lasse pas de chercher +partout des lumières et même des lueurs; j'en +demande même aux saints, et je veux communiquer +à mes lecteurs ce que m'ont enseigné +et ce que m'ont appris à ce sujet saint Bernard +et surtout saint François de Sales.</p> + +<p>Saint Bernard tenait pour une œuvre plus +<span class="pagenum"><a name="Page_263" id="Page_263">263</a></span> +miraculeuse que de ressusciter les morts, de +converser souvent en termes familiers avec +des femmes sans perdre quelque chose de +la chasteté du cœur ou quelquefois sans la +perdre tout entière.</p> + +<p>Un jour, raconte l'évêque de Belley, Pierre +Camus, on parlait à saint François de Sales +d'une <i>dame</i> de son pays et un peu sa parente, +et, comme on disait que c'était la plus belle +femme de cette contrée, il se tourna vers moi +et me dit: «Je l'ai déjà ouï dire à plusieurs.»—Je +lui répondis un peu brusquement: «Vous +la voyez souvent, elle est votre parente d'assez +proche; comment en parlez-vous ainsi sur le +rapport d'autrui?</p> + +<p>Il me répondit avec sa simplicité ordinaire:</p> + +<p>«—Il est vrai que je l'ai vue souvent et que je +lui ai parlé beaucoup de fois; mais je puis vous +assurer que je ne l'ai pas encore regardée.</p> + +<p>—Mon père, lui dis-je, comment faut-il +faire pour voir les gens sans les regarder?</p> + +<p>—Cette personne, me répondit-il, est d'un +sexe qu'on peut voir, mais qu'il ne faut pas +regarder; il le faut voir superficiellement +et en général pour distinguer que c'est une +femme à qui on parle, et se tenir sur ses +gardes pour ne la regarder pas fixement et +d'un regard trop arrêté et trop discernant.»</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_264" id="Page_264">264</a></span> +Au fond, François de Sales aimait les femmes—au +moins avec une tendresse et une indulgences +paternelles,—mais il se défiait d'elles +et surtout de lui-même;—ce que je viens de +citer en est la preuve.</p> + +<p>Quelqu'un lui disait un jour qu'on était surpris +qu'une personne de «grande qualité» et +de grande dévotion, qui était sous sa conduite, +n'avait pas seulement quitté les pendeloques +et les diamants aux oreilles. Il répondit:</p> + +<p>«—Je vous assure que je ne sais pas seulement +si elle a des oreilles; ces pendeloques, +ce sont mondanités féminines de l'essence de +ce sexe, et puis je crois que la sainte femme +Rébecca, qui était bien aussi vertueuse que +cette dame, ne perdit rien de sa sainteté pour +porter les pendants d'oreilles qu'Éliézer lui +apporta de la part d'Isaac.»</p> + +<p>Comme il était bienveillant, modeste et ne +craignait pas la vérité ni les observations, +quelqu'un lui dit un jour assez indiscrètement +que l'on ne voyait que des femmes autour de +lui.</p> + +<p>«—Sans comparaison, répondit-il, il en +était de même de Jésus-Christ, et les pharisiens +en murmuraient.</p> + +<p>—Mais, répliqua la même personne, je ne +sais pourquoi ni à quoi elles s'amusent autour +<span class="pagenum"><a name="Page_265" id="Page_265">265</a></span> +de vous; car je ne m'aperçois pas que vous +jasiez beaucoup avec elles, ni que vous leur +disiez grand'chose.—Et comptez-vous pour +rien, repartit François de Sales, de les laisser +tout dire? Elles ont plus de besoin et de désir +d'oreilles pour les écouter que des langues +qui leur parlent et leur répondent;—elles en +disent pour elles et pour moi;—c'est cette +facilité à les écouter qui les fait s'empresser +autour de moi.—Les femmes seraient trop +faibles et désarmées, sans la langue qui est leur +épée, et elles ne la laissent pas se rouiller.»</p> + +<p>Quelqu'un que j'ai quelques raisons de ne +pas nommer ajoute à ce secret, pour se concilier +les femmes, de les écouter, de les encourager +à parler et à tout dire, et aussi de faire +semblant de les croire.</p> + +<p class="p2">On a pu voir longtemps, en consultant les +archives et les statistiques de la justice, que +les femmes commettaient moins de crimes que +les hommes, et cela dans une proportion assez +grande; quelques-uns attribuaient cette différence +à la douceur naturelle du beau sexe; +d'autres, avec plus de raison, l'attribuaient à +ceci, que la plupart des crimes commis par les +hommes étaient commis pour les femmes;—d'où +cet aphorisme généralement adopté par +<span class="pagenum"><a name="Page_266" id="Page_266">266</a></span> +la justice: «Quand un crime est commis, cherchez +la femme.» Mais il faut constater aujourd'hui +que cette proportion n'est déjà plus la +même et tend encore tous les jours à se rapprocher +de l'égalité,—c'est une conséquence +fatale d'une modification dans le caractère +féminin.—Les femmes tendent à se <i>masculiniser</i>,—elles +veulent être médecins, avocats, +savants;—le nombre des femmes de lettres +s'est prodigieusement accru.</p> + +<p>Autrefois, elles inspiraient des vers et des +crimes; aujourd'hui, elles commettent les +vers et les crimes elles-mêmes; sur ce second +point, encouragées qu'elles sont par l'indulgence +singulière du jury,—qui acquitte ou ne +frappe que de peines légères les femmes qui +déclarent digne de mort l'infidélité des hommes; +elles défigurent, à l'aide du vitriol, les hommes +qui cessent de les aimer et leur crèvent les +yeux, jugés inutiles et coupables, lorsqu'ils ne +sont plus consacrés uniquement à les admirer.</p> + +<p>Le mariage légal était autrefois indissoluble;—le +divorce aujourd'hui y a mis ordre.</p> + +<p>Il n'y a plus d'insolubles que les unions illégitimes, +grâce à la crainte du vitriol et à l'indulgence +de la justice envers les Arianes +abandonnées. +<span class="pagenum"><a name="Page_267" id="Page_267">267</a></span></p> + +<p>Et, partant de ce point, je terminerai aujourd'hui +par une histoire qui m'a été contée +il y a longtemps.</p> + +<p class="p2">«Le fils du roi—on ne disait pas de quel +roi—possédait un joli pavillon de chasse. Au +milieu d'un parc distant de la ville de quelques +heures;—un jour les paysans, qui cultivaient +la terre autour du pavillon, et les gardes-chasse +virent avec étonnement, à un kilomètre du +pavillon, une chaumière qu'il n'avaient jamais +vue et qu'aucun des plus anciens ne se souvenaient +d'avoir vu bâtir.</p> + +<p>»Elle était habitée par une femme d'un âge +mûr et par une jeune fille d'une extraordinaire +beauté; elles étaient servies uniquement par +un homme très basané—qui faisait toutes +leurs provisions au village, mais ne répondait +à aucune question. Cet homme, qui vécut jusqu'à +près de cent ans et survécut beaucoup à +tous ceux qui vivaient au moment où se passe +cette histoire—se voyant près de mourir, +demanda un prêtre et lui fit d'étranges révélations +sur ses maîtresses.</p> + +<p>»—La mère, dit-il, était une puissante sorcière +qui avait fait un pacte avec le diable, de ces +femmes qui, comme dit Lucien, sont expertes +dans les «charmes thessaliens», faisant +<span class="pagenum"><a name="Page_268" id="Page_268">268</a></span> +à sa volonté descendre la lune sur la terre</p> + +<p class="poem">την σεληνἡν χαταγουσα +[tên selênhên chatagousa].</p> + +<p>Tous les vendredis, elle montait à cheval sur +un manche à balai équipé d'une riche housse +comme un palefroi,—disparaissait dans les +airs et allait au sabbat,—d'où elle était toujours +revenue avec le chant du coq.</p> + +<p>»Longtemps auparavant, comme il allait +être pendu pour un crime qu'il avait commis +dans un pays bien loin de là, elle l'avait fait +disparaître et l'avait enlevé:—par reconnaissance, +il lui avait consacré la vie qu'elle +lui avait sauvée.</p> + +<p>»Quant à la fille, on ne lui avait jamais +connu de père; on n'avait, non plus, jamais +connu de mari ni d'amant à sa mère,—dont +la grossesse avait paru dater d'une nuit passée +au sabbat.</p> + +<p>»Toujours est-il qu'un jour, le fils du roi, se +promenant dans la forêt, fut surpris par un +orage subit—tonnerre, pluie et grêle,—et +que, se trouvant devant la chaumière, il avait +dû y demander asile.</p> + +<p>»Il fut frappé de l'extrême beauté de la fille.—On +lui offrit des fruits et du lait;—l'homme +basané croyait que la mère avait versé clandestinement +un philtre dans le lait que but le +<span class="pagenum"><a name="Page_269" id="Page_269">269</a></span> +prince;—mais Proserpine—c'est le nom +étrange que sa mère lui avait donné,—Proserpine +était si belle, que le philtre était peut-être +inutile.</p> + +<p>»Le fils du roi revint plusieurs fois à la +chaumière, se déclara amoureux et ne trouva +pas Proserpine insensible;—mais, sans en +obtenir les preuves qu'il aurait désirées.—Il +avertit un jour la mère et la fille qu'il serait +quelques jours sans les voir, à cause d'un +voyage qu'il était obligé de faire;—il demanda +un gage de souvenir, et Proserpine lui offrit et +lui donna une mèche de ses cheveux.</p> + +<p>»Il faut dire que ces cheveux étaient une merveille; +ils étaient d'un noir refleté de bleu, si +épais et si longs, que, éployés sur ses épaules, +ils la revêtaient tout entière comme d'un vaste +manteau royal, et si fins, qu'il en fallait cinq +pour faire le volume d'un cheveu d'une autre +femme.—On enferma la boucle de cheveux +dans un joli petit sachet de soie que le prince +plaça sur son cœur.</p> + +<p>»De ce moment, dit l'homme basané au +prêtre, il était perdu;—ces cheveux étaient un +talisman, un amulette, un prophylactère fabriqué +par Satan.</p> + +<p>»Or il n'avait pas dit le but de son absence:—c'est +qu'il allait se marier avec la fille d'un +<span class="pagenum"><a name="Page_270" id="Page_270">270</a></span> +prince voisin. Ces gens-là, pour mieux dire +ne se marient pas, on les marie;—il parut +froid et préoccupé,—sembla insensible à la +grande beauté de sa femme et s'empressa de +revenir auprès de celle qui l'avait ensorcelé. +Mais l'homme basané, en allant aux provisions +dans le village, avait appris et rapporté à ses +maîtresses ce qui se passait.—Leur désappointement +fut terrible et leur colère menaçante; +mais elles ne firent paraître que de la +tristesse—et Proserpine se contenta de supprimer +les quelques familiarités et privautés +quasi innocentes qu'elle avait précédemment +permises.</p> + +<p>»Le prince protesta de son amour,—parla +des nécessités de son rang,—d'alliance politique +inévitable, etc. On sembla lui pardonner, +mais avec des restrictions graduées juste au +point nécessaire pour exaspérer sa passion. +Proserpine était peu susceptible de tendresse, +mais elle était ambitieuse et aimait le luxe. Sa +mère lui persuada que tout n'était pas perdu +si elle continuait à se conduire avec une réserve... +relative.</p> + +<p>»Le prince les logea dans le pavillon de +chasse, les entoura de toutes sortes de magnificences +et faisait de très fréquentes visites;—parfois +il lui semblait qu'il gagnait quelque +<span class="pagenum"><a name="Page_271" id="Page_271">271</a></span> +chose sur les savantes et stratégiques résistances +de la belle; mais, le lendemain, il avait +perdu le terrain gagné, et c'était à recommencer.</p> + +<p>»Quant à la pauvre princesse qu'il avait +épousée de si mauvaise grâce, il s'était conduit +et se conduisait avec elle d'une façon incroyable.—Dominé, +enchanté, ensorcelé par +la funeste mèche de cheveux, par ce diabolique +talisman, il éprouvait pour cette très +belle, très charmante personne un éloignement, +une répugnance qu'on pourrait dire +miraculeuse, si bien que, dans son honnête et +adorable innocente naïveté, à une de ses dames +qui risquait quelques questions sur les +chances de voir bientôt un héritier de la couronne, +elle répondit:</p> + +<p>»Je ne sais pas, je ne sais rien; mon mari, +tous les soirs, me donne un baiser sur le front +et s'en va dormir chez lui; je pense que c'est +ainsi que se font les enfants.</p> + +<p>»Proserpine faisait des questions au prince +sur sa femme; il essayait d'éluder les réponses, +puis finissait par les faire.</p> + +<p>»—Est-elle laide?</p> + +<p>»—Non; elle est, dit-on, très belle, mais je +ne la regarde pas; je vous aime uniquement +et je ne vois que vous. +<span class="pagenum"><a name="Page_272" id="Page_272">272</a></span></p> + +<p>»—Comment a-t-elle les pieds, dit un jour +Proserpine en allongeant son ravissant petit +pied.</p> + +<p>»—Très jolis, je crois, je n'y ai pas fait +attention,—on me l'a dit.</p> + +<p>»—Apporte-moi un de ses souliers.</p> + +<p>»Il refusa, puis obéit. Le soulier était si +petit, que Proserpine, malgré l'exiguïté de son +pied, ne put le chausser. Sa haine et son désespoir +furent à leur comble.—Elle parla à sa +mère de se tuer;—celle-ci la calma par une +promesse solennelle de la venger et lui traça +un plan de conduite.</p> + +<p>»—Je suis vaincue quant aux pieds, dit-elle +avec un doux sourire,—mais peut-elle lutter +avec moi pour la chevelure?</p> + +<p>»—Personne ne peut lutter en aucun point +avec vous aux yeux de l'homme qui vous +adore,—elle passe pour avoir de très beaux +cheveux.—mais j'y ai fait peu d'attention;—ils +m'ont paru de la couleur et presque de l'éclat +des vôtres.</p> + +<p>»—Je veux les comparer, dit-elle, couleur, +longueur et finesse, et, si je suis encore vaincue, +je me résignerai à accepter le second rang;—car, +pour ce qui est des femmes, le premier +rang, la royauté légitime appartiennent à la +plus belle.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_273" id="Page_273">273</a></span> +»—Mais c'est impossible... Comment lui +demander une mèche de ses cheveux?—avec +le peu de familiarité qui existe entre nous.</p> + +<p>»—Arrangez-vous;—cette mèche de cheveux +sera le prix de ce que vous appelez un +bonheur que vous sollicitez avec tant d'instances.</p> + +<p>»Le prince partit tout perplexe—demander +à sa femme une boucle de ses cheveux; +elle lui répondrait: «Pourquoi une boucle? +Ils sont tous à vous», avec la tête et le reste.</p> + +<p>»Il était tout à fait impossible de faire +dérober cette mèche par une des dames d'atours.</p> + +<p>»Cependant le prix qu'avait promis Proserpine +était bien séduisant, bien enivrant;—il +s'avisa d'une idée;—elle sait déjà que la princesse +a les cheveux de la même couleur que +les siens,—je vais lui porter ses propres cheveux +que j'ai dans le petit sachet;—je n'ai +plus besoin de ce gage, puisqu'en le sacrifiant +je conquiers Proserpine tout entière. Il ouvrit +le sachet, prit la mèche de cheveux et les +porta à son tyran.—Il ne s'aperçut pas du +sourire de haine satisfaite qui se dessina sur +le beau visage de Proserpine.</p> + +<p>»—Ils sont très beaux, dit-elle; laissez-les-moi +pour que, ce soir, quand je serai décoiffée, +<span class="pagenum"><a name="Page_274" id="Page_274">274</a></span> +je les compare aux miens pour la longueur. +A demain la récompense.</p> + +<p>»Le prince parti,—elle courut à sa mère:</p> + +<p>»—J'ai les cheveux.</p> + +<p>»—C'est bien, cette nuit, tu seras débarrassée +de ta rivale;—je ferai des incantations, +des conjurations qui mettront fin à sa vie en +quelques instants, dans d'horribles souffrances. +Mais tu verras ce que c'est que l'amour d'une +mère; car c'est le dernier prodige que je puis +demander à Satan, et, dès lors, je lui appartiendrai.</p> + +<p>»A minuit—la mère et la fille gagnèrent +un certain carrefour de la forêt; j'avais ordre +de les suivre d'assez loin.</p> + +<p>»Là, la mère traça un cercle,—y entassa +certaines herbes sèches,—y mit le feu—et +prononça d'horribles paroles, des malédictions, +des promesses au diable, etc;—puis +elle alluma les herbes et y jeta la mèche de +cheveux; mais, au premier crépitement que +firent les cheveux en brûlant, celle à qui ils +appartenaient et contre laquelle la conjuration +était faite, Proserpine tomba en poussant +un grand cri, se roula dans d'épouvantables +convulsions et expira. Une main invisible saisit +la vieille par les cheveux et l'enleva.—Je +tombai évanoui de terreur.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_275" id="Page_275">275</a></span> +»Quant au prince, aussitôt qu'il eut quitté +le talisman, il fut délivré de l'obsession;—ses +yeux s'ouvrirent,—il vit la beauté et le +charme de sa femme.</p> + +<p>»Et la naissance d'un héritier coïncida, +quant à la conception, avec cette même nuit +où Proserpine avait promis de se donner.»</p> + +<p>C'est ainsi que l'homme basané raconta +l'histoire avant de mourir avec l'absolution +du prêtre qui l'assistait.</p> + +<p class="p2"><i>P.-S.</i>—J'ai voulu, moi aussi, célébrer le fameux +Centenaire de 1789 à 1889.</p> + +<p>J'ai condensé en <span class="smcap">CINQ CENTS LIGNES</span> la véritable +histoire de France depuis cent ans, <i>par +un vieux spectateur désintéressé qui n'a jamais +voulu être rien dans rien</i>.</p> + +<p>Ces cinq cents lignes sont la réfutation des +mensonges effrontés publiés sur cette époque +en tant de volumes par Thiers, Louis Blanc +Michelet et tant d'autres.</p> + +<p>Mensonges qui ont empoisonné tant d'esprits +et infligé à la France tant de désastres et +de misères.</p> + +<p>Ça se vend cinq centimes et ça se trouve à +Paris, boulevard Victor-Hugo, 104, à la Librairie +nationale.</p> + +<p class="p4"><span class="pagenum"><a name="Page_276" id="Page_276">276</a></span></p> + +<h2>UNE FEMME DANS UN SALON</h2> + +<p class="p2">Vos regards rencontrent dans un salon une +femme d'une si parfaite et splendide beauté +qu'ils ne peuvent plus s'en détacher: à la régularité +des traits, à la magie de la physionomie +en même temps douce, fière et spirituelle,—elle +joint la majesté et la souplesse de la +taille, la noblesse et l'harmonie de la démarche, +une voix mélodieuse et doucement vibrante +et pénétrante. «Ah! la belle, la charmante +créature! elle est mariée?—Oui.» Et +on vous montre après, dans un coin, à une table +de jeu, un homme gros, court, ventru, épais, +mal bâti—vulgaire, grossier, la physionomie +effacée, présomptueuse et bête.</p> + +<p>—Ah! mon Dieu, vous écriez-vous, quelle +<span class="pagenum"><a name="Page_277" id="Page_277">277</a></span> +profanation! quel crime d'avoir livré cette +admirable créature à cet immonde personnage!</p> + +<p>Mais l'on vous dit: «On ne l'a pas livrée, +c'est elle qui l'a choisi, c'est un mariage d'amour.» +Vous êtes désenchanté, et vous cherchez +à démêler sur ce visage qui vous charmait +des signes de vulgarité, d'inintelligence, +de bêtise ou de vice,—et vos regards se détournent +avec dégoût.</p> + +<p>C'est l'impression que doivent ressentir en +ce moment les étrangers qui viennent à Paris, +à l'Exposition. Ils voient la France grande, +riche, puissante, embellie de toutes les magnificences, +de tous les miracles de l'intelligence +et du génie.</p> + +<p>Oh! la grande, la merveilleuse nation!</p> + +<p>Quels sont les hommes supérieurs, les grands +hommes, les génies, les demi-dieux, dignes de +la diriger, de la commander?</p> + +<p>Et on leur montre un ramassis d'hommes +vulgaires dont les meilleurs sont des médiocres, +dont la plupart ont déjà été plus d'une fois +renversés du pouvoir comme incapables et +dangereux,—dont aucun n'est recommandable +par aucune supériorité en aucun genre, dont +la moralité a subi de vives attaques. Celui-ci +est un bijoutier en faux, cet autre un vidangeur +<span class="pagenum"><a name="Page_278" id="Page_278">278</a></span> +ayant fait de mauvaises affaires;—celui-là, +du temps que le petit Thiers se faisait +leur complice pour devenir leur maître, a été +publiquement accusé par lui d'avoir son incapacité +et sa présomption infligé à la France +la moitié de ses pertes en hommes, en +argent et en territoire; tel autre a participé +aux crimes de la Commune, pillage, assassinats, +incendies. Chacun d'eux se sentant petit, +ayant soin de ne pas laisser arriver auprès de +lui au pouvoir des hommes moins petits qu'eux +qui dénonceraient l'exiguité de leur taille;—mais, +pour porter un jugement plus certain, +moins suspect, sur les maîtres actuels de la +France, laissons parler un homme qui a été un +peu étourdiment leur ami et leur complice et +paraît s'en être fort dégoûté: je copie textuellement, +dans le journal de M. Rochefort, <i>l'Intransigeant</i> +du 31 mai:</p> + +<p>—<i>Ces fripouilles, ces bandits, ces tire-laine, +ces crapules, ces escarpes, et ces souteneurs qui +ont fait de la France leur marmite.</i></p> + +<p>—Oh! la pauvre grande nation! quelle +tristesse de la voir avilie, déshonorée par une +pareille horde de tyrans!</p> + +<p>Ce ne sont pas des tyrans; elle les a choisis, +elle les soutient, elle les aime.</p> + +<p>Ah! la malheureuse! quelle déplorable +<span class="pagenum"><a name="Page_279" id="Page_279">279</a></span> +prostitution! comment allier tant de grandeur +et tant de bassesse!</p> + +<p class="p2"><i>A M. Q. de Beaurepaire</i>,</p> + +<p>C'est encore moi, Monsieur, je tiens ma parole; +vous ne m'avez pas dérangé, et je vous +ai promis, en retour, de vous aider de mon +petit mieux par des renseignements et des +avis dans la besogne ingrate et peu facile que +vous êtes peut-être aux regrets d'avoir assumée.</p> + +<p>Savez-vous, Monsieur, que le brav' général, +MM. Rochefort et Dillon n'ont pas eu tort de +se dérober à l'arrestation préventive que vous +aviez décrétée contre eux, qu'il y a déjà longtemps +qu'ils seraient à Mazas, sans pouvoir deviner +pour combien de temps ils y seraient +encore renfermés avant d'être jugés.</p> + +<p>A vrai dire, je ne comprends les lenteurs +étranges de cette instruction, que par l'espoir +que vous aurez conçu d'en fatiguer la légèreté +et d'exciter l'amour du nouveau caractère +français. Le public finira par dire: «Quoi! encore +le procès Boulanger! Ah! c'est vieux, +c'est une rengaîne, donnez-nous autre chose.» +Et alors on pourrait tout doucement n'en plus +parler et laisser tomber l'affaire.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_280" id="Page_280">280</a></span> +En attendant, je viens aujourd'hui vous manifester +mon étonnement d'un oubli bien +étrange que vous avez fait.—Eh quoi! vous +avez dérangé, ennuyé tant de gens qui ne tenaient +ni de près ni de loin à l'affaire, et vous +n'avez pas pensé au cheval noir, au fameux +cheval noir qui a contribué pour une si large +part à la popularité du général!</p> + +<p>Où est ce cheval? Est-il en fourrière? ou a-t-il, +comme son maître, réussi à gagner la Belgique +ou l'Angleterre?</p> + +<p>N'avez-vous pas compris, ne comprenez-vous +pas le rôle important que ce cheval a +joué dans le complot? Savez-vous seulement +son nom? ce nom destiné à l'immortalité, +comme celui du <i>Bucéphale</i> d'Alexandre, du +<i>Bayard</i> de Roland, de l'<i>El-Borach</i> sur lequel +Mahomet monta au ciel pour jaser avec Dieu, +d'<i>Incitatus</i>, qui fut nommé consul par Caligula.</p> + +<p>De <i>Rossinante</i>.</p> + +<p><i>La fleur des coursiers d'Ibérie.</i></p> + +<p>Les historiens n'ont-ils pas dû regretter +d'ignorer le nom du cheval de Darius, fils +d'Hystape, qui donna l'empire à son maître +par un hennissement fait à propos. Et ce +cheval pour lequel Richard III offrait son +royaume. Et le cheval de Job, qui disait: +<span class="pagenum"><a name="Page_281" id="Page_281">281</a></span> +«Allons!» Et l'âne de Balaam qui donnait de si +bons conseils au prophète, lequel se repentit +amèrement de ne pas les avoir suivis. Et l'ânesse +sur laquelle le fils de la vierge Marie fit +son entrée à Jérusalem. Et <i>Pégase</i>, qui porte +les poètes, parfois dans l'empyrée, plus souvent +à l'hôpital.</p> + +<p>Savez-vous si le cheval noir sait hennir à +propos; s'il peut dire: <i>Allons!</i> à son maître +irrésolu; s'il est capable de le porter au ciel +ou à l'hôpital; s'il est en état de lui donner de +sages avis; si, contrairement à Richard III, le +brav'général pourrait le troquer contre un +royaume. S'il a, en réalité, annoncé le désir +de le nommer consul, sénateur ou procureur +de la République. Et le cheval de Troie,</p> + +<p class="poem"><i>Instar montis equum</i>,</p> + +<p>à l'instar de «la Montagne», c'est-à-dire feignant +d'être républicain.</p> + +<p class="poem"><i>Machina fœta armis</i>,</p> + +<p>machine grosse d'armes et de périls, à laquelle +le peuple français, peuple aussi jobard que les +Troyens, s'attelle pour l'introduction dans la +ville et dans la République.</p> + +<p>N'avez-vous pas à jouer en cette circonstance +le rôle de Laocoon?</p> + +<p class="poem"><i>Equo ne credite teneri.</i></p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_282" id="Page_282">282</a></span> +Troyens, défiez-vous du cheval noir!</p> + +<p>Et ne devez-vous pas percer ses flancs de +votre éloquence, comme le fit Laocoon avec +le fer de sa javeline?</p> + +<p class="poem"><i>Validis ingentem viribus hastam contorsit.</i></p> + +<p>«Les Allemands, dit Tacite, ajoutaient beaucoup +de foi aux augures tirés des chevaux.»</p> + +<p>Et vous, n'en sauriez-vous tirer aucun présage, +aucune idée, aucun moyen?</p> + +<p>Si vous l'avez laissé échapper, c'est une +grande faute. Sans son cheval noir, le général +Boulanger, à pied, perd plus de la moitié de +son prestige.</p> + +<p>Si vous le tenez, ne le lâchez pas, mais ne +vous laissez pas aller à une colère irréfléchie. +Je vous rappellerai à ce sujet ce qui arriva lors +de la Restauration:</p> + +<p>En 1815, on répandit le bruit que le roi +Louis XVIII avait assassiné les chevaux «café +au lait» de l'empereur Napoléon. Ce n'était +pas vrai, mais tout le monde le crut, et cette +légende ne contribua pas peu à renverser la +Restauration en 1830.</p> + +<p class="p2">Philippe de Commines disait: «Entrevues +et accointances de rois ne valent rien pour les +peuples.»</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_283" id="Page_283">283</a></span> +Sous le règne de Bismarck, en Allemagne, et +de Crispi, en Italie, nous venons d'assister à +une conférence entre l'empereur Guillaume et +le roi Humbert, tous deux faisant les gestes +et, derrière eux, tenant les ficelles, les deux +ministres avec des «pratiques» dans la +bouche, faisant le dialogue.</p> + +<p>Il y a eu, certes, un côté comique à ces +scènes menaçantes; les deux souverains se +déguisant: l'Italien en soldat prussien, le +Prussien en soldat italien, se privant de parler +le français, qu'ils savent tous deux, et se servant +chacun de sa langue, dont l'autre ne +comprend pas un mot.</p> + +<p>Je n'ai rien contre la langue allemande, ni +contre la langue italienne,—toutes deux ont +produit des chefs-d'œuvre immortels;—mais +il faut croire qu'il y a certaines raisons au +moins de clarté pour que, depuis si longtemps, +on ait adopté la langue française comme +langue diplomatique et commune à tous pour +les conférences, traités, etc., entre les différents +peuples de l'Europe. Langue, du reste, +qui entre dans l'éducation des diverses nations, +et est la seconde langue de tout le monde.</p> + +<p>Déjà, après 1871, M. de Bismarck, ivre du +succès, avait tenté de substituer la langue allemande +à la langue française dans les relations +<span class="pagenum"><a name="Page_284" id="Page_284">284</a></span> +politiques, et, dérogeant à l'usage, avait +écrit en allemand au gouvernement russe; +mais l'empereur de Russie avait haussé les +épaules et avait ordonné de répondre en +langue russe.</p> + +<p>Pour cette fois, l'entrevue des deux monarques +avait, pense-t-on généralement, pour +but une alliance offensive et défensive,—pour +le cas d'une guerre possible contre la +France.</p> + +<p>L'Allemagne, en s'emparant de deux provinces, +s'est créée de graves soucis et l'obligation, +dans la prévision d'une revendication +et d'une revanche, de se maintenir sur un +pied de guerre ruineux pour elle et qui est +loin de lui concilier la bienveillance des autres +États de l'Europe, forcés de s'imposer les +mêmes charges. On a dit que le père de l'empereur +actuel songeait à se débarrasser de la +garde onéreuse de l'Alsace et de la Lorraine, +et, en les rendant à la France, d'en faire le +gage d'une paix solide et durable pour les +deux nations.</p> + +<p>Quant à l'Italie, il est difficile de préciser les +avantages qu'elle peut trouver dans cette alliance, +sinon d'en finir tout à fait et de régler +ses comptes avec la France, sa bienfaitrice, +par l'ingratitude déclarée et une sorte de faillite,—elle +<span class="pagenum"><a name="Page_285" id="Page_285">285</a></span> +se croit alliée de la Prusse et elle +n'est qu'une vassale.</p> + +<p>Jusqu'ici, sa rupture commerciale avec sa +voisine a jeté une partie des populations italiennes +dans une triste misère.</p> + +<p>En attendant, deux souverains, dînant et +trinquant ensemble, conviennent d'un signal +auquel on se mettrait à casser des têtes, des +jambes et des bras à trois ou quatre peuples +différents, en comptant les leurs, à faire chez +les autres et chez eux-mêmes, des veuves, des +orphelins, des mères sans enfants,—des +terres en friche, des moissons foulées aux +pieds des chevaux, etc, etc.</p> + +<p>Après quoi, les peuples imbéciles appellent +<i>grands</i> et <i>héros</i> ceux de leurs rois qui ont fait +casser un peu plus de têtes, de bras et de +jambes, qui ont fait un peu plus de veuves +et d'orphelins et de mères sans enfants chez le +peuple voisin—appelé l'ennemi sans qu'on +sache pourquoi,—que chez leur peuple lui-même, +qui n'en a pas moins eu sa bonne +part.</p> + +<p>Je ne connais pas le roi Humbert; je l'ai +aperçu lorsqu'il était enfant dans les rues de +Nice, il y a longtemps, mais j'ai assez connu +son père, le brave, bon et intelligent Victor-Emmanuel, +qui m'honora de quelque amitié, +<span class="pagenum"><a name="Page_286" id="Page_286">286</a></span> +et j'ai quelque lieu de douter qu'il eût accepté +le rôle qu'on fait jouer à son fils.</p> + +<p>J'en ai pour garant la dernière conversation +que j'ai eue avec lui, à Rome, deux ans, je crois, +avant sa mort.</p> + +<p>Lorsqu'en 1852—je quittai la France, après +avoir passé à peu près une année à Nervi, +auprès de Gênes, je vins planter ma tente à +Nice, ville alors italienne appartenant au Piémont.</p> + +<p>Je dus, à propos des <i>Guêpes</i>, dont je voulais +continuer la publication, m'adresser à M. de +Cavour, relativement à certaines formalités +imposées par la loi aux étrangers.—Il s'agissait +de prendre un Italien comme «gérant +responsable».—J'écrivis au ministre pour +demander d'être dispensé de cette fiction et +de rester, comme je l'avais été toute ma vie,—seul +et entièrement responsable de mes +écrits.</p> + +<p>M. de Cavour me répondit:</p> + +<p>«<i>Dura lex, sed lex.</i>—Je comprends que +cette loi vous choque, mais c'est la loi,—il +n'y a pas moyen d'éviter le gérant;—le Roi, +qui connaît vos <i>Guêpes</i>, m'ordonne de faire +mettre son nom en tête de la liste de vos +abonnés, et, comme ministre constitutionnel, +gérant responsable moi-même, je vous prie +<span class="pagenum"><a name="Page_287" id="Page_287">287</a></span> +d'inscrire mon nom au-dessous de celui du +roi.»</p> + +<p>On me trouva donc un certain Bonnavera +qui consentait, pour un prix médiocre, à répondre +de mes fautes, erreurs, sottises et +crimes, et à payer, en mon lieu et place, les +diverses peines et les supplices que je pourrais +encourir.</p> + +<p>Je me résignai—et, par une dernière protestation, +je refusai de connaître Bonnavera—et +je ne l'ai jamais vu pendant plusieurs années +qu'il joua ce rôle, c'est-à-dire jusqu'à la +cession de Nice à la France.</p> + +<p>Un peu plus tard, le roi Victor-Emmanuel +vint deux fois à Nice:—la première fois, je +ne sais plus pourquoi; la seconde, pour rendre +visite à l'impératrice de Russie, qui y passait +l'hiver.</p> + +<p>Je demandai l'honneur de lui être présenté +et j'eus le très grand plaisir de le voir plusieurs +fois.—Sa conversation gaie, familière, sans +apprêt, et, en même temps, sérieuse, nette et +intelligente, rapprochée de ce que j'apprenais +à son sujet me frappèrent par une ressemblance +singulière avec notre Henri IV de +France.</p> + +<p>Je me rappelle un détail:—Un jour, son +maître d'hôtel vint dans mon jardin—je +<span class="pagenum"><a name="Page_288" id="Page_288">288</a></span> +m'étais alors fait jardinier—demander je ne +sais quel légume ou quel assaisonnement peu +ordinaire pour lesquels on dut avoir recours +à moi;—je le fis jaser.</p> + +<p>—J'aime beaucoup mon maître, me dit-il, +c'est le meilleur et le plus juste des hommes; +cependant j'ai amassé de quoi assurer le macaroni +pour mes vieux jours, et je ne tarderai +pas à prendre ma retraite—pour un homme +de mon métier, et qui n'y est pas le premier +venu, il n'y a pas de plaisir à travailler pour +Sa Majesté.</p> + +<p>»Voici ce qui m'arrive à chaque instant: Je +fais mon dîner, je suis content de mon menu, +j'espère des compliments,—je suis prêt à +l'heure.—Mais le roi est parti pour la chasse +dans la montagne; il rentre une heure, deux +heures, trois heures plus tard.—Enfin, j'ai +fait de mon mieux, j'ai tenu le dîner chaud, et, +lorsque je viens annoncer que Sa Majesté est +servie, il me répond: «J'ai dîné.»</p> + +<p>»Et savez-vous où et comment il a dîné, et ce +qu'il appelle avoir dîné? Il est entré dans une +cabane de berger, s'est fait donner une miche +de pain de maïs ou un morceau de polenta, un +peu de fromage de chèvre et un oignon cru, +puis un ou deux verres de vin sauvage.</p> + +<p>Des trois talents que la chanson attribue à +<span class="pagenum"><a name="Page_289" id="Page_289">289</a></span> +Henry IV, je n'ai pas ouï dire que Victor-Emmanuel +se piquât du premier,—pas plus, +du reste, que Henry, qui se contentait si bien +du «petit vin» d'Arbois, de son compère +Rosny;—les deux autres: «aimer, battre» +sont tout à fait constatés au compte de l'un et +de l'autre, tous deux étaient braves, intrépides +et «verts galants».</p> + +<p>Plus tard,—lors de la guerre contre l'Autriche,—à +Solferino, Victor-Emmanuel combattit +de sa personne avec tant d'ardeur avec +les soldats français, que ceux-ci le proclamèrent +«caporal des zouaves».</p> + +<p>J'écrivis à M. de Cavour:</p> + +<p>»Votre roi a la sagesse de vous écouter un +peu à l'occasion.—Je voudrais bien lui faire +entendre ceci:</p> + +<p>»Il est beau, il est juste—que les rois +guerriers ou batailleurs, les généraux et autres +chefs d'armée—montrent quelquefois que, à +l'occasion, ils ne font pas meilleur marché de +leur peau et de leur vie que de la peau et de la +vie de leurs soldats.—Mais ce ne peut être +qu'accidentellement; car un roi ou un général +qui sabre ne vaut qu'un homme, et il a dans +son armée un assez grand nombre d'hommes +qui le valent par le courage, et valent mieux +que lui pour la vigueur des coups de sabre.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_290" id="Page_290">290</a></span> +»Comme général, par sa science, son sang-froid, +sa décision, son génie,—il peut représenter +et valoir plusieurs milliers d'hommes.»</p> + +<p>»Il est très beau que votre roi ait été, par +les troupes françaises, proclamé <i>caporal des +zouaves</i>, mais il n'a aucun intérêt à devenir +sergent.»</p> + +<p>M. de Cavour me répondit:</p> + +<p>«J'ai lu votre lettre au roi.» D'abord il a +ri, puis il a dit: «Au fond, il a raison.» Et il +m'a ordonné de vous envoyer la croix des +Saints Maurice et Lazare.</p> + +<p>Certes, je ne suis pas grand chasseur de +croix.—J'ai passé douze à quinze ans à Nice, +où les souverains, rois, empereurs, etc., en +distribuent en partant—comme les bourgeois +distribuent des cartes P. P. C. pour +prendre congé—et je n'en ai pas visé une +seule.</p> + +<p>Je passe un peu plus des trois quarts de ma +vie—au jardin et à la mer, en manches de +chemise, ce qui me donnerait peu d'occasions +de m'en orner.</p> + +<p>Mais ce présent de Victor-Emmanuel—me +fit un vrai plaisir, comme tout ce qui me serait +venu de lui. D'autre part, le ruban de cette +décoration est vert, couleur qui s'associe si +harmonieusement au ruban rouge de la croix +<span class="pagenum"><a name="Page_291" id="Page_291">291</a></span> +de France;—et je ne cache pas mon faible +pour l'harmonie des couleurs.</p> + +<p>Je ne revis le roi Victor-Emmanuel que +longtemps après.—La France avait subi l'humiliation +et les désastres de la guerre d'Allemagne,—dus +pour la première moitié à Napoléon +III et à Ollivier, et pour la seconde moitié +à Gambetta, à Freycinet et à la horde des avocats +à la suite.</p> + +<p>Je me trouvais à Rome, et, apprenant que le +roi y était, je lui écrivis, pour lui demander la +permission de lui présenter mes respects.—Je +connaissais un peu, pour l'avoir vu à Nice, +l'officier qui m'apporta l'invitation de me +présenter au Quirinal,—et il me dit:</p> + +<p>—Avez-vous un habit?</p> + +<p>Or il y a plus d'un demi-siècle que j'ai cherché +et trouvé le costume simple, commode, qui +convient le mieux à mes habitudes d'exercices +un peu violents, à ma stature, à ma forme, +peut-être à ma physionomie, peut-être aussi +au peu d'argent que je comptais et pouvais y +mettre.—Ce choix fait, je n'ai pas plus changé +que l'oiseau ne change son plumage, pas plus +que le chien ou le cheval ne change sa peau;—depuis +cinquante ans, je me suis trouvé +deux ou trois fois à la mode, mais c'est la +mode qui a changé.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_292" id="Page_292">292</a></span> +Je ne me préoccupai donc pas de l'avertissement +bienveillant que me donnait l'officier et, +le lendemain, en abordant le roi, je lui dis +qu'on m'avait presque détourné de le voir, +parce que je n'avais pas d'habit.</p> + +<p>—Heureusement, me dit-il en riant, que +nous nous connaissions depuis longtemps et +que vous n'avez pas tenu compte de ces sottises.—Si +vous restez quelque temps à Rome, +si vous revenez me voir, et s'il fait chaud +comme aujourd'hui, venez en manches de chemise.—Qu'avez-vous +fait depuis que nous +ne nous sommes vus?</p> + +<p>—Mais, Sire, j'ai fait comme Votre Majesté, +j'ai continué mon métier; seulement vous +avez eu plus d'avancement que moi: le caporal +des zouaves est devenu roi d'Italie.</p> + +<p>—Ce n'est pas toutefois sans peine, reprit-il, +sans soucis, sans inquiétudes et sans travail;—il +m'est arrivé plus d'une fois d'envier +le sort d'un vrai caporal des zouaves. Et +encore, j'ai eu d'heureuses chances; je n'étais +pas aussi mal qu'on l'a cru avec le pape, +qui aurait pu, s'il l'avait voulu, me créer de +grandes difficultés: par exemple, s'il s'était +avisé de fermer les églises, je ne sais comment +je me serais tiré d'affaire avec les femmes.</p> + +<p>—Mais, lui dis-je, Votre Majesté passe pour +<span class="pagenum"><a name="Page_293" id="Page_293">293</a></span> +avoir assez d'intelligence et d'accointances +dans ce parti.</p> + +<p>—Vous parlez d'autrefois, répondit-il,—et, +vous et moi, nous avons quinze ans de +plus qu'alors. Mais parlons un peu sérieusement—je +ne veux pas que vous croyiez—je +ne veux pas que personne croie—que +j'ai été ingrat, et que j'ai volontairement +abandonné la France dans son malheur; +c'est la faute de l'empereur Napoléon;—il +avait été question entre nous de l'éventualité, +de la possibilité de cette guerre—et je lui +avais dit:</p> + +<p>—«En tous cas, faites en sorte que je sois +averti trois mois d'avance; roi constitutionnel, +je n'ai ni armée ni argent, il faut que je m'en +fasse donner par ma Chambre des députés.»</p> + +<p>»Cela convenu, quel fut mon étonnement +d'apprendre, par hasard, étant à la chasse +dans la montagne, que la guerre était déclarée +et commencée!</p> + +<p>»Mais, ajouta-t-il, après un silence, la +France a la vie dure, elle ne tardera pas à se +relever noblement.»</p> + +<p>Quand je pris congé du roi, il m'accompagna +jusque dans la salle pleine d'officiers, qui précédait +son cabinet, et, là, me tendant de nouveau +la main, d'une voix ferme et sonore, il me dit:</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_294" id="Page_294">294</a></span> +—«Français et Italiens, soyons toujours +unis!»</p> + +<p>Ces paroles prononcées—avec intention +devant un grand nombre de témoins, me frappèrent;—je +les écrivis alors et les publiai;—et +je me les rappelle aujourd'hui en pensant +que le fils du glorieux fondateur du royaume +d'Italie n'aurait certes pas l'approbation de +son père.</p> + +<p>D'autre part,—je ne pense pas qu'un +Français doive—et, conséquemment, puisse +porter une décoration italienne, et j'ai détaché +de la boutonnière de ma vareuse le ruban +vert qui, depuis trente ans, y tenait, le plus +souvent il est vrai dans une armoire, +compagnie au ruban rouge de France.</p> + +<p class="p2">Ah çà!—Français, mes frères, est ce que ce +peuple auquel on a permis si longtemps de se +dire le peuple le plus spirituel de la terre, +serait devenu le plus crédule, le plus jobard +et le plus gobe-mouches?</p> + +<p>Est-ce que, sérieusement, on vous fait +croire que vous êtes en république?</p> + +<p>La république!—mais laquelle? Ce n'est +certes pas celle qui s'intitule «une et indivisible;»—de +la pourpre du manteau royal déchiré +en lambeaux, une douzaine et demie de +<span class="pagenum"><a name="Page_295" id="Page_295">295</a></span> +petites républiques se sont taillé des carmagnoles +et sont plus divisées entre elles, +plus ennemies, plus acharnées les unes contre +les autres, qu'elles ne l'ont jamais été contre +la royauté.—Nous avons la République, +mère Gigogne ayant enfanté une famille de +petites républicailles.</p> + +<p>Puis la République démocratique:—idem +sociale;—idem opportuniste;—idem radicale;—idem +possibiliste;—idem revisionniste;—idem +intransigeante;—idem anarchiste;—idem +nihiliste, etc., etc., etc., etc.</p> + +<p>Toutes d'accord en un seul point qui a été +trahi et dénoncé par la digne moitié d'un de +nos maîtres du jour:</p> + +<p>«A présent, c'est nous qu'est les princesses, +c'est nous qu'est les rois.»</p> + +<p>Jamais vous n'avez été si loin de la République +qu'aujourd'hui.—Jamais vous n'en avez +été si près que sous trois rois;—Henri IV, +Louis XVI et Louis-Philippe;—de ces trois +rois, deux ont été assassinés et le troisième +chassé, après sept tentatives d'assassinat.</p> + +<p>Voyons celle des républiques qui est au +pouvoir aujourd'hui, elle se compose mi-parti +de radicaux, mi-parti d'opportunistes, unis +provisoirement contre le boulangisme, sauf à +se séparer et à se battre plus tard.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_296" id="Page_296">296</a></span> +Savez-vous combien il y a d'indigents dans la +ville de Paris?</p> + +<p>Il y a, à Paris,—selon les statistiques établies +il y a quarante ans,—un indigent légal, +c'est-à-dire «assisté», sur douze habitants.</p> + +<p>Et les statistiques ne tiennent pas compte +de la misère honteuse, dissimulée, qui lutte et +attend la mort sans rien dire.</p> + +<p>Cette misère a-t-elle diminué depuis l'établissement +de la soi-disant République?</p> + +<p>Il serait facile de prouver le contraire:—les +grèves interrompant le travail, l'enchérissement +des denrées,—des habitudes de luxe +relatif,—le «pain quotidien», se composent +de beaucoup plus d'éléments qu'autrefois, +la multiplicité des cabarets, des brasseries, +des cafés, etc, une foule de besoins nouveaux +et factices, etc.</p> + +<p>Eh bien, dans cette ville qui renferme un +indigent sur douze habitants,—voici les festins +que la République, que le conseil municipal +de Paris se donne avec six cents de ses partisans:</p> + +<p class="center">POTAGE</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i1">Crème d'écrevisses Saint-Germain</p> +<p>Rissoles Lucullus—Tartelettes Conti</p> +<p class="i3">Saumon sauce Indienne</p> +<p class="i3">Turbot sauce Normande</p> +<div><span class="pagenum"><a name="Page_297" id="Page_297">297</a></span></div> +<p class="i1">Quartier de Marcassin Moscovite</p> +<p class="i3">Poulardes Périgourdines</p> +<p class="i4">Homards Bordelaise</p> +<p class="i2">Chauds-froids de Becfigues</p> +<p class="i3">Granités fine Champagne</p> +<p class="i4">Spooms au Cliquot</p> +<p class="i1">Paons truffés—Rocher de foie gras</p> +<p class="i5">Salade Russe</p> +<p class="i2">Asperges sauce Mousseline</p> +<p class="i2">Glace Eiffel—Glace Centenaire</p> +<p class="i5">Gaufrettes</p> +<p>Gâteau Millefeuilles—Gâteau Napolitain</p> +<p class="i5">Dessert</p> +</div></div> + +<p class="center">VINS</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i2">Madère 1858 retour de l'Inde</p> +<p class="i3">Grand Montrachez 1877</p> +<p class="i2">Saint-Nicolas Bourgueil 1884</p> +<p>Smith Haut-Laffitte 1875—Chambertin 1877</p> +<p class="i3">Château-Yquem 1875</p> +<p class="i1">Veuve Cliquot—Georges Goulet 1884</p> +<p class="i3">Fine Champagne 1842</p> +<p class="i4">Café—Liqueurs</p> +</div></div> + +<p>Le service fait par quatre-vingts maîtres +d'hôtel—aidés du personnel secondaire d'à +peu près autant de personnes.</p> + +<p>Chacun des six cents convives avait devant +lui cinq verres de couleurs différentes.</p> + +<p>Des noces de Gamache.</p> + +<p>Et, ce soir-là, combien de malheureux, combien +de femmes, d'enfants se sont couchés +sans souper.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_298" id="Page_298">298</a></span> +Voyons, le nouveau président de la République,—c'est, +dit-on, un honnête homme, +mais on dit aussi qu'il n'est que cela;—il ne +met pas, comme son prédécesseur, dans sa +poche, la grosse liste civile qui lui est allouée,—il +dépense l'argent qu'il reçoit,—il s'est +fait faire pour l'Exposition un très beau landau +neuf, attelé de deux chevaux de prix. Ah! +le beau landau! ah! les beaux chevaux! Ça +a dû coûter cher.</p> + +<p>Les journaux publient les toilettes de madame +la présidente:—aujourd'hui, le rose tendre, le +blanc, le bleu pâle,—un tricolore discret,—une +aigrette de diamants, et, un autre jour,—et, +d'autres jours encore, d'autres et de nouvelles +parures.</p> + +<p>C'est très bien;—mais n'était-on pas plus +près de la République quand Henri IV écrivait +à Sully:</p> + +<p>«Mon ami, j'irai ce soir dîner chez vous à +l'Arsenal.—Tâchez d'avoir du poisson,—nous +boirons une ou deux bouteilles de votre +petit vin d'Arbois.»</p> + +<p>Louis-Philippe se promenant dans les rues +de Paris avec son chapeau gris sur la tête—et +son parapluie à la main,—n'avait-il pas l'air +plus républicain que M. Carnot dans son beau +landau?</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_299" id="Page_299">299</a></span> +Jamais les journaux ne rendaient compte +des toilettes de la reine Amélie ni des parures +de ses filles et de ses brus,—on ne les voyait +jamais dehors. Autour de la reine, elles travaillaient +pour les enfants pauvres,—elles se +conformaient modestement à la célèbre épitaphe +d'une matrone romaine.</p> + +<p>Elle vécut chaste, restant dans sa maison et +filant de la laine.</p> + +<p class="poem"><i>Gasta vixit, domun servivit, lanam fecit.</i></p> + +<p>Quand la femme que j'ai citée disait: «C'est +nous, aujourd'hui, qu'est les principes!» ce +n'est pas ces principes-là qu'elle voulait, qu'elle +espérait imiter.</p> + +<p>Mais, si la République veut de la magnificence, +elle doit regretter Louis XIV, qui se +montrait avec dix millions de pierreries sur +son habit.</p> + +<p>La «maison militaire», que le roi Louis XVI +avait supprimée par économie, a été rétablie +par M. Carnot et pour l'avocat Grévy.</p> + +<p>Et M. Yves Guyot est reçu dans les villes au +bruit du canon.</p> + +<p>C'est nous qu'est les rois.</p> + +<p>Qui pourrait dire en France qu'il est plus +heureux depuis que nous sommes censés en +République,—excepté les quelques centaines +<span class="pagenum"><a name="Page_300" id="Page_300">300</a></span> +de naufrageurs qui ont partagé les épaves—et +qui n'oseraient pas, ceux-là, prétendre +qu'ils ne sont pas heureux des désastres de la +patrie; car, sans la tempête qui a troublé et +agité les profondeurs, la vase et la fange n'auraient +pu monter à la surface sous forme d'écume.</p> + +<p class="p4"><span class="pagenum"><a name="Page_301" id="Page_301">301</a></span></p> + +<h2>UNE PROPHÉTIE</h2> + +<p class="p2">J'ai lu dernièrement, dans un journal,—je +crois bien que c'est dans la <i>Grande Revue—Paris +et Saint-Pétersbourg</i>,—que quelques +critiques m'accusent de me répéter quelquefois,—et +le journal me défendait très gracieusement.</p> + +<p>Si vous le permettez, nous allons un peu +causer.—Je commencerai, comme font les +criminels pour se concilier l'indulgence du +juge d'instruction et du tribunal, comme on +dit au Palais et dans les journaux judiciaires:—«J'entrerai +d'abord dans la voie des +aveux;» puis j'essayerai de plaider ma cause et +d'obtenir au moins les «circonstances atténuantes.»</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_302" id="Page_302">302</a></span> +Je me répète quelquefois, tantôt sans m'en +apercevoir, tantôt avec préméditation.—Voilà +quant aux aveux.</p> + +<p>J'ai eu pour ami un juge d'instruction. Un +jour que j'avais voulu assister à l'interrogatoire +qu'il faisait subir à un accusé qui s'embrouilla +ou qu'il embrouilla assez vite, je lui +fis cette question: «Ne seriez-vous pas bien +embarrassé si l'accusé ne vous répondait absolument +rien et, à vos questions plus ou moins +captieuses, gardait un silence obstiné?—Plus +embarrassé, me dit-il, que vous ne sauriez le +supposer; mais cela n'est jamais arrivé ni à +moi ni à aucun de mes confrères; quelques +accusés essayent de ne pas parler, mais ça ne +dure pas longtemps. Peut-être suis-je comme +eux et aurais-je mieux fait de laisser passer +l'accusation sans rien dire; parmi les lecteurs +bienveillants, quelques-uns ne s'en seraient +pas aperçus ou y attacheraient peu d'importance; +quant aux autres, tout ce que je dirais +ne convaincrait pas ceux qui ne veulent pas +être convaincus.—Mais, puisque j'ai commencé, +continuons.</p> + +<p>Je voudrais qu'on me montrât un homme, +parleur ou écrivain, qui, ayant raconté des +histoires et des contes pendant plus de +soixante ans, oserait affirmer qu'il ne lui est +<span class="pagenum"><a name="Page_303" id="Page_303">303</a></span> +jamais arrivé de raconter deux fois le même +conte ou la même histoire.</p> + +<p>Je me rappelle en ce moment un journaliste +qui eut, sous la Restauration, une célébrité +incontestée alors, bien vite oublié depuis,—il +s'appelait Châtelain.—Il disait un jour: +«Voilà vingt ans que je fais tous les matins, +dans mon journal, le même article avec le +même succès.»</p> + +<p>Ce n'est pas ma faute si des gens auxquels +j'ai déclaré la guerre n'ont pas plus varié, +les uns leurs coquineries, les autres leur bêtise.</p> + +<p>Si un tire-laine, d'une main, me vole ma +bourse, je crie au voleur! Si de l'autre main, +il me prend ma montre, que voulez-vous que +je crie?— Je crie encore au voleur! n'est-ce +pas? et, excepté le voleur, personne ne songera +à m'en blâmer.</p> + +<p>Si le feu est à la maison, on crie au feu! et +on crie au feu jusqu'à ce que les secours arrivent, +sans se préoccuper de chercher des +synonymes et de varier ses cris.</p> + +<p>Il me revient à la mémoire un exemple de +«répétition» qui, d'après une légende conservée +à la Sorbonne, fit obtenir un prix de vers +latins à l'élève qui s'en avisa.</p> + +<p>Le sujet proposé était la description d'un +<span class="pagenum"><a name="Page_304" id="Page_304">304</a></span> +incendie, et dans cette description il avait +écrit ce vers:</p> + +<p class="poem"><i>Undam, undam, undam, accurite cives!</i></p> + +<p>que j'ai traduit assez bien, mais pas tout à fait +bien, par ce vers français:</p> + +<p class="poem"><i>De l'eau! de l'eau! de l'eau! citoyens, accourez!</i></p> + +<p>Je dis assez bien—parce que ce qui fut remarqué +dans ce vers, c'était l'harmonie imitative—qui +était alors très à la mode.—Il +semblait, en lisant ce vers, entendre le son +monotone et sinistre des cloches et du tocsin.</p> + +<p>Si ce son est reproduit par cette répétition:</p> + +<p class="poem"><i>De l'eau! de l'eau! de l'eau!</i></p> + +<p>il l'est bien mieux encore par le latin si on +pratique, en le lisant, les élisions exigées +pour la mesure du vers:</p> + +<p class="poem"><i>Und! und! und!—accurite, cives</i></p> + +<p>autant que dans le vers célèbre:</p> + +<p class="poem"><i>Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes?</i></p> + +<p>Une des plus vives et des plus complètes +jouissances qui soient permises à l'esprit humain—est +d'abord de découvrir une vérité.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_305" id="Page_305">305</a></span> +Puis ensuite de trouver, pour exprimer +cette vérité, une formule nette, concise, disant +tout, sans un seul mot de trop, formant une +image qui frappe l'imagination, s'imprime, +s'incruste dans la mémoire.</p> + +<p>C'est un travail qui ressemble à celui d'un +naturaliste conchyliologiste qui a trouvé dans +la mer une coquille dont il ne fait qu'entrevoir +ou deviner la beauté, enveloppée qu'elle +est par la vase durcie—qu'on appelle le +«drap marin». Au moyen de certains acides +et d'une patience obstinée, il arrive à la nettoyer, +à la débarrasser du «drap marin», à la +«décaper», et alors il lui est permis de la +contempler dans tout son éclat.</p> + +<p>Cette jouissance extrême, il m'a été donné +de l'éprouver trois ou quatre fois dans ma vie,—et +de trouver des formules qui ont été acceptées +comme aphorismes, axiomes—et +mêmes proverbes;—ce qui n'arrive que lorsque +l'auteur a disparu, lorsque la chose est +tombée dans le «domaine public», que chacun +en prend possession et s'en sert comme +d'une chose à lui.</p> + +<p>Comme sur certains points j'ai résumé, condensé, +parfois, un travail assez long, et exprimé +en quelques mots ce qu'il serait facile de délayer +en vingt pages, je considère le sujet +<span class="pagenum"><a name="Page_306" id="Page_306">306</a></span> +comme suffisamment étudié; d'autres peut-être +feraient mieux, mais pas moi.—J'ai dit +tout ce que [je] sais, et, lorsque se représentent +de nouveau le mensonge, l'erreur ou la bêtise +que j'ai voulu combattre, je reproduis sans +scrupule ma réponse déjà faite aux mensonges, +erreurs ou bêtises déjà combattus.</p> + +<p>J'ai ma poudrière et mon sac à plomb garnis, +et je ne me crois pas obligé, pour chaque coup +de fusil, de fabriquer de nouvelle poudre et +de fondre de nouvelles balles.</p> + +<p>Quand un bûcheron veut abattre un arbre, +il donne de nouveaux coups précisément dans +l'entaille que sa hache a faite au premier +coup.</p> + +<p>Quand le marin veut atteindre, accoster +telle île ou telle embarcation, il donne des +coups d'aviron répétés,—égaux, mesurés, +cadencés, et d'autant plus puissants qu'ils sont +toujours les mêmes.</p> + +<p>J'ai, depuis longtemps, des principes fixes, +des idées arrêtées sur les hommes et sur les +choses, moins variés qu'on ne croit, formant +un cercle, tournant en rond et se reproduisant +les uns après les autres.—J'appelle par son +nom chaque homme, chaque mensonge, chaque +bévue, chaque infamie, à mesure que chacun +ou chacune repasse.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_307" id="Page_307">307</a></span> +Certes, il me serait plus facile de varier +mes formules si j'avais un certain nombre de +fois modifié mes principes, mes opinions, mes +jugements.</p> + +<p>On vient de discuter, pour la vingtième fois, +plusieurs questions à la Chambre des députés.—Eh +bien, ces questions, je les ai laborieusement +étudiées, je me suis formé des sentiments +qui n'ont pas changé et ne changeront +pas.</p> + +<p>Sur la question des vagabonds, par exemple, +et des mendiants, je ne puis que répéter ce +que j'ai dit plus d'une fois: Il faut distinguer le +«pauvre» par vieillesse, par maladie, par +manque de travail,—le pauvre de situation,—du +pauvre de profession, qui, dans la mendicité, +a trouvé des ressources plus fortes que +ne pourrait lui en donner le travail.—Ces +pauvres de profession sont les parasites des +vrais pauvres; par leur effronterie, par leurs +importunités opiniâtres, ils interceptent la +charité et l'empêchent d'arriver aux vrais +pauvres.—Ces pauvres de profession, ces +mendiants audacieux, ces vagabonds sont les +voleurs et les assassins de demain.</p> + +<p>Eh bien, que chaque commune garde ses +pauvres;—elle saura ceux qui ne <i>peuvent</i> +<span class="pagenum"><a name="Page_308" id="Page_308">308</a></span> +<i>pas</i> travailler et gagner leur vie, par la vieillesse, +par l'infirmité, par la maladie,—par +le manque d'ouvrage;—elle verra si cette situation +cesse et quand elle cessera,—si la +commune est pauvre elle-même, elle sera soutenue +par le département.</p> + +<p class="p2">Il vient de se faire une campagne contre le +Laboratoire de Paris, qui ne réprime qu'une +partie des fraudes des marchands de vins;—je +ne sais si l'administration du directeur a +été parfaitement correcte, mais les attaques +visaient l'institution, et non pas lui; les marchands +de vins, qui sont aujourd'hui un des +pouvoirs de l'Etat, voulant détruire une surveillance +incommode qui les gêne dans une +industrie qui consiste à voler et à empoisonner +les populations,—il faut pourtant, puisque +cette question se représente, que je répète ce +que j'ai déjà dit tant de fois.</p> + +<p>Si l'acheteur glissait au marchand de vins +de fausses pièces de cent sous, il serait arrêté, +emprisonné, frappé de grosses amendes comme +voleur,—peut-être mis aux travaux forcés +comme faux monnayeur.</p> + +<p>Si le chaland mettait dans la marmite de +l'épicier ou du marchand de vins de l'arsenic +ou tout autre substance toxique, il serait arrêté +<span class="pagenum"><a name="Page_309" id="Page_309">309</a></span> +et jugé comme empoisonneur, et subirait les +peines édictées par la loi.</p> + +<p>Eh bien, le marchand de vins et l'épicier qui +volent et empoisonnent l'acheteur font juste ce +que ferait l'acheteur qui volerait ou empoisonnerait +l'épicier et le marchand de vins. +Pourquoi des synonymes atténuants et doucereux? +pourquoi vente à faux poids, sophistication, +etc.,—pourquoi ne sont-ils pas +également punis des mêmes peines?</p> + +<p class="p2">M. Pelletan, député, en pleine Assemblée, +vient de faire le panégyrique des féroces assassins +de l'ingénieur Watrin, de Decazeville, et +d'insulter à la mémoire de la victime, prétendant +qu'il fallait amnistier ces pauvres assassins +et ne pas les exaspérer. «Les amnistier, +s'est écrié un autre député, M. de Lanjuinais; +que MM. les assassins commencent!»</p> + +<p>Cette fois, ce n'est pas moi qui me suis répété.</p> + +<p>Je vois entre parenthèses. (<i>Rires</i>); c'était +cependant ce qui s'était dit de plus raisonnable +et de plus sérieux dans cette scandaleuse réunion.</p> + +<p>Eh bien, supposons que la chose et l'homme +en valussent la peine, que je cherche et probablement +trouve un mot, un terme, une formule +<span class="pagenum"><a name="Page_310" id="Page_310">310</a></span> +qui exprimerait combien a été odieux, +absurde, criminel et bête le discours de +M. Pelletan. Supposons qu'un de ces jours, il +recommence, en vue d'une ignoble popularité, +à proférer des élucubrations ou des discours +analogues, je n'hésiterai pas répéter le terme +dont je me serais servi si, du premier coup, il +avait suffisamment exprimé ma pensée.</p> + +<p>A ce propos, lors de l'horrible catastrophe +de Saint-Étienne, deux ingénieurs se sont fait +intrépidement descendre dans le puits et en +ont été retirés plus d'à moitié morts.</p> + +<p>M. Basly, l'ex-cabaretier,—s'est écrié tout +de suite que c'était la faute des patrons et des +ingénieurs.—On ne dit pas quelle part de ses +vingt-cinq francs il a donné pour les familles +des victimes;—les ministres Guyot et Constans +se sont portés sur les lieux et, lâchement, +n'ont pas oser décorer les deux ingénieurs.—Quant +aux ouvriers, ce n'est pas ces deux +hommes qui se sont si intrépidement, si noblement +dévoués pour les secourir,—qu'ils aimeront, +qu'ils écouteront, auxquels, le cas +échéant, ils donneront leurs voix pour les représenter +à la Chambre: ce sera à M. Basly.—Eh +bien, quand j'aurai dit une fois que M. Basly, +l'ex-cabaretier, l'entrepreneur, l'impresario +de grèves et d'émeutes est un animal dangereux, +<span class="pagenum"><a name="Page_311" id="Page_311">311</a></span> +une bête puante et enragée, surtout pour +le malheur des ouvriers!—chaque fois que +reparaîtra M. Basly, je répéterai que M. Basly +est un animal dangereux et une bête puante +et enragée, qu'il serait juste et salutaire de +jeter au fond d'un puits, en plein grisou, avec +autant de calme que le «divin» Homère répète +et donne sans cesse à Achille le nom d'Achille +aux pieds légers ποδας οχυς +[podas ochus]—et Agamemnon +celui de roi des hommes αναξ ανδρων +[anax andrôn].</p> + +<p>Pour finir sur ce point, j'adresse mes remerciements +à ceux qui ont remarqué mes répétitions; +car c'est une preuve qu'ils m'ont lu au +moins pendant deux fois.</p> + +<p>Quand le procès Boulanger sera fini,—s'il +est destiné à finir, il y en a un autre tout prêt—qui +demandera moins de temps et moins de +peine à la commission et aux magistrats +chargés de l'instruction.</p> + +<p>C'est celui de M. Constans, aujourd'hui ministre +de l'intérieur.</p> + +<p>Lorsque Verrès revint de Sicile chargé de +dépouilles, on ne le fit pas consul. Cicéron dévoila +ses forfaitures, ses concussions, ses +pillages, ses crimes de tous genres, et il dut +disparaître.</p> + +<p>M. Constans, qui, il n'est plus permis d'en +douter, depuis qu'on a publié le rapport de Richaud, +<span class="pagenum"><a name="Page_312" id="Page_312">312</a></span> +a joué au Tonkin le petit Verrès; pour +prix de ses déprédations, de ses exactions, a +été choisi pour ministre par M. Carnot.</p> + +<p>Le procès doit être fait non seulement à +M. Constans, mais aussi à ses collègues, qui +connaissaient les rapports du malheureux Richaud;—et +à M. Carnot, qui n'ignorait pas +les bruits qui couraient et qui sont tellement +confirmés aujourd'hui, que l'opinion publique, +exaspérée, commence à émettre des doutes sur +le choléra qui aurait frappé Richaud, à la +mort duquel M. Constans avait tant d'intérêt.—Je +ne répète ce bruit que «sous toutes réserves», +comme disent les journaux.</p> + +<p>M. Carnot est «honnête»; mais cela ne suffit +pas, il faut qu'il ne s'entoure que d'honnêtes +gens;—sans cela, il manque essentiellement +à son devoir.—Cadet Roussel (ça, c'est +encore une chose que j'ai déjà dite et que je +répète), Cadet Roussel était bon enfant, mais +on n'avait pas songé à en faire le chef d'une +grande nation, le président de la République +française.</p> + +<p>Comment M. Carnot a-t-il pu choisir d'abord +et conserver ensuite un homme comme +M. Constans, dont on peut dire avec vérité:</p> + +<p>Ce qu'il y a de plus propre dans sa vie, c'est +d'avoir été vidangeur.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_313" id="Page_313">313</a></span> +Ce n'était pas au moment où on appelait et +attirait le monde entier à Paris par les splendeurs +de l'Exposition qu'il fallait lui présenter +un pareil ministère, comme spécimen de ce que +peut produire la France en honnêtes gens et +en hommes d'État.</p> + +<p>Puisque que je suis «entré dans la voie des +aveux», il n'en coûtera pas davantage à mes +lecteurs, à mes juges, de me pardonner une +infraction de plus.</p> + +<p>Je vais me «répéter», reproduire quelques +courts passages d'un livre que j'ai publié il y +a une vingtaine années et qui a pour titre: +<span class="smcap">On demande un tyran</span>.</p> + +<p>Ce livre contient des prédictions dont la plus +grande partie ne s'est déjà que trop réalisée.</p> + +<p>«On proclamait l'amnistie, et on allait en +grande pompe recevoir aux frontières et dans +les ports tous les citoyens, tous les «martyrs»;—ils +«rentraient dans leurs droits», et +étaient non seulement électeurs, mais candidats +acclamés plutôt qu'élus. M. Gambetta +n'était nommé qu'à une faible majorité.—On +voyait pêle-mêle entrer à la députation, +d'abord tous les condamnés, déportés, etc., +puis les plus compromis des «socialistes», +puis tous les piliers d'estaminet, les orateurs +de taverne, les forts au billard, etc.»</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_314" id="Page_314">314</a></span> +On redémolissait la maison de M. Thiers, +on supprimait <i>le Rappel</i>,—on donnait des +avertissements à <i>la République française</i>, le +<i>Journal officiel</i> s'appelait <i>la Carmagnole</i>, on +élevait des statues aux martyrs de la Commune, +assassinés par les Versaillais,—la propriété +étant décidément le vol, on faisait +rendre gorge aux propriétaires.</p> + +<p>Mais bientôt ce ministère était déclaré +traître et l'Assemblée réactionnaire:—nouvelle +dissolution,—nouvelles élections,—avènement +d'une nouvelle couche sociale.</p> + +<p>Entrent alors à l'Assemblée, les souteneurs +de filles, les marchands de chaînes de sûreté,—les +croupiers des trois cartes,—les <i>victimes</i> +de la police correctionnelle et les <i>martyrs</i> de +la cour d'assises.</p> + +<p>Le ministère se compose de <i>Polyte</i>, de +<i>Gugusse</i> et d'un fils naturel de <i>Troppmann</i>;—on +déclare <i>Ça ira</i> l'air national,—mais ce +gouvernement est bientôt à son tour traité +de réactionnaire, <i>Polyte</i>, <i>Gugusse</i> et <i>Troppmann +fils</i> se trouvent bien au pouvoir, s'y défendent +par la force et se déclarent triumvirs.</p> + +<p>Alors,—de mon rêve,—je ne me rappelle +qu'une confusion de gâchis, de boue et de sang, +des fuites, des exils, des pillages, des incendies, +des pendaisons, des têtes coupées. +<span class="pagenum"><a name="Page_315" id="Page_315">315</a></span></p> + +<p>Puis je vis les murs de Paris couverts d'affiches:</p> + +<p class="center">ON DEMANDE UN TYRAN</p> + +<p>et il se trouve qu'un tyran régnait sur la +France; venait-il d'en haut, venait-il d'en bas? +Je l'ignore, les rêves sont parfois aussi incohérents, +aussi invraisemblables que la vie.</p> + +<p>Toujours est-il que celui-ci régnait,—qu'on +lui obéissait...</p> + +<p>Voici le discours qu'il avait prononcé le +premier jour de sa prise de possession:</p> + +<p>«Tas de coquins d'un côté, tas d'imbéciles +et de jobards de l'autre.</p> + +<p>»Trois fois vous avez fait semblant de vous +mettre en république;—pour cette troisième +fois, comme pour les deux autres, alliés et disciplinés +pour l'attaque, pour les surprises, +en y ajoutant l'assassinat, le vol et l'incendie...</p> + +<p>»Vous vous séparez, vous vous quittez, vous +vous «engueulez», vous vous menacez au moment +de la curée.</p> + +<p>»Puis, d'excès en excès, de sottises en sottises, +d'abus en crimes, vous avez inspiré à +tous les honnêtes gens la terreur, le dégoût +et l'horreur de la République, dont vous vous +dites les apôtres, et vous l'avez tuée pour la +troisième fois.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_316" id="Page_316">316</a></span> +»Tas de coquins, tas d'imbéciles et de +jobards.</p> + +<p>»La liberté!</p> + +<p>»Ah! mes gaillards, c'est un nom que vous +avez sottement donné au changement de despotisme.</p> + +<p>»La liberté! c'est un vin trop pur et trop +généreux pour vos pauvres têtes:—vous +naissez gais, à moitié ivres, il n'en faut pas +beaucoup pour vous achever.</p> + +<p>»La liberté! c'est le pain des forts, des +justes et des vertueux. A bas les pattes!—à bas +les gueules!</p> + +<p>»La liberté,—la sainte liberté,—vous ne +la connaissez seulement pas;—vous ne vous +croyez libres que quand vous êtes oppresseurs.</p> + +<p>»Résignez-vous à m'obéir; n'essayez pas de +résistance, vous savez bien que vous n'êtes +pas braves;—vous savez bien que vous avez +laissé ou plutôt fait tuer en les abandonnant +le très petit nombre de républicains et le +nombre plus grand de dupes, derrière lesquels +vous vous abritiez...</p> + +<p>»La France s'est dégoûtée de son bonheur,—la +mode d'être heureux a cessé à la suite +d'une maladie.</p> + +<p>»Cette maladie vient de trop parler et de +trop écouter parler.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_317" id="Page_317">317</a></span> +Pour sauver le pays d'une ruine complète,—il +est nécessaire d'appliquer une malédiction +énergique, et, me conformant à l'exemple +d'un autre tyran, mon prédécesseur chez les +Grecs: «Il condamne Sparte à servir, Athènes +à se taire.»</p> + +<p class="poem"><i>Lacedæmon servire jubet, Athenas tacere.</i></p> + +<p>»J'ordonne un silence complet pendant un an; +pendant cette année, chacun remettra dans +son esprit un certain ordre logique qui consiste +à penser avant de parler,—ordre qui +s'était misérablement interverti:—le Français +s'était accoutumé à lire, tous les matins, dans +les journaux, ses opinions et ses pensées toutes +faites pour la journée, comme son pain tout +cuit;—son esprit, faute d'exercice, est devenu +paresseux, puis s'est ankilosé et atrophié...</p> + +<p>»Au bout d'un an de ce règne du silence, +nous verrons s'il convient de le modifier ou +de le prolonger.</p> + +<p>»Tas de coquins d'un côté,—d'imbéciles et +de jobards de l'autre.»</p> + +<p class="p2">Ainsi, je prophétisais, il y a vingt ans;—mais +alors—je n'osais prédire ce qui allait +<span class="pagenum"><a name="Page_318" id="Page_318">318</a></span> +arriver et le point où nous sommes aujourd'hui +que sous la forme d'un rêve.</p> + +<p>Et voilà que nous y sommes.</p> + +<p class="p2">Il vient de mourir à Versailles une femme +pour laquelle je professais, depuis un demi +siècle, et je professe encore au delà de la +tombe, une profonde et respectueuse affection.</p> + +<p>C'est la duchesse d'Elchingen.</p> + +<p>Je me suis demandé pourquoi la perte des +gens que j'aime me cause aujourd'hui un chagrin +plus calme, moins poignant qu'autrefois; +serait-ce que mes sensations sont devenues +plus obtuses et que je suis un peu mort moi-même?? +Non,—c'est que, dans la première +moitié de la vie, alors qu'on peut espérer ou +craindre encore de nombreux jours, la mort +des gens aimés vous inflige une longue séparation,—tandis +qu'à l'âge que j'ai aujourd'hui, +on se sent plus près des morts que des vivants; +que, d'ailleurs, nous voyons la mort de près, la +regardons bien en face, voyons, comme des +fantômes, se dissiper les mystérieuses terreurs—et +sommes convaincus qu'après tout ce n'est +pas un grand mal, ou plutôt que c'est une délivrance +pour presque le plus grand nombre.</p> + +<p>C'est vers 1843 que j'ai connu la duchesse +<span class="pagenum"><a name="Page_319" id="Page_319">319</a></span> +d'Elchingen; depuis un peu plus de deux +ans, je venais de découvrir Saint-Adresse +après Étretat, et mes bavardages, et aussi la +réputation que m'avait fait Étretat de me connaître +en beaux paysages, commençaient à +mettre Sainte-Adresse à la mode.</p> + +<p>Le colonel d'Elchingen avait amené toute +sa famille à Saint-Adresse, me l'avait recommandée +et était retourné à son régiment; c'était +une charmante famille;—la duchesse +avait été, était encore une des femmes les +plus belles, les plus aimées, les plus respectées +de la cour des Tuileries, fort attristée +depuis la mort du duc d'Orléans.</p> + +<p>D'un premier mariage avec le baron de +Vatry, elle avait un fils, Edgard de Vatry, +alors âgé d'une douzaine d'années, et, du second +mariage, Michel, qui n'avait que huit +ou neuf ans, et la toute petite Hélène, filleule +de la duchesse d'Orléans, qui en avait à peine +quatre ou cinq; puis Henry Souham, à peu +près de l'âge de Michel;—à la mort de Henry +Souham, frère de madame d'Elchingen, capitaine +des lanciers, le duc et la duchesse +avaient adopté son fils et l'élevaient avec leurs +enfants, d'une affection si égale, qu'à moins +d'être initié, on le croyait un de leurs enfants.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_320" id="Page_320">320</a></span> +La duchesse avait encore auprès d'elle une +nièce qu'elle maria plus tard;—musicienne +et pianiste habile, elle ajoutait un grand +charme aux soirées, avec des mélodies rapportées +d'Afrique pour le régiment de son +oncle, qui faisait d'assez grands frais pour sa +musique militaire.</p> + +<p>Le colonel d'Elchingen, second fils du maréchal +Ney, était un des plus beaux soldats que +j'aie vus.—Reçu à l'École polytechnique en +1821, mais n'ayant pas pu y entrer à cause de +son nom, il avait été prendre du service en +Suède auprès de Bernadotte, où il était devenu +capitaine d'artillerie; mais, en 1830, il rentra +en France et fut nommé capitaine de cavalerie; +il fit la campagne d'Anvers et les trois +campagnes d'Afrique comme aide de camp du +prince royal. Aussitôt qu'il avait quelques +instants de liberté, il accourait à Sainte-Adresse +et y passait quelques jours.</p> + +<p>Les enfants était lâchés comme des jeunes +chevaux en liberté au bord de la mer, et le +professeur des garçons passait je crois plus +de temps à jouer avec eux qu'à leur donner +des leçons.</p> + +<p>J'aime—surtout aujourd'hui—à me rappeler +certains détails et certaines circonstances +de ce temps-là, où toute cette belle famille +<span class="pagenum"><a name="Page_321" id="Page_321">321</a></span> +était heureuse et ignorante et imprévoyante +de l'avenir.</p> + +<p>Les pauvres n'avaient pas besoin de chercher +madame d'Elchingen, c'était elle qui les +cherchait;—elle s'occupait aussi de mettre +ordre, par ses relations à Paris, à des injustices, +à des passe-droits;—elle savait consoler les +affligés, soigner et encourager les malades.</p> + +<p>Si aujourd'hui, à Sainte-Adresse, où il n'y a +plus que les enfants et les petits-enfants de +ceux qui y vivaient alors, vous parliez de +madame d'Elchingen, peut-être ne comprendrait-on +pas tout de suite; mais, si vous disiez: +«Vous souvenez-vous de <i>la bonne duchesse</i>? +personne n'hésiterait.»</p> + +<p>Elle était assez mal logée, et, comme elle revint +plusieurs étés de suite, il ne manquait +pas de maisons plus «confortables» qu'on lui +offrait et qu'on l'engageait à prendre;—mais +elle refusa toujours de changer de résidence, +en disant: «Je ne peux pas, ça ferait trop de +peine à ces pauvres gens qui me louent leur +maison.»</p> + +<p>Pour penser à quel point les enfants étaient +heureux de courir, de barboter,—je me rappelle +qu'un jour madame Isidore Geoffroy-Saint-Hilaire, +qui était installée aux bains de +Frascati au Havre, vint avec ses enfants faire +<span class="pagenum"><a name="Page_322" id="Page_322">322</a></span> +à Sainte-Adresse une visite à madame d'Elchingen; +elle s'excusa du costume «à peine +présentable de ses enfants».—«Attendez un +instant, dit la duchesse, qu'on me cherche +toute la troupe.» Ils arrivèrent couverts de +sable, trempés d'eau, etc. On avait dû tirer +Michel par les pieds pour le faire sortir d'un +souterrain qu'il était en train de creuser dans +le sable et la «tangue» de la mer, barbouillé +de vase et des algues dans les cheveux;—Hélène +avait voulu suivre son frère et était +déjà entrée au commencement du souterrain, +Edgard et Henry n'étaient pas en meilleur +état.</p> + +<p>Quant aux enfants d'Isidore Geoffroy-Saint-Hilaire,—dont +l'un est aujourd'hui avec +grand succès, directeur du Jardin d'acclimatation +à Paris,—je me rappelle qu'allant un +jour voir leur père au Muséum, je trouvai +dans une chambre les enfants jouant et se +roulant avec de jeunes lionceaux nés au Jardin +des plantes.</p> + +<p>Un jour, la duchesse voit au bord de la mer +une femme qui pleurait; elle s'approche +d'elle, et, d'une voix compatissante, lui dit:</p> + +<p>—Qu'avez-vous, ma pauvre femme?</p> + +<p>—Pourquoi m'appelez-vous pauvre femme? +répondit l'affligée; qui vous a dit que je suis +<span class="pagenum"><a name="Page_323" id="Page_323">323</a></span> +pauvre;—je ne suis pas pauvre, je suis propriétaire, +et vous voyez ma maison d'ici.</p> + +<p>—Excusez-moi, dit madame d'Elchingen; +je vous voyais pleurer, j'ai pensé que vous +aviez du chagrin, et j'aurais voulu vous donner +quelques consolations, et peut-être vous aider +en quelque chose.</p> + +<p>—Oui, je pleure, c'est vrai, parce que mon +fils, qui est au service, devait avoir un congé +pour venir me voir et qu'on lui a refusé.</p> + +<p>—Ah! votre fils est soldat?</p> + +<p>—Qui vous dit qu'il est soldat?—Mon fils +n'est pas soldat,—il est sergent.</p> + +<p>—Pardonnez-moi, je n'ai pas voulu vous +offenser, au contraire; c'est un beau titre que +celui de soldat;—mon mari est colonel, et, +en parlant de lui, je dis: «Il est soldat.»</p> + +<p>Enfin, elle réussit à calmer cette revêche +personne, écrivit à Paris, obtint le congé désiré, +et ensuite fit recommander le sergent à +son colonel.</p> + +<p>Elle avait fait rapprocher un douanier de +ses parents très vieux, qui avaient besoin de +lui;—un autre douanier qui avait quelque +faveur ou quelque justice à obtenir lui écrivit:</p> + +<p class="p2 left5">«Madame,</p> + +<p>»On sait combien vous aimez les douaniers, +<span class="pagenum"><a name="Page_324" id="Page_324">324</a></span> +c'est pourquoi je m'adresse à vous, etc.»</p> + +<p>Un matin, elle me fait appeler et me dit:</p> + +<p>—Mon mari m'a dit: «Je ne veux pas que, +vous et les enfants, vous alliez sur la mer en +mon absence.</p> + +<p>»Cependant, si ces enfants, vous forçaient de +manquer à l'ordre, en voici un autre.—Mais +celui-là,—il est de rigueur et inflexible.</p> + +<p>»Si vous allez à la mer, n'y allez pas sans +Karr. Eh bien, j'en suis à ce second ordre; +voulez-vous nous mener promener?</p> + +<p>—Je ferai mieux, je mettrai ce soir mes +<i>trois-mailles</i> à la mer, et, demain matin, nous +irons les lever ensemble.</p> + +<p>Le lendemain, en effet, tout le monde s'embarque; +mais nous n'étions pas encore à nos +filets, tendus assez au large, que la pauvre +duchesse fut prise d'un tel mal de mer, qu'après +une lutte héroïque, elle fut forcée d'avouer +ce qui se manifesta dans des conditions +si affreuses que je lui dis:</p> + +<p>—Madame, je ne puis en ce moment vous +rendre qu'un service, ne vous faire qu'un +plaisir, c'est de m'éloigner de vous et de disparaître.</p> + +<p>Je criai à mon matelot:</p> + +<p>—Toi, à terre, et bon train.</p> + +<p>Et, piquant tout habillé une tête dans la mer, +<span class="pagenum"><a name="Page_325" id="Page_325">325</a></span> +je m'en allai à la nage sur un point différent +de celui où elle allait aborder;—puis je courus +chez elle chercher sa femme de chambre, +qui vint la recevoir et la fit entrer dans ma +cabane jusqu'à ce que le mal fût calmé.</p> + +<p>—Je savais bien que je serais malade, dit +madame d'Elchingen, seulement je ne croyais +pas l'être autant. Mais les enfants en avaient +tant d'envie!</p> + +<p>—Voilà, disait, quelques jours après, mon +matelot Buquet, voilà des gens qu'il est agréable +de mener promener; vous ne savez pas tout ce +qu'elle a donné à ma femme et à mes enfants!</p> + +<p>Un jour qu'on avait envoyé des livres de +contes aux quatre enfants, Michel me dit:</p> + +<p>—Vous devriez bien nous faire les fées de +la mer.</p> + +<p>J'avoue que je n'y pensai plus, et ce n'est que +bien longtemps après que Hetzel, l'éditeur de +l'excellent <i>Magasin illustré</i>, me demandant un +conte, je me rappelai les «Fées de la mer».—Mais +Michel était alors général, et je n'osai +pas le lui dédier.</p> + +<p>Qu'est devenue cette famille, alors si heureuse?</p> + +<p>La révolution de 1848, qui avait trouvé d'Elchingen +colonel du 7<sup>e</sup> régiment de dragons +s'empressa de le mettre à l'écart;—puis en +<span class="pagenum"><a name="Page_326" id="Page_326">326</a></span> +1851, le président le fit général de brigade, et +il fut choisi pour commander une brigade de +grosse cavalerie, lors de la guerre d'Orient; +mais il mourut du choléra en arrivant à Gallipoli.</p> + +<p>Son fils Michel Ney est mort d'une mort terrible +et mystérieuse, au moment où, déjà général +de brigade, il allait être promu divisionnaire—à +quarante-quatre ans;—il avait +vingt-sept ans de service, dix-neuf campagnes, +six citations à l'ordre de l'armée, cinq +blessures.</p> + +<p>Henry Souham est mort d'une attaque d'apoplexie, +lieutenant-colonel de cavalerie, +chevalier de la Légion d'honneur.</p> + +<p>Edgard de Vatry, obligé de quitter le service +à la suite de douleurs incurables gagnées à la +dernière guerre, s'est donné la tâche de traduire +en français et de publier un ouvrage +très célèbre en Allemagne, du général de Clausevitz:—<i>Théorie +de la grande guerre</i>.—Cet +ouvrage, commencé, dit-il, sans autre intention +que de tromper ses regrets en continuant +à s'occuper des choses du métier, a demandé +treize ans d'un travail de traduction, et a reçu +de l'Académie un prix Montyon, comme ouvrage +d'utilité publique.</p> + +<p>Quant à Hélène, l'enfant que j'avais plus d'une +<span class="pagenum"><a name="Page_327" id="Page_327">327</a></span> +fois rapportée sur un bras à la maison de +sa mère et qui annonçait une grande beauté, +promesse qu'elle a dit-on tenue,—je ne l'ai +jamais revue;—elle a épousé le prince Nicolas +Bibesco, élève de l'école Polytechnique, officier +de la Légion d'honneur, chef d'escadron en +France, au titre étranger,—ayant fait la campagne +de 1870 comme aide de camp du général +Trochu, et aujourd'hui membre de la Chambre +des députés de Roumanie.</p> + +<p>Hélène est mère de trois ou quatre beaux +enfants.</p> + +<p class="p2"><i>P.-S.</i>—Au livre III de l'<i>Énéide</i>, Virgile fait +un récit qu'on peut appliquer à notre situation. +Les Troyens débarqués se préparent, étendus +sur des lits de gazon, à savourer un repas dont +ils ont grand besoin. Mais tout à coup du haut +de la «montagne», <i>de montibus</i>, les harpies +fondent sur eux d'un effroyable vol, battant +bruyamment des ailes et poussant des cris sinistres; +elle se jettent sur leur nourriture, +l'emportent, souillent tout de leur contact +immonde, et mêlent à leurs cris d'insupportables +et fétides odeurs:—<i>Contacta omnia +fœdunt</i>.</p> + +<p>Mais peut-être cette comparaison empruntée +au grand poète est-elle trop noble pour la circonstance;—nos +<span class="pagenum"><a name="Page_328" id="Page_328">328</a></span> +maîtres ne ressemblent-ils +pas davantage à ces fripouilles qui, sur le +point d'être chassés d'un «garni» qu'ils ont +sali sans jamais payer le loyer, «déménagent +à la cloche de bois», c'est-à-dire s'en vont +par la fenêtre, emportant les meubles du +logeur, brisant les vitres, arrachant les tentures, +etc.</p> + +<p>C'est ainsi qu'avant de partir ils ont achevé +de déshonorer et de détruire la «Légion d'honneur»; +le gendre de M. Grévy vendait les décorations, +mais au moins il les vendait cher;—ceux-ci +en ont fait une monnaie de billon +pour payer ou acheter de petits services et +donner des pourboires à leurs complices «subalternes». +Le <i>Journal officiel</i> vient de publier +une liste de décorations qui, dit le <i>Figaro</i>, ne +tiendrait pas dans les seize colonnes de ce journal.</p> + +<p>M. Carnot sera-t-il assez «innocent», assez +complice de M. Boulanger pour affronter les +élections avec le ministère actuel?</p> + +<p>Beaucoup voient déjà le brav' général président +de la République, qu'il aura de son mieux +tant contribué à détruire.—Quelque chose +comme le gardien de Pompéi ou d'Herculanum.</p> + +<p>Le cas échéant, il est difficile de prévoir, il +<span class="pagenum"><a name="Page_329" id="Page_329">329</a></span> +sera curieux de voir le premier ministère du +président Boulanger;—par allusion au coup +de 1852, ça manque totalement de Morny;—ça +aussi je l'ai dit, et je le répète.</p> + +<p class="p4"><span class="pagenum"><a name="Page_330" id="Page_330">330</a></span></p> + +<h2><i>PANORAMA DU SIÈCLE</i></h2> + +<p class="p2">Rien n'est plus laid, plus absurde, plus bête, +plus contraire à toute idée de justice qu'un +procès politique.</p> + +<p>On y voit des vaincus jugés par des vainqueurs, +qui viennent d'avoir grand'peur et en +ont encore un peu.</p> + +<p>Il est incontestable que le général Boulanger +et ses amis conspirèrent et conspirent encore +pour s'emparer du pouvoir et de toutes ses +douceurs, blandices et petits profits;—mais +ils ont été jugés par des gens qui conspirent +pour le garder après avoir antérieurement +conspiré pour le prendre, et ont conspiré hier +avec le même Boulanger contre lequel ils +<span class="pagenum"><a name="Page_331" id="Page_331">331</a></span> +conspirent aujourd'hui comme il conspire +contre eux.</p> + +<p>«Il n'y a pas, dit J.-J. Rousseau, de gouvernement +si sujet aux guerres civiles et aux agitations +intestines que le démocratique, parce +qu'il n'y en a aucun qui tende si fortement et +si continuellement à changer de forme.»</p> + +<p>Sous un gouvernement monarchique,—solidement +appuyé sur les lois, sur l'ancienneté, +personne ne peut rêver de le renverser pour +prendre sa place,—et les ambitions ne +peuvent s'agiter qu'au-dessous de lui et à une +certaine hauteur;—mais sous un gouvernement +où on a vu la royauté exercée par le +vieil avocat Grévy, par tel petit journaliste +comme Yves Guyot, par tel vidangeur malheureux +comme M. Constans, chacun se dit: +«Pourquoi pas moi!»—Et on met en usage +pour les remplacer les procédés qu'eux-mêmes +ont employés pour se jucher au pouvoir.</p> + +<p>Dans cette circonstance du procès Boulanger, +la droite du Sénat s'est conduite avec une +adresse incontestable:—elle n'a voulu ni +condamner ni absoudre le «brav'général»; +elle a laissé les soi-disant républicains et les +soi-disant révisionnistes se gourmer entre eux;—le +général a été condamné, les juges ont +été pas mal déshonorés;—cela pourrait se +<span class="pagenum"><a name="Page_332" id="Page_332">332</a></span> +représenter, s'illustrer par deux rats dans une +cage qui se battent, se mordent, se déchirent, +se mangent si bien, qu'il finit par ne rester que +les deux queues.</p> + +<p>Oui, tant que nous conserverons cette forme +de gouvernement soi-disant démocratique, +nous serons en guerre civile perpétuelle,—nous +verrons les acteurs se battre derrière la +toile à qui aura les grands rôles, et la pièce +ne se jouera pas,—jusqu'à ce que les sifflets +et les pommes cuites aient eu raison des histrions.</p> + +<p>Notez que le niveau des ambitions politiques +va toujours descendant et s'abaissant;—autrefois, +du temps de Richelieu, de Mazarin, du +cardinal de Retz,—c'était l'orgueil, la vanité +qui étaient en jeu;—on voulait le «pouvoir», +on voulait dominer;—aujourd'hui, +ce qu'on veut, c'est le profit, on veut l'argent, +on veut s'enrichir, on n'est pas ambitieux, on +est avide,—ce n'est pas moins dangereux, ce +l'est plus et davantage, parce que le nombre +des compétiteurs est plus grand, mais surtout +c'est beaucoup plus laid.</p> + +<p>Cette forme de gouvernement est tellement +antipathique au caractère français qu'elle a +notablement altéré et détérioré ce caractère, +un peuple autrefois bon, bienveillant, chevaleresque, +<span class="pagenum"><a name="Page_333" id="Page_333">333</a></span> +heureux et gai,—est devenu haineux, +avide, malheureux et triste.</p> + +<p>Jean-Jacques Rousseau disait: «La démocratie +n'est possible que dans un État très +petit, où chaque citoyen puisse aisément +connaître tous les autres;—une grande simplicité +de mœurs, peu ou point de luxe.»</p> + +<p>Le prince de Ligne disait: «Je n'aime les +républicains que dans l'eau,—une petite île +entourée par la mer,—au moins la liberté ne +peut gâter les autres pays,—et, alors, on +pourra essayer et voir comme ça marcherait +en petit,—sauf à vérifier si, en agrandissant +l'échelle, la chose serait possible.»</p> + +<p>On est de tempérament si peu républicain en +France que, après s'être servi de certaines +maximes pour grimper au pouvoir, c'est la +première chose dont on se débarrasse aussitôt +qu'on est arrivé, parce qu'il n'y a point moyen +de gouverner avec ces maximes;—ainsi l'absolue +souveraineté du peuple—rend inutiles +et inapplicables toutes les lois;—que devient +l'arrêt du Sénat qui déclare le général Boulanger +inéligible—quand le peuple est le +maître d'élire Boulanger et de casser le Sénat?</p> + +<p>Nous disions tout à l'heure que les conspirations +sont aujourd'hui des affaires;—voyez +<span class="pagenum"><a name="Page_334" id="Page_334">334</a></span> +la conspiration de Boulanger contre Carnot, +Constans, Yves Guyot, Freycinet, etc.,—et la +conspiration de ceux-ci contre Boulanger.</p> + +<p>Boulanger a des actionnaires,—les grosses +sommes d'argent dont il dispose en sont une +preuve irréfutable; les actionnaires, «les +gogos» qui fournissent l'argent comptent +bien rentrer dans leurs fonds avec d'honnêtes +ou de déshonnêtes bénéfices.</p> + +<p>D'autre part, Freycinet, Constans, etc., +prennent pour actionnaires tous les Français, +tous les contribuables,—et cela sans les consulter, +malgré eux;—leurs louis d'or et leurs +pièces de cent sous, produits par leur travail, +deviennent des projectiles contre Boulanger.</p> + +<p>J'ai raconté autrefois l'histoire d'un voyageur +qui rencontre deux Hurons accroupis et jouant +avec des cailloux à un jeu de hasard,—il les +regarde et finit par prendre, sans savoir pourquoi, +intérêt à un des deux joueurs;—la partie +terminée, il félicite le gagnant pour lequel +il avait fait des vœux et s'enquiert de l'enjeu.</p> + +<p>Homme blanc, lui dit un des «Peaux-Rouges», +en te voyant venir de loin nous +avons joué à qui te mangerait, et c'est moi qui +aurai cette joie.</p> + +<p>C'est l'histoire du peuple français s'intéressant +à telle ou telle coterie,—et pariant pour +<span class="pagenum"><a name="Page_335" id="Page_335">335</a></span> +elle,—Constans ou Boulanger;—quel que +soit le gagnant, il sera mangé.</p> + +<p>Pas de démocratie—sans ostracisme,—les +vertus y sont aussi inquiétantes que les +vices;—faute d'être assez grands, les démocrates +doivent diminuer les plus grands qu'eux +au moins de la tête,—il faut exiler Alcibiade +et faire mourir Socrate—et bannir Aristide, +parce que cela ennuie de l'entendre appeler le +juste; ça n'est pas joli, mais c'est comme ça,—cela +a, cependant, souvent des mérites; +entre autres, celui de nous épargner l'écœurant +spectacle d'un semblant de justice et des +réquisitoires de cancans, de potins, de ramages,—de +<i>on-dit</i>,—il <i>paraît</i>,—on <i>croit que</i>—comme +l'œuvre de M. de Beaurepaire, qui a +l'air d'avoir été tricotée par une vieille portière.</p> + +<p class="p2">Nous allons un peu jaser, si vous le voulez +bien, du <i>Panorama-histoire du siècle</i>.</p> + +<p>Je dois commencer par remercier MM. Stevens +et Gervex de ne pas avoir oublié dans +leur intéressant ouvrage—un homme qu'à +tout autre, il était facile et permis d'oublier; +un homme qui a toujours vécu loin de tout et +de tous,—qui n'a jamais fait partie de rien,—qui +ne s'est jamais affilié ni à un parti, ni à +<span class="pagenum"><a name="Page_336" id="Page_336">336</a></span> +une école, ni à une secte, ni à une coterie, et +qui n'est pas même gendelettres.</p> + +<p>Ce devoir accompli avec justice et plaisir,—je +vais parler du panorama:</p> + +<p>Tout le monde est d'accord sur la grandeur +et la noblesse de l'idée, sur l'habileté, l'intelligence, +le goût avec lesquels les personnages +sont groupés,—sur la frappante ressemblance +d'un si grand nombre de portraits, +sur les brillantes et rares qualités de l'exécution.</p> + +<p>Cette œuvre présentait deux grandes difficultés: +la première, de n'oublier aucun de ceux +qui avaient droit d'y figurer;—la seconde, +de ne pas se laisser influencer et circonvenir +par des importunités, des obsessions, des +exigences, des camaraderies, des pressions, +pour donner à certaines personnes dans le panorama +une place qu'elles n'ont pas occupée +ou n'occupent pas dans le siècle ni même dans +la vie,—de gens qui n'existent que dans le +panorama, et qu'il s'agissait non de reproduire, +mais de produire.</p> + +<p>Nous allons commencer par le premier point—et +signaler aux éminents auteurs de l'œuvre +quelques oublis involontaires, quelques erreurs—qu'il +leur sera facile de réparer;—aussi et +tout à l'heure, nous leur en dirons les moyens; +<span class="pagenum"><a name="Page_337" id="Page_337">337</a></span> +probablement je me contenterai d'avoir indiqué +le second point.</p> + +<p>Je commence par une critique,—l'homme +chargé, une baguette à la main, d'énumérer +les personnages,—l'homme chargé de la préface, +de la notice, de la brochure explicative,—n'aurait +pas dû être un homme se mêlant +de politique, affilié, qui plus est, à une coterie;—cette +exhibition ne pouvait être faite qu'avec +une complète impartialité,—une parfaite +sincérité, comme les peintres en donnaient si +bien l'exemple; cette notice devait être une +notice comme le promettait son titre, et non +une œuvre de politique boursouflée.</p> + +<p>Elle devait s'adresser à tous les visiteurs du +panorama et ne pas imposer des opinions, des +appréciations qui ne seront acceptées que par +un petit nombre.</p> + +<p>M. Reinach—lui, je crois d'ailleurs, figure +parmi les illustrations du siècle,—déclare +Necker <i>probe et austère</i>;—eh bien, tout le +monde n'est pas d'accord sur le droit à ces épithètes +du financier genevois.</p> + +<p>Il eût fallu désigner au moins avec respect +Louis XVI, qui va être assassiné par un semblant +de justice et ne pas dire, en croyant faire +de l'esprit: «Louis XVI, bon, doux et gros.»</p> + +<p>Il ne fallait pas appeler «l'Autrichienne» +<span class="pagenum"><a name="Page_338" id="Page_338">338</a></span> +cette reine assassinée, comme son époux, +après avoir été l'idole des Parisiens. Il ne fallait +pas appeler «la Belle dame» madame de +Lamballe, aussi assassinée et dont le cadavre +fut si odieusement profané.</p> + +<p>Il fallait dire comme MM. Gervex et Stevens:</p> + +<p>Le roi Louis XVI—la reine Marie-Antoinette—la +princesse de Lamballe.</p> + +<p>Voici David; M. Reinach constate qu'il a +peint avec le même talent—et Marat et Napoléon +I<sup>er</sup>,—qu'il a été républicain farouche et +humble courtisan;—et, voulant ajouter une +épithète au nom du peintre,—l'auteur de la +notice tombe malheureusement,—quand il +avait tant d'adjectifs à sa disposition, sur l'épithète +la moins juste, la moins appropriée au +sujet,—il l'appelle peintre <i>impeccable</i>.</p> + +<p>Il paraît que c'est son mot pour les peintres;—il +appelle également <i>Ingres l'impeccable</i>.—Décidément +la peinture n'est pas généreuse +pour lui en adjectifs;—il appelle Horace +Vernet le «fantassin de la peinture»; peut-être +n'a-t-il jamais vu les magnifiques chevaux +de front s'élancer hors du cadre de la +Prise de la Smala d'Abdel-Kader; pourquoi +«fantassin», ce peintre qui aimait tant les +chevaux et en a fait tant de chefs-d'œuvre?</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_339" id="Page_339">339</a></span> +Pourquoi <i>Berlioz</i> est-il appelé <i>divin</i> au +milieu d'Auber, d'Halévy, d'Adam sans épithètes?</p> + +<p>Quant à <i>Daguerre</i> «qui arrache à la nature +ses secrets», nous en reparlerons tout à +l'heure, à MM. Gervex et Stevens. Décidément, +c'est une grande difficulté, que M. Reinach +surmonte rarement, que de s'imposer le +devoir de mettre une adjectif à chaque nom. +Ainsi, il appelle les esprits riants, les plus gais, +les plus doux de notre temps—le <i>sombre</i> +Gérard de Nerval, et Morny également était +loin d'être un homme <i>sombre</i>, quoi qu'en dise +l'auteur de la notice. De même,—Victor +Hugo n'est pas un «républicain vaincu», nous +en reparlerons également tout à l'heure, +lorsque je m'adresserai à MM. Gervex et +Stevens.</p> + +<p>De quel droit M. Reinach—aux acheteurs +de la brochure qui veulent simplement qu'on +leur désigne les si nombreux personnages du +panorama—prétend-il leur donner, leur imposer +des appréciations comme celle-ci:</p> + +<p>«Le grand Gambetta et M. de Freycinet—font +sortir des armées de terre et les organisent.»</p> + +<p>Tandis que beaucoup de visiteurs de panoramas—ont +leur opinion faite sur ces deux +<span class="pagenum"><a name="Page_340" id="Page_340">340</a></span> +dictateurs,—auxquels—Thiers a reproché +publiquement d'avoir, par leur incapacité et +leur outrecuidance, coûté à la France la moitié +de ses pertes en hommes, en territoire et +en argent.</p> + +<p>MM. Stevens et Gervex—se contentent de +dire: «Voici Gambetta, voici M. de Freycinet,»—et +tout le monde est d'accord pour +applaudir le talent des artistes.</p> + +<p>M. Reinach—annonce que «la France renaît +et étonne le monde par la rapidité de sa +régénération, par le règne de la liberté».</p> + +<p>Eh bien, il est des gens qui ne voient pas ni +liberté ni régénération, sous le gouvernement +de MM. Constans, Rouvier, de Freycinet, etc., +et au moins une grande partie du monde s'étonne +du degré d'abaissement où ce grand +et noble pays est tombé.</p> + +<p>Ce que les acheteurs de cette notice demandent, +c'est un catalogue explicatif,—une notice +pour reconnaître une figure,—et non des +opinions toutes faites sur les hommes et sur +les choses, et non les opinions et les idées de +M. Reinach.</p> + +<p>Depuis quelque temps, il est à la mode d'assigner +à Victor Hugo une place plus haute et +plus large encore, dans l'histoire du siècle, +que celle qui lui appartient légitimement, et qui +<span class="pagenum"><a name="Page_341" id="Page_341">341</a></span> +déjà est bien belle. Cette apothéose est due en +très grande partie au zèle et à l'enthousiasme +nouveau des républicains et soi-disant républicains, +qui l'accablaient de tant d'injures et +d'avanies en 1828, lorsqu'il était légitimiste; +en 1830, lorsqu'il était orléaniste; en 1848, +lorsqu'il était bonapartiste;—je me rappelle +qu'en 1830, et 1848, <i>le National</i>, qui était +alors à la tête du parti républicain, ayant découvert +que Victor Hugo était vicomte disait: +«Il ne manquait à M. Hugo que ce ridicule.»</p> + +<p>Je répondis au <i>National</i>: «Soyez plus indulgent, +ce n'est pas sa faute, c'est de naissance.»</p> + +<p>Et combien connaissez-vous de gens ayant +assez de modestie ou d'orgueil pour laisser +trente ans au hasard, qui vous l'a fait découvrir, +la révélation de cette <i>tare</i>?</p> + +<p>Victor Hugo est un grand poète, un très +grand poète, un des grands poètes dont s'honore +la France;—mais il n'est que cela.—Certes +c'est beaucoup, et cela assigne une +haute place et fait une belle destinée.</p> + +<p>Mais ce ne fut jamais ni un caractère, ni un +philosophe, ni un grand homme.</p> + +<p>Lamartine—qui n'a droit qu'au second +rang comme poète, en 1848, de grand poète +monta grand homme et héros.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_342" id="Page_342">342</a></span> +Pour expliquer, pour justifier toutes les +mobilités opposées des principes et des opinions +de Victor Hugo, il faut comparer la nature +de son génie à un beau lac dont les eaux +limpides réfléchissent comme un miroir, les +arbres et les palais qui l'entourent devant, +derrière à droite et à gauche—et aussi le +ciel et les formes changeantes des nuages qui +voguent dans l'azur, et les splendides couleurs +de l'aurore et du couchant—le tout avec calme +inconscience, sans préférence et sans choix.</p> + +<p>Causons maintenant avec MM. Stevens et +Gervex.</p> + +<p>Vous avez représenté M. Daguerre comme +l'inventeur de la photographie, de l'héliographie, +etc.</p> + +<p>Eh bien, on vous a trompés.—M. Daguerre +n'est nullement l'inventeur—et voici l'histoire +irrécusable de l'inventeur;</p> + +<p>L'inventeur est M. Nicéphore Niepce—qui +avait obtenu les premiers résultats.—M. +Daguerre, qui faisait des recherches à ce sujet, +abusa de la candeur, de la naïveté d'un +homme de génie—et l'amena à l'associer avec +lui, sous prétexte de perfectionnements alors +inconnus et des avantages que lui donnait sa +position pour propager l'invention.—Voici, +du reste, le traité qui fut fait entre eux.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_343" id="Page_343">343</a></span> +Article premier.—Il y aura entre MM. +Niepce et Daguerre une société sous la raison +Niepce et Daguerre pour coopérer aux perfectionnements +de la découverte inventée par +M. Niepce et perfectionnée par M. Daguerre.</p> + +<p>Art. 2.—M. Niepce apporte son invention +et M. Daguerre une nouvelle combinaison de +chambre noire, ses talents et son industrie, +et les bénéfices seront partagés entre M. Niepce +pour son invention et M. Daguerre, pour ses +perfectionnements.</p> + +<p>M. Daguerre, grâce à la protection d'Arago, +qu'il trompa,—se substitua à Niepce,—qui +mourut ruiné.—M. Daguerre escroqua la +gloire et aussi les profits, la rosette d'officier +de la Légion d'honneur, et je crois, une pension. +Je ne sais par quelle finesse, quelle influence +il obtint du fils de Niepce, malgré les +conventions formelles du traité,—peut-être +pour un peu d'argent à l'héritier sans héritage—l'autorisation +de donner son nom de Daguerre +à l'invention de Niepce.</p> + +<p>Voilà donc une figure à changer—et vous +ferez justice. On vous a laissé oublier Frédéric +Sauvage l'inventeur des hélices;—moi qui +ai eu l'honneur de défendre Sauvage contre +l'oppression et d'être son hôte pendant deux +ans dans ma petite maison de Sainte-Adresse, +<span class="pagenum"><a name="Page_344" id="Page_344">344</a></span> +je sais ce qu'il y a subi et courageusement +supporté de luttes, de mauvais vouloir, de +tentatives d'escroquerie—de misères.</p> + +<p>On vous a laissé oublier Pradier, le grand +sculpteur, dont on disait alors que c'était Praxitèle +ayant changé la dernière syllabe de son +nom, et aussi Carrier-Belleuse.</p> + +<p>Gudin, le grand peintre de marine dont tant +de tableaux sont à Versailles.</p> + +<p>Ary Scheffer,—l'auteur de <i>Saint Augustin +et Sainte Monique</i>, de <i>Francesca de Rimini</i>,—les +<i>Femmes souliotes</i>, etc.</p> + +<p>Scheffer, que le duc d'Orléans allait familièrement +visiter dans son atelier.—Un jour, +le fils de Louis-Philippe venant le voir, fut +arrêté par le portier. «Monsieur, vous allez +chez M. Scheffer?—Oui, mon ami.—Est-ce +que vous auriez la complaisance de lui monter +son pantalon, qu'il m'a donné à raccommoder, +et faute duquel vous allez le trouver au lit?—Très +volontiers.» Et le duc porta le pantalon.</p> + +<p>Les deux Johannot,—qui ont <i>illustré</i> de si +charmants dessins toutes les œuvres du romantisme:—Walter +Scott et Cooper, <i>Faust</i>, de +Gœthe, Molière, <i>Don Quichotte</i>, <i>le Diable Boiteux</i>, +<i>Paul et Virginie</i> et des tableaux dont plusieurs +sont à Versailles; je relèverai d'Alfred,—l'<i>Entrée +de Mademoiselle de Montpensier à +<span class="pagenum"><a name="Page_345" id="Page_345">345</a></span> +Orléans</i>,—<i>Saint Martin donnant la moitié de +son manteau à un pauvre</i>,—<i>Don Juan naufragé</i>, +etc. Et de Thony, le <i>Fleuve Scamandre</i>,—l'<i>Enfance +de Duguesclin</i>,—<i>Un soldat auquel +une femme donne à boire</i>.</p> + +<p>Quant au magnifique tableau d'après le +roman de Walter Scott—<i>la Marée d'équinoxe +sur la falaise</i>—je ne sais plus de qui il était;—peut-être +des deux, car ils travaillaient +souvent ensemble—c'étaient de vrais frères.</p> + +<p>Raffet, le peintre militaire de tant de talent; +Montgolfier, dont le nom est attaché à l'invention +des aérostats, appelés longtemps montgolfières. +Parmentier, l'introducteur de ce +pain tout fait appelé pomme de terre—et +qu'on a appelé parmentière tant que le légume +précieux ne fut pas adopté,—malgré la protection +de Louis XVI, qui porta tout un jour à +la boutonnière un bouquet de fleurs violettes +de ce tubercule.</p> + +<p>Vous avez oubliez les Roqueplan.</p> + +<p>L'aîné, peintre si gracieux, l'auteur du <i>Lion +amoureux</i> et du <i>Cerisier</i> de Jean-Jacques.</p> + +<p>Le second, le Parisien par excellence,—le +fondateur du <i>Figaro</i>.</p> + +<p>En même temps que vous faisiez les portraits +de Béranger, de Désaugiers et de Pierre +Dupont, vous négligiez celui de Frédéric Bérat, +<span class="pagenum"><a name="Page_346" id="Page_346">346</a></span> +le premier qui publia tant de romances et de +chansons, dont, le premier après Jean-Jacques +Rousseau, il faisait les paroles et la musique: +<i>Ma Normandie</i>,—<i>la Lisette de Béranger</i>,—<i>Viv' +la joie et les pomm's de terre</i>;—<i>Monsieur +l'écrivain</i>, etc.</p> + +<p>Et Gustave Nadaud,—qui agrandit le cadre +de Bérat par une douce philosophie,—auteur +également des paroles et de la musique,—de +<i>Cheval et Cavalier</i>, de <i>la Valse des adieux</i>,—<i>la +Mouche de M. Letortut</i>. En parlant de Cavaignac +et de Charras, vous avez oublié Tourret, +le seul ministre de l'agriculture que j'aie +connu depuis que je suis au monde.—Notons, +en passant, que pas un des ministres de Cavaignac +ne fut accusé ni soupçonné de la moindre +improbité;—la calomnie n'eût même pu les +attaquer.</p> + +<p>A côté de Bonjean assassiné par la Commune, +j'aurais voulu voir le fils de la victime, par +une inspiration sublime, consacrant sa fortune, +son intelligence et sa vie à sauver les enfants +abandonnés ou coupables, les enfants des assassins +de son père, par une éducation honnête +et paternelle.</p> + +<p>Parmi les braves marins qui ont combattu +les Prussiens et la Commune avec tant d'énergie, +de dévouement, je ne vois pas chez vous +<span class="pagenum"><a name="Page_347" id="Page_347">347</a></span> +Jauréguiberry, l'intrépide amiral qui eût +représenté la part admirable que prirent nos +marins à la guerre de 1870.</p> + +<p>Au nombre des grands comédiens dont vous +avez admis des moyens et des petits, pourquoi +ne voit-on pas Dorval, Georges, Duchesnois, +Potier, Bouffé;—les Brohan, la mère et les +filles, Jenny Vertpré. Mais vous oubliez aussi +des grandes cantatrices? Et cet intrépide et +dévoué Ducatel qui fit entrer l'armée de Versailles +dans Paris, où les communards répandaient +le sang et mettaient le feu.</p> + +<p>D'autres figures sans doute encore ont +échappé à vos si patientes recherches, à vos +si louables études;—il en est, j'en suis certain, +pour ne parler que de celles que je viens +de vous signaler, que vous seriez heureux +d'admettre dans ce panthéon, dans cette œuvre +qui gardera sa place et avec vos noms dans le +siècle que vous avez voulu glorifier.</p> + +<p>Et il serait triste de répondre aux légitimes +réclamations comme font les conducteurs +d'omnibus: <i>Complet!</i> Il n'y a plus de place.</p> + +<p>Mais, dans votre collection, vous avez passablement +de ministres, de fonctionnaires, et, +parmi ces ministres, un nombre remarquable +qui, tombant au pouvoir, comme tombent les +pluies de crapauds,—ont fait, font et feront +<span class="pagenum"><a name="Page_348" id="Page_348">348</a></span> +comme les grenouilles dont parle Publius +Syrus:</p> + +<p class="poem"><i>Du trône, elles ressautent dans le bourbier.</i></p> + +<p>Beaucoup n'existaient pas avant d'être ministres,—et +n'existent plus après.—Je n'irai +pas aussi loin, au moins quant à la forme, que +ce vieux courtisan qui disait: «Je déclare à +l'avance que je suis l'ami et un peu le parent +de tout homme qui arrive au pouvoir, décidé +que je suis, au besoin, à tenir le pot de +chambre au ministre tant qu'il est ministre, +mais aussi prêt à le lui verser sur la tête aussitôt +qu'il est tombé du pouvoir.»</p> + +<p>C'est d'abord parmi les ministres qui vont +disparaître que vous pourrez, en les effaçant +proprement, trouver des places pour réparer +les oublis involontaires que, j'en suis certain, +vous regrettez amèrement;—et ainsi, en profitant +de ces vacances et de quelques autres +dont je ne parle pas,—vous complèterez +votre œuvre, et vous la rendrez digne de survivre +à jamais à la circonstance qui vous l'a fait +évoquer.</p> + +<p>Cela dit,—je vous renouvelle, Messieurs, +et mes félicitations, et mes remerciements, et +vous adresse un salut cordial.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_349" id="Page_349">349</a></span> +Autre chose.</p> + +<p>Il s'est installé à Paris, depuis quelque +temps, une entreprise qui peut et doit être +très agréable et utile à beaucoup de gens.</p> + +<p>Écrivains, artistes, hommes et femmes du +monde, hommes d'affaires, etc., etc.,—l'abonné +reçoit, par l'entremise du journal, tout ce +qu'on peut dire de lui dans tous les journaux +du monde entier.</p> + +<p>Le directeur, avec un désintéressement +complet, et dans un but de simple bienveillance, +m'a adressé quelques-uns de ses numéros +où il était question de moi.</p> + +<p>J'ai dû le remercier et lui écrire:</p> + +<p>«Monsieur, je suis très reconnaissant de +l'envoi que vous voulez bien me faire de quelques +extraits de journaux qui, par hasard, +parlent de moi—et, avec mes remerciements, +je viens vous prier de ne plus continuer cette +gracieuseté.</p> + +<p>»Depuis... presque toujours, je vis loin de +tous et de tout, je ne suis rien dans rien et de +rien, je ne pense pas au public qui, de son +côté, ne pense pas à moi.</p> + +<p>»Ce n'est pas pour lui que j'écris depuis +plus d'un demi-siècle, c'est pour un auditoire +restreint mais fidèle, un petit auditoire d'amis +connus et inconnus que je me suis acquis dans +<span class="pagenum"><a name="Page_350" id="Page_350">350</a></span> +ma longue carrière;—tel de mes livres a été +écrit pour une seule personne—que parfois +même je ne connais pas, qui ne me connaît +pas et qui ne me connaîtra jamais, comme +je ne la connaîtrai pas;—parfois ce livre +s'adresse à une femme que, en passant, j'ai +vue à sa fenêtre, qui ne m'a pas vu, ne me +verra jamais, et que je ne reverrai pas davantage.</p> + +<p>»D'autre part, je suis convaincu que l'homme +dont on dit le plus de bien aurait grand avantage +à ce qu'on ne parlât jamais de lui.</p> + +<p>»Vous avez, jusqu'ici, eu la bonté de m'adresser +quelques extraits de feuilles bienveillantes +ou endoctrinées par mon éditeur Calmann +Lévy.—Je ne cache pas que j'ai humé +ces quelques grains d'encens; mais, après les +éloges, viendraient les critiques, sans doute +même les mauvais compliments—j'ai pensé +que c'était le moment de vous arrêter.—J'ai +bu le breuvage agréable, je crains la lie,—et +je ne vide pas le verre.</p> + +<p>»D'ailleurs, les éloges même les plus flatteurs +ne satisfont que rarement celui qui les +reçoit: il lui semble que ce n'est que justice—et +il y manque toujours quelque chose;—on +ne serait donc tout à fait loué à son goût que +par soi-même.—Les critiques, au contraire, +<span class="pagenum"><a name="Page_351" id="Page_351">351</a></span> +semblent facilement injustes, malveillantes, +hostiles.—Fontenelle montrait un jour à ses +amis une grand malle fermée. «Dans cette +malle, dit-il, j'ai mis tout ce qu'on a écrit contre +moi—et je ne l'ai jamais lu;—peut-être +dans le nombre se trouve-t-il des louanges, +mais je payerais trop cher celles-ci en lisant +les autres.» J'ajoute: à moins qu'on ne dise +de moi que je suis un voleur, un lâche ou un +menteur, je m'inquiète peu du reste, et, quant +à mes assertions, j'attendrais, pour m'en occuper, +qu'on vînt me les dire, parlant à ma +personne; ce qu'on n'a pas fait jusqu'ici, et ce +que je ne conseillerais de faire à personne.</p> + +<p>»Agréez, avec mes remerciements, mes +cordiales civilités—et une poignée de main +encore assez solide de pêcheur et de jardinier.»</p> +<p><a name="Page_352" id="Page_352"></a></p> + +<p class="p4"><span class="pagenum"><a name="Page_353" id="Page_353">353</a></span></p> + +<h2>TABLE</h2> + +<hr class="c5" /> + +<table border="0" cellpadding="5" cellspacing="5" summary="toc"> + +<tr> + <td> </td> + <td class="tdr">Pages</td> +</tr> +<tr> + <td>LA MAISON DE L'OGRE</td> + <td class="tdr"><a href="#Page_1">1</a></td> +</tr> +<tr> + <td>A ERNEST LEGOUVÉ</td> + <td class="tdr"><a href="#Page_46">46</a></td> +</tr> +<tr> + <td>KLMPRSK</td> + <td class="tdr"><a href="#Page_72">72</a></td> +</tr> +<tr> + <td>LOGOGRIPHE</td> + <td class="tdr"><a href="#Page_91">91</a></td> +</tr> +<tr> + <td>CONFÉRENCE SUR LE BONHEUR</td> + <td class="tdr"><a href="#Page_139">139</a></td> +</tr> +<tr> + <td>LA STATUE DE JEAN JACQUES ROUSSEAU</td> + <td class="tdr"><a href="#Page_163">163</a></td> +</tr> +<tr> + <td>ÉLOGE DE LA MORT</td> + <td class="tdr"><a href="#Page_198">198</a></td> +</tr> +<tr> + <td>AFFAIRE BOULANGER</td> + <td class="tdr"><a href="#Page_225">225</a></td> +</tr> +<tr> + <td>PRIX DE BEAUTÉ</td> + <td class="tdr"><a href="#Page_250">250</a></td> +</tr> +<tr> + <td>UNE FEMME DANS UN SALON</td> + <td class="tdr"><a href="#Page_276">276</a></td> +</tr> +<tr> + <td>UNE PROPHÉTIE</td> + <td class="tdr"><a href="#Page_301">301</a></td> +</tr> +<tr> + <td>PANORAMA DU SIÈCLE</td> + <td class="tdr"><a href="#Page_330">330</a></td> +</tr> +</table> + +<p class="center"><small>Tours, imp. E. Mazereau.</small></p> + +<div class="figcenter"><img src="images/backcover.jpg" width="400" height="565" alt="backcover" /> +</div> + +<hr class="c5" /> + + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of La Maison de l'Ogre, by Alphonse Karr + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA MAISON DE L'OGRE *** + +***** This file should be named 37569-h.htm or 37569-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/3/7/5/6/37569/ + +Produced by Hélène de Mink, Charlene Taylor and the Online +Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This +book was created from images of public domain material +made available by the University of Toronto Libraries +(http://link.library.utoronto.ca/booksonline/).) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact +information can be found at the Foundation's web site and official +page at http://pglaf.org + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. Compliance requirements are not uniform and it takes a +considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up +with these requirements. We do not solicit donations in locations +where we have not received written confirmation of compliance. To +SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any +particular state visit http://pglaf.org + +While we cannot and do not solicit contributions from states where we +have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition +against accepting unsolicited donations from donors in such states who +approach us with offers to donate. + +International donations are gratefully accepted, but we cannot make +any statements concerning tax treatment of donations received from +outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. + +Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation +methods and addresses. Donations are accepted in a number of other +ways including checks, online payments and credit card donations. +To donate, please visit: http://pglaf.org/donate + + +Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic +works. + +Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm +concept of a library of electronic works that could be freely shared +with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project +Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. + + +Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. +unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + http://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. + + +</pre> + +</body> +</html> diff --git a/37569-h/images/backcover.jpg b/37569-h/images/backcover.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..615a4bf --- /dev/null +++ b/37569-h/images/backcover.jpg diff --git a/37569-h/images/colophon.jpg b/37569-h/images/colophon.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..8ed4354 --- /dev/null +++ b/37569-h/images/colophon.jpg diff --git a/37569-h/images/cover.jpg b/37569-h/images/cover.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..d3660cc --- /dev/null +++ b/37569-h/images/cover.jpg diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. 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