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diff --git a/37138-h/37138-h.htm b/37138-h/37138-h.htm new file mode 100644 index 0000000..7f08d93 --- /dev/null +++ b/37138-h/37138-h.htm @@ -0,0 +1,7051 @@ +<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD XHTML 1.0 Strict//EN" + "http://www.w3.org/TR/xhtml1/DTD/xhtml1-strict.dtd"> + <html xmlns="http://www.w3.org/1999/xhtml" lang="fr" xml:lang="fr"> +<head> + <meta http-equiv="Content-Type" content="text/html;charset=iso-8859-1" /> + <meta http-equiv="Content-Style-Type" content="text/css" /> + <title> + The Project Gutenberg eBook of Isis, by A. de Villiers de l'Isle-Adam. + </title> + <style type="text/css"> + +body {margin-left: 10%; margin-right: 10%;} + +h1,h2,h3 { + text-align: center; /* all headings centered */ + clear: both; + } + +.vol {font-size: 300%;} +.chapnum {font-size: 80%; font-weight: normal;} + +p { + margin-top: .75em; + text-align: justify; + margin-bottom: .75em; + } + +.t1 {text-align: center; font-size: 1.2em;} +.t2 {text-align: center; font-size: 1em;} +.t3 {text-align: center; font-size: 0.8em;} +.t4 {text-align: center; font-size: 0.6em;} +.tright {text-align: right;} + +.sep2 {margin-top: 1.5em;} +.sep3 {margin-top: 3em;} +.sep4 {margin-top: 4em;} + +.spaced {line-height: 180%;} + +.aut {text-align: right; font-size: smaller;} + +.hi { + margin-left: 30%; + padding-left: 1em; + text-indent: -1em; + text-align: left; + } + +sup {font-size: 0.8em;} + +.pagenum { + visibility: hidden; + position: absolute; + left: 4%; + font-size: smaller; + text-align: right; + } /* page numbers hidden */ + +.blockquot { + margin-left: 40%; + font-size: smaller; + margin-top: 3em; + } + +.smcap {font-variant: small-caps;} + +.figcenter { + margin-top: 2em; + margin-bottom: 2em; + text-align: center; + } + +table { + width: 80%; + margin-left: auto; + margin-right: auto; + } + +.tdl { + text-align: left; + padding-left: 3em; + text-indent: -3em; + padding-right: 1em + } + +.tdr { + text-align: right; + vertical-align: bottom; + } + +.box { + margin: auto; + text-align: center; + border: dashed 1px; + padding: 1em; + width: 60%;} + +.footnotes {border: dashed 1px;} + +.footnote { + margin-left: 10%; + margin-right: 10%; + font-size: 0.9em; + } + +.fnanchor { + vertical-align: super; + font-size: .6em; + text-decoration: none; + font-style: normal; + } + +.footnote .label { + position: absolute; + right: 84%; + text-align: right; + } + +.poem { + margin-left: 3em; + text-align: left; + font-size: smaller; + } + +.poem .stanza {margin: 1em 0em 1em 0em;} + +.poem span.i0 { + display: block; + margin-left: 0em; + padding-left: 5em; + text-indent: -5em; + } + +.poem span.i2 { + display: block; + margin-left: 2em; + padding-left: 5em; + text-indent: -5em; + } + +.nomarge {margin-left: 0;} + +a:link {color:blue; text-decoration: none;} +a:visited {color:blue; text-decoration: none;} +a:hover {color:black;text-decoration: underline;} + + </style> + </head> +<body> + + +<pre> + +The Project Gutenberg EBook of Isis, by Auguste Villiers de l'Isle Adam + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Isis + +Author: Auguste Villiers de l'Isle Adam + +Release Date: August 20, 2011 [EBook #37138] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ISIS *** + + + + +Produced by Laurent Vogel, Hans Pieterse and the Online +Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This +file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at +http://gallica.bnf.fr) + + + + + + +</pre> + + +<p><a name="Page_3" id="Page_3"></a></p> + +<div class="box"> +<p>Note de transcription:</p> + +<p>Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été +corrigées.</p> + +<p>Les notes de bas de page sont regroupées à la fin du livre.</p> +</div> + +<div class="figcenter"> +<img src="images/cover.jpg" width="328" height="551" alt="Couverture" title="Couverture" /> +</div> + +<p class="t1 sep4">ISIS</p> + +<p><a name="Page_4" id="Page_4"></a></p> + +<p class="t3 sep4"><i>Cet ouvrage a été tiré à<br /> +dix exemplaires sur papier de Hollande.</i></p> + +<p><a name="Page_5" id="Page_5"></a></p> + +<p class="t1 sep4">Comte A. de Villiers de l'Isle-Adam</p> + +<h1><span class="vol">ISIS</span></h1> + +<div class="blockquot"> +<p class="t2">«<i>Eritis sicut Dii....</i>»</p> +</div> + +<p class="aut"><span class="smcap">Le Sepher.</span></p> + +<div class="figcenter"> +<img src="images/001.png" width="142" height="211" alt="ornement" title="ornement" /> +</div> + +<p class="t2">LIBRAIRIE INTERNATIONALE</p> +<p class="t4">PARIS, PLACE ST-MICHEL, 4</p> +<p class="t4">BRUXELLES, RUE ROYALE, 15</p> + +<p><a name="Page_6" id="Page_6"></a></p> +<p><a name="Page_7" id="Page_7"></a></p> + +<p class="sep4"><big><i>A Monsieur<br /> +Hyacinthe du Pontavice de Heussey,</i></big></p> + +<p class="sep2"><i>Permettez-moi, Monsieur et bien cher ami, +de vous offrir cette étude en souvenir des sentiments +de sympathie et d'admiration que vous +m'avez inspirés.</i></p> + +<p><i>«Isis» est le titre d'un ensemble d'ouvrages +qui paraîtront, si je dois l'espérer, à de courts +intervalles: c'est la formule collective d'une +série de romans philosophiques; c'est l'X d'un +problème et d'un idéal; c'est le grand inconnu. +L'œuvre se définira d'elle-même, une fois +achevée.</i></p> + +<p><i>Croyez, en attendant, que je suis heureux +d'inscrire votre nom sur sa première page.</i></p> + +<p class="tright"><b>A. de Villiers de l'Isle-Adam.</b></p> + +<p><i>Paris, 2 juillet 1862.</i></p> + +<p><a name="Page_8" id="Page_8"></a></p> +<p><a name="Page_9" id="Page_9"></a></p> + +<h2 class="sep4">PROLÉGOMÈNES</h2> + +<h1 class="sep2 spaced">I.<br /> +TULLIA FABRIANA</h1> + +<div class="blockquot"> +<p>«Tout semble annoncer que le +siècle actuel est appelé à voir les +luttes les plus ardentes et les plus +décisives qui se soient jamais livrées +sur les plus grands intérêts +dont l'homme ait droit de se préoccuper +ici-bas.»</p> +</div> + +<p class="aut">Dom <span class="smcap">Guéranger</span>.</p> + +<p><a name="Page_10" id="Page_10"></a></p> +<p><a name="Page_11" id="Page_11"></a></p> + +<h2 class="sep4 spaced"><span class="chapnum"><a href="#Table">CHAPITRE PREMIER.</a></span><br /> +Italie.</h2> + +<p class="sep3">Il y avait eu soirée au palais Pitti.</p> + +<p>La duchesse d'Esperia, belle dame de la plus +gracieuse distinction, avait présenté à tout Florence +le comte de Strally-d'Anthas.</p> + +<p>Il annonçait de dix-huit à vingt ans au plus. +Il voyageait et venait d'Allemagne. Sa mère +était de l'une des plus illustres maisons d'Italie; +on le savait. Il se trouvait donc allié +aux plus hautes noblesses du pays; la duchesse +était même un peu sa cousine; qu'il fût présenté +par elle, ne souffrait aucune difficulté.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_12" id="Page_12">12</a></span> +Le prince Forsiani, nommé, depuis la veille, +ambassadeur de Toscane en Sicile, avait paru +s'intéresser à lui. C'était un vieux courtisan, +fin et froid, mais solidement estimé de tous. +Dans la mesure de l'indifférence du monde, il +était assez aimé. Le jeune homme, après les +respectueuses formules d'usage, s'était assis +devant une table d'échecs, vis-à-vis de lord +Seymour, et le cercle d'amateurs et d'ennuyés +marquants avait environné cette partie. On +dansait dans les autres salons. Des demi-paroles +furent échangées touchant la conduite de ce +jeune Allemand, qui jouait, au lieu de danser, +selon son âge.</p> + +<p>Divers courants d'idées remuèrent bientôt, +dans le vague, autour du prince Forsiani, de +la duchesse et de M. de Strally, dont la belle +physionomie fut commentée. Ce qui fit sensation, +ce fut la présentation du jeune homme +au nonce-légat (qui daigna survenir vers les +onze heures) par le duc d'Esperia lui-même.</p> + +<p>Son Éminence avait été fort gracieuse durant +<span class="pagenum"><a name="Page_13" id="Page_13">13</a></span> +cette cérémonie: on était recommandé, cela +se devinait.—Mais pourquoi l'empressement +du duc d'Esperia? N'était-il pas sur l'âge?—Une +vieille dame, à petit comité, s'avisa +d'insinuer, entre un sourire et une glace, +que l'ambassadeur avait divinement connu la +comtesse de Strally, du temps qu'elle habitait +Florence, autrefois,—avant son mariage +avec le margrave d'Anthas. Cela se dit, en +italien. Une deuxième dame, également sur +le retour, jugea naïf d'observer que le prince +n'était point marié. Ces paroles comportaient +une somme d'hésitations si profonde, que nul +ne poursuivit. Quant au jeune homme, il +continua la partie, simplement.</p> + +<p>Rien de significatif ne fut avancé, comme +de raison, après ce peu de mots.</p> + +<p>Dans la soirée, il y eut encore deux fragments +d'entretien, assez dignes de remarque, +pour ce qu'ils devaient sous-entendre. Le +nonce et la duchesse d'Esperia causaient +seuls, d'une voix polie, depuis une minute:</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_14" id="Page_14">14</a></span> +—Et Votre Éminence y est allée? disait +la duchesse.</p> + +<p>—Oh! je suis sûr qu'<i>Elle</i> n'était pas au +palais, répondit le nonce. Toutefois, comme +il serait très utile d'obtenir un auxiliaire de +cette valeur, je laisserai peut-être un billet, +samedi, dans le cas d'une nouvelle absence.</p> + +<p>—C'est bien excessif, monseigneur.</p> + +<p>Un sourire italien glissa faiblement sur les +lèvres de Son Éminence, qui s'éloigna dans +un léger salut.</p> + +<p>Le prince Forsiani revenait.</p> + +<p>Sur un regard indifférent de la duchesse +d'Esperia:</p> + +<p>—Je pars pour Naples demain dans la nuit, +répondit-il d'un air affable, mais d'une voix +pressée et très basse. Je prendrai Wilhelm +aux Casines, vers neuf heures du soir. L'entrevue +est fixée à dix heures.</p> + +<p>—Fixée!... Vous l'avez donc vue, cette +belle invisible?</p> + +<p>—Dans le salon ducal, il y a dix minutes. +<span class="pagenum"><a name="Page_15" id="Page_15">15</a></span> +Elle était seule avec Son Altesse royale et +l'envoyé persan. Peu de secondes après, elle +accepta ma main jusqu'à sa voiture.—Quelques +mots ont suffi.</p> + +<p>Plusieurs cavaliers, de belles personnes brillantes +et satisfaites intervinrent. On en resta +là, sur le mystérieux sujet. Il y eut de cérémonieuses +félicitations, et vers deux heures et +demie du matin l'on se sépara. Le bruit des +voitures diminua, la nuit redevint silencieuse +sur Florence.</p> + +<p><a name="Page_16" id="Page_16"></a></p> +<p><a name="Page_17" id="Page_17"></a></p> + +<h2 class="sep4 spaced"><span class="chapnum"><a href="#Table">CHAPITRE II.</a></span><br /> +Celui qui devait venir.</h2> + +<p class="sep3">Le lendemain, vers neuf heures du soir, le +prince Forsiani marchait dans une allée des +Casines.</p> + +<p>Aujourd'hui, les Casines sont les Champs-Élysées +de Florence. On y rencontre des statues +cachées dans de vastes murailles de +verdure, des animaux rares, de grands arbres +taillés et des étrangers de tous les pays. Le +château des grands-ducs de Toscane ne date +que de 1787. En 1788, époque où nous sommes, +<span class="pagenum"><a name="Page_18" id="Page_18">18</a></span> +il y avait des décombres, des veilleurs armés, +des statues clair-semées, et des fanaux bariolés +de rouge et de bleu dans le goût vénitien, +allumés de distance en distance dans les massifs. +D'ailleurs, grand isolement.</p> + +<p>Le prince Forsiani marchait dans l'ombre: +une bouffée de brise passa dans les feuilles; +il jeta un regard autour de lui; certes, il +était bien seul.</p> + +<p>—Enfin! dit-il avec un soupir, laissons +cela.</p> + +<p>Dans le carrefour de la grande allée, une +lanterne posée sur un amas de pierres éclaira +sa figure.</p> + +<p>Peu d'instants après, un nouvel arrivant, +dont le grand manteau de velours noir se +lustrait aux reflets des fallots, s'approchait de +lui. Quand l'inconnu fut devant le prince, il +ôta sa toque et le salua d'un geste gracieux.</p> + +<p>—Bonsoir, mon cher Wilhelm! fit le prince +en lui tendant la main.</p> + +<p>Et son manteau écarté laissa voir de riches +<span class="pagenum"><a name="Page_19" id="Page_19">19</a></span> +vêtements et les belles proportions d'une haute +stature. Des cordons brillaient sur sa poitrine +et se rattachaient au ceinturon de son épée. +Son visage noble et fier, que les symptômes +de la vieillesse prochaine rehaussaient de gravité, +paraissait empreint de mélancolie.</p> + +<p>Pour Wilhelm, c'était un splendide jeune +homme, ayant de longs cheveux bouclés et +noirs, un air de douceur et d'insouciance, un +teint pâle et de beaux yeux.</p> + +<p>—Bonsoir, monseigneur! dit-il, pardonnez-moi +de ne pas être le premier au rendez-vous, +je devais à ma qualité d'étranger de m'égarer +en chemin.</p> + +<p>—Votre bras.</p> + +<p>Ils prirent le milieu de l'allée.</p> + +<p>—Notre belle Gemma vous a-t-elle parlé +de cette personne à laquelle je dois vous présenter +dans une heure? continua Forsiani.</p> + +<p>—La duchesse d'Esperia m'a dit que Votre +Altesse pouvait seule...</p> + +<p>—Bien. Mais voyons! D'après ce que vous +<span class="pagenum"><a name="Page_20" id="Page_20">20</a></span> +en avez entendu, quelle idée vous faites-vous +à ce sujet?</p> + +<p>—De la marquise Tullia Fabriana?</p> + +<p>—Oui, dit le prince.</p> + +<p>Le jeune homme hésita, et répondit:</p> + +<p>—Je me représente une femme dont les +actions et les paroles commandent le respect, +et qui, cependant, laisse une arrière-pensée +qui ne satisfait pas.</p> + +<p>—Ah! fit le prince.</p> + +<p>Et il regarda quelque temps Wilhelm d'un +air songeur. Il faisait une demi-obscurité, +des ténèbres bleues; les deux promeneurs se +voyaient parfaitement sous les arbres.</p> + +<p>—Mon cher enfant, dit-il, vous arrivez de +votre manoir d'Allemagne; vous avez dix-sept +ans; vous savez beaucoup, et le vieux Walter +est un précepteur de génie. Vous êtes seul au +monde. Vous vous nommez le comte Karl-Wilhelm-Ethelbert +de Strally-d'Anthas: vous +descendez des Strally-d'Anthas de Hongrie par +votre père, et des Tiepoli de Venise par votre +<span class="pagenum"><a name="Page_21" id="Page_21">21</a></span> +mère; deux princes et un doge: c'est au +mieux. Vous êtes riche du majorat de votre +aïeul; vous êtes brave; vous êtes fort; vous +êtes beau comme un de ces soirs italiens, par +lesquels de belles dames ne dédaignent pas +de commettre un joli rêve; vous arrivez en +pleine Italie, à Florence, tenter une fortune +de puissance et de gloire; vous avez le bonheur +d'être le cousin, bien plus, le protégé +de la duchesse d'Esperia. Vous m'êtes recommandé +par le souvenir de votre bonne et sainte +mère; enfin, vous n'avez qu'à vous montrer +pour résumer à un âge, où le commun des +hommes n'est pas visible, ce que cinquante ans +de luttes et de labeurs accablants ne peuvent +donner. Vous avez la jeunesse! Vous pouvez +tout demander, tout obtenir, peut-être. Vous +vous y prenez d'assez bonne heure pour monter +vite au sommet d'une ambition justifiée. Eh +bien, moi qui suis prince, et qui ne parais pas +avoir trop à me plaindre de ce monde où vous +entrez, je vous eusse dit, si, d'après une vingtaine +<span class="pagenum"><a name="Page_22" id="Page_22">22</a></span> +de paroles, je n'avais pas trouvé dans +votre nature quelque chose de solide et d'inné, +je vous eusse dit: Retournez dans votre manoir, +épousez quelque jeune fille vertueuse et +simple, bénissez le Dieu qui vous a fait ce +loisir; aimez, rêvez, chantez, chassez, dormez, +faites un peu de bien autour de vous, et surtout +n'oubliez pas de secouer la poussière de vos +bottes, sur la frontière, de crainte d'en empoisonner +vos forêts, vos montagnes et votre vie.</p> + +<p>Comprenez-vous?</p> + +<p>—Ne voulez-vous pas m'effrayer, monseigneur? +dit Wilhelm, assez interdit de cette +conclusion. En admettant que je risque la vie, +je suis seul au monde.</p> + +<p>Il y eut un moment de silence.</p> + +<p>—Et puis, on ne meurt qu'une fois! ajouta +le jeune homme avec insouciance.</p> + +<p>—Vous croyez? dit le prince. A votre âge +les mots n'ont qu'un sens vague, et plus tard, +lorsqu'on en voit la profondeur, le coeur se +sert de stupeur et de dégoût. Vous ignorez +<span class="pagenum"><a name="Page_23" id="Page_23">23</a></span> +les froides et cruelles bassesses, les trahisons +envenimées et leurs milliers de complications +aboutissant à l'ennui quotidien; les amitiés +envieuses, haineuses et souriantes; les trames +perfides où l'on perd l'amour et la foi, souvent +l'honneur et la dignité, sans qu'on sache pourquoi +ni comment cela se fait. Ah! vous êtes +heureux! Laissez aux passions le temps de +venir, et vous comprendrez. Vous croyez, vous +dont le cœur s'épanouit de bienveillance et de +bonté, vous pensez qu'on va s'intéresser à vous? +Dans le monde, on ne s'intéresse qu'à ceux que +l'on redoute, et vous trouverez, sous les dehors +les plus attrayants, l'indifférence et la méchanceté. +Songez que vous allez nuire à beaucoup +de personnes, par cela même que vous êtes +riche, que vous êtes jeune, que vous êtes noble, +c'est-à-dire par toutes les qualités qui semblent +devoir vous faire aimer. Au lieu de soleil, +nous avons des lustres; au lieu de visages, des +masques; au lieu de sentiments, des sensations. +Vous vous attendez à des hommes, à des +<span class="pagenum"><a name="Page_24" id="Page_24">24</a></span> +femmes, à des jeunes gens? Ceux qui nient +les spectres ne connaissent pas le monde. Mais +passons. Vous êtes d'étoffe à résister; cela +suffit.</p> + +<p>Le vieux courtisan parlait d'une manière +si naturelle, que le jeune homme en tressaillit +légèrement.</p> + +<p>—Votre Altesse daignera l'avouer, du moins: +les deux premiers visages que j'ai rencontrés +démentent passablement le tableau qu'elle vient +de me faire des autres; n'est-ce pas de bon +augure pour l'avenir?</p> + +<p>—Ne me remerciez pas, Wilhelm! continua +Forsiani. J'ai connu votre mère autrefois,—je +vous le dis encore,—et, ne fut-ce pour +votre distinction et votre charmant courage, +je vous aimerais pour elle. Vous allez être +mis, ajouta le prince, en présence d'une femme +d'un esprit hors ligne et d'une influence exceptionnelle. +Peu de gens la connaissent; on en +parle peu: c'est cependant, j'en suis persuadé, +la femme la plus puissante de l'Italie, à cette +<span class="pagenum"><a name="Page_25" id="Page_25">25</a></span> +heure. On essaie de la circonvenir, mais elle +cache son âme et sa pensée avec un inviolable +talent. Comme elle possède l'intuition des physionomies +à un degré, voyez-vous, mon enfant, +que l'on n'atteint pas, elle vous définira juste +et vite. Soyez devant elle ce que vous êtes; +soyez naïf, soyez simple: elle est au-dessus des +autres: donc, elle peut éprouver encore un +sentiment humain. Si vous avez le bonheur +d'éveiller en elle un mouvement de sympathie, +amitié, bienveillance, amour, n'importe, vous +n'aurez qu'à vous laisser un peu conduire les +yeux bandés, vous arriverez où bon vous +semblera. Je lui ai parlé de vous.</p> + +<p>—Ah! dit le comte.</p> + +<p>Forsiani le regarda.</p> + +<p>—Ce qui m'a surpris, continua-t-il, c'est le +regard clair et inaccoutumé dont elle accompagna +sa phrase: «Amenez-le moi,» et l'attention +inusitée qu'elle parut prendre à ce fait +de votre récente arrivée à Florence. Elle avait +quelque chose de changé dans le son de sa +<span class="pagenum"><a name="Page_26" id="Page_26">26</a></span> +voix. Je ne lui connaissais pas cette manière, +et je fus assez étonné de ce brusque intérêt +pour une chose d'importance secondaire. Enfin, +je crois qu'elle désire vous voir, et c'est un +rare mérite qu'elle vous donne là.</p> + +<p>—Est-il possible! s'écria radieusement Wilhelm.</p> + +<p>Il avait une question sur les lèvres, mais il +n'osa pas interrompre le prince, qui le devina.</p> + +<p>—Elle paraît vingt-quatre ans, ajouta Forsiani; +elle en a de vingt-six à vingt-sept. Il +est difficile de se figurer une femme plus belle. +C'est une blonde, avec un teint blanc comme +cette statue; des yeux noirs, d'une expression +admirable! Vous serez charmé de la merveilleuse +distinction de ses traits et de la douceur +extraordinaire de sa voix. La simplicité de +ses paroles vous semblera d'abord très naturelle +et d'un grand laisser-aller; puis, en y +regardant de près, vous verrez quelle exactitude +mesurée, quelle sûreté d'elle-même elle +garde au plus fort de cet apparent laisser-aller. +<span class="pagenum"><a name="Page_27" id="Page_27">27</a></span> +C'est la plus haute supériorité humaine, +mon cher enfant; l'esprit, constamment maître +de lui, reste toujours maître des autres. On +ne lui a jamais connu ni soupçonné d'amants. +Une chose à remarquer, c'est que, malgré +les passions qu'elle doit exciter, malgré sa +réputation intacte, son âme supérieure, sa +grande fortune, sa noblesse et sa beauté, nul +ne l'a demandée en mariage, je le crois,—à +l'exception d'un seul (qui a été fort poliment +éloigné, il est vrai);—vous le connaissez, +c'est le gentilhomme anglais qui tenait +contre vous hier au soir.</p> + +<p>—Lord Seymour?... s'écria Wilhelm.</p> + +<p>—Plus bas, cher Wilhelm; il est inutile +qu'on nous entende. Oui, lord Henri Seymour. +Que pensez-vous de ce gentilhomme?</p> + +<p>—Je me sens moins attiré vers lui que +vers tout le monde, je l'avoue, dit naïvement +le comte.</p> + +<p>—Et c'est à lui que vous vous êtes adressé +d'abord, continua le prince... Oui, je crois à +<span class="pagenum"><a name="Page_28" id="Page_28">28</a></span> +de certaines fatalités... —Si vous êtes le bienvenu +chez la marquise Fabriana, prenez garde +à lord Henri; c'est un homme à projets fins +et violents, malgré sa froideur. Il a diverses +façons contenues qui m'ont appris du nouveau +sur son caractère. Je regrette de ne pouvoir +abandonner, pour veiller sur vous, la mission +dont je suis chargé, car je vous aime comme +mon enfant, et je crains qu'il vous arrive +malheur. Il est heureux que la duchesse +Gemma vous ait donné ses bonnes grâces... +c'est une femme d'expérience qui m'avertirait... +Voici, dans tous les cas, l'adresse d'un +homme assez inconnu, qui pourra vous renseigner +sur la valeur d'une épée bien maniée. +Vous vous présenterez de ma part.</p> + +<p>Ils s'arrêtèrent sous les feuillages, éclairés +par un fallot. Le prince traça deux lignes à +tâtons sur son genou. Wilhelm serra le bout +de papier dans son pourpoint. S'il eût été donné +à quelqu'un de pouvoir lire dans son âme en +ce moment, il y aurait vu l'étonnement le +<span class="pagenum"><a name="Page_29" id="Page_29">29</a></span> +plus profond des paroles et des manières de +Forsiani.</p> + +<p>—Ah! c'est que vous me trouvez démasqué, +mon cher comte, dit en riant le prince, qui +le comprenait. Marchons un peu de ce côté, +ajouta-t-il; voilà neuf heures et demie, et il +me reste beaucoup à vous dire encore.</p> + +<p>—Monseigneur, que vous êtes bon pour +moi! comme je vous aime!</p> + +<p>—Allons, merci! fit le prince. Je vous +avoue, cher enfant, que je ne serais pas fâché +de trouver un peu d'amitié sincère avant de +mourir.</p> + +<p>Et ils reprirent leur promenade sous les +grands arbres.</p> + +<p><a name="Page_30" id="Page_30"></a></p> +<p><a name="Page_31" id="Page_31"></a></p> + +<h2 class="sep4 spaced"><span class="chapnum"><a href="#Table">CHAPITRE III.</a></span><br /> +Promenade nocturne.</h2> + +<p class="sep3">—Voici en peu de mots l'histoire de la +noblesse assez étrange de Fabriana, continua +le prince. Il est bon que vous la connaissiez. +Tullia Fabriana descend, par les femmes, des +Fabriani vénitiens, dont sa famille a pris le +nom, et, par les hommes, des Visconti de +Pise, lesquels ne sont liés d'aucune parenté +avec ceux de Milan. Les chefs principaux de +cette haute maison furent deux jeunes aventuriers, +<span class="pagenum"><a name="Page_32" id="Page_32">32</a></span> +Lamberto et Ubaldo Visconti, qui, par +une belle journée de l'an de grâce 1192, je +crois, s'ennuyant de vivre inconnus, vinrent, +avec une poignée de paysans, conquérir à peu +près tout le sud de la Sardaigne. Ce n'est guère +plus difficile que cela pour les hommes d'énergie +de tous les siècles. Il y a même à ce sujet +une petite histoire: le pape Innocent III, prétextant +des droits délégués par on ne sait trop +qui, ou revendiquant la conquête et l'autorité +de deux sujets dont il se préoccupait beaucoup +moins la veille, ou faisant purement et simplement +de cet admirable fait d'armes une question +de scribes et de douanes, réclama d'eux +la rémission des villes conquises. Il y eut hésitation. +Bref, les Visconti refusèrent. Ce fougueux +pontife les excommunia.</p> + +<p>Devant ce fait, à pareille époque, ils n'avaient +que deux partis à prendre: se soumettre, ou +feindre une soumission, et, dans ce dernier +cas, revenir en Italie en traînant leurs petites +troupes, débarquer sur différents points, marcher +<span class="pagenum"><a name="Page_33" id="Page_33">33</a></span> +la nuit, cerner le Très Saint Père, l'enlever +par surprise, incendier le Vatican et +en finir en s'instituant et s'affirmant, de leur +chef, plénipotentiaires des droits de l'Église +et souverains d'Italie. Ils ne risquaient rien, +étant déjà mis au ban de la dignité humaine +par la bulle qui pesait sur eux. Encourir la +captivité, la torture et la mort? De tels soldats +ne tiennent pas à se laisser prendre vivants! +Soulever contre eux une demi-douzaine de rois +et le clergé d'Europe? Peut-être. En regardant +de près l'histoire de ce temps-là, on se demande +s'ils n'auraient pas rencontré plus de partisans +que d'ennemis. Mais c'est difficile à oser, même +pour les Henri IV d'Allemagne.—Lamberto +Visconti se soumit (ces hommes d'épée!); ce +fut seulement Grégoire VI qui leva l'excommunication. +Un ingénieux contrat fut stipulé. +Lamberto épousa une certaine Gherardesca, +proche parente du pape. Ubaldo, rebelle, créa +le judicat des sept villes, là-bas, en Sardaigne, +et gouverna. Cela causa deux partis, dont le +<span class="pagenum"><a name="Page_34" id="Page_34">34</a></span> +foyer vint se centraliser à Florence, et voilà +l'origine peu connue de cette lutte des Gibelins +et des Guelfes. Je vous ai raconté cette histoire +non seulement pour vous faire apprécier l'excellence +de la noblesse de Tullia Fabriana, +mais aussi pour vous indiquer, en passant, +comment les coups de main, en apparence les +plus dévergondés, deviennent des coups d'État, +et finissent par s'accepter, s'enchaîner et se +mêler d'une manière à la fois simple et bizarre, +avec la fluctuation générale.—Je vous prie, +mon cher enfant, de ne point conclure de ceci +que je ne suis pas chrétien. Ces circonstances +ne touchent le dogme éternel en aucune manière, +et, sans vouloir même sous-entendre les +Alexandre VI, les Urbain V, les Jules II et le +reste, il y en a, vous le savez, de beaucoup +moins tolérables dans l'histoire universelle: +une croyance qui, malgré tant de scandales, +subsiste depuis tant de siècles, et trouve tous +les jours des martyrs, prouve par cela qu'elle +signifie quelque chose; et cette bande d'escrocs, +<span class="pagenum"><a name="Page_35" id="Page_35">35</a></span> +loin de servir d'arguments contre elle, démontre +la solidité de son trône. Je racontais +avec impartialité; voilà tout.</p> + +<p>—Merci, monseigneur, dit Wilhelm.</p> + +<p>N'était-ce pas encore un singulier chrétien +que M. l'ambassadeur?</p> + +<p>—Outre ces deux hommes de guerre, continua +le prince Forsiani, notre marquise compte +un bon nombre de noms illustres, inscrits au +livre d'or de Venise et sur les annales d'Italie. +Elle mène une vie de solitude, reçoit peu et +voyage quelquefois. Elle est seule au monde, +comme vous, mais depuis sept ou huit ans. +Sa mère était une femme très simple. De son +vivant, je les ai vues sympathiser. La marquise +n'en parle jamais, non plus que de sa +famille: elle semble, chose assez surprenante, +avoir oublié l'une et l'autre. Je sais qu'elle +donne une grande part de sa fortune en aumônes: +c'est de la bonté; mais il y a dans +sa vie, peut-être, des secrets moins ordinaires. +Je ne la crois pas incapable de grandes actions. +<span class="pagenum"><a name="Page_36" id="Page_36">36</a></span> +Puisse-t-elle, comme je l'espère, vous prendre +en amitié!</p> + +<p>Dix heures moins un quart sonnèrent au +palais Pitti.</p> + +<p>—Maintenant, Wilhelm, je vais vous donner +quelques conseils pratiques; vous les prendrez +comme paroles d'un homme qui vous aime, +et en qui bien des choses se sont finies. Je +pars dans cinq ou six heures: je suis d'un +âge où l'on peut douter de revoir ceux que +l'on quitte... Il est de nécessité que je vous +mette un peu sur vos gardes contre l'existence. +En deux mots, voici la manière à suivre, si +vous voulez arriver haut et vite, quoiqu'il +advienne, et si vous voulez rester digne de +votre ambition. Vous ne ressemblez pas à la +plupart des jeunes gens de votre âge, sans cela +j'eusse commencé par vous dire: «Mon cher +comte, je n'ai pas de conseils à vous donner. +S'il vous reste assez de santé et de conscience, +dans un an d'ici, pour réfléchir sur vous-même +et que j'aie le plaisir de vous retrouver encore, +<span class="pagenum"><a name="Page_37" id="Page_37">37</a></span> +j'aurai peu de chose à vous apprendre. Vous +aurez acquis, dans cette année d'étourdissements, +le regard théorique de l'existence; +mais comme le sens de la vérité sera totalement +ébranlé dans votre cœur, je vous souhaiterai +du courage. Quant à présent, bien du +bonheur et adieu.» J'eusse parlé de la sorte. +Vous, mon enfant, je puis vous conseiller. +Oh! je comprends la jeunesse et je ne puis +trouver fâcheux de se délasser quelquefois, de +se laisser aller à jouir de ses vingt ans. On +n'a vingt ans que peu de jours; mais la vie +importante est celle dont les actions ne troublent +pas notre dignité, renforcent le sentiment sublime +de notre espérance, nous donnent la +sérénité intérieure et nous autorisent, par cela +même, à prendre confiance dans la mort. +C'est de cette existence aux luttes difficiles +que je désire vous parler.</p> + +<p>Vous allez avoir affaire à des hommes qui +s'estiment presque tous capables de changer +la face du monde et dont chacun se pense plus +<span class="pagenum"><a name="Page_38" id="Page_38">38</a></span> +que le voisin, ce qui, vu de près, constitue le +plus clair de l'apparente égalité universelle.—Si +l'on vous trouve jeune, ne dites rien; +mais pesez le résultat social et pratique de +l'homme qui vous trouvera jeune, vous serez +étonné de voir comme c'est, presque toujours, +nul ou infime. N'écoutez pas tous ces gens qui +voient les choses de haut; ils les voient de si +haut, qu'ils finissent par ne plus rien distinguer. +Ne vous laissez jamais éblouir par leurs +affirmations. Décomposez, en pensée, chacun +des termes qui les énoncent, et la plupart du +temps vous trouverez l'ensemble niais ou naïf. +Souvent vous entendrez un homme dire cependant +une chose profonde, et vous le verrez +divaguer une minute après. Le dernier venu +peut dire des choses profondes! C'est de les +unir entre elles qui est difficile. Celui qui le +fait, par exemple, est un homme. Si vous avez +intérêt dans une discussion à suites sérieuses +(n'en faites jamais d'autres) à ce qu'un tel ou +un tel ne parle pas longtemps contre vos idées, +<span class="pagenum"><a name="Page_39" id="Page_39">39</a></span> +prenez-le par un petit détail désagréable de +sa conduite ou de sa vie privée: ne craignez +pas d'entrer là-dedans, sans façon, en maître; +et faites voir des spectacles inattendus en dilatant +cet ennuyeux détail: on terrasse des lions +avec des riens pareils. Je regrette de ne pas +faire cette expérience devant vous, pour vous +montrer ce qui en résulte; mais ceci n'étant +qu'une question de tact, vous devez comprendre +les mille manières gracieuses dont cela s'entoure. +Si vous tenez à ce que votre avis soit +accepté, sachez ceci: qu'avoir raison, c'est +avoir <i>plus</i> raison. Quel but vous proposez-vous? +Amener à vos vues? Ne commencez +donc jamais par blesser autrui d'une dénégation +absolue de son avis. Dites ce qu'il dit, et +si vous avez l'au-delà, faites-le lui voir. Il y +viendra de lui-même; mais il mourra sur la +brêche plutôt que de démordre que vous avez +tort, si vous commencez par nier ce qu'il dit. +Ne vous emportez donc jamais! dans aucune +circonstance! Si vous n'êtes plus maître de +<span class="pagenum"><a name="Page_40" id="Page_40">40</a></span> +vos paroles, comment le serez-vous des paroles +d'autrui?</p> + +<p>Wilhelm écoutait toutes ces choses simples +avec une grande attention. La nuit s'avançait +dans le ciel. Le prince continua paisiblement:</p> + +<p>—Et puis, comte, il faut avoir de la charité, +voyez-vous; la charité, c'est le respect du +prochain. En respectant l'homme, même le +plus tombé, vous en ferez votre chien, si vous +voulez, tant le sentiment de sa noblesse est +élevé chez l'homme. Pour arriver à respecter +tout homme ayant agi d'une manière révoltante, +il n'y a qu'à se faire ce dilemme: ou cet +homme avait une raison pour commettre tel +acte misérable, ou il n'en avait pas. S'il n'en +avait pas, c'est un fou qu'il faut plaindre et +non juger, ni mépriser;—s'il en avait une, +il est bien évident que moi, doué de raison +comme lui, également homme, si j'avais été +placé dans les mêmes conditions et circonstances +que lui, si j'avais été poussé par les +mêmes mobiles que lui, j'aurais fait comme +<span class="pagenum"><a name="Page_41" id="Page_41">41</a></span> +lui, puisqu'il a fait cela d'après une raison.</p> + +<p>Ne jugez donc jamais l'homme et respectez-le +toujours, quoi qu'il ait fait. Jugez seulement +<i>l'action</i>, parce qu'il faut bien statuer sur quelque +chose pour vivre sociable, et passez outre. +Essayer de retrouver les mobiles n'est pas +possible; d'ailleurs, c'est inutile et insondable; +c'est d'un autre monde que le nôtre. Il faut +respecter l'homme parce qu'on est homme et +qu'on doit respecter son humanité dans celle +d'autrui.</p> + +<p>Quant aux idées d'autrui, c'est une autre +affaire. Il ne faut pas tenir à l'admiration ou +à l'indifférence de ces gens, dont le blâme et +l'estime obéissent aux mêmes mobiles que le +flot qui va et vient. Est-ce que cela compte? +Est-ce qu'on s'en occupe? C'est la poussière +de la route; c'est le vent qui passe. Laissez +dire ces personnes qui ne font que réciter des +à peu près toute leur vie, en s'imaginant qu'on +ne peut pas y avoir songé comme elles. Si +vous saviez comme c'est peu de chose, en +<span class="pagenum"><a name="Page_42" id="Page_42">42</a></span> +résultat! Si vous saviez comme ce qu'elles font +est ridicule, pitoyable et méchant! Tenez, la +soirée d'hier vous a semblé toute agréable; +votre présentation au nonce, toute simple; les +bontés de la duchesse d'Esperia, mon amitié, +toutes naturelles? Vous ignorez ce que ces +faits ont suscité de pensées viles, de raisonnements +abjects, de demi-mots infâmes!... Sous +le masque de sérénité, vous ne vous figurez +pas ce que je lisais de traductions dans ces +petits sourires rampant comme des vipères sur +les lèvres de ces beaux jeunes gens et de ces +charmantes femmes! Il m'eût suffi de prononcer +deux ou trois paroles élégantes et mesurées +pour faire frémir bien des éventails et pour +amener le silence et la pâleur sur l'insouciante +niaiserie de bien de ces figures, sachant ce que +pèse leur insouciance; mais il faut pardonner +à ceux qui ne savent ce qu'ils font. Vous verrez +ces galants qui se permettent de railler une +noble action, en croyant se la définir, parce +qu'ils en aperçoivent un côté à leur taille! Ils +<span class="pagenum"><a name="Page_43" id="Page_43">43</a></span> +sont prévenants avec les femmes, ils ont du +cœur devant le danger, et point d'âme en face +du ciel, de la conscience et de la création.—Belles +manières, gants parfumés et moustaches +fines!—Tas d'ossements que tout cela!</p> + +<p>Prenez deux mois de pauvreté froide pour +m'évaluer ces belles dignités! Comme vous les +verriez calculer et commettre de ces bassesses +incroyables, sans nom,—pour vivre? Pas du +tout! Ils agiraient par ennui, fainéantise et +lâcheté, pour se procurer le plus petit plaisir. +J'ai vu cela tant de fois!... Un homme de bon +sens, qui est seul avec deux bons bras et du +cœur, ne peut manquer exactement de vivre +partout; mais ces philosophes estiment que le +travail est une faiblesse. Grand bien leur fasse!</p> + +<p>Croyez-vous qu'une centaine de ces hommes +de goût fassent la monnaie d'un paysan, qui +aime une brave femme, la bat de temps à autre, +élève sa famille, travaille la terre, et daigne +prier Dieu?... Voilà cependant le monde dans +toute sa splendeur, mon cher Wilhelm! eh +<span class="pagenum"><a name="Page_44" id="Page_44">44</a></span> +bien! ne le méprisez pas. Vous ne pouvez +comprendre les forces d'impulsions graduées +vers l'infamie, les rouages de la bassesse et du +crime, les poussades insensibles qui conduisent +là. Ce sont des abîmes! Plaignez et respectez, +malgré tout, si vous voulez voir dans la vie +quelque chose... de plus que la vie!...</p> + +<p>En un mot, ayez cette charité dont je vous +parlais tout à l'heure. Vous m'avez compris, +n'est-ce pas?</p> + +<p>—Oh! cher prince! Cela met de la glace +sur le cœur!</p> + +<p>—Oui, c'est assez froid; mais on s'y habitue.</p> + +<p>Voici des conseils pour vous, maintenant. Je +vous sais modeste, je suis sûr que vous le serez +toujours, en paroles, au moins, par cela seul +que la modestie est l'orgueil logique. Vous êtes +riche, tant mieux; mais ne faites jamais de +dettes, quand même il s'agirait d'un trône, par +la simple raison que vous pourriez mourir sans +vous être acquitté, que cela s'oublie, et que si +vous voulez être sûr de vous-même, il importe +<span class="pagenum"><a name="Page_45" id="Page_45">45</a></span> +que vous soyez prêt à mourir à toute heure, tel +que le sort vous a fait, sans rien devoir de plus +à personne. C'est de la vraie dignité, cela.—</p> + +<p>N'hésitez jamais; agissez toujours devant +l'occasion; faites n'importe quoi, mais faites +quelque chose: tous les événements s'entre-valent, +à peu près, pour celui qui en sait +trouver le joint et en extraire la valeur réelle: +c'est-à-dire, pour celui qui sait découvrir le +plus grand nombre de rapports possibles de tel +événement avec le but absolu de son existence: +les natures à tâtonnements n'arrivent à rien de +solide; agissez donc toujours devant l'occasion +en déployant sur elle toutes les ressources de +votre présence d'esprit.—Ne vous liez jamais +avec personne au point de vous livrer en paroles; +jamais! cela ne mène à rien qui vaille, +et cela diminue la volonté et le respect de son +but, quand bien même votre ami serait l'idéal +des amis. Croyez, mon cher enfant, qu'il m'a +fallu bien souvent l'expérimenter, pour le +croire! Parlez de choses indifférentes, laissez +<span class="pagenum"><a name="Page_46" id="Page_46">46</a></span> +dire, et ne craignez pas de rendre service au +premier venu, eussiez-vous été affligé vingt fois +de l'avoir fait.—Si vous recevez des avances, +et l'on vous en fera, du courage! Contraignez +votre bon cœur! Recevez-les froidement; pas +de confidences ni d'expansion d'aucun genre, +ou vous serez moins estimé demain.</p> + +<p>Ah! cela est dur, à votre âge; je le sais; +mais il faut choisir entre une destinée obscure +ou glorieuse, et, le choix fait, garder une volonté +de fer sur laquelle un instant d'oubli ne +puisse mordre. Un homme qui risque un avenir +pour le divertissement de parler une minute, +doute de lui-même à cette minute et par conséquent +ne mérite pas de réussir.</p> + +<p>Le monde est à l'homme assez concentré, +assez maître de sa volonté et de sa pensée, pour +agir sans répondre aux autres hommes autre +chose que «oui» ou «non» indifféremment, +toute sa vie.</p> + +<p>Ne craignez pas de vous faire des ennemis, +s'il le faut;—n'a pas d'ennemis qui veut! Ils +<span class="pagenum"><a name="Page_47" id="Page_47">47</a></span> +servent beaucoup plus que les amis. Les amis +ont bien assez de s'occuper d'eux-mêmes: les +ennemis s'occupent de vous et vous préparent +de quoi exercer votre faculté de vaincre les +obstacles. Les obstacles sont aussi nécessaires +que le pain. Ne faut-il pas des ennemis à celui +qui veut vaincre?—Quand vous parlerez, continuez +à ne pas sourire ni hausser les sourcils, +enfin à garder un visage sans mobilité autant +que possible... (Si je vous dis tout cela, c'est +que je vous voudrais parfait, mon cher enfant.) +Soyez grave et indifférent. Prononcerait-on les +paroles les plus fortes, les plus humaines, les +plus profondes, que sembler tenir à les imposer +serait s'aliéner maladroitement l'esprit du +monde: on paraîtrait vouloir paraître, ce qui +tue.</p> + +<p>Wilhelm était muet d'attention.</p> + +<p>—Ce que je vous dis là vous semble à présent +d'une grande simplicité, n'est-ce pas? vous +ne pouvez savoir ce que me coûtent ces conseils. +Seulement, Wilhelm, sachez que les sages les +<span class="pagenum"><a name="Page_48" id="Page_48">48</a></span> +plus en renom, prophètes ou demi-dieux, n'ont +bouleversé l'univers qu'avec des simplicités de +ce genre, parce que ce sont à peu près les +seules exactitudes de la vie et qu'on n'y revient +(chose réellement mystérieuse) qu'après avoir +fait le tour de l'existence.</p> + +<p>Ouvrez les quelques livres laissés par les +grands hommes, comme ces Bibles, ces Koran, +etc., vous y trouverez des ingénuités surprenantes, +des choses que vous vous seriez dites +cent fois de vous-même: «Aimez-vous les +uns les autres! Ne faites pas à autrui..., etc.» +«Il n'est d'autre Dieu que Dieu! etc.» et +mille variantes. Vous vous demanderez alors +comment, avec des phrases de cette naïveté, +des phrases écrites dans le fond de toutes les +consciences, on a pu transfigurer les sociétés +humaines et s'ériger en prophète ou en Dieu.</p> + +<p>Le penseur ne s'arrête pas à ces paroles; +il les trouve trop simples; il oublie souvent +que la foi n'est pas une conviction, mais un +acte: l'acte de s'assimiler le plus d'évidences +<span class="pagenum"><a name="Page_49" id="Page_49">49</a></span> +divines possible, chacun dans le <i>moment</i> et +suivant la sphère où il se trouve.</p> + +<p>Ah! si vous saviez comme une parole, en +apparence banale, contient de puissances terribles +et marche vite! Voyez: cinq parties +composent la terre. Il y a là dedans plus +d'un milliard d'hommes, tous très entendus +dans leur métier, dans leur détail; par qui +est-ce manié, remué, gouverné? Par une centaine +de personnages d'une intelligence presque +toujours bien ordinaire. La plupart d'entre +eux se divertissent très royalement, je vous +assure: ce sont leurs seuls milieux de grandeur +qui les élèvent; ils le savent, du reste, +et en font bon marché intérieurement. Tenez: +l'un deux (c'est de l'histoire moderne), après +avoir eu plus de cent quatre-vingts millions +d'hommes,—entendez-vous ce chiffre?—en +partage, à dix-neuf ans; après avoir été +le suzerain d'une douzaine de rois, après avoir +gagné victoires sur victoires; après avoir été +plus grand que César, et avoir possédé pourpre, +<span class="pagenum"><a name="Page_50" id="Page_50">50</a></span> +hermines, sceptres et triples couronnes impériales, +s'en alla tourner la soupe de trois ou +quatre moines en qualité de frère convers, +et laver leurs divers ustensiles de ménage, +par humilité. Voyez-vous ce guerrier, ce grand +politique, ce fin législateur, ce maître de +l'Europe, enfin, le voyez-vous retenant son +froc de bure et accomplissant gravement son +travail? Pensez-vous qu'il ne lui fallait pas +autant d'intelligence, alors, qu'autrefois pour +gagner Tlemcen, Rome, Pavie, Mühlberg, etc.? +et que cela ne valait pas bien ce que faisaient +les douze ennuyés de Suétone?</p> + +<p>—Oh! murmura Wilhelm, c'est vrai!.... +C'est effrayant!</p> + +<p>—Parce que vous voyez le mot <span class="smcap">Charles</span> et +le mot <span class="smcap">Quint</span>, et que vous perdez l'homme de +vue sous ces deux mots prestigieux. Cela vous +passera. Il ne faut jamais oublier le cadavre. +Cet individu, comme les autres empereurs +ou rois, ne représente cependant que la conséquence +d'une parole prononcée depuis des +<span class="pagenum"><a name="Page_51" id="Page_51">51</a></span> +siècles. Vous voyez ce qu'un mot peut produire. +Un tel ouvre la bouche et articule une idée +quelconque pouvant s'appliquer à un fait général; +cette idée se décompose, s'absorbe et s'assimile +d'un milliard de différentes façons par +le milliard de différents cerveaux qui ont un +milliard de manières différentes d'entendre les +mots et de voir les choses. Chacun l'admire en +raison de ce que chacun voit dans son idée +(émise au hasard souvent) et de ce que chacun +peut s'en appliquer d'utile suivant son degré +d'intelligence, relativement aux fonctions qu'il +exerce. Bref, d'un commun accord, l'homme et +son idée finissent par devenir miraculeux, simplement +parce que ouvrir la bouche, principe +de l'événement général, est déjà un miracle. +Plus l'idée est simple, plus on peut y dépenser +de l'intelligence; plus, par conséquent, elle +provoque de méditations et plus on trouvera +de personnes à venir séculairement y tasser +leur somme d'ingénuités. Voilà toute l'histoire, +ni plus ni moins, mon cher comte, croyez bien +<span class="pagenum"><a name="Page_52" id="Page_52">52</a></span> +cela. Cependant, vous avouerez que s'il n'y +avait pas de raison à ce que ce grand rêve +s'accomplît, s'il n'avait ni loi ni but, s'il n'y +avait rien au fond de toutes choses, enfin, ce +serait d'une niaiserie bien mystérieuse!...</p> + +<p>N'en concluez donc pas au mépris de l'humanité, +mais à la puissance de la parole humaine.</p> + +<p>La lune brillait sur les arbres. Ses rayons, +à travers le feuillage, éclairaient les deux promeneurs. +Wilhelm pouvait se croire en Allemagne. +Il se taisait; il écoutait.</p> + +<p>—Quant aux femmes, ajouta le prince Forsiani, +je crois inutile de vous faire donner le +soleil de plein midi sur une femme du soir, sur +une gracieuse personne sortie à dix-huit ans +du dortoir, et qui compte huit ou dix ans de +services: gardez vos rêves! Ils valent mieux +que la réalité. Seulement, comme je ne tiens +pas, en définitive, à vous laisser surprendre, +je veux vous mettre en présence d'une femme +pour tout de bon, d'une femme que j'estime et +que j'admire. Oui, je vous avoue que si je ne +<span class="pagenum"><a name="Page_53" id="Page_53">53</a></span> +vivais pas avec le souvenir d'une autre, souvenir +qui remplit mon âme—et qui me +suffit,—la marquise Tullia me paraîtrait la +seule femme possible pour un homme supérieur. +Plus je pense, plus je trouve qu'il y a +en elle quelque chose de très élevé; et si +vous la touchez, si elle vous admet dans son +intimité, elle vous fera <i>vivre</i>, dans la haute +acception du mot. Je l'ai toujours vue ce qu'elle +est: je la connais depuis une dizaine d'années, +ayant été très lié avec son père, le duc Bélial +Fabriano (lequel est mort empoisonné chez +l'un de ses amis, à cause de haines datant de +loin dans la famille). A cette époque, elle était +à peu de chose près ce qu'elle est maintenant. +Au premier abord, c'est une femme du monde, +parfaitement élégante. En y regardant de près, +en faisant bien attention, car elle ne se livre +jamais, et il faut saisir une nuance pour pressentir +cela, tous ses charmants avantages se +déforment jusqu'à des proportions tellement +indéfinissables, que je veux m'abstenir de +<span class="pagenum"><a name="Page_54" id="Page_54">54</a></span> +qualifier la valeur de son intelligence. Vous +serez probablement surpris de ce naturel, et +d'un phénomène assez frappant que présente +sa conversation, c'est le changement d'aspect +dont les actions les plus ordinaires semblent +se revêtir lorsqu'elle en parle. Ce que je vais +vous dire est peut-être hasardé à force d'être +grave et anormal, mais elle a parfois des +paroles qui éveillent dans l'esprit on ne sait +quelles impressions inconnues..., je ne veux +pas dire <i>oubliées</i>. Au surplus, vous verrez. +Les sentiments humains, pour cette étrange personne, +mon cher enfant, sont réduits à un +mécanisme sûr et profond qu'elle fait jouer, en +souriant, avec autant de précision et de fatalité, +que les coups d'une combinaison d'échecs. Une +fois elle m'a proposé un conseil, je l'ai suivi; +il a évité une guerre. Il était positivement +d'une habileté remarquable, et j'en suis encore +à me demander comment elle pouvait être à +même de me l'offrir. Somme toute, je n'ai +jamais mieux compris que ce soir que je ne +<span class="pagenum"><a name="Page_55" id="Page_55">55</a></span> +savais rien de très précis au sujet de Tullia +Fabriana... Vraiment, lorsqu'on songe, il y a +du ténébreux dans cette femme!... ajouta le +prince, comme se parlant à lui-même.—(Il +y eut un moment de silence sur ce mot.)—Mais +voilà dix heures qui sonnent, venez. Ne +la jugez pas sur ce qu'elle vous dira ce soir: +le masque, vous savez.—Avez-vous des chevaux +ici près?</p> + +<p>—Oui, monseigneur, dit Wilhelm, de l'air +d'un homme éveillé en sursaut.</p> + +<p>—Bien, sans quoi je vous eusse amené dans +ma voiture. Donnez-moi votre main,—encore!—Souvenez-vous +en temps et lieu de ce que +je vous ai dit, et passez-moi ce qu'il y a d'un +peu... suprême... dans mes petits conseils, en +faveur de ma tendresse pour vous.</p> + +<p>—Monseigneur, je n'oublierai jamais cette +soirée, dit le jeune homme; je suis tellement +ému que je ne sais comment parler et vous +remercier de tout mon cœur.</p> + +<p>—Cher enfant!... dit le prince, avec un +<span class="pagenum"><a name="Page_56" id="Page_56">56</a></span> +long regard pensif, et il murmura bien bas, +dans l'ombre: Ah! belles étoiles des nuits de +la jeunesse!... Amours!... Enthousiasmes perdus! +Voici le printemps, cependant les feuilles +tombent autour de nous autres... Pauvre espérance +humaine!—Allons! à cheval!... dit-il +tout haut.</p> + +<p>—Christian! appela le comte de Strally.</p> + +<p>—Monsieur le comte? dit un nouveau personnage +en accourant auprès des deux promeneurs.</p> + +<p>C'était un vieux domestique. Le prince Forsiani +le dévisagea d'un coup d'œil et parut +content de son ensemble.</p> + +<p>—Nos chevaux! bien vite! dit le comte.</p> + +<p>Quelques minutes après, ils s'arrêtaient devant +un de ces grands palais près de l'Arno; +les portes s'ouvrirent comme devant des gens +attendus, et ils montèrent les degrés de l'immense +escalier de marbre...</p> + +<p><a name="Page_57" id="Page_57"></a></p> + +<h2 class="sep4 spaced"><span class="chapnum"><a href="#Table">CHAPITRE IV.</a></span><br /> +Premier aspect de Tullia Fabriana.</h2> + +<div class="blockquot"> +<p>«Le solitaire est entouré de tout ce qui agrandit +sa raison, l'élève au-dessus de lui-même et lui +donne le sentiment de l'immortalité, tandis que +l'homme du monde ne vit que d'une vie éphémère. +Le solitaire trouve dans sa retraite une +compensation à tous les vains plaisirs dont il se +prive, tandis que l'homme du monde croit tout +perdu s'il manque de paraître à une assemblée, +néglige un spectacle.»</p> +</div> + +<p class="aut">(<span class="smcap">Zimmermann</span>, <i>la Solitude</i>.)</p> + +<p class="sep2">En supposant que la femme dont les allures +préoccupaient le prince Forsiani fût morte au +moment où il en parlait au comte d'Anthas, +voici ce qu'il aurait été possible à un observateur +de résumer au sujet de l'existence de cette +<span class="pagenum"><a name="Page_58" id="Page_58">58</a></span> +personne, s'il eût désiré lui consacrer une notice +biographique à l'usage universel:</p> + +<p>«Tullia Fabriana était du nombre de ces +grands esprits, types supérieurs, constitués +par la précoce expérience des événements, de +la méditation et du monde.</p> + +<p>»Ceux-là, de bonne heure, avant d'être aperçus, +avant d'être entraînés dans le courant, se +rendent compte de l'existence et, par conséquent, +ont le temps de replier en eux-mêmes +leurs grandes ailes pour n'en point porter ombrage +aux autres. A force de reconstruire et de +sonder les faits, elle s'était dégoûtée de l'action.</p> + +<p>»Certes, le renom des femmes glorieuses +avait dû rembrunir son beau front plus d'une +fois; mais, à la réflexion, satisfaite de l'état +peu dépendant où sa naissance l'avait placée, +elle avait pris le parti de vivre dans une concentration +égoïste. L'isolement lui suffisait. +Elle était parvenue, peu à peu, sans apparente +résolution, à voiler sa vie véritable le plus +hermétiquement possible.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_59" id="Page_59">59</a></span> +»L'isolement!... Faveur spéciale du destin! +Privilège dont la prescription est désormais +sans appel!—A qui est-il donné de pouvoir +s'isoler aujourd'hui?</p> + +<p>»Les personnes d'une position riche ou d'un +rang élevé acquièrent d'autant plus difficilement +ce suprême avantage que par les rapports +quotidiens de leur existence elles se trouvent +être le principe, le point de mire et le pivot +des milliers de convoitises et d'intérêts individuels +qui vont se groupant, s'enchaînant et +s'atténuant jusqu'aux derniers degrés de la +hiérarchie sociale. L'humanité se représente +en partie autour d'un seul et le cerne avec +une vigilance et une opiniâtreté motivées par +l'ordre des choses.</p> + +<p>»En considérant ces filières d'industries, +de tous les siècles et de tous les pays, qui +vont s'étiqueter et se subdiviser les unes dans +les autres jusqu'au point où le relatif ne se +distingue plus, où le dénûment, à l'état parfait +et normal, se dresse de partout avec son cortège +<span class="pagenum"><a name="Page_60" id="Page_60">60</a></span> +de tristesses, on s'étonne moins de ce que la +parole ou le mouvement d'un seul détermine +cette incalculable série de profits et de préjudices. +Comme, d'autre part, ces profits et ces +préjudices sont d'une importance parfois vitale +pour ceux qu'ils intéressent, les hommes de +recueillement, de travail et de silence éprouvent +de grandes difficultés à éviter les insignifiantes +dissipations de paroles et les diffusions de soi-même +que le contact d'autrui ne manque +jamais d'entraîner.</p> + +<p>»Grâce au miraculeux équilibre de presque +toutes les sociétés d'Occident, équilibre combiné +sur la résultante d'un nombre égal de +forces organisantes et de forces contraires, le +<i>mouvement</i> de chacun, depuis le mendiant +jusqu'au prince et depuis le berceau jusqu'à la +tombe, peut demeurer prévu, défini et réglé +par les différents codes européens. Une pareille +réflexion suffirait pour démontrer l'impossibilité +d'un isolement durable dans n'importe +quelle ville d'Europe. Il faut vivre avec ses +<span class="pagenum"><a name="Page_61" id="Page_61">61</a></span> +semblables; et cette immense loi, comme un +filet de rétiaire, s'enroule autour des personnes +précisément en raison des efforts tentés par +elles pour s'en dégager. Nul ne peut s'abstraire +de cette liaison infinie. Elle va jusqu'à rendre +les individus solidaires, à leur insu, les uns +des autres; et ce qui serait de nature à étonner +même le chrétien,—si le chrétien ne gardait +pas toujours, au fond de sa pensée, des pressentiments +de solution pour tous les problèmes,—c'est +qu'on ne bronche pas plus souvent, ne +fût-ce qu'à cause des mouvements du prochain, +et qu'on ne tombe pas, à chaque minute,—de +par les inévitables conséquences des moindres +actions, et grâce à l'imperfection des codes,—sous +le coup d'une flétrissante juridiction correctionnelle. +Il est à remarquer, du reste, que +peu d'hommes échappent toute leur vie à une +atteinte quelconque de la loi. Cette affirmation +peut surprendre; mais dans l'existence la plus +retirée et la plus pure, il ne serait peut-être +pas impossible, à l'aide d'un minutieux +<span class="pagenum"><a name="Page_62" id="Page_62">62</a></span> +examen, de découvrir au moins une petite tache +légale, une trace de démêlé judiciaire. On n'est +pas libre de s'éloigner des intérêts universels, +si indifférent qu'on puisse être, tout simplement +parce qu'on fait partie des intérêts universels. +La vertu, la dignité, le bonheur domestique +de chaque particulier ne dépendent-ils +pas d'un rien, d'un détail, d'un geste? Quel +serait l'honnête citadin assez sûr de son tempérament +pour oser affirmer que, par exemple, +l'excès d'un verre de vin, risqué dans les conditions +les plus atténuantes, ne le conduira +pas aux bagnes par ses conséquences?... Le +chrétien peut dire que cela tendrait à prouver +que notre liberté, notre dignité et notre bonheur +réels, ne sont pas de ce monde;—en attendant, +il n'est de réellement libres et de réellement +seuls que ceux auxquels il a été donné de +franchir, de sommets en sommets, la hiérarchie +des idées, parce que ceux-là n'offrent guère +de prise aux souhaits violents et s'inquiètent +peu des maux ou des joies que leur présente +<span class="pagenum"><a name="Page_63" id="Page_63">63</a></span> +la terre. Ils ne se préoccupent pas outre mesure +de vivre ou de mourir: tout se définit tranquillement +à leurs yeux; ils font le bien, selon +la plus simple acception du terme, autant +qu'il leur est donné de pouvoir le faire, et ne +savent ni haïr ni condamner. Les yeux fixés +sur l'idéal, il leur est permis de juger, parce +qu'ils aiment et qu'ils pardonnent. Ceux-là +puisent, dans l'infini de cette expansion intérieure, +le principe de l'immortalité. S'ils +daignent prendre part à l'agitation universelle, +soldats ou penseurs, aux premiers, le trône +d'or de la loi, principe des forces brutales de +la terre; aux seconds, le sceptre de diamant +de la parole, principe des forces motrices du +monde. Mais, aussi, quelques profondes blessures +cachent les rayons de leur gloire! Sisyphe +se conçoit-il sans le rocher?... Socrate, sans +la ciguë?... Prométhée, sans le vautour?... +L'égoïste dégoût et la permanente indifférence +des autres hommes absorbés par le détail n'est +au fond qu'une sourde envie dirigée contre +<span class="pagenum"><a name="Page_64" id="Page_64">64</a></span> +eux: en creusant les mobiles de ce sentiment +on finit par le comprendre et lui faire miséricorde: +en est-il moins triste? et ses conséquences +pour l'homme héroïque en sont-elles +moins funestes?... Heureux donc, bienheureux +ceux qui peuvent, tout en planant, cacher leur +grandeur! On ne les crucifie pas.</p> + +<p>»Tullia Fabriana se tenait à distance, ayant +tout à donner et peu de chose à recevoir dans +l'assez banal commerce du monde. Ne pouvant +rompre tout à fait avec lui, par sa position +essentiellement mondaine, elle ne lui laissait +voir que ce qu'il est strictement impossible de +lui cacher. Le reste du temps elle vivait d'elle-même +et de sa pensée. Dans un entretien, c'était +une nature pneumatique par laquelle l'esprit +des autres personnes était rapidement retourné, +compris et évalué à leur insu, en vertu d'un +presque infaillible calcul de <i>riens</i> systématisés. +Comme elle savait tout dire, elle savait gêner +lorsqu'on essayait de s'aventurer un peu dans sa +conscience. Le secret de cette habileté consistait +<span class="pagenum"><a name="Page_65" id="Page_65">65</a></span> +dans l'insaisissable difficulté de transitions +qu'elle laissait éprouver entre un point de départ +donné et un courant d'idées plus expansif. +Sûre méthode pour n'être jamais obligé de +froisser personne et de garder les dehors de +l'urbanité en conservant, en soi-même, l'indifférence +solitaire. Son âge la secondait un peu, +du reste, dans ces sortes de réussites. L'absence +d'indécision dans le regard et dans la tenue, +qualité qui généralement spécialise les femmes +de cette saison, se pressentait si magnétiquement +dans sa beauté, que sa vue seule glaçait +les fadeurs sur les lèvres. Elle en était même +arrivée à un tel point de force intérieure, que +le sourire demi-railleur, semi-paternel, que se +permettent doucement, par exemple, les vieux +gentilshommes vis-à-vis des femmes,—et dont +le charme et la grâce éclairent subitement leurs +visages,—s'était toujours troublé devant la +toute simple et toute virile dignité de cette +mystérieuse personne.</p> + +<p>»Quelques êtres sont doués d'un fluide +<span class="pagenum"><a name="Page_66" id="Page_66">66</a></span> +fascinateur dont les esprits diserts et froids +ne peuvent se rendre compte et que, cependant, +ils subissent d'une manière insurmontable, +inexplicable et soudaine. Le vulgaire, +qui rit et qui passe, ne croit pas à cette +supériorité: peu lui suffit. Il ne relève de +cet empire que dans les rares secondes où +il se trouve en contact avec l'un des êtres qui +l'exercent. Le vulgaire est alors semblable à +ces campagnards narquois qui se moquent +d'une pile électrique et changent de visage +dès qu'ils ont touché le fil. Il est vrai que leur +étonnement ne dure qu'une heure et se termine +par quelque mot sceptique ou indifférent. +Le vulgaire ne connaissait de Tullia Fabriana +que son nom et ce nom s'entourait d'une +auréole de dignité et de respect. Il s'émanait +d'elle un sentiment de considération et de +sympathie profondes qui, s'imposant naturellement +à tous ceux qui l'approchaient, était +accepté sans secousse ni discussion.</p> + +<p>»La vie est un choix à faire: il ne s'agit +<span class="pagenum"><a name="Page_67" id="Page_67">67</a></span> +que de vouloir grandir en soi-même pour se +sentir vivre. Tout est dans la volonté, pour +nous! Certaines gens, sous prétexte qu'on +doit mourir, que tout est vanité, que leurs +classiques illusions sont perdues et autres +romances, s'en tiennent à ces aperçus d'elles-mêmes +et, se refusant aux impressions élevées, +traînent le boulet d'une existence sans idéal. +Ce sont les premières dupes de leur imprévoyance. +Un pareil positivisme rapproche de +l'instinct. On devient insignifiant pour soi-même, +et ces armures de salon ne tiennent +pas contre deux heures de lutte pratique. Il +ne faudrait s'étonner de rien, d'après leur +devise: Celui qui ne s'étonne de rien doit +commencer par se trouver bien étonnant lui-même.</p> + +<p>»Encore s'ils étaient sincères, ces philosophes! +mais le premier milieu venu suffit +pour les distraire et les frapper de contradiction. +Encore s'ils en devenaient meilleurs!... +Mais, impuissants à souffrir seuls, ils ne se +<span class="pagenum"><a name="Page_68" id="Page_68">68</a></span> +plaisent qu'à refroidir la paisible espérance +des autres. Toute parole contient une force, +et comme ils parlent en prenant peu de souci +du scandale contenu dans leurs paroles, ce +scandale, étant quelque chose, marche à travers +les foules et les siècles. Ainsi le discours +d'un malheureux à conviction intermittente, +ainsi la phrase d'un homme qui eût peut-être +admiré le lendemain, selon l'humeur du moment, +ce qu'il chargeait la veille de dérision, +s'en va détruire le recueillement d'un bon +nombre des condamnés à mort qui l'entendent, +et qui, se prenant au sérieux, prennent la +parole de ce faux-frère au sérieux. Et alors +la propagande recommence de plus belle!... +Triste origine du doute.</p> + +<p>»En somme, la contraction des rictus vénérables +d'un million de braves hilares qui, sous +prétexte d'illusions perdues, passent exprès la +durée majeure de leur carrière à ne rien voir +nulle part, constitue-t-elle un acte de présence +suffisant pour qu'il leur soit décerné un valable +<span class="pagenum"><a name="Page_69" id="Page_69">69</a></span> +droit de décision dans les questions profondes? +Ont-ils bien réellement formulé, par cette grimace +arbitraire, la dernière expression de la +philosophie? C'est au moins douteux, puisque +la philosophie les comprend, au fond de ses +déductions inférieures, et que, d'après eux-mêmes, +ils tirent précisément leur bonne grosse +gloire de ce qu'ils ne la comprennent pas.</p> + +<p>»Donc, puisqu'ils sont comme s'ils n'étaient +pas,—faute d'un peu d'âme et de bonne volonté,—le +penseur ne doit pas en tenir +compte. Ils sont pareils à ces lacs maudits, à +ces eaux mortes, dont les vapeurs tuent les +oiseaux du ciel, si leurs ailes ne sont pas +assez puissantes pour les franchir d'un trait.</p> + +<p>»Il est assez pénible de s'en apercevoir; +généralement les cyniques rassis et mûrs se +rencontrent dans les castes élevées qui,—à +tort ou à raison,—mènent joyeuse vie un peu +aux dépens du labeur universel. Cela cessera +quand la sape de la justice sera parvenue jusqu'à +eux; mais cela est, quant à présent, et +<span class="pagenum"><a name="Page_70" id="Page_70">70</a></span> +cela fut presque toujours. Ces hommes n'ont +d'autre valeur que l'impulsion même qu'ils +donnent de par la dispensation de leur fortune. +Il faut donc leur montrer une certaine déférence, +à cause de cette force dont l'organisation +sociale les investit gratuitement, et avec +laquelle ils peuvent nuire. Les relations inévitables +de chaque jour obligent les âmes élevées +à frayer avec ces âmes restées en chemin, sous +peine de voir leurs plus simples actions en +butte à toute sorte d'impudents commentaires +(le monde, prêtant ses petitesses à ses grandeurs, +ne croit pas au désintéressement du +génie). C'est sans doute pour ce motif que +Tullia Fabriana recevait parfois le flux brillant +de cette société dont elle ne pouvait +défendre sa vue, mais dont la conscience collective +s'arrêtait devant la sienne, comme la +mer devant le rocher.</p> + +<p>»Ainsi, dans les salons de son palais, sur +l'Arno, se rencontraient des princes toscans, +de vieux diplomates au front toujours voilé +<span class="pagenum"><a name="Page_71" id="Page_71">71</a></span> +d'une convenable inquiétude, de beaux cavaliers +florentins, attachés aux diverses légations, +et dont les costumes sombres étaient rehaussés +de cordons, de pierreries ou de diverses autres +marques de distinction; de jeunes femmes +héritières des plus illustres maisons d'Italie et +les grands artistes du temps. Le palais sortait +de son ombre sur les quais illuminés; les flots, +diaprés de lueurs, bruissaient aux souffles +embaumés de la nuit; les jardins qui bordaient +les péristyles extérieurs étincelaient +dans leurs feuillages, et des couples insoucieux +et splendides marchaient sur les pelouses et +sous les épais orangers.—Ces soirs-là, la +belle souveraine s'humanisait et se transfigurait: +elle trouvait une parole d'accueil pour +chacun de ses hôtes; sa beauté orientale s'encadrait +dans cet entourage resplendissant et +avait cela de particulièrement sympathique, +même pour les femmes, qu'elle n'excitait +aucune mauvaise arrière-pensée d'envie ou +de haine. La fête passée, on parlait d'elle +<span class="pagenum"><a name="Page_72" id="Page_72">72</a></span> +dans tout Florence, quelque temps,—mais +seulement comme d'une patricienne libre et +paisible, décidée à garder noblement sa paisible +liberté.»</p> + +<p><a name="Page_73" id="Page_73"></a></p> + +<h2 class="sep4 spaced"><span class="chapnum"><a href="#Table">CHAPITRE V.</a></span><br /> +Transfiguration.</h2> + +<div class="blockquot"> +<p>«Elle marche dans sa beauté, pareille à la nuit +des climats sans nuages et des cieux étoilés.»</p> +</div> + +<p class="aut">(<span class="smcap">Lord Byron</span>, <i>Mélodies hébraïques</i>.)</p> + +<p class="sep2">Un physionomiste ordinaire fût parvenu, sans +doute, à réunir ces données au sujet de la marquise +Tullia Fabriana, et il eût été malaisé de +la définir d'une manière plus précise.</p> + +<p>Sans être de volée supérieure sous ce rapport, +l'on peut saisir avec facilité les prédispositions +et les instincts d'une âme d'après les lignes au +repos de sa forme visible, dans le son de la voix, +les manières, les expressions, etc.;—mais lire +<span class="pagenum"><a name="Page_74" id="Page_74">74</a></span> +une Idée fixe à travers les replis de l'extérieur, +connaître la véritable nature et la dominante +impulsion d'une Intelligence, deviner, positivement, +le grand mobile caché dans toutes les +précautions du génie, cela n'est plus du ressort +de l'intuition, cela dépend de la force de volonté +du sujet.</p> + +<p>De quelle valeur étaient les observations de +Zénon touchant le masque déprimé de Socrate? +D'aucune, en fait. La clairvoyance du physionomiste +ne peut rien, passé telle limite que lui +impose la fatalité faciale. Le plus puissant analyseur +ayant affaire, par exemple, à une exception +humaine, peut tomber à faux sur un détail et le +prendre pour base de l'ensemble, lorsqu'il ne +sera que le résultat passager de l'influence du +milieu sous lequel il l'étudiera. Ces sortes d'écoles +ne sont point rares chez les plus experts. La +science de la face humaine étant toute de pressentiment +dans ses principes, reconstruire la vie +d'une personne d'après la rapide inspection de +ses traits, voir, l'une après l'autre, ses aptitudes, +<span class="pagenum"><a name="Page_75" id="Page_75">75</a></span> +ses passions préférées, déterminer ses possibilités +d'avenir, d'après la résultante probable de tels +plis de la bouche dans le sourire, de telle accentuation +des rides, de telle appréciation de deux +choses données, chacun peut faire cela plus ou +moins exactement, à son insu.—Pour les observateurs, +il y a des nuances que d'autres, moins +sensibles, n'aperçoivent pas; ceux-là se rendent +compte du prochain d'une façon à peu près sûre. +Aux hommes doués de l'incarnation intuitive, +rien n'échappe. Ils se mettent dans autrui et +s'y regardent comme dans un miroir; ils y +écoutent impersonnellement tomber leurs paroles +et touchent juste, par conséquent, lorsqu'ils +parlent. Un dernier mot à ce sujet.</p> + +<p>Le simple observateur peut savoir tirer pour +lui-même un excellent parti de l'occasion lorsqu'elle +se présente: c'est ce que la plèbe des +respectables mortels, ne voyant jamais qu'un +résultat, sans en apprécier les causes, appelle: +«jouer de bonheur!» (comme si l'on pouvait +longtemps et impunément jouer de bonheur au +<span class="pagenum"><a name="Page_76" id="Page_76">76</a></span> +milieu d'un groupe de sociétés régi par trente-deux +Codes!). Saisir avec sang-froid l'occasion +et lui faire rendre ce qu'elle peut donner, c'est +déjà marcher conformément à la logique du +sort, et c'est remarquable. Mais les hommes +dont nous voulons parler, les hommes doués de +l'incarnation intuitive, seraient capables de +créer l'occasion, de faire naître le milieu dont +ils voudraient profiter. Les forces réunies de +l'or et de l'amour tomberaient positivement +devant ces individus redoutables et rares, s'ils +tenaient à réussir dans quelque projet; mais, +à l'ordinaire, ils ne se soucient vraiment de +rien. Cette puissance entraîne le dégoût. Si le +destin ne leur a point fait d'avances, ils +finissent, pour la plupart, dans la gêne et dans +la tristesse de leur grandeur. Ils attendent la +mort naïvement, ces princes de la race humaine! +Bien plus, leur force même leur est +nuisible, principalement lorsque le nécessaire +est en question pour eux. Alors, leur calme faiblit +quelquefois, et ils opèrent de tels prodiges +<span class="pagenum"><a name="Page_77" id="Page_77">77</a></span> +de reconstruction, qu'ils dépassent cent fois +le but, s'empêtrent dans leurs ailes sublimes +et, de fait, sont déroutés par la niaiserie des +vivants.</p> + +<p>Si donc, l'un d'entre eux se fût trouvé sur +le chemin de Tullia Fabriana, c'eût été d'un +assez vif étonnement pour lui de se sentir dans +l'incapacité de la comprendre. Pas une contradiction +sur ce visage! Un regard doux, égal +et assuré, une harmonie de lignes délicieusement +pures; enfin, rien de particulier n'aurait +justifié pour lui le trouble d'intuition, le sourd +avertissement de l'inconnu, qu'il eût éprouvé +devant elle.</p> + +<p>Rien.—Les formes de la femme se sculptaient +d'elles-mêmes sur le marbre de ce corps +de vierge: la grâce ondoyait dans ses mouvements, +la force courait dans ses membres sains +et purs, la beauté l'enveloppait tout entière de +son manteau royal, mais nulle porte ouverte +sur la pensée, nuls vestiges de l'existence...</p> + +<p>Cependant, s'il eût été donné à cet homme +<span class="pagenum"><a name="Page_78" id="Page_78">78</a></span> +de considérer plusieurs fois, et en y déployant +sa plus grande attention, ces yeux calmes et +noirs où la volonté brillait de sa lueur éternelle, +ils lui auraient tout à coup semblé aussi profonds +que le ciel!</p> + +<p>Autour d'elle, quelque chose d'attirant, d'insolite +et de grave eût de suite vibré pour lui. +Une sympathie impérieuse sortait de cette +femme, et ce n'était point parce qu'elle était +belle! Mais ce qui doit rester invisible, demeure +invisible. Et quand Tullia Fabriana +n'eût pas refusé tout indice de sa véritable +nature, comment reconnaître en une femme +placée dans un milieu de richesse et de tranquillité, +comment reconnaître un Génie aux +conceptions vertigineuses, doué de l'énergie +d'un Prométhée ou d'un Lucifer, éclairé, dans +toutes ses profondeurs, par une science dont +l'origine eût semblé inexplicable, armé d'un +sang-froid et d'une puissance de dissimulation +à toute épreuve, muni d'une précision de coup +d'œil et d'une logique d'action magistrales, et, +<span class="pagenum"><a name="Page_79" id="Page_79">79</a></span> +bref, ayant sans cesse en vue l'accomplissement +d'une tâche d'un saisissant et universel intérêt; +ayant résolu enfin quelque chose de terrible, +d'immense et d'inconnu?</p> + +<p>Comment admettre une pareille étrangeté +du Sort, même en face de la plus souveraine +évidence?</p> + +<p>Amener par surprise une combinaison de +paroles devant la plonger dans tel cercle +d'idées, sous le jour desquelles on eût désiré +la soumettre à l'examen; savoir ce qu'elle +signifiait et la pénétrer?... vraiment, l'exécution +d'un tel projet n'aurait pas été poursuivie +durant cinq minutes vis-à-vis d'elle.</p> + +<p>Dès le premier instinct d'une inquisition +sérieuse, et sans que son charmant laisser-aller +en eût paru le moindrement changé, +un regard naïf et perçant, comme un coup +d'épée, eût suffi pour désarçonner l'espoir +chimérique d'un amateur. Il était interdit de +pratiquer les ténèbres de cette intelligence, +car l'action et la pensée paraissaient avoir en +<span class="pagenum"><a name="Page_80" id="Page_80">80</a></span> +elle une même valeur. Le scepticisme le plus +enjoué se serait émoussé contre sa volonté +de diamant. Sa causerie n'eût pas cessé, pour +cela, d'être railleuse, légère et douce; mais, +se trahir?... Non pas. Elle estimait son âme +comme quelque chose de trop préférable à +l'univers entier, pour la laisser entrevoir +de personne, et ses pensées comme trop +immuables, pour être livrées en proie et à +la discrétion de la versatilité banale du +premier venu.</p> + +<p>Son secret sublime était caché en elle +comme l'arche dans le sanctuaire du temple. +Vaguement flamboyants, des glaives de lévites +l'environnaient sans cesse dans l'ombre des +jours et des nuits. Malheur à celui qui s'en +fût approché de trop près, même pour la +servir ou la préserver: eût-il été pontife ou +roi, son cœur eût défailli dans sa poitrine; +et nul n'aurait connu la main qui eût frappé.</p> + +<p><a name="Page_81" id="Page_81"></a></p> + +<h2 class="sep4 spaced"><span class="chapnum"><a href="#Table">CHAPITRE VI.</a></span><br /> +Étude d'enfance.</h2> + +<div class="blockquot"> +<p>«Cette science, à laquelle nous consacrons +notre vie, vaudra-t-elle ce que nous lui sacrifions?... +Arrivera-t-on à une vue plus certaine +des destinées de l'homme et de ses rapports avec +l'infini?... Saurons-nous plus clairement la loi +de l'origine des êtres, la nature de la conscience, +ce qu'est la vie, ce qu'est la personnalité?»</p> +</div> + +<p class="aut"><span class="smcap">Renan.</span></p> + +<p class="sep2">Le 13 décembre 1761, vers minuit, la comtesse +Angélia-Maria de Albornozzo Bruzati, +princesse de Visconti, duchesse de Fabriano, +mit au monde une fille qui reçut le nom de +Tullia.</p> + +<p>Le duc Bélial Fabriano pouvait avoir cinquante-huit +ans lorsqu'il épousa la comtesse +<span class="pagenum"><a name="Page_82" id="Page_82">82</a></span> +Angélia. Celle-ci entrait dans sa vingtième +année.</p> + +<p>Le duc était d'une beauté vénitienne. Il +avait grand soin de lui-même et se tenait +avec une netteté exemplaire. Ses cheveux +étaient longs et argentés; sa figure, d'une +expression habituellement grave, n'allait point +mal à sa stature d'hercule. Sa haute élégance +de manières, la spirituelle affabilité de ses +attentions, avaient apprivoisé la belle colombe, +et c'était bien réellement plutôt sa compagne +que sa fille. Leur union s'était définie à +force de dignité et de nuances, d'une façon +étrangement belle. Le duc était homme du +monde. Une partie de sa vie s'était passée +en voyages; les dangers, les aventures, les +heures difficiles avaient trempé son expérience, +en sorte que la douce Angélia l'avait accepté +moins par devoir que par contentement, avec +une indifférence amicale et toute chrétienne. +C'était, en somme, un coup d'œil satisfaisant +que de la voir appuyée à son bras. Mais ils +<span class="pagenum"><a name="Page_83" id="Page_83">83</a></span> +vivaient un peu dans la solitude et voyaient +rarement le monde.</p> + +<p>Le soir où la duchesse enfanta sa petite +fille, toutes les demi-aspirations refoulées, +toutes les tristesses des rêves à jamais éteints +dans son âme, le peu de compensations obtenues +par les pratiques religieuses et par une +dévotion chancelante, elle oublia tout!...</p> + +<p>La belle petite fille, aussi, que Tullia! Bien +qu'elle eut les yeux fermés, elle avait déjà +comme un sourire sous les doux embrassements +de la duchesse Angélia. Enfin, elle ouvrit +ses beaux yeux noirs et les mira dans les +yeux tout pareils de sa mère.</p> + +<p>Extases, souvenirs, joies célestes d'une mère! +on ne peut vous analyser. L'éternelle nature +est cachée dans le sourire d'une jeune femme +qui contemple paisiblement deux molles petites +lèvres presser sa mamelle et en accepter la +vie!</p> + +<p>Plusieurs mois se passèrent.</p> + +<p>Déjà le souffle de la beauté caressait et +<span class="pagenum"><a name="Page_84" id="Page_84">84</a></span> +imprégnait d'idéal les purs linéaments de sa +forme; elle était candide, et la lueur de l'âme +transparaissait en elle comme la lumière au +travers d'une lampe d'albâtre. Ses cheveux +étaient aussi ténus que ces fils de la Vierge +qui brillent l'été dans la campagne, et aussi +soyeusement vermeils que des rayons d'étoiles +tissés par les fées de la nuit.</p> + +<p>Elle marchait seule déjà.</p> + +<p>Et elle devenait plus grande. Les jardins du +palais, abandonnés depuis longtemps, étaient +vastes comme des solitudes: elle marchait dans +les profondes allées, et elle se perdait sans +effroi dans les fourrés de fleurs sauvages, +dans les taillis ombragés de vieux arbres. +Son enfance fut silencieuse comme le rêve, et +elle s'éleva dans l'ombre.</p> + +<p>La particularité d'organisation de Tullia Fabriana, +nous voulons parler de l'extraordinaire +étendue de ses aptitudes intellectuelles, se développa +dans cette privation et dans cette +liberté.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_85" id="Page_85">85</a></span> +Le caractère de son esprit se détermina +seul, et ce fut par d'obscures transitions qu'il +atteignit les proportions immanentes où le moi +s'affirme pour ce qu'il est. L'heure sans nom, +l'heure éternelle où les enfants cessent de +regarder vaguement le ciel et la terre, sonna +pour elle dans sa neuvième année. Ce qui +rêvait confusément dans les yeux de cette +petite fille demeura, dès ce moment, d'une +lueur plus fixe: on eût dit qu'elle éprouvait +le sens d'elle-même en s'éveillant dans nos +ténèbres.</p> + +<p>Ce fut vers cet âge qu'elle devint pensive. +Une intense fièvre d'étude vint l'étreindre +spontanément, et, sous la froide assiduité, +sous le calme de sa constance virile et régulière, +se manifesta la lumineuse originalité de +son naturel. Elle commença de lire, d'écrire, de +songer... L'univers paraissait revêtu pour elle +d'un aspect plus inquiétant que pour les autres +filles de son âge; mais ses paroles étaient +rares, et elle n'adressait point de questions.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_86" id="Page_86">86</a></span> +De sauvages instincts la faisaient fuir les +compagnes d'amusements que lui présentait sa +mère. Toutefois, elle se retirait avec des manières +si douces et de telles prévenances qu'elle +ne blessait jamais.</p> + +<p>Le vieux duc remarquait le regard froid, le +maintien peu bruyant et les prédispositions +surprenantes de sa fille. Il ne trouva pas à +propos d'intervertir une pareille nature; il +sentait qu'il l'eût tuée et que c'eût été fini par +là! Comme c'était un homme juste devant la +pensée, et comme elle ne <i>devait</i> pas mourir +de cette manière, à ce qu'il paraît, il ne se +refusa pas à favoriser le développement de +cet esprit.</p> + +<p>La pensée trouvait en elle des organes de +préhensions si vastes et si solides, sa mémoire +était d'une puissance si merveilleuse, qu'elle +parvint, sans se fatiguer, vers sa douzième +année, à mener de front plusieurs sciences et +plusieurs langages.</p> + +<p>Le dessin, la sculpture et surtout la grande +<span class="pagenum"><a name="Page_87" id="Page_87">87</a></span> +musique, étaient ses distractions, et, bien qu'elle +leur donnât peu de temps, elle s'y montrait de +jour en jour d'un talent remarquable.</p> + +<p>Son enfance, à part les facultés pénétrantes +de son génie, n'eut pas de ces détails saillants +qui font l'orgueil des familles. Sa beauté seule +frappait le regard et nécessitait l'attention. +Mais aucune parole ne révélait aux personnes +la portée de son intelligence, et si elle s'apercevait +de l'admiration que lui attirait son extérieur, +elle en paraissait toujours attristée et +assombrie.</p> + +<p>Parfois, le soir, lorsqu'elle trouvait sa mère +dans la tristesse, elle s'approchait sans dire +un mot, s'asseyait à l'embrasure d'une croisée, +et, voyant le duc se promener silencieusement +dans les jardins, elle prenait une harpe et +chantait des strophes du Dante. Aux premières +notes, magistralement enveloppées d'une profonde +richesse d'accords, la duchesse Angélia +devenait attentive et grave; le duc s'arrêtait. +Une magie était contenue dans les vibrations +<span class="pagenum"><a name="Page_88" id="Page_88">88</a></span> +de cette voix où les pensées infernales et célestes +se peignaient avec la violence et le relief +des réalités. Cependant le visage de la jeune +fille semblait impassible, et ses yeux n'étincelaient +pas. Et puis, lorsqu'ils étaient encore +sous le charme, elle leur adressait, avec une +soumission naturelle et humble, un bonsoir et +un baiser.</p> + +<p>L'aumône est une des distractions de la fortune. +L'aumône va bien aux enfants riches. +Cela flatte l'amour-propre des parents et donne +du pittoresque aux promenades. Pour elle, +lorsque ce mystérieux phénomène de l'aumône +lui arrivait, elle envisageait le pauvre longuement. +Les instincts de la dépravation sont +écrits souvent sur les fronts endoloris par la +misère; cependant l'enfant baissait sa belle +figure et donnait avec humilité. On eût dit +qu'elle s'écoutait dans la forme humaine injuriée +recevoir elle-même l'aumône qu'elle faisait +et qu'elle se demandait, vaguement, au fond +de sa conscience: «De quel droit m'est-il donné +<span class="pagenum"><a name="Page_89" id="Page_89">89</a></span> +de faire courber la tête de cet homme ou de +cette femme?... Pourquoi m'est-il permis de +disposer de ce qui leur est nécessaire?...»</p> + +<p>Sa prière du matin et du soir en faisait +un ange..... et cependant, lorsqu'elle était +seule dans l'oratoire, lorsque sa mère ne +priait pas à ses côtés, il lui arrivait de s'interrompre +tout à coup, de relever le front +et de regarder fixement la vénérable image +de la madone, de Celle qui donne la bonne +mort.</p> + +<p>Une fois,—elle avait alors quinze ans,—au +milieu de la prière qu'elle prolongeait tous +les soirs depuis une année, elle s'arrêta, parut +troublée... et s'avança lentement près d'un +crucifix placé auprès de la madone. Elle +demeura devant lui dans le silence d'un +recueillement indéfinissable: puis, deux larmes, +les deux premières qu'elle versait dans la vie, +coulèrent le long de son visage. Une grande +pâleur, qu'elle conserva toujours depuis, fut +le seul indice du vertige qu'elle éprouvait: +<span class="pagenum"><a name="Page_90" id="Page_90">90</a></span> +quelque temps après, elle quitta l'oratoire et +n'y revint plus. Sa puissance d'attention se +concentrait dans les soirées où le duc recevait +de vieux amis. Elle notait dans sa mémoire +les remarques de ces vieux courtisans de l'ancien +règne, qui avaient grisonné dans la +diplomatie européenne, et qui étaient loin +d'avoir perdu le fil des divers cabinets politiques +où leurs noms avaient figuré. Bien +des événements furent commentés dans ces +soirées sous la forme de spirituelles causeries; +elle prit de l'intérêt, dans une certaine mesure, +à ces cours d'anatomie de l'histoire, et +elle apprit la science des hommes et des +femmes à l'âge où, d'ordinaire, les jeunes +filles se livrent à des occupations presque +puériles.</p> + +<p>Cette soif de s'assimiler le plus possible, +même les choses d'une apparence étrangère à +son utilité personnelle, allait si loin, qu'un +soir, ayant entendu vanter son père comme +la première lame de l'Italie, elle leva les yeux +<span class="pagenum"><a name="Page_91" id="Page_91">91</a></span> +de dessus la broderie qu'elle tenait par contenance, +et parut le considérer avec attention. +Le lendemain, d'un air plaisant et moqueur, +elle lui demanda s'il voulait bien lui montrer +ce qu'il savait, pour la défatiguer de ses +maîtres si ennuyeux. C'était par un motif de +respect filial qu'elle feignait de s'ennuyer +d'études, afin que ses travaux et ses veilles +continuelles ne vinssent pas affliger son père +et sa mère, ou, tout au moins, les stupéfier. +Après quelques bons mots échangés sur la +belliqueuse fantaisie, le duc accepta. «Elle +est de race,» murmura dans sa royale le +vieux gentilhomme,—(par plaisanterie, car +il se persuadait que Tullia, vers la troisième +leçon, se soucierait peu de la chose). A son +grand étonnement, il n'en fut rien, et il +eut bientôt l'occasion de s'émerveiller de son +élève.</p> + +<p>Ils gardaient le secret sur ces combats: une +torche fixée à la muraille, dans l'un des +souterrains du palais, éclairait leurs passes +<span class="pagenum"><a name="Page_92" id="Page_92">92</a></span> +d'armes du matin et du soir. C'eût été positivement +un coup d'œil fantastique que cette +amazone, mince et nerveuse, vêtue d'un sarreau +de velours noir ouaté et cuirassé comme +un plastron de salle et serré par une boucle +de diamants à la ceinture, en haut-de-chausses +et en sandales, ses torrents de cheveux d'or +emprisonnés dans une résille, et le treillis +d'acier sur le visage, alors qu'elle se mettait +gracieusement en garde, et saluait, à l'aise, +d'un fleuret à lourde poignée d'ébène.</p> + +<p>Après quatre ans d'exercices, d'assauts serrés +et savants, sa vitesse avait acquis les allures +de la foudre, et la jolie reine Marguerite de +Navarre, peut-être, eût apprécié les brillantes +profondeurs du jeu de cette Clorinde.</p> + +<p>Ces exercices avaient affermi ses formes +souples, et préservèrent sa santé de l'accablement +du travail. Comme les vierges antiques +de Thèbes et de Sparte, elle avait la modestie, +la beauté et la force. La Science l'avait baisée +au front comme une immortelle.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_93" id="Page_93">93</a></span> +Un charme de grandeur aimable courait +dans ses moindres paroles. Jamais elle ne +disait que des choses simples, et les gens devenaient +comme naïfs devant sa sympathique +naïveté.</p> + +<p>Seulement, lorsqu'elle franchissait le portail +de l'immense appartement que nous allons +décrire,—où, depuis plus de six années, elle +s'enfermait huit et dix heures chaque jour, +sans parler des nuits,—l'aménité ingénue de +son visage tombait comme un masque: la +mystérieuse et sombre splendeur de sa vraie +physionomie apparaissait.</p> + +<p>Elle entrait, poussait les doubles verrous, +venait lentement s'accouder sur une grande +table noire chargée de livres, de manuscrits +anciens, de cartes et d'instruments scientifiques +et demeurait immobile.</p> + +<p>Là commençait la véritable vie et le véritable +aspect de Tullia Fabriana; l'autre, c'était +ce que tout le monde en pouvait voir et oublier.</p> + +<p><a name="Page_94" id="Page_94"></a></p> +<p><a name="Page_95" id="Page_95"></a></p> + +<h2 class="sep4 spaced"><span class="chapnum"><a href="#Table">CHAPITRE VII.</a></span><br /> +La bibliothèque inconnue.</h2> + +<div class="blockquot"> + <div class="poem nomarge"> + <div class="stanza"> + <span class="i0">«A chaque pas du temps, l'intelligence humaine<br /></span> + <span class="i0">Ouvre, en l'illuminant, la nuit du phénomène,<br /></span> + <span class="i2">Saisit plus de rapports,<br /></span> + <span class="i0">Et prenant sur le fait les forces de la vie,<br /></span> + <span class="i0">Ravit à la matière, à son joug asservie,<br /></span> + <span class="i2">Des lois et des trésors.<br /></span> + </div> + <div class="stanza"> + <span class="i0">L'homme explique le sphinx et la pierre thébaine;<br /></span> + <span class="i0">Il dévoile à demi l'Afrique au sein d'ébène<br /></span> + <span class="i2">Sous l'œil de ses lions;<br /></span> + <span class="i0">L'aveugle Destin voit par son expérience:<br /></span> + <span class="i0">Il groupe, dans les cieux, autour de sa science,<br /></span> + <span class="i2">Les constellations!...»<br /></span> + </div> + </div> +</div> +<p class="aut"><span class="smcap">Pontavice de Heussey</span> (<i>Sillons et Débris</i>.)</p> + +<p class="sep2">Cette étrange bibliothèque était un trésor +de livres rares et curieux, de manuscrits +extraordinaires et de documents inconnus. Bon +nombre d'entre eux portaient des anneaux +d'armoiries religieuses: ils provenaient de +<span class="pagenum"><a name="Page_96" id="Page_96">96</a></span> +cloîtres d'Italie, de Sardaigne et d'Allemagne. +Réchappés de l'incendie ou du pillage des +couvents, ils avaient été collectionnés, un à +un, avec étude et patience, par deux savants +chapelains morts depuis un siècle. Ces deux +savants avaient été attachés à l'un des ancêtres +du duc Fabriano: celui-là s'était occupé toute +sa vie de sciences occultes, de philologie, de +cabale et de toxicologie. Il y avait dépensé +des sommes fabuleuses et y avait fait, de +concert avec les deux chapelains, de profondes +et magnifiques découvertes. Les écrits +ignorés de ces trois hommes, disposés et empilés +avec une scrupuleuse méthode, remplissaient +une grande case d'ébène à serrure +d'or et à ressorts secrets. Quelques-uns des +livres étaient annotés, en marge, par d'obscurs +moines du moyen-âge, et c'était, pour la plupart, +des réflexions remarquables par leur précision +érudite. Quinze à vingt mille volumes +aux reliures antiques et riches se pressaient +sur les rayons. Presque tous révélaient, de la +<span class="pagenum"><a name="Page_97" id="Page_97">97</a></span> +part des trois penseurs, des connaissances +étendues en médecine et en chimie. Toutes +sortes de curiosités, de fossiles et d'objets +équivoques, rapportés de voyages à travers de +lointaines contrées et rangés ça et là, témoignaient +du soin qu'ils déployaient dans leurs +recherches scientifiques. Là se rencontraient +des éditions presque introuvables.</p> + +<p>Comme antiquités, il y avait d'abord, par +exemple, des textes authentiques, transcrits de +l'hébreu samaritain et dont le sens, resté sans +interprètes depuis les mages qui seuls en possédèrent +la véritable clef, avait été proposé +de plusieurs façons dans les remarques écrites +par les religieux.</p> + +<p>Il y avait aussi des commentaires sur les +sciences disparues de l'Égypte et sur le culte +des idoles, importé d'abord par les races +noires, filles de Cham, et remanié depuis par +les Ariens venus de la Bactriane. Il y avait +encore des mémoires touchant les peuplades +convultionnaires du nord de l'Afrique d'autrefois, +<span class="pagenum"><a name="Page_98" id="Page_98">98</a></span> +et des traités de différents indianistes +sur les révélations des êtres apparus dans les +cérémonies souterraines de l'Inde antique, +avec des citations où se trouvaient relatés, par +la main des anciens brahmanes, des passages +en zend et en pelhvi, tirés d'œuvres totalement +disparues.</p> + +<p>De poudreux in-folios, cerclés de fer, contenaient, +d'après leurs titres inquiétants, les plus +profondes et les plus anciennes hypothèses au +sujet de la récente apparition de l'humanité +sur le globe. Ces archives étaient inappréciables +et contenaient des secrets tout particuliers. Il +est de notoriété que nous ignorons encore, +aujourd'hui, les détails qui ont trait à cette +question. Les peuples dont nous eussions pu +tirer des renseignements étaient déjà dans l'oubli +lorsqu'on s'est préoccupé, pour la première +fois, de l'éclaircir. La chute des nations primitives, +ou, si l'on préfère, leur disparition, suivit +de tellement près leur avènement, qu'elles n'ont +pas eu le temps de nous laisser quelque chose +<span class="pagenum"><a name="Page_99" id="Page_99">99</a></span> +de positif à cet égard, comme on peut s'en +convaincre en relisant les histoires de l'esprit +humain dans l'antiquité.—D'autre part, les +légendes syriaques, importées par les druides +venus d'Asie, les poëmes des littératures scandinaves, +océaniennes et orientales, ne soulèvent +évidemment pas, d'une manière suffisante, l'espèce +de grand suaire qui couvre les choses +dans leur état primordial. On sait par quels +accidents presque toutes les bibliothèques des +vieux mondes furent perdues.</p> + +<p>Il y avait aussi des recueils de sentences +eutychéennes, écrites en ancien cophte, et d'inscriptions +collationnées sur des ruines; des reliquats, +en noirs caractères éthiopiens, aussi +anciens que le déluge; enfin les stances prophétiques +des sibylles d'Érythrée, de Cumes et de +l'Hellespont, inspirées dans le grec de Pindare, +aussi harmonieux que celui d'Homère, précédaient +les grands volumes de magie.</p> + +<p>Les livres plus récents étaient séparés des +autres par des instruments de chimie, d'astrologie +<span class="pagenum"><a name="Page_100" id="Page_100">100</a></span> +et de médecine. On y eût remarqué de +nombreux traités de presque toutes les sciences, +les meilleurs volumes d'histoire et de métaphysique, +ainsi que le résumé de leurs progrès +jusqu'aux âges modernes, les livres sacrés des +dix-huit grandes sectes du globe avec des commentaires +précieux; les traditions des peuples +slaves sur l'origine des grandes nationalités +européennes, et à côté des mémoires de l'Académie +des sciences physiques de Florence, fondée, +comme on sait, par le cardinal de Médicis +(il paraîtrait que les cardinaux aiment à fonder +les Académies), les œuvres des Pères de l'Église +latine et grecque; puis, serrés par des parchemins +séculaires, de ligneux manuscrits en +langue chaldéenne, les annales des astres, l'histoire +de la disparition de telles étoiles d'autrefois, +des diverses catastrophes célestes ainsi +que de leurs signes et de leur influence sur la +pensée humaine et les destins universels.</p> + +<p>Un moderne, à l'aspect de pareils vestiges, se +dirait simplement, presque malgré lui:—«Nous +<span class="pagenum"><a name="Page_101" id="Page_101">101</a></span> +avons dépassé cela.»—Le sourire et la +plaisanterie semi-respectueux dont il pourrait +accompagner sa réflexion, la nuance de hauteur +polie et froide qui percerait dans son allure et +son débit, trahiraient la conviction de sa supériorité. +Cela s'explique. Les esprits anciens +étaient, pour la plupart, des esprits à systèmes +fixes: ils avaient la ferveur de leur idée. Or, +l'irrésolution est l'essence même de l'air que +respire notre époque. Les hommes de croyance +immuable font l'effet, vis-à-vis de la majorité, +de Risibles et d'Insociables.</p> + +<p>On les évite avec soin. Le sentiment du terme +exact est inné aujourd'hui à ce point que le nom +de Dieu, par exemple, semble tacitement rayé +des conversations et de la philosophie. On le +relègue dans les lexiques, les prônes et les livres +de piété. Il est même devenu de mauvais goût +de le risquer à tout propos comme le faisaient +les mousquetaires et les gentilshommes très +chrétiens du <i>grand siècle</i> en France. On le +laisse tranquille et on ne s'en sert presque +<span class="pagenum"><a name="Page_102" id="Page_102">102</a></span> +plus,—si ce n'est dans le moment d'un danger, +où l'on juge à propos de s'en souvenir;—hors +de là, le nom de Dieu ne s'emploie +guère que pour clore avec dignité une dissertation +quelconque,—ce qui est à dire pour +dissimuler une gambade d'indifférence.</p> + +<p>Ah! c'est le règne d'un doute sucé avec le +lait d'une mamelle artificielle.</p> + +<p>L'étonnement de vivre saute aux yeux si +continuellement, que la plupart des hommes +ne s'en inquiètent plus et que les trois quarts +des penseurs européens ne savent plus à quoi +s'en tenir. Il s'incarne, de jour en jour plus +avant, et comme avec un rire silencieux, +dans le drame humain. Une espèce particulière +d'indifférence, dont les annales de l'histoire +ne font pas mention, glace, dans le +cœur des individus, le sentiment du devoir; +cet inexpugnable dégoût qui plane au-dessus +des fronts, retient les élans du philosophe, du +savant et de l'artiste d'une telle sorte que,—à +part quelques intelligences d'élite, quelques +<span class="pagenum"><a name="Page_103" id="Page_103">103</a></span> +derniers promoteurs de l'esprit humain,—on +n'a plus guère de cœur à l'ouvrage.</p> + +<p>Le manque d'humilité et d'espérance a donné +pour résultat l'ennui égoïste et dévorant. Le +progrès est devenu d'une évidence et d'une +nécessité douteuses: d'ailleurs, l'économie politique, +mise en demeure de formuler une possibilité +d'avenir, sinon satisfaisant, du moins en +rapport avec les instincts de notre conscience, +n'aboutit, après les plus sublimes efforts, +qu'à de ridicules ténèbres. On n'est plus religieux, +on est timoré. Plus de jeunesse et +plus d'idéal. L'inquiétude s'installe dans la famille, +dans la justice et dans l'avenir. Comme +les dieux et comme les rois, l'Art, l'Inspiration +et l'Amour s'en vont!... Les pays se +déversent les uns dans les autres et les sociétés +se croisent sans se comprendre et sans tenir +à se comprendre. Riches et pauvres, travailleurs +et désœuvrés, nous sommes emportés +dans la tristesse par un vent de sépulcre, +d'effarement et de malaise.—La question de +<span class="pagenum"><a name="Page_104" id="Page_104">104</a></span> +ce que la Mort nous réserve dans la profondeur +est passée, pour la plupart des gens, +à l'état d'oiseuse et d'insignifiante; la dérisoire +stérilité d'analyse que présente ou paraît présenter +toute hypothèse à ce sujet, semble si +intuitivement démontrée aujourd'hui, que les +mystiques eux-mêmes, en grand nombre, se +laissent gagner pour la tiédeur générale.</p> + +<p>En philosophie, cependant,—bien que l'on +maugrée en soi de l'impuissance où l'on s'estime, +assez gratuitement peut-être, d'acquérir, +de façon ou d'autre (après tant d'échecs!), +une certitude quelconque de quoi que ce soit,—on +ne cesse de réfléchir à la Mort, chacun +suivant sa sphère d'idées, et de s'intéresser à +ce phénomène. On dirait que la Mort a jeté +son ombre sur ce siècle. Les heures d'enthousiasme +pour les diverses branches de l'arbre +de la vie, pour les distractions, les questions +secondaires, les arts, les découvertes scientifiques, +etc., sont sonnées. On ne s'émeut plus.—La +prévoyance de la nature est grande: +<span class="pagenum"><a name="Page_105" id="Page_105">105</a></span> +elle prépare ses effets de longue date; on +dirait que l'humanité va tout à coup ressentir +une totale, une définitive surprise de <i>quelque +chose</i>, et que, d'instinct, elle réserve ses forces +pour la ressentir.</p> + +<p>«Cependant,»—penserait le moderne,—de +quoi ne serait-il pas improbable, d'avance, +que nous puissions être sérieusement émus? +Tout ce que la poésie et la mythologie des +anciens ont pu rêver de colossal et d'étrange +est dépassé par notre réalité. Les dieux ne sont +plus de notre puissance; leur tonnerre est +devenu notre jouet, notre coureur et notre +esclave. Les ailes de l'aigle? l'empire des +nuages? N'avons-nous pas le gaz hydrogène +pour nous promener dans les cieux? Quel +Pégase pourrait suivre un train-express et +jouter d'haleine avec lui? Quel Mercure obéirait +avec la promptitude d'un télégraphe électrique? +Que devient la Renommée aux cent +trompettes devant les millions de voix infatigables +de la presse? Quelle figure Neptune +<span class="pagenum"><a name="Page_106" id="Page_106">106</a></span> +jugerait-il convenable de prendre en face de nos +Léviathans, de nos môles et de nos chaînes +sous-marines?... Que dirait le rigide Rhadamante +à l'aspect de nos grandes villes si bien +policées?—Phébus-Apollon? mais nous l'avons +réduit à <i>prendre nos ressemblances</i>! nous +l'avons érigé notre peintre favori.—Hercule +et ses douze travaux nous feraient sourire: +par exemple, il tua le lion de Némée, à lui +seul; n'avons-nous pas des personnes qui tuent, +par goût, des cinquantaines de lions, à elles +seules?—Quel étonnement marquerait la +physionomie d'Esculape s'il daignait jeter les +yeux sur nos traités d'anatomie, de physiologie, +de médecine pratique et de chirurgie?...</p> + +<p>Les muses?—Mais n'avons-nous pas des +femmes de lettres, des cantatrices, des danseuses +et des tragédiennes vis-à-vis desquelles +la comparaison ne serait peut-être pas à leur +avantage?—Parlerons-nous d'Éros, de l'anacréontique +Éros? Le pathologiste moderne se +<span class="pagenum"><a name="Page_107" id="Page_107">107</a></span> +trouve en mesure d'accorder mensuellement +aux vieillards dissolus la permission de déposer +leur «modique offrande sur l'hôtel de +Vénus.» Et, quant à Vénus, nous la croyons +sinon vieillie, du moins surfaite: la terre a +plus de Vénus réelles que l'Olympe n'en peut +fournir. Celui auquel il a été donné de voir, de +plus ou de moins près, certaines femmes d'Angleterre, +de Circassie, d'Italie et de Pologne,—voire +même de France,—n'admet guère +la supériorité de Vénus. Quant à l'Empyrée, +une feuille de chanvre arabe dans un cigare, +trois pastilles de haschich égyptien sur la +langue ou quelques gouttes d'opium brun dans +la carafe d'un narguilhé, et nous le <i>voyons</i> +aussi bien que les dieux,—<i>mieux</i> peut-être. +D'ailleurs, qu'avons-nous besoin de nous créer +des mirages de mondes illusoires? En avons-nous +envie?... Nous allons les chercher et +nous les découvrons en réalité,—témoins les +deux Amériques, l'Australie et les centaines +de mondes de l'Océanie.—Le Pinde et le +<span class="pagenum"><a name="Page_108" id="Page_108">108</a></span> +Parnasse inaccessibles supporteront demain +les rails de fer, et l'Hippocrène, fontaine +sacrée, fournira d'excellente vapeur. La sagesse +de Minerve battrait passablement la +campagne devant la dialectique allemande. +Pour ce qui est du dieu Mars, nous ne voulons +pas humilier sa glorieuse massue, mais +nous croyons pouvoir affirmer une chose; +choisissons l'Iliade pour sujet, par exemple: +les Grecs, munis de dix ou de douze rois, de +cinquante ou de soixante mille hommes et du +secours des dieux, mirent dix ans à prendre +Troie, encore, fut-ce à nous ne savons quelle +ruse aléatoire, baroque et inavouable, qu'ils +durent leur succès; eh bien! quand même +Achille, Agamemnon, Ulysse, Ajax, fils de +Télamon ou d'un autre, peu importe, se seraient +joints, pour la défendre, à Pâris, Hector, +Priam, etc., et quand même ils y eussent été +commandés par tous les dieux, le dieu Mars +en tête,—un détachement d'artillerie débarqué +par les paquebots à vapeur de la +<span class="pagenum"><a name="Page_109" id="Page_109">109</a></span> +Méditerranée, muni d'une douzaine de fusées +à la congrève qui portent à près de deux +lieues et battent en brêche à cette distance, +d'autant de mortiers à bombes et de canons +rayés, l'aurait prise en dix minutes.—Positivement, +les dieux ne sont plus de force avec +nous sur aucune espèce de terrain. Les Titans +commencent à prendre le dessus; les chaînes +du vieux Prométhée, pétrifié sur son rocher +de Scythie, se sont rouillées et le bec de +l'aigle s'est recourbé de vieillesse. Ne serait-il +pas permis, d'après tout ceci, d'inférer que, si +peu que soient les hommes, les dieux valent +moins encore?...—Que Jupiter, par exemple, +s'avise de revenir jouer Amphitryon ou de +faire des miracles, on le traduira simplement +à l'une des polices correctionnelles de l'Europe, +et, s'il prétendait nous échapper, il y +aurait extradition instantanée sur tout le +globe, que nous manions comme une pomme +désormais. Nous sommes un peu maîtres chez +nous, aujourd'hui; et nous avons des haches +<span class="pagenum"><a name="Page_110" id="Page_110">110</a></span> +et des tonnerres que doivent craindre les divinités, +sans que cela paraisse.»</p> + +<p>Voilà, certes, le raisonnement qui eût sommeillé +dans le sourire et dans la plaisanterie du +moderne dont nous avons parlé et les raisons +de supériorité qu'il eût été en son pouvoir +d'alléguer pour légitimer son dédain ou son +indifférence vis-à-vis des ouvrages des anciens.</p> + +<p>Le fait est que ces raisons, malgré le ton +affecté, paraissent présenter, au premier abord, +un front si imposant et si sombre, qu'elles +s'emparent de l'esprit avec l'autorité de l'évidence.—Elles +peuvent mener loin!... D'où +vient, cependant, l'impossibilité que nous éprouvons +de ne pas hésiter devant notre gloire, nos +travaux et notre divinité de fraîche date? Nous +la trouvons lourde, cette divinité! Suivant +l'expression consacrée par le vulgaire, nous +devons avoir l'air de <i>parvenus</i>, pour les dieux, +tant nous nous tenons gauchement.</p> + +<p>Bref, c'est peut-être le manque d'habitude, +mais il nous serait dur d'être des dieux. +<span class="pagenum"><a name="Page_111" id="Page_111">111</a></span></p> + +<p>On ne sait quel instinct vient nous railler au +plus fort de notre confiance dans l'avenir. Les +prodiges qui nous environnent, les découvertes<a name="FNanchor_1" id="FNanchor_1" href="#Footnote_1" class="fnanchor">[1]</a> +de notre labeur perpétuel, tout en +nous donnant un sentiment terrible et incontestable +(par qui nous serait-il contesté?...) de +notre valeur, éveillent en nous on ne sait quelle +<span class="pagenum"><a name="Page_112" id="Page_112">112</a></span> +conviction désespérée... une tristesse irrémédiable, +infinie! Le vide nous enveloppe obstinément: +nous ne pouvons, en métaphysique, +en n'acceptant que la Raison, mettre la main +sur le troisième terme de la dualité (si tant +est qu'il y ait logiquement dualité), pas plus +que sur l'activité vivante, en médecine. Cela +nous échappe et la question paraît devoir se +reculer toujours, sans être jamais résolue, +comme ces mirages dans les déserts. La nouvelle +métaphysique matérielle,—nous parlons +<span class="pagenum"><a name="Page_113" id="Page_113">113</a></span> +des plus récentes données venues d'Allemagne,—s'annonce +de manière à continuer l'état de +doute où nous sommes plongés;—un sentiment +profond, et qui paraît indestructible, de +la vanité de notre condition lutte sans cesse, +en nous, contre l'estime de notre tâche; ce n'est +plus: «que sommes-nous?» qu'il faut dire; +c'est: «qui sommes-nous?» Toutefois, à propos +de cette question de l'être et du néant, disparus +et formulés tous deux à la fois dans on ne sait +quel éternel <i>devenir</i>, la théorie de l'idéalisme +hégélien semble sans appel; l'Antinomie qui +affirme l'identité de l'opposition la plus abstraite +et la démontre, dans son <i>en-soi</i>, en +reconstruisant logiquement la Nature, l'Humanité, +la Pensée,—en forçant, pour ainsi dire, +l'Apparaître à expliquer le motif de son explosion,—en +mettant la Raison humaine de pair +avec l'Esprit du monde, enfin, cette antinomie +n'a pas été suffisamment ébranlée.</p> + +<p>Hélas! est-ce que nous serions le Devenir +de Dieu? Quelle fatigue!</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_114" id="Page_114">114</a></span> +Oh! pourquoi l'idée de notre insuffisance +intérieure domine-t-elle le pressentiment de +notre immense destinée!... Pourquoi ne saurions-nous, +quand nous osons nous regarder +en face, nous résigner à n'être que <i>plus que +des dieux</i>!... Si le progrès, le <i>processus</i> indéfini, +donne le bien-être, et, trouvant sa justification +dans la nécessité, est l'unique raison +de l'existence, d'où vient cette lassitude (nous +ne disons pas cette négation), ce malaise +presque universel, ce peu d'enthousiasme pour +lui?... L'on n'avancera pas que ce mouvement +correspond à son abstraction et contient le +premier terme d'une détermination ultérieure:—cette +nécessité ne nous paraît pas nécessaire. +D'où vient cette réaction instinctive de +notre conscience, qui fait que, tout en reconnaissant +à demi l'évidence du Progrès<a name="FNanchor_2" id="FNanchor_2" href="#Footnote_2" class="fnanchor">[2]</a>, +<span class="pagenum"><a name="Page_115" id="Page_115">115</a></span> +tout en nous laissant aller quelquefois à l'admiration +devant l'idée de ses profondeurs +<span class="pagenum"><a name="Page_116" id="Page_116">116</a></span> +futures, nous le déplorons souvent et nous +regardons les faits spontanés de la conscience +<span class="pagenum"><a name="Page_117" id="Page_117">117</a></span> +passée, les croyances, réputées aujourd'hui +absurdes, avec tristesse et sympathie?...—D'où +<span class="pagenum"><a name="Page_118" id="Page_118">118</a></span> +vient, disons-nous, cet état <i>mixte</i>, <i>extraordinaire</i>, +que nous sentons peser autour de +<span class="pagenum"><a name="Page_119" id="Page_119">119</a></span> +nous depuis longtemps et dont la formule, +en abstraction, serait capable de faire douter +<span class="pagenum"><a name="Page_120" id="Page_120">120</a></span> +de la Raison humaine, de sanctionner logiquement +le <i>quia absurdum</i> des mystiques?</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_121" id="Page_121">121</a></span> +Il est difficile de répondre à cela d'une +manière satisfaisante; d'ailleurs, ne serait-il +<span class="pagenum"><a name="Page_122" id="Page_122">122</a></span> +pas permis d'ajouter qu'un soulèvement, une +oscillation aux pôles, une saccade volcanique, +<span class="pagenum"><a name="Page_123" id="Page_123">123</a></span> +un de ces tremblements qui sont les accidents +périodiques du globe, la condition <i>sine qua non</i> +<span class="pagenum"><a name="Page_124" id="Page_124">124</a></span> +et le régime de la planète (révolutions +que la géologie découvre par milliers), qu'un +<span class="pagenum"><a name="Page_125" id="Page_125">125</a></span> +accident de cette nature, enfin, sans parler +de l'hypothèse désormais très présentable d'un +<span class="pagenum"><a name="Page_126" id="Page_126">126</a></span> +choc, suffirait pour que tout notre progrès +courût grand risque d'aller rejoindre, à son +<span class="pagenum"><a name="Page_127" id="Page_127">127</a></span> +rang, les civilisations assyriennes, les empires +des vieux mondes et la science des mages +<span class="pagenum"><a name="Page_128" id="Page_128">128</a></span> +hiéroglyphytes, dans la suprême nuit de +l'éternité?</p> + +<p><a name="Page_129" id="Page_129"></a></p> + +<h2 class="sep4 spaced"><span class="chapnum"><a href="#Table">CHAPITRE VIII.</a></span><br /> +Isis.</h2> + +<div class="blockquot"> +<p>«Cherchez, et vous trouverez.»</p> + +<p>«En vérité, en vérité, je vous le dis: Celui qui +veut conserver sa vie la perdra; celui qui veut +la donner la retrouvera.»</p> +</div> + +<p class="aut">(<span class="smcap">Jésus-Christ.</span>)</p> + +<p class="sep2">A vingt ans et demi, Tullia Fabriana se +trouva seule au monde.</p> + +<p>Cette tendance de son esprit aux profonds +recueillements, tendance qui, au dire des physiologistes, +accompagne presque toujours, chez +la femme, une complexion disposée à la stérilité, +s'était déjà si aggravée en elle, que ses +sens, restés neufs, ne la sollicitèrent pas.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_130" id="Page_130">130</a></span> +Les plus attrayantes distractions lui parurent +d'assez peu de valeur, ses travaux ayant suffi +pour la blaser d'avance des plaisirs, des +triomphes et des amours. Le plus sombre dédain +commença d'emplir son cœur; malgré +son indifférence, elle pensa que, étant belle, +il pouvait lui arriver d'être aimée; et comme +elle ne tenait pas plus à ressentir les bonheurs +de l'amour partagé qu'à causer les tristesses +de l'amour solitaire, elle se trouva une exception +humaine.</p> + +<p>Alors, elle se décida pour un éloignement, +elle s'isola, sans se retirer tout à fait, sans +cesser de faire le plus de bien possible autour +d'elle avec la plus large part de son immense +fortune, et n'accepta du dehors que le respect +de son nom.</p> + +<p>Dans le recueillement de sa retraite, elle +rêva magnifiquement sur elle-même et sur le +monde et s'abandonna tout entière aux sublimes +attirances de la Pensée.</p> + +<p>Jeter un coup d'œil désillusionné et rapide +<span class="pagenum"><a name="Page_131" id="Page_131">131</a></span> +au fond de son effrayante science, la résumer +au point de vue de la nature et de l'histoire, +arriver à lier, par séries de rapports, les +perspectives et les fins particulières de toutes +ces observations jusqu'à la question philosophique, +cela fut l'œuvre de quelques mois pour +sa redoutable intelligence.</p> + +<p>Un soir, déterminée à penser par elle-même, +elle ferma ses lourds volumes de métaphysique +et s'accouda, comme toujours, sur sa +table d'études.—Sphinx!... ô toi, le plus +ancien des dieux!... murmura la belle vierge +prométhéenne, je sais que ton royaume est +semblable à des steppes arides et qu'il faut +longtemps marcher dans le désert pour arriver +jusqu'à toi. L'ardente abstraction ne saurait +m'effrayer; j'essaierai. Les prêtres, dans les +temples d'Égypte, plaçaient, auprès de ton +image, la statue voilée d'Isis, la figure de la +Création; sur le socle, ils avaient inscrit ces +paroles: «Je suis ce qui est, ce qui fut, ce +qui sera: personne n'a soulevé le voile qui +<span class="pagenum"><a name="Page_132" id="Page_132">132</a></span> +me couvre.» Sous la transparence du voile, +dont les couleurs éclatantes suffisaient aux +yeux de la foule, les initiés pouvaient seuls +pressentir la forme de l'énigme de pierre, et, +par intervalles, ils le surchargeaient encore +de plis diaprés et mystérieux pour mettre de +plus en plus le regard des hommes dans l'impuissance +de la profaner. Mais les siècles ont +passé sur le voile tombé en poussière; je +franchirai l'enceinte sacrée et j'essaierai de +regarder le problème fixement.</p> + +<p>Au moment d'entrer dans le royaume de +la méditation solitaire, la jeune femme se +surprit à détourner la tête et à jeter, pour la +première fois, sur le rêve de la vie, des +regards de douceur. Oui, pour la première +fois, elle aurait voulu croire, aimer, oublier!...—Bientôt, +dédaigneuse et grave, elle résista +fermement et tendit toutes les puissances de +son esprit vers les plus vertigineux sommets +de l'Idéal.</p> + +<p>Les jours et les nuits se passèrent.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_133" id="Page_133">133</a></span> +Satan, d'après le poëme symbolique, ayant +forcé les portes de l'enfer, regarda les ténèbres +et s'élança dans leurs profondeurs à la recherche +de l'Éden. Ses ailes battaient dans le +vide que ses regards exploraient. Ainsi l'âme +qui, venant d'échapper à son cachot<a name="FNanchor_3" id="FNanchor_3" href="#Footnote_3" class="fnanchor">[3]</a> par +la conscience de l'identité<a name="FNanchor_4" id="FNanchor_4" href="#Footnote_4" class="fnanchor">[4]</a>, se précipite +dans le mystère de l'Être<a name="FNanchor_5" id="FNanchor_5" href="#Footnote_5" class="fnanchor">[5]</a> pour y trouver +<span class="pagenum"><a name="Page_134" id="Page_134">134</a></span> +la cause et la raison des déterminations ultérieures, +réalise cette conception.</p> + +<p>Que de systèmes, anéantis sitôt que parus, +flamboyèrent devant cet esprit!</p> + +<p>Les jours et les nuits se passèrent.</p> + +<p>Chose bien remarquable! Des considérations +résultant d'un point de vue assez éloigné de +celui où se placent, d'habitude, la plupart des +femmes, l'induisirent à ne pas oublier l'extériorité +de sa personne, malgré ses terribles +études,—enfin à ne pas se négliger physiquement. +Elle se décida pour un genre de vie +soutenu par une méthode dont elle avait +étudié les secrets et qui lui conserva sa magnifique +pâleur de roses blanches et la fraîcheur +de son beau sang. L'on sait que les climats +italiens et, en général, presque tous ceux des +contrées méridionales, favorisent et même +imposent hygiéniquement l'abstinence; ainsi +la sobriété avec laquelle vivent les gens du +peuple, en Italie, et leur privation constante +d'aliments fortifiants ne nuisent pas à leur +<span class="pagenum"><a name="Page_135" id="Page_135">135</a></span> +nature; grâce à la nourrissante atmosphère +qu'ils respirent, ils se portent aussi bien que +ceux du Nord.</p> + +<p>Comme Fabriana tenait à maintenir son +esprit dans le merveilleux état de santé lucide +où il était, non seulement l'idée de plaisirs +gastrosophiques l'eût modérément transportée, +mais, secondée par le climat de Florence, +elle devait adopter un régime d'une sévérité +dont sa constitution de marbre ne pouvait se +trouver que fort bien.</p> + +<p>Elle ne buvait jamais que de l'eau froide +et dorée par quelques gouttes d'élixir; la +nuit, lorsqu'elle avait bien faim, elle se suffisait +avec un peu de pain; quelquefois des +glaces, des oranges et du thé; rarement elle +désirait des choses plus succulentes.</p> + +<p>Cet ascétisme lui évita les temps perdus et +les ennuis de la maladie; et elle se trouvait +toujours reposée.</p> + +<p>Elle se levait, se baignait aux jardins, s'enveloppait +d'un peplum, vêtement dans lequel +<span class="pagenum"><a name="Page_136" id="Page_136">136</a></span> +elle se trouvait plus à l'aise et plus rapidement +habillée; elle venait ensuite dans la bibliothèque, +s'étendait sur un sofa, pensait de +longues heures sans quitter son attitude accoudée +sur les coussins,—excepté pour feuilleter +de temps à autre un livre de philosophie +ou de mathématiques et parcourir un passage. +Elle ne prononçait jamais une parole: ses yeux +demi fermés ne brillaient pas; un signe d'admiration, +de crainte ou d'espérance ne la fit +jamais tressaillir;—seulement des gouttes +de sueur perlaient sur ses tempes, roulaient +jusque parfois sur ses cils, comme des pleurs +sublimes, et, pareille à la grande Isis, elle +s'essuyait alors avec le voile.</p> + +<p>Les jours et les nuits se passèrent.</p> + +<p>Cependant le soleil était radieux sur les +campagnes; les enfants s'aimaient dans les +forêts, la nature était paisible; le printemps +de sa jeunesse lui disait, dans la voix de ses +brises venues du ciel, dans le parfum de ses +fleurs gonflées de sève, le chant mélancolique +<span class="pagenum"><a name="Page_137" id="Page_137">137</a></span> +des anciens: «Cinthie, les jours et les nuits +s'écoulent; tu oublies de vivre; ne veux-tu +pas faire comme les enfants, puisque tu es +jeune et que tu es belle?»</p> + +<p>Ses veilles se prolongeaient quelquefois jusqu'au +matin et toujours dans ce profond mutisme, +dans cette intensité d'abstraction que +ne venait trahir nul signe extérieur, et qui, +depuis deux années d'identité, était devenu +quelque chose d'effrayant; ses sommeils devaient +être évidemment une continuation de +fatigue. Jusqu'où cette femme avait-elle plongé? +Était-il possible d'admettre, vis-à-vis d'une pareille +énergie, qu'elle rêvait au hasard en se +laissant éblouir par tous les mirages de l'objectivité? +Non! non! la grande solitaire, à la +pensée brève et robuste, devait savoir ce qu'elle +faisait. L'immémorial mystère qui fait, selon +nous, le fond du monde, ne pouvait pas avoir +échappé à sa conscience ni à son esprit; peut-être +que, parvenue à sa hauteur, elle cherchait +<span class="pagenum"><a name="Page_138" id="Page_138">138</a></span> +un point de départ plus satisfaisant que la +Nécessité<a name="FNanchor_6" id="FNanchor_6" href="#Footnote_6" class="fnanchor">[6]</a>.</p> + +<p>Un incident qui pouvait devenir très grave +et très malheureux pour son existence, et que +nous ne devons rapporter qu'à cause du caractère +purement poétique dont il s'enveloppa, +survint dans son existence vers la fin de la +troisième année.</p> + +<p>Une nuit, Tullia Fabriana, renfermée et +isolée dans sa pensée, comme toujours, était +assise devant sa table: la lampe de fer, placée +auprès d'elle, laissait dans l'obscurité les +profondeurs de l'appartement, mais éclairait +en plein cette physionomie tranquille dont les +regards tout intérieurs paraissaient contempler +des firmaments inconnus.</p> + +<p>Oh! le monde visible! la <i>chose</i> qui trouble, +malgré sa contingence insignifiante! Il faisait +une nuit malsaine, lourde et gonflée d'orage. +<span class="pagenum"><a name="Page_139" id="Page_139">139</a></span> +Pareils à de lointains hurlements poussés de +ce côté par la planète, les convulsions de l'électricité +se prolongeaient dans les montagnes. +Le ciel avait des teintes d'or, de jais et de +bistre; des nuages immenses arrivaient en +toute hâte; la jeune femme pouvait entendre +ces coups sourds, éloignés et confus dont le +murmure, emporté par le vent pluvieux et +tiède, entrait par les croisées ouvertes. On eût +dit que la nature extérieure voulait la prévenir +à l'oreille de l'attention fixée sur elle +quelque part.</p> + +<p>Elle se leva tout à coup. C'était le premier +geste de sa méditation! Ses yeux profonds et +noirs brillèrent comme deux flammes. Son +visage était pâle comme la mort.</p> + +<p>Il y avait dans la grande bibliothèque +une sphère céleste de dimensions colossales; +elle se trouvait placée en face d'une vaste +fenêtre à vitraux toute grande ouverte. La +nuit incendiée par les éclats de la foudre faisait, +avec une vie merveilleuse, étinceler +<span class="pagenum"><a name="Page_140" id="Page_140">140</a></span> +comme des astres véritables les innombrables +étoiles d'or et d'argent incrustées sur l'énorme +boule bleue. Une spirale aux degrés de velours +entourait cette sphère; au sommet, sur +une plate-forme étroite, étaient jetés deux ou +trois coussins et des instruments d'astronomie +étaient épars sur ces coussins.</p> + +<p>La lampe brûlait sur la table.</p> + +<p>Tullia Fabriana,—sans doute l'orage l'avait +indisposée un moment,—porta la main à +son front. A voir l'expression fixe de ses regards, +il devenait présumable que le ciel, la +terre et la nuit étaient loin de sa pensée, et +qu'elle ne savait ni n'entendait rien de ce +qui se passait autour d'elle.</p> + +<p>Elle s'approcha de la sphère à pas lents, +monta les degrés, et jetant les compas sur le +tapis, elle chancela. Sa tunique, désagrafée +comme un manteau, glissa le long de son corps; +ses cheveux déroulés autour d'elle l'enveloppèrent, +et, aux lueurs de la nuit, ils ressemblaient +à des rayons.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_141" id="Page_141">141</a></span> +Elle apparut, blanche et lumineuse, sans +remarquer la profondeur de l'orage et des ténèbres, +sans prendre garde à l'espace brutal +et noir!... Elle apparut, comme la déesse de +ces nuits d'horreur, où ceux qui cherchent ne +trouvent pas.</p> + +<p>Mais à quoi songeait-elle? A quels étonnements +son esprit pouvait-il s'abandonner pour +la première fois?</p> + +<p>La foudre entra, comme par hasard, avec un +hideux éclair, par la fenêtre ouverte, dans +l'appartement, à l'instant même.</p> + +<p>Le fluide la jeta évanouie sur la sphère de +porphyre. Elle resta renversée sur le dos, les +membres étendus, les cheveux flottants, les +yeux fermés, au milieu de la monstrueuse +commotion du tonnerre.</p> + +<p>Par un de ces effets, un de ces absurdes et +heureux prodiges que la foudre commet quelquefois, +elle ne fut pas blessée. Aucun mal. +La secousse ayant été seulement d'une grande +violence, elle resta plusieurs heures sans +<span class="pagenum"><a name="Page_142" id="Page_142">142</a></span> +mouvement, comme accablée. A part cette +fatigue, l'électricité ne lui laissa aucun souvenir +de sa visite.</p> + +<p>Lorsqu'elle revint à elle, il faisait grand jour; +le temps était superbe; la bonne odeur de l'herbe +après l'orage embaumait les airs; elle s'accouda, +rêva quelques instants, puis se leva et descendit +sur le tapis.</p> + +<p>Une fois vêtue, elle alla vers la fenêtre, regarda +les arbres, le ciel, les fleurs, l'espace immense.</p> + +<p>—Cinq heures de perdues!... dit-elle avec +beaucoup de douceur.</p> + +<p>Ce fut tout, et quelques minutes après, elle +parut avoir oublié le terrible incident qui +était venu la troubler à cause de l'imprudence +qu'elle avait faite de laisser les fenêtres ouvertes +pendant les nuits d'orage.</p> + +<p>Quelques jours après, elle changea tout d'un +coup sa manière de vivre. Elle passa les journées +seule, à cheval, à courir dans les vallées, +et ne s'en retournant au palais que le soir.</p> + +<p>Depuis cette nuit extraordinaire, ses traits +<span class="pagenum"><a name="Page_143" id="Page_143">143</a></span> +avaient pris l'expression d'une tranquillité de +statue: on eût dit que ce n'était point la fatigue +qui l'avait fait se lever en sursaut, et que ce +n'était pas l'orage qui l'avait pâlie!... Elle +paraissait simplement suivre, depuis son réveil, +les immenses enchaînements d'une pensée +unique.</p> + +<p>Un jour, elle revint dans la bibliothèque. Elle +ouvrit l'un des volumes de magie, et après de +longues heures, ayant aligné quelques chiffres +sur la marge avec son crayon:—«C'est bien!»—dit-elle +à voix basse, et elle ajouta sourdement:—«J'attendrai.»</p> + +<p>Les jours et les nuits se passèrent.</p> + +<p>Elle ne perdait pas de vue le monde; le monde +ne pouvait la troubler. Elle assistait assez volontiers +aux soirées et aux bals. Elle y tenait son +rang superbe.</p> + +<p>Elle causait, sans ennui, de choses et de détails +usuels et souriait gracieusement au milieu +de réparties enjouées. Certes ses brillantes amies +et ses danseurs ne se doutaient guère que leurs +<span class="pagenum"><a name="Page_144" id="Page_144">144</a></span> +compliments et leurs paroles tombaient dans +son âme profonde, comme en hiver les sons de +cloche des hameaux tombent, emportés par les +rafales nocturnes et lointaines, dans la désolation +de l'espace...</p> + +<p>A cette soudaine velléité de distractions, il eût +été possible de penser que, défaillante comme les +autres devant le Problème, elle avait intérieurement +renoncé à franchir le passage. Mais elle +avait un double aspect: son regard fixe, son +immobilité dans la solitude, et, dans le monde, +cette simplicité, cette insoucieuse élégance de +paroles, témoignaient par leur ensemble qu'elle +avait une raison pour agir de la sorte et que son +idée était passée dans la sphère de l'action.</p> + +<p>Le génie ne se paye pas d'un découragement, +et c'est pour cette raison qu'il est le génie. Il est +pareil au soldat frappé dans l'emportement de +la mêlée, qui, ne s'apercevant pas de son sang +perdu, continue à marcher sur l'ennemi et ne +s'arrête qu'au moment où il remarque la mort, +c'est-à-dire son devoir terminé.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_145" id="Page_145">145</a></span> +La pensée de Tullia Fabriana ne devait pas +avoir bronché dans les abîmes; il était clair +que, pareille au plongeur de la ballade, elle +rapportait la coupe d'or à quelque roi inconnu.—Maintenant, +c'était passé!... La lutte était +finie; l'ange était vaincu. Les sueurs mortuaires +de l'angoisse, la vaste épouvante du désespoir, +la sublime extase de la vie éternelle, tout cela +formait, au fond de son âme, un sombre amas +de souvenirs. Elle était comme un voyageur qui +revient des pays inconnus. Son front grave avait +la beauté de la nuit: c'était la reine du vertige +et des ténèbres. La terre, ses climats et ses races +devaient lui apparaître comme sur une toile +aux rapides et fantastiques visions. Peut-être +avait-elle découvert, au sommet de quelque loi +stupéfiante, le vivant panorama des formes du +Devenir; peut-être que l'abstraction, à force de +splendeurs, avait pris pour elle les proportions +de la suprême poésie.</p> + +<p>En toute certitude, une pareille âme ne devait +pas être dupe de son ombre, et si elle avait posé +<span class="pagenum"><a name="Page_146" id="Page_146">146</a></span> +quelque point, si elle s'en était tenue à quelque +chose, c'est qu'il l'avait fallu. Ce ne pouvait pas +être pour le seul plaisir de suivre des idées +au vol qu'elle s'était déterminée à côtoyer, +à chaque heure du jour et de la nuit depuis +trois années, la folie, le delirium tremens, +les fièvres d'hallucination, etc., et tout le +cortège de la Pensée.</p> + +<p>Elle était parvenue à cette hauteur où les +sensations se prolongent intérieurement jusqu'à +s'évanouir d'elles-mêmes; c'étaient comme +des rapprochements familiers de ses actions +présentes avec des souvenirs confus... Des avertissements +lui venaient de toute part, de l'Impersonnel, +silencieusement. Ces phénomènes se +posaient devant sa pensée comme devant un +miroir impassible: une obscurité imprévue +pesait sur ses moindres actions; il lui semblait +qu'elle distinguait, sans efforts, le point +où les profondeurs de la vie banale vont s'enchaîner +aux rêves d'un monde invisible, de +sorte que les détails de chaque jour, devenus +<span class="pagenum"><a name="Page_147" id="Page_147">147</a></span> +définis, avaient une signification lointaine +pour son âme.....</p> + +<p>Elle avait vingt-quatre ans. Elle avait voyagé, +comparé, médité sur les lois sociales, appris +les détails des grandes causes; à dater du +jour où elle avait parlé seule, sa volonté +parut avoir pris possession d'une idée fixe. +Elle se remit à voir le monde, à le voir d'une +manière suivie et calculée: trois années se +passèrent, et ces trois ans après, à vingt-sept +ans, celui qui eût pénétré dans sa vie intime, +eût été surpris d'y reconnaître un côté nouveau +et fort singulier.—Une fois, dans le +temps, une circonstance dont l'origine obscure +semblait se rattacher à des questions peu +importantes pour elle, l'avait impliquée au +milieu d'une vaste et royale intrigue dont elle +avait accepté le rôle le plus difficile et qu'elle +avait menée à bien.</p> + +<p>Elle en avait profité, par présence d'esprit, +pour s'approprier d'inestimables secrets. Outre +sa fortune dont l'origine était suffisamment +<span class="pagenum"><a name="Page_148" id="Page_148">148</a></span> +reconnue et définie, elle avait dans sa mémoire +une autre fortune et un grand pouvoir. En +sondant plus loin, on eût découvert une chose +merveilleuse: c'est que, à force d'habileté pratique, +de relations élevées et de science du +détail, elle avait fini très rapidement, sans +être remarquée, par dominer, sans bruit et +comme en se jouant, presque tous les hommes +de valeur disposant d'une force matérielle en +Italie.</p> + +<p>Cette puissance cachée s'étendait jusqu'aux +États romains. Du fond de son palais, elle exerçait +sur les divers actes des gouvernements la +suprématie qu'elle s'était acquise en vue d'un +but indéfinissable. Elle s'était déterminé à elle-même, +sans aucun doute, des résultats à venir,—mais +la profondeur en échappait à ses plus +subtiles créatures. Ceux qui la servaient en +vertu d'obligations tacites ou d'espérances intéressées +étaient loin de se douter de leur nombre. +Bien plus! en politique, elle passait, aux yeux +les plus clairvoyants, pour une femme indifférente +<span class="pagenum"><a name="Page_149" id="Page_149">149</a></span> +ou de portée ordinaire; car, par un trait +de dissimulation magistrale, elle parvenait à +laisser croire qu'on agissait de soi-même. Elle +écrivait peu cependant, et voici pourquoi ses +lettres étaient plus compromettantes pour celui +qui les recevait que pour elle.</p> + +<p>Elle répétait mot pour mot d'abord la demande +qu'on lui faisait, ce qui spécifiait clairement +et sans ambiguïtés possibles, le sens exact de +la réponse; maintenant, 1º si la question n'était +point posée dans des termes suffisamment précis +pour pouvoir, au besoin, devenir une arme +entre des mains expertes, elle répondait d'une +façon vague et brève; 2º si elle jugeait qu'on +s'était livré à elle, elle renvoyait purement et +simplement la lettre, avec un «oui» ou un +«non» au verso, de telle sorte qu'on ne +pouvait montrer la réponse sans la demande. +Elle restait ainsi toujours libre et sûre d'elle-même. +Cette méthode avait ceci de réellement +très fort, qu'elle déconcertait les soupçons de +ceux qui pouvaient la croire d'une certaine +<span class="pagenum"><a name="Page_150" id="Page_150">150</a></span> +envergure de desseins, puisqu'elle leur rendait +leurs armes; mais on ne songeait pas à cette +conséquence:</p> + +<p>Elle évitait par là ces divers commentaires +auxquels est exposée la conduite d'une femme +dont on redoute l'influence, parce que, n'ayant +qu'à se louer d'elle, on n'était pas pressé d'en +faire parade, cela supposant infériorité.</p> + +<p>Peu de bruit se faisait donc en diplomatie +autour de son nom. Les mailles solidement +ténues de ce réseau dont elle enveloppait, dans +l'obscurité, une bonne partie des arrêts de la +politique impériale ou romaine, aboutissaient +à son doigt par un suprême anneau qu'elle +mouvait de temps à autre.</p> + +<p>Bien que, dans ses voyages, elle ne parût +qu'à de longs intervalles aux grandes réceptions +des nonciatures, aux soirées officielles des +consulats ou plutôt des préfectures d'Autriche +et aux bals flamboyants des ambassades de +France, d'Angleterre et d'Espagne; bien que +l'accueil dont on l'y acceptât n'eût jamais donné +<span class="pagenum"><a name="Page_151" id="Page_151">151</a></span> +lieu de soupçonner des liens de plus intime +déférence que celle due à son rang ou à ses +prestiges personnels, elle aurait presque infailliblement +prédit le jour où tel décret serait +signé par un pontife, un parlement, une reine +ou un empereur.</p> + +<p>Que se proposait-elle d'atteindre?... Que voulait-elle +amener?... Que lui importaient ces +manœuvres, à elle, dont les habitudes et les +goûts étranges mettaient l'existence en dehors +de toute lutte sociale?... A elle qui ne ressentait +aucun désir d'augmenter sa position ni d'être +utile à celui-ci ou à celui-là?... Aucune patriotique +illusion?... A quoi bon cette trame permanente, +souterraine, qu'elle tissait froidement +depuis trois ou quatre années?... C'était impénétrable.</p> + +<p>Toujours est-il que son plan, quel qu'il fût, +restait, à cause de ces manières d'agir, enveloppé +de ténèbres et d'inattention.</p> + +<p>C'était donc chez cette femme extraordinaire +<span class="pagenum"><a name="Page_152" id="Page_152">152</a></span> +qu'étaient venus ce soir-là le prince Forsiani +et son jeune ami le comte Wilhelm. Ils attendaient +dans un salon.</p> + +<p><a name="Page_153" id="Page_153"></a></p> + +<h2 class="sep4 spaced"><span class="chapnum"><a href="#Table">CHAPITRE IX.</a></span><br /> +La présentation.</h2> + +<div class="blockquot"> +<p>«Almanzor, voiturez-nous ici les commodités +de la conversation.»</p> +</div> + +<p class="aut">(<span class="smcap">Molière</span>, <i>les Précieuses</i>.)</p> + +<p class="sep2">La marquise entra.</p> + +<p>Le salon donnait sur les jardins. Devant les +grandes croisées entr'ouvertes, les draperies +remuaient légèrement. Des dalles blanches tenaient +lieu de tapis ou de parquet. Les housses +de gaze argentée nouées au bout des torsades +enveloppaient les lustres du plafond. Çà et là +de lourdes chaises d'ébène sculpté, tendues en +velours noir, et un sofa pareil, près d'une +<span class="pagenum"><a name="Page_154" id="Page_154">154</a></span> +fenêtre. Sur les boiseries de couleur sombre +se détachaient, dans leurs cadres d'or, de magnifiques +peintures du Guide et du Titien. Une +torchère pleine de bougies, placée derrière une +vasque de marbre d'où s'échappaient de grosses +gerbes de fleurs naturelles, éclairait l'appartement. +La haute cheminée aux candélabres +éteints, supportait une grande pendule en +bronze de Florence: des panneaux armoriés +indiquaient des portes sur d'autres salons du +palais.</p> + +<p>Les deux gentilshommes étaient debout vis-à-vis +d'un tableau.</p> + +<p>Tullia Fabriana les salua d'un mouvement +de tête, demi-souriante. Le prince, avec une +négligence amicale, d'un tact et d'un goût +parfaitement mesurés, s'inclina; Wilhelm s'inclina +aussi, mais troublé comme par un éblouissement.</p> + +<p>La marquise, avec un signe d'approcher, +vint auprès de la fenêtre. Le prince Forsiani +prit le jeune homme par la main:</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_155" id="Page_155">155</a></span> +—Madame la marquise, dit-il, j'ai l'honneur +de vous présenter le comte de Strally-d'Anthas.</p> + +<p>Tous deux prirent place devant la jeune +femme. Elle s'était appuyée, en s'adossant, +les mains à moitié jointes: son coude reposait +sur l'un des bras du sofa.</p> + +<p>—Monseigneur, ne me disiez-vous pas, hier +au soir, que vous deviez nous quitter cette nuit +même? demanda-t-elle.</p> + +<p>—Oui, madame: et, si quelques soins vous +inquiétaient près de la cour de Naples, serais-je +assez heureux d'y veiller à votre place?</p> + +<p>—La reine m'a fait l'honneur de m'écrire la +semaine passée, et deux lignes, ajoutées par +lord Acton, exprimaient d'assez vives instances +au sujet d'une réponse immédiate. Plusieurs +difficultés ne m'ont point permis de le satisfaire +avant ce soir. Je désire simplement offrir à Sa +Majesté mes regrets de ne pouvoir lui être +utile dans les circonstances dont elle me parle,—et, +puisque vous me laissez disposer de votre +complaisance...</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_156" id="Page_156">156</a></span> +Le prince Forsiani s'inclina.</p> + +<p>—Mon absence ne sera pas longue, je l'espère, +ajouta-t-il.</p> + +<p>Pendant que Fabriana parlait, Wilhelm était +devenu la proie d'un phénomène d'une froide +horreur.</p> + +<p>Cette <i>voix</i>, ce timbre de <i>contralto velouté</i> ne +lui était pas inconnu, cela était certain.</p> + +<p>Mais—et l'intensité du sentiment avait pris +en lui les proportions d'une réalité évidente—il +lui semblait que ç'avait été bien loin, +dans l'impalpable passé, au milieu de pays +frappés d'un silence sans échos, silence terrible, +dans des âges oubliés dont il ne pouvait +concevoir la date, que ç'avait été dans ce néant +qu'il avait entendu la <i>voix</i>. Il se rappela les singulières +confidences du prince dans les Casines +et il eut assez d'empire sur lui-même pour +demeurer d'un visage égal.</p> + +<p>Cette hallucination ne dura qu'un instant. +«J'ai rêvé,» pensa-t-il; et il ne s'en inquiéta +pas davantage.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_157" id="Page_157">157</a></span> +On causa de choses de hasard pendant quelques +minutes, puis cela fut ramené aux affaires +du temps. Sur une allusion que parut avancer +le prince Forsiani au sujet de la paix ou de +la guerre, la marquise le regarda:</p> + +<p>—Votre Excellence me pardonnera, dit-elle: +je ne désire connaître aucun détail, mais je +pensais que l'ambassade avait en vue des motifs +d'un ordre différent.</p> + +<p>—Ces motifs touchent aux intérêts les plus +graves, répliqua Forsiani. La question des +finances de Naples est très obscure: les valeurs, +sans doute à cause des excessives dépenses de la +cour, sont tombées dans un discrédit si fâcheux +aujourd'hui, que,—un juif aisé, par exemple, +s'il savait acheter d'une certaine façon, pourrait +s'installer, demain peut-être, sur le trône de +Gonzalve de Cordoue. Cela réaliserait une +miniature assez triste de ces banquiers de +l'ancienne Rome qui trafiquaient de la puissance +impériale. Voilà cependant le résultat +vers lequel nous allons.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_158" id="Page_158">158</a></span> +—Ah? dit Tullia Fabriana, toujours impassible.</p> + +<p>—Je le crois, ajouta le prince. En vérité, +ces questions finissent par dominer toutes les +autres; les peuples menacent, l'avenir s'assombrit.</p> + +<p>—C'est vrai, dit la marquise, et il me vient +une amusante idée. Si, par miracle, et toute +pavoisée, une flotte lui arrivait du ciel,—un +peu comme cette manne suprême que les Hébreux +avaient si grand soin de recueillir autrefois,—pensez-vous +que le roi Ferdinand la +refuserait?</p> + +<p>Ce fut le tour du prince Forsiani de regarder +Fabriana.</p> + +<p>—La résignation aux coups du ciel est une +vertu royale, belle dame, répondit-il.</p> + +<p>—La résignation!... D'après vos paroles, +serait-il bien surprenant que Sa Majesté sicilienne +fût mise à même, bientôt peut-être, de la +pratiquer fort sérieusement? Est-il défendu de +supposer l'existence de ceux qui savent acheter +<span class="pagenum"><a name="Page_159" id="Page_159">159</a></span> +les choses avec de l'acier, du fer et du plomb, +à défaut de métal plus précieux?</p> + +<p>Et elle se mit à rire.</p> + +<p>—Les Lamberto Visconti se font rares, Madame: +de tels exemples sont devenus si difficiles +à suivre!... Jouer sur un coup de dés son +existence contre l'avantage d'être roi, n'est plus +une chose si attrayante.</p> + +<p>—Croyez-vous, Monsieur de Strally?... demanda +la marquise en souriant.</p> + +<p>—Madame, répondit Wilhelm, j'estime que +se trouver seulement à même de risquer cette +partie est une précieuse faveur du destin.</p> + +<p>—Est-ce que vous seriez attristé de votre +sort si, l'ayant essayée, vous aviez perdu?</p> + +<p>—Non, madame.</p> + +<p>—Que vous disais-je, prince?</p> + +<p>La voix douce de Wilhelm, le naturel de +sa tenue accomplie, excluaient de ses réponses +toute idée d'ostentation. C'était un grand seigneur; +il parlait simplement. Le trouble et +l'émotion ardente qu'il comprimait ne pouvaient +<span class="pagenum"><a name="Page_160" id="Page_160">160</a></span> +transparaître, et pour Fabriana seule, +que d'une manière intuitive et voilée.</p> + +<p>Le diplomate, connaissant le monde, se demandait +avec inquiétude: «Lui serait-il absolument +indifférent?» Mais il ne s'arrêta pas +à cette idée.</p> + +<p>A ce moment, une charmante jeune fille, +vêtue d'un costume grec, entra, posa sur une +table un plateau de vermeil chargé de liqueurs +à la neige et se retira sans bruit.</p> + +<p>—Acceptez-vous?... dit gracieusement Fabriana.</p> + +<p>On refusa par un mouvement de la main.</p> + +<p>—Ainsi, continua-t-elle, vous pensez, Monseigneur, +que, par exemple, notre cher tyran, +M. de Habsbourg, interviendrait si le juif +dont vous parliez se trouvait bien élevé?</p> + +<p>—Les rois ne sont-ils pas tenus de prendre +de l'intérêt les uns pour les autres? répondit +le prince, assez surpris de cette insistance.</p> + +<p>—Oh! je suis de l'avis de tout le monde +là-dessus!...</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_161" id="Page_161">161</a></span> +—Permettez, c'est n'en pas avoir, marquise.</p> + +<p>—Mais c'est avoir celui de tout le monde, +dit-elle.</p> + +<p>Forsiani regarda Wilhelm, auquel échappa, +comme il était un peu jeune et qu'il ne faisait +qu'admirer en ce moment, une partie de cette +puissante réponse.</p> + +<p>—Madame, il y aurait encore, sans aucun +doute, bon nombre de Majestés choquées du +sans-gêne de cet habile homme, fit-il, ne sachant +pas où elle voulait en venir.</p> + +<p>—Supposons, si cela vous est égal, quelqu'un +de moins hébraïque, je crois pouvoir +vous affirmer que les bien-aimés cousins du +roi seraient alors distraits, comme le roi de +France Louis XIV et son ministre furent distraits +quand le seigneur Olivier se mit à protéger +l'Angleterre et le roi Charles de Stuart. +Combien y eût-il de Majestés choquées du +«sans-gêne» de ce brillant personnage?... +Vous voyez, il suffit de prendre son temps. +Supposons mieux: voici M. d'Anthas; l'idée +<span class="pagenum"><a name="Page_162" id="Page_162">162</a></span> +lui vient tout naturellement d'être roi de Naples. +Qui s'opposerait à la réussite d'un pareil +projet mené d'une manière convenable?</p> + +<p>Le prince Forsiani fut un instant sans +répondre.</p> + +<p>—M. de Strally-d'Anthas est un peu jeune, +dit-il enfin, comme en acceptant la plaisanterie.</p> + +<p>—Voulez-vous, dit-elle en s'adossant et avec +une négligence enjouée, voulez-vous que je +vous conte une petite histoire?—Un prince +(un prince comme M. de Strally pourrait facilement +le devenir: une terre en Italie suffirait), +le prince Carlos, en Espagne, avait dix-sept +ans, juste l'âge de M. le comte, et à +peu près l'âge d'Alexandre quand celui-ci se +mettait, par forme de distractions, à défaire +les armées des grands rois de l'Asie et à +conquérir le monde. Vous ne me direz pas, +je le pense, que le prince était infant? Sa +mère, une Farnèse, lui avait donné Parme, à +quinze ans, pour l'habituer. Un matin, il +<span class="pagenum"><a name="Page_163" id="Page_163">163</a></span> +s'éveille avec la pensée dont nous parlons: +être roi des Deux-Siciles. Il en fait part à +M. le duc de Mortemart, l'un de ses amis. +M. le duc lui répond, naturellement, que son +père en sera très enchanté. De fil en aiguille, +on arrive à se trouver dans les veines du +sang des Capétiens et des Bourbons, etc., etc.;—à +plaindre le sort de ce malheureux État +de Naples, en butte aux «factions» qui le +divisent...;—à vouloir <i>relever ce grand +peuple</i>... Enfin, il part, emmenant quelques +centaines d'hommes à sa suite. Il débarque, +bat les Impériaux à Bitonte comme un ange; +se saisit, à l'improviste, du sceptre et du +trône, se fait couronner roi par le pape Clément +XII, et reçoit l'investiture du royaume +par le congrès d'Aix, avant que personne ait +eu le temps de se remettre. Vous avez vu +cela, prince. Vous étiez attaché à l'ambassade +romaine, je crois, et vous connaissiez intimement +son futur ministre, Tannuci. Et lorsque +l'Autriche voulut reprendre son bien de la +<span class="pagenum"><a name="Page_164" id="Page_164">164</a></span> +veille, vous vous souvenez de la défaite essuyée +à Velletri? Quel enthousiasme pour le jeune +roi! Femmes, petits paysans, que sais-je! tout +cela prenait les armes et se faisait tuer. Ce +sont des faits. Voilà comment le prince Carlos +de Parme devint Charles III de Sicile.</p> + +<p>Cependant, l'Angleterre avait, ce qu'elle a +toujours, un intérêt à s'installer dans le golfe +napolitain, position militaire et industrielle +qu'elle occupera, certes, avant peu d'années;—cependant +le clergé italien, le gouvernement +du Saint-Père, avait des raisons passablement +solides pour négocier avec le peuple une de ces +transactions délicates qui ont pour conséquences +d'augmenter le Livre de plusieurs millions +(déception dont je ne pense pas que Charles III +l'ait dédommagé suffisamment par la suite);—et +cependant Naples appartenait, depuis Charles-Quint, +à la maison d'Autriche. Il y avait donc, +il me semble, d'assez graves intérêts, représentés +par trois des cabinets diplomatiques les +plus experts de l'Europe, pour s'opposer à ce +<span class="pagenum"><a name="Page_165" id="Page_165">165</a></span> +rapt merveilleux. Eh bien, non: un enfant se +dit: «Voilà une petite couronne qui m'irait +bien,» et vous voyez le fini, la netteté et la +perfection de la déroute de ces trois puissances: +Rome, l'Autriche et l'Angleterre.</p> + +<p>Je trouverais de tels faits d'armes, exécutés +par de tout jeunes gens, à chaque feuillet de +l'histoire. Tenez, vous parliez tout à l'heure de +Gonzalve de Cordoue, le plus grand capitaine +des armées espagnoles, un vice-roi, un vétéran +de ruse et de gloire, un guerrier des Croisades, +un général invincible!... On lui dépêche un +enfant de dix-neuf à vingt ans, et ce petit jeune +homme,—sans expérience, comme on dit,—remporte, +en fait, sur le vieux maître, trois +accablantes victoires coup sur coup. Vous voyez +que la jeunesse n'est pas impossible en ces occasions, +prince. Je suis donc autorisée à penser +que, devant cet empire d'Autriche fait de morceaux, +un tel, d'une certaine naissance et d'une +certaine valeur dans la mesure de l'ambition, +pourrait, du soir au lendemain,—mon Dieu!... +<span class="pagenum"><a name="Page_166" id="Page_166">166</a></span> +faire valoir ses droits, comme on dit en termes +honnêtes, ou comme peuvent le dire les chefs +de toutes les dynasties... Mais à quoi bon parler +de cela?... dit Tullia Fabriana changeant de +ton subitement: les rois sont des enfants terribles +très occupés de toucher à tout: voyez +comme M. de Strally est un jeune homme silencieux +et sage!</p> + +<p>—Cela prouve, répondit le prince, qu'un +duc de Mortemart est quelque chose aussi.... +Selon vous, marquise, l'usurpation pleine et +entière du royaume de Naples serait donc chose +sérieusement permise et faisable?</p> + +<p>—Tout est faisable, et vous savez bien, cher +prince, que, en politique, bien des choses sont +permises, excepté de ne pas réussir. Mais arrêtons-nous, +je vous en prie, nous aurions l'air +de conspirer, ce qui finirait par assombrir la +conversation, ajouta la belle souriante.</p> + +<p>Dix heures sonnèrent à cette église qui date +du temps de Charlemagne, Santa-Maria della +Trinita.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_167" id="Page_167">167</a></span> +—Chère marquise, au revoir! dit le prince +en se levant.</p> + +<p>—Vous me quittez?</p> + +<p>—Une visite forcée au gouverneur du Vecchio... +D'après nos dernières paroles, ne faut-il +pas que je prévienne la forteresse de se bien +tenir?</p> + +<p>—Ah! si c'est pour le bien de l'État, je +vous pardonne, répondit Fabriana. Bonsoir et +bon voyage.</p> + +<p>On se leva.</p> + +<p>—Qui sait?... continua-t-elle, vous me reverrez +peut-être à Naples bientôt; l'air y est +très pur.—Au revoir donc, cher prince.</p> + +<p>Et elle lui tendit la main. Le prince, amicalement, +lui baisa le bout des doigts.</p> + +<p>—Je reçois demain, dit-elle en se retournant +tout aimable vers Wilhelm. J'espère vous voir +dans la soirée, monsieur le Comte.</p> + +<p>—Votre Grâce est mille fois bonne pour +moi, répondit le jeune homme en s'inclinant.</p> + +<p>Fabriana restée seule revint s'asseoir à sa +<span class="pagenum"><a name="Page_168" id="Page_168">168</a></span> +place. Son visage avait pris une expression +soucieuse et sombre: on n'eût pas reconnu la +femme de tout à l'heure en face de cette soudaine +transformation. Au bout d'une minute, +elle murmura sourdement quelques mots sans +suite..., puis elle se leva et sortit du salon.</p> + +<p>Le prince et Wilhelm descendirent. Une +fois en selle:</p> + +<p>—Vous pouvez continuer de vous tenir +ainsi demain, dit Forsiani; mais soyez maître +de vous comme ce soir. Pas de folies, mon +cher enfant!...—pas encore, du moins, +ajouta-t-il avec un sourire.</p> + +<p>—Soyez tranquille, monseigneur, répondit +Wilhelm.</p> + +<p>Ils prirent un temps de galop. Arrivés au +quai de la Trinité:</p> + +<p>—Au revoir, Wilhelm, dit l'ambassadeur; +si vous avez besoin de votre vieil ami, vous +m'écrirez à Naples.</p> + +<p>Le jeune homme se pencha vers le prince +et l'embrassa d'un mouvement spontané.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_169" id="Page_169">169</a></span> +—Allons, courage! ajouta le prince Forsiani +d'une voix un peu émue; sans vous en +douter, le plus difficile est fait. Courage et au +revoir!... Vous voilà dans la vie! Marchez.</p> + +<p>Il lui pressa fortement la main et partit +vers la via Larga.</p> + +<p>Le jeune homme demeura seul, une minute, +rêveur et immobile. Le ciel était bleu, les +étoiles brillaient, les orangers embaumaient, +la nuit était sereine et tiède.</p> + +<p>—Je suis jeune, dit-il; et il passa la main +sur son front.</p> + +<p>Une sérénade lointaine parvint jusqu'à lui.</p> + +<p>—O mon Dieu! dit-il avec l'accent d'une +tristesse naïve et profonde, pourquoi n'aimerais-je +pas, moi qui suis seul sur la terre?... +Oh! comme cette femme est belle! Comme je +l'aime déjà, comme je l'aime à en mourir!...</p> + +<p>Quelques instants après, il piqua des deux +et prit la route opposée, vers San-Lorenzo.</p> + +<p><a name="Page_170" id="Page_170"></a></p> +<p><a name="Page_171" id="Page_171"></a></p> + +<h2 class="sep4 spaced"><span class="chapnum"><a href="#Table">CHAPITRE X.</a></span><br /> +Le palais enchanté.</h2> + +<p class="sep3">Le palais Fabriani était un labyrinthe superbe +dont les méandres cachaient un ordre +savant. Les grands architectes florentins du +<span class="smcap">XV</span><sup>e</sup> siècle y avaient dépensé un soin et une +magnificence de plans extrêmes. La marquise +n'y avait rien changé,—ou que fort peu de +choses. Les secrets intérieurs de ce palais dataient +de deux cents ans et, seule, dans ce +monde, elle en tenait le fil d'Ariane.</p> + +<p>Comme il était situé sur des terrains élevés, +<span class="pagenum"><a name="Page_172" id="Page_172">172</a></span> +loin des autres palais, on ne pouvait, d'aucun +édifice, plonger la vue par dessus les murs du +parc et des jardins. Ces murs avaient de trente +à trente-cinq pieds de hauteur, et trois ou trois +et demi d'épaisseur. Des lierres énormes, des +fleurs et de la mousse les couvraient presque +entièrement. La grille de la longue avenue se +fermait par des battants en fer massif.</p> + +<p>Les grands arbres étaient bien touffus et +serrés dans les allées. Il y avait des statues +antiques, une fontaine au mince filet d'argent +reçu dans une urne d'albâtre; des cygnes dans +un bassin entouré de cyprès et bordé de +marches en marbre blanc; des buissons de +roses d'Égypte, des milliers de fleurs d'Asie +et d'Europe, de larges feuilles tombées sur le +gazon, des lévriers étendus et gracieux.</p> + +<p>Et puis le grand silence.</p> + +<p>Le parc, au milieu, était comme une vaste +nappe d'herbe émaillée où jouaient des chevreuils +et des gazelles. On ne sait quoi d'oriental +émanait, au soleil, de ces parfums et de ces +<span class="pagenum"><a name="Page_173" id="Page_173">173</a></span> +ombrages; un charme mystérieux et profond +courait dans l'air de cette solitude. Les jardins +de Circé devaient être pareils.</p> + +<p>Ce silence de grandeur enveloppait le palais +depuis bien des années. Il n'en sortait jamais, +à part ses nuits de fêtes; nuits rares.—La +porte intérieure de ces jardins était condamnée; +on n'y pouvait descendre que par le balcon de +Tullia.</p> + +<p>Le personnel occupait l'autre façade, celle +qui, située au delà des cours intérieures, donnait +sur Florence. La marquise s'était réservé +exclusivement toute la façade qui avait vue +sur les jardins; excepté les jours de réception, +les domestiques n'entraient pas dans cette partie +du palais; Xoryl suffisait à Fabriana.</p> + +<p>Xoryl était cette jolie enfant au costume +grec, entrevue dans la soirée.</p> + +<p>C'était une fille d'Athènes autrefois abandonnée, +à douze ou treize ans, par une famille +inconnue et triste, aux hasards des rues. Tullia +l'avait aperçue un jour, en voyage, sur le +<span class="pagenum"><a name="Page_174" id="Page_174">174</a></span> +grand chemin: l'enfant jouait au milieu des +ruines. La marquise parut examiner avec une +attention soudaine et singulière les traits de +cette petite fille, et, la prenant dans sa voiture, +elle l'avait simplement ramenée avec +elle en Italie.</p> + +<p>Laissant croître dans son palais cette fleur +de misère, celle-ci était devenue charmante. +Pendant les fièvres gagnées au changement de +climats et d'existence, Fabriana l'avait veillée +elle-même avec mille soins, et si la belle Xoryl +n'était pas sous terre, elle le devait à sa maîtresse. +On la faisait élever et instruire durant +les premières années: jamais la marquise ne +lui avait adressé une parole de reproche ou +d'impatience:—et l'enfant se trouvait heureuse +dans son esclavage tranquille! Elle se +laissait vivre sans rien aimer que Fabriana +et se serait sacrifiée de bon cœur s'il l'eût +fallu.</p> + +<p>Ce n'était point son amie, ce n'était pas sa +servante: c'était sa protégée. A peine avait-elle +<span class="pagenum"><a name="Page_175" id="Page_175">175</a></span> +à s'occuper d'une tâche légère que la +douceur de sa maîtresse lui rendait facile et +aimable. N'était-ce pas un plaisir de lui être +de quelque utilité?... Prédisposée, par les traits +de sa figure, aux habitudes solitaires, Xoryl +était silencieuse et avait le goût de l'isolement. +Elle se plaisait à rêver dans sa chambre, +étendue sur le tapis, accoudée sur un coussin, +et suivant du regard, à travers les longs cils +noirs de ses paupières, la fumée d'un narguilhé, +comme les sultanes des sérails. Elle +aimait à rêver aux golfes de la Grèce, aux +temples des dieux des vieux âges, et à ses +verdoyantes montagnes païennes. Humble, elle +se souvenait encore de son pays, bien que son +pays n'eût eu pour son enfance qu'une amère +hospitalité, et comme sa pensée, à cause de +l'air où respirait Tullia Fabriana, s'était élevée +aussi, tranquillement, elle ne se rappelait son +pays que pour se souvenir de la beauté de son +ciel, de sa pauvreté fière, des ruines qui avaient +accueilli son enfance, de la gloire des guerriers +<span class="pagenum"><a name="Page_176" id="Page_176">176</a></span> +morts dans les temps anciens et de la liberté +perdue.</p> + +<p>Ainsi vivait Xoryl, fidèle et taciturne.</p> + +<p>Parfois on lui donnait des perles, des diamants +ou des bracelets de sequins, en lui disant +dans le doux langage d'Athènes et après un +baiser sur le front:</p> + +<p>—Tu es libre de me quitter, Xoryl; te +souviendras-tu de moi quand tu seras dans ton +pays?</p> + +<p>Ce à quoi Xoryl souriait, sans répondre, en +la regardant naïvement avec des yeux humides.</p> + +<p>Le fez de cachemire noir dont le gland d'or +ondulait sur son épaule jetait, avec le reste du +costume d'Orient, comme un charme natal sur +sa jolie physionomie. Elle paraissait recevoir +l'ombre et la lumière de la beauté de Fabriana +lorsqu'elle se tenait devant elle; et puis elle +s'en allait avec ce qu'on lui avait donné.</p> + +<p>Cette jeune fille suffisait donc à Fabriana +quand elle voulait se maintenir dans une profonde +et absolue retraite; et voici par quels +<span class="pagenum"><a name="Page_177" id="Page_177">177</a></span> +simples détails elle était parvenue à dominer +complètement cette retraite et à se reconnaître +dans l'immense palais.</p> + +<p>Les grands escaliers d'honneur qui menaient +aux trois différents étages du palais se scindaient +sur le palier du premier étage, grâce +à une cloison à coulisses cerclée de lames de +bronze qui se déployait à volonté et se barrait +en dedans. Les autres escaliers de service, +conduisant aux étages de cette façade des jardins, +avaient été murés.</p> + +<p>Les colonnades du rez-de-chaussée qui bordait +les jardins étaient comblées, dans leurs +intervalles, par des caisses d'orangers, derrière +lesquels il n'y avait qu'une épaisse muraille +recouverte en marbre et sans fenêtres.</p> + +<p>Le dernier étage paraissait être composé de +chambres pour les gens. Il n'en était rien. Ses +croisées étaient celles d'un étroit corridor sans +issues. Derrière le mur du corridor se trouvaient +les chambres réelles donnant sur les cours intérieures. +Personne n'habitait ces chambres.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_178" id="Page_178">178</a></span> +Impossible de parvenir sur les toits de cette +façade. Une longue solution de continuité les +séparait des autres terrasses. Ils étaient formés +de tuiles disposées en angles et sans aucune +espèce de bords ni de point d'appui.</p> + +<p>Ainsi, la cloison des escaliers une fois tirée, +la façade entière, avec ses trois étages donnant +sur les jardins, était isolée de l'extérieur et de +l'intérieur. C'était comme une thébaïde soudaine. +A moins de pénétrer dans une des +chambres ou dans l'un des salons du premier +étage, en enfonçant les cercles d'airain de la +cloison, il eût été radicalement chimérique de +prétendre savoir ce qui s'y passait, puisqu'on ne +pouvait pénétrer dans les étages supérieurs sans +passer par le premier.</p> + +<p>Mais dans l'étendue entière de ce premier +étage toutes les portes des appartements tendaient +un cordon en fil d'acier, caché dans la +boiserie, de telle sorte que la porte la plus éloignée, +ouverte subitement par un visiteur, eût +fait tomber sourdement un coup de timbre dans +<span class="pagenum"><a name="Page_179" id="Page_179">179</a></span> +la chambre de Xoryl. Cette chambre se trouvait +à deux pièces de distance de la chambre à coucher +de la marchesa. Si, après défense expresse +d'entrer dans ces appartements, et les targettes +dans leurs écrous, un laquais, un intendant, +un majordome, ou n'importe quel personnage +diurne ou nocturne, se fût curieusement avisé +d'y survenir et de forcer les portes (soit pour +voler, épier, enlever, violenter ou assassiner,—quel +autre dessein possible?), la jolie enfant +eût étendu la main vers deux boulons d'acier +cachés dans la muraille, et, sans se déranger +autrement, eût précipité l'intrus dans une oubliette +de soixante pieds (oubliette qui était +précisément, en partie, le contenu des murs +sans fenêtres du rez-de-chaussée), eût-il été à +l'autre extrémité de la façade.</p> + +<p>Une bande d'une douzaine d'individus n'aurait +pas nécessité plus de frais, car le parquet +s'entr'ouvrait tout à coup dans une étendue de +plusieurs mètres sous toutes les portes à la fois.</p> + +<p>Les ameublements étaient rangés exprès +<span class="pagenum"><a name="Page_180" id="Page_180">180</a></span> +d'une certaine manière pour éviter un désordre.</p> + +<p>La chose, en soi, jetait une ombre de mort +et de saisissement sur l'asiatique splendeur +de ces longues draperies lamées, des dorures, +des glaces et des tableaux, des lustres et des +statues qui décoraient les grandes pièces somptueuses. +Les constructions sur triple rang de +solives soudées de fer apparaissaient brusquement, +sous les lustres, dans les parois +de l'ouverture; une fois tombé là, c'était fini, +Tullia ne tenant pas à ce que le secret fût +connu. Obligée de choisir entre un coup de +haute et basse justice, et l'imprudente éventualité +d'un manque de réussite dans ce qu'elle +avait résolu d'accomplir (ce qu'elle eût effectivement +risqué, outre sa sécurité personnelle, +en laissant partir vivants les curieux) elle s'en +était remise à la fatalité: «Tu frapperas et +tu rempliras comme ceci ma volonté», avait-elle +dit à Xoryl un certain soir. Et, la prenant +par la main, elle l'avait guidée, aux lueurs +d'un flambeau, dans les détours de ces cachots +<span class="pagenum"><a name="Page_181" id="Page_181">181</a></span> +perdus; elle l'avait fait descendre au plus +profond des souterrains, et là, sombre et +attristée, lui avait appris ce qu'elle aurait à +faire dans l'occasion. C'était simple. Des flèches +trempées dans des poisons foudroyants... la +nuit... une porte masquée... les jardins... +l'une des caisses de chaux dont il y avait +une grande réserve sous les dalles..., etc., +eussent fait disparaître à tout jamais les traces +de celui ou de ceux qui se seraient présentés. +Xoryl avait incliné son aimable tête brune en +murmurant d'une voix excessivement sourde +la formule d'Orient: «Entendre, c'est obéir.» +«C'est bien», lui avait dit Tullia Fabriana, +non sans un regard qui était allé lire les +pensées dans l'âme de l'enfant, et qui en était +revenu satisfait.</p> + +<p>Xoryl eût donc parachevé consciencieusement +ce travail sans même réveiller Tullia si +elle se fût trouvée endormie en ce moment. +Le meurtre ainsi que l'anéantissement des +victimes n'eût pas duré le chant du rossignol +<span class="pagenum"><a name="Page_182" id="Page_182">182</a></span> +dans les feuilles. Les phases du drame étaient +prévues à une minute près. L'écho n'en eût +même pas pénétré au travers de ces tentures +de velours noir brochées d'or, dont les pans +étoffés se massaient de chaque côté des portes +intérieures. L'exécution terminée, l'enfant eût +fait jouer de nouveau les ressorts puissants, et +les parquets relevés fussent venus rejoindre +les incisions des dalles ou des tapis, et s'y +adapter d'une manière invisible.</p> + +<p>D'ailleurs, si le survenant eût paru d'une +certaine caste, on pouvait le laisser mort dans +les jardins. La hauteur des fenêtres aurait +justifié les fractures occasionnées par sa chute +dans l'oubliette, etc. Un accident que personne +n'avait le droit d'approfondir répondait à +toute question.</p> + +<p>A l'autre extrémité du parc se trouvait un +pavillon adossé à la grande muraille, et l'on +pouvait, par ce pavillon, entrer ou sortir à +l'insu général. Il donnait sur la campagne +des bords de l'Arno, presque toujours déserte +<span class="pagenum"><a name="Page_183" id="Page_183">183</a></span> +en cet endroit. Une lunette permettait d'en +explorer les environs et de prendre son temps +si l'on n'estimait pas comme tout à fait indispensable +que ces entrées ou sorties fussent +remarquées.</p> + +<p>Tullia Fabriana, forcée, non pour elle seulement +(s'il ne ce fût agi que d'elle, sans +doute n'eût-elle pas pris tant de mesures), de +lutter contre les instincts de toute espèce de +personnes, prenait très au sérieux les précautions +qui devaient la défendre et assurer +le succès de ce qu'elle avait chargé sa volonté +de réaliser tôt ou tard. Les passants n'ont +d'autre joie dans cette vie, à peu d'exceptions +près, que d'essayer de nuire aux êtres supérieurs +et que d'outrager indifféremment dans +leurs discours ceux dont ils croient remarquer +les imperfections.</p> + +<p>Aussi, par respect pour la forme humaine, +elle tâchait, le plus possible, de leur épargner +la peine de cette méchanceté à son endroit. +Ses procédés lui constituaient un talisman plus +<span class="pagenum"><a name="Page_184" id="Page_184">184</a></span> +sûr que l'anneau du mage lydien. Ils atteignaient +dans la minutie, comme on va le voir, +des proportions vertigineuses de lucidité et de +profondeur. C'était fort et clair comme de +l'algèbre. Il n'y a de vraies mesures que celles +qui sont totalement prises, c'est-à-dire que celles +qui sont juste à la hauteur de ceux contre +qui elles sont prises. Fabriana, sachant les +conséquences et les désastres virtuellement +contenus dans le sourire d'un valet «qui +croit voir quelque chose de louche,» et qui +est aux aguets pour profiter d'un oubli, concevait +très bien la faiblesse humaine, la pardonnait +et lui trouvait mille motifs excusables, +mais ne cherchait pas à en être la victime.</p> + +<p>Un escalier de pierre conduisait intérieurement +à la plate-forme des murs qui entouraient +les jardins. La nuit, deux énormes chiens de +montagne, deux molosses dressés à ce manège, +rôdaient sur cette plate-forme et eussent dégoûté +ceux qui, d'aventure, pour tel ou tel +motif, auraient jugé convenable d'y appliquer +<span class="pagenum"><a name="Page_185" id="Page_185">185</a></span> +des échelles. Leurs aboiements eussent prévenu, +d'ailleurs, de la tentative: sur un coup de +cloche de Xoryl, une demi-douzaine de nègres +gigantesques, armés jusqu'aux dents, se fussent +rués, sans bruit, dans les alentours. Et puis, de +la fenêtre de Xoryl, le regard embrassait le +sommet des murailles. La charmante sauvage +avait le regard d'un aigle et tirait divinement +juste; sans avoir besoin d'appeler les nègres, +elle eût démasqué une lampe aux reflets projetés +qui, en tournant sur son support, eût +illuminé circulairement la plate-forme comme +un éclair. Saisissant alors une petite carabine +(une arme bijou, à crosse d'ébène incrustée +d'ornements et d'arabesques précieuses, un +miracle de précision, dont la marquise lui avait +fait présent!), elle eût immédiatement fait feu +sur la première tête malveillante qui eût paru.</p> + +<p>Le couvert, la coupe et la vaisselle particulières +de Fabriana étaient d'or, et Xoryl les +essuyait avec attention, avec des linges très +fins, après les domestiques. Les deux cuisiniers +<span class="pagenum"><a name="Page_186" id="Page_186">186</a></span> +étaient depuis de longues années dans le palais, +et ils achetaient eux-mêmes avec le plus +grand discernement ce qui était nécessaire. +Aucun aide, excepté les jours de réception. +Il n'y avait qu'un seul maître d'hôtel, vieillard +fort tranquille et très attaché au palais; il +avait servi le duc Fabriano, père de la marchesa, +lequel était mort empoisonné, comme on +le sait. Le vieillard avait la charge du sommelier, +mort depuis peu de temps. Seul, avec +l'un de ses nègres, il avait le droit de parler +à Xoryl, et l'avertissait de tout ce qui venait +de l'extérieur. Il dressait le matin et le soir +une magnifique table incrustée de lames d'ivoire +et de nacre, dans un vestibule du rez-de-chaussée +des cours intérieures. Les cuisiniers lui +apportaient, l'un après l'autre, ce qu'il fallait, +et il avait ordre de ne jamais quitter le vestibule +quand il avait commencé sa besogne et +de ne laisser entrer aucun domestique, sous +quelque prétexte que ce fût. Une fois la table +disposée, il attendait la sonnette de Xoryl, et, +<span class="pagenum"><a name="Page_187" id="Page_187">187</a></span> +pressant alors un ressort adapté à quatre chaînons +de bronze, la table s'enlevait d'elle-même +sans bruit, dans les rainures; le parquet du +salon supérieur s'écartait et laissait passer.</p> + +<p>A l'aide de ces précautions, il eût été fort +difficile de mêler de l'opium ou d'autres poisons +dans le vin ou les aliments. Xoryl avait coutume, +par surcroît de prudence, d'éprouver +l'appétit des deux molosses avant que Tullia +se fût mise à table; on le savait, et cela était +un avantage de plus.</p> + +<p>Il faut se souvenir qu'il ne saurait y avoir +rien de petit dans l'ensemble d'un plan sublime; +que chaque détail tire sa valeur de la conception +générale et qu'un esprit réellement profond +revêt les choses de moindre apparence de leur +<i>véritable</i> point de vue. En lisant l'histoire des +conspirations tombées avec les têtes des conspirateurs, +on se sent étonné de voir, non pas +comment elles sont tombées (cela n'est d'aucune +importance, si ce n'est dans les écoles pour +exercer la mémoire des jeunes et aimables +<span class="pagenum"><a name="Page_188" id="Page_188">188</a></span> +enfants), mais pourquoi elles sont tombées. En +découvrant le véritable motif de leur écroulement +dans le vide, un esprit penseur en reste +positivement interdit. C'est dans l'oubli d'un +misérable détail que la grande Fatalité<a name="FNanchor_7" id="FNanchor_7" href="#Footnote_7" class="fnanchor">[7]</a> va +précisément se réfugier tout entière!... Est-il +donc possible que les plus intrépides génies de +la révolte, dont le regard embrassait, sans se +troubler, les développements d'une machination +formidable, se résignaient à relever de cet +odieux dicton du vulgaire: «On ne peut pas +tout prévoir»?</p> + +<p>C'est pour cela que Tullia Fabriana tenait +compte des riens, à cause de la grande Fatalité.</p> + +<p>Pour elle, comme elle ne s'était asservie à +aucune habitude, comme elle avait plié, de +bonne heure, son corps à la faim, aux veilles, +au froid et à la fatigue, les privations lui +<span class="pagenum"><a name="Page_189" id="Page_189">189</a></span> +étaient naturelles, et ces choses poussées même +à des proportions effrayantes, se seraient +émoussées contre sa beauté, comme cela glissait +sur la constitution de fer d'un Sergius.</p> + +<p>Elle ne tenait, sans doute, à cette beauté, +réellement merveilleuse du reste, que comme à +une arme de plus;—et l'on sait qu'en Italie, +et particulièrement en Toscane, la beauté des +femmes dure communément beaucoup plus +d'années que dans les autres pays. Chose reconnue, +à ce qu'il paraît, mais assez bizarre! les +plus belles femmes de la Toscane ne sont pas +celles qui ont vingt ans, mais celles qui ont +souvent dépassé le double. Cette circonstance, +soit dit en passant, ne pouvait pas être défavorable +à ses projets.</p> + +<p>Les notes concises et les formules ignorées +que les trois chercheurs d'alchimie avaient +laissées dans le laboratoire, lui avaient aplani +les difficultés de la science des poisons. Elle était +consommée, comme Locusta, dans l'art des +préparations qui foudroient, mais sans laisser +<span class="pagenum"><a name="Page_190" id="Page_190">190</a></span> +de traces. Les plus étranges poisons florentins +et indiens lui étaient d'un maniement familier, +et souvent elle avait consacré de longues heures +à les étudier et en approfondir la puissance.</p> + +<p>Retrouver les compositions subtiles et pénétrantes +à l'aide desquelles la seule émanation +d'un papier est mortelle, ne lui avait pas été +difficile. Elle en avait dont les effets étaient +assez lents pour que le soupçon ne vînt pas, +et qui ne devaient frapper qu'à trois ou quatre +sommeils d'intervalle, par exemple. L'emploi +des lettres comme moyen ne laisse pas que d'être +essentiellement difficile, à cause des soins et +de l'exactitude qu'exige la préparation d'abord, +ensuite à cause des précautions prises par les +souverains et les pontifes pour échapper à ces +sortes d'attentats. Cependant n'y a-t-il pas toujours +de ces lettres que les princes prennent +souci de lire!... Il ne s'agirait que de trouver +deux premières lignes les saisissant dans l'à-propos +de leur plus intime souhait du moment, +chose que l'habitude des cours, la science du +<span class="pagenum"><a name="Page_191" id="Page_191">191</a></span> +monde, l'observation, etc., facilite beaucoup +dans un certain rang social. Il ne lui eût été +guère malaisé de dessiner les armoiries de telle +ambassade ou de tel consulat, de fondre un +cachet, bref, de faire parvenir une lettre de +telle manière qu'en supposant même, par impossible, +la <i>non-réussite de la chose</i>, il aurait +été impénétrable de savoir d'où elle venait...</p> + +<p>Maintenant, par exemple, en supposant deux +ou trois mots dans un passage d'importance, +écrits d'une manière difficile à lire, nécessitant +l'approche des yeux; une phrase dont le sens +serait douteux et d'un grand intérêt..., de telle +sorte que celui qui écoute soit porté à saisir, +dans une inadvertance, le papier entre les +mains du secrétaire, pour contrôler lui-même +la question et justifier de la supériorité de ses +propres yeux..., etc., etc.; une lettre, enfin, +contenant des paroles meilleures pour le foyer +allumé que pour les archives...,—nous disons +lettre, nous pourrions aussi bien songer à une +fleur, un éventail, un mouchoir.—On se +<span class="pagenum"><a name="Page_192" id="Page_192">192</a></span> +souvient de la dernière partie du moyen âge +en Italie.</p> + +<p>Il était donc possible d'affirmer que, grâce +à sa position exceptionnelle, Tullia Fabriana +tenait, sous mille formes, la vie et la mort de +presque toutes les têtes couronnées de l'Europe +dans le creux de sa belle main. La mort, sous +un loup de velours blanc ou sous un loup de +satin rose, n'est-elle pas toujours la mort! +Cela ne faisait pas pour elle l'ombre d'un doute.</p> + +<p>Il y avait, dans la chambre à coucher de +la marquise, quelque chose de spécial. Une +porte admirablement soudée tournait sur elle-même +avec un pan de mur et laissait à découvert +des marches de pierre. Cela conduisait à +un profond souterrain.</p> + +<p>Ce souterrain n'avait par lui-même aucune +issue. Il pénétrait sous le palais dans toute +l'étendue de la façade. Il n'y avait là que des +tonneaux de fer, peints en couleur de bois et +rangés les uns à côté des autres. Cela ressemblait +à une grande cave. Seulement un tube +<span class="pagenum"><a name="Page_193" id="Page_193">193</a></span> +de plomb reliait ces tonneaux les uns avec les +autres et remontait, en spirales de serpent, à +travers les pierres. Fabriana seule pouvait +savoir où sa terrifiante extrémité se retrouvait.</p> + +<p>A l'entrée de ce souterrain, à la troisième +marche, il y avait une autre porte invisible +fermée également d'un pan de mur qui se mouvait +lorsqu'on pesait sur un bouton d'acier +couleur de pierre et caché parmi la mousse.</p> + +<p>Dans ce second souterrain se trouvaient une +torche, un miroir, une caisse de déguisements +et leurs papiers de sûreté, d'excellents pistolets +doubles, accompagnés de deux épées de +voyage et de deux yatagans empoisonnés.</p> + +<p>Deux bourses d'or mêlé de diamants étaient +jetées sur la caisse.</p> + +<p>Dans le cas d'une surprise, d'une arrestation +par une escorte (chose qui paraissait située +au delà des prévisions normales, mais qu'elle +était prête à recevoir), elle eût pris Xoryl +entre ses bras, de peur que, ne connaissant pas +les rampes dangereuses, la petite fût tombée +<span class="pagenum"><a name="Page_194" id="Page_194">194</a></span> +là comme dans un précipice et se fût tuée. +Une fois descendues, le mur en se refermant +sur elles était assez épais et assez parfaitement +joint pour que le son ou tout autre +indice ne fût pas venu les trahir. D'ailleurs, +il y avait la première porte à trouver avant +que de parvenir à celle-là. Les profondeurs +du souterrain s'enroulaient sur elles-mêmes; +c'était d'un abord aussi difficile que les hypogées +ou les sérapéums de l'Égypte. Elles se +fussent déguisées en attendant la nuit. Cela +s'ouvrait, par une porte cachée et pareille +aux autres, sur l'Arno; une barque suspendue +à l'entrée, au-dessus du fleuve, n'avait besoin +que d'un balancement accompagné d'un coup +de yatagan dans les cordages pour être mise +à flot. Elles fussent parties à force de rames.</p> + +<p>Fabriana savait où trouver, à une lieue de +là, des chevaux africains. Une fois en selle, +elles eussent gagné Venise ou Gênes; la marquise +y avait deux villas de plaisance, et de +sûreté.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_195" id="Page_195">195</a></span> +L'essentiel avait été d'atteindre ce but, d'être +inabordable, invisible et imprenable, bon ou +malgré tout le monde, elle et sa conduite, +quand elle l'eût voulu, en pleine Florence et +au grand soleil.</p> + +<p>Cependant le palais ressemblait aux autres +palais; à part la grandeur et la beauté de +l'architecture, il ne présentait rien de particulier. +Les laquais affairés et les intendants +circulaient dans les cours et dans les appartements +extérieurs. Seulement, il y avait peu +de bruit. Le palais avait pour caractère distinctif +un certain silence.</p> + +<p>Les visites étaient très souvent et très agréablement +reçues; la conversation y était d'une +liberté engageante; on eût dit que les portes +s'ouvraient toutes seules et que la négligence +était même poussée à l'excès. A la +moindre inquiétude, cependant, le train des +choses y eût instantanément changé d'aspect +et se fût déformé jusqu'au terrible. En trois +secondes, il eût pris l'allure d'un état de siége +<span class="pagenum"><a name="Page_196" id="Page_196">196</a></span> +avec une précision et une intensité de déploiement +de toutes ses forces à la fois qui eussent +broyé, sans tumulte ni désordre, ceux qui se +fussent trouvés, avec une fâcheuse intention, +dans les rouages de ces pierres vivantes. La +Fatalité y eût obéi mécaniquement, d'une très +horrible manière. C'eût été comme dans les +contes arabes: disparition! L'éclat de rire y +eût été anéanti avec les rieurs dans des ténèbres +subites, si, par hasard, il y eût eu de +bons vivants parmi les victimes dans cette sombre +minute! Après l'éclair tout fut rentré dans +la tranquillité habituelle, tout, jusqu'au sourire +de la pâle enchanteresse.</p> + +<p>De cet état de choses, il résultait donc ceci: +que la marquise Fabriana pouvait faire à +peu près ce qu'elle voulait chez elle, sans être +ni vue, ni épiée, ni soupçonnée, ni commentée; +qu'elle n'était, autant qu'il est possible, à la +merci de personne, et qu'elle pouvait s'estimer +à l'abri de ces incertitudes perpétuelles d'être +troublée dans sa solitude.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_197" id="Page_197">197</a></span> +Nous ajouterons que ces précautions, les eût-on +remarquées en partie, n'eussent jamais semblé +que toutes naturelles de la part de deux +femmes vivant seules, retirées et exposées. La +situation isolée du palais aurait suffi pour les +justifier.</p> + +<p><a name="Page_198" id="Page_198"></a></p> +<p><a name="Page_199" id="Page_199"></a></p> + +<h2 class="sep4 spaced"><span class="chapnum"><a href="#Table">CHAPITRE XI.</a></span><br /> +Aventures chevaleresques.</h2> + +<div class="blockquot"> +<p class="tright">«Vous les reconnaîtrez par leurs fruits.»</p> +</div> + +<p class="sep2">C'était par cette petite porte du pavillon que +Tullia Fabriana sortait souvent, de nuit, vêtue +en cavalier, l'épée à la hanche et le masque +sur le front.</p> + +<p>Toujours seule.</p> + +<p>Sous ses vêtements elle portait une cuirasse +d'acier d'une légèreté sans pareille: c'était +<span class="pagenum"><a name="Page_200" id="Page_200">200</a></span> +l'ouvrage de l'un des vieux artistes du <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup> +siècle qui réussissaient une fois un chef-d'œuvre +d'armurerie et de ciselure. L'un de ces inconnus, +qui trempaient des dentelles damasquinées, +avait également travaillé la fine et puissante +cotte de mailles qui l'emprisonnait depuis les +pieds jusqu'à la gorge.</p> + +<p>Ses gantelets étaient tramés avec un dur filet +d'airain merveilleusement caché sous la soie. +Son feutre, d'où s'échappaient de fausses boucles +de cheveux noirs, avait, à l'intérieur, une visière +en treillis d'acier qui se relevait et s'abaissait +suivant son bon plaisir.</p> + +<p>Elle ne semblait nullement gênée dans ce +costume; elle marchait vite, le manteau rejeté +sur l'épaule, comme un chevalier. Les rares +passants, malgré son allure modeste, s'écartaient +presque toujours de son chemin, sans +savoir pourquoi.</p> + +<p>Que signifiaient ces ajustements? Était-ce +l'amour des aventures? Mais non: elle n'était +point femme à commettre de ces folies.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_201" id="Page_201">201</a></span> +Les cris familiers des oiseaux de la Mort +lui disaient:</p> + +<p>«Belle dame, voici le glas de minuit. C'est +l'heure où nous avons heurté nos ailes contre +vos vitraux; nous connaissons votre lampe. +Les rues se font désertes, l'épée se brise dans +l'embuscade: c'est le noir danger qui guette, +avec nos yeux, dans la solitude endormie. +Femme, tu deviens téméraire, toi si prudente, +si profonde et si sage toujours. Retourne! et +c'est un conseil de vieillard; nous nous intéressons +à toi.»</p> + +<p>Elle marchait et s'avançait, tranquille, au +milieu des ruelles, dans les faubourgs équivoques +et ténébreux.</p> + +<p>Ah! c'est qu'elle éprouvait parfois le grand +vertige d'elle-même; elle le sentait bien: ce +qui lui restait d'humain pouvait la quitter à +chaque instant; elle ne tenait presque plus à la +terre, et elle n'existait pas en vérité. Or il fallait +qu'elle se souvînt de son corps, puisqu'elle avait +dit: «J'attendrai».</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_202" id="Page_202">202</a></span> +C'est pourquoi, par une réaction nécessaire, +elle venait se retremper dans le spectacle de +quelques souffrances, pour ne pas oublier qu'elle +existait.</p> + +<p>Le costume lui avait paru plus commode +masculin que féminin dans cette circonstance, +motif qui l'avait déterminée à le choisir.</p> + +<p>Elle montait bien des rampes dégoûtantes, +elle trouvait bon nombre d'horribles tableaux; +à peine son mouchoir imprégné de sels odorants +la préservait-il des atmosphères suffocantes +et pestiférées.</p> + +<p>Elle donnait son or et sa science, non point +parce que c'était «une bonne action», mais +parce que autant faire cela que le reste, et +qu'elle en avait l'occasion.</p> + +<p>Elle connaissait trop, sans aucun doute, +l'irrémédiable immensité des douleurs, pour +penser une minute que, fût-elle apparue à des +millions d'êtres dans la seule Europe, cela eût +signifié grand'chose. Aussi la question du bien +qu'elle faisait n'était que très accessoire pour +<span class="pagenum"><a name="Page_203" id="Page_203">203</a></span> +elle. De pareilles fantaisies auraient été déplacées +probablement, si elles eussent été dictées +par ce seul mobile d'un ordre inférieur. +L'immense oubli de tout, de son rang, de sa +position, des conventions du vêtement féminin, +des causeries et des salutations auxquelles se +livrent avec dignité les personnes de distinction, +pour tuer le temps, enveloppait ces +démarches. Une auréole d'éternité l'éclairait +dans toutes ces façons étranges. Souvent elle +passait la nuit comme cela, au risque d'être +assassinée, et s'en revenait au point du jour +sans avoir ôté son masque, sans avoir dit son +nom, sans avoir laissé mouiller ses gants. +La comprendra qui pourra!</p> + +<p>—C'est bien! disait-elle, et elle sortait.</p> + +<p>La femme de Caïn l'eût comprise.—Elle +manquait de cette <i>sensibilité</i> que les personnes +aux paroles charitables <i>aiment à trouver</i> +dans la femme.</p> + +<p>Froide, elle pouvait être d'une tristesse infinie +en elle-même; mais ces enfants malades,—par +<span class="pagenum"><a name="Page_204" id="Page_204">204</a></span> +exemple,—qui lui tendaient leurs petits +bras, avec des inflexions de voix suppliantes, +n'émouvaient pas beaucoup ce sombre cœur +inaccessible.</p> + +<p>Les personnes mentionnées se seraient émues, +quitte à discourir deux heures après sur «la +nature humaine», en voyant les pauvres enfants +guéris soit martyriser quelque animal, +soit injurier quelque malheureux, soit faire +acte de méchanceté foncière, lâche, opiniâtre, +sans but ni motif;—bref manquer de charité +pour tout ce qui souffre comme ils souffraient. +Le discours eût duré quelques demi-heures, +perte de temps qu'elle évitait en n'étant pas +stérilement impressionnée. Elle agissait dans +la mesure des forces dont elle disposait: si +peu que ce fût, c'était ce qui lui était bien +permis de faire. Était-ce donc sa faute si les +douleurs mêmes ne pouvaient troubler son +âme?</p> + +<p>Elle avait accepté de remplir ce métier mystérieux +dans Florence, malgré les deux asiles +<span class="pagenum"><a name="Page_205" id="Page_205">205</a></span> +qu'elle avait encore établis en Toscane sous +un autre nom que le sien. Elle semblait s'être +créé le passe-temps original de supprimer quelque +chose, ne fût-ce qu'un rien, dans l'universel +malheur! Sa constance, à ce sujet, ne se décourageait +et ne se dégoûtait jamais dans l'occasion. +C'était une façon d'attendre ce qu'elle attendait.</p> + +<p>Sa main ne tremblait pas plus en tenant le +scalpel que le livre ou que l'épée, et il lui +paraissait sans doute aussi naturel d'écrire, +auprès d'un grabat, la formule des drogues +étranges qui soulagent les tourments et retardent +l'agonie, que d'écrire une ode en vers saphiques +sur l'inconstance des passions.</p> + +<p>En ceci, Tullia Fabriana ne cessait pas d'être +grande et impassible.</p> + +<p>Il ne lui avait fallu qu'une réflexion pour +la décider à ces risques et périls de déguisements; +c'est qu'elle devait faire ce que bon +lui semblait, sans relever de personne.</p> + +<p>La première fois que, devant la glace, en +s'habillant, les mailles d'acier avaient brillé sur +<span class="pagenum"><a name="Page_206" id="Page_206">206</a></span> +ses membres blancs et souples, elle avait eu +un sourire de tristesse.</p> + +<p>La seconde fois, elle n'y avait pas même +fait attention.</p> + +<p>Elle s'était vue forcée d'agir elle-même sans +doute parce qu'elle ne tenait pas à être connue, +et que, lorsqu'elle consentait à l'action, elle +devait aimer à faire toute chose, si peu que +ce fût, aussi exactement bien qu'il lui était +permis.</p> + +<p>La science colossale, étourdissante, extra-terrestre, +l'intuitive habileté de sa main et +son froid regard de génie ne pouvaient se +remplacer: quelques lignes écrites à la hâte +sur ses genoux, des plaies refermées et des +membres sauvés, la flétrissure et la désolation +de beaucoup d'existences conjurées par un +moment de sa bonne volonté et de son courage, +étaient préférables à l'insuffisance de +quelque argent et valaient une autre occupation.</p> + +<p>D'ailleurs la concentration perpétuelle de +<span class="pagenum"><a name="Page_207" id="Page_207">207</a></span> +ses pensées en elle-même lui permettait de +travailler n'importe où, en faisant n'importe +quoi, tout aussi bien que dans son palais.</p> + +<p>Une ou deux paroles dites avec sa voix +absolue et tranquille, donnaient plus de force +et calmaient davantage, touchaient plus juste +enfin (vu sa sécurité d'évaluation intellectuelle +de ceux qu'elle approchait), que n'eussent +fait, par exemple, les exhortations de ceux +qui ont toujours la manie «<i>d'être dans le +vrai</i>».</p> + +<p>Soit dit en passant, les cœurs sensibles, les +cœurs <i>simples et sans détours</i>, ne sont souvent +bons qu'à faire souffrir ceux auxquels +ils s'intéressent; avec le meilleur vouloir, ils +sont généralement la cause des plus grands +embarras.</p> + +<p>Au total, elle pouvait, en tant que femme, +estimer que son action était une espèce de +devoir, et elle remplissait ce devoir stoïquement.</p> + +<p>Souvent, lorsqu'elle rentrait le matin, à +<span class="pagenum"><a name="Page_208" id="Page_208">208</a></span> +l'heure où la clarté des lampes se ternit, où +le ciel se couvre de teintes mortuaires, où +les lassitudes de l'esprit et les dégoûts du +cœur ne laissent que le vide, le vide immense +et pesant dans le découragement de la pensée, +à cette heure où la plupart des personnes, +enfin, comprennent la possibilité de l'éternel +néant,—oui, souvent, il lui arrivait d'entendre +les dernières mesures des danses finales +qui bruissaient, étouffées, à travers les stores +et les grands orangers des autres palais.</p> + +<p>Mais elle ne perdait pas le temps à se rappeler, +alors, ces heures de rêves noirs et de stupeurs +profondes qu'elle venait de quitter. Elle ne +tenait pas à comparer les agonies affolées et +les cris sans nom, les hurlements et les soifs +puériles de vengeance, enfin les concerts variés +que présente aux amateurs la répugnante Misère, +quand elle n'est pas silencieuse, c'est-à-dire +plus lugubre encore, elle ne tenait pas à comparer, +disons-nous, toutes ces plaintes avec les +bouffées de joie harmonieuse et insouciante.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_209" id="Page_209">209</a></span> +Elle ne jugeait pas, ayant d'autres pensées.</p> + +<p>Elle prodiguait ses forces et ses secours, parce +que cela lui convenait. Ce que faisaient les +brillants élus des fêtes nocturnes et ce qu'elle +avait passé la nuit à accomplir s'entre-valait +pour elle! Chacun avait rempli son devoir et +son temps d'une manière quelconque et selon +sa préférence.</p> + +<p>Trois fois, depuis cinq ou six ans qu'elle +risquait cette promenade, lorsqu'elle était à +Florence, dans les intervalles de ses voyages +lointains, trois fois on avait attaqué Tullia +Fabriana.</p> + +<p>La première fois, elle avait tenu, sans appeler, +contre de pauvres gens, et grâce à sa +flamboyante manière de tenir une épée, on +s'était enfui après quelques coups de pointe +dont trois assaillants étaient restés sur le pavé.</p> + +<p>La seconde, elle jeta une poignée de florins +et leur dit de sa voix calme:</p> + +<p>—C'est parce que je ne me soucie pas de +vous tuer.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_210" id="Page_210">210</a></span> +Et, entr'ouvrant son manteau, la marquise +laissa voir les pistolets, tout armés, de son +ceinturon.</p> + +<p>La troisième, elle se vit cernée subitement. +Il était deux heures de la nuit. C'était au +sortir d'un bouge où elle venait de sauver de +la maladie et de la faim deux familles moribondes.</p> + +<p>Elle abaissa précipitamment sa visière, fit +feu deux fois et mit l'épée à la main. Comme +elle avait affaire à une meute d'ivrognes pauvres, +qui se ruaient en aveugles sur elle, toute +défense était paralysée et impossible. On sauta +sur ses bras.</p> + +<p>Elle se dégagea une seconde fois par un mouvement +terrible; mais, se voyant désarmée, elle +eut un sourire amer sous son casque. Un stylet +vint se briser la pointe sur sa cuirasse; +un autre l'eût aveuglée sans sa visière: malgré +les coups de poing d'une précision et d'une +force étranges dont elle défonça, pendant quelques +secondes, un certain nombre de trognes +<span class="pagenum"><a name="Page_211" id="Page_211">211</a></span> +et de poitrines, elle comprit de suite qu'on allait +finir par l'étouffer ou l'étrangler. Dans le fort +de cette lutte, et voyant luire les grands couteaux, +elle portait déjà une bague empoisonnée +à ses lèvres pour ne pas tomber vivante à leur +merci, lorsqu'un des personnages cria un nom +inconnu et qu'elle n'entendit même pas.</p> + +<p>A ce seul mot, tous s'écartèrent. On échangea +quelques paroles à voix basse: leur effet +fut étonnant. Ceux qui l'entouraient s'agenouillèrent +devant elle et lui demandèrent pardon. +Elle ne répondit rien; mais, debout au milieu +des groupes hideux éclairés par la lanterne +d'un ex-voto, elle remit son épée dans sa gaîne +et s'en alla lentement.</p> + +<p>Depuis, on ne l'inquiéta plus. Dans les +ruelles les plus désertes et les plus sombres, +un appel de sa voix eût suffi pour la défendre; +mais elle n'aurait pas appelé. Tacitement +les pauvres s'entendaient pour le +reconnaître et ne pas lui faire de mal. Ils se +défendaient de la suivre par respect; d'ailleurs +<span class="pagenum"><a name="Page_212" id="Page_212">212</a></span> +un cheval tout sellé l'attendait au point du +jour à un tel endroit, et un temps de galop +eût distancé les espions de tout genre: on ne +la questionnait jamais...</p> + +<p><a name="Page_213" id="Page_213"></a></p> + +<h2 class="sep4 spaced"><span class="chapnum"><a href="#Table">CHAPITRE XII.</a></span><br /> +Fiat nox.</h2> + +<div class="blockquot"> +<p>«Heureux qui vit et meurt sans femme et +sans enfants!...»</p> +</div> + +<p class="aut">(<i>César-Auguste</i>).</p> + +<p class="sep2">Le lendemain de la présentation du comte +de Strally, vers huit heures du soir, Tullia +Fabriana était dans son palais, dans un appartement +spacieux et retiré. C'était celui qu'elle +préférait; elle y passait la plus grande partie +de son temps à Florence; jamais autre créature +que Xoryl n'y avait pénétré. Ce salon circulaire +présentait un aspect d'extraordinaires +splendeurs. Huit grandes statues en basalte noir, +<span class="pagenum"><a name="Page_214" id="Page_214">214</a></span> +arrachées aux vallées tumulaires d'Éthiopie, et +dont les têtes naïvement sculptées, exprimaient +un supplice intérieur, supportaient ensemble, +avec leurs seize bras tendus et crispés, la fresque +du plafond représentant Isis voilée dans la nuit +pleine d'étoiles. Les tentures étaient remplacées +par des surcharges de draperies en velours +fauve, aux reflets dorés. Une profusion de +peaux de lions et de tigres du Levant cachaient +complètement le parquet. Une croisée unique, +à vitrail précieux, était ouverte sur les jardins. +Des cordons, tressés de ganses et de filigranes +d'or, y retenaient, demi-tendue, une natte en +paille brune devant préserver du soleil sans +trop d'obscurité.</p> + +<p>Près de la balustrade il y avait deux caisses +de nacre remplies de toutes les fleurs rares +des climats les plus lointains. Des faisceaux +d'armes anciennes étaient appliqués dans les +draperies.</p> + +<p>Au milieu de la chambre, sur une table +d'ébène, resplendissaient un vase florentin en +<span class="pagenum"><a name="Page_215" id="Page_215">215</a></span> +or, une aiguière pleine de fruits et deux +coupes d'émail d'une haute antiquité. Un +sphinx, de longueur colossale, également en +lave durcie et noire et faisant comme le pendant +de ces cariatides, était placé dans une +sécante tirée à gauche de la croisée; son dos +énorme était creusé et comblé de peaux de +martre et d'hermine. Sur ce magnifique lit +de repos, Fabriana s'était indolemment étendue +ce soir-là. Près d'elle, une veilleuse bleue, +élevée sur un trépied d'or et allumée nuit et +jour dans une petite urne de cristal, brûlait +une huile odorante.</p> + +<p>Autant qu'il était permis d'en juger, la +marquise était d'une taille grande et svelte. +Elle était vêtue, à cause de la chaleur étouffante, +d'un nuage de batiste en forme de +peignoir échancré de la poitrine et découvrant +ses épaules quelque peu. Des gouttelettes de +sueur se diamantaient sur sa chair ferme et +neigeuse. Cette trame transparente et molle +qui enveloppait son corps laissait deviner les +<span class="pagenum"><a name="Page_216" id="Page_216">216</a></span> +plénitudes de la statue de Cléomènes. Sa tête, +sur laquelle tombait le rayon de la veilleuse, +était d'une carnation très blanche. Les masses +lourdes et dorées de ses cheveux se partageaient +sur son beau front mat et retombaient en +flocons de boucles radieuses derrière sa tête, +inondant son col et son dos. Ses yeux, dont +les prunelles aux lueurs noyées étincelaient +comme deux pierreries noires, regardaient vaguement +le groupe effroyable enchaîné autour +d'elle. Elle avait des sourcils d'une impassibilité +intelligente. Le nez tracé avec une sévère +finesse de dessin, était droit; l'air de +son visage était séduisant: ses narines déliées +bougeaient, rosées et diaphanes, à chaque +soulèvement de sa poitrine. La vie circulait +avec une saine volupté dans cette belle dame +étendue. Sa bouche, parfaite, était d'un rouge +vif, pourpre, et comme velouté par les plis +de sa belle peau: ses dents lactées mordaient +légèrement sa lèvre inférieure. Hier, le sourire +tempérait l'expression royalement dédaigneuse +<span class="pagenum"><a name="Page_217" id="Page_217">217</a></span> +de cette bouche, aujourd'hui rien ne souriait +dans sa physionomie. L'un de ses bras était +recourbé sur son front dans une attitude abandonnée; +entre deux doigts de la main qui +pendait sur ce front, elle tenait une bouture +de fleur indienne, sorte de brunelle aux parfums +excessifs, qu'elle remuait, et dont elle +touchait gracieusement son visage de temps à +autre. Son autre bras, moulé par quelque divin +statuaire, tombait de la manche aux dentelles +flottantes et pendait jusque sur les fourrures. +A l'un des doigts menus de cette main, elle +avait un anneau d'or constellé de grosses émeraudes: +cet anneau formait sa seule parure; +elle ne le quittait jamais, même le long du +sommeil, pour des raisons particulières. Ses +pieds nus jouaient dans de blanches mules de +velours festonnées de broderies moresques.</p> + +<p>Elle rêvait ainsi, perdue au milieu de sa +beauté, ressortant, toute suavement couchée, +du fond sombre qui l'entourait, et, certes, à +la voir si presque positivement exempte des +<span class="pagenum"><a name="Page_218" id="Page_218">218</a></span> +soucis possibles, on n'eût pas deviné de quelle +nature était l'effrayant rêve, le rêve inouï! +qui vivait dans son âme inexplorée.</p> + +<p>Elle regardait depuis longtemps les torses +démesurés sur lesquels miroitait la lumière +de la veilleuse.</p> + +<p>La soirée au dehors, s'obscurcissait.</p> + +<p>Souvent, dans la campagne, un rayon de +lune étreignant des ruines est une évocation. +Les pierres vêtues de mousses et de souvenirs, +paraissent avoir vu tant d'histoires et d'événements +oubliés! Les légendes s'éveillent, les +bois et les bruyères se peuplent de visions et +de murmures... des formes se promènent dans +le silence. Pareille au savant qui reconstruisait +les fossiles de la nuit du monde avec un +fragment de leurs défenses, l'âme recrée alors +les temples, les manoirs et les palais avec les +débris d'une colonne, et la méditation touchant +le vaste songe de l'existence, la grande mélancolie +du Devenir enveloppe invinciblement +l'esprit.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_219" id="Page_219">219</a></span> +Ici, dans ce salon, l'entourage des cariatides +semblait en exclure la sauvage majesté. Il leur +manquait l'immensité, le spectacle de l'espace +embrasé par le simoun. Ils paraissaient n'être +plus environnés de la solitude des siècles... +mais ils portaient avec eux tout cela pour +Fabriana. Son âme suppléait aux déserts pour +ces ruines. A sa volonté, la chambre devenait +profonde; sous son regard, les murailles se +reculaient et se faisaient lointaines. Ces colosses +noirs, arrachés aux tombeaux des rois d'Abyssinie +et d'Égypte, réveillaient en elle des faits +anciens. On eût dit souvent que leurs yeux +avaient l'air d'échanger avec ses yeux une +pensée sans nom, sans limites, sans espérance, +glacée comme eux, triste de leur tristesse. +Longtemps ils n'avaient eu que le pélerin des +bords du Nil à qui jeter de loin en loin une +de ces réflexions que gardait leur silence et +que leur aspect inspirait. A quels souverains +les aïeux de Fabriana les avaient-ils achetés?... +Elle ne savait pas. Seulement elle aimait ces +<span class="pagenum"><a name="Page_220" id="Page_220">220</a></span> +fronts douloureux parce qu'ils symbolisaient +sans doute quelque chose pour elle.</p> + +<p>Elle abaissa ses paupières et, comme en proie +aux concentrations de l'esprit sur un seul point +de vue, elle murmura ce seul mot:</p> + +<p>—J'essaierai.</p> + +<p>Quelques instants se passèrent.</p> + +<p>—Au reste, ajouta la superbe songeuse, +n'est-ce pas la seule réalité qui vaille la peine +que je vive pour elle, maintenant?...</p> + +<p>Son regard se souleva de nouveau vers les +vieilles pierres noires à figure humaine qui +semblaient être pour quelque chose dans le fond +de sa pensée, et elle continua de se parler d'une +voix calme et pure, bien que très basse et à +peine distincte:</p> + +<p>—Essayons de rappeler les choses et les +fantômes, puisque je vais vivre!...—Oui, le +soir, lorsque dans les flots plombés du Nil +s'assourdissait le bruit des rames de la barque +impériale, quand l'air s'imprégnait des senteurs +exhalées par les immenses floraisons que +<span class="pagenum"><a name="Page_221" id="Page_221">221</a></span> +les esclaves nubiens plantaient autour de la +vallée des tombeaux,—et que sur les hautes +pyramides argentées par les nuits orientales +brillaient, comme des phares du désert, les +inscriptions des mages d'Osiris;—lorsque les +caravanes chargées de myrrhe, de gomme, de +camphre et d'or, et venues de la Bactriane ou +de la Perse, passaient confusément, au loin, +dans l'étendue, avec leurs torches, leurs éléphants, +leurs richesses et leurs esclaves; lorsque,—à +travers un mirage de sables, de +verdures et d'étoiles,—le vent s'embaumait +dans le feuillage des cèdres et des palmiers; +quand les phénix immortels volaient sur les +sépulcres des pharaons; enfin, lorsque le monde +fut riche une fois dans sa vie, souvent, dès la +tombée de la nuit, souvent la belle reine de +l'Heptanomide antique aimait à s'attarder sur +le fleuve.</p> + +<p>Alors depuis les piliers d'Hercule jusqu'aux +steppes boréales, le monde, avec ses peuples, ses +rois et son mystère, en venait à cette femme!...</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_222" id="Page_222">222</a></span> +Son nom formulait toutes ces images.</p> + +<p>Elle resta une minute sans parler et s'accouda +sur le sphinx.</p> + +<p>—C'était, je crois, la dernière enfant de +cette dynastie trois fois séculaire des Ptolémées +Lagides. Elle descendait du soldat macédonien +jeté là par la funèbre indifférence d'Alexandre. +Les excès avaient atténué en elle la pureté des +lignes de cette beauté grecque transmise à sa +race par le soldat.</p> + +<p>Cependant, grâce aux philtres balsamiques +et aux essences dangereuses que lui distillaient +les prêtres, elle conservait sa pâleur ambrée et +solaire.</p> + +<p>Ah! c'était la grande insensible. Elle s'accoudait +au fond de la cange sur sa panthère favorite; +les roseaux bruissaient, obstrués par les alligators +et les hippopotames. Elle reposait, vêtue +de son astrale nudité, sur des étoffes dont les +secrets du tissu n'ont pas été retrouvés, et qui +étaient les présents des satrapes d'Asie Mineure. +Comme le monarque assyrien, elle devait prouver, +<span class="pagenum"><a name="Page_223" id="Page_223">223</a></span> +à huit cents ans d'intervalle, que la mort +n'était pour elle qu'une esclave comme les +autres. Le triumvir d'Actium ne devait pas +orner son triomphe de cette vivante! Toute +lasse d'avoir lascivement étudié dans les salles +souterraines de ses palais ce que ses esclaves +pouvaient supporter de tourments sans mourir, +elle réfléchissait. A ses pieds, jouait l'une de +ses filles naïves élevées pour la servir d'une +certaine façon et dont elle s'accommodait. Les +vertiges des éblouissantes et profondes nuits +entouraient cette reine, fille des terreurs, du +silence et de la volupté! Elle se perdait, inéblouie +de sa propre majesté, dans quelque rêve +que nul ne sondera jamais... C'était sublime.</p> + +<p>Tullia Fabriana courba la tête, et après une +seconde:</p> + +<p>—O passé!... dit-elle comme un murmure.</p> + +<p>Ces paroles avaient rendu la chambre fantastique.</p> + +<p>—Vous êtes fidèles et vous gardez les secrets +malgré les années sans nombre, statues aux +<span class="pagenum"><a name="Page_224" id="Page_224">224</a></span> +bouches de pierre!... Mais lorsque vous souteniez +les travées où les restes de ces rois des +vieux mondes reposaient embaumés près du +Nil, sans doute l'avez-vous vue passer ainsi, +la grande reine!</p> + +<p>Elle les regarda et reprit sa rêverie.</p> + +<p>—O belle et sombre amie, je ne connaissais +pas ton histoire, et cependant, lorsque +j'entendis prononcer ton nom pour la première +fois, je me souviens d'avoir tressailli, moi qui +ne sais plus tressaillir. Mon âme était déjà +révoltée d'être forcée de vivre dans ces siècles +d'humiliation! Dès ma jeunesse, en considérant +l'humanité, je compris les larmes de +Xercès et, comme les vieillards, je ne vivais +déjà que du passé, ce spectacle ayant creusé +dans mon cœur les rides que l'âge seul refusait +à mon front. Mon âme n'est pas de ces +temps amers! Vous le savez, Esprits, vous +qui êtes attentifs à ceux qui vous parlent sans +étonnement, vous savez qu'aux récits de toute +cette histoire il m'a semblé—plus d'une +<span class="pagenum"><a name="Page_225" id="Page_225">225</a></span> +fois—que ma mémoire, abîmée tout à coup +dans les domaines profonds du rêve, éprouvait +d'inconcevables souvenirs.</p> + +<p>Depuis cette heure, continua-t-elle après un +silence, depuis cette heure où j'ai fixé mon +avenir, je tiens compte, malgré moi, de la +sourde hésitation de ma conscience, et j'essaie +vainement de combler de longs intervalles. +Mes jours se soudent à mes jours comme les +anneaux d'une chaîne que je suis obligée de +porter et qui m'accable sous son poids. Il me +semble que depuis longtemps mon âme s'est +brusquement arrêtée au milieu de je ne sais +quelle route immense, et la terre me paraît +lugubre comme une prison. Ah! c'est cela, +c'est cela surtout qui m'interdit! Je souffre de +vivre, n'ayant plus rien à tirer de la terre... +et ne pouvant cependant pas m'en détacher.</p> + +<p>Elle ferma les yeux pendant un moment de +silence.</p> + +<p><a name="Page_226" id="Page_226"></a></p> +<p><a name="Page_227" id="Page_227"></a></p> + +<h2 class="sep4 spaced"><span class="chapnum"><a href="#Table">CHAPITRE XIII.</a></span><br /> +Ténèbres.</h2> + +<div class="blockquot"> +<p>«Le flambeau n'éclaire pas sa base.»</p> +</div> + +<p class="aut">(Proverbe arabe.)</p> + +<p class="sep2">Sombre, elle continua:</p> + +<p>—Je pourrais m'en détacher! N'ai-je pas ce +talisman de liberté, cet anneau qui contient +pour moi la nuit où personne ne travaille plus!</p> + +<p>Et, s'interrompant, elle fit bouger un ressort +de sa bague: une émeraude se dérangea, laissant +voir quelques grains d'une poudre brune +dans le chaton.</p> + +<p>—Mais les spectacles les plus contraires ne +<span class="pagenum"><a name="Page_228" id="Page_228">228</a></span> +peuvent ni me distraire ni me troubler; je +n'ai pas besoin de l'anneau; je suis parvenue, +à force de lutte, à l'identité de moi-même. +Pour l'empire du ciel, je ne saurais oublier la +suprême tristesse de vivre ni descendre de la +sphère où j'ai atteint. Les sympathies et les +aversions des gens passent, indifférentes, devant +ma solitude. J'ai commencé à mourir depuis +longtemps; l'horizon est assombri; mon cœur +est une grande mélancolie glacée: il me semble +que je ne change plus.</p> + +<p>Je ne frémis pas de ce que je n'aime rien, +et c'est parce que je ne tiens à rien que je suis +au-dessus de la plupart des souffrances. Je ne +sais pas me satisfaire de ce qui dure peu; je +n'ai point d'enthousiasme pour ce qui finit; +je n'aime pas le bruit du vent dans les forêts; +je n'aime pas l'Océan ni les astres de la nuit; +je ne tiens guère à une beauté qui doit s'annuler +d'elle-même et qui est à la merci du +moment qui passe; rien, désormais, de terrestre, +ne me captivera.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_229" id="Page_229">229</a></span> +En prononçant ces paroles, Tullia Fabriana +s'était levée et avait allumé un candélabre. +Elle marcha vers un angle de la chambre, +en face d'elle, et souleva la tenture qui masquait +cet angle. Une des lames de cèdre glissa +dans la boiserie; la marquise prit un livre +dans cette case, et, posant le candélabre sur +la table, elle vint reprendre son attitude sur +le sphinx.</p> + +<p>Elle ouvrit le volume et feuilleta les pages.</p> + +<p>C'étaient environ cent feuilles de parchemin +reliées entre deux plaques d'un métal noir et +solide; l'agrafe des fermoirs était enrichie de +pierres précieuses; c'était un manuscrit, bien +que l'égalité des caractères semblât d'une perfection +typographique.</p> + +<p>L'écriture était précise, fine et serrée; pas +une rature. Les deux tiers seulement du livre +étaient remplis.</p> + +<p>—Cependant, continua-t-elle, malgré le peu +d'intérêt que je leur accorde, il faut que je +me souvienne de bien des choses, car si le +<span class="pagenum"><a name="Page_230" id="Page_230">230</a></span> +secret des commencements ne m'est pas inconnu, +si je suis au fait du mystère, si la +Nécessité s'est révélée à elle-même en moi, je +n'en reste pas moins la victime et je dois +lutter contre elle jusqu'à mon dernier soupir.</p> + +<p>Elle commença de lire silencieusement.</p> + +<p>Voici ce qui était écrit sur la page:</p> + +<p>«Note 112<sup>e</sup>: Retour de cette exploration en +Bessarabie.</p> + +<p>»Je venais de Kilia. Je rapportais sous ma +cuirasse la bande de chiffres stellaires classée +au rayon de l'Hermétique entre les signes cabires +et les tables d'Éleusis, titre 21.</p> + +<p>»En route, les bohémiens, sous la tente desquels +j'avais dormi, m'expliquèrent des secrets +de leur science augurale. Une des filles de +cette tribu me fit présent de l'amulette d'asbeste +qui éclaire les précipices et les cavernes, sans +être enflammée. Le mince rouleau de mon +ceinturon renfermait un riche herbier. Ces +femmes, qui parlent à voix basse dans le désert, +en avaient cueilli, elles-mêmes, et desséché les +<span class="pagenum"><a name="Page_231" id="Page_231">231</a></span> +fleurs précieuses; je connaissais la vertu de +chacune de ces plantes. Un soir, le troisième +depuis cette rencontre, comme je les quittais, +l'enfant qui s'était défaite pour moi de sa pierre +magique et à laquelle j'avais donné un collier +d'or, m'accompagna quelques instants. Elle +conduisait mon cheval; il faisait sombre. «—Tu +es silencieux comme le sable, me dit-elle +avec un son de voix familier; moi, je lis +l'avenir, comme toutes celles qui marchent +sans avoir de pays: donne-moi ta main, tu +verras.» Cette phrase me fit sourire; j'ôtai +l'un de mes gants, et, à cause de l'obscurité, +je tins, au-dessus de la main ouverte que je +lui présentai, l'amulette qui éclaire les abîmes. +Au premier symptôme de saisissement qui parut +sur ses traits—(sans doute à la vue du signe +d'Isis au sommet du mont de Saturne ainsi que +des puissances constellées qui couvrent le doigt +d'Hermès et toute la percussion de ma main),—j'étendis +cette main vers elle. Les paupières de +l'enfant battirent; elle roula endormie sur +<span class="pagenum"><a name="Page_232" id="Page_232">232</a></span> +l'herbe; je rendis les rênes et je disparus dans +les ténèbres.»</p> + +<p>Tullia Fabriana s'arrêta; puis elle murmura +vaguement:</p> + +<p>—Ce voyage m'a fait connaître une plaine +de bataille dont j'aurai peut-être à me souvenir +un jour.</p> + +<p>Elle reprit sa lecture.</p> + +<p>«Quelque temps après (j'ignore sous quels +parallèles des frontières d'Asie je me trouvais +lorsque ceci m'arriva), j'avais passé les montagnes +et j'étais, par une claire nuit d'Orient, +dans une profonde et silencieuse forêt. A travers +les branches, je regardais par moments +la Croix du Sud, afin de continuer mon chemin +vers la Perse ou la Syrie.</p> + +<p>»Et, perdue dans la pensée, j'observais un +point fixe de la Notion à laquelle j'étais déjà +parvenue. Je méditais sur la correspondance +de l'Universel, du Particulier et de l'Individuel +avec l'Identité, la Différence et la Raison d'être, +antérieurement présupposées et reconstituées +<span class="pagenum"><a name="Page_233" id="Page_233">233</a></span> +en moi par l'Esprit. J'étais plongée dans l'Abstraction +visionnaire, et, saisie par l'Immensité, +je ne m'aperçus pas de ce qui me menaçait. +Le cheval, effrayé brusquement soit par la voix +lointaine d'un tigre, soit d'un bruissement +d'écailles sous l'herbe, s'était emporté, et, tête +baissée, dans les vertiges de son élan, il m'entraînait +avec sa course furieuse au milieu de +dangers invisibles, à je ne sais quelle mort +imminente.</p> + +<p>»Un instant, la nuit me tenta. La dent des +bêtes fauves ou les nœuds des serpents me +séduisaient aussi bien que telle autre maladie. +La mort ne me surprenait pas; ici ou ailleurs, +peu m'importait. A cette heure-ci plutôt qu'à +celle-là, sous l'océan, sous les feuilles ou sous +terre, cela m'était devenu indifférent. S'il me +restait un désir, c'était de reconstruire tout à +fait les choses avant de les quitter, mais je n'y +tenais même pas, sachant que je contenais déjà +virtuellement leur explication absolue. Cependant +j'avais dit aux Esprits que j'attendrais, je +<span class="pagenum"><a name="Page_234" id="Page_234">234</a></span> +ne voulus pas accepter la mort. Je me recueillis +immédiatement dans la Science du Feu, et je +calculai mes forces d'enchantement.</p> + +<p>»Ayant autour de moi, dans l'éther, les +vertus de la chasteté, ayant les six jours de +jeûne derrière mes paroles, ayant enduré la +soif pendant ces six jours et m'étant baignée la +nuit précédente, ma main traça dans l'air, à +tout hasard, les signes convenus, depuis les +temps, entre les vivants et les morts. Le cheval +s'arrêta, décrivit un cercle et s'abattit au milieu +d'une clairière immense et lumineuse. Je me +croisai les bras, debout et les yeux fixés sur la +nuit; je prononçai, en chantant, les grandes +paroles de l'Incantation, certaine que j'allais +être tirée de péril par quelque chose d'inattendu.</p> + +<p>»En effet, au-devant de moi, dans le lointain, +je vis apparaître un vaste éléphant; il +accourait. Quand il fut arrivé tout près de +moi, je lui montrai le Sud.</p> + +<p>»Il me prit par le milieu de mon corps, +<span class="pagenum"><a name="Page_235" id="Page_235">235</a></span> +m'enleva du sol et me posa doucement sur son +dos. Des lianes et des feuilles épaisses y étaient +assujetties, c'était un lit de repos. Pendant que +j'examinais cela, je sentis qu'on me touchait +l'épaule; c'était mon cimeterre qu'il avait ramassé +et qu'il me tendait.</p> + +<p>»Je me couchai et m'ajustai, pour ne pas +tomber, avec les longues lianes qui pendaient +sur ses flancs: une fois bien attachée, je +m'endormis, étant fatiguée, après avoir marqué +dans ma mémoire le point de la Notion +où j'étais restée avant cet incident. A mon +réveil, le soleil était au zénith; des palmiers, +une ville d'Orient s'élevaient dans la solitude, à +l'horizon. J'étais en Turquie d'Asie, c'était +Bagdad. Je dénouai les lianes autour de mes +membres et de mes reins; il me reprit comme +la veille (je dis <i>la veille</i>, mais je ne sais pas +le temps que dura mon sommeil: deux ou +trois jours peut-être) et me posa doucement à +terre. Je lui fis signe qu'il pouvait me quitter; +il disparut, me laissant aux portes de Bagdad. +<span class="pagenum"><a name="Page_236" id="Page_236">236</a></span> +Le shimiel soufflait ardemment; je fis quelques +pas, et je m'étendis auprès d'une fontaine; +une femme d'Arménie me donna à boire. Le +soir même, je me retrouvai dans le palais du +scheik Ismaïl, près des bazars; nous causâmes +de cette souveraineté du pachalik de +Bagdad, qui est déjà presque indépendante du +gouvernement de la Porte-Sublime. Je lui parlai +aussi de l'Europe: Ben-Ismaïl fut plein de +distinction et d'amabilité.»</p> + +<p>Tullia Fabriana ferma le livre.</p> + +<p>—A quoi bon? dit-elle; est-ce que je puis +m'oublier?...</p> + +<p>Elle se leva, replaça le sombre journal dans +la case secrète, la tenture retomba. La marquise +revint vers le sphinx; elle resta debout +cette fois, la tête penchée, les paupières baissées.</p> + +<p>Évidemment, bien que sa figure n'exprimât +rien, son âme s'était rembrunie jusqu'au terrible: +elle songeait.</p> + +<p><a name="Page_237" id="Page_237"></a></p> + +<h2 class="sep4 spaced"><span class="chapnum"><a href="#Table">CHAPITRE XIV.</a></span><br /> +L'éternel féminin.</h2> + +<div class="blockquot"> +<p>«L'eau qui danse, la pomme qui chante et le +petit oiseau qui dit tout.»</p> +</div> + +<p class="aut"><span class="smcap">Perrault.</span></p> + +<p class="sep2">—Maintenant, dit-elle, vers quel but précis +et absolu doivent tendre le déploiement de ma +volonté, l'expansion de mes forces et les déterminations +de mon esprit?</p> + +<p>»Je sais que le triomphe des vastes desseins +ne dépend pas de ce qu'ils peuvent présenter +de stable et d'élevé; le rêve doit s'incarner +dans l'exécution, dans le mécanisme froid de +l'accomplissement, et ce sont les résultats qui +<span class="pagenum"><a name="Page_238" id="Page_238">238</a></span> +lui assignent sa valeur; l'idéal n'a d'autre juge +que lui-même. Chacun regarde un idéal; chacun +doit tout faire, tout braver, tout sacrifier +pour l'accomplir; mais, en soi-même, il ne +faut pas tenir à l'accomplir. Tous les rêves +s'entre-valent; la réussite pose la différence +extérieure; mais si le passé n'est rien, qu'est-ce +donc que ce qui se passe? C'est être dans l'incapacité +que de se définir sur une seule pensée.</p> + +<p>»Je sais le but, et, quant à l'exécution, je +ne dois pas, jusqu'à présent, me reprocher de +négligences. J'ai marché, suivant les lois de la +nécessité, vers sa complète réalisation. Qu'est-ce +que j'espère?... Qui me jugera parmi ceux qui +respirent? Quelle bouche peut, sous le soleil, +proférer contre moi un anathème terrible?</p> + +<p>»Ah! le convive nocturne n'est pas venu +souper avec moi dans Emmaüs; il n'a point +laissé tomber sur mon front ses formules de +miséricorde; il ne s'est pas transfiguré devant +mes yeux sur les collines de Sion! Et cependant, +Fils de l'Homme, et moi aussi j'ai bu +<span class="pagenum"><a name="Page_239" id="Page_239">239</a></span> +l'eau du torrent! Les vivants ont jeté leurs +ombres sur celle qui parle toute seule dans les +ténèbres. Comme vous, j'ai regardé doucement +les souffrants et les faibles; comme vous, Emmanuel, +je fus tentée sur la montagne. Vous +savez par quels actes et quels recueillements +j'ai sanctifié, moi aussi, le jour du Sabbat; +vous savez si, comme vous, j'ai prévu toutes +choses, autant qu'il m'a été possible, pour que +tout fût accompli.»</p> + +<p>Sa voix était comme un souffle guttural d'une +limpide et harmonieuse égalité: elle mêlait +plusieurs langages sans y faire attention. Elle +parlait si bas qu'il eût été impossible de distinguer +un mot à quelques pas du sphinx. Elle +ne paraissait pas émue, seulement l'éclat de +ses yeux s'était perdu en dedans jusqu'à rendre +leur expression atone.</p> + +<p>«—Ce n'était pas un homme,—un homme +ayant cinq à six mille ans de croyances dans +les veines et qui, se supposant penser seul, +n'accepterait la Force que pour se distraire?... +<span class="pagenum"><a name="Page_240" id="Page_240">240</a></span> +—Inutile. Cela me fatiguerait de le faire massacrer +dans les souterrains à coups de hache +par mes Faces de plomb, le soir d'un Couronnement. +C'était un enfant que je désirais: des +yeux fiers, un sang riche, un front pur, une +conscience, oui, c'était cela.</p> + +<p>»Esprits, dit-elle, vous le savez. Lorsque +cette pensée me vint que je pouvais être utile, +j'allais devancer l'Heure et quitter ce monde +où jusqu'alors m'avait seulement retenue l'espérance +de m'intéresser à quelque chose. +J'avais pressé la sphère des rêves extérieurs, +et ses deux pôles, glacés ou torrides, me semblaient +stériles. Nul aimant ne m'attirait; la +tranquillité de ceux dont le mouvement passe +inaperçu d'eux-mêmes et qui, remplissant le +métier qui leur donne le pain, demeurent à +peu près satisfaits d'être venus,—ah! cette +tranquillité, je ne pouvais la ressentir. Mes +regards ne s'arrêtaient que par intervalles, et +refroidis, sur les formes d'une nature qui ne +me touchait plus. La pensée unique et fixe du +<span class="pagenum"><a name="Page_241" id="Page_241">241</a></span> +suicide s'était roulée et enlacée autour de moi, +comme un serpent autour d'un marbre. Rien +ne me semblait valoir la peine d'une palpitation; +je ne voyais que l'impassible Devenir. +Les insectes que j'écrasais, sans le savoir, en +marchant, les sueurs funèbres et les souffrances +de mes pareils, que coûtait la condition où je +suis liée, les êtres dont la mort, les privations +ou les travaux étaient fatalement nécessaires +à mon souffle inutile, excitaient en moi trop +peu d'enthousiasme pour que je ne dusse pas +me «faire justice» en les quittant.</p> + +<p>»Cependant, vous le savez, par une concession +suprême, je ne désespérais pas d'une sensation +en rapport avec mon esprit et pouvant +l'intéresser dans la profondeur de son souverain +désenchantement. Esprits! je vous l'avais demandée; +mais comme ce pouvait être une +faveur...»</p> + +<p>Une draperie fut écartée par un bras blanc: +c'était Xoryl. Elle s'approcha de Tullia Fabriana +et lui tendit une patère d'émail.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_242" id="Page_242">242</a></span> +—Voici deux lettres, dit-elle. L'armoirie +violette est apportée par le secrétaire du nonce-légat: +(Regrets et contrariétés de son Éminence, +etc.)</p> + +<p>Le billet scellé d'un cachet noir, par un +laquais en livrée de deuil.</p> + +<p>La marquise prit les deux lettres.</p> + +<p>L'enfant se retira.</p> + +<p>Tullia Fabriana regarda le cachet noir avec +une certaine attention.</p> + +<p>Elle parcourut l'autre lettre, qu'elle laissa +tomber, et elle continua:</p> + +<p>—... dangereuse, pour moi-même, puisque +ce devait être une limite d'un instant, je m'étais +abstenue d'employer, de ma propre autorité, +les signes qui gênent la Nature et dont les +effets ne se suspendent plus. Je vous avais +soumis ce vague, cet unique et dernier désir +en vous assignant un terme à partir duquel je +devais cesser d'attendre son accomplissement. +Si, dans le délai marqué, cette sensation ne +m'était pas accordée, je devais penser qu'il +<span class="pagenum"><a name="Page_243" id="Page_243">243</a></span> +importait peu que ce dernier pan du voile fût +arraché pour moi, ici. Vous le savez: en tant +que revêtue de l'organisme de la série humaine, +je relève de toutes ces lois qui, parties +des rapports infinis, viennent s'entrecroiser +autour de ma volonté, et j'avais fixé un jour +pour en finir avec elles absolument.</p> + +<p>Donc, ce soir, seule, renfermée dans le tonnant +incendie de ce palais, j'allais boire la +poussière de mon anneau. Que le vent dispersât +les atomes insaisissables de mon corps, +que l'ombre reçut les lignes de ma forme, que +mon esprit rentrât dans l'anéantissement divin +de son unité, telles étaient, pour moi, les décisions +dictées par la véritable sagesse.</p> + +<p>Mais, Esprits, vous avez bien voulu satisfaire +le désir de celle qui vous parle, et vous +avez envoyé celui qu'elle attendait. Je ne le +cherchais pas, je ne voulais pas le chercher! +Ne devait-il pas venir de lui-même et à son +heure! Ah! l'Enfant!... je me suis plue à +parsemer son chemin, d'avance, des choses les +<span class="pagenum"><a name="Page_244" id="Page_244">244</a></span> +plus attrayantes pour les enfants, étant sûre +qu'il viendrait tôt ou tard, selon les pressentiments +anciens! Je vous remercie, Esprits +sublimes, qui présidez aux déterminations de +toute virtualité, je vous remercie de m'avoir +choisi vous-mêmes et amené cette aimable +créature la veille du jour prescrit! Je vous +félicite et je suis bien aise de sa beauté; mais +son âme est neuve et profonde; elle ne demande +que de s'emplir et que de vivre!</p> + +<p>Quels trésors d'ingénuités célestes doit posséder +cette intelligence toute gracieuse! Tout +ce qu'elle voit se couvre d'un prisme de rayons +et d'insouciance; elle est pareille à l'une de +ces forêts vierges de l'Idéal, où le premier +voyageur, dès son premier pas et sa première +chanson, est accueilli par les concerts enchantés +de ses brises, de ses fleurs et de ses +oiseaux, sortis des mille échos de ses taillis, de +ses fleuves et de ses profondeurs harmonieuses.</p> + +<p>Que va-t-il arriver maintenant? Puissances +qui vous intéressez au mouvement de ce système +<span class="pagenum"><a name="Page_245" id="Page_245">245</a></span> +déterminé du ciel, à cause des souffrances +qu'il signifie!</p> + +<p>Je ne pense pas l'ignorer.</p> + +<p>Il arrivera d'abord que cet enfant <i>me verra +par ses yeux et selon lui</i>; je ne serai en +réalité que l'occasion du déploiement de sa +pensée; il se créera un être ineffable et indicible +à mon sujet, et ce fantôme paré de toutes +les notions vives qui lui sont propres, de la +beauté absolue, sera le médiateur qu'il prendra +pour moi. Ce qu'il aimera ce ne sera point +moi, telle que je suis, mais cette personne de +sa pensée que je lui paraîtrai. Sans doute, il +m'accordera mille qualités et mille charmes +étrangers dont je serais peu satisfaite si je les +avais; de sorte que, en croyant me posséder, +il ne me touchera même pas réellement.</p> + +<p>Ainsi est la loi des êtres dont le regard +mental ne dépasse pas la sphère des possibilités, +des formes et des espérances; ils ne +peuvent sortir d'eux-mêmes dans leurs amours +mystérieux.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_246" id="Page_246">246</a></span> +Effacer ce rapport de manière à ce que nous +puissions nous joindre tels que nous sommes, +dans l'Esprit, voilà quelle est la solution de +la première face du problème.</p> + +<p>Pour cela, je dois devenir réellement sa +vision; il aimera mon reflet; il faudra que +j'anime ce reflet en m'y réalisant impersonnellement, +en brisant les barreaux de sa prison, +en remplissant de nouveau son sablier avec le +mien. Je dois être morte pour lui d'abord, et +me survivre selon lui.</p> + +<p>Si j'essayais de lui dévoiler la vérité, je +passerais parallèlement à côté de lui à jamais, +parce que cette vérité, modifiée à l'instant par +son esprit, ne serait plus ce qu'elle doit être. +Il ne la comprendrait que selon tel cercle, et +alors il aurait raison de ne pas l'aimer. Elle +l'attristerait, parce qu'elle ne lui paraîtrait pas +en rapport avec la vision qu'il conçoit, avec +l'idéal qu'il nomme de mon nom! Il faut +donc que je veille pour déformer, par des +transitions obscures, cette vision jusqu'à la +<span class="pagenum"><a name="Page_247" id="Page_247">247</a></span> +réalité. Il faut que son idéal soit agrandi par +un ensemble de réflexions nouvelles pour se +trouver au point de vue où je suis. Alors il +lui sera donné de voir celle qui l'attire.</p> + +<p>Si j'avais eu du temps à perdre, j'eusse +presque regretté de ne pouvoir aimer.</p> + +<p>N'est-ce rien, d'ailleurs, que de préserver le +plus longtemps possible cette belle vie, toute +jeune, des ennuis amoindrissants? N'est-ce +rien que de considérer la plus noble chose de +ce monde s'émouvoir, admirer, s'étonner, rêver, +palpiter, pour une image, pour un enchantement, +pour une chose qui brille et qui +ravit ceux qui ne <i>voient</i> pas encore? C'est +dit. Je m'efforcerai de vivre un instant.</p> + +<p>Pardonnez, ô vous qui ne daignez pas vivre, +si j'ose faire d'avance en lui la preuve de la +mission que je me suis assignée. Qu'ai-je à +préférer si ce n'est de rendre cet enfant le +plus idéalement satisfait de tous ceux qui +sont et seront sur ce grain de boue éteinte? +A lui, donc, sceptres, hochets et couronnes +<span class="pagenum"><a name="Page_248" id="Page_248">248</a></span> +glorieuses! A lui puissance, amour, jeunesse +et tressaillements éperdus! A lui la plus large +part au soleil des vivants! A moi la contemplation +paisible de toutes les beautés qu'il +verra,—qu'il se créera, dans ces choses, +puisque je consens à regarder la vie par ses +yeux pendant quelques moments!</p> + +<p>Alors, quand ce premier et inévitable cercle +de la Forme sera passé, quand je serai sûre +de l'avoir fait monter les degrés du monde +surnaturel et que les paroles que je prononcerai, +n'ayant pour lui d'autre sens que le +sens de leur expression, ne se changeront pas +de mille manières dans son esprit, alors,—les +temps seront venus de l'Action!—Son +trône, assis sur la lutte souterraine que je +soutiendrai, couvrira l'Italie, et, de là... ce +ne sera point la première fois que l'Italie s'étendra +sur le globe. Un jour peut-être, grâce +à cette femme qui passera inconnue...—Est-ce +que la nature n'est pas à qui veut la prendre?... +Qu'est-ce que l'impossible?</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_249" id="Page_249">249</a></span> +Oui, souvent mes regards ont pénétré les +siècles, les climats et les âges; j'ai vu les +pages de l'Avenir; j'ai compris les temps fatidiques, +entrevus par les Scaldes inspirés qui +chantaient dans les montagnes de la Scandinavie; +leurs chants, inscrits et conservés en +runes, dans les sagas du Nord, parlent de guerriers +assis parmi les Ases, dans le Valhalla +divin. Ne sont-ce pas les hommes se baignant +dans la gloire et dans la sève du monde, au +milieu des torrents qui reflètent les soleils, et +rafraîchissant leurs fronts immortels durant +les fauves nuits où chante la tempête, aux +souffles de l'<span class="smcap">INFORME DIEU</span>?</p> + +<p>Elle baissa la tête et rêva profondément.</p> + +<p>Neuf heures sonnèrent dans le lointain.</p> + +<p>—Je n'hésite pas, dit-elle.</p> + +<p>Et elle ajouta:</p> + +<p>—Vous, rappelez-vous.</p> + +<p>Elle attendait, silencieuse et concentrée depuis +quelques minutes; ses paupières étaient +closes, mais elle ne dormait pas.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_250" id="Page_250">250</a></span></p> + +<p>—Il vient..., dit-elle encore.</p> + +<p>Et, après un silence, elle murmura des lèvres +seulement:</p> + +<p>—Le voici.</p> + +<p><a name="Page_251" id="Page_251"></a></p> + +<h2 class="sep4 spaced"><span class="chapnum"><a href="#Table">CHAPITRE XV.</a></span><br /> +Cras ingens iterabimus æquor.</h2> + +<p class="sep3">—Monsieur le comte de Strally-d'Anthas! +vint annoncer Xoryl à demi-voix.</p> + +<p>La veilleuse éteinte, elle posa une lampe sur +la table.</p> + +<p>Wilhelm se présenta sur le seuil: elle sortit, +la draperie retomba.</p> + +<p>L'élégance est une force. Il portait, suivant +les modes admirables de ce temps, un costume +de velours noir brodé à la ceinture de fines +passementeries d'or et une épée choisie. La +<span class="pagenum"><a name="Page_252" id="Page_252">252</a></span> +plume blanche de sa toque était fixée par une +pierre précieuse; ses gants et ses bottines laissaient +deviner des mains et des pieds de race. +Ses cheveux noirs se disposaient bien sur son +front. Il avait des yeux expressifs, d'un bleu +foncé, tout brillants de vie; une âme s'y +peignait déjà élevée et un esprit pénétrant. +Son nez droit lui donnait l'angle facial des +types romains; ses dents et la blancheur de sa +peau ressortaient par le duvet noir qui luisait +sur sa lèvre supérieure. Il avait les sourcils +noirs et bien arqués. Il était bien fait; sa haute +taille, la souplesse de ses mouvements annonçaient +une vigueur développée et des muscles +d'athlète. Comme pour adoucir la sévère beauté +de son visage, son sourire était d'une modestie +et d'une timidité d'enfant. Ceci était une chose +auguste: les hommes d'une grande valeur se +voilent quelquefois de ce sourire charitable; +alors c'est d'une force accablante, et cette humilité +constate mieux, pour les esprits clairvoyants, +ce que nous appellerions volontiers la +<span class="pagenum"><a name="Page_253" id="Page_253">253</a></span> +puissance d'horizon, que les arrogances possibles. +Enfin le comte Wilhelm semblait n'avoir +aucune pensée qui ne fût bonne et ingénue.</p> + +<p>Autrefois un pareil enfant représentait la +plus haute affirmation de la dignité humaine. +Il fallait des siècles pour arriver à produire +son individualité. C'était une résultante des +hauts faits et de l'intègre probité d'une série +d'aïeux dont la glorieuse histoire et les vertus +domestiques s'évoquaient à son nom. C'était un +encouragement vivant à la persévérance, une +émulation donnée aux familles. Aujourd'hui les +organisations financières sous lesquelles apparaît +toujours le phénomène providentiel du +premier occupant, phénomène incontrôlable, +malgré son illégalité, puisqu'il se pose de force +comme principe de tout droit jusqu'à présent; +aujourd'hui, disons-nous, le déclassement des +personnes et le culte de l'excellence progressive +ont détruit, dans la plupart des endroits, et +finiront par détruire complètement cette grandeur +sociale.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_254" id="Page_254">254</a></span> +Mais nous avons mieux. Il nous est permis +de saluer, dans ce siècle, une jeunesse reconnue +presque universellement pour la droiture de +ses mœurs, la franchise de sa tenue, la noblesse +de ses œuvres.</p> + +<p>Quel triomphe pour les familles qu'une génération +de si haute espérance!</p> + +<p>Dieu en soit loué, la santé qui règne dans +les amours d'aujourd'hui promet des virilités +admirables; ce sera sans doute comme les +pousses de ces végétations luxuriantes des tropiques.</p> + +<p>Le jeune homme, un peu déconcerté du demi-jour +répandu par la lampe et de l'ameublement +du salon, fit quelques pas vers Tullia +Fabriana.</p> + +<p>—Madame la marquise, dit-il, je me suis +constamment rappelé, depuis hier, la permission +que vous avez daigné m'accorder...</p> + +<p>Et il s'inclina.</p> + +<p>Elle lui tendit très gracieusement, du bout +des doigts, la fleur à baiser.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_255" id="Page_255">255</a></span> +—Asseyez-vous, comte; vous voyez, je suis +seule.</p> + +<p>Il s'avança l'un des coussins doubles, de +forme et d'ornements arabes, puis il la regarda.</p> + +<p>—Le prince a dû partir cette nuit, continua +la marquise, mais il vous reste une belle amie, +la duchesse d'Esperia. C'est une bien aimable +personne, n'est-ce pas, monsieur?</p> + +<p>Son attitude abandonnée et son accent tranquille +avaient ému le jeune homme, mais il +voulut paraître froid, de peur de déplaire.</p> + +<p>—Ne lui dois-je pas de vous voir, madame? +répondit-il.</p> + +<p>Elle abaissa lentement son regard sur lui; +ce fut une décision.</p> + +<p>La nuit dernière a compté pour des années, +pensa-t-elle; ce n'est pas seulement la fièvre +qui anime ces yeux plus calmes: voici la trace +déjà laissée par les premiers rêves de la passion +qui ne peut s'éteindre que sous un religieux +mépris;—c'est bien.</p> + +<p>Son âme planait au milieu de ses pensées +<span class="pagenum"><a name="Page_256" id="Page_256">256</a></span> +comme un aigle dans les ténèbres; mais, sûre +d'amener d'une façon bienséante l'instant qu'elle +désirait, elle jugea très inutile de le différer.</p> + +<p>—On donnait ce soir un opéra de Cimarosa; +vous m'avez sacrifié cette merveilleuse musique?</p> + +<p>—Je vous entends parler, madame, dit-il +d'une voix un peu tremblante.</p> + +<p>Les affinités de la voix et de la pensée dont +elle savait distinguer les transitions par un +magnétisme intuitif lui révélaient la fiévreuse +et naïve comédie où s'efforçait le comte, et, ne +s'en affligeant pas, elle lui pardonna par sympathie +cette innocence de compliments et leur +transparente politesse. Le jeune homme paraissait, +en style du monde, lui «faire la +cour»; mais sa voix, à son insu, exprimait +la profonde émotion qu'il éprouvait.</p> + +<p>—Êtes-vous musicien, monsieur le comte?... +dit-elle.</p> + +<p>—Souvent, répondit Wilhelm avec un sentiment +de mélancolie, souvent, après une journée +de chasse et de fatigue, lorsque je m'en revenais +<span class="pagenum"><a name="Page_257" id="Page_257">257</a></span> +tard et que j'étais seul dans les montagnes, +je chantais pour abréger le chemin.</p> + +<p>Le jeune homme ne s'aperçut pas de la bizarrerie +de sa réponse.</p> + +<p>—Eh bien, dit Tullia Fabriana, lorsque vous +êtes entré, je regardais cette harpe... (Il se +retourna et aperçut tout près de lui une grande +harpe noire qu'il s'étonna de ne pas avoir remarquée +en s'asseyant.)—C'est un instrument +admirable; mais je suis un peu fatiguée; +chantez une petite chose allemande, voulez-vous?</p> + +<p>Ces quelques mots détaillés par des inflexions +d'une froideur enchanteresse produisirent sur +Wilhelm un effet qui se traduisit par un +éblouissement et une pâleur.</p> + +<p>La marquise se leva; elle s'approcha de la +fenêtre dans ses vêtements blancs et soutenant +d'un bras les flocons de batiste sur sa poitrine. +Les belles boucles de cheveux dorés se soulevaient +à peine au vent tiède; on entendait le +murmure des feuilles épaisses et parfumées; +<span class="pagenum"><a name="Page_258" id="Page_258">258</a></span> +pas un chant de rossignol. Un coup de cloche, +annonçant la prière et le sommeil, tinta, dans +le lointain, au monastère de San-Marco.</p> + +<p>—Quelle tranquillité dans le ciel!... dit-elle +doucement; et, après un instant de silence: +Une nuit de printemps!... Savez-vous quelque +chose sur la nuit, monsieur le comte?</p> + +<p>—En voici une, madame.</p> + +<p>Et il chanta:</p> + +<div class="poem"> + <div class="stanza"> + <span class="i0">La nuit au brillant mystère<br /></span> + <span class="i0">Entr'ouvre ses écrins bleus:<br /></span> + <span class="i0">Autant de fleurs sur la terre<br /></span> + <span class="i0">Que d'étoiles dans les cieux.<br /></span> + </div> + + <div class="stanza"> + <span class="i0">On voit ses ombres dormantes<br /></span> + <span class="i0">S'éclairer à tous moments<br /></span> + <span class="i0">Autant par les fleurs charmantes<br /></span> + <span class="i0">Que par les astres charmants.<br /></span> + </div> + + <div class="stanza"> + <span class="i0">Moi, ma nuit au sombre voile<br /></span> + <span class="i0">N'a pour charme et pour clarté,<br /></span> + <span class="i0">Qu'une fleur et qu'une étoile:<br /></span> + <span class="i0">Mon amour et ta beauté!<br /></span> + </div> +</div> + +<p>C'était une mélodie lente et douce; mais +quelque chose de tout à fait inattendu en altéra +la simplicité.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_259" id="Page_259">259</a></span> +Aux premiers accents, un profond murmure +courut autour des cordes de la harpe; elle +s'émouvait en vibrations insensibles, et, tout +à coup, le sens de la romance lui sembla se +déformer en une signification inconnue; son +chant creusait un tourbillon autour de lui.</p> + +<p>Les singulières paroles qu'ils venaient d'échanger, +la sombre richesse qui les entourait, +les formes noires que Wilhelm distinguait +vaguement au plafond sans pouvoir s'expliquer +ce que c'était, la lividité que sa main +dégantée avait prise en s'appuyant au bord de +la table d'ébène, la tête énorme du sphinx, +encadrée de bandelettes de pierre et dont les +yeux immobiles s'attachaient sur lui, les attraits +de cette femme qui le transportait d'amour, et +qui, avec les seules et profondes harmonies de +sa voix, lui bouleversait frénétiquement le +cœur, tout cela ne formait-il pas l'ensemble +de quelque magnifique rêve oriental comme +l'une de ces fictions créées par la lecture des +sourates du Koran, où le prophète parle de +<span class="pagenum"><a name="Page_260" id="Page_260">260</a></span> +pavillons et de péris mystérieuses?... Il frémit, +et ses yeux se fermèrent à la dernière strophe.</p> + +<p>Quelques moments après, en rouvrant les +yeux, ses regards tombèrent sur la lampe. Ils +se fixèrent sur sa lumière reflétée par les vases +d'or avec un pénible sentiment de solitude.</p> + +<p>Que s'était-il donc passé?</p> + +<p>Pareil à ce Simbad des légendes de l'Asie, +le jeune homme était transporté dans les pays +du prestige, des rêves, des merveilles et des +pressentiments. L'immense chambre ressemblait +à celle où la reine Cléopâtre laissait entrer +ceux qu'elle remarquait; derrière la porte +veillait peut-être silencieusement le grand +bourreau nubien aux muscles de bronze et à +la hache dangereuse. Les parfums des charmeresses +antiques, un arome riche et subtil, +une senteur de baumes, de styrax et de roses, +l'étourdissaient.</p> + +<p>Et une Vision, fulgurante de relief et de +profondeur, s'éleva devant ses yeux:</p> + +<p>Il lui sembla que le palais était devenu très +<span class="pagenum"><a name="Page_261" id="Page_261">261</a></span> +ancien; des lierres couvraient son front foudroyé; +ses façades en ruines étaient cachées +par la mousse; cependant le vieil être de +pierre rappelait encore sa forme; il avait +celle d'un homme couché, les membres étendus, +sur une montagne. En proie aux désolations +lointaines, la Nuit se chargeait maintenant de +l'ensevelir dans son linceul; le Ciel, drap +mortuaire, parsemé des grands pleurs de feu +qui roulent incessamment sur sa face, était +jeté sur sa solitude; pour lui aussi, le Néant +bâtissait, dans l'impérative éternité, son vague +mausolée d'oubli. Et le vieux palais ressemblait +à l'un de ces géants dont la barbe et les cheveux +poussaient dans le tombeau.</p> + +<p>Mais s'il se dressait sombre et dévasté, les +jardins resplendissaient au clair de lune! Les +arbres et les fleurs étaient d'une féerique +beauté; au loin, dans l'étang profond, Tullia +Fabriana se baignait au milieu des eaux de +cristal.</p> + +<p>C'était bien elle; ses longs cheveux étaient +<span class="pagenum"><a name="Page_262" id="Page_262">262</a></span> +déroulés sur son dos nacré, les rayons filtrés +à travers les cyprès miroitaient sur elle toute; +et elle semblait, de temps à autre, syrène fastueuse +des heures noires, se ployer, avec des +mouvements délicieux, dans une vapeur de +diamants. Les cygnes, attirés par sa blancheur, +venaient polir leurs ailes contre ses +flancs et ses bras; il se vit, lui-même, pâle +et les yeux fermés, nageant auprès de la +marquise, et mettant le pied sur les marches +de marbre, pour sortir avec elle de l'étang. +Et la Vision continua.</p> + +<p>Ils marchaient maintenant ensemble dans +les allées. Les immenses lilas balançaient, au-dessus +de leurs têtes, leurs grosses touffes humides +et assombries; l'air était embaumé par +les vastes ombrages des charmilles. Ils marchaient, +entrelacés, sous les regards dorés des +étoiles; les lévriers et les chevreuils réveillés +venaient jouer autour d'eux à leurs pieds; +leur nudité se détachait sous les feuilles comme +celle d'un couple de marbres antiques.—On +<span class="pagenum"><a name="Page_263" id="Page_263">263</a></span> +eût dit que deux statues du jardin profitaient +des ténèbres pour revivre.—Leurs lèvres se +touchaient parfois sans bruit, dans l'ombre, et +sans parler ils s'entendaient.</p> + +<p>Et en effeuillant des roses blanches sur les +épaules de la grande enchanteresse, il lui +disait:</p> + +<p>«—Ton amour est un ciel dont je ne doute +pas: un baiser de toi, c'est l'infini!...»</p> + +<p>Et elle ne répondait pas, mais elle lui faisait +lentement signe de regarder ce qui se passait.</p> + +<p>Et leurs corps s'atténuaient jusqu'au fantôme; +une sourde oscillation agitait les profondeurs +métalliques de la nature; le relief de toutes +choses s'effaçait graduellement, comme lorsqu'on +meurt; la Vision devint ombre et fluide, +et tout disparut dans l'empire du Nirvanah.</p> + +<p>Le comte Wilhelm passa la main sur son +front et se retourna vers la croisée.</p> + +<p>L'obscurité de la nuit s'était approfondie au +dehors; pas un bruissement de feuilles dans +les jardins, pas un souffle d'air ne venait dans +<span class="pagenum"><a name="Page_264" id="Page_264">264</a></span> +l'appartement par la croisée toute grande +ouverte.</p> + +<p>Il essaya, sans se rendre compte de son mouvement, +de regarder le ciel; il n'y en avait +plus. La nuit s'était faite noire, et c'était un +silence extraordinaire, un silence d'abstraction, +dans lequel les dernières vibrations de la harpe +se mouraient faiblement, harmonieusement...</p> + +<p>Ce fut alors qu'il oublia un peu d'aimer pour +réfléchir à son insu, et qu'il osa regarder en +face de lui.</p> + +<p>Depuis la voûte élevée de l'appartement jusqu'à +ses pieds, l'atmosphère s'était partagée en +deux zones absolument disparates.</p> + +<p>La lumière de la lampe l'éclairait lui et toute +la partie où il se trouvait; et il apparaissait +comme dans une effusion rayonnante. La partie +où devait être Tullia Fabriana roulait des reflux +d'ombres; c'étaient des vagues d'obscurité, +lourdes et surtout comme lointaines. Il ne voyait +ni le sphinx ni la femme. Il fit un pas; il aperçut +les cariatides, et il lui sembla voir remuer +<span class="pagenum"><a name="Page_265" id="Page_265">265</a></span> +leurs yeux terribles! Malgré son front lisible +et son sourire jeune, il lui sembla que ce n'était +pas d'hier qu'il éprouvait le sentiment vertigineux +de la vie, et qu'il avait magnifiquement +souffert autrefois, dans un passé.</p> + +<p>Alors, avec un geste éperdu et comme écartant +une draperie de ténèbres, il entra, chancelant, +dans les vastes ombres.</p> + +<p>Et il vit s'élever, avec lenteur, devant lui, +dans ces mêmes ombres, comme un autre geste +enveloppé de voiles; il eut l'impression de deux +bras qui se joignaient,—oh! douloureusement!—autour +de son cou. Une forme aux +blancheurs radieuses attirait son front vers +elle..., et ce fut l'essaim des pâles joies infinies, +le tremblement des rêves divins, le supplice...</p> + +<p>Ce soir-là le comte de Strally-d'Anthas s'anuita +chez la marquise Tullia Fabriana.</p> + +<p><a name="Page_266" id="Page_266"></a></p> +<p><a name="Page_267" id="Page_267"></a></p> + +<div class="footnotes sep4"> +<h3>NOTES</h3> +<div class="footnote"> + +<p><a name="Footnote_1" id="Footnote_1" +href="#FNanchor_1"><span class="label">[1]</span></a> +Par exemple, il serait permis de rappeler, +entre tant d'autres, la découverte de la force vitale +centralisée dans tel nœud de notre moëlle, tel mode +d'activité de la pensée localisé dans telle couche de +pulpe cérébrale [de manière que l'on ôte ou que l'on +remet, à volonté, la faculté de discerner, de vouloir, +de souffrir, etc., dans le cerveau d'un animal en +enlevant ou en replaçant telle tranche de sa +cervelle, comme cela se pratique aujourd'hui dans +nos Académies de médecine]; la découverte plus +ancienne de l'indépendance de l'irritabilité;—la +découverte de l'identité des métaux soléliens et des +nôtres [découverte obtenue, comme on le sait, par +l'analyse chimique des rayons saisis dans la chambre +obscure];—la découverte de la sensibilité de l'aimant +[par laquelle le <i>geste</i> de l'être vivant se +trouve en contact immédiat, cette fois, avec la physique]; +la découverte de la reproduction des espèces +par les forces créatrices de la nature [c'est-à-dire +par les principes métalliques et animés contenus +dans un globule de sang, lequel, jeté dans un vase +rempli d'eau préparée, y fait germer des centaines +d'animaux qui s'y développent, deviennent propres à +notre alimentation et sont pourvus d'organes aussi +parfaitement emboîtés que ceux obtenus par la génération +ovarienne]; la découverte de Neptune +dans le ciel [découverte qui est venue confirmer à +jamais l'astronomie, comme la découverte de l'Amérique +vint confirmer la science physique]; la découverte +de la fusion des os d'un organisme dans un +autre [grâce à laquelle, en chirurgie, on peut +substituer, maintenant, l'os d'un animal à l'os +humain d'une si parfaite manière, que, au bout de +quelque temps, le premier remplace absolument le +second];—etc., etc.</p> + +<p><a name="Footnote_2" id="Footnote_2" +href="#FNanchor_2"><span class="label">[2]</span></a> +Si l'on voulait analyser attentivement chaque +branche scientifique du progrès, l'idée de son importance +et son aspect général se modifieraient peut-être +beaucoup dans les esprits, et même dans les esprits +de ses plus déterminés partisans. Sans établir une +théorie de compensations (laquelle, d'ailleurs, ne +saurait jamais être rigoureusement exacte, car pour +connaître une époque, il faudrait n'être que de cette +époque), il serait facile, en s'en tenant à son siècle, +de trouver des contradictions dans la plupart des +<i>découvertes</i> qu'il présente. Soit une science: prenons +celle qui lutte contre la souffrance physique et contre +la mort, et qui souvent surseoit l'une et l'autre,—la +médecine.</p> + +<p>Il est certain que dans les temps modernes les +découvertes physiologiques prennent, à l'insu du +vulgaire, des proportions inattendues et capables, au +plus haut point, de surprendre l'intérêt des penseurs. +Jamais la précision dans l'art de guérir ne fut mieux +obtenue et ne fut plus généralisée, et personne +n'ignore que nos pharmacies sont richement dotées +de tout ce qui peut alléger le fardeau de nos maladies.</p> + +<p>En résultat, l'on affirme que la durée de la vie +moyenne augmente dans plusieurs pays et l'on va +jusqu'à fournir des chiffres de cinq, six et sept +années...</p> + +<p>Cependant, ce principe étant posé que les statisticiens +ne peuvent offrir de chiffres <i>exacts</i> que depuis +un siècle, sur quelle base solide ou même acceptable +peut se fonder une certitude quelconque de cette +hausse apparente d'existence,—surtout lorsqu'on +mentionne des intervalles d'oscillations durant ce +siècle?...—Comment concilier ces chiffres avec les +totaux obtenus par les statistiques de la misère en +Europe, totaux dont la progression annuelle s'élève +d'une manière sensible?—Comment, enfin, accorder +cette amélioration de la durée moyenne de l'existence, +dans nos pays, avec les immenses quantités +d'alcools, de boissons et d'aliments falsifiés, avec les +habitations exiguës et mal aérées, avec la grande +négligence de l'hygiène, etc., etc.?...</p> + +<p>Mais nous devons écarter ces objections qui ne +portent pas sur la réalité du problème posé dans +toutes les consciences.</p> + +<p>La philosophie, n'ayant point de raisons d'État, +n'est que sincère dans ce qu'elle affirme et n'admet +guère ces façons d'apprécier ou plutôt de jauger la +vie humaine.</p> + +<p>La durée, ce n'est pas la vie; c'en est une qualité. +Sous ce mot, la vie humaine, nous avons l'idée +d'action et de pensée. Ce qui fait vivre l'homme, ce +sont les liens et les rapports qui l'unissent à ce qui +l'entoure; plus ces liens se fortifient, plus la vie se +<i>réalise</i> dans l'homme. Or, quels sont les affections, +les rapports spontanés et naturels qui lui appartiennent? +Rêves ou réalités, nous ne voyons pas plus +de quatre éléments de la vie, éléments d'où les plaisirs, +les passions, les devoirs, dérivaient depuis six +mille ans; ce furent la famille, l'amour, la conscience +et l'idéal. Puisque ce sont les éléments naturels de +la vie, reste à savoir s'ils se renforcent dans les pays +civilisés: dans le cas d'affirmative, nous pourrons +avancer que la vie moyenne est en progrès.</p> + +<p>Mais nous voyons d'ici le sourire du lecteur, tant +le résultat de l'analyse lui est connu par avance. Il +est inutile de l'écrire. Les types de la famille sont +suffisamment bafoués, chaque soir, dans un millier +de théâtres, devant une centaine de millions d'âmes, +en Europe, pour qu'on soit édifié sur la valeur attribuée +à cette parole par la majorité.—L'amour est +devenu quelque peu la poésie de l'hygiène; l'idéal +se définirait, pour le plus grand nombre, la foi dans +le présent. Pour ce qui concerne la conscience et la +morale publiques, il suffit d'ouvrir l'un des Codes. +Prenons celui de France, par exemple. Il compte +environ quatre-vingt mille lois. Nous demandons +simplement ce que pourraient bien être la conscience +et la morale publiques dans un pays de trente-huit à +quarante millions d'âmes, lorsqu'il faut quatre-vingt +mille lois, un millier de tribunaux toujours exubérants +d'affaires, cinq ou six cent mille baïonnettes et +quarante ou cinquante mille hommes de police pour +les y maintenir?...</p> + +<p>La durée de la vie moyenne augmente?... En le +supposant, il faut avouer que cette augmentation +coûte cher. L'homme a voulu s'affranchir de vieux +préjugés; il désirait «épurer son idéal,» devenir +<i>libre</i>, enfin,—suivant son indéfinissable expression.—Le +voilà servi à souhait: il n'y a plus que l'artificiel. +Les crimes aussi diminuent;—mais les vices +augmentent et l'homme arrive toujours à perdre en +profondeur ce qu'il gagne en surface.</p> + +<p>Revenons à la médecine. En face d'une question +décisive,—soit celle du <i>sang humain</i>, par exemple,—la +science paraît se troubler. Or, en définissant +les divers modes de manifestation, les nombreuses +variétés de symptômes sous lesquels apparaît son +affaiblissement, par le terme vague et général, la +chlorose, on trouve,—suivant l'estimation de praticiens +éclairés et d'après le recensement des maladies +modernes,—on trouve que c'est par millions que les +chloroses se comptent en Europe; ce qui induirait à +penser, quoi qu'en puissent dire les zélateurs d'une +statistique erronée et embryonnaire, que les forces +de constitution décroissent dans les générations +humaines en raison du développement intellectuel +des sociétés.</p> + +<p>L'on objectera que le «remède suit le mal!» On +mentionnera, par exemple, la découverte du traitement +des chloroses par le fer. Les docteurs désintéressés +répondront au sujet de l'efficacité du fer. Sur +deux sujets choisis et traités dans des conditions +identiques par le fer (présenté sous toute formule, +lactate, iodure, citrate, etc., peu importe), le résultat +sera la mort de l'un et la guérison de l'autre, sans +qu'il soit humainement possible de déterminer la +raison de cette différence. Ce qui échappe dans l'expérimentation +médicale est de même nature que ce +qui échappe en métaphysique, et ce qu'on appelle +éléments, forces, principes, ne répond pas à ce titre; +mots inexacts, et rien de plus! Des <i>éléments</i>?... +D'où vient, alors, qu'ayant tous les éléments du +sang humain, on n'en puisse distiller une goutte?... +D'où vient qu'il soit permis de mélanger indéfiniment +de l'acide nitrique, du graphite, de l'eau, etc., +sans obtenir de la chair avec cette composition?... +D'où vient qu'on puisse manier les phosphates de +magnésie, de chaux et de soude en les combinant +avec le reste des éléments laissés par la décomposition +de toutes les parties du squelette sans arriver à +fabriquer de l'os avec ces moyens? Qu'est-ce que des +<i>principes</i> impuissants qui ont besoin d'<i>autre chose</i> +que d'eux-mêmes, à ce qu'il paraît, pour produire +leurs conséquences? Tout cela nous rappelle une +parole bien connue de l'un des plus illustres et des +plus profonds docteurs de ces derniers temps; sur le +lit de mort, il formulait ainsi sa conclusion triviale +et suprême: «Tenez-vous la tête fraîche, les pieds +chauds, le ventre libre, et moquez-vous des médecins.» +Plaisanterie de moribond, d'accord; mais y +a-t-il beaucoup de médecins qui n'en diraient pas +autant? Il est à remarquer d'ailleurs que ceux qui +doutent d'une science sont presque toujours ceux +qui paraissent avoir fait de cette science le but de +leur carrière.</p> + +<p>Au total, ce que la médecine aurait découvert de +plus nouveau et de plus clair, c'est qu'un régime +sobre et réglé, des aliments sains, de l'exercice, un +air pur, le calme des mœurs et un bon tempérament +peuvent conduire à la centaine. Malheureusement, +cette excellente maxime,—que nos premiers parents +ont cru devoir nous léguer,—tout en demeurant +l'axiome fondamental et la conclusion définitive de +la science, est devenue très difficile à mettre en +pratique pour les cinq sixièmes des individus. Les +populations croissantes, les difficultés économiques, +l'organisation étrange des métiers, des moyens +d'existence et le genre de vie moderne excluent et +mettent hors de portée pour des millions d'âmes +jusqu'à la possibilité de pratiquer une hygiène sortable. +Condamnés à subir plus fréquemment que les +anciens les plus tristes maladies, nous arrivons peu +à peu à un système universel de guérisons et de +drogues qui rendra les générations débiles, appauvrira +la vitalité humaine et enfin hâtera l'apparition +d'un second terme dans la progression de la +durée. Qui peut dire, en effet, que la statistique de +la vie ne se balance pas sur deux termes? Sur une +progression ascendante et descendante, comme toute +chose, et que nous ne marchons pas vers ce premier +terme d'une période de diminution?</p> + +<p>Il est évidemment certain (pour ceux qui, réduisant +d'un coup d'œil toutes les petites aberrations +arbitraires à leur dénominateur commun, savent que +d'un mot dévoyé de son acception réelle, peut partir +une irradiation indéfinie de sottises), il est, disons-nous, +certain que, étant tenu compte de la hausse +naturelle des populations, la mortalité suit avec sa +fidélité ordinaire et ponctuelle la progression des +dénombrements, tout comme autrefois. Le nombre +et la variété des maladies augmentent en germes +cachés, l'homme se créant des habitudes, conséquences +des autres branches du progrès, et l'explosion +d'une débâcle imminente ne doit, certes, pas +être considérée comme absolument impossible.</p> + +<p>Non seulement les anciens nous surpassèrent, de +l'aveu des modernes, dans leurs théories hygiéniques +et dans leurs applications de ces théories, mais, dans +l'art de guérir leurs maladies, l'expérience paraît +démontrer qu'ils réussissaient dans la même proportion +que nous. Il ne faut pas omettre, d'ailleurs, que +même de nos jours les anachorètes perdus dans les +Thébaïdes, les empiriques et les jongleurs de +l'Orient, les derviches de la Haute-Égypte, etc., ont +aussi leurs manières extra-scientifiques de guérir +les plus horribles maux qui aient jamais affligé +notre espèce, et cela d'une façon bien autrement +rapide et radicale que ne guérissent les médecins +d'Europe.</p> + +<p>Il va sans dire que nous ne pouvons entrer ici +dans les moindres développements, et qu'il ne nous +est même pas permis d'indiquer d'une façon sommaire +l'état d'une seule question actuelle. Nous +avons le regret d'être obligé de passer vite, et nous +n'avons d'autre prétention, dans ces notes, que celle +de formuler à grands traits un point de vue possible.</p> + +<p>La médecine est liée à la chimie d'une telle sorte +qu'on pourrait avancer que l'une est en face de +l'autre. Prenons un détail de cette nouvelle science: +nous sommes arrivés en chimie à résumer le mystère,—ou +du moins l'une de ses parties les plus +abstraites, sur l'hydrogène: on est à peu près certain, +aujourd'hui, que le poids atomique de tous +les corps n'est qu'un multiple exact du sien. Or, +qu'est-ce que l'hydrogène?... Une qualité!—Toujours +des qualités; jamais de principes! «C'est la +devise et la justification du progrès indéfini!...» +s'écrient les cent ou deux cents millions d'hommes +qui peuplent chaque jour, du matin au soir, les +trois cent mille cafés de l'Europe et qui ont la +bonté, après avoir ruminé synthétiquement une +masse indigeste de gazettes, de donner humblement +le ton à l'Esprit humain.—Il suffit d'affirmer ce +qu'ils disent pour en voir l'incertitude. Dans tout +cela, certes, il y a une chose fort belle et fort mystérieuse: +c'est le sérieux de l'humanité créant une +logique en toute chose, sans savoir pourquoi, ni +comment; mais, comme le disaient dernièrement +des astronomes en proie au saisissement de nous ne +savons plus quelle alerte céleste: «Est-ce bien avoir +raison que de n'avoir pas le temps d'avoir raison?» +Ah! nous nous amusons dans les ténèbres à reculer +d'insignifiantes décimales; nous croyons comprendre +un phénomène parce que nous le nommons suivant +telle condition de notre langage, comme si c'était là +son vrai nom! Les choses restent aussi cachées +qu'autrefois et l'on n'y voit réellement clair nulle +part dans ce siècle de lumières; témoin ces deux +savants qui, stupéfaits d'une question de physique, +se disaient l'un à l'autre (et quelques-uns peuvent +avoir entendu citer le fait en 1861, par un éminent +rationaliste, aux cours de chimie du Collège de +France,—au front de la planète et de l'humanité +scientifique):—«L'absurde lui-même n'est peut-être +pas impossible.»</p> + +<p>Voilà donc le cri suprême que la raison est contrainte, +à chaque instant, de pousser aujourd'hui, +après six mille ans de labeurs et de rêves, ce qui +ne laisse pas que d'engendrer certaines réflexions +au sujet de l'authenticité du progrès.</p> + +<p>Ajoutons, en passant, que nous avons bien peu +de spectacles capables de lutter en splendeur avec +Babylone, Memphis, Tyr, Jérusalem, Ninive, Sardes, +Thèbes, Ecbatane, etc., etc., et que, sous le rapport +de l'esthétique, les modernes le cèdent aux anciens. +D'autre part, la massue du vieux Caïn se déguise, +mais la flèche, l'épée ou le canon s'entre-valent; les +engins de meurtre s'universalisant, la supériorité +disparaît: le progrès devient compensation. «Nous +marchons à l'abolition des guerres!» disent les +«agrandisseurs de l'horizon intellectuel».—Il faut +avouer qu'on ne s'en aperçoit pas beaucoup jusqu'à +présent.</p> + +<p>L'homme ne se nourrit pas seulement de pain: +qu'est devenu l'idéal? Nous ne le trouvons plus +nulle part, même dans les cieux. Pareils au Jupiter +olympien, les penseurs ne daignent rien voir.—Eh! +loin de nous l'idée absurde de nier lourdement +le progrès: L'homme qui mit un pied devant l'autre +créa le progrès. Mais que le progrès puisse sortir +d'un cercle excessivement restreint, ou démontrer +autre chose que notre dépendance indéfinie et notre +ignorance finale, c'est ce qu'il est permis de révoquer +en doute. On fait trop bon marché de la science +des anciens; on s'imagine volontiers une grande +différence entre leur niveau philosophique et le +nôtre. Reste à savoir si le <i>calme</i> au sujet de l'idée +de Dieu est un progrès, ce que personne ne pourrait +démontrer d'une manière très nette. L'immensité +leur était aussi bien inconnue qu'elle est inconnue +pour nous autres! et, en se rappelant le moindre +détail d'astronomie, on s'aperçoit qu'ils s'occupaient, +avec méthode et ferveur, de la grande question.—Par +exemple, il y a deux mille ans,—pour citer un +fait entre mille,—l'observateur d'Alexandrie, +ayant inventé la sphère armillaire moderne et fixé, +par à peu près, l'obliquité de l'écliptique, obtenait +pour l'arc du méridien compris entre les tropiques +une expression où la science actuelle précise à peine +une inexactitude à peu près insignifiante. En vérité, +les pas que nous avons faits dans presque toutes les +sciences pourraient se représenter par les deux +petites virgules de différence entre un calcul de +vingt siècles et le nôtre. Il y a quatre mille deux +cents ans, les Chaldéens trouvaient leur triple zaros +lunaire après des calculs nécessairement assez compliqués.</p> + +<p>Les Juifs étaient fort au courant de la période de +nos années, qu'on prétend avoir été découverte par +nous ne savons plus quel moine scythe ou lapon en +l'an 500 de notre ère: il suffit de jeter les yeux sur +leurs livres pour le voir.—Il y a trois mille ans, les +Chinois remarquaient la mobilité de l'écliptique en +observant l'aiguille d'un cadran solaire, et l'invention +de ce cadran se perd dans la nuit de l'histoire. +Il y a deux mille deux cents ans, les Babyloniens +en découvraient encore d'ingénieuses variétés. La +découverte des précessions équinoxiales date de deux +mille trois cents ans; sans le prétendu hasard qui +nous a fait «découvrir» l'optique, il y a cinq siècles +(laquelle remonte à trois mille ans d'après les traités +d'optique de Ptolémée), et, par suite, la science des +réfractions de la lumière, nous ne saurions pas +grand'chose de plus que les anciens en astronomie.</p> + +<p>Et que savons-nous, malgré cela? Nous connaissons +quelques millions d'étoiles ainsi qu'une partie +des phénomènes de leurs évolutions variées: les +enfants d'aujourd'hui, plus analystes que les petits +pâtres chaldéens, peuvent, en divisant une seconde +au degré sur le parcours d'un rayon, savoir la distance +qui nous sépare de chacune d'elles, et peser la +substance dont elles sont composées en calculant la +force d'attraction les unes des autres.—Cette affirmation +que tout le système solaire,—que l'<i>Univers</i>, +comme on dit,—ne pèse pas seulement un sextillion +de livres (s'il est vrai que deux et deux fassent +quatre), pourrait même, selon nous, éveiller un +sourire dont le scepticisme convenu ne serait pas +tout à fait exempt d'horreur.</p> + +<p>Oui! nous avons analysé le faisceau d'angles lumineux +qu'un rayon parcourant près de cent mille +lieues par seconde vient projeter sur notre œil après +avoir franchi, durant au moins dix ans, les vastes +abîmes de l'éther et les dix mille kilogs d'atmosphère +dont l'œil humain supporte la pression, et nous avons +perfectionné nos lentilles, inventé les polariscopes, +rapproché un peu le ciel: ce qui revient à dire, au +fond, que nous jouissons, grâce à nos puissants instruments +obtenus par tant de travaux, de sang et de +veilles, d'une vue un peu meilleure que celle de ces +Allemands qui, au dire de la science, distinguaient à +l'œil un des satellites de Jupiter, les anneaux de +Saturne, et qui marquaient, un crayon à la main, des +distances de nébuleuses. Le télescope est peut-être +comme la béquille de nos yeux affaiblis et malades! +Qui sait jusqu'où les premiers hommes <i>voyaient</i> +naturellement? Que le monde soit âgé de six mille +ans, ou d'autant de milliards de siècles, tout cela se +vaut sous la réflexion: il faut toujours en venir au +<i>commencement</i>, c'est-à-dire au non-sens, au mystère, +à l'immémorial, à l'absurde. Les données que nous +avons aujourd'hui dans le détail du ciel, ou dans ses +lois générales, seront renversées demain, peut-être, +par d'autres données et d'autres lois,—et voilà tout +notre substratum.</p> + +<p>Déjà des critiques s'élèvent et d'une manière +très suffisamment spécieuse pour être digne d'attention.</p> + +<p>Cependant, bien que la plupart des astronomes +regardent le firmament comme l'anatomiste regarde +un cadavre, il n'en est pas moins resté superbement +inconnu. Mais on dirait que le <i>public</i> n'a plus le +temps de penser à lui! A peine ressentons-nous quelquefois +son vertige divin! Les Chaldéens concevaient +la grandeur des rapports qui peuvent nous +unir à son silence. «Imaginations de pasteurs +grossiers!» dit-on. Mais toute réalité suppose une +imagination antérieure qui l'a pensée.—Où commence, +où finit <i>l'imagination</i>? Ce qu'elle voit, est +ou n'est pas: si ce n'est pas, comment se fait-il +qu'elle puisse le voir?... Si c'est au contraire, qu'est-ce +que la <i>réalité</i> d'un corps peut ajouter de plus à la +sienne, pour nous, puisque tout finit par disparaître +<i>pour nous</i>?</p> + +<p>Ah! les enfants de la Chaldée, errant sur les montagnes +au milieu du vent nocturne, la ressentaient +bien, cette poésie qui est la conscience de la nature, +et ils avaient bien raison d'attacher, d'un regard de +foi dépassant les progrès futurs, leurs obscures destinées +au cours lumineux d'une étoile, et de créer +ainsi, dans tout l'infini de leur pensée, un rapport +irrévocable de leur humilité à sa sublimité.</p> + +<p><a name="Footnote_3" id="Footnote_3" +href="#FNanchor_3"><span class="label">[3]</span></a> +Le moi.—Voyez <span class="smcap">Fichte</span>, <i>la Logique</i>.—Voir +aussi <i>Traité des Sensations</i>, par l'abbé <span class="smcap">de Condillac</span>, +et <span class="smcap">Lélut</span>, <i>Physiologie de la Pensée</i>.</p> + +<p><a name="Footnote_4" id="Footnote_4" +href="#FNanchor_4"><span class="label">[4]</span></a> +Voir <span class="smcap">Schelling</span>, <i>Idéalisme transcendantal</i>, et +ne pas tenir compte de ses notes (dans l'<i>Appréciation +des Œuvres de M. Cousin</i>) au sujet de <span class="smcap">Hégel</span>, notes +dans lesquelles se trouve cette proposition: «<i>Ce</i> qui +<i>est</i> est le primitif; son être n'est que l'ultérieur,» +etc.,—attendu que ceci n'est d'aucune nécessité, ne +se prouve point et ne se pense pas plus que la proposition +de <span class="smcap">Hégel</span>.</p> + +<p><a name="Footnote_5" id="Footnote_5" +href="#FNanchor_5"><span class="label">[5]</span></a> +Voir <span class="smcap">Hégel</span>, logique, <i>la Science de l'Être</i>. +L'identité de l'être et du néant, considérés dans leur +<i>en soi</i> vide et indéterminé. Les personnes qui ne +sauraient pas l'allemand peuvent consulter la belle +traduction de <span class="smcap">M. Véra</span>, l'un des monuments philosophiques +de ce siècle.</p> + +<p><a name="Footnote_6" id="Footnote_6" +href="#FNanchor_6"><span class="label">[6]</span></a> +Ceci soit dit sous le critérium hégélien, et avec +une réserve dont l'explication devra être donnée +dans le second volume de cet ouvrage.</p> + +<p><a name="Footnote_7" id="Footnote_7" +href="#FNanchor_7"><span class="label">[7]</span></a> +<i>Fatalité</i> est pris ici dans le sens de concordance +fâcheuse, de forces de circonstances, et non sous un +autre point de vue.</p> +</div> +</div> + +<h2 class="sep4"><a name="Table" id="Table"></a>TABLE</h2> + +<table border="0" cellpadding="0" cellspacing="2" summary="Table"> +<tr> +<td class="tdl"></td> +<td class="tdr">Pages.</td> +</tr> + +<tr> +<td class="tdl">Italie</td> +<td class="tdr"><a href="#Page_11">11</a></td> +</tr> + +<tr> +<td class="tdl">Celui qui devait venir</td> +<td class="tdr"><a href="#Page_17">17</a></td> +</tr> + +<tr> +<td class="tdl">Promenade nocturne</td> +<td class="tdr"><a href="#Page_31">31</a></td> +</tr> + +<tr> +<td class="tdl">Premier aspect de Tullia Fabriana</td> +<td class="tdr"><a href="#Page_57">57</a></td> +</tr> + +<tr> +<td class="tdl">Transfiguration</td> +<td class="tdr"><a href="#Page_73">73</a></td> +</tr> + +<tr> +<td class="tdl">Étude d'enfance</td> +<td class="tdr"><a href="#Page_81">81</a></td> +</tr> + +<tr> +<td class="tdl">La bibliothèque inconnue</td> +<td class="tdr"><a href="#Page_95">95</a></td> +</tr> + +<tr> +<td class="tdl">Isis</td> +<td class="tdr"><a href="#Page_129">129</a></td> +</tr> + +<tr> +<td class="tdl">La présentation</td> +<td class="tdr"><a href="#Page_153">153</a></td> +</tr> + +<tr> +<td class="tdl">Le palais enchanté</td> +<td class="tdr"><a href="#Page_171">171</a></td> +</tr> + +<tr> +<td class="tdl">Aventures chevaleresques</td> +<td class="tdr"><a href="#Page_199">199</a></td> +</tr> + +<tr> +<td class="tdl">Fiat nox</td> +<td class="tdr"><a href="#Page_213">213</a></td> +</tr> + +<tr> +<td class="tdl">Ténèbres</td> +<td class="tdr"><a href="#Page_227">227</a></td> +</tr> + +<tr> +<td class="tdl">L'éternel féminin</td> +<td class="tdr"><a href="#Page_237">237</a></td> +</tr> + +<tr> +<td class="tdl">Cras ingens iterabimus æquor</td> +<td class="tdr"><a href="#Page_251">251</a></td> +</tr> + +<tr> +<td class="tdl">Notes</td> +<td class="tdr"><a href="#Page_267">267</a></td> +</tr> +</table> + +<p><a name="Page_268" id="Page_268"></a></p> +<p><a name="Page_269" id="Page_269"></a></p> + +<div class="blockquot"> +<p class="hi sep4"><span class="smcap">Des Presses de Math. Thone,<br /> +imprimeur-éditeur, 13, rue<br /> +St-Jean-Baptiste, Liége.</span></p> +</div> + + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Isis, by Auguste Villiers de l'Isle Adam + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ISIS *** + +***** This file should be named 37138-h.htm or 37138-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/3/7/1/3/37138/ + +Produced by Laurent Vogel, Hans Pieterse and the Online +Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This +file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at +http://gallica.bnf.fr) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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If you do not agree to abide by all +the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy +all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession. +If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project +Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the +terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or +entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. + +1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be +used on or associated in any way with an electronic work by people who +agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few +things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works +even without complying with the full terms of this agreement. See +paragraph 1.C below. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact +information can be found at the Foundation's web site and official +page at http://pglaf.org + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. 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Donations are accepted in a number of other +ways including checks, online payments and credit card donations. +To donate, please visit: http://pglaf.org/donate + + +Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic +works. + +Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm +concept of a library of electronic works that could be freely shared +with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project +Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. + + +Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. +unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + http://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. + + +</pre> + +</body> +</html> diff --git a/37138-h/images/001.png b/37138-h/images/001.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..3fb78c1 --- /dev/null +++ b/37138-h/images/001.png diff --git a/37138-h/images/cover.jpg b/37138-h/images/cover.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..b12f12a --- /dev/null +++ b/37138-h/images/cover.jpg |
